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ESSAI DE POÉTIQIE

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MANUEL COMPLET DE LITTÉRATURE.

ESSAI DE POÉTIOUE

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ID

1111 JULi 1

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j LU ILM

K

RENFERMANT

LES PRINCIPES DE L ESTHÉTIQUE, LES RÈGLES GÉNÉRALES

DE TOUS LES GENRES DE POÉSIES,

DES APERÇUS SUR l'hISTOIRE DE LA LITTÉRATURE CHEZ LES

DIFFÉRENTES NATIONS,

ET DES NOTICES BIOGRAPHIQUES ET CRITIQUES

SUR LES PRINCIPAUX POÈTES DES TEMPS LES PLUS RECULÉS

jusqu'à NOS JOURS,

PAR J. J. NYSSEN,

AN'CIEN PROFESSEUR DE POÉSIE ET DE RHÉTORIQUE AUX PETITS SÉMINAIRRS DE ROLDUC ET DE SAWT-TROND, ETC.

5^ édition, revue et complétée

PAR LE CHANOINE A. M.

ANCIEN PROFESSEUR DE POÉSIE ET DE RHÉTORIQUE AUX MÊMES ÉTABLISSEMENTS, ETC.

•• La poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit. » Fknei.on.

-Cc=

LOUVAIN,

CHARLES FONTEYN, IMPRIMEUR - ÉDITEUR

Rue de Bruxelles, 6.

1882.

PN

NU

Les formalités prescrites par la loi sur la propriété littéraire ont ôté remplies.

La traduction et la reproduction de cet ouvi''age sont interdites.

920^54

A SA GRANDEUR

MONSEIGNEUR DOUTRELOUX

ÉVÊQUE DE LIÈGE

HOMMAGE RESPECTUEUX

DES AUTEURS

J. J. NYSSEN, Doyen. Chanoine A. M.

PRÉFACE.

C'est assurément un l'ait bien rare dans les annales de l'enseignement qu'un manuel , demeuré classique dans un grand nombre d'établissements d'instruction pendant qua- rante années consécutives, soit de rechef livré h. l'impres- sion non sans quelques chances de succès.

La raison en est probablement, d'une part, la nature même de l'ouvrage renfermant en un volume les données esthé- tiques, théoriques, biographiques et littéraires disséminées dans les innombrables écrits qui traitent spécialement ces diverses matières d'autre part, le soin qu'on a mis h tenir le lecteur à la hauteur de la science et au courant de la littérature moderne, en lui faisant connaître et apprécier les nouvelles productions poétiques à mesure qu'elles voient le jour.

Et c'est ainsi encore que, dans celte 5"^ édition de VEssai de poétique, pour perfectionner l'ouvrage, nous avons re- manié certaines questions esthétiques, ajouté un paragraphe entièrement nouveau sur la Nature du Beau, donné une plus large part à la littérature nationale, ainsi qu'à la poésie du moyen âge, si belle sous sa forme épique dans ses Chansoiis de gestes et ses Légendes, si naïve dans ses deux idiomes favoris, le vieux français et le flamand.

C'est ainsi encore qu'aux noms des sept cents poètes déjà

VI

signalés dans YEssai nous en avons ajouté plus de cent cin- quante nouveaux, choisis parmi les écrivains modernes dont les œuvres nous ont semblé mériter l'attention.

Car, comme nous le disions dans la préface de la ^'^ édi- tion, nous ne pouvions, sans laisser de lacune ou sans méconnaître le but de cet ouvrage, passer sous silence tant d'auteurs plus ou moins célèbres, dont les œuvres, h tort ou à raison, ont acquis quelque renom dans la république des lettres; et nous avons cru que, pour conserver h notre livre la spécialité de tenir le lecteur au courant de l'histoire de la littérature, nous devions lui offrir en peu de mots une ap- préciation consciencieuse du véritable mérite des principaux écrivains modernes, sous le double rapport des lettres et de la morale.

Nous n'ignorions pas combien cette tâche est ingrate et critique. Mais nous n'avons voulu consulter que l'utilité qui pouvait en résulter pour la jeunesse, et nous avons tâché de formuler nos jugements avec impartialité et avec connais- sance de cause.

Un ouvrage aussi riche de choses, ne peut pas être tout entier matière d'explication ou de leçon en classe. C'est au maître à faire un choix judicieux. Et quant au reste, le ma- nuel est destiné k servir de livre de lecture pour l'élève qui y puisera, dans ses moments de loisirs, une foule de con- naissances fort utiles pour le reste de sa vie.

Si certains détails semblent superflus ou inutiles pour les élèves, ils ne le seront peut-être pas pour MM. les profes- seurs, à qui notre travail pourra épargner une perte de temps en leur évitant des recherches pénibles et dispendieuses.

A l'appui de notre critique littéraire des auteurs nous avons cité des extraits de leurs ouvrages. Ils sont nombreux, variés et, pour la plupart, inédits dans les recueils destinés

-- VII

îi l'usage de la jeunesse. Tous ne sont pas des modèles, mais bien des exemples. En les étudiant, l'élève y puisera les mêmes avantages que le peintre qui visite une galerie de ta- bleaux. Les chefs-d'œuvre lui paraîtront plus grands et plus beaux ii côté d'ouvrages d'un moindre mérite.

Si nous avons multiplié les citations du genre simple et tempéré, c'est qu'il est d'ordinaire le plus négligé et le moins estimé des élèves, tandis que pour eux c'est en réalité le genre le plus difficile et le plus indispensable dans la vie pratique. Tel élève, capable de composer une pièce lyrique à la moindre occasion, n'est pas en état, souvent, de solli- citer une faveur ou de reconnaître un bienfait d'une manière convenable.

Nous ne terminerons pas sans rappeler aux jeunes gens le conseil que nous leur donnions déjh dans la préface de notre première édition. « Parmi les productions poétiques que » nous avons louer sous le rapport littéraire, il en est » que la saine morale condamne et réprouve, ou qu'elle ne » permet de lire qu'avec une grande circonspection. Qu'ils » se laissent donc guider pour le choix de leurs lectures par » un maître prudent et éclairé. »

N. B. Les additions de M. le chanoine A. M. sont marquées d'un astérisque (*).

Imprimahir i Ocîobris 1884,

M. RUTÏEN,

vie. GEN.

Tout exemplaire non revêtu de notre griffe sera répnté contrefait.

ESSAI DE POÉTIQUE.

PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE I.

De la littérature en général.

Qu'est-ce que la littérature?

Prise dans le sens subjectif, la littérature est la connaissance des productions littéraires, aussi bien que la connaissance des principes et des règles de Vart d'écrire.

Dans le sens objectif, la littérature est l'ensemble de toutes les productions intellectuelles consignées dans les écrits. Ainsi comprise, elle embrasse la pliilosopbie, l'histoire, la phy- sique, l'éloquence, la poésie, en un mot, tous les écrits de quelque genre qu'ils soient.

D'ordinaire, le mot littérature, se prend dans un sens moins général, et sert à désigner la connaissance (ordre subjectif), ou l'ensemble (ordre objectif) de ces productions littéraires qui sont destinées à faire naître le sentiment du beau, c'est-h-dire, qui s'adressent directement à l'imagination et à la sensibilité. C'est aussi l'idée que nous y attacherons désormais.

La littérature ainsi conçue comprend toutes les produc- tions poétiques, et celles-là seulement. Elle s'identifie donc avec la poésie, qui fait l'objet de cet ouvrage. L'éloquence,

1

pour autant qu'elle s'adresse h l'imagination et i^i la sensibi- lité, est aussi du domaine de la poésie (1).

Ainsi, étudier la Ulléralure, prise dans ce dernier sens, e'est s'appliquer à connaître les ouvrages poétiques des di- verses nations (histoire littéraire) c'est juger ces productions, les comparer entre elles, assigner à chacune d'elles la place qu'elle mérite, et y découvrir les règles et les secrets de l'art, qui doivent nous guider nous mêmes dans la compo- sition (Critique littéraire).

On dit que la littérature est rexpression de la société, comme le style est l'cxpresssion de l'homme. Gela est vrai de la litté- rature prise dans le sens le plus général. Comme l'homme individuel se fait connaître par le fond et la forme des pen- sées qu'il exprime, de même un peuple fournit dans ses pro- ductions littéraires la mesure des progrès de sa civilisation, et les titres du rang qu'il mérite de tenir dans la grande famille des nations (Peuples orientaux. Européens civilisés ou chrétiens). C'est ainsi que la littérature des Grecs et des Romains jeta le plus vif écUu, lorsque ces deux peuples furent arrivés au plus haut degré de leur civilisation (Siècle de Périclès. Siècle d'Auguste). De même certains genres de littérature française atteignirent leur apogée sous le règne si glorieux de Louis XIV, et, en Italie, du temps de Léon X (2).

Si la littérature est l'expression de la société, il s'ensuit en- core qu'une nation cultivera avec prédilection et avec succès un genre particulier de littérature, tandis qu'une autre réussira mieux dans un autre genre, selon la différence des caractères,

il) " I/iSloquence ne se propose pas de Caire naître dans râine le sentiment déslnt^^ressi^ - de la beauti". Kile jieut i)roduire aussi cet elfot, mais sans Tavoir chercht^. " (Cousin).

(2J ' Voir : De l'influence de la civitisalion sur laPorsie, par F. Loise.— » n n'est nul- lement prouvé que la pO'^sic, surlout la grande poésie, qui vit de tictions et d'interventions surnaturelles, uait avec quelque avantage aux époques qui ne sont pas celles d'une civili- salion avancce. " Kkkstiîn, tout. i9.

(les mœurs, du climal ou de la religion; et, que les diffôrenls peuples auront une littérature à eux, comme ils ont chacun leur génie et leurs usages. Chez les uns abonderont les ou- vrages scienlifi'jues ; chez les autres, les productions littéraires |)roprement diles. Dans la comédie et le genre badin, les Fran- çais réussissent mieux que les Allemands, mieux qu'aucune autre nation européenne, grâce à leur caractère vif, gai, léger et spirituel. Si l'Italie excelle ]:)arliculièrement dans le genre lyrique, c'est que les imaginations y sont plus vives, plus ardentes, les cœurs plu? sensibles et les passions plus vio- lentes. La Suisse laisse loin derrière elle les autres peuples modernes dans le genre pastoral, les mœurs y étant restées longtemps plus simples et plus patriarcales que partout ail- leurs. Le Belge excelle dans les chants guerriers, religieux et patriotiques. Sa littérature, comme son caractère, tient de la gravité allemanlc et de la vivacité française.

Lctiule de la liltérature csl-elle avaiilageuse? (1) La chose est hors de doute. En effet, l'élude de la liltéra- ture élcnd le cercle de nos idées, en môme temps qu'elle reclitie nos connaissances déj;\ acquises. Elle développe et perfeclioinie toutes )(0s l'acultés, surtout l'imaginalio!! et la sensibilité; elle fournit à l'orateur ses armes les i)Ius puis- santes, et, au poète, ce charme magique qui le rend maître (ies âmes; elle élève et ennoblit le cœur; elle adoucit et polit les mœurs et le caractère (2); elle forme, éclaire et nourrit le goût; elle aide et dirige le génie ; elle aiguise et perfec- tionne l'esprit et l'intelligence; elle nous apprend h bien écrire et h parler avec succès en public; enfin, elle est une source féconde et intarissable d'innocents et d'utiles plai- sirs (3). Mais laissons parler l'orateur romain; « Les autres » occupations de l'cspiit ne peuvent convenir h tous les états

(1) ' I,a question f^e confond avec celle <\e l'iiiilitH ilas hwn(iiiil''S, dont l''s Icdres for;neul la partie essentielle.

(2) Scilicet ingenuas àiiîids^e fid^Mer art''S

Kmoint mores;, iie<: sinit esse f'rjs. Ovid., ex Poriîo libre. II. ep. 0.

(:!) Olinin siue litteris mors rM, et liominis vivi s:îpu.tura. SàNiimii!, ep. 82.

» de la vie, h tous lo.s à;4es el à tous les lieux : les lettres » nourrissent la jeunesse, charment nos vieux ans; elles M servent d'ornement au bonheur, d'asile et de consolation )) à l'adversité; elles récréent sous le toit domestique, et » n'embarrassent point au dehors; elles veillent avec nous; » en voyage, à la campagne, nous les retrouvons avec » nous (1), »

« Ètes-vous de retour sous vos lambris tranquilles,

Là, des jeux moins bruyants, des plaisirs plus utiles.

Vous attendent encore. Aux délices des champs

Associez les arts et leurs plaisirs touchants.

Beaux-arts, eh ! dans quel lieu n'avez-vous droit de plaire?

Est-il h votre joie une joie étrangère?

Non; le sage vous doit ses moments les plus doux :

Il s'endort dans vos bras ; il s'éveille pour vous.

Que dis-je? Autour de lui tandis que tout sommeille,

La lampe inspiratrice éclaire encore sa veille.

Vous consolez ses maux, vous parez son bonheur,

Vous êtes ses trésors, vous êtes son lionneur.

L'amour de ses beaux ans, l'espoir de son vieil âge.

Ses compagnons des champs, ses amis de voyage ;

Et de paix, de vertus, d'études entouré.

L'exil même avec vous est un abri sacré.

Tel l'orateur romain dans les bois de Tuscule

Oubliait Rome ingrate ; ou tel, son digne émule,

Dans P'rônes, d'Aguesseau goûtait tranquillement

D'un repos occupé le doux recueillement :

Tels de leur noble exil tous deux charmaient les peines.

Malheur aux esprits durs, malheur aux âmes vaines.

Qui dédaignent les arts au temps de leur faveur !

Les beaux-arts, à leur tour, dans les temps du malheur.

Les livrent sans ressource à leur vile infortune :

Mais avec leurs amis ils font prison commune,

Les suivent dans les champs, et, payant leur amour.

Amusent leur exil et chantent leur reloiu-. >•

Delille, L'homme des chants. Ciiant P.

f 1) Cicero, pro Arcliia. cap. VII. Avant Cic^ron. Aristote avait dpjà dit :

Tyjv Tzaidiîav kv p.'îv rx'.z z-jr-jyixu etvat xôafxov, £V ratç à.TvyJ.ai; y.xra'i,vyr,v. Ap. uios. La^vt. \, u».

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CHAPITRE IL

Des facultés principales de l'homme.

Pour bien comprendi'e ce que, dans la suile nous dirons de la poésie, il importe de se faire une idée juste des facultés de l'homme qu'elle met le plus en jeu, et dont la distinction sert à établir les différences radicales qui séparent les pro- ducti(fns poétiques de toutes les autres productions litté- raires. Nous parlerons donc de la raison, de la volonté, des sens, de ^imagination et de la sensibilité {i). Nous n'en dirons qu'un mot, pour ne pas empiéter sur le terrain de la pliiloso- phie, ce qui serait pour le moins inopportun.

La raison (facultas cognoscendi superior, ratio, intellectus) est cette faculté par laquelle notre àme connaît, conçoit les objets du monde supérieur, spirituel, intellectuel, c'est-à- dire, les objets qui ne tombent pas sous les sens; les com- pare entre eux, en aperçoit, en combine les rapports et en tire des conclusions.

La volonté est cette puissance par laquelle l'âme se déter- mine, se décide, et fixe son choix entre ce qui lui est proposé comme conforme ou comme contraire à sa nature, entre le bien et le mal.

Quoique la volonté soit une faculté tout h fait distincte de Vintelligence et des sens, cependant elle n'agit qu'en suite de leur impulsion. Lorsqu'elle obéit aux inspirations de la rai- son, c'est la volonté proprement dite ; lorsqu'elle se détermine d'après les impulsions des sens, c'est particulièrement la faculté (le rappélition.

(1) Voir : JiDitittUiol'rs fifdloxophioi' y. To.igioroi, S. .!. Vol. Ht, lib. m.

r> -

Les aem sont cette faculté par laquelle nous apercevons et connaissons les objets du monde inférieur, matériel, corpo- rel. Or, ces objets exercent sur nous une influence immédiate et actuelle ou non :;ctuello. Dans le premier cas, la faculté par laquelle nous les apercevons et les connaissons, conserve ordinairement le nom de i^ens proprement dit ; dans le second cas, elle prend le nom û' imagination. Par elle, les objets ma- tériels absents nous sont rendus présents dans leur image.

Uimayinalion est donc la faculté qu'a l'homme de former dans son esprit l'image d'un objet quelconque (1). *f

Les opérations de cette faculté sont fort variées. Elle repré- sente en entier à notre âme des objets qui ne se montrent qu'en partie (imagination combinative) . Expl. une boule. Elle retrace h notre âme ceux qui nous ont été présents, mais qui ne le sont plus ni en entier ni en partie (imagination repro- ductive). Elle se crée des images d'objets qui ne sont pas présents actuellement , qui ne l'ont jamais été , et qui n'existent pas même en réalité; elle revêt de formes sen- sibles les êtres immatériels et spirituels (imagination créa- trice). Expl. les Muses. Les Anges (2).

Il est presque inutile d'ajouter que dans toutes ses opéra- tions, dans ses créations même, l'imagination ne se sert que d'images d'objets déjà connus et d'idées précédemment re- çues (3).

La figure, la forme sensible, sous laquelle l'imagination met

(1) * Elle n'a pas de borne, ello s'applique à tout. Se rappeler des Fons, les comhiuer c'est encore de l'imagination, bien que le son ne soit pas une iniagr-, (CousrN).

(2) * Des philosophes réservent le nom A'hnngiiiation h cette dertière espèce, et celui d'imagùiative, :'i l'autre. (Voir Loomans, Esxai de. Psychologie).

(3) * •• Le tond de l'imagination est la mémoire. L'esprit s'app iquant aux images fournil s par elle, les d(^compose, et en l'orme des im.iges nouvelles. Mais il faut quelque autrti chose qui s'y ajoute, ,1 savoir le sentiment du beau en tout genre. C'est à ce foyer qur) s'alluma la grande imagination. Nous ne disons pas que le sentiment soit l'imagination, mais qu'il est la source ou l'imagination puise ses inspirations et devient fécomle." (Cousin). Ce n'est pas seulement le souvenir da Tite-Live, mais le .sentiment du beau moral q'ii a fourni à Cornaille lu mol du vieil Horace.

ces différents objets devant l'espriL, s'appelle ima(/e. Ainsi, par exemple, lorsque Homère veut expriniei- l'idée que les plus grandes discordes ont ordinairement de petits commencements, il la présente sous cette grande image :

"Hr' (scil. "Eptç) oXiyr] p.£y Trpw-a xopûaas-at, aùràp ïixtira. Oupavw Ècryipi^s xâpy; y.al èrrl ypovi (3atv£t.

La discorde, faible en sa naissance, grandit, et bientôt cache sa tête dans le ciel, tandis qu'elle marche sur la terre.

(II. IV, 442).

Virgile emploie la même image pour rendre cette pensée : lu renommée, d'abord faible, remplit bientôt Vunivers :

Pars'a metu primo, mo.x sese attollil in auras, Ingredilurque solo et caput inter nubila condiL

(ÉNÉID. IV, 17G).

Pour dire qu'à l'approche des Dioscures au ciel , la mer aç/itéc s'apaise, Horace emploie les images suivantes :

DejUiit saxis agttatus humor, Concidiint venti, fugiuntcpie nubes, Et minax (nam sic voluêre) ponto

Unda recumbit. (I, 12).

Pour dire que l'homme conserve jusqu'à la mort des espérances qui ne se réalisent jamais, Bossuet se sert de cette belle image :

« L'homme marche vers le tombeau, traînant après lui lu longue chaîne de ses espérances trompées. »

L'imagination est la mère des beaux-arts ; point d'urlisle sans imagination. De même que le philosophe se distingue du reste des honïmes par la raison, ainsi l'artiste s'en distingue par l'imagination. Elle lui est aussi nécessaire pour réussir que l'aile est nécessaire à l'oiseau pour voler. Elle féconde et déve- loppe le sentiment; c'est d'elle et de toutes les représentations accessoires dont elle entoure et embellit un objet, bien plus que de la perception immédiate de cet objet par les sens ou par la raison, que le sentiment tire sa force et sa délicatesse.

Mais il est bon de le faire remarquer, on peut développer.

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perfectionner une imagination laible et grossière/lo en contem- plant les œuvres de la création et les productions de l'art, en lisant assidûment de bons ouvrages, 3" en s'exerrant frétiuem- menl à la composition.

L'imagination, pour être parfaite, doit réunir trois qua- lités : la promptitude, la vivacité et la fécondité.

L'ima-^inatioii est prompte, quand la moindre occasion Texcite; semblable à l'étincelle qui couve sous la cendre, elle s'enllamme au moindre souflle. A l'imagination prompte est opposée une imagination lente.

Elle est vive, quand les objets qu'elle présente à l'esprit, ont un haut degré de clarté et de précision, et par li^ exercent sur l'esprit une impression profonde. Son contraire est une imagination vague et confuse.

Elle est féconde ou riche, quand elle offre à la fois h l'esprit une grande multitude (ïohjcls. Lâstérilité esl le défaut opposé.

Ce sont trois qualités précieuses pour l'artiste : la première et la troisième enrichissent son ouvrage d'idées et d'images ; la deuxième lui donne de la force, de la vigueur et du feu. Cepen- dant l'imagination, quoique indispensable pour l'artiste, ne sau- rait seule le rendre grand, si elle n'est accompagnée d'un sentiment exquis d'ordre, du sentiment des convenances, d'un jugement sain, en un mot, du goût, dont nous parlerons ci-après. f'Ho m ère AriosteJ .

La sensibilité (facultas sentiendi) est la faculté qu'a l'àme de sentir, do recevoir certaines impresssions, d'être affectée par certains objets corporels ou intellectuels d'une manière agréable ou désagréable. Le plaisir ou le déplaisir qu'éprouve l'àme, quand elle est ainsi remuée, cette sympathie, cette inclination pour l'objet qui lui a plu, cette antipathie, cet éloignement pour celui qui lui a déplu, c'est ce qui s'appelle sentiment (1).

(i; Reinaiciuez fine nous ne pailoiis pas ici de la seusil'iiité i>liyi<i«iue, mais uniquemeui

9

Les sentiments sont donc agréables ou désaçiréuhles. Aux premiers, on rapportera, par exemple, la joie, la gaîié, l'ad- miration, la pitié, l'espérance, l'amour, etc.; aux seconds, la tristesse, l'abattement, le désespoir, la crainte, la terreur, l'horreur, la honte, etc. (1).

A proprement parler, il n'y a pas de seniimcnts mixtes, c'est- à-dire, agréables el désagréables à la fois. Cependant l'àme peut se trouver dans des situations qui se succèdent si rapidement, i[u'on la dirait aflectée de diiïérentes manières à la fois ; et ce sont ces dispositions de l'àme qui se suivent avec tant de rapi- dité, que l'on appelle sentiments mixtes. Un tel senliment se rencontre par exemple dans le 483e vers du 6e livre de l'Iliade :

o r, d'y.pa uvJ •///j'iC^îV dicaro y.6/.r.(<i, dax.pooîv yù.à.na.icx.. » Elle sourit en pleurant.

f't dans le 21c vers du 15c livre : « O.y.c-iov oi .Srîot y.arà aax&oy 'O/ju-ttov. »

Le mot oax.puôïv dans le premier exemple exprime la tristesse ijue ressent Andromaque, à la vue du sort malheureux qui me- nace son époux et son fils ; l'expression yz/.c>.Gy.(jcf. dénoie le plaisir secret que lui procure la terreur d'Astyanax, causée par l'armure du père que le fils ne reconnaît pas. Dans le second

lie la sen^biliU' mora'e, désignée souvent par le mot senthnenl. Ne conlondez floue pas la w/isaifO/i avei' ce que nous appelons scntlraenl. I/impression que lait un objet sur notre corps, s'appelle setiaation. Celle qu'un objet l'ait sur notre inné., ^e nonune sratiraenl. Pourtant, la ,sv)isa</oîi peut produire le A'e>i//;/ie;«<, et le sentiment peut à son tour pro- iluire la sensation. * - H faut bien distinguer le .sentiment de la sensntion. Il y a en quelque sorte deux sensibilités ; l'une tournée vers le inonde extérieur, et chargée de transmettre à l'àme les impressions qu'il envoie; l'autre tout intérieure, qui correspond à l'âme, comme la première correspond à la nature. Is'ous portons en nous une source profonde d'émotions à la fois jibysiques et morales qui expriment l'union de nos deux natures. L'animal ne va pas au delù de la sensation, et la pensée pure u'appartieut qu'à la nature angéli'jue. I>e sentiment qui participe de la sensation et de la pensée'est l'apanage de l'humanité, et retentit dans les parties les plus intimes et les plus délicates de l'âme, et ébranle l'homme tout entier." (Cousin,:.

1) ' Rigoureusement parlant, tous les sentiments sont agréables à l'àme; rémofion lui plait, mais Tobjet du sentiment peut lui déplaire. La vengeance est douce comme k miel, a dit Homère, et que cliei'vlie-t-on dans la représentation des drames tragiques, dans la lecture des histoires terribles, dans le spectacle <les incendies et des naufrages, si ce n'est le charme de la crainte, de la terreur, de la mélancolie, exi;itées par des objets inoUensif's. Voyez chap. X de cotte première partie.

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exemple, le verbe yjXâarîov désigne et la colère et la jn/tV qu'éprouvent les Dieux, en voyant Junon suspendue entre le ciel et la terre.

Nous disions plus haut qu'une idée claire des différentes facultés morales et intellectuelles de l'homme, sert à établir la dilTérence qui existe entre les trois formes ordinaires par lesquelles l'homme communique ses pensées et ses senti- ments, et qui sont : la prose, Vart oratoire et la poésie. Eu effet, la prose, en se proposant d'instruire, de donner des connaissances, s'adresse h la raison ; l'éloquence, ayant pour but de persuader, s'adresse à la volonté; et la poésie, voulant loucher, parle h ïimagination.

Or, la poésie, pour atteindre ce but, nous peint les beautés de l'art ou celles de la nature visible et invisible.

CHAPITRE m.

Du beau. ARTICLE PREMIER.

* DU BEAU EN GÉNÉRAL.

Qu'est-ce que le beau?

Il est plus facile de dire ce qu'il n'est pas que ce qu'il est; il se montre, il ne se démontre pas. On peut décrire les facultés intellectuelles mises en jeu pour le concevoir, les effets divers que sa manifestation produit sur l'âme, mais ou ne peut pas par l'analyse le ramener à d'autres éléments et le détinir par ce qui n'est pas lui. Il est indéhnissable.

On peut cependant étudier le beau, et cela de deux ma- nières : ou bien en nous (dans l'esprit de l'homme, dans les

- Il ~

facultés qui ralteigucnt, dans les idées et dans les senti- ments qu'il excite en nous) ou bien hors de nous, eu lui- mèMiie et dans les objet?.

* Du bca\i cliidié en vous-mnvrs.

La raison est l'œil qui voit le beau. Les animaux n'ai)er- çoivenl pas la beauté et y sont insensibles. INIais l'homme eu présence de certains objets, dans des circonstances très di- verses, ne peut s'empêcher de porter ce jugement : Cet objet -est beau. Affirmation ({ui souvent ne se manifeste que par une exclamation.

Mais en même temps qn^'û juge que cet objet est beau, il sent aussi sa beauté; c'est-à-dire, qu'il éprouve à sa vue une émo- tion délicieuse qui attire l'àme vers cet objet par un sentiment de sympathie (L'aversion accompagne le jugement du laid).

Ainsi le beau n'est pas seulement un objet d'idée, il est aussi, pour nous, une source de sentiments. Nous ne pouvons le ren- contrer dans la nature ou dans l'art, ou le concevoir par la pen- sée, sans éprouver un plaisir vif et délicat, qui ne se confond avec aucune autre des émotions de l'âme. C'est ce qu'on appelle le centime» t estliétique (i).

Plus l'objet est beau, plus la jouissance qu'il donne à l'àme est vive, sans être passionnée. Dans l'admiration, le jugement domine encore, mais animé par le sentiment. L'admiration s'accroit-elle au point d'imprimer à l'àme un mouvement, une ardeur qui semblent excéder les limites de la nature humaine, alors c'est Venthousiasme.

Le sentiment du beau est susceptible de développement et d'éducation; il s'élève et s'épure en s'associant aux sentiments d'ordre supérieur éveillés par les idées morales et religieuses.

Ce qui favorise le sentiment esthétique, c'est Vimayinutiou. Son caractère distinctif est d'ébranler fortement l'àme en pré- sence de tout objet beau, ou à son seul souvenir, ou môme à la seule idée d'un objet imaginaire. Mais l'imagination ne suffit pas pour apprécier la beauté. Abandonnée à elle-même, elle ne

(l) Esthétique du srec aÏTGy]riKO;, at(T0âvî^9ai, .w<)OV.

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pouri'uil que nous égarer; elle a besoin d'être contenue par le noiH dont le fondement se trouve dans la raison.

Ce serait dénaturer l'idée du beau que de la confondre avec la sensation agréable ; celle-ci provoque le désir. Le désir est fils du besoin et suppose un manque, un défaut, une souflVance. Sa fin, avouée ou secrète, est la possession. Le sentiment du beau est sa propre satisfaction à lui-même; l'admiration, de sa nature respectueuse et désintéressée, est indépendante de la possession. Quel témoin du lever du soleil a jamais éprouvé le désir de s'approprier ce spectacle.

L'artiste n'aperçoit que le beau, l'homme sensuel ne voit que l'attrayant ou l'elTrayant. Voyez un beau tableau de la Vierge : à l'aspect de cette noble créature l'àme éprouve un sentiment exquis et délicat, il n'y a rien de profane, mais au contraire une admiration respectueuse ([ui porte au culte religieux. Si une belle statue excite en vous des désirs, vous n'êtes pas fait pour sentir le beau, dit Cousin (i).

Le sentiment du beau est donc un sentiment spécial, comme l'idée du beau est une idée simple.

Mais ce sentiment, un en lui-même, se manifeste dans l'àme de deux différentes manières.

Quand nous avons sous les yeux un objet dont les formes sont parfaitement déterminées, et l'ensemble facile à saisir, une fleur, une belle statue, chacune de nos facultés s'attache à cet objet et s'y repose avec une satisfaction sans mélange.

Nos sens en aperçoivent aisément les détails ; notre raison saisit l'heureuse harmonie de toutes ses parties. L'àme dans celte contemplation ressent une joie douce et tranquille, une sorte d'épanouissement. C'est Le beau simple.

Considérons nous, au contraire, un objet aux formes vagues et indéfinies, et qui soit très-beau pourtant, l'impression que nous éprouvons est sans doute encore un plaisir, mais d'un autre ordre. Cet objet ne tombe pas sous toutes nos prises, comme le premier. La raison le conçoit, mais les sens ne le perçoivent pas tout entier, et l'imagination ne se le représente pas distinctement. Les sens et l'imagination s'èfibrcent en vain

(1) * Plus l';lme est pure, plus elle est accessible au sentiJiKJut du beau. Rien d'étonnant 'lue les saints soient Bénéralenient si sensibles au.\ beautés de la nature et que l'Eglise favorise lant les beaux arts.

- i .-)

d'atteindre ses dernières limites. Le plaisir que nous ressen- tons vient de la grandeur même de cet objet, mais en môme temps cette grandeur fait naître en nous, je ne sais quel senti- ment mélancolique, parce qu'elle nous est disproportionnée. A la vue du ciel étoile, de la vaste mer, de montagnes gigan- tesques, l'admiration est mêlée de tristesse. C'est que ces objets, finis en réalité comme le monde lui-même, nous semblent infinis dans l'impuissance nous sommes de comprendre leur immensité, et qu'ils éveillent en nous l'idée de l'infini, cette idée qui relève à la fois et confond notre intelligence. Le senti- ment correspondant que l'àme éprouve est un plaisir austère, c'est celui du sublime.

En résumé, le beau considéré en nous est la perception du beau réel ou objectif, perçu par la raif<on et par le sentiment, et apprécié par Vimugination et par le (/ont, de manière à produire en notre âme l'émotion esthétique soit de. sf'm;}?^ admiration, soh de Venthoiisiasme ou du stiblime.

Du beau étudié hors de nous ou du beau daiis /es objets.

On distingue d'ordinaire trois sortes de beautés : la beauté physique, la beauté intellectuelle et la beauté morale, c'est-à- dire, la beauté dans les objets sensibles, dans les pensées et dans les sentiments ou les actions.

Dans les objets sensibles, les couleurs, les sons, les figures, les mouvements sont capables de produire l'idée et le sentiment du beau. C'est la beauté phijsique. Si du monde des sens nous nous élevons à celui de l'esprit, de la vérité, de la science, nous y trouvons des beautés plus sévères, mais non moins réelles. C'est ce qu'on nomme la beauté intellectuelle. Enfin, si l'on considère le monde moral et ses lois, l'idée de la vertu, de l'innocence, du dévouement, du courage, les prodiges de la charité, voilà un troisième ordre de beauté qui surpasse encore les deux autres, à savoir la beauté morale.

Et à toutes ces beautés peut s'appliquer la distinction du beau simple et du sublime, d'après ce qui a été dit dans le para- graphe précédent. Il y a donc du beau et du sublime à la fois dans la nature, dans les idées, dans les sentiments et dans les actions.

N -

Mais n'y a-l-il {tas une heaulc uni(iuedoiil loules ces beautés particulières ne sont que des reflets, des nuances, des degrés? Qu'est-ce que la beauté en soi? Je vois bien que telle forme est belle, que telle action l'est aussi. Mais pourijuoi et comment ces deux objets si dissemblables sont-ils beaux?

Il n'y a véritablement qu'une seule beauté et elle est imma- térielle. Les formes sensibles et les actions bumaines ofi on la reconnaît n'en sont que le symbole. La forme ne peut être une forme toute seule; elle doit être la forme de quelque ciiose. four celui qui considère la nature avec les yeux de l'âme aussi bien qu'avec les yeux du corps, la création entière est un em- blème de puissance, d'intelligence, de bonté, toutes choses immatérielles qui ne constituent pas la beauté, mais qui .'ïeiiles peuvent être belles.

Plus un objet est susceptible de les manifester, plus il prend facilement à nos yeux le caractère de beauté et éveille en nous^ l'émotion esthétique. Ainsi la mer avec sa redoutable puissance,, le ciel étoile avec ses mystérieuses profondeurs, la nature en- tière avec sa richesse et son harmonie; ainsi l'animal avec sa force ou sa gràoe, et Thomme surtout avec ses attitudes et ses ))hysionomies, révèlent tout un monde moral et spirituel.

De plus, toutes les beautés que nous avons énumérées com- ))Osent ce qu'on appelle le beau réel, ou le beau dans les objets de la nature physique, intellectuelie et morale. Mais au-dessus de la beauté réelle est une beauté d'un autre ordre, la beauté idéale.

L'idéal ne réside ni dans un individu ni dans une collection d'individus. Pour qui l'a une fois conçu, toutes les figures natu- relles, si belles qu'elles puissent être, ne sont que des simu- lacres d'une beauté supérieure qu'elles ne réalisent pas. Domiez-moi une belle action, j'en imaginerai une encore plas belle. L'idéal recule sans cesse à mesure qu'on approche davan- tage. Son dernier terme est dans l'infini, c'est-à-dire, en Dieu : le vrai et absolu idéal n'est autre que Dieu lui-même.

Dieu étant le principe de toutes choses, doit être à ce titre celui de la beauté parfaite, et par conséquent de toutes les beautés naturelles «jui l'expriment au moins imparfaitement. Il est le principe de la beauté et comme auteur du monde phy- sique, et comme père du monde intellectuel et du monde moral.

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El si Dieu esl le principe des U'ois ordres de beaulc ipie nous avons distingués, c'est encore en lui que se réunissent les deux t-Tandes formes du beau répandues dans chacun de ces trois ordres, à savoir le beau et le sublime.

Dieu est le beau par excellence, car quel objet satisfait mieux à toutes nos faculté, à la raison, à l'imagination, au cœur ! Il offre à la raison l'idée la plus haute, au delà de laquelle il n'y a plus rien à chercher, à l'imagination la contemplation la plus ravissante, au cœur un objet souverainement aimable. Il est donc parfaitement beau.

Mais n'est-il pas sublime aussi par d'autres endroits? Dieu est à la fois doux et terrible. Ses attributs redoutables pro- duisent au plus haut degré dans l'imagination et dans l'àme l'émotion mélancolique du sublime.

Dieu est donc pour nous le type et la source des deux grandes formes de la beauté. L'être absolu qui esl tout en- semble l'absolue unité, l'infinie variété, l'ordre et l'harmonie universelle, l'immortelle splendeur, l'ineffable bonté, la souve- raine sagesse, l'insondable mystère, l'irrésistible puissance, l'implacable justice est nécessairement l'idéal accompli de toute beauté, quelle que soit la théorie qu'on adopte sur la nature conslijjalive du beau : ou Vunité avec S. Augustin (I), ou la vuriélc comme d'autres le prétendent, ou la parfaite conve- nance, la proportion, l'harmonie, en un mot l'ordre (2), ou bien la variété dans Vunité, théorie généralement admise (3) ou la splendeur du vrai, avec Platon (4) ou l'ordre revêtue de splendeur avec S. Thomas (-i), oaVunion du vrai et du bon dans l'être à la fois intelligible et aimable (6), ou la manifeMatton de la vie (7), ou la grandeur et riuunionic, avec AristoLe (8), ou la réalisation des ri'f/les de Vart (9).

y'

:']) Omnis piil<'briiu<liïiis lôrina uniias est. S. Aug. Ep. 18; le P. André, Essai sur le hi>au. ?' ilisc; Wiiikelinan.

'2; Platon, Hippias. Bergasse, Fragments. Jlalebranche, Miditalions.

Cousin, Bauingarten, Meyer, Moïse Mendelssohii, Giing, Meiners, TongioiTi, Keid, K.tsai sur le govt, IV.

-1; Phèdre.

•^ .\ù rationein pnlchri conciin it et claritis et debila proportio. Summ. 2, 2, 9. l-tT), a. ?.

Deus diritur pulcher sicut universorum consonantiae et clarltatis causa.

C Mnllendorîl", Dk, hrau dans ses rapports avec le vrai cl le bien, p. 10.

'71 Tissandier, T)i'';orie du beau, p. 57 et 61.

'H Voir Tis.sandicr, p. 59.

" Tdein, p. 'IS.

- K)

Nous ne parlerons pas de la théorie grossière qui définit le beau ce qui plait aux seus (1). Sans doute la beauté est presque toujours agréable aux sens, ou du moins elle ne doit pas les blesser. Un objet qui nous fait souffrir, fùt-il le plus beau du monde, bien rarement, nous parait tel. Le beau cependant n'est pas l'agréable (2). Et quoique la plupart de nos idées du beau nous viennent par la vue et par Vouïe, sens moins grossiers et plus cognilifs que les autres, comme dit S. Thomas (3), on ne peut pas définir le beau ce qui perçu par ces deux sens émeut l'àme agréablement. L'expérience atteste que toutes les choses agréables aux yeux ou aux oreilles ne nous paraissent pas belles (4). Plaire, d'ailleurs, est une chose relative : tout peut plaire selon les circonstances.

ARTICLE DEUXIÈME.

DU BEAU PHYSIQUE. § 1.

Forme.'i du beau communes aux objets de la nature physique et de l'art (o).

1" Les couleurs. Plusieurs objets ne plaisent que par leurs couleurs; et plus ces couleurs sont délicates et fines, plus

(1) * Non seulement la sensation ne produit pas l'idée du beau, mais quelquefois elle Vétoufle. Qu'un artiste se complaise à faire un tableau voluptueux; en agréant aux sen.s, il trouble, il révolte en nous l'idée chaste et pure du beau. (Cousin'.

(2) Si cela était, on devrait dire : A'oilù une belle saveur, voilà une belle odeur.

(3) ' lui sensus prœcipuc respiciunt pulchrum qui suut masis cognoscitivi ; scilicet visus et auditus rationi deservientes. Dioiinus enini pulchra visi^)ilia et pulcliros sonos. In sensibilibus aulem alioruni sensuum non utimur nomine pulchritudinis : non enim dicimus pulchros sapores aut odores. (Snmni. I, "2, q. '21, a. 1;.

(4) * Pour un homme affamé la vue de la nourriture la plus grossière est bien agréable; et le braiment des ânesses égarées du père de Saùl, annonçant leur retour, devait frapper agréablement son oreille, sans ftre une belle harmonie.

(5) * Une remarque essentielle à se rappeler ici c'est <iue le beau ne consiste pas dans la forme toute seule, et que la beauté physique n'est que Venveloppe de la beauté spirituelle. Les couleurs, les sons, les (Igures, les mouvements sont capables de produire l'idée et le sentiment du beau, mais n'en sont pas l'essence. Il serait donc absurde de vouloir désigner d'une manière absolue la plus belle forme, la plus belle couleur, la plus beau son. Tout uela est relatif. Les couleurs les plus brillantes mal appliquées deviennent atlreuses. Kigur.'Z-vous un cheval bleu, un feuillage ro ige, un visage jaune, etc.

n -

elles sont variées et mélangées avec discernement, plus aussi elles plaisent : peurs arc-en-ciel aurore cou- cher du soleil prairie verdoyante tableaux, etc.

Les figures. Les unes sont régulières : tel un carré, un cercle, un triangle, etc. Les autres, qui semblent avoir été formées par le caprice, peuvent plaire quelquefois davan- tage que les premières.

Un fleuve, par exemple, qui serpente capricieusement entre ses rives, plaît plus et plus longtemps surtout, qu'un canal. Un peuplier qui s'élance librement dans les airs, fait un effet plus agréable qu'une colonne. Par contre, une colonne qui ne serait pas droite laisserait à désirer.

3" Le mouvement, s'il n'est pas trop fort. On aime en géné- ral mieux voir un corps en mouvement que de le voir en repos, parce que le mouvement dénote la vie. N'éprouve- t-on pas un plaisir plus vif en voyant planer l'aigle, qu'en le considérant en repos.

Si l'œil esthétique préfère le mouvement en liant à celui qui se fait en bas, c'est que le premier est moins ordinaire. L'oiseau, la pierre, la flèche, plaisent davantage, lorsqu'ils s'élèvent dans les airs, que lorsqu'ils descendent vers la terre. Et quant au mouvement en ligne oblique ou en ligne droite il est relatif à l'objet ; comme le sapin balancé légèrement par le vent, la fleur bercée par le zéphyr.

La nouveauté (1). Elle peut plaire sous deux rapports, et parce que l'objet en lui-môme est iieuf, et parce que l'objet connu se présente sous une face nouvelle. La nature produit toujours du nouveau ; jamais une scène de la nature n'est la répétition exacte d'une scène précédente. Remarquez le soleil à son lever et h son coucher, il offrira chaque fois à votre admiration un spectacle nouveau.

(1) * Toutes les formes qui suivent ne sont pas en elles-mêmes des formes du beau, mais des moyens de le faire remarquer ou de le faire ressortir. Ainsi, l'àne de Sclilégel, pour être plus extraordinaire n'en serait pas plus beau.

- IS -

La nouveaulc excite rallenlion. C'est par elle que les fictions les contes, les romans nous attaclient et nous plaisent (i).

^^ Le subit, lorsque toutefois il n'afflige pas. De ee plai- sir que donnent la rencontre inattendue d'un objet qu'on aime, la découverte soudaine d'une fleur, l'apparition subite de la lumière dans les ténèbres, le dénouement soudain des nœuds et des intrigues dans les productions épiques et dra- matiques.

&' Le merveilleux (l'extraordinaire). Les événements ordi- naires perdent de leur intérêt; on aime ce qui s'écarte du cours commun des choses. (Eclipse de soleil éclipse de lune intervention des agents sur)iaturels dans les productions poétiques).

Le plaisant. Il naît tantôt de ce qui est absurde, extra- vagant, tantôt de ce qui est inconvenant, messéant, tantôt d'un assemblage de choses rare et singulier, ou tel que, d'après notre manière de voir, il semble impossible (2).

8" Le contraste. Il consiste Ji opposer entre eux des objets, des idées, des sentiments contradictoires. Le contraste plaît h l'imagination, parce qu'il jette plus de lumière sur les objets. Il y a donc contraste, lorsque l'on trouve la faiblesse opposée à la force (le lion et Y agneau), la petitesse à la gran- deur (le roseau et le chêne, le lis du vallon et le cèdre du Liban), la simplicité à la noblesse (une cabane rustique et un palais somptueux), l'ombre luttant avec la lumière [crépuscule- tableau).

(1/ Notre àiiie doinaude ilii neuf, dit J. A Schlégel, et ne fut-ce qu'un ;lne vert, ajoute-t-il plaisamment, il est capable d'exciter toute une ville, et de causer un nombreux concours de curieux. Von dera Wiinderbaren dcr Poésie^

(2) Toù càcrypoù k'jzi yû.oiov fjtéptov zb yxçi ysloïou, kazlv â.u.acizrjj.y. zi /.al à^lr^vJ■J-Joy, '/.al ^^ôar^zv/.iv o\ov ziiBl/ç, z6 yiloiov TrooccoTTOv alaypôy zi. v.yX ^iiQZ[jau.]j.ïvov àvîJ o'J'Jvyjc.

AHsf. roef. V.

- 19 -

C'est par le contraste que même le laid physique ou moral devient esthétique, lorsqu'il sert à mettre en relief le beau et à lui donner de l'éclat. Mais il l'aut le peindre avec une grande sobriété. Il ne doit être que l'ombre du tableau.

9" La mélodie, Yharmonie : chant des oiseaux vers prose harmonieuse musique murmure du feuillage, des ruisseaux.

10" hix proportion, qui consiste dans une telle dislribulion et un tel arrangement des parties d'un objet entre elles, que la vue ou l'ouïe en soit flattée et ràmc agréablement émue : corps ik riiomme et de l'animal poème statue tableau musique (1).

11" La simplicité. Toutes les œuvres de la nature sont marquées du sceau de la simplicité ; et dans les productions de l'art, c'est encore la simplicité qui en rehausse les beau- tés. Une production quelconque est simple, quand nous n'y voyons que ces circonstances, ces cai^actères, qui étaient essentiels pour obtenir le but et l'effet proposés. Elle rejette la superlluité, la profusion. (Le Panthéon Démosthènes Homère). Cependant les traits essentiels n'excluent pas les ornements.

§2. Formes du beau appartenant exclusivement aux arts.

' Qu'est-ce que l'art ?

C'est la reproduction du beau. L'homme n'a pas seulement la faculté d'apercevoir le beau, il est encore doué du désir et du pouvoir de le reproduire. Ce pouvoir s'appelle le génie dont nous parlerons ailleurs.

Quel est l'objet de Varl •? Deux systèmes se présentent. L'un réduit l'art à l'imitation de la nature, c'est le réalisme, l'autre

1) Pulclniiuilo corporis apta compOïUio:ie inembroruin iiiovet oculos, et deleclat hoc ■^o, quod intcr se oinnes partes cuiii '1(10(13111 lepore coiisenliunt. (Cie. de Ofl". T, 2S).

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lui donne pour objet la crôaLion de formes exprimant les idées de l'esprit, c'est Vidcalixme. Tous deux sont trop exclusifs; car l'art est la reproduction du liean, non pas de la seule beauté naturelle, comme le prétend le réalisme, mais de la beauté idéale. L'imitation de la nature a dans l'art une part nécessaire et le plaisir résultant de l'imitation est indépendant de la nature de l'objet. El comme dit Boileau,

Il n'est point de serpent ni de monstre odieux Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux,

mais l'art serait puéril s'il .s'arrêtait (1).

D'un autre côté, l'idéalisme se condamnerait à l'impuissance s'il dédaignait la reproduction de la nature (2). L'artiste vise à réaliser la beauté idéale telle que l'imagination humaine la con- çoit à l'aide des données que lui fournit la nature. Le secret de l'art est d'arriver à l'âme par le corps, et c'est ce que l'artiste n'obtient que par ce qu'on appelle l'expression.

Sous ce rapport tous les arts sont égaux. La chose à expri- mer est toujours la même : c'est l'idée, c'est l'invisible, c'est l'infini. Mais comme il s'agit d'exprimer cette seule et même chose en s'adressant aux sens qui sont divers, la différence des sens divise l'art en des arts différents. Et comme il n'y a que deux sens esthétiques, de la division des arts en deux grandes classes, arts de Youïe, arts de la vue ; d'un côté la musique et la poésie ; de l'autre la peinture avec la gravure, la sculpture, l'architecture et l'art des jardins.

Les arts de la première catégorie peuvent exprimer une suc- cession d'actions, d'idées et de sentiments; ceux de la seconde ne peuvent rendre qu'un moment de l'action ou des effets de sentiments simultanés, comme la peinture et la sculpture.

1" Vimitation.* Dans un sens, l'art est une imitation, mais non une copie de la réalité. Tout dans la nature n'est pas également admirable. D'autre part, la beauté spirituelle qui est le fond de la vraie beauté, se trouve voilée dans la nature.

fl) Telle peut paraître radiniration rte certains amateurs devant l'iniitatiou si iiarfaite (l'une queue de balai dans un table lu d'un p<i l'ro hollandais célèbre.

(2) * Tel est l'aspect de beaifoup d'œuvrcs de l'art chrétien au moyen âge, l'iniper- fjction des procédés contraste avec rardeur sj iritualiste de l'expression.

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L'art le dégage et lui donne des formes plus transparentes. C'est Yidéal qui dirige l'artiste dans l'imitation de la nature et lui fait atteindre sa fin : l'expression de la beauté morale î\ l'aide de la beauté physique (I).

Le grotesque est un assemblage bizarre et extravagant de choses disparates : des tkiirs, des coquillages, des fruits, des animaux, des génies, des hommes, tout cela enlacé l'un dans Tautres (2).

Le naturel. Nous appelons naturel non pas la copie exacte de la nature; mais ce qui existe sans effort, ce qui coule comme de source. Une pensée naturelle a cela de propre que tout le monde se croit capable de la produire, tellement elle semble être la seule expression convenable du vrai :

Ut sibi quivis

Sperel idem, sudet mulluni frustraque laboret

Ausus idem

Hou. AD Pis.

Tout ce qui se ressent de l'art, de l'étude, de la contrainte, est opposé au naturel (3).

Au beau de l'art doit être rapporté le beau dans les écrits, qui consiste à décrire un oijjet, à exprimer une pensée ou un sen-

(1) Tous les arts ne sont pas également propres à imiter la nature. Rien de plus facile en musi<iue que d'imiter le sifflement des vents et le bruit du tonnerre dans une tempête. Mais par quelles combinaisons d'haï monte fjra-t-on paraître î.ux yeux la lueur des éclairs, et le mouvement s flots; Tout le monde admire le portrait de la Renommée tracé par Virgile ; mais qu'un peintre s'avite de réaliser cette figure symbolique; qu'il nous représente un mon.stre énorme avec cent yeux, cent bouches et cent ort:'ille.«, qui des pieds touille la terre et cache sa tète dans les cieux, une pareille tigure pourra bien être ridicule.

'-2j 'En liltéra'iure il se confond avec le bîo-fe.sçîîe; en sculpture et en peinture, avec l'arabesque. Le nom vient du mot groUa, qui désigne les cavités des ruines de vieux édifices, Raphaël trouva le type de ces figures singulières.

;3) * La pensée natui e.le, dont l'expression semble ne devoir rien au u-avail, fu demande souvent beaucoup pour être rendue naturellement. Par contre.

Les vers aisément faits sont rareriient aisés. ^Volt.].

I>a»s les arts, le naturel est presque toujours le fruit de l'étude et de la maturité.

(M. Villemain;.

timent, à peindre une bcaulé pliysiiiue ou morale, de manière à faire naître des émotions douces, calmes, délicieuses.

Il faut se garder de confondre le beau dans les écrits avec ce qu'on appelle un beau style, c'est-à-dire, un style soigné, élégant, coulant, correct.

ARTICLE TROISIÈME.

DU BEAU MORAL ET INTELLECTUEL.

Lorsque des pensées, des vérités, des senlimenls, des passions, des vertus, des actions, font naître en nous des émotions douces, paisibles et délicieuses, il y a ce qu'on îippelle le beau moral : nue belle action une action héroïque une belle combinaison d'idées plan d'un poème, d'un drgme candeur douceur bonté bienfaisance inno- cence — naturel naïveté.

La naïveté (1) est le plus haut degré de la simplicité. C'est quelque chose d'ingénu, de candide, qui quelquefois touche et attendiit, quelquefois fait rire.

L'homme naïf dit ouvertement ce qu'il pense, ce qu'il sent, ne réfiécliissant pas qu'il peut par se compromettre lui- même, ou ofïenser celui à qui il s'ouvre. On a dit avec raison que Celui qui est naïf ne le sait 2>ctf, et celui qui le sait, ne Vesf pas (2).

On rencontre la naïveté surtout dans les enfants, dans les habitants de la campagne; parfois on la trouve développée au plus haut degré dans les hommes de génie (La Fontaine), le plus souvent dans les cœurs purs et innocents. C'est ce qui a fait dire h un critique, que la naïveté est le reflet d'un bon cœur, d'une belle àïne.

(1) Du latin nativus, au moyen âge iiaivK.t, niiii^, nature!.

(2) * Deux choses sont requises pour qu'une pensée soit naïve; d'abord, qu'il y ait un certain danger à l'exprimer, et ensuite que celui qui l'exprime ignore en danger. Sans U première condition la pensée n'i;?3t que i.aturelle ou ingénieuse, sans la seconde, elli devient satyrique. Appliquez cette obseiva'ion aux exemples cités.

25 -

On distingue ordinairement le naïf en naïf d'esprit et en naïf de sentiment ou de caractère. Le premier suppose absence de réflexion, il fait rire; le second suppose absence de prudence, ignorance des formes, il touche.

Comme exemples de naïveté voyez les réponses du jeune Joas à Athalie. Acte II, se. vu.

La réponse de l'agneau au loup, dans la fable de Phèdre et dans celle de La Fontaine.

C'est surtout dans les fables, les contes, les épigrammes, que l'on rencontre la naïveté.

Un boucher moribond voyant sa femme en pleurs,

Lui dit : Ma femme^ si je meurs, Comme en notre métier un homme est nécessaire, Jacque, notre garçon, ferait bien ton affaire. C'est un fort bon enfant, sage, et que tu connais. Epouse-le, crois moi, tu ne saurais mieux faire. Hélas, dit-elle, j'y songeais.

Biaise voyant à l'agonie Lucas, qui lui devait cent francs, Lui dit, toute honte bannie : Ça, payez-moi vite, il est temps. Laissez-moi mourir à mon aise. Répondit faiblement Lucas. Oli ! parbleu ! vous ne mourrez pas, Que je ne sois payé, dit Biaise.

* 2" Le contraste ouvre également une source riche en plai^ sirs. La douceur opposée à la cruauté (les martyrs et leurs oppresseurs), la simplicité, la bonne foi, vis-h-vis delà dupli- cité, la naïveté en face de la ruse {Joas et Athalie), le sérieux à la gaîté, ou la plaisanterie au sérieux {parodie), tout cela produit des scènes extrêmement intéressantes.

-Zi

GlIAriTRE IV.

Du sublime.

* Nous avons déjà vu en quoi consiste le suljlime considéré en nous, dans l'impression qu'il produit sur notre âme. Elle est double, avons nous dit. Le sublime nous écrase d'abord, nous accable du sentiment de notre infériorité personnelle en présence de l'objet sublime ; puis il nous relève par une sorte de plaisir orgueilleux, que nous éprouvons à le comprendre, ou par la conscience de la supériorité de notre àme pensante sur la nature inanimée que le sublime peut avoir pour théâtre. En résumé le sublime naît de la jjcrception de Vùifmi. D'après ce que nous venons de dire on comprendra que l'infini peut nous apparaître de deux manières, et directement, par la grandeur, la puissance de l'objet, et indirectement par la conscience de notre faiblesse, de notre isolement, de notre infériorité. C'est ce que nous voulons entendre en disant que le sublime dans les objets consiste dans tout ce qui directement ou indirectement réveille en l'âme Vidée de l'infini, que ce soit une pensée, une image, un phénomène de la nature, un objet du monde phy- sique ou de l'art, ou une sitution extraordinaire.

ARTICLE PREMIER.

DU SUBLIME DANS L.V NATURE PHYSIQUE.

Le sublime dans la nature physique se présente ordinai- rement sous les formes suivantes, dont les deux premières révèlent l'infini directement.

La grandeur et l'étendue : le monde l'océan une vaste plaine la voûte céleste des montagnes élevées de pro- fonds précipices , etc. (1).

(1) Kant appelle ce sublime le sublinie maHirinatiqiie ou le sublime ewteosif, parcecju'il résulte (les Intuitions du lanps et de l'c.tpacf.

2" Une force prodigieuse, une puissance extraordinaire : érup- tion d'un volcan violent incendie torrent qui déborde la mer a(jitée le muijissement des Ilots le cri tumultueux de la multitude (Apoc. XIX, 6) le fracas des vents, d'une cataracte, du tonnerre, d'une tour qui s'écroule un combat acharné le bruit du canon la voix grave et solennelle des cloches la locomotive traînant après elle avec la rapidité du vent une longue suite de voitures (1).

3" * Le mystérieux et l'inconnu qui résultent des idées négatives, et qui, en nous rapetissant, révèlent indirectement l'infini : i) les ténèbres (absence de lumière); 2) le silence (absence de bruit) ; 3) la solitude (absence de société) ; 4) le désert (absence de vie); 5) les ruines (absence d'ordre); 6) les visions, apparitions, phénomènes (absence de connaissance). Appliquez ces principes aux exemples cités. : silence soudain succédant aux cris d'un peuple qu fureur (Enéide, I, 148) silence et ténèbres de la /nt/f— épais nuages qui couvrent le ciel avant l'orage lac vaste et solitaire vaste désert solitude dans un temple forêt antique montagnes désertes cou- vertes de glace rochers entassés confusément les uns sur les autres ruines d'une ville opulente, d'un antique et superbe édifice. ce moment d'attente imiuiète qui précède immédiate- ment l'éclat d'un orage un homme suspendu au-dessus d'un abime une apparition la nuit.

Exemples divers.

« Or, une parole m'a été dite en secret, et mon oreille a » saisi, comme à la dérobée, les veines de son léger murmure. >) Dans riiorreur d'une vision de nuit, lorsque le sommeil 0 assoupit les hommes l'épouvante me saisit, et le tremble- » ment et la frayeur pénétrèrent tous mes os. Un esprit étant

(1) Ost le sublime ây.iaini'jHC ou le sid'/inie ind'mif i.\e Ksut.

- 2fl -

» venu à passer en ma présence..., cjuelqu'un s'arrèla, dont je » ne connaissais point le visage; un fantôme était devant mes » yeux, et j'entendis une voix con^-ne un souffle léger... »

(lOB, IV, 15-17).

2o « Au même moment, on vit paraître des doigts, et <;omme » la main d'un homme qui écrivait près du chandelier sur la » muraille de la salle du roi, et le roi voyait le mouvement des » doigts de la main qui écrivait. Alors le visage du roi changea, » son esprit fut saisi d'un grand trouble, ses reins se relà- » chèrent, et ses genoux se choquaient l'un contre Tautre. »

(Daniel, Y, 5 0).

Conseil des démons.

3'J « Satan lui-même effrayé appelle les spectres gardiens des » ombres, les vaines chimères, les songes funestes... On aurait » vu peut être un combat horrible, si Dieu, qui maintient la » justice et qui seul est l'auteur de l'ordre, même aux enfers, y> n'eût fait cesser le tumulte. Il étendit son bras et l'ombre de » sa main se dessina sur le nmr de la salle maudite. Aussitôt, une » terreur profonde s'empare et des âmes perdues et des esprits » rebelles. » (Chateaubriand, au 80 livre des Martyrs).

40 Flavien Josôphe, dans la Guerre des Juifs contre les Romains (Livre VI, c. 5), rapporte entre autres signes des malheurs arrivés au Juifs, le trait suivant :

« Le jour de la fête de la Pentecôte, les sacrificateurs étant » la nuit dans le temple intérieur pour célébrer le divin ser- » vice, entendirent du bruit et, aussitôt après, uiie voix comme » d'une grande multitude : Sorto)is d'ici.

Songe d'AtJialie.

« C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit ;

» Ma mère Jésabel devant moi s'est montrée

» Comme au jour de sa mort pompeusement parée;

» Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté;

» Môme elle avait encor cet éclat emprunté

» Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,

» Pour réparer des ans l'irréparable outrage;

>■> Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi ;

» Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.

11 -

» Je le plains' de tomljer dans ses mains redoutables, » Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables, » Son ombre vers mon lit a paru se baisser; » Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser; » Mais je n'ai plus trouvé qu'un liorriblc mélange » D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange, » Des lambeaux pleins de sang, et des membres afTreux » Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. »

Acte II, se. V.

Voyez Un rêve, par V. Hugo, h la fin de ce chapitre.

ARTICLE DEUXIÈME.

DU SUBLIME MORAL.

Comme il y a un beau moral, ainsi il y a un sublime moral. Il résulte des pensées, des sentiments, des passions, des actions, des situations moi^alcs, qui dénotent une force d'âme extraordinaire : grandeur d'âme fermeté de caractère résignation audace mépris des dangers, de la mort même courage héroïque force éniinente dans l'esprit intelligence vaste imagination hardie dévouement, désin- téressement rare surprise, etc.

Horace apprenant que, deux de ses fils étant morts dans le combat contre les trois Curiaces, le troisième a pris la fuite, s'indigne d'avoir un fils aussi lâche : Pleurez, dit-il à Camille, sa fille,

Pleurez le déshonneur de toute notre race.

Et l'opprobre éternel qu'il laisse au nom d'Horace.

JULIE.

Que vouliez-vous qu'il fit contre trois?

HORACE.

Qu'il mourût. (Les Horaces de Corneille. Acte III, se. vu).

2S nicomèdh: a prusias.

PRUSIAS.

El que dois-je être?

NICOMÈDE.

Roi. (Corneille. Nicom. Acte IV, se. m.)

Médée, quoiqu'assiégée d'ennemis de toutes parts, rassure sa confidente :

Votre pays vous hait, votre époux est sans foi; Contre tant d'ennemis que vous reste-t-il?

MÉDÉE.

Moi. Moi, dis-je, et ccst assez.

(Corneille. Médée. Acte I, se. v).

Dans Alhalie, le grand-prètre Joad est averti par Abner ([u'une terrible persécution menace sa vie; le pontife répond à Abner :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,

Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Soumis avec respect à sa volonté sainte,

Je crains Dieu, chey Abner, et n'ai point (Vautre crainte.

(Racine. Athalie. Acte I, se. i).

Dans Alexandre, Porus montre un caractère vraiment sublime dans l'entrevue qu'il a avec son vainqueur.

PORUS.

.... N'attends pas qu'un cœur comme le mien Reconnaisse un vainqueur et te demande rien.

ALEXANDRE.

Comment prélendez-vous que je vous traite?

PORUS.

En roi. (Racine. Alex. Acte V, se. m).

- 29 -

Joseph, le fils de Jacob, après avoir longtemps caché son sort à ses frères, qui ne le reconnaissent pas, cède enfin au sentiment de la tendresse fraternelle, et s'écrie d'une voix émue : « Ego sum Joseph. » Ces paroles glacent de terreur les enfants de Jacob : « Non poterant respondere fratves, nimio ter- rore po'tevriti. » (Gen. 45, 3).

Citons encore les paroles d'Ajax irrité de ce que la nuit l'em- pêche de continuer le combat contre lesTroyens, que favorisait Jupiter :

Zcû Tiàrsp, alla aii pvaai ù::' r,îrjoç, via.ç 'Ayxiûiy' not'y;o"ov (î'al'S'pyiv, dbç, ^'oç/Qa^potaty Ï^Z(jQai' 'Ev dz (fcf.d '/.al 6lz<j(70v, sttîî vu (jOl z'jadîv ovzcoz.

« Jupiter, père souverain, délivre les Grecs de cette nuit profonde, rends-nous le jour; et puisque lu veux nous perdre, perds-nous à la clarté des cieux. » (IL. XVII, C45).

Et celles de César à son pilote effrayé : Ne crains rien, iu portes César et sa fortune.

« Age, strenue vir, audacter âge et nihil time : Caesarem vehis et fortunam Caesaris cum ipso navigantem. » (Plutarque, Vie de Jules-César).

Enfin celles de Charles-Quint à du Guast, qui l'exhorle à se retirer du champ de bataille :

« Bannissez toute crainte : jamais empereur ne tomba devant le canon. » (Pyrker, Tunis. XII, 351).

La pensée de l'éternité, de Dieu; Dieu créant la lumière par une seule parole (Genèse) (1) ; Dieu ébranlant l'univers d'un seul regard (Ps. 103); la résignation de J.-C. mourant sur la croix; saint Etienne priant pour ses bourreaux; Louis XVI montant sur l'échafaud ; Neptune apaisant par sa seule pré- sence les flots irrités (Enéid. I); la fermeté de Régulus, qui aime mieux s'exposer à des tortures cruelles que d'être parjure (Hor. III, 5); la grandeur d'âme de Fabricius, qui, dédaignant

(i; Voyez sur ce passage de la Genèse le TraW; du sub/iHîc de Longin, traduit par Eoileau, chap. VI, et la 10* Réflexion critique de Rolleau.

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les honneurs et les présents ofTerls par Pyrrhus, reste fidèle à sa nation (Titc-Live) : nous l'ouruissent de beaux exemples du ■•inhlime morul.

ARTICLE TROISIÈME.

DU SLDLIME DANS LES ARTS.

* Exprimer l'idéal et l'inluii, telle est la loi de l'art; et tous les arts ne sont tels que par leur rapport au sentiment du beau et de l'infini qu'ils éveillent dans l'àme, à l'aide de cette qua- lité suprême de toute œuvre d'art qu'on appelle l'expression.

Tous les arts vrais sont expressifs, mais diversement.

Le domaine de la musique est le sentiment; il y a entre un son et l'àme un rapport merveilleux. Le pouvoir propre de la musique est d'ouvrir à l'imagination une carrière sans limites ; elle éveille plus que tout autre art le sentiment de l'infini, parce qu'elle est vague.

La sculpture ne fait guère rêver, car elle présente nettement telle chose et non pas telle autre. C'est à l'artiste à donner une âme à son œuvre qui parle à notre âme.

Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes opposés, est la jjeinture. Comme la sculpture elle marque les formes visibles des objets, mais en y ajoutant la vie, et comme la mu- sique, elle exprime les sentiments les plus profonds de l'âme. Plus pathétique que la sculpture, plus claire que la musique, elle s'élève au-dessus de toutes deux. Mais l'art par excellence qui surpasse tous les autres parce qu'il est incomparablement le plus expressif, c'est la poésie.

Dans \a 2^einture et la sculpture, lorsqu'elles représentent des êtres animés, le sublime se rencontre dans l'expression des physionomies et les poses du corps : un homme courroucé prêt à frapper de mort J.-C. ahbné dans la douleur au jardin des Olives (l).

(1) * On peut citer ici le fameux Groiopo du déluge par le sculpteur Kessels. Un Jeune i^poux debout sur la cime la plus élevée d'un rocher déj^i couvert par les eaux du déluge attire à lui hors des flots sa jeune épouse évanouie, qui tient dans ses bras raidis son enfant déj.'i mort. I^e visage du personnage principal exprime un toi mélange de sentiments divers de crainte, de courage, d'amour, de désespoir, qu'on ne peut le considérer sans éprouver au plus haut degré le sentiment du stiblime.— Mattliieu Kessels, à Maestriclit,

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Elles ont plus de moyens , quand elles rcprêsenleiil des scènes de la nature ou des événements : bataille naufrage massacre déluge. L'architecture est sublime parla hardiesse et l'étendue de ses constructions fun temple, une tour, une pyra- mide, un obélisque]. Quant à la musique, elle peut devenir su- blime, i" par la combinaison des accords, c'est-à-dire, par le l'oncours harmonieux de voix et de sons, 2^ par le ton grave et solennel ou la hardiesse de ses conceptions ; 3o par la fugue (désordre, désaccord apparent) ; 4o par la suspension soudaine, inattendue (point d'orgue, silence), etc. (1).

Au sublime dans les arts appartient

LE SUBLIJIl-: DANS LES ÉCRITS (2).

On appelle suhlime dans les écrits la description d'un objet sublime, ou l'expression d'une idée, d'un sentiment sublime, telle qu'il en résulte le plus grand effet..

Pour qu'il y ait sublime dans les écrits, il faut donc l'' que l'objet, que l'idée et le sentiment soient eux-mêmes sublimes ; 2" que l'expression n'affaiblisse pas, mais égale la grandeur, de l'objet, de l'idée et la force du sentiment.

Ce n'est donc pas dans les mots et les phrases, ni dans les iropes et les figures, quelque brillantes, quelque sonores qu'elles soient, mais dans la nature des objets qu'on décrit, des sentiments ([u'on exprime, c[u'il faut chercher le fondement du sublime dans les écrits. Ainsi, le passage suivant, dans lequel Horace exprime l'idée commune que la mort n'épargne personne, n'est point sublime, quoique les images dont il se sert, soient frappantes et hardies :

mort à Home en 1836, est considéré comme un des plus grands sculpteurs de ce siècle. Le Gouvernement Be!{;e a fait l'acquisition de tous les ouvrages laissés par ce grand artiste ; ils sont placés au Musée royal do Bruxelles.

(1) " Pour se faire une idée de la puissance d'expression que possède la musique dans le domaine de l'imagination et du sentiment, qu'on assiste à l'exécution à grand orchestre <ln Dies irœ de Clunubini. Le travail sourd et mystérieux de la poussière qui se ranime dans les tombeaux, le progrès iocessant et grandissant de ce phénomène, qui se termine, comme dans la vision d'Ezéchiêl, par le mouvement subit et grandiose de tout un peuple qui se dresse debout comme un seul homme; l'angoisse à rapproche du jugement; la triomphale apparition du Souverain Maître ; la terreur des uns, la joie des autres et la supplication finale de l'Église pour sesenfcnts, voilà ce qua l'artiste a su exprimer avec une merveilleuse habileté.

(2) Il ftiut bien distinguer le suhlime dans les écrits dont nous parlons dans ce chapitre du style sublimr, par lequel on entend ordinairement en Rhétorique un stylo grave, noble, véliém'Mit.

s^

Pallida Mors aequo puisât pede pauperuui labernas,

Reguinque lurœs. (I. -4, lo).

Il en e;l de même du Ps. 138, David dépeint avec une i^ranie lùrcc de pensées, une grande richesse d'expressions el d'images, Yuhiquiié de Dieu. Ce passage est beau, magnifique, mais il n'est pas sublime.

Ainsi l'expression peut gâter l'effet du sublime réel ou le faire valoir. L'Ecriture sainte, par une tournure aussi simple qu'énergique, nous montre Dieu créant la lumière par une seule parole de sa houclte : Dixit Deus : Fiai lux ; et facta est lux {Gen. I). Remplacez les expressions de l'Ecriture par celles-ci : Dieu ■créa la lumière par une seule parole, la pensée restera la même, mais l'expression est trop faible, et le sublime du style dis- paraît.

Pour que l'expression atteigne la grandeur de l'objet sublime, elle doit se distinguer par trois qualités principales : la simpli- cité, la concision et l'énergie.

La simplicité exclut la profusion des ornements, la recherche et l'affectation, défauts qui d'ailleurs nuisent à la clarté.

La concision demande qu'on ne développe pas trop l'idée prin- cipale. Elle bannit par conséquent la prolixité, qui affaiblit tou- jours le sentiment du sublime, lequel, par là-même qu'il est trop violent, ne peut durer longtemps.

L'énergie naît en partie des deux qualités précédentes ; cepen- dant, elle veut de plus que l'écrivain ne s'arrête jamais qu'aux circonstances les plus saillantes, qui sont les plus propres à émouvoir. Une seule circonstance triviale ou déplacée peut détruire entièrement l'effet du sublime.

Cependant, si l'écrivain ne sent pas lui-môme toute la force, toute la grandeur, tout le sublime de l'objet qu'il dépeint, de la pensée qu'il exprime, jamais son style ne réunira ces trois qualités; il sera guindé, enflé, aflecté, prolixe et faible.

La première de toutes les conditions requises pour peindre le sublime, c'est donc que l'écrivain en soit lui-même pénétré et saisi. Il n'y a que le feu qui échaulTe; l'écrivain doit brûler lui-même, s'il veut embraser les autres ; ce qui ne vient pas du cœur, ne va pas au cœur.

Si vis me flere, doleuduiu est Primum ipsi tibi. (IlOR. ad Pis).

Il y a deux défauts essentiellement opposés au sublime dans les écrits, ce sont la froideur et Venllure. La froideur consiste à dégrader un objet, ou une pensée, ou un sentiment sublime, en le rendant par des couleurs trop faibles. On tombe dans Ven- flure: 1" quand on s'elTorce d'élever fort haut un objet commun, vulgaire, et c'est Veuflure proprement dite ; 2o quand on veut porter au-delà des bornes prescrites par la nature, un objet, une pensée, un sentiment sublime; c'est le sublime outré ou le gigantesqtie.

Voici quelques exemples du sublime dans les écrits, le maître pourra appliquer les règles et les principes ci-dessus énoncés. On remarquera sans peine combien le sublime chré- tien l'emporte sur celui du paganisme.

Description du cheval, par Job, XXXIX.

Le souffle de ses narines répand la terreur. Il frappe du pied la terre ; il bondit, il s'élance avec audace, il court au-devant des hommes armés; il méprise la peur, il brave les épées. Les flèches sifflent autour de lui, le fer des lances et des dards le frappe de ses éclairs; il écume, il frémit, il dévore la terre; il n'est point elTrayé du bruit des trompettes. Lorsqu'on sonne la charge, il dit : allons.

Aboyez la description de la puissance et de la grandeur de Dieu, par le même, XXVI, et par Isaïe, XL.

Voici comment Chateaubriand décrit une tempête dans une forêt :

« Vers l'heure les matrones indiennes suspendent la » crosse du labour aux branches du savinier, et les per- r> ruches se retirent dans le creux des cyprès, le ciel commença » à se couvrir. Les voix de la solitude s'éteignirent ; le désert » fit silence, et les forêts demeurèrent dans un calme univer- » sel. Bientôt, les roulements d'un tonnerre lointain, se pro- » longeant dans ces bois aussi vieux que le monde, en firent » sortir des bruits sublimes. Craignant d'être submergés, nous » nous hâtâmes de gagner le bord du fleuve et de nous retirer » dans une forêt. »

« Cependant l'obscurité redouble ; les nuages

3

ôi

» abaissés entrent sous l'ombrage des bois. La nue se déchire, » et l'éclair trace une rapide losange de feu. Un vent impé- » tueux, sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages ; » les forêts plient; le ciel s'ouvre coup sur coup, et, à travers » ses crevasses, on aperçoit de nouveaux cieux et des cam- » pagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle ! » La foudre met le feu dans les bois ; l'incendie s'élend comme » une chevelure de flammes ; des colonnes d'étincelles et de » fumée assiègent les nues, qui vomissent leurs foudres dans » le vaste embrasement. Alors, le grand Esprit couvre les » montagnes d'épaisses ténèbres ; du milieu de ce vaste chaos, » s'élève un mugissement confus, formé par le fracas des » vents, le mugissement des arbres, le hurlement des bêtes » féroces, le bourdonnement de l'incendie et la chute répétée » du tonnerre, qui siffle en s'cteignant dans les eaux. »

L'Inscription de la porte de l'enfer, dans le poëme de Dante.

« C'est ici de l'Enfer le passage effroyable : » C'est ici le chemin vers la race coupable : » C'est ici le séjour du crime et des tourments. » L'éternel en jeta les sacrés fondements. » La sagesse et l'amour gouvernent sa puissance, » La justice m'a fait pour servir sa vengeance ; » Je fus fait avant tout et n'aurai point de fin. » Vous qu'amènent ici les ordres du destin, » Sur le seuil, en entrant, déposez l'espérance. »

(Ch. III).

DÉVOUFMENT.

* Un échafaudage venait de s'écrouler tout entier. Une seule planche restait à cinquaHte pieds au-dessus du sol, et sur cette planche deux ouvriers. La planche, assez solide pour en soute- nir un seul, allait se briser sous un double poids. Les deux hommes se regardent, ils avaient tout compris. « Non, Pierre, dit le plus jeune à son camarade, c'est à moi. Toi, tu as une femme et des enfants. » Et il se précipite sur le pavé.

On lira encore avec intérêt les endroits suivants, que nous nous contenterons d'indiquer :

Homère, Iliade: I, 44—53; 528-5:30. IV, iiG— 558. V, 770—

- ôi) -

7.72. VI, 311. XV, 80— 84. XVJii, -^to--.. ,.^ -„ „^ _,

^'> ho 1 Ib'i -173. XXII, 20.

Hom. Odys. V, 291—332. XII, 403—425. XXII, 1— 120-, 297— 309.

Virgile, Géorg. I, 322—334, III, 83—88.

Enéide I, 81—150. II, 170—175; 199—224; 438—505. III, .571— 577. VI, 255—258; 204—272; 573—027; 792—880. VIII, 219—207. IX, 100; 123—125. X, 100—104. XII, 276—310 ; 097- 765.

Le discours de Mardochée, Racine, Esther, Acte I, se. m ; en outre, dans la même tragédie, Acte II, se. ix : J'ai vu l'impie, etc., passage imité du Psaume XXXVI, 36.

La propliétie de Joad dans Athalie, Acte III, se. vu.

Voyez en outre le chapitre sur la poésie lyrique.

QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE SUBLIME.

Un objet est d'autant plus sublime qu'il réunit un plus grand nombre de formes indiquées plus haut.

Ainsi, dans un naufrage : la mer bouleversée, le ciel obscurci, le bruit et la force des vents, le mugissement des flots, le sifflement des cordages, les nues sillonnées par les éclairs, le fracas du tonnerre, les cris de détresse nous offrent le sublime sous les traits les plus frappants (Virg. Énéid. I). De même dans un incendie (Virg. Énéid. II), dans une bataille, les difi"é- rentes sources du sublime se réunissent. Le spectacle du ciel étoile, pendant le silence d'une nuit obscure, se prête à une analyse très-instructive des causes de l'émotion sublime qu'il produit.

Un objet sublime de sa nature peut cesser de produire l'impression esthétique du sublime, lorsqu'il est accompagné de circonstances telles, que l'àmc est entièrement absorbée par un sentiment étranger au sublime, ce qui peut avoir lieu dans quatre circonstances :

A) Lorsqu'il présente pour nous un danger réel. Le sentiment ([ti'on éprouve au milieu d'une tempête, n'est pas ce sublime esthétique que l'on ressent h la vue de la peinture poétique de la même scène sur un tableau ou dans un livre.

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un côté liiiU'ux, .u)it au physique, soit nu moral, de manière que le sentiment ou le ijoùt se trouve blessé. Ainsi, l'aspect d'un aiiimnl hideux, quoique doué d'une force prodigieuse, tel que le rhinocéros, ne produira pas l'efi'et sublime de la vue du lion.

C) Donc aussi, lorsque l'objet sublime ojfence la morale. Le mal moral répugne à la seine raison. Le vice ne saurait donc être jamais sublime. Cependant il y a des cas le crime, par l'idée de l'audace extraordinaire, de l'énergie peu commune qu'il comporte, remplit l'àme d'une admiration ou d'une ter- teur sublime. On oublie alors en quelque sorte le crime, pour ne plus voir que l'espèce de courage et d'héroïsme qui l'accompagne. Telles peuvent être les circonstances d'un

.assassinat. Satan, dans le Paradis perdu, est certainement un personnage sublime, de ce sublime infernal ou satanique, comme parle un écrivain moderne, qui résulte de son or- gueil indomptable, de sa haine invincible, de sa jalousie de démon. Toutefois, le sentiment sublime disparaîtra du mo- ment où l'idée et l'horreur du crime l'emportent sur l'admi- ration qu'inspire l'héroïsme de l'action.

D) Quand, avant toute réflexion, Con découvre que l'objei sublime par sa nature blesse la vérité ou la vraiseînblance (1).

3" Remarquons, en unissant, la difïérence qu'il y a entre le sublime et le beau.

A) L'impression du sublime est sérieuse, grave, austère; celle du beau est douce et attrayante.

B) L'émotion du sublime est moins durable, parce qu'elle est plus forte. Elle transporte l'homme hors de lui, le met

(1) ' Coiiiino lois.iu ', au n ilieu du bri it de la tumiôte, de Lamarline tait anivcr tout A oup au soiniiK t du Cainiel. à ravers U's iiuaRes du ciel... un na\ ive voguant à pleines voiles, d'où i\ lat ceiil tii is a; sa&sins qui '. im;i:ei t sai. ir le \ ieux solitaire de \.\ montagne.

[Chvls d'vn anie).

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dans un cial do violence (ju'ii ne peut ^xniUiiir longtemps. Il n'y a rien de tonl cela dans les émolions du beau; elles sont calmes et durables.

C) Dans les beaux-arts, le beau dépend en grande partie de la pcrCeclion de la forme ; dans les écrits, le style en est une condition essentielle. Le sublime naît surtout du fond, et semble même dédaigner la perfection de la forme.

D) Le sublime et le beau s'associent rarement dans un même objet, et ne le peuvent qu'ti leurs dépens. L'essence du beau consiste i)lutôt dans Vachère, le fini; celle du sublime, dans Y in fini.

E) Enfin le beau est attaclié à un plus grand nombre d'ob- jets que le sublime.

* Voici deux exemples dans lesquels la plupart de ces re- marques trouveront leur application. Dans le premier sont réu- nies presque toutes les formes du beau; dans le second, on a eu recours principalement à la S»^ forme du sublime (les idées négatives).

On remarquera aisément dans ce dernier morceau, comment faute de goût, les extrêmes se touchent, et combien le sublime est voisin du burlesque.

* Description d'un tableau, par Fénklon.

Représentez-vous un rocher qui est dans le côté gauche du tableau. De ce rocher tombe une source d'eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s'enfuit au travers de la campagne. Un homme qui était venu puiser de celte eau, est saisi par un serpent monstrueux; le serpent se lie autour de son corps, et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l'empoisonne de son venin et l'ôtoufTe. Cet homme est déjà mort; il est étendu; on voit la pesanteur et la raideur de tous ses membres ; sa cliair est déjà livide; son visage affreux représente une mort cruelle.

Un autre homme s'avance vers la fontaine; il aperçoit le ser- pent autour de l'homme mort, il s'arrête soudainement; un de

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ses pieds demeure suspen(iu ; il lève un bras en haut, l'autre tombe en bas; mais les deux mains s'ouvrent, elles marquent la surprise et l'horreur.

auprès est un grand chemin, sur le bord duquel paraît une femme qui voit l'homme effrayé, mais qui ne saurait voir l'homme mort, parce qu'elle est dans un enfoncement, et que le terrain l'ait une espèce de rideau entre elle et la fontaine. La vue de cet homme effrayé fait en elle un contre-coup de terreur. Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que les dou- leurs doivent être : les grandes se taisent, les petites se plaignent. La frayeur de cet homme le rend immobile; celle de cette femme, qui est moindre, est plus marquée par la grimace de son visage; on voit en elle une peur de femme qui ne peut rien retenir, qui exprime toute son alarme, qui se laisse aller à ce qu'elle sent ; elle tombe assise, elle laisse tomber ce qu'elle porte, elle tend les bras et semble crier.

On voit encore au côté gauche quelques grands arbres qui paraissent vieux, et tels que ces antiques chênes qui ont passé autrefois pour les divinités d'un pays. Leurs tiges vénérables ont une écorce dure et âpre, qui fait fuir un bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce bocage a une fraîcheur délicieuse ; on voudrait y être. On s'imagine un été brûlant, qui respecte ce bois sacré. Il est planté le long d'une eau claire et semble se mirer dedans. On voit d'un côté un vert foncé ; de l'autre, une eau pure, l'on découvre le sombre azur d'un ciel serein. Dans cette eau, se présentent divers objets qui amusent la vue, pour la délasser de tout ce qu'elle a vu d'affreux. Sur le devant du tableau, les figures sont toutes tragiques; mais dans le fond, tout est paisible, doux et riant : ici, on voit des jeunes gens qui se baignent et qui se jouent en nageant; là, des pêcheurs dans un bateau; les uns se penchent en avant et semblent près de tomber : c'est qu'ils tirent un filet; deux autres, penchés en arrière, rament avec effort. D'autres sont sur le bord de l'eau et jouent à la mourre (1); il paraît dans les visages que l'un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paraît être attentif de peur d'être surpris. D'autres se promènent au delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. En les voyant

(1) Jeu qui consiste à montrer une partie dos doigts levée et Tautre fermtie, et à deviner en même temps le nom))re de ceux qui sont élev<5s.

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dans un si beau lieu, peu s'en faut qu'on n'envie leur bonheur. On voit assez loin une femme qui va sur un àne à la ville voi- sine, et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt, on s'imagine voir ces bonnes gens qui, dans leur simplicité rustique, vont porter aux villes l'abondance des champs qu'ils ont cultivés. Dans le même coin gauche paraît au-dessus du bocage une montagne assez escarpée, sur laquelle est un château. Du côté droit du tableau....

* Un rêve, par Victor Hugo.

J'ai fait un rêve. J'ai rêvé que c'était la nuit. 11 me sem- blait que j'étais dans mon cabinet avec deux ou trois de mes amis, je ne sais plus lesquels. Nous parlions à voix basse, mes amis et moi, et ce que nous disions nous effrayait. Tout à coup, il me sembla entendre un bruit quelque part dans les autres pièces de mon appartement : un bruit faible, étrange, indéter- miné. Mes amis avaient entendu comme moi. Nous écoutâmes : c'était comme une serrure qu'on ouvre sourdement, comme un verrou qu'on scie à petit bruit. 11 y avait quelque chose qui nous glaçait : nous avions peur. Nous pensâmes que, peut-être, c'étaient des voleurs qui s'étaient introduits chez moi, à cette heure si avancée de la nuit. Nous résolûmes d'aller voir. Je me levai, je pris la bougie; mes amis me suivaient, un à un. Nous traversâmes la chambre à coucher à côté ; puis, nous arrivâmes dans le salon. Rien. Les portraits étaient immobiles dans leurs cadres d'or sur la tenture rouge. 11 me sembla que la porte du salon à la salle à manger n'était point à sa place ordinaire. Nous entrâmes dans la salle à manger ; nous en fimes le tour. Je marchais le premier. La porte sur l'escalier était bien fer- mée, les fenêtres aussi. Arrivé près du poêle, je vis que l'ar- moire au linge était ouverte, et que la porte de cette armoire était tirée sur l'angle du mur, comme pour le cacher. Cela me surprit. Nous pensâmes qu'il y avait quelqu'un derrière la porte. Je portai la main à cette porte pour refermer l'armoire ; elle résista. Étonné, je tirai plus fort; elle céda brusquement et nous découvrit une petite vieille, les mains pendantes, les yeux fermés, immobile, debout et comme collée dans l'angle du mur. Cela avait quelque chose de hideux, et mes cheveux se dressent d'y penser. Je demandai à la vieille : Que faites-

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VOUS là? Elle ne répondit pas. Je lui demandai : Qui èles-vous? Elle ne répondit pas, ne bougea pas et resta les yeux fermés. Mes amis dirent : C'est sans doute la complice de ceux qui sont entrés avec de mauvaises pensées ; ils se sont échappés en nous entendant venir; elle n'aura pu fuir et elle s'est cachée là. Je l'ai interrogée de nouveau; elle est demeurée sans voix, sans mouvement, sans regard. Un de nous l'a poussée à terre, elle est tombée. Elle est tombée tout d'une pièce, comme un morceau de bois, comme une chose morte. Nous l'avons re- muée du pied, puis deux de nous l'ont relevée, et de nouveau appuyée au mur. Elle n'a donné aucun signe de vie. On lui a crié dans l'oreille ; elle est restée muette, comme si elle était sourde. Cependant, nous perdions patience, et il y avait de la colère dans notre terreur. Un de nous m'a dit : Mettez-lui la bougie sous le menton. Je lui ai mis la mèche enflammée sous le menton. Alors elle a ouvert un œil à demi, un œil vide, terne, aflreux, et qui ne regardait pas. J'ai ôté la flamme et j'ai dit : Ah! enfm ! répondras-tu, vieille sorcière? Qui es-ln? L'œil s'est refermé comme de lui-même. Pour le coup, c'est trop fort, ont dit les autres. Encore la bougie ! encore ! il faudra bien qu'elle parle. J'ai replacé la lumière sous le menton de la vieille. Alors, elle a ouvert ses deux yeux lentement, nous a regardés tous les uns après les autres, puis, se baissant brus- quement, a soufflé la bougie avec un souffle glacé. Au même moment, j'ai senti trois dents aiguës s'imprimer sur ma main, dans les ténèbres. Je me suis réveillé frisonnant et baigné d'une sueur froide.

CIÎAriTRE V.

Du goût.

A) Du goût en général.

* « Ce terme de goût a diverses significations : il y a diffé- » renée entre le goût qui nous porte vers les choses, et le

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» (joùt qui nous eu fait discerner les qualitéi, en nous atta- » chant aux règles (1). »

Le fjoùt, dans son acception la plus large, n'est autre que le senliment du beau, ou la faculté qu'h l'âme de sentir les beautés de la nature et de l'art, et d'en être agréablement affectée.

Dans cette acception, le goût est avant tout un exercice de la sensibilité, et non pas le résultat de la réflexion. On sent le beau avant de le juger. Il en est de même du goût physique (2).

Pris dans ce sens, le goût est le partage de tous les hommes, parce que le sentiment du beau est inné en tous. Voyez l'en- fant se jeter avec avidité sur les fleurs et les images; le simple habitant des champs, repaître ses yeux des ondulations d'une moisson agitée par le vent; le sauvage lui-même, contempler avec plaisir le spectacle du lever du soleil, s'exalter aux sons discordants d'un instrument de musique Ijarbare, et trahir son goût jusque dans son tatouage dégoûtant (3).

Quoique essentiellement un exercice de la sensibilité, le goût est cependant aussi le résultat de hi raison. Elle l'aide dans ses opérations, leur donne une plus grande étendue et les rectifie.

Un tableau qui s'offre soudain à mes yeux, petit, avant toute réflexion et dés la première vue, ni'éniouvoir et me plaire. Mais lorsque j'en approche le flambeau de la raison pour examiner les couleurs, le mélange des ombres et de la lumière, la pureté

(1) La Rochefoucauld.

(2) ' Voir l'intéressant ouvrage de M. Descuret, Théorie rdorale du (/oiit.chap. I. Phy- siologie comparée du goût physique et du goût intellectuel. * Si le goût ne relevait que du témoignage de la sensibilité dans rappréciation du beau, on pourrait dire de /jitstibus non esl dispulandum, parce que la sensibilité est diverse d'une personne à une autre. Et dès lors il n'y aurait plus de vraie beauté. Mais le fondement du goût, comme nous l'avons dit p. 12, se trouve dans la raison dont les décrels s'imposent à tous les hommes, et dès lors il y a à distinguer entre le bon goût et le mauvais goût, entre la vraie beauté et des beautés relatives et changeantes, beautés de circonstances, de modes et de caprices.

(3) * Moins l'i'une est développée, moins il lui faut de vrai et de beau pour la contenter. Mûllendorfl", Du beau, p. 15.

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des contours, la finesse des traits, la proportion des parties, en un mot, lorsque j'en examine les détails, je découvre néces- sairement des beautés que, au premier coup d'oeil, je n'avais pas goûtées, parce que la raison ne me les avait pas encore dévoilées.

De tout cela il résulte que, si le goiit, dans son sens général, est commun à tous les hommes, il n'est pas le même chez tous; obscur, borné, lent chez les uns, il est vif, rapide, subtil chez les autres, selon que le sentiment inné du beau est plus vif et mieux dirigé par les lumières de la raison. Le goût est donc perfectible, et il n'est bon que pour autant qu'il est perfec- tionné ou cultivé. C'est ce qu'on appelle le bon goût, le goût littéraire, le seul dont il soit question dans l'appréciation des beautés de l'art.

B) Du bon goût.

Deux moyens contribuent surtout ii perfectionner le goût : 1" l'exercice fréquent du sentiment du beau ; S** l'application de la raison aux objets du goût.

I, Exercice du sentiment du beau, A) dans les objets de la nature.

Toutes nos facultés, physiques, morales et intellectuelles, se perfectionnent par l'exercice/

Aimez donc à contempler les beautés de la nature; habi- tuez-vous de bonne heure à ne pas être spectateur insensible des merveilles qui vous environnent de toutes parts. Une fleur, un paysage, un site, ont frappé vos regards, arrétez- vous-y, contemplez-les, tâchez de recueuillir et de fixer les impressions qu'ils ont fait naître dans votre âme. L'âme accoutumée de bonne heure h goûter les beautés de la nature, est toute disposée t^i goûter celles de l'art.

B) Dans les objets de l'art. Lisez fréquemment, mais tou- jours avec attention, les meilleurs écrivains, ceux qui sont communément regardés comme des modèles de l'art (Ho- mère, Sophocle, Virgile, Horace, Fénelon, Bossuet, Racine,

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Corneille, etc.). Tâchez de découvrir les beautés de leurs ouvrajçes, arrêtez-vous davantage aux endroits qui vous frappent, qui vous émeuvent, qui vous plaisent le plus; re- venez-y plus tard encore; ce qui est vraiment beau, plaît toujours : Decies repetita placebit, dit Horace. Mais ne lisez pas trop de livres. Le vieil adage : Non muUa, sed multum, préférez- la qualité à la quantité, trouve ici surtout son appli- cation.

II. Application de la raison aux objets du goût.

Nul doute que le jeune homme, à peine entré dans le sanc- tuaire de la poésie, ne se. sente agréablement affecté h. la première et rapide lecture de la tempête décrite par Virgile au premier livre de son Enéide, et qu'en lisant le vers qui termine cette belle description, il ne se dise intérieurement : « Cela est beau ! » Mais lorsque, guidé par la raison et la réflexion, il en parcourra toutes les parties, qu'il en exami- nera le plan, la marche, la liaison et le choix des détails, la beauté et la grandeur des images, la vérité des pensées, le naturel des sentiments, la cadence des vers, le choix des expressions, alors l'émotion de son âme croîtra jusqu'h l'en- thousiasme et le ravissement.

Formez-vous ainsi, par celle élude des modèles, aux règles d'une saine critique; familiarisez-vous avec les principes im- muables du vrai el du beau, dont la nature est la source, et dont les grands écrivains ont fait dans leurs écrits une si belle application. Gomme eux éludiez la nature. Ce sera le moyen le plus sûr de ne pas vous tromper, lorsqu'il faudra juger des productions littéraires ou artistiques, qui ne sont que des imi- tations de la nature.

C) Du goût parfait.

L'esprit et le génie peuvent faire l'homme savant et pro- fond ; ils ne suffisent pas pour faire le poète ou l'artiste. Il

- ii

faul encore le goût, le goiit parfait, qui est la chose essen- tielle, surtout dans l'art d'écrire (1).

Scribendi recLe sai'erk est et principium oL fons (llor. ad Pis.)

Ce goût parfait est comme le gouverneur des enfants du génie. Il règle les forces rivales de l'imagination, de la sen- sibilité et de la raison.

A quoi recounaît-on ce goût parlait? A la promptitude, h la délicatesse, h \i{ justesse de ses oracles.

Le goût prompt sent vite et vivement les beautés et les défauts d'un ouvrage. Son contraire est le goût lent, engourdi.

2"* Le goût délicat démêle les moindres beautés, les défauts les plus cachés, en saisit les moindres nuances, quelque compliqué que paraisse le travail.

Celui qui n'aperçoit que les beautés ordinaires, les plus sail- lantes, comme les défauts les plus frappants, sans remarquer ce qu'il y a de fm, de suIjLU, d'ingénieux dans une composition, n'a pas le goût délicat.

3" Le goût pur ou juste discerne les vraies beautés de celles qui ne sont qu'apparentes, le vrai sublime de ce qui est ou- tré et extravagant, le naturel de l'aft'ecté, le vrai du faux, dans les idées, dans les images, dans les sentiments. De plus, il compare les beautés de divers genres, et assigne à chacune d'elles le rang qui lui convient. Au goût pur est opposé le goût faux, qui est assez commun ("2).

La définition du goiit parfait sera donc :

Le sentiment éclairé des beautés d'un art, délniilion qui nous

(1) * Pradon, disait Racine, a autant do génie q;ic moi ; mais j'écris mieux que lui.

i'i] ' II ne faut pas confondre le discernement du beau avec l'appréciation do la valeur artistique. I^a beauté peut se trouver dan.s un objet de peu de valeur artistique, et celle-ci peut exister sans offrir la moindre beauté. Expl. les toi-minta iagniii, comme les clirono- prammes en vers latins acrosiiches, etc.

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semble indiquer heureusomeiU le triple élément dont se com- pose le goùl : hi seusibiliU', la raison et ïimagination (i).

Pour ilonuei' au goût ce degré de penccliou, il faut joindre aux moyens indiqués dans le paragraphe précédenl, !>» des exercices fréquents et soignés de rédaction, savoir : des tra- ductions, des imitcdions et des compositions littéraires ; 2" l'amour de la vertu.

Les plus grandes beautés étant celles de l'ordre moral, l'on n'en sentira pas le charme, si l'on n'est pas homme vertueux (2).

Ce n'est pas à dire qu'il l'aille être exempt de toute imperfec- tion ou incapable de toute faute; mais il est nécessaire que le cœur ne soit pas dépravé par le vice ou des habitudes dégra- dantes.

Les passions viles ravalent et abrutissent les facultés de l'homme, et l'empêchent de sentir ce qui est noble et sublime. Tout ce qui tient à la divinité, à ia pureté de la morale, c'est- à-dire, les sujels les plus nobles qui puissent inspirer le poète, ne pourront alfecter une âme dans laquelle le sentiment de la vertu est éteint. « L'on ne peut nier, dit le piiilosophe Ilerder » que oii les mœurs sont entièrement dépravées, le goût le » soit aussi. Quand l'àme est esclave de la volupté...., l'ordre » des facultés est dérangé et renversé, les facultés elles mêmes » s'affaiblissent et s'émoussent, parce qu'on n'en fait qu'un » mauvais usage. »

(1) * -Vprès avoir examiné les ilifltTentes accepiions Jn mot goût, il sera facile de juger de la valeur des définitions suivantes : Un discernement délicat, vif et précis de toute la beauté, la vérité, la justesse des pensées et des expressions. RolVn. Le goût est le senti- ment des coavenanees. La Harpe. C'est la faculté de recevoir du plaisir des beautés de la nature et do l'art. Blah: Le goiit n'est autre chose que l'avan'age de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux homme». Motitesr/uiei'. Le goût n'est autre chose que la faculté de juger de ce qui»^ plaît ou déplaît au plus grand nombre. J.-J, Rousseav. C'est le sentiment dos beautés et des défauts dans les arts. Voltaire. C'est le sentiment vif, prompt des finesses de l'art, de ses délicatesses, de ses beautés et même de ses défauts les plus séduisants. Ma> mo- nte!.— C'est l'esprit de convenance dans la pensée et dans le style. Patin. C'est le bon sens du génie. Chateaubriand. C'est le sentiment appréciateur des productions de la nature et de l'art. Descuret. Le goût, c'est la raison du génie. Victor Hugo. (Préf. deCromwell}.

(2) * La raison s'en trouve dans la nature du beau et de ses relations avec le bon. Voir p 1?. note 1. Les mauvaises pass ons prennent le xohiptveuo: pour le beau tandis que le beau est tout à la fois le vrai et le bon, MûLr.ENDORFF.

- 46 - D) De la variété des (joùts.

L'expérience prouve que le goût varie chez les différents peuples (1).

Ainsi dans l'architecture, quelle variété de goût chez les Egyptiens, les Grecs, les Arabes et les peuples de l'Europe moderne.

Il varie encore chez les hommes d'une même nation. Les uns sont plus affectés par telle beauté, les autres par telle autre; l'un sent mieux les beautés du contour, l'autre celles des couleurs, de la lumière; un troisième goûte davantage la beauté des proportions, le rapport des parties; l'un pré- fère le sérieux, l'autre le comique; l'un sent mieux le doux, le tendre, l'autre ce qui est fort, grand, sublime.

Jusques-là, les goûts ne sont que différents; et celte diver- sité peut provenir de l'éducation, du caractère, de la difTérence de l'âge, du tempérament, etc. Mais il arrive quelquefois que les goûts sont tout à fait opposés, et que l'un regarde comme laid ce que l'autre admire comme beau. Dans ce cas, il faut nécessairement que l'un des deux ait tort. Or, est-il des règles qui puissent nous aider à discerner le faux d'avec le vrai en matière de goût?

lo La nature elle-même est une règle, en tant qu'elle est applicable; et elle s'applique dans les imitations de la nature, comme dans les descriptions de caractères, de mœurs, d'ac- tions, de lieux. On n'a alors qu'à comparer la copie à l'original.

2c Une seconde règle, c'est le goilt commun, général. Chacun Vloit regarder comme beau ce que tous les hommes s'accordent à admirer. Le goût juste et vrai est celui qui est conforme au sentiment le plus général des hommes cultivés et instruits. Il y a certains ouvrages de l'antiquité, tels que l'Iliade, l'Enéide, etc. qui réunissent tous les sutlrages.

Mais ce sentiment général ne peut-il pas lui-même se cor- rompre? Sans doute il le peut, mais jamais pour longtemps :

(1) Voir : Théorie morale du yoàt, cliap. II, III, IV, V.

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la nature rentre bientôt dans ses droits (1). Aussi, aucun mau- vais ouvrage ne peut devenir immortel, quels que soient d'ail- leurs les applaudissements qui l'accueillent à son apparition. L'envie, la haine, la corruption des mœurs, les préjugés et l'esprit de parti, peuvent pour quelque temps corrompre le goût général, et lui faire condamner ce qui méritait l'éloge ; mais l'on revient de ces faux jugements, dès que la source impure en est tarie. L'immortel Racine est une preuve frappante de de cette vérité. Son chef-d'œuvre, Athalie, fut mal jugé à son apparition, grâce à de basses jalousies. La postérité a rendu justice au génie que révèle presque chaque vers de cette ad- mirable tragédie (2).

CHAPITRE VI.

Du génie et du talent.

Le génie diffère entièrement du goût (3), L'homme de génie n'a pas toujours le goût pur et délicat, et l'homme doué dti

(1) * Voyez la réaction qui se manifeste partout contre le faux goût que le Romantisme avait fait pénétrer dans la littérature il y a cinquante ans. Qu'est devenu ce fameux Cénacle dont le président, V. Hugo, donnait cet oracle : Le laid et le grotesque sont deux types nouveaux introduits dans la poésie moderne. {Crom'ceU, Préf.).

(2) * Conçoit-on que l'Académie de Belgique ait accordé les honneurs de l'impression à un poème sur Le Beau par M. Ch. Potvin, l'on nous dépeint les charmes du printemps on nous montrant

- Primevère et pissenlit Tandis que :

•" Sortant par nichées " L'oiseau mêle aux fleurs du bois

y Du bois qui leur fit un lit « Son cri, fleur céleste ! »

« De feuilles sécliées. <i Puis, faisant le panégirique du poète, il s'écrie :

« L>ii, sans vote et sans rapière » D'un refrain brise des rois, » Ou construit nos fiers beflrois, » Ces Marseillaises de pierre. » Et plus loin : " Les battements de son pouls

» Vont devenir des chefs-d'œuvre. Et rien d'étonnant : " Car, du sang de lion lui coule dans les veines. " Car, il naquit avec un ros8l.!,'nol au coeur, i

(3) * Trois facultés entrent dans la faculté complexe qui se nomme le gotïl : l'imagina- tion, le sentiment, la raison. Elles sont assurément nécessaires au génie, mais elles ne lui suffisent pas. Ce qui le distingue essentiellement c'est l'attribut de puissance créatrice. L'homme de génie n'est pas maître de la forct^ qui est en lui. Deux choses le caractérisent : la vivacité du besoin qu'il a de produire, et la puissance de produire. Cousin.

4H -

goûl le plus parfait peut manquer de génie (1}. Ordinaire- ment, on entend par gé)iie une grande supériorité d'esprit et de talent : c'est, dit M. De Donald, l'extrême de l'esprit humain : c'est, dit un autre grand philosophe, la perfection de l'intelligence.

L'homme de génie voit plus dans les olîjels que les autres, en découvre plus de rapports, trouve plus facilement les moyens d'arriver à son but, a plus de ressources pour vaincre les ob- stacles qu'il rencontre, est plus maître de ses facultés, conçoit mieux, sent plus fortement, a des idées, des sentiments que d'autres n'auraient pas soupçonnés. L'homme de génie, en un mot, invente, crée. L'esprit, dit le célèbre Ancillon, conçoit, com- prend, saisit, discute; le talent met en œuvre ou perfectionne; le génie crée.

Les caractères les plus saillants du génie sont donc : a) une imagination ardente, h) un esprit inventif, c) le don ou le talent de faire tout avec une grande facilité et une grande promptitude.

Ordinairement, le génie est restreint à une science particu- lière, à un art spécial ; de là, différentes sortes de génies : des génies philosophiques : Socrate, Platon, chez les anciens ; Leih~ nits, Destcartes, chez les modernes des génies mathématiques : Archimède, Maignan, Pascal, Neioton des génies militaires ; Alexandre le Grand, Najjoléon, Turenne des génies politiques : Richelieu, Talleyrand des génies poétiques : Homère, Pindare, Horace, Goethe, P. Corneille, Caldèron, Lope de Véga, etc. des génies oratoires : Démostliènes, Cicéron, Bossuet des génies artistiques : Phidias, Apelles, Rubens des génies musicaux : Haydn, Mozart, Beethoven, etc. (2).

Quelquefois même, le génie se borne à des parties particu- lières d'une science ou d'un art. La Fontaine, par ex., est un

(1) Shakespeare est un grand géuie. mais il n'a pas le goût pur. V. Hugo, De Lamartine possèdent du génie, mais trop peu de goût, Boileau montre un goût très-juste, mais il n'est pas homme de génie.

(2) * L'art est la reproduction libre de la beauté, et le pouvoir en nous capable de Ta reproduire s'appelle le géuie. Cousin.

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excellent fabuliste, mais un très-médiocre écrivain de comé- dies. P. Corneille est incomparablement plus grand comme poète tragique que comme poète comique. Boileau se distingue dans la satire, tandis qu'il ne réussit pas dans le genre lyrique. Aristophane et Molière ont le génie de la comédie, ils n'au- raient très-probablement pas réussi dans un autre genre de poésie. J.-B. Rousseau a du mérite comme poète lyrique, il a échoué dans la comédie. Des génies universels, qui embrassent indifféremment plusieurs professions, sont des phénomènes très-rares. Celui qui ose se mettre à tout, n'excelle pour l'ordi- naire en rien, lloudart de la Motte, pour avoir écrit des odes, des fables, des tragédies, des comédies, des églogues, des cantates, des opéras, peut bien passer pour un homme d'es- prit, mais non pas pour un homme de génie (1).

Le génie est un don de la nature, qui néanmoins se déve- loppe, se perfectionne par l'élude et l'exercice. C'est une plante qui pousse d'elle-même; mais la qualité, comme la quantité de ses fruits, dépend beaucoup de la culture qu'elle reçoit. C'est surtout au goût qu'il incombe de diriger le génie, d'en surveiller, d'en rectifier les opérations et les travaux.

Alterius sic

Altéra poscit opem res et conjurât amice.

Le talent, qu'on distingue ordinairement du génie, est une aptitude, une facilité particulière, qui fait réussir dans un certain art. C'est encore la nature qui le donne ; c'est le goûî, l'exercice, l'étude, qui le perfectionnent (2).

(1; L. Racine, Œuvres, t. VI. Réflexions sur la Poésie, chap. X, ]>. 125.

(2; Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture, par Tabbé Du Bos. T. ÏI, sect. I, II, III, IV. Traité sur le Génie, par J. A. Schlégel dans su traiiuction il. s Principes de la Littérature, par rabbé Batteus.

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CHAPITRE VII.

De l'enthousiasme.

U enthousiasme est cet état du poète une force extraor- dinaire et irrésistible, surhumaine et divine, s'empare de son âme, la remplit toute entière, l'entraîne, la ravit (1).

Le cœur du poète, saisi par VentJwusiasme, ressemble à un volcan qui vomit des laves brûlantes. Platon, qui avait été lui- même ravi par ses élans, l'appelle une fureur divine (2); Socrate, une sainte ivresse d'esprit, excitée par les Muses. Les latins ex- priment donc trcis-convenablement l'état de l'enhousiasme par le mot furere. Aristote le désigne parle nom d'Extase, et St. Jean Chrysostôme, de Nature divine. Aussi les anciens croyaient-ils qu'un Dieu remplissait le cœur du poète, {'ivOtoç, ïvQovcTiâ'Uiv^ Sî/GoL/o-tao-ptô;). Est Deus in nobis, disait Ovide, agitante calesci- mus illo : hnpetus hic sacrœ semina mentis liabct. Fast. lib. L

Dans cet état, le poète est entièrement absorbé par son ob- jet; il ne voit, il n'entend, il ne sent rien hors de là; même ses sens extérieurs semblent suspendus, rien ne fait plus impres- sion sur eux. Alors, ce qui n'est que possible, devient réel pour le poète; ce qui est absent, devient présent; ce qui est futur, existe déjà. Alors, les plus belles pensées, les idées les plus nettes et les plus vraies, des conceptions sublimes et neuves, s'élèvent dans son esprit, s'y pressent comme les flots de la mer qu'un tourbillon roule devant lui ; des sentiments inconnus à l'homme ordinaire remplissent et agitent son âme ; les expressions les plus vives, les plus fortes, lui viennent en abondance. On dirait qu'un Dieu parle par sa bouche. Ni sa

(1) lUa conoitatio déclarât vim in animo e.isc divmam. Cic. de Diviu. I, 37. Atque sic a Numinis hominibus eruditissimisque accepiinus, cœteraruin rcruiii studia et doctrjna et (irœceptis et arte constare; poétain natura ipsa valere, et mentis viiibus excitari, et 'luasl divino quodain spiritu inflari. Cic. pro Arcliia poet. VIII.

(-2) Ion, Phèdre, Apol. Socr. ÈyvoVJ TTîpt TMV 7roty;râ)V TOVTO, 071 QV

cocfiîa. Tîoloïzv, â t:oiouv, alla a-jaii Ttvt /.at èvS'&uctâÇovrcÇ, waTTSp ol S'îouàvTîi; xaî ol /pri<7[>.(iiào'i. Chap. vu.

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plume ni sa langue ne sont assez rapides pour exprimer tout ce qu'il voit, tout ce qu'il sent. Ses paroles sont des flammes nui éclairent le lecteur et l'échaufTent, même longtemps après qu'elles ont brillé à son esprit, et qui laissent dans son àme lies traces ineiïaçables. De plus, tout ce qu'il dit, coule comme de source, sans efl"ort et sans travail.

De même qu'il n'est pas dans le pouvoir du poète d'étoufl'er ou de diriger Venthousiusme, de même il ne dépend pas de lui de l'exciter ou de le prolonger. L'enthousiasme vient soudain, comme le souffle d'un vent impétueux, il disparaît soudain (1).

C'est Venthousiasme qui fait le véritable poète. Le poète, dit Platon, est un être léger, ailé, sacré, et qui ne peut chan- ter que lorsqu'il est rempli de la divinité, hors de lui et privé de réflexion (2).

Cependant, l'enthousiasme n'est pas toujours également fougueux; quelquefois, surtout quand l'amour ou la religion l'inspire, il se montre doux, affectueux et tendre,

* Abstraction faite de l'inspiration divine, avec laquelle l'enthousiasme profane n'a rien de commun, on peut dire (lue l'Ecriture sainte offre les modèles les plus sublimes de l'enthousiasme poétique (Isaïe, Moïse, David). Parmi les poètes, se dis'.inguent sous ce rapport Pindare, Homère, Horace, Virgile, ]\Iilton, Shakespeare, Dante, J. Racine, Klopslock, etc.

Lisez en particulier : Pindare, Olymp. 8. v. 55.

M/j (SaXérw (xt ÀîGm "^pc/r/jï (^Oôvoz, etc. Horace, I, 15. Elieu, quantus equis, etc. 12. Quem vimmlll, 3.

(1) Ce que nous venons de dire ne s'applique pas à cet enUiousiasme feint qu'un poète médiocre parvient quelquefois à exciter en soi, en se battant les flancs pour se mettre dans une fureur factice.

(2) Koùcpov ykp yùYf^cf. T.oirizrjÇ eori, -/.ai Trr/îv&v, y.a.1 tepov '/.xi oh Tïoôrtoov oiifjzi ttoisïv TTpîv av ïvQîôq re yivY,Tcci y.xi èVvtppwv, /.ai 6 voy; f;.-/)/.éri £V alirà tvr,. z. z. À. ion.

î)2 -

Jiistum et tcnacem, etc. 23. Quo me, Dacche, rapis, etc. Ep. VII. Quo, quo scelesli nn'fis? etc.

Virgile, Enéide, liv. VI, 86-97, Bella, horrida hella, etc. 827- 836, IlUv autem, paribus quas fn.lgere cernis in armis, etc. 873-880. Quantos illcvinnn, etc. VII, 641-646, Pandite nunc Ueliconu, Dew. etc. VIIT, 537-540, Heu, cpianiœ miseris cœdes Laurentihus instant ' etc.

J. Racine, Atlialie, Acte I, se. 4. 0 mont de Sinaï. Act. III. se. 7, Mais d'où vient que mon ca^ur frémit d'un saint efj'roi? etc.

J.-B. Rousseau, I, 3. Qu'aux accents de ma voix la terre se ré- veille, etc.

De Lamartine, Poésie sacrée :

Mais la harpe a frémi sous les doigts d'Isaie, etc. V. Hugo, La Naissance du duc de Bordeaux :

Guerriers, peuple, chantez ; Bordeaux lève lu tète! etc.

St. François d'Assise :

« Amour de charité, pourquoi m'as-tu ainsi blessé? Mon » cœur, arraché de mon sein, brûle et se consume : il t.c » peut fuir, parce qu'il est enchaîné : il se consume comme » la cire dans le feu : il meurt tout vivant, il languit sans re- » lâche : il veut fuir : et se trouve au milieu d'une fournaise » Hélas! me conduira cette terrible défaillance? C'est mou- » rir que de vivre ainsi, tant l'ardeur de ce teu est grande! >■

Voyez en outre les modèles indiqués au chapitre qui traite df- l'Ode sacrée.

CHAPITRE YIII

De la poésie.

Savoir dépeindre les beautés qui nous affectent, exprimer les sentiments qu'elles ont fait naître en nous, de manière h exciter ces mêmes affections dans les autres, c'est être poète.

« Sentir vivemcMiî et avoir le taie it < l'exprimer le sentiment

- i)ô -

» qu'on éprouve, voilà ce qui fait le poète, » dit Goethe (1).

La poésie donc, prise dans un sens i^énéral, est Vexpression (lu beau. C'est aiusi qu'on pourrait donner le nom de poésie à toute la création, qui n'est que l'expression, le retlel ue la beauté suprême du Créateur.

Mais en considérant la poésie comme art, on la définira ïarl d'exprimer le beau; et alors la création est plutôt poé- tique, c'est-à-dire, objet de poésie.

Il y a différentes manières de peindre le beau. De là, les dilTérenls arts libéraux (2). Le sculpteur le (ait à l'aide du ciseau, le peintre au moyen des couleurs et du pinceau, et le poète par la parole (3). 11 ne s'agit que de celte dernière ma- nière, quand on parle de la poésie proprement dite, qu'on [lûurra définir : l'expression du beau par la parole, ou d'une manière plus précise, le langage de la passion et de l'imagina- tion excitées. Et comme ce langage est presque toujours soumis aux lois rigoureuses de la mesure et du rliythme, on peut y ajouter : langage assujetti à une mesure régulière.

En effet, les plus belles productions poétiques sont écrites en \ers. De est venu que quelques lilléraleurs ont refusé le nom de poème à tous les ouvrages écrits en prose (4).

(1) Lebendiges Gi'fûli! (1er Zustiiude, ui;d Fâhigkeit es auszudnicke]i, niaclit deii Toeten.

(2) On est convenu d'appeler Ar(S ?t'j(Va^M' ceux l'esprit a le plus de pari, qui dé- pendent surtout de l'intelligence, qu'on cultive pour eux mêmes, et dont le principal but est de plaire, de toucher : pocsie, peinture, sculpture, architecture, etc. par opposition Hux arts mécaniques, qui demandent surtout le travail des mains ou celui des machines, l'I dont le but innnédiat est l'utilité. On appelle les premiers arts Ubh-aux, parce que, liiez les anciens, c'étaient les hommes libres qui les cultivaient parti('uliérement [ingenuo: ttrtes, beaux-arts), tandis qu'on abandonnait aux esclaves l'exercice des arts mécanique?.

Î3) ' L'art par excellence, celui qui surpasse tous les autres, jiarce qu'il est incompara- i>iement le plus expressif, c'est la poésie. La parole est l'iiistiiunent de la poésie ; la poésie la façonne à son usage et l'idéalise pour lui faire exprimer la beauté idéale.

(4) Cette opinion exclusive semble provenir en partie du grand respect qu'on a pour les :inclens poètes, nos modèles, et qui tous ont employé les vers. Mais ils y étaient en 'luelque sorte forcés, parce que leurs poèmes étaient chantés, accompagnés de la musique, 'iUi, chez eux, ne jilaisait que par le rhylhme. [David, Orphée, Pindnre, etc.). .\ussi, la mesure du vers se prête mieux ;"i l'enthousiasme, ;'i l'inspiration du poète, et contribue beaucoup par sa marche, tantôt rapide, tantôt lente, tantôt douce, tantôt bruyante, tantu

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Il y a des ouvrages qui, sans être écrits en vers, se rap- prochent des poèmes proprement dits par leur prose harmo- nieuse, par exemple, les saintes Ecritures, le Télcniaque do Fénelon, les pastorales de Gessner, les Martyrs de Chateau- briand, etc., etc. Toute composition poétique se distingue nécessairement par un nombre, une cadence, qui ne se trouve pas dans le style purement prosaïque ou philosophique. Nous disons nécessairement, et cette nécessité est le résultat de la vivacité de l'émotion dans laquelle se trouve l'àme du poète. La passion éveillée, l'imagination frappée, ne parlent pas lu langage ordinaire. « Comme le ton chantant, dit Jean Paul, est déjà à lui seul de la musique, sans la mesure, ainsi il y a de la poésie sans une mesure déterminée (1). » De même donc qu'il peut y avoir, et qu'il y a en effet des productions en vers qui ne sont rien moins que des poèmes, de même il peut y avoir, e: il y a en effet des poèmes qui ne sont pas écrits en vers. * Ne croyez pas, dit Horace, que pour être poète, il suffise de savoii- mesurer un vers (2).... Celui-là seul mérite ce nom, à qui le ciel a donné le génie, Tenlhousiasme divin, et une voix faite pour annoncer de grandes choses. »

CHAPITRE IX.

Différence entre la poésie et la prose.

La poésie diffère de la prose dans sa nature, dans son but et dans les moyens d'atteindre son but. La poésie est un langage animé, exalté, passionné; la

simple, tantôt majestueuse et soleunelk', à peindre la nature des objets, k éveiller l'atten- tion, et à rendre ainsi les impressions plus fortes et plus profondes. La mesure du vers n^^ dift'érant pas du rhylhme musical, on peut dire que le langage mesuré est plus naturel .i un âme inspirée ; car di; Vinspiration au chant, il n'y a qu'un pas.

( Wie der Sington sclioii fur sich allein Musik ist oline Takt, se giebt es Poésie schou oîine Metrum. Vorschule zar Aesthelil!.

2) Neque enim concludere versum

Dixeris esse satis.

Ingenium cui sit, cui mens divinior atque os

Magna sonaturuni, dos noaiinis hujus (Poetaî] honoreni Sati-e I, 4, 40-44.

- 5?) -

prose au contraire est un langage calme, froid et réfléchi. La poésie est chaut plutôt que langage (1).

2" Le but de la poésie est de faire naître dans l'âme le sentiment du beau. Voilii pourquoi elle s'adresse ii l'imagi- nation et h. la sensibilité. Le prosateur veut instruire, éclai- rer, donner des connaissances. Voilà pourquoi il s'adresse à rintelligence.

« Les sciences, dit Lessingr, ont pour but la véi"ité ; les beaux- » arts au contraire ont pour but l'agréable (2). » C'est-à-clirc que, comme s'exprime Sulzer, « le but immédiat des beaux - ans, c'est de toucher vivement (3). » Il est plus exact de din; avec Cousin : La fin de l'art est l'expression de la beauté mo- rale à l'aide de la beauté physique (4).

3" De la différence dans le but résulte naturellement la différence dans les moyens. Le prosatenr veut instruire, son devoir est donc d'être clair, simple et précis. Il doit se gar- der d'obscurcir sa pensée, d'en détourner l'attention par des images et des ornements inutiles à son but. Le poète veut toucher, il parle ii l'imaginationa à la sensibilité ; il doit en conséquence recourir aux images, orner et embellir son su- jet, l'animer par des sentiments. De plus, comme le prosateur a pour but d'instruire, il ne doit jamais sortir des bornes de la réalité; dire ce qui est, et le dire dans un langage assorti h son sujet, voilà son devoir. Mais le poète, quand la réalité ne répond pas assez à ses vues, il en franchit les limites, il entre dans un monde possible, un monde plus beau et plus parfait que n'est le monde réel. C'est Vidéal que poursuit le poète (Héros de l'Iliade; Apôtres dans la Messiade de Klop- stock; Démons dans le Paradis perdu de Milton).

(1) Wie Singen zum ReJen, so verhâlt sich Poésie zur Prose.

Jean Paul. Vorscliule zur Aestlietik.

(2) Der Endzweck der Wissenchaften ist Wahrheit ; der Endzweck der Kùnste hingegeu ist Vergnûgen. Œuvres complètes, t. VI.

(3; Ihr unmitelbarer Zweck ist lebhafte RûliruDs. (4) De t'art. Leçon 8.

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Cet idéal est « une beauté parfaite qu'on ne perçoit ni par » les yeux, ni par les oreilles, ni par aucun autre sens externe; » ce n'est que parla pensée et par l'esprit qu'on la saisit (1). » C'est l'idée d'une beauté absolue, de Dieu, que lui-mônae a imprimée dans l'esprit de l'homme, et qui se reflète d'abord dans les œuvres de la création. Cet idéal, est un modèle, un type parfait existant dans l'esprit, et que le poète cherche b réaliser, à individualiser en le reproduisant dans un objet cor- porel (2).

D'après ce que nous venons de dire, on comprend qu'il n'y a que l'homme de génie qui puisse s'élever au-dessus de la na- ture et de la réalité, créer des mondes imaginaires et atteindre à Vidéal. L'on comprend encore pourquoi et dans quel sens on dit de la poésie, qu'elle se nourrit de fictions. C'est que le poète, s'élevant au-dessus de la réalité et rivalisant avec la nature, orne, embellit, perfectionne tout d'après le type du l)eau qui existe dans son esprit. L'on concevra enfin comment il est per- mis de dire que Vavt est une imitation de la nature. C'est que le poète et l'artiste lisent sans cesse dans le livre de la nature, qui, elle-même, est un emblème de la beauté parfaite et su- prême de son sublime auteur. Mais tout en s'efforrant d'expri- mer le plus parfaitement possible l'idée, l'image du beau qui est dans leur esprit, et tout en prenant pour cette opération la nature pour guide et pour règle, ils tâchent de la surpasser et de la vaincre; de façon que Vavt est i^liitôt une lutte avec la na- tiire, qu'une imitation de la nature (3).

* Ce n'est qu'avec une grande réserve qu'on peut dire que le but immédiat de la poésie, comme de tous les arts libé- raux, est de plaire ; et que l'on est poète et artiste, dès que

il] Neque oculis, neque auribus, neque ullo sensu percipi potest : cogitatione taiituiii et )i)ente complectlmur. Orat , II, 20.

[2) » Lorsque Phidias, dit Cicéron, sculptait Jupiter et Minerve, il ne contemplait pas quelque être mortel, pour en emprunter les formes sublimes qu'il voulait donner à ces divinités; mais au fond de son àme brillait uni; beauté «extraordinaire. Kt ce fut en fixant s?s regards sur celte beauté intellectuelle, ce fut en s'y attacliant de toutes les puissances «le son àme, qu'il trouva l'image admirable du dieu et de la déesse. »• Or. II, 30.

|3) L'école des réalistes (Eniéric Da\id, Kéralry, etc.) voudrait réduire l'art à une imitation servile de la nature. C'est favoriser le matérialisme et la corruption D'après ce principe une photographie doit l'emporter sur les chefs-d'oeuvre de Uaphaél. MtOIendorU. Boutericef;. Aesthetik, 1" theil.

m

l'on atteint ce but. (1). Cette assertion serait vraie sans la perturbation qu'a subie la nature humaine par suite du péché originel. Car le vrai, le beau et le bon, ces trois éléments qui sont logiquement distincts dans notre entendement, sont objectivement inséparables (2).

Avec ce premier but, le poète doit avoir une autre fin plus noble, c'est le bon, ou même l'utile, pour répondre aux légi- times exigences de la raison et mériter tous les suffrages :

Omne tulit punclam qui miscuit utile dulci,

Leclorem deleclando parilerque monendo. Hor. ad Pis.

Comme il n'est pas seulement poète, mais avant tout membre de cette grande famille qu'on appelle V humanité, il doit se proposer l'amélioration morale de ses semblables. Car, comme le dit de Bonald, le bon, l'utile, doit être la fin dernière de l'art (3).

Si donc il existe des productions poétiques qui oulcagent la vertu, les mœurs, la vérité, et dont l'homme de bien ne saurait supporter la lecture, il ne faut pas en accuser la poésie, ni Vart, mais le poète qui a fait de l'art un abus sacrilège. La vio- lation de la morale ne vient pas de l'art, mais de l'objet auquel l'artiste fait servir l'art.

Disons donc avec Ilerder « que, de même qu'on abuse de

(1) * Ceux (lui disent que le poète songe, avant tout, à plaire, auront beaucoup de peine d'en trouver la preuve dans la poésie lyrique, qui est la poésie par excellence. A quel auditoire le chantre royal d'Israël a-til voulu plaire en faisant pleurer avec lui les cordes <lu repentir de sa harpe ?

(2) * Il faut bien se mettre en garde contre la théorie de l'arl 'pour l'nvl, de l'art indépen- dant de la morale, que de Lamennais appelle une absurdité. Le beau, fleur du vrai, doit nècessairouieut se résoudre dans le bon. Voilà iiouiquoi, comme dit S. Thomas ('), l'artiste qui fait une œuvre d'art moralement mauvaise, quelque parfaite qu'en soit l'exécutioi;. p^he, non-seulement contre la morale, mais encoi-e contre l'art. On n'a pas réussi parce qu'on a su plaire, il faut voir à qui on plait, depuis que le péché originel a vicié nos sens et soulevé la triple conciipiscence. Mùllendorff. Le beau qui n'est que beau, n'est beau qu'à demi ; il faut qu'il s'empare du cœur pour le tourner vers le but légitime d'nn poème. Fknelon.

(3) Mélanges littéraires-, etc. t II.

Ci S. Thom. 1, 2, q. r)7, art. a, 4 c.

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» tout dans la création, même des choses les plus nobles, aiii:-! » la poésie aussi peut devenir un doux poison et un plais: » mortel. Pourtant la faute n'en est pas à la poésie, mais ; » l'abus qu'on en fait (2). » L'on ne peut pas nier néanmoins que la forme poétique imprimée à un objet vicieux, fortifie l'in- pression funeste que celui-ci est de nature à produire. Enefle;, le passage du plaisir que donne le côté poétique d'un tel objet, à celui que fait naître son côté immoral, est fort glissant. Et voilà pourquoi aussi nous prétendons que l'artiste ne doit pas prostituer son art; qu'au contraire, imitant les premiers poète:- de tous les peuples, il doit chanter la Divinité et la religion, tracer aux hommes leurs devoirs, embellir et relever ce qui es; beau, grand et honnête, transmettre à la postérité les paroles et les actions vertueuses des hommes illustres (1). Voilà pour- quoi nous vouons au mépris ces poètes qui, dédaignant de cé- lébrer dans leurs vers la sagesse, la vérité et la vertu, abuser i d'un talent précieux pour propager le vice et l'erreur, et nou- disons avec Platon : a Méprisez le poète qui consacre son taleni » au vice; méprisez-le comme une prostituée : mais regarde;-. » comme l'ami des Dieux celui qui fait servir son talent à 1 ; » vertu et à la sagesse (2). »

Puisque la poésie a pour but de toucher le cœur, de l'émoi' - voir, jugeons de combien cet art est utile et nécessaire mémo à l'orateur, lequel, s'il veut réussir, a besoin d'être poète, c'es;- à-dire, de sentir fortement et de s'exprimer de même. Il ne Idi suffit pas de montrer la vérité et l'erreur, de distinguer le vitt- de la vertu, de convaincre l'esprit par de solides arguments. (;<; n'est pas le seul moyen de se rendre maître de la volonté ; mais il doit en outre frapper l'imagination, ébranler les cœurs par des peintures vives et animées ; sans quoi il pourra, à la vérité, bien parler, mais il ne sera jamais éloquent, c'est-à-dire, il ne persuadera jamais, il ne maîtrisera jamais les esprits, il ne sul)juguera jamais les volontés.

(1) Hor. ad Pis. 396 407.

(2) * L'Écriture sainte fait également l'élogu de ces hommes dont le ijénie a trouvé l'Im- inonie et les accords pour chanter leurs poùmes; ces hommes riches en vertu, et !o appliqués à la recherche du beau. Eoclésiastique, 44.

5!) -

CHAPITRE X.

Quels objets sont du ressort de la poésie.

Tout ce qui, soit dans la nature visible ou invisible, soit dans les œuvres de l'art, est esthétique, c'est-à-dire, propre ù émouvoir l'âme agréablement, h mettre l'imagination dans une activité elle se plaît, tout cela est poétique, est objet <le poésie. Ainsi idées, vérités, êtres spirituels, objets corporels et sensibles, produits de l'art, vertus, passions, actions, objets réels, objets possibles, tout ce qui, ou perçAi en réalité, ou imité par l'art, nous cause des émotions agréables, tout cela est du domaine de la poésie (1).

Mais on demande si le terrible, Vhorrible, le hideux, le dé- goûtant sont poétiques?

Les objets, les événements qui inspirent la terreur, peuvenl émouvoir l'âme agréablement, alors même qu'ils sont vus de près, pourvu que l'on se sente â l'abri du danger (2). C'est ainsi qu'on court chercher des émotions à la vue des incen-

'1) Mlch liait kein Baud, fesselt keiue Schranke,

Frey schwingich mich durch aile Râume fort, etc. Schiller, die Hiddiguvg dcr Kiinstc:

Nul lien nem'enchaine, nulle borne ne m'arrête;

Je m'élance libre à travers tous les espaces ;

Mon empire immense, c'est la pensée.

Et mes ailes, la parole;

Ce qui se meut aux ciuux, ce qui se meut sur la terre.

Ce qu'en secret !a nature enfante,

M'ost dévoilé, m'est descellé ;

Car, rien n'arrête le libre élan du Renie poétique :

Cependant, rien de plus beau, quoi que je choisisse,

Qu'une belle àyne revêtue d'une balle forme. ("2/ Le sentiment du beau qui est altéré par le désir, comme nous l'avons dit, veut ètr« libre aussi de toute crainte. Le peintre Horace Vernet se Ht attacher au mât d'un vaisseau pour contempler, pendant une tempête, la beauté majestueuse de ce terrible spectacle. Mais dès qu'il partagea l'émotion commune des autres passagers, dès qu'il connut li l)3\i;\ l'artiste s'évanouit, et il no resta plus que l'iioiiiuifi

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(lies, des naufrages, des batailles, etc. Il est doux, dit Lu- crèce, de voir du rivage un vaisseau lutter contre les vagues qui menacent de l'engloutir, comme de regarder une bataille d'une hauteur d'où l'on voit en sûreté la mêlée (1). Et avec quel plaisir ne lit-on pas la description de scènes effrayantes, de celles-là mêmes où, peut-être, on a failli pé- lir, pourvu que présentement le danger soit passé?

Haec olim men)inisse juvabit. Virg. Enéid. 1.

De même V horrible nous plaît, nous attache, quand un pin- ceau habile le reproduit, tandis que, vu de près, il nous repousse, il nous inspire l'aversion. On n'aurait pu suppor- ter la vue d'Athalie égorgeant les enfants de son flls Ocho- sias; cependant on se plaît à lire le sombre tableau que Racine trace de ce carnage dans Athalie, Acte I.

Il en est de même de Laocoon et de ses deux fils, déchirés f3ar des serpents. La vue de cet horrible .'peclacle aurait été insupportable, tandis que le récit de Virgile (En. IL), les sta- 'ues et les tableaux qui reproduisent cet affreux événement, ont pour nous des charmes toujours nouveaux. Voir de près un homme poursuivi par les Furies infernales, ou un monstre tel que nous en dépeint Camoens dans la personne d'Adamastor, n'inspirerait qu'un sentiment désagréable. Et cependant c'est avec plaisir qu'on lit les Eximénldes d'Eschyle, et l'apparition d'Adamastor dans le cinquième livre de la Lusiade.

Nous disons qu'on pinceau habile est seul capable de repro- 'luire Vhorrihlc de manière à le rendre intéressant, parce qu'un écrivain à imagination ardente, mais dont le goût n'est pas assez pur, est exposé à pousser la peinture de l'horrible troi> loin, et à mettre sous les yeux du lecteur des scènes drgoû- laulcs qui le révoltent. Un exemple montrera la vérité de ce

Suave mari niagno, turbantibiis roquova venlis, B terra alterius mapnuin speclare laboreni ; Suave etîam belli oeriaiiiina iiiaçiia tueri Per camiios iiistriicta, lui sino parle peric'i.

DeXat. re:-., !.. II.

- Cl

que nous avançons. 11 est de Dante, h qui l'on ne contestera pas le génie et une extrême richesse d'imagination, mais dont l'imagination était inculte, sauvage, et le goût peu épuré. Voiri comment, dans son Enfer, il dépeint le comte Ugolin rongeani la tète de littrigicn :

« Nous quittâmes cette oinjjre (Tribaldello) et nous vîmes » deux damnés dans une fosse, la tête de l'un dominait et « couvrait celle de l'autre; comme un homme afTamé dévore du » pain, l'un d'eux dévorait la tête de son compagnon, ou le » cerveau s'unit à la nuque : il lui rongait le crâne, comme » autrefois Tidée se plut à broyer sous sa dent le crâne de Mé- >) nalippe. Je m'exprimai en ces termes : 0 toi qui montres unt; •) haine si féroce etc.... Le coupable détourna la bouche de son » féroce repas ; et, après l'avoir essuyée aux cheveux delà tète 0 qu'il avait rongée par derrière, il dit : etc.. A peine Us^oliu » eut-il parlé qu'il reprit le misérable crâne auquel, en roulant » les yeux, il donna, avec la fureur d'un chien, des coups de » dents qui pénétrèrent jusqu'à l'os. »

Ce que nous venons de dire des objets horribles, s'applique également aux objets hideux et difformes : eux aussi ne peuvent plaire que par l'imitation. Il y a dans la. nature, dit Aristote, des choses dont nous redoutons et repoussons la vue, mais dont la peinture a pour nous de grands charmes.

Boileau dit de même :

Il n'est pas de serpent ni de monstre odieux Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux.

Art poét., III.

Ce n'est donc pas l'original ({ui intéresse, mais l'imitation : c'est l'art et le talent de l'artiste qu'on admire. La vue de Ther- site n'aurait sans doute inspiré que de l'aversion ; néanmoins le tableau qu'en fait Homère, nous charme. Iliade, chant II, v. 21G-2UI.

Il est évident que ce qui est dégoûtant, ne peut être poé- tique en soi. Il n'est qu'un seul cas il soit permis di* peindre des objets qui inspirent le dégoût; c'est quand on a

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pour but direct de rendre un objet méprisable, cl d'en inspi- rer l'aversion et l'horreur.

Voyez le tableau que fait Virgile du cyclope Polyphème, En. III, (J16-GG5; celui des Harpies, au même livre, 225-234. Pour faire connaître toute la perfidie et les cruautés d'Hélène, Virgile, sans doute, s'est décidé à nous offrir, au Vie livre de son Enéide le tableau vraiment dégoûtant de Déiphobe affreusement mu- tilé (v. 494-497). Hors ce cas de nécessité, nous ne pensons pas qu'il soit permis au poète de nous offrir des peintures dégoû- tantes.

C'est donc avec raison qu'on reproche à Virgile, d'avoir inu- tilement rapporté une circonstance désagréable et nauséabonde en parlant de la mort de Tdiélus, tué par Euryale :

Pupuream vomit ille animam, et cum sanguine mixta Vina refert niorieus. Enéid. IX, 349.

Et de la barbe brûlée d'Ebuse : Olli ingens barba reluxit

'Sidoremque amhusta dedil. En. XII, 300.

Une remarque indispensable : jamais on ne peut se livrer entièrement et longtemps au plaisir que procure l'imitation, même motivée, du dégoûtant. Il en est de même des tableaux ou des scènes d'une cruauté révoltante.

* L'obscène ou l'imnaoral ne peut jamais être poétique; en llattant les sens il trouble et rivolte en nous l'idée chaste et pure du beau. Pour s'en convaincre il suffit de se rappeler les notions données plus haut sur la nature du beau, des arts et de la poésie.

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ClIAPITRF] XL

Origine de la poésie.

La poésie est trop naturelle h l'homme pour n'avoir pas existé de tout temps; non pas comme art, mais comme ex- pression naturelle du beau (!}. On ne peut guère s'imagi.ier que le premier homme ait été spectateur insensible des mer- veilles qui l'environnaient dans le séjour délicieux le Seigneur l'avait placé, et que, ravi d'admiration, il n'ait pas exprimé les émotions de son âme dans un langage animé (germe de la poésie lyrique). Les pasteurs des premiers temps, eux, qui vivaient dans l'aisance et l'abondance, n'au- laient-ils pas chanté leur félicité, les délices champêtres, leurs avanlures agréables ou désagréables, par des chants (!t des entreliens passionnés? (poésie pastorale épique dramatique). Dans tous les temps et chez tous les peuples, il y a eu des sacrifices solennels, (jui ont donné naissance à des hymnes, h la musique et à la danse. C'était qu'on pleu- rait les calamités et les malheurs publics, qu'on se réjouis- sait des victoires remportées, et qu'on célébrait la gloire des héros. (Poésie dramatique, élégiaque et lyrique).

C'est ainsi que presque tous les genres de poésie se re- trouvent, quoique informes encore, aux temps les plus recu- lés. Pour perpétuer ces chants inspirés par les occasions solennelles, quelques hommes leur donnèrent bientôt une forme plus régulière. D'autres, guidés par l'instinct poétique,

(1) La poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit. La religion a consacré la poésie à son usage dès l'origine du genre humain. Avant que les hommes eussent un texte d'Ecriture divine, les sacrés cantiques qu'ils savaient par cœur, conser- vaient la mémoire de l'origine du monde et la tradition des merveilles de Dieu. Fénelon. Lettre à l'Académie.

- u -

firent une étude particulière de ces chants inspirés d'abord par la nature, et en composèrent d'autres à leur tour, mais d'une manière encore plus régulière. Voilà comment la poé- sie devint uu art.

