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LES

SEPT PÉCHÉS CAPITAUX

L'O RGUEIL

TOME F'REMlE'.l

PARIS. IMP. C, MARPON ET E. FLAMMARION, RDE RAONE, 26,

EUGENE SUE

- ŒUVRES -

LES

SEPT PÉCHÉS

CAPITAUX

L'ORGUEIL

TOME PREMIER

.NOUVELLE EDITION

PARIS

C. MARPON ET E. FLAMMARION

ÉDITEURS 26, EUE RACINE, PRÈS l'ODÉON.

LES

SEPT PÉCHÉS CAPITAUX

L'ORGUEIL

LA DUCHESSE

Elle avait un vice... roRCCEir,, qni loi lenir'u lieu de toutes les qualités.

Le coramandiint Bernard, cnfanl de Paris, après avoir servi l'Einpir^ dans les marins de la garde, et la Reslauralion comme lieutenant d vaisseau, s'était retiré, quelque temps après 1830, avec le grade bo uorilique de capitaine de frégate.

Criblé de blessures, souvent mis à l'ordre du jour pour ses brillani: .'ails d'armes dans les combats maritimes de la guerre des ludos, e.

2 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

plus tard cilé comme l'un des vaillants soldats de la campagne de Russie, M. Bernard, homme simple et droit, d'im cœur excellent, vi- vant modestement de sa solde de retraite, à peine suffisante à ses be- soins, habitait un petit appartement situé dans l'une des rues les plus solitaires de Batignolles, ce nouveau faubourg de Paris.

Une vieille ménagère, nommée madame Barbançon, était, depuis dix ans, au service du commandant Bernard : quoiqu'elle lui filt fort affectionnée, elle lui rendait parfois, ainsi que l'on dit vulgairement, la vie très-dure.

La digne femme avait l'humeur despotique, ombrageuse, et se plai- sait à rappeler souvent à son maître qu'elle avait quitté, pour entrer chez lui, une certaine position sociale.

Pour tout dire, madame Barbançon avait été longtemps aide ou ap- prentie sage-femme chez une praticienne en renom.

Le souvenir de ses anciennes fonctions était pour madame Barban- çon un texte inépuisable d'histoires mystérieuses; elle aimait surtout à raconter l'aventure d'une jeune personne masquée, qui, assistée de la sage-femme, av^it secrètement mis au monde une charmante pe- tite fille, dont madame Barbançon avait particulièrement pris soin pendant deux années environ, au bout desquelles un inconnu était venu réclamer l'enfant.

Quatre ou cinq ans après ce mémorable événement, madame Bar- bançon quitta sa praticienne et cumula les deux fonctions de garde- malade et de femme de ménage.

Vers cette époque, le commandant Bernard, très -souffrant d'an- ciennes blessures rouvertes, eut besoin d'une garde ; il fut si satisfait des soins de madame Barbançon, qu'il lui proposa d'entrer à son service.

Ce sera vos invalides, maman Barbançon, lui dit le vétéran; je ne suis pas bien féroce, et nous vivrons tranquilles.

Madame Barbançon accepta de grand cœur, s'éleva d'elle-même au poste de dame de confiance de monsieur le commandant Bernard, et devint peu à peu une véritable servante-maîtresse.

Certes, en voyant avec quelle patience angélique il supportait la tyrannie de sa ménagère, on eût plutôt pris le vieux marin pour quelque pacifique rentier que pour l'un des plus braves soldats de l'Empire.

Le commandant Bernard aimait passiorniément le jardinage;, il don*

L'ORGUKIL. i

nail surtout ses soins à une petite tonnelle ircilln^^dc de ses mains et couverte de clétnatiles, de houblon et de clièvrcteuilie ; c'est qu'il se phiisuit à s'asseoir, après son diner frug:il, pour fumer sa pipe en rêvant à st;s canipa^mes et à ses anciens frères d'armes. Cette tou- nelle marquait la limite des possessions territoriales du commandant, car, bien que fort petit, le jardin était divisé en deux portions :

L'une, abandonnée aux soins de madame Barbauçon, élevait ses prétentions juxju'à Vutilité; *

L'autre partie, dont le vétéran avait seul la direction, était réservée à Vagrcmcnt.

L'exacte délimitation de ces deux carrés de terre avait été et était encore la cause d'une lutte, sourde mais acharnée, cuire le comman- dant et sa ménagère.

Jamais deux Fiais limitrophes, jaloux d'étendre leurs frontières aux dépens l'un de l'autre, ne déployèrent plus de ruses, plus d'habi- leté, plus de persfvérance, pour dissimuler, pou-r déjouer ou pour as- surer leurs mutuelles lenialives d'envahissement.

11 faut d'ailleurs rendre cette justice au commandant, qu'il com- battait pour la justice. Il ne voulait rien conquérir, mais il tenait à conserver rigoureusement l'intégrité de son territoire, que l'aventu- reuse et insatiable ménagère violait souvent, sous prétexte de persil, piniprenelle, ciboule, thym, estragon, mauve, camomille, etc., etc., dont elle voulait à tout prix étendre la culture aux dépens des rosiers, des tulipes et des pivoines de son maître.

Une autre cause de discussion souvent plaisante, entre le comman- dant et madame Barbançon, était la haine implacable que celle-ci avait vouée à Napoléon, à qui elle ne pouvait pardo iner la mort d'un vélile de la jeune garde, qu'elle avait passionnément aimé dans sa jeunesse.

De une rancune implacable contre l'Empereur, qu'elle traitait cavalièrement d aml)iiiedx despote, d'ogre de Corse, et auquel elle ac- cordait à peine quelque supériorité militaire; ce qui portait à son comble l'hilariié du vétéran.

Néanmoins, malgré ces graves dissentiments politiques et la per- manente et brûlante question des limites des deux jardinets, madame Barbançon, dévouée à swi maître, l'entourait d'attentions, de préve- nances ; et, de son côté, le vétéran se serait difûciloment passé des soins de sa ménagère.

4 LES SEPT PECHES CAPITAUX

Le printemps de 1844 touchait à sa fin, la verdure du mois de mai brillait de toute sa fraîcheur; trois heures de l'après-dînée venaient de sonner; quoique la journée lût chaude et le soleil aident, une bonne odeur d'herbe mouillée, se joignant à la senteur de quelques petits massifs de lilas et de seringats en fleurs, attestait les soins pro- videntiels du commandant pour son jardinet.

Grâce à ses arrosoirs fréquemment et laborieusement remplis à un grand cuvier enfoncé à fleur de terre, et qui s'arrogeait des pré- tentions de bassin, le vétéran venait d'épancher sur la terre altérée une pluie rafraîchissante; il n'avait pas même, dans sa généreuse impartialité, exclu des bienfaits de sa rosée ariilîcielle les plates- bandes culinaires et pharmaceutiques de sa ménagère.

Le vétéran, en costume de jardinier, veste ronde de coutil gris, large chapeau de paille, se reposait de la peine qu'il venait de pren- dre : assis sous la tonnelle qui déjà se garnissait des pousses vigou- reuses du houblon et de la clématite, il essuyait la sueur qui coulait de son front chauve; ses traits hàlés avaient une rare expression de franchise et de bonté, empreints cependant d'un certain caractère martial, grâce à son épaisse moustache, aussi blanche que ses che- veux coupés en brosse.

Après avoir remis dans sa poche son petit mouchoir à carreaux bleus, le vétéran prit, sur une table placée sous la tonnelle, sa pipe de Kummer, la chargea, l'alluma, et, bien établi dans un vieux fau- teuil tressé de jonc, il se mit à fumer en jouissant de la beauté du jour.

L'on n'entendait d'autre bruit que le sifflement de quelques merles, et, de temps à autre, un fredon de madame Barbançou, occupée à récoller une petite provision de persil et de pimprenelle pour la sa- lade du soiqier.

Si le vétéran n'eût pas été doué par la nature de nerfs d'acier, la douce quiétude de son far niente eûi été péniblement troublée par l'incessant refrain de sa ménagère; celle-ci avait voué, par un loin- tain ressouvenir de jeunesse (qui se rapportait au vélite tant regretté), une affection exclusive à une naïve romance des temps passés, inli^ tulée : Pauvre Jacques.

Malheureusement, la ménagère travestissait de la façon la plus saugrenue les simples paroles de cet air d'une mélancolie char- mante.

L'ORGUEIL. 5

Ainsi, madame Barbançon ch:iiiiuiiiiaii inircpidcmeiU les deux der- niers vers de celle l'oinance de la façon que voici :

Mais à pri'-seiil que je suis loin de loi, le UANCE lie loul sur lu terre

Ce qu'il yavaii siirioul d'horripilant dans celle cantilcne.invariable- nieiil rcptilée d une voix aussi fausse que nasillarde, c'élail l'exiire-siou plaiuliNc, dL->olée, avec laquelle madame B.irbançuu, secouant mélau- coliqueuieni la tête, accentuait ce dernier vers :

Jo MANGE (le tout sur la lerrc.

Depuis lanlôi dix ans, le commandant Bernard subissait lioroiciue- ment ce refrain. J.imais le digne marin uavail pris garde au sens grotesque que madame Barbançon donnait au dernier vers do la ro- mance.

Par hasard, ce jour-là, le vétéran s'arrêta au sens de ces paroles, et il lui semlda que manger de tout sur la terre n'élail pas une con- séquence rigoureuse des regrets de l'absence; aussi. ap;ès avoir une seconde fois prêié une oreille impariiale et alieniive au refrain de sa ménagère, il s'écria en posant sa pipe sur la table :

Ahçà! quelle diable de farce nous chaulez-vous là, madame Barbançon ?

Madame Barbançon se redressa et reprit aigrement :

Je chante unecliarmanle romance... inlilulée : Pauvre Jacques... Monsieur, chacun son goût... Libre à vous de la trouver farce... Ça n'est pourtant pas d'hier que vous m'entendez la chauler.

Oh ! non, certes, ce n'est pas d'hier ! reprit le commandant avec un soupir d'imiocenle récriminalion

Je l'ai apprise, celte jolie romance, dit la ménagère en pous- sant un profond soupir, dans un temps... dans un teni|»s .. enfin sufiit, ajouia-t-elle en refoulant au plus profond de son cœur ses regrets toujours vivants pour le télite. Celle romance... je la chan- tais aussi à celle jeune dame masquée qui est venue pour accoucher çecrètemeni, et qui...

J'aime mieu.v la romance! s'écria le vétéran menace de ccl'e

' Au lieu de :

Je manque de tout sur la terre.

6 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

éternelle redite, et interrompant madame Barbanoon, oui, je pré- îère la romance à l'hisioire... c'est moins long; mais que le diable m'emporte si je comprends davantage ce que cela signifie !...

Mais à présent que je suis loin de toi... je mange de tout sur la terre.

Eh bien ! monsieur... vous ne comprenez pas?

Non !

C'est pourtant bien simple.... mais les militaires ont le cœur si dur !

Voyons, maman Barbançon, raisonnons un peu. Voilà une com- mère qui, diins son chagrin de ce que Pauvre Jacques est absent, se met à manger de tout sur la terre !

Certainement, monsieur, un enfant comprendrait cela !

Eh bi(Mi ! moi, pas.

Comment? vous ne comprenez pas... cette malheureuse fille est si désolée, depuis le départ du Pauvre Jacques, qu'elle maiige de tout... sur la terre, quoi! sansfaire attention à rien, elle mangerait de n'ira- porte quoi... du poison... même... la malheureuse... tant la vie lui est égale... car elle est comme une ahurie, comme une âme damnée: elle ne sait plus ce qu'elle fait ; enfin elle mange loti ce qui lui tombe sous la main... et ça ne vous arrache pas les larmes des yeux, mon- sieur?

Le vétéran avait écoulé avec une attention profonde le commen- taire de madame Barbançon, et, il faut le dire, celle glose ne lui pa. rut pas absoliuuent dépourvue de sens ; seulement il hocha la tête et dit en manière de résumé :

A la bonne heure... maintenant je comprends, mais c'est égal, ces romances, c'est toujours joliment tiré par les cheveux !

Pauvre Jacques! tirée par les cheveux ! Oh ! si on peut dire!!! s'écria madame Barbançon, indignée de la témérité du juge- ment de son mai Ire.

Chacun son goût, reprit le vétéran, j'aime mieux, moi, nos vieilles chansons de matelot, on sait de quoi y retourne, ce n'est pas alambitiipié.

Et le vieux marin entonna d'une voix aussi puissante que discor* dante :

Pour aller à Lorient pêcher des sardines... Pour aller à Lorient pêcher des harorrgs..»

L'ORGUEIL. 7

Monsieur ! s'écria luudaiiic Huibançon en iiitorrompant soa maître d'au uir à la fois p(idi(|iie et coiirruticé. car elle coiiiiaissail la lin de la romance, vons oubliez ([u'il y a des Conunes ici.

Ah! bah ! donc? demanda curieusement le vétéran, cnalloa- gcant le cou pour regarder en dehors de sa lomielle.

Il mt- soinlilc, monsieur, qu'il n'y a pas besoin de regarder si v loin, dit la ménagère avec dignité, je vous crève suffisamment les yeux.

Tiens, c'est vrai, maman Rarbançon, j'oublie toujours... que vous faites partie du beau sexe... c'est égal, j'aiuie mieux ma ro- mance que la vôire .. C'était la chanson à la mode sur la frégate l'ArMDE, j'ai embarqué novice à quatorze ans, et plus lard nous l'avons chantée en terri; ferme... quand j'étais dausics m;irins de la garde impériale... Ah! c'était le bon temps! j'étais jeune alors!...

Oui, et puis : Bâ...û...6napartè. . (il nous faut absolument or- thograpliior et accentuer ce nom delà sorte, afin de rendre sensible la manière dédaigneuse et amèrement courroucée avec laquelle madame Barbançon prononçait le nom du grand homuie qui avait causé la mort du vélite] oui... Iiû...û...ônapartc était à votre tête?

Bien, maman Barbam ou, je vous vois venir, dit en riant le vieux marin, \'ogrc de Corse n'est pas loin. Pauvre Empereur, va !

Oui, monsieur, votre Empereur, c'était uu ogre... et si ce n'é- tait que ça, encore !

Comment ! il a fait pis que d'être un ogre?

Oui, oui, riez... allez, c'est une horreur.

Mais quoi donc?

Eli bien ! monsieur , quand l'ogre de Corse a tenu le pape, à Fontainebleau, en sa puissance, savez-vous ce qu'il a eu l'indiguilé de lui faire faire, à noire saint-père, hein, votre Dùùùuaparlé?. ..

Non, maman Barbançon; parole d'honneur, je n'en sais rien.

Vous ne direz pas que c'est faux, je tiens la chose d'un vélite de la jeune garde...

Qui à celte heure doit être joliment de la vieille; mais voyons l'histoire.

th bien ! monsieur, votre Bûûônapartè a en l'infamie , pour humilier le pape, de l'atteler en grand coslume à la petite voilure du roi de Rome, de monter dedans et de se faire traîner par ce pau-

8 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

vre saint-père à travers le parc de Fontainebleau... afin d'aller dans cet équipage-là annoncer son divorce à l'impératrice Joséphine, un amour de femme qui était pleine de religion.

Vraiment, maman Barbançon, dit le vieux marin eu étouf- fant de rire, ce scélérat d'empereur est allé dans la voiture du roi de Rome trabée par le pape, annoncer son divorce à l'impératrice Joséphine?

Oui, monsieur, pour la tourmenter à cause de sa religion, celte chère princesse : comme il la forçait aussi de manger un gros jam- bon tous les vendredis saints... en présence de Roustan, son affreux mameluk, à preuve qu'elle était servie ce jour-là à table par des prêtres, dans l'idée d'humilier le clergé, vu que cet affreux Roustan se vantait devant eux d'être musulman et qu'il leur parlait de son sé- rail... et de ses effrontées bayadères, même que ces pauvres prêtres en devenaient rouges comme des bigarreaux... Il n'y a pas de quoi pouffer de rire, monsieur; dans le temps tout le monde a su cela, même que...

Malheureusement, la ménagère ne put continuer; ses effrayantes récriminatious anli-bûûônapartisles furent interrompues par un vi- goureux coup de sonnette, et elle se dirigea en hâte vers la porte de la rue.

Quelques mots d'explication sont nécessaires avant l'introduction d'un nouveau personnage, Olivier Raymond, neveu du commandant Bernard.

La sœur du vétéran avait épousé un expéditionnaire du ministère de 1 intérieur; au bout de quelques années de mariage, le commis mourut, laissant une veuve et un lils, âgé alors de huit ans. Quelques amis du défunt s'employèrent et firent donner à son fils une bourse dans un collège.

La veuve, sans fortune et n'ayant aucun droit à une pension, tâcha de se suffire à elle-même par son travail Mais, au bout de quelques années d'une existence pauvre et laborieuse, elle laissa son fiis or- phelin, sans autre parent que son oncle Bernard, alors lieutenant de vaisseau, commandant une goélette attachée à l'une des stations de la !ner du Sud.

LORGUEIL. 9

De rclour en France pour y proiidre sa retraite, le vieux mariD trouva son neveu ailievanl sa (ieiniére année de pliilosopliie lllivier, sans remporter de grands succès universitaires, avait du nioiii> par- faitenicnt pioliic de son éducation gratuite; mais inailieureusemeut, et ainsi que cela arrive toujours, celte éducation, imilemont prati- que, D assurait en rien sa position, son avenir au sortir du collège.

Après avoir longtemps réfléi hi à la position précaire de son neveu, qu'il aimait lendrenienr, et se voyant hors d'état de lui venir clfica- cenuni en aide, vu la modicité de sa solde de retraite, le comman- dant Bein:ird dit à Olivier :

Mon pauvre enfant... nous n'avons qu'un parti à prendre. Tues robuste, brave, intelligint; tu as reçu nue éducation qui te rend du moins supérieur au plu> grand nombre des pauvres jeunes gens que le sort envoie à l'arnjée. Le recrutement t'atteindra l'an pro- chain ; devance le moment , fais-toi soldat , tu pourras du moins choisir ton arme... On se bat en Afrique; dans cinq ou six ans tu peux être oflicier... C'est du moins une carrière... Si pourtant l'é- tat militaire te répugne par trop, mon cher enfant, nous aviserons à autre chose. Nous vivrons sur mes mille francs de retraite jus- qu'à ce que lu pui-ses te caser quelque part... Je ne te propose pas d'entrer dans la marine, il est trop tard : il faut être rompu jeune à cette vie exceptionnelle et rude, sans cela presque toujours on est mauvais marin... Mamtenant, choisis.

Le choix d'Olivier ne fut pas long : trois mois après, il s'engageait soldat, à la condition d'être incorporé dans les chasseurs d'Afrique. Au bout d'un an de service, il était fourrier ; deux ans après, décoré pour une action d'éclat, et l'année d'ensuite maréchal des logis obtî.

Malheureusement, Olivier, atteint d'une de ces fièvres tenaces que le climat d'Europe peut seul guérir, fut forcé de quitter l'Afrique au moment il pouvait espérer les épauletles d'officier. Renvoyé très- malade en France, on l'avait, après sa guérison, incorporé dans UQ régiment de hussards. Au bout de dix-huit mois de présence à son corps, il était venu passer un semestre à Paris et partager la mo- deste existence de son oncle.

Le logement du vieux marin se composait d'une petite cuisine, à laquelle aliénait la chambre de madame Barbançon, d'une entrée servant de salle à manger, et d'une autre pièce couchaient le commandant et son neveu. Celui-ci, d'ailleurs, pur ua scrupule rem-

1.

aO LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

pli de délicatesse, sachant la position précaire du vétéran, n'avait pas voulu demeurer oisif. Possédant une magnifique écriture, ayant ap- pris suffisamment de comptabilité dans ses fonclicms de fourrier, il trouvait chez de peiiis commerçants de la commune des Batignolles quelques comptes à tenir ; aussi, loin d'être à charge au vétéran, le jeune sous-officier (secrètement d'accord avec madame Barbançon, trésorière du ménage, ) ajoutait chaque mois son petit pécule aux quatre-vingts francs de pension que touchait le commandant, et lui ménageait même parfois des surprises dont le digne honune était à la fois ravi et chagrin, sachant le travail assidu que s'imposait Olivier pour gagner quelque argent.

D'un esprit briliani, enjoué, rompu dès l'enfance à toutes les pri- vations, d'abord par la vie d'orphelin boursier, plus tard par les vi- cissitudes de sa vie de soldat en Afrique; bon, expansif, brave par tempérament, Olivier .l'avait qu'un défaut, si l'on peut appeler dé- faut une susceptibilité ombrageuse, excessive, à l'endroit de toutes les questions d'argent, si minimes ou si indifférentes qu'elles fussent en apparence; simple soldat et pauvre, il jioussait le scrupule jusqu'à refuser même de ses camarades de régiment la plus modeste invita- tion, s'il ne payait pas toujours son écot. Celte extrême délicatesse ayant été d'abord millée ou accusée d'affectation, deux duels, dont Olivier sortit vaillamment., firent accepter et respecter ce trait signi- ficatif du caractère du jeune soldat.

Du reste, Olivier, content de tout, prêt à tout, animait incroyable- ment, par sou entrain, par sa gaieté, ïintérieur de son oncle.

Dans ses rares moments de loisir, le sous-officier s'épurait le goût en lisant les grands poêles, ou bien il bêchait, arrosait, jardinait avec son oncle, après quoi ils fumaient tous deux leur pipe en parlant guerre et voyages; d'aulres fois, se souvenant au besoin de ses connaissances culinaires acquises dans les bivacs africains , Olivier guidait madame Barbançon dans la confection des brochettes de mou- ton ou des galettes dorge, ces leçons gastronomiques éiant d'ailleurs toujours mêlées de folies et de taquineries féroces à l'endroit de Bûûônapartè. La ménagère grondait, rabrouait Olivier Raymond au moins autant qu'elle l'aimait; en un mot, la présence du jeune sous- officicr avait si heureusement incidente la vi<^ monotone du vétéran et de sa ménagère, que tous deux pensaient avec triaiesse que déjà éeux mois du semestre d'Oiivrer s'étaient écoulés.

L'OllGUElL. 11

Madame liarbançoii, averlic par la ^omiciic du di-liors, se dirigea doue vers la porle, qu'elle ouvrit au iioviii du vctéiau.

II

Olivier Raymond, jeune homme de vingl-quatre ans au plus, avait une physionomie allrayanle, expressive; sa courte veste d'unifoime en drap blanc (rehaussée du ruban rouge) et côtelée de brandel)ourgs de laine d'un jaune d'or, son pauialou bleu de ciel, faisaient parfaite- ment valoir sa taille couple, élégunie et mince, tandis que son petit kvpi, aus^i bli'u de ciei, posé de côlé sur sa courte chevelure, d'ua chàlaiu clair connue sa moustache retroussée el sa large impériale, achevait de donner à sa personne une tournure coqueitomeni mili- taire ; seulement, au lieu d'un sabre, Olivier tenait ce jour-là sous sou oras gauche une grosse liasse de papiers, et à sa main droite ua formidable paquet de plumes.

Le jeune sous-officier ayant déposé ces pacifiques engins sur une table, s'écria joyeusement :

-- Bonjour, niaman Barbançon.

Et il osa serrer eiitre ses dix doigts la taille ossue de la ména- gère.

Voulez-vous bien finir... mauvais sujet!

Ah ! bien oui... je ne fais que commencer... il faut que je wus séduise, maman Barbançon.

Me séduire, moi?

Absolument... c'est indispensable... j'y suis forcé. ■— Et pourquoi?

Pour que vous m'accordiez une grâce, une faveur!

Voyons... (Ju'est-ce que c'est?

D'al)0rd... est mon oncle ?

A fumer sa pipe sous sa tonnelle...

12 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Bon... Attendez-moi là... maman Barbançon, et préparez-vous i quelque chose d'inouï.

A quelque chose d'inouï, monsieur Olivier?

Oui... à quelque chose de monstrueux... d'impossible...

De monstrueux , d'impossible. réuéta madame Barbançon eut ébahie en voyani le jeune soldat se dirigei vers la tonnelle.

Bonjour, mon enfaul , je ne t'attendais pas sitôt, dit le vieux ;narin en temlani la main à sou neveu avec une joyeuse surprise, déjà le retour, tant mieux...

Tant mieux... tant mieux, reprit gaiement Olivier. Au cOQ* iraire, car vous ne savez ce qui vous menace?

Quoi donc?

Voyous, mon oncle... du courage...

Finiras-tu? fou que tu es...

Fermez les yeux... et tn avant...

En avant! où? contre qui?

Contre maman Barbançon, mon brave oncle.

Pourquoi faire?

Pour lui annoncer... que j'ai invité... quelqu'un à dîner..,

Ah ! diable... fit le vélér.m.

Et il recula d'un pas sous sa tonnelle, au seuil de laquelle il se trou* vail alors.

A dîner... aujourd'hui... poursuivit le sous-officier.

Ah ! (ichlre !!! fit le véléran.

Et cette fois il recula de trois pas sous sa tonnelle.

Et de plus, poursuivit Olivier, mon invilé... est un duc...

Un duel!! nous sommes perdus!!! fit h- véléran.

Et il se réfugia au plus profond de son antre de verdin-e, il pa- ,'ut vouloir se maintenir ( omnie dans un fort inexpugnable.

Que le diable m brûle, si je me charge d'aller annoncer ton invitation à maman Barbançon.

Comment, mou oncle .' la marine... recule?

C'est un coup de main, une affaire d'avant-posie... ça regarde la cavalerie légère... tu n'es p;is liouzard pour rien, mon garçon... Al- lons! va, enlève moi ça... en fourrageur... Justement la voici là-bas... fuadame Barbançon... la vol s -tu ?

L'ORGUEIL. 15

Jiistonirnl. elle est à côté du bassin... ça rotoinho dans voire él('îiieiil... ;l;iiis les. oporalioiis navales. Allons! mon oncle... à l'abor- dage...

Ah! mon Dieu!... elle vient... la voilà!... s'écria le vétéran en voyant la nicna^ère qni, lics-inlrignée par les qiiohinos mois d'Oli- vier, s'appioc hail dans I espoir de salisfaire sa cnrio>ilé.

.Mon oncle, dil résolnnuiil le jcnne soldai, au nioinent madame liarliançon parul an scnil de la lonnclli!, (onlc iclraile nous est coupée... mon invilé arrive dans une heure au plus lard, il s'agil de vaincre ou de mourir... de faim... nous el mon invilé, dont il faut au moins que je vous dise le nom : c'est le due de Seuncterre.

(le nesi pas à moi qu'il faul dire cela, malheureux ! reprit le command.int, c'esl à maman Barbançon... car la voici...

A l'approche de la rcdouialile ménagère, Olivier s'écria:

Maman Barbançon, mon oncle a quehiuo chose à vous dire.

.Moi .' du diible si c'esl vrai, par exemple! reprit le vétéran en s'cssiiyanl le front avec son mouchoir à carreaux, c'est loi qui as à lui piller !

Allons, mon oncle... maman Barbançon n'est pas si terrible qu'elle en a l'air; avouez-lui l.t chose en douceur.

C'esl ton affaire, mon garçon... Arrange-loi.

La ménagère, après avoir regardé allcrnaiivcineni l'oncle cl le ne- veu avec une cnriosilé mêlée d'in(piiélude, dil enfin à son maître :

Qu'esl-ce qu'il y a donc, monsieur?

Dem.mdez cela à Olivier, uvà chère... Quant à moi, je n'y suis pour rien... je m'en lave les mains.

Eh bien ! maman B.irbançon, dit inlrépidomenl le jcinie sol- dat,— an lieu de deux couverts pour noire dîner... il faudra ea mettre trois! voilà !

Conunent! trois couverts! monsieur Olivier, pounpioi trois?

Parce que j'ai invité à dîner un ancien camarade du réiiiment...

Jésus! mon bon Dieu ! s'écria la ménagère avec pins d'effroi que de courroux, en levant les yeux au ciel, un invilé... et ce n'est pas le jour du pot-au-feu... nous n'avons qu'une soupe à l'oignon, une vinaigrette du bœuf d'hier et une salade.

Eh bien ! que voulez-vous donc de plus, maman Barbançon ? dit joyeusement Olivier, qui s'était attendu à trouver la ménaj;cre bien autrement récalcitrante. Une soupe à l'oignon confectionnée par

14 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

vous... une vinaigrette et une salade assaisonnées par vous... c'est un repas des dieux, et mon camarade Geraid se réi^alera comine un roi. Remarquez bien que je ne dis pas comme un empereur... mamâu Barbançon.

Celte délicate allusion aux opinions antihuonapartistes de madame Barbançon passa inaperçue. A ce moment, la ranc\meuse amante du vélite disparaissait devant la ménagère.

La ménagère reprit donc avec un accent de récrimination dou- loureuse :

Ne pas avoir choisi le jour du pot-au-feu ! ça vous était si facile, monsieur Olivier!

Ce n'est pas moi qui ai choisi le jour, maman Barbançon... c'est mon camarade.

Mais, monsieur Olivier, tous les jours, dans la société, on se dit sans façon... «Ne venez pas aujourd'hui, mais venez demain, nous aurons le pot-au-feu. » Après tout, on n'est pas entre ducs et pairs.

Olivier eut envie de porter à son comble l'angoisse de la ména- gère en lui disant que justement c'était un duc qui allait venir man- ger sa vinaigrette; mais, ne voulant pas mettre à cette rude épreuve l'amour-propre culinaire de madame Barbançon, il se contenta de lui dire :

Le mal est fait, maman Barbançon... tout ce que je vous de- mande, c'est de ne pas me faire affront devant un ancien camarade de l'armée d'Afrique.

Jésus... mon Dieu! pouvez-vous craindre cela, monsieur Oli- vier? vous faire affront... moi? c'est tout le contraire... car j'aurais voulu... que...

Il se fait tard, dit Ol'vier en interrompant ces doléances, mon ami va arriver avec une faim de soldat... Ah ! maman Barban- çon, ayez pitié de nous !

C'est pourtant vrai... dit la ménagère je n'ai pas un mo- ment à perdre...

Et la digne femme s'éloigna en hâte, répétant avec douleur .

N'avoir pas choisi le jour du pot-au-feu !

Ouf!... dit le vétéran lorsque la ménagère fut partie, je respire. Eh bien ! elle a pris ça beaucoup mieux que je ne l'aurais cru... Tu l'as ensorcelée... Mais, à nous deux mainlenanl, monsieur mon neveu ! Tu ne pouvais pas me prévenir, afin que ton ami trouvât

L'ORGUEIL. 15

an moins fci un dîner passable .' tu Tinvites ainsi à lir^lc-boiirre : ol c'est un duc par-tli'ssiis le marché... Mais dis-moi... coiimicnl diable as-iu un ihic |Mtiir c:imarade dans les chasseurs d'Arri(|(ie.'

En deux mots, voici l'htsloire, mon oncle; je vous la dis, parce que vous aimerez loul de suite mon ami Gerald, car il n'y en a pas beaucoup de celte race et de celte Irenipe-Ià... je vous assure... Lui et moi, nous avions été camarades de cl.isse au collège Louis-le- tirand. Je pars en Afrique... Au bout de six mois, qui est ce que je vois arriver au (piarlier (nous étions alors à Oran)? mon ami Gerald en veste el en panialon d'écurie...

Simple cavalier?

Simi)le cavalier.

Comment .' grand seigneur, et riche sans doute, il n'est pas entré àSi>inl-Cyr?

Non, mon oncle.

Un caprice, alors? un coup de tête?

Non, mon oncle, dit Olivier avec un accent pénétré, la con- duite de Gerald a été, an contraire, parfailement réllécliie ; il est en effet iros-^raiid seigneur de naissance, puis<pril est, je vous l'ai dit, dac de Seimeterre.

Oui, l'on voit souvent ce nom-là dans Ihistoire de France, re- prit le .vieux marin.

C'est que la noblesse de la maison de Senneterre n'est pas seu- lemcul ancienne, mais illustre, mon oncle; du reste, la famille de Gerald a perdu la plus grande partie de l'immense fortune qu'elle avait autrefois; il leur reste, je crois, une quarantaine de mille livres de rentes... C'est beaucoup nour tout le monde; mais c'est peu, dit- on, pour des personnes d'une grande naissance, et d'ailleurs Gerald a deux sœurs... à marier.

Ah çà !... dis-moi comment el pourquoi ton jeune duc s'est fait soldat?

D'abord, mon oncle, ce brave garçon est fort original, fort spi- ntnel, et il a toutes sortes d'idées à lui. Ainsi, lorsqu'au sortir du col- lège. Gerald s'est trouvé en âge d'être atteint par le recrutement, sou père (il avait encore son père) lui a dit tout naturellement qu'il allait mettre à une bourse d'assurances, afin de le garantir contre les chan- ces du sort. Savez-vous ce qti'a répondu ce singulier garçon?

Voyons un peu.

16 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

« Mon père, a dit Gerald, il est un impôt que tout homme de cœur doit payer à son pays, c'est l'impôt du sang, smiout lors- qu'on se bat quelque part. Je trouve donc ignoble de vouloir échap- per, moyennant fjn;ince, aux dangers de la guerre en achetant ua pauvre diable qui s'arrache à son champ ou à son métier pour ris- quer d'aller se faire tuer à votre place... Acheter un liomme...

c'est... passez-moi le terme, se donner un brevet de jean t avec

privilège du gouvernement. Or, comme je ne s-uis pas jaloux de ce privilége-là, si j'ai un mauvais numéro, je partirai soldat. »

Ah 1 pardit'u! j'aime déjà ton jeune duc! s'écria le véte'ran.

N'est-ce pas, mon oncle, que c'est vaillamment peiisé? reprit Olivier avec une expression d'orgueil amical. Quoique celte réso- lution lui parût très-étrange, le père de Gerald était trop homme d'honneur pour la combattre; Gerald est tombé au sort, et voilà comment il est arrivé simple cavalier aux chasseurs d'Afrique, pan- sant son cheval, étant de corvée ou de cuisine tout comme un autre, faisant rondement son métier, et allant sans mot dire à la salle de police, s'il s'attardait sans permission; en un mot, il n'y avait pas de meilleur cavalier dans son peloton.

Et avec ça, crânement brave, hein? dit le vétéran de plus en plus intéressé.

Brave comme un lion, et si brillant, si gai, si entraînant dans une charge, que son entrain aurait mis le feu au ventre à tout un es- cadron ! ! !

Mais avec son nom, ses protections, il a devenir vite officier?

Il l'aurait été probablement, quoiqu'il ne s'en souciât p;is beau- coup, car, une fois son lemp^ fait, sa dette payée, comme il le disait, il voulait revenir jouir de la vie de Paris, qu'il auiiail passionnément.

Brave et singulier garçon, que ton jeune duc.

Au bout de trois ans de service, poursuivit Olivier. Gerald était, comme moi, maréchal des logis chef, lorscjn'ayant léméraire- ment chargé un groupe de cavaliers rouges, il a eu réjiaule cassée d'un coup de feu ; heureusement, j'ai pu le dégager et le ramener mourant sur mon cheval. Mais la blessure de Gerald a eu de telles suites, qu'il a été réformé; alors, quittant le service, il est revenu habiter Paris. Déjà liés par nos souvenirs de collège, nous étions de- venus intimes au régiment. Nous avons continué de correspondre. J'espérais le voir à mon arrivée ici, mais j'ai ap[iris qu'il étaitallé

fORGUEIL. M

Turc un voyage en Angleterre. Ce matin, je passais sur le l)oiilcvard Monceau lorsque j'enloiuls qu'on nj';ip|)tllt' à Uu'-uHe. .It; me re- li)urne, je vois Gerald sauter d'un élégant tMbriolet, courir à moi, el nous nous embrassons, ajouta Olivier avec une léj^ère émoiion, ma foi, nous nous embrassons comme deux ami» s'embrassent à la guerre, après une chaude affaire... Vous savez ça, mon oncle'/

A qui le dis-tu, mon enfant?

« -- Il fani (pie nous dînions et que nous passions la soirée ensem- ble aujourdlmi, m'a dit (jcrald; loges-tu? (lin;/, mon oncle (je lui ai cent fois parlé de vous; il vous aime presque autant que moi, dit Olivier en tendant la main au vétéran.) lùh bien ! j'irai dîner avec vous deux, reprit Gerald; ça va l-il? Tu me présenteras à ton oncle; j'ai mille choses à te dire. » Sachant com- bien Gerald est simple et bon g.irçon, j'ai accepté sa |)ro[)osiiion, le prévenant que mes écritures me forceront à le (juitler à sept heures, ni plus ni moins que si j'étais clerc d'huissier, dit gaiement Oli- vier — ou que si j étais obligé de retourner an quartier.

Prave enfant que tu es ! dit le commandant à Olivier.

Je me fais une joie de vous préîenter Gerald, mon oncle, cer- tain que vous serez tout de suite à l'aise avec lui, et puis enfin... dit le jeune soldat en rougissant légèrement... Gerald est riche, je suif pauvre; il connaît mes scrupules, et, comme il sait que je n'au- rais pas pu payer mon écot chez quelque fameux restaurateur, il a préféré s'inviter ici.

Je comprend^ ça, dit le vétéran, et ton jeune duc montre la délicatesse d'un bon cœur en agissant ainsi... Qu'au moins la vi- naigrette de maman Barbançon lui soit légère, ajouta joyeusement le commandant.

A peine avait-il exprimé ce vœu philanthropique, que la sonnette de la porte de la rue retentit de nouveau.

Bioniôt l'oncle el le neveu virent Gerald, duc de Senneterre, s'a- vancer dans une des allées du jardinet.

Madami' Barbançon, l'air affairé, le regard inquiet, el décerée de son tablier de cuisine, précédait le convive improvisé.

ÎS LES SEPT l'ECIIES CAPITAUX.

m

Le duc de Senneterre, jeune homme à peu près de l'âge d'Olivier Raymond, avait une tournure pleine de distinction une pliysionoQiie charmante , les cheveux et la moustache noirs, les yeux d'un bleu limpide et doux ; il était vêtu avec une élégante simplicité.

Mon oncle, dit Olivier au vieux marin en lui présentant le duc de Senneterre, c'est Gerald, mon meilleur ami... dont je vous sA parlé.

Monsieur... je suis enchanté de vous voir, dit le vétéran avec une simplicité cordiale en tendant la main à l'ami de son neveu.

Et moi, mon commandant, reprit Gerald avec une sorte de déférence hiérarchique puisée dans l'habitude de la vie militaire, je suis heureux de pouvoir vous serrer la main; je sais vos pater- nelles bontés pour Olivier... et, comme je suis un peu son frère... vous comprendrez combien j'ai toujours apprécié votre tendresse pour lui.

Messieurs... voulez-vous manger la soupe dons la maison ou sous la tonnelle... comme à l'ordinaire, puisqu'il fait beau? demanda madame Barbançon.

Nous dînerons sous la tonnelle... si le commandant le permet, ma chère madame Barbançon, —dit Gerald; le temps est superbe... ce sera charmant.

Monsieur me connaît? s'écria la ménagère en regardant tour à tour Olivier et le duc de Senneterre avec ébahissement,

Si je vous connais, madame Barbançon ! reprit gaiement Gerald, est-ce qu'Olivier n'a pas cent fois parlé de vous au bivac? Nous nous sommes même plus d'une fois joliment disputés à propos de vous... allez!

A propos de moi?

Je te crois bien... Ce diable d'Olivier est bonapartiste enragé... U ne vous pardonnait pas d'abhorrer cet affreux tyran... et moi, je prenais voire parti... car je l'abhorre aussi le tyran, dit Gerald d'uo ton tragique, ce scélérat d'ogre de Corse!

Ogre de Corse!! vous êtes des nôtres, monsieur... touchez là...

L'onnnEiL. <9

wms sommes faits pour nous euiciiilre, s'écria la ménagère triom- phante.

Et elle tondit sa main dceliarnée à Gerald, qui, répondant brarc- ment à Cflte i Hvinto. dit en riant an vieux ni;irin :

Ma foi, mon commandant, prenez garde... à vous, et pare à toi aussi, Olivier... vous allez avoir à qui parler... Madame Barban<.'on était seule contre vous deux... mais elle a maintenant en moi ua fa- meux auxiliaire.

Ah çà! madame Barbançon, dit Olivier en venant secours de son ami. dont la ménagère semblait vouloir s'emparer, Ge- rald meurt de f;iini... vous ne songez pas à cela... Voyons, je vais TOUS aider à apporter la table ici, et à mettre le couvert.

C'est vrai... j'oubliais le dîner, s'écria la ménagère.

Et, se dirige»jit en hâte vers la maison, elle dit au ueveu de son maître:

Venez-vous m'aider .' monsieur Olivier.

Je vous suis, répondit le jeune sous-officier.

Ali (;a '. mon cher, lui dit Gerald, est-ce que lu crois que je vais te laisser toute la besogne?

Puis se louruani vers le vieux marin :

Vous permettez, mon commandant?... J'agis sans façon; mais, quand nous étions sous-ofliciers, plus d'une fois, Olivier et moi, nous avons préparé la table pour la chambrée ; aussi, vous allez voir que je ne m'en acquitie pas trop mal.

Il serait difficile de dire avec quelle gaieté, avec quelle parfaite et naturelle bonne grâce, Gerald aida son ancien camarade de régiment à mettre le couvert sous la tonnelle : tout cela fui accompli si simple- ment, si allègrement, qu'on eût dit que le jeune duc avait toujours, comme son ami, vécu dans une médiocrité voisine de la pauvreté.

En une demi-heure, Gerald, pour plaire à son ami, avait, comme on dit, fait la conquête du vétéran et de sa niénagère, qui faillit à se pâmer d'aise en voyant son ami autibonapariiste manger avec un appétit sincère la soupe à l'oignon, la salade et la vinaigrette, dont Gerald demanda deux lois, par un raffinement de coquetterie.

11 va sans dire que, pendant ce gai repas, le vieux marin, délicate- ment provoqué p;ir Gerald, fut amené à jtarler de ses campagnes; puis, ce respectueux tribut payé à rancieunelé du vétéran, les deux jeunes gens évoqueient à leur tour toutes sortes de souvenirs de col- lège et de régiment.

iO LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Avant de poursuivre ce récit, rappelons la disposition de la ton- nelle qui, appuyée à un mur coupé par une espèce de baie grillagée, pernielliiil de voir dans la rue, d'ailleurs fort peu passante.

Le vétéran venait d'allumer sa pipe , Gerald et Olivier leurs ciga- res; les deux jeunes gens s'entretenaient depuis quelijues instants de leurs anciens compagnons de classe et darmée, lorsqu'Olivier dit à son ami :

A propos, qu'est devenu cet animal de Macreuse... qui faisait le métier d'espion au collège? Te souviens-tu? un gros blond fa- dasse.... à qui nous donnions, en nous cotisant, de si belles volées! car il était deux fois grand et fort comme nous?

Au nom de Miicreuse, la figure de Gerald prit une expression d'aver- sion et de mépris singulière et il répondit :

Diable!... tu parles bien légèrement de M. Célesiin de Macreuse.

Comment de Macreuse?— dit Olivier, il s'est donné du de celui- là... On ne savait d'oii il venait , ni qui étaient son père et sa mère? 11 était si gueux qu'il mangeait six cloportes pour g.igner un sou... Je lui en ai toujours voulu , car il faisait tout pour avilir la pauvreté...

El puis, reprit Gerald, cruel à plaisir; te rappelles-tu... ces petits oiseaux à qui il crevait les yeux avec une épingle... pour voir comment ils voleraient ensuite.

Canaille ! s'écria le vétéran indigné en lançant précipitam- ment deux ou trois bouffées de tabac. Cet homme-là doit mourir dans la peau d'un sacré gueux, si on ne l'écorche pas tout vif I

Je crois que votre prédiction s'accomplira, mon commandant, dit (l'erald en riant. Puis s'adressant à Olivier : Je vais bien t'étonner en te disant ce qui est advenu de M. Célestin de Macreuse... En quittant le service, j'ai recommencé ma vie de Paris. Je t'ai dit, je crois, combien ce qu'on appelle notre monde, à nous autres du faubourg Saint-Germain, était parfois rigoureusement exclusif; jugez de mon étonnement lorsqu'un beau soir j'entends annoncer chez ma mère M. de Macreuse. C'était notre homme. J'avai ; conservé une si détestable inipression de ce mauvais garçon , qu'allant trouver ma mère , je lui dis : « Pourquoi donc recevez-vous ce mousieur qui vient de vous saluer... ce gr.ind bloud jaunasse? Mais c'est M. de Macreuse, me répondit ma mère avec un accent de con>idération Irès-marqiié.- Et qu'est-ce que c'est que M. de Macreuse, ma chère mère ; je ne l'ai pas encore vu chez vous ? Non , car il arrive de

LORGIEIL. 2i

voyage, me répondit-elle. C'est un jeune homme très -distingué, d'une piélé exeni|il;iire, et le fondateur de l'œuiTe de Saint- l'olycarpe.

Ah diable ! et iiirest-ce que c'est que l'œuvre de Saint-Polycarpe, ma chère mère .'—C'est une association pieuse qui a pour but d ensei- gner aux pauvres la résignation à leur misère, en faisant compren- dre que plus ils souffriront ici -bas, plus ils seront heureux haut.

Si no rero , benr trvato, dis-je en riant à ma mère. Mais il me semble que ce gaillard-là a la joue bien rebondie , a l'oreille bien rouge , pour prêcher l'excellence des privations. Mon fds, reprit gravenion' ma more, ce que je vous dis est fort sérieux. Les pcrson nés les plus recoinmandables se sont jointes à Vœuvre de M. de Ma- creuse... qui dé|tloie dans l'accomplissement de ses desseins un zèle évangéliqne. Mais le voici... je veux vous présenter à lui. Ma mère, lui dis-je vivement , de grâce n'en faites rien... Je serais forcé d'être impoli. Ce monsieur me déplaît, et ce que je sais de lui rend cette déplaisance iusurmoniable. Nous avons été au collège ensemble, et... »

Je ne pus continuer , le Macreuse s'avança vers ma mère , j'étais resté assis auprès d'elle. « Mon cher monsieur de Macreuse, dil- elle à son protégé de l'air le plus aimable, après m'avoir jeté un re- gard sévère, je vous présente mon fds... un de vos anciens con- disciples, qui sera charmé de renouveler connaissance avec vous. » Le Macreuse me salua profondément, et, du haut de sa cravate, me dit d'un air compassé : « J'étais absent de Paris depuis quelque temps , mons'ieur, et j'ignorais votre retour en France ; je ne m'at- tendais pas à avoir l'honneur de vous rencontrer ce soir chez ma- dame votre mère... nous avons en effet été au collège ensemble... et... » C'est pardieu vrai, monsieur, dis-je au Macreuse en l'in- terrompant...— et, s'il ni'en souvient, vous nous espionniez... au profit des maîtres, vous mangiez six cloportes pour avoir un sou, et vous creviez les yeux des petits oiseaux avec des épingles : c'était probablement aussi dans le charitable espoir que leurs souffrances leur seraient comptées là-haut? »

Bien touché...— dit le conjmandant en riant aux éclats.

El qu'a répondu le Macreuse?— reprit Olivier.

La large face de ce mauvais drôle est devenue cramoisie, il a tâché de sourire et de balbutier quelques mots; mais soudain ma mère, me regardant d'un air de reproche, s'est levée, disant à notre homme pour le sauver de son embarras : a Monsieur de Macreuse,

22 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

voulez-vous me donner le bras pour aller prendre une tasse de thé?»

—Biais, dit Olivier, comment cei homme a-t-il été présenté dans ion monde si exclusif?

—C'est ce que personne ne sait, répondit Gerald...— Une fois la première porte de notre monde ouverte, toutes les autres s'ouvrent d'elles mêmes... mais cette première porte si difficile à franchir, qui l'a ouverte à ce Macreuse?... on l'ignore;... quehjues-uns cependant pensent qu'il a été introduit dans notre société par un certain abbé Ledoux, directeur très à la mode dans notre quartier. Ceci ne man- que pas de vraisemblance, et j'en ai pris l'abbé en aussi grande aver- sion que le 3Iacreuse... Si du reste mon mépris pour ce mauvais drôle avait besoin d'être justifié, il le serait pour moi... par le juge- ment qu'a porié du Macreuse un homme très-singulier , qui ne se trompe jamais dans ses appréciations.

Et quel est cet homme infaillible?— demanda Olivier en souriant.

Un petit bossu pas plus grand que ça,— dit Gerald en élevant sa main à la hauteur de quatre pieds et demi environ.

Un bossu? dit Olivier très-surpris.

Oui... un bossu spirituel comme un démon, incisif en diable, roide comme une barre de fer pour ceux qu'il mésestime ou qu'il méprise;.... mais rempli d'affection et de dévouement pour ceux qu'il honore... et ceux-là sont rares; ne cachant d'ailleurs jamais à per- sonne l'éloignement ou la sympathie qu'on lui inspire.

Il est heureux que son infirmité lui permette d'avoir ainsi, son franc parler, dit le commandant, sans cela... votre bossu jouerait un jeu diablement dangereux, au moins?

Son infirmité, dit Gerald en riant, quoiqu'il soit atrocement bossu, le m;irquisdeMaillefort esL..

C'est un marquis? dit Obvier.

Tout ce qu'il y a de plus marquis et de la plus vieille roche ; il est puîné de la maison ducale et princière de Hautmartcl , dont le chef s'est retiré en Allemagne depuis 1830; mais, quoique atrocement bossu, te dis-je, M. de Maillefort est alerte et vigoureux comme un jeune homme, malgré ses quarante-cinq ans, et de plus... tiens.., toi et moi, nous sommes sans vanité de très-bons tireurs, n'est- ce pas ?

Mais oui.

£b bien ! le marquis nous rendrait huit coups de bouton sur

douze... C'est nu jeu iHjine de riiicoinparable Pertrand... Ic^'cr comme Toiscau, rapide (tmime la fondre.

J'aime aiis>i beaucoup ce brave petit bossu-là, dit le vétéran irès-iniéressé ; s'il a eu des duels , ses adversaires devaient faire de drôles de figures.

Le marijuis a eu plusieurs duels dans lesquels il a été charmant, de gai persillaije , de sang-froid et de courage, répondit Gerald, c'est ce que m'a dit mon père, dont il était l'ami.

Et... ma gré sa bosse, demunda Olivier, —il va dans le monde?

Parfois il le fréquente assidilmeiH ; puis il reste des mois en- tiers sans y paraître... C'est un caractère très-original. Mon père m'a dit que le manpiis avait été longtemps d'une mélancolie profonde ; moi, je l'ai toujours vu gai, railleur, et des plus amusants.

Mais on doit le craindre comme le feu, dit Olivier, avec sa bravoure, son adresse aux armes et son es|)rit?

Tu ne peux t'imaginer, en effet , combien, par sa présence, il gêne, il inquiète, il impose à certaines gens, que notre monde, sj susceptible pour des niaiseries, reçoit pourtant en raison de leur naissance, malgré des vilenies notoires. Aussi, pour eu revenir à Ma- creuse, dès qu il voit entrer le marquis par une porte, il sort par une autre...

Cet entretien fut interrompu par un incident, insignifiant dans un autre quartier, mais assez peu commun aux Batignolles.

Une belle voilure , élégamment attelée de deux superbes chevaux, s'arrêta juste en face de la baie grillagée de la tonnelle, étaient réunis les trois convives.

Cette voilure était vide.

Le valet de pied, assis à côté du cocher, et comme lui vêtu d'une riche livrée, descendit du siège et, tirant de sa poche une lettre dont il semblait consu ter l'adresse, regarda de côté et d'autre comme s'il eût cherché un numéro, puis il disparut eu faisant signe au cocher de le suivre.

—Depuis dix ans, dit le vieux mafin, voilà la première voi- lure de ce calibre-là que je vois aux Batignolles... c'est fièrement flatteur pour le quartier.

Je n'ai jamais vu d'aussi beaux chevaux, dit Olivier d'un air connaisseur;— ce sont les tiens, Gerald?

Ah çà I tu me prends donc pour un millionnaire? répondit gaie-

24 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

menl le jeune duc ; j'ai un cheval de selle... et je mets au cabriolet un des deux chevaux de ma mère quand elle ne s'en sert pas. Voilà mon écurii'... Ce qui ne m'empêche pas d'aimer les chevaux à la fo- lie et d'être un enragé sportsman , comme nous disons dans notre argot... Mais à propos de cheval , te rappelles-tu ce lourdaud brûlai nommé Mornand, un autre de nos condisciples?

Mornand ? ceriainemeni, encore une de nos communes antipa- thies, et qu'est-il devenu?

Aussi un personnage !

Lui .. allons donc !

Un personnage... te dis-je... pair héréditaire, il siège à la no- ble Chambre... il y parle... on l'écouie; c'est un ministre... en herbe.

—De Mornand!

Eh mon Dieu oui !... mon brave Olivier, il est important, il est lourd , il est pâienx , il est sot (je ne dis pas bête , mais sol) , il ne croit à rien qu'à son mérite , il est possédé d'une ambition implaca- ble, il appartient à une coterie de gens jaloux et haineux, parce qu'ils sont médiocres, ou médiocres parce qu'ils sont haineux ; ces gaillards- font la courte échelle avec une habileté supérieure; Mornand a un large dos, les reins souples... il arriva... l'un portant l'autre...

A ce moment , le valet de pied , qui avait disparu avec la voiture, revint sur ses pas, avisa à travers la grille les personnages rassem- blés sous la tonnelle, s'approcha, et mettant la main à son chapeau ;

Messieurs , pourriez-vous , s'il vous plaît, me dire si ce jardin dépend de la maison numéro 7 ?

Oui, mon garçon,— répondit le commandant.

Alors, monsieur, ce jardin est celui de l'appartement du rez-de- chaussée ? demanda le domestique.

Oui, mon garçon.

Pardon, monsieur, c'est que voilà trois fois que je sonne, et l'on ne répond pas...

C'est moi qui habite le rez-de-chaussée, dit le commandant fort surpris,— que voulez-vous ?

Monsieur... c'est une lettre très-pressée pour une... madame Barbançon, qui doit demeurer ici.

Ceriaiiiement... mon garçon, elle y demeure, répondit le vété- ran de plus en plus étonné. Puis, apercevant la ménagère au fond du jardin, il lui cria ;

L'ORGUKIL. 25

Eh ! maman Barbançon... pendant que vous romplotez sournoi- sement roiUre mes plaics-bandes, voilà trois fois qm' l'on somio à la porte de la rue et vous n'entendez rien... venei donc... on apporte une lettre pour vous...

IV

A la voix du commandant Bernard, madame Barbançon arriva en hâte, s'excusa auprès de son maitre , ei dit au domestique qui atten- dait :

Vous avez une lettre pour moi, mou garçon? et de quelle part ?

De la pari de madame la comtesse de Beaumosnil, madame, répondit le domestique en remettant la lettre à madame Barbançon au travers de la grille.

Mad;ime la comtesse de Beaumesnil? dit l'ancienne sage femme tout ébahie, connais pas.

Et elle ouvrit vivenu nt la lettre en répétant :

—Connais pas... du tout, mais du tout, du tout.

La comtesse de Beaumesnil ? dit Gerald avec un accent d'in- térêt.

Tu sais qui elle est ? lui demanda Olivier.

Il y a deux ou trois ans, je l'ai vue dans ie monde, repondit Gerald, elle élait alois d'une beauté idé:de; mais la pauvre femme, depuis plus d'une année, n'a pas quitté son lit.. On la dit dans un état désespéré... Pour comble de malheur , iM. de Beaumesnil , qui était allé conduire en Italie leur fille unique, à qui les médecins ont ordonné Pair du midi... M. de Beaumesnil vient de mourir à Na- zies des suites d'une chute de cheval.

Quelle fatalité ! dit Olivier.

De sorte (pie. si madame de Beaumesnil meurt, comme on le craint,— poursuivit Gerald,- voilà sa fille orpheline à l'âge de quinze ou seize ans...

C'est b»en triste... dit le commandant,— pauvre enfant I

2

26 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Heareusement, du moins, reprit Gerald, mademoiselle de Beaumesnil a devant elle un avenir superbe, car elle doit être la plus riche héritière de France... On évalue la fortune des Beaumesnil à plus de trois millions de rentes... en propriétés.

Trois millions de renies! dit Olivier en riant,— c'est donc vrai? il y a des gens qui ont réellement trois millions de rentes... ça existe, ça va... ça vient... ça vit... ça parle... comme nous antres... il fau- dra que tu me fasses envisager un de ces phénomènes-là, Gerald...

—A ton service .. Mais je te préviens qu'ordinairement c'est assez laid à contempler... je ne parle pas de mademoiselle de Beaumesnil, je ne sais si elle est aussi jolie que sa mère.

Je serais curieux de savoir ce que diable on peut faire de trois millions de rentes, dit en toute sinœrité le commandant en secouant la cendre de sa pipe sur la table.

Ah! mon Dieu ! ah ! grand Dieu ! s'écria madameBarbançon.qui, pendant cette partie de l'entretien , avait lu la lettre que le domesti- que venait de lui remettre,— c'est-il possible... moi... en voiture, et en voiture bourgeoise?

A qui en avez-vous, maman Barbançon ?— demanda le vétéran. A qui j'en ai, monsieur? j'ai qu'il faut que vous me permettiez

tout de suite de sortir.

A votre aise; mais allez-vous comme ça , sans indiscrétion?

Chez madame la comtesse de Beaumesnil, et dans sa propre voi- ture, encore... dit la ménagère d'un ton important, il s'agit de renseignements que je pnis seule lui donner, à ce qn'il paraît... Que je devienne bonapartiste, si je sais ce que ça peut être ! mais c'est égal...

Puis, s'interrompant, l'ancienne sage-femme poussa une exclama- tion comme si une idée subite lui eût traversé l'esprit, et elle dît à son maître :

Monsieur...

Eh bien ?

Voulez-vous venir un instant avec moi dans le jardin? j'aiàvous parler en secret, dans le plus profond secret.

Oh ! oh ! répoudit le vétéran en sortant de la tonnelle sur les pas de sa ménagère, c'est grave, allons, je vous suis, maman Bar.» bançon.

LORGUlilL. 87

La ménagère avant emnicnë son maîire à qucl(|ues pas de la lon- Çcllo, lui ilil à voix basse el d'un air de Miy^lore :

Monsieur, vous connaissez bien madame Ilrrbaut, {\\i\ demeure au second, (|iii esl eonunerçanle retirée, (|ni a deux lillos, el chez qui j'ai présenlé M. Olivier, il y a quinze jours?

Je ne la coiniais pi»s; mais vous m'avez souvcul parlé d'elle... Après?

Je me souviens maiiiienant que son amie intime, madame Laine, esl en Italie. g;onvernanle de la fille d'une comtesse qui a un nom dans k genre de Beaumesuil ; c'est peut-être !a même comtesse.

C'esl po>silde , maman Darbanvon... Ensuite?

On veut peut-èlre avoir des rensei|j;nemenls de moi sur madame Laiué, que j'ai vue chez madame Uerbaul.

Cela se peiil, maman Darbançou... et tout à l'heure voui allez savoir à quoi vous eu leuir, puisque vous vous rendez chez madame de Beaumesuil.

Ah ! mon Dieu ! monsieur, une autre idée !

Voyous 1 autre idée! dit le vétéran avec une patience angé- lique.

Je vous ai parlé de cette jeune femme masquée qui...

Vous allez reconmiencer cette histoire-là ! s'écria le vétéran ea commençant d'opérer vivement sa retraite.

Non, monsieur; mais si tout ça se rapportait à la jeune femme?

Le meilleur moyeu de le savoir maman Barbaoçon, c'est de par- tir au plus tôt : nous y gagnerons tous les deux.

Vous avez raison, monsieur, je pars...

EU, suivant son maître, qui retournait sous la tonnelle rejoindre ses convives, la ménagère dit au valet de pied, qui s'était tenu à quelques pas de di>lauce de la grille :

Jeune homine, je mets mon bonnet à noeuds coquelicot et mon beau chùle orange, et vous pourrez disposer de moi...

Quelques instants après, madame Darbançon, passant triomphale- ment en voilure devant la grille de la tonnelle, crut devoir, par défé- rence, se lever tout debout dans le carrosse, el faire une gracieuse révérence, adressée à son maîlre et à ses deux convives.

Sept heures sonnèrent alors à une horloge louilaine.

Diable! dil Olivier d'un air contrarié, sept heures... il faut que je le quitte, mon cher (ierald...

28 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Déjà !... et pourquoi?...

J'ai promis à un brave maître maçon des BalignoUes d'aller ce soir, à sepi heures, copier et apurer des mémoires... Tu ne sais pas ce que c'est, toi, que d'apurer des mémoires?

Eu eflet, tu m'avais prévcMu que tu n'étais libre que jusqu'à sept heures, dit Gerald d'un air contrarié, je l'avais oublié : je me trouvais si bien de notre causerie !...

Olivier, dit le véiéran, qui semblait pensif depuis que son ne- veu avait parlé des travaux dont il devait s'occuper dans la soirée, en l'absence de madame Barbançon, va donc à la cave chercher la dernière bouteille de ce vieux vin de Chypre que j'ai autrefois rap- porté du Levant... iM. Gerald en acceptera un verre avant de nous séparer. Pour une demi- heure de retard, les mémoires de ton maître maçon ne prendront pas feu.

Excellente idée, mon oncle... carjene suis pas tout à fait à l'heure, comme lorsque je suis de seniaine au quartier... Je cours à la cave... Gerald goûtera de voire nectar, mon oncle.

Et Olivier disparut en courant.

Monsieur Gerald, dit alors le commandant au jeune duc avec émotion, ce n'est pas seulement pour vous faire goûter mon vin de Chypre que j'ai renvoyé Olivier... c'est afin de pouvoir vous parler de lui... à cœur ouvert; vous dire, à vous, son meilleur ami... tout ce qu'il y a de bon... de délicat... de généreux, chez lui.

Je sais cela, mon commandant., mais j'aime à me l'entendre répéter par vous... par vous surtout... qai appréciez si birn Olivier.

Non, n)onsieur Gerald, non, vous ne savez pas tout... vous ne pouvez vous imaginer le travail pénible, aride, que le pauvre garçon s'impose, non-seulement pour ne pas m'être à charge... pendant son semestre, mais encore pour me faire de petits présents que je n'ose refuser, de peur de lui faire trop de peine... Celle belle pipe, c'est lui qui me l'a donnée... J'aime beaucoup les rosiers : dernièrement il m'a apporté deux superbes espèces nouvelles. Que vous dirai-je? j'a- vais depuis longtemps bien envie d'un bon fauteuil... car, lorsque deux de mes blessures se rouvrent, et cela n'arrive que trop souvent, je suis forcé de rester plusieurs nuits assis... Mais un bon fauteuil, c'é- tait trop cher... Voilà qu'il y a huit jours, je vois apporter ce meuble tant désiré par moi. J'aurais me méfier dequel(|ue chose, car Oli- Yier avait passé je ne sais combien de nuits à faire des écritures. Ex-

L'ORGUEIL. »

cusez ces confulenrcs de bonnes et pauvres gens, moiisiiur fîerald,

dit le vieux marin d'une voix alUircc, iiendanl qu'une larme roulait sur sa niouslaehe blanche, mais j'ai le cœur plein, il laul qu'il s'ouvre... el vous dire cela à vous... cesi un double bonheur.

El , comme Gerald allail parler, le commandaul l'inlerrompil en lui disanl :

Permettez, monsieur Gerald... vous allez me trouver bien ba- vard ; mais Olivier va venir, el j'ai une grâce à vous demander. Par voire position , vous devez avoir de grandes el belles comiaissances, monsieur Gerald .' M(»n pauvre Olivier n'est appuyé par pers-onne... et pourlant, par ses services, par sou éducation, par sa conduite, il a droit à répaulelle... Mais il n'a jamais ni voulu, ni osé faire la moindre démarche auprès de ses chefs. Je conçois cela , car, si j'avais été UD hrosseur, connue nous disons... je serais capitaine de vaisseau ; mais que voulez- vous... il parait que ça tient de famille... Olivier esi comme moi, nous nous ballons de notre mieux, nous sommes esclaves du service , et puis . cpiand il s'agit de dem;uider, nous devenons tout bêtes et tout honteux... Jbis chut! voilà Olivier qui vient de la cave,

dit vivement le vieux marin en reprenant sa pipe et en la fumant précipitamment, n'ayez l'air de rien, monsieur Gerald; pour l'amour de Dieu, n'ayez l'air .le rien, Olivier se douterait de quchpie chose.

Mon commandant, il faut qu'Olivier soit sons-lieulenanl avant la fin de son semestre... et il le sera, dit Gerald, ému des confi- dences du véiéran. J'ai peu de crédit par moi-mênn^, mais je vous parlais du marquis de Maillefort : il jouit partout d'une si haute consi- dération, que, vivemenl recommandée par lui, la nomiuaiion d'Oli- vier, qui n'est (pie droit et justice, sera emportée d'emblée; je m'en charge, soyez tranquille.

Ah ! monsieur Gerald, je vous avais bien jugé tout destfUe... dit vivement le commandant; vous êtes un frère pour mon pauTît enfant... mais le voilà, n'ayez l'air de rien.

Et le digne homme recommença de fumer sa pipe d'un air très-dé- gagé, après avoir néanmoins du bout du doigt enlevé au coin de sou œil une larme trop rebelle.

Gerald, s'adressiint à son ancien camarade, afin d'éloigner de lui tout soupçon au sujet de l'enlretien précétienl, lui cria :

Arrive donc, traînard ! on dirait, par Dieu ! que tu as été à U

"■2

50 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

cave avec quelque jolie cabarelière comme la belle juive d'Oran... Te rappelles-tu cette pauvre Uinah, don Juan que tu es?

Le fait est qu'elle était gentille, ~ répondit le jeune soldat en souriant à ce souvenir d'amour avec satisfaction ; mais c'était un laideron... comparé à la jeune fille que je viens de rencontrer dans la cour, dit Olivier en déposant avec précaution sur la table la pou- dreuse bouteille de vin de Cbypre.

Ah I... maintenant je comprends la durée de ton absence.

Voyez-vous le gaillard! ajouta le vétéran revenant peu à peu de son atiendrissemeni, et qu'est-ce que cette beauté que tu viens de rencontrer, mon garçon?

Voyons, mets-nous au fait de ta conquête au moins, —dit Ge- rald.

Pardieu! monsieur le duc, dit Olivier eu riant, cela se ren- contre à merveille... c'est une duchesse...

Comment ! une duchesse? dit Gerald.

Une duchesse aux Batignolles, s'écria le commandant, c'est du fruit nouveau... et fièrement flatteur pour le quartier.

Allons, mon bon oncle... je vais un peu rabat'.re de votre amour-propre hatignollais. Ma conquête , comme dit ce fou de Gerald, d'abord n'est pas ma conquête... et puis elle n'est pas duchesse... seulement on l'a surnommée la duchesse.

Et d'où lui vient ce glorieux surnom? —demanda Gerald.

On l'appelle ainsi, reprit Olivier, parce qu'elle est, dit-on, Jbelle et orgueilleuse comme une duchesse...

Tu as oublié... sage... dit Gerald en riant. Vraiment! dit Olivier, est-ce que les duchesses sont?...

Veux-tu le taire, mauvaise langue! reprit Gerald en inter- rompant le jeune soldat. Je crois, tudieu bien! qu'elles sont sages... les duchesses!

Eh bien ! alors elle est belle, orgueilleuse et sage comme une duchesse ; telle est la cause du surnom de cette jeune fille.

Et qu'est-ce que c'est que cette jolie duchesse ? demanda Ge- rald. — En ma qualité de duc, comme tu dis, tu dois satisfaire ma «uriosité!

Elle est maîtresse de piano... reprit Olivier, tu vois qu'elle déroge furieusement !

«- C'est plutôt le piano qui devient très-aristocrate sous ses belles

L'ORGUEIL. 51

mains... car elle doit avoir aussi dos mains de duchesse!... Voyons» coule nous cela... (^iiic diiible ! lu es anioiirciix; à qui leras-lu les con- fidences, siuouà lou ouclo... ù lou cauiarade?

Je voudrais bifu avoir le droil de vous en faire, dos coulidon- ces... dil Olivier on riant, parce que je ne vdus en ferais pas; mais vrai, c'est la première fois que je vois celle jeune fille.

Mais ces détails... sur elle?

Il y a une madame Ilorbaul qui loge ici, au second, réjiondil Olivier. Tous loi dimauclies, celte excollcnio fomme rassemble cbez elle des jeuuo.-< illles.. amies de ses (illcs : les unes suut loueuses de fivres ou domni!.olles de magasin, d'auiro» maîtresses de dessin OU; comme la duchesse, maîtresses de nmsiipie... Je t'assure qu'il y en a de charuianies; toutes ces braves filles travaillent toute la se- maine comme do |)olils lions, gagnent houorablomoiii leur vie, et s'a- musent follomout lo dimanche chez la bouue madame llorbuut : on joue à des petits jeux, on danse au piano, c'est tres-anmsant; voilà deux dimauchos que madame Barbançon m'a présenté chez celle dame, et. ma foi...

Je demande à être présenté à madame Uerbaul! s'écria le jeune duc en interrompant son ami.

Tu deutandos .. lu demandes... lu crois qu'il n'y a qu'à demander, toi? reprit gaiement Olivier. Apprends, mon cher, que les Bali- gnoUes sont aus-si exclusives que ton faubourg Saint-Uermain.

Bon, tu es jaloux, lu as lorl : d'abord... parce que, vraies ou supposées, les duchesses ne m'affriandent plus... surtout quand elles sont sages... et puis l'on ne vient pas aux Baiignolles pour s'amoura- cber d'une duchrsse. Ainsi, rassure-toi, et d'ailleurs, si lu me refuses, je suis au mieux avec maman Barbançon , je lui demanderai d'être présenté à madame llerbaut.

Enfin nous verrons si l'on peut t'adraeilre , dit Olivier avec une importance comique.

<— Mais, pour en revenir à la duchesse, madame Herbaut, qui est fort liée ave lui. m'a dit. l'autre dimanche, comme je m'extasiais sur cette réunion do charmantes jeunes filles : « Que diriez-vous donc, monsieur, si vous voyiez la duchesse !... » |El la digne femme m'a donné les détails dont je t'ai parlé sur l'origine de sou surnom. ) t Malheureusement, a-t-elle ajouté, voilà deux dimanches qu'elle nous manque , et elle nous manque beaucoup ; car , toute

52 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

ducliesse qu'elle soit, elle esl adorée ici par tout le monde ; mais, depuis quelques jours, elle a été appelée auprès d'une g.ande dame très-riche el irès-malade... dont les souffrances sont si grandes et si rebelles, que les rcédecins, à bout de leur science, ont eu l'idée d'essayer si une musique douce et suave ne calmerait pas les dou- leurs de la pauvre dame. »

Voilà qui est singulier! dit Gerald.

Quoi donc? lui demanda Olivier.

Celle pauvre femme, si malade, dont on essaye de calmer les douleurs par tous les moyens possibles, et auprès de qui ta duchesse a été appelée... c'est madame la comtesse de Beaumesnil.

La même qui vient d'envoyer chercher madame Barbançon ? demanda le vétéran.

Oui, mon commandant ; j'avais déjà entendu parler de cette espèce de cure musicale entreprise pour adoucir les atroces souffran- ces de la comtesse.

Le fait est que la rencontre est assez bizarre, dit Olivier, mais il paraît que la tentative des médecins n'a pas été vaine, car chaque soir la duchesse qui est, à ce qu'il paraît, excellente musicienne, va chez madame de Beaumesnil. . Et voilà pourquoi je n'avais pas vu cette jeune (ille aux deux soirées de madame Ilerbaut, de chez qui, sans doute, elle sorfait tout à l'heure. Frappé de sa tournure, de sa beauté vraiment extraordinaire , j'ai demandé au portier s'il la connaissait. « Sans doute, monsieur Olivier, m'a-l-il répondu, c'est la duchesse... »

Je trouve cela charmant, intéressant, mais beaucoup trop mé- lancolique pour moi , dit Gerald ; je préfère de bonnes et joyeuses filles sans façon, comme il doit s'en trouver dans la réunion tic madame Herbaut , ei, si tu ne m'y présentes pas... tu es un ingrat Rappelle- toi cette jolie mercière d'Alger... qui avait une non moins jolie sœur...

Comment! dit le vétéran, et la juive! la jolie c;;laretière d'Oran ?, .

Dame... mon oncle... on est à Oran... on aime à Or;;»)... oo est à Alger... on aime à Alger...

Mais lu es donc un Joconde, malheureux ! s'écria le vétéran, singulièrement flatté des bonnes fortunes d'Olivier, lu es donc un sé- ducteur!

Que voulez-vous, mon commandant, dit Gerald, ce n'est pas de l'incoustance... on suit la marche de sa division, voilà tout...

L'ORGUEIL. 55

C'est pourquoi Olivier el moi nous avons élé obligés de lusscr l\ Orao, lui sa juive, moi ma Mauresque, pour nos peliles mercières d'Alger.

Le f.iil est, dil le vieux marin, égayé par le vin de Chypre, dont la bonieille avait circidé entre /es convives pendant cet entretien,

le fait est (pie. selon le elianj;enienl de station, nousipiittions les mulâtresses de la Martiniipic pour les pêcheuses de Saiul-1'ierre-Mi- quelon, de Terre-Neuve.

Un fameux changemonldt! zone, dites donc, mon commandant?

reprit GeraUl en poussant le coude du vétéran ; c'était ipiitier le feu pour la glaee

Non, [tardieu pas ! reprit le vétéran; je ne sais à quoi ça tient, mais ces pêcheuses, blondes comme des Albinos, avaient le diable au corps. Il y avait surtout une petite boulotte à cils blancs, qu'on appelait la Baleinière...

Température du Sénégal... hein !... mon oncle?...

Ah ! fil le vétéran

Et il po^a son verre sur la table en faisant claquer sa langue con- tre son palais, de sorte que l'on ne savait si ce bruit signilicalif se rapportait au souvenir de la Baleinière aux cils blancs ou à la dé- gustation du vin de Chypre.

Puis le digue niarin s'écria .

Ah çà ! mais ([uesi-ce (jue je dis ? A-t-on vu des mauvais su- jets pareils !... Ce que c'est que l'exemple ! Ne voilà t-il |.'as un vieux phoque comme moi qui parle d'amourettes avec ces jeunes mousta- ches!... Allons, parlez de vos juives, de vos Mauresques, de vos du- chesses, mes enfants ; au moins, c'est de voire âge.

Eh bien donc I au nom de la reconnaissance, je somme Oli- vier de me présenter chez madame Ilorbaut , dit l'opiniâtre Gerald.

Ce que c'est que la satiété!... Tu vas dans le plus beau, dans le plus grand monde, dit Olivier, et tu envies... nos pauvres petites réunions batignollaises.

Avec ça qu'il est amusant, le g. .rJ monde. dit Gerald. f J'y vais à mon corps défendanl, pour ne pas contrarier ma mère... ' Demain, par exemple, est pour moi un jour ;i nnnani, car ma mère donne une matinée dansante... Mais, à pro|)OS, viens-y donc, Olivier.

çà?

V4 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

A la matinée dansante que donne ma mère. ^Moi?

Eh bien ! oui... toi.

Moi... Olivier Raymond, maréchal des logis de hussards... dans ion faubourg Sainl-Germain ?

Il serait saeredieu bien étonnant que je ne puisse pas amener chez ma mère mon meilleur ami, parce qu'il a l'honneur d'être un des plus braves soldats de l'armée... Olivier... tu viendras... je veux que lu viennes.

Eu dolman et en képi, n'est-ce pas? dit Olivier en souriant et en faisant allusion à sa pauvreté, qui ne lui permettait pos le luxe des habits bourgeois.

Sachant l'emploi que faisait le digne soldat de son pécule si labo- rieusement gagné, et connaissant d'ailleurs son ombrageuse suscep- tibilité, Gerald ne put que répondre :

C'est vrai... je n'y pensais pas... C'est dommage, nous aurions passé une bonne journée ; je l'aurais montré nos beautés à la mode, et je suis sûr qu'en fait de jolies et fraîches figures... tu aurais re- gretté... les réunions de madame Herbaut.

Entendez-vous, mon oncle, comme c'est adroitement ramené... comme il revient à la charge ?

Huit heures sonnèrent à la même lointaine horloge.

Huit htures! dit vivement Olivier; diable ! et mon maître maçon qui m'attend depuis une heure... 11 faut absolument que je te quitte, Gerald... J'ai promis d'être exact... une heure de retard... c'est beaucoup... Or, l'exactitude est la politesse des rois... et de leux qui apurent des mémoires, ajouta gaiement Olivier.

Puis, tendant la main à son oncle :

Bonsoir, mon oncle !

Tu vas »ncore travailler une partie de la nuit, dit le vétéran avec une éntolion contenue en jetant un regard significatif à Gerald, il ne fiudra doue pas que je l'allende?

■«- Non, mon oncle, couchez-vous... Dites à madame Barbançon dd laisser la clef chez le portier et des allumettes chimiques dans la cuisine... Je ne ferai pas de bruit, je ne vous réveillerai pas.

Adieu, monsieur Gerald, dit le vétéran en tendant la nuin au jeune duc et la lui serrant d'une manière expressive, afin de lui

L'ORGUEIL. SS

rappeler sa promesse au sujet de la promotion d'Olivier au grade d'oliicier.

Adieu, mon commandant, dit Gerald en répondant à l'circinie du vétéran, et lui iudiciuant par un signe qu'il compreuaii sa pensée,

vous me permettez, n'est-oe pas, de revenir vous voir?

Ce sera pour moi un plaisir... un vrai plaisir, monsieur Gerald,

dit le vétér.in, vous devo/ en être sûr...

Ma foi. oui, mou coinmaudaul, car je juge en cela d'après moi- même... Adiou... Olivier... viens... je te couduirai jusqu'à la porte de ton maître maçon.

J'y gagnerai toujours un quart d'heure, dit Olivier. Bon- soir, mou onde.

Bonsoir, mou enfant.

Et Olivier, ayant pris dans rentrée sa liasse de papiers et son pa» quet de plumes, sortit avec Gerald ; tous deux, se tenant par le bras, allèrent jusqu'à la demeure du maçon, ils se séparèrent, se pro- mettant de se revoir bieiuôt.

Environ une heure après qu'Olivier eut qnitté son oncle, madame Barbançou fut ramenée aux Batignolles dans la voiture de madame la comtesse de Beaumesnil.

Le vétéran, surpris du silence et de la physionomie ténébreuse de la ménagère, lui adressa, mais e4J vain, plusieurs fois la parole. Il la pria eulin de serrer le restant du vin de Chypre. iMadanie Barbauçoa prit la bouteille, s'en alla leutement, puis, s'arréiant bieiuôi, et croi- sant les bras d un air méditatif, elle laissa choir par ce mouvement la fiole jtoudrcuse.

Que le diable vous emporte] s'écria le vétéran, voilà .le vin de Chypre perdu...

Cest pourtant vrai, j'ai cassé la bouteille, répondit la mena* gère en se réveillant comme d'un songe. Eh bioni ça ne m'ë- tonnepas; depuis que j'ai vu et entendu madame la comtesse de Beaumesnil, car je viens de la voir... et dans quel état, mon Dieu! la pauvre femme !... je me creuse la tête pour trouver quelque chose que je ne trouve pas, et d'-ci à longtemps je ne serai bonne à rieu, allez, monsieur, il faut y ompler.

C'est toujours quelque chose que de saroir cela d'avance, re- prit le vétéran avec sa placidité habituelle en voyant madame Bar- bançAft retomber dans sa mystérieuse préoccupation.

LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Le lendemain de la rencontre d'Olivier Raymond et de Gerald, sa mère, ainsi qu'il l'avait anuoncé au neveu du vétéran, donnait une matinée dansante.

Madame la duchesse de Senneterre, par sa famille et par ses allian- ces, appartenait à la plus ancienne et à la plus illustre noblesse de France; quoique sa fortune fût médiocre et sa maison petite, ma- dame de Senneterre donnait ainsi chaque printemps quatre ou cinq bals de jour, peu nombreux, mais très-élégants et très-choisis, dont elle et ses deux jeunes tilles faisaient les honneurs avec une grâce parfaite. M. le duc de Senneterre, mort depuis doux ans, avait eu sous la Restauration la plus haute position.

Les trois fenêtres du salon l'on dansait s'ouvraient sur un beau jardin; le temps était magniOque; entre deux contredanses, plusieurs personnes, hommes et femmes, se promenaient ou causaient à tra- vers les allées, çà et bordées d'arbustes en fleurs.

Quatre ou cinq hommes, abrités par un massif de lilas, s'entre- tenaient de ces mille riens dont se composent généralement les con- versations mondaines.

Parmi ce groupe, deux personnes méritaient d'attirer l'attention.

L'une d'elles, homme de trente ans environ, déjà obèse, à l'air à la fois suffisant et indolent, dédaigneux et gonflé de soi, à l'oeil cou- vert et presque éteint, s'appelait M, le comte de Moruaud. Son nom avait été prononcé la veille chez le commandant Bernard, lorsque Olivier et Gerald évoquaient leurs souvenirs de collège.

M. de Mornand occupait, on l'a dit, à la Chambre des pairs, un siège hérédiiaire.

L'autre personnage , ami intime du comte, était im homme de trente ans aussi, de haute taille, maigre, osseux, a;ignleii\, légère- ment voûté, déjà chauve; sa petite tête plate, son œl à llour de tête, presque toujours légèrement injecté de sang, donnait à sa physiono- mie un caractère fort analogue à celui du reptile... Il se nonmiait le baron de Ravil. (Jnoi(|ne ses moyens d'existence fus^oui problémati- ques, eu égard à l'espèce de luxe qu'il affichait, on recevait le baron

L'OnnUElL. 37

lans le meilleur inoiido, ;iuqnol il ttMiait il'ailloms par sa iiii'^çance; jamais inlri};aiil en (iniiiiaiit a celle é|iilli('le loiiles -«'s coiiséiiiicuces, des plus basses an \ plus aiulacieiises), jamais iiiiri^aiil ne déploya une plus cyui(pie eirnuiierie, uue fuurbe plus impiidcuie.

Avcz-v(ins VII le lion du bal? disait à M. de Moniaiid l'u:i des interloeuteiirs du <;i'<)iipe dont nous avons parl('>.

J'arrive à l'iiisiaiit, répuiidil .M. de jii>rnand, j'ignore de qui TOUS voulez parler.

Eh parbleu ! du marquis de .Maillcrorl.

Ce maiidil bossu! s'écria M. de Havil. Allons... c'esl bien à lui, ccitc matinée élail d'un lerne , d'un ennui as>ommant; le marquis va étrayer un peu loui cela par sa lioiilfonDe présence.

Que diable peut-on venir faire dans le monde qn.iiid on est bàli de la sorie? dii M. de Mornand. Ce piuvre marquis de- vrait avoir au moins la conscience... de sa bo^se.

C'est sinijnlier, reprit un autre, de temps à autre le mar- quis apparaît dan> le monde pendant quelques semaines... et puis soudain il disparait.

Je le soupçonne fort d'être monnoyeiir et do venir ainsi de lemp> à antre éconler le produit de son ingénieuse iiidiisirie, dit Bl. de Ravil. Ce qu'il y a de sûr, c'esl ipi un jour, chose in- croyable... inouïe... il m'a prèloau jeuun billelde mille francs... que je ne lui rendrai jamais... D'abord il devait êire fuix... Et puis cet impertinent bossu m'a dit en me le prèiant : « Ça m'amusera de vous redemander souvent ces mille francs-là, baron! » Qu'il soit tranquille... il s'amusera longtemps.

riaisanlerie à part, le marquis est un homme siiiLMiIi r... dit un autre interloeutenr, la vieille marquise de Maillefort, sa n)ère, lui a laissé une belle fortune, el l'on ne sait ce qu'il en fait, car il vit irès-modesiement.

Je l'ai vu autrefois, assez souvent, chez cette pauvre madame de Beaumesnil.

A propos, dit un autre, vous savez qu'on la dit à toute ex- trémité ?

Madame de Beaumesnil ?

Certainement ; elle doit être administrée dans la journée ; c'es du moins ce qu'on a répondu à madame de Mirecourt, qui, en vc-

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38 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

n:iiit ici, s'éïait arrêlée à la porte de l'hoiel de Beaumesnil pour avoir des nouvelles.

li faut alors qu'elle ait élé inguérissable, car elle a pour méde- cin le fameux docteur (iastérini, aussi savant que gourmand, ce qui n'esi iK'.s peu dire

Pauvre femme ! c'est mourir jeune encore.

El quelle immense fortune aura S3. fille ! s'écria M. de I\'.or- nand ; ce sera la plus riche héritière de France... et orphehne par-dessus le marché... qiiel îr^orceau !...

En disant ces mots, les yeux de M. de Mornand rencontrèrent ceux de son ami de Ravil.

Tons deux tressaillirent imperceptiblement, comme si une idée subite leur était venue ; d'un seul regard, ils s'étaient compris.

La plus riche héritière de France !

Une orpheline !

El une foriune... territoriale... encore! s'écrièrent les trois autres inicrloiii;eurs avec un naïf accent de convoitise.

Puis l'un d'eux reprit, sans remarquer l'échange de regards signi- ficatifs qui avait lien enire M. de Mornand et son ami :

Kl quel âge at-elle, mailenioisclle de Beanniesnil?

Quinze ans à peine, dil M. lie Ravil; et puis si laide... si ché tive, ajouia-i-il avec iniention.

Diable ! cftefirc... n'est pas désavantageux... au contraire, dit l'un des causeurs d'nn air judicieux et réfléchi.

Ah! elle est irès-laide, reprit un autre en s'adressant à de Ra- vil, — vous l'avez donc vue ?

Pas moi; mais une de mes tantes... a vu cette petite au cou- vent du Sacré-Cœur avant qm Beaumesnil l'emmenài en Italie... par oidonnance d(îs médecins...

Pauvre BeaumesnU! mourir à Naples d'une chute de cheval...

Et vous diies, mon cher, reprit l'imerlocnteur de M. de Ravil, pendant que M. de Mornand semblait de plus en plus pensif, vous dites que mademoiselle de Beaumesnil est fort laide?

Un vrai monstre... je ne sais pas mêu)e si elle ne tombe pas du haut mal, continua de Ravil avec une affectation de dénigre- ment tres-marqtiée; par là-dessus... poitrinaire... puisqu'aprcs la mon de Beaumesnil le médo',';:i qui les avait accompagnés à Naples a déclaré qu il ne répondrait de riau si madeuioiseilc de Bcauuiesuil

L'ORGUEIL i9

reveoait eii France... Elle est poitrinaire au dernier dcgr»?, vou!» dis-je... au dernier de^ré !

Une Ijérilière poilriiiaire ? reprit un antre d'uu air ii la fois l'rinud cl idléclié; mais e'esl ce qu'il y a au monde de plus délicat, de plus reclierehé.

Tardi- n... je vous comprends, c'est évident cela, reprit de Ravil, mais il Tant au moins i|n'e!le imisse vivre jiis(|n'à ce qu'on l'é- pouse... tandis que, tré»-|)robablenicnl, m;;demoiselle de In-aunn snil ne vivra pas; elle est condamnée : je l'ai entendu dire par M. de la Roeliai^uë. Sun plus proche parent... il doit bien le savoir, puis- qu'il liériitrait d'elle.

Peut-être aussi, à cause de cela, voit-il tout en beau.

Quelle chance pour madame de la Rocliaignè, qui aime tant le luxe, les fêtes !

Oui, chez les autres.

C'est étonnant, reprit un des interlocuteurs, il me semble que j'avais entendu dire que mademoiselle de Beaumosnil ressemblait à sa mère... qui a été une des plus jolies femmes de Paris.

Cette hériiière est d'une laideur atroce, re4)ritde Ravil, je vous l'aUesle, ei je ne sais pas même si elle n'est pas contrefaite.

Quant à moi, dit enfin M. de Mornand en sortant de sa rê- verie, — d'autres personnes m'ont parlé de mademoiselle de Beau- mesnil comme en parle de Ravil.

Ah çà ! mais pourquoi sa mère ne l'a-t-elle pas accompagnée ea Italie?

Parce que la pauvre femme était déjà atteinte de cette maladie de laugueur à laquelle il parait qu'elle va suecouibcr. L'on dit d'ail- leurs qji'elle a eu un affreux chagrin de ne pouvoir suivre sa fille à Naples, et que ce chagrin pourrait bien contribuer à rendre son éUit désespéré.

Il paraîtrait alors, dit un autre, que la cure musicale du doc- teur Dupont n'a pas eu le succès qu'il espérait '?

Quelle cure musicale?

Sachant le goût bien connu de madame de Beaumesnil pour la musique, le docteur, pour calmer les souffrances de sa malade et la distraire de sa langueur, lui avait conseillé, dit-on, de se faire )ouer ou chanter des morceaux d'une musique douce et suave.

40 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

L'idée n'élail pas mauvaise, quoique renouvelée de Saùl et de David, dit de Ravil.

Eh bien! qu'en est-il résulté?

Madame de Beaumesiiil aurait d'abord éprouvé, dit-on, une sorte de distraction, d'adoucissement; mais sa maladie a repris le dessus.

On dit aussi que la mort cruelle de ce pauvre de Beaumesnil lui a porté un coup terrible...

Allons donc ! s'écria M. de Mornand en ricanant et haussant les épaules; est-ce qu'elle a jamais aimé Beaumesnil, cette feninie- là! Elle ne l'a épousé que pour ses millions de millions... Et d ail- leurs, étant jeune fille, elle a eu je ne sais combien d'am;»nts. Somme toute, reprit M. de Mornand en gonllant ses joues avec une aifec- talion de dignité méprisante, madame de Beaumesnil est une femme tarée... perdue... et, malgré la fortune énorme qu'elle lais- sera... un galauthomme ne consentira jamais à épouser la fille d'une pareille mère... une femme déshonorée! ! !

Misérable !

S'écria une voix t^i, sortant de derrière la touffe de lilas, sem- blait répondre aux dernières paroles de M. de Mornand.

Il y eut d'abord un moment de silence et de surprise général; puis M. de 3Iornand, devenu pourpre de colère, fit rapidement quel- ques pas a(in de contourner le massif.

Il ne trouva personne;... l'allée, à cet endroit, formant un coude assez brusque, la personne invisible qui venait de prononcer le mot de misérable avait pu facilement disparaître.

11 n'y a de misérables, dit à voix haute M. de Mornand en revenant occuper sa place, il n'y a de misérables que les gens qui osent dire des injures sans oser se montrer.

Ce singulier incident venait à peine d'avoir lieu lorsque le son de l'orchestre, se faisant entendre, ramena les promeneurs du côté du salon.

M. de ?ilornand resta seul avec de Bavil; celui-ci lui dit :

On t'a appelé misérable... on n'a pas osé paraître, c'est bien... n'en parlons plus Mais m'as-tu compris?

A merveille. Cette idée m'est venue comme à toi... subitement... Choseéirange! pondintquohiue:^ instanisjesuis resté comme éblou»... lEasciné... par cette pensée.

L'ORGUEIL. 41

Plus de trois millions de renies! hein? quel ministre iiicornipli- ble tu ferais?

Tais-loi... c'est à devenir fou.

Celle conversation iuiinie fut suspendue par l'arrivée d'un liera imporiiin, qui, s'adressant à M. deMornand, lui dil , avec !;• plus exquise politesse :

Monsieur, voulez vous me faire la grâce de me servir de vis- à'vis?

A celle demande, M. de Mornand recula d'un pas sans répondre QD mol, tant sa surprise était grande, surprise concevable si l'on songe que le personnage qui venait demaiulcr à M. de Mornand de lui servir de vis-à vis était le mar(iuis de Mailiefort, ce singulier bossu dont on a déjà plusieurs fois parlé.

Un antre sentiment que celui de la surprise empêchait aussi M. de Mornand de répondre tout d'abord à l'étrange proposition du mar- quis, car. dans la voix mâle, vibrante, de ce dernier, M. di: Morn -nd crut un instant reconnaitre la voix du personnage invi>ible qui, quelques moments auparavant, l'avait traité de misérable lorsqu'il s'était exprimé si durement sur le compte de madame de Beaumesnil.

Le marquis de Mailiefort, ne paraissant pas s'apercevoir du silence et de Tcxpression de surprise désobligeante avec lequel M. de Mornand accueillait sa proposition , reprit du même ton de parfaite politesbc :

Monsieur, voulez-vous me faire la grâce de me servir de vis-à- ▼is pour la prochaine contredanse?

A cette demande réitérée, demande d'ailleurs étrange, on le ré- pète, si l'on songe à la touriinre de ce danseur en expectative, H de Mornand répondit en dissinudant à peine son envie de rire :

Vous servir de vis-à-vis, à vous, monsieur?

Oui, monsieur, reprit le marquis de l'air du monde le plus naïf.

Mais... monsieur... ce que vous me demandez là, reprit M. de Mornand, est. permettez-moi de vous le dire... fort délicat...

Et fort dançrereux... mon cher marquis, ajouta le baron de Ravil en ricanant à froid selon son habiliide

Quant a vous, baron, lui répondit en souriant M. de Mailie- fort, — je pourrais vous faire une question non moins délicate. .

42 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

et peut-être plus dangereuse : quand me rendrez-vous les miHe francs que j'ai eu le bonheur de vous prêter au jeu?...

Vous êtes bien curieux... marquis.

Allons, baron, répondit le bossu, ne traitez donc pas les dé- funts bons mots de M. de Talleyrand comme vous traitez les billets de mille francs.

Qu'entendez-vous par là, marquis?

Je veux dire, baron, que les uns ne vous coûtent pas plus à mettre en circulation que les autres...

M. de Ravil se mordit les lèvres et reprit:

Cette explication ne me satisfait pas précisément, monsieur le marquis.

Vous avez le droit d'être difficile en fait d'explications, c'est vrai, baron, répondit le bossu avec un accent de hautain persi- flage ; mais vous n'avez pas le droit d'être indiscret, et vous l'êtes beaucoup dans ce moment. J'avais l'honneur de causer avec M. de Mornaïul, et vous venez vous jeter à la traverse de notre entretien... «'est très- désagréable.

Puis, s'adressant à M. de Mornand, le bossu reprit :

Vous aviez donc la bonié, monsieur, de répondre à la demande que je vous faisais de me servir de vis-à-vis que c'était... Ibrt déli- cat, je crois ?

Oui, monsieur, reprit M. de Mornand, sérieusement cette fois, car un pressentiment lui disait que la singulière proposition du bossu n'était qu'un prétexte, et plus il écoutait sa voix, plus il croyait reconnaître celle qui l'avait traité de misérahle. Oui, monsieur... ajouta-t-il donc avec une assurance mêlée de hauteur, j'ai dit qu'il était fort délicat de vous servir de vis-à-vis.

Et pourrai-je, monsieur... sans trop de curiosité, vous de- mander pourquoi ?

Mais... monsieur... répondit M. de Mornand en hésitant,— parce que... parce que... je trouve... qu'il est singulier... de. .

Et comme M. de Mornand n'achevait pas :

Monsieur, lui dit allègrement le marquis, j'ai une exceU ^ente habitude.

Laquelle, monsieur?

Ayant l'inconvénient d'être bossu et conséquemment d'être fort ridicule... j'ai pris le parti de me réserver exclusivement le droit de

L'ORGUEIL. 41

me moquer de m;i bosse, et, comme j'ai la préUMilion de in'ar«jnitier de ces plaisanteries à la satisfaclion générale... (excusez, iiioiisiciir. celle fatuitë.. i je ne permets pas... que l'on fasse très-mal... ce (|uc je fais tK^s-hien.

Monsieur... dit vivement M. de Mornand, je...

rcrmcliez-moi... un e\eniple... dit lonjonrs trcs-idlégre- meiit lo marquis, je viens vous demander de n)e faire l honneur de me servir de vis-à-vis... Eli bien!... au lieu de me répondre poli- ment : (*ui monsieur, ou non, monsieur, vous me repondez en étouffant de rire : C'est trcs-dclicat de vous servir de vis-à-vis. El, (piMud je vous prie en grâce de conq)léler voire plaisanlerie... sans diiiiie suscitée p:ir ma bosse... vous balbutiez... vous ne trouvez rieu du tout; c'est déplorable...

Mais, mou-ieur, s'écrii M. de Mornand, je veux...

. Mais, monsieur, reprit b; bossu en interrompant de nou- veau son inlcrlocnleur, si, au lieu d'être poli, vous vouliez être plaisant, (|iie diable ! du moins il fallait l'èlre, me dire (pielque chose d'assez drôleincnt imperlinenl; ceci, par exemple : « Monsieur de Mailleforl, j'ai l'horreur des supplices... et je n'aurais pas la force d'assister à celui de votre danseuse. » Ou bien encore ceci : Monsieur de Mailleforl... j'ai beaucoup d'a«nour-propre, et je ne veui pas m'exposer à avoir le désavantage avec vous dans le dos à dos... > Vous voyez donc bit-n, mou cher monsieur, reprit le bossu avec no redoublement de jovialité, que, me moqu.ml di* moi-même mieux que personne, j'ai raison de ne pas tolérer lue l'on fasse grossière- ment, maladroiiement... ce que je fais de bonne grâce.

Vous dites, monsieur. rejirit M. de Mornaud avec impa- tience, — que vous ne tolérez pas...

Allons donc. Mi)rn;ind... c'est une plaisanterie, s'écria M. de llavil. tt vous, marijuis... vous avez trop d'es|)rit pour...

Il ne s'agit pas de cela, reprit M. de Mornand. Mons'.eur a dit qu il ne tolérait pas...

Que l'on se moquât de moi, dit le marquis, non, pardieu!... monsieur, je ne le tolère pas... je le ré{)èlc.

Mais, encore une fois, mari'uis, dit de Havil, Mornand n'a pu avoir... u'a pas eu un instant la pensée de se moquer de vous...

Viai?... baron...

Parbleu !

44 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Bien vrai, bien vrai, baron?

Mais ceriainenieiii!

Alors, reprii le mnrquis, que monsieur me fasse la grâce de m'expliquer ce qu'il entendait par cette réponse à ma demande : C'est très-délicat...

Mais c'est tout simple... je vais...

Mon cher de Ravil, dit M. de Mornand en interrompant son ami d'une voix ferme, tu vas beaucoup trop loin; puisque M. de Maillefort procède par sarcasmes, par menaces, je juge convenable de lui refuser toute explicasion. M. de 3ïaillefort peut donner à mes paroles le sens... qui lui conviendra ..

Oh ! oh! donner un sens à vos paroles ! dit le bossu riant, je ne me charge pas d'une telle tâche, c'est l'affaire de vos honorables col- lègues de la Chambre des pairs lorsque vous leur débitez un de ces superbes discours... que vous avez la particularité de comprendre...

Finissons, monsieur, dit M. de Mornand poussé à bout, admettez mes paroles aussi insolentes que possible...

Mais lu es fou! s'écria de Ravil, tout ceci... est... ou sera d'un ridicule aclievé.

