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REVUE CANADIENNE

flOUVEliLiE SEf^IE

VOLUME VI

1910

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LA CIE DE PUBLICATION DE LA REVUE CANADIENNE

MONTREAL, Canada

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Hymne à Jésus=Hostie

(Pour le Congrès Eucharistique de flontréal)

Jésus l'a dit : " dans vos ciboires je vivrai ". Sa présence, depuis, divinise notre âme ; Elle luit au regard qui la voit et s'enflamme. Croire à ta présence, c'est vrai.

Au sortir de ta vue, assisté par ta gràc<e, On s'en va dans la lutte avec ton sigfne au front. Ton cœur pour idéal, ton dogme pour cuirasse ; Ton plus jeune soldat n'y court pas le moins prompt. Croire à ta présence, c'est bon.

Mais qu'en un seul endroit l'univers se rassemble, Qu'on passe l'océan pour te voir de plus près, Qu'on se tourne vers toi pour t'adorer ensemble Et pour t'accompagner hors des temples sacrés, A travers la nature et nos seuils décorés, Sous ta coupole bleue les tiens t'ont vu prendre Pour premier ostensoir tout le ciel d'orient, Dans cette ascension d'où tu vas redescendre ! C'est sublime d'être un croyant.

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Puissante et glorieuse aux yeux de la patrie, Ta présence qui passe et baig-ne de fierté L'île de Montréal et sa Ville-Marie, Attire sur tes pas la catholicité. Pour te mieux enchâsser dans l'âme canadienne Et sacrer les joyaux que ta main nous céda Notre mont et son ciel, notre fleuve et sa plaine Pour autel nous t'oflFrons la terre américaine. Pour ostensoir le Canada.

Abbé P.-Alex. ARCHAMBAULT.

Séminaire de Philosophie, juin 1910.

LES CONGRES EUCHARISTIQUES

'3

SUITE

Lourdes 1899

'EST à Lourdes que se réunit, du 7 au 11 août 1899, le Douzième Congrès Eucharistique. Et cer- tes, s'il est un lieu qui mérita jamais de devenir le théâtre d'une telle démonstration, c'est bien certainement cette terre aimée de Marie, dont la renommée remplit l'univers. Personne n'ignore plus en effet, aujourd'hui, ce nom béni de Lourdes, ni les prodiges que la droite de Dieu y opère pac la médiation de Marie Mais ce que l'on sait peut-être moins, c'est que Lourdes n'est pas seulement le fief de la Vierge Immaculée ; c'est aussi la terre du Saint-Sacrement, le lieu de la manifestation eucharistique, Jésus-Christ, présent dans son Hostie, parle aux âmes, guérit les corps, multiplie les prodiges, et révèle sa présence avec un éclat irrésistible. Les plus nombreux et les plus éclatants des miracles à Lourdes, c'est Jésus-Eucharistie qui les opère; et le plus bel hymne à la gloire du Saint-Sacrement, c'est bien certaine- ment le livre d'or de ces miracles. Aussi la terre de Lourdes est- elle devenue le lieu du monde le Très Saint-Sacrement est le plus honoré et le plus glorifié, et il semble vraiment que la Très Sainte Vierge n'a voulu attirer les foules à sa Grotte et à son sanctuaire que pour les jeter, priantes et adorantes, aux pieds de son divin Fils.

Le Congrès de Lourdes revêtit un caractère spécial de ferveur et se pénétra de ce parfum céleste qu'on respire si délicieusement près du rocher de l'Apparition. L'Immaculée Conception voulut protéger et comme diriger le Congrès Eucharistique tenu dans son

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sanctuaire et le porter à un éminent degré de perfection. Nombre extraordinaire des congressistes, ferveur des communions et des adorations, travaux et discussions, entente et cordialité, résultats pratiques, manifestations publiques, hommages solennels: tout eut un succès complet.

On s'occupa plus particulièrement, dans les séances de ce Congrès, du culte du Co€ur Eucharistique de Jésus, des rapports de Marie avec l'Eucharistie résumés dans le beau titre de Notre-Dame du Saint-Sacrement et de la Communion. Deux hommes furent comme l'âme de ce Congrès: le Révérend Père Tes- nière des Pères du Saint-Sacrement, ce fils si digne du Vénérable Père Eymard, qui dirigea et inspira avec une grande compétence les séances de travail, et le Révérend Père Coubé, jésuite, le mission- naire à la parole ardente, qui prononça chaque jour, à la basilique, ses trois célèbres sermons sur la Communion hebdomadaire, qui devaient produire tant de bien.

C'est aussi durant ce Congrès que fut définitivement réalisé le voeu émis au Congrès de Bruxelles par Mgr l'évêque de Liège, d'associer les femmes aux travaux de ces assises eucha- ristiques. En se souvenant que les Saintes Femmes, au temps de la vie terrestre du Sauveur, suivaient Jésus, sous la conduite de îlarie, et employaient leur temps et leurs ressources au service du Collège Apostolique, on avait pensé qu'il serait opportun de donner une place aux femmes chrétiennes dans les Congrès Eucharistiques, pour leur faire connaître, à elles aussi, les oeuvres diverses auxquel- les elles peuvent prendre part et les exciter à s'y dévouer. Ce qui avait été heureusement ébauché à Bruxelles fut, à Lourdes, repris et développé avec grand succès. Marie, la Vierge de Lourdes, ménageait ainsi à ses filles cet honneur nouveau d'être associées aux triomphes eucharistiques de son divin Fils. Désormais, les Dames auront toujours leurs réunions dans les Congrès et elles sau- ront y tenir leur rôle. Que de beaux travaux pieusement pensés, finement écrits, délicieusement dits sont dûs à. leur intelligente initiative !

LES CONGRÈS EUCHARISTIQUES 9

Comment dire maintenant, les inoub'iables démonstrations de foi qui se déroulèrent durant ces fêtes eucharistiques de Lourdes: les adorations diurnes et nocturnes à l'église du Rosaire, les commu- nions innombrables distribuées depuis minuit jusqu'à une heure avancée de la matinée, les messes solennelles en plein air dans ce temple auguste de la nature qui a comme murailles les Pyrénées, comme voûte, le ciel,, comme nef, l'Esplanade, comme sanctuaire, le parvis de la Basilique !

Angers 1901

Le Treizième Congrès Eucharistique se tint à Angers, du 1 au 8 septembre 1901. Angers, c'est la ville rendue célè1)r? au Xèmo siècle par le séjour et l'abjuration de Béranger, le premier hérétique osant attaquer directement le dogme eucharistique. Angers, c'est la fidèle et catholique cité angevine illustrée par les guerres des Chouans. Angers, c'est la ville épiscopale de feu Mgr Freppel, l'illustre défenseur des libertés chrétiennes dont le nom restera dans l'histoire un synonyme de foi, d'éloquence et de vaillance. Le Congrès d'Angers fut très bien préparé. On y remarqua une grande abondance de rapports et de travaux. La section des oeuvres sociales surtout fut très suivie et bien des questions intéressantes y furent traitées.— Une nouvelle section attira aussi l'attention et les vives sympathies des congressistes: nous voulons parler de la section de la Jeunesse Catholique, dont les séances furent très belles et très vivantes. Cette section inaugurée à Angers, ville universitaire se groupe une nombreuse jeunesse étudiante, tiendra désormais une place brillante dans tous les futurs Congrès Eucharistiques.

Namur 1902

Avec le Quatorzième Congrès Eucharistique nous voici reve- nus dans une des villes principales de la catholique Belgique. Namur, si délicieusement assise à l'ombre de sa vieille citadelle et

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de ses collines boisées, sur son beau fleuve de la Meuse au cours large et paresseux: Namur, la ville épiscopale de Mgr Heylen, président des Congrès Eucharistiques, aspirait, après tant d'autres villes, aux gloires d 'une Congrès. On remarqua, dans ce Congrès, une parti- cipation plus large et plus complète de toutes les classes de la société au triomphe de l'Eucharistie. La jeunesse pourtant y joua un rôle prépondérant et ce fut une manifestation organisée par 4,000 jeunes gens et étudiants qui ouvrit les solennités du Congrès. A la procession de clôture, au milieu des rues magnifiquement décorées, trente mille hommes défilèrent : c 'était un des plus nom- breux cortèges atteint jusque-là dans les Congrès. Les fruits de ces fêtes eucharistiques furent abondants et sensibles, tant pour l'administration civique et le bien public de la ville, que pour la rénovation de l'esprit chrétien dans les âmes et le développement de la dévotion au Saint-Sacrement dans tout le pays.

Angoulême 1904

Le Quinzième Congrès Eucharistique se tint en juillet 1904, à Angoulême, ville du sud-ouest de la France. Ce fut une assem- blée eucharistique de trois jours, toute de foi, de piété et d'étude, oii il se fit un sérieux travail. Néanmoins, le manque de liberté exté- rieure, refusée par une municipalité sectaire, et le peu de ressources qu'offrait une ville de seconde importance, nuisirent beaucoup aux manifestations, à ce que l'on pourrait appeler l'apparat et le cadre * extérieur du Congrès. ^Mais, combien tout cela fut largement com- pensé par la vie intense, le travail actif des réunions intimes et par la piété des cérémonies qui se déroulèrent dans les églises !

Rome 1905

Nous voici arrivés à l'un des points culminants de la courte mais déjà glorieuse histoire des Congrès Eucharistiques.

LES CONGRÈS EUCHARISTIQUES 11

Avec leur seizième réunion, tenue du 1 au 6 juin 1905, dans la ville de Rome; les Congrès Eucharistiques vont recevoir, pour ainsi dire, leur consécration officielle et leur caractère de catholicité et d'universalité. Jusqu'ici, ils ont évolué entre la France et la Belgique; de ce jour, ils prennent leur essor, passent les frontières et deviennent vraiment internationaux.

Il y avait, cette année-là, vingt-cinq ans que l'oeuvre était fondée. Elle venait donc célébrer à Rome, sous les yeux du Vicaire du Christ, son premier jubilé. Ce que fut le Congrès de Rome. Nous ne pouvons le raconter par le détail. Nous ferons seulement remarquer qu'il emprunta au lieu il se tenait quelque chose de sa majesté et de sa splendeur. Quel théâtre incomparable, en effet, pour des fêtes religieuses, que cette Ville famease par les reliques et les souvenirs d'an passé glorieux autant que par les monuments et les grandeurs du présent, cette cité aux trois cents églises qui sert de tête au monde catholique !

Le Congrès s'ouvrit par une messe du Pape à Saint-Pierre -de- Rome. Ce sont des fonctions sacrées, uniques au monde, d'une splendeur inouïe, et dont la rareté attire toujours dans la Ville Eternelle une foule de pèlerins et d'étrangers venus de partout. Après Saint-Pierre, une autre basilique illustre, celle qui est considérée comme l'église cathédrale du monde catholique et la mère de toutes les églises, l'insigne basilique de Saint- Jean-de- Latran, eut les honneurs du Congrès. Et cela était juste, puisque dans ce sanctuaire célèbre se conserve la plus précieuse relique qui nous soit restée du* Cénacle, la table sur laquelle Notre-Seigneur institua la Sainte Eucharistie à la Cène. Un triduum solennel fut célébré à Saint- Jean-de-Latran, pendant lequel des orateurs éminents vinrent chanter, en plusieurs langues, les gloires du Christ Eucharistie.

Les réunions d'étude et de travail se firent, durant tout le Congrès, dans la vaste église des Saints- Apôtres, transformée en salle des séances. C 'est au cours de ces séances que l 'on eut le bon-

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heur d'entendre des orateurs, comme M. René Bazin et M. Godefroid Kurth, parler des influences que doit exercer lo Christ-Eucharistie sur la civilisation et la fraternité des peuples, et des savants, comme le profeseur Marucchi, expliquer la foi des premiers siècles en l'Eu- charistie à la lumière des documents fournis par les Catacombes de Rome.

Mais ce qui dépassa en splendeur toutes les autres solennités du Congrès, ce fut la procession de clôture. Elle se fit dans la Basilique de Saint-Pierre, oii se pressait une foule de 50,000 per- sonnes, et elle ne ressembla à celle d'aucun autre Congrès. Elle rap- pelait plutôt la procession de la Fête-Dieu telle qu'on la célébrait à Rome avant 1870, quand le Pape, encore libre, officiait lui-même et portait le Saint-Sacrement. Le cortège s'organisa dans les palais du Vatican, à la fameuse Chapelle Sixtine, le Saint-Sacrement avait été exposé. Il était composé de tous les représentants des Ordres religieux, d'un grand nombre de prêtres, de dignitaires ecclésiasti- ques, d'évêques, et enfin de tous les cardinaux, princes de la cour romaine, encadrés par les gardes-suisses, les gendarmes pontificaux, la garde-palatine en grand uniforme. Le pape Pie X, monté sur le talamo (^) et soutenant l'ostensoir d'or, était porté sur les épaules de quatorze sediarii. Comment dire le saisissement de la multitude qui remplissait Saint-Pierre quand elle vit pénétrer, par les grandes portes de la basilique, cet imposant cortège, surtout lorsque parut le Pape, porté triomphalement et présentant lui-même aux adora- tions de tous le Sacrement Auguste vit et règne le Christ dont il est le Vicaire! Comme on sentait bien, à cette heure, l'union intime de la Papauté et de l'Eucharistie: Jésus-Christ présent dans l'Hos- tie, et Jésus-Christ parlant et gouvernant dans le Pape ! Après que toute la procession eut contourné le baldaquin qui couvre le tombeau de Saint-Pierre et se fut rangée dans l'abside, quand le

('^) C'est une sorte de trône portatif le Pape est agenouillé devant l'os- tensoir qu'il tient sur un petit autel.

LES CONGRÈS EUCHARISTIQUES 13

Saint-Sacrement eut été déposé sur l'autel papal, Pie X entonna le Te Deum qui, chanté par la foule entière, roula et se répercuta sous les vastes voûtes. Le spectacle, à ce moment, était d'une souveraine grandeur. Ces princes de l'Eglise, ces millieis de prêtres, cette multitude de fidèle?; tous unis au Pasteur suprême dans l'adoration et, au-dessus de toutes ces grandeurs prosternées, la blanche Hos- tie rayonnant seule à l'autel éclatant de lumières, sur le tombeau du Prince des Apôtres, sous cette coupole immense, jadis lancée dans les airs par le génie de Michel Ange, qui semblait comme un fantastique diadème posé sur la tête du Christ-Roi ! Oui, certes, c'était bien une exaltation grandiose, inoubliable, du Christ- Sacrement; c'était bien un couronnement magnifique du Congrès Eucharistique de Rome.

Tournai 1906

Après Liège, Anvers, Bruxelles, Namur, c'est la Belgique encore qui prête une de ses villes à la tenue d'un Congrès Eucharis- tique, avec celui le Dix-Septième qui se réunit à Tournai en 1906. Le caractère propre que revêtit ce Congrès, ce fut d'être plus particulièrement le Congrès .de la Communion. Cet objectif fut nettement affiché, dès la première heure, par le Bref laudatif envoyé par le Pape au Prési- dent du Congrès, ainsi que par le discours d'ouverture du Cardinal Légat qui se proclama envoyé tout exprès par Pi^ X pour demander au Congrès de promouvoir la fréquentation plus assidue de la Sainte Table. Tournai était, en effet, le premier Congrès qui se réunissait après le mémorable décret publié par le Pape, en décem- bre 1905, afin de pousser les chrétiens à la communion fréquente et quotidienne, et de leur faire connaître bien nettement les condi- tions faciles de cette fréquentation de l'Eucharistie. Etudier cet acte pontifical, en faire apprécier l'importance capitale, en fixer la vraie portée doctrinale, morale et disciplinaire, arrêter les moyens

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de faire entrer une fréquentation plus assidue de la Sainte-Table dans les moeurs des - chrétiens activer, en un mot, l 'exode géné- ral des âmes des terres glacées du jansénisme vers les régions enso- leillées et chaudes de la dévotion eucharistique : telle fut l 'oeuvre propre du Congrès de Tournai. Ce travail fut poursuivi encore par le Congrès qui se tint l'année suivante, à Metz. Une origi- nalité du Congrès de Tournai fut l 'Exposition Eucharistique qui y fut organisée. Elle consistait non-seulement en une réunion d'ob- jets du culte, comme autels, ornements, calices, ostensoirs, etc., mais aussi en une série de documents instructifs faisant connaître les oeuvres e*ucharistiques, l'histoire des précédents Congrès et les ingénieuses industries utilisées dans l'enseignement scolaire reli- gieux. Cette innovation eut un heureux succès

Metz 1907

Avec le Congrès de Metz le Dix-Huitième Congrès Eucharis- tique International c'est l'Allemagne qui ouvre ses portes, pour la première fois, aux Congrès Eucharistiques. Ou plutôt, c'est bien encore un peu la France, mais cette portion ensanglantée et déchirée de la patrie qui, un crêpe au front, s'appelle 1 ' Alsace-Lorraine. Les tristes souvenirs d'un passé douloureux, encore récent, avaient empêché bon nombre de Français de se rendre à Metz. Voilà pourquoi, sans doute, pour la première fois, la France fut représen- tée plus faiblement qu'elle ne l'avait été à aucun autre Congrès.

Et pourtant, il fut beau ce Congrès: beau par le nombre des congressistes (150,000), beau par la fraternité parfaite qui régna dans cette foule et qui faisait dire : " Il n'y a ici ni Allemands ni Français, mais seulement des catholiques unis dans l'amour de l'Eu- charistie ", beau par la splendeur des cérémonies, tout-à-fait remarquables, beau enfin, par le sérieux des études, la valeur et l 'a- bondance des travaux. ^Le compte rendu officiel de ce Congrès forme un magnifique volume de la pluS riche documentation, oii la théorie et la pratique de la Communion sont soigneusement étudiées.

LES CONGRÈS EUCHARISTIQUES 15

Pour la première fois, dans un Congrès Eucharistique, on eut l'heureuse idée de composer au Cardinal Légat, S.E.Vincent Vannu- télli, un cortège d'honneur. Toute la ville, di; reste était debout pour fêter le représentant du Saint-Siège, et nartout l 'on enten- dait que l'acclamation: " Vive Pie X ".

Une des solennités les plus touchantes de ce Congrès fut la réunion des enfants à la Cathédrale, innovation heureuse due à l'inspiration d'un apôtre des enfants, le Père Durand, S. S. S.,^ membre du Comité permanent des Congrès. La grande nef et les. bas-côtés du vaste édifice étaient remplis de la foule enfantine,, quand le Légat vint pour les bénir. Rien de charmant et de gra- cieux co>nme ces milliers de tout petits, couronnés de fleurs et por- tant des oriflammes. Plus charmante encore la prière faite en commun par ces anges que Jésus aime tant !

Mais comment raconter les splendeurs de la procession de clô- ture? Je ne m'y essaierai pas, crainte de me répéter. Je remarquerai seulement que ce triomphe rappelait celui des rois et des princes que la cité messine a reçus si souvent dans ses murs et que, pour achever la ressemblance, on entendait dans les airs le vieux bourdon La ?\fute, dont les graves accents sont réservés aux seules réceptions impériales.

L'empereur Guillaume, du reste, avait assuré le Congrès de tout l'intérêt qu'il lui portait et il s'était fait tenir au courant des travaux, bien différent, en cela, des gouvernants sectaires de France dont l'étroite mentalité ne semble pouvoir s'élever à la hauteur de la simple tolérance envers ce qui a le malheur d'être religieux.

Londres 1908

C 'était, à n 'en pas douter, une pensée hardie, très hardie même,, presque un. défi, que d'aller, pour le Dix-Neuvième Congrès Eucharistique, en plein coeur de la protestante Angleterre, dans la^ Rome du schisme et de l'hérésie, cette immense capitale qu'est

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Londres, étaler le culte catholique dans tout son éclat, acclamer, dans son .légat, le pape abhorré, montrer et glorifier le mystère le plus intolérable de l'Eglise: l'Eucharistie. Mais ne savait-on pas que c 'est précisément ce mystère que le Protestantisme avait le plus blasphémé et poursuivi 1 Ne savait-on pas que, depuis trois longs siècles, ce mystère et tout le culte catholique qui s 'y rapporte étaient bannis de l'Angleterre ? Ignorait-on qu'une loi existait encore en vertu de laquelle on pouvait punir de mort le prêtre catholique trou- vé exerçant ses saintes fonctions quelque part sur le sol britanni- que ? Pouvait-on lancer un défi si audacieux à l'opinion publique de tout un pays ? Oui, on le savait. Mais qu'importait à la foi des membres du Comité central, sollicités par les catholiques d'Angleterre ! Le meilleur moyen de faire ouvrir de plus en plus l'Angleterre à l'Eucha- ristie, à son influence, et de' la ramener à sa foi, n'était-ce pas d'al- ler la lui montrer dignement et sans crainte? Est-ce que l'Angle- terre qui, avant la Réforme, avait tant aimé et tant honoré l'Eucha- ristie, qui lui avait élevé de si belles églises et qui, au moment cri- tique de la persécution, lui avait offert l 'holocauste sublime de tant de ses prêtres et de ses fils immolés pour le défense des autels. . . est-ce que l'Angleterre n'allait pas sentir à la vue de l'Hostie une affinité secrète, une sympathie latente se réveiller en elle pour ce mystère de son ancienne foi ?

Quoi qu'il en soit, le Congrès de Londres fut décidé et il eut lieu en septembre 1908. Ce fut un triomphe dépassant toute espérance. Je n'entreprendrai pas d'en redire les détails. En son temps, les journaux en ont porté suffisamment parmi nous les échos. Je ne ferai que signaler, en passant, les réunions magnifiques de l'Albert Hall, oii 15,000 hommes venaient chaque soir applaudir les orateurs qui leur parlaient du Christ-Eucharistie Je rappellerai encore ce cortège des 20,000 enfants qui traversa les rues de Lon- dres en chantant des cantiques et en acclamant le Pape. Je dirai, enfin, que la procession de clôture de "Westminster fut une démons-

LES CONGRÈS EUCHARISTIQUES 17

tration grandiose 200,000 catholiques, mêlés aux protestants, pro- testèrent contre l'intolérance de quelques fanatiques en acclamant l 'Hostie et le Pape.

L'effet le plus direct de ce Congrès, ce fut cet immense et large courant de sympathie envers l'Eglise catholique et son culte, qui traversa l 'Angleterre et se manifesta, soit par le bon accueil fait au clergé catholique accouru de partout à Londres^ soit surtout par les articles bienveillants de toute la presse anglaise

Cologne 1909

Venant après tous les autres, le Congrès Eucharistique de Cologne, qui s'est tenu l'été dernier, ne l'a cédé en éclat à aucun de ceux qui l'ont précédé: il a été un triomphe splendide pour le Dieu du Sacrement.

La ville était admirablement choisie pour servir de cadre à cette manifestation. D'une population de 500,000 âmes, Cologne s'élève en hémicycle sur la rive d 'un des fleuves les plus illustres de la vieille Europe : le Rhin. Ce fleuve, aux légendes moyenâgeuses et aux rives enchanteresses, l'industrie des grandes villes voisine avec la poésie des rochers escarpés et des vieux manoirs féodaux, l'ut souvent aussi, l'histoire nous l'apprend, la voie des grandes armées, le théâtre de grandes luttes et ses flots se courbèrent tour à tour sous les pieds des plus grands conquérants : Attila, Clovis, Charlemagne, Louis XIV et Napoléon. Cologne doit à sa situation unique d'être le véritable centre intellectuel, artistique et commercial de l'Allemagne occi- dentale. — C'est aussi la ville aux riches et nombreuses églises c(ui entourent, comme autant de joyaux, ce bijou d'art gothique qu'est la cathédrale. Ce temple majestueux, un des plus grands' de l'univers, qui dresse vers le ciel, au milieu d'une dentelle de pierre, ses colossales tours jumelles et ses cinq immenses nefs aux

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profondeurs de mystère, constituait, semble-t-il, un palais aussi somptueux que vaste pour servir à l 'apothéose du Roi de l 'Hostie.

Impossible de redire ici toutes les splendeurs de ce Congrès : les cérémonie» des églises, les travaux des séances où, plu- sieurs fois par jour, prêtres et laïques se réunissaient pour chanter, en six langues différentes, les louanges du Christ Eucharistique et parler des intérêts de son règne; mais ce que je ne puis taire com- plètement ce sont les deux manifestations qui ouvrirent et clôturè- rent le Congrès, je veux parler de la réception du Cardinal Légat et de la Procession du Très Saint-Sacrement. Venant de l'Italie pour représenter le Pape au Congrès, le Cardinal était attendu à Mayence, d'où il devait continuer son voyage par voie fluviale et entrer à Cologne par le Rhin. Cette journée fut en toute vérité une marche triomphale. Partout, sur les rives du fleuve, les populations, accourues des villes et des villages pour saluer le Légat au passage, faisaient retentir les airs de leurs hourras formidables, et fies salves de leur artillerie, tandis que par une pensée délicate, de longues théories d'enfants, en costume de fête et rangés sur les rives, balan- çaient devant le Légat qui passait au large, de petits drapeaux aux couleurs pontificales et nationales. Cette marche triomphale ne prit fin qu'à Cologne par une réception non moins grandiose dans les rues de la ville et sous les, voûtes de la cathédrale. Mais ce qui dépassa tout le reste en splendeur, ce fut l'apothéose que fit à son Dieu la ville de Cologne au dernier jour de son Congrès. Si le voyage triomphal du Rhin avait été la glorification du Pape dans la personne de son représentant, la procession du dimanche sui- vant fut la glorific;'«tion plus magnifique encore du Christ lui-même présent dans l 'Hostie. La ville toute entière est pavoisée : les faça- des gothiques des maisons, les églises romanes, l'hôtel-de-ville au merveilleux beffroi, tout disparaît presque sous les guirlandes, les draperies, les bannières dont un soleil chatoyant fait ressortir les ors et les broderies. Cependant l'heure du triomphe a sonné : au milieu des foules qui vont et viennent dans les rues, les groupes

LES CONGRÈS EUCHARISTIQUES. 19

s'organisent, la procession commence. Sur un parcours de 10 kilo- mètres, elle va défiler cinq heures durant. Il y a de 80 à 100,000 hommes, rien que des hommes, conseients de leur dignité, de leur force et de leur foi. Ils défilent avec un ordre parfait et une disci- pline admirable, les uns chantant, les autres priant à voix haute, tous escortant les milles bannières des corporations %ft'il8 sont venus représenter. Rien n 'est touchant comme la calme fierté avec laquelle ces chrétiens affirment leur piété, comme la vigueur avec laquelle ils font retentir leurs chants traditionnels. C 'est un fleuve au murmure puissant, une vision de force et de çrrandeur, c 'est l 'ar- mée de la prière et de l'adoration qui passe ! Sur la grande place de la ville se dresse un monumental reposoir. Et tandis que les tribunes qui encadrent le motif central se remplissent lentement de 2,000 prêtres en surplis, escortant 60 évêques en habits pontificaux, voici qu'apparaît la blanche Hostie portée entre les mains du Car- dinal Légat. Elle vient prendre place sur le trône qui lui a été préparé. Spectacle imposant ! moment sublime, que celui où, au- dessus de cette foule recueillie, apparaît doucement la frêle et petite Hostie vers laquelle convergent les hommages de la multitude. Ah ! à ce moment ce n 'est plus l 'obscur morceau de pain de l 'osten- soir; c'est le Dieu très grand, le Christ toujours vivant, le Roi des rois, mais vivant caché, que cette foule acclame dans un triom- phe sans pareil, au milieu de cette ville de 500,000 âmes, toute entière occupée de lui !

CONCLUSION

Et maintenant, chers lecteurs, il est temps de clore cet article déjà trop long. Mais que sont les limites d'un article quand il s'agit d'esquisser toute une histoire? Forcément il faut taire bien des choses qui devraient être dites et laisser dans l 'ombre des détails charmants qui aimeraient être au mis au jour. Tel qu'il est pour- tant, ce pâle et rapide réeit aura suffi, je l'espère, à vous donner

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une idée de l'histoire des Congrès Eucharistiques et à vous faire apprécier leur immense portée, à l'heure actuelle Dans l'his- toire que je viens d'esquisser à grands traits, vous aurez pu faire une constatation qui n'est pas sans intérêt. C'est que l'éclat, la puissance, l'action et l'importance des Congrès Eucharis- tiques a toujours été en augmentant. Quelle énorme différence quand, o travers trente années, on rapproche Cologne ou Metz de Lille ou d'Avignon ! N'est-ce pas une des meilleures preuves que les Congrès répondaient à un vrai besoin des temps modernes et qu'ils sont, bien opportunément, venus à leur heure? Le livre d 'or des Congrès Eucharistiques est écrit jusqu sa vingtième page. La vingt-et-unième est encore blanche et immaculée, attendant les fastes qai la doivent remplir. Un nom seul y est écrit en exergue : Montréal. A nous. Canadiens, de faire glorieuse cette page, et de travailler pour que le Vingt-et-Unième Congrès Eucharistique Inter- national soit digne, en tout point, de ses devanciers.

Le Père GALTIER,

" Des Pères du Saint-Sacrement.

Le parler français au Canada

Il faut avoir souci de notre parlure, car noblesse oblige. (Littré).

aOUS les auspices de la Fédération Catholique des Sociétés Acadiennes et Canadiennes françaises du Canada et des Etats Unis, dont le siège est à Montréal, le 27 avril dernier, M. l'avocat Adjutor Rivard, secrétaire de la Société du Parler fran- çais de Québec, donnait à notre Université Laval (Montréal) une conférence sur le parler français au Canada. Nous aurions voulu publier in extenso cette page si admirablement canadienne et pour nous tous d'un si vif intérêt. Nous avons compris qu'il fallait nous résigner à n'en consigner que quelques échos. M. Rivard est lui- même revuiste. Il est amené par la force des choses à parler souvent du " Parler français ". Nous n'avions pas à insister pour qu'il en parle à nos lecteurs qui, pour le grand nombre, pont déjà les siens. L\ R'ivtie Cjinadienne n'a pas le droit, ni l'ambition non plus, de jalouser le savant Bulletin du Parler français.

Mais nous assistions à la conférence Rivard, de laquelle est déjà à Montréal un comité d'étude de la vaillante société québécoise du "Parler français", et nous connaissons et apprécions depuis long- temps l'œuvre dont M. Rivard est à'Québec, avec surtout M. l'abbé Lor ie, l'âme et la vie. Pour ce double motif, nous voulons profiter di l'occasion qui s'offre à nous de rendre à l'œuvre du " Parler fran- çais " et aux ouvriers intelligents qui la conçurent et l'exécutent, l'hommage de notre confraternelle admiration.

L'œuvre du " Parler français " est une preuve excellente, et la plus féconde qui soit, de cette confiance en soi-même et de cet amour du tiavaildontnos amis de Québec, nous donnent toujours si volon-

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tiers l'exemple. C'est bien ce que proclamait, à l'Université Laval de Montréal, notre confrère, M. l'abbé Philippe Perrier, professeur à la faculté des Arts, en présentant M. Rivard à l'auditoire nombreux et distingué qui était accouru l'entendre, le 27 avril dernier.

Après avoir salué en Mgr Roy, auxiliaire de Québec, président actuel de la Société du Parler français, qui assistait à la conférence aux côtés de Mgr Racicot, " l'évêque social qui porte partout sa chaude et énergique parole, pour enseigner au peuple que les actes des individus ne restent pas isolés mais qu'ils font partie d'un système de forces avec lequel il faut compter et dont on doit attendre beaucoup pour le bien comme pour le mal ", M. Perrier disait de M. Rivard : " Il va nous parler d'une œuvre qui lui est chère, à laquelle il consacre de laborieux loisirs. C'est un exemple que j'aime à citer à nos jeunes amis du paradis. . . "Et les yeux comme le geste de l'orateur allaient chercher dans les galerit s l'attention rieuse de nos jeunes étudiants qui applaudissaient à tout rompre. " Etudier la langue que nous parlons continuait M. Perrier et la langue que nous écrivons ; en rechercher les origines, l'a transformation et la valeur ; par le langage des foules et celui des écrivains révêler toute l'âme canadienne ; analyser pour cela le vocabulaire des auteurs du pays ; vérifier les titres des locutions populaires ; faire la chasse à l'anglicisme ; dresser en un mot le lexique canadien- français, . . voilà l'œuvre de M. Rivard et de ses amis. " " C'est une œuvre ajoutait-il encore qui est digne de sympathie et d'admiration^ Car nous avons des devoirs envers notre langue. L'intégrité de l'esprit français doit nous être aussi chère que celle du territoire. C'est l'honneur de la Société du Parler français de travailler à son maintien. On a pu dire d'elle fort juste- ment (M. Lionnet) " qu'elle est une petite académie française, mais une académie essentiellement militante, un concile permanent qui poursuit sans cesse l'extermination de l'hérésie ". " Une langue ne doit mourir terminait M. Perrier que lorsqu'elle n'a plus rien à dire. Puisse la nôtre avoir toujours quelque chose à dire. . .

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La communauté du langage, estime M. Rivard, est un des liens les plus puissants qui font qu'une race, unie en corps de nation, devient et demeure libre, forte et grande. Sans doute, une même foi, des mœurs uniformes, une commune origine et des intérêts communs contribuent puissamment à la formation et à la conser- vation d'un peuple, mais sans l'unité de langue pas de cohésion profonde. Et le conférencier, sans aller bien loin, nous rappelle ces frères celtes que la foi et les traditions devraient pousser dans nos bras et qui vont le plus souvent, surtout dans les moments critiques, à ceux qui n'ont ni leur foi, ni leur mentalité, mais qui parlent comme eux l'anglo-saxon. Il cite encore les Juifs, qui depuis leur dispersion au lendemain du drame du Calvaire, ayant appris à parler diverses langue", n'arrivent plus à être un peuple uni, " la nation juive est morte, il n'y a plus que des Juifs ".

Gette idée a inspiré les fondateurs de la Société du Parler français. Mais pour faire œuvre féconde, ils ont besoin du concours de tous ceux des Canadiens français qui croient que la langue, gardienne naturelle de la foi et des mœurs, est mieux assortie à son rôle quand elle est saine et conforme à son génie.

L'uniformité du parler franco-canadien, dans son vocabulaire et dans sa phonétique, déclare M. Rivard et il a plus que per- sonne la compétence voulue pour le savoir est remarquable. Quiconque sait le français, pour l'avoir appris ailleurs que dans les High Schools, se fait comprendre partout au Canada, de Montréal à Gaspé et de Sherbrooke au Lac Saint-Jean.

Dans le mélange de Normands, de Picards, de Saihtongcois, de Berrichons, de Poitevins et de Français qui peuplèrent le Canada, comment cette uniformité s'est-elle réalisée, comment notre langue populaire est-elle devenue " uniforme saus être absolument homo- gène, et française sans être toujours classique " ?

C'est que la Providence a voulu que nos ancêtres apportassent avec eux sur nos rives non seulement le génie de l'idiome de l'Ile-

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de-France, mais aussi les éléments dont cet idiome a besoin pour se rajeunir, se retremper, se faire une nouvelle vie, grandir et se déve- lopper. Avec le langage littéraire, nous avons hérité de France les formes patoises qui sont pour le français des sources intarissables de vie.

" N'en voilà- t-il pas assez s'écrie l'orateur, au milieu des applaudissements de son auditoire pour justifier le dessein que nous avons formé d'étudier, avec autant de soin que possible, ce langage qui est le nôtre ? Il faut avoir souci de notre parlure a dit Littré car noblesse oblige !"

Ces préliminaires posées, l'éloquent conférencier entreprend de nous dire ce qu'est l'œuvre du " Parler français ". Nous allons essayer de le redire, nous aussi, mais en abrégeant nécessairement et, nous en avons grand peur, d'une façon trop imparfaite. Que nos amis de Qaébec veuillent bien voir dans notre modeste travail le dé- sit- sincère de rendre hommage à leur œuvre en la faisant connaître de ceux qu'une étude plus savante rebuterait peut-être.

Et d'abord M. Rivard paye un tribut d'éloges à ceux qui ont devancé la Société dont il est l'âme : l'abbé Maguire, Meilleur, Gin- gias, l'abbé Càron, Buies, La Rue, Oscar Dunn, Benjamin Suite, Maximilien Bibaud, J.- P. Tardivel, Napoléon Legendre, Mousseau, Paul de Gazes, Faucher de Saint-Maurice, Lusignan, Fréchette, Glapin et Rinfret. Il mantionne aussi plusieurs philologues des Etats-Unis : Elliott, Ghamberlain, Sheldon, Brandon, Hills, Gedde=, qui ont étudié notre parler au point de vue scientifique.

La Société, dit-il ensuite, se propose deux buts, la correction du langage et l'étude de la dialectologie franco-canadienne. Avant tout, elle veut que notre langue s'épure, se corrige, demeure saine et de bon aloi. Elle veut que notre parler se nationalise, c'est-à-dire qu'il se développe suivant les besoins particuliers du pays, mais naturellement, suivant les lois qui lui sont propres, sans jamais rien admettre qui soit étranger à son génie premier, sans jamais cesser

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d'être français dans les mots, dans les formes et dans les tours. Pour ce noble labeur, les travaux des devanciers et les méthodes modernes plus parfaites de la philologie française explique M* Rivard sont d'un puissant secours à ses amis et à luirmême.

On est parti de ce principe qu'une langue exportée est comme un rameau détaché du tronc de l'arbre, elle garde plutôt sa force de conservation qu'elle ne développe sa vigueur d'expansion. Il fallait donc d'abord bien connaître le génie de notre langue, et, pour cela, se rendre maître des méthodes de la dialectologie romane. Et le conférencier fait voir par un exemple jusqu'où ces sortes d'études sont intéressantes. Nous n'avons pas ici à y insister.

Connaissant bien notre parler, on peut et c'est alors seule- ment qu'on le peut travailler à l'épurer, puis à le perfectionner, à le faire vivre, en montrant les dangers qu'il court, en indiquant les remèdes qu'il lui faut apportet-.

Nous voulons sans doute souligne le conférencier que notre langue reste française, mais nous voulons aussi, et ne pouvons empêcher, qu'elle soit, par quelque côté, canadienne. " Notre litté- rature nationale, tenant par sa racine au vieux sol gaulois se demande excellemment M. Rivard ne devrait-elle pas, par ses fruits, fleurer bon notre jeune terroir laurentien ? " Les meilleurs écrivains de France, en effet, enrichissent la langue de la grande patrie en puisant chacun à pleine plume dans le parler de la petite patrie, c'est-à-dire de leur province. Pourquoi n'en ferions-nous pas autant ?

Et ici nous tenons à citer le passage de la conférence de notre érudit et savant collègue de Québec, qui a été peut-être le plus applaudi par ses auditeurs de Montréal, et qui nous paraît être comme le cœur même des fortes et hautes considérations qu'il déve- loppait avec une chaleur d'âme si communicative.

" Sans doute disait-il la langue française n'a pas besoin de nos mots populaires pour dire les choses de France ; mais a-t-elle

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tout ce qu'il faut pour exprimer notre âme, notre pays ? Il y a vraiment des choses qui ne sont pas de la France, mais qui sont du Canada, et, pour les dire, des mots canadiens que la langue française ne connaît pas. Et même sur les sujets la langue française est le plus riche, il lui aviendrait de posséder du superflu. C'est un luxe légitime pour une langue que d'avoir deux termes pour désigner unermême chose, des mots de rechange disait Ronsard. Si l'anglais, par exemple, offre tant de ressources à la poésie, c'est grâce au nombreux doublets de son vocabulaire. Pour marquer ces nuances délicates, qui font le charme et la précision du discours, combien de mots franco-canadiens, pittoresques et pleins de sens, nous pour- rions employer ! "

Et l'orateur nous en citait toute une <m/ee, que les auditeurs re- connaissaient au passage et applaudissaient avec entrain, comme é- tant de digne et belle venue. La vérité argumentait M. Rivard,- c'est que l'habitant canadien en capot d'étoffe du pays fait encore figure assez avenante à côté du paysan français en limousine. Nous parlons des vieux mots qui furent très français, d'autres qui pour être patois n'en ont pas moins bon air, d'autres encore qui nous sont propres mais qui méritent le droit de cité : batte-feu, éplu- chette, habitant, casque, char, claque, corvée, calèche, carriole... Notre peuple concluait-il sur ce point parle sans doute de telle sorte qu'un Parisien (pour qui le monde finit à la Villette et qui croit avoir découvert les Indes Occidentales quand il est allé jusqu'à Boulogne-sur- mer) sourirait à l'entendre... Notre habitant ne connaît pas toutes les ressources du français raffiné, c'est vrai. Mais nous avons des expressions fort justes et des tours pleins de sens et d'à-propos. Et l'orateur nous citait encore quan- tité de mots et de locutions empruntés aux savoureux et pittoresques patois français, " plus réguliers dans leur évolution que la langue oflBcielle de Paris ".

Après la nationalisation du parler français, le conférencier

LE PARLER FRANÇAIS AU CANADA 27

explique qu'il faut travailler, chez nous, à son épuration par la lutte contre l'anglicisme. Et c'est à cela, dit-il, que la Société du Parler français s'est principalement occupée depuis huit ans qu'elle existe. On serait étonné, parait-il, de voir à combien de demandes de con- sultation et de traduction elle a su répondre.

Un comité spécial de la Société est chargé de tout ce qui a rapport aux consultations. Un autre publie le Bulletin et se tient en communication avec les revues du même genre. Un autre encore s'occupe de la compilation et de la rédaction des matériaux d'un glossaire du parler français au Canada. On a recueilli ainsi les éléments de notre parler, les anglicismes, les archaïsmes, les formes dialectales, et on les a transcrits sur des fiches. La Société possède déjà 20,000 fiches ! Ces mots, mis par ordre alphabétique, consti- tuent la matière première des études des membres du Parler fran- çais. Chaque forme est étudiée au point de vue dialectal. On parcourt pour cela pas moins de 30 glossaires patois, 7 dictionnaires du vieux français, les revues régionalistes, les publications des romanistes français et allemands. Tous les lundi?, un comité plus étendu se réunit et étudie les mêmes expressions au point de vue du français classique, un rapport est fait qui est distribué aux membres correspondants. Puis, quand les observations des corres- pondants sont rentrées, on refait l'annotation, on amende, on cor- rige. Un autre bulletin est imprimé et expédié aux membres sujtt à de nouvelles observations. Or constate M. Rivard, nous n'en sommes qu'à la lettre N et nous avons plus de 500,000 observations enregistrées sur nos fiches. Le travail fini, nous en aurons 1,500,000 ! 1,500,000 observations bien contrôlées, sur les mots populaires du parler français au Canada ! C'est un chiffre cela ? Un chiffre élo- quent, qui en dit long sur le travail, l'esprit d'ordre et l'intelligence des créateurs de cette œuvre admirablement nationale. Quel dic- tionnaire nous aurons !

Le conférencier qui avait été jusque-là religieusement écoulé

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et fervemment applaudi, nous l'avons noté, ne le l'ut pas moins dans l'éloquente péroraison par laquelle il invita ses auditeurs à adhérer à l'œuvre du Parler français de Québec. Il réfuta superbement l'objection des trembleurs qui ont toujours peur des Anglais. C'est mal les connaître, dit-il, que de leur céder toujours. Si la langue anglaise empiète sur notre domaine, c'est notre faute. Il ne s'agit pas de se haïr, mais seulement de revendiquer l'intégrité de nos droits. La bataille des Plaines d'Abraham n'est pas finie. Elle durera, en un sens, toujours. Et il est bon qu'il en soit ainsi. Voyez, souligne finement M. Rivard au Ille centenaire de Québec, on a inauguré un parc à l'endroit historique, se sont livrés les der- niers combats entre Anglais et Français? On avait songé à y élever un monument à l'Ange de la Paix. . . et le parc s'est appelé par la force des choses le Parc des Batailles ! Et le conférencier nous dit d'une façon charmante, à propos de cette ironie des mots et des choses, un magnifique poème inédit du poète Zidler.

" Et vous de Ville-Marie termine M. Rivard quand, dans les soirs d'automne, le brasier de Sainte-Hélène semble se rallumer n'entendez-vous pas aussi des voix familière^ pleurer sur les dra- peaux du Chevalier de Lévis ? Ce sont les voix de la race, c'est la parole française qui vient à travers l'histoire toute vibrante patriotisme et d'amour ! C'est la langue ancestrale, qui protégea notre enfance, qui retentit sur nos champs de bataille, qui reven- diqua nos droits et qui garde nos croyances ! Ceux qui sont morts nous l'ont léguée comme un patrimoine inaliénable, et jamais elle ne fut conquise, ni cédée ! Elle est à nous, et si nous ne la gardons pas, tout sera perdu, même l'honneur ! Messieurs, ayons souci de notre parlure, car noblesse oblige. "

M. Rivard n'est pas seulement un excellent conférencier, par- faitement renseigné, et dont la phrase est harmonieuse autant que correcte, c'est un diseur incomparable. Son beau talent est connu. A certains moments, l'auditoire montréalais lui a prouvé par des

LE PARLER FRANÇAIS AU CANADA 2^

applaudissements prolongés combien il le goûtait. A la fin de sa péroraison, ce fut une véritable ovation qui le salua.

Notons, pour mémoire, que Mgr Roy et M. le Dr Dubé, dans des allocutions très heureuses, soulignèrent l'importance et l'intérêt des belles choses que nous avions entendues.

Le 19 mai suivant, moins d'un mois après la conférence que nous venons d'analyser, hélas ! trop imparfaitement, l'Académie française accordait un prix d'honneur de mille francs au Bulletin du Parler français &u Camsidsi.^

Le 18 juin, encore un mois après, l'Université Laval de Québec décernait à M. 'Rivard - que M. le recteur Gosselin appelait juste- -ment " le premier des philologues canadiens " le titre de Docteur es- Lettres.

Jamais récompense et titre académiques ne sont allés à meil- leure adresse. A Montréal, comme à Québec, nous en sommes con- vaincus. Car nous avions, en un soir inoubliable, connu l'œuvre et l'ouvrier.

Elie-J. AUCIiAIK,

Secrëtaire de la Rédaction.

Le Socialisme '^

II

Karl Marx. Sa vie. Exposé.

âi^~^gARL Marx, 'le plus éinineat docteur du socialisme contempo- rain " (^), naquit à Trêves en 1818. Son père était juif. En 1824, toute sa famille embrassa le protestantisme. On ""^^ l'envoya à l'uni versité de Bonn, il subit bientôt l'influen- ce (le l'idéalisme hégélien (^) qu'il ne tarda pas du reste à abandon- ner pour se livrer tout entier et jusqu'à sa mort au matérialisme le plus radical. Au sortir de l'université, il se fit journaliste et col- labora à la Gazette Rhénane, publiée à Cologne, organe des jeunes hégéliens ; il en devint rédacteur en chef en 1842. Dès le com- mencement de sa carrière publique, il se compromit définitivement par 83S viole ites diatribes aux yeux du gouvernement prussien. En 1843 la Gazette est supprimée et Marx prend le chemin de l'exil. Il vient à Paris il fonde avec Henri Heine le journal révolution- aire Vorwarts (*). Il mène dans les colonnes de ce journal une guerre si violente contre la bureaucratie prussienne que Guizot, sur les instances du cabinet de Berlin, supprime le Vorwarts et signi-

(') Errita . Revue Canadienne : mai 1910.

Lire " ferment " et non " fervent " p. 416.

Lire " emporte " et non " comporte " p. 421, note.

Lire " C'abet " et non " Cadet " p. 418.

(-) Le journal : Vorwarts fondé par Marx.

(^) Hégélianisnie et matérialisme : note plus loin,

(*) Vorwarts c. a. d. En avant.

LE SOCIALISME 31

fie à Marx l'ordre de quitter le sol français. C'est à Bruxelles qu'il va demander la liberté de continuer ses ardentes polémiques contre les institutions politiques et économiques de sa patrie. En 1847 il ac- cepte de faire partie de la Ligue Communiste fondée à Paris en 1836 dans le but de propager les idées communistes au sein des po- pulations ouvrières de l'Allemagne. C'est l'organisation de cette Li- gue qui a servi plus tard de modèle à l'Internationale : au-dessus de tous les comités nationaux, qui agissaient en France, en Suisse, en Angleterre, en Belgique, aux Etats-Unis, dominait le comité cen- tral qui avait depuis 1840, son siège à Londres. Dans la capitale anglaise, Marx fait adopter au congrès général de la Ligue Com- muniste un " Manifeste ", resté célèbre, qu'il avait compo- sé avec son ami Frederick Engels (^), Ce Manifeste fut la première expression publique, assez complète, donnée aux revendications du socialisme international, démocratique, contemporain.

" Les temps actuels y lit-on sont favorables à la révolu- tion que nous appelons de tous nos vœux. Les capitalistes ont la propriété et le pouvoir; le prolétariat ne possède ni l'un ni l'autre, Les capitalistes volent les ouvriers du juste fruit, du produit inté- gral de leur travail. Le salaire qu'on leur donne ne représente pas ce qui leur est dû, mais seulement ce qui leur est indispensable pour vivre. A bas le salaire, à bas la société capitaliste ; sur ses ruines il faut édifier le nouveau, régime démocratique et socialiste. Ce n'est pas l'Etat que nous voulons détruire, mais c'est l'État bour- geois, c'est la propriété privée qui en est le fondement et dont ne jouit

(') F. Engels, à Baiinen en Praisse, mort à Londres en 1895, fut jusqu'à la dornière heure l'ami intime et le collaborateur assidu de Marx. Autant qu'au maître, le socialisone lui doit son orgamisation. De Paris, il accompagna soai ami à Bruxelles et à Londres ; avec lui, il rédigea le Manifeste et il l'aida dans la composition de son grand ouvrage Le Ca- pital, dont nous parlerons i>lus loin. Marx en publia le 1er volume seule- ment ; Engels, après la moi-t de son ami, recueillit ses notes ^t donna au public le 2e et le 3e vohimes. Le plan original réclamait un le volume qui n'a jamais paru.

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qu'un dixième de la population. De même, il faut organiser le mari- age et la famille sur d'autres bases ; dans le système actuel le maigre salaire de l'ouvrier ne lui permet pas de profiter des jouissances et du repos du foyer domestique. Quant à l'idée de patrie, elle a déjà péri dans le cœur de l'ouvrier; quel sentiment de reconnaissance ou d'amour pourrait-il avoir pour le pays de sa naissance qui n'est pour lui qu'une cruelle marâtre ? Il faut désormais émanciper le prolétariat de toutes ces servitudes et il ne s'émancipera qu'en con- quérant le droit de suffrage aux élections. Les ouvriers sont le nombre et la force ; qu'ils conquièrent le pouvoir politique et lors- que la machiné à faire les lois sera tombée entre leurs mains, il leur sera facile de confisquer tous les instruments de la richesse so- ciale et de les confier à un pouvoir vraiment démocratique, élu par le peuple, et, dans ce nouvel ordre de choses, tous travailleront. " Puis, le manifeste se termine par ces vibrantes paroles: " Prolétfii- res de tous les pays, unissez-vous ! ",

Ce petit écrit, si plein d'audace et d'enthousiasme, fut traduit de l'allemand en anglais, en français, en danois, en italien et répan- du à profusion à la veille de la révolution de 1848. Il contient en germe tous les principes fondamentaux du socialisme, sur lesquels écrivains et orateurs de la secte n'ont fait, depuis Marx, qu'exécuter des variantes plus ou moins profondes et sensées.

A Bruxelles, Marx publia plusieurs ouvrages, quelques-uns en français, entre autres: Discours sur le libre-échange (184^6) ; Mi- sère de la Philosophie {184-7), réponse à l'écrit de Proud'hon : Phi- losophie de la Misère.

Quand la révolution éclata à Paris en février 1848, Marx fut expulsé de Bruxelles, et, invité par le gouvernement provisoire, il retourna en France. Il n'y séjourna que peu de semaines car la ré- volution éclatait aussi sur les bords du Rhin. Avec Engels et quel- ques amis, il se hâta d'accourir sur le théâtre des opérations et le 1er juin 1848 ils fondèrent ensemble La Nouvelle Gazette Rhénane

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qui devint aussitôt l'âme du mouvement insurrectionnel. Le jour- nal fut supprimé l'année suivante, sur un ordre venu de Berlin. Le dernier numéro parut tout en rouge ! Les rédacteurs annonçaient au monde que la feuille socialiste descendait dans la tombe, la rébelli- on sur les lèvres, mais qu'elle ressusciterait de nouveau lorsque la dernière couronne allemande aurait roulé dans la poussière. Après la suppression de la Nouvelle Gazette Rhénane, Marx se retira Londres, il vécut jusqu'à ses derniers jours.

Bans le mouvement de révolte del848, il avait espéré pouvoir saluer l'aurore tant désirée de cette révolution générale qu'il avait prédite et qui, dans ses vues, devait détruire à jamais l'Etat bourgeois et spoliateur pour lui substituer la république ouvrière et socialiste. Mais, quand il vit tout rentrer dans l'ordre, il dit adieu à ses espé- rances, il abandonna la vie périlleuse et mouvementée de l'agita- teur populaire et, jusqu'à la fin de sa vie, il vécut dans le calme et le^travail.

En 1852, la Ligue GoTnmuniste disparaissait, tuée par les dis- sensions intestines et le schisme. Dix ans plus tard, un groupe d'ouvriers français, venus à Londres à l'occasion de l'exposition universelle de 1862, reçut les premières ouvertures d'un certain nom- bre de compagnons anglais qui avaient projeté la fondation d'une association internationale des ouvriers dans le but de défendre par l'union les intérêts de la classe ouvrière partout identiques. L'an- née suivante (1863) un comité fut nommé pour donner suite à cet- te idée et, en 1864", V Internationale était fondée : la défunte Li- gue Communiste renaissait de ses cendres. Marx fut chargé de préparer le programme et de rédiger les statuts de la nouvelle as- sociation. Dès le début, il lui imprima ce caractère révolutionnaire qui la distingua, mais qu'elle était loin d'avoir dans les intentions des promoteurs anglais. C'est à tort qu'on attribue à Karl Marx la fondation de l'Internationale ; il en fut sans doute le plus puis- sant organisateur, mais il n'en a pas conçu le dessein et, au sein de

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cette associatiou, il ne fut jamais rien autre chose que secrétaire correspondant pour l'Allemagne. Les membres de Y Internationale ne furent jamais très nombreux ; les Trades-Unions se tinrent à l'écart et ne lui reconnurent aucune autorité. Elle eut du reste la vie assez courte ; en 1871, les fureurs des communards parisiens dégoûtèrent les ouvriers anglais ; ils se retirèrent des rangs de V Internationale pour ne plus revenir. Au congrès de la Haye, en 1872, elle fut déchirée en deux factions opposées et irréconcilia- bles; les socialistes démocrates centralistes, inspirés par Marx, prétendaient q^ie le régime de la propriété collective ne pouvait se développer et s'affermir sans l'action d'un pouvoir central tout- puissant ; les anarchistes, avec Michel Bakounine, leur chef, affir- maient, non sans raison, que ce régime serait la pire des servitudes. Centralistes et anarchistes se séparent et V Internationale, blessée au cœur, s'affaissa deux ans après. Marx, après la chute de l'association, se consacra tout entier à la composition de son ouvrage principal Le Capital, qu'il ne put achever avant sa mort (1883).

Exposé du marxisme. Les socialistes sont unanimes à voir en Karl Marx le grand pionnier du collectivisme, le penseur qui lui a donné sa forme scientifique et voilà pourquoi ils lui ont voué une vénération quasi religieuse. Au dire de Frederick Engels, deux o-randes découvertes immortaliseront le nom du maître : la concep- tion matérialiste de l'histoire et l'origine du capital. Grâce à ces deux découvertes, le collectivisme est sorti des ombres de la théorie pour prendre place au rang des grands systèmes scien- tifiques qui honorent le génie moderne. Recueillons-nous et effor- çons-nous d'exposer, avec le moins d'obscurité possible, la double pensée du maître ; la première d'ordre philosophique, l'autre d'ordre économique.

Lorsque Karl Marx écrivit son ouvrage sur l'origine du capi-

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tal dans la société moderne, il y avait longtemps qu'il avait jeté par- dessus bord le mince bagage spiritualiste que le protestantisme avait déposé dans son âme. L'idéalisme panthéistique des doctrines hégéliennes {^) lui-même lui donnait des nausées. La pente de son cœur ainsi que toutes les conceptions de son intelligence le firent glisser, comme tout naturellement, dans le matérialisme. Pour lui, pas d'esprit ; il n'y a qu'une chose ; la matière et ses forces. " L'intelligence de l'absurdité totale de l'idéalisme allemand dit F. Engels conduit nécessairement au matérialisme. " Tout ce que Marx garde de Hegel, son premier maître, c'est qu'il n'y a rien de stable et d'immuable, tout est en mouvement et suit nécessairement les lois d'un développement graduel et constant. Lorsqu'il voulut donner au socialisme une base scientifique, c'est sur le matérialisme qu'il tenta de l'asseoir. Fuerbach, son con- temporain, comme lui ancien disciple de Hegel, venait de donner une expression nouvelle au vieux culte de la matière ; on appela son système l'Humanisme et, au dire de M. John Rae, cet ensei- gnement devint si populaire chez les socialistes allemands de ce temps-là que ces deux mots Socialiste et Humaniste "s'appelaient l'un l'autre Voici les idées principales de ce système.

Hegel avait nié Dieu, l'immortalité de l'âme, Fuerbach à son

(') Hegel, qui régna sur toute une génération de philosophes alle- mands, naquit en ,1770. Il professa la philosophie à lêna, à Heidelberg, X:)uis à Berlin; il mourut en 1831. Rosenkranz a publié ses oeuvres en 19 volumes. Le but qu'il se proposa fut de réduire à l'unité l'idéalisme de Kant. Celui-ci avait enseigné que nos idées sont les seuls objets de notre connaissatiee . et de notve science ! Correspondent-elles aux choses exté- aieures ? mystère ! nous n'en savons rien : l'esprit humain ne peut parve- nir à la connaissance des " noumènes " c'est-à-dire des substances exté- rieures. Hegel, continuant les traditions de Fichte et de Schelling, pré- tend que cette question de Kent n'a pas lieu d'être posée, attendu qu'entre l'esprit et les choses extérieures il n'y a pas de distinction ; ils sont identiques : tout est esprit, tout est ddéî, les choses de même que l'esprit humain ne î-ont que l'idée éternelle se modifiant, se manifestant de diffé- rentes mantères. Cette idée souveraine se pose, s'oppose, se n trouve : thèSL, antitlièse, synthèse.

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tour nia l'esprit, la raison ; ce sont des illasions comme Dieu et le ciel. Il n'y a de réel que l'homme concret, c'est-à-dire, le corps, la chair, le sang. Les sens sont la seule source de nos connaissances > la vie présente est la seule vie ; hi jouissance terrestre, voilà le bon- heur unique, le seul but de toute politique et de toute religion. L'homme est tout ; l'homme est dieu " que sa volonté soit faite, que son nom soit béni ". Comme il n'y a rien au-dessus de lui, ainsi il ne doit rien y avoir au-dessous, pas d'esclaves, pas de parias ; chaque être humain doit jouir de tous les droits, de tous les privi- lèges de l'humanité. Les rois, les puissances politiques actuelles planent haut et loin dans une sphère qu'ils se sont faite ; ils regar- dent le pouvoir comme une propriété privée sans se soucier du peuple qui cependant, étant la source de toute puissance, doit en être le seul détenteur ; c'est de lui qu'elle vient, c'est pour lui seul qu'elle doit être administrée. On voit que cet humanisme, ou ado-

Par exemple, voici un grain de froment : c'est la chose ^lai existe, qui se pose; c'est la thèse. Jetez-le en terre, il semble disparaître et s'anéantir : c'est le gr^in qui se détruit, qui s'oppose à lui-même; c'est i'anlithèse ; niais bientôt il lèvera, il produira dix autres grains: c'est ?e premier grain qui se retrouve, multipldé : c'est la synthèse... Ainsi, l'idée primordiale existe éternellement, elle se jjose ; thèse de l'idée; puis elle commence la série de ses transformations, qu'elle ne finira jamais, premièrement dans le monde matériel : c'est l'idée qui s'oppose qui s'ex- tériorise, qui semble se perdre : antithèse de l'idée ; puis, dans le monde des intelligences, c'est toujours l'idée qui se retrouve, perfectionnée et consciente : synthèse de l'idée. Comme on le voit, le grand mérite de cette philosophie, c'est l'obscurité dont elle s'entoure, c'est le mystère, fait pour attirer les âirtcs maladives de notre temps. Qu'est-ce donc que cette idée éternelle, qui, dans l'incessant mouvement de ses transforma- tions, se perd, se retrouve, est destinée à parcourir indéfiniment les stades de son évolution ascensionnelle, dont la réalité n'est pas d'être, mais de devenir ? Est-ce un être personnel, distinct du monde, distinct de chacun de nous ? Oui, disent les hégéliens conservateurs qui veulent accoi"der cet enseignement avec la personnalité de Dieu et l'immortalité de l'âme individuelle. Non, répond la gauche hégélienne : cotte idée c'est la substance unique, c'est l'âme du monde ; et, nous voilà au pan- théisme, au monisme tiniversel, si souvent rêvé par les mystiques de l'antique philosophie indienne.

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ration de l'homme, nous conduit au seuil du socialisme ; la morale de Fuerbach nous y conduit au cœur même. Il appela son système de morale le Tuisme, ou l'amour du prochain,par opposition à YÉgoisme, ou amour de soi. L'homme complet dit-il n'est pas l'individu seul, isolé, mais l'homme social, vivant en société. Or, si l'on considère la société, on voit que la propriété des biens de ce monde, sans laquelle la jouissance devient impossible, est entre les mains d'un petit nombre, hors de la portée du plus grand nombre. Il faut donc Vhuvianiser c'est-à-dire, la mettre à la portée de tous, la rendre propriété commune ; les instruments générateurs de la richesse et du bien-être doivent être possession inaliénable de l'hu- manité entière, par conséquent, de chaque individu humain. Si Fuerbach ne fut pas communiste, son système, poussé à ses conclu- sions légitimes par ses disciples, tend au socialisme de tout son poids. ,

Marx accepta ces doctrines : la matière est la seule r(' alité l'homme n'a pas d'âme spirituelle et immortelle ; l'être humain exprime le degré supérieur de perfection à laquelle la matière est parvenue dans son évolution ; l'humanité, depuis son apparition sur la terre, n'a pas cessé de se développer, de se perfectionner. Jusqu'ici, il n'y a rien d'original dans sa pensée ; il ne devient per- sonnel que lorsqu'il cherche à déterminer quelles sont les lois qui régissent le mouvement ascensionnel de l'espèce humaine vers le progrès et la civilisation, et c'est en cela que consiste la première grande découverte du docteur socialiste.

Les grandes révolutions historiques qui eurent lieu chez les nations païennes ; l'établissement du christianisme ; la victoire des Barbares sur l'empire de Rome ; la naissance de la féodalité ; la destruction du régime féodal par la révolution ; tous les mouve- ments politiques enfin ont eu pour cause dernière, non pas de for- tes idées religieuses, philosophiques ou politiques, comme on l'avait cru jusqu'à présent, mais des exigences purement matérielles et

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économiques. C'est le régime de la production qui est à la base de tout ordre moral, juridique, philosophique et religieux. Si dans une nation, les méthodes par lesquelles les richesses et le bien-être de la société sont engendrés, viennent à varier, nos idées sur le droit, sur le vice et la vertu, sur la philosophie et sur la religion varient pareillement ; tout est basé sur l'économie politique, tout se ramène au bien-être corporel ; l'histoire humaine est par excel- lence l'histoire des différentes périodes économiques qui se sont suc- cédées. C'est en vertu de cette loi que le servage a détruit l'esclava- ge antique, que le régime du salaire a supplanté le servage et que la période bourgeoise actuelle, caractérisée par le régime de la pro- priété privée et du salaire, tend à disparaître sous la poussée des exigences nouvelles. En effet, la lutte entre salariés et capitalistes devient de plus en plus aïgue, bientôt éclatera la révolution qui absorbera la société bourgeoise en donnant naissance à l'état socia- liste démocratique (^).

Au dire de Frederick Engels, cette théorie, pompeusement intitulée la conception matérialiste de l'histoire, qui seule nous donne le dernier mot des transformations sociales, avait jusqu'ici échappé aux philosophes et aux sociologues et il a fallu le regard

(') Cathrein-Gettelmann. jjp. 39-45, " Les faite nouveaux forcè- rent à soumettre toute l'histoire antérieure à un nouvel examen, et il apparut alors que toute l'histoire antérieure, à l'exception des états pri- mitifs, n'était que l'histoire des luttes de classes ; que ^es classes sociales en lutte sont les produits' des condition'? de production et d'échange en un mot des conditions économiques de leur époque ; que par suite à claque moment la structure économique de la société forme la base réelle par laquelle s'explique en dernière instance toute la superstructure des institutions juridiques et politiques ainsi que du mode de représentation religieux, philosophique, etc..., de chaque époque historique ". Engels voir Milhuud, p. 169). " Le mode de production de la vie matérielle détermine, d'une façon générale, le progrès social, politique et intellectuel de la vie. Ce in'est pas la conscience de l'homme qui détermine son existence, mais son existence sociale qui détermine sa conscience ". - (K. Marx Milhaud, p. 170).

LE SOCIALISME 39

d'aigle de Karl Marx pour la découvrir dans les replis si tortueux et si mystérieux de l'histoire. Voilà pourquoi, il faut bien le re- tenir, elle constitue sa première grande découverte.

La seconde et la plus importante fait l'objet presque tout entier de son ouvrage Le Capital ; ce travail est le fruit d'une longue gestation et d'une parturition douloureuse et tourmentée. Il est diffi- cile à lire et à comprendre (extremly stiff reading : Rae p. 155). Eît-ce parce qu'il est le livre sacré du socialisme qu'il renferme tant de mystères et d'ombres hératiques ? L'apparence scientifique que Marx veut, comme tout allemand qui se respecte, donner à son œuvre, le fréquent usage de comparaisons mathématiques pour donner à ses raisonnements la précision rêvée, rendent sa critique du système capitaliste inabordable aux profanes.

Le but que Karl Marx se propose c'est de démontrer que le capital moderne est le résultat de la spoliation et du vol et, pour arriver à cette fin, il va déterminer deux choses : d'abord la source de la valeur, c'est-à-dire, nous dire d'où vient la valeur des choses qui dans la société s'échangent entre elles pour subvenir à nos besoins, en second lieu la source de la plus-value, c'est-à-dire, nous montrer quels sont les procédés dont se servent les capitalistes pour amonceler leurs richesses. Ces deux points sont essentiels au marxisme : théorie de la valeur, théorie de la plus-value. Expo- sons l'une et l'autre avec toute la brièveté possible.

Au commencement de son exposé, le théoricien allemand, fait une remarque très juste, qu'Aristote avait faite, trois cents ans avant l'ère chrétienne; c'est que dans la société tout produit a une double valeur : la valeur d'usage et la valeur d'échange. La valeur d'usage d'un objet c'est la capacité qu'il possède de satisfaire nos besoins et qu'il tient de ses propriétés physiques ou chimiques, par exemple, les vêtements, les chaussures, les aliments, les boissons ont une grande valeur d'usage puisqu'ils subviennent à nos plus impé- rieuses nécessités. La valeur d'échange d'un objet c'est la raison

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pour laquelle on peut le troquer coutre un autre; par exemple, un pain peut me nourrir, valeur d'usage, il peut se donner contre de l'argent ou contre un autre objet, valeur d'échange. D'où vient cette capacité d'échanger ? Pourquoi puis-je donner tant d'une mar- chandise pour en recevoir tant d'une autre ? Marx répond, ce n'est pas le besoin, le désir, l'utilité qui est la cause de l'échange mais uniquement le travail que ces marchandises ont coûté ; s'il faut dix chapeaux pour un habit, c'est que ce dernier objet contient dix t'ois autant de travail que les premiers ; les objets qui s'échangent ne sont rien autre chose que du travail immobilisé, crystallisé (^).

Alors, plus un objet aura demandé de travail, plus il aura de valeur ? Un meuble fabriqué en trois jours par un ouvrier inexpé- rimenté aura-t-il plus de valeur que s'il était fait en un jour par un ouvrier habile ? Non, répond Marx, et ici il corrige la théorie des économistes libéraux qui l'ont précédé ; le temps qui mesure la quantité de travail n'est pas simplement le temps, mais le temps social. Par temps social il veut dire le temps requis pour faire un objet par un ouvrier de talents moyens et avec les secours que la science met à son service. Si, avec la machine, on peut faire un objet en un jour, ce sera une journée qui sera la mesure de la va- leur de cet objet et non les deux ou trois jours qu'il faudrait pour le fabriquer sans machine ou par un ouvrier malhabile.

Voilà donc l'idée de Karl Marx sur la valeur ; idée qui a eu et qui a encore en certains quartiers, ea célébrité. Le capital n'est rien ; il est stérile par lui-même. L'unique source de valeur pour les marchandises, et tout est marchandise (^) dans nos sociétés ac-

(') " lluman labour incorporated, -îbsQrbed, congealed in exchange- able commodities. In an exchange, commodities are quantities of labour- ,ielly and ihey exchange in the ratio of the amount of labour lîiey hâve taken in ". (John Kae : Socialism, p. 161).

(*) On nomme marcliandise un objet fabriqué en vue de l'échange. Dans les conditions présentes de l'industrie et du commerce, ou ne fabri- que guère pour sa propre consommation, comme on le faisait avi moj'^^n- 2ge et jusqu'au 18e siècle.

LE SOCIALISME 41

tuelles, c'est le travail de l'ouvrier que leur transformation a pu exi- ger ('•^) ; c'est sur cette théorie que Marx va fonder toutes ses con- clusions. — Puisque seul le travail de l'ouvrier donne aux mar- chandises toute leur valeur il s'ensuit que c'est lui qui est le véri- table générateur des richesses et du bien-être. Or, dans l'organisa- tion actuelle, l'ouvrier est-il rétribué comme il le mérite ? Loin de ! C'est lui qui est tout et lui seul n'a rien, tandis que l'industriel, le capitaliste s'enrichit, augmente ses capitaux, entasse ses profits aux dépens du travailleur. " De la tête aus pieds le capital se présente à nous suintant par tous les pores le sang et la boue ".

C'est ici le point vital du marxisme : la théorie de la plus va- lue, ou l'explication scientifique de la genèse du capital dans les sociétés modernes.

Voici, selon le docteur allemand, comment naissent et se déve- loppent les fortunes bourgeoises. Dans l'organisation actuelle du capital et du travail, les moyens de production c'est-à-dire les usines, les outils, l'argent, sont la propriété exclusive du capitaliste ; l'ouvrier, privé de tout, seul, sans défense, est livré au pouvoir de l'industriel. Pour le faire vivre, lui et sa famille, il n'a qu'une chose : la force de ses bras, sa puissance de travail ; c'est une marchandise qu'il vend à celui qui veut l'acheter. Or, le capitaliste, bien loin de lui payer le prix intégral de son travail ne lui en paye qu'une partie. En effet le salaire qu'il donne à l'ouvrier n'est égal qu'à ce qui lui est indispensable pour vivre et se reproduire ; l'ouvrier mérite beau- coup plus ; en six heures de travail il fournit l'équivalant de sçn salaire et il peine durant douze heures. En d'autres termes, le capi- taliste paye à l'ouvrier six heures de travail et il le force à travailler six heures pour rien ; c'est lui, le bourgeois, qui empoche ce produit

(*") " i'ar lui-même, le capital est inerte ; c'est du travail mort, qui ne peut se révivifier qu'en suçant, comme le vampire, du travail vivant, qui vit et ^'engraisse d autant plus vigoureusement qu'il en absorbe da- vantage ". (K. Marx, cité par de Laveleye, p. 36).

42 LA REVUE CANADIENNE

auquel il n'a pas droit, qu'il vole au travailleur et avec lequel il exploitera d'autres ouvriers de la même façon. Voilà comment K. Marx a dévoilé ce mystère d'iniquité que sont la formation et l'ac- cumulation du capital.

Ce qui est plus déplorable, c'est que le progrès des sciences et l'invention des machines, au lieu d'améliorer le sort de l'ouvrier, ne font qu'accroître ses misères. Les machines perfectionnées, en usage de nos jours dans les usines, rendent l'emploi des bras superflu. Avec la même somme d'efforts, on produit aujourd'hui 40, 50 et 100 fois plus qu'autrefois ; comme conséquence, nombre d'ouvriers sont jetés sur le pavé sans emploi et vont grossir les rangs de cette mul- titude de sans-travail que Marx appelle la réserve de l'armée indus- trielle. Aux heures de grande demande les capitalistes occupent cette foule de bras qui ne désirent que le travail pour les rejeter et les abandonner aux heures de crise industrielle. Par une fatalité qui tient à l'essence même des conditions sociales présentes, tandis que l'armée des pauvres, des désœuvrés, ira toujours grossissant, le nombre des grands et tout-puissants monopoles s'accroîtra de jour en jour, car l'observation prouve à l'évidence que les petites et les moyennes industries disparaissent pour faire place à ces quelques pieuvres insatiables : les trusts, qui mettent entre les mains des ba- rons de la finance la prospérité et la vie même des sociétés ("), Devant cet état de choses intolérable, l'indignation du peuple mon- te de plus en plus ; quand il aura pris pleinement conscience de sa force, sa colère éclatera ; alors, les expropriateurs seront expropriés ; la révolution, " cette accoucheuse des sociétés nouvelles " (Marx), balaiera le régime bourgeois avec toutes ses injustices en donnant violemment le jour à l'état socialiste.

(") L'accumulation de la richesse à l'un des pôles de la société mar- che du même pas que l'accumulation, à l'autre pôle, de la misère, de l'asservissement, de la dégradation morale de cette classe qui, de son tra- vail, fait naître le capital. (De Laveleye : Le Socialisme p. 36).

LE SOCIALISME 45

Et que sera cet état nouveau ? Ici Marx est circonspect et modeste ; son oeil de prophète ne lit pas l'avenir avec assurance ; cependant, il consent à nous donner un petit croquis de ce fils de ses rêves, dont ses disciples, en particulier Albert Schaeffle, seront chargés de préciser les contours. L'état socialiste sera une répu- blique démocratique ; plus d'empereurs ni de rois ; les pouvoirs pu- blics seront administrés par des délégués du peuple que le suffrage universel élira. Les capitalistes seront expropriés ; les capitaux, c'est-à-dire tout ce qui sert à la production des richesses, seront dé- clarés propriété commune et inaliénable. Dans la république so- cialiste, tous travailleront sous la direction des élus du peuple ; le salaire sera aboli ; mais, comme dans ses commencements la répu- blique socialiste conservera nécessairement l'empreinte néfaste et égoïste de la société bourgeoise, chaque travailleur recevra un certi- ficat attestant qu'il a fourni une certaine quantité de travail et il recevra en provisions une valeur exactement équivalente à son tra- vail. Plus tard, quand les républicains socialistes se seront entière- ment dégagés des préjugés bourgeois, chacun se livrera au travail avec plaisir ; toute distinction entre travaux manuels et travaux intellectuels disparaîtra ; tous n'auront qu'un désir : coopérer au bien-être de la société; les idées actuelles de droit et de justice ayant disparu, on ne songera pas à exiger une rétribution adéquate de son travail, mais chacun sera satisfait de recevoir seulement ce qu'il faut pour subvenir à ses besoins.

' Cette vision, ou plutôt ce rêve de Marx, nous en ferons la cri- tique plus tard ; seulement, nous demandons au lecteur de vouloir bien remarquer que l'abolition de la propriété privée est l'article essentiel au programme du marxisme ou collectivisme. La proprié- té privée est le fondement de l'état bourgeois actuel ; son abolition fait l'essence de l'état socialiste futur. C'est là, si l'on veut, le dog- me fondamental du collectivisme, qui le distingue de tout autre

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système d'économie politique ('^). La conception matérialiste de l'histoire, n'a en soi, rien de bien neuf : c'est le vieux matérialisme renouvelé et rendu encore plus brutal par les idées marxistes qui tentent de ramener toutes les aspirations de l'âme humaine à une question d'estomac et de digestion.

liéonidas PERRIN, p. s. s.

Grand-Séminaire, Montréal.

(") Eu avril dernier, Milwaukee, E. U., élut un maire et une majorité municipale socialistes. Quelques personnes furent surprises de voir les catholiques en grajid nombre donner leurs voix à ces candidatures. C'est que ces soc.'alistes ne mettaient à leur programme que la municipalisation ide certains services j)ublics et non l'abolition de la prospérité privée. Il peut être en effet avantageux de retirer des mains. et du contrôle privés ouelques-uns du moins des services publics, comme nous aurons peut-être l'occasion de le montrer en traitant du socialisme municipal, qui ne doit pas être confondu avec le collectivisme qui nous occupe présentement.

" Chantecler " à la scène

?3^ir^0MME tout provincial qui se respecte, j'ai voulu, en arrivaût à Paris, m'offrir un fauteuil à Chantecler. Il convient I* que je vous en dise au moins deux mots, encore que la Porte-Saint-Martin puisse à la rigueur se passer de la réclame de la Revue Canadienne, et M. Rostand de l'appréciation, quelle qu'elle soit, que je pourrai faire de son œuvre.

Je ne vais pas y aller par trente-six chemins : comme pièce de théâtre, Chantecler est, à proprement parler, au-dessous de tout.

Vous entendez assez que je ne songe pas à appuyer cette opinion sur une particulière compétence en ces matières. Je ne suis pas un écrivain et je n'ai aucune prétention à la littérature, encore moins au théâtre. Si cela peut vous intéresser, je vous dirai même que je n'ai seulement jamais joué sur une scène d'amateurs, ce qui chez nous, vous le savez, n'est pas une petite originalité . . .

Mais il ne faut pas toujours être cuisinier pour juger d'un plat. .. ni même gastronome. Cette comparaison vénérable s'appli- que parfaitement ici. Malgré les éloges de certains critiques distin- gués de qui M. Rostand est l'ami personnel, comme aussi bien mal- gré la réclame insensée faite autour de cette pièce depuis cinq ans, il me semble qu'il ne peut y avoir de discussion sérieuse entre ceux qui ont entendu Chantecler au théâtre : jamais on n'a pu plus complètement "rater" une œuvre. Et ce n'est pas peu dire.. .

46 LA REVUE CANADIENNE

N'allez pas croire au moins que, si je parle de la sorte, j'y éprouve bien du plaisir. Rostand fut la plus chère idole peut-être de ma jeunesse. Je lui dois quelques-unes des plus douces heures que j'aie passées. Il fut un temps je ne jurais que par la Princesse Lointaine, et aujourd'hui encore Cyrano m'apparaît comme un grand chef-d'œuvre.

Mais enfin, puisque c'est de Ghanteder qu'il s'agit, il faut bien avouer la vérité sur Chantecler. . .

Je dis : " rater ". Il n'y a pas d'autre mot. On ne peut pas dire que ce soit une œuvre médiocre. C'est une œuvre manquée. On ne peut pas dire que se soit un enfant faible ou non-viable. Ce n'est pas un enfant, c'est un monstre.

La pièce ne donne pas d'autre impression. Ce n'est pas plat, et je ne sais même pas si j'oserais dire que c'est ridicule. C'est plutôt ahurissant.

Pourquoi ? Parce que, de voir à la scène, pendant quatre actes, tous ces oiseaux portant sous le bec une tête d'homme ou de femme, cela déconcerte violemment le monsieur habitué aux spectacles ordinaires ?

Un peu à cause de cela, oui, je le crois. .. mais bien davantage assurément mais cent fois plus encore, à cause de la pièce elle- même.

Vous regardez cela, vous entendez cette interminable série de calembredaines et de calembours, et vous croyez rêver. C'est de la pure démence. Vient un moment vous vous demandez sérieuse- ment si vous devenez fou. .. ou si c'est l'auteur qui le devient.

" CHANÏECLER " À LA SCÈNE 47

Voici tont d'abord, par exemple, le chien Patou, le personnage après tout le plus supportable. Vous tous qui connaissez le chien, le bon chien de Lafontaine, la bête par excellence simple et, si j'ose dire, toute d'une pièce, essayez d'imaginer un peu ce que M. Ros- tand est venu à bout de faire du vieux chien Patou . . . Non, c'est inutile ; à moins que vous n'ayez lu la pièce, vous n'y arriverez jamais. M. Rostand fait de Patou, tour à tour, un moraliste, un pédagogue, un philosophe nietschéen et, enfin et pour tout dire, un neurasthénique. Il donne à ce vieux chien rhumatisant et goutteux, une âme je ne dis pas sensible, non ! mais une âme sentimentale et romanesque. Patou jouit d'une niche confortable, on lui apporte ses repas régulièrement, mais il s'ennuie ... Il trouve l'existence plate et prosaïque, et le voici pris soudain, sur ses vieux jours, par la nostalgie de la liberté, avec les risques et les dangers qu'elle comporte : '

Oh ! fuir ! suivre un berger qui n'a rien dans son sac ! Mais, du moins, quand la nuit on lape l'eau du lac, ^voir ce qui vaut mieux que tous les os à moelles La fraîche illusion de boire les étoiles !

Détaché de l'ensemble, ce passage vous paraît encore une mince affaire, et vous avez raison .. . Mais songez que c'est comme cela d'un bout à l'autre, et que, de Patou seulement, on pourrait vous offrir peut-être quinze citations de cette force.

Et encore, Patou, n'est-ce rien à côté du Merle, de la Faisane et de Chantecler lui-même. Exemples :

48 LA REVUE CANADIENNE

La poule grise, avec enthousiasme. Il sort toujours à la même heure, comme Kant !

Chantecler Comme quoi ?

La poule grise

Comme Kant ! Chantecler

Ça, c'est estomaquant ! (A la Poule Grise) Allez-vous-en ! Le Merle

Fichez le " Kant " !

C'est le Merle aussi qui dit, voulant railler Patou de ses velléités de courir les bois avec les chasseurs :

Ehumatisme, Tu donnes des accès d' " animalitarisme " !

Et ailleurs :

Une poule C'est chic, un papillon !

Le Merle

C'est très facile à faire : On prend un W qu'on met sur un Y.

Et plus loin :

Tout ça, c'est des vieilles escarpolettes, Et qui ne valent pas mon trapèze en bois neuf ! O ma cage ! signons le joyeux trois-six-neuf. On est des ducs ; on a de l'eau filtrée à boire...

Et encore

" CHANTECLER " À LA SCÈNE 49

Mon vieux, c'est pas ma faute, Moi je ne marche pas !

(Sautant vivement de côté.)

Prends-moi comme je " fuis " !

Cela n'est rien, si vous voulez. Et rien non plus, les " rasta ", les " chic ", les " mince alors ! . . . " qu'il nous débite . . . Seulement il ne dit pas autre chose. Il parle comme cela du commencement à la fin. Et c'est, si je ne me trompe, le deuxième rôle de la pièce.

En vain dira-ton que M. Rostand a voulu faire du Merle le personnage antipathique. Les autres ne parlent pas différemment, ou c'est tout juste. Patou, sous prétexte de " flétrir " le Merle, trouve quand même moyen de nous parler de la vache " qui la connaît dans les foins " et du canard à qui l'on répond : " Ça t'en bouche un coin-coin ! " La Faisane défend qu'on lui fasse même " un doigt ... de basse-cour ". Enfin il n'est pas jusqu'à Chantecler lui-même qui, toujours sous couleur d'en remontrer au Merle et même sans ce prétexte, ne verse avec joie dans le calembour et dans l'argot. Ne dit-il pas à la Faisane, dès le 1er acte, pour lui vanter la puissance de son chant :

.... Le mur, lorsque je chante, ** En bave des lézards, ... ".

N'est-ce pas lui qui s'écrie, au Illme :

Coq du Japon, silence, Ou bien je vous rabats votre " kakémono " 1

Ne dit-il pas au merle :

On voit luire l'œil rose Du lapin que l'esprit, quand tu l'attends, te pose !

50 LA REVUE CANADIENNE

Toujours au Illme, ne lance-t-il pas avec une visible satisfac- tion ces mots distingués que sans doute l'Académie française dont M. Rostand fait partie se fera un devoir d'accueillir dans son dictionnaire : " C'est du chiqué ! ", " C'est du plaqué ! ", " Il croit nous épater ! ", " Vous pouvez vous fouiller ! " . . .

Citerai-je encore ? Si vous voulez . . . Prenons-le cette fois-ci dans un autre genre :

Chanïecler (aux coqs étrangers) Oui, Coqs affectant des formes incongrues, Coquemars, Cauchemars, Coqs et Coquecigrues, Coiffés de cocotiers supercoquentieux... La fureur comme un Paon me fait parler.

Messieurs,

J'allitère!....

Oui, cocards, cocardes de coquilles,

Cocardeaux, Coquelins, Coquelets, Cocodiilles,

Au lieu d'être coquets de vos cocoricos,

Vous rêviez d'être, ô Coqs, de drôles de cocos !

Oui, mode ! pour que d'eux tu t'emberlucoquasses.

Coquine, ils n'ont voulu, ces Coqs, qu'être cocasses !

Mais, Coquins, le cocasse exige un Nicolet !

On n'est jamais assez cocasse quand on l'est I

Mais qu'un Coq, au coccyx, ait plus que vous de ruches.

Vous passez, Cocodès, comme des coqueluches !

Mais songez que demain, Coquefredouilles ! mais

Songez qu'après-demain, malgré, Coqueplumets !

Tous ces Coqueluchons dont on s'emberlucoque,

Un plus cocasse Coq peut sortir d'une coque,

Puisque le Cocassier, pour varier ses stocks.

Peut plus cocassement cocufier des Coqs !

Et vous ne serez plus, vieux Cocâtres qu'on casse.

Que des coqs rococos pour ce Coq plus cocasse.

Notez bien qu'ici Cliantecler assure que, s'il emploie ce lan- gage extravagant, c'est pour se moquer du Paon. Tout à l'heure, ce

" CHANTECLER " A LA SCENE 51

sera pour se moquer du Merle ou de la Pintade. Patou ne donne pas d'autre excuse, ni le Pivert, ni la Faisane . . . Drôle de pièce, en vérité, que celle-là, les gens d'esprit n'ont plus d'autre ressource, pour se venger des imbéciles, que de descendre à leur vocabulaire, et qui, faite soi-disant pour protester contre le mauvais langage, demeure presque en son entier un tissu de calembours et d'à peu près mêlés à des termes d'argot !

Jusqu'aux Crapauds qui font du calembour.

Supposez que vous avez entendu déjà trois actes interminables, en vers comme ceux que vous venez de lire (il y en a de meilleurs que ceux-là, il y en a de pires aussi).

Vous avez savouré l'Hymne au Soleil, lequel donne une bien meilleure impression à la lecture qu'à la scène.

Vous avez contemplé Chantecler expliquant à la Faisane le secret de son chant, dans des vers qui ne valent peut-être pas cher, mais qui au moins, pour une fois, ne contiennent pas de jeux de mots . . .

Vous avez été témoin du duel de Chantecler avec le Coq de Combat.

Enfin vous avez assisté au défilé des quarante-huit coqs étran- gers (Coq Malais, Coq de Bagdad, Coq Cochino-Yankee, Coq Walikili, dit Choki-KukuUo, Coq Pseudo-Chinois Cuculicolor, et 43 autres), mesurant chacun de six à huit pieds de hauteur, et vous avez pu constater que cette scène de cirque avait pris un gros quart d'heure de votre temps pour permettre à Chantecler de lancer ensuite sa fameuse tirade :

Coquemars, Cauchemars, Coqs et Coquecigrues....

(Voir plus haut.)

52 LA REVUE CANADIENNE

Et vous voici au IVme acte, au ceutre d'une forêt oh Chantecler s'est enfui avec la Faisane. Tous deux sont en train d'échanger des apophtegmes, au pied d'un arbre colossal. Clair de lune ...

Soudain, dans l'herbe haute, on voit s'avancer, à petits sauts, les Crapauds. Ils sont bien une dizaine gros et petits. Ceux-ci n'ont pas moins de trois pieds de long ; les vieux sont énormes. Que viennent-ils faire ?.. .

Un gros crapaud, surgissant Je l'herbe. Nous venons .... Chantecler

Ventrebleu ! qu'ils sont laids ! Le gros crapaud, obséquieusement. ....Pour saluer, au nom de la Forêt qui pense, L'auteur de tant de chants ....

(Il a mis la main sur son cœur.) Chantecler, avec dégoût.

Oh ! ses mains sur sa panse ! Le gros crapaud, faisant un petit saut vers lui. Neufs !

Un autre crapaud, même jeu.

Clairs ! Un autre crapaud, même jeu.

Brefs ! Un autre crapaud, même jeu.

Vifs ! Un autre crapaud, même jeu.

Grands ! Un autre crapaud, même jeu.

Purs ! Chantecler

Asseyez-Tous, Messieurs. (Ils s'asseyent autour d'un grand champignon comme autour d'une table.)

«« CHANTECLER " À LA SCÈNE 53

Le chef de la délégation explique alors à Chantecler comme quoi, par sou chant vainqueur, lui, le Coq, va détrôner le Rossignol (ou Bulbul), jusque-là chantre pour ainsi dire attitré de la forêt.

Tous, dans une explosion. A bas Bulbul !

Chantecler

Messieurs et chers Batraciens, . .. Ma voix lance, il est vrai, des notes naturelles. ...

Ici, arrêtons-nous un moment, s'il vous plaît.

Mais Bulbul, soudain, s'est fait entendre, Chantecler ne peut retenir son admiration, et les Crapauds, vexés, " se traînent en hâte au pied de l'arbre le Rossignol chante ".

Un Crapaud. Engluons l'écorce avec nos petits bras. Et bavons sur le pied de l'arbre !

(Ils rampent tous vers l'arbre.) Chantecler, à un Crapaud.

N'as-tu pas Toi-même, pour chanter. Crapaud, une voix pure ?

Le Crapaud. Oui. . . . mais quand j'en entends une autre, je suppure 1

Le Gros Crapaud, comme mâchonnant une écume. Il nous vient sous la langue on ne sait quels savons, Et....

(A son voisin.) Tu baves ? L'autre.

Je bave ! Un autre.

Il bave.... Tous.

Nous bavons 1

54 LA REVUE CANADIENNE

Un Crapaud, passant tendrement son bras autour du cou d'un ' retardataire.

Viens baver !

Le Gros Crapaud, caressant la tête d'un petit. Bave !

Et, là-dessus, l'on nous sert une villanelle reviennent six fois de suite, en refrain, les deux vers suivants :

C'est nous qui sommes les Crapauds !

Nous crevons dans nos vieilles peaux 1 (sic) ....,,

Je ne sais pas exactement quel effet ces vers font à la lecture. Au théâtre, cela donne tout simplement l'impression d'une immense bouffonnerie.

Je voudrais pouvoir ajouter, après cela, que Chantecler n'en contient pas moins beaucoup de beaux vers. Franchement, cela me serait agréable... Eh bien non ! je ne le dirai pas. Ce ne serait pas vrai.

Chantecler ne contient qu'un très petit nombre de beaux vers. Il y en a beaucoup d'autres, dans cette pièce, auxquels on voudrait pouvoir appliquer la même épithète. On le pourrait peut- être. Mais ce ne serait qu'à la condition d'effacer d'abord l'œuvre antérieur de M. Rostand. Pour quiconque a lu Cyrano, les meilleurs passages de Chantecler ne seront jamais que des rabâchages pénibles et sentant l'huile.

On en peut dire autant du caractère même de Chantecler, comme de l'ensemble de l'œavre. C'est une mauvaise parodie de Cyrano.

CHANTECLER " A LA SCENE 55

D'où vient donc que Chantecler, déjà tiré à cinquante mille exemplaires en librairie, continue de faire salle comble, tous les jours, à la Porte-Saint- Martin ? D'où vient que la critique, en général, n'a voulu que condamner à demi cette œuvre-là, tout en couvrant l'auteur d'éloges ? D'où vient enfin que le public, pour protester contre un tel spectacle, s'est contenté jusqu'ici de ne pas applaudir, et de siffler, à quelques reprises, le fameux chœur des Crapauds, quand tout autre écrivain, avec une pièce pareille, se fût attiré pour le moins des pommes cuites ?. .. De quel privilège étrange jouit donc M. Rostand, et si, avec Chantecler, il obtient encore un succès relatif, comment expliquer cela ?

Lui-même va se charger de nous le faire entendre :

.... C'est que dans l'air Il avait rester de ma chanson d'hier ! (" Chantecler ", acte iv, scène 6.)

Tout le secret est là. Cyrano et, dans une moindre mesure, l'Aiglon, ont laissé dans toutes les mémoires une si forte trace, qu'à l'auteur de ces deux œuvres on est prêt à tout pardonner. " C'est un de ces hommes disait un jour de M. Rostand l'un de ses compatriotes qui font qu'en chemin fer ou en paquebot, à l'étranger, on ne se sent pas humilié à côté d'un Anglais". Aux yeux d'un grand nombre, ici, l'auteur de Cyrano est avant tout une gloire française, il fait pour ainsi dire partie de l'uvoir national, et il ne peut diminuer sans que chaque Français ne se sente, en quelque sorte, un peu amoindri lui-même ...

On passe donc Chantecler à M. Rostand en faveur de Cyrano. Combien de personnes, dont il reste cependant l'idole,- ne reviennent-elles pas de Chantecler la tête basse, souffrant

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de cet échec comme d'une infortune personnelle, osant à peine s'avouer à elles-mêmes leur désillusion ! . . .

Mais il ne faudrait pas supposer que, si Chantecler a désappointé le public, M. Rostand de son côté soit fort content de cette œuvre Jamais un artiste n'a plus douté de son génie, jamais aucun n'a eu plus que lui l'effroi du lendemain et le vertige devant son œuvre. . . N'est-ce pas lui-même, Edmond Rostand, qui s'écrie par l'organe de Chantecler (et c'est justement l'une de ses meilleures inspirations) :

Comprends-tu maintenant l'angoisse qui me ronge ? Ah ! le cygne est certain, lorsque son cou s'allonge, De trouver, sous les eaux, des herbes ; l'aigle est sûr De tomber sur sa proie en tombant de l'azur ; Toi, de trouver des nids de fourmis dans la terre ; Mais moi, dont le métier me demeure un mystère, Et qui du lendemain connais toujours la peur, Suis-je sûr de trouver ma chanson dans mon cœur ?

(Acte II, scène 3.)

Je n'ai pas besoin de dire jusqu'à quel point cela est touchant et pathétique. .. Remercions le ciel, mes amis, qui veut bien nous épargner, à nous, ces angoisses, et, quant à M. Rostand, il peut se consoler. D'autres avant lui et de plus grands encore eurent de ces accidents. Entre deux chefs-d'œuvre, ils écrivaient des.. . Chantecler. Corneille lui-même, le vieux Corneille, n'avait-il pas après le Cid, je pense publier et fait jouer Suréna, roi des Parthes ? Cela ne l'a pas empêché de nous donner, par la suite, de nouveaux chefs-d'œuvre. Qui songe aujourd'hui, devant le bronze pensif de Corneille, à Suréna, roi des Parthes ? C'est à peine s'il en reste, au fond de quelque bibliothèque, un exemplaire oublié. Un seul homme, depuis un siècle, a prétendu l'avoir lu. C'est Brunetière. Et encore, l'avait-il lu jusqu'au bout ?. ..

" CHANTECLER " À LA SCÈNE 57

Il en sera de même, espérons-le, de Ghantecler. Quelqu'un de ces jours, M. Rostand nous arrivera avec un nouveau drame héroïque qui effacera jusqu'au souvenir de ce cauchemar.

Croyons- le fermement. C'est M. Rostand qui nous le prêchait dès la Princesse Lointaine :

En croyant à des fleurs souvent on les fait naître.

Et puis, nous y aurons double mérite :

. ^ C'est la nuit qu'il est beau de croire à la lumière !

C'est Chantecler qui le dit (acte ii), et, pour une fois, il n'est que juste de l'applaudir,

Paris, avril 1910.

Jules FOURNIER.

A Travers Les Faits et les Oeuvres

La session anglaise. Son programme Budget, bill de rége;ice, liste civile, serment dii roi. La ta-ève des partis-. Une intervention du roi Georges V. La conférence ento-e les chefs de parti. Un article de T. P. O'Connor. En France. Après les élections. iStatistiques intéressantes, mais peut-être décevantes. Un dis- cours de M. Piou. La note optimiste. Commentaires de l'Uni- vers. ■ La première session du nouveau i>arlement. Les décla- rations de M. Briand. Un document considérable. La politique briandiste. A l'Académie française. L'élection de Mgr Du- chesne. Auguste Roussel. Au Canada.

A session anglaise s'est ouverte le 8 .juin. Elle ne sera, I croyons-nous, ni longue ni mouvementée. Il sem- ble entendu que, par respect pour la mémoire du feu roi, et par égard pour le nouveau monarque, la re- prise de la grande bataille parlementaire, si vraiment il doit y avoir reprise, sera ajournée à l'automne. Pour le présent, le Parlement n'aura donc à s'occuper que de quatre ou cinq sujets bien précis: le budget du prochain exercice, la loi de régence, la révision de la liste civile, le recensement, et la révision du trop fameux serment du roi. De toutes ces questions, il n'y a que la dernière qui soit de nature à provoquer de sérieux dissentiments. Le budget ne Bera discuté que dans certains détails ; les principes de taxation au sujet desquels de si violents débats ont eu lieu, ont été détermi- nés, jusqu'à nouvel ordre, par l'adoption du budget fatidique de 1909 ; et le combat ne recommencera sur ce terrain que lorsque les partisans de la réforme fiscale seront assez forts pour entreprendre la réalisation de leur programme. La loi de régence sera adoptée unanimement. C 'est la nouvelle reine, que nous avons connue

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 59

lorsqu'elle était simplement duchesse d'York, qui sera régente, advenant, ce qu'à Dieu ne plaise, la vacance du trône durant la minorité du successeur. La révision de la liste civile n'offrira non plus aucune difficulté. A chaque nouveau règne, le Parle- ment est ainsi appelé à régler quel sera le revenu annuel mis à la disposition du souverain, pour le maintien de sa maison, de sa cour et les frais de la représentation royale La loi rela,tive au recensement rentre dans le cadre de ce que l'on appelle généra- ralement les affaires de routine. Reste le serment du roi. Le gouvernement va introduire un bill pour suprimer de la déclaration exigée du monarque toutes les expressions outrageantes pour les sujets catholiques du roi d'Angleterre. Le Times dit à ce propos: ■' On avait d'abord suggéré qu'une modification serait possible sans qu'on eût besoin d'une sanction statuaire ; mais cela ne se peut pas. D'après ce qu'on croit la question a été agitée de savoir si la déclaration du protestantisme du roi serait, rédigée de manière à écarter toute mention des articles "de la foi catholique niés dans la Déclaration actuelle, l'affirmation du protestantisme du roi im- l.tliquant le désaveu de ces articles, ou si la Déclaration pourrait être suffisamment modifiée pour qu'on puisse la garder dans sa teneur générale. Quelle que soit la forme qu'on adopte, l'inten- tion des ministres est que les mots '* superstitieux et idôlatriques " ne figurent jamais plus dans la Déclaration royale. Il est pro- bable qu'on s'efforcera de trouver un terrain d'accord entre les chefs protestants et catholiques avant de présenter un Mil sur la question ". .

Commentant cet article du Times, le Tàblet, l'organe catho- lique anglais, représente qu'un simple adoucissement de la formule ne serait pas suffisant: '' Ce n'est pas, dit-il, l'énormité du désa- veu infligé par le roi à notre foi qui constitue l 'outrage, mais le fait qu'au moment le plus solennel de son règne il soit appelé à choisir la doctrine (le dogme) la plus centrale et la plus sacrée de la reli- gion de la grande majorité des chrétiens pour en faire l'objet d'une répudiation publique ".

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On ne sait pas encore au juste quels seront les termes du MU. Mais il est certain que le ministère va en présenter un, et que l'oppo- sition conservatrice va l'appuyer. On peu', s'attendre toutefois aux protestations bruyantes du groupe fanatique des sectaires de l'orangisme. Mais nous espérons qu'en dépit de ces clameurs les catholiques de l'Empire britannique vont obtenir enfin la satisfac- tion qui leur est due.

Comme on le voit, d'après toutes K-s apparences, la présente session du Parlement anglais sera relativement calme. La mort d'Edouard VII a imposé un-e trêve aux partis. Et cette trêve aurait chance d'aboutir à un traité, sur le point particulier des relations entre les Lords et les Communes, si l'initiative sensation- nelle du nouveau roi devait être couronnée de succès. En effet, tiiielques jours avant la réunion des Chambres, on a annoncé que Oeorge V, ardemment désireux de faire aboutir pacifiquement la redoutable crise politique qui a peut-être abrégé les jours de son illustre pêro, avait pris la responsabilité de proposer aux chefs des deux partis une conférence ayant pour objet, de .olutionner, sans aller aux extrêmes, le problême constitutionnel dont s'inquiè- tent tous les bons esprits. Une telle démarche de la part du nou- veau roi entraîne forcément l 'acceptation des hommes publics auprès de qui elle est faite. Voici comment T. P. O'Connor le célèbre Journaliste et représentant irlandais, commentait cet événement dans sa correspondance à la Tribune de Chicago. " Le roi George ost intervenu dans le combat politique qui agite l'Angleterre depuis des mois. Il a convoqué une conférence des chefs de tous les par- tis politiques pour amener, si possible, un compromis comme issue du conflit relatif au veto de la Chambre des Lords. Etant donné l'état d'esprit actuel de la nation, si douloureusement affectée par la mort du roi Edouard et le désir de donner au roi Greorge la meilleure chance de montrer ce qu'il peut faire, ni les libéraux ni les tories n'oseront refuser de participer à la conférence. . . La confé- rence aboutira-t-elle à un compromis ? Il est impossible de le dire

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 61

d'avance. Les difficultés ijaraissent actuellement insurmontables; mais le profond désir de la paix, parmi les masseis, mais la crainte, éprouvée par les conservateurs, de combattre sous un drapeau aussi impopulaire que celui de la Chambre des Lords, celle que ressen- tent les libéraux d'affronter le sentiment du peuple, et l'inclination nationale de l'Anglais pour le compromis, peuvent accomplir des miracles ". Dans un autre article, M. O'Connor écrivait encore : * * Les chefs de la politique sont comme deux champions de billard au moment décisif d'une partie il y a de gros enjeux. Ils jouent comme s 'il s 'agissait de leur vie. Chacun vise à s 'assurer le crédit de vouloir la paix et à éviter le discrédit de plonger la nation dans la guerre. Cette concession (de la conférence), sans être parfaite- ment sincère, a pour elle deux facteurs. Le premier est la fatigue universelle du pays et le dégoût du retour aux acrimonies de la grande bataille ; le second est le désir sincère de ne pas plonger le nouveau roi dans la terrible alternative de choisir entre les deux T>artis dans une question si périlleuse. En réalité les deux partis redoutent les négociations et voudraient les éviter si c'était possible. Les chefs libéraux ont cependant hésité devant le risque de réveiller le doute sur leur courage et leur union dans la lutte contre les Lords, doute qui a failli faire sombrer leur barque au commencement de cette année. C'est l'enthousiasme de M. Lloyd George, sa ténacité, sa confiance dans sa capacité de tout gagner par voie de négociation, qui l'a emporté. Mais il est seul optimiste. On voit difficilement qael compromis chaque côté peut offrir ou accepter sans soulever une révolte dans ses rangs. Le parti ouvrier et les Irlandais se tiennent derrière M. Asquith dans une attitude de vigilance et de méfiance, tandis que les Lords les plus rétrogrades et les protectionnist?3 extrêmes dans la Cham- bre des Communes sont une menace pour M. Balfour. M. Lloyd George espère évidemment que même une conférence infructueuse vaut mieux que pas de conférence du tout. Elle déchargera les libéraux de la responsabilité de faire 'a guerre sans avoir épuisé

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te us l€s moyens de faire régner la paix ' '. Nos lecteurs ne doivent pas oublier, en lisant ces lignes, que leur auteur très distingué est membre de la coalition qui a juré de détruire les pouvoirs de la Chambre dey Lords.