Le premier poète dont nous ayons une production poétique revêtue d'une forme régulière, c'est Moïse (1). Son cantique sur le passage de la mer rouge est le premier poème que nous ait légué l'antiquité. L'art de la poésie a été probable- ment cultivé longtemps avant lui, puisque l'Ecriture, en par- lant de Jiibal, descendant de Gain, ajoute qu'il fut le père de ceux qui jouent des instruments de musique. Ipse pater fuit canentium cithara et organo. Gen. IV, v. 20.

Après les Hébreux, ce sont les Grecs qui, les premiers, nous ont transmis des productions poétiques faites selon les règles de l'art. (Orphée Homère Pindare Hésiode, etc.)

(1) * Nous ne parlerons pas des poésies indienoes renfermées dans les livres saorés de l'Inde ancienne, et surtout de celles du Ri;/- Vfch', qu'on tait remoiifer à répoqre de Moïse. Ces œuvres ne sont pas du domaine publie.

ESSAI DE POÉTIQUE,

SECONDE PARTIE.

DES DIVERS GENRES DE POÉSIE.

Division générale.

Sans nous arrêter aux différentes manières dont on pour- rait classer les diverses productions poétiques, nous pren- drons pour base de cette classification la matière ou le sujet du poème. Ainsi,

1" Quand le poète exprime ses propres sentiments, dépeint l'état de son âme, c'est la poésie lyrique, qui très-probable- ment a existé avant toute autre.

2" Quand il expose et décrit une action, une série de faits et d'événements, c'est la poésie narrative.

3" Quand il dépeint les objets animés ou inanimés de la nature, les produits des arts, les mœurs, les caractères, etc., c'est la poésie descriptive.

4" Enfin, quand il expose des vérités générales, qu'il déve- loppe des principes, c'est \a poésie didactique.

Ces genres peuvent plus ou moins se trouver mêlés et- réunis dans un même ouvrage (poème épique). Cependant il est toujours un genre qui domine, et c'est d'après ce genre dominant qu'on classe le poème.

Le draîne a un caractère particulier : là, le poète disparaît entièrement pour laisser agir les personnages qu'il crée, il

s

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»ist vrai, mais qui le font oublier. Le drame n'est donc pas un chant, mais une action ; or, une action n'est pas un poème ; le drame fait par conséquent un genre de poésie à part (1).

CHAPITRE I.

De la poésie lyrique.

La poésie lyrique est l'expression poétique (Tun sentiment dé- terminé. C'est un épanchement, une effusion du cœur, c'est le cri spontané d'une âme inspirée.

Le sentiment est donc le caractère dominant de la poésie lyrique, comme il en est la source. Mais elle n'admet pas les sentiments ignobles et vulgaires, incompatibles avec l'idée du beau. Conçoit-on en effet que, pour chanter des objets in- dignes, jamais homme ait saisi la lyre? Or, la poésie lyrique est essentiellement ehant.

La modulation ou le son cadencé est le moyen ordinaire et naturel dont l'homme se sert pour manifester les émotions de son âme. Aussi, un littérateur allemand appelle la poésie ly- rique l'expression musicale du sentiment par la parole (2). Et si ce genre de poésie porte le nom de lyrique, c'est qu'anciennement ces productions poétiques étaient chantées dans les assemblées publiques et accompagnées de la lyre (X;>pa) (3), ou de quelque autre instrument de musique.

il) * La poésie .ayant comme art trois modes principaux : le chant, le récif, l'action, se partage en trois grands genres : le genre lyrique (odes, élégies, etc.;, le genre épique (é|)opées, pastorales, etc.) et le genre drnmalique (tragédies, comédies, etc.). La poésie didactiqu.e et la poésie légère, forment un genre mixte. {Platon, Képubl. IH, et Arislote, roét.)

(2) Pliil. Mayer, Théorie und Litter.atur der deutschen Dichlimgsarten. T. I, p. 36.

(3) C'est le nom du plus ancien Instrument à cordes chez les Egyptiens et les Grecs. On le croyait inventé jiar Mercure. Chez les Egyptiens, la lyre n'avait que trois cordes ; les Grecs y .ajoutèrent quatre autres. Dans la suite le nombre des cordes monta à onze.

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Les sentiments qu'exprime la poésie lyrique peuvent se réduire i\ trois catégories : celle des sentiments forts et véhéments, celle des émotions enjouées ou tendres, et celle qui tient comme le milieu entre la première et la seconde catégorie. De Ih, trois genres de productions lyriques : le genre sublime, le genre moyen, le genre. simple et badin.

ARTICLE PREMIER. Productions lyriques appartenant au genre sublime.

Ce genre comprend : ï Hymne ou VOde sacrée, YOde héroïque ou pindarique, le Dithyrambe et le Paean.

L'Hymne (1).

L'Hymne [t^vo;) chante Dieu, ses perfections, la religion, et tout ce qui se rattache à la divinité et à la religion.

Les sentiments qui dominent dans l'hymne, sont l'admira- tion, la vénération, la reconnaissance, l'adoration, la dévotion et l'amour. Le ton en est solennel, plein de feu et de majesté. Voyez le Grand Hymne de Feith, à la fin de ce premier article.

L'Ode héroïque ou pindarique (2).

L'Ode {àd-n chant) héroïque chante les héros, les demi- dieux, les grands hommes, leurs vertus et leurs exploits.

Musa dédit fidibus Divos, puerosque Deorum,

Et pugilem victorem, et equum certamine primum,

Et juvenum curas et libéra vina referre. Hor. ad Pis , 83.

(1) ' L'Hymne se distingue par son caractère reUijteux et populaire; il suppose le con- cert de toute une multitude. Chez les Grecs les hymnes recevaient des noms particuliers, comme le Paean consacré à Apollon, et devenu un terme générique, comme le Dithyreinbe composé en l'honneur de Bacchus, et d'où la tragédie est sortie.

;2) Pindariqite, parce «lue Pindare s'est distingué dans ce genre d'ode.

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L'Ode avec plus d'éclat et- non moins d'énergie, Elevant jusqu'au ciel son vol ambitieux, Entretient dans ses vers commerce avec les dieux. Aux atldètes dans Pise elle ouvre la barrière, Chante un vainqueur poudreux an bout de sa carrière.

Roil. Art. poL'l., ch. II.

Le Dithijrambe.

Comme son nom l'indique, le dithyrambe était un eliant consacré à Baccljus A(S-jpaaj3o; (1), mais il renferma plus tard la louange d'autres divinités, et même d'hommes cé- lèbres, de héros. Les modernes ont étendu l'idée attachée au dithyrambe, et appellent de ce nom toute ode se distinguant par le feu et l'enthousiasme. D'après ce qu'Horace en dit, le dithyrambe était un genre de poésie hardi, élevé, impétueux, audaces dithyramhos.

Laurea donandus (l'indarus) ApoUinari, Seu per audaces nova dithyrambes Yerba devolvit, numerisque fertur

Loge solutis. IV. 2, v. 9.

L'antiquité ne nous en a laissé aucun modèle. Arinn de I\Ié- thymme (dans l'île de Lesbos) (G24 av. J -G.) passe pour en être l'inventeur, dans ce sens qu'il a donné une forme régulière à ce genre de poésie connu avant lui (2). L'on peut cependant rap- porter au genre des dithyrambes la 13e Olympique de Pindare (Tpt(ToX-jf/7riovt/.av), la -19'^ ode du livre II d'Horace .• Bacchum in remotls ; ainsi que ia 25e du livre III : Qno me, Bacche. De- mie, Cas. Delavigne et de Lamartine se sont exercés dans le di- thyrambe avec succès ; le premier, dans son Immortalité de l'âme; le second, dans son Dithyrambe sur la naissance du roi de Rome;\e troisième, dans sa Poésie sacrée.

Les allemands Schiller, Goethe et Stolberg ont composé

(1) * Surnom qu'Euripide donné k R.icolms par allusion à sa double naissance f Dionysos).

(2) Hérodote, I, 2:î, qui raconte la léiende du dauphin sauvant ce poète des flots de la mer.

- t!) -

([uelques dithyrambes. Celui qui en composa le plus, c'est Wit- lanoiv (1730-1778). Le fameux critique Ilei'dei" remarque pour- tant que les dithyrambes de Willanow sont plus parfaits sous le rapport de la forme que du fond, et (jue le feu du poète éblouit plus qu'il ne brûle (I).

Le Paean.

On peut joindre au dithyrambe le paean des anciens. C'était d'abord un hymne chanté en l'honneur d'Apollon, soit avant, soit après le combat. IMus tard, on donna ce nom ii lout chant de Victoire en. l'honneur d'une divinité ou d'un héros quel- conque et même à toute chanson joyeuse.

OBSERVATIONS tiÉNÉHALES SUR l'ODE (2).

Enthousiasme. Début. Ecarts. Digression. Dé- sordre. — Brièveté.

I. Vode est l'expression poétique d'un sentiment profond et déterminé. C'est une exclamation continuée, produite par une grande pensée, par un grand objet. C'est le langage d'une sublime inspiration, le langage d'un cœur fortement ému. Le poète inspiré, exalté, s'oublie lui-même et s'élève au- dessus de sa nature.

L'enthousiasme, voilà donc un premier caractère par lequel l'ode sacrée et l'ode héroïque se distinguent de toute autre production lyrique.

II. On comprend que le début du poète ainsi agité ne sau- rait être froid et paisible. Ce ne serait plus la nature. Le

1) Voyez Gt'rivVixs. Neuere Geschiohte der Poetisclien National-Litteralur Uer Deut- seheD, T. IV, p. 222.

(2) Le mot ode, pris clans sa signification étymologique, s'applique à tout poème qui se prête au cliant ; il comprend doue toutes les productions lyriques, jusqu'à la chanson inclusivenienl. Mais dans les temps modernes, on a réservé le nom d'ode à ces productions lyriques qui expriment des sentiments élevés et sublimes, c. à d., à ce que nous appelons Ode sacrée et Ode lit-roiqv.e. Les régies de i'ode s'appliquent doue à plus forte raison au dithyrambe.

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début portera au contraire l'empreinte de l'agitation, de l'en- thousiasme où est le poète, et se distinguera par des idées, des images frappantes, des figures hardies, des constructions et des tournures extraordinaires, un ton solennel et entraî- nant.

Tel est le début de plusieurs odes d'Horace : I, 12. Quem vivum. 31. Quid dedicatum poscit. III, 1. Odiprofanum vul- f/us. 3. Justum et tenacem. 5. Cœlo tonantem. G. Delicta tnajormn. 25. Qito me, Baccite. Ej)ode Vil. Quo, quo scelestij ruitis? Et de J.-B. Rousseau : I, 3. Qu'aux accents de mavoix Ja terre se réveille. 10. Paraissez, Roi des rois 11. Peuples, élevez vos concerts . III. 2. Est-ceune illusion soudaine. 4. courez-vous, crueh ?

III. Des sentiments impétueux se pressent, se confondent dans l'âme du poète, cherchent h se produire au dehors d'une manière désordonnée. Ils ne sauraient lui laisser assez de calme pour unir ses idées, et marquer la liaison qui existe entre elles. De lii ces transitions négligées, ces pas- sages rapides d'une idée, d'une image îi une autre, cette union de choses qui semblent disparates, mais entre les- quelles l'imagination ardente du poète a découvert un lien. C'est ce qu'on appelle écarl.

L'on en voit un bel exemple dans le 32c chap. du Deutéro- nome, Moïse met dans la bouche de Dieu, qui vient de dis- siper les ennemis de son peuple, ces paroles : Dixi. Ubinant sunt? J'ai parlé. ([Is ont aussilôl disparu, ils ne sont plus). nont-ilsf De même dans Horace : I, 15. Pastor quum traheret. II, 19. Bacchum in remotis, et dans Tode déjà citée de Victor Hugo sur la Naissance du duc de Bordeaux : Rattachez la nef à la rive, etc.

IV. Le poète, ainsi dominé par un sentiment impétueux, est quelquefois assailli par une image ou par une pensée qui l'attire pour ainsi dire hors de son sujet, et sur laquelle il s'appesantit. II est conduit à un objet é\ranger en apparence

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mais qui pourtant a un certain rapport avec celui quil'oocupe. €'est ce qu'on appelle digression.

Voyez-en un bel exemple dans l'ode d'Horace à Virgile : I, 3. «Sic te, Diva potens, le poète après avoir souhaké à son ami une heureuse navigation, enlevé tout à coup |>ar la pensée des dangers qu'il court, s'emporte contre le premier navigateur : Illi robur, etc.

V. Lorsque le poète est entraîné par un sentiment aussi véhément que celui qu'on lui suppose ici, il est naturel, comme nous l'avons déjà remarqué, que ses pensées se con- fondent, et qu'il les exprime avec un désordre semblable ^ celui qui règne dans son âme. C'est ce désordre dont parle Boileau, quand il dit :

Son style (de l'ode) impétueux souvent marche au hasard : Chez elle, un beau désordre est un effet de l'art.

Art. poét., chant II (1).

Remarquez cependant que ce désordre est plutôt absence de l'ordre, soit historique, soit chronologique, qu'un désordre dans le sens rigoureux du mot, puisque l'imagination exaltée du poète voit des rapports et des liaisons, qui échappent sou- vent à l'œil de celui dont l'imagination est plus calme.

Ces trois derniers caractères ne détruisent pas du tout, et ne doivent pas détruire Vunité de l'ode, qui consiste en ce qu'il y règne constamment un sentiment principal, qui est comme la source d'oti découlent les autres, comme le centre auquel ils se rapportent, quelque divers et variés qu'ils soient.

VI. Une chose essentielle à l'ode et qui découle, comme les quatre caractères dont nous venons de parler, de l'enthou- siasme, c'est la brièveté. Un sentiment violent ne peut durer longtemps, sans épuiser celui qui l'éprouve. De même, l'ex-

(1) * Ces vers, suivant Mannontel, ont fait faire beaucoup d'extravagances et justifia uue foule de mouvements factices simulant l'ivresse à jeun et l'entliousiasme A froid. Boileau, dans sa détestable Ode S"y la prise de Namw, sert liii-méiu» d'exenipl» Quelle docte et sainte ii'res^e anjoiird'liui me fait la loi * etc.

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pression d'un tel sentiment, si elle est diffuse, si elle est prolixe. Unit par fatiguer l'esprit du lecteur. Et pour commu- niquer h l'ode cette brièveté, le poète doit faire succéder avec rapidité les idées aux idées, les images aux images, les sen- timents aux sentiments.

Ces principes supposent toujours que le sujet est de nature à produire des sentiments véhéments et impétueux, ce qui n'arrive que dans l'ode sacrée, dans l'ode héroïque et le dithy- rambe, où le sujet est constamment grand et sublime (1).

OBSERVATIONS PARTICULIÈRE SUR L'ODE.

Souvent le poète lyrique, dans tout le cours de ses chants, ne nous dépeint que l'état de son âme, les sentiments qui l'oc- cupent-, la cause de ses émotions n'est indiquée qu'à la fin, comme dans l'ode d'Horace à Diane et Apollon : Dianam tenerœ. 1,21.

D'autres fois, il commence par exposer ce qui a donné nais- sance à son enthousiasme ; et, à peine l'a-t-il indiqué, qu'il l'abandonne pour se livrer tout entier aux sentiments dont il est plein. Telle est, par exemple, l'ode d'Horace à Virgile : Sic te^ Diva poteïis, I, 3.

Quelquefois, l'objet qui a frappé le poète et allumé en lui le feu dont il brûle, remplit l'ode du commencement à la fin. Telle est l'ode d'Horace à Mercure : Mercuri facunde. Ij 10.

Quelquefois encore, le poète ne fait connaître le sujet de son chant que vers le milieu, comme dans l'ode d'Horace : Intcger vitœ. I, 22.

D'autres fois, le poète laisse deviner le sujet qui l'a inspiré;

(1) ' On no saurait trop prémunir les jeunes gons contre la tentation de l'aire Ue la poésie lyrique, La fougue de l'âge ne les porte déjà que trop vers un genre dont les licences poé- tiques semblent propres à favoriser la paresse et la négligence, en décorant du beau nom û'écart, de di'jre.^sion, de désordre poétique et d'enthousiasme lyrique, ce qui n'est sou- vent au fond qu'absence de bon sens et d'idées, défaut de liaison et de suite, manque de style et de correction, enlin, hardiesse et lio<yice de tout genre. Aussi, en France, n'est il pas permis aux élèves de faire des vers français. Loin de nous de nier Tutillté de cet exercice. Mais nous conseillons aux jeunes poètes de s'exercer d'abord à traduire en vers les plus belles odes d'Horace, et de s'essayer dans le genre descriptif ou narratif. C'est inoins facile, mais aussi c'est plus utile que de faire du phébm rimé.

il se sent rorlemenL ému par quelque objet, il se livre tout entier à son sentiment, et semble oublier l'objet qui l'a frappé. Telle est l'ode d'Horace à Galliope : Descende cœlo. III, 4.

Il peut se faire que le poète, sous l'empire d'un sentiment qui se développe et qui grandit peu ;i peu, passe tout à coup d'un genre inférieur à un genre plus relevé. Ainsi, une produc- tion lyrique qui s'annonce comme devant être une chanson, s'élève tout à coup, par l'enthousiasme qui s'empare du poète, jusqu'au sublime de l'ode.

Les odes sont ordinairement divisées en strophes ou stances, dont la première sert de règle à toutes les suivantes. Chez les Grecs, le chant était accompagné de la danse, les stances s'appelaient Strophes, A)ttislrophcs, Epodes (1).

POÉSIE LYRIQUE CHEZ l.E.S HÉnilELX,

Rien de plus relevé que l'objet de l'ode sacrée ou l'hymne ; car, ce n'est rien moins (|ue Dieu, ses attributs intinis, son immensité, sa puissance, son inépuisable richesse, les abîmes de son éternité ! Les chants de l'Ecriture sainte, des Prophètes, d'isaïe surtout, de Job, de David, de Moise, etc., occupent donc la première place parmi les productions lyriques du genre sublime. C'est qu'on trouve le véritable enthou- siasme; c'est Kl que J.-B. Rousseau, Le Franc de Pompi- gnan, etc., ont été puiser le leur. En effet, aucun peuple n'a plus cultivé la poésie lyrique et ne s'est plus distingué en ce genre, que les Hébreu.x.

Les morceaux suivants méritent surtout d'être lus et appro- fondis : Le ciuttique de Moise, après le passage de la mer rouge. Exode, XV. Celui de Débora et de Barac. Juges, V. Le can- tique de David, délivre de ses ennemis. Liv. des Rois, II, ch. 22.

il) Ce que l'on chantait pendant que les danseurs tournaient dans un sens, s'appelait alrophe l'jTOOIiYi, toun ; ce qu'on chantait pendant qu'ils se mouvaient dans un sens

contraire, portait le nom A'aïUislrophe (o.V7i.(j~00'BY^, rerouri; et ce que l'on chantait enfln, quand les danseurs eséculaicnl ler.r danse sans tourner ni dans un sens ni dans un autre, portait le nom ^'ipode (^STTWOOÇ ),

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V. 2-51. Le citatit de triomplte des Israélites sur les ruit^es de Bahylone. Isaie, XIV. Les psaumes 9. Confitelor tibi Domine. 17. Diligam te, Domine. 18. * (1) Cœli enarrant. 28. Af- ferte Domino, fdii Dci. 45. Deus noster, refugium. 46. Otnnes gcntes, plaudite. 47. Macjnvs Dominus. 49. * Deus deorum Dominus. 65. Jubilate Deo, omnis terra. 75. * Notus in Judœa Deus. 77. Attendite, popule, 80. Exultate Deo. 81. Deus, ■quis similis. 96. * Dominus regnavit, exultet terra. 113 Bene- âic, anima mea, Domino, psaume admirable, tout rempli de pensées et d'images sublimes (2).

' Nous donnons ici la traduction du cantique de Déhora, véri- table modèle de chant héroïque. L'enthousiasme de la victoire, dit Gollombet, y multiplie les formes du langage les plus rapides et les plus vives. Assurément, il n'y a rien de tel dans Pindare et dans tout son désordre si vanté.

Il faut se rappeler qu'après vingt ans d'oppression les Israé- lites furent délivrés du joug de leurs ennemis, par la victoire merveilleuse qu'une poignée de soldats des tribus de Nephthali et de Zabulon, conduits par Barac et par la prophétesse Débora, alors juge en Israël, remportèrent sur les troupes nombreuses du général Sisara, malgré ses neuf cents chariots armés de faux. Ce fut entre le Thabor et le torrent de Cison que cette sanglante bataille eut lieu. (An. 1286 avant J.-C).

" Chaut héroïque de DÉBORA.

O vous, qui vous êtes signalés parmi les enfants d'Israël, en ■exposant volontairement votre vie au péril, bénissez le Sei- gneur! — Rois, écoutez; princes, prêtez l'oreille : c'est moi, qui chanterai un cantique au Seigneur, qui consacrerai un hymne au Seigneur, le Dieu d'Israël. 0 Dieu, quand tu sor- tais de Séir, et que tu passais par le pays d'Edom (3), la terre trembla, les deux et les nuées se fondirent en eau. Les monts s'écoulèrent devant la face du Seigneur ; le Sinai se fondit devant la face du Seigneur, le Dieu d'Israël. Aux jours de

(1) L'aatérixqne ' Indique les Ps. paraphrasés par J.-B. Rousseau. [i) 'Voir Lus p.taumes tradm'ls d'apr&s /f texte hébrei' par M. If! cliaiiobi'' Gharâ. HMcian profeismir, Liège, 1880. l'.Vi Pour donner la loi sur le Sinaï.

Samgar (1), fils d'Analh , au temps de Jaliel, les sentiers de Juda reposèrent, et ceux qui devaient y aller, marchaient par des voies détournées (2). On avait cessé de voir de vaillants hommes dans Israël; ils se reposaient, jusqu'à ce que Débora se soit levée, jusqu'à ce qu'il se soit élevé une mère dans Israël. Le Seigneur a choisi de nouveaux combats (3). Lui- même a renversé les portes de ses ennemis. On ne voyait ni bouclier ni lance parmi les quarante mille guerriers d'Israël. Mon cœur aime les princes d'Israël. 0 vous qui vous êtes exposé.»* volontairement au péril, bénissez le Seigneur! Parlez, vous autres, vous, qui montez sur des chars éclatants, vous, qui êtes assis sur le tribunal, et qui vous avancez dans le chemin. Que les chars ont été brisés, et l'armée étoulTée, que là- même, on publie la justice du Seigneur et sa clémence envers les forts d'Israël. Alors le peuple du Seigneur s'est rué contre les portes de l'ennemi, et s'est acquis la principauté et l'em- pire. — Lève-toi, lève-toi, Débora; lève-toi, excite-toi, et chante un cantique. Lève-toi, ô Barac, saisis tes captifs, fils d'Abi- noëm. Les restes du peuple de Dieu ont été sauvés. C'est le Seigneur qui a combattu dans ces vaillants hommes. Il s'est servi d'Ephraïm (4) pour exterminer les Amalécites; il s'est servi encore depuis de Benjamin (5) contre tes peuples, ô Ama- lec. Des princes sont descendus de Machir, et, aujourd'hui, il est sorti de Zabulon des hommes capables de mener une armée au combat. Les chefs d'issachar avec Débora ont suivi les traces de Barac, qui s'est jeté dans le péril, comme s'il se fùl précipité dans un abîme. Pour Ruben, il était alors divisé contre lui-même, les plus vaillants ne savaient que discuter. Pourquoi reposes-tu dans tes champs, pour entendre le bêle- ment des troupeaux? Ruben étant divisé contre lui-même, les plus vaillants de cette tribu ne se sont occupés qu'à contester. Galaad se reposait au-delà du Jourdain, et Dan voguait dans ses vaisseaux. Asser demeurait sur le rivage de la mer tran- quille dans ses ports. Mais Zabulon et Nephthali se sont

(l) Troisième juge d'Israél.

{2J Par crainte des Chananéens.

(3) G. à d., une nouvelle luanière de faire la guerre, car Dieu (It commander sou arin^a par une femme, et les soldats étaient sans armes

(4) Josué était de la tribu d'Ephraïm.

(5) Aod, qui délivra les Israélites du joug du roi Eglon, était de la Iribu de Beiijamiu.

- ro -

exposés à la mort, au pays de Méromé Les rois sont venus; ils ont combattu contre eux; les rois de Clianaan ont combattu à Tiianach, près des eaux de Jlageddo, et il^ n'ont pu rempor- ter aucun butin. Du haut du ciel, on a combattu contre eux ; les étoiles, demeurant dans leur rang et dans leur cours ordi- naire, ont combattu contre Sisara. Le torrent de Cison a roulé leurs cadavres ; le torrent de Cadumin, le torrent de Ci- son. 0 mon âme, foule aux pieds les corps de ces braves! Leurs chevaux se sont fendu la corne du pied, dans l'impétuo- sité de leur course, les plus vaillants fuyant à toute bride, et se renversant les uns sur les autres. Malheur à la terre de Mé- roz! a dit l'ange du Seigneur; malheur à ses habitants, parce qu'ils ne sont pas venus au secours du Seigneur et de ses forts ! Bénie entre les femmes, Jahel, femme de Haber, Ginéen î bénie soit-elle en sa tente ! 11 a demandé de l'eau, elle lui a donné du lait; elle lui a offert de la crème dans la coupe des princes. Elle a pris un clou de la main gauche, et de la droite le marteau des ouvriers ; et, choisissant l'endroit de la tète de Sisara elle donnerait son coup, elle lui a enfoncé so" clou dans la tempe. Il tomba à ses pieds et perdit sa force ; il rendit l'esprit, après s'être roulé et agité devant elle; et il de- meura étendu mort sur la terre, dans un état misérable. Regardant par sa fenêtre, sa mère poussait des gémissements à travers le treillis. Elle criait de sa chambre : Pourcmoi son char larde-t-il à revenir? pourquoi les pieds de ses coursiers sont-ils si lents? Et la plus sage d'entre les l'en. mes de Si- sara répondit ainsi à la belle-mère : « Peut-être que main- tenant on partage le butin, et qu'on choisit pour Sisa'"i la plus belle d'entre les captives ; on lui donne en partage des vête- ments de diverses couleurs, les broderies éclatantes, les bro- deries, les ornements, pour parer le vainqueur, o Ainsi périssent toufe tes ennemis, ô Seigneur! Mais que ceux qui t'aiment, brillent comme le soleil à son lever!

Chants de l'Efjlise.

Ou pourrait ajouter à ces morceaux dii l'Ecriture le beau cantique de S. Ambroise Te Deum laudunuL^ ; le Laiula Sioii

de S. Thomas d'Aquin, nvoo les hymnes cie l'Eglise Vexilla Régis proileunt et Victimœ Pa.schali (1).

l'OKTES LYRIQLRS GP.ECS ET LATINS.

Le premier rang dans \c domaine de poésie lyrique après les Hébreux est aux Grecs. Leurs poètes les plus distingués par la lyre sont :

Orphée, en Thrace, vers 1230 avanlJ.-C. On lui attribue des Hymnes d" Initiation (Telzzai), au nombre de quatre-vingt- huit (-2).

Des hommes savants prétendent que l'auteur de ces hymnes est un certain Onomacrite (516 av. J.-C).

Miisce, ;t Atliènes, disciple d'Orphée. Les anciens, parmi plusieurs autres ouvrages dont ils croient Musée l'auteur, men- tionnent aussi des hymnes, mais tout s'est perdu. L'iiomonyme auteur du petit poème erotique intitulé Héro et Léandrc (il n'a pas 400 vers) appartient au G^ siècle après J.-C. De Linus, on ne connaît que le nom. Ampliion ne nous est connu que par les vers qu'Horace a consacrés à sa mémoire : Dictus et Amphion, Thebanœ conditor arcis Saxa movere sono tesludinis et prece blanda Ducere quo vellet. Ad Pis. 344.

(1) * Les lij'mnes les plus estimées remontent aux premiers siècles de l'Eglise. I,e mètre généralement employé alors était l'îambique de quatre pieds. Elles respirent la foi, et sans être dépourvues de poésie, sont sobres d'ornements. Celles d'auteurs modernes, (Gtoffln et Santeuil) sont ingénieuses mais manquent de simplicité. Au moyen âge on composa A&nproxes, dans lesquelles la quantilé syllabique est remplacée par la rime à la manière de la versitlcation romane. Les Proses les plus célèbres sont : Victimuf pMcaU , chant triomphal attribué à l'abbé Notker, moine de S'-Gal (880,. Selon Oénébrard cette prose serait antérieure à S. Augustin qui semble en citer des strophes; Venï Sanci'^ Spiritus attribuée par les uns au roi Robert (XI° siècle) par d'autres à Hurman, religieux de Richenou, en Souabe; Stabal Mater d'Innocent III, ou du frère mineur Jacopone de Benedetti (voir plus loin); D l'S »\'" du cardinal Frangipani, appelé Malabranca Dominicain, docteur de Paris (1294). D'autres prétendent que c'est l'ancien chant funéraire des Romains, comme un auteur moderne soutient que le Lauda Sion est leur ancienne marche triomphale quand ils montaient au capitole

(2) On appelait initia'ions des cérémonies rdli^ieuses, par lesquelles on expiait des sacrilèges commis par des individus ou par des villes entières. Elles .sont aussi citées sous le titre de puripcotioiis (y.X^CCOU.OI.) ou d'ab^oUttions (TïtXpc/.'U'JîlÇj.

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Jlomère, Les hymnes qui nous sont parvenus sous le nom d'Homôre peuvent être rangés parmi les plus anciens monu- ments de la poésie grecque, mais ils n'appartiennent pas à l'au- teur de VlUade. Ces hymnes, au nombre de 34, portent l'em- preinte d'époques et d'auteurs fort difTérents et sont ou de simples poèmes, ou des introductions à des poèmes épiques, ou de véritables épopées, telles que les anciens poètes avaient coutume d'en chanter avant d'entreprendre un poème de longue haleine, et ils renfermaient l'éloge de quelque divinité (l).

Sapho, de Lesbos (600 av. J.-C), inventrice du vers Saphique. Elle nous a laissé deux odes remarquables par la sensibilité, la chaleur et l'harmonie.

Alcée, de Mitylène (000 av. J.-C), inventeur de la strophe qui porte son nom. Ce poète ne nous a rien laissé. Cependant, c'est assez le louer que de dire qu'Horace a fréquemment imité ses odes, et même en a traduit quelques-unes.

Pindare, natif de Thèbes en Béotie (520 av. J.-C), le chef (les lyriques grecs. Outre des fragments d'odes, d'hymnes et de dithyrambes, nous avons de lui quarante-cinq hymnes ou chants de victoire, en l'honneur des vainqueurs couronnés aux jeux de la Grèce, et des divinités qui présidaient h ces fêtes. Le poète ne se borne pas cependant h l'éloge du vain- queur, il y mêle aussi l'éloge de ses aïeux et des dieux pro- tecteurs de sa patrie. Ce qui distingue ces hymnes, c'est l'accent sublime, ce sont des métaphores hardies, des pen- sées fortes, des images grandioses, une suave et douce harmonie dans la marche du vers. A force d'être concis, il devient parfois obscur. Les grammairiens ont divisé les hymnes de Pindare d'après les différents jeux dont ils im- mortalisent le vainqueur, en hymnes Olympiens, Pythiens, Néméens et Istlimiens Ci).

;1) Six seulement méritent une mention particulière : les hymnes à ApoUon Délieu, à Apollon Pijthien, à //ermt'.s", à Aphrodite, k Démrler et ?i Dionysos.

(2) I.yrlcorum longe Pindarus priuoeps spiritus magnificentia, sententii?, flguris, beatis- sima rerum vertooniinque copia et velut tiuodam elonuentiic (lumine; propter cjuîe eiim lloralius mérite (.rpilidit neitiini imitiiliileiti. Qnintil , Tnsf. orat., lib. X, 1.

71)

Eschyle, Sophocle et Euripide. Ces trois poêles se sont élevés au genre lyrique dans les chœurs de leurs tragédies. Voyez chapitre V de celte Seconde Partie.

Callimaque, natif de Cyrène (vers 300 av. J.-C). Ses hymnes^ au nombre de six, se recommandent par l'élégance du style, mais ne révèlent point un génie sublime, au défaut duquel Cal- limaque a voulu déployer une grande érudition (1).

Chez les Latins : Horace. * Q. Iloratius Flaccus naquit à Ve- nusium eu Apulie, le 8 décembre de l'an 65 av. J.-C, d'un affranchi, qui s'était enrichi comme huissier aux ventes publiques. Il étudia d'abord ;\ Rome, puis à l'âge de vingt ans, il se rendit à Athènes, pour s'y livrer à l'étude de la phi- losophie. De retour à Rome, presque tout son patrimoine avait été englouti par les guerres civiles, il acheta une charge de secrétaire du trésor, et consacra ses loisirs à la poésie. Remarqué de Varius et de Virgile, il fut présenté à Mécène et ensuite h Auguste, qui lui fit rendre ses biens, et chercha inutilement à le combler d'honneur. Ce fut à sa cam- pagne dans la Sabine, ou dans une terre près de Tibur, dont Mécène lui avait fait présent, qu'Horace composa la plupart de ses poésies. Elles consistent en quatre livres ù'Odes, un cinquième livre d'Epodes, deux livres de Saf/re.s, deuxd'EpUres et VArt poétique. Horace est un des plus beaux génies de l'antiquité. Dans ses odes, il se montre tantôt brillant, éner- gique, mais moins sublime que Pindare (2), tantôt naïf, déli- cat et gracieux comme Anacréon; il imite souvent le rhythme des poètes grecs, surtout d'Alcée, d'Archiloque et de Sapho. Rien de plus parfait que ses odes, dont le style

(1) On trouvera des détails ultérieurs Sur ces auteurs et leurs ouvrages dans Schoell, Histoire de la Uttérature grecque profa/ie, f . I, dans Rendez, Manuel de l'histoire de la tiUératii/i'e grecqi'e, et dans Weytingh, Historia Grœcorittn et Romanoriim lilleraria, Mechlii iae.

(2) *0n ne peut s'empêcher de reconnaître que dans le genre sublime, on ne sent sou- vent chez Horace qu'un enthousiasme factice, un élan calculé, un désordre savant étrangers à la véritable chaleur de l'inspiration.

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est d'une rare élégance. Nous parlerons ailleurs de ses autres poésies. Horace mourut subitement h l'âge de 57 ans, six semaines après Mécène, et douze ans après Virgile.

Les odes qui se disliiiauent par l'enthousiasme sont : Liv. I, iO. MercKvi facunde. i'-l. Qucm virum. 14. Pastor cum tra- heret. 21. Dianam tenerw. 31. Quid dedicatum. 35. 0 Diva qraturn. II, J9. Bacchum in rcmolis. III, 1. Odi profanum vulguft. 3. Jii.stum et tenacem. 5. CœJo tonantem. 11. Des- cende cœlo. 25. Qko me, Bacche. IV, 2. Pindarum quisqiiis. 3. Quem tu, Mclpomene. A. Qualem ministrum. 6. Dive, quem proies. Epode 7.>ne. Quo, quo scelesti, ruitis. 10. Altéra jam terifur, et le Poème séculaire.

Principaux poètes lyriques français.

Malherbe (1 550-1628), le créateur de la poésie lyrique en France, brille moins par l'enthouisiasme et le mouvement lyrique que par un style doux, harmonieux, correct, noble et simple en même temps. Cependant, il montre parfois une âme ardente et une imagination vive. Voyez l'éloge de Malherbe dans l'Art Poétique deBoileau, ch. I : Er^fln Malherbe vint, etc., V. 121-142, et son ode à M. Duperrier (1), pour le consoler de la mort de sa fille [Leçons de littérature] , et vous aurez une idée du talent de ce poète.

Nous allons citer quelques strophes de son chef-d'œuvre. C'est une ode adressée à Louis XIII, lorsque ce prince allait réduire les Rochelois. Il s'en faut de beaucoup que cette ode soit parfaite. Les expressions sont quelquefois faibles, et les images peu justes. Mais malgré ces défauts, que le temps vécut le poète excuse, elle révèle du talent poétique.

(1) * Qui ne connaît ces belles strophes :

Mais elle était de ce monde, les plus belles choses

Ont le pire destin ; Et, rose, die a vécu ce que vivent les roses,

Ij'espace d'un ni:itiii. I.a uiort a des rigueurs à nulle aulr -s pareilles ;

On a beau la prier, I,a cruelle qu'elle est se bouclie les oreilles.

Et nous laisse crier. Le pauvre en sa cabane le cliaume le couvre.

Est sujet à ses lois ; Et la garde qui veille aux barrières du Louvre,

N'en défend pas nos rois.

81 - A LOUIS XIII.

Donc un nouveau labeur à tes armes s'appreste. Prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion, Donner le dernier coup à la dernière teste De la rébellion.

Fay choir en sacrifice au démon de la France Les fronts trop élevez de ces âmes d'enfer, Et n'épargne contre eux, pour notre délivrance, Ni le feu ni le fer...

Les sceptres devant eux n'ont point de privilèges; Les immortels eux-mêmes en sont persécutez, Et c'est aux plus saints lieux que leurs mains sacrilèges Font plus d'impiéiez.

Marche, va les détruire, éteins-en la semence; Et suy jusqu'à leur fin ton courroux généreux, Sans jamais écouter ni pitié ni clémence, Qui te parle pour eux.

Ils ont beau vers le eiel leurs murailles accroistre. Beau d'un soin assidu travailler à leurs forts, Et creuser leurs fossez jusqu'à faire paroistre Le jour entre les morts...

rendront tes guerriers tant de sortes de preuves Et d'une telle ardeur pousseront leurs efforts. Que le sang étranger fera monter nos fleuves Au-dessus de leurs bords.

Par cet exploit fatal, en tous lieux va renaître La bonne opinion des courages français ; El le monde croira, s'il doit avoir un maître, Qu'il fAUt que tu le sois...

Thvophile de T'iaw (1590-1626). Son imagination ardente et vive est souvent irrégulière, extravagante, parfois même libertine. Sa versification et sa diction , qui se font remarquer par la vigueur, la facilité et l'aisance, manquent quelquefois de cor- rection et de noblesse (1).

(1, Théophile était d'abord calviniste, il abjura plus tar.l cette secte, poi r rentrer daus le sein de l'Église catholique. Voyez plu* loin sou Madrigal sur Henri IV.

8'2 -

Racan (1589-1070). Ses 0(33s révèlent une imagination vive, de l'élévation et de l'enthousiasme ; mais elles manquent de pureté et de correction. 11 a mieux réussi dans le genre pasto- ral. Voyez ch. 2, art. 4.

J. Racine (1039-1099). Il a porté la poésie lyrique à un très- haut degré de perfection dans les chœurs d'Esther et d'Athalie, dans ses odes et ses cantiques. L'enthousiasme, le mouvement lyrique, une douce harmonie, une versification heureuse, le mettent au-dessus de J.-13. Rousseau. Voyez plus loin la bio- graphie de ce poète illustre.

J.-R. Rousseau (1070-1741). Il nous a laissé des imitations des psaumes, des odes et des cantates. Une heureuse imitation des anciens, la fidélité aux bons principes, la pureté du langage et du goût, une grande harmonie, une correction de style remar- quable, une rigoureuse exactitude à observer les règles, de la grandeur et de la noblesse dans les idées, rarement du sublime, peu d'invention : voilà les caractères de sa muse lyrique, qui manque d'ordinaire de ce qui fait le véritable poète lyrique, c'est-à-dire, de l'enthousiasme. Ses plus belles odes sont, outre celles que nous avons déjà indiquées, la le du liv. III, Tel que le vieux pasteur; la 5e, Ce n'est donc point assez, et la 5e du liv. IV, C'est trop longtemps. Voyez ce que nous disons de ce poète à l'article Cantate.

Le Franc de Rompignam (1709-1784). Il rend avec un talent rare les beautés des prophètes. Style noble, idées grandes et sublimes, pas de faux éclat, le terme propre : voilà les qualités de ses odes, où, d'ailleurs, il manie la langue en maître. Voyez Leçons de littérature, et nommément son ode sur la Mort de J.-B. Rousseau; et à l'art. II de ce chapitre, sa traduction du Ps. Super flumina.

Gilbert (1751-1780). Il a du talent poétique, des idées fortes et élevées, des sentiments nobles, des images grandes et sublimes ; mais son style est incorrect, ses mouvements ne sont pas toujours assez naturels, ses transitions quelquefois trop brusques. 11 montre toujours un grand respect pour la reli- gion et le goût. La mort l'enleva trop tôt au commerce des Muses.

* en Lorraine, de parents pauvres, il vint à Paris, avec l'espoir d'y trouver une ressource dans son talent poétique. 11

- 85 ~

fil d'abord des odes. Aigri de les voir si peu accueillies, il embrassa le genre de la satire. 11 attaqua surtout les faux phi- losophes {Le dix-huitième siècle. Moi apologie, etc.), ce qui lui fit des ennemis, sans le tirer da la misère. Il mourut à l'Hôtel-Dieu, à Paris, à l'âge de 29 ans. Huit jours avant sa mort, il composa celte belle élégie {Le poète mourant), dont tout le monde connaît la célèbre strophe :

Au banquet de la vie, infortuné convive,

J'apparus un jour et je meurs : Je meurs, et sur ma tombe, lentement j'arrive,

Nul ne viendra verser des pleurs.

(Voir L^eçons de littérature).

Lebrun, Ponce-Denis Ecouchard (1729-1807). Ses odes, qui indi(iuent un caractère versatile, ont de l'énergie, de l'élévation et de l'enthousiasme. Le style en est harmonieux, parfois enflé. Moins correct que i.-h. Rousseau, il est plus poète, et mérite une place parmi les poètes lyriques de sa nation (1).

* Lebrun Pierre-Antoine, et mort à Paris (1785-1873) qui à douze ans avait fait la tragédie de Coriolan et s'était rendu célèbre à vingt ans par l'ode Austerlitz , donna le signal d'une féconde révolution littéraire surtout dans le genre dramatique. Voyez plus loin l'art. Tragédie. Ses premiers essais lyriques respirent le plus ardent patriotisme. En 1817, l'Académie avait proposé pour prix les Avantages de l'étude L'cpîlre de P. Lebrun remporta la palme, contre des émules tels que Casimir Dela- vigne et Victor Hugo. H partit pour la Grèce et y amassa un

;l; " Le surnom <le Pindare que lui donna Clienier, est une dérision. Son style, qui n'est r^as sans force et sans noblesse, a quelque chose de raide et de sec; et, comme l'a dit Saiute-Beuve, l'accent déclamatoire y perce à tout moment. Adepte du parti pliilosophique de Voltaire, ai-rri par les railleries auxqu iUes il fut en butte, 11 se livra entièrement à l'àpreté de son caractère, et exhala sa bile en six cents épigrammes Napoléon, croyant récompenser en lui l'auteur de VOde à la grande armée, publiée peu de jours après la bitaille d'.\usterlitz ;1805j, lui accorda une pension de 60OO francs. Lebrun-Pindare ap- prenant que l'ode était d'un jeune émule de 2<) ans appelé Lebrun (Pierre Antoine) pour se venger de son homonyme, accepta la pension et la conserva jusqu'à sa mort. Voici le d»bul de cette Ode :

Suspends ici ton vol ; d'où viens-tu, Renommée »

Qu'annoncent tes cent voix à l'Europe alar.née î

Guerre! —et quels enr.emii veulent être vaincus?

Alterna ids, Suédois, Ruïse.î, lèvent la lance; Ils menacent la France.

Reprends ton voU déesse et dis qu'ils ne sont plus.

.si -

riche li'ésor d'impressions el d'images qu'il publia en 1828 sous le litre modeste de Voyages de Grèce, pour faire ses adieux à lu poésie. Cependant dix ans plus tard il célébra l'entrée de Lamartine à l'Académie, (où lui-même siégeait depuis 1828) en y lisant sa belle ode, le Ciel d'Athcites, toute brillante d'un pur reflet de ce beau ciel (1). Le plus grand nombre de ses poésies étaient à peu près inconnues quand il se décida enfin, en 1844, à les publier.

REMARQUE SLR LA POÉSIE MODERNE.

C'est dans le genre lyrique que la poésie du XIX- siècle s'est le plus distinguée, en se débarassant du lyrisme factice du siècle précédent, l'ode n'était guère, le plus ordinai- rement, qu'une combinaison solennelle de figures de rhéto- rique. Lamartine, V. Hugo, Alfred de Vigny, quelquefois Casimir Delavigne, et après eux Reboul, Brizeux, Laprade, etc. surent remonter aux sources de la véritable inspiration. Ils sentirent vivement par eux-mêmes et traduisirent dans une langue neuve des sentiments faits pour être compris par les générations contemporaines.

De Lamartine, * dont le véritable nom est Alphonse de Prat, au château de Saint-Point (Màcon), en 1790 est mort h Paris en 1869. Le nom de Lamartine, qu'il a pris, est celui d'un oncle maternel. Élevé par une pieuse mère dans

;1, * Celui qui, loin de toi, sous nos pâles deux,

Athènes, n'a point vu le sokil qui féclaire. En vain il a cru voir le ciel luire à ses yeux ; Aveugle, il ne sait rien d'un soleil glorieux.

Il ne connaît que la luniii'To ! Alhène, mon Atliéne est le pays du jour. C'est qu'il luit: C'i'St ([Ue la lumière est belle : que \\ri\ euivré la puise avec amour. Que la sérénité ti.int son brillant séjour,

Innnol lie, immense, éternelle. Jusques au fond du ciel limpide et transparent Comme au fond d'une source, on voit; tout l'ieil y plonge : L'air scinllle, moiré conune reau d'un courant, Pur comme de beaux yeux, clair comme un front d'eufuut.

Doux comme l'tté dans un songe.

- HV)

la solitude de sa propriété de Milly, il entra plus lard au collège de Belley, il acheva son éducation sous la direc- tion des Pères de la Foi, auxquels il a dédié une de ses odes : Adieux au Collège de Belley (1). Après plusieurs voyages en Italie, qui ne contribuèrent pas peu h exalter son imagina- lion, il entra en 1814 dans les gardes du corps du roi Louis XVIII, qu'il ne quitta qu'h la fin des Cont-Jours. Les Médilations poétiques qu'il publia d'abord (1820), curent un succès prodigieux, grâce h l'élément chrétien qu'il y substi- tue Il l'antique mythologie paiennc. Ensuite parurent les Nouvelles méditations (1823), le Chant du Sacre (l-2o), et les Harmonies poétiques et religieuses (1829), son meilleur ou- vrage. On y remarque les mêmes beautés de style que dans les Méditations, mais avec un progrès véritable dans le fond, dans l'inspiration plus intime, plus religieuse, plus pure. Car, en effet, grand nombre des Méditations poétiques offrent de véritables dangers pour les jeunes lecteurs (2).

Un sentiment luiljiLuellemcnl religieux , des descriptions brillantes, un style niagnifuiue, quelquefois sublime, de grands mouvements, parfois des idées et des expressions vagues et

1 ' Kile se termine par cette stroplie :

A son dernier soupir, mon àme défaillante

Bénira les mortels qui firent mon bonheur.

On entendra redire a ma bouche mourante Leurs noms si chéris de mon cœur. (2) ^Xe vrai chiistianisme est encore plus absent des Aouvclles médilations que des premières; la relitriosité y est encore plus vague Le poète s'j' perd davantage dans de vaines et puériles rêveries, dans des contemplations vaporeusement sensuelles qui lui fout confondre la présence de Dieu dans l'univers avec la présence euchaiistique dans nos temples et le poussent ainsi à matérialiser le culte, la morale et les mystères du cliristianisme. Dans ses Hctrnionics poHiques l'auteur ne s'écarte pas moin? du christia- nisme positif et orthodoxe malgré certaines pièces admirables, comme le trè^chrétien H>/m)(e au Clirist. - Ce que possède éminemment Lamartine, c'est le don de l'iiarmonie. Malheureusement, ces phrases si sonores, ces vers si mélodieux, sont souvent très iiauvres de pensée. Le délayage est un de ses défauts habituels. A-t-il une belle idi'-e, il faut qu'il la tourne et la retourne, qu'il l'étende jusqu'à la fatigue et l'ennui. Au milieu d'une foule de négligences, de solécismes, d'incorrections de tout genre, il prodigue les gi'ands mots enflés d'épithètes, et veut, comme dit Shatiespeare, dorer l'or et ji^'r/'iimer la rose. (Godekroy).

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outrées, les règles de l'art quelquefois violées, des mots nou- veaux, une abondance qui déi;,énôre en prolixité : voilà ce que l'on trouve dans ces poésies lyriques. Ajoutons que quelques passages font soupçonner l'auteur de pencher vers le pan- théisme. Voyez dans les Leçons de littérature les pièces sui- vantes : ht Poésie sacrée le Vallon Bonaparte {[).

' Nous ne ferx)ns qu'indiquer les autres productions litté- raires de Lamartine, indignes, sous tous rapports, de l'auteur des Harmonies. Voyage en Orient (1835), Jocehjn (1835), La chute d'un Ange (1838), recueil d'extravagances et de monstruo- sités. Ces trois ouvrages ont été mis à Vlndex. Recueillements poétiques (1839), l'iiuteur mêle le blasphème au déisme. L'histoire des Girondins (1847) empreinte de sentiments répu- blicains, tendant à faire ressortir Vidée que le sang ne souille pas. Les co)?/î(ieiîces (1849), Toussaint Louverture, drame en cinq actes et en vers (1850), Geneviève (X'èoï), Le tailleur de pierres de Saint- Point (1851), Gruziella (1852), Nouvca^t voyage en Orient (1853), V7sîons (18o2), fragment d'un poème sur les transmigrations de ràme(!), plusieurs volumes d'histoire; enfin, forcé par des em- barras financiers, l'auteur des Harmonies se condamna à une sorte de travaux forcés littéraires par la publication périodique (1856) de son Cours familier de littérature, dont plusieurs Entre- tiens dénotent heureusement que de Lamartine dans ses vieux jours est revenu de ses erreurs (2).

Ed. Turquety, k Rennes en 1801 mort en 1867 {Amour et Foi Poésies catholiques H>imnes sacrées Primavera Fleurs à Marie Poésies religieuses, à l'usage de la jeunesse.) La- martine fit le premier sonner en France la lyre religieuse et chrétienne, Turquety fait un pas de plus : ses accents sont entièrement catholiques. Ses poésies ne respirent pas cette vague religiosité des Harmonies et des Méditations, mais une foi pure et sincère, une conviction profonde. Il est allô prendre, conime s'exprime un écrivain moderne, sa lyre aux murs du sanctuaire (3). Sa diciioii, en général, harmonieuse, gracieuse et souple, manque parfois de correction ; ses pensées, souvent

(1) On a recufilli les meilleures pièces de ses Méditations et Ue ses Harmonies en un seul volume. Bruxelles, De Mat.

(2) 'Ajoutons comme publications posthumes: le Manuscrit de ma mère i^SlQ); Sou- venirs et portraits (1871) ; Poésies inédites {lifl'i\ etc.

(3) Ch. Nodier.

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grandes et vigoureuses, sont vagues quelquefois. Moins véhé- ment que Lamartine et Y. Hugo, il a de la verve et du mouve- ment lyrique ; mais ce mouvement ne se soutient pas toujours jusqu'au bout. 6n peut aussi lui reprocher quelques comparai- sons un peu forcées, certaines tournures prétentieuses, l'usage trop fréquent de l'exclamation, quelques vers faibles. Enfm, il nous semble qu'il multiplie trop les images pour rendre une même idée, et qu'il se livre trop exclusivement aux sentiments de la tristesse et de la mélancolie, toujours chrétienne, il est vrai, mais poussée trop loin.

Parmi ses poésies, nous recommandons surtout les sui- vantes : Ode aux Catholiques Rosa mystica Psaume Amour l'Église le Pape l'Enfant Jésus le Martyre le Rayon, ce fut ta grâce. Sa meilleure pièce par l'élévation des pensées et par l'ampleur du style, c'est Mes poètes, dans le recueil Poé- sies catholiques (1836).

LE RAYON, CE FUT TA GRACE.

Une fleur fragile et petite Croissait aux fentes du rocher ; Elle allait tomber au plus vite, Quand un rayon vint la chercher.

Et sa tige fut relevée. Et l'étranger, seul, à l'écart, La respire à son arrivée, La redemande à son départ.

0 sois béni, toi, que j'embrasse De toute l'ardeur de ma foi ! Car le rayon, ce fut ta grâce : La fleur tombante, c'était moi.

Jean Reboul, poète et boulanger, à Nîmes en 1796, mort en 1865. Comme Turquety, Reboul est poète chrétien et catho- lique. Du génie, de l'enthousiasme, des sentiments élevés, des images neuves et hardies, distinguent sa poésie. Les comparai- sons parfois peu justes, les incorrections de style qu'on y ren- contre quelquefois, n'exciteront pas la critique, si l'on considère la condition du poêle. * Sa première pièce fut un chef-d'œuvre,

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VAuge et l'enfant (1828) dont le canevas se trouve dans le poète allemand Grillparzer, mais que le poêle français a de beaucoup surpassé. Aussi de Lamartine lui adressa-t-il une de ses Har- monies : le Génie dans; robacuritc. En 1836, Reboul publia ses Poétiies, l'on distingue r.4i(m()/ie an Christ, la Lampe, un Soir (Vhiver, etc. Son poème biblique du Dernier Jour (1840) est inférieur à ses odes. De ses trois tragédies, le Martyre de Vivia (1858) a obtenu quelque succès. Son dernier ouvrage est intitulé les Traditio)inelles (1857). Nous citerons sa première ode :

L'ANGE ET L'ENFANT.

Un ange, au radieux visage, Penché sur le bord d'un berceau, Semblait centempler son image, Gomme dans l'onde d'un ruisseau.

Charmant enfant qui me ressemble, Uisait-il, oh ! viens avec moi ! Viens, nous serons heureux ensemble, La terre est indigne de toi.

Là, jamais entière allégresse; L'âme y souffre de ses plaisirs, Les cris de joie ont leur tristesse, Et les voluptés leurs soupirs.

La crainte est de toutes les fêtes ; Jamais un jour calme et serein. Du choc ténébreux des tempêtes. N'a garanti le lendemain.

Eh quoi! les chagrins, les alarmes. Viendraient troubler ce front si pur! Et, par l'amertume des larmes, Se terniraient ces yeux d'azur !

Non, non, dans les champs de l'espace, Avec moi, tu vas t'en voler; La Providence te fait grâce » Des jours fjue lu devais couler.

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» Que personne dans ta demeure

» N'obscursisse ses vêtements;

» Qu'on accueille ta dernière heure

» Ainsi que tes premiers moments.

» Que les fronts y soient sans nuage,

» Que rien n'y révèle un tombeau;

» Quand on est pur comme à ton âge,

» Le dernier jour est le plus beau. »

Et, secouant ses blanches ailes, L'Ange à ces mots a pris l'essor Vers les demeures éternelles... Pauvre mère!... ton fils est mort.

Victor Hi(f/o. ' à Besancon ^^1802) d'une mère vcndvcnne et d'un père rcpnhlicaln, qui devint général sous l'empire, le jeune Hugo passa ses premières années à voyager en France, en Suisse, en Italie, en Espagne, etc., faisant ses études successi- vement au couvent des Feuillantines à Paris, au séminaire des nobles de Caslille, pour les poursuivre de nouveau à Paris dans une institution préparatoire à l'école polytechnique, l'institut Cordier. Dès 1817, il obtint une mention honorable au concours de l'Académie pour sa pièce les Avantages de Vétude (1) De 1819 à 1822, il fut couronné trois fois par l'académie des jeux floraux de Toulouse pour ses odes : les Vierges de Verdun, le Rélahlisse- ment de la statue de Henri IV, et Moïse sur le Nil. Stimulé par l'exemple de Lamartine, il publia un premier volume d'Odes et Ballades (1822), dont la plupart n'ont rien de commun avec les deux genres que les littérateurs désignent sous ces dénomina- tions. Ces odes sont presque toutes politiques, et respirent l'ardent royalisme de l'auleur à cette époque. Sans être des chefs-d'œuvre, plusieurs renferment de belles et grandes pen- sées. Classiques pour la forme, elles sont déjà romantiques par le sentiment et l'idée. Quant aux ballades, ce sont de petits poèmes gracieux, qui ne disent rien à l'âme ni au cœur, et dont plusieurs ne sont pas sans danger pour le jeune lecteur. Bien- tôt après parut un nouveau volume û'Odcs et Ballades (182G). Le

(!) * Lebrun obtint le prix destiné ù V. Hugo, dit on, et <iu'0D n'csa lui accorder, parce qu'il n'était encore qu'un enfant.

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poète s'y montre moins monarchique et moins classique, mais par contre, les sujets qu'il traite sont plus variés. Il y respecte encore la loi du Christ. Cependant s'il ose y dire encore :

Ma douce Muse est innocente et belle, L'astre de Bethléem a des regards pour elle,

néanmoins, on ne saurait parcourir tous les morceaux de ce recueil sans prudence. Vinrent les Orientales (1828), riches en poésie colorée, mais vides de pensées. On y remarque les pre- miers symptômes du déplorable système adopté depuis par l'auteur : la théorie de l'étrange et du bizarre, l'abus de l'anti- thèse et le mépris de toute règle (1). Les Feuilles d'Automne {iS3i) dont l'objet est de chanter les joies de la famille, le meilleur de ses recueils poétiques, renferment cependant des strophes qui indiquent que l'auteur glisse déjà sur la pente fatale de l'incré-

(1) * L'enfant grec.

Les Turcs ont passo là, : tout est ru-ne et deuil.... Tout est désert : mais non, seul près des murs noircis. Un enfant aux yeux bleus, un enfant grei-, assis.

Courbait sa tète humiliée. n avait pour asile, il avait pour appui Une blanche aubépine, une fleur, comme lui

Dans le grand ravage oubliée.

Ah : pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux, Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus

Comme le ciel et comme l'onde. Pour que dans leur azur, de larmes orageux. Passe le vif éclair de la joie et des jeux.

Pour relever ta tête blonde. Que veux-tu? bel enfant, que te faut il donner Pour rattacher galment et gaiment ramener

En boucles sur ta blanche épaule Ces cheveux qui du fir n'ont pas subi l'affront, Et qui pleurent épars autour de ton beau front,

Connne les feuilles sur le saule « Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux » Est-ce d'avoir ce lis, bleu comme tes yeux bleus.

Qui d'Iran borde le puits sombre' Ou le fruit du tuba, de cet arbre .«i grand Qu'un cheval au galop met toujours en courant

Cent ans à sortir de son ombre! Veux -tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois. Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois ,

Plu.s éclatant que les cymbales >. Que veux-tu * fleur, boau fru t ou l'oiseau merveilleux ?

.Vmi, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus,

..Je VL-ux de la poudre et des balles. (Orientales).

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dulité. Les Cha)Us du Crépuscule {[S3b), les Voix i)Uéricurcs (1837), les Rayous et les Ombres (1840), les Contemplations (1856), ne renferment que les chants lugubres du doute et du désespoir, et nous montrent l'écrivain se dépouillant de son auréole de poète, à mesure qu'il perd les lumières de la foi. Au milieu de ses étranges divagations son génie poétique pâlit visiblement. Aussi, de chute en chute, V. Hugo a-t-il fini par s'embourber dans la fange de cet ignoble ouvrage, les Chansons des rues et des bois (1865), l'absurde, le grotesque et le puéril le dis- putent au dégoûtant, à l'impie et h l'obscène (1). Napoléon le Petit (Bruxelles 1852) et Les cliàtitnents (1853) série de pam- phlets politiques, renferment des morceaux d'une force, d'une énergie et d'un coloris extraordinaires; tel VExpiation ou les trois actes de la chute de Napoléon, Moscou, Waterloo, Sainte- Hélène. Mais on y voit sans cesse l'auteur confondre dans ses attaques le catholicisme et l'empire. L'année terrible (1872), recueil inspiré par les sinistres événements de 1870-1871, con- tient des théories sociales extrêmement dangereuses. L'art d'être grand-père (1873), presque entièrement rempli du charme de l'enfance, est l'adoration de l'aïeul pour ses petits-enfants. Mais ici encore se retrouvent des sorties violentes contre le christianisme. Nous ne parlerons pas d'une œuvre détes- table par l'inspiration et dont pas une page ne rappelle le poète : Le Pape. Enfin, vient de paraître le nouveau poème de V. Hugo, intitulé VAne (1880). C'est l'âne de la fable, l'une qui parle et qui s'adresse au philosophe Kant pour lui faire part, dans un discours de cent cinquante pages, de ses impressions sur l'humanité; mélange de sottises, d'impiétés et de choses étonnantes.

(1) * Voici un échantillon de cette affreuse poésie :

L'Ascension huinavw. Chansoi-.

L'homme et Dieu sont parallèles.... Tiou créa le preiuinr verbe ((),

Dans tout génie, il s'incarne; [l'homme) Et GutemberK 1^ second.—

Le monde est sous son orteil ; L'erreur tombe , ou révacue ,

Et s'il n'a qu'une lucarne. Les dogmes sont muselés,

n y pose le soleil. L'homme est l'invincible Hercule ;

Le progrès est en litigo Joie aux fleurs et pnix aux blés : (!)

Entre l'homme et Jéhova ; Il veut. Tout cède et tout plie.

La gretfe (l'homme) ajoute à la tige : (Dieu) l\ construit, quand il détruit; (::)

Dieu cacha, l'homme trouva. Et sa science est remplie

Il (Dieu) est grand, l'homme fécond; Des lumières de la nuit. (;i)

- !)-2 -

* Nous parlerons ailleurs de ses ouvrages en prose. L'excès en tout, dans les idées et dans la forme, l'abus de l'anlilhèse, la recherche des elTels, l'envie d'élonner, tous ces défauts propres aux époques de la décadence compromettent les beautés ré- pandues dans ses nombreuses productions poétiques, et lui ont valu le nom de Fou subliwc.

Comparé à Lamartine V. Hugo a les mêmes défauts litté- raires; mais on trouve chez lui plus de génie, plus d'enthou- siasme et une inspiration plus ardente. Il est moins soutenu, moins soigné, ses vers ont souvent une raideur et une dureté affectées (1); ses plus belles pensées sont souvent suivies d'idées communes, vulgaires ou extravagantes ; il se plaît h confondre le beau avec le laid, le bizarre avec le sublime.

* Victor de la Prade, en 1812, ancien professeur de litté- rature française à la faculté des lettres à Lyon, a publié les Parfums de Madeleine {\S39), la Colère de Jésus (1840), Odes et Poèmes {[SU), Poèmes ci'augéliques {[Soi), les Symphonies (1855). Ces deux derniers ouvrages lui ont ouvert les portes de l'Aca- démie française. Dans ses premières productions, le spiritua- lisme mêlé à une sorte de panthéisme, peut égarer le lecteur ■dans des rêves malsains. Les Symphonies (1855), les Idylles héroïques (1858), les Voix du silence (1865) marquent un progrès continu dans la foi et dans le talent du poète. Il y célèbre les rapports de l'àme avec le monde extérieur ; mais tout n'y est pas irréprochablement chaste. Les chants patriotiques publiés pendant la guerre de 1870 manquent de vigueur. Son dernier poème, le Livre d'un père (1876) est vraiment, comme on l'a dit, le premier senti et écrit entièrement pour les enfants.

* La poésie de M. de Laprade est d'une grande élévation, mais on éprouve une certaine fatigue h lire d'une façon suivie ces vers dont l'allure est trop constamment grave et solennelle. Ce qui distingue ses poésies religieuses c'est un grand respect pour la foi el pour les mœurs. On peut lui reprocher quelques

;1) * C'est en imitation di; ces vers si durs (ju'on a fait les suivants, à propos des efforts inutiles de V. Hugo pour arriver à l'Aoadéniie. Ce ne fut qu'à force d'intrigues qu'il y parvint en 1841.

Où, ô Hugo: huc!iera-l-on ton nom!

Justice enlin rendu que ne t"a-t-on!

Quand donc ati corps qu'Académie on nomme.

De roc en roc grimperas-tu, rare homme !

!)3 -

pensées obscures, et l'alms des licences pocliques dans la ver- sification. Nous ne dirons rien de la légende spiritualisle qu'il publia en 18'i-i (Psyché), ([ui nous semble atteindre un but dia- métralement opposé à celui que l'auteur s'était proposé. On lui reproche avec raison certaines pages trop crûment sensuelles. Nous parlerons ailleurs de ses productions satiriques et de son épopée champêtre Pernette (1868). Citons quelques strophes de la dédicace de ses Poésies évungéllques, qu'il olTre à sa mère malade.

DÉDICACE. A ma mère.

Il est à vous ce livre issu de la prière. Qu'il garde votre nom et vous soit consacré; Ce livre où. j'ai souffert, ce livre j'ai pleuré, Ainsi que tout mon cœur, il est à vous, ma mère !

J'y mis tout ce que j'ai d'espérance et de foi, Ma plus ferme raison, mes ardeurs les plus hautes, Mon âme entière... hormis ses erreurs et ses fautes ; L'œuvre en est donc à vous, ma mère, plus qu'à moi...

dans un temps rebelle à prononcer : Je crois! .l'ai payé le tribut à ses erreurs funèbres; Mais, pour me retrouver, du fond de ses ténèbres. Je vous voyais marchant au chemin de la croix...

Oui, lorsqu'au fond du mal tombe une âme asservie, Sans retour vers l'honneur, quand un homme se perd, Clierchons à son foyer méprisable ou désert.... Une mère chrétienne a manqué dans sa vie.

Merci, mon Dieu, merci, vous frappez en aimant! Vous n'avez à mon Ame épargné nulle épreuve, Vous mélangez de fiel toute onde je m'abreuve, Vous m'avez fait un cœur qui saigne à tout moment.

Tout mon être est en soi trouble et tristesse amère, Je marche sans espoir et sans force, ô Seigneur ! Mais j'ai reçu de vous bi-;n plus <\ue le bonheur : Vous m'avez donné to.i. en me donnant ma mère.

ot -

Sur ce lit de douleur où, le cœur résigné,

"Vous souffrez vaillamment, pour que Dieu nous pardonne,

Avant le prix céleste au martyre assigné,

Mère, je veux aussi vous mettre une couronne.

Voici ma poésie : elle sème, en pleurant,

Ses fleurs sur votre front ceint dti bandeau d'épines,

Il ne m'appartient pas ce don que je vous rends ; (rime défectc)

Eclose en moi, la fleur a chez vous ses racines.

Mais l'instant du soleil pour vous-même est venu ; 11 faut qu'à votre nom j'attache une auréole. Dieu voudra que ton feu, dans l'ombre contenu, Grande âme de ma mère, éclate en ma parole!...

* Charles Nodier (1783-1844), de l'Académie française, connu surtout comme philosophe et historien, a publié un grand nombre de petits romans et deux volumes de poésies : Essais iVun jeune L'a/v/c (1804) et Poésies diverses (1827). Il montre dans ses fables,* contes, romances, élégies, beaucoup d'esprit, de grâce, de sentiment et une imagination fortA'ive, parfois exaltée. Son style est brillant. Voyez, dans les Leçons de litlérature, son Hymne à la Vierge, dont nous nous plaisons à citer cette strophe si connue :

Hélas ! ces héros éphémères Qu'élèvent de sanglants pavois, Sont inexorables aux mères : Ils ne comprendraient pas ta voix. Mais Dieu, dans son amour immense, Permet que ton pouvoir commence finit celui des humains. D'un seul regard lu le désarmes, Et l'on dit qu'une de tes larmes Eteint la foudre dans ses mains.

* Ulrich Cullinçmer (ilSb-lSOG), auteur de Goffinou les mineurs sauves, Mélanges poétiques (1824), Fables et méditations, Recueil d'élégies, Charles VII et Edith, poèmes. Elégance de style et naturel, versification gracieuse et facile, de l'âme et une cer- taine indolence rêveuse, voilà ce qui distingue ses poésies. VEnfant malade mériterait d'être cité, mais il faut se borner.

115 -

* Sainte-Beuve iCharlcs-AuniisUn] (1804-1809), connu particu- lièrement par ses Critiques et portraits littéraires, poète et écri- vain versatile, sans principes fixes ni littéraires ni religieux, qui, passant successivement d'un camp à un autre, prête le flanc aux critiques de tous les partis. Trop exalté par les uns il a été trop déprécié par les autres. Il débuta (1829) pav Joseph Delonnc jeune homme désespéré avant d'avoir vécu, rêvant un monde meilleur dès le maillot. Ses Cousoiations (1830) passent pour son meilleur ouvrage; poésie intime et originale, règne un accent mélancolique et tendre, et un certain mysticisme religieux qui cache mal le libre-penseur. Les beaux vers, les vers raciniens, n'y sont pas rares, mais, comme l'a dit un cri- tique, ils sont souvent gâtés par les intempérance du roman- tisme. Les Pensées d'Août (1837), sont fort médiocres. Ce critique si sévère pour les autres n'est pas lui-même un écri- vain pur et correct.

Principaux poètes lyriques Belges.

* Théodore Weustenraad, h Maestricht en 1805, mort h Jambes près de Namur en 1849, a publié les Chants du réveil (1831), la Ruelle au banquet de Warfusée, drame en 5 actes et en prose (1835), Recueil, Célina et quelques pièces flamandes, Poésies lyriques (1848).

* On se tromperait fort, si l'on jugeait du cœur et du carac- tère de l'auteur d'après les sentiments âpres, misanthropiques et parfois peu religieux que respirent surtout ses premières poé- sies. L'imagination domine chez lui, et donne souvent à ses pensées une force et une énergie qui lui font dépasser les limites du bon goût. En voici un exemple dans la description qu'il fait de la royauté de notre Seigneur, bafouée par les juifs dans sa passion.

* Triomphe! le peuple l'emporte! Pilate a livré Jésus-Christ ; Déjà, s'avance sous escorte Le Roi que les Juifs ont proscrit ; Déjà, de la cour du Prétoire La victime a franchi le seuil.

- PC) -

Sois fier, peuple, de ta victoire! Le monde en portera le deuil.

Tout à coup, l'œil hagard, s'élance dans l'arène Un juif aux clievcux roux, h la démarche obscène ; Sur le Christ pâle et calme, il fond en rugissant, Et, d'un ignoble geste le mépris éclate, Lui jette sur l'épaule un haillon écarlate. Plein de boue et de sang.

Et le peuple applaudit, et sa voix de tonnerre,

Eclatant en cris convulsifs, Fait répéter aux échos du Calvaire :

Salut! salut, ô Roi des juifs !

Allons! au tour d'un autre. Il faut large vengeance. Un vieux Pharisien en chancelant s'avance; La foule devant lui s'écarte avec respect; Sur les pieds nus du Christ lentement il s'incline, Se relève, lui met la couronne d'épine, Et lui donne un soufflet.

Et le peuple applaudit, et sa voix de tonnerre, etc., etc.

Silence ! il manque un acte au sacre symbolique, Pour qu'il soit accompli selon le rite antique. Le Christ attend son sceptre : un nègre circoncis. Vieil esclave, échappé des cachots du Prétoire, Lui fixe entre les mains un roseau dérisoire, Et lui crache entre les sourcils.

Et le peuple applaudit, etc., etc.

* Le Remorqueur et le Haut Fourneau ont particulièrement fixé sa réputation de poète. Ce sont deux poèmes de cinq cents vers environ chacun, l'on remarque de belles et grandes pensées, des images vives et hardies, des vers d'une énergie extrême, de l'enthousiasme, du feu, du génie, mais souvent un manque de goût. Le poète sacrifie fréquemment l'harmonie du style h l'harmonie imitative, la pensée à l'image, et même la langue à la pensée. Il se complaît un peu trop à vaincre la diffi- culté du sujet dans des descriptions romantiques, c'est-à-dire, esclaves des détails.

!)7 Nous re citerons que quelij'ses slroplies du poi-me

* Le Remorqueur.

Regardez! le voilà! Quelle noble stature ! Que de génie empreint sur sa puissante armure ! Vingt siècles de progrès vivent sous ce métal; Eléphant par la force, et cheval par la grâce, Tigre par la vitesse, el lion par l'audace, Il ne reconnaît, lui, ni maître ni rival.

Ni maître ! Il en est un! L'homme, voilà son maître ! L'homme qui le conçut et qui lui donna l'être, L'homme qui fait d'un geste obéir le Tilan, Et qui va, tout à l'heure, à ce colosse inerte, A ce spectre debout dans l'arène déserte, Imprimer par la flamme un formidal)le élan.

Autour de l'enceinte gardée, Devançant l'heure du départ. Déjà la foule débordée Monte, se répand au hasard, Et dans sa joie et son délire, Appelle à cris tumultueux Le sombre acteur, dont elle admire Les membres forts et vigoureux.

Un éclair a jailli de son ventre torride. Ses naseaux ont sifflé, ses poumons ont gémi; •Sa croupe, verte et noire, a, sous un choc rapide, Subitement frémi ;

Une fiévreuse ardeur dans ses veines circule, Il lance, à droite, à gauche, un torrent de vapeur, II trépigne, il s'agite, il s'avance, il recule. Honteux de sa torpeur.

Il la secoue enfin, il est libre, il arrive, Il s'attelle au convoi d'un pas majestueux, Rugit d'orgueil, se tait, el, l'oreille attentive, Attend le signal des adieux.

1)8

Triomphe! il est donné, le peuple le répète, Et la voix des clochers, et la voix des canons, En hymnes l'i-alernels éclatent sur sa tôle Prolongés par l'écho des monts.

Alors, ses crocs tendus, la masse monstrueuse S'ébranle lentement, à bonds heurtés et lourds ; Bientôt, de choc en choc, sa marche paresseuse Roule, en s'accélérant toujours.

Un orage de bruit inonde l'atmosphère. Le gaz à flots stridents s'échappe plus pressé, El le géant vainqueur s'élance ventre à terre Sur le chemin qu'il s'est tracé.

Plus prompt que la parole. Plus sûr que le regard. Il part, il fuit, il vole Au but fixé par l'art ; Monts, plaines, tout s'efface Sous son ardent sillon. Tout s'unit dans l'espace, Et rien n'est horizon !...

Sous l'arche d'un tunnel sonore Il s'est englouti, le géant, Emportant d'un pas de centaure Un peuple muet et béant ; Noir convoi de spectres funèbres Qu'aux feux croisés de ses éclairs Il semble, au milieu des ténèbres. Mener en hurlant aux enfers.

0 terreur ! si la sombre voûte ,

S'écroulait!... si jamais un choc

Le rejetait hors de sa route

Brisé, broyé contre le roc,

Quel deuil alTreux !... Mais l'homme veille,

Mais Dieu pour nous est toujours là.

Écoutez ce bruit qui s'éveille.

Grandit, éclate... Le voilà !

iH» -

Sous un soleil vif el splendide, 11 reparaît à l'horizon, Déroulant sa crinière humide Autour des arbres du vallon, Répandant à flots sur l'argile L'or de ses rubis sulfureux, Et lassant par son vol agile Le vol de l'oiseau dans les cieux.

Mais il a fourni sa carrière, Le pacifique conquérant ; Il rentre dans la Cité-Mère, Suivi de son cortège errant; Il rentre chargé des richesses De vingt cil es qu'il étonna, Et distribuant ses largesses Au peuple qui le couronna.

' Van Hasselt (André), membre de l'académie royale de Bruxelles, à Maestricht en 1805, mort à Bruxelles en 1874, publia d'abord les Primevères (1834), œuvre romantique digne de l'école de Victor Hugo. Il fit paraître grand nombre de poésies de circonstance, réunies ensuite en recueils sous le titre de Poésies (1852), Nouvelles poésies (1857), Poèmes (1863), Théâtre du jeu)ie-à(je {\S6i), Les quatre incarnations du Christ, j)Ocme social (1868), Le livre des ballades {iS12), Le livre des paraboles (1872). L'auteur semble avoir voulu s'arrêter sur la pente le roman- tisme l'avait d'abord placé. Cependant il n'a pas pu s'empêcher de glisser encore dans quelques abus consacrés parla nouvelle école. Le style est correct et plein de coloris, mais il manque de vie. L'auteur écrit plus de la tête que du cœur, et l'imagi- nation, chez lui, joue le rôle principal. De il arrive que le style a souvent l'air un peu prétentieux. On dirait que l'auteur vise à faire penser, mais plutôt par la singularité de l'expres- sion que par la profondeur de l'idée. Ainsi, le poète appelle la piété, un trésor austère le deuil, une ombre amère un chêne, l'arbre musicien l'enfer, un sinistre entonnoir plein d'ombre et jilein de flammes le firmament, un grand désert, un océan sans borne, dont les aiyles vont arpenter le seuil la France, un peuple Moïse son histoire, un poème écrit par l'épée sur les pages de ses

drapeaux. L'auteur parle en outre d'uu carqvois plein de flèches lyriques de saluer de loin Juvénal, à travers la cage rugissaient les tigres de ses vers d'un hymve formé de splendeurs inconnues des étoiles qui ouvrent leurs yeux de diamant de la France, reine qui sentait trembler le 7nonde sous son large orteil des crotales des digitales de la. pâleur qui masque le visage. Enfin, on rencontre dans une pièce, rangée parmi les odes, les expres- sions, bouge, taudis, cgout, sentine, chenapans, ho,gne, chiourme, chourineurs et truands, grinches, peigres, cloaqtie. Plusieurs pièces sont à l'abri de toute critique. Nous parlerons ailleurs de ses paraboles, cli. II, art. G. Son œuvre de prédilection semble avoir été Les quatre incarnations du Christ dont le titre seul laisse à désirer, parce qu'il semble indiquer une erreur ihéolo- gique dont il n'est pas nKÎme question. L'ouvrage est partagé en quatre chants, le premier chante le Glirist promis et venu; le deuxième, la ruine du paganisme avec l'empire romain par la doctrine du Christ; le troisième, l'union des esprits dans l'ex- pédition des croisades, et le quatrième, l'union des cœurs dans l'avenir par la paix universelle et le retour de l'âge d'or. L'au- teur vise au grandiose et tombe souvent dans le ridicule. Il y pose plus en savant qu'en poète (1). Nous citons le début du poème qui a remporté le prix au concours de poésie française, ouvert à l'occasion du 25e anniversaire de la fondation des chemins de fer en Belgique (1859).

* L'esprit de l'homme est grand. Il sonde toutes choses. La nature pour lui n'a plus de pages closes, Livre prodigieux, dont les textes vivants Nous parlent par la voix des forêts et des vents ; Pour'son œil clairvoyant Isis n'a plus de voiles; Il sait dans tous les cieux les orbes des étoiles. Et quel travail se fait, œuvre obscure des temps, O Gybèle féconde, en tes flancs palpitants.

(1) * Van Has.selt a publié aussi uu recueil di- soixant.;-sept '^élites pièces de poésie

intitulé Eludes rhythmiques, pour prouv(;r que la Inngue française se prête, à un certain

point, au rhythme provenant du mélance des syllabes lon,'ues et des brives, qui donne

tant de cliarnie au laiin, au grec, au flamand, à l'allemand, etc. Expl. " ïJ:;zr::ir~" "

La bariiue suivait su- IN^au pro.'b ide

Le cours d i liMn.

Les bi Isjs pondaient sa voile blonde

Dans l'air seri-iii.

- iOl

Il s'ouvre dans les airs des roules inconnues.

Il prend avec sa main la l'oudre dans les nues,

Ainsi qu'un oiseleur, un oiseau dans ses rets.

De tout sphinx, comme Oedipe, il connaît, les secret»-'.

Dans sa langue nouvelle, idiome éleclri(iue,

11 fait dialoguer l'Europe et l'Amérique,

Et, dans un même instant, ses signaux, faits d'éclairi,

Parlent et sont compris au bout de l'univers.

Océan, pour franchir tes goufîies et tes lames,

Ses nefs n'ont plus besoin de voiles ni de rames;

Dans leur sein, pour donner la vie à la torpeur,

(lomme un sang généreux il verse la vai)eur.

Du fer, du feu, de l'eau, rompant le long divorce,

11 associe en eux la pensée à leur force.

Des éléments il fait ses dociles agents,

Des ouvriers soumis et presque intelligents.

C'est ainsi que, domptant par degrés la matière.

Il la vaincra, Seigneur, quelque jour toute entière;

Et si, devant toi seul, il demeure ébloui.

Dans la création il est presque chez lui.

* Lesbroussanl (Philippe), ù Gand en 1781, mort en 1855, de l'académie royale, auteur du roman Famiy Seymour (1805), du vaudeville Vlntvujue en Vau- ou les aérostats (1814), et d'un recueil de Poésies (1827). Ce fut M. Lesbroussard, alors profes- seur de littérature française à l'université de Liège, qui se chargea en 1844 d'introduire dans la république des lettres les premiers essais poétiques d'un jeune poète belge, dont nous allons parier :

* Mlle Louisa Stappaerts {M^^ Ruelcns) publia Poésies religieuses (1843), les Pâquerettes (1844), Impressions et Rcv ries (1845). Ces deux derniers ouvrages sont précédés d'une préface fort flat- teuse de M. Lesbroussard. Fleurs des Blés (1859). Talent, fraî- cheur, facilité, harmonie, fruits d'une inspiration spontanée toujours morale et religieuse : voilà ce que l'on trouve dans les divers recueils, et de plus, dans le dernier, de la vigueur et de la force. Parfois on y découvre quelques incorrections ou de légères négligences. Nous citons une des Pâquerettes.

- 10-2 -

' cerisier.

Lorsque j'étais enfant, qu'un petit coin de terre

Me servait d'iiorizon; Lorsque je m'enivrais de l'air, de la lumiùre, De la brise, des Heurs, de l'onde, du gazon ;

Lorsque j'aimais, rieuse, à plonger dans le sable

Mes petits pieds tout nus, A suivre un papillon rapide, insaisissable, A chanter des oiseaux, les refrains bien connus ;

J'avais dans mon jardin un vieux pan de muraille

Que le temps ébréchait, Y laissant chaque jour une nouvelle entaille, Et sur ce mur poudreux un cerisier montait.

Dans la niche qu'y fit une pierre crevée

Habitait un moineau. Soignant avec amour sa gentille couvée, Pour qui le cerisier formait un vert rideau.

Quand les fruits étaient mûrs, toujours d'intelligence,

El l'enfant, et l'oiseau, A ses rameaux chargés venaient, sans défiance, Dérober à l'envi le plus brillant joyau.

Et ce plumage brun, et cette blonde tête,

Au soleil rayonnaient!... La joie était si vraie, et si pure la fête, Qu'en voyant ce bonheur les anges souriaient.

Oh! que ce souvenir seml)le rempli de grâce;

Qu'il me revient touchant! Non, jamais ici- bas rien n'efface la trace Que conserve l'esprit de nos [ilaisirs d'enfant.

* Benoit Quinet, (1) i> Mons en 1819, a publié la Voix d'inic jeune orne (1839), la Prière civique (iSii), Danlun chez les contcm-

(1) ' Nous ne parlons pas de rinipie Edgir Quinet, écrirai.! fiançais, dont Ips œuvres poétiques sont tombées dans roubll dés leur naissa;;ce : les d-îux épopées Napoléon (1?.36) et Pi-o^m '■Unie '1S38); les Esclaves (1853), drame en cinq tctes et ea vers.

103

porains (1849), poésies satiriques, dont nous parlerons plus loin: Pages détachées (-1851), Lilia (185G); un drame, l'Homme au masque de fer. Le poète s'est exercé dans presque tous les genres. C'est peut-être un inconvénient; peul-ôlre aussi l'au- teur chercbe-t-il, d'après le conseil de Boileau, à connaître son génie jiarticuUc):, pour se livrer ensuite exclusivement à un seul genre. Jusqu'ici la prédilection du poète semble être pour la satire. Quoi qu'il en soit, toutes ses poésies renferment des beautés d'un ordre élevé, et trahissent chez l'autour l'existence ri» feu sacré (1). Le mécanisme du vers prête parfois à la cri- tique. Quant aux sentiments et aux princijyes, de même qu'aux inten- tions et au but, tout y est bon ; et, sous ce rapport, l'auteur ne mérite que des éloges (2). Son dernier ouvrage : Au village (iSSl) est un recueil d'une dizaine de pièces charmantes sur tout ce que la villégiature peut olïrir d'intéressant.

* Espérance.

Bien sombre est la prison... mais par la meurtrière, Le prisonnier a vu le ciel qui lui sourit ; Et tandis qu'il murmure une ardente prière, Des pensers de bonheur lui traversent l'esprit.

Qu'en lui, plus que jamais, l'espérance soit forte! L'aurore des beaux jours bientôt se lèvera; Puis il verra s'ouvrir une secrète porte; Et, libre de ses fers, alors il sortira.

Doux rêve !... ce captif, oh ! oui, c'est ma pauvre âme; Et sa triste prison, c'est mon adversité; Le ciel qui lui sourit, c'est l'espoir qui m'enflamme. Et la pitié de Dieu sera ma liberté.

* Il est à remarquer que la Belgique a produit bon nombre de poètes, qui n'ont vu dans le conimeixe des Muses qu'un agréable passe-temps, et qui n'ont pas voulu faire de l'art des vers une profession et, beaucoup moins encore, un métier. Les pièces éparses en diiférenls recueils, ou dans les publi-

(i; R^rue calltol'que. Tome XII, 1854— 18ô5, page 280. (2) Journal historique. Tome XX, page 319.

) 04

cations périodiques, attestent que ce ne sont pas les esprits les moins puissants, ni les âmes les moins heureusement inspirées, qui se sont servis avec tant de sobriété de la lyre belge. Nous en citons quelques exemples.

* Espcro)is !

In fuie constatis. [Devise de MalinesJ.

Le ciel se couvre au loin d'épais et froids nuages; Aucun astre ne brille au sombre firmament; Partout à l'horizon s'amassent des orages : Mais l'aube d'un beau jour reluit à l'Orient.

Enfants dégénérés, le doute nous dévore ; L'or et la volupté se disputent nos jours ; Mais, dans les airs émus, la croix s'élève encore, Sur les autels du Christ, l'encens fume toujours !

Sans guide et sans pudeur, la foule indifférente Regarde avec dédain les temples ébranlés; Mais il est des cœurs purs, et leur prière ardente, Comme un tribut d'amour, s'élève des cités !

L'édifice sacré sur ses bases chancelle; Mais le Verbe divin se répand en tout lieu; La foi brise les monts, l'Eglise est éternelle, Et, comme au Golgotha, Jésus est toujours Dieu !

Du sage, ivre d'orgueil, la parole insultante Lance un arrêt de mort à ses adorateurs ; Mais, depuis deux mille ans, l'Eglise triomphante A béni les cercueils de ses blasphémateurs!

La sombre impiété, fière de ses misères, Marche, de jour en jour, vers des succès nouveaux ; Mais l'arbre de la foi, des tombes de nos pères, Etend sur l'avenir de vigoureux rameaux!

Comme, aux jours de Tibère, un peuple déicide Couvrait son front d'épines et ses lèvres de fiel, La multitude aveugle, en son ardeur perfide, Ose vouer sa haine au Fils de l'Eternel!

- 1(15 -

Mais aussi, comme ;ilors, les célestes phalanges Déposent leur couronne à ses pieds railieiix. Un seul de ses refj;ariis l'ait voler les arcnauLies, Un souffle de sa voix fait iressaiUir les cieux !

Celui qui marche en paix sous sa divine égide, Peut braver les enfers et la foule en coui'roux ; Quand son bras triomphant nous protège et nous guide, Qui peut courber nos fronts ou lutter contre nous?

J.-.r. ThonisskN. {Revue cailiolique IHAO).

11 existe, ce nous semble, entre celte pièce et la suivante,, publiée une dizaine d'années avant, des traits de parenté qu'on ne peut méconnaître.

* Rui)ics.

Arrêtons-nous ici, loin des pas du vulgaire. Dont j'osais de ma voix troubler les chœurs joyeux. Ici, mon âme, on peut pleurer sur sa misère : Comme en loi, c'est le deuil qui règne dans ces liiiux.

Vois ces débris épars, souillés dans la poussière ! D'un peuple de héros ce fut le séjour. La cité vers les cieux levait sa tète altière... Sa fortune, sa gloire a passé sans retour.

Le temple, dont le front dominait le rivage, Voit tomber lentement ses murs découronnés; Et du dieu, dont le temps a mutilé l'image. Gisent en mille éclats les membres profanés.

Ce fronton, qui là-bas s'abaisse sous le lierre, Des merveilles de l'art étalait le tableau. Regardons et Usons... A peine si la pierre Peut nous ofl'rir encor l'empreinte du ciseau.

Rien n'a résisté! rien... Temples, palais et dômes Sous le doigt de la mort ont croulé de concert, Et leurs seuls ossements, comme de blancs fantômes, De leur lugubre aspect attristent le désert.

10(3

Le peuple cependant, au sein de la vicloire, Disait dans son ivresse : « Ils seront éternels! » Ces murs h nos neveux porteront notre histoire, » Ecrite en lettres d'or sur leurs lianes immortels. »

Illusion!... Le temps, dans ses rudes étreintes, A vaincu ces palais frappant du front les cieux; Et le pâtre, foulant tant de gloires éteintes, Ignore jusqu'au nom de ce peuple orgueilleux.

Des plantes du désert la verdure rampante Mine et ronge le pied des monuments poudreux, Couvre les chapiteaux, et s'enlace et serpente Sur le bloc de granit qui supportait les dieux !

C'est qu'ici la nature, un instant asservie, A repris chaque jour un pied de son terrain. L'homme à la subjuguer épuise en vain sa vie; De tout ce qu'il a fait rien ne sera demain.

Mais d'où vient que mon œil aime à voir ces ruines Dresser leurs noirs sommets le long de ces coteaux. Et joncher les vallons, et franchir les collines, Comme un torrent grossi roule partout ses eaux?

Mais d'où vient que mon âme, en proie à la souffrance, Auprès de ces tombeaux, loin de l'homme et du bruit, Piespire un air plus pur, et trouve l'espérance Sous le sombre linceul de ce peuple détruit?

11 semble qu'une voix mystérieuse et tendre Vient parler à mon cœur du fond de ces débris, Pareille aux doux accents qu'on croit encore entendre, Quant les chants ont cessé dans les sacrés parvis.

Tristement entraîné sur la pente fatale. Arrêtant mon regard à tout objet de deuil, Je me dis en voyant la pierre sépulcrale : « Les peuples, comme moi, n'owt-ils pas leur cercueil?

» Oui, ce qui maintenant m'éblouit et m'étonne, » S'avance comme moi vers l'éternelle nuit. » La hache de la mort incessamment résonne... » Allons va le monde ; allons Dieu conduit !

- 107 -

)^ Que ce fragile corps rentre dans la poussière! » De ces liens impurs s'élant;arU vers les cieux, » Mon àme puisera dans des flots de lumière » Une vigueur nouvelle et de plus nobles feux. »

(J.-i. T , candidat en droit. Annales littéraires et }i}nlosoj)lnqiics. Liège, 1837).

* M. r;ibbé ./. R>jl;crs a publié dans différenles Revues sous le titre de Voix de ma solitude, une série de poésies très-remar- quables sous le rapport de la noblesse du sujet, de la grandeur des pensées et de la vivacité du coloris, (Liège, 1855, 1857)

Un volume séparé renferme un poèma de circo.istance : Le 8 Dé- cembre ou le chant de l'Immaculée. Nous parlerons ailleurs du grand poème en douze chants sur Saint-Bernard que l'auteur a publié en 1876. Nous citons la finale des

* Derniers moments du Clirist.

. . . I^a niorl ouvre les tombes.

Les esprits ont quitté leur ténébreux séjour. La foule devant eux fuit, comme les colombes A rapproche du vautour (i).

Quel prodige nouveau les frappe et les consterne? Entendez-vous ces voix et ces gémissements? Le pontife à l'autel en pleurant se prosterne; Le Temple est ébranlé jusqu'en ses fondements.

Une invisible main sévit au Sanctuaire :

Le voiie séculaire

Est soudain déchiré...

Le profane vulgaire Tremble h l'aspect du lieu trois fois sacré.

Est-ce le Dieu qui venge, ou le Dieu qui pardonne Que révèle ce signe à ses adorateurs? De lugubres accents, se mêlant h des pleurs, A l'aveuiîle Sion annoncent ses .malheurs :

(1) * Ce détail n'est pas tout à fait exact. Les niorts ne sont sortis de leurs tombeaux •qu'après la résurrection du Christ.

IdS -

» Ton culte est aboli ! ton ci-ime nons l'ordonne, « Ingrate! nous jKirtous ; iého\ a l'atiandonne (1) ! »

La foudre au même iiittant pai't d'un ciel enflammé; Le calvaire est fendu, le grand drame s'achève; Sur le bois i-édempteur, un dernier cri s'élève : « Mon père, tout cf-t coi^^ommé! »

Et ceux qui, blaspiiérnanl sa céleste docti'ine, Des miracles de Dieu rejetaient le bienfait, Muets, saisis d'effroi, se frappant la poitrine, Descendent maintenant de la triste colline leur bras meurtrier consomma le forfait.

* .-Irf. Dechamps, ministre d'Etat, a publié également quelques poésies bien remarquables. Voyez, dans les Leçons de littérature, La jeune mère, et surtout la pièce intitulée : .4 mon frère Victor^ Missionnaire Rèdemptoriste, actuellement cardinal archevêque de Malines.

* Les Essais littéraires, publiés par la société de litlérature française du petit séminaire de St-Troud (18ol-18y5), ren- ferment plusieui^s morceaux dignes d'être cités à l'appui de ce que nous avançons touchant les poètes Belges. Le grave Journal Historique trouve que « les morceaux de ce recueil offrent en général des pi^euves de talent , quelques-uns mêmes, de génie. » (Tome XVIIl, 262).

* Reste h dire un mol des poètes Belges qui se sont servis de la langue flamande. On sait de quelle manière heureuse le baron de Reilîenberg a mis un terme aux luttes si vives entre les deux éléments constitutifs de notre littérature na- tionale, en s'écriant :

N'ayons qu'un cœur pour aimer la patrie, Et deu.x lyres pour la chanter!

(1) Voir l'extrait (le Flavii'O José;.lio à la imge iO de ctt Essai.

- 10!)

Cri de ralliement que noire chansonnier, Antoine Clesse, a rendu populaire par ce refrain si connu :

Soyons unis!.... Flamands, Wallons, Ce ne sont que des prénoms ; Belge est notre nom de famille, De famille !

* Parmi les poètes Belges qui ont chanté sur la lyre fla- mande, nous croyons devoir signaler comme étant, si non le plus grand, du moins le plus sympathique, Cliarles-Louis Ledegauck, Ji Eecloo en 1807, mort à Gand en 1847. Fils d'un modeste instituteur, il n'eut pas le bonheur de pouvoir faire des études humanitaires. Seul, sans maître et presque sans ressource, il aborda, à l'âge de vingt-trois ans, l'étude des langues anciennes, et, peu d'années après, il obtint le grade de docteur en droit avec la grande distinction. Il fut successivement nommé juge de paix, conseiller provincial, professeur agrégé à l'université de Gand, et enfin inspecteur provincial de l'enseignement primaire. Bel exemple de ce que peut le talent assisté du travail.

* Mélancolique de nature, il choisit de préférence les sujets tristes, et son bon goût le prémunit contre l'exagération si propre à ce sentiment. Tout ce qu'il a produit, dit le prof. Heremans, se distingue par l'élégante netteté de la pensée, la savante disposition des détails et la simplicité charmante de l'expression. La douceur et l'harmonie caractérisent sa versification, et son style est généralement correct et châtié.

* Nous avons de lui : Fleurs de mon printemjis, la Paix{l), Bau- douin de Constantinople, le Manoir de Somcri/hem, la Folle, le Sar- rasin, le Mendiant, la Calomnie, et enfin sa trilogie les Trois villes sœurs, (odes à Gand, Bruges et Anvers). Cette œuvre exciia un 6ntl>ousiasme inoui dans les Flandres. C'était le chant du cygne du poète, qui mourut l'année suivante.

(1) Ce poème sur la paix lui valut U!!(î inédai'.l.! (l"or de la part du roi I.éopold l.

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Si, d'api'ès Goelhe, être poète, c'est sentir vivement et savoir traduire ce qu'on sent, Lerleganck est un grand poète. Voici de quelle manière il trace, à son insu, son propre portrait.

« Oui, l'àme du poète est semblable à l'onde qui réfléchit tout » ce qui passe au-dessus de son cristal mouvant; qui, sans se » troubler, fait revivTe des soleils, mais se ride, s'agite et » gronde, lorsque les vents se combattent à sa surface, et dont ^) la voix terrible annonce les commotions et les tempêtes, dès » que les nuages s'amoncellent d'ans les cieux. »

Dans son dernier ouvrage, il dépeint la décadence de la ville de Bruges de la manière suivante .•

* « Tu portes encore le sceau de ton antique noblesse, un » rayon de la gloire d'autrefois t'illumine; mais hélas ! la main ^) de la mort s'esfappesantie sur toi. Je te retrouve, ô Bruges, » belle comme aux jours de ton glorieux passé; mais hélas! le » souffle de la vie t'a quittée...

» Que te sert de siéger, reine éplorée, au milieu du jardin » de la Flandre? La couronne comtale échappe de ton front, et I) te laisse comme une vierge méprisée. C'est en vain que tes » halles dominent l'Océan, nul pavillon étranger ne leur porte » ses tributs ni ses hommages. Que te sert d'être fière de tes » rues larges et majestueuses? Depuis longtemps, le tumulte » du peuple ne les anime plus, et l'herbe couvre le sol de tes » places et de tes marchés. Que te fait la splendeur des palais » de tes grands et de tes riches ? Les portes et les fenêtres en » restent soigneusement fermées, comme si dans chaque de- » meure sommeillait un cadavre. Pourquoi vanter la splendeur » de tes temples? Les races princières de la Flandre y reposent » dans leurs tombes d'airain, muets et tristes témoins de ta » grandeur d'autrefois et de ton incroyable décadence...

« Oui ! alors (du temps des croisades et des Breydel), alors, » on te nommait le plus beau joyau de la Flandre; ta gloire » s'étendait au loin; alors, reine puissante, tu montrais h l'Oc- » cident ta fière couronne rayonnante de majesté, et pas une » ville commerciale de la vieille Europe, qui ne s'empressât de » te rendre un hommage mérité.

» Seule, la ville des Doges, la fiancée des vagues, pouvait se » vanter, peut-être, d'égaler ton luxe et tes richesses; alors, » tu trouvais dans ton propre sein la source de la puissance et

- ni -

» de la grandeur ; alors, lu prouvais à la terre qu'aux rivages » de la Flandre aussi peut s'allumer le llanibeau de la civilisa- » lion; alors, tu parlais fièrement à rélranyer; alors, tu étais » grande, ô Bruges, et maintenant !1...

* J.-F. Willems, à Boucliout (Anvers) en 1793, mort à Gand en 1840, a publié un grand nombre de pièces lyriques, parmi lesquelles son poiinie Aux Belges (18I8).mérite particulièrement d'être signalé comme un des plus beaux morceaux sortis d'une plume flamande. Promoteur du mouvement flamand, il consacra pendant plus d'un quart de siècle, toute son activité et tous ses talents à faire revivre en Belgique le goût et l'étude "de sa langue maternelle. Il s'est acquis une grande célébrité par la publication en flamand moderne (1834) du fameux poème Rei- naert de iws.

* J.-A. De Laet, à Anvers (1815), membre de la Chambre des Représentants, est un des écrivains les plus corrects et les plus goûtés de la littérature flamande. Nous citons son Chant du poète, extrait de ses Poésies (1848).

' HET LIED DES DIGIITERS.

Noch rykdommen heb ik noch schalten van goud, Voor my zyn geen trotsche paleizen gebouwd, My voert er geen vierspan naer 't vorstelik slot, En toch ik en ruil met geen koning myn lot!...

Geen lyfwacht beveiligt myn' slaep in de nacht, By my houdt alleenig de huishond de wacht; Geen léger gehoorzaemt myn wenk en myn blik, En toch is geen koning zoo machtig als ik !

My staet er geen gulzige tafel gedekt,

Myn eetlust en wordt met geen kruiden gewekt,

'k En lesch mynen dorst met geen smaekvoUen wyn,

En toch kreeg geen koning myn mael voor het zyn!

Want draeg ik noch mantel noch kroone noch staf, God schonk my toch meer dan hy koningen gaf, God schonk my de heilige gave van 't Lied En gaf my de schepping voor hâve en gebied.

- H >i -

De Ruimle en de Tyd slellen vorsten de wet; My zyn er nooh pei'ken noch païen gezet. Ik denk, en de schalten van 'l Oosten zyn niyn, Myn beker vloeil over vun keurigen wyn ;

Ik droom, en myn tafel, met lîloemen omzel, Brengt kosteliker spys dan een vorstlik banket; Ik vvenk, en myn hul is een prachtige zael Bewaekt van een lyt'wacliL zoo trouw als het stael...

Want draeg ik noch mantel noch kroone noch staf, God schonk my toch meer dan hy koningen gaf, God schonk my de heilige gave van 'l Lied, Hy gaf my de schepping voor hâve en gebied.

Hy stelde over Ruymte, over Tyd my tôt vorst, En sloot myne magt in myne eigene borst ! Daeroni ook aenbld ik uw goedheid, myn God ! En ruile met koning noch keizer myn lot.

.JV an Bcer'^, à Anvers (1821), a publié des élégies, des légendes, des nouvelles, et des odes qui ont plus d'une fois remporté le prix dans des concours publics. Nous citons quelques strophes de son poème Le Remorqueur qu'on pourra comparer avec Le Remorqueur que publia avant lui le poète Weusteuraadt . Voir p. 97.

DE STOOMWAGEN.

...Daar staat hij, op zijn drie paar raadren

Nog rustend, tôt zijn meesler koml ! Hoor, 't is of in zijn koopren aadren

Het romlen van een vuurberg gromt ! Rood gloeiend vonklen reeds zijn oogen,

Als peilden zij de onpeilbaren baan, Waarop hij, bliksmend voorlgevlogen,

Straks zich in 't ruim mag domplen gaan ; Zweet lekt hem uit den muil en vonken.

En, bij het immer zwaarder ronken, Dreunt soms een siddring door zijn schonken,

Als bromde hij : « 'k ben klaar, kom aan ! »

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Ha! lang genoeg in de ijzreii longen

Den vreeselijken reuzenslrijd Van 't waler met hel vuur bedw-ongen ! Daar komt de meesler, die den vunrdraak rijdt,

Hem luchlig op den rug gesprongen! Daar lieet'L het monster de aflocliisklok gehooi'd,

Wier belle stem hem vroolijk toeroepl : « voorl ! »

« Voorl! » en woest stuivend proest en spuiL

De draak een dubble golf van dampen Voor zich, en slaal zijne zware klanipen, Traag kuchend, van weêrsknnien uit. « Voort ! » en het horlen en het slampen

Wordt kort en korler; « voort! » en luid Gill, over heggen, over dalen, Die 't siddrend wijd en wijd herhalen, Nu 's monslers wild triomlgetluit.

En daar spinvt hij en sluwt, als een wapprende pluini, Zijn gloeyenden adem door 't daverend ruim; Daar schokt hij en snokt hij, in ramlende vaarl, Door stof en door nevel zijn eindloozen staart !

En, bij 'l hellende stoomen, Ziel ginder een toren,

Ziet huizen en boomen, Opdagen van verre,

Ziet bergen en stroomen Aannikken naar voren,

Verscliijnen, Eu rijzende slerre

Verdwijnen, Wegkentlen

In 't vlugtend verschiel. En wenllen

In 'l niet...

* La plupart de ces auteurs flamands, tout eu respectant les mœurs, retracent par-ci par-lîi des tableaux trop tendres, et trop peu voilés pour les jeunes lecteurs.

* O'i peut dire des Exercices académiques fLettt^roefeningen) de la Sociétt'* de littérature flamande Utile duki du petit séminaire de St-Trond, publiés en 1852 et 1857, ce que nous avons dit plus haut des Essais littéraires (p. 108).

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Principaux poètes lyriques hollandais.

La Néerlande peut avec raison être fière de son grand Vondel (1) (lo87-1679), le prince et le père de ses poètes, homme d'un rare et vaste génie. Il porta la poésie lyrique, dans son pays, à un degré de perfection auquel peu de poètes après lui ont su atteindre. Ses odes et les chœurs de ses tra- gédies révèlent une extrême fécondité d'imagination, des sentiments vifs et profonds, des vues neuves et hardies; elles portent toutes l'empreinte de l'enthousiasme qu'inspi- raient au poète les objets les plus dignes de l'enflammer, Dieu, la patrie, l'honneur et la belle nature. Le style, ordi- nairement noble et majestueux, est parfois peu correct et peu soigné; mais l'auteur rachète ces défauts par des beautés d'un ordre supérieur. Parmi un grand nombre de ses chœurs, nous choisirons ici celui dans lequel il dépeint les attributs de Dieu. * C'est un extrait de sa tragédie intitulée Lucifer qui passe pour son chef-d'œuvre. C'est qu'on trouve cette belle description du bonheur de nos premiers parents dans le Paradis terrestre que Milton semble avoir imitée dans son Paradis perdu qui parut quatorze ans après Lucifer.

(1) * Vondel f.Ioost van den) à Cologne de parents Anversois anabaptistes, établis à Amsterdam ; il se convertit, et mourut dans le sein de l'Église catholique, en faveur de laquelle il composa son beau poème : Les mystères de l'autel, en 3 chants. 11 a laissé aussi des Satires dignes de Juvénal, des traductions en vers des Métamorphoses d'Ocidc, de tout Virgile, des Psaumes de David, des Odes et de l'Art portique d'Horace, de diverses tragédies de Sénèque, de Sophocle, etc. Il composa des hymnes, des fables, des épigrammes, des alléijories, des énigmes, des épitres, des élégies, une épopée sur S. Jean-Baptiste le précurseur de J.-Ch., et un nombre inflnl de pièces fugitives. Nous parlerons ailleurs de ses trayédtes, chap. V. Les œuvres de Vondel sont une lecture généralement dangereuse pour la jeunesse, à cause du langage trop libre, en vogue à, l'époque o\i vivait l'auteur.

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REY VAN ENGELEN (1).

ZANG.

Wie is het, die, zoo hoogh gezeten,

Zoo diep in 't grondelooze liclit, Van tyt noch eeuwigheit gemelen, ^ Noch ronden, zonder legenwight,

By zicii beslaet, geen sleun van buiten

Ontleent, maer op zich zelven rust, En in zyn wezen kan besluiten

Wat om en in hem, onbewust Van wancken, draeit, en wort gedreven

Om 't een en eenigh middelpunt; Der zonnen zon de geest, het leven,

De ziel van ailes wat ghy kunt Bevroèn, of nimmermeer bevroeden;

Het hart, de bronaèr, d'Oceaen, En oirsproeng van zoo veele goeden,

Als uit hem vloeien, en bestaen By zyn genade en alvermoogen,

En wysheit, die hun 't wezen schonck, ' Uit niet, eer dit in top voltogen

Palais, der heenilen hemel blonck. Daer wy met vleuglen d'oogen decken,

Voor aller glansen Majesteit; Terwyhve 's hemels lofgalm wecken,

En vallen, uit eerbiedigheit,

(1) CHŒUR D'ANGES.

STROPHE.

Qui est Celui dont le trùne est si élevé, et qui habite dans les abîmes de la lumière ? Celui que ne mesure ni le temps, ni l'espace, ni l'éternité, et qui sans contre-poids, sans appui, n'existe que par lui-même, ne repose que sur lui-même ?

Celui dont Tétre contient tout ce qui tourne, et se meut en un cercle immuable autour de ce centre un et unique.

La lumière dont brillent les soleils, rame et la vie de tout ce que l'esprit peut concevoir? La source, rocéan et Torigine de tant de biens découlant de sa bonté, de sa toute-puis- sance et de sa sagesse, qui sut du néant faire jaillir pour eux Tétre et la vie, lorsque ce palais, ce ciel des cieux, ne brillait pas encore.

Nous nous couvrons la face de nos ailes devant l'éclat de tant de majesté. Nous enton- nons les hymnes célestes, prosternés, anéantis de respect et de crainte. "Vous, dites-nous qui est-il» Nommez-le-nous I Qu'une bouche de Séraphin nous le dise ; si toutefois l'intel- ligence peut le saisir, et la voix, l'exj rimer.

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Uit vreeze, in zwym op 'l aenzicht neder;

Wie is hel? noeml, beschryTl ons hem, Met eene serat'yne veder !

Of schorl hel aen begryp en stem ?

TEGENZANG.

Dat 's Godt. Oneindigh, eeuwigh wezen

Van aile ding, dat wezen heeft. Vergeef het ons ; ù noit volprezen

Van al wat leeft,, of niet en leeft, Noit uilgesproken, nocli te sprecken,

Vergeef het ons, en schelt ons quyt Dat geen verbeelding, tong, noch teeken

U melden kan. Ghy waert, gliy zyt, Ghy blyft de zelve. Aile Engelkennis

En uitspraeck, zwack en onbequaem, Is maer ontheiliging, en schennis ;

Want ieder draeght zyn eigen naem, Behalve ghy. Wie kan u noemen

By uwen naem ? Wie wort gewyt Tôt u\v Orakel? wie durf roemen ?

Ghy zyt alleen dan die ghy zyt, U zelf bekent en niemant nader.

U sulx te kennen, als ghy waert Der eeuwigheden glans en ader.

Wien is dat licht geopenbaert? Wien is der glansen glans verschenen?

Dat zien is nogli een hooger heil

ANTISTROPHE.

C'est Dieu! Tétre éternel, infini, de tout ce qui a l'éfrL'. ParJonnenous, Toi, qu'aucune langue créée ni incréée ne saurait louor assez ! Toi, qu'on ne saurait dire assez, et qu'on ne dira jamais, pardonne-nous, si ni génie, ni langue, ni signe nu peut l'exprimer. Tu fus, tu es, lu restes le même! Prétendre te connaître ou te nommer, c'est te profaner; car, toute chose a un nom, toi seul excepte.

Qui dira ton nom* Qui so vantera d'iitro initié à tes m/îtéresî Toi seul, tu es ce que tu es ; toi seul, tu te connais.

A quels yeux a-t-il été donné de te connaître comme tu fs, l'éclat et la source des éter- nités) pour qui le voile qui couvre la spleiideur de toute splendeur, a-t-11 été levé!

C'est une félicité plus grande que cjllo que nous empruntons de toi; elle surpasse celle dont nous soujmes capables; nous, nous vieillissons en existant, mais toi, jamais ! C'est ton ôtro qui nous soiitleut. Kxaltez la divinité ! Chantjz sa louange !

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Dan wy van u\v genade ontleenen ;

Dat overscliryl het perck en peil Van ons vermogen. Wy verouden

In onzen duer; ghy nimmermeer. Uw wezen moeL ons onderhouden.

Verhefl de GodtheiL! Zinç,'t haer eer!

TOEZANG.

lîeiligh, lieiliL'h, noch eens heiliph,

Driemael heiligh : eer zij Godtl Buiten Godi is 't nergens veiligh.

lîeiligh is het hoogh gebodt. Zyn geheimenis zy kondigh.

Men aenbidde zyn bevel. Dat men overal verkondigh,

Wat de trouwe Gabriel Ons met zyn bazuin quam leeren.

Laet ons Godt in Adam eeren. Al wat Godt behaeght is wel.

Lucifer, le hedryf.

Les poètes néerlandais qui, après Vondel, méritent d'être cités comme ayant excellé dans le genre lyrique, sont :

Les frères Guillaume et Onno Zivicr van llaren. Le premier (1710-1768) s'est fait un nom immoriel par son Lconidas, et l'ode intitulée la Vie humaine, qui révèle un génie original et un brû- lant enthousiasme. Le second (1713-1779) ne le cède à son frère ni pour le génie ni pour la verve poétique.

G. Bilderdyl-, à Âmsterclnm (17o6-1831), que Witsen- Geisbeek appelle le grand, rincomparable Bilderdyk (1). Il est sans contredit le plus grand poète que la Néerlande possède.

Saint, saint, saint, trois fois saint ! Honneur à Dieu : liors df lui le bien-être n'existe pas. Saint est le grand eoniiiiandeiuent ! que son mystère soit res pc-cté ! qu'on adore sa volonté ! qu'on publie partout ce que la voix tin fidèle Gabriel nous a révélé ! Honorons Dieu dans Adam! Ce qui plait à Dieu est bon. LrciKKK, acte \".

(1) BiograpliisL-li antliologisch eu critiscli Wcordenboek der nederduitsche DiclUen. Amsterdam, 1821.

- IIS -

Génie universel, il a embrassé et cultivé avec succès presque tous les genres. Voyez chap, 4, art. 1.

* C.-G. Bilderdijh, (née Schiveickhardt), femme du précédent, naquit ù La Haye (177(5-1830) et publia un grand nombre de poésies de divers genres, même des tragédies. Cette poétesse n'est pas sans renom dans la république des lettres.

Rliijnvis Feith (1753-1824), à qui ses odes et ses poésies ont mérité une réputation extrêmement brillante. Il a composé plu- sieurs tragédies qui manquent généralement d'action. Son poème le Tombeau, et son ode sur l'Immortalité passent pour des chefs-d'œuvre. Lui et Bilderdyk sont les plus belles gloires littéraires de la Hollande. Nous citerons la traduction de l'ode intitulée :

LE GRAND HYMNE.

0 toi, qui ne commenças jamais, ô Dieu éternel! la création élève vers toi son chant de reconnaissance ; mais toutes les louanges des mondes ne sauraient égaler ta grandeur.

Cependant ton regard s'attache avec amour aux œuvres de tes mains : c'est ainsi que l'œil d'un père contemple son fils chéri, ou plutôt, qu'une mère fixe ses tendres regards sur le faible enfant qu'elle presse contre son cœur brûlant.

L'hymne de la nature est compris par toi, ô Majesté suprême ! Dieu infini, tu daignes entendre l'insecte qui bourdonne ta louange.

Le séraphin brûle devant toi, tu comprends son chant d'amour! pour toi, le ver lui-même n'est point sans voix, et, du milieu du vaste univers, tu dislingues ses faibles accents.

L'ouragan mugit ta louange, les tonnerres annoncent ta puis- sance qui écrase les rochers ; et le frémissement du zéphyr porte au loin ta bonté, lorsque le printemps vient visiter la terre.

La forêt de sapins, élevant fièrement ses cimes altières, célèbre ta clémence par son bruissement harmonieux, et l'humble violette l'exalte en distillant la rosée rafraîchissante.

Toutes tes créatures chantent ta louange ! mais, quand toutes se tairaient, encore leur paisible bonheur nous apprendrait que la source de tant de bénédictions doit être Xlnfmi.

IJO -

' H. Tollens, à Rolterdan: (1780), mort à Ryswyk (1856), un des poètes les plus estimés de la Hollande, plutôt par le choix des sujets qu'il traite que par son talent. On vient de lui ériger une statue dans sa ville natale. P.-C. Hooft, à Am- sterdam (1581), mort à La Haye (1647), l'émule et l'antagoniste de Vondel, à qui il ne pardonna pas son retour au catholicisme. Voyez à l'article de la tragédie. /. Immcrzeel, de Dordrecht (1776-1841'). J.-F. Helmers, à Amsterdam (1767-1813), dont nous parlerons à l'article de la poésie didactique, chap. 4, art. 1. ./. Dcllami, à Flessingue (1757), mort à 29 ans, après avoir fait un grand abus de son talent poétique.

* Ce que nous avons dit de la circonspection avec laquelle il faut lire les poètes flamands cités plus haut, trouve une application encore plus grande, quand il s'agit des auteurs hollandais dont nous venons de parler, vu que presque tous sont protestants.

Voyez : Keurvan gedichten tiit de werken van Tollens en Bilder- dyk (St-Truiden, Van West-Pluymers), et Xoorlezingen van neder- duitsche Dichtstiikhen (Mechelen, Hanicq), surtout les odes sui- vantes de Dilderdyk : Zeevaart (Navigation), de Mensch (l'Homme), ainsi que de Nacht (la Nuit), het Geweten (la Conscience), de FeiUi .

Principaux j)oèles lyriques italiens.

F. Pétrarque, natif d'Arezzo (1304-1374), appelé le père de la bonne poésie italienne e\i le restaurateur des lettres dans sa patrie. Il donna en effet à la langue italienne de l'élégance, de la pu- reté, de la fixité ; il fit renaître dans son pays le vrai sentiment de l'antiquité classique. Des pensées nobles et élevées, des sentiments, tantôt tendres, tantôt profonds, un langage élégant, doux et mélodieux, distinguent les odes de Pétrarque. Cepen- dant, il n'a pas toujours su éviter les pointes et le faux bel esprit, défaux assez ordinaires aux poètes' italiens. * On lui reproche avec raison le caractère de mollesse qu'il a communi- qué à sa langue et à ses vers, et, encore plus, ses injustes dé- clamations contre Rome, surtout dans les sonnets 105, 106 et 107. Ses poésies latines et en particulier son grand poème

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Africa qu'il croyait être son chef-d'œuvre, sont fort inférieures à ses poésies italiennes.

G. Chiahrera, à Savone (1552-1037). Le grand mérite de ce lyrique consiste dans un style noble et harmonieux. Il s'était proposé pour modèle le grand lyrique grec, d'où lui est venu le surnom de Pindave de V Italie. Mais on trouve chez lui une trop grande pompe d'épithètes, une trop grande richesse d'images et d'idées majestueuses en sorte que parfois ses odes res- semblent à des parodies. Nul plus que lui n'a possédé cet élan divin qui fait le poète lyrique.

Fulvio, comte Tcsti, à Ferrare, (1503-1046). Ce qui carac- térise ce poète, c'est la richesse dans les pensées et la force dans l'expression, beaucoup de grâce et de facilité Horace est son modèle.

V. de Filicaja, de Florence (1642-1707). Il contribua beau- coup à donner à la poésie italienne de la force et du nerf. Il n'est pas moins hardi dans les images que Chiabrera, à l'école duquel il s'est formé ; mais on rencontre chez lui un sentiment profond de patriotisme et de religion, et plus de naturel. Il a plus de génie que d'art. Les jeux d'esprit sont beaucoup plus rares chez lui que chez d'autres poètes italiens, mais il est par- fois faible dans l'expression, et manque quelquefois de grâce.

L'abbé B. Menzini, de Florence (1646-1704). Il se distingue par la fécondité d'imagination et l'élégance du style, mais il manque de chaleur et de force dans les pensées. On estime son Art poé- tique.

Guidi, à Pavie (1650-1712), se disait l'égal de Piudare Ses Poésies lyriques son remarquables par le dédain de toute règle. Son style a de la grâce sa versification de la facilité. Ajoutez à cela des pensées et des images nobles. Il a plus d'awdace, d'imagination et d'enthousiasme que Chiabrera. Mais on lui reproche de tomber dans l'extravagance et de surcliarger son style d'ornements.

Mansoni {Charles-Alexandre, comte), à Milan en 1784, mort en 1873, peut-être le plus beau génie de l'Italie au 19'' siècle. * Voltairien et philosophe jusqu'à l'âge de 25 ans, il ne produisit d'abord que deux œuvres insignifiantes : Sur la mort de Charles Imbonati (1806) et Uranie, poème mythe-

l'il -

logique (1809). Nous aimons îi citer trois vers de la première pièce, qui furent comme une profession de foi du poète qu'il a fidèlement gardée pendant toute sa vie, et qui auraient pu faire présager son prochain retour h la foi de ses pères : « Ne faire aucun pacte avec la bassesse; ne trahir jamais la » sainte vérité; ne proférer jamais une parole qui encourage » le vice, ou qui ridiculise la vertu (1). »

* Sa conversion au catholicisme fut signalée par l'appa- rition de ses Hymues sacres (1810), qui produisirent un grand bouleversement dans la poésie lyrique italienne, restée jusqu'alors païenne. En 1820 apparut le comte de Carma(jnole, et, en 1823, Adelchi, deux tragédies qui valurent à l'auteur de vives critiques, de ce qu'il s'y était alTranchi de la règle des unités. Les chœurs qui y sont mêlés, ii la manière antique, révèlent surtout son talent poétique. Une ode sur Napoléon I, Le cinq mai (1822), et un roman Lvs fiancés (1827), traduit dans toutes les langues, ont définitivement fixé la renommée de Jlanzoni. En elïet, ce dernier poème est écrit dans une langue incomparable qui n'a été égalée ni par Lcopardi ni par Gucrrazzi, chef de l'école romantique en Italie. Depuis lors, il a vécu dans la retraite, insoucieux de sa gloire, mais passionné pour la vie de famille, et tout adonné à la pratique de la vertu. Néanmoins il publia encore quelques écrits de circonstance : Ilistuire de la colonncinfdme {ISi'i) Observations sur la morale catholique (1832) etc.

Des pensées nobles et relevées, des sentiments impétueux et toujours naturels, des images hardies et brillantes, un génie vaste, un enthousiasme entraînant, une rare élégance et une douce harmonie de style : voilà le résumé des qualités poétiques de ce grand lionnne.

(1) Non far trepua coi vili; i! santo vero

^î;^i non trudir; profeiir mai veiljo Clie plauda al viziu, o la vertu dérida.

- l'I'l

' Chœur du 4e acte d'Adelchi.

Les tresses pandantes de ses cheveux, éparses sur sa poi- trine opressée, les bras défaillants, le visage humide de la sueur du trépas, Hermangarde est étendue sur sa couche, cher- chant le ciel d'un regard qui s'éteint.

Les lamentations cessent, un concert de prières s'élève autour d'elle, tandis que, suspendue sur son front glacé, une main légère étend le dernier voile sur l'azur céleste de ses yeux.

Élève, ô douce âme tourmentée, élève à Dieu une pensée qui soit pour lui ; résigne-toi et mœurs ; c'est hors de la vie qu'est le terme de ton long martyre. Hélas ! durant les nuits sans sommeil, sous les voûtes muettes du cloître, à la face des autels, au son des cantiques des vierges, il lui revenait sans cesse à la pensée le souvenir redouté de ces jours où, chérie encore et sans pressentiment de l'avenir, elle respira avec ivresse l'air vivace du pays des Francs, et apparut au milieu des femmes Saliennes, objet d'envie pour elles toutes.

0 souvenirs ! ô Meuse vagabonde ! ô tièdes sources d'Aquis- gran, où, dépouillant sa cuirasse hérissée de mailles, ton sou- verain aimait à déposer la noble sueur des combats... Mais chasse, ô douce âme tourmentée, chasse ces souvenirs de la terre; élève vers Dieu une pensée qui soit pour lui; résigne-toi et meurs. Dans la terre qui doit couvrir ta dépouille fragile, reposent d'autres infortunées, des épouses veuves par le glaive, des mères, qui ont vu pâlir leurs enfants transpercés par le fer. Le malheur, dans sa providence, t'a rangée parmi les opprimés : descends donc reposer avec eux, meurs tranquille et pleurée. Personne n'insuUera h tes cendres absoutes. Meurs, et que, dans le trépas, ton visage redevienne calme et serein... Tel, par de-là les montagnes, le soleil couchant se dégage des voiles orageux qui l'enveloppaient, et, teignant de pourpre l'occident inquiet, annonce au laboureur prévoyant un jour plus beau que celui qui finit.

* Sihio Pellico, dont nous parlerons à propos du roman et de la tragédie, naquit à Saluées (1788-1858) et publia en 1837 un volume d'odes, de méditations, d'hymnes, dans lesquels sa douce et pieuse lyre chante, de la manière la plus suave, tout ce qu'il y a de plus saint et de plus tendre.

* St-Frauçois d'Assise (1182-1 2'2G) improvisait des cantiques,

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ordonnant ensuite à Frère Pacifique, qui dans le siècle avait été poète, de réduire les paroles à un rhylhme plus exact. Voyez une de ses strophes sur l'Amour de diarité, page 52 de cet Essai. ' Jacopone de Bencdetti, à Todi (vers 1245-1306), d'abord avocat distingué, puis frère mineur (1), composa plusieurs can- tiques spirituels, publiés à Venise (IG17), parmi lesquels on remarque le Stabat Mater dolorosa, ainsi que le Stabat Mater s pe- ciosa, appelé le Stabat de la Crèche. Voici ce que dit du premier, le pieux Ozanam. « La liturgie catholique n'a rien de plus tou- chant que cette complainte si triste, dont les strophes mono- tones tombent comme des larmes ; si douce, qu'on y reconnaît bien une douleur divine et consolée par les anges ; si simple enfin, dans son latin populaire, que les femmes et les enfants en comprennent la moitié par les mots, l'autre moitié par le chant et par le cœur. » [Les poètes franciscains en Italie, au trei~ zième siècle, page 211).

Principaux j)oètes h/riques anglais.

' J. Dr!/dpn(lG31-1700) débuta par des chants lyriques, et fut nommé poète lauréat par Charles II. Il composa un grand nomljre de comédies et de tragédies, dont les meilleures sont Don Sébastien et la Conquête de Grenade. On a encore de lui quelques satires. S'étant fait catholique (1688), Guillaume d'Orange lui enleva son bénéfice de poète lauréat. C'est alors qu'il publia ses meilleurs ouvrages, des traductions en vers de Virgile, de Juvénal, de Perse, et la plus belle de ses Odes, la Fête d'Alexandre pour la Fête de Ste-Cécile. Dryden occupe la pre- mière place parmi les poètes classiques de l'Angleterre pour l'élégance, l'harmonie du style et le goût.

Graij, (1716-1771). Ses odes à V Adversité, au Printemps et à la Musique, son ode intitulée le Barde, le placent au premier rang des lyriques de son pays. Ses ouvrages sont peu nom- breux, mais ils saisissent l'àme.

Campbell à Glasgow, mort à Boulogne (1777-1844). Des

(1) * En 126S, sa jeune épouse fut ensevelie sous les décombres d'une estrade réservée pour (les jeux publi(,-s, que l'on célébrait à Todi. Cette mort soudaine, les habitudes austères que déi!élait, chez une personne nourrie dans les délicatesses de l'opulence, un cilice dont on trouva sa femme revêtue, furent pour Jacopone, connue un coup de foudre ; il cacha sous les éRaremenls du désespoir les premiers transports d'une pénitence héroïque, et demanda en 127S à être admis chez les Frères-Mineurs.

12i -

sentiments tendres, sombres et mélancoliques, des accents mâles, mais rarement sublimes, trop peu d'abandon, parfois des passages remarquables par leur enthousiasme poétique, un style pur et élégant, une suave harmonie, une versification douce et gracieuse, tels sont les caractères de ses odes. Nous citerons ici un fragment de son poème intitulé le Plaisir de l'espé- rance, poème didactique, cju^il publia à l'âge de 21 ans. C'est le chant d'une mère qui veille auprès de son enfant.

« Dors, image de ton père, dors, mon enfant. Tu n'auras pas » de chagrins, tu ne pousseras pas de soupirs qui ne soient » ressentis, répétés par le cœur de ton père et le mien!

» Beau comme son père, mon fils aura tous ses traits ; il aura » son âme aussi; mais hélas ! puisse-t-il être plus heureux que » lui !

» Ail ! je l'espère, ta gloire, tes vertus, ton amour filial, ban- » niront de mon cœur déchiré les souvenirs cruels du passé ! » Ah! charme par ton sourire la solitude de ta mère, et fuis » le dédain, fuis l'ingratitude du monde.

» Dis-moi, quand ravie à la terre et à loi, mon fils, je repo- » serai ma tète à l'ombre du saule funéraire,

» Viendras-tu, tendre ami, t'agenouiller un moment sur ma » tombe et consoler mon ombre gémissante?

» Oh ! viendras-tu, le soir, répandre sur mon étroite pierre le » tribut des larmes du souvenir?

» Et, la tête appuyée sur la main, rêver au dernier adieu que » te laissera ma tendresse,

» Et, confiant au vent, qui tout bas murmure, les soupirs » amers, penser à mon amour, penser à mes malheurs (I) ! »

Byron * {Gcorge-Nori Gordon, lord) (1788-1824), d'une des plus illustres familles de la Grande-Bretagne, publia un grand nombre de poésies qu'il est difficile de rattacher 5 des genres particuliers, sa règle étant de n'en suivre aucune.

(1) Cetto picVe si simple et si naïve rappelle les naïfs Verseîets à son premier né, attri- bués à ClolMe de SurviUe (1 -US- 1-195), et connnen(.'ant pnr ces mots : O cher enfantelet, vray pouvlraU de ton père, etc.

M. ViUemain prt-tnnd que cette production est une œuvre factice, due h la plume d'un marquis de Survilic, qui v^cut au 18" siècle, et fui mis à mort en 1798. * On est pil-néra- lement convaincu à prés-ent que c'est Tcouvre de l'éditeur. JI. de VanderLourg, qui publia en 1S03 tout uu recuuil de poésies charmantes, sous le nom de Clotilde.

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Cependant le genre lyrique domine partout. A vingt ans, il fit paraître les Heures de loisir. Ses principaux ouvrages sont : le Pèlerinage de Cliilde Ilarold (1811), le Corsaire, Lara (1812- ,1814), Parisina, Mazeppa, plusieurs drames et une sorte d'épopée (Don Juan). Byron est le poète romantique par excellence, à prendre ce mot dans le sens qu'il a eu pendant quarante ans, pour désigner les Hbi-es-penseurs de la litté- rature. Comme eux, il afîecte le& transitions brusques, les pensées vagues et obscures, les sentiments outrés, le mépris de la langue, et une certaine fierté d'allure mêlée de mé- lancolie.

* Génie sauvage et frondeur, il foule aux pieds le respect de toute chose. « Ennuyé de la vie, le désespoir au cœur, le doute dans l'inlelligence, l'âme en ruines, Byron s'est mis à chanter son désespoir, ses regrets et ses haines. La religion, l'histoire, l'humanité, la nature, lui apparaissent à travers le voile d'une sombre misanthropie. Jamais un enseignement salutaire, rare- ment une pensée consolante, mais toujours l'ironie, le dédain, le sarcasme, le scepticisme et l'exaltation du néant (1). »

Nous citons un passage de Childe-IIarold, où, en décrivant la puissance et la majesté de la mer, il laisse encore percer sa haine, son mépris de l'humanité. S'il salue la puissance de l'océan, c'est parce que l'homme est impuissant à le dompter. ' « Déroule tes vagues d'azur, profond et sombre océan. » D'innombrables flottes te parcourent en vain ! sur la terre, » l'homme marque son passage par des ruines ; mais sa puis- » sance expire sur tes bords. Les naufrages qui surviennent » sur la plaine liquide, sont ton œuvre... A peine si l'ombre de » l'homme se dessine un moment sur ta surface, alors qu'il » s'enfonce comme une goutte d'eau dans la profondeur de les » abîmes ! Tes routes ne portent point l'empreinte de ses » pas; tes domaines ne sont point sa proie... Ces armements B qui vont foudroyer les remparts des cités bâties sur le roc, » épouvanter les nations et faire trembler les monarques dans

(1) Études de litliratiire contemporaUic , par J.-J. Tlionisgen, R>:vue cathoVque, 1S4S, Juillet.

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» leurs capitales; ces Lévialhans de chêne, aux gigantesques » flancs, qui font prendre à ceux qui ont pétri leur argile, le » vain titre de seigneurs de l'Océan, d'arbitres de la guerre, » que sont-ils pour toi?... Gomme le flocon de neige, ils se » fondent dans l'écume de tes flots ! Glorieux miroir la » face du Tout-Puissant se rélléchit dans la tempête! Galmeou » agité, soulevé par la brise ou l'aquilon, glacé vers le pôle, » sombre et bruyant sous la zone torride, tu es toujours im- » mense, illimité, sublime; tu es toujours l'image de l'éternité, » le trône de l'Invisible ! Les monstres de l'abîma sont formés » de ton limon ; toutes les zones t'obéissent : partout, tu » t'avances terrible, inpénétrable, solitaire! » (Giiap. IV).

Th. Moore, à Dublin (1779-1852), * débuta par des poésies fugitives, traduites ou imitées des classiques latins et grecs (Anacréon et Catulle). Il publia ensuite ses Mélodies irlandaises (1810), poésies toutes nationales, les Lettres interceptées, quelques satires et deux poèmes du genre Oriental. D'abord rival, il fut depuis ami intime de Byron. Moore se distingue parla grâce du style et le coloris de l'imagination. On regrette de voir ce poète qui était catliolique, consacrer parfois son talent à chanter des sujets voluptueux, ou à lancer des traits satiriques contre les prêtres. Il est avant tout /)oèfe national.

Une rare fécondité, la fidélité au bon goût, la hardiesse, quel- quefois la sublimité des pensées, la vérité et la force des sen- timents, la douceur et la grâce du style, telles sont les qualités brillantes des odes de Moore. Voici son ode à VIrlande.

« Me souvenir de toi! oh ! oui, tant qu'il y aura de la vie dans mon cœur, jamais il ne t'oubliera, si délaissée que tu sois : plus chérie dans ta douleur, ton obscurité, tes orages, que le reste du monde, h ses heures les plus brillantes.

Si tu étais ce que je désire, grande, glorieuse, libre, la pre- mière fleur de la terre, la première perle de l'océan, je te sa- luerais, l'orgueil du bonheur sur le front; mais t'aimer plus que je ne t'aime aujourd'hui, mon cœur le pourrait-il?

Non, ton sang qui coule, tes chaînes qui se rouillent, te rendent plus douloureusement chère à tes enfants. Gomme les petits de l'oiseau du désert, ils boivent l'amour dans chaque goutte de vie qui tombe de ton cœur. »

J27 -

Principaux poètes lyriques allemands.

Klopstod; en Saxe, mort il Hambourg (1724-1803), le Pindare de l'Allemagne. C'est proprement avec lui que renaît la littérature allemande, et que commence son époque clas- sique. Dédaignant de traduire ou d'imiter servilement les étrangers, il puisa les sujets de ses chants dans son propre cœur, dans la religion et dans l'histoire de sa nation. Un amour pur, une amitié tendre, la piété, la religion et l'amour de la patrie, ce sont les grands objets qui l'inspirent. Des pensées fortes et hardies, des images frappantes, des émo- tions profondes, un enthousiasme sublime, un style et un mètre harmonieux : voilà ce qui caractérise ses hymnes et ses odes héroïques. Ajoutons que toujours il respecte les mœurs. Cependantil a ses défauts : à force de s'élever haut, il se perd quelquefois dans le vague et devient obscur; ses constructions sont souvent trop compliquées et trop diffi- ciles à débrouiller. On doit lui reprocher aussi des longueurs et trop de hardiesse dans la formaiion de mots nouveaux. Toutes ses odes, au nombre de 219, peuvent être divisées en trois classes. Les premières respirent Pindare et Horace, elles sont nobles et soutenues. Les secondes rappellent les Bardes du Nord, elles sont hérissées de mythologie Scan- dinave et obscures. Les troisièmes portent le caractère des chants de David et des Prophètes, elles sont grandes et su- blimes. Les plus belles de ses odes sont les suivantes : le Chaut du Printemps les Mondes les Astres les Chœurs la Vue de Dieu les deux Muses à Celui qui est présent partout ma Patrie la Colline et la Forêt au Sau- veur — le grand Alléluia.

* Outre la Messiade, poème épique, il composa encore des Élégies, trois tragédies : la Mort d'Adam, Salomon, David; et un chant héroïque et patriotique, Hermann.

- l 'J s -

Ses odes forment le foniJorncnt le plus solide de sa gloire.

Nous citons ici la traduclion de sa première ode, le Chant du Printemps.

« Je ne me plongerai pas dans l'océan des mondes; je n'élève- rai pas mon vol jusqu'à ces régions les premières créatures, les chœurs des enfants de la lumière, adorent profondément, et s'abîment dans leurs ravissenients.

C'est devant une goutte d'eau, c'est devant la terre que je m'arrête, c'est que je veux chanter et adorer : gloire à Dieu ! cette goutte découla aussi de la main du Tout-Puissant.

Quand la main du Tout-puissant lança dans les cieux les globes immenses, quand elle fit jaillir les torrents de la lumière, quand parurent les Pléiades; alors, toi aussi, ô terre, ô goutte légère, tu découlas de la main du Tout-Puissant!

Quand des torrents de feu frémirent, et que brilla notre soleil, (juand des flots impétueux de lumière se précipitèrent du sommet des cieux, et ceignirent l'Orion, alors, toi aussi, ô terre, toi, goutte d'eau, tu t'échappas de la main du Tout- Puissant.

Que sont ces myriades de créatures qui habitèrent autrefois cette goutte? Et qui suis-je, moi? Gloire au créateur! Je suis plus que les mondes qui jaillirent de sa main, plus que les Pléiades qui se formèrent par l'assemblage des rayons lumi- neux.

Mais toi, ver printanier, toi, qui, tout couvert d'or et d'azur, joues à mes pieds, tu vis, et peut-être n'es-tu pas immortel!

J'étais venu pour adorer et je pleure ! Pardonne, pardonne aussi ces larmes au faible mortel, ù loi, qui seras toujours ! Tu me dévoileras tous les secrets, ô loi, (^ui me feras traver- ser la sombre vallée de la mort! j'apprendrai alors si ce ver brillant possédait une âme immortelle.

N'es-lu qu'une poussière vivante, fils du printemps? deviens donc de nouveau poussière, ou tout ce que veut l'Eternel î

Mes yeux, répandez de nouveau des larmes de joie ! Toi, ma lyre, exalte le Seigneur!

Ma harpe est de nouveau entourée de rameaux de palmier, je chante le Seigneur. Me voici. Tout ce qui m'entoure, annonce sa toute-puissance, tout est merveille!

Rempli d'un profond respect je contemple l'uiiive/s ; car, toi, qui n'as pas de nom, tu l'as créé !

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Zéphyrs, qui soufflez autour de moi, et qui versez une déli- cieuse fraîcheur sur mon visage embrasé, venls merveilleux, c'est le Seigneur qui vous a envoyés, c'est l'Infini.

Mais voilà les venls qui se calment; à peine respirent-ils en- core. Le soleil du malin devient bridant, de sombres nuages se roulent en avant, il est visible Celui qui approche, l'Eternel !

Cependant les venls se déchaînent, ils frémissent, ils tourbil- lonnent. Comme la forêt tremblante s'incline! Comme le fleuve agité se soulève ! Tu es visible aux mortels, autant que tu peux l'être : oui, tu es visible, Être infini !

La forêt baisse ses cimes, le neuve précipite ses fiols ! et moi, je ne me prosterne pas le front contre tei-re? Seigneur, Seigneur, Dieu de bonté. Dieu de miséricorde, toi, si présent, aie pitié de moi !

Seigneur, es-tu courroucé, lorsque la nuit forme ton vête- ment? Cette nuit est bénédiction pour la terre. Non, mon père, tu n'es pas courroucé !

Elle vient verser la fraîcheur sur l'épi nourrissant, sur la grappe, qui réjouit le cœur. Non, mon père, tu n'es pas cour- roucé.

Tout est calme devant loi, ô Dieu présent! Autour de moi, tout est silence. L'insecte au vêtement d'or, lui-même est atten- tif. Aurait-il une âme? serait-il immortel?

Ah ! Seigneur, que mes louanges n'égalent-elles l'ardeur de mes désirs ! Tu te révêles avec une magnificence toujours crois- sante. Autour de toi, la nuit devient de plus en plus épaisse et féconde en bénédiction.

Voyez-vous le témoin du Seigneur qui paraît? Voyez-vous i'éclair rapide qui fend les airs? Entendez- vous le tonnerre de Jéhova? L'entendez-vous? l'entendez-vous, le tonnerre du Sei- gneur, qui ébranle la nature !

Seigneur, Seigneur, Dieu, grâce et miséricorde! Qu'il soit adoré, qu'il soit béni, ton saint nom !