Vous avez raison, mon pauvre baron, dit le marquis d'un air naïf et contrit, cela peut devenir d'un ridicule énorme, effrayant... pour... monsieur; aussi, voyez comme je suis bon prince, je me contenterai des excuses... suivantes, faites à voix haute par M. de Mornand devant trois ou quatre personnes à mon choix : « Monsieur le marquis de Maillefort, je vous demande très-humblement et très- honteusement pardon d'avoir osé... »

Assez!... monsieur!... s'écria M. de Mornand, vous me sup- posez donc bien lâche... ou bien slupide?

Vrai? vous me refusez cette réparation, dit le marquis en pous- sant un gros soupir d'un air railleur, vous me la refusez... là... positivement?

Eh! oui, monsieur, positivement, s'écria M. de Mornand, très-positivement!

A'ors, monsieur, dit le marquis avec autant d'aisance que de parfaite courtoisie, je me crois obligé de terminer cet entretien ainsi que je l'ai commencé, et d'avoir de nouveau, monsieur , l'hon- neur de vous dire : Voulez-vous me faire la grâce de me servir de vis-à-vis?...

L'Oll^lJLlL. -15

Comment? mo'.isieur, voire vis-à-vis? dit BI. de Mornand ébahi

Mon vis-à-vis... d.ins nue contredanse à deux, ajouta le bossu avec un geste expressif... vous comprenez?...

Un duel... avec vous? s'éeria M. de Mornand, qui. dans le premier etnportemenl de la colère, avait oublié la position cxecption- nellc du bossu, fl qui seulement alors songeait à tout ce qu'il pou- vait y avoir de ridicule pour lui dans une pareille rencontre.

Aus>i répéia-t-il :

Un duel avec vous, monsieur? Mais...

Allez vous me répondre comme tout à l'heure, reprit gaie- ment le bossu eu l'inierrompaut, que cet autre vis-à-vis est trop délicat?... ou trop danger ux, comme disait voire ami de Ravil?

Non, monsieur... je ne trouverais pas cela trop dangereux... s'écria M. de Mornand. mais ce serait par trop ridicule.

l^h! mon Dieu! c'est ce que je disais tout à l'iieure à cet hon- nête M. de Ravil .. ce sera d'un ridicule énorme... effrayant... pour vous... mon pauvre monsieur... Mais (jue voulez-vous?

En vérité, messieurs, s'écria de Uavil, je ne souffrirai ja- mais que...

Puis, avisant Gerald de Sennetorre qui passait dans le jardin , il ajouta :

Voici justement le duc de Senneierre... le fils de la maison; il va se joindre à moi pour terminer cette folle querelle.

Pardieu, messieurs, reprit le bossu, le duc arrive à mer- veille.

El. s'adressant au jeune homme, il lui dit :

Gerald, mon cher ami... venez à notre secours.

Qu'y a-i-il, monsieur le marquis? répondit Gerald avec une expre&sion d'affectueuse déférence.

Vous ;ivez des cigares?

Excellents, monsieur le marquis...

Eh bien! mon cher Gerald, ces deux messieurs et moi, nous mourons d envie de fumer... Allons faire cette petite débauche dans votre appartement.

A merveille, répondit gaiement Gerald, je n'ai aucune in- vitation pour celte contredanse... je puis donc disposer d'un quart d'heure.

3.

46 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

C'est autant de temps qu'il nous en faudra, dit le bossu ei jetant un regard significatif à de Morn;ind el à de Ravil, qui, néan- moins, ne comprirent pas davantage le marquis en vouliil arriver.

Venez -vous, messieurs? ajoula le bossu en prenant le bras de Gerald, et précédant le ministre en herhe et son ami...

En quelques secondes, les quatre personnages arrivèrent dans l'ap- partement de Gerald, siiué au second étage de la maison de sa mère, et composé de trois pièces, dont l'une était fort grande.

Le jeune duc ayant polimrnt prié MM. de Mornand et de Bavil de passer les premiers, M de Maillefort dit à Gerald, en donnant un tour de clef à la serrure de la porte, et en mettant la clef dans sa poche :

Vous permettez, mon cher ami ?

Pourquoi donc fermer cette porte à double tour, monsieur le marquis? lui dit Gerald très surpris.

Afin... de n'être pas dérangés, répondit mystérieusement le bossu, et de pouvoir fumer. . tranquillement...

Diable... vous êtes homme de précaution, monsieur le marqais,

dit Gerald en riant.

Et il introduisit MM. de Mornand et de Ravil dans la pièce du fond qui, beaucoup plus grande que les deux autres, servait de salon et de cabinet au jeune duc.

A l'une des boiseries de cette pièce, on voyait une sorte de large écusson recouvert de velours rouge, sur lequel se détachait une pano- plie d'armes de guerre, de chasse et de combat.

VI

M. de Mornand, en voyant le marquis de Maillefort fermer à double lour la poi le de l'appartement, avait à peu près deviné l'intention du bossu. Bientôt celui-ci ne laissa pas le moindre doute sur sa résolu, lion : dénouant sa cravate , il ôta son gilet et son habit avec une prestesse singulière, à l'ébahissement croissant de Gerald, qui venait de prendre ingénument sur la cheminée son coffret à cigares.

LOnCUEIL. 47

Le marquis, moniiiinl alors du doigt deux épécs de couibal suspen- dues avec les ;\u(ros armes de la panoplie, dil au jeune duc :

Mon clier (ierald, ayez la Koulé de mesurer ces épées avec- M. de Ravil et d'olViir l;i plu> longue à nioa adver^-aire ; si elles sont iut-ga- Ics... je m'arraiiiier.ii tliî la plus courte. Eh! eh 1... on connaît le pro- verbe... les bossus ont les bras longs.

Comment, s'écria Gerald, ces épces?...

Certainement, mon cher ami. Kn deux mots, voici la chose. Monsieur (et il désij2;na de Mornand) vient d'èlre trés-sotlemcnl imper- tinent à mon éj;:ird. il m'a refusé des excuses, il m'en ferait à cette heure que je ne les accepterais plus... Nous allons donc nous battre : vous serez mon tcntoin; .M. de Ravil sera celui de M. de Mornand; nous allons èire ici comme des sybarites.

Puis, s'adressant à M. de Mornand, le marquis ajouta :

Allons, monsieur... habit bas... GeraJd n'a qu'un quart d'heure à nous donner, nuilons-y de la discrétion.

(Juel donnnai^e qu'Olivier ne soit pas témoin de cette bonne scène!— pensa Gerald, qui, revenu de sa stupeur, iiouvail, en étourdi et valeureux garçon qu'il était, l'aventure d'atiiant plus piquante qu'il éprouvait peu de sympathie pour MM. de Mornand et de Ravil, et qu'il ressentait une grande affection pour le n)arquis.

Le bossu ayant fait sa déclaration d'imminente hostilité, M. de Ravil dit à Gerald d'un air parfaitement convaincu :

Vous sentez bien, monsieur le duc, qu'un tel duel est im- possible.

Impossible! pourquoi cela, monsieur? demanda sèchement l'ancien maréchal des logis aux chasseurs d'.Afrique.

Merci... Gerald,— dit le marquis. Les ëpées, mon cher ami!., vite... les épées!

Mais, encore une fois, un tel duel dans la maison de madame votre mère? Cela ne se peut pas, monsieur le duc, dit de Ravil en voyant Gerald se diriger du côté de la panoplie et y décrocher deux épées de combat qu'il examina soigneusement. Songez-y donc , monsieur le duc, reprit de Ravil avec une nouvelle insistance, un duel... dans une chambre... chez vous... pour le motif le plus futile...

Je suis seul juge, monsieur, de la convenance de ce qui se passe chez moi, reprit froidement Gerald; il y a mille exemples de dueU

48 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

pareils, rien n'est plus simple et plus commode... n'est-ce pas, mon- sieur de Mornand? Celui-ci, ainsi interpellé, répondit:

Tout endroit est convenable pour venger une offense, monsieur le duc.

Bravo!... le Cid n'eût pas mieux dit, s'écria le bossn. Alors, mon cher monsieur de Mornand... vile... habit bas. Voyez donc, il faut que ce soii moi... moi qui ne suis pas absolument bâti comme l'Apollon du Belvédère... qui sois le premier à me mettre en chemise .. La partie n'est pas égale.

M. de Mornand, poussé à bout, ôla son habit.

Je déclare que je ne serai pas témoin d'un duel pareil ! s'écria M. de Ravil.

A votre aise, reprit le hossu, j'ai la clef de la porte dans ma poche... Regardez par la fenêtre et tambourinez-nous sur les vitres un petit :iir de bravoure... ça ne sera peut être pas d'un mau- vais effet pour M. de ^îornand.

De Ravil, s'écria l'adversaire du marquis, je t'ea prie... mesure les é|,ées.

Tu le veux?... Je le veux...

Soit... mais tu es fou. Puis, s'adressant à Gerald :

Vous prenez là, monsieur, une bien grave responsabilité.

Cela suffit, monsieur, répondit Gerald en mesurant les épées avec de l'avil, pendant que M. de Mornand ôlait son habit.

Le marquis, en rappelant ce proverbe ; Les bossus ont les bras longs, avait dit vrai, car, lorsqu'il releva la manche de sa chemise pour la rouler et l'assujettir au-dessus de la saignée, il découvrit un long bras velu, maigre, nerveux, et sur lequel les veines saillissaient comme un réseau de cordes, tandis que le bras de son adversaire était gras, et pour ainsi dire d'une mollesse informe.

A la manière dont les deux champions tombèrent en garde, et dont ils engagèrent leurs fers, après que Gerald, ayant consulté de Ravil du regard, leur eût dit : Allez, messieurs... l'issue de la rencontre ne pouvait être douteusr...

L'on voyait assez que M. de Mornand était, si cela peut se dire, eonvendblemcîU hrave, de celte bravoure qu'il est impossible à uL

L'ORGUEIL. 49

bommc bien élevé de ne pas inouirer, mais il était visildemeiit in- quiet : son jeu, iliiiie itniiieiice excessive, déiioUiil iiiie eerlaïuc <on- Daissance de l'eserinie; engai^caiil à peine son Ter, roinitanl presie- meol, se tenant autant qu'il le pouvait hurs de purlée, et, toujours sur la défensive, il parait passablement, ripostait avec timidité et n'attaquait jamais.

Un niouh lit do Ravil et Gerald même furent épouvaniésderexpression de Iiaiue, de férocité, (|ui eliangea la plivsiouoniie du niarijuis, jus- qu'alorsgaie, railleuse, mais nullement inécli.uite. car soudain, les traits contractés par une rage sourde, il attacha sur Jl. de Mornand un re- gard d'une si terrible lixité en maîtrisant vi^oureusinienl le 1er de son adversaire, tout eu marchant à l'épée sur lui, que Gerald tres- saillit.

Mais, redevenant tout à co'.ip, et comme par réflexion, ce (ju'il avait été au commencement de cette scène éiraiige, jovial ei mo- queur, le bossu, à mesure que ses traits se détendirent, ralentit sa redoutable marche à l'épée ; puis, voulant sans doute terminer celte rencontre, il fit une feinte en dedans des armes; M. de iMornaiid y répondit ingénununt, tandis que son adversaire, tirant en delitirs, lui traversa le br.is droit.

A la vue du sang qui coula, Gerald et de Ravil s'avancèrent eu s'é- criant :

C'est assez, messieurs... c'est assez...

Les deux champions baissèrent leurs épées à la voix de leurs té- moins, et le marquis dit à haute voix :

Je me déclare satisfait... je fais mieux, monsieur de Mornand, je vous demande très humblement pardon .. d'être bossu... C'est la seule excuse que je puisse raisomialtlemeut vous offrir.

Cela suffit, monsieur, dit M. de .Mornand avec un sourire amer, tandis que Gerald et de Ravil, à l'aide d un mouchoir, bandaient la plaie du blessé, plaie peu grave d'ailleurs. *

Ce premier appareil posé, les deux adversaires se rhabillèrent ; H. de Maillefort dit alors à M. de Mornaud :

Voudrez-vous, monsieur, me faire la grâce de m'accorder un moment d'entretien dans la pièce voisine .*

Je suis à vos ordres, monsieur, répondit M. de Mornand.

Vous permettez, Gerald ? demanda le bossu au jeune duc.

Certainemeut, répondit celui-ci.

50 LES SEPT p:::cui:s capitaux.

M. de Maillofort et 31. de Mornand étant seuls dans la chambre à coucher de Gcrald, le bossu dit de son air leste et moqueur :

Quoiqu'il soit de mauvais goût de parler de sa générosité, mon cher moiis.ieur. je suis obligé de vous confesser qu'un moment j'ai eu envie de vous tuer, et que rien ne m'eût été plus facile...

11 fallait user de votre avantage, monsieur...

Oui... mais j'ai réHéchi...

Et à quoi, monsieur ?

Vous me permettrez de ne pas vous ouvrir tout à fait mon cœur, et de vous prier seulement de considérer ce t innocent coup d'épée comme quelque chose d'analogue à ces remémora tifs au moyen desquels oa aide à sa mémoire en certaines circonstances...

Je ne vous comprends pas du tout, monsieur.

Vous m'accordez bien que souvent l'on met un petit morceau de papier dans sa tabatière, ou, si l'on ne prise pas, que l'on fait un nœud à son mouchoir, aûn de se rappeler... un rendez-vous, une promesse?

Oui, monsieur... ensui'e?

J'ai donc tout lieu d'espérer que, moyennant la piqûre que je viens de vous faire au bras, en guise de reniémoratif, la date de ce jour ne sortira jamais de votre mémoire?

Et quel intérêt, monsieur, avez-vous à ce que je n'oublie pas la date de cette journée ?

Mon Dieu... c'est bien simple... Je désirais fixer la date de ce jour d:;ns votre souvenir d une manière ineffaçable... parce qu'il est possible... que plus tard j'aie à vous rappeler tout ce que vous atxx dit dans cette matinée...

Me rappeler tout ce que j'ai dit aujourd'hui?

Oui, monsieur, tout ce que vous avez dit en présence de témoins irrécusables, que j'invoquerais au besoin.

Je vous comprends de moins en moins, monsieur...

Je ne vois, quant à présent, aucun avantage à ce que vous me compreniez mieux, moucher monsieur; vous me permettrez donc d'avoir l'honneur de vous présenter mes irrts-humbles civilités, et d'aller dire adieu à Gerald.

Il est facile de deviner : la cause réelle de la provocation de M. de Maillefort à M. de Mornand était la façon insultante avec laquelle ce dernier avait parlé de madame de Beaumesnil, car ses soupçons ne le

LORGLEIL. 51

irompaiont pas... c'clait le bossu qui. invisible, et entendant les gros- biLMis paroles lie iM. Moiiiand, avait cric : Miscrablc !...

Maintenant, punninoi M. de iMailiefort. toujours d'une si franche hardiesse, avait il employer un nmycn délonrné, se servir d'un fiilile prétexte pour veoiier l'iiisulle faite à madame de ilcanmesnil? Dans quel but voulail-il jiouvoir rap|ielor plus lard à M. de Mornand la date de cette journée, et lui cliiiiander peut-être coniple de loulcc qui avait été dit devant des témoins irrécusables?

C'est ce qn'i'i I ;ir(ira la snilc de ce récit.

Le n)ar(|nis de Maillefort venait de prendre congé de Gerald, lors- qu'un des fcns de sa mère lui remit la lettre suivante, qu'Olivier lui écrivait le matin même :

Mon bon Gerald, l'homme propose et Dieu dispose (pardon de la sentence); or donc, hier soir, le bon Dieu, preuiml la forme de moQ brave m.iîlre maçon , a décidé que je m'en irais, pendant quinze jours ou trois semaines , à six lieues d'ici ; cela me contrarie fort, car notre bonne partie d'après-deniain ne pourra pas ;'.voir lieu.

c Sérieusement voici ce qui arrive : mon maître maçon est peu fort sur le calcul ; il s'est tellement embrouillé dans ses comptes en faisant le relevé de travaux exécutés dans on château près de Lu- zarches , qu'il lui est impossible de se reconnaître au milieu de ses notes , et à moi de porter la moindre lumière dans ces ténèbres ; il faut donc que nous allions procéder à une foule de toisés, dont je prendrai note afin d'éviter de nouveaux logogriphes; ce travail m'o- blige à une assez longue absence. Du reste, mon maître maçon est UQ ancien sergent du génie , brave et honnête honmie , simple , na- turel; et tu sais que la vie est facile avec des gens de celte nature. Ce qui m'a encore engagé à aller l'assister, c'est qu'autant que j'en ai pu juger il se trompe à son désavantage ; la chose est r.ire, je ne suis pas facile d'aider à la constater.

« Je quitte mon bon oncle (dis?... quel cœur d'or!) avec une ter- rible anxiété... Madame Barbançon, ramenée chez nous par la belle voiture de la comtesse de Beaumesnil , est dep<iis hier d;ins un étal alarmant... surloul pour les modestes repas de mon onde ; elle n'a pas une seule fois prononcé le nom de Duonapurtc ; elle est tout mystère; elle s'arrêta pensive dans le jardin, et inaciivc dans sa cuisine... elle nous a donné ce malin du lait tourné et des œufs durs«

52 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

« Donc, avis à toi, mon bon Gerald, s'il te prend fantaisie d'aller manger à l'ordinaire du vieux marin. Du reste , évidemment , ma- dame Batbançon brûle du désir de s'entendre interroger sur l'inci- dent d'hier soir, afin d'être amenée à une indiscrétion. Tu juges combien mon oncle et moi nous sommes au contraire réservés à ce sujet , par cela même qu'il y a quelque chose de singulier, de cu- rieux même dans l'aveniure.

« Si, pendant mon absence, lu peux disposer d'un moment, va voir mon oncle... tu lui feras le plus grand plaisir... car je vais bien lui manquer. Je ne puis te dire combien il t'aime déjà; pauvre et digne soldat!... Quelle ineffable bonté! quel cœur droit il y a sous cette simple enveloppe !... Ah ! mon cher Gerald, je n'ai jamais am- bitionné la fortune; mais je tremble en pensant qu'à son âge, et avec ses infirmités, mon oncle aura de plus en plus de peine à vivre de sa petite retraite... malgré toutes les privations qu'il supporte courageusement... Et s'il allait toinbei- malade?... car deux de ses blessures se rouvrent souvent .. et, pour les pauvres gens, c'est si cher la maladie!... Tiens, Gerald, celte pensée est cruelle.

« Pardon, mon ami, mon frère... j'ai commencé celte lettre gaie- ment... la voici qui devient triste...

« Adieu, Gerald, à bientôt. Ecris-moi à Luzarches, poste res- tante.

c A toi de tout et bon cœur.

« Olivier Raymond. »

YII

Le soir du jour avait eu lieu le duci de TVl. de Maillefort. vers les sept heures et demie, alors que le soleil commençait do décliner au milieu de nuages sombres, épais, qui présageaient une s iréo plu- vieuse, car déjà tombaient quelques rares mais larges gouiies de pluie, one jeune fille traversait la place de la Concorde, se dirigeant vers le faubourg Saiat-Iloooré.

L'ORGUniL. 55

Celte jeune fille portait sous sou bras gauche deux cahiers de mu- sique duul les reliure> fanées atteslaicul les longs services; à la iiiaiu droite, elle avait un petit p.irai hiie dont elle s'abritait; sa lni^c, des plus modestes, se composait d'une robe de soie noire, d'un man- telet de pareille éloiïe, et, quoique le printemps fût déjà avancé, d'un chapeau de castor gris noué sous sou menton par un large ruban ; quelques légers flocons de cheveux d'un blond charmant, agités par le vent, débordaient la passe etroiledu petit chape.iu de celte jeiuie fille, et encadraient un frais visage de dix-huit ans au plus, alors empreint d'une profonde tristesse, mais rempli de grâce, de modestie et de di- gnité; cette dignité, pour ainsi dire native, se retrouvait encore dans l'expression mélancolique et ficre dis grands yeux bleus de cette jeune fille ; sa démarche était élégante, légère, et, (iuoi(iue son ample man- lelet dissimulât sa taille, elle semblait aussi parfaite que souple et dé- gagée. Enlin, bien que ses vêtements annont,assenl leur vétusté par la mollesse d leurs plis et par une espèce de lustre terne (si l'on peut employer ceile antithèse), ils étaient si merveill. uscment pro- pres, et portés avec une si rare distinction, que l'on oubliait leur quasi-pauvreté.

La jeune lille, voulant traverser un ruisseau, releva un peu sa robe; aussi, lorsqu'elle avança son joli pied, chaussé de brodequins bien cirés, à semelle un peu épaisse, elle laissa voir un bas de coton d'une blancheur de uiige, et le bord d'un jupon non moins éblouissant, bordé d'un petit tulle de coton.

Une pauvre femme, tenant un enfant entre ses bras, ayant mur- muré quelques mots d'une voix implorante en s'adi essant à la jeune fille; celle-ci, qui se trouvait alors au coin de la rui- des Champs-Ely- sées, s'arrêta, puis, après un moment de naïf embarras, car ayant les deux mains occupées, l'uieparson parapluie, l'autre par ses cahiers de musique, elle ne pouvait fouiller à sa poche; la jeune fille plaça pour un instant ses cahiers sous le bras de la pauvresse, et lui mit son parapluie dans la main. Ainsi abritées, elle et la mendiante, la jeune fille lira de sa robe une bourse de soie, ôla un de ses gants, prit dans la bourse, qui contenait au plus quatre francs en menue monnaie, une pièce de deux sous, et, pr.;sque confuse, dit à la men- diante d'une voix d'un timbre em hauteur.

Tenez, bonne mère... pardonnez-moi de ne pouvoir vous otirir davantage.

54 LES SEPT PÉCnÉS CAPITAUX.

Et, jetant un regard attendri sur la figure étiolée du petit être que la mendiante serrait contre son sein, elle ajouta :

Pauvre cher enfant... que Dieu vous le conserve...

Et, de sa main délicate et blanche , déposant sa modeste aumône dans la main amaigrie que la mendiante lui tendait, et qu'elle trouva moyen de presser légèrement, la jeune (ille remit son pauvre petii gant, bien souvent recousu par elle, reprit son parapluie, ses cahiers de musique, jeta un dernier regard de tendre commisération sur la pauvresse et continua sa route en suivant la rue des Champs-Elysées.

Si nous avons insisté sur les détails de celle aumône, détails peut- être puérils en apparence , c'est qu'ils nous semblent significatifs : ce don, quoique bien minime, n'avait pas été fait avec hauteur ou distraction , la jeune fille ne s'était pas contentée de laisser dédai- gneusement tomber une pièce de monnaie dans la main qui l'implo- rait. Et comprendra-t-on enfin cette nuance, sans doute insaisissable à bien des esprits : pour offrir son aumône... la jeune fille s'était dé- gantée... comme elle eût fait pour toucher la main d'une amie.

Le hasard voulut que M. de Havil , après avoir reconduit chez lui son ami, légèrement blessé (M. de Mornand demeurait dans le quar- tier de la Madeleine ; le hasard voulut, disons-nous, que M. de Ravil se croisai sur le trottoir de la rue des Champs Elysées avec la jeune fille. Frappé de sa beauté, de sa tournure distinguée, qui contrastait singulièrement avec la plus que modeste apparence de ses vêlements, cet homme s'arrêta une seconde devant elle , la toisa d'un regard cynique; puis, lorsqu'elle eut fait quelques pas, il se retourna et la suivit, se disant , en remarquant le cahier de musique qu'elle por- tait sous son bras :

C'est quelque vertu du Conservatoire... pour le moment égarée.

La jeune fille entrait dans la rue de l'Arcade, rue alors peu habitée.

De Ravil hâta le pas, et, se rapprochant de l'inconnue, il lui dit in- solemment :

Mademoiselle donne sans doute des leçons de musique ? Vou- drait-elle venir m'en donner une... à domicile?

Et il serra le coude de la jeune fille.

0«lle-ci, effrayée, poussa un léger cri, se retourna brusquement, et, quoique ses joues fussent empourprées par l'émotion, elle jeta sur de Ravil un regard de mépris si écrasant, que, malgré son impudence,

L'OnCJUKlL.

cet homme baissa ]cs yciix et dit ù riiicoiiiuic cii s'inrliiimit deva^l cilc d'un air de délVri'iice iruiii(|iio :

Purdou... viailinnc la princesse.., je lu'ôlais trompe...

La joiiiie lilie coiuiiiua sud cifinia, ;ilïcclaiit, luali^ré sa itéuihle anxiété, de niarriier iraiiquilleiiieiil ; la iiiaiï<on elle se rendait se Ironvaiit d'ailleurs Ires-jirocLe de là.

—C'est égal, je veux la suivre, dit de Ravil. Voyez donc cette donzelle, qui. avec sa ui.iuvaise robe noire, sa musique sous le bras cl son painpluie à la maiu, se donne des airs de duchesse !...

Cet liounne faisait, sans le savoir, une conipar.iison d'une justesse extrême, car Ilcrminie (la jeune liile s'appelait ainsi et ii'avail pas d'autre nom, la jtauvre enfant de l'aniourqu elle était , car Ilerminie, disons-nous, élait vraiment duchc.'isc, si l'on entend, par ce mol, résumer celte grâce, celte élégance native, qui rehaussent encore l'in- domptable orgueil, naturel à tout caractère délicat, susceptible et lier.

L'on a dit que bien des duchesses, par leurs inslincls, par leur ex- térieur, étaient nées lorcttcs, et qu eu revanche de pauvres créatures de rien naissaient duchesses par leur distinction naturelle.

Uerminie offrait une nouvelle cl vivante preuve à l'appui de cette opinion ; les compagnes qii'elie s'était faites, dans sou humide con- dition de maîtresse de chant et de piano, l'avaient familièrement bap- tisée la duchesse, celles-ci (et elles étaient en petit nombrei par déoi- greraenl ou par jalousie: les plus modestes cxislenees, les plus géné- reux cœurs, n'oul-ils pas leurs détracteurs? celles-là, au contraire, parce qu'elles n'avaient pas trouvé de terme qui exprimai mieux l'impression que leur causaient les manières ei le caraclère d'ilermi- nie. Celle-ei n'était autre , on le devine facileinenl , que la jeune iile dont Olivier avait plusieurs fois parlé à (Jerald lors de leur dîner chez le commandant nernard.

Ilerminie , toujours suivie par de Ravil , quitta la rue de l'Arcade, gagna la rue d'.\njou, heurta à la jiorle d un grand hôtel, et y entra, échappant ainsi à la poursuite obstinée du cynique personnage.

C'est singulier,— dit celui-ci en s'arrêlant à quelques pas, que diable va faire celle jeune fille à YIJôUl de Bcaumvsnil avec sa mu- sique sous le bras.'... Elle ne demeure certainement pas là.

Puis, ajires un moment de réflexion, de Ravil reprit :

Mais j'y songe... c'est sans doule le David femelle qui , par le charme de sa musique, va lâcher de calmer les douleurs de madame

5b LES SEPT PÉCUÉS CAPITAUX.

de Beaumesnil ; quant à celle-ci , l'on ne peut guère la comparer au bon roi Saùl que pour ses immenses richesses, dont héritera cette petite Beaumesnil... à l'endroit de qui mon ami Mornand ressent déjà le plus cupide intérêt... Il n'importe : cette jolie musicienne , qui vient d'entrer dans l'hôtel de la comtesse, me tient au cœur... Je vais attendre qu'elle sorte... Il faudra bien que je sache son adresse.

L'expression de tristesse dont le charmant visage d'Herminie était empreint parut augmenter encore lorsqu'elle toucha le seuil de l'hô- tel ; passant devant la loge du portier, sans lui parler , comme eût fait une commensale de la maison, elle se dirigea vers le vaste péri" style de cette somptueuse demeure.

Il était encore grand jour ; pourtant, à travers le vitrage des fenê- tres, l'on apercevait tout le premier étage splendidement éclairé par les bougies des lustres et des candélabres dorés.

A cet aspect, la surprise d'Uertninie se changea en angoisse inex- primable ; elle entra précipitamment dans l'antichambre.

Là, elle ne vit aucun des valets de pied qui s'y tenaient habituelle- ment.

Le plus profond silence régnait dans cette maison, non pas bruyante d'ordinaire, mais forcément animée par un nombreux domestique.

La jeune fille , dont le cœur se serrait de plus en plus , monta le grand escalier, puis, arrivant au vaste palier, et trouvant les portes des appartements ouvertes à deux battants, elle put parcourir d'un seul regard cette longue enfilade de pièces immenses et magnifiques.

Toutes étaient brillamment illuminées, mais désertes.

La pâle clarté des bougies luliant contre les ardents rayons du so- leil couchant, produisait un jour faux, étrange, funèbre...

Herniinie, ne pouvant se rendre compte de sa poignante émotion, s'avança non sans crainte, traversa plusieurs salons... et s'arrêta brusquement.

Il lui semblait entendre au loin des sanglots étouffés.

Enfin elle arriva à l'entrée d'une longue galerie de tableaux for- mant équerre avec les pièces qu'elle venait de parcourir.

A l'extrémité de cette galerie , Herniinie aperçut tnus les gens de l'hôtel agenouillés au seuil d'une porte aussi ouverte à deux battants.

Un terrible pressentiment épouvanta la jeune filliî...

La veille, à la même heure, iorsqn'» lie avait quitté madame de Beaumesnil, celle-ci était dans un état alarmant... mais non désespéré.

L'OUGUEIL. 57

Plus de doute... ces lumières, cei appareil solennel, ce lugubre si- lence , seulement entrecoupé de sanglots étouffes , annonrairnl que l'on administrait les derniers sacrements à madame de Riîanmesnil... et l'on saura bientôt les liens secrets qui unissaient la onmicssc à ller- minie.

La jeune fdie, éperdue de douleur et d'effroi, sentit ses forces l'abandonner... Elle fut obligée de s'appuyer un instant à lune des consoles de la galerie; puis, tàcbant de dissimuler ses sentiments et de cacher ses larmes, elle alla d'un pas chancelant rejoindre le groupe des gens de la maison, et s'agenouilla parmi eux et comme eux à peu de distance d'une porte ouverte à deux batlanls, (pii lais- sait voir l'intérieur de la chambre à coucher de madame de Beau- mesDil.

VIII

Au fond de la chambre à la porte de laquelle venait de s'agenouil- ler Herminie, parmi les gens de l'hôtel , on voyait, à la faible lueur d'une lampe d'albàlie, madame de Beanmesnil. fenune de trenieliuit ans environ, d une pâleur et d'une maii^reur extrêmes.

La comtesse, assise dans son lit et soutenue par ses oreillers, avait îes mains jointes.

Ses traits, autrefois d'une rare beauté, exprimaient un profond re- cueillement; ses grands yeux, jadis d'un bleu vif et pur, seniblaieiil alors ternis; elle les attachait, avec une sorte de reconnaissance mêlée d'angoisse, sur M. l'abiié Ledoux , prêtre de sa paroisse, qui venait de lui administrer les derniers sacremcnls.

Un nioment avant l'arrivée d Herminie, madame de Deaniiicsnil, Al»aissant encore le ton de sa voix, déjà bien épuisée par la sonl- Jr^^acc, disait au prêtre :

Ilélas!... mon père... pardonnez-moi... mais à ce moment so- lennel... je ne puis m'empècher de songer avec plus d'amerinme en-

58 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

cote à celte pauvre enfant... ma fille aussi... triste fruit d'une faute dont le remords a flétri ma vie...

—Silence... madame... avait répondu le prêtre, qui, jetantun coup d'œil oblique sur le groupe des domestiques, venait de voir Hermi- nie se meltre à genoux comme eux.

Silence... madame...— reprit l'abbé,— elle est... là...

—Elle?

Oui... elle arrive à l'instant ; elle s'est agenouillée parmi vos gens...

En disant ces mots , le prêtre alla discrètement fermer les deux ventaux de la porte, après avoir d'un signe fait entendre aux domes- tiques que la triste cérémonie était terminée.

En effet je me le rappelle., bier... lorsque Herminie m'a quittée, reprit madame de Beaumesnil, je l'ai priée de revenir à cette beure ; mon médecin avait raison... la voix angéliqne de celte chère enfant, sescbanls, d'une suave mélodie, ont souvent apaisé mes doulenrs.

Prenez garde, dit le prêtre en revenant et se trouvant seul avec sa pénitente,— madame... soyez prudente...

Oh ! je le suis, dit madame de Beaumesnil avec un sourire amer... ma (illene soupçonne rien.

C'est probable, dit le prêtre,— car le hasard... ou plutôt l'im- pénélrable volonté de la Providence, a rapproché cette jeune fille de vous depuis quelques jours... Sans doute, le Seigneur a voulu vous soumettre à une rude épreuve.

Bien rude en effet, mon père... car il me faudra libandonner cette vie sans avoir jamais dit... ma fille, à cette inoriunéel Hélas!... j'emporterai d;ins la tombe... ce triste secret!

Votre serment vous impose ce sacrifice, madame, c'est un de- voir sacré !— dit sévèrement le prêtre. Vous parjurer serait un sa- crilège!...

Jamais , mon père... je n'ai songé à me parjurer, répondit madame de Beaumesnil avec abattement; mais Dieu me punit cruel- lement... Je meurs... forcée de traiter en étrangère... mon enfant... qui est là. . à quelques pas de moi. . agenouillée parmi mes gens, et qui doit toujours ignorer que je suis sa mère.

V(;i!c fi'jle a cié grande, madame... l'expiation doit être grande ausil

L'ORGUEIL. 89

Depnis lonplcmps elle dure pour moi, celte cruelle e\pi:\(iou... mou père... Fidèle à mon serment, n'ai-je pus on le conra'^e de ne jamais ehercher à savoir ce qu'élail d(;vem«e celle infortunée?. . Hé- las! sans le lias rd tnii Ta ra|iproi liée de moi il y a peu de jours, je mourrais sans l'avoir revue depuis ilix-sepi ans...

Ces pen^'ées vous sont mauvaise.^, ma sueur, reprit pieusem 'iii le piètre; elles vous ont conduite hier... à une démarche des plus imprudentes...

Rassurez-vous, mon père , il est impossible que la femme que j'ai envoyé chercher hier... ostensiblement, sans aucim mystère, aUn d'éloiguer tout soupçon... puisse se douter de l'iniérêl que j'avais... à lui demander certains renseignements... sur le pa^sé... qu'elle seule pouvait donner.

El ces rcnsei|:nen»ents.'

Ainsi qnc je m'y attendais, ils m'ont confirmé de la manière la plus irrécusable... ce que je savais... qu'Herminie est ma fille.

Mais commeul compter sur !a discrétion de cette femme? Elle ignore ce qu'est devenue ma lille depuis seize ans qu'elle a été séparée d'elle... Mais... celte femme ne pouvait-elle pas vous reconnaître?

Je vous ai confessé , mon père , que j'avais un masque sur la figure lorsquUerniinie était venue au monde... avec l'aide de celte femme... Et hier , dans mon entretien avec elle... je l'ai facilement persuadée que la meie de l'enfant dont je lui parlais était morte depuis longtemps...

De ce coupable mensonge il faudra encore que je vous absolve. m 1 sœur... reprit sévèrement l'abbé Ledoux ; vous voyez les fa- tales conséquences de votre criminelle sollicitude pour une créature qui, d'après votre serment, devait vous rester à jamais étrangère...

Ah! ce serment, que le remords... que la reconnaissance pour le plus généreux pardon . m'ont arraché... je l'ai souvent maudit, mais je l'ai toujours tenu... mon père!

Et cependant, ma sœur, à celte heure encore, toutes vos pensées sont concentrées sur celle jeune fille.

Toutes!., non, mon père... puisque j'ai une autre enfant; mais, hélas ! puis-je empêcher mon coeur de battre à l'approchr d'IIerminie. . . «lui est ma fille aussi. Puis- je empêcher mon cœir île voler ;>u-deva!it du sien? Il faut pourtant dcniantlcr des choses possibles... car en!in

60 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

si, à force de courage, je parviens à commander à mes lèvres, à mes regards, à contraindre, à dissimuler lotit ce que j'éprouve lorsque je sens Hermiuie près de moi... je ne peux pas non plus m'empêcher d'être mère!

> Alors, madame, il faut m'écouter, reprit sévèrement le prêtre. jli faut interdire à celle jeune fille l'entrée de voire maison... vous l'avez pour cela des prétextes plausibles; croyez-moi donc, remet- 'ciez-la de ses services... et...

Jamais, dit vivement la comtesse, non jamais je n'aurai ce courage... N'est-ce pas déjà assez malheureux pour moi que mon autre lille... dont la tendresse légitime m'eût éié si consolante à cette heure... soit en pnys étranger... pleurant son jière, qu'un terri- ble accident lui a enlevé... et qui suit?... peut-être Ernestine aussi se meurt comme moi! Pauvre petite! elle est partie d'ici... si frêle... si souffrante... Oh ! il n'est pus une mère plus à plaindre que moi !

Et deux larmes brûlantes tombèrent des yeux de madame de Beau- mesnil.

Du courage... tranquillisez-vous, ma sœur, lui dit l'abbé Le- doux d'une voix onctueuse et insinuante, ne vous désolez pas ainsi... mettez tout votre espoir dans le Seigneur... Sa clémence est grande. . . il vous tiendra compte d'avoir supporté chréiiennement cette cérémonie sainte... qui n'était, je vous l'ai dit, que de précaution... Dieu soit loué! votre état, quoique grave, est loin d'être déses- péré.

Madame de Beaumesnil secoua mélancoliquement la tête, et re- prit :

Je me sens toujours bien faible, mon père, mais plus calme

maintenant que j ai accompli mes derniers devoirs... Ah ' si je ne pensais pas à mes erifants... je mourrais en paix...

Je vous comprends, ma sœur, dit le prèlre d une voix dou- coureuse.

En comptant, mesurant, pour ainsi dire, les paroles suivantes, tout en obse! vani avec une profonde attention la physionomie de madame de Beaumesnil, l'ahbé Ledonx reprit :

Je vous comprends, ma sœur!... l'avenir de votre fille... légi- time... (je ne puis, je ne dois vous parler que de celle-là... ) son avenir, dis-je, vous inquiète... et vous avez raison... orpheline, si jeune... pauvre eni'ant!...

L'ORGUEIL. 61

néins! oui, une mère iio so remplace pas.

Alors, ma sœur, reprit Iciitonient l'abbc Ledoux on convani la mahuie des yeux. ponrtiuoi Kmjoiirs Iicsilor... à assuni' aiilanl «pi'il est en vous l'avenir de eelto lilie cliéric? pounpioi ne m'avoir pas permis , depuis si longtemps (pic je vous demande celle laveur, de vous présenter ce jemie homme si pieux... si bon... ce modèle de sagesse el devenu, dont je vous ai souvent enirelenu? Votre cœur maternel aurait dès loufilemps ai>précié ce iré^or de qualités cbré- tiennes... et, sûre d'avaucede l'obéissance de votre fille à vos volontés dernières, vous lui eussiez reconunandé par quel([ucs lignes de voire main, que j'aurais remises à celle chère enfant... vous lui eussiez, dis-je, recommandé de prendre pour époux M. Célestin de Macreuse... alors votre lille aurait ou un époux selon Dieu... car...

Mon père... dit madame de Be.iumesnil en InterrompaDt l'abb' Ledoux sans pouvoir cacher l'impression pénible que lui cau- sait cet entretien, je vous l'ai dit... je ne doute pas des qualités delà personne dont vous m'avez souvent parlé... mais ma lille tlrnes- line n'a pas encore seize ans... je ne veux pas engager ainsi son ave- nir en lui prescrivant d'épouser qiicl(|u'un qu'elle ne connaît pas. Cette chère enfant a pour moi tant de tendresse, tant de respect, qu'elle serait capable de se sacrifier ainsi à ma volonté der- nière...

N en parlons plus, ma chère sœur, se hâta de dire l'abbé Le- doux d'un air contrit. En désignant à votre choix maternel M. Cé- lestin de .Macreuse... je n'avais qu'une pensée... celle de vous délivrer de toute in(iuiéiude sur le sort de Vidre chère Ernestine; seulement... permettez-moi de vous le dire, ma sœur... vous avez parlé de sacri- fices, ah ! .. craignez au contraire que votre pauvre enfant ne soit un jour sacrifiée à quelque époux indigne d'elle... à un homme impie, débauché, prodigue! Vous ne voulez pas, dites-vous, influencer d'a- vance le choix de voire fille .. Mais, hélas! ce choix, qui le guidera, si elle a le malheur de vous perdre? Soront-ce des parents éloignés, toujours égoïstes ou insouciants! ou bien, la trop naïve et trop cré- dule enfant s'ahandonnera-l-elle en aveugle à l'impulsion de son cœur? Ei alors... j'en frémis, ma s(iMir...à quelles déceptions, à quels irréparables chagrins ne sera-t-ello pas fatalemonfexposée? Soni:ez à L foule de prétendants que son immense fortune doil attirer autour

4

62 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

d'elle. Ah! croyez-moi... ma sœur, croyez-moi... prévenez d'avance ces mnlheiirs menaçants... par un chois pnidenl et sensé...

Excusez-moi, mon père, dit madame de Beaumesnil , péni- blement omue et voulant mettre un terme à cette conversation, je me sens très-faible... très-faiiguée. J apprécie... d'ailleurs, tout l'inté- rêt... que vous portez à ma fille, mais j'accomplirai mes devoirs de mère autant qu'il sera en moi; vos paroles ne seront pas perdues, je vous l'assure... mon père. Que le ciel me donne seulement... la force et le tenips.. d'agir...

Trop fin, trop rusé, pour insister davantage à l'endroit de son pro- tégé, l'abbé Ledoux dit avec componction :

Priez le Seigneur de vous inspirer, ma sœur... je ne doute pas qu'il ne vous éclaire sur vos devoirs de mère... Allons, courage... et espoir. A demain , ma chère sœur.

Demain... appartient à Dieu, répondit la comtesse...

Je vais du moins le prier qu'il prolonge vos jours, ma sœur, répondit le prêtre en s'inclinant.

Et il sortit.

A peine eut-il disparu, que la comtesse, sonnant une de ses femmes, lui dit :

Mademoiselle Herminie est-elle là?

Oui, madame la comtesse.

Priez-la d'entrer.

Oui , madame la comtesse, répondit la femme de chambre en sortant pour accomplir les ordres de sa maitresse..^.

Herminie, pâle et profondément triste, calme en apparence, en- tra dans la chambre à coucher de madame de Beaumesnil, tenant sous son bras son cahier de musique.

Madame la comtesse m'a fait demander ? dit-elle avec défé- rence...

Oui, mademoiselle... j'aurais... une grâce à solliciter de vous, répondit madame de Deaumesnil , qui s'ingéniait à trouver des moyens de se rapprocher pour ainsi dire matériellement de fille, je ne désirerais pas pour le moment demander à votre talent si suave, si expressif, les soulagements inespérés que je lui ai dus jus- qu'ici. Il s'agirait d'autre chose...

L'ORGUEIL. es

Je suis aux ordres de madame la coujtcssc, répondit nermi- nie en baissant les yeux.

Eb Itit'u! mademoiselle , j'ai à écrire... une lettre de linéiques ligues... mais je ne sais si la force ne me manquera pas... .le n'ai per- sonne en étal (le nie snpitléer... ponrriez.-vous, au besoin, inademoi- selle, me servir ce soir de secrétaire?

Avec le pins grand plaisir... madame, dit vivement Ilerminie.

Je vous remercie... de votre obligeance.

Madame la comtesse... veut-elle ([ue je lui donne ce qu'il lui faut pour écrire?. . demanda timidement Ilerminie

Mille grâces, mademoiselle... répondit la pauvre more, qui cependant brûlait d'envie d'agréer l'olfre de sa (ille , a(in de rcst :r plus longtemps seule avec elle, je vais sonner quelqu'un... je ne voudrais pas que vous prissiiz tant de peine...

Ce n'est pas une peine ponr moi, madame... Si vous vouliez bien me dire je trouverai ce qu'il faut...

Là... sur cette table... près du piauo, mademoiselle... Il faudrait que vous eussiez aussi la bonté d'allumer une bougie... la clarté de cette lampe est insuffisante .. .Mais en vérité j'abuse de votre complai- sance... — ajouta madame de Reaumesuil, pendant ijuc sa fille s'em- pressait d'allumer la bougie et d'apporter auprès du lit ce (juil fallait pour écrire.

La comtesse, ayant pris une feuille de papier à lettre qu'elle plaça sur un buvard posé sur e^cs genoux, reçut une plume de la main d'Uerminie. (pii de l'antre tenait un bougeoir.

Madame de Beaumesnil essaya de tracer quelques mots ; mais sa vue affaiblie, joiuie à la défaillance de ses forces, l'empécba de con- tinuer; la plume s'échappa de sa main tremblante.

Alors, s'affaissaut sur ses oreillers, la comtesse dit à Ilerminie en étouffant un soupir et tàcliant de sourire :

J'ai trop présumé de ma vaillance... il faut que j'accepte l'offre que vous ave? bien voulu me faire, mademoiselle.

; il y a si longtemps que madame la comtesse est alitée... qu'elle < ne doit pas s'étonuer d'un peu de failile^se, re|»ril llerin nie, qui

b sentait le besoin de se rassurer elle-même et de rassurer madame

l* de Beaumesnil.

Vous avez raison, mademoiselle, mais c'était une folie à moi...

64 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

que de vouloir écrire... Je vais donc vous dicter, si vous le per- mettez.

Et comme Herminie, par discrétion, conservait son chapeau, la comtesse, à qui ce chapeau cachait une partie du visage de sa ûlle, dit avec un léger embarras :

Si vous vouliez ôier votre chapeau, mademoiselle, vous se- riez, je crois, plus à votre aise pour écrire...

Herminie ôli son chape;iu, et la comtesse, qui la dévorait des yeux, put admirer à son aise, dans son orgueil maternel, le char- mant visage de sa fille encadré de longues boucles de cheveux blonds.

Je suis à vos ordres, madame la comtesse, dit alors Hermi- nie en s'asseyant devant une table.

Veuillez donc bien écrire ceci, répondit madame de Beau- mesnil, qui dicta les lignes suivantes :

« Madame de Beaumesnil aurait la plus vive obligation à M. le mar- quis de MaiUefort s'il pouvait se donner la peine de passer chez elle... le plus tôt possible... fût-ce même à une heure assez avancée de la soirée.

« Madame de Beaumesnil se trouvant très-souffrante, est obligée d'avoir recours à une main étrangère pour écrire à M. de MaiUefort, à qui elle réilère l'assurance ('} ses sentiments les plus aflecUieux. »

A mesure qur madame de Beaumesnil avait dicté ce billet, une de ces craintes, à la fois puériles et poignantes, qu'une mère seule peut concevoir, lui serrait le cœur.

Délicieusement frappée de la parfaite distinction de langage et de manières qu'elle remarquait dans sa fille, reconnaissant en elle une artiste du premier ordre, la comtesse se demandait, avec la crain- tive et jalouse inquiétude d'une mère, si l'éducalion d'Herminie était complète, si cette éducation n'avait pas été en quelques parties né- gligée au profit du grand talent nnisical de la jeune fille.

Que dire enfin ?... car les plus petites choses deviennent impor- tantes pour l'orgueil maternel, d ns ce moment, et malgré de gra- ves et cruelles préoccupations, madame de Beaumesnil ne pensait qu'à une chose :

Sa fiUe savait-elle hicn l'orthographe? Sa fille avait-elle unejO' lie écriture?

Aussi la comtesse hésita quelques instants avant d'oser prier

L'onniiKiL. 61

Herminio do lui npportcr la Icliiv <iii"('I!«î voiiail d'écrire; ne pouvaui cepciiilanl iiisisier à ci lie iciilalioii, elle lui dil :

Vous avez écril, mademoiselle?

Oui. madame la comiesse.

Aiiriez-vous la boulé diî me donner celle lellrc... afin. . que je voie... si., le nom de M. de .Maillelbrt est écril comme il con- vieul... car j ai oublié de vous en dire l'oriliograidie, ajouta la com- tesse, ne irouvani pas de meilleur prélexle à sa curiosilé.

Herminie remil la lellre enlre les m:dns de la comiesse... Quelle fui l'ori^uc. lieuse joie de celle-ci ^on-seld(•^ll•nt ces quelques li- gnes élaieul parlailement correctes, mais réeriînn; eu él.dl eliar- maule.

A merveille... Je n'ai jamais vu de plus jolie écrilurc, dil vive» menl madame de Beaumesnil.

Mais, craignant de laisser pénétrer son émotion, elle ajouta plus calme :

Veuillez, mademoiselle, écrire sur l'adresse de celle Icltre :

A Monsieur le marquis de Maillcfort, rue des Martyrs, 4o.

Madame de Beaumesnil sonna sa femme de chambre de confiance, el de qui seule elle avait l'habitude de recevoir des soins. Lors(iu'elle parut :

Mad;ime Dupont, lui dit la comiesse, vous allez prendre une voilure, et vous irez porter vous-même cette lellre à son adresse: dans le cas M. de .Maillefori devrait rentrer bienlôi, vous ralteudrie/.

Mais, dil la femme de chambre étonnée de cet ordre, dont tant de gens de la m.iison pouvaient éire chargés : si madame la comtesse a. pendant mon absence, besoin de quehpie chose .. moi seule suis au service de madame... et...

Ocrnpez-vous d'abord de celle commission, répondit madame de Beaumesnil, mademoiselle. . voudra bien èlre assez bonne pour me donner ses soins, si j'en ai besoin.

Uerminie s'inclina.

Pendant que la comtesse expliquait ses derniers ordres à sa femme de chambre, Herminie. ne craignant plus d'èlre surprise, atlacbail sur madame de Beaumesnil des regards remplis de tendresse el d'in- quiélude, se disanl avec une résignation navrante :

4.

68 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Je n'ose la regarder qu'à la dérobée, et pourtant, c'est ma mère!... Ah! (iu'elle ignore toujours que je connais le triste secret de ma naissance !

IX

Il est impossible de rendre l'expression de bonheur triomphant qo* trahirent les traits de madame de Beaumesnil lorsqu'elle vit sa femme de chambre s'éloigner.

La pauvre mère se savait sûre d'être au moins seule pendant une heure avec sa fille.

Grâce à cet espoir, une faible rongeur colora le pâle visage de madame de Beaumesnil; ses yeux, naguère éteints, brillèrent d'une ardeur fébrile; une surexcitation factice, malheureusement passa- gère, succédait à la prostration de ses forces, car la comtesse faisait un effort presque surhumain pour sortir de son état de faiblesse ordi- naire, afin de profiter de cette occasion, une des dernières peut-être, de s'entretenir avec sa fille.

Lorsque sa femme de chambre fut sortie, madame de Beaumesnil dit à Herminie qui, baissant ses yeux pleins de larmes, n'osait pas la regarder :

Mademoiselle, auriez-vous l'obligeance de me donner, dans une tasse, cinq ou six cuillerées de cette potion réconfortante, qui est là,.. sur la cheminée...

Mais, madame, dit Herminie avec inquiétude, vous oubliez sans doute que le médecin a ordonné que vous ne prissiez cette po- tion que par très-petites cuillerées... Hier, du moins, il m'a semblé l'entendre faire cette recommandation.

Oui... mais je me sens btîaucoup mieux, et cette potion me fera, je crois, im bitn infini... me donnera de nouvelles forces...

Madame la comtesse se seul mieux? dit Uermitiie, hésitant entre le désir de croire madame de Beaumesnil et la crainte delà voùr s'abuser sur la gravité de sa situation.

L'OnUl'KlI,. 67

Vous douiez |tout-ôlre... de ce inii-nx... que je ressens?

Mad.inic la cumlessi*,..

(lelle irislo it-iL-iuoiiie... de laiilôl voik a elïiMyée , n'esl-ce-pas , mademoiselle .' Mais rassurez-vous, elle élail louli- tie précaution, et la conscience d'avoir rcni|)li mes devoirs relijîicux... el d'èlre prête à paraître devaul Dieu... me donne une si grande sérénilu d'ame, que je lui attribue. . le mieux que j'éprouve... Et. de plus, je suis sûre que ce cordial que je vous demande... el que vous nte refusez... ajouta mad une de Beaiime-nil en souriant, me réconlorlerail tout à fait, el me iiermotlrait d entendre encore un de vos chants, qui taul d - fois oui dislrail ou calmé .. mes douleurs...

Puisque madame la coiulesse l'exige, di't Ilerminie, je vais lui donner celte poliou.

Ft la jeune lille, réfléchissant qu'après tout une dose plus ou moins forte de cordial ne pouvait avoir un faclieux ctfet, versa quatre cuil- lerées de ce récuuforlaut dans une tasse t|u'elle olTril à madame de Beaumesuil.

La comtesse, en prenant la lasse qu'IIerminie lui présentait, tâcha de lui toucher la main, comme par mégarde; puis, tout heureuse de sentir, pour la premii-re t'ois, sa lille si près d'elle, car celle-ci, cour- bée au chevet de sa mère, tendait la soucoupe pour y recevoir la lasse, madame de Beaumesuil fui longtemps... bien longtemps à boire le cordial à peliles gorgées ; après quoi elle lit un mouvement de gêne et de fatigue si affecté, qu'elle obligea presque liermiuie à lui dire :

Madame la comiesse est fatiguée?

Un peu... Il me semble que si je restais quelques instants sur mon séant, cela me ferait du bien: mais je suis si faible... que je n'aurais pas la force de me tenir...

Si madame la comtesse... voulait s'appuyer... sur moi... dit la jeune lille avec hésitation, cela pourrait... la délasser uu peu...

J'accepterais si je u;: craignais, en vérité, mademoiselle... d'a- buser de votre obligeance .. répondit madame de Beaumesuil en ca- chant sa joie de voir le succès de sa ruse maternelle.

Ilerminie avait le cœur trop gouflé de tendresse et de larmes pour pouvoir répoudie; elle se pencha sur le lit de la makide, el celle-ci, pendant quelques instants, pui appuyer sa tète sur le seiu de sa fille...

68 LlîS SEPT PECHES CAPITAUX.

A ce rapprochement, qui, pour la première fois de leur vie, les mellail, pour ainsi dire, dans les bras l'nne de l'antre, la mère et la Jille iressailliront... I.eur altitude les empêchait de se voir... sans cela, peut-être, madame de Beanmesnil, malgré son serment sacré, n'aurait pas eu la force de taire plus longtemps son secret, peut-être aussi elle aurait lu dans le regard d'Herminie que celle-ci était in- struite, du mystère de sa naissance.

Pendant le peu de temps que dura cette scène muette et saisissante entre la mère et la fille :

« Non, non, pas de criminelle faiblesse, pensa madame de Beaumesnil en comprimant les élancemenis de son cœur : que celte malheureuse enfant ignore toujours ce triste mystère... je l'ai juré... N'est-ce pas pour moi un bonheur inespéré que de jouir de ses soins affeciueus, dont elle m'entoure par bonté de cœur, par instinct piui-Pire ! »

« Oh ! plutôt mourir, pensait à son tour Herminie, plutôt mourir que de laisser soupçonner à ma mère que je sais que je suis sa fille, puisqu'elle a cru devoir me cacher ce secret jusqu'ici... Peut-être, d'ailleurs, l'ignore-t-elle elle-même?... peut-être est-ce le hasard, seulement le hasard qui, depuis peu de temps, m'a rappro- chée de madiime de Beaumesnil... peut-être ne suis-je à ses yeux qu'une étrangère. »

A ces pensées simultanées, la mère et la fdle dévorèrent leurs lar- mes cachées, puisèrent un nouveau courage, l'une dans la religion du serment, l'autre dans une résignation mêlée de délicatesse et d'or- gueil.

Merci, mademoiselle, dit madame de Beaumesnil sans oser pourtant regarder encore Herminie, je me trouve un peu délassée.

Madame la comtesse veut -elle permettre que j'arrange ses oreillers avant qu'elle se couche?

Oui, mademoiselle, puiscpie vous avez cette bonté, répondit madame de Bciiumesuil, car ce petit service retenait encore sa fille tout près d'elle pendant quelques secondes.

Mademoiselle... madame la comtesse... On ne saurait exprimer l'accent avec le(iuel cette mère et sa (ille échangeaient entre elles ces froides et cérémonieuses appellations, qui jamais ne leur avaient paru plus glaciales.

Encore merci... mademoiselle, dit la comtesse en se recou-

L'OnULEIL. i

chant, je nie trouve de mieux en mieux, grâce à vos bous soi.

d'abord .. puis sausdouie à ce eordial... je dir.iis presfjiie... moi

i'aiblc tout à l'iioiire... que niaintciiaul je me ^ens forte... il me seii

blo que j'aurai une bonne nuit...

Uermiuir jola un triste rrgard sur sou cliapoau et sur sou manlole Elle craignait ilc se voir congciiiée au retour de la femme de cban

bre, car peut-être il ne conviendrait pas à madame de Beaumesii

d'entendre de nuisi(]ue ce soir-là. Ne voulant cependant pas renoncer à un dernier espoir, la jeun

fille dit timidement à sa mère :

Madame la comtesse... m'avait demandé hier d'apporler que; ques morceaux d'Obe'ron... je ne sais si elle voudra .. les enlendr ce soir?

Certainement, mademoiselle, dit vivement madame de Beau mesnil, - vous savez combien de fois votre cbanl a apaisé tues soûl frauces. Et, ce soir, je me trouve si bien... mais si bien, (jne vous ei; leudre sera pour mui... non pas un calmant... mais un vrai jiiaisir..

ilerniiuie regarda de nouveau madame de Beaumesnil, et fut frap pée du changement qu'elle remar(|ua dans sa physionomie naguère encore pàh-, abattue, et alors calme, souriante et légèrement colorée

A cette sorte de métamorphose, les funestes pressentiments de 1: jeune fille se dissipèrent, l'espoir épanouit son cteur ; elle crut sr mère sauvée par un de ces revirements soudains, si t'rèquenls dans le. maladies de langueur.

Uerminie, tout heureuse, alla prendre son cahier de musique, et se dirigea vers le piano.

Au-dessus de ce piano, on voyait le portrait d'une petite fille de cinq ou six ans, .oiianl avec un maunifiipie lévrier; elle n'élail pa: jolie, mais sa ligure enfantine avait un grand charme de douceur et de naïveté.

Ce portrait, fait depuis environ dix ans, était celui d'Erncstine di Beaumesnil, (ille légitime de la comtesse.

Herminie avait deviné, sans qu'elle eût jamais eu besoin de le de- mander, quel était l'original de ce tableau; aussi, que de fois, à la dérobée, elle avait jeté un timid et tendre regard sur cette petite sœur... qu'elle ne connaissait pas, qu'elle ne devait peut-être jamais connaître!

Encore sous l'influence d'une émotion récente, Herminie, à la vue

70 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

de ce portrait, ressentit une impression plus profonde que Je oott- tnme; durant quelques instants, elle ne put détacher ses yeux de ce tableau, tandis qu'elle ouvrait macliinalement le piano.

Madair.e de Beanmesnil suivait d'un regard attendri tous les mouve- ments de la jeune fdle, qu'elle voyait avec bonheur contempler le por- trait d'Einestine.

« Pauvre Herminie, pensait la comtesse, elle a une mère... une sœur... et elle ne doit jamais connaître la douceur de ces deux mots : ma sœur... ma mère... »

Puis, essuyant une larme furlive, madame de Beaumesnil dit tout haut à Herminie, toujours attentive devant le portrait :

C'est. . ma fille... quelle douce figure d'enfant!... n'esi-ce pas? Herminie tressaillit comme si elle eût été surprise en faute, rougit

et répondit timidement :

Pardon... niad;ime... mais... fe...

Oh! regardez-la... reprit vivement madame de Beaumesnil, regardez-la ; quoiqu'elle soit maintenant jeune fille, et bien chan- gée... elle a conservé ce regard si doux, si ingrnu ; sans doute, elle est loin d'être belle comme vous, dit presque involontairement la pauvre mère avec un secret orgueil, et tout heiireuse d- pouvoir unir ainsi ses deux fdles dans une même comparaison, mais la physionomie d'Ernestine a, comme la vôtre, un cîiarme infini.

Puis, craignant de se laisser entraîner trop loin par l'attrait de cette comparaison, madame de Beaumesnil ajouta tristement :

Pauvre enfant I... puisse-t-elle être mieux portante à cette heure!

Avez-vous donc des inquiétudes sérieuses sur sa santé, madame la comtesse ?

Hélas ! à l'époque de sa croissance... sa santé s'est profondément altérée... elle a grandi si vite... qu'elle nous a donné beaucoup de craintes... les médecins l'ont envoyée en Italie... je n'ai pas pu l'accompiigner... retenue ici sur ce lit de douleurs... Heureusement ses dernières lettres sont rassurantes... Pauvre chère enfant! elle m'é- crit chaque jour une espèce de journal de sa vie... Rien de plus ten- dre, de p us touchant, que ses naïves confidences... il faudra que je vous fasse lire... quelques passages de ces lettres... Alors vous aime- rez Erncstine comme si vous la connaissiez.

Oh I je n'en doute pas, madame, et je vous remercie mille fois de celle promesse... dit Herminie sans cacher sa joie , et, puis-

LUUliLLlL. 71

due les deri)ières noHvcllos de inadrinoiscllc voire fille sont si r;is- suruiiics... n'ayez dune uiiciine craiiile pour ellu.. riiadaine ; il y a tant (le ressources ihins la jeunesse ! ol (jiie ne peut la jcniiohsc sous l'iiilliienee de ce beau soleil d'Italie, (jne l'on dit si viviliuu 1

Une pensée anuM'c traversa l esprit de rnadanic de lieaunjcsiiil.

Eu songeant au coûteux voyage, aux soins extrêmes, aux dépenses considéraldes nécessités par la faible sauté d'Ernesline, la comtesse se demandait, avec une sorte deflVoi, eonnuent Uermiuie aur;iit pu faire, pauvre créature abandonnée ([u'elle élait, si elle se lill trouvée dans la posiiion d'Erneslinc, et si, comme à celle-ci, il avait lallu à nerniinie, sous peine de périr, ces soins excessifs, ces voyages dis- pendieux, seulement accessibles aux grandes fortunes.

Alors madame de Beaumesnil ressentit plus vivement que jamais le désir de savoir comment llerminie avait surmonté les diflicultés, les hasards de sa position si précaire, si dillicile, depuis le moment la comtesse n'en avait i)lus eu de nouvelles jusiju'au jour receut elle avait été rapprochée d'elle par une circonstance inespérée.

Mais conunent, sans se trahir, madame de Beaumesnil pouvait-elle provoquer et entendre de telles confidences ? A (|ueiles angoisses elle allait peut-être s'e\i>oser eu écoulant le récit de sa fille !

Tels étaient les motifs qui, ju>qn alors, avaient emjièehé madame de Beaumesnil de demander à llerminie quelques révélations sur sa vie passée.

Mais ce jour-là, soit que la comiesse pressentît que le mieux pas- sager qu'elle éprouvait, et dont elle exagérait de beaucoup l'impor- tance afin de rassurer sa fille, annonçait peut-être une rechute fu- neste: soit qu'elle eédàt à un sentiment de ti ndresse irrésistible, encore augmenté par les divers meideuts de celte scène, madame de Beaumesnil prit la résolution d'iuterroger Hermiuie.

Pendant que madame de Beaumesnil était restée silencieuse, son- geant aux moyens d'amener llerminie à quelques révélaiions sur sa

î LES SEPT PECHES CAPITAUX.

e, la jeune fille, debout et feuilletant son cahier de musique pour se onuer ine coiiteunnce, atlcndail nue îa comtesse l'invitât à se met- e au piano.

Vous allez me trouver bien ta^. asque, mademoiselle, lui dit comtesse, car, si cela vous était indiflérent... je préférerais

us eiiU'iuIre au piano... vers dix heures... c'est ordinairement ;eure df ma crise... l'rut-être... y echapperai-je aujourd'hui... si ce seux coiiiimie... Dans le cas contraire, je repretteiais d'avoir usé )p tôt... d'une ressource qui, tant de fois, a calmé... mes souffran- s... Ce n'es! ras fout... après m'avoir trouvée fantasque... je crains e vous ne m'accusiez de cmiosité, peut-être même d'indiscrétion.

Pourquoi c^ela... madime?

Veuillez vous asseoir... là., nrès de moi. reprit la omtesse ton ic silns affectueux, et me dire comment il se fait que... si

me encore... car vous v;e devez pas avuir plus de dix-sept ou dix- it ans?...

Dix-sept ans et demi, madame la comtesse.

Eh bien ! comment se fait-il qu'à votre îiç'^a vous soyez si excel- !le musicienne ?

Madame la comtesse me juge trop favorablement, j'ai toujoius beaucoup de goût pour 1;; musique, et j'ai appris facilement le peu i je sais.

Et quel a été votre proiesseur?... avez-vous été enseis;née?

J'ai été enseignée dans la pension j'étais, madumela comtesse. -A Paris?

Je n'ai pas toujours été en pension à Paris, madame.

éiiez-vous donc avant?

A Beauvais ; j'y suis restée jusqu'à l'âge de dix ans... -Et delà?

J'ai été mise en pension à Paris, madame.

Et vous y êies restée... longtemps?

Jusqu'à seize ans et demi.

Et ( nsuite?,..

Je suis sortie... de pension, et j'ai commencé à donner des le- > de chant et de piano...

Et vous avez...

;is s'interrompant, madame de Beaumesnil ajouta avec embarras *. Mais, en vérité, j'ai Loui" de mon indiscrétion,., si quelque

L'OR'JUEIL \f

eliosc pouvait l'excuser... mademoiselle, ce serait l'intéri^t que voi\s Qi'iiispirez.

Les questions que madame la comtesse daigne m'adresscr sont sj bienveillantes, que je suis trop heureuse d'y répondre... avec sincérilc.

Eli bien donc !... à voire sortie de pension... chez qui von? êtes-vous retirée?

Chez qui... madame la comtesse?...

Oui... auprès de quelles personnes?

Je ne connaissais personne... auprès de qui me retirer... ma- dame...

l'ersonnel !... dit madame de Beaumesnil avec un conrniîe cl un calme héroïques. Mais,— reprit- lie,' vos parents?... votre... famille?...

Je n'ai pas de parents... madame la comtesse, répondit Iler- rainie avec un courage égal à celui de sa mère, je n'ai pas de fa- mille...

Puis Uerminie se dit à elle-même :

a Je ne puis plus en douter... elle ignore que je suis sa fille.. Sans cela, aurait-elle la force de m'adresscr une p;ireille question? »

Alors, reprit madame de Beaumesnil, auprès de qui vivez- ▼ODsdonc?

Je vis... seule... madame la comtesse.

Absolument seule?

Oui, madame...

Et... pardonnez-moi encore celte question, car... à voire âge... une telle posiiion me semble si exceptionnelle... si intéressante... avez-vous toujours suffisamment de leçons?

Oh ! oui, madame la comtesse, répondit bravement la pau- vre Uerminie.

Je n'en reviens pas... et vous vivez ainsi toute seule, si jeune 1

Que voulez vous, madame? on ne choisit pas sa destinée... on l'accepte... puis le courage, le travail aidant, on tâche de se faire une vie, sinon brillante, du moins heureuse.

Heureuse! s'écria madame de Beaumesnil avec un mouvement do ,'oie irrésistible, vous êtes heureuse?...

En disant ces mots, l'expression de la figure de la comtesse, l'ac cent de sa voix, trahirent un bonheur si grand, que de nouveau y doutes revinrent à l'esprit d'IIerminie, et elle se dit :

5

T-f LES SEPT PECHES CAPITAUX.

* Peut-être elle n'ignore pas que je suis sa fiile: sans cela, com- ment tiendrait-elle à savoir si je me trouve heureuse? I! n'importe; si elle sait que je suis sa fille.... je dois la rassurer, afin de lui épar- gner des regrets, des remords peut-être.

« Si je suis pour elle une étrangère, je veux encore la rassurer, car elle pourrait croire que je désire exciter sa commisération, sa pitié... et mon orgueil se révolte à cette pensée. »

Madame de Beaumesnil, voulant entendre Herminielui réitérer une assurance si précieuse pour son cœur maternel, reprit :

Ainsi... vous êtes heureuse ? vraiment bien heureuse?

Oui, madame, répondit Herminie... presque gaiement, très-heureuse...

En voyant le charmant visage de sa fille rayonner ainsi de beauté, de jeunesse et de joie innocente, la comtesse fit un violent effort sur elle-même pour ne pas se trahir, et elle reprit en tâchant d'imiter la gaieté d'Herminie :

N'allez pas rire de ma question... mademoiselle... mais, pour nous autres, malheureusenit?nt habituées à toutes les superfluiiés de l'opulence... il est des choses incompréhensibles... Lorsque vous êtes sortie de pension... si modeste que fût votre petit ménage .. com- ment y avez-vous pourvu?

Oh! madame la comtesse... dit Herminie en souriant, j'étais riche... alors.

Comment donc cela?

Deux années après que j'avais été mise en pension à Paris... on cessa de payer pour moi cette pension... j'avais alors douze ans... notre maîtresse m'aimait beaucoup... « Mon enfant... me dit-elle, on a cessé de me payer : mais il n'importe... vous resterez ici, je ne vous abandonnerai pas... »

Excellente femme!

Ah ! la meilleure des femmes, madame la comtesse, malheureu- sement elle n'est plus, dit tristement Herminie.

Mais, ne voulant pas laisser la comtesse sous une impression pé- nible, elle reprit en souriant :

Seulement, cette excellente femme avait compté... sans moa défaut... principal. Car, puisque vous me demandez d'être sincère avec vous, madame, il faut vous l'avouer... j'ai un bien grand, un bien vilain défaut...

L'ORGLIÎIL. 75

QncWc préieiitioii ! Voyous ce défaut.

Hl-Ius! niadaiiiu lu coiiilcsbC... c'eiil I'uiigueil.

L'orgueil.'

Mon Dieu, oui... Ainsi, lorsque notre excclItMitc maUrcsse me pr(»po>a de me garder chez elle par cliarilc... mou orgueil lU; petite lille se révolu, el je ^.iguiliai à ma maîtresse cpie je n'acceplerais sou offre qu'a la condition... de gagner par mon travail ce qu'elle voulait me donner pour rien !

A douze ans?... Voyez-vous la petite glorieuse! Et comment faisiez- vous pour désintéresser votre maîtresse de pension?

En domiaut des répétitions de piano aux autres enfants moins fortes que moi;... car, pour mon âge... j'étais assez avancée... ayant toujours «.'U un goût passionné .. pour la musique...

Et la maîtresse de pension... a accepté votre proposition?

Avec joie, madame la comtesse... Ma résolution l'a touchée...

Je le crois bien....

De ce moment j'eus, grâce à elle, un assez bon nombre d'éco- liores... dont plusieurs étaient bien plus grandes que moi (toujours l'orgueil, madame la comtesse...). (Jue vous dirai-je : ce qui avait d'abord été pour ainsi dire... un jeu d'enfant, devint pour moi une vocation... et plus tard une précieuse ressource... A quatorze an=:... j'étais seconde maîtresse de piano... aux appointements de douze cents francs... ainsi, madame la comtesse, jugez des somiir^ que j'ai amassées jusqu'à l'âge de st-ize ans et demi... car, en pension, je n'avais d'autre dépense que celle de mon entretien...

Pauvre enfant... si jeune... si laborieuse... si noblement lière, et... déjà se suffisant à soi-même, dit la comtesse sans pouvoir cacher ses larmes.

Et elle reprit :

Pourquoi avez-vous quitté votre pension?

Ayant perdu notre excellente maîtresse, une autre lui succéda... mais, hélas! elle ne ressemblait en rien à ma bienfaitrice... Néan- moins, cette nouvelle venue me proposa de rester à la pension aux mêmes conditions... J'acceptai... mais, au bout de deux mois... mon vilain défaut... et ma raaufaise tête... rae firent prendre une résolu- lion désespérée.

Et ^ propos de quoi?

Autant ma première maîtresse avait été pour moi affectueuse et

7e LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX. \

bonne. .. autant celle qui lui succéda fut impérieuse et dure. . . Un jour... Et le beau visage d'Uerminie se colora d'une vive rougeur à ce souvenir.

Un jour, reprit-elle, cette dame m'adressa un de ces re- proches... qui blessent à jamais le cœur... elle me dit...

Que vous dit-elle, cette méchante femme? demanda vive- ment madame de Beaumesnil, car Ilerminie s'était tout à coup inter- rompue, n'osant, de peur d'affliger cruellement la comtesse, répéter ces dures et humiliantes paroles qu'on lui avait adressées :

« Vous êtes bien orgueilleuse... pour une petite bâtarde élevée dans celte maison par charité. »

Que vous a~t-elle dit, cette femme? reprit madame de Beau- mesnil.

Permettez-moi, madame, répondit Herminie, de ne pas vous répéter ces cruelles paroles... je les ai, sinon oubliées, du moins pardonnées... Mais le lendemain j'avais quitté la pension avec mon petit trésor... fruit de mes leçons et de mes économies, ajouta la jeune fille en souriant ; c'est grâce à ce trésor que j'ai pourvu aux frais de mon ménage, comme vou? dites, madame la comtesse, car dès lors j'ai vécu seule... chez moi

Herminie prononça ce mot chez moi d'un air si gentiment glorieux, important et satisfait, que madame de Beaumesnil, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres et entraînée par le charme de ces confi- dences ingénues, prit la main de la jeune ûUe assise à son chevet et lui dit :

Je suis sûre... mademoiselle l'orgueilleuse, qu'il est charmant votre chez-vous?

Oh ! pour cela, madame... il n'y a rien de trop élégant pour moi.

Vraiment, voyons... combien de pièces à notre appartement?

Une seule... avec une entrée... mais au rez-de-chaussée et cela donne sur un jardin : c'est tout petit, aussi j'ai pu me permettre un joli lapis, une tenture et des rideaux de perse; je n'ai qu'un fauteuil, mais il est en velours brodé, par moi bien entendu; enfin je possède peu de chose, mais ce peu... est, je crois, de bon goût... Ce n'est pas tout, j'avais une ambition et je la réaliserai bientôt...

Et celle ambition?

C était d'avoir une petite bonne... une enfant de treize ou quatorze ans... que j'aurais retirée d'une position pénible, et qui se

LoiiGi'iiiL. n

fill iroiivi'e liourcusc avec moi... Cela s'est rencontré à soiiliait. On n>'a juirlé d'une pelile orplicline île douze ans... du meilleur u'ur el du meilleur car.iclère, m'a-l-on dit... Aussi, madame la coMilesse, jugez coQibien je serai conleiite (juand je pourrai la prendre à mon service... ce ne sera pas d'ailleurs une folle dépense. Ainsi du moins je ne sortirai plus seule pour aller donner mes leçons... et c'est cela qui me coiltaii le plu^, car vous concevez... madame... une femme seule... IKrminie n'acheva pas, une larme de lionle lui vint aux yeux eu songeant à la gro.-^-^ière poursuite de .M. de Mavil, pénible incident au- quel la jeune fille avait été quelquefois exposée, malgré la modestie, lu dignité de son maintiin.

Je vous comprends... mou enfant, el je vous approuve, dit madame de Beaumesuil de pins en plus attendrie. .Mais vos le- vons... qui vous les procure?... el puis enlin, ne vous manquent-elles jamais?

r.arcnieut, madame la comtesse, et l'été, lorsque plusieurs de mes écolières vont à la campagne, j'ai recours à d'autres ressources : je brode au petit point, je grave de la musique, je compose quelques morceaux , et puis enfin j'ai conservé d'amicales relations avec jilusienrs de mes amies de pension. C'est grâce à l'une d'elles que j'ai été adressée à la femme de votre médecin, madame la comlCLSC .. lorsqu'il cherchait... une jeune personne... assez bonne musicienne... pour être placée auprès de vous...

A cet instant, Uerminie, qui avait commencé son récit assise sur un fauteuil auprès du chevei de la comtesse, se trouva assise sur le lit... et prc:-(iue enlacée d.ms les bras de sa mère.

Toutes deux avaient imperceptiblement cédé, presque sans en avoir conscience, à la toute-puissante attraction des sentiments filial el maternel, car madame de Beaumesnil. après avoir fait placer Iler- minie auprès délie, avait osé, l'imprudente mère, conserver entre ses mains une des mains de sa fille, pendant celte narnition simple et touchante...

Alors il était advenu ce qui arrive lorsqu'un téméraire, s'appro- chant de quelque formidable rouage en nionvemenl, lui donne la moindre pvisc sur soi : il est aussitôt entraîné par celte irrésistible attraction ; ainsi , à mesure qu'Herminie racontait à sa mère sa vie passée, elle avait senti la main de madame de Beaumesnil serrer d'a- Lord la sicuue... puis l'attirer peu à peu près d'elle, jusqu'à ce

78 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

qu'enfin... assise sur le lit de sa mère, celle-ci lui eût jeté ses bras autour du cou...

Cédant alors à une sorte de frénésie maternelle, madame de Beau- mesnil, au lieu de continuer l'entretien et de répondre à sa fille, saisit la tête charmante d'Herminie entre ses deux mains, et, sans prononcer une parole, la couvrit de larmes et de baisers passionnés...

La mère et la fille restèrent ainsi embrassées dans une muette et convulsive étreinte.

Sans doute leur secret, si difficilement contenu jusqu'alors, et qui une fois déjà leur était venu aux lèvres, leur eût échappé cette fois, si toutes deux n'eussent été soudain rappelées à elles-mêmes en en- tendant frapper à la porte de la chambre à coucher.

Madame de Beauniesnil, épouvantée du parjure qu'elle allait com- mettre, revint heureusement à la raison; et, confuse, nnéantie.'ne sachant comment expliquer à sa fille cet emportement de folle ten- dresse, elle dit d'une voix entrecoupée, en dégagcaut doucement Herminie de son étreinîe :

Pardon... pardon... mon enfant... Mais je suis mère... ma fille est au loin, son absence me cause des regrets affreux... ma pauvre tête est bien affaiblie... et, dans mon illusion... un instant... je ne sais comment cela... s'est fait... mais... c'est elle... ma fille... si cruellement regrettée... que j'ai cru serrer sur mon cœur... Soyez indulgenie pour cet égarement maternel... il faut... voyez-vous, avoir pitié... d'une pauvre mère qui se sent... mourir... sans pouvoir embrasser une dernière fois son enfant.

Mourir ! s'écria la jeune fille en relevant son visage inondé de pleurs, et regardant sa mère avec épouvante.

Mais, entendant heurter de nouveau, Herminie essuya précipitam- ment ses larmes et eut assez d'empire sur elle-même pour paraître calme en disant à sa mère :

Voici... la seconde fois que l'on frappe, madame la comtesse...

Faites entrer, murmura madame de Beaumesnil, accablée par cette scène.

La femme de chambre de confiance de la comtesse parut et lui dit :

Selon les ordres de madame, j'ai attendu M. le marquis de Maillefort.

Eh bien? demanda vivement madame de Beaumesnil. -^ enJra- 1 -il?

L'ORGUEIL. 79

M. le marquis attend au salou que madame la comtesse puisse le recevoir.

Ah!... Pieu soit béni ! luurimira niatlaiin; do Hoaiimcsnil en regardaul sa lilk', le ciel me récompense d'avoir eu la force de tenir mou serment...

S'adressant ensuite à sa femme de chambre :

Vous allez iiilroiluirc ici M. de Maillefort.

Ucrmiuie, brisée par tant d'émotions et sentant l'inopportunité de sa présfuce, prit son mauielei eison chapiMu .-.riii de se retirer.

La comtesse ne la quittait pas du regard.

C'en était fait...

Elle voyait sa tille pour la dernière fois peut-être ; car la malheu- reuse mère sentait à bout les forces qu'elle avait épuisées dans une surexcitation faotice.

Madanto de Reaumcsnil eut pourtant le courage de dire à llerminie d'une voix presipie assurée, afin de lui donner le change sur son état :

.\ demain... notre morceau d'Obéron, mademoiselle... vous aurez la bonté de venir de bonne heure... n'est-ce pas?

Oui... madame la comtesse, répondit llerminie.

Mad ime Dupont, reconduisez mademoiselle, dit la comtesse à sa femme de chambre, vous introduirez ensuite M. de Maillefort.

Suivant alors d'un regard déchirant sa fille qui se dirigeait vers la porte, madame de Beaumesnil ne put s'empêcher de lui dire une der- nière fois :

Adieu... mademoiselle...

Adieu... madame la comtesse... répondit llerminie.

Et ce fut dans ces mots imposés par un froid cérémonial que ces deux pauvres créatures, brisées, déchiré, s, exhalèrent leur désespoir à ce moment suprême, elles se voyaient pour la dernière fois.

Madame Dupont reconduisit Hcrminie sans la faire passer par le salon, attendait M. de Maillefort.

La jeune fdlc sortait de l'appartement lorsque madame Dupont lui dit avec intérêt :

Vous oubliez votre parapluie, mademoiselle, et vous en aurez bien besoin, il fait un temps affreux; il pleut à verse...

Je vous remercie, madame, dit llerminie allant prendre son para- pluie, qu'elle oubliait, auprès de la porte du salon d'attente, elle l'avait déposé.

80 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

En effet, il pleuvait à torrents; mais c'est à peine si Herminie, abimée dans sa douleur, s'aperçut que la nuit était pluvieuse et noire lorsque, sortant de l'hôtel Beaumesnil , elle s'aventura seule dans ce quartier désert, pour regagner sa demeure.

XI

M. de M;iillefort attendait seul dans nn salon quand madame Dupont revint le clierch r pour l'iulroduire auprès de madame de Beaumesnil.

La physionomie du bossu n'éiait plus railleuse comme d'habitude; on lisait sur ses traits une profonde tristesse, mêlée d'angoisse et de surprise.

Debout, accoudé à la cheminée, sa tête appuyée sur sa main, le mar- quis semblait perdu dans ses réflexions, comme s'il eût cherché le mot d'une énigme inlrouv;ible ; sortant soudain de sa rêverie, il re- garda attentivement autour de lui avec mélancolie, et une larnitî brilla dans ses yeux noirs... Passant alors sa main sur sou front, comme s'il eût voulu chasser de pénibles souvenirs, il marcha çà et dans le salon d'un pas précipité.

Au bout de quelques instants, madame Dupont revint dire à M. de Maillefort :

Si monsieur le marquis veut se donner la peine de me suivre, madame la comtesse peut le recevoir.

Et, précédant le marquis, madame Dupont ouvrit la porte du sa- lon, qui donnait dans la chambre à coucher de madame de Beaumes- nil, et annouça :

Monsieur le marquis de Maillefort !

La comtesse avait fait, si cela se peut dire, une toilette de ma- lade : ses bandeaux de cheveux blonds, naguère quelque peu déran- gés dans les étreintes passionnées dont elle avait accablé sa lille, ve- naient d'être lissés de nouveau ; un frais bonnet de valenciennes entourait son pâle visage, que son coloris fébrile et factice aban-

L'ORGUEIL. 81

domiaii déjà ; ses yeux, naguère brillants de tendresse maternelle, S(>:iibluienl s'éteindre, et ses mains, tout à l'heure si birtlaiiles lors- qu'elles scnaioul les bras d'IIoruiiuie, déjà se refroidissaicui.

A l'aspi'fl de l'alloraiioii mortelle des traits de la couilosse, (ju'il avait vue éblouissaulc df jeunesse, de beauté, M. de Jlaiilofort tres- saillit, et malgré lui s'.^rrèta un instant.

Le visage du bossu irahil sa douloureuse surprise, car niadanie de Beaumesnil, resiée seule avec lui, tâcha de sourire, et lui dit :

Vous nie trouvez bien changée... n'est-ce pas... monsieur de Maillefort .'

Le bossu ne répondit rien, baissa la tète ; mais, lorsqu'aprcs un moment de silence il releva le front, il était très-pàle.

Madame de Beaumesnil fit signe au marquis de s'asseoir dans un fauteuil près de son lit, et lui dit d'une voix alTectueurc et grave :

Je crains que les moments ne me soient comptés... inon^iour de Maillefort; je serai donc brève... dans cet entretien.

Le marquis prit sileucieo^eiucnt place auprès du lit de la com- tesse, qui continua :

Ma lettre... a vous étonner ?

Oui... madame.

Et toujours bon... toujours généreux, vous vous êtes empressé de vous rendre auprès de moi.

Le marquis s'inclina.

Madame de Beaumesnil reprit d'une voix profondément émue :

Monsieur de Maillefort vous m'avez beaucoup aimée

Le bossu bondit de surprise, et regarda la comtesse avec un mé- lange de confusion et de stupeur.

Ne vous étonnez pas de me voir instruite d'un secret... que seule j'ai pénétré, dit la couilesse, car l'amour vrai... loyal... se trahit toujours auprès de la personne aimée.

Ainsi, madame... balbutia le bossu, à peine remis de soa trouble... vous saviez...

Je savais tout, reprit la comtesse en tendant à M. de Maille- fort sa main déjà froide.

Le marquis serra la main de madame de Beaumesnil avec un pieux respect, taudis que ses larmes, qu'il ne contenait plus, Inondaient ses joues.

82 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

J'ai tout deviné, reprit la comtesse... votre dévouement sublime et caché, vos souffrances héroïquement souffertes...

Vous saviez tout? murmura M, de Maillefort avec hésitation, vous saviez tout?... et dans les rares circonstances qui me rap- prochaient de vous... votre accueil était toujours gracieux et boa... Vous saviez tout... et jamais je n'ai surpris sur vos lèvres un sourire de moquerie ; jamais dans vos yeux un regard de dédaigneuse pi- tié!...

Monsieur de Maillefort, répondit la comtesse avec une dignité touchante, c'est au nom de l'amour que vous avez eu pour moi... c'est au nom de l'affectueuse estime que votre caractère m'a toujours inspirée... que je viens... à cette heure... peut-être... su- prême... vous confier mes plus chers intérêts...

M. de Maillefort répondit avec une émotion croissante :

Pardon... pardon... madame... d'avoir un instant supposé qu'un cœur comme le vôtre pouvait railler, mépriser... un sentiment irré- sistible, mais toujours respectueusement caché. Parlez, madame, je me crois digne de la confiance que vous avez en moi.

Monsieur de Maillefort... cette nuit, j'aurai cessé de vivre.

Madame...

Oh ! je ne m'ahuse pas. C'est à force d'énergie, c'est à l'aide de moyens factices que je combats depuis quelques heures... les derniers envahissements du mal .. Ecoutez-moi donc, car, je vous le dis, les moments me sont comptés...

Le bossu essuya ses larmes et écouta.

Vous savez de quel affreux accident M. de Beaumesnil a été vic- time... Par sa mort. ..par la mienne... ma fille .. ma fille Ernestine va rester orpheline... en pays éiran.|;er... confiée aux soins d'une gou- vernante. Ce n'est pas tout... Ernestine est un ange de candeur et de bonté... sa timWité est excessive. Tendrement élevée par son père et par moi... ne nous ayant jamais quittés... elle ne sait donc du monde, de la vie, que ce que peut en savoir une enfant de seize ans, qui, par goût, a toujours aimé la retraite et la simplicité... Sans doute... je de- vrais mourir tranquille sur son avenir... c:ir elle sera la plus riche héritière de France... Cependant, je ne puis me défendre de quel- ques inquiétudes, en songeant aux personnes qui forcément me rem- placeront auprès de ma fille... c'est à M. et madame de laRo

ses plus proches parents, qu'elle sera sans doute confiée

L'OHGUEIL. 85

k)ng(oinj)s j'ai rompu avec celle famille, et vous la connuissez assez pour c-oucevoir mes :ip|>i'éliciisious...

Il sorail cii olVcl... à désirer, madame, que voire lille cûl dos tuteurs mieux choisis; mais mademoiselle de De;iiim(^nil a seize aus, sa tutelle ne saurait êlre longtemps pruluiigée; d'ailleurs les per^ou- uesdout vous me parle/.... oui plus de ridicules que de méeliancelé... elles ue sauraient être réelleu)eul à craindre.

Je le sais ;... uéaiimoius... la maiu d'Kriiesline devra êlre l'ob- jet de l.uil de convoitises... (et déjà mèiiie j'ai pu m'en assurer), ajouta madame de Beaumesnil en se rappelant I insistance de sou con- fesseur eu faveur de M. de Macreuse, celle chère enfant sera en- tourée de tant d'obsessions, que je ne serais compléiemenl rassurée que si je lui savais un ami sincère, dévoué... d'un esprit supérieur, et

capable cnfm d'éclairer son choix... Cet ami presque jiaiemcl

soyez-le pour Lrnesline... je vous en supplie, monsieur de .Maille- fori... et je quitterai la vie certaine que le sort de ma fille sera aussi heureux que brillant.

Je lâcherai d'être cet ami pour votre fille... madame... Tout ce qoi dépendra de moi, je le ferai.

Ah !... je respire.-, je ne crains plus rien pour Ernesline... Je sais ce que vaut une promesse de vous, monsieur de Mailiefort! s'écria la comtesse, dont le visage, pendant un instant, rayonna d'es- pérance et de sérénité...

Mais bientôt le sentiment de sa faiblesse croissante, joint à de fu- nestes symptômes, fit croire à madame de lieaumesnil que sa fin ap- prochait; ses traits, un moment épauouis par la sécurilo que lui avait inspirée la promesse de M. de Maillelori au sujet d'trnesline, expri- mèrent de nouvelles angoisses, et elle reprit d'une voix précipitée, suppliante :

Ce n'est pas tout, monsieur de Marllefort, j'ai un service plus grand encore peut-être à implorer de votre générosité.

Le marquis regarda madame de Beaumesnil avec surprise.

Eclairée, soutenue par vos conseils, reprit la comtesse, ma fille Ernesline sera heureuse autant que riche... Il n'est pas main- tenant d'avenir plus beau, plus assuré que le sien;... mais il n'en est pas ainsi de l'avenir d'une... pauvre... et noble créalure... que... je... que je voudrais... vous...

Madame de Beaumesnil n'osa... ne put continuer.

84 LES SEPT PECHES CAPITAU

Résolue d'avance de confier à M. de Maillefort le secret de In nais- sance d'IIerminic, afin de lui gagner à jamais l'appui de cet homme généreux, la comlesse recula devant la honte d'un pareil aveu, qui eût aussi violé la sainteté du serment quelle avait juré.

Le marquis, voyant l'hésiiation de madame de Beaumesnil, lui dit :

Qu'avez-vous, madame?... Veuillez de grâce m'appretidre quel autre service... je puis vous rendre. Ne savez-vous pas... que vous pouvez disposer de moi... comme du meilleur de vos amis?...

Je le sais... oh ! je le sais, répondit madame de Beaumesnil avec une angoisse profonde ; cependant... je n'ose... je crains...

Et les mots expirèrent encore sur les lèvres de madame de Beau- mesnil.

Le marquis, voulant lui venir en aide, touché de son trouble, re- prit ;

Lorsque vous vous êtes interrompue, madame, vous me par- liez, je crois, de l'avenir d'une pauvre et noble créature... Qui est- elle?... conmient pourrai-je lui être utile?...

Vaincue par la douleur et par une faiblesse croissante, madame de

Beaumesnil cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes;

mais, après un moment de silence, attachant sur le marquis ses yeux noyés de pleurs et tâchant de se montrer plus calme, elle lui dit d'une voix entrecoupée :

Oui... vous pourriez être... d'un grand secours à une pauvre

Jeune lille... digne... à tous égards de votre intérêt... car elle

est voyez-vous?.., bien malheureuse... orpheline... sans appui...

sans aucune fortune... mais pleine de cœur... et de fierté; il n'en est pas, je vous jure, de plus vaillante au bien et au travail... enfin, c'est un ange... ajouta la comtesse avec une exaltation dont M. de Maillefort fut frappé. Oui, reprit madame de Beaumesnil en fondant en larmes, c'est un ange... de courage, de vertu; et c'est pour cet ange que je vous demande, à mains jointes... voire paternel intérêt... comme je vous l'ai demandé pour ma lille Ernes- tine. Oh! monsieur de Maillefort... je vous en supplie... ne me re- fusez pas...

L'exaltation de madame de Beaumesnil, en parlant de celle orphe- line, son trouble, son visible embarras, cette recommandation su- prême qu'elle adressait à M. de Maillefort , le suppliant de partager

L'ORGUEIL 85

son affection entre Ernestiiie el cette jeune Olle inconnue, toutes ces circoiislaiioes c\cilèroiil de plus ou plus l'clouucuicul du uumpiis.

Peudaiil uu iuslaut, il ^larda maigre lui le silence ;... puissmidaiii... il tressaillit; une pensée douloureuse lui traversa l'esprii, il se sou- vint des bruits calontuieux, iufàuies (il les avait du moins jusqu'alors considérés comme tels), dont madame de Beaumesuil avait autrefois été l'objet el doul le matin même il avait voulu la venger en provo- quant M. lie Mornand son^ un prélexie futile.

Ces bruits élaient-ils fondés? L'orpheline à qui madame de Reau- mesnil semblait porter uu intérêt si profond lui élail-elle chère à un litre mystérieux ? était-elle le fruit d'une faute ?

Mais bicnlôl le marquis, plein de confiance cl de foi dans la vertu de madame de Beanmesnil, repoussa ces fâcheux soupçons, se repro- chant même de s'y être uu moment laissé entraîner.

La comtesse, presque effrayée du silence du bossu, lui dit d'une ▼oix tremblante, altérée :

Excusez -moi, monsieur de Maillefort, j'ai abusé... je le vois

de voire générosité ;... il ne me suflisait pas d'avoir obtenu l'assu- rance de voire paternelle protection pour ma fille Ernesline... j'ai encore voulu vous intéresser... à une pauvre étrangère... Veuillez, je vous en prie, me pardonner...

L'accent de madame de Beaumesnil, en prononçant ces ois, avait quelque chose de si poignant, de si désespéré, que M. de .'^la'lieforl eut de nouveaux doutes navrants pour son cœur;... il voyait s'éva- nouir l'une de ses plus nobles, de ses plus chères illusions : madame de Beaumesnil n'était plus pour lui... cette créature idéale qu'il avait si longtemps adorée.

Mais, prenant en pitié celte malheureuse mère, et comprenant tout ce qu'elle devait souffrir, M. de Maillefort sentit ses yeux se mouiller de larmes, et lui dit d'une voix émue :

Bassurez-vous, madame... à mes promesses je ne faillirai pas... L'orpheline que vous me recommandez me sera... aussi chère que mademoiselle de Beauuiesuil... j'aurai deux lilles au lieu d'uue.

Et il lendit affectueusement la main à la comtesse, comme pour consacrer sa promesse.

Maintenant, je puis mourir ea paix ! s'écria madame de Beaumesnil.

86 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

El, avant que le marquis eût pu s'y opposer, elle pressa de ses lè- vres déjà froides la main qu'il lui avait offerte.

A celle expression de reconnaissance ineffable, M. de Maillefort ne doula plus que madame de Beaimiesnil n'eût une fille naturelle.

Tout à coup, soit que tant d'émotions eussent épuisé les forces de la comtesse, soit que les progrès de la maladie, un moment dissi- mulés sous un bien-être trompeur, eussent alors atteint toute leur intensité, madame de Beaumesnil fit un brusque mouvement et ne put retenir un cri de douleur.

Grand Dieu ! madame , dit vivement le marquis , effrayé de la subite altération des traits de la comtesse, qu'avez-vous?

Ce n'est rien, répondit-elle héroïquement, ce n'est rien... une légère... douleur; mais... tenez... prenez vite celte clef, je vous prie...

Et la comtesse remit à M. de Maillefort une clef qu'elle prit sous son oreiller.

Ouvrez... ce... secrétaire... Le marquis obéit.

Dans le tiroir du milieu... prenez... une portefeuille... Le trou- vez-vous?...

Le voici.

Gardez-le... je vous prie... il contient une somme... dont je puis disposer... ou plutôt dont je suis... dépositaire, dit la com- tesse en se reprenant ; cette somme mettra du moins pour tou- jours à l'abri du besoin la jeune fille que je vous recommande... Seulement, ajouta la pauvre mère d'une voix de plus en plus af- faiblie,— vous me promettez,., de ne jamais... prononcer... mon nom... à cette orpheline... de ne jamais lui révéler quelle est la per- sonne... qui... vous a chargé... de lui remettre cette... petite for- tune... Mais dites bien... oh! dites à cette malheureuse enfant qu'elle a été... tendrement aimée... jusqu'à la fin... et que... il a... fallu...

Les derniers mots de la comtesse, dont les forces s'épuisaient, fu- rent inintelligibles pour le marquis.

Mais ce portefeuille... à qui le remettre... madame?... Cette eune fille... la trouverai-je, quel est son nom?... s'écria M. de

Maillefort, alarmé de la rapide décomposition des traits de madatne de Beaumesnil et de l'oppression qui pesait sur sa respiration.

L*()IU;11EIL. M

Au lieu de répondre aux qucsiiun> du marquis, madame de Beau- mesnil se renversa en arrière, jola nu cri dccliiranl et croisa ses mains sur sa |ioilrine.

Madame... parlez-moi! s'écria le marquis en se penchant ▼ers m;idame de lleaumesnil, bunlevcrsé de donieuc et d'effroi, celle jeniio fille... la trouverai-je?... qui esl-elle?

Oh ! je me meurs... murmura madame de Beaumesnil eu levant les yeux au ciel. Et, dans un dernier effort, elle balbutia ces mots :

N'oubliez pas... le serment... ma fille... l'orpheline... Au bout de quelques instants, la comtesse mourut.

M. de Maillefort, en proie à un profond et amer chagrin, ne douta plus que l'orpheline dont il ignorait le nom , et qu'il ne savait chercher... ne fût la fille naturelle de la comtesse.

Le convoi de madame de Beaumesnil fut splendide.

M. le baron de la Rocliaiguë conduisait le deuil.

M. de Maillefort, convié par billet de faire part , ainsi que les au- tres personnes de la société de madame de Beaumesnil, s'était joint au funèbre cortège.

Dans un coin obscur de l'église, agenouillée et comme écrasée sur la dalle par le poids de son désespoir , une jeune fille, inaperçue de tous, priait en étouffant ses sanglots.

C'était Uerminie.

XII

Quelques jours après les funérailles de madame de Beaumesnil, M. de MailleXort, sortant du douloureux accablement oîi l'avait plongé la mort de la comtesse, et songeant à l'exécution des dernières volon- tés de cette malheureuse femme au sujet de l'orpheline, sentit toute la difficulté de la mission dont il s'était chargé.

88 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Comment, en effet, retrouver cette jeune fille que raadanie de Beanmesnil lui avait si instamment recommandée?

A qui s'adresser pour recueillir des renseigiicmeats ou des indica- tions capables de le mettre sur la voie ?

Et comment surtout prendre des informations si délicates sans compromettre la mémoire de madame de Beanmesnil et la secret dont elle avait voulu entourer l'accoraplissemcnt de sa volonté su- prême, au sujet de cette orpheline inconnue, sa fille naturelle? car M. de Maillefort ne pouvait plus en douter.

En rassemblant ses souvenirs, le bossu se rappela que la conilossc, le jour de sa mort, lui avait envoyé une femme de chambre de con- fiance, afin de l'inviter à se rendre au plus tôt à l'hôtel de Beanmesnil.

« Celte femme est depuis très-longiemps au service de madame de Beanmesnil , pensa le marquis ; elle pourra peut-être m'appreadre quelque chose. »

Le valet de chambre de M. de Maillefort, homme sûr et dévoilé, fut chargé d'aller trouver madame Dupont, et l'amena chez le m.irquis.