C'est le 13 juin que le premier ministre a donné la nouvelle officielle de la conférence projetée. Il a déclaré à la Chambre des Communes que des communications avaient été échangées entre lui et le chef de l'opposition et qu'une réunion des chefs des deux partis auraient lieu incessamment. Une dépêche a annoncé, depuis cette date, qu'une première séance de la conférence avait été tenue le 17 juin. Il a été entendu que ses délibérations seraient con- îidentiell'es.

Depuis que les élections sont terminées, en France, on s'est beaucoup occupé, dans la presse et le-: cercles pol-tiques, du classement des nouveaux représentants du peuple. On a cherché n découvrir quelle serait la mentalité de la Chambre récemment issue du suffrage universel, et, comme nous l'avons indiqué, îes appréciations, même dans les rangs catholiques, ont été assez di- ■v'erses. Il était fort naturel que M. Briand fiit un de ceux qui se X>réoccupasspnt le plus de ce point important. Aussi ^:, 'est-il livré à un travail de classification qui a fait couler beaucoup d'encre, depuis sa publication dans les journaux. Ses statistiques portent plutôt sur les idées et les programmes des élus que sur leurs atta- ches avec tel ou tel groupe. Pour les établir il s '-est basé sur les réponses des préfets relativement aux opmions émises par les can- didats dans leurs professions de foi et lours circulaires électorales. Et voici un résumé de ces statistiques. Se sont déclarés partisans de la représentation proportionnelle et du scrutin de liste ,271 ; ])artisans du scrutin de liste pur et simple, 62 ; partisans du prin- cipe de la reforme électorale, 92 ; parti:5ans du statu quo\ 35. Se i-ont déclarés partisans de l'impôt sur le revenu tel que proposé par

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le projet de M. Caillaux, 152 ; partisans de ce projet avec réserve, 228 ; contre tout impôt sur le revenu, 87. Se sont déclarés parti- sans de la réforme ad^ninistrative 416 j de la réforme judiciaire, oll. Se sont déclarés partisans du statut dea fonctionnaires, 375. Se sont déclarés partisans de la liberté d'enseignement, 298 ; par- tisans de la surveillance des écoles libres, 213 ; partisans du mono- pole de l'enseignement, 66 ; partisans de l'abrogation de la loi Falloux, 148. Se sont déclarés pour la capacité civile des syndi- cats, 211 ; pour le contrat collectif du travail, 195 ; pour la participa- tion aux bénéfices, 188 ; pour le crédit ouvrier, 163. En faisant faire ce travail et en le publiant, à quelle préot cupation M. Briand a-t-il obéi ? On a dit, avec raison croyons-nous, qu'il voulait préparer l'opinion au programme législatif qu'il entendait aborder durant les prochaines sessions, et qu'il visait au groupement d'une majorité stable autour de ce programme. Mais quel sens ont vraiment les chiffres livrés ainsi au public ? C'est ici que les divergences s'accusent. Ainsi, au sujet de la liberté d'enseigne- ment, beau<:0up de bons esprits ont salué avec enthousiasme la constatation officielle que 298 députés s'étaient prononcés pour ce principe. Il y a queilque chose de consolant: et d'encourageant, disent-ils. C'est un indice que quelque cho^:e est changé dans l'état de l'opinion, et que le sectarisme a vu seà plus beaux jours. L'éminent député catholique, M. Piou, s'est fait l'écho de ce sen- timent dans un discours prononcé à Albert, dans la Somme. Après avoir montré que les élections de 1910 ont prouvé combien l 'orga- nisation est nécessaire aux partis qui veulent réussir, il a continué comme suit :

" Les élections ont une autre signification, une signification politique plus haute. Mb; s marquent à la fois la fin d'un ancien t-ystème et l'avènemeait d'une ère nouvelle. Elles sont des élec- tions d'affranchissement ; le pays a commencé sa libération. Le Bloc n'a pas seulement subi un échec, il a subi une secousse ; et ]a secousse a produit une lézarde qui ira s 'élargissant.

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" Ce qui paraît fini, c'est la politique outrancièr«, et sectaire de ces douze dernières années. Quand un peuple se remet à reprendre le goût de la justice et de la liberté, il ne s'arrête d'ordi- naire pas en chemin.

" On dit que les élections sont obscures :" je les trouve très claires. Lisez les statistiques officielles : la représentation pro- l)ortionnelle a recueilli 5 millions de suffrages. îa réforije adminis- trative presque autant, la liberté d'enseignement compte 298 parti- sans. Condamné le scrutin d'arrondissement, le grand instrument de fraude et de mensonge ; condamné le régime administratif avec ses préfets tyranniques, ses délégués espions, ses faveurs corrup- trices, ses secrets pour abaisser les moeurs publiques; condamné le monopole de l'enseignement, couronnement rêvé de l'édifice sec- taire.

" Ai-je besoin de vous dire que cette représentation propor- tionnelle, cette liberté d 'enseignement, cette réforme aiministrative étaient dans notre programme ? c'en étaient même les traits essen- liels. Nous devons nous réjouir de leur succès et de la part que nous y avons prise ".

C'est une note plutôt optimiste! Est-elle juste ? Les actes de la nouvelle législature seuls pourront le démontrer Mais il faut bien constater que daris les rangs catlioliques tout le monde n'est pas satisfait. Ainsi l'Univers, qui a toujours été et qui demeure un admirateur sympathique da chef distingué de l'Action libérale populaire, maintient son appréciation défavorable du der- nier scrutin.

" On aura remarqué peut-être, écrit M. Frtinçois Vtuillot, une < trtaine différence entre les jugements que ncus portons sur la statistique électorale et les appréciations formulées, sur le même sujet, dans le discours de M. Piou. Nous ne cherchons pas à la dissimuler. Nous avions constaté nous même ure dissonance entre le ton de ce discours et l'accent de nos premi';.rs artiîles. Nous nous contentons de maintemr ici notre opinion précédente, avec le

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regret de voir le gouvernement justifier si tôt notre pessimisme et LOS inquiétudes. Nous regrettons vivr^ment de ne pas nous trou- ver d'accord avec M. Piou. Nous serions heureux de découvrir cans les tableaux ministériels une raison d'abandonner notre avis pour nous ranger au sentiment d'un parlem'.nfaire aussi expéri- menté. Mais nous ne pouvons y parvenir. t crée nous est, par «"•onséquent, de conclure quo l'éminent orateur se fait illusion.

"Illusion de s'imaginer que les 298 défenseurs de la liberté d'en- !:tignement sont d'accord, sur ce point, .ivec le programme de l'Action libérale populaire. Ils ne sont d'accord, un grand nom- bre au moins, que sur les mots.

' ' Illusion de saluer dans les élections de 1910 un scrutin libéra- teur ! Libérateur, oui, pour certains membres et pour certains voisins de la majorité, que le combisme inquiétait par ses manières étroites et ses aventures démagogiques. Mais pour nous, jamais de la vie ! Les progressistes et quelques lib^i-iax ont peut-être le droit de se réjouir ; les catholiques ont le devoir de retremper leurs aimes. Nous restons en présence d'un gouver^i^ment et d'un parti, qui cherchent à faire la paix, en consolidant le=; lois que nous vou- lons détruire. "

M. Veuillot déplore les illusions dangereuses, qui ne désarmeront pas un militant tel que M. Piou, sans doute, mais qui peuvent inciter de moins énergiques à déposer le harnais de guerre. Et il termine par ces paroles significatives : '' Même aux victorieux, Capoue est funeste ; et nous sommes encore humainement des vt:Vicus 1 "

Il ne nous appartient pas, et il serait téméraire de notre part de trancher ce débat. Mais, de loin, il nous semble que l'Univers est dans le vrai. Ces 298 députés qui se sont prononcés pour la liberté d'enseignement, par exemple, dans quel sens l 'ont-ils fait ? JMettons à part les catholiques et les libéraux sincères, qui enten- dent par les mots " liberté de l'enseignement " le respect des droits de la conscience chrétienne et des pères de famiUe, dans toute leur plénitude. Prenons les républicains de gauche qui ont inscrit ces

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iriots dans leurs circulaires. Beaucoup d'entre eux sont des blo- lards. Et ils ont voulu dire simpiemefnt qu'ils considèrent le jnonopole de l'enseignement impossible à réaliser par le gouverne- ruent, pour le quart d'heur.^. Un grand nombre d'entre eux, tout en se proclamant partisans de la liberté de 1 'enseignemx.int, se sont i ussi prononcés pour " la surveillance de l'école libre ". Or, on sait ce que cela veut dire. Cela veut dire un ensemble de projets restrictifs de la liberté. Cda signifie, par exemple, les lois Dou-' mergu^. Cela promet un régime de tracasseries, d'arbitraire, de tyrannie administrative et ministérielle, qui de la liberté d 'enseigne- ment ne laisserait plus subsister que le nom. Comme on le voit, les statistiques de M. Briand peuvent être fort décevantes.

L'habile homme qui I33 a préparées et livrées au public veut évidemment gouverner en jonglant avec les mots, et en substituant la manière souple et ondoyante, qui lui a déjà si bien réussi, à la manière brutale et cynique de M. Combes. On l'a constaté une fois de plus lors de la réunion des Chambres. C'est le 1er juin que la session s'est ouverte. Le lugubre et maçonnique M. Brisson a été réélu président de la Chambre des députés par 304 voix. La vérification des pouvoirs et la constitution des bureaux ont pris une huitaine de jours. Le 9 juin M. Briand a donné lecture de la dé- claration ministérielle, qui est de règle au début d'un nouveau Parlement. Eu égard aux circonstances, elle était attendue avec une vive curiosité Le premier ministre a voulu donner bonne mesu- re aux Chambres et au public. Le morceau de littérature parlemen- taire qu'il leur a présenté avait près de trois fois la longueur habi- tuelle. Malgré son imprécision sur plusieurs points importants, nous l'avons lu d'un bout à l'autre av^ec un profond intérêt. Nous sommes prêt à souscrire à la plupart des critiques qu'il a provo- quées. Et, cependant nous devons reconnaître que ce n'est pas une pièce banale comme tant d'autres de celles qui l'ont précédée. Une déclaration un premier ministre et un cabinet annoncent un programme complet de réformes fondamentales, telles

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que la réforme du système d'élection, la réforme administrative, la léforme judiciaire, une telle déclaration mérite qu'on s'y arrête, ot qu'on essaie de scruter la pensée qui lui a donné naisiance. Nous n'entreprendrons pas d'analyser complètement ce document volumineux. Qu'il nous suffise d'en indiquer les grandes lignes. Après avoir proclamé pompeusement la loyauté avec laquelle, d'a- l>rès lui, les élections se sont faites, et célébré la force invincible de la République, M. Briand a entonné le couplet, que nous lui avons déjà entendu chanter^ sur la justice et la tolérance :

" Les Républicains, a-i-il dit, peuvent donc envisager l'aA^enir iivec toute sécurité. Mais précisément parce qu'ils sont conseients de leur puissance, ils sauront résister à toute tentation d 'en abuser. En aucun cas, sous aucun prétexte, eflle ne doit se muer entre leurs mains en un instrument da tyrannie et d'oppression ni engendrer, dans le maniement des affaires publiques, ces abus contre les per- >:onnes que réprouvent toutes les consciences droites.

" Le suffrage universel a marqué nettement sa volonté à cet <gard. Il entend que la justice et la liberté ne soient pas l 'apa- nage de quelques-uns dans la République, qu'en toutes circonstances eîles soient assurées à tous, égales pour tous. Il ne veut pas qu'elles suivent le sort des combinaisons électorales, ni qu'elles deviennent, au gré des fluctuations politiques, la prime ou la rançon des partis. "

Ayant jeté une fois de plus cet appât aux libéraux, aux progres- sistes, à certains droitiers, qui ne semblent pas éloignés de s 'y lais- ier prendre, M. Briand parle de l'oeuvre que doit accomplir le Parlement. Le Gouvernement, dit-il, est prêt à collaborer avec les i'hambres dans un même souci du bien public. Mais il n'oubliera pas que sa fonction est de gouverner, et il exercera l'autorité du i ou voir exécutif dans toutes les attributions qu 'elle comporte, avec toutes les responsabilités qu'elle entraîne. Du moment que le Parlement et le Gouvernement comprendront leurs rôlts respectifs, les conditions de la vie publique du pays se trouveront améliorées.

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Cependant pour que les institutions existantes répondent à toutes les nécessités présentes, il ne suffit pas d'en modifier la pratique. Il faut rénover ces institutions elles-mêmes. Et ceci amène le premier ministre à parler de la réforme électorale, préface indis- pensable de la réforme administrative.

" L'objet de la réforme électorale, a dédaré M .Briand doit être de faire prédominer, par un scrutin élargi, l'intérêt général sur les intérêts locaux dont l'âpreté et l'exclusivisme menacent parfois de la primer. Il est légitime que les mandataires du suffrage universel se préoccupent de la défense des intérêts parti- culiers de leurs circonscriptions, mais elle doit toujours pass^er après celle de.i intérêts généraux de la France. C'est pour donner aux élus, en cas de conflit entre ces intérêts, toute l'indépendance nécessaire qu'il importe de reconstituer sur des bases moins étroites notre système électoral ".

C 'est-H-dire que le scrutin de liste doit succéder au scrutin d'arrondissement, malgré les services que celui-ci a rendu à l'idée républicaine, qu'il a fait pénétrer dans les régions les plus réfrac- « aires. Mais à part l'élargissement de la circonscription it le système de la liste substitué au système uninominal, de quel principe de représentation s'inspirera la réforme ? Ecoutez M. Briand :

" C'est le principe majorité qui fait le pouvoir et perm.t de gouverner. Il doit s'affirmer par les résultats qu'il entraîne,^ non seulement au sommet de l'organisation pratique, dans l'assem- blée des élus du suffrage universel, mais à la base même et jusque dans les moindres collèges électoraux. Tout mécanisme électoral, si séduisant qu'il puisse être par son ingéniosité, qui sous prétexte d'arithmétique et sous couleur de justice mettrait aux mains des îiiinorités le moyen d'empiéter sur le pouvoir, de fair^ obstacle à ion fonctionnement, deviendrait destructeur du régime et, par les voies de l 'anarchie, conduirait la République à sa perte.

" Sous ses réserves, il est utile et juste, il est même nécessaire pour l'avenir du régime parlementaire, que, tout en assurant à la.

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majorité la prépondérance qui doit lui appartenir, les opinions mises en minorité par le suffrage universel, dès qu'elles ont une importance réelle, soient préservées de l'écrasement et admises au bénéfice de la délibération dans l'assemblée des représentants de la nation, "

Qu ^est-ce que cela veut dire ? Est-ce que cela signifie la repré- sentation proportionnelle telle qu'elle fonctionne en Belgique ? Ici il faut attendre la mesure que présentera le ministère pour •savoir exactement de quoi il s'agit. A première vue, il ne nous, paraît pas que M. Briand se soit rallié complètement à la repré- sentation proportionnelle, qui a réuni pourtant une forte majorité des suffrages aux récentes élections. Le premier ministre n'a pas révélé encore sur ce sujet toute sa pensée. Comme le fait observer plaisamment un journal :

Son coeur a son secret, son âme a son mystère. Un mode électoral en un moment conçu.

Pour conclure cette partie de sa déclaration, M. Briand a annoncé un projet qui " en vue de la nomination d'une Chambre, renouvelable par tiers, établit le scrutin de liste avec une repré- sentation des minorités proportionnelle au nombre des. suffrages ."éunis par leurs candidats ". D'après ce passage, ce qui est certain c'est que le ministère entend rendre la Chambre renouve- lable par tiers, au lieu de la faire élire en bloc tous les quatre ans, A l'appui du renouvellement partiel. M, Briand a fait valoir la nécessité d'assurer la bonne marche et la continuité des travaux parlementaires. Avant de quitter ce sujet, il a déclaré que le vote de la réforme électorale n'aurait pas pour résultat de inettre un terme anticipé au mandat de la Chambre actuelle.

Quant à la réforme administrative M. Briand a informé le parlement qu'il n'entend pas abolir l'organisation départementale, mais qu'il se propose de lui superposer une organisation régionale ■en groupant les départements en raison de l'affinité de leurs

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intérêts, notamment dans le domaine économique.

Le premier ministre a parlé plutôt brièvement d; la réforme judiciaire, et du statut des fonctionnaires. Il a consacvé plus d'es- pace à son programme social. " Il ne suffit pas, a-t-il dit, d'avoir concédé aux travailleurs la faculté de former des groupements cor- poratifs ; il faut accorder à c^ groupements tous les moyens légaux de réaliser leurs fins. Il faut notamment les mettre en mesure de traiter au nom de leurs membres avec le capital pour la fourniture de la main-d'oeuvre, les habituer à se procurer, à posséder, et à administrer toutes les ressources dont ils peuvent avoir besoin pour remplir intégralement leur rôle ; il faut leur ouvrir et leur facili- ter, dans la plus large mesure, pour eux et pour leurs membres,, l'accès de la propriété. A cet effet, nous vous soumettrons tout un ensemble de dispositions législatives qui formeront comme la charte vi 'organisation générale du travail ; elles comporteront le droit de conclure des contrats collectifs, l'extension de la capacité civile des syndicats, l'établissement du crédit ouvrier, la faculté de former entre le capital et le travail des sociétés qui assureront à celui-ci une part légitime des bénéfices réalisés en commun. " Cette partie de J3 déclaration a semblé rencontrer peu de faveur dans les rangs du parti radical. C'est plutôt dans le groupe des catholiques de l'école du comte de Mun qu'elle a provoqué des adhésions.

Dans un document de cette nature le chef du gouvernement ne pouvait passer sous silence la situation extérieure du pays, et sa puissance navale et militaire. M. Briand a déclaré que la France '* doit se montrer constamment soucieuse de sa puissance maté- rielle, qui est la garantie la plus siire de son indépendance et de sa dignité. Elle a contracté une alliance et des amitiés qu '«^lle s 'effor- cera de fortifier ; mais de telles ententes supposent qu'elle est à même de tenir son rang dans le monde. La valeur de son concours se mesure à sa force et c'est de sa part un devoir de loyauté vis-à- vis de son allié et 'de ses amis que de garder cette force intacte. ' '

Pour cela, et pour subvenir aux dépenses nouvelles résultant

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 71

des lois sociales, des travaux publics et de l'outillage économique dont le besoin se fait sentir, il faut des finances solidement assises ; d'où il suit que la réforme fiscale s'impose. I^e projet d'impôt sur le revenu, dont le Sénat a été saisi après la Chambre, sera étudié en collaboration avec la haute assemblée. L'oeuvre qui sortira de ce travail commun " réalisera, assure M. Briand, la justice fiscale sans exposer les citoyens aux procédés inquisitoriaux et vexatoires qu'on a essayé de leur faire craindre. "

]\rais pour exécuter ce programme, il faut au gouvernement la force, la stabilité parlementaires, il faut une majorité solide et durable. M. Briand a fait appel à la Chambre pour la constitution de cette majorité.

Cependant la déclaration ne contenait encore rien au sujet de la question scolaire et de la défense de l'école laïque. M. Briand a terminé l'énoncé de sa politique par un paragraphe il a parlé, naturellement, de maintenir, de consolider les conquête •> laïques de la République, de les mettre à l'abri de tout re^tour de réaction. * ' Avec le souci de n 'inquiéter aucune croyance, s 'est-il écrié, de ne porter aucune atteinte aux scrupules légitimes des consciences, il vous présentera les dispositions législatives reconnues indispensa- bles pour sauvegarder l 'école laïque, qu 'il considère comme la pierre angulaire de la République, et pour résoudre sans sortir du domaine de la liberté équitablement et raisonnablement contrôlée, le pro- blême scolaire dans son ensemble. ' '

In caudâ venenum, devrons-nous dire une fois de plus. Voilà à quoi aboutissent toutes les paroles cauteleuses de M. Briand. Ce pacificateur, ce modérateur, que beaucoup de braves gens sont bien près de considérer comme un libérateur, annonce tranquille- ment qu'il se propose d'achever, suaviter, l'étranglement de l'école catholique.

Nous devons ajourner à notre prochaine chronique l'étude du débat important qui a suivi cette déclaration, et dont les compte- rendus complets ne nous sont pas encore parvenus.

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Changeons de scène et transportons-nous à l'Académie. Une intéressante élection y a eu lieu le 27 mai. Il s'agissait de choisir deux nouveaux immortels comme remplaçants du cardinal Mathieu et de M. Costa de Beauregard. Pour le fauteuil du premier les trois concurrents étaient Mgr Duchesne, directeur de l'Ecole fran- çaise à Rome, Mgr Baudrillart, recteur de l'Institut catholique de Paris, et M. Stephen Liégeard. Mgr de Cabrières, l'illustre évê- que de ^Montpellier, candidat à une élection précédent'^ élection qui n'avait pas abouti s'était retiré. Le nombre de votants était de 32 ; la majorité absolue était donc de 17. Au premier tour Mgr Baudrillart eut 14 votes, Mgr Duchesne 12, et M. Liégeard 6. Au second tour Mgr Baudrillart, eut 14 votes encore, Mgr Duchesne 16, et M. Liégeard, 2. Au troisième tour Mgr Baudrillart eut 12 votes, Mgr Duchesne 17, et M. Liégeard 3. Mgr Duchesne était élu. Etant données les circonstances, l'élection de Mgr Baudrillart eût été préférable, car la candidature de son rival heureux avait pris une signification étrange, dont lui-même, sans doute, ne se rendait pas compte. " On avait célébré, lisons-nous dans les Etudes, le directeur de l'Ecole française de Rome, auprès des académiciens non catholiques, comme le représentant d'un clergé libéral, qui déplorerait la politique religieuse de Pie X et même ses directions tLéologlques. , On a donc fait de Mgr Duchesne le candidat de ce que le public nomme communément " l'aile gauche de l'Académie". Dans ces conditions, le résultat du scrutin du 27 mai nous paraît regrettable pour l 'Académie et pour le vainqueur du jour lui-même. Pour le siège de M. Costa de Beauregard, quatre candidats étaient tn présence : le général Langlois, M. Maurice Maindron, le vicomte de Saint-Géniez, et M. Pierre de Nolhac. Au premier tour le géné- ral Langlois eut 9 voix, M. Maindron 9, M. de Saint-Géniez 0, et M. Pierre de Nolhac 14. Puis les scrutins se succédèrent, le géné- ral Langlois et M. de Nolhac laisant en arrière les deux autres et

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 73

st faisant échec, jusqu'au septième tour ils eurent chacun 14 voix, tandis que M. Maindron en avait 2 et M. de Saint-Géniez 0. L'élection a été ajournée.

La presse catholique a eu à déplorer la perte d'un de ses vété- rans: M, Auguste Roussel, directeur de VUnivers conjointement avec ]M. François Veuillot. Il avait soixante-six ans, et faisait du journalisme " pour la cause de Dieu " depuis quarante-trois ans. 31 était entré à VUnivers ressuscité en 1867, sous Louis Veuillot. Il s'en était séparé pendant cinq ou six ans pour fonder avec Arthur Loth la Vérité française, à la suite de certaines divergences, qui laissaient intacte la communauté de principes dans les matières essentielles. M. Roussd était un solide et judicieux écrivain, et un catholique admirable. Toute la presse française a rendu hommage à sa noble mémoire.

Au Canada la politique chôme en ce moment. Sir Wilfrid Laurier partira pour une tournée oratoire de deux mois à travers l'Ouest, et quelques-uns y voient un présage d 'élections géné- rales à l'automne. A Québec la session provinciale a pris fin le 4 juin; son oeuvre législative n'offre rien de spécialement important. Les bons patriotes ont salué avec joie l'adoption du bill relatif à l'usage simultané du français et de l'anglais par les com- pagnies d'utilité publique.

Thomas CHAPAIS. Saint-Denis, 25 juin 1910.

Chronique des Revues

fcsOMMAiRE. Le Cinquantième des Zouaves pontificaux à Momxmabtre. (Extraits du Gaulois, 1er juin et 3 juin -Article de M. de Mun, 9 juin). L'Education du Corps. (Article de l'Education moderne, par M. Paul Ganthier, avril 1910). Toilette féminine. (Article de la Semaine de Rome, par le Père Waszkléwicz). La Morale et LA Science. (Article de M. Henri Poincaa*é, de La Revue,, 1er juin 1910). A LA Comète! (Article de Pierre l'Ermite, de La Croix de Paris). Le vrai caractère de Pasteur. (De M. Jules Clai'etie, dans les Annales). L'Acadie (Article de M. Emile F]ouren.s, ancien ministre, du Soleil de Paris, 12 mai 1910).

jfi^jji|^E Cinquantième des Zouaves pontificaux à Mont:vi.\rtre. IIBP (Extraits du Gaulois du 1er juin et du 3 juin Article de ~ M. le Comte de Mun, 9 juin). Le lundi, 2 .';nin, les

anciens zouaves pontificaux ont célébré à Paris, par une messe solennelle à Montmartre et par un banquet à la salle Hoche, eous la présidence de M. de Charette, le cinquantième anniversaire de leur prise d'armes en faveur du Saint-Siège. Les Canadiens étaient représentés à ces fêtes C^), et un cablegramme (^) a été envoyé au " général " le jour même. C'était justice. Car l'on sait qu 'au souffle puissant de sa parole d 'apôtre, Mgr Bourget, il y a cinquante ans, fit se lever d 'ici des légions . . . dont nous salue- rons avec émotion les survivants lors de la procession du Con- grès Eucharistique, cet automne, puisqu'ils marcheront derrière

O M. Léon Dêcarrie, ancien zonave, de Notre-Dame de Grâce, près Montréal, se trouvait à Paris pour ces fêtes.

(") Le Commanda'nt Bussières, de Montréal, a signé la dépêche à laquelle nous faisons allusion.

CHRONIQUE DES REVUES 75

le dais, en groupe, à la place d'honneur, à la suite des Cheva- liers de la famille pontificale. Ces fêtes de Paris dont les journaux catholiques ont rendu compte, ont été plus émouvantes que bruyantes. Nous leur devons un écho dans ces pages de la Eevue Canadienne, l'on parla beaucoup, de 1864 à 1870, des zouaves de Pie IX.

' ' Quand il s 'agit de dévouement dit le Gaulois les Fran- çais sont toujours les premiers. . . Il y en eut une légion au service du Saint-Siège, parce que royalistes et catholiques trouvaient une égale satisfaction à défendre leur foi religieuse et leur foi patriotique. Ceux qui survinrent par la suite, Belges^ Hollandais, Canadiens, et qui élevèrent le régiment au chiffre de quatre mille hommes, au moment de Mentana, n'étaient amenés que par l'idée religieuse, mais la différence d'ori- gine ne se fit jamais sentir, pas plus que celle de la naissance, car tous avaient la même foi. "

Voici encore d'autres évocations historiques, que nos lecteurs canadiens aimeront à revivre. On ne les relit pas, par exemple, dans la chapelle des " Zouaves " de la cathédrale de Montréal, sont gravés sur des plaques de marbre les noms des 507 Canadiens qui furent soldats du Pape, et devant le vieux drapeau qui fut à ]Mentana, sans sentir peser sur son âme une émotion profonde.

Les premiei-s qui, en 1860, répondirent à l'appel du général de- Lamo- licière qui, lui-même, venait à l'appel de son ancien caimarade d'Afrique, Mgr de Mérode, alors pro-ministre des armes, ne furent guère plus de trois cents, et ils ne furent pas tout d'abor-d las zouaves pontificaux. Mgr de Mérode, qui était Tîelge et qui avait appelé plusieurs de ses compatrio- tes, les nomma Franco-Belges, et c'est sous ce nom qu'ils se battirent à Costelfidardo, à peine organisés, à peine armés. Ce n'est qu'à leur nou- velle formation, en 1S61, que Pie IX déclara qu'il lui fallait un régiment comme celui des zouaves français, dont la réputation avait laissé en Italie, tipi-ès la campagne de 1859, des souvenirs itorpérissables de bravoure et d'entrain. Parmi les premiers arrivés, un beau et grand jeune homme blond, de vingt-huit ans, se faisait remarquer de tous par sa prestance, son

76 LA REVUE CANADIENNE

air martial et sa connaissance de la langue italienne : c'était le baron de Charette, élève de l'Académie de Turin, devenu lieutenant au service du duc de Modène, démissionnaire en 1859, et qui venait offrir son épée au Pape. Un Charette dans l'armée du Pape ! Un Cathelineau se présen- tait aussi ! C'était toute la chouannerie au service du Saint-Siège. Il n'y manquait que les émigrés : ils arrivèrent également. On trouvait cet empressement comproii'.ettant en face de l'armée française que "Sapoléon m maintenait à Roonc. Pie IX sourit de ces craintes, et il nomma M. de Cliarette, qui lui avait plu dès le premier abord, capitaine de la preonière co^opagnie des Franco-Belges, dont le comte Louis de Becdelièvre, ancien cffjcier de l'armée française, était nommé commandant. M. de Becde- l'èvre fut nommé, l'a.mée suivante, lieutenant-colonel des zouaves ponti- ficaux ; il démissionna peu après et fut remplacé par un vieux serviteur de la papauté, le colonel Adlet, dont un ancêtre commandait les Suisses à la 'bataille d'Ivry, et se fit tuer parce que ses hommes avaient dit : " Pas d'argent, pas de Suisst-s ". Vous verrez comment on se bat sans argent, lui avait dit Henri IV (ui allant au feu. Et vous. Sire, lui avait répondu le colonel indigné, vous allez voir comment on se fait tuer sans argent ! Et il avait entraîné ses hommes. .'

Mais c'est M. de Charette qui fut l'âme du régi- ment des zouaves. Nul ne s'entendait mieux que lui à apprécier les hommes, à les mener, à les entraîner, fct son regard bleu, alternativement doux, fin, railleur ou violent, fascinait littéralement ses volontaires.

Il était là, au jour du cinquantième, à Montmartre. Le vénérable évêque de Montpellier, Mgr de Cabrières, qui a fait l'allocution, Ta salué magnifiquement : " Auprès de ces trois hommes a-t-il dit (Lamoricière, Pimodan et Becdelièvre) il en fallait un autre. Vous le nommez avec moi ; il est : son nom est un drapeau. Il a mar- qué dans les guerres de Vendée d'une manière illustre ; il a marqué d'une manière non moins illustre à Rome et dans l'armée fran- çaise. "

Après la messe eut lieu le banquet à la salle Hoche. Le chro- niqueur du Gaulois en raconte les détails. Il cite parmi les présents des noms qui sonnent haut, les premiers noms de France. " On

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dirait une liste d'invités à la cour de Louis XIV ", s'exclamait le général Cialdini en lisant la liste des blessés au lendemain de Cas- telfidardo. On pourrait le répéter encore. Mais voici la page à retenir.

Comment dépeindre en ces quelques lignes la joie que tous éprou- vaient à se revoir, à revivre le passé ? Et la belle chose que la camaraderie- raiiitaire qui réunit daiio un même élan, dans la même foi, dans les mêmes espérances, des gentiiîiommes appartenant à la plus vieille noblesse et dos hommes de toutes les classes, entre lesquels il ne restait, comme jadis, d'autre différence que celle des grades at'tribués à la vaillance et au mérite. Et encore toute hiérarchie s'efface-t-elle volontiers devant cette belle intimité des soldats qui combattent héroïquement pour toutes les grandes causes. Si l'on s'aime bien au régiment, si une prolonde et siiK'ère affection unit les survivants de l'épopée des zouaves, il est quel- <iu*un qu'on aime par-dessus tout, c'est le général. Avec quelle joie fut-il r.cclamé lorsqu'il se leva pour prononcer l'une de ces courtes allocutions- vibre son coeur, toujours jeune, de vieux soldat !

Tout à l'heure, comme nous lui disions combien tout le monde eta.it heureux qu'il lui ait été possible de faire un long voyage et fatiguant pour venir à Paris, il répondait : " On se porte toujours bien quand on. est content ". Contrait, il le fut certainement hier, car il se ijortait à laei-veille, et jamais sa parole ne fut plus vive, plus animée, plus spiri- tuelle : " Mes chers amis, mon coeur est tout à vous ; il reste jeune au. contact des vôtres. Au milieu de vous, votre général est heureux, et il rcjnercde le bon Dieu de lui avoir permis cette grande joie. . . " Puis^ de cette voix qui résonne comme un appel de clairon, dans une causerie entraînante et familière à la fois, il évoqua quelques souvenirs du passé et dit, pour l'avenir, ses indéfectibles espérances'.

En une page superbe, comme il sait les écrire, le comte de Mun^ dans le Gaulois du 9 juin, évoque le souvenir des zouaves de Pie IX et de Charette. Nous en voulons citer ici la partie qui explique ;'»e que fut le " mouvement " d'où naquit en France le régiment des zouaves. C'est à ces pensées et à ces sentiments que le grand Mgr Bourget fit écho, quand il lança l'appel qui nous valut l'une des plus belles pages de notre histoire canadienne -française. Nos jeu-^

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Des gens d'aujourd'hui, qui se forment un peu ])artout en " batail- lons de zouaves ' ', aimeront sans doute y retremper leur vaillance : ijxempla trahunt !

Pourrai-je un moment revivre l'heure lointaine ? Je sortais du collège, j'allais, nn mois plus tard, entrer à Samt-Cyr. Depuis un an, chez nos parents, par nos maîtres, nous entendions parler de la question romaine. JS^ous savions que, par-delà des monts, un vent de tempête roulait son tunmlte vers Eome, vers le siège auguste de la Pax)auté. Allait-il ren- verser la muraille sacrée, et, derrière elle, après tant de rois dépossédés, ittteindre cehii que la triple couronne rendait trois fois inviolable ? La question romaine, c'était cela. Elle passionnait le monde religieux et jjo^itique, la pr^se, les presbytères et les salons. Dans les milieux catho- liques, elle bouleversait les consciences. J'ai connu, et de tout près, des âmes, palpitantes de la plus ardente piété, qui, dans l'élan d'un culte j>resque mystique pour la liberté, frémissaient d'un généreux enthousiasme au souffle de l'indépendance italienne, et que tortura/it, d'un^^ véritable i«ngoisse, la pensée d'ur, irrémédiable conflit entre «a cause et celle de la Papanté. Le Pape détrôné I Nul, alors, parmi les catholiques, ii'acoep- tdit la perspective d'un si énorme écroulement. Napoléon III, il est vrai, depuis la guerre d'Italie, laissait complaisamment l'ouragan faire son oeuvre. Jusqu'oii ira'jnt sa patience ou sa complicité ? Permet Irait-il à la révolution d'abattre, avec le trône du pontife suprême, la clef de voûte dxi monde chrétien ? li n'y avait plus, en France, en Europe, d'aulre ques- tion. — Dans les familles légitimistes, le respect du droit monarchique •s'?joutait à l'éanotion dés consciences. An-dessus des royaoïtés de la It'ninsule, balayées par l'orage, celle de Pie IX apparaissait intangible, <lans-sa majesté surhumaine. Depuis un an livrée à la tourmenlu, allait- elle som/brer, à son tour ? L'indignation grandissait à l'approche mena- çante d'une si grande catastrophe.

Elevé dans l'air qu'embrasaient ces colères, j'en recevais l'empreinte naturelle. Mais, orier.lé de bonne heure vers l'état militaire, j'étais tout a Vorgueuil de l'aborder, libre enfin des examens, à cette he^urs étince- ùante, l'armée d'Italie, couverte des lauriers cueillis dans les chami>s Je Lombardie sur les traces immortelles de son aînée, venait, dans Paris, de défiler en un triomphe inoubliable. Soudain, pendant les vacances, au soir d'un jour de sei)tembre, une dépêché éclate comme an couji de tonnerre. Le 18, à Castelfidardo, la petite année jwntificale v'.erjt d'être

CHRONIQUE DES REVUES 79

écrasée par les divisions piêmontaises. Il faut avoir entendu le bruit de \h. stupéfiante nouvelle, pour en comprendre le scandale inouï. Jusque- là, on parlait des garibaldiens, des aventuriers, des révolutionnaires, (^ette fois, c'était l'armée du Piémont, celle qui, l'année d'avant, combat- tait avec la nôtre, l'armée dii roi qui portait au front la co.ironne de Jérusalem ! Et la France, comble de stoipeur, la France avait permis l'ai tentât sacrilège. Elle avait à Rome des soldats, à deux pas du champ de bataille. Ils étaient demeurés là, témoins inertes de l'horrible écrase- ment ! Les dét/ails arrivaient, poignants et grandioses, par les jonr- raux, par les lettres privées, et trois noms surgissaient, dans le drame héi'oïque : Lamoricière, Pimodan, Charette. Lamoriciêre, le général en qui s'incarnait la légende africaine, dont le rayonnement tout ijroche allait m'appeler d'un invincible attrait ! Lamoricière qui, sans hésiter, M'nait de donner au .Pape désarmé sa gloire et son épée ! Il avait dit : " Ojnand j'élèverai mon nom au bout de mon sab^-e, j'aurai .les soldats. Je sais comment on fait les zouaves ". Et autour de ce sabre et de ce nom, les soldats étaient accourus, de France et de Belgique presque tous, de France surtovit, de son sang le plus jjur et le pkis vieux, fils de gentils- hommes et de paysars, confondus dans le même élan pour sauver le trône de Pierre Pio Pctri scde !

L'Education du corps (Article de V Education Moderne, par M. Paul Gaultier avril 1910). Pour faire de bons soldats, non seulement dans l'armée du pape mais partout, il faut de beaux hommes, j 'entends des hommes bien faits et robustes. Aux zouaves de Pie IX, les Canadiens ne faisaient pas mauvaise figure. Ils ;! 'étaient pas grands en général, mais ils étaient solides. La force musculaire de queilques-uns celle de Taillef er, par exemple fut presque légendaire. Or, nous aurons besoin de bons soldats sans doute, au Canada, puisque nous devenons une nation et que notre gouvernement vient de régler qu3 nous iiurions une marine; nationale. En tout cas, il est utile que nous nous préoccupions davantage de l'hygiène, et ii faut approuver ceux de nos médecins qui s'agitent et parlent, dans les congrès et ailleurs, pour que nous n'abandonnions pas l'éducation physique aux caprices du hasard. A ce sujet, voici un article de V Education Moderne qui est fort

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intéressant. Je n'en cite que la dernière partie. Elle touche, au passage, un point que je signale aux directeurs et maîtres de disci- pline dans nos collèges : la lecture à table.

Dans certeins étal.iissements ne va-t-on pas jusqu'à prescrire, le silence jîendant les repas, de crainte sans domte que le sel de la conversation ne prête quelque saveur à ces mornes ratatouilles ! Avalées sans gaioté, elles no profitent pas. N'étant pas distraits jiar rien, les enfants engloutissent, telies des bêtes, bien plus qu'ils ne mangent à la façon d'êtres civilisés. A pareil régime leur estomac, que surmène une aliimentation ausri lourde qn'msuffisamnaent mastiquée, se fatigue, cependant que l'organii.me s'a- néantie, privé qu'il est d'aliments substantiels et réconfortant?. étes-vous, confortables biftecks et succulentes côtelettes ? Il ne faut pas trop de viandes, sans doute, afin de ne pas charger l'intestin Je toxines, inai;:. il en faut. En tout cas, on ne saurait faire assez attention au régime, à la valeur nutritive et à la qualité des produits, à la prépara- tion des mets, et, je n'hésite pas à le dire, à leur agrément. Coinme la gaîté, le plaisir excite l'appétit, stimule la digestion, favorise en un mot la raitrition. Spencer soutient que les nations maîtresses sont les mieux nourries. Il fait honneur au bifteck, et il y a du vrai dans ce paradoxe, de la grandeur britannique. Kien de plus sot, en tout cas, sous prétexte d'intelleotualité supérietre, mais en réalité chancelante, que de dédaigner les détails matériels qi.'.i sont primordiaux dans la vie et particulièrement en éducation. L'incurie, hélas ! des parents et des maîtres eu ces matiè- res vient de leur ignorance. C'est au point qu'on se demande si, en face d'un tel danger, il n'y a pas lieu de mettre au premier rang, dans tous les ordres d'enseignement, l'étude de la physiologie et de l'hygiène et de donner à tous quelques éléments de médecine théorique et pratique.

L'auteur développe encore des considérations originales sur la nécessité de la vigueur, de l'agilité et de la beauté, qualités qui sont la parure du corps sain. Nous ne le suivrons pas, bien qu regret, faute de place. Mais il a raison. La race, l'esprit et la vertu n'ont qu'à y gagner, si toutefois les desiderata et l'exécution des projets se contiennent dans les limites modérées ou permisœ. D'au- tre part, ne voilà-t-il pas de quoi faire souhaiter à de vieu^ collé- giens de redevenir jeunes ?

CHRONIQUE DES REVUES 81

Toilette féminine (Article de la Semaine de Borne, par le Père Waszkléwicz). La transition est facile de l'éducation du corps au chapitre de la toilette, et je me reprocherais de n'en pas profiter. Sans autre commentaire je livre à nos aimables lectrices car nous en avons beaucoup la page que voici, un peu chargée peut- être, d 'ailleurs très gracieusement écrite, et qui dit au fond une très grosse vérité. Sans doute il faut avoir égard aux circonstances dans la vie et faire, comme on dit, la part du feu. Ne se débarrasse pas des exigences de la mode qui veut ! Mais enfin, si elles vou- laient, nos dames, que ne pourraient-elles pas faire dans le sens d'une réforme qui serait si utile et si goûtée. . des maris.

Un des griefs des féministes, c'est qu'on ne prend pas la fejnme au «érieux. Mais comment voulez-vous, mesdames, qu'on vous prenne a\i Bcrieux, si vous ne le faites pas vous-mêmes ? Car bien certainement, ce nVst pas être sérieux que de virer comme une . girouette à cliaquc souffle des grands couturiers de Paris, qui d'un même coup de ciseaux taillent les satins et les soies et aussi le bien-être moral et matériel des familles.

On se moque des peaux-rouges et des nègres. qui piquent des plumes r^nlticolores dans leur chevelure ointe de graisse ; mais en vérité la femme à la mode agit-elle bien autrement ? Sa vanité insurpassable, son désir de plaire insatiable, provoquent la destruction des plv.s belles espèces d'oiseaux qui font l'ornement des forêts et même de leurs campa- gnes ; ces espèces vont disparaître, et on ne peut qu'applaudir à l'initiative de ce législateur anglrJ-" (*) qui veut essayer de mettre l'arsenal des lois EU service de la consexvation d'oiseaux, qui sont eux aussi des créatures du bon Dieu.

Si tous les peuples prennent des mesures analogues, x\n pas important sera fait dans la simplification de la toilette des femmes. Orner leur tête d'une manière plus simple et plus rationnelle, c'est, à ce qu'il me semble, la cliosie la plus urgente à faire. Peut-on imaginer rien de plus beau et de plus harmonieux que la forme de la tête humaine, telle que Dieu

(') L'auteur fait allusion à un projet de loi, déposé en mars dernier, au Parlement anglais, pour interdire l'importation des plumes d'oiseaux, afin de protéger ces jolis hôtes des bois et forêts d'Améirique ou d'Aus- tralie aussi bien que d'Europe.

ë2 LA REVUE CANADIENNE

Ta tréée ? Voyez ces têtes de la scnijrture antique, si belles avec leur chevelure arrangée en un simple noeud, qui en laisse apercevoir librement tjiites les lignes !

Et que fait la femme moderne ? Pas une ligne de sa tête n'est visible, et comme ses cheveux ne suffisent pas à sa coiffure, elle, si délicate qu'elle n'ose pas toucher du bout des doigts uîi malheureux mal vêtu, ne craiAt pas de mettre sur son fvont les dépouilles de pauvres femmes mortes par- fois à i'hôj)ital, ou recueillies dans des pays lointains sans aucune garantie de salubrité. Et ces cheveux ne sont pas même désinfectés, coi- ils en jiordraient leur lustre ! Un simple lavage, et ces chevelures sont ensuite pOilées par les personnes élégantes, ne songeant pas qu'elles eori)"ent des J^éi^ls, qui, hélas, ne S'mt pas toujours imaginaires.

Et que dire si l'on cotttpafe les statues de l'antiquité aux figurines (les magasins de nouveautés ! N'y a-t-il pas un danger public dans les iap]jaï-eils la ràodé erlsefï-e le corps féiïiînih, ^n lui enlevant toute possi- bilité d'un développement normal ? Si jamais on a pu pardonner aux femmes des notions l'idifules sur la manièi-ê de se vêtir, assurément ce ne peut être aujoui*d'hUi, elles se croient tellement évolltoes, qu'elles if.iclament tous les droits des hommes.

Que l'on revienne «îonc à îa simplicité, même élégante, rien n'est plus commode. Que l'on soit vêtue stiivaiût son rang et sa condition, avec des étoffes plus ira moins riches ; niais pourquoi n'adopteraît-oii pus un costume (modèle, oui serait toujouï-fi de mode, afin qit'on ne se croit pî.'s déshonorée en portant la même toilette deux saisons de suite ? Que les chapeaux ne se comptent plus par douzaines, et que les femmes ne portent plus une fortune sur leur coi'ps, trop souvent la fortilne qui anï'ait noufrir leurs enfants, en faire des êtres bien portants, capables de soutenir la lutte pour la vie !

On se plaint que les hommes ne se marient plus, et que la grande patrie des désorientés augmente tous les jours. La simplification du costume féminin contribuera pour une part, plus grande qu'on ne l'imagine, à aïnéliorer cette situation; car alors les hommes n'auront pus pour exevise les dépenses excessives, qu'ils redoutent pour l'entretien de la toilette de leur épouse.

Les dames du monde ne devraient-elles pas songer en plus qu'en adoptant le^ modes lancées par les couturiers pour des person- nes qui ne sont jms honnêtes, elles contribuent pour leur part, Ti entre- tenir chez les hommes le goût des costumes tapageurs, des moeur.5 désor- données, des sociétés malsaines, dont elles sont les premières a souffrir.

CHRONIQUE DES REVUES 83

Si elles veillent sauver le bonheur de leur foyer, qu'elles en soient bien con-.aincues, elles doivent absolument revenir à la simp'lici^é, qui est loin d'être l'antipode de l'élégance et de la distinction... au contraire !

La morale et la gciENCE (Article de M. Henri Poincaré, de La Revue, 1er juin 1910). Cette fois, on ne m'accusera pas, je l'espère, d'houspiller la science et ses fidèles, .ce dont an reste je veux d'un mot me défendre. Personne plus que moi n'admire la science, quand elle évolue dans son domaine. Mais quand, dans un élan d 'orgueil, elle sort de l 'ordre des faits pour rendre des oral- cles en philosophie on en théologie, c'^est différent. On se rappelle le fameux duel Brunetière-Berthelot à propos de la banqueroute de la science ? Je tiens pour Brunetière, c'est à savoir que la science qui prétend mesurer et peser le problème de nos origines et de nos destinées, n'a encore abouti et n'aboutira toujours qa^^ une colossale faillite. Pour ce qui est des magnifiques ré- sultats auxquels on arrive dans le domaine de l'expérience et des faits, c'est autre chose. Je ne demande pas mieux qu'à admirer et qu'à me réjouir. L'auteur de l'article que je signale à mes lecteurs, M. Poincaré, est le prince incontesté des savants en- ma- thématiques de l'heure actuelle. Il ne Croit pas, comme Berthelot, que la science peut créer la morale et le sentiment moral, c'est-à-dire qu'il y a une morale scien- tifique ; mais il estime que la science, par les habitudes morales qu'elle crée, peut être bienfaisante à la morale, pourvu qu'elle n'aille pas trop vite vers des généralisations hâtives et des déduc- tions théoriques trop absolues. Je détache deux citaticns de son article de La Revue qui sont à lire et à retenir.

Et puis la sïcience nous rend un autre service; elle est um» oeuvre collective, et elle ne peut être autre chose ; elle est comme un monument c^.ont la construction demande des siècles et chacun doit apporter sa pierre ; et cette pierre lui coûte parfois toute sa vie. Elle noi.o donne f\onc le sentiment de la coojsération nécessaire, de la solida:Ito de nos

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efforts et de ceux de nos contemporains, et même de ceux de njs devan- <-i(;rs et de nos succjsseurs. On comprend qu'on n'est qu'un soldat,, qu'un petit fragment d'un tout. C'est ce même sentiment de la disci- pline qui façonne les consciences militaires, et qui métamorpliove à tel point l'âme fruste d'un pa^ysan ou l'âme sans scrupule d'un aventurier, qu'elle les rend capables de tous les héroïsmes et de tous les dévouements. Dans des conditions bien différentes, il peut exerce/ d'une façon analogue v;ne action bienfaisante. Nous sentons que nous travaillons pour l'hu- manité, et l'humanité nous en devient plus chère.

Voilà le pour et voici le contre. Si la science ne nous apparaît plus com- me impuissante sur les coeurs, comme indifférente en morale, ne pourra-t- elle pas avoir une influence nuisible aussi bien qu'une influence utile? Et d'abord, parce que toute passion est exclusive, ne va-t-elle pas nous faire perdre de vue tout ce qui n'est pas d'elle? L'amour de la vérité est sans doute une grande chose, mais la belle affaire si, pour la poursuivre, nous sacrifions des objets infiniment plus précieux, comme la bonté, la pitié, l'a- mour, du prochain. A la nouvelle d'une catastrophe quelconque, d'un trem- blement de terre, nous oublierons les souffrances des victimes pour ne pen- ser qu'à la direction et à l'amplitude des secousses, nous y verrons presque une bonne fortune, s'il a mis en évidence quelque loi inconnue de la sismo- logie ...

Mais je reviens à mon sujet : il y a des gens qui disent que la science est desséchante, qu'elle nous attache à la matière, qu'elle tue la poésie, source unique de tous les sentiments généreux. L'âme qu'eMe a touchée se flétrit et devient réf ractaire à tous les nobles élans, à tous les attendrissements, à tous les enthousiasmes. Cela, je ne le crois pas, et j'ai dit tout à l'heure le contraire, mais il y a une opinion très répandue, et qui doit avoir quelque fondement, elle prouve que la même nourriture ne convient pas à tous.

Qiie devons-nous conclure ? La science, largement entendue, ensei- gnée ijiar des maîtres qui la comprennent et qui l'aiment, pont jouer un rôle très utile et très important dans l'éducation morale. My's ce serait une faute de vouloir lui donner un rôle exclusif. Elle peut faire naître des sentiments bienfaisants qui peuvent servir de moteur moral. Mais d'arutres disciplines le peuvent également, ce serait une sotti=;e de se priver d'aucun auxiliaire, nous n'avons pas trop de toutes leurs forces réunies. Il y a des gens qui n'ont pas l'intelligence des cho.^es- scientifi- ques; c'est un fait d'observation vulgaire qu'il y a, dans toutes les classes,

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•des élèves qui sont " forts " en lettres et qui ne sont pas "forts " en scienoes. Quelle illusion de croire que si la science ne parle pas à leur intelligence, elle pourra parler à leur coeur.

On ne doit redouter que la science incomplète, celle qui se trompe, celle qui nous leurre de vaines apparenaes et nous engage ainsi à détruire ce que nous voudrions bien reconstruire ensuite, quand nous sommes mieux informés et qu'il est trop tai-d. Il y a des gens qui s'fiitichent d'une idée, non parce qu'elle est juste,, mais parce qu'elle eàt nouvelle, parce qu'elle est à la mode. Ceux-là sont de terribles destructeurs, mais ce ne sont. . . j'allais dire que ce ne sont pas des savants, mais je m'aper- çois que beaucoup d'entre eux ont renidu de grands services à la science; ils sont donc des savants, seulement ils ne le sont pas à cause de cela, mais malgré cela.

La vraie science craint les généralisations hâtives, les dédactions théoriques ; si le physicien s'en défie, bien que celles auxquelles il a affaire soient cohérentes et solides, que doit faire le moraliste, le socio- logue quand les soi-disant théories qu'il trouve devant lui se réduisent à des comparaisons grossières comme celle des sociétés avec les organisâ- mes ? La science, au contraire, n'est et ne peut être qu'expérimentale et l'expérience en sociologie, c'est l'histoire du passé, c'est la tradition que l'on doit critiquer sans doute, mais dont on ne doit pas faire table rase.

D'une science aninTée du véritable esprit expérimental, la morale n'a rien à craindre. Une pareille science est respectueuse du passé, elle est ox>posée à ce snobisme scientifique, si facile à duper par les nouveautés; elle n'avance que pas à pas, mais toujours dans le même sens et toujours dans le bon sens. Le meilleur remède contre une demi-science, c'est plus de science.

A LA COMÈTE (Article de Pierre l'Ermite La Croix de Paris). En attendant qu'elle se fasse moins rare, cette science ■' animée du véritable esprit expérimenta;l " et " respectueuse du passé ", dont " la morale n'a rien à craindre ", on aimera à lire cette jolie charge que Pierre l'Ermite donnait à ses lecteurs de La Croix, quelques jours avant le 18 mai ce jour oii nous devions rencontrer la queue au cyanogène de la fameuse comète. Pierre l'Ermite prend toujours les choses par le bon côté et, plus souvent

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qu'à son tour, il est charmant à lire. " Ah! monsieur l'abbé, me disait-il un jour, si vous saviez comme c'est embêtant d'avoir ds 1 esprit une fois par semaine à propos d'une question d'actualité ! " Pour cette fois, il n'y paraît pas, bien sûr ! Pierre l'Ermite s'a- dressant à la comète de Halley qui arrive, lui tient ce langage léger d'apparence, mais qu'un philosophe chrétien ne contredirait pas.

Tu as vu tanit de clioses 1 Tu étais bien avant notre ère, puisqu'on te eîgiQale déjà en l'an 467 avant Jésus-Christ. Tu es venus le 15 août 87, au temps de Marins et de Cinna. Le 8 octobre de l'an 12, tu apparus en pdein siècle d'Aug-uste, et ta lueur épouvantait les druides au fond des forêts gauloises. Tu revins le 26 janvier 66... c'était Néron... saint Pierre, saint Paud. . . le 7 avril 295, Dioclétien !.. Cette fois, pat-HÎt-il, tu as passé (pilus vite... la terre devait ruisseler dans l'espace du sang des chrétiens. . . - Le 3 juillet 451, tu éclairais la marehe sinistre des Huns ; le 26- novembre 684, celle des Arabes. Le 1er avril 1066, tu assistais à la conquête de l'Angileterre, et le 29 avril 1145, aux préparatifs immenses de la deuxième croisade. Le 15 seiptembre 1222, tu retrouvais :in Paris transformé par Philippe-Au^ste, et le 25 avril 1531 une France boule- versée par le protestantisme. Tu as vu Louis XIV en 1682, Vo-taire en 1759, la monarcihie en 1835...

Cette fois, tu assisteras à la mise en terre du cadavre d'Edouard VII, hier roi d'un quaj"t du inonde. Et puis, pour la première fois de ta vie, tu feras connaissance avec notre Képublique ! . . Toi qui .as connu les grands ancêtres : Néron et Dioclétien, Héliogabale en 218 et Cons- tantin Copronyme en 700... qvie penseras-tu de nos radicaux-socialis- tes ?.. Qui «ait !.. Tu verras peut-être la rentrée des Chambres ?. . Les survivants des Quinze-Mille tourneront peut-être vers toi un oeil intéressé... Et tout arrive tu entendras peut-être le premier discours de Briand ! . .

Je me figure que, du fond des cieux, tu nous regarderas de toute ta hauteur immense... Tu verras, en fixant bien, ces fourmis qu'on ap- pelle hommes, et qui ont dressé siir ila terre un clou de fer de trois cents jnètres . . . d'autipes qui s'essayent à voler dans de petites boîtes en bam- bou... d'autres qui étudient des gaz qui font "pouf "et des gaz qui font "ipaf "... Hélas !.. tu verras de tout petits êtres gonfler leurs i>etites poitrines et clamer : '* C'est nous qni sommes Dieu ! . . " Tu apeixîe-

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vras de petits cei-vaux, incapables de faire pousser leurs cheveux sur leurs crânes dénudés, ot qui disent, avec un accent auguste : ' La science, Monsieur, la science ! !.. " Tu en verras même un iil est tie Bour- ganeuf, celui-là qui vient d'éteindre touties les étoiles... Ni plus, ni moins !.. Je t'avertis d'avance, ô Comète, pour que tu prennes gardes ! . .

Mais, observe bien... tu en verras aussi, et des multitudes, qui, pros- ternés sur le î>a/vé des églises, murmureront en un coeur sincère et acca- blé : " Dieu seul est grand !... Dieu est le Très-Haut... Qu'il ait pitié de sa misérable créature ! "

Alors, il nie semble ciue tu £>ai-tàras, sous une impression meilleure. Tu repi-endi-as, en communion d'humilité, ta chevauchée mystéi-leuse au travers des espaces, ^ar, toi aussi, malgré ta splendeur, tu n'es qu'un peu de poussière sur l'immensité de la route de Dieu.

Mais... quaud tu i-eviemdras ?.. Quand tu reviendras, aucun de nous ne sera plus pour te revoir. Elle sera glacée depuis longtemps la main qui écrit ces lignes... Les yeux qui les lisent aujourd'hui, yeux Meus des jeunes filles, yeux ternis des vieillards, seront fermés à la lumière du jour. Nos pauvres corps seront opprimés sous la terre pe- sante des cimetières. Nous serons la nuiit... Tu seras toujours la lumière ! Nous serons le passé. . . Et toi, tu seras encore l'avenir !

Tout notre espoir est dans nos âmes immortelles. Que Dieu les défende contre les étcigneurs d'étoiles ! Que la clarté lointaine dont tu baigneras un jour nos tombes soit le symbole de celle que Dieu alors, aura donnée aux pauvres que nous sommes... à nous qui croyons, quà aimons, qui es^jérons toujours et qua;nd même ! In te, Domine, speravi, non confunclar in artcrnum !...

Le vrai cabactère de Pasteur (De M, Jules Claretie, dans les Annales). Sans aucun commentaire nous livrons à nos lecteurs ce beau jugement d 'un académicien à l'esprit délicat sur l'homme qui a le plus fait pour la science et ses progrès On verra que cela concorde avec ce que tantôt nous disait M. Poincaï*é et ce que tout :Ie suite vient de nous rappeler la charg'^ de Pierre l'Ermite. En définitive, l'homme est petit en face de l'immensité des choses. C'est toujours l'histoire que simplifie de façon drôle je ne sais plus quel caricaturiste d'esprit, en nous peignant une femme énorme qui contemple de son balcon la vaste nuit étoilée et qui s'écrie : '' Que suis-je dans cette immensité?. . . Un atome perdu! "

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" Jamais hamme écTit de Pasteur M. Juiles Olaretie n'a mieux réalisé la définitdou du génie donnée par Goethe : Le génie, c'est la patience. C'est la patience, miais c'est aussi l'intention. Joseph Ber- trand me rappelait un jour le jugement porté sur Louis Pasteur par un compagnon de sa jeunesse, son camarade à l'Ecole Normale : " Pasteur ! . . . Il ne fera jamais rien parce qu'il s'attaque à l'im- possible ! " Avec Pasteur, rimpossible fut vaincu, l'inaccessible oscaladé. La mort recula. Et jamais âme plus candide ni plus douce ne s'unit à un tempêramment plus ardemment batailleur lorsqu'il s'agis.sait de la science. Cet homme tendre et d'une émotivité si vive, qui caressait, les larmes ai^ux yeux, l'enfant à qui un disciple inoculait la lymphe, ';e pen- seur profond, cet écrivain puissant, ce cerveau génial, ce coeur rare, naïf comme un savant et grand comme un apôtre, n'admettait pas d'er- reur ou d'à peu près dans les études auxquelles, indomptable, il /oulait, il sacrifiait son existence.

Il était excelleut, nous disait un de ses élèves, et si doux ! lilxcepté " dans le travail ". Alors, il était tout de volonté et de commandement.

C'était le chef, en un mot. Tous ces jeunes hommes qui l'ont suivi, unis par le même dévr.uement et la même admiration, uniformisés par une même coupe de b'-irbe en pointe et qui se partagent les cliamps à défricher, les sillons nouveaux à creuser les Metchnikoff. les Koux, les Calmette, les Chantemesse (j'en oublie) tous ces chasseurs de baciles, ces moines de la bactéréologie, ces chevaliers du microscope qui détruiront le choléra comme ils ont dompté la diphtérie ou la l'age, ces " pastoriens " suivaient anxieusement du regard le maître lorsqu'il exami- nait leurs travaux, les " fiches " ils inscrivaient leurs observations. Tel Napoléon devant son état-major : un froncement de sourcils devenait un jugement.

L'AcADiE (Article de M. Emile Flourens, ancien ministre, du Soleil de Paris, 12 mai 1910). Voilà une page fort intéressante pour nous. Nous tenons à la citer intégralement, bien qu'elle soit un peu longue. Il pourra être utile à la clairvoyance de notre patriotisme de la conserver et de la relire de temps en temps.

" Certes, les Irlandais sont de nos amis. Tous nos voeux sont pour leur indépendance. Nous souhaitons qu'au milieu de l'im; broglio politique qui agite en ce moment la Grande-Bretagne, ils tirent heureusement leur épingle du jeu et, pour prix de leur hé- roïque persévérance, ils obtiennent leur " home rule ".

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Nous les considérons, et à raison des liens du sang et à raison de la communauté de la foi qui nous unissent, comme des frères. Mais, nous sommes plus que fondés à nous .'tonner quand nous voyons des Irlandais opprimer des Français d'origine et coopérer, avec les peuples de race anglo-saxonne, à leur faire oublier la langue de la mère-patrie, à leur imposer leur idiome du conquérant. - Dès le règne de Henri IV, avant que les Anglais eux-mêmes eussent pris pied sur un point quelconque de l'Amérique du Nord, des colons français fondèrent des établissements sur les territoires qui forment aujourd'hui les provinces de la Nouvelle-Ecosse et du Nouveau-Brunswick, l'île du Prince-Edouard et l'île du Cap-Breton et qui étaient généralement désignés sous le nom d'Acadie.

Les familles qui formèrent le noyau de cette colonie étaient choisies. Elles ont donné naissance à cette race française des pro- vinces maritimes du Dominion canadien, qui est restée remar- quable par son honnêteté, la pureté de ses moeurs, son attachement invincible à sa langue et à sa religion.

Quand en 1713, l'Acadie fut définitivement soumise à l'Angle- terre, les conquérants respectèrent d'abord les droits de propriété des colons. Mais leur champs, soigneusement mis en culture, leurs fermes, leurs nombreux troupeaux et surtout les riches prés créés par eux pour élever un bétail magnifique, excitaient les con- voitises des envahisseurs.

A la veille de la guerre de Sept Ans, en 1755, le pays fut encer- cle d'un cordon de soldats qui chassèrent tous les habitants d'ori- gine française, préalablement désarmés par mesure préventive, et le? poussèrent, au nombre de vingt mille environ, vers la mer, ite furent embarqués sur des vaisseaux qui les attendaient pour les déporter et les disperser dans les diverses colonies britanniques, depuis les Carolines jusqu'à Boston.

Longfellow, par son touchant poème d' " Evangéline ", a immortalisé cet acte de sauvagerie, dont la cynique férocité étonne même dans ^'histoire des colonies britanniques.

Les maisons, les fermes, les domaines furent alors attribués à

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des colons français. Quatre mille soldats et marins, déliés du ser- vice après la paix d'Aix-la-Chapelle, furent appelés à se fixer avec leurs familles dans ces vastes territoires rendus vacants. On les y transporta aux frais du trésor public. On donna à chacun 50 acres, exempts d'impôts pendant dix ans, et ensuite seulement sou- mis à la rétribution d'un shilling par an. On leur donna, en outre 10 acres pour chaque membre de leur famille et promesse d'un aeeroissement égal à chaque naissance d'un nouvel enfant.

Malgré ces avantages, les colons importés ne répondirent pas aux espérances fondées sur eux. Le climat de ces régions est rigoureux, parfois, sous l'influence des brouillards maritimes, insa- lubre. Beaucoup se dispersèrent et émigrèrent vers un ciel plus clément.

Cependant, les Acadieus n'avaient qu'une pensée : revenir aux foyers d'où les avaient chassés la ruse et la violence. Des Etats Je la Nouvelle- Angleterre à la Nouvelle-Ecosse, à travers les forêts vierges, le chemin est rude. Beaucoup restèrent en route. Il en arriva pourtant assez pour créer de nouveaux centres de population. Ils forment aujourd'hui un n^ayau de cent cinquante mille habi- tants, tous de race et de langue françaises, profondément attachés à leur religion comme à leur idiome national.

A leur retour, ils furent traités en parias ; il ne leur fut pas permis de reprendre les travaux agricoles ; ils durent se livrer aux pénibles oeuvres de la mer et devinrent d'excellents marins. Peu à peu, les lois persécutrices de la foi catholique furent rapportées ou tombèrent en désuétude, la malveillance des autorités s'atténua. Les Acadiens purent, de nouveau, tourner leur activité vers l'agri- culture, source de la prospérité de leurs ancêtres. Depuis lors, ils croissent rapidement en nombre, en influence et en richesse. Ils ont pour les représenter des hommes tels que M. Pascal Poirier, sénateur au parlement fédéral d'Ottawa, des jurisconsultes éminents comme l'honorable juge Landry, du Nouveau-Brunswick, des ecclésias- tiques comme Mgr Richard, protonotaire apostoUque.

Vous croyez peut-être qu'après un aussi long martyre, ces

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malheureuses populations vont pouvoir jouir en paix de la situation qu'elles ont reconquises ? C'est mal connaître la persistance des rivalités de raees qui ont si longtemps agité l'Amérique du Nord, ('''est, aujourd'hui, sur le terrain des langues que se concentre la persécution. L'impérialisme anglo-saxon voudrait qu'au bout d 'une, au plus de deux générations, les descendants de tous les émi- grés fixés dans le Nouveau-Brunswick parlassent anglais.

La question a pris une grande acuité au cours de ces vingt der- nières années, non seulement dans les provinces du Dominion, mais jusqu'aux Etats-Unis. Comme dans toutes les affaires qui passion- nent les Anglo-Saxons, le prosélytisme religieux coopère avec le prosélytisme politique. Ils se prêtent un mutuel concours pour étendre sans cesse leur empire. Une expérience séculaire, et pres- que sans exception, a démontré que dans ^es pays de domination an- glaise, un Français qui répudie sa langue abandonne en même temps le catholicisme.

Il s'agit donc de faire perdre aux descendants des colons fran- çais, soit du Dominion, soit des Etats-Unis, et leur langue et leur foi. La question est d'importance, comme on le voit, et si l'on, ne s'en préoccupe pas en France, les hommas d'Etat les plus impor- tants du nouveau continent, même le président Roosevelt, l'esti- ment digne d'exercer leur activité.

Le président Roosevelt a trouvé pour cette oeuvre un collabo- rateur précieux en Mgr Ireland et, dans les évêques catholiques irlandais, des auxiliaires zélés, trop zélés p. ut-être, car le Saint- Siège a cru nécessaire de venir en aide à certains catholiques de langue non anglaise, tels que les Allemands, les Polonais, les Ru- thènes. Dans plusieurs évêchés de l'Union, à côté du titulaire irlandais, il a placé des évêques auxiliaires destinés à satisfaire aux besoins religieux des catholiques fidèles à la langue comme à la religion de leurs pères.

L'Europe entière s'est soulevée au récit des violences exercées contre les enfants polonais, auxquels on veut apprendre le caté- chisme en allemand ; des faits analogues se produisent non seule

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ment pour nos malheureux frères des piovincts maritimes du Do- minion, mais même aux Etats-Unis, dans le Maine et le Vermont, par exemple.

Depuis 1880, les Aeadiens, forts de leur droit, de leur nombre, de leur richesse, qui vont sans cesse croissant, réclament contre l'in- justice du sort auquel ils sont condamnés. Ils veulent des collèges et pensionnats primaires français, des prêtres de leur sang. Us enten- dent que leurs enfants reçoivent, dans l'idiome de la mère-patrie, ]eur instruction religieuse. Us tiennent, à intervalles réguliers, des réunions nationales et conventions ils exposent aux pou- voirs publics leurs légitimes griefs. Us ont fondé des j.urnaux, actifs, apôtres de leurs revendications, i

C'est en Pie X qu'ils ont placé leu;' premicj* espoir. Ils lui demandent de créer à Moncton, principal eenti'c J.o population presqu 'exclusivement française, un nouveau siège épiscopal avec un évêque aeadien.

Espérons que le Saint-Père acquiescera à cette touchante re- quête. Ainsi que l'a dit très judicieusement le sénateur aeadien Poirier : " A Dieu ne plaise que les Aeadiens ne perdent jamais la " foi de leurs pères ; mais si un pareil résultat devenait possible, ^ il serait au clergé irlandais qui veut leur imposer la langue ^' anglaise ".

Quant à nous autres, Français, nou'5 avons tort de nous désin- téresser du sort de ces rejetons sains et vigoureux de notre race, dignes vestiges de notre puissance colonisatrice passée. Qui sait quel rôle ils sont appelés à jouer un jour dans l'avenir de la civilisa- tion française 1 "

Nous aurions voulu donner aussi de larges extraits d'un article du Month de Londres, analysé par la Croix de Paris sur la question irlando-canadienne. La place nous manque. Ce sera pour la pro- chaine fois.

Elie.-J. AUCIiAIR,

Secrétaire de la Rédaction.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

TRAITE DES SCEUPULES, par l'abbé Grimes. 1 vol. in-18 de 236 pp. Nouvelle édition. Prix: 1 fr. Librairie P. Téqui, 82, rue Bona- parte, Paris (6e).

Ceci n'est pas précisément une nouveauté puisque la première éditioû. date d'environ trente ans. Tout ce qui concerné cette matière si difficile se trouve dans l'abbé Grimes, qui aussi bien s'est borné à mettre en oeuvre- les enseignements des saints et des docteurs. C'est ce usènie abbé Grimey qui est l'auteur de VEsprit des Sfiints; et ce Traité des scrupules pourrait passer pour un chapitre, supplémentaire à l'Esprit des Saints. On a eu l'excellente idée d'y ajouter in ewtenso, en 45 pages, le chapitre si profond et si fouillé du P. Faber sur les scruptiles.

LES NEERLANDAIS EN BOURGOGNE, par Alphonse Germain. 1 voU in- 16 de la "Collection des grands Artistes des Pays-Bas". Prix: broché 3.50 fr., relié 4.50 fr. G. Van Dest & Cie, Bruxelles^ 16 place du Musée.-

Les Canadiens qui s'intéressent à l'art connaissent tous les travaux d'Alphonse Germain et il est inutile aujourd'hui de leur en dire la valeur.. Sa nouvelle oeuvre leur plaira d'autant plus qu'elle évoque une fort curieuse province de la Vieille France : la Bourgogne, dont on sait le rôle important dans l'histoire.

Peu de régions ont eu pendant tant de siècles un art aussi remar- quable par sa puissance, sa vie et son originalité ; et le plaisir est extrême d'en suivre les évolutions avec un guide comme Alphonse Germain. Il en explique les phases et les caractères en artiste autant qu'en historien; l'érudition, sous sa plume, n'a rien de rébarbatif, bien au contraire, et ses enthousiasmes sont communicatifs. Toutefois cet enthousiaste est un esprit pondéré et clairvoyant, ses pages sur le grand sculpteur Claus Sluter le prouvent surabondamment ; c'est sans idées préconçues qu'il aborde la

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partie critique de ses sujets. La délicate et complexe question des influences néerlandaises en Bourgogne aux XlVe et XVe siècles, il l'a traitée avec une prudence et une équité parfaites. De ses explications, solidement basées, il ressort que l'art bourguignon a été régénéré, vers la fin du règne de Ptiilippe le Hardi, tout particulièrement par le hollandais Slutèr, et que l'action de ce maître fut d'autant plus forte et plus féconde qu'entre les artistes des Pays-Bas et ceux de Bourgogne nombreuses étaient les affinités. En suivant Sluter, l'école bourguignonne ne chan- geait pas, elle entrait dans une phase nouvelle de son évolution. Ainsi ce livre, comme le dit le Correspondant, " solutionne un problème d'histoire de l'art ".

L'édition, très richement illustrée de hors-texte choisis avec soin, fait le plus grand honneur à la maison Van Dest. De tels livres répondent à un besQixi de notre époque : ils s'adressent aux gens du monde désireux ^e compléter leur culture autant qu'aux amateurs d'art et aux étudiants.

(JlTE DEVIENT L'AME APRES LA MORT ? jiar Mgr W. Schneider, évêque

de Paiderborn. 1 vol. in- 16 de la collection' Science et Religion

(No 559). Prix: 0 fr. 60, -— Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-

SuJpice, Paris (6e).

L'émînent évêque résume ici tout ce que la science théologique nous

enseigne sur la destinée de l'âme humaine dans l'au-deilà. Après avoir

établi contre les matérialistes, la persistance de la conscience après la

mort, il réfute un certain nombre d'opinions erronées : le sommeil des

âmes, lia migration des âmes, les rêveries millénaires.

LES IDEES DE SAINT FRANÇOIS SUR LA SCIENCE, par le R. P. Ubald j d'Alençon. Brochure in-13 de 70 pages. Prix : 0.30. Ancienne

V Librairie Poussieflgue, J. de GigoM, éditeur, 15» rue Cassette, Paris. C'est ^vec une véritable satisfaction que nous recommandons cette conférence. Elle met au point plus d'une idée vague et rectifie plus d'une i^qtion fausse. En même temps elle nous révèle une foule de faits mal-» Ijenxeusement très peu connus du public, dans le domaine de toutes les> sciences, philosophie, histoire, art, sciences pures, géographie.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 95

LE PERIL DE LA LAXOUE FRANÇAISE, par M. l'abbé Cl. Vincent. In-18 allongé, broché. Prix: 2 fr. 50. Ancieime Librairie Pôussiclgiie, J. de Gigond, éditeur, rue Cassette, 15, Paris. C'est un JiA're dont pourront profiter non Seulement les étraiigers qui apprennent la langue française, mais encore et surtout les Français eux- mêmes. Les lecteurs seront surpris de Ja quantité de locutions vicieuses qui circulent et que même des écrivains renommés emploient. Le Péril de 1(1 Langue Française arrive juste au moment l'on parle de la briee du français ; il présente plusieurs caractères de nouveauté : les iocutionis vicieuses y sont accueillies en gi-and nombre et avec soin ; elles sont classées inéthodiquement sotis forme de dictionnaire raisonné l'auteur démontre d'aiprès les travaux de philologie la plus récente, pour- quoi telle locution est incorrecte.

SAINT LEGER, évêque d'Autun (616-678), par le R. P. Camerlinck, des Frères Prêcheurs. Ouvrage précédé d'une lettre de S. G. Mgr Vil- lard, évêque d'Autun. 1 val. in-12 de la Collection "Les Saints ". Prix: 2 fr. - Librairie Victor Lecoffre, rue Bonaparte, 90, Paris. Cardinal Pitra avait consacré a la belle vie de ce saint évêque un travail monumental. Le R. P. Camerlinck, des Frères Prêcheurs, nous en donne à son tour un récit d'une érudition non moins sûre, mais plus rapide et plus attrayant. Ce nouveau volume ne peut manquer d'être accueilli art^ec faveur par tous ceux qui aiment à suivre dans le passé les destinées communes de la France et de l'Eglise.

VIE DE SAINTE RADEGONDE, REINE DE FRANCE, par saint Foftunat. Traduction publiée avec une introduction, des appendices et des notes, par René Aigrain, du clergé de Poitiers. 1 vol. in-16 de la collection Chefs-d'oeuvre de la littérature hagiographique, (No 564). Prix: 0 fr. 60. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). Les textes de l'étude de Saint Fortunat, savamment présentés et

groupés par M. René Aigrain, font revivre, mieux que ne sauraient faire

les commentaires d'un biographe moderne, la figure de cette grande

sainte qui fut aussi une grande reine.

96 LA REVUE CANADIENNE

LA PURETE, par M. J. Guibert, supérieur du Séminaire de l'Institut Catholique de Paris. Joli volume in-32, cadi-e rouge, de 270 pages. Prix : 1 f r. Ancienne Librairie Poussielgue, J. de Gigord, éditeur, rue Cassette, 15, Paris. Ein traits rapides et clairs, d'une lecture facile et attrayante, l'auteur donne en ces pages un vrai ti-aité de la Pureté. Cinq chapitres : Qu'est-ce que la Pureté ; la Pureté est-elle utile ; la Pureté est-elile possible ; com- ment préserver la Pureté ; comment réparer la Pureté.

Ce livre est écrit à la fois pour les éducateurs et pour les jeunes gens. Aux éducateurs, parents ou maîtres, il rappelle d'une façon saisissante pourquoi il faut tant veiller sur la vertu des enfants, et comment il faut la préserver. Aux jeunes gens de l'un et l'autre sexe, il apprend la gra- vité insoupçonnée de fautes trop souvent commises à la légère et les. moyens efficaces de lutter contre les mauvaisas tendances.

COMMENT IL FAUT PRIER, par A. Martin. 1 vol. in-16 de la collection

Science et Religion, (No 565-566). Prix: 1 fr. 20. Librairie

Bloud et Cie éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

Cet ouvrage comprend deux parties. La première nous enseigne par

des extraits du Nouveau Testament et de la littérature ecclésiastique^

" comment il faut prier ", La seconde constitue une excellente initiation

liturgique, sous la forme d'une étude sur la messe, ses origines, le sens

des diverses cérémonies qu'elle comporte.

LA NOTION DE CATHOLICITE, par A. de Poulpiquet. 1 vol. in-16 de la collection Science et Religion (No 560). Prix: 0 fr. 60. Librairie Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). Il est bien certain que l'unité, le nombre des fidèiles, l'extension géo- graphique sont des iparties intéressantes du concept de catholicité. Mais épuisent-elles tout le contenu de ce concept ? L'auteur du présent opus- cule ne le pense pas. Il pense que, en plus leur aspect quantitatif les éléments qui conaposent la notion de catholicité ont un aspect qualitatif qui les complète, les expJique en les rattachant à Ha cause intime d'où ils procèdent et x>ermet ainsi à la catholicité d'atteindre sa pleine valeur de note.

LE PEUPLE HARTYR ^'^

^ l'extrémité orientale du Canada, en face de l'Atlantique qui - le sépare de l'Europe, s'avance l'ancienne et âpre Acadie, l 'avant-poste jadis de la Nouvelle-France, et aujourd'hui le théâtre d'une admirable lutte de races. C'est la terre des batailles sans fin. Le pays est rude, la nature, sauvage. L'océan a déchiqueté les côtes granitiques, coupé à pic de hautes falaises, creusé des golfes profonds et des baies nombreuses. Le vent y a parfois balayé les arbres, accumulé les dunes et ensablé les rivières. Une immense forêt de sombres conifères, obéissant aux capricieuses ondulations d'un relief plutôt mou, couvre l'intérieur à perte de vue, percée de rivières tumultueuses, émissaires des lacs de l'intérieur. Çà et là, la mer se fait caressante et attire le riverain auquel elle prodigue les richesses de ses pêcheries. La côte se fait moins abrupte parfois, s'abaisse même jusqu'au niveau de l'océan.

(^) Ce nous est une joie, à la Eevue Canadienne, de publier en pri- meur quelques bonnes feuillt s c'est tout un chapitre que nous donnons de La Race française en Amérique, un volume de 300 pages, qui doit paraître à Montréal vers le 1er septembre. Les auteurs, M. l'abbé A. Desrosiers, de l'Ecole Normale Jacques-Cartier, et M. l'abbé Fournet, p.s.s., du Collège de Montréal, voudront bien accepter nos meilleurs remercie- ments pour l'honneur qu'ils nous ont fait, en nous communiquant d'avance leur si intéressant travail.

Le volume La Eace française en Amérique comprendra dix chapitres, dont voici les titres : Aperça géographique du Canada. Le Canada' français avant 1763. Le Canada français après 1763. L'Etat actuel du Canada français. -- Le peuple martyr (c'est-à-dire l' Acadie). Les Canadiens français d ' VOntario. Les Canadiens français des provinces de rOuest. Les Canadiens français de la Nouvelle-Angleterre. - Les'. Canadiens français d"' Etats-Unis des grands lacs. Coup d'oeil général

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C 'est là, dans les riches vallées verticales ou parallèles à la mer, que descendit, il y a trois siècles, le premier groupe français qui ait cherché en Amérique une patrie nouvelle. Pour une pareille région, il fallait une population énergique, robuste et tenace comme les rochers que la mer tente en vain de démolir sous sa formidable pous- sée. La Bretagne la lui donna, et elle renouvela sur ce sol âpre et dur les exploits et les héroïsmes du pays armoricain. En effet, dans ce pays lointain et sauvage, rattaché à Québec par un sentier, et par une mer ouvert à tous les ennemis, Bostonnais et Anglais, obligé de se suffire à soi-même, dans ce champ clos les princes de l'Europe viennent vider leurs querelles, on doit être prêt à toute éventualité, on ne doit compter que sur son énergie et sur sa valeur. Aussi, l'étonnement devient de l'admiration quand on suit les développements de cette héroïque histoire. Car, après trois siècles de lutte acharnée, s'il n'y a plus d'Acadie, il y encore et plus que jamais des Acadiens. Leur histoire n'est pas close.

sur Vavenir de la ra-c française en Amérique. La préface est signée par M. l'abbé P. Perrier, l'un de nos plus actifs collaborateurs et l'un de directeurs.

C'est le chapitre cinquième de ce large précis de notre histoire na- tionale que nous avons la bonne fortune de publier en entier. Nous devons pour cela remettre à plus tard* plusieurs articles importants, traitant aussi d'histoire, que nous avons déjà en mains. Nous en demandons pardon aux auteurs, MM. Ernest Gagnon, de Québec, l'abbé Henri Gau- thier, de Montréal, et le juge Prud'homme de Saint-Boniface.

Ce chapitre cinquième du futur volume est de la plume de M. l'abbé Desrosiers. Il évoque, en un raccourci plein de force, la triste mais si belle histoire de nos frères d'Acadie. C'est en dire d'un mot tout l'intérêt. Le titre seul prépare déjà aux émotions : le peuple martyr !

Le peuple martyr, eh oui, c'est bien cela ! Longfellow l'avait chanté déjà; dans son Evangéline. Mais les martyrs, nul ne l'ignore depuis Tertulien, savent se survivre merveilleusement. C'e^t bien ce que l'éru- dit élève de M. Marcel Dubois nous voulons dire M. l'abbé Desro- siers — raconte en vingt cinq pages, avec un art réel, laissant aux faits, admirablement groupés, de parler par eux-même^s. Du reste, nos lecteurs pourront juger que nous n'exagérons rien.

Le Secrétaire de la Rédaction.

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Ses débuts sont enveloppés d'un voile impénétrable. Il est certain que des pêcheurs venus de toutes les côtes de France ont longé ses rivages, fouillé ses golfes et ses baies, exploité ses pêche- ries, bien avant que Jacques-Cartier ou de Monts aient découvert et exploré ces parages redoutés. L'histoire du vieux navigateur Savalette que Champlain rencontra visitant les Indiens pour la quarante-deuxième fois, la vétusté de la grande croix que Prévert découvrit à l'est de la baie de Fundy, les légendes mystérieuses des sauvages Crucientaux de la Gaspésie, tout témoigne de la haute antiquité historique de ce coin de terre tourmenté.

L 'échec Je la colonisation laurentienne entreprise par Jacques- Cartier et Roberval fit jeter les yeux sur ce pays que l'on croyait plus favorable aux établissements agricoles, parce que situé sous une latitude plus méridionale. De Monts se jeta dans cette entreprise avec une ardeur plus généreuse qu'éclairée. Secondé par trois hommes d'une haute valeur, Champlain, Pontrincourt et Pont- Gravé, il déploya une énergie sans égale pour asseoir sur des bases solides sa colonie agricole. Ce fut en vain. Champlain l'entraîna vers le Saint-Laurent, qu'il croyait à bon droit être le lieu le pljis propre à la fondation d'une colonie parce que, outre la fertilité de son immense vallée, il conduisait du premier jet au coeur même du continent.

On sait au prix de quelles angoisses Port-Royal acheta l'exis- tence précaire de ses premières années. Le malheur s'acharna sur les premiers établissements français. Sainte-Croix, Saint-Sauveur et Port-Royal ne purent résister à l'assaut des divisions intestines, aux flottes de l'Angleterre. Port-Royal tomba au pouvoir de David Kertk en 1628 et ne fut rendu à la France qu'en 1632. De l'Acadie, la France ne conservait que le fort Saint-Louis qui n'avait pas été cédé grâce à la fidélité courageuse de Charles de Latour.

Mais les colons de Franco pendant leur premier séjour en Aca- die avaient déjà semé, dans le coeur et l'âme de ces peuplades braves autant que fidèles, des germes de sympathie que rien ne pourra

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dératîiner ni affaiblir. Elles se souviennent toujours, en effet, que leur plus grand sagamo, Mombertou, avait embrassé les croyances religieuses de ces secourables étrangers. Français et Indiens s'étaient rencontrés au pied d'une croix, et là, dans les eaux du baptême de leur chef, le pacte d'alliance perpétuelle avait été solen- nellement scellé. Cette petite colonie de Port-Royal est remar- quable encore, parce qu'elle donna à l'Amérique française l'un de ses plus grands historiens: Mare Lescarbot. C'est aussi que s'ouvrirent par la Relation du P. Biart, ces admirables Annales des Jésuites, sont consignés nos plus beaux titres de noblesse, et qui projettent des flots de lumière sur le caractère social et apostolique de la race française et sur nos origines historiques. Ces Relations^ en effet, qui restent une glorification perpétuelle de l'oeuvre évan- gélique primitive de la France en Amérique, furent, au temps elles parurent, le plus éloquent plaidoyer en faveur de la colonisa- tion canadienne, et le meilleur stimulant au zèle religieux et patrio- tique de la France chrétienne.

Quand Samuel de Champlain eut montré au grand Richelieu l'importance et le rôle futur de la Nouvelle-France, quand celle-ci eut été restituée au génie militaire et chrétien du XV Ile siècle, l'épopée coloniale française s'ouvrit majestueusement sur l'oeuvre des missionnaires, des découvreurs, des fondateurs de villes et des héroïques défenseurs de la patrie d'adoption.

L'Acadie, pour sa part, eut le patriotisme austère des Lateur, la persévérance éclairée des Denys, la prévoyance des d'Aulnay et des Razilly qui, en favorisant l'agriculture et l'industrie, prépa- raient l'avenir et créaient une nationalité acadienne vigoureuse et forte. C'est bien en effet une nationalité spéciale qui se fondait sur tout le périmètre de la grande presqu'île ef sur la côte orientale, jusqu la baie des Chaleurs. Son caractère particulier, qui s 'af- firmait déjà par les différences d'origine, de développements, de moeurs, de langage, de tenure seigneuriale, de fêtes patriotiques et d'aspirations, se maintiendrait pendant trois siècles, sans que les

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événements les plus graves viennent en altérer sensiblement les traits. Pendant que, dans ses réjouissances nationales, la Nouvelle- France célèbre la patrie absente par les feux de la Saint-Jean, les Acadiens, plus attachés à leur prince, protecteur nécessaire de leurs droits et de leur autonomie, célèbre la fête du peuple le 15 août, jour Louis XIII a solennellement consacré son royaume à la Vierge Marie (1638).

Sous la vive impulsion de Richelieu, principal restaurateur du pouvoir royal, le commerce prospère rapidement parce qu'en Acadie la noblesse peut s'y livrer sans déroger, l'industrie se développe, les pêcheries s'étendent, la colonisation s'affermit. Mais tous ces progrès avaient leur point d'appui en France, non sur le Saint- Laurent. Par malheur, le pays fut bientôt livré aux horreurs de la guierre. De plus en plus, il devint la terre classique des longs com- bats, des sièges mémorables, des raids téméraires, des plus beaux faits d'armes. Les deux héroïques populations qui se coudoient sur les mêmes champs de bataille sont bien faites pour s'entendre partout et toujours. Les Abénaquis, ce peuple de héros, comme on l'a appelé, fidèle jusqu'au bout à la vieille terre d 'Acadie et à ses nouveaux habitants, fraternisent aisément avec ces hardis pionniers que l'on voit toujours sur la brèche et qui leur donnent les meilleurs capitaines, comme ce légendaire baron de Saint- Castin qui devint leur chef et les conduisit longtemps au combat et à la victoire.

Malgré l 'état incertain du pays et les incursions fréquentes qui venaient de la ,mer, les groupes acadiens prospèrent, essaiment même en s 'emparant des plaines alluviales les plus fertiles ou en bâtissant des postes de pêcheurs aux meilleurs endroits. Le voya- geur poète DiereviJle constate déjà en 1699 le bien-être du colon acadien et ne craint pas de dire qu'il dépasse de beaucoup celui du paysan français.

Mais la fin du règne de Louis XIV s'annonçait par des défai- tes désastreuses et réitérées, par un abandon progressif des avant-

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postes des colonies américaines. Bien que la guerre se rapprochât davantage des parties les plus exposées de la Nouvelle-France, les Acadiens en étaient réduits, avec les vaillantes petites garnisons de quatre ou cinq forts, à défendre un immense territoire que la mer pénètre de toutes parts. La population atteignait à peine 2,000 habitants d'origine française. C'est contre elle que se portèrent tout d'abord les efforts de la Nouvelle- Angleterre. Après avoir résisté deux fois, en 1704 et 1707, Port-Royal fut pris (1710), et trois ans plus tard le traité d'Utrecht (1713) cédait à l'Angleterre l'Acadie, Terreneuve et la baie d'Hudson.

C'est un fait acquis à l'histoire d'Amérique que, dans leurs luttes séculaires, l'Angleterre et la France ont trop souvent fait bon marché de leurs colonies pour vider des querelles continentales. Au XVIIe siècle, dans les moments de crise, la France abandonnait à l'Angleterre ces pays éloignés dont on dédaignait même de détermi- ner les frontières. Eb 1713, l'Acadie française, la plus ancienne province de la France en Amérique, la plus héroïque, la plus tenace, celle-là même qui nous avait sauvés plus d'une fois, fut sacrifiée avec Terreneuve et la Baie d'Hudson à l'insatiable Angleterre. C'était le commencement du recul irrévocable. Pour l'Acadie, malgré les sympathies de la reine Anne et de quelques nobles An- glais, s 'ouvre une période jombre que va terminer une des plus san- glantes catastrophes de l'histoire d'Amérique.

L'histoire des Acadiens neutres French N entrais n'est plus jusqu'en 1755, qu'une suite de soupçons injustifiés et de ter- reurs puériles de la part des nouveaux maîtres du pays, d'ater- moiements, de fausses manoeuvres, de promesses irréalisables de la part des conseillers des Acadiens. Le résultat inévitable fut de rendre suspectes les moindres démarches des Neutres et de grossir le nombre 'des griefs apparents contre ces population^g inoffensives. Puis, à la pointe du Cap-Breton, resté à la France avec la colonie de peuplement qu'était l'île Saint- Jean, s'élève lentement une impor- tante forteresse qui commande la route de Boston, et

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qui est une perpétuelle menace pour l'indépendance ou, à tout le moins, pour le commerce des colonies anglai- ses du Sud. Que l'on juge de la terreur des colons bostonnais et virginiens quand ils aperçurent pour la première fois de la haute mer les bastions garnis de canons du puissant fort militaire de Louisbourg. Rien d'étonnant si leurs efforts se portent d'instinct contre ces assises puissantes. Et quand une première fois, en 1748, ils ont réussi à l'emporter d'assaut, on ne s'étonne pas non plus que l'Angleterre raye d'un trait de plume un résultat si chère- ment acheté, et que, comme auparavant, la menaçante forteresse se dresse au rivage de l'océan sur la route des conquêtes.

La terre. acadienne avait vu, dès 1664, des missionnaires fran- çais se fixer sur ses rives parmi les Micmacs et les Abénakis. Plus tard étaient venus les Jésuites, les Récollets et les Pères Pénitents. De 1685 à l'époque de la dispersion violente des Acadiens par Lawrence en 1755, les jnissionnaires de cette contrée appartinrent surtout à Saint-Sulpice et au Séminaire de Québec. Leur succes- sion n'y fut jamais interrompue. Ils furent jusqu'à six à la fois. Parmi les plus célèbres, citons MM. Geoffroy, Beaudoin, Trouvé, de Breslay, Métivier, de la Gondolie, de Miniac, Chauvreux et Desen- claves, tous prêtres de Saint-Sulpice ; Petit, Chury, Gaulin, du séminaire de Québec. Les Jésuites eurent aussi une mission chez les Abénaquis du voisinage, et un de leurs missionnaires, le P. Rasle, y fut tué par les Anglais. La population catholique fraii- çaise, soutenue, dirigée et consolée par son clergé, s'était multipliée malgré les persécutions des Anglais. Eu un demi-siècle, elle s'était portée de deux mille à près de quinze mille.

Cependant une tempête grosse de conséquences amoncelle peu à peu ses colères contre la paisible population qui a donné son allé- geance à l'Angleterre, mais qui a demandé comme suprême faveur de ne jamais tourner ses armes contre sa mère toujours aimée, la France. Au calme relatif qui a suivi la conquête de Port-Royal et de toute l'Acadie, une période de troubles, d'invasions, de rapines,

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de proscriptions va succéder. Il serait trop long de rappeler ici, par quelle suite de vexations les Acadiens, à qui le traité d 'Utrecht avait permis de se retirer ailleurs, s 'ils le voulaient, après la cession de leur pays à l'Angleterre, et à qui peu après la reine Anne avait accordé la libre possession de leurs biens, s 'ils consentaient à rester, furent graduellement préparés, par des gouverneurs tels que Ni- cholson (JL714), Caulfield (1716), Philipps (1720), Armstrong (1739), aux violences inouïes et froidement calculées qui ont voué la mémoire de Lawrence, de Winslow et de Boscawen à l'exécration de l'humanité. Rien n'est plus connu que la lamentable déporta- tion des Acadiens de Grand-Pré. Ce que l'on sait moins, c'est que l'oeuvre de proscription s'étendit à bien 'd 'autres centres et que les mêmes scènes d'atrocités inouïes se renouvelèrent avec une fureur que rien ne pouvait arrêter.

D'après les statistiques les plus autorisées, plus de dix mille Acadiens furent ainsi brusquement arrachés de leurs foyers, à Grand-Pré, à Annapolis, à Pombomcoup, etc., entassés sur des navires trop étroits ^^qui nous font penser à ceux plus tard des exilés irlandais de 1847 et dispersés aux quatre vents du ciel. Un certain nombre de ceux qui restaient en Acadie cherchèrent leur salut dans les bois ou se mirent sous la protection du gouvernement de Québec. Quelques centaines de colons seulement restèrent des quinze mill.^ ou seize mille descendants des cent cinquante familles frança'.«es émigrées en Acadie au cours des cent cinquante années de doi^iina- tion française.

Et voilà bien, croit-on, la fin de ce petit peuple acadien, dt cette poignée de paysans sans défense. Il n'en reste plus que des épa- ves, destinées les unes après les autres à sombrer dans les flots anglo-saxons de l'Amérique. Finie la longue lutte, sur ce pays aux bornes indécises, sur ce border deux peuples déjà ont troiavé ].a mort ! Les vainqueurs n'ont plus qu'à se partager les dépouilles des victimes, qu'ils ont supprimées d'u;i coup, par un seul crime. Ils prennent possession des terres, s'installent aux foyers déserts

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des Acadiens, moissonnent les riches plaines d'Annapolis et de Grand-Pré, de Memranicook et du Petiteodiac. Ils possèdent enfin les domaines qu'ils convoitaient.

Oui, mais ils avaient compté sans Dieu, le Dieu qui ramène des portes du tombeau les nations comme les individus.

Un jour, ils entendent des accents qui les font tressaillir. Ce sont les voix des Acadiens que les flots aimés d 'autrefois ramènent vers des rivages connus. Peu à peu, le chant triste comme une plainte se rapproche, monte, éclate. C 'est le retour de la nationalité spoliée, c'est le réveil d'une race qui ne veut pas mourir. Invinciblement attachés à leur patiie d'origine, les Acadiens reviennent après plu- sieurs années d'exil. Des Etats-Unis, de l'Est et du Sud, ils sont remontés lentement, semant sur leur route ceux que tuaient la douleur ou la fatigue.

Beaucoup cependant avaient cherché asile et protection dans les riches paroisses du Saint-Laurent, d'autres en avaient fondé eux-mêmes. Les paroisses de Saint- Jacques-de-l'Achigan et de l'Acadie, dans la province de Québec, naquirent de cet exil forcé. Plusieurs groupes s'étaient dispersés un peu partout, dans la Nouvelle- Angleterre et aux Etats-Unis, aux Antilles et dans les îles Saint-Pierre-Miquelon, sur les côtes du Labrador, aux îles de la jNIadeleine, à Terreneuve et jusqu'en France.

Ceux qui revinrent en Acadie dissimulèrent longtemps leur présence : les forêts et les rochers déserts de la côte leur servirent de refuges. Le groupe le plus important se fixa sur la côte orien- tale du Nouveau-Brunswick, depuis Shédiac jusqu'à la Baie-des- Chaleurs. D 'autres s 'arrêtèrent dans Clare, sur la baie de Fundy ; dans l'île Madame et à Chéticamp, au cap Breton ; au Hâvre-à- Boucher, à l'entrée du détroit de Cauceau, à l'île du Prince- Edouard. Enfin un petit nombre de familles allèrent demander aux forêts de Madawaska, le droit de vivre et de mourir Acadiens.

La vieille province de Québec brusquement séparée elle aussi de la France, a tendu la main à sa jeune soeur acadienne. Ses

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évêques lui ont manifesté une particulière sollicitude en lui donnant des prêtres dévoués. Puis, la tempête révolutionnaire ayant souf- flé sur l'Eglise de France, d'héroïques missionnaires arrivèrent des vieux pays' qui à la trahison de leur foi avaient préféré les souf- frances de l'exil.

Alors, perdus au milieu d'un pays anglais et protestant, igno- rés des pouvoirs publics auxquels ils ne demandent rien à cause de leur faiblesse, les Aeadiens progressent lentement, ils se multi- plient dans l'ombre volontaire ils s'enferment, ils gardent avec un soin jaloux les vertus de leurs pères, la pureté de la foi, la sim- plicité des mœurs, et insensiblement ils s'emparent du sol, ils se glis- sent dans le commerce, ils s'introduisent dans la navigation et les pêcheries, ils s'infiltrent dans toutes les branches de l'activité humaine, et d'année en année ils agrandissent, sans bruit, leurs parts dans les affaires et ils assurent leur influence.

Toutefois, il faut bien en convenir, une chose manquait encore aux Acadiens qui leur permît d'exercer un rôle proportionné à leur nombre, c'était le bienfait de l'éducation supérieure. Sans culture intelleictuelle, l'homme, quelles que soient d'ailleurs sa probité, son intelligence, sa souplesse de caractère, reste fatalement borné et incomplet. Il ne saurait, faute de moyens, prendre sur ses sem- blables l'empire qui lui assure le maniement de leurs esprits et de leurs volontés. Des hommes instruits sont nécessaires à une race qui aspire à sortir de la servitude oii l'ont réduite les événements. Il en fallait aux Acadiens, sans quoi ils devraient rester sous le joug de leurs concitoyens anglo-saxons.

Aussi, est-ce avec une joie toute patriotique que la population acadienne vit se dresser sur les hauteurs qui commandent le Petit- codiac le premier établissement d'éducation classique, le collège de Memramcook. Le fondateur en était le Père Lefebvre, religieux de Sainte^Croix, à qui les Acadiens, dans leur reconnaissance ont décerné le titre de père de leur nationalité. Il serait puéril d'in- sister sur l'importance de cette fondation. Les Acadiens l'ont si

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bien compris, qu'ils font dater de cet événement (1864) la recons- titution de leur nationalité. . .

L'événement était vraiment providentiel. On était à la veille de l'établissement ,de la Confédération. Les^ provinces maritimes en y adhérant liaient leur desti- née au reste du Canada. Ceux de leurs habitants qui étaient de langue française, c'est-à-dire les Acadiens, trouve- raient dans la poursuite des intérêts communs de la Confédération qui naissait, un appui de sympathie, de communauté d'origine, de langue et de foi, chez les autres groupements français et catholi- ques disséminés dans le vaste territoire de l'Union et surtout chez les Canadiens français de la province de Québec. Ils cesseraient d'être des isolés dans un milieu qui les enserrait et les étouffait^ mais c'était à la condition qu'ils prissent conscience de leur nombre et de leur force, pour former bloc, qu 'ils trouvassent dans leur sein des patriotes capables de dégager de la situation présente des idées d'ensemble et des plans de conduite pour échapper à l'étreinte anglo- saxonne. . . des patriotes capables Ûe faire prévaloir les projets libé- rateurs, par l 'autorité de la parole et la persistance des réclamations Ce fut l'oeuvre inaugurée en 1854 par M. Lafrance, curé de Mem- ramcook, reprise en 1864 avec un succès éclatant par le Père Le- f ebvre, et continuée depuis par le clergé acadien qui rivalisa de zèle pour créer dans tous les centres populeux, au prix de mille difficul- tés, des écoles, des couvents, des académies s'enseignerait la langue française.

Pour entretenir et propager ce mouvement, un journal de lan- gue française devenait nécessaire. Il fut fondé et publié à Shédiae par M. Robidoux. Le Moniteur Acadien (1866) se fit le porte- voix de tout un peuple.

Les résultats que l'on attendait du collège de Memramcook ne tardèrent pas à se produire, La première promotion régulière celle de 1866 composée de neuf élèves, donna cinq prêtres, un sénateur, un instituteur, un médecin et un agent de commerce.

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Le recrutement régulier et "méthodique des carrières les plus honorables et les plus influentes était trouvé. La question aea- dienue allait se résoudre par l'instruction. Bientôt, en effet, se lève toute une génération d'hommes instruits et intègres, capables de représenter leurs concitoyens dans toutes les charges de l'Etat -et de l'EglisCj dans les conseils de la nation, assemblés législatives et sénat, dans ia magistrature, dans les professions libérales, dans la direction spirituelle des âmes, dans la littérature et l'éloquence.