Et les vents orageux? ils portent le tonnerre. Comme ils mu- gissent ! comme ils pèsent sur la lorèt semblable à une mer colirroucée ! El voilà qu'ils se taisent. Le noir nuage s'avance lentement dans les cieux.

Voyez-vous le nouveau témoin de Dieu qui approche, le rapide éclair? Entendez-vous au haut des nues le tonnerre du Sei-

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gneur? 11 crie : Jéhova! Jéhova ! et la forêt brisée par la foudre fume !

Mais non pas notre chaumière! Notre Père a ordonné à son destructeur de passer devant notre chaumière.

Ah ! déjà j'entends, j'entends dans les airs et sur la terre le frémissement d'une pluie bienfaisante ! Maintenant, une douce fraîcheur pénètre dans le sein de la terre altérée, et le ciel est déchargé du poids de sa bénédiction.

Voyez! voilà que Jéhova ne vient plus dans l'orage; Jéhova vient dans le doux frémissement du paisible zéphyr, et, sous ses pieds, se courbe l'arc de la paix !

J.-P. Uz (1720-1796). Ses hymnes se rapprochent beaucoup des odes de Klopstock, pour le sentiment religieux et la subli- mité des pensées. Les plus parfaites de ses odes sont des odes philosophiques; elles sont riches en pensées fortes et en images hardies. 11 s'anime, il brûle, lorsqu'il dépeint l'orgueil des grands, la corruption des mœurs, la mollesse de ses com- patriotes et les ravages de la guerre. Sa diction est assez pure et correcte, la versification excellente. Les odes suivantes mé- ritent une attention particulière : Louange de Dieu Au Soleil Dieu au printemps Dieu dans l'orage VAllemagyie opprimée. * Grand partisan de la rime, il voulut ridiculiser, sous le nom de Millonieas, les partisans des vers blancs. Il a publié aussi un poème didactique, la Théodicée, et un poème comique.

J.-A. Cramer, en Saxe, (1723-1788). Du mouvement lyrique, des sentiments profonds, de l'enthousiasme, qui cependant quelquefois ne se soutient pas assez, et dégénère en déclama- tions oratoires, des métaphores hardies, un style vif et rapide, une versification excellente, une rime facile, des tableaux ani- més, tels sont les caractères de ses odes, dont la plus remar- quable est celle qui porte pour titre : David.

C h. -G. Ramier {il 2b-\19S), appelé V Horace allemand, mais, ce nous semble, à tort. L'unique analogie qu'il y ait entre Horace et Ramier, c'est qu'à l'exemple du lyrique romain, il a pris pour olijet de ses chants une tète couronnée, Frédéric le Grand. Son vrai mérite, c'est son style correct, poli et élégant; chaque con- struction choisie et travailllée avec soin. * On a encore de lui des Cantates, des Fables et des Chansons.

Chr.-Fréd.-Dan. Scliubart (1739-1791). Des idées sublimes,

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une diction animée, mais parfois l'enflure eirafTeclation, carac- térisent ses odes.

J.-iV. Goethe (1749-1832). Plusieurs de ses productions lyriques peuvent être rangées parmi les odes, quoiqu'il n'ait donné ce nom à aucune; ainsi, par exemple, le chant de Mahomet, ma Déesse, le voyage au Ilarz, En hiver, la Navi- gation, Prométhée, le Divin. Un sublime enthousiasme, des images brillantes, un style doux, harmonieux, caractérisent ses odes. Nous parlerons ailleurs de ce Voltaire allemand.

Chrèt. de Stolberg (1748-1821). Ses odes sont remarquables par un grand enthousiasme, la force du sentiment, l'énergie de l'expression, la nouveauté des pensées, la tendresse et l'élé- gance, une versification facile et heureuse.

F.-L. de Stolberg (1750-1819). Ses odes se distinguent par un mouvement hardi et sublime, par des images élevées, un style vigoureux, une inspiration exaltée. Quelquefois pour- tant, on s'aperçoit trop des efforts qu'il fait pour s'élever à cet enthousiasme qui est le propre de la lyre, et l'on dirait, comme s'exprime un critique allemand, qu'il saisit le luth des deux mains, afin de faire plus de bruit. Ses sujets favoris sont la liberté et la patrie. Nous citerons ici la traduction de son ode le Torrent du rocher (dcr Felsenstrom) (1).

« Immortel jeune homme ! tu t'élances de l'antre du rocher. Aucun mortel ne vit le berceau du fort, nulle oreille n'entendit balbutier le héros dans sa source bouillonnante '

Que tu es beau ayec tes boucles argentées ! que tu es ter- rible, enveloppé du tonnerre des rochers au loin retentissants! Le sapin tremble devant toi, tu emportes le sapin avec sa ra- cine et son sommet élevé! Les rochers fuient devant toi! lu

fl) Le comte F.L. de Stolberg vit le jour à Bramstedt dans le Holstein. dans la reli- gion protestante, Il rentra en 1800 dans le sein de l'Église catholique, et mourut à Munster, dans les sentiments de la plus touchante piété. Le plus beau de ses ouvaages est son Histoire de la Religion de J.-C, dans lequel il se montre à la fois profond philosophe, sa\ ant historien et fervent catholique.

loi

aileiiis les rochers, et, eu rianl, Iules roules clevjiil toi comme des cailloux.

Le soleil te revêt des rayons de la gloire! Il peint les nuages floltanls de tes ondes poudreuses des couleurs de l'arc céleste !

Pourquoi, si pressé, descends-tu vers le lac vert? N'es-lu pas bien plus près du ciel? Ne le plais-tu pas dans le bocage sus- pendu des chênes?

Oh ! ne te hâte pas de courir au lac vert ! jeune homme, lu es fort encore comme un dieu, libre comme un dieu !

Là-bas, il est vrai, le sourient le calme profond, les ondula- toins paisibles du lac silencieux, tantôt argenté par la lune qui s'y baigne, tantôt vermeil par le rayon du soir qui vient le dorer.

Mais, ô jeune homme, qu'est donc le repos soyeux, qu'est donc le sourire de la lune gracieuse, la pourpre el l'or du soleil couchant, pour celui qui se voit dans les chaînes de l'esclavage.

Ici, lu bouillonnes sauvage selon les désirs de Ion cœur; là- bas, sur le lac asservi régnent lanlôl les vents inconstants, tantôt le silence de la mort !

Oh! ne le hâte pas ainsi de le mêler au lac vert! jeune homme, lu es encore fort comme un dieu, libre comme un dieu ! »

Schiller (1759-1 803). Des sentiments, tantôt véhéments, tantôt tendres, des pensées nobles, une grande richesse d'images, un style pur et correct, coulant et doux, une ver- sification mélodieuse, tels sont les caractères de sa muse lyrique. Son chef-d'œuvre lyrique est sans contredit le Chant de la cloche, * qui présente, da.is h poésie la plus élevée, le rapprochement entre les dilTérenles phases de la fusion du métal et les principales circonstances de la vie humaine, considérées au point de vue pratique (1).

* Le P. ^f. Dcjfi.s (1720-1800), de la compagnie de Jésus, écrivil, sous l'anagramme de Suied, le Barde, des odes el des chants, dans lesquels on reconnaît facilement un disciple de Klopslo^k.

(1) Voyez-en la traduction en prose dans la Bibli-olltèqiie choisie, par une sociiW- rf»? gen^ de lelh-es, sous la direction de M. Lawenlie, 1' livraison limile Deschanips l'a

tra'liiit eu Vers.

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Les leçons publiciues qu'il donna au collège de Marie-Thérèse, à Vienne, ne contribuèrent pas peu à épurer le goût poétique dans le midi de l'AUernogne.

* Henri Hciiw, à Uusseldorf (1790) de parents juifs, se fit protestant et mourut à Paris (1850) paralysé et aveugle depuis longtemps. Il composa en allemand deux tragédies et un grand nombre de poésies lyri(iues, de chansons, d'épigrammes, de contes. Établi h Paris il devint français d'habitudes et de lan- gage et s'attacha h imiter à la fois Voltaire et Byron dans leur haine, leurs moqueries de tout ce qui tient à la religion. Comme on a parfois entendu une louange de Dieu sortir des lèvres de l'esprit immonde, nous recueillons, parmi les impié- tés de cet auteur protestant, le tableau si majestueux et si iloux qu'il fait du Sacré-Cœur de Jésus, enveloppant le monde des rayons de sa grâce et pacifiant l'humanité (1).

* Le Cœur de Jésus.

« Au haut du ciel brillait le soleil environné de nuages. La mer était calme. J'étais assis auprès du gouvernail du navire, perdu dans mes pensées et mes songes. Comme j'étais là, à demi-éveillé, à demi-sommeillant, je vis le Christ, le Sauveur du monde. Dans une blanche robe flottante, il marchait im- mense, gigantesque, sur la terre et la mer. Sur la terre et la mer, il étendait ses inains en bénissant, et sa tète plongeait ou sein des cieux. Comme un cœur dans sa poitrine, il portait le soleil, le soleil rouge, flamboyant; et ce rouge, ce flamboyant soleil de son cœur versait sur la terre et la mer les rayons de sa grâce, sa lumière charmante, bienheureuse, cjui éclairait et réchaufTait l'univers.

Des sons de cloches, des sons de fête retentissaient de toutes parts, doux sons, qui, comme des cygnes attelés de guirlandes de roses, semblaient mener le navire glissant sur les ondes ; oui, ils le menaient, en se jouant jusqu'à la verte rive de- meure l'homme dans la grande ville aux tours superbes.

0 miracle de paix! que la ville était calme. On n'entendait plus de murmures confus de la foule afl'airée et tumultueuse. Dans ses rues propres et sonores marciiaient des hommes vêtus

;1) La plupart Jes éoiils de Heiii'i Heine sont à Viiule.r.

- iôi

de blanc, et portant des palmes. Partout deux d'entre eux se rencentraient, ils se regardaient avec une sympathique inti- mité. Tressaillant d'amour, l'âme remplie d'abnégation et de douceur, ils se baisaient au front, puis ils tournaient les yeux vers le grand cœur flamboyant du Christ, dont le sang rouge tombait avec joie sur la terre en rayons de réconciliation et de grâce, et, trois fois heureux, ils disaient : Loue soit Jivus Christ ! »

Les poètes lyriques allemands que nous venons de citer, étant tous protestants, à l'exceplion de F.-L. Stolberg et du P. Denis, il ne faut pas s'étonner, si l'on rencontre dans leurs chants l'apologie de leur secte et de celui qui l'a fondée.

ARTICLE DEUXIÈME.

Productions lyriques appartenant au genre moyen.

A ce genre, on peut rapporter VÉlégie, VHéroide, VOde morale ou philosophique, la Cantate, le Sonnet et VÉpithalame.

U Élégie.

L'Élégie est proprement un chant qui exprime la douleur, la mélancolie, la tristesse; quelquefois cependant, les senti- ments d'une joie douce et tendre.

Des plaisirs passés, un bonheur perdu, des parents, des amis, enlevés par la mort ou d'autres accidents, des affections contrariées, des espérances trompées, la caducité des choses d'ici-bas, tels sont les sujets ordinaires de l'Élégie (1).

Yersibus impariter junctis querimonia [trimuni.

Post etiam inclusa est voli sententia compos. JIov., ad Pis., 75.

(1) Ll>s mots grecs c/âVOÇ, tiXytXoL ne désignaient d'abord qu'un poème Ij'riqiie composé de distiques, c'est-à dire, d'iiexaniétres et de pentamètres alternants, sans aucun cgard à la nature du fond. On appelait S/cVcta les inscriptions sur les statues, sur les tombeaux, etc., ainsi que les chants de guerre, parce qu'ils avaient ce mètre. Ce n'est que depuis Simonide qua le mot î/£70^ a désigné ce genre de poésie dont il s'agit ici. Voyez Schœll. Hlst. de la litt. grecque profane, t. I, 1. il, cLap. A', ou Rouh'z, Manuel de l'Iiisi. de la litt. grecque.

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La plaintive Elégie, en longs habits de deuil, Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.

Boil. Art, poét., ch. II. '

L'on pourrait appeler l'élégie un monologue passionné. Cepen- dant, les sentiments qui y régnent ne doivent pas être violents, mais doux et tempérés. Le but de l'élégie n'est pas d'exciter des émotions fortes et violentes, mais une douce pitié, une compassion tendre.

L'on voit d'abord que, pour réussir dans l'élégie, il faut bien sentir, et peindre ensuite le sentiment avec des couleurs vives et naturelles.

Il faut que le cœur seule parle dans l'Elégie.

J5oi7. Art. poét. ch. II.

Tout ce qui offre l'appareil de l'étude et travail, tout ce qui sent l'art et l'affectation, est donc entièrement opposé au carac- tère de l'élégie.

Remarques. A. L'homme trouve d'ordinaire des charmes à s'appesantir sur les objets qui lui causent du chsgrin ou de la joie. Le poète élégiaque aussi aime à s'appesantir sur ce qui l'afflige; il s'y arrête longtemps, et, après avoir quitté le sujet de ses peines, il y revient encore, il peint, il développe son malheur, quelquefois jusqu'à la satiété. Il parle de la cause des maux qu'il endure, et des suites qu'ils peuvent avoir, accusant tantôt sa propre imprudence, tantôt ses semblables, etc.

B. L'on ne peut pas exiger du poète élégiaque de grands ornements poétiques, tels que des comparaisons brillantes, des métaphores hardies, ni un ordre rigoureux. Sa Muse aura au contraire l'extérieur un peu négligé ; une grande parure sied mal à la douleur, et le désordre lui est plus naturel.

C. Le poète élégiaque atteindra son but plus facilement, s'il a soin de marquer le temps, le lieu et la situation particulière, dans lesquels il est sensé exhaler ses plaintes (la nuit la solitude le bord des tombeaux).

Poésie élégiaque chez les Hébreux.

L'Écriture sainte nous offre une fotile de beaux exemples dans le genre élégiaque, tels que les Threni, c'est-h-dire, les

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Lamentations du prophète Jérémie; plusieurs psaumes de David, tels que :

2t DetiS DcHs meus, vcspice in me. ,'>7. Domine, ne in furore tuo. 4.'?. Deus, auribus nostris aiidivimus. .OO. Miserere meij. Deus. 54. Exaudi, Deus, orationem meam. ââ. Miserere mei, Deus, quoniam. 56. Miserere mei, Deus, miserere mei. 59. Deus repulisti nos. 68. Salvutn me fac, Deus. 69. Deus in adjuto- rium. 83. Quarn dilecta tabernacula. 87. Domine, Deus salulis mcœ. 108. Deus, laudcm meam. 139. Eripe me, Domine. 14'^. Domine, exaudi.

Les plus touchants de tous les psaumes élégiaques, sont le 41e Quemadmodum desiderat ccrrus, et le 137e, Super fluminaBa- hylonis, que nous transcrirons ici avec la belle paraphrase de Le Franc de Pompignan :

Super flumina Babylonis, illic sedimus et flevimus : cuni recordaremur Sion :

In salicibus in medio ejus, suspendimus organa nostra.

Quia illic interrogaverunt nos, qui captivos duxerunl nos, verba cantionum :

Et qui abduxerunt nos : Ilymnum cantate nobis de canticis Sion.

Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliéna?

Si oblitus fuero tui Jérusalem, oblivioni detur dextera mea.

Adhaereat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui :

Si non proposuero Jérusalem, in principio Iteliliie meœ.

Jlemor esto Domine filiorum Edom, in die Jérusalem :

Qui dicunt : Exinanite, exinanite usque ad fundamentum in ea.

Filia Babylonis misera : beatus qui retribuet tibi relribulio- nem tuam, quani retribuisti nobis.

Beatus qui tenebit, et allidet parvulos tuos ad petram.

Captifs chez un peuple inhumain, Nous arrosions de pleurs les rives étrangères,

Et le souvenir du Jourdain, A l'aspect de l'Euphrate, augmentait nos misères.

Aux arbres qui couvraient les eaux, Nos lyres tristement demeuraient suspendues ;

Tandis que nos maîtres nouveaux Fatiguaient de leurs cris nos tribus éperdues.

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« Chantez, nous disaient ces tyrans, Les hymnes préparés pour vos fêtes publiques ;

Chantez, que vos conquérants Admirent de Sion les sublimes cantiques. »

Ah! dans ces climats odieux, Arbitre des humains, peut-on chanter ta gloire!

Peut-on, dans ces funeste lieux. Des beaux jours de Sion relever la mémoire !

De nos aïeux sacré berceau. Sainte Jérusalem, si jamais je t'oublie,

Si tu n'es pas jusqu'au tombeau L'objet de mes désirs et l'espoir de ma vie ;

Rebelle aux efforts de mes doigts, Que ma lyre se taise entre mes mains glacées,

Et que l'organe de ma voix Ne prête plus de sons à mes tristes pensées !

Rappelle-toi ce jour affreux. Seigneur, d'Esaii la race criminelle

Contre ses frères malheureux Animait du vainqueur la vengeance cruelle.

« Egorgez ces peuples épars; Consommez, criaient-ils, les vengeances divines;

Brûlez, abattez ces remparts, Et de leurs fondements dispersez les ruines. »

Malheurs à tes peuples pervers. Reine des nations, fille de Babylone !

La foudre gronde dans les airs; Le Seigneur n'est pas loin : tremble, descends du trône.

Puissent tes palais embrasés Eclairer de tes rois les tristes funérailles !

Et que sur la pierre écrasés. Les enfants de leur sang arrosent tes murailles !

(Le Franc de P.)

Le livre de Job renferme plusieurs élégies bien touchantes ; les chapitres suivants méritent surtout d'être lus : chap. III.

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Pereat (lies. VII. Militia est vita. X. Tœdet animam meam. XIV. Homo natus de muliere. XVII. Spiritus meus atte- nuahitur. XIX. Usquequo affligitis. XXX. Nimc autem dérident.

Quoi de plus touchant que les plaintes du roi David à la nouvelle de la mort de Saùl et de Jonathas? Liv. II des Rois, chap. 1.

0 Israël, considère ceux qui ont été frappés, qui sont morts sur tes hauts lieux.

Israël, les braves ont été tués sur les montagnes; comment les forts sont-ils tombés?

N'allez pas l'annoncer dans Geth ; ne le publiez pas dans les places d'Ascalon, de peur que les filles des Philistins ne s'en réjouissent, de peur que les filles des incirconcis ne tressaillent de joie.

Montagne de Gelboé, que la pluie ni la rosée ne descendent jamais sur vous ; que vos champs ne soient pas les champs des prémices; gît le bouclier des forts, le bouclier de Sal'il, comme si Saiil n'eût pas été sacré par l'huile sainte.

Jamais la flèche de Jonathas ne revint altérée de la graisse et du sang; jamais l'épée de Saûl ne sortit oisive des combats.

Saiil et Jonathas, aimables et beaux dans la vie, n'ont point été séparés même dans la mort; plus rapides que l'aigle, plus forts que les lions.

Filles d'Israël, pleurez sur Saûl, qui vous ornait de pourpre, qui vous ennivrait de délices, qui vous donnait l'or de vos vête- ments.

Comment sont tombés les forts dans le combat? Comment Jonathas a-t-il été tué sur les liauteurs?

Je pleure sur loi, Jonathas, mon frère, le plus beau d'entre les hommes, plus aimable que l'amour d'aucune femme. Comme «ne mère aime son fils unique, ainsi je t'aimais.

Comment sont tombés les forts? comment a été brisée leur armure?

Ajoutez à ces beaux passages do VEcriture le touchant can- tique qui rappelle les douleurs de la Mère de Dieu, Stabat

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3Iater (1), et cel autre, l'Église gémit sur ses enfants morts, Dies irœ (2).

Nous ne pensons pas que, parmi les écrivains anciens ou modernes, on puisse citer un poète qui ait porté l'élégie à ce point de perfection. * Aussi dirons-nous avec un illustre lit- térateur moderne : « Ils n'auraient pas le sentiment du beau, ceux qui n'admireraient pas celte magnifique plainte, ce tableau gigantesque du dernier jour du monde, ces cris d'effroi et do détresse, auxquels succède une supplication si douloureuse ; ces images terribles que viennent tempérer les souvenirs les plus doux de l'Évangile, ceux du bon Pasteur, delà pécheresse, du larron; cette consternation profonde, se dissipant par degrés, aux accents les plus touchants du repentir et de l'espérance. » Voir p. 31, note 1.

Poètes clcgiaqucs grecs.

Callinus, d'Ephèse (G84 av. J.-C). On ne possède plus de Cal- linus qu'un petit fragment qui appartient à un poème lyrique, par lequel le poète excitait ses compatriotes à combattre vail- lamment contre les Magnésiens, leurs ennemis.

Tyrtée, d'Athènes, ou de Sparte, ou de Millet (G84 av. J.-C). 11 nous reste trois chants guerriers, et plusieurs fragments des élégies par lesquelles Tyrtée entraînait les Spartiates au com- bat contre les Messéniens; ils respirent un brûlant enthou- siasme et un patriotisme extraordinaire. Voici un extrait du

* Second chant de guerre.

Qu'il est iDeau de tomber au premier rang, en combattant pour la patrie!... Ah! mourrons, s'il le faut, pour notre terre, natale! pour notre famille, pour la liberté! Héros de Sparte, combattons étroitement serrés. Qu'aucun de vous ne se livre à

(i; Voyez ce que nous avons dit de Tauteur de cette hymne élégante, que d'autres attri- buent a\i pape Innocent III, page 111.

(2, On attribue le Dies irœ à diverses personnes, sans avoir îles motifs plausibles de s'arrêter à telle ou telle. Plusieurs pensent qu'un Franciscain, Thomas CeUano, en est l'auteur. Voir page 77, note.

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la crainte ou à la fuite. Prodigues de vos jours, dans une fureur généreuse, précipitez-vous sur l'ennemi. Gardez-vous d'aban- donner ces viellards, ces vétérans, dont l'âge a roidi les ge- noux. Quelle lionte, si le père périssait plus avant cjue le fils dans la mêlée, de le voir avec sa tète chenue, sa barbe blanche, se débattant dans la poussière, et, lorsque l'ennemi le dépouille, couvrir encore de ses faibles mains sa blessure sanglante!.... O Spartiates! marchons donc à l'ennemi. Marchons, le pas as- suré, chaque héros ferme h son poste et se mordant les lèvres (1).

Mimnerme, de Colophon (590 av. J.-C.). Les vers qui nous eu restent, respirent une douce mélancolie; le poète y déplore la brièveté de la vie, la rapidité avec laquelle la jeunesse s'éva- nouit, ainsi que les maux qui affligent l'humanité. Il est le pre- mier qui employa le mètre élégiaque dans des sujets tristes et lugubres.

Philétas, de Cos. Properce le prit pour son modèle.

Simonide, de Céos (558-468 av. J -C). Il est regardé comme l'inventeur de l'élégie moderne ou de l'élégie lugubre, telle qu'elle fut cultivée par les Romains et par les poètes des siècles suivants. On lui attribuait un talent particulier de tou- cher et d'attendrir, de peindre avec vérité les situations et les infortunes qui excitent la pitié.

CalUmaque, de Cyiène(2G0 av. J.-C). Il ne nous est resté que quelques fragments de ses élégies, qu'on regardait comme son principal litre de gloire.

On peut encore envisager comme autant d'élégies le Tombeau d'Adonis, idylle de Bion, et le Tombeau de Bioi}, idylle de Moschus.

* Saint Grégoire de Nazianze (328-389), célèbre père de l'Église, dans le bourg d'Azianze, près de la ville de Na- zianze en Cappadoce, étudia ti Césarée de Palestine et ii Alexandrie d'Egypte, puis se rendit h Athènes avec S^ Basile, son compatriote. Trois fois, il déposa le fardeau de l'épis-

(1) Si Ton mi't ces deux poètes ati nombre des poètes élégiariues, ce n'est pas parce q«e rolijet de leurs chants est triste, mais parce qu'Us ont donné k leurs cliants de guerre la l'onne éléi/iaque, c'est à-dire, qu'ils ont emiiloyt? le distique, et que les Grecs appelaient él'-gie tout ce qui était écrit dans ce mètre.

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€opat, pour se retirer dans la solitude et s'y livrer à la médi- tation, à la prière et à l'étude. Jaloux de disputer aux Grecs païens la gloire des vers, il chanta, principalement pour la jeunesse, afin de lui montrer que la vraie poésie se trouve ailleurs qu'au fond des fables païennes, et qu'il vient des cimes du Carmel de tout autres inspirations que des sommets du Parnasse. « Il pensait aussi que, attirées par l'harmonie du langage, les âmes goûteraient mieux la sévère beauté de la doctrine chrétienne. Il confiait à un long poème, brillant et varié, les pieux et tendres secrets de sa vie, célébrait avec une docte fidélité les enseignements de la foi, s'élevait à Dieu par des hymnes d'amour, se repliait sur lui-même, et sondait les douloureux mystères de sa vie. S' Grégoire soupirait ainsi ses plaintives méditations, et devançait la forme poétique de l'auteur des Méditations poétiques (Collombet). » C'est pourquoi nous parlons de cet écrivain à propos de l'élégie. Nous avons de lui 178 poèmes ou pièces de vers, et beaucoup d'épi- grammes. Le poème sur les vicissitudes de sa propre vie a été traduit par Le Franc de Pompignan. L'abondance, l'élégance, la grâce, la facilité, sont les caractères distinctifs de son style. Nous donnons ici la traduction du commencement d'une de ses plus profondes méditations sur la nature et la destinée de l'homme.

* L'Homme.

« Hier, abaUu par mes tristesses, éloigné de tous les hommes, j'étais assis dans un bois ombreux, el dévorais mon âme; car, au milieu des soulTrances, le remède que j'aime, c'est de con- vei'ser en secret avec mon cœur. L'air bruissait avec les oiseaux clianleurs, qui, perchés sur les rameaux, charmaient par un doux concert mon âme grandement attristée. Cependant, du liaut des arbres, les cigales à la poitrine harmonieuse, ces amies du soleil, remplissaient de leurs cris sonores le bois tout entier, tandis qu'une onde fraîche, qui doucement coulait à Ira-

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vers Ihumide forêt, venait baigner mes pieds. Et moi, déchiré toujours par les plus vives peines, j'étais insensible à tout cela ; car le cœur, lorsqu'il est inondé d'amertume, ne veut pas s'ou- vrir aux douces impressions. Mon esprit donc, emporté dans des tourbillons de sentiments, soutenait la lutte de ces pensées contraires : Qu'ai-je été? que suis-je? (jue dois-je être (1)!....»

* Sync^ius, à Gyrène (350-431), d'abord philosophe néopla- tonicien, puis chrétien et évèque de Ptolémaïs, est, comme le précédent, un poète de renaissance, et, comme lui, fait en- tendre sur sa lyre des accents que l'on croyait réservés seule- ment au XIXe siècle. iMalheureusement, il n'a pas su s'affranchir entièrement de l'influence de l'école d'Alexandrie. Des dix Hymnes que nous avons de lui, les quatre premiers embrassent les sujets les plus élevés; mais les six derniers renferment des croyances plus orthodoxes. Voici le début du premier hymne :

* « Viens donc, lyre harmonieuse, et, après les chansons de Téos, après les accents lesbiens (2), fais entendre, sur le mode dorien, des hymnes plus augustes. La pure inspiration delà Sagesse me presse de disposer les cordes de la lyre pour de pieux cantiques; elle m'ordonne de fuir la douceur empoisonnée des terrestres cupidités. Qu'est-ce, en effet, que la force, et la beauté, et l'or, et la réputation, et les pompes des rois, au prix (le la pensée de Dieu? Qu'un autre dirige avec art un cour- sier ; qu'un autre tende habillement un arc ; qu'un autre garde des monceaux d'or, et nage dans l'abondance; qu'un autre se pare d'une chevelure flottant sur ses épaules; qu'uni autre soit célébré, parmi les jeunes hommes et les jeunes filles, pour la beauté de son visage; Quant à moi, qu'il me soit donné de couler en paix une vie obscure, inconnue de tous les mortels, pourvu qu'elle connaisse les choses de Dieu. ... Entends le chant de la cigale, qui boit la rosée du matin. Regarde : les cordes de ma lyre ont retenti d'elles-mêmes. Un souffle harmo- nieux vole partout autour de moi. Quel va donc être le fruit céleste de mes chants?., o

(1) On trouvera (Ufférents extraits îles œuvres de saint Grégoire traduits, mais d'une manière peu fidèle, dans les tomes 6 et 7 de la Bibliothèque clioisie des Pères de l'Église grecque et latine, par Guillon.

(2) Téos était la patrie d'Anacréon ; Lesbos, celle de Saptio.

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Poètes éléyiaqncs latins.

A. Tibulle (43-19 av. J.-C). Il est des poètes élégiaques ro- içains le plus harmonieux, le plus pure, le plus élégant, le plus doux, le plus naturel. Il a saisi le vrai ton de l'élégie. Quoique son langage ne soit pas impudique, il est pourtant trop sen- sible et trop passionné, pour que ses élégies puissent être mises entre les mains de la jeunesse. On a de lui quatre livres d'Elégies (1).

Propercc, à Ilispellum en Ombrie (o^ av. J.-C). Il est supé- rieur c\ Tibulle sous le rapport de la vivacité des couleurs et de la force des expressions Mais il ne soutient pas toujours le ton de l'élégie ; il est affecté, et ne respecte pas la décence et la pudeur. Il a composé également quatre livres d'Elégies.

P. Ovide, (le Sulmone (43 av. J.-C 17 ap.' J.-C). Il a composé 14o élégies renfermées dans trois recueils, dont le l" porte le titre les Amours, le ^^ les Trisles, et le 3'' Lettres écrites du Pont. Toutes ses élégies révèlent un génie inépui- sable, une facilité de versification inimitable, mais elles sont défigurées par des images voluptueuses, des jeux de mots, des sentiments faux et outrés, et une monotonie fatigante. Ovide est moins tendre que Tibulle, plus licencieux que Properce. * Il fut exilé à Tomes en Scythie, près de l'embou- chure du Danube, sur la rive gauche du Pont-Euxin. Cest \h qu'il composa ses élégies et qu'il mourut.

* i¥.-.'l. Prudence (2), à Saragosse (348), fut sucessivement avocat, juge, gouverneur de plusieurs villes, attaché à la cour d'Honorius, et passa la fm de sa vie dans la solitude, la culture des lettres et l'exercice de la piété. Il avait près de soixante ans, quand il saisit la lyre pour chanter, dans ses hymnes, l'histoire des glorieux martyrs de la foi. Le sentiment doulou-

(1) * Voici Vopinion de Quintilien sur ces auteurs : » Elegia Grsecos provocainus, cu.)us inihi tersus atque elegans maxime vliletur auctor Tibullus. Sunt qui Propertiuin malint; Ovidius utroque lascivior, sicut durior Gallus. - Instit. oral., X, 1. Tibulle est la même année et le même jour qu'Ovide, et mort la même année que Virgile, à l'âge de 24 ans. ,11 était chevalier romain.

(2) Pas confondre avec S. Prudence, évéqui de Troyes en Champagne, de 845 à ^Cl.

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reux qui domine dans ses chants, lui assigne sa place ici. Il est le premier poète chrétien de l'Eglise latine. Ses œuvres lyriques forment deux collections : l'une, le Cathemcrinôn liber, jjrésenle douze hymnes, pour les difTérenles parties du jour et pour cer- taines solennités; l'autre, le Peristephanôn, renferme quatorze hymnes, en l'honneur d'autant de martyrs. Ces hymnes sont par- fois de véritables drames, comme celui de St-Romain, qui n'a pas moins de 1140 vers. Ses poésies sont parfois âpres et ro- cailleuses, mais toujours pleines de feu, souvent pleines de charmes. Rien n'égale, en suave fraîcheur, quelques strophes qui se rencontrent au milieu de l'hymne sur l'Epiphanie, et que le poète adresse aux S'* Innocents (Cathm., XII, v. 125) :

« Salut, fleurs des martyrs, vous que, au seuil même de la vie, le persécuteur du Christ enleva, comme un ouragan mois- sonne des roses naissantes. Vous, premières victimes du Christ, tendre troupeau d'agneaux immolés, vous, au pied même l'autel, vous jouez naïvement avec vos palmes et vos cou- ronnes. — ...Qu'a servi un si noir forfait? que revient- il à Hérode de son crime odieux? Seul, parmi tant de funérailles, le Christ se dérobe au trépas. Au milieu des flots de sang de ses com- pagnons d'âge, l'enfant de la Vierge a seul trompé ce fer qui était aux mères leurs nourrissons. Tel échappa jadis aux édils insensés de l'impie Pharaon, celui qui était la figure du Christ, Moïse, libérateur de ses concitoyens (1). »

* Jean de Santeul, à Paris (1030-1097), chanoine de St- Vic- tor, a laissé un volume d^Hymncs d'une bonne latinité; mais il leur manque l'onction de la piété. Nous dirons la même chose des Hymnes de Gofjln, à Reims (1070-1749). L'un et l'autre ont fourni des hymnes au bréviaire de Paris. Voir p. 77, note.

{!) * L'Église a adopté ces vers dans le bréviaire romain, cominu hymnes do l'office des Saints Innocents; les voici :

Salvete, flores martyrum, Quos lucis ipso in liinine Cliristi insecutor sustulit, Cou turbo nascentes rosas.

Vos prima Cliristi victima, Grex immolatorum tener.

Aram sub ipsam simplices l'aima et coronis liulitis

Quid [.rofioii tantum ne fas ? Quid ciimen Herodein j;ivatf Unus tôt inter fuuera Impunu Cliristus tolUtur.

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Poètes élégiaques chez les anglais.

Hammond (1710-1742), Schenstone (1714-17G3) et surtout Gray (171G-1771) ont acquis quelque réputation par leurs productions élégiaques. Nous citerons le commencement du Cimetière de campagne de Gray, élégie qui se recommande par de grandes pensées, des sentiments délicats, de magnifiques images, une douce mélancolie et un style harmonieux.

LE CIMETIÈRE DE CAMPAGNE.

« Le couvre-feu bruyant annonce la chute du jour ; les troupeaux mugissants foulent lentement les pâturages, et le laboureur fatigué, quittant ses travaux, retourne à sa chaumière : je suis seul dans le monde et dans les ténèbres.

Le paysage, tout à l'heure si vivant, s'obscurcit et s'efïace ; il se fait dans toute la nature un calme solennel, qui n'est in- terrompu que par le bourdonnement monotone de l'escarbot qui prend son vol, par le tintement affaibli des clochettes, qui berce au loin les troupeaux.

On entend aussi partir de cette vieille tour, cachée sous des touffes de lierres, la lugubre plainte du hibou contre le profane qui, osant porter ses pas si près de son asile, vient troubler la paix de son antique solitude.

Sous les rameaux de ces ormes, à l'ombre de ces ifs, voyez les petits tertres que forme le gazon ; c'est que reposent à jamais, chacun dans sa tombe, les rustiques ancêtres du hameau.

Ni le souffle de la brise, ni l'air embaumé du matin, ni les chants de l'hirondelle, impatiente de s'élancer de son nid con- struit avec une paille légère, ni les cris perçants du coq, ni le cor retentissant, ne les réveilleront plus de leur profond sommeil !

Pour eux, ne pétillera plus la flamme du foyer, et la ména- gère empressée ne fera plus ses apprêts du soir : leurs enfants ne courront plus au-devant d'eux fêter par leurs caresses le retour d'un père, ou, sautant à l'envi sur leurs genoux, se dis- puter leurs baisers.

Souvent la glèbe obstinée s'ouvrit devant eux en sillons; la moisson se courba souvent sous leurs faucilles. Avec quelle franche gaité, ils promenaient leur charrue dans la plaine, ou, d'un bras puissant, abattaient les bois sous leurs coups répétés !

Que l'aniblLion ne se rie pas de leurô utiles travaux, de leurs

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joies domestiques et de leur obscure destinée, et que la gran- deur n'écoute pas avec un dédaigneux sourire les courtes et simples annales du pauvre.

Le blason et ses vanités, la puissance et ses pompes, tout ce que la beauté, tout ce que l'opulence, purent jamais donner, tout cela doit aussi atteindre l'heure inévitable : les sentiers de la gloire n'aboutissent .. qu'à la tombe..., » etc.

Poètes élégiaques français.

' A la fin du XVIIIe siècle, la France n'avait encore aucun auteur élégiaque (voir p. 84). Plus d'un essai avait cependant été fait, tel que l'élégie de Ronsard, Contre les buscherons de la forest de Gastine; celle de Jean de la Perusc (1530-1556), A un en- fant 7nort presque en naissant ; l'ode de Mallicrbe à son ami du Fév- rier, sur la mort de sa fille Marguerite. Voir p. 80.

Vinrent ensuite La Fontaine (1621-1695), dont l'élégie sur ZaZ)is(/r«ce de Fouguet est justement célèbre, et Henriette de Co- ligny, comtesse de la Sure (1618-1673), dont les élégies se dis- tinguent par la facilité, la délicatesse et le naturel.

Trenewi^ (1763-1818). Les tombeaux de saint Denys, la Princesse Amélie ou l'Héroïsme de lajiièté fraternelle, V Orpheline du Temple ou Malheurs de Mad. la Duchesse d'Angoulcme, le Martyre de Louis XVI, la Captivité de Pie VII, se font remarquer par un style tendre, doux, harmonieux et élégant. * Si les vers sont corrects, le talent de l'auteur n'est que médiocre. Poursuivant avant tout le succès, il saisit toutes les occasions de faire des vers, comme ces oiseaux que tout bruit fait chanter, disait Chateaubriand. Ses œuvres intéressent comme un dernier écho de l'élégie classique.

Millevoye (1782-1816). Une profonde sensibilité, de la grâce, de l'abandon, de l'élégance, tels sont les caractères de ses élégies, parmi lesquelles se distinguent le Poète mourant et la Chute des feuilles. Nous citerons la dernière :

LA CHUTE DES FEUILLES (1).

De la dépouille de nos bois. L'automne avait jonché la terre ;

(1) * « Cette pièce, que cliacun sait par cfcur, et qui est l'expression délicieuse d'une

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El dans le vallon solitaire,

Le rossignol était sans voix.

Triste et mourant à son aurore,

Un jeune malade, à pas lents,

Parcourait une lois encore

Le bois cher à ses premiers ans :

« Bois que j"aime, adieu, je succombe.

» Votre deuil a prédit mon sort,

» Et dans chaque feuille qui tombe,

» Je vois un présage de mort.

» Fatal oracle d'Epidaure,

» Tu m'as dit : « Les feuilles des bois

» A tes yeux jauniront encore,

» Et c'est pour la dernière fois.

» La nuit du trépas t'environne,

» Plus pâle qu'une fleur d'automne,

» Tu t'inclines vers le tombeau.

» Ta jeunesse sera llétrie

» Avant l'herbe de la prairie,

» Avant le pampre du coteau. »

» Et je meurs !... De la vie à peine

» J'avais compté quelques instants ;

» Et j'ai vu, comme une ombre vaine,

» S'évanouir mon beau printemps.

» Tombe, tombe, feuille éphémère !

» Et, couvrant ce triste chemin,

» Cache au désespoir de ma mère

» La place je serai demain.

» Mais, si mon épouse voilée,

mélancolie toujours sentie, suffit à sauver le nom poétique de Millevoye. Il a laissé au courant du flot sa feuille qui surnage; son nom se lit dessus, c'en est assez pour ne plus mourir. ^ (Sainte-Beuve, Portraits lilU'-ra'res, I, 403;.

Nous ne parlerons pas de ces quelques ballades un peu fades, ni des traductions de Vlliade, des dialogiies çimés, des tragédies, des égîogues ni de quelques autres poèmes <iui forment le recueil de ses (ouvres complètes, mais dont rien ne mérite une mention spéciale. Vu l'époque l'auteur a vécu, on ne sera pas étonné d'apprendre qu'il n'était qu'un poète épicurien, mais sans avoir un cieur ni un esprit méchant. Il a pu dire :

.Tamais dans mes tableaux l'obscène nudité

Ne vient effaroucher la pudique beauté ;

Jamais surtout mes vers, qu'aucun fiel n'envenime,

N'inunole un honnête liomme au besoin d'une rime :

Je hais le satirique et son rire moqueur.

HH -

» Au détours de la sombre allée,

» Venait pleurer, quand le jour fuit,

» Eveille par un faible bruit

» Mon ombre un instant consolée. »

Il dit, s'éloigne... et sans retour!

Sa dernière heure fui prochaine.

Vers la fin du troisième jour

On l'inhuma sous le vieux chêne.

Sa mère (peu de temps, hélas 1)

Visita la pierre isolée ;

Mais son épouse ne vint pas ;

Et le pâtre de la vallée

Troubla seul, du bruit de ses pas,

Le silence du mausolée (1).

* C/iémer (André de), à Constantinople (1762), mort à Paris sur l'échafaud (1794) pour avoir blâmé dans ses écrits les excès de la révolution, et pour s'être offert comme défenseur de Louis XVI, devant la Convention. Il réussit surtout dans l'élégie, à laquelle il a rendu la simplicité et la grâce antiques. Malheu- reusement, il a imité trop souvent la licence de ses anciens modèles. La jeune captive fut composée en prison, à l'adresse d'une jeune personne d'un nom illustre, M"e de Coigny, victime de la révolution comme l'auteur. Ces vers respirent un charme de douceur et de tendresse, qui en fait un des chefs-d'œuvre de la poésie moderne ; c'est la plus pure des élégies tendres ; c'est un style dont la richesse, pleine de symboles et d'images, a quelque chose de riant et de nouveau comme la jeunesse (^Villemain, Cours de litt., tom IV, 310).

* La jeune captive.

» L'épi naissant mûrit, de la faux respecté;

» Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l'été,

» Boit les doux présents de l'aurore : » Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui, » Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,

» Je ne veux point mourir encore.

(1) ' Cema<iso!''e. qui signifin un tombeau fastueux, est une tache dans ce petit chef- d'œuvre.

- MO -

)) Qu'un stoïque, aux yeux secs, vole embrasser la mort : ^) Moi, je pleure et j'espère; au noir soulde du nord,

» Je prie el je relève ma lèle. » S'il est des jours amers, il en est de si doux ! » Hélas ! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts?

» Quelle mer n'a point de tempête?

» L'illusion féconde habite dans mon sein.

» D'une prison sur moi les murs pèsent en vain ;

» J'ai les ailes de l'espérance. » Echappée aux réseaux de l'oiseleur cruel, 0 Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel,

» Philomôle chante et s'élance.

s Est-ce à moi de mourir? Tranquille, je m'endors ') Et, tranquille, je veille; et ma veille aux remords,

» Ni mon sommeil ne sont en proie. » Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ; » Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux

» Ramène presque de la joie.

» Mon beau voyage encore est si loin de sa fin! » Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin,

» J'ai passé les premiers à peine. « Au banquet de la vie à peine commencé, » Un instant seulement, mes lèvres ont pressé

» La coupe en mes mains encor pleine.

» Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson ; » Et, comme le soleil, de saison en saison,

» Je veux achever mon année. 9 Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin, » Je n'ai vu luire encor que les feux du malin;

» Je veux achever ma journée. »...

Ainsi triste et captif, ma lyre toutefois ^

S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,

Ces vœux d'une jeune captive ; Et, secouant le joug de mes jours languissants, Aux douces lois des vers, je pliais les accents

De sa bouche aimable et naïve.

Au moment la porte de son cachot allait s'ouvrir pour le

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laisser conduire à léciiafaud, il crayonna encore quelques vers qu'il n'eut pas le temps d'achever, et dont la dernière rime, restée dans sa plume, devait être probablement le mot trépas. Assis sur le premier banc de la fatale charette, à côté du peintre Roucher, son émule, il s'écria en se frappant le front : Pourtant j'avais quelque chose !

' Derniers vers (V André Cliénicr. « Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre

Anime la fin d'un beau jour. Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre!

Peut-être, est-ce l^enlôt mon tour ! Peut-être, avant que l'iieure en cercle promenée

Ait posé sur l'émail brillant. Dans les soixante pas sa route est bornée.

Son pas sonore et vigilant, Le sommeil du tombeau pressera m.a paupière!

Avant que de ses deux moitiés Ce vers que je coinmence ait atteint la dernière,

Peut-être, en ces murs effrayés. Le messager de mort, noir recruteur des ombres.

Escorté d'infâmes soldats, Remplira de mon nom ces longs corridors sombres !

André Chénier avait un frère, Marie-Joseph Chénier, poète comme lui, mais qui lui est infiniment inférieur.

* Fontanes (Louis, marquis de), de l'académie, pair de France, né, en 1761, d'une mère catholique et d'un père protestant, mort en 1821, un des poètes protecteurs du bon goût. Une tra- duction en vers de VEssai sur Vltommc, de Pope, lui attira d'abord l'attention du public lettré. Son àme se dépeint mieux dans ses petits poèmes, parmi lesquels on remarque la Char- treuse de Paris, poème élégiaque (1783), la Forêt de Navarre, les Tombeaux de St-Denis et surtout le Jour des morts à la campagne, imité de Gray, qu'il surpasse en donnant à son ouvrage une forme plus dramatique. 11 composa encore un Essai sur Vastro- nomie, un poème didactique, le Verqer, et travailla longtemps à un grand poème épique, la Grèce sauvée, qui resta inachevé. Le peu de poésies qu'il a laissées, lui ont valu néanmoins une belle place parmi les littérateurs les plus célèbres de notre époque.

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parce qu'elles se distinguent toutes par l'élégance et la pureté du style. « Les vers de Fontanes, dit M. Viliemain, d'un tour » noble, harmonieux et concis, se portaient naturellement sur t> les pensées religieuses; ils en recevaient l'inspiration. Ma- » jestueuse et rapide dans l'épître oîi il a célébré l'éloquence » des Livres saints, cette inspiration est attendrissante et naïve » dans le poème de la Chartreuse ; une tristesse pleine de dou- » ceur et de poésie anime cette espèce d'élégie ; la mélodie des » paroles s'y confond avec l'émotion de l'àme, et l'on croit en- » tendre au loin quelques sons à peine affaiblis de la lyre de » Racine. »

Ce qui manque à de Fontanes, c'est l'imagination.

N'oublions pas de dire que de Fontanes a été le guide de Chateaubriand dans la carrière des lettres. <.< Je reçus de lui, dit » l'auteur du Génie du christianisme, d'excellents conseils ; je lui » dois ce qu'il y a de correct dans mon style ; il m'apprit à res- » pecter l'oreille ; il m'empêcha de tomber dans l'extravagance » d'invention et le rocailleux d'exécution de mes disciples. » {Mémoires d'Où Ire-Tombe, t. V.) Voyez dans les Leçons de littéra- ture : Les Mondes, VOrigine de V astronomie, les Alpes, la Bible, le Jour des morts à la campagne, Thémistocle et Aristide. Nous cite- rons un extrait de

* La chartreuse de Paris, pendant la nuit. « Cependant sur ses murs l'obscurité s'abaisse ; Leur deuil est redoublé, leur ombre est plus épaisse : Les hauteurs de Meudon me cachent le soleil ; Le jour meurt, la nuit vient, le couchant moins vermeil Voit pâlir de ses feux la dernière étincelle. Tout à coup se rallume une aurore nouvelle, Qui monte avec lenteur sur les dômes noircis De ce palais voisin qu'éleva Médicis ; Elle en blanchit le faîte, et ma vue enchantée Reçoit par ses vitraux la lueur argentée. L'astre touchant des nuits verse du haut des cieux Sur les tombes du cloître un jour mystérieux, Et semble y réfléchir cette douce lumière Qui des morts bienheureux doit charmer la paupière. Ici, je ne vois plus les horreurs du trépas; Son aspect attendrit et n'épouvante pas.

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Me trompé-je? Ecoutons : sous ces voûtes antiques l'arviennent jusqu'à moi d'invisibles cantiques. Et la Religion, le front voilé, descend ; Elle approche : déjà son calme attendrissant Jusqu'au fond de votre âme en secret s'insinue ; Entendez-vous un Dieu dont la voix inconnue Vous dit tout bas : « Mon fils, viens ici, viens à moi, » Marche au fond du désert, j'y serai près de toi ? »

* Madame Wahlor, née à Nantes (1796-1871), auteur des Poé- sies du cœur (1835), et de plusieurs pièces de circonstance adressées à Napoléon III et à l'Impératrice (1851-1855V Elle a publié un certain nombre de Romans et un drame L'école des jeunes filles (1841). Ses poésies attestent des sentiments poé- tiques et du goût. Elle excelle dans le genre tendre et gracieux

* L'orpheline.

» Au pied des saints autels, j'avais prié longtemps ; Des cierges consumés la flamme vacillante, Errant autour de moi, jetait de temps en temps. Comme un dernier adieu, leur clarté plus brillante; Rien plus pâles ensuite, ils n'éclairaient plus rien ■, ¥A, sur le simple autel, les pieuses reliques,

Les images gothiques Semblaient fuir, se couvrant d'un voile aérien ; Et mes yeux, fatigués de répandre des larmes, A cette obscurité trouvaient alors des charmes.

J'écoutais s'affaiblir les derniers bruits du soir,

Et, sur les bleus vitraux, je regardais encore

Si le jour qui fuyait me laisserait y voir,

Près de mon saint patron, la Yierge que j'adore!

Mais elle et tous les saints ne s'apercevaient plus ;

Et, sous un rideau noir, on eût dit que, dans l'ombre

De celte nuit plus sombre. Ils étaient tour à tour pour jamais disparus !

Et moi, fermant l)ientôt mes paapières lassées, Je ne me souvins plus de mes peines passées. Mon front appesanti s'inclina sur ma main. Et, près de m'endormir, je vis dans un nuage

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Des anges occupés à tracer un chemin, leurs ailes laissaient un lumineux passage; L'un d'eux me souriait comme pour me bénir; Puis, en me soulevant doucement de la terre,

Semblait avec mystère M'avertir que ma vie était près de finir.

Et je sentis alors qu'avec de blanches ailes Je parcourais dans l'air des régions nouvelles; Des sons mélodieux me berçaient mollement; Leurs accords inconnus parcouraient la surface De cet azur que Dieu nomma le firmament, Se perdaient, renaissaient et mouraient dans l'espace. Une clarté nouvelle alors frappa mes yeux ; Et mon ange gardien, qui me servait de guide. Cessa son vol rapide... « sommes-nous? » lui dis-je; il me répond : « Aux cieux. »

Et la Vierge Marie, en m'appelant sa fille.

Me dit : « Approche, enfant, je te rends ta famille. »

Alors, je vis ma mère; elle m'ouvrit ses bras.

Mon père souriait à ma joie enfantine;

Des chérubins jetaient des roses sous mes pas.

Et des voix répétaient : « Tu n'es plus orpheline. »

Soudain, je crus sentir un baiser maternel :

Sous ce premier baiser tressaillant toute entière,

Je rouvris ma paupière... Hélas! j'étais encor seule au pied de l'autel ! Et, voyant le bonheur fuir sans pouvoir le suivre, Je regardais le ciel et je pleurais de vivre. »

* Madame de Gircwdin (M"c Deljiltuic Gay) (1), née à Aix-la- Chapelle (1804), morte à Paris (1855). A l'âge de iS ans, elle obtint un prix extraordinaire au concours de l'académie fran- çaise, pour une pièce de poésie, les Sœurs de Ste-Camille, épi- sode de la peste de Barcelone. En 1827, dans un voyage à Rome, elle fut reçue membre de l'académie du Tibre et couronnée au Capitole. Elle publia un grand nombre de poésies et s'exerça

(1) * Fort différent'» de M' Sophi". Gay (1770-1S52). femme divorcée de M. Liotlier, une (les célébrités féminines du Dira.'toire, poète et niuskie nne , dont la mort, comme la vie, fut celle d'une femme du moiide.

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dans tous les genres ; poésies lyriques, chants guerriers, élé- gies, satires, drames, tragédies, comédies, romans, elle fit tout cela, mais sans exceller en rien. Ses vers faciles, élégants, harmonieux ne nous paraissent pas mériter les éloges exces- sifs de Chateaubriand et de Lamartine. Les élégies se dis- tinguent par le sentiment. Voyez, dans les Leçons de littérature, la Mort du Christ et la Veuve de Nahn. Voici un extrait du poème

* Les Sœurs de Ste-Camille, pendant la jieste de Barcelone.

« Ainsi, fidèle aux lois que sa vertu s'impose. Dans ces lits alignés la douleur repose. Elle voit un vieillard, et, vers lui s'avanrant. Elle offre à sa souffrance un baume adoucissant. Mais le vieillard, qui touche à son heure dernière. Ne peut plus soulever sa mourante paupière : Il n'entend pas la voix qui vient le consoler; De sa bouche aucun son ne peut plus s'exhaler : Du poison tout son corps atteste le ravage. Faudra-t-il remporter l'inutile breuvage? Les lèvres du vieillard ne peuvent plus s'ouvrir ; Déjà le drap de mort est prêt à le couvrir. a Arrêtez, dit la sœur, peut-être il vit encore, » Espérons tout du ciel que ma douleur implore! » Et, ne prenant conseil que de ses vœux ardents. Du mourant, avec force, elle entr'ouvre les dents. Fait couler dans son sein la liqueur salutaire, Et bientôt sous ses doigts sent revivre l'artère. Le vieillard se ranime, 0 moment fortuné; Il jette sur la sœur un regard étonné; Il contemple ses traits l'espérance brille, Croit renaître au ciel même et s'écrie : a 0 ma fille! » Le Seigneur l'a bénie; et, ce vieillard mourant. C'est un père adoré que sa faveur lui rend. »

* Madame Tastu (Amable Voïart), à Metz (1798), auteur de nombreuses publications en prose et en vers, écrites, pour la plupart, en vue de l'éducation des jeunes personnes. On estime, parmi ses poésie, la Chevalerie française (1820), les Oiseaux du Sacre (1824) (dont tout le mérite se réduit à la correction et la facilité du vers) et quelques-unes de ses poésies publiées en

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recueil (1826, 1834 et 1837). Son style est facile, naturel, har- monieux, et se plie à toutes les variétés du langage poétique, tantôt gracieux et tendre, tantôt plein de force et d'énergie. Son vers est correct et d'une facture plus savante qu'il n'est habituel aux femmes. On vante ses Feuilles de saule et son Ange gardien. Nous citons

Le dernier jour de Vannée.

Déjà la rapide journée Fait place aux heures du som- [meil, Et du dernier fils de l'année S'est enfuit le dernier soleil. Près du foyer, seule, inactive. Livrée aux souvenirs puissants. Ma pensée erre, fugitive, Des jours passés aux jours pré-

[sents. Ma vue, au hasard arrêtée. Longtemps, de la flumme agi-

[tée Suit les caprices éclatants, Ou s'attache à l'acier mobile Qui compte sur l'émail fragile Les pas silencieux du temps. Un pas encore, encore une

[heure, Et l'année aura sans retour Atteint sa dernière demeure, L'aiguille aura fini son tour. Pourquoi de mon regard avide, La poursuivre ainsi tristement. Quand je ne puis d'un seul mo- [ment Retarder sa marche rapide? Du temps,qui vient de s'écouler, Si quelques jours pouvaient re-

[naitre, Il n'en est pas un seul, peut- [ètre, Que ma voix daignât rappeler! Mais des ans la fuite m'étonne ; Leurs adieux oppressent mon

[cœur : Je dis : c'est encore une fleur Que l'âge enlève à ma couronne. Et livre au torrent destructeur ;

C'est une ombre ajoutée à l'om-

[bre Qui déjà s'étend sur mes jours : Un printemps retranché du [nombre De ceux dont je verrai le cours ! Écoutons '... Le timbre sonore Lentement frémit douze fois. Il se tait... je l'écoute encore, Et l'année expire à sa voix. C'en est fait; en vain je l'appelle, Adieu !... Salut ! sa sœur nou- [velle. Salut ! quels dons chargent ta [main? Quel bien nous apporteton aile? Quels beaux jours dorment dans [ton sein? Que dis-je? à mon âme trem- [blante. Ne révèle point tes secrets. D'espoir, de jeunesse, d'attraits, Aujourd'hui, tu parais brillante, Et ta course insensible et lente Peut-être amène des regrets. Ainsi chaque soleil se lève, Témoin de nos vœux insensés. xVinsi toujours son. cours s'a- [chève, En entraînant, comme un vain [rêve, Nos vœux déçus et dispersés. Mais l'espérance fantastique. Répandant sa clarté magique Dans la nuit du sombre avenir. Nous guide d'année en année, Jusqu'à l'aurore fortunée Du jour qui ne doit pas finir.

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* G!(ir«)/(i (Alexandre), (1788-1 847), de Tocadémie, auteur de quatre tragédies, Pélaye, les Macchabées, le comte Julien et Viv- <jinic, abandonna de bonne heure le théâtre pour se consacrer :"i la poésie lyrique, et publia d'abord ses Poèmes et chants élé- (/iaques (1823), parmi lesquels on estime surtout ses Elégies savoyardes (1824). On a encore de lui Le Prêtre, en vers, (182G) et deux romans chrétiens, Césaire (1830) et Flavicn ou Rome au désert (1835) et des Poésies dédiées ù la jeunesse (i83G). Son style est pur, correct et di^ne, souvent, de nos grands maîtres. Nous citons en entier le petit Savoyard, élégie en trois petits chants, le Départ, Paris, le Retour, publiée, en 1824, au profit de l'Œuvre des Savoyards. 11 serait difficile d'en rien retrancher.

* LE PETIT SAVOYARD.

Chant premier. Le Dép.\rt.

« Pauvre petit, pars pour la France. '') Que te sert mon amour? Je ne possède rien. » On vit heureux ailleurs; ici, dans la soufi'rance. » Pars mon enfant, c'est pour ton bien.

» Tant que mon lait put te suffire, » Tant qu'un travail utile à mes bras fut permis, >-> Heureuse et délassée en te voyant sourire, » Jamais on eût osé me dire : » Renonce au baiser de ton fils. »

« Mais je suis veuve ; on perd sa force avec la joie ;

» Triste et malade, recourir ici? » mendier pour toi? chez des pauvres aussi ! » Laisse ta pauvre mère, enfant de la Savoie,

» Va, mon enfant, Dieu t'envoie.

» Mais, si loin que tu sois, pense au foyer absent. » Avant de le quitter, viens, qu'il nous réunisse. » Une mère bénit son fils en l'embrassant; » Mon fils, qu'un baiser te bénisse.

» Vois-tu ce grand chêne là-bas? » Je pourrai jusque t'accompagner, j'espère? » Quatre ans déjà passés, j'y conduisis ton père; Mais lui, mon fils, ne revint pas.

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» Encor, s'il était pour guider ton enfance, » Il m'en coûLeruit moins pour t'éloigner de moi ; » Mais, tu n'as pas dix ans, et tu pars sans défense. » Que je vais prier Dieu pour toi !

» Que feras-tu, mon fils, si Dieu ne te seconde? » Seul parmi les méchants (car il en est au monde), » Sans ta mère, du moins pour t'apprendre à souffrir ! » Oh! que n'ai-je du pain, mon fils, pour te nourrir!

» Mais Dieu le veut ainsi; nous devons nous soumettre;

» Ne pleure pas en me quittant; » Porte au seuil des palais un visage content. B Parfois, mon souvenir t'aftligera peut-être ; » Pour distraire le riche, il faut chanter pourtant.

» Chante, tant que la vie est pour toi moins amère; » Enfant, prends ta marmotte et ton léger trousseau ; » Répèle, en cheminant, les chansons de ta mère, » Quand ta mère chantait autour de ton berceau.

» Si ma force première encor m'était donnée, » J'irais te conduisant moi même par la main; » Mais, je n'atteindrais par la troisième journée; » Il faudrait me laisser bientôt sur ton chemin ; » Et moi, je veux mourir aux lieux je suis née.

» Maintenant de ta mère entends le dernier vœu : » Souviens-toi, si tu veux que Dieu ne t'abandonne, » Que le seul bien du pauvre est le peu qu'on lui donne. » Prie, et demande au riche : il donne au nom de Dieu. » Ton père le disait; soit plus heureux : adieu. »

Mais le soleil tombait des montagnes prochaines. Et la mère avait dit : « Il faut nous séparer; » Et l'enfant s'en allait à travers les grands chênes, Se tournant quelquefois, et n'osant pas pleurer.

Chaut deuxième. Paris.

« J'ai faim : vous qui passez, daignez me secourir. » Voyez, la neige tombe et la terre est glacée. » J'ai froid : le vent se lève et l'heure est avancée, » Et je n'ai rien pour me couvrir.

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» Tandis qu'en vos palais tout flatte voire envie,

» A genoux sur le seuil, j'y pleure bien souvent. » Donnez, peu me suffit ; je ne suis qu'un entant, » Un petit sou me rend la vie.

» On m'a dit qu'à Paris je trouverais du pain ; » Plusieurs ont raconté, dans nos forêts lointaines, » Qu'ici le riche aidait le pauvre dans ses peines, » Et bien ! moi, je suis pauvre et je vous tends la main.

» Faites-moi gagner mon salaire ; t> me faut-il courir? dites, j'y volerai. » Ma voix tremble de froid ; eh bien ! je chanterai,

» Si mes chansons peuvent vous plaire.

» Il ne m'écoute pas, il fuit ; » Il court dans une fête (et j'en entends le bruit")

» Finir son heureuse journée. » Et moi, je vais chercher, pour y passer la nuit,

» Cette guérite abandonnée.

» Au foyer paternel, quand pourrai-je m'asseoir?

» Rendez-moi ma pauvre chaumière, » Le laitage durci qu'on partageait le soir ; » Et, quand la nuit tombait, l'heure de la prière, » Qui ne s'achevait pas sans laisser quelque espoir.

» Ma mère, tu m'as dit, quand j'ai fui ta demeure : » Pars, grandis et prospère, et reviens près de moi. » Hélas ! et tout petit, faudra-t-il que je meure, » Sans avoir rien gagné pour toi?

» Non, l'on ne meurt point à mon âge ; » Quelque chose me dit de reprendre courage. » Eli! que sert d'espérer! que puis-je attendre enfin? » J'avais une marmotte, elle est morte de faim. »

Et faible, sur la terre, il reposait sa tête ; Et la neige, en tombant, le couvrait à demi. Lorsqu'une douce voix, à travers la tempête, Vint réveiller renfant par le froid endormi.

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« Qu'il vienne à nous celui qui pleure, » Disait la voix, mêlée au murmure des vents; « L'heure du péril est notre heure; » Les orphelins sont nos enfants. »

Et deux femmes en deuil recueillaient sa misère. Lui, docile et confus, se levait à leur vçix ; II s'étonnait d'abord; mais il vit, dans leurs doigts, Briller la croix d'argent au bout du long rosaire ; Et l'enfant les suivit en se signant deux fois.

Chant troisième. Le Retour.

Avec leurs grands sommets, leurs glaces éternelles, Par un soleil d'été, que les Alpes sont belles ! Tout dans leurs frais vallons sert à nous enchanter : La verdure, les eaux, les bois, les fleurs nouvelles. Heureux qui sur ces bords peut longtemps s'arrêter! Heureux qui les revoit, s'il a pu les quitter !

Quel est ce voyageur que l'été leur envoie. Seul, loin dans la vallée, un bâton à la main? C'est un enfant..., il marche, il suit le long chemin Qui va de France à la Savoie.

Bientôt de la colline il prend l'étroit sentier : Il a mis ce matin la bure du dimanche, Et dans son sac de toile blanche Est un pain de froment, qu'il garde tout entier.

Pourquoi tant se hâter à sa course dernière? C'est que le pauvre enfant veut gravir le coteau, Et ne point s'arrêter qu'il n'ait vu son hameau, Et n'ait reconnue sa chaumière.

Les voilà tels encor qu'il les a vus toujours. Ces grands bois, ce ruisseau qui fuit sous le feuillage ! II ne se souvient plus qu'il a marché dix jours ; Il est si près de son village !

Tout joyeux, il arrive et regarde; mais quoi ! Personne ne l'attend ! Sa chaumière est fermée! »

Pourtant du toit aigu sort un peu de fumée. Et l'enfant, plein de trouble : « Ouvrez, dit-il, c'est moi...»

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La porte cède, il entre ; et sa mère attendrie, Sa niôre, qu'un long mal près du foyer relient, Se relève à moitié, tend les bras et s'écrie . « N'est-ce pas mon fils qui revient? »

Son fils est dans ses bras, qui pleure et qui l'appelle. « Je suis infirme, hélas! Dieu m'afflige, dit-elle; » Et, depuis quelc^ues jours, je te l'ai fait savoir, » Car je ne voulais pas mourir sans te revoir, »

Mais lui : « De votre enfant vous étiez éloignée; » Le voilà qui revient, ayez des jours contents ; » Vivez, je suis grandi, vous serez bien soignée ; » Nous sommes riches pour longtemps. »

Et les mains de l'enfant, des siennes détachées, Jetaient sur ses genoux tout ce qu'il possédait : Les trois pièces d'argent dans sa veste cachées, Et le pain de fromen;, que pour elle il gardait.

Sa mère l'embrassait et respirait à peine, Et son œil se fixait, de larmes obscurci,

Sur un grand crucifix de chêne Suspendu devant elle et par le temps noirci.

« C'est Lui, je le savais, le Dieu des pauvres mères » Et des petits enfants, qui du mien a pris soin ; » Lui, qui me consolait, quand mes plaintes amères » Appelaient mon fils de loin.

» C'est le Christ du foyer que les mères implorent, » Qui sauve nos enfants du froid et de la faim. » Nous gardons nos agneaux, et les loups les dévorent; y> Nos fils s'en vont tout seuls... et reviennent enfin.

» Toi, mon fils, maintenant me seras-tu fidèle? » Ta pauvre mère infirme a besoin de secours : » Elle mourrait sans toi. » L'enfant i\ ce discours, Grave et joignant les mains, tombe à genoux près d'elle, Disant : « que le bon Dieu vous fasse de longs jours ! »

Belmontet (Louis), à Montauban (1799), publia un grand nombre de poésies, prestjue toutes lyriques et de circonstance.

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Il fut longtemps l'ennemi de la nouvelle école, dite romantique, et cependant ses poésies, surtout ses premières, ne se recom- mandent guère par le bon goût. On peut y voir à quel point l'esprit de parti gâte le talent. Les Tristes, qu'il publia (1824), en imitation des Tristes d'Ovide, renferment la pièce si eonnue, Les petits orphelins, couronnée, en 1821, par l'académie de Toulouse. Il fit, en collaboration avec Alex. Soumet, la tragédie Une fête de Néron, qui eut d'abord beaucoup de succès. (Mort en 1880).

* Madame Desbordes-Valtnore, née à Douai (1787-1859), publia un volume d'Elégies et romances (1818), suivi des Elégies et poé- sies nouvelles (1824), Poésies inédites (1S29), Les pleurs (1833), Pauvres fleurs {iS39), Contes en vers pour les enfants (1840), Bou- quets et prières (1843), et d'autres ouvrages destinés à la jeunesse, Poésies posthumes, le Pauvre Pierre l'on retrouve malheureu- sement l'écho du dix-huitième siècle. Ses écrits se font remar- quer généralement par une grâce naïve, un tour d'expression heureux et une émotion pénétrante. C'est de toutes les femmes qui, depuis plus d'un demi-siècle, ont écrit des vers, celle qu'on peut appeler le plus vraiment poète. « D'autres ont chanté » plus haut et plus fort, mais non pas avec plus de suavité ni » d'âme. » D'ordinaire elle ne chante que pour les personnes de son sexe. Voyez, Leçons de littérature. Le vieux crieur du Rhône.

* Vigny (Alfred, comte de), membre de l'institut (1799-1863). Militaire, il passa quatorze ans dans les camps, n'ayant d'autre livre de lecture qu'une bible, et composa, dans ses moments de loisir, la plupart des poésies publiées en 1829, sous le titre de : Poèmes antiques et modernes, parmi lesquels on remarque le Déluge, Moïse, Dolorida, la Eille de Jcplité, le Trappiste, la Neige, le Cor, Eloa. Ce dernier poème valut à l'auteur une des premières places dans la nouvelle école. Il y chante la chute d'un ange, l'ange de la pitié, d'une larme du Christ près du tombeau de Lazare. Satan y est dépeint d'une touche aussi ferme que celui de Millon. Malheureusement l'idée mère de ce brillant poème est dangereuse. Il a écrit plusieurs romans, traduit Oz/ieZ/o en vers, et fait quelques essais dramatiques, mais sans succès. Son style est élégant et tiélicat, mais un peu all'ecté, et, comme on l'a dit, sa négligiiice mcmc est laborieuse. lia réalisé le difficile problème de penser comme les roma iti;;ues et d'éciire commô

il

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les classiques. On considère M. de Vigny comme un poète élé- giaque d'un ordre supérieur. C'est le poète du désespoir; tous ses dénoûments sont des catastrophes. Il possède à un plus haut degré que Lamartine le génie créateur et l'énergie des pensées (Godefroy). Nous citons la belle pièce intitulée

* Le Cor{\). I.

J'aime le son du cor, le soir, au fond des bois, Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois. Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille, Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Que de fois, seul dans l'ombre à minuit demeuré, J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré ! Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques Qui précédaient la mort des paladins antiques.

0 montagnes d'azur ! ô pays adoré ! Rocs de la Frazona, cirque du Marboré, Cascades, qui tombez des neiges entraînées, Sources, gaves, l'uîsseaux, torrents des Pyrénées;

Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons, Dont le front est de glace, et les pieds de gazons ! C'est qu'il faut s'asseoir, c'est qu'il faut entendre Les airs lointains d'un cor mélancolique et tendre.

Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit, De celte voix d'airain fait retentir la nuit; A ses chants cadencés autour de lui se mêle L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.

Une biche attentive, au lieu de se cacher. Se suspend immobile au sommet du rocher; Et la cascade unit, dans une chute immense. Son éternelle plainte au chant de la romance.

(1) L"effet du cor dans les bois et les montagnes rappelle à l'esprit du poète le fameux cor (VOUfant) de Roland, et la fin malheureuse de ce Paladin, qui tomba dans une embuscade, au col de Roncevaux (dans les Pyrénées), et périt avec la fleur de la cheva- lerie française.

Kio

Ame des chevaliers, revenez-vous encore? Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor? Roneevaux! Roncevaux! dans ta sombre vallée, L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée !

II.

(4) Tous les preux étaient morts; mais aucun n'avait fui. Il reste seul debout, Olivier près de lui ; L'Afrique, sur les monts, l'entoure et tremble encore. « Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More;

') Tous tes pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »

Il rugit comme un tigre et dit : « Si je me rends,

» Africain, ce sera lorsque les Pyrénées,

» Sur l'onde avec leurs corps rouleront entraînées. »

« Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà; » Et, du plus haut des monts, un grand rocher roula.

Il bondit, il roula jusqu'au fond de l'abîme.

Et de ses pins, dans l'onde, il vint briser la cime.

« Merci! cria Roland, tu m'as fait un chemin, » Et, jusqu'au pied des monts, le roulant d'une main, Sur le roc affermi, comme un géant, s'élance;

Et prête à fuir, l'armée à ce seul pas balance.

III.

Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux Descendaient la montagne, et se parlaient entre eux. A l'horizon déjà, par les eaux signalées, De Luz et d'Argelès (2) se montraient les vallées.

L'armée applaudissait. Le luth du troubadour S'accordait, pour chanter les saules de l'Adour (3) ; Le vin français coulait dans la coupe étrangère ; Le soldat, en riant, parlait à la bergère.

(1) Au retour de son expédition contre l'Espagne, Charlemagne confia le coinmandement (le l'arrière-garde de rarmée au célèbre héros Roland, qui est regardé comme son neveu. On le représente ici au moment les Mores venaient de massacrer tous ses soldats.

(2) Localités de la France, dans les Hautes-Pyrénées.

(3) Rivière de France, qui sort des Pyrénées.

- 164

Roland gardait les monts; tous passaient sans eiïi'oi.

Assis nonchalamment sur un noir palefroi, Qui marchait revêtu de housses violettes, Turpin (1) disait, tenant les saintes amulettes :

» Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ; » Suspendez votre marche : il ne faut tenter Dieu. » Par monsieur saint Denis! certes, ce sont des âmes y) Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.

» Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »

Ici, l'on entendit le son lointain du cor. L'empereur étonné, se jetant en arrière, Suspend du destrier la marche aventurière.

« Eniendez-vous? » dit-il. « Oui, ce sont des pasteurs » Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs, » Répondit l'archevêque, ou la voix étouffée » Du nain vert Obéron, qui parle avec sa fée. »

Et l'empereur poursuit; mais son front soucieux Est plus sombre et plus noir que l'orage des cieux. l\ craint la trahison ; et, tandis qu'il y songe, Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.

« Malheur! c'est mon neveu! malheur! car, si Roland

» Appelle à son secours, ce doit être en mourant.

» Arrière! Chevaliers, repassons la montagne!

» Tremble encor sous nos pas, sol trompeur de l'Espagne ! »

IV.

Sur le plus haut des monts, s'arrêtent les chevaux ; L'écume les blanchit; sous leurs pieds, Roncevaux, Des feux mourants du jour, à peine se colore. A l'horizon lointain fuit l'éLendard du More.

« Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent? »

» J'y vois deux chevaliers; l'un mort, l'autre expirant. » Tous deux sont écrasés sous une roche noire;

' » Le plus fort, dans sa main, élève un cor d'ivoire ; » Son àme, en s'exhalant, nous appela deux fois. »

Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !

(1) Turpin, archevêque Je Reims, fut, dit-ou, secrétaire, ami et compagnon J'arrrtes de Ctiarlemagne.

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* Charles Loyson (1791-1820) fit paraître un volume A'Epltres et cVElégies (1819), l'on remarque VEnfant heureux, imité dune élégie allemande de Grillparzer et dont l'idée refleurie avec grâce, dit un critique, a fait depuis le plus frais bouton d'or de la couronne poétique de Reboul(p. 88). En effet, Loyson commence ainsi :

Un ange aux plumes argentées, Au chevet d'un berceau quombragaient à demi Ses ailes, dans les airs mollement agitées. Planait d'un vol léger sur l'enfant endormi. L'immortel, incliné vers la douce figure, etc.

Puis il finit par ce vers :

<' Sois heureux, » lui dit-il; et l'enfant était mort.

Comme poète, Loyson est juste un intermédiaire entre Mille- voye et Lamartine. Il reprochait à ce dernier « ce vague qui plaît dans la poésie, mais qui doit en être l'âme et non le corps. »

* Gcraud (Edmond), mort fort jeune en i831, publia un recueil de dix-sept élégies, qui se font remarquer par un ton général de douce mélancolie. M. Charles Nodier en faisait du cas, et ne lisait jamais, sans ressentir une impression profonde, l'élégie : la Cha-pelle (lu rivage.

*M"e Angélique Gordon publia, en 1826, sans nom d'auteur, un petit volume d'Essais j^oétiques d'un jeune solitaire, revendiqué secrètement par une personne qui ne l'avait pas écrit. C'est pourquoi l'auteur en publia une seconde édition sous le titre d'Elégies chrétiennes (1835). Les Derniers adieux de sainte Sco- lastique à saint Benoit, son frère, mériteraient d'être cités, grâce au sentiment religieux qui y respire, comme "dans toutes les autres pièces du recueil.

Casimir Delavigue, au Havre, en 1794, mort en 1843, composa plusieurs élégies sous le nom de Messéniennes, il déplore les malheurs de la France, comme le sort des guer- riers mprls à la bataille de Waterloo, la spoliation du Musée, la mort de Jeanne-d'Arc, celle de Napoléon, du général Foi, etc. Ce poète a tâché de tenir le milieu entre les deux

lOC) -

écoles rivales, le dassidsme et le romantisme. Sa diction est antique, tout en exprimant des idées appartenant à la nou- velle école; les termes nouveaux, les inversions trop hardies et les autres défauts du romantisme ne la défigurent que rarement. Le sentiment qui domine dans ses Messéniennes, c'est l'amour de la patrie. On y remarque de l'enthousiasme, mais il n'est pas soutenu : à côté de phrases vigoureuses, qui élèvent, qui ravissent l'iime, une phrase commune et pro- saïque vient soudainement paralyser l'élan que l'àme avait pris d'abord. Le style est en général correct et clair, mais il manque parfois de vigueur et de nerf. On rencontre ca et des pensées vagues ou fausses, des phrases froides ou décla- matoires, beaucoup trop d'apostrophes et d'exclamations. * La perfection toute classique de ses vers, l'élégance et l'armonie de sa diction lui assignent parmi les poètes secondaires un rang distingué. Voyez, dans les Leçons de Littérature, son élégie sur la Mort de Jeanne-d\irc.

* Charles Brugnot, de Dijon (1802-1834), dont les Poésies, pu- bliées en 1833, par M. Folsset, se distinguent par la nouveauté et le ton du sentiment.

* Hégésippe Moreau, à Paris (1810), mort à l'hospice de la charité, en 1838, fit de bonnes études au petit séminaire de Meaux et à celui d'Avon, près de Fontainebleau, grâce à la charité d'une dame de Provins, chez laquelle sa mère était entrée en condition. Malheureusement, après avoir achevé ses humanités, le jeune Moreau fut envoyé à Paris, au milieu de cette multitude égoïste qui peuple la grande ville, et qu'il appelle lui-même une mer orageuse. Sans parents, sans amis, sans argent, le jeune poète ne fit qu'y traîner une misérable existence, au milieu des soulTrances matérielles et des misères morales. En perdant le doux trésor de la foi, qu'il avait su chanter poétiquement, il s'oublia jusqu'à manquer de respect à la mémoire des prêtres qui l'avaient élevé. Néanmoins, il eut le bonheur, avant de mourir, de revenir de ses égarements, et de recevoir les derniers sacrements de l'église. Comme Gilbert,

107

il n'avait pas trente ans. « Moreau avait un sentiment profond de l'art et de la poésie. Son vers facile, harmonieux, correct et ferme, exempt, à la fois, de trivialité et d'emphase, va droit au but, et se distingue toujours par une admirable clarté. C'était un vrai, un grand poète. Malheureusement, si le poète brille, on s'aperçoit que l'homme est incomplet... Quand un rayon de foi pénétrait dans son ûme, le poète était sublime; tandis que, aussitôt qu'il s'abandonnait au scepticisme, il ne trouvait plus que des chants obscènes, ou des impiétés révollx^ntes (1). » Cet esprit original, gai et mélancolique, bienveillant et caustique, léger et réfléchi, a essayé tous les genres, odes, élégies, chan- sons, satires, chants religieux, drame, etc. Quel regrets il doit avoir éprouvés, en mourant chrétien, d'avoir ainsi profané son talent, lui qui, quand il le voulait, savait faire sortir de sa lyre de si magnifiques accents de foi et de prière. Une visite à l'église qui abrite le tombeau de la patronne de Paris, en fournit un exemple. {Myosotis, V.)

Une visite à Saint-Etienne-du-Mont.

Vous demandez, amis, comment s'est échappée De ma plume profane une sainte épopée? Ecoutez : l'âme en deuil et la tristesse au front, Un soir, je visitai Saint-Etienne-du-Mont !

A cette heure sacrée, heure la nuit commence.

Quelques rares chrétiens peuplent seuls l'ombre immense.

C'est l'enfant, à la bouche encor blanche de lait.

Qui dans ses doigts vermeils égrène un chapelet.

Et semble demander, dans sa fraîche prière,

Un souris fraternel aux chérubins de pierre ;

La pâle mère en deuil, devant un crucifix.

Au vainqueur de la mort redemandant son fils ;

Le vieillard qui, mourant de ses lourdes sandales,

Gomme pour dire : ouvrez, heurte aux funèbres dalles ;

Et prêt à s'endormir de son dernier sommeil,

Aux pieds de Jésus-Christ, s'étend comme au soleil....

Dans le temple, au hasard, j'aventurais mes pas

Et j'effleurais l'autel, mais je ne priais pas.

(i; Études sur les poètes conteynporaina, par J.-J. Thonissen. Revue catholique, 1?31.

ICS

Autrefois, pour prier, mes lèvres enfantines,

D'elles-mêmes, s'ofivraient aux syllabes latines,

Et j'allais aux grands jours, blanc lévite du chœur,

Répandre devant Dieu ma corbeille et mon cœur.

Mais depuis, au courant du monde et de ses fêtes

Emporté, j'ai suivi les pas des faux prophètes ;

Complice des docteurs et des pharisiens,

J'ai blasphémé le Christ, persécuté les siens...

Mais, de vagues remords assailli de bonne heure :

puiser, ai-je dit, la paix intérieure?...

Combien déjeunes cœurs que le doute rongea!

Combien de jeunes fronts qu'il sillonne déjà !

Le doute aussi m'accable, hélas ! et j'y succombe :

Mon âme fatiguée est comme la colombe

Sur le flot du désert égarant son essor;

Et l'olivier sauveur ne fleurit pas encor...

Ces milles souvenirs couraient dans ma mémoire ;

Et je balbutiai : « Seigneur, faites-moi croire, »

Quand, soudain, sur mon front passa ce vent glacé

Qui, sur le front de Job, autrefois a passé.

Le vent d"hiver pleura sous le parvis sonore ;

Et, soudain, je sentis que je gardais encore

Dans le fond de mon cœur, de moi-même ignoré,

Un peu de vieille foi, parfum évaporé.

Cependant mon genou, fléchi pour la prière,

Se heurta contre un livre oublié sur la pierre,

Et la secrète voix qui parle aux cœurs élus,

Murmura dans le mien : a Prends et lis, » et je lus.

Je lus avec amour ces quatre chants sublimes

Dont l'auteur s'est voilé de quatre pseudonymes ;

Mais où, sur chaque mot, le poète à dessein

Imprima son génie, à défaut de son seing;

Page de vérité, qu'à sa ligne dernière

Le Golgotha tremblant sabla de sa poussière.

Quand je me relevai plus léger de remords.

Comme au dedans de moi, c'était fête au dehors!

La vitre occidentale, allumant sa rosace.

D'une langue de feu m'illumina la face;

Les deux blancs chérubins, levant leur front courbé.

- 160 -

Avec plus de ferveur prièrent au jubé;

Et l'orgue, s'éveillant sous un doigt invisible,

D'un long et doux murmure emplit la nef paisible.

Et je versai des pleurs, et reconquis h Dieu,

Au tombeau de Racine, alors je fis un voeu.

Ce vœu, je l'accomplis en écrivant ces pages.

Les temps étaient passés des saints pèlerinages ;

Je ne pouvais aller, courbé sous le bourdon,

Boire au Jourdain captif le céleste pardon.

Au rivage fleurit la parole divine,

Ma mme ira du moins ! Pars, muse pèlerine,

Conduite à Bethléem par l'étoile des rois.

Au Gloria des cieux mêle ta douce voix;

Rallume l'àtre éteint de Marthe et de Marie ;

Consulte le Voyant, au puits de Samarie,

Et, fidèle au gibet de ton Dieu méconnu.

Sous le sang rédempteur prosterne ton front nu ;

Puis, malgré l'incrédule et ses bruits de risée,

Relève fièrement ta tête baptisée !

Dieu bénira mes chants ; sur les autels divers,

Puisqu'on sème des fleurs, on peut jeter des vers...

Que je succombe, ou non, à l'œuvre expiatoire,

A Celui qui m'inspire, à Dieu, louanfjc et gloire!

* Deschamps Antowj (1800-18G9) frère d'Emile (voir art. Ro- mance) avait l'instinct de la poésie à un degré tel, qu'il devint un personnage étrange, une sorte de fou lucide ayant parfaite- ment connaissance de son état mental. 11 est vraiment le poète de la douleur intime et inguérissable, qui pense, prie, pleure en vers. Ses Dernières paroles (1835) se fondirent ses publi- cations antérieures, telles que les Satires poétiques, méritaient de vivre Voici quelques vers adressés à Lamennais qui sont d'un vrai poète et d'un vrai chrétien.

* « Qui descend donc ainsi sur la place publique,

» Jetant un peuple entier à l'hydre politique,

» Au lieu de ses devoirs lui parler de ses droits?

» Prêtre de Jésus-Christ, parle nous de la croix;

» Parle-nous de la croix, de celte croix austère

» Que ton maître a portée au sommet du Calvaire,

» Que porte le vulgaire et que porte le roi,

» Que tu portes toi-même, et que je porte, moi. »

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* Jean Pohnius fie comte X. Lahenshi) (1790-1855), publia Pre- mières Poésies (1827), Empédoclc vision poétique suivie de pièces diverses (1829) et un grand poème, Erostro.te (1839). L'auteur occupe une place honorable dans la poésie contempo- raine, mais les inégalités de ses œuvres le tiennent loin du premier rang. Empédocle est son meilleur ouvrage ; VExil d'Ap- polon est original et justement loué ; les premiers vers de la Terre promise ont une grandeur vraiment biblique :

* « Quant Moïse, veilli, sentit venir sa fin,

Dieu lui dit : « Gravis la montagne, » Et de tu verras, au loin dans la campagne,

« Chanaan t'apparaîlre enfin. » Le soleil se couchait : un bandeau vert et pâle Masquait à l'horizon la mer occidentale ; Et plus près, se peignant sur un ciel rose et pur,

S'étendaient des pleines fertiles,

Des bois, des coteaux et des villes,

Bordés de montagnes d'azur! »

* Lalouche (Hyacinthe Thabaud de) (1785-1851) composa un grand nombre d'ouvrages, roman, feuilletons, comédies, et pièces de vers. De plus, quelques poèmes imités de l'anglais ou de l'allemand. Critique sévère pour les autres il est loin d'être un modèle. Les Adieux {i^^^) et les Agrestes (1844) dont le style est presque toujours pénible, froid et banal, dénotent l'impiété. Il publia les œuvres posthumes d'André Ghénier, ce qui souleva d'ardentes polémiques.

Guérin (Maurice et Eugénie de) nés au château de Caylac en Languedoc (1805-1839; 1810-1848), laissèrent quelques écrits dispersés que des amis jugèrent dignes d'une réputation pos- thume. Deux recueils parurent avec éclat en 18C1 et eurent de nombreuses réimpressions sous des titres nouveaux. Maurice fut plus particulièrement un paysagiste ; les œuvres d'Eugénie appartiennent davantage à la poésie lyrique. Songeur et mélan- colique, Maurice ouvrait son âme à toutes les émotions, hélas, souvent plus sensuelles que morales, et mérita d'être appelé par ses amis l'André Ghénier du panthéisme. Son style a du naturel, de la verve, de l'abondance, mais l'auteur ignore le mécanisme du vers. Eugénie lui est supérieure au point de vue

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poétique comme sous le rapport du sentiment moral. Ses œuvres sont empreintes de ce sentiment d'amour fraternel qui lui fit deviner tous les dévouements d'une mère.

* M"e Louise Bert in {iS0o-iSG3). Les Premii:res G/rt>;es publiées en 1842, avaient valu malheureusement à l'auteur un éloge fort flatteur de Victor Hugo. Mais les Nouvelles Glanes vinrent heu- reusement nous montrer le poète complètement rattaché au sentiment religieux le plus élevé, surtout dans la partie du recueil intitulée Méditations, prières et asjiirations. En général on peut admirer la pureté et la correction presque irréprochable de la forme, aussi bien que le fond dans ce recueil. Voici les vers magnifiques dans lesquels elle chante l'amour divin.

* « Quand Dieu voulut combler les immenses abîmes Qu'avaient creusés les monts en soulevant leurs cimes, D'abord il y rersa les flots toujours mouvants,

Et puis, pour les gonfler, il appela les vents. Qui vinrent aussitôt des quatre coins du monde Mêler leur voix terrible aux tumultes de l'onde ; Et la mer, satisfaite et fière en son courroux. Lui cria ; C'est assez, Seigneur, arrêtez-vous !

Mais, hélas! lorsqu'il donne à notre cœur avide.

On dirait que ses dons y grandissent le vide;

Quand pour lui, sans relâche, il puise à son trésor,

Il l'entend murmurer et convoiter encor.

Ah ! c'est qu'incessamment ce cœur languit et souffre !

En vain on jetterait dans le fond de ce gouffre

Et la mer, et le ciel, et tout ce qui s'y meut,

Pour dire : c'est assez. Seigneur, c'est vous qu'il veut! »

* Alfred de Musset (1810-1857). Un des poètes les plus riche- ment doués de la nature, et qui a le plus scandaleusement abusé de ses talents. Dès sa première jeunesse il fut atteint du mal de notre siècle, le scepticisme de l'esprit et la corruption du cœur, et jusqu'à la fin de sa vie, tout vint aggraver en lui ce mal dont il finit par mourir. C'était l'homme du doute et de l'abus. Au point de vue purement littéraire il montre des qua- lités si différentes et si contradictoires qu'on a dit qu'il y avait deux hommes en lui. Il professait une égale admiration pour Racine et pour Shakespeare, ces deux génies si différents. Mais

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un scepticisme tout rempli de noire mélancolie et le cynisme souvent éhontô de situations et de peintures immorales rendent la lecture de ses poésies extrêmement dangereuse. C'est en vain qu'on y chercherait la peinture d'un des grands et éternels sentiments de l'àme. Il ne décrit dans le cœur humain que les fièvres du vice. Du reste, frondeur par nature il ne s'inquiète pas plus des règles de l'art que de l'estime du lecteur. Ses poé- sies sont souvent décousues et semblent faites de pièces et de morceaux. Comme les poètes vulgaires il a parmi ses défauts l'incorrection, les négligences et toutes sortes de rimes dou- teuses, les hiatus prémédités, les enjambements voulus.

» J'ai fait de mauvais vers, c'est vrai ; mais, Dieu merci, Lorsque je les ai faits, je le voulais ainsi. »

D'autrefois il s'en excuse, comme à propos de ce barbarisme : « C'est le point capital du mahométanisme. » Il s'en aperçoit, et interrompant son récit, il fait six vers pour dire qu'il s'est trompé :

« On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché. Il fallait me lever pour prendre un cWcliounaire, Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché. Je me suis retourné, ma plume était par terre, J'avais marché dessus, j'ai soufflé de colère, Ma bougie et ma verve, et je me suis couché. » (I)

(1) * On connaît son ode à la Lune : C'était dans la nuit brune ; Sur le clocher jauni

La lune Comme un point sur un i.

liUne, quel esprit sombre Promène au bout d'un lil

Dans l'ombre Ta face et ton iirofil ?

Es tu l'œil du ciel borgne ? Quel chérubin cafard

Nous lorgne Sous ton masque blafard?

N'es-tu rien qu'une boule ! Qu'un grand faucheux bien gras

vjui roule Sans p.-'.ttes et sans bras î

Es-tu, je t'en soupçonne, Le vieux cadran de fer

Qui sonne L'heure aux damnés d'enfer?

Qui t'avnit éloignée I/atnre nuit? ï'étais-tu

Cognée A quelque arbre pointu?

Ah! lune moribonde Le beau corps de Phébé

La blonde Dans la mer est tombé !

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* ./. A. P. Brizeirx (1S03-'1858). Su famille était originaire d'Irlande et vint s'établir en Bretagne. Le jeunes Brizeux eut le bonheur d'être élevé par une mère chrétienne qui le confia, à l'âge de huit ans, aux soins d'un excellent curé de village, le recteur d'Arzanno. Il continua ses études au collège d'Arras et débuta dans les lettres par une comédie anecdotique : Racine <ju ht troiaième représentation des Plaideurs (1827). Un voyage en Bretagne lui indiqua sa véritable carrière poétique, et il écrivit le poème idyllique Marie. L'amour, la religion et la belle nature ont inspiré ces élégies ravissantes. Api'ès, il publia Les ter- naires ou la Fleur d'or, recueil de notes d'un voyage à la fois idéal et réel, d'un bourg de Bretagne aux villes d'Italie. L'artiste y apparaît bien plus que le poète. En 1845 il publia les Bretons, épopée rustique qui rappelle Hésiode et Virgile. La foi robuste de la Bretagne, ses croyances naïves, ses mœurs, ses paysages, la cabane du pêcheur, les scènes du foyer, le spectacle de la mer, Brizeux a tout mêlé et tout uni avec art dans cette vaste composition. Aussi le poème, malgré sa longueur, est toujours intéressant. Après les Bretons, couronnés par l'Académie, il publia les Histoires poétiques, l'on trouve un certain nombre de pièces vraiment chrétiennes. Viennent ensuite Primel et Nota et la Bretagne.

Brizeux était un poète très instruit, mais sa science nuit parfois au sentiment poétique. Il excelle à raffiner une peinture; mieux que personne il sait faire entendre les accents de l'ingé- nuité rustique. Brizeux dont le talent fut toujours au service des plus nobles sentiments, n'a pas été cependant un poète religieux. Son christianisme était mêlé de scepticisme mélan- colique.

* Clésieux (Achille, comte du), en 180G, est un Breton, un chantre chrétien comme Brizeux, mais avec plus de foi, plus de sincérité. Ardent catholique, il n'a eu qu'un but dans toutes ses œuvres, l'exaltation de ses croyances. Dans VExilet2jatrie, il a chanté la résignation du juste à la volonté de Dieu et les douceurs de l'espérance chrétienne, qui se résument dans le dernier chant : levai de Vâme. Dans son poème âWrmelle il dé- développe surtout la pensée de l'intervention divine dans toutes les affections humaines. La poésie de du Clésieux déborde de foi et d'amour et va directement à l'àme parce qu'elle sort de

m -

l'àme; mais la forme laisse à désirer sous le rapport de la rime et du rythme; néanmoins l'auteur à mérité une place à part dans la littérature de notre siècle, comme l'attestent les éloges de deux hommes bien différents d'opinion, Chateaubriand et Sainte-Beuve.

* Roger de Beauvoir (iSOQ-iSGG). Auteur du Chevalier de Saint- Georges, les Aventurières, la Cape et l'Epée, Colombes et Couleuvres, les Œufs de Pâques, et d'une comédie la Raisin (1855). Le poète avait connu tous les entraînements de la vie ; au plaisir succé- dèrent la satiété et le dégoût. Alors il se tourna vers le foyer et chanta les saintes affections du cœur. La forme laisse à désirer.

* il/me Louise Colet (1810-1876) élevée au château de Savannes, poète à l'âge de quinze ans, admise très-jeune dans les cercles littéraires des écrivains les plus célèbres, louée et flattée non sans raison pour son talent poétique, couronnée quatre fois par les suffrages de l'Académie, joua un grand rôle en France même dans la politique. Son talent est de bon aloi. Mais Voltairienne d'esprit et de cœur ce n'est pas de l'indifférence qu'elle éprou- vait mais une haine violente contre tout ce qui touche au catho- licisme. Ses œuvres sont fort nombreuses.

* Lacaussade (Auguste), natif de l'île Bourbon donna en 1852 les Poèmes et paysages riches en peintures séduisantes. En 1862 il fit paraître un recueil tout différent, tout imprégné de mélancolie, les Epaves, débris des espérances détruites surtout pour les poètes.

c 0 mer, sous tes fureurs sauvages.

Combien d'esquifs, combien de vaisseaux engloutis !

Quelques débris sur nos rivages Sont les seuls messagers de ceux qui sont partis !

Ils sont partis, le vent aux voiles, A leurs mâts pavoises le soleil radieux !

Puis la nuit vint, nuit sans étoiles! Ils dorment maintenant sous les flots oublieux.

Pareil est votre sort, poètes ! Vous partez : l'air est calme et le flot aplani.

Rêvant d'idéales conquêtes, Vous rencontrez l'abîme en clierchant l'infini. »

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* Nous finirons par citer la première des Méditations poé- tiques de Lamartine, chef-d'œuvre de poésie, mais qui con- firme la vérité de la remarque suivante, faite par plus d'un judicieux critique : En général, la poésie comtemporaine s'est pliée ii des notes larmoyantes, sans deuil senti et sin- cère; de \l\, quelque chose de vague et de faux, qui ne sau- rait toucher; des douleurs factices, pour lesquelles on n'éprouve rien ; des plaintes monotones, répétées sur un ton une fois donné et copié des maîtres.

* U Isolement.

« Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement je m'assieds; Je promène au hasard mes regards sur la plaine Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici gronde le fleuve, aux vagues écumantes ; Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ; Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes l'étoile du soir se lève dans l'azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, Le crépuscule encor jette un dernier rayon; Et le char vaporeux de la reine des ombres Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon.

Cependant, s'élançant de la flèche gothique,

Un son religieux se répand dans les airs ;

Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique

Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais, à ces doux tableaux, mon àme indifTérente N'éprouve devant eux ni charme ni transports ; Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante : Le soleil des vivants n'échaufl"e plus les morts.

De colline en colline, en vain portant ma vue, Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant. Je parcours tous les points de l'immense étendue, Et je dis : Nulle part, le bonheur ne m'attend.

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Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, Vains objets dont, pour moi, le charme est envolé? Fleuves, rochers, furets, solitudes si chères, Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

Que le tour du soleil ou commence, ou s'achève. D'un œil indifférent, je le suis dans son cours ! En un ciel sombre ou pur, qu'il se couche ou se lève. Qu'importe le soleil? je n'attends rien des jours.

•Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, Mes yeux verraient partout le vide et les déserts. Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire : Je ne demande rien à l'immense univers.

Mais, peut-être, au delà des termes de sa sphère, Lieux le vrai soleil éclaire d'autres cieux, Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre, Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ! »

* Poètes clcgiaqncs belges.

La tendance du génie belge n'est guère vers la mélancolie. De notre pénurie de poèmes élégiaques. Les feuilles mortes de M. Gustave Foissy et les Elégies (1836) de M. Louis Laharre, n'eurent pas de succès.

Parmi les poêles qui, en passant, ont fait vibrer la corde élégiaque de leur lyre, on peut citer : Edouard Wachen (1819- 1860) un de nos meilleurs poètes, qui publia Fantaisies; Fleurs d'Allemagne; Heures d'or.— Edouard Srnits (4789-1851) Œuvres poétiques. Denis Sotiau (1824-1860) dont nous citons

' Les cloches du dimanclie.

« 0 cloches du dimanche, en écoutant vos voix, Je crois voir se dresser tous mes jours d'autrefois, Les jours légers et purs de ma riante enfance, Légers comme l'oiseau, purs comme l'innocence, Beaux jours comptés à peine au sublier du temps, Et sur lesquels bientôt auront passé vingt ans.

Je te revois surtout, ù magique dimanche ! Où, lévite au front rose avec la robe b'.anche,

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Sur le sacré parvis, heureux de tant d'honneur, J'olTrais l'encensoir d'or aux prêtres du Seigneur; Où, le genou ployé devant le tabernacle, Je suivais, l'àme au ciel, les phases du miracle Renouvelé pour nous chaque jour sur l'autel Avec le sang divin du Sauveur immortel.

Ali! parmi tant de jours dont mon âme est ravie

Je revois tout à coup le plus beau de ma vie !....

Le temple a revêtu ses plus vives couleurs ;

Les lauriers, épandant leurs suaves odeurs.

D'un feuillage plus vert réjouissent la vue ;

Les chants sont plus puissants, et l'orgue plus émue ;

Les cierges lumineux mêlent leurs flammes d'or

Aux nuages d'encens, et l'odorant trésor

Monte, monte toujours, sur l'aile des prières.

Pour aller parfumer le séjour des lumières.

Le ministre de Dieu, pour mon cœur épuré,

Prépare et va bientôt rompre le pain sacré.

Mon àme a tressailli devant l'Eucharistie,

Et j'ai scellé ma foi dans la première hostie !

Comme l'amour de Dieu déborde de mon sein !

Je lève avec orgueil aux voûtes du lieu saint,

Ce front pur que, pendant tout le divin mystère,

Tremblant et recueilli, je courbais vers la terre;

Je suis chréiien !... je crois ! Tout sourit à mes yeux.

Tout prends à mes regards une teinte des cieux. »

* Eugène Dubois (;IS'21 -iSlO) Penser et oublier ; Chants anlcnnais ; Poésies diverses. Nous citons

* L'adoration sur la montagne.

« De sentier en sentier j'ai gravi la montagne. Dans les bois de sapins le soir m'accompagne, Seul, loin du monde impur, je me suis arrêté. A l'horizon de feu le soleil se balance : C'est l'heure de splendeur et de magnificence la création pressent l'éternité.

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0 Seigneur! ô Seigneur! que tes œuvres sont belles! Que l'humaine parole est débile auprès d'elles ! Que nous sommes néant, même pour t'admirer! Au désir infini mon âme s'est ouverte ; Agenouillé dans l'herbe et tête découverte, Je veux m'humilier, adorer et pleurer.

Je t'adore, mon Dieu, dans ce soir solitaire. Dans celte paix du ciel qui descend sur la terre, Dans ce brouillard de feu sur l'azur déroulé! De ses flots de parfums la nature t'encense ; Pour t'en-tendre passer l'univers fait silence, Et devant ta grandeur le soleil s'est voilé.

La nuit s'est étendue, et les bruits de la terre Ne montent plus au front de ce mont solitaire ; Les astres perlent d'or le grand firmament bleu. Dans mon esprit serein s'étend un calme immense, Et, plein de ta grandeur, méditant en silence. Je m'incline et t'adore, ô Père inconnu, Dieu ! »

Citons encore :

* Baron de Rei/fenberg (1795-1850) Poésies diverses : Fables; Apologues ; Les Harpes. PJùlippe Gravcn (1785-1853) Mélanges poétiques. Julien Chamard (1825-1860) Quivrcs posthumes. Henri Co/^ou (1814-1854) Mélanges.— Etienne Henaux (1818-1843) Le mal du pays.

Et parmi les poètes vivants : 'Pierre PeBccher, qui révèle de rares qualités poétiques dans un volume Religion et Amour (j 835). Louis Alvin : Souvenir de ma vie littéraire. il/'nc De Félix de la Motte : Violettes, Fictions et Réalités. Godcfroid Kurth. Emile Valentin : Ephémères et Moiisticjues. Eugène Gens : Le tes- tament d'un poète. Gustave Sclioonbroodt : Premières poésies. Adolphe Prins : Poésies.

' Ce que nous avons dit du génie belge relativement à la poésie élégiaque, trouve surtout son. application lorsqu'il s'agit des poètes flamands, à tel point qu'on pourrait leur appliquer à tous, ce que l'on a dit d'un des plus célèbres d'entr'eux M. Jean VunBeers : « S'il s'oublie parfois dans la mélancolie, il retrouve » bientôt le ton vraiment flamand se mêlent la force et la » bonté, la douceur et l'énergie. » {Patria Bclgica III p. 549).

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* Nous citons un extrait de l'élégie de Lcdegank sur la mort de son père, adressée à son ami Rens.

Pourquoi arracher le bandeau de la plaie encore béante,

et te faire le récit de ses derniers moments? Au bord de l'océan, quand le ciel est pur, que le silence du soir règne sur l'immensité des flots, et (jue l'occident enflammé se baigne dans une mer de lumière, as-tu jamais vu descendre le soleil dans le sein des vagues étincellantes? Aussi tranquille, aussi douce fut l'heure de son trépas, aussi calme, aussi majestueux son passage à l'éternité... A son chevet, épuisée parles veilles, ma mère pleurait à genoux.... Un prêtre priait avec nous, et murmurait'ces paroles pleines de tristesse, commodes accords d'une harpe inconnue... Pour la dernière fois, il le signa du signe auguste, ancre de notre espérance, et par lequel nous prions tous, et puis... Hélas! qui pourrait demander ce qui se passa ensuite?... J'étais consterné, comme si, pour moi, l'univers se fut anéanti. Je ne sais quel esprit de doute s'em- para de mon âme, jusqu'à ce que, dans la maison de Dieu, le désespoir me quitta, en m'agenouillant près du cercueil. Je vis devant l'autel les cierges saints, les ornements funèbres, les prêtres du Seigneur, revêtus de leurs sombres habits de deuil ; j'entendis leur chant majestueux répétant lentement les hymnes de la mort, la voix mélancolique de l'orgue qui faisait trembler les voûtes; tout cela m'émut... Je crus que son esprit errait autour de moi, que c'était ma bouche qui proférait ces accords, et annonçait {ju'il vivait encore ; longtemps je m'entretins avec lui... Tout à coup le bruit sourd delà terre sur le cercueil m'ar- racha à ce rêve et me dit, comme une voix de la tombe, que tout était fini, et que je pleurais en vain...!

Poètes clègiaques allemands.

Nous avons déjà parlé de Klopstock et de GOthc. Il faut y ajouter Tieihjc (ITôti) A'ose^arfen (1758-1818), Fr. Schlégel (i77'2- •1829), Uz (1720-1796) et Hulbj (Christophe), de Mariensée(1748- 4776) * dont les élégies respirent l'enthousiasme religieux. Ses Pressentiments d'une mort prématurée sont un morceau achevé et bien touchant, lorsqu'on songe que l'auteur expira à l'âge de vmgt-huit ans.

Voici une élégie de Hôlty.

180 SUR LA TOMBE DE MON PÈRE.

a Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur! EL toi, mon père, toi, tu partages leur bonheur! les Anges, une couronne à la main, t'ont appelé ; et tu es entré dans le repos du Seigneur. Tu foules maintenant des millions d'étoiles; la terre, cette poignée de poussière, échappe à ton regard; esprit subtil, tu franchis en un instant des espaces immenses, et contemples la face auguste du Dieu de l'univers.

Tu vois ouvert devant toi le livre des mondes; tu abreuves tes lèvres avides à la source de la vie ; les obscurités de ton esprit, qui te jetèrent dans un labyrinthe d'erreurs, se sont dissipées, et ton regard est pur comme un ciel serein.

Cependant, le front ceint de la couronne de victoire, tu abaisses encore vers moi ton regard paternel ; tu fais monter pour moi tes vœux vers le trône de Jéhova, et Jéhova exauce tes vœux.

Quand ma courte vie, cette goutte échappée à l'océan de l'éternité, touchera à son terme, quand je combattrai le dernier combat, descends, ah ! descends alors sur ma couche de mort : Qu'alors ta palme répande sur mon front sa rafraîchissante haleine, semblable au souffle des arbres de la vie, afin que, sans terreur, j'aille voir ces vallées mystérieuses d'où les morts s'élanceront un jour, pleins d'une vie nouvelle :

Afin que, brillant de gloire et partageant ta félicité, je par- coure avec toi l'étendue des cieux ; qu'avec toi j'habite la même étoile; qu'avec toi je repose au sein de la Divinité.

Toi cependant, rosier chéri, revêts-toi de verdure, pour semer, un jour, sur celte tombe solitaire la pourpre de les fleurs. El vous, ossements confiés à la terre comme une se- mence précieuse, sommeillez-y comme dans un paisible sanc- tuaire. »

* Citons encore, Novuli-^, dont le véritable nom est Frédéric de Hardenberg (1772-1801), el qui composa en 1797, miné par la tristesse, ses Hymnes à la nuit, chefs-d'œuvre de mélancolie, de pureté et de foi. Ce jeune homme, qui n'avait certes de protes- tant que le nom, a célébré dans ses In/mnes la bonté divine dans l'Eucharistie et le culte de Marie, avec la ferveur d'une vierge catholique. Qu'on en juge par cet exlruil.

' IM

* A Marie.

«....Laisse- toi fléchir, ô ma douce Mère! donne-moi un signe de ta clémence. Tout mon être repose en toi, et je ne te de- mande qu'un moment.

Souvent, dans mes rêves, je t'ai vue si belle, si compatis- sante, portant sur ton sein un Dieu enfant, qui semblait avoii' pitié de moi, enfant comme lui. Mais toi, tu détournais de moi ton auguste regard, pour t'élever dans les cieux.

Qu'ai-je fait pour l'olTenser? Mes ardentes prières ne sont- elles pas h loi? Ton sanctuaire n'est-il pas le reposoii" de ma vie? Ueine sainte, Reine trois fois bénie, prends donc mon cœur, prends ma vie.

Marie, je t'ai vue dans mille tableaux, mais nul ne l'a peinte telle que je t'ai vue dans mon âme. Je sais seulement que, depuis celle apparition divine, le bruit du monde passe autour de moi comme un rêve, et que le ciel est descendu dans mon cœur.» (Trad. par de Monlalemberl).

l'héroïde.

C'est un petit poème en forme d'épître, dans lequel le poète présente des personnages distingués de la fable ou de l'his- toire, ou même de sa création, qui écrivent îi d'autres les sentiments de leur cœur.

L'héroïde a ceci de commun avec l'élégie, qu'elle exprime le plus souvent des sentiments de douleur, des plaintes excitées par le malheur, mais surtout par l'amour trompé. Comme l'élégie, l'héroïde est aussi quelquefois la messagère de la joie et du bonheur.

L'héroïde diffère de l'élégie en ce que, dans celle-ci, le poète parle en son propre nom; dans l'héroïde, au contraire, c'est le personnage créé par le poète qui parle, et auquel le poète peut prêter les émotions de son âme. De plus, l'hé- roïde admet des sentiments plus forts et un accent plus véhé- ment que l'élégie. Ce poème, qu'on pourrait appeler une élé{jie éplstolaire ou une cpîtve élegiaque, porte le nom d'hé-

li<-2 -

roïde, parce que, chez Ovide, qu'on regarde comme le créateur de ce genre de poésie, les personnages sont ordi- nairement des héroïnes, qui écrivent des épîtres ii leur époux.

Pour que ce poème nous attache, il importe beaucoup que les personnages nous soient connus, et qu'ils nous inspirent quelque intérêt, soit par leur naissance, soit par la position ils sont censés se trouver.

Du sentiment, des tableaux vifs, un style naturel, simple et aisé, voilà ce qui doit caractériser l'héroïde.

Plusieurs poètes modernes ont cultivé ce genre de poésie. En France, Dorât (1736-1780) : il manque souvent de sentiment et de naturel, montre trop d'esprit et un désir de plaire qui déplaît. Blin de Sainmore (1733-1807) : ses héroïdes sont en très-grand nombre; il y est communément faible, monotone et verbeux. Fontenelle (1657-1757) : il est trop spirituel et trop froid. La Harpe (1740-1803) : il montre plus d'esprit que de sentiment, plus d'étude que de naturel. Celui qui, en France, a le mieux réussi dans l'héroïde, c'est Colardeau (1732-1776). En Angleterre, Pope (1688-1744), s'est fait une grande réputation par son Epître d'Héloïse à Abailard, que des poètes étrangers ont à l'envi ou traduite, ou imitée. Les Italiens font grand cas des héroïdes de Bruui (f 1635); les Allemands, de celles de Dusch (1725-1787), de Schriebeler (1741-1771), de Marguerite Klopstock (-j-1758), de Kosegarten, d'A.-G. Schlégel, en 1767, de Kuffner, en 1778, et de Wieland (1733-1813).

Ovide est le seul poète chez les anciens qui ait écrit des héroïdes. Mais ces productions révèlent aussi trop souvent cette volupté, cette affectation dans les pensées et dans les senti- ments, et cette exhubérance d'esprit, qu'on remarque dans ses élégies (1).

l'ode morale ou philosophique.

Les vérités morales, les vertus, les vices, les crimes, les arts et les sciences sont les objets de VOde morale ou philo-

(1) Lascivus quidem in Heroïcis quoque Ovidius, et uiinium amator ingenii sui : laudau- dus tamen in partibus. Quint. Inst., lib. XI.

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sophique. Les pensées que ces objets inspirent au poète, se transforment en sentiments; les idées qu'ils font naître dans son esprit, se changent en images : il veut, non pas instruire, mais communiquer les émotions de son âme.

Quand l'ode morale roule sur des vices régnants, elle prend le ton mordant et acéré de la satire, et s'appelle Ode satirique.

Plusieurs odes d'Horace appartiennent à ce genre, par exemple : Liv. I, li. Tu, ne quœsicris. 22. Intecjer vitce. 34. Parcus deorum cultov. II, 2. Nidlus argcnto. 3. /Equam mémento. 10. Rectiiis vives. 14. Eheu! fugaces. 15. Jam pauca aratvo. 16. Otium divos. 18. Non ebur. III, 1. Odi profanum vulgus . 2. Angustam, amice. 3. Justum et tcnacem. IC. Inclusam Danaën. 24. Intactis ojmlentior. IV, 7. Diff'u- gere nives, etc.

Les poètes français qui, après J.-B. Rousseau, ont cultivù l'ode morale, sont entre autres Gresset (1709-1777) et Louis Racine (1 692-1 7G4).

La versification de Gresset est harmonieuse, son style est animé, facile et gracieux.

Les odes de Louis Racine manquent de feu, à la vérité, mais se recommandent par la noblesse des pensées, la justesse des expressions et la richesse des rimes.

En Allemagne, l'ode morale a été particulièrement cultivée par //a^edorn (1708-1754), Haller{ilOSAlll), Ramier, Gemmin- î/e» (1726-1191), Creutz (-]- 1770), Uz, Klopstoch, Scliiller el Kose- garten.

LA CANTATE.

La cantate, {cantare chanter), comme le nom l'indique déjh, est un poème fait pour être chanté et accompagné de la mu- sique, et exprimant alternativement des réflexions et des sen- timents. Le poète, contemplant une scène de la nature, une circonstance de la vie humaine, un fait historique, une vérité de morale, de politique ou de religion, sent s'élever dans son esprit de grandes pensées, dans son ccèur des sentiments

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divers. Il peint l'objet qui l'a frappé, il exprime les pensées et les sentiments qui se sont élevés dans son âme, voilh la cantate. Ainsi, il y a deux parties dans une cantate : l'une destinée h présenter l'objet qui est la source des émotions, on l'appelle récit; l'autre, à exprimer le sentiment ou la ré- iTexion que cet objet a fait naître, et on l'appelle fair. Chaque récit est suivi d'un air. Celui-ci peut aussi être remplacé par un chœur. Quelquefois, le choeur constitue une troisième partie de la cantate, et sert h résumer les émotions que les récits ont fait naître, et qui ont été exprimées dans les airs. Le récit et l'air ont toujours un mètre différent. La règle qui veut qu'il n'y ait pas dans la cantate au delà de trois récits et de trois airs, strictement observée par J.-B. Rousseau, a été négligée par les poètes modernes, et sans préjudice, ce nous semble, pour le genre. La cantate admet la même noblesse dans les idées, la même élévation dans les sentiments que l'ode, mais elle n'en a pas les écarts et le désordre ; dans l'air, le style est ordinairement plus animé et plus vif. Quand le sujet de la cantate est un objet religieux, emprunté h l'histoire sainte, ou particulièrement à la passion de J.-C, on l'appelle Oratorio.

Ce genre de poésie paraît avoir été inconnu aux anciens, du moins comme genre particulier. Ceux d'entre les peuples mo- dernes qui, les premiers, l'ont cultivé avec succès, sont les Italiens. Leurs meilleurs poètes en ce genre sont : Apostolo Zé«o (1669-1750), Rolli (1687-1764, Métastase (1698-1782). Ce fut J.-B. Rousseau qui, chez les Français, eut l'honneur de créer la cantate, et il n'a pas eu d'égal jusqu'ici. * Ses cantates sont 19 petits poèmes particulièrement soignés, d'une harmonie de style extraordinaire, et dans lesquelsl'auteur déploie une verve, un enthousiasme qu'on recontre très rarement dans ses autres productions lyriques. Voyez dans ses œuvres, entre autres can- tates, Bacclnis Circù Contre Vhiver Pour l'hiver Sur un arbrisseau.

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Nous citons la cantate.

* Poio' l'hivci'. Récit. Vous, dont le pinceau téméraire Représente l'hiver sous l'image vulgaire

D'un vieillard faible et languissant, Peintre injurieux, redoutez la colère

De ce dieu terrible et puissant : Sa vengeance est inexorable, Son pouvoir jusqu'aux cieux sait porter la teri'cur ; Les eflorts des Titans n'ont rien de comparable Au moindre effet de sa fureur.

Air.

Plus fort que le fils d'Alcmène, Il met les fleuves aux fers ; Le seul vent de son haleine Fait trembler tout l'univers.

11 déchaîne sur la terre

Les aquilons furieux;

Il arrête le tonnerre

Dans la main du roi des dieux.

Plus fort que le fils d'Alcmène, etc. Récit.

Mais, si sa force est redoutable,

Sa joie est encor plus aimable :

C'est le père des doux loisirs; 11 réunit les cœurs, il bannit les soupirs. Il invite aux festins, il anime la scène ; Les plus belles saisons sont des saisons de peino;

La sienne est celle des plaisirs. Flore peut se vanter des fleurs qu'elle nous donne,

Cérès des biens qu'elle produit ; Bacchus peut s'applaudir des trésors de l'automne Mais l'hiver, l'hiver seul en recueille le fruit.

Les dieux du ciel et de l'onde. Le soleil, la terre et l'air.

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Tout travaille dans le monde Au triomphe de l'hiver.

C'est son pouvoir qui rassemble Bacchus, les P».is et les Jeux : Ces dieux ne régnent ensemble Que quand il règne avec eux. Les dieux du ciel et de l'onde, etc.

La cantate a été cultivée, dans les derniers temps, par Casi- mir Delavig ne el par Lamartine. Voyez dans les Leçons de littéra- ture, sa cantate Pour les enfants d'une maison de charité.

Les Anglais vantent les cantates de Dryden (1631-1701) et de Pope; les Allemands, celles de Ramier, de Kuttncr (1739-1789), de Krummacher (né en 1708), de Gerstenberg (1737-1823), de Gieseke (1724-1765) et de Niemci/er (1754-1828).

LE SONNET.

Le Sojmet est un petit poème de quatorze vers d'une me- sure égale, dont les huit premiers forment deux quatrains, et les six derniers deux tercets. Les deux quatrains roulent sur deux rimes, les deux tercets sur trois rimes différentes. Les deux premiers vers du premier tercet doivent rimer ensemble; le troisième peut rimer avec un vers quelconque du second tercet. Chaque quatrain et chaque tercet doivent avoir un sens complet. Cependant, les différentes pensées exprimées dans les quatrains et les tercets doivent toutes concourir à déve- lopper une pensée principale . Le sujet est ordinairement grand. Une belle et grande pensée finit le dernier tercet.

Le Sonnet est d'origine italienne (1). Ce fut Pétrarque qui porta ce genre de poésie, dans son pays, à une haute perfection. Il

(1) * II est cependant certain que la France possédait des sonnets provençaux en 1300, d'un nommé Bertrand, de Marseille; qu'un certain Girard de Bourneuil, qui mourut en 1278, en avait déjà composé, et que Thibaut, comte de Champagne, qui vivait en 1226, déjà vieux, cite les siens plus de llX) ans avant Pétrarque. Guil" de Lorris, qui mourut sous le règne de S. Louis, en 12-10, dit expressément, dans son Roman de la Rose , que les Français composaient sonnets courtois. Mais le sonnet fut véritablement abandonné pendant prés de deux siècles en France, pour y rentrer i)ar l'Italie, sous le règne de François I".

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eut pour imitateurs Laurent de Mcdicis (1448-1492), dont les sonnets ont de l'élévation, et sont écrits dans un style élégant ; Bojavdo (1430-1494) et presque tous les poètes de sa nation.

* Chez les Italiens, le corps du sonnet se remplit de quelques images brillantes ; le dernier vers amène une épigramme, ou quelque sentence inattendue, ou enfin, quelque opposition écla- tante de mols^ qui étonne un moment l'esprit. C'est peut- être l'origine des concctii, c'est-à-dire, l'afTectalion d'esprit atta- chée aux mots plus qu'aux choses.

* Les sonnets les plus célèbres, chez les Italiens, après ceux de Pétrarque, sont : Celui du P. Onofrio Minzoni {ISo siècle) sur la mort de J.-Ch., il dépeint Adam ressucité au pied de la croix. Celui de Gianni (1759-1822) sur Judas. Satan vient saisir Judas à l'arbre fatal il s'est pendu, l'emporte joyeux dans les enfers, et, en présence de son horrible cour, lui rend le baiser que le traître avait donné à Jésus-Christ :

E con la bocca fumi gante e nera Gli rese il bacio che avea dato a Christo.

* Celui de Filicaja sur l'invasion de l'Italie, lequel se termine par cette belle pensée : « Ah! que n'es-tu moins belle, ou que n'es- tu 2)lus forte! »

* Celui du grand Michel- Ange (1474-1564), l'auteur de la coupole de St-Pierre à Rome. Peintre, sculpteur, architecte, poète, il déplore dans un sonnet, (lu'il composa étant presque nonagé- naire, la vanité de tout, même des beaux-arts.

* Pensées graves et futiles, religieuses et mondaines, il n'est rien que le sonnet italien n'ait eu à exprimer. Les tours de force ne lui ont rien coûté. Ainsi, J.-B. Casli a composé 200 son- nets, pour exprimer sa mauvaise humeur contre l'importunité d'un créancier, qui lui redemandait trois jules (environ 90 cen- times).

*€hez les Espagnols, le sonnet a été également fort cultivé. Ste Thérèse en a composé un sur VAmour de J.-Ch. L'immortel auteur de Don Quichotte, Cervantes, en a fait un grand nombre. Une espèce de sonnet particulière à l'Espagne, c'est Yeslramhote, qui contient un tercet de plus que l'autre. Cervantes en a fait un dans le genre burlesque, qui est excellent. A propos du tombeau élevé à Philippe II, dans la cathédrale de Séville, il se moque avec beaucoup de grâce de la forfanterie des Andalous, les gascons de l'Espagne. Voici ce sonnet :

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* a Vive Dieu! celte grandeur me passe, et je donnerais un doublon pour la décrire; car, qui ne s'étonne, et ne s'émerveille devant tant de pompe, devant ce monument insigne? « Par la vie du Gh.! cliaque pièce vaut plus d'un million, et c'est une honte que cela ne dure un siècle. 0 grande Séville! Autre Rome triomphante en courage et en richesse! Je gagerais que l'àme du défunt, pour jouir de ce lieu, a laissé, aujourd'hui, le ciel dont elle jouit éternellement. » Entendant cela, un bra- vache s'écrie : « Rien de plus vrai que ce que dit Votre Grâce, seigneur soldat, et qui dirait le contraire, en a menti. » Et tout aussitôt il enfonce son chapeau, cherche la garde de son épée, regarde de travers, s'en va, et il n'y eut rien.

Le dernier trait.

Calô el chapeo, requirio la espada,

Mirô al soslayo, fuese.... y no hubô nada,

qu'on ne peut traduire en français, fait pâmer d'aise tous les Espagnols, qui savent par cœur Vestrambote de leur célèbre compatriote. (Viardot, Etude sur l'Espagne, p. 214).

Parmi les poètes français qui nous ont laissé des sonnets, les suivants méritent d'être nommés :

Ronsard (1525-1585), chez lequel on remarque une imagina- tion féconde et ardente; mais il manque de goi'it et corrompt la langue, en adoptant des mots grecs el latins, et tous les dia- lectes français.

Desportes (1546-160G), dont l'imagination est brillante, le style simple, naturel, délicat el gracieux.

Maynard (1582-1646). Sa versification est nette, précise, élé- gante, travaillée avec soin. Quoiqu'il manque parfois de verve, il a de la facilité et de l'aisance ; le tour est simple et naturel. Boileau nous parait avoir jugé ce poète, ainsi que le suivant, avec trop de sévérité.

MalleviUe (1597-16Î7). Sa diction est animée et vive, généra- lement facile et agréable ; les images sont parfois brillantes, mais les métaphores presque toujours extravagantes.

Des Barreaux {\Q>Q1-\(ri'i). Il s'est fait un nom immortel par son sonnet Grand Dieu, tes jugements, qui se recommande par l'élévation et l'énergie, * et qui finit par une belle pensée, ren- due par une belle image. Gependanl il s'y trouve, ce semble, quelques idées fausses et trop répétées, des expressions im- propres et une rime défectueuse.

i8!>

Grand Dieu, les jugements sont remplis d'équitù! Toujours, tu prends plaisir à nous être propice. Mais j'ai fait tant de mal, que jamais ta bonté Ne me pardonnera qu'en blessant ta justice.

Oui, Seigneur, la grandeur de mon impiétô

Ne laisse à ton pouvoir que le choix du supplice.

Ton intérêt s'oppose à ma félicité,

El ta clémence môme attend que je périsse.

Contente ton désir, puisqu'il l'est glorieux ;

OfTense-loi des pleurs qui coulent de mes yeux ;

Tonne, frappe, il est temps; rends-moi guerre pour guerre.

J'adore en périssant la raison qui l'aigrit; Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre, Qui ne soit tout couvert du sang de JésKs-CJirist ?

' P. Sccwron (IGIO-IGGO), poète burlesque, eut pendant quelque temps une grande vogue; mais il tomba dans le trivial, et finit par fatiguer. On connaît son fameux sonnet burlesque, dans le genre de celui des Espagnols :

* Superbes monuments de l'orgueil des humains, Pyramides, tombeaux, dont la vaine structure A témoigné que l'art, par l'adresse des mains El l'assidu travail, peut vaincre la nature;

Vieux palais ruinés, chefs-d'œuvre des Romains, Et le dernier effort de leur architecture ; Colisée, souvent les peuples inhumains De s'enlr'assassiner se donnaient tablature ;

Par l'injure du temps, vous êtes abolis,

Ou du moins, la plupart, on vous a démolis.

Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude.

Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,

Dois-je trouver mauvais qu'un méchant pourpoint noir,

Qui m'a duré deux ans, soit troué par le coude?

Enfin, J. B. Rousseau, de Lamartine, Casimir Delavigne, Sainle-l>euve et Alfred de Musset ont composé des sonnets plus ou moins réussis.

* On n'attache plus guère à ce genre de poésie l'imiiorlance

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qu'il avait eue en France, pendant plus de cent ans après que Jouchim Du Bellay eut rôlaMi le sonnet en lionncur (1549). On en vint au point que la cour et la ville furent partagées en deux factions, les uranins et les jobelins, à l'occasion du sonnet pour Uranie, composé par Voiture, et de celui sur /o6, par Benserade. Boileau paya donc une sorte de tribut à l'opinion générale, en retraçant laborieusement les règles du sonnet, et finissant par dire (Art poét., ch. II) :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.

En Allemagne, les poètes suivants ont bieu mérité de ce genre de poésie : Wccfe/ier/ùi (1584-1651)— 0/)i<r (1597-1639) .4. Grijpliius {\G\6-IQQ4:) Bi\rger Fr. Sclilégel Slrcckfu.ss (né 1779) et Ruckcrt{né 1789).

l'kpithalame.

L'Epithalame ('ETrtSraXâfjnoy ^iloc, chant nuptial) était un poème fait h. l'occasion d'un mariage, et qui exprimait, d'un côté, des louangues pour les nouveaux époux, de l'autre, des vœux pour leur bonheur.

Ce genre de poésie est d'antique origine. Stésichore, qui vivait dans la 42e Olympiade, en est regardé comme l'inventeur.

Parmi les Idylles de Théocrite, nous en trouvons une consa- crée à célébrer le mariage de Ménélas avec Hélène (18e idylle). Avant Théocrite, Hésiode avait chanté les noces de Thétis et de Pelée. Catulle, poète romain, a lait un épithalame sur le ma- riage de Munlius avec Julie; le cardinal de i^crjiùs (1715-1794), sur le mariage de Louis, dauphin de France, avec Marie-Tiié- rèse, infante d'Espagne.

ARTICLE TROISIEME. Productions lyriques appartenant au genre simple.

LA CHANSON.

La Chanson est un petit poème dans lequel on exprime des sentiments calmes, doux, tendres et délicats. Comme le poète y est moins agité que dans l'ode, son imagination y sera aussi

11)1

moins fougueuse; les figures, les images, y seront moins ex- traordinaires, moins hardies ; l'enciiaînement des pensées y sera plus clair, et les digressions y seront moins fréquentes. Le style de la chanson doit se distinguer par le naturel, la simplicité, Vaisance, la douceur, la clarté et une mélodieuse harmonie. Cette dernière qualité est en quelque sorte l'âme de la chanson.

On peut diviser les chansons :

A). En cantiques, qui expriment des sentiments religieux, et dont le but est d'inspirer, de nourrir et d'accroître la piété.

B). En chansons nationales : qui chantent l'amour de la patrie, pour cimenter entre les citoyens l'union et la con- corde, inspirer le courage et l'ardeur dans les combats, en un mot, pour alimenter et accroître le patriotisme.

C). En chansons morales, propres à l'aire naître des affec- tions morales, comme l'amoui' du devoir, de la vertu, l'aver- sion pour le vice, etc.

D). En chansons élégiaques, qui expriment la tristesse, le deuil, l'affliction.

E). En chansons satiriques, dont le but est de critiquer les mœurs, les ridicules, les défauts et les vices. On les appelle aussi Vaudevilles, nom qui s'applique encore il certaines pièces de théâtre, dont l'objet est un événement comique emprunté au temps présent.

F). En chansons erotiques ("Epco;), qui roulent sur l'amour.

G). En chansons bachiques : le vin et les plaisirs de la fable en constituent le sujet. Ces deux dernières espèces de chan- sons sont désignées aussi par le nom d'odes anacréonliques, parce que les odesd'Anacréon chantent généralement l'amour et les plaisirs de la table.

Chaque peuple a un nombre presque infini de chansonniers ; il serait impossible de les citer tous. Voici les principaux :

iO-2

Chez les Grecs : Tyrlée, Alcman, Sapho, Alcée, Anacrcon. Nous n'ajouterons rien ici sur Tyrtée, Sapho et Alcée, dont nous avons parlé plus haut. Quant à Alcmun, natif de Sardes en Lydie, il florissait vers G70 av. J.-C. 11 est regardé comme le père de la poésie erotique.

Aimcréon naquit à Téos, l'an av. J.-C. 559. Ses odes ou plutôt ses chansons sont des modèles de naïveté, de simplicité, de gaîté, d'abandon, de naturel. Les vers son faciles, délicats et doux, sans art et sans apprêt. 11 est à regretter qu'il soit trop libre et trop licencieux. * Pour lui, tout finit à la mort; nul poète n'est plus exclusivement sensualiste et terrestre ; aussi rien n'est-il plus borné et plus monotone que sa poésie. Voici la traduction littérale d'une de ses odes les plus renommées.

* La Colombe.

Aimable colombe, Sur les monts , à travers les D'où viens-tu? d'où viens-tu? [champs,

D'où tant de parfums Et me reposer sur les arbres.

Que, en fendant les airs, Mangeant quelques graines saii- Tu exhales et répands? [vages?

Qui es-tu, et quel soin t'occupe? A présent, je mange le pain

Que j'enlève des mains

Anacréon m'a envoyée D'Anacréon lui-même ;

Vers un enfant, vers Bathyllos. Il me donne à boire

Cylhérée m'a vendue Du vin qu'il a goûté ;

Pour une chansonnette. Quand j'ai bu, je danse,

Voilà pourquoi d'Anacréon Et, de mes ailes.

Je suis la fidèle servante. Je couvre mon maître.

Et maintenant, de lui. Si je me couche, je m'endors

Quelles lettres je porte ! Sur sa lyre même. Il dit qu'il va bientôt

Me rendre à la liberté. Tu sais tout : bon vo^-age.

Mais, dût-il me laisser aller. Ta m'a rendue, ô homme.

Je reste esclave près de lui. Plus babillarde qu'une corneille. A quoi bon irais-je voler

* Il seml)le que, en Grèce, chaque profession avait un genre de chanson qui lui était particulier. La chanson des moison- neurs de Tliéocrite appartient à ce genre. La voici :

iOô

* Dêméter (Cérès), déesse des grains, déesse des blés que cette

Se montre facile aux moissonneurs,et soit très-féconde, [moisson

Liez les gerbes, moissonneurs, et que le passant

Ne dise pas : Ouvriers paresseux, voilà un salaire bien perdu.

Que les tuyaux de vos gerbes regardent le vent

Borée ou Zéphyre : ainsi s'engraisse l'épi.

Ceux qui battent le blé, qu'à midi les fuie le sommeil ;

C'est alors que le grain se sépare mieux de la paille.

Commencez, moissonneurs, quand s'éveille l'alouette,

Finissez, quand elle dort; reposez-vous au fort de la chaleur.

Amis, enviable est le sort de la grenouille; elle n'a pas souci

Qui lui versera à boire, car elle peut boire à son aise.

Sus donc ! avare intendant, fais cuire des lentilles ;

Ne va pas te blesser les doigts en fendant du cumin.

{Thêoc. Idylle 10).

Chez les Romains, Catulle Horace : plusieurs de ses odes peuvent être envisagées comme de véritables chansons, p. ex. Liv. I, .!?7. Natis in usum. ?9. Icci, heatis. 32. Poscimus. 30. Et thure. 38. Persicos odi. IL 0. SeiHimi Gades. i2. Nolis longa. i3. Illeet ncfasto. III. i3. 0 fons Blandusiœ. 17. yEli, vetusto. 21. 0 nata mecum. t?.3. Cœlo siqnnas. ^S. Festo quid.

Chez les Français, les Troubadours ou les Provençaux. C'est le nom qu'on donne aux bardes de la Provence, c'est-à-dire, du midi de la France et de l'Espagne, et qui fleurirent de 1090 à 1290.

On les appelle avec raison les rapsodes du moyen ûge. Les sujets sur lesquels roulent ordinairement leurs chants, sont la religion, la guerre, des aventures de tout genre, et surtout l'amour. Leur langue est riche, tendre, harmonieuse, gracieuse et aisée. Leurs productions se divisent en Canzpni, en Sirventes et en Tensons. Les Canzoni sont des chansons, tantôt gaies et amoureuses {Soûlas, consolation), tantôt élcgiaques (Lais), tan- tôt pastorales (Pastourelles), tantôt didactiques et satiriques, tantôt religieuses. Les Sirventes sont des chansons en l'hon- neur des princes, des héros et des chevaliers du temps; quel- quefois aussi, des chansons patriotiques et guerrières. Les Tensons sont des luttes, c'est-à-dire, des dialogues à vives

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reparties, roulant sur l'amour et l'éloge des femmes. Plusieurs de ces productions sont licencieuses (1).

Le chef des poètes provençaux fut Guillaume, duc de Guïenne, en 1070; le meilleur et le plus noble d'entre eux, Thibault, roi de Navarre et comte de Champagne; et celui qui ferme la liste de ces poètes, Jean Estèves de Blesières, qui vécut vers 128G (2). Nous citerons ici de Thibault, comte de Champagne, la Oianson pour exciter à la croisade.

Signor, saciez, ki or ne s'en ira En celé terre, u Diex fu mors et vis, Et ki la crois d'outre mer ne prendra, A paines mais ira en paradis : Ki a en soi pitié et ramembrance Au haut Seignor, doit querre sa venjance. Et délivrer sa terre et son pais.

Tout li mauvais demorront par deçà, Ki n'aiment Dieu, bien, ne honor, ne pris, ~ Et chascuns dit : « Ma femme que fera? Je ne lairoie à nul fuer mes amis. » Cil sont assis en trop foie attendance, K'il n'est amis fors que le cil, sans dotance, Ki pour nos fu en la vraie crois mis.

Or s'en iront cil vaillant bacheler, Ki aiment Dieu et l'onour de cest mont, Ki sagement voelent à Dieu aler, Et li morveus, li cendreus demourront : Avugle sunt, de ce ne dout-je mie, Ki un secours ne font Dieu en sa vie. Et por si pot pert la gloire del mont.

Diex se laissa por nos en crois pener, Et nous dira au jour tuit venront : « Vos, qui ma crois m'aidâtes à porter, Vos en irez là, li angele sont; me verrez, et ma mère Marie,

(1) On confond parfois avec les Troubadours les Trouvères. Ce sont les poètes du Nord de la France. On peut les regarder comme étant les poètes épiques du moyen âge (1100 1500).

{2} Voyez Ilallam, Hist. de la Litt. de l'Europe, etc. Hebenstreit, Wissenschaaiich- lilterarische Encyclopaedie des Aesthetik, p. 5S9. Vienne 1843. RainouarA, Chois de poésies originales des Troubadours. MUlot, Hist. litf. des Troubadours. Paris 1"74, t. III.

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El vos, pai" qui je n'oi oncques aie, Descendez tuit en enfer le parfont. »

Chascuns quide demeurer toz haitiez, Et que jamais ne doive mal avoir, Ainsi les tient ennemis et péchiez. Que ils n'ont sens, hardement, ne pooir : Biau sire Diex, ostez-nous tel pensée, Et nos metez en la vostre contrée Si maintenant que vos puisse uéoir.

Douce dame, roine coronée, Proiez por nos, virge bien eurée, Et puis après ne nos puit méschéoir.

Les poètes français qui, depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, ont cultivé avec succès la chanson, sont: Olivier Basselin (11418), Villon (1 1461), Marot (1495-1541), Mélin de S^ Gelais (f 1558), Malherbe, ChauUeu (1639-1720), La Monnoije, Desau- giers, M.-Ant. (1772-1828), qui se distingue par la verve, le naturel, la franche gaîté. * Il garde d'ordinaire une décence relative dans l'expression, et le respect pour les choses saintes.

* Panard (1694-1765), dont les complets sont d'une tournure beaucoup plus heureuse que ceux de tous les autres chanson- niers de son temps.

* Augustin de Piis, secrétaire-interprète du comte d'Artois (Charles X), un des fondateurs du théâtre du vaudeville, pour lequel il composa beaucoup, excella dans la chanson anecdo- tique. Sont style est d'une grande correction. Heureux, s'il eût toujours respecté la religion et les mœurs. Lui-même sentit ses torts, et chercha à. les expier par une vie chrétienne.

* Armand Gouff'é (1775-1845) publia plusieurs recueils de chan- sons, sous le titre de Ballon d'essai (1802), Ballon perdu (1804), etc. Tout le monde connaît son Eloge de l'eau et son Corbillard (1).

(1] * En voici deux strophes :

Que j'aime à voir un corbillard ! Le riche, en mourant, perd son bien ;

Ce début vous étonne ; Moi, je vois tout en rose ;

Mais il faut partir tôt ou tard , Je n'ai rien, je ne perdrai rien.

Le sort ainsi l'ordonne. C'est toujours fjuelque chose

Et, loin de craindre l'avenir, Je me dirai : D'un parvenu

Moi, dans cette aventure. Je n'ai pas la tournure ;

Je n'aperçois que le plaisir Pourtant, à pied je suis venu.

De partir en voiture. Et je pars en voiture.

i[}()

Em. Debrcaux (1790-1831), auteur de la Colonne, T'en souviens- tu, etc.

Bcranyer (Jean-Pierre de), (1780- 1857), célèbre poète chan- sonnier français. * On ignore généralement qu'il a composé autre chose que des chansons. Son premier essai poétique fut un poème épique, Clovis, qu'il se proposait de polir et de repolir pendant douze ans, avant de le livrer au public. En attendant, il composa, sous l'influence des idées de Chateaubriand, des odes sacrées sur le Déluge, le Jugement dertuer, le Rétablissement du culte ; il fit une idylle religieuse, en quatre chants, intitulée le Pèlerinage, des comédies, des tragédies, et enfin, une Médi- tation sur les vicissitudes des choses humaines. C'est la nuit, dans un cimetière, à l'occasion de la chute des Rois de France ol de la fortune de Napoléon, qu'il se livre à ces graves ré- flexions. Nous citons ces vers, en note, comme une pièce aussi curieuse que rare (I). Il y a loin de ces poésies aux chansons

{1, 'méditation.

Nos grandeurs, nos revers, ne sont point notre onvracce. Dieu seul mène à son gré notre aveugle courage. Sans honte succombez, triomphez sans orgueil. Vous, mortels, qu'il plaça sur un pompeux écui.'il ! Des hommes étaient nés pour le trône du inonde. Huit siècles l'assuraient à leur race féconde ; Dieu dit : soudain, aux. yeux de cent peuples surpris. Et ce trône, et ces rois, confondent leurs débris. Les uns sont égorgés, les autres, en partage. Portent au lieu de sceptre un bâton de voyage, Exi'-'s et contraints, sous le poids des rebuts. D'errer dans l'univers qui ne les connaît plus.