Je sais, ma chère madame Dupont, lui dit-il, combien vous étiez attachée à votre maîtresse...

Ah! monsieur le marquis... madame la comtesse était si bonne !,.. répondit miidame Dupont en fondant en larmes, comment ne lui aurait-on pas été dévoué à la vie, à la mort ?

C'est parce que je connais votre dévouement, et le respect que vous avez pour la mémoire de cette excellente maîtresse , que je vous ai priée de venir chez moi, ma chère madame Dupont... il s'a- git d'une chose fort délicate.

Je vous écoute, monsieur le marquis.

La preuve de confiance que m'a donnée madame de Beanmesnil en me mandant auprès d'elle le jour de sa mon doit vous persuader, à l'avance, que les questions que je pourrai vous faire. . . sont d un in- térêt presque sacré... aussi je compte survotrefranchiseet sur votre discrétion.

Oh ! vous pouvez y compter, monsieur le marquis.

Je le sais... Maintenant, voici ce dont il s'agit... Madame de Beanmesnil avait été depuis longtemps , je crois , chargée , par une personne de ses amies, de prendre soin d'une jeune orpheline qui , par la mort de sa protectrice , se trouve à cette heure , peut-être, sans aucun appui... J'ignore le nom, la demeure de celte jeune fille...

L'ORGUEIL. SO

et il me sornit urgent de h reiroiiver. Ne pouniez-vous, à ce sujet, me doniKT qii( l<|ii.^ riMi>^t'i;jni'ineiils?

Une jeune lille orpheline? reprit madame Dupont en rassem- blant ses souvenirs.

-Oui...

Pendant dix ans que je suis restée au service de madnme la cora- icsse, reprit la femme do chambre après nu nouveau silence, je n'ai vu aucune jenne lille venir cliez madame... comme parii- cuiierement protégée par elle.

Vous en êtes bien sûre ?

Oh! bien sûre, monsieur le marquis.

Et madame de Bcaumesnil lie vous a jamais chargée de quelque commission qui pouvait avoir rapport à la jeune (iile doni je vous par e?

Jamais, monsieur le marquis... Souvent on s'adressait à madame la ci;ni!csse pour des secours... car elle donnait beaucoup... mais je n'ai pas r. marqué qu'elle donnât de préférence ou s'inléressài davan- tage à une personne qu'à une autre... et je crois que si madame avait eu quelque commission de confiance, elle ne se serait pas adressée à d'autres qu'à moi.

C'est ce que j'avais pensé... et c'est pour cela que j'espérais me renseigner auprès de vous .. voyons... cherchez. . vous ne vous sou- venez de rien qui puisse vous rappeler une jeune fille que madame de Beaumesnil proté-,eait p.r.iculicremenl el dei)uis longl'-mps?

Je ne me rappelle rien de cela, reprit m uiame Diiponl après de nouvelles réflexions; rien absolument, ;ijouia-t-elle.

Le souvenir illlerminie lui itait, il est vrai, un instant venu à l'es- prit; mais la fenmie de chambre ne s'arréia pas à cette pensée. En effet , rien dans la conduite apparente de la comtesse envers Iler- miuie, qu'elle avait reçue pour la piemière roi.> quelques joui s ;ivant sa mort, ne pouvait meltre u)adame Dupont sur la voie de celle pro- leciion spéciale, et depuis longlemps accordée à la jeune fille dont parlait le marquis.

AlloM.. , dil celui-ci avec un soupir, il faudra lâcher de me renseigner autrement.

Pourtant, alterniez donc... monsieur le marquis, reprit mailame Dupont, cela ne parait avoir aucun nipporl avec la jeune lillc dont vous parlez... mai> enûu. autant vous le dire...

90 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Voyons, qu'est-ce ?

La veille de sa mo^t^ madame la comtesse m'a fait venir et m'a dit ; (( Vous allez prendre un fiacre et vous irez porter celle lellre chez une femme qui demeure aux BatignoUes, sans lui dire de quel'e part vous venez ; vous la ramènerez avec vous... et vous l'iairoduirez cliez moi dès son arrivée... »

Et le nom de celte femme ?

Oh ! un nom singulier, monsieur le marquis, je ne l'ai pas ou- blié... Elle se nomme madame Barhançon.

Et vous l'avez vue souvent chez madame de Beaumesnil?

Seulement cette fois-là, monsieur le marquis.

Et celle femme, vous l'avez amenée chez madame de Beaumesnil?

Non pas moi, monsieur le marquis.

Comment cela?

Après m'a voir donné le premier ordre dont j'ai parlé à monsieur le marquis, madame s'est ravisée et m' a dit, je me le rappelle bien :

« Tout bien considéré, madame Dupont, vous n'irez pas chercher celle femme en fiacre... cela aurait l'air d'un mystère... Faites atteler ma voiture, donnez la lettre à un valet de pied, et qu'il la porte à celte personne en lui disant qu'il vient la chercher de la part de madame de Beaumesnil. »

Et l'on a été ainsi chercher celte femme ?

Oui, monsieur le marquis.

Et madame de Beaumesnil s'est entretenue avec elle?

Pendant deux grandes heures, monsieur le marquis.

Et quel âge a-t-elle ?

Au moins cinquante ans... monsieur le marquis... et c'est une femme du commun.

Et ensuite de son entretien avec la comtesse?

La voilure de madame l'a reconduite chez elle, aux BatignoUes.

Et, depuis, vous n'avez pas revu celte femme à 1 hôtel Beao* mesnil?

—Non, monsieur le marquis.

Après être resté quelque temps pensif, le bossu s'adressant à ma- dame Dupont :

La femme dont vous me parlez se nommait, dites-vous ?

L'ORGUEIL. 91

Madame Barbançon...

Le oossii i iTivti ce iiuiu sur un portefeuille el reprit :

Elle ilciacuro ?

Alix Balignollcs.

(Jdclle nio ? quel numéro?

Je nVii ^ais ricii , monsieur le marquis . Je me rappelle seule- meut i|iie le valet de pied uous a dit que la maison elle loi^eait était dans une rue tros-dcsorte , et qu'il y avait un jardm (|iii- l'on voyait de dehors à travers une petite grille en bois.

Le bossu, après avoir écrit ces renseignements sur son carnet, dit à madaniL- Dupont :

Je vous remercie de ces indications , les seules que vous puis- siez ii;e douiur. Malliciireiisenient, pcui-cire elles seront inutiles pour les recherches dont jf m'occupe... Si plus tard cependant vous vous rappeliez quelque t'ait nouveau qui vous parût propre à ni'éclairer... je vous prie de nieu instruire.

—Je n'y manquerai pas, monsieur le marquis.

M. de Maillefort, ayant généreusement récompensé madame Du- pont, monta en fiacre et se fit conduire aux B.;ii!j;nnllcs.

Après deux heures de recherches et d'invesligaiious, le boàsu dé- couvrit enfin la maison du commandant Bernard , il ne trouva que madame Barbançon.

Olivier était parti depuis plusieurs j nirs avec son martre maçon, et le vétéran venait de sortir pour aller faire sa promenade habituelle dans la plaine de Monceau.

La ménagère, ayant ouvert au bossu, fui désagréablement frappée de 11 laideur narquoise et de la difformité du marquis; au-^-i, bjin de l'introduire dans l'appartement, elle resta ^ur le seuil de la porte, bar- rant pour ainsi dire 1..' passage à M. de Mail'efort.

Celui-ci , s'aperccvaui de l'impression peu favorable qu'il causait à la ménagère, la salua très-poliment et lui dit :

C'est à madame Barbançon que j'ai l'honneur de parler?

Oui, monsieur. Qu'est-ce que vous lui voulez, à madame Barban- çon?

Je dé-ire , madame , répondit le bossu, que vous veuiliiei bien m'accordor quelques instants.

52 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

El... pourquoi donc faire, monsieur? demanda la méuagère en toisant le bossu d'un regard défiant.

J'aurais, madame, à vous entretenir de ciioses fort importantes.

Moi... je ne vous connais pas.

Et moi... madame, j'ai l'avantage de vous connaître... de nom seulement... il est vrai.

La belle histoire! .. moi aussi, je connais de nom le Grand Turc!

Pem)et(ez-rnoi, ma chère iDailame Barbançon, de vous faire obser- ver que, chez vous, nous causerions infiniment plus à notre aise que sur ce palier.

Monsieur!— riposta aigremeni la ménagère, je n'aime à être à mon aise qu'avec les personnes qui m'en donnent envie.

—Je comprends parfaiiemeui votre défiance, ma chère niad;:me, reprit le marquis en dissimulant son impatience ; ;iussi , je me re- commanderai d'un nom qui ne vous est pas inconnu.

—Quel nom?

Celui de madame la comtesse de Beaumesnil.

Vous venez de sa part, monsieur? dit vivement la ménagère.

De sa part .. non , madame , répondit tristement le bossu en secouant la (ête, madame de Beaumesnil est morte.

Ah !mon Dieu ! morte... et depuis quand? pauvre chère femme !...

Je vous en prie, madame, entrons chez vous, et je vous repon- drai,— repiit le m;irquis avec une sorte d'autorité qui imposa à madame Barbançon, trcs-curieiise d'ailleurs de tout ce qui se rap- portait à mad;ime de Beaumesnil.

La mmagère introduisit donc le bossu dans le mod ste apparte- ment du commandant Bernard.

Monsieur, reprit la ménagère, vous disiez donc que madame la comtesse de Beaumesnil était morte?

Il y a plusieurs jours, madame... et justement le lendemain de i'entreiien qu'elle a eu avec vous.

Comment! monsieur, vous savez?

Je sais que madame de Beaumesnil s'est longtemps entretenue avec vous... et je viens accomplir une de ses dernières volontés , en vous remettant de sa pai tces viogt-cinq napoléons.

Et le bossu fit voir à miulamc Barbançon une petite bourse de soie YCrle, dont les mailles laissaient briller l'or qu'elle renfermait.

i;0!i(;UEIL. 93

Cos mois : viii'^t-ciiiq napoléons, sonnaient horribicmont mal aux oreilles di; l.i ménagère; le marquis eûl dit vingl-tinq Loris, »ino l'im* pressio:! de l'enneinie jurée de la mémoire de l'ogre de Corse eût sans doute été iliflérente.

Aiu'ii , loin de prendre l'or que le bossu lui offrait pour la tenter cl la mettre en conliance. madame Baibanron, sont.ml renailie ses pré- ventions . répondit majeslueusenieni en repoussant d'un geste de dé- dain snpei be la bourse qu'on lui offrait :

Je ne reçois pas comme ça des nai-oléons (et elle acicntna irè^- amèrement ce nom détesté). >'on, je ne reçois pas comme ça des HAPOLÉorss du premier venu... sans savoir... entendez-vous, mon-icur?

Sans savoir... quoi? ma chère madame.

Sans savoir qui sont les gens qui disent des napoléons, comme si de dire des louis leur écorcheiail la bouche... Mais c'est connu. ajouta-t-elle d'nn (on sard()ni(iiie. Dis-moi qui tu hautes, je te dirai qui lues. Sufiii, vous éles jugé...

Je suis jugé?

Jugé et toisé... Maintenant, qu'est-ce que vous me voulez? j'ai mon pot-au-feu à inspecter...

Je vous l'ai dit, madame, je venais vous apporter une preuve de la gratitude de madame de Beaumesnil pour la discrétion... pour la réserve... que vous avez montrée lors de l'affaire... en question...

Quelle .iffaire?..

Vous le savez bien...

Pas du tout.

Allons, ma chère madame Barbançon, mettez-vous en confiance avec moi, j'étais l'un des meilleufà amis de madame de Boaumesniï... et je n'ignore pas... que l'orpheUm.;.., vous savez... l'orpheline...

L'orpheline ?

Oui... une jeune fille... je n'ai pas besoin de vous en dire da- vantage... vous voyez bien que je suis instruit de tout?

Alors... qu'est-ce que vous venez me demander, puisque vous savez tout?

Je viens... dans l'intérêt de la jeune fille... que vous connais- sez... vous prier de me donner son adresse... j'ai à lui faire... une communication très-importante. ..

94 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Vraiment?

Sans cloute...

Voyez-vous ça?... dit la ménagère d'un ton sardonique et pénétrant.

Mais, ma chère madame Barbançou... qu'y a-l-il donc de si ex- traordinaire... dans ce que je vous dis ?

Il y a, s'écria la ménagère en éclatant, il y a que vous êtes un vieux roué !

Moi ! 1

Un malfaiteur, qui voulez me corrompre à force d'or... pour me faire jaser.

Ma chère madame, je vous assure...

Mais votre bosse en serait pleine de... napoléons, voyez-vous... elle sonnerait l'or et vous m'autoriseriez à y fouiller et à y farfouiller, que je ne vous dirais pas un mol de ce que je ne veux pas dire... Ah!... ah!... voilà comme je suis bâtie, moi... c'est un peu plus droit que vous, ça, hein ?... et ça vous vexe.

Madame Barbaoçon, écoutez-moi, de grâce... vous êtes une digne et honnête femme.

Et je m'en vante...

Et vous avez raison... Aussi, en votre qualité d'excellente femme... vous m'écouterez et vous me répondrez... car...

Ni l'un ni l'autre... Ah ! vous vous êtes dit, vieux bombé : « Je m'en vas mettre les fers au feu pour tirer les vers du nez de; ma- dame Barbançon, afin de voir ce qu'elle a dans le ventre. » Mais^ mi- nute... votre indécence est dévoilée... aussi je vous prie de me lais- ser tranquille...

Un mot, de grâce... un seul mot, ma chère amie, dit le mar- quis d'une voix affectueuse en voulant prendre la main de la ména- gère.

Mais celle-ci, se rejetant vivement en arrière, s'écria avec un ef- froi pudique et courroucé.

Des attouchements !... jour de Dieu ! Maintenant je comprends tout... l'office de votre bourse. Ne m'approchez pas... affreux liber- tin... je vous ai vu venir... serpent... D'abord vous m'avez dit ma- dame... et puis... ma c/ière madame. .. maintenant... c'est mo chère amie... pour finir par mon trésor, n'est-ce pas?

Madame Barbançon... je vous jure que...

L'ORGUEIL. 95

On mo l'avnil Irion dit : ces gcMis nours. c'est pire que tics sio- ges ! s'écria la mciiagère en se reculant encore. Monsieur... si vous ne vous eo allez pas... j'appelle les voisins... je cric à la garde... au leu...

Kh ! morbleu ! vous êtes folle, s'écria le marquis, désolé de l'inutilité de ses tentatives auprès de madame lîarltançou, qu'il pou- vait supposer instruite d'une partie du secret de niadanîo de Deau- niesnil. A qui di.ible en avez-vous, avec vos efrarouclienienlsV Vous êtes au moins aussi laide que moi, et nous ne sommes pas faits pour nous tenter l'un ou l'autre. Je vous le répèle pour la dernière fois, et pesez bien mes paroles, je viens ici pour tâcher d'être utile à une |)auvre et intéressante jeune fille, que vous devez connaître... et si vous la connaissez... vous lui faites un tort irréparable... enten- dez-vous ? en ne me disant pas elle est, on en ne m'aidant pas à la retrouver... Réflédiissez bien;... le son, l'avenir de cette jeune lille sont entre vos mains,... et vous avez trop bon cœur, j'en suis sûr... pour vouloir nuire à une digne créature qui ne vous a jamais fait do mal.

M. de Mailiefort parlait avec tant d'émotion; son accent était à la fois si ferme, si pénétrant, que madame Barbançon revint d'une par- lie de ses préventions contre le marquis.

Allons, monsieur, lui dit-elle, mettons (jue je me sais trompée en pensant que vous vouliez m'en conter...

C'est bien heureux !

Mais, quant à vous dire un mot de ce que je ne dois pas dire, monsieur... vous aurez beau faire... vous n'y parviendrez pas... vous êtes un brave homme et vous n'avez que de bonnes intentions, c'est possible; mais moi, je suis aussi une brave femme... je sais ce que j'ai à faire et surtout à ne pas dire. Ainsi, vous me couperiez en quatre, que vous ne m'arracheriez pas un traître mot... je ne sors pas de là; voilà mon caractère...

diable la discrétion va-t-elle se nicher ? dit M. de Maille- fort en quittant madame Barbançon, désespérant avec raison de rien obtenir de b digne ménagère, et voyant avec douleur la vanité de ses premières recherches au sujet de la fille naturelle de madame de Beaumesuil.

LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

XIII

l'ciix mois s'élaient écoulés depuis la mort de madame de Beau» inesnil.

Une grande adivilé régnait dans la maison de il/, le liaro)i de la liochaiguë, nommé tuteur d'Ernestine de Beaumesnil par un conseil de famille convoqué peu de temps après la mort de la comtesse.

Transportant et plaçant des meubles, les domestiques de M. de la Rocliaiguë allaient et venaient, surveillés et dirigés par sa femme et par lui , ainsi que par sa sœur, mademoiselle Héléna de la Rochai- guë, fille de quarante-cinq ans environ, toute de noir vêtue : ses yeux toujours baissés, sa figure pâle et maigre, sa physionomie ti- mide, son allure discrète et le sévère arrangement de sa coiffe blanche, lui donnaient l'aspect d'une sorte de religieuse, quoique mademoiselle lléléna n'eût prononcé aucun vœu mo4iastique.

M. de la Rochaiguë , grand homme sec de cinquante à soixante ans, avait le front chauve et fuyant, le nez busqué, le menton ren- trant, l'œil bleu faïence à fleur de tête; il souri;ivi presque toujours, découvrant ainsi des dents tres-blanche«, mais trop longues, qui achevaient de donner à sa figure un caractère très-analogue à celui de la race ovine. Le baron avait d'ailleurs les formes excellentes, tandis que, par son maintien et jusque par la coupe de son habit, toujours soigneusement boutonné à la hauteur de sa cravate blanche et de son jabot, il s'évertuait à se transformer en une copie vivante du portrait de Canning, le type parfait de l'homme d'Etat gentleman, disait le baron.

M. de la Rochaiguë n'était pourtant pas homme d'Etat ; mais, de- puis longtemps, il espérait le devenir; en un mot, l'ambition delà pairie était tournée chez ce personnage (président d'un conseil géné- ral) à l'état de manie, d'idée fixe, de maladie chronique et dévo- rante. Se croyant un Canning inconnu, et ne pouvant se produire à la tribune de la Chambre haute, il saisissait la moindre occasion de prononcer un speach, prenant ainsi le ton et l'attitude parlemen- taires, à propos des sujets les plus insignifiants.

Uu des traits saillants de la manière oratoire du baron était une

L'ORGUEIL. 97

redondance d'épitliètcs ou d'adverbes ijui devaient, selon lui, tripler roflVt de SCS plus Ixîllos pensées, cl. pour employer la phrii-iMjiujjie du baron, nous dirons que rien n'êlait d'ailleurs plus insigni/iant. plus terne, plus vide... que ce qu'il appelait sa pensée

Madame de la RocliaiL;uë, ûgée de quarani.'-cln(| ans, avait été jo- lie, coquelle et fort galaule; sa taille étail encore svelte ; mais la re- chercbe éléganle et trop juvénile de sa toilette contrastait toujours maladroitement avec la maturité de son âge,

La baronne aimait passionnément les pl:i:sirs, le grand luxe, les fêtes magnifiques, et surtout à les diriger, à les présider en souve- raine ; malheureusement, ses revenus, bien qu'Iiouorables, n'étaient nullement en rapport avec ses goûts d'énormes dépenses; d'ailleurs elle se lût bien gardée de se ruiner ; aussi trouvait-elle, en femme habile ei économe, le moyen de jouir de la liaute influence que donne une grande existence en te f.iisaut, à l'occasion, la patronnasse de ces étrangers obscurs, mais colossalement riclies, météores sjjleudides qui, après avoir brillé duraut quelques années à Paris, disparaissent à jamais dans le néant de la ruine et de l'oubli.

Madame de la Rochaiguë se cbargeait donc (ainsi qu'on dit en ar- got de bonne compagnie) de faire un monde à ces inconnus; en un mot, elle leur imposait la liste des gens qu'ils devaient exclusive- ment recevoir, ne leur accordant pas même quelques inviiaiious pour ceux de leurs amis ou de leurs compatriotes qu'elle ne jugeait pas dignes de figurer parmi la fine fleur de l'aristocratie parisienne,

Li baronne, appartenant à la meilleure compagnie, lançait ses tlients dans le plus grand monde, jusqu'au jour prévu de la ruine de ces étrangers; madame de la Rochaiguë restait donc en réalité la maîtresse de leur maison; seule, elle dirigeait, ordonnait les fêles; à elle seule, enfin, on s'adressait pour être porté sur les listes des élus appelés à ces somptueuses et élégantes réunions.

Il va sans dire qu'elle faisait sentir à ses clients l'indispensable nécessité d'une loge à l'Opéra et aux Italiens, la meilleure place lui était réservée; il en était de même pour les courses de Chaiitillv ou pour quelques excursions aux bains de mer ; les clients y louaient une maison, y envoyaient cuisiniers, gens, chevaux, voitures, et madame de la Rochaiguë tenait ainsi table ouverte pour ses amis, le tout au nom du ménage.

U y a dans le monde, et dans le plus grand monde, une telle et si

a

98 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

basse avidité de plaisirs, qne, loin de se révolter de voir une femme de haute naissance se livrer à l'indigne exploitation de ces malheu- reux, qu'une folle vanité conduisait à leur ruine, ce monde flattait, adulait madame de la Hochaiguë, suprême dispensatrice de ces fêtes splendides, et qu'elle-même se targuait effrontément de tous les avau* tages qu'elle devait à son patronage intéressé ; du reste, spirituelle, rusée, insinuante, et partant très-comptée, madame de la Rochaiguë, était une des sept ou huit femmes qui ont une véritable influence sur ce qu'on appelle le monde à Paris,

Les trois personnes dont nous parlons présidaient aux derniers arrangements d'un grand appartement restauré, doré et meublé à neuf avec un luxe inouï, occupant tout le premier étage d'un hôtel situé dans le faubourg Saint-Germain.

M. et madame de la Rochaiguë quittaient ce logement pour aller s'établir au second, dont une partie était habitée par mademoiselle de la Rochaiguë et l'autre avait jusqu'alors servi à loger le gendre et la fille de M. de la Rochaiguë, lorsqu'ils venaient de leur terre, ils résidaient ordinairement, passer deux ou trois mois à Paris.

Naguère presque délabré et meublé avec une extrême parcimonie, ce vaste appartement, alors si splendide, était de- tiné à mademoi- selle Ernestine de Beaumesnil ; sa santé, sufiisammenl rétablie, lui permettait de revenir en France ; elle devait arriver le jour même d'Italie, accompagnée de sa gouvernante et d'un intendant ou homme d'affaires que M. de la Rochaiguë avait envoyé à Naples pour y chercher l'orpheline.

Il est impossible d'imaginer les soins minutieux que le baron, sa sœur et sa femme apportaient à l'arrangement des pièces destinées à mademoiseUe de Beaumesnil.

Les moindres circonstances révélaient l'empressement , l'obsé- quiosité exagérée, pour ne rien dire de plus, avec lesquels made- moiselle de Beaumesnil était attendue... Il y avait même quelque chose d'insolite et presque d'attristant, dans l'aspect de tant de somptueuses et vastes pièces consacrées à l'habilalion de celte en- fant de seize ans, qui semblait devoir se perdre dans ces apparte- ments immenses.

Après un dernier coup d'œil jeté sur ces préparatifs, M. de la Ro- chaiguë assembla ses gens, et, saisisgaat cette belle occasiou de dé-

L'ORGUEIL. 99

bitor lin spcach , prononça ces mémorables paroles avec sa ma- jesté liabiluclle :

Je rassemble ici mes gens pour leur apprendre , leur dticlarer, \eur signifier que mademoiselle de Beaiimesnil, ma cousine ei pupille, doit arriver ce soir ; madame de la Rocbaipuc et moi nous eiilen dons... nous désirons... nous voulons... que nos gens soient aux or dres de mademoiselle de Deaumesnil avant que d'èlre aux nôtres ;.. c'esl dire à nos ircns <|u';i tout ce ipie leur dira... leur ordonnera.. leur commandera nuulemoiselle de Beaumesnil, ils doivent obéi aveuglément, et comme si ces ordres leur étaieut donnés par ma dame de la Rocbaiguë ou par moi... Je compte sur le zèle... sur l'in lelligence... surTexaciilude de mes gens... Nous saurons reconnaître ceux qui se seront montrés remplis de bon vouloir, de soins, de pré- venances, pour mademoiselle de Beaumesnil.

Après celle belle allocution, les gens furent con.qédiés, et l'on donna ordre aux cuisines de tenir conlinuelleme t et toute prête une réfection cliaude et froide, dans le cas mademoiselle de Beaumesnil voudrait prendre quelque chose en arrivant.

Ces préparatifs terminés, madame de la Rocbaiguë dit à son mari et à sa sœur :

Nous devrions maintenant monter là-haut, pour bien nous re- corder et convenir de nos faits.

J'allais vous le proposer, ma chère, dit M. de la Rocbaiguë en souriant et montrant ses longues dents de l'air le plus courtois.

Ces trois personnages traversaient un des salons ^onr sortir de l'appartement, lorsqu'un des gens de .M. de la Rocbaiguë lui dit :

n y a une demoiselle qui demande à parler à madame la ba- ronne.

Qu'est-ce que c'est que cette demoiselle ?

Elle ne m'a pas dit son nom ; elle vient pour quelque chose qui rapporta feu madame la comtesse de Beaumesnil.

Faites entrer, dit la baronne.

Puis, s'adressant à son mari et à sa belle-sœur .

Qu'est-ce que ça peut être que celte demoiselle?

Je n'en sais rien... nous allons voir... dit le baron d'un air méditatif.

Quelque réclamation peut-être... ajouta madame de la Ro- cbaiguë. — Il faudra envoyer cela au notaire de la succession.

100 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Bientôt le domestique ouvrit la porte et annonça :

Mademoiselle Herminie.

Quoique loujours charmant, le joli visage de la duchesse, pâli, al- téré par la douleur profonde que lui causait la mort de sa mère, ré- vélait une tristesse difficilement contenue ; ses beaux cheveux blonds, ordinairement déroulés en longues anglaises, se réunissaient alors en bandeaux autour de son noble froni : car la pauvre enfant, abîmée dans son amer chagrin, n'avait pas, depuis deux mois, un instant songé aux innocentes coquetteries de son âge. Enfin... pué- rils... mais significatifs et navrants détails, les blanches et belles mains d'Herminie étaient nues... ses pauvres petits vieux gants, si souvent, si industrieusement recousus par elle, n'étaient plus metta- bles... et sa misère croissante ne lui permettait pas d'en acheter d'autres.

Hélas! oui... sa mis'^re, car, frappée au cœur par la mort de sa mère, et crueliement malade pendant six semaines, la jeune fille n'a- vait pu donner ses leçons de musique, sa seule ressource ; ses min- ces épargnes étaier.t absorbées par les frais de sa maladie ; aussi, en attendant le produit des leçons qu'elle recommençait depuis peu de jours, Herminie s'était vue obligée de mettre au mont-de-piéié un couvert d'argent, acheté au temps de sa richesse; et du modique produit de cet emprunt el e vivait alors, avec une parcimonie que le malheur seul peut enseigner.

A l'aspect de cette pâle et be'le jeune fille dont les vêtements, malgré leur minutieuse propreté, annonçaient une misère décente, le li^aron et sa femme se regardèrent fort surpris. Madame de la Rochai- guë dit à Herminie :

Je suis madame de la Rochaiguê, mademoiselle; qu'y a-t-il pour votre service ?

Madame, dit Herminie en rougissant d'orgueil, je viens réparer une erreur, involontaire sans doute, et vous rapporter ce billet de cinq cents francs qui m'a été eiiv.yé ce matin par le no- taire de... feu madame la comtesse de Beaumesnil.

Malgré son courage, Herminie sentit les larmes lui monter aux yeux en prononçant le nom de sa mère; mais, en faisant un vaillant effort sur elle-même afin de vaincre son émotion, elle tendit à madame de la Rochaiguê le billet de banque plié dans une lettre à son adresse, on lisait :

L'ORIJUEIL 101

À mademoi$eUe Ilcrminie, maitrcsse de chant.

.Madame de la Rooliaiguc. ayant parcouru la lellre, répoudit :

Ah!... pardon... c'est vous, mademoiselle, qui aviez été appe- lée auprès de madame de Beaumcsuil, comme... musicienne?

Oui, madame.

Je me souviens qu'en effet le conseil de famille a décidé que Ton vous enverrait cimi cents francs pour vos honoraires ; on a cru que cette somme...

Suffisante., convenable... acceptible, ajouta sentencieuse- ment le baron en interrompant s,i femme, qui reprit :

Nous ne croyons donc pas, mademoiselle, que vous veniez ici réclamer...

Je viens, madame, dit ilerminie avec un accent rempli de

douceur et d'orgueil, je viens vous rendre cet argent j'ai été

payée...

Aucun des acteurs de celle scène ne sentit, ne pouvait sentir ce qu'il y avait de douleur amère dans ces mots :

a J'ai été payée,

Mais la dignité, le désintéressement d'IIerminie, désintéressement que la pauvreté si apparente des vêtements de la jeune fille rendait plus remarquable encore, frappèrent surtout madame de la Rochai- guë, qui reprit :

En vérité, mademoiselle, je ne puis que louer la délicatesse d'un pareil procédé... La famille ignorait que vous eussiez déjà été rému- nérée. Mais... ajouta la baronne en bésilant, car le grand ;iir na- turel d'IIerminie lui imposait, mais je crois pouvoir, au nom de la famille, vous prier de conserver ces cinq cents francs... comme... une gratification...

El la baronne tendit le billet de banque à la jeune fille en jetant de nouveau un regard sur ses pauvres vêtements.

Une seconde fois, la noble rougeur de l'orgueil blessé monta au front d'IIerminie.

11 est impossible d'exprimer avec quelle convenance parfaite, avec quelle simplicité ficre, la jeune ûlle répondit à madame de la Rocbai* gué :

G.

m LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Veuillez, madame, réserver cette généreuse aumône pour les personnes qui s'adresseront à votre cliarité...

Puis, sans ajouter un mot, Ilerminie salua madame de la Rochaiguë et se dirigea vers la porte du salon.

Mademoiselle... pardon... dit vivement la baronne, un mot ' encore... un seul.

La jeune fille se retourna sans pouvoir cacher ses larmes d'hu- miliation péniblement contenues jusqu'alors, et dit à madame de la Rochaiguë, qui semblait frappée d'une idée subite :

Que désirez-vous, madame ?

Je vous prie d'abord, mademoiselle, d'excuser une insistance qui a pu froisser votre délicatesse et vous faire croire peut-être que j'ai voulu vous humilier... mais je vous proteste que...

Je ne crois jamais, madame, que l'on veuille m'humilier, ré- pondit Ilerminie d'une voix douce et ferme sans laisser madame de la Rochaiguë achever sa phrase.

Et vous avez raison, mademoiselle, reprit la baronne, c'est un sentiment tout contraire que vous devez inspirer ; mainte- nant, j'ai un service, je dirais même une grâce à vous demander.

A moi, madame?

Vous continuez à donner des leçons de piano, mademoiselle?

Oui, madame...

M. de la Rochaiguë, et elle désigna le baron qui souriait lomme d'habitude, est le tuteur de mademoiselle de Beaumesnil ; elle doit arriver ici ce soir.

Mademoiselle de Beaumesnil ! dit vivement Herminie avec un

tressaillement et une émotion involontaires. Elle arrive... ici?

aujourd'hui?

Ainsi que madame la baronne a eu l'honneur de vous le dire, nous attendons ce soir mademoiselle de Beaumesnil, ma bien-aimée cousine et pupille, reprit le baron. Cet appartement lui est destiné, ajouta-i-il en jetant un regard complaisant autour du magniflque salon, un appartement digne en tout de la plus riche héritière de France... car... rien n'est trop...

La baronne interrompit son mari et dit à Herminie :

Madeniçiselle de Beaumesnil a seize ans, son éducation n'est

L'OHUUEIL. 105

pas comiilolement achevée... elle aura besoin de plusieurs profes- seurs... s'il pouvait donc vous convenir, madenioist'Ilo... du donner des leçons de musique à mademoiselle de Bcauinesnil... nous serions charmés de vous la confier...

Ouoi(iuc, peu à peu, elle eût pressenti Toffre que venait de lui faire la baronne... Ilerminie, à celle pensée qu'un hasard providentiel al- lait la rapprocher de sa sœur.., Ilerminie fut si impressionnée, qu'elle se fût sans doute trahie, si le baron, jak)ux de saisir cette nouvelle occasion de poser en orateur, cl ne domiaiit pas à la jeune fille le len^ps de réiyondrc, n'cilt ajouté en mettant, selon son habitude, sa main gauche entre les revers de son habit boulonné, tandis qu'il im- primait à son bras droit un mouvement de pendule des plus insup- portables :

Mademoiselle, si pour nous c'esl un devoir sacré de veiller scrupuleusement... rigoureusemenl. .. prudemment... au choix des maîtres auxquels nous confions noire chère pupille... c'est aussi pour nous un plaisir... un bonheur... une satisfaction... de rencontrer des personnes qui, comme vous, mademoiselle, réunissent toutes les con- ditions désirables pour remplir l'emploi auquel elles se sont vouées dans l'intérêl sacré de l'éducation et des familles...

Ce speach, prononcé tout d'un irait et tout d'une haleine par le ba- ron, toujours avide de s'exercer aux luttes de la parole, dans la pré- vision de celle pairie si ardemment désirée, cette tirade, disons-nous, donna heureusement à Ilerminie le temps de reprendre son sang- froid ; elle répondit à la baronne d'une voix presque calme :

Je suis touchée, madame, de la confiance que vous m'accordez... j'espère vous montrer que j'en étais digne.

Eh bien donc ! mademoiselle, reprit madame de la Rochai- gué, puisque vous acceptez mes offres... nous vous ferons préve- nir dès que mademoiselle de Beaumesnil sera en étal de prendre ses premières leçons; car, pendant quelques jours, il h.i faudra sans doute se reposer des fatigues de son voyage.

J'aliendrai donc que vous vouliez bien m'écrire, madame, pour me présenter chez mademoiselle de Beaumesnil, dit Ilerminie en quit- tant le salon.

Avec quel attendrissement, avec quelle joie, la jeune fille regagna sa modeste demeure I

104 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Elle pouvait espérer de revoir sa sœur... de la voir souvent, car elle comptait sur toutes les ressources de sa tendresse cachée pour se faire aimer d'Ernestine.

Sans doute, et pour de toutes-puissantes raisons puisées dans ce qu'il y a de plus pur dans le respect filial, dans ( e qu'il a de plus dé- licat, de plus élevé, dans le noble sentiment de l'orgueil, Ilerniinie de- vait à jamais taire à sa sœur le lien secret qui les unissait, ainsi qu'elle avait eu le courage de le taire à madame de Beaumesnil; mais la perspective de ce rapprochement, peut-être prochain, jetait la jeum^ artiste dans un ravissement ineffable, lui apportait la plus ines- pérée des consolations.

Puis sa sagaciié naturelle, jointe à un vague instinct de défiance envers M. et madame de la Rochaiguë, qu'elle voyait cependant pour la première fois, disait à Ilerminie que cette enfant de seize ans, que cette sœur qu'elle chérissait sans la connaître, aurait pu être confiée à des personnes plus dignes de sa tutelle. Si ses prévisions ne la trompaient pas, l'affection qn'Herminie espérait inspirer à sa sœur pourrait donc avoir sur celle-ci une influence doublement salutaire.

Est-il besoin de dire que, malgré la gêne, la pénurie extrême elle se trouvait, il ne vint pas un moment à la pensée d'IIerminie de comparer l'opulence presque fabuleuse dont allait jouir sa jeune sœur à sa condition à elle, pauvre artiste, exposée à tous les hasards de la maladie et de la pauvreté?

Les caractères généreux et fiers ont des rayonnements si chaleu- reux, qu'ils fondent parfois les glaces de l'égoisme : ainsi, dans la scène précédente, la dignité d'Herminie, la grâce exquise ci naturelle de ses manières, avaient inspiré tant d'intérêt, imposé lant de consi- dération à M. et à madame de la Rochaiguë, personnages cependant peu sympathiques, qu ils s'étaient empressés de faire à la jeune fille l'offre dont elle se trouvai^ si heureuse.

La baronne, le baron et sa sœur, restés seuls v.y.vhs le départ d'IIerminie, se retirèrent chez eux. afin d'avoir une conférence importante au sujet de h prochaine arrivée d'Ernestine de Beau- mesnil.

L'ORGUEIL. «05

XIV

lorsque madame de la Rochaigiië, son mari et sa sœur, furent réunis dans un salon iln sccoiul él;i;,'e, lléléna de la Rocliai^iië, <iui, depuis la venue d'ilerminio, avait semblé pensive, dit à la baronne d'une voix douce et lente :

Je crois, ma sœur, que vous avez eu tort de prendre celte mu- sicienne comme maîtresse de piano pour Ernestine de Beaumesnil.

Tort! et pourquoi ? demanda la baronne.

Celle jeune (ille parait orgueilleuse , répondit Ilélcna avec la même placidité ; avez-vous remarqué avec quelle surprenante hauteur elle a rendu ce billet de cinq cents francs, quoique l'usure de ses vêtements prouvât suffisamment que cette somme lui aurait élé nécessaire ?

(l'est justement cela qui m'a loucliée, re(>rit madame de la Rochaiguë ; il y avait quelque chose de si intéressant dans cet or- gueilleux refus d'une personne pauvre... il y av:iit tant de dignité na- turelle dans ses manières, que j'ai élé pour ainsi dire amenée malgré moi à lui faire l'offre que vous blâmez, ma chère sœur.

L'orgueil n'est jamais iniéressant, c'est le plus damné des sept pÉciiÉs CAPITAUX, reprit mielleusement lléléna ; l'orgneil est le con- traire de l'humilité chrélienne, sans laiiihi e il n'y a pas de salut, ajouta-t-elle, et je crains que l'inducnce de celle jeune fille ne soit pernicieuse à Ernesiine de Beaumesnil.

Madame de la Rochaiguë sourit imperceptiblement en regardant son mari ; celui-ci répondit par un léger haussement d'épaules qui montrait assez le peu de cas que tous deux faisaient des observations d'Uéléua.

Depuis longtemps habitués à considérer la dévote comme une per- sonne parfaiiemcnt nulle, le b.iion et sa femme ne supposaient pas que celle vieille lille, d'une inaltérable douceur, d'un esprit borné, et qui ne disait pas vingt paroles en un jour, pût concevoir une idée en dehors de la pratique de ses habitudes de sacristie.

Nous ferons notre profil de votre observation, ma chère sœur, dit la baronne à Héléna. Après tout, nous n'avons qu'un ensa«

106 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

^meot insignifiant avec celte demoiselle. D'ailleurs, votre observa- tion nous conduit tout naturellement à l'objet de cet entretien...

Aussiîôt le baron se leva, retourna prestement sa chaise afin de pouvoir s'appuyer sur son dossier et donner ainsi toute l'ampleur convenable à ses gestes oratoires et à ses allitudes parlemeniaires. Déjà, mettant la main gauche sous le revers de son habit et balan- çant son bras droit, il s'apprêtait à parler lorsque sa l'emmc lui dit :

Blonsieur de la Rochaiguë, pardon, mais... vous allez me faire la grâce de laisser votre chaise tranquilleet de vousasseoir... Vous vou- drez bien dire votre opinion sans vous mettre en frais d'éloquence... causons tout simplement, ne pérorons pas conservez votre puis- sance oratoire pour la tribune, vous arriverez infailliblement, mais aujourd'hui résignez-vous à parler tout bonnement comme un homme de beaucoup detact et de beaucoup d'esprit... sinon... je vous interromps à chaque instant.

Le baron connaissait par expérience l'horreur profonde de sa femme pour ses speach : il retourna donc piteusement sa chaise et se rassit en soupirant.

La baronne prit la parole.

Ernestine arrive ce soir... convenons donc de nos faits...

C'est indispensable, dit le baron, tout dépend de notre bon accord... il faut que nous ayons les uns dans les autres la confiance la plus aveugle... la plus entière... la plus absolue !

Sans cela, reprit la buronne. nous perdrons tous les avan- tages que nous devons attendre de cette tutelle.

Car enfin, dit le baron, l'on n'est pas tuteur pour son plaisir.

11 faut au contraire que cette tutelle ne nous rapporte que plai- sir et profit, reprit la baronne.

C'est ce que je voulais dire, riposta son mari.

Je n'en douie pas, répondit la baronne, et elle ajouta :

Posons d'abord bien en fait qu'en ce qui touche Ernestine, nous n'agirons jamais isolément.

Adoplé, dit le baron.

C'est juste, dit Iléléna.

Comme, depuis longtemps nous avions absolument rompn avC' la comtesse de Beaumesuil, dont le caractère m'a toujours elé auti» palhique et insupportable, reprit madame delà Rochaiguë,-—

L'ORHUEIL J07

nous n'avons pas la moindre donnée sur Icsscnlimcnlsd'Iilrnt'slino... M.iis luMirouscnionl elle n'a pas seize ans, et en deux jours iwtus l'au- rons |>cnétrée à fond... traversée à jour...

(Juant à cela, liez -vous à ma sagacité, dit le baron d'un air machiavélique.

Je nie fierai sans doute à votre pénétration, mais aussi un pen à la mienne, si vous le i)crmeticz, répondit la baronne. thi reste, (|uel que soit le caractère d'Krnestine, nous n'avons rien a changer à nos dispositions. La combler d'attentions, de prévcniinccs, aller au-devant de ses moindres désirs, épier, deviner ses goûts, les flatter, l'aduler, l'enclianler, nous en faire, en un mot, chérir, ado- rer... voilà il faut en arriver... c'est le but... Quant aux moyens, nous les trouverons dans la connaissance des habitudes et des senti- ments d'Ernesiine.

Voici comment je résume la question... dit le baron en se le- vant avec solennité. Et d'abord... je pose en fait que...

Biais, à un regard de sa femme, le baron se rassit aussitôt, et con- tinua modestement :

11 faut qu'en un mot, Erneslinc ne pense, ne voie, n'agisse que par nous, voilà l'important.

« La tin... ju-iifie les moyens, » ajouta pieusement Uéléna.

Nous avons d'ailleurs parfaitement engagé la partie, reprit la baronne. flrnesiiiie nous saura infailliblement bon gré de nous être retirés au second pour lui abandonner le premier étage de l'hô- tel, qui a coilté près de cinquante mille écus à restaurer, à dorer et à meubler pour son usage.

Dorures, meubles et restaurations qui nous resteront, bien ea- tcndu, puisque la maison est à nous, ajouta le baron d'un air guil- leret, — car, avant tout... il fallait loger décemment la plus riche héritière de France... ainsi que cela a été réglé daus le conseil de fa- mille.

Arrivons maintenant à la question la plus importante, la plus délicate de toutes, reprit la baronne, à la question des prélen- tendants qui vont indubitablement surgir de toutes parts...

C'est certain, dit le baron en évitant de regarder sa femme. Iléléiia ne prononça pas une parole, mais parut redoubler d'attention. La b.iroMue poursuivit :

Erne6(iue a seize ans, elle est eo âge d'être mariée... aussi oo-

108 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Ire position auprès d'elle doit-elle nous donner une influence énorme dans le monde... car l'on croira... (et l'on ne se trompera pas) que nous aurons l'action la plus décisive sur le choix de notre pupille.

C'est bien le moins, dit le baron.

Cette influence nous est déjà tellement acquise depuis que nous avons la tutelle, reprit la baronne, que beaucoup de gens, et des plus considérables par leur position ou par leur naissance, ont fait et font journellement toutes sortes de démarches et même de bassesses auprès de moi... pour se mettre bien dans mes papiers, comme on dit vulgairement ; nous pouvons donc tirer un immense parti d'une pareille clientèle.

Et moi donc, dit le baron, des personnes que je ne voyais plus depuis des siècles, et avec qui j'étais même en froideur ou en assez mauvais termes, ont fait mille platitudes pour renouer avec moi leurs anciennes relations .. L'autre jour, chez madame de Mirecourt, on faisait foule autour de moi... j'étais littéraleuieut entouré, obsédé, étouffé...

11 n'est pas, reprit la baronne, jusqu'à ce méchant mar- quis de Maillefort, que j'ai toujours eu en exécration...

Et vous avez raison! s'écria le baron en interrompant sa femme, je ne sais rien de plus sardonique, de plus déplaisant, de plus insolent, que cet infernal bossu !

Je l'ai vu deux fois, dit à son tour pieusement Héléna ; il a tous les vices écrits sur le visage, il a l'air d'un Satan.

Eh bien ! reprit la baronne, il y a qu'un jour ce Satan tombe chez moi comme des nues avec son aplomb ordinaire, quoiqu'il n'ait pas mis les pieds chez moi depuis cinq ou six ans... et il est déjà revenu plusieurs fois me voir le matin.

J'espère bien que si celui-là vous flatte et vous flagorne, reprit le baron, ce n'est pas pour son compte... à moins qu'il ne ç'abuse étrangement.

Évidemment, reprit la baronne ; aussi je suis convaincue que M. de Maillefort s'est rapproché de nousavec une arrière-pensée, avec une prétention quelconque; or, je vous déclare que cette ar- Tiere-pcnsée je la pénétrerai, et que, celte prétention, il ne me l'im- Dosera pas.

Maudit bossu ! je suis désolé de le voir revenir ici, reprit

L'ORGUEIL. 109

"H. do la Rocliaiguê ; c'est ma bùie d'aniipalhie, ma I)L'tc noire... tu bèto d'horrtMir.

Eh ! mon Dion ! ro|)iit la baronne avec ini|)aiioiice, il n'y a pas de hèle d'horreur qni fasse, il fant subir le marquis... El d'ailleurs, si un honnne ainsi posé nous fait de telles avances, quo sera-ce dos autres? Avant tout, cela prouve mitre inlluonre. Sachons donc on tirer parti de plus d'une façon, cl, cille prenucre monture épuisée, nous serons bien malhabiles si nous n'amenons pas Erncslinc à un choix tros-avantageux pour nous-mC'mes.

Vous posez les questions à merveille, ma chère, dit le baron en redoublant d'aitention, tandis qu'Uéléna, non moins intéressée, rapprochait sa chaise de celle de son frère et de sa femme.

Maintenant, reprit la baronne, devons-nous précipiter ou retarder le moment il faudra qu'Ernestine fasse un choix !

Très-importante question ! dit le baron.

Mon avis serait d'ajourner à six mois au moins toute détermi- ûation à ce sujet, dit la baronne.

C'est aussi mon avis, s'écria le baron, comme si les inten- tions de sa femme lui eussent causé une satisfaction secrète.

Je pense absolument comme vous, mon frère, et comme vous, ma sœur, dit Iléléna. qui, silencieuse, mais profondément réflé- chie, écoutait, les yeux baissés, oe perdant pas un mot de cet entre» tien.

A merveille, dit la baronne évidemment aussi très-contente de ce commun accord, c'est en nous entendant toujours ainsi que nous mènerons celle affaire à bien, car il va sans dire que nous nous jurons formellement, ajouta la baronne d'un ton solennel, que nous nous jurons, au nom de nos plus chers intérêts, de n'accepter aucun prétendant à la main d'Ernestine, sans nous en prévenir et sans nous concerter...

Agir isolément et secrètement serait une trahison indigne, in- fâme... horrible, s'écria le baron, semblant se révolter à la seule pensée de celte énormiié.

Jésus! mon Dieu! dit Héléna enjoignant les mains, qui pourrait songer à une si vilaine traîtrise?

Ce serait une infamie,— reprit à son tour la baronne, et plus qn'uiie infamie... une insigne maladresse... Autant nous serons forts en nous concertant, autant nous serons faibles en nous divisant.

7

110 LES SEPT PECHES CAPITAÎJX

L'union fait la force, reprit pérempioirement le baron.

Ainsi donc, sauf changement de résoluiion concerté entre nous trois, nous ajournons à six mois tout projet sur l'établissement d'Ernestine, aûn d'avoir le temps d'exploiter son inlliience.

Ces points résolus, reprit la baronne, arrivons à une chose qui ne manque pas de gravité : faudra-t-il, oui ou non, laisser à Er- nestine sa souveraineté ? Cette madame Laîné, auiaui que j'ai pu me renseigner, est un peu au-dessus de la classe des fennnes de chambre ordinaires ; elle est depuis deux ans auprès d'Ernestine, elle doit donc exercer une certaine influence sur elle.

Une idée I - s'écria le baron d'un air capable et profond. Il faut évincer la gouvernante ! la perdre dans l'esprit d'Ernestine!.., Ce serait très-for i !

Ce serait très-faible, reprit la baronne.

Mais, ma chère...

Mais, monsieur, il s'agit tout simplement de faire tourner cette influence à notre profit, d'avoir la gouvernante à notre discrétion, d'arriver à ce qu'elle n'agisse que selon nos instructions. Alors... cette influence de tous les moments, au lieu de nous être redoutable, nous pourra servir très-puissamment.

C'est juste... diiHéléna.

Le fait est que, sons ce point de vue, dit le baron en réflé- chissant, — la gouvernante peut être... très-utile, très-avantageuse, très-serviable. Mais pourtant, si elle refusait de se mettre dans nos intérêts, ou si nos tentatives pour nous concilier cette femme éveil- laient la défiance d'Ernestine?

Il faudra d'abord s'y prendre adroitement, et je m'en charge... dit la baronne. Si nous pressentons que l'on ne peul gagner cette femme, alors nous en reviendrons à l'idée de M. de la Rochai- guë, nous évincerons la gouvernante.

Cet entretien fut inierrompu par un des gens de la maison, qui vint (lire à madame de la Rochaigué :

Madame la baronne, le courrier qui précède la voiture de ma- demoiselle de Beauniesnil vient de descendre de cheval dans la cour... il n'a qu'une deuîiheure d'avance...

Vite... vite... à notre toilette! dit la baronne dès que ic do- mestique fut sorti.

i'uis elle ajouia, comme pnr réùexion :

L'ORGOEIL. 111

Mais j"y pense... nous avons, comme cousins, porir iicndaiit ii\ semaines le liciiii ilt; la conilcsse... il serait pciil-èlre il un lion effet de le porler eucorc... ce deuil? Tous les gens d'iîrncsiinc soûl «Il noir, et. par nos ordres, ses voilures seront drapées... Ne crai- gnez-vous pas que si. pour les premiers temps, je m'habillais do cou- leur, cela ne jtarùl désobligeant à cotte petite?

Vous avez rai>on, ma chère amie, dit le baron, reprenez votre deuil... ne lïli-ce (pie quinze jours.

C'est assez désagréable, dit la baronne, car le noir me va comme une horreur... Mais il esl des sacrilices qu'il faut s'imposer. Quani ù nos conventions, ajouta la baronne, aucune démarche isolée... ou secrole... au sujet d Eraesliue... c'est juré...

C'est juré, dit le baron.

C'est juré, lit liéléna.

Après quoi les trois personnages se séparèrent pour aller faire leur loilelte du soir, et rentrèrent chacun dans son appartement.

Aussitôt après avoir quitté M. de la Rocliaii;ué cl sa sœur, la ba- ronne se renferma chez elle, cl écrivit à la bâte un billet ainsi conçu :

a iMa chère Julie, la petite arrive ce soir... je serai chez vous de- main sur les dix heures du matin : nous n'avons pas un moment à perdre ; prévenez qui vous savez, il faut bien nous entendre.

a Silence... et défiance...

« L. de L. R. »

Sur ce billet, la baronne écrivit l'adresse suivante :

A madame la vicomtesse de Slirecourt.

S'adressant alors à sa femme de chambre el lui remettant la lettre :

Tout à l'heure, mademoiselle, pendant que nous serons à table, vous porterez ceci à madame de Mirecourl... Vous prendrez un car- ton à dentelles, comme si vous alliez faire une commission pour ma loilelte.

Presque au même instant, s'enfermant à double tour, le baron de son côté écrivait celle lettre :

« M. de la Rochaiguë prie M. le baron de Ravil de vouloir bien raltendic chez lui demain, entre une heure et doux heures de Taprès- niidi; ce rendez-vous esl très-urgent.

« M. de la Rochaiguë compte sur l'obligeanlc exactitude de M. de

112 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Ravil et lui offre ici l'assurance de ses sentiments les plus distingués. > ^\ir ladresse de ce billet, le baron écrivit :

J monsieur le baron de Ravil, 7, rue Godot-de-Mauroy.

Puis il dit à son valet de chambre :

Vous allez envoyer quelqu'un jeter tout de suite cette lettre à la poste.

Enfin, mademoiselle Héléna, s'eniouraut des mêmes précautions que M, et madame de la Roebaiguë, écrivit secrètement, comme eux, la lettre suivante :

« Mon cher abbé, ne manquez pas de venir demain à dix heure» du matin, c'est justement notre jour de conférence. « Que Dieu soit avec nous... L'heure est venue. « Priez pour moi comme je prie pour vous.

< H. de L. R. »

Sur ce billet, Héléna écrivit cette adresse : A monsieur l'abbé Ledoux, rue de la Planche.

XV

Le lendemain de la réunion de la famille de la Rochaiguë, trois scènes importantes se passaient chez différents personnages.

La première avait lieu chez M. l'abbé Ledoux, que nous avons va administrer les derniers sacrements à madame de Beaumesnil.

L'abbé était un petit homme au sourire insinuant, à l'œil fin et pé- nétrant, à la joue vermeille, aux cheveux gris légèrement poudrés.

Il se promenait d'un air inquiet, agité, dans sa chambre à coucher, regardant sa pendule de temps à autre, et semblait attendre quel- qu'un avec impatience.

Un bruit de sonnette se fit entendre, une porte s'ouvrit, et un do- mestique à tournure de sacristain annonça : M. Célestin de Macreuse,

L'ORGUl'lL. il 5

Ce pieux fondateur tic Vœuvre de Saint- Polycarpe éla'ii un f,Tznd jeuiio lionuiio de buniR's manières, aux cheveux d'un bloud fade, et dont la (ignro pleine, colorée, assez régulière, du reste, aurait pu passer pour belle sans sa reinanpiable expression do doucereuse perfidie et de suflisauce couieiiue.

Lorsqu'il entra, M. de Macreuse baisa clirétieiniemenl l'abbt; Le- doux sur les deux joues; l'abbo lui rendit non moins chrétiennement ses baisers et lui dit :

Vous n'avez pas d'idée, mon cher Célcstin, de l'impatience avec laquelle je vous attendais.

C'est qu'il y avait aujourd'hui séance de l'œurr^;, monsieur l'abbé, séance orageuse s'il en fut; vous ne pouvez concevoir l'esprit d'aveuglement et de révolte de ces malhenrcux-là .. Ah ! que de pei- nes pour faire comprendre à ces brutaux d'ouvriers tout ce qu'il y a pour eux d'inapprécialile, d'ineffablonieni divin... au point de vue de leur rédemption, dans l'atroce misère ils vivent... Mais non, au lieu de se trouver très-satisfaits de cette chance de salut et de mar- cher les yeux levés au ciel, ils s'obstinent à regarder ce qui se passe sur la terre... à comparer leur condition à d'autres conditions, à par- ler de leui-s droits au travail, au bonheur... au bonheur ! ! cette autre hérésie '.... C'est désespérant !

L'abbé Leduux écoulait parler Céleslin et le contemplait en sou- riant, songeant intérieurement à la surprise qu'il lui ménageait.

Et pendant que vous prêchiez si sagement le détachement des choses d'ici-bas à ces misérables, mon cher Celestin, dit l'abbé au jeune homme de bien. savez-vous ce qui se passait ? Je m'entretenais de vous avec mademoiselle llélcna de l.i Rochaigué... et savez-vous le sujet de noire conversation? L'arrivée de la petite Beaumesnil...

Que dites- vous? s'écria M. de Macreuse en devenant pourpre de surprise et d'espoir, mademoiselle de Beaumesnil...

Est à Paris depuis hier soir.

El mademoistlle de la Rochaiguë?

Est toujours dans les mêmes dispositions à votre égard... prête à tout pour empêcher que cet immense héritage ne tombe entre de mauvaises mains... J'ai vu ce malin cette chère personne, nous nous sommes concertés, et ce ne sera pas notre faute si vous n'épousez pas mademoiselle de Beaumesnil.

Ah! si ce beau rêve se r';alisait, s'écria M. de Macreuse d'une

H4 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

voix âpre et palpitanto en serrant les mains de l'abl)é entre les sien- nes,— c'est à vous (ine je devrais cette fortune in)mense, incalcu- lable!

C'est ainsi, mon cher Célestin, que sont récompensés les jeunes gens pieux qui, dans ce siècle pervers, donnent l'exemple des vertus catholiques, dit l'abbé d'un air jovial et en chafriolant.

Ah ! s'écria Célesiin avec une expression de cupidité ar- dente, — une telle fortune, c'est comme un horizon d'or, j'en suis ébloui !

Ce pauvre enfant, comme il aime l'argent avec sincérité ! dit l'abbé en souriant d'un air paterne, et en pinçant la joue rebondie de Célestin ; ainsi donc i)ensons au solide, et raisonnons serré... Mal- heureusement, je n'ai pu décider cette opiniâtre madame de Beaumes- nil à vous désigner au chois de sa fdle par une sorte de testament... l'affaire eût élé ainsi sûremenl enlevée... Forts de ces dernières vo- lontés d'une mère niounuiîe, mademoiselle de la Rochaiguë eimoi nous chambrions la petite, qui consentait à tout... par respect pour la mé- moire de sa mère... C'était superbe, ça allait de soi et sans conteste possible... mais à cela il ne faut plus songer...

Pourquoi n y plus songer ? dit M. de Macreuse avec une cer- taine hésitation, et en attachant un instant ses yeux clairs et perçants sur ceux de l'abbé.

Celui-ci, à son tour, le regarda fixement. Célestin baissa les yeux, et répondit en souriant :

Quand je disais que nous ne devions pas renoncer peut-être à l'appui qn'une espèce de leslanient de madaino de iSca.uuesuil aurait prêté à nos projets, c'était une simple supposition...

D'écriture?

Demanda l'abbé, qui, à son tour, baissa les yeux sous le regard au- dacieusement aflirmatif de Célestin.

Il y eut un nouveau moment de silence, ensuite duquel l'abbé re- prit, comme si ce dernier incident n'eût pas interrompu l'eutre* lien...

Il nous faut donc connnoncer une nouvelle campagne : les cir- constances nous sont favorables, car nous avons les devants, le baron et sa femme n'ont encore personne en vue pour Ernestine deBeau- mesnil, à ce que m'a dit mademoiselle delà Rochaiguë, qui est toute à nous... Quant à son frère et à sa femme, ce sont des gens très-égoïs-

L'OHCUEIL. 115

tes. tns-cnpiilos. il n'est doiu- pas JoiUeiix qu'une fois l;i cliosc onga- gée par nous île faron à Icnr donner des crainics ^nr noire rénssile, ils ne se rangent de notre bord s'ils y trouvent, bien entendu, de so- lides avanta<;es; el ces avantages, rien ne sera plus facile (pie de les leur a^sn^er; mais il faut d'abord nous emparer d'une position lellc- inent forte... qu'elle nous rende maîtres de- e<»iidilioiis.

Kt (|uand? el de quelle faron serai-je présenté à mademoiselio de UeaunieMiil, monsieur l'alibé.'

Cette uii^eule et grave question nous a fort préoccupés, niade- moiselle lléléna et moi ; évidemment une présentation officielle, en rèjile, est impossible : ce ser.iit tout compromeiire en donnant l'é- veil au baron et à sa femme sur nos prétentions; il faut donc du se- cret, du mystère, de l'imprévu, afin d'exciter la curiosité, l'intérêt de mademoiselle de licaumesnil; or, cette présentation, pour avoir son effet, doit être étudiée au point de vue du caractère de celte jeune fille.

Célestin regarda l'abbé d'un air surpris et interrogaiif.

Laissez-nous faire, pauvre enfant, - lui dit l'abbé d'un ton d'affectueu-sc suiiériorilé. nous snvons rbumanité sur le bout du doigt; ainsi donc, d'après les renseignements que j'ai pn recueillir, et surlont d'après les reniar(|ues de mademoiselle lléléna, de qui, sur certains sujets, la pénétration est aussi sûre que rapide, la petite Beaumesnil doit être très-religieuse, très-charitable; el, particularité bonne à conn;iîlre, reprit l'abbé, mademoiselle de Beaumesnil fait de prélérence ses dévolions à l'autel de .>'ane... prédilection très- naturelle à une jeune lillc...

Permettez -moi de vous interrompre, monsieur l'abbé, dit vi- vement Célestin.

Voyons, mon cher enfant.

M. et m:idame de la '.O'iiaiguê ne sont pas régnliers dans l'ob- servance de leurs devoirs religieux, mais mademoiselle Uéléua oe manque jamais un oflice?...

Non, certes.

Elle peut donc se charger tonl nalurellemenl de conduire made- moiselle de Deaumcsnil à l'éylise de Saint- Tliomas-d"Aqui!i, sa pa-

I roisse?

Evidemment.

Il sera bon que mademoiselle lléléna fasse, à pnrlir de demain.

116 LES SEPT PECHES CAPITAUX. \

ses dévotions à l'autel de Marie, elle conduira sa pupille... à neuf heures du malin.

C'est très-facile...

Ces dames prendront place, je suppose... à gauche... de l'autel.

A gauche de l'autel... et pourquoi cela, Célestin?

Parce qi'.e j'y serai, faisant mes dévotions au même autel que mademoiselle de Beaumesnil.

A merveille ! dit l'abbé, - cela va tout seul... Mademoiselle Héléna se charge d'attirer sur vous l'attention de la petite, et, dès la première entrevue, vous voici admirablement posé... C'est parfaite- ment imaginé, mon cher Célestin.

Ne m'attribuez pas la gloire de cette invention, monsieur l'abbé, reprit Célestin avec i:nc ironique modestie; rendons à César ce qui appartient à César.

Et à quel César attribuer l'heureuse idée de cette première en- trevue ainsi préparée?

A celui qui a écrit ces vers, monsieur l'abbé.

Et M. de Macreuse récita la tirade suivante avec un accent sardo- nique :

Ah! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre, Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre. Chaque jour à l'église il venait d'un air doux Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux pienoux. Il attirait les yeux de l'assemblée entière Par l'ardeur dont au ciel il poussait sa prière, etc.

Tout est prévu, jusqu'à l'eau bénite à offrir en sortant, ajouta Macreuse. Et que l'on dise encore que les œuvres de cet impie, de cet insolc.a histrion n'ont pas leur moralité et leur utilité !

- Ma foi, reprit l'abbé en riant aux éclats, c'est de bonne guerre... Puisse le ciel faire triompher la bonne cause, quelles que soient les armes employées ! Allons, mon cher Célestin, bon courage; nous sommes en excellente voie : vous êtes habile, insinuant, opi- Jiiàtre, capable plus que personne de séduire cette orpheline par les ; oreilles et par les yeux, pour peu qu'elle vous entende et qu'elle vous j vole ; et, à ce propos, soignez toujours votre toilette, mettez-y plus / de recherche; rien d'affecté, mais du goût, une simplicité très-élé- gante; voyons, regardez-moi un peu... Oui, reprit l'abbé après

L'OliGUKIL. m

onc minute de contcmplalion, j'aimciais niitux qu'au lieu de porter YOS cliL'veux j>Uus, vous k-ur fissiez donner une W'f^i'rc frisure. On ne prend pas seulenioul les jcniios filles avec des paroles.

Soyez traniiuille, monsieur l'abbé, je comprends tm\tes ces nuances; les grands succès s'oluienncnl souvent par de petits moyens... Ah!... ce succès... ce sérail l'avoiiir le plus beau, le plus splendide qu'il i.il éli- donné à un lioninie do rêver ! s'é ria (iéleslin, dont les yeux clairs brillorenl d'un ardent éclat.

Et ce suct es, reprit l'abbé, il faut (jue vous l'obteniez; tou- tes les ressources dont nous pouvons disjioser... (el elles sont im- menses... et de toutes sortes), nous les emploierons.

.Ml!... n>()n-^iour l'abbé, dit Céloslin avec onclioii, que ne vous devrai-je pas .'

Ne vous exagérez pas ce que vous nous devrez, candide garçon, -T- dit l'abbé en souriant, voiro bon succès n'intéresse pas que vous seul...

Comment cela? monsieur l'abbé.

Eh I sans doute, votre réussite aurait une énorme portée... une inlluence incalcu'atile... oui : à tous ces beaux petits messieurs qui font les esprils forts... à tous ces tiédes, à tous ces indifférents qui ne nous soutiennent pas assez vigoureusement, votre réussite prou- verait eu lettres d'or, en chiffres éblouissants, ce que l'on gagne à être toujours arec nous, pour nous... et par nous... Ceci était déjà quchpie peu démontré, je crois, parla position considérable... ines- pérée pour votre âge... et pour... votre... n;iissance... incomiuo, ajouta plus bas l'ablié et en roujiissair. impeiceptiblement, tandis que Célesiin semblait partager le même embarras.

Puis le prêtre poursuivit :

Allez, allez, mon cher Célostin... tandis que ces envieux et im- pudents petits et grands seigneurs ruineront leur bourse el leur sanlé dans de sales orgies, dans do stupides et bruyants plaisirs, vous, mon cher enfant, venu on ne sait d'où... palro né, poussé, élevé par on ne sait qui... vous aurez, dans l'ombre, fait silencieusement voire che- miu, et bientôt le monde restera stupéûé de votre inconcevable et presque effrayante fortune...

Ah! croyez... monsieur l'abbé... que ma reconnaissance...

L abbé interrompit M. de Macreuse en lui disant avec un singulier sourire :

7.

118 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Ne vous obstinez donc pas à parler de voire recoanaissance

on ne peut pas être ingrat avec nous... Vous |icnsez bien que nous ne sommes pas des enfants... nous prenons nos sûretés...

Et, répondant à un mouvement de M. de Macreuse, l'abbé ajouta :

Et quelles sont ces sûretés ?... c'est le cœur et l'esprit de ceux à qui nous nous dévouons...

Puis, toujours paterne, l'abbé pinça de nouvean l'oreille du jeune homme de bien et reprit :

.Maintenant, autre chose non moins iniportante. Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son. Sans doute, mademoiselle Hé- léna ne tarira pas sur vous auprès de la petite de Beaumesnil dès que celle-ci vous aura remarqué. Mademoiselle de la Rochai^uë van- tera sans cesse vos vertus, votre piété, la douceur angélique de votre figure, la gracieuse modestie de votre maintien .. elle fera tout enfin pour monter, pour exalter au pins haut degré la tète de cette enfant à votre endroit ; mais il serait d'un effet excellent, décisif peut-être, que ces louanges vous coucernant trouvassent de l'écho ailleurs, et fussent répétées par des personnes d'une position telle, que leurs pa- roles eussent une grande autorité sur l'esprit de la petite de Beau- mesnil, qui s'enorgueillirait beaucoup de vous voir unanimement loué.

Cela est vrai, monsieur l'abbé, ce serait un coup de partie.

Eh bien! voyons, Célesiin... parmi vos amies, vos preneuses, vos fanatiques, quelle est la femme qui, selon vous, pourrait être

priée de se charger de cette mission délicate madame de Fran-

ville?

Elle est trop sotte... dit Célestin.

Madame de Bonrepos? poursuivit l'abbé.

Elle est trop indiscrète et trop décriée.

Madame Lefébure?

Elle est trop bourgeoise...

Et Célestin reprit, après un assez long silence :

Il n'y a qu'une femme sur la discrétion et sur l'amitié de qui je puisse assez compter pour lui faire une pareille demande, c'est ma- dame la duchesse de Senneterre...

Ce serait parfait .. car la duchesse a une extrême influence dans le monde, reprit l'abbé en réfléchissant, et je crois que vous ne vous trompez pas... Je l'ai entendue plusieurs fois vomj. défendre

L'ORGUEIL. 119

on vous prftnor avec mic tlialoiir iuoroyahlc, et refrrcttaiil haiilc- meiu qiio sou lils (ieralil uc vous ressemblai pas... l'eUVouté débau- che... l'impie libcrli»!

Ati nom lie Cerald. la pliysiouomic de M. de Macreuse se contracta; il répondit avec nu accent de haine concentrée :

Cet honmiem'a insulté... en face de tous... oh!je me venj;crai...

Enfant, reprit l'abbé toujours souriant et paterne, lu ven- geance se mange froide, dit le proverbe romain, et il a raison... Sou- vcucz-vous... et attendez... N'avez- vous pas déjà sur sa mère une graude inÛueucc?

Oui, oui. reprit Célestin après un moment de réflexion. Plus j'y pense, plus je crois ipie pour mille raisons c'est àmiulainede Scnnclcrre que je dois m'adresser. Déjà, maintes fois, j'ai pu juger de la solidité de l'intérêt (ju'elle me porte La coniiiucc que je lui té- moignerai en celte occasion la louchera je n'en douie point

(Juant aux moyens de la mettre en rapport avec madenioisiHle de Dcaumesnil , je m'en entendrai avec elle. Ce sera chose facile, je pense...

En ce cas, reprit l'abbé, il faudrait voir la duchesse le plus tôt possible.

Il n'est que midi et demi, dit Célestin en consullunt la pen- dule. On rencontre souvent madame de Senneierre chez elle de une heure à deux... c'est le privilège des intimes seulement... J'y cours à l'instant.

En vous y rendant, mon cher Célestin, dit l'abbé, réfléchissez bien... si vous ne voyez à cette ouverture aucun inconvénient. . Quant à moi , j'ai beau songer... je n'y vois que des avantages.

Et moi aussi, monsieur l'abbé... néanmoins je vais y rédéchir encore... Quant au reste, c'est bien convenu. De main à neuf heures... à gauche de l'autel de la chapelle de la Vierge... à Saint-Thomas- d'Aqninl

C'est entendu,— reprit l'abbé, je vais aller prévenir made- moiselle Iléléna de nos arrangements; demain à neuf heures elle sera à cette chapelle avec mademoiselle de Beaumesnil... je puis vous en répondre d'avance .. Jlaintenant courez vite chez madame de Senne- terre. Après une dernière et chrétienne accolade échangée avec l'abbé Ledoux, Célestin se rendit chez madame la duchesse de Sevneierre.

120 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

XVI

Dans la matinée du même jour l'entretien précédent avait eu lieu entre l'abbé Ledoiix et M. de Macreuse, madame la duchesse de Sen- neterre, ayant reçu une lettre très-pressante, était sortie à dix heures contre son habitude; de retour vers les onze heures et demie, elle avait aussitôt fait demander son fils Gerald. Le valet de chambre du jeune homme avait répondu à la femme de chambre de madame de Senneterre que M. le duc n'avait pas couché à l'hôlel.

Vers midi, un second et impatient message de la duchesse Son

fils n'était pas encore de retour; enfin, à midi et demi, (Jerald parut chez sa mère; il s'apprêtait à l'embrasser avec une affectueuse gaieté lorsque la duchesse le repoussa doucement, et lui dit d'un ton de reproche :

Voilà trois fois que je vous fais demander, mon fils.

Je rentre, et me voici.... Que me veux-iu, chère mère?

Vous rentrez, Gerald... vous rentrez à cette heure? Quelle con- duite !

Comment!... quelle conduite !...

Ecoutez-moi, mon fils, il est des choses que je ne veux... que je ne dois pas savoir ; mais ne prenez pas pour delà tolérance ou pour de l'aveuglement la répugnance que j'éprouve à vous faire cer- taines observations.

Ma chère mère, dit Gerald, d'une voix à la fois respectueuse et ferme, tu m'as trouvé... tu me trouveras toujours le plus res- pectueux, le plus tendre des fils; je n'ai pas besoin d'ajouter que mon nom , qui est aussi le tien , sera partout et toujours honoré et honorable. Mais, que veux-tu? j'ai vingt-quatre ans... je vis et je m'a- muse en homme de vingt-quatre ans...

Gerald, ce n'est pas d'aujourd'hui, vous le savez, que votre genre d'existence m'afflige profondément, et pour moi et pour vous; c'est à peine si vous voyez le monde, votre nom et votre esprit vous assi" gnent une place si distinguée, et vous fréquentez continuellement la plus mauvaise compagnie.

En femmes... c'est vrai... et, pour moi, sous ce rapport... la

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mauvaise compagnie... est la boimc... Allons .. ne le fArhe pas... Je

suis, tu le ^ais, re^lé toujours soldat pour la francliise du langage

j'avoue donc mon peu de faible pour les rosières... Mais j'ai le plus

glorieux choix d'amis cpii puisse rendre lier un galant homme

liens : j'en ai un entre autres, le plus cher de tous, un ancien soldai de mon rt-ginient... Si lu le connaissais, celui-là... chère mère , lu aurais meilleure opinion de moi, ajoula G'erald en souriant, cal tu sais qu'on juge aussi des hommes par leurs amitiés...

Il n'y a au monde que vous, Gerald, pour aller choisir vos amis iniitnes parmi les soldats... dit la duchesse en haussant les épaules.

.le le crois pardieu bien! chère mère... il n'est pas donné à tout le monde... d'aller choisir ses amis sur le champ de bataille.

D'ail'ours, je ne vous parle pas de vos relations d'hommes, mon (ils, je vous reproche de vous commelire avec d'indignes créa- tures.

Elles sont si amusantes !...

Mon (ils...

Pardon... bonne mère, dit Gerald en cmiirassaut la du- chesse m;.lgré elle ; voyons, j'ai tort... oui... là... j'ai tort... d'a- voir avec toi celte franchise de caj^erne ; mais pourtant... ajouta- t-il, souriant et hésitant, je ne voudrais certes pas te scandaliser encore .. Et cependant... que veux-lu que je le dise, chère mcre... on a vingt-qu,.tre ans... c'est pour s'en servir... Je n'ai pas le goili dfs vestales... soit.... mais aimorais-tu mieux nie voir porter le trouble et la désolation dans toutes sortes d'honnêtes ménages? ajouta Gerald d'un ton comi-tragique, et puis, vois-tu, j'ai essayé, j'ai même réussi... Eh bien! franchement .. (par veriu) jaime mieux les loiettos... D'abord, ça n'outrage pas la sainteté du mariage... et puis c'est plus drôle...

Ehl mou Dieu ! monsieur, je n'ai pas à me prononcer sur le choix de vos maîtresses, reprit impatiemment la duchesse, mais il est de mon devoir de blàmtr sévèrement l'inconcevable légèreté de votre cu!i(!uite... Vous ne savez pas le tort que cela vous fait...

Quel ion ?

Croyez -vous, par exemple, que s'il s'agissait d'un mariage...

Gomment, d'un mariage! s'écria Gerald, mais je ne me marie pas, moi ! diable I

122 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Vous me ferez, je l'espère, la grâce de in'éconter,..

Je t'écoiile...

Vous connaissez madame de Mirecourt ?

Oui... heureusement elle est mariée celle-là... et lu ne mêla proposeras pas : c'est bien la plus abominable intrignnte!...

C'est possil>le... mais elle est intimement liée avec madame de la Rocbaigiië, qi>i est aussi de mes amies.

Depuis peu, donc? car je t'en ai souvent entendu dire un mal affreux; que c'était la bassesse même, que c'éiait...

Il ne s'agit pas de tout cela, dit la duchesse en interrom- pant son fils, madame de la Rochaigué a pour pupille mademoi- selle de Beaunicsnil, la plus riche héritière, de France...

Qui est en Italie ?

Qui est à Paris...

Elle est de retour?

D'Iiitr soir... et ce matin, à dix heures, j'ai eu, chez madame de Mirecourt, une longue et dernière conférence avec madame de la Rochaiguë; car, dfpuis près d'un mois, je m'occupais de celte af- faire dont je n'ai pas voulu vous dire un mot, sachant votre légè- reté habiiueile ; heureusement, tout a été jusqu'ici tenu si secret en tre madame de la Rochaitçuë, madame de Mirecourt et moi... que nous avons le meilleur espoir,

De l'espoir... pourquoi ? dit Gerald, abasourdi.

Mais pour la réussite de votre mariage avec mademoiselle de Beaumesnil...

Comment, mon mariage !... s'écria Gerald, en bondissant sur sa chaise.

Oui, votre mariage... avec la plus riche héritière de France, reprit madame de Sennelerre.

Puis elle ajouta sans cacher son inquiétude :

Hélas! toutes les chances seraient pour nous sans votre mal- heureuse conduite... car les prétendants, les rivaux, vont surgir de tous côtés... Ce sera une concurrence acharnée, sans merci ni piti^ et Dieu sait combien, sans vous calomnier... on pourra vous des- servir. Ah ! si avec voire nom, votre esprit, voire figure, vous étiez cité comme un modèle de conduite et de régularité... comme cet ex- cellent M. de Macreuse par exemple !

Ah çà ! ma mère., c'est sérieusement que vous pensez à ce ma-

L'ORGUEIL. 125

riage, dit enfin Gerall, qni avail oconlc sa mère avec mic slupcnr loi juins c^^»is^alll^^

Sic'olsérit'usenicut que j'y ponsc ? vous nii^ le demaudci !

Ma cliùre mère, je vous sais un ^v6 iii(iiti de vos bonnes inieii- lions; mais, je vous le rt'|)èle, je ne voux pas me marier...

M:nl.imo de Scnm Icire « rut avoir mal eulendu, se renversa bru quc- œcnt dans son fanii uil , joi^^iiil les mains et s'écria d'uni; voix allérée :

Comment... vous dites... que?...

Je dis, ma obère mère, (jue je ne veux p;is me marier...

Mon Dieu ! mon Dieu! c'est de la démence ! s'écria madame de Sennetorre. Il nfuse la plus riche héritière de France!

licorle, ma mère, reprit Gcr.dd avec une gravité douce et tendre, je suis boniiête liomme, et. comme tel, je l'avono que j'aime le pl.iisir à la folie... je l'aime autant et [dus ([u'à vingt ans... je serais donc un détestable mari, même pour la plus riche héritière de France.

Une fortune inouïe ! répéta madame de Senncterre comme hébétée par le refus de son fils ; plus de trois millions de rentes... en biens-fonds ! ! !

J aime mieux le plaisir et la liberté.

(le que vous dites est &tu;iide, est indigne! s'écria ma- dame de Senneterre hors d'elle-même; mais vous êtes donc in- sensé ! ! !

Que veux-tu, chère mère, répondit Gerald en souriant, j'aime tout naïvement les gais soupers, les joyeuses maîtresses et rindépendance... de la vie de jjarçon !... Vive Dieu !... j'ai encore devant moi six belles années Ikuries, que je ne donnerais pas pour tous les millions de la terre ; et, de plus, ajouta Gerald d'un ton noble et ferme, jamais je n'aurai l'ignoble courage de rendre aussi malheureuse que riilicule une pauvre fille que j'aurai prise pour son argent... Et d'ailleurs, ma mère, tu sais bien que je n'ai \)a% voulu acheter un honmie pour l'envoyer se faire luer à ma jilace ; lu trou- veras donc loiii s'mple que je ne me vende pas aux millions d'une femme...

Mais, mon fils !

Ma thère mère, c'est comme ça... Ton M. de Macreuse (et, par intérêt pour lui, ne me le propo-^e plus pour modèle, car je fini- lais par lui casser une infinité de canoës sur le dos), ton M. de Ma-

124 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

creuse, qui est très-dévol, n'aurait pas les mêmes scrupules que moi... qui suis un vrai païen... c'est probable... Mais, tel je suis, tel tu me garderas, et tel je t'aimerai plus tendrement que jamais, chère mère, ajouta GeraUi en baisant avec respect la main de la du- chesse, qui le repoussa.

Il est des incidents singuliers.

A peine Cerald venait-il de prononcer le nom du protégé de sa mère et de l'abbé Ledonx, que le valet de cbrunbi e de la duchesse entra, après avoir frappé, et lui dit :

M. de Macreuse désirerait parler à mad;mie la duchesse ; c'est pour une affaire très-importante et tics-pressée.

Vous avez donc dit que j'étais chez mo ? der.anda madame de Sennetf ne.

Ma h'.me la duchesse ne m'ayant pas donné d'ordre contraire...

C'est bi:>a... priez M. de Macreuse d'attendre un instant, dit madame de Scnneterre au valet, qui sortit.

S'adres ant à son fils, elle lui dit, non plus avec sévérité mais avec une douloureuse émotion :

Votre inconcevable refus m'accable et m'afflige à un point que je ne saurais vous dire... Aussi, je vou^ en prie... je vous en prie en grâce... Gerald, attendez-moi un instant, je reviens lout à l'heure. Ah! mon fils, mon ami... vous ne pouvez vous imaginer l'affreux chagrin que vous me faites...

Tiens... ma mère... ne me parle pas ainsi, dit Gerald, tou- ché de l'accent attristé de la duchesse. Ne sais tu pas combien je t'aime?...

Vous le dites... Gerald, j'ai besoin de le croire...

Envoie donc promener cet animal de Macreuse, et causons... Je tiens à le convaincre que ma conduite est du moins honnête et loyale... Allons, tu me quittes... ajcuia-i-il en voyant sa mère se di- riger vers la porte.

M. de Macreuse m'attend... répondit la duchesse.

Eh pardieu ! je vais lui faire dire qu'il s'en aille. Ne faut-il pas se gêner avec lui?...

Et comme M. de Senneterre, voulant donner cet ordre, s'appro- chait de la cheminée pour sonner, sa mère l'arrêta et lui dit :

Gerald... un autre de mes cliagiins est de voir avec quelle aversion, je ne veux pas dire avec quelle jalousie trop significative,

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TOUS parlor d'un joiiiio lioiiiiiic de l)icii, dont la condiiile cxomplaire, dont la iiiodostio, dont la piclé, devraioiil servir do uioJcU'. i tous... Ah ! plûi au ciel... que vous eussiei ses mœurs, ses vertus... vous ne préféreriez pas les coupables égarements ([ui perdent votre jeu- nesse à un nia>;iiirKiue mariage qui as>urcrait votre bonlioiir et le mien.

Ce disant, niaihuno de Senncleire alla rejoindre M. de Macreuse, et laissa son fils seul, eu lui faisant promettre qu'il attendrait son rc* tour.

XVII

Lorsque la duchesse revint auprès de son fils, elle avait le teint coloré, l'indignation éclatait sur son vi-age, et elle s'écria en en- trant :

C'est à n'y pas croire... voilà qui est d'une audace !

Qu'as-tu, ma mère?

Ce M. de 3Iacreuse, reprit mad.inie de Seniieterre avec une explosion de courroux, ce M. de Macreuse... Cbt un drôle !

Gerald ne put s'empêcher de partir d'un grand éclat de rire, mal- gré l'agitation il voyait sa mère, mais, regreliant cette inoppor- tune hilarlé, il reprit :

Pardon, ma mère... c'est qu'en vériié le revirement est si brusque, si singulier!... Mais j'y songe, ajoula sérieusement celte fois Gerald, est-ce que celhonmie... aurait nunqué d'égards en- vers loi ?

Est-ce que ces gens-là aianquenl jamais de formes ? répon- dit la duchesse avec dépit.

Alors, ma mère... d'où te vient celle colère?... Toula l'heure... lu ne jurais que par (on M. de Macreuse, et...

D'ab(.rd , je vous prie de ne pas dire : mon M. de Macreuse, s'écria impéiu uscment madame de Senneterre en interronipaiit son fils. Savcz-vous le but de sa visite?... Il venait me jiricr do

126 LES SEPT PECHES CAriTAUX.

dire de lui tout le bien que j'en pense. Il est joli maintenaot, le bie»i que j'en pense I

A qui le <iire ? et pourquoi faire ?

A-t-ou iiliie d'une pareille audace!

Mais dans quel but cette recommandation, ma mère T

Comment, dans quel but !... Ce monsieur ne prétend-il pas épouser HKidemoiselle de Beaumesnil?

Lui ! ! !

C'est d'une insolence !...

Macreuse !

Un pied plat, un je ne sais quoi 1 s'écria la duchesse. Car, en vérité, on est à se demander et à cliercher quelle est la per- sonne qui a eu l'inccavenance de présenter et d'amener dans noire monde... une pareille espèce !

Mnis comment est-il venu te faire part de ses projets ?

Eh ! mon Dieu !... parce que je l'avais accueilli avec distinction, avec piéféience... parce que, comme t;mt d'autres sottes... je m'é- tais engouée de lui sans savoir pourquoi, de sorte que ce monsieur s'est imaginé de venir me dire qu'en raisoa de l'intérêt que je lui avais toujours porté, des éloges que je lui avais donnés, il regardait comme un devoir de venir me confier, sous le sceau du secret, sfs internions au sujet de mademoiselle de Beaumesnil, ne doutant pas, a-t-il eu le front dajouter, des bons témoignages que je voudrais bien rendre de lui à mademoiselle de Beaumesnil , laissant à ma bienveillance (je crois même qu'il a eu l'impudence de dire à moi\ amitié) le suin de f. ire naître au plus tôt l'occasion de le servir, ce monsieur' ! En vérité, tout cela est d'une effroiiterie qui n'a pas de Dom.

Entre nous, ma chère mère... c'est un peu... c'est beaucoup ta faute... avoue-le... Je t'ai entendu louer... ce Macreuse... le flatter... à outrance.

Le louer... le flatter, s'écria naïvement madame de Senne- terre, est-ce que je savais alors, moi, qu'il aurait un jour l'inso- lence de se meltre en tèie d'épouser la plus riche héritière de France? d'aller sur les brisées de mon fllsV Du reste, avec toute sa finesse, ce monsieur n'est qu'un imbécile : il vient justement s'adres- ser à moi! C'est étonnant comme je vais le ?ervir !... Et d'aiUcm-s, 1 ses prétentions fout pitié. C'est un bélîire, il est commun, il n'a pas

L'ORGUEIL. j?7

<i<! >ioiii. il :i l;i toiiriHire il'uii >aci'isl.iiii oiiJiiiiaiiclié (iiii va iliiuTcliez voii turc ; V ol un pcJaiil, un liy|>o(;iite, cl il esl ciiniiycuv ((iiuiiic la pliiic. avec toutes ses Iciulcs vertus ; ilu reste, il n'a pas la nmiti* (Ire <-liati('C, car inadeMioisellc de Deanmcsnil. d'après ce (pie m'a dii iiiad.tMic de la Rocliaiguë, serait ravie d'iilre duchesse ; feuiinc à la mude, elle a le jioiU de tous les plaisirs, de tous les avantages (pie donne uuc grande tbrlunc jointe à une grande position dans le monde, et ce n'e^t certes |v>s un pleutre comme ce M. de Macreuse qui la lui dunnor.i, cette grande |)osilion !

El, à la demande du Macreuse, qn'as-lu répondu, ma mère?

IndiLunt'C de son audace, j'ai (té sur le poiit de lui réi.ondre que ses preleiUions étaient aussi ridicules qu'impertinentes, cl de lui défendre de tenie', ire les pieds ici; mais j'ai rcllcclii que, pour lui nuire davantage, il valait mieux paraître vouloir le servir... et Je lui ai promis de jiarler de lui... comme il le méritait... et je a'y maa- qucr:ii certes pas... Oui, je le servirai... de bonne sorte, j'en ré- ponds.

Sais-tu une chnf(^, ma mère? c'est qu'il serait fort possible que le Macreuse en vînt à ses lins.

Lui. épouser mademoiselle de Beaumesuil?

Oui.

Allons donc, vous êtes lou I

Ne t'abuse pas... la coterie qui le soutient est toute-puissante... D a pour lui, je puis te dire cela, maiutcnan-l (pie lu le détestes , il a pour lui les femmes qui sont devenues bigotes... parce (ju'elles sont vieilles; les jeunes femmes rigides, parce ([u'clles sont l;.ides ; les hommes dévots, parce (iu'il> font étal de leur dévotion ; et les hom- mes sérieux, parce (ju'ils sont bêtes... C'est énorme !

Mais i! me .^emble que je suis assez comptée dans le monde... moi ! reprit la duchesse, et mon opinion est quelque chose... je pense !

Ton opinion a été jusqu'ici, et hauiement, des plus favorables à ce mauvais gai^ou, et l'on ue s'expliquera pas ton chaii|;cineat su- bit... ou plutôt ou se l'expliquera ; et, loin de nuire au ?tlr.creuse, la guerre que lu lui feras... le servira. Le drôle est très-madré, c'est un roué de sacristie, et ce sonl les pires... Ah ! lu ne sais pas à qui tu as aiïaire, ma pauvre chère mère...

138 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

En vérité, Gerald, vous prenez cela avec un calme... atecuae abnégation... héroïques! dit amèrement la duchesse.

3Ia foi non ! je te le jure; cela m'indigne, me révolte... Un Ma- creuse ! ! avoir ces prétentions, et pouvoir peut-être les réaliser! un homme qui , depuis le collège, m'a toujours inspiré autant de dé» goûi que d'aversion ! Et cette pauvre mademoiselle de Beaumesnil, que je ne connais pas... mais qui devient intéressante à mes yeux du moment elle est exposée à devenir la femme de ce misérable... Ah! pardieu ! j'aurais bien envie... quand cela ne serait que pour renverser les projets du Blacreuse, et sauver ainsi de ses griffes cette pauvre petite de Beaumesnil...

Ah! Gerald! mon enfant!... s'écria la duchesse interrompant son fds,— ton mariage me rendrait la plus heureuse des mères!

Oui... mais ma liberté, ma chère liberté ?

Gerald, songes-y donc!... Avec un des pins beaux noms de France... devtnir le plus riche... leplus grand propriéiaire de France !

Et ma belle et bonne vie de jeune homme !

Mais une fortune immense ! et la puissance qu'elle donne lors- qu'elle est jointe à une position comme la tienne, mon bon Gerald !

Oui... c'est vrai... répondit Gerald en rélléchissant; mais me condamnera l'ennui... à la gène... et aux bas de soie le soir... à per- pétniié... et ces bonnes filles qui m'aiment tant ! et toutes à la fois , car, ayant le bonheur de n'être pas riche et d'être jeune... je suis bien l'orcc de croire leur amour désinîéressé.

Biais , mon ami, dit la duchesse entraînée malgré elle par l'am- bitieux désir de voir son fils contracter cet opulent mariage, tu t'exagères par trop aussi la rigueur de tes devoirs : parce que l'on se marie... ce n'est pas une raison pour...

Allons, bon !— reprit Gerald en i iant, c'est toi qui maintenant vas me prêcher la facilité des ma-urs dans le mariage...

Mon ami, reprit madame de Scnneterre assez embarrassée, tu te méprends sur ma pensée... ce n'est pas cela... que je voulais dire...

Tiens, chère mère... parle-moi de Macreuse, ça vaut mieux...

Si je t'en parle, Gerald, ce n'est pas seulement pour te donner Fenvie de supplmier cet abominable homme , car il y a aussi unâ question pour ainsi dire d'humanité... de pitié !

D'humanité I de pitié !

L'ORGUEIL. 199

Certainement , cette pauvre petite mademoiselle de Reauiuesnil mourrait de cliagrin avec un |);ireii monstre... et la lui enlever! ! ce serait une}?t''néreuse, une excellente action que tu ferais là... Gcrald .. ce serait admirable ! !

Allons, chère mère! repritGerald en riant, tu t;is dire lout à l'heure que jaur;ii mérité le prix Monthyon... si je fais ce mariage.

Oui, si le prix Monthyon se donnait au fds qui a rendu sa mère la plus heureuse des femmes, répondit madame de Senneterre en atta- chant sur son (ils ses yeux remplis de larmes. i

Gcrald aimait tendrement sa mère. Quoique celle-ci eût un carac- tère impérieux, hiuilaiii et rempli de contiailiction, l'émotion qu'elle ressentait £;ai;Ma le jeune duc, cl il re|)rit en souriant :

Oh 1 que c'est dangereux, une mère !... c'est pourtant capable devons faire épouser malgré vous une héritière de trois millions de rentes... surtout lorsqu'il s'agit d'enlever la pauvre millionnaire à un scélérat de Macreuse ! Le fait est que plus j'y pense... plusje me sens ravi de la pensée de jouer ce tour à cet homme et à l'hypocrite sé- quelle dont il est le Benjamin. Quel soiifllet... pour lui!... adorable soufllet... qui retomberait à la fois sur mille faces béates!... Seule- ment, il n'y a qu'une petite diflictdté, ma mère... et j'y songe un peu tard.

Que voulez-vous dire ?

Je ne sais pas, moi... si je plairai à mademoiselle de Beaumesnil. —Vous n'aurez qu'à le vouloir, mon cher Gerald, et vous lui plairez.

Vraie réponse de mère...

Je vous coiniais bien, peut-être.

Toi 1 dit Gerald en embrassant sa mère, tu ne peux pas avoir d'opinion là-dessus : ta tendresse t'aveugle... je le récuse.

Laissez-moi faire , Gerald ; suivez mes conseils , et vous verrez qu'ils mèneront tome celte affaire à bien...

Sais-lu que l'on te prendrait pour une fameuse intrigante, si l'on ne te connaissait pas 1 dit gaiement Gerald ; mais, une lois que les mères veulent quelque chose... dans liniérêl de leur (ils... elles de- viennent des lionnes, des tigresses... Eh bien! voyons , quel est ton avis? je m'abandonne à loi les yeux fermés.

Bon Gerald,— dit la duchesse ravie en attachant sur son fils des yeux humides de larmes,— lu ne peux t'imagincr combien tu me rends heureuse en me parlant ainsi... Oh! maintenant, nous roussi-

150 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

rons... je n*en doute plus... Cet affreux Macreuse en mourra de dépit,

C'est ça... ohcie mère... bravo!... Je lui donnerai la jaunisse ac lieu d'un coup d'épéc qu'il aurait refusé.

Gerakl, je t'en conjure, p-arlons un peu raison.

Je t'écouie...

Puisque lu es décidé , il est urgent que lu voies au plus tôt ma- demoiselle de Beaumesnil.

Bien...

Celle première entrevue est, comme tu le penses, de la dernière importance.

Vraiment?

Mais sans doute... aussi nous avons ce matin longuement causé à ce sujet avec mesdames de Mirecourt et de \:\ Rochaiguë. D'après la connaissance que celle-ci croit déjà avoir du caractère de mademoi- selle de Beaumesnil, voilà ce que nous croyons de plus convenable ;... tu en jugeras, Gerald.

Voyons... chère mère.

Kous avons d'abord malheureusement reconnu l'impossibilité de te poser en homme grave et rangé...

Et vous avez bien fait,— répondit Gerald en souriant,— je vous aurais trop vite démenties.

Nous nous attendons à toutes les médisances que semble justi- fier, mon pauvre Gerald, la légèreté de la conduite... mais enfin, cela étant, il faut tâcher de faire tourner à ton avantage ce qui pourrait être invoqué contre toi

Il n'y a que les mères pour posséder une pareille diplomatie...

Heureusement mademoiselle de Beaumesnil, d'après ce que dit madame de la Rochaiguë, qui l'a fait causer hier soir... (et l'on voit bieiUôl le fond du cœnr d'une enfant de quinze ans) ; heureusement, dis-je, Erncstine de Beaumesnil semble aimer le grand luxe, les plai- sirs, l'élégance ; nous avons donc pensé que tu devais, pour la pre- mière fois, apparaître à mademoiselle de Beaumesnil dans une occa- sion qui te montre comme un des hommes les plus élégants de Paris

Si lu as le talent de trouver cette occasion-là, j'y consens...

C'est après-demain, n'est-ce pas, Gerald, le jour de la course au bois de Boulogne, dans laquelle tu dois courir?

Oui , j'ai promis à ce niais de Courville, qui a d'excellents che-

L'ORGUEIL. 151

▼aux dont il a |)eur , de monter pour lui , dans une course de haies, son ohevai younii-Lmpcror.

A morvoillo ! Miidamc de la Rocliaigtic conduira niadomoisclle de Peaumesnil à cette course ; ces dames me prendronl i( i , el, nue fois arrivres :iu l»ois de Honlogne, lu viendras lotit unturellemciil nous saluer avant la course. Ton costume de jockey avec la veste de sa- tin orange et la loque de velours noir te sied à ravir.

Ma chère mère... une observation...

Laisse-moi coutimicr... mademoiselle de Beaumcsnil le verra donc au milieu de celle jeunesse élét,'anie que lu itrimcs de toutes façons, il faut l>ie:i l'avouer. El puis, enfin , je ne doute pas que lu ne gagnes la course... Il est iudi-pensable que lu la gagnes, Gerald.

C'est une opinion , chère mère, que nus éperons tàclieront de faire partager au brave Young-Emperor... mais... je...

Tu moules à cheval à ravir, reprit la duchesse en interrompant de nouveau son fils, et, lorsque Eruesline de Beaumcsnil le verra arriver, dépassant tes rivaux an milieu des applaudissements de celte foule choisie... nul doute qu'avec le caractère cl les goûts qu'elle paraît avoir, la première impression que tu lui c inséras ne soit ex- cellente... et si, après celte rencontre, tu veux ôtre aussi aimable que lu peux l'être, cet impudent Macreuse paraîtra odieux, affreux, à mademoiselle de Beaumcsnil, dans le cas il aurait l'audace de vou- loir lutter avec toi.

Maintenant, puis-jc parler, ma chère mère?

Certainement.

Eh bien ! je ne vois aucun inconvénient à cire présenté par toi à mademoiselle de Beaumcsnil, dans une rencontre au bois de Bou- logne... Seulement lu trouveras bon que ce ne soit pas un jour je serai affuble en jockey ?

Mais pourquoi donc cela? ce costume te sied à ravir, au con- traire.

Allons donc, cela sent trop son acteur,— dit Gerald en riant.

Comment, son acteur ! vous voilà scrupuleux à présent?

Voyous, chère mère, veux-tu que je ressuscite les procédés de séduction d'Elleviou, qui lirait , disait-on , un si prodigieux parti... du collant.

En vérité, Gerald... dit la duchesse avec une expression de pudeur révoltée,— vous avez des idées...

132 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Dame... chère mère... c'est toi qui les as, ces idées... sans t'en douter... Mais sérieusement tu me présenteras à mademoiselle de Beaumesnil tu voudras , quand tu voudras , comme lu voudras , à pied ou à sheval... Tu vois que tu peux choisir... Seulement, je ne / veux pas avoir recours aux indiscrétions du costume de jockey... Je < n'ai pas besoin de ça.— ajouta Gerald avec une affectation de fatuile . comique, je saurai éblouir , fasciner mademoiselle de Beaumesnil par une foule de qu;iliiés morales... vénérables et conjugales.

En vérité, Gerald, vous êtes désolant... vous ne pouvez même traiter sérieusement les choses les plus importantes.

Qu'est-ce que cela fait... pourvu que les choses s'accomplissent 1 L'entretien de la duchesse et de son fils fut une seconde fois inter- rompu par le valet de chambre de madame de Senneterre, qui entra après avoir frappé.

M. le baron de Ravil voudrait parler à monsieur le duc pour une affaire très pressée , dit le domestique ; il attend monsieur le duc chez lui.