De plus, des amis précieux, des défenseurs enthousiastes élè- vent la voix pour célébrer les victoires de la vaillante nation ou pour redire ses malheurs et son passé de gloire. Rameau de Saint- Père, fidèle ami de notre race, continue la noble tradition de ce Raynal qui avait déjà apitoyé le monde européen sur les malheurs de l 'Acadie et exprimé ses espérances d 'avenir. Le chantre harmo- nieux de Cambridge, Longfellow, paie la dette de ses compatriotes, ■en racontant au monde les larmes et les douleurs de la fidèle Evan- géline, l'une des plus émouvantes créations poétiques du XIXe siècle. Notre poète Lemay, notre doux historien "Casgrain, Gué- nin et les annalistes français modernes apportent, eux aussi, leur tribut d'iiommage et d'admiration à cette Acadie que d'aucuns avaient cru morte, mais qui sommeillait seulement et qui, sous nos yeux attendris, se redresse aujourd'hui, comme au sortir d'une ré- surrection, pleine de foi dans l'avenir.

Enfin, .en 188C, au premier grand congrès catholique de Qué- bec, se renouvelait l'alliance, toute de sympathie, des Canadiens français et des Aeadiens. Avec le sentiment d'admiration qu'é- veille son héroïque histoire, ce peuple martyr nous apportait un précieux stimulant d'émulation dans la lutte de races que nous avons toujours eu à soutenir de-puis la conquête, et qui dans les temps présents, sans cesser d'être pacifique, est moins que jamais assoupie lutte d'ailleurs l'emportera seule la force des vertus familiales soutenues par les convictions religieuses. Quels frères pouvaient mieux se comprendre, s'il est vrai que notre histoire

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n'est pas sans analogie avec leur? Exposés aux mêmes dangers, moindres sans douie bien que très réels encore, sans autre soutien que notre confiance commune dans la valeur morale du vieil héri- tage français, traités en vaincus et en butte à toutes les attaques, nous avons opposé la même résistance, montré les mêmes énergies et la même endurance, lancé le même cri d'espoir quand l'adversaire croyait en avoir fici avec nous. Si l'Acadie a été souvent sacri- fiée à la vie de la Nouveille-France, si elle nous a gardé quelque rancune reconnaissable à la différence des réjouissances nationales ce sont les restes d'une situation mal définie et que ra,venir fera disparaître sans peine.

Ou plutôt le jour est déjà venu, la sympathie et l'accord fraternels se sont manifestés. La fédération des sociétés franco- canadiennes fondée à Montréal en 1909 fédération que l'on voulait d'abord restreindre aux Canadiens français a ouvert son sein aux sociétés acadiennes, afin de mettre en faisceau toutes les éner- gies religieuses et nationales de la race française, et de faire conver- ger vers le même but ses moyens d'action. Les Acadiens ont vite compris que leur force de résistance réside dans un groupement de plus en plus compact de toutes les puissances vitales des divers groupes français de l 'Amérique du Nord.

Est-il besoin d'ajouter que depuis quarante ans, ils ont fait d'incessants et remarquables progrès dans tous les domaines se déploie l'activité humaine en notre pays. Elle est passé , Dieu merci, l'époque leurs compatriotes anglais les tenaient pour une race inférieure. Quelques statistiques suffiront pour montrer la rapidité de leur marche en avant, et pour justifier la confiance inébranlable que nous avons dans l'avenir que la Providence l-^ur réserve.

Le fait le plus frappant dans la résurrection de ce petit peuple, c'est la piodigieuse fécondité de ses familles. Chez les Acadiens, la natalité annuelle, source de leur augmentation rapide, dépasse même ceiîe de leurs frères de la vallée du Saint-Laurent. Long- temps ils ont doublé leur nombre tous les vingt ans !

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Voici, à l'aide de documents soigneusement étudiés par divers historiens, à la tête desquels il faut placer Rameau de Saint-Père, la progression du nombre des Ajcadiens français des trois provinces maritimes (Nouvelle-Ecosse, Nouveau-Brunswick et Ile du Prince- Edouard) : Année 1755, 18,000;— 1763, 2,800;— 1803, 8,759; 1812, 11,630; 1840, 32,000; 1861, 69,000; 1871, 87,740; 1881, 10S605;— 1901, 139,000;— 1910, 165,000 (?).

Une comparaison entre les divers groupes catholiques des trois province.-; est encoie plus suggestive et montre à qui appartient l'avenir Ju catholicisme, s'il ne survient aucune immigration qui déroute la prévision des calculs. Une remarque s'impose dès maintenant, c 'est que l 'augmentation des Acadiens et la diminution progressive des catholiques de langue anglaise sont constantes. Pour mettre plus en lumière- ce fait historique qui de prime abord peut surprendre, nous avons reparti nos statistiques sur deux décades, de manière à montrer que le mouvement de recul des catho- liques anglais est plus profond qu'on ne le prétend. Nous citons les statistiques officielles des recensements de 1881 à 1901.

ï Diocèse de Chathani (Nouveau-Brunswick).

1901 : Catholiques de langue anglaise 14,565

Catholiques de langue française 52,108

Pertes des catholiques de langue anglaise, de 1881 à 1901.... 439

Gains des catholiques de langue française, de 1881 à 1901 18,217

II Diocèse de Saint -Jean (N. B.).

19C1 : Catholiques de langue anglaise 29,629

Catholiques de laîigue française 27,871

Pertes des catholiques de langue anglaise, de 1881 à 1901 . 3,363

Gains des catholiques de langue française, de 1881 à 1901 5,127

111 Archevêché d'Halifax (Nouvelle-Ecosse).

1901 : Catholiques de langue anglaise 29,149

Catholiques de langue française 24,227

Gains des catholiques de langue anglaise, de 1881 à 1901 3,811

Gains des cavholiques de langue française, de 1881 à 1901.... 2,643

LE PEUPLE MARTYR 111

IV Diocèse d'Antigonish ^Nouvelle-Ecosse).

1901 : Catholiques de langue anglaise 56,024

Catholiques de langue française 18,264

Gains des catholiques de langue anglaise, de 1881 à 1901 3,689

Gains des ca:holiques de langue française, de 1881 à 1901 1,312

V Diocèse de Charlottetown (Ile du Prince-Edouard).

1901 : Catholiques de langue anglaise 31,797

Catholiqvies de langue française 49,191

Pertes des catholiques de langue anglaise, de 1881 à 1901 4,344

Gains des catholiques de langue française, de 1881 à 1901 4,667

Province ecclésiastique d'Halifax (N.-E., N.-B., I. P. E.).

Total : Catholiques de langue anglaise 161,164

Catholiques de langue française 141,661

Perles des catholiques de langue anglaise, de 1881 à 1901 3,646

Gains des catholiques de langue française, de 1881 à 1901.... 31,966 Soit un écart de 35,612 en faveur des Acaidiens.

Ainsi donc, sans perdre de terrain dans les diocèses d'Halifax et d'Antigonish, les Acadiens ])rofitent de la diminution du nombre des catholiques de langue anglaise dans les diocèses de Saint-Jean, de Chatham et de Charlottetown. Il est certain que le recensement de 1911 ne montrera aucun ralentissement dans cette marche pro- gressive.

D'après le taux de l'augmentation régulière et naturelle de leur nombre, les Acadiens sont, à l'heure présente, plus de 165,000 dans les t)'ois provinces maritimes, et plus de 250,000 si l'on compte les 75,000 Acadiens émigrés aux Etats-Unis ou dispersées dans la partie orientale de Québec. Qui le croirait? Ce groupe puissant, bien organisé, opiniâtrement fidèle à ses traditions nationales et catholiques, et qui détient la majorité des catholiques du Nouveau- Brunswick, ne compte pas un seul évêque de sa race ? Tout porte à croire, comme on l'annonce en ce moment, que leurs instances au-ssi filiales que légitimes auprès du Saint-Siège recevront bientôt satisfaction et qu'un fils de ce peuple fidèle jusqu'au martyre prendra rang parmi les princes de l'Eglise.

112 LA REVUE CANADIENNE

Depuis 1864, i "influence politique, municipale et scolaire des Acadiens n'a pas cessé de s'étendre. En majorité dans les trois comtés de Kent, Gloucester et Madawaska, en nombre considérable dans ceux de Westmoreland, Digby, Richmond, Prince et Queens (I. P. E), Inverness, Antigonish, Guysboro et Halifax, les Aca- diens affermissent d'année en année leur influence politique et civile ; car, chez eux, l'immigration européenne est presque nulle. Ils sont même représentés dans le parlement fédéral. Là, comme partout ailleurs, leur progrès ne peut que s'accentuer.

La principale occupation de l'Acadien, on le sait, a été pendant longtemps", l'exploitation des riches pêcheries du Saint-Laurent. L'océan qu'il aime, à l'exemple de ses frères de Normandie et de Bretagne, pour ses périls, ses hasards, ses profits rapides et subits, lui rappelle l'histoire de ses pères obligés d'y chercher un refuge quand les forêts ne pouvaient plus les soustraire à la persécution. Néanmoins cet engouement pour la mer tend à diminuer au profit de l'agriculture. A quelques exceptions près, les Acadiens du Nouveau- Brunswick ne cherchent plus dans la pêche qu'un surcroît de reve- nus, et ils la font quand l'agriculture ne réclame pas leurs bras. Cependant ceux qui s'y livrent gardent leur réputation d'excel- lents pêcheurs. Arichat possède tout une classe riche de marins, de caboteurs et de navigateurs au long cours. Ailleurs hélas, trop libres et trop fiers pour obéir à un mot d'ordre, ils se laissent exploiter par des industriels étran- gers qui, à l'aide de capitaux puissants, ont monopolisé les profits des pêcheries acadiennes. Et pourtant, par le nombre d'hommes qu'ils emploient, par l'étendue des rivages dont ils dé- tiennent les richesses, par la hardiesse de leurs courses sur les bancs de Te'rreneuve sur les côtes du Labrador, les Acadiens occupent îa meilleure place dans les pêcheries canadiennes et c'est d'eux qu'elles dépendent.

Mais, depuis plusieurs années et c'est une évolution dont il faut se réjouir les Acadiens reprennent les traditions des ancê-

LE PEUPLE MARTYR 113

très d'avant la proscription et se livrent, nous l'avons dit, plus aetivemeiit à l 'agriculture. Leurs plantations de pommes de terre sont justement renommées. Les paroisses acadiennes de l'Ile-du- P-rince-Edouard et des comtés acadiens du Nouveau-Brunswick tiennent la tête du mouvement, encouragées qu'elles sont par leur clergé, instruites par leurs journaux, au premier rang desquels reste le premier en date le Moniteur Acadien (^), et enfin dirigées dans le renouvellement de leurs méthodes trop routinières par les socié-^ tés d'agriculture déjà nombreuses.

Ce mouvemeni agricole est d'autant plus significatif qu'il dirige le=; colons vers la forêt- vierge, qui s'étend à perte de vue en arrière des établissements actuels. Le Français est un solide bûcheron, un infaiigab'e défricheur, qu'aucun travail pénible ne rebute. Devant la hardiesse de sa marche, les Anglais ou les Ecos- sais s'effacent bientôt. L'histoire de nos Cantons de l'Est semble vou- loir se répéter dans les comtés de Kent, de Glbucester, de Madawas- ka et de Victoria, les Acadiens font de rapides progrès, s'empa- rent rapidement des terres et pénètrent de plus en plus les établis- sements ^•nglais. Le mouvement de colonisation proprement dit date d'un demi-siècle. en grande partie au clergé acadien, aidé en cela par les députés, il a commencé par la paroisse de Saint- Paul de Kent pour se continuer par Acadieville (1874), Carleton, Adamsville, Rogersville. Gloucester et Madawaska, qui se colonisent rapidement.

Ces' à ce développement de l'agriculture qu'il faut attribuer la diminc:tion ou plutôt la cessation de l'émigration acadienne aux Etats-Unis. Le Nouveau-Brunswick avec ses vastes terres vacante»?, de facile accès, reçut même, un jour, le trop plein de la popula- tion acalenne de ''Ile du Prince-ïîdouard, il ne reste plus de

(') Les deux autres journaux acadiens hebdomadaires L'EvanpéHiie, de Moncton, et Ultnpartial, de Tignish (I. P. E.), s'occupent aussi de la question agricole.

114 LA REVUE CANADIENNE

terres -ncultes. ^ Par malheur, le mouvement s'arrêta, trop tôt, bien qu'il existe, d? la baie Verte à Campbelltown, une immense étendue de terrain colonisable, qui présente le double avantage d'être traversé par l'Intereolonial et de relier les établissements des côtes du détroit de Northumberland à ceux de la baie des Chaleurs. Il y a une belle oeuvre patriotique et nationale à accomplir.

Pêcheurs intrépides, agriculteurs entreprenants, les Acadiens «e sont faits de plus industriels et commerçants^ à mesure que l'ins- truction s>e répandait parmi eux. Peu à peu, ils se sont adonnés au commerce avec une énergie et une entente des affaires dont on ne les aurait pas cru capables. Bien que les capitaux leur fassent encore pvesque entièrement défaut, on voit venir le ;our le monopole du comnxrce, de la finance et de l'industrie échappera aux Anglais qui le détenaient exclusivement, il y a cinquante ans. encor;:', le branle est donné. Il ne s'arrêtera pas.

Tous les progrès qui ont marqué la renaissance acadienne dé- coulent, comme de leur source, de l'éducation. Ressusciter et maintenir, au prix de tous les sacrifices la cause sacrée de l'ins- truction a été le coup de génie qui a sauvé toute une race d'un nau- frage imminent. Ce qui a manqué aux Canadiens des Etats-Unis des granùs lacs pour rester tous français de langue, l'instruction, a été largement distribuée à la race acadienne. Aussi ne saurait- on trop bénir la mémoire de ceux qui s'en firent les promoteurs et les orgai isateurs : les Lafrance, les Lef ebvre, les Richard et les Allard.

collège de Memramcook a été, nous l'avons dit, l'initiateur du grand mouvement scolaire acadien, et la date de sa fondation (1864) est le commencement de l'ère nouvelle pour nos frères du pays d 'E vangéline. Depuis lors, une multitude d'institutions sco- laires pour les deux sexes se sont fondés. Ce collège n'est pas un petit séminaire, au sens exact du mot. Il est ouvert à toutes les classes de la société acadi<-nne et prépare à toutes les carrières : profes- sions libérales, commerce, industrie, finance, agriculture, etc. 11

LE PEUPLE MARTYR 115

y a trente ans, presque tout ceux que l'Acadie comptait d'hommes influents lui devaient les bienfaits de l'instruction et de l'éducation. D'autres collèges se sont fondés pour répondre aux besoins des divers groupes de la population acadienne, séparés les uns des riUtres par de grandes distances. En premier lieu, nom- mons le collège de Saint-Louis, à la munificence d'un Acadien et confié au dévouement d'un fils de la France chrétienne. Mais un Canadien du Saint-Laurent aurait trouvé grâce et réussi, un Acadien, sur son propre sol, rencontra une opposition formida- ble — qui ne venait pa? des protestants et il échoua. Après dix années d 'existence, Saint-Louis dut fermer ses portes. Il avait alors six professeurs et soixante-dix élèves, dont soixante acadiens.

Deux nouvelles institutions d'enseignement secondaire, tenues par les Pères Eudistes, s'ouvrent à peu d'années d'intervalle aux deux extrémités du pays acadien: l'un, en 1890, à la baie Sainte- Marie, dans le comté de Digby (N.-E.) ; l'autre, quelques années après, à Caraquette, sur la baie des Chaleurs.

Quel bien la patrie n'a-t-elle pas le droit d'attendre, pour son progrès matériel, religieux et politique, des quatre cent quatre- vingt élèves qui suivent annuellement le cours d'étude des trois collèges, classiques fondés sur son sol? Voilà, nous n'en doutons pas, réside la véritable puissance vitale de la jeune nation aca- dienne.

De c^s foyers ie patriotisme et d'action religieuse sont nées la grande so::iété natir-nale de l'Assomption (1880) et les conventions générales qui, cinq fois déjà, et sur les principaux points des pro- vinces maritimes, ont réuni les fils les plus fidèles et les plus fer- vents de ^a vieille lerre d'Acadie. Plus tard (1903) est venue la société de secours nmtuel de l'Assomption, qui, avec ses cent suc- cursales et ses six mille membres, son admirable caisse écolière assez ri- he pour faire donner (1910) à ses frais l'éducation classique à trente jeunes gens, sa caisse papale et sa petite i-evue mensuelïe,

116

LA REVUE CANADIENNE

constitua une organisation v"goureuse, dont bénéficient la religion et la nat unalité.

Nous ne pouvoris indiquer toutes les étapes parcourues depuis trente ans par l'Acadie française sur le chemin du progrès social et chrétien. Elle marche d'un pas ferme et assuré vers des horizons nouveaux. Non, l'Acadie n'est pas morte. Elle peut se promettre encore de beaux jours. Son héroïque histoire et sas navrants malheurs, la miraculeuse conservation de sa foi, de son vieil idiome, de ses coutumes, sa fidélité inaltérable aux traditions séculaires, tout cjniribue à lui laisser entrevoir un avenir plein de promesses. Décidément entrée dans la période des conquêtes, quelle force pourrait lui barrer la route? Née dans le sacrifice, grandie dans la souffrance, ne porte-t-elle pas au front le sceau de Dieu, du Dieu à qui il appartient de donner la croissance aux nations comme a ix individus (■^).

Adélard DESROSIERS.

f) Nous devons à la bienveillance de M. l'abbé D. F. Léger, le vaillant curé patriote de Saint-Paul, de Kent, les statistiques du tableau que voici, sur l'état actuel, civil et religieux, de l'Acadie française :

Nouveau-Bbuns^ick

Chatham Français

Saint- Jean Français

Nouvelle-Ecosse

Halifax.

Français

Antigonish Français

Iles du Prince-Ed.

et de la Madeleine

Paroisses ,.

Prêtres séculiers

Collèges classiques...

Couvents

Sénateurs

Députés fédéraux.... Députés provinciaux Inspecteurs d'écoles.

36

34 sur 58

1—130 él.

3 sur 7

1

2

14 sur 56

23 sur 45

1—200 él.

2

14 sur 36

12 sur 42

1—150 él.

14

1

9^ur66 9 sur 87

2

""—

II sur 45

10 sur 42

T es religieux f.rêtres des quatre diocèses sont au nombre de quatre- vingt-neuf, presque tous Français de France ou du Canada. L'hon. D. V. Landry est ministre des travaux publics au Nouveau-Brunswick.

L'Oeuvre de M. Pamphile Lemay

|N parle si peu de nos écrivains canadiens qu'on ne saurait se donner trop de peine pour recueillir tout ce que les criti- ques se plaisent à en dire. Et c'est pourquoi, à l'heure même nous tombe sous la main le texte d'une conférence qui glorifie l'œuvre de M. Pamphile Lemay, nous nous reprocherions de la laisser se perdre avec les feuilles du journal elle se cache. L'entretien a pour auteur le Père Henri Beaudé, qui affermit de jour en jour sa réputation d'écrivain habile et de conférencier disert. Cet entretien roule sur un de nos lettrés les plus sympathiques, un de ceux que le Père appelle avec raison les poètes du terroir, osons presque dire sur le chef même du chœur. Et enfin ce sont nos frères des Etats-Unis qui, pour la première fois, ont entendu exal- ter en ces termes l'œuvre du maître québécois.

Pour toutes ces raisons il convient que notre Revue nationale dérobe au Messager de Lewiston l'entretien qu'il publiait le 6 avril dernier et fasse écho à la parole du critique. Et, pour qu'un alliage grossier ne vienne pas gâter l'appréciation si bien sentie du Père Beaudé, elle entend le laisser développer lui-même son sujet et ^te contente de marquer, par une transition des plus brèves, le passage d'une idée à l'autre.

Dans cette causerie toute simple le Père commence par indi- quer d'un trait le caractère éminemment national des œuvres de M, Lemay :

" Je viens parler de celui de nos poètes qui a le plus exclusive-

118 LA REVUE CANADIENNE

ment et le plus araoureusemeut chanté la terre canadienne et dont l'œuvre tout entière fleure le sol natal, les coutumes, les légendes, les traditions, les mœurs rustiques de notre vieille province de Québec,

" La caractéristique de Pamphile Lemay est précisément de n'avoir puisé son inspiration que dans lés choses et les gens de " chez nous " et d'avoir comme cristallisé les côtés les plus pitto- resques de notre vie campagnarde. Tous ses poèmes sont faits " d'étoffe du pays ". Et il me semble qu'on peut lui apf)liquer ce que Rostand fait dire à son Chantecler :

. . .mis en contaxît avec la bonne terre,

Je chante... et c'est déjà la moitié du mystère,

Faisane, la moitié du secret de mon chant ...

Qui n'est pas de ces chants qu'on chante en les cherchant,

Mais qu'on reçoit du sol natal comme une sève !

...La terre parle en moi comme dans une conque.

Et je deviens, cessant d'être un oiseau quelconque.

Le porte-voix en quelque sorte officiel

Par quoi le cri du sol s'échappe vers le ciel.

L'auteur montre ensuite qu'à l'exemple d'Ovide et de tous les poètes, le nôtre, même quand il déserte la langue et le rythme vrais des dieux, sait encore imprimer à sa prose l'allure poétique :

" Le vieil Ovide disait, parlant de l'éclosion de son talent : " Qmdquid scribere tentabam, versus erat. La vocation poétique était en moi si marquée, que tout ce que je voulais écrire prenait aussitôt, et comme naturellement, la forme du vers ". Sans doute, tout ce qu'a voulu écrire Lemay a pris aussi, le plus sou- vent, forme de vers : le plus souvent, et non pas toujours, car nous avons de lui deux romans et un volume de contes en prose. Mai» un vrai poète peut ne pas aimer, à l'occasion, à s'enfermer dans le cadre prosodique ou même ne jamais s'y astreindre, et n'en rester pas moins poète. Et je ne vous apprendrai rien en vous disant que

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 119

J.-J. Rousseau, qui n'a jamais fait un traître vers, est cependant l'un des plus grands poètes de la langue française. Que si donc Lemay, parfois, au gré de son caprice, a écrit en prose, cela ne veut nullement signifier que la poésie soit absente de ces œuvres. Au contraire, sa muse l'a suivi partout. On reconnaît son accent, même quand elle parle, non la langue des dieux, mais celle de tout le monde. "

Ou ne doit pas s'étonner de retrouver cette muse surtout dans, les œuvres du début, dans celles que nous appellerions les minores. Le critique consacre à ces premiers essais, Evangélîne, La décou- verte du Canada, Hymne national, Fables, Tonkourou ou les VengeaMces, une série de pastels auxquels il vaut mieux conserver leur forme originale :

" Sa traduction, en vers, de YEvangéline de Longfellow, ne nous retiendra pas longtemps. Non qu'elle soit sans mérite. Longfellow lui-même l'a goûtée et l'a louée ; or, ce poète américain savait très bien le français, si bien que dans ses œuvres complètes, il y a une petite pièce française qu'il avait dédiée à son ami, le célèbre pro- fesseur Agassiz.

" Lemay a su trouver, pour sa traduction, des vers généralement bien frappés. Et c'était un tour de force que de transposer en bonne poésie française l'idylle touchante que les malheurs de l'A- cadie avaient inspirée à un barde étranger. Je ne doute pas que notre poèten'ait, par cet exercice difficile, augmenté son vocabulaire» ne s'y soit rompu aux secrets de la métrique, n'en ait acquis plus de " métier ". Toutefois, sa pensée personnelle n'a guère pu s'y refléter. Et c'est pourquoi je n'insisterai pas sur cette œuvre.

" De la même époque à peu près, c'est-à-dire de 1867 car Lemay n'est pas d'hier, vous savez, et il a bien, aujourd'hui, ses 72 ou 73 ans nous avons deux poèmes qui ont reçu la médaille

120 LA REVUE CANADIENNE

d'or à un concours ouvert par l'Université Laval de Québec. Le premier, intitulé La découverte du Canada, est long, d'une concep- tion très noble et tout plein de fort beaux vers. L'auteur donne à ce grand fait une origine céleste et nous montre l'ange du Canada intéressant Dieu aux destinées de notre patrie. Ce début a quelque chose de grand ; il conviendrait à une épopée chrétienne renfermant toute notre histoire. Puis le sujet se développe, mêlant la vérité à la fiction, et ce sont de belles descriptions de paysages, de tempêtes, des évocations, gracieuses et terribles, d'Indiens primitifs le rusé Domagaya ou Polanina la brune et par-dessus tout cela l'on voit se dresser la chevaleresque figure de Cartier. Ce poème a vraiment de la valeur au point de vue du plan et de l'exécution et il est bien supérieur à Hymne National, dont le lyrisme continu a cependant des notes senties :

Je vous aime, rivages, >

Ciel de feu, blancs nuages. Fleuves majestueux, Bois remplis de mystèi'es. Montagnes solitaires, Torrents impétueux.

Hivers, vents et tempêtes, '

Printemps d'amour qui jettes Mille arômes nouveaux. Eté d'azur, automne Que la moisson couronne. Brillants choeurs des oiseaux ! . . . Je t'aime ô sol natal ! Je t'aime et te révère !

" Nous devons encore à Lemay un recueil de Fables, tout pïès de quatre-vingt-dix, je crois.

" La gloire formidable de La Fontaine écrasera à jamais tous ceux qui voudront après lui prêter aux animaux des sentiments humains et les faire parler. Il semble que cet immortel fabuliste

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 121

ait fait dire aux bêtes tout ce qu'elles avaient à dire et dans un langage tel, si naturel et sisavoureux, si éternellement jeune comme si profondément philosophique, qu'il n'y ait plus rien à glaner après lui. Se lancer dans ce genre, que son génie a épuisé, n'est-ce pas s'exposer à un échec certain ?

" Et pourtant, cette considération n'a pas découragé notre Lemay. Ce serait bien mal le connaître que de supposer qu'il a voulu se poser en rival de La Fontaine. Mais il s'est pewt-être dit quelque chose comme ceci : Madame de Sévigné a écrit des lettres inimi- tables et cela n'a pas empêché bien d'autres de s'essayer aussi dans la correspondance. Est-ce donc une raison, parce que les fables de La Fontaine sont absolument incomparables, pour que personne n'en fasse plus ? Toujours est-il qu'il s'est mis à en faire. Et voyez comme ingénument il avoue, dès le seuil de son ouvrage, qu'il n'a pas prétendu faire oublier ses devanciers :

J'offre ces fabliaux au vieil âge, à l'enfance. On dira, si l'on veut, qu'ils sont bien imparfaits ; Je ne discute pas. Je cherche ma défense Dans les humbles discours que mes bêtes ont faits.

" On n'est pas plus modeste. Il était bien libre, d'ailleurs, de représenter, sous une forme symbolique, les travers qu'il avait observés chez les hommes vivant autour de lui, de chercher, sinon à les redresser, du moins à en prémunir les autres, par de petites leçons de morale familière. Son expérience de la vie lui en avait sans doute appris de belles touchant les défauts auxquels on est plus porté, parmi nous, Canadiens. Et il s'en est moqué sans amer- tume, il a voilé son ironie d'honnête homme sous la peau des bêtes ou sous l'écorce des arbres, pour nous faire entendre des paroles de sagesse pratique. La psychologie de ses fables n'est pas très fouMlée ni la morale transcendante, mais l'enseignement en est toujours sain. Et il semble bien que parfois on y entende une note person- nelle et que l'auteur se raille des hommes par qui il a souffert.

122 LA REVUE CANADIENNE

" Toutefois, ce n'est pas dans ses fables que Lemay a donné toute sa mesure ni peut-être dans son poème, tout en alexandrins, intitulé d'abord Les Vengeances et réédité, par la suite, sous le titre de Tonkourou, du nom du personnage, un Huron authentique, qui y joue le premier rôle. Le fond de l'ouvrage serait une opposition entre la vengeance indienne et la vengeance chrétienne, d'où le titre primitif. La donnée essentielle est une histoire d'enlèvement. Tonkourou, pour se venger d'une jeune blanche qui n'a pas voulu accueillir son amour, lui vole l'enfant qu'elle a eu de son mariage avec Jean Lozet. Et puis le drame se déroule à travers toute sorte d'épisodes, tantôt sombres, tantôt idylliques, pour finir par le retour de l'enfant volé, maintenant homme fait, et par le repentir de l'in- fâme Tonkourou. Je vous dirai que cette histoire me passionne assez peu. Si j'y insiste, c'est à cause de tout ce que l'auteur a fait entrer dans la trame de son récit : paysages, tableaux de mœurs, scènes de villages, choses rustiques, langage de nos gens. Il y a une fête de sainte Catherine l'on " mange de la tire ", suivant la tradition. Et l'on assiste au " battage du grain " :

Aloï's on entendait sur les épis serrés,

Avec des mouvements rapides, mesurés,

Les battes de bois dur retomber en cadence.

" Et c'est " la mère Simpière " qu'on va consulter comme " tireuse d'horoscope ", et Ruzard qui se rend chez Lozet pour faire la " grand'demande ". Et c'était le temps les vieux aimaient à jouer au " Quat' Sept " :

Pour eux le quatre-sept est le plus beau des jeux.

" Et c'est la " visite du curé " et le " brayage du lin " et la fête en l'honneur de " la grosse gerbe " :

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 125

Seule au milieu du champ, sur la planche uniforme, Se dresse avec orgueil, comme \i\a i^anache énoi'me, Une gerbo de blé.

" Et c'est la scène de " la noce ". Plusieurs chants sont aussi consacrés aux batailles de Saint-Eustache, de Saint-Denis et de Saint- Charles, auxquelles quelques-uns des personnages prennent part. Et le nom de Papineau est salué avec transport :

O Papineau, ton nom, comme un aigle vainqueur, Plane majestueux sur ta jeune patrie. Il porte l'espérance à son âme flétrie.

" Et c'est avec ferveur que l'artiste traite le paysage :

Que j'aime à vous revoir, forêts de Lotbinière, Quand vous ouvrez, ainsi qu'une immense bannière. Aux vents légers du soir, aux rayons des matins, Votre feuillage épais sur les coteaux lointains ! Que j'aime h vous revoir, quand le printemps se lève Et que vos troncs puissants se tordent dans la sève ! . . .

" Tonkourou est aussi une œuvre de jeunesse, je crois. Que si l'auteur avait à la refaire, je pense qu'il en serrerait l'intrigue d'an peu plus près, qu'il en élaguerait certains détails un peu touffus, qu'il s'efforcerait de mieux nous faire voir oii nous conduit le drame, en en mettant plus en relief les ressorts essentiels. Dans l'ensemble, en effet, c'est un peu " noyé ". Mais il lui serait bien impossible d'apporter plus d'enthousiasme et de sincérité dans la description de notre sol et surtout de nos coutumes archaïques, et de mieux exprimer tout ce qu'a de particulier, de " local ", notre province, ce qui fait qu'elle a encore une physionomie, une senteur bien à elle.

124 LA REVUE CANADIENNE

Entre ce3 écrits de la jeunesse et Les Gouttelettes qui sont i'œuvre presque de la vieillesse, M. Loraay s'est complu à ressusci- ter chez nous un genre charmant, le conte. C'est par un souvenir d'Alfred de Vigny que le critique en arrive à apprécier les Contes Vrais :

" Connaissez-vous ces très beaux vers d'AU'red de Vigny, •dans son petit poème La Neige ?

Qu'il est 'doux, qu'il est doux d'écouter des histoires,

Des histoires du temps passé, Quand les branches d'arbres sont noires, Que la neige est épaisse et charge un sol g^acé !

"Je me les rappelais, en lisant le volume de Lemay intitulé •Contes vrais. Je suis heureux, pour l'honneur des lettres cana- ■diennes, que notre poète ait eu l'idée de cultiver ce genre qui n'a pas vieilli. Car n'allez pas croire que, pour trouver des contes, il faille remonter à La Fontaine et à Perrault ou même à Charles Nodier. François Coppée en a écrit ; et, sans parler de ceux de M. Anatole France, qui sont merveilleux comme forme, mais détestables par la mentalité, le conte semble être le cadre flottant <lUe M, Jules Lemaître préfère pour y verser sa pensée aux nuances infinies et si étrangère à tout dogmatisme. On lui en doit de déli- <;ieux ; il a, en quoique sorte, renouvelé cette forme d'art et l'a merveilleusement adaptée à l'esprit moderne.

" Ce n'était donc pas, de la part de Lemay, ressusciter une mode a,rchaïque que de s'exercer dans le conte. C'était, au contraire marcher de pair avec les plus raffinés des auteurs français contem- porains.

" Nous quittons ici les vers pour la prose ; cela ne signifie pas qu'on dise adieu à la poésie. La poésie, on la rencontre presque à chaque page. Elle déborde de ces récits, tantôt mystique comme une élévation voyez Aah^ Sang et or, Le Bœuf de Marguerite, Mariette :

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 125^

" Noël ! Noël ! Partie de rorient en fleur, au milieu de la nuit " profonde, une vague d'amour et de lumière s'est avancée jusqu'à " nous. . . Et nos épaisses neiges et nos vents glacials ne l'ont point " refroidie. Elle roule maintenant, pleine de mélodies suaves, vers " le couchant qui veille dans l'attente. Sur son passage, tour à tour " tressaillent les mers et les rivages ; les peuples, tour à tour, se " prosternent et adorent ! Noël ! Le ciel est sans nuages et, dans " l'azur sombre, parmi les étoiles, la lune promène son croissant " orgueilleux. Nul souffle ne berce les rameaux et des ombre& " étranges dorment çà et sur la couche immaculée de la neige. " Noël ! "

tantôt purement et fraîchement idyllique voyez Le baiser fatal ou Fantôme :

" Henriette la folle, comme on l'appelait ordinairement, faisait " souvent de longues promenades à pied sur les routes solitaires qui " traversaient les prés et les bois. Au temps de la floraison, elle- " errait dans les prairies se berçaient, comme des ailes de papil- " Ions, la renoncule d'or, le bluet d'azur et la blanche marguerite ; " dans les champs ensemencés, se déroulaient les nappes odo- " rantes du sarrazin et les vagues blondes de l'avoine et du blé. Ici, " elle prenait un épi qu'elle mettait dans ses cheveux ; là, elle " cueillait une marguerite qu'elle efleuillait. . . "

tantôt satirique, comme un peu partout, mais particulièrement dans Les Marionnettes qui commencent par cette histoire de chantres au lutrin, qui se rengorgent et prennent des airs graves depuis qu'ils savent qu'ils parlent grec toutes les fois qu'ils chantent le " Kyrie eleison ", et encore dans Fontaine vs Boivert ; et tantôt traversée d'un souffle d'héroïsme, comme dans Petite scène d'un grand drame et Patriotisme. Lemay est en 1837, l'année terrible. Son âme-

126 LA REVUE CANADIENNE

d'enfant a nécessairement été impressionnée par les échos de la lutte trop inégale que nos pères livrèrent alors contre l'Anglais. Et ce sont des souvenirs de ces temps malheureux qui vibrent dans ces pages, souvenirs agrémentés d'une pointe de drôlerie.

" Le style de ces contes est simple, facile, élégant, imagé, et coule de source. Il n'est peut-être pas indispensable, pour arriver à bien manier la prose, d'avoir fait des vers ; et vous pourriez même me prouver, par l'exemple de tant de bons auteurs, que cela ne l'est pas du tout. Je l'admets. Mais je soutiens quand même que quiconque s'est exercé longuement à la discipline du vers, s'est rompu aux exigences de la métrique, est mieux préparé qu'un autre à bien écrire en prose. Son oreille s'est formée à l'harmonie et à la cadence de la phrase. Son vocabulaire est plus nombreux. Les expressions se présenteront avec des délicatesses, des subtilités et des nuances et aussi des qualités mélodiques, qui seront la récompense de ses efforts pour assouplir, pour mouler sa pensée aux règles sévères de la prosodie. Et il me semble que je n'avancerai rien de risqué ni de paradoxal en affirmant que, chez Lemay, le prosateur est grande- ment redevable au versificateur et au poète.

" Quoi qu'il en soit, la forme de ses contes est charmante. La narration, rapide et entraînante, vous emporte doucement ; le dia- logue est spirituel et animé. Il faut féliciter l'auteur d'avoir mis un vêtement élégant et aisé à ces légendes du " coin du feu " qui font partie de notre patrimoine et qui sont comme une émanation vague de l'âme populaire. Bienvenus les écrivains qui fixent dans une bonne langue ces images confuses qui semblent flotter autour de nos chaumières et qui donnent une vie impérissable à des récits qui ont bercé ou apeuré notre enfance récits de maisons hantées, de loups-garous ou de croquemitaines et qui portraiturent ces types saillants et primitifs que l'on rencontre encore dans nos campagnes !

" Cela aide singulièrement à l'intelligence de la mentalité d'une

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 127

province ; cela est de la psychologie historique qui n'est pas à dédaigner. Les historiens à venir, qui voudront pénétrer dans le cœur de notre population telle qu'elle était encore au siècle dernier avec son originalité, sa naïveté, devront lire les Contes de Lemay, auxquels je ne vois de comparable, dans notre littérature, que Les Anciens Canadiens et les Mémoires de Philippe-Aubert de Gaspé. " Vraiment, ces Contes, il semble qu'ils aient le privilège rare de nous refaire, à nous jeunes, une âme plus canadienne, et de nous imprégner davantage de l'esprit de notre race. On les lirait, d'ail- leurs, avec plaisir extrême, quand ce ne serait que pour y revoir, y toucher, y sentir certains de nos paysages dans ces campagnes du " bord-de-l'eau ", de Lotbinière à l'île d'Orléans. Ah ! que notre terre y exhale son parfum particulier !

Ce " parfum de notre terre " embaume si fort Les Gouttelettes de M. Lemay, le volume qu'il considère lui-même comme la pièce maîtresse de sa tâche, que le Père Beaudé est conduit tout naturel- lement à dire alors l'impression que lui causent les sonnets de l'artiste :

" Voici maintenant que Lemay nous donne " son chef-d'œuvre " je n'ose pas dire chef-d'œuvre, absolument parlant, car c'est un si grand mot, cela, et qu'on a trop prodigué, de nos jours, suivant la réflexion piquante de je ne sais plus quel académicien ; mais " son chef-d'œuvre ", à lui œuvre sérieuse, longuement et lentement conçue et exécutée, à laquelle ses essais antérieurs l'avaient comme inconsciemment préparé et qui nous offre la fleur de sa pensée, la synthèse de son talent, le couronnement de ses rêves et de son labeur poétiques.

" Cet ouvrage s'appelle Les Gouttelettes et ne renferme que des sonnets. Il y en a, je crois, cent-quatre-vingt-quinze. Tous ces petits

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poèmes, de forme égale, s'alignent sous des rubriques diverses. Efc d'abord, le poète chante quelques souvenirs bibliques et évangé- liques. Et l'on éprouve, à ce sujet, quelque surprise. Sans doute, il avait bien le droit de s'inspirer de ces choses augustes. Et il en a tiré un assez bon parti. Et l'on sait comme il est difficile d'être original en cette matière, que tant d'artistes ont exploitée. Mais Lemay ne nous avait pas habitués à ces envols en-dehors de l'at- mosphère canadienne. Je ferai la même remarque à propos de quatre sonnets dont l'un est consacré aux Pyramides et les autres à l'antiquité romaine. L'on est un peu dérouté en voyant notre poète du terroir abandonner nos rivages pour s'en aller si loin. Puisque ces derniers sonnets devaient entrer dans son ouvrage, leur place n'était-elle pas toute marquée après les " sonnets évangé- liques " ? N'est-ce pas par une petite erreur de composition qu'ils se présentent après " Souffle religieux " et " Hommage " séries qui nous transportent dans des domaines bien différents ?

" Consolons-nous toutefois. Cette excursion lointaine ne devait pas durer longtemps. Notre poète nous revient tel que nous l'avons toujours connu, et pour ne plus nous quitter. Il rentre dans son ambiance naturelle et va retrouver, pour peindre les choses et les gens de " chez nous ", des accents dans lesquels passera la ferveur qui anime ses premiers poèmes, mais contenue, concentrée et d'au- tant plus intense, d'autant plus nourrie. C'est une œuvre de matu- rité que Les Gouttelettes. Au point de vue de l'essence, comme au point de vue de l'art, elle marque une ascension considérable sur les précédentes. C'est toujours la même âme qui y vibre et qui y chante les mêmes amours et les mêmes rêves ; mais cette âme a réfléchi, a vieilli. Son enthousiasme premier a plus de profondeur ; ses analyses plus de psychologie. Son expérience de la vie s'y tra- duit en une forme plus voisine de la beauté. Et je ne sais quels rayons mélancoliques de soleil couchant viennent dorer tels de ces petits tableaux de nature et nous les rendre plus attrayants. Le

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 129

charme indéfinissable des choses qui vont finir, de la " terre qui meurt ", est répandu sur tous ces poèmes. C'est comme un adieu que dit le vieux poète à tout ce qui l'a charmé, et ces Gouttelettes sont faites de larmes discrètes. C'est à travers ces perles qui s'arisent, qu'il promène une dernière vision sur notre sol, sur nos mœurs rustiques, sur ses illusions d'autrefois.

" A partir du moment Lemay chante son foyer, c'est-à-dire depuis la page 81 jusqu'à la page 227 qui est la dernière, Lemay ne s'écartera plus du genre il excelle. Il glanera dans notre histoire et puis nous servira des grains de philosophie. Ce seront les " sonnets rustiques ", les plus beaux peut-être, quelques-unes des scènes, déjà évoquées dans Tonkourou, revivront, mais ramas- sées, ciselées en finesse. Le domaine politique ne sera qu'effleuré, car le poète a l'âme trop paisible et trop tendre pour se complaire dans les luttes de partis. Un souffle d'amour, léger comme la brise vespérale et virginal comme la brise qui agite nos bois, viendra redire l'éveil de sa jeune âme à ce sentiment qui a toujours eu pour lui quelque chose de religieux. Et, comme elles sont exquises, et fraîches, et pures, ses notations sur ce point. Et après, le poète, comme Dante, sera " pur et prêt à monter aux étoiles ". Il en redescendra bientôt pour se jouer dans quelques fantaisies. Car Lemay, on l'a bien vu dans ses contes, est un peu humoriste. Sa mélancolie se relève d'une pointe de gaieté. Puis, quelques paysages, des marines, et enfin le superbe " Ultima Verba " qui clôt ses chants. Mieux que toute analyse, une citation ou deux nous don- neront la note de cet ouvrage :

VIEILLESSE

Seul, un soir, je marchais près du ruisseau qui court Sous les pins odorants de mon petit domaine ; Je rêvais au passé que rien ne nous ramené, Et tout le temps vécu me paraissait bien court.

130 LA REVUE CANADIENNE

L'ennui, comme un boulet, rendait mon pas plus lourd. J'éprouvais les rancoeurs du gueux que l'on surmène ; Je cherchais le pourquoi de toute vie humaine ; Je n'avais plus d'espoir ; mon coeur devenait sourd.

Arbres ,fleurs et gazon, fleuve aux profondes vagues, Chansons des nids, soupirs des bois, murmures vagues, Tout était là. Pourtant je n'ai pas tressailli.

Elles m'ont laissé froid, ces choses si troublantes, Et j'ai vu des oiseaux, des insectes, des plantes. Se dire avec tristesse : Hélas ! il a vieilli !

LES BLES

Une fraîche rose a mouillé vos épis Et, sous leurs cils luisants, rudes comme des armes. Les grains drus sont pareils à ces brûlantes larmes. Que gardent bien longtemps nos chagrins assouiîis.

/

Parfois, le vent se joue en vos mouvants tapis.

Et vous semblez la mer d'où montent tant d'alarmes ;

Parfois, enveloppés d'un calme plein de charmes,

Vous semblez le sommeil des grands fauves tapis.

Quand la brise s'élève, en flexions profondes, Inclinez devant moi, blés mûrs, vos têtes blondes, Avec le bruit troublant des longs baisers d'adieu.

Et moi, la moisson faite, en habits du dimanche. J'irai, vieux paysan, pencher ma tête blanche Devant l'ostensoir d'or vous serez, mon Dieu.

A UX VIEIL ARBRE

Tu réfveilles en moi des souvenirs confus.

Je t'ai vu, n'est-ce pas? moins triste et moins modeste.

Ta tête sous l'orage avait un noble geste,

Et l'amour se cachait dans tes rameaux touffus.

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 131

D'autres, autour de toi, comme de riches fûts, Poussaient leurs troncs noueux vers la voûte céleste ; Ils sont tombés, et rien de leur beauté ne reste ; Et toi-même, aujourd'hui, sait-on ce que tu fus ?

O vieil arbre tremblant dans ton écorce grise.

Sens-tu couler encore une sève qui grise ?

Les oiseaux chantent-ils sur tes rameaux gercés ?

Moi, je suis un vieil arbre oublié dans la plaine,

Et, pour tromper l'ennui dont ma pauvre âme est pleine.

J'aime à me souvenir des nids que j'ai bercés.

" A propos de ces Gouttelettes, un critique européen a évoqué les Trophées de Hérédia et a laissé entendre que Lemay avait été hanté par le souvenir des augustes sonnets qu'Hérédia avait com- posés avec un art infini, et que peut-être il avait voulu, par endroits^ les imiter. Or, û'est une assertion tout à fait gratuite. S'il y a, dans notre littérature, un poète qui soit vraiment original et personnel, c'est bien Lemay. Il ne marche sur les brisées de personne. Et l'on peut justement lui appliquer ce vers de Musset :

Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.

" L'on ne saurait, dans toute son œuvre, relever des traces d'influences étrangères, tandis qu'il est assez facile d'en rencontrer dans les poèmes de Crémazie et surtout de Fréchette. Hérédia a fait tout un volume de sonnets, et Lemay ausiai. Voilà tout. Mais cela ne veut pas dire que l'un soit le pastiche de l'autre. Bien au con- traire. Il y a roman et roman, comme il y a sonnet et sonnet. Il me semble, d'ailleurs, que rien ne ressemble moins à 1 "âme de Hérédia que l'âme de Lemay. Et, s'il fallait à tout prix chercher des affinités françaises à notre poète du terroir, c'est à Sully- Pradhomme que je le comparerais plutôt. Comme ce dernier, il esh tendre, impressionnable, il aime à se replier sur lui-même, à vivre

,132 LA REVUE CANADIENNE

de la vie intérieure, à chanter les intimités, à analyser ses senti- ments les plus subtils, et son œuvre baigne aussi dans une mélan- colie très douce. Même aux endroits elle est purement objective, je ne sais quel accent trahit son cœur ; quelque chose de lui se mêle aux visions et aux descriptions les plus impersonnelles, tandis que l'âme de Hérédia, sonore comme l'airain, en a aussi peut-être la fermeté et la dureté.

" Mais les comparaisons sont toujours odieuses. Et je préfère dire que Lemay est resté lui-même et n'a eu besoin, pour chanter, que de regarder en lui et autour de lui. Ses Gouttelettes, en particulier, par leur inspiration locale, leurs finesses psychologiques, aussi bien que par l'éclat discret, l'émotion sincère de la forme, leur beauté verbale, constituent peut-être le plus magnifique joyau de la poésie canadienne.

Le Père Beaudé estime avec raison que l'étude de ces œuvres maîtresses l'exempte d'apprécier les autres écrits par lesquels M. Lemay a accru le trésor de notre littérature nationale. Le critique conclut donc sa causerie en assignant au poète québécois sa place dans la galerie de nos auteurs canadiens :

" Outre les ouvrages que nous venons d'analyser, Lemay en a fait bien d'autres ; des romans : Picounoc4e- Maudit, L'Affaire Sougraine ; un opéra comique : Les Moissons ; un vaudeville : Entendons-nous, duquel il m'écrivait que c'était " un de ses moments de gaieté " ; et aussi nombre de poésies éparses dont il opère le triage et qui, je l'espère, seront bientôt réunies en volume. L'étude de ces productions diverses nous entraînerait trop loin. D'ail- leurs, il me semble que nous en avons vu assez pour nous faire une idée adéquate de la nature de son talent. Le jugement de la posté- rité n'a pas commencé pour Lemay, encore qu'il considère sa car-

L'ŒUVRE DE M. PAMPHILE LEMAY 133

rière comme finie et que le sonnet " Ultima Verba ", sur lequel se ferment ses Gouttelettes, semble nous conférer le droit de parler de son œuvre comme s'il n'était plus pour nous écouter :

!Mon rêve a ployé l'aile. En l'ombre qui s'otend, 11 est comme un oiseau que le lacet cajjtive. Malgré des jours nombreux, ma fin semble hâtive ; Je dis l'adieu suprême à tout ce qui m'entend.

Je suis content de vivre et je mourrai content. La mort n'est-elle pas une peine fictive ? J'ai mieux aimé chanter que jeter l'invective. J'ai souffert, je pardonne, et le pardon m'attend.

Que le souffle d'hiver emporte avec la feuille Mes chants et mes sanglots d'un jour. Je me recueille 'I JTiqf'S^^'3i4p.l*^^6'^j ii^oii coeur aux voix qui l'ont ravi.

";fi^^b SH^ (Op tfOTi

Ai-ie accompli le bien que toute vie impose ?

'Je ne sais. Jlais lespoir en mon ame repose,

Car je sais les bontés du Dieu que j'ai servi.

" Sans vouloir devancer le jugement de la postérité à son égard, je crois qu'il n'y a aucune témérité à prédire qu'elle lui donnera une bonne place à côté de Crémazie et de Fréchette, sur le même pied qu'eux, et qu'elle enveloppera ces trois noms dans la même lu- mière et dans le même amour. Ils auront été, à peu près, de la même génération. Lemay seul survit, mais il a été leur contempo- rain.

" Chacun se présente avec sa note personnelle, son caractère distinctif. Crémazie a chanté nos malheurs, nos regrets de l'aban- don de la Frîince, nos soupirs après son retour, et il a admirable- ment synthétisé les sentiments de toute la génération qui a suivi nos désastres. Fréchette a été appelé " le chantre de l'épopée fran- çaise en Amérique ". Quant à Lemay, c'est son mérite, et ce sera

134 LA REVUE CANADIENNE

sa gloire, d'avoir reflété notre sol, nos mœurs rustiques, nos types primitifs, nos légendes campagnardes, l'âme paysanne de chez nous, " le terroir ".

" J'aime à finir par ce mot qui le peint tout entier.

On aura remarqué le ton d'aimable simplicité que le conféren- cier a su garder tout au long de son étude. C'est qu'il a voulu tenir le rôle plutôt d'un vulgarisateur que d'un critique. S'il avait affronté un auditoire de lettrés, il n'eût pas manqué sans doute de rechercher la doctrine morale et les principes littéraires dont, s'ins- pire l'œuvre entière de l'écrivain. Le Père Beaudé, causant avec un public de petite ville, a eu raison de croire qu'il suffisait de montrer en l'auteur le chantre de la nature canadienne et de faire respirer, en en lisant de larges extraits, le parfum de terroir qui se dégage de ses écrits. Le conférencier accomplissait ainsi une tâche qui n'est ni celle d'un savant ni celle d'un critique de profession, mais celle d'un patriote désireux de faire goûter à des gens éloignés du pays natal les mets succulents de chez eux.

Les lecteurs de la Revue Canadienne estimeront avec nous

qu'il y a réussi et que nous aurions eu tort de ne pas recueillir sa

parole délicate et persuasive.

LA KEDACTIOX.

Le Congrès des Canadiennes= Françaises

SUITE (1)

Avant d'entrer dans le récit proprement dit des délibérations de ce deuxième congrès féminin, il nous semble utile, puisque notre volume est un recueil-souvenir, de rappeler ici quelle est la Cons- titution de la Fédération Nationale, quelles sont en 1909 les sociétés affiliées et enfin quels sont les noms des principales officières.

CONSTITUTION DE LA FEDERATION NATIONALE SAINT- JE AN-BAPTI STE

Art. 1. La section des daines de l'Association Saint-Jean-Baptiste à Montréal prend le nom de Fédération Nationale Saint-Jean-Baptiste.

GROUPEMENT

Art. 2. La Fédération se compose de sociétés affiliées. Une société peut être affi4-iée quand elle en fait la demande et qu'elle est acceptée comme telle par l'Exécutif.

Art. 3.— Les sociétés affiliées se divisent en trois groupes : Oeuvres de charité ; Oeuvres économiques ; Oeuvres d'éducation.

Art. 4. Les sociétés affiliées doivent verser à la Fédération Nationale la somme de 10 piagjres qu'elles répartissent entre leurs membres comme elles l'entendent. Cette somme ne doit être perçue que chez les Cana- diennes françaises catholiques. Les sociétés qui ne comptent pas cent membres ne doivent pas imposer une contribution qui excède dix centins par tête. Les sociétés qui comptent plus de mille membres et dont la contribution se réduirait à moins d'un sou, peuvent si elles le jugent opportun, se subdiviser en sections et posséder à l'Exécutif une double représentation pourvu qu'elles paient double souscription.

(^) Voir la livraison de juin 1910. Cet article est extrait du " recueil- souvenir " des fêtes du 75e anniversaire de l'Association Saint-Jean- Baptiste de Montréal, en juin 1909. /

136 LA REVUE CANADIENNE

xVrt. 5. Les privilèges suivants sont conférés aux membres des socié- tés affiliées :

1. Les membres qui ont payé leur souscription à la Fédération deviennent membres ordinaires de la section des Dames, association Saint-Jean-Baptiste, et ont le droit de voter à l'élection des déléguées de leur société à l'Exécutif de la Fédération, ils sont eux-mêmes éligibles.

2. Ces membres ont le droit d'assister avec leur famille aux trois fêtes annvielles organisées par la Fédération dans l'intérêt de ses membres.

Il est à remarquer que les membres d'une société affiliée qui ne sont pas cependant des Canadiennes françaises jouissent de cette faveur par privilège et sans charge aucune.

Art. 6. La Fédération organisera chaque année trois fêtes en faveur de ses membres. Ces fêtes ont pour objet de faire l'éducation populaire sur les questions nationales intéressant les oeuvres de charité, les oeuvres économiques et les oeuvres d'éducation à tour de rôle ; et de préparer l'opinion publique à accepter les mesures entreprises par la Fédération.

Les fêtes consisteront toujours en une conférence, et on pourra y ajouter de la musique, déclamation, sajnète ou autre chose agréable, de inanière à rendre la fête instructive et attrayante.

ADMINISTRATION

Exécutif

Art. 7. L'Exécutif se compose des membres élus par les sociétés affiliées. Les fonctions de l'Exécutif consistent à voter et à prendre une décision finale sur toute résolution présentée par le Bureau de Direction. Les oeuvres de la Fédération ne peuvent être entreprises qu'après avoir été votées à la majorité des voix par l'Exécutif.

Des rapports périodiques doivent être communiqués à l'Exécutif de toutes les affaires de la Fédération.

Art. 8. Tout membre de l'exécutif peut faire des suggestions au Bu- reau de Direction en s'adressant à la secrétaire du Bureau. Si le Bureau les approuve, elles sont soumises au vote de l'Exécutif.

Art. 9. Les membres du Bureau de Direction siègent dans l'Exécutif, mais n'y votent pas, à moins qu'ils n'y aient droit à titre de délégués d'une société.

LE CONGRÈS DES CANADIENNES FRANÇAISES 137

Ai*t. 10. L'Exécutif doit se réunir trois fois par année, une fois avant chaque fête annuelle.

Bureau de Direction

Art. 11. Le Bureau de direction gère les affaires de la Fédération, tient ses annales et maintient partout l'unité d'action. Il surveille l'exé- cution dvi travail des comités, reçoit levirs raj^ports, j)réside l'Exécutif, lui présente sous forme de résolution les suggestions de ses membres ou du Bureau lui-même, prépare l'ordre du jour pour les assemblées de l'Exécutif et rend compte à ce dernier de son administration.

Art. 12. Le Bureau de Direction se compose de neuf membres, trois pour chaque groupe des oeuvres de charité, des oeuvres économiques et des oeuvres d'éducation.

Les membres sont choisis par le Bureau lui-même, mais ce choix doit être ratifié par l'Exécutif. Les membres du Bureau sont élus pour trois ans, et trois membres doi\^nt sprtir de charge chaque année, un jîar groupe, cependant ils peuvent être réélus.

Art. 13. Le Bureau élit, comme tous les comités d'ailleurs, une pré- sidente, une secrétaire, et une trésorière.

. MODE DE TRAVAIL Comités

Art. 14. Les comités sont institués pour poursuivre les oeuvres entre- prises par la Fédération, ils doivent être présidés par un membre de l'Exécutif ou du Bureau de Direction.

Les membres des comités sont choisis de préférence parmi les mem- bres de la Fédéi'ation ; on pevit cependant y admettre toute personne compétente, spécialiste, homme ou femme en état de rendre service à la Fédération.

Les i>ersonnes ainsi adjointes jouissent, pendant l'année, des privi- lèges conférés aux membres de la Fédération, sauf celui de voter et de se faire élire.

Art. 15. ^Chaque comité élit une présidente, une secrétaire et une trésorière.

/

138 LA REVUE CANADIENNE

PEESONNEL DU BUREAU DE DIEECTION

Oeuvres de Charité. Lady Lacoste, Mmes Rottot et Brunean. Oeuvres d'Education. Mmes Béique, Gérin-Lajoie et Bibaud. Oeuvres Economiques. Mmes Huguenin (Madeleine), Bouthillier et Auclair.

y

SOCIETES AFFILIEES

Dames patronnesses de la Providence. Mmes Rottot et MacKay. Dames patronnesses des Sourdes Muettes. Mme Marceau, Melle Daveluy. Dames patronnesses de la ^Miséricorde. Mmes J.-L. Arcliambault et

Hénault. Dames patronnesses de Nazareth. Mmes Vaillancourt et L.-D. Mignault. Le Foyer. Melles Bonneville et Frappier. Association des Institutrices. Melles Labelle et Bélanger. Patronage d'Youville. !Melles Auclair et M. Bernard. Section française Société Aberdeen. Mme Terroux, Melle Desjardins. Association des Journalistes. Melles Barry (Françoise) et Lesage

(Collette). Association des Employées de Manufacture. ^Melles Vauthier et Robert. Association des Employées de Magasin. Melles F. Marin et Moss. Association des Employées de Bureau. Mme Bouthiller et Melle Godbout. Association des Employées de Téléphone. Melles Longtin et Meunier. Oeuvre des livres gratuits. Mmes Dandurand et T. Bruneau. Dames de charité de l'Hospice Saint-Vincent-de-Paul. Melle Renauld,

Mme Giroux. Dames Patronnesses de l'Hôpital Notre-Dame. Mmes Fitzpatrick et

D. Rolland. Dames Patronnesses de l'Assistance Publique. Mmes J. Tessier et

Huguenin. Dames Patronnesses de rHos])ice Saint-Joseph. ^Mmes Faucher et Crevier. Cercle des demoiselles de la Paroisse Saint-Pierre. Melles Adam et

Laurence. Dames de charité de l'Immaculée Conception et Enfants de Marie de

l'Immaculée Conception. Mmes H. Papineau et S. Lacombe. Hôpital Ste-Justine. Mme L. de G. Beaubien, Melle Rolland. Association des Aides Ménagères. Melles Lachapelle et Mentha.

LE CONGRÈS DES CANADIENNE-S FRANÇAISES 139

Section des Dames de charité, Fédération de la Paroisse de l'Enfant- Jésus. Mnies D.-N. Germain et Allary. x

Section du travail, Fédération de la Paroisse de l'Enfant-Jésus. Melles M.-L. Clermont et V. Lajeunesse.

Association Artistique des Dames Canadiennes. Mme D. Masson, :Melle St-Jean.

Les Ecoles ^Ménagères Provinciales. Mmes Léman et DeSerres.

Cour de l'Immaculée-Conception. Mmes H. Papineau et Lacombe.

Ces préliminaires étaient nécessaires, eroyons-nous, pour bien faire connaître les circonstances particulièrement intéressantes dans lesquelles allait avoir lieu le congrès féminin des fêtes du 75e anniversaire de l 'Association Saint- Jean-Baptiste.

Au moment donc les patriotes représentants des diverses sociétés nationales canadiennes, acadiennes et franco-américaines, se réunissaient à Montréal pour jeter les hases de la grande fédéra- tion, dont r.ous avons parlé au chapitre précédent (^), les Canadien- nes i'rançaises, elles aussi, faisaient oeuvre de patriotisme, d'un patriotisme intelligent et pratique.

Trois grandes séances avaient été préparées par les dames de la Fédération Nationale. Elles eurent lieu, tel que projeté, les 23, 25 et 26 juin. Dans la première on s'occupa des oeuvres de charité, et elle eut lieu chez les Soeurs de la Providence, à l'institution des Sourdes-Muettes, rue Saint-Denis. Dans la deuxième, on étudia les oeuvres d'éducation, et elle eut lieu chez les Soeurs de la Congréga- tion, au Couvent de la rue Sherbrooke. Dans la troisième enfin, on traita des oeuvres d'économie sociale, et elle eut lieu au Monu- ment National.

Voici d'ailleurs quelles étaient les questions inscrites au pro- gramme. — I. Pour la séance des oeuvres de charité : 1*^ Assistance

(^) Cf. Chapitre III du recueil-souvenir des fêtes du 75e anniversaire.

140 LA REVUE CANADIENNE

maternelle; La carrière d'infirmière pour les femmes; 3^ Im- portance des conférences dans les oeuvres de charité, au point de vue de la formation intellectuelle et sociale de la femme du monde ; 4*^ Mesures préventives pour la protection de la femme ; 5** La cha- rité est-elle une science; Répression de l'alcoolisme par les fem- mes; 7° La femme mariée qui souffre de l'alcoolisme du chef de famille, est-elle en état de se protéger ; 8'^ Tribunaux spéciaux pour enfants ; 9" La carrière domestique dans ses rapports avec l 'organi- sation du foyer. IL Pour la séance des oeuvres d'éducation: 1" Enrayement de la mortalité infantile par l'éducation de la mère ^e famille; 2" Importance de la pédagogie maternelle pour la for- mation morale de l'enfant; Adaptation de l'enseignement ména- ger aux divers degrés de l'enseignement; 4" De l'enseignement su- périeur pour les femmes ; L 'enseignement comme carrière pour les femmes; 6'^ Le rôle des associations» artistiques dans la forma- tion du goût; Le journalisme et l'éducation populaire; 8*^ Com- ment développer le goût de l'étude chez les femmes. III. Pour la séance des oeuvres économiques : 1" Le logement de l 'ouvrière ; 2^' Etat comparé du travail à domicile et du travail à l'atelier ; 3" Des conditions requises pour obtenir de l'avancement dans les carrières professionnelles ; 4" L'instruction de l'enfant est-elle compatible avec le travail à l'atelier; 5" Dans quelle proportion la femme contribue-t-elle à la production de ce pays; 6" Quelle est la valeur de la propriété foncière possédée par les femmes à Montréal ; 7" La mutualité ; 8" La condition légale de la femme mariée.

S'il nous fallait analyser ici, pour en rendre compte, les qua- rante discours ou rapports, qui ont été prononcés ou lus, au cours des trois séances du congrès, sur les sujets que nous venons d'indi- quer, nous serions bien quelque peu embarrassé. ]\Iais nous aimons mieux conseiller à nos lecteurs de se procurer l'intéressante brochure qui les relate.

Il convient toutefois, pour donner une idée de l'importance du

LE CONGRÈS DES CANADIENNES FRANÇAISES Ul

travail accompli, d'indiquer, au moins par une énumération géné- rale, les matières traitées et le nom de chaque femme-orateur.

1. SEANCE DES OEUVRES DE CHARITE

1" Discours de bienvenue : Mme Béique ;

2* L'Assistance maternelle : Mme Huguenin ;

3" La carrière d'infirmière : Melle Williams ;

4" L'oeuvre des conférences : Mme Marceaii ;

5" " " " : Mme Wilson-Grant ;

6" La protection de la femme : Les Soeurs de Miséricorde ;

7" " " " " : Mme Choquet ;

" " " " : Mme Kottot ;

9" L'organisation de la charité : Mme Germain ; 10° L'alcoolisme : Mme Léman ; 11» " : Melle Renaud ;

12" " : Mme Papineau ;

13* Les tribunaux pour enfants : Mme Béique ; 14" La carrière domestique : Mme Simard.

Allocution du président d'honneur, M. le chanoine Gauthier.

IL SEANCE DES OEUVRES D'EDUCATION

Allocution de la présidente : Mme Béique ;

2" La mortalité infantile : Mme Bruneau ;

La pédagogie maternelle : Mme Mathys ;

4" L'enseignement ménager : Mme Béique ;

6" L'enseignement comme carrière pour les femmes : Melle Labelle ;

5" L'enseignement supérieur pour les femmes : Melle Gérin-Lajoie ;

7" Le rôle de l'art dans la formation du goût : Melle St-Jean ;

8" Le journalisme et l'éducation populaire: Melle Barry (Françoise) ;.

9" Le journalisme et l'éducation populaire : Mme Hamilton ;

142 LA REVUE CANADIENNE

10' La charité est-êlle une science : Mme Dandurand ; 11" Le goût de l'étude : Melle Bibaud.

Allocutions de Sa Grandeur Mgr Bruchési et de Son Honneur M. le lieutenant-gouverneur, Sir Alphonse Pelletier.

III. SEANCE DES OEUVRES D'ECONOMIE SOCIALE

1" Allocution de la présidente : Mme Béique ;

2* Le logpement de l'ouvrière : Melle lîobert ;

3" " " " " : Melle Besset ;

" "^ " " : Melle Clermont j

5* " " " " : Melle Frappier ;

6' " " " " : Melle Bernard ;

7" " " " " : Melle Lachapelle ;

8" Le travail à domicile et le travail à l'atelier : Melle Robert ;

9" Des conditions d'avancement dans les carrières professionnelles : Melle Marin ; 10° Des conditions d'avancement dans les carrières professionnelles :

Melle Godbout ; 11° L'instruction et le travail à l'atelier : Melle Lalonde ; 12° Le travail de la femme au pays : Melle Auclair ; 13° La propriété des femmes à Montréal : Melle Sabourin ; 14° La mutualité chez les femmes : Mme Bouthillier ; 15° " " " " " : Mme Papineau ;

16" La condition légale de la femme mariée : Mme Gérin-Lajoie.

Allocution du président d'honneur, ]\I. le clmnoine LePailleur.

Quels flots de paroles! nous dira-t-on, et à quoi tout cela nous mènera-t-il ? Eh ! bien, il faut les avoir entendues, ces paro- les, pour bien comprendre qu'il n'y avait là, d'une façon géné- rale, rien d'alarmant, tout au contraire. L'esprit était sûre-

LE CONGRÈS DES CANADIENNES FRANÇAISES U3

méat bon, les intentions droites, le zèle indiscutable, le travail sérieux, que veut-on de plus ? En limitant en somme leurs études et leurs investigations aux oeuvres qui conviennent davantage à leur activité et à leurs aptitudes naturelles, nos femmes canadiennes-françaises ont fait montre d'un goût très sûr. Elles n'ont qu'à rester fidèles à l'idéal qu'elles se sont fixé, et personne ne sera en droit de leur reprocher je ne sais quel féminisme de mauvais aloi.

Dans son discours de bienvenue, à la séance chez les Sourdes- ]\Iuettes, Mme Béique répondait d'avance à bien des objections quand elle disait à ses auditeurs et auditrices: " Il y a quelques esprits qui doutent de l'opportunité et de l'utilité de ces réunions féminines. Elles ont été cependant dans plusieurs pays le point de départ d'un superbe floraison d'oeuvres sociales et d'oeuvres de cha- rité de toutes sortes. Pendant de longues années, la religion catho- lique représentait à peu près seule et prêchait seule par son exem- ple la pitié pour les pauvres et les faibles ; maintenant, un grand vent de charité semble souffler sur le monde et de toutes parts on s 'ingénie à soulager la misère. Aurons-nous moins de zèle que les autres et moins d'esprit public? Et à côté des grandes oeuvres qui sont faites par nos communautés religieuses ne reste-t-il rien à faire pour nous ? Ne devons-nous pas à la dignité de notre religion, à notre dignité de race, d'être au premier rang de celles qui travail- lent et se dévouent. Mais alors que ferons-nous seules, sans études spéciales, sans renseignements, sans expérience ? Il est donc évi- dent que ces réunions doivent être considérées comme un avantage et qu'elles sont le moyen de voir quelles sont les oeuvres les plus urgentes, ainsi que les mesures à prendre pour les mener à bien. Notre premier congrès a eu pour résultat direct la fondation de deux comités. Le comité de la tempérance noms a valu des suffra- ges précieux et a été aidé par un grand nombre de dames. La cam- pagne entreprise par ce comité n'a pour véritables adversaires que les personnes intéressées au maintien de l'état de chose actuel. Ces

144 LA REVUE CANADIENNE

intéressés sont malheureusement nombreux et puissants ; mais beau- coup de ceux qui sont avec nous sont puissants aussi, et nous avons le droit et la justice de notre côté. Quand -même ce comité ne réus- sirait qu'à empêcher le mal de s'aggraver, nous aurions lieu de nôtis louer ce résultat et les dames qui ont travaillé avec tant de cou- rage pour cette grande cause méritent toutes les félicitations. Le but et le mode d'action du comité des questions domestiques sont aussi au-dessus de to^t éloge. Il faut laisser le temps faire son oeuvre et démontrer conimènt les dames de ce comité et les religieu- ses qui leur donnent Fhospitalité ont su comprendre les besoins pré- sents et s'arranger pour sauvegarder l'avenir. Je me permettrai de dire un mot du programme du grand congrès qui se tient en c^ moment a Toronto. La plupart des femmes qui en font partie viennent de pays qui n'ont pas comme nous l'avantage d'avoir des ordres religieux qui prennent à leur compte les oeuvres les plus difficiles. Elles ont donc à s'occuper d'un certain nombre de ques- tions qui pour nous sont résolues. A part ces sujets importants en voici quelques autres qu'elles doivent discuter: le logement des indigents; les enfants anormaux, c'est-à-dire moins bien doués que les autres; les garderies d'enfants; la protection de la jeune fille; les unions de mères de famille; les maisons du peuple; la tempé- rance et la législation qui s'y rapporte; le travail de la fenime et des enfants en dehors de chez eux; le salaire alloué pour le travail des prisonniers et aidant au soutien de la famille; la modération dans la toilette, la table, les amusements; la femme comme éduea- trice, garde-malade, protectrice de la santé morale et physique de l'enfant; son rôle au point de vue social. -^ Tous ces sujets sont étudiés d'après des rapports venant de vingt-quatre pays diffé- rents, contenant par conséquent les observations les plus variées et les données les plus précieuses. Ces déléguées s'en retournent ensuite dans leur pays et rendent compte à leurs sociétés respecti- ves des progrès accomplis partout, des oeuvres nouvelles qui ont été fondées et des oeuvres anciennes qui ont été perfectionnées. Ainst chacune profite de l'expérience acquise dans les autres pays. "

LE CONGRÈS DES CANADIENNES FRANÇAISES 145

Et pourquoi les Canadiennes-françaises ne s'occuperaient-elles pas, elles aussi, comme leurs soeurs de Toronto et d'ailleurs, des oeuvres qui sollicitent spécialement leur attention?

Aussi, Mgr Bruchési, à la clôture de la deuxième séance, chez les Soeurs de la Congrégation, rendait-il un juste hommage à la bonne volonté, au zèle et au mérite des membres de la Fédération Nationale. Sa Grandeur y mettait sans doute quelque réserve. Mais qui s'en étonnerait? On sait avec quelle précision de langage Mgr l'archevêque de Montréal dit toujours ce qu'il faut dire. Les ré- serves mêmes que sa position lui impose, et que son rare talent lui rend faciles et pour tous acceptables, ne font que donner plus de valeur à ses approbations. ' ' En répondant à l 'invitation qui m 'est faite d'adresser la parole, la séance étant terminée disait Monsei- gneur — je trouve que j'ai un rôle facile et agréable à remplir. D'abord on n'attend pas de moi un discours, mais on me demande sans doute ce qu'il faut dire des discours que nous avons entendus. C'est toujours délicat. Nous avons eu des rapports charmants, pleins de choses, remarquables de fond et de forme. Noits avons eu aussi ce que j 'appellerai des thèses. Ici je serai plus discret. Il faut se défier de ce que l'on entend. L'oreille est plus bénigne, plus facile que l'oeil; pour juger une pièce quelconque, il ne faut pas simplement prêter l'oreille, il faut la lire et la relire le crayon à la main. Il y a eu des thèses sur des questions sociales et il y a eu d'autres thèses sur les questions de l'éducation. Je dirai que ces thèses m'ont paru bien travaillées, remarquables et animées d'un souffle patriotique et catholique, et je crois qu'en ôtant quel- ques mots par ci par là, en ajoutant une phrase ici ou là, je pour- rais sans crainte leur donner mon imprimatur. ^ Il y a eu un mot qui m'a frappé au cours de ces thèses. C'est dans le deuxième dis-, cours que nous avons entendu. Ce mot semble résumer toute la séance. Aujourd'hui tout ce qu'on se propose, c'est de rendre la mère .éducatriee. On peut difficilement, je crois, donner un plus beau titre et un titre plus vrai à la mère, n'est-ce pas, mesdames?

146 LA REVUE CANADIENNE

Et vous l'avez dit avec éloquence, c'est sur la mère que repose l'ave- nir du pays, c 'est elle qui fait le pays. L 'enfant est confié à la mère pour qu'elle l'élève, et la mère prend l'enfant et l'élève, c'est tout l'enfant qui lui est confié et non seulement une partie. De vient que l'on peut dire que la première éducatrice, ce n'est pas la maîtresse d'école, c'est la maman. L'école n'est après tout que le prolongement du travail de la mère. ' '

En lisant le beau rapport, que nous ne faisons ici que signaler, nous avons bien été tenté, plus d'une fois, de nous approprier d'au- tres extraits, dont nous aurions fait profiter nos lecteurs. Ré- flexion faite, nous avons craint, en distinguant tel discours ou telle étude, de sembler en ignorer ou en méconnaître plusieurs. Il nous suffira, pour conclure, de saluer dans l'oeuvre de la Fédération Nationale une féconde et salutaire initiative. La femme chrétienne, en nos temps démocratiques, est appelée plus que jamais, à jouer, dans la société comme dans la famille, un rôle trop important, pour qu 'il ne faille pas ' ' applaudir de tout coeur aux efforts intelligents qui Sont tentés pour élargir ses droits sans cependant la dispenser d'aucun de ses devoirs ". M. le comte d'Haussonville, l'un des pen- seurs et l'un des écrivains de France les plus favorablement con- nus, ayant été amené, l 'automne dernier, à Paris, lors de l 'ouverture des cours de l'Institut féminin de droit pratique, à donner son sen- timent sur ce délicat problème de la vie sociale qu'est l'émancipa- tion rationnelle et bien comprise de la femme, le faisait en des ter- mes singulièrement justes, que nous nous approprions volontiers pour clore ce chapitre.

" L'honneur de notre civilisation chrétienne disait-il est d'avoir relevé le rang de la femme, de lui avoir donné la place qu'elle doit occuper dans la vie sociale. C 'est la supériorité de la civili- sation chrétienne sur les autres civilisations qui avaient ravalé la femme à un rang indigne d'elle. J'applaudis donc de tout coeur à

LE CONGRÈS DES CANADIENNES FRANÇAISES 147

tous les efforts qui sont et qui seront tentés pour élargir les droits de la femme sans cependant la dispenser d'aucun devoir; j'ap- plaudis à tout ce qui sera entrepris pou» faire d'elle, je ne dirai pas pardonnez-moi cette dernière impertinence l 'égale de l 'homme (je ne crois pas que la femme soit jamais l'égale de l'homme) mais sa digne compagne, non pas seulement la compagne de ses joies et de ses douleurs domestiques, mais encore la compagne de ses occu- pations sociales et politiques, c'est-à-dire une compagne qui soit pour lui un réconfort perpétuel et un solide appui. Voilà com- ment je comprends le rôle de la femme dans notre civilisation chré- tienne, et permettez-moi ce seront mes dernières paroles de traduire cette conception du rôle social et conjugal de la femme par une comparaison sensible. Il y a bien des années, à Rome, je me rappelle avoir remarqué . . . était-ce dans les galeries du Vatican ou sur la voie Appienne, je ne saurais trop le dire... un bas-relief sculpté sur le tombeau de deux époux. L'homme tenait sa femme par la main; mais il regardait en face de lui. La femme avait, au contraire, son regard humblement tourné vers son époux. Ce n'est pas ainsi que je comprendrais un bas-relief sculpté sur le tombeau de deux époux chrétiens. L 'homme devrait bien, suivant moi, dans ce bas-relief imaginaire, tenir la femme par la main et regarder devant lui, car c'est à lui de conduire; mais je voudrais que la fem- me, tout en ayant sa tête peut-être légèrement inclinée du côté de son époux, regardât aussi devant elle, et que,, du même coup d'oeil, ils mesurassent tous les deux cette longue carrière de la vie qu'ils doivent parcourir ensemble, la main dans la main, l'épaule contre l'épaule, chacun des deux étant l'un pour l'autre un tendre et fidèle soutien. "

Elie.-J. AUCLAIR,

Secrétaire de la Rédaction.

Jean Nicolet

ET LA

DECOUVERTE DU WISCONSIN

1634

|A carte que Champlain a publiée en 1632 renferme les ren- seignements qu'il avait recueillis jusqu'à 1629, d'après ane inscription attachée à cette pièce. Le tracé des cours d'eau tels que l'Ottawa, la Mattawan, le lac Nipis- eing, la rivière des Français est à peu près exact. La ligne du Saint-Laurent, depuis Niagara au lac Huron, est un vague aperçu des descriptions données par les Sauvages. Le lac Erié est tout petit et prend à peine la forme d'un lac. La nation Neutre est placée sur la rive sud de cette nappe d'eau, tandis qu'elle était sur la rive nord. La mer des Hurons s'étend de l'est à l'ouest, au lieu qu'elle va réellement du nord au sud. La découpure des terres entre les lacs Erié et Huron y forme une langue allongée vers l'ouest.

Champlain localise assez exactement les Pétuneux, tout en déformant la figure de leur terre. Il met les Cheveux-Relevés dans le comté de Bruce, ce qui est vrai pour une partie d'entre euxj les autres étaient sur l'île Manitoualine. La rivière Trente est bien indiquée j il en fait l'éloge au point de wie de la chasse et de la pêche.

La nation du Feu ou des Mascoutins est à sa place quelque part à l'ouest du Détroit vers la baie de Saginaw.

Le lac Michigan est omis. A sa place, il y a une grosse rivière

JEAN NICOLET U9

qui tombe au lac Huron et sur cette rivière, loin au sud on lit : " nation il y a une quantité de buffles ", c'est Tlllinois. L'ab- sence du lac Michjgan fait supposer qu'aucun Européen n'avait encore vu ces contrées.

Pour la nation des Puans elle est reportée sur les bords d'un lac imaginaire au nord du lac Supérieur; en fait elle habitait au fond de la baie Verte et sur la Rivière aux Renards.

Nous venons de dire " lac Supérieur ", bien que la carte men- tionne seulement " grand lac ^' et lui donne la direction de l'est à l'ouest, à peu près comme un prolongement du lac Huron. Le «anal qui réunit ces deux grands bassins est marqué ' ' Sault ' ' avec un chiffre de renvoi qui donne l'explication suivante : " Sault de Gaston, contenant près de deux lieues de large, qui se décharge dans la mer Douce, venant d'un autre grandissime lac, lequel et la mer Douce contiennent 30 journées de canot selon les rapports des Sauvages ". . -

Tout ceci est prodigieux pour le temps. Il n'y avait pas trois familles à Québec, rien aux Trois-Rivières ni à Montréal. Les ressources de Champlain se bornaient à quelques engagés inter- prètes qui Itli étaient fournis pour trafiquer avec les naturels du bas Saint-Laurent. Plus d'une fois on lui avait fait sentir que sa passion des découvertes ne plaisait pas aux "bàiileûrs de rôiids des compagnies de traite. Malgré tout, il s'avançait dans les contrées mystérieuses et les décrivait: il faisait explorer et dressait des cartes sur les renseignements -qui lui parvenaient. De nos jours, Livingston, Stanley, Brazza et d'autres, puissamment aidés, n'ont pas fait plus que le modeste Saintongeois, privé de secours, mé- connu, blâmé, mais qui parcourait les solitudes immenses de l'Amé- rique pour y porter la lumière de la civilisation.

, La petite France qui rayonne autoiir de Québec est la création de Champlain. Il en a préparé une autre à la jonction des. lacs Michigan et Huron et c 'est que, durant tout un siècle après lui, s'est trouvé le point central, géographiquement et administrative-

150 ^ LA REVUE CANADIENNE

ment, des nouvelles découvertes qui ont étonné le monde, ainsi que la chose a eu lieu en Afrique depuis cinquante ans. Chaque fois que les convois de chemin de fer nous arrivent du Détroit, de Chi- cago et du lac Supérieur, il semble que le souffle bruyant de la vapeur rend hommage au génie des hommes d'autrefois. Car ce sont eux qui ont commencé l'histoire de ce continent et mis en branle les grandes actions qui s'accomplissent de nos jours.

La guerre était terminée entre la France et l'Angleterre, mais Charles I ne voulait restituer Québec qu 'après paiement de la dot de sa femme qui était soeur de Louis XIII (^). Enfin, l'été 1632, Emery de Caen et Duplessis-Bochart reprirent possession de la colonie pour le compte des Cent- Associés. Champlain arriva l'année suivante.

Dès l'automne de 1632, les Nipissiriniens, ayant appris le retour des Français, se préparèrent à amasser des fourrures pour repren- dre la traite de Québec au cours de l'été suivant. Les Algonquins de l'île des Allumettes firent de même. Quant aux Hurons, qui prétendaient à l'honneur d'ouvrir la campagne commerciale avec éclat, ils mirent «ur pied sept cents hommes et chargèrent cent cin- quante canots. Sur la route, entre Montréal et Trois-Rivières, les Iroquois leur tendirent un piège, comme on va le voir.

Au printemps de 1633, les Français avaient construit un poste de traite à Sainte-Croix, quinze lieues au-dessus de Québec, pour empêcher les Sauvages descendant des pays d'en haut d'aller plus loin; car une fois parvenus aux habitations des blancs, la boisson les portait à toutes sortes d'excès. Lorsqu'on apprit la marche de

C) Voir nos Pages d'Histoire du Canada, 153-160.

JEAN NICOLET 151

la flotille huronne, une clialoupe année et bien équipée (une dou- zaine d'hommes) mit à la voile pour aller à sa rencontre vers la Rivière des Prairies, ce bras de la rivière des Algonquins (l'Ottawa) qui encercle au nord l'île de Montréal, et les passages des Petits- Ecores (Carillon), du Cheval Blanc, du Gros-Saut, des Grands- Ecores,.conduisent plus aisément au fleuve Repentigny) que par le saut Saint-Loais. Le lendemain du départ, un Sauvage nommé la Nasse \it en songe un massacre de Français, ce qui naturellement n'empêcha guère la chaloupe de continuer sa rout<\

Le 31 mai, le^ voyageurs mirent pied à terre en amont des Trois-Rivières pour se délasser et, au moment ils commençaient à se rembarquer, une bande de vingt-huit à trente Iroquois sortit du bois en décochant une volée de flèches avec tant de vigueur qu'ils les jetèrent dans la confusion et en tuèrent deux auquels, ils levè- rent la chevelure. Quatre autres furent t)lessés, dont l'un, nommé Robert Mellon, atteint de six coups de flèche, mourut bientôt après. Ces armes primitives, qui se tiraient avec une rapidité inouie, avaient autant de pénétration que les balles des arquebuses et por- taient à la même distance, de sorte que trente Sauvages pouvaient écraser plus de cinquante Français, surtout lorsque, suivant leur tactique ordinaire, ils apparaissaient soudain en ordre dispersé et visant sur un groupe exposé comme une cible.

L'équipage rebroussa alors chemin, précédé d'un canot qui por- tait Robert Mellon et arriva à Sainte-Croix le 1er juin sur le soir. Le lendemain, la chaloupe était rendue au même endroit. On trans- porta les blessés à Québec.

Selon leur coutume, las Iroquois se contentèrent de ce coup heureux et ne firent plus ni patrouilles ni embuscades sur le fleuve durant un certain temps. Les Hurons descendirent, quelques jours après, sans^être inquiétés. Le 23 juin, douze ou treize canots de Sorciers Ues Nipissiriniens) arrivaient à Sainte-Croix sans encom- bre ; ils se rendirent à Québec. Duplessis-Bochart leur parla des

152 LA REVUE CANADIENNE

missionnaires mais sans parvenir à arranger une mission pour cette année (-).

Nieolet rentrait à Québec en compagnie de ces Sauvages, après un séjour de quinze ans dans les bois; il rencontra Champlain qui arrivait de France avec de vastes projets. Le Père Le Jeune (Relation, 1636, p. 58) dit positivement que Nieolet s'était retiré chez les Nipissiriniens " pour mettre son salut en assurance dans l 'usage des sacrements, faute desquels il y a grand risque pour l 'âme parmi les Sauvages ".

La pensée du fondateur de Québec étant toujours de pénétrer vers l'ouest, il fit choix d'un interprète qui connaissait à fond ^'Ottawa supérieur, le lac Nipissing, la baie Géorgienne, il avait répandu l'influence française, ainsi que dans certains quartiers du Haut-Canada, tandis que Champlain lui-même s'était vu obligé de concentrer tous ses efforts autour de Québec. C'était Jean Nieo- let. Cet homme, aussi bon explorateur et plus recommandable que Brûlé, arrivait un peu tard pour exécuter les plans de Champlain, toujours retardés par l'égoïsme des compagnies de traite, toutefois il devait réussir bientôt à porter le nom français au-delà des limites du pays visité par son prédécesseur. Les renseignements dont il fit part à son chef touchant les contrées du sud-ouest ne pouvaient manquer de fixer l'attention de celui-ci, vu que dans ses propres découvertes il n'avait pas été capable de s'avancer assez loin pour reconnaître plus du tiers du lac Huron. Il ne savait presque rien du lac Michigan qu'il confondait avec le lac Supérieur et, sur sa carte de 1632, il avait déplacé la baie Verte, comme nous l'avons dit. Champlain, le premier et le plus entreprenant de ceux qui tentè- rent après Cartier la découverte de l 'intérieur de la Nouvelle- France, crut devoir tirer parti des notions géographiques acquises

(') Mercure de France, :633, p. 818-821 ; Relations, 1633, p. 29 ; 1641, p. 38 ; le Ptre MaiHn : Brébeuf, p. 160; Ferland : Cours d'Histoire, I 261.

JEAN NICOLET 153

par Nieolet et profiter de l'affection que lui témoignaient les Sau- vages. Les circonstances semblaient se prêter à de tels projets. Chacun était persaadé à Québec que la petite et faible colonie française allait se fortifier sous le nouveau régime annoncé. Cham- plain qui, malgré le poids de ses soixante et sept ans, tenait à pous- ser son oeuvre avec vigueur, préparait les moyens de s'assurer la route de l'ouest.

La date du voyage que nous allons raconter est 1634, et non pas 1639 que les anciens auteurs avaient adoptée avant la démons- tration que nous a^^ons faite à ce sujet (^).

Nous avons toutes les certitudes possibles pour dire que Cham- plain n'envoya pas Nieolet au-delà du ïac Huron avant qu'il n'eut repris possession de Québec, l'été de 1633, et c'est alors que, d'après le Père Vimont, Nieolet " fut rappelé (du lac Nipissing) et établi commis et interprète. Pendant qu'il était dans cette charge, il fut délégué pour faire un voyage en la nation appelée les Gens de Mer et traiter la paix avec eux et les Hurons ". (Relation, 1643, p. 3). Les années qui suivirent 1634 nous montrent Nieolet dans le Bas- Canada.

Les Gens de Mer ou peuple de la baie des Puants faisaient la guerre à toutes les nations. Il s'agissait de les amener à se tenir tranquilles. Avec la paix, on prévoyait l'extension de l'influence française, c 'est-à-di^e du trafic des pelleteries, et la liberté des mis- sionnaires. On pensait aussi que de ce côté était le chemin de la Chine " en vain par tant de gens cherché ".

Nieolet devait sse rendre dans l 'ouest, au-delà du lac Huron, et persuader aux peuples qu'il rencontrerait de nouer des relations avec la colonie française des bords du Saint-Laurent. À cette

P) UOpinion Piihlique, Montréal, 23 octobre, 6, 14 novembre 1873 ; 24 juillet 1879; Mélanges d'Histoire et de Littérature, 1876, p. 411^451 ;v Jahn Nieolet, 1881 par C. W. Butterfield, 106 pages basées entièrement sur notre travail ; La Revue Canadienne, Montréal, 1886, p. 67.

154 LA REVUE CANADIENNE

époque, Champlaiu n'écrivait plus, ou du moins il ne nous reste presque aucun rapport de lui concernant les opérations qu'il diri- geât alors ; nous n'avons donc rien de lui sur ce voyage. D'autres sources, heureusement, ront nous tirer d'embarras.

Au mois de juin 1634, les missionnaires se préparaient à re- tourner chez les Hurons, et Champlain organisait une équipe d'hommes pour construire un fort permanent aux Trois-Rivières, la traite devait se faire par la suite; Déjà Thomas et Jean Gode- froy, Jacques Hertel, Guillaume Isabel, Guillaume Pépin et Fran- çois Marguerie s'étaient fait accorder dès terrains dans ce lieu. Dès les premiers jours de juillet, la flotille des Sauvages de l'ouest, les missionnaires et les ouvriers, sous les ordres du nommé Laviolette, étaient au rendez-vous. Le 4 fut commencé le fort des Trois- Rivières, etNicolet, qui devait y demeurer sept ou huit ans, jusqu'à sa mort, en fut témoin oculaire. Le 7 on partait pour *' les pays d'en haut " salué par les décharges des armes à feu. Avec les Pères Brébeuf, Daniel et Davost étaient six Français, savoir : Simon Baron, Robert Lecoq, François Petitpré, Dominique Scot, Jean Nicolet, et un autre qui ne nous est pas connu. Il y avait «ent cinquante canots hurons, divisés en grandes et petites bandes.

L'année suivante, après avoir raconté les fatigues de la route, le Père de Brébeuf dit : '' Jean Nicolet, en son voyage qu 'il fit avec nous jusqu'à l'Ile (des Allumettes) souffrit aussi tous les travaux d'un des plus robustes Sauvages ". {Relation, 1635, p. 30). Le Père arriva chez les Hurons, à Penetanguishine le 5 août, n'ayant eu qu'une journée de repos au lac Nipissing.

Resté à l'île dés Allumettes (1634), tandis que le' Père de Bré- beuf poursuivait son chemin, Nicolet fit ses préparatifs pour s'a- vancer plus loin, conformément à ses instructions et à son expé- rience personnelle ; ensuite il se rendit chez les Hurons de Pénéten- guishine, il dut revoir le Père de Brébeuf, engagea les services de sept Sauvages et s'enfonça dans la direction des pays inconnus.

" Les Hurons sont éloignés des Gens de IVIer tirant vers l'ouest

JEAN NICOLET 155

d'environ trois cents lieues. Nicolet s'embarqua au pays des Hurons avec sept Sauvages. Ils passèrent par quantité de petites nations, en allant et en revenant. Lorsqu'ils y arrivaient, ils fichaient deux bâtons en terre, auxquels ils pendaient des présents, afin d'ôter à ces peuples la pensée de les prendre pour ennemis et de les massacrer ". (Le Père Vimont, Relation, 1643, p. 3).

Quel fut son itinéraire? y avait-il " quantité de petites nations " entre Pénétenguishine et la baie Verte ? Assurément pas du côté de l'ouest, puisqu'on ne pouvait y rencontrer que la grande tribu huronne des Petuneux dans le comté de Bruce et le peuple nombreux des Outaquas sur l'île Manitoualine sans compter une navigation au grand large de la terre, à peu près im- possible en canot d'écorce. Il a se diriger au nord, parmi les mille îles de la baie Géorgienne, se tenant toujours près de la terre ferme l'on voit la sortie de la rivière Muskoka (Parry Sound), et la rivière Maganatawan.

suivbe)

Benjamin SULTE.

Le Congrès de l'Association Catholique

DE LA

JEUNESSE CANADIENNE-FRANÇAISE A OTTAWA

r4è|ANS la salle des cours de sciences de l'Université d'Ottawa mi se .sont tenues les séances de travail du Congrès de l'As- sociation Catholique de la Jeunesse Canadienne-Française, les 25 et 26 juin dernier, on pouvait lire en lettres d'or sur fond à trois couleurs le programme de l'A. C. J. C. : piété, ÉTUDE, ACTION ; mais, dans ces yeux étincelants de jeunesse, sur •ces fronts penchés, ridés par les plus hauts problèmes de l'action sociale catholique, et sur ces lèvres palpitantes d'émotion et char- gées de vérité, cette devise, on pouvait la lire en lettres de vie et de réalité. Piété, étude, action : nous savions que ce n'était pas un motto de parade pour ces jeunes blé qui lève doré et aux épis féconds. Nous avons constaté l'autre jour que notre estime n'éLait pas encore assez juste, ni au niveau de leur mérite. Doux bonheur que d'avoir senti monter le thermomètre de notre enthousiasme pour le mettre d 'accord avec cette atmosphère de foi -et de patiio- lisme qui vivifie l'Association de la Jeunesse! Nous avons volon- tiers corrigé en un sens plus fav^jrable encore et imprégné de plus audacieux espoirs nos appréciations déjà si sympathiques et même attendries envers ces édificateurs de la société de demain.

La piété, nous l'avons insinué, elle rayonne par toutes les avenues de ces jeunes âmes, ouvertes largement parce qu'elles

LE CONGRÈS DE L'A. C. J. C. 157

n'ont point à voiler leur intérieur. Semblables à ces édifices, moderne la lumière du soleil se déverse à flots par le sommet pour déborder ensuite dans les ogives latérales, chez eux la lumière de la foi descend éblouissante et chaude du haut de leur âme et reflue dans leurs pensées, dans leurs paroles, dans leurs actions.

Tout prêtre a éprouvé et souvent hélas ! ce sentiment dont par- lait l'autre jour un éminent éducateur ce sentiment de tris- tesse poignante, ce serrement glacé du coeur, que donne le spectacle- d'une jeunesse aimée, qui nous échappe et qui nous fuit. . .

O jeunesse, ô jeunesse, pui, je le sais, parfois Et la houe et le sang ont souillé ta figure. . . Mais comme des drapeaux aux combats d'autrefois On s'obstine à ohêrir jusqu'à ta déchirure : On aime ces lambeaux qu'embellit notre foi, On reprend de ton coeur les dépouilles sanglantes, Et du fil d'or de cet amour qu'on a pour toi, On veut recoudre encor tes pièces pantelantes.

Mais quelle émotion d'un indescriptible transport, procure, revanche, au père des âme?, une jeunesse souriante, qui accouït à lui dès qu'elle l'aperçoit, avec des poignées de mains filiales et expansives, et des yeux qui disent : " Mon Père, je vois en vous un reflet de Dieu ". C'est cette jeunesse que nous avons rencontrée au Congrès.

Et entre eux, cette camaraderie chrétienne, cette charité des premiers âges, libre, franche, gaie et pourtant surnaturelle, qu'on a si souvent rêvé voir parmi les hommes, comme on est heureux de l'avoir vu vivre, marcher et agir!

L 'assistance à la messe du premier jour, célébrée à la Basilique par Mgr Routhier, administrateur du diocèse, l'attention de ces chrétiens vrais aux enseignements de la chaire, occupée ce jour-là par le R. P. Côté, 0. P., à l'éloquence fleurie et pathétique, la messe;

158 LA REVUE CANADIENNE

€t la communion générale au Juniorat des Pères Oblats, le diman- che : ce sont des actes qui valent des témoignages écrits. Nos jeu- nes les ont accomplis avec une vaillance de chevalier. Qu'ils gardent cet esprit de leur jeunesse! " Tene quod habes ut nemo accipiat coroîiam tuam " (Apoc. III, 11), leur a dit, en une vibrante et substantielle allocution, le R. P. Joyal, 0. M. I,, un des leurs dès l'origine. Qu'ils gardent cet esprit de leur jeunesse, demain ils seront puissants dans le bien.

Cette profession de piété chrétienne a été remarquable quand on' a touché les rapports de l'A, C. J. C. avec l'autorité religieuse: catholicisme intégral, déférence sans condition, soumission sans brèche ! Pour faire mûrir en conclusions pratiques les études qu'on a faites sur l'oeuvre à accomplir dans les milieux collégiaux et universitaires, ainsi que dans les centres urbains et ruraux, on a compris que l'action va de haut en bas : c'est à l'épis- copat qu'on est fier de s'adresser pour recevoir en cette matière direction et force. On a eu à signaler l'opposition rencontrée par- fois au presbytère des paroisses l'on a essayé d'implanter l'oeu- vre de l'Association; mais avec combien de délicatesse et de bonne humeur on Ta fait, ni l'esprit de censure ni les écarts d'un zèle impétueux n'ont pu y trouver leur compté. Et c'est par le moyen de l'autorité légitime qu'on a émis le voeu de faire une pression sur les résistances, d'où qu'elles viennent.

On se l'explique, une conduite aussi impeccable procède d'une conviction profonde. Les convictions de foi, elles ont paru dans les discussions, dans les délibérations, autant et plus spontanément que dans les discours, si solides par ailleurs et de si religieuse envo- lée. Je ne sais pas si une assemblée de prêtres, s 'occupant de hautes questions, l'eût fait, inspirée par des motifs plus désinté-

LE CONGRÈS DE L'A. C. J. C. 159

ressés et plus sublimes, éclairée de vues plus larges et plus géné- reuses, emportée par une ardeur plus vibrante pour le bien, plus passionnée pour l'âme de tout bien, le Christ notre Dieu Sauveur.

Aussi quand nous avons entendu, entre autres, le camarade Baril nous parler de la manifestation des jeunes au prochain Con- grès Eucharistique de Montréal, en s 'enflammant d'un si b^au zèle, il nous a semblé que da-ns le collège apostolique ce jeune ardent eut été un Paul ou un Jean le bien-aimé. Nous nous sommes dit que si ces prêtres laïques ne faisaient pas la conquête religieuse du Ca- nada ce serait que nos crimes ont comblé la mesure^et l'examen de notre conscience nationale, malgré nos faiblesses et nos fautes, ne nous fait pas encore sentir cet aiguillon,

Pierre G-erlier, il y a deux ans, à Québec, aux fêtes de Laval et au Congrès de l'A. C. J. C, eut des accents de foi publies, si embrasés, qu'ils surprirent presque en not^e monde, qui est bon mais pas assez affirmatif. Si l'illustre camarade, président de l'Association Française, eût paru l'autre soir, il eut été ravi de voir lui revenir aux oreilles les échos de sa voix si pure, si française, si douce à' entendre quand elle chante le Sacrement qui immortalise la jeunesse.

Ah ! nous le comprenons, quand des âmes vivent ainsi du Christ Eucharistique, il faut qu'elles soient pures, il faut qu'elles soient fortes, il faut qu'elles soient agissantes. Cette parole, jaillie spontanément sur les lèvres de l'un de ces jeunes, ne nous étonnait donc plus: " Père, disait-il, ne remarquez- vous pas comme nos coeurs sont purs: nous allons tous communier demain ". -^ Un front de vierge, deux yeux aloysiens, un sourire à la Berchmans donnaient du reste à cette exclamation une force pénétrante qui agita notre âme de prêtre jusqu'en ses dernières fibres. Ne nous a-t-on pas parlé de l'un d'^ux qui chaque matin accompagne sa jeune épouse au banquet des Anges

Heureuse jeunesse, c'est donc vrai que l'Adolescent Adorable

160 LA REVUE CANADIENNE

de Nazareth s 'incarne en toi, souvent ! Oui, consacre-toi au Sacré-Coeur, comme tu le faisais au matin du 26 juin. Que ton coeur, ô jeunesse, s'approche du Sacré-Coeur, et animée d'espéran- ces éternelles, tu pourras travailler à conquérir l'âme nationale ; tu nous seras une jeunesse réparatrice; tu nous seras le zouave de de Pie X, et tu rétabliras la force de son empire : instaurare omnia in Chrislo.

Mon peuple, écrasé de souffrance, Tu portes sur ton front un reflet d'espérance,

Un rayon d'immortalité ; Et le jour s'est levé sous ton soleil de gloire ton sol et ta foi vont léguer la victoire A ta postérité.

II

Après la piété, l'étude. On a parlé de paresse intellectuelle chez les jeunes. Cette plaie est béante dans toute société, dans la nôtre aussi. Mais nos amis de l'A. C. J. C. font ici exception. Ils étudient nos jeunes.

Témoin ces rapports nourris de principes, documentés de faits^ bondissants de vie et tout alertes d'élégance, qui ont été lus et discutés. Témoin ces discussions même, qui nous ont révélé plus à nu la richesse foncière des esprits.

Nous étions à Québec, plusieurs d'entre nous, il y a deux ans, au .Congrès de la Jeunesse qui a suivi les grandes fêtes de Laval. Nous avions assisté à presque toutes les séances. Nous nous rappe- lions Gerlier, l'illustre jeune venu de France pour faire battre au rythme de son coeur le coeur de ses cadets canadiens il fut l'idole et le délire de la jeunesse canadienne trois jours durant. A plusieurs reprises il avait fait des suggestions pour l'organisation et la mise en train d'un Congrès. Et nous nous demandions.

LE CONGRES DE L'A. C. J. C. 161

dans quelle mesure ces sages conseils de l'expérience et de l'amitié sincère devaient profiter au Congrès d'Ottawa ? Le progrès a été considérable, soit quant à la distribution des séances et à la répartition des travaux, soit quant au choix du sujet des rapports, soit surtout pour la canalisation bien déterminée et con- fluente des efforts.

Voici le programme des séances d'études du Congrès :

PREMIÈRE SÉANCE DU CONGRÈS

" Quelle doit être notre actioyi dans les milieux collégiaux et universitaires F " Deux rapports suivis de discussion. Le pre- mier présenté par M. Emile Côté, du cercle Saint-Augustin, de Lévis f le second, par M. Henri Lacerte, président du cercle Laval, de Montréal,

DEUXIÈME SÉANCE DU CONGRES

" Quelle doit être notre action dans les centres ruraux .^ " Deux rapports suivis de discussion. Le premier, par M. J.-A. Dubois, président du cercle Saint-Alphonse, de Nicolet ; le second, par M. Omer Ladouceur, dn cercle Saint-Michel, de Joliette.