Spectateur ignoré de ce désastre immense. Un homme enfin, sortant de l'ombre et de l'enfance, Pai-alt. Toute la terre, à ses coups éclatants. Croit, dés le premier .jour, l'avoir connu longtemps. I! combat, il subjugue, il renverse. Il élève; Tout ce qu'il veut de grand, sa fortune l'achève. Nous voyons, lorsqu'à peine on connaît ses dessains. Les peuples étonnés tomber entre ses mains. Alors son bras puissant, apaisant la victoire. Soutient le monde entier qu'ébranlait tant de gloire. Le Très-Haut l'ordonnait. sont les vains morteis Qui s'opposaient tai cours des arrêts éternels ? Faibles enfants qu'un char écrasa sur la pierre, Voiiù leurs corps sanglants restés dans la poussière.

Au milieu des toml)eaux, qu'environnait la mit, .\.in.si.je méditais, par leur silence instruit.

- lî)7

impies et ordui-iùres qu'il a publiées dans la suite, et dans les- quelles il profane un indubitable talent, a Aussi a-t-il fait un mal immense au peuple, h ce peuple ([u'il aime, et pour lequel il chante. Il lui a appris iX se rire de Dieu, le verre en main; à prendre Jésus-Christ pour un fou, à estimer que la chasteté de la femme, c'est-à-dire, l'honneur de nos mères, de nos sœurs, n'est qu'un préjugé ridicule (i), et, en fait de gouvernement, à secouer le joug de tout pouvoir, pour ne vouloir cpie la répu- blique. Et quand cette république est arrivée à l'improviste en 1848, et que Chateaubriand se réveillait pour dire au chan- sonnier : Eli bien! votre République, vous Vavez? Oui, je l'ai, répondait l'homme d'esprit, mais f aimerais mieux la rêver que de la voir. » (Sainte-Beuve, Causerie du lundi). Nous citons la chanson, ou plutôt l'élégie

* Les Hirondelles.

Captif au rivage du Maure,

Un guerrier, courbé sous les fers,

Disait : Je vous revois encore,

Oiseaux ennemis des hivers.

Hirondelles, que l'espérance

Suit jusqu'en ces brûlants climats.

Sans doute vous quittez la France,

De mon pays, ne me parlez-vous pas?

Les tils viennent ici se réunir aux pères

Qu'ils n'y retrouvent plus, qu'ils y portaient naguères,

Disais-je, quand l'éclat ties premiers l'eux du jour

Vint du chant des oiseaux ranimer ce séjour.

Le soleil voit, du haut des voûtes éternelles.

Passer dans les palais des familles nouvelles ;

Familles et palais, il verra tout périr !

Il a vu mourir tout, tout renaître et mourir.

Vu des hommes produits de la cendre des hommes ;

Et, luf;ubre (laiiiheau du sépulcre nous sommes.

Lui-même, à ce long deuil, fatife'ué d'avoir lui,

S'éteindra devant Dieu, comme nous devant lui. (1812). 1) Croirait-on que Déranger a cru se justifier en disant : " Celles de mes chatsons qui ont été traitées 3'lmpics par MM. les procureurs du Roi, ne sont que des représailles, et montrent le danper qu'il y a pour la religion à se faire instrument politique. Quant aux autres {celles qui sont immorales;, elles ont été des compagnes fort utiles données aux graves couplets politiques, qui, sans elles, n'auraient pas pu aller fort loin. » On sait que les chansons de Béranger sont à Vindex.

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Depuis trois ans, je vous conjure

De m'apporler un souvenir

Du vallon, ma vie obscure

Se berçait d'un doux avenir.

Au détour d'une eau qui chemine

A flots purs, sous de frais lilas,

Vous avez vu notre chaumine.... i

De ce vallon ne me parlez-vous pas ?

L'une de vous, peut-être, est née

Au toit j'ai reçu le jour;

Là, d'une mère infortunée

Vous avez plaindre l'amour.

Mourante, elle croit à toute heure .'

Entendre le bruit de mes pas;

Elle écoute, et puis elle pleure...

De son amour, ne me parlez-vous pas?

Ma sœur est-elle mariée?

Avez-vous vu de nos garçons

La foule aux noces conviée,

La célébrer dans leurs chansons?

Et ces compagnons du jeune âge,

Qui m'ont suivi dans les combats,

Ont-ils revu tous leur village...?

De tant d'amis ne me parlez-vous pas?

Sur leurs corps, l'étranger, peut-être.

Du vallon reprend le chemin;

Sous mon chaume, il commande en maître,

De ma sœur il trouble l'hymen.

Pour moi, plus de mère qui prie.

Et partout des fers ici-bas ..

Hirondelles, de ma patrie,

De ses malheurs, ne me parlez-vous pas ?

* Pierre Dupont, à Lyon (1821-1870), qui, par le seul efl"et de son organisation naturelle, est à la fois, poète et compositeur. Il improvise instantanément l'air et les paroles de ses chan- sons, comme par une double inspiration. En 1842, il obtint un prix de l'académie française. Dès 1846, sa chanson des Bœufs lui fit une très grande popularité. Il en composa un grand

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nombre d'autres, ainsi qu'un petit poème la Fin de la Pologne, les Deux Anges, etc. Malheureusement, d'autres chansons les souvenirs bucoliques avaient fait place aux inspirations socia- listes de l'époque, le compromirent sérieusement sous l'empire. Cependant il a su éviter la licence de Béranger. En 1864, les journaux ont annoncé l'entrée de l'auteur à La Trappe. Dans sa jeunesse, il avait été élève au séminaire de Largentière, grâce à un vieux prêtre, un peu son parent.

* Nadaud, Gustave (iS^i) dont les chansons se distinguent par l'esprit et la franchise, mais dont quelques-unes sont un peu libres dans leur folle gaieté.

* Lonlay (Eugène, marquis de) (1815) dont le pape n'aurait pas honoré d'un bref les vilaines chansons, comme il l'avait fait pour les chants religieux.

' De nos jours la chanson en France n'a plus rien de commun avec la poésie, depuis qu'elle s'est mise exclusivement au ser- vice de la foule pour devenir, ce qu'on appelle, la chanson des cafés-concerts. Multipliées à l'infini elles n'ont ni originalité, ni gaieté, ni sens moral; et l'imagination y est aussi rare que dans une contrainte d'huissier, dit Charles Nisard.

* La Belgique a aussi ses chansonniers. Le plus célèbre est Antoine Clesse, à La Haye d'une mère belge, établie à Mons (1816). Comme Béranger, Clesse est ouvrier; comme lui, il débute par un poème du genre relevé, Godefroid de Bouillon, couronné en 1839; comme lui, il consacre doréna- vant sa muse à la chansonnette. Mais ce qui le distingue avantageusement du chansonniers français, c'est sa moralité, c'est la conviction qu'il a de la haute mission de la Poésie. « Sa véritable grandeur aujourd'hui, dit-il, c'est sa moralité! On ne dira pas en parcourant ce livre : Ce sont les chansons d'un grand poète; j'espère qu'on pourra dire : Ce sont les chansons d'un honnête homme. » Il publia successivement Rubens, poème (1840) Un poète, comédie (1841) Poésies diverses (1841).

L'auteur s'est exercé dans presque tous les genres de la chanson indiqués au commencement de cet article.

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Dans les chansons nationales, sont talent se déploie souvent avec toute sa vigueur

* Le nom de famille. Belges, chantons ! Dieu reçut nos serments ! Les vieux échos des basses infamies, Pour diviser les Wallons, les Flamands, En font encore deux races ennemies.

Halte-là ! sur nos bataillons,

Le même étendard flotte et brille !

Soyons unis!... Flamands, Wallons,

Ce ne sont que des prénoms,

Belge est notre nom de famille, De famille!

Flamands, Wallons, en secouant les fers Dont les chargeait le Temps aux mains ridées, Ont su traduire en langages divers Les mêmes lois et les mêmes idées :

Sur la liste des nations,

Un nom de plus se grave et brille.

Soyons unis !... etc.

Pour agrandir quelques vastes Etats, Si, contre nous, l'on brûlait une amorce, Flamands, Wallons, nous serions tous soldais. Au cri sacré : L'union fait la force !

Qui de nous craindrait les canons?

Dans les cieux, la liberté brille!

Soyons unis!... Flamands, Wallons,

Ce ne sont que des prénoms :

Belge est notre nom de famille, De famille !

La pièce suivante peut être rapportée à ce genre. * Le Conscrit (1) « Quel bruit fatal!... Il t'appelle au combat! » Je le savais : depuis hier, je veille. » Vile debout, enfant : le tambour bat, » Mais ce n'est pas le riche qu'il éveille.

(1) Voyez-en une traduction en vers par Van Duyse, jilus loii;.

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» Le fils du riche ne doit pas » Quitter une mère chérie... » Dieu seul sait si tu reviendras » Sourire encore dans mes bras! » Adieu!... défends bien la patrie, » La patrie.

L'enfant partit. Loin d'elle, avec fierté, Il put songer à sa môre éplorée : Il combattait, mais pour la liberté : C'était du moins une guerre sacrée !

Chaque jour, la vieille, au saint lieu

Priant comme une mère prie,

Disait : « Tu ne veux pas, mon Dieu,

» Que ce soit un dernier adieu :

» Sauve mon fils et la patrie, » La patrie !

Dieu l'entendit... La vieille mère, un jour. Soudain tressaille à des chants de victoire! Qui donc pénètre en son pauvre séjour? L'heureuse mère ose à peine le croire :

Un jeune officier, sur son cœur,

La presse, sourit et s'écrie :

» 0 mère, vois ma croix d'honneur !

» Plains ceux qui n'ont pas le bonheur

» D'avoir défendu la patrie, » La patrie ! »

* L'auteur excelle dans la chanson morale. 11 atteint ce point difficile de l'art dont Horace parlait : Omue tulit 2nmctum qui miscuit utile diilci. Ouvrier, il s'adresse surtout à l'ouvrier, et lui dédie ses chants populaires. «J'eus la pensée, dit-il, de com- poser, sous ce titre, une série de petits poèmes, dans le but de donner à l'ouvrier les conseils d'un ami et d'élever son âme, en y fortifiant les sentiments les plus sacrés : l'amour de Dieu, de la patrie, de la famille, et partant, de l'humanité. » Le poète a parfaitement réussi, car en moralisant, il est toujours resté poète ; et ses vers et sa morale seront goûtés par d'autres encore que ceux à qui il les a proprement destinés. Exemple : y ul ne doit rougir de son père. Le ton du poète n'est pas toujours

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aussi sérieux ; d'ordinaire, il conserve, tout en moralisant, l'en- jouement, la grâce et la malice du chansonnier. On en trouve un exemple charmant dans le Bon curé.

Quant à la chanson élégiaque , poésie difficile, qui demande beaucoup de tact et de goût pour rester dans les limites du genre, sans empiéter sur Vélégie, ni tomber dans la complainte, l'auteur a su y réussir, grâce à la sensibilité exquise qui le dirige. Citons la pièce intitulée :

* Ce que je vis sur la grand'place de Mans, un jour de foire.

Au son de la musique,

Pauvre enfant inconnu,

Sur la place publique.

Tu danses presque nu.

C'est l'hiver : sur tes planches.

Le froid rougit et fend

Tes mains que Dieu fit blanches^,

Pauvre petit enfant !

Tout son corps se dessine Sous un mince coton ; Clinquant et mousseline Lui forment un jupon. Quelle bise à cette heure !... En vain je m'en défend : 11 danse, et moi je pleure ! Pauvre petit enfant !

Paillasse sur la caisse Appelle les badauds ; Et la foule s'empresse Autour de ses tréteaux ; C'est d'un heureux augure : Paillasse est triomphant ! Il presse la mesure : Danse, mon pauvre enfant !

Mais paillasse s'arrête Essoufflé, Dieu merci ! En inclinant la tête, L'enfant s'arrête aussi. Dieu ! son corps qui transpire Se glace au froid du vent... Il doit pourtant sourire! Pauvre petit enfant !

L'annonce est commencée : L'enfant ne s'en va pas ! Nulle mère empressée Ne le prend dans ses bras... A ses petits, l'hyène Offre un sein réchauffant : Quelle mère est la tienne, Pauvre petit enfant?

Un homme en blouse passe Et dit, tout près de moi, A son fils qu'il embrasse : « Je travaille pour toi î » Tu grandiras, j'espère ; » Ah ! quand tu seras grand, » Travaille pour ton père, » Heureux petit enfant ! »

* Malgré son caractère pacifique, le poète est quelquefois forcé d'aborder le genre satirique. « Quand parfois, dit-il, ma plume a me défendre, elle l'a fait sans hésiter, franchement et sans fiel. » Et, en effet, sans dédaigner certain mordant,

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■c'est plutôt par la fine raillerie, et avec une certaine bonliomie pleine de malice et de sel, qu'il répond à ses détracteurs comme dans quelques couplets intitulés : Me voilà donc un per- sonnage.

' Pour le genre erotique, qui chante l'amour profane, l'auteur ne s'y arrête pas. Par contre, il aime à chanter le bonheur de la vie de famille, et à rendre, avec une charmante naïveté, une folle gaieté, tempérée par une légère teinte de mélancolie, tout ^îe que son cœur renferme de tendresse pour sa petite fille, d'affection pour ses amis. Voyez un gracieux petit tableau d'une fête en famille intitulée le Jour des Rois.

* La chanson bachique, l'auteur ne pouvait l'oublier. Ce genre demande de l'entrain, du feu, certain enthousiasme qui pro- voque le mot pour rire. Mais l'écueil est tout près. Avec quel bonheur, le poète a su manier la lyre d'Anacréon, sans toucher aux deux cordes qui ont procuré un triomphe si facile, mais si triste, à tant de chansonniers, la grivoise et l'impie. On a dit, et avec raison, que la Muse de Clesse est plutôt sensible que gaie, et que son enjouement môme a quelque chose de sérieux.

* Nous regrettons de ne pouvoir pas étendre nos éloges sans restriction à toutes les chansons de ce recueil, et en particulier à deux ou trois d'entre elles, dont nous ne comprenons guère la moralité dans un pays foncièrement catholique, et que nous ne nous expliquons, de la part de l'auteur, que par l'oubli de ces belles paroles de sa préface : jamais le désir de briller ne me fera subir les exigences des partis, ni le joug des coteries.

* Auguste Daufresne de la Chevalerie, major de cavalerie, à Walcourt (1814-1879) a publié successivement Chansons (1855), Poésies et chansons nouvelles (1860), Jésus-Christ, scènes et récits en vers, tirés de l'Evangile (1865), Gerbe jioélique de ballades et de légendes chrétiennes (1873) Une versification facile, de la fraî- cheur et du coloris dans le style, des sentiments nobles et dignes du chrétien militaire, une âme aimante et sensible, voilà ce que l'on remarque dans les poésies si variées de cet auteur. Quoique la chanson y occupe la plus grande place, cependant l'ode, la ballade, le sonnet, la légende, s'y rencontrent égale- ment, avec le caractère et le ton qui leur sont propres. Jéhova .et le Christ, hommage à Mgr de Montpellier, évêque de Liège, «st une véritable ode sacrée du genre le plus relevé. Les Roga-

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tions, l'Histoire du Christ racontée à un enfant, un Psaume de David- le Rêve de V enfant, Page de l'imitation, la Première communion deif enfants, à l'Innocence, sont de charmants petits poèmes dé- Ijordent les convictions religieuses, embellies de ce ton loyal et de cette teinte chevaleresque qu'elles empruntent au caractère militaire de l'auteur. L'amour de la patrie et l'attachement au lieu natal ne l'ont pas moins heureusement inspiré dans les- morceaux : le Poète ardennais, ma Bivicre natale, Waterloo, VArdeniie, le Duc de Brabant à Jérusalem, Cantate militaire. Le seul défaut que nous signalerons à l'auteur, et qui se fait re- marquer surtout dans les chansons, c'est le manque de conci- sion, de cette concision qui, par une seule image, une seule pensée, un seul mot, sait dépeindre toute une situation, dévoi- ler tout un horizon d'idées, tout un abîme de sentiments. Faire jaillir ce trait du dernier vers de la strophe, voilà le secret du chansonnier, et l'auteur n'y réussit pas toujours. Quant aux Scènes et récits en vers, tirés de l'Evangile, voici la déclaration que l'auteur a cru devoir mettre en tête de l'ouvrage. « C'est l'amour du Christ qui nous l'a fait entreprendre; c'est -aussi cet amour qui nous a saisi d'un saint respect pour la parole évangélique. Qu'on ne s'étonne pas de rencontrer dans ce livre des pièces la poésie semble voiler son éclat : des vers faciles, pro- saïques même, des récits naïfs, des scènes d'une grande sim- plicité Nous avons cru devoir imposer ce sacrifice à notre amour-propre, pour laisser intact, autant que possible, le texte sacré et conserver le parfum du récit évangélique. »

* Le poète parcourt la vie de Jésus, en 154 tableaux, réunis sous quatre titres : Préparation, Action, Sacrifice et Triomphe. Il serait difficile de faire un choix parmi toutes ces belles poésies, qui toutes sont marquées au coin du bon goût, du sentiment, de la piété et de la foi. Honneur au vaillant soldat qui, loin de rougir de ses convictions religieuses, ne demande pour prix de ses veilles poétiques, que « de pouvoir procurer ainsi quelque gloire à Notre Divin Maître dans ces temps malheureux son nom est livré publiquement à l'insulte. » (Préface).

Avant de citer une de ses chansons, nous sommes heureux-, de placer ici une petite pièce inédite, intitulée :

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* La couronne et l'enfant. Un enfant s'avançait vers l'agreste Madone Qui depuis bien longtemps protégeait le hameau; Il avait à la main une fraîche couronne, Dont il se proposait de lui faire cadeau. JNlais à peine aux genoux de l'antique statue, Il pouvait arriver... Sur la pointe du pié, L'œil humide de pleurs et d'une voix émue, Il implorait tout haut la céleste pitié.

c( De grâce ! disait-il, ô ma Mère divine,

» Inclinez votre front... Je voudrais, en ce jour,

» Y poser un instant ma couronne enfantine... »

Et Marie, ô douceur ! ô miracle d'amour !

Sous les petites mains courbe sa tète blonde,

Kt sourit à l'enfant qui la ceignit de fleurs.

Depuis lors, pour prouver ce doux miracle au monde,

Elle reste penchée aux yeux des voyageurs.

* La source d'Ardenne.

{) source solitaire Qui jaillis du rocher. Dans la grande rivière. Tu veux donc t'épancher?

Pourquoi fuir notre Ardenne, Ton gracieux berceau? Sois la pure fontaine Qui sourit au liameau.

L'Ourthe majestueuse, Crois-moi, quitte à regrets. Pour entrer dans la Meuse, Nos monts et nos forêts.

A ton onde limpide. Dans les bosquets touffus, La bergère timide Vient baigner ses pieds nus.

Près de toi, l'enfant cueille Le bleu myosotis, La rose chèvrefeuille. L'anémone et l'iris.

A l'ombre du vieux chêne Dont tu baignais le pic, Le vieillard sent sa peine S'adoucir de moitié.

Oh ! demande au rivage De la ]\Ieuse et du Rhin, Que de fois sur leur plage Coula le sang humain !

La fauvette charmante Vient boire sur tes bords ; C'est pour toi qu'elle chante Ses plus jolis accords.

Nul n'est puissant, chère onde. Qu'aux dépens du bonheur. Et l'humble dans ce monde Est hôîii du Seieneur.

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* Mathieu [Adolphe] de l'académie de Belgique, àMons(l804)y auteur d'un grand nombre de publications poétiques, réunies en 9 volumes intitulés : Juvenilia, Olla podrida, Poésies du clo- cher, Givre et gelées (1823-1852), Epitrc d'Horace, Senilia, Heures de grâce, Souvenirs, Rognures (1855-1871). Exilé pour avoir chanté la mort d'un régicide son parent, et privé du droit d'ob- tenir aucun diplôme universitaire, il se livra à la poésie. (Patria Belgica, III, 455.) Sous le rapport de la forme et du fond, l'au- teur est de l'école romantique. C'est un poète philosophe. Il est en outre, fort malheureusement inspiré par l'esprit de parti. Mais son défaut dominant est cette exhubérance que Boileau a si judicieusement signalée comme la marque de la stérilité. Sa meilleure chanson, sous plus d'un rapport, et dont nous cite- rons quelques strophes, c'est :

* La bière et le vin.

La bière est au vi»i ce que bon sens est à l'esprit.

Amis, faut-il chanter la bière? Amis, faut-il chanter le vin? Le vin, dont la France est si fière, Inspira plus d'un écrivain ; Mais moi dans ma prudence extrême, N'osant faire un choix hasardeux. Je me suis dit ce matin même : Chantons-les, ma foi, tous les deux! Loin des partis et du tumulte. Plus sages que bien des mortels, N'ayons qu'un culte Et deux autels !

Lorsque leur mousse ardente brille Au bord du verre en écumant. Dans l'un, c'est l'esprit qui pétille, Dans l'autre, le raisonnement. L'un est plus vif, l'autre plus calme, Et, sans doute, au lieu de juger Auquel des deux revient la palme. Mieux valait la leur partager.

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Le vin, aux trompeuses amorces, Nous enivre en nous exaltant ; La bière répare les forces, Rend le cœur dispos et content ; L'un est perfide, l'autre franche ; On ne peut se griser toujours : Essayons du vin le dimanche Et de la bière tous les jours.

Qu'une nation qu'on offense Pour ses droits vienne à se lever. L'un fait voler à leur défense. L'autre enseigne à les conserver ; L'un, c'est l'éclair qui sur le monde Laisse un sillon ensanglanté ; L'autre, c'est l'ouvrier qui fonde, Et fonde pour l'éternité.

Un duc (i), étrange fantaisie.

Que mon confesseur blâme à tort !

Dans un baril de Malvoisie,

Voulut, dit-on, trouver la mort.

N'allons pas lui jeter la pierre,

Mais proclamons avec fierté

Qu'on est bien plus sûr, dans la bière,

D'en savourer la volupté.

Horace, ce gai sybarite, Le gros Horace, dans ses vers, Du vin, sa muse favorite, A vanté les charmes divers ; Collé, Panard et Delavigne, En invoquant Phébus le Blond, Ont fait comme lui... mais la vigne N'a pas détrôné le houblon.

Dans ta retraite bien aimée. Mon bon Horace, en vérité. Double eût été ta renommée, El double ta félicité,

(1) Le duc (le Clarence, frère d'ÉdouarU IV d'Angletei re, qui lui laissa le choix de son supplice.

20S

Si, le front couronné de lierre, On t'avait vu, l'amphore en main, Comme au vin, trinquer, à la bière, Au bonheur du peuple romain.

Les autres strophes ne valent pas celles-ci.

* « Le Flamand, essentiellement chanteur, a de tout temps associé la forme poétique de la chanson à tous les actes, h toutes les circonstances, joyeuses ou tristes, familières ou so- lennelles de sa vie. Aussi peut-on dire que la chanson flamande, dès les premiers temps, admit tous les tons comme tous les sujets. Ainsi que l'élégie ionienne, dont elle eut la variété et la plénitude d'actualité, la chanson flamande commença par être impersonnelle et en quelque sorte narrative. C'est pourquoi elle demeura longtemps anonyme (1). Rien n'égale la fraîcheur des chansons des Trois Rois, les Nouls et les cantiques en l'honneur de la Vierge. Ce sont, en quelques sortes, des idylles

(1) * Ea 154-1, Jan Roulans, imprimeur à Anvers, réunit un grand nombre d'anciennes cliansons; sous le titre de Liedehensboeh, et récemment les bibliophiles flamands ont publié un recueil (Oudvlamnschc Uedereii en gedichten der XI V'^' en XV'^' eeuivj l'on trouve des chansons allégoriques et religieuses de Jan van Huht, prêtre Brugeois, et des pièces satyriques d'un anonyme du Limbourg. C'est qu'on a rencontré le fameux Kerelx-Ued, dont voici la première strophe :

Wi willen van den kerels singhen,

Si sijn van quader aert ;

Si willen de ruters dwinghen,

Si draghen enen langhen baert,

Haar cleedren die sijn al ontnait,

Een hoedekin up haer hooft ghecapt,

ïeaproen staet al verdraijt ;

Haer cousen ende haer scoen ghelapt.

\\'ronglen, wey, broot ende caes

nat heit hi al den dach ;

Daer omme es de kerel so daes, (dwaas)

Hi êtes meer dan hys mach. Ati XVI" siècle la lutte entre les catholiques et les protestants so lit une arme de la poésie et inonda le pays d'une foule de chants religieux et satiriques, la plupart anonymes. Du côté des protestants se fit surtout remarquer le secrétaire du Taciturne, Philippe Marnlx de Sainte-Aldeyond£ (1Û38-159S). D'autre part, plusieurs femmes poètes se tirent un grand renom par leur zèle à combatlre les lutlwriens et les calvénistes : Atina Byns d'Anvers (14941567), Josine des Pkuiqucs (1478-1535;, prieure du couvent S Agnès ;1 Oand; Kalherina Boudncynx, de Bruxelles (15S0-t)> fennne savante possédant le latin, le français et Tespagnol; et même Marguerite d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien et de Marie de Bourgogne ; Tauteur anonyme des Perles de l'Evangile, poème qui fut traduit en latin et en fran(;ai5; et enfin Caret van Mander (1548-1006] à Meulebeke. dont les chants religieux furent réunis sous lo titre de la Hi'rpe d'or.

209

mystiques. Mais, quel que soit le sujet de la vieille chanson flamande, elle exprime toujours quelque chose de cordial et de franc, La manière ne viendra qu'avec la renaissance. Quant à l'esprit, il est peu abondant, et, en tout cas, il n'est jamais cherché. En revanche, rien de frivole : partout un sentiment suivi, sérieux, profond. Il éclate jusque dans les rondes ou dan^liedchens. Ce n'est que dans les hoerden, farces ou satires, que l'on signale quelques gausseries. » {Patria BelgicalU, 505).

* Parmi les chansonniers flamands, nous distinguons Th. Van Ryswyck, à Anvers (1811), mort en 1849. Ses chansons populaires, qui ne forment que la dixième partie de ses nombreuses publications, passent pour son chef-d'œuvre. Son style qui n'est pas toujours correct, dénote cependant un grand poète et un écrivain distingué.

* Van Duyse (Prudens), h Termonde, en 1805, mort à Gand (1839). C'est un des plus chauds partisans du mouve- ment en faveur de la littérature flamande, poète lyrique et dramatique d'une fécondité inépuisable, fort érudit, mais porté h l'exagération. On lui reproche un style un peu pesant. Il a traduit bon nombre de chansons de Glesse et de Dau- fresne, et, souvent, la copie est restée à la hauteur de l'ori- ginal. En voici un exemple.

* DE LOTELING. [Le Conscrit]. Voir p. 200.

Wat noodgeschreeuwl... Hy roept u naer den slryd. De gansche nacht zag my, al biddend, waken. Ten stryde, kind!... Hoor tromlen wyd en zyd : Dit tromlen zal geen ryke wakker maken.

Geen rykmanskind dat dienen moet;

Geen die zyn moeder moet begeven.

Zal onze Heer u laten leven

Voor haer die zelve u heeft gevoed ?

Vaerwel ! stryd dapper voor den lande, Den lande ! »

210

De zoon trok op, en tlacht zoo dikwyls fier, "Ver van zyn huis, aen zyne brave mocder. Ily streed vol moed voor Vryheids eerbanier, En vond een vriend in elken legerbroeder.

En daeglyks bad, met vochlig oog.

De moeder, zoo als moeders bidden,

« God, dael beschermend in hun midden,

Opdat ik hem nog kussen moog' !

Bied hulp aen hem en aen den lande, Den lande ! »

Wat vreugdekreet!... Ilaer moederharte springl Van blydschap op : 't victorie ! stygt naer hoven. Welke is die man, die in haer hulje dringt? De goede vrouw en durfl het naeuw gelooven.

Een officiel' drukl ze aen zyn hart,

En roept : « De Ileer was myn behoeder.

Zie eens myn eerekruis, o moeder.

Beklaeg ze, die by Belgies smart,

Niet mochten sf.ryden voor den lande, Den lande ! »

* On pourrait citer encore : /. M. Dautzenberg, à Ileerlen (Limbourg), en 1808, mort en 1809. F. De Potter, à Gand (183 i). F. A. Snellaert, à Courlrai (1809), membre de l'Aca- démie de Belgique, et le P. E. Wecmacs, S. J. P. F. Van Kerck- hoven {[Sl8-lSbl). Ph. BlommaeH (1808-1871). Van Achevé [Maria Fr. DoolaegheJ (1803). F. De Deck (1810). IL Peeters (1825). Joris Giehens (181G). F. J. Blieck (1805). J. Brou- wers ^1831).— /. A. Droogenhroeck (1835).— D'' E. Van Oge (1840). /. A. Alhcrdingk Thijm (1820). Jean Broeckaert (1837). Léonard Bugst (1847). Courtmans fgcb. Bcrchmans) (1812). F. Rens (1805-1874). G. Gezelle (1830). Nolet de Bruuwere van S<ee?a»rJ(1815\ Em. i/iei(1834). IL Godschalck (H. V. Doorne (181-2). - C. Vcrhulst (1835-1873). Fr. De Cort (1834).

Chez les Allemands : les Minncsinger ou les Chanteurs d'amour, ainsi appelés, parce que le grand thème de leurs chants était l'amour, quoique quelques-uns d'entre eux composassent aussi des fables, des cantiques, des drames, des poésies chevale-

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resqiies et des poèmes épiques. Ils fleurirent surtout sous les empereurs de la dynastie de Souabe-Hohenstaufen (1170-1300). C'est pourquoi on les appelle aussi les poè/es Souabcs.

Les Minnesinger marchèrent sur les traces des Provençaux, dont ils traduisirent même parfois les productions. Leur diction est naturelle, leurs descriptions sont gracieuses et naïves, mais elles décèlent peu d'invention, de choix, d'ordre et de goût. On porte le nombre des Minnesinger ù, 300, parmi lesquels figurent les empereurs Henri IV, Frédcric H, Conrad IV, Wencel, roi de Bohème, le margrave OUion de i5randebourg, et beaucoup d'autres personnages nobles. Les principaux Minnesinger sont Henri de Veldeck, Wolfram d'Eschenbach, l'Homère et l'Ariostede la période des poètes souabes, Henri d'Offerdinr/en, Nicolas Klingsohr, Walther von der Vogelweidc et Conrad de Wi'irz- bourg (1).

Dans les temps modernes, l'Allemagne a produit une foule de chansonniers, parmi lesquels méritent d'être cités : Glcim (1729-1830), Bilrger, Klopstock, Weisse (1726-1804), Gôthe, Schil- ler, riedgc, Salis (1761-1831), Matthisson (1762-1832), Korner (1790-1813), Tiek et Uliland, en 1787. Les chansons de ce dernier se distinguent par une grande richesse d'imagination, des sentiments tendres et mélancoliques, une diction noble, pure, simple et concise. Elles respirent le patriotisme, l'amour de la vertu et de la liberté. /. L. Pyrker, archevêque d'Erlau, en Hongrie, a publié un petit recueil de chansons, qu'il com- posa dans sa jeunesse, sous le titre de Lieder der Sehnsucht nach der Aipen [Soupirs après les Alpes). Chaque page de ce recueil respire le naturel, la simplicité, la naïveté, la facilité et la grâce. Voici un exemple :

ADIEU AUX ALPES.

« Adieu! je ne vous reverrai plus jamais ! tel est l'ordre irré- vocable du cruel destin ! En vain, j'ai essayé de l'adoucir par les vœux secrets de mon cœur, par les larmes que je lui offrais en sacrifice....

L'haleine qui descend de vos pelouses verdoyantes, se glisse comme un baume bieniaisant dans l'àme brisée. Sous l'épais- seur de vos forêts, séjour chéri du repos et du bonheur, le

(1) Voyez Heinsius, Teut oder LelirLuch des çesanimteii deutschen Sprachunten icht?.

- t2I-2

cœui' se senl si soulagù; là, sous leurs Irais ombrivges, il re- trouve le calme et la paix : l'agréable murmure de vos fontaines précipitant du sommet de vos roches escarpées leurs ondes argentines, verse dans nos cœurs de douces consolations.

Je dois donc, pèlerin fatigué, m'arracher à vos cimes élevées ! Adieu donc, vous aussi, troupeaux chéris, et vous, chaumières rustiques, et vous, pâturages verdoyants, oîi, si souvent, j'ai ranimé mes forces affaiblies! Quel que soit désormais mon sort, toujours votre image remplira mon âme; et, bien souvent en- core, l'œil humecté des douces larmes du regret, je me repor- terai sur les ailes du désir au milieu de vos scènes ravissantes. >;

LA ROMANCE.

La romance (i) est le récit en vers d'une aventure tragique ou touchante, qui demande des larmes. Elle lient donc à la poésie lyrique par la forme, et à la poésie épique par le fond. Le style de la romance doit être naturel, simple, naif, facile, gracieux et tendre. Ce genre de poésie a été principalement cultivé par les espagnols, chez qui la romance est née. Elle prend chez eux tous les tons, tragique, comique, burlesque, funèbre, sacré, etc. * Aussi les poètes des autres nations n'ont-ils fait, pour la plupart, qu'imiter ou traduire les ro- mances espagnoles. De nos jours la musique plus que la poésie fait le succès des romances, qui, pour la plupart, se heurtent à l'écueil de la fadeur, de la sentimentalité et de la monotonie.

* Chez les Français, Florian, Berquin et Millevoye se font remarquer par le naturel, la simplicité, la grâce et la mélan- colie de leurs romances. Chateaubriand en a composé une sur un air plaintif des montagnes de l'Auvergne; elle est devenue populaire, grâce à son extrême siniplicité : Combien j'ai douce souvenance, etc.

" Deschamps (Emile), en IT'Jl, frère d'Anlony, s'est rendu célèbre par sa traduction en vers de la Cloche de Schiller, dé-

(Ij De la lanirae romane. Voyez plus bas, uU. II, art. ii, uotd 1.

- ^213-

clarée iiilnuluisible, el par ses Romances cspagiiolcs, véritables petits poèmes épiques sous une forme lyrique. La plus rcmar- ({uable est celle sur Pvoclrigue, dernier Rois des Goths.

* Un poète belge, ravi trop tôt au commerce des Muses, l'abbé Léon //ai/oi.s, professeur de poésie à Bonne-Espérance, mort en 1843, auteur des Bccrcalions poétiques de la jeunesse (18i3) et d'un .4>'; épistolairc en vers (1842), dont nous parlerons ail- leurs, a publié également quelques romances fort jolies, entre autres, Ruùies d'Italica, ville romaine prés de Séville en Espagne, imité de Vespagnol de Rioja. La veille dit eombat naval. T.e naufrar/c du Camoéns. Nous citons

* Les derniers moments du Tasse.

La foule monte au capilole; Ltà, m'attend un laurier mortel, Mais, je n'aurai pour auréole Que celle que Dieu donne au ciel.

Qu'importe, ô ma patrie.

Ta fleur bientôt flétrie, Quand, loin de toi, longtemps tu me laissas gémir? Je vais finir une vie inquiète, Et Rome enfin reconnaît son poète,

Quand son poète va mourir !

Longtemps errant de ville en ville, Ah! j'ai mendier mon pain ; Longtemps je n'eus aucun asile, Avant d'être admis dans ton sein.

Enfin, pour moi, s'apprête

Une brillante fête. Mais le char triomphal vide devra courir. Entendez-vous une foule inquiète Se demander : donc est le poète?

Et le poète va mourir !

Eh quoi ! mourir lorsque rayonne Le seul de mes jours qui fût beau; Romains, effeuillez ma couronne, EfTeuillez-la sur mon tombeau !

Ah ! je sens fuir la vie.

Et le trépas m'envie.

- 2 1 i -

Après tant de douleurs, un seul joui' de plaisir! Déjà mon œil se couvre de ténèbres; Peuple, apprêtez vos ornements funèbres. Votre poète va mourir !

* Ce même sujet a été chanté par le poète flamand Léonard Butjst (1847), Tasso's laatste dag.

LA BALLADE.

La Ballade (1), telle que Marot la fit fleurir en France, est une petite pièce de trois couplets et d'un envoi, c'est-h-dire, d'un quatrième couplet, qui fait connaître le personnage au- quel elle est adressée, en vers égaux et avec un refrain. La ballade, ainsi conçue, est généralement hors d'usage.

Les Italiens, les Anglais, les Ecossais et, après eux, les Allemands appellent ballades une espèce de narration poétique, arrangée de manière h pouvoir être chantée. Ils ont ainsi confondu la ballade avec la romance : car, dans l'une et dans l'autre, le sujet est une action ordinairement empruntée aux mœurs, aux coutumes, à l'histoire du moyen âge ; la forme de l'une et de l'autre est lyrique. S'il y a une différence, c'est que la romance est plus courte, plus gaie,, plus animée que la ballade, dont le ton est plus grave, plus sérieux.

Les écrivains allemands les plus distingués dans la ballade sont : llerder (1744-1803), qui transporta sur le sol de sa patrie les ballades italiennes et espagnoles. Bïirger, qui n'a été surpassé dans la ballade que par Gôthe et Schiller. Sa Léonore est un modèle du genre. Uhland, dont les ballades sont des chefs-d'œuvre sous le rapport de la forme , du ton et de la précision des pensées. Gôthe, dont le Roi des Aulnes (der Erl- kônig) et le roi de Thule (der kônig in Thule) sont devenus célèbres dans l'Europe entière. Nous citons la première de ces deux ballades.

(1) Du grec pa/ZlilW, de rilalien ballare, de respagnol bailar, du français ba^to". 'iui se disait pour danser, parce qu'on chantait la ballade eu dansant.

- 215 - ' Le Roi des Aulnes.

« Qui voj'age si tard, par la nuit et le vent? C'est le père et son fils, petit garçon, qu'il serre dans ses bras, pour le garantir de l'iiumidilé et le tenir bien chaud.

« Mon enfant, qu'as-tu îi cacher ton visage avec tant d'inquié- tude? » « Papa, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes.... le Roi des Aulnes, avec sa couronne et sa queue? » « Rien, mon fils, qu'une ligne de brouillard. »

« Viens, charmant enfant, viens avec moi.... A quels beaux » jeux, nous jouerons ensemble! Il y a de bien jolies fleurs sur » le bord du ruisseau, et chez ma mère des habits tout brodés » en or. »

« Mon père, mon père, entends-tu ce que le Roi des Aulnes me promet tout bas? » « Sois tranquille, enfant, sois tranquille ; c'est le vent qui murmure parmi les feuilles séchées. »

« Beau petit, viens avec moi ; mes enfants t'attendent déjà ; » ils dansent la nuit, mes enfants ; ils te caresseront, joueront » et chanteront pour loi. »

« Mon père, mon père, ne vois-tu pas les enfants du Roi des Aulnes, là-bas il fait sombre? » « Mon fils, je vois ce

que tu veux dire , je vois les vieux saules, qui sont tou

gris. » «

« Je t'aime, petit enfant, ta figure me charme; viens avec » moi de bonne volonté, ou, de force, je t'entraîne. » « Mon père, mon père, il me saisit, il m'a blessé, le Roi des Aulnes ! »

Le père frisonne, il précipite sa marche, serre contre lui son fils qui respire péniblement, et atteint enfin sa demeure.... L'enfant était mort dans ses bras. »

Schiller a porté la ballade à son apogée dans les pièces sui- vantes : l'Anneau de Polyerate (der ring des Polycrates), les Gi'ues d'Ihxjcus (die Kraniche des Ibycus), Héro et Léandre, la caution (die Bûrgschaft), le Vlonrjeur (der Taucher), le chevalier Toggenhoxirg (der rilter Toggenburg), le Combat contre le dragon (der Kampf mit dem Drachen). Ce sont des chefs-d'œuvre de narration poétique, animés et riches en frappantes images. Nous citerons ici sa ballade intitulée :

21G

LE PLONGEUR.

« Qui donc, chevalier ou vassul, oserait plonger dans cet abîme ? J'y lance une coupe d'or : le gouffre l'a déjà dévorée ; mais celui qui me la rapportera, l'aura pour récompense. »

Le roi dit, et, du haut d'un rocher rude et escarpé, suspendu sur la vaste mer, il a jeté sa coupe dans le gouffre de Charybde. « Est-il un homme de cœur qui veuille s'y précipiter? »

Les chevaliers, les vassaux, ont entendu; mais ils se taisent, ils jettent les yeux sur la mer indomptée, et le prix ne tente personne. Le roi répète une troisième fois : « Qui de vous osera donc s'y plonger? »

Tous gardent le silence, mais voilà qu'un page, à l'air doux et tranquille, sort du groupe tremblant des vassaux. 11 jette sa ceinture, il ôte son manteau, et tous les hommes et les femmes admirent son courage avec effroi.

Et, comme il s'avance sur la pointe du rocher en mesurant l'abime, Charybde rejette l'onde, un instant dévorée, qui dé- gorge de sa gueule profonde, avec le fracas du tonnerre.

Les eaux bouillonnent, se gonflent, se brisent, et grondent comme travaillées par le feu; l'écume poudreuse rejaillit jus- qu'au ciel, et les flots sur les flots s'entassent : comme si le gouffre ne pouvait s'épuiser, comme si la mer enfantait une mer nouvelle !

Mais enfin sa fureur s'apaise, et parmi la blanche écume apparaît sa gueule noire et béante, telle qu'un soupirail de l'enfer; de nouveau, l'onde tourbillonne et s'y replonge en aboyant.

Vite, avant le retour des flots, le jeune homme se recommande à Dieu, et... l'écho répète un cri d'effroi! les vagues l'ont en- traîné, la gueule du monstre semble se refermer mystérieuse- ment sur l'audacieux plongeur... il ne reparaît pas!

L'abîme calmé ne rend plus qu'un faible murmure, et mille voix répètent en tremblant : « Adieu, jeune homme au noble cœur ! » Toujours plus sourd, le bruit s'éloigne, et l'on attend encore avec inquiétude, avec frayeur.

Quand tu y jetterais ta couronne, et que tu dirais : « qui me la rapportera, l'aura pour récompense et sera roi... » un prix si glorieux ne me tenterait pas ! Ame vivante n'a redit les secrets du gouffre aboyant.

Que de navires entraînés par le tourbillon se sont perdus

217 -

dans ses prolondeurs ; mais il n'a reparu que des mâts et des vergues brisées au-dessus de l'avide tombeau. Et le bruit des vagues résonne plus distinctement, approche, approche, puis éclate.

Les voilà qui tourbillonnent, se gonflent, se brisent, et gron- dent comme travaillées par le feu; l'écume poudreuse rejaillit jusqu'au ciel, et les flots sur les flots s'entassent, puis, avec le fracas d'un tonnerre lointain, surmontent la gorge profonde.

Mais voyez : du sein des flots noirs, s'élève comme un cygne éblouissant; bientôt, on dislingue un bras nu, de blanches épaules, qui nagent avec vigueur et persévérance.... C'est lui ! lie sa main gauche, il élève la coupe, en faisant des signes joyeux !

Et sa poitrine est haletante longtemps et longtemps encore; enfin, le page salue la lumière du ciel. Un doux murmure vole de bouche en bouche : a II vit ! 11 nous est rendu ! le brave jeune homme a triomphé de l'abîme et du tombeau! »

Et il s'approche, la foule joyeuse l'environne ; il tombe aux pieds du roi, et, en s'agenouillant, lui présente la coupe. Le roi fait venir son aimable fille, elle remplit le vase jusqu'aux bords d'un vin pétillant et le page ayant bu s'écrie :

a Vive le roi longtemps ! Heureux ceux qui respirent à la douce clarté du ciel! le gouffre est un séjour terrible : que l'homme ne tente plus les dieux, et ne cherche pas à voir ce iiueleur sagesse environna de ténèbres et d'effroi.

» J'étais entraîné d'abord par le courant, avec la rapidité de l'éclair, lorsqu'un torrent impétueux, sorti du cœur du rocher, se précipita sur moi; cette double puissance me fit longtemps tournoyer comme le buis d'un enfant, et elle était irrésistible.

» Dieu, que j'implorais dans ma détresse, me montra une pointe de rocher qui s'avançait dans l'abîme; je m'y accrochai d'un mouvement convulsif, et j'échappai à la mort. La coupe était k\ suspendue à des branches de corail, qui l'avaient em- pêchée de s'enfoncer à des profondeurs infinies.

» Car, au-dessous de moi, il y avait encore comme des cavernes sans fond, éclairées comme d'une sorte de lueur rou- geàtre, et, quoique l'étourdissement eût fermé mon oreille à tous les sons, mon œil aperçut avec efl'roi une foule de sala- mandres, de reptiles et de dragons, qui s'agitaient d'un mou- vement infernal.

218

» C'était un mélange confus et dégoûtant de raies épineuses, de chiens marins, d'esturgeons monstrueux et d'effroyal^les requins, hyènes de mer, dont les grincements me glaçaient de crainte.

» Et j'étais suspendu avec la triste certitude d'être éloigné de tout secours, seul être sensible parmi tant de monstres difformes, dans une solitude affreuse, nulle voix humaine ne pouvait pénétrer, tout entouré de figures immondes.

» Et je frémis d'y penser... En les voyant tournoyer autour de moi, il me sembla qu'elles s'-avançaient pour me dévorer.... Dans mon effroi, j'abandonnai la branche de corail j'étais suspendu; au même instant, le gouffre revomissait ses ondes mugissantes ; ce fut mon salut, elles me ramenèrent au jour. » Le roi montra quelque surprise et dit : « La coupe t'appar- tient, et j'y joindrai celte bague ornée d'un diamant précieux, si tu tentes encore l'abîme, et que tu me rapportes des nouvelles de ce qui se passe dans ces profondeurs les plus reculées. » A ces mots, la fille du roi, tout émue, le supplie ainsi de sa bouche caressante : « Cessez, mon père, cessez un jeu si cruel ; il a fait pour vous ce que nul autre n'eût osé faire. Si vous ne pouvez mettre un frein aux désirs de votre curiosité, que vos chevaliers surpassent en courage votre jeune vassal. »

Le roi saisit vivement la coupe, et la rejetant dans le goufiVe : « si tu me la rapportes encore, dit-il, tu deviendras mon plus noble chevalier, et tu pourras aujourd'hui même donner le baiser de fiançailles à celle qui prie si vivement pour toi. »

Une ardeur divine s'empare de l'âme du page ; dans ses yeux, l'audace étincelle : il voit la jeune princesse rougir, pâlir, et tomber évanouie; un si digne prix tente son courage, et il se précipite de la vie à la mort. »

La vague rugit et s'enfonce... Bientôt elle remonte avec le fracas du tonnerre... Chacun se penche, et se jette un regard plein d'intérêt : le gouffre engloutit encore et revomit les vagues, qui s'élèvent, retombent et rugissent toujours. . mais sans ramener le plongeur. »

Chez les Néerlandais, la ballade a été cultivée dans les der- niers temps par Bilderdyk : De Vloek van 't Diirchtslot Moy (la Malédiction du château de Moy), Het Nachtspook (le Spectre), etc., et par Tollens : De Echtscheidwg (le Divorce), etc.

21!)

' Dans la littérature flainande la ballade, qui se confond sou- vent avec la légende, remonte aux temps les plus reculés et prête sa forme à une foule de productions poétiques. Dans ces ballades le récit est brusque et procède par bonds, môme quand il s'étend jusqu'à trente couplets, et se déroule en dialogue jus- qu'au dénouement, presque toujours tragique. Nous donnons le titre de quelques unes de ces productions du XlIIe siècle.

* Van den onden Hillehrant, toute germanique; Naav hct Oost- land wiUenioij rijden, que les paysans de la Campine récitent à la St-Jean ; Heer Ilalewyn, le sorcier ; Het daghet in den Oosten, ballade qui pendant plus de trois cents ans fit les délices de la Belgique. Le poète y chante les funérailles d'un chevalier vaincu, dont le corps inanimé fut retrouvé dans les champs par sa malheureuse fiancée. Van den moenc van sente Berlyns par Jacques van Maerlant ; Van den lande van Over-see, appel à la croi- sade du môme.

* Chez les modernes de Monih van Sint-Basiel par Const. de Meyere (1845-1867), Scholastica par P. J. Koets S. J. (1818-1868), de Klcine Savoyaard par J. Poelhekke (né 1819), SinleDimpiina's marteldood par S. Daems (né 1838), Jacobs Droomgezicht door II. Claeys (né 1838) (1).

* On peut citer parmi les ballades les pièces suivantes d'au- teurs belges modernes écrites en vers français : Le nuage blanc, Voyage à la lune par Aug. Le Pas; Duncan le îiotr, imité de l'anglais par Lesbroussart, la Ville assiégée par Alp. Michiels, et les ballades de Van Hasselt.

Parmi les poètes français qui ont écrit des ballades, on peut citer Léonard (1749-1791), Florian (1755-1794), Berquin (1749- 1791, Millevoye et V. Hugo, dont nous citerons la ballade qui porte pour titre : le Géant (2).

LE GÉANT.

0 Guerriers ! je suis dans le pays des Gaules. Mes aïeux franchissaient le Rhin comme un ruisseau; Ma mère me baigna dans la neige des pôles (3), Tout enfant; et mon père, aux robustes épaules,

(1) * Voir Spiefjel van ned^rlanische leUeren, door P. Alberdlngk Thijm.

(2) * Cette pièce manque de ce «iractère fantastique, mystérieux et mélancolique qui est propre à la ballade. De plus, le grandiose y touche de i^rès à l'extravagant et au ridicule.

f.3) * Le pays des Gaules est bien loin des pôles.

2-20 -

De trois grandes peaux d'ours décora mon berceau. Car mon père était fort! (1) l'âge à présent l'enchaine. De son front tout ridé tombent ses cheveux blancs. 11 est faible, il est vieux. Sa fin est si prochaine Qu'à peine il peut encor déraciner un chêne, Pour soutenir ses pas tremblants !

C'est moi, qui le remplace! et j'ai sa javeline, Ses bœufs, son arc de fer, ses haches, ses colliers ; Moi ! qui peux, succédant au vieillard qui décline. Les pieds dans le vallon m'asseoir sur la colline, Et, de mon souffle, au loin courber les peupliers !

A peine adolescent, sur les Alpes sauvages, De rochers en rochers, je m'ouvrais des chemins ; Ma tête ainsi qu'un mont arrêtait les nuages ; Et souvent, dans les cieux épiant leurs passages. J'ai pris des aigles dans mes mains!

Je combattais l'orage, et ma bruyante haleine

Dans leur vol anguleux éteignait les éclairs ;

Ou, joyeux, devant moi chassant (2) quelque baleine,

L'Océan à mes pas ouvrait sa vaste plaine.

Et, mieux que l'om'agan, mes jeux troublaient les mers.

J'errais, je poursuivais d'une atteinte trop sûre Le requin dans les flots, dans les airs l'épervier-. L'ours, étreint dans mes bras (3), expirait sans blessure, Et j'ai souvent, l'hiver, brisé dans leur morsure Les dents blanches du loup-cervier !

Ces plaisirs enfantins, pour moi, n'ont plus de charmes. J'aime aujourd'hui la guerre et son mâle appareil. Les malédictions des familles en larmes. Les camps et le soldat bondissant dans ses armes, (Jui vient du cri d'alarme égayer mon réveil !

Dans la poudre et le sang, quand l'ardente mêlée Broie et roule une armée en bruyants tourbillons. Je me lève, je suis sa course échevelée,

;i) * Que penser de cette preuve de la force du père du géant?

(2) * A quel mot se rapportent ces attributs?

[3) * Un ours devait être pour ce géant <1 peu près ce 'ju'est pour nous une souri Comment se figurer qu'il l'étreigne dans ses bras? .

- 2-il -

El, comme un cormoran fond sur l'onde troublée, Je plonge dans les bataillons (i)!

Ainsi qu'un moissonneur parmi des gerbes mûres.

Dans les rangs écrasés, seul debout, j'apparais.

Leurs clameurs, dans ma voix, se perdent en murmui'es;

Et mon poing désarmé martelle les armures.

Mieux qu'un chêne noueux choisi dans les forêts (2) !

Je marche toujours nu. Ma valeur souveraine Rit des soldats de fer dont vos camjis sont peuplés. Je n'emporte au combat que ma pique de frêne Et ce casque léger, que traîneraient sans peine Dix taureaux au joug accouplés !

Sans assiéger les forts d'échelles inutiles, Des chaînes de leurs ponts, je brise les anneaux. Mieux qu'un bélier d'airain, je bats leurs murs fragiles Je lutte corps à corps avec les tours des villes; Pour combler les fossés, j'arrache les créneaux (3).

0 ! quand mon tour viendra de suivre mes victimes. Guerriers ! ne laissez pas ma dépouille au corbeau ; Ensevelissez-moi parmi des monts sublimes. Afin que l'étranger cherche, en voyant leurs cimes. Quelle montagne est mon tombeau !

LE RONDEAU.

Ce poème, d'origine française, est composé de treize vers de même mesure et sur deux rimes. Ces treize vers sont di- visés comme en trois stances. La première est de cinq vers, la seconde de trois et la troisième de cinq. A la fin du tercet, on répète les premiers mots, ou le premier mot seulement, du rondeau. On les répète encore après le dernier vers. Cette répétition s'appelle refrain. Il faut que le refrain forme un

(1) * Image également fiusse, puisqu'il s'aj^it d'uu bataillon d'hommes d'une taille ordi- naire, conuue il le dit lui-mjme deux strophes plus loin.

(2; Même observation.

(3) " Tout cela est faux, et partant, ridicule. Ces murs et ces tours lui venaient à peine i\ la hauteur da sa botte. Pourquoi combler ces fossés (

222

sens lié avec ce qui précède, et qu'il revienne les deux fois dans un sens dilTérent. Un exemple éclaircira ce que nous venons de dire du rondeau. Celui qu'on va lire est de Voiture (1598-1648).

Ma foi, c'est fait de moi, car Isabcau M'a conjuré de lui faire un rondeau. Cela me met en une peine extrême : Quoi, treize vers, huit en eau, cinq en ême! Je lui ferais aussi tôt un bateau. En voilà cinq, pourtant, en un monceau. Formons-en six en invoquant Brodeau ; Et puis, mettons, par quelque stratagème : Ma foi, c'est fait.

Si je pouvais encor de mon cerveau Tirer cinq vers, l'ouvrage serait beau. Mais cependant me voilà dans l'onzième ; Et, si je crois que je fais le douzième, En voilà treize ajustés au niveau. Ma foi, c'est fuit.

LE TRIOLET.

Le Triolet se compose de huit vers sur deux rimes. Le pre- mier se répète après le troisième, et le sixième est suivi des deux premiers.

Pour construire un bon triolet,

Il faut observer ces trois choses :

Savoir, que l'air en soit follet

Pour construire un bon triolet;

Qu'il entre bien dans le rolet.

Et qu'il tombe au vrai sens des pauses.

Pour construire un bon triolet.

Il faut observer ces trois choses. Scarbon.

LE MADRIGAL.

Le Madrigal est une petite pièce de poésie qui n'a de prix que par le vers qui la termine. Ce vers doit renfermer une

- 223

pensée fine et ingénieuse. Le nombre des vers du madrigal ne

doit pas rester au-dessous de quatre, ni aller au-dessus de

quinze. Voici un madrigal de Pradon (1632-1698), en réponse

h quelqu'un qui lui avait écrit avec beaucoup d'esprit :

Vous n'écrivez que pour écrire ;

C'est pour vous un amusement :

j\Ioi qui vous aime tendrement,

Je n'écris que pour vous le dire. Pradon.

On ne se souvient que du mal,

L'ingratitude règne au monde.

L'injure se grave en métal,

Et le bienfait s'écrit en l'onde. Bertaut.

* A la vue d'une petite figure équestre de Henri IV, Théophile de Vian, dont nous avons parlé (p. 81), improvisa les vers sui- vants :

Petit cheval, gentil cheval,

Doux au montoir, doux au descendre,

Bien plus petit que Bucéphal,

Tu portes plus grand qu'Alexandre. De Vl\u.

Tu veux te défaire d'un homme, El jusqu'ici, tes vœux ont été superflus :

Hasarde une petite somme. Prête-lui trois louis, tu ne le verras plus.

De Gombauld (1570-1066).

CHAPITRE IL

De la poésie narrative.

Le poème narratif est celui qui raconte ou chante une action.

Il existe donc une différence essentielle entre le genre ly- rique et le genre narratif. Le premier repose entièrement sur les sentiments que le poète lui-même éprouve, ou qu'il est censé éprouver. Le second roule sur une action, un événe- ment. Sans doute, dans le poème narratif, on trouve aussi

22 i

des sentiments, mais ce sont les sentiments des personnages qui prennent part ii l'action, et non pas les sentiments du poète. Ordinairement même, celui-ci disparaît, et fait expri- mer aux acteurs eux-mêmes les émotions qu'ils éprouvent. Le sentiment entin n'est pas ce qui domine dans l'épopée.

On peut rapporter au poème narratif : 1" le Poème épique ou héroïque; 2" V Epopée romanesque; le Poème héroï- comique; 4" la Poésie pastorale; 5" V Apologue ou la Fable; VAlléfjorie et la Parabole; 1" la Narration poétique; 8" le Roman ; 9" le Conte et la Légende.

ARTICLE PREMIER.

Le poème Epique ou Héroïque.

Le poème épique ("Etto;, 'ETroTioita, mot, narration, récit poétique) est le récit poétique d'une vaste et mémorable action.

Objet, nature, but du poème épique.

a) L'objet de ce poème est donc une action ; mais une ac- tion qui mérite d'être chantée par le poète épique; une action grande et héroïque, propre à inspirer l'admiration.

Iles gestœ regumque ducumque, et trislia Ijella, Quo scribi possent numéro, monslravil Homerus.

HOR., ad Pis., 74-75.

Cette action peut avoir été véritable, inventée par le poète : dans ce dernier cas, elle doit être vraisemblable.

b) La nature du poème épique est d'être un récit, et c'est par qu'on le distingue de la Tragédie, qui, partageant avec l'épopée la grandeur et l'importance du sujet, est toute en action. C'est de plus un récit poétique, orné de toutes les beautés de la poésie, s'adressant à l'imagination et à la sen- sibilité. Par là, il dilTère de Vllistoire, dont le récit ne s'adresse qu'à l'intelligence et rejette les ornements.

225

c) Le but du poète épique, c'est d'exciter ['admiration. Il doit donc offrir à nos yeux des faits éclatants, qui demandent un grand courage, une âme héroïque, un esprit supérieur, un caractère élevé, des forces peu communes. Surtout, il doit mettre sous nos yeux des vertus extraordinaires, parce que la haute vertu aux prises avec l'adversité, soumise à de grandes épreuves, excite l'admiration de tous les hommes; elle est la mère des plus grandes entreprises. Jamais ni l'action principale, ni le héros du poème, ne peuvent être repréhensibles aux yeux de la morale.

Nous diviserons cet article en trois paragraphes, dont le V'' traitera du sujet ou de Vaction; le 2% des acteurs ou des caractères; le 3" de la marche du poème et de la narration.

§ i.

DE l'action.

L'action doit avoir trois qualités : elle doit être une, grande, intéressante.

A) L'action doit être une, c'est-à-dire, que le poète doit choisir une seule entreprise, un seul fait ; en chantant plu- sieurs entreprises, il en affaiblit l'intérêt.

Cette unité n'exclut pas cependant les différents incidents, pourvu qu'ils se rattachent à l'action principale, qu'ils naissent les uns des autres, et qu'ils concourent tous au même dénoûment. L'unité n'exclut pas non plus les accidents ou épisodes.

De l'épisode. On comprend par certains accidents qui suspendent pour quelque temps le cours de l'action prin- cipale, pour varier, orner et embellir le sujet. Tels sont, par exemple, l'épisode de Cacus (Enéide, liv, VIIL), celui d'Eu-

220 -

ryale et de Nisus (Enéide, liv. IX), et dans Tlliade, l'entretien d'Hector et d'Andromaque, liv. VI (1).

Nous citons plus loin ce dernier épisode.

Pour que les épisodes soient un véritable ornement dans le poème, il faut :

1^ Qu'ils y soient introduits naturellement et liés au sujet principal du poème d'une manière vraisemblable.

Qu'ils présentent des objets différents de ceux qui pré- cèdent et de ceux qui suivent; afin de varier le sujet et de délasser le lecteur.

Loin d'affaiblir l'intérêt de l'action principale, ils doivent nu contraire concourir h le rehausser.

4" Les épisodes doivent être élégants et particulièrement soignés.

L'unité de l'action épique suppose nécessairement que cette action est entière et complète, c'est-à-dire, qu'elle a un commencement, un milieu et une fin, ce qu'on désigne par les termes, exposition, nœuds et dénoûment dont nous parlerons au § 3.

B) L'action doit être grande, éclatante, importante. L'action épique a de la grandeur : 1" si, pour s'accomplir elle de- mande une grande force, soit de corps, soit d'âme ; si, en un mot, elle est héroïque ; 2" si elle regarde les intérêts d'une grande multitude, d'une nation entière, ou de toute l'humanité {VIliade, la Jérusalem délivrée, la Tunisiade, la Messiade) ; 3" si elle demande la réunion de beaucoup d'ef- forts et d'efforts variés, à cause des grands obstacles qu'elle rencontre.

L'antiquité et le moyen âge sont surtout riches en actions de ce genre. Il est donc bon de choisir le sujet des poèmes

(1) Voyez dans Aristote, ch. XII, XVII, XXII, les clilfôrontes significations que le mot épisode avait lîar.s le drame prec.

i27 -

^■'piques dans les temps éloignés de nous. D'abord, Timagina- lion agrandit encore les événements qui sont loin de nous : Major, e longinquo revercntia, a dit Tacite ; et de plus, en puisant les actions dans les temps reculés, le poète peut user plus librement des fictions. Dans les sujets modernes le poète ne peut donner un libre cours à son imagination, forcé de se ren- fermer dans le cercle étroit de la vérité historique; sa narration en devient sèche et aride. Et, s'il se permet quelques fictions, le lecteur lui reprochera à l'instantrinvraisemblance,et le charme disparaît.

C'est en grande partie, au choix d'une action trop récente, qu'on doit attribuer le peu de succès qu'ont eu Lucain dans sa Pharsulc et Voltaire dans sa Henriade.

C) L'action doit être intéressante, pour plaire au lecteur, prévenir l'ennui.

Sources de l'intérêt. 1) La grandeur de l'action elle-même, dont nous venons de parler.

2) Les héros du poème : voyez § 2. {Énée dans l'Enéide, (^fiarles-Quint dans la Tunisiade).

3) La religion. Sous ce point de vue la Jérusalem délivrée a un grand intérêt pour les chrétiens.

■i) La nature, l'humanité. Tout le monde s'intéresse aux malheurs d'autrui. Qui ne plaindrait Ulysse, Télémaque? Qui ne gémirait sur les malheurs d'Énée, de Vasco de Gama?

5) La composition même du poème, le plan, la conduite de l'action, la peinture des caractères, la beauté des descrip- tions.

Entui 6) Les obstacles qui s'opposent au dessein du héros. 11 y a peu d'intérêt \l\ il n'y a pas de difficultés h vaincre. On appelle ces obstacles le nœud ou Vintrigue du poème. Voyez § 3.

Plus un poème réunit de ces éléments d'intérêt, plus il est parfait. Ils se trouvent tous dans la Jérusalem délivrée et la Tunisiade.

2i2S

§ 2.

DES ACTEURS OU DES CAliACTÉlîES.

On entend par acteurs ou caractères les personnages qui prennent part à l'action du poème, soit en la secondant, soit en la contrariant.

Ces personnages doivent être naturels, distincts et origi- naux; ils doivent avoir chacun un caractère, une manière de penser, de sentir et d'agir qui leur appartienne et qui les distingue de tout autre personnage. C'est ce qu'on appelle donner des mœurs aux acteurs.

En donnant aux personnages leur caractère, il faut avoir égard aux mœurs de la nation dont on les fait membres, au temps, on les suppose avoir vécu, à la condition dans la- quelle ils se trouvent, à l'âge qu'ils ont, et ensuite les peindre avec des couleurs tellement vives et propres qu'il soit impos- sible de les confondre entre eux (1).

Respicere exemplar vitse morumque jubebo Doctum imitatorem, et veras hinc ducere voces.

Hor., ad Pis., 317-318.

Généralement parlant, il faut que les acteurs soient grands et importants. Ce qui ne résulte pas tant du rang (lu'ils occupent dans la société, que de leur élévation d'âme, de leur mérite personnel. Ils doivent se distinguer du commun des hommes par une supériorité marquée; ici, comme partout, le poète doit tendre à Vidcal.

Il n'est pas nécessaire que tous les acteurs soient moralement parfaits ; on admet aussi des caractères repréhensibles ; on s'y attache même, parce qu'ils sont plus conformes à la nature hu- maine, dont toutes les perfections sont toujours mêlées de quelques faiblesses ; ensuite, à cause du contraste entre leurs éminentes qualités et leurs faiblesses, et du spectacle plus intéressant encore d'une lutte vive et ardente entre leurs vertus et leurs passions. Toutefois, ils ne doivent pas être sujets âdes faiblesses honteuses, qui les aviliraient à nos yeux. 11 importe

(1) Voyez Hor., ail Pis., v. 156-17G.

- -I-2\) -

encore de faire eoiUrasler les caractères entre eux : d'opposer à un caractère féroce un caractère généreux {ArgcnH et Tmi- o'èdé); à un caractère sage, un caractère rusé {Codcfroy e\. Ala- diii); à un caractère bouillant, impétueux, un caractère calme, grave (Lalinus et Turnus).

Le caractère de chaque personnage doit être toujours sou- tenu et égal à lui-môme depuis le commencement jusqu'à la fin.

Servetur ad imum Qualis ab incœpto processerit, et sibi conslet.

Ho}\, ad Pis., v. 1-:7.

Ainsi, ni les discours, ni les actions, ne doivent jamais dé- mentir le caractère que le personnage a revêtu. C'est surtout ici qu'il faut, de la part du poète, du génie, un jugement sain et une grande connaissance du cœur humain. Homère et le Tasse ont excellé dans l'art de bien peindre, de bien dessiner les caractères ; sous ce rapport, Virgile est inférieur à l'un et à l'autre.

Les caractères poétiques se divisent en deux genres : les uns sont généraux, les autres sont particuliers. Les premiers sont indiqués d'une manière générale par les mots : sage, brave, i'éT/Mt'iU'; les seconds, par l'espèce particulière de sagesse, de bravoure, de vertu. Les premiers ne sauraient inspirer un intérêt soutenu.

Du héros. Les poètes, parmi les personnages en choi- sissent un qu'ils élèvent au-dessus de tous les autres, et dont ils font le héros de l'action. Cela favorise l'unité et l'in- térêt du poème. Au héros doivent être réservées les actions les plus éclatantes et les exploits décisifs ; jamais il ne doit être éclipsé par un autre personnage; jamais il ne doit lan- guir dans l'inaction, mais il faut qu'il domine dans tout le poème, tantôt en prenant une part réelle à l'action, tantôt en la dirigeant par ses ordres ou ses conseils; il faut, en un mot, que, lors même qu'il ne paraît pas sur la scène, jamais on ne le perde de vue (1).

;i) * Achille ilans riliade.

250

Du merveilleux. D'ordinaire, les dieux interviennent dans le poème épique, soit pour favoriser le héros, soit pour lui créer des obstacles. Cette intervention s'appelle le met- veilleux (la machine, 3-erov) ; elle est fondée sur la croyance profondément gravée dans le cœur de tous les peuples, qu'il y a une providence divine qui règle tous les événements humains. Or, c'est dans les actions d'une influence aussi universelle que le sont les actions épiques, que cette provi- dence est censée se manifester le plus clairement.

Chez les anciens, la puissance suprême qu'on croyait gouver- ner toutes les choses humaines, portait le nom de Destin (Fatum) ; nous l'appelons Providence. Ils personnifiaient le des- tin dans le règne de l'imagination, en lui subordonnant les divinités comme ministres de ses arrêts, tandis que d'autres divinités s'efforçaient de renverser les décrets du fatum.

Le merveilleux est-il essentiel au poème épique?

Les poètes les plus distingués, tant anciens que modernes {Homère, Virgile, Milton, Le Tasse, Klopstock), ont tous fait usage du merveilleux, et il faut avouer que c'est surtout que leurs poèmes ont trouvé cet éclat, cette gi'andeur et cet intérêt qui leur valent l'admiration de tous les peuples. L'épopée, si elle n'est animée ni relevée par le puissant res- sort de la machine, reste froide et imparfaite ; témoin la Phar- sale de Lucain, à laquelle il ne manque que le merveilleux pour être plus qu'une histoire mise en vers.

En effet, le merveilleux anime et relève l'action, excite Tad- miralion, augmente l'intérêt, ennoblit le sujet, en étend le plan, y répand une agréable variété, et donne lieu à de sublimes tableaux. C'est lui qui, comme dit très-bien Delille, « met à la » disposition du poète tous les lieux, tous les événements, tous » les hommes, le ciel, la terre et les enfers ; lui seul peut satis- » faire le besoin que nous avons de choses extraordinaires; lui » seul peut, au grés du poète, retarder, prolonger l'action » épique. Sans ce commerce de protection d'une part et d'obéis-

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» sance de l'autre, il n'y a plus entre le ciel et la terre que » l'attraction et les lois du mouvement ; tout rentre dans » l'ordre des événements communs et ordinaires dont l'imagi- » nation est bientôt dégoûtée. »

Observations, a) Le poète doit cependant employer le mer- veilleux avec circonspection. Généralement parlant, il ne lui est pas permis d'inventer un nouveau système de merveil- leux qui ne soit pas fondé sur la croyance populaire.

b) Le poète ne doit pas en surcharger son récit ; son pre- mier devoir est de rester dans les bornes de la vraisemblance.

Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus Incident. Hor., ad Pis, 191.

Recourir aux moyens surnaturels, pour lever des difficul- tés dont la sagesse et la force humaines peuvent triompher, c'est à la fois dégrader la Divinité et les héros du poème.

c) Un écueil que le poète épique doit surtout éviter avec soin dans l'usage du merveilleux, c'est de ne faire paraître les héros que comme des instruments et des machines mises en action par les puissances célestes. Dès lors, la nature humaine avec ses passions disparaît et avec elle l'intérêt.

Ici, se présente comme d'elle-mêrae la question : quel mer- veilleux le poèfe moderne doit-il employer dans l'épopée?

Celui qui est conforme aux croyances du temps et de la nation dont il chante les exploits et les gloires. A-t-il emprunté le sujet de son poème aux temps et aux peuples païens, il ne saurait faire usage d'un merveilleux différent de celui que font figurer dans leurs épopées Homère et Virgile (1).

L'épopée roule-t-elle sur un sujet chrétien, tel que serait, par exemple, la chute de nos premiers parents, la rédemption du genre humain, la sortie du peuple hébreu de l'Egypte et la

(1) Il est pourtant à prévoir qu'un tel poème n'aurait guère de succès : il n'en est pas de l'épopée comme de la tragédie. Ici, le poète disparaît; mais, dans l'épopée, on ne cesse df ravoir sous les yeux. Peu de poètes chrétiens ont emprunté le sujet de leurs épopées à rantiqulté païenne. Glover, qui Ta fait dans son Léonidas, a préféré se passer du nwr- veiUeux.

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conquête de Chanaan, la défaite de Sennachérib, la double des- truction de Jérusalem, la conversion de Constantin le Grand, il est évident alors que le merveilleux païen ne peut être em- ployé sans blesser la vraisemblance. Le poète recourra donc au merveilleux plus grand, plus noble, que lui offre le Christia- nisme. Il fera intervenir dans le cours de l'action les anges comme ministres de la Providence, et les démons comme adversaires des desseins et des arrêts de la Divinité. C'est le merveilleux qu'ont employé avec succès MiUon, Le Tasse, Klopstoch.

Un des plus grands poètes épiques modernes, savoir Pyrker, a fait usage dans son Rodolj^lie de Habsbourg et dans sa Tuui- siade, d'un merveilleux qui consiste à faire intervenir dans l'action les mânes des morts. Nous en dirons un mot quand nous parlerons des productions épiques de l'auteur.

§ 3.

De la marche du poème et de la narration.

Nous avons déjà dit que l'action épique pour être une, doit être complète, et avoir un commencement, un milieu et une fin, ces trois parties du récit qu'on appelle Vexposition^ le corps du récit ou les nœuds, et le dénoùment.

A. Lexposition fait connaître le sujet du poème ; cet ex- posé doit être clair, simple et modeste (1), mais toujours grand et noble. L'exposition, dit Boileau, est comme l'avaut- cour d'un magnifique palais qui se fait remarquer par une noble simplicité (2), Qu'il n'y ait donc rien de vague ni de boursouRlé. Ordinairement, on fait déjà dans l'exposition entrevoir les nœuds du poème et soupçonner le dénoùment (Virgile, Le Tasse, Pyrker).

\] Que le début soit siniiilo et n'ait rien d'affecté.

N'allez pas dès l'abord sur Pégase monté, Crier à. vos lecteurs d'une voix de tonnerre : " Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre. " [Art pOt'U., TU).

;2) 2" Réflexion critique.

'2ôù

La place de l'exposition est au début du poème. Taiitùl avec elle commence le récit, tantôt il est rélégué plus loin par forme iVcpisodc. Homère s'est servi de la premièi'e ma- nière; Virgile et Fénelon, de la seconde.

L'exposition est communément suivie de Vinvocation, dans laquelle le poète s'adresse h quelque divinité, pour qu'elle lui dévoile les circonstances, les causes, les ressorts secrets de l'action qu'il est censé ne pouvoir connaître de lui-même. Cette invocation imprime au récit du poète un caractère d'inspiration et de dignité qui dispose le lecteur îi admettre plus facilement l'intervention merveilleuse des êtres sur- naturels. Quelquefois le poète, à l'exemple d'Homère, réunit Vinvocation à l'exposition.

B. Les nœuds. L'exposition faite, le poète doit commencer sans ambages le récit de l'action dont il veut nous rendre témoin. H peut lui-même faire la totalité du récit ou en mettre une partie dans la bouche d'un de ses personnages. Cette variété dans le récit offre plusieurs avantages; elle prévient la monotonie, elle soutient l'attention, elle rend les scènes plus présentes et plus saisissantes. C'est ce qu'Ho- mère fait presque toujours, Virgile plus rarement.

Nous avons vu que le sujet du poème épique demande nécessairement des obstacles h vaincre. C'est ce qu'on appelle Yintrigue ou le nœud du poème. H y en a de deux sortes : le nœud principal, qui doit être unique, et les nœuds secondaires qui peuvent être multipliés. Ainsi, dans l'Enéide, la colère de Junon forme le nœud principal et domine tout ; mais de cet obstacle au dessein d'Enée naissent, parmi mille petites complications, les trois nœuds secondaires, la tempête, l'amour de Didon pour Énêe et l'opposition de Turnus.

Les nœuds doivent être naturels et vraisemblables, sortir du sujet même, croître et se multiplier îi mesure que l'action

- 23i

avance, afin de porter la curiosité et l'inquiétude du lecteur à leur comble.

C. Le dénoûment résulte soit de la victoire sur le dernier obstacle, soit de la défaite du héros. Il peut donc être heu- reux ou malheureux, d'après le sujet. Le plus souvent le poème épique se termine d'une manière favorable au héros, comme VIliade, VOdyssée, VEnéide, la Jérusalem délivrée. Ce dénoûment répond mieux à l'attente et au désir du lecteur.

Quel qu'il soit, le dénoûment doit être amené par des causes naturelles, et cependant imprévues, arriver à propos, lorsque l'inquiétude est portée jusqu'aux dernières limites, être rapide, décisif et complet de manière à satisfaire complè- tement l'attente du lecteur.

Quant à la durée de l'action épique, on ne peut lui assigner de bornes fixes. L'action de l'Iliade ne dure que quarante- sept jours, celle de l'Odyssée cinquante-huit, celle de l'Enéide un an et quelques mois.

Quant t\ la Narration elle doit être animée, pathétique, pleine de force et de feu, puisque le poète est supposé être inspiré par la muse, et frappé par la grandeur des objets qu'il présente au lecteur, sans cependant être lyrique. Elle doit être enrichie de toutes les beautés de la poésie : expres- sions grandes et nobles, images brillantes, traits sublimes dans les descriptions et les tableaux, tendresse dans les sen- timents ; toute affectation, toute enflure doit en être proscrite. Les ornements doivent être graves; les objets qu'on expose grands et touchants; le goût en bannit tout ce qui serait trivial, plat, rebutant, dégoûtant.

Il convient que le genre du vers réponde à la grandeur et à la noblesse des idées et des sentiments du poème épique. C'est pourquoi les Grecs, les Latins, les Allemands, les Néer- landais emploient V Hexamètre, et les Français, le vers Alexandrin.

25fi

On peut cenclure de ce que nous venons de dire du poème épique, qu'il existe peu de productions poétiques qui soient aussi nobles, aussi instructives, aussi dignes d'o"xercer le génie du poète et d'attirer l'attention du lecteur (1).

Poètes épiques ancie)is. Clœz les Ilcbreiw.

' L'histoire, dans la bible, ressemble souvent à une véfital)le épopée, par la composition, l'enchainement des faits, les ob- stacles, le dénoûment, la peinture des mœurs, la vérité des caractères, l'héroïsme des personnages, l'intervention de la divinité et la grandeur des résultats de l'action. Rien de plus poétique, par exemple, que l'histoire de Judith.

Poètes épiques grecs.

Orp])ée (vers 1230 av. J.-C.) . Expédition des Arcjouaules. Cette production, qui paraît avoir pour auteur un poète plus récent, est plutôt une relation poétique d'un voyage qu'un poème. Les caractères y sont faiblement dessinés ; les images poétiques y sont rares, et les incidents sont à peine touchés; les événe- ments qui auraient enthousiasmer le poète, tels que les jeux célébrés sur les rives de Troie en l'honneur de Cizicus, les exploits imposés à Jason et exécutés par lui, les combats, les tempêtes, les dangers divers y sont seulement indiqués.

Coluthus (500 av. J.-C.) : Enlèvement d'Hélène. Ce poème, de 385 vers, n'a pas beaucoup de mérite ; il manque de grâce ; il est froid et sec.

Tryphiodore (500 av. J.-C.) : La destruction de Troie. Quoique supérieur au précédent, ce poème est généralement sec et sur- chargé d'images. Il renferme quelques épisodes fort intéres- sants.

Quintus Caluher (400 av. J.-C.) (2) : Les Paralipomènes d'Homère, en quatorze chants. Cett épopée est une continuation de l'Iliade depuis la mort d'Hector jusqu'à la destruction de Troie. Elle respire le mauvais goût du siècle. Elle est remplie de lon-

(1) Voyez la Disquisilio I de carminé epiro Viri/iliano qui se trouve ù la tête du 2* vo- lume des œuvres de Virgile publiées par CUr. G. Hoyne.

(2) Quintus est surnommé Calaber, parce que le cardinal Bessarion trouva son épopéo <îans un monastère en Calabre.

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gueurs, de nombreuses répélilions el d'extravagances. Le style est assez pur.

Apollonius de RJwdes (194 av. J.-C.) : Expédition des Anjo- nautes. La versification de cette production est belle et élégante, le style pur, mais le poème manque d'invention, et les carac- tères y sont trop uniformes.

Tous ces auteurs épiques sont effacés par Homère, qui lui- môme n'a été surpassé par personne. Homère, dont le lieu de naissance est fort incertain (!}, est avec raison regardé comme le père de l'épopée et, en quelque sorte, de la poésie, parce qu'il est le premier poète grec dont les ouvrages soient parvenus jusqu'à nous. Il nous a légué deux grands poèmes épiques : Ylliade et VOdyssée, chacun et XXIV chants.

LIliade. Le sujet de l'Iliade est la Colère d' Achille, ou la discorde entre Achille et Agamemnon, et les événements qui en furent les suites, jusqu'à la mort de Patrocle.

L'action de l'Iliade est grande, moins en elle-même que par la célébrité qui s'était attachée à la guerre de Troie, par

l'I) * On ne sait rien île certain sur la naissance, ta vie et l'épocxue d'Homère. I/liypothèse (lUi révoque en doute l'existence même de ce poète, a été savamment soutenue par l'italien Vico (1688-1744), par l'allemand 'VTo.7'il'757-lS"24j et par le français Durjas-Monlhcl :17'6- 1834). Sept villes prétendent lui avoir donné le jour. Leurs noms forment le vers suivant : Snv/nia, Cliios, Colophon, Salamis, Rhodos, Airjos, Alhenœ. On dit qu'il ouvrit ime école à Cliios, et que, devenu aveugle, il mendia son pain. ' Les philologues du siècle dernier, avec leur manie de convertir tous les faits de l'histoire ancienne en mythes, ne voulaient plus voir dans les récits d'Homère qu'un amas de Actions populaires, originai- rement astronomiques et qui peu peu s'étaient transformées en légendes. Pour eux, Hélène ne fui plus que la lune r'^liAcV/;:^Cî/."/;vy]), et le siège de Troie par les Achéens devint une représentation imaginaire de l'investissement du soleil par les brouillards. L'école mythique, en un mot, dissipa Homère en vapeurs. 51ais les fouilles archéologiques faites par M. Henri Schliemann dams la Troade (et dans le Péloponèse) prouvent qu'il y a eu positivement, sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui Hissarlik, en Troade, un Ilion antérieur au temps homérique, et que cet Ilion a été détruit par un incendie, dont on voit nettement les traces. On y a trouvé quantité d'images de la divinité AlMna glati- rôpii d'Homère, comme à Myrènes, on a découvert parmi les objets enfouis dans les -sépulcres, la divinité propre à cette ville, Hrra hoôpis d'Homère. Il y a eu là, au temps antéhomérique, une dynastie de princes tels q\i'Homère déiieint les Atrides, comme l'attestent plusieurs cadavres royaux ayant encore leurs diadèmes, découverts précisé- ment à l'endroit désigné par Pausanias comme contenant les tombeaux d'Agameninon, d'Egysthe et d'Oreste. (Voir la ileruière livraison de la Jicvue des Questions liistorigues, îivril 1S79).

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cette ligue formidable de princes grecs, par la durée du siège, et, surtout, par les suites de la querelle entre Achille et Agamemnon, telles que la mort d'une foule de héros, la divi- sion entre les rois de la Grèce et entre les dieux eux-mêmes.

La durée de l'action n'est que de 47 jours; l'action n'em- brasse donc point tous les événements de la guerre de Troie, mais seulement le moment le plus critique ; elle commence à la discorde d'Achille et d'Agamemnon, et finit ci la mort de Patrocle, circonstance qui amène la réconciliation d'Achille et d'Agamemnon, et ramène le premier sur le champ de ba- taille. Viinité n'est donc pas rigoureusement observée dans l'Iliade ; car, le sujet des six derniers livres est postérieur à la réconciliation des deux héros (1).

Les acteurs du poème, soit hommes, soit dieux, sont peints avec un art, une précision et une variété admirable. Chacun reçoit du pinceau du poète une physionomie et un caractère particulier. Les dieux, à qui il fait jouer de grands rôles dans son poème, peuvent nous paraître manquer quelquefois de dignité, mais il les représente tels qu'on les croyait alors. Et si ses héros nous semblent quelquefois grossiers, sau- vages et cruels, c'est qu'il les dépeint tels qu'ils étaient.

Achille est le héros du poème. C'est un caractère impé- tueux, colère, arrogant et opiniâtre, mais, en môme temps,

(1) Les critiques s'épuisent à chercher un moyen tie mettre de l'unité dans l'Iliade. Les uns prétendent que le sujet de cette épopée n'est pas la colère d'Achille, mais la satisfaction que donne Jupiter à son pelit-flls offensé par le elief des Grecs De cette sorte on peut justiller les six derniers chants. Mais, comment concilier cette opinion avec l'exposition du poème! Les autres disent qu'Homère chante non seulement la colère d'Achille contre Agamemnon, mais aussi sa colère contre les Troyens par suite de la mort de Patrocle. En ce cas, Homère chante deux actions. * Il nous semble que, dans toutes ces discussions, on oublie un peu qu'Homère n'a jamais écrit ses poèmes, qui sont antérieurs à l'invention de l'écriture ; que ses vers n'ont été conservés d'abord et pendant longtemps que par la mémoire ; que le premier écri vain connu qui parle d'Homère, est Hérodote, cinq cents ans après lui; et, enfin, que l'Iliade et l'Odyssée ont été arrangées et divisées en 24 chants, par Aristarque, huit siècles après leur origine. Tout sera dit si on admet , avec la critique moderne, la distinction entre les épopées naturelles ou spontanées, et les épopées artip- cielles ou d'imitation. Voir p. 241.

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brave, noble et généreux. Il éclipse par sa valeur tout ce qu'il y a de plus distingué parmi les héros de l'Iliade. * Cependant les affections du lecteur sont pour Hector.

On ne peut se lasser d'admirer l'extrême fécondité d'Ho- mère, l'art avec lequel il a su varier un sujet monotone de sa nature, et faire croître h chaque pas l'intérêt.

Le style d'Homère est aisé, naturel, simple, animé et vi- goureux; sa narration est généralement concise; peut-être emploie-t-il trop constamment le dialogue : les combats sont supérieurement bien décrits (1). C'est en quoi Virgile ne peut pas lui être comparé : il est froid h côté d'Homère. Le grand mérite d'Homère, c'est, dit Voltaire, d'avoir été un peintre sublime, et c'est en cela qu'il surpasse Virgile (2).

(1) * Napoléon admirait le plan des batailles d'Homère comme d'un général expérimenté, tandis qu'il traitait celles de Virpile de fantaisies.

(2) * Nous citons la fin de l'épisode des adieux d'Hector et d'Andromaque, au sixième chant de l'Iliade (466-502), d'après la traduction littérale qu'en a faite F. CoUombet, et à laquelle il a laissé, dit-il, " sa rudesse antique, ses idiotismes, ses répétitions pleines d'elfet, ses épithètes caractéristiques, si soigneusement évitées par les traducteurs, chez qui les nuances helléniques, orientales, primitives, ont fait place à des couleurs modernes, recherchées et septentrionales. "

Hector va combattre ; Andromaque est saisie de terreur ; elle le supplie de ne pas se précipiter dans les périls. Son cœur est défaillant; le guerrier s'efforce de la rassurer.

Ainsi parlant, l'éclatant Hector tendit les bras vers son fils ; Mais, sur le sein de sa nourrice à la belle ceinture , l'enfant ,

Se rejeta en criant, effrayé à l'aspect d'un père chéri. Redoutant l'airain et le cimier, à la crinière de cheval. Qu'il voyait se balancer teriible au sommet du casque. Le père bien-aimé se pi it ù sourire, et de même la noble mère. Aussitôt, l'éclatant Hector ùte son casque de sa tête. Le dépose fout étincelant s>ir le sol ;

Puis, lorsqu'il a embrassé son (ils chéri, et qu'il l'a balancé dans ses mains, n dit, en implorant Zeus et les autres dieux : " Zeus, et vous encore autres dieux, accordez-moi que ce fils, " Mon enfant, devienne, comme moi, l'honneur des Troyens ; " Qu'il soit un héros fort, et règne puissamment sur Ilion, " Et qu'un jour on dise : Certes, celui-i i est encore plus brave que son père, " En le voyant raveiàr du combat. Qu'il en rapporte les dépouilles sanglantes, Après avoir tué le guerrier ennemi, et que sa mère se réjouisse dans son cœur. ■<

.Vinsi parlant, il déposa entre les mains de son épouse chérie Son enfant ; elle le regut sur son sein parfumé, Kt sourit en pleurant. Son époux est ému de litié en la regardant ; De la main, il la caresse, lui adresse la parole et lui dit : " Chère épouse), ne vas pas l'attrister avec excès dans ton cœur,

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Cependant Homère a aussi ses défauts : ses répétitions nombreuses déplaisent, ses harangues nous paraissent par- fois trop longues, ses descriptions trop détaillées, et ses com- paraisons, en général très-belles, sont trop multipliées et manquent quelquefois de dignité, de justesse et de variété. Quelques-unes de ses peintures, comme celle qui représente un fleuve sortant de son lit pour suivre un homme, et Vulcain accourant tout enflammé pour le forcer ii rentrer dans ses rives, pourraient nous paraître ridicules. Cependant il se peut que la plupart de ces défauts doivent être uniquement attri- bués au goût et aux mœurs du siècle d'Homère, trop peu connus de nous. D'ailleurs, comme le dit très-bien Adolphe Schlégel, il vaut mieux être trop indulgent envers les grands poètes que d'être injuste à leur égard (1).

La grande morale de l'Iliade consiste à montrer les suites funestes de la discorde, quand elle éclate entre des princes confédérés.

Pour connaître l'estime que les anciens avaient pour Ho- mère, il suffit de savoir que Lycurgue l'honora comme un législateur; Alexandre le Grand, comme le maître le plus

" Car nul homme ne saurait, contre le destin, me précipiter chez Adés ;

« Et je dis que nul d'entre les mortels n'u échappé à la destinée,

" Illustre ou obscur, une fols qu'il était né.

" Retourne donc à ta demeure, soigne tes occupations,

v La toile, le fuseau, et ordonne aux suivantes

■' De se mettre à leur ouvrage ; la guerre sera le souci de tous

« Les hommes qui sont nés dans l'Ilion, de moi surtout. " Ayant ainsi parlé, l'illustre Hector prit son casque

A crinière de cheval, et son épouse chérie s'en alla il la maison.

Regardant souvent derrière elle, en versant des larmes abondantes.

lîientot elle arriva à la riche demeure

De l'exterminateur Hector ; elle trouva là-dedans de nombreuses

Suivantes, et excita chez toutes des gémissements ;

Klies pleuraient dans sa maison Hector vivant encore.

Car elles ne pensaient pas qu'il dût revenir

Du combat, échappant à la valeur et aux mains des Achéens. « ;1) Du men-ciVenx en poésie. Le célèbre critique allemand Hcrder a mis au jour des idées irès-judlcieuses sur ce que nous sommes tentés d'envisager comme des défauts dans Homère. Voyez dans ses Kiitmclte 'WoMcr, Ziceytes ^\'(':idrlit'i>.

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liabilc de l'art miliiaire; Eschiiie et Démostlièties, comme le plus grand orateur; Piiidare, Moschus et Virgile, comme le plus grand poète (i).

L'Odyssée. Le sujet de VOdyssée est le Relour d'I'Iysse à Ithaque. Ce poème suffirait, s'il n'existait pas d'Iliade, pour immortaliser Homère. Comme l'Iliade, l'Odyssée est souve- rainement intéressante par la distribution du poème, par l'exécution du plan, par la narration, par les caractères, par les images et par les descriptions. On dit ordinairement que l'Odyssée est inférieure h l'Iliade, et on croit trouver la raison de cette infériorité dans la viellesse d'Homère et l'affaiblisse- ment de son génie. Ne faudrait-il pas plutôt la chercher dans le sujet même, et dans le but que se proposait l'auteur? Dans l'Odyssée, Homère peint la vie privée, domestique, avec ses divers accidents. Dans l'Iliade, au contraire, il peint des évé- nements, des personnages publics. Par même, le ton de l'Odyssée ne peut être aussi élevé que celui de l'Iliade, ne peut avoir le même éclat ni la même vigueur. Pour bien apprécier l'Odyssée, il faudrait n'avoir pas été ébloui par les beautés de l'Iliade. Du reste, le sujet de l'Odyssée est plus attrayant, peut-être, plus varié que celui de l'Iliade; l'unité d'action y est mieux observée ; jamais on ne perd un instant de vue Ulysse, le héros du poème. L'Odyssée contient beau- coup d'histoires intéressantes et d'aventures merveilleuses, de charmantes peintures de mœurs et de paysages, des images touchantes d'hospitalité et d'amitié; enfin, elle res- pire partout la raison et la vertu. C'est un véritable tableau de la vie humaine, qui doit nous apprendre combien il faut à l'homme de courage et de prudence pour surmonter les ob-

(1) «Est eniin mirabile, Homerum leguin ao reipublicai interpretem Lycurgo, oratcrem ^[îischini et Deniostlieni, bellatorem Alexandre, poêtam VirglUo, Pindaro et Moscho pro- liatuin esse. » Clodius super Quint. Judicio de Homero.

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Stades qui s'opposent à sou bonheur, et pour éviter les écueils dont il est entouré (1). Cependant, malgré la douceur et les charmes d'un style toujours soutenu, les douze derniers chants du poème languissent, et manquent trop souvent d'intérêt (2).

' REMARQUE IMPORTANTE.

' L'étude moderne de la lilléralure a été amenée à établir une dislinclion enlre les épopées naturelles ou antéhisloriques el les épopées artificielles ou d'imilalion. Les premières ont été conçues en dehors de toute pensée litléraire, et échappent à toute application des règles de l'art. Les chantres de ces poé- sies, presque toujours inconnus, n'ont pas inventé les éléments de leurs compositions; ils ne sont que des metteurs en œuvre des données du génie, des moeurs, des annales, des croyances, des traditions de tout un peuple. Dérivées de la poésie lyrique, ces épopées ont été transmises par des poètes chanteurs, aèdes grecs, trouvères français, scaldes Scandinaves, bardes gaéliques, ro~ manceros espagnols, minnesing ers allemands et flamands, etc.

On place dans cette catégorie d'épopées d'abord, VIliade et YOdijssée, le Muhâbhârata, épopée en langue sanscrite attribuée à Vyasa au X^ siècle avant J.-G. le Ràmùgana, grande épo-

!l) Hor. Ep. I, 2.

(2) Reste à, dire un mot des poètes cycliques [y.W.AOÇ, cercle), poètes postérieurs à. Homère, et dont les ouvrages embrassent, pour ainsi dire, dans un cercle l'histoire de tous les faits qui se rapportent à Troie. Ils entreprirent ainsi de compléter l'Iliade. S'ils ont réussi à imiter jusqu'à l'illusion la langue du vieux poète, ils n'ont pas su inspirer leurs vers de son génie.

Parmi lesjyoétes cycliques, les uns ne nous ont laissé que des fragments (imprimés h la suite de VHomàre de Wolf), tels que Arclinus de Millet , auteur de VAel/ii02)is et du Sw: (le Troie; Eumélus de Corinthe, auteur de la Titanomachie, de VEuro}ne et d'un poème sur Coritilhe; Stasimis de Cypre, auteur de \'Épopi'-e njpriaque, en 12 chants, depuis les noces de Thétis jusqu'au commencement de l'UiiuXe; Leschês de Lesbos, auteur de la Petite Iliade , depuis le combat pour les armes d'Achille jusqu'à la prise de Troie; Eugamnon de Cyrène, auteur d'une Télé'jonie ou histoire d'Ulysse jusqu'à son retour à Ithaque; Hégias de Trèzène, auteur du Retour des héros grecs, vainqueurs d'Ilion ; auxquels on ajoute Stésichore d'Himàre et Chccrilus de Samos.

Les autres lioétes cycliques dont les œuvres ont été réunies par les grammairiens d'Alexandrie, sous le nom de Cycle épique, comme les plus classiques, sont, après Homère et Hésiode, Pisandre de Camiros, dans l'Ile de Rhodes, auteur d'une Héracléide sur les douze travaux d'Hercule; Panyasis d'HaUcarnasse, oncle d'Hérodote, auteur d'une Héracléide en douze chants, dont Quintilien faisait grand cas; Antimaque de Claros, en lonie, appelé le Coloplionien, auteur d'une Thébaïdi digne d'Homère par la force et la majesté, au dire de Plutarque.

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pce de rinde ancienne pai- Valmiki, IX« siècle après J.-C. les Nibelungen, l'Iliade du XIIIc et Giidriai l'Odyssée germanique du XlIIe siècle. Puis les chansons de gestes du moyen-âge comme la Chanson de Roland, et les poèmes légendaires des différents peuples de l'Europe.

Eminemment populaires, ces épopées exerçaient une influence considérable, indépendante de la valeur littéraire, tandis que l'épopée artificielle, œuvre d'art avant tout, ne peut être appré. ciée que par des esprits cultivés.

Les épopées artificielles dues à des poètes qui ont vécu dans des époques savantes, l'histoire existait, n'admettent, comme des œuvres de premier ordre, qu'un petit nombre de productions restées classiques dans chaque littérature ; ce sont : L'Enéide de Virgile, la Pliarsale de Lucain, la Tliébaklc de Stace, la Dà-ine comédie de Dante, la Jérusalem délivrée du Tasse, les Lusiades de Camoëns, le Paradis perd» de Milton, \^ Henriade de Voltaire, la Messiade de Klopstock. A un rang inférieur se présentent chez toutes les nations une foule de poèmes épiques, dont nous parlerons ailleurs.

Poètes épiques latins.

£'nut!(s(240 av. J.-G.) : les Annales du peuple romain. Névius (238 av. J.-C.) : la Première Guerre punique. Yalérius Flacons (89 av. J.-C.) : Expédition des Argonautes, en 8 livres. Une dic- tion noble, élégante et une grande érudition distinguent ce poème, qui ne manque pas de chaleur et de verve. Stace (61-90 ap. J.-C.) : la Thébaïde ou la guerre entre Etéocle et Polynicc, en 12 livres; VAchilléide, en deux livres, ouvrage inachevé. On rencontre dans ces deux productions des endroits magnifiques, d'autres qui sont outrés. En général, l'art s'y fait trop voir. Silius Italiens {2b-i00 ap. J.-C.) : la Deuxième Guerre punique, en 17 livres. Un style élégant et pur, des idées fortes, tel est le mérite de cette épopée, à laquelle on peut reprocher de Man- quer de génie et d'énergie. Claudioi (305 après J.-C.) : l'En- lèvement de Proserpine: Une diction correcte, des vers coulants, des traits de génie, une grande force d'esprit, voilà ce qui dis- tingue ce poème. Cependant Claudien ne se soutient pas, il est quelquefois enflé ; d'autres fois, il est bas et faible.

* St Avitus, archevêque de Vienne (Dauphiné), auteur de 5 pe- tits poèmes sacrés, en vers hexamètres : la Création, la Chute

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et la Punition (VAdam, le Déluge, le Passage de la mev Rouge. Les trois premiers forment une sorte d'ensemble qu'on peut appe- ler le Paradis perdu. M. Guizot a trouvé des ressemblances frappantes, jusque dans quelques-uns des plus importants dé- tails, entre ce poème et celui de Milion. St Avitus est mort en 525.

* Sannazar, à Naples (1458-1 oSO), mit vingt ans à écrire un court poème en trois chants sur la Naissance de J.-Ch. [de Partu VirgiuisJ. Ses vers sont beaux et dignes de Virgile, mais le mélange de la ]Mythologie avec l'Evangile nous rend le poème insupportable.

* Vida, h Crémone (1490) et mort évéque d'Allje (15GG), écrivit, à la demande du Pape, un poème en six chants, la Christiade, qui est calqué sur l'Enéide. Les vers sont bien frap- pés. 3Iais la longueur des discours et les expressions emprun- tées c\ la Mythologie déparent ce poème.

Nous parlerons ailleurs de ses poésies didactiques.

* Mentionnons ici le poème épique sur l'établissement du ChiMstianisme au Japon, i:omposé en vers latins par notre com- patriote Simon Franck, prèlre, à Jemeppe, près de Liège (1741), mort d'une maladie contagieuse (177'2), contractée en visitant les malades. Plusieurs de ses poésies ont été insérées dans les Muscc Leodienses (2 vol.j 1761), entre autres une ode remarquable In impies sœculi nos tri scriptorcs.

Tous ces poètes épiques latins sont éclipsés par Lucain et Virgile.

Lueain(39-Gô après J.-G.) (1) : la Pltarsale ou le Triomphe de César sur la guerre civile. Ce poème, que l'auteur, enlevé par une mort prématurée, n'a pu achever, roule sur un sujet grand et de nature à intéresser les Romains. L'unité d'action, dans ce qui nous en est resté, est bien observée. Les caractères sont, en général, tracés d'une manière forte et vigoureuse ; mais

(1) " il/. A?inœus Lucain naquit à Cordoue et fut amené à Rome, dos l'âge de 8 mois, auprès de son oncle Séuèiiue. Enfant de riclie famille, il fit un voyage en Grrce pour achever son éducation. A son retour, il fut comble d'iionneurs par l'empereur Néron, dont il devint l'apologiste. Mais, ayant eu le malheur de l'emporter dans les luttes poétiques sur sou émule impérial, il en fut persécuté. Lucain, pour se venger, entra dans la conspi- ration de Pison, fut découvert et condamné à choisir sou propre supplice. H se fit ouvrir les veines, et mourut âgé à peine de vingt-six ans. C'est de quoi il faut se souvenir en jugeant son poème. La postérité lui reproche deux insignes bassesses : il déifia Néron, et fut le dénonciateur de sa propre mère auprès du tyran.

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l'oiii{)ée, le héros du poème, est toujours éclipsé par la supé- riorité des talents de César. Plusieurs descriptions sont pleines de feu, d'autres outrées et boursoufflées ; les discours sont longs, froids, monotones et affectés. L'érudition et l'esprit y remplacent souvent l'enthousiasme et la variété. La narration de Lucain est sèche et dure; l'absence du merveilleux, impos- sible à cause du choix d'une action trop récente, laisse un grand vide dans son poème. En général, Lucain a de la verve poétique, mais il n'a ni le jugement assez juste, ni le goût o.ssez pur.

Virgile (70-19 av. J.-C.) (1), auteur de l'Enéide, dont le sujet est Y Etablissement d'Enée, prince troijen, en Italie. Celte action a toutes les qualités requises pour être digne de l'épopée. Elle est grande en elle-même, puisqu'il ne s'agit de rien moins que d'aller, à travers mille dangers, fonder un nouveau peuple ; elle est grande dans ses suites, puisqu'elle enfante les Césars et donne naissance ii l'empire romain. Elle est intéressante : quel Romain, en etfet, n'y lira pas avec plaisir le commen- cement de la puissance, de la grandeur et de la gloire de sa nation? L'unité est parfaitement observée dans l'Enéide; mais les caractères, loin d'être suffisamment développés, y sont il peine indiqués. Enée lui-même, le héros du poème, inspire un trop faible intérêt. Il est pieux, vaillant; mais il donne trop peu de preuves de sa vaillance, et sa conduite envers Didon, n'est pas à l'abri de justes reproches. Les ca-

{!) ' P. Virr/Ue naquit an village d'Amies, près de Mantoue, fut élevé A Crémone et à Naples, et étudia à fond les lettres grecques. Grâce à sou talent poétique, les biens de son père échappèrent à la confiscation fuite en faveur des soldats des triumvirs (43 av. J.-Ch )• Il composa d'abord les Églogues, puis les Géorglques , enfin VÈnéldP, à laquelle il travailla pendant 12 ans, sans pouvoir l'achever. Ces cliefs-d'ceuvre lui méritèrent la protection de Pollion, de Mécène et les bienfaits d'Au-rusle. Octavie, la sreur de cet empereur, lui fit compter dix grand.s sesterces pour chaque vers de l'éloge de Marcollus, sou fils (6* liv. de ri-;néide), environ r)?,iXU francs. En revenant avec Auguste d'un voyage en Grèce, Virgile tomba malade à Mégare, et mourut en abordant à Brindes, dans sa 52* année. Son corps fut transporté sur le fleuve du Pausilippe, près de Naples. n ordonna par testament de jeter au feu sou Éni^ide. L'empereur s'y opposa. Virgile était l'ami intime de ^■arius et d'Horace. Ses contemporains vantent sa droiture et la pureté de ses mœurs. La qualit>" qui domine en lui comme poète, c'est la .sensibilité.

-^ i ;>

ractères les mieux dessinés sont Didon cl Tunnis. Les épisodes sont bien liés au sujet. Les batailles de Virgile sont inl'é- rieures en chaleur h celles d'Homère; mais, dans la descente d'Enée aux enfers (liv. VI), Virgile surpasse à son tour l'au- teur de l'Odyssée. En résumé, Homère a un génie plus élevé et plus fécond; il a su répandre presque autant de variété dans un événement de quelques jours, que Virgile dans les événements de plusieurs mois. Homère est plus hardi, a plus de naturel, plus de facilité, plus de force, de sublime, mais aussi plus d'irrégularités et plus de négligences; Virgile est moins entraînant, mais plus doux, plus tendre, plus correct, plus élégant et plus fleuri. Homère a pour lui la force de l'in- vention, le ^f'/i/t?; Virgile, la beauté du fini, l'arf. Virgile a constamment les regards fixés sur Homère, son modèle, que, (]uelquefois, il imite moins qu'il ne le traduit. L'Enéide est- elle inférieure ou égale h l'Iliade? Adliuc sub Judice Us est {\\.

C'est peut-être le lieu de dire iin mot des CoUons, t;enre de poésie lié d'un excès d'admiration et de respect pour les vers d'Homère et de Virgile. Le mot dérive du latin ccnto, en grec •/.Évrpcov, et signifie proprement, dans ces deux langues, une couverture, un habit faits de divers morceaux d'étoffe, pour la confection desciuels il a fallu beaucoup de point d'aiguilles (y.iv-oo-j, aiguille). De là, il a servi pour désigner un ouvrage de poésie composé de vers pris dans plusieurs auteurs, et presque toujours d'Homère ou de Virgile. 11 parait que le poêle latin Ausotie (né à Bordeaux, en 309, mort vers 394) en a fourni l'idée par son Cenlo yiuplialis, poème assez licencieux, entière- ment composé de vers et d'iiômisticlies de Virgile. Ce sont principalement les Livres saints qu'on a cru dignes d'èlre ren- dus par les vers des deux princes des poètes anciens. Ainsi, Probu Falcovia^ poétesse chrétienne du 4c siècle, épouse du proconsul Adel/hm, a composé (vers 379) un Centon de Virgile qui forme une Histoire de VAncicn el du Nouveau Testament. De

(i; Voyez sur tous ces auteiirs et leurs ouvr?ges W'iylingh, Historiu liU. Grœc. el Rom., Malines, et S:hœll, Histoire abr^^gé de la liUh-altire romaine. Paiis 1815, 1. 1 et II.

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même Eudoxie (j 4G0), appelée Atliéiunti avant sa conversion, fille du philosophe païen Léontius et femme de Théodose II, empereur d'Orient, a fait des Cento»s d'Homère sur la Vie deJ.-C, composés de vers de VlUade et de VOdyssée. 11 est vrai que d'autres attribuent cet ouvrage à Pelage Patrice, qui vécut sous l'empereur Zenon (vers 470). Etienne de Pleurre, chanoine de St Victor, a également composé, en Centons de Virgile, une Vie deJ.-Ch. et, les Actes des premiers martyrs. Presque toutes ces pièces n'ont d'autre mérite que celui de la mémoire et de la patience (1).

POÈTES ÉPIQUES MODERNES.

Chez les Italiens :

Dante AUghieri {126o-1321), qui est regardé avec raison comme le père de la poésie italienne. Il écrivit un grand poème sous le nom de divina comedia, composé de cent chants et de trois actes ou récits : YEnfer, le Purgatoire et le Paradis. Ce poème, tout en nous montrant un génie fécond, une éru- dition immense, une imagination vive, vaste et riche, de grandes beautés poétiques, des morceaux brillants et pathé- tiques, est hérissé de réflexions scolastiques, astrologiques et Ihéologiques, ce qui le rend souvent obscur et ennuyeux ; il manque d'ailleurs d'ordre et de naturel. Le grotesque rap- proché du terrible, les idées chrétiennes mêlées aux idées

(1) * Voici un extrait du dernier ouvrage cité :

Trahison de Judas. Aen. VI, C21. Vendiilit hic auro patriani, doniinunique poteuteni.-

V. 130. Constituit signum, et sœvo sic pectoi-e latur : XTI, SSS.

Cmn dabit aniplexus, atque oscula dulcia figet, H, Xll. Pestinate viri coUo dare bracliia circuin. VI, ~M. IV, 136. Tandem progrcditur magna stipaute catfirva X [1,278. Pars gladio stringunt manibus, etc.

Vient ensuite le di'sespoir de Jiidaa : XII, 603. Et nodum informis letlii trabe nectit ab alla:

VI, 49. Et rabie fera corda tument; et spiritus cris Georg. H', 3(W. Oeorg. IV, 301. Multa reluctanti ob,struitur, colloiiue pependit. Aen. I, 719.

On peut voir aussi un écliantillou de plus de CO vers grecs des Centons U'Hoitwresuv la Vie de J.-Cft. dans les Annales de pJnlosophie chrHienne, 1. 18, p. 52.

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païennes, prouvent que l'auteur n'a pas connu les règles du bon goût. La narration est trop sèche, trop didactique ; le dialogue perpétuel fatigue. On peut envisager la divine comé- die comme un voyage poélico-théologique h. travers l'enfer, le purgatoire et le paradis. Le but du poème est de montrer le malheur de l'homme séparé de son Dieu par le péché, les châtiments qui suivirent cette séparation, l'expiation de ces peines, la réconciliation avec Dieu et l'état des bienheureux. Il est difficile de dire h quel genre de poésie appartient pro- prement cette production, si c'est au genre épique, ou au genre didactique, ou à l'un et l'autre à la fois.

* Dante Alighieri, à Florence (1265), fut non seulement grand savant et grand poète, mais encore vaillant soldat et ardent patriote. Guelfe de cœur, il devint un des magistrats suprêmes de Florence. Mais la division s'étant mise entre les citoyens, il fut exilé de sa patrie. Il erra depuis de ville en ville, luttant contre la misère, et mourut à Ravenne (132i). Sa divine Comédie est le premier poème qui ait été écrit en langue ita- lienne; jusque-là, on n'avait écrit qu'en latin. Il est divisé en tercets ou rimes triplées.

Le Trissin (1478-1550). Il composa un poème épique, en 27 chants, dont le sujet est Vltalie délivrée des Goths par Béli- saire, sous l'empire de Justinien. C'est le premier poème épique moderne régulier travaillé sur le plan des anciens. On y retrouve du génie, un style pur, une narration simple, mais les carac- tères sont peu marqués ; on ne connaît les personnages que parleurs meubles et leurs habillements; les détails sont trop longs, souvent bas et insipides, et le récit languit quelquefois. * On lui reproche avec raison d'avoir souillé son iG« chant de violentes déclamations contre les papes, et d'oflrir ailleurs des tableaux qui offensent la pudeur.

Le Tasse (lo44-lo9o), le plus grand des poètes épiques ita- liens. Il composa un poème épique, en 20 chants, dont le sujet est la Délivrance de Jérusalem du joug des Infidèles, par les forces combinées de la chrétienté. C'est la première épopée des

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temps modernes. Le sujet en est grand, héroïque, intéressant et bien conduit. On y trouve une grande richesse d'invention, beaucoup de variété et, cependant, la plus parfaite unité. De- puis le commencement jusqu'à la fin, on a sans cesse en vue la conquête de Jérusalem. Le poème commence ii l'époque les chrétiens réunis devant Jérusalem ont déjh fait tous les préparatifs, et sont sur le point d'attaquer la ville sainte. L'action ne dure que quelques jours. Tous les épisodes sont bien liés au sujet, excepté celui d'Olinde et de Sophronie. Les caractères sont variés, clairement dessinés et soutenus, en quoi le Tasse surpasse Virgile et égale peut-être Homère. Le chef de l'entreprise est Godefroid de Bouillon, caractère pru- dent, brave et modéré. A proprement parler, le héros du poème est Renaud, digne d'être comparé à Achille, et dont le caractère violent, emporté, ardent et héroïque, contrebalancé par la faiblesse que montre le héros en se laissant séduire par les artifices d'Armide, produit un contraste intéressant. Le poète fait grand usage du merveilleux, qu'il pousse quel- quefois jusqu'à l'invraisemblance, comme dans les fictions de la forêt enchantée, de l'ermite Pierre conduisant dans une caverne, au centre de la terre, les messagers envoyés à la recherche de Renaud, du voyage miraculeux aux Iles fortu- nées. Trop souvent les démons et les saints du Christianisme sont mêlés avec des enchanteurs, des sorciers et des divinités païennes. Les objets qu'il nous présente sont toujours grands, mais quelquefois gigantesques et trop peu vraisemblables. Les descriptions surtout sont belles, mais on reproche à l'au- teur des tableaux trop voluptueux. Le style est clair, doux, concis, soutenu, élégant et toujours d'accord avec les choses ; parfois, il échappe à l'auteur une locution un peu forcée ou triviale, et de ces concetti qu'on trouve si fréquemment chez les poètes italiens. Les batailles sont animées, mais infé-

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rieures h celles d'Homère; les discours sont trop dill'us. Le Tasse excelle plus dans les descriptions que dans l'expres- sion des sentiments; sous ce rapport, il est inférieur à Vir- gile; quand il veut être touchant, il est quelquefois apprêté et sort du naturel. Le Tasse occupe avec raison le troisième rang parmi les poètes épiques (i).

* Torquato Tasso, dit le Tasse, naquit, à Sorrente (1544), d'une lamille noble. Dès l'âge de 18 ans, il composa un poème cheva- leresque, Renaud, qui fit une grande sensation, lorsqu'il parut. Appelé ù la cour de Ferrare par Alphonse II, il fit jouer son drame pastoral, VAminta, qui est resté sans égal, et termina en 1573 sa Jérusalem délivrée, ce poème immortel, entrepris par un jeune homme de vingt et un ans. Son premier mérite, c'est d'avoir choisi le plus beau sujet qui pût écliaufler le génie d'un poète moderne. Ce qui y domine, c'est l'imagination. Il est presque toujours faux, quand il veut faire du sentiment (2). En 1577, il quitta l)rusquement Ferrare, persécuté à cause de son amour, vrai ou faux, pour la sœur du duc, qui, à son retour (1579), le fit retenir pendant sept ans dans une maison de fous. Sorti de là, le Tasse parcourut l'Italie, en proie à la misère et à la folie. 11 allait être couronné à Rome, lorsqu'il y expira (1505), au couvent de St Onuphre, sur le Janicule. Il existe une édi- tion épurée de la Jérusalem délivrée.

Chez les Portugais : Camoëns (1524-1579}, auteur de la Lusiade (3), en 10 chants, dont le sujet est la Découverte des Indes Orientales par Vasco de Gamma, sujet grand et intéressant, surtout pour les Portu- gais. Ce poème se distingue par une grande verve poétique, une imagination forte et par des descriptions hardies. Vasco est le héros du poème, et lui seul s'y fait remarquer. Le

(1) Voyez Hallo.m, Histoire de la Littérature de rEurope pendant le 15", IG' et 17' siècle, traduite de Tanglais par A. Borghers. Paris 1S39.

2j '"Homère semble avoir été particulièrement doué de génie, Virgile de sentiment, le Tasse d'imagination. - Chateaubriand, Grnie du Clirixlkuiisme.

'3) On Lusiadas, les Lusiarlas, c'est-adire, les Portugais, autrefois appelés Lusitcr.is, de Lysus, appelé aussi Lysas, tils et compagnon de Bacchus. Pline, liv. 3, chap. I.

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merveilleux y est extravagant et absurde : le christianisme s'y trouve mêlé quelquefois avec le paganisme, de telle sorte que les dieux de la Mythologie y jouent le rôle de véritables divinités, et que le Christ et la Vierge n'y paraissent que comme des agents subalternes. Vénus, par exemple, favorise le dessein des Portugais d'introduire et de propager dans les Indes la vraie foi ! Les détails géographiques et historiques sont insipides et fatigants. Ces défauts se trouvent en par- tie rachetés par un style pur et plein de charmes, naturel et clair, par une narration aisée et limpide, par une versifica- tion coulante et harmonieuse.

* Lui: de Camoens, d'une famille noble mais pauvre, se fit soldat, et alla d'abord combattre en Afrique, il perdit l'œil droit; ensuite, il partit pour les Indes Orientales, il com- posa son poème. Dans un naufrage sur les côtes de la Cochin- <:'hine, il se sauva à la nage, tenant d'une main son manuscrit hors de l'eau. De retour à Lisbonne, il y publia son poème (1509), mais n'obtint aucune des faveurs qu'il devait espérer, et fut réduit à vivre d'aumônes ; on croit même qu'il mourut à l'hôpi- tal, h l'âge de G2 ans.

Chez les Espagnols : Don Alonzo de Ercilla, qui composa un poème épique, en 37 chants, intitulé Araiœana, et dont le sujet est la Conquête de l'Arauco en Amérique, par le poète lui-même. Tout le poème est plus géographique qu'épique ; il renferme quelques descriptions riantes, mais il manque de plan, d'unité et d'intérêt dans l'action, de feu et de chaleur dans l'exécution, de variété dans la narration, de décence dans les caractères et les fictions. De longues digressions, des épisodes mal rattachés au sujet, rendent la lecture de ce poème fatigant. La diction est naturelle et correcte.

Ercilla naqnil à Bermeo (1525), fut élevé à la cour de Charles-Quint, et accompagna l'infant Philippe II en Italie, dans les Pays-Bas et en Angleterre. C'est de qu'il partit pour aller servir en Amérique et combattre les Araucans révoltés. Entouré d'ennemis, n'ayant d'autre lit que la terre, ce jeune homme écrivait, le soir, les événements du jour sur de petit morceaux

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de papier ou de cuii", et composa ce poème qui, contre son intention, devait immortaliser le peuple qu'il combattait. Il mourut à Madrid, vers 1595.

Citez les Anglais : Ossian, barde breton du 3c ou A'^ siècle, qui chanta en langue celtique ou gallique deux poèmes épiques, Fingal et 7c-mora. Nous disons qui c/<an/a deux poèmes épiques, parce qu'Ossian, comme tous les anciens bardes, chanta ses poésies que la tradition orale conserva dans la vieille Ecosse pendant plusieurs siècles. Elles furent enfin traduites en anglais receuillies et réduites en forme de poème par le célèbre Mac- pherson. Les exploits de Fingal et de Témora sont le sujet de ces épopées. On y remarque une grande force de style, unie à une grande simplicité, beaucoup de verve poétique, de la gran- deur dans les images, de la force dans les sentiments, des ca- ractères hardiment tracés, beaucoup d'endroits tendres et sublimes, des comparaisons frappantes. Les images et les comparaisons sont ordinairement empruntées aux objets que le poète avait sous les yeux : aux rochers, aux montagnes de l'Ecosse ; elles sont sombres comme les objets qui les four- nissent. Le merveilleux dont Ossian fait usage, consiste uni- quement dans des rêves et des apparitions de héros morts, mais qui ne prennent aucune part à l'action (1).

Milton (1608-1674) n'illustra pas moins son pays que le barde écossais : il est auteur du Paradis perdu. Le poète an- nonce comme sujet de son poème la première désobéissance de l'homme, et ce fruit de l'arbre défendu qui fit entrer dans le monde la mort et tous nos malheurs. Il nous semble que l'expo- sition eût mieux répondu au contenu du poème, si elle avait été ainsi conçue : « Je chante les efforts que fit Satan pour

'1) Voyez un rapproclieinent entre Ossian et Homère dans la Théorie dey schônen Kïtnste, par Sulzer, t. III. Voyez aussi Notice historique sur l'étal actuel de la question relative à l'authenticité des poèmes d'Ossian, par M.-P.-L. Guinguené. Cette notice pr*'- céde les Poésies d'Ossian, publiées par Dentu. Paris ISIO.— ' Dès l'apparition de ce poème le premier des critiques anglais, Jonhson , déclara que c'était une mystiflcation. Ce fut de l'Ecosse même que sortit le plus redoutable adversaire, Malcolm Lainft. Il prétendit prouver que ce poème n'était qu'uue llclion d'un auteur du XMII' siècle. U est vrai que Macpherson n'a jamais produit le texte celtique original qu'il disait avoir traduit. Quoiqu'il en soit, un livre qui excita un enthousiasme si général, qui fut admiré par les Renies les plus divers, Goethe, M* de Staël, Napoléon, ne saurait être un livre vulgaire.

arracher nos premiers parents au paradis, séjour de bon- heur. » Car, il nous paraît que Satan est le héros du poème; c'est lui qui agit véritablement ; Adam et Eve pâtissent plutôt qu'ils n'agissent. Pourrait-on d'ailleurs appeler héroïque l'ac- tion d'Adam et d'Eve, qui consiste à transgresser la volonté de leur Créateur? Quoi qu'il en soit, et quel que soit le sujet qu'on assigne h cette épopée, plusieurs critiques le regardent comme n'étant pas d'un heureux choix; il est trop théolo- i;'ique et, pour ainsi dire, trop peu humain. En effet, les acteurs principaux sont, non pas des hommes, mais des anges, des démons. Il est grand, cependant, parce qu'il dé- cide, non pas du sort de quelques particuliers, ou de quelques nations, mais de toute la race humaine.

Le Paraàia perdu ofTre un mélange de grandes beautés et de grands défauts. Les caractères y sont bien soutenus, mais en trop petit nombre; le mieux dessiné est sans contredit celui de Satan. Malgré les difficultés que devait lui présenter la nature du sujet, l'auteur y a déployé une étendue d'imagination et une richesse d'invention vraiment étonnantes. Il a su avec un art rare mêler et varier les incidents. Le lecteur tantôt marche avec lui sur la terre, tantôt s'élève avec lui au ciel, tantôt des- cend avec lui dans les cachots de l'enfer. Ses fictions sont, en général, hardies et heureuses, mais quelquefois extravagantes et ridicules ; les images sont tantôt frappantes et sublimes, tantôt gracieuses, parfois outrées; plusieurs comparaisons sont trop détaillées, quelques-unes obscures, parce que l'auteur les emprunte à des sciences, à des arts peu connus du lecteur et aux fables de l'antiquité. Les discours sont trop longs et trop multipliés; les idées païennes y sont souvent mêlées aux idées chrétiennes. L'auteur semble trop aimer d'étaler son érudition en fait de physique, d'astronomie, de géographie et de théolo- gie. De là, ces discussions sur le libre arbitre et la prédestina- tion, qui affaiblissent l'intérêt, et répandent sur son poème un air froid et sévère. Par-ci par-là, le protestantisme ne manque pas de percer. Le ciel de Milton nous parait trop matériel : on y mange, on y boit, on y dort; il y a des montagnes, des vents ;.

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la nuit même y succède au jour. Le style du Paradis /)t'rrfi', à l'cxceplion de quelques passages trop raffinés et trop recher- chés, est, en général, noble et sublime. Cependant le sublime de Milton est d'un autre genre que celui d'Homère. Celui-ci est plein de feu et mêlé de mouvements impétueux; celui-là esl calme et majestueux. Homère nous échaufi"e, nous entraîne; Milton nous élève, nous étonne. Milton, dit ïompson dans son poème des Saisons, Milton est un génie universel comme le sujet qu'il traite, un génie étonnant comme le chaos qu'il dé- peint, un génie beau comme la lleur du jardin des délices, enfin, un génie sublime comme le ciel qu'il décrit. Le merveil- leux n"est pas dans le Paradis j)erdu ce qu'il est dans d'autres épopées, un ornement accessoire, mais il constitue la base de l'épopée (I).

* Jean Milton, à Londres, était fils d'un notaire. Il passa sa vie dans l'étude et les voyages jusqu'à la révolution de 1C40, à laquelle il prit une part active, surtout par ses écrits. Il devint même secrétaire de Cromwell. Après la mort du Protecteur, il fut, au retour des Stuarts, arrêté comme régicide. Le poète Davenant le sauva. Il se retira dans la solitude, y vécut pauvre et retiré, mais non pas inactif, quoique aveugle. Il composa alors son Paradis perdu, qu'il dictait à sa femme et à ses deux filles. Vendu par lui, en 1GG7, il produisit 30 livres sterling. Milton mourut sans avoir connu le mérite de son ouvrage. Ce ne fut que 20 ans après sa mort qu'^disso» en proclama la supé- riorité. La traduction de Milton en vers français, par Delille, est sans couleur comparée à l'énergie de l'original. C'est un beau poème, bien versifié que celui de Delille, mais ce n'est pas le poème de Milton.

Glover (17i2-1785) composa un poème épique, en douze chants, sur la résistance qu'opposa le fameux Léonidas, roi de Lacédémone, aux Perses, près des Thermopyles. Le choix du sujet est heureux, le plan du poème bien conçu et bien exé-

(l) Le même sujet que Milton chante dans son Paradis perdu, a été chanté, avant lui, en vers latins par le jésuite Masénius (1600-1081). Le titre du poème latin est Sarcotis. Milieu est encore auteur d'un poème épique intitulé le Paradis reconquis. Cette épopée, qu'on ferait mieux de considérer comme un drame, est de beaucoup inférieure au Paradis perdu. Ou n'y trouve pas les grandes idées, les Images frappantes, la sublimité de génie, ni la force d'imagination du dernier poC-me. Il existe une édition purgée du Paradis perdu. publiée par M. l'abbé Ronsier. Paris 1842.

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culé, les caractères sont fortement dessinés, et Fintérèt bien soutenu jusqu'à la fin. On y admire des comparaisons neuves et brillantes; les épisodes, assez multipliés, sont bien liés au sujet. Le style manque d'harmonie. L'auteur a rejeté de sa com- position le merveilleux (1).

Chez les Allemands. * Avant tout, il convient de signaler le chant des Niehelungen (der Niebelunge Nôt), le plus original et le plus ancien poème épique de l'Allemagne. L'auteur en est inconnu. Les uns l'attribuent ;i Henri d'Oflerdingen, les autres à Wolfram d'Eschenbach, ou h Conrad de Wurtzbourg, qui vivait sous le règne d'Adolphe de Nassau. On convient généralement que l'auteur, quel qu'il soit, est un Minnesinger du XlIP siècle. Le poème tire son nom d'une tribu des Bur- gundes, appelée Alebeliingen ou Nifïungen. L'action se passe au V'^ siècle, sur les bords du Rhin et sur les frontières de l'Autriche et de la Hongrie. L'événement n'est au fond qu'une de ces traditions germaniques connues sous le nom de Sagas, mêlée ii celles du Nord. Le sujet de tout le poème semble être la vengeance que tire Chriemhild du meurtre de son époux, vengeance qui entraîne la destruction entière de la tribu des iSlebelungen par les Huns. Voici une rapide analyse de tout le poème.

* Siegfried, fils de Sigismond, roi de Santen (2), sur le Rhin, aspire à la main de Chriemhield, sœur d'un des principaux chefs des Niebelungen, appelé Gunther. Celui-ci lui promet sa sœur, si Siegfried veut l'aidera se rendre maître de la princesse Brunhild, fille du Roi d'Islande, qu'un talisman rendait invin- cible. Siegfried réussit à lui enlever ce talisman, et en fait hommage à Chriemhild, qu'il obtient en môme temps comme épouse. Brunhild, furieuse et jalouse, fait assassiner son vain- queur Siegfried, sans que Gunther ose s'y opposer (3). Chrim-

(1) Voyez note 1, page 231.

(2) Santen était la résidence du roi de Nidcrhtnt Taysijas).

(3J Comme Achille, Siegfried était invulnérable excepté dans un endroit entre les deux «'•paules. S'étant baigné dans le sang d'un dragon qu'il venait de tuer, tout son corps fut

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hikl, de son côté, devenue veuve, brûle de se venger sur Brun- hild, aussi bien que sur le làclie Gunther et toute la tribu qu'il eoram inde. A cet effet, elle épouse Eizel, le fameux Attila, roi des Huns. On invite les Niebelungen au festin de noces ; mais, h un signal donné, tous sont massacres par les lluns.

* L'ouvrage, écrit en 431 G strophes de quatre vers, renferme 40 chants- ou aventures, et est divisé en trois parties; mais la dernière semble appartenir à une époque moins ancienne que les deux premières. qui distingue ce poème des autres pro- ductions de ces temps reculés, c'est l'ordre et l'unité. On ad- mire en outre avec quel génie le poète a traité son sujet, quelle force et qu'elle naïveté de caractères il a su mettre en scène, quelle variété, quelle richesse et, néanmoins, qu'elle simplicité homérique il y a dans ses tableaux. C'est vraiment l'Iliade de l'Allemagne, au dire de Schegel et de Gœlhe (1).

Bodmer (lG98-i783) composa plusieurs épopées, parmi les- quelles la Koachilde ou Xoc sauvé, en douze chants, mérite le premier rang. Pourtant, elle est loin d'être parfaite. Elle révèle un travail pénible, peu de génie et peu d'enthousiasme. La ver- sification manque d'harmonie, et le tout d'intérêt. Bodmer était plutôt pour exercer la critique que pour cultiver la poésie.

Klopstock. Il composa la Messiade, en 20 chants, dont le sujet est la Bédemption du genre humain, sujet grand et inté- ressant pour l'humanité tout entière. L'unité y est parfaitement observée. De belles images, des pensées profondes, des ca- ractères élevés, dessinés avec variété, justesse et énergie [Ca'iphe, Philo, Nicomède, Satan, le Messie), des tableaux vifs et gracieux, un style soutenu et souvent sublime, distinguent cette épopée. Les épisodes de Portia, de Diléam, de l'Ange rebelle repentant, des enfants ressuscites de Jaïre et de la veuve de Naïm, sont peut-être ce qu'il y a de plus intéressant dans la Messiade.

couvert (Vune corne magique sauf à rendroit une feuille tombée d'un arbre, empêcha le contact du liquide. Ce fut h cet endroit que le féroce Hagen le frappa à la chasse.

(1) ' Les Xiebelungen ont été traduits en liam.-als par M' Moreaii de la MelUdre.Xoir une analyse éieni'.ue de ce poème à la fin du V' volume des Œuvres complètes de Ctialeaii- briaiid.

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On reproche au poète d'être trop long dans les discours, de les avoir trop multipliés, de donner quelquefois dans le vague et l'incompréhensible, d'outrer le sublime, de le prodiguer et de fatiguer par l'esprit du lecteur. Les derniers chants dé- cèlent wn travail pénible ; l'intérêt s'affaiblit, malgré les images et les autres ornements de style que l'auteur y a prodigués. On peut dire que le tout est plus lyrique qu'épique (i). En effet, il devrait y avoir plus d'action et moins de chant. Les personnages s'y font plutôt connaître par de longs discours que par des actions. De plus, l'auteur semble avoir eu peur de s'arrêter aux actions humaines, et de déroger ainsi à la dignité du poème, car il passe rapidement sur plusieurs faits auxquels il aurait dû, ce nous semble, s'arrêter davantage, tels que la trahison de Judas, le reniement de Pierre, etc., tandis que sur d'autres, comme sur le crucifiement, il insiste trop (2).

* Klopstoch naquit à l'abbaye de Quedlimbourg (Saxe), dont son père était procureur (1724). Envoyé au collège de Naum- bourg, à l'âge de 15 ans, il conçut déjà le projet de son grand . poème. Pendant qu'il achevait ses études à l'Université de Leip- sick, un ami lui déroba le manuscrit des trois premiers chants, et les livra à l'impression (1748). L'ambassadeur danois à la cour de France en fut si enchanté qu'il s'empressa de recom- mander l'auteur à son souverain, le roi Frédéric V, qui procura à Klopstock, d'ailleurs peu fortuné, l'aisance et de nobles loi- sirs (1751). C'est à Copenhague qu'il publia son grand poème. 11 mourut à Hambourg, en récitant l'épisode de Marie, sœur de Lazare, tel qu'il se trouve au 12e chant.

Pyrfcer (1772-1848), archevêque d'Erlau, est auteur delà Ti/;î(- siade, poème en 12 chants, qui a pour sujet la Conquête de Ttoiis en Afrique, par Charles-Quint. Cesl le premier poème épique national qui ait paru en Allemagne. L'action est une : partout le héros du poème, Charles V, est présent à notre esprit, éclip- sant tous les autres personnages. L'action est grande; car ii s'agit non pas de sauver un seul peuple, mais toutes les nations européennes du honteux esclavage dont les menaçait Chérédiu

(1) Clodius, ami de rauteur, appela la Messiade un hymne épique.

(2) Voyez Cferi'Jnws, Neuere GescUichle der poeUschen National Litteratur der Deut- sclien. Leipsig 1840, t. IV Cet ouvrage, écrit mallieureusenient dans im esprit tout à fait anlii-atholique, est le meilleur dans son genre que nous connaissions.

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11 tyran d'Afrique. Par même, l'aclion oflVe un grand intérêt

pour tous les peuples de l'Europe. L'épisode de Mathilde est extrêmement touchant et bien lié au sujet. La narration est pleine de vie, riche et simple i\ la fois, correcte et claire ; la versificalion est très-coulante. Les caractères sont bien dessi- nés cl l)ien soutenus. L'on rencontre dans celte épopée des images hardies, de belles et sublimes descriptions, des compa- raisons neuves, toujours justes et naturelles, des réflexions morales très-frappantes, que l'auteur a su mêler au sujet avec un art admirable et d'une manière presque imperceptible. Le poète a fait usage d'un merveilleux inconnu jusqu'alors : il con- siste à faire paraître-sur la scène les mânes de l'Antiquité. L'on voit tour h tour passer sous ses yeux les grands personnages des temps anciens, Annihal, Rcgulus, Mahomet, lîerman, Atlila, etc. Ce qu'on peut reprocher à Pyrker, c'est d'avoir trop multi- plié les comparaisons, et d'avoir opposé trop peu d'obstacles à l'entreprise du héros (1).

Le môme auteur a composé un autre poème épique en 12 chants, Rodolphe de Habsbourg. Le sujet est im Combat entre Rodolphe, empereur d' Allemagne, et Oltocar, roi de Bohême. Otlo- car succombe, Rodolphe entre victorieux à Vienne, et affermit par sa victoire le trône impérial. Ce poème mérite sous le rap- port du style, de la versificalion, des épisodes et des caractères, les mômes éloges que le précédent (2).

On pourrait regarder comme autant de petits poèmes épiques son Moïse, en 3 chants, et ses Machabces, en 4 chants, qu'on trouve parmi ses Perles de l'antiquité sacrée.

(1) Le merveilleux de Pyrker est un merveilleux nouveati, dont l'idée lui est venue de deux passages Je l'épitre de saint Paul aux Éphésieus. Par les mauvais es2)yUs répandus dans ki airs, contre lesquels rapùtre exhorte les (idèles à s'armer des armes de Dieu (VI, 12), l'auteur entend les âmes des damnés, qui, d'après le poùte , n'entreront dans le lieu des éternels supplices qu'après le jugement universel ( ' opinion condamnée par l'É),'lise.i. Par les puissances qui sont dans tes deux (III, 10", le poète comprend les chws du purgatoire. Ca merveilleux froid et sombre manque de vraisemblance, parce qu'il n'est fondé ni sur les enseignements de rKglise, ni sur les croyances des fidèles. L'inter- vention des Anges et des Démons, le merveilleux de Klopstock et de Milton, était et plus vraisemblable et plus noble. Voyez notre Examen critique et littéraire de la Tunisiadte. S'-Trond. 1811.

(i) Voir notre Examen critique et littéraire de la Rodolphiade. S'-Trond. 1847.

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* De Vcpopéc en France au moyen ogc.

* h'ôpopêe du moyen-ùge se conrond avec les Chcutsons de (jattes, poèmes ayant un fondement historique ou légendaife, célébrant les héros et les événements de guerres nationales. Le mot /ycsfes exprimait la suite des hauts faits accomplis par un peuple ou par une famille de héros. Les chansons de gestes racontent donc la vie d'un héros, sa mort, l'histoire de ses enfants et souvent même de ses derniers neveux.

Ces poèmes, écrits en tirades d'une seule et même rime, plus ou moins longues, sont en vers de dix ou douze pieds. Ceux en vers de dix pieds sont les plus anciens.

11 faut chercher l'origine de la clianson de gestes dans les Cantilènes ou cantates guerrières composées sous les Carloviu- giens pour célébrer les événements contemporains, et récitées en langue franque ou en latin. Les plus anciennes chansons de gestes ne remontent pas au delà du milieu du Xle siècle (i).

Les Trouvères divisent ces poèmes en trois groupes princi- paux, d'après la matière. Jean Bodel a dit

Ne sont ({ue trois matières à nul homme entendant De France, de Bretagne et de Rome la grant.

La matière de France, la plus riche et la plus populaire aux Xl[c et XIlIc siècles, avait pour point culmunant Charlemagno et comprenait toutes les légendes dont il était le héros ou celles relatives aux personnages associés à sa mémoire. La matière de Bretagne a pour principal héros le roi fabuleux Artus, et pour tliôme les exploits des chevaliers de la Ïable-Ronde à la re- cherche du Saint-(!raal(^). La matière de Rome résume tous les

;1) * Voici quelques Vers de la cantilèiie de S"-Eitlaru', le plus ancien monument de poésie romane au X" siècle.

Buona pulcella tut Eulalia ;

Bel avret corps^, bellezour anima.

Voldrent la veintro li Dec inimi,

A'oldrent la faire diavle servir. ]vulalie fut une bonne. jeune fllle; Elle avait beau corps, plus lielle àme; Voulurent la va.iu(U"e les ennemis de Dieu, Voulurent lui faire servir le diable.

(2) * SaitU-Graal, synonyme de; san-fjreal (vase saint) ou de sang-réal (sawj roya'i est le terme par lequel on désignait la coupe qui servit au Sauveur pendant la Cène de l'Aque, et postérieuiement'le sans niéme que la coupe reçut alors. Rien de i lus nu rveilleux, de plus fabuleux quo la prétendue histoire de cette coupe, faite d'une s^'Uli." i iiTre précieuse apportée du ciel par les anges, et dont JosepU d'Arimatliie se scr\ it pour recueillir le sang du Sauveur au pied de la cioix. Emprisonné par les Juifs pendant quarante ans, avec ce

->51)

vagues souvenirs de ranli'{uilé grcciiue ou ramaine, sacrée ou profane (1).

" Le plus remarquable et l'un des plus anciens poèmes hé- roïques français du moyen Cige c'est la Chanson de Roland ou de Roncevaux. Il se distingue des autres en ce que le caractère épique y est permanent; c'est vraiment une épopée : unité d'action, concision, exposition simple d'un sujet national, exé- cution grandiose, style uni, grave et d'une chaleur pénétrante.

* Le texte primitif est antérieur à celui du XU» siècle qu'on possède. De 4000 vers, le poème a été porté successivement h 10,000. Le sujet du poème est l'expédition de Charlemagne en Espagne et la défaite éprouvée en 778 par l'arrière-garde de son armée, lors du retour. Il se divise en cinq chants. Au début, Charlemagne a conquis l'Espagne entière. Feignant de se soumettre, l'ennemi combine avec un traître la destruction des vingt mille combattants commandés par Roland. Assailli dans les Pyrénées, Roland consent trop tard à avertir l'empe- reur de sa situation en sonnant du cor (2). Au troisième chant, Roland reste seul debout au milieu du champ de carnage. Les sons des clairons de Charlemagne répondent enfin aux appels de Roland. Mais la mort gagne celui-ci; sa poitrine s'est brisée dans le suprême effort qu'il a fait pour se faire entendre de l'emperem'. Il veut rompre son épée, Durandal la louée, pour (jue les Sarrasins ne s'en emparent pas. Il en frappe 'en vain les rochers, la trempe de l'arme résiste. Alors Roland s'étend sur l'herbe, cache sous lui son épée, tourne le visage du côté de l'ennemi et meurt. Le quatrième chant raconte la vengeance que tire Charlemagne. Un nouveau combat plus terrible s'en- gage à Roncevaux. Le Sultan accouru d'Afrique au secours des Sarrasins est vaincu et frappé mortellement de la main même

vase précieux, (1«Mivré par Vtspasien, retiré pr^s de rEuphrate oVi le roi converti des Aial)es lui l);Uit un palais, Josepli d'Aiiinatlde part enfin pour l'Europe avec ses coni- pa^noîis et son trésor, en traversant la mer sur un radeau, ijui n'est autre qu'un vèteim-nt de l'évéque, aborde enfin en Angleterre, et place le saint vase dans le château de Cor- benie (de corpore beuedicto).