—C'est bien, —dit Gerald assez étonné de cette visite. Le valet de chambre se retira.

Quelle affaire peux-tu avoir avec M. de Ravil ? dit la duchesse à son fils, je n'aime pas cet homme... On le reçoit partout, et je dois avouer qu'autant qu'une autre je donne réellement, sans savoir pourquoi, le mauvais exemple.

C'est tout simple, son père était un très-galant homme, parfaite- ment apparenté ; il a mis son fils dans le monde ; une fois le pli pris, on a continué d'accepter de Ravil ; d'ailleurs il me déplaît fort. Je ne l'ai pas revu depuis le jour de ce drôle de duel du marquis et de M. deMornand. Je ne sais ce que ce de Ravil peut me vouloir... et, à propos de ce cynique , on m'a cité hier un mot de lui qui le peint » ravir... Un pauvre garçon très-peu riche lui avait obligeamment ou vert sa bourse ; voici comment de Ravil a reconnu cette obligeance

« diable, a-l-il dit, ce niais-là a-t-il filouté les deux cents loui qu'il m'a prêtés? »

C'est odieux ! s'écria la duchesse.

Je vais donc me débarrasser de cet homme, reprit Gerald. « D'ailleurs, quelquefois il n'est pas mauvais à entendre ; celte langue de vipère sait tout, est au fait de tout. Attends-moi, chère mère, dans uu instant je reviens peut-être enthousiasmé de ce cynique pe^

L'ORGUEIL. 15S

sonnuge... Tu es bien revenue loui à l'heure exaspérée contre le Macreuse.

Gerald, vousn'êies pas généreux.

Avoue, du moins, que, ce matin, chère mère, ni loi ni moi n'a- vons i>as 1.1 chance... pour les bonnes connaissances...

fit M. de Seoneterre alla rejoindre de Ravil, qui l'attendait.

XVIII

Gerald trouva M. de Ravil chez lui. oi l'accneillit avec une politesse glaciale qui ne déconcerta nullemeiil l'impudent persounaj^e.

A quoi Jois-je attribuer, monsieur, l'boimeur de votre visite? lui dit sèchement Gerald en restant debout et sans engager de Ravil à s'asseoir.

Ce dernier reprit, ires-indifférent à cette froide réception :

Monsieur le duc, je viens vous proposer une excellente affaire.

Je ne fais pas d'affaires... monsieur.

C'est selon !

Comment cela?

Voulez-vous vous marier, monsieur le duc?

Monsieur... dit Gerald avec hauteur; cette question...

Permettez, monsieur le duc... je viens ici dans votre intérêt... et nécessairement aussi... dans le mien... Veuillez donc m'écouter, que risquez-vous? je vous demande dix minutes...

Je vous écoute, monsieur, dit Gerald, dont la curiosité était d'ailleurs assez excitée par cette question de de Ravil : « Voulez -vous vous marier? » Question d'une singulière coïncidence si l'on songe au dernier entretien de Gerald et de sa mère.

Je reprends donc, monsieur le duc. Voulee-vous vous marier? Il me faut une réponse avant de poursuivre cet entretien.

Mais, monsieur... je...

Pardon, j'oubliais d'accentuer suffisamment ma phrase... Donc : Voulez-vous faire un mariage fabuleusement riche, monsieur le duc ?

8

434 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Monsieur de Ravil a quelqu'un à marier?

Probablement.

Mais vous êtes célibalaire, homme du monde et d'esprit... mon cher monsieur... Pourquoi ne vous mariez-vous pas vous-même?

Monsieur., je n'ai pas de fortune, mon nom est assez insigni- fiant... je suis , dit-on, quelque peu véreux, déplus, laid, et d'un commerce désagréable el hargneux; en un mot, je n'ai aucune chance pour arriver à un tel mariage... J'ai donc pensé à vous... monsieur le due.

Je vous sais gré de cette générosité, mon cher monsieur; mais, avant d'aller plus loin... permettez-moi une ques'iion assez délicate.,. Je ne voudrais p:^s, vous comprenez, blesser voire susceptibilité...

J'en ai peu...

Je m'en doutais. Eh bien 1 à quel prix mettez-vous votre géné- reux intérêt?

Je vous demande un et demi pour cent de la dot, reprit au- dacieusement le cynique.

Et. comme Gerald ne put dissimuler le dégoût que lui causaient ces paroles, de Rovil reprit froidement :

Je crois vous avoir prévenu qu'il s'agissait d'une affaire ? C'est juste. . . monsieur.

A quoi bon les phrases?...

A rien du tout; je vous dirai donc sans phrases, reprit Ge- rald en se contenant, que cet escompte de un et demi pour cent sur la dot me paraît assez raisonnable.

N'est-ce pas ?

Certainement... mais encore faudrait-il savoir avec qui vous voulez me marier, monsieur, et comment vous parviendrez à me marier ?

Monsieur le duc, vous aimez beaucoup la chasse?

Oui, monsieur.

Vous la savez à merveille ?

Parfaitement.

Eh bien ! quand voire Pointer ou votre Setter vous ont fait un arrêt ferme et sûr... ils ont accompli leur devoir, n'est-ce pas? le reste dépend de la précision de votre coup d'œil et de la prestesse de votre tirer.

Si vous entendez par là, monsieur, qu'une fois que vous m'au-

L'ORGUEIL. 155

rer dil : « Telle ridie liérilière est ù marier, » voirc un el demi pour ceul vous scia anjuis... je...

Pcnneitez, inunsicur le duc... je suis trop galant homme en af- faires pour venir vous faire nue semblable proposition : en un mol, je me f.iis iort tie vous mettre ilans une position excclleuie, sûre, inaccessible à tout autre... et vos avantages naturels, votre grand nom, feront le re^te...

Et cette position?

Vous sentez bien, monsieur le duc, que je ne suis pas assez f€une... pour vous dire mon secret avant quf vous m'ayez donné votre paiole de i;alaiil homme de...

Monsieur de Havil, reprit Geraid en interrompant ce misera* ble qu'il avait grande envie de jeter à la porte, la plaisanterie a suhisammeul duré...

Quelle plaisanterie, monsieur le duc?

Vous comprenez bien, monsieur, que je ne peux pas répondre sérieusement à une proposition pareille... .Me marier sous vos auspi- ces... ce serait par trop plaisant.

Vous refusez ?

J'ai cette ingénuité.

Réfléchissez... monsieur le duc... Rappelez-vous ce mot de Talleyrand...

Vous citez beaucoup M. de Talleyrand?

C'est mou maître... monsieur le due.

Et vous lui laites honneur... Mais voyons ce mot du grand di- plomate.

- Le voici, monsieur le duc : « Il faut toujours se défier de son premier mouvement, parce que c'est ordinairement le bon. » Le mot Cbt profond. . faites-en voire profit.

Pardicu ! monsieur, vous ne savez pas combien ce que vous (|i- les est vrai et i empli d'à-propos... à votre endroit.

Vraiment .'

J'ai devancé votre conseil ; car, si j'avais cédé au premier mou- vement que m'a inspiré votre bonnêie proposition... (et ce mouve- ment était excellent...) je... vous aurais...

Qu'auriez vous fait, monsieur le duc?

Vous êtes trop pénétrant pour ne pas ie deviner, mon cher mon- sieur... et je suis trop poli... pour vous dire cela chez moi...

156 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

ParJon, monsieur le duc, mais je suis pressé, et n'ai point le loisir de m'amuser aux charades... vous refusez mes offres?

Oui.

Un mot encore, monsieur le duc... Je dois vous prévenir que ce soir il serait trop tard... dans le cas vous vous raviseriez... car j'ai quelqu'un à mettre à votre place... j'avais même d'abord songea ce qut'lqu'nn-là ; mais, après mûre réflexion, j'ai senti que vous réu- nissiez plus de chances de réussite que Vautre... Or, ce qu'il me faut à moi, c'est que l'affaire se fasse, et que j'aie mon un et demi de com- mission sur la doi... mais, si vous refusez, je reviens à ma première combinaison...

Vous êtes du moins homme de précaution, mon cher monsieur., et je n'aurai pas le chagrin de voir manquer par mon refus... (car je continue de refuser) le gain loyal que vous poursuivez par des moyens si honorables... Seulement ne craignez-vous pas que j'aie l'indiscré- tion d'ébruiter un peu votre curieuse industrie?

J'en serais ravi, monsieur le duc... cette révélation me servirait de réclame et m'attirerait des clients. Au revoir donc, monsieur le duc, je n'en serai pas moins, dans une autre occasion, tout à votre service.

Et, après avoir profondément salué Gerald, de Ravil sortit aussi impassible qu'il élait entré, et se rendit dans la rue de la Madeleine, demeurait son ami de Mornand.

Ce ducaillon a sans doute soupçonné qu'il s'agissait de made- moiselle de Beauniesuil, ce qui m'est fort égal, se dit le cynique, et il espère me voler en gagnant par lui-même la prime que je lui demandais sur la dot... C'est ignoble !... mais rien n'est désespéré... on ne me prend pas sans vert, mol Pourtant, c'est dommage, ce gar- çon est duc, il est beau, assez spiriiufil, j'avais des chances; allons, il me faut en revenir à ce palaud de Mornand. . . J'ai bien fait de ne rien dire à ce vieux crétin de la Rocbaiguë le mes visées sur le duc de Sen- neterre ; il eût toujours été temps, si cr. bel oison avait répondu à cette pipée, de détruire tout ce que j'ai écbalmdé en faveur de Mornand de- puis six semaines, et de donner pour m< t d'ordre à cette vieille rouée de Laîné, la gouvernante, Senneterre au i^ou de Mornand; car, ce que je voudrai, la gouvernante le fera., elle est à moi... et elle peut m'èlre d'un secours immense... son iii;érêinie répond de son dévoue- ment et de sa discrétion. Heureuse/ \tini encore j'ai trouvé l'eu-

L'OnGUEIL. 13

droit soiisihie du bonlioninu' la Rocliaiijiiê... et, sauf l'iriciilont de c roilomoiil (le Seiuielcirt?, je n'ai qu'à (ont raconter sim iTcincii (siiuvreinviU... c'est iliole ! ) à ce tjros Moniaïul, qui doit in'altciidr en liouuissaiit d'iinpalioure, afin de ^avoi^ le rcsullal de luuii oulre- tien avec le baron de l,i l'oi h.iij;uë.

En se livrant ainsi an courant de ses réflexions, M. de Ravil étal arrivé dans la rue des Cliaujps-Klysées, on, pour la prennère fois, i avait rencontré Ilerniinic lorsque la jeune lille se rendait chez b comtesse de lieauniesnil.

C'est ici, se dit de Ravil, que j'ai vu celte jolie fille, celtt bégueule, le jour du duel de Moiniind avec le bossu ; elle a passé I; ouit à l hùtol Beiuiuiesnil, et. le leiuleniain, j'ai su par les gens d< l'hôtel qu'elle était maîtresse de musique, s'appelait Ilenninie, et de- meurait rue de Monceau, du côté des Balignoiles... En vain, j'ai rôdt par là... je n'ai pu la revoir... Je ne sais pourquoi diable cette cliar mante blonde me lient tant au cœur... Ali ! si j'avais ma commission sui la dot do tcile petite Bei>umesiid, je me pab^erais la fantaisie de cette musicienne ; car, avec son air de duchesse, accompagné d'un parapluie et dune mauvaise robe noire... elle ne résistera pas, j'en suis si1r, à l'offre d'tm bon petit établissement irès-peu légitime... Elle doit crever de faim avec ses leçons... Alioas, allons, cbauffonï- le gros Moniand... il est bête, mais persévérant... d'une ambition fé- roce... Le bonhomme la Rochaiguè est très-bien disposé... ayons bon espoir.

Et de Ravil entra chez son ami intime.

XIX

Eh bien! dit M. de Mornand à de Ravil dès qu'il le vil en trer dans son modeste cabinet de travail, encombré de liasses de rapports imprimés et communiqués aux membres de la Chambre des pairs; eh bien ! as-tu vu 51. de la Rochaiguè?

f38 LES SEPT PÈCHES CAPITAUX.

Je l'ai vu... tout m. relie à merveille.

Tiens, de Ravil, je n'oublierai jamais la conduite dans cette cir» constance... Je le vois, c'est pour toi autant une affaire d'argent qu'une affaire de sincère et bonne amilié... Je t'<n sais d'anlant plus de gré, que, chez toi, la place du cœur n'est pus grande...

Elle l'est assez pour toi... C'est tout ce qu'il me faut... Je suis ménager à cet eudroit.

Et la gouvernante, lui as-tu parlé ?

Pas encore.

Pourquoi pas?

Parce qu'il fallait être convenu de différentes choses entre nous... je te dirai quoi ; du reste, il n'y a pas de temps perdu : madame Laîné, la gouvcrnanfe, agira comme je voudrai... et quand je vou- drai... Elle est à moi...

Que t'a dit M. de la Rocliaiguë ? a-l-il été satisfait des renseigne- ments qu'il a pris? mes collègues et amis politiques m'ont-ils bien servi? crois-iu que...

Ah I si tu ne me laisses pas parler...

C'est que, vois-tu, depuis que la première pensée de ce mariage m'est venue, et j'ai une bonne raison pour ne pas oublier la date de ce jour-là, ajouta xM. de iMornand avec un sourire amer, -— ce duel ridicule avec ce maudit bossu me la rappellera toujours, cette date; mais enfin depuis lors, te dis-je, ce mariage est pour moi une idée fixe... C'est qu'aussi, juge un peu, placé comme je le suis, quel vsvier qu'une telle fortune!... Le pouvoir, les plus grandes ambassa- •/es... C'est immense, te dis-je, c'est immense !

As-tu fini ?

Oui... oui... je t'écoute.

C'est heureux. Eh bien ! tous les renseignements que M. de la Rochaiguë a obtenus sur loi corroborent ce que j'avais avancé : il a l'intime conviction que tôt ou tard lu dois arriver au miiiislère ou à une grande ambassade, mais que ton heure serait singulièrement avancée si tu jouissais d'une position de fortune aussi considérable que celle que l'assurerait ton mariag e avec mademoiselle de Beau- mesnil. On préfère, quand par hasard ça se trouve, des ministres ou des ambassadeurs puissamment riches. On se figure que c'est une garantie contre toutes sortes de vilenies. Donc, le l;oidiomme la Ro- chaiguë est certain que, s'd arrange ton mariage avec sa pupille, uaa

L'ORGUEIL 139

fois au pouvoir, m le ff-rns nommer |);iir ilo Franco; or. si les pondus ressuscitaiout. col oiirajîéserorail poiiilrc pour ^iéyorau LuxomUoiiig : c'est sa mauio, sou iulirmilé, sa lèpre... ça le dévore, el lu peuses bien que Je l'ai gradé à vil' il lui démangeait.

Mon mariage lait, sa pairie est assurée ; il est présideiil duu consoil général depuis longues anoées... J'emporterai la nomination de liante luUo. .

Il n'en doute pas, et, comme il est de mœurs antiques, il s'en rapporte h U promesse, et promet d'iigirinnuédiatcuenldaus les inté- rêts auprès de sa pupille...

Bravo!... et madomoiselle de Boaumesnil, qu'en dilil? il doit avoir bon espoir .... si jeune... si isolée... elle ne peut pas avoir de Tolonté... on on fera ce qu'on voudra.'

11 ne la couMait que depuis bier... mais, grâce à quebjiies mots assez adroitement jelés... il a cru deviner que celle petite personne a de grandes dispositions à être ambitieuse, vaniteuse à l'excès, et que la lèle lui tournerait infailliblement à la pensée d'épouser un mini>tre ou un ambassadeur fiilur, afui d'avoir ainsi à la cour le pas sur une foule de fournies d une condition plus subalterne.

C'est providentiel 1 s'écria .M. de Mornand ue se possédant pas de joie, et quand la verrai-je?

A ce sujet... j'ai une idée... je n'ai pas voulu en fairo pari à la Rochaiguë avani de t'en parler.

Voyons l'idée, dit M. du Mornand en se frottant joyeusement les mains.

11 est d'abord entendu que tu n'es pas beau, que tues gros, que tu as du ventre, que tu as l'air horriblement commun... crois à ma sincérité, c'est un ami qui te parle.

A la bonne heure 1 répondit de Mornand on cachant le désa- grément que lui causait la trop amicale franchise lio iU- i'avil; entre amis, on doit oser tout se dire et savoir tout entendre.

La maxime est bonne... J ajouterai donc tjue tu n'es ni sédui- sant, ni spirituel, ni aimable; mais, heureusement, lu as mieux que cela... tu as... à ce qu'il paraît... un grand tact politique ; tu as fait une élude approfondie de tous les moyeu» employés pour corrompre les consciences ; tu es ne corrupteur comme on uaîi chanteur, et, de plus, tu jouis d'une éloquence à jit continu capable d'éteindre , de noyer la fougue des plus chaleureux orateurs... de l opposition; tues

440 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

appelé à devenir le clysopompc... quedis-je? !a pompe à incendie du cabinet qui t'appellera dans son sein; de sore que, si, dans un sa- lon, lu es lourd, empêtré, mal tourné, comme ions les gros hommes, une fois à la tribune, tu es imposant, ronflant, triomphant, la balus- trade cache ton ventre; sous ton habit brodé, ton buste tourne aa majesUicux, tu peux même prétendre à une l)elle tête.

A quoi bon tout cela ? ré|.ondit de Mornand avec impatience, tu sais bien que nous autres hommes politiques, nsais autres hom- mes sérieux, nous ne tenons pas le moins du monde à être des frelu- quets, des beaux.

Ce que lu dis est bête comme tout, et il ne fallait pas m'in- terroîiipre... Je poursuis : bien des choses dépendent d'une première impression, il faut donc tout de suite apparaître aux yeux de made- moiselle de Beaumesnil sous ton plus brillant côté .. afni de la fasci- ner... de la magnétiser. Comprends-tu cela?

C'est juste... mais comment?

Tu dois parler daiis trois jours à la Chambre?

Oui, sur la pêche de la morue... un discours très-étudié.

Eh bien! il faut que tu sois triomphant... poétique... attendris- sant, pastoral... dans la pêche de la morue, et c'est facile, en se te- nant toujours à côté de la question. Tu peux parler des pêcheurs, de leur intéressante petite famille, des tempêtes sur la grève, de la lune sur la dune, du commerce européen, de la marine, et autres bali- vernes.

Mais je n'ai envisagé la question que sous le point de vue éco- nomique.

il ne s'agit pas d'économie, s'écria de Ravil en interrompant son ami, il faut au contraire prodiguer les trésors de ton éloquence pour éblouir la petite Beaumesnil... à l'endroit de la pèche de la morue.

Ah çà 1 tu es fou ?

Ecoute-moi donc, gros innocent. Le bonhomme la Rochaigué aura le mot, la gouvernante aussi ; de sorte que, demain et après- demain, la petite fille entendra dire autour d'elle, sur tous les tons : a C'est jeudi que doit parlera la Chambre des pairs le fameux, l'élo- quent M. de Mornand, le futur ministre; tout Paris sera là, on s'ar- rache les billets de tribune !... car, lorsque M. de Mornand parle, c'est un événement. >

L'ORGUEIL. 1

Je comprends... de Ravil, tu as le génie de lamilié... s'éc

M. de Muniarid.

La Ho( liaiguë trouve naliirellemenl le moyen d'amener ma< moiselle de Beanmesnil à vouloir assister à cette fameuse séimcc. | curiosité; moi je les ai devancés: il est convenu que la l'orhaij; amusera rinfante aux bagatelles di' la porte, qu'au moment où, m(. laul à la tribune, tu auras ouvert le robinet... de ton éloquence alors. . je sors, je cours avertir le tuteur, qui entre avec sa pupi' au plus beau moment de ton U'ionq)lie...

C'est parlait I

El si, parmi les compères, tu peux, à cbarge de revanche, i cruter une claque bien nourrie et lardée de : Àh! très-hien!... o\ évident! bravo! admirable! etc., etc., la chose est enlevée.

Encore une fois, c'est parfait, il n'y a qu'une chose qui me co. trarie. dit .Morn;ind.

Quoi ?

Dos que j'ai parlé, cet enragé de Montdidier prend à lâche i me réfuter... Ce n'est ni un homme politique ni un homme prat. que... mais il est mordant connue un démon; il a l'audace de dir tout haut ce que beaucoup de gens pensent tombas; et si, devai mademoiselle de Beanmesnil... il allait...

Homme de pou de ressources, rassure-loi donc ; dès que tu ai ras fermé ton robinet, et pendant que lu recevras les nombreuse félicitations de tes compères, nous nous exclamerons : « C'est adnii rable, étonnant, étourdissant I c'est du Mir.iboau, du Fox, du Shéri dan, du Canning .. » lllaul rouler là-(le?sns... ne rien entendre apré cela, et nous sortons vile avec l'infanle; eu suite de quoi cet enrag de Moufdidicr pourra venir à la tribune l'immoler, le ridiculiser tai; qu'il lui plaira. Uu reste, sois certain d'une chose, et je te gardai cela pour le bouquet... Tu te retirerais do la vie politique, tn dirai catégori({ueniont au bonhomme la r>ocliaiguë «pie tu ne peux pas 1 faire pair de France, que, grâce à une idée lumineuse qui m'est ve nue, non-:>euloinont le baron pousserait encore de toutes ses force à ton mariage, mais tu aurais au^si pour loi madame de la Hochai guë. et sa belto-sœur, tandis que maintenant, tout ce que nous pou vons espérer de plus avantageux, c'est qu'elles restent neutres...

Mais, alors... pourquoi ue pas employer ce moyeu tout de

suite?

442 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

J'ai bien posé quehiues jalons... hasardé quelques mots... mais j'ai tout laissé dans ie vague...

Pourquoi cela?

Dame... c'est que je ne sais pus... moi, si cela te convien- drait... tu pourrais avoir des scrupules... et pourt:mt... on a vu les gens les plus honnêtes, les plus considérahles... des rois mêmes...

Des rois? que je meure si je te comprends, de Ravil, expliqup toi donc...

J'hésite... les hommes placent quelquefois si singidièreraent leur amour-propre !...

Leur amour-propre?

Après tout, on n'est pas responsable de cela ; que peut-on con- tre la nature?...

Contre la nature? mais, en vérité, de Ravil, tu deviens fou !... Qu'est-ce que tout cela signifie?

Et dire que tu es assez heureux pour que les apparences soient pour toi... tu es gras... lu as la voix claire et presque pas de barbe...

Eh bien! après?

Tu ne comprends pas ?

Non...

Et il se dit homme politique !...

Que diable viens-tu me chanter là, de ma voix < laire, de mon peu de barbe et de la politique?

Mornand... tu me fais douter de ta sagacité ; voyons, que m'as- tu dit avant-hier, à propos du projet de mariage de la ;eune reine i'Espngnc?

Avant-hier ?

Oui, en me confiant un secret d'État surpris en haut lieu.

Silence !...

Sois donc tranquille, je suis discret comme la tombe... rappelle- toi ce que tu me disais.

Je te disais que, si un jour l'on pouvait marier un prince fran- çais à la sœur de la reine d'Espagne, le triomphe de la diplomatie serait de donner pour mari à ladite reine un prince... qui offrît as- sez... de sécurité, assez... de garanties... par ses antécédents...

Il paraît (ju'cn diplomatie... de famille... ils appellent ça des ga- ranties et des antécédents... Va toujours.

L'ORGUEIL. MU

Un |»rinrt\{lis-Je, qui offrît des ganmlios lellos, que la reine ne devam jamais avoir d'cnfanls... le trône apiiarliendrait plu-, laid aux cnfanls de sa sœnr... e'csl-à-dire à dos princes fr.in«;ais. Maj^ni(i(|ne combinaison! ajouta le futur ministre avec admiration. i'.c sé- rail conliuuer la politique monarchique du grand roi : question eu- ropéenne... question dynastique!

(jue>iion de liants-de-cliausses. ré|tondil de Havil en haussant les épaules, mais il n'importe... reuseigucmeni est bon... prolites-en donc.

(JucI enseifrnemenl ?

Réiioiuis-nioi. 0"els sont les seuls parents qui restent à made- moiselle de Beaimiesnil?

M. de la Uoeliaiïïiuë. sa sœur, et, après eux, la lille do M. de la RochaiL;nè. qui est mariée en province.

l'arfaiiement... De sorte que si mademoiselle de Deaumesnil mourait sans enfants?...

Parbleu! c'est la famille la Rochaignë qui hériterait d'elle

c'est clair comme le jour. Mais diable venx-iu en venir?

Attends .... 31aintenanl suppose que li famille de la Rochnigué puisse faire épouser à mademoiselle de Beaume-nil nu mari... qni pré- sentât... ces... ces... garanties... ces antcccdents rassurants dont tu me parl.iis tout à l'heure an sujet du choix désirable du mari de la reine d'Espagne... Est-ce que les la Rochaiguê n'auraient pas le plus immense intérêt à voir conclure un mariage... qui, devant être sans postérité... leur assurerait nn jour la fortune de leur parente?

De Ravil... je comprends, dit .M. de Mornand d'un air cogita- tif, et frappé de la grandeur de cette conception.

Voyons... vcnx-tu que je te pose... aux yeux de la Rocliaiguë, comme un homme (sauf le sang royal) parfaitement digne d'être le mari d'une reine d'Espagne, dont le beau-fière serait un prince fran- çais? Songes-y... c'est rallier à toi la sœur et la femme du baron.

Après un lonj silence, le comte de Mornand dit à son ami d'un ail à la fois diplomatique et majestueux : -- De Ravil... je te donne carte blanche.

LES SEPT PECHES CAPITAUX.

XX

I la fin de celle journée, pendant laquelle Ernestine de Beaumesnil 'il été à son insu l'objet de tant de cupides convoitises, de tant de ichinations plus ou moins habiles ou perfides, la jeune fille, seule

s l'un des salons de son nppartemeni, attendait l'beure du dîner. La plus riche héritière de France était loin d'être belle on jolie : ' front trop grand, trop avancé, les pommettes de ses joues trop iantes, son menton un peu long, donnaient à ses traits beaucoup régularité ; mais, en ne s'arrétant pas à cette première apparence, se sentait peu à peu attiré par le charme de la physionomie de la •le fillc;son front, trop prononcé, maisuni, mais blanc comme l'albâ- . et encadré d'une magnifique chevelure châtain clair, surmontait yeux bleus d'une bonté infinie, tandis qu'une bouche vermeille, dents blanches, au sourire mélancolique et ingénu, semblait de- iider grâce pour les imperfections du visage. Irnestine de Beaumesnil, seulement âgée de seize ans, avait grandi 5-rapidement ; aussi, quoique sa taille élevée fût parfaitement !te, droite et dégagée, la jeune fdle, convalescente d'une longue ladie de croissance, se tenait encore parfois légèrement courbée; tude qui d'ailleurs rendait plus remarquable encore la gracieuse bilité de son cou d'une rare élégance.

II un mot, malgré sa vulgarité surannée, la comparaison d'une r penchée sur sa tige exprimerait à merveille l'ensemble doux et e de la figure d'Ernestine de Beaumesnil.

tuvre orpheline abattue par la douleur que lui causait la mort de .1ère !

mvre enfant accablée sous le poids écrasant pour elle de son im- se richesse !

)ntraste bizarre... c'était un sentiment de touchant intérêt

> dirions même de tendre pitié... que semblaient demander etin-

r la physionomie, le regard, l'altitude de cette héritière d'une ;ne presque royale... le robe noire bien simple que portait Ernestine augmentait en-

l'ëclat de son teint, d'une blancheur délicatement rosée; les

LoncuEiL. ia

mains croisses snr ses genoux, la léle penchée sur son sein, rorphc- line soniblaii trisio et rêveuse.

La lit inie clf cimi heures venait de sonner lorsque la gouvernante de la jcinu' lille entra discrrtenicul et lui dit :

Mademoiselle peut-elle recevctir niadeinoiselle de la Rochaiguê?

Corlaiiioinent. ma bonne Lahié, rcitoiidil la jeune (illc en tres- saillant et soriant de sa rêverie; pounjuoi mademoiselle de la Ro- chaiguê n'entre-t-clle pas?

La gouvernante soriit, et revint bientôt précédant mademoiselle lléléoa de la Roihaii^iië.

Celte dévolieuse personne n'aborda Ernestinc qu'après deux pro- fondes et cérémonieuses révérences, que la pauvre enfant s'empressa de rendre coup sur coup, surprise, presque peinée de voir une femme de l'âge de mademoiselle lléléna l'aborder avec obséquiosité.

Je remercie mademoiselle de Beaumesnil de vouloir bien m'ac- corder un momcul dentrelien, dit mademoiselle Iléléna d'un ton formaliste et respectueux, en faisant une troisième et dernière révé- rence, qu'Ernestine lui rendit encore.

Après quoi elle lui dit, avec un timide embarras :

J'ai, à mon tour, nriademoiselle lléléna, une grâce à vous de- mander...

A moi '... quel bonheur I... dit vivement la protectrice de M. de Macreuse.

Mademoiselle, je vous en prie... ayez la bonté de m'appeler Ernesline... au lieu de me dire : « Mademoiselle de Beaumesnil. » Si vous saviez comme cela m'impose !

Je craignais de vous déplaire, mademoiselle, en me familiari- sant davantage.

Dites-moi : « Ernesline, » et non : a Mademoiselle. » Encore une fois, je vous en prie : ne sommes-nous pas parentes? et, plus tard, si je mérite que vous m'aimiez, ajouta la jeune fille avec «ne grâce ingénue, vous me direz : « .Ma chère Ernestine, » n'est- ce pas ?

Ah ! mon affection vous a été acquise dès que je vous ai vue, ma chère Ernestine, répondit Héléna avec onction; j'ai deviné que la réunion de toutes les vertus cbrétioimes, si désirables chez une jeune persoime de votre âge... florissail dans votre cœur. Je ne vous parle pas de votre beauté... si charmante, si idéale qu'elle soit, car

9

U5 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

vous ressemblez à une madone de Raphaël. Mais, ajouta la dévotâ en baissant les yeux, la beauté est un don fragile... et périssable aux yeux, du Seigneur... taudis que les qualités dont vous êtes ornée assureront votre salut

A cette avalanche de louanges quasi mystiques, l'orpheline éprouva un embarras mortel, ne sut que répondre et balbutia .

Je ne mérite pas, mademoiselle... de pareilles louanges... et... je ne sais...

Puis elle ajouta, très-satisfaite de trouver un moyen d'échapper à ces flâneries qui, malgré son inexpérience, lui causaient une impres- sion singulière :

Vous avez quelque chose à me demander, mademoiselle ?

Sans doute, dit Ilélëna, je venais savoir vos ordres... pour l'of- fice de demain.

Quel office, mademoiselle ?

Mais l'office nous irons chaque jour.

Et, comme Ernestine fit un mouvement de surprise, mademoiselle Héléna ajouta pieusement :

nous irons chaque jour... prier pendant une heure pour !e repos de l'âme de votre père et de votre mère...

La jeune fillen'avait pas eu jusqu'alors d'fteurc^a;e pour prier... pour son père et sa mère.

L'orpheline priait presque tout le jour ; c'est-à-dire que, presque à chaque instant, elle songeait, avec un pieux respect, avec un ineffa- ble attendrissement, aux deux êtres chéris qu'elle regrettait.

Cependant, n'osant pas se refuser à l'invitation de mademoiselle Héléna, Ernestine lui répondit tristement :

Je vous remercie d'avoir eu cette pensée, mademoiselle, je vous accompagnerai.

La messe de neuf heures, dit la dévote, est la plus con- ven.ible... en cela qu'elle se dit à la chapelle delà Vierge, pour la- quelle vous avez une dévotion particulière, m'avez-vous dit hier, Er- nestine ?

Oui, mademoiselle, en Italie... tous les dimanches... j'assistais à l'office dans la chapelle de la Madone... c'était une mère aussi... et je ne sais pourquoi je préférais lui adresser mes prières pour ma mère...

Elles seront certainement plus efllcaces, ma chère Ërnestiae»

L'ORGUEIL. m

et, ptinqne vous les nver ooinmencées sous l'iuvoraiion do la more du SauviU!', il faut les oontinnor... Ainsi nous ft-rous doiii: t<)u> les jours nos dévoiious à la cliapelle de la Vierge, vers neuf heures da maliu.

Je serai prêle, mademoiselle.

Alors, Krnestine, vous m'autorisez à donner des ordres pour que votre voiture et vos gens soient prôls à cette heure.

Ma voiture? mes gens?

Certainement, dit la dévote avec emphase, votre voiture drapée et armoriée ; un des valets de pied nous accompagnera dans Téglise. portant derrière nous un sac de velours seront nos livres de messe ; vous savez bien que c'est lusage chez toutes les person- nes comme il faut.

Pardon, mademoiselle; mais à quoi bon tant d'appareils? je vais seulement à l'église pour prier; ne pourrions-nous y aller à pied? Dans cette saison, le temps est si beau !

Quelle adnnrabie modestie dans l'opulence! —s'écria la dévote, quelle simplicité dans la grandeur ! Ah ! Ernestine, vous êtes bénie du Seigneur I pas une vertu ne vous manque... vo«s possédez la plus rare de toutes... la sainte... la divine humilité... vous qui êiescepeo. dant la plus riche héritière de France !

Ernestine regardait mademoiselle lléléna avec un nouvel élonne- ment.

La naïve enfant ne croyait pas avoir fait montre de si merveilleux sentiments en désirant d'aller à la messe à pied, par une belle mati- née d'été; sa surprise redoubla en entendant la dévote continuer en s'exaltant presque jusqu'au ton prophétique :

La grâce d'en haut vous a touchée, ma chère Ernestine I... Oh !... oui... tout me le dit, le Seigneur vous a bénie jusqu'ici en vous inspi- rant des sentiments profondément religieux, en vous donnant le goût d'une vie exemplaire passée dans les exercices de la piété, ce qui n'exclut pas les honnêtes distractions que l'on peut trouver dans le monde... Oui, Dieu vous protège, ma chère Ernestine, et bientôt peut- être, il vous donnera une marque plus visible encore de sa toute-puis- sante protection.

La faconde de la dévote, ordinairement silencieuse et réservée, fat interrompue par l'arrivée de madame de la Rocliaiguè, qui, moins discrète que sa belle-soeur, entra sans se faire aaaoucer.

148 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

La b:ironne, assez surprise de trouver Ernestitte en tête à tête avee Iléléna, jeta d'abord sur celle-ci un regard de défiance; mais la dé- vote reprit aussitôt un masque si béat, si peu intelligent, que les soupçons de la baronne s'effacèrent à l'instant.

L'orpheline se leva et fil quelques pas devant madame de la Rochai» gué, qui, empressée, souriante, charmante et pimpante, lui dit le plus tendrement du monde, en lui prenant les deux mams :

Ma chère et toute belle, je viens, si vous le permettez, vous te- nir un peu compagnie jusqu'à l'heure du dîner... car je suis jalouse du bonheur de ma chère belle-sœur.

Combien vous êtes aimable pour moi, madame ! répondit Er- nestine, sensible aux prévenances de la baronne.

Héléna, se dirigeant alors vers la porte, dit à la jeune fille, afin d'aller ainsi au-devant de la curiosité de madame de la Rochaiguë :

A demain matin, neuf heures, n'est-ce pas, c'est convenu ? Et, après un affectueux signe de tête adressé à la baronne, Héléna

sortit, reconduite jusqu'à la porte par mademoiselle de Beaumesnil.

Lorsque celle-ci revint rejoindre madame de la Rochaiguë, la ba- ronne, regardant l'orpheline venir à elle, s'éloigna de quelques pas à reculons, à mesure qu'Ernestine s'approchait, et lui dit d'un ton d'affectueux reproche :

Ah ! ma chère petite belle, vous êtes incorrigible!...

Comment donc cela, madame ?

Je suis, je vous l'ai dit, d'une franchise, oh ! mais d'une fran- chise... brutale... impitoyable; c'est un de mes défauts; aussi je vous reprocherai encore... je vous reprocherai toujours de ne pas vous tenir assez droite !...

Il est vrai, madame... c'est malgré moi que je me tiens ainsi quelquefois courbée.

Et c'est ce que je ne saurais souffrir... ma chère belle... Oui, je serai sans pitié, reprit gaiement la baronne. Je vous demande un peu à quoi bon cette délicieuse taille, si vous ne la faites pas mieux valoir?... à quoi bon ce visage ravissant, aux traits si fins, si distin- gués, si vous le tenez toujours baissé? Il est pourtant charmant à voir.

Madame... dit l'orpheline, non moins embarrassée des louanges mondaines de la baronne que des louanges mystiques de la dévote.

Oh ! ce n'est pas tout, reprit madame de la Rochaiguë avec un

L'ORGUEIL. 140

affectueux etijoucmont, il fa»dr;i viue je gronde bleu fort celte ex- (clleiile inadamo Laiiié : vous avez des tlieveux adiiiirahles, et vous siTiez mille l'ois mieux coilTec avec des anglaises. Voire port de lète esl si nalnrellemeul gracieux et noble (quand v(»usvous tenez, droite, bien entendu), (jue ces lonj^ues boucles vous iraient à merveille...

J'ai toujours été coif.ée connue je le suis, madame, cl je ne songeais pas ù changer de coiffure, cela m'élunl, je vous l'avoue, as- sez iudilTérenl.

Et c'est encore un reproche à vous faire, ma chère belle (vous voyez que je ne linis pas) : il faut (jne vous soyez coquette... cerlai- nomenl très-coiiuelle... ou plutôt... c'est moi qui le serai pour vous. Je suis si fièrc de n)a charmante pupille que je veux qu'elle éclipse, les plus jolies.

Je ne puis jamais avoir celle prétention, madame, répondit Er- Desline en souriant doui ement.

Je voudrais bien que vous vous permissiez d'avoir des préten- lious, mademoiselle, reprit en riant la baronne ; je n'entends pas cela du loul... cest moi (jui les aurai pour vous... ces préten- tions... En un mol, je veux que vous soyez citée comme la plus jo- lie, la plus élégante des je::nes peisonucs... de même que vous serez un jour citée connue la [)lus élégante des fenunes... car, entre nous... je vous connais depuis hier seulement, ma chère belle. Eh bien ! à certaines tendances, à des riens que j'ai remarqués en vous, je suis sûre, et je vous l'ai déjà dit, que vous êtes née pour être, un jour, une femme à la mode...

Moi, madame ? dit ingénument l'orpheline.

J'en suis sûre .. et u'cat pas femme à la mode qui veut, il ne sufflt pas pour cela d'avoir de la beauté, de la richesse, de la nais- sance, d'être marcpiise ou duchesse... quoique ce dernier titre re- lève singulièremeut une femme... Non, non, il faut réunir à tous ces avantages... un je ne sais quoi... qui fixe et commande l'alieniion... attire les hommages, et ce je ne sais quoi, vous l'aurez... rien n'est plus facile à deviner en vous.

Mon Dieu 1 madame... vous m'élonnez beaucoup, répondit la pauvre enfant tout abasourdie.

Je vous étonne... c'est tout simple, vous devez vous ignorer, ma chère belle ; mais moi qui vous étudie, qui vous juge avec l'œil jaloux el orgueilleux d'une mère... je prévois tout ce que vous sciez, et je

151' LES SEPT PÉCUÉS CAPITAUX.

m'en applaudis. . . C'est une si ravissante existence que celle d'une femme à ia mode! Reine de toutes les fêtes, de tous les plaisirs, sa vie est un coniinucl enchaniement. Et tenez , pour vous donner une idée de ce monde, sur lequel vous êtes destinée à régner un jour, il faudra qu'a- près-demain nous allions en voiture aux Champs-Elysées; il y aura eu une course au bois de Boulogne... vous verrez revenir tout le Paris élé- gant... C'est une distraction parfaitement compatible avec votre deuil.

Mad.ïnie... excusez-moi... mais ces grandes réunions m'intimi- dent... et... je...

Oh! ma chère belle, reprit la baronne en interrompant sa pupille, je suis intraitable ; il faudra faire cela pour moi... D'ailleurs, je liens à être aussi bien traitée que mon excellente sœur... et, à ce propos, voyons, ma chère belle... qu'avez-vous donc comploté... pour de main matin avec cette bonne lïéléna?

Mademoiselle lléléna veut bien me conduire à l'office... madame.

Elle a raison, ma chère belle, il ne faut pas trop négliger ses devoirs religieux... Mais neuf heures... c'est bien matin... les femmes du monde ne vont guère qu'à l'oifice de midi ; au moins l'on a eu tout le temps de faire une élégante toilette du matin, et l'on rencon- tre à l'église des figures de connaissance.

J'ai l'habitude de me lever de bonne heure, madame, « et, puisque mademoiselle Uéléna préférait partir à neuf heures, » j'ai pensé que cette heure devait être aussi la mienne.

Ma chère belle, je vous ai dit que je serai avec vous d'une franchise, d'une sincérité bnitale.

Et je vous en remercie, madame.

Sans doute, il ne faut pas, voyez-vous, être glorieuse de ce que vous êtes la plus riche héritière de France... mais, sans vouloir abuser de cette position pour imposer aux autres vos volontés ou vos caprices... il ne faut pas non plus toujours vous empresser d'aller au-devant du moindre désir d'autrui. Encore une fois, n'oubliez pas que votre immense fortune...

Uclas ! madame, dit Ernestine sans pouvoir retenir deux larmes qui roulèrent sur ses joues, je fais mon possible, au con- traire, pour n'y pas songer, à cette for lune .. car elle me rappelle que je suis orphehne...

Pauvre chère belle, dit madame de la Rochaiguë en embras- sant Ernestine avec effusion, coinbicu je m'en veux de vous avoir

LoncuEiL 151

ioToIontaircmcat attristée ! Je vous en f onjure, séchez ces boanx yeux, j'ai trop de regret de vous voir pleurer : cela me fait un nuil !... Erue&liiie essu\a Icutemenl ses larmes; la liaroime reprit afrctUieu- semeut :

Voyons, mou enfant., dn coiirage... soyez raisonnable... sans doute c'est un malheur affreux... irréparable, que d'être orplieline ; mais . par cela que ce malheur est irréparable... il faut bien prendre sur vous... vous dire qu'il vous reste du moins des amis, des parents dévoués... et que, si le passé est triste, l'avenir est des plus brillants...

Au moment madame de la Rochaiguc consolait ainsi l'orphc- liue, on frappa discrètement à la porte.

Qui est là? demanda la baronne.

Le majordome de mademoiselle de Bcaumesnil , répondit une voix, et il sollicite la grâce de venir se mciire à ses pieds.

Eriicsliiic ût un mouvement de surprise : la baronne lui dit en sou- rùint : ■^'i■,

C'est une plaisanterie de M. de la Rochaiguë, c'est îui qui est derrière la porte.

Mademoiselle de Beaumesnil tâcha de sourire aussi, el la baronne dit à hante voix :

Entrez, monsieur le majordome... entrez. A ces mots, le baron parut, monlrani plus que jamais ses longues dents, alors complète- ment découveries par le rire de satisfaction que lui inspirait sa plai- santerie. Il alla courtoisement s'incliner devant Ernesiine, lui baisa la main et lui dii :

Mon adorable pupille coniinue-l-elle d'être contente de moi ?... rien ne manquo-t-ilàson service? troove-t-elle sa maison sur un pied convenable ? n'a-t-elle pas découvert d'inconvénients dans sou appar- tement? est-elle satisfaite de ses gens?

Je me trouve parfaitement bien ici, monsieur; trop bieu... même... répondit Ernesiine, car ce magnifique appartement pour moi seule... est...

Il n'y a rien de trop beau, charmante pupille, dit le baron d'un ton péreniptoire ; il n'y a rien de trop somptueux pour la plus riche hériture de France.

Je suis surtout heureuse et touchée de l'affeciucux accueil que je reçois dans votre famille , monsieur, reprit Ernesiine, el. je vous l'assure, le reste a pour moi peu d'importance... Soudain les

152 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

deux battants de la porte du saion s'ouvrirent, et un maître d*h6tel dit à haute voix : ftLideiuoiselle est servie...

XXI

Le baron offrit son bras à Ernesiine, qu'il conduisit dans la saTle à manger, se rendit bientôl Iléléna, un [leu allardée \y.\r l'envoi d'une lettre à l'abbé Ledoux , au sujet de la rencontre du lendemain.

Pendant le dîner, Ercicstine fut le constant objet des prévenances, des obséquiosités du baron, de sa femme, dUeléna et des domes- tiques, qui subisstt'iit, comme leurs maîtres, l'influence magique de ces mots tout-puiss:>nls qui résumaient la position de l'orpheline : 2a plus riche hcritihe de France!...

Vers la lin du dîner, le baron , affectant l'air du monde le plus dé- taché, dit à mademoiselle de Beaumesnil :

Ma chère pupille, vous vous êtes reposée aujourd'hui des fatigues de votre voyage; il faudrait, ce me semble, sortir, demain et les autres jours, pour vous distraire un peu.

Nous y avions pensé, Héléna et moi, dit madame de la Ro- chaiguë; votre sœur accompagnera demain Ernestine à l'office; dans l'après-diner, mademoiselle Palmyre et mademoiselle Barenne viendront essayer à notre chère petite belle les robes et les cha- peaux commandés hier par mes soins, et, après-demain, nous iroQS faire un tour en voiture aux Champs-Elysées.

A merveille, dit le baron; je vois la journée de demain et celle d'après-demain parfaitement employées. Seulement... je me trouve, moi, très-mal partagé... Aussi, je vous demande ma revancK pour le jour d'ensuite, ma chère pupille... Me l'accordercz-vous?

Certainement, monsieur, avec le plus grand plaisir, répon- dit Ernestine.

La grâce de cette réponse en double encore le prix, dit le baron avec une expression si convaincue, que l'orpheline se deman- dait ce qu'elle avait répondu de ai gracieux, lorsque la baronne dit à- Àuw mari :

L0I\GUEIL. 153

Voyons, moiuiciir de la Iluchaiguc, quels soui vos projets?

Ah ! ail ! ropoiiilil le baron d'un air lin, je ri> ^nis ni si d 'volit'ux (jne ma sœur, ni si mondain que vous, ma clicro ;iniio; je proitose doue à notre aimable |iu[iille. si le temiis le p( rinol, une promenade dans l'un des plus beaux jardins de Paris, eile verra une merveilleuse collecliou de rosiers on lleurs.

Vous ne pouviez miiux elioisir, monsieur, dit naïvement Er- nestinc, j'aime tant les (leurs !

Ce n'est pas tout, et, comme je suis homme de précaution, ma charmante pupille, ajouta le baron, en cas de mauvais temps, nous ferions noire promenade dans des serres chaudes superbes ou dans une n)agnifi(ine galerie de tableaux renfermant les chefs-d'œuvre de l'école moderne.

El se trouvent donc réunies toutes ces belles choses, mon- sieur ? dit Ernestine véritablement émerveillée.

Ah ! ma chère pupille... quelle véritable l'arisieinie vous êtes! reprit M. de la Roehaiguë en riant d'un air capable, et vous aussi, baronne... et vous aussi, ma sœur; je le vois, à votre air étonné, vous ignorez se trouve ce pays de merveilles, qui est pour- tant presque à notre porte.

En vérité... dit mademoiselle de la Rochaiguë, j'ai beau chercher... je...

Vous ne trouvez pas? reprit le baron radieux, voyons... j'ai piiié de vous... toutes ces merveilles se trouvent réunies... au Luxembourg.

Au Luxembourg! s'écria la baronne en riant. Et, s'adressant à l.rne>tine :

Ah! ma chère bille, c'est ini piège... abominable, car vous ne savez pas la passion de M. de la Roch.iiguë pour une autre des mer- veilles du Luximbourg , dont il se garde bien de vous parler !

Et quelle e;l cette autre merveille, madame? demanda la jeune fdie eu souriant.

Figurez-vi-us... pauvre chère innocenie... que M. de la Uochai* guê est capable de vous conduire à une séance de la Chambre des pairs... sous préicxlc de serres, de fleurs et de tableaux !

Eli bien! pourquoi pas, dans la tribune diplomatique.' Ma chère pupille s'y trouverait en belle et bonne compagnie, riposta

9.

154 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

le baron; elle renconlrerait de ces bienheureuses femmes d'ambassadeurs... de ministres...

Bienheureuse... le mot. est charmant, dit gaiement la bav ronne, et d'où leur vient celte canonisation, s'il vous plaît?

Puis, se tournant vers Héléna :

Entendez-vous votre frère... ma chère... que' blasphème!

Je maintiens, répondit le baron, qu'il n'est pas an monde une position plus enviable, plus charmante... plus admirable, que celle de la femme d'un ambassadeur... ou d'un ministre... Ah! ma chère amie... ajouta le Canning ignoré en s'adressant à sa femme d'un ton pénétré, que n'ai-je pu vous donner une pareille posi- tion! Vous eussiez été... jalousée... adulée... fêtée... Vous seriez de- venue, j'en suis sûr... une femme politique supérieure... Vous eus- siez dirigé l'Etat peut-être... Est-il un rôle plus beau pour une femme?

Voyez-vous, ma chère belle, quel dangereux flatteur que M. de la Rochaig!:ê, dit la baronne à Ernestiiie, il est capable de vouloir peut-être vous donner aussi le goût de la politique...

A moi, madame? oh ! je ne crains pas cela, répondit Ernestine en souriant.

Vous raillerez tant que vous voudrez, ma chère amie, dit le baron à madame de la Rochaiguë ; mais je prétends que ma chère pupille... a dans l'esprit quelque chose de réfléchi... de posé... de sérieux... trè -remarquable pour son âge, sans compter qu'elle res- semble incroyablement au portrait de la belle et fameuse duchesse de Longueville, qui a eu sous la Fronde une si grande influence po- litique.

Ah !... c'est trop fort! dit la baronne en interrompant son mari avec un redoublement d'hilarité.

L'orpheline, un moment pensive, ne partagea pas cette gaieté ; elle trouvait singulier qu'en moins de deux heures, les trois personnes dont nous parlons eussent tour à tour découvert qu'elle réunissait les vocations les plus singulièrement opposées :

Celle de femme dévote,

De femme à la mode,

De femme politique,

La conversation fut interrompue par le bruit retentissant d'une voilure qui entrait dans la cour de l'hôtel.

L'ORGUEIL. 155

Le baron dil à sa fomnie :

Vou> ii'.ivoz pas rerinc voire porte ce soir?

Non... mais je u'alleuds personne... à moins que ce ne soil ma- dame de MirocourL, qui, vous le savez, vient quelquefois en prima sera avant d'aiUr dans le monde.

En ce cas, voulez-vous la recevoir?

Si cela ne vous ennuyait pas trop , ma chère belle ,— dit la ba- ronne à Ernotine, vous me permei triez de recevoir madame de Mirecouri dans votre salon; c'est une dij:uc et excellente personne.

Faites absolumeul comme il vous plaira, madame, répondit Er- nesiiue.

\o\is ferez entrer dans le salon de mademoisene de Beaumesoil, —dit la baronne à l'uu des domestiques.

Celui-ci sortit, et revint bientôt en disant :

D'après les ordres de madame la baronne , j'ai fait entrer cbex mademoiselle... mais ce n'était pas madame de Mirecourt.

Etqiiidouc était-ce?

M. le marquis de Maillefort, madame la baronne. Au nom du marquis, le baron s'écria :

C'est insupportable ! Une visite à une pareille heure est d'une Caouiliarité inconcevable.

La baronne fit signe à son mari de se contraindre devant les gens, et dit tout bas à Ernestine , qui semblait surprise de cet inci- dent :

M. de la Rochaiguë n'aime pas M. de Maillefort, qui est un des plus malins et des plus méch;ints bossus qu'on puisse imaginer. .

Un vrai satan... ajouta Héléna.

11 me semble, dit Ernestine en réfléchissant, qu'autrefois.,, chez ma niere, j'ai entendu prononcer le nom de .M. de MaillelCF t.

El certes, ma toute belle, reprit la baronne en souriant, l'on ne parlait pas précisément du marquis comme d'un bon ange.

Je ne me souviens pas d'avoir entendu parler de M. de Muille- fort en bien ou eu mal,— répondit l'orpheline,— je me rappelle seule- ment son nom...

El ce nom,— dit le baron, cet celui d'une véritable peste !

Mais, madame,-- dit mademoiselle de Beauraesnil en hésitant, si M. de Maillefort est si méchant, pourquoi le recevez-vous?

Âh ! ma chère belle... dans le monde, on est obligé à tant de

156 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

concessions, surtout lorsqu'il s'agit de personnes de la naissance de M. deMaillefort!

Et s'adressant au baron :

Il est impossible de prolonger le dîner plus longtemps, car on a servi le café dans le salon.

Madame de la Rochaiguë se leva de table; le baron, dissimulant son dépit, offrit son bras à sa pupille, et tous entrèrent dans le salon attendait M. de Maillefort.

Le marquis avait pendant longtemps tellement pris l'habitude de se vaincre, à l'endroit de sa profonde et secrète passion pour la comtesse de Beaumesnil, passion que celle-ci avait seule pénétrée, qu'à la vue d'Er- nestine, il ne trahit en rien l'intérêt qu'elle lui inspirait; il songea, non sans tristesse, qu'il lui fallait se montrer devant l'orpheline ce qu'il avait toujours été devant les autres, incisif et sarcastique; un change- ment soudain dans ses manières , dans son langage , eût éveillé les soupçons des la Rochaiguë , et , pour protéger Ernestine à l'insu de tous et peut-être à l'inpu d'elle-même, afin d'accomplir ainsi les der- nières volontés de la comtesse , il ne devait en rien exciter les dé- fiances des personnes dont lorpheline était entourée.

M. de Maillefort, doué d'une grande sagacité, s'aperçut, avec un cruel serrement de cœur, de l'impression défavorable que son aspect causait à Ernestine, car celle-ci , encore sous rinlïuence des calom- nies dont le bossu venait d'être l'objet, avait involontairement tres- sailli et détourné les yeux à la vue de cet être difforme.

Si diversement pénibles que furent alors les sentiments du mar- quis, il eut la force de les dissimuler ; s'avançant alors vers madame de la Rochaiguë, le sourire aux lèvres, l'ironie dans le regard :

Je suis bien indiscret, n'est-ce pas, ma chère baronne ? mais, vous le savez... ou plutôt vous l'ignorez ; l'on n'a des amis que pour mettre avec eux ses défauts à l'aise... à moins cependant,— ajouta le marquis en s'indinant profondément devant Iléléna, à moins que, comme mademoiselle de la Rochaiguë... on n'ait pas de défauts... et qu'on soit un ange de perfection, descendu des cieux pour lédifica- tion des fidèles; alors, c'est pis encore : quand on est si parfait, l'on infligea ses amis le supplice de l'envie... ou de l'admiration, car pour beaucoup c'est tout un... Et s'adressant à M. de la Rochaiguë : M'est-ce pas que j'ai raison, baron? je m'en rapporte à vous, qui

LOUCUEIL 157

avez le bonheur de n'être blessaui... ni par vos qualité ni p:ir vos dér.iuis.

Le baron sourit, montra outragoiisemcnt ses longues dents et répondit en tâchant de contraindre sa mauvaise humeur :

Ah! inarcjuis !... marquis... toujours malicieux, mais totijours aimable.

Songeant alors qu'il ne pouvait se dispenser de présenter M. de Blailiiforl à sa ptq)ille, qui regardait le bossu avec une crainte crois- sante, le baron dit à Ernesline :

Ma cher, pujtille. pcriiietiez-moi de vous présenter M. le mar- quis de .Maillefoi i, un de nos bons amis.

Apres s'être incline devant la jeune fille, qui lui rendit son salut d'un air embarrassé, le bossu lui dit avec une froideur polie :

Je suis heureux, mademoiselle, d'avoir niainlcnant un moiif de plus pour vesiir souvent chez madame de la Rochaiguë.

El, comme s'il se croyait libéré envers l'orpheline par celte bana- lité, le marquis s'inclina de nouveau, et alla s'asseoir auprès de la ba- ronne, pendant que son mari lâchait de donner une contenance à sou dépit, en dégustant le café avec lenteur, ci qu'ilcléna, s'emp.aant d'Ernestine, l'ennnenail à ([Uclques pas, sous piétextc de lui faire ad- mirer les fleurs d'une jaidinière.

Le marquis, sans paraître faire la moindre attention à Ernestinc et à Uéléna, ne les perdit cependant pas de vue ; il avait l'ouïe très-fine, et il esiiérait surprendre queUpies mots de l'enlrelien de la dévoie et de l'orpheline, tout en causant avec madame de la Rochaiguë; con- versation d'abord nécessairement insignifiante, chacun des inlerlo- culeurs, cachant soigneusement le fond de sa pensée sons tm partage frivole ou banal, tâchait de voir venir son adversaire, ainsi que Ion dit vulgairement.

Le vague d'un paieil entretien favorisait à merveille les înienlions du marquis ; aussi, tandis que, d'une oreille distraite, il écoutait ma- dame de la Rochaiguë, il écoutait de l'autre et très-curieusement, Ernesline, le baron et Iléléna.

La dévote et son frère, croyant le bossu tout à son entrelien avec madame de la Rochaiguë , rappelèrent à l'orplidine, dans le courant de leur conversation, la promesse qu'elle avait faite :

A Iléléna de l'accompagner le lendemain à l'office de neuf heures;

158 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Au baron d'aller le surlendemain admirer avec lui les merveilles du Luxembourg.

Quoiqu'il n'y eût rien d'extraordinaire dans ces projets acceptés par Ernesline, M. de Maillcfort, très en défiance contre les la Rochai- guë, ne regarda pas comme inutile pour lui d'être instruit de ces par- ticularités , en apparence insignifiantes. Il les nota soigneusement dans son esprit, tout en répondant avec son aisance habituelle aux lieux communs de la baronne.

L'attention du bossu était ainsi partagée depuis quelques minutes, lorsqu'il vit du coin de l'œil Héléna parler bas à Ernestine en lui montrant du regard madame de la Rochaiguë , comme pour lui dire qu'il ne fallait pas la déranger de son entrelien; puis l'orpheline, Héléna et le baron quittèrent discrètement le salon.

Madame de la Rochaiguë ne s'aperçut de leur absence qu'au bruit que fit la porte en se refermant.

Ce départ servait à souhait la baronne ; la présence des autres per- sonnes eût gêné une explication qu'il lui paraissait très-urgent d'avoir avec le marquis : elle étaat trop fine , trop rompue au monde, pour n'avoir pas pressenti, ainsi qu'elle l'avait dit à son mari, que le mar- quis, revenant chez elle après une longue interruption dans leurs re- lations, ne pouvait être ramené que par la présence de l'héritière, sur laquelle il avait nécessairement quelque vue cachée.

La passion du bossu pour madame de Beaumesnil n'ayant été devi- née par personne, sa dernière entrevue avec la comtesse mourante ayant aussi été tenue secrète, madame de la Piochaiguë ne pouvait soupçonner et ne soupçonnait pas la sollicitude que le marquis por tait à Ernestine...

Voulant néanmoins tâcher de pénétrer les desseins du bossu, afiui de les déjouer s'ils contrariaient les siens, madame de la Rochaiguë interrompit son insignifiante conversation dès que la porte se fût re- fermée sur l'orpheline.

Eh bien ! demanda la baronne au bossu, comment trouvez- vous mademoiselle de Beaumesnil?

Je la trouve très-généreuse...

Comment cela, marquis, très-généreuse ?

Sans doute... avec sa fortune... votre pupille aurait le droit d'ê- tre aussi laide et aussi bossue que moi... mais a-t-elle quelques qua- lités?

L'ORCLEIL. 16»

Je la oonnais depuis si peu de temps, que je ne saurais trop vous dire...

Voyons, pourquoi ces rciiccnccs?... vous scolci bien que je ne Tiens pas vous deuiaïuier la main de voire pupille.

Qui sait?... reprit la baronne en riant.

Moi... je le sais, et je vous le dis...

Scrieusomeul, marquis.' reprit madame de la Bochaiguë d'un ton pcnéirc— Je suis sûre qu'à l'heure qu'il est, cent projets de ma- riage sont déjà formés...

Contre mademoiselle de Deaumcsnil ?

Contre est très-joli... mais, tenez , marquis , je veux être fran- che avec vous.

Vraiment,— dit le bosfu avec une suprise railleuse. Eh bien ! moi aussi. Allons, ma chère baronne... faisons cette petite débauche... de sincérité ; ma foi ! tant pis !

El M. de Maillefort rapprocha son fauteuil du canapé la baronne était assise.

xxu

Madame de la Rochaiguë , après un moment de silence, jotant sur M. de Maillefort un regard pénétrant, lui dit :

Mar(ii:is, je vous ai deviné.

Ah bah !

Parfaitement deviné.

Vous faites tout en perfection... ça ne m'étonne pas; voyons donc celle surprenante deviuation.

De peur de raviver mes regrets, je ne veux pas compter le nom- bre d'années pendant lesquelles vous n'avez pas mis les pieds chez moi, marquis... et voilà que, soudain... vous me revenez avec ua empressement tout flatteur... Moi qui suis bonne femme et pas du tout glorieuse, je me suis dit...

Voyons... baronne, qu'est-ce que vous vous êtes dit?

160 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Oh ! mon Dieu ! je me suis dit tout simplement ceci : « Après le brusque délaissement de M. de Maillefort , qui me vaut donc le nou- veau plaisir de le voir si souvent?... C'est probablement parce que je suis la tutrice de mademoiselle de Beaumesnil , el que cet excellent marquis a un iniérêi quelconque à revenir chez moi. »

Ma foi, lj;ironne, c'est à peu près cela...

Conmient, vous l'avouez ?

Il le faut bien..

Vous allez me faire douter de ma pénélraiion en vous rendant si vite, marquis...

Ne sommes-nous pas en pleine orgie... de franchise?

C'est vrai...

Alors... à mon tour, je m'en vais d'abord vous dire pourquoi j'ai soudain cessé de venir chez vous... c'est que, voyez-vous, ba- ronne, moi je suis une manière de stoïqiie...

Eh bien !... que fait le stoïcisme?

Il fait beaucoup, car il m'a donné l'habitude... lorsqu'une chose me plaît extrêmement... d'y renoncer soudain, afin de ne me point laisser amollir par de trop douces habitudes... Voilà pourquoi, ba- ronne, j'ai brusquement cessé de vous voir.

Je voudrais croire cela... mais...

Essayez... toujours... (Juant à mon retour chez vous...

Ah I ceci est plus curieux.

Vous avez deviné... à peu près juste...

A peu près... marquis ?

Oui , car bien que je n'aie aucun projet au sujet du mariage de votre pupille, je me suis cependant dit ceci : «Celte prodigieuse héri- tière va être le but d'une foule d'intrigues plus amusantes... ou plus ignobles les unes que les autres... La maison de madame de la Ro- chaiguë sera le centre aboutiront tant d'intrigues diverses. On sera là, comme on dit, aux premières loges, pour voir tous les actes de cette haute comédie... A mon âge, el fait comme je suis... je n'ai d'autre amusement, dans le monde, que l'observation. J'irai donc en observateur chez madame de la Rochaiguë... Elle me recevra, parce qu'elle m'a reçu autrefois , et qu'après tout je ne suis ni plus sot ni plus ennuyeux qu'un autre. Ainsi, de mon coin, j'assisterai tranquil- lement à celle hille acharnée entre les prétendants; voilà la vérité; maintenant, baronne, anrez-vous le courage de me refuser de temps

L'ORGUEIL. ICI

à aiiire une jiotito place dans voire salon pour observer celle bataille dont voire inipillc doit èlre le prix?

Ah ! niaripiis... dil madame de la Itocliaigiië eu liocliaiil la lêie, vous n'êies pas de ces gens qui, sans prendre pari à la mêlée, ropardonl les autres se battre.

\.\\ 1... eh !.. je ne dis pas non...

Vous voyez donc bien .. vous ne resterez pas nculre.

Je n'en sais rien... ajouta le maripiis. Et il appuya beaucoup sur les mois suivants :

Biais comme je suis assez compté dans le monde, comme je sais beaucoup de choses... comme j'ai toujours su maintenir n)on franc parler, connue j ai lioncur des lâchetés, je vous avoue... que si... dans la mêlée , connue vdus dites, ma chère baroiuic... je voyais per- fidement atlaquor ou menacer un brave guerrier , dont la vaillance m'aurait intéressé , j'irais, ma foi, à son secours par tous les moyens dont je puis disposer.

Mais... monsieur , dit la baronne en cachant son dépit sous un rire forcé, cela... permettez moi de vous le dire... cela esi une sorle... d'inquisition permanente... dont vous seriez le grand inqui- siteur, et dont le siège serait chez moi...

Oh ! mon Dieu ! chez vous ou ailleurs... ma chère baronne; vous sentez bien qr.e si, par un caprice de jolie femme... et plus que per- sonne vous pouvez vous permettre ces caprices-là... vous disiez à vos gens qu'à l'avenir vous n'y serez jamais pour moi...

Ah 1 marquis, poiivez-vo'.i.^ penser ?..

Je plaisante, reprit M. de .MaiUcfort d'im ton sec,— le baron esl de trop bonne compagnie pour souffrir que votre porte me soil refusée sans raison, et il m'épargnera, j'en suis certain, une e.\plica- lion à ce sujet... J'avais donc l'honneur de vous dire , ma chère ba- ronne, qu'une fois résolu d'observer ce fait fort curieux, à savoir : De quelle maniirc se marie... la plus riche héritière de France... je puis placer partout le siège de mon observatoire , car , malgré ma taille... j'ai la prétention de voir... droil... de haut... et de loin.,.

Allons... mon cher mariiuis, dil madame de la Rocliaiguë re- devenant souriante, avouez-le, c'est une alliauce offensive et dé- fensive que vous me proposez ?

Pas le moins du monde... ne veux être ni pour vous ni con- tre vous. J'observerai beaucoup, et puis... sclou mou petit jugement

462 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

et mes faibles ressources... je lâcherai de servir ou de desservir ce- lui-ci ou celui-là... si l'envie m'en prend, ou plutôt si la justice et la loyauté l'exigent ; car vous savez combien je suis original.

Mais pourquoi ne pas vous borner à votre rôle de curieux, d'ob- servateur ? pourquoi ne pas rester neutre ?

Parce que... et ce n'est pas moi, c'est vous qui l'avez dit, ma chère baronne... parce que je ne suis malheureusement pas de ceux- qui peuvent voir les autres se battre... sans prendre un peu part à la mêlée...

Mais enfin, dit madame de la Rochaiguë poussée à bout, si... (et c'est une pure supposition, car nous sommes décidés à ne pas songer de longtemps au mariage d'Ernestine), si, par supposition, vous disais-je... nous avions quelqu'un en vue pour elle, que feriez- vous?...

Je n'en sais, ma foi, rien du tout.

Allons, monsieur le marquis, vous jouez au fin avec moi... vous avez un projet quelconque?

Aucun Je ne connais pas mademoiselle de Beauiuesnil ; je ne vous propose personne... Je suis donc parfaitement désintéressé dans mon rôle de curieux, d'observateur, et puis enfin, je vous demande un peu, qu'est-ce que cela vous fait, ma chère baronne, que je sois curieux et observateur ?

Il est vrai, dit madame de la Rochaiguë en reprenant son sang-froid, car, après tout, en mariant Ernesliue, que pouvons- nous avoir en vue ? son bonheur.

-^ Parbleu !

Nous n'avons donc rien à craindre de votre ohservatoire, comme vous dites, mon cher marquis.

Rien, absolument, ma chère baronne.

Car, enfin, si par hasard nous faisions fausse route... Ce qui arrive aux mieux intentionnés.

Certainement... marquis... vous ne manqueriez pas alors de venir à notre aide .. et de nous signaler l'écueil... du haut de votre lumineux observatoire.

On est observateur... c'est pour cela... dit M. de Maillefort en se levant pour prendre congé de madame de la Rochaiguë.

Comment, marquis, dit la baronne en minaudant, vous me quittez déjà?

L'ORGUEIL. tes

A mon prand regret... je vais faire ma tournée dans cinq oui six salons, aliii d'entoiidrc parler de votre iiériiièrc... Yoll'^ n'avez pas d'idée comme c'est amus-aut... et curieux... et parfois révoltant... tous ces bavardages... au sujet d'une dot si pliénoniénale.

Ali v'»> * "10" cher maniais, dit madame de la Uochaiguë en tendant sa main au bossu de l'air le plus cordial, parlons sérieuse- ment .. J'espère vous voir souvent, n'est-ce pas? très-souvent... Et, puisque tout ceci vous intéresse... malin curieux, soyez tranquille, je TOUS tiendrai au fait de tout, ajouta mystérieusement la baronne.

Et moi aussi, répondit non moins mystérieusement M. de Jlaillefort. De mon côté, je vous raconterai tout... ce sera déli- cieux ; et, à propos... de propos, ajouta le marquis en souriant et d'un air très-détaché (quoiqu'il fût venu chez madame de la Rochai- guê autant pour voir Erne?tine que pour tâcher d'obtenir quelques éclaircissements sur un mystère encore impénétrable pour lui); à propos de propos, reprit donc le marquis, avez-vous entendu parler d'un enfant naturel (pie laisserait monsieur de Beaumesnil ?

Monsieur de Beaamesnil? demanda la baronne avec surprise.

Oui, lui répondit le bossu, car, en déplaçant ainsi la question, il espérait arriver au même résultat d'investigation sans risquer de compromettre le secret qu'il croyait avoir surpris à madame de Beau- mesnil. — Oui, avez-vous entendu dire que monsieur de Beaumesnil eût eu un enfant naturel?

Non... répondit la baronne, c'est la première fois que ce bruit vient jusqu'à moi .. Dans le temps, on a, je crois, parlé d'une liaison de la comtesse avant son mariage... Ce serait donc plutôt à elle... que se rapporterait l'histoire de ce prétendu enfant naturel, mais je n'ai, quant à moi, jamais rien entendu dire à ce sujet.

Alors, que ce bruit regarde le comte ou la comtesse, reprit le bossu, c'est évidemment un conte absurde, ma chère baronne, puisque vous en ignorez complètement, vous qui, par votre position et par votre connaissance des affaires de la famille, devriez être mieux iosiruite que personne sur un fait si grave.

Je vous assure, marquis, que nous n'avons rien vu ni lu, qui pdt nous donner le moindre soupçon que monsieur ou que madame de Beaumesnil ait laissé un enfant naturel...

M. de Maillefort, doué d'inliniment de tact et de pénétration, fut avec raison convaincu de l'ignorance absolue de madame de la Ro-

164 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

chaigué au sujet de la fille naturelle qu'il supposait à la comtesse; il vit avec cliagrin la vaniié de sa nouvelle tentative, désespérant pres- que de pouvoir accomplir les dernières volontés de madame de Beau- mesnil, ne sachant comment retrouver la trace de cette enfant in- connue.

Madame de la Rochaigiié reprit sans remarquer la préoccupation du bossu :

Du reste... on dit tant de choses inconcevables à propos de cet héritage! N'a-t-on pas aussi parlé de legs aussi bizarres que magni- fiques laissés par la comtesse...

Vraiment!...

Ce sont encore des histoires de l'autre monde, reprit ma- dame de la Rochaiguë avec un ton de dénigrement marqué, car elle avait toujours été fort hostile à madame de Beaumesnil; la comtesse a laissé de... mesquines pensions à deux ou trois vieux serviteurs, et une petite gratification à ses autres domestiques... C'est à cela que se réduisentceslegssi magnifiques. Seulement, pendant que la comtesse était en veine de générosité, ajouta madame de la Rochaiguë avec un redoublement d'aigreur, elle aurait ne pas commettre l'in- gratitude d'oublier une pauvre fille à qui elle devait pourtant bien quelque reconnaissance !

Comment cela ? demanda le marquis obligé de cacher ses pé- nibles sentiments en entendant la baremne attaquer la mémoire de madame de Beaumesnil ; de quelle jeune fille voulez-vous parler?

Vous ne savez donc pas que, pendant les derniers temps de sa vie, la comtesse, suivant l'avis de ses médecins, avait fait venir au- près d'elle une jeune artiste à qui elle a souvent de grands soula- gements dans ses douleurs?

En effet, l'on m'en a vaguement parlé, répondit le bossu en cherchant à rassembler ses souvenirs.

Eh bien ! a'est-il pas inouï que la comtesse n'ait pas laissé le moindre petit legs à cette pauvre fille ? Si c'est un oubli... il ressem- ble furieusement à de l'ingratitude...

Le marquis connaissait si bien la noblesse et la bonté de cœur de madame de Beaumesnil, qu'il fut doublement frappé de cet oubU à l'endroit de la jeune artiste.

Après quelques instants de réflexion, il pressentit vaguement que, par cela même que cet oubli, s'il était réel, semblait inexplicable, il

L'ORGUEIL 165

y avait dans cette circonstance autre chose qu'un manque de mé- moire.

Aussi reprit-il : j Vous êtes sûre, baronne, que cette jeune fille n'a reçu aucune rémuncratiou de madame de Bcaumcsuil ? \ Ous eu êtes bleu sûre?

Noire conviction a été si unanime à ce sujet, reprit la ba- ronne enchantée de cette occasion de se faire valoir, que, révol- tés de ringraiiiude de la comtesse, nous avons, par égard pour la famille, envoyé un billet de cinq cents francs à cette jeune fille...

C'était justice.

Sans doute... Et savez-vous ce qui est advenu?

Non...

La jeune artiste nous a rapporté fièrement les cinq cents francs en disant qu'elle avait été payée...

Cela est d'un noble cœur, dit vivement le marquis; mais, vous le voyez, la comtesse n'avait pas oublié cette jeune fille... Sans doute, elle lui aura remis à elle quelque témoignage de sa gratitude... au lieu de lui laisser un legs...

Vous ne croiriez pas cela, marquis, si vous aviez vu la misère décente mais significative des vêtements de cette jeune fille... Cela faisait mal, et, certes, elle eût été autrement habillée... si elle avait eu quelque part aux largesses de madame de Beanmesnil; d'ailleurs, cette pauvre jeune artiste qui, soit dit en passant, est belle comme un astre, m'a fait si grande pitié, ajouta madame de la Rochaiguë avec une affectation de sensibilité, la délicatesse de sa conduite m'a si fort émue, que je lui ai proposé de venir donner des leçons de musique à Ernestine...

Vrai ! vous avez fait cela?... mais c'est superbe !

Votre étouncment est peu flatteur, marquis.

Vous confondez l'admiration avec l'étomieincnt, baronne; je ne m'étonne pas du tout... je sais les trésors de bonté, de mansuétude, que renferme votre excellent cœur, dit .M. de Maillefort en cachant sous sou persiflage habituel l'espérance qu'il avait enfin d'être sur la Toie du mystère qu'il avait tant d'intérêt à pénétrer.

Au lieu de railler... la bonté de mon cœur, marquis, répon- dit madame de la Rochaiguë, vous devriez l'imiter, ei tâcher, parmi vos nombreuses connaissances, de procurer des leçons à celte pauvre fille.

166 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Cerlainement, répondit le marquis avec une froideur appa- rente à l'endroit de la jeune artiste, je vous promets de m'intéres- ser à votre protégée... quoique j'aie peu d'autorité comme connais- seur en musique. Mais comment se nomme et demeure cette jeune fiUe?

Elle se nomme Herminie, et demeure rue de Monceau... Je ne me souviens pas du numéro, mais je vous le ferai savoir.

Je m'emploierai donc pour mademoiselle Herminie, si je le puis... mais à charge de revanche, baronne, dans le cas j'aurais aussi à réclamer votre patronage, pour quelque prétendant à la main de mademoiselle de Beaumesnil, je suppose... que je verrais du haut de mon observatoire avoir le dessous dans la rude mêlée des concurrents...

En vérité, marquis, vous savez mettre le prix à vos services...

répondit la baronne en souriant d'un air contraint, mais je suis certaine que nous nous entendrons toujours parfaitement.

Et moi donc, ma chère baronne, vous ne sauriez croire com- bien je me réjouis d'avance du louchant accord qui va désormais exister entre nous deux. Eh bien ! après tout, ajouta le marquis avec un accent rempli de bonhomie, avouons-le, noire petite dé- bauche de sincérité... nous a fameusement profilé... nous voici en pleine confiance... n'est-ce pas, ma chère baronne?

Sans doute ; et malheureusement, ajouta la baronne avec un soupir, c'est si rare, la confiance!...

Mais aussi, quand ça se rencontre, répondit le marquis, comme c'est bon!... hein! ma chère baronne?

C'est divin ! mon cher marquis. Ainsi donc, au revoir et à bien- tôt, je l'espère.

A bientôt, dit M. de Maillefort en sortant du salon.

Maudit homme ! s'écria madame de la Rochaiguë en bondis- sant de son fauteuil.

Et, marchant à grands pas, elle donna enfin cours à ses sentiments, si difficilement comprimés.

Il n'y a pas une des paroles de cet infernal bossu, reprit-elle,

qui n'ait été un sarcasme ou une menace.

Le fait est que c'est un bien prodigieux scélérat, s'écria la voix du baron, qui apparut soudain à l'une des portes du salon dont il écarta les portières.

L'ORlillEIL. 167

XXIU

A h viie de W. de la T\ochaigiië, apparaissant ainsi à peu de dis- tance du canapé elle s'était tenue pendant son entretien avec M. de Maillefori, la baronne s'écria .

Comment, monsieur, vous étiez là?

Certainement... car, pressentant que votre entretien avec M. de Maillefori deviendrait très-intéressant, dès que vous seriez tous deux seuls, j'ai fait le tour par le petit salon, et je suis venu écouter là... derrière ces portières, tout près de vous...

Eh bien ! vous l'avez entendu, ce maudit marquis?

Oui, madame, et j'ai aussi entendu que vous avez eu la faiblesse de l'engager à revenir, an lieu de lui signifier nettement son congé. Vous aviez une si belle occasion !

Eh ! monsieur, est-ce que M. de Maillefort ne peut pas être aussi dangereux de loin que de près? 11 me l'a bien fait comprendre; et, d'ailleurs, on ne traite pas avec cette grossièreté un homme de la naissance et de l'importance de M. de Maillefort.

Et qu'en adviemlrait-il donc, s'il vous plaît?

Il en adviendrait, monsieur, que le marquis vous ferait deman- der satisfaction de celte impertinence. Vous ne l'avez donc pas en- tendu? Ignorez-vous donc qu'il a eu plusieurs duels toujours malheu- reux... pour ses adversaires, et que, dernièrement encore, il a forcé M. de Mornand à se battre dans une chambre pour une plaisanterie?...

Et moi, madame, je n'aurais pas élé aussi bénévole... aussi dé- bonnaire... aussi simple que M. de Mornand; je ne me serais pas battu... Ah! ah! Et voilà!...

Alors M. de Maillefort vous eût partout poursuivi, accablé de ses épigrammes... il y avait de quoi vous faire déserter le monde... à force de honte...

Mais c'est donc une bête enragée que ce monstre-là?... il n'y a donc pas de lois? Ah! si j'étais à la Chambre des pairs, de tels scan- dales ne resteraient pas impunis ; on ne serait plus à la merci du premier coupe-jarret ! s'écria le malheureux baron. Mais, pour l'amour de Dieu, à qui en a-t-il? que veut-il, ce damné marquis?

168 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Vous avez, eu vcriié, bien peu de pénétration, monsieur ! Il a pourtant parlé avec une assez insolente franchise... D'autres auraient pris des détours... auraient agi de ruse... M. de Maillefort... point. « Vous voulez marier mademoiselle de Beaumesnil... Je veux voir, moi, comment et à qui vous la marierez; et, si l'envie m'en prend, dans ce mariage j'interviendrai. » Voilà ce qu'il a eu l'audace de me dire... Et cette menace... il peut la tenir...

Heureusement Ernestine paraît avoir une peur horrible de cet affreux bossu, et ïïéléua doit lui dire qu'il était l'ennemi acharné de la comtesse...

Qu'est-ce que cela fera?... Supposons que nous trouvions an parti convenable pour nous et pour Ernestine, le marquis, par ses railleries, par ses sarcasmes, n'est-il pas capable de donner à celte innocente fille... l'aversion de celui que nous voudrions lui faire épouser?... Et ce n'est pas seulement ici qu'il peut nous jouer ce tour odieux et bien d'autres qu'il est capable d'imaginer ; il nous les jouera partout il rencontrera Ernestine... car nous ne pouvons pas la séquestrer, il faut que nous la conduisions dans le monde.

C'est donc cela surtout que vous craignez? je serais assez de votre avis, si...

Eh! monsieur! est-ce que je sais ce que je crains;. ..j'aimerais cent fois mieux avoir une crainte réelle, si menaçante qu'elle fût, je saurais du moins est le péril, je m'arrangerais pour y échapper; tandis qu'au contraire le marquis nous laisse dans une perplexité in- cessante, et cela peut nous faire commettre cent maladresses... nous gêner, et paralyser peut-être les résolutions que nous aurons à prendre dans notre intérêt... Il faut, en un mot, nous résigner à nous dire : «Il y a un homme d'une pénétration et d'un esprit dia- boliques, qui voit ou qui cherche à voir ou à savoir tout ce que nous ferons, et qui, malheureusement, a mille moyens de réussir... tandis que nous n'avons aucun moyen, nous, d'échapper à sa surveillance. »

r J'en reviens à mon idée de tout à l'heure, dit le baron d'un air très-satisfait, je la crois juste... vraie... évidente... celte idée...

Quelle idée?

C'est que le marquis est un bien prodigieux scélérat !

Bonsoir, monsieur, dit impatiemment madame de la Ro- chaiguë en 6e dirigeant vers la porte du salon.

l

L'ORGUEIL ICI»

ComintMit, dit le haron, vous vnns en nlloi comme cela, dans une paifillo i-xtrémilo, sans convenir de rien!

Convenir de quoi ?

De ee qu'il y a à faire.

Est-ce (lue j'en sais quelque chose? s'écria madame de la Rochaiguë hors d'elle-mênïe et en frappant du pied. (le méchaut bossu m'a compléieuient démoralisée... et vous achevez de me rendre stupide... par vos btlles rédoxioiis.

Et madame de la Rochaiguë quitta le salon, dont elle referma la porte avec violence au nez du baron.

Pendant l'entretien de madame de h Rochaiguë et de M. de Maillefort, Héléna avait reconduit mademoiselle de Beaumesnil chez elle, lui disiint, au moment de la quitter :

Allons... dormez bien, ma chère Ernostine, et priez le Seigneur qu'il éloigne de vos rêves la figure de vilniu monsieur de Maillefort!

En effet, mademoiselle, je ne sais pourquoi... il me fait presque peur...

Ce sentiment est bien naturel... répondit doucement la dé- vote, — et plus opportun (jue vous ne le pensez... car, si vous saviez...

Et, comme Iléléna se taisait, la jeune (ille reprit :

Vous n'achevez pas... mademoiselle?

C'est qu'il est des choses... pénibles à dire contre le prochain... quoique méritées... ajouta la dévote d'un air béat. Ce monsieur de i^Iaillefort...

Eh bien ! mademoiselle?

Je crains de vous attrister, ma chère Ernestioe.

Je vous en prie... parlez... mademoiselle.

Ce méchant marquis, puisqu'il faut vous le dire, a été l'un des ennemis les plus acharnés de votre pauvre chère mère.

De ma mère?... s'écria douloureusement mademoiselle de Beaumesnil.

Puis elle ajouta avec une touchante naïveté :

L'on vous a trompée, mademoiselle... ma mère ne pouvait pas avoir d'ennemis.

Héléna secoua tristement la tête et répondit d'un ton de tendre commisération :

Chère enfant... cette candide ignorance fait l'éloge de voire cœur... mais, hélas! les êtres les meilleurs, les plus inoffensifs, sont

10

170 LES SEPT PÉCilÉS CAPITAUX.

exposés au courroux des méchauis. Les brebis n'ont-elles pas pouf ennemis les loups ravisseurs?

Et que lui avait donc fait ma mère à M. de Maillefort, ma- demoiselle? — demanda Ernestine, les larmes aux yeux.

Elle! la pauvre chère femme, mais rien... Jésus, mon Dieu! autant dire que l'agneau irait attaquer le tigre.

Alors, mademoiselle, quel était le sujet de la haine de M. de Maillefort?

Hélas! ma pauvre enfant... mes conûdences ne peuvent aller jusque-là... c'est trop odieux, répondit Héléua en soupirant, trop horrible.

J'avais donc raison de craindre cet homme, dit Ernestine avec amertume, et pourtant je me reprochais... de céder sans raison à un éloignement involontaire...

Ah! ma chère enfant... puissiez-vous n'avoir jamais d'éloigne- ment plus mal justifié !... dit la dévole en levant les yeux au ciel.

Puis elle reprit :

Allons, ma chère Ernestine, je vous laisse... dormez bien... Demain matin, je viendrai vous prendre à neuf heures pour aller à l'office...

A demain, mademoiselle... Uélas!... vous me laissez avec une triste pensée *. Ma mère... avait un ennemi...

11 vaut mieux connaître les méchants que les ignorer, ma chère Ernestine... au moins, l'on peut se garantir de leurs maléfices... Adieu donc, à demain matin.

A demain, mademoiselle.

Et mademoiselle de la Rochaiguë s'en alla tout heureuse de l'a- dresse perfide avec laquelle elle avait laissé au cœur de made- moiselle de Beaumesnil une cruelle défiance contre M. de Maillefort.

Ernestine, restée seule, sonna sa gouvernante, qui lui servait de femme de chambre.

Madame Laîné entra.

Elle avait quarante ans environ, une physionomie doucereuse, des manières prévenantes, empressées, mais dont l'empressement même annonçait quelque chose de servile, bien éloigné de ce dévouement de bonne nourrice, dévouement naïf, absolu, mais cependant em- preint de toute la dignité d'une affection désintéressée.

Mademoiselle veut se coucher? dit madame Laîné à Ernestine.

L'OIIGIIEIL. f71

Non, ma bonne Lainé, pas encore... Apporlez-moi, je vous prie, mon m-ccssaiic à écrire...

Oui, niadruioiselle...

Le nécfssairo à écriri" él.ini apporié dans la chambre d'Ernestine, sa gouvoni.intc lui dil :

J'aurais ù faire part de quelque chose à mademoiselle.

QuVst-cc que c'est ?

Madame la barouiK! a arrêté une femme de chambre coiffeuse, et une autre femme pour nKulouioiselle... et...

Je vous ai déjà dit, ma boiuie Laîné, que je ne voulais pour moD service particulier aucune autre personne que vous... ei Thérèse.

Je le sais, mademoiselle, et je l'ai fait observer à madame la baromie ; mais elle craint que vous ne soyez pas suffisammeut servie.

Vous me suffisez parfailemeiit.

Madame la baronne a dit que néanmoins ces demoiselles reste- raient à l'hôtel, dans le cas oi^ vous en auriez besoin, et cela se trouve d'autant mieux que madame la baronne a dernicremeat rcn- Toyé sa fenmie de chambre, et qac ces demoiselles lui serviront eu attendant.

A la bonne heure... répondit Ernestine avec indifférence.

Mademoiselle n'a besoin de rien?

Non, merci.

Mademoiselle se trouve toujours bion dans cet appartement?

Très-bien.

H est du reste superbe; mais il n'y a rien de trop beau pour mademoiselle : c'est ce que tout le monde dit.

Ma bonne Laîné, dil Ernestine sans répondre à l'observation de sa gouvernante, vous me préparerez ce qu'il me faut pour mu toilette de nuit... Je me coucherai seule, et vous m'éveillerez de- main avant huit heures.

Oui, mademoiselle.

Puis, au moment de sortir, madame Laîné reprit, pendant qu'Ernes- tioe ouvrait son secrétaire à écrire :

J'aurais quelque chose à demander à mademoiselle.

Que voulez-vous?

Je serais bien reconnaissante à mademoiselle si elle pouvait avoir la bonté de me donner deux heures demain ou après pour aller

172 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

voir une de mes parentes, madame Uerbaut, qui demeure aux Bati^nolles.

Eh bien!... allez-y demain matin... pendant que je serai à l'office.

Je remercie mademoiselle de sa bonté.

Bonsoir, ma bonne Laîné, dit Ernestine en donnant ainsi congé à sa gouvernante, qui semblait vouloir continuer la conver- sation.

Cet entretien donne une idée juste des relaiions qui existaient entre mademoiselle de Beaumesnil et madame Laîné.

Celle-ci avait souvent, en vain, essayé de se familiariser avec sa jeune maîtresse ; mais, aux premiers mots de la gouvernante dans cette voie, mademoiselle de Beaumesnil coupait court à l'entretien, ja- mais avec hauteur ou avec dureté, mais en lui donnant quelque ordre avec une affectueuse bonté.

Après le départ de madame Laîné, Ernestine resta longtemps pen- sive, puis, s'asseyani devant la table était son nécessaire à écrire, elle l'ouvrit et en tira un petit album relié en cuir de Russie, dont les premiers feuillets étaient déjà remphs.

Rien de plus simple, de plus touchant, que l'histoire de cet album.

Lors de son départ pour l'Italie, Ernestine avait promis à sa mère (ainsi que la comtesse l'avait dit à Ilerminie) de lui écrire chaque jour une espèce de journal de son voyage; à cette promesse, la jeune fille n'avait manqué que pendant les quelques jours qui suivirent la mort inattendue de son père... et pendant les quelques jours non moins affreux qui succédèrent à la nouvelle de la mort de la com- tesse de Beaumesnil.

Le premier accablement de la douleur passé, Ernestine trouva une sorte de pieuse consolation à continuer d'écrire chaque jour à sa mère... se faisant ainsi une illusion à la fois douce et cruelle... en poursuivant ces confidences si touchantes.

La première partie de cet album contenait la copie des lettres écrites par Ernestine à sa mère, du vivant de celle-ci.

La seconde partie... séparée de la première par une croix noire... contenait les lettres que la pauvre enfluit n'avait, hélas ! pas eu besoin de recopier.

Mademoiselle de Be;iumesnil s'assit donc devant la table ; après avoir essuyé les larmes que provoquait toujours la vue de cet album,

L'ORGUEIL. 173

rempli pour elle de poigiianis souvenirs, elle écrivit Il's lignes sui- TaïUos :

u ... Je uc l'ai p:»s eciil, ciicre inam.iii. depuis mon anivco chez m. lie la llocliaigiië. mou Uitcur, parce (pic je voulais autant (jue possible me bien remlru comple de nu-s premières impressions.

« Ei puis, lu sais connue je suis : depuis que je l'ai (piillce. lors- que j'arrive quelque pari, je mo trouve pendant un jour ou deux loul étonnée, presque attristée par le clianijemenl; il faut que je m'ha- bitue, pour ainsi dire, à la vue des choses donl je suis cnlouréc pour retrouver ma lihcrlé d'esprit...

« L'apparicmeni ([ue j'occupe ici toute seule est si magnifique, si grand, qu'hier je m'y regardais comme perdue;... cela me faisait presque peur... aujourd'hui je commefice à m'y habituer.

« Madame de la Rochaiguë, son mari et sa s;eur m'ont reçue comme leur enfant; ils me comblent d'altenlions, de prévenances, cl, si l'on pouvait avoir pour un si bon accueil un sontimenl autre que celui de la recomiaissanee, je métounerais de ce que; des personnes d'un âge si vénérable me iraiicnt avec autant de délerence.

« 5L de la Rochaiguë, mon tuteur, est la bonté même; sa femme, qui me gale à force de tendresse, est très-gaie, très-animée; quant à mademoiselle lléléna, sa belle-sœur, je ne crois qu'il y ait de personne plus douce et plus sainte.

« Tu vois, chère maman, que lu peux être rassurée su: le sort de ta pauvre Ernesline; emourée de lant de soins, elle esl aussi heu- reuse qu'elle peut l'être désormais.

« Mon seul désir serait de me voir mieux connue de .M de la Rochaiguë el des siens; alors sans doute ils me traiteraient avec moins de cérémonie, ils ne me leraient plus de cesconq)limcnts dont je suis embarrassée, et que l'on se cro'.t sans doute obligé de me faire afin de me mettre en couliance...

« Bons cl excelli-nls parents 1 ils s'ingénient chacun de son côlé à chercher ce que l'on peut dire de plus aimable à une jeune lille. Plus tard, ils verront, je l'espère, qu'ils n'avaient pas besoin de me flatter pour s'assurer de mon allachemenl... En m'accueillanl chez eux, on dirait presque qu'ils sont mes o'oligés... Cela ne m'élonne pas, chère maman, combien de fois ne m'as-lu pas dit que les gens délicats semblaient toujours reconnaissants des services (pi'ils avaient le bonlieur de pouvoir rendre !

10.

17-i LES SEPT PÉCUÉS CAPITAUX.

« J'ai eu aussi quelques momenis pénibles, non par la faute de mon luieur ou de sa famille, mais par une circonstance pour ainsi dire forcée.

« Ce matin, un monsieur {mon notaire, à ce que j'ai appris) m'a été présenté par mon tuteur, qui m'a dit :

« Ma chère pupille, il est bon que vous sachiez le chiffre exact de votre foriune, et monsieur va vous en instruire.

« Alors le notaire, ouvrant un registre qu'il avait apporté, m'en a fait voir la dernière page toute remplie de chiffres, en me disant :

« Mademoiselle, d'après le relevé exact de... (il a ajouté un mot que je ne me rappelle pas), vos revenus se montent à la somme de trois millions cent vingt mille francs environ, ce qui vous fait à peu prés huit mille francl par jour. Rien que cela, a ajouté le notaire en riant; aussi étes-vous la plus ricee héritière de frakce.

« Alors, pauvre chère maman, cela ma rappelé ce qu'hélas! je n'oublie presque jamais : que j'étais orpheline... seule au monde... et malgré moi j'ai pleuré. »

Ernestine de Beaumesnil s'interrompit d'écrire.

De nouveau ses larmes coulèrent abondamment, car, pour cette tendre et naïve enfant, ï héritage... c'était la mort de sa mère, de son père...

Plus calme, elle reprit la plume et continua :

(( ... Et puis, maman, il m'est impossible de t'expliquer cela, mais en apprenant que j'avais huit mille francs par jour, comme disait le notaire, j'ai ressenti une grande surprise, mêlée presque de crainte.

« Tant d'argent... à moi seule!... pourquoi cela? me disais-je.

« Il me semblait que c'était une injustice.

a Qu'avais-je fait pour être si riche ?

« Et puis encore ces mots, qui m'avaient fait pleurer : « Vous éks c la plus riche héritière de France... » alors m'effrayaient presque...

« Oui... je ne sais comment t'expliquer cela... mais, en songeant que je possédais cette immense fortune, je me sentais inquiète... Il me semble que je devais éprouver ce qu'éprouvent les gens qui ont un trésor et qui tremblent à la pensée des dangers qu'ils courraient si on voulait les voler.

« Et pourtant... non... cette comparaison n'est pas bonne, car je n'ai jamais tenu à l'argent que toi et mon père vous me donnie» chaque mois pour mes fantaisies...

L'ORGUEIL. 175

« Mon Dieu, chère mamaD, j'analyse mal ce que je ressens en pen- sant rt mes richesses, comme ils disent... cela est involontaire et inex- plicable ; poiit-ôiro jo m'accoulunierai à penser autrement.

« En alloiulant, je suis chez d'excellents parents... (^lu'ai-je à crain- dre? c'est un enlanlillage de ma part... sans doute... Mais à qui di- rai-je tout? chère maman, si ce n'est à toi? M. de la r.ochaigiic et les siens sont parfaits pour moi. mais je ne serai jamais tout ù fait en confiance avec eux: tu le sais, saul' pour toi et pour mon père, j'ai toujours été uaturellomeut très-réservée, et souvent je me reproche de ne pouvoir me familiariser davantage avec ma bonne Laine, qui est pourtant à mon service depuis |)lusieurs années, cette familiarité m'est im|jos>ible; cependant je suis loin d'être fière... »

Puis, faisant allusion à laversion qu'elle éprouvait pour M. de Mail- lefort, en suite des calommics de la dévote. Krnestine ajouta :

« J'ai été cruellement émue, ce soir, mais il s'agit d'une chose si indigne... que par respect pour toi, ma chère maman, je ne veux pas récrire. Et puis, je n'en aurais pas, je crois, le courage.

« Bonsoir, chère maman, demain malin et les autres jours j'irai à l'office de neuf heures avec mademoiselle de la Rochaiguë ; elle est si bonne que je nai pas voulu la refuser... Cependant mes vraies prières, chère et pauvre maman, sont celles que je fais dans le re- cueillement et dans la solitude... Demain matin et les autres jours, perdue au milieu des indifférents, je prierai pour toi ; mais c'est tou- jours lorsque je suis seule, comme à cette heure, lorsque toutes mes pensées, toute mon âme s'élèvent vers toi, que je te prie comme on prie Dieu... bonne et sainte mère!!! »

Après avoir renfermé l'album dans le nécessaire dont elle portait toujours la clef suspendue à son cou, l'orpheline se coucha et s'endor- mit, le cœur plus calme, plus consolé depuis qu'elle avait épanché ses naïves cftuûdeuces dans le sein d'une mère... hélas I... alors m- mortelle.

XXIV

Le lendemain matin du jour .M. de Maillefort avait été pour la première fois présenté à mademoiselle de Beaumesnil, le commandant

176 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Bernard, l'air soiinVaiii, mais résigné, était étendu dans son bon fau- teuil, présent d'Olivier.

A travers la fenêtre de sa chambre, le vieux marin regardait tris- tement, par une belle matinée d'été, la sécheresse de ses plates- bandes, qu'envahissaient les mauvaises herbes ; car, depuis un mois, deux des anciennes blessures du vétéran, s'étant rouvertes, le tenaient cloué sur son fauteuil et l'empêchaient de s'occuper de son cher jar- dinet.

La ménagère, assise auprès du commandant, s'occupait d'un travail de couture; depuis quelques moments, sans doute, madame Barbançon se livrait à ses récriminations habituelles contre Bûônapartè, car elle disait au vétéran avec un accent d'indignation concentrée :

Oui, monsieur... crue... crue... il la mangeait toute crue...

Le vétéran, lorsque ses douleurs aiguës lui laissaient quelque relâ- che, ne pouvait s'empêcher de sourire aux histoires de la ménagère; aussi reprit-il :

Quoi ? que niaugeait-il cru, ce diable d'ogre de Corse, maman Barbançon?

Sa viande, monsieur ! oui, la veille du jour de la bataille... il la mangeait crue... sa viande! Et savez-voue pourquoi ?

Non, dit le vétéran, en se retournant avec peine dans son fauteuil, je ne devine pas...

C'était pour se rendre encore plus féroce, le malheureux ! afin d'avoir le courage de faire exterminer ses soldats par l'ennemi, et surtout les vclites, ajouta en soupirant la rancuneusi; ménagère, le tout dans le but d'en faire de la chair à canon, coiniiie il disait, et d'augmenter la conscription pour dépeupler la France... il ne voulait plus voir un seul Français... C'était son plan...

A celte tirade, débitée d'une haleine, le commandant Bernard par- tit d'un franc éclat de rire, et dit à sa ménagère

Maman Barbançon, une seule question : Si Bûônapartè ne vou- lait plus voir un seul Français en France, sur quoi diable aurait-il ré- gné, alors?