TROISIÈME SÉANCE DU CONGRÈS

'^ Quelle doit être notre action dans les centres urbains et, en particidier, auprès de la classe ouvrière .^ " Trois rapports suivis " de discussion. Le premier, par M. Arthur Patry, du cercle Duha- mel, d'Ottawa ; le second, par M. Eugène Dussault, du cercle Loyola, de Québec ; le troisième, par M. Arthur Saint-Pierre, président du groupe Pie X, de Montréal.

162 LA REVUE CANADIENNE

La séance d'ouverture, d'apparat celle-là et pour le grand pu- blic, ravit l'enthousiasme général. Malgré son importance, nous en parlerons peu, parce qu'elle nous montre moins la vie en exercice, intime et naturelle, de l'Association que nous nous sommes donné la tâche d'étudier. Mais nous manquerions à la justice et nous serions fautif à notre dessein, si nous allions omettre de mentionner le discours du président-général, M. V.-E. Beaupré, qui fut d'un penseur, d'un observateur sagace et averti, écrivant à l'académique. Ce discours donnait comme l'idée de la pierre angulaire du grandio- se édifice de vérité et d'action que nous avons pu contempler au Con- grès. C'est bien là, d'ailleurs, le rôle de M. Beaupré dans l'Asso- ciation, comme l'ont prouvé les votes unanimes qui l'ont maintenu à son poste.

Le deuxième jour, trois séances. Dans chaque séance, deux rapports, trois au plus, do quelque vingt minutes, sur les sujets ci-haut indiqués. A la suite, discussion vive, courtoise, lumineuse, conclu^ive, pratique. Insistons.

Dirons-nous toute notre pensée ? Quel plaisir nous le souhaitions, nous n'osions pas l'espérer de voir les étudiants de vingt ans se dépouiller de prétentions litté- raires : à coup sûr, il y a de la sagesse vertueuse. Loin de nous de laisser croire au mépris de la forme dans les travaux présentés. Bien au contraire, d'aucuns furent très bien, les autres presque. En tous cas, les phrases creuses légumes défraîchis ne sont point entrées dans le menu du Congrès. La correction du langage, la distinction littéraire, le verbe harmonieux, pittoresque et délicat y ont été de service sans interruption. Nous sommes sûr ' aussi que des puristes auraient fait assez maigre

LE CONGRÈS DE L'A. C. J. C. .163

moisson au cours des discussions les plus animées et des impromp- tus les plus é^ddents. Nos jeunes d'Ontario eux-mêmes réussiront demain à repolir tout à la française la surface encore quelque peu accidentée d'anglicismes de leur conversation familière.

Et l'aplomb, l'aisance, le naturel, le pathétique, le chaleureux, l'irrésistible du débit, qu'en dire ? Nous ne voulons point le cacher: nous n'avions jamais soupçonné pareille richesse de talents oratoires, à physionomie et à tempéraments très divers, mais tous des mieux nantis et des mieux figurants.

Décidément, mon peuple, tu te réveilles à des jours meilleurs! Certes, il n'y a pas à le mettre en doute, notre race est productrice d'hommes puissants en parole. Mais les anciens nous disent que de nos jours elle cultive avec plus de soins et plus d'achèvement ses plants précieux.

Nos orateurs novices ont une grande force : ils ont du coeur. Ils ] 'ont vaste, profond, plein, débordant. Vaste, comme le sol qui a été trempé du sang de leur race. Profond, comme nos traditions ancestrales qui s'enracinent par Champlain et Maisohneuve, Dol- lard et Jeanne Mance, de Laval et Montcalm, dans la France la plus riche en foi et la plus fertile en gloires. Plein, leur coeur ? Ils l'ont rempli à l'étude sacrée des fastes de la croix et du lys en terre d'Amérique. Et il déborde, il a débordé autour d'eux, il a débordé dans leur province, il déborde dans le Canada tout entier, il déborde dans la grande république voisine ; et il voudrait si possible déborder encore d'amour, d'enthousiasme, de dévoûment et d,e bien, sur la terre d'Europe, et dans tout l'univers.

Enthousiasme juvénile, es-tu sorti d'une source intarissable ? Le flot qui coule dans tes artères, jeunesse, saura-t-il se renouveler et se survivre ? Le doute à ce sujet serait téméraire aussi bien qu'insolent. S'il est un fait en saillie dans la luxuriance des événements du Congrès, c'est l'attachement de cette jeunesse aux

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vrais principes. L'Association est une énergie, mais à base de vérité et de principes. Principes de religion, sans équivoque, sans amoindrissement, sans rature. Principes de sagesse sociale aussi, car .toutes les questions étudiées pendant le Congrès, prati- ques au suprême, ont été posées sur un fondement moral et philo- sophique.

Il est de rigoureuse logique de le conclure, si pareil mouve- ment d'études sociales, sérieuses et généreuses, au double point de vue religieux et national, se continue, dans vingt ans, la question sociale chez nous aura rais au concret la solution proposée par nos derniers papes, d'après les principes constants de l'Eglise.

Sous le côté économique, politique, national, religieux, notre peuple s'assurera dans nos gouvernants de demain des détenteurs du pouvoir éclairés, puissants, dévoués à ses vrais intérêts; ce sera un apport opulent et facile de notre contribution canadienne-fran- çaise au bien du pays tout entier.

On voit déjà se réaliser l'espérance que formulait l'éminent archevêque de Montréal, en approuvant les statuts de l 'Association : " Vous contribuerez aussi, je n'en doute pas, à créer et à développer l'esprit public. Il faudrait répéter à la jeunesse qui grandit ce qu'écrivait Ozanam en 1834 : '' Je voudrais l'anéantissement de " l'esprit politique au profit de l'esprit social, parce qu'au-dessus ' ' de nos rivalités et de nos sympathies nous devons apprendre à " mettre la prospérité de notre patrie ". J'aime à voir en vous un bataillon d'élite, leur disait-il encore, que l'on trouvera, j'en suis sûr, sur toutes les frontières à défendre, et toujours fier du drapeau de sa foi. "

L'Eglise aussi va y gagner. Plus instruite et par plus

LE CONGRÈS DE L'A. C. J. C. 165

convaincue, la communauté des fidèles sera une masse plus docile et plus susceptible qu'à , l'heure présente, peut-être, d'être façonnée sur le moule des saints. Et le clergé qui voit déjà ses rangs se grossir d'apôtres trempés à cette fournaise ne bénéficiera- t-il pas de cette formation plus active et plus expérimentée ?

Les scolastiques oblats ont suivi assidûment les gestes et les travaux de l'A. C. J. C, au dernier Congrès. Ce commerce, ils le disent volontiers, leur a donné une plus parfaite conscience d'eux- mêmes, de leur puissance d'apostolat, eux qui ont à leur service des moyens plus divins. Ils ont mieux- appris combien nos popula- tions, ensemencées d'erreurs et desséchées par l'esprit du f^iècle, ont besoin d'être labourées en tout sens par le zèle, semées de bons germes, arrosées de dévouement, sarclées avec minutie pour que soit extirpée toute tige d'ivraie, pour qu'elles soient protégées sans relâche contre les incursions de l'homme ennemi. Ils ont surtout mieux connu les auxiliaires que leur action sacerdotale pourra utiliser pour pénétrer dans toutes les couches de la société. Car l'A. C. J. C. donnera à l'Eglise des bouches pour redire ses vérités sur les places publiques, des bras robustes pour le Compelle intrare de l'Evangile, des yeux vigilants aux portes du sanctuaire qui empê- cheront la convoitise et le maçonnisme d 'y apposer des scellés et d 'y faire des ventes aux enchères. Ces futures prêtres qui ont suivi les délibérations du Congrès en ont donc tiré un profit réel. Il est certain que l'oeuvre s'impose à l'attention du clergé éducateur. Peut-être ne l'a-t-on pas encore assez compris, insinuait en passant un homme d'autorité : l'étude des oeuvres sociales modernes, de leur préparation, de leur fondation et de leur direction, fait partie inté- grante de la formation pastorale des clercs.

C'est avec des applaudissements qu'on a salué les déclara- tions du Supérieur du Scholasticat des Oblats, au sujet de ce qui s'est fait en ce sens dans sa communauté. Il n'est plus indiscret, semble-t-il, de dire qu'un comité de directeurs de la maison, en des

166 LA REVUE CANADIENNE

séances spéciales, s'occupe de l'orientation et de la mesure de ces études. La question, en effet, est délicate et complexe. Une pru- dence avisée est requise pour rester dans les limites du bon ordre ; la jeunesse, même cléricale, a besoin d'une digue qui puisse ménager l'expansion de ses énergies, sur une pente aussi inclinée et entraî- nante que celle des questions actuelles. Tout excès serait une perte des forces en réserve pour la carrière apostolique. Il en résulterait une poussée torrentueuse, moins utile que dangereuse, en suite de quoi surgirait le chômage apostolique, dans l'attente de nouvelles décharges d'agitation. Pourtant, dans une juste mesure, l 'éducation du futur prêtre, au point de vue des oeuvres sociales, de- vient de plus en plus d'une impérieuse nécessité. comme ailleurs la place du prêtre est au premier rang, discrètement mais réelle- ment. " Il faut donner aux futurs prêtres une éducation sociale, écrivait naguère Mgr Langevin, afin qu'ils ne soient pas des étran- gers, même dans le monde religieux, dans leur propre pays, et afin aussi de les garantir du virus libéral. "

m

Cette nouvelle alimentation intellectuelle et morale de notre jeunesse catholique contemporaine la transforme en un fermant de renouvellement social. Fondée il y a sept ans, l'Association de la Jeunesse est passée déjà de l 'enfance à une adolescence vigoureuse^ intrépide et active. Nous n'avons pas l'intention de faire ici l'histoire de ses travaux. Le Semeur, qui en est l'organe officiel, est à la portée de tous. Du reste un volume-souvenir du Congrès d'Ottawa en donnera le long exposé ordonné et documenté. Nous entendons esqui,sser rapidement son action dans le passé et son action dans un tout prochain avenir.

Depuis le dernier Congrès, le camarade Mouette, secrétaire-

LE CONGRÈS DE L'A. C. J. C. 167

général, Ta énoncé l'autre jour, l'action des membres de l'Associa- tion peut se résumer dans une triple formule, à savoir : intensité de ferveur religieuse, intensité de ferveur nationale, intensité de ferveur pour l'Association elle-même.

La ferveur religieuse s'est trahie avant tout par le succès des retraites fermées, d'où l'on est revenu le front haut, apportant la forcç qui fait les saints, et qui prépare à notre race le régénération des consciences et des énergies. Ce sont elles, sans doute, qui vont chasser définitivement vers les régions de mort le spectre du res- pect humain, frayeur la plus terrible et la plus paralysante pour les hommes, surtout pour les jeunes. Nos universitaires, à ce traitement, se remettront de leur anémie religieuse et, s 'il y eut un temps les dévots étudiants étaient hors de mode, la mode assurément tend à changer. Dans tous les milieux, du reste, ils vont pénétrer, les cercles devront rendre plus fervente la piété de leurs membres. A notre humble avis, le clergé paroissial aura à en tenir compte, quand il balancera d'une part les difficultés de la direction de ces oeuvres, et de l'autre la fertilisation qui en résultera nécessairement dans le champ de son ministère.

Qu'est-ce à dire si l'habitude des retraites fermées venait à gagner certains groupes ruraux et ouvriers ? L'oeuvre est appelée à s 'étendre et à assainir la population catholique. Il n 'est pas im- possible que la jeunesse d'Ottawa, accueillant l'invitation des Oblats, au Scolasticat de cette ville, pratique avant longtemps cette réfection morale et religieuse. -

La ferveur nationale est aussi en hausse, de même façon, chez les membres de l'A C. J. C, c'est évident. En voici deux symp- tômes manifestes. D 'abord la loi du français, à l 'endroit de laquelle l'Association a fait le geste du semeur et qui sera désormais une des

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plus belles gerbes du patrimoine national. Ensuite le ressouvenir qui fermente dans les coeurs à la mémoire de l'héroïque Dollard des Ormeaux :

Ah oui ! que parmi nous sa grande âme revienne 1 Nous avons tajit besoin qu'enfin l'on nous rappi-enne Du sacrifice obscur l'héroïque leçon ; En face des d^.oirs si grands qui sont les nôtres Il i'audrait ia^\z songer que mourir pour les auti'es C'est encore finir de la grande façon.

- - (Abbé L.-A. Groulx.)

Le programme dessiné au dernier Congrès comme objectif des efforts immédiats des cercles, ne manque pas non plus d'être révé- lateur : formation d'un ligue anti-alcoolique, impulsion efficace à l'oeuvre des caisses populaires, campagne active individuelle et publique en faveur de la tempérance, création d'un mouvement dans le but d'obtenir une loi qui réglemente le travail des chantiers (vrais sentines de perdition physique et morale bien souvent) ce sont tous autant d'actes patriotiques au premier chef.

Mais avant tout, et c 'est peut-être la caractéristique la plus spé- ciale du récent Congrès, on a reculé les horizons de la sphère d'ac- tivité. Avec Tesprit de cantonnement, inconscient mais réel, que les Canadiens de in Province de Québec portent en beaucoup de leurs agissements, nos jeunes n'avaient pas encore assez regardé, ce semble, par-delà leur province. Le camarade Perras, président de l'Association de la Jeunesse Franco- Américaine, leur a parlé des nôtres aux Etats-Unis. La formation d'une Association de la Jeu- nesse d'Acadie a été annoncée. On a fait connaître aussi ce que pareils mouvements trouveraient d'à propos et d'utilité dans l'Ouest pour y protéger le sentiment français. Mais le plus pathétique à cet égard, c'est l'alliance qui a été cimentée entre les jeunes d'Ontario et ceux de Québec. Plus d'une scène ici

LK CONGRÈS DE L'A. C. J. C. 169

fut touchante et réconfortante. Ne faudrait-il pas mentionner le vibrant appel du camarade Legault, de Sturgeon's Falls, valeureux précurseur de l'A. C. J. C, dans le Nouvel- Ontario, ou bien les déclarations attristées du camarade Séguin, d'Ottawa, sur la condition des Canadiens français d'Essex. Les jeunes de Québec n'ont point eu l'oreille lente à saisir ces choses et leur coeur en a été remué. Ajoutons que si leur champ de bataille a paru s'agrandir, ils ont pu apprendre à mieux combattre en venant visiter un terrain les escarmouches sont fréquentes.

Nous sera-t-il permis, à l 'occasion du souvenir que nous venons de donner aux Canadiens français d'Essex, de signaler un moyen de leur venir en aide au plus tôt ? Ce serait de diriger vers eux un flot de bonne presse catholique et française. Ils n'ont point de bons journaux, et c'est pourquoi ils dépérissent dans l'isolement ou la fusion neutralisante Si nos idées les envahissaient, ne seraient- ils pas revivifiés sous peu ? Gerlier, il y a deux ans, nous a conté des traits édifiants de propagande de presse. Il nous semble que la fondation de journaux de ce genre dans l'extrême-'Ontario ferait rapidement une oeuvre effective.

Apparut aussi évidente la ferveur des membres pour leur Association. Des fondations nombreuses et qui vont se multiplier, une camaraderie plus étroite, plus vivante, un zèle nouveau pour l 'enrégimentation des jeunes dans le bataillon des saintes causes, la tenue de congrès nationaux, tout nous fait voir l'Association creusant des racines plus profondes dans notre sol. Le dévouement de ses membres, on l'a dit " en récoltant la moisson d'aujourd'hui ouvre le sol pour les semailles de demain ".

170 LA REVUE CANADIENNE

La séance de clôture fut un succès. Les orateurs, invités d'hon- neur, sur des tons divers, mais avec une âme toujours égalemeni ca- tholique et française, ont levé le voile du passé pour nous peindre l'avenir, tel qu'il sera, s'il est fait d'autant de patriotisme et d'au- tant de foi. Comme c'est l'oeuvre des jeunes avant tout que nous avons voulu crayonner dans ces pages, ici encore on nous permettra d 'oublier cette assemblée solennelle, après avoir signalé, outre le dis- cours ému de M. Ferras, président de l'Association de la Jeunesse Franco-Américaine, celui de M. Therrien, le président du cercle Du- hamel d'Ottawa. Celui-ci nous a parlé de l'âme nationale, qu'il reflé- tait dans la pureté de sa figure, dans la noblesse de son geste et dans le tressaillement attendri de sa voix.

Le lendemain, un dîner dans le bosquet des Oblats du Scolas- ticat, à Ottawa, réunissait les congressistes pour la dernière fois. Il y avait fête champêtre ad fovendam caritateni et alacritatem. Cependant, tant il est vrai que le naturel chassé revient au grand galop, on entendit encore des discours, sérieux, convaincus, cor- diaux. On chanta la religion et la patrie, on s'exhorta à les défen- dre toujours.

Jeunes gens de l'A. C. J. C, vous voulez donc être des bravHS du Long Sault, des Dollard des Ormeaux renaissant partout sur la terre que son sang féconda jadis

Faites gaiNÎe, ô s<>ldats, défendez la justice Protégez notre sol, protégez nos autels ; Le jour est à l'honneur, le moment est propice 'Couronnez votre iront de fleurons immortels. La force 'd'un pays, c'est sa forte jeimesse, Mais il lui faut 7nourir lorsque ses jouvenceaiix

LE CONGRÈS DE L'A. C. J. C. 171

D'un coeur sans idéal et noxii'ri de faiblesse Osent lakser soiiiller le lien de leurs berceaux.

Vous qui vers nous venez nous perdre et nous corrompre. Arrière et dès l'instant : nos jeunes sont ardents, Et vos rangs d'infamie ils sauront bien les rompre. Que vous soyez armés des pieds jusques aux dents. iSoldats de Jésiis-Christ, il leur faut la victoire, Sur Satan, ses suppôts et toute sa légion. Nulle page honteuse en notre jeune histoire ; Pur est rotre passé comme sa religion. Si vous mettez la main sur nos droits, prenez garde On ne sait point Tremper dans un sang criminel, Mais des troupes de Dieu, l'on se fait l'avant-garde Quand on veut pour triomphe un triomphe éternel. . .

Rodrigue VILLENEUVE,

Ottawa, le 17 juillet 1910. Oblat de Marie-Immaculée.

A Travers Les Faits et les Oeuvres

La session anglaise. Le budget de 1911. L'augmentation des dépenses. La liste civile. Le suffrage des femmes. Un vote favorable au principe. Le serment du roi, Changement de la formule. Au parlement français. Un grand débat. MM. Piou et Briand. L'ef- fort oratoire du premier ministre. Son appel aux radicaux. Un vote de confiance. En Espagne. La politique anticatbolique de M. Canalejas. Au Canada.

WêÊ k a session anglaise se poursuit sans incidents bien dramati- ^■^'^ ques ; la crise parlementaire semble décidément ajournée à l'automne. On attend le résultat des conférences qui ont lieu entre les chefs de parti, conformément au désir du roi. Ces conférences sont confidentielles, et personne ne peut dire encore ce qui en sortira. Dans l'incertitude l'on est, à ce propos, l'adoption fiinale du budget de la prochaine année fiscale a été retardée, et n'aura lieu qu'en novembre. Au sujet de ce budget, on a beaucoup parlé de l'augmentation des dépenses. Dans la Chambre des Lords, le comte de Dunmore a déclaré que le gouvernement de l'Angle- terre coûte actuellement aux contribuables un million de livres sterling par jour, près de $5,000,000. Il a demandé aux Lords quand «,llait cesser cette augmentation de dépenses, faisant observer sar- castiqueraent que si le présent gouvernement libéral était maintenu, l'administration du pays coûterait bientôt quotidiennement 2,000,000 de livres, presque 10,000,000 de piastres. Parlant l'autre jour à un ■dîner du lord-maire en l'honneur de la Banque d'Angleterre, le

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 173

chancelier de l'Echiquier a expliqué les dépenses croissantes du gouvernement. En 1890, a-t-il dit, elles étaient de 91,000,000 de louis, et en 1910 elles sont de 171,000,000. M. LloydGeorge a ajouté : " Cette augmentation, qui se fait remarquer non seulement en Angleterre mais dans tous les pays sous le soleil, est due à ce que lord Charles Beresford appelait dans Chambre des Commu- nes la " rivalité insensée des armements " entre les différentes nations du monde. Elles dépensent maintenant chaque année 450,000,000 de louis pour des engins de destruction. Tous les pays semblent atteints d'une épidémie de prodigalité qui étend partout ses ravages destructeurs ; et c'est l'Angleterre qui bat la marche ". L'ajournement du budget à la session de novembre est due surtout à l'insistance de M. Redmond et des nationalistes irlandais qui ne veulent pas voter le budget avant de savoir ce qui va adve- nir du veto de la Chambre des Lords. Ces questions brûlantes étant écartées, la Chambre s'est occupée de sujets moins dangereux. Elle a, entre autres choses, voté la liste civile du nouveau roi. Le comité des Communes chargé d'en 6xer le montant, ainsi que celle des sommes allouées à ses enfants, à l'exception du prince de Galles à qui vont les revenus du duché de Cornouailles, en a établi le total à $2,350,000. De plus il est entendu que, si le prince de Galles se marie, une allocation annuelle sera consentie à la princesse, et que si la reine Marie devenait veuve, une pension annuelle de $350,000 comme celle de la reine Alexandra lui serait servie. La liste civile de Georges V ne diffère pas sensiblement de celle d'Edouard VIL Comme on s'y attendait, les socialistes anglais l'ont attaquée. Ils ont soulevé à cette occasion un débat extrêmement désagréable. Mais la masse de la députation a écarté leurs observations malveil- lantes et les propositions du gouvernement ont été adoptées à une majorité écrasante. Sur une des résolutions le vote a été de 197 contre 19. Le chef de l'opposition, M. Balfour, a déclaré que, sans la monarchie, l'empire s'abîmerait dans le chaos.

174 LA REVUE CANADIENNE

La Chambre des Communes s'est aussi occupée de la question du satfrage des femmes. Un projet de loi a été présenté pour leur accorder le droit de vote dans certaines conditions, et ce bill a été adopté en seconde lecture par 299 voix contre 190. Les partis se sont complètement divisés sur ce sujet. MM. Balfour et Winston Churchill se sont déclarés en faveur du principe, mais ont demandé que le pays tout entier se prononçât avant que le Parlement change la constitution. M. Asquith, dans son discours contre le projet, a dit que, si l'on accordait aux femmes le droit de suffrage, on de- vrait leur reconnaître le droit de siéger au Parlement, d'occuper le fauteuil de l'Orateur, et d'entrer dans le Cabinet. M. Balfour a contesté la justesse de cette expression d'opinion. On ne peut sou- tenir, a-t-il dit, qu'il soit raisonnable d'exclure une grande partie de la nation des affaires publiques. Finalement le bill, après avoir subi sa deuxième lecture, a été renvoyé au comité de toute la Chambre, ce qui équivaut à un ajournement indéfini. Cependant un fait considérable est acquis ; le principe du droit de sutirage aux femmes a été sanctionné par une majorité de la Chambre des Communes. Le parti des suffragettes, quoique très mécontent de la mesure dilatoire adoptée, est cependant encouragé par le vote du principe à continuer sa campagne.

En ce moment c'est la question du serment du roi qui est au premier plan dans les préoccupations parlementaires. Comme il l'avait annoncé, le gouvernement a présenté un bill ayant pour objet de changer la formule du serment. Nos lecteurs se rappellent l'ancien texte, si offensant pour les catholiques, que nous avons pu- blié dans notre chronique du mois de juin. Voici celui qui lui est substitué par le projet de loi de M. Asquith : " Solennellement et sincèrement, en présence de Dieu, je professe, témoigne et déclaré être un membre fidèle de l'église protestante réformée, établie par la loi en Angleterre, conformément à l'esprit véritable des décrets qui assurent la succession protestante au trône de mon royaume.

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 175

Je soutiendrai et maintiendrai les dits décrets de tout mon pouvoir, conformément à la loi ".

Cette formule fait disparaître tous les termes qui pouvaient blesser les sujets catholiques de Sa Majesté. M. Balfour, chef de l'opposition, lui a donné son approbation formelle, ain&i que M. Redmond, chef des nationalistes. En première lecture le bill a passé par 383 voix contre 48. Mais on s'attend à une opposition beaucoup plus forte lors de la seconde lecture. Cette opposition ne viendra certainement pas des catholiques, à qui le bill donne satisfaction. Ce sont les non-conformistes, les membres des sectes protestantes en- dehors de l'église anglicane, qui s'opposent au texte du projet. Leur objection porte contre les mots " église protestante réformée établie par la loi en Angleterre ". Ils ne veulent pas entendre par- ler de cette prééminence donnée à l'église anglicane dans la formule nouvelle. Le premier ministre devra livrer une grosse bataille pour faire passer le bill tel que rédigé (').

Au parlement français, le débat sur le programme du cabinet Briand a été d'un vif intérêt à bien des points de vue. On interpel- lait de divers côtés le premier ministre pour lui faire pre'ciser son attitude. Les radicaux- socialistes, à qui les mots modération, jus- tice, liberté, avaient fait dresser les oreilles, lui demandaient s'il entendait condamner la conduite de ses prédécesseurs et pactiser avec les cléricaux. Les catholiques non disposés à se payer de phrases voulaient savoir si M. Briand se proposait de respecter leurs droits en matière scolaire. Les socialistes le sommaient de se

(') Au dernier moment M. Asquith a été forcé de céder et de substituer aux mots discutés par les non-conformistes ceux-ci " Et, je déclare que je suis un fidèle protestant ". Le vote sur le bill ainsi amendé a été de 410 contre 84.

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prononcer sur les revendications de leur groupe. M. Briand a déployé son habileté ordinaire. Il a été ondoyant et souple. Aux sectaires alarmés, il a répondu, dans une parole qui a fait sensa- tion, que la défense laïque lisez l'oppression des catholiques était le critérium d'après lequel devait se faire la majorité sur la- quelle le gouvernement entendait s'appuyer. Aux libéraux, il a répété que le pays avait besoin de paix, que le gouvernement de la république doit être le gouvernement de tout le monde. Et il a réussi à faire^un nombre considérable de dupes. Dieu merci. M, Piou, le chef éminent de l'Action libérale populaire, n'a pas été de ces dernières. Il a prononcé un très beau et très ferme discours. Relevant le mot de M. Briand, il a déclaré que la majorité du mi- nistère était baptisée, et qu'elle s'appellerait désormais la " majorité du critérium". Le premier ministre, dans sa déclaration, avait parlé du maintien des conquêtes laïques.

"Les conquêtes laïques ' s'est écrié M. Piou. Lesquelles ? A quoi s'applique cette appellation guerrière ? Ce n'est pas, j'imagine, aux biens confisqués aux congrégations et au clergé : les uns ont été dispersés par les liquidateurs investis de la confiance de la jus- tice ; quant aux autres, le Journal o^ciel en fait, chaque matin, ce qu'on appelle, par un euphémisme singulier, l'attribution.

" Vous avez voulu parler sans doute de l'autorisation imposée aux congrégations religieuses et du refus global qui a été opposé à leur demande, de l'interdiction d'enseigner aux congrégations auto- risées, de la fermeture de 20,000 écoles, et aussi de la constitution civile imposée au clergé par les lois de séparation et de dévolution. " Ces conquêtes-là, nous les avons combattues pied à pied. Nous n'avons pas cessé de les dénoncer comme des atteintes portées à la justice et au droit commun. "

M. Piou a rappelé que les lois d'exception sont éphémères, qu'il n'y a d'intangibles que les grandes lois de liberté : liberté d'as- sociation, liberté d'enseignement, liberté de conscience. Et il a jeté à M. Briand cette apostrophe :

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" Vous dites que ces conquêtes doivent servir à la pacification du pays. La pacification du pays ne peut pas se faire par des me- sures d'intolérance. (Très bien ! très bien ! à droite.) Elle se fera le jour un gouvernement, s'inspirant nettement des principes de liberté, en étendra le bénéfice à tous les citoyens, le jour la jeune République française, à l'exemple des Etats-Unis et du Bré- sil, consentira à connaître cette Eglise, vieille de quinze siècles, dont l'histoire se confond avec celle de la patrie, à entretenir avec elle des relations indispensables, même sous un régime de sépara- tion, et à respecter sa constitution hiérarchique.

" En attendant ce jour, vous nous trouverez prêts à collaborer à tout ce qui peut servir le bien public et la grandeur de la France. Mais consolider, de nos mains, un patrimoine conquis sur des droits sacrés et inviolables, non. Ni aujourd'hui ! ni demain ! ni jamais ! (Applaudissements à droite.)

" J'entends les optimistes dire : " Ce sont des formules obligatoires ". Non. Ce sont des programmes de gouvernement.

" D'autres ajoutent : " Cela est le bagage du passé. C'est le fait accompli. Après une crise violente, on ne fait pas la paix du premier coup ; c'est déjà quelque chose que de finir la guerre ".

" Le fait accompli ne devient pas respectable, quand il est in- juste, parce qu'il a duré. (Très bien ! très bien ! à droite.) Et il n'est pas exact que la guerre soit finie. La guerre continue. "

Il était bon qu'une voix autorisée fît entendre cette noble pro- testation dans un moment tant de caractères fléchissent.

M. Briand a répondu à M. Piou et à tous les orateurs qui avaient attaqué son programme. Il a fait un grand effort d'élo- quence et déployé tous ses pouvoirs de séduction. Il s'est appliqué surtout à rallier autour de lui les radicaux qui avaient paru hésiter à le soutenir. Mais il n'a pas épargné les invites aux autres grou- pes, en particulier aux progressistes, dont il a su gagner l'adhésion. Il a affirmé qu'il ne proposait pas à la Chambre de désarmer contre

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les ennemis de la République. " Il ne s'agit pas de désarmement, a-t-il dit. Tout-à-l'heure M. Piou disait que de son côté on ne désar- mait pas et qu'on n'avait pas perdu tout espoir de reprise sur l'école laïque. C'est son droit, c'est même, dans la sincérité de leurs convictions, le devoir de ses amis.

" Et vous, est-ce qu'en présence de ces combattants, vous pou- vez supposer que le gouvernement ait l'intention de vous ligoter ? Non. (Applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche.) . Mais c'est ici qu'il convient qu'entre nous l'accord soit complet.

" Vous n'êtes plus, messieurs les républicains, un parti d'oppo- sition, vous êtes le parti de la République, le parti qui a le pouvoir avec ses responsabilités et ses charges. Et cela vous impose dans la bataille une attitude à laquelle ne sont pas tenus les partis d'oppo- sition. (Applaudissements au centre et sur un grand nombre de bancs à gauche. Mouvements divers.)

" Vous êtes tenus à une certaine mesure parce que vous êtes les plus forts, parce qu'entre vos mains sont placés tous les ressorts du pouvoir. Vous ne pouvez demander au gouvernement de mettre cette force administrative au service de vos luttes ; que devien- draient alors ces mots de liberté et de justice ?

" Un gouvernement, investi du pouvoir par votre confiance, dès qu'il prend en main ce pouvoir, ne gouverne plus pour vous, mais pour le pays tout entier. (Applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche.) "

Voilà ce qui a surtout séduit les progressistes, et fait des recrues ministérielles même parmi les membres de l'Action libérale populaire. Voilà de quelle façon M. Briand s'efforce de passer pour un ami de la liberté et de la justice. Mais attendez un peu. Il en- tonne un autre couplet. Il parle d'éducation et d'enseignement. On a décrété l'instruction obligatoire. L'obligation ne doit pas être un leurre. " Il ne suffit pas de mettre un enfant entre quatre murs de- vant un homme ou une femme ; encore faut-il que cet homme ou

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 179

cette femme soit capable d'enseigner. Sinon vous ne pouvez pas dire que le principe de l'obligation soit respecté.

" Eh bien ! s'est écrié M. Briand avec une tranquille audace, dans ces dernières années, vous avez ouvert des écoles libres par- tout, à la hâte, mais vous n'avez pas pu recruter le personnel suffisant.

" M. LE COMTE Albert de Mun. C'est vous qui avez dis- persé tout notre personnel enseignant.

" M. LE PRÉSIDENT DU CoNSEiL. Dans vos écoles, on garde les enfants, on ne leur apprend rien. (Protestations à droite). Or, l'obligation va plus loin. Il faut à l'enfant des maîtres ayant des connaissances suffisantes,

" Quand le Gouvernement, dans une pensée de défense du droit l'enfant, annonce que le contrôle sera établi d'une façon raisonnable et mesurée, il ne fait que son devoir ".

Donc, le gouvernement va pénétrer dans les écoles libres, il va y exercer son contrôle, et, avec la mentalité qui règne dans les sphères officielles, on combrend de quelle manière.

M. Briand a terminé son discours par un appel et une mise en demeure très habiles aux radicaux. " Je ne suis pas un des vôtres, leur a-t-il dit, je ne suis pas sorti de vos rangs ; c'est peut-être à vos yeux une disqualification ; je trouve cela naturel et, si vous le voulez, légitime. Mais il faut le dire, la loyauté l'exige. .. Voici mes derniers mots : tout ou rien. Votre confiance entière et loyale, ou pas de confiance du tout ". La gauche et le centre ont fait une ovation à l'orateur. Cependant, malgré l'incontestable succès rem- porté par M. Briand, le lendemain, devant une nouvelle sommation des radicaux, par l'organe de M. Berteaux, il a remonter à la tribune, accentuer ses déclarations quant à la politique jacobine, affirmer qu'il ne voulait gouverner qu'avec une majorité républi- caine, et solliciter avec instance la confiance radicale. Il a réussi, mais en donnant un coup de barre à gauche, après avoir paru

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donner un coup de barre à^droite. L'ordre du jour suivant a été adopté à [une énorme majorité : " La chambre fidèle à la politique traditionnelle du parti républicain, approuvant les déclarations du gouvernement et confiante en lui pour continuer l'œuvre des trois précédentes législatures, pour pratiquer une politique d'action laïque, pour faire voter rapidement l'impôt sur le revenu, pour poursuivre, avec une majorité composée uniquement de républicains décidés à faire aboutir ces réformes, l'œuvre du progrès démocrati- que et social, et repoussant toute addition passe à l'ordre du jour ". Cet ordre du jour a été divisé en deux partie. La première jus- qu'après les mots " et confiante en lui ", a été votée par 404 voix contre 121 ; la seconde partie a obtenu 375 voix contre 92 ; et l'ensemble a rallié 403 voix contre 110. Ce qui a caractérisé ce vote, c'est que les progressistes, l'ancien parti de M. Méline et de M. Ribot, est rentré dans la majorité ministérielle. Et, fait encore plus stupéfiant, c'est que nombre de députés catholiques, élus sous les auspices de M. Piou et de l'Action libérale populaire, ont appuyé l'ordre du jour de confiance en un gouvernement qui promet de soumettre les écoles libres à l'arbitraire et à l'oppression. C'est un symptôme attristant que cette désertion d'hommes chargés de défen- dre la cause catholique, et qui se rallient aux sectaires.

Dans notre chronique du mois de juin nous disions, à propos des affaires d'Espagne et au lendemain des élections générales en ce pays; "Le ministère espagnol actuel est dangereux. A brève échéance nous allons lui voir faire de l'anti -cléricalisme à l'instar des blocards français. Puissent les dissentions intestines du parti libéral l'empêcher de se maintenir au pouvoir ". Ces pronostics fâcheux ont été promptement justifiés. Depuis un mois, de par M. Canalejas, l'Espagne est lancée dans la guerre au cléricalisme,

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c'est-à-dire au catholicisme. Le ministère présidé par cet instru- ment des loges a adopté une série de mesures attentatoires aux principes catholiques et au droit public de l'Espagne. Aussitôt qus les élections lui eurent donné une majorité favorable à son maintien, il a commencé à exécuter le programme qu'il semble avoir emprunté aux jacobins français. Les organes à sa dévotion ont ouvert le feu en demandant l'application aux congrégations reli- gieuses de la loi sur les associations. L'épiscopat espagnol s'est ému de cette levée de boucliers, indice significatif d'un mot d'ordre occulte. Et il a adressé au premier ministre un document très forte- ment raisonné. Les évêques espagnols y faisaient observer que les lois concernant la fermeture des couvents, accordant l'existence aux uns et la refus(int aux autres, ont été abolies par l'article 13 de la constitution actuelle. Ils rappelaient que les couvents ont été placés sous l'article 17 de la constitution de 1869, lequel, garantis- sant la liberté d'association, donnait une parfaite légalité aux ordres religieux, comme l'ont du reste reconnu les chefs de tous les partis quand cette question fût soulevée ou discutée au Parlement. La religion catholique étant la religion de l'Etat, toutes les associa- tions religieuses approuvées par elle ont déjà pour cette seule rai- son la personnalité juridique. Divers arrêts renouvelés de la Cour de Cassation confirment ce droit sans exception aucune.

" On ne comprend pas pourquoi après tant d'années con- cluait l'exposé on cherche à assujettir les ordres monastiques aux prescriptions d'une loi qui ne se rapporte en aucune façon à eux, loi qui ne procure aucun avantage à l'Etat ; par contre, il existe le danger qu'un gouvernement quelconque veuille un jour appliquer cette loi aux ordres religieux de façon à leur rendre la vie impos- sible. Pour cette raison, l'épiscopat espagnol regarde comme auto- risés les ordres religieux existant en Espagne et l'on ne saurait les astreindre aux prescriptions de la loi sur les associations. "

En réponse à ce mémoire épiscopal, qui s'appuyait sur le droit

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public espagnol, M. Canalejas s'est retranché derrière les négocia- tions diplomatiques commencées sous le ministère précédent et continuées actuellement avec le secrétaire d'Etat papal, Son Emi- nence le cardinal Merry del Val, ajoutant qu'il était tenu à cette réserve et à ce silence par de hautes considérations de respect filial à Sa Sainteté.

On a vu quelques jours plus tard de quelle trempe était ce respect. La Gazette ojfficielte de Madrid a publié un décret royal prescrivant la stricte application d'un décret du 9 avril 1902, arra- ché à la régente Marie-Christine par M. Sagasta, la veille de la ma- jorité d'Alphonse XIII. Ce décret astreignait les congrégations à demander aux. gouverneurs des provinces leur inscription avec la liste complète de leurs membres. Il ne fut jamais exécuté. L'appli- quer aux congrégations ce serait déclarer illégaux les instituts d'hommes et de femmes et rendre leurs membres passibles des peines prévues par le Code, en les frappant d'emprisonnement et en incorporant à l'Etat leurs biens et leurs établissements. L'opinion catholique s'est émue du fait que le jeune roi a signé un tel décret. Comme pour établir qu'on n'en exagérait pas la portée, le ministère a ordonné de fermer sept écoles des Frères de la Doctrine Chré- tienne, dans le diocèse d'Oviedo. Et tout cela pendant que le gou- vernement poursuit ses négociations avec le Vatican. Voilà le res- pect filial de M. Canalejas ! Il prétend négocier avec Rome, et en même temps il préjuge les questions débattues, arbitrairement et en violant l'esprit de la constitution.

En agissant ainsi, le premier ministre exécute un plan de cam- pagne. Les négociations sont un paravent dont il se sert pour mas- quer ses desseins hostiles à l'Eglise. Il veut accomplir en Espagne l'œuvre commencée sournoisement en France par Waldeck-Rous- seau, et brutalement poursuivie par Combes, c'est-à-dire la destruc- tion des ordres religieux. Divers gouverneurs de province ayant demandé au gouvernement ce qu'ils devraient faire à l'égard des

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congrégations qui ne se mettraient pas en règle avec le décret, le cabinet a répondu d'appliquer la loi dans toute sa rigueur, et d'aller même jusqu'à ordonner la dissolution de ces établissements et de fermer leurs maisons.

Tout ceci n'était qu'un prélude, dans la politique anticatholi- que du ministère. Le 11 juin le Journal offi,ciel publiait un autre décret, réformant l'article 11 de la constitution dans les termes sui- vants : " Sont autorisés les enseignes, drapeaux, emblèmes, annon- ces, affiches et autres signes extérieurs qui font connaître les édifi- ces, les cérémonies, les rites, usages ou coutume, distincts de la religion catholique ". Ce décret était une violation de la constitution. En effet l'article premier du Concordat de 1851 entre Pie IX et la reine Isabelle se lisait comme suit : " La religion apostolique ca- tholique romaine continue d'être la seule religion de la nation espa- gnole, à l'exclusion de toute autre ". Et la constitution du 30 juin 1876 précisait cette exclusion, en déclarant, au dernier paragraphe de son article 11 : " Sont prohibées les manifestations et cérémo- nies publiques de toute religion autre que la religion d'Etat ". Un décret royal de 1870 avait déterminé que ces manifestations com- prenaient les drapeaux et bannières, inscriptions, emblèmes, etc., exposés publiquement. M. Canalejas veut interpréter l'article 11 de la constitution comme interdisant simplement les cérémonies pu- bliques, telles que prêches, processions, etc. Cela' ne peut tenir, car l'article prohibe non seulement les cérémonies, mais les manifesta- tions, c'est à-dire tout ce qui manifeste extérieurement une religion non catholique, une religion différente de la religion de l'Etat. Le Saint-Siège a protesté contre cet acte du gouvernement espagnol parce qu'il est en contradiction avec les clauses d'un Concordat qui n'est pas rompu, et pour la révision duquel des pourparlers sont engagés.

Si quelques-uns de nos lecteurs étaient surpris des dispositions de ce Concordat et des interdictions constitutionnelles quant aux

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cultes dissidents, nous les prierions de considérer ce qu'est l'esprit du droit public espagnol, consacré par quatorze siècles d'histoire. En Espagne, plus que dans tout autre pays peut-être, le catholicis- me a été l'âme même de la nation. Les luttes séculaires contre l'is- lamisme et contre l'hérésie ont marqué ce peuple d'une empreinte spéciale. En défendant l'intégrité de la foi, les pouvoirs publics défendaient en même temps l'intégrité nationale. Après avoir vaincu les Maures et reconquis sur eux son territoire, le peuple d'Espagne a combattre le protestantisme qui ne menaçait pas seulement la foi traditionnelle, mais s'attaquait aussi à la puissance et à l'influence espagnoles. Voilà pourquoi le droit public de la mo- narchie hispanique a toujours été d'un exclusivisme absolu pour les cultes hérétiques. L'Espagne est un pays catholique, la religion de l'Etat espagnol- est la religion catholique. Les cultes non catho- liques y sont tolérés sans doute, comme le veut notre âge. Les pro- testants peuvent y pratiquer leur religion. Mais toute manifesta- tion extérieure de cette religion est contraire à la loi. Ce bref aperçu historique doit suffire pour faire comprendre, croyons-nous, comment les décrets nouveaux portent atteinte à la tradition espa-, goole, et pourquoi ils émeuvent si profondément les catholiques de ce pays.

On conçoit que, dans de telles circonstances, l'ouverture des Cortès, qui a eu lieu le 15 juin, devait être attendue avec une spé- ciale anxiété. Le discours du trône a confirmé les craintes inspirées aux esprits religieux par les mesures dont nous venons d'indiquer la portée. Il renfermait cette première phrase diplomatique quant aux relations de l'Espagne avec le Vatican : " La haute sollicitude du pape et les sentiments de considération filiale envers lui font espérer que l'heureuse concorde entre les deux pouvoirs ne s'inter- rompra pas, moyennant un respect mutuel des prérogatives de l'Espagne et du Saint-Siège ". Eau bénite de cour ! ne peut-on s'empêcher de s'écrier. Et, en effet, au bout de quelques lignes, nous

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arrivons au paragraphe suivant : " Le gouvernement, pour satis- faire les aspirations de la nation, assujettira les congrégations aux règles civiles du droit d'association, sans attenter à leur indépen- dance spirituelle. Outre le décret récent, le gouvernement négocie avec Rome la réduction des couvents et présentera une loi empê- chant l'établissement de nouveaux ordres sans autorisation civile. En attendant la réforme de la loi de 1887, le gouvernement a am- plifié aussi l'article 11 dans le sens de la liberté de conscience ".

Le jeune roi Alphonse XIII croit-il vraiment à cette affirma- tion, rédigée par M. Canalejas, que la nation espagnole aspire à asservir les congrégations religieuses, en attendant de les proscrire ?

Le discours du trône disait encore que le gouvernement entend établir l'équilibre budgétaire " moyennant la réforme des impôts qu'il appliquera aux congrégations ". On saisit facilement le sens de cette parole. Enfin, après diverses promesses de lois sociales en faveur des ouvriers, le roi dit que son gouvernement " développera l'enseignement, exclura les dogmatismes des écoles". Voici peut-être ce qu'il y a de plus alarmant dans le programme de M. Canalejas. C'est la guerre scolaire, c'est la proscription de l'enseignement reli- gieux dans l'école, c'est la décatholicisation des jeunes générations espagnoles que cette phrase annonce.

En lisant cette harangue officielle, on se demande avec angoisse si Alphonse XIII s'est cru obligé de la prononcer, par son rôle de monarque constitutionnel, ou si vraiment il partage les vues du ministre qu'il a appelé au pouvoir. M. Canalejas affirme que le souverain est avec lui de cœur. Dans une interview il s'est écrié : " J'ai avec moi le roi. Quand je lui ai soumis le discours du trône, j'ai appelé son attention sur la gravité des déclarations qu'il for- mulerait publiquement. Il m'a approuvé pleinement ". Si cela est exact, ce pauvre Alphonse XIII se prépare un triste avenir, et per- dra bientôt les sympathies des meilleurs éléments de son peuple.

Le premier ministre est évidemment décidé à brûler les étapes

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dans la voie des innovations antireligieuses. Il a fait signer par 1& roi un décret l'autorisant à présenter un projet de loi en vertu du- quel les ministres ne prêteraient plus serment sur les Evangiles.;. ce serment serait remplacé par une simple promesse d'obéir aux lois. Alphonse XIII a-t-il songé qu'en signant ce décret il abdi- quait virtuellement le beau titre de " Majesté catholique " conféré par le Saint-Siège aux rois d'Espagne ?

La politique anticatholique de M. Canalejas a soulevé l'opinion de tous ceux qui sont attachés aux vieilles traditions chrétiennes de l'Espagne. De toutes parts des protestations énergiques se sont élevées. Non seulement l'épiscopat, non seulement les croyants de toutes les classes et de toutes les conditions, mais les femmes elles- mêmes ont énergiquement manifesté leur indignation contre le» actes et les projets du ministre néfaste que les lauriers de Combes et de Briand empêchent de dormir. Ces quelques lignes d'un jour- nal, El Correo espanol, donnent la note du sentiment catholique i " Les loges maçonniques sont en fête ; le protestantisme donne un grand gala, la révolution est satisfaite chez nous, seuls les catholi- ques sont en deuil. M. Canalejas a, par la bouche de son souverain,, jeté le gant aux catholiques espagnols ; nous le relevons en notre qualité de catholiques, traditioanalistes et patriotes. Le discours du trône n'est qu'un coup de clairon appelant au combat toutes les forces révolutionnaires ".

Dans les débats qui se sont élevés sur le discours du trône, au Sénat des Cortès, l'archevêque-évêque d'Àlcala-Madrid, Mgr Salva- dor y Barrera, s'est fait le porte-parole de l'épiscopat et des catho- liques. Il a critiqué sévèrement la modification de l'article 11 et la suppression du serment religieux. 11 a passé ensuite à la question de l'école que l'on veut déchristianiser, et il a conjuré le gouverne- ment de ne pas provoquer une lutte qui entraînerait l'Espagne dans les plus grands malheurs. M. Canalejas a répondu sur un toD qui indique sa détermination de déchaîner dans son pays la guerre

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religieuse. En terminant son discours il s'est écrié : " Il y a des moments dans la vie il faut faire un pas décisif : ce moment est venu pour l'Espagne ; il faut donc le faire. Il y a des gens qui es- pèrent ma chute du pouvoir et l'avènement des conservateurs. Qu'importe ? Tôt ou tard, l'Espagne doit faire ce pas définitif. Il faut être catholique et fervent, mais aussi homme moderne, sans parti pris, ni préjugés, ni intransigeances ".

Dans toute cette crise, nous avons vainement cherché à nous rendre compte de l'attitude exacte de M. Maura, le chef éminent du parti conservateur. Les correspondances publiées par divers jour- naux ne nous ont pas satisfait sur ca point. Il semblerait que la situation politique de M. Maura l'embarrasse et lui impose une ré- serve qui, de loin, semble étrange. Quoiqu'il en soit, les sectes révolutionnaires continuent à l'honorer de leur haine implacable. Un énergumène vient de tirer sur lui des coups de revolver, lui in- fligeant une grave blessure à une jambe.

En présence des événements qui se déroulent en Espagne, le Saint-Siège ne se départ pas. de sa dignité et de sa prudence dou- blée de fermeté. Il proteste contre la politique jacobine inaugurée à Madrid par M. Canalejas ; mais en même temps il étudie avec calme quel modus vivendi pourrait être établi, spécialement en ce qui concerne les congrégations. Une dépêche de Rome annonçait récemment que le Saint-Siège avait déjà adopté une série de règles relatives aux ordres religieux espagnols, prescrivant certaines limi- tations et certaines formalités, et démontrant l'esprit de conciliation qui anime le Vatican. Mais M. Canalejas essaie de dissimuler tout cela, pour donner le change et représenter le pape comme un vieil- lard intransigeant. Lorsque les pièces officielles seront publiées on verra de quel côté sont la loyauté et la largeur d'esprit.

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Au Canada, dans l'ordre politique, le fait du mois a été l'élec- tion d'une nouvelle Législature au Manitoba. Le scrutin a eu lieu le 11 juillet, et a eu pour résultat le maintien au pouvoir du gou- vernement dont M. Roblin est le chef, par une majorité de douze à quatorze voix. Les conservateurs et les libéraux ont à peu près conservé leurs positions antérieures au scrutin.

Thomas CHAPAIS.

Saint-Denis, 26 juillet 191 o.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

FEUILLES VOLANTES ET PAGES D'HISTOIRE, par M. Ernest Gagnon, de la Société Eoyale du Canada, à Québec, chez Laflamme et ProuLv 1910.

Nous n'avons pas à présenter aux lecteurs de la Revue Canddienne l'érudit et attachant écrivain qu'est M. Ernest Gagnon. Il est depuis longtemps l'un de nos plus dévoués et de nos plus sympathiques collabo- rateurs. Et même, ces Pages (Vhistoire, dont il est question dans nouveau volume qu'il livre 'au jjublic, c'est dans notre revue qu'elles ont d'abord vu le jour. Nous avons presque du chagrin que l'aimable auteui"- n'ait pas jugé à propos de le dire à ses lecteurs. C'était pour nous si grand honneur. Nos amis connaissent donc la haute valeur des récits d'histoire de M. Gagnon. Ils en savent aussi l'attrait, je veux dire cette clarté et cette aisance de style qui font qu'en lisant M. Gagnon on croirait toujours l'entendre causer. Mais si c'est déjà cela dans les Pages d'Jiis- toire, ce l'est bien plus encore dans les Feuilles volantes. Quel charme d'abandon, de grâce et de distinction ! Qu'il nous parle de ce prince russe un vrai prince charmant à qui il fit naguère les honneurs du pays, ou du château de notre lieutenant-gouverneur. Spencer Wood, et de sa si riche histoire, ou encore des voleurs de pois de 1638 et de la vieille chaii- son Bonhomme, Bonhomme... c'est toujours de la même façon alerte et gaie que M. Ernest Gagnon cause. Et il sait causer, comme on ne le sait plus guère ! Ce qu'on devait s'amuser honnêtement de son temps. Hélas, il n'est plus jeune, M. Ernest Gagnon, et il le dit. . . "Si ces pages fugitives les dernières peut-être que j'offrirai au public. . . " J'espère bien plutôt que la Revue Canadienne, cher Monsieur Gagnon, sera encore à l'honneur; mais, à supposer que ces feuilles et ces pages seraient les dernières tombées de votre plume, elles vous vaudront' de vivre toujours dans l'esprit et dans le coeur de ceux qui aiment la patrie canadienne. Car, comme M. de Gaspé, l'abbé Casgrain et Pamphile Lemay, vous reste- rez de ceux qui ont su le mieux en parler, de notre patrie, sans éclat, avec un charme pénétrant. E.-J. A.

190 LA REVUE CANADIENNE

SOBKE KICHE, par M. le juge Lemieux, à Québec, Imprimerie de VAction Sociale, 1910.

Il y a toujours eu sans doute, depuis l'établissement du christianisme, chez les fidèles comme chez les évêques et les prêtres, des apôtres de l'idée qui se font volontiers le^s chevaliers des grandes causes. Et pour- tant, dans notre catholique province de Québec, le fait de voir des laïques aller prêchant la cause de la tempérance de ville en ville et de village en village, n'est pas sans nous surprendre un peu. Nous n'étions pas habitués à cela. Qui dira pourtant que ces " apôtres laïques " ne font pas une magnifique et très utile campagne? M. le juge Lemieux est de ceux-là. Avec M. le juge Langelier et M. Thomas Chapais dans la région de Québec et de même M. le juge Laf ont aine et M. le Dr Dubé dans celle de Montréal on les a vus naguère aller porter un peu partout la bonne nouvelle: il convient d'être sohre si l'on veut être rk-he, riche des biens de cette vie et des promesses de l'autre. La plaquette de 70 pages que M. le juge Lemieux vient d'éditer à Québec n'est en somme qu'un aperçu, mais combien, attachant, des solides et fructueuses idées qu'il a jetées aux foules patriotes, dans une multitude de conférences, à travers la province. Il voyageait d'ordinaire, pour ce faire, en compagnie de Mgr Iloy, de Québec, de l'honorable Thomas Chapais et du juge François Langelier. Tous parlaient dans les salles publiques, en plein air, dans les collèges et jusque dans les églises. Et oui, eux laïques, les curés leur ouvraient les portes du sanctuaire, même quand Mgr Roy n'était i)as là. Et pourquoi? C'est que la cause qu'ils défendaient, ces paladins modernes, est sacrée tout autant qu'elle est patriotique. Avec nos évêques, ces mes- sieurs comprennent que l'intempérance est chez nous un vrai danger national, pour ne pas dire un fléau. Ils le comprennent et, conscients de l'influence et du prestige que leur donne une position sociale élevée, ils veulent le dire et ils le disent. On n'a qu'à lire la brochure que M. le juge Lemieux intitule de deux mots significatifs Sohre et Riche, pour être assuré qu'il dit bien ce qu'il veut dire. C'est écrit dans une langue accessible à tous, facile, coulante, les anecdotes et les traits abondent. C'est la bonne manière pour être lu et goûté par les masses. Du reste, c'est bien la manière de l'éloquent juge. Pour qui l'a entendu, sur le hanc et dans les assemblées patriotiques, pour qui l'a écoirté dans les entretiens familiers si vivants qu'il donne à ses amis, à le lire on croirait le voir encore à d'oeuvre. Sohre et Riche mérite d'être lu par tous, par les sobres et par les riches d'abord, pour qu'ils s'affermissent dans la tempéranee ; et aussi, et surtout. . par les autres. E.-J. A.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 191

FLEURS SAUVAGES, joli petit volume de poésies, imr Atala (Melle Va- lois), chez Beauchem'in, à Montréal, 1910. Il est toujours délicat d'apprécier des vers. Pour les profanes, c'est nn peu comme de la musique? Ils nous Bercent et nous enchantent, pourvu qu'ils s'harmonisent bien et du rythme et de la rime, sans qu'on sache toujours pourquoi. Il ne faudrait pas chercher dans le coquet recueil que nous donne Atala, un plan suivi et savant. Non pas ! C'est un oiseau qui chante au hasard des circonstances et au caprice du senti- ment. Elle le dit quelque part :

Je ne suis qu'une oiselle à l'envoi téméraire. . .

Mais non, j>ar exemple, il n'y a aucune témérité. Car les circons- tances ou le caprice qui la guident n'ont jamais rien que de noble, de doux et pur. Elle connaît admirablement

Cette soif de divin qvii dévore nos coeurs...

Et, dans la peine comme dans la joie, pour l'amour comme ]X)ur l'amitié, sa lyre ne vibre jamais qu'avec noblesse et dignité. C'est ce dont il nous convient de la féliciter hautement. Son petit volume sera bien à sa place, sur la table d'hon- neur, partout l'on aime les belles et . douces choses qui restent dignes et pures. Je ne sais pas si les vers sont parfaits toujours, si l'envolée constamment se soutient. Je ne l'ai pas cherché. J'ai vu que la pensée toujours était haute, même quand elle s'occupe des faiblesses humaines, et cela m'a suffit. Combien de poètes, x)lus' grands qu'Atala sans doute, trouveraient profit à méditer ce tercet du sonnet " à quelqu'un " :

De l'aigle, vous avez l'étonnante envergure, Mais son oeil qui saisit dans sa i*apide allure Ce qui rend les oiseaux fiers et forts, l'avez-vous?

Eh! cetA " oeil " qui n'est pas le mauvais oeil, bien sûr je crois qu' Atala le possède et qu'elle s'en sert. E.-J. A.

# * #

ORPHEUS ET L'EVANGILE, Conférences données à Versailles, par Mgr Pierre Batiffol. 1 vol. in-12 de xi-284 pages. Prix : 3 f r. Librairie Victor Lecoffre, rue Bonaparte, 90, Paris. Mgr Batiffol publie dans ce volume une série de leçons données par lui cet hiver à Versailles, sur la croyance due à l'Evangile. Le choix de ce sujet permettait à l'éniinent historien de récrire, en le réfutant, le chapi- tre qui dans VOrpheus de M. Salomon Reinach est consacré à l'histoire

192 LA REVUE CANADIENNE

êvangélique. Sans être un livre <le ix^lémique directe, l'oeuvre de Mgr Batiffoil est un exposé de faits, " magistrailement conduit ", a-t-on dit déjà, avec en notes l'indication des erreurs d'information et de jugement commises par M. Eeinacli. Le volume OrpJbcus et VEvanglle est précédé d'une très belle ilettre de Mgr Gibier, évêque de Versailles, sous les auspi- ces de qui ces conférences furent données à un auditoire d'environ trois cents messieurs de sa ville épiscopale.

LES MEEVEILLES DE LOUEDES, par l'abbé J. Bricout. In-12 écu de 128 pages, 0.60, franco 0.70. P. Lethielleux, éditeur, 10, rue (Cassette, Paris (6e). Dans le premier chapitre Deux vamps en présence ^l'auteur montre que beaucoup de savants ou de littéi'ateur.s, quand il s'agit de Lourdes, font preuve de légèreté ou de lâcheté, et que l'attitude des croyants est bien phis raisonnable. Dans le deuxième chapitre Les visions de Ber- nadette — il établit que la voyante n'a pas été suggestionnée par l'abbé Peyramaie et qu'elle n'a pas été hallucinée, mais que la Vierge lui a réel- lement apparu. Dans le troisième chapitre Les guérisons miraculeu- ses — après avoir brièvement exposé les faits, il insiste sur les diverses explications naturelles que l'on .propose, particulièrement sur la sugges- tion, et en prouve l'insuffisance. Un Index alphabétique et une Table analytique des matières terminent le volume.

LA SAINTE COMMUNION, par M. le chanoine de Gibergues, supérieur des missionnaires Diocésains de Paris. 1 vol. in-12, broché. Prix : 1.50 Librairie générale catholique, ancienne maison Poussielgue, rue Cassette, 15, Paris. Après quelques vues très élevées et très pieuses sur la communiom en général, l'auteur nous donne une analyse profonde et suggestive des mer- veilleux effets de la communion sacramentelle. Suivent, les conseils les plus pratiques sur la préparation, l'action de grâces et la journée de la communion. Enfin, les récents décrets du Saint-Père sont expliqués avec la plus parfaite clarté, et toutes les objections contre la communion quo- tidienne des grandes personnes et des enfants sont réfutées de main de maître. Un magnifique chapitre sur la communion spirituelle termine ce bel ouvrage.

Noces de diamant à Joliette

Fondation et développement. Jubilé de diamant. Appel. Arrivée. Tentes et salle du banquet. Réception officielle. Campagne. Cérémonies religieuses. Discours au banquet. Souscriptions. Concert-causerie. Distribution des prix. Conclusion pratique.

I^E Séminaire de Joliette, à l'occasion de son jubilé de dia- ^Ifi^ mant, vient d'ajouter une série de feuillets mémorables à '^^Sl^ ses annales déjà célèbres. Ces pages brilleront d'un vif éclat et elles projetteront sur ses soixante-quatre ans d'existence (1846-1910) des clartés bienfaisantes et révélatrices.

Ces clartés, il est bon de les répandre au dehors, voilà pour- quoi sans doute la Revue Canadienne, missionnaire de l'idée natio- nale et religieuse au Canada, a bien voulu solliciter, pour la publi- cité, un article sur les fêtes de Joliette.

L'honorable Barthélémy Joliette (1789-1850), en bon chrétien et en patriote ardent et éclairé, alluma jadis à Joliette deux foyers lumineux, la religion s'alimente, et se renouvelle sans cesse la vie patriotique et scientifique. Fondateur en 1823 du village de l'Industrie qui devint bientôt Joliette, il éleva d'abord, en 1843, l'éorlise paroissiale mise par Mgr Ignace Bourget, évêque de Mont- réal, sous le vocable de saint Charles-Borromée, patron de Mme B. Joliette, née Marie- Charlotte Tarieu de Lanaudière.

194 LA REVUE CANADIENNE

Mais le plan de M. Joliette n'était ainsi qu'à moitié réalisé ; la religion avait son sanctuaire, et non pas la science ? Il fit donc bâtir, en 1845, un collège en pierre, de 80 par 40 pieds, à deux éta- ges, et aussitôt,il demanda à l'évêque de Montréal,son ami, d'en con- fier la direction à une communauté religieuse pour assurer la dura- bilité de son œuvre.

La bénédiction du nouvel édifice eut lieu en 1846. Mgr Prince, évêque de Martyropolis, coadjuteur de Montréal, qui prési- dait la cérémonie, finit son discours par ces paroles vraiment pro- phétiques : " En quittant ce collège, j'emporte dans mon cœur la douce pensée qu'il ne cessera pas de prospérer et qu'il deviendra plus tard une des plus florissantes maisons de cette province ".

En attendant la communauté religieuse qu'il devait aller chercher en France, Mgr Bourget plaça dans le collège naissant trois séminaristes à la tête desquels se trouvait M. l'abbé Zéphirin Res- ther, diacre, qui fut ordonné à l'Industrie, le 19 décembre 1846, par Mgr Rémi Gaulin, évêque de Kingston et curé de l'Assomption. Ce jeune prêtre, devenu plus tard le Père Resther, des Jésuites, est resté célèbre par ses prédications sur la colonisation. Les deux au- tres, sous-diacres à ce moment-là, sont aussi bien connus : M. Nor- bert Barrette, ancien préfet des études, puis supérieur du collège de l'Assomption, chanté sur tous les tons par le Père Laçasse, des Oblats, et M. Joseph Dequoy décédé à la cure de Contrecœur, excellent caractère, mais " prompt comme la poudre ". Avec eux se trouvait un M. Smith, américain proteatant, qui fut baptisé à la fin de mars et prit la soutane dans les premiers jours de mai.

" M. Joliette eut la gloire écrivait le regretté Père Beaudry, des Viateurs de fonder une maison d'éducation sur un système jusque-là inconnu au Canada, c'est-à-dire un cours classique et commercial combiné. "

Quarante-quatre écoliers vinrent, dès la première année, se mettre sous la direction de l'abbé Resther et de ses collègues.

NOCES DE DIAMANT À JOLIETTE 195'

Entre temps, l'apostolique évêque de Montréal parcourait la France pour y trouver des communautés enseignantes dont le besoin se faisait vivement sentir à cette époque. L'année sui- vante, au mois de mai, Sa Grandeur arrivait d'Europe avec des religieux et religieuses de Sainte-Croix et trois Clercs de Saint- Viateur : les Frères Champagneur, Bayard et Chrétien. L'évêque de Montréal était allé à Vourles, près de Lyon, chez les Clercs de Saint-Viateur fondés par l'abbé Querbes, curé de cette paroisse. Dans une conférence aux religieux sur le Canada et ses missions, il s'écria : " Qui d'entre vous veut venir au Canada ? " Et tous de se lever moins un. L'évêque s'approche de cet humble religieux, lui parle et finalement lui dit : " C'est vous qui viendrez et vous serez le supérieur ". " Dieu le veut, je partirai ", répondit le Frère Oharapagneur. C'était, en effet, le futur provincial du Canada.

Les trois religieux arrivés en Canada se rendirent aussitôt à l'Industrie ; et dès l'automne de 1847, ils prirent la direction du collège qui est encore confié à leur sollicitude.

La comparaison avec le grain de sénevé, tant de fois utilisée depuis Jésus-Christ, est seule capable de faire comprendre ce qu'ont été les humbles commencements, puis les succès jamais ralentis du Collège Joliette. Une fois de plus le monde a vu que, dans le champ du divin Agriculteur, toutes les moissons commencent par des grains de sénevé, dont la nature est de languir avant de se déve- lopper, de fleurir ensuite et de porter des fruits.

Maintenant le collège devenu séminaire compte plus de qua- rante professeurs et près de quatre cents élèves ; le personnel pri- mitif s'est donc tout simplement multiplié par dix. Si on ajoute que l'établissement, dans son ensemble, a 500 pieds de longueur par 60 de largeur et cinq étages, on constate que la maison de M. Jo- liette s'est aussi décuplée. ""

Aux deux fondateurs déjà nommés, il convient d'en joindre un troisième qu'on peut appeler vraiment le " Père " du Collège Jo-

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liette. Je veux parler du Père Cyrille Beaudry, des Clercs de Saint- Vîateur. M. Joliette, Mgr Bourget et le Père Beaudry, voilà bien les trois hommes à qui le collège doit sa naissance, son développe- ment et son plein épanouissement.

C'est donc avec raison et infiniment d'à-propos que M. l'avocat Guibault, maire de Joliette, a pu dire, dans son adresse de bien- venue, aux fêtes du jubilé : " L'œuvre créée par Barthélémy Jo- liette, bénie par le saint évêque Bourget, poursuivie avec un zèle et un dévouement admirables par l'Institut des Clercs de Saint- Via- teur, se manifeste en ce jour dans tout son épanouissement et toute sa splendeur ". Joliette et son collège ont eu la même fortune, comme la même origine ; ils ont grandi ensemble. L'Industrie eut un col- lège plus modeste ; Joliette eut une institution plus spacieuse, mais il était réservé à la ville épiscopale de posséder un séminaire qui, vraiment, lui fait grand honneur ainsi qu'à son premier évêque, aux Clercs de Saint-Viateur et à tous les membres de la famille joliettaine.

II

Ces progrès, ces changements et ces bénédictions appelaient une grande fête. On le devait aux fondateurs, à la ville de Joliette, à son évêque, à l'Institut des Clercs de Saint-Viateur, à son véné- rable et vaillant supérieur-général, à toute cette armée de prêtres, d'hommes de profession, de commerçants, de cultivateurs, d'indus- triels et d'humbles ouvriers qui sont sortis de l'Aima Mater mieux armés pour la vie. Aussi nos directeurs, jamais pris en défaut pour le tact, la bienveillance et la tendresse, avaient-ils résolu depuis longtemps de convier la nombreuse famille joliettaine (près de 4,000 membres dont 420 prêtres) au jubilé de diamant du Sémi- naire.

A une fête aussi importante, il fallait une organisation puis- sante et forte, active et dévouée ; on la forma de onze prêtres et de

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<luatorze laïques qui, repartis en treize sous-comités, " ont mené leur œuvre à une perfection digne de tout éloge " (Le Père supérieur). Mais, on le comprend, la plus lourde tâche s'accomplit au Séminaire tout le personnel fut longtemps sur pied, pour donner à ces fêtes l'éclat dont elles ont brillé. Ce travail gigantesque reposait sur trois têtes, celle du Père supérieur, celle du Père préfet et celle du Père procureur, et il serait difficile de savoir lequel des trois l'emporta en activité et en besogne? Ce qui est certain, c'est que les trois ne se sont guère épargnés, eux et les leurs, pour que tout fût à point.

III

Quand tout fut prêt, on nous appela par ces mots bibliques : Omnia parata sunt venite ad nuptias. Le Père supérieur, en capitaine habile, fit intervenir le défunt Père Beaudry, qui fut si aimé de tous. Il prit comme le son de sa voix et se servit de ses propres paroles : " Venez revoir et votre splendide sanctuaire du Sacré-Cœur, confident de vos saintes aspirations, et vos salles d'études et de jeux, témoins de vos efforts intellectuels ou de vos bruyantes récréations, et votre cour spacieuse, ombragée, ver- doyante, qui semble avoir gardé quelque chose de vos joyeux entre- tiens et de vos douces confidences. Venez revivre les heures déli- <;ieuses d'un passé plein d'enthousiasme, et reprendre les conversa- tions suspendues à votre sortie du collège " . . . .

" Venez, continuait le Père Koberge, venez jouir des nouvelles améliorations, au moins en ces quelques jours d'agapes fraternelles. Maintenant que tout est prêt, venez aux noces. Venez aux noces du souvenir les soixante-quatre générations joliettaines vont se mêler, s'unir, afin de revivre, au moins pendant quelques heures, les joies du jeune âge. "

Les deux puissantes compagnies du Pacifique et du Grand- Nord, à l'occasion des noces du Séminaire, oftnrent d'organiser

198 LA REVUE CANADIENNE

chacune un convpi spécial de Montréal à Joliette ; de plu» elles en firent des trains de gala, ornant les locomotives et lès wagons de drapeaux, de tentures et de banderôlles aux cou- leurs réjouissantes et qui disaient, dans leur langage, à tous les braves cultivateurs sur les terres desquels nous passions, que le» membres d'une même famille s'en allaient, le cœur joyeux, à l'appel de leur mère, à la grande fête du souvenir. Le Père Morin et se» assistants s'étaient portés à la rencontre des anciens jusqu'à Mont- réal. Durant le trajet, ils remirent à chacun un insigne de fête,^ les armes de la maison et un billet de logement pour le temp» des noces. De cette façon, à l'arrivée au Séminaire chacun eut " bon souper, bon gîte et le reste ".

JNN. SS. Bruchési, Racicot, Latulippe et Dom Antoine, abbé mitre des Cisterciens d'Oka, arrivèrent par le Pacifique, tandis que le Grand-Nord amenait de Québec le lieutenant-gouverneur de la province, Sir A.-P. Pelletier, et son aide-de-camp. Le joyeux caril- lon de la cathédrale salua l'arrivée de ces dignitaire de l'Église et de l'État qui furent reçus à l'évêché par Mgr l'évêque et les mem- bres de son chapitre.

IV

La fanfare du Séminaire, les élèves actuels escortés d'une troupe de soldats et d'une escouade d'anciens et de citadins se pres- saient à la gare du Pacifique puis à celle du Grand-Nord, pour sou- haiter la bienvenue aux nombreux arrivants. Après les saluts don- nés, les accolades d'usage et les joyeuses poignées de mains, les rangs se forment et l'on s'engouffre dans le pont jeté sur la rivière de l'Assomption, décoré pour la circonstance de banderôlles avec ces mots : Soyez les bienvenus ! On passe bientôt devant la statue de M. Joliette.

L'on sait que le fondateur de la prospère et jolie ville a sa statue à deux pas de son manoir, transformé en couvent de la Coji-

NOCES DE DIAMANT À JULIETTE 199

grëgation Notre-Dame, A sa mort, en 1850, un de ses nombreux protégés, M. N. Barrette, avait écrit : Il faut un monument. ...

Qu'on y grave ces mots : " Par son noble courage Il a fondé, fait croître et fleurir ce village ".

Puis en 1874, M. l'abbé Joseph Bonin, par sa Biographie de Vhon. B. Juliette, élevait à l'illustre défunt un monument plus durable que l'airain aère perennius. Enfin le monument tant désiré surgit, à côté de l'antique manoir seigneurial, dans un joli jardin public. Il fut dévoilé le 30 septembre 1902, dans une fête mémorable. Sur le piédestal de la statue on lit la date de la mort du grand citoyen : 21 juin 1850. Par une coïncidence assez curieuse, le même jour, cette année, à Joliette, on ouvrait le jubilé de diamant du Collège et l'on commémorait le soixantième anniversaire de la mort de son fondateur.

Les autorités municipales espéraient qu'à l'occasion des fêtes jubilaires du séminaire de Joliette, " les citoyens de cette ville se feraient un devoir de décorer et d'illuminer leurs demeures et places d'affaires, de nettoyer et de ratisser les rues ". Elles ne furent pas déçues, car Joliette avait mis sa plus belle parure et ses plus attrayants atours. C'était partout comme dans la rue Saint- Joseph, à Québec, aux fêtes du troisième centenaire et de Mgr de Laval, en 1908. Pour ajouter encore à la solennité des fêtes, Son Honneur le maire de Joliette, par proclamation du 16 juin, décla- rait le '22 juin 1910 jour de fête civique.

Ce fut un délire d'enthousiasme quand apparut le Séminaire, avec sa façade imposante que la plupart des anciens n'avaient pas encore vue. On arrivait aux noces du souvenir, les uns courbés déjà sous le poids de la vie, mais l'âme joyeuse comme aux jours d'antan ; les autres ayant à peine eu le temps d'enlever la ceinture verte mais dignes, graves, sévères et déjà " anciens ". Tout , fut

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bientôt envahi : corridorsj coins, salles et parterres ; c'était chez tous la même curiosité avide et affectueuse d'enfants qui, après une longue absence, parcourent les diverses pièces de la demeure pater- nelle. Mais l'absence " qui est le plus grand des maux " cesse et l'on peut dire de cette famille d'écoliers ce que La Fontaine a dit des deux pigeons :

Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Comme signe de ralliement, le vieux Collège donne à chacun de ses enfants un programme des fêtes, et l'insigne de soie blanche sur lequel sont imprimées les armes nouvelles du Séminaire, ainsi que le Blason en métal émaillé, portant la devise adoptée Lahore et caritate. Heureux souvenir que plus tard peut-être on retrouvera dans ses cartons toujours imprégnés d'un doux parfum ! Le Sémi- naire vient donc d'adopter un blason et c'est bien fait. Jusqu'ici on s'était contenté des armes de la communauté des Clercs de Saint- Viateur, avec le Sinite parvulos venire ad me ; mais à l'occasion des noces de diamant la maison se choisit un blason, des armes et une devise. Ce sera la devise des élèves actuels et celle aussi des» anciens. Elle poussera les uns et les autres à s'illustrer, au collège et dans le monde, par " le travail et la charité " Lahore et caritate.

Le Père Roberge dans son discours au banquet nous faisait toucher du doigt l'utilité et admirer la signification de cet écu du Séminaire, écartelé en sautoir, avec le Sacré-Cœur en chef, une ruche d'abeilles à dextre, l'évangile ouvert à sénestre et, en pointe, le monogramme des Clercs de Saint- Viateur. " A cette nouvelle étape de notre existence disait-il nous sommes résolus à toutes les initiatives, à tous les labeurs pour nous rendre à vos désirs, messeigneurs et messieurs les anciens élèves ; et, répondant à l'idée de notre blason, à faire du Séminaire de Joliette une ruche

NOCES DE DIAMANT À JOLIETTE . 201

ardente et intimement unie dans la charité du Sacré-Cœur, una ruche d'où s'envoleront, pour les luttes de demain et la gloire de l'Eglise et de la patrie, de nombreux essaims puissamment préparés et bien décidés à faire, avant tout, régner le Christ-Roi dans les âmes et sur la société. "

Deux tentes immenses s'élevaient gracieusement au fond de la cour, à la lisière du bois de M. Lajoie ; c'était une salle de banquet et une salle de séance, deux choses qui ne manquent jamais à ces sortes de fêtes, le corps et l'âme ont également besoin de nourri- ture. La salle du banquet, avec un diamètre de 175 par 125 pieds, pouvait facilement contenir 2,000 personnes à table. C'était une tente flambante neuve, toute fraîche de blancheur, commandée pour les fêtes du Congrès Eucharistique, mais étrennée par Joliette. Soixante et quinze tables avaient pu être dressées dans la vaste enceinte, à part l'immense table d'honneur mise dans le pourtour de la tente et à laquelle devaient s'asseoir les invités spéciaux et es membres du Comité général. "

Il devait donc y avoir un banquet. Ainsi le veut, pour toute fête complète, une coutume très respectable et très ancienne. Il est difficile en effet de se figurer une réunion de famille sans un repas principal pris en commun. Et je crois bien que la mode n'en est pas près de s'éteindre. Le Séminaire de Joliette se donna bien garde de manquer à cet usage antique et solennel et de priver ses fils de l'exer- cice le plus joyeux d'une fête de famille. C'est, en effet, une pierre à deux coups, car en même temps qu'on flatte le palais et qu'on res- taure l'estomac, on ranime dans les cœurs la flamme qui paraissait éteinte, elle jaillit des chocs de l'amitié que l'occasion fait renaître et se trahit au loin par des rires, des vivats et des acclamations. Le ser- vice était assuré par toute une cohorte d'élèves improvisés garçons

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de table, sous la direction de soixante et quinze professeurs ou reli- gieuXjSOumis eux-mêmes à l'ordre d'un généralissime, M. l'abbé Avilu Roeh, professeur de philosophie au Séminaire. Un échevin de Montréal disait : " Dans ma longue carrière municipale et civile, je n'ai jamais vu pareil succès, comme préparation, variété des ali- ments et service des tables ". " Ce fut écrivait l'Etoile du Nord l'un des plus beaux banquets, au point de vue du nombre et de la condition sociale des convives, qui aient été donnés dans la province de Québec. "

" De l'aveu général, en effet, le banquet a été de tout point splendide, non seulement par son appareil extérieur, si irréprocha- ble jusque dans ses détails les plus infimes, mais surtout par la franche cordialité qui réunissait tous les convives dans un même sentiment de fraternité. C'est proprement le succès d'un festin. Sans cette unanimité de vues et de pensées, les décorations les plus magnifiques n'offrent que le vain étalage d'une joie factice et d'une gaieté de commande. Oui, il y avait de la vie dans ces agapes de famille : les lazzis et les joyeux propos, ces aimables auxiliaires de la bonne digestion, éclataient de toutes parts avec une verve et une pétulance sans rivales, les francs éclats de rire dominaient le bruit des assiettes et poétisaient même le sourd cliquetis des armes paci- fiques mp,niées avec bravoure par des centaines de convives (1,500)". Ainsi parlait le Père Peemans du banquet de 1878 ; ainsi pourrions- nous répéter, nous aussi, du banquet de 1910. Force nous sera de revenir, sinon au banquet, du moins aux discours qu'on y prononça.

VI

C'est dans la tente attenant à celle du banquet qu'eut lieu, après le souper auquel chacun venait de faire honneur, l'assemblée de la famille joliettaine pour la réception officielle et les compli- ments d'usage. Deux adresses et un discours seulement firent les

NOCES DE DIAMANT À JOLIETTE 203

frais de cette séance. Le Père Roberge, supérieur, et M. le maire Guibault souhaitèrent aux anciens élèves la bienvenue au Sémi- naire et dans la ville de Joliette, puis Son Honneur le Juge Mer- cier, de Beauharnois, répondit au nom des anciens à ces deux adresses.

Comme le faisait remarquer quelqu'un : " Rien de petit, de faible, ni de mesquin n'a été remarqué dans les préparatifs de ces fêtes ; mais tout fut grand et tous ceux qui ont pris la parole à ces noces, ont fait honneur aux organisateurs et aux invités".

Le Père supérieur souhaite d'abord la bienvenue à ses hôte?. Avec une grande élévation de pensée et de forme, il adresse des paroles pleines de gratitude émue à Mgr ArchambeauU, à Mgr Bruchési, aux autres évêques, au lieutenant-gouverneur, au Père Robert, vicaire-général de l'Institut des Clercs de Saint- Viateur, enfin à tous ceux qui honorent aujourd'hui Joliette de leur pré- sence. Aux anciens élèves, il parle le langage vibrant de l'amitié. " A la vue de ces murs qui ont protégé votre enfance dit-il redevenez jeunes. UAlma Mater vous tend amoureusement les bras, elle presse chacun de vous sur son sein avec une émotion bien vive et offre à tous le chaud baiser de l'affection maternelle. "

M. le maire Guibault est aussi à la hauteur de sa tâche et son adresse est remarquable de concision, de chaltur et de vie. " Aux anciens professeurs et élèves dit- il j'offre de nouveau le droit de cité dans cette ville, nous les saluons comme des frères. Tout ancien élève de ce collège n'a-t-il pas deux patries : la sienne et puis Joliette ? Dressez vos tentes sur ce sol. Le repos est doux après le travail et la lutte, et la victoire demande des hymnes d'al- légresse. "

Le juge Mercier prend la parole. Après avoir évoqué des souvenirs bien doux et des noms bien chers, il trace un magni- fique tableau de l'Etat marchant au bras de la Religion. Il soulève de chaleureux applaudissements en proclamant que " la grande

204 LA REVUE CANADIENNE

ombre du Père Beaudry plane avec complaisance au-dessms de nous ".

VII

Il était neuf heures et le programme portait ces mots magi- ques pour tout écolier : campagne générale, c'est-à-dire promenade de tous les élèves à travers les rues de la ville illuminée. Ce fut l'é- vocation des campagnes d'autrefois, avec pourtant quelques varian- tes ? Jadis elles n'avaient lieu qu'en plein jour, au moment le soleil brille ; ce soir, c'est encore le jour, mais un jour factice, si lumi- neux soit-il :

Voici l'heureuse nuit qui précède la fête. Par des feux redoublés, elle imite le jour.

Campagne ! Gumpagne ! répètent quinze cents voix. C'est un brouhaha indescriptible. Chacun cherche son homme. Enfin deux _ rangs se forment, mais d'ordre, point du tout ! Les grands ont pris les devants, les m,oyens sont derrière, les petits sont semés partout ? Une véritable décadence de l'art ! On nous assure qu'un habile maître de salle d'autrefois a cru en contracter une maladie.

L'illumination est incomparable, éblouissante, supérieure à celle de 1878, de 1897 et de 1904. " Rien ne fut épargné écrit Y Étoile du Nord dans les préparatifs de cette grande fête. Jamais notre ville ne vit des décorations aussi variées et aussi réussies. " Les principaux points d'attraction étaient la cour, le séminaire, le noviciat, la cathédrale, l'évêché, l'académie de Saint- Viateur, l'Hôtel-de- Ville, les marchés, plusieurs résidences enfin parmi lesquelles je ne citerai que celle de Mgr P. Beaudry, vicaire - général. Ce vénérable prélat, un de nos doyens, empêché par la ma- ladie de se joindre à nous, prit part pourtant à la cawipa^ne générale du haut de son balcon où, assis, il regardait passer bq^ jeunes frères.

NOCES DE DIAMANT À JULIETTE 205

Au retour, le spectacle de la façade en feu nous apparut imposant et attendrissant. Car le vénérable disparu, le Père Cyrille Beaudry, dans un "cœur" aux vastes proportions (comme le sien) et aux mille lumières, souriait à la foule. Tel autrefois il nous accueillait au seuil de sa maison. Au sommet, le calice et l'hostie, au centre le Père Beaudry avec ce mot Bienvenue et plus bas Honneur à l'Ange de l'Église de Juliette.

VIII

Chacun des jours de nos fêtes devait s'ouvrir par un chant de reconnaissance au Très-Haut et par une prière pour nos frères disparus.

L'aurore d'un jour mémorable, le premier et le plus solennel des trois, se levait. Il faisait beau, frais, clair, un vrai jour de fête !

A 9.30 heures, la messe pontificale, célébrée par l'évêque de Joliette, commence à la cathédrale, qui est bondée d'anciens élèves. Mgr l'archevêque de Montréal occupe un trône spécial vis-à-vis celui du célébrant, tandis que sur des prie-Dieu d'honneur prennent place NN. SS. Emard, Racicot, Latulippe et le R. P. Dom Antoine, abbé d'Oka. Cinq places réservées ont été données à Sir A.-P. Pelletier, à son aide-de-camp, à M. Tellier comme président des fêtes, à M. Charles de Lanaudière et à Mme N. Neilson (née Alice de Lanaudière), représentants de la famille seigneuriale de Mme Joliette.

Pour obéir au désir de Pie X, les organisateurs avaient décidé de chanter la messe de second ton, à deux chœurs, sous la direction de M. le notaire Hector Beaudoin : d'un côté, les élèves à l'orgue, de l'autre, tous les anciens prêtres et laïques, remplissaient d'une voix puissante le chœur et la vaste nef.

M. l'abbé Arthur Lesieur, curé de Sainte- Geneviève de Cham- plain, diocèse des Trois-Rivières, fit le sermon de circonstance. La

206 LA REVUE CANADIENNE

Patrie avait annoncé : " On peut s'attendre à une vibrante et chaleureuse allocution ". Elle fut l'une et l'autre. " Le peuple cana- dien,se demande l'orateur, a-t-il réalisé le rêve religieux et patrioti- que que nos pères ont caressé à son berceau ? " Après avoir fait une revue sommaire des hautes vertus de nos ancêtres et du noble dévouement de nos missionnaires, il s'arrête aux maux qui mena- cent notre avenir, surtout à la librepansée et à l'école neutre.

Le second jour s'ouvrit par la grande cérémonie funèbre qui, encore une fois, nous réunit à la cathédrale Mgr J.-M. E-nard, évêque de ValleyfielJ, chanta un service solennel pour nos défunts. Ici léchant mérite une mention spéciale, sartout le cantique final à saint Viateur, exécuté à l'emporte-pièce par la masse de toutes les voix, qui remua profondément nos âmes d'écoliers.

On remarqua aussi et on admira beaucoup la superbe illumi- nation du maître-autel de la cathédrale. Cependant que les yeux reconnaissaient avec attendrissement l'ancien tableau de la vieille église, installé par Mgr Beaudry au rétable de l'autel : Saint Charles Borromée donnant da communion aux pestiférés de Milan. Oh ! les vieux tableaux ! Le cœur aussi vite que les yeux les

reconnaît !

A.-C. D.

À SUIVBE.

Le Nord=Ouest canadien après la conquête

(1760 à 1784)

jES notes qui vont suivre se rapportent à cette période de notre histoire, qui s'est écoulée depuis la conquête jusqu'à t^i3» la formation de la Compagnie du Nord- Ouest. La création de cette dernière compagnie, et ses luttes avec la Compagnie de la Baie d'Hudson, constituent une autre étape de l'histoire du Nord- Ouest, que je choisis pour point d'arrêt de cette étude.

La guerre et la traite n'ont jamais fait bon ménage ensemble. La chasse à l'homme exige trop d'énergie et de fatigue et est une besogne trop absorbante pour laisser des loisirs pour la chasse au gibier. Ce qu'on accorde à l'un est nécessairement retranché à l'autre. D'ailleurs le transport des fourrures de l'Ouest, à travers la moitié d'un continent, devenait une entreprise trop périlleuse et trop risquée en semblable circonstance.

La prise d'une flottille de canots chargés des pelleteries de toute une saison, pouvait ruiner du coup traiteurs et équippeurs. La condition sine qua non du succès pour les trappeurs était donc la paix. On aurait pu leur appliquer ce vers du poète latin si bien connu, en y apportant une légère variante : Cédant arma pelli.

Pendant une période de quinze ans (1755-1770) le pays situé à l'ouest du lac Supérieur fut virtuellement abandonné par les blancs.

Les anciens officiers en retraite, porteurs de permis exclusif de faire le commerce des fourrures, rentrèrent dans les rangs et volè- rent au secours de la colonie débordée de toutes parts par les ar- mées anglaises. On prétend que des bandes de Sauteux du lac La Pluie suivirent les commandeurs qui les visitaient et combattirent

208 LA REVUE CANADIENNE

pour le drapeau français sous les murs du fort du Détroit. Le sou- lèvement des Sauvages, sous le vaillant Pontiac, pour répousser l'invasion des blancs dans leur territoire, répandit la terreur sur les rivages de nos grands lacs et ce ne fut qu'en 1766 que l'on put res- pirer librement et songer de nouveau à exploiter les trésors du Nord-Ouest.

Il suit donc de ce qui précède que le commerce des fourrures sur les bords de la Rivière- Rouge et de la Saskatchewan, subit un moment d'arrêt, lors de la conquête.

La Compagnie de la Baie d'Hudson en profita ; car les Sau- vages ne voyant plus venir les Français au milieu d'eux, reprirent naturellement la route de la mer, qu'ils avaient négligée depuis la découverte de l'Ouest par les Français. Les forts de La Vérendrye et de ses successeurs tombèrent en ruines ou furent incendiés par l'imprévoyance des Sauvages. Après le départ des Français, les Sauvages aimaient parfois à s'arrêter aux postes de la rivière Sou- ris et du lac du Cygne, les missionnaires jésuites leur avaient ouvert les yeux à la lumière de l'Evangile. Un certain nombre avaient été baptisés à l'un de ces endroits ou au fort La Reine, et ces souvenirs les touchaient jusqu'aux larmes. Souvent ils ve- naient s'agenouiller auprès de l'humble hutte en bois, naguère le prêtre avait célébré les saints mystères et murmuraient les priè- res qu'ils avaient apprises de ces apôtres de la foi. Ils espéraient qu'un jour, ces hommes de Dieu, qui leur avaient enseigné à aimer leur Créateur et leur prochain et à observer les lois de la morale, reviendraient au milieu d'eux pour continuer leur œuvre d'évangé- lisation. Plusieurs de ces Sauvages, d'après ce que rapporte la tra- dition, baptisèrent leurs enfants avant de mourir, par crainte qu'ils n'eussent pas d'autre occasion de devenir chrétiens.

On constate ici un fait remarquable et qu'il est bon de noter en passant. Les Sioux qui habitaient le Minnesota et le Dakota, toujours en guerre avec les Cris, leurs voisins du Nord, ne pouvant

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 209

traverser le pays ennemi pour aller traiter à la Baie d'Hadson, éprouvèrent de sérieuses difficultés à se procurer de la poudre et des fusils. Ils se virent contraints de reprendre, pour le moment, les arcs et les flèches tout comme leurs ancêtres. Ce recul vers les anciennes habitudes de la tribu, fut suivi d'une recrudescence dans l'augmentation de la population, qui continua à s'accentuer pen- dant toute la période que couvrit cette famine de poudre, pour dis- paraître au retour des traiteurs. Malgré le développement numéri- que de la population, les Sioux se voyant incapables de combattre, sur un pied d'égalité, avec leurs ennemis héréditaires, qui eux allaient s'approvisionner au fort York, se décidèrent à faire la paix avec les Cris, sauf à les scalper de nouveau, quand l'occasion s'en présenterait.

Les commodités de la vie que les traiteurs apportaient aux Sauvages, ne contribuaient pas toujours à les rendre plus heureux. Les voyayeurs ont souvent constaté que les Sauvages diminuent du jour qu'ils mettent de côté leurs arcs, pour se servir d'armes à feu. \

Ce changement les rend plus dépendants des blancs et la diffi- culté de se procurer ces moyens plus faciles de faire la chasse les fait souffrir de la faim.

Autrefois ils pouvaient chasser en tout temps et de plus ils développaient leurs forces physiques par des exercices continuels. La substitution du fusil à l'arc rendit la poursuite du gibier plus facile ; la conséquence fut qu'ils devinrent indolents et incapables de supporter de longues marches à travers la forêt ou la prairie comme dans les temps primitifs.

Avant la formation de la Compagnie du Nord-Ouest, les familles sauvages étaient nombreuses. Ce chiffre accuse une baisse à compter de cette date.

Un voyageur rapporte qu'il était rare en 1832 de rencontrer une famille de neuf enfants. La moyenne était de deux ou trois.

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Un autre point à noter, c'est le fait, observé depuis longtemps par les missionnaires que la population sauvage n'augmente en général qu'eu proportion des moyens de subsistance qu'offre le pays. Lors- que l'équilibre se perd par suite d'une augmentation de population, une épidémie vient diminuer ce chiffre et rétablir la proportion. La route de l'Ouest, comime j'ai déjà eu occasion de le dire, demeura fermée pendant environ 15 ans. Elle ne fut reprise que par étapes.

On commença par se risquer jusqu'à Michilliraakinac, l'ancienne capitale commerciale des grands lacs, et le poste le plus important de l'ancien régime. On remonta de là, jusqu'au Sault Sainte-Marie, puis on se rendit jusqu'au lac Népigon, et enfin en 1770, on attei- gnit le lac Bourbon.

Depuis lors, la route de l'Ouest resta ouverte pour ne plus se fermer et la chaîne ininterrompue des voyages vers cette région fut renouée pour toujours. Les trappeurs se livrèrent à la traite avec d'autant plus de zèle, qu'elle n'était plus soumise à aucune restric- tion, comme sous le régime français. Le pays était ouvert à tout venant. Avec l'abolition des permis, mille désordres s'introduisirent partout. La cupidité des commerçants leur fit oublier les lois de la morale. Ils spéculèrent sur les appétits grossiers des Sauvages pour les boissons enivrantes afin de s'enrichir plus tôt. On finit par traiter sur des barils de rhum. Des scènes de débauches et d'orgie sans nom, suivies parfois de pertes de vie, furent les conséquences de l'abus des liqueurs. Les Sauvages indignés eux-mêmes de se voir ainsi exploités, se soulevèrent contre les blancs.

L'excès de ces désordres qui allaient rainer le commerce des fourrures, assagit les commerçants. Ils résolurent de s'unir afin de faire cesser les rivalités ruineuses qui existaient entre eux et d'être mieux eh état de tenir tête à la Compagnie de la Baie d'Hudson qui venait de pénétrer dans l'intérieur du pays. De cette union na- quit la Compagnie du Nord-Oaest en 1784. C'est à cette date que je m'arrête. Je vais indiquer brièvement le nom des hardis trai-

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 211

teurs qui ont été les premiers à visiter le Nord-Ouest depuis la conquête jusqu'à la formation de cette Compagnie. C'est une page de notre histoire que je vais tâcher d'esquis3er à grands traits.

Etienne Campion et Alexandre Henry

Campion était un vieux traiteur connu de toutes les tribus sauvages des lacs Ontario, Erié, Huron et Michigan. La douceur de son caractère, sa probité à toute épreuve dans ses rapports avec les Sauvages ou ses associés, l'affabilité de ses manières, ainsi que sa grande générosité envers tous ceux qui s'adressaient à sa charité, lui avaient acquis un grand ascendant sur l'esprit des indigènes qui le considéraient comme un des leurs.

En 1763, Alexandre Henry résolut de renouer les relations commerciales d'autrefois avec les tribus des lacs Huron et Michi- gan. Il crut n'avoir rien de mieux à faire, dans ce but, que de s'assurer les services de Campion, qu'il prit pour guide et inter- prète. Le temps n'était guère favorable à ses desseins. Pontiac avait soufflé dans l'âme des Peaux-Rouges la haine des Anglais et il avait juré leur perte.

Henry ne se dissimulait pas les périls de son entreprise, mais stimulé par l'appât du gain il décida de s'y risquer, comptant sur son guide pour se tirer d'affaires dans les situations critiques. Il commença par se munir d'un sauf-conduit du général Gage, pour se rendre jusqu'à Michillimakinac et descendit ensuite à Montréal pouy se procurer les marchandises de traite dont il avait besoin. La guerre avait tout détruit et il dut se risquer à les faire venir d'Albany. Il se mit tout de suite en route pour Michillimakinac.

Au cours du voyage, il rencontra quelques canots de Sauvages. Ces derniers l'arrêtèrent et le rançonnèrent sans merci, et n'eût été l'intervention de Campion, ils l'auraient infailliblement dépouillé de tout ce qu'il possédait et auraient laissé ses canots à sec. Henry ne

212 LA REVUE CANADIENNE

tarda pas à reconnaître quesa nationalité était la cause de ses déboi- res et afin de se mettre, autant que possible, à l'abri de l'antipathie des Sauvages.il adopta leur costume. Grâce à ce déguisement, il put atteindre Michillimakinac sans plus d'avanie, mais à peine était-il arrivé, que le fort fut capturé par les Chippewags. La garnison fut massacrée. Une Sauvagesse touchée de ses malheurs, réussit à le cacher et à lui sauver la vie, mais elle ne sauva pas ses marchandi- ses, sur lesquelles la bande victorieuse fît main basse. Lui-même parvint donc à s'échapper pendant la nuit et après avoir erré pendant plusieurs mois, parmi les tribus avoisinant les grands lacs, il arriva à Niagara, se mourant de faim et n'ayant pour tout vête- ment que de misérables loques qui tombaient en lambeaux. Ce premier voyage n'offrait rien de bien alléchant pour l'avenir. Hen- ry cependant ne se laissa pas décourager par cet échec.

Henry et Jean- Baptiste Cadotte

Deux ans plus tard (1765), il résolut de nouveau de tenter le sort. Il s'adressa cette fois à Jean- Baptiste Cadotte, traiteur très connu du Sault-Sainte-Marie. Henry était un homme intelligent qui avait compris que pour mener son entreprise à bonne fin il lui fallait un compagnon qui exerçât de l'empire sur l'esprit des Sau- vages et pût capter leur confiance.

Henry avait été bien inspiré dans son choix. Il prit Cadotte en société et tous deux se firent octroyer par le commandant du fort Michillimakinac le monopole de la traite sur le lac Supérieur.

Cette faveur leur fut accordée surtout pour indemniser Henry des pertes qu'il avait subies de la part des Sauvages révoltés. Cette fois, tout leur réussit à souhait et ils firent une traite merveilleuse.

Jean-Baptiste Cadotte était accueilli dans tous les camps avec de grandes démonstrations de joie et comme un frère. Il avait épousé Anastasie, fille d'un chef sauteux, et avait été le dernier

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 213

commandant français au Sault Sainte-Marie. On comprend facile- ment pourquoi ce traiteur jouissait d'une haute considération. Dix ans plus tard, Joseph Frobisher, Thomas Frobisher et Peter Pon d entrèrent dans cette société, qui commandait à cette époque la traite sur le lac Supérieur et devait préluder à la célèbre organisa- tion de la Compagnie du Nord-Ouest.

Henry qui, depuis 1761, avait commercé avec les Sauvages, re- tourna à Montréal en 1766. Il avait amassé une fortune considérable. Au retour d'un voyage en Europe, le goût des courses vers l'Ouest le prit de nouveau. Il se sentit encore une fois entraîné vers les. grands lacs. Il alla faire la traite une couple d'années au lac Supé- rieur, et se fixa ensuite définitivement à Montréal. En 1796, il se retira complètement des affaires, après avoir céJé ses actions dans la Compagnie du Nord-Ouest, dont il était un des directeurs, à son neveu Alexandre Henry Jr. Il mourut en 1824, à l'âge de 87 ans.

Jean-Baptiste Cadotte se retira de la traite en 1796 et mourut vers 1812. C'était un homme d'une parfaite honorabilité. Henry en fait les plus grands éloges dans ses mémoires. Entre 1760 et 1763, Cadotte avait établi un poste, au Sault-Sainte-Marie, sur la rive américaine. En 1764, durant la guerre soulevée par Pontiac, Mme Cadotte sauva la vie à Henry en le prenant sous sa protec- tion. Cette femme mourut au Sault-Sainte-Marie, en 1767, laissant trois fils, René, Jean-Baptiste et Michel. Cadotte, après le décès de son épouse, se remaria à Marie Mouet de Moras de Langlade, à la Baie Verte. En 1812, il se distingua par son courage, pour la dé- fense du drapeau anglais. *

Son fils, Jean-Baptiste, entra au service de la Compagnie du Nord-Ouest. On le trouve en charge d'un poste au fond du lac Su- périeur, dès l'année 1799, avec un traitement de dix-huit cents francs.

Michel, le plus jeune de ses fils, commença par être traiteur libre comme son père, pour devenir ensuite officier dans la Compa-

214 LA REVUE CANADIENNE

gnie du Nord-Ouest. En 1798, il était en charge d'un port à la Tortue. De là, on l'envoya à la Rivière-de-Montréal, sur la rive sud du lac Supérieur, il y fonda le premier établissement de cette compagnie dans la région. Grâce à ses talents d'administrateur et à la distinction de son caractère, il devint en 1799 bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest. C'était, à cette époque, la plus grande récompense et l'honneur le plus insigne qu'on pût accorder à un traiteur. Il s'enrôla subséquerament dans la Compagnie X.-Y. qui le mit à la tête d'un grand département en 1804. La même année on constate sa présence à la Rivière-des-Sauteux.

Deux autres Cadotte ont visité le Nord-Ouest. Ils étaient au Manitoba en 1804. L'un d'eux, Augustin, devint commis et inter- prète au bas de la Rivière-Rouge ; l'autre, surnommé Cadotte-le- Petit, était employé comme commis au fort Dauphin. Ils ont laissé une nombreuse descendance dans le pays.

Clause Thomas Curry James Finlay Joseph Fro-

BiSHER Thomas Frobisher Samuel Hearne et

Peter Pond

Jusqu'à l'année 1767, les trappeurs n'osèrent pas s'aventurer plus loin que le lac Supérieur. Les Sauvages, à l'ouest de la hau- teur des terres, n'avaient plus aucun rapport avec les traiteurs de l'intérieur et se rendaient aux forts de la Baie d'Hudson. Aucun Blanc ne foulait le sol de cette immense région qui s'étend depuis le lac La Pluie jusqu'aux Montagnes-Rocheuses. La civilisation s'était momentanément retirée de ce pays abandonné aux Peaux- Rouges.

Ce fut un Canadien français, Clause, qui le premier poussa vers l'Ouest.

Malheureusement pour lui, il se laissa tenter par la route du lac Népigon. C'était renouveler l'erreur dans laquelle étaient tom-

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 215

"bés quelques Français, avant La Vérendrye. Une telle expédition était vouée d'avance à l'insuccès. Le pays à l'ouest du lac Népigon n'offre que des marais tremblants et des fondrières inextricables, presqu'im possibles à franchir et dans lesquels le voyageur s'enfonce parfois jusqu'à la ceinture et risque de périr. Doué d'une force d'endurance et d'une audace exceptionnelles, une fois lancé dans cette voie, Clause ne voulut plus reculer. Il s'avança jusqu'à un en- droit qu'il appelle Nid-du-Corbeau. Il faillit périr de faim dans ce pays de savanes et de rochers sauvages. Ils furent contraints, ses compagnons et lui, pour soutenir leur existence, de dévorer des ballots de fourrure ! Dix-huit ans plus tard (1785), Edouard Um- f reville, accompagné de son assistant Jean-Baptiste Saint- Germain et de Roy et Dubé, rechercheront à leur tour une route de l'Ouest par le fond du lac Népigon, pour aboutir à la rivière Winnipeg, à un endroit nommé le Portage-de-l'Isle. Ils reconnaîtront eux aussi que cette route n'est pas désirable et offre des difficultés dé- courageantes même pour des voyageurs aguerris.

Clause fut tué, quelques années après, par les Sauvages du lac Supérieur.

Nous arrivons ensuite à Thomas Curry qui reprit en sous main la véritable voie, celle du Grand-Portage, le chemin des canots ou- vert par les Français et suivi par les employés de la Compagnie du Nord-Ouest jusqu'en 1799.

Curry s'était arrêté quelque terap3 à l'ancien poste de Kaminis- tiquia, fondé par les Français en 1717, mais il n'y avait trouvé que des ruines. Le feu avait tout détruit. En 1770, Curry remonta la rivière Pigeon et se rendit du coup jusqu'au fort Bombon, situé sur le lac de ce nom.