(1) "A cette division par matières répond imparfaitement la division en fî/o?e*'. On appelle cycles, dans la littérature du moyen Age de l'Europe, les divers groupes entre les- (luels on partage les chansons de gestes d'après les événements et les héros ou les époques qui en fournissent le sujet. On en distingue ordinairement cinq, dans l'ordre suivant : Cycle carlociiujien, cycl' d'Arlus ou de la Table ronde, cycle de Vantiqullé. cycle de Ifi croisade et cycle irrovincial.

'?) Voyez le Cor, p. \&2.

- '■2a) -

de Charlemagne. Le cinquième clianl est consacré à la mort de la belle Aude, fiancée de Roland, et au chàLimenl du iraîlre Ganelon (1).

L'épopée chez les Français. Le premier qui à la renaissance, en France, s'essayât dans l'épopée, fut Jîonsard (1525-1585). Il célé- bra dans sa Franciade l'Etablissement des Francs dans les Gaules. Ce poème, comme les autres compositions de Ronsard, est hérissé de mots grecs et latins ; il décèle de la verve poé- tiique, mais peu de jugement et de goût. Les idées sont com- munes et empoulées, les épithètes souvent bizarres, le tout est froid. La Franciade de Ronsard, le Moïse sauvé de St Amant (1594- iô60), la Pucelle ou la France délivrée de Chapelain (1595-1674), Clovisou la France chrétienne de Desniarcts{[bdô-iQlG), Alaricon Iloine vaincue de Scudéry (1G01-1GG7), le David de Coras (163U- 1077), la Colombiade ou la Foi portée au nouveau monde de TJu i)0cca(7e (1710-1802), sont autant de productions ennuyeuses, à peu-près aussi mauvaises par le fond que par le style, enseve- lies aujourd'hui dans la poussière et dans l'oulMi (2).

{1, ' Voici un échantillon de la ver-sification de ce poème : RoUanz s'en turnet, le camp vait recercier ; De suz un pin, de lez un églenlier, Sun cumpaignum ad travet Olivier. Contre sun piz estreit Vad enbraciet. Si euni il poet al arcevesque en vient. " Sur un escut rad as altres culchiet, E l'arcevesques Tad asolt et seigniet. Idunc agreget li doels et la pitiet.

Roland s'éloigne, il parcourt de nouveau le champ ; sous un pin, près d'un églantier, Il a trouvé son compagnon Olivier, Contre sa poitrine il l'a étroitement pressé. Comme il peut, il revient aussi vers rarclievéque Sur un écu, il a couché Olivier auprès des autres, Et Tarchevèque les a absous et béais. Alors s'augmente le deuil et la pitié. ('2; ' Il ne faut pas croire que tout soit également à dédaigner dans ces ouvrages, ou que ces auteurs fussent entièrement dépourvus de génie. C'est plutôt le goût qui leur a fait défaut généralement, mais pas toujours. Ainsi, au cinquième livre de la France cl'livyre. Chapelain ne dépeint-il pas, en vers dignes de Corneille, le br.ive ïalbot environné d'ennemis, méditant sans désespoir un trépas digue de son courage : Tel est un lier lion, roi des monts de Cyrène,

Lorsque, de tout un peuple entouré sur l'ar 'le.

Contre sa noble vie, il voit de toutes parts.

Unis et conjurés, les éj ieux et les dards.

Reconnaissant pour lui la mort inévitable.

Il résout à la mort son courage indomptable ;

Il y va sans faiblesse, il y va sans effroi.

Et, la devant soutl'rir, la veut souffrir en rci.

» Serrons-nous, dit Talbot, et, roidissant nos àin -s.

- t2(i 1 -

Le père Lcmoine (IG02 1G71), auteur du Sainl-Loui^ ou la cou- ronne reconquise sur les infidèles, en XVIII livres, a mieux réussi (jue les poètes précédents, quoique son poème soit encore extrêmement imparf lit. La Harpe, après avoir rendu hommage à la fécondité d'imagination l'auteur, continue ainsi : « Le » poète invente beaucoup, mais le plus souvent mal; son mer- » veilleux n'est le plus souvent que bizarre; il ne sait ni fonder, >) ni graduer l'intérêt des événements et des situations. Mais, ^) dans ses vers, il a de la verve, et l'on trouve des morceaux » dont l'invention est forte, quoique l'exécution soit très-impar- :. faite (i).

Les poètes épiques français les plus distingués sont Fêne- lon et Voltaire.

Fénelon (16ol-i71o) raconte, en 24 livres, les Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse. L'action est épique, est nue. Les des- criptions sont belles, riches, gracieuses, surtout celles des

Réveillons, rallmiions nos généreuses flammes ; Et, s'il faut succomber, succombons v.nillamment. " Ainsi encore. Chateaubriand trouve que les vers suivants de Coras, dans son David, •' soiit remarquables, parce qu'ils sont assez beaux connue vers , et que le mouvement qui les termine pourrait être avoué d'un grand poète » Le prophète Samuel raconte à Dav <l riiistoire des rois d'Israël :

Jamais, dit le grand saint, la fiére tjrannii'. Devant le Roi des rois, ne demeure impunie; Et de nos derniers chefs le juste châtiment En fournit à toute heure un triste monument, contemple donc Héll, le chef du tabernacle. Que Dieu fit de son peuple et le chef et l'oracle : Son zèle à sa patrie eut pu servir d'appui. S'il n'eut produit deux fils trop iiidignes de lui.

M;:is Dieu fait sur ses fils, dans le vice obstli.és.

Tonner l'arrêt des coups qui leur sont destinés.

Et, par un saint héraut, dont la voix les menace.

Leur annonce leur perte et celle <',e leur race.

O ciel : quand tu lanças ce terrible décret,

<Juel ne fut pas d'Héli le deuil et le regret !

Mes yeux furent témoins de toutes ses alarmes.

Et mon front bien souvent fut mouillé de ses larmes. (i; * " Ce poème informe, dit Chateaubriand dans son Ginie du Christianisme, a jKjur- tant quelques beautés qu'on chercherait en vain dans la Jérusalem délivrée [liu Tasse], Il y règne une sombre imagination, très -propre ;'i la peinture de cette Egypte jdelne de souvenirs et de tombeaux, qui vit passer tour à tour les Pharaons, les Ptolémées, les solitaires de la Thébaïde et les Soudans des Barbares. •> Tout le monde connaît sa belle description de l'intérieur des Pyramides. (Voir les Leçons de littérature].

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scènes touchantes et paisibles, telles que les incidents de la vie pastorale, les plaisirs de la vertu, la prospérité d'un pays qui jouit de la paix, etc. Une grande douceur et une grande sensibilité régnent dans tous les tableaux. Les épisodes sont amenés avec art et bien liés au sujet, les nœuds adroitement tissus. Les six premiers livres sont les meilleurs; dans la suite du poème et surtout dans les douze derniers livres, la narration est un peu languissante. Les combats manquent de vigueur. C'est en tout une heureuse imitation de TOdyssée d'Homère, pleine de grandes et d'utiles leçons, écrite dans un style aisé, naturel, tendre, animé, harmonieux, gracieux et élégant. La plupart des reproches qu'on a adressés ii l'au- teur du Télémaque, tombent, si l'on saisit bien son but : il a voulu former l'esprit et le cœur d'un jeune prince, en faire un roi sage et vertueux ; et si l'oii juge son poème en vue de ce noble dessein, on se convaincra aisément que l'auteur n'a rien laissé à désirer pour la perfection de son poème, et qu'il a complètement atteint son but (1).

* François de Salignac de Lamothc-Fcnelon naquit, au château de Fénelon en Querci, d'une famille noble et ancienne. A peine ordonné prêtre, il fut chargé de l'instruction des nouvelles cov- verlies, ensuite d'une mission dans le Poitou. A son retour, le roi, Louis XIV, le choisit pour être précepteur de son pclit-fils, le duc de Bourgogne. Cette éducation achevée, Fénelon fut promu à l'archevêché de Cambray (1C94). Le Télémaque, qui avait été composé pour l'instruction du royal élève de Fénelon, lui fut soustrait par un domestique infidèle, et publié clandes- tinement à Paris, en 1699. Louis XIV y vit une satire de son règne, arrêta l'impression et disgracia l'auteur malgré ses pro- testations.

(r Ceux qui regardent la versinration comme une qualité essentielle de l'épopée, pré- tendent que le Trh'-maque n'est qu'un roman. Nous envisageons cette production connue uu vrai poème épique ou héroïque. Nous y retrouvons absolument le sujet, la marche, le ton. la dignité, la noblesse des caractères, les nœtids, le dénoùment d'une épopée; il n'y manque que X'exposition.

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Voltaire (169i-']778) composa la Hoiriadc ou le Triomphe de Hoiri TV sur la ligue, en 10 cliaiils. Celle aclion esl grande cl inléressante en elle-même, runilù y est assez bien gardée, la durée est, celle du siège de Paris. Mais ce poème a le grand défaut de la Pliarsale de Lucain : il est d'une date trop récente, et par peu susceptible de fictions. Cependant Voltaire les a mêlées à la vérité; mais son merveilleux n'est pas d'un bon choix; ses agents surnaturels sont souvent des êtres allégo- riques : la Diacorde, la Politique, le Fanatisme, etc., êtres pure- ment fantaslicjues qu'on ne voit point, quoique le poète les fasse agir et discourir. La descente de Henri, conduit par St Louis, aux enfers (cli. VII) esl d'un meilleur genre, et a plus de noblesse et de dignité. Cette fiction est une imitation de la descente d'Enée aux enfers, mais le poète français est resté au- dessous de son modèle. La Henriade manque généralement d'invention, de plan, de conduite, d'intérêt, de mouvement, de chaleur et d'enthousiasme. Elle est hérissée de réflexions et de dissertations philosophiques, et laisse parfois entrevoir la haine anti-religieuse de l'auteur. L'on y remarque plus d'esprit et d'imagination que de génie. Les événements y sont entassés et racontés trop superficiellement. Le style est en général pur, clair, élégant, souple, facile, mais monotone, froid et parfois incorrect. Les sentiments sont généralement nobles et élevés, les comparaisons bien ménagées, presque toujours belles et justes, les images vives ; la versification, souvent brillante, languit parfois (1).

(1) * « Voltaire a brisé lui-même la corde la i)lus harmonieuse de sa lyre, en reAisant «h- clianter cette milice sacrée, cette armée des Slartyrs el des Anges, dont ses talents auraient im tirer «n parti admirable. .- Chateaubriand, Génie du ClirisHanùme.

' " La Henriade n'a pas enrichi le trésor de l'imagination; souvent même, elle n'a pas égalé l'histoire ; elle est au-dessous des faits. » Villemain, Cours d'histoire.

' " A un ùge ou l'on croit à la possibilité de tout, parce (lU'on n'a la mesure de rieu. Voltaire (il avait 29 ans) entreprit ce poème épique, sans but déterminé ni doctrines ar- rêtées, et avant desavoir ce que c'était qu'un poème de ce genre. Il esquissa un poème de la Ligue, en six chants, qui devint la Henriade, en dix chants. Voltaire fit une Ligne de convention; il n'avait pas étudié le seizième siècle. Aussi, ce glacial poème fut d'un bout à l'autre une contrevérité historique. Le sujet en était le triomphe du catholicisme par la conversion de Henri IV, et il jette tout l'intérêt stir le i>arti protestant; saint Louis devient une façon de philosophe incrédule du XVIII' siècle, qui s'élève contre l'éternité des peines de l'enfer chant IX;.... La Henriade, ce poème historique glacé par la philosophie, ne peut que jeter les plus misérables préjugés dans les esprits qui ne sont ]ias pourvus d'une solide instruction historique et théologique. Ce qui infecte les autres livres de Voltaire, se trouve ici en germes. » F. CoUomhrt.

26i

* Frai^rois-Marie Arouct de Voltaire était fils d'un ancien no- taire. Il fit de brillantes études au collège Louis le Grand, alors dirigé par les Jésuites. Introduit très-jeunè dans certaines sociétés de beaux esprits, il y puisa une grande liberté de penser. Aussi fut-il accusé d'être l'auteur d'une satire contre Louis XIV, et enfermé à la bastille. Il avait alors 22 ans. C'est au sortir de cette prison qu'il prit le nom de Voltaire, d'un petit domaine appartenant à sa mère (1716). Deux ans après, il fit représenter sa première tragédie, Œdipe, qui eut un grand succès (1718), et lui valut une médaile d'or (1). En 1720, il fut de nouveau enfermé à la Bastille, d'où il ne sortit après G mois que pour aller en exil, en Angleterre. C'est qu'il perdit entiè- rement la foi par son commerce avec les philosophes incrédules de ce pays. Trois ans après, il revint clandestinement à Paris et y publia plusieurs ouvrages, dont l'un fut brûlé par la ma-n du bourreau, et força l'auteur à prendre la fuite. Enfermé dans le château de Cirey (en Champagne), il y étudia les sciences, et y composa plusieurs tragédies. En 1740, il se rendit à la cour du roi de Prusse, et parvint, par son intermédiaire, à se re- mettre en grâce auprès du ministre de France. Aussi fut-il nommé historiographe de France, gentilhomme de la chambre du roi et membre de l'académie. Mais fea faveur dura peu. Il se rendit de nouveau à la cour de Berlin, auprès de Frédéric II (1750), qui le logea à Potsdam, et lui fit une pension de 20,000 fr. Mais le mauvais caractère de Voltaire lui fit des en- nemis, et le roi lui-même finit par se brouiller avec son adula- teur (J753). Après avoir erré de toute part. Voltaire finit par se fixer à Ferney, près de Genève, et y passa les 20 dernières années de sa vie. A 84 ans, s'étant rendu à Paris pour y faire représenter Irène, il y mourut, comme un autre Julien l'apostat, en blasphémant et dans le désespoir le plus affreux. On se rap- pela alors qu'au milieu de l'entrée triomphante qu'il avait faite h Paris, vingt ans auparavant, il s'était écrié, fier du progrès de l'incrédulité : Encore "M) ans, et le Christ aura beau jeu. Il l'eut en efiet.

(1) * En tête de la tragédie d'Œdipe, se trouve une lettre de Voltaire au R. Père Porée, son ancien professeur, dans laquelle, on lui olIVant son travail, il lui rend compte de son leuvre dans les termes les plus respectueux, et finit en disant : Adieu, mon clier et révé- rend père, je suis pour jamais i'i vous et aux vôtres, avec la tendre reconnaissance que je vous dois, et que ceux qui ont été élevés par vous ne conservent pas toujours, etc.

26S

« Le grand crime de ce coupable écrivain, dit le comte de Maistre, est l'abus du talent et la prostitution d'un génie fait pour célébrer la vertu; il a prononcé contre lui-môme cet ana- thème :

Un esprit corrompu ne fut jamais sublime. »

Chateaubriand se propose dans les Martyrs de chanter les Combats des chrétiens, ou le Triomphe des Fidèles sur les esprits de l'Abîme, par les etforts glorieux de deux époux martyrs. Cet ouvrage, honoré communément du titre de poème épi (j ne, ren- ferme, considéré sous ce point de vue, une foule de beautés, mais plus de défauts encore. Des idées heureuses, frappantes et ingénieuses, des images hardies, des sentiments tantôt tendres, tantôt véhéments et profonds, des portraits tracés d'une main vigoureuse, des scènes touchantes, des descrip- tions superbes, des comparaisons neuves et ordinairement justes, une vaste érudition, une imagination féconde, une profonde connaissance du cœur humain, un style en général relevé, soigné, élégant, fleuri, coulant et harmonieux, voilà ce qu'on admire dans les Martyrs. Mais c'est aussi à peu près tout le mérite de ce poème, envisagé comme épopée. Car l'action manque de dignité et de grandeur. L'on peut dire que, dans les 17 premiers chants, il n'y a ni action, ni nœud, ni héros; on n'y voit qu'une série de récits, trop longs, peu liés au sujet et par ennuyeux. Le dénoûment est double : d'après l'idée que le poète a fait concevoir dès les premiers chants, c'est la mort d'Eudore et de Cymodocée qui doit mettre fin à la persécution, mais en réalité, c'est plutôt Con- stantin qui amène le dénoûment. L'épisode de Velléda est un hors-d'œuvre peu intéressant et dangereux pour les jeunes imaginations; il nous semble même peu vraisemblable. La description du ciel et de l'enfer, l'auteur h surmonté de grandes difficultés, et qui off're d'ailleurs des traits frappants

200

est toujours un peu trop matérielle ; on y trouve même des détails peu vraisemblables et qui semblent prêter au ridicule. I/auteur n'a pas assez évité le mélange d'idées pa'iennes et chrétiennes. Ajoutons îi cela que les descriptions sont trop multipliées et trop diffuses, les comparaisons parfois vagues et obscures. Le style est quelquefois atfecté et incorrect.

Si nous examinons les Martyrs d'après le but littéraire qui a guidé le poète, et qui consiste h montrer que le génie chrétien peut lutter avantageusement avec le génie païen, nous croyons que l'auteur, trop occupé de ce but, oublie souvent le dessein annoncé dès le commencement de l'ouvrage, et d'après lequel il devait montrer la victoire du christianisme sur le paganisme. En effet, ce but littéraire perce trop ; et si d'un côté la muse chrétienne énonce des pensées plus grandes, plus fortes, plus sublimes, que la muse païenne, celle-ci revêt ses idées d'une expression plus attrayante, plus séduisante, plus poétique, en un mot, que la muse chrétienne : ce qui s'éloigne naturelle- ment du dessein du poète.

En résumé, les Martyrs sont plutôt un roman sérieux qu'un poème épique. En les examinant avec attention, l'on trouvera que les règles du roman y sont exactement observées. Donnez aux Martyrs pour sujet l'amour d'Eudore et de Cumodocce, et vous verrez entre toutes les parties du poème une liaison natu- relle et un rapport parfait. Alors, les longs récits du poème ont un sens raisonnable; les nombreux incidents qui viennent re- tarder l'union d'Eudore et de Cymodocée, forment une intrigue intéressante; et le dénoûment, qui consiste dans l'union des deux amants par le martyre, offre une scène tellement pleine d'intérêt qu'on chercherait vainement quelque chose de sem- l)lable dans un roman quelconque.

* Fra»r.-Renc, vicomte de Chateaubriand, à Saint-Malo (1768), fit de rapides études, obtint, à 17 ans, un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre, et, à 19, de capitaine; s'embarqua pour l'Amérique, avec le projet de chercher par terre un passage au nord-ouest, vécut pendant un an au milieu des sauvages, y ébauchant son poème des Natcltez ; revint en Europe, en 4792, s'enrôla parmi les royalistes, fut blessé au

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siOge de Thionville el transporté mourant à Jersey, vécut plu- sieurs années à Londres, réduit, pour vivre, à donner des leçons de français; y publia son premier ouvrage (1797), Essai sur les révolutions, etc., ouvrage mauvais et dangereux, que Tauteur a réfuté et critiqué lui-même par après. Une lettre de sa sœur Julie, écrite au nom de sa mère mourante, fut, l'occa- sion de la conversion de Chateaubriand. De retour en France (1800), il publia, en 1802, le Génie du christianisme, livre qui fu un événement, et donna le signal d'une sorte de restauration religieuse. 11 n'est pas fait pour les jeunes gens. Il en existe un abrégé en 2 volumes qui est très-agréable à lire. Nommé ambassadeur par Napoléon, il donna bientôt sa démission, indigné de l'odieuse exécution du duc d'Enghien (1804). Pour l'honneur des lettres, il conçut le projet d'une épopée chré- tienne et alla visiter la Grèce, l'Asie, l'Egypte, qui devaient être le théâtre de l'action. De là, les Martyrs (1809), dont nous venons de parler, et Vltinéraire de Paris à Jérusalem (1811), le dernier ouvrage littéraire de l'auteur. Lancé dans la politique^ Chateaubriand ne donna plus aux lettres que deux œuvres in- dignes de lui : les Mémoires d' Outre-Tombe (1836), monument de vanité, et la 17e de Rancé (1844), enfant rachitique de la veil- lesse de Fauteur. Il mourut à Paris (1848); ses restes furent transportés à Saint-Malo et déposés, selon son vœu, au rocher du Grand-Bé, Ilot d'aspect romantique, situé dans la rade.

En 1844, I\I. Gnillemi)t, avantageusement connu par sa traduc- tion des Psaumes et des cantiques, a publié un poème en douze chants, qui a pour sujet la France délivrée des Anglais 2^ci^' Vliéroïne Jeanne d'Arc. Nous ne pensons pas que l'auteur ait voulu donner au public dans cette production un poème épique. Ce n'est absolument qu'un poème historique, un exposé fidèle du grand exploit de la Pucelle, fait en vers et d'après l'ordre chronologique des événements. Ce qu'il y a de mieux dans ce poème,, ce sont les morceaux lyriques.

Bien d'autres ont essayé en vain de doter la France d'un véri- table poème épique :

" Malftlatre [Jacques de Clinchamp df/, (1733-1 7G7), connu par

sa belle traduction du psaume Super flumina, composa une

espèce d'épopée sous le titre de Narcisse dans l'île de Vénus

(voyez en un extrait, les Deux Ser^icnts, dans les Leçons de litté-

roture).

2f.S

* Ant.-Léon Thomas (1732-1785), de l'académie, auleur de la Pétrcide, poème épique sur le czar Pierre le Grand. Le pocle s'était proposé de lui donner douze ciiants, mais il n'a pu en achever que six, publiés en 1802.

* Millevoye fit un inutile effort pour s'élever jusqu'à l'épopée en chantant Charlcmagne à Pavie, conquérant de la Lombardie, en six chants, et Alfred (roi d'Angleterre) en quatre chants. Caractères faibles, action vide, plan nul, en voilà les défauts.

* Le même insuccès arriva à Lucc de Lancival (il GQ-\S10) dSiUS son Achille à Scyros (1807), imité de Stace, l'on rencontre cependant quelques descriptions agréables (voyez VEducation d'Achille, dans les Leçons de littérature). Il est auteur d'une satire fort spirituelle Folliculus, et de quelques tragédies, dont la meilleure est Hector.

* Franç.-Aug. Parsevallc-Grandmuison (1759-1834), de TAca- déniie, fut plus heureux, sans réussir néanmoins, dans son Philippe- Auguste (1825), poème en douze chants, auquel il tra- vailla pendant vingt ans. Malgré des beautés de premier ordre, cet ouvrage est médiocre, le plan est défectueux, l'action lan- guissante et le dénoûment vicieux. L'auteur fit encore un sin- gulier livre, composé en entier de morceaux traduits des an- ciens et des modernes, sous le titre d'Amours épiques (1804).

* MM. Barthélémy et Méry, dont nous parlerons ailleurs, pu- lilièrent un poème en VIII chants, Napoléon en Egypte, poème liistorique dans le genre de la Pharsale ; il brillepar les détails, mais n'a rien d'épique.

* Alexandre Soumet (1786-1845), de l'académie^ a entrepris presque tous les grands genres de poésie. Nous en parlerons à l'article de la tragédie. Nous ne voulons signaler ici que ses deux grands poèmes, auxquels il consacra dix ans de travail (1831-1840) : Jeanne d'Arc, sujet qu'il avait déjà traité sous la ibrme de la tragédie et qui parut un an après la mort de l'au- teur, et sa Divine épopée, conception hardie, il chante la llédemption de l'enfer, comme pour faire la contre-partie du Paradis perdu de Milton. Soumet est un poète intermédiaire entre les classiques et les romantiques.

* Crcuzc de Lesser (1771-1839) osa tenter la poésie épique dans son poème de la Tahlc-ronde (1811) il a su renfermer flans un seul volume la vaste collection des romans consacrés

- iiO!)

ù l'aconter les hauts i'ails des laineux chevaliers de cet ordre. Par sa nature le sujet choisi a être traité dans le genre de TArJoste plutôt que dans celui du Tasse. Ce n'est pas un poème épique. lîeaucoup moins son Amudis (1813) dont la multitude des tableaux trop libres fait comme l'essence.

* D'Arlùieonrt (1789-185G) publia, après douze ans de travail, un poème en vingt-quatre chants sur Gharlemagne (1818) en visant l'empereur Napoléon. Lu avec plaisir à son apparition, il n'oiïre de nos jours qu'une lecture insupportable.

* Edgar Qu'uict (1803-1875). Voyez p. 102, note.

* Floreutia Ducos (1789-1873) publia en 1851 un poème épique en vingt-quatre chants, VEpopcc loidonsainc ou la guerre des Albigeois. Raymond, fils de Raymond YI, comte de Toulouse en est le héros. Le merveilleux de la magie y joue un grand rôle. L'auteur proteste de son respect pour les croyances religieuses catholiques.

* F.N. Campenon (1772-1843), osa croire que le sujet de VEnfant prodigue pouvait être favorable à l'épopée, et n'a produit qu'une œuvre mal exécutée.

' iV. L Lemercier (^1775-1840) a composé quatre grands poèmes épiques ou mi-épiques et mi-didactiques, l'Atlantiade ou la Théo- gonic de Newton, en six chants Moïse ou la révolte de Coré, Dathan et Abi'ron, en quatre chants, qui fournit à l'auteur l'oc- casion d'exposer ses idées de matérialisme et d'atliéisme. Ilumùre et Alexandre, poèmes encore plus médiocres, sans nul talent narratif. Ce que ces poti^mes offrent de plus original mais de moins scienlique, ce sont les tableaux historiques mêlés au récit.

n est encore auteur de plusieurs poèmes dans le genre cy- clique, dont le plus original et le plus bizar.'-e, est la Panhgpo- crisiade, on le Spectacle infernal du XVI^ siècle, comédie épique en 10 chants qui nous transporte dans une immense comète, ofi les démons, pour se distraire de leurs tourments, se donnent la comédie, et représentent sur un vaste théâtre, tout ce qui se passe dans le monde.

' Amédée Pommier, en 1804, a fait un poème intitulé l'Enfer. Non pas un enfer mythologique ou imaginaire, comme celui de Soumet; mais l'enfer du dogme catholique, l'enfer inexorable et éternel. Poème curieux en cent dix-sept strophes,

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uii les plus belles qualités poétiques se lieurtent aux déi'auLs les plus détestables de goût et de style.

* Atrcelot (1794-1854) a publié un poème plutôt historique cju'épique sur Marie de Dru.bantj femme de Philippe le Hardi (1274).

' Emile Pchanl publia en 18G9 les deux premiers volumes- d'un grand poème, en forme de Chanson de gestes sur Olivier de (,7t.b\so« ou la Bretagne au XIV<i siècle. M. de Laprade en faisait grand cas.

* Victor Hugo a entrepris un poème épique colossal intitulé la Légende des siècles divisant en quinze parties les temps qui depuis l'origine du monde s'écouleront jusqu'à la fin du monde. C'est un mélange incohérant de poèmes extravagants cousus les uns aux autres tant bien que mal.

' Malgré tous ces elTorts, la France attend encore son Ho- mère.

La Néerlande n'a pas produit de véritable épopée. De Geuzen (les Gueux), par Onno Zwier van Harcn, sont plutôt un poème épi- que-hjrique. Bilderdyk qui, aidé de Feilh, retouchaet polit cette production, l'appelle un recueil d'odes nationales, qui, dans leur ensemble, forment un tout complet.

* M. Vabbé J. Rghers, directeur du collège épiscopal de Piure- monde, a publié (1870) un grand poème en vers français et en douze chants sur S. Bernard. C'est un poème héroïque et non pas une épopée ou poème épique (1), mais d'un genre tout nouveau. « H n'existe pas un poème chrétien du caractère de celui-ci. Je » suis seul dans la carrière. J'ai chanté une œuvre dont, jus- » qu'à présent, j'ose le dire, l'art ne s'était pas approché... Je )) chante le moine, parce que l'ignorance le bafoue ; je le >) couvre de fleurs, je le parfume de poésie, parce que la cor- » ruption le couvre de boue. Je chante le moine, parce que sa » force morale est grande, magnifique, incomparable... » fintr.j Ce moine c'est .?. Bernard, le personnage le plus célèbre du moyen âge, et son œuvre, comme moine, c'est la fondation de l'abbaye de Cluirvaux. L'auteur a cru reconnaître dans ce sujet

(1) Le poèine hcroiqne, ilit de BoiiaUt, raooute les aciious héroiques et les aventures irun (.-rand personnage; il est fini, quand le héros est parvenu au but de ses travaux. L'inteiiion du poénio l'-jnqiie est plus générale et raetion plus sociale. Le résultat en est, non la gloire personnelle d'un homme, mais la fondation ou la conservation d'une société.-i Les deux genres sont soumis aux mêmes règles.

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toutes les qualilès voulues d'une action épique, et il l'.i liai avec toute la dignité et la solennité que demande l'épopée. Il y a fait preuve de qualités poétiques remanjuables : imagination brillante, sensibilité exquise, goût sûr et délicat, et une éton- nante facilité de versification. Sur plus de 7000 vers, on ren- contre à peine queliues uns qui prêtent à la critique, grâce à vingt années de travail. Les douze cliants sont partagés en paragraphes numérotés, formant autant de tableaux variés et magniîiques. Forcé de suivre l'ordre historique de la vie de son héros, le poète-^a sacrifier vn -purVxc la principale ressource de lintérèl d'un poème, les inlrigues et les nœuds. La durée de l'action est trop longue. Somme toute, c'est une œuvre re- marquable.

' L'apparition de l'épopée Belge Amhiorix écrite en vers 11a- mands par '^olei de Bronwere can Stceland (1S42), traduite en vers français par P. Lehrocqmj (1846) fut un véritable événement ttans la littérature nationale. On crut un moment que la Bel- gique venait d'être dotée d'une Iliade en miniature. Mais bientôt on s'aperçut qu'il n'eu était rien. Le Journal hisloriquc ne contri- bua pas peu à dessiller les yeux par la critique si remarquable qu'il fit de cette œuvre dans son XIIlc volume (p. 3(50-399). Le sujet de ce poème est le stratagème par lequel Amhiorix, chef des Eburons, attira l'armée romaine dans une embuscade et la tailla en pièces. (Voir les Commentaires de César, V, 20 à 37). Le poème n'a que cinq clumls de trois cents vers environ.

ARTICLE DEUXIÈME.

L'épopée romanesque (1).

La plus noble production du moyen âge (1200-1500), c'est fépopce romanesque ou le Roman de Chevalerie, ainsi appelé, parce qu'il était écrit primitivement en langue romane (2). Il a pour sujet les aventures des chevaliers, les faits merveil-

(i; On pourrait établir ici, entre la chanson de geste dont nous avons parlé, et Vfjiop'k' romanesque la même dislinclion qu'entre l'épopée naturelle et Vcpopée arlifl- i';cHc 'page 2-11); l'une spontanée, est indépendante des règles c'.e l'art, l'autre en est le résultat.

(2) La langue romane était un mélange de la langue latine et de la langue gotlii lUe ou (jauloise, parlée d'abord en Espagne et en France, et qui p;issa ensuite en -VUeinagne.

leux des liéros du moyen âge, leurs guerres et leurs ba- tailles, leurs combats contre les monstres, leurs tournois et les autres exercices corporels auxquels ils se livraient.

Le fond de l'épopée romanesque, c'est l'amour uni au cou- rage et à la bravoure, que rebaussent encore des sentiments religieux. Le merveilleux qui y figure consiste, non pas à faire intervenir des dieux, comme chez les anciens, mais des magiciens, des nécromanciens, des nains (1), des dragons et des géants, des hommes invulnérables, des coursiers ailés, des fées (2), des sylphes (3), des gnomes (4), etc.

Différence entre l'épopée classique ou antique et l'épopée romanesque.

De même qu'en Grèce l'âge héroïque donna naissance à la poésie et surtout à l'épopée (Homère, Pindare, Hésiode, Sa- plwcle, etc.), ainsi trouvons-nous l'origine de la poésie roma- nesque aux temps héroïques de l'ère chrétienne, 'c'est-à-dire au temps de la chevalerie en Europe. Née, selon l'opinion la plus probable, sur le sol de l'Espagne, elle se répandit ensuite en Italie, en France et en Allemagne.

Quoique l'épopée classique (o) et l'épopée romanesque

(1; Du grec VCf.yJOÇ, et du latin nanus.

(2) Les uns dérivent le nom de fce du mot latin f alita, pyophiHesse ; les autres, du mot celtique faer, enchanteresse, devineresse. Par fées, on entend, dans les romans, certaines puissances imaginaires et surnaturelles, possédant le don de connaître l'avenir et d'opérer des prodiges. Elles étaient ou les protectrices, ou les adversaires des héros ; elles habitaient des bourgs et des châteaux, et obéissaient une reine: On prétend que la croyance aux fées fut apportée en Europe par les Arabes qui envahirent l'Espagne. Cotte croyance parait être fort ancienne, puisque Arnobe, dans ses Livres contre les gentils, parle d'hommes qui faluas reverentur.

(3) Par syt])hes et sylplddes, on entend les esprits élémentaires de l'air. Tous ces êtres fantastiques étaient pliis parfaits que l'homme, mais toujours soumis à la mort. Voyez Dictionnaire infernal, par J. CoUin de Planaj. Bruxelles, 1845.

(•j; Vicc (jnonxes, on entend des peuples invisibles qu'on supposait habiter sous terre, et qu'on regardait comme les gardiens des mines, des pierres précieu.'es, en un mot, des trésors que la terre recèle dans son sein. Ils occupaient dans la poésie du Nord la place qua les fées occupaient dans celle de l'Orient et de l'Occident.

(5) Ou donne ordinairement le nom de classiques aux productions des anciens qui nous servent de modèles on fait de style et de goût. On le donne ensuite ti tout ce qui est fuit selon ces productions moJèles.

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roulent l'un el l'autre sur des actions héroïques, on remarque cependant entre elles plusieurs diflerences.

1" L'action du roman de chevalerie n'a ni la grandeur, ni l'étendue, ni l'importance, ni conséquemment l'intérêt, de l'épopée classique.

2" Tandis que dans l'épopée classique, l'amour ne joue qu'un rôle secondaire, il domine dans l'épopée romanesque, le poète unit, dans un même héros, à une bravoure rare un amour qui paraîtrait quelquefois une faiblesse ridicule, s'il n'était accompagné d'un grand héroïsme.

3" L'épopée romanesque admet certains sentiments doux el tendres, voisins de la sensiblerie, indignes entièrement de l'épopée classique.

4" Dans l'épopée classique le merveilleux consiste dans l'intervention des dieux; dans l'épopée romanesque, le mer- veilleux lait intervenir des spectres, des magiciens, etc., choses fort intéressantes pour le peuple du moyen âge, et entièrement assorties aux idées vulgaires de ce temps.

5" L'épopée romanesque le cède surtout à l'autre sous le rapport du goût et de l'art. Quant h la moralité, les cheva- liers s'y font remarqiier par leur courage, leur générosité, leur courtoisie, leur fidélité et leurs sentiments religieux.

6" De tout cela, la différence du style. Dans l'épopée clas- sique, le style est toujours sérieux, grand, noble; dans l'épopée romanesque, il est tantôt grave, tantôt gai, tanlôl noble, tantôt familier.

Epopées romanesques ou Bomcms de chevalerie.

Citez les Italiens : le Morgante maggiore, en 28 chants, par PhZcï (1431-1487). Les aventures de Roland constituent le sujet de ce poème, peu remarqualile. Il renferme des combinaisons extravagantes, des déljauclies d'imagination, des satires contre la religion. De plus, il manque d'unité, de style et de clarté. On

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y admire, la vivacité de la narralion, la gaîlc boullonnc des caractères et l'élégance de la versification.

VOrlando inamorato (Roland amoureux) du comte Boiordo. Ce poème, que l'auteur a laissé inachevé, se recommande par une extrême richesse d'imagination, un grand- art, beaucoup d'in- vention, des caractères fortement dessinés et fidèlement obser- vés. On souhaiterait y voir plus de décence.

L'Orlando furioso (Roland furieux), en 46 chants, par Arioste {1474-4533). Ce poème paraît être une continuation du Roland amoureux de Bdiardo ; c'est un labyrinthe de contes fabuleux, parsemé d'allusions h des faits contemporains, h des situa- tions personnelles, parfois défiguré par des traits satiriques, des réflexions malignes, des métaphores et des pensées re- cherchées, des images outrées, des peintures peu décentes. Le mélange du sacré avec le profane y est fréquent. Le poème manque d'unité ; il est régulier dans le plan et dans la con- duite de l'action; les transitions sont souvent brusques; les caractères ne sont pas toujours assez bien dessinés; les dis- cours sont quelquefois faibles et froids ; mais les descriptions se font remarquer par la richesse et par la force. Le style, parfois négligé, est en général riche et correcte, facile et clair, rapide et agréable. Les comparaisons se distinguent par leur beauté. Arioste, pour la facilité de la diction et la fécondité de l'imagination, est digne d'être mis à côté d'Ovide.

Le Ricciordctto, en 30 chants, de Fortigucrra (1G74-1735). Le <lésordre et une bizarrerie singulière, peu de respect pour la religion et la décence, déparent cet ouvrîige, qui du reste est écrit dans un langage facile et coulant, et ofi^re beaucoup de traits d'esprit.

* Chez les Esparpwh le héros le plus en vogue est le Cid (ou Seid, Seigneur), personnage moitié historique, moitié fabuleux du Xle siècle, plus rusé que brave, mais qui, se développant, s'épurant à travers une foule de poèmes, depuis les premiers chants des Romanceros jusqu'aux tragédies de Guillen de Castro

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et de Corneille, est devenu un type d'honneur oaslillan et de fierté chevaleresque. Le premier Pocme du Cid Carnpeador ;iam- piditctorj date du XIIc siècle. La chronique ruinée (1552) chante sa jeunesse; et Xinienez Agellon (1579") célèbre les Exploits fumeux de l'invincible chevalier.

Citez les Français : Turpin, ou les e/forts de Cltarlcniaijne et (lèses j)airs ou paladins pour chasser les Sarrasins de la France et d'une partie de l'Espagne. Ce poème porte le nom de son auteur, que quelques-uns croient avoir été Turpin, archevêque de Reims (j 800), tandis que d'autres l'attribuent à un poète du IG»^ siècle. Selon l'opinion la plus probable, c'est l'œuvre d'un moine ap- pelé Robert, qui vécut vers l'an 1095 (1).

'Le Roman d'Enéas, composition romanesque française du Xlle siècle, est une des trois principales transformations de l'épopée grecque et latine au moyen âge ; elle est calquée sur VEnêide, comme le Roman de Troie le fut sur ïlliade, et le Roman de Thèbes sur la Thébaïde. On attribue ces trois œuvres au trou- vère Benoit de Sainte-More. VEnéas suit le plan de Virgile, mais en appropriant les détails aux mœurs du temps. Enée devient un chevalier, et la magie remplace le merveilleux. Aussi VEnéas est-il moins une épopée qu'un roman en 10,000 vers.

Le Roman de la Rose, commencé par Guillaume de Lorris {j 1240), achevé par Clopinel, autrement appelé Jean de Mclmn (y 1280). C'est un roman allégorique et satirique, imité de l'/lrf d'aimer d'Ovide, composé de 22,000 vers de huit syllabes (2), On y trouve de l'érudition, une grande richesse d'images, des réflexions morales assez judicieuses, une versification facile, un style simple et naïf. C'est k\ aussi tout le mérite de cette production, que défigurent souvent des longueurs, des digres- sions hors du sujet, des transitions brusques, et des peintures licencieuses. On lui a disputé le titre de roman de chevalerie, parce que les exploits militaires n'y entrent que comme des incidents.

;i) Ce roman a servi de type à tous les autres; il a fourni à Aiiost».' uik- partie des matériaux de son poème.

,2' " Le poète raconte un songe. Il voit dans un verger une rose qu'il lui est interdit de cueillir. Vingt abstractions personniflées, telles que Danger, Dame ClwsleU, etc., dé- fendent la fleur. Le héros a pour auxiliaires BA- Accueil, Dame Oiseuse, etc. Les copies manuscrites de ce roman sont innombrables. Ou ne s'explique pas aujourd'hui la vogtie dont a joui ce livre.

'■2H\

L'Aslrce d'Honoré d'Urfé (1^07-1025). Une narration vive et fleurie, dit Boileau, des fictions très-ingénieuses, des caractères aussi fièrement imaginés qu'agréablement variés et bien suivis, mais une morale vicieuse, ne prècliant que l'amour et la mol- lesse, blessant même parfois la pudeur, distinguent ce roman. ' L'œuvre est en prose mêlée de vers.

Le Grand Cijrits et la Clélie de M"'-' Scudùrie (1G07-1701) (1). Ces romans se font remarquer par un style enflé, des caractères forcés et puérils, des aventures invraisemblables, et par une longueur ennuyeuse. (Chaque roman a dix volumes).

Cassandre, Cléopâtre et P'iaramond de La Calprenède (1610- 1GG3). Ces romans ne manquent point d'intérêt, et montrent que la nature avait doué l'auteur d'une imagination féconde. Les règles de l'intrigue et de l'unité y sont assez sévèrement ob- servées, et les caractères, quoique parfois outrés et puérils, sont en général bien dessinés. La Calprenède, comme Scudéi^y, paï'aît avoir pris pour modèle de ses romans Polexandre, roman de Gomherville (1600-1674).

'Toutes ces volumineuses élucubrations de galanterie héroï- que, régissaient la belle société du temps, en lui olTrant, sous prétexte d'histoire, la peinture quintessenciée d'elle-même. fVapcreauJ.

Amadis des Gaules. Ce roman parait avoir d'abord été écrit en français, au 12e siècle. Vasco de Lobeira, Portugais, le traduisit en espagnol. D'Herberai des Essarts (f 1552) traduisit l'ouvrage castillan en français. De Tressan (1705-1782) en fit une nouvelle traduction, en l'abrégeant de la moitié. L'Amadis des Gaules est plein d'esprit et d'agrément; la narration est facile et gaie, mais on y rencontre des tableaux trop sensuels.

Chez les Anglais : La Reine des fées, par Sjjenser (1520-1596). Les caractères de ce roman sont vigoureux et variés, les pensées et les tableaux animés ; le ton est grave et solennel, la versifi- cation heureuse. L'auteur recherche les formes vieillies et les redondances; il est gai et enjoué, mais parfois extravagant; il se permet par-ci par-là une satire contre le pape.

(1) * M'" Madeleine de Scudéry était la sœur de Georges de Scwléry, autuiir d'un grand nombre de drames et de répopée Alaric, poème remarquable par l'emphase et le mauvais sov'it. On connaît les vers de Boileau :

Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume

Peut tous les mois sans peine enfanter un volume, etc.

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VAvcadie de Ph. SUhicij (153»-158G), révèle une vaste ériuU- lion, des sentiments profonds, une imagination vive et féconde ; il est d'ailleurs écrit dans un beau style et une versification coulante. Mais, il a les mêmes défauts que les romans de Mlle Scudéry.

Cliez les Allemauds : Idris et Zénide, le nouvel Amadis et rObcron de Wieland (1731-1813). De beaux tableaux, d'intéressantes fictions, une narration attrayante, un style riche et harmonieux, telles sont les qualités de ces productions, mêlées malheureu- sement de peintures voluptueuses et très-dangereuses pour les mœurs.

(Cécile et la Rose enchantée, par Schulze (1789-i8I7). Ce roman se fait remarquer par des pensées délicates, des images frap- pantes et un diction douce, coulante et très-harmonieuse. Par- fois, l'auteur est trop difl"us.

* Chez les Néerlandais, les plus anciennes productions litté- raires sont du genre épique, et antérieures à leurs manuscrits dont les plus anciens remontent au milieu du XlIIe siècle (1250). Nous avons parlé p. 254 des Niehelungcn filet Nevelimjenlied] cette Iliade dont les Pays-Bas furent en partie le théâtre, et dont le texte Néerlandais se réduit à queLiues fragments (1). Le texte Néerlandais de Goedroen n'a pas encore été retrouvé. C'est rOdyssée du moyen âge dont les scènes principales se passent sur les côtes de nos Plandres. Il s'agit des aventures d'une jeune fiancée, transportée en Angleterre par le vainqueur de son fiancé, et finalement délivrée de son esclavage.

' Le reste de ces poésies primitives ne sont que des traduc- tions du latin ou des chansons de gestes françaises, résultat iné-

;i) Extrait îles funérailles île Sierifried, roi ilos Pays Bas. Doe liet ilie eile'.e vrouwe In tlie Ucrke ilrapen Zeyevrilo den iloeilen, ilen heren van Neilerland. Ay, wat men al vrouwen iloe daer droeve vand ! Doe men brachte ter kerken Zeycvrite dien liera, Songen aile die papen uter mate sere; Doe quam die eoninc Gunlheer daer tonlike gevr.ren, Eude Haijen quant met heme; dat sepie u te waren.... Si waren beiile druwe, dat doe ic u verstaen, Doe begonste men misse over die siele saen.... Syn sarc was pereet doe omirent middacli ; Men liielTene van der baren daer lii doe op lacli ; Daer '.vas menecli druwe, doe ic u bccant. In enen dieren pellen, dat men den doeden want:... Ay, wat men al oirranden doe ten outare droech Voer des heren siele: Hi îiaide eren genoeoh ! eîf.

27S

vi table du voisinage de la France. Elles se divisent aussi en Kard-ScKjei}, Arthur-Sagen etc. d'après le nom du héros. On a cru que le Roelantslied of de slag van Roncevale, dont le chant était déjà populaire chez les normands à la bataille de Hastinps (lOGO), a été primitivement écrit en 'flamand (1). C'est à tort qu'on a attribué une origine flamande au poème CJtarlcs et Ele- gast [Cucvle en ElegasteJ. Le texte que nous possédons est une traduction du français faite dans le Brabant vers 1240. Le texte français est perdu. On suppose dans ce singulier poème que Dieu, pour éprouver Charlemagne, comme jadis Abraham, lui commande de sortir la nuit de son palais pour se faire voleur. Une suite d'aventures heureuses récompensent l'obéissance aveugle du héros. Nous parlerons ailleurs des légendes de saints faites en imitation des chansons de gestes.

Parmi les productions romanesques du siècle dernier on ne peut citer que les Gevallen van Friso [Aventures de Friso., roi des Cangarides et des PvasiatesJ, par Guill. Van Haren (1710-1768) : « Riche en comparaisons heureuses et peintre vigoureux, l'auteur déploie encore les plus rares connaissances en histoire et en antiquités, » dit Siegenbeek. ' Mais le grand défaut de l'ouvrage c'est le peu d'intérêt que nous inspirent les aventures d'un prince indien qui devient enfin le fondateur du royaume des Frisons.

ARTICLE TROISIÈME.

POÈME HÉROÏ-COMIQUE.

Ou appelle poème héroi-comique celui dont le sujet est simple, commun, familier et pi^esque toujours risible, mais dont le style a la nobfesse et la dignité de l'épopée.

On appelle encore poème héroi-comique celui dont le sujet, gi^and et noble en lui-même, est traité d'une manière bur- lesque et risible. Dans ce cas, le poème héroï-comique est ordinairement une parodie du poème épique.

(1) Cette opinion s'est singulièrement fortifiée depuis 1840, grâce auK découvertes de MM. Rueleus, Stallaerl, Serrure, et particulièrement par la trouvaille d'un fragment de 565 vers du texte primitif, faite, en 1864, à Looz (Linibourg\ par M. l&chanoine Daris. professeur au St'minaire de Liège.

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Le plaisir que procure le poème liéroï -comique, consisle surtout dans le contrast». du fond avec la forme. Celui-là est- il sérieux, grave et noble, celle-ci est alors badine, risible et burlesque; celui-là est-il au contraire risible et vulgaire, celle-ci devient grave, sérieuse et noble.

Le but du poème héroï-comique est ou d'exciter le rire, ou de punir et de corriger des défauts. Dans le dernier cas, il prend le ton de la satire, et peut comme tel être rangé parmi les productions didactiques. Tel est, par ex., lleiuel^en de vos (Reineke le renard), la production la plus parfaite du moyen âge (v. p. 283), et le Dispensaire de l'anglais Gartli (1671-4718).

Unité d'action, intérêt, nœuds, dénoûment, peinture des caractères, ornements poétiques, merveilleux, ce sont autant de qualités que ce genre de poésie exige avec presque la même rigueur, que le poème épique.

Cependant, tout doit être assorti à la nature du sujet et au but du poète.

Poèmes héroï-comiques remarquables.

Chez les Grecs :\a. Batrachomyomachie ou Combat entre les Souri.^ et les Grenouilles, poème qu'on attribue à Homère (1).

Chez les Italiens : la Secchia rapita (le seau enlevé) ou Guerre entre les Moclénois et les Bolonais, au sujet d'un seau enlevé, par Alessandro Tassoni (1565-1635). Ce poème, très-intéressant et même instructif, se fait remarquer par une gracieuse facilité, une gaieté légère, une élégante versification et un style excel- lent. La décence y aurait être mieux gardée (2).

"* Chez les Espagnols : Un remarquable poète du XIVc siècle, connu sous le nom d'Arcliijjrêtre de Hita, et que d'autres ap- pellent Juan Piuiz, chanta la guerre acharnée que se font tous

(i; Les critiques ne s'accorilent pas sur le véritable auteur de la Batrachomyomachi-' . Les uns, coiuuie Hérodote, Martial, .Suidas, l'attribuent à Homère; les autres, comme Phttarque et Riccius dans ses Di.iserlationpx Honierkœ (Dissert. I), croient qu'un certain Pigretes composa ce poème. Voyez la Bibliotheca gro:ca de Fabrichts, t. 1, 1. II, c. n.

(2) * Ci-eu de Lesser en a fait une imitation fort ingénieuse en vers français, mais d'une gaieté pas toujours très-décente.

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les ans don Carnaval et dame Carême. Le premier, assis à table au milieu de ses ménestrels, est assailli par dame Carême, à la tête d'une armée de poissons de mer et d'eau douce; l'autre, parmi ses champions, voit les porcs et les poulets gras. La bataille se livre : trop alourdi par la mangeaille, don Carnaval est vaincu et chassé de son palais. Mais, au bout de quarante jours, il revient à la charge, et dame Carême, exténuée par l'abstinence, est à son tour mise en fuite au premier choc. Le prince Pâques succède à Mardi-Gras. fViardot, Etude sur l'Es- pagne].

Chez les Français : Je Lutrin, eu 6 chants, de Boileau (1636- 1711). Une dispute entre un trésorier et un chantre sur la place que devait occuper un lutrin, fait le sujet de cette pièce, l'auteur a ohservé tout ce que l'on peut exiger d'un poète héroï-comique. L'action est une; le merveilleux consiste en des personnages allégoriques, comme la Discorde, la Mol- lesse, la Nuit, la Piété, T lié mi s ; tous les caractères sont peints d'une manière remarquable, les discours sont bien soutenus, les peintures variées et riches. Le lecteur admire à chaque page l'extrême fécondité d'imagination du poète. C'est, dit M. de Lamoignon, un ouvrage bâti sur la pointe d'une aiguille. C'est un château en l'air, qui ne se soutient que par l'art et la force de l'architecte. En effet, l'esprit, le jugement, l'imagination, la verve, l'harmonie, tout s'y réunit pour en faire un chef-d'œuvre.

Le Ver-Vert de Gressct (1709-1777), en 4 chants. Le héros de la pièce, c'est le perroquet Ver-Vert, dont le poète chante les malheurs et les disgrâces. Des fictions riches et ingénieuses, des détails intéressants, des couleurs vraies et délicates, un ton gai et badin, un style pur, une versification harmonieuse, y attachent le lecteur, sans jamais blesser la vertu.

* J.-B. -Louis Gressct, à Amiens (1709), crut pendant quelque temps qu'il avait la vocation à l'état religieux, professa les humanités à Tours et à la Flèche, et s'établit définitivement à Paris (1735). Il publia d'abord Ver- Vert {1133), charmant badi-

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nage, dont nous venons de parler, puis la Chartreuse, le Lutrin vivant, des tragédies, qui réussirent peu, et des comédies, dont la meilleure esl le Méchant ('17-47). En 17-48, il fut admis à l'aca- démie. Peu après, il se retira à Amiens et renonça à la poésie, pour se livrer tout entier à des exercices de piété. 11 brûla lui- même plusieurs de ses ouvrages. Il est mort en 1777.

Chez les Anglais : la Boucle de Cheveux enlevée, par Pope. C'est un poème dénué d'action, de caractères, d'idées et de variété. Les descriptions y sont monotones, les plaisanteries froides. Le merveilleux des sylphes est peu intéressant. Le combat des piques contre les trèfles, des cœurs contre les carreaux, n'a pas plus d'intérêt. Tout le poème ne respire que la galanterie. Le style est élégant.

Le Hiidihras de Butler (lG12-iG90) ou Guerre civile de l'Angle- terre, sous Cliarles Jcr. Poème d'une inépuisable gaîté; mais il est trop diffus, il entre dans des détails puérils, et se permet des plaisanteries grossières et indécentes. " Hudibras n'est que le calque de Dcn Quichotte.

Le Dispensaire ou Bataille entre les Médecins et les Apothicaires, par Samuel Garth (1671-1718) imitation du Lutrin. La versifica- tion de ce poème, dit un Anglais judicieux, est coulante et ré- gulière, mais elle manque de vigueur ; le style en est clair et net, les parodies et les allusions heureuses (1).

Chez les Allemands ; le Frosch-Mai'i scier de Rollen]iagcn(lÎj\2- JG09). C'est une imitation libre de la r>atrachomyomachic d'Homère.

Le Brétailleur, en 6 chants, le Mouc]ioir, en 5 chants, le Mur- mnrateur en Enfer, en 5 chants, Vhacton, en 5 chants, de Zacha- riœ (1726-1777). Quoique Zacharia3 soit inférieur à Coileau et loin d'avoir l'enjouement du poète français, qui lui a servi de modèle, il mérite néanmoins l'éloge d'avoir mieux réussi dans le poème héroïque, qu'aucun autre poêle de son pays.

:1) Voltaire en a traduit ainsi le d^but :

Muse, raconte-moi les débats salutaires

Des médecins de Londre et dos apothicaires.

Contre le genre humain si lon^rtemiis réunis.

Quel Dieu, pour nous sauver, les rendit enneniis ?

Comment laissèrent-ils respirer leurs malades.

Pour frapper <1 grands coups sur leurs chers camarades r

(.'omment changèrent-ils leur coifllire en armet,

La seringue en canon, la pilule en Ijoulet...

282

* Chez les Belges : La Cinéide ou la vo.chc reconquise, par de Weyer de Streel (M. Ch. du VivierJ. C'est sous ce pseudonyme qu'un spirituel écrivain Liégeois publia en 1852 un grand poème héroï-comique, en 24 chants, sur un épisode de l'histoire natio- nale du ISe siècle, l'enlèvement d'une vache, Hélène ineompara- hle, qui devint l'occasion d'une guerre longue et sanglante. Le poème est bien conduit, malgré des incidents trop nombreux, et des épisodes un peu longs. La narration est généralement vive et rapide, parfois obscure à force de concision, parfois diffuse à force de détails. Le vers y est facile et soigné. L'en-' semble est un peu monotone et sec.

* La Cnît'/V?c s'écarte entièrement du poème héroï-comique tel que Boileau et Gresset l'ont créé en France. Il s'approche da- vantage de l'épopée romanesque des Italiens. Mais le goût italien est-il compatible avec le génie de la langue française.' Par exemple, le vers du Dante, mitigé cependant par une figure, peut-il justifier la crudité de l'imitation qu'en a faite le poète au chant 19 de sa Cinéide?

* C'était du reste une entreprise dificile que d'égayer le lec- teur, pendant 24 chants, et de mettre de l'esprit en sept mille vers. Il en est de l'esprit comme des essences. On ne les aime qu'en petite dose et en de petits flacons. Dans les grands, elles s'évaporent et perdent leur force et leur parfum. Nous citons :

* l'assemblée des démons.

Les uns, pareils aux monts dont le front touche aux nues. Pourraient frapper le ciel de leurs tètes cornues, Grifferaient de leurs pieds le centre des enfers, Et de leur queue immense enceindraient l'univers : Les autres, tout petits, légers comme vétille, Passeraient, sans toucher, par le trou d'une aiguille. Ceux-ci sur deux piquets ont un corps d'éléphant, La tête d'un taureau, des bras d'orang-outang : Ceux-là de l'écureuil ont la tête follette. Et tète de linot sous bonnet de coquette. D'autres, de pied en cap armés, frappant d'estoc, Vont à franc étrier à cheval sur un coq. On en voit se ruer vers la noire assemblée, Accroupis sur le dos d'une écrevisse ailée.

'■2SÔ

Les démons d'avocats du chien ont le gosier, Dents et griffes de chat, une queue en papier : Ceux des graves docteurs, d'un air plein de mystère, Vont pas à pas, lançant aux yeux force poussière. Ceux des abbés musqués arrivent sac au dos. Plein d'offices mal dits et de pieux bons mots. Ceux des vieux libertins portent ample perruque, s'accroche un vieux singe enfourché sur leur nuque. Ceux des jeunes dandys ont moustache, toupet. Verbe haut, fière allure et tête de baudet. Enfin, il n'est figure, accoutrement bizarre Dont l'infernal caprice à l'envi ne les pare

' La litlératurc flamande revendique avec raison son poème licroï -comique du Renard (lieinaert de Vos}. Des recherches appro- fondies ont démontré qu'au Xe siècle la première relation des combats entre le loup et le renard, tels qu'ils se trouvent dans ce poème, a été faite en Flandre en vers latins. De là, le poème est passé en France, et dès le commencement du XIII" siècle un poète flamand, Willem, l'a revêtu de la forme si spirituelle et si naïve qu'on lui reconnaît à présent. Le but du poète est didactique, mais la forme est satirique. C'est la critique popu- laire du luxe et des plaisirs corrupteurs des moeurs de ce siècle.

ARTICLE QUATRIÈME.

Poésie pastorale.

Le poème pastoral (Idylle, Eglogue) est un poème clans le- quel le poète dépeint le bonheur de la vie champêtre, eu déroulant à nos yeux le tableau de tout ce que ce genre de vie h d'agréable, tout en nous cachant ce qui pourrait en in- spirer le dégoût. Il décrit l'innocence et la simplicité de cette vie, sans parler de la rudesse de mœurs et de la misère qui souvent l'accompagnent. S'il dépeint les infortunes insépa- rables de la vie humaine, quelque heureuse qu'elle soit d'ail- leurs, il passe sous silence les revers qui dégoûteraient de la vie champêtre.

-ISi

Al secura quies, el nescia fallere vila, Dives opum variarum ; al lalis olia fundis, Speluncce, vivique lacus ; at frigida Tempe ]\IugiLusque boum, mollesque sub arbore sonini Non absunl ; illic sallus et lustra ferarum.

Vi)'(/., Géorg., II, 4G7-7I.

La vie pastorale peut être envisagée de trois manières :

Telle (lu'elle est aujourd'hui, la condition des bergers, des pêcheurs, etc., est basse, laborieuse, servile; leurs occupations sont désagréables, leurs idées ordinairement ignobles et gros- sières.

2^ Telle qu'elle était dans les temps anciens, du temps des , patriarches surtout. C'était alors une vie simple, heureuse, paisible et aisée. Les troupeaux composaient les véritables richesses, l'état pastoral était en honneur, les fils des rois et des princes ne se croyaient pas déshonorés en gardant les troupeaux.

3" Telle qu'elle n'a jamais existé et qu'elle n'existera jamais. Ce serait un état' l'on joindrait à l'innocence, à l'aisance du premier âge, le goût délicat et les manières polies des temps civilisés.

Le premier de ces états étant trop bas, le troisième trop raffiné, le poète pastoral choisira toujours le second.

Règles. Ordinairement, le poète pastoral fait rouler son poôme sur une action, ce qui est beaucoup plus intéressant que les descriptions de vallons, de rivières, de pâturages, etc.

1" Avant tout le poète doit fixer le lieu de la scène à la cam- pagne. L'idylle fuit les palais et les villes; elle se plaît aux champs, au fond des vallées, sur le bord des ruisseaux, à l'ombre des forêts. Il faut ensuite que la scène soit précisée de manière qu'on ne la confonde pas avec quelque autre, et qu'on en ait une idée bien distincte. Il convient enfin que le lieu de la scène soit assorti au sujet de chaque pastorale. Celui-ci est-il triste, que la scène inspire la tristesse; est-il gai, au contraire, que la scène le soit aussi.

Dans la 5'-^ églogue de Virgile, remarquez comme lu scène présente un aspecl sombre :

Sive sub incertas zephyris nmtanlii)us umin'as, Sive anlro poLius succedimus. Adspice uL anlruni Silveslrl raris sparsil labrusca racemis.

Théocrite a excellé dans l'art de peindre le lieu la scène.

* Voici l'exposition de la 21e idylle de ce poète :

Deux vieux pêcheurs étaient couchés ensemble.

Ils s'étaient amassé de l'algue sèche sous leur hutte de jonc,

El reposaient contre un mur de ieuillage. Près d'eux

Gisaient les instruments de leur travail, des paniers,

Des roseaux, des hameçons, des appâts couverts d'algue,

Des lignas, des nasses, des labyrinthes d'osier.

Des filets, des rames et, sur des rouleaux, une vieille nacelle.

Sous leur tète, une petite corbeille de jonc ; leurs vêtements

servaient de coussin.

C'était tous les instruments de travail des pécheurs, toute

leur richesse. Le seuil n'avait pas de porte, pas de chien ; Tout cela leur semblait superflu, car la pauvreté les gardait. Nul voisin sous la main ; vers leur cabane, que la pauvreté Pressait de toutes parts, la mer s'étendait mollement. Le char de la lune n'avait pas encore achevé la moitié de son

cours. Lorsqu'un travail ami éveillait les pêcheurs, et que de leurs

paupières

Secouant le sommeil, ils excitaient ce chant dans kair esprit.

L'indication du temps l'action se passe, est un puissant moyen d'intéresser. Aussi Tliéocrite et Virgile n'oublient-ils pas de l'indiquer, lorsqu'ils le jugent à propos.

Frigida vix cœlo noctis decesserat umbra, Cum ros in tenera pecori gratissimus herba ; Incumbens tereti Damon sic cœpit olivic.

ViRG. Eglog. VIII, V. 14-17.

"2' Les acteurs dans la pastorale, seront des bergers, ou, en général, des hommes livrés k des occupations cham-

-À^a

pétres, comme les pêcheurs, les moissonneurs, les vigne- rons, les chasseurs, les jardiniers, etc. Simples et naïfs, exempts de fortes passions, qu'ils ignorent les grands cha- grins et les cuisantes inquiétudes. Les malheurs qui les menacent doivent ressembler h ces nuages pluvieux h travers lesquels le soleil ne laisse pas de percer (J). Doués de bon sens et de réflexion, ils ne seront pas trop spirituels, ni rai- sonneurs. Il est naturel qu'ils s'entretiennent de ce qui se passe sous leurs yeux, et de ce qui les touche de près : comme de leurs malheurs et de leurs prospérités, de leurs agréments et de leurs chagrins domestiques, de-leurs affec- tions, de leurs occupations, etc. S'ils parlent d'évènementï> politiques, que ce soit avec un certain embarras, qui tra- hisse leur ignorance en cette matière. Jamais ils ne doivent paraître savants ni subtils. Le poète mêlera adroitement ii leurs entretiens, des récits variés sur des sujets moins arides.

3" Quant au fond de l'églogue, il est épique, lorsque le sujet est une action, comme dans la 7'"° églogue de Virgile; ou Ji/rique, quand l'églogue n'exprime que des sentiments. C'est ainsi qu'il y a des églogues qui sont de véritables élégies, comme l'épitaphe de Bion, la 5'"^ églogue de Virgile, qui a pour sujet la mort de César.

4" Qu'int à la forme de la pastorale, elle est épique, lorsque le poète lui-même parle, comme dans la 2'"'' idyle de Théo- cA-iie, la 4'"'^ églogue de Virgile, la 4""^ idylle de Gessner, Mirtil, et la 6'"% Amynias. La forme est dramatique, quand le poète met le récit dans la bouche de ses personnages, comme dans la 1"^ églogue de Virgile et la 2™*= de Gessner, Idas et Mycon. La forme est épique-dramatique, lorsque le

(1) Heyne, dans sa dissertation sur le iioèine buoolique mise à la tète ilu 1" voluine de .■*on édition de Virgile.

2S7 -

poète parle lui-même et fait aussi parler les acteurs. Voyez

la 8""^ idylle de Théocrite et la 8™" églogue de Virgile.

Remarques. Les poètes modernes ont créé des genres de poésie pastorale différents du genre de Tliéocrite et de Virgile. Ils ont fait des drames pastoraux. De ce genre sont : Evandre et Alcimna de Gessner, en trois actes ; son Erastc, en un seul acte; YAminte du Tasse, le Berger fidèle (Pastor fido) de Guarini (1537-1612), Philis de Scyros fia FilU di SciroJ de Bonarelli (1563- 1008), et le Gentil berger à'Allan Ramsay (1686-1758).

Le style de YAminte est en général diffus, trop fleuri, trop uni- forme, trop travaillé pour la passion. A côté de passages pleins de grâce se trouvent des tableaux licencieux. L'on voit partout Théocrite, Virgile, Anacréon et Moschus.

Le Berger fidèle de Guarini est imité de YAminte. Des compa- raisons outrées, des pensées fausses, des jeux de mots et des peintures voluptueuses flétrissent cette production. Il y a plus (Félégance et de pureté de goût dans YAminte, mais plus de variété et de chaleur dans le Pastor fîdo.

Bonarelli, dans sa P/u7is de Scj/ros, est souvent aflectc, raffine, guindé. Le style, poli à l'excès, est doux et harmonieux. Bo- narelli imite le Tasse et Guarini; mais il n'a ni les sentiments du premier, ni la fécondité du second.

2o Outre des drames pastoraux, les poètes modernes ont aussi fuit des Epopées jjastorales. Sous ce nom, on désigne ces pasto- rales dont l'action a une grande étendue. Tel est, p. ex., le/j)'e- micr Navigateur de Gessner, en 2 chants; Daphnis, en 3; \aMort d'Abel, en 5 ; Herman et Dorothée de Gôthe ; PnrUienaïs ou Voyage aux Alpes, par Baggesen (1764-1826) ; les Hôtes du Nord (die nor- dischen Giiste), par G. de Gaal, en 1783.

3o Ils ont fait des pastorales allégoriques, dans lesquelles les poètes eux-mêmes ou d'autres personnages, prennent des noms de pasteurs et s'entretiennent sur différents sujets, même scien- tifiques et littéraires. C'est un moyen très-commode de parler d'une manière délicate de soi, de ses bienfaiteurs, de ses enne- mis, de distribuer l'éloge et le blâme d'une manière cachée, mais d'autant plus piquante. De cette nature sont, la le et la 9c églogue de Virgile, et plusieurs idylles de M'»c Deshouliéres.

4o Cependant, quelquefois l'églogue sort de sa sphère natu- relle, et chante des objets plus relevés que les délices cliam-

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pûlœs, comme la '15e idylle de Tliéocrile,- les Adouiasuses, la 4e églogue de Virgile, Sicelides Mnsw, et le Messie de Pope. Alors aussi le style peut et doit être plus noble et plus grave.

Boileau, dans son Art poétique, a tracé les; règles de l'idylle d'une manière qui ne laisse rien à désirer.

Telle qu'une bergère au plus beau jour de fête, De superbes rubis, ne charge point sa tête, Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants, Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements, etc.

Chant II.

5'J Quant à Vorigine du poème pastoral, il faut distinguer le chant des pasteurs de celui des hommes d'esprit qui nous ont dépeint les délices et le bonheur champêtres. Celui-là remonte avec la vie pastorale au commencement du monde (Gen. lY). Celui-ci a pour inventeur, d'après les uns, Diomus, d'après les autres, Stésicho)-e(sLV. J.-C. 550), d'après d'autres encore, Th'éo- crite, de Syracuse. On peut avec raison regarder ce dernier comme l'inventeur de la poésie pastorale, parcequ'il a porté ce genre de poésie à sa plus grande perfection, et qu'il est le pre- mier qui nous ait laissé des compositions pastorales. Le genre pastoral ne paraît pas avoir été inconnu aux Hébreux: car, plusieurs livres de l'ancien Testament peuvent être envi- sagés comme des idylles. Tels sont le livre de Riitli^ le livre de Tohie et le cantique des cantiques.

POÈTES ANCIENS ET MODERNES QUI ONT EXCELLÉ DANS LA PASTORALE.

Chez les Grecs : Théocrite (275 av. J.-C), qui a donné à ses pastorales le nom d'Idylles (el^vllioC), c'est-à-dire, images^ portraits. La simplicité, la naïveté, la grâce, le mettent au pre- mier rang des poètes bucoliques anciens et modernes. Quelques- unes de ses idylles appartiennent au genre des mimes, d'autres au genre lyrique. On lui reproche d'être trop diffus dans les descriptions, de rendre ses personnages parfois trop grossiers, et de présenter des tableaux voluptueux.

* Théocrite était natif de Syracuse ; mais il quitta la Sicile à cause des troubles politiques qui l'agitaient, et passa une par- tie de sa vie à la cour des deux premiers Ptolémées. Il revint

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plus tard dans sa patrie, auprès de Hiéron II, et mourut à un âge fort avancé. On a de lui 30 idylles.

MoscJius et Bion, tous deux contemporains du précédent. Ils n'ont ni la simplicité, ni la naïveté, ni l'élégance de Théocrile ; ils sont trop ornés et font quelquefois parade d'esprit.

* Bion, à Smyrne, était le maître et l'ami de MoscJtus, nalil de Syracuse.

' Mélcagre, poète grec, en Syrie (150 av. J.-C), nous a laissé une idylle magnifique sur le Printemps.

Chez les Romains : Virgile. Ses pastorales portent le nom à'Efjlogites {ÏY.\oyy.'i), c'est-à-dire, choix de petites pièces de poésie. Elles se distinguent par des grâces naturelles, par l'élé- gance, la délicatesse et la pureté du style. Virgile ne produit sur la scène que des bergers, tandis que Théocrite y introduit des moissonneurs, des pêcheurs, etc.

Calpurnius, natif de Sicile, poète du troisième siècle après J.-C. 11 existe onze églogues publiées sous son nom, dont quatre sont attribuées à Némésien, qui vécut au même siècle. Calpur- nius est inférieur à Virgile; son style est souvent emphatique, parfois ignoble et barbare. Il a imité Virgile, et plus encore Théocrite.

Chez les Anglais : Pope, imitateur de Théocrite et de Virgile. Ses pastorales ne se recommandent que par la versification, qui est facile et coulante. Il en faut dire autant de P/it7jjjs(1671- 1749). Ceux qui ont le mieux réussi sont Gay (1G88-1732) et Shenstone (1714-1763); ils ont le mieux saisi le ton simple et naturel du genre.

Cliez les FroMçais : Ronsard (1524-1585). On trouve chez lui une imagination forte et brillante, un esprit fécond; mais il manque de discernement et de goût ; sa muse pastorale est trop raffinée et trop savante.

* Ronsard, près de Vendôme, fut successivement page et diplomate auprès de différents princes. Charles IX en fit son compagnon inséparable. Couronné aux jeux Floraux, il reçut une statue de Minerve d'argent massif. Il était prêtre.

* Rémi Belleaif, auteur des Bergeries (1528-1577).

Racan {Honorât de Beuil, marquis dej, de l'académie (1589- 1670). Il est le premier qui, en France, se soit distingué par la pastorale. Ses Bergeries se recommandent par beaucoup de

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naturel, de délicatesse et une grande douceur d'harmonie.

* C'est une pièce de théâtre en cinq actes qu'on ne lit plus guère. A côté des passages les plus monstrueux, il s'y trouve des vers d'une grâce naïve et charmante.

Segrais (1625-1701), Ses idylles ont la simplicité naturelle, mais noble et décente qui convient au genre. Son style est pur et élégant. Les romans espagnols et français lui ont servi de modèles pour l'invention.

Mme Deshoulières (1634-1694). Cette femme, qui avait un vrai talent, mais dont on a exagéré le mérite poétique, a beaucoup contribué au développement de la poésie pastorale en France; on lui reproche un peu de monotonie, un ton trop constamment élégiaque et parfois des vers faibles. Ses meilleures pastorales sont : les Moutons, les Fleurs, les Oiseaux, le Ruisseau. Nous cite- rons sa belle Pastorale allégorique au chap. VI. La fille de cette femme poète a aussi laissé quelques pastorales.

Fontenelle (1657-1757). Ses pastorales manquent de simpli- cité, de naturel et d'élégance; les idées sont trop raffinées, mais la versification est négligée.

Léonard (1744-1793). Des pensées naturelles, naïves, délicates, distinguent ses pastorales; la versification est douce, simple et facile.

Berquin (1749-1791). Une versification facile et agréable, la simplicité, la tendresse, le naturel, sont les caractères de sa muse pastorale, qu'il déshonore quelquefois par des peintures licencieuses. Comme Léonard, il a imité plusieurs idylles de Gessner, telles que les Deux tombeaux, le Berger bienfaisant, les Petits enfants, la Tempête.

* André Chénier (voy. p. 150) : ses Idylles, presque toujours antiques, sont parfois dignes de Théocrite. Malgré de nom- breuses incorrections, elles séduisent et entraînent par le charme des vers. On distingue entre autres la Liberté, le jeune Malade et surtout l'Aveugle, tendre et sublime idylle sur Homère.

Chez les Allemands : Gessner (1730-1788), qu'on appelle avec raison le Théocrite de l'Allemagne, parce que de tous les auteurs modernes qui se sont exercés dans le genre pastoral, Gessner est celui qui s'est le plus rapproché des anciens. On a de lui des Idylles, le premier yavigateur, Daphnis,

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Evandre et Aldmna, Erasie et la mort d'Abel. La simplicité, un aimable abandon, la naïveté et la tendresse, l'harmonie, la variété et l'élégance, la beauté des images et des senti- ments rendent ses écrits bien supérieurs aux idylles de l'an- tiquité; ils font aimer la nature et plus encore la vertu, en nous dépeignant tantôt la tendresse paternelle et la piété filiale, tantôt la beauté de la vertu et la laideur du vice, tantôt le respect pour la divinité et la bienfaisance envers les hommes. Cependant, Gessner est tombé parfois dans le ton doucereux et alfecté. On est choqué également de l'usage delà Mythologie, qui ne nous intéresse plus guère. Dommage encore que Gessner, au lieu de puiser ses sujets dans un monde purement idéal, ne les ait pas puisés dans la Suisse pastorale, sa patrie.

J.-A. Vûss (1751-1826). Son soixante-dixième Anniversaire (der siebenzigste Gebwrstdag) lui a mérité une place distinguée parmi les poètes bucoliques. Cette production est un modèle de naturel, de simplicité et de vérité.

Baggesen. Son Voyage aux Aljjes, que nous avons mentionné plus haut, est écrit dans un style vigoureux, simple et fleuri ; l'harmonie de ses vers mérite les plus grands éloges. Mais, on doit lui reprocher l'usage des êtres mythologiques dans un sujet tout à fait moderne.

G. de Gaal, auteur des Hôtes du Nord. Le sujet de cette épopée pastorale est une visite dont deux personnages haut placés honorent un paysan de la Suisse. La manière vraiment at- trayante dont l'auteur a su traiter pendant le cours de douze chants un sujet si simple, décèle la puissance et la fécondité de son génie.

Kleist (1715-1759) et Bronner (né en 1758), quoique de beau- coup inférieurs à Gessner, font néanmoins honneur à l'AUe- niagne.

Chez les Néerlandais : J.-B. Wcllekens, à Alost (1 058-1726), peut être regardé comme le père de la poésie bucolique en Hollande. * Artiste-orfèvre, peintre et poète il était surtout bon catholique. A. Moonen prédicateur prolestant (1644-1711), avait

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écrit des bergeries avant lui, mais sans succès : ses bergers sont trop savants. Les pastorales de Wellekeus, au contraire, se distinguent par la simplicité et le naturel. De Uaen (1707- 1748) est peut-être le seul qui, dans le genre pastoral, se soit approché de Wellekens.

Entre les poètes bucoliques modernes, Tollens et Loosjes mé- ritent une mention particulière. Celui-ci a imité avec succès le Théocrite suisse, l'immortel Gessner.

* En 1853, un poète hollandais, M. Lcesberg, de La Haye, a fait imprimer un petit nombre d'exemplaires d'un recueil de poésies pastoralcti, remarquables sous tous les rapports. Le style est pur, correct, simple et toujours soigné. La versification est coulante et d'une rare harmonie.

ARTICLE CINQUIÈME.

r Apologue (i) ou la Fable.

L'Apologue est le récit d'un fait particulier et fictif, présenté comme réel, attribué à des êtres quelconques, et qui rend sensible une vérité morale, qu'on appelle la moralité ou le sens moral.

Le fond donc de VApologiie est une action, et cette action est attribuée à des êtres quelconques : (des dieux, des hommes, des animaux, des arbres, des plantes), ou bien à des êtres allégoriques, comme la crainte, l'espérance, l'ima- gination, l'esprit, la fortune, etc., auxquels le poète suppose de la vie, de l'intelligence, du sentiment, et la faculté d'ex- primer leurs idées et leurs sentiments.

L'action de la fable doit être présentée comme réelle, et non pas seulement comme probable ou possible. Ce ne serait plus une fable, mais un exemple. Elle doit de plus réunir ii peu près les mêmes qualités que celle de l'Epopée.

1'' Elle doit être une, en sorte que toutes les circonstances concourent au même but, qui est d'établir la morale. La fable

(1) Du grec y.'KO/.OyOÇ, récit, récit allégorique.

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des deux Pigeons de la Fontaine pèche contre cette règle. 2" Elle doit être complète, avoir un commencement, un milieu et une fin; c'est-îi-dire, une exposition, une intrigue et un dénoûment.

3" Elle doit être vraisemblable, eu égard aux caractères, aux situations, au temps, au lieu, tels que le poète les a in- diqués et que nous les concevons. Ce serait donc y manquer que de peindre l'âne spirituel, le renard stupide, le lion timide, le lièvre courageux; et si les acteurs sont des êtres allégoriques, de peindre, par exemple, le buisson doux, le chêne rampant et flatteur, l'espérance avec des regards sombres, la flatterie dure et brusque, etc.

Quant II la moralité, elle peut être placée avant ou après le récit. Placée avant, elle procure au lecteur le plaisir de com- parer avec elle les diverses parties du récit. Placée après, elle a cet avantage qu'elle tient l'esprit du lecteur en suspens, qu'elle aiguise sa curiosité. En tout cas, la morale doit être une, vraie, c.-à-d., découler réellement du fait; claire, c.-à-d., qu'on doit pouvoir la saisir sans étude; brève, afin qu'elle s'imprime fortement dans l'esprit; et intéressante, c.-ii-d., qu'elle ne doit être ni trop abstraite, ni trop com- mune et vulgaire. Remarquez qu'on peut se dispenser de l'exprimer, quand elle est assez claire d'elle-même, comme dans la Cigale et la Fourmi.

Les caractères des personnages doivent être dessinés avec précision, et ne pas se démentir; il en faut au moins deux. Il importe de plus, que ces caractères soient connus de la plupart des lecteurs. Voilà pourquoi le fabuliste aime à in- troduire sur la scène des animaux, parce que le caractère d'une foule d'entre eux est généralement connu.

La scène, ou le lieu de l'action doit être dépeinte d'une manière claire et intéressante.

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La narration de la fable doit être :

1" Simple, éloignée de ce qui sent la recherche, l'affecta- tion, l'effort et le travail; plus elle est naïve, plus elle plaît.

2" Concise. La concision est l'âme de la Fable, dit La Fon- taine; donc, point de faits superflus, inutiles et étrangers, point de redites.

Claire. La clarté résulte de la liaison qui existe entre le récit et le sens moral.

Riante, gracieuse, poétique, dans les descriptions et les tableaux.

Origine de l'Apologue.

On ne peut assigner avec précision l'époque qui vit naître l'apologue. Il paraît être très-ancien, puisque nous le rencon- trons déjà chez les Hébreux. On sait que Nathan reprocha à David son crime sous l'emblème d'une belle allégorie (les Rois, I, II, ch. xii). Joalham, par la fable des arbres qui vont se choisir un roi et qui, après avoir essuyé le refus des plus nobles de la forêt, s'adressent au buisson, reproche aux habi- tants de Sicheni la folie qu'ils viennent de commettre, en élisant Abimélech pour leur souverain (liv. des Juges, ch. IX): Joas, roi d'Israël, répond aux messagers qu'Amasias, roi de Juda, députa vers lui pour lui proposer la guerre^ par la fable sui- vante : « Le chardon du Liban envoya vers le cèdre qui est au » Liban, et lui fit dire : donnez votre fille en mariage à mon fils ; » et les bêtes de la forêt du Liban passèrent, et loulèrent aux » pieds le chardon. » (Les rois, I, IV, ch. xiv, v. 9). Cette fable veut dire qu'Amasias est aussi impuissant, comparé à Joas, que le chardon comparé au cèdre.

Esope instruisait presque en même temps par ses fables les villes et les rois d'Asie; et, à Rome, Ménénius Agrippa ramena le peuple révolté au devoir, par la fable des Membres révoltéft contre V estomac (Tite-Live, II, 32). Mais déjà avant Esope, Hésiode, sous l'emblème de la fable de VEpervier et du Rossigr^ol, avait donné aux hommes le conseil de ne pas lutter inutilement contre la force et la puissance [les Travaux et les journées, v. 200- 210). Le premier qui, chez les Romains, traita l'apologue comme

29»

un genre de poésie, ayant ses règles particulières, fut Horace Sa fable du Rat des champs et du Rat de ville (Sat. L. II, C) est digne d'attention. Phèdre perfectionna la fable ésopique, en la revêtant des charmes du sentiment et de la poésie.

Le penchant naturel de l'homme pour l'exemple, l'allégorie et la parabole; la crainte de déplaire en révélant des vérités salu- taires, mais pénibles à entendre ; le plaisir que procure la fable : tout cela doit avoir beaucoup contril)ué à faire cultiver ce genre de production. L'apologue est, à la vérité, un moyen d'instruire agréable, facile, bref et sûr. L'homme aime les exemples et tout ce qui est récit. La morale contenue dans la fable arrive sans obstacle à son âme, le fait sur lequel elle repose et qui paraît d'abord ne pas devoir se rapporter à lui, lui dérobe son approbation et détruit pour un instant ses préjugés. Il se plaît à voir agir des êtres pour lesquels il n'est prévenu ni en bonne ni en mauvaise part ; il est attentif à leurs actions, il en tire des conclusions justes, vraies, dont il n'a pas de suite soup- çonné, mais dont il ne tardera pas de comprendre le rapport à lui-même. Il finit par s'appliquer ces paroles d'Horace . Mutaio nomine de te fabula narratur (Sat. L. I, s. 1, v. 69).

Fabulistes distingués tant anciens que modernes.

' Che: les Arabes : Lokman, de la tribu d'Ad, qui paraît avoir vécu vers le temps de David, d'autres disent du temps d'Abra- ham. On lui attribue diverses aventures singulières, fort ana- logues à celles de l'Esope des Grecs. Plusieurs de ses fables se retrouvent dans celles d'Esope. De savants orientalistes ont même cru que les fables de Lokman sont fort récentes, et qu'elles ne sont qu'une imitation de celles du fabuliste grec.

* Chez les indiens : Pilpay ou Bidpay, vizir d'un roi de l'Inde, nommé Dabshelim, vécut à une époque inconnue; selon les uns» 2000 avant J.-C, selon d'autres, plusieurs siècles plus tard. Il est l'Esope indien. Ses fables forment une espèce de roman politique et moral, dont les principaux personnages allèguent des apologues ou fables à l'appui des opinions qu'ils avancent, et des conseils qu'ils donnent. Plusieurs de ces apologues ont été mis en vers par La Fontaine. L'ouvrage, écrit primitivement en sanscrit, fut traduit, au vie siècle, en langue perse (pehlvi), puis en hébreu, d'où il fut traduit en latin et en français. Tout

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le recueil se compose d'une introduction et de quatre livres, renfermant 62 fables. Nous citons la

* Fable d'un Renard et d'une Poule.

Sire, poursuivit Damna, il y avait dans un bois un renard qui cherchait de tous côtés de quoi manger. Il vit au pied d'un arbre une poule qui grattait la terre; mais un tambour qui était suspendu à cet arbre, faisait du bruit toutes les fois que les branches agitées par le vent le touchaient. Le renard allait se jeter sur la poule, lorsqu'il entendit le bruit du tambour. Ho! ho ! dit-il en le regardant, ce corps doit avoir de la chair à pro- portion de sa grandeur, et vaut mieux que la poule. En disant cela, il monta dans l'arbre; et la poule, le voyant monter, s'en- fuit. Il fit tous ses efforts pour déchirer le tambour. L'ayant crevé, il fut fort surpris de n'y trouver qu'une simple peau. Alors poussant des soupirs, il s'écria : Malheureux que je suis ! j'ai perdu un morceau délicat pour l'apparence d'un morceau plus gros.

Chez les Grecs : Esope. Il vécut du temps de Crésus et de

Solon, 570 av. J.-C. Il a donné son nom au genre. Quelques

littérateurs ont douté si les fables qui sont parvenues jusqu'h

nous sous son nom, lui appartiennent réellement. Quoi qu'il

en soit, elles renferment de belles instructions, de sages

principes de politique et de philosophie, mis à la portée de

ses contemporains. Elles se rapportent, pour la plupart, aux

événements du temps vivait le poète. Le style en est

simple et clair. On ne sait pas si elles furent d'abord écrites

en prose ou en vers.

* Babrius, auteur d'un recueil de fables en vers lambiques. On n'en connaissait que quelques fragments épars dans les anciens, lorsqu'on 1840, un savant de Macédoine, établi en France, M. Minoïde Minas, fut envoyé en Grèce par le gouver- nement, afin d'y chercher des manuscrits, et y déterra celui des fables de Babfius, dans le couvent de sainte-Laure, au mont Alhos. L'écrivain paraît avoir vécu entre le 2e et le 4e siècle. Son style semble déceler une époque de décadence

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déjà avancée. Aussi simple que Plièdre, il le surpasse souvent par son élégance exquise et par la finesse de son esprit délicat. Il possède en outre la grâce et la variété de La Fontaine. Nous citons sa fable des Oiseaux et du Choucas, qui est supérieure à celle du Geai paré des plumes du Paon de La Fontaine.

* Les Oiseaux et le Choucas.

Un jour, Iris, brillante messagère du ciel, annonça aux oi- seaux que, dans la demeure des dieux, on proposait un prix pour la beauté.

Elle fut soudain entendue de tous ; et tous se trouvèrent pris du désir des présents divins.

D'un rocher inaccessible aux chèvres ruisselait une source, qui versait son eau transparente et doucement tempérée. accourut toute la tribu des oiseaux; ils se lavaient le bec et les pieds, secouaient les ailes, se peignaient le plumage. Vint aussi à cette source un choucas, vieux fils de la corneille, qui ajustant à son corps humecté une plume de chaque oiseau, se trouva seul paré de couleurs très-variées, et, plus fier que l'aigle, s'envola vers les dieux. Zeus était émerveillé et lui don~ nait la victoire, si l'hirondelle, en sa qualité d'athénienne, ne l'eût convaincu d'imposture, en lui arrachant la première une plume. Le choucas lui dit : « Ne va pas agir à mon égard en sycophante. » Dès lors, se mirent à le lacérer et la tourterelle, et la grive, et la pie, et la huppe, qui joue sur les tombeaux, et le vautour, meurtrier des timides oiseaux, et tous les autres pareillement; et l'on reconnut le choucas.

« Enfant, pare-toi de tes charmes naturels ; car, si tu brilles ■) d'un éclat emprunté, l'on t'en dépouillera. »

Chez les Romains : Phèdre (3S av. J.-C. 44 ap. J.-C), natif de Thrace, il vivait à Rome, il était venu comme esclave sous Tibère. Il a pris Esope pour son modèle. La simplicité, la pureté, la clarté, la brièveté et l'élégance sont les qualités caractéristiques de ses fables. Il n'y a pas un mot de trop, pas un qui ne soit à sa place, pas un qui puisse être échangé pour un meilleur. Ses vers, quoique travaillés avec un art infini, sont extrêmement faciles, coulants, et ne trahissent pas le moindre effort.

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* Les cinq livres de Fables de Phèdre ne furent trouvés et im- primés qu'en 1596, par Fr. Pitliou. On refuse à Phèdre le génie de la fable : au lieu d'allier la finesse à la naïveté, il est tantôt fin sans être naïf, tantôt naïf sans être fin. On ne trouve pas chez lui l'observation intime des mœurs des animaux. Il n'y a aucun trait fin sur leur allure extérieure, leurs habitudes ; ce sont des interlocuteurs sous des noms de bêtes. Mais c'est par le style qu'il attache : sévère, et pourtant facile ; travaillé, et pourtant simple. Néanmoins, on lui reproche d'employer fréquemment l'abstrait pour le concret : coHi longitudinem, etc. (NisardJ.

Cliez les Français : * On sait maintenant qu'on doit à Marie de France (xiiF siècle) le premier recueil de fables que l'on con- naisse en français, et qu'elle avait intitulé Ysopet (petit Esope). Elles se font remarquer par une raison supérieure, un esprit simple et naïf dans le récit, et par une justesse fine dans la morale. La simplicité du style fait douter si La Fontaine n'a pas plutôt imité Marie qu'Esope. Il lui est entièrement redevable, ce semble, des sujets de la Femme noyée, du Renard et le Chat, du Renard et le Pigeon, etc.

La Fontaine (1621-1695) occupe la première place parmi les fabulistes modernes. Il égale toujours Phèdre, son mo- dèle, le surpasse souvent, et n'a été jusqu'ici surpassé par personne. Le naturel, la simplicité et surtout la naïveté, la gaîté, une facilité et un goût exquis, une grande variété, une versification harmonieuse et une grande vivacité dans le dialogue, voilà ce qui caractérise les fables de La Fontaine. Son style est toujours adapté aux choses : il est tantôt noble (le Vieillard et les Jeunes hommes), tantôt piquant f/^s Animaux malades de la peste), tantôt gracieux et riant (les Lapins), tantôt touchant (les deux Amis), tantôt sublime (les Vautours), toujours élégant et soigné, toujours harmonieux, toujours inimitable. Presque chaque vers est devenu proverbe. Les vieux poètes français et particulièrement Marot lui ont servi de modèles pour le style. Nous ne citerons ici aucune de ses fables ; elles sont entre les mains de tout le monde. Cepen-

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dant, celles que nous venons d'indiquer méritent surtout d'être lues, ainsi que les suivantes : le Chêne et le Roseau le Paysan du Danube le Gland et la Citrouille le Singe et le Chat le Coche et la Mouche la Laitière et le Pot au lait le Chat, la Belette et le Lapin le Hat qui s'est retiré du monde le Statuaire et la statue de Jupiter.

Jean La Fontaine, à Château-Thierry, était fils d'un maître des eaux et forêts. A l'âge de 20 ans, il entra au séminaire en vue de la vie religieuse. Mais après un an, il en sortit pour se lancer dans les plaisirs du monde. Il quitta la charge que son père lui avait cédée, et se rendit à Paris (IGGO), oii il trouva de puissants protecteurs, entre autres le surintendant Fouquet, dont la disgrâce fut l'occasion du premier chef-d'œuvre de sa plume : Elégie aux nymphes de ï'awa:('1662). Le prince de Condé, le duc de Bourgogne, Henriette d'Angleterre, le favorisèrent ; Racine et Molière étaient de ses amis; mais il n'obtint jamais les faveurs de Louis XIV. Ses fables virent le jour en 1668, 1678 et 1694. 11 fut reçu à l'académie, en 1684. Pendant vingt ans, il trouva un refuge auprès de Mme de La Sablière, et c'est qu'il composa la plupart de ses fables. Après la mort de sa bienfaitrice, le vieillard fut accueilli par M'"e d'Hervart. C'est chez elle que, touché de repentir, il revêtit le cilice qui ne le quitta plus. On vit alors La Fontaine, pleurant en pleine acadé- mie sur la licence de quelques-uns de ses écrits, se condamner pour le reste de ses jours aux exercices de la plus austère piété. Il mourut deux ans après. On raconte que la garde qui le soignait dans sa dernière maladie, disait à son confesseur, l'abbé de Pouget : « ! ne le tourmentez pas tant ; il est plus bête que méchant. Monsieur, Dieu n'aura jamais le courage de le damner. » (Sainte-Beuve] .

La Motte-Houdart (1672-1731) est de beaucoup inférieur au précédent; il a de l'esprit et de l'imagination, mais il est loin d'être aussi simple qu'Esope, aussi élégant que- Phèdre, aussi naïf que La Fontaine. La moralité est ordinairement aisée et bien déduite. Voici un exemple :

ÔOO - La Pie.

Un traitant avait un commis. Le commis un valet, le valet une pie. Quoique de la rapine ils fussent tous amis, Des quatre, l'animal était la moins harpie : Le financier en chef volait le souverain ; Le commis en second volait l'homme d'afTaire ; Le valet grapillait : il eût voulu mieux faire ; Et des gains du valet Margot faisait sa main. C'est ainsi que toute la vie N'est qu'un cercle de voler ie. Le valet donc à son petit magot Trouvait toujours quelque mécompte. '< Qu'est-ce, dit-il, quel est le coquin qui m'affronte? Dans mon taudis, il n'entre que Margot. »

A tout hasard, il vous l'épie

Et la prend bientôt sur le fait :

Il voit notre galante pie,

Du coin de l'œil faisant le guet, Prendre à son bec la pièce de monnaie, Et puis dans le grenier courant cacher sa proie. C'était que Margot avait son coffre-fort, Amassant sans jouir : bien d'autres ont ce tort. « Oh çà, dit le valet en surprenant sa belle. Je te tiens donc et mon argent aussi.

Voyez la gentille femelle !

J'en suis d'avis, on volera pour elle : Elle en aurait le gain, j'en aurais le souci. » Il prononce, h ces mots, la sentence mortelle. Margot, à sa façon, se jette à ses genoux. <( Grâce, lui cria-t-elle, un peu plus d'indulgence : Au fond, je n'ai rien fait que vous ne fassiez tous ;

Ou par justice, ou par clémence, Donnez-moi le pardon qu'il vous faudrait pour vous. »

Ce caquet était raisonnable;

Mais le valet inexorable Lui coupe la parole et lui tord le gosier. Le plus faible, c'est l'ordre, est puni le premier.

SOI -

* //. iîic/iC)' (1685-1748) a publié d'abord une traduction en vers des Eglogues de Virgile et des Héroides d'Ovide,' deux tragédies, Sabinus et Coriolan, douze livres de fables, des cantates et d'autres poésies fugitives. Les fables sont estimées. Elles se distinguent par la naïveté et la douceur.

Florian (1755-1794), * est sans contredit le second des fabulistes français. Il y a cependant de La Fontaine h. lui la même distance que de Molière à Marivaux. Ses fables plaisent surtout par le gracieux et le joli. Mais le fabuliste est parfois trop philosophe, il montre trop desprit, il est trop étudié, trop recherché, et la moralité est presque toujours épi- grammatique.

* J.-B. Claris chevalier de Florian, au château de Florian, dans les Cévennes, fut de bonne heure accueilli par Voltaire, auquel sa famille était alliée. D'abord page du duc de Pen- thièvre, il servit ensuite dans les dragons, puis revint se fixer à Anet, auprès du duc, son bienfaiteur. C'est qu'il composa la plupart de ses poésies. On a de lui des nouvelles, des pasto- rales, des romans en prose, des comédies, dont Arlequin est le héros, des fables et une traduction fort libre de Don Quichotte. En 1788, il fut reçu à l'académie, et incarcéré pendant la révo- lution, en 1793. Il mourut l'année suivante à Sceaux, âgé de 38 ans. Nous citons sa fable de

L'ANE ET LA FLUTE.

Les sots sont un peuple nombreux,

Trouvant toutes choses faciles : Il faut le leur passer souvent ils sont heureux ;

Grand motif de se croire habiles!

Un âne, en broutant ses chardons, Regardait un pasteur jouant, sous le feuillage,

D'une flûte dont les doux sons Attiraient et charmaient les bergers du bocage. Cet âne mécontent disait : ce monde est fou !

Les voilà tous, bouche béante, Admirant un grand sot qui sue et se tourmente

A souffler dans un petit trou.

302

C'est par de tels efforts qu'on parvient à leur plaire; Tandis que moi... Suffit... Allons-nous-en d'ici,

Car je me sens trop en colère.

Notre àne, en raisonnant ainsi, Avance quelques pas, lorsque sur la fougère, Une flûte, oubliée en ces champêtres lieux

Par quelque pasteur amoureux, Se trouve sous ses pieds. Notre âne se redresse ; Sur elle, de côté fixe ses deux gros yeux ; Une oreille en avant, lentement il se baisse, Applique son naseau sur le pauvre instrument. Et souffle tant qu'il peut. 0 hasard incroyable !

Il en sort un son agréable.

L'âne se croit un grand talent Et, tout joyeux, s'écrie, en faisant la culbute :

Eh ! je joue aussi de la flûte.

* Voyez plus loin ce même sujet traité par un fabuliste espa- gnol.

Remarque.

* La fable dans la poésie moderne, a cessé d'être un petit drame pour devenir un simple dialogue. De plus, les fabulistes modernes veulent tous avoir des idées nouvelles et inventer le sujet de leurs fables. C'est un grand écueil, dit Saint-Marc Girardin.

* Le Bailhj {[lôG-\S32), surtout connu par ses fables. Il a plus d'abandon que Florian, mais moins d'élégance. Quelques-unes de ses fables sont d'une longueur excessive. Voyez, dans les Leçons de llUérature, le Chameau et le Bossu, l'Aigle et le Serpent. On a encore de lui des opéras, des poésies fugitives, de petits poèmes, entre autres le Gouvernement des animaux ou VOurs réformateur.

* Ant. Arnault (1760-1835), de l'Institut, pubha, en 1812, un recueil de Fables piquantes et agréables dont il a inventé tous les sujets, h un seul près, mais dont quelques-unes ont trop le ton de la satire. Une des meilleures est

* Le Chien et le Chat.

Pataud jouait avec Raton, Mais sans gronder, sans mordre, en camarade, en frère.

303

Les chiens sont bonnes gens; mais les clials, nous dit-on,

Sont justement tout le contraire.

Aussi, bien qu'il jurAt toujours

D'avoir fait patte de velours, Katon, et ce n'est pas une histoire apocrypiie, Dans la peau d'un ami, comme fait maint plaisant.

Enfonçait, tout en s'amusant,

Tantôt la dent, tantôt la griffe.

Pareil jeu dut cesser bientôt :

« Eh quoi ! Pataud, tu fais la m.ine !

Ne suis-je pas ton bon ami? Prends un nom qui convienne à ton humeur maligne.

Raton, ne sois rien à demi.

J'aime mieux un franc ennemi

Qu'un bon ami qui m'égratigne. »

* Laurent de Jussieu, en 1792, auteur du célèbre roman Simon de Nantua, a publié un joli l'ecueil de Fables et contes en uers (1829 et 1844). Il vise surtout à moraliser les enfants et le peuple. De là, ce ton doux, expansif, simple et touchant d'un père qui parle à ses enfants.

J.-P.-G. Viennet, en 1777, de l'académie, et dont nous par- lerons plus loin, a publié un recueil de Fables (1855) fort estimé. Néanmoins, on peut dire que ce sont plutôt des allégories sati- riques que des apologues. La plupart ont des intentions poli- tiques, et forment le digne pendant des anciennes épitres de l'auteur. Elles n'ont ni la simplicité, ni la bonhommie, ni le naturel des fables de La Fontaine. Nous citons

* L'Essieu mal graissé.

D'une voiture de roulage L'essieu criait, et ses cris incessants

Agaçaient les nerfs des passants ;

Et tous les chiens du voisinage Répondaient par des cris encor plus agaçants.

Vous savez bien que c'est l'usage Des animaux jappants et même des parlants. Un charron, dont la route effleurait la boutique,

Et qu'ennuyait celte musique, Prit un pot de vieux oing, arrêta le roulier.

, 50i

Graissa l'essieu qui faisait ce tapage; Et l'essieu, cessant de crier, Poursuivit en paix son voyage. ^ Que de criards devant moi sont passés,

Qu'un peu de graisse aurait fait taire! Mais le pays n'en produit pas assez ; Et la paix y serait trop chère.

Ginguené (1748-181G). Ses fables, pleines d'esprit et de plii- losophie, sont surtout imités de l'italien. Nous citons

* Le Coche.

Au bruit d'une quadruple roue Qui s'avance ! Quelle rumeur ! Quels flots de poussière et de boue ! Gare, gare! c'est Monseigneur! Toujours roulant le char approche, Les fouets l'annoncent en claquant. Il paraît enfin : c'est un coche A douze places, mais vacant. Vides d'esprit et de courage, Sur la terre combien de grands Ressemblent à cet équipage! Bruit au dehors, et rien dedans.

' Lachambeaudie (1807-1872). Au lieu de peindre des vices individuels, il s'attaque de préférence aux préjugés sociaux.

* Marquis de Fondras (1810-1872) qui dans l'espace d'un an publia jusqu'à trente volumes, débuta par des fables (1839). Le style en est clair et élégant, la moralité souvent fort élevée.

' Louis Tremblay (1) auteur de VEsope chrétien, qui par son but religieux, entre dans le cadre de l'apologue ancien. 11 lui manque le don du style.

* Léon Halévy (1802) dont les deux recueils de fables furent couronnés (1844, 185G) peut-être pour leurs tendances poli- tiques.

* Louis Ratisbonne (1827), neveu du célèbre juif converti Al- phonse Ratisbonne, publia ses fables sous le titre de Comédie

(U * Le Baron de Râtelles Tramblay, A. P. (1745-1S19), allié à des descendants de La Fontaine, publia, à ce titre, des fables entièrement oubliées.

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enfutiliiic. Elles ne sont pas toujours à la portée du jeune Age. Exemple :

Attetids-moi !

« Ma sœur, ne t'en va pas si viu-. S'écriait Louise : attends-moi ! Oui, mais alors dépêche-toi, Si tu veux que j'attende, arrive tout de suite. "

De cette façon-Ui je sais beaucoup de gens.

Petits et grands, fort obligeants.

Yoici quelle est leur théorie :

Sans frais aucuns faire le bien. Je vous obligerai : seulement je vous prie

Ne m'obligez à rien.

* Charles Royer (1803-1876). Ses fables (18G3)ont le mérite de s'adresser à tout le monde. Poète distingué il sait conter avec élégancejet naturel, avec naïveté sans platitude. Dans sa pre- mière [fable, la Cigale et la Fourmi, il prend le contre-pied de La Fontaine. La morale est toujours heureusement tirée du sujet. Ainsi dans la Colombe et le Paon :

A quelqu'un désirez-vous plaire .' Vantez en lui la qualité Dont le ciel ne la pas doté : H vous permettra de vous taire Sur son mérite incontesté.

El dans les deux Chats :

Le plaisir de causer paraîtrait monotone,

Si l'on ne se croyait permis De dire ù, tout propos du bien de sa personne, Et, pour changer un peu, du mal de ses amis.

* De Mongis. Ses fables respirent l'amour du beau, du bon el de rhonnête. On y reconnaît le cœur et l'esprit de Ihomme initié aux saintes joies de la famille.

* Boiirguin. Il a le mérite d'une versification facile et d'une morale très-sage.

* Anatole de Ségiir (1831) a publié en 1848 un recueil de Fahles médiocres.

20

_ ÔOfi

* Chez les Belges : le baron de Stassart, à ]\Ialines (1780- 1855) débuta dans la carrière des lettres par un Recueil d'idylles en prose (1800). Il est surtout connu par un volume de Fables, qui ont obtenu un grand succès de complaisance. Elles ont généralement une tendance politique ou philosophique contraire à la naïve simplicité de la fable. On a encore de lui quelques épîtres en vers, deux élégies, des imitations d'odes d'Horace, des contes, des chansons, des épigrammes, etc. Voyez, dans les Leçons de littérature, le Trône de neige.

* Frédéric de Rouveroy, à Liège (1771-1850) a laissé un recueil de Fables (en '2 vol.) qui n'est pas sans mérite. Cepen- dant, on y chercherait en vain une de ces fables modèles, comme La Fontaine en offre un si grand nombre. Celle qui passe pour son chef-d'œuvre, l'Ecureuil et le Pœnard, approche plus du genre de Florian. Elle est peut-être trop brillante de poésie; mais aussi, elle se prête admirablement à la déclama- tion. La voici :

L'Ecureuil et le Renard.

Au haut d'un chêne, un écureil,

Jeune, éveillé, plein de souplesse,

Se balançait avec adresse.

Un renard le guettait de l'œil ; Mais, le lorgner toujours n'était pas son atïaire. Le papelard, en tapinois,

S'approche et dit, adoucissant sa voix : « Ah ! cher enfant, ce que tu viens de faire

Prouve une extrême agilité ! Non, les oiseaux n'ont pas cette légèreté ; Ils voltigent moins bien ; crois-moi, tu les effaces ; Aux vrais talents, tu joins toutes les grâces, Et, du fond de mon cœur, je t'en fais compliment.

Il ne te manque assurément Pour te rendre immortel, que de franchir l'espace

Qui sépare Ion chêne altier

De cet élégant peuplier. Va, livre-toi sans crainte à ta sublime audace, Et partout, de ce pas, je cours la publier. » La louange est souvent perfide. On ne peut trop s'en défier.

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L'écureuil y lui pris. D'un regard intrépide Mesurant l'intervalle, il cherche un point d'appui; La queue épanouie, un moment il balance, Rassemble ses efforts et, bientôt, il s'élance ; Le voilà dans les airs ! Déjà l'espace a fui.

Mais, sur la branche llexible. S'arrêter est impossible, Et le but qu'il atteint se dérobe sous lui; De chute en chute, il tombe sur la terre. Maître renard accourt et lui dit : « Mon ami,

Tu n'es donc adroit qu'à demi? J'en suis vraiment fâché, car j'ai connu ton père ; C'était un égrillard bien plus rusé que toi ;

Il n'eût pas sauté, par ma foi !... 'Viens, cher enfant, de ma patte mignonne, Que je caresse un peu ta gentille personne ;

Lève les yeux, regarde-moi. Eh ! mais, comme il est gras ! à peine je le touche.

L'eau déjà m'en vient à la bouche ; En vérité, c'est un morceau de roi ! »

Un léger bruit se fait entendre,

Le renard écoute un moment,

Tourne la tête... et, lestement,

L'autre s'échappe sans attendre L'événement. 11 vole, il est déjà presque au sommet du chêne. bien en sûreté, sur son derrière assis : « Seigneur renard, dit-il, ayant repris haleine.

Grand merci de vos bons avis ;

Vous ne vous plaindrez pas, j'espère, A l'avenir, par moi, de les voir mal suivis. Que n'ai-je à vous donner un conseil salutaire. Dont vous puissiez un jour vous trouver aussi bien !

Je n'ai pas connu votre père ;

Mais s'il avait tenu le mien..,, Il l'eût croqué, je crois ; car c'était un compère

Dans la forêt très-respecté.

Je me souviens qu'on m'en a raconté Le trait suivant, notez-le, je vous prie :

ÔOM -

C'est qu'il ne jugea, de sa vie, De la bonté d'un mets, s'il n'en avait tàk'-. >• l^oreille basse et la mine allongée, Vous eussiez vu notre pileux renar'l, Furtivement, se glisser à l'écart, De la leçon entre eux deux échangée, Pour tout butin, n'emportant que sa part.

J.-M.-C. Mariquc a publié, à Namur (1872), un recueil de fablea, dont on loue la correction, la précision et la sobriété. Si quelques endroits manquent de relief ou de naturel, la plupart de ces fables se font remarquer par la vivacité du dialogue, la rapidité du récit et l'originalité de l'invention. Toutes se dis- tinguent par la clarté.

* Remacle Maréchal (1796- 1871) natif d'Ans lez Liège, appari- teur à l'Université de Liège, publia en 1862, un recueil intitulé : Fables et Apologues, qui rappelle parfois le bon sens, la naïveté et les charmes de La Fontaine. Avec cette bonhomie qui con- vient si bien à la fable, il traite des sujets pour la plupart ori- ginaux et dénotant une rare finesse d'observation. La moralité de ses apologues se ressent de ses fortes convictions reli- gieuses. Ainsi dans sa fable du Papillon délivre, il s'écrie :

« Seigneur, ainsi tu vois se débattre mon âme... » Quand donc aussi viendra le soleil de sa flamme » Sécher le flot dormant qui la captive au sol ?

» Hélas, quand aussi pourra-t-elle

y> Déployer joyeuse son aile,

» Et vers ta splendeur élernellle,

» Libre à jamais, prendre son volV "

Les Néerlandais n'ont guère de fables originales ; ils n'ojit que des traductions de fables étrangères, comme de Gellert et de La Fontaine (1). Les fables de celui-ci ont été traduites en

(1; '■ Le vieux poète Maerlant parle d'une traduction d'Esope en vers flamands Die men Esopus liiet bl naine Die lievet Calfstaf ende Noydekyn Gliediclit in rime scone ende fyn. Il existe eu eflet un Esopet flamand du XIIP siècle composé ite 6" fables. Nous citons * De Wolfon het Lara. Een wolf ende . i . lam goedertieren Quameu drinken tere rivieren ;

50i)

lioUandais par Xoms: trAmslerdam (1738-1803); mais Nom;?/- est resté infiniment au-dessous de son original ; sa traduction n'a ni le naturel, ni la naïveté, ni l'aisance des fables de La Fontaine : elle est dure et sèche. * Auteur de 50 drames, de nombreuses satires et nouvelles, il mourut oublié à l'hôpital de sa ville natale. Celui qui a le mieux réussi ii traduire le fabu- liste français, c'est M. le chanoine Coninckx, à Saint-ïrond (1750-1839). Sa traduction est facile, simple, naïve et spirituelle. <.)n croit lire La Fonlaine lui-même. Nous cilons, le Loup rt le Cheval.

De Wolf en het Peerd.

Als t koud saizoen nu was voorby, En dat een zoeter lucht aen velden, bosch en wei

Een schooner aenzien had gegeven,

En aile dieren deed herleven, Zag zelvcr Wolf op 't groen alleen een moedig Paerd.

fl 0 ! riep hy uit met groot verlangen,

» Een fraei sluk wild voor die 't kon vangen !

» 0, dat ge een lam of liamel waert, ) Ik zweer u, gij zoudt haest aen 't spit te mynent hangen.

1) Nu moet ik door bedrog en list ■) U krygen. » Zoo gedaen : hy is met lange schreden Naer 't peerd dat hem beziet, ernsthaftig toegetreden : ily noemt zich een doktoor die veel geheimen wist, En al de kruiden kent die wassen in dees weijen,

Si ghinghen drinken in . ii . steden : Die ^volf drank boven, dlain beneden. Doe seide die wolf : " Du bewulst mi al Dwater, dat ic drinken sal. « Ay, hère ! sprac dlani, " wat segdi ? Dwater comt van u te mi. «

" Ja, seide de wolf : " vloecslu mi top< ■• Diam antworde : •> Herei in doe. ^

.' Du doest, 'I sprao lii ; " dus dede dijn vadi r Wilen eer, ende dijn Klieslaclite aJgader. •< Dlam sprac : y In was doe niet gheboren,

l'wi soudicker af hebben toren ? »

" Noch, " seide die wolf; -^ horic di sprcki-n « le wane wel, ic saels mi wreken. «^

Die sloech te sticken ende swert. Dlam Dochtan hads niet verboert. Dus vint . i . quaet man occasoen, Als hi den goeden quaet wille doen.

- 510 -

En dat hy, zonder zich te vleijtii,

De Peerdenziekten hoe genaemd,

(Daervoor is liy alom befaemd)

In Nveinig dagen kan genezen. Indien zyn Excellentz, graef Peerd, zoo goed wil wezer.

Van hem zyn kwael te leggen uit, Hy, Wolf, zou gratis dan liem zeggen door wat kruid Die pyn te lielpen zy : ^vanl hem hier zoo te ontmoeteu AUeen en zonder-toom, moet, volgens Ilippocraet,

Een teeken zyn van eenig kwaed. « Ja, zei het Peerd hierop, 'k helj achter aen myn voeten

Een klein gezwel, dat doet my pyn. » « Myn zoon, sprak meester Wolf, dat zijn precies de deelen

Waermê gy moet voorzigtig zyn. » Ik hebbe de eer gehad van 's Keizers peerd te heelen.

» 'k Heb ook 't patent van chirurgyn. •» Wolf zocht maer hoe hy best het oogenblik zou vinden

Om zynen ki'anke te verslinden. Het Peerd wordt dit gewaer, en geeft hem zoo een slag Dat heel zyn kinnebak vol bloed in duigen lag. (( Het is myn schuld, zei Wolf, ik ben niet te beklagen ;

» Een ieder volge zyn talent. » Gy durft van drogen hier en chirurgie gewagen. » Gy die als vilders knecht zyt overal bekend. »

* L'abbé Couinckxa. publié encore une Paraphrase des Psaumes en vers flamands, un poème français sur les Quatre Saisons, et un recueil de Poésies morales en français, en flamand et en latin. Le poète avait plus de 88 ans, quand il composa ce dernier ouvrage, et dans un âge si avancé, l'aimable vieillard avait con- servé tout son jugement, toute sa raison, et cette aimable gaîtê que donne le témoignage d'une vie passée chrétiennement.

* P.-J. Renier, mort à Anvers (1850), a publié également une traduction en vers flamands des Fables de La Fontaine et de quelques autres fabulistes (Courtrai 1843). L'auteur imite plu- tôt qu'il ne traduit; et quelques-unes de ces fables sont entiè- rement de la création du poète belge. Ce livre est devenu classique dans plusieurs établissements, ce qui en fait le plus bel éloge.

* J.-B.De Corte, chanoine, a publié, en 18G1, un petit recueil

5H

de Fables, dont la plupart sont d'heureuses imitations du fal.u- liste français.

Citez les AïlcmmnJs, les principaux fabulistes sont :

Hagcdorn (1708-1754). Quoique le plus souvent imitées des anciens, ses fables sont néanmoins originales et se ressentent du philosophe et du critique. Le style en est simple, correct et harmonieux, mais parfois trop diffus.

Cellert (1715-1709). Ses fables se distinguent par une extrême facilite, une grande délicatesse de pensée, un style expressif et correct. Quelquefois il tombe dans l'affectation et il délaye trop la morale. La plupart de ses fables ont été traduites en français.

Lichtivev (1719-1783). Le svijet de ses failles est en général bien inventé et bien conduit. Une rare facilité, un agréable badinage et une versification coulante caractérisent ses apo- logues. 11 sait relever les choses les plus communes par des applications et des tours ingénieux. Quelques-unes de ses fables sont trop longues, d'autres, trop recherchées ; dans d'autres, la morale est trop abstraite.

Lessing (1729-1788). On ne trouve point dans ses fables celte gaîté, ni ces pointes heureuses qu'on remarque dans celles de Gellert et de Lichtwer; mais elles se recommandent par la brièveté, la simplicité et la force du style.

Les Chats et le Maître de la maison, de Lichtwer.

Hommes et animaux étaient ensevelis dans le sommeil; le garde fidèle du logis observait lui-même un silence profond, quand des toits voisins descendit une troupe de visiteurs à la queue ondoyante.

Dans l'antichambre d'un richard, ils entonnèrent leurs chan- sons, chansons capables d'amollir les pierres et de faire enrager les humains.

Le chef de la bande, beau-père de Rodilard, battait la mesure avec une justesse admirable, et deux matous décrépis se dé- menaient en l'accompagnant.

Bientôt, tous les chats se mettent à danser; ils font un bruit, un vacarme qui ébranle la maison : ils sifflent, ils miaulent, ils grondent, ils se déchirent h coups de griffes, au point d'éveiller le maître du logis.

Celui-ci, armé d'un bâton, fait le tour de la chambre au

31-2

milieu de l'obscurilé; il lance des coups à droite el à gauclic, il brise le miroir, il renverse une douzaine de tasses ;

Il trébuche contre des éclats de bois, il tombe; dans sa chute, il entraîne l'horloge et se casse toutes les dents. Un :cle aveugle n'est bon qu'à miire.

J.-G. Willcmoiv {llSo-illl), P/e/feî (1736-1 809) et Gleim {Il 19- 1803) ont écrit des fables qui révèlent du talent et de la facilité.

' Chez les Italiens, il n'y a pas de fabuliste fort distingué. Le Dante composa un seul apologue; après lui, on cite Alberti, Verdi Zolti, qui en publia une centaine (1570), Pavesi, le P. Ro- herti, jésuite, et l'abbé Passeroni. Il est à remarquer que devix écrivains, Pignotti (1739-1812) et Casti (1721-1803), ont fait de la fable une sorte d'épopée, ou d'allégorie satirique en plusieurs chants. Ainsi, ce dernier a publié sous le titre de Animali par- lanti, les anirnaux parlants, une critique mordante du gouverne- ment. Disciple de Voltaire, il a été traduit en vers français par Andrieux.

* Chez les Espagnols : Samaniego (1742-1806) et Tomas de Y)'m)'<e (1740-1793) méritent seuls d'être cités. Ce dernier en- treprit, dans ses Fables littéraires, de chercher dans les mœurs des animaux de quoi mettre en action des vérités littéraires. Et il a réussi. Ainsi, le singe qui montre la lanterne magique, est la critique des auteurs emphatiques et obscurs; le chien de tournebroche, est à l'adresse de ceux qui oublient le précepte d'Horace : qnid valeant humeri.

Une exécution irréprochable, et une grande originalité placent cet auteur parmi les meilleurs fabulistes. Florian lui doit plu- sieurs de ses sujets les plus heureux. Nous citons :

* VAne joueur de Jlâte.

^la muse, peu discrète, Il y vit une flûte.

Veut rimer bien ou mal Qu'en regagnant sa hutte

Un conte original, Un berger, l'autre soir,

Qui lui revient en tète Avait laissé choir Par hasard. Par hasard.

Sur l'herbe d'un grand pré, L'àne s'approche et flaire

Voisin de mon village, Au bec de l'instrument;

Un baudet du bel âge Puis, ne sachant qu'en faire,

S'était un peu vautré II le laisse, en soullant Par hasard. Par hasard.

513

Coiame de la pécore S'ils nous avaient ouïs L'haleine en plein donna Par hasard ! »

Dans le tuyau sonore, ^, ^

La nùte résonna ^e faut qu'on s émerveille,

Par hasard. ^'' ^^"^ '"^'S^^ ^^ ^^"^ ^^'^>

Un àne à courte oreille

( Quels sons ! dit la bourrique ; Fait un heureux écart,

Quels maîtres de musique Par hasard.

N'en seraient ébahis,

{Traduclion de François Sohiratz.J

' L'Ours, le Porc et le Singe.

Un ours qu'un Savoyard dressait

Pour vivre de cette entreprise,

Sur ses deux pattes repassait

Sa leçon, pas trop bien apprise.

r.ependant le lourd animal

Dit au singe avec suffisance :

' Comment trouves-tu que je danse?

Mon ami, lu danses trés-mal.

Je crois que tu me fais injure ; Piegardes-y bien : mon défaut I£st-il de manquer de tournure? N'ai-je pas l'aplomb qu'il me faut? » Se trouvant alors sur la voie,

Un porc cria : « Bravo! parfait!

II est impossible qu'on voie

Un danseur plus leste et mieux fait. >

La louange était un peu forte ;

L'ours fit ses comptes à part soi,

Kt, modeste, de bonne foi,

On dit qu'il parla de la sorte :

< Le singe tout seul me blâmant,

Je doutais encor, je l'avoue ;

Mais, puisque le cochon me loue.

Je dois danser horriblement. »

Amis auteurs, en conscience,

Je vous dois un conseil à tous :

Le goût siffle-t-il? patience;

Sottise applaudit? pendez-vous.

[Traduction de Don Maria MaanjJ.

514

ARTICLE SIXIEME.

L'allégorie.

L" Allégorie (xllo et àyopzûcù), prise dans un sens très-large, consiste à désigner un objet par un autre qui lui ressemble à plusieurs égards. C'est une gaze légère qui enveloppe l'objet dont on parle, sans le dérober entièrement aux yeux ; c'est une glace transparente, à travers laquelle on aperçoit aisé- ment l'objet dont il s'agit; c'est un déguisement dont l'élé- gance laisse encore distinguer la taille, la démarche, le maintien, les grâces, et deviner la personne.

11 y a des Allégories historiques, philosophiques, oratoires et poétiques. Nous ne parlerons que de celles-ci.

L'Allégorie poétique est le récit poétique d'une action qui a une grande ressemblance avec une autre que le poète a prin- cipalement en vue de faire connaître. C'est donc une suite de métaphores (1), ou un discours qui présente un double sens : l'un est le sens littéral, l'autre est le sens figuré. Le poète laisse au lecteur le plaisir de les comparer et de découvrir leurs ressemblances.

Les acteurs qui prennent part à l'action, sont ou des êtres animés (hommes, animaux), ou des personnages allégoriques.

Qualités de l'Allégorie.

1" Une grande ressemblance entre l'objet désigné dans le sens littéral, et celui qu'on a en vue dans le sens métapho- rique. Cette ressemblance doit s'étendre au plus de circon- stances possible.

'^"Vne grande clarté, de manière que, sans effort, on puisse saisir la ressemblance des deux objets dont l'un sert d'image à l'autre.

(IJ i\)j.TtyOC)iy.'J fat-it comiuua'.a metaoliora. (QiiNor. L. VIII, c. 6j.

51 ^

>V' Des images élégantes et agréables, le but de l'allégorie n'étant pas seulement de développer une idée avec plus de clarté, mais encore de l'embellir et de lui donner plus d'éclat.

4" Se garder de pousser l'allégorie trop loin, jusque dans les détails les plus minutieux. On tomberait dans un jeu de mots, une alTectation et une puérilité ridicules.

Les anciens ont appelé le corps de riionimc im peiil monde (Microscomos). L'Allégorie est juste; mais celui qui voudrait poursuivre cette allégorie jusque dans les plus petits détails ; donner à ce petit monde ses planètes, ses montagnes, ses val- lons, ses habitants, etc., tomberait dans le ridicule. C'est ainsi qu'on pourrait gâter entièrement lexcellente allégorie de Pla- ton, par laquelle il compare les passions à des coursiers traî- nant un char, et la raison au conducteur. Ce serait, en efïet, absurde de vouloir y retrouver le timon, les roues du char, le fouet, etc. Il faut donc être attendif à ne pas toucher du tout, ou à ne toucher que fort superficiellement aux qualités de l'image qui n'ont point leur semblable dans l'objet naturel.

Eviter de mêler aux expressions allégoriques ou figu- rées des expressions propres, et ne jamais passer de l'image à l'objet désigné, ni désigner ce dernier sous plusieurs images disparates (1).

Enfin, il ne faut pas prodiguer l'allégorie : on devien- drait ennuyeux et fatigant.

Comme sources de l'Allégorie, on peut assigner : a) la nature animée et inanimée : le monde visible et corporel est ordinai- rement une image du monde invisible et intellectuel; b) les mœurs, les usages, les occupations d'un peuple; c) l'histoire sacrée et profane; d) les arts et les sciences.

L'Allégorie a la même origine que la fable : le besoin, le défaut d'expressions, pour rendre surtout les idées générales et abstraites, la prudence et la délicatesse, quand il s'agit, p. ex., de distribuer le blâme et les éloges, la facilité d'in-

(1 •• Le diar Ue TÉtai navigue sur un volcan. •■ {PriHUiomnii').

. _ 3I()

slruire, enfin la passion el le senllmenl, voilà d'où naissent ordinairement les allégories.

L'Ecriture sainte renferme plusieurs allégories très-intéres- santes ; l'-2<^ chap. de l'Ecclésiaste, Salomon trace le tableau de la vieillesse; Ps. 80, v. 9-16, et Isaïe V, le peuple d'Israël est présenté sous la figure d'une vigne que Dieu a transplantée de l'Egypte dans la terre de Ghanaan ; 15e chap. d'Ezéchiel, les habitants de Jérusalem sont représentés sous la figure du bois de la vigne qui n'est bon qu'à brûler; et celle du 19e chap., qui représente les princes de Juda sous le symbole de deux lionceaux, et la désolation de Jérusalem sous celui d'une vigne. Nous transcrirons ici l'allégorie d'Isaïe :

La Vigne.

a Mon bien-aimé avait une vigne plantée sur un lieu élevé, gras et fertile.

» Il l'environna d'une haie ; il en ôta les pierres, et la planta d'une espèce choisie; il bâtit une tour au milieu et il fit un pressoir. Il s'attendait qu'elle porterait de bons fruits, et elle n'en a porté que de sauvages.

» Maintenant donc vous, habitants de Jérusalem, et vous, hommes de Juda, soyez les juges entre moi et ma vigne.

» Qu'ai-je faire de plus à ma vigne que je n'ai point fait? Ai-je eu tort d'attendre qu'elle portât de bons raisins, au lieu qu'elle n'en a produit que de mauvais?

» Mais je vous montrerai maintenant ce que je vais faire à ma vigne. J'en arracherai la haie, et elle sera exposée au pil- lage. Je détruirai sa muraille, et elle sera foulée aux pieds.

» Je la rendrai toute déserte ; elle ne sera point taillée ni labourée : les ronces et les épines la couvriront, et je comman- derai aux nuées de ne plus pleuvoir sur elle.

» La vigne du Seigneur des armées, c'est la maison d'Israël ; et les hommes de Juda étaient le plant, auquel il prenait ses délices. J'ai attendu qu'ils fissent des actions justes, et je ne vois qu'iniquité; et qu'ils portassent des fruits de justice, et ils n'excitent que des plaintes. »

Plusieurs poètes anciens et modernes ont cultivé ce genre avec succès ; entre autres, Claudien : Carmen de nuptiis Honorii et Mariœ ; Pétrarque : de la Chasteté, de la Mort, de la Renom-

517 -

mce, du Temps, de hi Divinité; Mclustasc : le chemin de la gloire:

J.-B. Rousseau : laMorosophic, Minerve, la Vérité ; Voltaire: le Temple du goût ; Boileau : le Lutrin (passim); M'"c Desliou- lières : Dans ces prés jleuris ; Pojje : le Temple de la Benommée ;

J.-E. Scliéf/cl : Guerre entre la Beauté et la Raison ; Herder : le Chagrin, le Crépuscule, la Chenille et le Papillon; ScJnller : Pégase sous le -joug, le Pèlerin. Ajoutez plusieurs odes d'Horace telles que la i4e du icr livre : 0 navis, réfèrent, et la 10e du 2'^ livre : Bectius vives, Licini. Nous citerons ici la i)el]e allé- gorie pastorale de Mi'"e Deshoulières. (Voy. la notice, p. 290).

Dans ces prés fleuris Qu'arrose la Seine, Cherchez qui vous mène. Mes chères brebis. J"ai fait, pour vous rendre Le destin plus doux, Ce qu'on peut attendre D'une amitié tendre; Mais_, son long courroux Détruit, empoisoime Tous mes soins pour vous, Et vous abandonne Aux fureurs des loups. Seriez-vous leur proie. Aimable troupeau? Vous, de ce hameau L'honneur et la joie; Vous qui, gras et beau, Me donniez sans cesse. Sur l'herbette épaisse. Un plaisir nouveau! Que je vous regrette ! Mais il faut céder : Sans chien, sans houlette, Puis-je vous garder ! L'injuste fortune Me les a ravis : En vain, j'importune Le ciel par mes cris ; 11 rit de mes craintes, Et, sourd à mes plaintes, Houlette, ni chien. Il ne me rend rien. Puissiez-vous, contentes Et sans mon secours, Passer d'heureux jours,

Brebis innocentes. Brebis, mes amours ! Que Pan vous défende ; Hélas ! il le sait, Je ne lui demande Que ce seul bienfait. Oui, brebis chéries, Qu'avec tant de soin J'ai toujours nourries. Je prends à témoin Ces bois, ces prairies, Que, si les faveurs Du dieu des pasteurs Vous gardent d'outragi-:! Et vous font avoir Du matin au soir De gras pâturages, J'en conserverai. Tant que je vivrai, La douce mémoire ; Et que mes chansons, En mille façons. Porteront sa gloire Du rivage heureux Où, vif et pompeux. L'astre qui mesure Les nuits et les jours. Commençant son cours, Rend à la nature Toute sa parure, Jusqu'en ces climats Où, sans doute las D'éclairer le monde. Il va, chez Thétis, Rallumer dans l'onde Ses feux amortis.

- 51S -

' Quelques écrivains modernes se sont parliculiéremenl exer- cés dans ce genre de poésie.

* Constant Dubos (y 1845), publia les Fleurs (1808), charmant recueil d'idylles et d'allégories. On a encore de lui une traduc- tion en vers des Epiç/rammcs choiaies de Marliul (1841). Nous citons

* La Violette.

Aimable fille du printemps, Timide amante des bocages, Ton doux parfum flatte mes sens. Et tu semble fuir mes hommages.

(;;omme le bienfaiteur discret Dont la main secourt l'indigence, Tu me présentes le bienfait Et tu crains la reconnaissance.

Sans faste, sans admirateur. Tu vis obscure, abandonnée, Et l'œil encor cherche la fleur, Quand l'odorat l'a devinée.

Sous les pieds ingrats du passant, Souvent, tu péris sans défense ; Ainsi, sous les coups du méchant Meurt quelquefois l'humbje innocence.

l'ourquoi tes modestes couleurs, Au jour, n'osent-elles paraître? Auprès de la reine des fleurs. Tu crains de t'éclipser peut-être?

H assure-toi : même à la cour, La bergère sait plaire encore ; On aime l'éclat d'un beau jour Kt les doux rayons de l'aurore.

Viens prendre place en nos jardins, Quitte ce séjour solitaire; .fe te promets, tous les matins, Une eau toujours limpide et claire.

- 510

Que dis-je? non, dans ces hosquels Reste, ô violette chérie 1 Heureux qui répand des Ijienrails Et, comme toi, cache sa vie!

* Henri- AïKjKste Barbier, en 18G5, se rendit célèbre, à la révolution française de 1830, par ses Iambc>t, publication sati- rique fort mordante. Son ouvrage sur l'Italie, Il pianto (1832), son Lazare (1833), sur la misère du peuple en Angleterre, ses deux satires Erostrate et Pot-de-Vin (1837), son opéra de Ben- voiuto Cellini (1838), ses Chants civils et religieux (1841), ses Rimes héroïques (1843), et, enfin, sa traduction en vers du Jules César de Shakespeare (1848), tout cela a été accueilli du public avec plus ou moins de froideur.

Ses ïambes renferment des vers d'une grande énergie ; mais la crudité affectée des termes et l'exagération du sentiment en rendent la lecture pénible et dangereuse pour le bon goût. Nous citons son allégorie de la France, représentée sous l'image d'un jeune cheval que Napoléon I pousse à travers l'Europe, sans piété, sans relâche, sur mille champs de bataille, jusqu'il ce que le coursier le désarçonne en tombant.

* Xapolcon I.

0 Corse à cheveux plats, que ta France était belle

Au grand soleil de Messidor 1 C'était une cavale indomptable et rebelle,

Sans frein d'acier ni rênes d'or; F ne jument sauvage à la croupe rustique,

Fumante encor du sang des rois, Mais fière et d'un pied libre heurtant le sol antique.

Libre pour la première fois : Jamais aucune main n'avait passé sur elle

Pour la flétrir et l'outrager ; Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle

Et le harnais de l'étranger ; Tout son poil était vierge, et, belle, vagabonde,

L'œil haut, la croupe en mouvement. Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde

Du bruit de son hennissement. Tu parus, et sitôt que tu vis son allure.

- 020 -

Ses reins si souples et dispos, Centaure impétueux, tu pris sa clievelure,

Tu montas botté sur son dos. Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,

La poudre et les tambours battants. Pour champ de course, alors tu lui donnas la terre,

Et des combats pour passe-temps, Alors plus de repos, plus de nuits, plus de sommes.

Toujours l'air, toujours le travail. Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes.

Toujours du sang jusqu'au poitrail ; Quinze ans, son dur sabot, dans sa course rapide,

Broya les générations ; Quinze ans, elle passa fumante, à toute bride.

Sur le ventre des nations. Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière,

D'aller sans user son chemin, De pétrir l'univers et, comme une poussière,

De soulever le genre humain ; Les jarrets épuisés, haletante et sans force.

Prête à fléchir à chaque pas, Elle demande grâce à son cavalier corse ;

Mais, bourreau, tu n'écoutas pas 1 Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ;

Pour étoufi'er ses cris ardents, Ta retournas le mors dans sa bouche baveuse;

De fureur, tu brisas ses dents. Elle se releva : mais, un jour de bataille.

Ne pouvant plus mordre ses freins, Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille

Et, du coup, te cassa les reins. flambe VIIJ.

* CJic: les Belges : A)idrc Van IlasscU, dont nous avons déjà parlé (p. 99). Ses j^araholes sont plutôt des aUégories, d'après la distinction qu'on établit dans le paragraphe suivant. Elle se distinguent par la gracieuse cadence du rythme. Nous citons

* La forêt abattue.

Les bûcherons avaient démoli la forêt Sous leurs haches fatales,

- o2i -

Et tout le peuple vert des arbres se mourait

Sur les mousses natales. Plus d'oiseau qui cliercliàt leurs abris désolés

Ni leurs branches muettes, Car tous s'étaient enfuis de leurs nids écroulés,

Tous ces charmants poètes. Bouleaux, frênes, ormeaux, pêle-mêle gisaient

Arbres de toute forme. Le chêne étant tombé près d'eux, ils lui disaient .

« A quoi donc, chêne énorme, ); A quoi donc te sert-il d'avoir rempli les cieux

» De tes rameaux sans nombre, » Et d'avoir obscurci, superbe et glorieux,

» La forêt de ton ombre? » A quoi donc te sert-il d'avoir été géant,

» Glorieux et silperbe ? » Car nous voilà couchés dans le môme néant

» Tous ensemble sur l'herbe. » « Compagnons, il n'est rien de commun entre nous, »

Leur répondit le chêne ; » L'âtre des paysans vous dévorera tous

» Dès l'automne prochaine. » Car vous ne serez bon qu'à chauffer leur foyer,

» Quand soufflera la bise, » Et les enfants riront à vous voir flamboyer

» Parmi la cendre grise ; » Tandis que je serai trône dans un palais,

» Colonne dans un temple, » Ou nef, que l'Océan, peint de mille reflets,

» Dans son miroir contemple. » Amis, ne prenons point exemple à ces jaloux

Qui n'ont qu'un but futile ; Mais tâchons de laisser, homme ou chêne, après nous

Quelque chose d'utile.

* Louis Bellefroid, à Liège (1800), mort h St-Trond (1859), chanoine honoraire de la cathédrale de Liège, professeur de Rhétorique et d'Eloquence sacrée au Petit Séminaire de St-Trond. Quoique la poésie ne fût qu'un passe-temps pour

21

322

lui, il est cependant sorti de sa plume bon nombre de petites pièces de circonstance qui mériteraient certainement, h plus d'un titre, de voir le jour. La plupart sont des allégories, véri- tables petits chefs-d'œuvre du genre, qui se distinguent par la délicatesse de sentiment, la finesse d'esprit, la pureté de goût et la correction du style.

Une seule fois en sa vie, le modeste écrivain a permis qu'une de ses poésies fut livrée à la publicité, mais sans nom d'auteur. C'était en 1841, à l'occasion du morcellement du diocèse de Liège, par l'érection d'un siège épiscopal à Rure- monde. Nous citons cette allégorie (les Deux pasteurs), qui peut soutenir avantageusement la comparaison avec celle de M""^ Deshoulières (1).

* LES DEUX PASTEURS.

Petite pastorale allégorique.

« C'en est donc fait : en vain, je m'attache à vos pas ;

» Mes pleurs ni mon amour ne vous retiendront pas.

»Et pourtant, j'en atteste et ces rives fleuries,

» Et ces bocages frais, et ces douces prairies

» Où, dociles brebis, on vous vit tant de fois

» Folâtrer en suivant ma houlette et ma voix :

» Tout ce que peut le cœur d'un pasteur et d'un père,

» Tout ce qu'amour inspire à la plus tendre mère,

» Je vous l'ai prodigué! Veilles, périls, soucis,

» L'ai-je épargné pour vous, ô mes chères brebis?

» Pour vous, j'ai supporté, sans abri pour ma tête,

» Les rigueurs des saisons, l'effort de la tempête ;

» J'ai soutenu l'assaut des autans irrités ;

» J'ai vu le ciel en feu frapper à mes côtés.

» Pour vous, le doux sommeil a fui de ma paupière;

» Pour vous, les noirs soucis, devançant la lumière,

» Ont aigri de leur fiel la coupe de mes jours.

» Pour vous, je n'ai pas craint les farouches vautours,

(1) Voir sur cet homme distingué Jeux notices biographiques fort intéressantes : Journal historique, tome XXVI, p. 350, et Revue catholique, tome XI de la IIP série.

323 -

» Ni le tigre aiguisant son inutile rage;

» Je l'ai trouvé rôdant autour du pâturage,

» Et déjà du regard dévorant mes agneaux.

» Pour vous, j'ai tant souffert. Dans les plus durs travaux,

» J'ai vu se dérouler la chaîne de ma vie;

» Et j'ai senti le temps sur ma tempe flétrie,

» Au midi de mes jours, imprimer son sillon;

» Et voilà que le sort vous ravit au vallon

» Où, deux lustres entiers, vous guida ma houlette !

» 0 mes chères brebis ! ma tendresse inquiète,

M En vain, vers vous s'élance et s'attache à vos pas ;

» Mes pleurs ni mon amour ne vous retiendront pas. »

C'est ainsi qu'un pasteur aux échos du rivage Retraçait de ses maux la douloureuse image...

Bon pasteur, calme-toi ! si tu verses des pleurs,

Tes brebis, partageant tes cruelles douleurs,

A tes pleurs ont mêlé des pleurs non moins amères ;

Mais, aux décrets du ciel, à ses ordres sévères.

Tu leur appris toi-même à soumettre leurs vœux.

Rends le calme à ton cœur. Ne vois-tu pas les cieux,

Accueillant à la fois et tes cris, et leurs plaintes.

Soulager tous les maux, calmer toutes les craintes,

Par le choix de celui qui prendra, de ta main,

Du sceptre pastoral le pouvoir souverain.

C'est ton enfant ; c'est plus : c'est un autre toi-même.

Embrasé comme toi, pour le Pasteur suprême.

Des fidèles ardeurs d'un courageux amour,

Son grand cœur ne craint pas de braver tour à tour

Et le noir ouragan, et le tigre en furie.

Comme toi prodiguant son repos et sa vie,

Vois comme il met sa gloire à marcher sur tes pas ;

Sur tes pas, comme il vole aux travaux, aux combats ;

Comme du fond des bois, à la fuite obstinée,

La brebis au bercail est par lui ramenée.

Ton souffle réchauffait tes agneaux dans ton sein ;

De ton sein, ils n'ont fait que passer dans le sien.

Oui, tu revis en lui, c'est ta vivante image.

C'est toi, c'est ton grand cœur, c'est ton noble courage.

En lui, tout le bercail te chérit aujourd'hui :

Sans cesser d'être à toi, tous les cœurs sont à lui.

- ^u - La Parabole.

La Parabole (de ■nacafix/loi, comparer), espèce d'allégorie, présente en prose ou en vers une action réelle ou imaginaire, dans le but d'inculquer une vérilé ou une moralité.