Eh! mon Dieu! dit la ménagère, en haussant les épaules avec impatience, comme si on lui eût demandé pourquoi il faisait jour en plein midi, mais il aurailrégné sur les nègres doue !

Ceci était d'une telle force de conception, d'un inattendu si saisis-

LORGULIL. 177

saut, ([ti'mi momeiii de stupeur picLcihi la nouvelle explosion d'hilari- rilc du (oniinaudaiil. (|iii reprit :

Conuncul sur les nègres?... quels nègres?

Mais les nègres il'Amériiiuc, monsieur, avec qui il manigançait 61 bien sous maiu... que. pendant qu il ètuil sur son roclicr, ils ont creusé un canal soulii rain qui connnen<;ail au Champ-d'Asih, ser- pentait sous Sainti-UiUnc, et allait aboutir an cber-licu de l'empire d'autres nègres amis dts premiers, de l'a^on (pic Bùonapartc vou- lait revenir à leur tète tout saccager en France avec son alïrcux Roustan.

Maman Darban<.ou, dit le vétéran avec admiration, vous ne V0U6 étiez jamais élevée à celle banleur-là...

Il n'y a pas de quoi rire, monsieur... Voulez-vous une der- nière preuve que le monstre pensait tonjours_à remplacer les Français par des nègres?

Je la demande, maman Barbançon, dit le vétéran en essuyant ses yeux renq)lis de larmes joyeuses; voyons la preuve.

Eh bien! monsieur, n'a-t-on pas dit de tout temps que votre Bùùnapartc traitait les Français comme iks nègres!

Bravo, maman Larbançon I

Or, c'est bien la preuve qu'il aurait voulu, au lieu de Français, avoir tous nègres sous sa griffe !

Grâce... maman Bcirbançon, s'écria le pauvre conunandanl en se crispant de rire sur son fauteuil, trop est trop... cela l'ait mal... à la Cm...

Deu.< coups de sonnette, impérieux, reieiilissants. firent bondir et déguerpir la ménagère, qui, laissant le commandant au milieu de son accès d'hilarité, sortit vivement en disant :

En voilà un qui sonne en maître, par exemple !

Et, fermant I,» porte de la chambre du vétéran, madame Barbançon alla ouvrir au nouveau visiteur.

C'était un gros homme de cinquante ans environ, portant l'uniforme de sous-lieutenant de la garde nalionnle, uniforme qui ouvrait outra- geusement par derrière et bridait sur un ventre énorme, se ba- lançaient de monstrueuïes breloques en î^iaines d'.\niérique.

Ce personnage, coil'lé d'un formidable ourson qui lui cachait les yeux, avait l'air solennel, rogue et pleinement satisfait de soi.

A sa vue, madame Carbançon fronça le sourcil, et, peu imposée par

i78 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

la dignité du grade de ce soldat citoyen, elle lui dit aigrement et avec un accent de surprise peu fia' leur :

Comment! c'est encore vous?

Il serait étonnant qu'un pôpictaire... (pôpiétaire fut dit et ac- centué ainsi avec une majesté souveraine inexprimable) ne pourrait pas venir dans sa maison... quand...

Vous n'êtes pas chez vous ici... puisque vous avez loué au com- mandant.

Nous sommes au 17, et mon portier a apporté ma quittance iiii' primée pour toucher mon terme qu'il n'a pas touché... aussi je...

On sait ça, voilà trois fois depuis deux jours que vous venez le rabâcher. Est-ce qu'on veut vous en faire banqueroute, de votre loyer? On vous le payera quand on pourra... et voilà...

Quand on pourra ! un pôpiétaire ne se paye pas de cette moD- naie de singe...

Singe vous-même, dites donc... Propriétaire! vous n'avez que ce mot-là à la bouche, parce que vous avez , pendant vingt ans, mis du poivre dans l'eau-de-vie, de la chicorée dans le café, du grès dans la cassonade, et passé les chandelles dans l'eau bouillante pour ra- bioter du suif sans que cela y paraisse... et qu'avec ces procédés-là vous avez acheté des maisons sur le pavé de Paris, faut pas être si fier, voyez-vous?

J'ai été épicier, je me suis enrichi dans mon commerce , et je m'en vante, madame!

Il n'y a pas de quoi ; et , puisque vous êtes si riche , comment avez-vous l'eflronlerie , pour un pauvre terme, le seul en retard de- puis trois ans , de venir relancer un brave homme comme le com- mandant?

Je m'importe peu de tout ça, mon argent ou j'assigne! C'est étonnant, ils ne payent pas leur loyer, et il leur faut des jardins en- *^)^e, à ces particuliers-là !

Tenez, monsieur Bouffard, ne me poussez pas à bout, ou vous allez voir !!! Il leur faut des jardins ! un brave homme criblé de bles- sures... qui a ce jardinet pour seul pauvre petit plaisir... Tenez... si, au lieu de rester dans votre comptoir à fdouter les acheteurs, vous aviez fait la guerre comme le commandant, et saigné de votre corps aux quatre coins du monde... et en Russie... et partout, vous en au-

L'ORGuniL. ni

rier (K's maisons sur le pavé de Paris! Wl'en voir s'ils viiMimnii. ... Voilà la justice pourlaiit.

Une fois, deux fois, vous ne pouvez pas me payer plus aujour- d'hui (piMiier ?

Trois fois, cent fois, mille fois non ! le commandant, depuis que ses blessures se sont rouvertes, ne pouvait dormir qu'à force d'o- pium ; c'est aussi cher que l'or celte droj;ue-là. et les cent ciii(|uaule francs du terme ont passé à ça et aux visites du médecin...

Je m'importe peu de vos raisons; les p6piélaires seraient joli- ment enfoncés s'ils écoutaient ces [loueurs de locataires; c'est comme dauo ma maison de la rue de Monceau, doùje viens... autre bonne pratique !... une musicienne... une drôlesse qui ne peut pas non plus payer son terme, parce qu'elle a été soi-disant malade pendant deux

mois, et qu'elle n'a pu donner ses leçons comme à l'ordinaire!

Bamboches que tout cela. Quand on est malade... ou va z'à à l'hôpi- tal, et ça vous permet de payer son terme...

A l'hôpital! jour de Dieu !... le commandant Bernard à l'hôpi- t;d! s'écria la ménagère exaspérée. Mais , quand je devrais me faire chiffonnière pour gagner la nuit et le soigner le jour, le com- mandant n'irait pas à 1 hôpital, entendez-vous, et c'est vous qui ris- quez d'y aller, si vous ne filez pas, et vite encore, car M. Olivi-n- va rentrer... et il vous donnera plus de coups de pied dans votre bedaine que votre ourson n'a de poils.

Je voudrais bien voir qu'un pôpiéiaire serait vilipendé chez lui- même. Mais , brisons là... Je reviendrai à quatre heures : si les cent cinquante francs ne sont pas prèis, j'assigne et je fais saisir.

Et moi, je saisirai ma pelle à feu pour vous recevoir si vous re- paraissez... voilà ma politique!

Et la ménagère, fermant la porte au nez de M. Bouffard. revint au- près du commandant. Sou accès d'hilarilé était passé; mais il lui res- tait un fond de bonne humeur; aussi, à la vue de sa femme de con- fiance, qui, les joues encore enllammées de colère, ferma brusque- ment la porte en grommelant sourdement, le vieux marin lui dit :

Voyons, maman Parbançon , est-ce que vous n'avez pas épuisé votre furie sur ^udna/)arfè... A qui, diable! en avez-vous encore à cette heure?

A qui j'en ai ? quelqu'un qui ne vaut pas mieux que votre cm percur... Les deux font la paire, allez !

180 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Qui est-ce donc qui fait la paire avec l'empereur, maman Bar- bançon?

Pardié... c'est...

Mais la ménagère s'interrompit.

Pauvre cher homme, pensa-t-elle, je lui mettrais la mort dans l'âme... en lui disant que le loyer n'est pas payé... que tout a passé pour sa maladie... même soixante francs à moi... Attendons M. Oli- vier... peut-être il aura de bonnes nouvelles...

Mais, que diable ruminez-vous au lieu de me répondre, ma- man Barbançon? dit le vieux marin, est-ce quelque nouvelle his- toire? celle du petit homme rouge, que vous me promettez tou- jours?

Ah bon! heureusement... voilà .M. Olivier, dit la ménagère en entendant sonner de nouveau, mais doucement cette fois. Ce n'est pas M. Olivier, ajou'a-t-elle, qui sonnerait à tout casser... comme ce gueux de propriétaire !

Et, laissant de nouveau son maître seul, madame Barbançon courut à la porte : c'était en effet le neveu du commandant.

Eh bien ! monsieur Olivier? lui dit !a ménagère avec anxiété.

Nous sommes sauvés, répondit le jeune homme en essuyant son front baigné de sueur, le brave maître maçon a eu de la peine à trouver l'argent qu'il me devait, car je ne l'avais pas prévenu qu'il me le faudrait sitôt... mais enfin voici les deux cents francs, dit Olivier en donnant un sac à la ménagère.

Ah ! quelle épine hors du pied ! monsieur Olivier.

Est-ce que le propriétaire est revenu?

Il sort d'ici, le gredin ! je l'ai abominé de sottises!

Ma chère madame Barbançon, quand on doit, il faut payer... Ah çà ! et mon pauvre oncle ne se doute de rien?

De rien... le cher homme... heureusement.

Ah! tant mieux ! dit Olivier.

Oh ! la fameuse idée, s'écria la vindicative ménagère en comp- tant l'argent que le neveu de son maître venait de lui remettre, une fameuse idée !

Laquelle, madame Barbançon?

Ce gredin de propriétaire doit revenir à quatre heures; j'allu merai un bon fourneau dans ma cuisine , je mettrai dedans cent cin- quante francs, et quand il arrivera, ce monstre de M. Bouffard, je

L'ORGUEIL. 181

lui dirai (raliemlrc; j'irai vite ropêclior avec dos piuceltcs mes pièces , tontes linll.inlos, je Ks einpilorai sur la lablo et je lui iliiai : « Le voilà, votre arj;enl... prenez-le. » lieiii! monsieur Olivier, fameux! La lui ne déreud pas ça ?

Diable ! manuui Harbançon, dit Olivier eu souriant, vous voulez tirer à boulets rouges sur les t^piciors enrichis 1 Faites mieux, | allez... économisez votre charbon et donnez les eeui cinquante francs' à .M. Pouffard tout simplement.

Monsieur Olivier... vous êtes trop bon... laissez-moi lui rissoler le bout des ongles, à ce brigand-là !

Uah !... il est plus bète que méchant.

Il est l'un et l'autre, allez, monsieur Olivier, issu d'un coq et d'une oie connue dit le proverbe.

Mais mon onde, connnent va-l-il ce matin ? Je suis sorti de bonne heure., il dormait encore, je ne l'ai pas réveillé.

Il va beaucoup mieux, car nous nous sommes disputés à cause de ton monstre... et puis votre retour... lui a valu mieux que toutes les potions du monde... à ce digne homme... et, tenez, monsieur Oli- vier... quand je pense que, sans vos deux cents francs, cet affreux Couffard nous aurait fait saisir dans trois ou quatre jours... et Dieu sait ce que vaut le ménage.... vu qu'il y a trois ans, les six cou- verts et la timbale du commandant ont fondu dans sa grande mala- die

Ma bonne maman Barbançon, ne me parlez pas de cela j'en

deviendrais fou , car, mon semestre passé , je ne serai plus ici ; ce qui est arrivé aujourd'hui peut se renouveler encore, et .. alors... mais... tenez .. je ne veux pas penser à cela... c'est trop triste...

La sonnette de la chambre du vieux marin vibra. A ce bruit, la ménagère dit au jeune homme, dont la physionomie avait alors une expression navrante :

Voilà le ciimmandant qui sonne. Pour l'amour de Dieu, monsieur Olivier, n'ayez pas l'air triste, il se douterait de quohjue chose.

Soyez tranquille. Mais à propos, reprit Olivier, Gerald doit ve- nir ce malin; vous le ferez entrer...

Bien, bien, monsieur Olivier, allez (ont de suite chez monsieur, je vas préparer votre dijeuncr... Dame, monsieur Olivier, dit la ménagère avec un soupir, faudra vous conienlcr de...

Brave et digne femme! reprit le jeune soldat sans la laisser

11

182 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

achever. Esi-ce q'.ie je n'ai pas toujours assez? Est-ce que je ne sais pas que vous vous p-.ivez pour moi?

Ah ! par exemple ! . .. Mais tenez, voilà encoi e monsieur qui sonne.. courez donc! En effet, Olivier se hâta d'entrer chez le vétéran.

XXV

A la vue d'Olivier, les traits du vieux marin devinrent Joyeux ; ne pouvant se lever de son fauteuil, il tendit affectueusement les deux mains à sou neveu en lui disant :

Bonjour, mon enfant.

Bonjour, mon oncle,

Ah çà ! il faut que je le gronde.

Moi, mon oncle?

Certainement... A peine arrivé d'avant-hier, te voilà déjà en course dès l'aurore... Ce matin, je m'éveille... tout heureux de ne pas m'é veiller seul, comme depuis deux mois... je regarde du côté de ton lit... plus d'Olivier... déjà déniché !

Mais, mon oncle...

Mais, mon garçon, sur ton semestre, tu m'as volé près de deux mois d'absence ; un engrenage d'affaires avec ton mr\ître ma- çon, m'as-lu dit... soit; mais enfin, grâce au gain de ces deux mois, te voilà riche à celte heure, tu dois être ou moins millionnaire... aussi, j'entends jouir de loi, je trouve que tu as assez gagné d'argent, vu que c'est pour moi que tu travailles. Je ne peux malheu: eusenient pas t'empêcher de me faire des cadeaux... ei Dieu sait ce qu'à cetio heure tu couijjjoies avec tes millions, monsieur Monclor;... mais je (e déclare, moi, que si maintenant tu me laisses aussi souvent seul... avant ion déiiarl... je ne reçois plus rien de loi... rien absoiu- mcnl.

Mon oncle, écoulez moi...

Tu n'as plus que deux mois à passer ici; je veux largement en

L'ORGIIKIL. 183

r^-ofiler... A quoi bou travailler connue tu k fais? Est-cft que tu cniis. par hasard, qu'avec nue Irésorière ronimo maman Tini baiiroii, ma caisse nesl pas coiijonrs garnie .'... Il y a trois jnurs, je lui ai du : (( f!l> bit'n! mailaine l'intendiiilo, on en sonnncs-nwis? SoyoE iranqnille, monsienr, m'a-l-clle n-poiuki, soyez lranq<iille, quand il n'y en a phis, il y en a encorf. » J'espère qn'nn cais- sier qui repond ainsi, c'est fièrement rassnnni.

Allons, mou oncle, dit Olivier voulant romjjre cet entre- lien qui l'allristait et l'embarrassait, je vous promets de vons quitter, dc-ormais, le mtins possible. Jlainlcnaiit, antre cliose... Pouvez-vous recevoir (iorald ce matin ?

Parbleu ! Ab ! quel bon cl loyal coRur que ce jeune duc ! Quand je peuse que durant ton absence il est venu plusieurs fois me voir et fumer son cigare avec n)oi! Je souffrais comme ua d;imné... mais il me menait un peu de baume dans le sang, k Olivier n'est pas là, TT'àn coniinaiid.uit. me disait ce digue garçon : c'est à moi d'être de planton auprès de vous. »

Bon Gerald ! dit Olivier avec émotion.

Oui... va, il est bon... car enfin un jeune bonmie du beau monde comme lui. quitter ses plaisirs, ses maîtresses, les amis de son âge, pour venir passer une nu (icu\ heures avec un vieux po- dagre comme moi, c'est du bon cœur, cela... Mais je ne fais p;;S le fat... C'est à cause de loi que Gerald vient ainsi me voir, mon bravo enfant... parce qu'il «avait le faire plaisir.

Non, non, mon oncle, c'est pour vous, et pour vous seul, croyez -le bien ..

Ilum... hum...

Il vous le dira lui-même tout à l'beure, car il m'a écrit hier pour savoir s'il nous trouverait ce malin.

Hélas ! il n'est que trop sûr de me trouver : je ne peux pas me bouger de mon fauteuil, et tu vois la iristc preuve de mon inac- tion, — ajouta le vieux marin en montrant à sou neveu ses pl.ites- bandes desséchées et envahies par les mauvaise^, herbes ; mon pauvre jardinet est rôti par ces chaleurs dévorantes. .Maman Bar- bançon est trop faible, et d'ailleurs... ma maladie l'a mise sur les dents... la digne femme. J'avais parlé de faire venir le portier tous les deux jours en lui donnant un pourboire ; mais il faut voir com- ment elle m'a reçu : « Introduire des étrangers dans la maison,

i84 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

s'est-elle écriée, pour tout mettre au pillage, tout saccager ! » En- fin, tu la connais, cette excellente diablesse... je n'ai pas osé insis- ter... aussi tu vois dans quel état sont mes chères plates-bandes, na- guère encore si fleuries.

Rassurez-vous, mon oncle... me voici de retour, je serai votre premier garçon jardinier, dit gaiement Olivier; j'y avais pensé, et, sans une affaire qui m'a fait sortir ce malin de très-bonne heure, vous auriez vu à votre réveil votre jardin débarrassé de ses mau- vaises herbes et frais comme un bouquet couvert de rosée... mais de- main matin... suffit... je ne vous dis que cela.

Le commandant allait remercier Olivier lorsque madame Barban- çon ouvrit la porte, et demanda si BL Gerald pouvait entrer.

Je le crois pardieu bien qu'il peut entrer ! s'écria gaiement le vieux marin pendant qu'Olivier allait au-devant de so« ami.

Tous deux rentrèrent bientôt.

Enfin! Dieu soit loué, monsieur Gerald, dit le vétéran au jeune duc en lui montrant Olivier, son maître maçon nous l'a rendu !

Oui, mon commandant, et ce n'est pas sans peine, reprit Gerald, ce diable d'Olivier ne devait s'absenter que pendant une quinzaine... et il nous manque pendant deux mois !

C'était un chaos sans fin que le relevé des travaux de ce brave homme, reprit Olivier; puis le régisseur du château... trou- vant mon écriture belle, mes chiffres bien alignés, m'a proposé quelques travaux de comptabilité... et, ma foi... j'ai accepté... Mais maintenant... j'y pense, ajouta Olivier en paraissant se rappeler un souvenir, sais-iu, Gerald, à qui appartient ce magnifique châ- teau où je suis resté pendant deux mois ?

Non... à qui?

Parbleu ! à la marquise de Caràbas l

Quelle marquise de Carabas?

Cette héritière si riche, dont tu nous as parlé avant ton dé- part; te souviens-tu?

Mademoiselle de Beaumesnil !... s'écria Gerald stupéfait.

. Justement... cette superbe terre lui appartient, et elle rapporte cent vingt mille livres de rentes.. Il paraît que cette petite millioa- naire a des propriétés pareilles par douzaines...

Excusez du peu ! A\f le vétéran, j'en reviens toujours : que diable peut-on faire de tant d'argent?

L'ORGUEIL. 185

Ah! pardieu... ropril (j'craUl, le rapprochcmeiil est étraugo, je n'en reviens pas !

(ju'y a-l-il donc de si tilrange à cela, Gerald?

(lest qu'il s'agit pour moi d'un iniiringe avec mademoiselle de DeaunioMiil.

Ali »;à !... monsieur Gerald, dit simplement le vétéran, l'euvie de vous marier vous a donc pris dei)uis (juc je vous ai vu?..

Tu aimes doue mademoiselle de Beaumesnil? deman la non moins naïvement Olivier.

Gerald, d'abord surpris de ces questions, reprit, ensuite d'un mo- ment de réllexion :

C'est juste!... vous devez parler ainsi, mon commandant... toi aussi, Olivier... et parmi tous ceux que je connais, vous êtes les seuls... oui... car j'aurais dit à mille anires qu'à vous : « Ou me pro- pose d'épouser la plus riche héritière de France, » tous m'auraient répondu sans s'inquiéter du reste : « Épousez... c'est un superbe ma- riage... épousez! »

Et, après une nouvelle pause, Gerald reprit :

Ce que c'est que la droiture... pourtant, comme c'est rare !...

Ma foi... reprit le vétéran, je ne croyais pas, monsieur Gerald, vous avoir dit quelque chose de rare... Olivier pense comme moi, n'est-ce pas, mon garçon?

Oui, mon oncle... Mais qu'as-tu donc, Gerald? te voilà tout pcnsir.

C'est vrai... voici pourquoi, dit le jeune duc, dont les traits prirent une expression plus grave que d'iialiiuule, j'é.ais venu ce malin pour vous faire part de mes projets de mariage, au comman- dant et à loi, Olivier, comme à de bon> ei sincères amis.

Quant à ça, vous n'en avez pas do meilleurs, monsieur Gerald, dit le vétéran.

J'ensuis cerlam, mon commandant; aussi... je ne sais quoi... me dii que j'ai doublement bien fait de venir vous coulicr mes projets.

G est tout simple, reprit Olivier, ce qui t'intéresse... nous intéresse...

Voici donc ce qui s'est passé , dit Gerald eu répondant par un geste amical aux paroles de son ami : hier, ma mère, éblouie par rimmensc fortune de mademoiselle de Doaumesnil, ma proposé

486 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

depoMser... cette jeune personne... Ma mère se dit certaine du succès si je veux suivre ses conseils... mais, pensant à ma bonne vie de garçon et à mon indépendance... d'abord j'ai refusé.

Parbleu ! (iit le vieux marin, vous n'avez pas de goût pouf le mariage... des millions de millions ne devaient pas changer votre résolu lion.

Attendez... mon commandatit, reprit Gerald avec un cef- tain embarras, mon refus a irrité ma mère... elle m'a traité d'a- veugle, d'inseiisé ; puis eafia à sa colère a succédé un si grand cha- grin, que, la voyant désolée de mon refus...

Tu as accepté ce mariage? dit Olivier.

Oui... répondit Gerald.

Et, remarquant un mouvement de surprise du vieux marin, Gerald ajouta :

Mon commandant, ma résolution vous étonne?

Oui, monsieur Gerald.

Pourquoi cela? parlez-moi franchement.

Eh bien ! monsieur Gerald, si vous vous résignez à vous marier contre votre gré, répondit le vétéran d'un ton à la fois affectueux et ferme, et cela seulement pour ne pas chagriner votre mère, je crois que vous avez tort... car, tôt ou tard, votre femme souffrir-i de la contrainte que vous vous imposez aujourd'hui... et l'on ne doit pas se marier pour rendre une femme malheureuse... Est-ce ton avis, Ohvier ?

C'est mon avis, mon oncle.

Mais, mon commondant, voir pleurer ma mère, qui met tout son espoir dans ce mariage ?

Mais voir pleurer votre femme, monsieur Gerald ?. . . Au moins votre mère a votre tendresse pour se consoler... votre femme, pau- vre orpheline qu'elle est, qui la consolera? personne... ou bien elle fera comme tant d'autres... elle se consolera avec des amants qui ne vous vaudront pas, monsieur Gerald... ils la tourmenteront... ils l'aviliront peut-êlre... autre chance de malheur pour la pauvre créa- ture.

Le jeune duc baissa la lête et ne répondit rien.

Vous voyez, monsieur Gerald, reprit le commandant, vous nous avez demandé d'être sincères... nous le sommes... parce que Dous vous aimons sincèrement...

L'ORGUEIL. itrt

Je n'ai pas doute de voire riaïuhisc... mon commniidniit : aussi, Je dois vous dire, pour ma (Icrciise, ([ii'on roiisciilaul à ce inariajîe je n'ai pas stMik-iuoiil nMé an ilc-ir de uie rciuhc aux vœux de uia UK II'... un autre sentiment m'a guidé... cl ce sentiment, je le crois gcuéioux... Tu te sou\ioiis, Olivier, que je l'ai parlé de Macreuse?

i'e pauvre gardon qui crevait les yeux des oiseaux à coups d'é- pinj:li'>, s'écria le vétéran, que celte circonstince avait ^inynlicre- ment frappé; cet hypocrite qui est maintenant eniôlé dans la cli- que des sacristains?

Lui-même, mon commandant... eli bien ! il se mel sur les rangs pour é|)ouser mademoiselle de Beauntesnil.

Macreuse! s'écria Olivier. Ah! pauvre jeune (ille... Mais il u'a aucune chance... n'est-ce pas, Gerald?

Ma mère dit que non, mais moi je crains que si, car la sacristie pousse Macreuse, et elle pousse ferme, haut ot loin.

Un lel gredin réussir ! s'écria le vétéran , ce sérail iu- digne...

El c'est parce que cela m'a indigné, révolté comme vous, mon commandant, que, déj.'i éhraidé par le chagrin de ma mère, je me suis décidé à ce mariage pour faire pièce à ce misérable... Macreuse...

Mais ensuite, monsieur Gerald... dit le vétéran, vous avez réfléchi, n'est-ce pas? qu'un honnête garçon comme vous ne se marie pas seidemenl pour plaire à sa mère et faire pièce à un ri- rai... ce rival fili-ilun M. Macreuse.

Comment ! mon commandant, dil Gerald surpris, il vaut mieux laisser ce misérable épouser mademoiselle de Bcaumesnil, qu'il ne convoite que pour son argent?

Tas du tout, reprit le vétéran, il faut lâcher d'empê- cher une indignité quand on le peut, et, si j'étais à votre place, mon- sieur (l'crald ..

Que feriez-vous, mon commandanl?

Quelque chose de bien simple... J'irais d'abord trouver ce M. Macreuse, et je lui dirais : « Vous cics un gredin, et, comme les L'redius ne doivent pas épouser des héritières pour les rendre mal- heureuses coM)me des pierres... je vous défends et je vous empêche- rai d'épouser mademoiselle de Deaumesnil ; je ne la connais jtas, je De pense pas à elle, mais elle m'intéresse parce qu'elle est exposée

188 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

à devenir voire femme... or, c'est pour moi comme si elle allait être mordue par un cliien enragé ; je vas donc de ce pas la prévenir que vous êtes pis qn'un chien enragé. »

C'est cela, mon oncle ! à merveille! dit Olivier. Gerald lui lit signe de laisser parler le vétéran, qui continua :

J'irais ensuite tout bonnement trouver mademoiselle de Beau- mesnil, et je lui dirais : « Ma chère demoiselle, il y a un M. de Ma- creuse qui veut vous épouser pour votre argent ; c'est une vraie ca- naille : Je vous le prouverai quand vous voudrez, et cela en face de lui ; faites votre profit du conseil ; il est désintéressé, car je n'ai pas, moi, l'idée de me marier avec vous; mais entre honnêtes gens on doit se signaler les gueux. » Dame !... monsieur Gerald, reprit le commandant, mon moyen est un peu matelot... mais il n'en est pas plus mauvais... pensez-y...

Que veux-lu, Ger;ild? reprit Olivier, les procédés de mon oncle, quoiqu'un peu rudes... vont droit au but... Maintenant, toi qui connais autant le monde que moi et mon oncle le connais- sons peu... si tu arrives aux mêmes résultats par de^. '«oyens moins violents, cela... vaudra sans doute mieux...

Gerald, de plus en plus frappé du bon sens et de la liChise du vétéran, l'avait attentivement écouté.

Merci, mon commandant, lui dit-il en lui tendant la main; après tout, vous et Olivier, vous m'empêchez de faire une vi- lenie... d'autant plus dangereuse que je l'avais colorée d'assez beaux semblants : rendre ma mère la plus heureuse des femmes, empêcher mademoiselle de Beaumcsnil d'être la victime d'un Macreuse... tout cela d'abord m'avait paru superbe... je me trompais... je ne tenais aucun compte de l'avenir de cette jeune fille, que je pouvais rendre très-malheureuie... peut-être même subissais-je, à mon insu, la fas- cination de l'héritage...

Quant à cela, Gerald, tu te trompes...

Ma foi, je n'en sais rien, mon pauvre Olivier; aussi, pour être à l'abri de toute tentation , je reviens à ma première résolution... pas de mariage. Je ne regrette qu'une chose dans ce changement de projets, ajouia Gerald avec émotion, c'est le vil' chagrin que je vais causer à ma mère;... heureusement plus tard elle m'approu- vera...

Ecoule donc , Gerald , reprit Olivier qui était resté un moment

L'ORGUI-IL. 1S9

pensif ; il ne faut pas, sans doute , coninic dit mon onclo, agir mal puur plaire ù samcrc... l'ourt.mt. c'est si bun... une mère... (.a vous serre tant le cœur lorsqu'on la voit triste et pleurer : aussi pourquoi ne tàclierais-lu pas de la satisfaire sans rien sacrifier de tes convic- tions d'hoiniètc honinic .'

Dieu, mon garron, dit le vétéran; mais comment faire?

Kxplique-toi, Olivier.

Tu n'as aucun goût pour le mariage ?

Non.

Tu n'as jamais vu mademoiselle de Beaumcsnil?

Jamais.

Donc lu ne peux p;)S l'aimer... c'est tout simple... Mais qui te dit que, si tu la voyais, tu n'en deviendrais pas amoureux ? La vie de garçon le plaît au-dessus de tout, soit. Mais pourquoi mademoiselle de Beaumesnil ne te donnerait-elle pas le goût du mariage?

C'est juste, tu as raison, Olivier, reprit le vétéran, il faut voir cette demoiselle avant de refuser , monsieur Gcrald... et peut- être, comme dit Olivier, le goût du m;iriage vous prendra.

Impossible , mon commandant, ce goût ne se donne pas, dit gaiement Gerald, c'est le sang... L'on naît mari... comme on naît borgne ou boiteux ; et pnis enfin, autre considération, la pins grave de toutes, à laquelle je songe maintenant ; il s'agit de la plus riche héritière de France.

Eb bien 1 dit Olivier, qu'est-ce que cela fait?

Cela fait beaucoup, reprit Gcrald ; car enfin j'admets que mademoiselle de Beaumesnil me plaise infiniment... J'en deviens amoureux fou, elle partage cet amour... soit... mais elle m'apporte une fortune royale, et moi je n'ai rien, car mes pauvres douze mille livres de rentes sont une goutte d'eau dans l'océan de millions de mademoiselle de Beaumcsnil. Eb bien ! que pensez -vous de cela, mon commandant? Cela n"esl-il pas dégradant d'épouser une femme qui vous donne tout... à vous qui n'avez rien , et alors, si vrai que soit votre amour, n'avez-vous pas l'air de vous marier par cupidité ? Te- nez, savez-vous ce que l'on dirait : « Mademoiselle de Beaumesnil a voulu être ducbesse, Gerald de Scnneterre n'avait pas le sou, il a vendu son titre et son nom... avec sa personne par-dessus le marché.»

A ces paroles, l'oncle regarda son neveu d'un air embarrassé.

ii.

190' ' LES SEPT PECHES CAPITAUX.

XX\I

Ger;i!d reprît en souriant :

J'en étais sûr ., mon commandant , il y a dans cette choquante inégaliié de fortune quelque cliose de si blessant pour l'orgueil d'un honnêie homme , que vous en êtes frappé comme moi;... votre si- lence me le prouve.

Le fait est, reprit le vétéran après un moment de silence, le fait est que je ne sais pas pourquoi la chose me paraîtrait toute simple, si c'était l'homme qui apportât la fortune... et que la femme n'eût rien.

Puis le vieux marin ajouta en souriant avec bonhomie :

C'est peut-être une niaiserie que je dis là, monsieur Gerald.

Au coatraire, votre pensée est dictée par la plus noble délica- tesse, mon commandant, reprit Gerald On conçoit qu'une jeune fille sans fortune, mais charmante, remplie de grâces, de qualités, épouse un homme immensément riche... tous deux sont sympathi- ques; mais qu'un homme qui na rien épouse une femme qui a tout...

Ah çà ! mon oncle... et toi , Gerald, reprit Olivier en inter- rompant son ami , qu'il av;iit attentivement écouté , vous n'êtes pas le moins du monde dans la question...

Comment cela ?

Vous admettez, et j'admets conmie vous, qu'une jeune fdle pau- vre soit... et reste Irès-sympaihique , quoiqu'elle épouse un homme immensément riche ;... mais cette sympathie , elle ne l'acquiert qu'à la condition d'aimer sincèrement l'homme qu'elle épouse.

Parbleu ! dit Gerald , si elle cède à un seniimcni de cupi- dité... cela devient un calcul ignoble...

Tout ce qu'il y a de plus honteux, ajouta le vieux marin.

Eh bien! alors, reprit Olivier, pourquoi un homme pau- vre... puisque, en effet, Gerald, tu es pauvre... auprès de mademoi- selle de fieaumesnil, pourquoi, dis-je, serais-tu blâmable en épousant cette jeune fille, si tu l'aimais sincèrement, malgré ses millions, si tu l'aimais enfin comme si elle était sans nom et sans fortune?

•— C'est juste , monsieur GeraJd, reprit le commandai. l , dès

L'OIICUEIL. i9t'

qu'oB aime en honnéie lioinnic , cl (pie l'on a la conscience d'aimer, non l'ar^îcnt, mais la rfimiie. on osl trani|nillt' ;... que peiii-ou avoir à Si' roprociitT / tnliii. moi, je vous conseille de voir d'abord niade- nioiscllede Beaunjesuil; vous vous déciderez après.

Kn effel... repril Gerald, c'est , je crois, le meilleur parti à prendre : il concilie tout... Ah ! pardieu, que j'ai bienfait de venir causer de mes projets avec vous, mon commandant... et avec toi, Olivier!

Ahçà! voyons, monsieur Gerald. vraiment, est-ce que, dans vo- tre grand et beau monde, il n'y a pas une foule de personnes qxii vous auraient dit ce que moi cl Olivier venons de vous dire ?

D.ins le grand monde ? repril Gerald en haussant les épaules. Tuis il ajouta :

Et c'est d'ailleurs la même chose dans la bourgeoisie... si ce n'est pis encore : partout cnlinon ne connaît qu'une ciiose... l'argent.

Eh ! comment diable Olivier et moi aorions-nous une grâce d'E- tat, monsieur Gerald, ei serions-nous autrement que tout le monde?

Tourquoi? dit Gerald avec émotion , parce que vous, mon commandant... pendant quarante ans , vous avez vécu de voire vie de m;irin, vie rude et pauvre... péililense, désintéressée; parce que, dans celle vie-là , vous avez pris la forte habitude de la résignation et du contentement de peu; parce que, ignorant toutes les lâches com- plaisances du monde, vous regardez comme aussi misérable... un homme qui se marie pour de l'.irgent qu'un homme qui vole au jeu ou qui recule au feu; est-ce vrai, mon commandant?

Pardieu! monsieur Gerald, c'est tout simple... cela...

Oui, tout simple... pour vous, pour Olivier, car il a vécu comme moi, plus longtemps que moi, de celle vie de soldat... qui enseigne le renoncement et la fraternité... n'est-ce pas, Olivier?

Brave et bon Gerald , dit le jeune homme aussi ému que son ami, mais, avoue-le... la générosité naturelle... la vie de soldat l'a pcui-éire développée davantage , mais elle ne te l'a pas donnée. Toi seul peut-être , sur tant de jeunes gens de ton rang , tu étais ca- pable de croire faire une sorte de lâcheic en envoyant un pauvre diable à la guerre se faire tuer à ta place : loi seul aussi, parmi tant d'antres, lu éprouves des scrupules au sujet d'un mariage que tous voudraient contracter à n'importe quel prix !

Ne vas-tu pas maintenant rae faire des compliments ? ré-

192 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

pondit Gerald en souriant. Allons , c'est convenu, je verrai made- moiselle de Beaumesnil... les circonstances feront le reste... mali- gne est tracée... je n'en dévierai pas... je vous le jure...

Bravo, mon cher (ierald , reprit gaiement Olivier, je te vois marié , amoureux et heureux en ménage : c'est un bonheur qui en vaut bien un autre... va ! Et moi qui, ne sachant rien de tes projets, avais hier, en arrivant, demandé à madame Ilerbaut la permission de lui présenter un digne garçon, un ancien camarade de régiment, el madame Herbaut t'avait accepté... à ma toule-puissante recomman- dation.

Comment ! elle m'avait accepté , dit Gcrald en riant , est-ce que tu me regardes déjà comme mort et enterré... tu peux bien dire qu'elle m'a accepté, et je te réponds que j'userai de l'acceptation.

Comment... tu veux?

Certainement.

Mais les projets de mariage ?

Raison de plus !

Explique-toi.

C'est bien simple : plus j'aurai de raison d'aimer la vie de gar- çon, plus il faudra que j'aime mademoiselle de Beaumesnil pour re- noncer à mes plaisirs , et moins je me tromperai sur le sentiment qu'elle m'inspirera; ainsi, c'est convenu , tu me présentes chez ma- dame Herbaut, et, pour me rendre encore plus fort... toujours con- tre la tentation, je deviens amoureux d'une des rivales, ou même d'une des satellites de celte fameuse duchesse dont le nom est pour moi un épouvantail... et dont je te soupçonne fort... d'être épris.

Allons, Gerald... tu es fou.

Voyons, sois franc , me crois-tu capable d'aller sur tes brisées? comme s'il n'y avait que la duchesse au monde ! Souviens-toi donc de cette jolie petite femme d'un gros employé des vivres... Tu n'as eu qu'un mot à dire, je l'ai laissé le champ libre... et, pendant que le mari allait visiter son parc de bêles à cornes...

Comment, encore une autre ! s'écria le commandant en s'a- dressant à Gerald, mais c'est donc un enragé que mon neveu?

Ah ! mon commandant si vous saviez quelles razzias de cœurs il faisait en Algérie, le scélérat! La charmanle tribu de madame Herbaut n'a qu'à joliment se tenir sur ses gardes, allez!... si elle ne Teut pas être ravagée par Olivier.

L'ORGUEIL. 193

Mais. doiiMe fou que tu es, je n'ai aucun mauvais clossoin sur celle diainianlo Iribu, connue lu dis... ivpril jjaicnifiil Olivier; mais scriousenioni lu veux que je le préscnle à niad.ime Ilerbaul ?

Oui. ciTtos, lépoiulit GtM'aid. Et. s'adressant au vieux marin :

Il ne faut pas à cause de cela , mon commandant , me prendre pour un écervelé... J'ai acceplé vos conseils d'ami , à propos dun mariajie, direz-vous : et je termine i'eulrolioii en prianl Olivier de me présenler chez madame llerbaut... Kli bien ! si cliaugo ipie cela vous doive paraître, mon connnaudant, je dirai, non plus en piaisan- tant, mais sérieusement celle fois, que moins je clianger.ii mes habi- tudes, plus il faudra , pour les abandonner, que mon amour pour mademoiselle de Beaumesnil soit sincère.

Ma foi , monsieur Gerald, reprit le vétéran , j'avoue qu'au premier abord vos raisons semblent bizarres; mais, en y rélléchis- sant, je les trouve jusies. Il y aurait peut-ôire une sorte de prémédi- tation hypocrite à rompre d'avance avec une vie qui vous plaît de- puis si longtemps...

Maintenant. Olivier , viens me présenler à la tribu de madame Herbaut, dit gaiement Gerald. Adieu, mou conunandant, je vous reviendrai bieniùt et souvent... Que voulez-vous .' ce n'est pas pour rien que vous êtes mou confesseur.

Et vous voyez que je ne suis pas un gaillard commode pour l'absolution et pour les arrangemenls de conscience, reprit gaie- ment le vieux marin. A bientôt donc , monsieur Gerald, vous me tiendrez au courant des choses de votre mariage, n'est-ce pas?

C'est mainlenant un droit pour moi... de vous en parler, et je n'y manquerai pas , mon commandant. Ah ! mais j'y pense, dit Gerald, j'ai à vous rendre compte d'une commission dont vous m'avez chargé, monsieur Bernard. Tu permets, Olivier?

Comment donc? dit le jeune soldat en se retirant.

Bonne nouvelle ! mon commandant, dit tout bas Gerald , grâce à mes démarches, et surtout à la recommandation du mar(iiiib de Maillefori, la nomination d'Olivier comme sous-lieutcuant est presque assurée.

Ah ! monsieur Gerald, serait-il possible ?

Nous avons ie plus grand espoir, car on a su qu'on devait faire

194 LES SEPT PECUES CAPITAUX.

à M. de Maillefort des propositions pour être député , ce qui a doublé son influence.

[Monsieur Gerald, dit le vétéran irès-ému , comment jamais reconnaître...

Je me sauve, mon commandant, répondit Gerald pour se sous- traire aux remercîmenls du vieillard. je cours rejoindre Olivier : un plus long entretien éveillerait ses soupçons.

Ah ! tu as des secrets avec mon oncle, toi ! dit gaiement Oli" vier à son ami.

Je crois bien , je suis , tu le sais, un homme tout mystère... et, avant de nous rendre chez madame Herbaut , il faut que je te de- mande un service très-mystérieux.

Voyons.

Toi, qui connais le quartier et les environs, ne pourrais-tu pas m'indiquer un petit logement dans une rue très-retirée, mais en de* dans de la barrière ?

Comment '. dit Olivier en riant, tu veux abandonner le faubourg Saint-Germain et devenir BatignoUais ? C'est charmant.

Écoute-moi donc... lu conçois que , demeurant chez ma mère, je ne peux pas recevoir de femmes chez moi...

Ah! très bien !...

J'avais un mystérieux picd-à-terre.

J'aime ce nioî, il est décent...

Laisse-moi donc parler. J'avais un petit pied-à-terre très-coave- nable... mais la maison a changé de propriétaire , et le nouveau est si féroce à l'endroit des mœurs, qu'il m'a donné congé, et mon terme finit après-demain : voilà donc mes amours sur le pavé, ou réduits à s'abriter derrière les stores des citadines, à affronter le sourire nar- quois des cochers... c'est désolant...

Au contraire , cela se trouve à merveille ; lu vas te marier, on t'a donné congé... donne à ton tour congé .. à tes amours...

Olivier, tu sais mes principes , ton oncle les approuve ; je ne veux à l'avance rien changer aux habitudes de ma vie de garçon, et, si mon mariage ne se faisait pas, malheureux! songe que je me trou- verais sans pied-à-terre et sans amours... Non... non.. .je suis beaucoup trop prévoyant, trop rangé, pour donner dans ces désordres et ne pas conserver... une poire pour la soif.

Poire pour la soif est très-joli ; allons, tu es un homme de pré-

L'Or.UUElL. 195

rautions... EIi bien ! soii, en allant et venant, je le promets de rc- gardiT les cciileaux...

Doux poiitcs pièces avec une entrée, c'est toi/l ce qu'il me faut... tu sens bien que je vais m'en ocoupcr de mon cùtc ; (ont à lliaire, en sortant de riiez mad.ime llerbaul , je vais llàner dans Ils envi- rons, car ça presse... c'est après-demain le terme r.iial... c'est par pr;i<e (lue j'ai obtenu quelnuos jours de répit. . Dis donc, Olivier, si je ilueouvre par ici ce qu'il me faut...

Ci f.iit qiio, dans le mcine quartier, Je trouverai l'amour et l'aniiticl...

Celte profonde réflexion ressemble beaucoup à une devise de mir- liton .. mais c'est égal... la vérité n'a pas besoin d'onieincnts... Sur ce... en avant chez madame Ilerbaut!

Ah çà 1 tu y tiens décidéineui... réfléchis bien...

Olivier, tu es iusupportable... je me présente tout seul si lu ne m'ac< ompagnes pas...

Allons, le sort en est jeté, il est convenu que tu es M. Gerald Senneterre, un ancien camarade de régiment.

Senneterre... non, ça serait imprudent, j'aime mieux Gerald Auvernay, car je suis aussi orné du marquisat d'Auvernay... tel que tu me vois, mon pauvre Olivier.

tien... lu es M. Gerald Auvernay, c'est entendu... Ali! diable!

Qu'as-tu dofiC?

Qu'est-ce que tu vas être à celte heure?

Comment ce que je vais être?

Oui, ton étal?

Mon é at? Mais célibataire jusqu'à nouvel ordre...

Je ne peux pas te présenter chez madame Ilerbaut comme un jeune homme qui vit des renies qu'il a amassées... au régiment. Madame Ilerbaut ne reçoit pas de flâneurs; lu éveilleras ses soupçons, «r la digne femms se défie en diable des gens qui n'ont rien à faire q«'à couriiser les jolies filles, vu qu'elle en a... de jolies filles.

C'est très-amusant. Eh bien!... qu'est-ce que tu veux que ja sois?...

Dame! je ne sais pas trop, moi !

Voyous, dit GeialJ eu riant, veux-tu... veux-tu... phar- macien?

!96 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Va pour pharmacien, allons, viens ..

Pas du lout. Je plaisante... t:i acceptes cela tout de suite, toi! Pharmacien... quel dangereux ami tu es...

Gerald, je t'assure qu'il y a de petits pharmaciens irès-genlils.

Laisse-moi donc tranquille, c'est toujours de la f;imille des apothicaires... je n'oserais regarder en face aucune des jolies fdles qui viennent chez madame Ilcrbaut.

Eh bien!... fou que tu es... cherchons autre chose : clerc de notaire!... Ilein? cela le va-t-il?

A la bonne heure !... ma mère a un interminable procès... je vais quelquefois voir pour elle son notaire et son avoué... J'étudierai le clerc sur nature... je me serai enrôlé dans le régiment de la basoche en sortant des chasseurs d'Afrique... ça va tout seul !...

Allons, c'est dit, suis-moi... je vais te présenter comme Gerald Auvernay, clerc de notaire...

Premier clerc de notaire ! dit Gerald avec emphase.

Ambitieux, va!...

Gerald, présenté chez madame Herbaut, fut, grâce à Olivier, ac- cueilli par elle avec la plus aimable cordialité.

Dans l'après-midi de ce même jour, le terrible M. Bouffard vint chercher l'argent dont lui était redevable le commandant Bernard pour le terme échu ; madame Barbançon le paya, résistant à grand' peine au malin plaisir de rissoler quelque peu les ongles de ce féroce propriétaire, ainsi qu'elle le disait ingénument.

Malheureusement, l'argent que venait de recevoir M. Bouffard, loin de le rendre moins âpre à ses recouvrements, lui donna une nouvelle énergie, et, persuailé que, sans ses grossières et opiniâtres poursuites, il n'eût pas été payé de madame B.irbançon, il se diriîiea en hâte vers la rue de Monceau, oii demeurait Ilerminie, bien résolu de redoubler de dureté envers la pauvre jeune !:!!(;, afin de la forcer i payer le terme qu'elle lui devait.

L'ORGUEIL 197

XXVII

Herminie domonrait rue de Monceau, dans l'une des nnmbrcuscs maisons dont 31. Bouiïard était propriétaire, occupant, an rcz-de- chausséc, une chambre précédée d'une peiilc entréo, qui donnait sous la voûte de la porte cochcre; les deux fenêtres s'ouvraient sur un joli jardin, entouré d'un côté d'une haie vive, de l'autre d'une pa- lissade treillagée, qui le séparait dune ruelle voisine.

La jouissance de ce jardin dépendait d'un assez grand appartement du rez-de-chaussée, alors inoccupé, ainsi qu'un autre logement du troisième étage, non-valeurs qui augmeniaienl encore la mauvaise humeur de M. Bonfiard à l'endroit des locataires arriérés.

Rien de plus sinqile et de meilleur goût que la chambre de la duchesse.

Une toile de Perse, d'un prix modique mais d'un dessin et d'une fraîcheur charmants, tapissait les murailles cl le plafond de cette pièce assez élevée; pendant le jour, d'amples draperies de même étoffe cachaient l'alcôve, ainsi que deux portes vitrées y attenant : l'une était celle d'un cabinet de toilette; l'autre s'ouvrait sur l'entrée, espèce d'antichambre de six pieds carrés.

Les rideaux de Perse, doublés de guingan rose, voilaient à demi les fenêtres, garnies de petits rideaux de mousseline relevés par des nœuds de rubans ; un lapis fond blanc semé de gros bouquets de fleurs (ça avait été la plus grosse dépense de l'ameublemcni) cou- vrait le plancher; la housse de cheminée, mervcillensenient brodée par Herminie, était bleu clair, avec un semis de roses et de pâque- rettes; deux petits flambeaux d'un goût exquis, moulés sur des mo- dèles de P'.impéi, accompagnaient une pendule faite d'un socle de marbre blanc surmonté de la statuette de Jeanne d'Arc.

Enfin, à chaque bout de la tablette de cheminée, deux vases de grès verni (précieuse invention), du galbe éiruscpie le plus pur, con- tenaient de gros bouquets de roses récemment achetées, qui répan- daient dans cette chambre leur senteur suave et fraîche.

Cette modeste garniture de cheminée en grès et en fonte de zinc.

198 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

couséquemmcnt de nulle valeur matérielle, avait, au plus, coûté cinquante ou soixante francs; mais, au point de vue de l'art et du goût, elle était irréprocliable.

En face de la cheminée, on voyait le piano d'IIerniinie, son gagne- pain; entre les deux fenêtres, une table à colonnes torses, sur- montée d'tiii vieux dressoir en noyer, servait de bibliothèque; la du- chesse y avait placé quelques auteurs de prédilection et les livres qu'elle avait reçus en prix à sa pension.

Çà et là, suspendues le long de la tapisserie par des câbles de co- ton, on voyait dans de simples cadres de sapin verni, aussi brillant que le citronnier, quelques gravures du meilleur choix, parmi les- quelles on remarquait Mignon regrettant la patrie et Mignon aspi- Tant au ciel, d'après Sclieffer, placés en pendant de chaque côté de la Françoise de Rimini, du môme et illustre peintre.

Enfin, aux deux angles de la chambre, de petites étagères de bols noir supportaient plusieurs statuettes de plâtre, réduites d'après ce que l'art grec a laissé de plus idéal; une ancienne commode en bois de rose, achetée pour peu de chose chez un brocanteur des Bali- gnolles; deux jolies chaises de tapisserie, ouvrage d'IIerniinie, ainsi qu'un fauteuil recouvert de salin gros vert, dont la broderie de soie, nuancée des plus vives couleurs, représentait des fleurs et des oiseaux, complétaient l'ameublement de cette chambre.

A force d intelligence, d'ordre et de travail, Herminie, guidée par un goût exquis, était parvenue à se créer à peu de frais cet entou- rage élégant et choisi.

S'agissait-il de soins ou de détails qui eussent répugné à cette or- gueilleuse dMcfoesse; s'agissait-il de la cuisine, par exemple : Her- minie avait échappé à cet embarras, en s'ad ressaut à la portière de sa maison, qui, pour un modique abonnement, lui servait chaque jour une tasse de lait le matin, et le soir un excellent potage, ac- compagné d'un plat de légumes et de quelques fruits, nourriture fru- gale qui devenait des plus appétissantes lorsqu'elle était rehaussée de toute la coquette propreté du petit couvert d'IIerniinie ; car, si la duchesse ne possédait que deux tasses et six assiettes, elles étaient d'une porcelaine choisie, et lorsque, sur sa table ronde, recouverte d'une serviette éblouissante, la duchesse avait placé sa carafe et son verre de fin cristal, ses deux uniques couverts d'argent bien brillants et son assiette de porcelaine à fond blanc semé de fleurs bleues et

L'OllGUiiiL. 199

roses, Icâ mets ks pkis simplet» sciitblaieul, avons-nous dii, do!> plus

Mais, hëlas ! et au grand cl):if:riu d'IIeriuiuic, ses deux couverts d'argent cl sa niouirc, seuls ubjeis de lu\c niaiéricl qu'elle eût ja« mais posséilcs, élaieul alors en gage au niout-ile-piélc, elle avait élo obligée de les faire niellre p.ir la porliere de la maison ; la jeune fille n'avait pas en d'antre moyen de subvenir aux frais journaliers de sa maladie, et de se procurer une faible somme d"ar;;ent, dont elle vivait, en aiiendaut le salaire de plusieurs leçons qu'elle avait ret omniencé à donner, ensuite d'une interruption forcée de prés de deux mois.

Ce faial arriéré causait la gène exirème d'Uerminie et l'impossibi- lité où elle se voyait de payer cent quatie-viiigts francs qu'elle devait au terrible M. Touffard...

Cent quatre-vingts francs !...

Et la pauvre enfant possédait environ quinze francs, avec lesquels il lui fallait vivre presque tout le mois.

Ainsi qu'on le pense, le seuil de la porte dUcrminie était vierge des pas d'un homme.

La duchesse, libre et maîtresse de son choix, n'avait j:;ma:s aimé... quoiqu'elle eût inspiré plusieurs passions, sans le vouloir et même à regret, trop orgueilleuse pour s'abaisser jusqu'à la coquetterie, trop généreuse pour se jouer des tourments d'un amour malheureux.

Aucun des ^oupirants n'avait donc plu à lleirniiiie, malgré la loyauté de leurs offres matrimoniales, appuyées chez jihisieurs sur une certaine aisance, car quelques-uns appartenaient au commerce, tandis que d'autres étaient artistes comme la jeune fille, ou bien en- core commis de magasin, teneurs de livres, etc., etc.

La duchesse devait ap|iorier dans le choix de son amnnt ce goût é|>nré. ce tact délicat ({ui la caractérisaient, mais il est inutile de dire qu'inlime ou élevée, la coudilion de l'honnne qu'elle eût aimé n'au- rait en rien influencé l'amour de la jeune fille.

Elle savait par elle-mènie (et elle s'en glorifiait) tout ce que l'on trouve parfois d'élévation et de distinction natives parmi les positions sociales les plus modestes et les plus précaires ; aussi ce qui l'avait jusqu'alors choquée dans ses prétendants, c'était de ces imi)erlections puériles, dira-l-on, inappréciables même pour tiiute autre que la du- chesse... mais, pour elle,, invinciblement antipathiques : chez les uns,

200 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

ça avait été une trop bruyante et trop grosse jovialité ; chez les autres, des manières libres ou vulgaires; chez celui-ci un timbre de voix brûlai; chez celui-là une tournure ridicule.

Quelques-uns de ces repoussés possédaient néanmoins d'excellentes qualités de cœur ou d'esprit; Ilerminie avait été la première à le re- connaître ; elle tenait ceux-là pour les meilleurs et les plus dignes garçons du monde, elle leur accordait franchement son estime, au besoin même son amitié, mais son amour... non.

Et ce n'était pas par dédain , par folle ambition de cœur. qu'Her- minie les refusait, mais simplement, ainsi qu'elle le disait elle-même à ses désespérés , « parce qu'elle ne ressentait aucun amour pour eux, et qu'elle était décidée à rester fille toute sa vie plutôt que de se marier sans éprouver un vif et profond amour. »

Et cependant, en raison même de son orgueilleuse et délicate susceptibilité, Herminie devait souffrir plus que personne des incon- vénients, parfois si pénibles et presque inévitables, inhérents à la po- sition d'une jeune fille obligée de vivre seule, et forcément exposée à toutes les chances douloureuses que peuvent amener le manque de travail ou la maladie.

Depuis quelque temps, hélas ! la duchesse expérimentait cruelle- ment les conséquences de son isolement et de sa pauvreté.

L'orgueil et le caractère d'Herminie posés [orgueil qui avait poussé la jeune fille à rapporter fièrement, malgré sa pressante misère, les cinq cents francs que lui avait alloués la succession de madame de Beaumesnil), l'on comprendra avec quelle confusion mêlée d'effroi la pauvre enfani attendait le retour de M. Bouffard, car, ainsi qu'il l'a- vait dit à madame Barbançon, il devait faire dans l'après-diner une dernière et décisive tournée chez ses locataires en retard.

Herminie cherchait les moyens de désintéresser cet homme inso- lent et brutal, mais, ayant déjà donné en nantissement ses deux cou- verts d'argent et sa montre d'or, elle ne possédait plus rien qui pût être mis en gage : on ne lui eilt par prêté vingt francs sur sa modeste garniiure de cheminée, de si bon goût qu'elle fût; et ses gravures, ainsi que ses statuettes de plâtre, n'avaient pas la moindre valeur vénale ; enfin, le linge qu'elle possédait lui eût procuré un prêt bien minime.

En face de celle désolante position, Herminie, accablée, versait

L'OHGUEiL. 201

des pleurs amers, ircmbhmt à tli.uiue instant d'entendre rimpérieux coup lie soniiellc de M. BoulTard.

Noble civiir, j;énereuse nature!... Au milieu de ces cruelles per- plexilés, Ueiniinie ne songea pas un instant à se dire qu'tilo sérail sauvée avec une part imperci'piible de rénorme sui)erllu de sa sœur, dont elle avait visité la veille les somptueux appartements...

Si la duchesse vint à songer à sa sœur, ce fut pour chercher dans Tespérance de la voir un jour quchpie distraction à son chagrin présent.

Et, de ce chagrin, Ilcrminie n'accusait qu'elle-même : jetant des yeux pleins de larmes sur sa cocpieile petite chambre, la jeune lille se reprochait sincèrement ses folles dépenses.

Elle aurait dû, pensait-elle, épargner pour l'avenir et les cas imprévus, tels que la maladie ou le chômage de levons; elle aurait se résigner à prendre un logement au ([-ualrième étage, iiorte à porte avec des inconnus; à habiter, à peine séparée d'eux par une mince cloison, quelque chambre triste et nue, au carreau froid, aux murailles sordides ; elle aurait ne pas se laisser séduire par la riante vue d'un joli jardin, et par l'isolement du rez-dc-civsuisée qu'elle avait préféré; elle aurait du garder son argent, au lieu de l'employer à l'achat de ces objets d'art et de goût, seul charme, seuls compagnons de sa solitude, qui faisaient de sa chambre un dé- licieux réduit, elle avait longtemps vécu heureuse, confiante dans sa jeunesse et dans son travail.

Qui lui eût dit, à elle si orgueilleuse, qu'il lui faudrait subir les grossières mais légitimes réclamations d'un homme à qui elle devait de l'argent... qu'elle ne pourrait pas payer?...

Etait-ce assez de honte?

.Mais ces reproches, à la fois sévères et justes, à propos du passé, ■e changeaient en rien le présent.

Ilerminie se désolait, assise dans son fauteuil, les yeux gonflés de larmes; Umtôt elle cédait à un morne accablement, tantôt elle tressaillait au moindre bruit... songeant à l'arrivée probable de M. Bouffa rd.

Enfin ces poignantes angoisses eurent un terme.

Un violent coup de sonnette se fit entendre.

■— C'est lui... c'est le pr:;'^''iétaire ! murmura la pauvre créa-

202 LES SEPT PÊCHES CAPITAUX.

ture en frémissant de tous ses membres. Je suis perdue... ajou(a-t-elle. f

Et elle restait immobile de crainte.

Un second coup de sonnette, plus brutal encore que le premier, ébranla la porte de la petite entrée qui conduisait à la chambre.

Herrainie essuya ses yeux, rassembla son courage, et, pâle, trem- blante, elle alla ouvrir.

Elle ne s'était pas trompée...

C'était M. Bouffard.

Ce glorieux représentant du pays légal, ayant dépouillé l'uniforme du soldat citoyen, apparut bourgeoisement vêtu d'un palelot-sac de couleur grise.

Eh bien ! dit-il à la jeune fille eu restant sur le seuil de la porte qu'elle lui avait ouverte d'une main mal assurée, eh bien ! mon argent?

Monsieur...

Voulez-vous me payer, oui ou non? s'écria M. Bouffard d'une voix si haute qu'il fut entendu par deux personnes.

L'une était alors sous la porte coclicre...

L'autre montait au premier étage par l'escalier, dont les marches inférieures aboutissaient auprès de l'entrée du logement d'Herminie.

Pour la dernière fois, voulez-vous me payer, oui ou non? ré- péta M. Bouffard d'une voix encore plus éclatante.

Monsieur, de grâce ! dit llerminie avec un accent suppliant, ne parlez pas si haut... Je vous jure que si je ne puis vous payer... ce n'est pas ma faute...

Je suis dans ma maison, et je parle comme je veux. Tant mieux si l'on m'entend... ça servira de leçon pour les autres locataires qui s'aviseraient d'être en retard comme vous.

Monsieur... je vous en conjure... entrez chez moi, dit Her- minie accablée de honte et en joignant les mains, je vais vous ex- pliquer...

Eh bien !... voyons, quoi? qu'allez-vous m'expliquer? répon- dit M. Bouffard en suivant la jeune fille dans sa chambre, dont il laissa la porte ouverte.

Lorsque des hommes aussi grossiers que M. Bouffard se trou- vent dans une position pareille avec une belle joune fille, de deux choses l'une : ou ils ont l'audace de proposer quelque transaction in-

L'OnGUKIL S05

dme, ou bien, la jeunesse cl la beaiiié, loin de les apitoyer, leur in- spirent nu reiloublL'nienl d'insolence cl de durcie; on dirait qu'ils veu- lent se venger de ces eliarmcs qu'ils n'osent convoiter. Ainsi ëtail-il de M. BmifTard ; sa Vfrtu lournail;^ une aniniosité hrutale.

Ku eiilraiit dans la clianilue d'ilerniiuie, rinipiloyahlc propriétaire reprit :

Il n'y pas d'explication là-dedans... l'affiiirc est bien simple : encore une fois, voule/.-vous me payer, oui ou non?

Pour le niomenl, cela m'est malbeureusemenl impossible, mon- sieur, — dit llerminie en essuyant ses larmes; mais, si vous vou- \et avoir la boulé d'aiteiidre...

Toujours la mC-me cbanson... à d'autres! —reprit M. Bouffard en haussant les épaules.

Puis, regardiinl autour de lui d'un air sardonique, il ajouta :

C'est bien ça... l'on s'importe peu de ne pas payer son terme, et l'on se flanque des tapis superbes, des tentures d éiofles et des rideaux à fa!bal;is... Si ça ne fait pas sner !... .Moi, qui ai sept mai- sons î^ur le pavé de Paris, je n'ai pas seulement de tapis dans mon sa- lon, et le boudoir de madame Bouffard est tendu en simple papier à ryiages ; mais, quand je vous le dis, on se donne des genres... de princesse, et l'on n'a pas le sou.

llerminie, poussée à bout, releva orgueilleusement la tête ; d'un re- gard digne et ferme, elle (It baisser les yeux à M. Boulfard, et lui dit :

Ce piano a une valeur au ujoins quatre fois égale à ce que je vous dois, monsieur... Envoyez-le prendre quand vous le voudrez... C'est la seule chose de prix que je possède... disposez-en... faites-le vendre...

Allons donc 1 c.i-cc que je suis marchand de pianos, moi?... Est-ce que je sais ce que j'en retirerai de voire instrument? .. en- core des tracas, pas de ça!... vous devez me payer mon terme en argent et non en pianos...

Mais, mon Dieu ! monsieur, je n'ai pas d'argent... je vous offre de vendre mon piano, quoiqu'il me serve à ga;;ner ma vie... que puis-je faire de plus ?

Je ne donne i)asl;i-dedans... vous avez de l'argent .. je le sais... vous avez des couverts et une monire chc: ma tante... c'est ma por- tière qui a été les en^'ngcr... Ah! ah ! on ne me dindonne pas, moi, voyez-vous?

204 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX

Hélas ! monsieur, le [jcu que l'on m'a prêté, j'ai été obligée de le dépenser pour...

Herminie ne put achever.

Elle venait de voir BI. de Maillefort debout à la porte laissée ouverte; il assistait depuis quelques instants à celte scène pénible.

Au tressaillement soudain de la jeune fille, au regard surpris qu'il la vit jeter du côté de la porte, M. Bouffard tourna la tête, aperçut le bossu, et resta aussi étonné qu'Herminie.

Le marquis, s'avancant alors, dit à la duchesse en s'inclinant res» pectueusement devanL elle ;

Je vous demande mille pardons, mademoiselle, de me présen- er ainsi chez vous ; mais j'ai trouvé cette porte ouverte, et, comme

j'espère que vous me ferez l'honneur de m'accorder quelques moments d'entretien pour une affaire fortimportaniejeme snispermisd'entrer. Après ces mots, accentués avec autant de courtoisie que de défé- rence, le marquis se retourna du côté de M. Bouffard, cl le toisa d'un regard si allier, que le gros homme se sentit d'ajiord tout sot, tout intimidé, devant ce petit bossu, qui lui dit :

Je viens, monsieur, d'avoir l'honneur de prier mademoiselle de vouloir bien m'accorder quelques instants d'entretien.

Eh bien! .tprès? reprit M. Bouffard retrouvant son assurance, qu'est-ce que cela me fait, à moi?

Le marquis, sans répondre à M. Bouffard, et s'adressant à Hermi- nie, de plus en plus surprise, lui dit :

Mademoiselle veut-elle me faire la grâce de m'accorder l'entre- tien que je sollicite?

31ais... monsieur... répondit la jeune fille avec embarras, je ne sais... si je...

Je me permettrai de vous faire observer, mademoiselle, re- prit le marquis, que notre conversation devant être absolument confidentielle... il est indispensable que monsieur, et il montra du regard le propriétaire, veuille bien nous laisser seuls, à moins que vous n'ayez encore quelque chose à lui dire ; dans ce cas, alors, je me retirerais...

Je n'ai plus rien à dire à monsieur, répondit Herminie, espé» ranl échapper, pour quelques moments du moins, à sa pénible position.

Mademoiselle n'a plus rien à vous dire, monsieur, reprit le marquis en faisant un signe expressif à M. Bouffard.

LORCUEIL. Î05

Mais celui-ci. rcvcuani à sa brulalilé ordinaire, et se reproclianl de se laisser imposer par ce bossu, s'écria :

Ali ! vous croyez qu'on inel connue ça les gens à la porte de chez soi saus les payer... nion>ieur... et que parce que vous soutenez celte...

Assez, monsieur, assez... dit vivement le marquis en inler- ronqiant M. Bonffard.

El il lui saisit le bras avec une telle vigueur, que l'ex-épicier, sen- tant son poignet serré comme dans un élau entre les doigts longs et osseux du bossu, le regarda avec un mélange d'ébahissemcnt et de crainte.

Le marquis, lui souriant alors de l'air le plus aimable, reprit avec une alTabiliié exquise :

Je suis au regret, cher monsieur, de ne pouvoir jouir plus long- temps de votre bonne et aimable compagnie, mais, vous le voyez, je suis aux ordres de mademoiselle, qui n)e fait la grâce de me don. uer quelques instants, et je ne voudrais pas abuser de son obligeance...

Ce disant, le marquis, moitié de gré, moitié de force, conduisit jusqu'à la porte M. Bouffard, stupéfait de rencontrer dans un bossu celte vigueur pliysique et celle autorité de langage et de manières, dont il subissait involontairement l'inlluence.

Je sors... parce que j'ai justement affaire dans ma maison, dit M. Bouffard ne voulant pas paraître cédera la contrainte, je monte là-haut; mais je reviendrai quand vous serez parti... il faudra bien alors que j'aie mon argent, ou sinon, nous verrons.

Le marquis salua ironiquement M. Bouffard, ferma la porte sur lui, et revint trouver Uerminie.

XXVIII

M. de Maillefort, frappé de ce que lui avait appris madame de la Rochaigué au sujet de la jeune artiste, si injustement ouhlice, disait- on, par madame de Beaumesnil, M. de Maillefort avait de nouveau ia-

12

206 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

lerrogé, avec antaui de prudence que d'adresse, madame Dupont, an- cienne femme de chambre de la comtesse.

. Poisant dans cet entretien de nouveaux détails sur les relations de la jenne fille et de madame de Beaumesnil. et devinant, aidé par ses soupçons, ce qui avait écliapjier à la femme de chambre, il acquit bientôt presque la conviction qu'Uerminie devait être la fille naturelle de madame de Beaumesnil.

L'on conçoit néanmoins qne, malgré celte persuasion quasi-com- plète, le marquis s'était promis de n'aborder Hcrminie qu'avec une extrême réserve; non-seulement il s'agissait d'une révélation fâcheuse, presque honteuse pour la ménioiie de madame de Beaumesnil, mais encore la comtesse n'avait pas confié ce secret à M. de Maillefort, qui l'avait pour ainsi dire surpris ou plutôt deviné.

Uerminie, à la vue du bossu, qui, pour la première fois, se présen- tait à elle dans une circonstance pénible, resta confuse, interdite, ne pouvant imaginer le sujet de la visite de cet inconnu.

Le marquis, après avoir expulsé M. Bourf;n-d, revint, disons-noas, auprès de la jeune fille, qui, pâle, émue, les yeux baissés, restait im- mobile auprès de la cheminée.

M. de Maillefort, d'un coup d'œil investigateur et pénétrant jeté sur la chambre de la duchesse, avait remarqué l'ordre, le goût et l'exces- sive propreté de cette modeste demeure; cette observation, jointe à ce que madame de la Rochaigiië lui avait raconté du noble désinté- ressement delà jeune fille, donna au marquis la meilleure opinion d'IIerminie. Presque certain de voir en elle la personne qu'il avait tant d'intérêt à rencontrer, il cherchait sur ses traits charmanis quelque ressemblance avec ceux de nwdame de Beaumesnil, et, cette ressemblance, il crut la retrouver.

De fait, sans ressembler précisément à sa mère, comme elle, Hcr- minie était blonde ; comme elle, elle avait h s yeux bleus, et, si les lignes du visage ne rappelaient pas exactement les traits de madame de Beaumesnil, il n'existait pas moins entre la mère et la fille ce qu'on apiiolle un air de famille, surtout frappant pour un observateur aussi intéressé que l'était M. de Maillefort.

Celui-ci. sousl'enipire d'une émotion que l'on concevra sans peine, s'approcha d'IIerminie, de plus en plus troublée par le silence et par les regards curieux et attendris du bossu.

Mademoiselle, lui dit-il enfin d'un ton affectueux et paWrnel,

L'ORGL'KIL. 207

excuser mon silence... mais j'éprouve une sorte d'embarras ik vous exiirimcr le profoml iiiléitU (pio voii> m'inspirez...

En parlant ainsi, la voix de M. de Mailleforl fnl si tonchanlc, que la jeune lillele regarda, de plus eu |)lus surprise, et lui dil timidement :

Mais cet intérêt, monsieur...

(Jni a pu vous l'aitirer, n'est-ce pas? je vais vous le dire, chère enfant... Oui, ajouta le ljos>u en répondant à un mouvement d'IIer- niinie. oui, laissez-moi de grâce vous appeler ainsi : mon âge, et, je ne saurais trop vous le répéter, l'inlérèl que vous m'inspirez, me donneraient peut-être le droit de vous dire ma dure enfant, si vous me permettiez cette familiarité...

Ce serait la seule manière de vous prouver, monsieur, ma re- connaissance des bonnes et consolantes paroles que vous venez de me dire... quoique la pénible position vous m'avez vue, monsieur... ait peut-être...

Quant ù cela, reprit le marquis en interrompant Uerminie, rassurez -vous, je...

(Ml ! mimsieur, je ne dierche pas à me justifier, dit orgueil- leusement Hcrminie en inlcrrompani à son tour le bossn, de cette situation... je n'ai pas à rougir... et. puisque, pour une raison que j'ignore, vous voulez bien me témoigner de l'intérêt, monsieur, il est de mon devoir de vous dire... de vous prouver que ni le désordre, ni l'inconduiie, ni la paresse, ne m"ont mise dans le cruel embarras je me trouve pour la première fois de raa vie ! Malade pendant deux mois, je n'ai pu donner mes leçons; je les reprends depuis ([uelques jours senlemenl. et j'ai été forcée de dépens er le peu d avances que je possédais... Voilà, monsieur, la vérité... si je me suis un peu endet- tée, c'est par suite de cette maladie...

Tcei est étrange! pensa soudain le iiarquis en rapprochant dans sa pensée la date du décès de la comi esse et l'époque présu- mablo du commencement de la maladie d'IItrminie. C'est peu de temps après la mort de m;iilanie de Beauincsnil que cette pauvre en- faut a tomber malade .. serait-ce de chagrin?...

Et le marquis reprit tout haut avec un accent de touchant intérêt:

El celte maladie, ma chère enfant , a été bien grave?... vous vous êtes peut-être trop fatiguée au travail !

Heriuinie ro\igii ; son embarras était grand , il lui fallait mentir pour cacher la sainte et véritable cause de sa maladie.

208 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Elle répondit en hésitant :

En effet, monsieur, je m'étais un peu fatiguée; celle fatigue a été suivie d'un malaise, d'une sorte d'accablement... mais mainte- nant... Dieu merci ! je vais tout à fait bien.

L'embarras, l'bésitalion de la jeune fille avaient frappé le marquis, déjà surpris de la profonde mébmcolie dont les traits d'ilerminie sera blaient avoir, pour ainsi dire, l'habilude.

Plus de doute, pensa-t-il. Elle est tombée malade de cha- grin après la mort de madame de Beaumesnil... Elle sait donc que la comtesse est sa mère... mais alors... comment celle-ci, dans les fré- quentes occasions qui ont la rap|)rociicr de sa fille, ne lui a-t-elle pas remis ce portefeuille dont elle m'a chargé?

En proie à ces perplexités, le bossu, après un nouveau silence, dît à Herminie :

Bla chère enfant, j'étais venu ici avec l'intention de me tenir dans une extrême réserve ; défiant de moi-même, incertain de la conduite que j'avais à tenir, je ne voulais aborder qu'avec la plus grande précaution le sujet qui m'amène... car c'est une mission bieu délicate, une mission sacrée...

Que voulez-vous dire, monsieur?

Veuillez m'écouter, ma chère enfant. Ce que je savais déjà de vous, ce que je viens de voir, de deviner peut-cire... enfin la con- fiance que vous m'inspirez, changent ma résolulion... je vais donc vous parler à cœur ouvert, certain que je suis de m'adrosser à une loyale et noble créature... Vous connaissiez madame de BeaumesniL. vous l'aimiez?

Herminie, à ces paroles, ne put réprimer un mouvement d'étonne- ment mêlé dinquiélude. Le bossu reprit :

Oli ! je le saisi vous aimiez tendrement madame de Beaumesnil : le chagrin de l'avoir perdue a soûl causé voire maladie...

Monsieur ! s'écria Herminie effrayée de voir son secret, celu* de sa mère surtout, presque à la merci d'un inconnu, je ne sais ce que vous voulez dire... J'ai eu pour madame la comtesse de Beau- mesnil, pendanl le peu de temps que j'ai élé appelée auprès d'elle, le respectueux atlacliement qu'elle mérilail... Ainsi que tous ceux qui Tont connue, je l'ai sincèrement regrellée; mais...

Vous devez me répondre ainsi, ma chère enfant,— dit le mar-

L'ORGUEIL. 209

qnis en inioi rompant Bermiuie, —vous ne pouvez avoir confiance en m(»i , ijinoranl (jui je suis, ignorant jusqu'à mon nom. Je m'apiu'llc M. tio Maillcfort

Munsionr lic Maillefort! dit vivement l.i jeinie fille en se souve- nant d'avoir écrit pour sa mère une lettre adressée an mar(inis.

Vous connaissiez mon nom ?

Oui, mo:isieur. Madame la comtesse de Beauniesnil, se trouvant trop faible pour écrire, m'avait priée de la rcmpbcer, et la lettre que vous avez rei;ue...

Celait von>... qui l'aviez écrite?

Oui, monsieur ..

Vous le voyez, ma chère eufant, rriaintenant vous devez être en tonte confiance... Madame de BeatuTiesnil... n'avait pas d'ami plus dévoué que moi... et sur celte amitié de vingt ans elle a cru pouvoir assez compier pour me charjicr d'une mission sacrée...

O'ie dit-il? pensa llerminie, ma mère lui aurait-elle con- fié le secret de ma naissance?

Le marquis, remarquant le trouble croissant d'IIerminie, et cer- tain d'avoir enfin découvert la fille naturelle de la comtesse, pour- suivit :

La lettre que vous m'aviez écrite, an nom de madame de Beau- mesnil. m'assigiiaii chez elle un rendez-vous... à une heure assez avancée de la soirée... n'est-ce pas, vous vous rappelez cela ?

Oui, monsieur.

A ce rendez-vous... je suis venu... La comtesse se sentait près de sa fin... continua le bossu dune vois altérée... Après avoir recommandé sa fille Erneslinc... à ma sollicitude... madame de Beaumesuil... m'a supplié de lui rendre... un dernier service... Elle m'a conjuré... de partager mes soins... mon iniérèi... entre sa fille... et une autre jeune personne... qui ne lui était pas moins clière... que son enfant...

11 sait tout, se dit llerminie avec un douloureux accable- ment, — la faute de ma pauvre mère n'est pas un secret pour lui...

Celle aijire pe^^onne, coiitinua le bossu de plus en i)lusénm, était, m'a dit la comtesse , un ange ; oui , ce sont ses propres paro-

) les... un ange de vertu, de courage, une noble et vaillante fille, ajouta le marquis, dont les yeux se mouillèrent de larmes, une pauvre orpheline abandonnée, qui, sans appui, sans secours, lultait

1-2.

210 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

à force de courage, de travail et d'énergie, contre le sort le plus pré- caire, souvent le plus pénible... Oh!... si vous l'aviez entendue ! avec quel accent de tendresse déchirante elle parlait de cette jeune fille ! malheureuse femme! mère infortunée !... car, de ce moment, j'ai de- viné, quoiqu'elle ne m'ait fait aucun aveu, retenue par la honte sans doute, j'ai deviné qu'une mère seule pouvait ainsi parler... ainsi souffrir en songeant au sort de sa (ille... Non, oh! non... ce n'était pas une étrangère que la comtesse me recommandait avec tant d'in- stance à son lit de mort.

Le marquis, dont l'émoiion était à son comble, s'arrêta un instant et essuya ses yeux baignés de larmes.

0 ma mère ! se dit llerminie en tâchant de se contraindre,

tes dernières pensées ont été pour ta fille 1

J'ai juré à madame de Beaumesnil mourante, reprit le bossu,

d'accomplir ses dernières volontés, de partager ma sollicitude en- tre Erncstine de Beaumesnil et la jeune fille pour i\m la comtesse m'implorait si vivement.., Alors, elle m'a remis ce portefeuille, et le bossu 1 ' lira de sa poche, qui contient, m'a-t-elle dit, une pe- tite fortune, me chargeant de le remettre à cette jeune fille, dont le sort serait ainsi à jamais assuré... Malheureusement, madame de Beaumesnil a expiré avant d'avoir pu me dire le nom de l'orpheline...

Il n'a que des soupçons... Dieu soit béni! se dit llerminie avec un ravissement inei'fable, je n'aurai pas la douleur de voir un étranger instruit de la faute de ma mère; sa mémoire restera pure...

Vous jugez, ma chère enfant, démon angoisse, démon cha- grin. Comment accomplir la dernière volonté de madame de Beau- mesnil, iiîuorant le nom de celte jeune fille? reprit le bossu en regardant llerminie avec attendrissement. Cependant, je me suis mis en quête... et enfin... après bien de vaines tentatives... celte orpheline... je l'ai trouvée... belle, vaillante, généreuse... telle, en- fin, que sa pauvre mère me l'avait dépeinte, sans me la nommer... et celte jeune fille... c'est vous... mon enfant... tia chère enfant...

s'écria le bossu en saisissant les deux mains d'IIenninic.

El il ajouta, avec un élan de bonheur et de tendresse indicibles :

Ah! vous voyez bien que j'avais le droit de vous appeler mon enfant... oh! non... jamais père n'aura été plus fier de sa fille !

Monsieur... répondit llerminie, d'une voix qu'elle tâchait de

L'oncui^iL. tu

reudie calme et ferme; quoiqu il m'en coule beaucoup de détruire voire ii'iisioii... il esl de mon drvoir de le faire.

(Jiie dilcs-vo'js?... s'écria le bossu.

Je ne suis |)as... niousieur, la itersuunc que vous cherchez, ré|)Oiulii lit riiiinie.

Le mau|uis recula d'un pas, et regarda la jeune fille sans pouvoir d'abord liouver «ne parole.

l'our résister à reniraiueiuent de lu rcvclaliou que venait de lui faire 31. de Mailleforl, il t'allut à llorHiinie un courage hi;r<)i(](ie , de ce qu'il y avait de plus pu: , do plus saiiil, dans son ouGtEii. lilial.

La (ierié de la jeune lille se révoltait à la seule pensée d'avouer la boule malcrncllu aux yeux d'un étranger, en se reconnaissant de- vant lui pour la lille de madame de Beauincsnil.

De quel droit llerniinie pouvait-elle confirmer les soupçons de cet étrau|.;cr, par l'aveu d'un secret que la conitesse u'avail pas voulu lui confier à lui. M. de Mailk-rort. son ami le plus dévoué... un secret... que sa mère à elle avait eu la force de lui laii e, lorsque, la pressant sur son sein, les battements de leurs deux cœurs s'étaient confondus?...

Pendant que ces généreuses pensées venaient en foule à l'esprit d'Ilerminie, le niarcjuis, stupéfait du refus de la jeune fille, dont il ne pouvait se résoudre à mettre on doiile l'idenlilé, cherchait en vain à deviner la cause de celte étrange résolution.

Enfin, il dit à Uerminie :

Un motif qu'il m'est impossible de pénétrer vous empêche de médire la vérité, ma chère enfant... ce motif... quel qu'il soit... doit ôti-e noblo et généreux... pourquoi mêle caclier, à moi.' l'ami... le meilleur ami... de votre mère... à moi qui viens remplir auprès de vous ses dernières volontés?...

Cet entretien... est aussi douloureux pour moi que pour vous, monsieur le marquis, répondit tristement Uerminie, car il me rappelle cruollemcnt une personne qui a été remiilie de bienveillance à mon égard... pondaiu le peu de temps j'ai él'- a])p(lee près d'elle, seulcnienl comme artiste et à aucun autre titre, jo vous en donne ma parole... J ose croire que colle déclaration vous suffira... monsieur le marquis, ei m'épargnera de nouvelles insistances... Je vous le r.'pèie, je ne suis pas la personne que vous cherchez...

A celle déciaraiiou d'Ilerminie, le marquis sentit renaître ses iû- ceriiludes.

212 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

"Cependant, ne voulant pas encore renoncer à tout espoir, il re- prit :

Jlais non... non... je ne saurais m'abuser à ce point, jnniais je n'oublierai la sollicitude, les prières de madame de Beaumesnil en faveuide...

Permctlez-moi de vous interrompre, monsieur le marquis, et de vous dire... que, trompé peut-être par les émotions d'une scène déchirante pour votre cœur, vous vous serez mépris... sur la nature de l'intérêt que madame de Beaumesnil portait à l'orpheline dont vous me parlez... Pour défendre la mémoire de madame de Beaumes- nil contre votre erreur... je n'ai d'autre droit que celui de la recon- naissance... mais la respectueuse estime que madame la comtesse inspirait à tous me fait croire... à une erreur de votre part.

Celte manière de voir était trop d'accord avec les désirs de M. de Maillcfort pour qu'il n'inclinât pas à se rendre à l'observation d'IIer- niinie.

Cependant, au souvenir de l'émotion déchirante de la comtesse lorsqu elle lui avait recommandé Torpheline, il reprit :

Encore une fois, on ne parle pas ainsi d'une étrangère !...

Qui sait? monsieur le marquis, répondit Herminie en défen- dant le terrain pied à pied, on m'a cité tant de preuves de généro- sité de madame de Beaumesnil! Son alTection pour ceux qu'elle se- courait était, (lit-on, si chaleureuse, qu'elle se sera ainsi manifestée en faveur de l'orpheline qui vous a été recommandée... et puis, si cette jeune fille est aussi méritante que malheureuse... cela ne suffit-il pas pour motiver le vif intérêt que lui portait madame de Beaumesnil? Peut-être enfin... cette mystérieuse protection était-elle un devoir pieux... qu'une amie avait confiii à madame la comtesse de Beaumesnil, comme celle-ci vous l'a légué à son tour.

Alors... pourquoi cette prière formelle de toujours taire à la personne à qui je dois remettre ce portefeuille... le nom de la com- tesse?...

Parce que madame de Beaumesnil , cette fois encore , aura voulu cacher sa bienfaisance... ;

Herminie, ayant retrouvé son calme, son sang-froid, discutait ces 2 raisons avec un tel détachement, que le marquis finit par penser j; qu'il s'était trompé, et avait injustement soupçonné madame de Beau* mesnil.

L'OnGUEIL. S15

Alors une idée nouvelle lui vinl ù l'esprit, ei il sVcria :

Mais, en admelianl que le mérite et les malheurs de cette or- plioliue soient ses seuls et véritables litres, ne scraicnt-ils pas les vôtres, clièrc et vaillante enfant.' Pourquoi ne serait-ce pas vous que la comtesse a voulu me désigner?

Je connaissais depuis trop peu de temps madame de Beaumes- nil pour mériter de sa part une telle marque de bonté, monsieur le njanpiis, cl puis enfin mon nom n'ayant pas été prononcé par ma- dame la comtesse, je m'adresse à votre délicatesse... pnis-je accep- ter un don considérable... sur votre seule supposition qu'il pouvait mï'tre destiné ?

Oui... cela serait vrai, si vous ne méritiez pas ce don.

Et comment l'aurais-je mérité, monsieur le marquis?

Par les soins dont vous avez entouré la comtesse, par les soulagements que vous avez apportés à ses douleurs, et ces soins, comment se fait-il qu'elle ne les ail pas reconnus?

Je ne vous comprends pas, monsieur.

Le testament de la comtesse renferme plusieurs legs... seule... TOUS avez été oubliée...

Je n'avais aucun droit à un legs, monsieur le marquis... j'a' été rénumérée de mes soins...

Par inatlame de Beanmesnil?

Par madame de Beanmesnil, répondit Ilerminie d'une voix assurée.

Oui... c'est ce que vous avez déclaré à madame de la Rochaiguè en venant généreuscnienl lui rapporter...

De l'argent ipii ne m'était pas dû, monsieur le marquis... voilà tout...

Encore une fois, non... s'écria M. de Jlaillefort, revenant Invinciblement à sa première certitude. ^'on... je ne me suis pas trompé... Instinct, pressentiment... ou conviction, tout me dit que vous êtes...

Monsieur le marquis, dit llermir)ie en inlorrompant le bossu, et voulant mcllrc un terme à cette pénible scène. un dernier mol... Vous étiez le meilleur des amis de madame de Beanmesnil... car elle vous a légué en mourant le soin de veiller sur sa fille légi- time... Comment ne vous aurait-elle pas aussi confié, à ce moment suprême... qu'elle avait un autre enfanl?...

214 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Eh 1 mon Dieu ! s'écria involontairement le marqins, la malheureuse femme... aura recule devant la houle d'un pareil aveu...

Oui, je n'en doute pas, pensa Herminie avec amertume, et c'est moi qui ferais cet aveu de honte... devant lequel ma mère a reculé?...

L'entretien du bossu et d'Herminie lu: interrompu par le retour de M. Bouffard.

L'émotion du marquis et de la jeune fille était telle, qu'ils n'a- vaient pas entendu M. Boiifiard ouvrir la première porte d'entrée.

Le farouche propriétaire semblait complètement radouci, apaisé; à son air insolent et orutai avait succédé une physionomie à la fois narquoise et sournoise.

Que voulez-vous encore, monsieur? lui demanda rudement le marquis, que venez-vous faire ici?

Je viens, monsieur, faire mes excuses à mademoiselle.

Vos excuses, monsieur ?... dit la jeune fille, très-surprise.

Oui, mademoiselle, et je tiens à vous les faire devant monsieur, car je vous ai reproché en sa j)réseiice de ne pas me payer... et je déclare devant lui, je jure devant Dieu et devant les hommes ! 1 ajouta M. Bouffard en levant la main comme pour prêter serment, tout en riant d'un gros rire bêle que lui inspirait sa plaisanterie, je jure que j'ai été payé de ce que mademoiselle me devait 1... Eh:... eh!...

Vous avez été payé ! dit Herminie au comble de l'étonné- ment, et par qui donc, monsieur ?

Parbleu 1... vous le savez bien... mademoiselle, dit M. Bouf- fard en continuant son rire stupide, vous le savez bien... quelle mahce ! !

J'ignore ce que vous voulez dire, monsieur, reprit Her- minie.

Allons donc !... dit M. Bouffard en haussant les épaules, comme si les beaux bruns payaient les loyers des belles blondes pour l'amour de Dieu !

Quelqu'un... vous a payé... pour moi... monsieur ? dit Her- minie en devenant pourpre de confusion.

On m'a payé, et en bel et bon or encore, répondit M. Bouf- fard eu tirant de sa poche quelques louis, qu'il fit sauter dans sa

L'ORGUEIL Jir,

maju oiirorle. Voyez plulôi ces jauueu... sotil-ils gciuils!... hem!

El cet or... monsieur, dit Ilcriniuie tonle ireinblaulc oi ne pouvant croire à ce (lu'elle cuti'iui.iil, cet or... qui vous l'a donne.'

Faites donc l'iunoi ente... et la rosii-rc... ma petite... Celui qui m'a paye est un lrè>-joli iîarçon... ma foi... un gr.iud brtui, taille élancée... petites moustaches brunes... Voilà son signalenient pour son passe- port.

Le maniuis avait ccoulé M. Boudard avec une surprise et une dou- kur croi.Hsaiiies.

Celle jtnino (ille. pour (jui jusqu'alors il avait ressenti un si pro- fond inlérèt, était soudain presque (lélrie à ses yeux.

Apres avoir rroidement salué llerniinie, sans lui dire un seul mot, M. de Mailleforl se dirigea vers la [loite, les traits empreints dune tristesse amère.

AU !... lit -il avec un geste de dégoût et d'accablement, encore une illusitm perdue !

Et il s'éloigna.

Restez, monsieur, s'écria la jeune fille en courant à lui, tiemblaute, éperdue de honte ; oh ! je vous en conjure, je vous en supplie... restez! !...

XXIX

ÏI. de Maillefort, entendant l'appel d'IIerminie, qui le suppliait do rester, se retourna vers elle, et, le visage triste, £évèr(!, lui dit :

Que voulez-vous, mademoiselle'

Ce que je veux, monsieur! s'écria-t-elle, la joue en fou, les yeux brillants de larmes d'indignation et d'orgueil ; ce que je veux... c'est dire, devant vous, à cet homme, qu'il a menti...

.Moi? dii.M. Boulfard, c'est im pou Itrt! quand j'ai ies jauaets eu poche.'

216 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Je vous dis que vous mentez ! s'écria la jeune fille en faisant un pas vers lui avec un gesie d'une admirable autorité ; je n'ai donné à personne... le droit de vous payer... de me faire ce sanglant outrage! !

Malgré la grossièreté de sa nature et de son intelligence, M. Bouf- fard se sentit ému, tant la fière indignation d'Herminie était irrésisti- ble et sincère. Aussi, reculant de deux pas, le propriétaire balbutia- t-il en manière d'excuse :

Je vous jure ma parole la plus sacrée... mademoiselle, que, tout à l'heure, en montant , j'ai été arrêté sur le palier du premier étage par un beau jeune homme brun qui m'a donné cet or pour payer votre terme... je vous dis la vérité, foi de Bouifard !

0 mon Dieu! humiliée... outragée à ce point !... s'écria la jeune fille, dont les larmes, longtemps contenues, coulèrent enfin.

Tournant alors vers le bossu , muet témoin de celte scène , soa beau visage baigné de pleurs, Ilerminie lui dit d'une voix suppliante :

Oh ! de grâce , monsieur le marquis , ne croyez pas que j'aie mérité cette insulte !

Un marquis! dit M. Bouffard en ôtant son chapeau, qu'il avait jusqu'alors gardé sur sa tête.

M. deMaillefort , s'approchant dUerminie, le cœur épanoui, dé- gagé d'un poids cruel, lui prit paternellement la main et dit :

Je vous crois, je vous crois, ma chère et noble enfant! ne des- cendez pas à vous justifier... Vos larmes, la sincérité de votre accent, votre généreuse indignation , tout me prouve que vous dites vrai... que c'est à votre insu que cet outrageant service... vous a été rendu.

Ce qu'il y a de sûr, c'est que moi, qui viens quasi tous les jours dans ma maison, dit M. Bouffard presque attendri , je n'ai jamais rencontré ce beau jeune homme; mais enfin , que voulez-vous , ma chère demoiselle... votre terme est payé... c'est toujours ça... il faut vous consoler; il y en a tant d'autres qui voudraient être humiliées... de cette manière-là !... Eh! eh! eh ! ajouta M. Bouffard en riant de son gros rire.

Cat argent, vous ne le garderez pas, monsieur ! s'écria fler* minie, je vous en supplie... vendez mon piano, mon lit, tout ce que je possède; mais, par pitié, rendez cet argent à celui qui vous l'a donné... Si vous le gardez, la honte est pour moi, monsieur !

*- Ah çà ! mais, un instant , diable ! comme vous y allez ! dit

L'ORGUEIL. î!t

M. Bouiïard, je ne me trouve pas insulté du tout pour empocher mou terme, moi; «n bon tiens vaut mieux que deux tu l'auras... et, d'ailleurs, voulez-vous que je le repêche, te beau jeune homme, pour lui rendre sou argent? Mais il y a moyen de tout arranger... Quand vous le verrez, ce godelureau, vous lui direz (jue c'est mal- gré vous que j"ai gardé son argent, que je suis un vrai Bédouin, un gredin de propriétaire... allez, allez! lapez sur moi, j'ai la peau dure... et, connui- ça, il verra bien, ce joli garçon , que vous n'êtes pour rien dans la chose ! El M. Douffard, enchanté de son idée, dit tout bas au bossu :

Je suis content de lui avoir rendu service ; je ne pouvais pas la laisser dans cet embarras , cette pauvre fille... car je ne sais pas comment cela se fait... mais... enfin, quoiqu'elle m'ait un terme, je me sens tout drôle. Pour sûr , voyez-vous , monsieur le marquis, c'est dans la débine, mais c'est honnête.

Mademoiîelle , dit M. de Maillefort à Ilerminie , qui , son vi- sage caché dans ses deux mains, pleurait silencieusement, vou- lez-vous suivre mon conseil .'

Hélas !... monsieur... que faire ?... dit Ilerminie en essuyant ses larmes.

Acceptez de moi... qui suis d'âge à être votre père... de moi... qui étais l'ami d'une personne... pour qui vous aviez autant de res- pect que d'alfection, acceptez , dis je , un prêt suffisant pour payer monsieur. Chaque mois... vous me rembourserez par petites sommes. Quant à l'argent que monsieur a reçu... il fera sou possible pour re- trouver l'inconnu qui le lui a remis... sinon, il déposera cette somme tu bureau de bienfaisance de son quartier.

Berminie avait écouté et regardé le marquis avec une vive recon- naissance.

Oh ! merci, merci, monsieur le marquis, j'accepte ce service... et je suis (lère d'être voire obligée.

Et moi , s'écria rimpitoy.ble M. Bouffard , enfin apitoyé , Je n'accepte pas, nom d'un petit bonhomme !

Comment cela... monsieur? lui dit le marquis.

Non , sac à papier ! je n'accepte pas ! il ne sera pas dit que... car enfin je ne suis pas assez... rien du tout pour .. enfin n'importe, je m'entends, monsieur le marquis gardera sou argent... je tâcherai 4e repécher le godelureaa ; sinon je mettrai ses louis au tronc des

13

218 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

pauvres... je ne vendrai pas votre piano , mademoiselle, et je serai payé tout de même. Ah ! ah ! q l'est-ce que vous dites de ça?

A la bonne heure , mais expliquez-vous , mon brave monsieur, répondit le marquis.

~ Voilà la chose , reprit M. Bouffard , ma fille Cornélia a un maître de piano d'nne grande réputation... M. Tonnerriliuskoff...

Avec un nom pareil, dit le bossu , on fait nécessairement du bruit dans le monde.

Et sur le piano donc , monsieur le marquis , un homme de sil pieds... une barbe noire comme un sapeur, et des mains larges... comme des épaules de mouton. .Mais ce fameux maître me coûte les yeux de la tête : quinze francs par leçon , sans compter les répara- lions du piano, car il tape comme un sourd : il est si fort !... Mainte- nant , si mademoiselle voulait donner des leçons à Cornélia, à cinq francs le cachet, non... à quatre francs , un compte rond... trois le- çons par semaine, ça ferait douze francs... elle s'acquittera ainsi pe- tit à petit de ce qu'elle me doit... et, une fois quitte , elle pourra dé- sormais me payer son loyer en leçons.

Bravo, monsieur Bouffard! dit le marquis.

Eh bien ! mademoiselle, reprit le propriétaire, que peo- sez-vous de cela ?

J'accepte, monsieur... j'accepte avec reconnaissance, et je vous remercie de me mettre à même de m'acquilter envers vous par moû travail ; je vous assure que je ferai tout au monde pour que made- moiselle votre fille soit satisfaite de mes leçons...

Eh bien ! ça va... dit M. Bouffard , c'est convenu : trois leçons par semaine... à commencer d'après-demain , ça fera douze francs... la huitaine... Bah ! mettons dix francs... quarante francs pa? mois... huit pièces cent sous... un compte tout rond !...

Vos conditions seront les miennes, monsieur, je vous le répète... et je les accepte avec reconnaissance.

Eh bien ! mon cher monsieur, dit le marquis à M. Bouffard, est-ce que vous n'êtes pas plus satisfait de vous , maintenant... que tout à l'heure , lorsque vous effarouchiez cette chère et digne enfant par vos menaces ?

Si fait , monsieur le marquis , si fait, car enfin cette chère dô» moiselle... certainement était bien... méritait bien... et puis, voyei- Tous, je serai débarrassé de ce ^aod colosse de maître de piano ,

mec sa barbe noire el ses quinze francs p;tr cachet , sans complet qu'il av;iil lonjours ses grandes mains sur les mains de Comêlia, sou» prétexte de lui donner dn iloiqlé.

Mon elier inonsienr Donllard, dil tout bas le marquis au |>ro- priéiairc en reinnirnaDt dans un coin de la chambre, permcilcz- luui un conseil ..

Cerlainemenl, monsieur le marquis.

En fait d'an d'aj;rément, ne donnez jamais de tnaîfrci à une jeune fille ou à une jeune fennne . parce que, voyez-vous , souvent... les rôles clian^riit.

Les riMes ( bangeiit, monsieur le marquis, comment cela ?

Oui, quelquefois l'écoliére devient la maîiresse... comprenct- vous? la maîtresse. . du maître...

La niaiiressc du maîire! ah ! très-bien ! ah ! j'y suis parfaite- ment .. C'est très-drôle... Lh ! eh ! eh !

Mars, redeveiiaul tout à coup sérieux, M. Bouffard reprit :

Mais j'y pense... ah ! saperlotte ! si cet llercule de Tonncrrilius- koff .. si Cornélia...

La vertu de mademoiselle Bouffard doit être au-dessus de pa- reilles craintes, mon cher monsieur... mais pour plus de sûreté...

Ce brigand-là ne remettra jamais les pieds chez moi , avec sa barbe de sapeur et ses quinze francs par cachet, s'écria M. Bouf- fard. — Merci du conseil, monsieur le mar([uis.

Puis, revenant auprès d'Herminie, 3L Bouffard ajouta :

Ainsi, ma chère demoiselle, après-demain nous commencerons à deux heures... c'est l'heure de Cornélia.

A deux heures, monsieur . je serai exacte, je vous le promets.

El dix francs par semaine.

Oui. nion>ieur... moins encore si vous le désirez.

Vous viendriez pour huit francs*

Oui, monsieur, —répondit Ilerminie en souriant malgré elle.