Les Sauvages, surpris de la présence de ce blanc au milieu d'eux, lui apportèrent à l'envi leurs plus riches fourrures, espérant l'encourager ainsi à revenir. Il y fit une traite merveilleuse. Les canots ne purent contenir toutes les pelleteries qu'on lui offrait.

216 LA REVUE CANADIENNE

Le premier venu est d'ordinaire le mieux servi. Il en fut ainsi de Curry, qui retira de tels profits de ce voyage, que cela lui per- mît de se retirer des affaires. On ouvrit les yeux à Montréal en aper- cevant les peaux soyeuses de l'Ouest qu'on avait presque oubliées. La vue de ces trésors obtenus à vil prix, fît rêver les traiteurs et excita bien des convoitises.

Encouragé par ces succès, James Finlay, l'année suivante (1771), marcha sur les traces de Curry. Il alla faire la traite sur la Saskatchewan, à l'ancien poste des Français, le fort La Corne (Nipawi), Il ne fut pas aussi heureux que son prédécesseur, maia néanmoins il put donner encore un bon coup de seine. Si les mail- les ne se rompirent pas comme pour Curry, et plus tard pour Jo- seph Frobisher, il n'en fit pas moins une petite fortune qui le mit en état de prendre des actions dans la Compagnie du NorJ-Ouest. Son fils, qui portait le même nom que lui, était beau-frère de Gre- gory. Grâce à cette parenté, il entra en 1784 dans la Compagnie Grcgory-McLeod, qui devait se fondre avec la Compagnie du Nord- Ouest après une année d'existence. Finlay fut envoyé, en 1791, au fort de l'Ile et transféré, en 1799, au lac Athabasca, le poste le plus important de l'Ouest. Enfin, après de nombreuses années de ser- vice, il obtint son bâton de maréchal, je veux dire qu'il fut admis bourgeois.

Nous avons à parler maintenant d'un homme dont l'action a produit une profonde commotion dans le pays et qui a pesé sur l'avenir de l'Ouest : Joseph Frobisher. Il frappa la Compagnie de la Baie d'Hudson au cœur, en allant sur la rivière Churchill arrêter les Sauvages qui se rendaient à la baie avec les richesses du Nord. On sait que les fourrures les plus précieuses sont celles qui pro- viennent des lacs de l'Ours, des Esclaves et d'Athabasca, en un mot de tout le bassin du McKenzie et des région~s arrosées par la rivière La Paix, l'Athabasca, la rivière Churchill et les lacs qui communi- quent avec cette dernière. L3 castor, la loutre, le vison, la martre,.

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 217

le renard noir- argenté y abondaient. C'était le paradis des trap- peurs. Or cette source de commerce et ce filon d'une mine en appa- rence inépuisable furent tout-à-coup taris et desséchés ou plutôt interceptés par Frobisher. Ce coup de maître était pour la Compa- gnie un avis en bonne et due forme d'avoir à sortir de sa torpeur pour pénétrer dans le pays, ou bien d'avoir à retourner en Angle- terre.

Du moment que les Sauvages abandonnaient ses postes et ces- saient d'aller lui porter leurs fourrures à la baie, il fallait qu'elle se décidât à aller demeurer au milieu des Aborigènes et à s'y établir sous peine de devenir une organisation de second ordre, presqu'in- aignifiante. Il y avait cent deux ans qu'elle avait fondé des comp- toirs sur le littoral de la mer, et qu'elle s'y était fixée, comme si elle eût été une étrangère au pays. Elle avait bien fait des efforts pour pénétrer dans l'intérieur, mais elle n'avait pas déployé dans ces tentatives l'énergie que fait naître une nécessité impérieuse et pressante.

Frobisher la força, en 1772, à résoudre le problème à brève échéance, à s'avancer dans le pays ou à s'en aller. En 1774, elle vint élever son premier fort au lac Cumberland, pour déborder en- suite dans tout le Nord-Ouest, sur lequel elle finit par établir sa domination souveraine. La conquête, pour avoir été longtemps retardée, n'en fut que plus complète.

Après ces quelques remarques générales pour mettre en relief la partie des événements qui vont suivre et en mieux faire sentir la gravité, je reprends le récit chronologique des événements.

Joseph Frobisher, en 1772, succéda à Finlay. Ce hardi voyageur se rendit d'abord au lac Cumberland il construisit un poste près des ruines de l'ancien fort Poskagac, fondé par les Français sur la rivière Saskatchewan. On en voyait encore les ruines en 1793. Puis de ce lac, il se dirigea vers la rivière Churchill, en passant par les lacs Deschambault, Pélican et des Bois et déboucha sur la rivière

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Churchill, au Portage de la Grenouille. C'est qu'il résolut d'at- tendre les canots des grands lacs du Nord, en route pour le fort Churchill. Il n'attendit pas longtemps. Ils arrivèrent chargés de fourrures destinées au paiement des crédits qu'ils avaient obtenus l'année précédente, sauf à escompter de nouveau les produits de la chasse de l'année suivante. Les Sauvages qui ne s'attendaient pas de rencontrer un traiteur sur leur passage, mirent pied à terre et entrèrent en pourparlers avec Frobisher. Celui-ci n'eut guère de difficulté à les persuader de l'avantage qu'ils retireraient à traiter avec lui. Il leur représenta que c'était pour eux sept à huit cents milles de moins à parcourir sur une rivière rapide et pleine de danger, et puis il leur offrait d'être plus généreux que la Compa- gnie de la Baie d'Hudson dans les échanges. Il n'en fallait pas da- vantage pour arrêter toute la flottille. On dit que Frobisher fit $50,000 de profit au cours de ce voyage.

Les Sauvages n'allèrent pas plus loin. Frobisher acheta toutes leurs fourrures et ils retournèrent dans leur pays. Ce ne fut que tard dans l'été que les officiers de la Compagnie de la Baie d'Hudson apprirent ce qui s'était passé. A mesure que la date ordi- naire de l'arrivée des canots s'éloignait, sans qu'on ne vit aucun signe de la venue des Sauvages, les officiers devenaient inquiets. Enfin las d'attendre, et ne comprenant rien à ces retards inaccou- tumés, ils dépêchèreat un courrier. Il rencontra bientôt un groupe de Sauvages du lac Caribou qui lui racontèrent ce qui s'était passé. Ce fut une véritable consternation aux postes de la Baie d'Hudson.

Frobisher ne s'était pas préparé pour une si riche moisson. Il eut beau charger ses canots à pleins bords, il ne put transporter qu'une partie de ses ballots de fourrures. C'est pourquoi, afin de mettre le reste à l'abri, il construisit sur la rivière Churchill, près de l'endroit la rivière Pélican se décharge dans la rivière Churchill, un fort qui fut longtemps connu sous le nom de Fort-à- la-Traite en souve-nir de cet événement. Le printemps suivant,

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 219

Thomas Frobisher, frère de Jeseph, vint chercher les fourrures laissées sur la rivière Churchill et traiter de nouveau avec les Sau- vages du Nord. Il trouva le petit Fort-à-la-Traite absolument intact. Pas une fourrure n'avait été touchée pendant l'absence des blancs, malgré que ce fort fut abandonné sans autre garde que l'honnêteté des Sauvages.

Les temps ont bien changé depuis et les Sauvages aussi ! Les races civilisées ont une large part de responsabilité dans ce malheureux changement. Leur manque de scrupules et de bonne foi à plusieurs, dans les transactions avec les Sauvages, furent un per- nicieux exemple.

Thomas Frobisher se rendit ensuite à l'Ile-à-la-Crosse et y établit un poste. Les Frobisher ont donc eu l'honneur d'élever les deux premiers postes de commerce qui aient existé sur le parcours de la rivière Churchill.

La Compagnie de la Baie d'Hudson comprit qu'il ne s'agissait plus d'une simple expédition de la part des Frobisher, puisqu'ils établissaient des comptoirs dans le pays, destinés à accaparer les fourrures qui jadis prenaient la route de la baie. Elle donna alors instruction à Samuel Hearne d'entrer en lutte avec ces nouveaux concurrents. C'est ainsi que commença la longue bataille entre les traiteurs canadiens et la célèbre compagnie anglaise. Elle ne devait se terminer qu'en 1821 par le triomphe de la Compagnie de la Baie d'Hudson.

Samuel Hearne était un officier supérieur de cette compagnie. Instruit, intelligent, actif et persévérant, la Compagnie possé- dait en lui un homme d'une grande valeur. C'est à lui qu'elle s'adressa en 1774. Samuel Hearne n'en était pas à sa première ex- pédition. Il avait préaédemment exploré le pays au nord-ouest de Churchill jusqu'à la rivière du Cuivre. La Compagnie lui donna instruction, en 1769, de s'assurer s'il y avait un passage qui permît aux navires de se rendre jusqu'à la mer de l'Ouest (Pacifique) et de

220 LA REVUE CANADIENNE

prendre des renseignements sur les ressources du pays. Il partit du fort Prince-de-Galles, le 6 novembre 1769, avec Chawchinahaw pour guide. Les Sauvages qui l'accompagnaient l'abandonnèrent à 200 milles du fort. La 37e journée après son départ, il était de re- tour tout chagrin de sa déconfiture.

Hearne ne perdit pas confiance néanmoins et, le 23 février 1770, il se mettait de nouveau en route. Tout alla bien d'abord. Il rencontra des troupeaux de bœufs musqués qui lui servirent de nourriture. Les Sauvages, toutefois, finirent par le dépouiller et, pour comble de malheur, il brisa son cadran solaire. Sur ces entre- faites, il rencontra un chef célèbre du nom de Matonabbee, qui avait déjà visité la rivière du Cuivre. Ce dernier lui conseilla d'a- mener des Sauvagesses avec lui, afin de préparer les repas et les tentes, et de réparer les habits. Hearne résolut de retourner au fort, pour s'organiser d'une autre façon. Ce deuxième voyage avait duré 8 mois et 22 jours.

Instruit par l'expérience, Hearne quittait le fort Prince-de- Galles le 7 décembre 1770, bien décidé cette fois à atteindre le but désiré. Il se dirigea vers l'Ouest, jusqu'à ce qu'il fut parvenu à en- viron 19 degrés à l'ouest du fort Churchill ; de cet endroit, il se tourna vers le nord et le 13 juillet 1771 il se trouvait sur les bords de la rive du Cuivre, qu'il descendit jusqu'à la mer. Les Sauvages qui l'accompagnaient massacrèrent sans pitié les Esquimaux qu'ils rencontrèrent sur cette rivière. Hearne fut impuissant à les conte- nir. Le 18 juillet, il se mit en route pour retourner à la baie, mais il suivit une autre voie. Il se rendit d'abord au fond du lac Atha- basca. Cet endroit était tellement désert qu'il n'y trouva qu'une pauvre femme qui se mourait de faim. Cette Sauvagesse, ayant été fait prisonnière par une bande ennemie, avait réussi à tromper la vigilance de ses gardiens et à se sauver. Il y avait sept mois qu'elle n'avait pas rencontré un être humain dans cet aflTreux désert. Elle vivait de lièvres, perdrix ou écureuils, qu'elle prenait au lacet.

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 221

C'est le 24 décembre 1771 que Hearne la rencontra. L'ua des Sau- vages qui accompagnaient Hearne l'épousa et l'amena avec lui.

Le 30 juin 1772, Hearne était de retour au fort Prince-de- Galles après une absence de 18 mois et 23 jours. Il fit rapport que le passage tant recherché n'existait pas. Pour le récompenser de ses services, on le nomma gouverneur du fort Prince-de- Galles. On sait qu'il commandait encore ce fort en 1782, lorsqu'il fut con- traint de capituler. ,

En 1795, il publia son journal qui contient une foule de notes curieuses et intéressantes.

Hearne fut le premier officier de la Compagnie de la Baie d'Hudson qui bâtit un fort dans le Nord-Ouest. Pour mieux sur- veiller Frobisher, il éleva son fort sur le lac de l'île du Pin, à quel- que distance de celui de Frobisher. Le lac du Pin n'est à propre- ment parler que la partie nord du lac Cumberland, dont il n'est séparé que par un léger rétrécissement. Ceci se passait en 1774.

En 1775, Peter Pond apparaît sur la scène. Ayant atteint la rivière Churchill, il est le premier à franchir la hauteur des terres, au Portage-la-Roche. Ce voyageur intrépide visitait le lac Atha- basca, suivi de quatre canots, en 1771, et l'année suivante, il faisait construire un fort sur la rivière La-Biche, à 40 milles de sa dé- charge, dans le lac Athabasca. C'était la prise de possession de ces lointaines contrées du Nord, par les blancs.

Laurent Leroux aura l'honneur, en 1784, de compléter cette conquête en allant fonder le fort Résolution sur les rives du grand lac des Esclaves. Il fut le premier blanc à visiter ce lac.

Enfin, en 1789, Sir Alexandre McKenzie ira explorer la rivière qui porte son nom, jusqu'à la mer polaire.

C'est ainsi que cet immense pays fut en moins de 20 ans (de- puis l'arrivée dn premier blanc au Nord- Ouest après la conquête) visité et reconnu en tous sens.

En 1775, se forma une association qui contenait en germe les

222 LA REVUE CANADIENNE

éléments de la grande Compagnie du Nord-Ouest. Cette association se composait de Joseph et de Thomas Frobisher,de Jean-Baptiste Ca- dotte,d'Alexandre Henry et de Peter Pond. C'était l'éh'te des traiteurs. Tous ces hommes avaient fait leurs preuves et ils étaient à la hau- teur de la tâche qu'ils entreprenaient. D'autres traiteurs suivirent leurs traces et ficalement, après neuf ans de rivalités souvent san- glantes, cette première association étendit ses bras comme pour em- brasser les tard- venus dans une organisation encore plus vaste et plus puissate.n

1 SUIVRE.

li.-A. PRUD'HOMME.

Réminiscences et Revendications

^|||E rencontrais, il y a quelques semaines, en voyageant, un de #^P mes anciens compagnons d'université, qui s'occupe beaucoup de questions d'économie sociale. Après les salutations d'usage, il me dit : " Je suis très aise de vous rencontrer, car j'ai lu par hasard, l'autre jour, dans une revue agricole anglaise une charge à fond de train contre un de nos journaux français, auquel je sais que vous vous intéressez beaucoup et, je me suis dit que, lorsque je vous rencontrerais, je vous prierais de me renseigner sur le bien ou mal fondé des fort blessantes insinuations faites par cette revue contre les Canadiens français, surtout au point de vue de leur pratique agricole ". " Ces insinuations, me dit-il encore, m'ont fait de la peine, mais, en même temps, je suis bien forcé d'admettre que, sous certains rapports, nous sommes réellement en arrière des Canadiens, de nationalité différente, des autres provinces de la Confédération et même de la nôtre. Le peu de progrès agricole que nous avons fait, quoique bien lentement, nous ne l'avons réalisé, assez généralement, qu'en suivant ceux qui nous ont tracé la voie, et cela de loin seulement, "

Comme mon interlocuteur est un homme dont l'opinion a pour moi beaucoup de valeur, vu son importante position sociale et le prestige dont il jouit, je devins tout chagrin de l'entendre faire, au sujet de nos concitoyens, l'admission de leur soi-disant infériorité. Je me sentis blessé au vif par une aussi injuste appréciation et, je crus qu'il importait de lui prouver que sa manière de voir est contredite par les faits. Cette opinion est partagée, malheureuse- ment, par un trop grand nombre de nos concitoyens des classes supérieures. Absorbés par leurs travaux intellectuels, ils ignorent

224 LA REVUE CANADIENNE

beaucoup de choses de la vie pratique du peuple et sont portés à accepter toutes les sottises que débitent contre nous certaines gens qui ont intérêt à nous ignorer, ou bien à nous dénigrer, justement parce qu'ils savent que, à armes égï^les, au moral comme au physi- que, nous sommes d'assez rudes adversaires et prenons le premier rang un peu plus souvent qu'à notre tour.

J'entrepris donc de rectifier l'opinion de mon ami à notre égard, et voici la conversation que nous eûmes ensemble, sur ce convoi, nou-3 venions de nous rencontrer.

Votre jugement sur no^ compatriotes, lui dis-je, au moins pour ce qui concerne nos pratiques agricoles, n'est pas juste. Vous allez me permettre de tenter de le modifier. Les progrès que nous faisons, pour peu que nous en faisions dites- vous, consistent simplement à suivre des sentiers battus ? Or, au point de vue agricole seulement, je vais vous démontrer, si vous voulez avoir la patience de m'écou- ter avec attention, que quelques-uns des progrès les plus impor- tants de notre agriculture, quelques-unes des réformes qui ont opéré une vraie révolution dans l'économie rurale de la Puissance du Canada et même des États-Unis, ont été inaugurés par des Canadiens français et dans la province de Québec.

Je n'irai guère au-delà de cinquante ans, période qui se trouve dans le champ de mes souvenirs personnels, pour choisir les événe- ments qui vont servir à prouver ma thèse. J'espère que, lorsque je vous aurai fuit voir, comme je vais le faire indiscutablement, com- bi-en d'innovations, d'améliorations, de réformes dans le domaine de l'économie rurale; qui ont eu énormément d'influence sur le développement agricole, sont l'efiet de mouvements partis de la province de Québec, vous allez vous convaincre qu'au lieu de suivre les autres tout simplement nous ouvrons souvent la voie sur la route du progrès.

Je vais procéder par ordre de date, en commençant par l'année 1859, qui a vu naître, dans la province de Québec, la pre-

RÉMINISCENCES ET REVENDICATIONS 225

mière école d'agriculture de la Puissance du Canada école qui fut en même temps la seconde inaugurée dans l'Amérique du Nord, y compris les États-Unis. Je n'ai qu'à vous citer ce que j'ai entendu dire de cette première école d'agriculture par M. l'abbé Ludger Damais, supérieur actuel du collège de Sainte- Anne de la Pocatière, lors de la célébration, le 20 décembre dernier, du cinquantième anniversaire de cet établissement, pour nous renseigner sur sa fondation.

" Un humble prêtre nous disait M. Dumais dont l'auteur " de La France aux colonies écrivait que, possédant une grande " expérience des hommes et des choses, il était certainement appelé ^' à rendre de grands services à sa patrie, avec les encouragements " de son évêque et le concours d'amitiés précieuses, au milieu d'une " atmosphère d'indifférence pour le progrès cultural, posait la pre- " mière pierre de notre enseignement agricole au Canada. C'était " M. François Pilote, supérieur et procureur du collège de Sainte- " Anne. L'institution naissante, c'était l'école d'agriculture, dont ■" Mgr de Tloa, administrateur du diocèse de Québec, voulut lui- " même bénir le berceau, le 10 octobre 1859. .. Le logis était pau- " vre, les élèves rares, les octrois maigres, les professeurs mal ou " point payés, et l'on peut dire que l'école, pendant de longues " années a vécu d'épreuves et de dévouement. .. ".

" Cette école s'est implantée, en 1859, dans un district tout " était à faire quant au progrès agricole. En effet, climat très rude, " pauvre bétail, outillage agricole imparfait, méthode rationnelle de " culture inconnue, défiance de l'innovation ou apathie, absence de " communications faciles avec l'extérieur, marchés non ouverts, " telles étaient chez nous à cette époque les conditions de l'agricul- " ture. Si, à cela, nous ajoutons l'influence du préijugé contre l'édu- " cation agricole, l'on verra que notre école a beaucoup fait. Elle " est parvenue à attirer à elle autant d'élèves que les largesses *' officielles lui permettaient d'en avoir. Elle a vulgarisé la connais-

226 LA REVUE CANADIENNE

" sance des bonnes races de bétail, l'amélioration de ces races par " des meilleures règles d'élevage et une meilleure alimentation, le " développement de l'industrie laitière, de la culture maraîchère et " fruitière. Elle a introduit de meilleures variétés de céréales, des " instruments aratoires perfectionnés ; surtout elle a contribué à «' disséminer de bonnes méthodes de culture. De tout temps, par " son voisinage et, depuis quelques années par des conférences spé- " ciales dont son professeur n'hésite pas à assumer la charge, elle " exerce son influence même sur les élèves du collège commercial " et classique qui se destinent aux affaires, aux professions libérales " et au sacerdoce, ^es directeurs après lui avoir consacré leurs " services intelligents et dévoués, sont ensuite allés ici et là, en " notre province, donner l'exemple du travail raisonné de la terre " sur des données scientifiques et pratiques. ,. Soit comme cultiva- " teurs zélés, soiL comme missionnaires agricoles dévoués, ils ont " semé hors de l'école la bonne semence de l'école. "

Voilà le rôle qu'a joué l'Ecole' d'Agriculture de Sainte- Anne de la Pocatière fondée par un de ces soi disant arriérés Canadiens français de la Province de Québec, deux ans après la première école d'agriculture des Etats-Unis (celle de Sansing, Michigan) et bien des années avant celles de Guelph, Ontario, et de Sainte-Anne de Bellevue, province de Québec.

Je vous prie, maintenant, de vouloir bien sauter à pieds joints par dessus vingt-deux ans de notre histoire, pour me suivre dans ma démonstration, jusqu'à l'année 1881. Je vais vous montrer un bel acte d'initiative à des Canadiens français.

Cette année-là, il y avait dans la province de Québec 162 fa- briques de beurre et de fromage, mais toutes sises dans l'ouest. Il ne s'en trouvait alors aucune, dans la région à l'est de la cité de Québec. Une fabrique-école de beurre et de fromage organisée par M. Ed.-A. Bernard, directeur officiel de l'Agriculture de la Province de Québec, à la demande de deux associés bailleurs de

RÉMINISCENCES ET REVENDICATIONS 227

fonds, fut ouverte à Saint-Denis de Kamouraska. Elle avait à sa disposition une ferme. Sur cette ferme et à la fabrique-école, des élèves, au nombre de dix, étaient reçus comme étudiants et formés comme fabricants, moyennant une subvention de deux cents piastres accordée à la fabrique-école par le département de l'Agriculture de Québec. Ces élèves travaillaient à la culture se rapportant à l'in- dustrie laitière et à l'élevage des vaches à lait. A la fabrique ils prenaient part à tout le travail pratique de la fabrication. Le fabricant professeur était M. J.-M. Jocelyn, expert dont on était aller requérir les services aux Etats-Unis. Cette fabrique, encore en existence aujourd'hui, a fonctionné comme école et a été la pre- mière école de laiterie en Amérique, jusqu'à l'année 1884, date à laquelle elle a cédé le pas à la fabrique-école alors ouverte à Saint- Hyacinthe, par la Société d'Industrie laitière de la province de Québec, fondée en 1882.

Il appert donc que la première école de laiterie d'Amérique a été fondée en 1881, par quelques uns des soi-disant arriérés Cana- diens français de la province de Québec.

Si vous voulez bien, maint^enant, passer à l'année 1882, nous allons encore trouver un bel acte d'initiative qui vaut la peine d'être mentionné. Avant 1882, le lait était gardé, dans les laiteries des cultivateurs et dans les fabriques coopératives de beurre d'Amé- rique, dans des vases plats ou dans des crémeuses profondes pour le faire crêmer. On commençait, à cette époque, à parler en Europe, de certains appareils centrifuges permettant l'écrémage du lait, en un temps très court, immédiatement après la traite. Ces appareils étaient appelés à révolutionner la pratique de l'industrie laitière, comme il est facile de le constater aujourd'hui par le fait que les milliers de beurreries qui existent en Amérique sont toutes munies de ces écrémeuses centrifuges.

Or, en 1881, sur les conseils du directeur officiel de l'Agricul- ture dont nous avons parlé tantôt, le département de l'Agriculture

228 LA REVUE CANADIENNE

de Québec envoyait au Danemark, pays ces appareils venaient d'être inventés, un expert, M. S.-M. Barré, étudier leur fonctionne- ment, et le résultat de cette démarche a été que, le 20 juin 1882, cet expert faisait fonctionner dans une beurrerie de Sainte-Marie, comté de Beauce, la première écrémeuse centrifuge qui ait jamais été importée de ce coté-ci de l'Atlantique. Sa machine était une Burmeinster et Main.

Voici encore une belle plume à fixer au bonnet du soi-disant arriéré Canadien français de la Province de Québec !

Dans cette même année 1882, je m'en vais encore trouver un fait propre à vous édifier sur l'esprit d'initiative, non pas, cette fois, des Canadiens français, mais des Canadiennes françaises. Ce fait est celui de la fondation de ce qu'on appelle aujourd'hui une école ménagère. Il est venu à ma connaissance, en l'année 1884, au cours d'un voyage que je faisais, en ma qualité d'officier spécial de département de l'Agriculture de Québec, au Lac Saint- Jean. Un des meilleurs souvenirs que j'aie conservé de ce voyage est celui d'une visite qu'il m'a été donné de faire au monastère des religieuses Ursu- lines de Roberval, fondé alors depuis deux ans, c'est-à-dire en 1882. J'eus le privilège de visiter cette institution naissante. J'y vis un atelier l'on trouvait en opération les cardes, le rouet, le dévidoir, la tournette, le cannelier, les cannelles, l'ourdissoir et le métier à tisser ! Dès le début de leur œuvre au Lac Saint- Jean, les religieuses Ursulines ont voulu résoudre le problème de donner aux jeunes filles de cultivateurs, non seulement une éducation de première classe au point de vue religieux, littéraire et scientifique, mais encore des leçons d'économie domestique qui les mettent en état de tenir parfaitement la maison d'un cultivateur et de s'y livrer aux travaux qui sont l'apanage des femmes de la campagne, tout en pouvant être, par leur instruction et leur éducation, l'objet de la recherche des jeunes cultivateurs instruits, qui, disons-ld à l'honneur de notre époque, cessent de croire que c'est un déshon- neur pour un jeune homme instruit de cultiver la terre.

RÉMINISCENCES ET REVENDICATIONS 229

M. le Surintendant de l'Instruction publique qui s'intéresse beaucoup à l'œuvre des écoles ménagères, mentionne, dans son der- nier rapport pour l'année 1909, celle de Roberval. Il dit : " Il im- " porte grandement que la province de Québec occupe dans la fon- " dation des écoles ménagères le rang auquel elle peut prétendre. " En compulsant les statistiques et en examinant les dates, on voit " que l'enseignement ménager fut inauguré en 1887 en Belgique, " deux ans plus tard en Suisse, en 1886 en France et en 1900 en " Allemagne. Il est honorable pour la province de Québec de cons- " tater qu'elle est le premier pays qui ait inauguré cet enseigne- " ment. En effet, c'est aux religieuses Ursulines de Québec que " nous devons cette patriotique initiative. Elles allaient, en " 1882, à Roberval, sur les rives du Lac Saint-Jean, fonder " un couvent dans le but de donner aux jeunes filles de la " région du Sagaenay l'instruction morale et littéraire, mais en " même temps et aussi des leçons d'économie domestique propres " à former leurs élèves sur la bonne tenue d'une maison, sur l'art " de filer, de tisser, de travailler au métier, de coudre à l'aiguille et " à la machine. "

Livrées à leurs seules ressources, les Ursulines de Roberval réussirent pourtant. Elles continuaient ainsi leur œuvre depuis quelques années à l'humble atelier qu'elles avaient établi, lorsqu'en 1885, le ministre d'agriculture d'alors, l'honorable M. Beaubien, voulant seconder leurs efforts, les mit en mesure de construire une école ménagère capable de répondre aux besoins de l'époque. Une ferme est attachée à l'école qui possède une laiterie, une boulan- gerie, des métiers pour le tissage des étoffes et un poulailler. (Cette ferme a obtenu, il y a quelques années, au concours du mérite agri- cole de la province de Québec, une médaille d'argent.) Aussi cette maison, par les moyens d'instruction dont elle dispose, rend-elle des services signalés à la classe agricole et aux familles en général. Une soixantaine d'élèves suivent régulièrement les cours ménagers.

230 LA REVUE CANADIENNE

Cette école vient d'obtenir une affiliation à l'Université Laval de Québec.

Je suis bien sûr que vous ne m'obligerez pas à faire de longs commentaires pour vous prouver que cette œuvre des Ursu- lines de Roberval n'est pas une œuvre d'arriérés. Seulement, laissez-moi ajouter que, si l'on compare les personnes qui, avec des moyens fort restreints savent mener à bonne fin, de leur propre initiative, l'application d'idées aussi philanthropiques et patrioti- ques que celles-là, à d'autres personnes qui, au bout de vingt ans, se servent de ces idées toutes connues et appliquées pour en faire la base d'écoles magnifiques bâties avec les capitaux des millionnaires anglais, l'on enseigne ce que l'on appelle la Domestic and house- hold science, la palme revient sans conteste aux mères de ces idées plutôt qu'à leurs imitateurs.

Je viens de vous démontrer qu'en agriculture, en industrie laitiè- re, en économie domestique, les Canadiens français, sur bien des points, au lieu d'être des imitateurs ont été des initiateurs et des précurseurs. Ils l'ont encore été en d'autres branches de l'économie rurale ; par exemple, pour n'en citer qu'une, en économie forestière- Vous ?avez comme l'on s'émeut de nos jours, sur le gaspillage in- sensé qui se fait de nos richesses forestières, surtout par l'exploita- tion à outrance de nos forêts pour la production du bois de pulpe. L'on commence déjà à entrevoir le temps notre pays subira une grande disette de bois de chauffage, et de construction, l'agricul- teur aura à souffrir des modifications profondes apportées au régime des eaux qui a tant d'influence sur le climat et la produc- tion des récoltes, conséquences inévitables de la disparition des grandes surfaces boisées, dénudées par la hache des Vandales qui dévastent nos forêts. Nos économistes s'eff'rayent à l'idée que, déjà, dans certains endroits de notre province, des inondations désas- treuses se produisent parce qu'on a détruit la forêt, cette régulatrice inconsciente mais sûre de la distribution des eaux de la fonte des

RÉMINISCENCES ET REVENDICATIONS 231

neiges et des grandes pluies, dans les fleuves, les rivières et les cours d'eau.

Eh bien ! Il y a déjà longtemps, vingt-huit ans, qu'un cri d'alarme a été poussé à ce sujet. En 1889, dans la province de Québec, se formait une association forestière la première du Canada, la seconde d'Amérique qui se donna pour mission la défense ou la protection de la forêt. Cette humble société obtint de notre gouvernement la passation d'une . loi fixant, pour chaque année, un jour destiné à faire valoir les droits de la forêt : le Jour de la fête des arbres Arhor day. Cette association a depuis cédé le pas à la grande Association forestière du Canada. Mais il im- porte que la fille ne fasse pas oublier la mère. Il est bon de se rappe- ler que si ce sont les Français qui ont été les premiers à attaquer la forêt, au Canada, au profit de la religion et de la civilisation, il y a trois cents ans, ils ont aussi été les premiers à la protéger, lorsqu'elle a eu besoin de protection.

Il faut que je m'arrête. Je pourrais bien encore mentionner le fait que c'est à un Canadien français, M. G.-A. Gigault, actuellement sous-ministre de l'Agriculture à Québec, que nous devons, et cela sans discussion possible, l'idée initiale de la création des fermes expérimentales du gouvernement de la Puissance du Canada ; que c'est à la Société d'Industrie laitière de la province de Québec qu'est l'établissement du système d'inspection des fabriques de beurre et de fromage syndiqués, système qui est reconnu comme le plus parfait, et qui a été adopté, subséquemment, par la province d'On- tario ; que c'est à nos évêques canadiens-français que nous devons la si patriotique institution des dévoués missionnaires agricoles qui, au nom de la religion, vont par les campagnes, prêcher l'évangile de la terre après celui du ciel

Mais je vous retiens sans doute trop longtemps avec ce plaidoy- er pro domo. Veuillez ne pas voir rien que du chauvinisme dans nia démonstration. Elle prouve que nous ne sommes pas des arriérés nous

232 LA REVUE CANADIENNE

de la province de Québec. N'oubliez pas que je suis citoyen de l'esté et l'est est précisément regarder comme la partie la moins avancée de la province par certains francophobes, probablement parce qu'elle est la plus française. Or, comme c'est que les idées dont je viens de démontrer la mise en application sont presque toutes écloses, vous comprendrez facilement que je ne tiens pas à ce qu'on en donne le mérite à d'autres, surtout à ceux qui sont toujours prêts à se pro- clamer de la race supérieure. Ceux-là perdent de vue le fait que s'ils paraissent plus prospères, c'est qu'ils 'ont été plus favorisé» sous tous les rapports. En effet, bien que nous soyons sur un sol conquis à la civilisation par nos ancêtres, nous n'y sommes plus, depuis un siècle et demi que des vaincus. La conquête nous a lais- sés pauvres matériellement. Tous ceux qui en avaient le moyen sont retournés dans la mère-patrie. La cession nous a laissés déci- més. La classe dirigeante est partie, au lendemain de 1763.

Seul, notre dévoué clergé nous est resté. Il nous a sauvés en relevant notre courage, en nous fournissant le moyen de garder notre langue en nous incitant à la lutte pour la conservation de nos lois, de notre religion. Mais, le clergé, il était pauvre, lui aussi !

La lutte ne fut pas moins âpre pour obtenir de la terre les moyens ds vivre qui nons manquaient par ailleurs. Et, cette lutte était pour nous d'autant plus difficile que notre province est située dans une zone au climat beaucoup plus rigoureux que celui de l'Ontario. Un printemps en retard d'un mois et un automne en avance d'un autre mois, font que, pour nous, la moyenne de la saison propre à l'agriculture n'est que de cinq mois, tandis qu'elle est de sept mois pour la province voisine.

Oui, nous avons été forcément, non volontairement, tenus en arrière pour les raisons que je viens d'énoncer, et, malgré tout, noua avons su prendre les devants sous plusieurs rapports, et si ceux qui nous dénigrent voulaient se donner la peine d'apprendre notre lan- gue, comme nous apprenons la leur, ils pourraient nous fréquenter

RÉMINISCENCES ET REVENDICATIONS 233

davantage, et partant, mieux nous connaître et plus justement noua apprécier.

Mais, me voici lancé dans une bien longue digression et il est heureux pour vous que nous arrivions à destination. Puissé-je vous avoir enlevé au moins une partie du préjugé qui vous a fait dire au commencement de notre conversation, que " le peu de progrès agricole que nous avons fait, quoique bien lentement, nous ne l'a- vons réalisé assez généralement qu'en suivant ceux qui nous ont tracé la voie, et ce de loin seulement ".

A Cela, je fus heureux d'entendre mon distingué interlocuteur me répondre ainsi : " Soyez certain que vous venez de me faire un petit cours d'histoire contemporaine qui m'a révélé des choses que j'i- gnorais absolument. Malheureusement, même parmi nos concitoyens canadiens-français, je ne suis pas seul à ignorer ces faits. Pour vous prouver que votre plaidoyer a produit chez moi un excellent effet je m'en vais vous faire une proposition. Vous devriez publier dans une de nos revues littéraires canadiennes-françaises un résumé de notre conversation, pour le bénéfice des lecteurs qui, comme moi, absorbés dans des travaux intellectuels, n'ont ni l'idée, ni le temps, de se mettre en contact direct avec la classe agricole. L'agriculteur a reçu de la Providence la mission de nour- rir l'humanité et, plus spécialement, les classes qui travaillent pour le commerce, l'industrie, les arts, l'éducation et la direction de la société, et sont, par ce fait, dans l'impossibilité de rien produire pour entretenir la vie matérielle. Une meilleure connaissance des faits rectiMerait chez un grand nombre des erreurs de jugement comme celle que je viens de commettre. Elle vous a d'ailleurs cela me console fourni l'occasion de m'éclairer et de me faire mieux apprécier ces travailleurs de la terre qui appliquent parmi nous les principes de l'économie rurale et sont, sans contredit, les plus importants facteurs de la prospérité nationale. "

234 LA REVUE CANADIENNE

- Ce conseil, je l'ai pris en bonne part, sachant qu'il venait d'un

esprit droit. C'est ce qui m'a décidé à communiquer, après les avoir

rédigées avec quelques citations à l'appui, aux lecteurs de la Revue

Canadienne, ces réminiscences qui, comme l'a dit mon compagnon

de voyage, constituent une page de notre histoire contemporaine,

au point de vue de l'économie rurale, et ne sont que de justes

revendications.

J.-C. CHAPAÏS.

Pages d'Histoire

SUITE

XI

Conspiration. Préparatifs de départ des Français de Gannentaha. Un stratagème. Fuite. Débâcle. A Montréal et à Québec. Le lendemain d'un festin. Enlevés par un Manitou !

^ENDANT que ces événements se passaient à Québec, d'im- portantes assemblées secrètes avaient lieu chez les Agniers et chez les Onnontagués. Il y fut décidé que si Onontliio mettait en liberté les Iroquois arrêtés par son ordre, on exterminerait aussitôt les cinquante-trois Français de Gannentaha ; que s 'il refusait de les laisser aller, on tuerait seulement un certain nombre de ces Français et l'on mettrait les autres dans les liens afin de pouvoir les échanger contre les détenus Iroquois incarcérés à Québec, aux Trois-Rivières et à Villemarie. Lorsque tous les pri- sonniers seraient délivrés, on commencerait une guerre générale d'extermination contre les Français, les Hurons et les Algonquins. Plusieurs bandes de guerriers des cinq cantons se mirent immé- diatement en campagne, mais on convint de différer regorgement des Français- de Gannentaha pour ne pas compromettre le sort des prisonniers iroquois et exposer la vie des cinquante Onnontagués qui attendaient le retour du printemps pour amener avec eux ce qui restait des Hurons établis dans le voisinage de Québec.

Les missionnaires de Gannentaha furent avertis en secret de ce qui se tramait contre eux, et firent dire à leurs confrères disper-

236 LA REVUE CANADIENNE

ses dans les cinq cantons pour évangéliser les sauvages, de venir les rejoindre au plus tôt. En même temps le commandant Dupuy don- nait les instructions nécessaires pour que la retraite secrète et ra- pide des Français pût être opérée d'un moment à l'autre, chaque jour pouvant amener une catastroplie.

L'établissement de Gannentaha comprenait une chapelle, un vaste bâtiment (magasin et arsenal) avec grenier, quelques maisons et autres dépendances, le tout entouré d'une palissade pouvant', dans une certaine mesure, mettre les occupants à l'abri des indis- crétions ou des attaques du dehors. Quelques chiens y faisaient la garde, comme à ViUemarie.

La retraite projetée ne pouvait s'effectuer que par eau. Il y avait à l'établissement quatre canots iroquois et quatre canots algonquins : on les fit mettre aussitôt en bon état, mais ces embar- cations étaient bien insuffisantes pour transporter les cinquante- trois occupants de la station, leurs provisions et leur bagage. Le commandant Dupuy fit transporter en secret dans le grenier du bâtiment principal tout le bois nécessaire à la construction de deux bateaux plats dans le genre de ceux dont on faisait usage sur la Loire, en France. L'ouvrage, ;îommencé sans délai, fut bientôt terminé et l 'on n 'attendait plus que le moment favorable pour quit- ter les lieux à l'insu des Iroquois, ce qui n'était pas chose facile.

On était à la veille de la débâcle générale du printemps ; la décharge du petit lac de Gannentaha (aujourd'hui Onon- daga Lake), de même que le milieu de la rivière Choua- guen, étaient libres de glace ; les hordages seuls adhéraient aux deux rives ; on pouvait donc risquer le départ ; mais com- ment détourner l'attention des sauvages établis près du fort et qui avaient l'habitude d'y entrer à toute heure du jour? Un Français qui était bien au fait des usages, du code d'honneur et des supersti- tions des Iroquois, suggéra un moyen d'échapper à leur attention qui réussit à merveille. Un de ses jeunes compagnons avait été aidopté par un chef onnontagué du voisinage, qui le traitait comme

PAGES D'HISTOIRE 237

un fils; de ragrément du commandant Dupuy, il fut convenu que ce jeune Français s'efforcerait d'amener son père adoptif à donner un festin à tout manger. Pour atteindre ce but, le jeune homme déclara avoir eu un songe qu'il fallait " effacer ", sans quoi on le verrait mourir. " Dans ce songe, dit-il à son père, j'étais sur le point d'expirer lorsque, ayant donné un festin à tout manger, vous avez, par ce moyen, réussi à me ramener à la vie "; et il ajouta qu 'il se sentait déjà défaillir. Le père lui dit aussitôt : ' ' Eh bien ! je vais donner le festin; tu ne mourras pas; fait dresser leg chau- dières ".

Tous les sauvages des environs furent immédiatement convo- qués pour le " festin à tout manger ", qui eut lieu le soir même (20 mars 1658), les Français fournissant plusieurs porcs et quelques outardes pour contribuer, eux aussi, à effacer le songe, et les sau- vages se chargeant du reste du menu (^) . On alluma les feux, et les chaudières, remplies de graisse, de viandes et de poissons de toutes sortes, commencèrent à bouillir. Quelques Français arrivèrent sur les lieux avec des flûtes, des trompettes et des tambours pour prendre part à la fête ; on se mit alors à danser, les blancs imitant les peaux-rouges, et les peaux-rouges imitant les blancs, tous lançant des cris perçants " tantôt de guerre, tantôt d'allégresse ". Les sauvages commencèrent bientôt à manger avec voracité, tandis que les Français continuaient à sonner de la trompette et à battre du tambour; pendant ce temps, les autres Français demeurés dans le fort travaillaient à opérer, le plus silencieusement possible, le trans- port des embarcations légères, puis des bateaux plats, du lieu ceux-ci avaient été construits, jusque sur la rive du lac.

La nuit était humide et sombre.

Les sauvages avaient avalé morceaux sur morceaux durant plus d'une heure lorsqu'ils déclarèrent qu'il leur était impossible de manger davantage.

(*) Le chien gras était un des aliments ordinaires des festins à tout manger. /

238 LA REVUE CANADIENNE

" Je mourrai donc ", dit le prétenidu malade à son père a'doptif . . .

Esclaves de leurs préjugés superstitieux, les convives se remi- rent à manger. Peu après, sur un signe qu 'on lui fit de l 'intérieur du fort, le jeune homme dit: " Je me sens guéri; je ne mourrai pas; vous pouvez cesser de manger. Dormez bien, jusqu'à ce que la cloche de la prière se fasse entendre au lever du soleil. Je vais faire jouer d'un instrument de musique qui va vous donner de beaux rêves. " .

Un Français prit alors une guitare un des instruments emportés de Québec par le Père d'Ablon et fit entendre une douce mélodie qui contribua à jeter dans un profond sommeil les sauvages déjà alourdis par les excès du festin et gavés jusqu'à la gorge.

Quelques minutes plus tard, les deux bateaux plats, suivis des huit canots d'écorce, prenaient le fil de l'eau, emportant les Fran- çais de la station, leurs armes, leurs provisions et tout leur bagage.

Les habitants du fort n'y avaient laissé que les chiens, les coqs et... gaîté française!) quelques mannequins.

Il tombait en ce moment une neige floconneuse et molle qui fit disparaître immédiatement de la rive du lac toute trace du départ des fugitifs. Ceux-ci durent, de temps à autre, briser, en avant des bateaux, une glace légère, récemment formée, qui en arrêtait la marche. Ils furent obligés de faire plusieurs " portages " longs et difficiles et de sauter plusieurs rapides avant d'atteindre le lac Ontario, qu'ils trouvèrent en pleine débâcle, charroyant toutes les glaces des grands lacs. Vingt lieues de distance les séparaient du point du départ; néanmoins, comme ils pouvaient à chaque instant voir arriver sur eux une bande d'Iroquois en furie, suivis peut- être de centaines d'autres, ils n'hésitèrent pas à lancer leurs embar- cations au milieu des glaces flottantes, qui, parfois, se tassaient, se pressaient et s'élevaient en énormes monceaux, puis s'affaissaient soudain en creusant des abîmes. Ce fut avec des peines inouïes et

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en prenant d'incessantes précautions que, le 3 avril, ils purent enfin atteindre Montréal, ils arrivèrent tous à la nuit tombante, à l'exception de trois dont l'embarcation heurta un rocher faisant barrage au milieu d'un rapide, et qui furent engloutis misérable- ment sous les flots (^).

M. de Maisonneuve et les habitants de Montréal furent aussi heureux que surpris de l'arrivée soudaine des missionnaires et de leurs compagnons. Le chef de l'expédition, M. Dupuy, reçut en particulier, les félicitations du gouverneur régional, qui lui offrit le commandement de la garnison de Villemarie comme assistant du major Lambert Closse dont la présence était presque constamment requise sur son fief, au nord de la petite rivière des Fonds (^).

(^) Eclations des Jésuites ; Lettres de Marie de l'Incarnation ; His- toire et description générale de la Nouvelle-France, du P. de Charlevoix, et«c.

(') Ainsi nommée dans un acte de Bénigne Basset, notaire royal, successeur de Jean de Saint-Père comme greffier de la juridi<5tion de Montréal. La petite rivière des Fonds, appelée aussi ruisseau Saint- Martin, coulait du nord-est au sud-ouest et allait tomber dans la rivière Saint-Pierre (venant du sud-ouest) à l'endroit celle-ci inclinait légère- ment vers l'est pour aller se jeter dans le fleuve Saint-Laurent, aux portes du fort de Villemarie.

La rivière des Fonds avait environ vingt pieds de largeur en face du Champ de Mars actuel. On sait qu'elle est devenue le grand égoût col- lecteur de la ville de Montréal. Avant sa transformation et son enfouis- sement sous la rue Craig, en 1843, il avait été question d'en changer le régime, c'est-à-dire de la faire couler en sens inverse et se déverser dans le Saint-Laurent au " pied du courant ". La rivière Saint-Pierre serait a;lors devenue sa tributaire. Le projet fut abandonné ; mais on lui donna quelque suite en 1876, alors qu'on établit un nouveau tunnel de drainage sous la rue Craig et que l'eau fut dirigée vers l'est jusqu'à la prison.

Pas moins de dix ponts reliaient les deux rives de la rivière des Fonds avant 1843. Leurs travées avaient une certaine ampleur, à cause de la crue des eaux du printemps.

L'historique rivière Saint-Pierre, qui venait de Lachine et allait se jeter dans le Saint-Laurent non loin de la douane actuelle, passait dans la cour de l'ancien Collège de Montréal, près Griffintown, il y a soixante ans. L'hiver, les élèves de l'institution patinaient sur sa surface glacée. Toute trace de cette portion de la pe'tite rivière Saint-Pierre disparut après le transfert des classes dans le nouveau collège, à la Montagne (janvier 1863).

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Une partie des fugitifs fut logée au fort; les autres se retirè- rent à l'hôpital, les missionnaires jésuites firent la connaissance des prêtres sulpiciens arrivés dans la colonie pendant leur absence.

Les arrivants de Gannentaha se remirent en route pour se rendre à Québec, mais seulement quatorze jours plus tard, lorsque le fleuve Saint-Laurent se fut complètement débarrafssé des glaces qui l'emprisonnaient ou flottaient à sa surface.

L'accueil fait aux héros de Sainte-Marie de Gannentaha fut aussj cordial à Québec qu'il l'avait été à Montréal. M. d'Ailleboust ^éprouva une vive satisfaction de savoir que les Français de la sta- tion d'Onnontagué n'étaient plus comme autant d'otages, dans une situation inquiétante pour leur vie et de nature à mettre des entraves à sa politique. Leur retraite avait été couronnée de suc- cès, et c'étaient maintenant les Français qui gardaient des Iroquois en otages ! Les rôles étaient diamétralement changés.

Le. bien accompli par la mission iroquoise pendant sa courte existence ne se termina pas avec la retraite de Gannentaha : les néo- phytes des cinq cantons qui arrivèrent par la suite à ^illery et à la prairie de la Mag'deleine firent voir que les enseignements des Eobes Noires n'étaient pas oubliés (*).

(*) En 1661, " on apprit Québec) par quelques prisonniers qui s'étaient évadés des bourgades iroquoises, qu'il y avait à Onnontagué une vingtaine de Français à qui on avait donné la vie, et qui y jouissaient même d'une assez gx-ande liberté ; que dans ce même canton on avait con- verti une cabane en une cha]^)elle tm grand nombre de chrétiens. Fran- çais, Hurons, Iroquois et Algonquins, s'assemblaient régulièrement pour faire leurs prières ; que les Matrones, qui sont le corps principal de l'Etat, n'avaient point eu part à 'la conspiration qui avait obligé M. Dupuys à se retirer, et que pendant sept jours elles avaient pleuré avec leurs enfants le départ des missionnaires ; enfin que dans les cantons de Goyogouin et d'Onnéyouth il y avait des chrétiens qui conservaient invio- lablement leur foi ". (Charlevoix Histoire et description générale de la IS' o uvelle-Fraiice.) La cabane convertie en chapelle dont il est question dans les lignes qui précèdent, était la cabane même de Garakorthié, l'illustre chef Iroquois qui fut baptisé à Québec, par ilonseigneur Laval, en 1670.

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Au cours de cette mission les portes du ciel avaient été ouver- tes à un grand nombre d'enfants, iroquois et hurons, et à plusieurs ajdultes, La Mère Marie de l'Incarnation écrivait à son fils, le 15 octobre 1657 : " J 'ai reçu de trop bonnes nouvelles des missions iroquoises pour ne pas vous en faire part. J'ai appris depuis trois jours que le progrès de l'Evangile y est grand. Le R. P. Ménard seul a baptisé à Onneyout et à Goyogouin quatre cents personnes. Les autres missionnaires en ont baptisé à proportion dans les lieux de leur mission. "

Les projets d'extermination tramés contre les Français de G-annentaha ne prirent pas ceux-ci par surprise. Les commence- ments de la mission avaient sans doute été de nature à faire naître de belles espérances; mais, comme le fait remarquer le Père de Rochemonteix, " une vague défiance restait au fond du coeur des missionnaires... si l'ensemble de la population les accueillait ou paraissait les accueillir favorablement, ils étaient entourés de traî- tres et de fourbes, de Hurons apostats qui semaient sur la Robe Noire les calomnies les plus (ydieuses, de capitaines et de sorciers, ennemis des Européens et hostiles aux enseignements de la foi. Beaucoup n'admettaient pas le précepte qui défend la pluralité des' femmes et la dissolution du mariage (^).

Avant que M. Dupuy eût donné T ordre de préparer la retraite, neuf hommes de la garnison avaient fait connaître leur intention de s'en retourner à Québec. " Nous vivons, écrivait un missionnaire, la tête levée au milieu des dangers, au travers des injures, des huées, des calomnies, des ha-ches et des couteaux, avec lesquels on nous poursuit souvent pour nous mettre à mort. Nous sommes presque tous les jours à la veille d'être massacrés: quasi morientes, et ecce vivimus ... Si Dieu qui nous a amenés dans cette Barbarie nous y fait égorger, qu'il soit béni à jamais! C'est Jésus-Christ, c'est son évangile, c'est le salut de ces pauvres âmes qui nous tient

(°) Les Jésuites et la Nouvelle-France au XV Ile siècle. Vol. II, pages 148-149,

242 LA REVUE CANADIENNE

et nous arrête presque au milieu des flammes. Nos yeux sont accou- tumés à voir brûler et manger les hommes. "

La mission était maintenant dispersée; le fort de Gannentaha partiellement détruit.

Comme tous les événements de la vie, le stratagème du festin à tout manger avait eu son lendemain. Qui dira la stupéfaction des sauvages en constatant la disparition des Français ? Un Onnon- tagué l'a racontée plus tard. La matinée était déjà avancée lors- qu'ils se réveillèrent de leur lourd sommeil, surpris de n'avoir pas entendu la cloche de la prière. Le soleil faisait fondre la neige tombée pendant la nuit. Des jeunes gens voulurent pénétrer dans le fort, oti nul bruit ne se faisait entendre; ils frappèrent et n'eu- rent d'autre réponse que les aboiements des chiens; ils escaladèrent alors les palis, puis entrèrent dans la chapelle, le magasin, les mai- sons, les hangars . . . Ils en sortirent bientôt, riant, criant, dansant comme s'ils eussent remporté une éclatante victoire sur les visages pâles. Ils mirent ensuite le feu à l'établissement, qui cependant,, ne fut que légèrement consumé.

Mais comment expliquer la disparition des blancs? Les jeunes gens ne s'en inquiétaient guère. Les hommes mûrs cherchaient le mot de l'énigme. Les vieillards dirent sentencieusement: " Les Français ont des amis puissants : ils ont été enlevés par un grand manitou ! "

À CONTINUER

Ernest GAGNON.

A Travers Les Faits et les Oeuvres

Le serment royal. Un acte de réparation. Une leçon de persévérance. La conférence sur le veto. En France. Les groupes parlementaires. Nomenclature et classification. La majorité et l'opposition. L'évolution des partis. L'action libérale et les progressistes. Un incident. A propos d'un article de M. de Mun. La Correspondance de Borne. li^ Univers. Deux articles de M. François Veuillot. Réponse de M. de Mun. En Espagne. Au Canada.

jIEU soit loué ! Le Parlement d'Angleterre a consommé l'acte de justice et de réparation que réclamaient douze millions de catholiques, fidèles sujets de Sa Majesté Georges V. Le bill adopté par la Chambre des Com- munes pour amender la formule du serment royal, comme nous l'avons indiqué dans notre dernière revue, a été voté par la Chambre des Lords, sans que les rares opposants aient osé demander que la Chambre se divisât. Lorsque la seconde lecture du projet de loi a été proposée, Lord Kirmaird a fajt une motion dilatoire pour ajourner la question à l'automne qui a été répoussée à la quasi unanimité de la Chambre. Dans la discus- sion sur le mérite, l'archevêque de Canterbury, le primat protestant d'Angleterre, a prononcé les paroles suivantes : " Nous touchons au terme d'une vieille inimitié qui a été pernicieuse et vexatoire au plus haut degré. Le changement proposé en libérant le souverain d'une obligation désagréable fera honneur à notre sens commun chrétien ". Et lord Landsdowne, à son tour, a fait cette déclaration " Saluant les très heureux auspices d'un nouveau règne, je désire qu'il ne soit pas défiguré à son début par des animosités religieu-

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» ses ". Le duc de Norfolk, au nom des catholiques, a exprimé la joie et la gratitude que leur fait éprouver la modification de la formule. Lord Halifax, le chef laïque le plus éminent de ce que l'on appelle la High Ghurch, a aussi chaleureusement approuvé l'amendement à la déclaration royale. Après un débat de deux heures et demie, le bill a passé sans division. Nous nous réjouissons de cette victoire catholique, qui est, pour mieux dire, une victoire de la justice et de la raison. Et nous nous applaudissons que l'esprit de tolérance et d'équité ait fait depuis dix ans d'aussi grands progrès en Angle- terre. A l'avènement d'Edouard VII, en effet, les catholiques de l'empire tentèrent de faire modifier la formule outrageante pour leurs croyances ; ils pétitionnèrent, ils écrivirent, ils parlèrent, ils adoptèrent des résolutions, agitèrent énergiquement la question. Et tout cela en vain. Je me trompe : rien de cela ne fut stérile. A ce moment, les revendications catholiques ne triomphèrent pas sans doute ; mais la semence était jetée en terre, l'opinion anglaise était ébranlée, les derniers préjugés étaient sapés à leur base, et les ap- proches étaient déblayés pour un dernier et décisif assaut. Les efforts, les protestations, les plaidoyers, toute la campagne d'il y a neuf ans portent aujourd'hui leurs fruits. Et c'est une leçon pré- cieuse de constance et de persévérante énergie. Quand on combat pour une cause, il ne faut pas songer seulement au succès immé- diat, à la victoire prochaine, il ne faut pas se laisser décourager par les échecs même répétés, ni par les nuages qui barrent devant nous l'horizon. Il faut lutter quand même pour la vérité et la justice, et combattre, d'abord par devoir, et ensuite en vue de l'avenir qui fréquemment répare les erreurs et les iniquités du présent.

Nous écrivions en 1901 : " Pour compléter l'œuvre accomplie graduellement pendant le cours du dix-neuvième siècle, il ne reste plus au Parlement anglais qu'à délivrer le roi de cette déclaration répudiée par tout le monde ". Aujourd'hui elle est complétée cette œuvre de réparation nécessaire, et c'est un honneur pour la Chambre

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des Communes et la Chambre des Lords de la Grande-Bretagne d'avoir rempli ce devoir. Cet acte heureux nous semble d'un favo- rable augure pour le règne de notre nouveau souverain.

Le parlement britannique est maintenant ajourné au 15 novembre. Mais avant l'ajournement, le premier ministre a t'ait une déclaration importante, relativement à la fameuse conférence des chefs conservateurs et libéraux sur la question du veto des Lords- Voici les paroles de M. Asquith :

" Les représentants du gouvernement et de l'opposition ont tenu douze réunions, au cours desquelles ils ont examiné soigneuse- ment une grande partie des points en litige. A la suite de nos dis- cussions, nous avons fait de tels progrès, bien que nous ne soyons pas jusqu'ici arrivés à un accord, que, de notre avis à tous, il est non seulement désirable,, mais encore nécessaire que ces discussions continuent. "

Cette déclaration a suscité de nombreux commentaires. Doit- on l'interpréter comm* un. avant-coureur de transaction et de compromis, qui apporteraient une solution pacifique au problème politique ardu qui se pose devant les hommes d'Etat anglais ? Ce serait peut-être se montrer trop optimiste. Mais, en tout cas, elle indique que les leaders de part et d'autre ne désespèrent pas encore de dénouer d'une façon relativement satisfaisante l'imbroglio dont à droite comme à gauche les hommes avisés redoutent également l'issue.

En France les Chambres sont en vacances depuis le 13 juillet- Profitons de ce moment de répit pour jeter un coup d'œil sur les groupes parlementaires tels qu'ils se sont constitués au cours de la session, close ce jour-là. Et tout d'abord signalons une innovation caractéristique. Le Journal ojfficiel a publié un document sans précédent dans l'histoire parlementaire française, la liste des mem-

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bres de chaque groupe remise au présjdent de la Chambre, pour servir à constituer les grandes commissions législatives. Nous lisons à ce propos dans une feuille parisienne :

" Jusqu'ici les groupes n'avaient pas d'existence officielle, et on ignorait, surtout dans le public, la liste exacte des députés qui en faisaient partie. Certains membres, d'ailleurs, se faisaient inscrire à deux ou trois groupes. Maintenant il n'en va plus de même. Les électeurs, par le Journal oficid, sont à même de savoir très exacte- ment à quel groupe se sont fait inscrire leurs mandataires. Le public est en outre en mesure de connaître les forces numériques exactes de chacun des groupes politiques de la Chambre. "

En étudiant ces listes nous constatons d'abord qu'il y a dans la chambre actuelle des députés en France neuf groupes parlemen- taires dont voici les désignations et les chiffres : groupe de l'Action libérale, 34 ; groupe des droites, 19 ; groupe de la gauche démocra- tique, 73 ; groupe de la gauche radicale, 112 ; députés indépendants, 20 ; groupe des républicains progressiste?, 75 ; groupe des républi- cains radicaux-socialistes, 151 ; groupe républicain socialiste, 30 ; groupe du parti socialiste, 75. Il est intéressant de parcourir les listes de ces différents groupes, et de constater comment se répar- tissent entre eux les personnalités les plus en vue de la Chambre- Dans le groupe de l'Action libérale on remarque MM. Piou, de Mun, l'abbé Gayraud, de Mackau, Lerolle, Reille, Groussau, de Chappe- delaine ; dans celui des droites, MM. de Baudry d'Asson, de Blacas, Delahaye, Denys Cochin, de La Ferronnays, de Languinais, de Bohan, de Ramel ; dans celui de la gauche démocratique, MM. Paul Deschanel, Georges Leygues, Joseph Reinach, Siegfried, de Lanes- san, Lhôpiteau ; dans celui de la gauche radicale, MM. Barthou, Henri Brisson, Caillaux, Chéron, Cochery, Cruppi, Delcassé ; dans le groupe des indépendants, MM. Andrieux, Maurice Barres, Georges Berry, l'abbé Lemire, Millevoye, Pugliesi-Conti ; dans celui des républicains progressistes, MM. Aynard, l'amiral Bienaimé, Charles

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Benoist, le marquis de Chambrun, le vicomte Cornudet, J. de Gontant-Biron, Lannes de Moatebello, Pierre Leroy-Beaulieu, Louis Passy, Jules Roche, Thierry ; dans celui des radicaux-socialistes' MM. Berteaux, Ferdinand Buisson, Hector Dépasse, Lafferre, Le Hérissé, Pelletan, Pourquery de Boisserin, Steeg, Thalamas ; dans le groupe républicain socialiste, MM. A.ugagneur, Contant, Gérault- Richard, Laguerre, Viviani ; dans celui du parti socialiste, MM. Jaurès, Basly, Dejeante, Jules Guesde, Rovanel, Sembat, Thivrier.

Les noms de ces hommes marquants dans les différents grou- pes suffisent à faire connaître la nuance politique de chacun de ceux-ci.

Cinq de ces neuf groupes font partie de la majorité ministé- rielle ; ce sont ceux de la gauche démocratique, de la gauche radi- cale, des républicains progressistes, des radicaux socialistes et des républicains socialistes. Trois forment l'opposition, ceux de l'Action libérale, des droites et du parti socialiste. Mais, comme on le voit, ce n'est pas une opposition bien homogène. Entre MM. Piou et Jaurès, entre MM. de Baudry d'Asson et Jules Guesde, il n'y a guère de principes communs. Dans les questions la religion est en cause, les socialistes votent infailliblement pour les mesures per- sécutrices. Il n'y a guère que dans les votes de confiance que ces groupes d'opposition se rencontrent en bloc dans une même affirma- tion de défiance envers le gouvernement, mais pour des raisons différentes.

Comme on le voit, l'opposition est numériquement très faible, L'Action libérale et la droite réunies ne comptent que cinquante- trois députés. La France a fait du chemin depuis les élections de 1884 la droite sortait du scrutin avec près de 200 voix. Et que de transformations dans les partis depuis cette époque. Les roya- listes et les bonapartistes formaient alors deux groupes importants, dont la réunion plénière constituait la droite. Maintenant on n'en- tend plus guère parler des bonapartistes ; ce parti semble mort en

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France. Et le parti royaliste dont se compose presque uniquement le groupe " des droites ", comme on le désigne encore par une anti- nomie singulière, est réduit à dix-neuf députés. En 1884, le parti dominant, maître du pouvoir et de la puissance publique, était le parti opportuniste fondé par Gambetta. Maintenant le nom même en est disparu. Tout ce qui en reste, ce sont les soixante-quinze députés du groupe progressiste qui, après avoir régné avec MM. Méline et Ribot, voit sa force diminuer à chaque élection générale^ Au parti opportuniste, transformé en parti progressiste, a succédé le parti social, qui a régné sans conteste avec Combes, Rouvier, Sarrien, Clemenceau, et qui règne encore avec Briand, quels que soient les chanorements de méthode. Toutefois, aux dernières élec- tions, le parti radical a perdu du terrain au profit des socialistes. Cela n'empêche pas la gauche radicale, et la gauche radicale-socia- liste de compter encore, la première cent douze voix et la seconde cent cinquante et une voix, soit une masse de deux cent cinquante- trois députés. D'ailleurs, depuis les élections, le gouvernement a vu se grossir son armée par l'adjonction du groupe progressiste, qui» après dix ans d'opposition, s'est ralliée au pouvoir et a fait sa ren- trée dans la majorité. C'est M. Aynard, député de Lyon, qui en est maintenant le président. M. Ribot, son chef incontesté après la retraite de M. Méline, est entré au Sénat. Lui-même d'ailleurs avait commencé à donner des signes de lassitude et montré, par des indi- ces très compréhensibles, son désir de faire vsa paix avec le Bloc. Pendant plusieurs années, on peut dire qu'il eut la figure et qu'il joua le rôle de chef de l'opposition, ou des oppositions, si l'on veut. Ce fut la plus belle période de sa vie parlementaire. Il semblait qu'au service des nobles causes qu'il défendait, son talent grandît, prît plus d'ampleur et de puissance. L'admiration et la sympathie de tous les honnêtes gens, de tous les bons Français récompensaient l'éminent orateur de ses efforts pour sauver la justice et la liberté. Mais la longue victoire du parti radical a été l'écueil de M. Ribot.

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 249

Il n'a pas su résister à l'influence déprimante des insuccès réitérés. Lui et ses amis ont paru s'ennuyer du pouvoir qu'ils avaient long- temps détenu ; et voilà comment le parti progressiste ne figure plus dans les rangs de l'opposition, voilà pourquoi il s'est rangé parmi les troupes briandistes.

Un autre fait parlementaire qu'il nous faut bien signaler c'est l'émiettement du groupe de l'Action libérale populaire, dont M. Piou est le président. Dans la nomenclature plus haut donnée, on voit qu'il se compose de trente-quatre députés seulement. Or, au lendemain des élections, en mai dernier, toutes les classifications lui accordaient environ cinquante-trois membres. Comment expli- quer ce déchet ? En examinant la liste du groupe progressiste on y voit figurer un certain nombre de personnalités que l'on aurait cru trouver plutôt sous le drapeau de M. Piou. Les incidents du débat que nous avons analysé dans notre dernière chronique peuvent nous donner la clef de cette évolution. M. Piou a «déclaré qu'il ne voulait pas être dupe des attitudes ondoyantes de M. Briand, et qu'entre les catholiques et ce dernier, la guerre allait continuer, tant qu'il n'y aurait pas une modification réelle à la politique per- sécutrice suivie depuis tant d'années. M. Aynard, le porte-parole des progressistes, s'est au contraire déclaré satisfait des déclarations du premier-ministre et lui a donné un vote de confiance avec tous ses amis. Au scrutin, il s'est trouvé que plusieurs députés élus par les catholiques, et censés partisans de M. Piou, ont voté avec les progressistes. Cela indiquait une tendance et une disposition d'es- prit fâcheux, qui se sont accusées davantage lors du classement des groupes. Des membres de l'Action libérale populaire séduits par les paroles mielleuses de M. Briand et sensibles aux charmes du patro- nage ministériel, ont déserté M. Piou pour aller se joindre à des gens plus accommodants.

Ainsi donc avec sa tactique habile et perfide, le premier minis- tre parvient à afll'aiblir encore l'opposition catholique déjà si faible.

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Un incident pénible vient de faire ressortir davantage l'embarras et le malaise que fait éprouver à nos frères de France la situation présente. M. de Mun, qui appartient au groupe de l'action libérale et qui a voté avec M. Piou non-confiance en M. Briand, a écrit dans le Gaulois, durant le mois dernier, un article après avoir critiqué vigoureusement M. Briand il poursuivait :

. .." Il a, je le crois bien, en dépit des conquêtes laïques et de l'éducation nationale, une politique à lui, qui n'est pas, quoi qu'en dise l'ordre du jour, celle des trois dernières législatures, et qu'il a apprise au contact du pays, lassé de la tyrannie com- biste. Quand il parle de justice pour tous, même de liberté, je crois qu'il les voudrait sincèrement, et qu'il en a vraiment assez de ces républicains qui gouvernent, comme dit M. Millerand, pour leur parti, sans souci du pays en favorisant la moitié pour en tyran- niser l'autre.

" C'est une question de méthode, dit-on, et non de programme. J'entends bien, et j'ai assez marqué, je pense, par mou vote, que je ne me tiens pas pour satisfait avec la méthode.

" Tout de même, c'est quelque chose, et, si vraiment la méthode changeait, si, une bonne fois, le système jacobin, qui fait de nous des demi- citoyens, disparaissait du pays, peut-être bien qu'au souffle, d'abord léger, bientôt enflé par sa propre force, de la justice et de la liberté, le programme finirait par tomber en poudre. "

Ce passage de l'article écrit par l'éminent député de Morlaix n'a pas plu à tout le monde. La Correspondance de Rome les a relevées, sans nommer M. de Mun, dans les termes suivants :

" Malgré la bonne intention, indiscutable, de l'auteur de ces lignes, son hommage a le double eflfet de diminuer la portée mili- tante de son vote et la honte de ces libéraux qui avaient voté pour la confiance.

" Cet effet, objectif fatal, tous les catholiques français qui comprenneat bien le mouvement religieux et politique, ne peuvent que le regretter vivement.

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 251

" Si M. Briand est si sincère, le vote de confiance donné par la majorité des libéraux n'est il pas de nature à lui inspirer le courage de se montrer tel ? Voilà l'équivoque tout indiquée pour se couvrir aux yeux des électeurs catholiques récalcitrants. Et alors, c'est l'auteur de ces lignes qui pourrait être justement critiqué d'avoir refoulé de son vote hostile une méthode, qui n'est qu'une méthode, mais qui, de son propre aveu, tout de même, est quelque chose, s'il vous plaît, quelque chose qui, à la longue, finirait par faire tomber en poudre le programme lui-même ! "

La Correspondance de Rome faisait ici observer, que M. Briand n'était ni sincère ni pas sincère, qu'il voulait gouverner et qu'il lui fallait découvrir sa majorité pour gouverner avec elle. Il a compris au moment des interpellations!, qu'il lui fallait accentuer le laicisme et se rapprocher des combistes ; il l'a fait. La note de la Corres- pondance se terminait ainsi :

" Nous en revenons alors à la même conclusion de toujours : au lieu de songer au ministère pour constituer de ses propres mains une majorité supportable aux catholiques, songer à constituer soi- même une opposition catholique, à l'organiser et à la discipliner, à l'habituer à la critique et à la lutte. Quand elle représentera, même à l'état de minorité, une force capable de se faire respecter, on la respectera.

" Mais la première condition pour faire une opposition de cette trempe, c'est de ne pas la dépersonnaliser dans le libéralisme ; c'est aussi, pour ses chefs, de ne pas l'énerver par des commentaires qui affaiblissent les bons votes auxquels on s'était tout d'abord résolu ".

Cette critique à l'adresse de M. de Mun a causé beaucoup d'émotion dans les milieux catholiques. Sa glorieuse carrière, toute de dévouement à l'Eglise et à la patrie, son admirable talent, les sacrifices qu'il a fait et les services qu'il a rendus, ont fait de son nom un drapeau, et l'on a paru s'étonner qu'il pût être attaqué par des frères d'armes. L' Univers faisant allusion à ce sentiment, après

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avoir rendu à M. de Mun un juste tribut d'hommages, a rappelé cependant que l'illustre académicien lui-même pourrait ne pas être à l'abri de toute erreur de tactique et d'appréciation. Et donnant son avis personnel sur l'incident, le directeur du grand journal catholique, M. François Veuillot, a confessé que l'article de M. de Mun l'avait lui-même inquiété et surpris, et que cette complaisance mêlée d'espoir en faveur de la méthode briandiste lui paraissait singulièrement injustifiée et dangereuse. Interprétant la pensée de l'auteur dans son sens le plus favorable, M, Veuillot a déclaré qu'il regrettait l'article en question pour deux motifs.

" Le premier, a-t il dit, c'est que M. de Mun fait état, sinon comme d'une réforme accomplie, du nioins comme d'une résolution arrêtée, de cet heureux changement de méthode. Or, l'homme de la Séparation ne mérite à aucun degré cette confiance. De lui, nous ne connaissons sûrement que deux choses : la perfidie tenace qu'il a déployée jusqu'ici contre l'Eglise et l'entêtement sectaire avec lequel il entend grouper son parti sur le critérium de la défense laïque. Il n'a donc droit, de notre part, qu'à une hostilité vigilante. Espérer de lui une amélioration, même- relative et partielle, à notre avis, c'est une faute.

" Le second motif de nos regrets, c'est que, M. Briand fût-il sincère et, sincère, eût-il les moyens d'appliquer sa méthode, il n'y aurait pas lieu d'en attendre une liberté d'action aussi réelle que paraît l'escompter l'éminent académicien. "

Dans un second article, M. Veuillot discutait un autre grief énoncé contre la note de la Correspondance de Rome. Cette publi- cation avait qualifié M. de Mun de " libéral ". Libéral ! l'orateur et l'écrivain qui, depuis quarante ans, n'a cessé de faire au libéralisme une guerre sans merci, sur tous les terrains. Cette désignation ne constituait-elle pas à elle seule une véritable injustice ? Sur ce point, V Univers a fait observer que la Correspondance n'a fait qu'emplo- yer l'appellation qui est d'un usage courant dans la langue politique

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et parlementaire, pour désigner le groupe auquel appartient M. de Mun, celle que ce groupe emploie lui-même pour se différencier des autres. Dans toutes les statistiques publiées, dans tous les articles, dans toutes les déclarations recueillies avant et après les élections, on n'a rencontré guère pour distinguer les défenseurs de l'Eglise que ce seul mot : les libéraux. Catholiques et conservateurs étaient catalogués pèle- mêle, au petit bonheur, sous cette expression. Nationalistes, constitutionnels, anti-républicains, à l'abri de cette souple et large bannière, fraternisaient, semblaient se confondre.

" M. de Mun, dit l' Univers, comme bien d'autres catholiques antilibéraux de cœur et de tradition, fut donc inscrit, affiché, pro- clamé député libéral. Nous entendons bien que l'épithète libérale, employée dans ces conditions, ne prend, ni chez ceux qui l'attri- buent, ni chez ceux qui l'acceptent, une portée doctrinale ; elle ne suppose aucune concession au libéralisme religieux condamné par l'Eglise ; elle implique uniquement la revendication de la liberté contre la tyrannie jacobine. Elle est donc revêtue d'un sens poli- tique étroitement limité. "

Voilà comment, explique M. François Veuillot, la Correspon- dance de Rome s'est trouvée à donner à M. de Mun le titre de libéral. De bons esprits en ont été choqués ; on n'y prenait pas garde quand il était employé comme un terme usuel, mais on l'a trouvé offensant dès qu'il était accolé à une critique. Pourquoi ? Parce que le mot est équivoque. Ce serait peut-être le temps " d'en être un peu moins prodigue, et de chercher, pour définir les députés catholiques, un terme un peu plus net ". Et l'Univers continue :

" Il faudrait être aveugle ou singulièrement obstiné pour ne pas comprendre qu'il se produit actuellement, dans la politique catholique, une évolution profonde. Nous avons subi pendant plu- sieurs années, de la part des sectaires, une période d'assauts violents et continus : il s'agissait, pour la franc-maçonnerie, de proscrire les

254 LA REVUE CANADIENNE

congrégations religieuses et de rompre le Concordat. Devant ces entreprises, ouvertement dirigées contre la liberté, de citoyens fran- çais, les catholiques avaient obtenu l'appui de ces groupes intermé- diaires auxquels le titre de libéraux convient sans équivoque. A ce moment, c'était un Ribot qui semblait gouverner toute l'opposition. De cette opposition, les catholiques faisaient partie intégrante. On l'appelait, d'an terme commun, l'Opposition libérale. Il était natu- rel que les nécessités de la bataille obligeassent les catholiques à lutter sous cette enseigne,

" Aujourd'hui les formations de combat sont complètement changées. Le plan de la franc- maçonnerie n'est pas de nous livrer, en ce moment, de furieuses attaques ; pour répéter une expression désormais historique, elle s'attache plutôt à consolider les avantages acquis pendant les trois dernières législatures ; en même temps, ■sans bruit ni violence, elle prépare une nouvelle étape de persécu- tion. Quant aux libéraux, j'entends les libéraux fonciers, ils se sont nettement séparés de nous. Soit qu'ils nous reprochent notre in- transigeance en face de la Séparation, soit qu'ils se laissent entraî- ner par la nostalgie ministérielle, soit enfin qu'ils demeurent indif- férents aux revendications catholiques, on les voit s'empresser sur les parvis du pouvoir. Ils n'aspirent plus qu'à se fondre au sein de la majorité. Les catholiques en sont donc réduits à deux alterna- tives : ou bien concentrer leurs forces, affirmer leurs principes et devenir par eux-mêmes assez puissants pour qu'on recherche leur alliance et qu'on accepte leurs conditions ; ou bien se perdre et s'amoindrir à la queue d'un parti qui, au fond, les dédaigne et met tout son espoir en M. Briand. "

M. Veuillot ajoute que le vote récent sur les interpellations a montré qu'un bon nombre de députés catholiques ont pris ce der- nier parti. Que ceux-là gardent le titre qui les rapproche des pro- gressistes, c'est naturel. Mais les autres ne pourraient-ils pas saisir cette occasion pour abandonner l'étiquette qui ne répond plus à au- cune raison de tactique ni de circonstances.

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 255

Ces articles de l' Univers ont fait sensation. M. de Mun les a pris plutôt en mauvaise part et a répondu dans le Gaulois, en même temps à la Correspondance de Rome et à l'Univers. Il a traité la première avec dédain, l'appelant une'" certaine Correspondance ", qualifiant ses rédacteurs " d'anonymes ", et leur reprochant de rechercher " le dos de leurs frères catholiques " comme " leur en- clume de prédilection ". Et il a repoussé avec énergie l'accusation de " dépersonnaliser dans le libéralisme l'opposition catholique ".

" Le catholicisme libéral, a-t-il écrit, est une erreur de doc- trine condamnée par les papes. Il consiste, si je ne me trompe, à prétendre ériger en principe de gouvernement les abandons de la loi chrétienne, que la diminution de la foi introduit dans la vie pu- blique, ou, d'une manière plus générale, à méconnaître, dans l'orga- nisation des sociétés, la suprématie divine et la magistère de l'Eglise, pour la faire reposer sur la seule volonté des hommes et sur l'absolutisme civil. Nous en voyons, sous nos yeux, le plein épanouissement,

" Pendant quarante ans, j'ai combattu cette doctrine, et toutes les conséquences qu'elle entraîne, dans les rapports de l'Eglise et de l'Etat comme dans les relations des individus, dans l'ordre intellec- tuel comme dans l'ordre économique. Je crois l'avoir fait avec quel- que énergie, eï, de ce chef, j'ai, durant ma longue carrière, porté, sans en rougir, l'étiquette de " chevalier du Syllabus " attachée sur ce dos, qui reçoit aujourd'hui le coup de marteau destiné aux ca- tholiques libéraux. C'est pourquoi, fort de ma doctrine et de mon passé, sûr de la doctrine que j'ai servie toute ma vie, j'ai quelque droit de dédaigner les accusations offensantes dirigées contre l'inté- grité de ma foi catholique. "

Tous ceux qui ont suivi la glorieuse carrière de M, de Mun comprendront l'émotion qu'il manifeste, La Correspondance de Rome, nous semble- t-il, aurait pu indiquer davantage la différence entre les principes bien connus du grand orateur, et le titre plus ou moins juste de l'Action libérale populaire.

256 LA REVUE CANADIENNE

Pour ce qui est de l' Univers, M. de Mua ne lui témoigne pas du dédain mais de l'irritation. Surpris et blessé de se voir discuté dans ce journal qui l'a toujours appuyé et applaudi, il le prend avec M. François Veuillot sur un ton très amer. Il se plaint que l'Univers l'ait appelé libéral. Nous croyons que le grand journal catholique n'a pas commis cette injustice, mais s'est borné à montrer comment la Correspondance a pu confondre une appellation avec une réalité et qu'il s'est efforcé de dissiper l'équivoque résultant d'un terme improprement employé.

Laissant de côté la question de mots, et menant au point précis de la divergence certaine qui vient de se manifester, M. de Mun a expliqué pourquoi, tout en refusant sa confiance à M. Briand, il estime sa méthode moins désastreuse et moins détestable que celle, de M. Combes. Et après avoir donné ses raisons, il termine par ces mots l'on retrouve la note dominante de tout l'article :

" C'est ma politique, et elle ne m'empêche pas, j'ose l'assurer comme veut bien m'y encourager mon ami François, " de me pro- clamer catholique dans mes discours ". Si c'est cela qu'il attend de moi, il n'avait pas besoin de deux articles pour me le dire. Il lui suffisait d'un peu de mémoire. "

U Univers a publié in-extenso l'article de M. de Mun en faisant cette simple observation : " La vivacité du ton a certainement entrainé M. de Mun à des expressions regrettables dès le début et à la fin à une interprétation de notre pensée que nos amis auraient certainement su autrement entendre. " M. François Veuillot a déclaré vouloir pour le moment couper court à ce débat. Il s'est borné à faire reproduire ses deux articles, pour que ses lecteurs puissent bien en apprécier la juste et exacte portée, à donner les réflexions d'un ami du journal, et à repousser l'imputation, portée par certaines feuilles, d'avoir attaqué M. de Mun et de l'avoir traité de libéral.

Nous avons cru devoir résumer pour nos fidèles lecteurs cet

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 257

incident pénible, parce qu'il montre d'une manière frappante toute la difficulté et toute la complexité de la situation se trouvent nos frères de France. Elle est d'autant plus douloureuse que, mani- festement, les meilleurs esprits diffèrent quant à la tactique à sui- vre dans la lutte contre la politique jacobine et sectaire.

La situation politico-religieuse en Espagne reste dans le statu quo. L'ambassadeur espagnol auprès du Saint-Siège a quitté son poste, en congé illimité. Le pape n'a pas rappelé son nonce de Ma- drid. Le Vatican a protesté contre la manière d'agir du gouverne- ment qui, pendant les négociations avec Rome, préjuge les ques- tions débattues en présentant des projets de loi portant précisé- ment sur les points en litige. M. Canalejas a répondu par une note qu'il a rendue publique avant que le Vatican l'eût reçue. Cet exé- cuteur des hautes œuvres maçonniques semble déterminé à mettre tous les torts de son côté.

Il a peur évidemment de l'opinion et du soulèvement des masses catholiques. On l'a vu mobiliser toute une armée pour em- pêcher la manifestation de Saint-Sébastien, qui eût été grandiose, 100,000 hommes devant y prendre part. Reculant devant l'effusion du sang, les organisateurs l'ont contremandée, tout en dénonçant l'arbitraire ministériel.

On parle maintenant d'une détente dans la crise et de la reprise des négociations.

Au Canada les incidents sont rares. Les rumeurs d'élections

générales pour cet automne ont complètement cessé. Il semble

maintenant certain qu'il y aura une session du parlement fédéral

au commencement de novembre.

Thomas CHAPAIS.

Saint-Denis, 25 aoilt 1910.

Chronique des Revues

Sommaire. Les étapes de l'aviation (Article des Nouvelles 10 août. 1910). A QUI PROFITENT LES INVENTIONS ? (Article de Diego La Croix de Paris, 29 juillet 1910). Les catholiques et la sê- PABATiON EN FRANCE (Articles de VEcho de Paris, par M. Etienne Lainy, de l'Académie française, 20 et 21 juin 1910). Le suicide DE LA France (Article des Débats, par M. Paul Leroy-Beaulieu). Les ADVERSAIRES DE LOURDES (Article de M. l'abbé Georges Bertrin^ 12 juillet 1910). Le Monument de Montcalm (Article de M. Louis Gillet, le Gaulois, 16 juillet 1910). Le problême des races AU Canada (Article du Montli de Londres, analysé par M. J.-A. Lander, dans la Croix de Paris (20 et 30 avril 1910).

â^jfji^ES ÉTAPES DE l'aviation (Artiole des Nouvelles- de Paris, 10 gl^ll août 1910). En un sens l'aviation n'en est encore qu'à >^S[^ ses débuts, et ses progrès sont déjà merveilleux. On peut dire que ses premiers coups d'aile sont des coups de maître. Que nous sommes déjà loin des premières expériences de l 'aérosta- tion! Nous avons vu à Montréal M. de Lesseps, sur son élégant Scarabée, évoluer, gracieux et agile, au-dessus de notre ville, comme un oiseau ni plus ni moins. Qu'est-ce que l'avenir nous réserve ?' A ce sujet, la curiosité est chez nous comme ailleurs largement éveillée. Voici un article des Nouvelles, qui mesure pour ainsi dire les progrès de cette science, née d'hier, d'une façon fort intéres- sante.

Les exploits des aviateurs que nous applaudissons actuellement, ne doivent pas nous faire oublier, bien au contraire, les pi-emiers précur- seurs en ce sport scientifique.

Ces premiers précurseurs, ce ne sont pas l'Icare légendaire, dont par- lent les innombrables livres de vulgarisation, ni Léonard de Vinci, esprit

CHRONIQUE DES REVUES 259

génial, mais dont les études d'aviation d'après les oiseaux, si originales qu'elles soient, n'ont eu aucune influence, et sont même, à notre aviSj à peu près incompréhensibles. Pour trouver de véritables précui'seui's, qu'on puisse désigner comme tels scientifiquement, il faut arriver à la fin du XVIIIe siècle, à l'époque des Montgolf ier : ce furent deux de leurs contemporains, Lannoy et Bienvenu, qui tentèrent les premiers essais d'aviation. Encore faut-il ajouter que ce fut un hélicoptère, enlevé et soutenu par des hélices, qu'ils imaginèrent. Ils n'imaginèrent pas le "planeur glissant sur les couches atmosphériques, et, à ce titre, l'idée pre- mière de l'aéroplane moderne revient plutôt à un Anglais, homme génial d'ailleurs, bien qu'il soit à peu près inconnu, tout au moins chez nous : sir George Cayley. Il publia ses idées en 1809, soit il y a un siècle environ, dans le Nicolson Journal et le Philosophical Magazine.

La collection de ces écrits injustement oubliés, fut découverte et révélée vers 1874, par l'aviateur français Alphonse Penaud. Cayley n'avait pas eu seulement la prescience de l'aviation ? il avait aussi conçu la dirigeabilité des ballons, la machine à vapeur tabulaire, le condensateur par surface, la machine à explosion d'un mélange gazeux. Cette der- nière invention est à souligner particulièrement : c'était, en effet, pré- voir notre moteur à pétrole et à gaz, c'est-à-dire le moteur léger qui joint au planeur a constitué l'aéroplane.

L'oeuvre de Cayley passa aussi inaperçue en Angleterre qu'en France. Elle fut néanmoins plagiée, en 1842, par un Anglais, Henson, qui cons- truisit un monoplan copié sur celui de son prédécesseur, mais ne parvint pas daivantage à s'élever.

Alphonse Penaud copia lui aiissi les idées de Cayley ; il construisit, en 1870, un petit aéroplane ayant 0 m. .50 de long, une envergure de G m. .45 et une hélice de 0 m. .21. Un ressort en caoutchouc mettait cette hélice en mouvement. Ce modèle d'essai s'envola : c'est le premier mono- plan qui ait volé.

Vinrent ensTiite, en 1879, les premières expériences de Victor Tatin. Lui aussi s'inspira de Cayley ; il affirme, d'ailleurs, dans ses Eléments d^ aviation, qvi'il serait difficile de concevoir actuellement un appareil qui ne comporterait pas la plupart des dispositifs *e Cayley.

Tatin construisit plusieurs types de monoplans, l'un à l'air com- primé, qui resta un ajDpareil de laboratoire, l'autre à vapeur. Ce dernier fut essayé en 1896 à La Hève, puis sur les plages de la Méditerranée. La même année, Lilienthal travaille au même problême en Allema;gne ; con- curremment, un astronome américain, Pierpont Langley, s'en préoccupe

260 LA REVUE CANADIENNE

de l'autre côté de l'Atlantique. On doit à ce dernier tout un traité d'aéro- dynamique, et l'on assure que certains des six appareils qu'il construisit couvrirent en air libre, sur le fleuve Potomac, plus d'un kilomètre de distance. Il mourut en 1906.

Vers 1896 encore, l'Avion, de M. Ader, s'élevait au camp de Satory. A la même époque, l'Aiistralien Hargrave indiquait le principe des multi- plans cellulaires. Les frères Wrig-ht et Chanute, en Amérique, entrèrent peu après en lice (1901-1908) ; mais pour que l'idée fît dénitivement son chemin, il fa/llut que leurs premiers succès nous fussent connus et suscitaJssent notre émulation.

Le premier vol, la première étape définitive, c'est le succès de Santos- Dumont, franchissant 220 mètres à Bagatelle, le 12 novembre 1906. Ce vol est presque d'hier ; il fut alors merveilleux et suscita l'enthousiasme. Pour être aviateur breveté, aujourd'hui, quatre ans après seulement, il faut avoir couvert quinze kilomètres avec virages !

A QUI PROFITENT LES INVENTIONS f (Article de Diego La Croix de Paris, 29 juillet). Mais ces admirables inventions modernes, ces progrès merveilleux de la science contemporaine, est- il vrai qu'ils ne profitent qu'aux riches? Diego raconte dans La Croix, avec l'esprit qu'il y sait mettre toujours, qu'au retour d'une magnifique expérience, où, pendant la " semaine d'aviation " de Provence qui a eu lie1i récemment, de si belles randonnées ont été effectuées, il entendit une bonne femme s'écrier comme dans un soupir: " Oh! les inventions, ça ne sert qu'aux riches! " Et il note plaisamment que l'instant d'après la même bonne femme montait en tramway électrique et regagnait pour deux sous le centre de la ville d'où elle était venue. Son acte démentait sa parole, et elle comme tant d'autres ne s'en doutait pas.

En fait explique Diego nous ne pouvons manger, nous habiller, nous promener, nous amuser, lire, écrire, exercer un métier quelconque, sans pa-ofiter d'une invention. Et il en est beaucoup qui profitent à des gens qui ne sont pas riches. Le socialiste qui lit son jouma/1 révolution- naire profite de l'invention de l'imprimerie, comme le bibliophile opulent qui lit une publication de luxe. La tasse de café qu'absorbe l'ouvrier

CHRONIQUE DES REVUES 261

avant d'aller à son travail suppose des inventions multiples et des tra- vaux <Jiv>ers, organisés en bien des endroits, et l'usine il va gagner son salaire n'existerait pas s'il n'y avait pas eu quelque jour un inventeur pour imaginer le genre de fabrication qu'on y pratique. Le sou que reçoit le mendiant suppose l'invention du bronze, qui, en son temps, dut être une véritable merveille. Et tous les organismes d'assistance, les hôpitaux par exemple, ne sont-ils pas aussi des inventions? La preuve en est que l'humanité s'en est passée pendant bien longtemps, jusqu'au jour naquit V " idée " de les établir.

Notre 'bonne femme, avec son aphorisme, faisait donc fausse route. Mais il est toutefois une circonstance atténuante à son erreur. Il est exact, assez souvent, que les inventions commencent par être des choses de luxe. C'est une élite qui les essaye, qui les lance, qui attire l'attention sur ces nouveautés, qui les met à la mode et qui, souvent aussi, ii faut le dire, paye dêsastreusement les pots cassés de ces expériences. Quand le produit nouveau ou l'objet nouveau sont définitivement à la mode, le débit s'en augmente ; on les perfectionne, on les fabrique à moins de frais, et un plus grand nombre de gens en connaissent les douceurs, si dou- ceurs il y a. Les " épices " ont commencé par être des denrées extrême- ment chères, accessibles seulement aux grands seigneurs. Aujourd'hui, tous les épiciers en vendent à tout le monde. Le sucre a été d'abord une friandise rare. Maintenant, les personnes charitables qui visitent les pauvres à domicile en trouvent chaque jour sur la table des indigents et ne songent pas à s'en étonner. Les vitres aux croisées, lorsqu'eilles ont apparu, furent le monopole des palais et des châteaux. Aujourd'hui, quelle humble demeure s'en passe ? Porter des bas fut jadis un grand luxe, et l'on était heureux d'avoir simplement " du foin dans ses bottes ", ou dans «es sabots. Mais qui donc désormais, en nos pays civilisés, est obligé de se passer de chaussettes? S'il en existe encore, on peut du- moins les compter.

C'est donc la destinée des inventions d'être d'abord " affaire de riches " ; mais c'est aussi leur destinée d'augmenter le bien-être du peu- ple, après que les riches en ont fait l'expérience et excité, par leur exem- ple, le désir universel de les imiter. Lfes aéroplanes seront-ils quelquç jour dans ce cas? Nous l'ignorons. Mais ce que nous croyons fermement, c'est que l'humanité tout entière profitera un jour, directement ou indi- rectement, de ce nouvel essor du génie humain. L'heure viendra la curiosité relative à ces appareils sera morte, le passage d'un aéroplane

262 LA REVUE CANADIENNE

dans l'air ne fera plus seulement lever les yeux, mais où, en revanche, on lira dans ceux du penseur, s'il les lève par hasard, une discrète expres- sion de reconnaissance.

Les Catholiques et la séparation en France (Article de VEcko de Paris, par M. Etienne Lamy, de l'Académie française 20 et 21 juin 1910). Des conquêtes de l'air peut-on, sans transi- tion trop brusque, passer à celles de la politique chrétienne et de la foi ? L'écart est sans doute assez grand, mais c'est toujours d'as- cension qu'il s'agit. M. Etienne Lamy, hier encore directeur du Correspondant, républicain de vieille date, mais républicain vrai- ment chrétien, se demande dans deux articles, qu'a publiés VEcho de Paris (20 et 21 juin), ce qu'il faut penser des conséquenees de la séparation, en France, entre l'Eglise et l'Etat. Et vraiment sa réponse très sérieuse et très documentée n'est pas faite pour décou- rager les hommes bien pensants. Malgré les apparences et en dépit des injustices qu'ils ont si noblement subies, les catholiques de France, au dire de M. Lamy, ont gagné bien des choses par la rup- ture du Concor*dat. Ils sont en " ascension " : " Demain dit-il vaut mieux qu'hier ".

Voici la eonclusion des deux articles de l 'éminent académicien :

Que l'Etat ne puisse plus soumettre à des lois arbitraires les mem- bres d'une Egalise ignorée par lui, ni conserver des privilèges jadis obtenus en retour d'une protection maintenant finie, non seulement cela est d'évidence, mais cette évidence a commencé de conamander aux faits. A la rupture du Concordat, plusieurs diocèses étaient sans chef. L'Etat n'a même pas songé à perpétuer, par la présentation des candidats, sa plus régalante Ingérenoe idans les affaires ecclésiastiques. L'Eglise a nommé seule les êvêques et recouvre, pour ne plus le pendre, le droit le plus essentiel à son indépendance. Après la liberté de sa hiérarchie, rien ne lui est plus précieux que la liberté de son enseignement : depuis que les évêques et les prêtres ne semblent plus à personne des fonctionnaires et des Salariés, les peines exceptionnelles qui bâillonnaient, jusque dans sa chaire, la doctrine, pour étouffer toute critique du gouvernement par les ministres d'un culte " reconnii ", meurent d'illogisme et de désuétude.

CHRONIQUE DES REVUES, 263

Un bâillon est tombé des lèvres, et la vigueur du clergé contre l'athéisme ■et l'immoralité scolaire apporte à ses ennemis une surprise inquiète, aux chrétiens une force attendue, à lui-même un accroissement d'autorité. Le siège naturel de cette autorité est la paroisse ; tandis qu'au nom du Concordat le gouvernement refusait des paroisses aux catholiques, les -catholiques, d6f)uis la séparation, fondent des paroisses, de par leurs droits individuels de Français.

Certes, cela est peu. Les droits individuels ne suffisent pas à la vie du catholicisme. Elle n'est complète que par l'action de forces collectives, le zèle de corps assez nombreux pour assurer à toutes les oeuvres utiles un concours permanent et réglé. Elle n'est sûre que si au service de ces oeuvres se constitue un patrimoine important et dutable comme elles. Or, la passion la plus violente de la sagesse révolutionnaire fut d'en finir avec les corps, avec leurs biens, et de ne fonder que des droits individuels sur la ruine de toutes les collectivités. Si les catholiques souffraient seuls de cette erreur, il serait invraisemblable qu'elle fût réparée. Mais la destruction des droits corporatifs a été cruelle à d'autres, et surtout à la dasse ouvrière. Si les catholiques sont les suspects du régime actuel, les ouvriers en sont les favoris. Pour eux, la défiance d«s révolutionnaires contre les associations commence à capituler. Elle retient encore plus qu'elle ne donne. C'est avec des timidités infinies qu'elle organise cea groupes encore suspects, et les droits de propriété qu'elle leur concède sont dérisoires. Il faudra des libertés autrement vastes et fortes pour recueillir la vie catholique. Mais déjà, par la poussée populaire et sous des noms nouveaux, renaît et grandit le vieux droit d'association. L'esprit public se réhabitue à l'idée que l'association a besoin de la propriété. Pour exclure les catholiques de ce droit général, le Concordat aurait fourni peut-être ce sophisme qu'ils possédaient le bénéfice d'une législa- tion privilégiée ; mais sous quel prétexte seraient-ils retranchés des lois communes par un gouvernement qui met son scrupiile à ignorer le religion des citoyens et les connaît seulement comme Français? L'heure approche ne sera plus disputé aux hommes, quel que soit leur costume, le droit naturel d'unir leurs intérêts, leurs idées ou leurs vertus. Nul n'a plus besoin de ce droit que les catholiques, et s'il est assez large pour laisser libre passage à la hiérarchie religieuse, nul droit ne leur donnera plus de force. Dans les joui-s nous sommes, le plus magnifique des privi- lèges, nous fût-il offert avec sincérité, ne vaudrait pas ce partage du droit général. Tout avantage établi povir nous seuls nous rendrait impo- pulaires à proportion qu'il paraîtrait exceptionnel, et nous parait être

264 . LA REVUE CANADIENNE

enlevé sans préjudice pour personne, sinon pour nous. Mais si nous tirons parti d'une loi offerte aussi à d'autres, faite surtout pour d'autres, elle nous assurera un sort plus stable. Ceux qui nous estimeraient trop favo- risés par elle ne voudront pas, en la changeant, troubler dans leur pos- session ces autres qui s'y seront établis pour accomplir des oeuvres diffé- rentes des nôtres, contraires aux nôtres, et tous ceux à qui elle sert se coaliseront pour la garder. C'est dans le droit établi pour tous que nous serons surtout chez nous, et défendus même par nos ennemis.

Demain, malgré ses incertitudes, vaut mieux qu'hier. Hier donnait à l'Eglise une sécurité apparente, une consécration politique, mais paraly- sait son essor et, la subordonnant aux jalousies et aux préjugés de l'Etat, ne la laissait ni )disparaître, ni grandir. Demain ne nous garantit rien, et si notre cathdlicisme est mort, l'Eglise, en France, ne vivra pas. Mais elle deviendra tout ce que nous saurons la faire, elle montera à la hauteur nous saurons l'élever. Et si un jour le peuple de France recouvre la certitude qu'il faut verser du christianisme dans nos plaies pour les guérir, il n'y aura plus un tiers pour s'interposer entre la nation et l'Eglise, et les sophismes politiques de l'Etat concordataire ne glisseront plus la dé- fiance dans l'union.

Du courage donc et pas de regrets. Le Concordat n'était plus que l'aire étroite et vide un oiseleur, devenu cruel, jetait chaque jour une poignée de grains de plus en plus petite, surveillait les mouvements cap- tif» et la faiblesse croissante d'un oiseau à l'aile cooipée. L'oiseleur a cessé de servir le grain sur l'aire, mais il a laissé repousser l'aile. Déjà, au-dessus de la prison, dans l'espace reconquis, l'oiseau délivré monte vers les altitudes, sa vraie demeure, et, s'il lui faut en redescendre pour se nourrir, le grain ne lui manquera pas sur la vaste terre poussent les moissons des chrétiens.

Le suicide de la France (Article des Débats, par M. Paul Leroy-'Beaulieu). Un grand danger menace toujours la France. Non seulement, les sectaires la déchirent par leurs luttes contre la liberté religieuse et de cela nous avons vu que M. Lamy estime que la France catholique se relèvera mais encore, et surtout, l'é- ducation sans foi et la négation de la morale chrétienne sont en train de ruiner la " grande nation " d'une autre façon. Par la stérilité volontaire, la France se suicide. Il n'y a plus de berceaux

CHRONIQUE DES REVUES 265

dans les foyers de France! M. Paul Leroy-Beaulieu l'établit par des chiffres indiscutables, et c'est navrant. On a beau dire, c'est un fait. Si l'on n'arrête pas ce courant fatal, la nation sera bientôt perdue. Lisez la conclusion de l'article que donne aux Débats le patient économiste, dont la compétence est hors de tout conteste.

On se marie encore assez fréquemment en France ; il n'y a pas trop à se plaindre du chiffre des mariages, lequel, dans chacune des cinq derniè- res années, a dépassé 300,000 et qui n'est pas sensiblement au-idessous de la proportion habituelle chez les peuples de l'occident de l'Europe. Mais ces ménages deviennent, intentionnellement pour la plupart, de moins en moins féconds et tendent même à devenir systématiquement stériles. Ce n'est un mystère pour personne qu'un certain nombre de jeunes ménages ne tiennent pas du tout à avoir même 'un enfant et que le plus grand nombre des ménages désirent s'en tenir à un seul enfant ou, tout au plus, à deux.

Cela étant, ce n'est pas, ainsi qu'on le croît d'habitude, la simple puissance politique et militaire et le prestige national de la France qui sont en jeu ce serait une caractéristique quasi secondaire ; mais c'est le maintien même de la nation. On peut dire que celle-ci aura cessé d'exister, en tant que population de souche française, d'ici à une demi- douzaine de générations. Considérons, en effet, dix ménages, pris au hasard : cinq désirent n'avoir qu'un seul enfant et cinq ne veulent en avoir que deux ; quelques-uns sans doute peuvent se tromper et par erreur excéder ce nombre ; mais cela est compensé par les ménages qui, volon- tairement ou non, n'ont aucun enfant. Voilà donc dix ménages qui, si leurs voeux sont exaucés, et ils savent comment on peut y aider, vont n'avoir ensemble que quinze enfants : cela fait 15 remplaçants pour 20 personnes (les parents) à remplacer.

De ce train, en trois générations, la population française, de souche française, pendra la moitié de son effectif et sera réduite, par consé- quent, de près de 39 millions d'âmes à moins de 20 millions ; dans les trois générations suivantes, elle perdra la ^moitié de l'effectif restant et sera réduite à 10 millions.

Ainsi, en six générations, la population française de souche fran- çaise tombera de près de 39 millions d'âmes à moins de 10 mDlions d'âmes.

Voilà les perspectives, disons, sans hésitation, voilà la certitude, si l'on ne prend pas immédiatement des mesures énergiques et efficaces.

266 LA REVUE CANADIENNE

Sans doute, il restera ou plutôt il viendra du dehors une population big^arrée povir habiter la France, le pays le plus tempéré du globe, médio- crement doté au point de vue minéral, mais ayant peut-être le meilleur sol d'Europe. A' la place de la population de souche française, il se for- mera un iconglomérat de Belges flamingeants (car les Belges wallons sont à peu près aussi stériles que les Français), d'Allemands, d'Espagnols, d'Italiens, de Polonais. Depuis quelqiies années, des agences d'immigra- tion recrutent un grand nombre de Polonais et d'Italiens pour fournir de la XQain-id'oeuvre à nos départements de l'Est et du Nord. Ce conglo- mérat de races diverses prendra la place de la population de souche fran- çaise qui, nous le répétons, en trois générations, se sera réduite de moitié et, en six générations, à partir d'aujourd'hui, se sera réduite des trois quarts.

Voilà le suicide de la nation française. Peut-on l'arrêter ? Nous l'espérons ; en tout cas il convient de l'essaj^er.