La parabole se distingue de l'apologue en ce qu'on ne peut y introduire comme acteurs que des êtres raisonnables; tan- dis que, dans la fable, les animaux, les êtres allégoriques, peuvent très-convenablement prendre part à l'action. Ensuite, la parabole s'adresse davantage au cœur, la fable plus ;i l'esprit.

La parabole est soumise aux mêmes règles que l'allégorie.

Les saintes Ecritures sont riches en paraboles, particuliè- remement le Nouveau Testament : l'Enfant prodigue, la Dragme perdue et retrouvée, le Mauvais riche, le Sama- ritain, — le Semeur, etc.

Les Allemands ont beaucoup cultivé ce genre ; Herder et Krummacher s'y sont surtout distingués,

A l'Allégorie, il faut encore rapporter les Proverbes, XÈnigme, qui comprend la Charade et le Logogriphe.

ARTICLE SEPTIÈME.

La Narration poétique.

Par Narration en général, on entend le récit détaillé, l'ex- posé circonstancié d'un fait, d'un événement (1).

Ce fait peut être réel (historique, mythologique, tradition- nel), ou feint, inventé. Dans l'un et l'autre cas, il doit être comme dans le poème épique (p. 2:24) :

1" Un, ce qui n'exclut pas les événements accessoires.

fi; n y a cette différence entre la narralion et la description, que la narration supiiose le fait passé et l'expose comme tel, et que la description dépeint l'objet comme présent.

Â'2:\

2'' Complet, c'est-îi-dire, qu'il ait un commencement, un mi- lieu et une fin.

o" Intéressant, et de nature ti plaire et h piquer la curiosité, soit par l'histoire en elle-même, soit par les incidents, les situations des personnages qui y figurent, ou enfin par la manière dont le fait est présenté.

Le fait est-il réel, l'écrivain n'a qu'à le raconter fidèlement. Est-il au contraire feint, alors, l'art de l'écrivain saura don- ner au fait, aux personnages, à toutes ses circonstances, les couleurs les plus vraisemblables (Hor. ad Pis, v. 382).

Quelles sont les règles à observer dans la narration?

Il faut 1" aborder promptement l'action, sans la préparer

par de longs préambules :

Semper ad evenlum festinat

Hor., ad Pis., v. 148.

Si l'origine de l'action n'est pas assez connue, on l'indi- quera, mais brièvement, et sans reprendre les choses de trop

loin.

Nec gemino bellum ïrojanum ordilur ab ovo.

Ib., V. 140.

2'' Le style doit être bref ei concis. On ne doit ni mutiler le

fait, ni se perdre dans des détails superflus.

Soyez vif et pressé dans vos narrations.

CoiLEAU, Art. poét., III.

La Brièveté et la Concision donnent de la vie au récit, mais elles supposent beaucoup de jugement dans l'écrivain.

3" Il faut être Clair, en distinguant le fait principal des faits accessoires, et en observant l'ordre que la nature elle- même indique, de manière que, sans peine on puisse suivre l'action dans ses développements.

4" Le style sera de plus simple, soigné, coulant, animé et toujours assorti à la nature du sujet quon traite. ISarratio lu-

- 320 -

cida, brevis, verisimilis, omni qua potest gratia et venere 3xor- nanda. Quinct., IV.

Remarque. La narration, comme le poème épique, admet des épisodes. Voyez p. 225.

ESPÈCES DE NARRATIONS.

Il y a surtout trois espèces de narrations : la narration his- torique, la narration oratoire, la narration poétique. Nous ne parlerons que de la dernière.

La Narration poétique est le récit d'une action feinte, mais vraisemblable; ou encore, le récit d'une action véritable, mais exposée de manière à ce qu'il reste un vaste champ ouvert à l'invention du poète, qui retranche et ajoute ce qui lui semble convenable.

La narration poétique diffère donc de la narration historique en ce qu'elle n'exige pas la vérité du fait, mais seulement la possibilité et la vraisemblance ; en ce qu'elle ne cherche pas h instruire, mais à flatter l'imagination, à remuer agréable- ment le cœur par de riants tableaux, des descriptions gra- cieuses, en un mot, par les beautés de la poésie.

La narration poétique diffère du poème épique en ce qu'elle n'a ni l'étendue, ni l'importance, ni par conséquent l'intérêt du poème épique; en ce qu'elle ne demande pas un héros qui soit comme le mobile, le centre de toute l'action.

Hors la liberté de recourir aux fictions et à toutes les res- sources de la poésie, la narration poétique est soumise aux règles que nous avons indiquées plus haut pour la narration en général.

Nous citerons ici quelques exemples qu'on pourra lire au long dans les auteurs,

Homère. Iliade. Liv. II, le poète raconte comment Ulysse réduisit à l'obéissance le rebelle Thersite, v. 211-277 V, récit

327

de la mort des deux fils de Darcs, v. 9-30 VI, les adieux d'Hector et d'Andromaque, v. 369-507 XI, mort d'Iphidamas et de Coon, v. 221-263 XIII, mort d'Adamas, v. 560-580; mort de Pisandre, v. 601-619 XVI, mort de Patrocle, v. 779 XVIII, deujl d'Achille ;\ la mort de Patrocle, v. 1-51 XXII, douleur de Priam et d'Hécube, à la vue d'Hector traîné par Achille autour des murs de Troie, v. 395-ad finem XXIII, funérailles de Patrocle, v. 108-257 XXIV, Priam dans la tente d'Achille, redemandant le corps de son fils Hector, v. 314-691 ; deuil des Troyens aux funérailles d'Hector, v. 704-ad finem. Odyssée. Liv. III, Nestor raconte les maux nombreux que su- birent les héros grecs devant Troie, et leurs divisions, v. 102- 200 IX, Ulysse raconte ses aventures avec les Cyclopes, V. 106-542 XI, Ulysse raconte sa descente aux enfers XXII, mort des amants de Pénélope, v. 1-329 XXIV, récit des funérailles d'Achille, v. 35-97.

Virgile. Géorgiqucs. Liv. I, récit des prodiges qui suivirent la mort de César, v. 404-497 IV, récit des douleurs d'Orphée et d'Eurydice, v. 3i5-ad finem Enéide. I, Vénus raconte à Enée l'origine de Carthage, v. 335-363 II, Laocoon est assailli par deux serpents, v. 119-231; Hector apparaît en songe à Enée, v. 268-297 ; mort de Priam, v. 506-558 III, aventure d'Enée au tombeau de Polydore, v. 19-48; récit des dangers qu'Enée courut de la part des Cyclopes, v. 500-ad finem IV, chasse d'Enée et de ses compagnons, v. 130-160 V, les différents jeux qu'Enée célébra dans la Sicile VII, combat entre les Troyens et les Latins, v. 434-510 IX, douleur de la mère d'Euryale à la mort de son fils, v. 444-503 XI, funé- railles de Pallas, v. 50-100; combat entre les troupes de Camille et celles d'Enée, v. 590-648; mort de Camille, v. 799-832.

Ovide. Métamorphoses. Liv. III, dragon tué par Cadmus, v. 55- 94 IV, Persée délivre Andromède d'un monstre marin, v. 662- 705 VIII. Philémon et Baucis, v. 011-724 IX. Hercule dévoré par un poison intérieur, v. 159-206 XII, Nestor raconte son combat contre les Centaures, v. 429-488 XIII, Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille, v. 1-308; ruine de Troie, v. 399-575 XV, mort d'Hippolyte, v. 497-546 ; pro- diges qui suivirent la mort de César, v. 779-802.

Ô'2S

ARTICLE HUITIÈME. Le Roman.

Le Roman est le récit poétique d'une série de faits fictifs empruntés ii la vie domestique, et qui réfléchissent les mœurs, le caractère, les passions, en un mot, toute la vie d'un homme. C'est en quelque sorte l'épopée bourgeoise.

Il faut unité d'action et vraisemblance dans le roman, comme dans l'épopée. Cependant l'unité peut être moins sen- sible et les accidents épisodiques plus nombreux, pourvu qu'ils soient assez intéressants pour ne pas faire murmurer d'impatience le lecteur, qui désire voir la fin des aventures.

Le romancier doit choisir une action riche en petits inci- dents, en situations touchantes, en caractères variés. Il saura en outre adroitement entremêler cette action de nœuds natu- rels et les débrouiller habilement; il conduira et dévelop- pera l'action de manière h accroître constamment l'intérêt. Cela demande une profonde connaissance du cœur humain.

Comme dans l'Epopée, le poète choisit un personnage dont il fait le héros du roman.

Le roman peut être en récit (épique), ou en dialogue (dra- matique), ou sous la forme épistolaire, écrit en vers ou en prose. Les romans de nos jours sont tous écrits en prose.

Le style du roman doit être simple, familier, naïf, facile, aisé et coulant.

Le roman, pouvant rouler sur les sujets les plus variés, échappe à une division rigoureuse. On distingue pourtant des romans historiques, philosophiques, politiques, satiriques, lyriques et comiques (1).

(1) * On distingue encore le roman cVaventuves, le roman tVintriçues, le roman de mœurs, le roman intime, le roman descriplif, le roman réaliste, etc.

3-29 -

Les anciens ne paraissent pas avoir connu le roman, au moins dans la forme qu'il a aujourd'liui. C'est au 4c siècle après J.-C. iiue nous rencontrons les premiers romanciers. Les principaux sont : Hcliodorc, d'Emèse, en Phénicie, évoque de Tricca, en Tliessalie, qui composa dans sa jeunesse un roman en dix livres, sous le titre cVEthiopiqiie ou Histoire de Thcucjène et de Cliariclée. * Iléliodore vivait au 4e siècle, sous Théodose. Son roman renferme des détails intéressants sur l'Egypte. Le ma- nuscrit en fut trouvé par un soldat, qui pillait la bibliothèque du roi de Hongrie, à Bude, en 1520. CJiarifon, d'Aphrodisée, en Carie, qui écrivit le roman de Chéréas et de Calirrhoé, en huit livres.

Les l'omans des auteurs postérieurs, tels que celui rVAchiUcs- Tntius, de Lonqns, etc., sont ou d'un mérite littéraire inférieur au roman d'IIéliodore et de Chariton, ou trop voluptueux. Tous sont écrits en langue grecque (1). Le siècle de la renaissance des lettres enfanta à la fois une masse de romans chez tous les peuples civilisés. Il nous est impossible de rendre compte de tous les romanciers modernes. Il y en a beaucoup dont nous ne pouvons pas même prononcer le nom.

Chez les Espagnols : Diégo-IIurtado de Mendoza (1503-1575), auteur des Aventures de Lazarille de formes. C'est un rornan comique, plein d'enjouement, et qui prouve que l'auteur avait l'esprit observateur, et qu'il possédait une profonde connais- sance du cœur humain.

Cervantes (1547-1616), auteur du Don Quichotte de la Manche, ouvrage digne d'être placé au premier rang. Une profonde connaissance du cœur humain, une imagination féconde, le génie, le naturel, la bonne plaisanterie, la finesse, la grâce, un art admirable de narrer, le talent d'amuser et d'instruire à la fois, un style facile, pur, riche et harmonieux : voilà ce qui rend cet ouvrage immortel. Peut-être déplaît-il quelquefois par des plaisanteries trop répétées ou trop pro- longées.

* Michel de Cervantes Saavcdra, à Alcala de Hénai'ès (Nou-

;i) Voyez Iluel, de VOri'jine des Ronuvas.

330 -.

velle-Castille), d'une famille noble, mais pauvre, servit d'abord en Italie et prit part à la bataille de Lépanle (1571), il fut blessé et estropié. En retournant en Espagne, il fut pris par des Corsaires (1575) et resta esclave à Alger, jusqu'à ce qu'il fût racheté par les Pères de la S'e Trinité (1580). De retour dans sa patrie, il vécut dans la misère, accablé d'infirmités, n'ayant pour vivre que sa plume.

* Il publia Gallatée, roman pastoral (1584), des Nouvelles (1613), quelques pièces de théâtre peu estimées, Persilcs et Sigis- monde, etc.

* Son vrai titre de gloire est son Don Quichotte (1605-1G15), dont malheureusement, certains passages trop libres rendent la lec- ture dangereuse pour la jeunesse. Il en existe une édition épurée.

Francisco de Quéyedo (1580-1 645), auteur de V Aventurier Buscon. La gaîté, de brillantes pensées et de riches images, parfois un peu d'affectation, caractérisent cette production.

Chez les Français : Lesage (1668-1747), célèbre par le Ba- chelier de Salamanque, les nouvelles Aventures de Don Quichotte, le Diable boiteux et Gil-blas de Santillane, son chef-d'œuvre. Un esprit observateur, un agréable badinage, des tableaux variés, vrais et naturels, une invention et une conduite heu- reuses, un style agréable, élégant et correct, distinguent ces romans. L'on doit regretter d'y trouver quelques détails de mœurs un peu libres.

Marivaux (1688-1763). Ses romans sont en général agréables et intéressants, mais souvent gâtés par un style recherché, des détails trop longs, des descriptions trop minutieuses, des pein- tures trop libres et des réflexions trop diffuses.

Marmontel (1719-1799), auteur de Bélisaire et des Incas, deux romans dont le fond est historique, mêlé de fictions, et qui ont la morale pour but. Le premier, Bélisaire (1), est froid et sec, rarement assaisonné d'une plaisanterie. Les incidents sont peu variés, ce qui répand sur le tout une certaine monotonie. Il y a quelques scènes intéressantes. Le style est pur et correct.

(1) Cet ouvrage est à l'index.

35i

L'abbé Sabatier (1) nous paraît trop sévèrement juger Bélisaire, quand il l'appelle un Roman parsème de caractères baroques, inondé d'un radotafic insipide.

Les Incas, dont le but est de montrer les funestes effets du fa- natisme, manquent de conduite et d'unité. L'on y rencontre pour- tant beaucoup d'endroits intéressants, nobles et vigoureux, et des descriptions magnifiques. * Il en existe une édition épurée qui mérite d'être lue.

Florian : Gonzalve de Cordoue ou Grenade reconquise. Roman intéressant et bien écrit en général. On rencontre de temps à autres des pensées trop raffinées, exagérées et peu vraisem- blables. Son Numa Pompilius a beaucoup moins de mérite : le style en est affecté; maniéré et mou; les personnages romains y paraissent habillés à la française ; leur langage est fade comme celui des bergers de Sciidérie.

Bernardin de St-Pierre (1737-1814). Il écrivit Paul et Virginie et la Chaumière indienne. C'est peut-être celui des écrivains français qui s'est le plus rapproché de Fénelon par la douceur et l'onction, l'élégance, la pureté et l'harmonie du style. Il révèle dans ces deux productions une imagination vive et bril- lante ; il sait d'ailleurs ménager les couleurs avec un art admi- rable et un goût exquis. On doit reprocher à l'auteur de peindre les passions avec des couleurs trop vives, et de prôner la reli- gion naturelle

* Il naquit au Havre et eut une enfance fort romanesque. Sou caractère comme ses écrits, ses principes comme sa vie, n'eurent jamais rien de fixe ni de stable. Il voulut d'abord se faire marin, puis missionnaire, et devint enfin soldat. Après un voyage en Hollande, en Russie, en Pologne, à l'île de France 07GG), il revint à Paris (1771), s'y consacra aux lettres et devint l'ami intime de J.-J. Rousseau, avec lequel il n'avait malheu- reusement que trop d'analogie. On lui reproche d'avoir manqué de connaissances positives et d'être tombé souvent dans la sensiblerie.

Phil. -Louis Gérard (1737-1813), écrivit le Comte de Valmont ou les Egarements de la raison, où, sous le voile d'une agréable fiction, il montre les écarts d'un jeune homme entraîné par les passions

(1) Les trois siècles de la Littérature française.

et par des sociétés pernicieuses, et il établit à la fois les preuves qui ramènent tôt ou tard à la religion un esprit droit et un cœur vertueux. Cet ouvrage, écrit sous la forme épistolaire, dans un style pur, correct et facile, se fait remarquer par la solidité des principes, la clarté des pensées, par de vives images, de belles descriptions et des scènes touchantes; Le seul repi'oche qu'on pourrait faire à l'auteur, ce serait d'avoir parfois peint la passion sous des couleurs propres à amollir le cœur.

Chateaubriand, auteur (ïxUala, de René et des Natchez. Ces productions se distinguent par des incidents, plus simples et moins compliqués, mais plus frappants, qu'on n'a coutume de les rencontrer dans la plupart des romans. Les sentiments y sont vifs et pathétiques; les-descriptions belles et majestueuses, mais trop multipliées et trop chargées. Le style est en général vigoureux, hardi, quelquefois même impétueux, mais parfois recherché et trop étudié. Quelques tableaux sont absolument trop voluptueux; mais ce qu'on doit surtout reprocher à l'au- teur, c'est d'avoir, contrairement au but de l'ouvrage dont ces romans ne sont que des épisodes, présenté la religion chré- tienne sous un jour trop sévère, trop sombre et même faux.

* Ch. Nodier (4780-1844). Ses romans ne dépassent guère les proportions du conte ou de \a.noHvelle. Ils sont fort intéressants. L'auteur respecte les miœurs ; néanmoins, la lecture de ses romans n'est pas sans danger, à cause de la vivacité des tableaux qu'il retrace, et du langage passionné qu'il prête à ses acteurs. Jean Sbogar esl considéré comme son cbef-d'œuvre. Le style en est brillant, mais trop tourmenté peut-être.

"Armand de Pontmartin, .en 1811, critique et littérateur distingué, dont les articles et les feuilletons, écrits pour diffé- rents journaux, ont paru ensuite en volunies, sous les titres de Contes d'un planteur de cltoux, j\[cmoires d'un notaire, etc. Comme le précédent, cet écrivain respecte les mœurs et la foi, mais ses œuvres ne peuvent pas être mises, sans inconvénient, entre l(^s mains de tout le monde.

' Louis Desnoyers (1805-1860), écrivain spirituel, connu sur- tout par les Aventures de Jean-Paul Choppart, imprimées d'abord pour le Journal des Enfants, et par les Aventures de Robert-Piobcrt. Ce dernier ouvrage, qui peut être mis entre les mains de tout

le monde, est un chef-d'œuvre de fine plaisanterie, de critique spirituelle et d'originalité.

Le vicomte J.-A. Wuhli (1782-1800) ïil ses études au Collège des Jésuites, à Liège. Royaliste et catholique, il publia, au ser- vice de cette double cause, un grand nombre d'ouvrages litté- raires, dont la plupart ont eu beaucoup de vogue, tels que : Lettres Ve)idéc)uics ; Tableau jwétique des fêtes chrétiennes, un des meilleurs écrits de l'auteur; le Fratricide ; Journées mémorables de la révolution française ; Histoires, contes et nouvelles; Légendes; Souvcni^'s et im2)ressions de voyages. On reproche à l'auteur une légère tendance à l'exagération, et quelques passages trop peu voilés pour cette classe de lecteurs auxquels il semble s'adres- ser de préférence.

* Victor Hugo : Bug-Jargal. L'auteur nous apprend qu'à l'âge de seize ans, il paria qu'il écrirait un volume en quinze jours. Il fit Bug-Jargal ou la révolte des noirs à Saint-Domingue, en ^791. Sept ans plus Vard (1825), l'auteur le remania. Cet ouvrage n'est pas dangereux sous le rapport des mœurs, mais bien sous le rapport du goût. On y vise partout à l'extravagant et à l'im- possiJDle. Voyez-en un extrait, intitulé Une lutte, dans les Leçons de littérature. Han d'Islande, écrit dans le même ^enre que le précédent. « C'est, dit l'auteur lui-même, un livre de jeune lîomme, et de très-jeune homme. On sent en le lisant que l'au- teur n'avait encore aucune expérience des choses, des hommes et des idées .. » L'horrible, l'épouvantable, l'absurde, y do- minent. Il est plus dangereux que Bug-Jargal sous le rapport des mœurs. Le dernier jour d'itn condamné (1829) n'est qu'un plaidoyer pour l'abolition de la peine de mort. Ce livre, de l'aveu de l'auteur lui-même, dans la comédie qui y sert de pré- face, vous fait dresser les cheveux sur la tête, vous fait venir la chair de poule, etc. Il ne renferme rien contre les mœurs. Nous en avons donné un extrait p. 39. Notre-Dame de Paris (1831), le principal roman de l'auteur, et qui n'est au fond qu'une mon- strueuse caricature du moyen-âge. Cet ouvrage a été mis à l'Index. Nous ne disons rien des dernières productions de cet écri- vain, les Misérables, etc., qui n'appartiennent plus à la saine littérature (p. 91).

* Paul Féval, à Rennes en 1817, brille au 'premier rang des

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réputations littéraires du AT.Ye siècle (1). A 19 ans il conquit le grade d'avocat. Une fantaisie originale, le Club des phoques (1841) attira sur lui, comme romancier, l'attention du public, qu'il sut captiver pendant trente ans par une foule inombrable de pro- ductions littéraires, malheureusement fort licencieuses. L'ima- gination et la passion dominent chez lui. Son style est vif, animé, mais l'auteur ne se donne pas le temps de le châtier (2), Le grand secret de la vogue de ses écrits c'est qu'ils sont toujours intéressants. Heureusement, l'auteur s'est converti, il y a quelques années, et depuis lors, pour réparer le mal immense que sa plume a fait dans les âmes, il travaille sans relâche à réformer ses mauvais écrits, et à en créer des nouveaux aussi recommandables sous le rapport moral que sous le rapport lit- téraire (3). L'auteur n'a pas réussi comme poète dramatique.

Chez les Anglais : Foé (1663-1731), qui écrivit les Aventures de Robinson Crusoé. Ce roman est écrit d'une manière si simple et si naturelle qu'on le prendrait pour la relation exacte d'un voyageur véridique. Il offre une instruction très-utile, en mon- trant comment l'homme, abandonné à ses propres forces, peut vaincre les difficultés d'une situation en apparence désespérée. Il est à regretter que cet ouvrage renferme quelques invectives indécentes contre la religion catholique et ses ministres.

Richardson (1689-1761), auteur d'un roman intitulé Clarisse. Une imagination riche, mais un peu sensuelle, un style naturel et facile, mais parfois trop diffus et trop monotone, une grande simplicité de plan, des caractères bien développés, mais quel- quefois outrés, ce sont les qualités saillantes de ce roman.

Fielding {llOl-ilbi). Ses romans se recommandent générale- ment par la gaîté, des caractères animés, vrais et hardis, une diction pure et variée. Mais il y a trop de digressions, des détails trop minutieux et des réflexions trop longues. Son chef-d'œuvre est Toni-Jones, que la Harpe appelle le premier roman du

(1) * p. Larousse dans son Grand Dict. univor&pl du XIX' siècle.

(2) * Il publiait jusqu'à quatre romans-feuilletons simultanément clans quatre journaux différents.

(3) * Entre axilres : Jésuites ! Les étapes d'une conversion.— Pierre Blot.— La première Communion. La Fée des Grèves. L'Homme de fer. Les contes <ie Bretagne. Chàleaupauvre. Frère tranquille. Le dernier Chevalier. La Fille du Juif errant, Le Château de velours. La Louve. Le Mendiant noir. Les Romans enfantins, Le Poisson d'or. Le Loup blanc. Les Couteaux d'or. La Heine d«s épées. Les Compagnons du silence, etc., etc.

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monde. C'est un contraste continuel des qualités naturelles et de l'hypocrisie sociale. L'unité y est parfaitement observée, le dénoùment bien suspendu, bien animé; les tableaux sont iort variés et toujours intéressants.

Sterne (1713-1768). Son Tristram Shandy est remarquable par la plaisanterie, par la profondeur des pensées, la finesse des allusions et une inépuisable fécondité d'imagination. Mais l'ou- vrage est défiguré par plusieurs tableaux licencieux. Ce reproche s'adresse également à son Voyage sentimental.

Walter Scott (1771-1832), auteur d'une foule de romans dont les plus remarquables sont : Waverley, Ivanhoé, VAntiquaire et la Prison d'Edimbourg. Une profonde connaissance de l'homme, des mœurs et de l'histoire de son pays, la gaîté, une imagina- tion féconde, de belles descriptions, des peintures animées, mais parfois trop passioimées, des réflexions judicieuses, un style élégant, coulant et varié : voilà ce qui caractérise les rosians de Walter Scott. Parfois, l'auteur décoche un trait sati- rique contre le catholicisme, et déverse le ridicule sur ses ministres, ses croyances et ses pratiques. Il existe des éditions épurées.

* Olivier Goldsmith (1730-1774), auteur des Contes moraux et de plusieurs Romans, dont le plus célèbre est le Vicaire de Wake- field, roman moral, qui a eu une vogue très-grande en Angle- terre et ailleurs. Le but de l'ouvrage est de montrer l'homme de bien aux prises avec l'adversité, et trouvant sa force et sa ré- compense dans sa vertu. Si le lecteur protestant est familiarisé avec l'idée d'un ministre du culte qui est en même temps père de famille, il n'en est pas de même du lecteur catholique. Le spectacle que lui en offre ce livre, le froisse et en fait évanouir l'intérêt. On reproche encore à l'auteur d'avoir dépeint avec trop de fidélité la dépravation de certaines classes de la société en Angleterre.

* Harriet Beecher, mistress Stoivc, célèbre romancière améri- caine (1814-1872), auteur du roman : la Case de l'oncle Tom (1852). Jamais livre ne fut aussi populaire dans les deux parties du monde ; en Amérique seule, il a été tiré, la première année, à 305,000 exemplaires. Cette vogue s'explique et par l'actualité du sujet, l'abolition de l'esclavage, et par la vivacité avec laquelle l'auteur dépeint l'horrible situation de cette malheureuse por-

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tion de l'humanité. L'ouvrage manque de eonduite, comme on dit, et de plusieurs qualités littéraires, mais il est écrit avec le cœur pour la défense d'une noble cause, et il entraîne le lecteur le plus difficile. Il est bon de se rappeler que l'auteur est pro- testant et se mêle un peu de propagande. Ici encore, on regrette quelques tableaux de mœurs américaines d'une trop grande lid élite.

* Fenimore Coopcr (1789-1851), romancier, appelé avec raison le Wctlley Scott de l'Amérique. Ses ouvrages sont fort nombreux. Ses principaux romans sont la Prairie, l'Espion, le Pilote, le der- nier des Mohicans, etc. Il décrit les caractères moins bien que Walter Scott, mais il met plus de rapidité dans le récit, et l'action avance plus vite que chez le romancier anglais. Géné- ralement ses écrits n'offrent pas de danger pour les mœurs.

Jonathan Swift (J 067-1745), célèbre par son. roman comique et satirique, les Voyages de Gulliver, rempli d'allégories et d'allu- sions aux circonstances et aux personnages politiques de son époque. Il excelle dans ce genre de gaîté que les anglais ap- pellent humour. Il sait garder le plus rare sérieux, en lançant les traits les plus risibles, et réussit à revêtir de vraisemblance ses fictions les plus folles. Il na rien d'offensant pour les mœurs. Son style est considéré comme classique.

* Nicolas Wiseman, Cardinal-Archevêque de Westminster, à Séville (1802-1865), auteur d'un grand nombre d'ouvrages scien- tifiques et théologiques, a publié, en 1853, un roman historique fort intéressant, intitulé Fahiola. L'illustre écrivain y a voulu donner un spécimen de la manièî"e dont on pourrait se servir, en vue du bien, d'un genre de littérature aussi futile que le roman. Il a été admirablement secondé dans cette entreprise par sa vaste érudition, sa belle imagination, son cœur ardent et son rare talent. Peu de livres satisfont le lecteur autant qne Fahiola.

* J.-IL Newman, docteur en théologie, recteur de l'Université catholique de Dublin, etc., en 1801, converti au Catholicisme en 1845, publia un grand nombre d'ouvrages d'une érudition et d'une dialectique remarquables. Il a composé un roman histo- rique et religieux, intitulé Callista, qui a été accueilli avec une grande faveur, quoiqu'il soit inférieur à Fahiola.

' Charles Dickens, le plus célèbre des romanciers de l'Angle- terre, né à Portsmouth (1812-1870). Les qualités distinctives do

ses romans sont l'observalion minutieuse de la réalité et la sensibilité passionnée. Plusieurs de ses écrits peuvent être lus sans inconvénient par la jeunesse, entre autres ses charmants Contes de NocL Ses drames sont médiocres. Fils d'un simple employé de bureau il acquit une fortune de cent mille livres de rente.

Chez lea Allemands : Huiler. Il composa trois romans politiques : Usong, Alfred, Fabius et Caton.

Wieland (1753-1815) : Aventures de Don Sylvio de Ronsalva, Agathon, les Ahdérites, Diogène de Sinope et le Miroir d'or. Le style de ces romans (parfois un peu diffus), est digne de tous les éloges ; mais ici , comme dans presque tous ses autres écrits, l'auteur est souvent trop voluptueux et extrêmement dangereux,

Gôthe : les Souffrances du jeune Werther, les Années d'apprentis- sage de Wilhelm Meister, les Affinités électives. Ce sont des ou- vrages remarquables par le style, qui coule comme une onde claire et paisible ; l'expression est simple, naturelle, choisie, vraie, éloquente. Le contenu de ces romans est tel qu'ils ne doivent pas être mis entre les mains de la jeunesse. Cela s'ap- plique particulièrement aux Souffrances du jeune Werther, œnxre remplie d'une noire mélancolie, qui produit le dégoût et le mé- pris de la vie, et qui déjà a porté plusieurs infortunés au suicide.

Van der Velde (1779-1824), appelé le Walter Scott de l'Allemagne, n'a pas atteint en tout le poète anglais ; cependant, il lui est quelquefois égal par des tableaux de moeurs fort touchants. Ses romans manquent souvent d'unité ; le style en est naturel, cou- lant, pur, harmonieux et fleuri.

Jean-Paul Richter (1763-1825). Cet auteur aime trop le lan- gage fleuri ; ses comparaisons et ses tableaux sont souvent neufs et frappants, mais souvent aussi recherchés. Il abonde en esprit et en gaîté. Ses expressions et ses tournures sont originales, mais souvent obscures. Ses romans manquent d'unité et de conduite.

* Chez les Italiens : Manzoni (voyez p. 120) a composé le cé- lèbre roman des Fiancés, qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de la conduite de l'action, de la vivacité du récit, de la vérité des tableaux, de la variété des caractères et de la mora-

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lité du but. Seulement, la description de la peste à Milan est trop longue, et quelques scènes trop émouvantes ne sont pas sans danger pour le jeune lecteur. Il existe une édition l'on a remédié à ce dernier inconvénient.

' Silvio Pellico, à Saluées (1788-1854), célèbre poète dra- matique, connu principalement par son livre intitulé Mes prisons (histoire de sa captivité, depuis 1820 jusqu'à 1829), publié en 1833. Ce livre a tout le charme d'un roman. La poésie y dé- borde, sans que l'auteur ait eu l'idée d'en faire un poème. C'est qu'il est écrit du cœur, mais du cœur d'un chrétien, ou, comme on l'a dit, d'un martyr qui pardonne à ses ennemis (1). Voyez, p. 122 et plus loin, ce que nous disons des Nouvelles et des Tragédies de ce célèbre écrivain.

* Le R. P. Bresciani, Jésuite, auteur de plusieurs bons romans parus dans la Civiltà cattoUca, et dont le sujet est puisé dans l'histoire moderne de l'Italie : le Juif de Vérone, la République romaine, Lionello, Ubaldo et Irène, Don Giovanni, la Comtesse Ma- thilde de Cannosa et Yolande de Groningue. L'action y est fort dra- matique, et quelques scènes sont trop vivement décrites pour les jeunes lecteurs.

* Le R. P. Piccirillo, Jésuite, auteur de VOrfanella, histoire calabraise pleine d'intérêt, écrite également pour la Civiltà cat- toUca. Il en existe une traduction en français, dans laquelle on a modifié le seul passage qui semblait parler trop vivement à l'imagination des jeunes gens.

Chez les Néerlandais : Feith. Son roman, Ferdinand et Constan- tin, lui a mérité une place distinguée parmi les écrivains du genre.

Elis. Wolf{r\ée Bekker, 1738-1804) et Agathe Deken{'[lU-iSO/t). Amies inséparables, ces deux femmes travaillèrent le plus sou- vent de concert aux mêmes ouvrages, et produisirent succes- sivement V histoire de Sara Burgerhart, l'histoire de Guillaume Lcvcnd, les lettres d'Abraham Blankaert et l'histoire de Cornéiie Wildschut. Ces productions, malgré le défaut de la prolixité, se distinguent en général par une peinture vraie et naturelle des mœurs et du caractère de la nation, dans les différentes classes.

(1) * Il est bon de savoir que les notes ajoutées à ce livre par Pierre MaroncelU ont été mises à Vindex.

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et par plusieurs autres qualités précieuses, qui les ont fait placer avec raison parmi les compositions qui font le plus d'iionneur à notre littérature (1).

Les romans de Loosjes tendent à inspirer l'amour de la vertu et à corriger les mœurs ; plusieurs révèlent un esprit profond et un goût pur; le style en est facile et agréable. Ses meilleurs romans sont : Susanne Bronckhor^t , Maurice Lynslagcr, Hilde- (jonde Buisman. D'après Siegenbeek et Witsen-Geysbeek (2), Loosjes mérite le premier rang parmi les romanciers de sa nation.

* Les Belges peuvent se vanter de posséder un des plus grands romanciers modernes dans la personne de Henri Con- science, né à Anvers (1812). Instituteur au moment de la révo- lution de 1830, il abandonna son école et ses études pour prendre service dans l'armée, dont il devint le poète par ses chansons françaises. Ce furent ses premiers essais poétiques. Libéré, après avoir obtenu le grade de sergent-major (183G) il fut successivement garçon-jardinier, employé aux archives d'Anvers, greffier d'une académie artistique, professeur agrégé à l'Université de Gand, précepteur des enfants du Roi Léo- pold I, chargé de leur enseigner la langue et la littérature flamandes, enfm Commissaire d'arrondissement à Courtrai. Le premier livre qu'il publia, V Année des miracles 1566 (1837), n'est qu'une suite de tableaux dramatiques de la période espagnole des Flandres. La même année parurent ses légendes PJiantasia. Ce qui mit le sceau à sa réputation de romancier national, ce fut son Lion de Flandre (1838) , dont le héros est le comte Robert de Béthune, l'adversaire de Philippe le Bel. Ce livre se distingue par une grande vigueur, poussée quelquefois à l'ex- trême. Quelques scènes trop passionnées ne sont pas sans inconvénient pour les jeunes lecteurs. La plupart des œuvres ijui ont succédé à ce roman, sont d'un genre plus gracieux et plus doux. Le poète excelle dans la peinture des mœurs simples des paisibles habitants de la Campine, sa patrie, pour lesquels il professe une véritable prédilection. En cela, il a imité beau- coup Walter Scott. Voici les principales de ces productions : Ce

(1) Précis de Vliistoire littéraire des P.iys-Bas, par SiegenheeH.

;2) Biographisch amhologisch en critisch "SVoordenLoek der nederduitsclie Diuhters. Amsf., 18-25.

que 'peut souffrir une mère ; Comment on devient jjeintre ; Heures du scit>'(1839); l'Enfantdu bourreau ; lanouvelle Niobé ; Rihketikke-tak ; le Conscrit ; le Genthilhomme ]pauvre; Hugo de Craenhoven ; Quintcn Metzys ; Quelques pages du Livre de la Nature (184G) ; Jacques d'Ar- tevelde (iSAd) ; Ilosa l'aveugle (1851); Maître Gansendonck ; Bata- via, épisode du il^ siècle ; le Bcmon de l'argent ; V Avare; la Grand' mère; la Plaie des villages; le Bonheur d'être riche; Clovis et Clo- thilde ; Clara de bois ; Lambert Hensmans ; Mère Job ; Simon Turch i : Siska de Roosemael ; le Mal de nos jours ; la Guerre des Paysans, etc.

* Ce dernier ouvrage est bien le plus beau et le plus intéres- sant qu'on puisse mettre entre les mains de la jeunesse; d'au- tant plus qu'il ne renferme absolument rien qui puisse blesser la pudeur. Presque toutes les productions de la plume de Con- science ont reçu les honneurs de la traduction en Anglais, en Allemand, en Danois, en Italien et mùme en Français. Un prélat distingué de l'/Vllernagne (1) n'a pas dédaigné se faire le modeste traducteur de notre célèbre compatriote. On reproche à l'auteur quelques incorrections de style; mais il n'y a que les lettrés qui s'en apercevront (2).

Tant de bonne qualités feront passer sur quelques défauts.

Nous pouvons citer encore :

'Aug. S nieder s, inniov, à Bladel (Brabant du Nord), roman- cier fécond, dont le meilleur ouvrage est de Wolfjager, a publié successivement : Avond en morgen, ArmeJulia,de Gasthuisvrouw, de Verstooteling, Fortuinzoekers, het Bloemengraf, liet Sneeuiv- klokske, etc. Il en existe des traductions par Mr et M"ie G. Le- brocquy.

* J. -Renier Snieders, frère du précédent, a publié de Gouden Willem, de Lelie van het gehucht, Boctor Marcus, etc. Comme son frère, il se distingue par l'aisance du style, la conduite de l'in- trigue et la moralité du but qu'il poursuit.

(1) Son Éin. le baron de Diepenbrock, cardinal, priace-évèque de Breslau, à Bockhold, en Westphalie (1798), mort au château de Joliannisberg, en Silésie (1852,.

(2) * Conscience décrit et coûte avec un art merveilleux. Le lecteur assiste avec lui aux événements, il voit les faits de ses yeux, il connaît et enteud les personnages qui sont en scène, il partage toutes leurs émotions, il est entraîné à leur suite, il ne peut les quitter. Mais ce n'est que la moitié du mérite de Conscience. Il montre autant de jugement que d'imagination, et le génie ne l'égaré pas... Il n'abuse point de son art pour présenter au lecteur ce qu'il ne doit pas voir, pour le séduire, pour exciter eu lui des passions dange- reuses. L'action de ?a Guerre dt's Prtys«)i.s, toute guerrière au fond, est chaste et reli- gieuse, patriotique, nationale, belge, en un mot. La jeunesse de l'un et l'autre sexe i>eut lire ce livre sans le moindre péril. {Journal, historique, t. XIX).

- rvîi

* VanKevchlwvm est inférieur aux précédents, surtout sous le point de vue religieux. Ses principaux ouvrages sont : Daniel, Fevnand de Zceroovcv, Gozcwijn, r/raaf van Strycn.

* Eugène Zettenam, mort h l'âge de 28 ans (1855), remporta plusieurs fois la palme dans des luttes littéraires. Il a un véri- tabe talent, que la mort a empêché de mûrir. On a de lui Bcrn- hart de Loef, Mynhccr Luclitervclde el une suite de récits intitulés VoJhsleiwn.

* P. Eet'evisse, de Siltard, a décrit avec originalité, dans ses rioJ;I;enr>ide>'s, les mœurs et les paysages du pays de Fauque- mont, ainsi que les maraudeurs de la Campine, dans ses Tcuten. Il a composé encore un roman historique : le Sac de Maesti iclit.

' M"'" Courtmans, née BercJimans, a publié un grand nombre de romans inspirés principalement du sentiment des devoirs de tous les jours au foyer domestique. Het Geschcnh van den jagt'r A été couronné (1SG5).

Observation.

Dans aucun genre de poésie, on n'a vu paraître plus do productions que dans celui dont nous venons de parler, parce qu'aucune espèce d'écrits ne trouve plus de lecteurs. C'est que le roman est plus adapté h l'intelligence et îi l'ima- ginaiion du peuple. D'ailleurs le roman que M. Villemain appelle, le poème épique des nations modernes, ou plutôt Vépopée bourgeoise, en traçant le tableau de la vie ordinaire avec ses habitudes, ses vertus, ses folies, ses vices et ses crimes, semble se rapprocher davantage de nous; il nous reproduit, pour ainsi dire, nous-mêmes dans les tableaux, (lu'il met sous nos yeux. Enfin, la masse des hommes se passionne pour tout ce qui est histoire ou anecdote :

Le monde est un enfant, il le faut amuser. L.\ Font.

Sans doute un roman bien écrit, dont le but est de faire aimer la vertu et hair le vice en montrant dans quels égare- ments et quels malheurs entraînent les passions, peut être regardé comme une production très-utile. Mais la plupart

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des romans, qui aujourd'hui inondent la société, ne sont souvent qu'un tissu incohérent d'aventures sombres, hor- ribles, invraisemblables et incroyables, de circonstances minutieuses, frivoles, les caractères sont outrés, les sentiments faussés, les tableaux gigantesques, les images extravagantes, les pensées vagues et obscures, la diction recherchée et inintelligil^le ; plus propre a favoriser l'oisi- veté et la dissipation, à corrompre le sentiment et le goût, qu'à remplir aucun but raisonnable, et, par conséquent, indigne d'occuper nos loisirs. Ajoutons qu'un grand nombre de ces écrits ont des tendances plus nuisibles encore : ils peignent le vice sous les plus séduisantes couleurs, le rendent aimable et excusable; tandis que la vertu ne paraît que dans l'ombre. Ils vont plus loin encore : ils échauffent l'imagina- tion du lecteur par la peinture de passions grossières et bru- tales, par des récits remplis d'images voluptueuses ; ils alimentent dans le cœur le feu d'un plaisir vil; ils éteignent ou affaiblissent tous les sentiments de la religion et de la morale; ils engendrent une pernicieuse mélancolie, qui, à son tour, enfante le dégoût de la vie pratique, le dégoût pour tout ce qui demande du travail et des efforts; ils pro- voquent mille désirs insensés, font naître mille illusions chimériques, qui, ne pouvant se réaliser dans la vie, condui- sent trop d'infortunés jusqu'au désespoir, jusqu'au suicide.

Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir, La vie est un opprobre, et la mort un devoir.

MÉROPE. Acte II, se. 7.

ARTICLE NEUVIÈME. Le Conte on la Nouvelle.

Le Conte est le récit en prose ou en vers d'un événement particulier, tiré de la vie privée, singulier, merveilleux, dont le but est ordinairement d'amuser le lecteur.

343

Le conte diffère donc du roman en ce que celui-ci est une suite d'aventures, et que le conte ne roule que sur un seul événement, qui peut être réel, mais qui le plus souvent est fictif.

Les traditions populaires, les histoires fabuleuses, four- nissent ordinairement la matière du conte. Le fond en est léger, la forme est tout. Loin de s'enfermer dans les limites d'une stricte vraisemblance, il franchit même quelquefois celles du possible.

* On distingue quatre classes de contes : les contes merveil- leux, qui nous viennent de l'Orient; les contes badins, souvent licencieux et satiriques qui dominent dans la littérature de l'Oc- cident et qui n'étaient pas inconnus des grecs et des romains ; les contes d'éducation, destinés à former l'enfance ; et enfin les contes philosophiques créés par Voltaire. Quant aux règles de l'unité, des caractères, du merveilleux, du style, elles sont les mêmes que pour l'épopée romanesque, toute proportion gardée.

La plupart des écrivains français qui se sont exercés dans ce genre ont trop peu respecté la morale, pour que nous les nom- mions même.

* Nous signalerons cependant :

'Chez les Français : le Lutrin vivant, le Carême impromptu de Ch^esset, charmant badinage, que déparent quelques longueurs. Le Cheval d'Espagne, conte en vers de Florian, qu'on lira avec plai- sir et avec fruit. C'est une suite de petits tableaux extrêmement bien soignés. Le morceau étant un peu long, nous en citons quelques passages comme des modèles de description, qu'on chercherait vainement dans les recueils de poésies.

(1) Ce sont surtout les peuples orientaux qui ont excellé dans le conte, comme les Indiens, les Perses, les Arabes, etc. Ces derniers rapportèrent en Espagne et en Italie; de là, il passa dans le Sud de la France, il ("ut surtout cultivé par les Troubadours. ' Le conte merveilleux commença à si; populariser en France lorsque GaUand donna eu VSl sa ti-aductiou de l'arabe des Mille et une IS'uUs. Il en existe une édition épurée.

_ oii- LE CHEVAL D'ESPAGNE.

On court bien loin pour chercher le bonheur ; A sa poursuite, en vain Ton se tourmente : C'est près de nous, dans notre propre cœur, Que le plaça la nature prudente.

Certain coursier, dans l'Andalousie, FvX élevé chez un riche fermier ; Jamais cheval de prince et de guerrier Xi même ceux qui vivaient d'ambroisie. N'eurent un sort plus fortuné, plus doux. Tous dans la ferme aimaient notre andalous, Tous pour le voir allaient dans l'écurie Vingt fois le jour; et ce coursier chéri, D'un vœu commun, fut nommé Favori.

Favori donc avait de la litière Jusqu'aux jarrets, et dans son râtelier Le meilleur foin qui fût dans le grenier. Soir et matin, les fils de la fermière, Encore enfants, ménageaient de leur pain Pour l'andalous : et lorsque, dans leur main, Le beau cheval avait daigné le prendre. C'étaient des cris, des transports de plaisir : Tous lui donnaient le baiser le plus tendre. Dans la prairie, ils le menaient courir, Et le plus grand de la petite troupe. Aidé par tous, arrivait sur la croupe. Là, satisfait et d'un air triomphant. Des pieds, des mains, il pressait sa monture, Et Favori modérait son allure. Craignant toujours de jeter bas l'enfant.

De Favori ce fut tout l'ouvrage Pendant longtemps; mais, quand il vint à l'âge De trente mois, la femme du fermier Le prit pour elle; et noble cavalière, En un fauteuil sise sur le coursier, La bride en main dans l'autre la croupière, Les pieds posés sur vm même étrier.

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Allait, troltait au marche l'aire emplette, Chez ses voisins acquitter une dette, Ou visiter son père déjà vieux. A son retour, notre bonne Sanchette Accommodait Favori de son mieux, Et lui doublait l'avoine et les caresses.

Plus on grandit, plus on devient vaurien. Ce Favori que l'on traitait si bien, Ce cher objet de si douces tendresses, Fut un ingrat; et, quand il eut quatre ans. Il s'indigna dans le fond de son âme D'être toujours monté par une femme : Est-ce donc là, disait-il dans ses dents, Le noble emploi d'un coursier d'Ibérie? Avec des bœufs j'habite l'écurie D'une fermière, et frémis de courroux Quand on me voit comme un ànon docile. Au petit trot cheminer vers la ville. Ayant pour charge une femme et des choux. Non, je ne puis soufTrir cette infamie; .fe suis fier, et, dussé-je périr. Je prétends bien dans peu m'en affranchir... .\u même instant s'élançant dans la plaine. Il casse bride et disperse dans l'air Et charge, et selle, et harnais, et croupière ; Des quatre pieds fait voler la poussière, Et disparaît aussi prompt que l'éclair...

En attendant. Favori ventre à terre Galope et fuit, sans perdre un seul moment. 11 aperçoit bientôt un régiment De cavaliers, qui marchaient à la guerre... A cet aspect, notre coursier s'arrête : Il sent dresser tous ses crins ondoyants, Et l'œil en feu, les naseaux tout fumants, Fixe, immobile, écoute la trompette ; Puis tout à coup, frappant la terre et l'air, Il bondit, vole h travers la prairie, Arrive auprès de la cavalerie,

- 340

S'ébi'oue (1), hennit et, jetant un œil fier Sur ces guerriers, enfants de la victoire, Il semble dire : Et j'aime aussi la gloire (2).

Le colonel, qui voit ce beau coursier, Veut s'en saisir ; il vient avec adresse Auprès de lui, le flatte, le caresse Et, par un frein, en fait son prisonnier. A l'instant même, une peau de panthère. Aux griffes d'or tombantes jusqu'à terre, Couvre le dos du superbe animal ; Un plumet rouge orne sa tête altière, Lui donne l'air coquet et martial; Sur Favori, le colonel s'élance. Presse les flancs du coursier généreux; Et Favori, dans son impatience Mordant son frein, fier du poids glorieux. Vole à travers les escadrons poudreux... Point d'ennemis, voilà son seul chagrin. Mais tout à coup arrive le matin Un officier, qui porte la nouvelle Que la bataille est pour le lendemain... On part, on veut arriver pour l'aurore. Toujours à jeun. Favori, néanmoins. Ne se plaint pas, mais il saute un peu moins. Le jour se passe, il faut marcher encore... Quand, vers minuit, d'une forêt prochaine, Un gros parti fond sur le régiment. On veut se battre : hélas ! c'est vainement ;

(\) Ébrouer, proprement signifie laver. S'ébrouer se dit des animaux, lorsciu'ils font une espèce d'éternument, et plus particulièrement encore du cheval qui fait un ronflement A la vue d'un objet qui le surprend ou l'eflVaie. H y a ici un hlatux. (2) ' Ces vers rappellent naturellement ceux de Delille :

On voit sur son poitrail ses muscles se renfler.

Et ses nerfs tressaillir, et ses veines gonfler.

Que du clairon bryant le son guerrier l'éveille.

Je le vois s'agiter, trembler, dresser l'oreille :

Son épine se double et frémit sur son dos ;

D'une épaisse crinière, il fait bondir les flots;

De ses naseaux brillants, il respire la guerre :

Ses yeux roulent du feu, son pied creuse la terre....

Tout à coup il s'élance et, plus prompt que l'éclair.

Dans les champs oflleuré.s, il court, vole et fend l'air.

- 3i7

Nos cavaliers, harassés de la route, Sont enfoncés, tués, mis en déroute ; Et, dans le choc. Favori, tout sanglant, Couvert de coups, deux balles dans le nanc, Parmi les morts resté sur la poussière, Ne voyait plus ([u'uii reste de lumière...

Notre coursier, dégoûté de la vie. Vivait toujours, sans trop savoir pourquoi ; Quand, un matin, un écuyer du roi. Qui parcourait toute l'Andalousie Pour remonter la royale écurie, Vit Favori de plusieurs sacs chargé. Par le bâton, au moulin dirigé Et conservant sous ce triste équipage, Ce coup d'œil noble et cet air de grandeur D'un roi vaincu cédant à son malheur. Ou d'un héros réduit en esclavage. Bon connaisseur était cet écuyer; De Favori, s'approchant davantage. Il l'examine, et demande au meunier Combien il veut de ce jeune coursier. L'accord se fait; aussitôt, on délivre De son fardeau notre bel animal ; Son nouveau maître à l'instant s'en fait suivre, Et le conduit vers le palais royal.

Oh ! pour le coup, se disait à lui-même Notre héros, la fortune est pour moi : Plus de chagrin, je suis cheval du roi. Cheval du roi, c'est le bonheur suprême...

Ainsi parlant, il entre à l'écurie ; Tout lui promet le bonheur qu'il attend : De peur du froid, sur son corps l'on étend Un drap marqué des armes d'Ibérie; On le caresse, et sa crèche est remplie D'orge et de son ; il est pansé, lavé Deux fois par jour; le soir, sur le pavé. Litière fraîche ; et cette douce vie Lui rend bientôt son éclat, sa beauté.

- 018

Son poil luisant, sa croupe rebondie, Et son œil vif, et même sa gaîté.

Il fut heureux pendant une quinzaine. 11 possédait tous les biens à souhait ; Mais, un seul point lui faisait de la peine, C'est que le roi jamais ne le montait...

Notre cheval, ainsi philosophant, Est fort surpris de voir qu'on lui prépare Selle et bridon du travail le plus rare : Le fils du roi, le jeune et noble infant, Ce même jour doit faire son entrée ; Et Favori, qui sera son coursier. Porte un harnais digne du cavalier. D'or et d'azur, sa housse est diaprée ; De beaux saphirs, sa bride est entourée. Et d'argent pur est fait chaque étrier.

Notre héros, dans ce bel équipage. De tant d'honneurs, n'a pas l'esprit tourné : Il commençait à devenir fort sage.

L'infant sur lui doucement promené. Suivi des siens, entouré de la foule. Vers son palai?, à. grand' peine s'écoule ; Quand Favori, qui ne songeait à rien. Voit une femme et tout à coup s'arrête, Dresse l'oreille en relevant la tête. Et reconnaît... vous le devinez bien?... Qui donc?... Sanchette... 0 moment plein de charmes! Il court vers elle, il hennit de plaisir, De ses deux yeux tombent de grosses larmes... Sanchette alors raconie en peu de mots Que Favori fut élevé chez elle ; Puis elle dit, non sans quelques sanglots, Quand et comment il devint infidèle. De ce récit, le prince est attendri : Tenez, dit-il, je vous rends Favori, Il est à vous avec son équipage ; Montez dessus, retournez au village ; A pied, j'irai jusqu'au palais royal,

- 3i!)

Sans que ma fùLe en soit moins honorée; Car j'ai bien mieux signalé mon entrée Par un bienfait que par un beau clieval. Il dit, descend et ne veut rien entendre. Sanclietle alors monta, sans plus attendre, Sur Favori, qui, content désormais, Gagna la l'erme et n'en sortit jamais.

* Andvieux si connu par son Meuniçr de Sans-Souci, petit chel- d'œuvre de grâce, de naturel et de causticité. Ses autres contes se ressentent trop de l'esprit de son maître, Voltaire.

* Chez les Behjes : F.-C.-J. Grandgagnage, à Namur (1797- 1877), président de chambre à la cour d'appel de Liège, auteur des Voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au royaume de Bel- gique (1835), critique spirituelle et mordante du romantisme, dans laquelle l'auteur a peut-être dépassé le but. Ce livre n'est pas fait pour les jeunes gens. Les Wallon7iades, petits poèmes assez capricieux, dont l'objet est d'ordinaire une excur- sion ou une promenade. La partie écrite en vers est généra- lement fort restreinte; la prose y domine, et c'est surtout que l'auteur dévoile tout son talent d'écrivain. « Narrateur plein » d'une aimable gaîté, censeur malin et lançant ses traits avec » une sorte de bonhomie spirituelle, tour à tour savant, lin- » guiste, étymologiste, historien, poète, artiste, il nous occupe » agréablement depuis la première page de son livre jusqu'à la » dernière. » fJourn. hist J. On regrette que, sur certaines questions, l'auteur se soit laissé dominer par des préjugés, dont, du reste, il est revenu. D'Embour à Mont-Méry (1844); Mon- /"oj'f (1845); le Désert de Marlagne (1849); Chaudf on laine (1853). Il règne dans toutes ces wallonnades une inépuisable gaîté. Remarquons encore une fois qu'il n'écrit pas pour la jeunesse. Voici un extrait.

' Chaud font aine. L'auteur établit un plaisant parallèle entre Chaudfontaine et Spa.

Or donc à Chaudfontaine, on accourt de tous lieux. Spa non plus n'est pas mal; mais Chaudfontaine est mieux. Spa se farde un peu trop, sent un peu trop la ville ; Spa fait de l'embarras et fait le difficile ;

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Spa veut de beaux habits, veut de riches atours,

Gants blancs, souliers laqués, la soie et le velours;

Spa veut trois fois par jour brosser ma redingote.

Tandis que Chaudfontaine admet un peu de crotte.

Ici, point de grand bal, point de salon doré.

Point de temple profane aux dieux du jeu livré ;

Mais, des toits de verdure et des grottes moussues,

Des berceaux, des coteaux, des eaux et point de rues ;

C'est la campagne enfm, campagne au naturel,

le bon vieux sarrau de la couleur du ciel,

La robe de coton et la simple cornette

Sont d'un commun accord points fixes d'étiquette.

Spa se targue beaucoup de ses petits chevaux,

Trottant et galoppant par les monts, par les vaux ;

Mais Chaudfonlaine aussi n'a-t-il donc pas ses ânes?

Et quels ânes, bon Dieu! des ânes quadrumanes,

Tant leurs pieds montagnards, adroits comme des mains.

Savent vous rendre unis les plus rudes chemins,

Tâtant le meilleur sol, évitant chaque pierre,

Faisant plutôt rasseoir que voler la poussière,

Et quelquefois, sur l'herbe en des ébats plaisants,

Dressant vers le soleil quatre fers bien luisants.

Et cela pour jouer, non pour tomber, je pense.

J'en pris un, l'autre jour, de fort belle apparence;

Il s'appelait Cocotte ; et, pour un jeune ànon,

L'on ne peut certes pas trouver plus joli nom.

En avant donc. Cocotte! En avant, ma commère !

Filons ! La côte est douce. Allons, filions, ma chère !

* Adolphe Siret, à Beaumont (Hainaut) si connus par ses Récits lus toriques.

* Chez les Allemands : Chr'istophe Schmid, à Dinkelshi'ihl, en Bavière (17G8), mort à Augsbourg (1854), auteur des Œufs de Pâques et d'un nombre infini d'autres petits contes, dédiés à l'en- fance et connus de tous les peuples civilisés. Ce sont de char- mants petits poèmes, pleins de vie et de sentiment, travaillés avec un soin extrême d'après un plan régulier, ayant leur nœuds, leurs épisodes et leur dénoûment, vrais petits chefs- d'œuvre réunissant au plus haut degré Yutile et l'agréable, et

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propres à intéresser les lecteurs de tout âge (1). Il disait : «. Un » conte doit être un chef-d'œuvre. De même que dans un » tableau règne l'unité, et qu'on ne saurait y découvrir un seul » coup de pinceau de trop, de même en doit-il être d'un vrai y> conte. Il doit produire sur le lecteur le même effet que pro- » duit une belle toile sur le spectateur, c'est-à-dire, une im- » pression bienfaisante et pure. Le lecteur n'y doit rien regret- » ter, et rien non plus ne doit l'y troubler. » Il avoua que c'était dans la lecture assidue des récils de l'Ecriture sainte qu'il avait appris cet art de narrer et de décrire qu'on admire dans ses contes, et qu'on retrouve si rarement ailleurs. Jamais écrivain n'obtint un succès aussi vrai, aussi mérité, grâce sur- tout à son âme si belle et si pure, laquelle, comme un doux soleil, perce dans tous ses écrits et y répand la paix, la joie, le bonheur dont il jouissait lui-même.

* Un écrivain dont il convient de parler ici, quoiqu'il ait écrit en français, c'est Rodolphe Topffcr, de Genève (1800-1846), au- teur des NouveUes Genevoises, le Presbytère, etc. Il excelle dans la peinture des sentiments intimes de l'âme, des mouvements secrets du cœur, des détails ordinaires de la vie. A tout mo- ment, le lecteur est surpris de retrouver sa propre histoire dans celle que lui raconte l'auteur, et il est forcé de se dire : c'est bien ainsi. {Revue des Revues, t. III, p. 466).

* Chez les Italiens : Silvio Pellico publia quatre Nouvelles, inti- tulées Tancrède, Rosilde, Helwig et Walfried, Adello, composées dans la prison dite les plombs, à Venise, pendant la captivité de l'auteur, qui y écnvii a.ussi Esther d'Engaddi ei Iginia d'Asti [Mes Prisons, ch. 38). Longtemps après, il en composa encore sept, sous le nom de Chants Historiques : les Suluciens, Aroldo et Clara, la mort de Dante, Ebelin, Roccello, etc. C'est un nouveau genre de poésie que l'auteur a abordé. « Peu d'histoires offrent la ma- tière d'un grand poème épique ; mais, parmi les événements, il y en a beaucoup qui peuvent présenter un digne sujet de courts récits héroïques ou touchants. »

[Chants Historiques, préface].

(1) * Aussi ont-ils été traduits dans toutes les langues policées de l'Europe, en anglais, en italien, en hollandais ou flamand, en français par Jules Janin, à la demande de la duchesse d'Orléans, pour le comte de Paris; en suédois par la reine de Suéde, etc. Des félicitations furent adressées à l'auteur de la part de rimpératriee du Brésil, et plusieurs prélats de VÉglise ont même recommandé dans des Lettres pastorales ces pieuses et touchantes histoires.

La Légende.

Dans l'origine, on appelait Légende le livre des leçons qut-, dans les premiers temps de l'Eglise, on récitait chaque jour dans les assemblées religieuses. Plus tard, on donna le nom de Légendes aux histoires des saints et des martyrs qu'on lisait dans les couvents. Enfin, on applique ce nom au récit poétique d'un événement édifiant, puisé dans la tradition chré- tienne, dont le dénoûment a quelque chose de merveilleux.

Le but de la Légende est, en général, d'exciter de pieux sentiments dans le cœur du lecteur. Ce but excuse l'absence de vérité et de réalité que la Légende ne demande pas rigou- reusement. Il ne s'en suit pas que toutes les légendes reposent sur des fictions. Le fond de plusieurs d'entre elles est vrai, quoique le merveilleux et les circonstances particu- lières qui embellissent ce fond, soient souvent la fiction d'un cœur pieux et religieux.

La Légende est la poésie religieuse, clirélienne du moyen âge. C'est peut-être la partie la plus intéressante de la littéra- ture chrétienne de ce temps. Plus qu'aucune autre production littéraire de cette époque, elle trace la ligne de démarcation entre les idées païennes et les idées chrétiennes ; elle contient un vivant tableau des moeurs populaires de l'Eglise naissante, et de la vie intérieure de la société chrétienne; elle est un commentaire populaire de l'Evangile, elle exerce sur le déve- loppement de la poésie des siècles suivants l'action la plus puissante et la plus féconde ; elle a fourni à l'épopée, au drame, à la peinture, à la sculpture du moyen âge, une source inépui- sable de sujets ; toutes les nations chrétiennes jusqu'aux xvic siècle y ont puisé leurs plus belles inspirations.

On distingue trois cycles de légendes ; le l''"' est le cycle évangélique : il renferme les légendes relatives aux person- nages évangéliques. Jésus-Christ Marie Joseph les Apôtres, etc. On désigne aussi ces légendes sous le nom

d'Apocryphes ou d'Evangiles. Le 2% c'est le cycle hacjiologique : il contient les légendes concernant les saints de l'Eglise. Le 3'= enfin, c'est le cycle symbolique : il renferme les légendes qui concernent les personnifications imaginaires.

Le fond de toutes ces légendes est en général très-uniforme : ce sont des faits appartenant aux premiers temps de l'Eglise, enrichis et embellis par le génie de la foule.

La foi, la candeur et la naïveté, tels sont les caractères de toutes ces légendes (1).

Le goût de la Légende, qui, depuis la réforme, s'était sensi- blement affaibli, s'est ranimé dans les derniers temps. Parmi les nations modernes qui l'ont particulièrement cultivée, il faut mettre la nation allemande. Voici ses poètes les plus distingués en ce genre : Herder (1744-1803) la Tourterelle le Brave le Palmier la Fourmi VOrgue les Fils retrouves le Nau- frage, etc.

Kosegarten : la Fontaine de St Gangulphe la Vision d'Arscnius

le Pain de St Judocus le Retour de la portière la Prière de Ste Scolastique St George et la Veuve le Tombeau de St-Clé- ment, etc.

A. Schlégel : St Luc Hclmine de Chézg St Jean et le 2^clit Ver

Jésus et la Mousse, etc.

J.-L. Pyrher, archevêque d'Erlau, a publié un volume de soixante-neuf légendes, remarquables par la facilité et la naï- veté du style, par cette douceur, cette harmonie dans la versi- fication, que décèle chaque page de ses brillantes épopées.

' Chez les Belges : Le R. Père Servais Dirks (né ;\ Maestricht) de l'ordre des Frères-Mineurs- PiécoUets, a publié, en 18G0, un volume Nouvelles et Légendes chrétiennes, précédées d'un discours remarquable sur la mission du littérateur. Voici les titres de ces poésies : Le fds du Scalde, chronique du vue siècle I-e prisonnier de Glenvar Le Juif de Tabanc'/i, nouvelle historique

La vision de Swana , légende prussienne Les Caciques de

1) Voyez r Université catholique, t. IV, p. 361 V, p. 121 et 2'0 VI, p. 1()S, 27G et -111

VII. p. 270 VIII, p. 92 et 202.

Le protestant Herder a noblement défendu la légende dans le 19* vol. de se.s Œuvres, p. 235. M. le comte de Montalembei't, dans son Introduction à l'Histoire de sainte Klisahctli de Hongrie, duchesse de Tliuringa, a émis sur la légende fjuelques idées qui méritent d'être pesées.

OUI

Tlascala, histoire mexicaine. Les vastes connaissances de l'au- teur en rendent la lecture extrêmement utile, mais par contre aussi un peu trop sérieuse. La poésie y cède trop souvent le pas à la science.

* Auguste Le Pas, à Verviers (1817), décédé à Jupllle lez Liège (1876), poète le plus franchement chrétien de la Belgique moderne, publia en 1859, à Paris, conjointement avec son frère Léon Le Pas, les Légendes des Litanies de la Ste Vierge. Nous avons encore du premier : au bord de la Neva (1845), et du second : Sous le manteau de la cheminée, légendes et contes. « Ces poètes, dit Alfred Nettement, unis par la triple fraternité du sang, de la foi et de l'amour de l'art, ont l'aspiration, le souffle poétique, l'imagination, la sensibilité avec des dons différents-, Auguste a quelque chose de plus doux, Léon quelque chose de plus énergique. » Chaque verset des Litanies de la Vierge a sug- géré aux poètes le sujet d'une légende; telle que, le pauvre Prêtre (P. Bernard) ; les Ave du Frère lai ; Gai le Ménétrier, etc.

* CJiez les Néerlandais. Gomme pendant des chansons de gestes surgit en Flandre la légende religieuse, et de même que Charle- magne el Arthur furent les héros chantés par les premières, de même leChrist et la Vierge furent avant tout célébrés par celles-ci. Ainsi, au commencement du XIII« siècle apparaît une Vie de Notre-Seigneur (van den levene ons IlerenJ, traduite du latin en vers flamands, d'une facture épique, malgré son extrême naï- veté (1). Avant cela, vers 1122, avait paru la légende de St Brandeau, moine irlandais du V-j siècle. L'amour de la science l'ayant conduit au scepticisme, un ange l'oblige à parcourir des mers orageuses et à décrire les merveilles de la création dont Dieu le rend témoin. —Un petit bijoux littéraire c'est la légende de Béafrix, religieuse infidèle que la Ste Vierge remplaça pen- dant quinze ans pour cacher son absence du couvent. La légende de St Servais écrite au commencement du XIIIc siècle par Heinrych van Veldeken (et non Hcgnrich von Veldechen le

1) Parlant de la science du Christ, le poiJte assure qu'il savait le français, le flamand et le latin :

m conste Franso;/s, Dicls ende Lalyn. t Marie Magdelaine s'accuse entre autres, d'avoir négligé la messe et ses heures : horde misse no getide. Par contre, les récits de la passion et de la résurrection, la descente aux enfers, le tableau du jugement dernier rappellent i^i la fois le Heliand et la Divine comédie.

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l'ameux minnesinger, auteur de VEnéis). dans les environs de Hassell, dans le Linibourg Belge. Van Macrlant, dont nous parlerons plus loin, près de Bruges (1225) traduisit en vers flamands la Vie de St François d'Assise, composé en latin par -?. Bonaventnre. Sa Légende de Ste Claire ne nous est pas parvenue (i). Au XlIIe siècle Guillaume d'Afllic/hem traduisit la vie de Ste Lutgarde écrite en latin par Thomas de Cantiprc ; et au XlVe siècle Père Gérard récollet du couvent de St-Trond donna une nouvelle traduction de la même vie, et de plus la légende si naïve de Ste Christine l'admirable.

* Chez les Français la légende tient beaucoup de la nouvelle :

* Charles Perrault (1628-1703) publia en 1G97 un petit volume intitulé : Contes de ma mère l'Ojjeou Histoire du temps passé. Les titres seuls en sont déjà charmants : La Belle au bois dormant, le Petit Chaperon rouge, Barbe-Bleue, le Chat botté, Cendrillon, Biquet à la Houpe, le Petit Poucet. Ces contes de fées, d'un style simple, d'une bonne foi naïve et quelque peu malicieuse, sont de petits chefs-d'œuvre dans leur genre. La rédaction des contes en vers, Peau d'âne, Grise lidis, les Souhaits ridicules est très-inférieure.

' Charles Xodier avec moins de simplicité, mais une imagina- tion plus vive, a imprimé une physionomie moderne à celte sorte de contes dans la Fée aux miettes, Trilby, Trésor des fèves et Fleur des pois.

' Baour-Lormian (1770-1854), de l'académie, a publié deux vo- lumes de Légendes, Ballades et Fabliaux d'une mince valeur poé- tique. Outre ses Veillées poétiques et morales, imitées d'Young, on a de lui une traduction en vers de la Jérusalem délivrée son œuvre capitale. La facture du vers y est excellente et classique. Une imitation d'Ossian, Poésies galliques eut le plus grand succès. Après sa traduction de Job, c'est son meilleur ouvrage. Voyez- en un extrait dans les Leçons de littérature : Hymne au soleil.

' D'Anglemont, en 1798, dont les poésies furent couronnées six fois par l'académie, auteur de deux recueils de Légendes françaises (1829 et 1833). On a encore de lui les Pèlerinages (1835), un drame, Paul /<-■'•, et un poème en i chants, Berthe et Robert. Nous citons :

(1) On lui attribue aussi la légende miraculeuse de Van den Houle ;ie bois de la croix;. Il versifia encore trente-six miracle* de N.D. d'après Vincent de Beauvais.

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* LE CHASSEUR DES ALPES.

Que j'abhorre, mon fils, tes projets intrépides ! Tu vas donc confier tes destins aux forêts ; Tu veux suivre un cliamois en ses élans rapides ; Tu veux le percer de tes traits.

Tu ne guideras plus en nos plaines fleuries Le troupeau caressant de ces jeunes agneaux Qui, sous tes yeux, paissaient les herbes des prairies Et bondissaient au bord des eaux.

Tu dédaignes ces fleurs, par tes mains cultivées, Qui croissaient pour parer les fêles du printemps, Qui te charmaient hier, qui, de tes soins privées. Ne vivront plus que peu d'instants !

Les routes de ces monts ne te sont point connues! Des abîmes nombreux s'y cachent sous les pas ! Ces neiges que tu vois s'élever sur les nues, Tombent et portent le trépas !

lleste, reste, mon fils, reste auprès de ta mère. Du déclin de mes jours, ô toi, l'unique espoir ! (rest parmi ces glaciers qu'a disparu ton père! Je crains de ne pas te revoir.

Ainsi, du Val-Rosa parlait une habitante; Ses Ijaisers se mêlaient à ce touchant discours... Mais d'un torrent fougueux c'est en vain que l'on tente D'arrêter le rapide cours.

L'impétueux chasseur méprise ses alarmes ; Il part en lui disant : « Je reviendrai ce soir. » Pour le suivre longtemps de ses yeux pleins de larmes. Sur un roc, elle va s'asseoir.

Dun vieux chêne noirci par les feux de l'orage. Un corbeau de son fils lui prédit le trépas; Cet aspect lui ravit un reste de courage : L'oiseau sinistre ne ment pas !

Le jour tombe... Elle crie, inquiète, éperdue : « Mon fils!... » A ses regards, il ne vint pas s'oiTrir. L'aurore la trouva sur la terre étendue... Elle avait cessé de souffrir.

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On conte que depuis, au bord du précipice,

Alors que de la vie il dédaigne le soin,

Le chasseur voit parfois un fantôme propice

Qui lui dit : « Ne va pas plus loin ! » Lcgeiide '2h.

* Hippohjte Violeau (né à Brest 1815) a publié, en 1850, un volume de Paraboles et Légendes, dédiées à la jeunesse, et antérieu- rement, Premiers loisirs poétiques (1841), Nouveaux loisirs poé- tiques (1842), le Livre des mères et de lu jeunesse, poésies (1S54), tous ouvrages recommandés par plusieurs évêques. Il a publié un grand nombre de romans dans la collection des Fiomans hon- nêtes. Sou père, maître voilier, mourut en mer (1825), et laissa sa famille sans la moindre ressource. A douze ans, Hippolyte apprit h lire d'une de ses sœurs, et un commis de la marine l'initia à l'écriture. Après nombre d'années, il obtint une petite place de 400 francs. Une pièce devers qu'il envoya à un journal de Brest, fut approuvée. Sa famille possédait alors vingt francs. Ils furent sacrifiés pour procurer au poète trois mois de leçons. C'est toute l'instruction qu'il reçut jamais. Et néanmoins, en 1842, il obtint le prix aux Jeux Floraux, et ses ouvrages, sans annonces, dédiés seulement à la Sainte Vierge, ont parfaite- ment réussi. Ce qui les distingue, c'est la facilité du vers, qui coule comme de source.

- Théophile Gautier (1811-1872) publia en 1832 Alhcrtus ou l'âme et le péché, légende théologique, poème des plus étranges que l'on connaisse, mais aussi des plus obscènes. Une larme du diable est une œuvre remplie de panthéisme. La comédie de la mort est une suite d'évocations lugubres. Deux choses ont manqué à l'auteur pour être un poète distingué : ta moralité et le sentiment fGodefroijJ .

* Jules Canonge, en 1812, a publié en 1839 un poème fort remarquable sur les souffrances du Tasse : Le Tasse à Sorente. Les descriptions sont parfois trop longues et les vers faibles.

* Auguste de Belloy (1815-1871). Ses Légendes fleuries sont pleines de charme et d'intérêt. Poète et chrétien il a chanté les illusions du paganisme et les grandeurs de la Bible, avec cette épigraphe : Teste David cum S ibijlla. Ses meilleurs compositions sont LiliUi et Orpha, puisées dans la Bible. La première est étincellante de verve et d'esprit ; la seconde, épisode ajouté au livre de Paith, est d'une vigueur d'idées plus mâle. Quelques

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caprices étranges d'imagination font tficlie dans les Légendes fleuries.

' François Coppée a publié en 1878, un petit volume : Poèmes modernes qui renferme une sorte de légende intitulée Angelux^ modèle d'exquise sensibilité. Le récit commence par un dia- logue entre deux vieillards, deux amis, le curé et le fossoyeur d'un village, causant près de l'àlre enfumé. « Pourquoi notre cœur, étant si pur, est-il triste? » Malheureusement le poète s'est égaré dans une dissertation philosophique sur le célibat.

CHAPITRE III.

Poésie descriptive.

Les anciens n'ont pas envisagé la poésie descriptive comme constituant un genre particulier (1). Les poètes modernes l'ont cultivée d'une manière spéciale, et on peut dire qu'ils en ont fait un genre de poésie à part.

On entend ^^^v poésie descriptive celle qui dépeint en détail, les objets animés et inanimés de la nature, les situations morales, les événements, les faits, les produits des arts, les mœurs et les caractères.

Le poète doit dona peindre l'objet qu'il décrit, c'est-à-dire, le placer sous un jour si' frappant, en détailler si bien les parties, qu'un peintre pourrait en faire le tableau ; il doit le présenter à l'imagination avec des couleurs si vives et tout à la fois si naturelles, que le lecteur croit avoir l'objet sous les yeux.

Avoir une imagination vive, sur laquelle l'objet à dépeindre fasse une forte impression ; posséder le talent de transmettre cette impression à d'autres dans toute sa force, être maître

(1) Qu'on se rappelle la description du bouclier d'.\clnlle dans Homère, du bouclier d'Hercule dans Hésiode, de celui d'Énée dans A'irgilo.

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de la langue, telles sont les qualités que le poète doit possé- der pour réussir dans le genre descriptif.

L'art de démêler Vessentid d'un objet de ce qui n'est qu ac- cessoire, de distinguer les circonstances intéressantes de celles qui ne le sont pas, constitue en grande partie le mérite d'une description. C'est pourquoi nous allons indiquer quelques règles i\ observer dans le clioix des circonstances :

1" Négligeant celles qui sont communes et insignifiantes le poète choisira celles qui olîrent quelque chose de neuf, propres à échauffer l'imagination et fixer l'attention du lec- teur. Cependant, une circonstance commune peut sous un pinceau habile saisir l'imagination.

2" Il s'attachera à caractériser l'objet par des traits précis et vigoureux. Ainsi, il ne se bornera pas à des généralités ni à des idées vagues et confuses. Tout doit, autant que pos- sible, être particularisé. * Il ne dira pas nu arbre, mais ini peuplier, un chêne.

3" Les circonstances doivent être uniformes et tendre au même but. C'est ce qui constitue Vunité de la description, la première qualité de toute production littéraire.

Denique sit quodvis simplex dumtaxat et unum.

HOR., ad Pis., 23.

Que le poète ait sans cesse devant les yeux le but qu'il se propose d'atteindre; qu'il y fasse concourir tous les détails, toutes les particularités de sa description. Veut-il exciter l'admi- ration, la terreur, la compassion, etc., que toutes les circon- stances soient présentées de manière à produire ces différentes émotions. C'est ainsi que dans le tableau que Virgile trace de l'Averne, toutes les parties concourent à faire naître le senti- ment de l'horreur. C'est un autre profond formé dans un roc couvert d'une épaisse fon't; devant la caverne, s'étend un lac noirâtre, dont les exhalaisons empestées éloignent les oiseaux du ciel . (Enéide, VI, 237-242). Voyez encore Hector, apparaissant en

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songe à Enée, dépeint avec des couleurs tellement touchantes qu'elles arrachent des larmes au lecteur. (II, 270-279).

Quelles sont les qualités du style descriptif? Il doit être clair, afin que le lecteur puisse saisir l'objet sans effort, comme s'il le voyait (1). Le style sera clair, si

A) le poète a lui-même une idée claire, distincte, de l'objet qu'il traite (2).

B) S'il a soin d'exprimer les circonstances dans l'ordre que la nature elle-même indique, ou que demande l'effet qu'il doit produire. Il y a des choses qui doivent être dites au commencement, d'autres à la fin. Dire chaque chose à sa place est un des plus sûrs moyens d'être clair. * D'ordinaire on décrit la cause avant de peindre les effets. Voyez la Séche- resse décrite par le Tasse (3).

2'' Simple, c'est-à-dire, éloigné de la recherche, de l'affec- tation, de l'exagération et de l'enflure. Donner dans ces dé- fauts, c'est non seulement obscurcir la pensée, mais encore pécher contre la vérité ou la vraisemblance, fondement de tout bon style (4).

3" Concis. La concision contribue à la clarté, et sert sur- tout à frapper l'esprit du lecteur et h émouvoir son àme, en donnant au style de la vigueur. Evitez donc la irrolixité, défaut ordinaire de ceux qui ne savent pas écrire. Sachez

(1) Magna virtus est, dit Quintilien, rcs, de quibus îoqtt hnur , clare atque ut cerni videantur enuntiare.

(2) Selon que notre iàée est plus ou moins obscure, L'expression la suit ou moins nette ou plus pure : Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement.

BOILEAU, Art POlH., I.

(3) Ordinis hrec virtus erit et venus, aut ego fallor, Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici, Pleraque ditl'erat et prœsens in tempus omittat.

HoR., ad Pis., 12-44. {4} Soyez simple avec art.

Sublime sans orgueil, agréable sans fard. Bou,., ibUK

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VOUS borner, et ne vous perdez pas en détails inutiles, n'épui- sez pas votre sujet (I).

Gardez-vous cependant de tomber dans le défaut opposé, de devenir trop bref, de ne pas suffisamment détailler votre objet : vous ne seriez pas compris (2).

La concision est surtout nécessaire, quand on décrit des objets grands et majestueux, parce que la moindre circonstance insignifiante peut paralyser tout l'efTet. On peut être plus long dans les descriptions gaies et riantes.

Vif, animé. Il doit être l'expression d'un esprit fortement frappé, d'un cœur vivement ému par son objet. Mettez-vous en garde contre la froideur, qui fait de la description un corps sans âme, dont le lecteur tinit toujours par se dégoûter.

5" Riche et pompeux. C'est surtout dans la description qu'il convient que le style soit élégant, embelli d'images et de fi- gures, orné de toutes les beautés de la poésie, autant que le sujet le comporte. Nous disons autant que le sujet le comporle, parce qu'il est essentiel à toute composition, que le style, ([ui est le vêtement de la pensée, soit adapté i\ la nature du sujet (3).

(1) Un auteur quelquefois trop plein de son objet, Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet. S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face; Il me promène après, de terrasse en terrasse : Ici, s'oflfre un perron, régne un corridor; Là, ce balcon s'enferme eu un balustre d'or;

Il compte des plafonds les ronds et les ovales.

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.

.Te saute vingt feuillets pour en trouver la (In,

Et je me sauve à peine au travers du jardin.

Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,

Kt ne vous chargez point d'un détail inutile.

Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ;

L'esprit rassasié le rejette à l'instant.

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. CoiL., ibid.

Omne supervacuum pleno de pectore manat.

HoR., ad Pis., 337.

(2) Brevis esse laboro Obscurus flo. Hor. 2â.

(3) Soyez riche et pompeux dans vos descriptions ; C'est qu'il faut des vers étaler Pélégance.

BoiL., Art poét., III.

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Remarques. 1o Pour donner de la vie à la description des objets inanimés, il est bon d'y introduire des êtres vivants.

2'^ Le poète a la liberté d'ajouter aux circonstances saillantes d'autres qui sont de son invention. C'est ainsi qu'il embellira la réalité, qu'il relèvera jusqu'à l'idéal.

La beauté des descriptions poétiques dépend en grande partie d'un beureux cboix d'épithètes. Toute cpWicte doit ajouter une idée nouvelle au mot qu'elle qualifie, ou servir au moins ù relever sa signification connue et à en augmenter l'effet. [Epi- theton ornans.) On se gardera donc d'employer des épitbètes trop rebattues et trop vulgaires. Souvent une épitbète fait une description achevée. (Horace, I, 22. Virgile, Enéid., 486-505 et 535-553.)

Le contraste sert encore merveilleusement à donner de la force, de la variété, à la description. L'ombre et la lumière, opposées l'une à l'autre, se relève mutuellement.

5o Si l'objet qu'on dépeint est cbangeant, l'art consiste à sai- sir le moment le plus propre à faire de fortes impressions.

6" Dans les descriptions de longue haleine, il est bon, pour éviter la monotonie, d'interrompre parfois la suite des tableaux par des réflexions, de courtes narrations, ou par l'expression de quelque sentiment.

On distingue plusieurs sortes de descriptions :

lo Celle des lieux (lopographie), comme d'un port, d'une île, d'un jardin, d'un vallon, d'un palais, d'une ville, etc. Dans ce genre, Tite-Live est le modèle le plus parfait.

2" Celle des temps (cJironographicJ, comme de la nuit, du matin, du midi, du printemps, etc.

Celle des phénomènes, des scènes de la nature, comme de l'arc- en-ciel, du lever et du coucher du soleil, dune éclipse, de l'au- rore boréale, etc.

49 Celle des objets animés et inanimés de la nature, comme d'un animal, d'un arbre, d'une plante, d'une fleur, d'un rocher, etc.

5" Celle des faits, des évè)wmcnts, comme d'une bataille, du sac d'une ville, d'un naufrage, d'une tempête, d'un tremblement de terre, d'une peste, etc.

6'^ Celle des objets d'art, comme d'une épée, d'un bouclier, d'un casque, d'un tapis, d'une corbeille, d'un vase, etc.

Celle des personnes, soit pour l'extérieur, Tair, le maintien

ôcrj

[portrait, pvosopographic, TrpôacoTrov, yoâcpco); soit pour l'inlé- rieur, leur esprit, leurs talents, leur caractère, leurs vertus et leurs vices {caractères, Hographie, r,^o~, ypâcpo)). llomcrc et Ir Tasse fournissent les plus beaux modèles en ce trenre de des cription.

Quand la description est tellement vive et animée qu'on croit voir les objets de ses yeux, il y a ce qu'on appelle tableau ou Iiypotypose (•JTTOT-jTTWO't;).

Quand on oppose description à description, tableau à tableau, caractère à caractère, portrait h. portrait, pour marquer leurs ressemblances ou leurs différences, il y a j'arallcle.

Exemples de descriptions (1).

Une Sécheresse, par le Tasse. [Jérusalem délivrée, ch. -13).

Cependant le soleil étant dans le signe du Cancer, il com- mença d'embraser les airs d'une extraordinaire ardeur, et cette ardeur immodérée allait chaque jour croissant de plus en plus... Partout pénétraient ses rayons, les fleurs étaient brûlées, l'herbe et les feuilles desséchées, les fontaines taries, la terre aride et pleine de fentes. Le ciel était comme une ardente four- naise. Les nuées qu'on voyait quelquefois dans les airs, parais- saient moins une vapeur humide que des flammes errantes. Les zéphyrs, enchaînés dans leurs antres, ne faisaient plus sentir leur rafraîchissante haleine. Un vent brûlant, qui venait du rivage du Maure, était alors le seul qui régnât sur la terre. L'air, échauffé pendant le jour, conservait la nuit toute sa chaleur. Au lieu de rosée, il ne tombait du ciel que des exhalaisons enflammées. L'aurore, avare de ses pleurs, laissait impitoyable- ment languir les plantes altérées.

^lais ce qui tourmentait le plus les chrétiens, c'était la soif ardente dont ils étaient consumés. Le barbare Aladin ayant fait corrompre la plus grande partie des sources, la fontaine de Siloé leur avait fourni seule une onde pure et abondante; c'était alors un faible ruisseau, dont le fond paraissait à peine couvert d'une eau épaisse et bourbeuse. Quel soulagement pour des infortunés, à qui il semblait que toutes les eaux du Nil et du

(1) ' Ce sera un exercice utile pour les élèves que de leur faire dire à quelle catégorie lU descriptions appartient chaque exemple.

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Gange n'eussent pas été suffisantes pour éteindre le l'eu dont ils étaient embrasés. Dans cette affreuse disette, leur imagina- tion, pleine de ce qui faisait l'unique objet de leurs vœux, leur représentait sans cesse ou un ruisseau coulant tranquillement dans une verte prairie, ou un torrent descendant avec rapidité des montagnes ; et ces vaines images servaient qu'à irriter leurs désirs et à redoubler leurs maux (1). Le guerrier intré- pide, dont le courage n'avait jamais été ébranlé ni par les tra- vaux, ni par les périls, succombe au feu secret dont son sang est allumé ; loin de pouvoir supporter encore le poids de ses armes, il ne lui reste plus assez de force pour se soutenir lui- même. Le superbe coursier, oubliant sa fierté, la tête languis- samment penchée vers la terre, dédaigne de se nourrir d'une herbe desséchée qui n'a plus pour lui de saveur. Le chien fidèle ne se souvient plus de l'attachement qu'il avait pour son maître; étendu sur la poussière, sa faiblesse le retient, on le voit haleter sans cesse, et chercher en vain dans un air brû- lant quelque rafraîchissement à l'ardeur qui le dévore.

Combat des Gaulois et des Francs, par Chateaubriand. (Les Martyrs, ch. VI).

Déjà les Francs sont à la portée du trait de nos troupes légères. Les deux armées s'arrêtent. Il se fait un profond silence ; César, du milieu de la légion chrétienne, ordonne d'élever la cotte d'armes de pourpre, signal du combat; les archers tendent leurs arcs, les fantassins baissent leurs piques, les cavaliers tirent tous à la fois leurs épées, dont les éclairs se croisent dans les airs. Un cri s'élève du sein des légions : « Victoire à l'empereur! » Les barbares repoussent ce cri par un affreux mugissement : la foudre éclate avec moins de rage sur les sommets de l'Apennin ; l'Etna gronde avec moins de violence, lorsqu'il verse au sein des mers des torrents de feu ; l'océan bat ses rivages avec moins de fracas, quand un tourbil- lon, descendu par l'ordre de l'Eternel, a déchaîné les cataractes de l'abîme.

Les Gaulois lancent les premiers leurs javelots contre les Francs, mettent l'épée à la main et courent à l'ennemi. L'en-

(1) Remarquez combien ce contraste accroît le tourment de la soif.

- ÔGo -

nemi les reçoit avec intrépidité. Trois fois, ils retournent à la cliarge ; trois fois, ils viennent se briser contre le vaste corps qui les repousse : tel un grand vaisseau, voguant par un vent contraire, rejette de ses deux bords les vagues qui fuient et murmurent le long de ses flancs. Non moins braves et plus habiles que les Gaulois, les Grecs font pleuvoir sur les Si- cambres une grêle de flèches ; et reculant peu à peu, sans rompre nos rangs, nous fatiguons les deux lignes du triangle de l'ennemi. Comme un taureau vainqueur dans cent pâturages, fier de sa corne mutilée et des cicatrices de sa large poitrine, supporte avec impatience la piqûre du taon, sous les ardeurs du midi : ainsi les Francs, percés de nos dards, deviennent furieux à ces blessures sans vengeance et sans gloire. Trans- portés d'une aveugle rage, ils brisent le trait dans leur sein, se roulent par terre, et se délialtent dans les angoisses de la dou- leur.

La cavalerie romaine s'ébranle pour enfoncer les barbares. Glodion se précipite à sa rencontre. Le roi chevelu pressait une cavale moitié blanche, moitié noire, élevée parmi les trou- peaux de rennes et de chevreuils, dans les haras de Pharamond.

Un combat violent s'engage entre les cavaliers sur les deux ailes des armées.

Cependant, la masse effrayante de l'infanterie des barbares vient toujours roulant vers les légions. Les légions s'ouvrent, changent leur front de bataille, attaquent à grands coups de piques les deux côtés du triangle de l'ennemi. Les Vélites, les Grecs et les Gaulois se portent sur le troisième côté. Les Francs sont assiégés comme une vaste forteresse. La mêlée s'échauffe ; un tourbillon de poussière rougie s'élève et s'arrête au-dessus des combattants. Le sang coule comme les flots de l'Euripe dans le détroit de l'Eubée. Le Franc, fier de ses larges bles- sures, qui paraissent avec plus d'éclat sur la blancheur d'un corps demi-nu, est un spectre déchaîné du monument et rugis- sant au milieu des morts. Au brillant éclat des armes a succédé la sombre couleur de la poussière et du carnage. Les casques sont brisés, les panaches abattus, les boucliers fendus, les cuirasses percées. L'haleine enflammée de cent mille combat- tants, le souffle épais des chevaux, la vapeur des sueurs et du sang, forment sur le champ de bataille une espèce de météore.

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(jue traverse de temps en temps la lueur d'un glaive, comme le trait brillant de la foudre dans la livide clarté d'un orage. Au milieu des cris, des insultes, des menaces, du bruit des ép6es, des coups de javelots, du sit'llement des llèches et des dards, du gémissement des macbines de guerre, on n'entend plus la voix des chefs.

'Ao Le char de Junon, par Homère. (IL, V. Traduct. de Bituiihé.

Hébé, aux deux côtés du char, fait rouler autour de l'axe de fer les roues, que huit rayons décorent, et qui sont d'un or incorruptible, munies encore de plusieurs lames d'airain jointes avec art, ouvrage merveilleux; les moyeux, savamment arron- dis, sont d'argent ; on place le trône sur d'éclatantes courroies, et deux arcs reçoivent les guides ; le timon d'argent s'unit au char : Hébé lie à l'extrémité du timon un beau joug, formé d'or elle attache les rênes, qui brillent du même métal.

■4o S. Jérôme et S. Augustin, dans leur jeunesse, par Chateaubriand. (Les Martyrs, VI.)

Jérôme, issu d'une noble famille pannonienne, annonça de bonne heure les plus beaux talents, mais les passions les plus vives. Son imagination impétueuse ne lui laissait pas un mo- ment de repos. Il passait des excès de l'étude à ceux des plai- sirs, avec une facilité inconcevable. Irascible, inquiet, pardon- nant difficilement une offense, d'un génie barbare ou sublime, il semble destiné h devenir l'exemple des plus grands désordres, ou le modèle des plus austères vertus : il faut à cette àme ardente Rome ou le désert.

Augustin est le plus aimable des hommes. Son caractère, aussi passionné que celui de Jérôme, a toutefois une douceur charmante, parce qu'il est tempéré par un penchant naturel à la contemplation. On pourrait cependant reprocher au jeune Augustin l'abus de l'esprit ; l'extrême tendresse de son àme le jette aussi quelquefois dans l'exaltation. Une foule de mots heureux, de sentiments profonds, revêtus d'images brillantes, lui échappent sans cesse. sous le soleil Africain, il a trouvé dans les femmes, ainsi que Jérôme, recueil de ses vertus et la source de ses erreurs. Sensible jusqu'à l'excès au charme de

507 -

l'éloquence, il n'attend peut-être qu'un adorateur inspiré pour s'attacher à la vraie Religion. Si jamais Augustin entre dans le sein de l'Eglise, ce sera le Platon des Chrétiens.

.5u * Rodolphe de IlabshoKrg. Episode, par Pyrlicv (Hodolphiade).

Le chantre vénérable, revêtu d'une robe traînante, entre d'un pas respectueux dans la tente, tenant sous son bras sa lyre harmonieuse. Il s'incline profondément devant l'Empereur, et salue d'un modeste regard la noble assemblée. Son aspect frappe le Souverain; il lui semble qu'il a vu encore le barde; mais sa tète courbée par l'âge et ses cheveux blanchis l'em- pêchent de le reconnaître. Horneck, l'air épanoui, s'assied sur un humble siège, placé à l'entrée de la tente ; il saisit son luth et, de ses doigts agiles, en parcourt les cordes, dont le son fait tressaillir le cœur. Il se fait un profond silence dans la tente, chacun paraît retenir son haleine. Tout à coup, d'une voix solennelle et au son des cordes frémissantes, Horneck, entonne ses chants :

Le vent siffle et chasse devant lui les sombres nuages. La forêt épaisse secoue de grosses gouttes de ses arbres touffus ; le torrent mugit, grossi par l'orage. Sur ses rives est assis en ce moment un guerrier descendu de cheval ; il se repose des l'atigues de la chasse. Une âme héroïque brille dans ses traits épanouis ; dans ses yeux azurés éclatent la franchise, l'amour et la foi. 11 considère les flots qui gémissent, mugissent, hurlent, et, en disparaissant rapidement, lui rappellent la rapi- dité avec laquelle s'écoule notre vie. Mais voilà que le coursier impatient creuse la terre de son pied; l'ardent limier s'agite et gémit; car il a inutilement parcouru la forêt : nul gibier ne s'est offert à ses yeux. Le cavalier se lève, il s'apprête h re- tourner au château l'attend sa famille. Mais au même instant le son d'une clochette frappe son oreille. Un prêtre du Seigneur, venant du côté de la forêt, s'avance k la hâte vers la rive du fleuve : il est vêtu d'un habit de lin, dont l'éclat efîace la blan- cheur de la neige ; une étole, brochée d'or, descend sur sa poi- trine; précédé de son acolyte il presse ses pas vers la demeure d'un moribond, qui désire se nourrir du pain des anges. Il arrive sur le bord du torrent, dont la vue le frappe de stupeur et l'arrête : car les ondes impétueuses ont emporté le pont.

ÔCS

Comment le traverser? Cependant l'épouse du mourant, debout sur la rive opposée, s'écrie d'une voix lamentable : « Hélas! la mort frappe violemment à la porte, et l'époux soupire après l'aliment qui le fortifie pour le voyage de l'éternité. » Aussitôt, le saint prêtre dépose sa chaussure sur le penchant rocailleux du rivage escarpé, résolu de traverser le fleuve furieux. A cette vue, le cavalier accourt ; après avoir adoré le Sauveur du monde, il offre au prêtre son coursier et heureux de le voir accepté, il rejoint ses compagnons.

Le roi du jour, près d'achever sa carrière, éclairait l'univers de ses derniers rayons. Soudain, les portes du' château s'ouvrent sur leurs gonds frémissants ; un prêtre entre dans la cour de l'antique manoir, conduisant par la bride un superbe coursier, le même qui l'a porté à travers le torrent; il vient, plein de reconnaissance, le rendre au maître du château. Mais celui-ci lui dit : « Loin de moi de reprendre le coursier qui porta mon Sauveur; il ne convient pas qu'il serve dorénavant à des usages profanes. Je le donne à l'église du Seigneur, ainsi que le champ attenant, afm que vous ne soyez plus arrêté par aucun torrent dans l'exercice de votre sublime ministère. » Et le prêtre répondit : « que Dieu vous récompense, noble Seigneur, du service que, d'un cœur généreux, vous avez rendu aujourd'hui au ministre de son culte : que le bonheur vous accompagne partout! Ah, mon esprit me le dit, et je ne me trompe pas ; confiez ce secret à votre cœur fidèle : un jour la couronne du saint empire ceindra votre digne front!... »

Qo * VoUaire, par le comte /. de Maistre. (Soirées.)

N'avez-vous jamais remarqué que l'anathème divin fut écrit sur son visage? Après tant d'années, il est temps encore d'en faire l'expérience. Allez comtempler sa figure au palais de l'Ermitage... Voyez ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces deux cratères éteints semble bouillonner encore la luxure et la haine. Cette bouche, je dis mal peut-être, mais ce n'est pas ma faute; ce rictus épouvantable, courant d'une oreille à l'autre, et ces lèvres pincées par la cruelle ma- lice comme un ressort prêt à se détendre, pour lancer le blas- phème ou le sarcasme.

Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en soutenir

Ô0!t

ridée. Ali ! qu'il nous a fait de mal ! Semblable à cet insecte, le fléau des jardins, qui n'adresse ses morsures qu'à la racine des plantes les plus précieuses, Voltaire, avec son aiguillon, ne cesse de piquer les deux racines de la société, les femmes et les jeunes gens; il les imbibe de ses poisons, qu'il transmet ainsi d'une génération à l'autre... Avec une fureur qui n'a pas d'exemple, cet insolent blasphémateur en vient ii se déclarer l'ennemi personnel du Sauveur des hommes ; il ose, du fond de son néant, lui donner un nom ridicule; et cette loi adorable que l'Homme-Dieu apporta sur la terre, il l'appelle Vinfâmc! Aban- donné de Dieu, qui punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D'autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s'y l'Oule, il s'en abreuve ; il livre son imagination à l'enthousiasme de l'enfer, qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres, qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l'eût banni. Profanateur effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes après ceux qui l'aiment. Gomment vous peindre ce qu'il me fait éprouver? Quand je vois ce qu'il pouvait faire et ce qu'il a fait, ses inimitables talents ne m'inspirent plus qu'une espèce de rage sainte, qui n'a pas de nom. Suspendu entre l'admiration et l'horreur, quelquefois, je voudrais lui faire élever une statue.... par la main du bourreau.

lo ' Faits et gestes d'un hanneton et cVitn écolier à l'élude, par Tuppfcr. (Nouvelles genevoises).

C'était le temps des hannetons... J'en tenais un sous un verre renversé. L'animal grimpait péniblement les parois, pour re- tomber bientôt et recommencer sans cesse et sans fin. Quel- quefois, il retombait sur le dos : c'est, vous le savez, pour un hanneton un très-grand malheur. Avant de lui porter secours, je contemplais sa longanimité à promener lentement ses six bras par l'espace, dans l'espoir, toujours déçu, de s'accrocher à un corps qui n'y est pas. « C'est vrai que les hannetons sont bûtes ! » me disais-je.

Le plus souvent, je le tirais d'aflaire en lui présentant le bout de ma plume, et c'est ce qui me conduisit à la plus grande, à la plus heureuse découverte; de telle sorte qu'on pourrait dire

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avec Berquin qu'une bonne action ne reste jamais sans récom- pense. Mon lianneton s'était accroché aux barbes de ma plume, et je l'y laissais reprendre ses sens, pendant que j'écrivais une ligne, plus attentif à ses faits et gestes qu'à ceux de Jules César, qu'en ce moment je traduisais. S'envolerait-il, ou des- cendrait-il le long de la plume? A quoi tiennent pourtant les clioses ! s'il avait pris le premier parti, c'était fait de ma décou- verte; je ne l'entrevoyais même pas. Bien heureusement, il se mit à descendre. Quand je le vis qui approchait de l'encre , j'eus des avant-coureurs, j'eus des pressentiments qu'il allait se passer de grandes choses. Ainsi Colomb, sans voir la côte, pressentait son Amérique. Voici en effet le hanneton qui, par- venu à l'extrémité du bec, trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet blanc... c'est l'instant, de la plus grande attente!

La tarière arrive sur le papier, dépose l'encre sur la trace, et voici d'admirables dessins. Quelquefois le hanneton, soit génie, soit que le vitriol inquiète ses organes, relève sa tarière et l'abaisse tout en cheminant; il en résulte une série de points, un travail d'une délicatesse merveilleuse. D'autres fois, chan- geant d'idée, il se détourne ; puis, changeant d'idée encore, il revient : c'est un S!... A cette vue, un trait de lumière m'éblouit.

Je dépose l'étonnant animal sur la première page de mon cahier, la tarière bien pourvue d'encre ; puis, armé d'un brin de paille pour diriger les travaux et barrer les passages, je le force à se promener de telle façon ([u'il écrive lui-même mon nom! il fallut deux heures ; mais quel chef-d'œuvre !

La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite, dit Buffon, c'est c'est bien certainement le hanneton!

Pour diriger cette opération, je m'étais approché du jour. Nous achevions la dernière lettre, lorsqu'une voix appela dou- cement : Mon ami! Je regardai dans la rue. (Ici, s'engage un entretien.)

Après cet entretien, qui m'avait attiré vers la fenêtre, je retournai à mon hanneton. Je suis certain que je dus pâlir... J^e mal était grand, irréparable! Je commençai par saisir celui (|ui en était l'auteur, et je le jetai par la fenêtre. Après quoi, j'examinai avec terreur l'état désespéré des choses.

On voyait une longue trace noire, qui, partie du chapitre

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quatre de BcJlo Crcdlico, allait droit vers la marge gauche ; Ih, l'animal, trouvant la iranclie trop raide pour descendre, avait rebroussé vers la marge de droite ; puis, étant remonté vers le nord, il s'était décidé à passer du livre sur le rebord de l'en- crier, d'où, par une pente douce et polie, il avait glissé dans l'abîme, dans la géhenne, dans l'encre, pour son malheur et pour le mien !

Là, le hanneton, ayant malheureusement compris qu'il se fourvoyait, avait résolu de rebrousser chemin ; et, en deuil de la tète aux pieds, il était sorti de l'encre, pour retourner au chapitre quatre de Bcllo Galllco, je le retrouvai qui n'y com- prenait rien.

C'était des pâtés monstrueux, des lacs, des rivières et toute une suite de catastrophes sans délicatesse, sans génie... un spectacle noir et affreux !!

Or, ce livre, c'était l'Elzévir de mon maître, Elzévir in-quarto, Elzévir rare, coûteux, introuvable, et commis à ma responsa- bilité avec les plus graves recommandations. Il est évident que j'étais perdu.

8p * Un songe, par .S. Grégoire de Naziance.

Un songe m'inspira le désir de vivre de la vie des vierges. Pendant mon sommeil, je crus voir deux jeunes filles, vêtues de blanc, qui s'opprochèrent de moi : toutes deux belles, de même âge, parées de leur innocence pour tout ornement; c'est celui qui convient le mieux aux femmes. L'or et les dia- mants ne ruisselaient point sur leur cou ; leurs yeux ne bril- laient point d'un éclat emprunté. Leur chevelure blonde ne s'épandait pas flottante sur leurs épaules, pour jouer avec le zéphyr. Un ample vêtement les couvrait jusqu'aux pieds; leur front et leur visage étaient cachés sous les bandelettes de leur voile; leurs yeux regardaient la terre. Une aimable rougeur, autant que je pus distinguer à travers le voile, couvrait leur ligure. Le silence tenait leur lèvres closes, comme le sont les feuilles de la rose, lorsqu'elle repose encore en son calice, cou- vert de la rosée du matin. A leur aspect mon cœur tressaillit ; car, je vis bien qu'elles étaient supérieures à la condition hu- maine.

pour elles, elles me prodiguèrent tour à tour de chastes ca-

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resses, comme si j'eusse été le fils bien-aimé de Tune et de l'autre. Et comme je leur demandais leur nom : (< je suis la Virginité, dit l'une d'elles; je suis la Sagesse, dit l'autre. Amies du Ghrist-Roi,nous goûtons dans le ciel l'inaltérable félicité des anges. Courage donc, ù mon fils! unis ton cœur à notre cœur, ton esprit à notre esprit, tes biens à nos biens, afin que nous puissions te transporter brillant de lumière à travers les cieux, et te déposer aux pieds rayonnants de l'immortelle Trinité... » A ces mots, elles disparaissent dans l'espace, et mon œil les suit en vain. Ce n'était qu'un songe.

9" ' Etudes de l'écolier à sa feucivc, par Tôppfer.

La fenêtre ! c'est le vrai passe-temps d'un étudiant ; j'entends d'un étudiant appliqué, je veux dire qui ne hante ni les cafés ni les vauriens. Oh! le brave jeune homme! il fait l'espoir de ses parents, qui le savent rangé, sédentaire; et ses professeurs, ne le voyant ni fréquenter les promenades, ni cavalcader dans les places, ni jouer aux tables d'écarté, se plaisent à dire qu'il ira loin, ce jeune homme-là. En attendant, lui ne bouge de sa fenêtre.

Lui... c'est donc moi, modestie à part. J'y passe mes jour- nées, et si j'osais dire... Non, jamais mes professeurs, jamais Grotius, Puffendorf, ne m'ont donné le centième de l'instruction que je hume de là, rien qu'à regarder dans la rue.

Toutefois, ici comme ailleurs, on va par degrés. C'est d'abord simple flânerie récréative. On regarde en l'air, on fixe un fétu, on souffle une plume, on considère une toile d'arraignée, ou l'on crache sur un certain pavé. Ces choses consument des heures entières, en raison de leur importance.

...Dans la rue, spectacle toujours divers, toujours nouveau : gentilles laitières, graves magistrats, écoliers polissons ; chiens qui grognent ou jouent follement; bœufs qui mâchent, re- mâchent le foin, pendant que leur maître est à boire. Et, s' vient la pluie, croyez-vous que je perde mon temps ? Jamais je n'ai tant à faire. Voilà mille petites rivières qui se rendent au gros ruisseau, lequel s'emplit, se gonfle, mugit, entraînant dans sa course des déliris, que j'accompagne chacun dans ses bonds avec un merveilleux intérêt. Ou bien quelque vieux pot cassé, ralliant ses fuyards derrière son large ventre , entreprend

d'arrêter la l'iireur du torrent : cailloux, ossements, copeaux, viennent grossir son centre, étendre ses ailes; une mer se l'orme et la lutte commence. Alors, la situation devenant dra- matique au plus haut degré, je prends parti, et presque toujours pour le pot cassé; je regarde au loin s'il lui vient des renforts, je tremble pour son aile droite qui plie, je frémis pour laile gauche déjà minée par un filet... tandis que le brave vétéran, entouré de son élite, tient toujours, quoique submergé jusqu'au front. Mais, qui peut lutter contre le ciel? La pluie redouble ses fureurs, et la débâcle... Une débâcle! Les moments qui pré- cèdent une débâcle, c'est ce que je connais de plus exquis en faits de plaisirs innocents... Et ce n'est qu'une petite partie des merveilles qu'on peut voir de ma fenêtre.

lOo * La levrette, par Lamartine.

Je me souvien It'avoir eu pour ami, dans mon enfance, un chien, Une levrette blanche, au museau de gazelle, Au poil onde de soie, au cou de tourterelle, A l'œil profond et doux comme un regard humani ; Elle n'avait jamais mangé que dans ma main, Répondu qu'à ma voix, couru que sur ma trace. Dormi que sur mes pieds, ni flairé que ma place; Ouand je sortais tout seul et qu'elle demeurait, Tout le temps que j'étais dehors, elle pleurait; Pour me voir de plus loin aller ou reparaître, Elle sautait d'un bond au bord de ma fenêtre, Et, les deux pieds collés contre les Iroids carreaux, Regardait tout le jour à travers les vitraux, (lu parcourant ma chanbre, elle y cherchait encore La trace, l'ombre au moins du maître qu'elle adore. Le dernier vêtement dont je m'étais couvert. Ma plume, mon manteau, mon livre encore ouvert, Et, l'oreille dressée au vent pour mieux m'entend re> Se couchant à côté, passait l'heure à m'attendre; Dès que sur l'escalier mon pas retentissait, Le fidèle animal à mon bruit s'élançait, Se jetait sur mes pieds comme sur une proie, M'enfermait en courant dans des cercles de joie.

Me suivait dans la chambre au pied de mon (autonil. Paraissant endormi, me surveillait de l'cril....

M" ' La vache, par Victor Hucjn.

Devant la blanche ferme parfois vers midi, Un vieillard vient s'asseoir sur le seuil attiédi,

. cent poules gaiment mêlent leurs crêtes rouLies, Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges Ecoutent les chansons du gardien du réveil, Du beau coq vernissé, qui reluit au soleil. Une vache était tout h l'heure arrêtée, Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée; Douce comme une biche avec ses jeunes faons, Elle avait sous le ventre un beau groupe d'enfants, D'enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles, Frais et plus charbonnés que de vieilles murailles, Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant D'autres, qui, tout petits se hâtaient en tremblant,

' Dérobant sans piété quelque laitière absente, Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante, Et sous leurs doigts passant le lait par mille trous, Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux. Elle, bonne et puissante, et de son trésor pleine, Sous leurs mains, par moments, faisant frémir à peine Son beau flanc plus ombré qu'un flanc de léopard. Distraite, regardait vaguement quelque part. Ainsi Nature

Nous indiquerons ici quelques descriptions que les élèves liront avec fruit dans leurs auteurs classiques.

Homère. Iliade. Liv. III, combat de Paris et de Ménélas, v. 314-368. Combat des Grecs et des Troyens, IV, v. 442-ad finem. Le char de Junon, V, v. 720-732; le bouclier de Mi- nerve, V. 738-744. Combat d'Ajax et de Hector, VII, v. 20C- 312. Un ouragan, XII, v. 251-264. Combat d'IIélenus avec Ménélas, XIII, v. 580-GOO. Le Bouclier d'Achille, XVIII, V. 478-608. - Combat d'Enée et d'Achille, XX, v. 156-339. Combat des dieux dans les plaines d'Ilion, XXI, v. 383-489. Combat d'Hector et d'Achille, XXII, v. 224-386.— Jeux en l'hon- neur de Patrocle, XXIII, v. 257-ad flnem.

Odyssée. Description de la grotte de Calypso, Y, v. 35-74. Palais d'Alcinoiis, YII, v. 84-132. Jeux donnés par Alci- nutis, VIII, V. 90-348. Le golfe de Phorcys, XIII, v. OG-lPi.

Virgile. Géorg. Une tempête, I, v. 3iG-334. Eloge de l'Italie, II, V. 135-17G; bonheur de la vie champêtre, v. 458-ad finem. Peste parmi les troupeaux en automne, III, v. 478- ad finem. (Ovide, même sujet, Métamorphoses, VII, v/518).

Enéide. Une tempête, I, v. 81-147 ; un port, v. 159-1G8. Un orage, III, v. 192-208-, éruption de l'Etna, v. 570-583; portrait de Polyphème, v. G55-G75. La renommée, IV, v. 173-189; l'Atlas, V. 24G-251 ; la nuit, v. 522-529. Funérailles deMisène, VI, V. 212-235 ; l'Averne, v. 237-242, Tout le reste du livre est descriptif : le vestibule des enfers, Garon, Cerbère, le palais de Pluton, le Tartare, l'Elysée, les portes des songes. Au livre VII : le palais de Latinus, v. 170-191 ; portrait d'Alecto, V. 324-329 ; la vallée d'Arasancte, v. 5G3-571 ; armure de Turnus, V. 783-792; portrait de Camille, v. 803-ad finem. VIII, antre de Cacus, V. 190-197; les forges des Cyclopes, v. 41G-423; les armes et le bouclier d'Enée, v, 61G-ad finem ; le casque d'Enée, V. 270-275 ; combat entre Mézence, Enée et Lausus, v. 768-825. XI, l'armure de Turnus, v. 486-490; l'armure de Chlorée, V. 768-777. XII, combat singulier entre Enée et Turnus V. G99-ad finem.

Ovide. Métam. Description du déluge, I, v. 2G2-317. Com- bat de Persée contre les Céphéniens, V. v. 1-73. Description de la peste, VII, v. 523-581. Description d'une famine, VIII, V. 788-813. Combat d'Hercule avec Achéloiis, IX, v. 35-61. Une tempête, XI, v. 478-572.

Télémaque. Grotte de Calypso, un repas, I. L'Egypte, por- trait de Termosiris, II. Pygmalion, III. La Béthique, VIII. Les obsèques d'Hippias, XVII. La caverne Achérontia, Pluton, le Tartare, XVIII. Les champs Elysées, XIX. Voyez les exemples cités à l'article du Sublime, de la Ballade, du Conte, etc.

* Remarque.

Au dix-huitième siècle la poésie descriptive s'était soudaine- ment développée. L'amour de la campagne, des bergers et des bergères était devenu général, mais ne produisit que des œuvres froidement méthodiques. Lamartine, chassant les

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nymphes et les Sylvains, introduisit dans le paysage les deux acteurs qui lui donnent sa valeur morale et sa sublimité, l'homme et Dieu, qu'on en avait écartés systématiquement. Malheureusement on a fait, dans ces dernières années, un abus excessif de la description, et souvent l'imitation ingénieuse tâche de suppléer à la stérilité de l'esprit et du cœur.

* Parmi les poètes modernes qui se sont distingués dans le genre descriptif citons :

* Chez les Français : Joseph Michaud (1767-1839), de l'acadé- mie auteur du Printemps d'un proscrit^ en 6 chants (1803), com- posé par l'auteur en exil. On y rencontre des scènes touchantes, des tableaux charmants et des descriptions marquées au coin du bon goût. La versification est soignée et facile.

* Boisjolin (J.-F.-M. Vielh de), en 1763, auteur du poème les Fleurs, et des traductions heureuses de la Forât de Windsor de Pope et de la Pèche de Thompson.

* François Andrieux (1759-1834), de l'académie, auteur d'un grand nombre de comédies, d'une tragédie, de contes et de fables, se distingue par son talent de narrer et de décrire. Son style est pur, naturel, gracieux, mais, malheureusement, un peu empreint de cet esprit voltairien qui, de nos jours, est heureusement passé de mode.

* Saint-Lambert (François, marquis de), (1717-1803), auteur de : Poésies fugitives, le Matin et le Soir, Contes en prose. Fables orientales et les Saisons, (1765). Ce livre, quoique froid et mono- tone, renferme des peintures élégantes, et se place parmi les meilleurs poèmes descriptifs. La versification en est médiocre, et les maximes de l'auteur sont généralement dangereuses. Il était de l'académie.

* Bernis{F.-h de Pierres de), (1715-1794), de facadémie, auteur de beaucoup de poésies fugitives, remplies d'affectation et de figures. Le palais des Heures ou les quatre parties du jour ren- ferment quelques belles descriptions. Un poème sérieux, la Pieligion vengée, ne fut publié qu'après la mort de l'auteur. Voyez p. 383.

* Bernardin de Saint-Pierre , dont nous avons parlé, s'est attaché à peindre la nature dans ses Etudes de la nature (1784) et ses Harmonies de la nature {1190); il y a réussi comme poète, mais nullement comme savant. De plus, ses ouvrages, remplis

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d'imagination et de sentiment, sont vide^^ de principes solides et de religion positive. Yoy. p. 331.

* Fontanes, dont nous avons parlé p. 152, auteur du poème le Verger, et de celui de V Astronomie qui renferme de brillants morceaux.

' Chrnedollc{\. p. 383). Auteur du (/('nie Je r/iom)»<? (où il com- bat le contrat social de J. J. Rousseau) et de plusieurs petits poèmes descriptifs, le dernier Jour de la moisson, la Gelée d'Avril, le Clair de lune de Mai petit chef-d'œuvre de calme et de molle rêverie. Ses vers sont bien faits.

/. /. Ampère, célèbre par son érudition, a décrit poétique- ment ses nombreux voyages d'une manière pittoresque.

' Joseph Autran, à Marseille, 1813, est essentiellement un poète descriptif. Il est surtout célèbre comme poète de la mer. Il publia la Me»- (1835), Poèmes de la mer (1840), et dans le genre champêtre. Laboureurs et soldats (1854), la Vie rurale (1850), Epîtres rustiques (iSGl), Paraboles de Salomon (1868), la Légende des Paladins {[815). Dans ses Poésies de la mer, il décrit surtout le sort des marins et des pêcheurs, comme dans la Vie rurale il dépeint les impressions changeantes de la vie rustique. Cinq mille exemplaires de ce poème s'écoulèrent en quelques se- maines. Aussi voulut-il pour épitaphe : Exallavit humilcs.

' Nicolas Martin, à Bonn en 1814, passa sa jeunesse dans les Flandres et devint, comme il dit, un poète allemand pour un quart, flamand pour un autre quart et français pour le reste. Ses prosaïques occupations de visiteur des douanes sur la fron- tière de Belgique ne purent amortir en lui l'ardeur poétique qu'entretenait surtout sa correspondance avec Karl Simrok de Bonn, le traducteur des Nicbclungcn. En 1837 Martin publia son poème d'Ariel, suivi d'année en année de plusieurs autres, parmi lesquels le Presbytère (1856), épopée domestique, « un vrai chef- d'œuvre de poésie moderne et de style tempéré » fCuvillicr- FleuryJ qui dépeint le curé de campagne par les côtés les plus aimables, les plus sympathiciues et même les plus; gais.

* Auguste Lacaussade (1817) célèbre les richesses luxurieuses de l'Ile Bourbon, son pays natal, à la manière de Lamartine, dans son livre, Poèmes et paysages. Comme son maître, il aime le vague des idées et l'incertitude de l'expression. Voyez p. 174.

* Ernest Prarond (1821) s'est essayé dans tous les genres el a

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traité iivec certain succès la poésie dcsCfiptive dans Ica Vyrc- nées, paysarjes et impressions.

* Leconte de Lislc {\820) est le meilleur poète descriptif de son époque. Ses Poèmes barbares et ses Poèmes antiques ont pour but de montrer les manières diverses suivant lesquelles l'homme adora l'Etre suprême et comprit la beauté, sous tous les climats et dans tous les temps. Malheureusement la perfection de la forme ne peut dédommager le lecteur du malaise que lui cause une poésie sans amour et sans foi, parsemée de paradoxes et de blasphèmes. Lcconte est surtout grand peintre d'animaux.

* André Lcmoyne (1822) de Saint-Jean d'Angely, d'avocat de- venu ouvrier typographe par suite de la révolution de 1848, traite le paysage en véritable peintre. Amoureux de la forme jusqu'à l'excès, poète du détail jusqu'au scrupule, il met un soin minutieux à ciseler ses hémistiches et à poursuivre la na- ture même dans l'infiniment petit. Il se préoccupera « des larges papillons jaunes striés de noir. » Ses paysages ont le tort de ne présenter l'homme que d'une façon toute secondaire. Il a publié Us Fioscs d'Antan (1860), les Charmeuses (1870), Paysages de mer (187C), Légendes des bois et Chansons marines (1878). Ce qui manque à ce poète c'est le cœur et l'âme.

* André Theuriet en 1833, est un paysagiste d'une école toute opposée de celle du précédent. Lui, observe surtout la nature dans ses affinités avec le cœur de l'homme. Il publia le Chemin des bois (1867) dont la lecture produit un certain froid par l'absence de l'impression religieuse. En 1874 parut le re- cueil le Bleu et le Noir, poèmes de la vie réelle. Le meilleur charme de la poésie de l'auteur, c'est qu'elle est profondément sentie. Malheureusement tout n'est pas également édifiant. A côté belles poésies, chastes, lumineuses, élevées, se rencontre la peinture d'amours constamment païennes. De temps en temps une pensée chrétienne vient éclairer l'œuvre du poète, comme dans Parce, Domine, et dans la Prière dans les bois.

* Achille Millien, en 1838, a mieux compris, que ses émules, les charmes de la nature, oii son âme découvre sans cesse le souffle de Dieu. Les paysages du poète parlent au cœur en môme temps qu'ils s'offrent au regard. Malheureusement la forme n'est pas toujours à la hauteur de la pensée. Les images sont souvent mal rendues, le ton poétique ne se soutient pas,

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el les tableaux sont parfois peints avec trop de détails minu- tieux. Nous avons de lui, Premicres poésies (1859-1803), Nouvelle.^ poésies {[SOA-i 81 '^) qui renferment des Léijcndes. Presque toutes les pièces de ces recueils s'inspirent de l'amour des champs el des mœurs rustiques. Son dernier ouvropce Poc^ncs cl Soum-t.-< (1879) montre que la poésie pédestre et badine ne convient pas à son talent. En résumé, la noblesse de sentiment est le carac- tère distinctif des œuvres poétiques de Millien.

* Jean Aicard, en 1848, le délicat auteur de la Chanson de l'enfant, a révélé de remarquables qualités descriptives dans les Poèmes de Provence, couronnés par l'académie en 1874. Ses descriptions ont à la fois l'éclat et la vie. Il sait unir à l'amour serein de l'idéal, le sentiment exact de la réalité. Il a publié encore diverses compositions dans le Parnasse contemx)orain , telles que les Glaneuses de la Camargue, poème empreint d'une tristesse profondément sentie.

' En Angleterre, Pope : la forêt de Windsor. Tliomson (1700- 1748), poète écossais, célèbre par son poème des Saisons, publié d'abord par chants séparés : l'Hiver {il 2G), rzî'fé (1727), le Prin- temps (1728), puis tout entier (1730). C'est un modèle du genre réunissant la variété et la vérité, l'imagination el le sentiment. On a de lui encore deux autres poèmes didactiques : la Liberté el le Château de l'Indolence. Il composa trois tragédies, Sojjho- nistes, Agamemnon, Tancréde et Sigismond, et des poésies di- verses, qui n'ont guère contribué à sa gloire poétique.

* En Allemagne Opitz : Zlatna, le Vésuve. Ilalter : les Alpes. Kleisti : le Printemps. Zachariœ : les Parties du jour.

* En Néerlandc, Ant. Van der Goes (1G47-1G84) : l'Yslroom. A'i'c. vayi ^yinler (1718-1795) : les Saisons, Amstelstroom.

Nous parlerons dans le cbapître suivant des autres poètes qui se sont distingués dans la poésie descriptive.

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CHAPITRE IV.

Poésie didactique.

Quoique le but immédiat du poêle soit de toucher et de plaive, il peut et il doit même avoir pour but final d'ctve utile. (Pre- mière partie, chap. IX). Dans aucun genre de poésie, ce but d'utilité ne se manifeste plus sensiblement que dans la poésie didactique. Ici, le poète se propose spécialement d'instruire et il n'a recours aux beautés et aux charmes de la poésie que pour faire passer plus facilement et plus sûrement ses leçons dans l'esprit du lecteur. Il y paraît donc sous deux faces : il y. est homme de science par le fond des matières qu'il traite; il y est poète par les images, les sentiments, qu'il y mêle. Comme homme de science, il veut instruire; comme poète, il veut toucher.

Nous appelons poésie didactique {^ioûgym, enseigner) celle qui expose des vérités, des principes, des préceptes, celle qui critique les vices, les défauts, corrige les mœurs, mais dans un style poétique, propre h frapper l'imagina- lion et à toucher le cœur.

Pour que le poète didactique atteigne le but qu'il se propose, pour qu'il instruise en touchant, il faut 1^' que la matière choisie ait de l'intérêt, et qu'elle mérite de fixer l'attention; 2" qu'elle soit susceptible d'être développée poé- tiquement, c'est-à-dire, qu'elle puisse s'adresser au sentiment et à l'imagination.

Nous rapportons au genre didactique : 1" le Poème didac- tique proprement dit, la Satire et la Parodie, 3" VEpitre, A" YEpigramme et VEpitaphe.

ARTICLE PREMIER. Du poème didactique.

Le poème didactique est un poème régulier qui expose, avec une cejlaine étendue et dans une diction poétique, des

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vérités, des idées générales, des préceptes, des principes, afin d'instruire le lecteur.

Les sujets que le poète peut y traiter étant fort variés, on peut diviser les poèmes didactiques ; 1" en poèmes didactiques philosophiques, qui ont surtout pour sujet des vérités morales, comme Vexistence de Dieu, ^immortalité de rame, la vérité de la religion, la liberté de l'homme, la vertu, le vice, etc. 2'' en poèmes didactiques scientifiques, qui roulent sur les sciences et les arts, comme la peinture, l'agriculture, la poésie, l'élo- quence, l'histoire naturelle, l'astronomie, etc.

Le mérite principal du poème didactique consiste dans la justesse des pensées, dans la solidité des principes, dans la convenance, la clarté des explications et des exemples. Il y faut en outre un certain ordre, quoique sous une forme moins rigoureuse qu'en prose ; toujou'rs est-il nécessaire qu'on aper- çoive la suite et l'enchaînement des idées. Comme partout, l'unité y est de rigueur.

11 est inutile d'averlif que le p.oème didactique n'est pas en- nemi des ornements poétiques. Le poète aura au coutraire soin d'embellir son sujet, qui de sa nature est sec, aride et mono- tone; de délasser l'esprit du lecteur par des descriptions gra- cieuses, des tableaux intéressants, des images brillantes et par des épisodes agréables, mais toujours liés à la matière qu'il traite. Il convient qu'on s'aperçoive partout qu'il ne con- naît pas seulement la vérité, mais qu'il la sent fortement ; et, lorsque le sujet se prête au sentiment, le poète peut se livrer à ses émotions et produire des scènes très-lyriques, très-tou- chantes. Toutefois, il doit prendre garde de prodiguer les orne- ments poétiques jusqu'à obscurcir et cacher en quelque sorte les idées ; de poursuivre trop les images et les allégories ; de persister trop longtemps dans le ton lyrique ; d'entremêler son sujet d'épisodes trop nombreux ou trop longs.

Si, d'une part, le poète doit éviter d'être trop poète, il doit, de l'autre, se garder d'être trop philosophe, c.-à.-d., d'emprun- ter à la science ou à l'art non seulement la matière, mais aussi

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la forme, le langage; d'expliquer, lorsqu'il doit décrire; de se servir d'expressions abstraites, au lieu de recourir à des noms individuels, à des images, à des métaphores; de s'attacher à un ordre trop rigoureux et trop scrupuleux, qui rappelle trop les divisions logiques ; de démontrer les vérités, plus par des preuves sèches et subtiles que par des inductions, des analo- gies, le contraire ou l'expérience. La démonstration par apa- gogie est d'un effet extrêmement poétique : elle montre dans Topinion contraire une absurdité que personne n'aime à se voir attribuer. Le poème de la religion peut servir d'exemple.

Poêles didactiques du premier genre.

Chez les Grecs, Hésiode (800 av. J.-C.) : la Théogonie. C'est un IVagment sur la généalogie des dieux et sur leurs combats. Il y règne une imagination exaltée qui produit des tableaux gigantesques. C'est du reste le plus ancien monument que nous ayons de la mythologie grecque.

Chez les Romains, Ovide : les Métamorphoses, en 15 livres, poème qui expose en vers très-élégants une grande partie de l'ancienne mythologie. Les Fastes, en 6 livres : c'est une espèce de calendrier, sont décrites les fêtes religieuses que les Romains célébraient depuis le mois de janvier jusqu'au mois de juin, et que le poète a entremêlées d'intéressantes narra- tions. On ne peut mettre que des extraits de ces productions entre les mains de la jeunesse. Elles renferment trop de ta- bleaux impurs.

Lucrèce (95 av. J.-G.) : De Rerum natura (de la nature des choses), en 5 livres. Ce poème est une exposition poétique du système d'Epicure; il est écrit en vers élégants, et renferme des descriptions très-gracieuses. C'est un assemblage d'erreurs quelquefois brillantes.

Chez les Anglais, Pope : Essai sur l'Iiomme. Ce poème est le chef-d'œuvre de Pope et le fondement de sa réputation. Le style en est rapide et vigoureux, noble, facile, varié, sans être enflé ni recherché. On peut cependant reprocher à l'auteur des répétitions, des descriptions trop diiïuses et des principes trop favorables h l'irréligion.

Young (1682-1765) : lesSuils ou Considérations sur l'instabilité

des choses humaines, SU)' la corruption de l'homme et sur l'imiiwr- talitê. Cet ouvrage révèle des sentiments profonds, des pensées fortes, une imagination liardie, féconde, brillante. Le style est riche et vigoureux, quelquefois outré et peu correct, trop sou- vent allégorique, et par ennuyeux et fatigant. On y ren- contre des répétitions, quelques déclamations contre le pape, un goût prédominant pour les sujets sombres et lugubres.

Chez les Français : De Polignac (lGGl-1741), (^ui combatlit dans son Anti-Lucrèce les principes d'Epicure, clianlés par le poète latin. Ce poème, écrit dans une latinité facile et coulante, dans une diction claire et fleurie, contient des pensées saines et solides, des raisonnements simples, convaincants, de sorte que l'auteur pouvait dire avec raison : Eloquio victi, rc vincimus ipsâ.

Louis Racine : la Religion, poème en G chants ; la Grâce, poème en 4 chants. Ce qu'on peut louer dans le premier de ces deux poèmes, c'est la justesse du dessin, la disposition des parties, la vérité des couleurs, le ton noble, la versification exacte, le style pure et élégant. Mais, les tours sont trop peu nombreux, trop peu variés ; par là, le poème devient monotone, sec et fati- gant. Le second est plus sec et plus monotone encore. D'ail- leurs, il n'y a pas d'unité; il est pauvre en sentiments et en poésie, et l'auteur s'écarte trop souvent de son sujet.

DitZarrf (1696-1769) : Grandeur de Dieu dans les merveilles de la nature. C'est un poème sans imagination, sans vie, prosaïque, froid et monotone. Les noies sont ce qu'il y a de mieux, encore sont-elles pour la plupart empruntées au Spectacle de la nature, par Pluche.

De Remis: la Religion vengée, poème en dix chants. Ce poème est inférieur à celui de L. Racine, qui traite le môme sujet. 11 est sec et monotone. Il y a cependant de belles pensées; le style ne manque pas de noblesse. îlais les raisonnements ne sont pas toujours assez forts et assez convaincants. Voy. p.

Z)e?i/?e (1638-1813) : la Pitié, l'Imagination. Voyez plus bas, page

* Alexandre Soumet (voir à l'article du poème épique, p. '2G8, et de la Tragédie) : VlncrédulUé {[810), poème en 3 chants, inspiré par une foi sincère.

Chèncdollé [Charles Lioult de), (1769-1833) : le Génie de

lliomme, l'Invention, poème dédié ù Klopslock ; Etxdv.s poétiques. Le premier et le dernier de ces poèmes forment son vrai titre de gloire par la noblesse des sentiments et la pureté du goût qui y régnent.

Chez les Allemands, de Haller : de VOriyine du mal, ouvrage remarqualDle par la solidité des pensées, par la force de l'ex- pression et riieureux choix des images.

Hagedorn : le Bonheur, l'Amitié. La clarté, l'élégance el l'harmonie distinguent ces poèmes.

Lichtwer : Le Droit de la Raison. Le choix du sujet est peu heureux, et l'exécution peu poétique.

Tiedge : Uranie. Ce poème renferme des recherches sur Dieu, l'immortalité et la liberté. Un style noble et fleuri, une versifi- cation coulante, rendent la lecture de cette production e^itrê- ment intéressante. L'unité aurait pu y être plus parfaite.

Chez les Néerlandais : * Jacques van Maerlant (1225-1300), à Damme (Flandre Occ), greffier de sa ville natale, le père de tous les poètes néerlandais :

Vader Der dietsche dichter algader.

Chargé par Florent V, comte de Hollande, d'écrire une liis- toire universelle dans l'idiome de son pays, il traduisit en rimes flamandes le Spéculum historiale de Vincent de Beauvais, composé vers 1245, et ne cessa toute sa vie de travailler à faire entrer la langue nationale dans la république des lettres, le latin avait régné jusqu'alors exclusivement. Il composa grand nombre d'ouvrages, presque tous du genre didactique, genre pour lequel la littérature néerlandaise a continué de pro- fesser un goût particulier. Voici quelques-uns de ses écrits : Rijmbybel {Bible rimée, 1278); Bestiaire ou fleurs de la nature: Vie de St François ; Fleurs ou. sentences cVAristote, ou Mystères des Mystères ; Alexandre ; la Guerre de Troie ; le Sac de Jérusalem ; les Cinq fleurs des i^aies de Notre Seigneur; la Terre d' outre-mer et, enfin, son œuvre la plus originale dont le titre est Wapcnc. Mariyn ! (Hélas ! Martin !) (1).

Vondcl : les Mystères de l'Autel [de AltacrgclieimnisscnJ. Xoyo'/. p. H4.

(ly IIol.-^s! demande -t il à son ami Martin d'Ulreclit, \o ninii.'e pont-:! enc-oiv '.oii-'lemps tenir I

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Cals (1577-1669). Toutes ses productions sont du genre di- dactique ; elles se distinguent par la clarté, la facilité, la pureté de style, la simplicité et la naïveté dans la diction; par des images riantes et variées, par des tours gracieux et des sail- lies ingénieuses. C'est l'Ovide néerlandais. Il fait les vers avec autant de facilité que le poète de Sulmone faisait les siens ; il tombe aussi dans les mêmes défauts ; il est trop abondant, dilTus, quelquefois minutieux et futile. Parmi ses œuvres brillent surtout la Vieillesse (de Ouderdom) et V Anneau nuj^Jtial (de Trouw- ring). * La trop grande naïveté de son langage rend la lecture de ses écrits dangereuse pour les jeunes gens.

Poi)'<crs (1000-1075) : le Masque du Monde (het Masker van de ^vereld). La facilité, la grâce et l'abandon avec lesquels ce livre est écrit, rappellent la manière de Cats. * Il pétille d'esprit et d'enjouement, et donne les conseils les plus sérieux sous la forme la plus plaisante. Il est écrit moitié en vers, moitié en prose (1).

Liévin de Mcyer (1655-1730) : la Colère (de Gramschap). Ce poème, écrit d'abord en latin, traduit ensuite en vers flamands par l'auteur lui-même, est riche en maximes solides et en sages conseils.

Wilh. van Merken (1722-1789) : Avantages de l'adversité (Nut der tegenspoeden). Cette femme., qui n'a pas peu contribué à relever la littérature de sa nation vers la fin du 18e siècle, montre dans cette production que les adversités de cette vie ne doivent pas être attribuées au hasard aveugle, mais que Dieu nous les envoie pour notre bonheur.

BilderdyJc : la Maladie des savants, le Monde des esprits, le Vrai bien. Le chanoine David a publié séparément ces trois chefs-d'œuvre, et les a enrichis de notes savantes. ' Dans le premier, l'auteur prouve que toute jouissance, même celle de l'étude, si elle n'est modérée, fatigue, abat et tue. Dans le second, il s'élève aux considéralions métaphysiques les plus sublimes, au milieu des images les plus poétiques et les plus touchantes. Dans le troisième, il démontre que le vrai bonheur n'est pas sur la terre, et que les biens du ciel pourront seuls

(1; Poiriers, comme le poète suivant, était Jésuite ; il mourut à Maliiies. Son Masque. etc , fut imprimé pour la première lois à .\uvers, en 1(31(5, et réimprimé plus de vingt-cincj fois.

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rassasier le cœur affamé. Bilderdyk passe pour le premier des poètes néerlandais. « Nul autre écrivain n'a mieux connu sa langue et ne l'a écrite avec plus de pureté. y> (Journal histo- rique].

* On admire en lui la fécondité d'idées, la richesse des images, le feu sacré qui anime tous ses vers, ce sérieux sans aflectation, ce sublime sans effort, qui sont les vraies marques du génie. L'expression est parfois trop nue pour de jeunes lecteurs. Ses œuvres forment IG vol. in-8o.

Feith : la Veillesse (de ouderdom), le Tombeau (het Graf). Voyez p. 118.

* Helmers (1767-1813), maçon-entrepreneur et cependant poète de premier ordre, célèbre par son poème la Nation hollandaise, son chef-d'œuvre, traduit en vers français par Auguste Clava- reau (1825). Le style en est remarquable, le ton presque con- stamment lyrique; le but, l'éloge de la nation hollandaise par l'histoire de ses grands hommes, de ses découvertes, de ses conquêtes, de son industrie, etc., ce qui fait qu'en définitive ce poème appartient au genre didactique. Il se divise en G chants, et renferme des tableaux pleins de poésie. La lecture de cet ouvrage n'est pas sans danger, et parce que l'auteur était pro- testant, et parce qu'il y trace quelques tableaux d'une révol- tante nudité. On a encore de lui deux odes, la Nuit et le Poète, un recueil de poésies fugitives ainsi qu'un poème sur Socrate, en 3 chants, et un autre Dinomaché ou Athène délivrée.

* Chez les Belges : Le Mayeur de Merpres et Rogeries (Adrien- Jacques- Joseph), de Mons (1760-1846), auteur de la Gloire Bel- gique, en 10 chants (1830), ouvrage scientifique plutôt que poétique. Les notes qui l'accompagnent sont nombreuses, inté- ressantes et exactes. Le vers est soigné, mais par là-mème, un peu raide et froid. Le poème abonde en bons et beaux sen- timents.

Poètes didactiques du seco)id genre.

Chez les Grecs, Hésiode : "Epya xat -/j^.ipxi, les travaux et les Jours, c.-à.-d., des préceptes sur l'éducation, l'économie rurale, la navigation et le choix des journées. Celte production, dont les principes ne sont pas toujours en harmonie avec nos mœurs, est un monument historique de l'état moral et social de l'époque oii l'auteur a vécu.

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.lm<i/s (270 avant J.-C.) : qpatvoa-va, la Chasse. Nicandre (140 av. J.-C.) : S^-/)ptaxâ et 'AJ.sçtoiâpua/.a, des Animaux enveni- més et Remèdes contre le poison. Oppien (200 après J.-C.) : 'AX'.surexâ, la Pèche, et Kuvy;ycTi/.â, hi Chasse.

Chez les Romains, Virgile : les Gàmjiques. Un style noble et élégant, d'agréables descriptions, d'intéressants épisodes, des images riantes, une versification harmonieuse, mettent ce poème II la tête de toutes les productions du genre.

Horace : l'Art poétique. Une raison saine et solide a dicté au poète romain ce code de lois pour la poésie. La forme est peu poétique; le style est clair, simple et précis.

Columella {sons Tibère et Claudius) : de Re vusticay de Ar- boribus. Maniliiis (sous Auguste) : VAstronomicon. Gratius- Faliscus (40 av. J.-C.) : Cynegeticon on la Citasse.

Chez les Italiens, Alamanni (1473-1556) : Delta Coltivazione. Une versification facile, un style mâle et pur, une imagination riche, distinguent cet ouvrage.

Vida (1480-156G) : Pocticorum Ubri III, Bombijcmn libri II et un poème sur les Echecs. Les préceptes de Vida, dit Ilallam {[), sont clairs et judicieux, et l'on admire, dans les Echecs princi- palement et dans les Vers à soie, l'habileté avec laquelle l'auteur a su faire passer dans un langage élégant et classique les règles techniques les plus arides, et les descriptions en appa- rence les plus rebelles à toutes les conditions poétiques. * Voyez, à la page 243, ce que nous avons dit de sa Christiade, qui lui a valu le nom de Virgile chrùlien.

Ruccellaï (1475-1525) : les Abeilles. C'est une traduction libre du 4e livre des Géorgiqucs, faite dans un style merveilleusement doux (2).

Chez les Français, Vauquelin de la Fresnage (1536-1G06) : Art poétique. L'auteur donne de bons préceptes et des détails cu- rieux pour l'histoire littéraire.

Rapin de Tours (1621-1687), célèbre par son poème des Jardins, Hortorum libri IV. Le style est pur et élégant; on y trouve de gracieuses descriptions, très-variées et dignes du chantre de

r Hist, de la Lilt. de l'Europe. (2) Tiraboschi , t. X.

3SS -

Mantoue. On peut reprocher à lauleur de trop se répéter. * Rapin était jésuite. Il a composé des Odes, des Eglogues sacrées et une épopée, intitulée Christus jmtiens.