Eh bien, ça va . huit francs... un compte rond, -dit l'ex-épicier.

Allons donc! monsieur Bouffard... un riche propriétaire comme vous est plus grand seigneur que cela, reprit le marquis. Com- ment ! un électeur éligible!... peut-être même un oflicier de la garde r.aiionale... car vous me paraissez bien capable de cela.

M. Bouffard releva fièrement la tète , poussa son gros ventre eu avant, et dit arec emphase, en faisant le salut militaire :

S20 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Sous-lieutenant de la troisième du deuxième de la première.

Raison de plus, cher monsieur Bouffard , reprit le bossu, il y va de la dignité du grade.

C'est juste , monsieur le marquis ; j'ai dit dix francs, c'est dix francs. J'ai toujours fait honneur à ma signature. Je vais tâcher de retrouver le godelureau... Il flâne peut-être dans les alentours de ma maison pour y revenir tout à l'heure; mais je vas le signaler à la mère Moufflon , ma portière... et , soyez tranquille, elle a l'œil bon et la dent idem... Voire serviteur, monsieur le marquis... A après- demain, ma chère demoiselle...

Mais, revenant sur ses pas, M. Bouffard dit à Ilerminie :

Mademoiselle... une idée !... Pour prouver à M. le marquis que les Bouffard sont des bons enfants quand ils s'y mettent...

Voyons l'idée, monsieur Boufilird, reprit le bossu.

Vous voyez bien ce joli jardin, monsieur le marquis?

Oui.

Il de'pend de l'appartement du rez-de-chaussée... Eh bien! je donne à mademoiselle la jouissance de ce jardin... jusqu'à ce que Tappartement soit loué.

Vraiment ! monsieur , dit Ilerminie toute joyeuse ; oh ! je vous remercie ! Quel bonheur de pouvoir me promener dans ce jar- din!...

A la charge par vous de l'entretenir , bien entendu , ajouta M. Bouffard, qui s'en courut d'un air guilleret, comme pour se sous- traire modestement à la reconnaissance que devait inspirer sa pro- position.

On n'a pas idée de ce que gagnent ces gaillards-là à être obli- geants et généreux , dit le bossu en riant lorsque M. Bouffard fut sorti.

Puis, redevenant sérieux et s'adressant à Derminie :

Ma chère enfant, ce que je viens d'entendre me donne une telle idée de l'élévation de votre cœur et de la fermeté de votre caractère... que je comprends l'inutilité de nouvelles instances à propos du sujet qui m'a amené près de vous. Si je me suis trompé... si vous n'êtes pas la fille de mndame dcBeaumesnil... vous persisterez naturellement dans votre dénégation ; si, au contraire, j'ai deviné la vérité, vous persisterez à la nier; et en cela vous obéissez, j'en suis certain, à une raison secrète, mais IionoraLle... Je n'insisterai donc pas... Un

LOR<;UEIL. 221

mot encore... J'ai é{é profoiulomcnt louché du sculimoiit qui vous a fait défeudrc la luéinoiiv de niadauic tic Doauuiesuil contre les bOiip- çons... qui peuvenl m'avoir trompé... Si vous n'étiez une digne cl fière créature... je vous dirais que votre désintéressement est dau- lant plus beau que voire po^«ition est plus précaire, plus diflicile... Et, à ce propos, puisque .M. Boiiffard m'a privé du plaisir de pouvoir vous être utile cette fois... vous me promettez , n'est-ce pas , ma cUore enfant... qu'à l'avenir vous ne vous adresserez qu'à moi?

El à qui pourrais-je m'adresser sans huiniliati(tn , si ce n'est à vous, monsieur le marquis ?

Merci... ma chère eufaul... mais de grâce, plus de monsieur le marquis... Toui à l'heure... au milieu de notre grave entretien... je n'ai pas eu le loisir de me révolier contre celte cérémonieuse appel- lation : mais maintenant que nous sommes de vieux amis, plus de marquit... je vous en supplie... ce sera plus cordial... C'est convenu, n'est-ce pas? dit le bossu en tendant sa main à la jeune lille, qui la lui serra afreclueusement et répondit :

.\h ! monsieur... tant de bontés, tant de généreuse confiance... cela console... de l'humiliation dont j'ai tant souffert devant vous.

Ne pensez plus à cela, ma chère enfant... Celte injure prouve seulenienl que cet insolent inconnu est aussi niais qui* grossier... C'est d'ailleurs trop lui accorder que de garder le souvenir de son offense.

Vous avez raison, monsieur, répondit Uerminie, quoiqu'à ce souvenir elle rougit encore d'indignation et d'orgueil ; le mé- pris... le mépris le plus profond... voilà ce que mérite une pareille insulte...

Sans doute... Mais malheureusement cet outrage... votre isole- ment a peut-être coniriluié à vous l'attirer, ma pauvre enfant, et, puisque vous me permeltez de vous parler sincèrement... comment, au lieu de vivre ainsi seule, n'avez-vous pas songé à vous mettre en pension auprès de ipichpie femme âgée et respectable?

Plus d'une fois j'y ai pensé, monsieur... mais cela est si difficile à rencontrer... surtout, ajouta la jeune (ille en souriant à demi,— surtout lorsqu'on est aussi exigeante que moi...

Vraiment? - reprit le bossu en souriant aussi, vous été» bien exigeante ?

Que voulez-vous, monsieur? Je ne trouverais à me placer ainsi

222 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

que chez une personne d'une condition aussi modeste que la mienne.,, et malgré moi... je suis leHement sensible à certains défauts d'édu- cation et de manières , que j'aurais trop à souffrir en maintes occa- sions... Cela est puéril... ridicule... je le sais, car le manque d'usage ri'ôte rien à la droiture, à la l)onié de la plupart des personnes de la classe à laquelle j'appartiens, et dont mon éducation m a fait mo- mentanément sortir ; mais il est pour moi des répugnances invinci- bles, et je préfère vivre seule... malgré les inconvénients de cet isole- ment ; et puis enfin je contracterais presque une obligation envers la personne qui me recevrait chez elle... et je craindrais que l'on ne me le fit trop sentir.

Au fait , ma chère enfant , tout ceci esl très-conséquent, dit le bossu après un moment de réflexion; vous ne pouvez penser ou agir autrement.,., avec votre fierté naturelle., et cet orgueil, qu'en vous j'aime avant toute chose, a été, j'en suis sûr, et sera toujours votre meilleure sauvegarde... ce qui ne m'empêchera pas, bien en- tendu, si vous le permettez, de venir de temps à autre... savoir si je peux aussi vous sauvegarder de quelque chose...

Pouvez- vous douter, monsieur, du plaisir que j'aurai à vous voir ?

Je vous ferais injure si j'en doutais, ma chère enfant... J'en suis persuadé...

Voyant M. de Maillefort se lever pour prendre congé d'elle, Her- minie fut sur le point de demander au marquis des nouvelles d'Er- nestine de Beaumesnil, qu'il devait sans doute avoir déjà vue ; mais la jeune fille craignit de se trahir en parlant de sa sœur , et de ré- veiller les soupçons de M. de Maillefort.

Allons ! dit celui-ci en se levant, adieu, ma chère et no- ble enfant J'éiais venu ici dans l'espoir de rencontrer une jeune

fille à aimer, à protéger paternellement ; je ne m'en retournerai pas du moins... le cœur vide... Encore adieu... et au revoir...

A bientôt, je l'espère, monsieur le marquis, répondit Her- minie avec une respectueuse déférence.

Ilein. mademoiselle? dit le bossu en souriant, il n'y a pas ici de marquis, m»is un vieux bonhomme qui vous aime, oh ! qui vous aime de tout son cœur... N'oubliez pas cela...

Oli ! jamais je ne l'oublierai, monsieur.

A la bonne heure! Celle promesse vous absout. A bientôt donc, ma chère enfant.

L'ORCUEIL. 223

Et M. de Maillerorl sortit Irès-iiidiicis sur l'idontité d'IIortninie, et non moins eiiibarrnsso sur la coiuiuilL' à tenir an sujet de l'acooniplis- scnionl des dernières volontés de madame de Keanmesnil.

La jeune fille, restée seule et pensive, réfli'chil longuement au\ di- Tcrs iueidenl^ de ce jour, après tout prescpie heureux jKiur elle, ear, en refusant un don ipii nionlrail la tendre sollicitude de sa rnere. mais qiii pouvait compromeltre sa mémoire, la jeune (ille avait concpiisra- milié de M. de Maillefort.

Mais une chose cruellement pénible pour l'orgncil d'Ilcrminie avait été le payement fait à M. iioulfard par un inconnu.

Le caractère de la duclussc atlmis, l'on comprendra que, mal- gré ses résolutions de dédaigneux oubli, elle devait plus (pie toute autre ressentir longtemps une pareille injure, pur cela même (ju'elle était de tout point imméritée.

Je pa^sais donc pour bien méprisable aux yeux de celui qui a osé m'offen>er ainsi ! se disait rort;ueilliuse fdie avec une hauteur auière, lorsqu'elle entendit sonner limidementà sa porte.

Ueruiinie alla ouvrir.

Elle se trouva en présence de M. Bouffard et d'un inconnu qui l'ac- compagnait.

Cet inconnu était Gcrald de Senneterre.

XXX

Herminie, à la vue du duc de Senneterre, qui lui était absolnment inconnu, rougit de surprise et dit à M. Bouffard avec embarras :

Je ne m'attendais pas, monsieur, à avoir le plaisir de vous re voir... sitôt.

M moi non plus, ma chère demoiselle, ni moi non plus... c'est monsieur »[ui m'a forcé... de revenir ici.

Mais, dit Herminie de plus en plus étonnée, je ne connais pas monsieur.

Eu effet, mademoiselle, répondit Gerald dont les beaux traits

224 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

exprimaient une pénible angoisse, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous... et pourtant je viens vous demander une grâce... Je vous en supplie... ne me refusez pas!

La charmante et noble figure de Gerald annonçait tant de fran- chise, son émotion paraissait si sincère, sa voix était si pénétrante, sa contenance si respectueuse, son extérieur à la fois si élégant et si distingué, qu'il ne vint pas un seul instant à ]fi pensée d'Herminie que Gerald pût être l'inconnu dont elle avait tant à se plaindre.

Rassurée d'ailleurs par la présence de iM. Bouffard, et n'imaginant pas quelle grâce venait implorer cet inconnu, la duchesse dit timide- ment à 51. Bouffard :

Veuillez vous donnez la peine d'entrer, monsieur...

Et, précédant Gerald et le propriétaire, la jeune fille les conduisit dans sa chambre.

Le duc de Senneterre n'avait jamais rencontré une femme dont la beauté fût comparable à celle d'Herminie, et à cette beauté, à cette taille enchanteresse, se joignait le maintien le plus modeste et le plus digne.

Mais, lorsque Gerald, suivant la jeune fille, pénétra dans sa chambre et qu'il reconnut à mille indices les habitudes élégantes, les goûts choisis de celle qui habitait cette demeure, il se sentit de plus en plus confus.

Dans son cruel embarras, il ne put d'abord trouver une seule parole.

Etonnée du silence de l'inconnu, Herminie interrogea du regard M. Bouffard, qui, pour venir sans doute en aide à Gerald, dit à la jeune fille :

11 faut, voyez-vous, ma chère demoiselle, commencer par le commencement... Je vas vous dire... pourquoi monsieur...

Permettez, reprit Gerald en interrompant M. Bouffard.

Et, s'adressant à Herminie avec un mélange de franchise et de res- pect :

~ Il faut vous l'avouer, mademoiselle, ce n'est pas une grâce que je viens vous demander, mais un pardon...

A moi, monsieur?... et pourquoi? demanda ingénument Her- minie.

Ma chère demoisellô, lui dit M. Bouffard en lui faisant un si- gne d'iniolligcnce, vous savez, c'est ce jeune homme qui ivait payé... je l'ai rencontré... et...

L'ORGUEIL. 225

rôiait vous... monsieur! s'ccria Ilcnninie, superbe d'or- gueilleuse indi^iMlioii.

Et, regardant Cerald en face, elle rcpiila :

C'était vous ?

Oui, niademoiselle... mais, de jifàce, écoutez-moi...

Assez, monsieur... dit ilcrmiuie, assez, je ne m'attendais pas à tant d'audace... Vous avez, du moins, monsieur, du ( ourage dans l'insuite, ajouta llerminic avec un écrasant dédain.

Mademoiselle, je vous eu supplie, dit Gerald, ne croyez pas que...

Monsieur, reprit la jeune fille en rintcrrompant encore, mais cette l'ois d'une voix altérée, car elle sentait des larmes d'humiliation et de douleur lui venir aux yeux, je ne puis que vous prier de sor- tir de chez moi ..je suis femme... je suis seule...

En prononçant ces mots : « Je suis seule, b l'accent d'IIerniinic fut si navrant, que Gerald, malgré lui, en fut ému jusqu'aux pleurs; et, lorsque la jeune fille releva la tète en tâchant de se contenir, elle vit deux larmes retenues briller dans les yeux de l'inconnu, qui, atterré, s'inclina respectueusement devant Ilerminie, et fit un pas vers la porte pour sortir.

Mais M. Bouffard retint Gerald par le bras, et s'écrit :

Un instant, vous ne vous en irez pas comme ça ! Nous devons dire (jue M. Bouffard ajouta mentalement :

Et mou petit appartement du troisiîine , donc !

L'on aura tout à l'heure l'explication de ces paroles; elles atté- nuaient sans doute la généreuse conduite de Vhomme: mais elles té- moignaient de l'intelligence du propriétaire.

Monsieur, reprit Ilerminie en voyant M. Bouffard retenir Ce. raid, je vous en prie...

0 ma chère demoiselle! reprit M. Bouffard, il n'y a pas de monsieur qui tienne... Vous saurez au moins pourquoi j'ai ramené ici ce brave jeune homme... Je ne veux pas, moi, que vous croyiez que c'est dans l'intention de vous chagriner. Voilà le fait : le hasard m'a fait rencontrer monsieur près de la barrière. « Ah ! ah ! mon gail- lard, lui iii-je dit, vous êtes eucore bon enfant avec \oi jaunets ; les voila, vos jaunets, et n'y revenez plus, s'il vous plaît; » et, là-dessus, je lui raconte de quelle manière vous avez reçu le joli service qu'il vous a rendu... et combien vous avez pleuré : alors monsieur devienl

13.

1E6 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

TWige, pâle, vert, et me dit, tout bouleversé de ce que je lui racon- tais : « Ah! monsieur, j'ai outragé, sans le vouloir, une jeune per sonne que son isolement rend plus respectable encore : je lui dois des excuses, une réparation; ces excuses, celte réparation, je les lui ferai devant vous... monsieur, qui, involontairement, avez été com- plice de cette offense. Venez... monsieur, venez. » Ma foi, mademoi- selle, ce brave jeune homme m'a dit ça d'une façon... enfin d'une fa- çon qui m'a tout remué; car je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui, je suis sensible... comme une faible femme* J'ai trouvé qu'il avait rai- son de vouloir vous demander excuse, ma chère demoiselle, et je l'ai , amené, ou plutôt c'est lui qui m'a amené, car il m'a pris par le bras ] et m'a fait marcher d'une force... saperlotte ! c'était le pas gymnasti- que accéléré, ou je ne m'y connais point.

Les paroles de M. Bouffard avaient un tel accent de vérité, qu'Her» minie ne put s'y tromper; aussi, obéissant à l'équité de son carac- tère, et déjà touchée des larmes qu'elle avait vu briller un instant dans les yeux de Gerald, elle lui dit avec une inflexion de voix qui annonçait d'ailleurs son désir de terminer cette explication pénible pour elle :

Soit, monsieur, l'offense dont j'ai à me plaindre... avait été in- volontaire, et ce n'est pas pour aggraver cette offense que vous êtes

venu ici je crois tout cela, monsieur vous êtes satisfait je

pense...

Si vous l'exigez, mademoiselle, répondit Gerald d'un air triste et résigné, je me retire à l'instant... je ne me permettrai pas d'a- jouter un mot à ma justification.

Voyons, ma chère demoiselle, dit M. Bouffard, ayez donc tmpeu de pitié, vous m'avez bien laissé parler... Ecoutez monsieur.

Le duc de Senneterre, prenant le silence d'Herminie pour un assen- timent, lui dit :

Voici, mademoiselle , toute la vérité : je passais tantôt dans Celte rue... Comme je cherche à louer un petit appartement, je me suis arrêté devant la porte de cette maison, j'ai vu plusieurs écri» teatix.

Oui, oui, et tu le loueras, mon petit troisième! va, je t'en ré- ponds... — pensa M. Bouffard, qui, on le voit, n'avait pas ramené Gerald sans une arrière pensée locative très-prononcée»

Le jeune duc poursuivit :

L'OUUUKIL. 827

J'ai demande ;i visiter ces logements... et, procédant la poriière do celle iiuiisoii (jui dovait, m'a-t-ellc dit, bieiilôl me n-joiiulre, j'ai monté l'esialier.. Arrivant au palier du iiremier élaj;c, mon altea-

tioD a été attirée par une voix timide, hupplianlc, qui implorait

Cette voix, o'élail la vùlrc, mademoiselle... vousimplorie/ monsieur... A ce moment, je lavoue. je me suis arrêté, non pour conunoitre une làclie indis( rélion, je vous le jure... mais je me suis arrtHé. comme

ou s'arrête, n)al|;ré soi, en entendant une plainte louchante

Alors, - continua (îerald en s'aniinaul d'une généreuse éuioliou,— alors, maiiemoiselle, j'ai tout entendu, et ma première pensée a élé de me dire qu'une femme se trouvait dans une position paredle dont je pouvais à I instant la sauver, et cela sans jamais être connu d'elle; aussi, voyant presque aussilôl, du haut du palier j'étais resté, monsieur sortir de chez vous... el monter vers moi... je l'ai abordé...

Oui, coulinua 31. BoulTard, en me disant très-brulalemeut, ma foi : « Voilà de l'or, payez-vous, monsieur, eine tourmentez pas davantage une personne qui n'est sans doute que trop à plaindre. > Si je ne vous ai pas raconté la chose ainsi tout à l'heure, machèi'e demoiselle, c'est que d aburd j'ai voulu faire une drôlerie... et puis qu'après... j'ai élé tout ahuri de vous voir si chagrine.

Voilà mes torts, mademoiselle, reprit Gerald, j'ai obéi à un mouvement irréfléchi... généreux peut-être, mais dont je n'ai pas calculé les fâcheuses conséquences; j'ai malheureusemeul oublié ipie le droit sacré de rendre certains services n'appartient qu'ans amitiés éprouvées ; j'ai oublié enfin que, si spontanée , si désintéressée que soil la commisération, elle n'en est pas moins quelquefois une cruelle injure... Monsieur, eu me racontant loni à l'heure votre juste indignation, mademoiselle, m'a éclairé sur le mal qu'involontairement j'avais fait... j'ai cru de mon devoir d'honnête homme de venir vous en demander pardon en vous exposant simplement la vérité, made- moiselle... Je n'avais jamais eu rhonncur de vous voir, j'ignore voire nom, je ne vous reverrai sans doute jamais... puissent mes paroles vous convaincre que je n'ai pas voulu vous offenser, mademoiselle, car c'est surtout à celte heure que je comprends... la gravité de mon iacouséquence.

Gerald disait la vérité, omeitani uécessairemeut d'expliquer la des- tination du petit appartement qui devait lui servir de pigd-à-terr* amoureux, ainsi qu'il l'avait confié à Olivier.

228 LES SEPT PECUES CAPITAUX.

Ainsi donc Gerald disait vrai... et sa sincérité, son émotion, le tact, la convenance parfaite de ses explications, persuadèrent Herminie.

La jeune fille, d'ailleurs, avait, dans son ingénuité, été surtout frappée d'une chose... puérile en apparence, mais significative pour elle, c'est que l'inconnu cherchait un petit appartement, donc l'in- connu n'était pas riche, donc il s'était sans doute exposé à quelque privât on pour se montrer si malencontreusement généreux envers elle; donc c'était presque d'égal à égal qu'il avait voulu rendre service à une inconnue.

Ces considérations, renforcées peut-être, et pourquoi non? de l'in- fluence qu'exerce presque toujours une charmante figure, remplie de franchise et d'expression, ces considérations apaisèrent le courroux d'Herminie.

Et cette orgueilleuse, si hautaine en dépit de cet entretien, se sen- tit d'autant plus embarrassée pour le terminer que , loin d'éprouver dès lors la moindre indignation contre Gerald, elle était vraiment émue de la pensée généreuse à laquelle il avait obéi, et dont il venait de donner une loyale explication.

Herminie, trop franche pour cacher sa pensée, dit à Gerald avec une sincérité charmante :

Mon embarras... est grand... à cette heure, monsieur, car j'ai à me reprocher d'avoir mal interprété... uneaclion... dont j'apprécie maintenant la bonté... Je n'ai plus qu'à vous prier, monsieur, de vou- loir bien oublier la vivacité de mes premières paroles.

Permettez-moi de vous dire qu'au contraire je ne les oublierai jamais, mademoiselle... répondit Gerald, car elles me rappel- leront toujours qu'il est une chose que l'on doit avant tout respecter chez une femme... c'est sa dignité.

Et Gerald, saluant respectueusement Herminie, se préparait à sortir.

M. Bouffard avait, bouche béante, écoulé la dernière partie de cet entrelien, aussi inintelligible pour lui que si les interlocuteurs avaient parlé turc. L'ex-épicier, arrêtant Gerald, qui se dirigeait vers la porte, lui dit, croyant faire un superbe coiq) départie :

Minute, mon digne monsieur... minute... Puisque mademoiselle n'est plus fâchée contre vous... il n'y a pas de raison pour que vous rc preniez pas mon joli petit troisième, composé, je vous l'ai dit, d'une entrée... de deux jolies chambres, dont l'une pont servir de salon, et d'une petite cuisine... charmant logement de garçon.

i;On(^UElL. 529

A celte proposilioli de M. Bouffavd, llenninic devint très iiifiiiicle : il lui «'ût été pi'iiible de voir loger Ceraid dans la mômt! luaisou qu'elle.

Mais le jeune duc répondit à M. Bouffard :

Je vous ai déj;i dit, mon cher monsieur, que ce logcmcni ne me convenait pas.

Parbleu 1 parce que cette chère demoiselle était fichée contre tous... et que c'est ennuyant d'être en bishillc cuire locataires; mais maintenant que cette chère demoiselle vous a paidonné, vous êtes à même d'apprécier la gentillesse de mon petit troisUmc! Cl vous le prenez?

Maintenant., je le prendr.iis encore moins, répondit Gcrald, en se hasardant de regarder llerminie.

La jeune fille ne leva pas le* yeux, mais rougit légèrement; elle était sensible à la délicatesse du refus de Gemld.

Comment ! s'écria M. Bonflard abasourdi, maintennnt que vous êtes racconnnodé avec mailcnioisello, vous pouvez encore moins loger chez moi .' Je ne comprends pas du tout... Il faut donc qu'en revenant vous ayez trouvé des inconvéïiiuils dans ma maison.'... ma portière a pourtant vous dire....

Ce ne sont pas précisément des inconvénients qui me privent du plaisir de loger chez vous, mon cher monsieur, répondit Ge- rald, mais...

.\llons, je vous lâche le logement à deux cent cinquante francs, un compte rond, dit .M. Bouffard, avec une petite cave... par- dessus le marché !

hnpossible. mon cher monsieur, absolument impossible.

.Mettons deux cent qi/^rante, et n'en parlons plus.

Je vous ferai observer, mon cher monsieur, dit à demi-voix Gerald à M. Bouffard, que ce n'est pas chez mademoiselle que nous devons débattre le prix de votre appartement, débat d'ailleurs abso- lument inutile.

Et, s'adressant à Qerminie, le jeune duc lui dit en s'inclinaut de- vant elle :

Croyez, mademoiselle, que je conserverai toujours un précieux fouvenirde cette première et dernière entrevue...

La jeune fille salua gracieusement sans lever les yeux.

230 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Gerald sortit de chez flerminie opiniâtrement poursuivi par iVLBouf . fard, bien décidé à ne pas ainsi lâcher sa proie.

Mais, malgré les offres séduisantes du propriétaire, Gerald fut in- flexible. De son côté, M. Bouffard s'opiniâlra, et le jeune duc, pour se débarrasser de ce fâcheux, et peut-être aussi pour rêver plus à loi- sir à l'étrange incident qui l'avait rapproché d'IIerminie, le jeune due hâta le pas, et dit à ce propriétaire aux abois qu'il dirigeait sa pro- men^ide du côté des fortifications.

Ce disant, M. de Senneterre prit en effet ce chemin, laissant M. Bouffard au désespoir d'avoir manqué cette belle occasion de louer son charmant petit troisième.

Gerald, ayant atteint le chemin stratégique des fortifications, qui, à cet endroit, coupe la plaine de Monceau, se promenait profondément rêveur.

Le souvenir de la rare beauté d'Herminie, la dignité de son carac- tère, jetaient le jeune duc dans un trouble croissant.

Plus il se disait qu'il avait vu cette ravissante créature pour la pre- mière et pour la dernière fois, plus celte pensée l'attristait, plus il se révoltait contre elle...

Enfin, analysant, comparant, pour ainsi dire, à tous ses souvenirs amoureux ce qu'il ressentait de soudain, de profond, pour Derminie, et ne trouvant rien de pareil dans le passé, Gerald se demandait avec une sorte d'inquiétude :

Ah çà ! mais est-ce que cette fois je serais sérieusement pris? Gerald venait de se poser cette question lorsqu'il fut croisé par

un officier du génie militaire jiortont une redingote d'uniforme sans épaulettes et coiffé d'un large chapeau de paille.

Tiens ! dit lofficier en regardant Gerald, c'est Senneterre i Le jeune duc releva la tête, et reconnut un de ses anciens compa- rions de l'armée d'Afrique nommé le capitaine Comtois. Il lui tendit cordialement la main.

Bonjour, mon cher Comtois ; je ne m'attendais pas à vous ren- contrer ici... quoique vous soyez chez vous, ajouta Gerald en mon- trant du regard les fortifications.

Ma foi ! oui, mon cher, nous piochons ferme; l'ouvrage avance... je suis le général en chef de cette armée de braves manœuvres et <ie maçons que vous voyez là-bas... En Afrique, nous faisons. sauter les

L'ORtiUEIL 251

murailles , ici, nous en élevons... Ah çà !... vous venez donc voir nos travaux ?

Oui, mon dior... une vraie curiosilé de Parisien... de badaud.

Ali V'i ' «liiaud vous voudrez... ne vous gênez pas. ..je vous con- duirai partout.

.Mille remcrcîmenfs de voire obligeance, mon cher Comtois... Un de ces jours je viendrai vous rappeler votre promesse.

C'est dit ; venez sans façon déjeuner à la cantine, car je campe là-bas... ça vous rappellera nos bivacs... vous retrouverez d'ailleurs au camj» quelques linlouins... Eh ! mon Pieu ! j'y pense! vous vous souvenez de Clarville, lientenanl de si^diis, qui. par un coup de Icie, avait donné sa démission afin de pouvoir, un an après, avoir la faci- lité de se couper la gorge avec le colonel Duval, auquel il a coupé, non la gorge, mais le ventre?

Clarville?... un brave garçon?... je me le rappelle parfaite- ment.

Eh bien ! une fois sa démission donnée, il n'avait qu'une petite rente pour vivre... une faillite la lui a enlevée, et, si le hasard ne me l'avait fuit rencontrer, il mourrait de faim... Heureusement, je l'ai pris comme conducteur de travaux, et il a de quoi vivre...

Pauvre garçon!... tant mieux.

Je crois bien : d'autant plus qu'il s'est marié... un mariage d'a- mour... c'est-à-dire sans le sou... deux petits enfants par là-dessus... TOUS jugez... Enfin, il met à peu près les deux bouts... mais à grand'- peine. J'ai été le voir ; il demeure dans une petite ruelle au bout de la rue de .Monceau .

Au bout de la rue de Monceau ? dit vivement Gerald ; par- dieu! il faudra que j'aille aussi le voir, ce brave Clarville !

Vrai ! eh bien! vous lui ferez un fameux plaisir, mon cher Sen- nelerre, car, lors(pron est malheureux, les visiteurs sont rares...

Et le numéro de la maison ?

Il n'y a que cette maison dans la ruelle. Dame! vous verrez, c'est bien pauvre; toute la petite famille occupe deux mauvaises «bambres. .Mais, diable! voici le second coup de cloche !— dit le capi- taine Comtois en entendant un tintement redoublé, il faut que je ▼DUS quille, mon cher Senneterre, pour faire l'appel de mon monde... Allons, itdieu... N'oubliez pas votre promesse...

Mou, certes...

232 CES SEPT PECHES CAPITAUX.

Ainsi, je puis dire à ce brave Clarville que vous Tirez voir? -«- J'irai peut-être demain.

Tant mieux, vous le rendrez bien heureux. Adieu, Sennelerre.

Adieu, mon cher, et à bientôt.

A bientôt. N'oubliez pas l'adresse de Clarville.

Je n'ai garde de l'oublier, pensa Gerald; la ruelle il de- meure doit borner le jardin de la maison je viens de voir cette adorabio jeune fille.

Pendant que le capitaine doublait le pas afin d'aller gagner une espèce d'agglomération de cab; nés en planches que l'on voyait au loin, Gerald, resté seul, se promena encore longtemps avec une sorte d'agitation fiévreuse.

Le soleil déclinait lorsqu'il sortit de sa rêverie.

Je ne sais pas ce qu'il adviendra de tout ceci, se dit-il ; mais celte fois, et c'est la seule, je le sens, je suis pris, et très-sérieu- sement pris.

XXXI

Malgré l'impression profonde et si nouvelle que Gerald avait con- servée de son entrevue avec llerminie, il s'était rencontré r.vcc Er- nestine de Beaumesnil; car, selon les projets des la Rocbaiguë, la plus riche héritière de France avait été, soit indirectement, soit di- rectement, mise en rapport avec ses trois prétendants.

Un mois environ s'était passé depuis ces différentes présentations et depuis la première entrevue de Gerald et d'Herniinie, entrevue dont on saura | lus lard les suites.

Onze heures du soir venaient de sonner.

Mademoiselle de Beaumesnil, retirée seule dans son appartement, semblait réfléchir profondément; sa physionomie n'avait rien perdu de sa douceur candide, mais parfois un sourire amer, presque dou- loureux, contractait ses lèvres, et son regard annonçait alors quel- que chose de résolu qui contrastait avec l'ingcnuiié de ses traits.

L'OUGDEIL. 535

Soudain mademoiselle de l'eaiiniesnil se leva, se dirigea vers la cbemiDcc, et posa sa maiu sur le cordon do la suiiiicUe... puis elle s'arrêta un moment, indécise et comme hé>iuuil devant une grave détermination.

Paraissant enfir) prendre un parti décisif, elle sonna.

Presque anssiiôl parut madame Lafné, sa gouvernante, l'air obsé- quieux et empressé.

Mademoiselle a besoin de quelque chose?

Ma chère Laîné... asseyez-vous là.

Madeuioiscllc est trop bonne...

Asseyoz-vous lu. je vous en prie, et causons...

C'est pour obéir à niademoisille, dit la gouvernante très- surprise de la familiprité de sa jeune maîtresse, qui l'avait toujours traitée jusqu'alors avec une extrême réserve.

Ma chère Laîné, lui dit mademoiselle de Beaumesnil d'un ton affectueux, vous m'avez souvent répété que je pouvais compter sur votre altacbomont .'

Oh ! oui, mademoiselle.

Sur votre dévouenienl?

Il est à la vie, à la mort, mademoiselle,

Sur votre discrétion?

Je ne demande qu'une chose à mademoiselle, répondit la gou- vernante de plus en plus charmée de ce début, qi^ mademoiselle me mette à l'épreuve... elle me jugera.

Eh bien! je vais vous mettre à l'épreuve...

Quel bonheur !... une marque de confiance de la part de made- moiselle !

Uni, une marque d'extrême confiance, et j'espère que vous la méritt rez.

Je jure à mademoiselle que...

C'est bien, je vous crois, dit Ernesiine en interrompant les protestations de sa gouvernante; mais, dites moi, il y a aujourd'hui huit jours, vous m'avez demandé de vous accorder votre soirée du lendemain, pour aller à une petite réunion que donne chaque diman- che une de vos amies, nommée... Comment s'apiiclle-t-elle ï j'ai ou- blié son non).

Elle s'appelle madame Derbaut, mademoiselle. Celle amie a deux OUes, et, chaque dimanche, elle réunit quelques personnes de leur

254 LES SEPT PÉCDÉS CAPITAUX.

âge... Je croyais l'avoir dit à mademoiselle en lui demandant la per- mission d'assister à celle réunion.

Et quelles sont ces jeunes personnes?

Mais, mademoiselle, répondit la gouvernnnle, ne voyant pas mademoiselle de Beaumesnil vouliiit en venir, les jeunes filles qui fréquentent la maison de madame Herbaui sont, eu général, des demoiselles de magasin, ou bien encore de jeunes personnes qui don- nent des leçons de musique ou de dessin... il y a aussi des teneuses de livres de commerce. Quant aux hommes, ce soni des commis, des artistes, des clercs de notaires, mais tous braves et honnêtes jeunes gens; car madame Ilerbaut est irès-sévère sur le choix de sa société en hommes et en femmes ; cela se conçoit, elle a des filles à marier, et, entre nous, mademoiselle, c'est pour arriver à les établir qu'elle donne ces petites réunions...

3Ia chère Laîné, - dit Ernesline comme s'il se fût agi de la chose la plus simple du monde, je veux assister à l'une des réunions de madame Ilerbaut...

Mademoiselle... s'écria la gouvernante, qui croyait avoir mal entendu, que dit mademoiselle ?

Je dis que je veix assister à l'une des réunions de madame Her- baut... demain soir, par exemple.

Ah ! mon Dieu ! reprit la gouvernante avec stupeur, c'est sérieusement que mademoiselle dit cela?

Très-sérieusement...

Conmient ? vous ! mademoiselle, vous! chez de si petits bour- geois ! mais c'est impossible, mademoiselle n'y songe pas !

Impossible! pourquoi?

Mais, mademoiselle, M. le baron et madame la baronne n'y con- sentiront jamais!

Aussi je ne compte pas leur faire celte demande. La gouvernante ne comprenait pas encore, et reprit :

Comment! mademoiselle irait chez madame Ilerbaut sans en parle; à M. le baron?

Cerlainement.

Mais alors, comment ferei-vous, mademoiselle?

Ma chère Lamé, vous m'avez encore, tout à l'heure, dit que jo pouvais compter sur vous.

Et je vous le répète, mademoiselle.

L'ORGUEIL 275

Bli bifti ! il f;>ut que demain soir vous me prdsenticr à la réu- nion (le niaii.iiiic llt'rlianl.

Mol !... inadeuioisollc... En vérité, je ne sais si je rêve ou si je veille.

Vou> no révoz pas; ainsi, demain soir, vous nie préseiilorcz chez mudanic Ilcrbanl cumnicl inicdc vos|)artMilcs... une oriiialinc...

L'une de mes iiarenles... Ali ! mon Dieu! je n'userai jamais... et...

Laissez-moi aeliovcr... Vous me présenlercz, dis je, ( onnne une de vos |>areiil<'S nouveliomenl arrivée de provinee, et qui (îverce la profession do... de brodeuse, par exemple. Mais souvenez-vous liien que, si vous commelliez la moindre indiscrétion ou la moindre mala- dresse, que, si l'on pouvait enfin se douter (jiie je ne suis pas ce que je veux I ar.iître, c'est-à-dire une orplidine qui vit de son travail, vous ne resteriez pas une minute à mon service; tandis que, si, an eon- iraire, vous suivez bien mes instructions, vous pouvez tout attendre de moi.

En vérité, mademoiselle, je tombe do mon haut... je n'en re- viens pas... Mais pourquoi mademoiselle veut-ello que je la présente comme ma parente, comme une orpholi^)e, chez madame Ilerbaut? Pourquoi ne pas...

Ma chère Laîné, assez de questions... puis-je compter sur vous? oui ou non.

Ohl mademoiselle, à la vie, à la mort; mais...

Pas de mais... et un dernier mot : vous n'êies pas sans savoir, ajouta la jeune fille avec un sourire d'une amertume étrange, que je sui^ la plus riche héritière de France?

Certainement, mademoiselle ; tout le monde le sait et le dit : il n'y a pas une fortune aussi grande que celle de mademoiselle...

Eh bien! si vous faites ce que je vous demande, si vous êtes surtout d'une discrétion à toute épreuve... à tonte épteuve, entendez- vous bien?... j'insiste là-dossus, car il faut absolument que chez ma- dame Ilerbaut l'on me croie ce que je tiens à paraîire, une pauvre orpheline riront de son travail... En un mot, si grâce à votre intelli- gence et à votre extrême discrétion, tout se passe comme je le désire, vous verrez de quelle façon la plus riche héritière de France acquitte les dettes de reconnaissance.

Ah ! (it la gouvernante avec un geste de désintéressement su- perbe, — ce que dit mademoiselle est bien pénible pour moi... Madc-

2ZG LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

moiselle peut-elle croire que je mets un prix à mon dévouement? j Non; mais je tiens, moi, à mettre un prix à ma reconnaissance.

Mon Dieu! mademoiselle, vous le savez bien, demain vous se- riez pauvre comme moi que je vous serais aussi dévouée.

Je n'en doute pas le moins du monde; mais, en attendant que je sois pauvre, faites ce que je vous demande : conduisez-moi demain chez madame Herbaut.

Permettez, mademoiselle... raisonnons un peu, et vous allez voir toutes les impossibilités de votre projet.

Quelles sont ces impossibilités?

D'abord... comment faire pour disposer de toute votre soirée de demain, mademoiselle? M. le baron, madame la baronne, made- moiselle Héléna, ne vous quittent pas.

Rien de plus simple... Je dirai demain matin que j'ai passé une mauvaise nuit... que je me sens souffrante... Je resterai toute la journée dans ma chambre... Sur les six heures du soir... vous irez dire que je repose et que j'ai absolument défendu que l'on entre chez moi... Mon tuteur et sa famille respectent si profondément mes moindres volontés... ajouta mademoiselle de Beaumesnil avec un mélange de tristesse et de dédain, que l'on n'osera pas interrom- pre mon sommeil.

Oh! pour cela, mademoiselle a raison, personne n'oserait la con- tredire ou la contrarier en rien... iMademoiselle dirait à M. le baron de marcher sur la tète, et à madame la baronne ou à mademoiselle Héléna de se masquer en plein carême, qu'ils le feraient sans bron- cher.

Oh ! oui , ce sont assurément d'excellents parents, remplis de tendresse et de dignité, reprit Ernestine avec une expression sin* gulière ; eh bien ! vous voyez que me voilà déjà libre de toute ma soirée de demain.

C'est quelque chose, mademoiselle; mais pour sortir d'ici?

Pour sortir d'ici?

Oui, mademoiselle ; pour sortir... de l'hôtel sans être rencontrée par personne dans l'escalier, sans être vue du concierge ?

Cela vous regarde; cherchez un moyen.

Ecoulez donc, mademoiselle, c'est bien facile à dire : un mojfeiu.. un moyen...

L'OllGUEIL. 957

J'avais, en c.ffot. prévu cet obstacle ; mnis je me suis dit : a Ma «hère Laiué est très-iiilciligeiite : elle vieiidr;i à iiioii secours. »

Dieu sait si je le voudrais, niademoisolle! pourtant... je ne ▼ois pas ..

) Cherchez bien... Je ne suis jamais moulée chez moi que par le grand oscalior.. N'y a-t-il pas des escaliers... de service... qui con- duisent à cet appartement?

Sans doute, maileinoisclle, il y a deux escaliers de service ; mais vous risqueriez d'y être rencontrée par les gens de la maison... à moins, dit la gouvernante en réfléchissant, à moins que ma- demoiselle ne choisisse le moment les gens seront à dîner... sur les huit heures .. par exemple.

A merveille... votre idée est excellente.

Que mademoiselle ne se réjouisse pas trop tôt !

Pourquoi cela ?

Il faudra toujours que mademoiselle passe devant la loge (Ju concierge... un vrai cerbère...

C'est vrai... trouvez donc un autre moyen!

Mon Dieu ! mademoiselle, je cherche, mais... c'est si difficile!...

Oui... mais pas impossible, il me semble...

Ah! mon Dieu ! dit soudain la gouvernante après avoir réflé- chi, — quelle idée!

Voyous vite... cette idée !

Pardon, mademoiselle, je ne réponds encore de rien... mais il serait peut-être possible... Je sors et je reviens dans l'instanl, made- moiselle.

La gouvernante sortit précipitamment. L'orpheline resta seule.

Je ne m'étais pas trompée, dit-elle avec une expression de dégoût et de tristesse, cette femme a une àme vénale et basse... comme tant d'autres... mais du moins celle vénalité... celle bassesse même, me répondent de sa soumission, et surtout de sa discrétion.

Au bout de quelques minutes, la gouvernante rentra le visage rayonnant.

Victoire! mademoiselle.

Expliquez-Tous !

Mademoiselle sait que son cabinet de toilette donne dans ma chambre '.'

Ensuite?

238 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

A côté de ma chambre, il y a une grande pièce sont les ar* moires pour les robes de mademoiselle ?

Ëh bien?

Cette pièce une porte qui s'ouvre sur un petit e?calier autre que celui de service... et auquel je n'avais jusqu'ici fait aucune attention.

Et cet escalier... va-t-il aboutir?

Il aboutit à une petite porte condamnée qui, autant que j'en ai pu juger, doit s'ouvrir au bas du corps de logis qui est en retour sur la rue.

Ainsi, dit vivement mademoiselle de Beaumesuil, cette porte donnerait sur la rue?

Oui, mademoiselle, et ce n'est pas étonnant; dans presque tous les grands hôtels de ce quartier, il y a des petites portes dérobées conduisant près des chambres à coucher, parce qu'autrefois... les femmes de la cour...

«- Les femmes de la cour?,.. demanda si naïvement Ernestine à sa gouvernante que celle-ci baissa les yeux devant l'innocent re- gard de la jeune fille.

Et, craignant d'aller trop loin et de compromettre sa récente fami- liarité avec Ernestine, madame Laîné reprit :

Je ne veux pas ennuyer mademoiselle de caquets d'anti- chambre.

Et vous avez raison. Mais, si cette porte qui donne sur la rue est condamnée, comment l'ouvrir?

Il m'a semblé qu'elle était verrouillée et fermée en dedans... Mais, que mademoiselle soit tranquille, j'ai toute la nuit devant moi... et, demain malin, j'espère pouvoir en rendre bon compte à mademoiselle.

A demain, donc, ma chère Laîné. Si vous avez besoin de préve- nir à l'avance votre amie madame Uerbaut que vous devez le soir lui présenter une de vos parentes, n'y manquez pas.

Je le ferai, quoique ce ne soit pas indispensable. Mademoiselle, présentée par moi, sera accueillie comme moi-même : entre petites gens, on ne fait pas tant de façons...

Allons, c'est entendu. Mais, je vous le répète une dernière fois, j^attends de vous la plus entière discrétion : votre fortune à venir esl à ce prix.

L'OHGUKIL. 239

Madcmolsclte pourra ni'al);iii(l<)nncr. me renier comme une inalluMireuse, si je manque à ma parole.

J'aimerais bien mieux avoir à voas récompenser. Occupez-vous donc do celte porte, et à demain.

Mon Diou ! mademoiselle, que tout cela est donc extraordinaire !

Que voulez-vous dire?

Je parle du désir qu'a mademoiselle d'ôlre présentée chez ma- dame llerbaut Je n'aurais jamais cru que madonioiselle pût avoir luie idée pareille. Du reste, je suis bien tranquille, ajouta la gou- vernante d'un air grave et compassé, je connais mademoiselle, elle ne voudrait pas engager une pauvre femme comme moi dans une démarche fâcheuse... compromettante... et, sans oser me per- mettre d'adresser une question à mademoiselle... ne pourrais-je pas... par cela même que je ne dois parler de ceci à personne au monde... ne pourrais-je pas savoir pourquoi mademoiselle...

Bonsoir, ma chère Laine, dit mademoiselle de Beaumesnil en se levant et en inlerrrompant sa gouvernante; demain matin vous me tiendrez au cour.mt de vos recherches de cette nuit.

Trop heureuse d'avoir enlin un secret entre sa jeune maîtresse et elle, secret qui, à ses yeux, éta4t le gage d'une confiance qui assurait sa fortune, la gouvernante se retira discrètement.

Mademoiselle de Beaumesnil resta seule.

Après quelques moments de réflexion , l'orpheline ouvrit son né- cessaire et écrivit ce qui suit sur l'album, elle tenait une sorte de journal de sa vie, journal que, par un pieux souvenir, elle adressait à la mémoire de sa mère.

xxxu

f La résolution que je viens de prendre, ma chère maman, écrivait Ernesiine de Beaumesnil sur son journal, est peut-être dangereuse, j'ai tort, je le craios; mais à qui, mon Dieu, demander conseil?

240 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

« A toi, tendre mère , je le sais : aussi, est-ce en l'invoquant que j*ai pris cette étrange détermination.

« Oui, car il faut qu'à tout prix j'éclaircisse des doutes qui, depuis quelque temps, me mettent au supplice.

« Tout à l'heure, chère maman, je te dirai quels sont mes projets, et pourquoi je m'y suis décidée.

« Depuis plusieurs jours, bien des choses se sont révélées à moi ; choses si nouvelles, si tristes, qu'elles ont jeté mon esprit dans uo trouble extrême.

« C'est à peine si je puis à cette heure mettre un peu d'ordre dans mes idées, afin de te faire lire au plus profond de mon cœur , bonne et tendre mère.

« Pendant les premiers temps de mon arrivée dans cette maison, je n'ai eu qu'à me louer de mon tuteur et de sa famille ; je ne leur re- prochais qu'un excès de prévenances et de flatteries.

« Ces prévenances, ces flatteries, n'ont pas cessé; elles ont au contraire augmenté, si cela est possible...

« Mon esprit, mon caractère, et jusqu'à mes paroles les plus insi- gnifiantes, tout est loué, tout est exalté outre mesure. Quant à ma figure, à ma taille, à ma tournure, à mes moindres mouvements... tout est non moins gracieux, charmant, divin; enfin, il n'est pas au monde une créature plus accomplie que moi.

« La pieuse mademoiselle Héléna, qui ne ment jamais, m'assure que j'ai l'air d'une madoke.

« Madame de la Rochaiguë me dit, avec sa Irutale franchise, que je réunis tant de rares distinctions, en attraits, en élégance, qu'un jour je deviendrai, malgré moi. la femme la plus a la mode de paeis.

(i Enfin, selon mon tuteur, homme grave et réfléchi, la grâce de mon visage, la dignité de mon maintien, me donnent une ressem^ blance frappante avec la belle oncHESsE de Longuevillk, si célèbre sous la Fronde.

« Et comme un jour je m'étonnais, dans ma naïveté, de ressem- bler à tant de personnes! à la fois, sais-tu, ma chère maman, ce que l'on m'a répondu?

« Cela est très-simple... vous réunissez les charmes les plus di- ï vers, marlemoiselle; aussi, chacun trouve-t-il en vous l'attrait < qu'il préfère. » f Et ces flatteries me poursuivent partout, m'atteignent partout.

L'OBGUEIL. 241

f Le coiffeur vient-il accommoilcr mes cheveux : de sa vie il ii'a vu plus adiniral)!e tlievclurc...

« Ou me conduit chez la modiste... « A quoi bon choisir une forme de chajKMu plutôt qu'une autre? dit cette femme, avec une ligure conmie celle de mademoiselle, tout paraît charmant et du meilleur goût.

( La couturière affirme, de son côté, que telle est l'incroyable élé- gance de ma t;iille, que, relue d'un sac... je ferais le désespoir des femmes les plus citées pour leurs perfections naturelles.

a II n'est pas jusqu'au cordonnier, obligé, dit-il, de faire des formes particulières, n'ayant jamais eu à chausser un aussi petit pied que le mien.

« Le gantier, par exemple, est plus ùmuc, il prétend que j'ai tout simplement une main de naine.

« Tu le vois, chère maman, il s'en faut de peu que je tombe dans le phénomène... dans la curiosité.

a 0 ma mère!... ma mère !... ce n'est pas ainsi que tu louais ta fille, lorsque, prenant ma tête entre tes deux mains, lu me disais en me baisant au front :

fl Ma pauvre Erni-stine, tu n'es ni belle ni jolie... mais la candeur « et la bonté de ton àme selisentsi visiblement sur ton doux visage... < que pour toi je ne regrette pas la beauté. )>

« Et, à ces louanges, les seules que tu m'aies jamais données, ma mère, je croyais! J'en étais heureuse... car je me sentais le cœur simple et bon.

« Mais, hélas! ce cœur que tu aimais ainsi, chère maman... est-il resté digne de toi .' Je ne sais.

« Jamais je n'avais connu la défiance, le doute, la moquerie araère... et, depuis quelques jours, ces tristes et mauvais pressenti- ments se sont tout à coup développés en moi avec une rapidiiré dont je suis aussi surprise qu'alarmée...

< Ce n'est pas tout...

« Il faut qu'il y ait quelque chose de dangereusement pénétrant dans la flatterie; car, à toi... je dois tout dire... Bien que taxant quel- quefois d'exagération les louanges que l'on me prodiguait, je m'étais demandé comment il se faisait pourtant que tant de personnes diffé- rentes, n'ayant aucun rapport entre elles, se trouvassent si unanimes pour me louer en tout et sur tout.

li

242 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

« Il y a plus... L'autre jour, madame de la Rochniguê m*a conduite à un concert .. Je me suis aperçue que tout le monde me regar» dait... quelques personnes, m 'me, passaient et repassaient devant moi avec affectation; cependant j'étais bien simplement mise... A l'église même... lorsque j'en sors... je ne suis pas sans voir que l'on me remarque.

« Et mon tuteur et sa famille de me dire :

« Eh bien!... vous avions-nous trompée? Voyez quel effet vous produisez partout et sur tout le monde !

« A cela, à cette évidence, que pouvais-je répondre, chère maman? Rien... Aussi...

« Ces louanges, ces flatteries commençaient, je l'avoue, à me pa« raître douces... Je m'en étonnais moins, et, si parfois encore je les taxais d'exagération, je me répondais aussitôt :

« Mais pourquoi Yeffet que je produis, comme dit mon tuteur, est- « il si unanime? »

« Hélas! la cause de cette unanimité, on devait me l'apprendre.

(( Voici ce qui m'est arrivé :

(( Plusieurs fois, j'ai vu chez mon tuteur une personne dont je n'avais osé te parler jusqu'ici : c'est M. le marquis de Maillefort : il est difforme, il a l'air sardonique, et il ne dit à tout le monde que des méchancetés ou des douceurs ironiques, pires que des mé- chancetés.

« Presque toujours, cédant à l'antipathie qu'il m'inspirait, j'avais trouvé le moyeu de quitter le salon très-peu de temps après l'arrivés de ce méchimt homme; ces marques de mon éloignement pour lui étaient encouragées, favorisées, par les personnes dont je suis en- tourée, car elles redoutent M. de Maillefort, quoiqu'elles l'accueillent avec une affabilité forcée.

« Il y a trois jours, on l'annonce.

« Je me trouvais seule avec mademoiselle Héléna. Quitter le salon àl'insiant même eût été de ma part une impolitesse trop grande; je restai donc, comptant me retirer au bout de quelques moments. « Tel fut alors le court entretien de M. de Maillefort et de made- moiselle Héléna ; je me le rappelle comme si je l'entendais... Hélas ! je n'en ai pas perdu un seul mot!

« Eh ! bonjour donc, ma chère demoiselle Héléna, lui dit le marquis de son air sardonique, je suis toujours ravi de voir mad^

L'ont; UEIL. 247>

moisclle de Doaiimcsnil auprès de vous... elle a tant k gagner d.ins vos pieux eiilit'tiiMis... elle a tant à profiler do vos execIltMits con- seils, ainsi que de ceux de votre digue fri-rc cl de voire uou niuius digne belle-sœur!

« Mais, noiis l'espérons bien, monsieur le marquis ; nous rem- plissons en cela un devoir sacré envers mademoiselle de Beau- mesnil.

c Certainement, a répondu M. de Maîllefort d'un ton de plus en plus sardoiii(iue, à ce devoir sacré... vous et les vôtres, vous ne faillissez poini : ne répéiez-vous point sans cesse, et sur tous les tons, à mademoiselle de Beaumesnil : « Vous êtes la plus riche liéri- « tière de l raiice... do>c vous èics, en celle qiialiié, la personne du « inonde la plus admirablement accomplie... do>x la plus univcrselle- c ment douée. »

« Mais, monsieur, s'écria mademoiselle Iléléna en inlcr- TOmpant M. de Vailleforl, ce que vous dites là...

« Mais, mademoiselle, reprit le marquis, j'en appelle à mademoiselle de Beaumesnil elle-même .. qu'elle dise si, de toutes parts, ne reteuiit pas autour d'elle un éternel concert de loua^iges, magnifiquemenl organisé d'ailleurs par ce cher baron, par sa femme et par vous, mademoiselle lléléua ; charmant concert dans lequel vous faites tous trois voire partie avec un talent enchanteur... avec une abuégaiion louchante, avec un désintéressemeni sublime! Tous les rôles vous sont bons... aujourd'hui simples chefs de chœur, vous donnez le ton à la foule des admirateurs de mademoiselle de Beau- mesnil... demain, brillants solo, vous improvisez des hymnes à sa louange, se révèlent toute l'éiendue de vos ressources, toute la flexibilité de votre art... et surtout l'adorable sincéiité de vos noMes eœurs...

c Ainsi , monsieur, dit mademoiselle Uélêna eu devenant rouge, de colère sans doute, ainsi notre chère puiiille n'a aucune des qualités, aucun des agréments, aucun des charmes qui lui sont si unanimement reconnus?

« Parce qu'elle est la plus riche héritière de France, ré- pondit M. de MaiHefort en s'incliuaut ii ouiquemenl devant moi, et, en cette qualité, mademoiselle de Beaumesnil a droit... am flatteries les plus outrageuses... et les plus... outrageantes... parc«

244 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

qu'elles sont mensongères et uniquement dictées par la bassesse ou par la cupidité.

« Je me levai et je sortis, pouvant à peine contenir mes larmes...

« Ces paroles, je ne les ai pas oubliées, ô ma mère 1

« Toujours je les entends...

« Oh ! la méchanceté de M. de Maillefort a été pour moi une révé- lation; mes yeux se sont ouverts... j'ai tout compris...

« Ces louanges de toutes sortes, ces prévenances, ces protestations d'attachement dont on m'accable; Veffet que j'ai produit dans quel- ques réunions, et jusqu'aux flatteries de mes fournisseurs, tout cela s'adresse à la plus riche héritière de France...

« Ah ! ma mère, ce n'était donc pas sans raison que je t'écrivais l'impression douloureuse, étrange, que j'ai ressentie lorsque, le lendemain de mon arrivée dans cette maison, l'on m'a si pompeu- sement annoncé que j'étais maîtresse d'une fortune énorme.

« Il me semble, te disais-je, que je suis dans la position d'une persoi.ne qui possède un trésor... et qui craint à chaque in- stant d'être volée. «

« Cette impression, alors confuse, inexplicable, je la comprends maintenant.

« C'était le vague pressentiment de cette crainte, de ce! te dûfiance inquiète, ombrageuse, amère, dont je suis poursuivie sans relâche... depuis que celte pensée accablante est sans cesse présente à mon es- prit :

« C'est uniquement à ma fortune que s'adressent toutes les mar- ques d'affection que l'on me témoigne, toutes les louanges que l'on m'accorde. î

« Oh ! je te le répète, ma mère, la méchanceté de M. de Maillefort a du moins eu, contre son gré, un bon résultat ; sans doute cette ré- vélation m'a fait et me fera cruellement souffrir... mais, au moins, elle m'éciaiie, elle explique, elle autorise l'espèce d éioignement in- compréhensiljle et toujours croissant que m'inspiraient mon tuteur et sa famille.

(( Cette révélation me donne enfln la clef de lobséquiosité, des basses prévenances dont je suis partout et toujours entourée.

« Et cependant, chère et tendre mère, c'est maintenant que mes aveux deviennent pénibles... même envers toi...

L'ORGUEIL. 2W

« Oui... je le l'ai dit... soit (|iie l'atmosphère d'adulation cl de fausseté je vis luaiiileiiaiil mail déjà corrompue... soil pcul-ûlre que jo recule devaiil te ([u'il y a d horrible dans celte pcusée :

« Toutes les louiinges. toutes les preuves d'afieciion i|uc l'on me donne ne sont adressées qu'à ma fortune. >

<i Je ne puis croire à tant de bassesse, à tant de fausseté chez les autres, et, faut-il te le dire, je ne puis croire non plus que je vaille si peu... et que je sois incapable d'inspirer la moindre alTeciion sincère et désintéressée...

« Ou plutôt, vois-tu, chère mère, je ne sais plus {;uc penser... ni des autres, ni de moi-même... Ce continuel état de doule e^l insup- portable : en vain jai cherché les moyens d'en sortir, de savoir la vérité. .Mais à qui la demander ? De qui puis-jc attendre une réponse sincère? Et encore, namteuant pourrais-je jamais croire à la sin- cérité ?

c Ce n'est pas toui : de nouveaux événements sont venus rendre plus cruelle encore celte situation déjà si pénible pour moi...

< Tu vas on juger.

« Les amèies et ironiques paroles de M. de Maillefort, à propos des pcrfeclions que je devais réunir en ma qualité d'hérUicrc, ont sans doule été répétées à mon tuteur et à sa femme par nuidinioi- selle Héléna, ou bien quelque autre événement, que j'ignore, a forcé les persoimes dont je suis entourée à hàier et à me dévolcr des pro- jets auxquels j'étais jusqu'alors restée abiolnnitnt étrangère, et qui portent à leur comble mes incertitudes et ma déQance. »

Mademoiselle de Beaumesnil, à cet endroit de son journal, fut in- lerrompue par deux coups frappés discrètement à la porte de sa chambre à coucher.

Surprise, presque effrayée, ayant oublié, au milieu de ses tristes préoccupations, le sujet de son dtruicr enircticn avec su gouver- nante, l'orphelitic demanda d'une voix tremblante :

Qui est là?

Moi , mademoiselle, répondit madame Laîné à travers la porte.

Entrez, dit Ernesiine se rappelant loul alors. Et s'adressant à sa gouvernante :

Qu'y a-t-il donc?

?46 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Bonne nouvelle... excellente nouvelle, mademoiselle-.. Vous voyez, j'ai les mains en sang... mais... c'est égal!

Ali! mon Dieu I... c'est vrai, s'écria mademoiselle de Beau- mesnil avec effroi, que vous est-il donc arrivé?... Tenez, prenez ce mouchoir... étanchez ce sang...

Oh ! ce n'est rien, mademoiselle, répondit la gouvernacte avec héroïsme, pour votre service je bravemis la mort!...

Cette exiigéraiioii attiédit la compassion de mademoiselle de Btim- mesnil, qui répondit :

Je crois à voire courageux dévouement, mais, de grâce, enve- loppez votre main.

•— C'est pour obéir à mademoiselle, peu m'importe celte bles- sure... car, eiifin, la porte est ouverte... Mademoiselle, je suis parve- ûue à dévisser les pitons d'un cadenas... à soulever une barre de fer... J'ai entrouvert la porte, et, comme je m'en doutais, elle donne dans la rue...

Soyez sûre, ma chère Laîné, que je saurai reconnaître...

Ah ! je conjure mademoiselle de ne pas me parler de sa recon- naissance ; ne suis-je pas payée par le plaisir que j'ai à la servir?... Seulciiicnt que niademoisolle m'excuse d'être ainsi revenue, malgré ses ordres... m;»is j'étais si contente d'avoir réussi!...

Je vous sais, au contraire, beaucoup de gré de cet empresse- ment... Ainsi, nou- pouvons en toute certitude convenir de nos pro- jets pour demain?...

Oh ! maintenant, mademoiselle, c'est chose faite.

Eh bien donc ! vous me préparerez une robe de mousseline blanche, très-simple, et, la nuit venue, nous nous rendrons chez dame Uerbaut. Et, encore une fois... la plus grande discrétion.

Qce mademoiselle soit tranquille... elle n'a rien de plus à m'or» donner?

I Non, je n'ai qu'à vous remercier de votre zèle.

Je souhaite une bonne nuit à mademoiselle.

Bonsoir, ma chère Laîné. La gouvenianie sortit.

Mademoiselle de Beaumesnil continua d'écrire son journal.

L'ORUUEIU 147

XXXIll

Après le dëparl de sa gouvernante, mailomoisclle de Bcaumesnil couliiiua donc décrire son journal ainsi qn il suit :

« Pour bien comprendre ces nouveaux événemonls, il faut revenir sur le passé... chère maman...

« Le leiidoiiiain do mon arrivée chez mon tuteur, je suis allée à l'église avec nvidiMuoistlle Holéna; je me recueillais lians ma prière en songeant à un, ma mère, lorsque mademoiselle lléléu:i m'a fait re- marquer un jeune homme qui priait avec ferveur au même autel que

QOUS.

a Ce jeune homme, je l'ai su plus tard, se nomme M. Céleslin de Macreuse.

« L'attention de mademoiselle Héléna avait éié attirée sur lui, me dit-elle, parce (ju'au lieu de sagenoniller, comme tout le monde, sur une chaise, il était à genoux sur les dall-s de l't'glise ; c'était aussi pour sa mère qui! priait... car nous l'avons ensuiie entendu deman- der, au prêtre qui vint faire la quêie de notre côté, une nouvelle Deuvaine de messes à la même chapelle pour le renos de l'àme de sa mère.

a En sortant de l'église, et au moment nous allions prendre de l'eau bénite, M. de Macreuse nous eu a offert en nous saluant, car il nous précédait au bénitier; plusieurs pauvres ont ensuite entouré ce Jeune homme ; il leur a distribué une abondante aumône, en leur di- saiM d'une voix émue : « Le peu que je vous donne, je vous l'offre c au nom de ma pauvre mère qui n'est plus. Priez |>our elle. »

A l'infant M. de Macreuse disparaissait dans la foule, j'ai aperçu M. de .Maillefori; entrait-il dans l'église? en sorlait-il ? je ne sais ; mademoiselh' Hélena, l'apercevant en même temps que moi, a paru surprise, presque inquiète, de sa présence.

« En revenant à la maison elle m'a plusieurs fois parlé de M. de Macreuse, dont la piété paraissait si sincère, la charité si grande ; elle ne connaissait pas ce monsieur, me dit-elle, mais il hii inspirait beaucoup d'intérêt, parce qu'il semblait posséder des quali- tés presque introvrobles chez tes jeunes gens de notre temps.

248 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

(( Le lendemain, nous sommes retournées à l'église ; nous avons de nouveau rencontré M. de Macreuse ; il fait ses dévotions à la même chapelle que nous ; cetie fois il semblait si absorbé dans sa prière, q;ie, l'office terminé, il est res( 3 à genoux sur la pierre, qu'il touchait presque du front, tant il semblait accablé, anéanti par la douleur ; puis, s'alïaissant bientôt sur lui-niêiue... il est tombé à la renverse.... évanoui, et on l'a transporté dans la sacristie...

« Malheureux jeune homme, m'a dit mademoiselle Héléna, combien il regrette sa mère ! quel bon et noble cœur il doit avoir !

« J'ai partagé l'attendrissement de mademoiselle lléléna, car mieux que personne je pouvais compatir aux souffrances de M. de Macreuse, dont la figure douce et triste révélait un profond chagrin.

« Au moment la sacristie s'ouvrait aux bedeaux qui empor- taient iM. do Macreuse, M. de Maillefort, qui se trouvait sur son pas- sage, se mil à rire d'un air ironique.

(( Mademoiselle llcléiia parut de plus en plus inquiète de rencon- trer une seconde fois M. de Maillefort à l'église.

« Ce satan, me dit-elle, ne peut venir dans la maison de Dieu que pour quelque maléfice...

« Dans l'après-dinée de ce jour, madame de la Rochaiguë m'a dé- cidée, malgré ma répugnance, à venir faire une promenade avec elle et une de ses amies ; nous avons été prendre madame la du- chesse de Senneterre, que je ne connaissais pas, et nous sommes allées aux Champs-Elysées; il y avait beaucoup de monde; notre voilure s'élant mise au pas, madame de la Rochaiguë a dit à madame de Senneterre :

« Ma chère duchesse, est-ce que ce n'est pas monsieur votre fils que je vois là-bas à cheval?

« En effet, c'est Gerald, a répondu madame de Senneterre en lorgnant de ce côié.

(( J'espère bien qu'il nous verra, a ajouté madame de Mire- court, et qu'il viendra nous saluer.

« Oh ! a repris madame de la Rochaiguë, M. de Senne- terre n'y manquera pas... puisque heureusement madame la duchesse est avec nous .. Je dis heureusement, et je me trompe, a ajouté madame de la Piochaiguë, car la présence de madame la duchesse nous empêche de dire tout le bien que nous pensons de M. Gerald.

L'ORGUEIL. 149

< Oh ! (juaiU à cola, a répondu madame de Senucterre ea souriant, je n'ai aiioiaïc modestie malenielle ; jamais je n'entends dire assez de bien de mon (ils.

« Vous devez pourtant, madame, a répondu madame de Mirecourt, être bien satisfaite à ce sujet, si avide que vous soyez...

« .Mais, à propos de M. de Sonneterre, a dit madame de Mi- recourt à madame de la Rochaiguë, savcz-vous pourcpioi M. de Senneterre s'est à dix-huit ans engaj^é comme simple soldat .'

« Non, a répondu madame de la HocUaijrvië. Je sais, en effet, que M. de Senneterre, parti comme sol lat malgré sa nais- sance, a gagné ses grades et sa croix sur le clianip de bataille, au prix de nombreuses blessures, mais j'ignore pouriiuoi il s'est en- gagé.

< Madame la duchesse, a ajouté madame de Mirecourt eu s'a- dressant à madame de Senneterre, a'est-il pas vrai que votre fils a voulu partir comme soldat parce qu'il trouvait lâche d'acheter un homme pour l'envoyer à la guerre se faire tuer à sa place.'

« Il est vrai, répondit madame de Senneterre, telle est la raison que mon fds nous a donnée, et il a accompli son dessein, malgré mes larmes et les prières de son père.

a C'est superbe, a dit madame de la Rochaiguë. Il n'y a au monde que M. de Senneterre capable de montrer une résoluiioa si chevaleresque...

<{ Et par ce seul fait on peut juger de la générosité de son ca- ractère, — ajouta madame de Mirecourt.

Oh!... je puis dire avec un juste orgueil qu'il n'est pas de meilleur fils que Gerald, dit madame de Senneterre.

Et qui dit bon fils... dit tout, reprit madame de la Ro- chaiguë.

« J'écoutais en silence celte conversation, partageant la sympathie qu'inspirait aux per>onncs dont j'étais accompagnée la généreuse con- duite de M. de Senneterre sVngageant comme simple soldai plutôt que d'envoyer quelqu'un se faire tuer pour lui.

« A ce momeui, plusieurs jeunes gens passaient au pas de leurs chevaux, en sens inverse de nous; je vis l'un d'eux s'arrèier. retour- ner son cheval, et venir se placer à côté de notre calèche, qui allait aussi au pas.

tSO LES SEPT PÉCUÉS CAPITAUX.

« Ce jeune homme était M. de Senneierre ; il salua sa mère. Madame de la Rochaiguë me le présenta ; il me dit quelques paroles gracieu- ses, puis il fit en causant plusieurs tours de promenade auprès de nous.

« 11 ne passait pour ainsi dire pas une voiture élégante sans que les personnes qui l'occupaient n'échangeassent quelque signe amical avec M. de Senneierre, qui me parut inspirer une bienveillance générale.

« Pendant lenireiien qu'il eut avec nous, il fui très-gai, légèrement moqueur, mais sans méchanceté ; il ne railla que des ridicules évi- dents pour tous, et qui passèrent devant nos youx.

« Peu de temps avant que M. de Senneierre nous quittât, nous fûmes croisés p;\r une magnifique voiture à quatre chevaux, marchant au pas comme nous, et dans laquelle se trouvait un homme devant qui un grand nombre de personnes se découvraient avec déférence. Cet homme salua profondément M, de Senneierre, qui, au heu de lui rendre son salut, le toisa du plus dédaigneux regard.

(( Ah ! mon Dieu! monsieur de Senneierre, lui dit madame de la Rochaiguë tout ébahie, mais c'est 31. du Tilleul qui vient de passer.

« Eh bien ! madame ?

« Il vous a salué.

« C'est vrai, j'ai eu ce désagrément-là, répondit M. de Sen» neterre en souriant.

( El vous ne lui avez pas rendu son salut ?

( Je ne salue plus M. du Tilleul, madame.

« Mais tout le monde le salue...

On a ton.

c Pourquoi cela, monsieur de Senneterre ?

( m- Comment"? pourquoi?... et son aventure avec madame de...

« Puis s'inierroinpant, sans doute gêné par ma présence, M. de Senneterre reprit en s'adressani à madame de l.i Rochiiigué :

« Connaissez-vous sa conduite avec certaine marquise?

« Sans doute.

« Eh bien ! madame, un homme qui agit avec celte cruelle lâ- cheté est un misérable... et je ne,salue pas un misérable...

( Pourtant, dans le monde, on coniinue de l'accueillir à mer- ▼cflle, dit ma iame deMirecourt.

« _ Oui, parce qu'il a la meilleure maison de Paris, reprit M. de

L'ORGUEIL. ÎM

Sennotcrre, et (iiion veut aller à ses fêtes... Aussi l'on y va, ce qui est uuo iiiili^nilo ilu plus.

« Allous, luousitur Gcruld, dit madame de Mirccouri, vous êtes tru|) rigoriste.

c Moi ! ro|)rit M. de Seimetcrre en riant, moi, rigoriste... quelle affreuse calouiaie 1... je veux vous prouver le ooutiaire... te- nez... regardez bleu le petit brougham vert qui vient là... cl...

« Gcrald ! s'écria vivement madame de Seuiidi ire en me dési- gnant du regard à son lils, car j'avais machiiialcmenl tourné la léle du côté de la voiture signalée par iM. de Senneterre, et occupée par une très-jeune et très-jolie femme qui me parut le suivre des yeu-x.

« A l'interpellai ion de sa mère et au regard qu'elle jeta sur moi, M. de Senneterre se mordit les lèvres, et répondit en souriant :

« Vous avez raison, ma mère, les anges seraient trop malheu- reux s'ils apprenaient qu'il y a des démons...

a Sans doute, celte sorte d'excuse m'était indirectement adressée par M. de Sennetene, car deux de ces dames me regardèrent en souriant à leur tour, et je me sentis très-embarrassée.

« L'heure étant venue de quiiier la promenade, madame de Senne- terre dit à son fils :

« A tout à l'heure... vous dînez avec moi, n'est-ce pas, Gerald?

f ^'on, ma mère... et je vous demande pardon de ne pas vous avoir prévenue que je disposais de ma soirée.

« C'est très-malheureux pour vous, reprit madame de Sen- neterre en souriant, car j'ai, moi, disposé de vous ce soir.

(( A merveille, ma mère, répondit alfectueusement M. de Senneterre, j'écrirai un mot pour me dégager, et je serai à vos ordres...

0 El, après nous avoir saluées, M. de Senneterre partit au galop de son cheval, qu'il montait avec une aisance et une grâce parfaites.

« J'ai fait celle remarque, et elle m'a aitrislée, car la tournure de M. de Senneterre m'a rappelé la rare élégance de mon pauvre père.

« Autant qu'il ma paru, dans celle entrevue, et quoiqu il m'eilt très- peu adressé la parole, M. de Senneterre doit avoir un caractère franc, généreux, résolu, et une tendre déférence pour sa mère. C'était d'ail- leurs ce que pensaient ces dames, car, jusqu'au moment nous les avons quittées, elles n'ont pas cessé de fûre l'éloge de M. de Senne- terre.

252 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

« Le lendemain et le jour suivant, nous avons revu M. de Macreuse à l'église : sa douleur paraissait non moins profonde, mais plus calme, ou plutôt plus morne. Deux ou trois fois le hasard voulut qu'il jetât les yeux sur nous, et je ne sais pourquoi mon cœur se serra en compa- rant ses traits d une douceur si mélancolique, son extérieur humble et timide, à l'aisance cavalière de M. le duc de Sennelerre.

« Le surleiidemnin de notre promenade aux Champs-Elysées, j'ac- compagnai mon tuteur au jardin du Luxembourg , ainsi que je le lui avais promis.

« Nous visitions les serres et les belles collections de rosiers lors- que nous avons été abordés par un ami de M. de la Rochaiguë : il me Ta présenté sous le nom de M. le baron de R;>vil ou du Ravil, je crois.

« Ce monsieur nous a accompagnés pendant quelques instants; puis, tirant sa montre, il a dit à M. de la Rochaiguë :

« Pardon de vous quitter si tôt, monsieur le baron ; mais je tiens à ne pas manquer la fameuse séance...

« Quelle séance? a demandé mon tuteur.

« Comment ! monsieur le baron, vous ignorez que M. de Mor- nand parle aujourd'hui ?

(( Il serait possible?...

« Certainement : tout Paris est à la Chambre des pairs, car M. de Mornand y parle... c'est un événement.

« Je le crois bien, un si admirable talent, a repris mon tu- teur, — un homme qui ne peut pas manquer d'être ministre un jour ou l'autre... Ah! quel malheur de n'avoir pas été prévenu... Je suis sûr, ma chère pupille, que cette séance vous eût intéressée malgré les folies que vous a contées madame de la Rochaiguë. C'est pour le coup qu'elle m'eût accusé de guet-apens si j'avais pu vous faire as- sister à la séance d'aujourd'hui.

« Mais, si mademoiselle en avait le moindre désir, a dit M. de Ravil à mon tuteur, je suis à votre disposition, monsieur le baron... Justement, lorsque je vous ai rencontré, j'attendais une de mes pa- rentes et son mari; ils ne viendront probablement pas; je m'étais pro- curé des billets de la tribune diplomatique, et s'ils pouvaient vous être agréables...

« Ma foi ! qu'en dites-vous, ma chère pupille?

< Je ferai, monsieur, ce qu'il vous plaira ; et, d'ailleurs, il me

L'ORGUEIL. Î55

semble. ajouiai-je par éganl jtoiir mon tntpur. qu'une sdaacc de la (.liaiiiliro ilt> pairs doit èlre, on efl'ol, Inil iiitcressanlc.

fl Eh bien! jaceeple voire offre, mon clifr monsieur de Havil, reprit viveintMil M. de la Uocliaiguë. el vous aurez la rare el bonne fortune, ma chère pupille, ajouia-i-il, de tomber jusle- uicnl un jour doit parler M. de Mornaiul. C'est une faveur du soil.

fl Nous hàlanies le pas pour gagner le palais du Luxembiturg.

a Au momt'iil nous sortions des quinconces, j'ai vu de loin M. de Mailleforl, qui semblait nous suivre. Cela m'a surprise el inquiétée...

« Comment ce méchaut homme se rencoiiire-i-il presque lou- jours sur nos pas? me suis-je dit; qui doue pouvait ainsi l'in- struire de nos projets.

a La tribune diplomatique, nous avons pris place, était déjà remplie de fenmies très-élégantes ; je me suis assise sur l'une des dernières banquettes, eutre mon luleur et M. de Ravil.

I Celui-ci ayant entendu quelqu'un dire à tôle de nous qu'un célè- bre orateur (il ne s'agissait pas de M. de Mornand) devait aussi parier dans celle séance, M. de Ravil a répondu qu'il n'y avait pas d'aulre orateur célèbre que .M. de Mornand, et que celte foule uétail venue que pour l'eniendre. l'resque aussitôt, celui-ci est monté à la tribune, et l'on a fait un grand silence.

« J'étais incapable de juger et, en grande partie, de comprendre le discours de M. de Mornand ; il s'agissait de sujets auxquels je suis tout à fait étrangère, mais j'ai élé frappée de la fin de ce discours, dans lequel il a parlé avec une chaleureuse conqiassion du triste sort des familles de pécheurs, allendant sur le rivage un père, un fils, un époux, au raonioiit la tempête s'élève.

i Le hasard voulut que M. de Mornand, eu prononçant ces toa« chantes paroles, se tournât du côté de noire tribune; sa ligure impo> saule me parut émue d'une profonde comniiséraiion pour le sort des infortunés duut il paraissait prendre la défense.

« 11 est . dmirable! dit à demi-voix M. de Ravil eu essuyant Ms yeux, car il semliLiit vivement cmu.

« M. de .Mornand est sublime ! s'écria mon tuteur, il suffit et son discours pour faire améliorer le sort de mille familles de pè- cbeui-s.

a D'assez nombreux applaudissements accueillirent la fin du dis- «our» de M. de Mornand; il allait quitter la tribune lorsqu'un autre

15

254 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

pair de France, d'une figure maligne et caustique, dit de sa place d'atk air railleur :

« Je demande à la Chambre la permission de poser une simple ques- tion à M. le comle de Mornand avant qu'il ne descende de cette tri- bune... et que sa généreuse et soudaine compassion pour les pêcheurs de morue ne soit conséquemment évaporée ..

« Si vous m'en croyez, monsieur le baron, dit aussitôt M. de Ravil à mon tuteur, nous quitterons tout de suite la tribune, de peur de la foule : M. de Mornand a parlé, tout le monde va vouloir s'en aller, car il n'y a plus rien d'intéressant.

« M. de la Rochaiguè m'ofi'rit son bras, et, . ^ moment nous quittions la salle, nous avons entendu des éclais de rire universels.

« Je vois ce que c'est. dit M. de Ravil ; M. de Mornand écrase sous ses sarcasmes l'imprudent qui avait eu l'audace de vou- loir lui poser une question, car, lorsqu'il le veut, ce diable de M. de Mornand a de l'esiirit comme un démon.

« Mon tuteur m'ayant proposé de reprendre notre promenade et d'aller jusqu'à l'Observatoire, j'y ai consenti. M. de Ravil nous ac- compagnait.

« Monsieur le baron, dit-il à mon tuteur, avez-vous re- marqué madame de Bretigny, qui est sortie presque en même temps que nous ?

« La femme du ministre? non, je ne l'avais pas remarquée, répondit mon luti ur.

(( Je le regrette pour vous, monsieur, car vous eussiez vu l'une des meilleures personnes que l'on puisse rencontrer; on n'a pas d'i- dée de l'adsnirable parti qu'elle sait tirer de sa position de femme de ministi e, de tout le bien qu'elle fait, des injustices qu elle répare, des secours quelle obtient. . C'est une véritable Providence.

« Cela ne m'étonne pas, reprit mon tuteur; dans une con* dilion pareille à celle de madame de Breiigny, on peut faire tant de bien... car...

« Et, s'inierrompant, mon tuteur dit vivement à M. de Ravil :

« Ah ! mon Dieu ! est-ce que ce n'est pas lui, là-bas, dans cette allée retirée? Tenez... il se promène en regardant les fleurs.

« Qui cela, monsieur le baron?

c M. de Mornand... voyez donc.

« Si fait, répondit M. de Ravil, c'est lui... c'est bien loi

L'ORGIEIL. 855

H vicDi oublier i'on triom|)lie de tuut à l'In'ure.. se délasser de ses grands travaux puliliques ou s'auiusant à reganior des fleurs. Cela ne niVtonuc pas, car, avec sou taleul, ^ou géuie poliliquc, c'est l'homuie le uieill ur, le plus siuiplo qu il y ait au uiuude, et ses guûts le prou- vent bien. Après suuaduiirablc succès, que recbercbe-t-il? la soliludo et des lleuis.

« Monsieur de Ravil, vous connaissez M. de Mornaud ? lui de- manda mou tuteur.

fl - Treb-peu ; je le rencontre dans le monde...

Mais, enliu, vous le connaissez assez pour l'aborder, D'esl<;c pas?

( Certainement.

Eb bien ! allez donc le féliciter sur le succès qu'il vient d'ob- tenir; nous vous suivrons, et nous verrons de près ce grand bomme. Que dites-vous de notre complot, ma cbère pupille?

« Je vous accompagnerai, monsieur; l'on aime toujours à voir des homine> qni semblent aussi distingués que M. de Mornand.

« Cban|.'i'ant alors la direction de notre marche, et guidés par M. de Ravil nous somme^ bientùt arrivés dans l'allée se trouvait M. de .Mornand. Aux compliments que lui adressa M. de Ravil, et, par occasion, idou tuteur, M. de Mornand répondit avec autant de mo- destie que de simplicité, m'adressa deux ou trois fois la paiole avec une extrême bienveillance, et, après un court cnireiicu, nous laissâ- mes M. de Mornand à sa promenade solitaire.

« Quand on pense, dit M. de Ravil, qu'avant six mois, peut-être, cet homme de formes si simples gouvernera la France!

« Dites donc de formes excellentes, mou cher niou-ieur de Ra- vil, — reprit mon luieur. M. de Mornand a tout à fait des maniè- res de grand scigm-ur ; il est à la fois afiable et imposant. Dame ! ce n'est pas un de ces freluciuets imbéciles, comme on en voit tant, qui De songent qu'à leurs cravates et à leurs chevaux

« El ces freluquets-là seront généralement peu appelés à gou- verner la France, reprit M. de Ravil; je dis gouverner, parce que M. de .Mornand n'acicpierail pas un ministère en sous-ordre; il sera chef du cabinet qu'il formcr.i.

» Eb! mon Dieu! dit M. de la Rochaiguë, il n'y a pas en- core six semaines que l'on p irlait de lui daus les jou naux comme prcbidenldun nouveau ministère.

S5« LES SEPT PECHES CAPITAUX.

« Dieu le veuille ! monsieur le baron, Dieu le veuille pour le boih heur de la France! pour le repos du monde ! ajouta d'un ton pro- fondémeni pénétré M. de Ravil, qui nous quitta bientôt.

« En rentrant avec mon tuteur, je pensais que c'était une bien belle et bien haute position que celle d'un homme qui pouvait, comme M. de Mornand, avoir une si grande influence sur le bonheur de la France, sur la paix de l'Europe et sur le repos du monde.

«Voilà, ma chère maman, dans quelles circonstances j'ai rencon- tré, pour la première fois, MM. de Macreuse, de Senoeterre et de Mornand.

« Telles ont été les suites de ces rencontres. »

XXXIV

Mademoiselle de Beaumesnil continua son journal de la sorte :

a Au bout de quelques jours, mademoiselle Iléléna était parvenue, me dit-elle, à savoir le nom du jeune homme que nous rencontrions chaque matin à l'église.

« n s'appelait M. Célestin de Macreuse.

(( Mademoiselle Héléna avait eu sur lui les renseignements les plus précis ; elle m'en parla d'abord souvent, puis presque incessamment.

« M. de Macreuse appartenait, disait -elle, par ses relations, au meilleur et au plus grand monde : d'une piété exemplaire, d'une charité angélique, il avait fondé une œuvre d'une admirable philan- thropie, et, quoique jeune encore, son nom était prononcé partout avec affection et respect.

« Madame de la Rochaiguë me faisait, de son côté, les plus grands éloges de M. de Senneterre, tandis que mon tuteur amenait souvent Voccasion de me parler avec enthousiasme de M. de Mornand.

« Je ne trouvai d'abord rien d'extraordinaire à entendre ainsi louer souvent, en ma présence, des personnes qui me semblaient mériter ces louanges ; seulement je remarquai que jamais les noms de MM. de Macreuse, de Senneterre ou de Mornand n'étaient prononcés par

L'OnCUElL. S57

Dion tuteur, sa sœur ou sa rcmmc, que dans les entretiens que tous trois avaient parfois séparément avec moi.

« Vint eiitin le jour M. de Maillcfort m'avait si méchamment

ou plutôt, iiélas ! si véritaiil meiii expliqué la cause des prévenances, de l'adulation dont on m'entourait.

« Sans doute, mon tuteur et sa femme, avertis par mademoiselle Héléna, craignirent les conséquences de cette révélation, dont je n'a» Tais paru que trop frappée.

« Le soir et le lendemain de ce jour, tous trois s'ouvrirent isolé» ment à moi de leurs projets, sans doute arrêtés depuis longtemps, et chacun, selon le genre de son esprit et le caractère tin prétmdant qu'il protégeait (car il s'agissait alors de prétendant), me déclara que je tenais entre mes mains le bonheur de ma vie et la certitude du plus heureux avenir en épousant :

c M. de Macreuse, selon mademoiselle Iléléna ;

c M. de Senneierre, selon madame de la Rochaigué;

c M. de Mornand, selon mon tuteur.

A ces propositions inattendues, ma surprise, mon inquiétude même, ont été telles, que j'ai pu à peine répondre; mes paroles em- barrassées ont été d'abord prises pour une sorte de consentement ta- cite... puis, par réflexion, j'ai laissé dans cette erreur les protecteurs de ces trois prétendants.

c Alors les confulences ont été complètes.

« Ma belle-sœur et mon beau-frère, me dit mademoiselle Hé- léna, — sont d'excellentes personnes, mais bien mondaines, bien lé- gères, bien glorieuses; toutes deux seraient incapables de reconnaître la rare solidité des princii>es de M. de .Macreuse, d'apprécier ses ver- tus chrétiennes, son angéliquc piété... il faut donc me garder le se- cret, ma chère Ernesline, jusqu'au jour vous aurez fait le choix que

je vous propose, parce qu'il est digne d'être approuvé par tous

Alors, ficre, honorée de ce choix vous n'aurez qu'à le notifier à

mon frère, votre tuteur, qui l'approuvera, je n'en doute pas, si vous le lui imposez avec fermeté... S'il refusait contre toute probabilité... nous aviserions à d'autres moyens, et nous saurions bien le contrain- dre à assurer votre bonlicur.

Ma pauvre sœur Héléna, me dit à son tour M. delà Rochaigué, est une bonne créature... toute en Dieu... c'est vrai... mais elle ne sait rien des choses d'ici-bas... Si vous vous avisiez, ma chère pu-

258 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

pille, de lui parler de M. de Mornand, elle ouvrirait de grands yeux, et vous dirait qu il n'a aucun détachement des vanités de ce monde, qu'il a l'ambition du pouvoir, etc., etc. Quant à ma femme, elle est parfaite: mais sortez -la de sa toilette, de ses bals, de ses caquets mondains... éloignez-la de ces heaux iouiWes, qui ne savent que met- tre leur cravate et se ganter de frais elle est compléieuient dés- orientée, car elle n'a pas la moindre conscience des choses élevées... Pour elle, M. de Mornand serait un homme grave, sérieux, uuhomme d'État enfm, et, par la manière dont vous l'avez entendue parler des séances de la Chambre des pairs, ma chère pupille, vous jugei comme elle accueillerait nos projets... Que tout ceci soit donc entre nous, ma chère pupille, et, une fois voire décision prise, comme, après tout, c'est moi qui suis voire tuteur, et que votre mariage dé- pend de mon seul consentement, votre volonté ne rencontrera aucune difficulté.

« Vous pensez bien, ma chère belle, me dit enfin madame de la Rochaigué, que tout ce que je viens de vous dire au sujet de M. le duc de Senneierre doit être absolument tenu secret enire nous. En fait de mariage, ma belle-sœur Héléna est d'une innocence plus que naïve; elle ne connaît de mariage qu'avec le ciel, et quanta mou mari, la politique et l'ambition lui ont tourné la cervelle... il ne rêve

que Chambre des pairs et il est malheureusement aussi étranger

qu'un Hiiron à lout ce qui est mode, élégance, plaisirs; or, l'on ne vit après tout que par et pour l'élégance, la mode et les plaisirs sur- tout lorsqu'il s'agit de partager cette vie enchanteresse avec un jeune et charmant duc, le plus aimable et le plus généreux des hommes; gardons-nous donc le secret, ma chère belle, et. le moment venu d'annoncer votre résolution à voire tuteur... je m'en charge... M. de

la Rochaiguë a l'habitude d'être le très-humble serviteur de mes

volontés; je l'ai depuis longtemps accoutumé à celte position subal- terne: il fora ce que nous voudrons. J'ai eu d'ailleurs une excellente idée, ajouta madame de la Rochaiguë, j'ai prié l'une de mes amies, que vous connaissez déjà, madame de Mirecourt, de donner un grand bal dans huiijours. Ainsi, ma chère belle, jeudi prochain, dans le tête-à-tête public d'une contredanse, vous pourrez juger de la sio- cérité des seniiments que M. de Senneterre éprouve pour vous.

a Le lendemain de cet enirelieu avec madame de la Rochaiguë, moQ tuteur me dit en confidence :

L'ORGUEIL. 259

f Ma fonime a eu l'heureuse idée de vous conduire nn Ii:i1 que douuc m:iilaino do Mirccourl; vous verrez M. de Moruiiud à (cilo fêle, cl, Dieu merci! It'> (k rasions ne lui niaui|ueroul|)as de vous couvain- cre, je l'ospore, de l'impression soudaine, irresi>lil)le, ((u'il a éprou- vée à voire vue. lorsque nous sommes allés après la séance le eora- pliracDier de ses succès.

< Eufin. deiiv jours après que mon tuteur et sa femme m'eurent eolrctenue de leurs piojols de bal, miidomoisclle Iléléna m'a dit :

a Ma chère Ernesline , ma belle-sœur vous conduit au bal jeudi; j'ai cru I occasion excellente pour ([ue vous [missiez vous trou- ver eu rapport avec M. de Macreuse ; quoicpie ce pauvre jeune homme, d'ailleurs accablé de chagrins, n'ait aucun de ces dons frivoles grâce auxquels ou brille dans une fête, il a chargé une dame de ses amies, Irès-haulemeui placée dans le monde, la sœur de l'évèque de Raiopo- lis, de demander à madame de Mirecoiirt une invitation pour lui, M. de Macreuse : celle invitation lui a été envoyée avec empresse- ment; ainsi., jeudi vous l'entendrez, et vous ne pourrez, j'ea suis sûre, résistera la sincérité de son langage, lorsque vous saurez, ainsi qu'il me l'a dit à moi même, comment, depuis qu il vous a vue à l'é- glise, votre image adorée le suit en tous lieux et le trouble jusque dans ses prières.

a C'est donc au bal de jeudi prochain, ma chère maman, que jo dois me trouver avec M.M. de Macreuse, de Senneterre et de Mor- oand.

« Lors même que je n'eusse pas à une méchanceté de M. de Maillefort celle cruelle révélation sur le vrai motif des sentiments d'admiration et d aiiachemenlque l'on me témoignait si généralement, mes soupçons, mes craintes, auraient enflii été éveillés par le mys- tère, par la dissimulation, par la fausseté des personnes dont j'étais entourée, préparant, à l'insu les unes des autres, leurs projets de mariage, et se dénigrant, se trompant mutuellement, pour r.ussir iso- lément daus leurs desseins. Mais, hélas 1 jugez de mon anxiété, lionne et tendre mère, maiuienant que ces deux révélaiions, se succédant, ont acquis l'une par l'auli e une nouvelle gravité !

« Pour romiiléiir ces aveux, chère mère, je dois le dire quelles avaient éié d'abord mes impressions à propos des personnes que l'on iroudrjit me faire épouser.

«Jusqu'à ce moment, d'ailleurs, je n'avais aucune pensée de ma-

260 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

riage; l'époque à laquelle j'aurais à songer à cette détermination me paraissait si éloignée ; celle détermination elle-même me semblait tel- lement grave, que si, parfois, j'y avais vaguement pensé, c'était pour me féliciter d'être encore bien loin du temps il faudrait m'en oc- cuper, ou plutôt l'on s'en occuperait sans doute pour moi.

« C'était donc sans aucune arrière-pensée que j'avais élé touchée de la douleur de M. de Macreuse, qui, comme moi, regrettait sa mère... puis le bien que mademoiselle Héléna me disait sans cesse de lui, la douceur de sa figure, empreinte de mélancolie, la bonté de son cœur, révélée par ses nombreuses aumônes, tout avait concouru à joindre une profonde estime à la compassion que je ressentais pour lui.

« M. de Senneterre, par la franchise et la générosité de son carac- tère, par sa gaieté, par la gracieuse élégance de ses manières, m'a- vait beaucoup plu; il m'aurait surtout, ce me semble, inspiré une grande confiance, à moi pourtant si réservée!

Quant à M. deMorn;ind, il m'imposait extrêmement par l'élévation de son caractère et de son talent, ainsi que par la grande influence dont il paraissait jouir ; je m'étais sentie losu interdite, mais presque fière, des quelques paroles bienveillantes qu'il m'avait adressées lors de ma rencontre avec lui dans le jardin du Luxembourg.

« Je dis que jt'c/jroMi'ais tout cela, chère maman, car à celte heure que je suis instruite des projets de mariage (jue l'on prête à ces trois personnes, à cette heure que la révélation de M. de Maillefort méfait douter de tout et de lous, de chacun et de moi-même, je ne puis plus lire dans mon propre cœur.

« Et, assiégée de soupçons, je me demande pourquoi ces trois pré- tendants à ma main ne seraient pas aussi guidés par le honteux mo- bile auquel obi'iîint peut-être toutes les personnes dont je suis en- tourée?

« Et, à celte pensée, tout ce qui me plaisait, tout ce que j'admirais to eux, m'inquièlc et m'alarme.

« Si ces apparences, touchantes et pieuses chez M. de Macreuse, charmantes et loy;il','s chez M. de Senneterre, imposantes et généreu- ses chez M. de Mornand, cachaient des âmes basses et vénales!

« 0 ma mère! si lu savais ce qu'il y a d'horrible dans ces doutes, qui complètent l'œuvre de défiance commencée par la révélation de M. de ; Uaillcfort.

L'ORGUEIL. 361

Ma mère, ma more, cela est afTrcux ! car enfin je no doi-s pas tou- jours vivre avec mon Inlcur et sa famille, cl du jour janrai la conviclio» qu'ils m'ont trompée, adulée, dans un intérêt misérable, je n'aurai pour euv qu'un froid déd.iin.

« Mais me dire que. parce que je suis immensément riche,j>ncse- rai jamais épousée que pnur mon argent.

a Mais penser que je suis falalemont vouée à subir les douloureuses conséquences d'une pareille union, c'est-à-dire... tôt ou tard l'indiffé- rence, le mépris, l'abandon, la haine pcul-êlre, car tels doivent être dans la suite les scniiinents d'un homme assez vil pour rechercher une femme par un intérêt cupide...

« Oh 1 je te le répète, n)a mère, celte pensée est horrible, elle m'ob- sède, elle m'épouvante, et j'ai voulu essayer de lui échapper à tout prix.

0 Oui, même au prix d'une action dangereuse, funeste peut-être.

a Voici, chère maman, comment j'ai été amenée à la résolution dont je te parie.

« Pour soriT de ces cruelles incerliliides. qui me font douter des autres et de moi-même, il faut que je sache enfin ce que je suis, ce que je parais, ce que je vaux, abstraction faite de ma fortune.

« Fixée sur ce point, je saurai reconnaître le vrai du faux, les adu- lations vénales de l'iniérêi sincère que je mérite peut-être par moi- même, et en dehors de celle fortune maudite

« Mais, pour savoir ce que je suis, ce que je vaux réellement, àqui m'adresser? qui aura la franchise d'isoler dans son appréciation la jeune fdie de Yhéritière.

« Et, d'ailleurs, un jugement partiel, si sévère ou si bienveillant qu'il soit, snflirait-il à me convaincre, à me rassurer?

« Non, non, je le sens, il me faut donc le jugement, l'appréciation de plusieurs personnes forcément désintéressées.

« Mais ces juges, les trouver?

« A force de penser à cela, chère maman, voici ce que j'ai imaginé:

« Madame Laîné m'a i)arlé, il y a huit jours, de petites réunions que donnait chaque dimanche une de ses amies. J'ai cherché et trouvé ce soir le moyen de me faire présenter demain à l'une de ces rétn)ioris par n.a t;ouvernanle, comme sa parente, une jeune orpheline, sans fortune et vivant de son travail, ainsi que toutes les personnes dont se compose cette société.

15.

269 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

« Là, je ne serai connue de personne, le jugement que l'on portera de moi me sera manifesté par l'accueil que je recevrai; \es rares perfec- tions dont je suis douée, selon ceux qui m'entourent, ont en jusqu'ici un effet si soudain, si irrésistible, disent-ils, sur eux et sur les per- sonnes qu'ils désignent à mon choix; je produis enfin, dans les iissera- blées je vais, un effet si général, que je devrai produire un effet non moins saisissant sur les personnes qui composent la modeste réu- nion de madame Herbaut.

a Sinon, j aur;ii été abusée, on se sera cruellement joué de moi... l'on n'aura pas craint de vouloir compromettre à jamais mon avenir en lâchant de fixer mon choix sur des prétendants uniquement attirés par la cupidité.

« Alors, j'aurai à prendre une résolution dernière pour échapper aux pièges qui me sont tendus de toutes parts.

« Celle résolution, quelle sera-t-elle?

«Je l'ignore; hélas! isolée, abandonnée comme je suis, à qui me confier désormais?

« A qui? Eh ! mon Dieu ! à toi, ô ma mère!... à toi comme toujours; j'obéirai aux inspirations que tu m'enverras comme lu m'as peut-être envoyé celle-ci, car, si étrange qu'elle paraisse, qu'elle soit peut-être, l'isolement je suis l'excuse. Elle part, enfin, d'un sentiment juste et droit : le besoin de savoir la vérité, si décevante qu'elle soit.

« Demain donc, j'y suis résolue, je me rendrai à la réunion de ma- dame Herbaut. »

Le lendemain, en effet, mademoiselle de Beaumesnil avant, selon qu'elle en était convenue avec madame Laîné simulé une indisposition et échappé, par un ferme refus, aux soins empressés des la Rochai- gué, sortit dès la nuit avec sa gouvernasUe par le petit escalier dérobé communiquant à son appartement.

Puis, moniani en fiacre à quelque distance de l'hôtel de la Rochai» eue, maiicmoiseile de Keaumesnil et madame Laîné se firent conduira et arrivèrent aux BatiguoUes chez madame Herbaut.

L'ORGUEIL ses

XXXV

Madame Dcrbaui occupait, au iroisième élage de îa maison qu'ha- bitait aussi le tommaiidaiU Berni.rd, nn assez grand apitarlomeiit.

Les piccos consacrées à la réunion di' chaque <lim;iiK'lie se composaienl de la salle à manger , l'on dansait au piano; du salon, ('taienl dressées deux tables de jeu pour les personnes qui ne dansaient pas; et enfin de la chambre à coucher de madame Uerbaut , l'on pou- vait se retirer et causer sans être distrait par le bruit de la danse et sans distraire les joueurs.

Cet appartement, d'une exirC'me simplicité , annonçait la modeste •isance dont jouissait madame Ilerbaut, veuve et roiiiée du com- merce avec une petite fortune honorablement gagnée.

Les deux (illes de celte digne femme s'occupaient lucraîivement, l'une de peinture sur porcelaine, l'autre de gravure de musique. Ira- vaux qui avaient mis cette jeune personne en rapport avec Hcrminie, la duchesse, nous l'avons dit, gr;ivant aussi de la musique lorsque les leçons de piano lui manquaient.