Les Adversaire de Lourdes (Article de M. l'abbé Georges Bertrin 12 juillet 1910). C'est la foi et ce sont les pratiques chrétiennes qui peuvent seules apporter le remède au mal dont se plaint M. Leroy-Beaulieu. Mais la foi, hélas ! beaucoup n'en veulent plus. Le bon Dieu a beau multiplier les oeuvres et les miracles, on se ferme les yeux et on se bouche les oreilles. M. l'abbé Bertrin, dans l'article que nous signalons, en racontait, à propos de Lourdes un exemple typique. Nous le citons sous commentaires. Il est par lui-même assez éloquent.

Il y a donc un mois environ, je me trouvais, chez des amis communs, avec plusieurs médecins ou chirurgiens des hôpitaux de Paris. Je crois bien qu'une gracieuse et pieuse bienveillance avait ménagé à dessein cette rencontre. Quoi qu'il en soit, je ne tardai à m'apercevoir que, sur le sujet qui m'est cher, ces messieurs s'en tenaient simplement à une ignorance dédaigneuse. L'un d'eux, chirurgien d'ailleurs éminent, me dit à un moment, d'une manière détachée : Vous vous occupez beaucoup de Lourdes, Monsieur l'abbé ? Vous ne m'en voudrez pas si je vous avoue que, pour ma part, je m'en occupe beaucoup moins. ^Docteur, lui répondis- je, chez un esprit sérieux comme le vôtre, cette indifférepce doit avoir ses motifs. Qu'avez-vous li^i sur la question ? Bien du tout. Du

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moins, je n'avais rien lu jusqu'ici. Mais l'autre jour l'aimable maîtresse de maison, qui nous réunit ce soir, me présenta un volume que vous con- naissez bien et qui paraît lui inspirer une admiration enthousiaste. " Lisez cela, me dit-elle. C'est l'Histoire critique des événements de Lour- des de l'abbé Bertrin. Ne croyez pas que je vous offre un petit livre de petite piété. L'évêque de Tarbes l'a appelé " l'histoire définitive de Eourdes ", le Pape l'a loué personnellement, c'est enfin le livre classique sur la matière : il faut l'avoir lu. " Docteur, lui dis-je alors, je crois bien que vous vous jouez -un peu de moi. Pas du tout, reprit-il ; je veux seulement vous montrer que l'invitation était trop chaleureuse pour qu'il me fût possible d'y résister. J'emportai donc le volume. Ah ! vous l'avez lu? Eh bien, que pensez-vous de ce qu'il raconte? Ce que j'en pense? Je suis très heureux, Monsieur l'abbé, de vous trouver ici pour vous le dire avec franchise. Sachez donc qu'il y a, dans vos ouvrages, des endi'oits faibles, qui nous frappent tout de suite, nous autres méde- cins, et je me ferai un plaisir de vous les signaler pour vous rendre ser- vice. — Je vous remercie d'avance, docteur. Mais le service aura bien plus de prix si vous voulez bien me le rendre tout de suite. Alors il chercha à se dérober. Il objecta que le temps nous manquait, puis qu'il fallait avoir l'ouvrage sous les yeux. Je lui répondis que nous pren- drions le temps nécessaire et que, pour V Histoire critique, nos amphy- trions, qui la possèdent, la mettraient volontiers à notre disposition, Et ils allèrent, en effet, chercher le vokime avec emj)ressement.

Pendant ce temps, un {)eu ému, je l'avoue, par les reproches, pleins d'assurance d'un interlocuteur si qualifié, je lui citai, pour me défendre, l'opinion d'un de ses confrères Incroyant, professeur dans une Faculté de médecine française et médecin en chef de l'hôpital dans la ville qu'il habite.

Je lui dis : " Le Dr G m'a déclaré, il y a quelques mois à peine,

que " tout était scientifiquement exact dans mon ouvrage, tout absolu- ment ". Souffrez donc que je m'étonne un peu d'avance des inexactitudes que vous allez mettre sous mes yeux, Mais déjà il avait le volume dans les mains et il le feuilletait au hasard, au commencement, au milieu, à la fin, en chercheur éperdu qui ne sait pas bien ce qu'il cherche. Son embarras était tout à fait visible, et, comme c'est un homme char- mant et un esprit ouvert qui peut souffrir cette franchise, je me permis de lui dire en souriant : Avouez-le, docteur, vous venez de juger ces pages " de chic ", comme disent les peintres, sans les connaître. En réalité, vous n'avez pas plus lu mon livr« que les autres. Eh bien, c'est

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un peu vrai, fépondit-il en souriant à son tour. J'ai tant à faire ! J'écris moi-même un ouvrage en ce moment. Mais je vous lirai, je vous le pro- mets. — C'est cela, lisez-moi, et nous discuterons ensuite, si vous le dési- rez. Mais jusque-là, c'est inutile. Car je crois bien que vous ignorez tout de la question, je dis tout, rien excepté.

Le Monument de Montcalm (Article de M. Louis Gillet. Le Gaulois, 16 juillet 1910). On a inauguré en France, à Vestric- Cândiac, près de Vauvert, dans le Gard, son pays natal, un monu- ment à celui que nos anciens de 1759 appelaient M. le Marquis, je veux dire à Montcalm. Des Canadiens éminents se trouvaient là, des Français aussi. De beaux discours ont été prononcés. C'était le 17 juillet. La veille, le Gaulois de Paris donnait un bel article de notre professeur de littérature française à Montréal d'il y a deux ans, M. Louis Gillet. Nous aurions voulu le citer ici in-extenso. En voici au moins quelques extraits.

C'était un Méridional, un Latin de chez nous, un Romain de Plutar- que ou de Corneille. Il mêlait dans ses veines le Midi sérieux du Rouer- gue et le Midi ardent du Languedoc. Il semble à peine un homme du dix- huitième siècle. Il reçut l'éducation d'un Montluc ou d'un Gassion. Elevé pour les armes la guerre, disait-on dans le pays, est 'le tombeau des Montcalm il entra au service à treize ans et continua, tout en se battant, à relire ses classiques. C'était un de ses soldats lettrés, nour- ris de la, moelle des lions, et qui se consolaient de tout avec un vers de l'Iliade ou un hémistiche de Virgile.

Il avait fait ainsi, entre quinze et quarante ans, toutes les campa- gnes d'Europe, en Allemagne, en Bohême, en Flandre, en Italie. Il reçoit cinq coups de sabre à la bataille de Plaisance et trois balles, six mois auprès, à l'affaire du col d'Exilés. Il avait connu Chevert à la retraite de

s

Prague, qui fut un peu, sous Louis XV, comme une première ébauche de la retraite de Russie. A cette école, son caractère acheva de se tremper. se trouvait en même temps que lui un de ses compatriotes, et presque du même âge. On aimerait à se figurer, dans oe terrible hiver, la ren- contre de Montcalm et de Vauvenargues, les deux âmes les plus anti- ques et les plus stoïciennes du siècle. Elles avaient, pour ainsi dire, la même patrie morale. Mais Vauvenargues, coi-ps débile et esprit taci-

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turûe, était fait pour écrire le poème de sa vie, l'admirable manuel d'un Epictète militaire; Montcalm, de race plus forte et de tempérament plus mâle, débordant d'énergie, d'entrain et de gaieté, marié, père de dix enfants, tous conçus entre deux batailles, était pour l'action et la gloire vivante

Il y a longtemps, quand Montcalm arrive (au Canaxia), que la situation est désespérée : la colonie agonise. Les forts ne sont que des bicoques ; les fusils sont d'un vieux modèle hors d'usage, les baguettes cassent comme du verre. Faute de baïonnettes, on fixe des couteaux aux canons . Pas de vivres, pas de souliers. Pas de ressources en effectif. Tout le temps de la guerre, Montcalm sera réduit à se battre avec cinq mille hommes de troupes régulières, contre soixante mille. Avec cette poignée d'hom- mes, il faudra faire face à cinq attaques à la fois. Encore ce petit nom- bre, à peine peut-on le nourrir. Tout de suite, c'est la disette. Et Mont- calm se débat dans ce dilemne : ou périr faute de secours, ou affamer le pays s'il survient des renforts. La merveille, c'est de le voir, dans les conditions de ce duel furieusement inégal, trouver encore une éclatante succession de victoires. Son chef-d'oeuvre est la prise de Carillon nom français, affaire bien française moins de trois mille hommes chas- sent d'une position fortifiée les vingt mille d'Abercromby

Tout esipoir s'éteignait. Il n'y avait plus ^u'à finir. Montcalm, etoïque, se raidit.

Enfermé dans Québec, incapable de tenir campagne, tout son objet se borne à lutter pied à pied, à gagner du temps, à retarder de jour en jour l'inexorable échéance. L'escadre anglaise de Wolfe barre le Saint-Laurent et épie le moment favorable pour une descente. Ce qui était inévitable arriva. Profitant de l'occasion d'un navire de ravitaillement attendu par les Français, Wolfe débarque rapidement dans la nuit du 13 septembre. A six heures du matin, toutes ses troupes étaient rangées, sans covip férir comme pour la i>arade, à une demi-lieue de la ville, sur le plateau appelé, du nom de son propriétaire, les plaines d'Abraham. Québec, du haut de .ses remparts, vit se lever son dernier jour.

Il n'y eut presque pas de combat. Les nôtres, énervés, tirèrent de loin, sans faire grand mal à l'ennemi, et s'élancèrent à l'arme blanche. Wolfe attendait de pied ferme. Il avait recommandé à ses hommes de ne tirer que lorsqu'ils pourraient viser dans le blanc des yeux. Il n'y eut qu'une seule décharge, à bout portant, terrible. Du coup, nous fûmes écrasés.

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Les deux généraux étaient tonabés au premier choc. On dit à Montcalm qu'il n'avait que quelques heures à vivre. " Tant mieux, répondit-il, je ne verrai pas les Anglais à Québec. " Il dicta une lettre pour recom- mander les colons à la clémence dii vainqueur et pria qu'on le laissât en paix : " Je n'ai qne peu de temps, et il me reste encore des af faii-^s im- portantes ". Il voulait parler de celles de son âme.

Ainsi finit Montcalm, à quarante-sept ans, invincible jusqu'alors et trouvant dans sa défaite une mort plus belle que la victoire. Avec lui tombait tout notre empire d'outre-mer. Il s'ensevelissait sous les ruines de la Nouvelle-Franee. Il était juste d'honorer les mânes du gratta soldat, le type de ces héros français dont l'élégance est de faire de la gloire avec rien, et le modèle de ces dévouements sans espoir, qui arrachent au vainqueur le cri : " Ah ! les braves gens ! "

Et après tout, ces sacrifices, même inutiles en apparence, le sont-ils tout^à-fait ? Au Canada français Montcalm, en tombant avec honneur. a donné la consolation suprême d'une défaite qui n'était pas une humilia- tion. Ces souvenirs héroïques ont été l'amertume qui a permis aux âmes de ne jaiaais plier ; l'exemple de oe stoïcisme a été pour toute la race une leçon de résistance et d'opiniâtreté. Aujourd'hui, il y a encore une France d'Amérique, bien décidée à défendre ses traditions qui sont les nôtres. C'est elle qui, devant la statue de Montcalm, apporte au glo- rieux soldat, par la voix de ses orateurs, l'hommage digne de lui et le seul qu'il eût souhaité : celui d'une fidélité qui, après cent cinquante années, n'a rien oublié.

Le problême des races au Canada (Article du Month de Lon- dres, analysé par M. J.-A. Lander dans La Croix de Paris). Avec Montcalm, nous sommes presque revenus au Canada, à la race qu'il aimait et qui a vécu de son souvenir et de celui de la France. Dans notre dernière Chronique, nous parlions du problême acadien. Voici un long article qu 'il faut citer en entier qui traite d 'un autre problême fort troublant : celui des relations entre Cana- diens et Irlandais au Canada. Tandis que la question acadienne nous était développée par M. Flourens, un ancien ministre de France, la canado-irlandaise est étudiée, dans la citation que nous allons extraire de La Croix de Paris (20 et 30 avril 1910), par un docteur es lettres, anglais converti, qui est et qui a vécu long-

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temps en Angleterre, mais qui est établi depuis plusieurs années au Canada et, ce qui plus est, se trouve être le cousin de notre gouver- neur-général : M. Francis-W. Grey. Dans l'article qu'il a donné- au Month, en février, et qu'il intitulait Bace et religion au Canada, M. Grey, si nous en croyons l'analyse que fait de ses dires le dis- tingué correspondant canadien de La Croix de Paris, M. J.-A. Lander, est amené à faire des constatations pour nous particulière- ment intéressantes.

" La question de race, fait observer M. Lander, se trouve à la base de tous les problèmes de la politique, de la constitution et de l'éducation au Canada. Elle n'affecte pas moins vivement les intérêts de l'Eglise. Il n'est plus possible, en effet, de le dissimuler, il y a une rivalité, assez vive même entre les catholiques, selon qu'ils sont de langue française ou de langue anglaise, en d'autres termes, selon qu'ils sont Canadiens ou Irlandais. Exa- minée par un Anglais pacifique et loyal, cette question de race n'en est que plus intéressante pour tout lecteur, ne fût-il pas Français.

" M. Grey reconnaît clairement deux points importants à noter pour comprendre la profondeur et l'intime connexion du sentiment religieux et du sentiment national chez les Canadiens français. La conquête de la Nouvelle France fut inspirée aux Anglais, surtout à ceux de la Nou- velle Angleterre, qui y eurent la principale part, en somme par des motifs religieux autant que politiques. En résistant à ces multiples agressions,, les Canadiens défendaient, avec un courage que leurs ennemis ne purent s'empêcher d'admirer, leur foi autant que leur patrie. Après la cession du Canada à l'Angleterre par le Traité de Paris, il y eut, dit M. Grey, un vigoureux effort de la part des Anglais, pour protestantiser les nouveaux sujets de langue française, et cet effort eut pour principal résultat de maintenir assez vif l'antagonisme des deux religions et aussi des deux races. C'est ainsi que toute notre histoire a voulu identifier, pour ainsi dire, les intérêts de notre religion avec ceux de notre race. Ainsi, dit encore M. Grey, les Canadiens français ont été jusqu'à ce jour obligés, en face d'une race puissante et d'une religion étrangère, à une attitude défensive qu'il leur a paru impossible d'abandonner, sans trahir les tra- ditions de leurs pères, en même temps que leur héritage religieux le plus cher.

" Pendant plus d'un demi-siècle après le Traité de Paris, les catholi-

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ques du Canada furent presque exclusivement de langue française. Avant 1819, les Irlandais commencèrent d'arriver un peu nombreux, on avait vu venir au Canada quelques groupes d'Ecossais catholiques, peu considé- rables par le nombre. On peut dire cependant, qu'à aucune époque les catholiques de langue anglaise ne formèrent plus du tiers de la popula- tion catholique au Canada. Pour l'époque actuelle, M. Grey admet les chiffres suivants, comme les plus récemment contrôlés. Sur une popula- tion de 5,371,315, les catholiques comptent 2,229,600 dont' 1,649,000 sont d'origine française, les autres 580,000 comprenant une minorité domine largement la langue anglaise. On aurait pu espérer que l'union de religion parmi ces catholiques, tant français qu'anglais, eût diminué les rivalités de races, du naoins entre catholiques, mais çjlles ont malheureu- sement continué. A ce sujet, dit M. Grey, " il est essentiel de savoir que les catholiques de langue anglaise se sont, pour la plupart, rangés d'après les croyances, tant au point de vue des relations de société que miême au point de vue politique, exception faite pour les points concernant plus distinctement la religion et l'éducation. Pour l'Irlandais du Canada, l'oppresseur saxon est si peu l'ennemi, qu'il ne répugne pas à cet Irlan- dais de se considérer comme un Anglais catholique ; il aurait beaucoup plus de répugnance à passer pour Canadien français. Celui-ci lui appa- raît en quelque sorte comme un étranger, à cause de sa langue et de ses coutumes ".

" Cette constatation est, en effet, fondamentale, et M. Grey devine combien cet étrange procédé de la part des catholiques irlandais, nouveaux venus, dut être sensible pour les Canadiens, fixés au pays depuis au moins deux cents ans, et qui y accueillirent avec tant de cordialité les fidèles irlandais catholiques, qui arrivaient ici " martyrs " de la politique an- glaise. — M. Grey n'avait pas à le noter peut-être, mais il sait sans doute quels efforts a fait le clergé canadien-français pour donner aux groupes irlandais des missionnaires et même des évêques de langue anglaise. Pourtant notre clergé aurait bien pu avoir alors, lui aussi, la tentation d'amener à sa langue, reconnue par le gouvernement anglais, ces nouveaux arrivés, ou au moins leurs enfants. Rejetant une certaine habileté trop humaine que sa loyauté et sa générosité ne lui permettaient pes d'envi- sager, trop sérieusement chrétien pour subordonner les intérêts et l'au- torité du ministère reiligieux aux ambitions de sa race, il crut qu'il serait bon et honoraMe, sans prévoir qu'il en dût jamais souffrir, de laisser à chacun sa langue de son berceau. Voulant conserver sa lan- gue, il eut cette logique élémentaire de supposer que les autres voudraient

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aussi gai'der la leur. On peut même assurer que le clergé canadien français ne soupçonna aucunement que l'élément irlandais dût un jour devenir le rival déclaré des catholiques d'origine française et dût s'em- ployer activement à convertir nos compatriotes à la langue anglaise, alors que cette même langue anglaise a été une voie si large ouverte aux Irlandais pour passer nombreux au protestantisme, et au Canada et aux Etats-Unis. ^

" Pourtant, dit à plusieurs reprises M. Grey, l'Eglise aurait besoin d'union pour accomplir son oeuvre au Canada même dans la province française de Québec, la seuie peut-être où, d'après M. Grey toujours, l'E- glise soit assurée de maintenir ses positions pour l'avenir. Tout le monde désire cette union, mais comment y arriver ? Une seule solution paraît pratique et possible ; celle que la sagesse de l'Eglise a trouvée dès son son origine. Laisser à chaque groupe ethnique le libre usage de sa langue et ne rien faire, surtout sous l'égide de la religion, pour le presser d'en changer. Vouloir faire une pression quelconque pour imposer une lan- gue ou l'autre, et froisser ainsi les susceptibilités toujours si vives à cet endroit, surtout quand ces rivalités de race se sont déjà manifestées, c'est une profanation inutile des fonctions, de l'autorité ou de la mission dont on est investi de par Dieu. Prétendre et affirmer, comme on l'a mal- heureusement fait, qu'une seule langue est la langue officielle ou domi- nante, indépendamment de la proportion de la population, vouloir que la prédominance d'une langue soit fixée à jamais par les limites invariables d'un territoire ou d'une juridiction, c'est accentuer le malaise, desservir la cause de la religion, faciliter l'oeuvre des prédicants d'apostasie, sans atteindre le but, toujours visé et toujours manqué, de la conversion des langues par voie administrative ".

se terminait le premier article d'appréciation de M. J.-A. Lander. Mais il est revenu à la charge dans une lettre subséquente, que nous croyons encore devoir enregistrer ici dans presque toute son ampleur. Le problême canado-irlandais se pose partout autour de nous, nous n'avons pas le droit de l'ignorer. Et du reste M. Grey par son origine et par sa situation de converti (par conséquent de catholique de langue anglaise non irlandais) a une particulière com- pétence pour nous fournir quelques lumières sur ce délicat pro- blème.

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" M. Grey écrivait donc M. J.-A. Lancier (30 avril) connaît assez notre histoire et est assez impartial pour examiner judicieusement l'ori- gine historique et les divers épisodes de la rivalité qu'il déplore. Qu'il repasse l'histoire de nos missionnaires français et canadiens, qui ont porté la lumière de l'Evangile dans tous les recoins de notre immense territoire et qui partout se sont appliqués à parler la langue de leurs pauvres ouailles, il n'en trouvesra pas qui aient voulu faire servir l'Evangile à une fin aussi mesquinement humaine, que celle de la prédominance d'une lan- gue. Qu'il cfierche dans notre province, ou ailleurs, un groupe de langue non française à qui nous ne parlions sa langue maternelle, sans songer à l'en faire changer. La vérité historique, qu'il doit connaître, c'est que ■cette question de langue n'a guère été soulevée parmi les catholiques au Canada, que contre la langue française, la langue de l'immense majorité des catholiques canadiens, langue que les intérêts de notre religion et de notre foi nous obligent à conserver et à défendre, comme M. Grey le reconnaît lui-même bien, loyalement. Et nous la défendons avec d'autant plus de courage et de légitime fierté, que nous avons généreusement appliqué aux autres les procédés que nous réclamons pour nous-mêmes. Lorsqu'un groupe d'Irlandais, d'Ecossais ou d'Italiens, réclame l'usage de sa langue à l'école ou à l'église, aucun Canadien français ne trouve à redire ; mais lorsque 210,000 des nôtres, établis dans l'Ontario, récla- ment d'apprendre le français, sans négliger l'anglais, on sait d'où par- tent les oppositions parmi les catholiques.

" A part la province de Québec, province en grande majorité' fran- çaise, comme on sait, les différents groupes religieux ou nationaux ont leurs écoles distinctes recevant toute leur part de subventions du gouvernement, les minorités catholiques et surtout françaises des autres provinces ont partout à souffrir sur le terrain de l'éducation. Les nôtres ont à souffrir comme catholiques, de la part des protestants, et comme Français de la part de tous ceux, en général, qui parlent l'anglais. Pour l'éducation de ses enfants, l'Eglise a des revendications à soutenir, reven- dications qu'elle ne peut abandonner. " Or, sur ce point, dont tout le reste dépend, dit M. Grey, l'Eglise tire sa force, humainement parlant, de cet esprit de conservation de la race, de cette défiance traditionnelle à l'égard du protestantisme anglais des influences anglaises, en général qui caractérise les Canadiens français et qui rend leur zèle un peu excessif, en apparence, touchant leur race, leur langue et leurs coutumes» aussi excusable qu'il est naturel. " Bien peu d'écrivains de langue an- glaise ont aussi loyalement reconnu l'intime union de notre langue et de

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notre foi, se prêtant une mutuelle protection, et nous ont aussi bien jus- tifiés de tenir si étroitement à l'une et à l'autre, et même, dans un sens très juste, à l'une pour l'autre.

" Un des épisodes les plus caractéristiques de cette lutte de race entre catholiques, au Canada, est celui des efforts faits par nos amis irlandais pour s'emparer de l'université catholique d'Ottawa, université fondée par le travail et .le dévouement des Oblats de Marie-Immacalée, congrég-ation française, comme on sait, et canadienne. Cette université, située dans l'Ontario, sur les confins de la province de Québec, au milieu d'une popu- lation catholique en majorité de langue française les catholiques de langue angolaise habitent plutôt l'Ontario Sud fait pourtant à l'an- glais une place d'honneur prépondérante. L'enseignement y est donné en français et en anglais. Il n'est aucune partie de l'enseignement qui ne soit donnée en anglais, et quelques-unes (mathématiques et sciences physiques) ne sont données qu'en cette langue. Les Canadiens français n'ignorent pas que cette université, de fondation française, n'obtint sa charte du gouvernement d'Ontario que parce qu'elle était destinée aux catholiques français (une autre université catholique aj'^ant obtenu sa charte pour les catholiques de langue anglaise, qui ne réussirent pas à la maintenir par la suite) et cependant ils ne se plaignent pes de voir la Xxrêpondérance qu'on y accorde à l'anglais. Ce sont les Irlandais qui se plaignent, s'agitent, réclament, intriguent en haut lieu, menaçant de refuser et refiisant, en effet, leur concours, pour foi-cer l'université à devenir exclusivement anglaise, pour eux seuls.

Mais laissons ici la parole à l'écrivain anglais lui-même. " Les faits, dit-il ceux du mélange et de la proportion des races doivent cependant être pris en considération ; dire aux c'atTioliques fran- çais qu'ils doivent aller à l'université Laval (de. Québec) et laisser Ottawa aux catholiques anglais est aussi peu raisonnable que le serait la même réclamation, faite en sens contraire, par les Canadiens français. Cepen- dant, malgré l'effort évidemment loyal fait par l'université pour donner à sa charte l'interprétation la plus large et la plus impartiale possible, seJon qu'il lui paraît, une portion considérable, influente et riche des ca- tholiques anglais, tant d'Ottawa que de toute la province d'Ontario, con- sidèrent l'université comme " française ", ce qui dans leur esprit est le terme le plus sérieux de désapprobation cju'ils puissent lui appliquer. D'où le refus, non seulement d'envoyer leurs fils pour être instruits par des Français, mais aussi " abstention totale de tout secours financier, à moins de voir accepter leurs conditions impossibles et déraisonnables...

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L'esprit étroit qui inspire pareille attitude en face des faits existants et des nécessités criantes, est trop évident pour qu'il faille le démontrer. Cette situation (de rivalité) affecte d'abord et très sérieusement cette portion de la population catholique, qui en tant que la plus considé- rable et la plus homogène, a été et doit toujours être le principal support de l'éducation catholique comme elle l'est aussi de l'esprit conservateur dans son sens le plus large et le meilleur, je veux dire les Canadiens français, dont l'attachement solide à leur race et à leur langue, intime- ment lié en réalité avec leur attachement à leur foi, a certainement été une cause de dommages sérieux pour eux, pour leur prospérité et leur avancement temporel, et a contribué à renforcer l'antagonisme qu'ils ont enduré et endurent encore de la part de leurs concitoyens anglais, même de ceux qui ont la même religion qu'eux. Mais cette riva- lité affecte encore plus sérieusement la minorité des catho- liques anglais, à un point, il est vrai, dont ils ne semblent pas avoir conscience, leur position étant de fait bien ressemblante à celle des catholiques d'Angleterre vis-à-vis des Irlandais. Leur force, puissent- ils au moins le voir, réside dans leur union avec l'élément français, non

pas dans la jalousie, les récriminations et les attaques agressives

Même en admettant certains manquements de la part de la majorité française, j'ose penser que le jDoint de vue des Canadiens français, en cette matière, n'a pas été examiné avec équité par leurs adversaires. Ce sont eux qui, pendant un siècle et demi, sous le drapeau de la France, ont fait du Canada un pays catholique, eux qui, pendant plusieurs années après la cession ont supporté le choc des assauts protestants con- tre la foi de l'Eglise, contre son droit d'élever ses enfants dans ses pro- pres écoles. Sj., se trouvant eux-mêmes lentement, mais sûrement, dépas- sés en nombre par des étrangers à leur langue et à leur foi, dans tout ce qui n'est pas du domaine de leur religion, ils s'attachent particulière- ment sur ce point plus étroitement et avec plus de force à leurs vieilles traditions religieuses, à leurs droits et aux privilèges naturels d'une majorité qui a en plus la priorité du droit de possession, il ne convient certainement pas à leurs concitoyens catholiques de langue anglaise, qui ont envers eux une si grande dette, de les juger avec dureté et, encore moins, sans charité. "

" Ces paroles de l'écrivain anglais, proche parent du gouverneur lord Grey, continue le correspondant de La Croix, ont causé beaucoup joie aux Canadiens français. Son impartialité, sa hauteur de vue et même

t

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sa réelle bienveillance pour le groupe de la majorité des catholiques, qui n'est pas celui de sa race et de sa langue, nous rendent son témoignage doublement précieux. Nous le remercions spécialement d'avoir compris la délicatesse du sentiment et la solidité des raisons qui nous lient insé- parablement à notre religion et à notre langue. Sa perspicacité de bon Ang'lais, pratique autant qu'intelligent, lui a vite fait voir que notre langue, comme notre religion, nous est un motif de loyauté à l'Angleterre et constitue pour celle-ci un garant de notre fidélité. Le double senti- ment qui nous attache à l'une et à l'autre s'est trouvé si mêlé à toute la trame et à toutes les conséquences de notre histoire ! C'est notre religion catholique et notre Eglise canadienne qvii nous ont dit d'obéir fidèlement à rAng"leterre, et c'est notre sentiment religieux, profondément blessé par la Eévolution française, qui a brisé à tout jamais les chères espérances, que n'avaient pu éteindre les clauses du Traité de Paris, en 1763. C'est la conservation de notre langue et de notre foi qui nous a maintenus séparés de la République des Etats-Unis, qui nous empêcha encore de leur tendre les bras, aux heures pénibles de notre histoire. Aussi notre fidélité à l'Angleterre se confond, à nos yeux, avec notre fidé- lité à nous-mêmes, bien plus, avec notre fidélité à Dieu. "

Parce que nous sommes fidèles à nos traditions françaises, nous n'en restons pas moins attachés loyalement aux institutions anglai- ses. D'autre part, comme le souligne justement M. Lander, au moment de clore sa puissante analyse de l'article du Month, l'E- glise catholique n'a pas d'intérêt à aller au-devant de l'inévitable (comme ils disent) en favorisant la prédominance de l'élément anglais-catholique sur le français-catholique. C'est un fait incon- testable que la population de langue française augmente partout plus vite au Canada que celle de langue anglaise. '*- Ce serait de plus, termine le correspondant canadien du journal parisien, four- nir un argument très spécieux aux émissaires du Grand-Orient maçonnique, qui travaillent parmi nous, et qui seraient enchantés de pouvoir ainsi montrer aux Canadiens français qu'ils sollicitent d'entrer dans leurs rangs,- que l'influence de l'Eglise se tourne contre leur nationalité et qu'ils ont tort de persister à croire que cette nationalité chérie et cette religion vénérée sont indissoluble-

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ment unies. Ils trouveraient une aide aussi puissante qu'ines- pérée dans leurs tentatives déjà commencées de séparer d'abord et d'opposer ensuite le sentiment national, très fort, parce que toujours avivé par d'incessantes rivalités, au sentiment catholique, très fort, lui aussi, très dévoué à l'Eglise et au Saint-Siège. Nos évoques canadiens ont d'ailleurs eu soin, non pas de séparer nos intérêts religieux de nos intérêts nationaux ils sont unis mais de ne jamais faire entrer les influences religieuses dans les compétitions de races. Ils ont compris que ces influences vénérées doivent rester au-dessus de ces luttes, et que la sagesse de l'Eglise est de laisser chaque groupe ethnique se développer, en gardant la langue à laquelle il tient. C'est ainsi qu'elle reste également chère à tous et sait éviter sagement un grand danger. "

Cette question irlando-canadienne est pour nous si impor- tante, et l'article du Monili, écrit par un Anglais, si intéressant, qu'on nous pardonnera d'avoir cité longuement.

Elie.-J. AUCIiAIR,

Secrétaire de la Rédaction.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

LA RELIGION DE LA GRECE ANTIQUE, par O. Habert. In-8 écu, (600 pp.), 4.00. P. Lethielleux, éditeur, 10, rue Cassette, Paris (6e). Depuis les trois volumes d'Alfred Maury publiés de 1856 à 1859, nous n'avions pas d'ouvrage d'ensemble sur la Religion qui intéresse le plus le grand public cultivé. Or cependant depuis 50 ans les fouilles de Crète, de Mycène, d'Orchomène, de Delphes, d'Eleusis, d'Olympie, d'Ilias, etc., et les travaux des mj-thographes, des anthropologistes et des critiques littérai- res ont renouvelé le sujet. Cet ouvrage, qui tient compte des plus récentes découvertes, puisé aux sources, nourri des principaux auteurs qui ont publié sur la question, ne peut manquer d'arrêter l'attention. Il prend la Religion grecque depuis les temps néolithiques jusqu'à la diffusion de l'hellénisme. Les notions qui nous touchent le plus : formes religieuses archaïques, problème de la destinée humaine, transformations religieuses au contact des progrès de la civilisation, mouvement mystique des Orphi- ques, ont une histoire captivante, puisqu'elle se passe chez le peuple le plus intelligent de l'antiquité.

CE QUE REPONDENT LES ADVERSAIRES DE LOURDES. Réplique à, un médecin allemand,- par l'abbé Georges Bertrin, auteur de VHis- toire critique des événements de Lourdes. Un vol. petit in-8, de 126 pages. Prix : franco, 1 fr. 25.— Librairie Victor Lecof fre, J. Gabalda et Cie, rue Bonaparte, 90, Paris. Dans les attaques contre les miracles qui se produisent actuellement •en Allemagne, ce sont les précédents ouvrages (^) de M. Bertrin que les ennemis du surnaturel essaient d'ébranler pour défendre leur scepticisme. M. Bertrin vient de répondre à ces " études critiques", avec une compé- tence de premier ordre doublée d'un remarquable talent de polémiste. Plein de savoir, d'esprit et de vie, ce petit volume est à la fois instructif et très intéressant. On y voit à quels arguments sont réduits les adver- saires de Lourdes les plus qualifiés, et leur mauvaise foi reçoit la réponse qu'elle mérite.

(^) Histoire critique des événements de Lourdes. Un miracle d'au- jourd'hui. ,

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LE POSITIVISME CHKETIEN, par André Godard. Edition augmentée et entièrement revue. Prix: 3 fr. 50. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). Les livres de M. André Godard occupent désormais une place primor- diale dans l'Apologétique axîtueMe ; l'auteur a su éviter le double écueil du modernisme et de la routine. Sur le terrain exégétique, l'auteur du Positivisme chrétien démontre l'exact parallélisme des découvertes archéo- logiques et philologiques avec l'authenticité des livres saints. Ailleurs il réfute au nom de la biologie l'hypothèse transformiste. Quand parut le Positivisme chrétien, M. Charles Vincent signala ce livre comme mar- quant le plus grand progrès aipologétique depuis cinquante ans. M Bru- netière le mentionna dans un discours, et François Coppée lui consacra un long article qui se terminait ainsi : " Tout lecteur avide de vérité se sentira entraîné par la conviction en tournant ces pages lumineuses dans lesquelles l'auteur, sans abandonner jamais un raisonnement d'une inflexi- ble rigueur, emprunte çà et à ses adversaires leur arme préférée, l'étin- celante et froide ironie qu'il manie avec une incomparable, maîtrise ".

LE CHKIST. Poème, par Fernand Kichard. Un volume in-16. Prix : 3 fr. 50. Librairie Plon-Nourrit et Cie, 8, rue Garancière, Paris (6e). Le nouveau recueil de vers de l'auteur du Secrat de la vie confirme le jugement porté par le maître Auguste Dorchain sur la personnalité de ce jeune taJent. C'est bien " la sincère émanation d'une âme faite de souf- france, de tendresse et d'harmonie ". La voie douce et captivante du rêve intime a mené, cette fois, le poète aux plus hautes méditations sur le drame de la Rédemption, fin dernière de tout être qui sent vivement l'impuissance de la raison en face de l'éternel mj^stère.

LE COEUR A L'ECOLE DE LA FOI OU DE LA LIBRE PENSEE, par M. l'abbé J. Siguier, vicaire général honoraire d'Amiens, ancien supé- rieur de grand Séminatre. 1 vol. in-12, précédé d'une lettre d'a/ppro- bation de S. G. Mgr Dizien, êvêque d'Amiens. Prix: 3 fr. 50. Libradrie Victor Lecoffre, J. Gabalda et Cie, rue Bonaparte, 90, Paris.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 281

Cet ouvrage paraît précédé d'une lettre d'approbation Mgr l'Evêque d'Amiens ; nous nous contenterons d'en donner quelques extraits :

" Le coeur a sa nature, ses lois, ses aspirations, et de sa culture morale dépend l'influence qu'il exerce sur la vie. Vous n'avez pas manqué de le suivre aux différentes écoles oîi, à travers les âges, il s'est essayé au bien et, par là, au bonheur. . .

" Si imrpariaite qu'elle était, la loi mosaïque ne fut pas sans action sur le coeur ; le paganisme lui-même ne fut pas étranger à certaines vertus morales, et les philosophes, en des pages célèbres, proscrivirent l'athéisme, enseignèrent l'immortalité de l'âme et défendirent l'enfance contre tutelle omnipotente de l'Etat. Vous deviez céder à la tentation d'opposer leurs doctrines aux désolantes théories de l'heure actuelle, et vous l'avez fait avec un singulier bonheur.

" C'est la partie apologétique de votre livre ; la seconde, plutôt direc- tive, peut devenir un guide pratique de la vie. Et, dans un style facile, clair, précis, vous indiquez comment, à l'école du christianisme, le coeur arrive successivement au progrès moral de nos civilisations, monte à des vertus que ne connut pas l'antiquité et atteint ces cimes sublimes l'état religieux lui donne sa beauté totale, sa grandeur achevée. "

LA VERITE DU CATHOLICISME. Notes pour les apologistes, par J. Bricout. Un vol. grand ni-16 de la Collection Etudes de Philosophie et de Critique religieuse. Prix : 3 fr. 50. Paris, Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice.

A quelles " difficultés de croire ", selon Brunetiêre, se heurtent nos contemporains, ce qu'a été l'apoilogétique du regretté Mgr d'Hulst, quelle est la vaileur histoi'ique des Evangiles, sur lesquels notre apologéti- que repose en grande partie ; comment on peut répondre victorieuse- ment au défi, qui nous a été porté par M. Loisy, de défendre le catholi- cisme sur le terrain de l'histoire ; quelle notion du développement dog- matique se concilie tout ensemble avec les sciences historiques et avec l'enseignement de l'Eglise ; •— ^ enfin, comment on peut aimer son siècle et son pays sans être " américaniste " ou " moderniste " et tout eh res- tant scrupuleusement orthodoxe : ces diverses questions se suivent fort bien, et le lecteur n'éprouvera pas, en les étudiajit dans ce volume, l'im- pression pénible que produit la vue d'un édifice mal construit.

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Nous croyons vraiment cet ouvrage de nature à fournir et à suggérer aux apologistes quelques bonnes idées ; et nous ne doutons pas qu'il con- tribue à raffermir les esprits inquiets.

HENEI DOMINIQUE LACORDAIRE. Etude biographique et critique, par J. Bézy, Docteur ês-lettres. Préface d'Emile Fa-guet, de l'Aca- démie Française. 1 vol. in-8 orné d'une gravure et d'une photo- gi-aphie d'autographe. Prix i 3 fr. 50. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). M. l'abbé J. Bézy a surtout étudié le rôle de Lacordaire par rapport à la liberté d'enseignement, son " attitude intellectuelle " dans les Aca- démies et ses dernières conférences. " Dans cet ouvrage, écrit M. Emile Faguet, Lacordaire revit avec sa foi ardente, avec son intelligence péda- gogique, déliée, délicate et pénétrante, avec son indomptable attachement à la liberté de propagande et d'enseignement. "

UN EPISODE DE LA FIN DU PAGANISME. La Correspondance d'Au- sone et de Paulin de Noie, avec une étude critique, des Notes et un Appendice sur la question du christianisme d'Ausone, par Pierre de Labriolle, professeur à l'Université de Friboiirg. 1 vol. in-16 de la collection Chef s-d' oeuvre de la littérature religieuse, No 561. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). On peut dire que nul ne fut plus douloureusement étonné qu'Ausone de l'éclatante conversion de Paulin. Il se décida à lui écrire pour le sup- plier de parler, de s'expliquer, de revenir. Tel fut le point de départ de la correspondance qui s'établit entre eux. C'est un document d'un intérêt psychologie et historique incontestable. Il se lit avec infiniment d'agrément dans la traduction de M. de Labriolle, qui le comm.ente avec beaucoup de finesse et d'érudition.

LA VIE DE SAINT BENOIT D'ANIANE, par saint Ardon, son discfple. Traduite sur le texte même du Cartvilaire d'Aniane par, Fernand

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 283

Baumes. 1 vol. m-16 de la collection Chefs-d'oeuvre de littérature

hagiographique, No 562. Prix: 0 fr. 60. Bloud et Cie, éditeurs,

7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

Piarmi les grandes figures ecclésiastiques de l'époque carolingienne,

celle de saint Benoît d'Aniane se détache avec un éclat tout particulier.

Nous avons l'immense avantage de posséder sa Vie, écrite quelques années

seulement après sa mort, et cela non jmr l'imagination populaii-e, mais par

un de ses disciples et par un saint, saint Ardon. Il faut savoir gré à

M. F. Baumes d'aivoir su mettre à la portée de toits, avec beaucoup de

science et de délicatesse, ce précieux document.

LE SCHISME DE PHOTIUS, par J. Ruinant, 1 vol. in-16 de la Collection Science at Religion, No 558. Prix: 0 fr. .60. Blond et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpioe, Paris (6e). Etudier le schisme fomenté au IXe siècde par Photius, ce n'est faire oeuvre de théologien que dans une très faible mesure. La question reli- gieuse n'y fut guère qu'une occasion par laquelle éclatèrent au plein jour des dissentiments beaucoup plus lointains et plus profonds entre les Orientaux et les Occidentaux. Ces dissentiments tenaient à d'irréducti- bles différences de moeurs, de culture, de civilisatioii et à des rivalités d'influence politique. Au point de vue spirituel, la primauté romaine qui se renforçait de jour en jour contrariait les visées des patriarches de Constantinople et consacrait aux yeux des Grecs l'hégémonie de l'Occid!ent. A ces causes générales s'ajoutèrent des causes particuilièree que M. Rui- nant n'a garde de passer sous silence dans le docte travail il expose d'une façon très lucide l'histoire de ce grand fait de l'histoire religieuse et politique.

LA FOI, par P. Charles. 1 vol. in-16 de la collection Science et Religion, No 557. Prix : 0 fr. .60. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint- Sulpice, Paris (6e). Ce petit volume constitue un traité complet de la Foi. Après avoir étudié sa nature et son objet, l'auteur passe en revue les théories moder- nes sur la Psychologie de la Foi. Il termine par l'examen du problème de la Foi au point de vue apologétique et au point de vue spécia;lement thêolo- gique.

284 LA REVUE CANADIENNE

LES IDEES MORALES DE Mme DE STAËL, par U. Souriau, professeur à l'Université de Caen. 1 voL in-16, de la collection Science et Reli- gion. No 555-556. Prix: 1 fr. .20. Bloud et Cie, éditeurs, 7, pilace Saint-Sulpioe, Paris (6e). Le travail de M. Souriau sur les Idées morales de Mme de Staël est surtout une étude de psychologie. Tout en rappelant, à l'aide des livres leS' plus récents consacrés à Mme de Staël, les faits principaTix de sa biographie morale, l'auteur cherche surtout à montrer que la vie de ^Mme de Staël, depuis son point de départ jusqu'à son point d'arrivée, a été une ascension vers le bien, lente, mais non moins continue, traversée par les tragédies de la vie réelle sous la Eévolution, sous l'Empire, et aussi par les drames de son propre coeur.

L'ETAT MODERNE ET LA NEUTRALITE SCOLAIRE, par George Fon- segtrive. 1 vol. in-16 de la collection Science et Religion No 554. Prix : 0 fr. .60. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). L'Etat moderne, dont l'instituteur est l'organe, est-il quailifié pour donner une éducation morale? Le doit-il et le peut'-il? Tel est le grave problème que M. Fonsegrive s'efforce d'élucider. L'Etat a ]X)ur tpehe de protéger et de promouvoir tout ce qui est d'ordre économique et matériel, mais, en dehors de ce domaine, il n'a aucune" autorité, il doit laisser hors de ses prises tout le spirituel. Si l'on veut maintenir les droits moraux de la famille et de l'Eglise il n'y a donc qu'une tactique à suivre : accepter le fait de la neutralité, de la laïcisation et voir jiettement oe qu'il con- tient, à savoir : l'aveu de l'impuissance de l'Etat ein matière éducative ; 2" enfermer l'Etat dans son incompétence reconnue ; tirer de cette incompétence tous les fruits de liberté dont elle contient le germe.

L'EVANGILE ET LA SOCIOLOGIE, par le Docteur Grasset, professeur à la Faculté de Médecine de l'Université de MontpeUier. 1 vol. dn-16 de la collection Questions de sociologie No 560. Prix : o fr. .60. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 285

La sociologie sera exclusivement scientifique ou elle ne sera pas. Hors de la médecine, de la biologie et de l'hygiène, hors de la science en général, il n'y a pas de sociologie : des propositions de ce genre deviennent chaque jour plus courantes et commencent à impressionner le grand public. Le Docteur Grasset, avec toute l'autorité que lui confère sa haute réputation de savant, s'efforce de combattre cette thèse en oe qu'elle a de visiblement exagéré. Il montre que, dans une sociologie purement scientifique, il n'y aurait ni devoir, ni obligation, mais uniquement des conflits d'intérêt. Pour être saine et féconde, la sociologie doit s'appuyer sur le sentiment de l'obligation, sur l'amour et sur le sacrifice, et ce n'est que dans l'Evangile qu'on peut espérer trouver le fondement inébran- lable de ces principes nécessaires. ,

VERS LES SO^BIETS. Lettres de la Comtesse de Saint-Martial (Soeur Blanche, Fille de la charité). Seconde Série. 1 vol. in-16. Prix: 3 fr. .50. Librairie Plon-Nourrit et Cie, 8, rue Garançière, Paris, (6e).

Un premier choix de lettres de la comtesse de Saint-Martial a paru il y a quatre ans sous ce titre : En Haut ! Le succès en fut considérable. Le baron Léopold de Fischer a entrepris de nous révêler, dans le nouveau recueil de délicates confidences qu'il vient de publier, par quels sentiers la grâce divine d'une vocation supérieure conduisit sa soeur aimée, du protestantisme au catholicisme, puis à la .pratique de la vie parfaite, emlbëllie par le renoncement joyeux même aux mondanités permises, et sanctifiée par le dévouement aux membi-es souffrants de l'Eglise. Dans cette correspondance, les sentiments humains n'apparaissent pas sacri- fiés; soeur Blanche les a seulement épurés pour qu'ils fussent éternels.

LA SAINTE VIERGE D'APRES L'EVANGILE, par M. l'abbé N. Cinq-Mars. Prix 25 cts; franco 28 cts ; en gros $15.00 le cent. On peut s'a- dresser à l'auteur au Pensionnat Saint-Louis de Gonzague, 2 Riche- lieu, Québec, ou à la Propagande des Bons Livres, Bureaux de la Vérité.

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L'auteur a voulu surtout démontrer clans cet ouvrage, comme le titr«; l'indique, que la source d'où a surgi et s'est répa/udue dans le monde catho- lique la dévotion à la Sainte Vierge est l'Evangile, et que, par suite, il n'y a pas de plus grande contradiction que de se dire disciple de l'Evan- gile, et de refuser à Marie le culte que l'Eglise a établi en son honneur.

L'ouvrage contient environ 130 pages divisées en cinq livres formant trente-un chapitres dont chacun est le commentaire d'un texte de. l'Evan- gile se rapportant à la Sainte Vierge.

EELIGION ET MEDECINE, par le Dr Ch. Vidal. 1 vol. iii-16. Prix : 3 f rs. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). Des penseurs autorisés ont étudié, étudient chaque jour la Keliglon danfi ses rapports avec la Science en général. L'auteur du présent livre a jugé intéressant de spécialiser son point de vue et de considérer la Reli- gion au seul point de vue médical. Le Dr Vidal constate que les doctrines et les règles religieuses sont un étai puissant des doctrines et des règles médicales en ce qui est de leur fin logique : la conservation de la santé, la prophylaxie et la cure des maladies. L'auteur ne se contente pas de vagues généralités. Snocessivement il passe en revue les commandements de Dieu, les commandements de TEglise, les trois vertus théologales, les péchés capitaux, tout le code moral du catholicisme. Il montre que tous oee préceptes sont en parfaite conformité avec les prineipes les plus incontestés de la médecine. Il y a une forme nouvelle d'apologétique concrète très originale et qui ne peut manquer d'être efficace.

LE DISCERNEMENT DES ESPRITS pour le Ion règlement de ses propres actions et de celles d'autrui, par le R. P. J.-B. Scaramelîi. Traduit de l'italien pax M. A. Brassevin, chanoine de la cathédrale de Marseille. 1 vol. in-12. Prix: 3 fr. .50. Librairie P. Téqui, 82, rue Bonaparte, Paris (6e). Le nom sevil de l'auteur de ce livre nous dispense de toute autre recommandation.

Il s'agit dans cet ouvrage d'un discernement commun à tous, que l'on peut acquérir par le travail et l'industrie, et qui consiste dans un jugement

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 287

droit formé sur l'esprit des autres en se conformant aux règles et aux préceptes que nous fournissent les saintes Ecritures, la sainte Egalise, les saints Pères, les Docteurs, l'expérience des Saints et les lumières de notre propre sagesse.

Ce livre convient donc à tous ceux qui veulent sincèrement vivre selon l'esprit de Dieu. Mais, comme tous doivent soumettre leur propre discer- nement à celui des directeurs spirituels, c'est à ceux-ci qu'il s'adresse tout particulièrement.

LE PONTIFICAL, par Dom Jules Baudot. 1 vol. in-16 de la collection Science et Religion, No 567. Prix : 0 fr. 60. Bloud et Cie, éditeurs 7, place Saint-Su'lpice, Paris (6e).

Le Pontifical est un livre liturgique qui renferme les rites, cérémo- nies et prières des fonctions pontificales. H n'apparaît pas, comme recueil séparé, avant le Ville siècle. Il semble donc qwe pour faire son histoire, on pourrait se contenter de le prendre à l'époque il apparaît comme livre liturgique séparé ; mais les êlém^ents dont il se compo;be remontent à l'origine même du christianisme. Il est donc intéressant de remonter jusqu'à cette plus lointaine période.

QU'EST-CE QUE LE QUIETISME ? par J. Paquier, docteur es lettres et en théologie. 1 vol. in-16 de 128 pages de la collection Science et Religion, No 659-570. Prix: 1 fr. 20. Blouid et Cie, éditeurs,. 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

Le Quiétisme a été déjà fort étudié. Mais, dans ces études, on s'est, attaché presque exclusivement au quiétisme français, à la lutte de Bo3- suet contre Mme Guyon et Fénêlon. M. Paquier remonte à Molinos, et même à ses prédécesseurs ; et, chez eux, chez Mme Guyon et chez Fénê- lon, c'est surtout le côté doctrinal qu'il cherche à mettre en lumière. On trouvera donc ici un solide exposé de ce que l'on peut considérer comme le fond du quiétisme. L'auteur met en face de cette fausse conception la spiritualité et le mysticisme catholiques.

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L'HISTOIKE DES RELIGIONS ET LA FOI CHRETIENNE. A propos de VOrpheus de M, Salomon Reinach, par J. Bricout, directeur de 'a Revue du Clergé français. 1 vol. in-16 de la collection Science et BcMgion, Nos 571-572. Prix: 1 fr. 20. Bloud, et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e). Parmi les difficultés de croire qui arrêtent nos contemporains sur le chemin de la foi, Brunetière signalait avec raison celle que suscite trop souvent l'histoire des religions. De plus en plus, en effet, c'est sur le terrain de la science comparée des croyances et des cuites que les ennemis du catholicisme portent leurs efforts. Il est donc plus nécessaire que jamais de montrer que l'Eglise n'a rien à craindre, bien plus qu'elle a beaucoup à espérer de ces études nouvelles. Exposer loyalement les pro- blèmes, en indiquer la solution avec précision et clarté, tel a été le bat poursuivi et véritablement atteint dans cet opuscule par le distingué directeur de la Revue du Clergé français.

QUI VIVE ? FRANCE " QUAND ^lEME ! " par Paul Déroulède. 1 vol.

in-16, Prix: 3 fr. 50. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-

Suipice, Paris (6e). De quelque façon qu'on apprécie l'action politique de Paul Déroulède, personne ne constate les qualités de merveilleux entraîneur d'hommes qu'il a manifestées au cours de sa carrière oratoire. Et, cependant, tandis que son oeuvre en vers est entre toutes les mains, on n'avait pas encore songé à réunir ces discours. On les trouvera ici, du moins ceux d'entre eux qui ont retenti à travers la France et qui font, pour ainsi dire, partie de son histoire. Le lecteur y verra exposé l'ensemble des doctrines et des croyances qui font l'âme de la Ligue des Patriotes. Le distingué secré- taire de cette Ligue, M. Florent Matter, a rédigé de brèves notices qui remettent en leur cadre chacun des morceaux dont est composé ce livre.

Quelques orateurs du Congrès

LOGUE TOUCHET BOURASSA BOURNE - LAURIER

.HE pageant is over. Ainsi s'exprimait le Witness au lende- ^ main de la grande procession, dans un article d'ailleurs ^B^i® assez sympathique. Nous acceptons le mot, en le désar- mant de la toute petite pointe d'ironie qu'entendait y met- tre l'organe protestant. Le congrès a été une grande apothéose, tous les arts ont rivalisé de splendeur. Aussi, ceux-là même qui ne pouvaient s 'y associer par la foi, y ont-ils trouvé un délicat plaisir. Pour les intellectuels, ce qu'il y avait de plus séduisant, c'était de penser qu'on allait entendre des hommes venus de très loin, dont quelques-uns sont renommés par leur éloquence et dont les autres occupent une haute position. Aujourd'hui, le public, les oreilles encore toutes bourdonnantes de tant de beaux discours, est un peu désorienté. Cela doit être. L'éloquence suit la loi de tous les arts: la conception qu'on s'en fait varie très vite selon les milieux et selon las temps. Je voudrais, maintenant que nous commençons déjà à avoir un peu de recul, chercher à préciser mes impressions sur qua- tre ou cinq des orateurs que nous avons entendus. Je laisserai repo- ser dans leur gloire ceux qui ont été peu discutés. J'irai plutôt à ceux dont j'ai peur de ne voir pas apparaître, sur l'écran de l'opi- nion-publique, l'image très fidèle, lumière et ombres.

Le cardinal Logue était le premier orateur inscrit pour la

290 LA REVUE CANADIENNE

séance du vendredi soir à Notre-Dame. Les catholiques de Mont- réal n'oublieront jamais ce bon vieillard, à la figure un peu penchée, qui est venu de si loin pour honorer leur congrès, et qui a voulu payer de sa personne partout et jusqu'à la dernière minute. Il était à Notre-Dame, chaque soir, à côté du cardinal-légat, aussi attentif que le lui permettait sa connaissance du français. On l'a vu avec émotion suivre l'immense procession, sans consentir à se reposer. Et au lendemain de ces fatigues, il était encore au repas d'adieu sous les ombrages d'Oka. Certains auraient voulu qu'on ne fit parler au congrès que les orateurs à la belle voix et qui peu- vent se faire facilement entendre. Mais tel n'était pas le sentiment général. Chez un homme illustre comme le cardinal d'Armagh, tout intéresse. On le sait très intelligent. En un pays comme l'Irlande, le clergé est très instruit, une lente sélection ne peut porter au faîte qu'un homme puissamment doué. Aussi l'aimable vieillard nous offre-t-il un bel exemple de ce que peut donner une forte éducation universitaire, quand elle se mêle à toute la verdeur de l'esprit gaélique. Mgr Logue est un philosophe. Après avoir beaucoup manié les idées, il a beaucoup connu les hommes, et main- tenant il promène sur toute chose un sourire que rien ne lasse. Si on veut le faire parler en public il a toujours quelque petite fusée toute prête à partir. A Notre-Dame, il dit son admiration pour la grande oeuvre accomplie, et il adresse un compliment délicat aux membres du conseil municipal. Il fait, à ce propos, entre sa patrie et la terre canadienne une comparaison l 'on ne sent aucune amer- tume. Exprime-t-on le désir de le voir en chaire, pour ne pas perdre une syllabe de ce qu'il dit, il se met à plaisanter lui-même, tout le premier, la faiblesse de ses moyens physiques, et il continue avec la même bonne grâce. Quand on a le bonheur de posséder un tel homme, il est naturel qu'on veuille le voir de très près, chercher sur sa physionomie le reflet de ses belles qualités, et recueillir reli- gieusement chacune de ses paroles.

L'évêque d'Orléans est peut-être l'orateur qu'on était le plus

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avide d'entendre, parce que c'est celui qui nous arrivait de là-bas avec une réputation plus grande. On nous a dit : " Mgr Touchet a des égaux peut-être dans l 'Eglise de France, au point de vue ora- toire, il n'a pas de supérieur ". Si le genre d'éloquence de i'évê- que d'Orléans a surpris certains, qui avaient mis leur diapason très haut, qu'ils ne soient pas trop prompts à dire que cet éloge n'est pas pleinement mérité. Dans un pays comme la France, la; culture artistique est poussée plus loin que nulle part ailleurs^ on peut entendre des orateurs de premier ordre dans tous les genres : éloquence académique élégante et châtiée, éloquence parlementaire nette et tranchante, éloquence de la chaire sonore ai colorée. Si donc quelques-uns, après avoir été à toutes ces fêtes de l'esprit, ont arrêté leur prédilection sur Mgr Touchet, ils ne sont pas en peine pour dire les raisons (^ leur choix. Dans son discours sur Jeanne d 'Arc, à Notre-Dame, trois ou quatre fois l'évêque d'Orléans semble avoir réalisé l'idéal absolu dfi l'orateur: il quitte la rampe, il se pose dans une attitude d'une harmonie parfaite, quelque chose d'électrique jaillit autour de lui, il per'd pied littéralement tant l'inspiration le domine, et quand il s'écrie : " Messieurs, qu'est-ce que je vais dire ? " nul ne songe à voir un dessous oratoire. Alors il est hors de pair. Mais au soir du 13 septembre, ces moments étaient trop rares au gré de l'auditoire. L'orateur posait, doucement, de petites phrases, et ce qu'on croyait d'abord n'être qu'une manière ■de début s'est trouvé maintenu jusqu'au bout, sauf les poussées héroïques dont je viens de parler. Au Canada nous avons voué notre admiration aux paroles charmeresses qui coulent de source, plutôt rapides, avec une fermeté soutenue comme si la pensée n'im- posait aucun effort, avec de temps en temps un éclair de foudre . . . est allée notre admiration et elle n'en reviendra pas. En enten- dant Mgr Touchet, deux souvenirs nous revenaient en mémoire, celui de Mgr Rozier et celui de M. Georges Gauthier. Ils emportent tous deux leur parole dans un rythme plus égal et plus vigoureux. Il est vrai que quand Mgr Touchet prend son vol il les dépasse. Je deman-

292 LA REVUE CANADIENNE

de la permission de m 'arrêter ici une seconde parce que nous tou- chons à un problême, ou plutôt à une théorie d 'art du plus vif inté- rêt et qui trouve chaque jour son application. M, Anatole France -écrit, dans un article sur Léon Say : ' ' Un orateur dont la parole est trop fluide n'inspire, dans une assemblée, qu'un intérêt superficiel. Il faut que celui qui parle paraisse chercher et choisir ses idées et ses paroles. Sa recherche doit être rapide et le choix sûr; encore- faut-il que l'un et l'autre se sentent dans quelques inflexions de la voix et dans certains ralentissements du débit. Il faut enfin que le travail reste sensible au milieu de l'action oratoire ". Ainsi pen- sent surtout les conférenciers littéraires et cela les amène à faire, par l'hésitation de la voix, une sorte de petite gaine à cliacune de leurs idées. Nous le leur pardonnons par respect pour leurs brillan- tes qualités, mais nous demeurons quand même ^ris de musique et réfractaires à tout ee qui paraît laborieux. Mgr d'Orléans n'ap- partient pas à la classe dont je viens de parler. Il a une voix d'un beau timbre et qu'il ne fatigue pas, il évite les heurts, il va bien droit devant lui. Seulement son mouvement ne nous a pas paru tou- jours aussi ailé que nous l'avions rêvé. Je me hâte d'ajouter qu'on juge bien mal en une seule fois. En sortant de Notre-Dame, l'autre soir, j'entendais opposer au discours de Mgr Touchet, un panégy- rique de Jeanne d'Arc, par l'abbé 'Coubé, qui est mené d'une plus vive aUure et dont l'effet est plus grand. Mais le rapprochement n'est pas équitable. C'est tout un poème à l'honneur de la grande héroïne que compose l'évêque d'Orléans depuis des années. Cela l'amène à rechercher et à fleurir les plus petits détails dans la vie- de la bergère. Aussi un discours détaché de la longue série n'a-t- il pas chance de produire autant d'effet qu'un discours unique l 'orateur ramasse et épuise tout ce qu 'il sait de plus fort et de plus éloquent. Mais justement cela conduit à nous demander si Mgr Touchet ne s'est pas montré artiste trop sévère et trop conscien- cieux dans le choix, non pas du sujet, mais de la manière de le trai- ter. Il a voulu éviter la majesté trop tendue du panégyrique ; il a.

QUELQUES ORATEURS DU CONGRÈS 293

mieux aimé faire alterner des exposés très simples, et même érudits, Avec les morceaux à panache. Je ne sais pourtant. C 'est une minute si extraordinaire dans notre histoire nationale que nous vivions ce soir-là ! Et l'enthousiasme était si haut monté ! Peut-être qu'à des circonstances comme celle-là, le mot de Pascal sur l'éloquence continue ne s'applique pas bien. En somme, si nous comparons les impressions, le jugement de la jeune France sur l'évêque d'Or- léans se trouve coincider assez bien avec celui de l'ancienne, quoique peut-être pas pour les mêmes raisons : nous croyons que, par quelque côté, l 'évêque de Jeanne d 'Arc dépasse ses meilleurs émules. Je yeux réunir ici le nom de l'archevêque de Westminster et celui de M. Henri Bourassa, d'abord parce qu'ils se sont trouvés associés au point le plus vif de la belle joute oratoire qui s'est dérou- lée devant nous ; ensuite parce qu'on ne peut rêver talents plus «dissemblables et mieux faits pour tenter le crayon d'un critique. M. Bourassa est l 'orat^ur-né, et, s 'il faut le classer tout de suite, le tribun. Rien qu'à lire son discours sur la page d'un journal, vous sentez je ne sais quel crépitement entre les lignes et vous éprouvez ■dans vos mains le chatouillement qui pousse aux applaudissements. Aucun talent n'est complet et il ne faut pas demander dans une même tête le 'parfait équilibre de tous les dons. Mais à prendre M. Bourassa tel qu'il est, je ne suis pas sûr que le Canada français ait jamais eu un orateur plus puissamment doué. Deux influences se sont combinées chez lui, et la résultante est merveilleuse. Il y a de l'hérédité: il semble avoir reçu la faculté oratoire de son aïeul maternel. Mais cela s'unit chez lui à une formation complexe et variée qui est bien d'aujourd'hui. Nos grands hommes d'il y a soixante ans, les Papineau, les Lafontaine et les Morin, étaient des esprits simples par comparaison: leur prose, conservée dans nos bibliothèques, est pour l'attester. Depuis, tout s'est accéléré et nous avons beaucoup compliqué les choses d'éducation. Aussi chez le petit-fils du grand agitateur, y a-t-il une souplesse, des ressour- •ces d'érudition, une facilité à trouver des exemples, soit dans l'his-

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toire, soit dans la politique contemporaine, que ne connaissaient pas nos anciens. Et tout cela manié avec une prestesse qui ne laisse pas apercevoir une grande différence entre l'improvisation et le discours préparé. Si l'on me permet de résumer ma pensée dans^ une métaphore; je dirai que cette parole a le flamboiement du glaive et qu'elle en a le fil aigu. Maintenant, je pourrai, sans blesser aucune admiration, dire les limites du talent de M. Bourassa en le comparant aux maîtres. Sa voix d'abord est un peu métalli- que. On lui demanderait pour être parfaite, d'être plus richement étoffée. Tant qu'elle sonne la charge on ne s'en aperçoit pas. Pour les thèmes pacifiques, elle manquerait peut-être un peu de moelleux. Quant au talent lui-même, il est de ceux qui se déploient le mieux dans l 'opposition : toute la carrière de M. Bourassa jusqu 'ici en fait foi. Je sais qu'on peut dire, à propos de chaque discours : '' Le sujet s'imposait et l'occasion était belle, etc. ". Et de répondre à cela entraînerait dans des discussions sans fin. Je me borne à une remarque. Alors que nous sommes tous placés dans le même état social, je vois que certains hommes de grande vertu et de facultés éminentes n'ont jamais à la bouche que des paroles de concorde, tandis que d'autres sont sans cesse engagés dans de véhémentes attaques. J'en conclus que nous subissons tous en caci l'irrésistible poussée de notre tempérament, et que d'ailleurs il y a place pour tous ces modes d'action oratoire. Sur le discours prononcé dans la mémorable séance du 10 septembre, je veux ajouter une petite réserve: au point de vue de la dignité de tenue j'ai peur qu'une juste mesure n 'ait été un peu dépassée. Dans les assemblées politi- ques, M. Bourassa a un procédé qui est d'un grand effet. Il se cou- che à demi sur la rampe, parlant plus bas, comme pour faire une confidence, puis il se redresse dans une attitude tragique, et c'est alors qu'éclatent ses plus brûlantes philippiques. A Notre-Dame, à deux pas du cardinal-légat, devant tant de pontifes à cheveux blancs, dans un discours qui semblait bien s'adresser au vénérable archevêque de Westminster, j'ai peur, je le répète, que cela ne dé- tonnât un peu.

QUELQUES ORATEURS DU CONGRÈS 295

Je viens de parler, en critique, sur les choses de talent et de goût. Je veux poser sur tout cela un éloge dont un orateur peut être fier. M. Bourassa est peut-être rhomme qui a le plus fait au Canada pour assurer à ses compatriotes la possession de leur langue, sauvegarde de leur religion. Ainsi dans l'ordre intellectuel l'élo- quence, dans l'ordre moral le pur patriotisme: voilà les deux moi- tiés de la gloire qui viennent se joindre et ne laissent rien à désirer.

Nous ne connaissons guère Mgr Bourne, et c'est dommage, parce que c'est une figure bien attachante. L'archevêque de "Westminster est la parfaite antithèse de M. Bourassa. On peut l'en croire quand il nous dit, à propos de son discours de Notre- Dame, qu'il en avait soigneusement pesé chaque syllabe afin que d'une part rien ne fût sacrifié de sa pensée et que d'autre part nul ne pût s'offenser de ce qu'il avait à dire. Son instinct de diplomate l'avertit d'éviter les formules oratoires comme risquant toujours d'altérer un peu la vérité. Aussi tout ce qu'il dit semble-t-il buriné dans l'acier, d'un trait net et profond. Oui, un des grands attraits du congrès aura été de grouper des hommes tous éminents dans leur ordre, mais offrant de tels contrastes au point de vue du talent et de la position sociale. A côté de notre jeune orateur national, éloquent et passionné, nous garderons longtemps dans notre mé- moire, l'image de ce prélat d'Angleterre, doux, méditatif, plutôt grave, et dont la figure fine s'éclaire rarement d'un demi-sourire. Mgr Bourne est l'élève des grandes universités du vieux monde, et il y paraît. Il n 'y a aucune ressemblance entre sa prose forte, mus- clée, toujours précise et la jovialité aimable et légère d'un 0 'Sulli- van ou l'éloquence très en relief d'un Ireland. L'archevêque de Westminster sait toujours il va. Il y a deux ans, à Londres, en face d'une opposition puissante, il a su maintenir tout ce qu'il y avait d 'essentiel au programme du congrès, sans faire courir aucun risque à la paix. Et à Montréal, après avoir été amené à frôler un problême épineux, par sa plaidoirie en faveur de l'Archi confrérie de la compassion, il nous a quittés en emportant le respect de tous.

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Il faut savoir en effet que Mgr Bourne a fortement à coeur l 'oeuvre de prières établie par Léon XIII, pour obtenir la conversion de l'Angleterre. Chez lui les dehors phlegmatiques couvrent une âme d'apôtre. Du moment qu'il voulait montrer la grandeur des résul- tats qui seraient obtenus si la race anglaise se convertissait, la don- née exposée dan% son petit discours était assez naturelle. La langue française perd du terrain dans l'univers, et Mgr Bourne le constate avec regret: il est trop lettré pour n'aimer pas une langue dont le rôle de civilisation a toujours été si brillant. Dans un grand ouvrage aujourd'hui classique M. Ferdinand Brunot dit finement : " Le français garde le privilège de langue diplomatique, mais un peu comme le Sultan garde Constantinople, parce qu'on a peur de livrer la succession à un autre ".

En voyant, sur la carte géographique, la teinte rouge qui repré- sente la race anglaise enlaçant le globe d'un réseau de plus en plus serré, on conçoit que Mgr Bourn^e se soit écrié: " Tant que tout cela sera en-dehors de l 'Eglise catholique, il restera un grand obsta- cle à la diffusion de notre foi ". Voulant présenter son argiîment de la manière qui fût la plus pressante pour les catholiques du Canada, l'orateur a prédit que, dans les provinces de l'Ouest, toute la génération de demain parlera l'anglais. On peut discuter sur ee pronostic, et plus on nous le fera d'une manière éclatante, plus nous nous raidirons pour lui donner le démenti. Quoi qu'il en soit, c 'était mettre le doigt sur une plaie vive, et une telle parole ne pou- vait que retentir douloureusement au coeur des évêques qui luttent là-bas si courageusement pour sauver la langue française. Mais le noble étranger ne pouvait pas voir cela très bien. On ne demande pas à un homme qui traverse notre pays une adaptation au milieu immédiate et parfaite. Nous sommes d'autant plus éloignés de tenir rigueur à Mgr Bourne, qu'il n'a jamais entendu mettre en cause le droit des minorités. C'est l'étau formidable des intérêts de commerce et de politique qui, d'après son calcul, broiera nos com- patriotes pour les préparer à l'assimilation anglaise. Quod Deus avertat.

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En somme les deux hommes entre lesquels a semblé passer un éclair de contradiction, à Notre-Dame, représentent bien deux types •devenus de plus en plus divergents à travers les âges: le Gaulois impétueux et maître du bien dire, et le Saxon méthodique et d'un esprit de suite très rigoureux.

Sir Wilf rid Laurier est l 'un des deux ou trois hommes que les étrangers étaient le plus désireux d'entendre au congrès. Mgr l'archevêque a eu le mot juste quand il a dit: " C'est un spectacle unique au monde de voir l'archevêque d'une métropole inviter le premier ministre de son pays ^ prendre la parole dans une assemblée religieuse ". Il faut laisser à ce fier accent de Mgr l'ar- chevêque toute «a beauté. La politique d'un grand pays contient toujours quelque problème religieux ou social, qui est encore pour ainsi "dire en gestation. Si l'on s'en autorise pour ne désarmer pas, alors nous n'aurons jamais une minute de trêve pour nous réunir dans une parfaite harmonie des esprits et des coeurs. En outre, quand on entend un vieillard accablé d'affaires, et qui dirige depuis bien longtemps la politique de son pays, il faut, si l'on veut être juste, bien replacer son discours dans l'ensemble oii il se produit. Sir Wilf rid est arrivé au pouvoir surtout par son talent d'orateur ; il ira à la postérité comme le " silver tongued " ; il a prononcé à la Chambre, dans des circonstances mémorables, cinq ou six dis- cours, qui garderont longtemps auréole de légende. Seulement, lors- qu 'on entend un orateur à cheveux blancs, que ce soit Gladstone ou Laurier, dans l'admiration qu'on lui voue il a toujours, je suppose, un peu de respect pour sa gloire passée. Sir Wilf rid n'a plus la voix aussi forte que dans sa jeunesse et l'autre soir on avait quelque peine à l'entendre. Il évite d'ailleurs avec "soin de se convulser, pour obtenir un succès passager, ce qui serait peu sage chex un homme voué à un grand labeur les discours tiennent beaucoup de place. Ce qui caractérise la parole de Sir Wilf rid, c'est une grande harmonie, traversée de temps en temps, aux jours d'élo- quence, par une vibration plus passionnée. Son attitude est d'une

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rare beauté et les plus âpres luttes ne lui enlèvent jamais rien de sa grâce. Il est vrai qu'elle €st conforme au type du dehater anglais qui peut n'être pas familier à tout le monde. Je me rap- pelle avoir entendu M. Peterson, le recteur de McGill, parler en public. Il se tenait les mains derrière le dos, sous les pans de son habit, qu'il faisait sauter doucement sur ses doigts. Ce n'était pas très décoratif, et j'ai pensé que si je voulais fixer dans le bronze une figure d'orateur sur le socle d'un monument, je ne choisirais pas eette pose. Mais je me suis dit: " c'est peut-être le chic uni- versitaire à Oxford et à Cambridge ", et je n'ai pas critiqué.

Si je dis à Sir Wilfrid que son discours de Notre-Dame ne comptera pas parmi ses plus beaux succès oratoires, il en tombera d'accord en souriant. Les étrangers qui voudront savoir si le vieux lion peut se retrouver, quand on le provoque en face, feront bien d'aller l'entendre au Parlement. Le congrès, qui a été d'ailleurs une si unanime manifestation de foi catholique, a pourtant pro- duit sur trois points divers un petit incident de quelque vivacité. En le regrettant on ne risque de blesser personne parce qu'en ne touche pas à la question de responsabilité. Le premier ministre, haut placé pour juger les choses, a voulu éviter tout ce qui pouvait contrister une section quelconque de la grande famille canadienne. A-t-il poussé la réserve trop loin ? C'est ce qu'on a vivement dis- cuté dans la presse quotidienne et les épigrammes n'ont pas manqué. C'est donc sur quoi je m'abstiendrai de dire un mot. Je me bor'- nerai seulement à remarquer, pour rester dans le domaine de la cri- tique oratoire, qu'il y avait pour le premier ministre une cause d'infériorité. Un sort malin veat que ce qui prête le plus à l'élo- quence soit justement ce qui nous divise. Dès que, dans un discours religieux on académique, on y fait une allusion inattendue, une petite ivresse commence de courir par l'auditoire, qui a quelque chose de morbide comme toutes les ivresses.

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J'ai dit, en commençant, pourquoi je voulais laisser reposer dans leur gloire pacifique des hommes tels que Messieurs Gouin, Chapais et T«llier: c'est que le jugement du public en ce qui les concerne tombe partout bien d'aplomb et ne prête pas à discus- sion. J'ai voulu leur faire dans ma petite étude le sort des peuples heureux; ils n'y ont pas d'histoire. Ce rapprochement déjà les venge. D'autres feront voir en M. Thomas Chapais, l'orateur idéal pour les congrès religieux : il a l 'enthousiasme, il a la splendeur de la forme, il a l'action impétueuse et pourtant correcte, et sa pensée- rend toujours un son loyal et pur comme l'épée de Charkmagne. On louera M. Gouin d'avoir affirmé sa foi catholique avec tant de netteté. Ce qui portait si haut l'enthousiasme de l'auditoire pen- dant son discours c'est qu'on pensait tout le temps: et cet homme est le premier ministre du Canada français. Ce qu'il dit aujour- d'hui passera demain dans les lois, si l'intérêt religieux le demande. Sur quoi on opposera peut-être M, Gouin à Sir Wilfrid. Et en tout cela M. Gouin gardera des pensées modestes, sachant qu'il est beau- coup plus facile... Mais je ne dois pas toucher à la politique. On dira quel respect et quelle sympathie inspire M. Tel- lier : il est mesuré, il est courtois, il est judicieux. Il dit sur toute chose le mot qui après coup semble inévitable. En l'entendant, je me rappelais ce qu'un étranger a dit de Monta- lembert : " Celui-là est un Monsieur qui parle " (Mettez l'accent sur le mot Monsieur). Et Mgr Rumeau si franchement épris de tout ce qu'il a vu au Canada-Français? Et le juge 0 'Sullivan, si convaincu, avec ses citations françaises, délicatement amenées t Et Mgr Ireland si incisif et si original, avec sa voix de clairon fatigué ? Mais il faut finir. Je ne saurais mieux le faire qu'en évoquant une seconde la figure qui a plané avec tant d'éclat sur tout le congrès. Dans une réunion de lettrés et d'ora- teurs comme jamais peut-être l'Amérique n'en a vu, ce qui a le plus ravi bien des auditeurs, c'est l'art consommé et la sûreté de tact avec lesquels Mgr l'archevêque a su faire les honneurs des

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séances. Sa propre parole, à travers tons ces petits morceaux d'élo- quence, faisait l'effet du filet d'or qui court à travers les joyaux d'un ecrin pour les sertir d'une manière parfaite. Il est impossi- We de mieux amorcer la religieuse curiosité d'un auditoire, de mieux présenter un talent par la facette qui le fera valoir, de mieux dire le charme d'harmonie ou de contraste qui rend piquant le voi- sinage de deux orateurs, etc. Il est vrai que le bonheur est un bon génie, dont les inspirations n'égarent jamais. Or Mgr l'archevêque 'était si heureux de voir la grande bénédiction que Dieu répandait sur le congrès eucharistique !

li. -Hector FILIATRAULT.

Le Collège Canadien et le Quirinal

NOTES DE TOPOGRAPHIE ROMAINE

jABMI les nombreux Canadiens qui subissent chaque année- l'attraction de Rome et qui ne manquent pas de faire une visite au No 117, via délie Quattro Fontane, il y en a très peu, sans doute, qui savent que, dans l'ancienne Rome, à l'époque impériale, ce quartier, qu'on appelait le quartier de la Grenade, ad malum punicum, était un des plus aristocratiques de la cité. Le petit tronçon de rue oblique, qui porte le nom de Saint- Vital, et sur lequel donne la grande et majestueuse façade du Col- lège Canadien, a été pendant des siècles la grande rue de Rome, Viens Longus. Pendit que les plébéiens et les petites gens étaient entassés dans les maisons de rapport, insulae, de la Subure, des Carines, ou du Vélabre, les patriciens et les riches recherchaient les larges espaces du Quirinal, ils pouvaient se reposer dans leurs immenses demeures des bruits et de l'agitation du Forum.

Le Quirinal est une des sept collines de la Rome républicaine.. Il est situé entre le Pincio, le Collis Hortorum des anciens, et le Viminal. L'Aventin et le Palatin sont isolés, mais le Celius, l'Es- quilin, le Viminal, le Quirinal et le Pincio appartiennent au- même plateau, qui se sépare comme pour former une main immense qui menace le Palatin.

Recouverte de jardins, de palais, de constructions de toutes sortes, la colline du Quirinal est à peine reconnaissable, surtout du côté du Viminal qui ne s'en distingue presque plus. On peut

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dafficilement aujourd'hui se faire une idée exacte de son aspect primitif. Avant Trajan le Quirinal était relié au Capi- tole par un plateau assez élevé. Trajan le fit percer pour y bâtir son Forum et faciliter l'accès du Champ-de-Mars se multi- pliaient les monuments et les habitations. La hauteur de la colonne Trajane, 100 pieds romains, indique la hauteur du plateau (^). On sait aussi que le Quirinal avait quatre sommets dont les noms nous sont connus : Collis Latiaris, Mucialis, Quirinalis et Salu- taris (-). C'est ainsi par exemple que le percement du tunnel Umberto I, en 1903, a révélé l'existence à cet endroit d'une vallée profonde, entre le Latiaris et le Mucialis (^). Mais les débris se sont accumulés au cours des siècles dans les vallées qui les entou- raient au point de les combler presque entièrement, et les travaux de nivellement qu'on a faire à diverses époques. pour la cons- truction des édifices ont achevé de donner à la colline sa forme actuelle. C'est Urbain VIII qui fit disparaître le dernier monti- cule, le plus élevé de la colline, pour régulariser les jardins du palais pontifical (*). Ces sommets étaient sans doute recouverts d'arbres, et les sentiers qui serpentaient au fond des vallées reliaient les quelques cabanes échelonnées sur- leurs flancs.

Lorsqu'on gravit dans la rue des Quatre-Fontaines la pente

C) CI .L., VI, 960.

C) Varro, Ling. Lat., 5.52.

(') Cf. Huelson dans Jordan, Topographie der Stadt Eom im Alter- thum, Berlin, 1871-1907, III, p. 395. " Die Stelle der Vallicula entspricht ziemlich genau der des neuen Tunnels unter dem Quirinal, bei dessen Anlage sich zeigte, dass er grossentheils dureh aufgehuttes Terrain ging".

O " Aucti horti adiacentes obstabaj; çbiectus collis, subiecta vallis. Asportantes multorum manus, ille secutus decrevit in planitiem : valli- culam replevit iniecta et aggesta humus, cui sustinendae directa ingenti mole substructio est. In fine hortorum ad remittendas interdum curas adiuncta domus. Horti vero aequata planitie iam in immensum excur- runt ". Donati, Roma vet, ac rec, Roma, 1638, I. 4, c. 12, p. 399.

LE COLLÈGE CANADIEN ET LE QUIRINAL 303

douce du Quirinal, on ne peut guère s'empêcher de trouver un peu prétentieuse l'expression des Anciens :

Septemque una sibi muro circumdabit Arces (^).

A l'époque de Virgile, le Quirinal, comme les autres collines, gardait encore quelque chose de son premier aspect. La pioche, des niveleurs n'avait pas encore abattu ses sommets, les décombres ne remplissaient pas encore les vallées qui l'environnent. Et le Quiri- nal sans être élevé, méritait pourtant le nom de colline. On le voit très bien à Saint- Vital, par exemple. Cette église fut construite sous le pontificat d'Innocent I (401-417), sur le Vicus Longus, au fond de la vallée, entre le Quirinal et le Viminal. Or, il faut au- jourd'hui descendre 36 marches pour arriver au niveau du parquet de l'église. Et le sol de l'église est à 25 pieds au moins au-dessus des sentiers que suivaient les contemporains de Romulus quand ils descendaieiiit au marché qui devint plus tard le Forum (^). Au nord-est de la colline, pour asseoir les fondations du ministère des finances sur le terrain ferme et primitif, il fallut déblayer 40 pieds de décombres. Le Quirinal avait dans sa plus grande hauteur, vers la porte Collina, une élévation d'environ 200 pieds C^).

Le nom de Quirinalis Collis, appliqué à toute la colline, est relativement assez tardif. Nous venons de voir que ce nom était réservé à l'un des sommets. Avant Servius Tullius, c'est-à-dire avant le troisième siècle de Rome, le Quirinal et le Viminal ne fai- saient pas partie de la ville aux sept collines, du Septimontium. On les désignaient sous le nom général de " La Colline ", Collis. Lorsque fut faite l'enceinte de Servius ïullius, le faubourg de " La Colline ", qu'on considérait déjà depuis longtemps comme faisant

C) Virg., Aen. VI, 781.

(') C'est à cette profondeur qu'on a trouvé le pavé antique, sous l'église contemporaine de Sainte-Pudentienne, sur le versant opposé du Viminail.

(') Homo L., Lexique de topographie romaine, Paris 1900, p. 457.

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partie de la ville, y fut compris. 11 forma la IVe région dans la nouvelle division administrative de la ville, mais retint son ancien nom populaire de Collina. Le Quirinal et le Viminal furent dès lors distingués l'un de l'autre (*), et désignés par les noms qu'ils portent encore aujourd'hui.

Les premiers habitants du Quirinal furent des Sabins. Ils y étaient vraisemblablement avant que Romulus établît sa colonie de, Latins sur le Palatin {^). C'est ce qui explique leur hostilité à l'endroit de la ville naissante. Tite-Live nous a laissé un récit, largement dramatisé, de cette hostilité et de l'alliance ou de l'en- tente cordiale qui s'étaJblit à la fin entre les deux tribus. Chacun devait rester sur sa colline respective. On se réunissait dans la val- lée intermédiaire pour le marché et pour discuter les intérêts com- muns. Le récit de Titc-Live dissimule mal une défaite des habi- tants du Palatin et l'influence considérable sinon prépondérante qu'eurent dans la suite les Sabins et le Quirinal (^°).

Les fouilles ont remis au jour plusieurs restes des premiers habitants du Palatin, de la Borna quadrata, mais jusqu'à présent on n'a retrouvé aucun monument des premiers habitants du Quiri- nal, les Sabins. Il est donc difficile de déterminer l'endroit précis qu'ils occupèrent d'abord. On peut conjecturer que ce fut dans la partie qui avoisine le Forum et le Capitole dont ils s'étaient emparés et dont ils restèrent les maîtres. C 'est de ce côté qu 'il faut chercher l'habitation du sabin Numa qui fut le deuxième roi de Rome et qui, d'après la tradition, continua d'habiter au Quirinal. Groupés sans doute dans une bourgade en face du Palatin, les

(') Le Viminal est une colline très modeste. C'est sans doute pour retrouver les sept collines dans la nouvelle enceinte qu'on dut le distin- guer du Quirinal. Voici le nom des sept collines : l'Aventin, le Palatin, le Capitole, le Quirinal, le Viminal, l'Esquilin et le Célius.

O Ami)ère, Histoire Romaine à Eome, Paris, 1866, p. 238.

(") Duruy, Histoire des Romains, Paris, 1879, p. 63.

LE COLLÈGE CANADIEN ET LE QUIRINAL 305

Sabins ne tardèrent pas à s'étendre sur tout le reste de la colline, dans la direction du Collège Canadien. On peut donc dire en toute vraisemblance que l'emplacement même du Collège Canadien a été d'abord occupé par une famille sabine. Ce qui paraît le démontrer, c'est qu'il y avait tout près un temple des trois divinités sabines, Jupiter, Junon et Minerve. Ce temple, ou Capitole, existait long- temps avant l'aulre temple du même nom construit à la fin de l'époque royale sur le mont Capitolin. Le Capitolium Vêtus était "situé dans la partie nord d^ jardins du palais royal actuel, à l'en- droit marqué par le monticule que fit disparaître Urbain VIII. Salus, une autre déesse sabine, avait aussi son temple tout à côté. Enfin, de bonne heure, dès le troisième siècle, les haibitations s 'éten- daient jusque vers la Porta 'Pia actuelle, puisqu'on dût reculer jusque-là l'enceinte construite à cette époque.

Le Collège Canadien est situé sur le versant sud du Quirinal, à l'endroit précis le plateau se sépare pour former le Quirinal et le Viminal. Il serait intéressant de retracer l 'histoire de ce petit coin de la célèbre colline depuis la première hutte sabine jusqu'au moderne édifice du Collège Canadien. Mais il est bien inutile de le tenter. Tout au plus peut-on signaler les temples et les monuments •qu'on pouvait apercevoir à diverses époques dans le voisinage immédiat.

Les plus anciens sont les sanctuaires des Argées. Il y en avait 27 dans toute la ville. Varron qui seul les mentionne, en place deux dans la région du Collège Canadien, sur les sommets les plus voi- sins, l'un est actuellement le Collège Belge, l'autre au-delà de la rue des Quatre-Fontaines. Ces sanctuaires sont certainement contemporains des premières habitations sabines, s'ils ne leur sont pas antérieurs. On doit en dire autant des autels élevés sur le Quirinal par le roi sabin Tatius, le contemporain de Romulus.

Ces autels furent dans la suite remplacés par des temples dont quelques-uns étaient voisins du CoUège Canadien. Nous allons en indiquer l'emplacement.

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Le Vieux Capitole était situé sur le sommet de la colline, derrière le Collège Canadien. A la même époque très reculée, on vit s'élever à la place des autels de Tatius les temples de Quirinus et de Salus. Le temple de Quirinus était situé vers l'endroit est maintenant Saint-André du Quirinal. Lanciani, dans son grand plan de Rome ancienne, le place au nord de la via del Quirinale, vis-à-vis Saint- André (^^). Ce temple était au dire de Pline un des plus anciens de Rome (^^). Réédifié en 293 avant Jésus-iChrist, plusieurs fois restauré, il existait encore au IVe siècle après Jésus-Christ. Les archéologues ne sont pas d'accord au sujet de l'emplacement du temple de Salus. D'après Huelsen (^^), il se serait élevé près de la piazza del Quirinale. Lanciani le place avec non moins de vraisemblance au nord de la via XX Settembre, à quelque distance de la rue des Quatre-Fontai- nes, près du palais Barberini. Le temple de Salus remontait lui aussi à l'époque royale. Reconstruit en 304 avant Jésus-Christ, il fut incendié sous le règne de Claude et rebâti immédiatement. On sait par les régionnaires ou catalogues de monuments du IVe siècle qu'il était encore debout à cette époque.

Au même siècle, le Quirinal fut compris dans la nouvelle enceinte de la ville et le nouveau quartier prit le nom de Collina. Les habitations y étaient déjà nombreuse et on peut en conclure que le Vicus Longus qui était la voie naturelle conduisant au Forum existait déjà. Le Vicus Longus correspond exactement à la rue actuelle de Saint-Vital. Il partait du Forum et se dirigeait à peu près en ligne droite vers la porte Colline, Porta Pia. On trouve le nom de Vicus Longus mentionné jusqu'au Moyen- Age, La rue prit ensuite le nom de Saint-Vital qu'elle porte encore

(") Lanciani, Forma Urbis Eomae Antîquae, Eomae, 1893-1901.

(") Plin., XV, 120.

(") Jordan, Topographie der Stadt Kom, Berlin, 1871-1907, t. 3, p. 403.

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aujourd'hui. Entre les éminences signalées plus haut, il devait y avoir des rues, cUvi, partant du Vicus Longus au fond de la vallée et se dirigeant vers le haut de la colline. On les reconnaît sans peine dans la via Milano, la via G-eneva, la via Quattro Fontane, La via Geneva était sans doute autrefois le clivus Mamurii, ainsi nommé à cause de la statue de Mamurius à laquelle il aboutissait. Si l'on place le temple de Salus, avec Lanciani, près du palais Bar- berini, on devra reconnaître dans la via Quattro Fontane, le clivus Salutis mentionné dans le Liber Pontificalis (^*). Cette rue con- duisait à la porte Salutaris, et au temple de Flore qui était tout près.

Au commencement du IVème siècle, vers l'an 300, Virginie, l'épouse du consulaire Volumnius, consacra à la Pudicité Plébéien- ne un petit temple dans S'a maison du Vicus Longus (^^). Ampère le place à l'endroit est aujourd'hui l'église Saint- Vital, sans donner ses raisons ("). Tite-Live ajoute qu'il était complètement oublié de son temps. Au-delà du clivus Salutis, in summa parte Y ici Longi (^^), la fièvre, redoutable alors comme encore aujour- d'hui, avait son temple.

Vers la fin de la République, le Quirinal était devenu un des quartiers les plus aristocratiques. Le Forum et ses approches étaient envahis par les monuments. Le Palatin, si convoité, allait être réservé aux empereurs. Le Quirinal, comme aussi le Célius, se couvrit de grands et somptueux palais dont le goût était venu avec la fortune. D'ailleurs, il n'avait jamais cessé d'être le quar- tier préféré des familles sabines. C'est qu'habitaient les puis- sants Fabius, les Cornélius. Grâce aux inscriptions des tuyaux de

(") Inn., I, c. 6.

(") Tit. Liv., X, 23.

(") Hist. Rom., Paris, 1866, t. 3, p. 47.

("). Val. Max., 2, 5, 6. .

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plomb qui amenaient l'eau des aqueducs, on a pu reconnaître et identifier un grand nombre des habitations du Quirinal et même reconstituer parfois des rues tout entières.

L'empereur Auguste agrandit la ville et la divisa en quatorze régions. Le Quirinal formait la Ve région et portait le nom d'Alta Semita. Ce nom lui venait sans doute de la rue, qui passait au sommet de la colline et s'appelait elle-même Alta Semita. Cette rue qui correspond en général à la Via XX Settembre, ne changea de nom qu'en 1561, pour prendre celui de strada Pia, en mémoire du pape Pie IV qui la fit régulariser et restaurer à cette époque (^^).

C'est dans le voisinage du Collège Canadien qu'habitait Pom- ponius Atticus, le célèbre ami de Cicéron. Une piquante allusion de ce dernier à César dont la puissance grandissait au détriment de la liberté, nous permet de conclure que sa maison était à égal& distance du temple de Quirinus et de Salus.

'. Eum (Csesarem)

Quirino malo quam Saluti.

écrivait le spirituel correspondant (^*'). D'ailleurs, Lan- «iani, se basant sur les fouilles faites au XVIe siècle dans la vigna du cardinal Sadolet, en a déterminé l'em- placement avec beaucoup de sagacité entre l'église Saint- André et le Collège Belge (^°). Cornélius Nepos nous apprend que la maison de Pomponius était renommée surtout à cause de son jardin, silva (^^). Cette miniature de forêt s'étendait probable-

(") "(Pio IV) fece abbassare et spianare la via ch^e anticamente si chiamo l'alta semita ". Ferrnoci, éd. 1588, éd. Franciani, p. 11.

(") Ad Att., 12, 45.

C) Lanciani, Stori degli scavi, t. III, Roma, 1907, p. 197.

O Corn. Nep., Vit. Att. 13.

LE COLLÈGE CANADIEN ET LE QUIRINAL 309

ment jusqu'au Collège Canadien. La maison que les. Pomponius avait achetée des Panfili, était encore en possession de la famille sous Trajan, alors qu'elle était occupé par Pomponius Bassus, cura- tor alimentorum sous cet empereur.

Un autre voisin non moins célèbre était l'empereur Vespasien. Vespasien était sabin d'origine, et c'est au Quirinal qu'il se fixa, après avoir fait fortune. Il acheta une maison ad malum puni- cum (^^). Domitien y naquit en l'an 51. Cette maison était située dans l'angle sud de l'Alta Semita et du clivus Salutis, est aujourd'hui le couvent des Trinitaires. Lorsque Domitien fut devenu empereur il changea la maison de son père en un temple •dédié à la Gens Flavia qui devait servir de tombeau aux membres de la famille. Ce temple existait encore au IVe siècle.

Le frère de Vespasien, l 'intriguant Titus Flavius Sa'binus, avait aussi sa maison au Quirinal. Il demeurait sur le Vicus Longus, est maintenant la caserne de pompiers de la via Geneva.

Mentionnons l'Ara incendii Neronis que Domitien fit élever en souvenir du grand incendie de 64. On en a retrouvé les restes aux environs de Saint-André du Quirinal.

On ignore l'endroit précis était la maison logeait le poète Martial, " au troisième étage,' dans une rue étroite " (^^). On conjecture qu'elle était dans le voisinage du palais Barberini.

Plus tard, au IVe siècle, sur le Vicus Longus un peu au-'delà du clivus Salutis, se trouvait la maison de Vulcacius Rufinus, con- sul en 347 (2*).

Entre les temples, palais, somptueux jardins, que nous avons mentionnés, et d'autres qui ne nous sont pas connus, s'élevaient

O Suet., Dom. 1.

O Mart., 10, 58.

C*) Cf. Capannari, Bull. Corn., 1885, p. 17-22.

310 LA REVUE CANADIENNE

probablement de modestes habitations qui servaient aux citoyens. moins favorisés de la fortune (^^).

Le plus ancien monument chrétien du Quirinal est l'église Saint- Vital. Elle fut construite en 416, sous Innocent I, sur la propriété d'une noble matrone du nom de Vestine, et dédiée d'abord aux saints Gervais et Protais. Restaurée par Sixte IV, Clément yil, Pie IX, elle sert d'église paroissiale. Le passage suivant, con- cernant la donation faite à cette église, jette un peu de lumière sur la topographie des environs à cette époque : " ... domus iuxta basilicam in vicum longum quae cognominatur ad lacum, domus in cUvo salutis balneata, pistrinum in vico longo, qui cognominatur Castoriani, balneum in vicum longum qui cognominatur tem- plus " (2«).

Avec le Ve siècle commence pour Rome une longue période de décadence. Non seulement la ville ne continue pas â s'enrichir de monuments, mais, dévastée par les Barbares, ruinée peut-être da- vantage par l'incurie de ses propres habitants, elle perd rapidement son incomparable splendeur. Les palais trop vastes deviennent déserts, les collines sont abandonnées, et la population se groupe dans les monuments du Ohamp-de-Mars sur les bords du Tibre. Sur les plus anciens plans de Rome antérieure au XVIIe siècle i")^ le Quirinal ne présente que quelques ruines et des vigne. Au XVIe- siècle ces vigne étaient en possession de cardinaux célèbres de la Renaissance: Carraffa, d'Esté, d'Urbin, de Mantoue, de la Rovère^ Grimani, Carpi, Sforza, qui s'y faisaient de somptueuses villas,

(25) " Volendo la gente fabricare case, si sono scoperte moite fabriche- povere che piuttosto tenevano di stufe plebee che altro ". Vacca, Mem^ 37, Cf. Lanciani, Storia degli scavi, Koma, 1907, t. 3, p. 199.

(=") Lib, Pont. Inn., c. 6. Cf. Huelsen, Ehein. Mus. 1894, p. 382.

(") Kossi C. B., Fiante icnog. e prospet. di Koma ant-eric^ri al sec. XVI, Eoma, 1879. Eocchi E., Le piante di Eoma nel sec. XVI, Koma 1902^

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dans lesquelles ils entassaient les trésors de l'art antique que les fouilles produisaient chaque jour (^^). La vigna du cardinal Oli- vier Caraffa, au nord de l'Alta Semita, resta en possession de sa famille jusqu'en 1587, Sixte-Quint l'acheta des héritiers pour la somme de 20,000 scudi. C'est sur cette vigne que fut construit le palais pontifical, commencé par Grégoire XII. Depuis 1871, il sert de résidence à la famille royale.

Au sud de l'Alta Semita, se trouvaient les vigne Ridolfi- Bandini, Sadolet-Ubaldini, et Mattei. Le 18 novembre 1566,- la vigna Sadolet-Ubaldini, qui était la propriété de Jeanne Colonna d'Aragon, duchesse de Tagliacozzo, fut donnée par celle-ci au père François de Borgia, général de la. compagnie de Jésus. L'acte de donation fait mention " d'un jai'din, valant 3,000 scudi, et de 3,000 autres scudi en biens et argent, d'une partie de la maison ou palais vers l'église de Saint- André et d'une partie du terrain con- tigu jusqu'à la rue Saint-Vital " (^^). C'est là, près de l'église, que s'éleva le célèbre noviciat d'où sortirent tant de saints et d'hommes remarquables. Le jardin qui l'entourait, tel qu'on peut le voir sur le grand plan de Nolli de 1748, agrandi d'une partie de la vigna Bandini, était considérable et touchait à la propriété actuelle du Collège Canadien. Après les tristes événements qui ont si complètement transformé Rome, une partie du jardin du noviciat a été conservée. Une autre partie sert de casernes ; la partie voisine du Collège Canadien, après avoir' été louée pendant longtemps à une société athlétique, a été vendue aux Dominicains qui y ont élevé l'année dernière une magnifique université.

(^*) " Questa via per essere in un sito molto a-meno et di perfecta et salubre aria tra tutti i luoghi délia citta di Roma, è fréquente et piena di bellissimi giai'dini et luoghi delitiosi del principali délia citta ". Fer- rucci, 1588, éd. Franciani. Cf. Lanciani, Storia degli scavi, Roma, 1907, t. 3, p. 233.

(^) Cf. Lanciani, Storia degti scavi, Roma 1907, t. 3, p. 195.

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Lorsqu'elle fut donnée aux Jésuites, l'église de Saint- André était une église paroissiale, mais " déserta et desolata et sine popu- lo " (^°), En 1678, grâce à la libéralité du prince Camille Pam- fiii, neveu d'Innocent X, l'ancienne église fut remplacée par l'église actuelle, extrêmement riche, mais, quoiqu'en disent certains guides enthousiastes (^^), singulière, baroque^ maniérée comme tout ce qu'a produit Bernini, son architecte.

La vigna voisine du cardinal Sadolet appartenait au cardinal Muzio Mattei. Lorsque le grand bâtisseur Sixte-Quint eût percé la rue si longtemps et si justement admirée, qui va de la Trinité du Mont à Sainte-Marie-Majeure, la vigna du cardinal Mattei fut coupée en deux par la nouvelle rue (^-). La partie occidentale fut immédiatement vendue au banquier florentin, Pierre Antoine Ban- dini. Sur la partie qu'il s'était réservée, le cardinal Mattei com- mença le grand palais qu'on voit à l'angle sud-est de la rue des Quatre-Fontaines. Achevé par le cardinal Nerli, successivement occupé par la famille Albani, la reine d'Espagne Marie-Christine, il est maintenant en possession du prince del Drago.

Le cardinal Octave Bandini, fils de Pierre Antoine Bandini, hérita de la vigna paternelle. Le cardinal Bandini était le pro- tecteur des Trinitaires Réformés du Rachat, et il permit à la con- grégation espagnole de s'établir dans sa vigna, dans l'angle de la rue des Quatre-Fontaines. . La fondation remonte à 1612. Les commencements furent modestes. Mais en 1638, on construisit,

(^") Martinelli, Eoma ex ethnica sacra, Koma, 1653, p. 58.

'(") "... this little, little temple has a more pei^fect and gem-like beauty than any other ". Hawthorne, Notes on Italy, in Hare, Walks in Rome, London 1909, p. 311.

(*^) La rue devait s'appeler strada Felice en souvenir du nom du pape avant son élection, Felice Peretti. Un bout de la rue seulement rap- pelle le nom de Sixte-Quint, la via Sistina. Le nom de Quatre-Fontaines lui vient des fontaines érigées par le même Sixte-Quint au correfour de la via Pia.

LE COLLÈGE CANADIEN ET LE QUIRINAL 313

sous la direction de l 'architecte Borromini, une église et un couvent plus vastes, qui sont encore aujourd'hui en possession des Trini- taires espagnols. L'église fut dédié à Saint-Charles qu'on venait ■de canoniser en 1610. Les Romains l'appellent San Carlino, par comparaison avec les autres églises de Saint-Charles. On reste «ependant étonné de sa grandeur, car on sait qu'elle a exactement les dimensions d'un des pilliers qui supportent la coupole de Saint- Pierre.

Pendant que le Père Jean-Baptiste de l 'Immaculée-Conception ramenait à l 'austérité primitive les Trinitaires espagnols, un homme de Dieu, le Père Jérôme-du-Saint-Sacrement, opérait la même ré- forme en France. Envoyé à Rome comme procureur-général de son ordre, le Père Jérôme fonda, en 1619, dans la vigna du cardi- nal Bandini, un couvent dans lequel il introduisit sa réforme. L'église qu'il fit construire touche au Collège Canadien. Elle est dédiée à saint Denis. Dans le jardin du couvent, sur lequel a été bâti le Collège Canadien, Martinelli raconte qu'à l'époque de Clé- ment VIII, un Grec de Chio récolta le premier céleri qu'on ait vu à Rome (^^). On appelait ce jardin le " jardin du Grec ". Les Trinitaires français occupèrent le monastère de Saint-Denis jusqu'à la Révolution française. L'ordre étant disparu dans la tourmente révolutionnaire, le monastère fut vendu et devint à la fin de 1814 la propriété d'un certain abbé de Sambacy, qui y fonda un pension- nat, ou comme on disait alors à Rome un conservatoire de jeunes filles. Le 18 juin 1880, M. Captier, alors procureur de Saint- Sulpice, l'acheta des héritiers de Mgr de Mérode, ancien ministre de Pie IX.

M. Colin, supérieur du Séminaire de Montréal, songeait alors à couronner les oeuvres de Saint-Sulpice pour l'éducation du clergé canadien par la fondation d'une maison d'études supérieures, au

C) Martinelli, Roma ricercata, 3 éd., lîoma, 1658, p. 281.

314 LA REVUE CANADIENNE

centre de la catholicité, près de la chaire de Pierre. C'était une entreprise hardie, en tout cas peu suspecte de gallicanisme. Après de longues et délicates négociations à Londres et à Rome, la fonda- tion fut décidée. M. Captier céda volontiers son terrain et la construction commença dès 1886. Le 12 novembre 1888, le Collège Canadien recevait ses premiers étudiants.