Vanièrc (1064-1739) : Prccdium ruslicum. Une imagination vive et riclie, une poésie harmonieuse, un style pur, correct et coulant, des peintures naïves des plaisirs champêtres , une imitation heureuse de Virgile, assignent au Prœdium ruslicum une place distinguée parmi les productions didactiques. " Cet ouvrage, avait d'abord été publiées partiellement par ce savant jésuite, sous les titres divers : Stagna, les Etangs, Columbœ, les Colombes, etc.

Du Fresnoy (1G11-1G65) : de Arte (jrapliica. Du Fresnoy parait avoir écrit plutôt pour les artistes que pour les amateurs de la peinture. Son ouvrage est hérissé de termes techniques. La poésie y est vigoureuse, mais sèche ; le style peu élégant, mais correct et soutenu; presque chaque vers renferme un précepte.

De Marsi) (1713-1763) : Carmen de Picturâ. Le poème a de la chaleur et de la grâce; le style est souvent harmonieux; les tableaux sont variés et intéressants ; les descriptions sou- tiennent l'intérêt par leur beauté et leur grâce.

Boileau (1636-1711) : Art poétique, en 4 chants. Boileau ne se distingue pas par le feu de l'imagination, mais par l'ordre et la justesse des pensées, par la pureté et l'élégance du style, par la beauté du tour, par la netteté de l'expression, par un goût sûr et délicat, par un jugement solide et éclairé.

Vart poétique d'Horace, son modèle, lui est inférieur sous le rapport de la méthode, de la grâce et de la clarté. Boileau joint toujours l'exemple au précepte. M. J. de Chéuier ap- pelle VArt poétique de Boileau un chef-d'œuvre qui ne produit pas des poètes, mais qui les formes et les inspire (1).

Watclet (1711-1786) : Vxirt de peindre. Celte production manque d'intérêt et d'élégance. La versification y est peu châ- tiée. Il y a de l'unité et des descriptions naturelles.

Lemierre (1721-1793) : la Peinture, en 3 chants. Imité de

(1) Tab'.eau liistoriquo de Tétat ut des progrès de la Littérature française depuis l'il'.". ehap. Vin.

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du Fresnoy et de ^larsy. Delille s'exprime fort avantageusement sur ce poème. * Ses 9 tragédies sont presque entièrement oubliées ; son long poème des Fastes ou usages de l'année (1779) ne fait que confirmer sa réputation de poète médiocre.

Esmcnard (1770-1811) : la Navigation, en 8 chants (1805). C'est l'histoire universelle de l'art nautique. L'auteur a suc- combé à la tâche.

* Rosset (1722-1788) a essayé le premier un poème français purement géorgique; mais aussi se borne tout le mérite de son Agriculture. Ce poème parut d'abord en G chants (1774); plus tard, en 9 (1782). On y trouve quelques morceaux bien faits. Le reste est monotone et froid.

" Daru (Pierre-An. -Noël-Bruno, comte de), (1767-1829), de l'académie, auteur d'une Traduction en vers des œuvres d'Horace, une des meilleures qui existent, et d'un poème en G chants sur V Astronomie, qu'il venait d'achever au moment que la mort le frappa (1829). Lamartine a dit que ce poème promettait d'éclai- rer le tombeau de l'auteur du rayon le j)lu.s tardif, mais le plus écla- tant de sa gloire.

Jacques Delille 1738-1813) : les Jardins, ou l'art d'embellir les paysages, en 4 chants (1782); l'Homme des chamjis, ou les géor- gicjues françaises, en 4 chants (1800). Delille est un des meilleurs versificateurs de la France; son vers, presque toujours beau, est quelquefois maniéré et recherché. Son style est brillant, souple et varié; ses plans manquent souvent d'unité; ses descriptions sont riches, gracieuses et pleines d'harmonie.

* Il publia encore une traduction en vers des Géorgiqucs{[~00); la Pitié (les infortunes de Louis XYI et de la France), en 4 chants (1803); une traduction en vers de VEnéidc (1804) et du Paradis perdu, en 12 chants (1803); VJmaginaiion, en 8 chants (1806); les Trois Règnes de la Nature, en 8 chants (1809) ; la Conversation, en 3 chants (1812); des Poésies fugitives et un poème sur la

Veillesse, auquel il travaillait, quand la mort vint le frapper. Sur la demande de Robespierre de faire des vers pour la fête de V Etre suprême, il composa son Dilhyrombe sur l'immotttalité de l'i'mc. 11 passa la plus grande partie de sa vie dans l'enseigne- ment des lettres. Il fit de longs voyages en Asie, en Grèce, en Suisse, en Allemagne et en Angleterre. La fin de sa vie fut attristée par une longue et complète cécité. Delille n'a pas été

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prêtre, quoiqu'il ail porté pendant quelques temps le titre d'abbé, à cause du l^énéfice de l'aljbaye de St-Séverin dont il jouissait. On lui refuse généralement le génie et l'invention, mais on le met au premier rang pour l'éclat de la versification et pour le talent descriptif. Il était de l'académie française. Le nom de Delille passera à la postérité, environné de cette gloire pure que donne l'accord d'une belle âme et d'un beau talent. ' Jean-Etienne Despréaux (1748-1820) a publié en 1808 un poème sur VArt de la danse, calqué sur l'Art poétique de Boileau Despréaux, trouvant plaisant de transformer sans trivialité le maître du Parnasse en un maître à danser. Sans avoir un mé- rite sérieux, ce poème est très-intéressant par celte ingénieuse assimulation (1).

* J. Berchoux (1765-1839) débuta par une épUre fort spirituelle sur les Grecs et les Romains ; il publia ensuite la Danse (180G), Voltaire (1815), espèce d'invective contre le xviiic siècle, qui eut peu de succès, et la Gastronomie, en 4 chants, petit chef- d'œuvre de goût et d'esprit.

* Auguste Barthélémy, dont nous parlerons à Tarlicle suivant, publia, en 1844, VArt de fumer, petit poème en trois chants. C'est plutôt une plaisanterie satirique qu'un poème didactique. On y remarque beaucoup de négligence dans le vers, dans le style et dans l'ordonnance du poème. Quelques morceaux sont soignés et bien faits. Nous citons le

* Parallèle du priscur et du fume}',-.

Mais avant tout d'abord, ici, je le déclare. Je chante seulement la pipe et le cigare ; Quand au tabac en poudre, il a beaucoup d'appas, ,1 en conviens, mais qu'y faire? il ne m'inspire pas.

(1; * Boileau avait cUt ;

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire autetii-, etc.

Despréaux répète :

C'est en vain qu'au théâtre un novice tlanseui Pes eliarmes de sou art croit être prol'esseui'; S'il n'a reeu du ciel grâce, adresse, élégance, Si son astre en naissant ne Ta fait pour la danse. l)ans sa lourde structure il est toujours captif; Ses bras sont maladroits, et son jarret rétif, etc

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S'il vise également à quelque apothéose,

Je ne puis rien pour lui : qu'il s'adresse à la prose.

On est loin de nier les charmes bienfaisants

Que cette poudre noire oITre h ses partisans ;

Mais si, trop aveuglés par ce slernulaloire,

Ils voulaient du cigare altcnucr la gloire,

On pourrait sans effort rabaisser leur orgueil ;

Pour décider entre eux, il suffit d'un coup d'œil.

Le fumeur est décent de visage et de geste ;

Sa lèvre arquée exprime une fierté modeste;

Un air pliilosopjùque est empreint dans ses yeux ;

Il souffle son haleine en regardant les cieux.

On dirait qu'il suffit de ce puissant arôme

Pour mûrir la pensée et compléter un homme,

Qu'il donne à l'enfant même un aspect de raison,

Et d'un air juvénil (1) rehausse le grison.

Le priseur, au contraire, offre dans tout son être

Certain je ne sais quoi qu'on ne peut méconnaître :

Son galbe est ridicule, et son maintien chétif;

Dès qu'il porte la main vers le siège olfactif,

Sa tète, vers la terre obliquement s'incline ;

Il étire la face et pince la narine;

Il a beau corriger ses gestes maladroits,

Arrondir le poignet en allongeant les doigts :

Quelques soins qu'ils se donne, il ne peut se défendre

D'un air patriarcal qui frise le Cassandre (2).

Eh ! comment ne pas rire, à voir le dénoûment

De sa fatale prise, outre l'éternument?

Comme le stimulant qu'il porte à cet organe

Contraint à suinter sa muqueuse membrane :

Tantôt, une topaze, efTroi du linge blanc.

Au bout du cartillage étincelle en tremblant ;

Tantôt, elle envahit la gouttière nasale

Et glisse vers la bouche en pente verticale,

A moins que, présenté d'une assez prompte main,

Le madras à carreaux ne l'éponge en chemin...

Mais, c'est trop discuter avec la tabatière.

il; " Juvénil au lieu (Xejuvénile.

'2 Nom d'un vieillard ridicule dans les comédies italienne*

302

Nous avons devant nous une vaste matière ; Au titre de ce livre il faut nous conformer ; A l'œuvre ! instruisons l'homme au grand art de fumer.

Chez les Belges : Léon Hayois, dont nous avons parlé, p. 192, nous a laissé un Art épistolaire remarquable : * par le fond d'abord, qui dénote que l'auteur s'est livré à de profondes et de nombreuses recherches, en lisant tout ce que les auteurs grecs, latins, français, espagnols, ont écrit sur cette matière ; par la forme ensuite, qui atteste que l'auteur s'est proposé pour mo- dèles les grands écrivains classiques du XVIIe siècle. Tout n'est pas parfait dans cet ouvrage : le vers est parfois raide ou faible, le style quelquefois un peu négligé. Malgré cela, on y reconnaît une main ferme et habile, qui aurait fini par faire un chef-d'œuvre, si la mort lui en avait laissé le temps. Ce poème renferme près de deux mille vers, et se partage en G9 para- graphes d'inégale longueur. On peut y distinguer une grande division en trois parties . la première donne les préceptes gé- néraux de l'art épistolaire; la deuxième présente les règles particulières à chaque genre de lettres ; la troisième est toute historique, et offre un coup d'œil rapide sur les principaux épistolographes anciens et modernes. La lecture de ce poème est très-intéressante, grâce aux traits d'esprit dont il est par- semé, et aux notes nombreuses qui en accompagnent le texte. Voici un extrait de la 2e partie :

* Du ccrémonial.

Votre style est en vain digne de Sévigné, Si vous blessez mon œil, mon cœur est indigné; Si par la cire en feu votre lettre est brûlée, Ou par vos doigts salie, ou d'encre maculée, Si vous n'observez pas le ccrémonial, Pliant mal votre lettre ou la cachetant mal. Vainement, vous voulez que le style me plaise. En reliefs brillants vous taillez l'Antithèse; Vainement, vos pensers sont hardis ou profonds. Vos lettres à mes yeux ne sont que des chiffons. Laissez aux harpagons le ridicule usage D'épargner le papier, n'employant qu'une page.

31)3

Te n'écris que deux mots. Qu'importe! le papier.

Comme s'il était plein, doit se trouver entier.

Le papier trop épais, dont se sert le vulgaire,

Chez un homme poli, jamais ne se tolère;

L'usage d'un papier trop grossier ou trop gris

Se pardonne aux manants et peut-être aux conscrits.

Mais vous, hommes bien nés, usez d'un papier lisse,

Qu'il soit fin, qu'il soit blanc, que rien ne le ternisse.

Il est des freluquets dont le doigt délicat

Trace les sentiments sur papier incarnat;

La lettre, d'après eux, doit être efTéminée...

Ecrite en papier rose et d'odeurs parfumée...

Laissez, ô mes amis, laissez à ces cœurs mous

Ces usages niais si peu dignes de vous !

N'imitez pas de Paul la blâmable coutume :

En écrivant sa lettre, il mange, ou prise, ou fume;

Par la sauce d'un rôt engraissés et roussis,

Les doigts font du papier une étoffe en glacis ;

Sa lettre vous parvient par ses prises tigrée,

Des cendres d'un cigare, indignement poudrée ;

Et l'odeur de tabac du papier s'exhalant,

La dame délicate éternue en l'ouvrant.

Quand le papier est plein, la lettre n'est pas faite.

Car il faut qu'on la plie, il faut qu'on la cacheté.

Il est de ces manants, de ces gens impolis.

Qui souillent leur papier, le sillonnent de plis ;

Quand leur lettre est pliée et leur adresse écrite.

Ou dirait un paquet qu'un charlatan débite.

L'un fait une enveloppe et la fait encor mal,

Un côté n'est pas droit, un autre est inégal ;

Il y place du pain, il l'entasse, il le pousse

Et laisse, au lieu de sceau, l'empreinte de son pouce.

Chez les Anglais, Pope : Essai sur la critique. Il n'y a pas assez d'ordre dans le plan, et l'imagination est peu réglée. Mais il y a plus d'idées que dans l'Art poétique du poète français, et tout y est mûr et plein de sens. Le style est énergique, coulant <'t précis.

Les Allemands ont peu cultivé ce genre. On pourrait y rap-

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porter, cependant, quelques pièces de Lessiny de Kiustncr (1719-1800) : les Comètes et de Dusch (1725-1787) : les Sciences, en 9 livres. Ces productions ne sont pas fort remar- quables.

ARTICLE DEUXIÈME.

La Satire et la Parodie.

Ridentem dicere verum Quid velat?

HoR., Sat. I, 1, 24.

La Satire (1) est un poème dans lequel on attaque, d'une manière mordante et piquante, les crimes, les folies et les ridicules ou de tout un peuple, ou de certaines personnes, dans le but de flétrir ces défauts et de les corriger. Telles sont, par exemple, V impiété, Vimmor alité, \i\ jalousie, Vavarice, la })ro(ligalité, Vorgueil ridicule, V hypocrisie, la bassesse, etc.

La satire attaque d'une manière directe les vices et les ridi- cules des hommes ; et par elle diffère de la comédie, qui les attaque d'une manière indirecte et générale.

La satire est ou sérieuse, ou badine. Celle-lh attaque les crimes, les grands vices. Son but n'est pas de les rendre ridicules mais d'en inspirer de l'horreur. De ce genre sont les satires de Juvénal et celles de Perse.

La satire badine s'en prend aux folies des hommes, aux ridicules, aux abus qui régnent dans la société, à ces vices qui sont plutôt contraires aux coutumes, à la bienséance, au bons sens, qu'à la morale. Elle les présente dans leurs formes les plus risibles. De cette nature sont les satires d'Horace et celles de Boileau.

(1) Du mot Satura, par lequel les Latins désignaient un plat rempli de toutes sortes de fruits qui étaient offerts tous les ans à Cérès et à Bacchus, comme les prémices de la récolte- Dans le sens figuré, Satura désignait un poème roulant sur divers sujets et écrits eu diverses espèces de vers. Plus tard, on a appliqué le mémo nom à ces écrits dont le but ost la censure des folies et des travers des hommes.

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Le poêle satirique, pour corriger les ridicules et les vices, doit s'attaquer aux folies et aux vices de son temps et de sa nation, et en particulier à ceux qui dominent dans la société. Ce ne sont pas non plus les défauts corporels que le poêle satirique ridiculise : ce serait, en elTel, injuste.

La satire revêt ou la forme dramatique (le dialogue), ou la forme épistolaire (l'épître satirique), ou la forme cpique (le récit), ou, le plus souvent, la forme didactique proprement dite.

Le style de la satire sérieuse doit être sévère, concis, vigou- reux; celui de la satire badine, simple, familier, plein d'es- prit, de saillies et de pointes.

11 est, généralement parlant, plus facile de réussir dans la satire sérieuse que dans la satire badine, parce que les objets de la première sont plus frappants, et qu'ils émeuvent plus fortement l'àme sensible; tandis que les objets de la seconde sont plus cachés et en quelque sorte légitimés par l'usage, et que, pour les ridiculiser, il faut de la part de l'écrivain plus de génie, plus d'esprit, plus d'enjouement et de fine gaîté.

Voici les qualités que doit réunir le poète satirique : un esprit ingénieux, pénétrant et subtil; une grande connaissance du cœur humain et des moeurs ; un jugement juste et sain ; un sentiment profond de ce qu'il dépeint; une grande modestie et un amour sincère de la vérité ; être exempt de partialité, de légèreté, d'amertume, de haine, de passion; se mettre en garde contre une rigueur excessive et les personnalités ; ne s'en prendre jamais aux individus, à moins que leur crime n'exerce une influence trop générale sur la société, et que cette in- fluence ne puisse être paralysée par d'autres moyens.

En considérant le but de la satire, on ne peut nier qu'elle ne soit fort utile. Néanmoins, le poète satirique doit se garder d'outrager les personnes pour le seul plaisir de relever leurs défauts : l'amour de la vérité et des vrais intérêts de la société doit toujours le guider et l'inspirer.

Pour ce qui est de Vorigine de la satire dans la forme qu'elle a aujourd'hui, Quintilien revendique entièrement pour ses con- citoyens l'honneur de l'avoir créée : « Salira quidem iola nontra

596 -

est. » (Inst., Liv. X, I). Et le grammairien Diomcde confirme l'assertion de Quintilien (I). Il existait cependant chez les Grecs une espèce de satire qu'Horace désigne sous le nom de poème satirique ; c'élaW, un Drame que les Grecs et après eux les Ro- mains faisait succéder à la tragédie, et dont Euripide nous a laissé un exemple dans son Cyclope (2). Mais le but de ce drame satirique était seulement d'égayer par des bons mots, des gros- sièretés et des bouffonneries, le spectateur qui venait d'assister à une représentation sérieuse.

Là, les mêmes personnages qu'on avait vus agir dans la tragédie, déguisés en Satyres et en Silènes, imitaient les danses, le langage grossièremeut plaisant des compagnons deBacchus, désignés sous le nom de Satyres et de Silènes.

Un usage selon lequel, aux fêtes de Bacchus, le chœur adressait à certaines personnes des discours mordants et rail- leurs, donna naissance au poème satirique. Il ne faut pas croire pourtant que les Grecs n'aient pas eu aussi des poètes sati- riques dans le sens que Quintilien y attache. Plusieurs poètes grecs ont fait servir le vers ïambique à la critique des vices et des travers de leur nation, tels qu'Archiloque (715 avant J.-C.), Simonide (666 a.\anl 3 .-G.) el Hipponax (500 avant J.-C.). Mais le temps a emporté tous leurs écrits, à quelques fragments près. Quintilien donc dit vrai en ce sens que les Romains n'ont imité les Grecs ni dans la forme des vers ni dans le genre des sujets, et qu'ils ont porté la satire à une très-haute perfection. Ce fut Lucilius (150 av. J.-C.) qui le premier chez les Romains s'exerça à la satire (3). 11 ne nous reste plus qu'un petit nombre de fragments de ses trente satires, qui, au jugement de Quinti- lien, révèlent une érudition rare, sont très-gaies et très- piquantes (Instit., or. LX). La satire fut perfectionnée ensuite par Horace, Juvénal et Perse.

il) Satira e.-t carmeii apud Romanos, nunc quWem inaleilicumetad carpenda hominum vilia archoête Comedioe caractère compositum, quale scripserunt Lucilius, et Horatius, et Persius. Sed olim carmen, quod ex variis poëniatibus constabat, Satira dicebatur, quale scripserunt Pacuvius et Ennius, I.iv. III.

2; D'après Suidas, ce drame eut pour inventeur un certain Pr(itii>(i:f. ".'] Est Lucilius ausus

Priinus in hune opeiis coiuponere carmina moreni, Detrahere et pelleni. nitidus qua quisqne per ora Cedei-et, infrorsuui turpis.

Hon., Sst. !ib. ir, s. I, V. tJ2-C5.

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Horace, dans ses satires, est gai, agréable et piquant; il ne s'irrite pas contre les défauts, mais il en rit; il exhale, comme dit Boileau, en bous mots les vapeurs de sa bile{\); son style est aisé et délicat. * On a trop peu étudié le plan de ses satires.

Juvénal (né à Aquinum, mort l'an i^ ap. J.-C). Doué d'un naturel ardent, d'une profonde sensibilité, il s'irrite contre les vices de son temps; c'est l'indignation qui chez lui enfante les vers. Aussi, ce sont des flots de fiel et d'amertume, Qu'il fait couler de sa mordante plume. Son style est véhément, rarement gai, parfois déclamateur et outré.

Perse (né à Volterre, 34 ap. J.-C). Il est plus véhément qu'Horace, mais moins gracieux. Si's satires se font remar- quer par des sentiments et une diction nobles. On lui re- proche des ellipses fréquentes, des métaphores trop hardies des allégories trop recherchées et des obscurités.

Les satires d'Ennius (250 av. J.-C.) et de Pacuvius (218 av. J.-C.) ne portent le nom de sulires que parce qu'elles sont un mélange de productions diverses.

L'Italie compte plusieurs poètes satiriques distingués, entre autres, Arioste, Maggi(j 1G99), Menzini (-1646-17G8).

Les Anglais vantent les satires de Pope, de Donne (1573-1671), de Swift (1667-1745), d'Yoïou/, de C/H«rc/n7/ (1731-1764) et d'OW- ham (1653-1683).

Le premier poète satirique français, c'est Du Bellay (1524- 1560). Il composa une satire, dont le style est trôs-mordant et qui a pour litre : le Poète courtisan.

iiéjrnicr (1573-1613) imita dans ses satires Perse et Juvénal. On y trouve des pointes heureuses, des saillies Unes. Le style y est aisé, naïf, coulant et vigoureux, mais, parfois, ennuyeux par la diffusion et rebutant par la licence des expressions. Yoici un extrait de sa satire :

(1) Sat. VII.

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* Contre toi importun.

J'entendais l'autre jour la Messe à deux genoux,

Quand un jeune frisé, relevé de moustache,

De galoche, de botte et d'un ample panache.

Me vient prendre et me dit, pensant dire un bon mot,

Pour un poète du temps vous êtes bien dévot!

Sotte discrétion ! Voulant lui faire accroire

Qu'un 2^octe n'est bizarre et fâcheux qu'après boire,

Je baisse un peu la tête, et, tout modestement,

Je lui fais à la mode un petit compliment...

Cherchant h me sauver de cette tyrannie.

Il le juge à respect : Oh ! sans cérémonie,

De grâce, me dit-il, vivons en compagnons.

Ayant, ainsi qu'un pot, les mains sur les rognons.

Il me pousse en avant, me présente la porte

Et, sans respect des saints, hors du temple, il me porte.

Sortis, il me demande : Etes vous à cheval ?

N'avez-vous point ici quelqu'un de votre troupe?

Je suis tout seul, à pied. Lui de m'ofïrir la croupe. Moi, pour m'en déprôter, je lui dis tout exprès :

Je vous baise les mains, je m'en vais ici près

Chez mon oncle dîner. 0 Dieu, le galant homme^!

J'en suis. Et moi pour lors, comme, un bœuf qu'on assomme,

Je laisse choir ma tète ; et bien peu s'en fallut

Que cherchant, par dépit, en la mort mon salut,

Je n'allasse à l'instant, la tête la première,

Me jeter du Pont-neuf en bas dans la rivière.

Il fait tant qu'il me traîne en la cour du palais,

Oili trouvant par hasard quelqu'un de ses valets,

Il l'appelle et lui dit : Holà, ho ! Ladreville,

Qu'on ne m'attende point, je vais dîner en ville.

Dieu sait si ce propos me réjouit l'esprit!

Encore n'est-ce pas tout. Il tire un long écrit.

Et s'arrètant tout court au milieu de la place,

(Les passants étonnés admiraient sa grimace)

11 lit. Pour l'interrompre, à chaque fin de vers,

Je disais tout exprès quelques mots de travers...

Dites-moi, je vous prie, en votre conscience, Pour un homme de cour, dépourvu de science,

3il!)

Ceci n'esl-il pas rare? Il est vrai, sur ma loi, Lui dis-je en souriant; fiez-vous-en t'i moi. Il m'accole à ces mots, et tout pétillant d'aise. Doux comme une épousée, à la joue il me baise. Puis me flattant l'épaule, il me fit galamment La grâce d'approuver mon petit jugement... Mais comme Dieu voulut qu'après tant de demeures L'horloge du palais vint à frapper onze heures. Mon fat, qui pour la soupe avait l'esprit subtil : A quelle heure, Monsieur, votre oncle dîne-t-il? '■ Peu s'en fallut alors, sans plus longtemps attendre, Que, de rage, au gibet je ne m'allasse pendre. Comme il continuait cette vieille chanson. Voici venir quelqu'un d'assez pauvre façon. Il se porte au devant, lui parle, le cajole; Mais cet autre, à la fin, se monta de parole :

Monsieur, c'est trop longtemps.... tout ce que vous voudrez, Voici l'arrêt signé.,.. Non, Monsieur, vous viendrez...

Quand vohs serez dedans, vous prendrez à partie...

Et moi, qui, cependant, n'était de la partie, •l'esquive sans mot dire et m'en vais à grands pas, La queue en loup qui fuit, les yeux tournés en bas. Le cœur sautant de joie, et triste en apparence. Depuis, aux bons sergents, j'ai porté révérence, Comme à des gens d'honneur, par qui le ciel voulut Que je reçusse un jour le bien de mon salut.

Boileau est moins naïf que le précédent, mais il l'emporte sur lui par la pureté de goût et la correction du style. Il est toujours décent, serré, précis, clair et soigné. Ses vers sont coulants et harmonieux, souvent riches et hardis ; les tours, vifs et aisés. Mais il est ordinairement trop grave, trop sévère et trop aigre. Il attaque dans ses satires les vices en général et les mauvais auteurs en particulier.

Les satires de Voltaire, de Gilbert et de C/ié>iier (1764-1811), quoique inférieures à celles de Régnier et de Boileau, ne sont pas pourtant sans mérite.

400

' Sanlecque (Louis de), clianoine régulier de Ste Geneviève, à l'aris, el prieur de Gournay, près de Dreux (1652-1714), com- posa un grand nombre de poésies en latin et en français, dont la plupart ne furent publiées qu'après sa mort. Dans ses satirea, il s'est attaché à marcher sur les traces de Juvénal plutôt que sur celles d'Horace, ce qui empêche de les mettre entre les mains des jeunes gens. Boileau, son contemporain et son anta- goniste, l'a trop déprécié, quoiqu'il soit vrai de dire que la muse de Sanlecque ne met pas toujours assez de ménagement dans sa critique. Son meilleur ouvrage est le petit poème sati- rique dc3 mauvais gestes, il approche souvent de la manière de Boileau, et que, malheureusement, il n'a pas eu le temps d'achever.

Sur tes mauvais gestes de ceux qui parlent en public et surtout des prédicateurs.

C'est en vain qu'un docteur qui prêche rÉvanglle

Jléle chrétiennement Tagréable et l'utile ;

S'il ne joint un beau geste à rart de bien parler.

Si, dans tout son dehors, il ne sait se régler,

Sa voix ne charme plus, sa phrase n'est plus belle ;

Dès rexorde, j'aspire à ia. gloire éternelle ;

Et, dormant quelquefois sans interruption,

Je reçois en sursaut sa bénédiction.

Vous donc qui pour prêcher courez toute la terre. Voulez-vous qu'un grand peuple assiège votre chaire < A'oulez-vous enchérir les chaises et les bancs.

Et jusques au portail mettre en presse les gens?

Que votre œil avec vous me convainque et me touclie :

Ou doit parler de l'œil autant que de la bouche.

Qu'un air fade jamais n'efl'émine vos yeux. J'aimerais mieux encor ces prêcheurs furieux Qui, portant vers le ciel leurs regards eflroyables. Apostrophent les sain,ts comme on chasse les diables ; Et qui, voulant iJrouver que le Seigneur est doux. Gâtent leurs arguments par des yeux en courroux. Surtout, gardez-vous bien, mémoires chancelantes. De montrer dans vos yeux deux prunelles roulantes. Quelle pitié de voir Torateur entrepris

Relire dans la voûte un discours mal appris ! Vos yeux vous rendent sots de plus d'une manière : Pourquoi, quand vous criez, fermez-vous la paupière ? Tel jadis Andabate, armé de son poignard. Combattait à l'aveugle et vainquait par hasard. Mais vous qui blâmez tant la paupière cousue. Ne m'ouvrez pas des yeux rien ne se remue. Quel acteur étes-vousï Lorsque vous me parlez, A'otre gosier s'enflamme et vos yeux sont gelés. C'est ainsi qu'autrefois on voyait des idoles Sans animer leurs yeux, animer leurs paroles....

- .401

Tantôt, je ris de voir une paupière agile

Si mouvoir par article, et joindre ù chaque instant

Le jour avec la unit dans un (Pil clignotant ;

Tautiit, d'un cours réglé, la prunelle agitée

D'un coin de l'ccil à l'autre est sans cesse eniporti-..-.

Ainsi, du Marché neuf le Maure Ingénieux

Fait jouer par minute un ressort dans ses yeux.

L'un, poussant dans les airs ses regards pleins de z.A-

Jusqu'au haut de son œil fait enfuir sa ]irunelle ;

L'autre, sans y penser, nous met dans l'embarras

En voyant du côté nu'il ne regarde pas.

loi, cet œil qui craint la trop grande lumière.

N'ose voir qu'au travers des poils de sa paupière ;

Là, ce jeune étourdi regarde ii tout hasard.

Mais voyons comment l'œil doit jeter sou regard Veut-il de la tristesse exprimer les alarmes! Qu'une faihlo prunelle y nage dans les lanne.<!. Veut-il paraître gai? que les jeux et les ris Fassent autour de lui mille agréables plis. Doit-il être en fureur? que ses vives prunelles D'une comète en feu dardent mille étincelles.

Doit -il être percé des traits de la pitié*

Que la langueur l'abatte et le ferme à moitié..:.

Que votre bouche aussi s'ouvre et se ferme bien. Souvent, d'un seul côié, la bouche se renverse

Et fait prendre à ses mots un chemin de traverse ; Souvent, la bouche ouverte, on a beau s'eftorcer. Chaque lourde syllabe est une heure à passer. Ici, cet orateur qui pousse une invective, A chaque mot qu'il dit fait pleuvoir sa salive ; Là, je ris de ce fat qu'on \'oit à tout propos Caresser sa pensée et rire à tous ses mots. L'un, quand son front se ride, ayant un loil farouche. Pour la moindre syllabe ouvre toute la bouche. Et, craignant que sa voix n'avorte entre ses dents. Lance de ses poumons des mots toujours tonnants ; L'autre, pour éviter ces manières outrées, Ne parle qu'au travers de ses lèvres serrées. Et, comme un instrument qui ne rend que des sous. De ses mots retenus ne nous dit que les tous. Enfln, on peut compter.plus de mines burlesques Que n'en grava jamais Callot dans ses grotesques ; Et souvent, tel qui croit les autres grimaciers Est au haut de ma liste écrit tout des premiers.

Il ne faut pas aussi, gravités espagnoles, Qu'une tète immobile énerve vos paroles. Ou a de l'air d'un fat, quand on est trop Caton. Que ceux qui dans leur sein enfoncent leur menton. Ne mettent pas ainsi leur col à la torture ;

I/art ne permet jamais de forcer la nature ; l'our ceux de qui la tête affecte un air penché. Tartufe eût fait comme eux, s'il eiU jamais préch'-. .. Songeons à ce docteur dont la voix pédautesque Donne un nouveau relief à son air soldatesque.

±i

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Vous \(i voynz toujours, c'ampt'' roniino un lutteur. Avec ses poings termes niorgner sou auditeur. Il semble, quand il veut pousser un syllogisme. Qu'il appelle en duel tout le chrisliauisme. Ou que, de sa fureur nous prenant pour ti^moins. Il veuille délier le diable à coups de poings.... .le connais isarmi nous certains sots immodestes Qui, pour un mot tout seul, vont nous faire cent gestes, .l'en sais d'autres aussi, pour le moins aussi sots. Qui. pour un geste seul, vont nous dire cent mots. Surtout, n'imitez pas cet homme ridicule Dont 11! bras nonchalant fiiit toujours le pendule. Au travers de vos doigts, ne vous faites point voir. Et ne nous prêchez pas comme on cause au parloir. Chez les nouveaux acteurs, c'est un geste à la mode Que de nager au bout de chaque période ; Cliez d'autres apprentis, on passe pour galant. Lorsqu'on écrit en l'air et qu'on peint en parlant. L'un semble d'une main encen.ser l'assemblée ; L'autre à ses doigts crochus parait avoir l'onglée ; C'ëlui-ci prend plaisir à montrer ses bras nus; Celui-là fait semblant de compter ses écus ; Ici, ce bras manchot jamais ne se déploie ; Lit, ces doigts écartés font une patte d'oie. Souvent, charmé du sens dont mes discours sont pleins, •le m'applaudis moiniéiiie et fais claquer mes mains ; Souvent, je ne veux point que ma phrase finisse, A moins que, pour signal, je ne frappe ma cuisse. Tantôt, quand mon esprit n'imagine plus rien, •J'enfonce mon bonnet, qui tenait déjà bien ; Quelquefois, en poussant une voix de tonnerre. Je fais le timbalier sur les bords de ma chaire.

* De nos jours, la France compte parmi ses poètes satiriiiues H. A. Barhiev, en J805. Voyez ce que nous disons de ce poète à la page 319 de cet Essai.

* Auf/uste Bartliclemii, à Marseille (1796), a publié un nombre presque infini de satires poliliqucs, la plupart du temps en collaboration avec Joseph Ménj 1798-1800), aux Aygalades et non à Marseille, comme on le dit généralement (1). Leur première production collective fut un recueil d'épîtres-satires sur le XîXe siècle, intitulées les Sidienues (1825); vint ensuite la Villùliadc ou la iwise du chàlcau de Rivoli (1820), poème héroï- comique, en 4 chants, plus tard en 0, suivi de plus de vingt productions satiriques, puis la Corbicridc, porime héroï-comique en 4 chants, et la Bucriadc ou la guerre d'Alger, poème héroï- coinique en 5 chants. Ce ne fut qu't'i dater de la Révolution de juillet et surtout de l'apparition de Némésis (1831), qui,

(1) * Nous avons parlé 'p. 268) de leur épopée Sapoléon en Énypta.

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pendant un an, de semaine en semaine lanoa ces 52 satires politiques, les plus véhémentes peut-ètro que la langue fran- çaise puisse comporter, que les poésies de ;\IM. Barthélémy et Méry acquirent cette popularité si étonnante, et, de nos jours, si incroyable. Méry n'était pas fait pour ces polémiques. Son dard était celui d'une abeille, mais Bartiièlemy piquait comme un serpent.

* A partir de \h, les deux écrivains ont publié séparément une foule de pièces, la plupart de circonstance. Barthélémy donna une traduction en vers de YEnùide (1835-I8.'38), et reprit en i84i le fouet de la satire politique dans une XouveUc Némc- ■■<i-i, qui comprend 24 pièces. Malgré de beaux vers, cette pro- duction n'eut pas beaucoup de succès. Il en fut de même du Zodiaque, satires nouvelles (1846). Depuis, l'auteur a consacré sa lyre Ci chauler la personne et les actes du chef du second empire.

* Méry, de son côté, cultiva presque exclusivement la prose dans une foule de petits romans et de pièces de théâtre (1).

* On a dit que les satires de Barthélémy réunissent la vélié- nience de Juvénal, l'amertume de Gilbert et la causticité de Boileau. A notre avis, c'est trop dire. Elles se distinguent par l'énergie de la pensée, la propriété de l'expression, la vivacité du tour et du mouvement. Mais, on y remarque aussi toutes les taches et les imperfections de la précipitation et de la facilité du travail. Et si l'éclat du langage, la richesse des rimes et l'harmonie des sons peuvent suppléer au vide des pensées et à l'absence d'inspiration dans une œuvre éphémère, ils ne le peuvent pas dans un ouvrage qui aspire a passer à la postérité. Les mômes observations s'appliquent au mérite liltéraire de Méry. Quant à l'usage que ces deux poètes ont fait de leurs talents, tous sont d'accord qu'ils en ont étrangement abusé.

* Citons encore Amédée Pommier qui publia la République ou le livre du fia)uj (183G), peinture des crimes de la Terreur, l'Aca- démie française (iSSS), causerie sarcastique, les Colères (1844),

(1) * On ne connaît pas Méry, quand on n'a fait que le lire; il fauilrait l'avoir entendu dans ces conversations il se dépensait, sans s'épuiser, en paradoxes intarissables et en rtincelantes saillies, qui éblouissaient connue des feux d'artitlce. Avec autant de talent et dis fois plus d'esprit qu'il n'en fallait pour laisser une œuvre, il ne laisse que des papes volantes, parce qu'il ignorait l'art et qu'il craignait le travail. On dira de ses livres : 1^! >i'r,)p? n'i'pai'gif pas dp qu'on a fnH sans hd.

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livre taxé de licence et d'audace eflVénée. En général, la forme de ses satires est correcte, la rime abondante, mais le goûl se trouve fréquemment offensé (1).

" Victor de la Prade (1812) prend le ton incisif et mordant de la satire dans les Poèmes civiques et dans Tribuns et Courtisans, où, sous forme de comédie, il attaque les abus du second em- pire.

"Louis T'c»i7/oi (1813) l'écrivain satirique par excellence. Ses vers ont moins de véhémence, mais plus de gaîté et de causti- cité mordante que sa prose. Il n'est pas assez apprécié comme poète. Ses Satires, sans avoir une perfection sans tâche, restent comme un des meilleurs ouvrages du genre. La note dominante y est la gaieté, la gaité toute française. C'est dans ce volume que se trouve son Art jjoHique, composition presque parfaite. La qualité dominante de son style est la sobriété dans l'expres- sion qui laisse sous entendre plus qu'elle ne dit.

* Edouard Pailleron (1834) a publié en 1861 les Parasites, il attaque l'existence inutile ou malsaine de certains membres de la société. Elles ont en général une allure gaie, dégagée, un ton d'excellente plaisanterie. La lecture n'en est pas sans incon- vénient pour la jeunesse. Le petit Baron a des passages d'un délicieux comique. Nous citons quelques détails sur ce gandin dont les cheveux sont harmonieusement taillés, mais dont la tête est vide.

* Le i^etit Baron.

« A moi, baron, à moi; j'ai deux mots à vous dire. Pour un instant, mon bon, cessez de vous sourire. Laissez votre lorgnon et vos airs dégoûtés, Rallumez un cigare, et voyez dans la glace Si quelque chose en vous n'est pas bien à sa place : Assevez-vous et m'écoutez.

1} " Voici comnieût il annonce le sujet de son livre les Colères Comme un chirurgien, malgré l'infection, Met sur le marbre noir de la dissection ' Un cadavre avancé, jmis, relevant sa manche. Bistouri dans la main, tablier sur la hanche. En coupant cette chair, s'exerce à son métier. J'étale devant moi mon siècle tout entier. Ouvre ma trousse, y prends le scajiel et la scie, ICI de ce hideux corps vais faire rautopsie.

- 105

Le s^oir comme le joui', à pied comme en voilure. Verre à l'œil, canne en main, raie au Iront, barlie pure. Pâle et frais, lisse et net, sans un grain, sans un pli, Du plus loin qu'on vous voit, chacun se prend à dire : Est-ce qu'il est en sucre? est-ce qu'il est en cire? Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu'il est joli !

Mais ailleurs, des croquants et Tort laids et fort bètes. Des savants, des penseurs, des peintres, des poètes, Tous gens mal habillés, tenez-le pour certain, D'autres même bien mis, tant l'erreur est profonde, Des femmes, qui plus est, en un mot, tout le monde Dit que vous ôtes un crétin.

Un a tort ; mais on dit que garder une vitre Sur l'œil, fumer sans trêve et jauger plus d'un litre, Ce sont de ces hauts faits dont à peine l'on rit ; Et qu'au bois tous les jours, hormis les jours de fêtes. Mener un tilbury serait-ce en arbalète (1), N'exige pas un grand esprit.

(^n a tort; mais on croit que doter sa patrie

De vocables tirés de l'argot d'écurie.

Mener un cotillon, répéter un bon mot.

Et se faire, en tous cas, railler de qui vous pille,

louer par un escroc, duper par une fille,

En trois lettres, c'est être un sot.

On a tort; mais le temps ne souffre plus qu'un homme. Fût-il beau, bien portant, et riche, et gentilhomme. Sans avoir les vertus requises parBerquin, N'ait de tète, baron, que pour des papillotes. De mains que pour des gants, de pieds que pour des botk-":: ; Bref, qu'il ne soit qu'un mannequin..

(l'est bien vous, mon très-cher, que ce discours regarde. Quoi ! vous ne soufflez mot

Voilà, mon pauvre ami, ce que l'on ose dire. Ifein? votre bouche en cœur conliime Ji sourire?

1' I>ors.ju'un clieval est attaché seul devant les deux chevaux de timon U"une voiture.

400

Vous êteS; sur mon âme, un plaisant animal. Dans votre orgueil opaque, il n'est rien qui vous touche ! Il ne sera pas dit que je n'ai pas fait mouche ; « Baron, votre hahil vous va mal! "

' Cite- les Belges : Benoit Quùiet, de Mons, dont nous avons parlé déjà à l'article de la poésie lyrique (p. 102). Son principal ouvrage, intitulé Dantan chez les contemporains illustres, est un recueil de satires contre les idées et les hommes surgis de la révolution de 1848. « Dantan, c'est le nom du célèbre statuaire français qui, dans son art, s'est approprié le monopole de la caricature. Seulement, Dantan a trouvé la grimace 2'>hysique; et moi, j'ai cherché la grimace morale, » dit le poète, dans sa pré- face. Il nous y apprend encore que d'abord il avait conçu le plan d'une vaste comédie, pour mettre en relief les idées et les hommes de cette révolution, à la fois grotesque et formidable. Mais il a laissé la comédie et écrit des satires. De là, deux défauts dans ces poésies : trop de discours et trop peu de ta- bleaux ; et puis, trop de facilité et trop de Mte dans le travail. A part cela, on trouve dans ces satires de la verve, du feu, de l'âme et de l'esprit de l)on aloi. L'auteur en abuse peut-être un peu, en négligeant de faire entrevoir davantage à son lecteur à quoi il a fait allusion. Dans la satire intitulée Confidence, l'au- teur fustige d'une manière sanglante la puérile vanité de deux grands écrivains, de Chateaubriand, dans ses Mémoires d'Oittrc- Tombe, et de Lamartine dans ses Confidences.

* C'est peut-être ici qu'il faut mentionner le roman satirique VAcadémie des fous de J.-B. Coomans, à Bruxelles 1813, membre de la Chambre des Représentants, écrivain des plus spirituels, auteur de plusieurs romans historiques : Vonch, les Communes belges, Baudouin bras de fer, le Moine Robert, la Clef d'or, Richildc, le Chapeau de Fortunatus, etc.

Après Séb. Brandi, qui en 1494, composa la Nef des fous, et Joachim Rachel (-}• 1696), auteur de dix satires contre les vices de son siècle, les satiriques les plus renommés de l'Allemagne sont : Liscow (1701-1760), Cunitz (1654-1699), llaller, Hagedorn, Midiaclis (il \G-l~~2) et, à la tête de tous, Rabencr (1714-1771).

Les écrivains Néerlandais distingués dans la satire sont : Vondel, Bgns et Huygens, qui vivaient au seiziènie siècle, et Bildcrd'ih.

407 La Parodie.

La Parodie (-aoorJîa) est une espèce de satire faite sur quelque pièce de poésie connue, qu'on détourne, ou en en- tier, ou en partie, à un autre sujet ou à un autre sens, moyen- nant quelques changeir.cnts, dans le but de rendre le poème comique.

La forme et le ion de la parodie sont sérieux comme dans le poème parodié ; et c'est surtout le contraste du fond avec la forme, de la parodie avec le poème parodié, qui plaît et fait rire. On choisit pour la parodie des poèmes du genre sé- rieux ; surtout du genre épique et du genre dramatique. De là, deux sortes de parodies : la parodie épique et la parodie dramatique.

Hipponax fut, au rapport d'Aristote, l'inventeur de la parodie épique ; et Hégémon de Thasos (400 av. J.-C), au dire d'Athénée créa la parodie dramatique. Nous rencontrons à la vérité, dans la Batrachomyomachic, attribuée à Homère, et dans les comé- dies d'Aristophane, des parodies isolées, mais nous ne possé- dons pas des productions entières auxquelles on puisse donner le nom de parodies.

Il ne faut pas confondre avec le poème jKirodié le poème travesti. On travestit {trans-vestire, changer d'habits) en tradui- sant librement un ouvrage sérieux, pour le rendre ridicule et burlesque. Celui donc qui travestit conserve le fond de l'ouvrage mais il en change la forme, qui, sous sa plume, devient ridi- cule. Celui, au contraire, qui jyarodie conserve la forme de l'ou- vrage qu'il parodie, mais il en change, ou en entier, ou en partie, le foml, qu'il applique à un autre sujet.

Plusieurs poètes modernes se sont exercés à parodier ou à travestir. Parmi une foule d'autres, on dislingue :

Chez les Italiens : Lalli (-}- 1637), auteur de YEncide travestie. Lorédano (iGGd), auteur de l'Iliade giocosa.

Chez les Français : Marivaux, qui a laissé Ylliadc travestie, œuvre de peu de mérite. Scarron (1610-1060), auteur de Virgile travesti, ouvrage rempli d'expressions triviales, de mots bas, de pensées grotesques et de peintures puériles.

108 -

Cet ouvrage engendra toute une génération d'œuvres. Fiivc- ticre, Barcict, Brébœuf, Claude Petit Jehan et les frères Perrault ont h l'envi travesti l'Eucide (1).

Les Français se sont exercés davantage dans la parodie dra- matique. La première tragédie travestie qui parut sur le théâtre l'ut VAndromaquc de Racine, intitulée la Folle querelle. Depuis lors, nombre de poètes ont travesti des tragédies : les plus connus sont Legrand (iG6b-1723), Lesagc, Panard (1G94-17G5), Piron (1659-1770) et Bailli (1739-1793).

* Le poète Méry a publié, en 1859, une critique dramatico- satirique du fameux récit de Théramène, la mort d'Hippohjte (2), qui n'est ni une parodie, ni un poème travesti proprement dit, mais une scène pleine de verve, de bon sens, de raillerie aimable, et qui a obtenu beaucoup de succès.

* Thésée, au désespoir.

Quel coup me l'a ravi? quelle foudre soudaine?

Théramène fil s.e mouche, crache, articule gutturalement : Hum ! Hum! pour éclaircir sa voix, 'prend une pose classique et com- mence son récit! .

A peine nous sortions des portes de Trézène, Il était sur son char, ses gardes affligés Imitaient son silence, autour de lui rangés.

1) * C'est à ces derniers qu'appartiennent les vers suivants si souvent cités comme <>tant fie Scarron. Au VI' livre de Virgile il est dit :

Tout près de l'ombre d'un rocher,

J'aperçus l'ombre d'un cocher

Qui, tenant l'ombre d'une brosse,

Nettoyait l'ombre d'un earosse. [2] ' On sait que Fénelon, tout en admirant les beautés de ce morceau, considéré en soi, (■n a fait la critique eu égard aux circonstances. Eu parlant do l'emphase, il dit : '• Racine n'était pas exempt de ce défaut, que la coutume avait rendu comme nécessaire. Uien n'est moins naturel que la narration de la mort d'Hippoiyte à la fin de la tragédie de Phèdre, qui à d'ailleurs de grandes beautés. Théramène, qui vient pour apprendre à Thésée la mort funeste de son fils, devrait ne dire que ces deux mots, et manqué même lie force pour les prononcer distinctement : Hippohjle esHnorl. Un monstre , envoyé du fond de la mer par la coUre des dieux, l'a fait périr. Je l'ai vu. Un tel homme saisi, i^ierdu, sans haleine, peut-il s'amuser à faire la description la plus pompeuse et la plus fleurie du dragon*" (Lettre à l'Académie sirr l'éloquence. § 'VI, de la Tragédie). On répond à cela que c'est précisément ce que Racine a fait dans les vers qui précèdent les détails exigés ensuite par Thésée. Quand Théramène s'est écrié : Hippolyte n'est plus ! Tliésée éperdu le presse de questions : i)ie!(a'.'... Mon fils n'est plus! Eh quoi!.-. Quel 'Oup me l'a ravi! Quelle fondre soudaine ! Alors seulement commence le récit : A peine r>niis sortions, etc.

iO!)

Thésée.

Un instant... Est-ce ainsi qu'un précepteur commence? Est-ce correct? dit-on imiter un silcnce'l Quant aux gardes rangés autour du char, vraiment, Je ne pui^ rien comprendre à cet arrangement. Les gardes, mon ami, sont devant ou derrière, Jamais autour d'un char. Je te fais la prière De soigner un peu plus ton style officiel. Ainsi, pourquoi mets-tu portes au__ pluriel?

TliÉRAMÈNE, humblement .

Du côté de la mer, nous n'avons qu'une porte, C'est juste, mais le vers eut été faux.

Thésée.

Qu'importe! .Mon ami, mettrais-tu ce vers dans tes écrits : A peine nous sortions des jJortes de Paris ? Nous sortions de Pocis, .dirais-tu.

Théramène, souriant.

Cher Thésée, Qn l'a dit avant nous, la eritique est aisée

Thésée.

A peine nous sortions, il était.... Est-ce ainsi Qu'un précepteur grec parle en français réussi ?

Théramène.

Oui, mon expression, je crois, est mal venue; Mais le début toujours m'a gêné...

Thésée.

Continue ; Et songe bien que j'ai, pour les mots de travers, L'oreille délicate, en prose comme en vers.

(Ensuite Thésée fait du monstre sauvage, du cri effroyable de la roix lamentable, du cri redoutable, des écailles jaunissantes, des cornes menaçantes, du flot épouvanté, la critique la plus amusante et la plus fine. Théramène reprend).

ilO

Thébamlne.

Tout fait, et sans s'armer d'un courage inutile. Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Thésée.

Tas de polirons ! Voyez ! ils prennent tous l'élan Vers un temple voisin ! Ils ont peur d'un merlan ! Ces lâches, à l'effroi ne mettent point de bornes. Ce peuple de bergers craint une bête à cornes! Tu quoqnc, Théramène, et les gardes aussi ! Quels gardes ! N'ayant rien à garder jusqu'ici, Ils gardaient : mais, sitôt qu'avec une autre pose Il a fallu veiller et garder quelque chose, Ils n'ont plus rien gardé, ces gardes, ils ont pris La fuite et non l'épée, en poussant de grands cris !

(Se retournant vers les yardes' . tlardes nationaux ! eh ! bien, je m'associe Au monstre jaunissant et je vous licencie !

Thér.vmène.

Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros.

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots.

Pousse au monstre, et, d'un dard lancé d'une main sûre,

Il lui fait dans le flan une large blessure.

Thésée.

S'il prend ses javelots, il ne peut aussitôt Lancer un dard, mon cher, il lance un javelot. On lance ce qu'on prend. Dirais-lu, vieille buse, Il prend ses pistolets et lance une arquebuse I Pourquoi large blessure? Un dard est fort aigu, Fort mince, et le trou fait est toujours exigu.

THÉR.4.MÈNE, à ^)«>'f.

Ah ! quel homme ennuyeux ! J'avais encore à faire Au moins quarante vers de récit ; je préfère Lui lancer tout de suite, et sans ménagement. Le distique fatal qui fait le dénoùment.

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Mais reflccliissons bien, je crois qu'il est utile, Cette fois, de soigner la pensée et le style. [liant]. J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

Thésée, bondissanl de douleur.

Ah! c'est mon fils... permets qu'un instant je le pleure.

fil verse une larme J . Ne pouvais-tu trouver une rime meilleure? . Fils et nourris! Passons sur ces deux incidents, Cherchons mieux... les chevaux ont pris le mors aux dents.

Et la scène se termine par une très-réjouissante tirade, à la fin de laquelle Thésée, se souvenant qu'il a autrefois collaboré aux travaux d'Hercule, jure de purger la terre du terrible mer- hi)}, qu'il fera empailler pour le Muséum du Jardin des Plantes... de Trézène.

Chez les Allemands : Blumauer (1755-1708). Son Enéide tra- vestie décèle un esprit gai et enjoué. Quelquefois, l'auteur est trop peu réservé, et se permet des railleries contre l'Eglise catholique.

Bodmer nous a laissé quelques parodies dramatiques, qui n'ont pas eu grand succès. Des tragédies de IT'cisse et de Ger- i^tenhery lui en Ont fourni la matière.

ARTICLE TROISIÈME.

LEpUre.

Nous venons de voir, à l'article précédent, qu'il y a un genre d'épUre, qu'on appelle Efilre satirique; et, en traitant de la poésie lyrique, nous avons parlé d'une autre espèce d'épître, appelée Hérdide. Il en existe une troisième espèce qu'on nomme Epitre didactique proprement dite, ou Epître en vers. C'est elle qu'on désigne simplement sous le nom d'Epître, et elle ne diffère d'une lettre en prose que par la fonne poétique qu'elle revêt. Car l'épître, comme la simple lettre, se prête à tous les objets; tantôt elle loue, tantôt elle

- n-i

biàme, tantôt elle raconte, tantôt elle enseigne, et taniôt (^lle présente des réflexions sur les auteurs, les arts, les sciences, sur la vie humaine, sur certains caractères, cer- tains événements,

L'épître étant identique pour le fond avec la lettre en prose, étant comme celle-ci une conversation familière entre des personnes absentes, elle aura aussi un style naturel, simple, aisé, coulant, gracieux, varié et animé. Et plus les objets ([u'on traite dans l'épître sont simples, plus aussi la diction doit l'être. D'un autre côté, le style peut et doit s'élever, si le sujet de l'épître est grand et noble, comme dans celle do Boileau, sur le passage du Rhin [Ep. iv).

II est à remarquer que, lors même qu'elle s'adresse seule- ment à un particulier, l'épître doit néanmoins renfermer des vérités qui soient d'une application générale. Il n'est nullement nécessaire que le poète épuise la matière qui fait l'objet de l'épître; il suffit qu'il la traite sous un seul point de vue inté- ressant.

Ceux des poètes tant anciens que modernes qui nous ont laissé les meilleurs modèles d'épiire, sont :

Horace. Ses épîtres poétiques sont les seules qui nous restent de la belle antiquité. Ce qui en fait le principal charme, c'est la variété qui règne dans les caractères des personnes auxquelles elles sont adressées, et d'après les- quels le poète change et varie son ton et ses couleurs. Le style des épîtres est plus soigné, plus doux et plus agréable que celui des satires.

Cliez les Français : Clément Marot (1495-1544). Le grand mé- rite de ce poète, c'est d'avoir débrouillé le premier la poésie naissante chez les Français, et d'être resté de nos jours encore le modèle du genre naïf et gracieux qui porte son nom. La i-'ontaine l'appela son maître et ne dédaigna pas de l'imiter. .I.-B. Rousseau le prit aussi pour modèle. Ses productions ré-

- 413

vêlent une inuiginalion féconde et beaucoup d'esprit; elles sont écrites dans un style facile, vif, serré, clair, précis, élégant, naturel, naïf et gracieux. Marol ne réussit pas dans les sujets relevés; il y est presque toujours outré et enflé. Son talent st- montre mieux dans les sujets simples, badins et plaisants. H est extrêmement sévère sur la l'ime ; que ne respecte-t-il autant la décence! ' Nous citons quelques vers de son i'jyitre au roi Fvauçois I, chef-d'œuvre de naïveté, de fine plaisanterie et d'adulation délicate.

' Epïtrc à François J.

On dit bien vrai : la mauvaise fortune

Ne vient jamais qu'elle n'en apporte une,

Ou deux, ou trois avecques elle. Sire.

Votre cœur noble en saurait bien que dire ;

Et moi, chétif, qui ne suis roi «i rien.

L'ai éprouvé et vous conterai bien,

Si vous voulez, comme vint la besogne.

J'avais, un jour, un valet de Gascogne.

Gourmand, ivrogne et assuré menteur,

Pipeur. larron, jureur, blasphémateur,

Sentant la hart de cent pas à la l'onde.

Au demeurant le meilleur fils du monde (1).

Ce vénérable ilôt fut averti

De quelqu'argent que m'aviez départi.

Et que ma bourse avait gros apostume.

Si se leva plus tôt que de coutume.

Et me va prendre en tapinois icelle ;

Puis, vous la mit très-bien sous son aisselle.

Argent et tout, cela se doit entendre ;

Et ne crois point que ce fût pour le rendre,

Car oncques puis n'en ai ouï parler.

Bref, le vilain ne s'en voulut aller

Pour si petit, mais encore il me happe

Saie et bonnet, chausse, pourpoint et cape.

De mes habits, en effet, il pilla

Dans les plus beaux, et puis s'en habilla

(1) * Ce vers, si plaisant après réuiiniération des belles qualités de ce valet, est dovenu proverbe. La HariK.

'Il î-

Si justement, qu'à le voir ainsi ùLfc

Vous l'eussiez pris en plein jour pour son maître.

Finalement, de ma chambre il s'en va

Droit à retable, deux chevaux trouva,

Laisse le pire et sur le meilleur monte.

Pique et s'en va. Pour abréger mon conte,

Soyez certain qu'au sortir du dit lieu

N'oublia rien, fors de me dire adieu.

xVinsi s'en va, chatouilleux de la gorge,

Le dit valet, monté comme un Saint-George,

Et vous laisse monsieur dormir son soûl,

(Jui, au réveil, n'eût su finer (payer) d'un sou.

Ce monsieur-là, sire, c'était moi-même.

Qui, sans mentir, fus au matin bien blême,

Quand je me vis sans honnête vôture

Et fort fâché de perdre sa monture.

Mais pour l'argent que vous m'aviez donné,

Te ne fus pas de le perdre étonné ;

Car votre argent, très-débonnaire prince.

Sans point de faute, est sujet à la pince...

(Il décrit sa maladie et finit par l'éloge du Roi).

Boilcau, J.-B. Rousseau, ChauUeu, Hainilton, L. Racine, Gresscf, de Bernis, Voltaire, ont écrit des épitres (1).

* Jean-Pons-GinUaume Viennet, de l'académie française (1777- 1868) (voy. p. 303), est surtout connu par ses épitres sati- riques, au nombre de 39, publiées de 1803 à 1843. La plupart sont- politiques ; quelques-unes sont dirigées contre le roman- tisme, auxquelles Viennet et Baour-Lormian ont constamment opposé une résistance absolue, h'épitre aux Muscs sur les Roman- fiques (1824) est une véritable déclaration de guerre. Six tragé- dies, trois comédies et deux opéras, sortis de la plume de Viennet, et dont la plupart n'ont pas été représentés ou n'ont pas eu de succès, constatent que sa muse n'était pas destinée au théâtre. Il publia en outre VAusterlide (1808), un poème sur Marengo, Trois dialogues des morts (1824), le Siège de Damas, en .") chants (1825), Scdim ou les Nègres, en 3 chants (1826), la Phi- lippide, en 24 chants (1828), et enfin lui recueil de Fo6/c5(1855\ dont nous avons parlé (p. 303).

(1) Consultez, sur ces auteurs, les Trois siècles de la UUcvcUuro, par Tabbé Sahatier de Castres, et L'a Harpe, Cours de liH&ra'.urc,

il 5 -

* Le style de Viennet est clair, brlUanl, correct; son ver^^ bien fait, facile, serré, mordant à la manière de Voltaire, dont l'auteur embrasse trop souvent les opinions, les préjugés et les haines. Ses 90 ans n'avaient pu éteindre ni sa passion des vers, ni sa haine contre l'Eglise. Il travaille presque toujours d'après un plan bien conçu et bien marqué. Nous citons quelques pas- sages de son épili'c

' Aux Muscs, sur les Ro)na)itiques.

Allons, Muscs, debout; faisons du romantique,

Extravaguons ensemble et narguons la critique....

Que la raison, fuyant aux accords de ma lyre.

De mes sens emportés respecte le délire.

Ma pensée est captive en ce vaste univers :

Lançons-nous dans le vague; et qu'au bruit de mes vers

.Taillissent au hasard sur la terre éblouie

Des torrents de lumière et des flots d'harmonie.

Quoi ! vous me regardez ! et vos yeux secs et froids

Semblent me demander si je parle iroquois !

Vous ne comprenez pas ces figures sublimes !

Nos grands auteurs pour vous sont donc des anonymes !

A douze éditions, leurs vers sont parvenus^

Et leurs noms immortels ne vous sont pas connus !

Dormez-vous sur le Pinde! et faut-il que j'explique

Ce qu'on nomme aujourd'hui le genre romantique ?

Vous m'embarrassez fort; car je dois convenir

Que ses plus grands fauteurs n'ont pu le défmir.

Depuis quinze ou vingt ans que la France l'admire.

On ne sait ce qu'il est, ni ce qu'il veut nous dire.

Steiidhall, Morgan, SchlégeL... Ne vous effrayez pas,

Muses, ce sont des noms fameux dans nos climats,

Chefs de la propagande, ardents missionnaires.

Parlant le romantique et prêchant ses mystères.

11 n'est pas un Anglais, un Suisse, un Allemand,

Qui n'éprouve à leurs noms un saint frémissement.

Quand on connaît le slave, on comprend leur système;

Et s'ils étaient d'accord, je l'entendrais moi-même;

C'est un je ne sais quoi dont on est transporté ;

Et moins on le comprend, plus on est enchanté....

- -IKi -

Vous me direz en vain que ce genre est bizarre,

Qu'il infecta Paris d'une école barbare,...

Que, pour être immortel, il faut du sens commun....

Que nous fait l'avenir, si nous vivons célèbres?"

Si le siècle applaudit nos œuvres des ténèbres,

Si nos contemporains, sur la foi des journaux.

Nous prennent bêtement pour des soleils nouveaux,...

Irai-je démentir et la cour, et la ville.

Traiter tout un public de dupe et d'imbécile?

J'aime mieux me moquer de la postérité,...

J'aime mieux être enfin un seigneur en nature,

Un Chapelain vivant, qu'un Homère en peinture.

Citez les Belges. Sans faire profession de manier l'arme de la satire, plusieurs poètes Belges se sont laissés aller à lancer des traits malins dans des pièces fugitives appartenant à difTé- rents genres de poésie . Les femmes aux exécutions publiques, par Ernest Busclnnann d'Anvers (1814-1853). La femme mauvaise mère, par Joseph Demoulin. Vieux Grognard, par Ch. Potvin. La séré- nade, chanson de paillasse, par Benoit Quinet. Le tabac en poudre, épître, par P. Bergeron (1787-1855). Nous citons Venterrement, par Jules Guillaume :

' L'autre jour, près du cimetière.

Je me promenais au hasard ;

Vers cette demeure dernière.

Je vis venir un corbillard.

Le char aux funèbres tentures

Sur la route passa d'abord,

Puis, après lui, quatre voitures

Des vivants escortant un mort.

Dans la première, clause à clause,

On discutait les derniers vœux

Du défunt; puis, à chaque pause

On pleurait ; c'étaient ses neveux.

Dans la seconde : « quel brave homme, »

Disait-on; « citoyen soumis,

« Bon vivant!... Et probe, économe,

« Un cœur d'or... » C'étaient ses amis.

Et dans la troisième voilure,

On tenait des propos légers.

417

On riait de mainte aventure... Ceux-là, c'étaient des étranger?. Quand passa la dernière, avide Jy plongeai de nouveau mon œil : Le dernier carosse était vide, Celui-là seul était en deuil. CItc: les Allemands : Kastiicr, Wieland, U:, Glcim et Kbcrt (1723-1705).

ARTICLE QUATRIEME.

LEpigramme et l'Epitaphe.

L'Epigramnic plus li!)re (que le sonnet), en son tour plus borné. N'est souvent qu'un bon mol de deux rimes orné.

BoiL., Art poét , ch. 11.

UEpigrammc (ïizlyoy.v.jxc/^ n'était dans l'origine, comme son nom l'indique, qu'une inscription pour des offrandes religieuses, des temples, des édifices publics, des statues, des monuments et des tombeaux. Son but était de faire connaître brièvement la signification de l'objet qui portait l'épigramme, souvent sans aucun mélange de sentiment. Aussi, l'épigramme chez les Grecs n'a presque rien de commun avec, ce que nous appelons de ce nom. Chez les Romains, l'épigramme a van caractère plus satirique, et se rapproclie davantage de l'épigramme actuelle, qui tient J)eaucoup de, la satire.

On entend aujourd'hui par Epigramme un petit poème ex- primant une pensée ingénieuse, ou un sentiment délicat, d'une manière brève, fine et piquante (i).

L'épigramme s'applique à tous les objets, aux objets nobles et élevés, comme à ceux qui sont médiocres et petits. Néan-

lîald ist lias Epigrain eiii Pfeil,

Tritll mit der Spltze ;

Ist bald ein Schwert,

Tritll mit der Schiirfe ;

Ist iiianclimal aucli die Grlechen liebten's so

Ein klein Gemald', ein Stralil, gesandt

Zum Brennen niclit, nur zuui Erleiicliten. Kloi-stock.

27

418

moins, elle paraît préférer le genre simple et médiocre.

La bncveté, la simplicité et la force sont essentielles à l'épi- gramme. Il ne faut pas obliger le lecteur à en chercher la pensée dans un grand nombre de vers. Il faut de plus éviter de tomber dans l'affectation, défaut assez commun aux épi- grammatistes. Enfin, plus l'expression est forte, plus aussi la pensée s'imprime profondément dans l'esprit et y reste,

L'épigramme doit de plus être intéressante soit par le fond lorsque, par exemple, elle renferme une belle plaisanterie, un trait malicieux ou naïf, une vérité piquante, soit par le tour vif et inattendu.

L'épigramme a deux parties : Vexposition du sujet qui a produit la pensée, et la pensée elle-même qu'on appelle la pointe ou le bon mot.

Vexposition doit être simple et propre à éveiller la curio- sité. La pensée doit être fine, délicate, neuve, intéressante, et, en outre, exprimée avec tout son éclat et tout son sel. Jamais \i\ pointe ne i^eut être faible, commune, moins encore fausse. Ce serait piquer la curiosité du lecteur sans la contenter.

Il doit exister entre Vexposition et la pensée un rapport intime. Celle-ci doit être la conséquence naturelle de l'exposition.

La forme de l'épigramme est ou épique, quand le poète fait lui-même le récit, ou dramatique, quand il met le récit dans la bouche d'un ou de plusieurs personnages.

Selon l'objet qui domine dans l'épigramme, on peut distin- guer :

a) l'épigramme morale (gnomique, sentencieuse), qui ren- ferme une vérité, une maxime, une leçon ;

b) l'épigramme satirique : c'est la critique de quelque défaut, de quelque travers ;

c) l'épigramme lyrique ow sentimentale, qui roule sur un senti- ment ;

d) l'épigramme panér/ijrique, qui contient un éloge.

Jiemarquc. Il existe une certaine analogie entre l'épigramme

410

el le madrigal. L'une et l'autre ne diflèrent que par le caractère •le la pensée : celle du madrigal doit être fine, gracieuse, tendre, délicate; celle de l'épigramme doit être vive et piquante (1).

Epi'jrammatistcs anciens et modernes.

Chez les Grecs. Les épigrammes que nous ont laissées les (4recs, conime Homère, Théocrite, etc., ont été rassemblées par Méléagre, Philippe, Agathias, Planude, Constantin, etc., dans un recueil, sous le nom à' Anthologie.

Chez les Romains : Martial (né à Bilbao, en Espagne, vers l'an 40 de J.-C). C'est l'épigrammatiste le plus fécond qui ait jamais existé: il nous a laissé environ douze cents épigrammes. La plupart sont d'un autre genre que celles de Catulle; elles se rapprochent de ce que les modernes ont presque exclusivement appelé épigramme ; car elles se terminent par une pointe, pour laquelle l'auteur réserve tout le sel de son ironie (2).

Beaucoup de ses épigrammes sont fort obscènes.

Catulle, l'an 8G avant J.-C. Il a de l'esprit, son style est pur, mais les idées sont loin de l'être. (Voy. p. 190).

Ausone (né à Bordeaux, vers l'an 309 de J.-C, mort en 39i)., 11 nous a laissé environ 40 épigramme, dans le genre de celles de Martial. Ausone est bien inférieur à Martial; il n'est pas moins libre que son modèle.

Nous possédons en outre un recueil d'épigrammes latines, sous le titre d'Anthologia vettts latina epigrammatmn et jjoëma- fum, par P. Burman.

Chez les Français : Marot, dont nous avons parlé, p. 412.

J.-B. Rousseau. Sous le rapport de la poésie, quelques-unes de ses épigrammes se font remarquer par la simplicité, la jus- tesse et la vigueur de l'expression ; mais on est forcé de blâ- mer le sujet de plusieurs d'entre elles. * La plupart cependant sont faibles.

Les écrivains français qui, après Marot et Rousseau, méritent d'êti'e cités comme épigrammatistes, sont : Gomhaud, Maynard, lie Cailhj, Le Brun et Boileau.

1) * Voj'ez p. 22 ce que nous avons ilit de la pensée uaïve qui lient devenir satirique.

2) 11 a lui-niéine jugé ses épigraininos dans ce vers ;

Sunt bona, sunt quwdam mediocria, sunt inala |)lura.

- 12U -

Les épigrammatisLes allemands les plus célèbres sont : Opitx, Locjuu (1G04-1655), ll'cr/u'c/.e (1600-1710), Uagcdorn, Les- sing, Kleist, Giiclùngh (il AS-[S'2S), Krrtsclimann (1738-1809), Fall; (17G8-182G) et Schiller.

La Néerlande a aussi quelques {''crivaiiis qui ont acquis du renom par leurs épigrammes. Nous citerons Roemer, Visscher (1547-1020), surnommé le Martial hollandais, IJmjgens (1590- 1687), Corilnclix, et celui qui a traité en maître tous les genres, le Vondel moderne, le célèbre Bilderduk.

Voici quelques épigrammes qui éclairciront davantage ce que nous avons dit sur ce genre de composition.

In simulacrum Niohes.

In saxum Niobe mutabar Apollinis ira : Yivam Praxiteies denuo restituit.

Anthol. grecq. (1).

A lin Musicien.

Tu lais, dit-tu, ce que tu veux De cette voix qui, sans pareille. Nous tirant l'âme par Foreille, La mène entre les Ijienheureux : Voici le froid qui se réveille ; Haut et bas, on te voit la peau : Si tu veux que je te conseille, Fais de ta voix un bon manteau.

DE L.\ GIR.\UDIÈRi:.

* La réplique gasconne.

Ua gascon, abusant des droits de la victoire.

Pressait son prisonnier de vider le gousset...

Dans l'espoir d'échapper à ceî affreux projet.

L'autre étale d'abord des phrases sur la gloire :

« A notre exemple, ami, battez-vous pour l'honneur,

« Non pour l'argent. » v Sandis, lui répond le vainqueur.

l'I; De vive que j'étais, les dieux

Me firent pierre par envie : Or, Praxitèle, faisant mieux. De pierre m'a remise en vie. Jean Doubi.kt.

- iiJl -

)> C'est assez l'aire l'orateur;

» Il est temps que je vous débanquc;

1) Vous vous plaignez, monsieur fat !

1) Que voulez-vous? chacun se bat,

» Cadédis, pour ce qui lui manque. »

BARON DE STASSART.

Sur u)i domestique paresseux.

Ta bouclie est Tort habile, et tes pieds sont fort lents : Prends tes pieds pour manger, et pour marcher tes dents.

Traduit de Lessinu.

La rencontre.

Dans une rue étroite arrêtés face à l'ace, Deux passants très-pressés, ne pouvant faire un pas, Se disputaient à qui ne reculerait pas, L'un grave, rélléchi, l'autre ardent, plein d'audace. ^ 0 De tout cet embarras à la fin je me lasse,

» Dit le plus vif, d'un ton très-haut,

') Et ne suis d'humeur ni de race

■) A me déranger pour im sol. »

« Moi bien, répond l'autre aussitôt,

» Et je m'en vais vous faire place. » l. v. raoul.

Nous nous plaisons à faire suivre encore ici quelques épi- grammes de M. l'abbé Coninckx, écrivain Belge vraiment trop peu apprécié.

De woekeraer Anselmus Diks Lag ziek te bed, en scheen geen uer te zuUen leven. Pastoor hield hem voor 't oog een zilvren krusifiks.

li Vyf kroonen zal ik daerop geven,

Zei Diks ; » 't is ailes wat ik kan,

« Zoo waer ik ben een eerlyk man. »

C.y weet zeer wel hoe Moses met zyn stralen

En baerd en roede en tafelen der Wet

Staet afgebeeld in kerken en in zalen,

Waerby dan meest wordt bovenaen gezet : Exodi xmi.

Een jonge heer die daerop had gelet.

4-2-2

Scheen of liy wou dien letterzin verklàren ; Hy zei aen 't volk dal by hem stond vergaerd : Die Exodi is schroomlyk lang van baerd Voor een persoon van twee en twintig jaren.

Een advokaet zeer hoog geleerd, Die al de wetlen van oud Romen Yier jaren lang bad bestudeerd, In zyn klein stad weêrom gekomen, Werd door een boer geconsulteerd.

Hoe is uw naem? Jan Vanderneten.

'k Kan u niet lielpen, kameraed : (.< Gy moesl, zei de licentiaet,

<> Sempronius of Cajus lieten. »

* L'équivoque et le calembour touchent de près à IV/h- gramme. En voici des exemples :

* Une cartonnade,

A propos des fortifications d'Anvers de ]M. Pierre Carton, entrepreneur.

Carton, pour nous mystifier. Offrait de nous embastiller. Quoique sa compagnie anglaise. Par son rabais, nous mît à l'aise. Maître Renard (i) fit fi! dit-on, Des forteresses de Carton. C'était prendre Anvers pour Canton Que de nous proposer de faire. Sur les plans de Pierre-Carton, Des murailles de carton-pierre.

' Une dupinade.

Sur la versatilité et l'inconstance des opinions politiques de M. Dupin (aîné), jurisconsulte et magistrat français.

Tout pouvoir tour à tour peut dire : il est des nôtres.

Au proscrit, Z)»j:it» dur (du pain dur), Dupin mollet aux autres.

Pour reprendre son siège, il n'est pas indécis :

A soixante quinze ans, c'est bien Dupin rassis.

fil Retianl, s^ntr,-!! belp ■.

423 -

Honni, conspué, soit; mais aussi bien rente, Malgré cent camouflets, c'est Dupin enchanté. La dernière fournée est pour lui tout exprès ; Mais tout cela, morbleu ! ne fait pas Dupin frais.

Dupin, voulant rester au palais de justice, Se vendra désormais comme Dupin d'cpice. Jamais ses auditeurs plus ou moins ébaudis, Depuis son dernier speech, ne criront : Dupin! bis! Oui, que d'un bon espoir le peuple se repaisse . Si tout le reste est cher, voilà Dupi)i en baisse.

D'un citoyen, d'un homme, il n'est qu'un faux semblant. Il fut bleu (1), puis fut rouge, il serait Dupin blanc. Ce digne magistrat, montrez-lui quelque lucre. Et d'aigre qu'il était, il est Dupin de sucre. Il me semble qu'on l'a par trop cher acheté : Car, voyez, c'est Dupin, dernière qualité.

Oui, l'Empereur, sans aucun doute. S'est fort trompé l'autre matin : Croyant avoir l'ami Dupin (la mie du pain), Il n'avait qu'une vieille croûte.

L'Epitaphe (ÈTrtràçtov ixïloz) est une inscription tumulaire, renfermant un trait de morale, de louange ou de satire. Elle doit présenter un sens précis et facile à saisir. Le naturel et la simplicité sont aussi nécessaires à l'épitaplie qu'à l'épi- gramme; et l'enfiure est également à éviter dans l'une comme dans l'autre.

Dans les épitaphes, on fait quelquefois parler la personne morte, par forme de Prosopopée.

Il faut surtout se garder dans les épitaphes de troubler la cendre des morts, c'est-à-dire, de se permettre des réflexions blessantes. Cependant il est permis de transmettre à la pos- térité par les épitaphes la conduite coupable de ces hommes qui furent les fléaux de leur nation et de l'humanité.

(1) Les bleus sont les républicains, les rouges sont les socialistes, les blancs sont les royalistes légitimistes.

lu

Epitaphe de Robespierre.

Passant, ne pleure pas son sort ; Car, s'il vivait, tu serais mort.

Ci-dessous Antoine repose Qui ne fit jamais autre chose.

De la GiRAUDiÈns.

Sur M. le marquis de Créqul.

S'il eût encor vécu, que de faits éclatants Auraient enrichi nos histoires ! Mais au lieu de compter ses ans, La Parque a compté ses victoires. séneck

* Pour la tombe d'un curé de campagne.

De toutes les vertus donnant ici l'exemple,

Du presbytère il fit un temple. de St.\ssart.

Voici une épigramme outrée et puérile sur Charles-Quint.

Pro tumulo ponas orbem, pro tegmine cœlum ; Sidéra pro facibus, pro lacrymis maria.

CHAPITRE Y.

Poésie dramatique.

Le drame {dpdij.a, action, dpÛM, agir) est la représentation. cCune action quelconque. Le poète ne se borne plus ii décrire ou à raconter les faits, comme dans l'épopée, mais il les met sous les yeux des spectateurs; et tout en disparaissant lui- même de la scène, il produit, ti l'aide des personnages qu'il crée, l'émotion la plus torte qu'il soit donné au poète de faire naître. L'action, les personnages et les passions qui les agitent, leur costume, les décorations, le lieu l'action se

ir,\

passe, tout cela, mis sous les yeux, concourt a Taire les im- pressions les plus profondes (1).

Le fond du drame est donc une action, un événement, une entreprise. Or, il est dans la vie humaine deux sortes de faits, les uns sont sérieux, grands, importants, terribles, et c'est la matière du drame tragique (la Tragédie) ; les autres au con- traire sont risibles, gais, amusants, et c'est le sujet du drame comique (la Comédie).

ARTICLE PREMIER.

La Tragédie.

La Tragédie {'-2) est la représentation d'une action illustre, héroïque, terrible, exposée aux yeux de manière à faire naître la terreur et la pitié.

Observations générales.

1" Le spectacle de l'infortune des grands frappant plus vivement, on choisit ord-inairement une action éclatante, dont les principaux personnages sont haut placés dans la société, et dont les malheurs, les crimes ou les vertus exercent sur le sort de la multitude une grande intluence.

Exemples : la chute crun héi'os, la conquête (run Lrôno, l'expulsion d'un tyran, une conjui-alion contre l'Elat, etc. Ce n'est pas l'humble arbrisseau plié par l'orage, mais le chêne majestueux frappé de la foudre qui attire les regards.

il) Segniùs irritant animos clemissa per aurei»,

Quaiii qua; sunt oculis subjecta flJeUbuj!, et qua;

Ipso sibi tradit spectator. Hok. ad Pis., 179-181.

[i) Du Grec Tpay(OC)ta; do ~Oa.yo;, bouc et rodV/ chant, soit que primitivement cetttj sorte de drame lut consacra Hacchus, aux fêtes duquel on immolait un bouc; soit que, et ceci parait plus plausible, l'on donnât un bouc comme prix à celui qui avait com- posé la meilleure tragédie ;

Carminé qui tragico vilem certavit ob liircum. Hor ad Pis., v. 220. Du plus habile chantre un bouc était le prix. Boil., .\rt. poét., ch. II.

4i2()

Il peut cependant se faire fiu'un liomnie sorti des rangs inlé- rieurs de la société se distingue par des exploits, des vertus étonnantes, dignes d'être le sujet de la tragédie.

Le poète tragique a pour but de nous intéresser h la vertu malheureuse, d'exciter la pitié surtout pour l'inno- cence opprimée, et d'inspirer l'indignation et l'horreur du crime (1).

L'infortune ne doit donc pas être un châtiment mérité (Œ^dipe). Un scélérat puni n'inspire pas la compassion sur la scène.

3" Il est libre au poète d'inventer lui-même l'action avec tous ses détails : c'est la tragédie ôlnvention : Cina de Cor- neille, Alzire et Zaïre de Voltaire. Tl peut aussi emprunter à l'histoire tous les matériaux de l'édifice tragique : c'est la tragédie historique : Athalie, Britannicus ^ Mithridate de Ra- cine, les Horaces de Corneille, Catilina, Oreste, la mort de César de Voltaire. Ceci est préférable, parce qu'une action connue intéresse plus que celle qui nous est entièrement inconnue.

L'histoire dit Geoffroy, répand sur la tragédie un air de vérité qui plaît aux bons esprits et sert beaucoup l'intérêt, parce qu'on est beaucoup plus porté à s'intéresser aux per- sonnes qu'on connaît qu'à des gens inconnus. Cependant alors même, le poète peut inventer certaines circonstances, pourvu qu'elles soient enlacées naturellement dans le reste du tissus (2).

(1) "EsTt u.vJ ~o i/o^zohv y.cf.l ï'/.ztv/ov ïv. rviç 6'\'Z(x):: yîVccQat.

Arist., Art poét., cli. XIV.

' Chez les premiers Grecs la tragédie était le spectacle d'une lutte inégale entre un mortel et une divinité jalouse. L'homme succombait toujours, victime du fatum inexorable, mais il ne cessait d'intéresser dans sa chute. De \h la p/'lié et la terreuy. Les auteurs mo- dernes mettent la fatalité dans le ciieur même de l'homme, dans la véhémence des mau- vaises passions. Plusieurs, à Texemple de Corneille, ont songé bien moins à émouvoir la pitié et la terreur qu'à exciter Vadmiration, et Boileau l'a loué d'avoir " inventé ce nouveau genre de tragédie inconnu à Aristote. » (Lettre h Perrault en 1700^

(1) M. Geofl'roy, dans son jugement sur Mithridate de Racine, divise la tragédie histo- rique en tragédie de caractère, en tragédie d'intrigue et en tragédie mixte. Uans la pre-

4"i7

Observations spéciales. H. '>tJ raction.

1" Le soin essentiel du poète tragique doit être de se ren- fermer rigoureusement dans les limites de la vraisemblance. Il faut que le spectateur puisse croire, non-seulement que l'action qu'on met sous ses yeux, a pu avoir lieu, mais encore qu'elle a pu avoir lieu de la manière dont on l'offre à ses re- gards.

Ici la vraisemblance est plus nécessaire encore que dans l épopée, parce que ce n'est pas à l'imagination mais au cœur qu'on s'adresse principalement dans le drame : le public n'en- tend pas raconter, mais il voit agir et voilà pourquoi la vraisem- blance doit être plus complète (1). D'après ce principe, les tra- giques modernes proscrivent de la scène le merveilleux , et rejettent le précepte d'Horace, d'ailleurs si modéré (2).

2" V Unité d'action n'est pas moins essentielle au drame. Il y a hVdessus accord unanime. Il faut une seule action, à la- quelle se rapportent et se rattachent intimement tous les incidents.

Ainsi, toutes les actions particulières du drame ne peuvent être que secondaires, elles doivent servir à développer, à avancer ou à arrêter l'action principale.

De V Unité d'action, naît l'unité dans le but du poète, l'unité de l'intérêt, l'unité du dénoûment.

3" L'action doit être en outre complète, entière, c'est-à-dire que le spectateur doit en voir le commencement, les déve-

inifTe, c'est un caractère qui est râiiie de la tragétiie, qui en produit tous les ineideiit.-^. Dans la deuxième, ce sont les incidents qui prédominent et qui constituent le {,'rand ressort du drame. Dans la troisième, les caractères et les incidents se mêlent, se soutiennent et siî développent mutuellement.

(1) * L'oreille est crédule, mais rien n'est plus sévère que le jugement des yeux ; Oculorum est sensus acerrinnis. Cic. De Orat., III, -10.

(2) Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodiis Inciderit. Ad Pis., V. 101.

~ 4-iS -

loppements et la Un. Sans cela la cunosité du spectateur ne sera pas satisfaite.

Mais outre Yunité d'action, on exige communément Vunité (le temps et de Heu (1).

4" Vunité de lieu demande qu'on ne change pas pendant la l'eprésentation le lieu de la scène, mais que l'action s'achève dans le même endroit elle a commencé. L'on prétend que cette unité est nécessaire, parce qu'en changeant les décora- tions du théâtre, on choquerait la vraisemblance et détrui- rait l'illusion.

o" V Unité de temps demande que l'action qu'on réprésente se soit accomplie en un jour, parce que, dit-on, on blesserait la vraisemblance, en représentant au théâtre, en deux ou trois heures, une action dont l'accomplissement aurait exigé un temps beaucoup plus considérable. Il faudrait même, rigou- l'eusement parlant, que l'action n'eût pas duré plus longtemps que la représentation. Mais de telles actions, grandes et im- jjortantes, sont rares.

Le spectateur, tout occupé de ce qu'il voit sous ses yeux, ne calcule pas si strictement le temps que demande ce qui se passe hors de la scène. Au théâtre ce n'est pas tant l'esprit et la froide raison qui agissent, que le cœur et le sentiment. Et les entr'actes ne servent-ils pas aussi à prolonger l'action dans l'imagination du spectateur?

Ces trois unités, d'action, de temps et de lieu, ont été généra- lement observées par les anciens et les tragiques français du dix-septième siècle. De nos jours, les poètes français, tout en conservant l'unité d'action, se sont affranchis du joug des deux autres unités, imitant en cela les auteurs dramatiques des autres nations de l'Europe. Leurs drames y ont-ils perdu, y ont-ils gagné? La question est difficile à résoudre. Quand on pense que ni Aristote, ni Horace ne parlent de l'unité de lieu ;

(1) Qu'en un lieu, qu'en un jour un seul fait accompli

Tienne jusqu'à la lin le théâtre rempli. BoiL., ,\rt pot^t, cli.III.

i^iO

que les anciens devaient naturellement joindre à l'unité d'acliou celle du temps et du lieu, leurs pièces n'étant pas coupées par des entr'actes, leur théâtre étant beaucoup plus vaste que le théâtre moderne, et le chœur, qui l'occupait sans cesse, ren- dant le changement de la scène impossible; quand on voit que malgré cela ils n'ont pas toujours observé l'unité de lieu (i); quand à ce§ réflexions on ajoute les situations forcées et ridi- cules dans lesquelles ont été poussés quelquefois les poètes français qui, malgré la résistance du sujet, ont voulu observer la règle des unités, invraisemblances plus condamnables, que ne l'aurait été l'infraction modérée de la règle (2) ; quand on se rappelle lesprit vraiment tragique qui souffle dans la plupart des pièces de Shakespeare, de Gothe, de Schiller, etc. oîi pour- tant les unités ne se retrouvent pas ; quand d'autres part on considère la perfection de ces pièces dramatiques dans les- quelles les dites unités ont été observées avec vraisemblance, on se sent de la répugnance à condamner les unes de ce seul chef qu'on n'y voit pas gardées les unités de temps et de lieu, et on ne peut pas non plus s'empêcher de donner la préférence aux autres. 11 est incontestable que celles-ci seront toujours plus parfaites et préférées par le bon goût. C'est qu'en eflet l'unité d'action y sera plus vive, l'art plus admirable, la vrai- semblance plus saillante, partant l'illusion plus forte et l'im- pression plus profonde. Or, ce sont là, ce nous semble, les plus grands mérites d'une tragédie. Ce qui a rendu aux drama- tiques modernes l'observation des trois unités dilTiciles, c'est la multitude d'incidents dont ils ont enveloppé l'action (3).

Quand on a fait choix d'une action, il faut savoir la con- duire, c'est-à-dire qu'il faut l'exposer et la développer de ma- nière que le spectateur puisse facilement la saisir et la suivre. Or pour que l'action soit bien conduite, il faut :

I. La diviser en actes et en scènes. On appelle acte un inci-

(i; Les Emnénides d'Eschyle Ajax de Sophocle.

(2) Cinna de Corneille, Pourceau unac, le Médecin malgré lui de Molière.

(3) ' lia règle des trois unités a ses inconvénients « Celte rèf)le donne beaucoi'.p <h- contrailcs, et exclut beaucoup de beautés, x iXit le grand Corneille. Mais l'abus des changements de décors dans le même acte et dans la même scène en a de pl"s grand.s. évidemment.

~ ir>o

(lent parliculier et important, lié à l'action principale, sur laquelle il influe soit en la préparant, soit en l'avançant, soit en l'arrêtant, soit en la dénouant,

La division de l'action en actes doit être telle quelle semble être indiquée par la nature elle-même. Chaque acte doit, tout en restant une portion de l'action principale, former un tout. Le précepte d'Horace qui exige 5 actes, paraît arbi- traire (ad Pis. 189) (1).

Les scènes sont les différentes parties d'un acte, pendant lesquelles les mêmes personnages agissent; elles sont mar- quées par l'arrivée ou la sortie des acteurs.

1" Elles doivent être tellement enchaînées les unes aux autres, qu'aucune ne soit inutile, et que chacune serve au développement de l'action , que la précédente prépare la suivante, et que la suivante soit la suite nécessaire ou du moins naturelle de celle qui précède.

2" Jamais un personnage ne doit arriver sur la scène ou abandonner le théâtre sans un motif raisonnable qui puisse être connu du spectateur, ou du moins sans que naturelle- ment il ait pu le prévoir ou le soupçonner.

3" La scène ne doit jamais rester vide pendant le même acte. Un seul personnage cependant peut la remplir. De \h l'usage des monologues, l'acteur resté sur la scène s'entre- tient avec lui-même sur ce qui vient de se passer, délibère sur des difficultés à susciter ou à vaincre, etc.

Le moment qui suspend le cours de Faction, et qui laisse la scène vide pour quelques instants, s'appelle entr'actc L'usage

(1) Le nombre des actes dépend ontièrenieut du plus ou moins d'étendue du sujet. Il est néanmoins à remarquer que le précepte du poète romain, auquel les grands tragiques français se sont rigoureusement astreints, semble découler de la nature des tragédies grecques, dont il ne serait pas difficile de diviser plusieurs en cinq parties. D'ailleurs la nature elle-même parait le justifier : une action importante admet cinq moments prin- cipaux : Vexposilion, le comme>icemenl de VlnlrlrjHe, le plua haut point de Vinlrl'jv.e, la préparation du dénoùmeiit, le dénoionent lui-même.

iôl

des entr'acles est en quelque sorte fonde sur la forme des tragédies antiques, dont le cliœur remplissait la scène et fai- sait des réflexions ou entretenait le spectateur sur des choses relatives à l'action, pendant que celle-ci reposait. Or c'est aux chœurs du drame antique que répondent-'nos cntr actes. Aussi dans xilhalie et Esther, il n'y a pas d'cnlr'acte proprement dit; la scène est remplie par un chœur chaque fois qu'un acte finit. L'usage des entr'actes est utile sous plusieurs rapports. La continuation de l'action peut dépendre d'incidents qui ne sau- raient être repi'oduits aux yeux du spectateur; comme dans la TJicbaïdc de Racine, le combat entre les deux frères Pohjnice et Klcocle. De plus, l'attention du spectateur se fatiguerait trop, si son esprit devait suivre, sans se reposer jamais, une action un peu longue. Enfin une interruption bien amenée excite de plus en plus la curiosité du spectateur, lui procure 'l'occasion de reporter un moment son esprit sur ce qui est passé et de reve- nir sur les impressions qu'il a déjà rerues.

II. // faut bien exposer le sujet. Celte exposition se fait au premier acte; s'il se peut, à la première scène. Elle doit ren- termer les germes de tout ce qui suit, comme la semence contient la plante avec ses feuilles, ses fleurs et ses fruits.

Elle ne doit pas être trop claire, mais assez claire néanmoins pour qu'à l'instant le spectateur comprenne la nature du sujet. C'est donc au premier acte qu'on fait connaître les principaux personnages qui prennent part à l'action, leurs desseins et les difficultés qui s'opposent à la réussite de l'action; mais il faut éviter de faire connaître trop clairement d'avance les princi- paux événements et surtout la calaslrophe (dénoùment), afin de ménager au spectateur la plaisir de la surprise. Tout au plus peut-on la faire cnlrevoiv (I).

L'exposition doit être grande ec noble, mais modeste, \oyey- p. 232.

Que (lès les premiers vers l'action préparée Sans peine du sujet aplanisse l'entrée ; Le sujet n'est jamais assez tut expliqué.

Bo:i. , Art poét, cil. HI.

ATrl ~

m. // (aut faire natlre hahilement des obstacles pour aiinmen- 1er Fintérèt. On enleiid par obstacles certains incidents qui entravent l'action, l'arrêtent dans sa marche et menacent de la faire échouer. On les désignent communément sous le nom LVintrigue ou de nœuds. Ils font tout l'intérêt d'un ouvrage dramatique : ils aiguisent l'attention du spectateur, piquent sa curiosité, entretiennent dans son âme une agréable inquié- tude et une agitation continelle. Voyez p. 233.

Ce trouble, qui naît de rincerlitude se trouve le specta- teur, si les personnages deviendront victimes ou vainqueurs de l'intrigue, doit croître à mesure que l'action avance. Il faut que sous'ent le spectateur s'imagine toucher a un heureux dénoû- ment des obstacles, et que subitement il voie naître de nou- velles difficultés. C'est ainsi que le poète fait flotter l'ànie dans l'inquiétude et qu'il l'attache fortement à la table. C'est surtout aux 2e, 3e et 4c acte que les noeuds doivent se multiplier et se resserrer, que les passions diverses doivent se heurter, se livrer des combats acharnés. Il est superflu d'ajouter que le poète ne doit jamais oublier de donner aux obstacles qu'il fait naître des causes naturelles et probables.

IV. Il faut bien préparer le dénoûment ou la catastrophe. On appelle dénoûment ou catastrophe (Karacrroocp/], changement) cet événement particulier qui finit, complète l'action, et qui produit dans le sort des principaux personnages un change- ment important et décisif.

La catastrophe est amenée ou par 'p^rhiciie, lorsqu'un ou plusieurs personnages passent d'un état malheureux à un état lieureux, (izi^ir.k-tiai, Mithridaie de Racine), ou par la reconnais- sance (àyayvwpiCTLç), lorsqu'on découvre qu'une personne n'est pas celle pour qui on l'avait prise [Electre, Oedipc-roi, de So- pliocle, Méropc de Voltaire].

La catastrophe doit être i^' probable et naturelle, telle que, tout considéré, on ait pu la prévoir raisonnablement. Elle ne peut donc pas être amenée par une circonstance fortuite ni forcée; il faut que l'action elle-même renferme les causes vrai- semblables du dénoûment.

453

2o La catastrophe doit arriver à propos, c'est-à-dire au mo- ment où l'intérêt est monté au plus haut degré ; si elle arrive plus tôt, l'attente du spectateur n'est pas, encore suffisamment excitée; si elle arrive plus tard, l'intérêt se sera déjà affaibli.

3" La catastrophe doit être complète, c'est-à-dire, qu'elle ne laisse plus de place à aucune demande, qu'elle satisfasse entièrement notre curiosité.

4-0 La catastrophe doit être frappante et j^cissioimcc. C'est en effet que le poète déploie tout ce qu'il a de génie pour porter l'émotion à son comljle.

La catastrophe doit-elle toujours être malheureuse? * Chex les tragiques grecs elle l'était nécessairement. (Voyez note 426).

Il n'est aucunement essentiel à la tragédie de finir par un dénoCunent fatal. Il existe en effet d'excellentes tragédies dont la catastrophe est heureuse. [Athalie, Esther de Racine, Mérope de Voltaire). Et si l'impression que fait une catastrophe mal- Jieureuse est plus forte, l'émotion produite par un dénoùment favorable répond mieux à l'attente du spectateur, et est plus propre à inspirer l'amour de la vertu.

§ 2. Des acteurs et des caractères.

Quand le poète a choisi les personnages, il doit leur donner des mœurs.

On comprend par mœurs tout ce qui dénote le caractère, l'esprit, la manière de sentir et d'agir des personnages. Voici les règles à observer dans la caractéristique des personnages. Voyez p. 228.

1" Les principaux personnages doivent être grands, c'est- à-dire, appartenir au rang les plus élevés de la société, et surtout h cette classe d'hommes qui se distingent par l'esprit, par le courage, par la grandeur de leurs vues et de leurs desseins, par la noblesse de leur caractère. Il faut néanmoins proportionner leurs mœurs h l'importance du rôle qu'ils jouent, et se garder d'outrer les personnages.

2" Les personnages doivent offrir un mélange de grandes

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i34

vertus ot de qualités supérieures, auxquelles peuvent se mêler néanmoins quelques faiblesses; c'est \h la nature, et ce sont peut-être ces caractères qui attachent le plus forte- ment le spectateur.

3" Les personnages doivent être variés autant que possible et contraster ensemble. Le contraste donne de la vie il l'ac- tion, fait naître des difficultés, et ressortir chaque caractère.

4" Les caractères doivent être conformes aux mœurs, aux usages du temps, du pays et du peuple auxquels l'action se rattache.

5" Enfin les personnages doivent soutenir leur caractère (1).

§ 3. Du style.

Le style de la tragédie doit avant tout se conformer à la nature de l'action : il doit donc être en général grand, noble, majestueux, animé et rapide. Mais il faut de plus qu'il soit adapté au caractère, aux situations et aux passions des per- sonnages, conformément au précepte d'Horace : Tristia mœs- tum etc. ad Pis., v. 10o-120.

Un style affecté, recherché et boursoutlé ne convient nulle- ment à la tragédie. Les personnages sont occupés d'une action trop grande et trop sérieuse, pour pouvoir courir après des expressions ingénieuses et étudiées (2).

Cependant la muse tragique prend un ton simple et modeste, ([uand elle exprime la douleur, la peine et la tristesse (3).

, (1) Qu'en tout avec soi-monie il se montre d'accotHl,

Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.

EoiL., Art. poét.,in. yi) Teleplius et Peleus, cum pauper et exul, uterquo

Projicit ampullas et sosquipedalia vcrba, Si curât cor spectantls tetigisse querela.

HoR., ad Pis., 06. Ces grands mots dont alors l'acteur emplit sa bouche. Ne partent point d'un cœur que sa misère touche.

BoiL., Art poét., III. (3; Et tragicus pleiumquc dolet sermone pedeslri.

HoR., ad Pis., £ô.

455

Résumé.

'( Ci'éer un sujet, dit Voltaire, inventer un nœud et un dénoù- ment, donner à chaque personnage son caractère et le soutenir; faire en sorte qu'aucun d'eux ne paraisse et ne sorte sans une raison sentie de tous les spectateurs; ne laisser jamais le théâtre vide; faire dire à chacun ce qu'il doit dire avec noblesse sans enflure, avec simplicité sans bassesse ; faire de beaux vers qui ne sentent point le poète, et tels que le personnage aurait en faire, s'il eût parlé en vers : c'est une partie des de- voirs que tout auteur d'une tragédie doit remplir. Resserrer un événement illustre et intéressant dans l'espace de trois heures; former une intrigue aussi vraisemblable qu'attachante; ne rien dire d'inutile; instruire l'esprit et remuer le cœur; parler sa langue avec autant de pureté que dans la prose la plus châtiée, sans que la contrainte de la rime paraisse gêner les pensées; ce sont les conditions qu'on exige aujourd'hui d'une tragédie, pour qu'elle puisse arriver à la postérité avec l'approbation des (Connaisseurs.»

On lira avec plaisir les règles que Boileau trace de la tragédie dans son Art poétique, III 7-160. (Montrer dans Athalie l'application des règles et des principes ci-dessus énoncés).

OrUllnc de la Tragédie.

C'est chez les Grecs que nous rencontrons les premières tragédies. Ce ne fut dans l'origine qu'une espèce d'hymne, (lu'on chantait en chœur aux fêtes de Bacchus et d'autres divi- nités.

Afin de donner de la variété à ce chant, et quelque relâche aux chanteurs, on introduisit plus tard un personnage qui, dans l'intervalle des chants, récitait quelque histoire ou représentait quelque action relative à la divinité dont on célébrait la fête. C'est à Thespis qu'on attribue cette innovation (536 av. J.-C). Jusque là, le chœur resta le fondement du drame. Eschyle (525 av. J.-C.) perfectionna la tragédie, comme nous allons le dire. Les chants du chœur cessèrent d'avoir du rapport aux fêtes de Bacchus, mais se lièrent à l'histoire représentée par les acteurs. De la forme régulière du drame, que perfection- nèrent Sophocle et Euripide. Ainsi !e chœur devint insensible- ment une partie accessoire; il a disparu chez les modernes.

45() - Principaux tragiques anciens et modernes.

Chez les Grecs : Eschyle, d'Eleusis, 525 av. J.-C. Il est regardé comme le véritable père de la tragédie, comme celui qui le premier lui donna une forme régulière. Il fit de la fable qui jusque n'avait été que la partie secondaire de la tragédie, la partie principale, lui donna une étroite liaison avec les choeurs, adjoignit à l'acteur, qui jusque avait seul, occupé la scène, un interlocuteur, et introduisit ainsi le dialogue, auquel le chœur ne prenait pas nécessairement ou ne prenait pas tou- jours part. Plus tard il ajouta un troisième, quelquefois même un quatrième acteur. Il donna à ses acteurs des masques, un costume décent et le cothurne. Ses pièces se distinguent par des i lées hardies, une certaine grandeur un peu rude ; il inspire la terreur et rarement la pitié, pourtant il évite toujours les catastrophes révoltan/es. Il ne réussit pas toujours à nouer et à dénouer l'action ; il néglige parfois les unités de temps et de lieu. Il aime mieux produire sur la scène des dieux et des demi-dieux que de simples humains. Son style est passionné, sublime, quelquefois obscur.

Des soixante-dix ou quatre-vingts pièces qu'il a écrites, il ne nous reste que les sept suivantes : Hpo^j-riBivc, dc«7p.o)ry;ç, PrométJiée clans les liens. Tous les personnages de celte pièce sont des divinités. 2" 'Errrà km S'-Zj^a;, les Sept contre Thèbes, c'est-à-dire, la défaite de Varmée navale de Xerxès. 4" 'Aya^zavor^, Agamemnon. Le sujet de cette pièce c'est Agameninon revenant du siège de Troie, tué par Clytemnestre etEgisthe. lLoY,(^6poi, les Choéphores. Le sujet est Oreste vengeant la mort d'Agamem- non sur Clytemnestre. Eù/J.évtdï;, les Euménides. Le sujet est Oreste plaidant sa cause devant l'Aréopage, et acquitté par la voix de Minerve. T" 'IvItioîz, les Suppliantes ou lesDanaïdes. Le sujet est Danaiis et ses filles réclamant et obtenant la protec- tion des Argiens contre Egyptus, frère de Danaûs:, et ses fils. Les Perses et Agamemnon l'emportent en mérite sur les autres tragédies.

Sophocle, à Athènes (490 av. J.-C). Sopliocle fit paraître un troisième acteur sur la scène, abrégea considérablement les chants du chœur, auquel il assigna le simple rôle de spectateur, prenant rarement part à l'action dans ses discours. Il est regardé comme le poète tragique le plus parfait de l'antiquité.

- 457 -

Dans ses pièces, l'action est toujours nouée avec art, et la catastrophe préparée de loin ; il peint admirablement les pas- sions grandes et héroïques ; le langage (ju'il met dans la bouche de ses personnages est toujours assorti à leur caractère, aux lieux et aux circonstances ils se trouvent; son style est noble, sa versification riche et harmonieuse (1).

Des soixante-dix tragédies qu'il a composées, il ne nous en reste que sept dont voici les titres et le sujet : Aïa; [j.aa-i- yoY-jQo^, Ajax armé du fouet, c'est-à-dire, Ajax furieux. La fureur d'Ajax, sa mort, et la dispute qui s'éleva au sujet de ses funé- railles. 2o 'HJixTpa, Electre. La vengeance qu'un fils, poussé par un oracle et pour obéir aux décrets du ciel, exerce contre les meurtriers de son père, en faisant mourir sa propre mère. 3o Oidi~ovi T-Jpavvoç, Oediperoi. Un prince employant son auto- rité pour découvrir l'auteur d'un grand crime, apprenant ensuite que lui-même est le coupable, qu'il a tué son père et épousé sa mère sans connaître ni l'un ni l'autre, et se punissant lui-même ; rOedipe roi est le chef-d'œuvre de Sophocle et la plus belle tra- gédie de l'antiquité. 4" 'Avriyo^y^, Antigone. Antigène, sœur de Polynice, contre la défense portée par Créon, roi de Thèbes, de donner la sépulture à Polynice, pour le punir d'avoir porté la guerre dans sa patrie, écoutant les conseils de l'amour frater- nel plutôt que ceux de la crainte, ose rendre le dernier devoir h son frère, et tombe victime de sa généreuse pitié. 5"^ Tpayîviai, (es Trachiniemws, ou la mort d'Hercule. Trachine, ville de Thes- salie, qui est le lieu de la scène, et les filles du pays qui composent le chœur, ont donné à cette tragédie le titre de Trachi- niennes. ^l'iXozry'ryjç, Ph'iloctète. Ulysse et Pyrrhus vont cher- cher dans l'île de Lemnos Piloctète, que les Grecs y avaient lâchement abandonné, et à la présence duquel le destin avait attaché la prise de Troie : 7o Oldinouç, km KoJ.wvco, Oedipe à Colonc, ou la mort d' Oedipe près du temple des Euménides, à Colone.

Euripide, à Athènes (480 av. J.-C). Euripide sacrifie quel- quefois l'unité du sujet et, la clarté de l'exposition au but d'ex- <'iter la pitié et d'émouvoir les cœurs. Aussi n'a-t-il pas été surpassé dans la peinture des passions. Pour r. rnédier au défaut de clarté dans l'exposition, il introduisit dans ses tragé- dies les prologues, dans lesquels un des personnages de la tra-

r Vojez Sclilryel, Ueber (Iraiiiatikclie Kunsl iird LUteralur, t. I.

- -Sô.S

gédie ou quelque diviniLé expose le sujet el raconle ce qui a précédé le commencement de l'action. Le cliœurj dans ses pièces, ne joue qu'un rôle subordonné, et n'est employé que pour la pompe du spectacle ; aussi est-il parfois trop faiblement lié au sujet. La diction d'Euripide est claire, élégante, harmo- nieuse et coulante, parfois un peu étudié el aftectée (1). De cent vingt drames dont on le dit l'auteur, il n'est parvenu jusqu'à nous que dix-sept, dont voici la liste :

lo 'E/.à[3y;, Hécuhe. Le sacrifice de Polyxène, immolé par les Grecs aux mânes d'Achille, et la vengeance qu'Hécube obtient de Polymnestor, assassin de Polydore, le plus jeune des fils de Priam. 2" 'Opl(7Ty]ç. Oreste et Electre sont condamnés par l'as- semblée du peuple à mourir. Ménélas, sur l'arrivée duquel ils avaient compté pour leur délivrance, excite le peuple contre eux. Ils projettent de se venger en tuant Hélène, mais ceû.e princesse est sauvée par l'apparition d'Apollon, qui marie Oreste avec Ilermione, et Electre avec Pylade. 3^ <I>otvtC(7à[. les Phéni- ciennes, peut-être le chef-d'œuvre d'Euripide. C'est le même sujet que celui de la TltébaïJc de Sénèque et de celle de Racin-e. ^'^ Mridzioc, Médée. La vengeance que tire Médée de l'ingratitude de Jason auquel elle a tout sacrifié, et qui, arrivé à Corinthe, l'abandonne pour épouser la fille du roi. 5'^ 'IutioIvtoç arsçavo- <y6ùoz, IlippoJijte j)orlant une couronne. Cette tragédie offre une femme, victime de la colère de Vénus qui lui inspire une pas- sion criminelle. Objet d'horreur à ses propres yeux, ainsi qu'aux yeux de celui qu'elle aime, elle meurt après avoir, par une calomnie, engagé Thésée à devenir le meurtrier de son fils. 6o "K.ly-.r.'jriq, Alceste. Une épouse qui meurt pour prolonger la vie de son époux ; pièce morale et touchante, mais sous le rap- port de l'exécution une des plus faibles de l'auteur. 7o'Av^pop.à}^y;, Anclromaquc. La mort du fils d'Achille, qu'Oresle tue après lui avoir enlevé Hermione. 8" 'lyÂ-idîz, les Suppliantes. Les femmes d'Argos, dont les maris ont péri devant Thèbes, suivent Adraste leur roi à Eleusis, dans l'espoir d'engager Thésée à prendre les armes pour les venger et pour faire accorder aux morts la sé- pulture qu'on leur refusait. 9'^ 'Iciyéveta r, ev Allldi, Iphiyénie en AuUde. Le sacrifice d'Iphigénie que Diane enlève pour lui

(1) Voyez Schlégel, Ueber dramatische Kimst uiul Litteratur, t, I, et Scltoell, Hist. de la Litt. etc., 1. 1, 1. m, ch. XI.

- Aô\)

subsUluer une autre victime. -îO" 'Icpiyivsta y, vj Ty.-jrjoiz, Iphigémc en Tauride. La fille d'Agamemnon, soustraite par Diane au glaive des sacrificateurs et transportée en Tauride, y sert la déesse comme prétresse de son temple. Oreste a été jeté sur les côtes de ce pays ; les lois de Tauride ordonnent qu'il soit sacrifié à Diane. Reconnu par sa sœur à l'instant fatal, il la reconduit dans leur patrie commune. Il» Tpwatîeç, les Troijcnncs. Dans le partage que les vainqueurs de Troie ont fait des Troyennes captives, Hécube est échue à Ulysse. Or, le Lut du poète est de nous montrer dans cette reine une mère au comble de l'infortune. i'-loBày.ycci, les Bacchantes. L'arrivée de Bacchus à Tlièbes et la mort de Penlhée mis en pièces par sa mère et sa sœur. 18" 'Hoa/./ît^ai, les HcracJides. Les enfants d'Hercule persécutés par Euryslhée, se sauvent à Athènes et implorent la protection de cette ville. Les Athéniens la leur accordent, et Eurysthée est la victime de la vengeance qu'il se préparait à faire tomber sur eux. 14o 'Hlivr,, Hélène. La scène est en Egypte lilénélas, après la destruction de Troie, trouve Hélène qui y avait été retenue par Protée, lorsque Paris voulait la conduire à lUion. 15» 'l&)v, Ion. Fils d'Apollon et de Creuse, qui était fille d'Erechtée, roi d'Athènes, Ion a été élevé parmi les prêtres à Delphes. Le dessein d'Apollon est de faire passer ce jeune homme pour le fils de Xutus qui a épousé Creuse (i). IG» 'Hpaz^y;; p.aivôaîvoç, Hercule furieux. Après avoir dans sa fureur tué sa femme et ses enfants, Hercule va se soumettre aux cérémonies expiatoires et cliercher le repos à Athènes. 17o "îHty.zrjo., Electre. Le sujet de cette jnèce a été aussi traité par Eschyle et par Sophocle.

Chez les Latins : Les Latins ont tout emprunté des Grecs et sont toujours restés au-dess ous d'eux pour ce qui regarde la simj^licité et la force. On ne rencontre de tragédies chez eux qu'au temps de la seconde guerre punique. Livius Andronicus, Ennius, Lucius Attius et Pacuvius sont regardés comme les premiers poètes tragiques chez les Romains : ils ne nous ont laissé que quelques fragments. D'ailleurs tous les quatre traduisirent ou imitèrent des tragédies grecques, plutôt qu'ils ne j^roduisirent sur la scène des événements nationaux.

Dans le siècle d'Auguste, la tragédie fut cultivé par de plus

(i; ' Racine a profité de cette pièce dans son Athalk'.

- i40

beaux génies : Ovide, César, Cicéron. L. Ann. Scncque est le seul dont les tragédies soient parvenues jusqu'à nous; elles sont au nombre de dix (l). On y remarque peu de connaissance de l'art dramatique et du style qui lui convient. La diction est quelque fois boursouflée, quelquefois sèclie et monotone. On y rencontre des antithèses recherchées , des déclamations longues et emphatiques et une diffusion insupportable dans les pensées. Néanmoins, malgré ces défauts, nous y trouvons parfois des idées ingénieuses et fortes, des morceaux éloquents et dignes du théâtre. Voici le titre de ces dix tragédies : io Médée , 2" Hippohjte , Agamemnon , 4" la Troade ou les Troyennes, Hercule en fureur, Thijeste, les Phéniciennes o\\ la Théhaide, Oedipe, Hercule sur l'Octa, IQo Octavie. Cette dernière tragédie est ce que les Romains appelaient iragœdia prœtextata, c'est-à-dire qu'elle roule sur une action empruntée à l'histoire romaine. Octavie, fille de l'empereur Claude et de Messaline, a été obligée de donner sa main à Néron. Celui-ci se dégoûte de son épouse, ordonne sa déportation et sa mort ; tel est le sujet de cette tragédie. Les autres tragédies sont des tragœdiœ palliatœ, c'est-à-dire, qu'elles roulent sur des sujets grecs. Comme se sont des productions dramatiques extrême- ment imparfaites, nous nous croyons dispensé d'en indiquer le sujet (2).

Origine du théâtre en France et dans l'Europe moderne.

Chez les Français. Le théâtre, tel que nous le connaissons aujourd'hui, ne date pas du commencement de l'ère chrétienne. Il existait pourtant des drames écrits, et on avait des représen- tations accompagnées de paroles. On peut les rapporter à trois époques : la Irc s'étend du ier au 6e siècle : c'est l'époque romaine. Les productions de cette époque sont le Querolus du siècle; les fragments d'une Médée en centons de Virgile; quelques scènes d'une CUjtemnestre grecque, tragédie scolas- lique du 5c ou 6e siècle ; le Moïse d'Ézéchiel le tragique, du

(1) Phisieurs critiques pensent qu'il n'y a que quatre tragédies dont Sénéque soit l'auteur : Médée, HippoJyle, Agamemnon et les Troyennes. Quant aux six autres, ils croient que, sorties de la plume de plusieurs écrivains, elles ont été jointes au recueil des tragédies do Sénèque par les éditeurs ou les copistes.

(2) Voyez Schoell, Hist. abrégée de la Littérature roni.iinc, t. II, pér. IV.

- Ul

2e siècle; le Xptarô; ■nct.ayMV allribué à Sl-Gi'époire de Na- zianze du 4o siècle; enfin les Liturgies apostolifiues le prêtre, le diacre et le peuple prennent successivement la pa- role. La 2e époque s'étend du Gc au 120 siècle; c'est l'époque hiératique; les jeux scéniques se glissent dans certains mo- nastères de femmes dès le commencement de cette période; de petits drames funèbres terminent les obsèques des abbés et des abbesses au 8c et au 9c siècles ; les vies des Saints et les légendes des martyrs et des ermites sont chantées dans les carrefours, divisées en scènes et représentées dans les cou- vents au lOc siècle. Cette période produisit Hroswitha, reli- gieuse de Gandersheim; elle composa plusieurs pièces drama- tiques. Enfin, au lie et '12e siècles le drame ecclésiastique atteint son apogée et se déploie dans les cathédrales, aux jours (les grandes fêtes, accompagné de musique, 'soutenu par la peinture et la sculpture. Jusqu'ici l'art dramatique était entre les mains du sacerdoce. Au 13e siècle, avec lequel commence la 3e période, l'art dramatique passe en partie entre les mains des communautés laïques et renonce h la langue latine pour la remplacer par l'idiome vulgaire. La scène est insensiblement transportée du jubé au parvis, du parvis dans les places pu- bliques. C'est cette époque qui <:onstiluc proprement l'ère moderne (1).

Elle enfanta trois sociétés : la première était formée par les Confrères de la jmssion ; \\s représentaient les Histoires de l'an- cien et du nouveau Testament, la Passion de J.-C, le Martyre des Saints, les Ai^entures les plus remarquables arrivées aux croisés et d'autres sujets de piété. Ces représentations s'appelaient géné- ralement mystères (2).

(1) Voyez l'introduction aux Origines du Ihéâlre moderne ou Histoire du génie dra- idotique depuis le 1" jusqu'au 16" siècle par M. CharU's Magnié, t. I. Paris, 1838, et Théâtre français au moyen âge par L. P. N. Monmerqué et Francisque Michel, Paris, 1«39.

('2j Ce sont les mêmes sujets qui occupent aux 13% !•!", 15' siècles le théâtre chez tous les peuples européens. Anglais, Italiens, All<-mands, Flamands. AujcurtVhui encore on re- présente tous les dix ans dans un petit endroit de la Bavière supérieure, appelé Oberam- mergau, la Passion de J.-C. de la même manière dont on le faisait au moyen Age. I.o célèbre pliiloiogue Th'ersch a. cm retrouver dans le théâtre d' Obcrammergan la forme du théâtre anliiine. On peut lire un lableau très intéressant de la représentation qui y eut lieu en 4S-10, dans les Hislorisch-Polilisch Bldller lïlr das katholische Deutschland, publiées par G. Philips et G. Gorres, t. VI, p. 167, 308 et 349.

442 -

La 2c société est celle des Enfants de la Dasoclte; ils inven- tèrent les moraliics, espèces de personnifications des vices et des vertus ; ces moralités étaient des allégories morales, des préceptes de bonne conduite mis en scène. Pour en donner une idée, nous citerons en note la description d'un petit drame allégorique représenté sur une magnifique draperie qui ornait la tente de Charles-le-Téméraire (1).

La 3c société est celle des Enfants sans souci : ils mêlaient des scènes gaies et burlesques aux représentations liturgiques ; ils critiquaient l'imbécilité des autres et se moquaient des dé- fauts du genre humain. Leurs pièces portaient le nom de Soties,

Comme la religion se trouvait fréquemment offensée dans les mystères, la morale souvent blessée dans les moralités, le sacré et le profane indignement mêlés dans les Soties, ces diverses représentations furent successivement interdites par le Par- lement. Dès lors on dut se borner à jouer des pièces tout à fait profanes, et on tourna les yeux vers l'Antiquité païenne. On se jTîit à en traduire et à imiter les productions dramatiques. Baif (liSo-'ïhih), Jodellc (1532-1573), Garnicr (1540-1001), Ro- irou (1609-1650), Du Rijcr (1005-1658), Meyrct (1009-1009), voilà les poètes qui contribuèrent à former le théâtre français. Leurs pièces ont encore beaucoup de défauts, beaucoup d'entre elles sont faibles et irrégulières, d'autres licencieuses, d'autres remplies de pointes et d'antithèses. Il était réservé à Corneille, Racine, Voltaire et Créhillon, de porter la tragédie à sa per- fection.

(1) " Dîner, Souper et Banquet, sont trois mauvais compagnons dont il faut ae défier. Ils vous engagent souvent plus loin qu'il ne faut,et vous jettent dans les mains A' Apoplexie, de Ch-aveUe, ùeFièvre, de Goutte et d'autres personnages de très-mauvaise connaissance. Banquet surtout, Banquet est plus perfide que les autres : il ne rêve que méchants tours à jouer à ses convives. Lorsqu'il invite à ses fêtes Passe-Temps, Bonne-Compagnie, je- Boijàvous, Friandise, Toujours disposé às'y-rendre, il leur sert des plats à sa façon, dont on se repent d'avoir goûté. Comme dans les anciens festins d'Egypte, apparaissent ensuite une foule de squelettes : ce sont la Mort et les pâles Maladies qui viennent as- saillir ceux-là qui se gaudissent trop dans les bomJiances que le traître a préparées. Alors Passe-Temps, Bonne -Compaynie, Friandise, je-Boy-àvous vont se plaindre à dame Expérience, assise sur son trône le sceptre à la main ; Averro's et Gallien se (lennent à C6té d'elle comme juges. Remède est le greffier de ce tribunal. Dame Expérience se fait amener les trois coupables : Dîner, Souper, Banquet. On condamne unanimement Banquet b. être pendu; quant à Dineret à Souper, comme Ils sont indispensables après tout pour fournir à l'humaine nécessité, on les épargne, mais à condition qu'ils mettront toujours sis heures d'intervalle entre eux. ^ Histoire philosophique et littéraire du théâtre français, depuis son origine jusqu'à nos jours, par M. Uippolyte Lucas, Paris, 1843.

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* En Belgique, Thistoire du théàlre flaniand ressemble à celle du Drame en France. Uni d'abord aux cérémonies du culte, il s'en sépare peu à peu pour rester défmilivement entre lei^ mains des laïcs. Néanmoins les sujets demeurèrent encore religieux sous le nom de mystères. Nous en avons d'abord un échantillon curieux dans le Maestrichlsc)ie Paaschspel (jeu de Pâques à Maestricht) en dialecte limbourgeois (1330). Plus tard en 1444, à l'occasion du mariage de Gharles-le-ïéméraire, on joua au Sablon à Bruxelles Die cerste hliscap van Maria (la pre- mière allégresse de Marie) avec un tel succès, que le magistrat décida qu'on jouerait ainsi, d'année en année, une des sept joies de la Vierge (^). Un drame célèbre, le Jeu du Saint.-Sa- crement ('t spel van den Sacramenten van der nyeuwervaerl) renferme un mélange si curieux de scènes religieuses et pro- fanes, sérieuses et comiques, sans avoir rien d'oflensant, qu'on peut le considérer comme la pièce la plus caractéristique du seixième siècle. Ce même mélange se rencontre dans le drame la vie de St-Trond, composé à Louvain par un Domi- nicain (1545). Le diable y joue un grand rôle, comme dcins la plupart des pièces du moyen âge depuis le 14c siècle.

Quant au drame profane des Flamands, il est un des plus anciens de l'Europe. Comme en France il était de trois genres : zénexxy;. {ahele spelen jeu habile, soigné), moral (simiespelen), comique (sotternien). Un vieux manuscrit publié à Breslau en 1837, renferme trois ahele spelen, un sinne spel et six sotternien. Les trois drames sérieux sont du 14c siècle et sont intitulés : Esmoreit, Gloriant et Lancelot. D'ordinaire la pièce comique suivait immédiatement le drame sérieux (2).

(1) ' Le théâtre représentait, en trois compartiments, l'enfer, la terre et le ciel, d'où l'on voyait Lucifer précipité dans rabime, non sans meurtrissures.

(2J ' Voici de quelle manière la sotie ou sotteniie est annoncée par un des acteurs ù la fin du drame Esmoreit.

» Elc blive sittene in sinen vrede. Niémen en wille thuus weert gaau : Ene sotheit sal men u spelen gaen. Die cort sa! syn, doe ic u weten. Wie lionglier lieeft, lii uiach gaen eten. •• C'est-à-dire. Que cliacun reste tranquillement assis. Que personne ne retourne chez lui. On va vous représenter nne farce. Elle sera courte, sachez-le. Qui a faim peut aller manger.

iU -

* C'est ici le lieu de dire un mot des Chambt'es de Rhctovique (1) (1450-i550), ces associations populaires répandues jadis dans ('Jiaque ville et dans presque tous les villages de la Belccif[ue, et dont l'unique but était la culture de la langue maternelle, de la poésie et de l'art dramatique. Parfaitement organisées, elles avaient à leur tête un chef appelé prince ou empereur; venait ensuite le doyen ou capitaine, sous les ordres duquel se trouvait le trésorier. Le facteur ou poète, connu le plus souvent unique- ment par sa devise, était l'âme de l'association (2). C'était à lui de composer les drames, de résoudre les questions mises au concours, de former les jeunes artistes de distribuer les rôles, etc. Le sot ou le bouffon devait amuser le peuple. Chaque Chambre avait son drapeau et son blason. Les souverains du pays et les plus nobles familles tenaient à honneur d'être membres des Chambres de Rhétorique.

* Parvenues à leur apogée, elles établirent les grands concours des Chambres entre elles, et leurs entrées triomphales ou In- treyen. La plus brillante fut celle d'Anvers en 15G1, ;\ l'occasion du triomphe de la chambre des Violiercn. Les fêtes durèrent un mois et coûtèrent plus de 200,000 francs (3).

* Si cette institution des Chambres de P\hôtoriqne ne produisit pas beaucoup de grands poètes, elle servit admirablement à pré- server la langue nationale, à entretenir le goût des belles lettres et à favoriser l'éclosion d'œuvres remarquables qui, sans elle n'auraient pas vu le jour. La tendance morale et religieuse y fut toujours dominante. Si le seizième siècle modifia cet esprit, cependant pendant plus de cent ans l'ambition de tout ami des beaux-arts était de passer pour un bon BJiétoricien et de savoir écrire Rhétoriquemcut (4).

Jiisqti'à Corneille, le drame est presque toujours ou plat

(1) ' Au moyen âge, dans la classification des sept arts libéraux, la Rhétorique com- prenait tout ce qui concerne l'art de dire et de composer.

(2) * Parmi les facteurs les plus en renom on distingue le poète ihUlhys^ CasteJeyn (1488-1550) des chambres de Rhétorique Fax vohix et Kerxauic (marguerite). Il était prêtre et devint le législateur du Parnasse par son Art de r/uHoriqtie.

(3) Un diplomate anglais, Richard Clough, a signalé dans les lettres qu'il envoya à Londres, le luxe de ces fêtes l'on vit une foule de sociétés dramatiques, dans les cos- tumes les plus riches et les plus variés, 1893 cavaliers, 23 chars de triomphe et 187 chars occupés par des artistes de tous les genres.

(•1) * D'après les disciples de Casteleyn, Dieu avait parlé Rhétoriquemenl ;\ Adam et Eve, et Moïse loua le Seigneur en vers de Rhéloricien.

A m

OU boursouflé. C'est lui qui le premier traça des limites entre le discours ordinaire et la diction tragique. Aussi est-il re- gardé avec raison comme le père de la tragédie française. Ce qui le distingue, c'est la hardiesse dans les plans, l'adresse h conduire les intrigues, la dignité des caractères, le sublime dans les idées, la majesté, l'élévation des sentiments, une grande fécondité d'imagination, une énergie et une vivacité rares dans l'expression. Corneille vise plutôt à exciter l'ad- miration et l'étonnement que l'horreur et la pitié, et il sait exciter cette admiration non-seulement pour l'héroïsme de la vertu, mais aussi pour l'héroïsme du crime, en frappant le spectateur par la hardiesse, la force d'âme, la présence d'esprit de ses personnages. Cependant, malgré ces qualités brillantes, Corneille est tombé dans plusieurs défauts ; ses caractères ne sont pas toujours assez naturels ; le style , en général noble, est parfois atfecté, déclamatoire, incorrect et trivial, et la versification est souvent négligée. L'amour, chez lui, n'est souvent qu'épisodique et rendu dans un langage fade et insipide. Ses plus belles pièces sont le Ciel, Horace, Cinna, Pohjeude et Rodogiine.

* Pierre Corneille, à Rouen (1006-1684), ctaiL fils d'un avocat général. Après avoir composé quelques comédies il donna, en 1035, sa première tragédie, Médée, qui fut suivie immédiatement de celle du Cid, imitée de Guilhcm de Castro (1030). Celte pièce, que plusieurs regardent comme le chel- d'œuvre de Corneille, excita un enthousiasme universel. Le mi- nistre Richelieu, qui y voyait l'apologie du duel qu'on venait d'interdire, en fit faire une amère critique, et voulut la faire condamner par racadénhe. C'est à tort qu'on a attribué à ce cardinal des sentiments de joulousie ou de vengeance à l'égard de Corneille (1). Celui-ci composa alors successivement ses meilleures tragédies : Horace (1039), Cimui (1039), Polyeucic

{V. Voyez un excellent ailiclo sur celte question dans la U' livraison de la Revue catho- lique, année 1SC6.

lie

(lOiO), Pompée (1641), Rodognnc (1646). L'année suivante Cor- neille fut admis à l'académie et obtint une pension de Richelieu. Depuis lors, le génie du grand poète commença à décliner : Pertharite (1653), Oedipe (16.59), Sertorius (1662), Otlion (1664) et surtout Agésilas (1666) et Attila (1667) sont infiniment au- dessous de ses premières productions. Parmi ses comédies le Menteur {IQi'i) est la meilleure. En 1656 Corneille publia Vlmi- tation de Jésus-Christ en vers, et quelques autres poésies pieuses. Ce grand homme était extrêmement simple dans ses moeurs et dans ses manières, et brillait peu dans la conver- sation. Il pratiquait toutes les vertus domestiques; il resta toujours avec son frère, Thomas Corneille (1625-1709), qui tra- vailla également pour le théâtre, et fut, après lui, le meilleur poète dramatique de la France jusqu'à la venue de Racine. C'est Thomas qui est l'auteur du Festin dePierre{\Qn2>), comédie traitée en prose par Molière (1).

Racine est, tout considéré supérieur au précédent. Sans être aussi abondant que Corneille, il est plus naturel ; ses tragédies respirent partout l'antiquité (Homère, EuiMpide, Virgile) et montrent une grande connaissance du cœur hu- main. Ses caractères sont tracés avec verve et d'une manière naturelle. Comme Corneille, il excelle dans l'art de conduire et de dénouer les intrigues. Il a un talent admirable pour toucher le cœur et attendrir l'âme. La sensibilité est son carac- tère distinctif comme la noblesse est celui de Corneille. Il le cède à celui-ci pour la grandeur des caractères, la vigueur de la pensée et l'impétuosité du langage; parfois il tombe comme Corneille dans le ton efféminé d'une fade galanterie. Sa versification est correcte, riche, élégante, douce et har- monieuse. « Racine, dit Aug. Schlégel, est un poète aimable

(1) * Ou dit que le grand Corneille n'avait pas autant de facilité que son frère pour trouver la rime. Comme les dictionnaires des rimes n'existaient pas alors, Pierre, qui travaillait dans une pièce au-dessus de celle de son frère, ouvrait, dans le besoin, une trappe qui servait de communication entre les deux appartements, et demandait à Thomas telle ou telle rime. .Vussitôt celui ci se mettait à lui énumérer tous les mots de cette désinence jusqu'à ce que son frère satisfait laissât tomber la trappe. Thomas succéda à Pierre à l'académie française en U83.

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SOUS tous les rapports. >> Ses pièces les plus remaniuables sont : Àndromaiiue , Milhr'ulatc, Britminicus, Iplùijéme, Phèdre, Esther et surtout cette Atlialie qui, par sa haute perfection, semble faite pour désespérer les tragiques futurs (1).

* Jean Racine, à la Ferté-Milon (tG30), fut élevé ;\ Porl- Royal, il puisa le goût de la littérature classk[ue et eu par- ticulier des poètes grecs, dont il lisait couramment le texte original. Dès l'âge de 20 ans, il se fit connaître par son ode sur le mariage de Louis XIV fia Nympltc de la ScineJ. Guidé par Molière et par Boileau il réussit bientôt dans la carrière drama- lique. Il fit jouer en IGOi la Thchaïde , et en iCG5 Alexaiulre, pour révéler tout son talent dans Andromaque (1067), qui fut suivie des Plaideurs (IGG8), comédie imitée des Gi/q)cs d'Aristo- phane, de Britanicus (1GG9), Bérénice (IGTO), Bajazct (iG72), Mi- thridate (1073), Iphi(jcnie{[GlA) et enfin de Phèdre (1077), qui fut sifflée, grâce à une cabale dont M"i<; Deshouillères fit partie. La religion reprenant alors son empire sur le cœur de Racine, il renonça au théâtre, quoiqu'à la fleur de l'âge et au comble de la gloire, se maria et se consacra tout entier, aux soins de sa famille et aux devoirs de la charge que le roi venait de lui confier en le nommant son historiographe (1077). Après un silence de douze ans, voulant fermer la bouche à ses ennemis, (jui attribuaient sa piété à une faiblesse d'esprit, il composa, à la prière de M'i'c de Maintenon, la tragédie d'Eslher (1089) et celle û'Athalie (1091), qui furent jouées à Saint-Cyr par les demoiselles de la maison royale. Cette dernière pièce, révélée au public seulement par l'impression, en fut entièrement mé- connue. Racine lui-même commença à douter de son chef- d'œuvre. Mais Boileau le rassura, bravant le courant de l'opinion générale, et lui disant : « Croyez-moi, c'est votre meilleure

1) •' Ce grand ouvragL», liit un sav.int critique, est mis irun commun accord au premier rang de toutes les tragédies de Racine, pour le grandiose, la simplkitii et Tintérét du sujet, pour la terreur dramatique, pour l'effet théâtral, pour son ordonnance claire et judicieuse, pour ses caractères tracés avec hardiesse et force plutôt qu'avec llnesse, pour la sublimité des pensées et des images. Alhalie égale, si elle ne surpasse, toutes les autres productions de son auteur par la perfection du style, et elle est plus exempte de toute es^pèce de défaut (1). » » La Franco se gloritle A'Athalie, dit Voltaire, c'est le chef-d'œuvre de notre tliéiUre; c'est celui de la poésie. » {HaUam, Histoire, etc. IV).

(1) Lettre à M. MafUi.

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pièce; je m'y connais; on y reviendra. i> En effel, elle fui jouée au théâtre avec un succès immense, mais seulement sous la Régence, après la mort de Louis XIV et celle de Racine. Une maladie du foie augmentée par de fréquents chagrins emp»rta le grand poète après deux ans de souffrances (1699). R avait été reçu à l'académie en 1G73. Racine remporte sur Corneille en ce qu'il n'a pas connu, comme lui, les défaillances du génie : il a fini par son chef-d'œuvre. Un autre privilège de Racine c'est qu'il écrivait en prose presque aussi bien qu'en vers. Ses lettres, et particulièrement celles adressées à son fils Louis Racine, l'auteur du poème de la Religion, mettent à nu toutes les qualités de sa belle àme.

Voltaire est inférieur, comme poète tragique, aux deux pré- cédents. R a tâché d'unir dans ses productions la sensibilité de de Racine à la noblesse de Corneille et au genre sombre de Crébillon; mais le succès n'a pas toujours répondu à ses efforts. Son style et sa versification sont en général coulants et harmo- nieux ; mais ses tragédies sont hérissées de sentences et de maximes; ses personnages aiment mieux raisonner que agir; ses plans manquent parfois de justesse, ses intrigues de fon- dements solides et de vraisemblance. Ses meilleures pièces sont : Bnitits, Mahomet, Zaïre, Ahire, Tancrède, Mérope et l'Or- pheliii de la Cliine.

Crébillon (1674-1762). Moins sublime que Corneille, moins naturel et moins tendre que Racine, moins brillant et moins pur dans sa diction que Voltaire, il excelle dans l'art d'effrayer, d'ébranler et de terrasser. Sa muse est lugubre et terrible. Ses pièces les mieux travaillées sont : Electre, Atrée et Tlujeste, Piliadamiste et Zénohie.

Outre ces quatre auteurs, avec lesquels finit l'âge d'or pour le théâtre français, on peut encore citer pour quelques pièces particulières : Thomas Corneille : Ariane et le Comte d'Essex Ducis (1733-1816) : Hamlet, Macbeth, Othello La Harpe (1740- 1803) : Warvic et Philoctète Le Franc de Pompignan : Bidon Andrieux (1759-1 833) : Anaximandre Lemercier : Agamemnon Casimir Detavigne : Vêpres Siciliennes , le Paria et les Enfants d'Edouard ' A. V. Arnuitlt (1766-1834) : Marins (sans rôle de femmes), les Vénitiens Ancclot (1791-1 85i) : Louis IX Luce de Lancival (1764-1810) : Hector Drifaut (1781-1857) : Ninus H

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Alex. Gi'raurf (1788-1847) : les Machabccs. Vicnnet. Lalouv de S. Ybars (1807) : Virginie. V^ de Laprade, Harmodius.

* Chateaubriand a composé une tragédie classique en 5 actes avec des chœurs, et en vers, à laquelle il a travaillé pendant 20 ans. Elle est intitulée Moïse, premicrc idolâtrie des Hébreux- Il suppose que, pendant que Moïse prolonge son séjour sur le Sinaï après la promulgation de la loi, Arzane, reine des Ama- lécites, vient dans le camp des Hébreux jouer le rôle d'Armide dans la Jérusalem délivrée du Tasse. Nadali, fils du grand prêtre Aaron, en toml3ant dans les filets de l'astucieuse païenne, devient la première cause de la défection des Hébreux. Cette pièce renferme de beaux passages, mais elle n'est pas assez tragique, et les décors y jouent le principal rôle (1).

*Nous croyons qu'on a fait sagement en conseillant à l'auteur de ne pas courir les chances de la représentation, malgré le talent de Talma, qui voulait se charger du rôle de Moïse.

* Alexandre Soumet, dont nous avons parlé, p. 2G8, remporta plusieurs fois le prix de l'académie sur Millevoye et Casimir Delavigne. Ses principales tragédies sont : Clylemnestre (1820), Saûl (1821), Cléopatre, Jeanne d'Are (1825), Elisabeth de France (1828), Une fête de Néron (en collaboration avec Belmontet, en 1830), la Noi^ma (1831), Le gladiateur (en collaboration avec sa fille Gabrielle, M'nc Beuvain d'Alténheim) 1841), Le chêne du Roi, Jeanne Greij (1844). Toutes ont eu du succès, mais surtout Cbj- temnestreelSaûl. L'auteur lient le milieu entre les romantiques et les classiques. Ses conceptions sont neuves et hardies sans être extravagantes. Il brille surtout par la beauté de la forme, par l'harmonie et le coloris du style.

" Autran fit une vraie tragédie en 1848 La Fille d'Eschijlc.

Francis Ponsard publia en 1842 sa tragédie de Lucrèce qxxi fui saluée comme l'aurore d'un heui'eux retour vers la poésie clas- sique (2).

(1] « Je pense moi-même, dit rauteur, que la descente de Moïse du Sinal, ù. la clarté de la lune, portant les tables de la loi ; que le chœur du 3' acte avec sa double musique , l'une lointaine dans le camp, rautre grave et plaintive sur le devant de la scène; que le chœur du 4" acte, groupé sur la montagne au lever de l'aurore ; que le dénouement en action amené par le sacriHce; que les décorations représentant la mer Rouge au loin, le mont Sinaî, le désert avec ses palmiers, ses nopals, ses aloés, le camp avec ses tentes noires, ses chameaux, ses onagres, ses dromadaires; je pense que cette variété de scènes donne- rait peut-être à Moïse un mouvement qui manque trop, il en faut convenir, à la tragédie classique. «

(21 A'oyez notre jugement sur Lucrèce dans la liefua calhol'iw, 1. 1, p. 456. Liège, 1844.

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* Cet espoir s'évanouit dans les productions subséquentes de l'auteur : Agnès de Mcranic{\SAQ), Charlotte Corday (1850), Ulysse tragédie avec chœurs, prologue et épilogue; trois comédies : Horace et Lydie, l'Honneur et l'Argent, la Bourse (185G), Is Lion amoureux (1865) et un poème intitulé Homère. Ses compositions dramatiques manquent de vie et de mouvement; son style n'est pas assez soutenu. Le premier ouvrage de l'auteur fut une traduction du Manfred de Byron, qui passa inaperçu; son der- nier, le drame Galilée, qui semble animé d'une pensée haineuse et antichrétienne. La vérité historique y est également outragée. en •1814, l'auteur est mort en 1867. Il était de l'Académie. Ponsard osa moins que les romantiques et plus que les clas- siques.

* Du drame moderne.

' Le mot drame devrait proprement signifier toute mise en scène d'une action. Mais il ne désigne, dans l'art dramatique, à côté de la tragédie et de la comédie, qu'un genre particulier qui se distingue par le mélange qu'il fait des éléments de Tune et de l'autre. Il prend la réalité humaine dans tous ses détails ; il provoque à la fois le rire et les larmes. Les grecs connais- saient ce genre, Aristote ne le condamne pas. Corneille le soup- çonna en donnant à ses produits les titres de tragi-comédies et de comédies héroiques. Le Bon Juan de Molière appartient à cette catégorie. Plus tard, on donna à ces pièces intermédiaires les noms de tragédies bourgeoises, de comédies larmoyantes, etc. jusqu'à ce qu'elles prissent simplement celui de drames, qu'elles ont gardé.