Rien de plus gai. de plus riant, de plus allègrement jeune, que la majorité de la réunion rassemblée ce soir-là ciiez mad;;mc îlerbaut : il y avait une quinzaine de jeunes filles , dont îa pins âgée ne comp- tait pas vingt ans , toutes bien déterminées à passer joyeusement leur dimambe, journée de plaisir cl de repos v;iill:miment gagnée par le tr.ivail et la contrainie de toute une semaine, soit au comptoir, soit au magasin, soit dans quelque sombre arriére-boutique de la rue S..int-nenis ou de la rue des Bourdonnais, soit, enfin, d.uis quelque pensionnat.

Plusieurs d'entre ces jeunes filles étaient charmanîes; presque toutes étaient mises avec ce goût que l'on ne trouve peut-Lire qu'à Paris dans celte classe modeste et laborieuse; les toilettes étaient d'ailleurs très fraîches.

Ces pauvres filles, ne se parant qu'une fois par semaine, réservaient toutes leurs petites ressources de coquetterie pour cet unique jour de fêle, si impatiemment attendu le samedi, i.i cruellement regretté le lundi !

264 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

La partie masculino de l'assemblée offrait, ainsi que cela se ren- contre d'ailleurs dans toutes les réunions, un aspect moins élégant, moins distingué, que la partie féminine ; car, sauf quelques nuances presque impercepliblos, la plupart de ces jeunes lifles avaient autant de bonne et gracieuse contenance que si elles eussent appartenu à ce qu'on appelle la meilleure compagnie; mais celte différence, toute à l'avantage des jeunes filles, on l'oubliait, grâce à la cordiale hu- meur des jeunes gens et à leur franche gaieté, tempérée d'ailleurs par le voisinage des grands parents, qui inspirait une sage réserve.

Au lieu de n'être dans tout son lustre que vers une heure du ma- tin, ainsi qu'un bal du grand monde, ce petit bal avait atteint son apogée d'animation el d'entrain vers les neuf heures, madame Her- baut renvoyant impitoyablement avant minuit cette folle jeunesse, car elle devait se trouver le lendemain matin, qui à son bureau, qui à son magasin, qui à la pension, pour la classe de sesécolières, etc., etc.

Terrible moment, hélas! que cette première heure du lundi... alors que le bruit de la fête du dimanche résonne encore à votre oreille, et que vous songez tristement à cet avenir de six longues journées de travail, de contrainte... et d'assujettissement.

Mais, aussi, à mesure que se rapproche ce jour tant désiré, quelle impatience croissante!... quel élan de joie anticipée !...

Enfin il arrive, ce jour fortuné entre tous les jours, et alors quelle Ivresse !

Rares et modestes joies ! jamais du moins vous n'êtes émoussées par la satiété... Le tnivail au prix duquel on vous achète vous donne une saveur inconnue des oisifs.

Mais les invités de madame Herbaut philosophaient peu ce soir-là, réservant leur philosophie pour le lundi.

Une entraînante polka faisait bondir cette infatigable jeunesse. Telle était l;i magie de ces accords, que les joueurs et les joueuses •ux-mêines, malgré leur âge et les graves préoccupations du nain- jaune cl du loto... (seuls jeux autorisés chez madame Herbaut) s'a- bandonnaient, à leur insu et selon la mesure de cet air si dansant, à de petits balaucemcnls sur leur siège, se livrant à une sorte de vé- nérable polka assise, qui témoignait de la puissance de l'artiste qui tenait alors le piano.

Cet artiste était llerminie.

L'ORGUEIL 2C5

Un mois environ s'était passe depuis la première entrevue de la jeune tille avec Gorald.

Après colle entrevue, commencée sous l'impression d'un Tàcheux incident... et terminée |)ar un gracieux pardon... d'autres rencontres avaient-elles eu lion onlre les doux jeunes gens'.' Ou le saura plus tard.

Tou ours est-il (jne ce soir-là... au bal de niadaiiie llorbant, la du- thesse. habillée d'une robe de mousseline de laine à vingt sous, d'un fond bleu très-pàle, avec un gros nœud pareil dans ses magniliques cbcveux blonds, la duchesse était ravissante de beauté.

Un léger coloris nuançait ses joues ; ses grands yeux bleus s'ouvraint brillants, animés; ses lèvres de carmin , aux coins ombragés d'un imperceptible duvet doré, souriant à demi , laissaient voir u:e ligne blanc émail, tandis que son beau sein virginal palpiiail douceuient sous le léger tissu qui le voilait, et que son petit pied , merveilleu- sement cbaussé de bottines de satin turc, marquait prestement la mesure de l'enirainaule polka...

C'est (pie, ce jour-là, Herminie était bien heureuse !... Loin de se regarder coiiuné isolée de rallégresse de ses compagnes, Ilcrminie jouissait du plaisir qu'elle leur donnait et qu'elle leur voyait pren- dre... mais ce rare et généreux sentiment ne suffisait peut-être pas à expliquer l'épanouissement de vie, de bonheur et de jeunesse qui donnait alors aux traits enchanteurs de la duchesse une expression inaccouiumée; on sentait, si cela se peut dire, que celte délicieuse créature savait depuis quelque temps tout ce qu'il y avait en elle de charmant, de délicat et d'élevé , et qu'elle en était, non pas fière, mais heureuse, oh ! heureuse conmie ces généreux riches , ravis de posséder des trésors pour pouvoir donner beaucoup et se faire adorer!...

Quoique la duchesse fût toute à sa polka et à ses danseurs, plusieurs fois elle tourna presque involontairement la tète en eulondant ouvrir la porte de l'auticbambre qui donnait dans la salle de bal ; puis, à la vue des personnes qui chaque fois entrèrent, la jeune fdle parut, tar- divement peut-être, se reprocher sa distraction.

La porte venait de s'ouvrir de nouveau , et de nouveau Herminie avait jeté de ce côié un coup d'œil curieux, peut être même impa- tient.

Le nouveau venu était Olivier, le neveu du commandant Bernard^

Voyant le jeune soldai laisser la porte ouverte, comme s'il était

5ff6 LES SEPT PÈCHES CAPITAUX.

suivi de quelqu'un, Ilermiiiie rougit légèrement et hasarda un no»* Veau coup d'œil; mais, liéias! à cette porte, qui se referma bientôt derrière lui, apparut un hou gros garçon de dix-huit ans, d'une figure honnête et naïve, et ganté de vert-pomme.

Nous ne saurions dire poirqnoi, à l'aspect de ce jouvenceau (peut- être elle détestait les gants vert-pomme), Herminie parut désappoin- tée, désappointement qui se trahit par une petite moue charmante et par un redoublement de vivacité dans la mesure que battait impa- tiemment son petit pied.

La polka terminée, Herminie, qui tenait le piano depuis le com- mencement de la soirée, fut entourée, remerciée, félicitée, et sur- tout invitée pouf une foule de contredanses; mais elle jeta le déses- poir dans l'âme des solliciteurs en se prétendant boiteuse pour toute la soirée.

Et il faut voir la démarche qu'IIerminie se donna pour justifier son affreux mensonge (prémédité du moment elie avait vu Olivier arriver seul) ; non, jamais colombe blessée n'a tiré sou petit pied rose d'un air plus naiurellement souffrant.

Désolés de cet accident, qui les privait du plaisir envié de danser avec la duchesse, les solliciteurs, espérant une coiupensation, ofi'ri- rent leur bras à l'intéressante boiteuse ; mais elle eut la cruauté de préférer l'appui de la fdle aînée de madame ne-rbaut, et se rendit avec elle dans la chambre à coucher pour se reposer et prendre un peu le frais, disait-elle , les fenêtres de cet appartement s'ouvrant sur le jardinet du commandant Bernard.

A peine Herminie avait-elh; quiité la salle de bal, doim mt le bras à Hortense Herbaut, que mademoiselle de Beaumesnil arriva, accom- pagnée de madame Laîné.

La plus riche héritière de France portait une robe de mousseline blanche, bien simple, avec une petite écharpc de soie bleu de ciel , ses cheveux, en bandeaux, encadraient sa figure douce et triste.

Ventrée de mademoiselle de Beaumesnil resta complètement in- aperçue , quoiqu'elle eût lieu pendant l'intervalle qui séparait deux contredanses.

Ernestine n'était pas jolie; elle n'était pas laide non plus ; aussi ne lui accorda-i-on pas la moindre attention.

Venue pour observer et se rendre compte de l'épreuve qu'elle voulait subir , la jeune Clle compara cet accueil au tumultueux em-

L'ORGUKIL. 267

prcssomoDt dont o!le s'c'iaii (liijà qucUiiiefois vue cutourde à son appa- rition dans piusioiirs asseiiiblccs...

Malgré son (-onra|;c. la pauvre enfanl sentit sou cœur se serrer; les paroles de M. de Maiilcfoit commençaient à être justifiées par l'évé- ucmcut.

Dans le monde j'allais, on savait mon nom, se dit Krnestine, et c'était senltMiient ïhcrUicrc (pio l'on regardait, que l'on ciilonrait, autour de laquelle on s'empressait !

Madame Laine conduisait Eruestine auprès de madame Ilcrbaut lorsque sa fille aînée, qui avait acconipap;né Honninic dans la cham- bre à touclicr, lui dit. après avoir regardé dans le salon :

Ma pelile duchesse, il faut que je te quitte : je viens de voir en- trer une dame de nos amies, qui a écrit ce matin à maman pour lui demander de lui présenter ce soir une jeune personne, sa parente. Elles viennent d'arriver, et lu conçois...

C'est tout ^ini[>le, va vile, ma chère Hortense; il faut bien que tu fasses les honneurs de chez toi, répondit Ilerminie, peut-être satisfaite de pouvoir rester seule en ce moment.

Mademoiselle Ilerhant alla rejoindre sa mère, qui accueillait avec une simplicité cordiale Ernesiine présentée par madame Laîné.

Je vais vous meitre bienlùt au fait de nos habitudes, ma chère demoiselle, disait madame llerbaut à Ernestine, les jeunes filles avec les jeunes gens dans le salon l'on danse, les n)amans avec les mamans d.ms le salon l'on joue ; chacun ainsi s'amuse selon son âge et son goût.

Puis, s'adressant à sa fille aînée :

Hortense, conduis mademoiselle dans la salle à manger, et vous, ma chère amie , reprit madame Oerbaut en se tournant vers la gouveruanie, venez vous mettre à cette table de nain-jaune; je connais Vi tre goût.

Madame Laîné hésitait à se séparer de mademoiselle de Beaumes- ril ; mais, obéissant à un regard de celle-ci , elle la laissa aux soins de madeuioistlle llerbaut, etallas'élabiirà une des deux tables de icu.

Celte préseut-ition s'élail passée, nous l'avons dit, dans liniervalle d'une polka à une contredanse; la duchesse avait été remplacée au piano par un jeune peintre , très-bon nmsicien, ([ui, préludant bien- lôl, convia par ses accords les danseurs à se mclire eu place.

268 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Mesdemoiselles Herbaut , en leur qualité de filles de h. maison, et fort aimables , fort jolies d'ailleurs, ne pouvaient manquer une con- tredanse ; bienlùl Olivier, portant avec grâce son élégant uniforme, qui eût suffi pour le faire distinguer des autres hommes , lors même que le jeune sous-officier n'eût pas été très -remarquable par le» agréments de son extérieur, Olivier vint dire à mademoiselle Hor- fense qui entrait dans la salle à manger avec Ernestine :

Mademoiselle Hortense, vous n'avez pas oublié que cette contre- danse m'appartient? et nous devons, je crois, prendre nos places.

Je suis à vous dans l'instant, monsieur Olivier, répondit ma- demoiselle Hortense , qui conduisit madi>moiselle de Bcaumesnil auprès d'une banquette étaient assises plusieurs autres jeunes filles.

Je vous demande pardon de vous quitter sitôt, mademoiselle, dit-elle à Ernestine, mais je suis engagée pour cette coniredanse, veuillez prendre place sur cette banquette, et vous ne manquerez pas, j'en suis sûre, de danseurs.

Je vous en prie, mademoiselle, répondit Ernestine, ne vous occupez pas de moi.

Les accords du piano devinrent de plus en plus pressants, Hortense Herbaut alla rejoindre son danseur, et mademoiselle de Beaumesnilprit place sur la banquette.

De ce moment commençait, à bien dire, l'épreuve que venait cou- rageusement tenter Ernestine ; près d'elle étaient a^^sises cinq ou six jeunes filles, il faut le dire, les moins jolies ou les moins agréables de la réunion, et qui , n'ayant point été engagées d'avance avec em- pressement, comme les reines du bal, attendaient modestement, ainsi que mademoiselle de Beaumesnil, une invitation au moment delà contredanse.

Soit que les compagnes d'Ernesline fussent plus jolies qu'elle, soit que leur extérieur parût plus alirayant, elle les vil loiues engagées les unes après les autres sans que personne songeât à elle.

Une jeune lille, assez laide, il est vrai , partageait le délaissement de mademoiselle de Beaumesnil, lorsque ces mots retentirent :

Il manque un vis-à-vis. il faut tout de suite un vis-à-vis.

Le danseur dévoué qui voulut bien se charger de remplir celte la- cune chorégraphique était le jouvencel aux gants vert-pomme. Ce bon gros garçon, de façons vulgaires, voyant de loin deux jeunes

L'ORGUEIL 269

filles disponibles , accoiirul pour inviter l'une d'ellos : tnais , au lieu do faire son chois sans liésiler. afin d'épargner an moins A relie qui ne Ini a^jroail pas la petite hnmilialion d'être délaissc'e après examen, ce Paris ingénu, dont i'irrésolnlion ne dura guère . il osi vrai, que quelques secondes, se décida pour la voisine de niadeinoiselle de Beaumcsnil , victoire que l'objet de la préférence des gants vert- pomme dut sans doute aux éclatantes couleurs et aux luxuriants ap- pas qui la dislingiiaient.

Si puérile qu'elle semble peut-être, il serait diflicile de rendre l'angoisse étrange, anièrc , qui brisa le cœnr de mademoiselle de Beauniesnil pendant les rapides péripéties de cet ineideul.

Eq voyant les autres jeunes filles invitées tour à tour sans que pcr» sonne fit attention à elle, Erncstine revenant déjà à sa modestie nato» relie, s'était expli(|ué ces préférences.

Cependant, à mesure que le nombre des délaissées diminuait autour d'elle, son anxiété, sa tristesse, augmentaient; mais, lorsque, resté* seule avec cette jeune lille laide, dont la laideur n'était pas même compensée par quel(pie élégance de manières, madenioisellede Beau- mesnil se vit pour ainsi dire dédaignée après avoir été comi»arée à sa compagne, elle ressentit un coup douloureux.

« llélas! se disait la pauvre enfant avec une tristesse indéfinist sable, puisque je n'ai pu supporter la comparaison avec aucune des jeunes filles qui se trouvaient à côté de moi, et même avec la der- nière que l'on a invitée, je ne dois donc jamais plaire à personne? Si l'on veut me per-uader le contraire, l'on obéira , je n'en puis plus dou- ter maintenant, à une arrière-pensée basse et cupide. Au moins, toutes ces jeunes filles que l'on m'a préférées sont bien assurées que cette préférence est sincère , aucun doute cruel ne llétrit leur innocent triomphe... Ah! jamais je ne connaîtrai même cet luunble bonheur! »

A ces pensées, l'émotion de mademoiselle de Beaimiesnil fut si poi- gnante, qu'il lui f.illut un violent effort pour contenir ses larmes.

Biais, si ses pleurs ne coulèrent pas, son pâle et doux visage trahi- an sentiment si pénible, que deux personnes, deux coeurs généreux, en furent frappés tour à tour.

Pendant que mademoiselle de Beaumcsnil s'était livrée à ces re- flexion cruelles, la contredanse avait suivi son cours. Olivier dansait avec mademoiselle lloriense Ilerbaut, el le jeune couple se trouvait placé en face d'Ernestine.

270 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Lors d'un repos, Olivier, j fiant par hasard les yeux sur les ban> queues désertes, remarqua d'autant plus l'iinmiliant délaissement de mademoiselle de Beaumesnil, qui seule ne dansait pas, puis l'expres- sion navrante de sa physionomie... Olivier en fut sincèrement touché et dit tout bas à madnioiselle Herbaut :

Mademoiselln Ilorieiise, quelle est donc cette jeune fille qui est là-bas toute seule, sur cette longue banquette, et qui a l'air si triste? je ne l'ai pas encore vue ici... ce me semble?

Mon Dieu non , monsieur Olivier, c'est une jeune personne qu'une des amies de maman lui a présentée aujourd'hui.

C'est donc cela. Elle n'est pas jolie, elle ne connaît personne ici : on ne l'a pas engagée. Pauvre petite, comme elle doit s'en- nuyer !

Si je n'avais pas été invitée par vous, monsieur Olivier, et si ma sœur n'avait pas comme moi promis d'autres contredanses, je se- rais restée auprès de cette jeune personne, mais...

C'est tout simple, mademoiselle Horiense, vous avez à accom- plir vos devoirs de maîtresse de maison ; mais moi, bien certaine- ment, j'engagerai cette pauvre petite fille pour la première contre- danse. Cela fait peine de la voir ainsi délaissée.

Ah ! merci pour maman et pour nous, monsieur Olivier, ce sera une vraie bonne œuvre, dit Hortense, une véritable cha- rité...

Peu de temps après qu'Olivier eut remarqué l'isolement de made- moiselle de Beaumesnil, Herminie. qui était restée seule et rêveuse dans la chambre à coucher, rentra au salon.

Elle causait avec madame Herbaut, appuyée sur le dossier de son fauteuil, lorsque, s'inierrompant, elle lui dit en regardant par la porte de la salle à manger, dont les vantaux étaient ouverts :

Mon Dieu ! que cette jeune fille qui est là-bas, toute seule sur cette banquette, paraît donc triste !

Madame Herbaut leva les yeux de dessus ses cartes, et, après avoir regardé du côté que lui indiquait Herminie, elle lui répondit :

C'est une jeune personne qu'une de mes amies, qui est au nain-jaune, m'a présentée ce soir. Dame, ma chère Herminie, que voulez-vous? cette nouvelle venue ne connaît personne ici, et, entre nous, elle u'cgI guère jolie; ce n'est pas étonnant qu'elle ne trouve pas de danseur.

I/ORGUEIL 271

Mais celte pauvre caf;ii»i uc peut pourtant pas rester ainsi abandonnée tonle lu soirée , dit llerininie, cl tomnie, par boulienr, je suis boilouse, je vais m'occnper de Vélraïujire, ol tâcher Je lui faire par;iiire le temps moins long.

Il n'y a cpie vous, belle el {^onéreuse duchesse que vous êtes, répondit en riant madame Uerb.iut, pour pensera tout et avoir une si bonne idée, .le vous en remercie, car Uortensc et Claire sont obligées de danser toutes les contredanses, et il est probable que cette jeune [icrsonne les maixiuera (unies.

Oh ! quant à cela, madame... ne le craignez pa», dit IIermi> nie, je saurai épargner ce désagrément à celte jeune fille...

~- Comment ferez-vous, belle duchesse?

Oh ! c'est mon secret, madame, répondit Uerminie.

Et elle se dirigea, toujours boitant la meniense ! vers la ban- quette où eiait seule assise mademoiselle de BeanmesniL

XXXVI

Mademoiselle de Beaumcsnil, en voyant s'avancer ITcrminie. fut si frappée de sa beauté surprenante, qu'elle ne remurqiia pas l'affecta- lion de boiterie que s'était imposée la duchesse afin de ne pas danser de tome la soirée... (Si l'on ne l'a pas deviné, l'on saura plus tard le motif de ce renoncement à la danse, si rare chez une jeune fille.)

Quelle fut donc la surprise d'Ernestine lorsque la duchesse, s'as- seyant à ses côlés. loi dil de la manière du mouJe la i)l is aimable :

Je suis autorisée par madame llerbaul, mademoiselle, à venir, si vous le permetiez, vous tenir nn peu compagnie, et à remplacer auprès de vous mesdemoiselles llerbaul...

Allons, on a du moins pitié de moi, se dit d'abord mademoi- selle de Beaumcsnil avec une humiliation douloureuse.

272 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Mais l'accent d'Herminie était si doux, si engageant, sa charmante physionomie si bienveillante, qu'Ernestine, se reprochant bientôt l'amerlume de sa première impression, répondit à la duchesse :

Je vous remercie, mademoiselle, ainsi que madame Herbaut, d'avoir bien voulu vous occuper de moi, mais je craindrais de vous retenir, et de vous priver du plaisir de...

De danser? dit Herminie en souriant et en interrompant Er- nestine. Je puis vous rassurer, mademoiselle... j'ai ce soir un af- freux mal au pied qui m'empêchera de figurer dans le bal; mais vous voyez qu'à ce grand malheur je trouve auprès de vous une compen- sation.

En vérité, mademoiselle, je suis confuse de vos bontés !

Mon Dieu, je fais tout simplement ce que vous auriez fait pour moi, j'en suis sûre, mademoiselle, si vous m'aviez vue isolée, ainsi que cela arrive toujours lorsque l'on vient pour la première fois dans une réunion.

Je ne crois pas, mademoiselle, répondit mademoiselle de Beaumesnil en souriant, et mise à l'aise par les gracieuses avances d'Herminie, je ne crois pas que, même la première fois vous paraissez quelque part, vous restiez jamais isolée.

Ah ! mademoiselle, mademoiselle, répondit gaiement Her- minie, — c'est vous qui allez me rendre confuse si vous me faites ainsi des compliments.

Oh ! je vous assure que je vous dis ce que je pense, mademoi- selle, — répondit si naïvement Ernestine, que la duchesse, sensible à cette louange ingénue, reprit :

Alors, je vous remercie de ce qu'il y a d'aimable dans vos pa- roles. Elles sont sincères, je n'en doute pas; pour justes, c'est autre chose ; mais dites-moi, comment trouvez-vous notre petit bal?

Charmant, mademoiselle.

N'est-ce pas? c'est si gai, si animé!.,. Comme on emploie bien le temps! Que voulez-vous? il n'y a qu'un dimanche par semaine... aussi, pour nous tous qui sommes ici, le plaisir est vraiment un plai- sir; tandis que, pourtant de gens, dit-on, c'est une occupation, et des plus fatigantes encore. Rassassiés de tout, ils ne savent que s'ima- giner pour s'amuser.

Et croyez-vous qu'ils s'amusent, au moins, mademoiselle?

L'ORGUEIL. Î75

Non, car il me semble que ricQ ne doit 6tre plus triste que de cherclier si péiiiblomciil le plaisir.

Oh! oui, cela doit être triste, aussi triste que de chercher UDe affection vraie lorsqu'on n'est aimé de personne, dit involonialre- menl Eniestine, céd.mt à l'empire de ses trisles préoccupations.

Il y eut tant de mélancolie dans l'accent de la jeune lille et dans l'expression de ses traits en prononçant ces mots, qu llerminie se sentit émue.

Pauvre petite, pensa la duchesse, sans doute, elle n'es» pas aimée de sa famille; puis l'espèce d'humiliation qu'elle a res- sentir en se voyant délaissée par tout le monde doit rallriï^ier en- core, car, je n'y songeais pas. elle est toute seule, sur cette bao» quelle, exposée, comme en spectacle, aux moqueries peut-être.

Le hasard vint confirmer les craintes d'IIerminie...

Les évuluiions de la contredanse ayant ramené devant Ernestine la jeune lille aux vives couleurs et son cavalier aux gants vert-pomîne^ la duchesse surprit quelques regards de compassion jetés par la pré- férée... sur la délaissée.

Ces regards, mademoiselle de Beaumesnil les surprit aussi ; elle se crut pour tout le monde l'objet d'une pitié moqueuse. A celte pen- sée elle souffrait visiblement. Qiie l'on juge de sa reconnaissance pour Herminie lorsque celle-ci lui dit, en tâchant de sourire, car elle devinait la pénible impression d'Ernestine :

Mademoiselle, voulez-vous me permettre d'agir avec vous mns façon?

Certainement, mademoiselle.

Eh bien! je trouve qu'il fait ici horriblement chaud... Si voot le vouliez, nous irions nous asseoir dans la chambre de madame Herbaut.

Oh! merci, mademoiselle, dit Ernestine en se levant vive- ment et en allachant sur Herminie son regard ingénu, qu'une larme furtive rendit humide. Oh! merci! répéla-t-elle tout bas-

Comment? merci... lui dit Derminie avec surprise en loi donnant le bras, c'est au contraire à moi de vous remercier, puisque pour moi vous consentez à quitter la salle du bal.

Et moi, je vous remercie, parce que je vous ai comprise, ma- demoiselle... — reprit Ernestine en accompagnant la duf/ic»se dans

274 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

la chambre à coucher de madame Herbaut, les deux jeunes QUes ne trouvèrent personne.

Maintenant que nous voilà seules, dit Herminie à Ernestine, expliquez-moi donc pourquoi vous m'avez remerciée lorsque tout à l'heure...

Mademoiselle, dit Erncstrne en interrompant la duchesse, vous êtes généreuse, vous devez être franche.

Mademoiselle, c'est ma qualité... ou mon défaut, répondit Herminie en souriant, eh bien I voyons, pourquoi cet appel à ma franchise?

Tout à l'heure, lorsque vous m'avez priée de vous accompagner ici, sous prétexte qu'il faisait trop chaud dans la salle du b:d, vous avez écoulé votre bon cœur, vous vous êtes dit : « Celte pauvre jeune fille est délaissée... personne ne l'a invitée à danser parce qu'elle n'est pas jolie, elle reste comme un sujet de risée, elle souf- fre de celle humiliation. A cette humiliation je vais la soustraire en l'amenant ici sous quelque prétexte. » Oh! vous vous êtes dit cela, n'est-ce pas? ajouta mademoiselle de Beaumesnil en ne cherchant pas à cacher celle fois les larmes d'attendrissement qui lui vinrent aux yeux. Avouez que je vous ai devinée.

C'est vrai, dit Herminie avec sa loyauté habituelle, pour- quoi n'avouerais-je pas l'iniérêlque votre position m'a inspirée, ma- demoiselle ?

Oh ! merci encore, dit Ernesline en tendant la main à Her- ro'!!"e, vous ne savez pas combien je suis heureuse de votre sin- cérité.

Et vous, mademoiselle, reprit Herminie en serrant la main d'Ernesline, puisque vous voulez que je sois franche, vous ne sa- vez pas combien, tout à l'heure, vous m'avez fait de peine.

Moi?

Sans doute... lorsque je vous disais que ce devait être une chose triste que de chercher péniblement le plaisir, vous m'avez ré- pondu avec un accent qui m'a serré le cœur : « Oui, c'est aussi triste que de chercher une véritable affection lorsqu'on n'est aimé de per- sonne. »

Madomoisenc... reprit Ernesline embarrassée.

Oh l en disant cela , vous aviez l'air navré , il ne faut pas le nier, ne vous ai- je pas donné l'exemple de la franchise?

L'ORGUEIL. 575

C'est vrai, inadomoiselle, en cela je ne vous iniUnj'; pas.

Eh bien! rejtril Ih'rminic en liositant, pcrmoitcz-moi uoe question, et suriotil ne i'altribne/. pas à une indiscreie curiosité : ▼DUS ne renntnlrez peul-èlre pas... p;!rnii les vôtres... raifeclion que vous pourriez désirer ?

Je suis orplit'line, répondit mademoiselle de Deaumcsnil d'une voix si touchante, qu'Ilerminie tressaillit et sentit sou émotion augmenter.

Orpheline ! reprit-elle, orpheline ! Hélas ! je vous com- prends, car moi aussi...

Vous êtes orpheline?

Oui.

Quel bonheur!... dit vivement Ernestine.

Biais, pendant aussitôt que cette exclamation involontaire devait paraître cruelle ou au moins bien étrange, elle ajouta :

Pardon, mademoiselle .. pardon... mais...

A mon lotir, je vous ai devinée, reprit Hermînie avec une grâce charmanie. quel bonheur vent dire : « Elle sait combien le sort d'une «irplicline est tri>te, et pcul-êire elle m'aimera, peut-être, en elle, je trouverai l'affection que je n'ai pas rencontrée ailleurs. » Est-ce vrai? ajouia Ilerminie en tendant à son tour la main à Er- nestine. — N'est-ce pas que je vous ai devinée?

Délas! oui, c'est vrai, répondit Ernestine, cédant de plus en plus à I attrait sini-ulier que lui inspirait la duchesse. Vœis avez été si bonne pour moi, vous semblez J^i sincère, que j'ambitionnerais vo- tre affection, mademoiselle, mais ce n'est qu'une ambition, je n'ose pas même dire une espérance, reprit timidemeal Ernestine, car vous me connaissez à peine, mademoiselle...

Et moi, me connaissez-vous davantage?

Non, mais vous, c'est différent.

Pourquoi cela?

Je suis di'jà votre obligée, et je vous demande encore.

Et qui vous dit que celte affection, que vous me demandez, je ne serais pas heuieuse de vous l'accorder en échani:e de la vôtre? Vous semblez si à plaindre, si intéressante, reprit Ilerminie, qui, de son côté, ressentait un penchant croissant pour Ernestine.

Biais, devenant tout à coup pensive, elle ajouta :

276 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Savez-vous que cela est bien singulier?

Quoi doue, mademoiselle? demanda Ernestine, inquiète de la gravilé des traits de la duchesse.

Nous nous connaissons depuis une demi-heure à peine, j'ignore jusqu'à votre non», vous ignorez le mien, et nous voici déjà presque aux confidences.

Mon Dieu, mademoiselle... dit Ernesiine d'un air craintif, presque suppliant, comme si elle eût redouté de voir Herminie revenir par réflexion sur l'intérêt qu'elle lui avait jusqu'alors témoigné, pourquoi vous étonner de voir naître soudain l'alTection et la con- fiance entre le bienfiùteur et l'obligé? Rien ne rapproche, laissez- moi dire, ne lie plus vile et davantage que la compassion d'un côté et que la reconnaissance de l'autre.

J'ai trop besoin d'être de votre avis, reprit Herminie, moitié souriant, moitié attendrie, j'ai trop envie de vous croire pour ne pas accepter toutes vos raisons.

Mais ces raisons sont réelles, mademoiselle, dit Ernestine, encouragée par ce premier succès, et espérant faire partager sa con- viction à Herminie. Et puis enfin, voyez vous, notre position pareille contribue encore à nous rapprocher l'une de l'autre. Etre toutes deux orphelines, c'est presque un lien.

Oui, dit la duchesse en serrant les mains d'Ernestine entre les siennes, c'est un lien doublement précieux pour nous , qui qui n'en avons plus.

Ainsi, votre affection, dit Ernestine en répondant avec bonheur à la cordiale étreinte d'Herminie, votre affection , vous pourrez un jour me l'accorder?

Tout à l'heure, dit la duchesse, sans vous connaître, j'ai été touchée de ce que votre position avait de pénible. Maintenant, il me semble que je vous aime parce que l'on voit que vous avez un bon cœur.

Oh ! vous ne pouvez savoir tout le bien que me font vos paroles» dit mademoiselle de Beaamesnil, je ne serai pas ingrate, je vous le jure, mademoiselle.

Mais se reprenant, eUe ajouta ":

Mademoiselle?... non, il me semble que maintenant il me serait difficile de vous appeler ainsi.

L'OnCUElL. 277

Et il me serait tout aussi diflicile de vous répondre sur ce ion cérémouicus, dit la duchesse; appeiez-iuoi doue iionuinie, à coudiliou que je vous appellerai /

Eruesiine.

Eruestiue ! dit vivement Herminie en se souvenant que c'était le nom de sa sœur, nom (jue la comtesse de Beauniesnil avait plusieurs fois prononcé devant la jeune artiste en lui parlant de celte fille si chérie. Vous vous nunnnoz Erncstine ? reprit Oerminie. Vous parliez tout à l'heure de liens : en voici un de plus.

Comment cela ?

Une personne qui m'inspirait le plus respectueux attachement avait une fille qui se nommait aussi Ernestine.

Vous le voyez, Herminie, dit mademoiselle de Beaumesnîl,

combien il y a de raisons pour que nous nous aimions, et, puisque nous voici amies, je vais vous accabler de questions plus indiscrètes les unes que les autres.

Et moi donc ! dit Ilerminie en souriant.

D'abord, qu'est-ce que vous faites ? quelle est votre profession, ilerminie?

Je suis maltresse de chant et de piano.

Oh ! que vos écolières doivent être heureuses! que vous devez être bonne pour elles!

Pas du tout, mademoiselle , je suis très-sévère, reprit gaie- ment la duchesse. Et vous, Elrnesiine, que faites-vous?

Moi, reprit mademoiselle de Beaumesoil assez embarrassée, ^- moi, je brode et je fais de la tapisserie.

Et avez-vous au moins suffisamment d'ouvrage, chère enfanl?

lui demanda Herminie avec une sollicitude presque maternelle. Cette époque de l'année est la morte saison pour les travaux de ce genre.

Je suis arrivée depuis très-peu de temps de... de prwince, pou? rejoindre ici ma parente, répondit la pauvre Ernestine de plus en plus embarrassée, mais puisant une certaine assurance dans la difficulté même de sa position. Aussi, vous concevez, Ilerminie,

ajoula-t-elle, que je n'ai pu encore manquer d'ouvrage...

En tout cas, si vous en manquiez, je pourrais, je l'espère, vous CB procurer, ma chère Ernestine.

Vous! et comment cela?

16

278 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

J'ai aussi brodé pour des marchands, parce que... enfin... on peut se dire cela entre amies et entre pauvres gens , quelquefois mes leçons me manquaient, et la broderie était ma ressource. Aussi, comme on a été très-content de mon ouvrage d;ins la maison dont je vous parle, maison de broderie très-importante d'ail 'eurs, j'y ai con- servé de bonnes relations; je suis donc certaine que, recommandée par moi, si peu de travail qu'il y ait à donner, vous l'aurez.

Mais, puisque vous brodez aussi, vous, Herminie, c'est vou» priver d'une ressource en ma faveur, et, si vos leçons venaient en- core à vous manquer, dit Ernesline, délicieusement touchée de l'offre généreuse d'Uerminie, comment feriez -vous?

Oh ! je n'ai pas que cette ressource-là, reprit l'orgueilleuse fille, je grave aussi la musique. Mais l'important est que vous ayez de l'ouvrage assuré, voyez-vous, Ernestine. Car, hélis ! vous le savez peut-être aussi, pour nous autres comme pour tous ceux qui vivent de leur travail, il ne suffit pas d'avoir bon courage, il faut en- core trouver de l'occupation.

Sans doute, car alors c'est bien pénible; et comment faire?... dit tristement Ernesline en songeant pour la première fois au sort fatal de tant de pauvres jeunes lilles, et se disant avec tristesse que sa nouvelle amie devait avoir connu la triste position dont elle lui parlait.

Oui, c'est pénible, répondit mélancoliquement Ilerminie, se voir à bout de ressources, quelque bon vouloir, quelque courage que l'on ait ! et c'est pour cela que je ferai mon possible pour que vous ignoriez ce chagrin-là, ma pauvre Ernestine. Mais dites-moi, demeurez-vous? j'irai vous voir en allant donner mes leçons, si ce n'est pas trop... trop loin des quartiers oîi je suis ap-pelée, car malheureusement il faut que je sois très-avare de mon temps.

L'embarras de mademoiselle de Beaumesnil arrivait à son comble, embarras encore augmenté par la pénible nécessité d'être obligée de mentir; pourtant elle reprit en hésitant :

Ma « hère Ilerminie, je serais bien contente de vous voir chez nous, mais ma parente...

Pauvre enfant! je comprends, dit vivement Herminie, en venant, sans le savoir, au secours d'Ernesline, vous n'êtes pas chez vous.' Votre parenîe vous le fait diiremeul sentir peut-être?

C'est cela, dit mademoiselle de Beaumesuil, ravie de cette

L'ORGl'EIL. «f

excuse, ma pnrcnte n'est pas précisément méchante, mais el!c est bourrue. ajoula-i-cllc en souriant, et puis grognon, oh ! mais si grognon pour tout le monde, que j«? craindrais...

Cela me ^ullit, reprit llorniinie en rinnt à son tour, si elle est grognon, tout est dit, elle nanra jamais ma visite. Mais alor», Krnestiue, il faudra veuir me voir quelquefois quand tous aurez an instant.

J allais vous le demander, Uerminie ; je me fais une joie, une fête, de ceiti' visile 1

Vous verrez ma petite chambre, comme elle est gentille et coquette, dit la duchesse.

Mais, réfléchiss:uit que peut-être sa nouvelle amie n'était pas si bien logée qu'elle. Uerminie se reprit et ajouta :

Quand je dis que ma chambre est gentille, c'est une façon de parler, elle est toute simple.

l'.rnesiiiie avait déjà, pour ainsi dire, la clef da cœur et du carac- tère d'ilernùnie, aussi lui dit-elle eu souriant :

Uerminie, soyez franche.

A propos de quoi, Ernesline?

Votie chambre est charmante, et vous vous êtes reprise de crainte de me faire de la peine en pensant (jne chez ma grognon de pa- rente je n'avais pas sans doute une chambre aussi jolie que la vôtre?

Mais savez-vous, Ernestinc , que vous seriez tres-dangereuse, si l'on avait un secret, répondit la duchesse en riant, vous de- ▼iuez tout.

J'en étais sûre : votre chambre est charmante; quel bonheur d'aller la voir!

Il ne s'agit pas de dire : c Quel bonheur d'aller la voir ! » il faut dire : u ilerniiiiie, tel jour, je viendrai prendre une tasse de lait le matin avec vous, u

Oh ! je le dis de grand cœur !

Et moi j'accepte aussi de grand cœur; seulement, lorsque vous vieuiirez, Ernesline, que ce soit à neuf heures, car à dix je com- mence ma tournée de leçons. Voyous, quel jour vieudrez-vous?

Mademoiselle de Beaumesnil fut tirée du nouvel embarras elle se trouvait par la Providence, qui se manifesta sons rasjiect d'ua charmant s:)US-ofûcier de hussards, qui n'était autre qu'Olivier.

Fidèle à la compatissante promesse ([u'il avait faite à mademoiselle

280 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Herbaul, le digne garçon venait, par charité, inviter Ernestiue pour la prochaine contredanse.

Olivier, après avoir salué Derminie d'un air à la fois respectueux et cordial, s'inclina devant mademoiselle de Beaumesnil avec une po- litesse parfaite, et lui posa celte question sacramentelle :

Mademoiselle veut-elle me faire l'honneur de danser la pre- mière contredanse avec moi?

XXXVII

Mademoiselle de Beaumesnil fut doublement surprise de l'invita- tion que lui adressait Olivier, car cette invitation devait être pour ainsi dire préméditée, puisque Ernestine ne se trouvait pas alors dans la salle de bal; aussi, très-étonnée, la jeune fille hésitait à répondre lorsque Ucrminie dit gaiement au jeune soldat :

J'accepte votre invitation au nom de mademoiselle, mon- sieur Olivier, car elle est capable de vouloir vous priver du plaisir de danser avec elle afin de me tenir compagnie pendant toute la soirée.

Puisque mademoiselle a accepté pour moi, monsieur, reprit Ernestine en souriant, je ne puis que suivre son exemple.

Olivier s'inclina de nouveau, et s'adressant à Herminie :

Je suis arrivé malheureusement bien tard, mademoiselle Her- minie, d'abord parce que vous ne touchez plus du piano, et puis parce que j'ai appris que vous ne dansez pas.

En effet, monsieur Olivier, vous êtes arrivé tard, car il m'a semblé vous voir entrer à la fin de la dernière polka que j'ai jouée.

Hélas ! mademoiselle, vous voyez en moi une victime de ma patience et de l'inexactitude d'autrui. J'attendais un de mes amis, qui devait venir avec moi.

Et Olivier regarda Herminie, qui rougit légèrement, et baissa les yeux.

L'OT\GUEIL. 281

Mai<; ci-l nxit n'osl p:ts venu.

iVul-clie osl-il iiialado, nioiisuMir Olivier. demanila la du- chesse avec «mo affeclalion de parfaiiii iiulilïcrcnce, quoitiirellc so senlîl assez inquiète.

Non, nuKlnnoisellc, il se porte à merveille : je l'ai vu tnulùl; je crois que c'est sa mère qui l'aura retenu, car ce brave g.irron n'a aucniic l'oree contre la volonté de s;\ mère.

(les paroli's d'Olivier parunnl dissiper le léf;er nuage qui, de tenqts à autre, avait, pendant celle soirée, assombri le front de la duchesse.

Elle reprit donc gaiement :

Mais alors, monsitur Olivier, vous êtes trop injuste de blâmer votre ami, puisque son absence a une si bonne excuse.

Je ne le lilàmt: pas du tout, mademoiselle llerminie, je le plains de n'èire pas venu, car le bal est charmant, et je me plains d'être arrivé si lard ; jaurais en plus tôt le plaisir de danser avec made- moiselle, — ajouta obligeamment Olivier en s'adressanl à made- moiselle de Beaumesnil, afin de ne pas la laisser en dehors de la conversation.

Soudain ces mots : « A vos places ! à vos places ! » retentirent dans la salle à manger, en même temps que les accords du piano.

Mademoiselle, dit Olivier en offrant son bras à Ernestine, je suis à vos ordres.

La jeune fille se leva.

Elle allait suivre Olivier, lorsque Herminie, la prenant par la main, lui dit tout bas :

Un instant, Ernesline, laissez-moi arranger votre échar|)e : il y manque une é|iingle.

El la duchesse, avec ime sollicitude charmante, effaça un pli dis- gracieux de l'écharpe, la fixa au moyen d'une épingle (|u'elle prit à sa ceinture, délira un froncement du corsage de la robe d'Ernesiine, rendant enfin à sa nouvelle amie tous ces petits soins coquels que deux bonnes sœurs échangent entre elles.

Maintenant, mademoiselle, reprit llerminie avec une gravité plaisante, après avoir jeté un coup d'oeil sur la toilette d'Ernesiine, je vous permets daller danser, mais surtout amusez-vous bien !

Mademoiselle de lieauniesuil fut si touchée delà gracieuse atleiilion d'Ueruiinie, qu'avant d'accepter le bras d'Olivier elle trouva ujoycn

le.

Î83 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

J'effleurer d'un baiser la joue de la duchesse en lui disant tout bas :

Merci encore, merci toujours 1

Et, heureuse pour la première fois depuis la mort de sa mère, Ernesiine quitta Herminie, prit le bras d'Olivier, et le suivit dans la salle de bal.

Le jeune sous-officier, d'une figure remarquablement agréable et distinguée, cordial avec les hommes, prévenant avec les femmes, portant enfin avec une rare élégance son charmant uniforme de hussard, rehaussé d'une croix que l'on savait vaillamment gagnée, le jeune sous-officier, disons-nous, avait le plus grand succès chez ma- dame Ilerbaut, et Ernestine, naguère si délaissée, fit bien des ja- lousies lorsqu'elle apparut dans la salle de bal, au bras d'Olivier.

Les femmes les plus ingénues ont, à l'endroit de l'effet qu'elles pro- duisent sur les autres femmes, une pénétration nire.

Chez mademoiselle de Beaumesnil, à cette pénétration se joignait la ferme volonté d'observer avec une extrême attention tous les inci- dents de celte soirée.

Aussi, s'apercevant bientôt de l'envie que lui attirait la préférence qu'Olivier montrait pour elle, la reconnaissance de la jeune fille s'en augmenta.

Elle n'en doutait pas : Olivier, par bonté de cœur, avait voulu la venger du pénible et presque humiliant délaissement dont elle avait souffert.

Ce sentiment de gratitude disposa mademoiselle de Beaumesnil à se montrer envers Olivier un peu moins réservée peut-être qu'il ne con- venait dans une position aussi délicate que celle elle se trouvait.

Mise d'ailleurs très en confiance avec le jeune soldat par cela seu- lement qu'il paraissait amicalement traité par Herminie, Ernestine se sentit donc très-décidée à provoquer toutes les conséquences de l'épreuve qu'elle venait subir.

Olivier, en promettant à mademoiselle Herbaut d'engager made- moiselle de Beaumesnil, avait seulement obéi à un mouvement de son généreux nalurel, car, voy;int mademoiselle de Beaumesnil de loin, il l'avait trouvée presque laide; il ne la connaissait pas, il igno- rait si elle était spirituelle ou sotte: aussi, enchanté de trouver un sujet de conversation dans l'amitié qui semblait lier Herminie et Ernestine, il dit à celle-ci, pendant un de ces repos forcés que laissent les évolutions de la contredanse :

L'ORGUEIL. MS

Mademoiselle, vous connaissez mademoiselle Ilcrroinie ! Ouelle boDue et cliarnianle personne, n'est-ce pas?

Je pense ahsoliimeni connue vous, monsieur, quoique j'aie va ce soir mademoiselle lleiniiuic pour la première fois.

Ce soir .. seulement .'

Cette soiiiiaine amilié vous éloime, n'est-ce pas, monsiour?Mai8 que voulez-vous? quehiuefois les plus riches sont les plus jiçeiii'reux : ils n'attendent pas qu'on leur demande, ils vous offrent. Il en a été ainsi ce soir d'ilerminie à mou é;;ard.

Je vous coai|)reuds, mademoiselle, vous ne connaissiez personne ici, et mademoiselle llern)iuie...

.Mo voyant seule, a eu la bonté de venir à moi. Cela doit, mon- sieur, vous surprendre moins que tout autre...

Mi pourquoi cela, mademoisi Ile ?

l'aiee que. tout à l'heure, repondit Ernestine en souriant, vous avi'z, monsieur, cédé, comme llcrniinie, à un sentiment de ch^ ri à mou égard... de charité... dansante, bien entendu.

De charité... Ah! mademoiselle, celte expression...

Est trop vniie?

Au contraire.

Voyons, monsieur, avouez-le, vous devez, il me semble, tou- jours dire la vérité.

Franchcmeui, mademoiselle, reprit Olivier en souriant à son tour, ferais-je acte de charité, je suppose, permeltcz-nioi celte comparaison, en cueillant une fleur oubliée, inaperçue?

Ou plutôt délaissée.

Soit, mademoiselle.

A la bonne heure.

Biais qu'esi-ce que cela prouverait? sinon le mauvais goût de celui qui aurait préféré, par exemple, à une petite violette, un énorme coquelicot.

El Olivier montra, d'un regard moqueur, la robuste et grosse jeune (ille pour qui Eniesliue avait été délaissée, et dont les vives couleurs avaient, eu cilil, beanroe|i d'îiiialo^ie avec le pavot sauvage...

Mail( moiselle de Beaiuuesnil ne put sempêrher de sourire à cette comparaison; mais elle reprit en secouant la lète :

Ah ! monsieur, si aimable que soit voire réponse, elle me proure que j'avais doublement raison.

284 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Comment cela, mademoiselle?

Vous avez eu pitié de moi, et vous ea avez encore assez pitié pour craindre de me l'avouer.

Au fait, mademoiselle, vous avez raison de vouloir de la fran- chise, cela vaut toujours mieux que des compliments.

Voilà, monsieur, ce que j'attendais de vous.

Eh bien ! oui, mademoiselle, en voyant que, seule, vous n'étiez pas engagée, je n'ai pensé qu'à une chose : à l'ennui que vous de- viez éprouver, et je me suis promis de vous inviter pour la contre- danse suivante. J'espère que voilà de la sincériié, mais vous l'avez voulu.

Certes, monsieur, et je m'en trouve si bien, que, si j'osais...

Osez, mademoiselle, ne vous gênez pas.

•— Mais non, si franc que vous soyez, si amie de la vérité que

vous me supposiez, monsieur, votre sincérité s'arrêterait, j'en suis sûre, à de certaines limites.

A celles que vous poseriez, mademoiselle, pas à d'autres.

Bien vrai ?

Oh ! je vous le promets.

C'est que la question que je vais vous faire, monsieur, devra vous paraître... si étrange... si hardie peut-être.

Alors, mademoiselle, je vous dirai qu'elle me paraît étrange ou hardie, voilà tout.

Je ne sais si j'oserai jamais.

Ah ! mademoiselle, dit Olivier en riant, h votre tour, vous avez peur de la franchise.

C'est-à-dire que j'ai peur pour votre sincérité, monsieur, il fau- drait qu'elle fût si grande, si rare.

Soyez tranquille, mademoiselle, je réponds de moi.

Eh bien ! monsieur, comment tue trouvez-vous?

Mademoiselle... balbutia d'abord Olivier, qui était loin de s'at- tendre à cette brusque et embarrassauie question, permettez... je...

Ah! voyez-vous, monsieur, reprit gaiement Ernestine, vous n'osez pas me répondre tout de suite; mais tenez, pour vous mettre à l'aise, supposez qu'en sortant de ce bal, et rencontrant un de vos «mis, vous lui |)arliiv. de toutes les jeunes personnes avec qui vous avez dansé, que diricz-vons de moi à votre ami, si, par hasard, vous vous souveniez que j'ai été l une de vos danseuses?

L'ORGUEIL. W1

0 mon Dieu! mademoiselle, - reprit Olivier en se remettanl de sa surprise. je dirais tout uniment ceci à mon ami : a J'ai vu onc jeune demoiselle que persoiuie n'invitait : cela m'a intéressé i elle, je l'ai eiif;af;ée, tout eu pensant que notre entrelien ne serait peut-être pas fort amusant, car, ne connaissant pas cette demoiselle, je n'avais à lui dire que des banalités; eli bien! pas du tout : grâce à ma danseuse, notre entretien a élc très-animé; aussi, le temps de la contredanse a-t-il passé comme un songe. »

Et cette jeune personne, vous demandera peut-être votre ami, monsieur, était-elle liidooii jolie?

ff De loin, répondit intrépidement Olivier, je n'avais pu bien dislinguer ses traits. Mais, en la voyant de près, à mesure que je Tai regardée plus attentivement, et que je l'ai surtout entendue parler, j'ai trouvé dans sa pbysionomie quelque cbose de si doux de si bon. une expression de franchise si avenante, que je ne pen- sais plus qu'elle aurait pu être jolie. » Mais. reprit Olivier, j'ajouterai (toujours parlant à mou ami) : « Ne répétez pas ces coiitidenccs, car il n'y a que les femmes de bon esprit et de bon cœur qui demandent et pardonnent la sincérité. » C'est donc à un ami discret que je parle, mademoiselle.

Et moi, monsieur, je vous remercie; je vous suis reconnais- sante, oh ! profondément reconnaissante de voire franchise, dit mademoiselle de Peaumesnil d'une voix si émue , si pénétrante, qu'Olivier, surpris et ému lui-même, regarda la jeune fille avec un ▼if intérêt.

A ce moment, la contredanse finissait.

Olivier reconduisit Erm'siine auprès d'IIerminie, qui l'attendait; puis, Irès-frappé du singulier caractère de la j(MUie fille qu'il venait de faire d.mser, le jeune sous-of(icier se relira à l'écart quelque peu rêveur.

Eh bien ! dit affectueusement Ilerminie à Erncsline, vous vous êies amusée, n'est-ce pas? je le voyais à voire figure : vous avez causé tout le temps que vous ne dansiez pas.

C'est que M. Olivier est très-aimable, et puis, sachant que vous le connaissiez. Herminie, cela m'a mise tout de suite en conGanca avec lui.

Et il le mérite, ie vous assure, iirnestine; il est impossible d'avoir un plus excellent cœur, un caractère plus noble : son ami

m LES SEPT PÉCUÉS CAPITAUX.

intime (et la duchesse rougit imperceptiblement) me disait qne M. Oli- vier s'occupe des travaux les plus ennuyeux du monde, afin d'utiliser son congé et de venir en aide à son oncle, ancien officier de marine, criblé de blessures, qui demeure dans la maison, et qui n'a pour vivre qu'une petite retraite insuffisante.

Cela ne m'étonne pas du tout, Herminie ; j'avais deviné que M. Olivier avait bon cœur.

Avec cela, brave comme un lion; son anU, qui servait avec M dans le même régiment, m'a cité plusieurs traits d'admirable bra- voure de M. Olivier.

Il me semble que cela doit éire : je me suis toujours figuré que les personnes très-braves devaient être très-bonnes, répondit Ernesiine. Vous, par exemple, Herminie, vous dtivez être très- courageuse.

L'entretien des jeunes filles fut interrompu de nouveau par un danseur qui vint inviter Ernestine en échangeant un regard avec Herminie.

Ce regard, mademoiselle de Beaumesnil le surprit et il la fit rougir et sourire ; elle accepta néanmoins l'engagement pour la contredanse qui allait commencer dans quelques instants.

Le danseur éloigné, Ernesiine dit gaiement à sa nouvelle amie :

Vous m'avez mise en goûL d'êire dangereuse, et je le deviens prodigieusement, ma chère Herminie.

Et à propos de quoi me dites-vous cela, Ernestine?

Celte invitation que l'on vient de me faire..

Eh bien?

C'est encore vous.

Encore moi ?

Vous vous êtes dit : « H faut au moins que cette pauvre Ernes- tine danse deux fois dans la soirée : tout le monde n'a pas le bon cœur de M. Olivier; or, je suis reine ici, et j'ordonnerai à l'un de mes sujets. »

Mais le sujet de la reine Herminie vint dire à mademoiselle de Beaumesnil :

M..denioisclle, on est en place.

A tout à l'heure, mademoiselle la devineresse, dit Herminie k maileinoiselle de Beaume-nil en la mena(;ant affectueusement du doigt, je vous apprendrai à être si fière de votre pénétration.

L'ORGUEIL. «87

A peine la jeune fille venaii-elle de s'éloigner avec son danseur, <iu'01ivior. s'aitproclianl de la duchesse, s'assil au|>ri's d'elle el lui dit :

Mais quelle O'^l donc celte jeune liile avec tiui je viens de danser?

Une orpheline qui vil de son élal de brodeuse, monsieur Olivier, Cl qiii, je le pense, nesi pas ircs-beureuse, car vous ne pouvez, vous imaginer avec quelle expression louchanie elle m'a remerciée de ni'èUe occupée d'elle ce soir; c'csl cela qui nous a soudain rappro- chées l'une de lauire, car je ne la connais que d'aujourd luii.

C'est ce qu'elle m'a dit en parlant naivement de ce qu'elle appelle votre pitié et la mienne.

Pauvre peiite ! il faut qu'elle ait été bien maltraiice, qu'elle le soit poui-èlre encore, pour se montrer si reconnaissante de la moindre preuve d'intérêt qu ou lui donne.

Elle est avec cela fort originale. Vous ne savez pas, made> moiselle llerminie, la singulière question qu'elle m'a faite en invo- quant ma franchise '

-Non.

Elle m'a demandé si je la trouvais laide ou jolie.

Quelle singulière pelile lilie ! El vous lui avez répondu?

La vérité, puisqu'elle la demaiulait

Comment, monsieur Olivier, vous lui avez dit qu'elle o'élail pas jolie ?

Certainement, mais en ajoutant (et c'était aussi la vérité) qu'elle avait l'air si doux, si franc, qu'on ou'jliaii qu'elle aiirail pu être belle.

Ah ! mon Dieu ! monsieur Olivier, dit llerminie pre-que avec crainte, c'était dur à entendre pour elle. Et elle n'a pas semblé blessée ?

Pas le moins du monde, au contraire, et c'est cela surtout qui m'a beaucoup fiap-pé. Lorsqu'on pose des questions de cette nature, soyez franc veut ordinairement dire mentez. Tatidis (lu'elle m'a re- mercia de ma sincérité en deux mot?, mais avec un accent si pé- nétré, si louchant, et surtout si vrai, que, malgré moi, j'en ai clé tout ému.

Savez -vous ce que je crois, monsieur Oliviert Cest qiie >a pauvre cré iiure acra clé tros-duren>ent traitée chez elle; on lui aura peul-êlre dit cent fois qu'elle était laide comme vn petit mciistre, et, 86 trouvant sans doute pour la preniicre fois de sa vie en coiifiancr avec quelqu'un, elle aura voulu savoir de vous la vérité sur elliî nitîme.

W8 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Vous avez probablement raison, mademoiselle Ilerminîe ; et qui m'a touché comme vous, c'est de voir avec quelle reconnaissance cette pauvre jeune fille accueille la moindre preuve d'intérêt, pourvu qu'elle la croie sincère.

Figurez-vous, monsieur Olivier, que parfois j'ai vu de grosses larmes rouler dans ses yeux...

En effet, il me semble que sa gaieté doit cacher un fond demé- lancoUe habituelle : elle cherche à s'étourdir peut-être.

Et puis, malheureusement son état, qui demande beaucoup de travail et de temps, est peu lucratif, pauvre enfant! Si les préoccu- pations de la pauvreté viennent se joindre à ses autres chagrins !...

Cela n'est que trop possible, mademoiselle Ilerminie... dit Olivier avec sollicitude, elle doit être, en effet, bien à plaindre.

Mais silence ! la voilà ! dit Herminie. Puis elle ajouta :

Ah! mon Dieu! elle met son châle; on nous l'emmène...

En effet, Ernesline, derrière qui marchait madame Laîné d'un air imposant, s'avança dans la chambre à coucher, et fit à Herminie un signe de tête qui semblait dire qu'elle parlait à regret.

La duchesse alla au-devant de sa nouvelle amie et lui dit •.

Comment! vous nous quittez déjà?

H le faut bien, répondit Ernestine en accusant d'un petit re> gard sournois l'innocente madame Laîné.

Mais, au moins, vous viendrez dimanche, ma chère Ernesline? Vous savez que nous avons mille choses à nous dire.

Oh! j'espère bien venir, ma chère Herminie; j'ai autant que vous le désir de nous revoir bientôt.

Et, faisant un salut gracieux au jeune sous-officier, Ernestioe lui dit:

Au revoir, monsieur Olivier.

Au revoir, mademoiselle, répondit le jeune soldat en s'incli- nant.

Une heure après, mademoiselle de Beaumesnil et madame Laioè liaient de retour à l'hôtel de la Rochaigué.

L'ORGUEIL fB9

XXXVIII

Mndi'miti-illt' de ri'nmnt'Miil, de retour du b;»l de madame Ilerbaul, resla seule el écrivil soii journal :

«Dieu soit b iii ! chère maman : l'inspiration à laquelle j'ai cédé... élait boiuie.

« Oh! dans celle soirée, quelle cruelle loçon d'abord, puis quel profit. ibie enscignemcnl, et enfin <iuelles douées compen- allons !

« Deux personnes de cœur m'onl lémoigné un iniérèl vrai.

« Oh! oui, celte fob bien vrai, bien dé^inlére^sé, car ces person- nes-là, du moins, Ignorent cpie je suis la plus richt- hcritièrc de France...

« Elles me croient pauvre, dans un élai voisin de la nilbère, et puis surtout elles ont été sincères envers moi, je le sais, j'en suis cer- taine; oui. elles ont été sineères.

« Jugez de mon bonheur! je puis enfin avoir foi en quelqu'un, raa mère, moi (jiii suis arrivée à l.i défiance de tout et de tous, grâce aux adulations des gens qui m'entourent.

« Enfin... je crois savoir ce que je vaux, ce que je parais.

« Je suis loin d'être jolie, je n'ai rien au monde qui puisse me faire remarquer, je suis une de ces créatures qui doivent toujours passer iaaper(,iies, à moins ijue quelques cœurs compatissants ne soient tou- chés de mon air n.aurellenient doux el triste.

0 Ce que je dois réellement inspirer (si j'inspire quelque chose) est celte sorte de tendre commisération que les âmes d'une délica- tesse rare ressentent parfois à la vue d'un être Inoffensif, souffrant de quelque peine cachée.

« Si celle commisération me rapproche d'une de ces natures d'élite, ce qu'elle trouve et aime en moi, c'est une grande douceur de carac- tère, jointe à un besoin de réciproque sincérité.

0 Voilà ce que je suis, rien de plus, rien de moins.

a Et qu;ind je compare ces humbles avantages , les seuls que je possède, aux perfeclions inouïes, idéales, que la flatterie se pl.iil i m'accorder si magniûquemeut;

17

âOO LES SEPT PÊCHES CAPITAUX.

« Quand je pense à cessassions soudaines , irrésistihles , que j'ai inspirées à des gens qui ne m'onl jamais parlé ;

« Quand je pense enfin à Vcffct que je produisais en entrant quel- que part, et que je me rappelle qu'au bal de ce soir je nai été invi- tée à danser que par charité , toutes les jeunes filles ayant été engâ^ géesde préférence à moi, car j'étais la plus laide de cette réunion, ô ma mère ! moi qui n'ai jamais eu de haine pour personne, je le sens, je les hais autant que je les méprise, ces gens qui se sont joués de moi par leurs basses flatteries.

« Je suis tout étonnée des mots durs, amers, insolents, qui me vien- nent à l'esprit, et dont j'espère un jour accabler ceux qui m'ont voulu tromper , lorsqu'une épreuve à laquelle je veux les soumettre au grand bal de jeudi, chez madame la marquise de Mirecourt , m'aura complètement prouvé leur fausseté.

« Hélas ! chère maman, qui m'eût dit , il y a quelque temps , que moi, si timide, je prendrais un, jour de ces résolutions hardies ?

« Mais la nécessité d'échapper à de grands malheurs donne du courage, de la volonté aux plus craintifs.

« Puis il me semble que, de moment en moment, mon esprit, jus- qu'alors fermé à tout ce qui était défiance, observation, je dirais presque intrigue et ruse, s'ouvre davantage à ces pensées, mauvaises sans doute, mais que l'abandon je suis fait excuser peut-être.

« Je te l'ai dit, chère maman, la cruelle leçon que j'ai subie n'a pas été du moins sans compensation.

« D'abord , j'ai trouvé , j'en suis certaine, une amie généreuse et sincère. Me voyant délaissée, cette charmante jeune fille a eu pitié de mou humiliation, elle est venue à moi, eUe s'est ingéniée à me con- soler avec autant de bonté que de grâce. « J'ai ressenti, je ressens pour elle la plus tendre reconnaissance. « Oh I si tu savais, chère maman , ce qu'il y a de nouveau , de doux, de délicieux pour moi, la plus riche héritière de France, jus- qu'alors assaillie de tant de protestations menteuses, à chérir quel- qu'un qui m'a vue humiliée, qui me croit malheureuse, et qui , pour cela seul, me témoigne le plus touchant intérêt, qui m'aime enfin pour moi-même!

« Que te dirai-je? être recherchée, aimée à cause des infortunes que l'on vous suppose, combien cela est ineffable pour le cœur, lors-

Lonr.riEiL. ?9i

que jiistiu'alors on a oté recherclico. aimoi^ (en apparence) seulement à cause iIcs ricln-sse* que l'on vous sail !

« La sincère alïorlion que j'ai trouvée , celte fois, m'est si pré- cieuse , quVIle me donne I espérance d'un lieuronx avenir : désor- mais, silre d'une anoie éprouvée, que p«is-jc craindre? Ah! celte amie, je n'aurai pas à iremblcr de la voir changer lorsqu'un jour •. je lui avouerai qui je suis!

9 Ce que je le dis d'IIcrminie (elle s'appelle ainsi) peut s'appliquer aussi à M. Olivier, que l'on croirait le frère de celle jeune lille par le coeor et par la loyauté; voyant que personne ne m'invitait, c'est lui qui m'a engagée par charité , et telle est sa franchise, qu'il n'a pas nié cette compassion ; bien plus, lorsque j'ai eu la liardies>e de lui demander s'il me trouvait jolie, il m'a répondu que non, mais que j'avais une physionomie qui intéressait par son expression de dou- ceur et de h<yi\té.

« Ces simples paroles m'ont fait un plaisir inouï, je les sentais vraies, car elles se r;ipportaient à ce que tu me disais, bonne mère, lorsque tu me parla's de ma figure; et ces paroles, celait bien à la pauvre petite brodeuse qu'elles s'adressaient, et non pas à la riche héritière.

a M. Olivier est simple soldat, je croîs; il a cependant recevoir une éducation distinguée, car il s'exprime à merveille, et ses ma- nières sont pariaites; de plus, il est aussi bon que brave; il prend un soin ûlial de son vieil oncle, ancien officier de marine.

« 0 ma mère!... quelles vaillantes natures que celles-là! comme on est à l'aise auprès d'elles! comme à leur sincérité le cœur s'épa- nouit! comme ces relations semblent bop^es et saines à l'àme ! quelle gaieté douce et sereine dans la pauvr<xi «quelle résignation dans le travail, car tous les deux sont pauvres, tous deux travaillent, Herminie pour vivre, M. Olivier pour ajo.iter à l'insuffisante retraite de son vieil oncle.

0 Travailler pour vivre !...

« Et encore Herminie me disait que quelquefois le travail man- quait, car l'excellcule sœur (oh ! je peux l'appeler sœur) m'a pro- posé de me recommander à une maison de broderie, afin, m'a-l-elle dit, que j'ignore ce qu'il y a de cruel dans le chômage d'occupation.

fl Uaoqutr de travail!...

292 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

a Mais alors, mon Dieu! c'est manquer de pain! mais c'est le be- soin ! c'est la misère ! c'est la maladie ! c'est la mort peut-être !

(( Toutes ces jeunes filles que j'ai vues à cette réunion, si riantes, si gaies ce soir, et qui vivent, comme Ilerminie, uniquement de leur travail, peuvent donc souffrir demain de toutes les horreurs de la misère, si ce travail leur manque ?

« Il n'y a donc personne à qui elles puissent dire :

« J'ai bon courage, bonne volonté : donnez-moi seulement de l'oo « cupalion. »

« Mais c'est injuste ! mais c'est odieux cela ! on est donc sans pitié les uns pour les autres? Ça est donc égal qu'il y ait tant de personnes ignorant aujourd'hui si elles auront du pain demain?

« 0 ma mère! ma mère! maintenant je comprends ce vague sen- timent de crainte, d'inquiétude, dont j'ai été saisie quand on m'a ap- pris que j'éiais si riche ; j'avais donc raison de me dire avec une sorte de remords :

« Tant d'argent à moi seule ! Pourquoi cela?

« Pourquoi tant à moi, rien aux autres?

« Cette fortune immense, comment l'ai-je gagnée?

« Hélas! je l'ai gagnée seulement par ta mort, ô ma mère ! par la « mort, ô mon père ! »

« Ainsi, pour que je sois si riche, il faut que j'aie perdu les êtres que je chérissais le plus au monde.

« Pour qtie je sois si riche, peut-être faut-il qu'il y ait des milliers de jeunes filles, conmie Herminie, toujours exposées à la détresse, joyeuses aujourd'hui, désespérées demain !

« Et quand elles ont perdu la seule richesse de leur âge , leur in- souciance et leur gaieté, quand elles sont vieilles, quand ce n'est plus seulement le travail, mais les jorces qui leur manquent, que de- viennent-elles ces infortunées?

« 0 ma mère 1 plus je songe à la disproportion effrayante entre mon sort et celui d'Uerminie, ou de tant d'autres jeunes filles, plus je songe à toutes les ignominies qui m'assiègent, à tous les projets ténébreux dont je suis le but parce que je suis riche, il me semble que la richesse laisse au cœur une amertume étrange.

« A cette heure ma raison s'éveille et s'éclaire, il faut enfin <jye j'éprouve la toute-puissance de la fortune sur les âmes vénales, il faut que je voie jusqu'à quel h'mteux abaissement je puis, moi

L'ORGUEIL. 203

jeune nile de seize ans, f;iire courber tout ce qui ni'enlourc. Uni, car mes yeux s'ouvrent maint, naiil : je reconnais avec une gratitude profonde que la révélation de M. de Mailleforl m'a seule niisi; sur la voie de ces idées que je sens, pour ainsi dire, éclorc en moi de mi- Dule en miiuite.

« Je ne sais, mais il me semble, chère mamnu, que maintenant je l'exprime mieux ma pensée, que mon intelligence se développe, que mon esprit sort de son engourdissement, (ju'en certaines parties en- fin mon caractère se transforme, et que, s'il reste teiidremcul sym- pailiique à ce qui est généreux et sincère, il devient résolu, agressif, à l'égard de tout ce qui est faux, bas et cupide.

a Je ne me trompe pas : on m'a menti en me disant que M. de Mailleforl était ton ennemi, chère et tendre mère; on a voulu me mettre en défiance contre ses conseils. C'est à dessein que l'on a fa- vorisé mon fâcheux éloignemcnt pour lui, éloigncmeui causé par des calonmios dont j'ai été dupe.

a Non ! jamais, jamais je n'oublierai que c'est aux révélations de M. de Maillefort que j'ai l'inspiration d'aller chez madame ller- baut, dans celte modeste maison j'ai puisé d'utiles enseignements, ei j'ai rencontré les deux seuls cœurs généreux et sincères que j'aie connus depuis ([ue je vous ai perdus, ô mon père ! ô ma nièrel... »

Le lendemain malin du jour elle avait assisté au bal de madame Herbaut, mademoiselle de Beaumesnil sonna sa gouveruaule un peu plus tôt que d'habitude.

Madame Laîné parut à l'instant, et dit à Ernesline :

Mademoiselle a passé une bonne nuit?

Excellente, ma chère Laine; mais, dites-moi, avez-vous fait causer, ainsi que je vous en avais priée hier au soir, les gens de mon tuteur, afln de savoir si l'on avait quelque soupçon sur notre ab- sence ?

L'on ne se doute ab«olnment de rien , mademoiselle ; ma- dame la baronne a seulement envoyé ce matin, de très-bonne heure» une de ses femmes pour savoir de vos nouvelles.

El vous avez répondu ?

Que mademoiselle avait passé une meilleure nuit, quoiqu'un

994 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

peu agitée ; mais que le calme absolu de la soirée d'hier avait fait beau- coup de bien à mademoiselle.

C'est à merveille. Maintenant, ma chère Laîné, j'ai autre chose à vous demander...

Je suis aux ordres de mademoiselle; seulement, je suis désolée de ce qui est arrivé hier soir chez madame Herbaut, dit la gou- vernante d'un ton pénétré, j'étais au supplice pendant toute la soirée.

Et que m'est-il donc arrivé chez madame Herliaut?

Comment! mais l'on a accueilli mademoiselle avec une indiffé- rence, une froideur... Eufin, c'était une horreur, car mademoiselle est habituée à voir tout le monde s'empresser autour d'elle comme cela se doit.

Ah ! cela se doit ?

Dame ! mademoiselle sait bien les égards que l'on doit à sa po- sition, tandis qu'hier j'en étais mortifiée, révolîie. « Ah ! pensais-je, à part moi, si l'on savait que cette jeune personne, à qui on ne fait pas seulemeut attention, est mademoiselle de Beafmesnil, il faudrait voir tout ce monde-lâ se mettre à plat ventre ! »

Ma chère Laîné, je veux d'abord vous tranquilliser sur ma soirée d'hier : j'en ai été ravie, et tellement, que je compte al- ler au bal de dimanche.

Comment! mademoiselle veut encore...

C'est décidé : j'irai. Maintenant, autre chose. L'accueil même que l'on m'a fait chez madame Herbaut , et qui vous scandalise si fort, est une preuve de la discrétion que j'attendais d:^ vous ; je vous en remercie, et, si vous agissez toujours de la sorte, je vous le répète, votre fortune est assurée.

Mademoiselle peut être certaine que ce n'est pas l'intérêt... qui...

Je sais ce que j'aurai à faire; mais, ma chère Lamé, ce n'es pas tout ; il faut que vous demandiez à miidame Herbaut l'adresse d'une des jeunes personnes que j'ai vues hier soir. Elle s'appelle Her- «ainie, et donne des leçons de musique.

Je n'aurai pas besoin de m'adresser à madame Herbaut pour cela, mademoiselle; le maître d'hôtel de M. le baron sait cette adresse.

Comment ! dit Ernestiue très-élonnée, le maître d'hôtel sait l'adresse de madcnui-jUe Hcrminie?

L'()I\GUE1L. 295

Oui, madomoiselle ; cl justement on causait d'elle à Tofliee il y a quelques jours.

De niadenioiselle llerminie?...

Certaiueuient. niadeinoiselle, à cause du billet de eimi oenls franrs qu'elle a rapporte à madame la baronne. Louis, le valet de cil. nibre, a tout entendu à iravers les portières du salon d'ailente.

Madame de la Hoeliaif^uë connaît llerminie ! s'écria Ernesline, diinl la surprise et la curiosité auj,'meiitaient à chaque i)arole de s? gonvein.mle. Et ce billet de cinq ceiris francs , qu'est-ce que cela signifie ?

Cette honnête jeune fille... (j'av;iis bien dit à mademoiselle que madame Ilerbant choisissait parfailemeut sa société), celte honnête jeune (ille rapportait ces cinq cents francs parce qu'elle avait élé, disait-elle, payée par madame la comtesse.

Quelle comtesse?

Mais... la mère de mademoiselle.

Ma mère, payer Derminie, et pourquoi ?

Ah! mon Diru ! c'est juste , mademoiselle ignore sans doute... on n'a p:\5 dit cela à m.ulemoiselle de peur de l'attrister encore.

Quoi? que ne mat ou pas dit? Au nom du ciel, parlez... parlez donc !...

Que feu madame la comtesse avait tant souffert dans ses der- niers moments , que les médecins , à bout de ressources , avaient ima^'iné de conseiller à madame la comiesse d'essayer si la musique De calmerait pas ses douleurs.

Ob ! mon Dieu 1 je ne puis croire... achevez, achevez !

Alors on a cherché une artiste, et c'était Herminie !

llerminie!

Oui, mademoiselle. Pendant les dix ou douze derniers jours de la maladie de madame la comtesse, mademoiselle Herminie a été faire de la musique chez elle ; on dit que cela a beaucoup calmé feu ma- damcla comtesse; inais malheureusement il était trop tard.

Pendant qu'Ernestine essuyait les larmes que lui arrachaient ces tristes détails , jusqu'alors inconnus d'elle, madame Laîné continua :

Il paraît qu'après la mort de madame la comtesse , madame la baronne, croyant que mademoiselle Ilerniinie n'avait pas élé payée, lui envoya cinq cents francs; mais cette brave fille, comme je le di-

296 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

sais toui à l'heure à mademoiselle , a rapporté l'argent , disant qu'on ne lui devait rien.

Elle a vu ma mère mourante ! elle a calmé ses souffrances, pensait Eniestiue avec une émotion inexprimable. Ah ! quand pourrai-je lui avouer que je suis la fille de celle femme qu'elle aimait sans doute, car comment coimaîire ma mère sans l'aimer !

Puis , tressaillant soudain à un souvenir récent, la jeune fiUe S6 dit encore :

M:iis je me rappelle maintenant ! hier , lorsque j'ai dit à Her- minie que je m'appelais Ernestine, elle a paru frappée : elle m'a dit tout émue qu'une personne qu'elle vénérait avait une fille qui s'appe- lait aussi Ernestine. Ma mère lui a donc parlé de moi ? Et, pour par- ler à Herminie avec cette confiance , ma mère l'aimait donc ? j'ai donc raison de l'aimer aussi! C'est un devoir pour moi. Oh! ma tète se perd, mon cœur déborde! c'est trop... mon Dieu! c'est trop de bonheur!. .

Essuyant alors des larmes d'attendrissement, Ernestine dit àsagou- vernauie :

Et celte adresse?

Le maître d'hôtel était allé pour la savoir chez le notaire qui avait envoyé les cinq cents francs; on la lui a donnée, et il a été la porter de la part de madame la baronne chez M. le marquis de Mail- lefort.

M. de Maillefort connaît aussi Herminie?

Je ne saurais le dire à mademoiselle ; tout ce que je sais, c'est qu'il y a un mois le maître d'hôiel a porié l'adresse tl'IIerminie chez M. le mi'.rquis.

Celte adresse, ma chère Laîné, cette adresse!

Au bout de (pielques instants, la gouvernante rapporta l'adresse d'Herminie, et Ernestine lui écrivit aussitôt /

« Ma chère Herminie, ]

« Vous m'avez invitée à aller voir votre gentille petite chambre; i j'irai après-demain mardi matin, de très-bonne heure, bien certaine \ de ne pas vous déranger ainsi de vos occupations; je me f;iis une joie de vous revoir , j'ai mille choses à vous dire.

« Votre sincère amie qui vous embrasse, « Ernëstim. »

LOnfil'ElL 207

Après avoir cacheté celle lelirc, mademoiselle de Beaumesiiil dit à sa goiivoniaiiie :

Ma chèro Laliié. vous porterez vous-même celle lettre à la poste.

Oui, madoinoiselle. Krueslino se dil :

Mais aprèsdiiiiaiii matin, pour sortir seule avec madame Laîné, comment faire ? Oli ' je ne sais, mais mon coeur me dit que je verrai IIeri:::uie!

XXXIX

Le malin du jour fixé par mademoiselle de rioaiimcsnil pour aller ▼oir Ilcrniini»', Grralil de Seniicterre venait d'avoir un long onirelien avec Olivier.

Les deux jeunes gens étaient assis sous cette tonnelle si particuliè- remeni affeclKinuco par le commandant Bernard.

La figure du duc de Sonnelerre était très-pâle, très-altérée; il sem- blait en proie à de pénibles préoccup:ilions.

Ainsi , mon bon Olivier, dit-il à son ami, tu vas la voir..

A l'instant... Je lui ai écrit hier soir pour lui demander une en- trevue... Elle ne m'a pai fitfpondu... donc elle consent.

Allons, dit Gerald avec un soupir d'angoisse, dans une heure mon sort sera décidé...

Je ne te le cache pas, Gerald, tout ceci est très-grave... lu COD- nais mieux que moi le caractère et l'orgueil de cette jeune fille, et ce qui, auprès de toute autre, serait une certitude de réussite, peut avoir près d'elle uu effet tout contraire ; mais enfin rien n'càt déses- péré...

Tiens, vois-tu... Olivier... s'il fallait renoncer à elle, s'écria Gerald d'une voix sourde, je ne sais ce que je ferais.

17.

298 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Gerald... Gerald...

■^ Eh bien ! oui... je l'aime comme un fou... Je n'avais jamais cru que l'amour, môme le plus passionné, pût atteindre ce degré d'exalta- tion... Cet amour est une fièvre dévorante, une idée fixe qui m'ab- sorbe et me brûle !... Que veux-tu que je te dise ? la passion me dé- borde, je ne vis plus ; et d'ailleurs, tu comprends cela, toi, tu connais Herminie !

Il n'est pas au monde, je le sais, une plus noble et plus belle créature.

Olivier, reprit Gerald en cachant sa figure dans ses mains, je suis le plus malheureux des hommes !

Allons, Gerald, pas de faiblesse; compte sur moi, compte aussi sur elle. Ne t'aime-t-elle pas autant que tu l'aimes? Voyons , ne te désole donc pas ainsi. Espère, et, si malheureusement...

Olivier, s'écria M. de Senneterre en relevant son beau visage, l'on voyait la trace de larmes récentes, je t'ai dit que je ne vi- vrais pas sans elle!

Il y eut dans ces mots de Gerald un accent si sincère, une résolution si farouche, qu'Olivier trembla; car il savait l'énergie du caractère et de la volonté de son ancien frère d'armes.

Pour Dieu! Gerald, —lui dit-il avec émotion, encore une fois rien n'est désespéré. Attends du moins mou retour.

Tu as raison, dit Gerald en passant sa main sur son front brûlant, —j'attendrai.

Olivier, voulant tâcher de ne pas laisser son ami sous l'empire de pensées pénibles, reprit :

J'oubliais de te dire que j'ai causé avec mon oncle de ton des- sein au sujet de mademoiselle de Beaumosnil , que lu dois rencontrer après-demain dans une fête ; il t'approuve fort. « Cette conduite esl digne de lui, » m'a-t-il dit. Ainsi, Gerald, après demain...

Après-demain! s'écria le duc de Scnuciorre avec une impa- tiente amertume, je ne pense pas si loin; est-ce que je sais seu-

1 lement ce que je ferai tantôt?

Gerald, il s'agit d'accomplir un devoir d'honneur.

Ne me parle pas d'autre chose que d'Ucrminie, le reste m'est égal. Que me fout à moi les devoirs d'honneur, quand je suis à U torture !

L'ORGUEIL. S90

Tu ne penses pas ce que tu dis là, Gcrald.

Si. je le pense.

Non.

Olivier !

Fàolie-toi si tu veux; mais je te dis, moi, que la conduite, cette fois comme toujours, sera celle d'un homme de cœur. Tu iras à ce bal pour y reucoiilrcr mademoiselle de r>caumesnil.

Mais mordieu ! monsieur, je suis libre de mes actions, peut-être!

Non, Gerald, tu n'es pas libre de faire le contraire d'une chose Scyale et bonne !

Savez-vous, monsieur, s'écria le duc de Seimeterre, pâle de colère, que ce que vous me dites est...

Mais voyant une expression de douloureux étonnement se peindre sur les traits d'Olivier, Gerald revint à lui-même, eut honte de son emportement, et dit à sou ami d'une voix suppliante, en lui tendant la main :

Pardon, Olivier, pardon, c'est au moment même lu te charges pour moi de la mission la plus grave, la plus délicate, que fose...

Ne vas-tu pas me faire des excuses, maintenant? dit Olivier eu empêchant son ami de continuer et lui serra«nt cordialement la main.

- Olivier, reprit Gerald avec accablement, il faut avoir pitié de moi, je te dis que je suis fou.

L'entretien des deux amis fut interrompu par la soudaine arrivée de madame Barbançon, qui, en entraiit sous la tonnelle, s'écria :

Ah I mon Dieu ! monsieur Olivier.

Qu'y a-t-il, madame BarbançoQ?

Le commandant I...

Eh bien?

Il est sorti!

Souffrant comme il l'est, dit Olivier avec une surprise in- quiète, — c'est de la plus grande imprudence. Et vous n'avez pas lente de le dissuader de sortir, madame Barbançou?

nélas ! mou Dieu! monsieur Olivier, je crois que le commandant est fou !

Que dites- vous?

C'est la portière qui a ouvert à M. Gerald en mon absent».

300 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Quand Je suis revenue tout à l'heure, M. Bernard riait, chantait, je crois même qu'il sautait, malgré sa faiblesse. Enfin il m'a embrassée en criant comme un déchaîné ; « Victoire! maman Barbauçon! victoire ! »

Gerald, malgré sa tristesse, ne put s'empêcher de sourire d'un ail sournois, comme s'il eût connu le secret de la joie subite du vieui marin ; m; is lorsque Olivier, véritablement inquiet, lui dit :

Y comprends-tu quelque chose, Gerald?

Le duc de Sennelerre répondit de l'air le plus naturel :

Ma foi non! je n'y comprends rien, si ce n'est que le comman- dant aura sans doute appris quelque heureuse nouvelle, et je ne vois rien de bien inquiétant.

Une heur, use nouvelle? dit Olivier surpris, cherchant en vain ce que cela pouviiit être, je ne vois pas quelle bonne nou- velle mon oncle aura pu apprendre.

Ce qu'il y a de certain, reprit madame Barbançon, c'est qu'après avoir crié victoire! le commandant m'a dit :

(( Olivier est-il au jardin ? Oui, monsieur, il y est avec M. Gerald. Ab ! Olivit r est au jardin. Alors, vile, maman Barban- çon, ma canne et mon cliaiieau. Je me sauve.

« Comment, vous vous sauvez? Mais, monsieur, lui ai-jc dit, faible comme vous l'êtes, il n'y a pas de bon sens de vouloir sortir. » Mais bah ! le commandant ne m'a pas seulement écoutée, il a sauté sur son chapeau et a l'ait deux pas comme pour aller vous trouver dans le jardin, monteur Olivier, et puis il s'est arrêté court, a retourné sur ses pas et est sorti par la porte de la rue, en trottinant comme un jeune homme, et en chantonnant sa vilaine romance : Pour aller à Loricnt pêcher des sardines, chanson marine qu'il ne chante que dans ses grandes joies, vous le savez, monsieur Olivier, et pour lui les grandes joies sont rares, pauvre cher homme !

Raison tle plis, si elles sont rares, pour qu'elles soient grandes, madame Barb ik/od, dit Gerald en souriant.

Eu vérité, lui dit Olivier, je t'assure que cela m'inquiète. Mon oncle est si faible depuis sa maladie, qu'hier encore il s'est presque trouvé mal dans le jardin après une promenade d'une demi- heure, tant il était (aligué.

Rassure-toi, ron ami, jamais la Joie ne fait de mal.

Je vas toujours courir du côté de la plaine, monsieur Olivier,

LOHUUEIL 301

dit raad.iine Barbançon, il avait l'idée que l'exercice an pand air lui ferait pltis de bien que ses iironioiiadcs d.ms le jardin, l'iiii- ètro le IrouvtTiii je par l.t. Mais qu'esl-ce qu'il [luuvail voniuii- dire avec sa rirtoirc' viamdu Barbançon! ricloirr! Il laut qu'il ail dc- Couvorl (juel |ue chose de nouveau en faveur de sou ButWinapurlè. Et la di|;iie méuagère sortit précipitamment.

Allons. Olivier, reprit Gtrald, ne t'alarme pas. Le pis qu'il puisse arriver au conuuamlant est de se fatiguer un peu.

Je l'assure, Gerald. que je suis moins inquiet que surpris. Cet accès de joie subite est pour moi incouqiréliensible.

Neuf heures sonni'reut.

Olivier, songeant à la mission qu'il allait remplir pour (Jerald, lui dit :

.MIons. nenf heures, je vais chez elle.

BonOlivit-r, dit Gerald avec émotion, tu oublies tout ce qui t'inlére>se pniir ne songer qu'à moi, el moi, dans mon égoisme, tout à mon amour, à mes angoisses, je ne te parle pas même de lor» amour à toi.

(Jufl amour?

Celle jeune (illc que tu as vue dimanche chez madame Herbaut.

Je voudrais, mon pauvre Gerald, que ton amour fût aussi tran- quille que le mien, si toutefois on peul appeler de l'amour l'intérêt naturel qu'on ressent pour une pauvre petite fille, peu heureuse, qui n'est pas jolie, mais qui a pour elle une physionomie d'une douceur aDgéli<iue, un excellent naturel, et un petit baiiil tres-original.

El lu y penses souvent, à cotte pauvre fille?

C'est vrai, je ne sais vraiment pas trop pourquoi , si je le décou- vre, je te le dirai. Mais assez parlé de moi, tu viens de montrer de l'héroïsme en oubliant un instant ta passion pour l'intéresser à ce que lu appelles mon amour, dit Olivier en souriant afin de tâcher d'é- claircir le front de Gerald, cette généreuse action sera récompen- sée... Allons, bon courage 1 espère, et attends-moi ici.

Herminie, de son côté, songeait à la visite d'Olivier avec une vague inquiétude, qui jetait un léger nuage sur ses traits naguère épanouis, rayonnants de bonheur.

Que peut me vouloir M. Olivier ? pensait la duchesse;

502 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

c'est la première fois qu'il me demande à venir chez moi, et c'est pour une affaire très-importante, me dit-il dans sa lettre. Cette affaire importante ne doit pas le concerner, lui... Mon Dieu ! s'il s'agissait de

i' Gerald, dont M. Olivier est le meilleur ami? Mais non hier encore j'ai vu Gerald... je le verrai aujourd'hui... car c'est demain qu'il doit parler à sa mère de nos projets. Cependant je ne sais pourquoi cette entrevue me tourmente... En tout cas, je veux prévenir la portière que j'y suis pour M. Olivier.

Et llerminie tira le cordon dune sonnette qui communiquait à la loge de madame Moufflon la portière.

Celle-ci, se rendant aussitôt à cet appel, entra chez la jeune fiileau moyen d'une double clef.

Madame Moufflon, lui dit Herminie, quelqu'un viendra ce matin me demander, et vous laisserez entrer.

Si c'est une dame, bien entendu. Je sais ma consigne, mademoi- selle.

Non, madame Moufflon, ce n'est pas une dame,— répondit Her- minie avec un léger embarras.

Ce n'est pas une dame? alors ce ne peut être que ce petit bossa pour qui vous y êtes toujours, mademoiselle?

Non, madame Moufflon, il ne s'agit pas de M. de MaHlefort, mais d'un jeune homme...

Un jeune homme ! s'écria la portière, un jeune homme! voilà, par exemple, du fruit nouveau! C'est la première fois...

Ce jeune homme vous dira son nom, il se nomme Olivier.

Olivier, ça n'est pas malin : je me rappellerai des olives ; je les adore. Olivier, olives, huile d'olive, c'est la même chose, je ne l'ou- blierai pas. Mais, à propos, non pas de jeune homme, car il ne l'est plus, jeune, le grand vilain serpent! je l'ai encore vu rôder hier dans l'après-midi devant la ; orte,

Qui cela, madame Moufflon?

Vous savez bien, ce grand sec, qui a une figure si ingrate, et qui a voulu récidiver pour m'induire à vous remettre un poulet ; mais, jour de Dieu ! je l'ai reçu aussi bien la seconde fois que la pre- mière.

Ah ! encore ! lit Herminie avec un sourire de dégoût et de mépris en songeant à de Ravil.

En effet, ce cynique, depuis sa rencontre avec Herminie, avait plu-

à

L'ORGUEIL. 303

sieurs fois iciUé de se rapprodior de la joiiiie fdle ; mais, ne iiouvani j y parvouir ni liiomplier de riuconuplil)ililc de la porliérc, il avait i écrit par la poste à Ilerminie , cl ses lettres avaient été accueillies I avec le méi^ris qu'elles mérilaieut.

j _ Oui, n)adeni(tisclle. il est encore venu rôder hier, reprit la porlière. et, comme je me suis mise sur le pas de la porte pour le surveiller, il a ricané en passant devant moi. Je me suis dit : « Ri- cane, va, grande vipère! tu ris jaune. »

Je ne puis malheureusement éviter l;i rencontre de cet homme, qui (pielipiefois affecte de se trouver sur mon passaj;e, dit Hcrmi- oie, mais je n'ai pas besoin, madame Moufdon, de vous recom- mander de ne jamais le laisser s'approcher de chez moi.

Oh ! soyez tranquille, mademoiselle, il sait bien à qui il a af- faire, allez !

J'oubliais de vous dire, reprit Ilerminie, qu'une jeune personne viendra sans doute aussi me voir ce matin.

Les jeunes personnes et les dames, ça va tout seul, mademoi- selle. Mais si le jeune hon.nie, M. Olivier... (vous voyez que je n'ou- blie pas le nom) était encore cbez vous quand cette jeune personne viendra ?

Eh bien?

Est-ce (]u'il faudra la laisser entrer tout de même?

Certainement.

Ah 1 tenez, mademoiselle, dit la portière, —M. Bouffard, qui était si féroce pour vous, et que vous avez rendu comme un vrai mé- rinos depuis que vous donnez des leçons à sa fille, a bien raison de dire : « Il y a des rosières qui ne valent pas mademoiselle Ilerminie... c'est une demoiselle qui... »

Un coup de sonnette coupa court aux louanges de madame Mouf-

ioo.

C'est SUIS doute M. Olivier, dit Herminie à madame Mouf- flon, priez-le d'entrer.

En effet, au bout d'un instant, la porlière introduisit Olivier au- près de la jeune fille, et celle-ci resta seule avec l'ami intime de Ge- nid.

504 LES SEPT PÉGUÉS CAPITAUX.

XL

L'inquiétude vague que ressentait Herminie augmenta encore à la vue d'Olivier ; le jeune homme paraissait triste, grave, et la duchesse crut remarquer que par deux fois il évita de la regarder, comme s'il éprouvait un pénible embarras; embarras, hésitation qui sen)anifes- tèrent encore par le silence de quelques inslanis ([u'Olivier garda avant d'expliquer le sujet de sa visite.

Ce silence, llerminie le rompit la première en disant :

Vous m'avez écrit, monsieur Olivier, pour me demander une en- trevue à propos d'une chose très-grave?

Très grave, en effet, mademoiselle Herminie.

Je vous crois, car vous me semblez ému, monsieur Olivier, qu'avez-voiis donc à ni'apprendre?

Il s'agit de Gerald, mademoiselle.

Grand Dieu! s'écria la duchesse avec effroi, que lui est-il ar- rivé?

Rien. se hâta de dire Olivier, rien de fâcheux, je le quitte à l'instant.

Herminie, rassurée, se sentit d'abord confuse de son indiscrète ex- clamation, et dit à Olivier en rougissant :

Veuillez, je vous prie, ne pas mal iniorprélcr...

Mais, la franchise et la fierté de son Ciiractcrc l'oniiiorlant elle reprit :

Après tout, pourquoi vouloir vous cacher ce que vous savez, monsieur Olivier? N êtes-vous pas le meiUeur ami, presque le frère de Gerald? Ni lui, ni moi, n'avons à rougir de notre attachement. C'est demain qu'il doit faire part à sa mère de ses intentions, et lui deman- der un consentement que, d'avance, il est certain d'obtenir. Pour- quoi no l'obtiendrait-il pas? notre condition est pareille. Gerald vit de îa profession comme je vis de la mienne... notre sort sera modeste,

et... Mais pardon, monsieur Olivier, de vous parler ainsi de nous

c'est le défaut des amoureux. Voyons, puisqu'il n'est rien arrivé defâ-

LOniiUElL. 305

choux à Gerald, quelle peut élrc la chose si gr:ne qui vous amène ici?

Les paroles d'IIcrminie annonçaieiil tant de sûcnriio, (jn Olivier sentit surtout alors la difliciilté do la mission dont il s'était chargé ; il reprit donc avec une pcnilile Iicsilatioii :

Il n'est rien arrivé de fàihcnx à Gerald, mademoiselle llermi- nie, mais je viens vons parler de sa pari.

Un moment rasséréné, le visage de la duchesse redevint inquiet.

Moiibicnr Olivier, explicincz-vous, de grâce, dit-elle, vons venez me parler de la part de Gerald ? ponripioi un intermé- diaire entre lui et moi, cet inlcrmcdiaire fill-ii nièiiie vons, s in meil- leur ami? delà m'étonne, l'oiircitioi Gerald ne vient-il pas lui-même?

Parce qu'il est des choses qu'il craint de vous avouer, made- moiselle.

llerminie tressaillit ; sa physionomie s'altéra, et, regardant flxe- ment Olivier, elle reprit :

11 est des choses que Gerald craint de m'avoucr, à moi?

Oui, mademoiselle.

Mais alors, s'écria la jeune fille en pâlissant, c'est donc quelque chose de bien mal, s'il n'ose pas me le dire ?

Tenez, mademoiselle, reprit Olivier, qui était au supplice,

je voulais prendre des détours, des précautions ; cela ne servirait qu'à prolonger votre anxiété.

0 mon Dieu! nmrmura la jeune fille toute tremblante,

que vais-je donc apprendre ?

La vérité, madenioisclle llerminie, elle vaut mieux que le men- songe.

Le mensonge ?

Eu un mot, Gerald ne peut supporter plus longtemps la position fausse à laquelle l'ont contraint la fatalité des circonstances et le be- soin de se rapprocher de vous. Son courage est à bout, il ne vent plus vous mentir, et, quoi qu'il puisse en arriver, n'ayant d'espoir que dans votre générosité, il m'envoie, je vous le répète, vous dire ce qu'il craint de vous avouer lui-même, car il sait combien la faus- seté vous f.iii horreur, et, malhcureusemeul Geiald vous a trompée.

Trompée... moi ?

Gerald n'est pas ce qu'il paraît, il a pris un faux nom, il s'est donné pour ce qu'il n'était pas.

506 LES SEPT FÉCUÉS CAPITAUX.

Grand Dieu ! murmura la jeune fille avec épouvante. Et une idée terrible lui traversa l'esprit.

Etant à mille lieues de penser qu'Olivier pût avoir une intimité dans une classe éminemment aristocratique, la malheureuse enfant s'imag na tout le contraire : elle se persuada que Gerald avait pris UD faux nom, s'était donné une fausse profession, afin de cacher souk ces dehors, non l'humililé de sa naissance ou de son état (aux yeux d'Herrainie le travail et l'honorabilité égalisaient toutes les condi- tions), mais quelques antécédents honteux, coupables, enfm. Her- minie se figura que Gerald avait commis quelque action déshono- rante.

Aussi, dans sa folle lerre^ir, la jeune fille, tendant ses deux mains vers Olivier, lui dit d'une vois entrecoupée :

N'achevez pas, oh ! n'achevez pas cet aveu de honte !

De honte! s'écria Olivier, —comment, parce que Gerald vous a caché qu'il était duc de Senneterre?

Vous dites que Gerald, votre ami?...

Est le duc de Senneterre ! oui , mademoiselle, nous avions été au collège ensemble, il s'était engagé ainsi que moi ; c'est ainsi que je l'ai retrouvé au régiment; depuis, nolie iuiimité a tou- jours duré; maintenant, mademoiselle Ilerminie, vous devinez pour quelle raison Gerald vous a caché son titre et sa posit:-on. C'est un tort dont je me suis rendu complice par étourdcrie, car il ne s'agissait dabord que d'une plaisanterie que je regrette cruellement : c'était de présenter Gerald chez madame Herhaut, comme clerc de DOiaire. Malheureusement celte présentation était déjà faite lorS' qu'après la singulière rencontre qui a rapproché Gerald de vous il vous a retrouvée chez madame Ilerbaut : vous compi'enez le reste. Mais, je vous le répète, Gerald a préféré vous avouer la vérité, ce continuel mensonge révoltait trop sa loyauté.

En apprenant que Gerald, au lieu d'être un homme avili, se ca- chant sous un faux nom, n'avait eu d'autre tort que de dissimuler sa piaule naissance, le revirement des idées d'Herminie fut si brusqufe, il violent, qu'elle éprouva d'abord une sorte de vertige ; mais lors- que la réfli'xion lui revint ; mais lorsqu'elle put envisager d'un coup d'oeil les conséquences de cette révélation, le saisissement de la jeune fille fut tel, que, devenant pâle comme une morte, elle trembla

L'ORGUEIL. 507

de tous sesuiiMnbros, ses genoux vacilléreiU, cl il lui fallut s'appuyer un mitinent sur la cheminée.

Lorsque llerniinie put parler, elle reprit d'une voix profondément altérée :

Monsieur Olivier, je vais vous dire que^iue chose qui vous sem- blera insensé. Tout à l'heure, avant que vous m'eussiez tout révélé, une idée folle, horrible, m'est venue, c'est que Gerald m'avait dissi- mulé son vrai nom, parce qu'il était coupable de quelque aclioQ mau- vaise, déshonorante peut-être.

Ah! vous avez pu croire...

Oui, j'ai cru cela; mais je ne sais si la vérité que vous m'ap- prenez sur la posiiiou de Gerald ne me cause pas un chagrin plus désespéré que celui que j'ai ressenti en pensant que Gerald pouvait être un homme avili.

Que'dites-vo'.is? mademoiselle, c'est impossible !

Cela vous semble insensé, n'est-ce pas? reprit la jeune fille avec amertume.

Comment ! Gerald avili!

Eh ! que sai?-je! je pouvais espérer, à force d'amour, de le ti- rer de son avilissement, de le relever à ses propres yeux, aux miens, enfin de le réhabiliter; mais, reprit Ilerminie dans un accable- ment profond, entre moi et M. le duc de Senneterre il y a niain- oaut un abîme.