Aujourd'hui, comme au temps des Flaviens et au Moyen Age, le Quirinal est encore un des ^quartiers les plus agréables et les plus salubres de Eome. C'est aussi un des plus paisibles et par conséquent un des plus favorables au recueillement et à l'étude. C'est ce qu'ont éprouvé les générations de prêtres qui se sont suc- cédé au Collège Canadien depuis bientôt vingt-einq ans. Sur les ruines des maisons sabines, des palais de la Rome impériale et des villas de la Renaissance, s'élève maintenant un sanctuaire de prière et d'étude, centre d'activité silencieuse mais féconde pour l'Eglise canadienne.

L'abbé JEANNOTTE, p. s. s.

Noces de diamant à Juliette

Fondation et développement. Jubilé de diamant. Appel. Arrivée. Tentes et salle de banquet. Réception officielle. Campagne. Cérémonies religieuses. Discours au banquet. Souscriptions. Concert-causerie. Distribution des prix. Conclusion pratique^

(Suite et fin) IX

jANS revenir au banquet lui-même, revenons aux santés et aux discours.

M. le député Tellier, président du banquet, se lève et pro- pose la santé du Pape. Répondant d'abord à la parole de bienvenue du Père Roberge, il dit: " Les anciens sont heureux de l'accueil qui leur est fait ; ils ont senti dans l'étreinte de VAlma Ma- ter que son coeur bat toujours d'amour pour eux. Il leur est doux do revoir les lieux s'est écoulée une partie de leur jeunesse. Le progrès les a transformés ; mais les vieux souvenirs ont survécu aux vieux murs, ils sont toujours restés vivaces. Ce jque nous fêtons réellement, ajoute-t-il, en ces jours de jubilé, ce n'est pas seulement le joyeux anniversaire d 'une maison pleine de mérites, mais c 'est aussi l'enseignement tel qu'il se donne dans nos collèges classiques. Au Séminaire de Joliette, tout comme dans nos autres institutions d 'éducation secondaire, on a mis la religion à la base de l 'enseigne- ment. On a compris que le moyen le plus sût de former de bons ci- toyens, c'est de commeneer par faire de bons chrétiens. Notre pre-

^16 LA REVUE CANADIENNE

mier acte officiel, dans un banquet comme celui-ci, doit être un acte de foi. Il convient que nous disions à notre Aima Mater que nous sommes restés fidèles à ses enseignements et que nous demeurons des fils dévoués de l'Eglise. Ce sera sa meilleure récompense. Notre pre- mière santé sera donc pour Notre Saint-Père le Pape, l'illustre Pi€ X. "

Mgr Archambeault prend alors la parole. Sa Grandeur rap- pelle ce qu'est Pie X pour le monde catholique: sa lumière et sa force. En quelques traits expressifs, l'évêque de Joliette fait de Sa Sainteté un splendide et vivant portrait. Puis, au milieu d'un religieux silence, auquel succède bientôt un enthousiasme facile à comprendre, Monseigneur donne lecture du cablogramme suivant :

"'Le Saint-Père envoie, de tout coeur, la bénédiction apostolique et implore les plus abondantes faveurs célestes pour les directeurs, professeurs et élèves du Séminaire, à l'occasion des noces de dia- mant de 'VAlma Mater. Card. Merry del Val.

" Il me reste, continue Monseigneur, à tourner mes regards vers le Séminaire, objet de ces fêtes, vers le beau Séminaire de Joliette, joie, force et consolation de mon épiscopat. Depuis Barthélemi Jo- liette, tu n'as cessé, ô cher Séminaire, de travailler pour la religion et la patrie. Lève la tête et regarde ces générations, filles de ton in- lassable dévouement, accourues joyeuses à ton appel, pour te faire une couronne de gloire. Elles évoquent et font revivre le passé et sur- tout la figure de celui qui, depuis hier soir, provoque les applaudis- sements de tous, le Rév. Père Cyrille Beaudry, à jamais béni de génération en génération. "

Puis, comme marque de sa gratitude. Monseigneur nomme le Très Rév. Père Lajoie, supérieur des Clercs de Saint- Viateur, vi- -caire-général honoraire du diocèse et le Rév. Père Roberge, supé- rieur du Séminaire, chanoine honoraire de l 'église cathédrale de Jo- liette. Un tonnerre d'applaudissements salue ces deux nominations.

On propose ensuite la santé du Roi. Tout le monde se lève «t la fanfare du Séminaire joue le God Save the King.

NOCES DE DIAMANT À JULIETTE 317

M. Tellier se lève de nouveau et propose la santé de l'épiscopat " notre meilleur ami, le plus vigilant de nos défenseurs ".

Mgr Bruchési répond à cette santé avec son éloquence accou- tumée. " Qu'il est bon pour des frères de se trouver ensemble 1 Qu'elles sont réconfortantes les paroles que nous avons entendues hier soir et celles que nous venons d'entendre. J'en prends l'enga- gement, au nom de tout l'épiscopat, nous serons toujours votre meilleur ami. Nous sommes prêts à donner notre âme et notre vie pour chacun de vous. ' ' Sa Grandeur parle ensuite en termes admi- rables des espérances de l'heure présente pour l'Eglise du Canada: l'esprit de foi, la pratique de la communion fréquente, l'association de la jeunosse et la croisade de la tempérance.

M. Adolphe Renaud, avec l'esprit et le tact qu'il sait mettre en ses discours, propose la santé de nos invités. Il fait un magnifi- que éloge de l 'oeuvre accomplie durant soixante et trois ans par les Cl-ercs de Saint- Viateur et plus particulièrement par le Séminaire de Joliette ; il a des pai*oles délicates pour tous les invités.

Sir A.-P. Pelletier répond ; " Si mon coeur, dit-il, pouvait parler, il vous dirait tout ce que je ressens depuis l'ouverture de ces fêtes. " Il félicite les anciens d'être venus si nombreux et recommande aux jeunes d'être reconnaissants et fidèles toujours aux excellents religieux à qui ils doivent leur formation intellec- tuelle et morale. Il offre deux médailles d 'argent au Séminaire, pour être données en récompense aux plus méritants.

Jamais dignitaire civil ne parla avec plus d'autorité. Par la dignité de son maintien, par l'éclat de sa distinction, je pourrais, ajouter par son air ascétique. Sir Alphonse donne à sa parole et à ses conseils une efficacité remarquable, fondée d 'ailleurs sur l 'exem- ple d'une vie toute de probité et d'honneur.

Trois autres santés sont proposées par M. l'abbé Joseph Bonin, ancien curé de Saint-^Charles de Montréal: à l'Aima Mater, à la Communauté des Clercs de Saint-Viateur et au Très Rév. Père La- joie, supérieur-général. " Quand j'aurais, dit-il, la bouche d'or-

318 LA REVUE CANADIENNE

d'un Chrysostôme ou l'éloquence d'un Lacordaire, je ne pourrais pas exprimer, comme je les ressens, les sentiments d'amour et de reconnaissance que je nourris dans mon coeur à l'égard de mon Aima Mater. Je chante ses luttes, ses succès, ses triomphes. Je viens proclamer sa merveilleuse fécondité, depuis les humbles jours de 1846, époque de sa fondation, jusqu'à aujourd'hui. Alors, c'était le crépuscule, l'aurore; aujourd'hui, c'est la pleine lumière, c'est le soleil à son zénith ! Comme la grande âme du fondateur tressaillerait d 'allégresse, s 'il voyait combien sont beaux et brillants les fruits dont se chargent les rameaux de l'arbre qu'il a planté et arrosé de ses mains. Mais la santé que je viens de proposer serait incomplète, si je n'y joignais le nom de la Communauté des Clercs de Saint-Viateur. Séparer le Collège Joliette de la Communauté des Clercs de iSaint-Viateur, ce serait séparer l'enfant de sa mère ! "^ M. l'abbé Bonin rappelle alors la mémoire des premiers ouvriers de ■cette vigne du Seigneur, leur dévouement dans la pauvreté, l'isole- ment, rindifférence et les épreuves. Puis il ajoute : '' Dans cette communauté, il est un nom qui brille au premier rang. Ce nom béni est auréolé de la majesté des ans, de l'éclat des mérites et de la dignité de la position sociale. J'ai nommé le Très Rév. Père Pascal Lajoie. Le Père Lajoie a vu naître et grandir cette maison. Il était du nombre des novices en 1847." " Oh ! mes chers condisci- ples, termine l 'orateur, unissons-nous dans un même élan du coeur ; formons amoureusement un bouquet de nos meilleurs sentiments d'admiration, d'amitié, de respect et de reconnaissance; joignons-y nos souhaits ardents de santé et de bonheur ; tressons une cou- ronne que notre piété filiale, par l'entremise du Rév. Père Robert, vicaire-général des Clercs de Saint-Viateur, déposera sut les genoux de notre bien-aimé Père Lajoie. "

Trois religieux se lèvent successivement pour répondre à cette triple santé : les RR. PP. Roberge, Robert et Ducharme.

Le Rév. Père Roberge répond à la santé de l'Aima Mater. *^ Nous sommes redevables, après Dieu, de ces faveurs insignes, aux

NOCES DE DIAMANT À JULIETTE 319

héroïques vertus de nos pieux fondateurs et de nos dévoués bien- faiteurs. Au grand patriote, fils soumis de l'Eglise, qui avait nom Barthélemi Joliette, redisons notre amour et notre recon- naissance par de vibrantes acclamations ! Au vaillant évê- que, dont l'âme ardente et l'activité inlassable voulurent seconder les nobles vues de M. Joliette, à Mgr Bourget, notre fidèle défen- seur, amour, reconnaissance et acclamations ! A l'humble reli- gieux de Saint-Viateur, qui connut, lui, plus que tout autre, les difficultés inhérentes à toute fondation, au Rév. Père 'Champa- gneur, à lui aussi, amour, reconnaissance et acclamations ! Au Rév. Père Lajoie, qui dirigea si habilement ce collège, à celui que tout Joliette et tous ceux qui portent le nom de Joliette écrit dans- leur coeur, vénèrent et acclament comme un père, amour, recon- naissance et acclamations ! A ces noms vénérés, j 'en veux ajouter un autre, celui de l'un des compagnons du Rév. Père Champagneur. Il surgit celui-là des éternelles régions. A l'évoquer, tout mon être s'émeut jusque dans ses fibres les plus intimes, et mes lèvres restent sans voix. Vous avez compris que je parle de ce saint prêtre qui fut, de la plupart d'entre vous, le confrère, le directeur, ou le supérieur, et de tous assurément l'ami sincère et dévoué ; de ce prêtre zélé et ardent qu 'un de ses fils les plus aimants et des plus aimés a si justement dénommé l'apôtre de la communion fré- quente: le Rév. Père Cyrille Beaudry !"

Le Rév. Père supérieur présente ensuite à Mgr l 'archevêque de Montréal ses sentiments de vénération et de gratitude, puis il con- tinue en disant que Mgr l'évêque de Joliette a bien voulu se consti- tuer l'ange tutélaire du Collège, devenu son Séminaire diocésain. Il n'en finirait jamais affirme-t-il, s'il fallait seulement énumérer, pour les six dernières années écoulées, les bontés toujours débor- dantes de Mgr Archambeault.

Amour et reconnaissance, ajoute le Père Roberge, aux anciens professeurs, aux généreux bienfaiteurs. Reconnaissance en parti- culier au Rév. Père Léger qui, depuis dix ans surtout, s'est dépensé

320 LA REVUE CANADIENNE

sans trêve et sans merci, pour mener à bonne fin le vaste dévelop- pement de l'oeuvre joliettaine qu'avait rêvée le Rév. Père Beaudry.

Avant de reprendre son siège, le distingué Supérieur présente à l'auditoire le Rév. Père Robert, vicaire-général de l'Institut, un fils de la France, ' ' terre du dévouement, de l 'honneur et de la foi ' '.

Aux vifs applaudissements qui l'accueillent, le Rév. Père Ro- bert répond : " Parmi les personnages invités et attendus à ces fêtes, ' il y a un absent ; parmi les places marquées à cette table d'honneur, il en est une qui reste vide; parmi les voix que vous. auriez le plus ardemment désiré entendre en ce moment, il en est une qui se taira. Vos pensées et vos regrets qui vont à lui unanime- ment, vos yeux qui le cherchent sans le trouver, vos coeurs et vos lèvres ont déjà nommé le Très Rév. Père Lajoie, supérieur- général des Clercs de Saint- Viateur. A lui seul, il résume dans sa personne aimée et vénérée les soixante et quatre années que nous fêtons aujourd'hui: la période des débuts, la période du développe- ment et de la croissance période pendant laquelle, tour à tour, et parfois en même temps, professeur, supérieur, curé, provincial, grâce à une activité qui se multipliait sans s'afaiblir, qui savait garder, dans le tourbillon des affaires une maîtrise de soi et un calme impertubables, le Père Lajoie put voir, sous son impulsion,, marcher du même pas, grandir d'une même poussée, son collège, sa province, sa paroisse la période enfin de l'achèvement dont je me garderai de ravir l'honneur à la grande mémoire du Père Beaudry, mais dont je puis bien affirmer que le Rév. Père Lajoie ne fut pas seulement le témoin sympathique. Ne l 'avait-il pas préparée pour ses élèves et ses enfants spirituels ? Ne conti- nua-t-il pas d'exercer une salutaire influence par le souvenir des services rendus, par les encouragements, par les conseils et par le prestige d'une autorité toujours si sage et si respectée ? Aussi, messieurs, vous sentez et je sens avec vous, que l'absence du Très Rév. Père Lajoie laisse ici aujourd'hui un vide irréparable. On peut avoir l'honneur périlleux de le représenter à Joliette ; on n'a pas la sotte prétention de l'y remplacer. "

NOCES DE DIAMANT À JOLIETTE 321

Puis le Rév. Père veut bien dire que l'arbre de Saint- Viateur, planté en terre canadienne, contribua à sauver l'Institut, lors de la persécution en France. En 1897, le Rév. Père Beaudry mettant les mots Semmarium Joliettense sur les murs de son Collège, eut une étonnante intuition ou une singulière audace. Seul il pouvait lire dans le coeur du premier évêque et appeler d'avance son col- lège un seminarium, " avec la certitude qu'une de vos premières pensées. Monseigneur, serait de ratifier et de confirmer ce titre ' '. Il n 'est point de titre dont l 'Institut de Saint- Viateur puisse être plus fier. Ici, le Rév. Père Robert nous fait connaître l'origine et le but de l'Institut. L'Institut fondé par un curé de campagne, (l'abbé Querbes, curé de Vourles, près de Lyon), pour fournir au clergé séculier des auxiliaire qui le seconderaient sans le supplanter, et cela dans les humbles fonctions de chantres, sacristains, maîtres des cérémonies, catéchistes, et jusque dans le ministère proprement sacerdotal de la prédication, des missions, de renseignement des sciences sacrées. Comment ne s 'applaudirait-on pas de voir si bien réalisées ici les vues du fondateur! C'est un honneur bien grand d'occuper la dernière place dans la maison de Dieu et d'enseigner la justice aux petits et aux humbles. Mais collaborer avec l'épiscopat pour préparer la gens sancta des lévites ou le regalesacerdotium des grand 'prêtres, quelle plus haute mission !

" Merci à vous maintenant, continue l'éminent Père Vicaire, chers anciens élèves, à vous tous qui avez apporté les plus belles de ses pierres à la nouvelle construction Vis donc. Sémi- naire de Joliette, ton brillant passé te présage un plus brillant avenir; vis, développe-toi; élargis encore, s'il le faut, ton enceinte déjà si vaste, pour y abriter un nombre encore plus considérable d'élèves; vis et continue de préparer au monde de solides chrétiens, au sanctuaire, de vertueux ministres ; vis et produis des moissons toujours plus abondantes de fleurs et de fruits. Vivat, crescat, floreat Seminarium Joliettense ! "

Le Rév. Père Ducharme, pro\dncial des Clercs de Saint-

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'Vïa;teur au Canada, fait un discours très pratique. L'on sait quelles inquiétudes causa à l 'ordre en 1904, à la suite de spécula- tions malheureuses, l'Institution des Sourds-Muets. Le Père Ducharme veut entretenir les anciens élèves de cette question. Il leur affirme qu'elle est bel et bien réglée à la satisfaction géné- rale. Il parle du dévouement de ses religieux, de la bienveillance dont sa communauté a été l'objet de la part du clergé canadien et de l'admirable esprit de solidarité dont les communautés religieuses du Canada ont donné l'exemple au monde.

Le Rév. Père Morin, préfet des études au Séminaire, prend la parole à son tour, pour proposer la santé des anciens élèves. Il le fait dans une courte allocution, vive, nerveuse, très personnelle, qui est fort goûtée de l'auditoire. Son Honneur le juge Louis Tellier, de Saint-Hyacinthe, y répond d'une façon très sérieuse et très savante. Nous voudrions citer son discours en entier, mais le cadre de cette étude ne nous le permet pas. Ce fut un chaleureux éloge de l'enseignement donné au Séminaire de Joliette, puis de l'excel- lence des cours classiques dans les collèges de la province. L 'hono-, rable juge insista sur l'étude des langues mortes, seule capable de mener à la connaissance parfaite des origines et des raci- nes de la nôtre, étude du reste qui a fait ses preuves comme moyen de formation.

M. l'abbé S. Lavigne, curé du Sacré-Coeur à Cohoes, se joignit à M. le juge Tellier, pour répondre à la santé proposée par le Rév. Père Morin. " Messieurs du Séminaire, dit-il, les anciens élèves du Collège Joliette vous saluent. . . Nous sommes fiers d'avoir étudié sous la conduite des religieux de Saint- Viateur et nous ne désirons pas de meilleures institutions pour nos protégés et les enfants de nos confrères. " Il fait ensuite l'éloge du Rév. Père Beaudry, puis il continue: " C'est le propre des enfants bien nés de conserver l'es- prit et le souvenir des ancêtres, les traditions chères à tous les membres de la famille. Et c'est ce que nous trouvons dans notre maison : le même coeur pour aimer les jeunes et le même

NOCES DE DIAMANT À JULIETTE 323

«sprit pour les former. Jeunes gens, par le coeur soyez unis à votre Aima Mater et soyez unis entre vous. Autrefois, le mot d'ordre des ennemis de l'Eglise était : *' Ecrasons l 'infâme ". Acceptons ce mot d'ordre; mais que pour nous " l'infâme " soit Terreur, à laquelle nous opposerons la vérité ; le mal, auquel nous opposerons le bien ; le péché, auquel nous opposerons la vertu ; la société sans foi, la famille sans amour et l'individu sans espérance, auxquelles nous opposerons la foi, l'amour et l'espérance. Regardez autour de vous, sous cette tente, vous trouverez des modèles : de grands chré- tiens fiers du signe de la croix, respectueux de l'enseignement de l'Église, amoureux de ses sacrements, qui pratiquent leur religion non seulement dans le secret du foyer, mais dans la vie publique, sociale et politique. Ces hommes sont au faîte des honneurs, dans la magistrature, dans le commerce, dans la finance, et la pratiqué de leur religion n'est pas, que je sache, un boulet qui les empêche de monter. Ne craignez pas l'ennemi de votre foi, ni le rire mo- queur de l'esprit fort; il n'a en main qu'un poignard de papier argenté. Votre Séminaire est sous la garde du Sacré-Coeur. Ayez confiance : In te confido. Votre chef, c'est le Christ, vous êtes invincibles: Quis ut Dcus f Vos moyens d'action sont tout indi- qués par la devise de votre nouveau blason: Labore et Caritate. "

Après la santé des anciens, il fallait proposer celle des jeunes frères et on ne pouvait trouver un meilleur proposeur que le Dr* Dubé, dont le dévouement et le grand coeur sont incomparables. M. le Docteur donna, en effet, aux Benjamins de la famille joliet-' taine d'excellents conseils bien propres à élever les caractères et à faire des hommes d'honneur et de principes. M. Omer Ladouceur, élève de philosophie, prit la parole et prouva, une fois de plus, son savoir-faire dans un charmant petit discours débité avec aisance. Il se montra ' ' fin diseur ' ' et son discours fut admirable tant pour le fond que pour la forme.

m LA REVUE CANADIENNE

X

Comme il n'est pas de jubilé sans monument commémora tif^ les fils du Séminaire de Joliette, à l 'occasion des noces de diamant de sa fondation, désiraient laisser à leur mère bien-aimée, un cadeau digne d'elle. Mais comment procéder? Le Comité général avait chargé le sous-comité des finances d'étudier cette importante ques- tion. C'était la remettre à des mains habiles. M. le chanoine Ferland, procureur de l'évêché de Joliette, et de M. le Dr I.-E. Dubé, de Montréal, s'entendent en affaires autant qu'il sont dévoués. Déjà le montant souscrit la veille se chiffrait à $26,000.00 dollars. ** Ce n'est pas assez, s'écria l'éloquent médecin. En ma qualité de spécialiste, je viens d'ausculter l'intére^ant patient qu'est le Sémi- naire de Joliette. Il faut au malade anémique des sels d 'argent et d'or. Il lui faut $50,000.00 dollars ! " De nouvelles listes circulè- rent donc, sous la vaste tente. Elles se couvrirent de centaines de noms et la somme souscrite s'éleva bientôt à $37,000.00 dollars. L'évêque de Joliette, dans un noble geste, la porta aussitôt à $40,000.00.

Mais le Docteur, comme le renard de LaFontaine, a bien des, tours dans son sac. Il lui restait en mains un excellent atout dans la personne du bon Père Léger, procureur. Il en fit son patient, et sa manière de procéder s'appela inopinément V encan du Père Léger. Jusqu'à présent, un programme parfaitement ordonné avait été suivi. On entrait maintenant daitô l'imprévu et l'on •chercherait en vain le titre précité sur le programme des fêtes. Le- Père Supérieur nous avait invités à redevenir jeunes. Il fut servi à souhait. On peut dire en vérité que cette improvisation d'amu- sements fut le clou des fêtes et l'une des choses les plus utiles à VAlma Mater. Deux milles dollars ($2,000.00), sur lesquels on ne comptait pas, ont envahi sans résistance la bourse du Père Léger.

Les étrangers en furent émerveillés et le Rév. Père Robert, à ce spectacle^i nouveau pour lui, riait aux larmes. " Les spectateurs.

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n'oublieront jamais, dit un témoin, ce fameux encan. Le Docteur Dubé, à force d'énergie, d'enthousiasme, d'éloquence émue et pitto- resque, réussit à majorer la souscription de deux mille piastres. Une véritable joute de générosité, un vrai tournoi des coeurs eut lieu. Le brave Docteur avait conquis, magnétisé, subjugué les bourses, **

Ce fut du délire quand le Père Léger, à l'aide de ses amis, escalada un fauteuil pour faire un discours. On l'y retint prison- nier, et il dut assister ainsi à la mise à l 'enchère et à l 'adjudication des articles suivants : son complet de voyage, y compris un panama ■et des hotfines qui craquent, son voyage lui-même, ses cigares, puis plus tard sa maladie, sa mort, son autopsie, sa mise en bière, son «ercueil, son service, ses messes, son monument, son coeur, sa niche, l 'annonce de son décès, la demande de son remplaçant, son portrait à Vhuile de castor. Pendant que les louis s'entassaient ainsi dans la caisse, un médecin tâtait le pouls de Vintéressé patient et annon- ^it à Vencanteur et au public qu'il pouvait encore recevoir une petite somme. Il était 6 heures, quand le Père Léger fut remis en liberté. L 'encan était fini, et c 'était un fameux encan.

h'E toile du Nord de Joliette (14 juillet) publie le rapport des trésoriers du sous-comité des Finances. Le montant total des sous- criptions en faveur du Séminaire s'élève à $66,699.00 : au cours de la construction de la nouvelle façade, Mgr Archambeault a versé un somme de $5,000.00; MM. les abbés Louis Bonin, A.-C. Dugas et Joseph Piette ont collecté, en vue des Noces de dia- mant, $18,052.00 ; pendant les fêtes de juin, les souscriptions ont donné $43,647.00.

XI

A 8 heures du soir, le même auditoire se massait dans la salle des séances, pour un concert-causerie, auquel prirent part nos jeunes frères les écoliers et plusieurs anciens dont voici les noms : MM. Charles de Lanaudière, Georges Leprohon, I.-S. Dubeau, M. P.,

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Ph. de Grandpré, M. D., A, Rivest, M. P., A.-C. Dugas, ptre, P. Sylvestre, chanoine, L.-I. Doucet, poète, auteur de la Jonchée Nouvelle. Les élèves nous ont servi des intermèdes charmants de chant et de musique, outre autres la Cantate bien connue et toujours aimée à i'hon. Barthélemi Joliette, des extraits de Christophe Colomb et du Désert^ enfin les Chants Canadiens harmonisés par M, Gustave Gagnon, de Québec, ancien élèVe. M. Gagnon assistait à cette exécution de ses Chants, qui fut très réussie.

Après le concert, ce fut le feu d'artifice. Il donna la note la plus brillante du second jour offidel.

XII

. . Encore un article et le progremme allait être épuisé : nous voulons parler de la distribution des prix. Une dernière émotion pous attendait, quand Mgr de Joliette, voulant offrir un prix d'apostolat à un ancien élève, le décerna cinquante dollars au Docteur Dubé, qui certes,' l'avait gagné deux fois. L'heureux ga- gnant monta alors sur la scène et offrit de céder son prix à l'oeu- vre du Monument Dollard, si un ancien élève voulait en donner autant ? M. le chanoine P. Sylvestre accepta le défi et M. R. Prud'homme offrit, lui aussi, vingt-cinq dollars, de sorte que l'A. G. J. C. encaissa cent vingt-cinq piastres pour l'érection du monument dont Mgr l'archevêque lui a confié la charge.

XIII

Les fêtes du souvenir sont passées, mais elles vivront long- temps dans notre mémoire, comme un parfum d'agréable odeur, pour embaumer notre vie. Leur écho résonnera partout et tou- jours, car de grands avantages découlent de ces fêtes. J'en appelle è l'expérience et aux paroles autorisées de quatre Joliçttains qui ont fait leur marque dans le sacerdoce, dans l'enseignement et dans.

NOCES DE DIAMANT À JOLIETTE 327;

la société civile : les RR. PP. Lajoie et Beaudry et les honorables, juges Bahj et de Montigny.

Le Rév. Père Lajoie énumérait ainsi les bons résultats d'une réunion précédente : ' ' Rattacher le présent au passé ; renouer vos anciennes connaissances; rappeler à votre souvenir les mille péri- péties de votre vie du collège; établir parmi tous les élèves qui se sont succédé dans VAlma Mater, depuis sa fondation, un lien étroit et durable; offrir d'un commun accord un concert de louanges à l'illustre et généreux fondateur de cette maison, l'honorable B. Joliette, ainsi qu'à tous ses dignes coopérateurs ; présenter à vos anciens directeurs un solennel tribut de reconnaissance; jeter un plus vif éclat sur la maison vous avez reçu votre éducation ;. soutenir d'un ferme appui son avenir qui vous intéresse au plus, haut point, tel est, si je ne me trompe le noble but dont vous vous êtes inspirés dans l'organisation de cette fête. "

Dans une de ses lettres à ses élèves, le Rév. Père Beaudry disait : " En venant en si grand nombre, ils (les anciens) ont donné au pays entier un éclatant témoignage de l'intérêt et de l 'amour qu 'ils portent à leur collège, Ils sont venus payer un tribut de reconnaissance à qette maison, témoin et protectrice de leur enfance. Ils sont venus relier connaissance avec d'anciens amis, des confrères de classe. Ils sont venus nous consoler des difficultés qui se rencontrent nombreuses dans l 'enseignement. Ils ont affirmé qu'ils ne partagent pas les idées fausses, malsaines et peu exactes de certains personnages sur l'éducation qui se donne dans nos collèges classiques ".

De son côté, l'honorable juge Baby, dans une cir- constance solennelle comme celle-ci, finissait ainsi son discours : ' ' Nous sommes venus pour honorer celle qui nous a donné le pain de la science, pour serrer la main à nos anciens condisciples et saluer nos jeunes frères qui nous font un si chaleureux accueil. Bénie, mille fois bénie, soit la main qui nous a ainsi ramenés dans ces murs si souvent témoin^, tantôt de nos joies toujours si pures, tantôt de nos chagrins jamais bien cruels. C'est ici que l'amour du pays,

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s'est ancré dans nos poitrines et que nous avons été préparés pour être dans le monde, des hommes selon les désirs de Dieu. ' '

" Quand sur la route de la vie, disait l'honorable juge de Montigny, nous nous rencontrerons, que la qualité d'élèves du Collège de Joliette soit pour nous un mot de ralliement, qu 'elle soit le blason qui nous oblige à la vertu. Espérons qu'il ne nous sera jamais donné d'entendre dire qu'un élève du Collège Joliette a déshonoré son nom, son collège, sa famille et son pays. ' '

Au pays tout entier, les fêtes de Joliette apportent donc un éclatant témoignage de l'intérêt particulier, de l'amour filial et de la reconnaissance des anciens élèves pour cette maison, témoin et protectrice de leur enfance. Ils sont venus nombreux, rendre hom- mage à l'oeuvre de l'éducation, au dévouement de ceux qui s'y con- sacrent au prix de tant de sacrifices; ils sont veni^ les consoler, dans leurs peines, les remercier des services rendus à la cause reli- gieuse et nationale.

Et non seulement les anciens montrent ainsi leur intérêt à la cause de l'éducation en général, mais ils témoignent de leur con- fiance en l'éducation telle qu'elle se donne dans nos collèges classi- ques, avec la religion comme base de l'enseignement. Ils veulent prouver qu'ils ne partagent pas les idées des novateurs, heureuse- ment peu nombreux, qui voudraient détruire notre système actuel, sans indiquer de remède efficace à la prétendue faiblesse de son or- ganisme. Qu'il était consolant d'entendre M. le député Tellier nous dire ce qu'il faut penser de notre système d'enseignement : "Le Col- lège Joliette a compris que le moyen le plus sûr de former de bons citoyens, c'est de commencer par faire de bons chrétiens. Notre premier acte officiel dans un banquet comme celui-ci, ce doit être un acte de foi. Il convient que tous les fils de Joliette disent à 1 ^Ahna Mater qu'ils sont restés fidèles à ses leçons et qu'ils demeurent des fils dévoués de l'Eglise du Christ. Ce sera sa meilleure récom- pense ".

Puis, comme le collège est le prolongement «de la famille, que

NOCES DE DIAMANT À JULIETTE 329

nous sommes tous frères, ces noces de diamant établissent entre tous les membres de la famille, un lien étroit et durable, lien d'ami- tié et de sympathie entre tous, prêtres, religieux et laïques, selon l'exemple donné par nos fondateurs.

En effet, ceux qui ont assisté aux fêtes de Joliette, n'ont pas manqué d'observer que tous les Joliettains ne forment qu'une seule et même famille, unie dans un même amour. La gaieté exubérante dont l'atmosphère était comme saturée, permettait aux âmes et aux coeurs de respirer à l'aise, d'oublier pour trois jours les côtés tristes de la vie et de faire ample provision de souvenirs heureux pour l'avenir. Les témoins de notre gaieté nous ont recofinus pour des frères et on a dit que " l'amour de la vieille maison familiale était la caractéristique de toutes ces fêtes ". L'esprit du Rév. Père Beaudry planait partout', inondait tous les coeurs, servant, pour ainsi dire, de trait-d'union entre les élèves de tous les cours, au point qu'il n'y avait plus " qu'un coeur et qu'une âme ", comme dans la primitive Eglise.

Mais il faut que ces bons rapports se prolongent et que le titre d'élèves du même collège soit comme un passeport qui donne droit à l'aide des anciens en faveur des cadets. Que ceux qui sont jeu- nes, sans appui, aillent donc avec confiance frapper à la porte des aines, leur demander conseil et protection. Et que ceux-'ci, à l'exemple de l'ancien Joseph, le puissant ministre de Pharaon, soient attendris à la vue de leurs jeunes frères, leur souhaitent tou- tes sortes de prospérités, s'informent de ceux qui sont à la maison et fassent en sorte que les Benjamins aient une part plus grande aux faveurs de la fortune.

Il faut en plus soutenir d'un ferme appui l'avenir de la maison qui nous intéresse au plus haut point. Les souscriptions procla- ment bien haut que cet appel a été compris et qu' " à l'appui moral accordé de si grand coeur se joint un secours plus positif et plus directement efficace ". Ce n'est pas encore assez. Il faut immor- taliser cette oeuvre en fondant VAssociatioïi des anciens élèves qui

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apportera à l'Aima Mater l'appui moral et financier désirable et formera entre les élèves et le Séminaire un réseau de liens diffi- ciles à rompre.

Mgr l'évêque de Juliette, le Père Supérieur, le Père Préfet et le Père Procureur feront de droit partie du Comité de direction. Bientôt une lettre circulaire sera adressée à tous les anciens, les invitant à faire partie de l'Association qui créera " autour de l'Aima Mater une atmosphère d'ardente et d'efficace sympathie ".

Cette fête des." Noces du Souvenir " est aussi la fête de la reconnaissance. " Cette fête que nous avons voulu faire belle et grande, disait en 1897 le Rév. Père Beaudry, est surtout en l'hon- neur des fondateurs et des bienfaiteurs de cette maison ". Il en fut de même en 1910. Pas un discours n'a été prononcé il ne fut question de nos fondateurs, de nos directeurs, de nos professeurs, de la Communauté des Clercs de Saint- Viateur. Leurs noms volaient de bouche en bouche, ils passaient dans nos chants, ils se murmuraient dans nos prières et Us sont maintenant gravés en lettres d'or dans le livre de nos souvenirs.

Espérons que l'exemple donné par Joliette sera suivi par tou- tes nos familles collégiales. C'est l'honneur que nous osons ambi- tionner pour nous. C 'est le bonheur que nous souhaitons à notre chère patrie canadienne.

A.-C. D.

10 août 1910.

Jean Nicolet

ET LA.

DECOUVERTE DU WISCONSIN

1634:

SUITE

E Père Le Jeune disait, en 1636, que Nicolet lui avait confié ses mémoires sur les Nipissiriniens et autres tribus sauva- ges, de sorte que nous pouvons en conclure que les rensei- '' gnements de ce genre semés dans les Relations, à partir de cette date, provenaient en tout ou en partie, de notre interprète. Quatre ans plus tafd, le même religieux énumère les peuples qui se rencontrèrent,- à partir du pays des Hurons, sur la route qui mène jusqu'au suid de la baie Verte, à l'ouest 'de Milwaukee c'est, croyons-nous, l'itinéraire de Nicolet: " Suivant la côte est de la baie Géorgienne, dit la Relation de 1640, on trouve les Ouasouarini ; plus haut (allant au nord) sont les Outchougai; plus haut encore, à l'embouchure du fleuve (rivière des Français) qui vient du lac Nipissin, sont les Atchibigouan ; au-delà, sur les mêmes rives de cette mer Douce, sont les Amikouai ou la nation du Castor, au sud desquels est une île, dans cette mer Douce, longue d'environ trente lieues (Manitoualine) habitée des Outaouan (Outaouas) ce sont des peuples venus de la nation des Cheveux-Relevés ; après les Ami- kouai, sur les mêmes rives du grand lac (allant est et ouest) sont les Oumisagai (Mississagay, leur rivière porte encore ce nom) qu'on passe pour venir à Baouichtigouin, c'est-à--dire la nation des Gens

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du Saut (le saut de Gaston, ainsi nommé par Brûlé et Grenelle) qui se jette en cet endroit dans la mer Douce; au-'delà de ce saut ou trouve le petit lac sur les bords duquel sont les Roquai. "

Examinons cette importante description. Les Ouasouarini, les Outchougai, les Aichiligouan se retrouvent bientôt par la suite dans les 'éehancrures nombreuses qui se succèdent le long de la côte est de la baie Géorgienne; on ne peut donc pas s'y tromper. Aiprès avoir passé l'embouchure de la rivière des Français, cette côte infléchit quelque peu à l'ouest et l'on arrive «hez les Amikoués ou Castors. Au large de cette longue terre il y a deux ou trois mille îles de toute beauté.

En 1633-34 les Amikoués étaient en guerre contre les Puants. Nicolet devait leur faire promettre la paix, mais en 1636, les hosti- lités recommencèrent. Il est bien probable que notre voyageur s'arrêta chez ce peuple pour lui demander sa promesse de faire la paix si les Puants y consentaient.

" Les Missisakis sont dans une rivière (côte nord du lac Huron) dont ils tirent le nom, car missi veut dire en leur langue (algon- quine) " toute sorte " et saîcis " sorties de rivières ", de manière, que missisakis veut dire la sortie de toutes sortes de rivières. Et ■comme cette rivière se dégorge dans ce lac par différents endroits, cette nation en prend le nom. Il y a une grande abondance d'étur- geons et de poissons blancs fort délicats. Ils ont la chasse ; ils ne manquent pas de blé d'Inde et de citrouilles. Ils sont fiers, orgueil- leux et fort méprisants ; en un mot c 'est la moins sociable de toutes les nations. " (La Potlierie II. 60).

" Les Sauteurs, qui sont au-delà des Missisakis, tirent leur nom d'un saut qui fait le dégorgement du lac Supérieur. . . Ces peuples sont fort adroits dans une pêche qu'ils font de poissons blancs qui sont aussi gros que des saumons... Il n'y a qu'eux, les Missisakis et les Nepiciriniens qui puissent faire cette pêche. " <La Potherie II. 60).

Rien ne nous assure que Nicolet a vu les gens du saut de Gas-

JEAN NICOLET 333^

ton, mais il a compris ce qu'on lui en a rapporté. Si toutefois il est allé jusque là, il a ensuite faire un trajet dans le Michigan- ouest puisqu'il parle du " petit lac sur les bords desquels sont les. Roquai " ou Noquets, un évasement de la baie Verte, côté du nord. Si, au contraire, il a passé de la bouche de la rivière Thessalon à. l 'île Saint- Joseph au bas de la décharge du saut, puis par le Détour^ entre Waterville et l'île Drummond, qui est une route de canot droite et facile, il a enfilé le passage de Makinaw pour se rendre à la sortie de la rivière Marquette d'où il pouvait atteindre le fond de la baie des Noquets ou encore il a suivi la côte et doublé la Pointe de la Tour et Detton pour entrer chez ce peuple. Le trajet par le saut, ensuite par une longue route dans les terres, ne nous, semble pas probable.

" Au nord des Roquai sont les Mantoue; ces peuples ne navi- guent guère, vivant des fruits de la terre. Passant ce plus petit lac,, on entre dans la seconde mer douce (baie Verte) sur les rives de laquelle sont les Maroumine. Plus avant encore, sur les mêmes rives, habitent les Ouinipigon, peuple sédentaire qui sont en grand, nombre. Quelques Français les appellent la nation des Puants, à cause que le mot algonquin " ouinipeg " signifie " eau puante "; or, ils nomment ainsi l'eau de la mer salée, si bien que ces peuples, se nomment Ouinipigon parce qu'ils viennent des bords d'une mer (*) dont nous n'avons point de connaissance et, par consé- quent, il ne faut pas les appeler la nation des Puans, mais la Na- tion de la Mer. Aux environs de cette nation sont les Naduesiu (^),. les Assinipoun (**), des Erionionaj C), les Rasaouakoueton (^) et

(*) Ohamplain étant à Montréal en 1603, les Sauvages lui mentionnè- rent le lac Huron, disant que ces eaux étaient salées ou qu'il était voisin d'une mer saunâtre allusion aux Ouinipigon.

(°) Nadue les ennemis, Siu, pour Sioux nos ennemis les Sioux. Ceux-ci occupaient le haut Mississipi.

(*) Assiniboils, occupaient le territoire de la province de Manitoba.

C) Illinois, du pays de Chicago.

(') Les mêmes que les Puants. Les Outagamis et les Maskoutins ne-

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les Poutouatami ... Je dirai en passant que le sieur Nicolet, inter- prète en langue algonquine et huronne pour messieurs de la Nou- velle-France, m 'a donné les noms de ces nations qu 'il a visitées lui- même pour la plupart dans leur pays. Tous ces peuples entendent l'algonquin, excepté les Hurons, qui ont une langue à part, comme aussi les Ouinipigon ou Gens de Mer. " (^).

Les Noquets ont été revus plus tard et parfaitement localisés. Ils avaient peu d'importance par leur nombre et figurent à peine dans les récits postérieurs à 1634.

Les Mantoue, leurs voisins, au nord-ouest de la baie Verte, comptaient pour un peuple important dans le pays. " Les Man- touechs, qui composaient autrefois un grand village, demeuraient à environ quarante lieues dans les terres au nord de la Baie ; ils étaient les plus grands guerriers de toute l'Amérique septentrio- nale ; les autres nations tremblaient quand ils se mettaient en mar- che. Ils n'ont jamais pu être vaincus. Cependant, tous les peuples jaloux de leur valeur se liguèrent contre eux et, par la trahison des Malhominis, qui se disaient leurs amis, ils furent massacrés avec la même surprise que le furent les Illinois par les Puants et il ne resta que les enfants et les femmes que l'on fit esclaves. " (La Potherie IL 81. Ceci fut écrit en 1700.) Ces faits ont eu lieu longtemps après 1634.

Les Poutéouatamis, Poux par contraction, paraissent avoir habité près du saut à l'époque du voyage de Nicolet. Ils en furent chassés par les Sioux et allèrent se fixer sur la grande île Washing- ton qui est à l'entrée de la baie Verte et on les retrouve vers 1650. ' ' C 'est une nation fort affable et tout-à-fait caressante, qui ne cherche que l'estime des personnes qui vivent chez eux; ils ont

sont pas mentionnés ici. En effet, ils ne demeuraient pas alors dans ces contrées. ^

(») Relations, 1640, p. 34. Voir aussi Relation, 1643, p. 61; 1646, p. 81; 1648, p. 62 ; 1658, p. 20.

JEAN NICOLET 335

lîeaucoup d 'esprit ; ils entendent la raillerie ; ils ont la taille déga- gée; ils sont grands parleurs. " (La Potherie II. 77.)

La folle-avoine ou riz des marais croissait à l'embouchure de tous les cours d'eaux qui tombent dans la baie Verte. Les Malou- mines ou Folle- Avoines résidaient du côté ouest de la baie Verte est la rivière qui porte leur nom, limite du Michigan nord-ouest et du Wisconsin. La carte de Champlain, 1632, montre la " rivière «des Puants " est le lac Supérieur. C'est l'idée vague de la baie Verte que les Français nommaient plus tard la Baie, baie des Puants, baie des Folle- Avoines. L'extrême abondance du riz sau- vage dans les eaux de ce vaste bassin, jointe à la verdure des côtes qui est ravissante tout l'été et surtout de bonne heure au prin- temps, deux ou trois semaines avant les régions situées plus au sud, justifie l'appellation de baie Verte.

La Relation de 1671, p. 41-42, dit : " Cette baie, communément appelée des Puants, est le même nom que les Sauvages donnent à ceux qui habitent proche de la mer, peut-être parce que l'odeur des marécages dont cette baie est environnée a quelque chose de celle de la mer; et d'ailleurs il est difficile qu'il se fasse sur l'océan des coups de vent plus impétueux que ceux qui se font ressentir en ce lieu, avec des tonnerres extrêmement violents et presque continue. " Puisque le nom de Gens de Mer existait avant l'arrivée des Fran- çais, faut-il en conclure que les Sauvages de ces régions connais- saient l'océan et pouvaient en tirer quelque analogie avec cette espèce de grand lac? C'est douteux.

'* Cette baie tire son nom des Ouinipigons qui veut dire puant. Ce nom n'a pas une si mauvaise explication en la langue des Sau- vages, car ils l'appellent plutôt Baie Salée que la Baie des Puants, quoique parmi eux ce soit presque la même chose, et c'est aussi le nom qu 'ils donnent à la mer ce qui a fait faire de très exactes recherches pour découvrir s'il n'y avait point dans ces quartiers quelques fontaines d'eau salée, comme il y en a parmi les Iroquois, mais l'on en a point trouvé jusqu'à présent. L'on juge

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qu 'on lui a donné ce nom à cause de quantité de vase et de boue qui s'y rencontrent. . . Cette baie est de quarante lieues de profondeur (du nord au sud) sur huit à dix de large à son entrée, qui diminue insensiblement jusqu'à sa profondeur qui n'en a que deux. L'em- bouchure (nord-est) est fermée de sept îles... Le pays est beau. Ces peuples ont des campagnes fertiles en blé d'Inde. La chasse abonde en toutes saisons. Ils ont celle de l'ours et du castor en hiver, le chevreuil en tout temps. " (La Potherie II. 63, 70, 79).

' ' La baie des Puants a trente lieues de profondeur et huit de large à son entrée; elle va en rétrécissant à mesure qu'on avance vers le fond. On y remarque des marées irrégulières, dont le Père Marquette a étudié les mouvements. " (Le Père Tailhan: Mémoire de Perrot, p. 216.)

A l'extrémité sud de cette grande nappe d'eau habitaient les Puants, ces terribles Gea- de Mer qu'il s'agissait d'amadouer par la diplomatie en parlant de leurs intérêts avec adresse. Le langage dont ils se servaient paraît avoir été un dérivé du sioux. Les Sau- teux, Noquets, Mantoues, Maloumines, Poutéouatamis, Renards, tous algonquins, ne les comprenaient pas, non plus que les Outaouas les Missisagués et les Amikoués. De une haîne nationale héré- ditaire de toutes ces tribus contre eux.

Les Gens de Mer n'étaient connus des Français que par ouï- dire depuis 1629. On les croyait voisins de l'océan Pacifique ou tout au moins à proximité d'une rivière qui y conduisait. Ils étaient cruels et parlaient une langue distincte, mais on les suppo- sait doux et parlant l 'algonquin. Avec les deux langues mè'"^s qu 'il possédait parfaitement le huron et l 'algonquin Nicolet pouvait se faire comprendre partout, excepté chez les Gens de Mer.

Ils demeuraient à la baie Verte depuis longtemps. On les disait venus de l'ouest (^°). Les Dacotas ou Sioux étaient leurs

(") Henry E. Legler: Leading Events of Wisconsin History, 1898,- p. 23, 25, 44.

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amis, quoique d'un dialecte assez différent. " Les Puants étaient autrefois maîtres de cette baie et d 'une grande étendue de pays aux environs ; cette nation était nombreuse et fort redoutable ... Il n'entrait aucun étranger chez eux qu'ils ne le fissent bouillir dans des •chaudières. Les Malhominis étaient les seuls qui eussent rela- tion avec eux, n'osant même se plaindre de leur tyrannie. Ces peuples se croyaient les plus puissants de l'univers; ils déclaraient la guerre à toutes les nations qu'ils pouvaient découvrir, quoiqu'ils n'eussent que des haches et des couteaux de pierre. " (La Potherie II. 71, 76.)

On trouve leur nom écrit: Rasaouakoueton, Aweâtiswaenr- rhonon, Aouetsiouaenronons en huron, et Ouinipigon, Winnebagoes en algonquin. Comment se nommaient-ils eux-mêmes ? Nous n'en savons rien. Le cas des Outaouas est identique; personne ne nous a dit quel nom ils se donnaient entre eux.

La Potherie, 'écrivant en 1700, dit : " ils pouvaient être, il y a quelques années, cent cinquante guerriers ' ', soit quinze cents âmes vers 1676. Ils demeuraient à l'endroit la rivière aux Renards tombe dans la baie Verte, à deux jours de voyage des Malhomines.

" A d^ux journées des Gens de Mer, Nicolet envoya un de ses Sauvages porter la nouvelle de la paix, laquelle fut bien reçue, nommément quand on entendit que c'était un Européen qui por- tait la parole. On dépêcha plusieurs jeunes gens pour aller au- devant du manitouirinioux, c'est-à-dire de l'homme merveilleux ; on y vient, on le conduit, on porte tout son bagage. Il était revêtu d'une gran,"".: robe de damas de la Chine, toute parsemée de fleurs et d'oiseaux de diverses couleurs. Sitôt qu'on l'aperçut, toutes les femmes et les enfants s'enfuirent, voyant un homme porter le ton- nerre en ses deux mains (c'est ainsi qu'ils nommaient deux; pistolets qu'il tenait). La nouvelle de sa venue s'épandit incontinent aux lieux circonvoisins. Il se fit une assemblée de quatre ou cinq mille hommes. Chacun des principaux fit son festin, en l'un desquels on servit au moins vingt-six castors. La paix fut conclue. Il

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retourna aux Hurons et, de aux Trois^Rivières. " (Le Père Vi- mont, Relation, 1643, p. 3.)

Ces lignes nous semblent confirmer un texte du Père de Quen dans la Relation de 1656 (p. 39) ainsi conçu: *' Un Français m'a dit, autrefois, qu'il avait vu trois mille hommes dans une assemblée qui se fit pour traiter la paix au pays des Gens de Mer. ' '

La paix dont parle le Père Vimont paraît avoir été faite entre les Puants, les Hurons de Penetenguishine et les Amikoués ou Nez- Percés qui demeuraient au nord de la baie Géorgienne assez proche de l 'embouchure de la rivière des Français. Elle ne dura que deux années. -Le Père de Brébeuf écrivait du pays des Hurons, le 8 juin 1636 : " Le capitaine des Nez-Percés ou de la Nation du Castor, qui est à trois journées de nous, vint nous demander quelqu'un de nos Français pour aller avec eux dans un fort qu'ils ont fait, par la crainte qu'ils ont de» A8eatsi8aenorhonon, c^est^à-dire des gens puants, qui ont rompu le traité de paix et ont tué deux des leurs dont ils ont fait festin. " {Relation, 1636, p. 92). Cette nouvelle guerre au nord coïncidait avec le réveil des Iroquois au sud-est. Les Hurons allaient se voir attaqués de deux côtés à la fois.

On remarquera que le Père Vimont ne mène pas Nicolet plus loin que la baie Verte, pourtant nous avons sujet de croire qu'il est allé au-delà, d'autant plus qu'on était au mois de septembre, que la navigation pouvait durer encore huit ou dix semaines et que les canots de traite ne partiraient pas avant la fin de mai de chez les Hurons pour se rendre aux T rois-Rivières. Dès lors, il pouvait disposer de son temps et pousser plus loin ses explorations.

Le lac Michigan a porté plusieurs noms : grand lac des Algon- quins, des Puants, des Illinois, second lac des Hurons, Dauphin et Saint- Joseph. D'après Hennepin, les Miamis le nommaient Michi- gonong. La Potherie met Méchéygan. Il n'est pas dit que Nicolet vogua sur les flots de cette mer intérieure, mais il en a connu l'exis- tence et la situation, sans nul doute.

Selon les apparences, Nicolet avait épuisé la géographie de ses

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guides hurons. Il était en plein pays inconnu. Tous les rêves lui étaient permis, car il avait devant les yeux une immense contrée à parcourir, il entendait parler de grands cours d'eau, de mers pro- chaines, de peuples trafiquants et navigateurs et, dans son imagina- tion, il marchait, sans doute, à la découverte du reste de l 'Amérique du Nord, complétant ainsi l'oeuvre de Colomb, Verrazano, Cartier.

Aucun Européen n'avait deviné le Centre- Amérique ; c'est à Nicolet que revient l'honneur d'avoir foulé le premier ce sol devaient naître des Etats qui sont devenus le grenier du monde. Nous le voyons apparaître tout à coup aux regards des Sauvages, sur le seuil du Miehigan, du Wisconsin, de l'Illinois, à cinq cents lieues de Québec, alors que les colons anglais des bords de l'Atlan- tique n'avaient pas encore perdu de vue les rivages de cette mer.

Un coup d 'oeil sur la carte nous montre la possibilité de passer sans embarras de la baie Verte au Mississipi. Les Sauvages de la Baie en connaissaient le chemin, de toute nécessité. Nicolet n'a donc pas ignoré ce fait puisqu'il interrogeait tous ceux qui s'appro- chaient 'de lui. Il sut se faire indiquer la route et peut-être fut-il guidé par les Puants ou les Malouines dans un voyage qui promet- tait aux indigènes une suite de rapports avantageux avec les com- patriotes du hardi coureur des bois.

On ignore généralement l'étendue des rapports que les tribus sauvages avaient entre elles pour l'échange des produits particu- liers à leurs différentes contrées. Des bords de l 'Atlantique au cen- tre du continent il existait des communications commerciales sui- vies. Du Mexique à la Colombie anglaise, même courant d'affaires. Du Grolfe du Mexique au lac Miehigan des coquillages étaient ap- portés et les indigènes de l'Ottawa les achetaient pour s'en faire des parures. Le tabac de la Virginie se vendait dans le Haut- Canada et le Wisconsin. Cartier fait mention de peuples lointains qui trafiquaient avec ceux du Saint-Laurent.

Nous avons parlé de ce qae Sagard disait des Sauvages com- merçants du lac Huron.

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La rivière aux Renards a sa source dans le nord-est du comté- de Columbia et va d'abord au sud-ouest, puis à l'ouest, approchant la rivière Wisconsin à une demie lieue c'est le Portage si souvent mentionné dans l'histoire. Le terrain en est bas, sablonneux. Ici, la rivière aux Renards tourne brusquement au nord et se traîne quatre lieues jusqu'au lac Buffalo, qui n'est autre chose qu'un élar- gissement de cette rivière elle-même. Continuant sa route, celle-ci va à l'est, par une marche assez rapide, et irrégulière, puis entre dans le lac Puckaway, après quoi elle est augmentée des eaux de la rivière du Loup et traverse le lac Winnibago; ensuite elle va se jeter dans la baie Verte.

Les Outagamis ou Renards, qui ont laissé leur nom à ce cours, d'eau, ne s'établirent sur les bords que vingt-cinq ou trente années après la visite de Nicolet. En 1634 ils demeuraient à l'est du lac Miehigan.

Les Puants s'étendaient jusqu'au lac Winnebago, qui porte leur nom, par conséquent à trois journées de canots sur cette rivière. Après avoir traversé ce lac, Nicolet se trouvait sur le site de la ville d'Oshkosh aujourd'hui, oii il rencontrait de nouveau la rivière, et, remontant le cours sinueux de celle-ci, accidenté de lacs et de ma- rais, il parvint jusqu'au voisinage des Kikapons et des Illinois et s'arrêta au milieu du pays furent, par la suite, les bourgades des Renards, Mascoutins et Miamis, trois peuples que les Iroquois chas- sèrent de l'Etat du Michigan-est, vers 1660, et qui prireni refuge au Wisconsin. Nicolet était à six journées de la baie Verte, è proxi- mité du coude de la rivière Wisconsin que l'on nomme le Portage. Cet endroit sépare les eaux qui vont au Mississipi par la rivière Wisconsin des eaux qui se rendent au Saint-Laurent par la rivière aux Renards et la baie Verte.

Le portage passé, prenant la rivière Wisconsin, on va cent dix-huit milles avant que de joindre le Mississipi, c'est au moins: trois jours de canot.

Le Père Le Jeune écrivait en 1640: " Le sieur Nicolet, qui a

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le plus avant pénétré dedans ces pays si éloignés, m'a assuré que, s 'il eut vogué trois jours plus avant sur un grand fleuve qui sort au second lac des Hurons ("), il aurait trouvé la mer. Or, j'ai de fortes conjectures que c'est la mer qui répond au nord de la Nou- velle-Mexique, et que de cette mer on aurait entrée dans le Japon et la Chine. "

Pourtant, il s'en fallait de beaucoup que ce fut le chemin tant cherché ! Trompé par l'expression metchi sippi les grandes «aux le brave Nieolet, déjà préparé à cette croyance, pensa qu'il s'agissait tout à la fois d'un fleuve considérable et de l'océan Paci- fique où devait aboutir la traversée du continent. Le problême dont s'occupaient les Français, les Anglais, les Espagnols, les Hollandais dût lui paraître à peu près résolu. Il se trompait de la moitié, comme avait fait Christophe Colomb.

Le Père Le Jeune continue: " Néanmoins, comme on ne s'ait pas tire ce grand lac, ou cette mer douce, ce serait une entreprise généreuse d'aller découvrir ces contrées. Nos Pères qui sont aux Hurons, invités par quelques Algonquins, sont sur le point de don- ner jusqu'à ces gens de l'autre mer ". {Relation, 1640, p. 63). Le premier voyage au Mississipi fut celui de Pierre-Esprit Radisson, par la route de Nicolet, en 1659.

Au retour, notre explorateur revit les nations qu'il avait visi- tées en allant et se retrouva chez les Hurons il attendit (durant l'hiver?) le moment propice pour descendre au Saint-Laurent. La flottille de traite des Hurons était aux Trois-Rivières du 15 au 30 juillet 1635. Le 9 décembre suivant nous constatons la présence de Nicolet en ce dernier lieu.

Il est facile de se figurer l'intérêt qui s'attacha au récit des

(") C'est vague. Le second lac des Hurons ou lac Michîgan se trouve ici confondu avec la baie Verte et, de plus, le " grand fleuve " n'est autre que la rivière Wisousin qui se décharge au Mississipi, non pas à la baie Verte ni au lac Michigan.

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voyageurs lorsque Champlain et les Pères Jésuites purent causer avec lui. Mais c'était tout ce que l'on pouvait en espérer. La colonie française ne dépassait pas vingt familles. Les Cent- Associés ne voulaient pas entendre parler de découvertes. Richelieu était engagé dans une guerre malheureuse . Enfin, Nieolet de retour à Québec en l'été de 1635, y trouvait Champlain mourant. Le succes- seur de celui-ci ne donna aucune suite à ses projets d'exploration.

" Il retourna aux Hurons (revenant du "Wisconsin) et de là^ à quelque temps, aux Ti^is-Rivières (il avait hiverner en route) il continua sa charge de commis et interprète avec une satisfac- tion grande des Français et des Sauvages, desquels il était égale- ment et uniquement aimé. Il conspirait puissamment, autant que sa charge le permettait, avec nos Pères, pour la conversion de ces peuples, lesquels il savait manier et tourner il voulait d'une dextérité qui à peine trouvera son pareil. " (Le Père Vimont, Relation, 1643, p. 4.)

À SUIVRE.

Benjamin SULTE.

Pages d'Histoire

SUITE ET FIN

XII

Ambassade iroquoise au château Saint-iLouis. Arrivée à Québec du vicomte d'Argenson, cinquième gouverneur de la Nouvelle-France. Départ de M. d'Ailleboust pour Villemarie. Il commence les pre- miers travaux de la citadelle de Montréal. Il revient à Québec en 1659. Dollai-d et ses compagnons. Mort de Loiiis d'Ailleboust à Montréal, le 31 mai 1660.

l^lri^E Père Simon LeÛMoyne Ondessonk (^), accompagné de 41^11 trois nouveaux ambassadeurs agniers et d'un certain nom- ^^►C bre d'autres indigènes, arriva à Québec le 21 mai 1658. Le ™^ lendemain le célèbre missionnaire " rapporta " au gouver- neur ' ' la voix des Agniers ' ', qui demandaient, entre autres choses, la mise en liberté de leurs " neveux ", prisonniers chez les Fran- çais. M. d'Ailleboust fit inviter les Pères Jésuites et les principaux parmi les blancs et les sauvages de se rendre au Château le surlen- demain, 24 mai, pour y recevoir avec lui les représentants des Agnieronons, comme on disait alors.

Le château Saint-Louis était fièrement campé sur le sommet

(') Ce nom d'Ondessonk avait d'abord été porté par de Père Jogues, le jésuite martyr.

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d 'une colline que l 'on gravit de nos jours au moyen d 'un ascenseur. Sa célèbre galerie, qui donnait sur " le précipice ", avait plus de cent pieds de longueur et offrait un coup d'oeil unique du côté du fleuve. f

Au jour dit, on vit arriver au fort et pénétrer dans la résidence officielle du gouverneur la pittoresque théorie des invités d'Onon- thio. C'étaient des missionnaires à longue barbe, dont quelques- uns parlaient admirablement l'algonquin et l'iroquois, des colons et des traiteurs natifs de diverses provinces de France, des Hurons, des Algonquins, et enfin les délégués iroquois.

M. d'Ailleboust voulut remercier les ambassadeurs de lui avoir ramené le P. LeMoyne. Empruntant les manières de parler et de faire des indigènes, il leur dit : ' ' Pour graisser les pieds des con- ducteurs d'Ondessonk, je leur donne trois capots ". Il dit ensuite qu'il voulait établir une paix solide et durable entre Français et Iroquois et que, pour cela, il lui fallait s'entendre avec les anciens des cantons et non avec des jeunes gens dont on pourrait désavouer les agissements, comme on l'avait déjà fait à plusieurs reprises. Il fit alors un autre présent et s'exprima en ces termes : " J'ôte la peur aux anciens qui craignent de venir à nous ; je fais disparaître les broussailles du chemin qu'ils suivront ".

M. d'Ailleboust renvoya ensuite les ambassadeurs avec, deux prisonniers de leur nation, déclarant que les autres seraient gardés on otages, mais traités avec douceur : " Ceux de tes neveux qui demeureront ici, dit-il, conserveront le feu que tu as allumé autro- fotô ". Faisant un dernier présent, le gouverneur ajouta : " Je ne parle plus ; lorsque les anciens viendront ici, je parlerai ".

Relatant eette entrevue du fort Saint-Louis, le P. Dequen s 'ex- prime ainsi dans le Journal des Jésuites : " Pendant qu'on teoiait conseil sur la galerie du fort, se trouvèrent M. ie Gouverneur, les PP. Supérieur (^), Mercier, Chaumonot, Oabriel, Algonquins^

(°) Le Père Paul Kagueneau. -

PAGES D'HISTOIRE 345

Hurons et Iroquois, la dite galerie se rompit par le milieu ; tout le monde tomba sans être blessé, à la réserve de deux ou trois ' '.

A quelques semaines de là, M, d'Ailleboust remettait les clefs du fort Saint-Louis au successeur régulier de M. de Lauzon. " Le 11 de juillet (1658), écrit le P. Ragueneau, arriva à Québec M. le vicomte d'Argenson, envoyé par Sa Majesté et par Messieurs de la Compagnie de la Nouvelle-France pour gouverner le pays. Aussi- tôt que son navire eut mouillé l'ancre, M. d'Ailleboust, qui tenait sa place en attendant sa venue, l'alla saluer dans son abord, pendant que les habitants de Québec étaient en armes sur le quai. M. d'Ail- leboust étant sorti, se met à la tête des habitants, et M. le Gouver- neur, après avoir envoyé son Secrétaire pour faire ses eompliments, mit pied à terre avec ses gens. Ils montent tous en bel ordre au Château. On lui présente les clefs à la porte. Le canon jouant de tous côtés, et dans le Fort et sur les navires, faisait rouler son ton- nerre sur les eaux et dans les grandes forêts du pays. Ayant pris possession du Fort, il rend visite à Notre-Seigneur en l'église de la paroisse, puis en notre chapelle, et ensuite il se transporte à l'Hô- pital, et de aux Ursulines. Voilà une belle journée ".

La journée qui suivit fut moins belle : des femmes algonquines furent attaquées par des Iroquois et mises à mort près des habita- tions françaises, presque sous les yeux du gouverneur.

La colonie venait de traverser une période exceptionnellement difficile : cent cultivateurs robustes arrivant de France avec le nouveau gouverneur auraient peut-être suffi à conjurer les deux fléaux dont on était menacé: la famine et les Iroquois. Ce qu'il aurait fallu, c'eût été un plus grand nombre d'hommes capables de cultiver la terre, capables aussi de défendre leurs vies et leurs mois- sons ; mais le temps n 'était pas encore venu notre ancienne mère- patrie devait enfin porter secours à ses courageux enfants d'outre- mer. Il y avait à craindre que la situation du pays, si critique qu 'elle fût, ne vînt à s 'aggraver encore ; néanmoins, ni M. d 'Aille- boust, ni sa vaillante femme ne songèrent à s'en retourner en

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France. Tous deux quittèrent leur résidence de Coulonge «t parti- rent pour Montréal le 21 août suivant, en compagnie de l'abbé de Queylus (^) et d'une soixantaine de colons.

Il y avait juste quinze ans que M. et Mme d'Ailleboust avaient fait pour, la première fois le trajet de Québec à Villemarie.

A peine arrivé à destination, M. d'Ailleboust, sur la demande que lui en fit M. de Maisonneuve, s 'occupa de fortifier le point cul- minant du coteau Saint-Louis et de jeter les premières bases de la citadelle de Montréal, ainsi qu 'il a été dit aux premières pages de cette monographie (*). L'année suivante il se trouvait à Québec et y rendait ses hommages à Mgr de Montmorency-Laval, récemment arrivé dans la colonie (^). Il fut même choisi par l'illustre prélat et par M. d'Argenson pour décider entre eux comme amia;ble com- positeur sur un point de discipline (®).

L'année 1660 fut une année de panique générale. Le pays fut parcouru en tous sens par de nombreuses bandes d'Iroquois et les établissements français auraient subi un assaut inouï sans le dévoue- ment de Dollard des Ormeaux et de ses seize compagnons, une poignée de héros chrétiens qui marchèrent volontairement à la mort

(') " L'arrivée de M. d'Argenson à Québec fut bientôt suivie du déipart de M. de Queylus de cette ville, occasionné par la cessation ide sies pouvoirs de grand vicaii-e dans ce lieu. Quoique les Pères Jésuites l'eussent d'abord invité et pressé eux-mêmes d'y exercer ces pouvoirs contre sa propre réso- lution, ils comprirent bientôt qu'il eût été plus naturel de borner sa juridiction à l'Ile de Montréal et de laisser ailleurs les choses sur le même pied 'où elles avaient été jusqu'alors. Ils en écrivirent à l'archevêque de Rouen, qui se rendit à leur juste demande. Par de nouvelles lettres du 30 mars 1658, écrites en français, il déclara que désormais M. de Queylus exercerait dans l'Ile de Montréal seulement tous les pouvoirs de grand vicaire, et que le supérieur des Jésuites de la maison de Québec continue- rait à faire usage de ceux qu'il lui avait accordés auparavant. Il ajoutait qu'aucun des deux ne pourrait rien entreprendre dans le territoire de l'autre sans le consentement de celui-ci, à la charge pourtant d'adminis- trer, chacun dans le lieu de sa juridiction, iles sacrements aux fidèles qui iraient de Québec à Montréal ou de Montréal à Québec. M. de Queylus ne fut informé de oe nouvel arrangement que lorsque le P. Bequen lui fit

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et périrent tous jusqu'au dernier dans le fait d'armes du Long- Saut, mais après avoir exterminé un nombre si considérable d'Iro- quois que les farouches enfants des bois se retirèrent consternés, n'osant poursuivre une lutte qui débutait d'une façon aussi désas- treuse.

La colonie respira ; mais personne ne douta d'une nouvelle levée des armes à brève échéance. Cette reprise des hostilités eut lieu trois mois plus tard, et le signal d'un massacre de tous les blancs allait être donné lorsqu'une étrange erreur fit tomber le chef princi- pal de l'expédition sous la balle de l'un de ses propres " guerriers". La mort tout accidentelle de ce chef frappa l'esprit superstitieux des Iroquois, qui y virent l'augure d'une défaite certaine. Les bar- bares se retirèrent soudainement dans leurs cantons.

Mme de Sévigné écrivait que le canon qui foudroya Turenne avait été chargé de toute éternité ; ne pourrait-on pas en dire autant de l'arquebuse qui tua le chef indien, et du même coup déli- vra la Nouvelle-France de l'assaut formidable qui menaçait de l'anéantir ?

L'effort suprême du combat du Long-Saut eut 'lieu le 21 mai

sâgnifier juridiquement ses lettres de grand vicaire, le 8 du mois d'août ; ce qui fut cause que, dans le premier moment, il eut le tort d'y objecter quelque prétendu défaut de forme ; mais M. d'Argenson l'ayant assuré que la Compagnie de Montréal était informée de cette nouvelle disposition et qu'elle l'avait exîpressément agréée, M. de Queylus l'agréa aussitôt, et tout se passa avec douceur ". L'abbé Faillon. Histoire de la Colonie française en Canada, vol. II, p. 299.

(*) Voir ci-dessus, chapitre IV.

(•) L'évêque de Pétree arriva à Québec le 16 juin 1659.

(') " Il y eut en ce temps grande contestation pour la situation des bancs de M. l'Evêque et ide 'M. le Gouverneur. M. d'Ailteboust s'en entre- m.it, et la chose fut accordée que le banc de M. l'Evêque serait dans les balustres, et celui de AI. le Gouverneur hors des balustres, au milieu "..

{Journal des Jésuites, du 7 septembre 1659.)

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1660 C). Louis d 'Ailleboust eut-il quelque connaissance de ce drame héroïque ? Il expirait le 31 du même mois, dans sa maison du fort de ViUemarie, sur ce coin du sol de la Nouvelle-France qui avait reçu les prémices de son dévouenjent, de son activité, de son zèle éclairé pour le bien de sa patrie d'adoption. Il avait alors quarante-huit ans. L 'acte de sépulture dont voici le texte laconique est conservé aux archives paroissiales de Notre-Dame de Montréal pour l'année 1660 :

" Le 1er de juin a été enterré Messire Louys d 'Ailleboust, cy- ■devant Lieutenant Général pour le R'oy en la Nouvelle-France, pris au Fort. Un des premiers Seigneurs de l'Isle ".

(Signé) RÉMY, ptre.

La pièce suivante, écrite quatre ans plus tard, par M. de Mai- sonneuve, fait connaître la date exact-e de la mort de M. d 'Aille- boust, qui ne se trouve pas dans l'acte que l'on vient de lire :

" Je, soubsigné. Gouverneur de l'Isle de Montréal en la Nou- velle-France, certifie à tous qu 'il appartiendra que def funt Messire Louis d 'Ailleboust, Chevallier, Seigneur de Coulonge, Lieutenant- Général pour Sa Majesté en la Nouvelle-France, est déeeddé au dict Montréal le dernier jour de May mil six cent soixante, sans avoir laissé aucuns enfans procréés du mariage d'entre luy et Dame Barbe de Boulongne son espouse. En foy de quoy j'ay signé le présent certificat à Québecq, le douziesme jour d'Aoust mil six cent soixante quatre ".

(Signé) De Maisonneufve.

(") " Nous trouvons au greffe de ViUemarie dit l'abbé Faillon l'inventaire des biens de défunt Jean Valets, l'un des dix-sept (de l'expé- dition du Long-Saut), fait juridiquement le 26 mai 1660, et même celui de défunt Jacques Boisseau, autre de ces dix-sept braves, daté du 25 mai 1660 ; ces dates peuvent donc justifier celle que M. de Belmont assigne an combat définitif du Long-iSaut, lorsqu'il dit qu'il eut lieu le 21 ".

{Histoire de la colonie française en Canada, vol. II, p. 417.)

PAGES D'HISTOIRE 34&

Dollier de Ca^on s 'exprime ainsi dans son Histoire du Montréal^. au sujet de la mort de Louis d'Ailleboust : " Le 1er juin fut celui: auquel on fit les obsèques de feu M. d'Ailleboust, qui étoit venu ici en l'an 1643, comme un des associés de la Compagnie de Montréal,, pour y assister M. de Maisonneufve par toutes les belles lumières dont ii étoit avantagé et dont il usa très favorablement pour tout le pays. . . Sa mort fut fort chrétienne, comme avoit été sa vie ".

Sept de nos gouverneurs-généraux moururent dans la colonie- sous l'ancien régime : Champlairi, d'Ailleboust, Mésy, Frontenac, Callière, Philippe de Vaudreuil, LaJonquière. Tous furent inhu- més à Québec, à l'exception de Louis d 'Aillebousft, dont la sépul- ture eut lieu dans le champ des morts appelé ' ' le cimetière de l'hôpital ", occupé aujourd'hui par le monument de Maisonneuve, la Place-d 'Armes et quelques cohstructions avoisinantes, à Montréal.

sont maintenais t les cendres du troisième gouverneur de la Nouvelle-France ? sont les traces de son passage sur la terre- canadienne ? . . . Devant cette vie éteinte, cette mémoire oubliée de la foule, ces restes dispersés, on se demande ce qu'e';!: la gloire- humaine et à quoi il sert de voir son nom inscrit aux annales d 'une^ nation.

Ce n'est pas pour les morts, mais pour les générations du pré- sent et de l'avenir, que l'on élève des statues aux bienfaiteurs des. peuples. Ces hommes de bronze ou de marbre sont, eux aussi, des. bienfaiteurs, et savent donner avec une singulière éloquence d'uti- les leçons de patriotisme, de vertu et d'honneur. Si un jour on. jugeait convenable de rappeler par une oeuvre d'art statue ou tablette commémora tive le souvenir de l'homme sage, pieux, brillant et cependant modeste, dont nous venons d'esquisser la vie, c'est sur la " réserve " de la tribu huronne qui lui doit sa survi- vance, à Lorette, ou sur la terre de Spencer Wood dont une des avenues porte son nom, ou, mieux encore, au sein de la ville de Maisonneuve et des fils de M. Olier, sur ce sol de Villemarie qu'il aima jusqu'à la fin, que ce monument devrait être érigé.

Ernest GAGNON.

Le Boeuf polaire

Le bœuf polaire. Sa description. Improprement appelé bœuf musqué. Son nombre dans les îles arctiques. Sa valeur économique. Ses habitudes. Peat-il être domestiqué ?

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'^U cours de l'hivernage du steamer Arctic à Winter Harbour

de l'île Melville (du 28 août 1908 au 12 août 1909), les prairies de mousse, qui bordent la mer à cet endroit de la côte, furent fréquemment visitées par des troupeaux de bœufs po- laires. Nous eûmes ainsi l'avantage de voir de près cet intéressant animal et d'étudier sur place sa conformation physique et ses habitudes dans la vie qu'il mène au désert.

Le bœaf polaire appartient à l'espèce des grands ruminants. Par sa taille, sa vigueur et sa force, il peut supporter avantageuse- ment la comparaison la plus sévère avec les beaux spécimens des meilleurs troupeaux de nos fermes d'élevage. Il est grand et fortement charpenté. Son encornure est beaucoup plus grande que celle de nos bêtes à cornes. Très larges à leur base, les cornes du bœaf polaire s'étendent sur tout le front de l'animal, et lui font un bouclier absolument impénétrable et réfractaire aux balles les plus puissantes. Elles sont fortes, longues, bien tournées, et très effilées à leur extrémité. C'est l'arme puissante avec laquelle l'animal atta- que et se défend.

Il y a environ vingt à vingt-quatre pouces de distance entre

LE BŒUF POLAIRE 351

les extrémités supérieures des cornes du taureau, et un peu plus de douze pouces entre celles de la vache.

A sa forte encolure et au développement énorme de sa large poitrine, on devine tout de suite la puissante force de vie dont le bœuf polaire est doué. A quatre ou cinq ans le mâle a atteint son entier développement. A cet âge il a, en général, un peu plus de sept pieds de longueur sur environ quatre pieds et demi à cinq pieds de hauteur. La femelle n'est pas aussi grande ; sa longueur ne dépasse guère cinq pieds et demi, et sa hauteur moyenne varie entre trois et trois pieds et demi.

A sa naissance l'animal peut avoir environ deux pieds de lon- gueur, sur un peu plus d'un pied de hauteur. Les hommes de VArctic capturèrent un veau d'environ trois semaines ; il avait à peu près cette dimension.

D'un œil à l'autre la tête mesure près d'un pied de largeur. L'œil de l'animal est noir comme de l'encre et brillant comme du cristal. Son regard, d'ordinaire très calme, exprime une grande douceur. Mais dans la surprise, l'attaque ou la bataille, l'œil s'anime,^ le regard s'enflamme ; on dirait qu'il en jaillit du feu.

Ses oreilles sont de grandeur moyenne. La queue du taureau n'a guère plus de deux pouces de longueur ; celle de la femelle est encore plus courte. C'est fort heureux pour l'animal que les taons, les maringouins, les moustiques et les mouches noires soient rares dans les pâturages du bœuf polaire. Il n'a jamais l'occasion, dans le nord, de se servir de cet appendice, si utile et si mouvementé chez les animaux des pays du soleil.

Le bœuf polaire n'a aucune allure de la bête sauvage. Il est doux comme la plus tendre des brebis, et il est de beaucoup moins farou- che que le bœuf et les moutons de nos pacages.

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La Providence, a favorisé ce noble animal d'une fourrure tout-àfait en rapport avec l'extrême rigueur du climat qu'elle lui a donné en héritage. Voici en quelques mots la description du costume qu'endosse le bœuf polaire à sa naissance, et qu'il porte jusqu'à la fin de sa longue et rude existence à travers la solitude de ses déserts de roches et de glace. Ce costume comprend, à vrai dire, trois sortes de vêtements. D'abord, et immédiatement' sur la peau, croît un duvet abondant, très fin et très moelleux, de couleur roux- brun et d'environ un pouce de longueur. On pourrait appeler ce premier sous-vêtement le juste- au-corps de l'animal. Sur cette chemisette en duvet, s'étend en larges rouleaux, une laine longue et ouateuse de couleur gris- bleuâtre ; il y en a de la blanche. Cette épaisse robe recouvre le premier soUs- vêtement sur toutes les par- ties du corps de l'animal. Enfin, comme complément à sa toilette, le bœuf polaire revêt un simple manteau de crins, généralement noir. On en a vu de blancs, mais c'est l'exception. Cette pelisse recouvre toute la robe de laine et descend jusqu'aux pieds de l'animal. Ainsi vêtu, le bœuf polaire supporte, sans aucun malaise, les plus grands froids des régions boréales. A 60" 65*^ 70" au-dessous de zéro, le mercure et l'alcool se congèlent. Mais, même à cette tempé- rature, le bœuf polaire restera des jours entiers dans la plaine, sur les collines, au grand vent du nord, sans éprouver la moindre sen- sation de froid. Dans ces grands abaissements de la température l'animal devient tout couvert d'un épais frimas. La chaleur natu- relle du corps, s'échappant à travers le tissus des sous-vêtements, se congèle dès qu'elle vient en contact avec l'air froid, et fait ainsi une luxueuse garniture en dentelle blanche au manteau de crin de l'animal.

Au cours du mois de juillet et d'août, qui sont les mois les moins froids, dans le nord, comme ils sont les plus chauds, dans les régions ensoleillées, le bœuf souffre beaucoup de la chaleur. Il se dépouille alors d'une grande partie de sa pesante robe de laine,

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qu'il laisse tomber par lambeaux, un peu partout, à travers les roches et les bruyères du désert.

Le bœuf polaire n'est pas voyageur : de pâturage en pâturage, mais à petite journée et par besoin, il parcourt son île dans toutes les directions. Si par un beau soleil et un temps calme, le touriste a la bonne fortune de voir un troupeau de trente ou quarante de ces animaux descendre des sommets de pierre des collines vers les prairies de mousse de la plaine, il peut s'asseoir et contempler, car il est en face de l'un des plus beaux tableaux vivants de la nature du nord.

Le troupeau s'avance déployé en ligne de front, à la manière d'un bataillon sur un champ de parade. C'est un cordon mouvant de plusieurs arpents, quelquefois de plusieurs milles de longueur. Le chef du troupeau, sans doute le plus âgé ou le plus expéri- menté de la bande se tient seul en avant de la ligne comme un tambour- major de régiment ! C'est lui qui bat la marche, la tête haute, le regard fier, à pas lents et qu'on dirait cadensés. Tout le troupeau descend à la suite du commandant. Chaque mouvement de l'animal fait ouvrir le vaste manteau de crin, dont les plis cha- toyants clapotent mollement dans la brise, sous le ruissellement de l'abondante lumière du soleil.

Un tel tableau animé ne se décrit pas. Il faut le voir, pour en bien saisir toutes les beautés et les grandeurs, dans le décor sauvage il se meut.

Puisant leurs informations sur le bœuf polaire dans les récits plus ou moins contrôlés des explorateurs, les zoologistes des 18e et 19e siècles ont donné à cet animal le nom de ovibos maschatus

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hœuf musqué, en anglais, musk ox. Ce n'était pas la peine, assuré- ment, d'inventer un qualificatif aussi baroque, pour perpétuer dans une langue savante, au détriment du pauvre animal, une calomnie que rien ne justifie.

Samuel Hearne (1770) et Sir William Edward Parry (1819-20) sont en grande partie responsables du nom injuste de bœuf musqué sous lequel on désigne encore aujourd'hui le bœuf polaire. Malgré notre respect et notre admiration pour ces deux illustres explora- teurs des régions arctiques, nous ne pouvons nous empêcher de diflférer d'opinion avec eux à ce sujet.

Dans la narration du voyage de Parry, on voit que les chas- seurs de VHecla et du Griper (ses deux navires) ont abattu deux ou trois de ces animaux, sur la côte de Melville, au cours de la navigation de 1820. Les équipages en mangèrent une fois, le nar- rateur dit: "la viande fut' trouvée très pa^atofo^e malgré un fort goût de musc ".

Il est facile d'expliquer la provenance de ce goût particulier dont parle l'explorateur. Après avoir abattu l'animal, les chasseurs ayant négligé de lui faire la toilette voulue dans la circonstance, le sang se coagula dans les veines et les chairs, la fermentation se fit dans les intestins, et le tout ensemble donna à la viande " ce goût particulier " qu'on lui trouva, bien qu'elle fût très palatahle. La même chose est arrivée à la viande du premier lot de bœufs polaires (16) abattus par les chasseurs de YArctic, dans l'automne de 1908, à l'île Melville. Et il en serait ainsi, même pour les viandes les plus saines de nos animaux de boucherie, si leur abattage n'était pas immédiatement suivie de la saignée, de l'ouverture des entrailles et de l'enlèvement de certaines parties <^e l'animal. Durant notre hivernage de 1909, les chasseurs de YArctic ont abattu soixante-quinze de ces animaux quantité beaucoup trop considérable pour les besoins de notre consommation. Trois fois par jour, presque continuellement, les tables du bateau furent ser-

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P-

vies de cette viande, et jamais nous n'avons flairer la moindre odeur ni le moindre goût de musc. Le fait est qu'il n'y a aucune diflerence de senteur et de goût entre la viande du bœuf polaire et celle de nos animaux du même âge. La chair des vieux taureaux est un peu dure. C'est la même chose pour la viande de nos animaux domestiques.

Apprêtée par un cordon-bleu qui connaît son art, la chair du bœuf polaire est tout ce qu'il y a de plus tendre et de plus succu- lent. Les gourmets les plus raflinés voudraient en avoir toujours sur leur table.

Le bœuf polaire donne une moyenne de deux cents à cinq cents livres de bonne viande pour le pot-au-feu, sans compter la tête et les entrailles : la tête seule pèse une centaine de livres.

Le bœuf polaire habitait autrefois toutes les régions circum- polaires. Les îles arctiques de l'Amérique paraissent être aujour- d'hui les seules terres fréquentées par cet animal. Quelques aven- turiers traversent sur la glace les détroits polaires de la côte au continent, mais ce vagabondage est rare, au dire des chasseurs de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Samuel Hearn, en 1771, et Sir John Richardson, en 1822, disent en avoir rencontré quelques- uns le long de la Rivière du Cuivre, et dans les tranchers qui bordent le MacKenzie. Les îles arctiques sont leur patrie. Sir William E. Parry en vit de nombreux troupeaux, en 1819-20, sur les côtes des îles Byam Martin et Melville. Au cours des expédi- tions envoyées dans les régions arctiques, à la recherche de Sir John Franklin, de 1850 à 1857, les explorateurs en ont rencontré

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de nombreux troupeaux sur les îles Devon Nord, Corwallis, Batburst, Byam Martin, Melville, Eglinton et Prince Patrick. Sir Robert LeMesurier McClure et Sir George CoUinson en ont vu sur les îles Bank et Victoria (1850-53). Sir George Nares (1875) les explorateurs Peary, Sverdrups et Cook (1892-1909) disent dans la narration de leurs voyages en avoir abattu des centaines sur les îles Ellesmore, Devon Nord et Axel Heiberg.

Maintenant quel est le chiffre de la population de ces animaux ? Nous ne parlerons que de ceux qui habitent l'île Melville. A con- sidérer les nombreux troupeaux qui ont fréquenté les alentours des quartiers d'hivernage du steamer Arctic (19(58-09), ainsi que les traces que l'on a rencontrées de leur passage, plusieurs milles à l'intérieur, on peut sans exagération porter à douze ou quinze raille le nombre des bœufs polaires qui habitent l'île Melville. Nous serions probablement plus près du chiffre véritable en le fixant à dix-huit et même à vingt mille. En effet la superficie de cette île étant d'environ vingt mille milles carrés, et presque toute couverte de riches pâturages, il est plausible de croire que cette terre peut nourrir au moins un bœuf par mille carré. Au reste, l'animal n'a pas été soumis aux désastres de la chasse, depuis 1853. Il a eu, pen- dant cette ère de tranquillité et de paix, toutes les chances possi- bles pour développer la puissante fécondité de sa race.

Le bœuf polaire a toutes les habitudes des animaux de no» fermes : vie en famille, attachement à son champ, dont il ne fran- chit jamais les limites pour aller vagabonder d'un île à l'autre, enfin tous les détails de sa vie de chaque jour. Un exemple. Aussi

LE BŒUF POLAIRE 357

avidement, nous allions dire aussi consciencieusement que le font nos bœufs et nos moutons, il tond son pâturage dès les petites heures du matin, et quand il est bien saoul, il se couche et se repose des heures et des heures, et les yeux demi-clos, il rumine, en toute quiétude, sur sa litière de mousse. C'est la sieste que nos bœufs et nos moutons ne manquent jamais, à l'heure de midi, sous l'ombrelle du feuillage de l'orme solitaire, au milieu de l'enclos, et le long des clôtures à l'abri du soleil.

L'animal est d'un naturel doux ; mais, en colère, à l'instar de nos bœufs, il renâcle formidablement, frappe le sol qu'il déchire de ses pieds et de ses cornes. Dans la bataille entre taureaux, les lut- teurs se portent des coups de tête qui résonnent comme des massues de fer. Ce genre de tournoi ne rappelle-t-il pas les luttes de nos bœufs ? Et ces violents coups de tête, n'est-ce pas tout-à-fait la manière de nos béliers en frais de faire du sport pour les beaux yeux de la tendre et amoureuse brebis !

Comme son nom scientifique l'indique (ovibos) le bœuf polaire semble tenir le milieu entre le bœuf et le mouton. C'est un composé de ces deux ruminants. Aussi quelquefois est-il désigné sous le nom de mouton musqué ; mais le qualificatif " musqué ", n'a pas plus sa raison d'être pour le mouton que pour le bœuf. Mouton ou bœuf, l'animal n'a point de musc. Comme le mouton il porte de la laine ; ses incisives et ses mollaires sont aussi celles des moutons ; il en est de même des déchets de sa digestion. Il bêle, mais sa note est fausse : c'est plutôt un cri sauvage. Evidemment cet animal ne sait rien de la musique de nos champs. Ses pieds, sa tête, sa char- pente, son puissant collier sont en tout semblables à ces mêmes parties du corps chez nos bœufs domestiques. S'il y a quelque diffé- rence, elle est plutôt à l'avantage du bœuf polaire. La pesanteur

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de son corps et l'épais vêtement qu'il porte donnent à l'animal unfr démarche un peu lourde et lente. Mais est-il attaqué, ou veut-il se mettre à l'abri d'un danger qui le presse, il a vite l'ait d'escalader les rochers à pic ou la falaise abrupte qui domine la prairie.

Le bœuf polaire vit en famille et en troupeau. Il est rare, en effet, de rencontrer un bœuf solitaire dans le désert. Ils vont au moins deux ou trois ensemble. Les chasseurs Esquimaux de la Baie de Pont prétendent à ce sujet, qu'une fois accouplés, le mâle et la femelle ne se séparent plus. En cela, du moins, les Esquimaux pour- raient prendre à l'école des bœufs polaires une bonne leçon de morale relativement au respect des liens de famille. Le taureau s'accouple à l'âge de deux ou trois ans avec une compagne du même âge. La vache donne un veau par année, généralement en mars ou en avril. Elle veille sur son petit avec une tendresse et une sollici- tude vraiment touchantes. L'allaitement dure cinq à six mois. Il faut que les sources du lait de la mère soient bien abondantes, et que le lait soit très riche, car les veaux grandissent vite et sont tous très gras et très vigoureux. Le veau est très attaché à sa mère ; il est toujours à ses côtés. Si la vache tombe sous la balle d'un chasseur, on peut alors capturer le petit très aisément. Car il ne s'éloigne pas du cadavre de sa mère.

A l'époque de la naissance du veau, les familles de bœufs se réunissent en troupeaux considérables. Ces animaux sont alors excessivement nerveux, très farouches, il est dangereux de les approcher. Vers juin et juillet, les " petits " sont devenus plus forts, et exigent moins de soins et moins de protection contre lea grands loups blancs toujours à l'afFut. Alors les vieUx parents reprennent leurs habitudes de tranquillité, et recommencent à voyager de pâturage en pâturage, dans toutes les directions du domaine central.

LE BŒUF POLAIRE ^ 359

Le petit veau sauvage a les habitudes caressantes des petits veaux domestiques : ainsi il aime à lécher les mains, sucer les doigts ; il est aussi très friand des morceaux de linge qui viennent à sa portée.

Tant qu'il n'est pas accouplé le veau suit ses parents, et même après l'accouplement, il ne s'éloigne pas du troupeau paternel. C'est ainsi que se forment les grands troupeaux de trente, quarante, cinquante bêtes et plus, que l'on rencontre dans les prairies de l'île Melville.

La mousse est à peu près la seule nourriture du bœuf polaire. Cette mousse du désert doit a^'oir de bion puissantes propriétés nutritives, car les animaux qui s'en nourrissent (les boeufs et les rennes) sont tous et toujours gras à fendre avec l'ongle, comme on dit en termes d'abattoir. Le long et rigoureux hiver de dix à onze mois ne les déprime pas ; mais ces animaux maigrissent beaucoup à l'époque du rut. Dans cette saison fiévreuse, les batailles entre taureaux, surtout parmi les jeunes, sont fréquentes et terribles.

Le bœuf polaire s'accoutume vite à la nourriture de nos bes- tiaux, et il s'en montre très friand. La petite génisse que nous avons amenée de Melville à Québec, lors de la croisière de 1909, a été nourrie au foin, à la farine d'avoine et au son de blé pendant tout le voyage. Jjd^ fille de Melville c'était le nom qu'on avait donné à la jolie petite bête mangeait toujours avec grand appétit, et souvent elle bêlait à son gardien, pour une addition à la ration

ordinaire.

* * *

Il nous a été impossible de constater jusqu'à quel âge vivait le bœuf polaire. Mais sa forte constitution, l'extrême salubrité du climat qu'il habite, les rares débris de carcasse dans les

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plaines et sur les côtes, tout nous porte à croire qu'il a une existence très longue. Les ossements que l'on rencontre ici et là, sont tous des restes de très vieux animaux. Supérieur en force et en moyens de défense à tous les carnassiers du désert, le bœuf polaire est rarement la victime des loups et des ours. Les veaux seuls sont exposés à l'astuce et à la voracité du grand loup blanc ; mais la vigilance de la mère et de tout le troupeau leur est une bonne et efficace protection. Et c'est peu souvent que l'on rencontre des ossements de jeunes veaux. Toutes ces circonstances nous font croire que le bœuf polaire, en général, doit vivre très longtemps, et qu'il doit mourir de vieillesse.

La faune arctique se compose en général d'animaux fortement constitués. Les robustes seuls peuvent vivre dans le nord. On n'y voit pas d'êtres rachitiques, comme dans les zones tempérées, sur terre, dans la mer ou dans les airs. La tuberculose n'exerce pas ses ravages. Mais de tous les animaux des régions boréales, le bœuf polaire est certainement le mieux constitué et le plus en état de résister aux rigueurs du climat. Dieu a mis à la dis- position de ce roi du désert une nourriture saine et abondante. Aussi la chair de cet animal est-elle des plus saines. Un bovril extrait de cette viande serait certainement le plus sain, le plus puis- sant et le plus agréable de tous les toniques. Et le désert polaire lui-même serait le meilleur endroit au monde pour un sanatorium : là, les faibles, les malades trouveraient l'air pur et les aliments sains qui, en peu de temps, rendraient à leur sang appauvri, la vigueur et la force.

A SUIVRE

Fabien TAXASSE,

Historiographe des Croisières du steamer Arctic de 1904 à 1910,

A Travers Les Faits et les Oeuvres

En Angleterre. Le bill du recensement. La question relative au culte. Les non-conformistes. Un discours de M. Lloyd George. A propos du Home Bulet La conférence constitutionnelle. En France. Protestations antibriandistes. MM. Léon Bourgeois et Vallé. L'apaise- ment, formule vide, Réplique de M. Millerand. Passes d'armes en perspective. La condamnation des erreurs du Sillon. Lettre magis- trale du Souverain-Pontife. Soumission de Marc Sangnier. Le décret sur la première communion. Un Motu proprio. En Espagne. Le Congrès eucharistique.

^_. ^_-ANS notre dernière chronique nous avons parlé de l'amende- ?»ifli ™6^^ Q^6 le Parlement anglais a fait subir au " serment du roi ". Nous avons montré comment les non-conformistes ^avaient réussi à faire modifier la formule de manière à supprimer ee qui avait trait à l'Eglise établie. Ils avaient ainsi •donné une preuve de leur pouvoir et de l'influence qu'ils exercent dans la Chambre des Communes. On s'est demandé depuis si leur nombre dans le pays et leurs progrès justifient cette influence. A ce propos il c(îïivient peut-être de mentionner un incident que les correspondances télégraphiques ont laissé passer inaperçu. Nous avons mentionné antérieurement le bill relatif au recensement, pré- senté par le cabinet Asquith. Lorsque, après avoir été voté par la Chambre des Communes, il est arrivé à la Chambre des Lords, celle- ci, sur une motion de Lord Newton, a adopté un amendement aux termes duquel les feuilles du recensement devront contenir une colonne dans laquelle le déclarant dira le culte auquel il appartient.

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Il y a longtemps que nos recensements canadiens contiennent cette indication, mais il n'en était pas de même en Angleterre, ee qui, dans notre pays, paraîtra assez singulier. Maintenant on se pose cette question : "Si les non-conformistes ont, comme ils le disent, la majorité, non seulement dans la Principauté de Galles ils de- mandent le " désétablissement ", mais encore dans d'autres parties de l'Angleterre, pourquoi ont-ils négligé de demander au cabinet Asquith, qui est bien à eux, de consacrer une colonne des feuilles de recensement à cette rubrique des cultes ? "

On a bien dit à ce propos, comme le fait observer un correspon- dant londonnien, que la majorité avait désiré écarter de ce question- naire décennal tout ce qui pourrait avoir un caractère trop ' ' inqui- sitorial ". La défaite est plaisante si on songe que les feuilles de recensement posent aux contribuables des questions autrement indis- crètes qu'une question relative au culte des déclarants. En fait, aucun Anglais n'éprouverait la moindre hésitation à proclamer qu'il appartient à tel ou tel culte, ou bien qu'il n'appartient à aucun culte.

Aussi dit-on un peu partout qu'au fond les non-conformistes ont eu peur de voir leurs prétentions démenties par les 'feuilles de recensement, même dans la principauté de Galles, ce qui aurait fourni un argument terrible contre le '' désétablissement ".

Lord Newton a parlé au nom de la ' ' religion établie par la loi ' '. Nous verrons maintenant ce que dira la Chambre des Communes quand le Mil reviendra devant elle avec l'amendement de la Cham- bre des Lords.

Ce qui est certain, c'est que les catholiques regretteraient que le Censiis Bill fût promulgué sans prescrire une colonne pour la déclaration de culte. Et les journaux ont publié à ce sujet une lettre de l'évêque de Salford dans laquelle il dit " combien les catholiques anglais seraient heureux de voir les feuilles de recense- ment contenir une colonne destinée à la déclaration de culte". ''Nul d'entre eux, observe Sa Grandeur, ne rougirait de proclamer qu'il

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appartient au culte catholique. Le moyen serait excellent pour savoir à quoi s'en tenir sur les progrès du catholicisme en Angle- terre. Et la statistique officielle fournirait aux évêques et au clergé des renseignements précieux sur le fort et le faible de leur situation. " Aussi on parle beaucoup du coulage, du leakage, qui S'Opérerait constamment dans les groupements catholiques au milieu des grandes cités industrielles, par suite de la misère et de " l'apostolat " de certaines ligues protestantes qui travaillent au profit du protestantisme comme l'assistance publique travaille en France au profit de l'athéisme d'Etat.

De dix ans en dix ans un recensement officiel qui dirait la religion des " déclarants " fournirait des renseignements précis sur la question.

Le Parlement britannique est encore en vacances. Mais cela n'empêche pas les hommes politiques de faire des discours. Le chancelier de l'Echiquier, M. Lloyd George vient d'en prononcer un qui a eu beaucoup de retentissement. Parlant à Bala il a appelé de ses voeux le moment le pays de Oalles serait " indé- pendant et libre ". Cette parole a paru plus hardie que tous les discours de John Redmond en faveur du Home Ride. A la même assemblée, M. Alexandre Murray, le premier whip du parti radical, a salué comme prochain le moment où, '' suivant l'exemple de nos comm^inautés anglaises au-delà des mers, les Saxons et les Celtes seraient appelés, dans la mère-patrie, à donner sous le régime parlementaire libre action au génie du self-government dont la Providence les a doués si généreusement ". Ces discours ont rap- pelé celui que M. Birrell a prononcé, il y a quelque temps, devant le Club des Quatre-vingt, il avait fait allusion à la réalisation du Home Rule en Angleterre, en Ecosse, en Irlande et dans le pays de Galles, et à l'établissement d'un parlement impérial fédéral,, dans lequel les grandes colonies autonomes seraient représentées.

La rumeur commence à circuler que la conférence des huit chefs du gouvernement et de l'opposition, qui essaye d'arriver à

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une entente entre les deux grands partis relativement à la situa- tion constitutionnelle du pays, étudie un projet qui diminuerait la lourde besogne du parlement impérial, au moyen d'une mesure générale de Home Biile. On saura bientôt s'il y a quelque chose de vrai dans cette grave information.

En France comme de l'autre côté du détroit ce sont les vacan- ces parlementaires. Mais aussi, les hommes publics pérorent. On a beaucoup remarqué, en ces dernières semaines, le ton des dis- cours prononcés dans un banquet donné à Châlons, en l'honneur des élus républicains, par MM. Léon Bourgeois et Vallé. M. Bour- geois, ancien premier-ministre, orateur et diplomate de marque, est une des lumières et a été longtemps l'oracle du radicalisme. M. Vallé est un ancien garde des sceaux. C'est assez dire que leurs déclarations commandent quelque intérêt. Or les journaux rappor- tent que M. Vallé, tout en se défendant de vouloir faire de la poli- tique, a tenu à dire quelques mots sur " l'apaisement qui a été demandé tout récemment par une voix venue de haut ". Il s'est élevé contre " cette politique d'apaisement que, a-t-il dit, le parti radical tout entier condamne ".

M. Léon Bourgeois a pris ensuite la parole. A propos de la représentation proportionnelle, il a déclaré que devant le zèle déployé par les partis coalisés qui se réclament de cette réforme, il ne peut s'empêcher d'être méfiant. " Observons, dit-il, et atten- dons ' '. M. Léon Bourgeois a fait un vif éloge de la loi des majori- tés et tracé le tableau des bienfaits dont le pays lui est redevable.

Le sénateur de la Marne a terminé en déclarant que le mot d'apaisement est une formule vide ; il a défendu les républicains contre le reproche qui leur a été adressé par le président du Conseil d'avoir persécuté leurs adversaires. " Nous n'avons jamais été les agresseurs de personne ", a-t-il insisté.

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 365

Parlant de l 'école laïque, M. ^Bourgeois a demandé si, dans la lutte engagée actuellement autour de cette école, ce sont les répu- blicains qui sont les agre^eur-s.

L'ancien président du Conseil a clos son discours par un " vi- brant appel à l'union de tous les républicains ".

Il est clair que les deux orateurs radicaux visaient M, Briand et dénonçaient sa fameuse " méthode ", qui a fait couler tant d'en- cre depuis le débat mouvementé de la dernière session.- Le minis- tère n'a pas tardé à répondre à cette attaque. Parlant à Grenoble deux ou trois jours après la réunion de Châlons, M. Millerand^ ministre des travaux publics, a prononcé les paroles suivantes :

" Dans le calme des vacances, des voix isolées se sont fait entendre pour se plaindre que l'on ne se batte pas assez. Plus que jamais, le gouvernement est décidé à demeurer fidèle à sa devise, à sa méthode, au programme qui a reçu l'approbation du Parlement et du pays. Nous ne pensons pas que s'il est désirable de mainte- nir la paix entre les nations, il le soit moins de la maintenir entre les. Français. Sans rien éluder du programme politique social qui est le nôtre, j'estime, d'accord avec mon éminent ami, M. le président du Conseil, qu'il faut chercher à donner au pays la paix et l'union nécessaires pour lui permettre, dans le travail et dans la liberté, d'accroître sans cesse sa puissance économique et sa grandeur dans le monde. "

On serait tenté d'applaudir à de telles déclarations si l'on pou- vait les prendre au pied de la lettre. Mais que signifient vraiment ces mots de paix et d'union dans la bouche d'hommes qui préparent en ce moment aux catholiques de nouvelles chaînes et de nouveaux baillons. Les journaux ont longuement commenté l'incident. Nous avons noté particulièrement cette riposte d'un organe de M. Briand, l'Action, aux discours de MM, Bourgeois et Vallé :

" Au surplus, pourquoi le parti radical s'aperçoit-il si tardi- vement de la nullité ou de la nocuité d'une formule qu'il a approu- vée de son vote presque unanime, après les explications de Mr

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Briand, en réponse aux interpellations sur la politique générale ? Il avait pourtant eu le temps d'approfondir la formule de l'apai- sement et d'apprécier la politique du président du Conseil. Ses candidats l'avaient même si bien comprise, cette formule, qu'ils s'en étaient emparés et l'avaient fait approuver par le suffrage universel. Et maintenant, le même parti radical en dénoncerait le péril? Mais, si péril il y a, c'est vous, radicaux, qui l'avez créé, vous êtes donc peu qualifiés pour le combattre . . .

" Et puis, il faut toujours en revenir à la même question. Quels griefs précis lés radicaux mécontents ont-ils contre M. Briand ? Incriminer des formules, le jeu est trop facile. Quels sont les actes anti-républicains commis par le président du Conseil ? Tant que les protestataires n'auront pas répondu à cette question, nous nous obstinerons à leur rappeler le dicton : " Lorsqu'on veut tuer son chien, on dit qu'il est enragé ". Mais le chien a la vie dure. "

Tout ceci semble présager de nouvelles passes d'armes entre radicaux et briandistes durant la prochaine session.