* Parmi les diiïérents genres de drames se distingue surtout celui qui vise à remplacer la tragédie. C'est le drame historique généralement écrit en vers. « La tragédie, qui, chez les anciens, avait été la forme nationale de la haute poésie dramatique, n'a plus guère, dans la littérature moderne, que l'attrait d'une restauration savante. On peut avoir pour elle toute l'admi- ration que mérite cette belle imitation de l'antique, et cependant reconnaître que le théâtre moderne, pour être populaire et na- tional, comporte plus de mouvement et de variété» (Godefroy)(l).

(1) * Il y en a qui pensent que l.i perfection ilraniatique consisterait peut-être dans le rapprochement des deux genres, de la tragédie et du drame. Si Alhalie est restée la plus vivante des tragédies, n'est-ce pas parce que, dans son unité, elle participe du mouvement et de la variété du drame.

- loi

' Mais on ne s'est pas borné à cela. Le drame historique, au lieu (le représenter l'ensemble d'un caractère, avec ses bonnes et ses mauvaises passions, ainsi que le fait la tragédie, le subor- donne à une seule passion exagérée qu'on livre aux hasards des événements, en sorte que l'intérêt du drame n'est plus dans le choc des passions opposées, mais bien plutôt dans une étrange complication d'événements. L'attention ainsi est par- tagée; le travail de l'esprit distrait l'âme de ses sensations, et c'est en quoi le drame sera toujours inférieur à la tragédie. D'ailleurs « ce grand nombre d'incidents a toujours été le re- » fuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez » d'abondance, ni assez de force pour attacher durant cinq actes » leurs spectacteurs par une action simple, soutenue de la » violence des passions, de la beauté des sentiments et de » l'élégance de l'expression. ■■< (Racine, Préf. deBcrcniceJ.

* Mais le drame est dans les idées, dans les moeurs modernes, et c'est pour cela qu'il renaît si facilement, malgré l'abandon le conduisent périodiquement l'exagération et les abus.

Citons les principaux auteurs dramatiques modernes.

* Pierre Ant. Lebrun (voir p. 83). Marie Stiiart (1820) eut un succès prodigieux. Elle forma la transition de la tragédie au drame. Il échoua dans le Cid d'Andalousie (1825) en voulant reclifier Corneille.

* Victor Hugo, dont les drames excentriques bravent toutes les règles de l'art, de l'histoire, de la morale et du goût (voir p. 89).

Alex. Ditmas (1803-1870). C/irjsfwe (1830) assemblage de pièces de rapport dépourvu d'unité et de vie. Charles VU (1831) imi- tation de VAndromaque de Racine. Caligula (1837) et deux imi- tations sans grande valeur VOreslie et Ho.mlet. Comme tous les romantiques, il s'était fait l'élève de Shakespeare.

* Em. Z)esc/(a»i;j6' (1791-1871)' le plus fougeux des partisans du drame. Il traduisit d'abord Roméo et Juliette du poète anglais (1839), puis Ladij Macbeth (1844) œuvre remarquable.

* Alf. de Vigny (voir p. ICI) traduisit VOllicUo anglais, sans succès, à cause du comique de bas aloi qui s'y trouve. La Ma- récJiale d'Ancre (1830), le drame de Chatterton (1835) ne réus- sirent pas mieux. Il traduisit encore le Marchand de Venise qui ne fut pas joué.

* Emile Aitgicr, en 1820, obtint un grand succès en 18C8

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avec son drame Paul Forestier, œuvre efTrénée, malsaine, dont le rôle principal est un long contre-sens. Lal>c scène cependant est belle. On y prouve que la chasteté est la condition du vrai talent.

Anatole de Scgur, en 1821, a publié, en 1807, un drame en 4 actes, Sainte-Cécile, auquel il manque l'unité d'action, puis- qu'il y en a deux, la conversion de Yalérien et le martyre de S'e Cécile. L'ouvrage a reçu un prix à l'Académie.

* Ampère, J. J. (1800-18G4) publia en 1859 César, suite de scènes historiques, qui contiennent de remarquables tableaux de la vie à Rome.

* Ernest Legouvé, en 1807, commença par une imitation d'Eurépide, Médée, puis il publia les Det(x reines il justifie le pape Innocent, défendant l'inviolabilité du mariage contre Phi- lippe-Auguste.

* Louis Bouilhet (1 824-1869) dont les drames bourgeois choquent souvent toutes les convenances, et, comme dans, son dernier ouvrage, Jlfe Aïssé, mettent sur la scène les turpitudes les plus odieuses.

* Lecontc de Lisle (né en 1820). Les Erinmjcs (1873), tragédie antique en deux parties, imitée d'Eschyle, dont il surpasse encore l'àpreté farouche.

* Jules Barbier (né en 1822) s'est surpassé dans son drame de Jeanne d'Arc (1869). Il a pris dans le procès de l'héroïne les épi- sodes les plus émouvants qu'il a mis en beaux vers.

* Le vicomte Henri de Bornier, en 1825, a conquis d'un coup la gloire dramatique, en 1875, par la Fille de Fioland, drame émouvant qui séduit par la grandeur et l'héroïsme des senti- ments et la vérité de certains traits magnanimes. Il ne manque à l'œuvre que le coup d'aile du génie.

* Ililarion Ballande (1820) auteur des Grands devoirs (187G) histoire émouvante de deux familles ennemies. L'action est bien conduite et le style se rapproche de celui de la tragédie.

* A. Marc-Bayeux (1829) publia en 1874, une tragédie non représentée. Nos ayeux, œuvre étrange, inspirée par l'invasion de 1870. Elle est fortement écrite, sinon bien conçue.

* Paul Deroulcde, en 1848, neveu d'Emile Augier, fit jouer en 1877, un drame VHetman qui eut un succès d'entliousiasme attribué au souffle patriotique et aux allusions passionnantes

Vôù

dont il est rempli, mais la pièce dénote ignorance complète du théâtre.

* Charles Lowoh (1852) auteur de Jeun Daciev drame emprunté à la Révolution.

* Ach. Du Clésicux (Comte), en 1802 , dans le dessein d'amé- liorer le tliéàlre en France, a fait représenter en 1877 un drame en 3 actes, intitulé Anna. C'est l'éternelle histoire de la lutte de la passion contre la vertu. Mais ici le vice est battu. Cette pièce honnête effleure cependant quelquefois la boue.

* Edouard TJelpit, en 1844 à la Martinique, est poète ama- teur. Fort jeune il publia un volume de poésies détachées : les Mosaïques, et trois pièces de théâtre. Mais son œuvre capitale est son drame Constantin, dans lequel il se propose de défendre le pouvoir temporel du Pape. La pièce est bien conçue, bien écrite et sérieuse. La forme est en général à la hauteur du sujet.

* Parodi, en Grèce en 1842, de parents italiens, a fait re- présenter en 1876 une tragédie en vers intitulée R( me vaincue, mais dont le véritable titre aurait être : La Vestale. La scène se passe au lendemain de la bataille de Cannes, et les auEjures font dépendre de la vestale le salut de Rome, menacée par Annibal. Il y a de grandes qualités et de grands défauts dans <;ette pièce. Un beau rôle est celui de l'aïeule de la vestale? Posthumia, qui pour sauver sa petite-fille, cherche à tâtons, aveugle qu'elle est, la place du cœur de son enfant et y plonge un poignard.

Revenons aux tragiques des autres pays.

Chez les Anglais : Shakespeare (15G4-1616). 11 est le chef des romantiques et le créateur du théâtre en Angleterre. C'est un génie vaste et profond, mais inculte et sauvage, que le goût n'a pas épuré. Ses compositions dramatiques sont fort irré- gulières : il ne tient aucun compte des unités de temps et de lieu; il change fréquemment et brusquement de scène dans le même acte, dans la môme scène, et mêle ensemble les choses les plus incompatibles : il est tantôt grand, sublime, tantôt commun et trivial, tantôt sérieux, tantôt badis. Son imagination est riche et hardie, mais trop peu délicate, parfois grossière et dégoûtante même. Ses pensées sont quelquefois bizarres et

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outrées. Il multiplie trop les incidents. Ses caractères sont animés et hardiment dessinés, ses sentiments profonds et im- pétueux, ses descriptions vives et brillantes. Les sorciers, les ombres, les fées elles esprits de toute espèce qui figurent dans ses drames, leur donnent un air sombre et romanesque. L'art de peindre les caractères avec les couleurs les plus fortes, et de faire parler à chaque passion le langage qui lui est propre, tel est, d'après Blair, le grand mérite de Shakespeare. Ses plus belles pièces sont : Roméo et Juliette, Hamlet, le RoiLéar, Mac- beth, Othello et Timon d'Athènes.

* Shakespeare (prononcez Schekspiré), à Stratford, dans le comté de Warwick, était fils d'un marchand de laines. Il mena d'abord une vie assez vagabonde, vint à Londres il fut réduit à garder les chevaux à la porte d'un théâtre, ou à faire le métier de souffleur. Il devint ensuite acteur, auteur, et enfin, proprié- taire du théâtre du Globe dans un des faubourgs de la ville. Nous avons de lui 35 pièces de théâtre. Il quitta de bonne heure la scène (1610), se retira dans sa ville natale, et y acheta la maison il était né, pour y jouir en paix de la fortune qu'il avait amassée. Il y mourut à l'âge de 52 ans. On a découvert récemment des documents qui semblent établir que Shakespeare était catholique.

F/efc/;er(157G-lG25), Ben Johnson (1574-1 G37), Massinger{\oSô- 1669), Dryden (1631-1701), Addisson (1672-1719), Rowc (1673- 1718), Lillo (1693-1739), Ed. Moore (f 1754) et Bvooke (i 1782) sont des tragiques du second ordre (1).

Chez les Allemands : Zach. Wcrncr (1768-1823). Ses person- nages sont bien caractérisées, son langage est pur, noble, riche en images et harmonieux. Rarement il tombe dans le ton décla- matoire et le faux éclat (les Ivreuzesbri'ider). Ses plus belles pièces sont : Attila, le Roi des Huns, Wanda, la Reine des Sar- matcs, le Vingt-quatrième Février. Cette dernière tragédie révèle une profonde connaissance du cœur humain, excite la plus vive horreur par les moyens les plus simples, et se distingue sur- tout par la diction. Elle fut suivie de Ctinigonde la Sainte, remar- quable par la force et la chaleur des sentiments. La Mère des Maccliabées finit la série des productions dramatiques de l'auteur; cette pièce est pleine de force, de dignité et de grâce.

(1) Voyez Hallam, Hist. de la LHt., etc.

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J. Collin (1772-1811). L'amour de la patrie est le caractère dominant de presque toutes ses tragédies, dont le plan est en général heureusement imaginé, mais dont la fin manque de feu et de vigueur. Ses meilleures pièces sont : Rcgulus, Coriolan, les Horaces et les Curiaces.

Grilljyarzer {né en 1791) auteur de SapJio et de la Toison d'or. La première pièce manque de dignité dans le choix du sujet et de vérité dans les caractères, qui sont entièrement modernes. La seconde pièce se fait remarquer par d'excellentes maximes" de morale, des tableaux brillants, des caractères fortemen dessinés. La facilité, la clarté, la richesse et la force distinguent le style de ces deux tragédies.

Gothe fit pour l'Allemagne ce que longtemps auparavant Sha kespeare avait fait pour l'Angleterre : il fit dis paraître du théâtre les imitations des anciens et des Français, et y produi- sit des pièces de sa création. Comme le tragique anglais, il s'affranchit du joug des unités de temps et de lieu, et accorde, sous le rapport des règles du drame, toute liberté à son esprit et à son imagination. Il montre d'ailleurs un vaste et fécond génie : ses situations sont fortes, mais ses dénoûments sont parfois peu naturels ; son style se fait remarquer par une sim- plicité, une élégance, une pureté^ une douceur et une harmonie auxquelles aucun tragique allemand après lui n'a su atteindre. Les pièces il a déployé le plus de talent, sont trop longues et ne se prêtent pas à la représentation.

Ses pièces les plus remarquables sont : Gôtz de Berlichingen, Egmont, Iphigénie en Tauride, le Tasse et Faust. Dans cette der- nière pièce le poète met en scène un docteur, qui ne receuillant de sa science que le doute et un ennui profond, fait alliance avec le diable, dont il finit par devenir la victime. C'est une pièce souverainement dangereuse.

Il est à regretter que presque toutes les productions de Gothe respirent cette sombre mélancolie, cette indifférence religieuse et cette incrédulité qui avaient infecté l'esprit de l'auteur et qui rendent ses oeuvres extrêmement dangereuses sous le rapport de la morale et de la religion.

* Jean-Wolfgang GOthe, à Francfort-sur-le-Mein (1749), se fit connaître dès l'âge de 25 ans dans la république des lettres par son fameux roman de Werthei^, dont nous avons parlé

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(p. 337). Le succès de cette publication lui valut la protection du duc de Weimar. Depuis lors jusqu'à la vieillesse la plus avancée, Gôthe ne cessa d'étonner l'Allemagne par le nonil)re, la variété et la supériorité de ses écrits. Napoléon, pendant son séjour à Erfurt, voulut voir l'écrivain célèbre et le décora de la grand'croix de la légion d'honneur (1807). On attribue à cette faveur le peu de part que Gôthe prit à la grande lutte du pa- triotisme allemand contre la France. Les admirateurs môme du génie de cet homme lui reprochent son froid égoïsme et recon- naissent que ses œuvres manquent du feu de l'enthousiasme, parce que l'écrivain manquait de cœur. Il est mort à l'âge de 83 ans (1832).

Schiller. D'après le jugement de Bouterweek, il est le seul poète allemand qui mérite le nom de tragique. Il transporte, élève, ennoblit. Presque toutes ses pièces se font remarquer par un élan, une chaleur et un enthousiasme qu'on ne retrouve dans aucun autre poète dramatique allemand. Ses caractères sont en général tracés avec art et avec énergie ; ses situations sont fortes, frappantes et touchantes ; son style est nolile et simple à la fois, riche, pur, élégant, animé. Sa versification est extrêmement douce et harmonieuse. Comme Gôthe, il n'a pas observé les unités de temps et de lieu, et tombe parfois dans l'invraisemblance et l'afTectation. Il y a quelques pièces dont le plan n'est pas heureusement conçu ni suffisamment exécuté. Plusieurs dépassent les proportions ordinaires, même de la scène allemande. Ses plus belles pièces sont : Marie Stuart, Jeanne d'Arc, Don Carlos, Guillaume Tell et Wallenstein. Cette dernière pièce, quoique plus irrégulière que les autres, est celle le talent de Schiller éclate le plus.

* J- -Fréd.-Christophe Schiller, à Marbach (Wurtemberg), était fils d'un capitaine. Son père le plaça à l'école militaire, malgré les goûts du jeune homme qui songeait à se faire mi- nistre de la religion protestante Après avoir étudié plus tard le droit, puis la médecine, il finit par entrer comme médecin dans un régiment En même temps il cultivait les muses, et donna son premier drame fies Brigands] à l'âge de 22 ans. N'ayant pu obtenir de quitter le service, il s'enfuit, et fut nommé, l'année suivante, professeur d'histoire à Jéna (1789). C'est de cette époque que datent ses plus belles œuvres et sa gloire littéraire.

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p]n 1793, il adressa une apologie de Louis XVI à la Convention. 11 ne resta que huit ans dans la carrière de l'enseignement, sa faible santé ne lui permettant d'en supporter le labeur. Il se retira en 1797 h Weimar, il fut comblé des bontés du duc régnant, et y mourut à 40 ans (1805).

* Louis Ticck (1773-1853), l'un des écrivains les plus féconds de l'Allemagne, puljlia un grand nombre de romans, entre autres Abdalali (1795), William Lowell (1796), Pierre Lehredit (1796), Voyages de Sternbold (1798), tous du genre fantastique (ju'il abandonna ensuite pour s'en tenir au genre historique dans la Révolte des Côvenucs (182C), la Mort du poète (Camoéns), le Sabbat des Sorcières, le Jeune menuisier, et Victoria Accorombana dont il fait une sorte de Corinne. Ses tragédies les plus célèbres sont : Octavicn (1804), Charles de Dernek et Geneviève de Drabant (1800) qui passe pour son chef-d'œuvre, malgré l'alTéterie et la naïveté factice du style, et ses épisodes trop nombreux. Toutes dépassent les bornes de la représentation et semljlent n'avoir été composées que pour être lues. C'est comme poète comique et satirique que l'auteur est principalement célèbre. 11 avait une prédilection marquée pour les contes du moyen âge, qu'il a mis en drame satirique, tels que Barbe bleue, les Quatre fils Aymon, le Citât botté et le prince Zerbino ou Voyage à la recherche du bon goût, dans lesquels il se moque des pédants et des poètes vulgaires. Il publia en outre des nouvelles, des poésies lyriques^ une traduction de Shakespeare, une autre de Don Quichotte, et un grand nombre de critiques littéraires dans différents journaux. Parmi les hommes dont s'honore la littérature allemande, ïieclc est certainement un des moins connus en France, et un de ceux qui seraient le plus dignes de l'être. Malheureusement l'écrivain a subi trop les influences du rationalisme allemand pour que la lecture de ses œuvres ne soit pas sans danger.

Kotzebuc (il G] -iSld). Tout le mérite de cet auteur se réduit à la fécondité de son imagination, à la facilité de ses dialogues et <i son art d'amener des coups de théâtre. Du reste, il manque de génie et de style. C'est sans contredit un des plus dangereux dramatistes allemands par le mépris qu'il professe pour la reli- gion et les mœurs. Il semble s'être plu à entasser les plus grandes trivialités et les plus grandes bassesses, et à ravaler tout ce qui est bon et grand.

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Chez les Néerlandais : P. Corn. Hooft (4581-1647), auteur de Gérard Van Velsen et de Bato. Quoique ses tragédies trahissent le goût encore peu épuré de l'époque, et que le style y soit quelquefois recherché et trop étudié, elles se font néanmoins remarquer par des pensées élevées, des tableaux vrais et tra- cés avec force, des expressions nobles et un heureux choix d'images (Voir p. 119). Il est en tout inférieur à Yondel.

Vondel, appelé à juste titre le prince et le père des poètes néer- landais. L'originalité de son génie, la force de son imagination, la vivacité et le naturel de ses sentiments, son langage noble, majestueux et toujours approprié au sujet, le mettent au-des- sus de tous les poètes tragiques de sa nation. Le sujet de ses tragédies, qui sont au nombre de trente-quatre, est ordinaire- ment tiré de l'Ecriture sainte ou de l'hisloire de son pays. Ses caractères sont tracés d'une main forte, ses intrigues sont frap- pantes, bien amenées et habillement dénouées. Les trois unités sont exactement observées. On rencontre dans les drames de Yondel des expressions qui aujourd'hui pourraient paraître triviales, mais qui ne l'étaient pas à l'époque oi^i vivait l'auteur. L'art était alors à sa naissance. Ses plus belles tragédies sont : Palamède, Gilbert d'Amstel, Lucifer, Joseph à Dothaïn, les Frères bataves et Jephté. Les choeurs de ces tragédies sont surtout remarquables. * Nous avons déjà fait observer (p. 1 14) que, chez la plupart des écrivains de l'époque de Vondel, on trouve des idées et des images trop peu voilées.

Parmi les tragique modernes de la Néerlande, on peut citer Bilderdijh, Loosje, et particulièrement Feith, qui, par sa Tliirza, s'est acquis une grande réputation.

Chez les Espagnols : Lope de Véga (1562-1635). C'est un homme d'un vaste génie, d'une imagination extrêmement féconde, et qui avait des connaissances fort variées. On dit qu'il composa 2000 pièces. Ses productions sont fort irrégulières, et pèchent fréquemment contre le goût. On y rencontre cependant des images hardies, de grandes beautés, des situations intéres- santes, des caractères bien tracés. Le style y est brillant et pompeux, mais parfois outré et enflé ; la versification est très- facile et coulante. Cervantes l'appelle un prodige de la nature.

Caldéron (1600-1681). C'est le Shakespeare de l'Espagne. Comme le poète anglais, Caldéron néglige les unités de temps

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et de lieu; comme lui, il est inégal : tantôt sublime, tantôt familier; tantôt sérieux, tantôt comique; tantôt naturel, tantôt outré et enflé. Son style, en général clair et précis, est parfois trop déclamatoire ; les mêmes expressions, le's mômes images, les mêmes comparaisons reviennent trop souvent. Nonobstant ces défauts, on trouve chez lui de frappantes l)éaulés, une iné- puisable fécondité d'imagination et d'invention, une extrême facilité dans la versification, des sentiments élevés et profonds, des caractères noblement tracés et des intrigues Intéressantes. On fait monter le nombre de ses drames à quinze cents.

* Elève des jésuites il fit d'excellentes études et publia une comédie à l'âge de 16 ans : le Char du ciel. Il entra dans l'armée et fit les guerres de Flandre. Attaché à la cour, il fut chargé de faire les comédies pour le public et des autos sacvamentales pour les Eglises de toute l'Espagne. A l'âge de 51 ans il se fit prêtre et ne travailla plus pour le théâtre, se réservant pour les autos, drames qui se représentaient avec une solennité inouie dans les Eglises pendant l'octave du S. Sacrement. Elles faisaient partie du culte : La Vigne du Seigneur, les Epis de Ruth, le divin Orphée, etc. Pour les juger il faut distinguer ce qui est du génie de l'auteur et des mœurs de son époque. L'Espagne a célébré cette année le deuxième centenaire de son grand poète par des fêtes sans égales dans^son histoire.

Chez les Italiens : La tragédie n'a point été portée à un haut degré de perfection en Italie. Les écrivains qui s'y sont fait un nom sont rxucellaï, le Trissin, Dolce (1 508-1 5C8), Mafféi (f 1755), Pepoli{]- 179G), Alfiéri (1749-1803), Manzoni (Voir p. 120 et 337) et Sylvio Pellico qui font la gloire de l'Italie par leurs principes aussi bien que par leurs talents. Les plus belles pièces de ce dernier sont Thomas Morus et Francisca de Rimini. * Celle-ci est la plus célèbre, grâce à un succès d'entousiasme. Pellico publia encore six tragédies : Eufcmio de Messine, Eslher d'Engaddi, Iginia d'Asti, Gismonda de Mendrisio, Léoniero de Dertoua et Héro- dias (Voir p. 122, 338 et 351).

' La Grèce moderne possède en ce moment un grand poète et en même temps un grand archéologue dans la personne d'Alexandre-Rizo Rangabù, à Constantinople en 1810. On a de lui deux drames en 5 actes, Phrosgne et la Veille; des poésies diverses et surtout des romans : le prince de Marée, Léila, le no-

irto -

<«irc ou r«/)os el quelques nouvelles. A une grande richesse d'imaginaliou, il joint une étonnante souplesse de style. Plu- sieurs de ses romans ont été traduits en français.

ARTICLE SECOND.

La Comédie.

La Comédie (1) est la représentation d'une action bourgeoise, iifTerte sous un aspect risible, dans le but de corriger certains défauts, certains vices par le ridicule.

La comédie choisit ses sujets et ses personnages dans la vie commune et bourgeoise. Elle n'attaque pas les grands vices ni les mœurs dépravées et entièrement corrompues : elle ne ferait pas rire, mais elle exciterait l'indignation, l'horreur, et tomberait dans le ton sérieux et tragique. Au contraire, la comédie s'en prend aux vices qui, sans être absolument odieux, sont fort importuns et désagréables dans la société, excitent ou le blâme ou la risée des hommes, et dénotent une certaine faiblesse. Telles sont, par exemple, l'avarice, l'hypocrisie, la pédanterie, la mi- santhropie, la prodigalité, etc. Son arme est le ridicule, arme puissante lorsqu'elle est bien maniée. En effet, le ridicule auquel un vice expose, arrête quelquefois et corrige un homme jusque- sourd à la voix de la morale.

On divise ordinairement la comédie en comédie d'intrigue et en comédie de caractère. Dans la première, l'action et les divers accidents constituent le fond de la fable, les mœurs et les carac- tères n'y sont touchés que superficiellement; dans la seconde, l'action ne sert qu'au développement d'un caractère que l'on veut exposer à la risée générale {l'Avare de Molière, le Menteur de Corneille).

Il y a des excès à éviter dans ces deux genres; dans le pre- mier, de multiplier trop les incidents, et de surcharger l'intrigue de surprises et de complications forcées ; dans le second, d'ou- trer un caractère pour le rendre ridicule. Cependant le poète

(I) Du grec '/.OiU.OiO ta, qiii, d'après les ilifférentes manières de le dériver signifie ou un chant de joie, un chant de festin (y.(tiU.OÇ et fOC)"/]), ou un chant de village ("/.WU"/;).

.^(il -

peut choisir et réunir les traits les plus saillants et les plus prononcés sous lesquels la nature se montre. Il y a un avan- tage à mêler ces deux genres, l'un soutient et favorise l'autre. L'intrigue languit sans caractères, et les caractères ne se montrent et ne se peignent parfaitement que par des actions.

On distingue trois sortes de Comique : i" le Ilaut-comiqiic, qui ne flatte que l'esprit, et entretient le spectateur dans une gaîté calme, sans exciter les bruyants éclats de rire ; grave et ré- servé, il épanouit le cœur par sa vérité et sa finesse. Les per- sonnes les plus sages et les plus éclairées préfèrent ce comique.

2" Le Bas-comique, qui consiste dans des farces bouffonnes, des tours de soubrette, des caractères grotesques et chargés. Ce comique, quand il ne va pas jusqu'à la grossièreté ne laisse pas d'avoir encore ses charmes.

30 Le Comique-moyen. C'est celui qui^ sans aller jusqu'à la bouffonnerie, n'est ponrtant pas si réservé que le Haut-comique ; on le préfère avec raison au théâtre, parce qu'il est de nature à intéresser tous les spectateurs, et ceux qui appartiennent à la haute classe, et ceux qui appartiennent à la classe bour- geoise.

Tout ce que nous avons dit à l'article précédent de l'unité d'action, de temps et de lieu, des personnages, de l'intrigue, de rintérèt, du dénoûment, s'applique aussi à la comédie. Il existe cependant une difl'érence pour le choix du sujet et du lieu de la scène. Dans la tragédie, ce choix est entièrement libre; parce que les vertus, les crimes et les infortunes des grands hommes de tous les temps et de tous les pays se ressem- blent. Mais dans la comédie, qui est d'ordinaire le tableau fidèle des folies et des travers du temps actuel, le poète ne nous inté- ressera que par l'opposition des caractères qu'il expose aux yeux du spectateur avec les coutumes, les manières et les bien- séances qu'il suppose être connues du spectateur; et celui-ci n'est censé connaître que les usages de sa nation.

Quant au style de la comédie, il doit en génénal être simple, naturel, familier, léger, vif, plaisant et conforme au caractère, à la situation et au but des personnages. Point de mots pom- peux, point d'expressions boursoufiées, point de recherche, ni de bel-esprit. Cependant, le sujet doit s'animer quand la cir- constance le demande (llor. 93).

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Au surplus, le style doit varier d'après les différentes sortes de comique.

PRINCIPAUX POÈTES COMIQUES ANCIENS ET JIODERNES.

Ches les Grecs : C'est encore en Grèce qu'il faut cliercher l'ori- gine de la comédie. Elle paraît être la même que celle de la tragédie, et se rattacher aux fêtes et aux réjouissances pu- bliques (1).

On divise la comédie grecque en comédie ancienne, en comédie moyenne et en comédie nouvelle. Le caractère de la comédie an- cienne consistait dans une hardiesse excessive : elle pouvait impunément plaisanter la magistrature, attaquer sans ménage- ment les citoyens, les désigner par leurs noms et par des masques qui leur ressemblaient, traduire sur la scène leurs vices et leurs ridicules. Les poètes qui s'y sont distingués sont : Epichavme de Cos (470 av. J.-G.) ; Cratinus d'Athènes (4o6 av. J.-C); Eupolis (445 av. J.-C), imitateur de Cratinus ; Phérécrate d'Athènes (420 av. J.-C), auteur du vers appelé Phérécratien ; Platon (420 av. J.-C), surnommé le comique pour le distinguer du philosophe.

Ces poètes ne nous ont laissé que quelques fragments. Le plus célèbre poète de la comédie ancienne est Aristophane, proba- blement d'Athènes (427 av. J.-C). Il nous reste de lui onze pièces, qui offrent un tableau fidèle des mœurs des Athéniens, mêlé de satires amères contre le peuple et les citoyens les plus marquants à l'époque de la guerre du Péloponèse, parsemé d'obscénités grossières et de plates et ordurières bouffonnerie. Ces pièces sont des comédies de caractère ; le dialogue y est vif, pressé et ironique. Il y a de la négligence dans l'invention et la conduite de la fable. Quoique Aristophane mêle tous les dialectes, son style est néanmoins regardé comme le modèle de la pureté attique (2).

fl) Schoell, dans son Histoire de la UUéralure grecque, iirétenU que la tragédie et la comédie chez les Grecs ont une origine différente. Il dérive la première des fêtes de Bacchus Ht attribue la seconde aux fêtes licencieuses de quelques villages ou bourgs de l'Attique. T. II, cil. XIII.

(I) Ses onze pièces sont :

î.es Acharnéens ('A^aûVc^). J.es Cheraiicrs ÇlmiZÏç). Le rôle d'Agora- crite, imbécile auquel on parvient à faire croire que la nature l'a doué de tous les talents

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Cette licence des poètes, qui n'épargnaient pas les magistrats eux-mêmes et les exposaient à la risée publique, força clans la suite LamadtKs de défendre qu'on nommât sur la scùne des personnes vivantes. De naquit la comcdic moyenne. Celle-ci, sans nommer les personnes, continua à les désigner assez clai- rement par des allusions, de manière qu'elle rendit illusoire la défense du magistrat Lamachus. Les poètes les plus distingués qu'enfanta la comédie moyenne furent Antiphane de Rhodes, Alexis de Thuriiim, Timoclùs, Eidntlus, Hcgésipe de Tarente. Ces poètes ne nous ont laissé aucune pièce par laquelle nous puissions juger de leur mérite.

Le décret de Lamachus n'ayant pas réellement comprimé la licence de la comédie ancienne, il fut porté une nouvelle loi qui ordonna de ne traduire sur la scène que des personnes et des faits imaginés, et de supprimer entièrement les chœurs. Alors la comédie devint ce qu'elle est de nos jours : une peinture de mœurs et de caractères, relevée par des intrigues propres à fournir des scènes comiques ; le tableau des vices et des ridi- cules de la société. Malgré le grand nombre de poètes que pro- duisit la comédie nouvelle, il ne nous en reste aucune pièce en entier. L'on cite comme le poète le plus marquant delà comédie nouvelle Ménandre de Céphisia, bourg de l'Attique (342 av. J.-C). Les fragments qui nous en restent déposent en faveur de la pureté de son style et de la vérité du dialogue. Quintilien en fait un brillant éloge au iOc livre de ses Institutions oratoires (Chap. I).

Chez les Romains. La comédie romaine n'était d'abord qu'une imitation de la comédie grecque, non-seulement pour la forme, mais même pour le choix du sujet, pour la scène, les person- nages et les caractères. Plus tard naquit leur comœdia togata, dont le sujet et les personnages étaient tirés de leur histoire

nécessaires pour gouverner rÉtat, a fourni à Molière ridée du Médecin mà'oré lui. ^fli^s Nuées (Nstpc/ai). Le r61e de Slrepsiades prenant des leçons de Socrate, est roriginal du Bourgeon genlilhomme de Molière. 4* Les Gni-jics (i(py;/C£;j. Racine a imité cette pièce dans ses P/a/rfei;i'5. La Paiar (EÎ0"/5V/;). Ije^Oixeaux (_ ijCjVl^tç). ~r Les Femmes célébrant la fête de Cérès (QîGUOO^OOiffZovjtXl). Lysislrate (Aucicrrpâ-/)). 9»LesG»-e>iO!<i7tes (hcf.-pO.yoC). ny Le Conciliabule des Femmes ('EXw/Xv^ClâÇC/U(7ai). Cette pièce est très-licencieuse. 11° Plulus (II/OÛTO:).

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tandis que la comœdia pcdliata roulait sur des sujets empruntés auK Grecs (lior. ad Pis. 286).

Ccccilii's, Afranius, Plante et Térencc sont les comiques ro- mains les plus distingués. Les deux premiers ne nous ont laissé que quelque fragments. Piaule, de Sarsine, village d'Ombrie (229 av. J.-C), nous a laissé 20 comédies, dont voici la liste (1).

Toutes les pièces de Piaule sont imitées du grec et peignent des mœurs grecques. Néanmoins il est un des poètes les plus originaux des Piomains et le véritable père delà comédie latine. Les expositions de ses comédies sont peu heureuses, et le dénoùment en est ordinairement forcé; mais il y règne une véritable force comique et le dialogue est admirable. Sa diction est peu harmonieuse, mais naturelle, forte et en général élé- gante (2). Il dépasse souvent les bornes de la décence et de la vérité.

* Ce qui distingue les comédies de Plante, c'est ce génie créateur et éminemment original qu'on retrouve plus tard dans Shakespeare et dans Molière, et qui fait défaut à Térence. On dit que Plante composa 130 pièces, et que, comme les deux auteurs modernes que nous venons de citer, il jouait souvent lui-même.

Publius Tércntius, à Garlhage, 192 av. Jésus-Christ. A l'exemple de Plante, Térence n'a produit sur la scène que des mœurs et des caractères grecs, mais ses pièces sont plutôt des imitations que des copies. Ses plans sont en général bien con- çus, ses caractères vrais et intéressants, son dialogue est celui de la bonne société. Il montre une grande connaissance du cœur humain et un goût délicat. Son style est classique, pur et facile ; il n'a pas la force comique de Plante, mais il a travaillé

(1) 1. A)nphityvo>i,Voris'ma.\ de la coiiiéùie lie Molière. 2. Asinaria, ou le Père indulgent. 3. A ulularia ou la Cassette. Molière l'a imitée et surpassée dans son Avare. 4. Captivi, comédie de caractère, peut-être la meilleure pièce de Plaute. 5. Citrcidio ou le Parasite. G. Casina on le Sort Cistellaria, la Cassette perdue et retrouvée, comédie d'intrigue. 8. Epidicus, ou le Querelleur, y. Les Bacchides. 10. Moslellaria, ou le Revenant. Regnard l'a imité dans son Retour imprévu, et Deslouches dans son Tambour nocturne. 11. Les Mineclnnes, ou les Frères jumeaux, imité par Regnard. 12. Mtles gloriosus, ou le Capitan. 13. Mercalor, le JSégociant. H. Pseudolus, X'Imposteur. 15. Pœnulus, ou le jeune Carthaginois. 16. Persa, la Persane. 17. Rudens, le Cable, ou le Naufrage. 18. Stichus, pièce riche eu sentences morales. 19. Trinummus, ou le Trésor caché. 20. Truculentus, ou le Grossier.

(3) Quinct., Inst. Orat., X, 7. Cic. Offlc, 1, 2^1. Schoell, Hisl. abrégée de la litt. rom., 1. 1.

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ses sujets avec plus d'art. Son comique est d'un genre plus noble que celui de Piaule (1).

' ïérence fut esclave du sénalenr Tereutius Lucanus, qui lui fit donner une bonne éducation et l'affranchit. On pense que Scipion Emilien et Lélius, dont il avait acquis l'amitié, ne furent pas étrangers à la composition des comédies de Térence. En revenant d'un voyage en Grèce et en Asie, d'où il rapportait des traductions ou des imitations de 108 pièces, il fit naufrage et perdit tous ses manuscrits. Il en mourut de chagrin Ji l'âge de 35 ans. Il existe des éditions épurées de Térence.

Chez les Italiens. Ils sont les premiers d'entre les peuples mo- dernes qui aient cultivé la comédie, mais sans s'y être particu- lièrement distingués. Leurs comédies, imitées pour la plupart des comédies grecques, manquent en général d'ordre, de liai- son et de décence. Leurs poètes les plus remarquables sont : VArioste, VArétin (1492-156G), Cecchi (-j- 1570), délia Porta (-[- 1 Gl 5), et dans des temps plus rapprochés, Faguioli (j 1742), Gozzi (1718-1802) et surtout Goldoni (1707-1793), chez qui l'on trouve de la facilité, de l'invention et du talent pour peindre les mœurs.

Chez les Espagnols. Lope de Véga et Caldéron sont leurs poètes comiques les plus renommés. Voir p. 448.

Chez les Allemands. L'Allemagne n'a produit que des poètes comiques médiocres. Ceux qui méritent d'être cités de préfé- rence sont : Gœthe, Kotzebue,J. Foss, iliif/i»er (1774-1832), Schrô- der (1744-1816), Lessimj , Raxvpach {né en 1784), et Immerman{x\è en 1796). Il en est de même de la Néerlande, qui ne peut citer que deux poètes qui aient acquis que^iue réputation en culti- vant le genre comique : ce sont Langendyl; (1683-1756), et ]S'oms~.

Chez les Anglais. Ils sont riches en poèmes comiques; ils vantent surtout les pièces de Shaliespeare, de Massinger (1585- 1669), de Dnjdcn, d'Otivau, de C'o»î/rèye(1671-1729) et de Shùri- dan (1752-1816).

(1) Il composa six comédies, dont voici les titres : 1' Andria, Eiinuchus, Heav- tonUmoroumenos ou le Père qui se imnil lui-même de la dureté qu'il a exercée contre son fils. 4' Adelphi ou les Frères. Moli<';re l'a imitée dans son École des maris. 5* Phormio ou la Corbeille d'osier. Molière a imité cette comédie dans sos Fourberies de Scainn . Hecyra ou la Belle-Mère.

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CJiez les Français. Leurs comiques les plus distingués sont ; Molicrc (1620-1673), Jîc</nard (1655-1709), Desfouc/ics (1680-1754).

Molière. On a dit de lui et avec raison, qu'il est le plus grand comique de tous les temps et de tous les pays. Il n'attaque que le vice et la folie. Ses comédies se font remarquer par une grande variété de caractères particuliers aux temps il vivait, par une profonde connaissance du cœur humain, par un tact rare pour tracer les travers de la société, par une grande force comique et une inépuisable gaîté. L'on voit que Molière avait fait une étude approfondie des comiques anciens. Aussi réunit- il le sel d'Aristophane au coup d'œil de Ménandre, à la gaîté de Piaule et à la finesse de Térence. Cependant Molière a aussi ses défauts. Parfois ses caractères sont outrés, ses dénoùments trop peu préparés ou amenés d'une manière trop peu probable. Quelques-unes de ses pièces manquent parfois d'intérêt, et les discours y sont souvent trop longs. Il mérite encore le reproche d'être quelquefois descendu jusqu'au ton de la farce ; sa versi- fication et son style ne sont pas assez corrects. Il est à regret- ter qu'un si beau génie n'ait pas toujurs respecté les bien- séances : plusieurs de ses comédies laissent dans l'àme de dangereuses impressions, et, tout en corrigeant quelques ridi- cules, elles corrompent les mœurs. Quelques-unes de ses pièces, telles que le Tartufle elle Misanthrope, forment nn genre de comédie élevé et plein de dignité, qui inspire plutôt l'hor- reur du vice que le rire. Ses plus belles pièces sout : VAvarc, le Misanthrope, les Femmes savantes, l'Ecole des maris et le Tar- tuffe, pièce dont on s'est servi pour jeter sur la religion le ridi- cule et le blâme d'un vice dont elle n'est pas responsable.

* Jean-Baptiste Poquelin, fils d'an tapissier -valet de chambre du roi, fit de bonnes études au collège de Clermont, et finit par se faire comédien sous le nom de Molière (1640). Ce fut à la i-eprésentation du Malade imaginaire que, en prononçant le mot jnro, il fut pris d'une convulsion, et transporté mourant chez lui, il expira, trois jours après, dans les bras d'une sœur de liharité, à l'âge de 51 ans. L'académie qui n'avait pu l'admettre au nombre de ses membres à cause de sa profession, plaça son buste dans la salle des séances, avec ce vers de Saurin pour inscription :

Pïien ne manque à sa gloire ; il manquait à la nôtre.

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Paris lui a élevé un monument. On ne peut s'empêcher, à cette occasion, de songer aux paroles de St-Augustin : Laudon- lur itbi non siint, cruciantiir ithi sunt.

Regnard est le meilleur comique français après Molière, sur qui il s'est entièrement formé. Son but paraît être plutôt d'amu- ser que de corriger les mœurs. Aussi, la gaîté est-elle le caractère dominant de ses comédies. Regnard saisit parfaite- ment bien les ridicules, et les peint dans leur jour le plus frap- pant ; son dialogue est toujours naturel, et le dénoùmcnt de ses pièces ordinairement piquant et agréable. Sa versification n'est pas toujours correcte, et, ce qui est beaucoup plus réprchen- sible, il ne respecte pas assez les mœurs. Ses meilleures pièces sont : le Joueur, le Distrait, les Mènechmes, le Légataire universel et le Retour imprévu.

* Regnard est à Paris d'un riche marchand. Après avoir achevé ses éludes il se mit à voyager, fut pris par des Cor- saires algériens, conduit à Constantinople et vendu comme esclave; il revint en France après avoir payé sa rançon, visita la Flandre, la Hollande, le Danemark, la Suède, alla jusqu'au- delà de Tornéa et inscrivit sur un rocher ce vers ambitieux :

Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.

* De retour à Paris, il acheta une charge de trésorier de France, et se mit à faire des comédies, qui sont toutes en vers.. Ces pièces, ainsi que les relations de ses voyages, sont très-dange- reuses sous le rapport des mœurs. Il mourut à Grillon, à l'âge de 54 ans.

Destouches. Il montre une imagination féconde et des talents particuliers pour la bonne comédie. Molière a plus de force comique et de génie, Regnard plus de gaîté et de vivacité, mais Destouches est plus heureux et plus adroit dans ses dénoû- ments que le premier, plus décent et plus moral que le second; il ne perd jamais de vue le vrai but de la comédie, qui est de corriger les hommes, de guérir leurs travers en les amusant. Son dialogue est quelquefois froid et diffus. Ses meilleurs pièces sont le Glorieux et le Philosophe marié.

* Destouches, à Tours, fut, dès sa jeunesse, attaché à l'am- bassadeur de France en Suisse. Il fut reçu h l'académie en 1723. A la fin de sa vie, il ne s'occupa que de théologie. La fausse Agnès et le Tambour nocturne ne furent représentés qu'après sa mort.

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Les comiques français qui, après ceux que nous venons de juger, ont acquis quelque réputation, sont : Doursault (1638- 1701) : la Comédie sans titre, Esope à la cour. Du Fresny (1G42- 1724) : r Esprit de conlradiction, le Faux sincère, le Jaloux honteux. D'Ancourt {\GQi-il2G) : le Chevalier à la mode, les Bourgeoises à la mode. Legrand (1G68-1720) : le Roi de Cocagne P'iron (1689-1773) : la Mctromanie. Gresscl : le Méchant. Demoiistier (1760-1801) : le Conciliateur, Alceste ou le Misanthrope corrigé. Delavigne : les Comédiens et l'Ecole des vieillards.

* La comédie moderne est bien pervertie; aussi dirons-nous avec Godefroy : « Prétendre qu'on corrige les mœurs par le ridicule, est une plaisanterie dont il n'est plus permis d'être dupe. Le spectateur n'a jamais reconnu au théâtre que les Liéfauts de son voisin. Pour des auteurs dramatiques, l'essentiel est d'attirer la foule. Afin d'arriver à ce résultat, on traite la multitude selon son goût; on se moque de toutes choses, on déverse l'ironie sur tous les grands souvenirs, on tourne en ridicule les beaux sentiments, et l'on reproduit tous les vilains spectacles de notre époque ; enfin on livre la scène au machi- niste, au décorateur et au metteur en scène, dont la mission, devenu un art, est d'en imposer aux spectateurs par ce qu'on appelle les fourberies de la scène. »

* Le nombre des poètes qui ont écrit de véritables comédies est donc bien petit, malgré le grand nombre d'auteurs dont les pièces inondent le théâtre.

* Charl-Guil. Etienne (1778-1845) a fait une comédie en un acte très-vive et fort bien versifiée; Brucys et Palaprat (\2>01); les deux Gendres (1810) eut cent représentations. Henri Latouchc (1785-1851) dont les pièces ont succombé sous le soulèvement de la pudeur outragée du public. Emile Augier (1820) auteur d'une comédie en deux actes la Ciguë, a voulu y donner une leçon de morale à l'adresse de l'indifférence de la jeunesse bla- sée de nos jours. Camille Doucet (1812) a écrit quelques jolies comédies d'une gaîté discrète. A)ulré Thcuriet (1833) par une seule pièce s'est acquis une place distinguée parmi les poètes dramatiques : Jean-Marie (1871); cette pièce en vers et on un acte, est pleine de vérité. L'auteur n'est pas classique, ni romantique, ni réaliste ; il est poète.

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CHAPITRE VI.

De quelques autres productions dramatiques.

ARTICLE PREMIER.

La Tragédie bourgeoise.

La Tragédie bourgeoise ou populaire met sous les yeux des malheurs domestiques, des accidents fâcheux tirés de la vie oommune. Le dénoûment est ordinairement fâcheux.

Ce genre peut être intéressant, utile et agréable même. Représenter l'infirmité dans l'indigence, la vieillesse dans le délaissement, la ruine d'une famille honnête, le malheur d'un fils égaré, des crimes domestiques, etc., ce sont des événe- ments qui peuvent fortement émouvoir. Mais pour qu'ils n'ex- citent pas une compassion stérile, il faut représenter ces revers comme des malheurs immérités.

Il faut du talent surtout pour réussir dans ce drame. Car ici l'on n'est pas frappé par la dignité des caractères, par l'appa- reil de la représentation, par de grands événements, par des noms célèbres, par la pompe du style, comme dans la tragédie. Ce genre ne se soutient que par la morale et par l'intérêt. L'in- térêt résulte du mouvement que le poète sait imprimer à l'action. Les deux grands écueils à éviter dans ce genre de drame, sont d'un côté le romanesque des événements, de l'autre l'a^roci^g des caractères. Les faits aussi bien que les personnages doivent porter l'empreinte de 1-a vie bourgeoise. Les caractères doivent oITrir un mélange de vertus et do vices, d'heureux naturels et de penchants vicieux, de bonnes inclinations et de corruption. Ce genre demande dose un esprit juste et observateur, une imagination vive, une sensibilité profonde, et une exacte con- naissance du cœur humain et des détails minutieux de la vie ordinaire.

Le style de la tragédie bourgeoise doit être simple, conforme aux choses et aux personnages, pur et correct, facile et noïf, énergique et toujours naturel.

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ARTICLE DEUXIÈME.

Comédie larmoyante ou attendrissante.

C'est un genre de comédie sérieuse, riche en situations tou- chantes et comiques, qui tantôt excite le rire par la peinture des vices et des ridicules, tantôt fait couler les larmes par le tableau attendrissant des revers domestiques. On pourrait l'appeler drame tragico-comique, parce qu'il partage avec la tra- gédie et la comédie le fond et le but. Le dénoùment est ordi- nairement heureux, et dissipe les craintes et les inquiétudes que l'infortune avait produites.

La Chaussée (1691-1734) est communément regardé comme l'inventeur de ce genre de drame ; il en trouva un modèle dans les scènes touchantes et pathétiques de VAndrienne de Térence. Ses meilleures pièces sont le Préjugé à la mode, Mélanide, VEcole des mères et la Gouvernante.

Voltaire s'est aussi exercé en ce genre de comédie dans les pièces intitulées : Nanine qIY Enfant prodigue, et Diderof dans le Père de famille.

ARTICLE TROISIÈME.

Comédie populaire ou farce.

C'est ainsi que l'on appelle une petite pièce de théâtre dont l'objet et le mérite principal consistent à faire rire par une peinture exagérée des ridicules et des vices. C'est à la suite de la tragédie et de la comédie qu'ordinairement la farce paraît sur la scène, dans le but de délasser le spectateur. Elle a donc quelque chose de commun avec le drame satirique des anciens.

La farce, astreinte aux mêmes règles que la comédie, a néanmoins plus de latitude et de liberté pour ce qui regarde la conduite de l'action, l'enchaînement des scènes, le tissu des incidents et la préparation du dénoùment.

L'on peut mettre au rang des comédies populaires les Plai- deurs de Racine, et les Fourberies de Scapin, le Médecin malgré lui, Pourccaugnac de Molière.

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ARTICLE QUATRIÈME.

L'Opéra.

VOpéni est un drame lyrique, hi musique remplace le dia- logue, où les personnages expriment par le chant ce que dans le drame ordinaire ils expriment par le discours.

Le but de l'opéra est de divertir. Il y a deux genres d'opéra : le genre sérieux, appelé aussi le grand opéra, et le genre badin ou Vopéra comique.

L'ojjérasc'rt'e^a; ressemble pour le sujet au poème épique; il n'en diffère que par la l'orme. Il se divise en opéra merveilleux; et en opéra héroïque. Dans le premier, les personnages sont des dieux ou du moins des êtres tirés de la mythologie. Le second ressemble pour le sujet et le nombre des actes à la tragédie, mais il en diffère par plus de simplicité dans le plan, par un dialogue destiné au chant, par un dénoûment heureux, enlîn, en ce que les actes renferment souvent des actions entières et que le théâtre n'est jamais vide.

L'effet que doit produire l'opéra résulte particulièrement du concours de tous les arts qui y sont mis à contribution : archi- tectui-e dans la construction et la. disposition du théâtre, pein- ture dans les décorations, éclat dans les costumes dés person- nages, musique, danse, chant et poésie.

Les sujets empruntés à la mythologie sont plus favorables au poète, à cause de la magnificence et de la variété dont ils sont susceptibles ; mais ils sont moins intéressants que ceux que l'on puise dans l'histoire. Ceux que fournit l'âge de la chevalerie sont moins vraisemblables, mais se prêtent mieux au merveil- leux.

L'opéra, dans la forme qu'il a aujourd'hui, était ignoré des anciens ; ils n'avaient rien qui en approchât, si ce n'est leurs chœurs et le ton chantant qu'ils mettaient dans le récit. Ce fut vers la fm du 15c siècle que naquit en Italie ce genre de drame, et nulle part ailleurs il n'a été cultivé avec autant de succès. Les écrivains italiens qui ont excellé en cette partie sont sur- tout : Apostolo Zt'HO (1009-1750) et Métastase.

En France, Perrin (1080) fut le créateur de l'opéra; la Motte, La Fontaine s'y exercèrent avec quelque succès, et Quinault

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(1634-1688) y réussit le mieux. On peut en effet regarder Qui- nault comme le véritable créateur de l'opéra ; il n'a été sur- passé en ce genre par aucun poète.

L'opéra comique, qu'on appelle aussi opêrellc ou opéra bouffon, puise son sujet ou dans le monde imaginaire, ou dans le monde réel, mais toujours dans la vie bourgeoise; il ne diffère de la comédie que par la forme. On pourrait appeler l'opéra comique la comédie en musique ou la comédie lyrique, comme on appelle- rait fort bien le grand opéra la tragédie en musique ou la tragé- die lyriqne.

Il y a deux espèces d'opéra comique : l'opéra comique en vaudevilles et l'opéra comique à ariettes. Le premier est une comédie presque toute en chansons sur des airs connus, la prose n'y sert que de liaison et de transition ; le second est mêlé de chants adaptés à des paroles qui expriment quelque sentiment.

C'est encore en Italie que l'opéra comique a pris naissance : le poète qui y a le mieux réussi est Goldoni. Cependant la mu- sique de ses opéras comiques vaut mieux que la poésie.

Les Français ont mis plus de soin que les Italiens à rendre le sujet de leurs opéras comiques intéressant, élégant et gracieux. Ceux d'entre eux qui ont été les plus heureux à composer des opérettes sont : Favart {illOAldS), Vadé (;[120-ilb0), Anseaumc (1729-1784), Sedaine ('1719-] 797) et Uarmontel.

* L'opéra moderne a été entièrement absorbé par la musique. Le poème et le poète y sont complètement négligés. A peine sont-ils nommés pour la forme. Leur œuvre n'est connue que par le nom de l'auteur de la musique, c'est : la Dame blanche de Boiëldieu, le C/ul/ci d'Adam, les Hugcnots de Meyerbeer, la Muette de Portici d'Auber, et Ton ignore que c'est Scribe qui est l'au- teur de tous ces poèmes. Dans un bon opéra la poésie devrait entrer pour une large part; de nos jours, l'opéra est devenu une vaste machine compliquée, pleine de fantasmagorie, de contraste, d'illusions, une chose essentiellement factice, et, comme spectacle, offrant le tableau le plus bizarre de grandeur et de puérilité, de beautés sublimes et de contre-sens.

* Le concours de tous les beaux arts dans cet ensemble prodi- gieux qui se déroule aujourd'hui sur le théâtre lyrique fait con- cevoir aisément combien ces spectacles sont dangereux pour la

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jeunesse en exallant l'imagination et en provocant les passions; les plus violentes, quand même le texte du poème n'olïrirait rien de blessant pour les mœurs (1).

* Une foule d'écrivains ont travaillé pour le théâtre de nos jours. Nous ne dirons (ju'un mot du plus célèbre d'entre eux. Le vaudevilliste Scvibe (Anguste-Eugène), de l'académie, en 1791, débuta sur le théâtre du vaudeville par une suite non interrompue d'échecs (1811-1815). Jamais auteur dramatique n'eut en si peu de temps autant de pièces tuées sous lui, (comme on a dit); mais on ne vit jamais pareille opiniâtreté à rentrer dans la lice. La restauration fut pour Scribe un long triomphe de quinze années. Au Gymnase seul il donna 150 pièces. Aussi, pour fournir à une pareille consommation. Scribe avait établi un véritable atelier, une foule de collaborateurs appor- taient chacun sa part de travail, l'un l'idée, l'autre le plan, un troisième un dialogue ou un couplet. Scribe surveillait tout, diri- geait tout, relisait, retouchait, refondait, puis, signait en mettant le nom du principal collaborateur à côté du sien, Un autre genre dans lequel Scribe n'a pas de rival, c'est le drame lyrique ou le libretto d'opéra. C'est lui qui a écrit la Dame blanche (1825), /ail/«c»c(1828), Robert le Z)mf*?e (1831), la Juive (1835), le Pro- jiliète (1849), etc., etc.

' Il a, en outre, composé quelques romans. Le mérite litté- raire des œuvres de Scribe est diversement apprécié. On trouve qu'elles se ressentent de la rapidité du travail. On doit recon- naître néanmoins chez lui, dans l'art de nouer et de dénouer l'intrigue, une facilité naturelle sans exemple. Ses pièces dé- passent le chiiïre de 350. Presque toutes sont dangereuses pour de jeunes lecteurs, si ce n'est, peut-être, le Solliciteur ou l'art (l'obtenir des places, une des pièces les plus spirituelles de l'au- teur, et. que Schégel préférait au Misanthrope, et encore la Secrétaire et le cuisinier, l'Intérieur d'un bureau ou la Chanson.

(1) * Citons quelques opéras avec le nom du poète et de rauteur de la musique. Ossian de Doscliainps (ISOJ), musique de Lesueicr ; Joseph en Egypte, beau et senlimenlal opéra biblique (1S07) d'Alex. Dia-al, musique de MéhuI; la Veslale de Jouy par Spontini (1807); la Reine de Chi/pre de Saint- Georges par Halévy (1839); Lucie de Lammermoor, la Favorite, Don Pasquale, Jérusalem, elc, de Alph. Royer et Gust. Vaez, musique lie différents auteurs; Don Quichot'e, les Xoces de Jeannette, Faust de Jules Barbier et Michel Carré; le Carnaval de Venise de Thorn. Sauvage, nmsique d'Anibroise Tliorna^ : VEden de Méry, musique de Félicien David.

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L'Angleterre n'a pas été féconde en poètes de ce genre. Ceux qui méritent d'être cités sont Gay, Fielding et Shévidan.

En Allemagne, on a cultivé dans les dernières années l'opéra comique beaucoup plus que le grand opéra. Les meilleurs poètes en ce genre sont : TT'etsse (1726-1805), //ii/er (1699-1 7G9), Gœthe, Jacobi {nm-iSli), Gotter (1746-1797), Michaclis, Kotzebue et Kind, en 1768.

Un genre d'opéra comique particulier, c'est \'IiHerme::o ou Vlntermvde des Italiens. Il consiste en une action fort simple, à laquelle deux personnes seulement prennent part, en deux actes représentés isolément, ou entre le l'" et 2e, et entre le S-^ et le 4'3 acte du grand opéra.

Une autre espèce encore d'opéra comique, ce sont les mono- drames et les duodrames. Ce genre est sérieux et passionné, en un seul acte, quelquefois entièrement en prose, entremêlé par- fois de musique.

* Nous ne parlerons pas des pièces dramatiques en prose. La poésie n'y est pour rien, l'art théâtral pour peu de chose, et l'immoralité pour beaucoup trop. Mais un genre de drame qui tend h se répandre et à prendre des proportions sérieuses ce sont les pièces qu'on jouait jadis exclusivement dans les collèges, et qui de nos jours se produisent sur la scène des cercles catholiques. Sans rôle de femmes et sans intrigue amoureuse elles forment un genre h part, dans lequel plusieurs auteurs anonymes ont déjà réussi. Un danger à craindre c'est de viser trop à faire salle comble au profit de l'œuvre charitable qui réunit l'auditoire, et de sacrifier fart au mauvais goût rognant.

CHAPITRE VIL

De la poésie des Livres saints.

Les critiques les plus distingués de tous les temps ont été tellement frappés des beautés qui brillent à chaque page des divines Ecritures, qu'ils n'ont pas hésité d'attribuer à la poésie des Hébreux la supériorité sur les productions littéraires de toutes les époques. Ils ont remarqué dans les Livres saints un mérite et un génie littéraires qu'on chercherait en vain dans les

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chefs-d'œuvres de la Grèce et de Rome. C'est pourquoi nous allons présenter quelques réflexions sur la poésie sacrée.

En parcourant les monuments immortels de cette littérature des Hébreux, antérieure de plusieurs siècles à toute littérature profane, on s'aperçoit d'abord que leur poésie était métrique, quoiqu'on ignore la nature de ce mètre. Toujours est-il que leur poésie est un langage harmonieux, cadencé et assujetti à quelque mesure. Les phrases nombreuses et les mots arrangés symétriquement, les termes tantôt contractés, tantôt prolongés par l'addition de quelques lettres ne permettent pas d'en dou- ter (1). Mais la mesure réelle de leur poésie, son rhythme, sa prosodie, nous sont entièrement inconnus.

Chaque période est divisée ordinairement en deux , quelque- fois en un plus grand nombre de parties, presque toujours égales, et qui chacune forme un vers entier. Le second membre, construit à peu près de la même manière et avec le même nombre de mots que le premier, renferme ou le développement ou le contraste du sentiment , de la pensée qu'exprime le premier membre.

Cette symétrie n'étonnera pas, si l'on réfléchit que la plupart de ces poésies étaient destinées à être chantées alternalivemenl par deux chœurs, dans les fêtes solennelles, et accompagnées d'instruments de musique. Elle se rencontre même dans les poèmes qui n'étaient pas destinés au chant, tels que le livre de Job, les Prophcles en partie, YEcclésiaste et les Proverbes.

Ce qui caractérise les poèmes sacrés, c'est la grandeur, la noblesse, la sublimité des pensées, la force des sentiments, l'éclat des images, la beauté des figures ; c'est un style simple, mais énergique, concis et hardi. Les phrases sont généralement courtes. L'on y rencontre rarement des détails ou des mots superflus. De cette concision, naît ce ton sublime dont le lecteur est frappé presque à chaque page.

Les métaphores, les allégories, les paraboles, les compa- raisons et les personnifications sont extrêmement fréquentes dans les poèmes des Hébreux. Et, comme elles sont presque toujours tirées de la nature du pays, des scènes réelles de la vie, des cérémonies religieuses, des événements de l'histoire

(I) Voyez Loictli, Leçons sur la x>oésie sacrée des Hébreux. 1. 1, l" partie, leçon 3'". - Mgr Plantier, Éludes UUéraires sur les 2:>oétes bibliques, 1. 1, ch. V. ^

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sainle, des arts et des occupations ordinaires du peuple, telles que l'agriculture, le soin des troupeaux, etc., elles impriment à ces productions poétiques un caractère d'originalité et de nationalité qui leur donne une dignité particulière.

Si donc on veut bien comprendre toute la beauté des Livres saints, il faut avoir une exacte connaissance des objets auxquels les figures poétiques sont empruntées ; comme on doit connaître les mœurs et les usages des Grecs et des Romains, pour lire avec fruit et avec intérêt leurs productions poétiques.

C'est ainsi que, quand l'écrivain sacré veut peindre les mal- heurs et la désolation du peuple, il fait fréquemment allusion h un sol brûlant et altéré, parce que la Palestine recevait rare- ment les bienfaits de la pluie, et qu'elle avait souvent à souffrir lies vents brûlants du midi et de l'ardeur de l'été (Ézéch. XIX, 10-14; Joël, I, 16-20). Veut-il au contraire peindre la félicité de la nation succédant soudainement à ses malheurs, il tire ses comparaisons d'une eau bienfaisante qui, tout à coup, vient rafraîchir l'atmosphère, ou d'une source qui jaillit dans le désert (Isaïe, XXXV, 6-7. XLI, 17-20). Vous l'entendez fréquemment parler de torrents qui se précipitent, d'orages qui éclatent, d'abîmes qui s'entr'ouvrent ; eh bien ! vous n'y verrez rien que de naturel, si vous réfléchissez que la Judée, hérissée de mon- tagnes, est exposée à des inondations soudaines et rapides. Quelles belles et touchantes figures n'ont pas fournies aux poètes sacrés, le Liban, image de la grandeur et de la force, avec ses cèdres menaçants (Ps. XXVI, 35; Gant. IV, 15 ; V, 15; Js. II, 13; X, 34; XIV, 8 ; XXXV, 2; XXXVII, 24; LX, 13; Jérémie, XXII, 6-24; Zach. XI, 1-2); le Garmel, figure de la beauté et de la grâce, avec ses vignes et ses palmiers (Gant., VII, 5; Js., X, 18 j XXIV, 2; XXXIII, 9; Jérémie, IV, 26; Mich., VII, 14); le Jour- dain inondant à temps réglés ses rives altérées (Zach., XI, 3; Jérémie, XII, 5; XLIX, 19); le mont de Sina si fameux dans l'histoire des Juifs (Ps LXVII, 9) ; la montagne de Sion, Dieu manifestait sa gloire (David, Isaïe et Jérémie) ; le séjour des Israélites dans le désert sous des tentes mobiles (Js., XXIV, 20); la vie nomade et pastorale des patriarches, le pressoir, l'aire à battre le blé, le chaume, etc. (Js., XVII, 13; Joël, III, 13 ; Mich., IV, 13) ; les rites religieux, les vêtements des prêtres (Ps. CXXXII), et enfin les événements historiques (Js., XXXIV, 8-9; Ps. X, 7).

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Mais celle des figures poétiques qui donne au slyle des livres saints cet accent hardi et sublime, qui le caractôrise, c'est la, personnification. Toute la nature s'anime sous le pinceau des écrivains sacrés. Tantôt ce sont les montagnes qui, à l'as- pect de Dieu, tremblent et s'enfuient (Ps, XVII, 8 ; XLV, 4 ; XGVI, 5; CXIII, 46 ; Is., V, 25); tantôt les eaux qui, à l'appari- tion du Dieu des armées, sont saisies d'efTroi (Ps. LXXVI, 16); tantôt c'est la peste et la mort marchant devant le Seigneur irrité (Ilabac, III, 5); tantôt ce sont les abîmes qui gémissent, et crient, et portent les mains en haut (Habac, III, 10); tantôt c'est la mer, le sépulcre et la mort qui élèvent la voix et qui disent qu'ils ne possèdent pas la sagesse (Job. XXVIII, 14, 22). Le 14e chap. dTsaïe, le prophète annonce la chute du roi de Babylone, renferme des prosopopées si frappantes que nous croyons devoir le transcrire ici :

Comment a disparu tout à coup ce maîfre impitoyable? qui a mis fin au tribut qu'il exigeait de nous ?

Le Seigneur a brisé la verge des impies, le sceptre des domi- nateurs ;

Celui qui frappait les peuples dune plaie incurable, celui qui commandait aux nations dans sa colère et les persécutait sans relâche.

Toute la terre s'est reposée en silence ; elle s'est réjouie, elle a jeté des cris d'allégresse.

Les sapins et les cèdres du Liban ont vu avec joie ta ruine. Tu dors, ont-ils dit, qui maintenant s'élèvera contre nous?

A ton approche, le séjour de la mort a été troublé jusqu'au fond de ses abîmes ; au-devant de toi se sont élancés les prince§ qui l'habitent : les maîtres de la terre, les rois des nations sont descendus de leurs trônes.

Tous ont élevé leur voix, et ont dit : Eh quoi! tu as été blessé comme l'un de nous ; tu es devenu semblable à nous !

Ta gloire est tombée dans l'abîme, ton cadavre est étendu sur la terre ; les insectes te dévorent, les vers forment ton vêtement.

Gomment es-tu tombé du ciel, astre brillant, fils de l'aurore? Comment es-tu renversé sur la terre, toi qui frappais les nations?

Tu disais dans ton cœur : Je monterai par-dessus les cieux,

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j'établirai mon trône au-dessus des astres, je me reposerai près de l'Aquilon, sur la montagne du testament.

Je m'élèverai au-dessus des nues, je serai semblable au Très- Haut.

Mais tu seras jeté dans l'enfer, au plus profond de l'abîme.

Ceux qui te verront se pencheront vers toi, te regarderont de près, et diront : Est-ce cet homme qui a troublé la terre, qui a ébranlé les royaumes,

Qui a fait de Tunivers une solitude, qui a renversé les villes, et qui n'a cessé d'appesantir ses fers sur ses captifs?

Les rois des nations sont morts dans la gloire : tous ont leur tombeau.

Pour toi, jeté hors du sépulcre, comme une racine souillée, comme des lambeaux couverts de sang, confondu avec des sol- dats tombés sous le glaive, précipité sans honneur dans la fosse, comme un cadavre hideux, tu n'auras pas de tombe....

(( Le style poétique des livres de l'Ancien Testament, dit Blair, est plus chaud, plus hardi, plus animé, que celui d'aucun autre ouvrage de poésie que nous connaissions. Il est fort éloi- gné de celte expression régulière et correcte à laquelle la poé- sie moderne a habitué nos oreilles : c'est l'élan de l'inspiration; les scènes n'y sont pas décrites d'une manière calme : elles sont représentées et mises sous nos yeux ; les personnes et les choses y sont interpellées, comme si elles étaient présentes ; les transitions sont souvent brusques, les liaisons insensibles ; souvent les personnages changent; quelquefois les figures sont entassées et jetées avec profusion ; une sublimité hardie est le caractère de ce style, et non une élégance correcte. On y voit i'àme de l'écrivain élevée au-dessus d'elle-même, qui veut donner l'essor aux idées dont elle est renjplie, et qui ne peut trouver des expressions proportionnées à leur hauteur. »

Les poètes sacrés les plus éminents sont : l'auteur du Uvve de Job, David et trois des quatre grands Prophètes : haïe, Jérc- mie et Ezéchiel.

Le livre de Joh est généralement regardé comme le plus ancien monument de la poésie sacrée. L'auteur en est inconnu. Ce livre est supérieur à tous les autres poèmes sacrés, excepté ceux d'Isaïe et de David. Il se fait remarquer par des descrip- tions hardies et sublimes, par une imagination animée, brù-

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lantc, par de fréquentes el de frappantes métaphores. L'auteur y décrit moins les objets qu'il ne les rend visibles. C'est une production qui diffère tout à fait des autres poésies sacrées. Les images, les métaphores, les comparaisons, tout y paraît sous une forme particulière et originale. On n'y rencontre pas d'allusions aux moeurs, aux occupations, aux rites religieux des Juifs, au Liban, au Carmel et au Jourdain ; c'est que la scène est placée dans l'Idumée, contrée de l'Arabie.

* Job paraît avoir vécu avant Moïse, vers le XVIIIc siècle avant J.-C. Voir p. 137.

David. Ses poésies sont du genre lyrique, dont il a fort varié les sentiments. Tantôt il est doux, agréable, tendre et onctueux, et c'est son genre ordinaire; tantôt il est grand, mais d'une grandeur tempérée; plus rarement il s'élève au sublime, en quoi il est inférieur ft Joh dans le genre descriptif. David réussit le mieux quand il dépeint la bonté, la miséricorde de Dieu et son amour pour les hommes, quand il décrit le bonheur du juste ou qu'il adresse à Dieu des prières ferventes. Voir p. -130.

* David, roi et prophète, fils d'Isaï ou Jessé, à Bethléem vers 1071 av. J.-C, conduisait les troupeaux de son père, lor- qu'il fut désigné par Samuel, à l'âge de 15 ans, pour succéder à Saul. Après la mort de ce dei'nier, qui périt à Gelboé, il se fit reconnaître roi à Ilébron (1040). Le trône lui fut disputé par Isboseth, et il ne régna seul qu'au bout de 7 ans, après la mort de ce prince. David fit de grandes conquêtes, enleva aux Jébu- séens Jérusalem, dont il fit sa capitale, et vainquit les rois de Syrie et de Mésopotamie. Il mourut en l'an 1001 av. J.-C. lais- sant le trône à Salomon, le plus jeune de ses fils. On a 150 Ps. sous le nom de David. Voir p. 136.

Tsaîe. Il est le plus sublime de tous les poètes sacrés et pro- fanes. La majesté est le caractère dominant de ses pensées. Les sujets qu'il traite sont généralement très-pompeux. Ses pensées, ses images, ses métaphores, ses expressions, tout porte l'empreinte d'un brûlant enthousiasme.

* Isaïe, fils d'Amos et neveu d'Amasias, roi de Juda, fut le premier des quatre grands prophètes. Il annonça à Ezéchias, de la part de Dieu, d'abord qu'il allait mourir, ensuite que sa vie serait prolongée de 15 ans. Pour confirmer cette promesse, il fil reculer l'ombre du soleil de dix degrés sur le cadrar^

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d'Achas. Isaïe fut mis à mort et scié en deux sous le règne de l'impie Manassé, fils d'Ezécliias, vers l'an G94 avant J.-C. Il avait alors 130 ans.

* Jérémie. Il est surtout connu par ses Tlireni ou Lamentations. Rien de plus touchant que ces élégies dans lesquelles le pro- phète dépeint et déplore les malheurs de Jérusalem dépeuplée et ruinée par Nabuchodonosor. Elles forment un petit poème en cinq chants dont les quatre premiers sont en vers acros- tiches et abécédaires (forme poétique assez commune aux auteurs sacrés) : chaque verset ou strophe commence par une des lettres de l'alphabet hébreu, rangées selon l'ordre qu'elles y gardent; même dans le troisième chant, il y a pour chaque lettre de l'alphabet trois versets de suite, dont le premier mot commence par cette lettre. Le nom hébreu de ces 22 lettres a été conservé dans les traductions pour désigner le commence- ment de chaque strophe. Le cinquième chant est une prière par laquelle le prophète implore les miséricordes du Seigneur.

* Jérémie, fils du prêtre Heldias, natif d'Anathot, près de Jérusalem, commença à prophétiser sous le règne de Josias, l'an 629 av. J.-G. Les Juifs irrités le jetèrent dans une fosse pleine de boue, d'où un ministre du roi Sédécias le fit retirer. L'Ecriture ne nous parle pas de sa mort, mais on croit qu'il fut lapidé h Taphné, l'an 590 av. J.-G. Les prophéties de Jérémie contiennent 51 chapitres. Ce prophète, dit S. Jérôme, est simple dans ses expressions, sublime dans ses pensées; mais cette simplicité offre souvent des termes forts et énergiques. Il y a, dans ses écrits, quelques visions symboliques faciles à expliquer.

* Extraits des Lamentations de Jércmie, sur la ruine de Jérusalem.

Comment ! Cette ville naguère si peuplée, la voilà assise soli- taire et déserte ! La maîtresse des nations est comme une veuve désolée; celle qui commandait en reine à tant de pro- vinces est réduite à payer le tribut ! Elle pleure toute la nuit, et ses joues sont couvertes de larmes... Ses portes ont été arrachées, le Seigneur en a brisé les gonds ; il a livré ses princes et son roi entre les mains des gentils... Les rues de Sion pleurent leur solitude, parce qu'il n'y a plus personne qui vienne à la solennité de ses fêtes : toutes ses portes sont

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détruites, ses prêtres ne font que gt'Mnir, ses jeunes filles sont défigurées, et elle-même est plongée dans l'amertume... Ses vieillards sont assis sur ses ruines et gardent un morne silence, ils ont mis de la cendre sur leur tète, ils ont pris des cilices, et les filles de Jérusalem se sont courbées vers la terre dans la douleur qui les accable... Ses ennemis sont devenus ses maîtres et se sont enrichis de ses dépouilles; ses petits enfants ont clé faits esclaves, et ses persécuteurs les ont chassés cruellement devant eux comme un misérable troupeau... Don- nez-nous à boire, donnez-nous à manger, disaient à leurs mères ces innocentes victimes, lorsqu'elles tombaient de faiblesse dans les rues, et qu'elles expiraient entre les bras de celles qui leur avaient donné le jour... La fille de Sion a perdu toute sa beauté, ses princes ont été dispersés comme des béliers qui ne trouvent point de pâturage... Comment l'or s'est-il obscurci? Comment sa couleur éclatante s'est-elle ternie? Gomment les pierres du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes les rues? Comment les enfants de Sion, qui étaient si brillants et couverts de l'or le plus fin, ont-ils été traités comme des vases de terre, l'ouvrage du potier? Les bêtes farouches ont allaité leurs petits, mais la fille de mon peuple est aussi cruelle que l'autruche du désert. La langue des petits enfants s'est attachée à leur palais dans rexlrême soif qu'ils ont soufferte : les enfants un peu plus grands ont demandé du pain, et il n'y avait personne pour leur en donner. Ceux qui se nourrissaient des viandes les plus délicates sont morts de faim dans les rues; ceux qui prenaient leurs repas sur des lits de pourpre se sont vus réduits à être couchés sur le fumier... Voyez, Seigneur, et considérez l'avilissement je suis. 0 vous tous qui passez par ce chemin, considérez et voyez s'il est douleur pareille à la mienne : mon ennemi m'a dépouillée comme une vigne que l'on vendange, ainsi que le Seigneur m'en avait menacée dans sa colère. Du haut des cieux, il a envoyé le feu dans mes os et il m'a châtiée; il a tendu un filet à mes pieds et m'a fait tomber en arrière... Le joug de mes iniquités m'a accablée soudain, le Seigneur les a roulées dans sa main et les a imposées sur mon cou comme une chaîne...

* Ezéchiel. Ses prophéties sont fort obscures, surtout au commencement et à la fin. Elles sont au nombre de 22. L'auteur

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est appelé avec raison le sombre Ezcchiel. Son style est d'une énergie extrême, et, par même, il approche parfois du lan- gage grossier, comme dit S. Jérôme. 11 est rempli de sentences, de comparaisons, de visions énigmatiques. Pour dépeindre l'idolâtrie de Jérusalem et de Samarie, il s'est servi d'images et d'expressions que nos mœurs ne supportent pas. Mais il ne faut pas juger des mœurs anciennes par les nôtres. Chez un peuple dont les mœurs sont simples et pures le langage est moins châtié que chez les autres. Les expressions qui, dans les langues modernes, paraissent répréhensibles, ne le sont pas dans les langues anciennes ; c'est l'imagination, comme dit le président de Brosses, qui a corrompu les langues. Les Juifs, dans la suite, ne permirent plus de lire les prophéties d'Ezéchiei avant l'âge de 30 ans. Inutile de dire qu'elles ne peuvent pas être mises en entier sous les yeux des jeunes lecteurs.

* Ezéchiel, fils du sacrificateur Buzi, fut amené captif à Baby- lone, avec Jéchonias. Il commença à prophétiser l'an 595 av. J.-C. Il fut transporté en esprit dans le temple de Jérusalem, oii Dieu lui montra les abominations qui s'y commettaient. Il eut ensuite plusieurs visions miraculeuses sur le rétablissement du peuple juif et du temple, sur le règne du Messie et la voca- tion des gentils. Il continua de prophétiser pendant 20 ans ; il fut tué, à ce que l'on croit, par un prince de sa nation, à qui il avait reproché son idolâtrie. Dieu lui ordonna plusieurs actions symboliques, qui ont fourni aux incrédules des plaisanteries bien déplacées. 11 suffit de remarquer que la plupart de ces choses ne se passèrent qu'en vision, et que ce langage typique était alors usité dans la plus grande partie de l'Asie. Il y a eu un juif, poète grec, du nom d'Ezéchiel qui florissait vers la lin du 1er siècle après J.-C. On a de lui quelques fragments d'une tragédie sur la sortie des Hébreux hors de l'Egypte, Moïse (Voir p. i40).

* Extrait des prophéties d'E-échicl.

En ce jour-là je fus touché de la main du Seigneur, et, m'ayant ravi en esprit, il me transporta dans un champ plein d'ossements, et me fit tourner aulour d'eux. Ils étaient tous desséchés et étendus en grand nombre sur la terre, et le Sei- gneur me dit : Fils de l'homme, penses-tu que ces ossements puissent revivre? Je lui répondis : Seigneur, mon Dieu, vous le

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savez. Et il me dit : Prophétise et dis à ces ossements : Osse- ments desséchés, écoutez la parole du Seigneur : Je vais vous ranimer et vous vivrez. Je vous donnerai des nerfs, je vous couvrirai de peau, je vous ranimerai et vous vivrez, et vous connaîtrez que je suis le Seigneur. Je prophétisai donc, selon Tordre que le Seigneur m'en avait donné; et pendant que je prophétisais, il s'éleva un grand bruit et il se fit un grand mou- vement; alors ces os se réunirent et se placèrent dans leurs emboîtures. Tout h coup je les vis revêtus de nerfs et de chairs et couverts de peau ; mais ils n'étaient pas encore animés. Et le Seigneur me dit : Prophétise, fils île l'homme, prophétise et dis à l'esprit : Voici ce ([ue dit le Seigneur Dieu : Esprit, viens des quatre parties du monde, soufile sur ces morts pour les rendre à la vie. Je prophétisai donc, suivant l'ordre que j'en avais reçu ; et au mémo temps, l'esprit entra dans ces os, les- quels furent ranimés, et se levèrent sur leurs pieds comme une grande armée. Alors le Seigneur me dit : Fils do l'homme, tous ces os représentent les enfants d'Israël (1).

* Le grand Bossuet, l'aigle de Meaux, avait une prédilection particulière pour les grands écrivains dont nous venons de parler, et, dans ses vieux jours, l'auteur des Elévations sur les mystères, s'est exercé à en faire passer les sublimes beautés dans la langue française, en mettant en vers plus de 40 mor- ceaux choisis des psaumes, des prophètes et des évangiles (de l'an 1700 à 1704, l'année de sa mort) (2). Mais, com.me Canova le peintre n'atteignit point Canova le sculpteur, Bossuet le poète n'égale pas Bossuet le prosateur. Qu'on tienne compte de son âge et du but qu'il s'était proposé en resserrant son génie dans les entraves du vers. « Je ne fais des vers, dit-il, que par hasard, pour m'amuser saintement d'un sujet pieux, par un certain mouvement dont je ne suis pas le maître. Je veux bien que vous les voyiez, vous et ceux qui peuvent en être touchés. A tout hasard, voilà V hymne. Vous aurez bientôt les mystères. ■<> (Lettre à Madame Cornuau). C'était donc pour l'édification de ses filles spirituelles, et nullement pour le public qu'il écrivait ses poésies. « J'ai des raisons, dit-il ailleurs, pour ne vouloir

1) Les plus beaux passages de rEcriture sainte oui été réunis par de Lamariinf dans son dithyrambe, la Poésie sacrée.

2) * Voir les Œuvres complètes de Bossuet publiées par Lafho.l. (. XXAI.

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pas qa'on en donne des copies à qui que ce soit. » Voilà com- ment la pièce que nous publions ici est restée inédite jusqu'en 1849, époque à laquelle le savant cardinal Dom Pitra en décou- vrit le manuscrit à la bibliothèque de La Flèche. On reconnaîtra qu'il n'est pas déplacé à la suite des prophètes (1).

* Cantique de Bossuet.

Tibi silentium laus. Ps. LXV ; selon l'hébreu : Le silence a-t votre louange.

Eternel, je me tais, en ta sainte" présence,

Je n'ose respirer ; et mon âme en silence

Admire la hauteur de ton nom glorieux.

Que dirai-je? Abymé dans cette mer profonde,

Pendant qu'à l'infini ta clarté nous inonde,

Pourons-nous seulement ouvrir nos faibles yeux ''

Si je veux commencer à chanter tes louanges, Et que déjà meslé parmi les choeurs des anges. Je médite en moy-même un cantique charmant, Dès que pour l'entonner ma langue se dénoue, Je cesse au premier son, et mon cœur désavoue De ma tremblante voix l'indigne bégaîment.

Plus je pousse vers toy ma sublime pensée,

Plus de ta majesté je la sens surpassée,

Se confondre elle-même, et tomber sans retour.

Je l'approche en tremblant, lumière inaccessible ;

Et sans voir dans son fond l'estre incompréhensible,

Par un vol étonné, je m'agite à l'entour.

Cessez ; qu'espérez-vous de vos incertudes, Vains pensers, vains efforts, inutiles études? C'est assez qu'il ai dit : je suis celui qui suis. Il est tout, il n'est rien de tout ce que je pense. Avec ces mots profonds j'adore son essence. Et sans y raisonner, en croyant je poursuis.

Dieu puissant, trois fois saint, seul connu de toy-même, A qui je dis sans fin, dans mon ardeur extrême :

(1) * Il est intéressant de comparer les pensées de cette pièce avec celles du Chœur dea anges de Vondel (p. 115), cet autre aigle au vol hardi. Quant aux preuves de Tautheii- ticité de ces vers, qu'on consulte le Correspondant , t, X.XIV, p. 498.

iSÎ)

Je suis à loi, Seigneur, et mon cœur est rendu ; (Mais quoi? puis-je l'aimer autant qu'il est aimable?) Répands dans mon esprit ton esprit ineffable, Et reçois dans ta paix mon amour éperdu.

Descends, divin esprit, pure et céleste fiàme, Puissant mOtleur des cœurs qu'en secret je réclame ; Et toy qui le produis dans l'éternel séjour. Accorde sa présence à mon âme impuissante. Fais-en, car tu le peux, une fidèle amante, Et pour te bien aimer donne lui ton amour.

En terminant, nous exprimerons l'espoir de voir réaliser le désir si légitime que témoigne Mgr Plantier, évoque de Nimes, dans ses Etudes ïittcraires sur les poètes bibliques, de faire entrer un jour les productions de ces beaux génies dans le domaine de l'enseignement public pour devenir l'objet de l'admiration des amis des belles-lettres. Nous recommanderons avant tout aux élèves du sanctuaire l'étude de ces beaux modèles, et nous leur dirons avec l'illustre écrivain : « S'il est une poésie qui doive être familière au lévite chrétien, c'est incontestablement celle de nos livres sacrés. On passerait, à la rigueur, au prêtre de ne pouvoir raisonner sur le génie et les ouvrages de Simonide ou de Pindare ; la connaissance de ces auteurs n'entre ni dans les dépendances de son ministère, ni dans les bienséances de son auguste état. Mais qu'il fût étranger au mérite littéraire d'Ezé- chiel ou de Jérémie, c'est ce qu'on ne saurait lui permettre. Je ne sais quel instinct de délicatesse et de foi nous dit que, dépo- sitaire par vocation de nos livres sacrés, il doit être par son savoir le confident de toutes leurs richesses, même artistiques; et cet instinct est si général et si vrai, qu'un prèlre qui refuse- rait de s'en faire une loi, qu'un prêtre, qui, par une gravité fausse, ferait le méprisant pour la littérature de nos livres saints, se verrait condamné par la raison, qui lui reprocherait de se montrer ainsi dédaigneux h cueillir des fleurs que l'Es- prit-Saint lui-même ne s'est pas montré dédaigneux à répandre; condamné par les exemples et l'autorité des plus illustres doc- teurs chrétiens, qui, tous, par l'effet d'une môme vénération pour l'Ecriture, ont mêlé, dans son étude, une pieuse curiosité de goût aux respectueuses recherches de la science, et passé

48(»

de la discussion de son texte h l'analyse de ses beautés ; con- damné enfin par la malignité même du siècle et des impies, qui ne manquent jamais de sourire méchamment quand ils voient un prêtre moins initié que certains critiques du monde aux secrets littéraires de cette Bible qu'il devrait cependant mieux connaître, puisque c'est à lui qu'est remis le soin de la glorifier et de la défendre (1). »

CHAPITRE YIIl

Un mot sur le Romantisme.

La question du Romantisme n'a plus guère l'importance qu'on y attachait lorsque, il y a quarante ans, nous publiâmes la première édition de notre Essai. On était alors dans toute l'effervescence de la lutte. Depuis lors les faits ont marché, l'arbre a produit ses fruits, et la question est jugée. Résumons ce que nous disions autrefois.

le Son origine. Le christianisme étant venu enlever au pa- ganisme l'empire du monde, et opérer une révolution complète dans les idées, dans les croyances, dans les mœurs, la poésie aurait naturellement subir les mêmes changements, et re- vêtir un caractère chrétien. Néanmoins les poètes entraînés par les charmes poétiques de la Grèce et de Rome, reproduisirent presque toujours dans leurs œuvres, avec la forme antique, l'esprit des poètes païens. La société était chrétienne, et elle parlait un langage païen.

Lorsqu'on France Ch.ateaubriand donna le premier exemple et le premier modèle d'une littérature conforme aux idées, aux mœurs et aux croyances de la société chrétienne [Génie du Christianisme], cet exemple fut généralement applaudi et suivi.

Cette littérature chrétienne on la nomma iTÎomaHii(ifi<e par allu- sion à celle du moyen-âge écrite en langue romane.

2o Son caractère. Ce qui caractérise donc le romantisme, c'est l'exclusion des divinités mythologiques, c'est la substitu- tion des croyances chrétiennes à celles du paganisme, et, dans

'1 Études etc. t. I, eh 3.

487

ee sens, tout littérateur raisonnable consentira sans répugnance à être romantique. Le christianisme nous fournit d'amples dé- domagements de la perte des Bacchus, des Dryades, des Vénus, etc., si toutefois on peut les appeler pertes.

* Mais non content d'avoir substitué l'élément chrétien à l'élément païen dans la littérature, on a voulu, pour justifier la création d'une nouvelle école, trouver dans la poésie roman- tique un caractère i3articulier qui la distingue de la poésie classique.

On a dit que c'était la mclancoUe.

D'autres ont prétendu qu'il s'efforce de rendre, la pensée sans se préoccuper de l'expression ; qu'il s'attache ait /"ond beaucoup plus qu'à la forme.

D'autres ont affirmé que le romantisme est une poésie spiri- tualiste, terme vague, choisi pour rendre une idée obscure.

Quand même tout cela serait vrai, fallait-il pour cela créer une nouvelle école (1)?

Ses excès, Le romantisme ne resta pas longtemps ce qu'il était dans les idées de Chateaubriand. Le romantisme d'aujourd'hui est un être indéchiffrable, monstrueux; c'est un véritable lïberlinarje littéraire. Peindre la nature dans ce qu'elle a de hideux, de dégoûtant, comme dans ce qu'elle a de beau, de noble et de grand, d'après l'axiome tout ce qui est dans la na- ture est dans l'art., admettre toutes les idées, s'abandonner h toutes les impressions, sans choix ; mêler et confondre tout ; aimer tout ce qui est vague, sombre, mélancolique, fantastique, horrible et dégoûtant; outrer et fausser tout, idées et senti- ments, jusqu'à devenir extravagant, invraisemblable et mon- strueux ; d'après cet autre principe de V. Hugo, le beau c'est le laid ; faire la guerre à toutes les règles sans distinguer celles qui reposent sur la nature de celles qui ne sont qu'arbitraires (2);

(1) * Ces trois caractères du Romantisme ont existé depuis bien longtemps. Ainsi, quant à la mélancolie, déjà au 4' siècle, 5. Grégoire de Nazianze faisait retentir cette corde sur sa lyre, et, au 5' siècle, Synésius de Cyrène en faisait la note dominante de ses hymnes (voir p. 140 et p. 141). Et quant à la négligence do la forme, ce romantisme se rencontre chez les écrivains Romains do la décadence, 11 y a deux mille ans. Voyez le traité de Tacite intitulé Dialogue sur les causes de la corruption de l'éloquence et vous croirez lire l'histoire de la littérature coniemporaine.

(2) * Mettons le marteau dans les théories, les poétiques, les systèmes. Il n'y a ni règles ni modèles! (Préface de Cromwelli. Le romantisme c'est le libéralisme en littérature. (Préface de Lucrèce;.

488

abuser dans la pensée et dans les mots des eflels de l'antithèse et du contraste. En un mot, se permettre tout, ne respecter rien, tels sont, ce nous semble, les caractères du romantisme des derniers jours. Exemples.

Combat de Cédar (l'ange déclm) et du géant Asrafiel, qui se mordent.

l'CédarJ Comme un bélier jaloux qui, pour abattre un tronc, Incline obliquement les cornes de son front, Le souffle du lion grondant dans sa narine, D'un seul coup de sa tète enfonce sa poitrine. Asrafiel, à ce choc qui le fait chanceler. De ces côtes de fer sent les os vaciller : La force de son bras manque au coup qu'il assène ; Ses poumons écrasés font ronfler son haleine ; Mais, pressant de Cédar la nuque entre ses doigts. Ses deux coudes ouverts il l'écrase du poids. Et, comme un sanglier plonge sa dent d'ivoire. Dans son épaule nue enfonce sa mâchoire. Tel on voit, pour ouvrir ses cinq ongles mordants. Le dogue secouer le tigre avec ses dents. Cédar, sans étancher son sang pur qui ruisselle, Glisse son front rampant sous son immense aisselle, Et par ses flancs charnus à son tour Tétreignant, Emporte de sa côte un grand lambeau saignant. On dirait qu'insensible au vil sang qui les souille. Pour dévorer son cœur jusqu'aux côtes il fouille ; Sa dent, qui sur ses os heurte sans s'ébrécher. Enlève à chaque coup des lanières de chair; Un ruisseau de sang noir sur ses lèvres écume ; Chaque quartier de corps sous sa mâchoire fume. Sans ralentir sa rage il les secoue au vent. Elargit sa morsure et plonge plus avant. Et, découvrant le cœur sous la chair déchirée. Il y plonge en lion sa dent désespérée....

Cet exemple est tiré de la Chute d'un Ange, qu'on intitulerait avec plus de raison la Chute de Lamartine.

' Voici comment V. Hugo décrit ce qu'il appelle VEglise du dieu bestial, c'est-5-dire, du grand Pan.

489

J'errais. Que de charmantes choses! Il avait plu : j'étais crotté; Mais puisque j'ai vu tant de roses, Je dois dire la vérité.

J'arrivai tout près d'une église, De la ver<e église au bon dieu, (Pan) qui voyage sans valise Ecoute chanter l'oiseau bleu.

C'était l'église en fleurs, bâtie

Sans pierre, au fond du bois mouvant,

Par l'aubépine et par l'ortie,

Avec des feuilles et du vent.

Le porche était fait de deux branches. D'une broussaillc et d'un buisson ; La voussure tout en pervenclies Etait signée : Avril, maçon.

Une haute rose trimiôre Dressait sur le toit de chardons Ses cloches pleines de lumière carillonnaient les bourdons.

Seul, sous une pierre, un cloporte Songeait, comme Jean à Pathmos. Un lis s'ouvrait près de la porte, Et tenait les fonts baptismaux.

Au centre la mousse s'amasse. L'autel, un caillou, rayonnait, Lamé d'argent par la limace Et brodé d'or par le genêt.

Toute la nef d'aube baignée, Palpitait d'extase et d'émoi. Ami, me dit une araignée, La grande rosace est de moi.

Tout aimait, tout faisait la paire : L'arbre à la fleur disait : Nini; Le mouton disait : Notre père, Que votre sainfoin soit béni.

190

I

El l'on mariait dans l'église,

Sous le myrte et le haricot,

Un oeillet nommé Gydelise

Avec un chou nommé Jacquet. j

Au lutrin chantaient, couple allègre, Pour des auditeurs point ingrats. Le cricri, ce poète maigre, Et l'ortolan, ce chantre gras.

Mon pas troubla l'église fée, Je m'aperçus qu'on m'écoutait. L'églantine dit : C'est Orphée... etc. (1).

Voici ce que le poète nous apprend du cheval

'" Pégase.

C'était le grand cheval de gloire.

de la mer comme Astarté,

A qui l'aurore donne à boire

Dans les urnes de la clarté...

Les constellations en flamme

B'risonnaient à son cri vivant.

Comme dans la main d'une femme

Une lampe se courbe au vent...

Moi (V. Hugo) sans quitter la plate longe.

Sans le lâcher, je lui montrais

Le pré charmant couleur de songe

le vers rit sous l'antre frais.

... Je lui montrais le pâturage

Que nous appelons paradis...

Monstre, à présent, reprends ton vol.

Approche, que je te déboucle.

Je te lâche, ôte ton licol.

Redeviens ton maître, va-t-en !

(1; ' Que d'enfantillages! que de puérilités, d'absurdités et de galimatias! Et cepeudaut, jilùt il Dieu qu'il n'y eût que cela dans les œuvres de ce chef des romantiques : mais que de blasphèmes, d'infamies, d'imiiiétés et d'obscénités ! Remarquons en passant que, dans ce même ouvrage dont nous venons de citer un morceau, l'auteur parle des fautes d'orthographe de Dieu d'écheniUer Dieu de laver des torchons radieux des rires étincelants dans les ombres de la respiration qui est douce comme une mouche dans l'azur de casser le vent, etc.

i91

Gabre-toi, piaffe, redéploie

Tes l'arouches ailes, Titan,

Avec la fureur de la joie...

Et de tes quatre pieds terribles,

Faisant subitement tout voir,

Malgré l'ombre, malgré les voiles,

Envoie à ce fatal ciel noir

Une éclaboussure d'étoiles !!...

Vole, altier, rapide, insensé.

Comme si je t'avais lancé

Flèche, de l'arc de ma pensée!...

Pourtant, sur ton dos garde-moi,...

Je veux de telles unions

Avec toi, cheval météore.

Que, nous mêlant, nous parvenions

A ne plus être qu'un centaure !! (i).f

Nous devons cependant faire observer que les excès que nous venons de signaler, doivent être particulièrement attribués à cette fraction de romantiques qu'on appelle outres. Il existe une seconde fraction de romantiques, appelés modérés, qui con- damnent eux-mêmes l'extrême licence, le honteux dévergon- dage dans les(iuels les romantiques outrés se sont laissé entraîner, et tâchent de se tenir dans les bornes d'une certaine modération. Ils s'écartent néanmoins de l'école classique en ce qu'ils affranchissent l'artiste de toute contrainte, de toute gène, de tout travail, en un mot, des règles du classicisme.

* Le romantisme outré ainsi mis hors de cause, et la néces- sité de se conformer aux règles éternelles du goût reconnue aussi bien pour les romantiques modérés que pour les clas- siques, toute la différence qui existe entre ces deux écoles se réduit donc à la différence du sujet ou de l'élément des deux littératures qu'elles représentent, et qui de ;x<ïen est devenu de nos jours chrétien. « Dès lors, dirons-nous avec l'auteur du » Journal historique, à quoi bon appeler un mot nouveau pour » désigner la poésie actuelle?... Pourquoi inventerions-nous un » terme nouveau pour désigner la poésie chrétienne? Les

(1) * Après cela n'est-ll pas permis de se demander si rhomine qui a écrit ces vers possMe encore sa raison, et ne pourrait-on pas conclure, avec un spirituel critique, que, de Taveu du poète, celui-ci et son cheval sont si bien rtiélés qu'ils ne font plus qu'une seule bôtc

im

règles anciennes, celles qu'ont observées Homère et Virgile, seraient-elles inapplicables 5, des sujets tirés de nos Livres saints ? Racine écrivant son Athalie, ne s'est-il pas conformé au même code que lorsqu'il écrivait sa Phèdre ou son Iphi- génie? Est-il classique dans ces deux dernières pièces, et romantique dans la première? Nous ne saurions comprendre cette différence... Soyons et demeurons simplement clas- siques, c'est ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sur. Et puisqne le romantisme réel, le romantisme pratique, est si différent de celui dont un esprit sage peut se former une idée quelconque, banissons tout bonnement ce mot de notre dictionnaire, ou plutôt, réservons-le exclusivement pour cette poésie monstrueuse dont M. Nyssen nous a présenté un tableau si bien peint, pour ce genre ridiculement horrible, qui affecte de s'affranchir des règles de composition et de style établies. Cette poésie existe trop réellement, il faut qu'elle ait un nom. Mais laissons-le lui; le Parnasse chrétien « n'en a pas besoin. » {Journ. llist., t. IX, p. 330 et 331).

Nous terminerons en citant les paroles que, en 1824, M. Auger adressa à l'académie française ; elles renferment des avis dignes d'être écoutés et suivis :

« Laissez pour morts ces héros de la Grèce et de Rome que nos poignards tragiques ont épuisés du sang ; faites revivre les personnages des âges chrétiens et chevaleresques, mais gar- dez-vous d'applikiuer à ces sujets des temps barbares les règles d'une poétique plus barbare encore, et n'imitez pas ce peintre de nos jours qui voudrait représenter les princes et les guer- riers du dixième siècle dans le style gothique des vitraux de leurs chapelles ou des marbres de leurs tombeaux. Abjurez, il vous est permis, les dieux de l'antique Olympe : nous conve- nons avec vous que l'Aurore est bien vieille, et Flore bien fanée... Faites apparaître les Fées, les Nécromans, les Sylphes : ces fictions qui ne sont pas nouvelles pour nous, puisque les récits de Pérault en ont bercé notre enfance, peuvent avoir de la grâce et amuser l'imagination ; mais ne prodiguez pas les Revenants, les Larves, les Lamies, les Lémures, les Vampires grossières créatures de l'ignorance et de la peur. Soyez reli- gieux et graves dans vos écrits ; mais ne soyez pas éternelle-

il»3

ment tristes ; rappelez-vous que dans les livres sacrés tout nest pas du ton des lamentations de Jérémie ou des plaintes de Job, et qu'on y trouve aussi des hymnes de bonheur ou des cantiques d'allégresse... Peignez la nature avec vérité, mais avec choix, sans marquer minutieusement ses moindres traits... Peignez surtout le cœur humain, mais sans recherche et sans exagération : c'est un abime, dit-on ; portez-y la lumière, au lieu d'en épaissir les ténèbres; soyez-en les observateurs, les historiens, les romanciers, mais n'en soyez pas les lycophrons et les sphinx. Ayez horreur de cette littérature de Cannibales qui se repaît de lambeaux de chair humaine, et s'abreuve du sang des femmes et des enfants ; elle ferait calomnier votre cœur sans donner une meilleure idée de votre esprit. Ayez horreur avant tout de cette poésie misanthropique, ou plutôt infernale, qui semble avoir reçu sa mission de Satan même, pour pousser au crime, en le montrant toujours sublime et triomphant, pour dégoûter ou décourager la vertu, en la pei- gnant toujours faible, pusillanime et opprimée. Quoi que vous écriviez enfin, respectez cette langue qui a suffîu à l'expression de toutes les pensées et de tous les sentiments, et qu'on ne viole jamais que par l'impuissance de la bien employer, v

PREMIERE TABLE.

TABLE alphabétique des POÈTES dont il est parlé dans cet ouvrage. L'astérisque (*) indique la page se trouve une notice biographique ou un jugement littéraire sur l'écrivain.

A.

Achillès Tatius 329. Addison 45i. Afflighem(Guil.d')355*. AfraniDs 46i. Aicard 379*. Alamanni 387* Alberdinck-Thym 210. Alberti3l2. Alcée 78*, -190. Alcman 190*. .\lexis de Thurium 463. Alfieri 459. Allan Ramsay 287. Amadis de Gaule 276*. Ampère 377*, 452*. Amphion 77. Anacroon 190*. Ancelot 270*. 448. Andrieux 349*, 376*,

448. .Andronicus(Livius)439. Anglemont (d') 355*. Anseaume 472. Anthologie grecque 419,

» latine 419.

Antimaque 241*. Anliphane 463. Apollonius de Rhodes

235. Apostolo Zeno 184, 471. Aratus 387. Archiloque 396. Archi prêtre de Hita (L')

279*. Arclinus de Milet 241. Aretin i65. Arion 68. Arioste274*.

Aristophane 462*. Arnault 302*, 448. Athenaïs(Eudox.)246*. Attius (Lucius) 439, Augier451*, 4G8*. Augustin de Piis 195*. Ausone 243*, 419*. Autran 377*. Avitus (S.) 242*.

B.

Ba brins 296*. Baggesen 287, 291*. Baif 442. Bailli 408. Bailly (Le) 302*. Ballande 452*. Baour-Lormian 355*. Barbier (Henri - Aug.)

319*, 402. Barbier (Jules)4o2*, 473. Barreaux (Des) 188*. Barsiet 407.

Barthélémy 390*, 402*. Basoche 44^.*. Basselin (Oliv.) 195. Beecher-Stowe (mistrs.)

335*. Beers (Van) 112*. Bellami !19*. Bellay (du) 397*. Belleau (Rémi) 289. Bellefroid 321*. Belloy 357*. Belmontet 160*. Benoît de Ste More 273*. Benserade 190.

Béranger (de) 196*. Berchoux 390*. Bergeron 416. Bernardin de S. Pierre

331*, 376*. Bernis (de) 190, 376*,

383*. Berquin 212, 219,290*. Berlaut 223. Bertin 171*. Bertrand de Marseille

186. Beuvain d'Altenheim

(M^) 449. Bible [La] Voyez Poêles

sacrés. Bidpay (ou Pilpav) 293*. Bilderdyk 117*, 218,

385*. Bilderdyk - Schweick -

hardt 118*. Bioa 289*. Blesières (de) I9i. Blieck 210.

Blin de Sainmore 182*. Blommaert 210. Blumauer 411*. Boccage (du) 260. Bodel 2.58. Bodmer 235*, 411*. Boïardo 187, 274*. Boileau 280* , 388* ,

399*. Boisjolin(Vielhde)376''. Bonarelli 287*. Bornier (de) 432^ . Bossuet 484*. Boudewyns 208*. Bouilhet 432*. Bourguin 303.

l!)!j

Bourneuil (Gérard de)

186. Boursaulb 468. Brandt 106. Brebœuf 407. Bresciani 338*. Brifaut 148. Brizeux f73*. Broekckaert 210. BroDiier 291. Brooke 4-34. Brouwers 2tO. Brugnot 166*. Bruni 182. Buschman 416. Burger 190, 211, 21','. Butler 2X1*. Buyst2l0, 214. Byns (Anna) 208*. Byron 124*.

(:ailly{de)4l9. Calaber (Quintus) 235*. Caldéron 438*. Callimaque 79*, 142*. Callinus 141*. Calprenède (La) 276*. Galpurnius 289*. Camoëns 249^. Campbell 123*. Campenon 269*. Canitz 406. Canon ge 3-37*. Carré 473. Casteleyn 441*. Casii 187*, 312*. Cats 385*. Catulle 190, 419*. Cecchi 465. Cellano 139. Centons 245*. Cervantes 187*, 329*. Charaard 178*. Chants de l'église 76,

138. Chansons de gestes 258. Chapelain 260*. Chariton 329. Chateaubriand 265»,

332*. Chaulieu 195. Chènedollé 377*, 383*.

Cbénier(Andr. de) 148',

290*. Cbénier (Jos. de) loO. Chiabréra 120*. Choerilus 2U. Churchil .J97. Ciaeys 219. Claudien 242*. Clésieux173* 453*. Clesse 199*. Clopinel 275*. Colardeau 182*. Colet(.MIle) 174*. Coligny (Henriette de)

1 46*. Collin 455*. Colson 178*. Columella 387. Coluthus 235*. Coomans 406*. Coufr. de la Passion

44 r. Congrèvo 465. Coninckx 309*, 420. Conrad de Wurtzbourg

211,254. Conrad IV 211. Conscience 339'. Cooper 336*. Coppée 358*. Coras 260*. Corneille (P.) 4i5*. Corneille (Th.) 446, 448. Courtemans (M') 210,

314*. Cramer 130'. Cratinus 462. Crébillon 448*. Creuzé de Lesser 279,

268*. Creutz 183. Cycliques 241". Cycles 259.

Daems 219*. D'Ancourt 468. D'Angiemont 355*. Dante (Le) 2i6*. D'Arlincourt 269'. Daru 38&'.

Daufresne de la Cheva- lerie 203'.

Dautzenberg 210.

David (Propb.) 479'.

Debeck 210.

De Bernis 376*, 383'.

Débora 74".

De Bornier i52'.

Debreaux 196.

Dochamp (Ad.) 108.

Decort 210.

Decorte 310.

De Decker 178'.

De Félix (Me) 178.

De Fontanes 1.32*.

DeGaal 291'.

De llaen 292'.

De Jussieu 303'.

Deken (Agathe) 338'.

Le Laet 111'.

De la Fresnay 387.

De Lamartine 84', 175',

375. Do la Prade92*, 404'. Délia Porta 465. De Lavigne 165*. Deliile .389*.

Del pi t 453*. .

De Marsy 388'.

De Meyer 383'.

De Meyere 219'.

DeMongis 305'.

Demoulin 416.

De Musset 171*.

Denis (Père) 132*.

De Pleurre 246'.

De Polignec 383'.

De Pontmartin 332'.

De Potter 210.

De Reiffenberg 178'.

Deroulède 452'.

De Rouveroy 306*.

Desaugiers 195*.

Desbarreaux 188'.

Desbordes- Valmore ^M") 161'.

Descbamps (Ad.) 98.

Deschamps (Ant.) 169".

Deschamps (Emile) 212', 451'.

De Ségur 305*, 452*.

Deshouliores (Mo) 290'.

Deshoulières (Mlle) 290".

Desmarets 260.

Desmouslier 468,

Desnoyers 332".

- 490

Desplanques 208'. Desportes 188. Despréaux 390". De Stassart 306- . Destouches 467*. De Tressan 276. De Viau (Ttiéoph.) SI". De Vigny 16t*, 451-. D'Herberai des Essarts

276'. Dickens. •^36*. Diderot 470. Diego Hurlado 329". Dies iras "il, 4 39. Diomus 288. Dirks (P. Servais) 3o3-. Doice 459. Donne 397. Doolaeghe 210. Doorne 210. Dorât 182'. Doucet 468". Droogenbrouk 210. Dryden123*, 186. Du Bellay 190, 397-. Du Boccage 260. Dubois 177*. Dubos 318". Ducis 448.

Duclésieux 173', 453*. Ducos 269'. Du Fresnoy 388*. Du Fresny 468. Dulard 383". Dumas (Alex.) 451'. Dupont 198*. Du Ryer 442. Dusch182, 391. Duval 473. Du Vivier 282*.

E.

Ebert 417.

Ecrevisse 341*.

Enf. de la Basoche 442.

» sans souci 442. Eonius 242, 397. Epicharme 462. Ercilla (Aionzode) 250*. Eschyle 436*. Esménard 389'. Esope 296' Essais littéraires 108*.

Estèvesde Blèsières194. Etienne 468*. Eubulus 463. Eudoxie246*. Eugamuon de Cyrène

241'. Eunoélns de Corinthe

24r. Eupolis462. Euripide 396, 437*. Ezécbiel (proph.) 481". Ezéchiel (trag.) 440.

Faguioli 465. Falconia CProba) 245*. Falk 420. Favart 470.

Feith(Rijnvis) 118*, 458, Fénelon 26!'. Féval 333'. Fieldiog 334*. Filicaja 120*, 187*. Flaccus(Val.) 242*. Fletcher 454*. Florian 301*, 331*, 313". Foé 334*. Fondras 304*. Fontanes (de) 152*. Fontenelle 182*, 290*. Fortiguerra 274*. Franck 243*. Frangipani 77. Frédéric II 211. Fulvio 120*. Furetière 407.

Gaal(De) 291*. Garnier 442. Garth 28)'.

Gauthier(Théoph.) 337' Gay (Anglais) 289. Gay (Sophie) 153*. Gay(DeIph.) 153*. Gellert 3)1*. Gemmiogen 183. Gens 178. Gérard (Père) 355". Geraud 165". Gerstenberg 186. Gesner 290'.

Gezeile 2)0. Giaoni 187". Giebens 2)0. Gieseke 186. Gilbert 82*. Ginguené 304'. Girard de Bourne 186. Girardin (M« de) 153". Giraud 448. G!eim2)1, 312. Glover 253*. Gôcking 420. Godschalck210. Goedroen 277*. Goffin 77, 144. Goldoni 465', 472'. Goldsmith 335*. Gombaud 223. Gomberville 276. Gordon 165. Gôlhe 13)*, 2)4*, 337*,

453*. Gotter 474. GoufTé 19.5*. Gozzi 465. Grandgagnage 349'. Gratins Faliscus 387. Gray 123*, 145'. Gresset 183*, 280*. 343". Grillparzer 455*. Gryphius 190. Guarini 287*. Gudrtoi 242*, 277*. Guérin 170*. Guidi 120*. Guillaume 416. Guillaume de Guiènne

194*. Guillaume de Lorris

275*. Guillemin 267". Guiraud 156*. Guttinger 94*.

H.

Haen (de) 292'. Hagedom 34', 384". Halévy 304*. Haller 384*. Hammond 145. Hardenberg 180. Ha y ois 2)3", 392*. Hégémon 407.

- i!)7 -

Ué£;fsii»pe Moreau 16G". Hésésippe de Tarentc

403. nésias de Trézène 2 H'. Heine (Henri) 133-. Heliodore 329-. Helmers MO", SSC. Henaux 178. HeDridOlTerdingeu 211.

254. Henri de Veldeck 33i. RenrilV 211. Herberay (d') 27G. Herder 21V 317, 324. Hecrr.an 77. Hésiode 380". Hiel 210. Hiiler 4^74. Hipponax 390. H lia (de) 279. Holty no-.

Homère 78*. 235*. 279. Hooft 119-,4bS-. Horace 70" 412'. Hroswilha 441. Hupo 89', 270-, 333-,

451'. Huygens 420.

I.

Immerman 463. Immerzeel H 9. iDDOcent m 139.

Isaïe 479'.

.lacobi 474. Jacopone 77', 123' Jérémie 480*. Job 478". .lodelle 442. .lonhsou 454. Jussieu (de) 303". .lu vénal 397".

Kaerle en Elegasle 278. Kastner 394. Kind 474. Kleist 291, 379. Klingshor 211. Klopslock427-, 253-.

Klopstock (Marguerite]

182. Koets 219. Kortipr 211. Ko.seiiarloii 179. 182.

353. Kotzehue 43T. Krelschmann 420. Kriimmaclier 18G, 324. Kiiffiier 182. Kurtb 178. Kuttner 186.

I.abarre 170. Lacau?«ade 174', 377'. Lachambeaudie 304". La chaiisi^ée 470*. Lafontaine 146, 298". La Harpe 182', 448. Lalli 407. Lamartine (de) 84'. 175",

376'. Lamonnove 195. La MoUe-Houdart299\ Langendyk 405. Latouche 170', 468'. Lalour 419. Le BaiHy 302*. Lebrun P. A. 83'. 45f. Lebrun P. D. 83. Lecomle de Lisle 378",

4o2-. Le Dante 247'. [-edeganck 109'. Leesiaerg 292". Lefranc de Pomp. 82',

448. Leeouvé 452". Legrand 408, 468. Le Mayeur 386'. Lemercier 269', 448. Lemierre 388'. Lemoine (le Père) 261'. Lemoine (.'\ndre) 378'. Léonard 219. 290'. Le Pas (André) 354". Le Pas (Aug.) 219, 354'. Lesage 330", 408. Lesbroussard lor, 219. Leschès de Lesbos 241" . Lessing 3H*. Le Tasse 247', 287'. Le Trissin 247'.

Lelteroefenhujcn 112'.

IJchtwer 31 f, 384'.

Lillo 455-.

Linus 7''.

Liscow 406.

Livius Andronicus 4 39.

Logau /i20.

Lokman 295".

Lomon i53".

Longue ^29".

Loi)iay 199-.

Loosjes292, 339-.

Lope de Vé^a 458'.

Loredauo 407.

Loypon 166*.

Lucaiu 243".

Luce de Lanslval 26S',

/ii8. Luciiius 396". Luciu.? Attius 439. Lucrèce 382".

M.

Maffeï 459. Maggi 397. MalxWhârata 241'. Malfilatre 267'. .Malherbe 80'. 195. Malleville 188'. iMaollius 387, MarizoTiil20*,337",'io9'. Marc-Uaveux 432'. Maréchal" 308'. Marguerite d'Autriche

208. Marie de France 298'. Marique 308". Marivaux 330', 407'. MarmoDlil 330'. MarnixdeS.Aldg. 208'. Ma rot 412". Martial 419*. Martin 377*. Masénius 253". Massinger 465. Mathieu 200". Matthissou 211. Maynard 188". Médicis(Laur. de) 187". Méhun (de) 275'. Meléagre 289'. MelindeS. Gel. 195. Ménandre 'i63*.

32

im

Mendoza (Hurtado de)

329*. Menzini 120". Merken (Van) 385*. Méry 402*, 408. Métastase 184,317,471. Meyret 442. Michat'Iis 406. Michaud 376*. Michel-Ange 187'. Michiels 210. Millevoye 146", 268*. Million 379*. Milton 2SI*. Mimnerme 142*. Minnesinqers 210*, 2S4. Minzoni (Ooofrio) 187'. Molière 306*. Moonen 291*. Moore fEl.) 434, Moore(Thom.) 176*. Moreaii (Hég.) 166*. Moschus 289*. Mullner 463. Musée 77*.

N.

Nadaud 199*. Némésien 289. Névius 242. Newmaii 336*. Nicandre 387. Niebelungcn 2o4*, 277. Niemever 186. Nodier (Ch.) 94*, 332',

3o5*. Nolet do Brauwere 210,

271*. Nonnsz 309*. Noiker 77. Novalis 180.

Oidham 397.

Ononiarrite 77.

Opitz 190, 3:9.

Oppien 387.

Orphée "23;")*.

Ossian 251*.

Olhon de Brand. 211,

Otway 46).

Ovide Uo*, 182*, .382*,

Pacuvius 397, 439. Paiileron 404*. Panard 19.'i*. Panyasis 241*. Parodi 453*. Parseval-Grand 268'. f'asseroni 312. Pavesi3r2. Pchant 270*. l'éhge Patrice 246. Pellico(Silv.)338*,459*. Pepoli 450.

Perles de l'Evangile 208. Perrault 335*, 407. Perse 397*. Péruse(De la) 146. Petit-.Iehan 407. Pétrarque 119*, 316. Pfeffel3l2. Phèdre 297*. Phérécrate 462. Philélas 142. Philips 289. Piccerillo 338*. Pignotli 312, Pii^reles 279, Piis(de) 195*. Pilpay 29.5*. Pir;dare 78*. Piron 408, 468. Platon (le comique) 462. Plante 464*. Poelhekke 219. Poèmes du Ciel 274. Poêles cycliques 241*. Poètes sacres 235*. 474*. Poètes sotiabes 211. Poiriers 385*. Polignac (de) 38 i*. Polonus 170*. Pommier 269*, 403*. Pompigiian (Lefr.) 82*. Ponsard 449*. Pontmarlin (de) 332*- Pope 182*, 281*, 289*,

382*, 393*. Potter (de) 2i0. Potvin 47*. 416. Prade (Vie. de la) 92'.

404*. Pradou 223. Prarond 377*. Prins 178.

Proba Falconia 245'. Properue 145*. Provençaux 193*. Prudence 145*. Psaumes 73, 136. Pulci 273*. Pyrker2ir, 256*, 353*.

Quévédo (Fraur. de)

330*. Ouinault 472*. Ouinet (Benoît) lOi*.

406', 416. Quinet (Kdgar) 102*. Uuintus Calaber 235*,

R.

Rabener 406. Racan 82*, 289*. Rachel 406.

Racine (.leau) 82*, 446*. Racip.e(Louis)183*,383*. Bâmdgana 241'. Ramier 130*, 183. Ramsay 287. RangaLé 459*. Rapin 387*. Raltisboniie 304'. Raupach 465. Reboul 87*. Regnard 467*. Régnier 397*. Reinckede Fos279,283*- Renier 310. Reus210.

RhynvisFeith 118*. Richardson 334*. Richer 301*. Richter 337*, Robert 275. Robert (Roi) 77. Robert! 312. Roemer 420. Rogier de Beauvoir '74*. Rollenhagen 28). Rolli 184.

Ronsard 188*, 260*, 289*. Rosset 389*. Bolron 41-2. Roulaus 208. Rousseau 82*, 184*419*.

4!»1)

Rouveroy (de) 306". Rowe 45 i. Royer 305- . 473. Ruccellaï 387*, 459. Ruckert l<)0. Ruelens (\^) 101 ". Ruiz (Junn) '279*. Ryer (Andio du) 442. Rykers 107*, 270*.

Saint-Amand 200. Saiiit-Avitus 242*. Sainte-Bonve 9o'. Saiute-Thérè^e 187. Saiut-Fraur.d'Ass.l22*. Saint-Georges 473. Saiut-Gtéi^oire de Naz.

U2-. SaiDt-I.ambert(de)376'. Snlis 2H. Samaiiiego 312. Sanlecque 400*. Sannazai- 243'. Satileul 7 7, 1 ï4'. Sapho 78*. Sauvage 473. Scanou 189*, 407*. Schiller 13i*, 21 4*, 456*. Schlégel (A. G.) 182,

3o3. Schlégel (F.) 179. -190. Schlégel (.i. E.) 317. Schmid (Chan ) 350*. Schoonbroodt 178. Schriebeler 182. SchiôJer 46o. Schiihart )30*. Schiilze 277' Scribe 473*. Scott (Walter) 335'. Scudéri 260. Scudéri (Mlle) 27G'. Sedaiue 472. Segrais 290*. Sénèque 4'i0'. Shakespeare 453*. Sheustone 289. Shéridan 465. Sidnev 276*. Silius'ltalicus 242*. Silviol'ellicol22*,338',

351*. Simonide i42'.

Siret 350. Snellaert210. Snieders(A.) 340'. Snieders(R.) 340*. Sophocle 430*. Soliau 17G*. Soumet 268". 383*, 449* Spenser 276'. Slabal 139. Slace242'.

Stappaerls (Mlle) 101* Stasinus 241*. S/assart (de) 306*. Sterne 335". Sté^ichore 190. Stolberg (Ch.) 131'. Stolberg(F.) I3r. Streckfuss 190. Suze (Comtesse) 146'. Swift 336*. Synésius 144'.

Ta.sse (lo) 247*, 287*. Tassoni 279*. Tastu (M«) 154*. Térence 404*. Testi 120*. Théocrite 190, 288*. Thcoph. Gautier 357' Théopb. de Viau 81*. Thespis 435. Theurict 378*, 468'. Thibaut de Ch. 180. Thomas 268*. Thom.'^on 378*. Tlionissen 105. Tibulle 145*. Tieck 437*. Tiedge 384*. Ti modes 463. Tollens 119*. Tomas de Yriarte 312* TopQer 351*. Tramblav 304*. Tremblay 304*. Treneuil 146*. Tressa n (de) 276*. Trissin (Le) 459. Troubadours 193". Trouvères 194*. Tryphiodore 235*. Turpin 275*.

Turc|uelv 86". Tyrtée l'il", 192.

U.

Uhiand 211*. 214'. Urfé (HoD, d') 276' Uz 130*.

Vaez 473. Vadé 472. V'alentin 178. Yalerius Fi. 242'. Valmiki 242. Yanacken 210. Yan Beers 1 12*. Yan der Goes 379. Van der Velde 337*. Yan Duyse 209*. Van Haren (G.) 117%

278* Van fiaren (0.) 117*.

270*. Van Hasselt 99*, 320*. Van Uiilst 208*. Van nuist(C.) 210. Vanière 388*. Yan Kerckhûven 210,

341*. VauMaeriaut 219,384*. Van Mande.'rl 20s*. Van Merkcu 38.5*. Yan 0\en 210. Van Ryswyk 209". Van Win ter 379. Vasco de l.abeiru 276. YauqueliudelaFr. .'î87*. Veldeek(H. de) 211. Verdi Zolti 312. Veuillot 404*. Vida 243", 387*. Vielh de BoJ'-j. 376*. Vieunet303'. 414*. Vl.anv(de)10l*45r. Villon 193. Yioleau 357*. Virgile 244', 289'. 387*. Vischer 420*. Voiture 190, 222. Voltaire 263*, 448'. Yondel 114', 458'.

1)00

Voi) derVogel%veide2l I . Von Vt'lilecUen Soi-. Vos 291 •. Vyasa 2il.

W.

Wacken l"»j'. Waldor- (\î<-) 132'. Walhs .333-. Vv'alllier Scott 333*. Walther von rter Vogeî-

weide 211. Watelet 388\ Weckherlin 190. Weemaes2IO.

Weisje 211, 474. Wellekens 291'. Wencel (Roij 211. VVerner 4.!)'i'. Wernicke 420. Weustenraad 9iy . Weyer de Slreol

282*. Wielaud î"\ 337 Willanow 312. Willem 283. Willems 1 1 r. Wiscman 33G'. Wolf 338*. Wolfram d'Escli.

2||-

Ximenez Asellon 273.

Youn.i» 382'. Yriarte(de) 31 2'.

Z.

Zacliariac 281*. 379. Zéno (Apostolo) 184. Zetteruam 3il'.

DEUXIEME TABLE.

Morceaux choisis et extraits des auteurs cités. Uastérisque {* indique les morceaux qui ne se trouvent pas dans les pre- mières éditions.

Avantages de réliiiie des Belles-Lettres, par Df/i7/e i

Le boucher moribond , . . . 2 )

Biaise et Lucas 23

Une apparition, par yof/ , 2j

Une vision, par Daniel 2(J

'Le conseil des dénions, par Chalectahriand 2()

■Songe d'Athalie, par Bacme 2<)

Exemples de sublime, par CornciUo, Bacii c, v\v 27

Le cheval, par /o6 •'■!

Tempéiie dans une forêt, par Chaleaubriand 33

Inscription de la porte de l'Enlcr, par le D«n?e 3't-

Dévouement sublime, par 7?r/sci,'.r 3i

' Un tableau, par Fénelon -'7

Un rêve, par l'. Hugo 39

Le beau, par Ch. Polvin 47

Amour de charité, par S. François d'Assise 32

Domaine de la poésie, par Schiller 30

IJgolin aux enfers, par le I>aH/e fil

* Cbant héroïque de Dp6ora 7i-

' Ode il Dupérier 80

- :iOi

Ode à Louis XIII, par .l/ci//«'rtt,' f^l

Austerlitz, par Lebrun (^3

" Le ciel d'Athènes » ^i-

Le rayon ce fut ta grâce, par Turquety >^"

L'ange et l'enfant, par /. jRftoM/ ^^

' L'enfant grec, par V. fliigo ^0

L'Ascension humaine, par V. Hugo 0'

Dédicace à ma mère, par V . de la Prade ^-^

Une strophe à la Vierge, par Ch. Nodier ^^■

' La royauté de J.-C. balTouee, par HV»s.'e«raa(/ ')•>

Le remorqueur, » » 9"'

Le génie de l'homme, par V'a/i //assc/? <00

Un cerisier, par Lof/îsa S/a/j/;ae/75 '02

Espérance, par fie«o/< Quinet '03

Espérons, ode, par /.-/. rAo?Jïssc,v lOi-

Ruines, par le même lOo

Derniers moments du Christ, par fîiyfrers '07

Le poète, traduit de A.erfeg'ancfe l'O

Bruges, du mo'me l'O

Le chant du Poète, par /)e Laet '"

Le remorqueur, par V'aii fieers , . . . . 112

Chœur d'Auges, par V'ondfi/ "a

Le grand hymne, par Fe/Z/i 118

Chœur d'Adelchi, par .Va«30Hi L22

Le plaisir de l'espérance, par CaHi;;?'('// I2i

L'Océan, traduit de Ihjron <25

Ode à l'Irlande, par ^/^. .1/oore L26

Le chant du printemps, par A'/ops/ocA' 128

Le torrent du rocher, par F. c/e 5io/bt»7/ '31

Le Cœur de Jésus, par //. fleine '33

Super flumina Babylonis '36

Traduction du S(/per /7«mi«a, par /.("/"/'ajic t/e /^omp/r/Jtart. ... 136

Elégie sur la mort de Saiil et de Jonathas, par Dau/cZ '38

Chant de guerre, traduit de Tijrlce 139

' L'homme, 'par S. Grégoire de Xazianze ' '5-1

Hymne, par Sijnésius 142

Hymne, par P>-»(/eHre ' 'li-

Le cimetière de campagne, par Gra;/ Ho

La chute des feuilles, par .Vi7/ei;o,yc 146

La jeune captive, par ^. C/it'/iJer 148

Derniers vers de CAt'rtie/' ISO

La chartreu.se, par de Fonlanes I51

L'orpheline, par IFa/f/or 152

Les .eœnrs de Ste Camille, par M' rfe Gt/'rt/Y///i 134

- ti02

Le dernier jour de l'acnée, par M' 7flt5/// 455

" Le petit Savoyard, par G'Mir«»rf 456

Le cor, par de Vigny 462

Un ange, par Loyso?» 465

Une visite à St-Etienne-du-Mont, par ff. Moreau 467

A. de Lamenais, par .4n/. Z)ec/iam;;s 469

Vue de la terre promise, par Po/onjw& 4 70

L'amour divin, par Mlle Ber^m 474

Mauvaise humeur du poète, par i4//'. rf<? A/Hsse/ 472

Ballade à la lune, par /e mc-me 472

Déception du poète, par jLacflMSsade 474

Isolement, par Lamar^i/ie 475

Les cloches du dimanche, par So^iau 476

L'adoration sur la montagne, par Z)«boîS 477

Sur la mort de son père, ZedegfancA- 479

' Sur la tombe de mon père, /TôV/i/ 480

A Marie, par A^om/ts , 481

L'hiver, cantate, par /.-Z?. Rousseau 485

Sonnet de Cervantes 4 88

•) de Des Barreaux 489

» de Scarron 489

La colombe, par Anacréon 492

* Les moissonneurs, par r/!P0c'/'î7e 492

Chanson. Les croisiers, par Thibault 494

» Le Corbillard, par Go?//7V 495

Méditation poétique, par Béranger 496

Chanson. Les Hirondelles, par Béranger 497

" Le nom de famille, par .4. C/esse 200

'> Le conscrit, par le même 200

» Ce que je vis sur la grand'place a Mons, par le même. . 202

La couronne et l'enfant, par Daufresne 205

Chanson. La source d'Ardenne, par le même 205

La bière et le vin, par Ma//j!eH 206

Kerels-lied 208

'• De loteiing, par Yan Duyse 209

>> Adieu aux Alpes, par Pi/rA-er 244

Les derniers moments du Tasse, par ^flî/o/s 24 3

Le roi des Aulnes, traduit de Goethe 215

Le plongeur, » » Schiller 246

Le géant, par V. Hugo 249

Rondeau, par Voiture 222

Triolet, par Scarron 222

Madrigal, par Pradon 223

>• » Bertaut, idem par Gombaud 223

r)03

Madrigal par de Viau 223

Adieux d'Hector et d'Andromaque, traduit d'Homère 238

Trahison de Judas, Ceoton de de Pleurre 246

Analyse des Niebclungen 234

Analyse de la chanson de Roland 250

Extrait » >- 260

Talbot, par Chapelain 260

Samuel ti David, par Coras 26f

l.cbfuvéra'ûles de Siegfried àaus hct Xevelingenlied 277

Dom Carnaval et dame Carême, par Riiiz 279

Les médecins et les apothicaires, par Vo//aî>e 281

L'assemblée des démons, par f/tMrei/er f/e S/rec/ 282

Les pêcheurs, par Thcocrite 285

Fable dun renard et d'une poule de Pi/pai/ 296

Les oiseaux et le choucas, traduit de Babriits 297

La pie, par La Molte-lloudart 300

L'âne et la llûte, par Florian 301

Le chien et le chat, par ^rnau// 302

L'Kssieu mal graissé, par Yiennet 303

Le coche, par Guingcnic 304

Attends-moi, par i?aasi/oti?!c 305

Extraits de Royer 305

L'écureil et le renard, par de Rouveroy 306

Le papillon, par 7îe»)ac/c' 308

De wolf en hetlam, du Xill'^siécle 308

De wolf en het peerd, par Co?t!«c/ca 309

Les chats et le maître de la maison, traduil de Uchlwer . . 311

L'âne joueur de flûte, traduit de y>(ar/e 312

L'ours, le porc et le singe, tradnit rf» wK^me 313

Allégorie. La forêt, par Sa/omo/( 310

) La vigne, par ]saie 316

>: La bergère à ses brebis, par M' Z)es/iOw/t^rcs .... 317

La violette, par Dubos 318

Napoléon I, par Barbier 319

La forêt abattue, par Van Hasselt. ....... 320

Les deux pasteurs, par L. Z?e//e/'rojrf 322

Conte. Le cheval d'Espagne, par Florian 345

Le cheval, par Delille 346

Chaudfontaine, par Crandgagnage 349

Légende. Le chasseur des Alpes, par d'Anglemoni 256

L'écrivain prolixe, par Boileau 361

Description. La sécheresse, traduil du Tasse 363

Une bataille, par Chateaubriand 364

>' Le char de Junon, traduit d'//oni('re 366

- 50i -

Description. St-Jérùme et St-Augustin, par C/ia/eaH6rian(i . . . 366

» L'empereur Rodolphe, par Pyrker 367

Voltaire, par J. de Mai.'slre 368

Faitsetgestes d'un hanneton et. l'un écolier, p;ir Top/fer. 369

" Un songe, Tpar S. Grégoire (Je Xaziance 37J

Etudes de l'écolier à sa fenêtre, par Top/fer 372

0 La levrette, par Lamartine 373

'> La vache, par V. Hugo 374

Parallèle du priseur et du fumeur, par narlfu-lemy 390

L'art de la danse, par Despréaux 390

Du cérémonial, par Hayois 392

Satire. Contre un importun, par Régnier 398

■) Sur les mauvais gestes des orateur?, par Sankcque . . 400

.1 Le petit baron, par Prt!7/(?ro?i 404

» Extrait des colères, par Pojjmiier 404

Parodie. La mort d'Hippolyte, par Méry 408

Epître à François I, par iVaro^ 413

» Aux muses, sur les romantiques, par V'/f)Uip/ 415

» Un enterrement, par /. Gi/!7/fl!(me 416

'épigramme, par A7op.s/oc/c 417

pigrammes diverses. In simulacrum Niobae, de VAulh. grecq. . . 420

» r, A un musicien, par de la Giraudière . . . 420

» " La réplique gasconne, par de Slassart. . . 420

» » Sur un domestique paresseux, par Lessing . 421

» » La rencontre, par /?ao!// 42t

" L'usurier, par Coninck.v 42t

" Exodi, par le même 42 f

n •> L'avocat, par le même 422

» '• Une Cartonnade 422

.) >' Une Dupinade 422

Mpitaphes. llobespierre 424

■> Antoine, par de la Giraudière 424

" Le marquis de Gréqui, par Séneci 424

» Le bon curé, par de Stassart 424

Gharles-Ouint 424

Dîner, souper et banquet (en cote) 442

* Sotie (en note) 443

C.hant prophétique sur la chute du roi Habylone, par Isnïe . . 477

Extrait des lamentations de /(;>'e»ue 480

Le champ des morts, par Ezéchiel 482

Cantique, par Dossuet 484

Tombât de Cédar et d'Asrafiel, par iama>V/))e 488

L'église du dieu Pan, par V. Hugo 489

* Pégase, par le même 490

TABLE DES MAT11']RES.

Pic face

PRiîMlÈHE PAUTiE.

<".iiM>. I. De lu litléralure eu géiîéral. Défiuitions (I). Happorls

avec la sociélc. Utilité (3). tiiiAP. H. Dos facultés principales de l'homme (b). Raison volonté

sens imagination (tî) sensibilité. (]nAi'. III. Dii beau (10). .1/7. /. Du beau en général. § 1, Du beau considéré en nous (II). Sentiments esthétiques : simple, sublime enthousiasme goût. § 2. Du beau dans les objets [13). Beau physique moral intellectuel. L'idéal. Jrl. II. Formes du beau § I. dans la nature et dans l'art (16). i^ 2. Formes dn beau exclusivement dans l'art (20). Défini- tion de l'art son objet son but. .1/7. ///. Du beau moral cl intellectuel ('22). (jiAi'. IV. Du sublime. Définition caractère (24-).

.-1/7. /. Du sublime dans la nature physique. Art. II. Du sublime moral (27). Art. III. Du sublime dans les arts (30). Ob.^ervations sur le sublime et sur le beau (33). C.iiAi'. V. Du iioùt en général du bon goût (40) dn goût i)arfait

de la vai iélé des goûts (40). ("iiAi>. VI. Du génie et du talent (47). <'itAP. VII. De l'enthousiasme (oO). fliiAP. Vlll. De la poésie ib2).

CnAP. IX. DilVérence entre la poésie et la pro-;e (•'»4). r.iiAP. X. Objets de la poésie (bO). (jiAP. X(. Origine de la poésie (1)3).

- !iOC -

SECONDE PARTIE. Des divers genres de poésie.

Division générale (65).

Cu.\p. I. De la poésie lyrique (GG).

An. 1. Genre sublime hymne Ode (67). Dilliyrambe Paean. Observations .sur l'ode. Poètes lyriques Hé- breux (73), Grecs (77), Latins (79), Français (80). Remarques sur la poésie moderne (8i). Belges (93), Flamands (Ml), Hollandais (iM), Italiens (122), Anglais (124), Alle- mands (127). Art. II. Genre moyen. L'élégie. Poètes Hébreux (134), Grecs (i39), Latins (I'i3), Anglais (145), Français (140), Belges (176). Allemands (180). L'Héroide (1*81), L'ode morale (182), la Cantate {\So], le Sotinel (186). Chez les Italiens (187), Espagnols (188), Français (189), Allemands (190). L'Epithalame (190). Art. m. Genre simple. La Chanson (190). Chez les Grecs (192), Romains (193), Français, troubadours (193), Belges (200), Flamands (208), Allemands (211). La Romance (213), la Ballade (213), le Rondeau (222), le Triolet (222), le Ma- drigal (223).

CiiAi>. H, De la poésie narrative (223)

Arl. I. Poème épique ou héroïque (224). § I, de l'action (223), § 2, des acteurs ou des caractères (228), § 3, de la narration et de la marche du poème .(232). Poètes épiques Hébreux (233), Grecs (236). L'Iliade et l'Odyssée (240). Epopée naturelle et artificielle (241). Poètes cycliques (241), F'oètes Romains (242). La Pharsule (243), l'Enéide (244). Poètes Italiens (2i6), Le Dante, Le Tasse. Poètes Portugais (249), Espagnols (230), Anglais (251), Allemands (254). Les Niebelungen. De l'épopée en France au moyen âge (258). Cantilènes. Chanson de gestes, chanson de Roland (259). Poètes épiques Français (2G0). Le Télémaque (261),

la Henriade (263), les Martyrs (265). Poètes épiques Néerlandais, Rylcers (270), Nolet (271).

Art. il. L'épopée romanesque et l'épopée cla-ssique (272). Chez les Italiens (273), Roland furieux (274). Chez les Espagnols (275). Chez les Français (273). Le roman d'Enéas.

de la Ro.se, d'Amadis de Gaule (276). Chez les Anglais (276), les Allemands (277), les Néerlandais (277), Nevelin- genlied, Goedroen, Caerle en Elegaste (278).

Arl. IIL Poème héroï-comique (278). La Parodie. Chez

îJO"

les [taliens (270), les Kspagnols (280), les Français (280), le l.ulrin, Vert-vert (281). Chez les Anglais (281), les Allemands (281), les Belges (282).

An. IV. Poésie pastorale (283), règles (284), forme épique ou dramatique (28G). Drames pastoraux modernes (287), épo- pées yiastorales (287). Poésie pastorale chez les Grecs (288), les Romain? (28!)), les Anglais (2S9\ les Français (289), les Allemands (2rO), les Néerlandais (292).

Arl. V. La fable, règles, origine (294). Chez les Hébreux (294) Arabes (29o), Indiens (29o), Grecs (29G), Romains (297), Fançais(300), Belges (.306). Flamands (309). Allemands (311), Italiens (312), Espagnols (312).

Art. VI. L'Allégorie (314), chez les Flébreux (316), Français (317), Beiges (320). La Parabole (324).

Art. VII. La Narration poétique (324).

Art.VIII. Le Roman (32S),chez les Grecs(329), Espagnols (329), Français (330), Anglais (334), Italiens (337), Néerlandais (338), Belges (339), Réflexions sur le Roman (341).

Arl. IX. Le Coûte et la Nouvelle (342), chez les Français (343),

Belges (349), Allemands (3q0), Italiens (3ol). La Légende

(352), chez les Allemands (3'33), BeKges (3-'i3), Néerlandais

(3.i)4), Français (3.1.3).

CiiAP. 111. Poésie descriptive(3o8).Exemples(3G3),chezlosFrançais(37G),

Anglais (379), Allemands (379), Néerlandais (.379). CnAP. IV. Poésie didactique (380),

Art. I. Deux genres (381). Premier genre chez les Grecs et les Romains (382), Anglais (382), Français (383), Allemands et Néerlandais (384), Belges (38G). Deuxième genre chez les Grecs et les Romains (386), Italiens (387), Français (.390), Belges (392), Anglais et .Allemands (393).

Art. II. La Satire et la Parodie (394), chez les Grecs et les Romains (396). Anglais (.397), Français (.398), Belges (406), Allemands et Néerlandais (406). La Parodie (406), le Poème travesti (407).

Arl. III. LEpître. Chez les Latins (411), Français (413), Belges (410).

.\rt. IV. L'Epigramme et lEpitaphe (417). Cii.Ai'. V. Poésie dramatique (424).

Art. I. La tragédie (42o). § 4. L'action (428). § 2. Les acteurs (433). § 3. Du style (434). Origine (435), chez les Grecs (436), les Latins (439). Théâtre moderne, en France (440), en Bel- gique (413). Chambres de rhétorique (444). Tragiques Fran- çais (445). Drame moderne (450), Anglais (453), Allemands (4541, Néerlandais (458), Espagnols (458), Italiens (459), Grecs modernes (459).

r;oH

Arl. U. I.a (lomédie ;iG0),cli3z les Grecs (462;. Komaius (403^

Italiens, K-pagnols, Allemands, Néerlandais, Anglais (46y),

Français ('iGG). ComéJie moderne (iG8). (.iiAi', \l. Autres productions dramatiques.

Art. I. La Traj^clie bourgeoise (460). Arl. II. La Comédie larmoyatilo (4*0). Art. in. La Comédie populaire ou Farce (470). Art. IV. L'Opéra (471), L'0[)éra moderne (472). "CnAP. VIL De la Poésie des Livies saints (474), Rhytme (47b), Style (478;

E.xemple (477, 480, 482). CnAP. VIII. Un mot sur le Romantisme. Son origine,— son caractère (48(i

ses excès (487). Exemples (488). Conclusion (491). 4' Table alpliabéliqua des poètes (4t)4). 2" Table des morceaux choisis (300). 3' Table générale (505).

FIN.

Nyssen, J J 1126 Essai de poétique ou N88 manuel complet de

littérature

5. éd. revue complétée

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