Oli : rassurez-vous, dit vivement Olivier, espérant guérir la blessure qu'il venait de faire et changer en joie la douleur de la jeune fille, rassurez-vous, mademoiselle Herminic, j'ai mission de vous avouer les torts de Gerald ; mais, grâce à Dieu ! j'ai aussi mission de vous dire qu'il entend les réparer, oh ! les réparer de la façon la plus éclatante. Gerald a pu vous tromper sur des apparences, mais il ne vous a jamais trompée sur la réalité de ses sentiments : ils sont, d celte heure, ce qu'ils ont toujours été; sa résolution n'a pas varié. Aujourd'hui comme hier, Gerald n'a qu'un vœu, qu'un espoir, c'est que vous consentiez à porter son nom ; seulement, aujour- d'hui, ce nom est celui de duc de Senneterre. Voilà tout.

Voilà tout ! s'écria Herminie, dont l'accablement faisait place à une indignation douloureuse. Ah! voilà tout? ainsi ce n'est rien, monsieur. <pic d'avoir surpris mon affection à l'aiilede faux de- hors ? de m'avoir mise dans cette affreuse nécessité de renoncer à

8Ô8 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

un amotir qui était l'espoir, le bonheur de ma vie, ou d'entrer dans une famille qui n'aura pour moi qu'aversion ei dédain!' Ali ! cela n'est rien, monsieur? ah! votre ami prétend m'aimer, et il m'estime assez peu pour croire que je subirai jamais les humiliations sans nombre auxquelles m'exposerait un pareil mariage?

Mais, mademoiselle Herminie...

Monsieur Olivier, écoutez-moi. Lorsque je l'ai revu après une première rencontre, qui, par son étrangelé même, ne m'avait laissé que trop de souvenirs, si Gerald m'eût franchement avoué qu'il était le duc de Senneterre, j'aurais résisté de toutes mes forces à une af- fection naissante, j'en aurais triomphé peut-être, mais, en tout cas, de ma vie je n'aurais revu Gerald, je ne pouvais pas être sa maî- tresse, et je n'étais pas faite, je vous le répète, pour subir les humi- liations qui m'attendent si je consens à être sa femme.

Vous vous trompez, mademoiselle Herminie, acceptez l'offre de Gerald, et vous n'aurez à redouter aucune humiliation; il est maître de lui. Depuis plusieurs années il a perdu son père; il dira donc tout à sa mère ; il lui fera comprendre ce que cet amour est pour lui ; mais, si mailame de Senneterre veut sacrifier à des conve- nances factices le bonheur de Gerald, celui-ci. à regret sans doute, et après avoir épuisé toutes les voies de persuasion, est décidé à se passer du consentement de sa mère.

Et moi, monsieur, je ne me passerai, à aucun prix, non de l'affec- tion, elle ne se commande pas, mais de l'estime de la mère de mon mari, parce que, cette estime, je la mérite. Jamais, entendez-vous bien? l'on ne dira que j'ai été un sujet de rupture entre Geraid et sa mère, et que c'est en abusant de l'amour qu'il avait pour moi que je me suis imposée à cette noble et grande famille; non, monsieur... ja- mais l'on ne dira cela de moi... mon orgueil ne le veut pas!

En prononçant ces derniers mots, Herminie fut superbe de douleur et de dignité.

Olivier avait le coeur trop bien placé pour ne pas partager le scru- pule de la joune fille, scrupule que lui et Gerald avaient redouté, car ils ne s'abusaient pas sur l'indomptable fierté d'IIerminie.

Néanmoins, Olivier, voulant tenter un dernier efi'ort, lui dit :

Mais enfin, mademoiselle Herminie, songez-y, je vous en sup- plie, Gerald fait tout ce qu'un homme d'honneur peut faire en vousol^ frant sa main. Que voulez-vous de plus?

L'ÔIIGUKIL. 309

Ce que ]c veux, monsieur, je vous l'ai dit, c'est élre traitée avec la considcratioa (|ui m'est due, et que j'ai le droit d'attendre de la fa- mille de M. de Seimeterre...

' Mais, mademoiselle, Gerald ne peut que vous répondre de lui

lExiger plus serait...

Tenez, monsieur Olivier, dit Ilerminie après un moment de réflexion et interrompant l'ami de d'erald, vous me connaissez... TOUS savez si ma volonté est ferme.

Je le sais, mademoiselle.

Eh bien ! de ma vie je ne reverrai Gerald, à moins que madame la duchesse de Semielorre, sa mère, ne vienne ici...

Ici I s'écria Olivier stupéfait.

Oui, que madame la duchesse de Senneterre ne vienne ici, chez moi... médire qu'elle consent à mon mariage avec son fils... Alors... on ne prétendra pas que je me suis imposée à cette noble famille.

Cette piélention, (pii semble et qui était en effet d'un incroyable et superbe orgfucii, Ilerminie l'exprimait simplement , naturellement, sans emphase, parce que, pleine d'une juste cl liante estime de soi, la jeune fille avait la conscience de demander ce qui lui était dû.

Cependant, au premier abord, celte prétention parut à Olivier si exorbitante, qu'il ne put s'empêcher de répondre dans sa stupeur :

Madame de Senneterre!... venir chez vous... vous dire qu'elle consent au mariage de son fils... mais vous n'y songez pas, made- moiselle Ilerminie... c'est impossible!

Et pourquoi cela, monsieur? demanda la jeune fille avec une fierté si ingénue, qu'Olivier, réfléchissant enfin à tout ce qu'il y avait de généreux, d'élevé, dans le caractère et dans lamour d'Herininie, répondit assez cnibarrassé :

Vous me deniandez , mademoiselle, pourquoi madame de Sen- neterre ne peut venir ici vous dire qu'elle consent au mariage de son fils?

Oui, monsieur.

Mais, mademoiselle, sans parler môme des convenances du grand m'mde, la démarche que vous exigez d'une personne de l'âge de madame de Senneterre me semble...

Ilerminie, interrompant Olivier, lui dit avec un sourire amer :

Si j'appartenais à ce grand monde dont vous porlez, monsieur ; si, au lieu d'être une pauvre orpheline, j'avais une mère, une famille,

310 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

et que H. de Senneterre m'eût recherchée en mariage, serait-il, oui ou non, dans les convenances que madame de Sennelerre fît la pre- mière démarche auprès de ma mère ou de ma famille pour lui deman- iler ma main ?

Certainement, mademoiselle; mais...

Je n'ai pas de mère... je n'ai pas de famille, poursuivit tris- lement Herminie. A qui donc, si ce n'est à moi, madame de Sen- neterre doit- el!e s'adresser lorsqu'il s'agit de mon mariage?

Un mot seulement, mademoiselle. Cette démarche de madame de Senneterre serait possible si ce mariage lui semblait convenable.

Et c'est à cela que je prétends, monsieur Olivier.

Mais la mère de Gerald ne vous connaît pas, mademoiselle.

Si ma.lame de Senneterre a de son fils une assez mauvaise opinion pour le croire capable de faire un choix indigne , qu'elle s'informe de moi. Grâce à Dieu ! je ne crains rien.

C'est vrai, dit Olivier , à bout d'objections raisonnables, je n'ai rien à faire à cela.

Voici mon dernier mot, monsirur Olivier, reprit Herminie :

ou mon mariage avec Gerald conviendra à madame de Senneterre, et elle m'en donnera la preuve en faisant auprès de moi la démar- che que je demande; sinon elle me jugera indigne d'entrer dans sa famille, alors de ma vie je ne reverrai M. de Sennelerre.

Mademoiselle Herminie, par pitié pour Gerald...

Ah! croyez-moi, je mérite plus de pitié que M. de Senneterre,

dit la jeune fdle, ne pouvant contraindre plus longtemps ses lar- mes et cachant sa figure dans ses mains, car, moi, je mourrai de chagrin peut-être, mais du moins, jusqu'à la fin, j'aurai été digne de Gerald et de son amour.

Olivier était désolé. 11 ne pouvait s'empêcher d'admirer cet or- gueil, quoiqu'il en déplorât les conséquences en songeant au déses- poir de Gerald.

Soudain on entendit sonner à la porte de la jeune fdle.

Celle-ci redressa sa tête, essuya les larmes dont son beau visage était inondé; puis, se rappelant la lettre de mademoiselle de Seau- mesnil, elle dit à Olivier :

(Fest sans doute Ernestine. Pauvre enfant! je l'avais oubliée.

L'ORGUEIL. 511

Monsioiir Olivier, voiiloz-vous avoir la bonté d':illcr ouvrir pour irioi? ajoiila la duchesse en portant son mouchoir à ses yeux, afin d'elfaccr les traces de ses pleurs.

Vi\ mol encore, mademoiselle, reprit Olivier d'un ton péné- tré, presque solennel , vous ne pouvez vous iniaginer «lucllc est rex.iltatioii de l'amour de Cerald... vous savez si je suis sincère. Eh bien! j'ai peur pour lui, euiendez-vous bien... /ai peur... en son- geant au:t suites de voire refus.

Derminie tressaillit aux effrayantes paroles d'Olivier. Pendant quel- ques instants, elle parut en proie à une lutte pénible, mais elle en triompha, el l'inforiunéo, brisée par ci tte torture morale, répondit à Olivier d'une voix presque défaillante :

Il m'est affreux de désespéier Gerald, car je crois à son amour parce que je sais le mien... je crois à sa douleur , parce que je sens la mienne... mais jamais je ne sacrifierai ma dignité, qui est aussi celle de Gerald.

Mademoiselle... je vous en supplie...

Vous savez mes résoluiiens. monsieur Olivier... je n'ajouterai pas un mol. Ayez pitié de moi... vous le voyez... cetentrelien me lue.

Olivier , accablé, s'inclina devant Herniinie , et se dirigea vers la porte ; mais à peine l'eut-il ouverte, qu'il s'écria :

Mon oncle! et vous, mademoiselle Ernestine! Grand Dieu! cette pâleur... ce sang à votre front... Qu'est-il arrivé?

A ces mots d'Olivier, Herniinie sortit précipitamment de sa cham- bre et courut à la porte d'entrée.

XLI

Telle était la cause de la surprise et de l'effroi d'Olivier, lorsqu'il eut ouvert la porte de la demeure de la duchesse. Le commandant Bernard, pâle, la figure bouleversée, semblait se

542 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

soutenir à peine; il s'appuyait sur le bras de mademoiselle de Beaumesnil.

Celle-ci, aussi pâle que le vieux marin, et vêtue d'ime modeste robe d'indienne, avait le front ensanglanié, tandis que les brides de son chapeau de paille flottaient dénouées sur ses épaules.

Mon oncle, qu'avez-vous? s'écria Olivier, s'approchant vive- ment du vétéran et le regardant avec une angoisse inexprimable, qu'est-il donc arrivé?

Ernestine, s'écriait en même temps ïïerminie effrayée, mon Dieu ! vous êtes blessée !

Ce n'est rien, Ilerminie, répondit la jeune fille d'une voix tremblante en tâchant de sourire, ce n'est rien, mais pardonnez si je viens avec monsieur, c'est que, tout à l'heure, je...

La pauvre enfant ne put continuer; ses forces, son courage, étaient à bout , ses lèvres blanchirent, ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa doucement ea arrière, ses genoux se dérobèrent sous elle, et elle tombait sans Ilerminie, qui la reçut dans ses bras.

Elle se trouve n>al ! s'écria la duchesse; monsieur Olivier, aidez -moi, porlons-la dans ma chambre.

C'est moi, c'est moi qui suis cause de ce malheur! dit le commandant dans sa douloureuse anxiété.

Et il suivit d'un pas chancelant, tant sa faiblesse était grande en- core, Olivier et Ilerminie, qui transportaient Ernestine dans la chambre à coucher.

Pauvre petite ! murmura le vétéran, quel cœur ! quel courage!

La duchesse, ayant assis Ernestine sur son fauteuil, ôta le chapeau qu'elle portait, écarta de son front pur et blanc ses beaux cheveux châtains, doni les ('normes tresses se déroulèrent sur ses épaules, puis, ^9ft(^lant que la tête appesantie de mademoiselle de Beaumesnil était !-oiitenue par Olivier, Herminie, à l'aide de son mouchoir, étan- cha le sang d'une blessure heureusement légère que la jeune fille avait un peu au-dessus de la tempe.

Le vieux marin, debout, immobile, les lèvres tremblantes, tenant entre ses mains jointes son petit mouchoir à carreaux bleus, con- templait cette scène louchante sans pouvoir trouver une parole, tandis que de grosses larmes tombaient lentement de ses yeux sur sa moustache blanche.

L'OHGUi:iL. 515

Monsieur Olivier, soiitcncz-la, je vais cherclier de l'eau fratchc et un peu d'eau <ie (lologuc, dit ildininie.

Et bicntùi elle revint, portant une élégante cuvette de porce- laine anglaise et un flacon de cristal à demi reniiili d'eau de Cologne.

Après avoir légéroment éponge la blessure d'Ernesiinc avec de l'eau mélangée de spiritueux, Ilerminie on prit quelques gouttes dans sa main, et les lit aspirer à niadi-nioiselle de Ceauniesnil.

Peu à peu les lèvres d liriiestine se co'oièrent, et une tiède rou- geur remplaça la froide pâleur de ses joues.

Dieu soit loué ! elle revient à elle , dit Herniinie en re- levant les tresses de la cbevelure de l'orpheline, et les assujettis- sant sur sa tête au moyen de son peigne d'écaillé.

Olivier, profondémen'. louché de ce tibleau, dit à la chtrhcsse, qui, debout auprès du fauteuil, soutenait sur son sein agité la tète de mademoiselle de Beaunicsnil :

Mademoiselle llerniinie , je regrette que ce soit dans une si triste circonstance que j'aie à vous présenter mon oncle, M. le commandant Bernard.

La jeune filb' répondit aux paroles d'Olivier par un salut affectueux adressé au vieux marin. Celui-ci reprit :

El moi, mademoiselle, je suis doublement désespéré de cet accident, dont je suis malheureusement cause, et qui vous met dans un si pénible embarras.

Mais, mon oncle, reprit Olivier, que vous est-il donc arrivé?

Pendant qu'llerminie, voyant, grâce au bon succès de ses soins, Ernestine reprendre peu à peu ses sens, lui faisait de nouveau aspirer quelques gouttes d'e;iu de Cologne, le commandant Bernard répon- dit à Olivier d'une voix émue :

J'étais sorti ce malin pendant que tu causais avec un de tes amis.

En effet, mon oncle, madame Barbançon m'a dit que vous aviez eu l'imprudence de sortir malgré votre extrême faiblesse, mais que ce qui l'avait un peu rassurée, c'est que vous lui avez paru plus gai que vous ne l'aviez été depuis bien longtemps.

Oh! certes, reprit le vétéran avec expansion, j'étais gai parce que j'étais heureux, oh! bien heureux, car ce matin...

18

3-14 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Mais le commandant s'arrcla, reg;irda Olivier avec une expres- sion singuiière, et ajouta en soupir.mt :

Non, non, je ne dois rien te dire; enfin, je suis donc sorti.

Celait bien imprudent, mon onde.

Que veux-lu, j'avais mes raisons, et puis j'ai cru que l'exer- cice au grand air serait plus profitable à ma convalescence que les promenades bornées à notre petit jardin : je suis donc sorti. Cependant, me défuint de mes forces, au lieu de gagner la plaine, je suis allé ici près, dans ces grands terrains gazonnés qui avoi- sinent le cbemin de fer. Après avoir un peu marche, me sentant fatigué, je me suis assis au soleil, sur le faîte d'un talus qui borde l'une de ces rues tracées et pavées, mais oîi il n'y a pas encore de maisons. J'étais depuis un quart d'heure lorsque, me croyant suffisamment reposé, j'ai voulu me lever pour revenir chez nous; mais cette promenade, quoique peu longue, avait épuisé mes forces. A peine étais-je debout, que j'ai été pris d'un étourdissement, mes jambes ont fléchi, j'ai perdu l'équilibre, le talus était rapide...

Et vous êtes tombé ? dit Olivier avec anxiété.

Oui, j'ai glissé jusques en bas du monticule : cette chute aurait été peu dangereuse, si une grosse charrette chargée de pierres, et dont les chevaux abandonnés du charretier marchaient à l'aventure, n'eût passé à ce moment.

Grand Dieu ! s'écria Olivier.

Quel affreux danger ! s'écria ITerminie.

Oh ! oui, affreux, surtout pour cette chère demoiselle que vouî voyez , blessée , oui , blessée en risquant sa vie pour sauver la mienne !

Comment! mon oncle, cette blessurede mademoiselle Ernesline...

Eu tombant au bas du talus, reprit le vieillard en interrom- pant son neveu, qui jeta sur mademoiselle de Beaumesnil un regard d'attendrissement et de reconnaissance ineffable, ma icie avait porté, j'étais étendu sur le pavé, incapable de faire un mouvement, lorsqu'à travers une espèce de vertige je vis les chevaux s'avancer. Ma tête n'était plus qu'à un pied de la roue lorsque j'entends uq grand cri, je vois vaguement une femme qui venait en sens inverse des chevaux se précipiter de mon côté, c'est alors que la connais- sance m'a manqué tout à fait. Puis, reprit le vieillard avec une émotiOD croissante, lorsque je suis revenu à moi , j'étais assis et

L'OUGltllL. SI»

adosse au t;»liis, à deux pas de l'eiulroii j'avais f;iilli élre écrasé. Une jeune lille, un auge de courage ol de boulé, ot;iit agenouillée de- vaiil moi, les luaius joiules, jiàle eueore d"é|»ouvaule, le froul ensaii» t^laulé. El e'élail elle ! s'éeria le vieux maria eu se retournant vers E:nestiue, qui avait alors tout à faii repris ses sens. Oui, c'était vous, niademoisclle I reprit-il, vous qui m'avez sauvé la vie en vous exposant à périr, vous, pauvre f.iible créature, qui n'avez écouté que votre cœur et que votre vaillance !

0 Di'uesline! que je suis fière d'èire voire amie! s' écria U daclusse en serraul contre sou cœur Ernestiue , roui;issai)te et con- fuse.

Oui ! oui ! s'écria le vieillard, soyez-en fière et voire amie, niadeiuoiselle, vous le devez !

Mademoiselle , dit à son tour Olivier en s'adressant à made- moiselle de Deaumesnil avec un tmuble indélinissable , je ne puis vous dire que ces mois, et voire cœur comprendra ce qu'ils signifient pour moi : « Je vous dois la vie de mon oncle, ou plutôt du père le plus tead.emcnl chéri. »

Monsieur Olivier, répondit mademoiselle de Beauraesoil en baissant les yeux apsès avoir regardé le jeune homme avec surprise, ce que vous me diies me rend doublement heureuse , car j'a- vais ignoré jusqu'ici que monsieur fût celui de vos parents dont Uer- minie m'avait parlé avaul-hier.

Et maiuteuanl , mademoiselle , reprit le vieillard d'un ton rem- pli d'inlérèl. comment vous irouvez-vous? Il faudrait peut-être aller chercher uu médeciu. Mademoiselle Ilermiuie, qu'eu peusez-voub? Olivier y courrait.

Mons cur Olivier , n'eu faites rien, de grâce , dit vivement Eruestiue , je n'éprouve qu'un peu de mal de tète ; la blessure doit êire légère, c'est à peine si je la ressens. Lorsque tout à l heure je me suis évanouie , c'a été, je vous l'assure , bien plus d'émolioQ que de douleur.

Il uimporle, Ernestine, -^ dit Uerminie, il faut prendre un J peu de repo?. Je crois comme vous votre blessure légère, mais vous

avez été si effrayée, que je veux vous garder pemlanl quel [ucs heures.

Oh ! quant à celle ordonnance . ma ch-re Uerminie, dit en souriant mademoiselle de Beaumesnil, j'y consens de tout

5Î8 LES SEPT PEGOES CAPITAUX.

mon cœur... et je ferai durer ma coifvalescence le plus longtemps qu'il me sera possible.

Olivier , mon enfant , dit le vieux marin , donnez-moi le bras, et laissons ces demoiselles.

Monsieur Olivier, reprit Herminie, il est impossible que M. Ber- iiard, faible comme il l'est, s'en aille à pied. Si vous voulez dire à la portière d'aller cbercher une voiture.

Non, non, ma chère demoiselle, avec le bras de mon Olivier, je ne crains rien, reprit le vieillard, le grand air me remettra; et puis je veux montrer à Olivier l'endroit je périssais sans cet ange gardien. Je ne suis pas dévot, mademoiselle; mais j'irai souvent, je vous le jure, faire un pèlerinage à ce talus de g;izon , et je prierai à ma manière pour la généreuse créature qui m'a sauvé au moment j'avais tant envie de vivre, car ce matin même...

Et pour la seconde fois, à la nouvelle surprise d'Olivier, le vétéran refoula les paroles qui lui vinrent aux lèv.es.

Enfin... n'importe , reprit-il, je prierai dons à ma ma- nière pour mon auge sauveur, car vraiir 3nt , ajouta le vétéran en souriant d'un air de bonhomie, c'est if? monde renversé... ce sont les jeunes filles qui sauvent les vieux soK'sîs... heureusement qu'aux vieux soldats il reste un coeur pour le dévouement et pour la recon- naissance.

Olivier, les yeux attachés sur le mélancolique et doux visage de mademoiselle de Beaumesnil, éprouvait un attendrissement rempli de charme ; son cœur palpitait sous les émotions les plus vives et les plus diverses en contemplant cette jeune fille, et se rappelant les incidents de sa première rencontre avec elle , sa franchise ingénue, l'originalité naïve de son esprit, puis surtout les confidences d'Her- minie, qui lui avait appris que le sort d'Ërnestine était loin d'être heureux.

Certes, Olivier admirait plus que personne la rare beauté delà du- chesse, mais en ce moment Ernestine lui semblait aussi belle.

Le jeune sous-oflicier était tellement absorbé, qu'il fallut queson on- cle le prît par le bras et lui dît :

Allons, mon garçon, n'abusons pas plus longtemps de l'hospita- lité que mademoiselle Herminie me pardonnera d'avoir acceptée.

En effet, Herminie, dit Ernestine, sachant que vous de-

LOlUiUElL. 317

iiicurioz tout auprès de rciulroil l'accident est arrivé, j'ai cru pou- voir...

N'alloz-vous pas vous excuser tuuiiilenaiu? dit la duchesse en souriant et eu iuterrompiuit iiiadeuioiïcliede Beauuiesiiil, vous ex- cuser d'avoir agi eu amie?

.Vdicu donc, mesdemoiselles, dit le vieux marin. El s'adressaul à Eniesliiie d'un Ion pénétré :

Il me serait trop pénible de penser que je vous ai vue aujourd'hui pour la premicreella dernière fois. Oh! rassurez-vons, mademoiselle, ajoula le vieillard en réiiondanl à un mouvement d'emb;irras d'Er- nesline, ma reconnaissance ne sera pas indiscrète; seuienicnl je vous demander.ii connue une ijràce à vous et à mademoiselle Ucrmi- nie, de me faire savoir quelquefois, aussi rarement que vous le vou- drez, quand je pourrai vous rencontrer ici, n'est-ce pas? dit le vieillard en contenant son émotion, car ce n'est pas tout de rem- plir un cœur de gratitude, il faut au moins lui pcrmetlre de l'exprimer quelquefois...

Monsieur Dornard, dit Ilerminie, votre désir est trop na- turel pour t[ir.!rnesiiite et moi nous ne nous y rendions pas. L'nu de ces soirs quKrnesline sera libre, nous vous avertirons et vous nous ferez le plaisir de venir prendre une tasse de thé avec nous.

Vraiment? dit joyeusement le vieillard. Puis il ajouta :

Toujours le monde renversé : ce sont les obligés qui sont com- blés par les bienfaiteurs; enfin, je me résigne. Allons, encore adieu, mesdemoiselles, et surtout au revoir. V;ens-tu, Olivier?

Au moment de sortir, le vieux marin s'arrêta, parut hésiter, et, après un moment de réflexion, il revint sur ses pas et dit aux deux jeunes filles :

Tenez, mesdemoiselles, décidément je ne peux pas, je ne dois pas emporter uu secret qui m'étouffe.

Un secret, monsieur Bernard?

Ah! mon Dieu! oui, deux fois déjà il m'est venu aux lèvres; mais deux fois je me suis contraint, parce que j'avais promis de gar- ierle silence; mais, après tout, il faut que mademoiselle Ernesline, k qui je dois la vie, sache au moins pourquoi je suis si heureux de vi* ne..,

18.

518 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

Je pense comme vous, monsieur Biniard, dit Hermînie, vous devez celte récompense à Eruesline.

Je vous assure, monsieur, reprit mademoiselle de Beauraes- nil, que je serai irès-heureuse de votre confidence.

Oh! c'est que c'est une vraie confidence, mademoiselle; car, je vous l'ai dit, on m'avait recommandé le secret. Oui, et, s'il faut te l'a- vouer, mon pauvre Olivier, c'est pour le mieux garder, ce diable de secret, que je suis sorti ce matin pendant que tu étais à la maison.

Pourquoi cela, mon oncle?

Parce que, malgré toutes les recomniLindations du monde, dans le premier saisissement de la bonne nouvelle que je venais d'appren- dre, je n'aurais pu ni'empécher de te sauter au cou, et de le dire tout !!! Aussi je suis sorti , espérant m'habituer assez à ma joie pour Douvoir le la cacher plus lard.

Mais, mon oncle, dit Olivier, qui écoutait le vétéran avec uae surprise croissante, de quelle bonne nouvelle voulez -vous donc parler ?

L'ami que tu as vu ce matin à la maison ne t'a pas dit que sa première visite avait été pour moi, n'est-ce pas?

Non, mon oncle. Lorsqu'il est venu me trouver sous la tonnelle, je croyais qu'il arrivait à l'instant.

C'est cela, nous en étions convenus, de te cacher notre entre- vue, car c'est lui qui me l'a apportée, celle fameuse nouvelle! et Dieu sait s'il était content ! quoiqu'il m'ait paru bien triste d'autre part. En un mot, mesdemoiselles , vous allez comprendre mon bonheur, reprit le vétéran d'un air triomphant, mon brave Oli- vier est nommé officier !

Moi ! s'écria Olivier avec un élan de joie impossible à rea- dre, moi officier !

Ah ! quel bonheur pour vous, monsieur Olivier ! dit Her- mînie.

Oui, mon brave enfant, reprit le vétéran en serrant dans ses mains les deux mains d'Olivier; oui, lu es officier; et je de- vais te garder le secret jusqu'au jour lu recevras ton brevet pour que ta joie fût plus complète, car tu ne sais pas tout...

Qu'y a-t-il donc encore? monsieur Bernard, demanda Ernes- Jne, qui prenait un vif intérêt à cette scène.

Il y a, mesdemoiselles, que mou cher Olivier ne me quittera

LOlUiUI^lL. 519

pas, d'ici loii^iciii|is du moins, car ou l'a nommé ofllcicr daus l'uQ des rt'iiiiuoiils ([iii vioiinenl d'arriver eu garnison à Taris. I"li bicu ! nladeuloi^elle Eruesliuo, re|)ril le vélérau, avais-je raisou d'ai- mer la vie eu peusaul au Loulieur d'Olivier, au luieu .' (iouiprc- uez-vous maiuteuuul toute l'éleudue de ma recouuaissauce euvcr*^ vous?

Le nouvel oflicier restait muet, pensif; une vive émoiiou se pei- gnit sur SCS traits lorscjuc, par deux fois, il jela les yeux sur made- moiselle de Beaumesuil avec ime expression nouvelle et singulière.

EU bieo ! mon enfant, dit le vétéran étooDC, presque cha* grin, du silence méditaiif qui avait succédé chez Olivier à sa première exclamation de surprise et de joie, moi qui croyais te f.iire tant de plaisir eu t'annonçant ton grade ! Je sais bien qu'après tout ce u'est que justice rendue, el tardivement rendue à les services, mais eoûu...

Oh ! ne me croyez pas ingrat envers la destinée, mon oncle,

reprit Olivier d'une voix proi'ondémeul pénétrée, si je me tais, c'est que mou cœur est trop plein, c'est que je pense à tous les boubeurs ([ue renferme la nouvelle que vous m'apprenez ; car ce grade, je le dois, j'en suis sûr, à la cbaleureuse intervention de mou meilleur ami, ce grade me rapproche pour longtemps do vous, mon oncle, et cnOn ce grade, ajouta Olivier en jetant de nouveau les yeux sur Eruestine, qui rougit en rencontrant encore le regard du jeune bomme, ce grade est sans prix pour moi, reprit Olivier,

parce que... parce que... c'est vous qui me l'annoncez, mon ODcle.

Évidemment, Olivier ne disait pas la troisième raison qui rendait son nouveau grade si précieux pour lui.

Ernestine devina seule les généreuses et secrètes pensées du jeune homme, car elle roi:git encore, et une larme d'attendrissement invo- lontaire brilla daus ses yeux.

Et maintenant, mon officier, reprit gaiement le vieux ma- rin, — maintenant que ces demoiselles ont bien voulu prendre part i ce qui nous intéresse, remercions-les, ne soyons pas plus longtemps indiscrets. Seulement, mademoiselle ilerminie, n'oubliez pas votre Invitation pojr le thé, vous voyez que j'ai bonne mémoire.

Oh ! soyez tranquille, monsieur Beruard, je vous prouverai que

520 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

j'ai aussi bonne mémoire que vous, répondit gracieusement lier, minie.

Pendant que le commandant Bernard adressait à mademoiselle de Beaumesnil quelques dernières paroles de reconnaissance et d'adieu, Olivier, s'approchani d'IIerminie, lui dit à demi-voix d'un ton sup- pliant :

Mademoiselle Herminie, il est des jours qui doivent disposer à la clémence. Que dirai-je à Gerald?

Monsieur Olivier, reprit Herminie, dont le front s'attrista profondément, car la pauvre enfant avait un instant oublié ses cha- grins, — vous savez ma résolniion.

Olivier connaissait la fermeté du caractère d'Herminie; il étouffa un soupir en songeant à Gerald, et reprit :

Un mot encore, mademoiselle Herminie, voulez-vous avoir la bonté de me recevoir demain, à l'heure qui vous conviendra, pour une chose très-importante, et qui, cette fois, m'est toute person- nelle ? vous me rendrez un vrai service,

Avec plaisir, monsieur Olivier, répondit la duchesse, quoique assez surprise de cette demande. Demain matin je vous attendrai.

Je vous remercie, mademoiselle. A demain donc, dit Olivier. Et il sortit avec le commandant Bernard.

Les deux jeunes filles, les deux sœurs, restèrent seules.

XLII

Les derniers mots adressés par Olivier à Herminie avaient ré- veillé les chagrins dont elle s'était forcément distraite lors de l'arri- vée imprévue du commandant Bernard et d'Ernestine.

Ernesiine, de son côté, resta quelques moments silencieuse, pen*^ sive, pour deux motifs : elle était rêveuse, d'abord parce qu'elle se rappelait les regards singuliers qu'Olivier avait jetés sur elle en appre- nant qu'il était officier, regards dont Ernestiue cioyail comprendre

L'ORGUEIL. 521

la totioliantc Pt pëiidrciisc si|,'nifi(ali()ii: puis la joiiiio fille rt'Svciit;iit un fliélaiicolitinc lionheur songeant que sa nouvelle amie éiail la jeune artiste que l'on avait appelée auprès de madame de Ucaïunesuil pendant ses derniers moincnls.

La rêverie d'Erncsiine s'augmentait de l'embarras qu'elle éprou- vait pour amener l'enlrelien sur les soins touchants dont sa mère avait été eulourée |)ar lierminie.

Quant à la présence de mademoiselle de Bcatimcsnil chez II<rmi- nie, rien de plus simple à expliquer. S'étant rendue, comme d'habi- tude, à la messe avec mademoiselle de la Rochaigué, Ernesline avait dit à madame Laine de l'accompagner; puis, au sortir de l'office, pré- textant de (pielqucs emplellesà i'aire, elle était ainsi partie seule avec sa gouvernante; un fiacre les avait conduites non loin de la rue de Monceau, et madame Laine attendait dans la voilure le retour de sa jeune maîtresse.

Quoique le silence de la duchesse eût à peine duré quelques mo- ments, Ernesline, remarquant la morne et pénible préoccupation venait de reiombcr son amie, lui dit avec uu mélange de tendresse et de timidité :

Uerminie, je ne serai jamais indiscrète, mais il me semble que depuis un instant vous êtes bien triste!

C'est vrai, répondit franchement la jeune fille, j'ai un grand chagrin.

Pauvre Uerminie! —dit vivement Ernesline, un grand cha- grin?

Oui, et peut-être, tout à l'heure, vous en avouerai-je la cause; mais maintenant j'ai le cœur trop navré, trop serré ; puisse votre douce influence, Ernesline, le détendre un peu... alors je vous dirai «Aîut... et encore... je ne sais si je puis...

Pourquoi celle réticence, Uerminie? ne me jugez-vous pas di- gne de votre confiance?

Ce n'est pas cela, pauvre chère enfant, mais vous êtes si jeune, que je ne dois pas peut-être mo prrmettre avec vous certaines con- fidences; enfin, nous vcrrou:-. Mais pensons à vous : il faut d'abord vous reposer sur mon lit, vous serez plus commodément que sur celle chaise.

Mais, ma chère Uerminie...

Sans répoudre à la jeune fille, la duchesse alla vers son alcôve, et

522 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

en lira les rideaux, que, par un sentiment de chaste réserve, elle laissait toujours fermés.

Eniestiuc vit un petit lit de fer, recouvert d'un couvre-pied de

guingan rose très-frais, pareil à la doublure intérieure des rideaux de

perse, et sur lequel s'étendait une courte-pointe de mousseline blan-

^e, relevée d'une garniture brodée par Herminie.

Le fond de l'alcôve était aussi tendu en guingan rose, et l'oreiller,

. d'une éblouissante blancheur, avait une garniture de mousseline à

' points à jour.

) Rien de plus frais , de plus coquet , que ce lit virginal sur lequel Ernestine, cédant aux prières de la duchesse, s'étendit à demi.

S'asseyant alors dans son fauteuil au chevet de l'orplieline, Ilermi- jie lui dit avec ime tendre sollicitude en lui prenant les deux mains :

Je vous assure, Ernestine, qu'un peu de repos vous fera grand bien. Comment vous trouvez-vous ?

-^ Je me sens la tête encore un peu pesante, voilà tout.

Chère enfant, à quel affreux péril vous avez échappé !

3Ion Dieu ! Herminie, il ne faut pas m'en savoir gré. Je n'ai pas songé un instantau danger... j'ai vu ce pauvre vieillard glisser du talus, et tomber presque sous la roue de la charrette ; j'ai crié, je me suis élancée, et, quoique je ne sois pas bien forte, je suis parvenue, je ne sais comment, à attirer assez M. Bernard de mon côté pour l'empêcher d'être écrasé.

Vaillante et chère enfant eourage ! et votre blessure?

C'est en me relevant que je me serai sans doute frappée à la roue. Dans le moment je n'ai rien senti; M. Bernard, en revenante lui, s'est aperçu que j'étais blessée... Mais ne parlons plus de cela, j'ai eu plus de peur que de mal... et c'est être vaillante à boa marché.

Jetant alors autour d'elle des regards ravis, la jeune fille reprit :

Vous aviez bien raison de me dire que votre petite chambre était charmante, Herminie! Comme c'est frais et coquet! et cesjo-

, !ies gravures, et ces statuettes si gracieuses, et ces vases remplis de fleurs; il me semble que ce sont de ces choses bien simples que tout le monde pourrait avoir, et que personne n'a, parce que le goût seul sait les choisir; et puis, quand on pense, ajouta la jeune fille avec une émotion contenue, que c'est par votre seul travail que vous avez pu acquérir toutes ces charmantes choses... comme vous

L'onauniL ssf

devez être fièrc et lieiireiiso ! comme vous devez vous plaire ici!

Oui. n'-poudil liistemeiil la dnchcsse, je me suis plu ici [iCQ* dant longtemps.

Et m;iiuioiiaiit, vous ne vous y plaisez plus? Oh! ce scr.iit une ingratitude.

Non, non ! colle pauvre pciite cliumbrc m'est toujours clière, reprit vivement Ilermiiiie en pensant que dans celte ciiand)re elle avait vu Gerald pour la première et pour la dernière fois pcnt-ctre.

Ernestine ne savait comment trouver une iransiiion qui lui permît d'amener l'entretien sur sa mère snns éveiller les soupçons d'ilermi« nie; mais, avisant son piano, elle ajouta :

Voilà ce piano dont vous jouez si bien, dit-on. Oh ! que j'aurais de plaisir à vous entendre un jour !

Ne me demandez pas cela aujourd'hui, je vous en prie, Ernes- tine, je fondrais en larmes aux premières notes : quand je suis triste, la musique me fait pleurer.

Oh! je comprends cel-a ; mais plus tard je vous entendrai, n'est- ce pas?

Je vous le promets.

A propos de musique, reprit Ernestine en tâchant de se con« Craindre, l'autre soir, quand j'étais assise chez madame Ilerbaut, à côté de plusieurs •eunes personnes, l'ime d'elles disait qu'une dam« étant très-malade vous avait appelée auprès d'elle,

Cela est vrai... répondit tristement Ilerminic, essayant de trouver un refuge contre ses pénibles préoccupations duns le souve- nir de sa mère. Oui, et cette dame était celle dont je vous ai parlé l'autre soir, Ernestine, parce qu'elle avait une fdle qui s'appelait comme vous.

Et, en vous écoutant, n'est-ce pas? les souffrances de cette dame devenaient moins vives?

Parfois elle les oubliait; mais, hélas ! ce soulagement n'a pas sufD pour la sauver.

Bonne comme vous l'êtes, Herminie, quels soins touchants vous avez avoir de cette pauvre dame !

C'est qu'aussi . voyez-vous, Ernestine, sa position était si inté- ressante ! si navrante ! Mourir jeune encore , en regrettant une fiîle bien-aimée !

El de sa fille elle vous parlait quelquefois, Herminie f

524 LES SEPT PECUES CAPITAUX.

Pauvre mère ! sa fille était sa préoccupation constante et def» nière ; elle avait uu portrait délie... toute enfant... et souvent j'ai vu ses yeux , pleins de pleurs, s'attacher sur ce tableau; alors elle me lisait combien sa fille méritait sa tendresse par son charmant natu- rel... elle me parlait aussi des lettres qu'elle recevait d'elle presque chaque jour; à chaque ligne, me disait-elle, se révélait la bonté du cœur de cette enfant chérie.

Pour être ainsi en confiance avec vous, flerminie, cette dame devait vous aimer beaucoup?

Elle me témoignait une grande bienveillance, à laquelle je répon- dais par un respectueux attachement...

Et la fille de cette dame , qui vous aimait tant, et que vous ai- miez tant aussi, vous n'avez jamais eu le désir de la connaître, celte autre Ernestine?

Si... car tout ce que sa mère m'en avnit dit avait éveillé d'a- vance ma sympathie pour cette jeune personne; mais elle était en pays étranger. Cependant, lorsqu'elle est revenue à Paris, un instant j'avais espéré de la voir.

Comment cela , ma chère flerminie? demanda Ernestine en dissimulant sa curiosité.

Une circonstance m'ayant rapprochée de son tuteur, il m'avait dit que peut-être je serais appelée à donner à cette jeune demoiselle des leçons de piano.

Ernestine tressaillit de joie. Cette pensée ne lui était pas jusqu'alors venue; .nais, voulant motiver sa curiosité aux yeux d'Hermiuie, elle reprit en souriant ;

Vous ne savez pas pourquoi je vous fais tant de questions sur celle jeune demoiselle? C'est qu'il me semble que j'en serais jalouse, si vous alliez l'aimer mieux que moi, cette autre Ernestine!

Oh! rassurez-vous, dit Herminie en secouant mélancolique- menila tête.

El pourquoi ne l'aimeriez-vous pas ? dit vivement mademoi- selle de Boaumesnil, qui, regrettant cette expression d'inquiétude in- volontaire, ajouta :

Je ne suis pas assez égoïste pour vouloir priver cette demoiselle de voire ;iffeclion.

Ce f^ue je sais d'elle, le souvenir des bontés de sa mère, lui as- sureront toujours ma sympaihie; mais, hélas ! ma pauvre Ernestine, tel

L'ORGUEIL. 5J5

est moa orgueil , que je craindrais toujours que mon iftudicmenl n'edl l'air intéressé... cette jeune demoiselle est très-riche... et je suis pauvre.

Ah! dit amèrement mademoiselle de lîcaumesnil, c'est avoir bien mauvaise opinion d'elle... sans la connaiire...

Délrompcz-Yous, Ernesline, je ne doute pas de sou bon cœur, d'après ce que m'en a dit sa mère... mais, pour celle jeune personne, no suis-je pas nue étrangère ?... |)uis, à cause de plusieurs raisons, et surtout de crainte de réveiller en elle de cruels regrets, c'est à peine si j'oserais lui parler des circonstances qui m'ont rapprochée de sa njore mouraiiic. des bontés (pielle a eues pour moi. Ne serait-ce pas, d'ailleurs, avoir l'air de chercher à me faire valoir et d'aller au-de- vant d'une alfeciion à laquelle je n'ai aucun droit ?

A cet aveu, comhicn Erncstine se félicita d'avoir été aimée d'Uer- minie avant d'être coiuiiie pour ce qu'elle était réellement !

Et puis , rapprochement étrange ! elle craignait de ne rencontrer que des affections intéressées , parce qu'elle était la plus riche héri- tière de France, tandis qu'llorminie , parce qu'elle était pauvre, crai- gnait que son affection ne parili intéressée.

La duchesse semblait déplus en plus accablée, depuis la dernière moitié de cet enlri lien. Elle avait cru y trouver nu refuge contre ses cruelles pensées, et, fatalement, elle s'y voyait ramenée; car c'était aussi dans le sublime orgueil de sa pauvreté, craignant de voir attri- buer à l'intérêt ou à la vanité son amour pour Gerald , qu'llerminie avait puisé la fièro résolution qui devait presque infailliblemeut ruiner ses dernières espérances.

Comment espérer, en effet, que madame la duchesse de Senneierre

consentirait à la démarche exigée d'elle? Mais, hélas! quoique assez

■courageuse pour sacrifier son amour à la dignité de cet amour même,

lerminie n'en ressentait pas moins tout ce que ce sacrifice héroïque

vait d'affreux pour elle, à mesure qu'elle y songeait davantage.

Aussi, faisant allusion presque malgré elle à ses douloureux senti- jients, elle dit d'une voix altérée, en rompant la première un silence ie quelques instants :

Ah! ma pauvre Ernestine, qui croirait que les affections les plus pures, les plus nobles, peuvent être souillées par des soupçons infâmes !

El, incapable de se contenir plus longtemp», elle fondll en larmes

526 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

en cacTiant son visage dans le sein dErnesline, qui, alors à demi couchée, se releva et serra son amie contre son cœur en lui disant :

Ilerminie, mon Dieu! qu'avez-vous? Je m'apercevais bien que vous deveniez de plus en plus triste, mais je n'osais vous demander la cause de votre peine.

N'en parlons plus, reprit Herminie, qui semblait rougir ses larmes, pardonnez-moi cette faiblesse, mais, tout à l'heure, des souvenirs pénibles...

Ilerminie, je n'ai aucun droit à vos confidences, mais pourtant quelquefois l'on souffre moins en park^nt de sa souffrance.

Oh ! oui, car cela oppresse, cela tue, une douleur, une con- trainte; mais l'humiliation 1 mais la honte!

Vous, humiliée ! voqs, éprouver de la honte! Ilerminie, oh! non! jamais ! vous êtes trop fière pour cela !

Eh! n'est-ce pas une lâche faiblesse, une honte, que de pleurer comme je fais , après avoir eu le courage d'une résolution juste et digne?

Et, après un moment d'hésitation , la duchesse dit à Ernestine ;

Ma pauvre enfant , ne regardez pas ce que je vais vous dire comme une confidence... Votre extrême jeunesse me donnerait des scrupules; mais, dans ce récit, voyez une leçon.

Une leçon?

Oui, comme moi vous êtes orpheline, comme moi vous êtes sans appui, sans expérience qui puisse vous éclairer sur les pièges, sur les tromperies dont de pauvres créatures comme nous sont quel- quefois entourées. Ecoutez-moi donc, Ernestine, et puissé-je vous épargner les douleurs doni je souffre!

El Ilerminie raconta à Ernestine cette scène dans laquelle , juste- ment offensée contre Cerald , qui s'était permis de payer ce qu'elle devait, et le Iraiiant d abord avec hauteur et dédain, la jeune fille lui avait ensuite pardonné, touchée du généreux sentiment auquel Gerald avait réellement cédé. Puis Herminie continua en ces termes :

Deux jours après cette première rencontre, voulant me distraire de souvenirs qui, pour mon repos, prenaient déjà sur moi trop d'em- ï)ire, j'allai le soir chez madame Herbiiut; c'était le dimanche. Quelle fut ma surprise de retrouver ce même jeune homme dans cette réu- nion! J'éprouvai d'abord une impression de chagrin, presque de crainte, sans doute un pressentiment... puis j'eus le malheur de céder

LX)RCBEIL. 597

à l'attrait de cette nouvelle rencontre... jamais, jusqu'alors, je n'avais vu personne qui eût, comme lui, des manières à la fois sini|)Ii'>, éle- paiitos et dislin^'iicos, un esprit brillant et enjoué, mais toujours d'une réïerve du nieilleur goût. Jo déteste les louanges, et il trouva moyen de me faire accepter ses flatteries , tant il sut y mettre de délicatesse et de grâce. J'appris dans la soirée qu'il se oommait Gerald, et que...

Geraid? dit vivement Ernostine en songeant que le duc de Sennelerre, l'un des prétendants à sa main, se nouiinait aussi Gerald.

Mais un coup de sonnette qui se fit entendre attira rattcniion d'iler- minie. et l'empêcha de remarquer l'étonncment de mademoiselle de Beaumesnil.

Celle-ci. à ce bruit, se leva du lit elle était assise, pendant qu'llerminie, très-contrariée de cette visite inopportune, se dirigea vers la porte.

Un domestique âgé lui remit un billet contenant ces mots :

« 11 y a plusieurs jours que je ne vous ai vue, ma chère enfant, car j'ai été un peu souffrant. Fouvez-vous me recevoir ce matin? « Tout à vous bien affectueusement ,

fl Maillefort.

« p. s. Ne vous donnez pas la peine de me répondre ; si vous vou- lez de voire vieil ami, dites seulement oui au porteur de ce l;i!let.

llerminie, toute à son chagrin, fut sur le point de chcrclier un pré- texte pour éviter la visite de M. de Maillefort ; mais, réfléchissant que le marquis, appartenant au grand monde , connaissait saus doute Ge- rald, et que, sans livrer son secret au bossu, elle pourrait peut-être avoir par lui quelques renseignements précis sur le duc de Sennelerre, elle dit au donicslique :

j attendrai ce malin M. le marquis de Maillefort.

Puis , revenant dans sa chambre , l'allendait mademoiselle de Beaumesnil, llerminie se dit :

Jlais si M. de .Maillefort vient pendant qu'Ernestine est encore ici? Eh bien! peu iuipirte qu'elle le voie chez moi, elle a maintenant mes confidences, et d ailleurs la chère enfant est si discrète , qu'à l'as- pect d'un étranger elle me laissera seule avec lui.

Herminie continua donc son entretien avec mademoiselle de Beau-

323 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

mcsnll sans lui parler de la prochaine visite de M. de Maiilefort, de crainte qu'Ernesiine, par convenance, ne la quittât plus tôt qu'elle ne «c rélait proposé.

XLIII

Pardonnez-moi de vous avoir quittée, ma chère Ernestine, dit llerminie à son amie. C'était une lettre, et j'ai fait une réponse verbale.

Je vous en prie, Herminie, répondit Ernestine, veuillez continuer vos confidences, vous ne sauriez croire à quel point elles m'intéressent.

Et moi, il me semble que mon cœur se soulage en s'épanchant.

Voyez-vous, j'en étais bien sûre, répondit Ernestine avec une tendresse ingénue.

Je vous disais donc qu'à la réunion de madame Herbaut j'appris que ce jeune homme s'appelait Gerald Auvernay. C'est M. Olivier qui me le nomma en me le présentant.

Ah ! il connaissait M. Olivier.

C'était son ami intime, car Gerald avait été soldat au même ré- giment que M. Olivier. En quittant le service, il s'était employé chez un notaire, m'a-t-il dit ; mais depuis peu de temps il avait renoncé à ce travail de chienne, qui ne convenait pas à son caractère, et s'était occupé aux fortifications sous un officier du génie qu'il avait connu en Afrique. Vous le voyez, Ernestine, Gerald était d'une condiiiou égale à la mienne, êl, libre ainsi que lui, j'étais bien excusable de m^ laisser entraîner à ce penchant fatal.

Pourquoi falal, Herminie?

Quelques molSi encore , et vous saurez tout. Le lendemain de notre rencontre chez madame Herbaut , vers la tombée du jour , de retour de mes le<;ons, j'étais assise dans le jardin, dont le propriétaire avait eu l'obligeance de me permettre l'entrée. Ce jardin , commï

L-CÎ\(;UEIL. 329

vous ponrrier le voir à iravers la fonôtre , n'est scparû de îa ruelle, (jiii le borne, que par une charmille et une palissade à liautenr d'appui. lUi l)anc j'étais placée, je vis passer Gerald. Au lieu d'èire mis, comme la veille, avec une élépanle simplicité , il portait une blouse grise et un large chapeau de paille. Il fit im mouvement de surprise çn m'aperccvani; mais, loin de paraître humilié d'èire vu dans son habit de travail, il me salua, s'approcha et me dit gaiement qu'il finissait sa journée, qu'il venait de diriger certaines parties des con- structions militaires (pic l'on exécute maintenant dans la plaine de 5!onceau : « C'est un métier moitié d'architecte , moitié de soldat, qui me plaît mieux que la sombre étude du notaire, me dit-il; ce que je gagne me suffit; j'ai ù conduire de rudes et braves tra- vailleurs, au lieu de paperasser des procès, et j'aime mieux cela. »

Oh ! je comprends bien celte préférence, ma chère llcrminie.

Sans doute aussi , je vous l'avoue, Ernestine, celle résignation à un travail pénible, presque manuel, m'a d'autant plus touchée que Gerald a reçu une très-bonne éducation. Ce soir-là il me quitta bientôt et me dit en souriant que, dans l'espoir de me rencontrer quelque- fois sur les limites de mon jmrc , il se félicitait d'avoir à passer sou- vent par cette ruelle pour aller voir un de ses anciens camarades de 'armée, qui habitait une petite maison, que l'on apercevait, en effet, du jardin. Que vous dirai-je, Ernestine? Presque chaque soir, à la fin du jour, j'avais ainsi un entretien avec Gerald; souvent même nous sommes allés nous promener dans ces grands terrains ga/onnés ce malin est arrivé laccident de M. Bernard. Je trouvais dans Gerald tant de franchise, tant de générosité de cœur, tant d'esprit et de char- mante humeur ; il paraissait enfin avoir de moi une si haute et , je je puis le dire, une si juste estime, que, lorsque vint le jour Gerald me déclara son amour et me dit qu'il ne pouvait vivre sans moi... mon bonheur fut grand, Ernestine... oh! bien grand ! car, si Gerald ne m'eût pas aimée, je ne sais pas ce que je serais devenue. Il m'eût été impossible de renoncer à cet amour. Et aimer seule, aimer sans espoir, ajouta la pauvre créature en tressaillant et contenant à peine ses larmes, oh ! c'est pire que la mort, c'est une vie à ja- mais désolée.

.Mais, surmontant son émotion, Herminie continua :

Ce que je ressentais , je le dis franchement à Gerald ; de ma part ce n'était pas seulement de l'amour, c'était presque de la recon-

330 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

naissance : car, sans lui, la vie m'apparaissait trop affreuse. « Nous sommes libres tous deux , ai-je dit à Gerald , notre condition est égale, nous aurons à demander au travail notre vie de chaque jour, et cela satisfait mon orgueil, car l'oisiveté imposée à la femme est pour elle une cruelle humiliation. Notre existence sera donc mo- deste, Gerald, peut-être même précaire ; mais, à force de courage, appuyés l'un sur l'autre et forts de notre amour, nous défierons les plus mauvais jours. »

Oh ! Herminie, quel digne langage ! Comme M. Gerald a être heureux et fier de vous aimer l Mais, encore une fois , puisque vous avez rencontré tant de chances de bonheur , pourquoi vos larmes, votre chagrin?

N'est-ce pas, Ernestine, que j'étais bien excusable de l'aimer? dit l'infortunée en portant son mouchoir à ses lèvres pour com- primer ses sanglots. N'est-ce pas que c'était de mu part un no- ble et loyal amour? Oh! dites-le-moi... N'est-ce pas qu'on ne peut pas m'accuser de...

Herminie n'acheva pas, ses larmes étouffèrent sa voix.

Vous accuser? s'écria Ernestine, mais, mon Dieu ! de quoi vous accuser? N'êtes-vous pas litre comme M. Gerald? ne vous aime- t-il pas autant que vous l'aimez? Laborieux tous deux, votre condi- tion est égale.

Non, reprit Herminie avec accablement. Non, nos condi- tions ne sont pas égales.

Que dites vous?

Non, elles ne sont pas égales, hélas ! et c'est mon malheur; car, afin de les égaliser en apparence, Gerald m'a trompée par de faux dehors.

0 mon Dieu ! et qui est-il donc ?

Le duc de Senneterre.

Le duc de Senneterre !

S'écria Ernestine, frappée de stupeur et d'effroi pour Herminie, en pensant que Gerald était l'un des trois prétendunis à sa main à elle Ernestine, et qu'elle devait se rencontrer avec lui au bal du lende- main.

H abusait donc indignement Herminie, puisqu'il donnait suite à ses prétentions de mariage avec la riche héritière.

Herminie interpréta la muette et profonde stupeur de son amie eu

L'ORGUEIL. 581

l'aUribuant au saisissement qu'une pareille révélation lui devait cau- ser, cl ro|»ril :

Eli bleu! dites, Ernestine, suis-je assez malheureuse?

Oh ! une telle tromperie, c'est infûme ! et comment avez-voas pu savoir...

.M. de Senneterre, se sentant incapable de supporter plus long- temps, a-i-il dit, la vie de coniiimelles lausselés que son premier men- songe lui iniposait. et n'osant me faire lui-même l'aveu de cette trom- perie, il en a chargé M. Olivier.

Enfin, c'est du moins M. de Senneterre qui lui-même vous a fait faire cette révélation .'

Oui. et, malgré la douleur qu'elle m'a causée, j'ai retrouvé quelque chose de cette loyauté que j'aimais en lui.

Sa loyauté ! s'écria Ernestine avec amertume, sa loyauté ! et mainlennnt il vous abandonne .'

Loin de m'abandonner, reprit Uerminie, il me propose sa roain.

Lui! M. de Senneterre?— s'écria Ernestine avec une nouvelle stupeur ; mais alors, Ilcrminie, reprit-elle, pourquoi vous dés- espérer ainsi ?

Pourquoi ? dit la duchesse, parce qu'une pauvre orpheline comme moi n'achète un pareil mariage qu'au prix des humiliations les plus dures.

Herminie ne put continuer, car elle entendit sonner.

Pardon, ma chère Ernestine, reprit-elle en séchant ses lar- mes et contenant son émotion, je crois savoir quelle est la personoe qui sonne là. Je ne puis me dispenser de la recevoir.

Alors, je vous quitte, Herminie, dit Ernestine en reprenant à la hâte sou chàle et son chapeau, quoiqu'il me soit bien péniblede TOUS laisser si triste.

Attendez du moins que cette personne soit entrée.

Allez toujours ouvrir, Uerminie, pendant que je vais mettre mon chapeau.

La duchesse fit un pas vers la porte; mais, par un sentiment rem- pli de délicatesse, réfléchissant à la difformité de M. de Maillefort, elle revint et dit à son amie :

Ma chère Ernestine, nfin d'épargner à la personne que j'attends le petit désagrément que lui causerait peut-être l'expression do votre

552 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

surprise & la vue de son infirmité, je vous préviens que celte personne est bossue.

Soudain mademoiselle de Beaumesnil se rappela que sa gouvernante lui avait appris que le marquis de Maillefort s'était fait donner l'a- dresse d'Herminie ; une crainte vague lui fit demander à Herminie avec un embarras mortel :

Et quelle est celle personne ?

Un excellent homme, qu'une circonstance étrange m'a fait con- naître, car il appartient au grand monde. Mais je crains de trop tar- der à ouvrir. Excusez-moi, ma chère Ernesline.

Et Herminie disparut.

Ernesline resta immobile, atterrée.

Un invincible pressentiment lui disait que M. de Maillefort allait en- trer... la trouver chez Herminie... et, quoique mademoiselle de Beau- mesnil dût aux paroles ironiques du marquis le désir et la volonté de tenter l'épreuve qu'elle avait subie, lors de sa présentation chez madame Herbaut, quoique enfin elle ressentît pour lui une sorte de re- virement sympathique, elle ignorait encore jusqu'à quel point elle pouvait compter sur M. de MaiUefort, et celte rencontre la désolait.

Ernesline ne s'était pas trompée.

Son amie rentra accompagnée du marquis.

Heureusement Herminie, songeant seulement alors que les rideaux de son alcôve étaient ouverts, se hâta d'aller les fermer, selon son habitude de chaste susceplibililé.

La duchesse, tournant ainsi le dos à Ernesline et à M. de Maillefort pendant quelques secondes, ne put s'apercevoir du saisissement que ces deux personnages éprouvèrent à la vue l'un de l'autre.

M. de Maillefort, en reconnaissant mademoiselle de Beaumesnil, tressaiUit de stupeur; une curiosité remplie d'inquiétude se peignit sur tous ses traits; il ne pouvait en croire ses yeux ; il allait parler, lorsque Ernesline, pâle, tremblante, joignit vivement les mains, en le regard;int d'un air si désespéré, si suppliant, que les paroles expi- rèrent sur les lèvres du marquis.

A ce moment Herminie se retourna : la figure de M. de Maillefort n'exprimait plus le moindre étonnement ; voulant même donner i mademoiselle de Beaumesnil le temps de se remettre, il dit à Hermi- nie :

L'ORGUEIL. 333

Je suis bien indiscret, j'en suis sûr, niadcmoisclle. je viens Dial à propos poul-ôlre.

Jamais, monsieur, croyet-le, vous ne viendrez mal à propos. dit la duchesse; je vous demanderai scnUMuent la permission de reconduire madenioiselle.

Je vous en supplie, dit le marquis en s'inclinant, je serais désolé que vous fissiez pour moi la moindre cérémonie.

Il l'allut à mademoiselle de Heaumcsnil un gnuid empire sur cllc- nième pour ne pas ir.diir son trouble; heureusement la petite en- trée qui précédait la chambre d'IIerminie était obscure, et, l'alléra- lion subite des traits d'Ernestine échappant à son amie, elle lui dit :

Ernesiine, après ce que je viens de vous confier, je n'ai pas be- soin de vous dire combien votre présence me sera nécessaire. Hélas! je ne croyais pas devoir mettre sitôt votre amitié à l'épreuve. Far grûcc, Ernesiine. par pitié, ne me laissez pas trop longtemps seule... si vois saviez combien je vais souffrir ! Car je ne puis plus espérer de revoir Gorald, ou l'esiérance qui me reste est si incertaine, que je n'ose y compter. Je vous expliquerai tout cela. Mais, je vous en con- jure, ne me laissez pas longtemps sans vous voir.

Oh ! croyez bien, Ilerminie, que je viendrai le plus tôt que je fourrai... et ce ne sera pas ma faute si...

llélas! je comprends. Votre t-emps appartient au travail parce qu'il vous faut travailler pour vivre. C'est comme moi : malgré ma douleur, il va falloir (pie, dans une heure, je commence ma tournée de leçons. Mes leçons, mon Dieu! mon Dieu !... et c'est à peine si j'ai la tète à moi. .Mais, pour nous autres, ce n'est pas tout que de souffrir, il faut vivre !

Ilerminie prononça ces derniers mots avec une si déchirante amer- tume, que mademoiselle de Beaiimesnil se jeta au cou de son amie en fondant en larmes.

Allons, j'aurai du courage, Ernestine, lui dit Herminie en ré* pondant à son étreinte, je vous le promets... je me contenterai du peu de temps que vous me donnerez, j'attendrai, et je me souvicn* drai, ajouta la pauvre duchesse en tâchant de sourire. Oui, me souvenir de vous et attendre votre retour, ce sera encore une consolation.

.\dieu, Ilerminie, adieu! dit mademoiselle de Dcaumesnil d'une voix étouffée, adieu, à bientôt... le plus tôt que je pour-

10.

334 LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

rai... je vous le jure... après-demain, si je puis... Et, après tout, je le pourrai, ajouta résolument l'orpheline, oui, quoi qu'il ar- rive, après-demain, à cette heure-ci, comptez sur moi.

Merci, merci, dit Herminie en embrassant Ernestine avec effusion. Ah ! la compassion que j'ai eue pour vous... votre gêné» reux cœur me le rend bien.

Après-demain, Herminie.

Merci encore, Ernestine.

Adieu, dit la jeune fille.

Et, dans un trouble inexprimable, elle se dirigea vers l'endroit sa gouvernante l'attendait dans le fiacre.

Au moment mademoiselle de Beaumesnil sortait de chez Her- minie, elle se croisa avec un homme qui se promenait lentement dans la rue, en regardant de temps à autre la maison occupée par Herminie.

Cet homme était de Ravil, qui, on l'a dit, venait parfois rôder au- tour de la demeure de la duchesse, dont il avait gardé un très-irritant souvenir, depuis le jour ce cynique avait si insolemment abordé la jeune artiste, alors qu'elle était sur le point d'entrer à l'hôtel de Beaumesnil.

De Ravil reconnut parfaitement la plus riche héritière de France, qui, dans son trouble, remarqua d'autant moins ce personnage, qu'elle ne l'avait vu qu'une fois au Luxembourg, lors de la séance de la Chambre des pairs, M. de la Rochaiguë l'avait conduite.

Oh! oh! qu'est ceci? la petite Beaumesnil mise presque en griselie, sortant seulette, pâle et comme effarée, d'une maison de ce quartier désert, se dit de Ravil avec une surprise incroyable. Snivons-la d'abord prudemment. Plus j'y songe, plus j'aime à me persuader que c'est le diable qui m'envoie une pareille bonne for- tune. Oui, oui, cette découverte peut être pour moi la poule aux œufs d"or. Eh ! eh! cela me réjouit le cœur et l'âme. Rien que d'y songer, j'ai des éblouissements métalliques tout à fait dans le genre de ceui de ce gros niais de RIornand.

Pendant que de Ravil suivait ainsi mademoiselle de Beaumesnil, sans qu'elle se doutât de ce dangereux espionnage, Herminie était revenue auprès de M. de Maillefort.

LOutilEfL. 335

XLIV

M. de Maillcforl altcndaii le retour d'Uenninie dans une perplexité étrange, se demaiulaiii <iuelle circonstance inexplicable avait pu rap- procher cette jeune (ille de mademoiselle de Beaumcsnil.

Le marquis dédirait d'ailleurs ce rapprochement, ainsi qu'on le ▼erra bientôt ; mais le bossu ne l'avait pas conçu de la sorte ; aussi la présence d'Ernesiine chez llerminie, le mystère dont elle avait nécessairement s'entourer pour se rendre dans celle maison, le se- cret que mademoiselle do Beaumcsnil lui avait demandé d'un air si suppliant, secret qu'il voulait et devait scrupuleusement garder, d'a- près sa promesse tacite, tout concourait a exciter au plus haut point la curiosité, riutérct et presque l'inciuiolude de M. de Mailieforl, qui, pour tant de raisons, ressentait une sollicitude paternelle pour ma- demoiselle de Beaumcsnil.

Cependant, lors du retour d'Uerminie, qui s'excusa de l'avoir laissé seul trop longtemps, le marquis lui dit de l'air du monde le plus naturel :

Je serais désolé, ma chère enfant, que vous ne me traitiez pas ayec cette familiarité à laquelle ont droit les véritables amis; rien de plus simple d'ailleurs que de reconduire une de vos compagnes, car cette jeune personne est, je suppose...

Une de mes amies, monsieur, ou plutôt, ma meilleure amie.

Oh ! oh ! dit le marquis en souriant, c'est une bien vieille, aoe bien ancienne amitié, sans doute?

Très-récente, au contraire, monsieur; car celte amitié a été aussi soudaine qu'elle est sincère et déjà éprouvée.

Je connais assez votre cœur et la solidité de votre esprit, ma chère enfaiU, pour être certain de la sûreté de votre choix.

Un seul trait, qui vient de se passer il y a une heure à peine, monsieur, vous fera juger du courage et de la bonté de mon amie : au péril de sa vie, car elle a été blessée, ^le a arraché un pauvre vieil- lard à une mort certaine.

Et CD quelques mots Uermiuie, fière de son amie, et voulant la

536 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

faire apprécier ainsi qu'elle méritait de l'être, raconta la courageuse conduite d'Ernesiine au sujet du commandant Bernard.

L'on devine l'éniotion du marquis à celte révélation inattendue, qui lui montrait mademoiselle de Beaumesnil sous un aspect si touchant ; aussi s'écria-t-il :

C'est admirable de courage, de générosité! Puis il ajouta :

J'en étais sûr... vous ne pouviez que dignement placer votre ami- tié, ma chère enfant. Jlais quelle est donc cette brave et excellente jeune fille?

Une orpheline comme moi, monsieur, et qui, comme moi, vit de son travail : elle est brodeuse.

Ah ! elle est brodeuse? mais, puisqu'elle est orpheline, elle vit donc seule?

Non, monsieur, elle vit avec une de ses parentes, qui l'a présen- tée dimanche soir à un petit bal, je l'ai rencontrée pour la pre- mière fois.

Le marquis croyait rêver : il fut un instant sur le point de soup- çonner quelqu'un des la Rochaiguë d'être complice de ce singulier mystère; mais la foi aveugle qu'il avait avec raison dans la droiture d'Herminie lui fil rejeter cette idée; cependant, il se demandait com- ment avait pu faire mademoiselle de Beaumesnil pour quitter pendant toute une soirée l'hôtel de son tuteur, à l'insu du baron et de sa fa- mille, pour aller au bal ; il se demandait aussi avec non moins d'éton- nement par quels ijioyens Ernestine avait pu ce matin-là même dis- poser de quelques lientos d'entière liberté ; mais, craignant d'éveiller la défiance d'Herminie on la questionnant davantage, il reprit :

Allons, c'est un bonheur pour moi que de vous savoir une amie si digne de vous; et il me semble, ajouta le bossu avec intérêt, qu'elle ne pouvait venir plus à propos.

Pourquoi cela, monsieur?

Vous savez que vous m'avez donné le droit de franchise?

Certainement, monsieur.

Eh bien ! il me semble que vous n'êtes pas dans votre état habi- tuel. Je vous trouve pâle: l'on voit qu'il y a peu d'instants vous avez [ileuré, pauvre chère enfant !

Monsieur, je vous assure...

1

L'ORGUKIL. 537

Et, s'il faut vous le dire, cela uia fr;ippé d'aulaut plus, que, les deux (lornièros fois/pie je vous ai vue, vous scuiMicz tout liciireuse. Oui. le couleuleuieul se lisait sur lous vos iraiis; cela doiuiaii uiêiiicà votre beauté (luchpie cliose de si expausif, de si mdioux, ijue, vous vous eu souveuez peul-êlrc, pour la rareté de la oliose, je vous :ii fait couipliiueiit de votre rayonnante beauté. Jugez un peu. moi qui suis le plus maussade louangeur du monde! ajouta le bossu eu l\- chant d'amener un sourire sur les lèvres d'Iîermiuie.

Mais celle-ci, ne pouvant vaincre sa tristesse, répondit :

L'émotion que m'a causée le danger auquel Eiiiestine vient d'é- chapper ce matin a sans doute altéré mes traits, monsieur.

Le marquis, certain qu'llerminie souffrait d'un cliagrin qu'elle vou- lait tenir caché, n'insista pas par discrétion, et reprit :

Ainsi que vous me le ditos , ma chère enfant, cette émotion aura sans doute ainsi altéré vos traits ; heureusement le péril est passé ; mais, dites-moi. il me faut bien vous lavouer, ma visite est intéres- sée... très-intéressée...

Puissiez-vous dire vrai, monsieur!

Je vais vous le prouver. Vous savee , ma chère enfant , que je me suis fait un scrupule d'honneur d'insister désormais auprès de vous, à propos du grave motif qui m'a amené ici pour la première fois.

Oui, monsieur, et je vous ai su gré de n'être pas revenu sur un sujet si pénible pour moi.

Il faut cependant que je vous parle, sinon de madame de Beau- mesnil, du moins de sa fille , dit le marquis en attachant un re- gard pénétrant, aiteniif, sur llerminie, afin de découvrir (quoiqu'il fût à peu près certain du contraire) , si la jeune (il!e savait que sa nouvelle amie était mademoiselle de Beaumesnil; niais il ne conserva pas le moindre doute sur l'ignorance d'IIerminie à ce sujet, car elle répondit sans le plus léger embarras :

Vous avez à me parler de la fille de madame de Beaumesnil , monsieur .'

Oui, ma chère enfant... je ne vous ai pas caché l'amilic dévouée qui m'attachait à madame de Beaumesnil, ses recommandations der- nières au sujetd'nne jeune personne orpheline, jusqu'ici inconnue, in- trouvable, malgré mes recherches ; je v«us ai dit atissi les vœux non

338 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

ruoins chers de la comtesse au sujet de sa fille Ei-nestiue. Différentes .•aisons qui ne sont, croyez-moi , d'aucun intérêt pour vous, font que j'aurais le plus grand désir, dans l'intérêt de mademoiselle de Beau- mesnil, de vous voir rapprochée d'elle.

Moi, monsieur ! dit vivement Herminie en songeant aXi bon- heur de connaître sa sœur; et comment me rapprocher de made- moiselle de Beaumesnil?

D'une manière bien simple, et dont on vous avait déjà, je crois, parlé, lorsque vous vous êtes si noblement conduite envers madame de la Rochaiguë.

En effet , monsieur , l'on m'avait fait espérer que je serais ap- pelée auprès de mademoiselle de Beaumesnil pour lui donner des le- çons de piano.

Eh bien ! ma chère enfant, la chose est arrangée.

Vraiment, monsieur !

J'en ai parlé hier au soir à madame de la Rochaiguë. Elle doit vous proposer aujourd'hui ou demain comme maîtresse de piano à mademoiselle de Beaumesnil; je ne doute pas qu'elle n'accepte. Quant à vous, ma chère enfant , d'abord , je ne prévois pas de refus probable de votre part.

Oh 1 bien loin de là, monsieur !

Et d'ailleurs, ce que je vous demande pour la fille, dit le mar- quis avec émotion , je vous le demande au nom de sa mère , pour qui vous aviez un si tendre attachement.

Vous ne pouvez douter , monsieur , de l'intérêt que m'inspirera toujours mademoiselle de Beaumesnil... mais les relations que j'aurai avec elle devant se borner à des leçons de piano...

Non pas.

Comment, monsieur ?

Vous sentez bien, ma chère enfant , que je ne me serais pas donné assez de peine pour amener ce rapprochement entre made- moiselle de Beaumesnil et vous, s'il devait se borner à des leçons de piano données et reçues.

Mais, monsieur...

Il s'agit d'intérêts sérieux , ma chère enfant , qui ne peuvent être mieux placés qu'entre vos mains.

Alors, monsieur, expliquez-YOUS, de grâce.

L'OHGUEIL. 55a

Je vous en dirai davantage . reprit le niar(|uis souriant à demi, en pensant à la douce surprise d'IIerininie lorMprelle rctou- naîtrail mademoiselle de lieauinesnil dans VorphcUiie brodeuse, sa meilleure amie. Je m'expliiiuerai tout à fait lorsque vous aurez va voire nouvelle écolière.

En tout cas, monsieur, croyez que je regarderai toujours comme un devoir d'obéir à vos inspirations; je serai prête à aller chez made- moiselle de Beaumesnil lorsqu'elle me fera sa demande.

C'est moi qui n)e charge de vous présenter à elle.

Oh! tant mieux! monsieur.

Et, si voi»s le voulez, samedi matin, à cette heure-ci, je vien- drai vous prendre.

Je vous aiiojidrai, monsieur, et je vous remercie de m'épargner l'embarras de me présenie" seule.

Un mot de recommandaliOi, ma chère enfant, dans l'intérêt de mademoiselle de Beaumesnil. Personne ne sait, personne ne doit sa- voir que sa pauvre mère m'a fait appeler près d'elle à ses derniers instants. Il faut que l'on ignore aussi le profond attachement que je ressentais pour la comtesse. Vous garderez le plus profond silence à ce sujet, dans le cas M. ou madame de la Rochaiguë vous parle- rait de moi.

Je me conformerai à vos intentions, monsieur.

Ainsi donc, ma chère enfant, dit le bossu en se levant, à samedi, c'est convenu. Je me fais une joie de vous présenter à ma- demoiselle de Beaumesnil, et je suis certain que vous-même vous trouverez à celte entrevue un charme auquel vous ne vous atten- dez pas

Je l'espère, monsieur, répondit Herminie, presque avec distraction ; car, voyant le marquis sur le point de sortir, elle ne sa- vait comment aborder une question dont elle se préoccupait depuis l'arrivée du bossu.

Elle lui dit donc en lâchant de paraître très-calme :

Aurie/.-vous la bonté, monsieur, avant de vous en aller, de me donner, si toutefois cela vous est possible, quelques renseignements que j'aurais à vous demander?

Parlez, ma chère enfant, dit M. de Maillefort en se rasseyant.

Monsieur le marquis, dans le graad monde vous vivez,

540 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

reprit Herminie avec un embarras mortel, auriez-vous eu l'ocea- sion de rencontrer madame la duchesse de Senneterre?

J'étais l'un des bons amis de son mari, et j'aime extrêmement son fils, le duc de Senneterre actuel, un des plus dignes jeunes gens que je connaisse. Hier encore, ajouta le bossu avec émotion, j'ai acquis une nouvelle preuve de la noblesse de son caractère.

Une légère rougeur monta au front d'Herminie en entendant louer spontanément Gerald par un homme qu'elle respectait autant que M. de Maiilefort.

Celui-ci reprit, assez étonné :

Mais quels renseignements voulez-vous avoir sur madame de Senneterre, ma chère enfant? Vous aurait-on proposé de donner des leçons de musique à ses filles?

Merveilleusement servie par ces paroles du bossu, qui la sortaient d'une grande difficulté, celle de donner un prétexte à ses questions, Herminie répondit, malgré la répugnance que lui causaient le men- songe et la feinte :

Oui, monsieur, une personne m'a dit que peut-être on me pro- curerait des leçons dans cette grande maison; mais, avant de donner suite à cette proposition très-vague, il est vrai, je désirais savoir si je puis attendre de madame la duchesse de Senneterre certains égards, que la susceptibilité peut-être exagérée de mon caractère me fait rechercher avant tout. En un mot, monsieur, je voudrais sa- voir si madame de Senneterre est naturellement bienveillante, et si l'on ne trouve pas en elle celte fierté, cette morgue hautaine, que l'on rencontre quelquefois chez les personnes d'une condition si élevée.

Je vous comprends à merveille, et je suis enchanté que vous vous adressiez à moi; vous connaissant comme je vous connais, chère et orgueilleuse fille que vous êtes, je vous dira: : « N'acceptez pas de leçons dans cette maison-là. Mesdemoiselles de Senneterre sont excel- lentes, c'est le cœur de leur frère... mais la duchesse!

Eh bien! monsieur? dit la pauvre Herminie, le cœur navré.

Ah ! ma chère enfant, la duchesse est bien la femme la plus sottement infatuée de son titre qu'il y ait au monde... ce (pii est singu- lier, car elle est très-grandement née. Or... le ridicule et la bête va- nité du rang sont ordinairement le privilège des parvenus. En un mot, ma chère enfant, j'aimerais mieux vous voir en relations avec

f/ORGUElL. M'.

vingl M. Boniïard qu'avec cette femme d'mic insupporlablc arro- guiice. Les BoufCanl sont si niais, si Rrossicrs. qnc leur manque d'usage amuse plnlôl qu'il ne blesse; mais, oliez la (lu('l)c>se de Si-ii- noterre, vous irouvoriez l'insolence la plus polie ou la politesse la plus insolente que vous puissiez imaj^iner; el vous siiiloui, ma clioie enfant , qui avez à un si haut de'^rc la dignité de voiis-iiiLMue, vous ne resteriez pas dix minutes avec madame de SiMuioierre sans ôlre blessée à vif, vous ne remettriez jamais les pieds chez elle. Alors, à quoi bon y entrer?

Je vous rcnieroie, monsieur, répondit Ilerminie, écrasée par cette révélation, qui détruisait la folle et dernière espérance ([u'elle avait conservée malgré elle : que peut-être madame de Sennelorre, touchée de l'amour de son fds, consentirait à la démarche que le lé- gitime orgueil d'IIirminie mettait conmie condition suprême à son mariage avec Gerald.

Le mar(|uis reprit :

Non, non, ma chère enfant, cette maison-là ne vous mérite pas, et, en vérité, il faut que Gerald de Senneierre soit aussi aveuglé qu'il l'est par la tendresse filiale pour ne pas s'impatienter de l'extra- vagante vanité de sa mère, et ne pas s'apercevoir enlîn que cette glorieuse a le cœur aussi sec qu'elle a l'esprit étroit, et que si queli|ue chose surpasse encore son égoïsme, c'est sa cu|iidité : j'ai de bonnes raisons pour le savoir, aussi je suis ravi de lui enlever une victime en vous éclairant sur elle. Allons, à bientôt, mon enfant ! Je suis tout content de vous avoir, par ce conseil, éparciié quelques chagrins d'amour-propre, et ce sont les pires pour les nobles cœurs comme le vôtre. Mettez-moi donc souvent à même de vous êire bon à quelque chose : si peu que cela soit, voyez-vous, je m'en contente, en atten- dant mieux. Ainsi donc, à samedi.

A samedi, monsieur. Bl. de Maillefort sortit.

Herminie resta seule à seule avec sou désespoir, alors sans boio'*^.

542 LES SEPT PÉljHES CAPITAUX.

XLV

Le jour du grand bal donné par madame de Mirecourt élait arrivé.

A cette fête brillante, les trois prétendants à la main de mademoi- selle de Beaumesnil devaient se rencontrer avec elle.

Cette importante nouvelle, que la plus riche héritière de France allait fiûre ce soir-là son entrée dans le monde, élait le sujet de toutes les conversations, l'objet de la curiosité générale, et faisait oublier la récente et triste nouvelle d'un suicide qui jetait dans la désolatioa l'une des plus illustres familles de France.

Madame de Mirecourt, la maîtresse de la maison, se montrait fran- chement glorieuse de ce que son salon eût Vétrcnne de mademoiselle de Beaumesnil (cela se dit ainsi en argot de bonne compagnie), et elle se félicitait intérieurement en songeant que ce serait probablement chez elle que se concluerait le mariage de la célèbre héritière avec le duc de Senneierre ; car, toute dévouée à la mère de Gerald , ma. dame de Mirecourt était l'une des plus ardentes entremetteuses de cette union.

Postée, selon l'usage, dans son premier salon, afin d'y recevoir les femmes à leur entrée chez elle et d'y être saluée par les hommes , madame de Mirecourt attendait avec impatience l'arrivée de la du- chesse de Senneterre : celle-ci devait être accompagnée de Gerald, et avait promis de venir de bonne heure ; cependant elle n'arrivait pas.

Un grand nombre de personnes, attirées par la curiosité , encom- braient, contre l'habitude, ce premier salon, afin d'être des premiè- res à apercevoir mademoiselle de Beaumesnil, dont le nom circulait dans toutes les bouches.

Parmi les jeunes gens à marier , il en était bien peu qui n'eussent appoité un soin plus minutieux que de coutume à leur toilette, non qu'ils eussent des prétentions directes, avouées, mais enfin... qui sait... les héritières sont si bizarres ! et qui peut prévoir les suites d'un entretien , d'une contredanse , d'une première et soudaine im- pression ?

L'ORGDEIL 543

Aussi chacun, en jetant un dernier et coniijhiis.int regard sur son mii^uir, se rappelait toutes sortes d'aventures incroyables, dans les- quelles d'opulentes jeunes filles s'énamouraient d'un inconnu qu'elles épousaient contre le vœu de leur famille ; car tous ces dignes céliba- taires, d'une vertu rigide, n'avaient qu'une peiibée : le mariaye , et ils poussaient le scrupule , l'honnêteté si loin , ils aini. tient tant le mariage pour le mariage mémo, que l'épouse ne devenait plus guère à leurs yeux qu'un accessoire.

Chaque célibataire, selon le caractère de sa physionomie, s'était doue ingénié à se mettre en valeur :

Les beaux, à se faire encore plus beaux, plus conquérants;

Ceux d'un extérieur peu agréable ou laid se partageaient l'air spirituel ou mélancolique ;

Enfin, tous se disaient, ainsi que l'on fait lorsqu'on s'est laissé prendre au piégc tentateur de ces loteries allemandes qui offrent des gains de plusieurs millions :

« Certes, il est absurde de croire que je gagnerai un de ces lots fa- buleux; j'ai contre moi je ne sais combien de millions de chances, mais enfin l'on a vu des gagnants. »

Quant aux personnes dont se composait la société de madame de Mirecourt, elles étaient à peu près les mêmes qui avaient assisté quelques mois auparavant au bal de jour donné par madame de Sen- neterre, et qui, lors de cette fête, avaient pris i>lus ou moins part aux conversations dont la mort présumable de madame la comtesse de Beaumesnil avait été le sujet.

Plusieurs de ces personnes se rappelaient aussi la curiosité qu'a- vait inspirée à celte époque mademoiselle de Beaumesnil , alors en pays étranger, et que personne ne connaissait; la plupart des invités de madame de Mirecourt allaient donc enlin avoir dans celle soirée la solution de ce problème posé quelques mois auparavant.

La plus riche héritière de France élait-elle belle comme un astre , ou laide comme un monstre? luxuriante de santé, ou malingre et phihi Sique? (Et l'on se souvient que les fins gourmets en fait dhéritièr< avaient prétendu que rien n'était en ce genre plus délicat et plus re- cherché qu'une orpheline poitrinaire.)

Dix heures sonn:\ient.

Madame de Mirecourt commençait à s'inquiéter : madame de Sen- neierre et son fils ne paraissaient pas, et mademoiselle de Beaumes-

0*4 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

nil pouvait arriver d'un moment à l'autre; or, il avait été convenu qu'Krnestine serait pendant toute la soirée accostée de madame da la Rocliaiguë et de madame de Senneterre, et que celle-ci ménagerait adroitement à Gerald la première contredanse avec l'Iiérilière.

A chaque instant le monde se succédait plus pressé. Parmi les nouveaux venus, M. de Mornand, suivi de M. de Piavil, alla, de lair du monde le plus désintéressé, saluer madame de Mirecourt, qui l'ac- cueillit à merveille et lui dit très-innocemnient, sans croire rencontrer si juste ;

Je suis sûre que vous venez un peu pour moi, monsieur de Mor* nand, et beaucoup pour voir la lionne de celle soirée, mademoiselle de Bcaumesnil.

Le futur ministre sourit et répondit avec une infernale diplomatie :

Je vous assure, madame, que je suis venu tout naïvement pour avoir l'honneur de vous présenter mes hommages , et assister à une de ces fêles charmantes que vous seule savez donner.

Et M. de Mornand, s'étant incliné, s'éloigna de madame de Mire- court, et dit tout bas à de Ravil :

Va donc voir si elle est dans les autres salons; moi, je reste ici. Tâche de m'amener le baron si tu le renconircs.

De Ravil fit un signe d'intelligence à son Pylade, se mêla aux grou- pes, et se dit, en pensant à sa rencontre de la veille , dont il s'était bien gardé de parler à M. de Mornand :

Ah ! cette héritière s'en va senlette, en grisetie, dans des quar- tiers déserts, et revient trouver cette abominable mi\dame Laine, qui l'attend complaisamment en fiacre Je ne m'étonne plus si cette in- digne gouvernante m'a déclaré net, il y a quinze jours, que je ne de- vais plus compter sur son influence, que j'avais espéré si bien es- compter. Mais au profit de qui favorise-t-elle cette intrigue de la petite de Beanmesnil? car il doit y avoir nécessairement une intrigue. Ce gros niais de Mornand n'y est pourrien... je l'aurais su... Il faut que je démêle le vrai de tout cela... car plus j'y songe, plus il me semble qu'il y a motif... à faire chanter la poule aux œufs d'or... et sur ce, observons.

Au moment le cynique se perdait dans la foule , la duchesse de Senneterre arrivait, mais seule, et la figure altérée par une vive con- trariété.

L'OnCl'EIL. 545

Madame de Mircoouri se leva pour aller aii-devanl de madame de Soimelorre ; el, avec cet art que les feimncs du monde possèdent à un si haut degré, elle trouva moyen, au mdieu de cent |»ersonnes, et en ayant lair d'adresser à la duchesse des banalités d u»a^e, d'à- Noir avec elle à demi-voix l'entrclieu suivant :

Et i;crald '.'...

On l'a saigné ce soir.

Ah ! mon Dieu ! qu'a-t-il donc ?

Depuis hier il est dans un état affreux.

Et vous ne m'avez pas prévenue, chère duchesse?

Jusqu'au dernier moment il m'avait promis de venir... quoiqu'il souffrit beaucoup.

C'est désolant... mademoiselle de Beaumesnil peut arriver d'un moment à l'aiiire... et vous l'auriez chambrée dès son entrée...

'- Sans doute .. aussi je suis au supplice... et... cen'estpas tout. .

Quoi donc encore, chère duchesse?

Je ne sais pourquoi, il m'est revenu des doutes sur les inten- tions de mon lils.

(Juelle idi-e I

G'e-^t qu'il mène une vie si singulière depuis quelque temps...

Mais alors il ne vous eût pas promis encore aujourd'hui , et quoique souffrant , devenir ici ce soir pour se rencontrer avec made- moiselle de Beiiuniesnil.

Sans doute... et d un autre côté, ce qui me rassure , c'est que M. de Maillefort, dont madame de la Roch;iit!ué redoutait l'insuppor- table pénétration, et que mon fils avait imprudemment mis dans la confidence de nos projets... c'est que .M. de Maiil> fort est pour nous, car il sait le but de la rencontre de ce soir, et il devait nous accompa- gner moi et Gerald

Enfin, que voulez-vous, ma chère duchesse? ce n'est qu'une oc- casion perdue; mais, en tout cas... dès que madame de la Hochai- gué va arriver avec mademoiselle de Beaumesnil... ne les quittez pas... et arrangez-vous avec la baronne pour que la petite n'accepte pour danseurs que des... insignifiants.

C'est très-ini|)ortant.

Et, après avoir ainsi causé quelques instants debout, les deux fem- mes s'assirent sur un sofa circulaire.

540 LES SEPT PÈCHES CAPITAUX.

De nouveaux personnages venaient à chaque instant saluer ma- dame de Mirecourt.

Soudain madame de Senneterre fit un mouvement et dit tout bas et vivement à son amie :

Mais c'est M. de Macreuse qui vient d'entrer... vous recevez donc cette espèce?

Comment! ma chère duchesse; mais je l'ai vu mille fois cher vous, et c'est une de mes meilleures amies, la sœur de monseigneur l'évêqne de Ratopolis... madame de Cheverny, qui m'a demandé une invitation pour M. de Macreuse: d'ailleurs, il est reçu partout, et même avec distinction, car son Œuvre de Saint-Poli/carpe...

Eh ! ma chère, saint Polycarpe ne fait rien du tout à la chose, dit impatiemment la duchesse en interrompant madame de Mire- court. J'ai reçu ce monsieur comme tout le monde, et j'en suis aux regrets; car j'ai appris que c'était un bien grand drôle, je vous dirai même que c'est un homme à chasser de partout! Ou parle d'objets de prixdisparus pendant ses visites,— ajout;i madame de Senneterre très- mystérieusement et sans rougir le moins du monde de ce mensonge, car le protégé de l'abbé Ledoux n'était pas homme à s'amuser à des bagatelles.

Ah! mon Dieu! s'écria madame de Mirecourt, mais, c'est donc un voleur?

Non, ma chère, seulement il vous emprunterait un diamant on une épingle sans songer à vous en avertir.

Au moment même de cet entretien, M. de Macreuse, qui, en s'a- vançant lentement, avait suivi du regard le jeu de la jiliysionomie des deux femmes, soupçonna leur malveillance pour lui, mais vint néan- moins saluer la maîtresse de la maison avec un imperturbable aplomb, et lui dit :

J'aurais désiré, madame, avoir l'honneur de me présenter chez vous ce soir sous les auspices de madame de Cheverny, qui avait bien voulu se charger de moi ; malheureusement elle est souffrante et me charge d'être auprès de vous, madame, l'interprète de tous ses re- grets.

Je suis désolée, monsieur, que cette indisposition me prive du plaisir de voir ce soir madame de Cheverny, répondit sèchement madame de Mirecourt, encore sous l'impression de ce que venait de lui dire madame de Senneterre.

L'OnGUEIL. 547

Mais le Macreuse ne se dcooiicerLait pas faoilonieat, et, s'incliuant ensiiilo (lovant la diichossc, il lui dit eu souriant :

J'ai moins à regretter, ce soir, le bienveillant patronaj^e de ma dame de Clievcrny : car il m'aurait été presque permis de compter sur le vôtre, madame la duchesse.

Justeniont. monsieur, répondit madame de Seuncicrre avec une expression do lianlcur amère, je parlais de vous à madame de Mirecourl lorsque vous êtes entré, et je la félicitais sincèremcat d'a- voir riionneur de vous recevoir cbez elle.

Je n'attendais pas moins des bontés habituelles de madame la ducbossc, àqui j'ai tant de précieuses relations dans le monde, répondit M. de Macreuse d'un ton respectueux et pénétré.

Âpres quoi, saluant de nouveau, il passa dans le salon voisin.

Le protégé de l'abbé Lcdoux (ancien confesseur de madame de Beaumesnil), eu vrai roué de sacristie, était trop madré, trop clair- \oyanl, trop soupçonneux, pour n'avoir pas senti, lors do son entre- vue avec madame de Seuneterre (entrevue il s'était ouvert sur ses prétentions à la main de mademoiselle de Beaumesnil), qu'il venait, comme ou dit vulpaiiement, de faire un pas de clerc, bien que la du- chesse lui cûi promis son appui.

Trop tard, le .Macreuse s'était reproché de n'avoir pas réfléchi que la duchesse avait xm fils à marier. L'accueil sardouique et hautain qu'elle venait de lui faire confirma les soupçons du pieux jeune homme; mais il s'inquiéta médiocrement de cette hostilité, se croyant certain d'après les ra|)porls de madonioiselle lléléna de la Rochai- guë, uon-soulemcni que personne n'était alors sur les rangs pour épouser madomoisolle de Beaumesnil, mais que celle-ci l'avait parti- culièrement distingué, lui, Macreuse, et qu'elle avait paru touchée de sa duuleur et de sa piété.

M. de Macreuse, plein d'espoir, s'assura, d'abord, que mademoiselle de Beaumesnil ne se trouvait dans aucun salon, et il attendit son arri- vée avec impatienco, bien résolu d'épier le moincut opportun pour l'engager à danbcr l'un des premiers, le premier s'il le |)Ouvait.

A-t-on idée d nue impudence égale à celle de M de Macreuse ! dit madame do Si imeterre outrée à madame de Mirecourt lorsque le protégé de l'abbé lcdoux fut éloigné.

En vérité, ma chère duchesse, ce que vous m'apprenez m'étonne

548 LES SEPT PECUES CAPITAUX.

ù un point extrême ; et quand on pense que l'on citait partout M. de Macreuse comme un modèle de conduite et de piété!...

Oui, il est joli, le modèle; je vous en dirai bien d'autres sur son compte...

Et, s'inlerrompant, madame de Senneterre s'écria :

Enfin, voilà niademcIseUe de Beaumesnil... Ah! quel malheur que Gerald ne soit pas ici !

Allons, consolez-vous, ma chère duchesse, du moins mademoi- selle de Beaumesnil n'entendra parler que de votre fils pendant toute la soirée. Restez là, je vais vous amener cette chère petite, vous et la baronne ne la quitterez pas.

Et madame de Mirecourt se leva pour aller au-devant de mademoi- selle de Beaumesnil, qui arrivait accompagnée de 31. et de madame de la Bochaiguë.

La jeune fille donnait le bras à son tuteur.

Un bourdonnement sourd, causé par ces mots échangés à voix basse : « C'est mademoiselle de Beaumesnil, » provoqua bientôt dans tous les salons un mouvement général, et un flot de curieux encom- bra l'embrasure des portes du salon se trouvait Ernestine.

Ce fut au milieu de cette agitation, de cet empressement causé par son arrivée, que la plus riche héritière de France, baissant les yeux sous les regards attachés sur elle de toutes parts, fit, comme on dit, son entrée dans le monde.

La pauvre enfant comparait, à part soi, dans une ironie mépri- sante, celte impatience, celte avidité de la voir et surtout d'être aperçu d'elle, ces murmures d'admiration que quelques habiles même firent entendre sur son passage, à l'accueil si complètement indiffé- rent qu'elle avait reçu le dimanche passé chez madame Herbaut : aussi se sentait-elle de plus en plus résolue de pousser aussi loin que possible la conire-épreuve qu'elle venait chercher, voulant savoir une fois pour toutes à quoi s'en tenir sur la dignité, sur la sincérité de ce monde elle semblait destinée à vivre.

Mademoiselle de Beaumesnil, au grand désespoir des la Rochaiguê, et avec une soudaine opiniâtreté qui les avait confondus et dominés, avait voulu être aussi modestement vêtue que lorsqu'elle s'était pré- sentée chez madame Herbaut.

Uae simple robe de mousseline blanche et une écharpe bleue, en

LORGUEIL. 54f

tout pareilles à celles qn'clle iiortait le dimanche précéilent, li'll était la toilellc de l'Iiéritiore, qui. dans colle courle épreuve, vouUii paraître sans plus ni niuius d'av;iniages (pic lors de la première.

Ernesline avait même eu la pensée de s'accoutrer le pins ridicule ment du monde, presque cerlaiue (pic les louanges pleuvriient de ion» les paris sur la charmante oritjinadtc de sa loilelic; mais elle re- nonça bieniôt à celle lolie eu songeant que celle nouvelle épreuve était chose grave et triste.

Ainsi que cela avait été convenu a l'avance entre mi;si!.,!ii('s do Mirecourl, de Senuelorre el delà Roch.iiguë, dcsson arri\iM- dans le bal, mademoiselle de Ceaumesnil, traversant avec peine les groupes de plus eu plus empressés sur son passage, et conduite par la maî- tresse de la maison, alla prendre place dans le vasie et magnifKpie sa- lon où l'on dansait.

Madame de Mirecourl laissa Ernesline en compagnie de madame de la Rochaiguë el de niad.mie de Sennelerre, que la baronne venait de rencontrer... par hasard.

Non loin du canapé était assise l'héritière, se trouvaient plusieurs chai manies jeunes filles, aussi belles et beaucoup plus élégamment parées que les reines du bal de madame Ilerb.iul; mais tous les re- gards étaient tournes vers Ernesline.

Ce soir je ne manquerai pas do danseurs, pensait-elle, —je ne serai pas invitée par cliavitc... toutes ces charmâmes personnes seront, sans doute, délaissées pour moi.

Pendant que mademoiselle de Beaumcsnil observait, se souvenait et comparait, madame de Sennelerre dit tout bas à madame de la Rochaiguë que, malheureusemenl, Gerald était si gravemeut ma- lade, (ju'il lui serait impossible de venir au bal, el il fut convenu que l'on ne laisserait danser Ernesline que fort peu , avec des personnes très-prudemment choisies.

Pour arriver à ce résultat, madame de la Rochaiguë dit à Ernes- line :

.Ma chère belle... vous pouvez juger de l'étourdissant effet quf TOUS produisez, malgré l'inconcevable simplicité de votre (oiittie; j( vous l'avais toujours prédit sans la moindre exagération, vous I( voyez bien... aussi allez-vous élre accablée d'invitation^... mais, coiiuue il ne convient pas que vous dansiez indifféremment avec tout

'20

550 LES SEPT PECHES CAPITAUX.

le monde, lorsqu'il me paraîtra que vous pouvez accepter un engage- ment, j'ouvrirai mon éventail; si au contraire je le tiens fermé... vous refuserez en disant que vous dansez fort peu... et que vouf avez déjà trop d'invitations.

A peine madame de la Rochaiguë venait-elle de faire cette recom- mandation à Ernestine, que l'on se mit en place pour la contredanse.

Plusieurs jeunes gens , qui mouraient d'envie d'engager mademoi- selle de Beaumesnil, hésitaient cependant, croyant avec raison man- quer aux convenances en la priant au moment même de son entrée dans le bal.

M. de Macreuse, moins scrupuleux et plus adroit, n'hésita pas une seconde; il fendit rapidement la foule et vint timidement prier Er- nestine de lui faire l'honneur de danser la contredanse qui com- mençait.

Madame de Senneterre, stupéfaite de ce qu'elle appelait Vaudace inouïe de ce M. de Macreuse, se pencha vivement à l'oreille de ma- dame de la Rochaiguë pour lui dire de faire signe à Ernestine de re- fuser ; il était trop tard.

Mademoiselle de Beaumesnil , très-impatiente de se trouver pour ainsi dire en tête à tête avec M. de Macreuse, accepta vivement son in- vitation, sans attendre le jeu de l'éventail de madame delà Rochaiguë, et, au grand étonnement de celle-ci, elle se leva, prit le bras du pieux jeune homme, et alla se placer à la contredanse.

Ce misérable-là est d'une insolence effrayante , dit la duchesse courroucée.

Mais elle s'interrompit soudain et s'écria avec l'expression de la joie la plus vive, la plus inattendue, en s'adressant à madame de la Rochai- guë:

Ah ! mon Dieu, c'est lui !

Qui cela ?

Gerald...

Quel bonheur!... donc le voyez-vous, ma chère duchesse?

Là-bas, dans l'embrasure de cette fenêtre... Pauvre enfant, comme il est pâle! ajouta la duchesse avec émotion, quel courag<i. il lui faut !... Ah ! nous sommes sauvées...

En effet... c'est lui, dit madame de la Rochaiguë, non moins ]oyeu§e que son amie. M. de Maillcfort est auprès de lui. Ah !

L'OIKJUEIL. 951

marquis ne m'a pas Ironipdo... il m'avait bion promis d'ôtre dans mes intérêts depuis qu'il sait qu'il s'agit de M. de Senncicrrc.

Pendant que mad;une de Soniielcrre faisait signe à Gérald qu'il y avait une place vacante à cùié d'elle, M. de Macreuse et madcraoiselk de Dcauoiesuil figuraient à la même contredanse.

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