En-dehors de la politique pure, l'événement qui a le plus ému l'opinion en France, depuis notre dernière chronique, est la con- damnation des erreurs du Sillon, par le Souverain-Pontife. Cet acte est l'un des plus considérables qu'ait jusqu'ici accompli le grand pape qui gouverne actuellement l'Eglise. Le Sillon était une association essentiellement catholique, à son origine, et ayant pour objet d'établir sur tous les points de la France des foyers d'étude et d'initiative hardie dans le domaine des questions sociales. Son fondateur et son chef incontesté, homme doué de facultés brillantes, orateur puissant et merveilleux entraîneur d'hommes, était M. Marc Sangnier. Applaudi et encouragé par les évêques, béni par le pape, le Sillon donna beaucoup d'espérances. Mais au

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bout de quelques années de bons esprits commencèrent à s'alarmer de ses tendances. On signala chez son chef et ses principaux mem- bres des erreurs de doctrine et de regrettables écarts de langage. De jour en jour l'esprit démocratique le plus excessif prit chez eux le pas sur l'esprit catholique. Cependant les intentions généreuses des sillonnistes, leur dévouement à la cause populaire, la ferveur religieuse d'un grand nombre d'entre eux, leur conservaient des sympathies dans les rangs de la hiérarchie ecclésiastique. L'opi- nion catholique était divisée à leur endroit. En ces derniers temps des évêques les avaient attaqués, tandis que d'autres évêques défen- daient sinon toutes leurs idées, du moins la sincérité et l'efficacité de leur action. Pie X vient de dirimer le débat dans une lettre aux cardinaux français. Tout en rendant paternellement justice aux intentions de Marc Sangnier et de ses disciples, il réprouve les doctrines et l'évolution du Sillon, et lui ordonne de se ranger sous les directions des Ordinaires à laquelle il s'était soustrait jus- qu'à présent. Cette lettre de Pie X est admirable d'exposition lumineuse, de dialectique persuasive, d'émouvante éloquence. Elle est d'une importance capitale, parce qu'elle traite non seulement de l'affaire particulière du Sillon, mais encore et surtout de la grave et troublante question de la démocratie, si discutée et souvent si embrouillée de nos jours par des docteurs sans doctrine. Nous croyons absolument opportun d'en donner ici de larges extraits.

La Saint-Père exprime d'abord le regret que lui fait éprouver une décision devenue nécessaire. " Nous avons hésité longtemps, Vénérables Frères, déclare-t-il, à dire publiquement et solennelle- ment notre pensée sur le Sillon. Il a fallu que vos préoccupations virissent s'ajouter aux nôtres pour nous décider à le faire. Car nous aimons la vaillante jeunesse enrôlée sous le drapeau du Sillon, et nous la croyons digne, à bien des égar'ds, d'éloge et d'admiration. Nous aimons ses chefs, en qui nous nous plaisons à reconnaître des âmes élevées, supérieures aux passions vulgaires et animées du plus noble enthousiasme pour le bien. Vous les avez vus, Vénérables

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Frères, pénétrés d'un sentiment très vif de la fraternité humaine^ aller au devant de ceux qui travaillent et qui souffrent pour les relever, soutenus dans leur dévouement par leur amour pour Jésus- Christ et la pratique exemplaire de la religion. "

Pie X rappelle ensuite les heureux débuts de l'association dont les fondateurs semblaient venir mettre au service de l'Eglise des troupes jeunes et croyantes, pour la restauration de l'ordre et de la justice dans la société troublée.

" C'étaient les beaux temps du Sillon, s 'écrie-t-il, c'est son beau côté, qui explique les encouragements et les approbations que ne lui ont pas ménagés l'épiscopat et le Saint-Siège, tant que cette ferveur religieuse a pu voiler le vrai caractère du mouvement sil- lonniste.

" Car, il faut le dire, Vénérables Frères, nos espérances ont été, en grande partie, trompées. Un jour vint le Sillon accusa, pour les yeux clairvoyants, des tendances inquiétantes. Le Sillon s'égarait. Pouvait-il en être autrement 1 Ses fondateui*s, jeunes,, enthousiastes et pleins de confiance en eux-mêmes, n'étaient pas suffisamment armés de science historique, de saine philosophia et do forte théologie pour affronter sans péril les difficiles problèmes sociaux vers lesquels ils étaient entraînés par leur activité et leur coeur et pour se prémunir, sur le terrain de la doctrine et de l 'obéis- ' sance, contre les infiltrations libérales et protestantes. "

Les choses en sont venues à un point que le Saint-Père croirait manquer à son devoir s 'il gardait plus longtemps le silence. Il doit la vérité à ses chers enfants du Sillon, entraînés dans une voie fausse. Il la doit à nombre de prêtres et de séminaristes que le Sillon a soustraits sinon à l'autorité, au moins à l'influence de leurs évê- ques, il la doit à l'Eglise le Sillon sème la discorde.

Quelles sont les erreurs du Sillon ? Voici d'abord une erreur de conduite. Il prétend échapper à la direction de l'autorité ecclé- siastique. Or, comme dans son action il se réclame de l'Evangile interprété à sa manière, il n'a pas le droit d'éluder cette direc- tion. De plus, le Sillon erre dans ses principes.

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 369

Il rêve, dit le Saint-Père, de transformer la société en chan- geant ses bases naturelles et traditionnelles, et promet une cité future édifiée sur d'autres principes, qu'ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants que les principes sur lesquels repose la cité chrétienne actuelle.

' ' Non, Vénérables Frères il faut le rappeler énergiquement dans ces temps d'anarchie sociale et intellectuelle chacun se pose en docteur et en législateur on ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l'a bâtie ; on n'édifiera pas la sojciété, si l'Eglise n'en jette les bases et ne dirige les travaux ; non, la civilisation n'est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c'est la civilisation chrétienne, c'est la cité catholique. Il ne s'agit que de l'instaurer et de la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renais- santes de l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété : Omnia instaiirare m Christo ".

Le pape relève les erreurs du Sillon relativement à l'émancipa- tion politique, économique et intellectuelle du peuple. Cette école aspire à établir dans le monde une égalité sociale absolument chimé- rique, et une autonomie individuelle impossible à réaliser. Elle tend à détruire l'autorité, dont, suivant elle, le peuple est le déten- teur, à faire disparaître la juste subordination des êtres, et l'obéis- sance nécessaire.

Le Saint-Père repousse ces rêves pleins d'erreurs et d'illusions dangereuses, il rétablit la vérité sur l'autorité dans la société. Il rappelle que la dignité humaine n'est pas incompatible avec la su- bordination, ni la liberté avec l'autorité ; qu'il est faux et dange- reux d'affirmer que toute inégalité est une injustice ou une moindre justice; que la fraternité humaine est un lien bien fragile ; que seule la charité catholique, fondée sur l'amour de Jésus-Christ son Fils,dans la soumission à l'Eglise, peut unir efficacement les esprits, les volontés et les coeurs dans la poursuite du bonheur commun. Dans les erreurs du Sillon et les habitudes pratiques qu'elles ont

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inspirées, le Saint-Père montre la source des fautes d'indiscipline qui lui sont justement reprochées, son mépris du passé, sa secrète insubordination à l'autorité ecclésiastique.

Ici l'accent du Souverain-Pontife devient plus ému. " Dans ces habitudes démocratiques, s'écrie Pie X, et les théories sur la ,eité idéale qui les inspirent, vous reconnaîtrez. Vénérables Frères, la cause secrète des manquements disciplinaires que vous avez dû, si souvent, reprocher au Sillon. Il n'est pas étonnant que vous ne trouviez pas dans les chefs et chez leurs camarades ainsi formés, fussent-ils séminaristes ou prêtres, le respect, la docilité et l'obéis- sance qui sont dûs à vos personnes et à votre autorité ; que vous sentiez de leur part une sourde opposition, et que vous ayez le regret de les voir se soustraire totalement, ou, quand ils y sont forcés par l'obéissance, se livrer avec dégoût à des oeuvres non sillonnistes. Vous êtes le passé; eux sont les pionniers de la civilisation future. Vous représentez la hiérarchie, les inégalités sociales, l'autorité et l'obéissance : institutions vieillies, auxquelles leurs âmes, éprises d'un autre idéal, ne peuvent plus se plier. Nous avons sur cet état d'esprit le témoignage de faits douloureux, capables d'arracher des larmes ; et nous ne pouvons, malgré notre longanimité, nous défen- dre d'un juste sentiment d'indignation. Eh quoi ! on inspire à votre jeunesse catholique la défiance envers l'Eglise, sa mère ; on lui apprend que dépuis dix-neuf siècles elle n'a pas «ncore réassi dans le monde à constituer la société sur ses vraies bases ; qu'elle n'a pas compris les notions sociales de l'autorité, de la liberté, de l'égalité, de la fraternité et de la dignité humaine ; que les grands évêques et les grands monarques, qui ont créé et si glorieusement gouverné la France, n'ont pas su donner à leur peuple, ni la vraie justice, ni le vrai bonheur, parce qu'ils n'avaient pas l'idéal du Sillon .' "

" Le souffle de la Révolution a passé par là, et nous pouvons conclure que si les doctrines sociales du Sillon sont erronées, son esprit est dangereux et son éducation funeste. "

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 371

Le Saint-Père se demande ce qu'est devenu le catholicisme du Sillon dans son évolution récente, il fait appel à tous les élé- ments, même aux hétérodoxes et aux incroyants, pour travailler dans une promiscuité périlleuse à l'amélioration de la société. L'oeuvre est devenue un danger pour la foi et la discipline catholi- ques.

Pie X sollicite les évêques de choisir des prêtres, munis des grades de docteurs en philosophie et en théologie, et versés dans l'histoire de la civilisation antique et moderne, pour les appliquer aux études moins élevées et plus pratiques de la science sociale, pour les mettre en temps opportun à la tête des oeuvres d'action catho- lique. Mais il ajoute cet avertissement : " Toutefois que ces prê- tres ne se laissent pas égarer, dans le dédale des opinions contempo- raines, par le mirage d'une fausse démocratie; qu'ils n'empruntent- pas à la rhétorique des pires ennemis de l'Eglise et du peuple un langage emphatique plein de promesses aussi sonores qu'irréalisa- bles. Qu'ils soient persuadés que la question sociale et la science sociale ne sont pas nées d'hier ; que, de tout temps, l'Eglise et l'Etat, heureusement concertés, ont suscité dans ce but des organi- sations fécondes; que l'Eglise, qui n'a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes, n'a pas à se dégager du passé et qu'il lui suffit de reprendre, avec le concours des vrais ouvriers de la restauration sociale, les organismes brisés par la Ré- volution et de les adapter, dans le même esprit chrétien qui les a inspirés, au nouveau milieu créé par l'évolution matérielle de la société contemporaine ; car les vrais amis du peuple ne sont ni révo- lutionnaires, ni novateurs, mais traditionnalistes. "

Le respect pour la parole pontificale ne saurait nous empêcher d'exprimer ici notre admiration pour cette noblesse de pensée, cette hauteur et cette sûreté de vue, et cette beauté de langage.

Comme conclusion, se tournant vers le Sillon, avec la confiance d 'un Père qui parle à ses enfants, le pape demande aux chefs de se retirer, pour leur bien, pour le bien de l'Eglise et de la France.

372 LA REVUE CANADIENNE

Quand aux membres, ils devront se ranger par diocèses, sous la. direction de leurs évêques respectifs. Ces groupes pour le moment indépendants les uns des autres, prendront le nom de Sillons catho- liques et leurs membres celui de Sillonnistes catJioliques, afin de bien marquer qu'ils auront brisé avec les erreurs du passé.

On ne saurait se figurer le retentissement que cette pièce magis- trale a eu en France. Toute la presse l'a commentée, les journaux catholiques l'ont accueillie, les uns avec allégresse, les autres avec soumission, tous avec respect. Et si la presse sectaire l'a dénoncée comme une condamnation de la démocratie, une feuille neutre, comme le Journal des Débats a mis les choses au point dans les ter- mes suivants: "Ce que la lettre pontificale reproche au Sillon, ce n'est pas d'être républicain, c'est de prétendre que ses idées politi- ques et sociales sont les conséquences nécessaires et uniques d'un ca- tholicisme qui lui est particulier ". Le même journal déclare que ce document est " fort éloquent, très solidement composé, et d'une grande vigueur d 'analyse ' '.

Le Sillon et son chef ont fait acte de soumission immédiate, à la réception de la lettre du pape. M. Sangnier a écrit au Saint- Père une lettre publique dans laquelle il annonce la dissolution de son oeuvre. On a relevé dans son langage certaines amertumes d'expression. Mais enfin, il s'incline devant la décision pontificale et fait une profession absolue d'obéissance à l'Eglise. Dans les différents diocèses, les groupes de sillonnistes se rangent sous la direction des évêques. Encore une fois la clairvoyance et l'énergie de Pie X ont écarté un grand péril.

Les actes mémorables se multiplient dans ce grand pontificat.. Presque en même temps que la lettre relative au Sillon était publié le décret sur la communion des enfants. Il a été préparé par la. Sacrée Congr%ation des Sacrements, et Pie X en a ordonné la

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 373

promulgation. Par cette décision, l'âge de discrétion pour la com- munion aussi bien que pour la confession des enfants, est fixé à sept ans, plus ou moins. Il y est dit que pour la première confes- sion et la première communion, point n'est nécessaire une pleine et parfaite connaissance de la doctrine chrétienne, que l'enfant devra «nsuite continuer à apprendre graduellement le catéchisme entier suivant la capacité de son intelligence, que la connaissance de la religion requise dans l'enfant pour qu'il soit convenablement pré- paré à la première communion est qu 'il comprenne suivant sa capa- cité les mystères de la foi nécessaires de nécessité de moyen, et qu'il sache distinguer le pain eucharistique du pain ordinaire et corporel afin de s'approclier de la sainte Eucharistie avec la dévotion que comporte son âge.

L 'espace nous manque pour parler plus longuement de ce décret Quant singulari CJiristus amore, appelé " libérateur " par un évêque, et de la manière dont il a été accueilli, spécialement en France.

Après cette pièce et la lettre relative au Sillon, est venu un Motu proprio au sujet du modernisme. Les champions de cette erreur, condamnée par l'encyclique Pascendi, n'ont pas abandonné leur dessein de troubler l'Eglise, dit le Saint-Père. Ils ne cessent de faire des recrues secrètement et de répandre le poison de leurs opinions par des livres anonymes ou pseudonymes. Le pape s'ef- force encore une fois de déjouer leurs mouvements, et il édicté à cette fin un certain nombre de règles. Le texte de ce Motu proprio ne nous est pas encore parvenu, mais d'après l'analyse envoyée à l'Univers par son correspondant romain, le Souverain-Pontife renouvelle les prescriptions de l 'Encyclique et réédicte les sept règles dont l'énumération et le texte forment les dix dernières pages de ce document doctrinal. Puis il ajoute des règles spéciales pour les élèves des séminaires et les novices des ordres religieux.

374 LA REVUE CANADIENNE

Les séminaires doivent assurer la doctrine et la vertu. Les supé- rieurs se montreront sévères et s'ils reconnaissent avec prudence le manque des vertus sacerdotales, ils expulseront les indignes, pre- nant des maures pour fermer aux élèves expulsés l'entrée des autres séminaires. Les études sont très chargées déjà. Par consé- quent, le pape, prohibe absolument toute lecture de journaux oa périodiques, même les meilleurs, dans les séminaire. Le pape donne ensuite des règles très précises à l'égard des professeurs, que les évêques devront suivre pour être sûrs de leur enseignement.

Le pape oblige au serment de Pie IV sept catégories de prêtres, que le Motu proprio énumère. C'est le serment ordinaire avec les adjonctions du Concile du Vatican, auquel Pie X ajoute des for- mules précises contre le modernisme, conformément aux proposi- tions de l'encyclique Pascendi et au décret Lamentahili.

Comme on le voit la vigilance de Pie X est inlassable. Une fois de plus, l'Eglise catholique peut se glorifier d'avoir à sa tête un grand pape.

* * m

En Espagne la crise politico-religieuse reste dan^ le statu quo. Le Senor Canalejas a reçu les félicitations de la maçonnerie. La grande loge Catalana-Balear lui a envoyé l'adresse suivante :

" Les Loges maçonniques, refuge de toutes les libertés et des idées progressives, qui travaillent à resserrer les liens fraternels qui doivent unir tous les peuples, sans distinction de race ni de couleur^ vous admirent et vous applaudissent. La Maçonnerie ne peut répan- dre les principes humanitaires qui sont à sa base sans la liberté de toutes les consciences, et sans la tolérance civilisatrice de toutes les opinions.

' ' C 'est pourquoi, Excellence, nous nous engageons à continuer le chemin déjà pris, sans redouter les conséquences de la lutte, et la victoire de la liberté sera certaine. La grande Loge " Catalana- Balear ", au nom de toutes les puissances maçonniques du monde.

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 375

vous offre l'influeiice énorme et universelle de son organisation indestructible. "

D'autre part le congrès de la libre-pensée réuni à Bruxelles a adressé un message d'encouragement au premier ministre d'Al- phonse XIII, comme l'indique cette dépêche :

" Le congrès de la libre-pensée a voté l'envoi à M. Canalejas d'un télégramme protestant contre les procédés traditionnels du Vatican, applaudissant au rappel de l'ambassadeur d'Espagne près le Vatican, et souhaitant une dénonciation du Concordat ' '.

Le cabinet espagnol n'a pas encore envoyé sa réponse à la der- nière note de Rome. Mais si l'on en croit une entrevue de M. Canalejas avec un correspondant du Corriere del Serra, cette réponse sera d'une banalité peu commune. '^ Elle ne sortira pas des généralités et se bornera à multiplier les assurances de notre confiance dans le maintien des bonnes relations entre l'Eglise et l'Espagne, à prodiguer les protestations de dévouement à la sou- veraineté spirituelle du pape, etc. Bref, notre réponse ne sera absolument rien, au fond, exactement comme la dernière note du Vatican. "

Tout ceci n'avancera guère la solution du conflit. On com- mence à répéter que le jeune roi d'Espagne est moins favorable à la politique de son premier ministre, que celui-ci ne s'en est vanté avec trop d'ostentation. Puisse cette rumeur être vraie !

. Faisant trêve à leurs appréhensions et à leurs préparatifs de lutte, les catholiques espagnols ont célébré récemment le centenaire de Balmès. Jacques Balmès, le 28 août 1810, à Vich, en Catalo- gne, est l'une des plus pures gloires de l'Espagne. Ce modeste et saint prêtre, voué au professorat, et mort le 21 juillet 1848, avant d'avoir atteint trente-huit ans, a laissé des oeuvres se révélait le génie d'un grand penseur. Ses principaux ouvrages sont VAri d'arriver au vrai, la Philosophie fondamentale et le Protestantisme comparé au Catholicisme. Balmès, Donoso Cortès ! Ah! si ces grands Espagnols vivaient en ce moment !

376 LA REVUE CANADIENNE

Au Canada, révénement du mois a été le magnifique Congrès eucharistique de Montréal. Il a duré du 6 au 11 septembre. Je n'entreprendrai pas d'en redire ici les splendeurs ni d'en raconter les phases. Je me bornerai à dire que jamais notre pays n'a vu un tel spectacle. Nos hôtes illustres ont déclaré que c'était le plus beau congrès eucharistique tenu jusqu'ici, et, sans y mettre de chauvinisme, nous le croyons. Un ensemble de circonstance, dont nous devons remercier Dieu, a permis aux catholiques canadiens de donner à ces fêtes un caractère d'apothéose nationale, qu'il eût été difficile d'atteindre en d'autres pays. Toutes les classes sociales et toutes les opinions se sont trouvées unies dans le triomphe décerné à Jésus-Hostie. Quelle scène inoubliable que celle de la procession eucharistique, le dimanche, 11 septembre ! Sept cent mille âmes ont acclamé Jésus-Christ ! Béni soit Dieu qui nous a fait vivre de tels iiistants, qui a fait jaillir de nos coeurs une telle confession de foi publique, qui a couronné notre pays d'une telle gloire !

Le Congrès eucharistique de 1910 restera pour le Canada catholique une date à jamais mémorable.

Thomas CHAPAIS.

Saint-Denis, 26 septembre 1910.

La Presse et ses Devoirs ^^^

(ETUDE POUR LE CONGRES)

Messeigneurs et Messieurs,

M'^ 'UN des buts immédiats des Congrès Eucharistiques nous If ont dit et nous répètent les organisateurs de ces grands 1^ mouvements de piété intelligente et éclairée c'est de promouvoir chez les peuples chrétiens et de faire se renou- veler périodiquement l'hommage social au Christ, roi des nations. Or, de nos jours surtout, le grand moyen d'émouvoir les masses populaires, le levier puissant avec lequel on remue les nations, c 'est la presse. Il est devenu banal de le répéter, la presse, pour beau- coup, c'est aujourd'hui l'unique puissance, la seule qui ait prise sur l'opinion.

O Le Secrétaire de la Eédaction de la Revue Canadienne ayant été appelé à l'honneur de porter la parole dans l'une des séances d'étude du récent Congrès de Montréal sur la presse et ses devoirs- envers la Sainte Eucharistie, le culte et la religion en général, est autorisé à mettre sous les yeux de ses lecteurs habitués le modeste travail qu'il a lu à la séance du samedi, 10 septembre, au Monximent National, à Montréal. Mgr Odelin, vicaire-général de Paris, présidait cette séance. M. François Veuillot devait y parler aussi sur le même sujet c'est ce qui expilique pourquoi le rapporteur canadien s'en est surtout tenu aux devoirs d'état de la presse canadienne. ^Malheureusement le distingué directeur de VVnivers n'a pu venir au Canada; il a été empêché à la dernière heure par un surcroit de besogne. Comme compensation, nous avons eu la joie d'en- tendre de M. l'abbé Eelleney,, de La Croix de Paris. En donnant dans la Revue, notre modeste étude, nous comptons que nos confrères de la presse montréalaise et de toute la Presse canadienne y voudront voir les priu- oipes fondamentaux du journalisme catholique. - E.-J. A.

378 LA REVUE CANADIEI^TNE-

' ' Personne n 'ignore écrivaient les Pères du Concile Plénier de Québec la place prépondérante que prennent aujourd'hui le livre, la revue, la brochure et le journal. Ils sont devenus les prin- cipaux semeurs d'idées, et bien souvent, les maîtres incontestés de l'opinion publique. Sous toutes les formes, mais surtout sous la forme du journal, la presse est la grande et parfois l'unique éduca- triee des multitudes. Elle pénètre partout, s'adresse à toutœ les classes et à tous les âges, traite tous les sujets, met et tient en éveil toutes les curiosités, et s'empare peu à peu des esprits qu'elle forme et déforme à son gré. Son influence est très décisive et ses juge- ments sont sans appels ". (^)

Il n'est que trop vrai. La presse est de nos jours une puissance formidable et irrésistible. Je dis : " Un 'est que trop vrai ' '. C 'est parce que d'ordinaire la puissance de la presse est plutôt au ser- vice du mal. ' ' C 'est, en effet disent encore les Pères de Québec par les mille voix de la presse que les erreurs se sont propagées si nombreuses, si vite, et si loin, depuis un siècle ; c'est le mauvais journal qui a battu en brèche, discrédité dans l'opinion toutes les institutions religieuses ; c'est par les journaux et par les romans, non moins que par les pièces de théâtre, que s'est préparée la loi du divorce en France, vrai fléau de la société moderne ; c'est dans les journaux enfin, qu'a été menée la campagne contre l'éducation chrétienne de la jeunesse, un peu partout. . . ". (^)

Or, " pour guérir les maux de notre temps " continuent toujours nos évêques, citant les propres paroles de Pie X à Mgr Bégin ' ' pour guérir les maux de notre temps, il faut employer des moyens qui soient appropriés à ses habitudes. . . aux écrits opposons les écrits, aux erreurs propagées ça et opposons la

(*) Lettre pastorale des Pères du Premier Concile Plénier de Québec, p. 28. (Cette lettre porte les signatures de trente-quatre archevêques et évêques, d'un préfet apostolique et de trois a«iministrateurs sede vacante.

(') Idem, loco cituto.

LA PRESSE ET SES DEVOIRS 379

vérité, au poison des mauvaises lectures opposons le remède des lectures salutaires, aux journaux dont l'influence pernicieuse se fait sentir tous les jours opposons le bon journal. . , ". (*)

D'ailleurs, messeigneurs et messieurs, nos vénérés prélats cana- diens ne faisaient que constater ce que tout le monde admet. N'a-t-on pas écrit que saint Paul, s'il revenait sur la terre, se ferait journaliste, et n'est-il pas connu de tout l'univers que Pie X,, quand il était patriarche de Venise, aurait vendu sa croix pectorale plutôt que de voir péricliter son cher journal vénitien La Difesa f Aussi bien, n'avons-nous voulu rappeler, au début de ce travail,, l'autorité de l'épiscopat canadien que parce qu'il nous a semblé de haute convenance de le faire pour appuyer nos modestes aîffirma- tions sur une doctrine solide et sûre. Au Congrès de Montréal, il nous est tout naturel, tous l'admettront, de nous incliner devant les enseignements das Pères du Concile de Québec.

Les Congrès ne sont pas Conciles. Ils ne définissent pas les dogmes, ils n'arrêtent pas les décrets disciplinaires. Ce sont plutôt messeigneurs et messieurs, ainsi qu'on l'a dit, de grandes assem- blées du clergé et du laïcat catholiques qui ont pour unique fin la gloire de Jésus Eucharistie, la préparation des triomphes eucharis- tiques, l'hommage social au Christ roi des nations. Si nous osions^ nous dirions que les Congrès sont aux Conciles ce que le couronne- ment d'un magnifique édifice est à sa base. JVIais pour l'un et pour l'autre de quelle puissance, répétons-le, n'est pas aujourd'hui la presse, ne sont pas aujourd'hui les oeuvres de presse.

Or, que fait la presse, en particulier la presse canadienne, pour la Sainte Eucharistie, pour la foi en la présence réelle, pour la glorification devant le peuple des rites et des fêtes qui la célèbrent ? Et puis surtout que devrait-elle faire, notre presse canadienne, non-seulement la presse des semaines religieuses et des revues pieuses, mais la presse qui se dit catholique et qui veut l 'être tout

{*) Idem, loco eitato.

380 LA REVUE CANADIENNE

€11 S 'occupant des intérêts matériels et politiques du pays ce qui, du reste, est parfaitement légitime. Voilà, messeigneurs et messieurs, tout l'objet du modeste travail qu'en notre qualité de prêtre-journaliste, au nom de nos confrères de la presse canadienne, nous avons l 'honneur de présenter au Congrès de Montréal : " La presse eucharistique, son état actuel, place à donner à l'Eucharistie dans les revues pieuses et dans les journaux catholiques en général ' '.

Nous voulons ici nous placer, autant que possible, au seul point de vue canadien. Nous supposons connus de nos auditeurs, les magnifiques rapports que le Rév. Père Couet, des Pères du Saint-Sacrement, au Congrès de Rome, en 1905, et M. François Veuillot, directeur de VUnivers, au Congrès de Cologne, en 1909, ont donnés sur les oeuvres de presse et l'Eucharistie. Nous aurions mauvaise grâce d'insister. Retenons seulement du rapport si docu- menté que le Rév. Père Couet présentait à Rome, que sur les soixante à soixante-dix périodiques eucharistiques, qui étaient alors (1905) publiés dans le monde entier, la France le pays par excel- lence des idées et des apôtres de l'idéal la France en comptait vingt pour sa part, et l'Amérique huit, dont quatre à Montréal : Le Bulletin Eucharistique, revue mensuelle spécialement destinée à la jeunesse (in-16 illustré, chaque livraison, 32 pages), Le Petit Messager du Très-Saint-Sacrement (in-12 illustré, chaque livraison 32 pages). Les Annales des Prêtres Adorateurs (in-12, chaque livraison 32 pages), et enfin The Sentinal of the Blessed Sacrament (in-12 illustré, chaque livraison 32 pages) qui est l'édition cana- dienne du périodique du même nom qui se publie à New York. J'ajoute que toutes ees publications sont, à Montréal, sous la direc- tion des Pères du Saint-Sacrement. L'activité et le zèle des Révé- rends Pères ont été trop précieux aux organisateurs du Congrès de Montréal et sont du reste trop connus de nous tous pour qu'il soit besoin de dire avec quels succès leurs oeuvres de presse eucharisti- que se développent et grandissent chez nous.

Nos revues pieuses en général et nos semaines religieuses n'ont

LA PRESSE ET SES DEVOIRS 381

pas lieu non plus de retenir longtemps notre attention. Quelle que soit la raison d'être spéciale de chacune de ces publications, il est clair qu'aucune ne saurait ignorer l'Eucharistie, qui est le centre du culte et de la vie de l'Eglise, comme elle est le centre de la croyance et du dogme. Par les mystères qu'elle rappelle, en effet,, par les vertus qu'elle prêche et par les effets qu'elle produit dans les âmes, l'Eucharistie, qui contient le corps, le sang, l'âme et la divinité du Dieu fait homme, Jésus-Christ, est le point central autour duquel toutes les dévotions bénies par la sainte Eglise vien- nent aboutir nécessairement. Quand donc les Annales de la Bonne Sainte-Anne, par exemple, racontent les hauts faits qui s'accom- plissent sur la côte de Beaupré, quand le Bosaire, des Dominicains^ prêche la dévotion à la Vierge Marie, quand la Tempérance, des Franciscains, exhorte à la générosité d'âme et à l'esprit de sacrifice ses milliers de lecteurs, le but final qu'on se propose, c'est toujours l'amendement de l'homme pour la glorification du Christ Jésus, 6fur la terre dans l'Eucharistie, au ciel dans la suprême béatitude..

Et il en est ainsi de toutes les revues pieuses. Les dévotions sans l'Eucharistie, sans le Christ- Jésus, comme fin plus ou moins directe ou, comme on l'a dit déjà, les dévotions sans la religion seraient trop courtes et nécessairement fausses. De même, nos semaines religieuses et nos divers périodiques de nouvelles pieuses^ ne peuvent, sans s'égarer, méconnaître ou sembler ignorer le culte eucharistique. Leur but est de raconter la vie des diocèses, la vie d'une oeuvre. Or, tout cela doit tendre au Christ- Jésus, comme les. rayons vera leur centre.

Peut-être seulement pourrions-nous, à l'occasion de ce magni- fique Congrès, qui restera l'honneur de notre Ville-Marie, deman- der à tous nos confrères et collègues des semaines et des revues, pieuses du Canada, de redoubler de zèle, par tout le pays, pour magnifier encore davantage, pour célébrer et pour chanter encore mieux les grandeurs et les gloires du dogme et du culte eucharisti- ques. Il nous semble qu'un devoir de spéciale gratitude va s'impo-

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ser à nous. Il importe, en particulier, que les échos du Congrès de Montréal se répercutent longtemps et très au loin aux pieds de nos montagnes et sur les bords' de nos fleuves et de nos lacs. D 'ail- leurs la dévotion sipéciale que chacun de nous a mission de dévelop- per et- d'entretenir dans l'âme de notre peuple, ne pourra que gagner en profondeur et en extension si elle s'illumine ainsi davan- tage aux rayonnements de l'ostensoir d'or qui porte Jésus-Hostie.

Mais ce que nous devons désirer surtout et ce que i^ous deman- dons avec instance à la presse canadienne catholique, non plus aux seules semaine religieuses ni aux seules revues pieuses, mais à tous les journaux quotidiens, hebdomadaires ou mensuels, qui se disent et qui veulent être catholiques, c'est un effort, c'est un mouvement, c'est un élan vers plus de vie chrétienne sociale, par l'étude et par la glorification de la croyance et des pratiques eucharistiques.

A Dieu ne plaise que nous méconnaissions les mérites réels de quelques-uns de' nos confrères et les générales bonnes intentions d'un plus grand nombre. Nous connaissons, pour y avoir été quel- que peu mêlé, les exigences et les besoins d'un journal qui veut vivre. Nous ne pouvons songer à demander aux grands quotidiens de se transformer en semaines religieuses et en revues pieuses que seule une élite recevrait et dont la masse à tort ou à raison ne voudrait pas. Pourvu qu'elles soient bien dirigées, il y a place dans un pays comme le nôtre pour toutes les initiatives intelligentes, pour toutes les bonnes intentions d'où qu'elles viennent. Mais encore, pour être catholiques et pour se dire telles, faut-il qu'elles soient selon l'esprit de Dieu.

Or, disons-le hautement, il y a une erreur pratique dont souf- fre notre \'ie catholique en ce pays béni du ciel. J^qu'ici, depuis cent ans, nous avons eu peu à lutter pour la défense de notre foi et de nos pratiques religieuses ; et c'œt pourquoi, quand une heure de lutte se présente, les chevaliers sont plutôt rares, les che- valiers de la plume comme les chevaliers de la parole. On n'aime jamais tant une cause que lorsqu'on combat pour elle. Malgré que

LA PRESSE ET SES DEVOIRS 383

noTis soyons sans aucun doute un peuple de foi, l'occasion semble nous avoir manqué de vivre socialement notre foi.

Nous parlons ici, messeigneurs et messieurs, d'une façon géné- rale. Nous savons bien qu'il y a chez nous de très beaux mouve- ments chrétiens. Ainsi, pour ne citer qu'un cas, nous nous réjouis- sons trop des manifestations de haut esprit catholique que nous ont récemment données nos chers jeunes gens de l'A. C. J. C. et leurs amis pour ne pas les signaler avec complaisance. Mais il reste vrai qu'on craint trop d'une façon générale dans notre grande presse canadienne de passer pour crétins et pour bigots. Sous prétexte de largeur d'esprit, nous sommes trop exposés à tourner court, quand il s'agit de parler de nos croyances et de nos dogmes, quand il est question de louer les grandeurs et les beautés de notre culte.

Donnons-nous garde, d'autre part écrivains et journalistes de notre pays, laissez-nous vous le dire en toute sincérité et en toute indépendance donnons-nous bien garde de nous leurrer nous- mêmes. Ne prenons pas, je vous prie, des éloges de personnes absolument exagérées et des interjections laudatives vides de sens pour un homme intelligent et pour un culte vrai et digne du Dieu que nous adorons dans l'Eucharistie.

D'abord, ayons la foi, éclairons nos convictions, ensuite nous la vivrons moins mal, et nous pourrons les exposer, elle et ses mani- festations les plus simples comme les plus éclatantes, avec des mots qui iront au coeur et qui feront du bien parce qu'ils seront sentis et parce qu'ils seront vrais. Car, autant les dévotions qui sont l'épanouissement naturel d'une vraie religion sont heureuses et f éeondes, autant les dévotions sans religion sont stupides et stériles.

Nous le demandons à tous nos confrères du journalisme catho- lique, il faut que le Congrès de Montréal soit pour nous tous une occasion de renouveau. Cessons d'être à tout moment les esclaves d'un absurde respect humain. Parlons de l'Eucharistie, de ses grandeurs, de ses gloires, des mystères qu'elle rappelle, des vertus qu 'elle prêche, des effets merveilleux qu 'elle produit dans les âmes

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et dans la société. Prolongeons vers les divers centres de nos popu- lations les échos du Congrès de Montréal, et, plus tard, sachons les réveiller, ces échos, à l'heure propice. Pour être, dans la mesure voulue, sans exagérations comme sans faiblesse, les apôtres oui les apôtres de l'Eucharistie, imprégnons-nous des vérités de notre foi. Grardons-nous des hérésies. Que si nous voulons et nous le devons souvent traiter dans nos journaux tel point de doctrine, tâchons d'abord de le bien connaître, et pour cela n'ayons pas peur de consulter l'Eglise enseignante et ses pasteurs. Evitons les ter- mes obscurs et les phrases équivoques. Visons aussi à la dignité de nos propos. Pensons souvent que le journal et son feuilleton sont lus par tous les yeux. Que la chronique des crimes dans nos colon- nes soit sobre et non suggestive. En un mot, soyons chrétiens d'abord. Ensuite et alors seulement nous pourrons être dévots sans crainte. Nous n'aurons rien du Tartufe. Parce qu'on nous saura sincères, on s'inclinera devant nos convictions. Nous pourrons rendre à la sainte Hostie, sans qu'on nous ridiculise, le ■culte social qui lui est dû, ce culte que plus que personne la presse aux mille voix nous voulons dire évidemment la presse catholique cette puissante et merveilleuse informatrice et régulatrice de l 'opi- nion moderne, est chargée de rendre et doit rendre à Jésus- Eucharistie.

Elie-J. AUCIiAIK.

Notre Vieil Orme

Il a prêté jadis son ombre à mes aïeux, Las de fouiller le sol de leurs pesantes bêches. Combien je l'aime encor, malgré ses branches sèches Qui paraissent des bras élevés vers les cieux !

Jusques au pied meurtri de cet arbre si vieux Le soleil de juillet lance d'ardentes flèches ; La lumière dans l'ombre ouvre de chaudes brèches Et l'on voit quelques fleurs luire comme des yeux.

Il sera bientôt mort. Mais de sa branche nue Monte encor, vers la nuit, la chanson ingénue Des oiseaux dont sa feuille a protégé l'espoir.

Et lui, tout rayonnant en sa décrépitude, Sous le reflet qui rose alors la solitude, Il fait de la chanson sa prière du soir.

Pamphile LEMAY.

Vers un Mausolée

Washington, D. C, juin 1910.

... Il est quatre heures.

Le soleil sort enfin de ses brumes. Et je puis voir du bleu^ •du beau bleu tendre, lavé, clarifié par les pluies. Or, cet azur est de bonne qualité, mais il n'a rien de plus rare que celui qui plane en notre ciel du nord. Là-bas, au firmament canadien, les tonalités sont tout aussi délicates, et tout aussi finement nuancées, avec je ne sais quoi, peut-être, de plus arrêté et de plus précis, ou, je dirais^ de plus ferme.

Allons, dit Henri, au BockCreek Cemetery. Je vous y ferai voir une statue de Saint-Gaudens. jC'est mon pèlerinage favori. Quand je veux me reposer un peu, me rafraîchir l'esprit, je vais contempler ce bronze. Sa vue éveille doucement ma pensée. Quelle merveille ! Il n'y a rien qui l'approche dans tout Washington. A cette heure, vers le déclin du jour, elle vous fera impression pro- fonde. Je lui dois bien des inspirations. Tenez, voici quelques vers d'une pièce quie je lui ai consacrée, tout dernièrement :

Ton ima^e demeure au fond de ma mémoire, Et le temps ne saurait l'envelopper d'oubli : ^Voiles ide crêpe et de tristesse, écharpes noires, N'ensevelissez pas mes rêves sous vos plis...

L'automobile nous prend donc, et nous roule à travers les avenues de la Capitale ces avenues qui ont quelque chose de souple, de moelleux. Et des arbres les bordent, si pressés, si feuil- lus, que l'on se croirait presque dans un bois. C'est à peine si les palais se laissent deviner, par delà leurs frondaisons épaisses . . .

Tout en allant, nous causons art, littérature, et . . . diplomatie. Mes compagnons, Henri et Emile, sont, en effet, dans "la carrière".

VERS UN MAUSOLÉE 387

Depuis ces quelques heures, je suis leur hôte, j 'observe, avec plaisir extrême, le cachet, si particulier, que la formation diploma- tique imprime au caractère, l'espèce d'élasticité qu'elle donne à l'esprit.

Leur conversation, tout en nuances, contourne si adroitement les questions, n'avance rien avec trop de force, évite de s'aventu- rer sur les terrains brûlants. Comme ils savent bien écouter, anissi ! Et leur tempérament semble si malléable. Ils ont comme une aptitude à se plier, à se mouler à tout. Mais l 'on sent parfaite- ment que, sous une grande souplesse de procédés dans leurs rela- tions, la liberté de leur jugement, sur las hommes et les choses au milieu desquels ils évoluent, demeure intacte et active. Derrière leur sourire, engageant, conciliant, se cachent, sans doute, une volonté très sûre d'elle-même, et des idées très arrêtées.

Hier soir, précisément, je disais à Henri : *' Je vous en prie, ne brisez aucune de vos habitudes journalières, à cause de moi ' '. Et lui de me répondre : "Oh! moi, je ne brise jamais rien ". Or, il m'a paru que ce mot si simple trahissait vraiment le diplo- mate. Un diplomate est tout le contraire d'un briseur de vitres. Il attend, patiente, ne heurte jamais de front les homm.es, laisse se dénouer, comme d'elles-mêmes, les situations compliquées, et pro- fite, pour intervenir, du moment psychologique . . .

Et toutefois, les esprits cultivés trouvent-ils aujourd'hui, dans la carrière diplomatique, un emploi suffisant à leurs facultés les plus nobles ? Car il me semble, d'après tout ce que j'entends, que la grande diplomatie, la diplomatie d'idées, n'est plus guère en honneur.

Ce dont on s'occupe surtout, dans les chancelleries, c.'est de choses économiques. Les gouvernements veulent être renseignés sur ces questions d'ordre matériel, qui prennent de plus en plus d'im- portance dans les affaires du monde, et demandent à leurs représen- tants à l'étranger, de leur préparer des rapports, qui ne rappellent que de très loin, par la substance du moins, ceux que rédigeait, par exemple, un Talleyrand.

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Les choses matérieilles ! Ceci me remet en mémoire la superbe étude Paul de Saint- Victor a fixé, en traits indélébiles, la ten- ^dance la plus accusée de la civilisation contemporaine. Cela est intitulé " L'Argent ". L'auteur écrivait voici déjà bien des années. Mais il a vu dans l'avenir. Et ses observations, déjà justes en ce qui concernait son temps, sont frappantes de vérité pour ce qui regarde le nôtre.

Il appartient ainsi aux penseurs de prévoir tous les effets contenus dans une cause encore à demi cachée, d 'annoncer les déve- loppements que prendra tel germe à peine éclos.

Et de même que c'est toute l'Ancienne Egypte son carac- tère, sa mentalité, sa religion qui est décrite, et comme ramassée, dans son étude sur '' La Momie ", les aspirations les plus vio- lentes du monde aetud sont dépeintes en ces fortes pages, auxquel- les il a donné pour rubrique ce mot presque brutal : l'argent. L'effort des peuiples se porte, en effet, chaque jour davantage de ce côté. Le reste passe à l 'arrière-plan, dans les relations mutuelles des divers cabinets^ Et c'est pourquoi la profession diplomatique, telle qu'on l'entend et la pratique de nos jours, a perdu de sa dis- tinction. L'on s'y traîne dans le terre-à-terre de questions agrico- les, commerciales, industrielles. " L'esprit de finesse ", qui régnait autrefois en maître dans les ambassades ou les légations, a été remplacée par le prosaïque esprit des affaires.

... A un tournant de la route, nous apercevons, dans le loin- tain, calme, majestueux, dominant tout, le monument Washington. ' ' C 'est le triomphe de la ligne droite ' ', nous dit Henri. Assuré- ment. » Et moi, pourtant, ce n 'est pas pour cette simple raison géo- métrique qu'il m'impressionne et que je l'admire. Cette longue aiguille de pierre, qui se profile, solitaire, sur le cid pendent des laines grises, va mourir la lumière, met là, au dessus de tout ce neuf, de toutes ces choses fraîches, qu'anime une vie récente, je ne sais quoi de très reposant et de très antique. Elle évoque l'E-

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gypte; elle nous reporte vers des âges et des peuples disparus. J'ou- blie, un moment, tout ce qui m'entoure; je me laisse prendre à l'illusion de profond passé qu'elle nous donne. . .

Hors de la ville, maintenant, par des chemins d'or, à travers des collines richement boisées. Je remarque des essences, particu- lières aux climats doux : arbres aux larges feuilles, imprégnées de sève. Et le soleil d'été n'a pas altéré leurs tons, d'un vert cru, ou d'un rouge sombre. De la campagne trempée, émanent les sen- teurs des moissons jeunes. Une rivière, aux eaux jaunes, coule, rapide, à notre gauche. Et cela serait beau, n'était la couleur, affreusement sale et t-erne. Mais la musique en est charmante, ce bruit de flot, qui se mêle au bruit du vent dans les branches, aux notes perlées des oiseaux, saluant la fin du jour. . .

Et nous voici aux portes du Bock Creek Cemetery.

Les monuments qui s'étalent, sur les pentes ou dans les vallons de cette nécropole, n'ont rien qui puisse séduire beaucoup le regard : pierres quelconques, colonnes plus ou moins élégantes, statues taillées par des maîtres-maçons tout le faste, habituel et sans art, des cimetières américains, lequel a commencé de pénétrer ■chez nous, malheureusement. Car, les " arpents de Dieu ", en notre chère vieille province, deviennent le théâtre d'un luxe, qui témoigna de prétentions bourgeoises assez inopportunes, non moins que d'un goût assez peu délicat.

Ah ! qui nous rendra nos vieux cimetières d'autrefois, si simples, si discrets, cachés à l'ombre des églises, avec leurs tailKs sauvages, leurs herbes hautes, leurs naïves fleurs des champs, et tout cet air d'abandon, de désolation, qui s'harmonisait si bien avec la pensée de la mort ? Pourquoi donc vouloir faire fleurir sur les tombes les couleurs les plus vives, les cultiver comme des jardins, les orner à l'envi d'épitaphes somptueuses ? Marquons plutôt ces lieux de repos d'humbles croix de bois, et laissons ensuite la grande

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nature y faire son oefuvre éternelle et paisible, laissons la terre pousser la seule parure qui convienne à ceux qu'elle a ensevelis dans son sein !

Non, rien de ce qu'il y a ici n'est propre à nous émouvoir. Aussi 'bien, ce n'est pas pour voir un spectacle si banal que nous sommes venus. " Regardez, dit Henri, c'est là-haut !" Et il nous indique, au sommet d'une colline, une tache sombre. A je ne sais quelle vibration dans sa voix, quel éclair dans ses yeux, quelle fièvre de toucher enfin le but de notre pèlerinage, je devine l'em- prise que la statue, dont il nous a parlé, exerce sur lui. Son seul voisinage le rend tout frémissant. Qu'est-ce donc que ce bronze peut avoir de si extraordinaire ? Il me tarde de le contempler aussi. Va-t-il me ravir ou me désenchanter ? J'aimerais qu'il me fît l 'impression que j 'en attends, et que sa vue me secouât d 'una véritable sensation d'art.

D'un pas rapide, nous nous acheminons vers le rideau de feuillage, derrière lequel il se dérobe.

. . . Un enclos de cyprès. Les arbres, d 'un vert presque noir, fusent très droits. Ils ont l'air de gardes funèbres, de sentinelles de la mort, conscients de leur rôle austère, jamais las de veiller sur un tombeau. Leurs branches, compactes, sont immobiles, silen- cieuses. Le vent léger du crépuscule les frôle sans les agiter, y éteint son murmure On dirait qu'il craint de troubler le recueillement en lequel elles s'absorbent.

Le sol, à l'intérieur, est pavé de larges dalles humides. Il a plu, la nuit dernière et ce matin. Et les rayons tardifs n'ont pu encore sécher ces pierres. D'ailleurs, le soleil pénètre-t-il jamais dans ce puits d'ombre ? Par la lumière dorée pourrait-elle y descendre, en égayer un peu la mélancolie? Car, par dessus les cyprès, un orme déploie sa frondaison plus claire, les recouvre de son dôme aux mille nervures.

Un banc de porphyre, à forme antique, s'adosse aux arbres, en suit la ligne irrégulière.

VERS UN MAUSOLÉE 391

Au fond de ce bois sacré, plus ténébreuse encore que son feuil- lage, sous lequel elle s'abrite à demi, la statue est assise. Et, ce que l'on ressent tout d'abord, en présence de cette forme, étrange, mystérieuse, c'est de la stupeur. L'on s'imagine qu'il y a quel- qu'un, vraiment, une femme, en deuil et en pleurs. Ou mieux, l'on croit à quelque apparition d'outre-tombe.

Oh! que je ne voudrais pas me trouver seul, ici, fût-ce en plein jour. Henri y vient souvent, lui. Il passe des heures, face à face avec cette vision. Il se propose même de la visiter, la nuit. Ce que cette ombre doit être effrayante, fantastique, par un clair de lune et d'étoiles !. . .

Elle est assise le buste presque rigide, le bras droit relevé, 'le menton appuyé sur deux doigts, tandis que les autres se posent le long de la joue attitude ordinaire dans la méditation. De longs voiles l'enveloppent de la tête aux pieds. Et il y a là, au point de vue technique, un effet de draperie qui est merveilleux.

La forme humaine disparaît, elle est comme prostrée, anéantie, sous cette étoffe, à la fois lourde et souple, et cependant, on la sent, qui vit et qui respire, i 'on devine la justesse des proportions, l 'har- monie des lignes, le modelé des membres. Les plis retombent avec une simplicité extrême, mais quelle grandeur, quelle majesté ils lui donnent. Ce n'est pas cherché, ce n'est pas arrangé. Rien qui ressemble aux coquettes parures de deuil, se complaît notre vanité. De larges ondulations, quelque- chose d'ample, de fort, de massif, et avec cela, de l'élégance, de la grâce, une mollesse fine et flottante. Oh! que cette écharpe noire revêt la statue d'une dis- tinction souveraine !

J'ai parlé de deuil et de pleurs. Et de fait, cette forme est ensevelie

sous des voiles de crêpe et de tristesse . . .

C 'est, apparemment, l 'image de la douleur ou de la mort. Pourtant, à la bien regarder, sa figure n'est pas abattue. Elle ne verse aucune larme. Ses yeux, demi-clos, sont secs. Vers quoi

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•donc regardent-ils? Une vision plutôt intérieure, dirait-on, une réalité lointaine. Et pourquoi oe pli un peu amer aux lèvres ? Et, par toute la physionomie, cet air d'avoir souffert, en même temps que de scepticisme ? Toujours est-il qu 'elle reflète un sen- timent extraordinairôment complexe, et qu'elle a une expression singulièrement énigmatique.

L'artiste n'a mis aucun nom au bas de son oeuvre. Et cela laisse le champ libre à nos interprétations. Que signifie-t-elle donc ? Que veut-elle nous représenter. 1 L 'un après l 'autre, nous cher- chons à nous le définir, à pénétrer son secret. Bronze pensif, qui donc évoques-tu ?

D'après la légende, ce mausolée serait un acte de réparation tardive. La morte, qui repose là, sous ces dalles, aurait aimé, avec passion, le compagnon de sa vie, et aimé sans retour. -Sa vive affection n'aurait été payée que de froideur. Et ainsi, elle aurait langui, aupr^ d'un foyer sans flamme, dans un palais que sa ten- dresse, incomprise, dédaignée, transformait en lieu d'exil, gardant pour elle seule sa douleur, subissant sa destinée comme une chose fataie, sans se plaindre, sans la maudire, mais heureuse de quitter enfin une existence, infiniment cruelle à son coeur de femme- Son martyre à peine consommé, comme un remords s'éveilla dans l'âme de celui qui en avait été la cause, peut-être assez incon- sciente. Il voulut cultiver son souvenir, adoucir sa mémoire obsé- dante, l'éterniser dans un réel monument d'art. Et c'est au grand sculpteur Saint-Gaudens, qu'il confia le soin d'ériger une statue à celle dont il avait brisé la vie une statue qui symbolisât le drame tragique, l'intime désespoir elle s'était consumée.

Quel sujet! Et comme l'artiste en a bien saisi et rendu la portée psychologique ! Comme il l'a élargi encore, pour lui don- ner une signification plus universelle ! Ah ! je crois comprendre, maintenant, le mystère concentré dans cette physionomie.

Ge n'est pas un portrait. Cette figure est humaine ; mais l'on sent qu'elle n'appartient plus au monde des contingences. Elle a gardé, de son passage parmi nous, les traits essentiels à notre raoe.

VERS UN MAUSOLÉE 393

et s'est dépouillée de ces caractères qui individualisent, qui cir- conscrivent l'espèce, et la constituent en personnalité. C'est du dehors, de l'au delà, qu'elle revit le songe sans rayons de son exis- tence évanouie. Et sans doute, les souvenirs qui se pressent dans sa pensée imprègnent son visage d'une intense mélancolie mé- lancolie corrigée, pourtant, tempérée par une sérénité qui n'est pas de la terre.

'Ses lèvres entr 'ouvertes semblent dire : " J'ai souffert, mais je tâche d'oublier. L'immense repos est venu. Désormais inaccessible au chagrin, pourquoi en voudrais- je aux homm'cs de mes malheurs ? Aussi bien, les déceptions, qui m'ont conduite au tombeau, ne venaient-elles pas de mon enfantine naïveté ? J'avais demandé à la vie ce qu'elle ne peut pas donner. Est-ce que tout n'y est pas chimère et illusion ? Mes folles aspirations m'avaient portée trop haut. C 'est un peu ma faute si la réalité m'a surprise, déconcertée, et si j 'en ai été navrée jusqu en mourir. J 'aurais être mieux préparée à ses coups. 0 vous, qui me visitez, et qui vous apitoyez peut-être sur l'histoire lamentable, et pourtant si brève, de mes jours, votre sympathie ne peut plus me toucher. Tout passe. Et ma triste exist-ence, comme les plus riantes et les plus comblées, s'est évaporée. A l'amertume éphémère, a succédé un rêve très doux et qui sera étemel. D'ailleurs, ai- je été plus infortunée que tant d'autres ? Mon cas a-t-il rien eu d'unique, d'extraordinaire? Les victimes du sort ne se comptent-elles pas par milliers ? Qui donc peut trouver vraiment que la vie lui est bonne, et lui rend tout ce qu'il en espérait? Qui peut se nourrir de ses vanités d'une heure? 'Qui est assez peu psychologue pour n'en pas percer le néant? Non, ne vous fiez pas à ses mensonges. En me donnant en partage la douleur, elle n'a fait que remplir son rôle. Car elle est naturellement cruelle. Apprenez du moins de mon ombre, mainte- nant si tranquille, à n'être pas étonné, si elle vous frappe. Jugez- la telle qu'elle est, et vous ne serez pas trahi. "

^Voilà, pour moi, le langage que tient cette statue, voilà ce

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ce qu'exhale sa boucha demi-close, tout ce qui se peint sur sa phy- sionomie, creusée par la méditation.

Leçon amère ! Philosophie désabusée ! Certes, elle contient une granide part de vérité. Mais que le pessimisme en est décevant et froid ! Et est, dans tout cela, la note mystique ? est l'hymne de surnaturelle consolation ? est l'allusion à la paix infinie au sein de Dieu ? Pas un mot d'espérance et d'amour. Seulement des idées qui rappellent le stoïcisme antique. Aucun reflet du doux évangile du Christ.

Eh ! quoi, la pauvre morte n 'a donc pas eu la religion divine, pour la réconforter dans son abandon, que rien, dans cet écho d'ou- tre-tombe, n'en porte la trace? Ou bien, est-ce l'artiste qui aurait I oublié d 'illuminer un peu cette sombre vision, de la baigner de clarté tendre et céleste 1

Car la 'pensée chrétienne en est absente. C'est un monument superbe, au point de vue de l'art, de la facture, mais d'un paganisme absolu. Je l'admire. Mais combien une petite croix, avec ces seuls mots dessus " Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur ! ' ' ferait davantage plaisir à mon coeur, le toucherait jusqu'aux larmes, déploierait devant mon regard les perspectives illimitées de la foi. Tandis que j'ai seulement res- senti une émotion esthétique bien forte, il est vrai et que ma curiosité, piquée par l'énigme que pose la figure mystérieuse, est plus ou moins satisfaite de l'avoir peut-être résolue. . .

... Le soir est tombé. Tout est plus silencieux et plus grave. L'ombre s'épaissit dans l'enceinte funèbre. La ligne des cyprès revêt une majesté plus lugubre. Le mausolée se fond dans de la nuit.

C'est le temps de reprendre notre route vers la grande ville, là-bas, qui déjà commence à se parer d'étoiles. . .

Henri D'ARLES.

Pages de Littérature contemporaine

Taine : " Le panorama du haut de Sainte-Odile " (i)

îANS la Nuit en Amérique de Cihateaubriand, c'est rimagi- nation reproductrice ou passive qui évoque aux yeux de l'artiste les couleurs entrevues et les sons perçus. Déjà pourtant l'imagination créatrice ou active y 'compare cœ. sons et ces couleurs avec les couleurs et les sons d'autres objets analogues. C'est elle qui lui suggère les métaphores les plus gra- cieuses, comme celle qui assimile les nues à des ceintures {zones) de satin blanc, à des flocons d 'écume, à des bancs d 'une ouate éblouis- sante.

Bien que nous parlions ainsi d'imagination créatrice, il ne faut pas néanmoins que nous nous leurrions sur le sens de ce terme. Nous n'entendons pas soutenir que cette faculté invente de toutes pièces des images nouvelles. Elle se contente de combiner autre- ment des images anciennes ; sur un fond vieux et usé parfois elle tresse une forme neuve et chatoyante, voilà tout. Son rôle est plutôt un rôJe de combinaison, de rapprochement; des relations diverses qu'elle découvre entre les objets elle fait saillir de nou- veaux aspects des chos^. 'C 'est en ce sens-là seul qu 'il 'est permis de lui attribuer un pouvoir créateur.

Ainsi restreinte, cette sorte d'imagination n'en constitue pas moins une faculté puissante. Dans la vie des individus et des peu- ples elle est l'inspiratrice des grandes entreprises comme elle sug- gère aux savants leurs hypothèses les plus hardies. Chez les artis-

(^) Texte emprunté aux Derniers essais de critique et d'histoire, 3e édition, 1903, pp. 73-75-77. Cf. Giraud (Victor) : Pages choisies de Taine, 2e édition, 1909, pp. 363-366.

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tes elle est la source même de l'idéal et les écrivains lui doivent leurs représentations les plus originales du monde moral comme du monde physique : songez seulement à La Bonne Souffrance de Coppée ^t à l'allégorie du fleuve (^). Il n'est presque pas d'inven- tions heureuses, dans l 'oeuvre des poètes en particulier, qui ne pro- cèdent d'elle (') ; c'est elle qui dessinait, au regard de Barbier composant L'Idole, l'image d'ijn Corse aux cheveux plats montant une cavale et l 'épuisant à force de lui faire ' ' écraser le ventre des nations '*.

Cette puissance d'évocation semble plus étonnante encore quand on connaît les trois formes que cette faculté revêt chez les écrivains. Dramatique, elle représente les êtres avec une vie si intense qu'on croit les avoir quittés il y a un instant à peine : ainsi chez Platon, Pascal, St-Simon, Michelet, Ste-Beuve. Parfois elle se fait lyrique et projette le moi de l'auteur sur son oeuvre ; les paysages alors n'expriment que des états d'âme personnels, des symboles, des vibrations qui prolongent les frémissements de l'âme de l 'artiste : e 'est' le cas de Lamar'tine et de Hugo surtout. S 'éle- vant à des régions plus hautes et devenant philosophique, elle tra- duit l'émotion du penseur aux prises avec les idées abstraites, fait " de toute philosophie une poésie " (Taine), '' rend émouvantes les idées et dramatise les abstractions " (Barres), enveloppe de mouvement et de chaleur, chez Parménide et chez Lucrèce par exemple, les pensées les plus froides et les objets les moins animés.

Monsieur Giraud, auquel nous empruntons cette classifica- tion (*), n'a pas eu de peine à découvrir que ce dernier aspect de

C) Pour le développement cf. Durand : Cours de philosophie; Psy- chologie, Ile Pajrtie, c. VII, art. 2.

(*) L'abbé Montag-non en a réuni quelques-unes de Verlaine, Hérédia» Lamartine, Hugo, dans ses Préceptes de littérature, pp. 61-62.

(*) Essai sur Taine, c. III, art. 1.

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l'imagination créatrice fut celui qui distingua la faculté d'Hippo- lyte Taine.

Sans doute deux qualités dominèrent chez lui : une raison supérieure, une imagination profonde. Cette dualité explique les deux allures de son style, tantôt démonstratif en raison de la passion qu'éprouvait le philosophe pour les idées générales, tantôt leste à cause du goût de l'écrivain pour les choses conerètes. Pour cette raison, il est à la fois français et latin, classique et romantique, poète-logieien en un mot : eomme il l'a dit de Gruizot, " il peint l 'homme à la façon des artistes et le construit à la façon des raison- neurs " (^). M. Boutmy a insisté avec raison sur ce double carac- tère ; il a signalé en même temps la logique du style de Taine et sa poésie (*).

Ce douhle aspect d'un esprit, il ne nous appartient pourtant pas de nous y arrêter. A quico-nque désire constater la valeur démonstrative de ce style il suffit de lire les pages Taine scrute le mystère de la nature C^) ; à nous, ce qui convient, c'est d'en étudier la puissance poétique. Elle éclate à merveille dans l'ar- ticle sur Sainte-Odile, dont M. Boutmy a pu dire qu'il ne connais- sait " aucun poëme plus émouvant que ses premières pages ". On y découvre vite quelle vision de peintre et quelle imagination de poète cachait ' ' la prison dialectique ' ' derrière les murs de laquelle Taine cadenassait volontiers sa pensée.

Auparavant, ne chicanons pas Taine sur l'occasion qui lui a inspiré son pèlerinage à la montagne sainte de l 'Alsace, ' ' le besoin

(') Journal des Débats, 12 janvier 1866.

(*) Article coTisigné par Girard dans son Essai sur Taine, Appendice II, p. 300.

(") Pages choisies, p. 195. Le Père Longhaye a justement corrigé tes erreurs contenues idans ce texte de Taine : nous n'en parlons qu'au point de vue de la marche idiailectique.

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de se plonger dans le peuple des êtres qui ne pensent pas! ". Ne nous arrêtons pas non plus au voeu que lui suggère la consi- dération de la vie pullulant autour de la colline, le voeu que l'on revienne aux dieux antiques ! Gardons-nous enfin de souligner la comparaison malencontreuse que l'écrivain développe entre la vie de sainte Odile et Vlphigénie en Tauride de Goethe. D'autres lui ont appris qu 'en cherchant bien, il eût trouvé sur la colline le Dieu unique et même, en cherchant un peu plus, sainte Odile ! (*). Ce fut son tort de voir là-haut seulement l'extérieur de la nature et de n'y point découvrir la marque du Créateur. Cette nature, du moins, il l'a perçue avec une netteté parfaite, il l'a décrite avec une étonnante prodigalité.

Nous n'aborderons pas non plus le texte sans remarquer que le poste d'observation est double : le pied de la colline s'étend la campagne prochaine, le sommet avec son couvent d'où l'oeil eînbrasse un espace immense jusqu'au bout des Vosges, jusqu'à la plaine du Rhin. De même, la description comporte deux moments : l'heure de la nuit tombée, alors que déjà la lune et les étoiles dessi- nent les contours dTes objets, la première aurore quand le soleil les met en relief, ' ' les pénètre de sa chaleur et les revêt de sa clarté ' '.

On devine déjà la variété qui par sera celle de la description.

Premier Tableau

(1er poste 1er moment).

Bepos et immobilité.

Hier, à la nuit tombée, au pied de la montagne, la campagnie entdère nageait dans une blancheur laiteuse, si sereine et si molle qu'on se sen-

(') Barrés : Au service de V Allemagne, ou encore 25 années de vie littéraire, pp. 405-9. Wedschinger : Sainte Odile, c. XVII, de la collection Les Saints. On trouvera, dans d'introduction de ce dernier ouvrage, les renseignements eissentiels de géograpihie.

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tait à l'aise comme chez \\n ami. Pas un souffle de vent : de temps en temps le pas d'un paysian attardé ; de toutes parts un chudhotement loin- taàn, effacé, d'eaux courantes. Les peuipliers sortaient tout noirs de la clarté nocturne ; eux aussi, ils reposaient enveloppés par la bienveillance universelle de l'air moite, ospii-ant la fraîcheur qui sortait en voiles blancs de toute la plaine. La pâleur lumineuse du ciel perçait entre leurs branches et, sur îles ruisseaux rayés 'par leurs ombres, la lune secouait uue draperie d'argent

Dans ce premier tableau, qui forme aussi la première partie d'un contraste, l'imagination reproductrice à peta iprès seule a. guidé le pinceau du peintre.

Ce qui a frappé ce dernier, c'est la couleur d'abord ; et voilà de quoi satisfaire les yeux du spectateur. L'artiste a vu la blan- cheur des buées qui s'élèvent du sol, produisent la clarté nocturne et donnent aai eiel une pâleur lumineuse, tantôt sillons de lait pur, tantôt voiles immaculées de navire. Inversement, et grâce à cet éclat, il a percé V obscurité que projettent dans l'air les peupliers tout noirs et qu'étendent sur les ruisseaux . les ombres de leurs branches. Il a observé le mélange de noir et de blanc qui résulte de la confusion des objets et de la draperie à^ argent secouée par la lune sur les ruisseaux rayés d'om&res.

En même temps que ses yeux, l'oreille de l'artiste tient son rôle pour fournir un aliment à l'ouïe du lecteur. L'observateur remarque la paix et le repos qui à cette heure planent sur la plaine entière. Absence complète de vent: le bruit à peine perceptible des^ pas et le chuchotement continuel mais discret ne troublent guère le sommeil des peupliers qui, enveloppés dans le lit de la bienveil- lance universelle, aspirent et respirent comme de véritables dor- meurs.

Ainsi done, on retrouve dans ce seul passage presque tous les éléments de la Nuit en Amérique. Sensations de la vue et de l'ouïe, couleurs et sons, contraste des ombres et de la lumière, méta- phores ingénieuses {voiles, draperie, lit) : la source de l'inspira-

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tion est la même, les procédés d'expression les mêmes aussi. La phrase de Taine cherche même à lutter avec celle de Chateaubriand : la " blancheur laiteuse si sereine et si molle qu'on se sentait à l'aise icomme chez un ami " répond aux " bancs d'une ouate éblouissante si doux à l'oeil qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité ".

Deuxième Tableau

(2e poste 1er moment). Vie immense et libre.

C'est la nuit encore. En un contraste puissant, de cette mort apparente dont l'obscurité frappe les choses l'imagination créa- trice va tirer la vie, une vie immense et libre comme les êtres qui la vivent. Il suffit, à qui veut le constater, de changer d'observatoire et de s 'installer surila place du couvent qui domine la montagne :

Il faut monter jusqu'au couvent et embraisser d'un regairtd tout le paysage pour sentir l'imniensité et la liberté de cette vie pullulante.

Avec l'artiste installons-nous au monastère de Sainte-Odile.

Un caractère général a d'abord ébloui l'écrivain : celui de la vie qui semble pulluler au-dessus et autour du tomibeau qu'est la plaine. De cette vie il saisit même les aspects particuliers, l'im- mensité et la liberté. Sur ces deux idées abstraites, qui ont ajossi- tôt éveillé l'esprit du philosophe, l'imagination du poète fait tour- ner, comme sur deux gonds, tout un riche et puissant développe- ment. L'immensité se concrète dans la multiplicité des arbres ; le mouvement du rocher représente la liberté. De un diptyque sur lequel le pinceau du peintre n'a plus qu'à cooMonner les couleurs.

PAGES DE LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 401 1er Panneau : Les arhres (immensité).

A pert-e de vue des arbres, rien que des arbres, toujours des arbres, chênes et pins hérissés en frange sombre contre ie ciel; nul intervalle, sauf de loin en loin un morceau de prairie qui étincelle. On n'imaiginait pas une pareille foule. C'est un peuple infini qui occupe l'espace et que l'homme n'a point encore attaqué dans son domaine. Ils esoailaJdent les pentes, ils s'entassent dans les vallées, iis grimpent jusque sur les crêtes aiguës. Toute cette multitude avance, ondulant de croupe en croupe, comme une invasion barbare, chaque bataillon poussant l'autre, ceux des hauteurs dorés par le soleil, ceux des fonds couverts par ujie brume lumi- neuse, ceux des lointains noyés dans l'air bleuâtre ; derrière ceux4à on en devine d'autres jusqu'au bout des Vosges; et l'énorme armée végétale semble en marche vers la campagne ouverte, vers la plaine du Rhin, vere la terre des hommes, pour l'envahir et l'occuper comme aux anciens jours

Par une simple répétition de mots {arhres) que résume une expression générale {peuple infini) l'observateur dessine d'abord le spectacle de l'immensité physique. De ces mille esseaices accu- mulées sur un point il détache deux seulement {chênes, pins) et il en marque l'apparence à l'aide d'une image hardie qui prépare toute la suite {hérissés contre le ciel). Une antithèse sobre achève le tableau (frange sornire du ciel prairie qui étincelle). Nous avons vu défiler ainsi sous nos yeux comme l'avant-gaMe d'une armée.

A ce moment le poète intervient pour décrire l'immensité morale. Il ne voit plus les arbres comme des régiments disséminés: ceux-ci constituent aussitôt une foule, masse imprécise et inintelli- gente. La foule devient peuple, composé vague encore, mais assem- blage de formes humaines capables de tout entreprendre et de tout détruire : c'est leur action que peignent des métaphores à la fois animales et militaires {escaladent, s'entassent, grimpent). Le composé se précise : on y devine les groupes divers qui caractéri- sent toute multitude.

402 LA REVUE CANADIENNE

Comme cette multitude est peuple, elle pense, elle vit, elle agit. Elle s'avance, vaste champ d'épis dont le vent courbe et relève les têtes (ondulant), comme le chef d'un régiment fait ses soldats se dresser ou se coucher ventre à terre. L 'image dès lors se poursuit sans défaillance : la multitude apparaît comme une invasion, mais une invasion dont les bataillons sfe poussent et se bousculent (bar- bare). Tous occupent des postes différents : les uns les hauteurs, d'autres les fonds, d'autres les lointains. Pas un non plus n'offre le même aspeict : le soleil dore les premiers, la brume couvre les a/utres, l'air noie les derniers (style métaphorique).

Un dernier trait précise le tableau et humanise l'immense inva- sion : les bataillons des arbres forment une armée, une armée en marche et qui bat la canipagne. Armée intelligente, bien qu'elle soit végétale seulement, elle sait que la loi du plus fort est la loi même de la guerre, que le sol appartient au premier ou au plus fort occupant. Elle s 'en va donc, masse formidable, avec une allure de conquérant que soulignent des expressions militaires, envahir et occuper non seulement la campagne que domine l'Odilienberg, mais la plaine aussi du Rhin, mais la terre elle-même des hommes (gradation). Et il semble que de chaque côté les collines s'élè- vent comm'e les flots d'une Mer Rouge pour laisser passer ces Hébreux nouveau genre.

Quelle vie et quelle immensité ! Quand on est capable de se représenter les arbres qui s'échelonnent sur le flanc d'une montagne comme des régiments qui se poussent les uns les autres à l'assaut d'une redoute, quand on peut ainsi " préciser et incorpo* rer dans une forme humaine la force et la fraîcheur des choses (Taine) ", on est poète. On est même un grand poète lorsqu'on est assez riche pour prodiguer un pareil luxe de métaphores, assez conséquent avec soi-même pour les suivre aussi longtemps sans dévier de la route.

PAGES DE LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 403

2b Panneau : Le rocher {liberté).

L'immensité de cette vie n'a pas tellemeni; séduit l'observateur qu'elle l'ait empêché d'en remarquer aussi la liberté : le rocher la symbolise. Seulement, la peinture cette fois se complique d'un drame. Au lieu de dessiner les contours du colosse, l'artiste nous transporte aux anciens jours. Nous assistons ainsi d'une part à l'oeuvre sourde et continue du glacier primitif, le monstre qui cher- chait alors à dévorer le rocher, d'autre part à l'assaut des arbres qui s'évertuent à envelopper le bloc gigantesque, à l'enfermer dans leur filet de verdure, dans le tissu de leur draperie, derrière un mur de revêtement (style métaphorique). Ce double effort des arbres et du glaeier à la conquête du rocher fournit à l'écrivain les éléments d'une description on ne peut plus pathétique et drama- tique.

. I .* M.i

Depuis la Suisse jusqu'ici le monstrueux glacier emplissait la plaine et son oeuvre jojiehe encore la terre : il a noyé les croupes sous les sables que ses torrents lui ajpportaient ; il a semé, sur les esplanades, djes blocs gigianteisques de cailloux roulés, comprimés et collés ipar son effort; il a êcorché Je squelette de la, montagne par le frottement de ses glaçons ; il a rongé, d'étage en étage, les roches surplombantes par son abaisse- ment insensible et par ses morsures mu/ltipliées. A mesure qu'il se reti- rait, les arbres ont pris sa place et aujourd'hui ils semblent occuper l'es- pace ; mais ils ne sont qu'un manteau vert jeté sur la pierre rouge et, au bout d'un instant, les fonnes colossales qu'ils recouvrent imposent à l'es- prit le poids de leur multitude et de leur énormité. A vrai dire, il n'y a qu'elles ; cette idraperie végétale n'est qu'un aiocident : nues ou vêtues, elles font également les vents, les pluies, les nuages; sous leur revête- ment de forêts l'oeil suit toujours la raideur des arêtes dressées, la ron- deur des cônes émoussés, tout le désordre des prodigieuses bosselures qui, s'enchevêtrant, se heurtant, s'écrasant, découpent en créneaux fantasti- ques l'azur uniforme du ciel.

Ne perdons pas de vue l'idée générale de lutte qui préside à tout ce développement ; nous ne saisirons que mieux les trois pha- ses de la description, les trois actes du drame.

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Dans le premier le glacier, comme le Protée de la fable ou le Méphistophélès de Faust, prend toutes les formes pour déjouer 1^ ruses de son ennemi le rocher. Torrent furibond, il noie les crou- pi j laboureur herculéen, il sème sur les esplanades des blocs gigan- tesques de cailloux et s 'amuse, comme un homme fort, à les y rouler,, les y comprimer et Ifô y coller ; bourreau vengeur, il épuiserait sa rage à écorcher même ce squelette si une dernière transformation n'en faisait le rat patient qui ronge les roches de ses morsures mul- tipliées (style métaphorique).

Avec tant de moyens à son service il semble que le caméléon doive triomplier; mais l'autre adversaire se présente et le second, acte expose 1^ rôle des arbrœ dans le combat. Bientôt la verdure couvre le monstre de pierre rouge (jeu de couleurs), s'étale sur lui comme une draperie et l'emprisonne dans un revêtement de forêts, (métaphores).

Le rocher est donc vaincu ! Non pas, ce n'est qu'un acci- dent. Au troisième acte il se redresse contre ses deux ennemis à la fois ; menaçant il pointe la raideur de ses arêtes, la rondeur de ses cônes, le désordre de ses bosselures. A force de s'enchevêtrer, de se heurter, de s 'écraser contre les deux adversaires, les têtes de cette nouvelle hydre de Lerne qu'est le rocher finissent par le dégager de la double étreinte. La crête rouge du monstre perce à travers le manteau vert (jeu de couleurs) et le géant, transformé en un immense château-fort que l'assaillant n'a pu enlever, domine ses deux ennemis terrassés de toute la hauteur de ses créneaux fantas- tiques (métaphore) dont les lignes se découpent sur Vazur (couleur nouvelle) uniforme du ciel. Et, l'idée^du combat entraînant avec elle le souvenir du sang répandu, il semble que la couleur rouge surgisse encore une fois au regard pour couronner cette description miroitent les nuances les plus diverses.

C 'est donc le rocher qui reste vainqueur au terme de ce drame palpitant. Drame palpitant en effet et dont l'on se demande ce qu'il convient d'y admirer davantage : la vivacité de l'action, la

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puissance de l'effort, le contraste des combattants, la diversité des ■couleurs sous lesquelles ils se rangent, la logique de la métaphore qui dresse devant les yeux, à la fin de ce récit épique dont tous les termes sont empruntés à l'art de la lutte, le spectacle des créneaux debout encore dans leur solidité, ou bien la variété de la phrase qui tantôt range ses membres comme les bataillons d'une armée (noie, sème, écorche, ronge) tantôt les entremêle comme des régiments dans un corps à corps l'on ne distingue plus les adversaires

(l'oeil suit toujours azur uniforme du ciel).

Du moins ne peut-on s'empêcher de remarquer, dans ce dipty- que, la diversité du procédé de composition. Au début une même €t unique scène, celle de l'armée envahissante, se déroule et se déve- loppe par accroissements juxtaposés (foule, peuple, multitude, inva- sion, hataillons, armée, campagne) ; à la fin un vrai drame s'étale avec ses trois actes coordonnés, l'attaque du glacier, les efforts de la forêt, la victoire finale du rocher. Et, malgré cette variété, tout le paysage tend à exposer une même idée, à illustrer un même ta- bleau, celui de la vie pullulante, immense et libre comme la plaine elle se déploie.

Troisième Tableau (2e poste 2e moment). Explication de cette vie.

Quand, au matin, on voit le glorieux sodeil se lever ide l'autre côté du fleuve, monter, flamboyer au milieu de l'air, s'étaler sur leurs croupes, les quitter, les rendre à l'ombre, on sent que, selon les alternatives de son attouchement ou de son absence, les vieux monstres de pierre se réjouis- sent ou s'attristent comme aux premiers jours. Ce sont des dieux, les dieux immobiles de la terre. Plongés par le reste de leurs corps en des profondeurs inconnues, leur col et leur tête arrivent seuls à la lumière. Ainsi accroupis et attroupés, ils attendent chaque jour le sourire de leur frère céleste qui les pénètre de sa chaleur et les revêt de sa clarté, à' m^^esure qu'il avance dans le libre chemin de l'air.

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De même qu 'un contraste marquait la différence entre la tran- quillité r*eposante du premier tableau et la vivante mobilité du deuxième, c'est un contraste encore qui distingue le troisième dés deux autres. Sur ceux-ci la lune secouait sa draperie d'argent ; le soleil dissipe maintenant les ténèbres et anime le rocher aux .mille formes. Au fond, le vainqueur- final de la lutte, c 'est lui ! Le bloe de roches ne s'efforçait de percer le manteau de verdure et de résister aux assauts du glacier que pour s'abreuver à cette source de vie.

Source merveilleuse en vérité, puisqu'elle infuse à cet être inanimé des sentiments humains : à son contact les rochers " se réjouissent et s'attristent ". Bien plus, ils deviennent des dieux^ les dieux d'une terre qu'ils dominent du haut de leurs créneaux comme d'un Olympe ils trônent.

Mais ils sont immobiles et la moitié seulem^ent de leur être apparaît. Là-dessus l'imagination du poète fabrique une méta- phore puissante qui en suggère d'autres non moins puissantes. A voir ces dieux accroupis et attroupés, attendant le sourire du dieu céleste leur frère, on songe aux menhirs et aux Ttromlechs de Camac en Bretagne ou du pays de Galles qui attendent eux aussi le sou- rire du dieu gaulois sur le sacrifice des druides; on pense aux griffons enfoncés aux flancs des vieilles cathédrales et tendant vers, le ciel leur tête et leur grand cou, rocailleux et menaçants.

La terre et le ciel se confondant ainsi dans une dernière étreinte, la chaleur chassant le froid et la clarté la nuit, on suit de l'oeil, dans ce paysage transformé, réjoui, illuminé, la marche du soleil qui se promène en triomphateur sur le " libre chemin de l'air " (métaphore) : triomphe glorieux qui manquait seul à la perfection du drame fantastique auquel le poète nous a fait assister. Il nous y a conduits à l'aide d'une phraséologie enchevêtrée se peint la difficulté de la victoire et dont l'embarras même double le

plaisir que l'on éprouve à constater le succès final {Quand

jours).

PAGES DE LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 407

Et, maintenant que le soleil exerce son empire sur les vieux monstres de pierre vainqueurs de leur double ennemi, le tableau est achevé en ses trois parties : invasion des arbres, combat du g'iacier et de la forêt contre le rocher, victoire du dieu-soleil. Le dénoue- ment en est heureux ; le peintre-poète peut poser la palette et la plume.

Il resterait à montrer, si nous en avions le loisir, comment l'écrivain n'a pas atteint du premier coup cette perfection. Pour nous rendre compte que son succès est le résultat d'une longue patience et de retouches successives, il nous suffirait de comparer la première partie de notre texte avec la rédaction originale conte- nue dans les Carnets de voyage (^).

Les corrections, pour être apparemment de peu d'importance, n'en sont pas moins fort heureuses. L'effort de l'écrivain a con- sisté à soulager le texte définitif des épithètes et expressions super- flues qui alourdissaient le premier, à préciser les termes trop géné- raux, à condenser surtout toute la description autour de l'idée d'une armée en marche. A peine s'est-il permis quelques additions qui achèvent et complètent les indications sommaires de la rédaction initiale : ainsi en est-il de bataillons, de noyés, à^ occuper.

Ces corrections une fois justifiées, on aurait plaisir à compa- rer la description de Taine avec celles par exemple de Pierre l'Er- mite ("), de Welschinger (^^) ou de Barrés (^^). Cette étude

(•) Bp. 347-8. Cf. Giraud: Pages choisies de Taine, p. 364 en note. (") La Grande Amie, c. 17, pp. 121 et seq. (édit. de La Bonne Presse). (") Sainte-Odile, Into-od., pp. V-VIII (Poussielgue). (") Au service de V Allemagne. Cf. 25 années de vie littéraire, c. VIII, pp. 400-405 (Blond).

408 LA REVUE CANADIENNE

nous entraînerait au-delà des bornes qui nous sont fixées.

Tous ces écrivains ont rectifié avec bonheur l'inspiration de Taine ; aucun, semble-t-il, n 'a insufflé à sa description une pareille intensité de vie. A travers la forêt, le glacier et le rocher, le philo- sophe n'a entrevu qu'une nature inintelligente et forcenée ; les autres, sur cette nature, ont senti le souffle de Dieu, passer et l'ont recueilli. Aussi leur oeuvre l'emporte-t-elle en définitive par l'idée surnaturelle qui s'en dégage.

Quoi qu'il en soit, le chapitre de Taine a sa beauté. Que nous enseigne-t-il touchant les eonditions de l'art d'écrire ? D'après notre texte on peut conclure que, pour être écrivain, il faut savoir regarder, associer entre eux les fantômes de l'imagination qui entre- tiennent quelque rapport les uns avec les autres, traduire ces ima- ges à l'aide de mots précis et toujours enchaînés en une progression Jogilque de manière à créer l'impression d'une masse énorme, tein- dre le tout des couleurs mêmes de la nature, tamiser d'ombre par l'antithèse des expressions, les nuances trop voyantes, concentrer tous les détails autour d 'une idée unique, enfin ne pas s 'égarer dans l'abstraction et, au contraire, concréter, vivifier, dramatiser les abstractions les plus profondes.

Quand on possède 'ces dons, on est un grand artiste ; 1,'on écrit ou plutôt l'on peint et l'on chante Sainte-Odile !

Emile CHARTIER.

Jean Nicolet

ET LA

DECOUVERTE DU WISCONSIN

1634=

SUITE ET FIN (^)

î^PRES la vie des bois qu'il avait menée (depuis 1618) Nico- let fut employé sept autres années au poste des Trois- Eivières, le plus turbulent et le moins sûr de toute la colo- nie. Ayant en mains les intérêts de la traite des Cent- Associés on le vit plusieurs fois donner des preuves de l 'empire qu 'il exerçait sur les indigènes. Le poids de son influence mettait fin aux difficultés de tous genTes qu'entraînent les moindres rapports avec ces nations inconstanteis et susceptibles à l'excès. Son dévouement était au service des Sauvages comme des Français. Le 19 octobre 1642, il se noya devant Sillery comme il allait sauver un Sakakis que les Algonquins voulaient mettre à mort.

Le souvenir de Nicolet s 'est conservé dans le district d^ Trois- Rivières par le comté, la ville, le lac, la rivière et le séminaire qui portent son nom. Le bras de l'Ottawa qui passe au nord de l'île Jésus s'est appelé Saint- Jean en l'honneur de notre interprète. On peut 'dire qu'il est considéré comme le Jacques-Cartier du Wiscon- sin. Le Portage^e-Nicolet ou Portage-E carte, sur la rivière Kami- nistigoia, non loin du petit lac du Chien, a dû. être ainsi nommé par

(^) Erratum.— A la page 337 de la dernière livraison (octobre), dans l'article de Jean Wicolet, à la dernière ligne, il faut lire six-vingt castors et non pas vingt-six. Ma foi, le prote est bien excusable de ne s'être pas rappelé que six-vingt s'écrivait jadis pour cent vingt !

- 410 LA REVUE CANADIENNE

les '' voyageurs " du village de Nicolet, près Trois-Rivières, car à la fin du XVIIe siècle, plusieurs d 'entre eux étaient au sêrviice des traiteurs de l'Ouest.

" Jean Nicolet était en 1598 à Cherbourg, basse Normandie " —telle est la phrase que l'on est convenu d'écrire lorsqu'il s'agit de ce personnage. Tja date de la naissance est seulement approxima- tive. Son contrat (^) de mariage dit qu'il était " fils de Thomas Nicolet, messager oMinaire de Cherbourg à Paris, et de Marguerite Delamer ' ', deux noms de famille encore très répandus à Cherbourg et aux environs. Les registres des églises, consultés en 1885 par le commandant Henri Jouan, de Cherbourg, attestent que de nom- breux ménages de Nicolet et de Delamer existaient dans ces lieux entre les années 1580 et 1610. Les actes des notaires vus par Jouan donnent le même résultat que les registres, sans nous fournir rien de précis sur la famille de notre Jean Nicolet. Par conséquent nous ne saurions dire il est né. A Hainneville, à quatre milles de Cherbourg, sur 1,050 habitants, on compte trente-sept chefs de famille du nom de Nicollet. Le plus ordinairement, le nom est écrit Nicoll'et ; c'était la signature de notre interprète et celle de sa femme. En Canada, l'orthographe de Nicolet (^) a prévalu et l'on prononce Nicolette, tandis que les Français ne sonnent pas la lettre t, mais disent NicoUy.

Le Père Barthélémy Vimont, qui a beaucoup connu Nicolet, dit que ce dernier " arriva en la NouveUe-France l'an mil six cent dix- huit ". {Relation 1643, p. 3). Champlain ne parle pas de cette circonstance. Plus d'un navire visita le Saint-Laurent cette année, entre autres ceux commandés par Deschènes et Pontgravé. Celui-ci appareilla à Honfleur le 24 mai, ayant à bord Champlain, un gen- tilhomme du nom de Nicolas de Lamothe-le-Vilin, pris par les An- glais (1613) en Acadie, et dont le désir était de voir le Canada, puis

(^) Revue Canadienne, 1886, p. 67.

(') Il y a une cinquantaine d'années, un ingénieur français du nom de Nicollet a dressé le plan de la ville de Minneapolis.

JEAN NICOLET 411

Eustache Boulé, âgé d'environ dix-huit ans, beau-frère de Cham- plain. On peut croire que Jean Nieolet était du voyage. Le bâti- ment arriva le 3 juin sur le grand banc de Terreneuve, le 15 à Percé, le 24 à Tadoussac. (Champlain, pp. 299-601).

" Son humeur (Nieolet) et sa mémoire excellente, firent espé- rer quelque chose de bon de lui. On l'envoya hiverner avec les Algonquins de l'Ile (des Allumettes) afin d'apprendre leur langue. Il y demeura deux ans, seul de Français, accompagnant toujours les barbares dans leurs courses et voyages, avec ides fatigues qui ne sont imaginables qu ceux qui les ont vues. Il passa plusieurs fois des sept ou huit jours sans rien manger ; il fut sept semaines entiè- res sans autre nourriture qu'un peu d'écorce de bois. Il accompa- gna quatre cents Algonquins qui allaient en ce temps-1'à (1621?) faire (*) la paix avec les Iroquois et en vint à bout heureusement. Plut à Dieu qu'elle n'eut jamais été rompue, nous ne souffririons pas à présent les calamités qui nous font gémir et donneront un étrange empêchement à la conversion de ces peuples. Après cette paix faite, il alla demeurer huit ou neuf ans avec la nation des Ni- pissiriniens. Algonquins ; il passait pour un de cette nation, entrant dans les conseils fort fréquents à ces peuples, ayant sa cabane et son ménage à part, faisant sa pèche et sa traite. Il fut enfin rappelé (1633) et établi commis et interprète. " (Le Père Vimont : Relation, 1643, p. 3).

Laissé seul, pendant de longues années, au milieu des Algon- quins et des Hurons, Nieolet représentait l'idée française chez ces peuples, qu'il fallait d'abord gagner par l'amitié avant que de pou- voir leur faire comprendre la civilisation. Il devint comme un grand cheif et déjoua avec succès les cabales qui de temps à autre cher- chaient à détruire son prestige. Par ses paroles et son industrie, il persuada à de nombreuses tribus que les Français étaient des êtres presque surnaturels, bons, secourables, et surtout amis des Peaux- Rouges. Il leur faisait entendre que tout le pays devait s'empres-

(*) Quatre cent Sauvages allant " imposer " la paix !

4rl2 LA REVUE CANADIENNE

ser de les recevoir et de les chérir. Parvenu au milieu des peuples qui n'avaient jamais vu d'Européens, il les entraînait par son élo- quence, par la magie de ses arguments si nouveaux pour eux, et par l'exhibition de marchandises qui produisaient un grand effet sur l'imagination naïve de ces pauvres gens. Ils lui donnèrent le nom d'Achirra homme deux fois.

Le registre de la paroisse de Québec ayant disparu dans l'in- cendie du 15 juin 1640, on l'a reconstitué peu après en consultant la mémoire des particuliers, de sorte que l 'acte suivant, mis sous la date du 7 octobre 1637, pourrait bien renfermer une erreur dont nous parlerons plus loin : " Le 7 octobre 1637, les bans ordinaires étant publiés et ne s 'étant trouvé aucun légitime empêchement, le Père Claude Pi j art, jésuite, faisant fonction de euré de Québec, a solennellement marié et conjoint en les liens du saint mariage Jean Nicollet, interprète algonquin, et Marguerite Couillard. . . En pré- sence de M. Fran. Derré dit M. Gand et M. Noël Juchereau. "

Marguerite, née à Québeic le 10 août 1626, était fille de Guil- laume Couillard et Guillemette Hébert, et filleule de Champlain. Couillard était arrivé en 1613 ; il travaillait comme calf at charpen- tier, etc. Champlain l'aimait beaucoup.

Dans le greffe du notaire Jean Guillet on trouve le contrat de mariage, portanit la date du 22 octobre, soit quinze jours après l'al- liance contractée devant l 'Eglise, ce qui n 'était pas dans la pratique ordinaire, pas plus qu'aujourd'hui! Peut-être faut-il lire dans le registre reconstitué de l'église : 27 octobre, au lieu de 7 octobre. Quant à l'acte conservé parmi les minutes de Guillet, ce n'est encore qu'une copie, faite par collation, à Pierre Nicolet probablement.

" Furent présents en leur personnes honorable homme Jean Nicollet, commis et interprète pour messieurs de la compagnie de la Nouvelle-France, fils du défunt Thomas Nicollet, messager ordinaire de Cherbourg à Paris, et Marguerite Delamer, ses père et mère, le dit sieur Nicollet à présent (^) demeurant à Québec, pays de la

(') Fonnule de notaire sans importance ; Nicodet demeurait aux Trois-Elvières.

JEAN NICOLET 413

Nouvelle-France, assisté de noble homme François Derré, sieur de Gand, commis général pour messieurs de la Compagnie, et associé avec icelle, honorables hommes Olivier Le Tardif, Nicolas Marsolet, Noël Juchereau et Pierre de la Porte, tous demeurant au dit Qubec, d'une part; e't Marguerite Couillard, fille de honorable Guillaume Couillard et de Guillemette Hébert, ses père et mère, demeurant aussi au dit Québec, aussi assistée des honorables hommes Guillaume Hubou, Guillaume Hébert, et Marie Rallet, grande-mère de la dire Marguerite Couillart, ses parents et amis, d'autre part ; lesquelles parti'œ se sont promis et promettent, d'un mutuel consentemenit et sans aucune induction, se prendre l'un et l'autre par foi et sacre- ment de mariage selon les formes ecclésiastiques et, après icelles faites, toutes fois et quand il plaira aux dites parties, et à leur pre- mière commodité; et, pour ce faisant, le dit sieur futur époux a donné et idonne à la susdite future épouse pour deniers dotaux la somme de deux mille livres à avoir et prendre sur ses biens tant meubles qu 'immeubles présents et à venir et en quelque part qu'ils puissent être, tant en la Vieille que Nouvelle-France, et sur le plus apparent de ses biens en cas qu'il n'y eut aucuns enfants issus de leur chair et après son décès, comme aussi lui a donné et donne en outre pour son douaire préfix, au cas que douaire aie lieu, tous et un chacun le revenu annuel tant de ses meubles qu'immeubles, et en ce qui pourra rester après la dite somme de deux mille livres prise par présiput par la dite future épouse, au cas qu'elle survive, en quelque lieu que les dits biens soient situés, comme ci-dessus a été dit, et sans que le droit coutumier puisse préjudicier au préfix ci-^dessus auquel la dite future épouse s'arrête dès à présent. En considération et en contemplation duquel mariage les dits Couillard et Hébert père et mère de la future épouse se sont obligés solidaire- ment bailler au dit futur époux toutefois et quand il lui plaira lia somme de neuf cents 'livres, par manière d'avancement de succes- sion, laquelle somme lui sera présentée sur le droit successif qu'il pourra avoir de ses dits père et mère après leur décès et, au cas que

414 LA REVUE CANADIENNE

la susdite future épouse prédécédât de susdit futur époux sans hoirs issus de leur chair, icelui sera obligé rendre pareille somme de neuf cents livres aux héritiers et ayants cause de la dite future épouse laquelle sera enbrousser par les dits Couillard et Hébert selon que à sa condition appartient et selon le pouvoir et commodités. Et l'en- tretien de quoi et de ce que dessus les dites parties se sont respecti- vement obligées par les clauses et conditions portées par le présent contrat, sous hypothèque de tous et chacun leurs biens meubles et immeubles présents et à venir. Fait en présence de Claude Estienne et Etienne Racine, témoins demeurant au dit Québec, lesquels ont signé en la minute des présentes avec les parties, et amis ci-dessus, le vingt-deuxième d'octobre mil six cent trente-sept. " (").

Les signatures sont : Nico'Uet avec ^paraphe (0, la marque de Couillard, Marguerite Couillard, Guillemette Hébert, la marque de Hubou, 'Guillaume Hébert, Marie Rollet, Derré (parap'he), Marso- let. Le Tardif (paraphe), Juchereau (paraphe) De Laporte (para- phe), Claude Etetienne, Racine (paraphe). Guillet ne signe pas.

La population française du Cianaida était d'à peu près cent cinquante âmes. A part le gouverneur, les Leneuf, les Godefroy, les Marguerie qui demeuraient aux Trois-Rivières, les personnes ci- dessus nommées composaient l 'élite de tout le pays.

La guerre des Iroquois fournissait souvent k Nicolet des occa- sions de montrer son zèle pour le service du roi et de la religion. L'histoire a enregistré le trait suiva^nt qui ne manque pas de gran- deur et qui termine noblement la carrière de notre interprète. Une troupe d'Algonquins des Trois-Rivières ayant capturé un Soko- kiois (Sauvages de la Nouvelle- Angleterre dont la nation était

(*) Nous devons cet acte à l'obligeance de M. Philéas Gagnon, archi- viste, de Québec.

C) lie paraphe ou parafe se compose de traits de plume mêlés ensem- ble d'une façon particulière et que chacun était habitué de mettre au bout die son nom écrit, afin d'empêoher la contrefaçon de sa signature. En certains cas, le paraphe remplaçait cette dernière. La coutume en est abandonnée de nos jours. En ang-laie on dit : flourish.

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alliée aux Iroquois) l'amena en cette place pour le tourmenter. C'était le 19 octobre 1642. Le malheureux fut livré à la barbarie des hommes, des enfants et des femmes ces dernières n'étaient pas les moins actives dans ces sortes de supplices. La plupart de ces Sauvages étant païens, consiéquemment peu susceptibles de sui- vre les avis des missionnaires, on se trouva en peine de savoir com- ment délivrer le prisonnier. Nicolct eut pu être d'un grand se- cours en cette circonstance, mais il était parti depuis quelques semaines pour aller à Québec remplacer momentanément Olivier Le Tardif son beau-frère, commis général de la Compagnie de la Nouvelle-France, qui passait en France. Les historiens qui ont fait de Nicolet un commis-général de la Compagnie n'ont pas dit qu'il agissait par intérim. François Derré de Gand, qui remplissait cette 'Charge, mourut en activité l'année 1641; son successeur fut Le Tardif; Nicolet, qui était l'interprète et apparemment le prin- cipal employé du poste des T rois-Rivières n'exerça la fonction de commis général qu'en remplacement de Le Tardif, comme on vient de le voir. L'inventaire de ses biens le qualifie de '' commis-géné- ral de messieurs de la Compagnie au fort des Trois-iRivières ". Le Père Le Jeiune, montant aux Trois-Rivières à l 'époque y arrivait le prisonnier en question, intercéda vainement pour lui auprès de ses bourreaux ; ceux-ci répondirent aux remontrances par de nouveaux tourments infligés à leur victime. M. des Rochers, gou- verneur de la place, voyant qu'il n'obtenait rien de forcenés, envoya un canot à Quiébec avertir le gouverneur-général et solliciter l'intervention de Nicolet. Le généreux employé, n'écoutant que son coeur, se jeta dans une chaloupe, avec M. de Chavigny, et deux ou trois autres Français qui allaient à SiMery, 'demeurait M. de Chatigny. C'était à la fin d'octobre, sUr les sept heures du soir, au milieu d'une tempête épouvantable. Ils n'étaient pas arrivés à Sillery qu'un coup de vent du nord-est chavira la chaloupe. Les naufragés s'accrochèrent à l'embarcation renversée sans pouvoir la remettre à flot. Alors Nicolet s 'adressant à M. de Chavigny, dit :

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" Sauvez-vous, vous savez nager, je ne le sais pas. Je m'en vais vers Dieu. Je vous recommande ma femme et ma fille ". La cha- loupe n'était pas loin d'une roche située assez près du rivage déjà bordé de quelques glaices, en cette saison, mais l'obscurité ne per- mettait pas de distinguer les objets. M. de Chavigny se jeta seul à la nage et atteignit la terre avec beaucoup de peine. Les malheu- reux qui restaient cramponnés à la chaloupe se virent emportés par les vagues à mesure que le froid les gagna. {Relation, 1643, p. 4. )

En cette circonstance, le Père Vimont dit que Nicolet était à Québec depuis un mois ou deux lorsqu'il s'embarqua pour retour- ner hâtivement aux Trois-Rivières. Voyons ce qui en est exacte- ment. Le 29 septembre, aux Trois-Rivières, le Père Jean de Bré- beuf baptisa deux petites filles de race algonquine dont les parrains et marraines furent Jean Nicolet avec Perrette (Sauvagesse) et Nicolas Marsolet avec Marguerite Couillard femme de Nicolet. Le 7 octobre, Le Tardif s'embarquait à Québec, oii, selon toute appa- rence, Nicolet venait d'arriver. Le 19, le captif Sokokis était amené aux Trois-Rivières. Il s'en suivit des pourparlers entre M. des Rochers et les Sauvages, avant que de faire appeler Nicolet. Le Père Vimont dit que le Père Raymbault décéda le 22 octobre et que la mort de Nicolet survint dix jours après, mais le registre de Notre- Dame de Québec porte que " le 29 octobre on fit les funérailles de Monsieur Nicolet et de trois hommes de M. de Chavigny noyés dans une chaloupe qui allait de Québec à Sillery, les corps ne furent point trouvés ". Il faut mettre au lundi 27 octobre la date de ce triste événement et reconnaître que Nicolet avait séjourné tout au plus trois semaines à Québec lorsqu'il périt.

La perte de Nicolet fut vivement regrettée, car il s 'était concilié l'estime et l'affection non-seulement Français, mais encore des Sauvages. Souvent déjà, il s'était exposé au danger de la mort pour des motifs de charité. " Il nous a laissé, observe le Père Vimont^ des exemples qui sont au-dessus de l'état d'un homme marié et tiennent de la vie apostolique et laissent une envie aux plus fer- vents religieux de d'imiter. "

JEAN NICOLET 417

Tel fut Jean Nieolet, un Canaidien de coeur qui travailla, 5«ans songer à la gloire, pour établir le nom français et la religion dans ces contrées barbares. Le Canada et le Wisconsin lui doivent une statue.

Inventaire (^) du 12 novembre 1642 des biens meubles appartenant à défunt Jean Nieolet, vivant commis-général de mels- sieurs de la Compagnie au fort des Trois-Rivières trouvés dans son logis déclarés par François Marguery et Joseph de Beaume commis fait suivant le commandement de monsieur des Rochers, capitaine du dit fort par André Crohine (^) caporal et chirurgien et de Jean de Lespinière aussi caporal tous lesquels meu^bles ci-dessous ont été munis et tenus livrés au logk du dit feu Nicollet à la charge du dit François Marguery, lequel s 'en est chargé et a promis les repré- senter toute fois et quant réquisition en sera faite le douzième de novembre mil six cent quarante-deux. Premièrement, 2 chaises de bois de merisier, un lit de plume, un oreiller de plume, une paillasse, une table pliante de bois de merisier, deux bancs pour s 'asseoir, une petite casse de bois avec deux paires de bas dont il y en a un de chanvre, 2 serpes, une scie à main, une grande vrille, un fuzy bas- que, une petite fontaine de cuivre rouge avec un plat du même cui- vre, deux creusets et une pelle à feu le tout en fer, une paire de pin- cettes et une grande tenaille, une crémaillère et un gril, un •réchaud de cuivre, une broche à routir (rôtir), un petit chandelier de cuivre, un estocade avec la poignée d'argent, un pot d'étain, un vinaigrier d'étain, un. . . pour courir à la mer fait de bois des Indes, deux caves garnies de leurs flacons, 12 bouteilles vides couvertes d'osier, un barillet de fayance (faïence), deux compas l'un de cuivre et l'autre de fer, une pierre à razouaire (razoir), une paire de lunet-

(') Joseph-Edmonid Eoy : Histoire du 'Notariat au Canada, I 57. (°) Au registre de la paroisse des Trois-Rivières, années 1642-1644, il se nomme Crosnier.

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tes de multiplication, une mouchette d^e fer, quatre miroirs 'ardents, une bouette (boîte) à petun de fer blanc, une petite corne à mettre ■de la poudre, deux livres de petit plomb faint (fin), une champlure rompue, un petit mortier de fonte garni de son pilon, un tapis de table façon de Rouan (Rouen) , deux barils de poudre dont il a été ôté un petit barillet il y a un peu de poudre à mousquet, un jeu de jettons.

Mémoire des livrés trouvés dans son cabinet. Premièrement, un livre intitulé L 'Inventaire des Sciences. La découverte des Por- tugais aux Indes orientales. Le recueil des Gazettes de l'année 1634. L'art de naviguer. Le recueil des Gazettes de l'année 1635. Un livre pour tirer de l'épée. Les métamorphoses d'Ovide mises en vers. Une relation de la Nouvelle-France de l'année 1637. Le ta'bleau des passions vivantes. L'histoire de sainte Ursule. La méditation sur la vie de Jésus-Christ. Le secrétaire de la cour. L'horloge de dévotion. L'aidresse pour vivre selon Dieu. Les élé- ments de logique. Les saints devoirs de la vie dévote. L 'histoire de Portugal. Un petit livre icouvert de satin intitulé le Rituel de la Messe. La Vie du Sauveur du ]Monde. Deux livres de musique. L'histoire des Indes occidentales. Un petit étui il y manque un poinçon. Une petite paire de s'cizaux (ciseaux). Deux oreillers dont il y en a une garni de tapisserie. Quatre images représentant les quatre scènes de la nature. Un tableau de la Vierge. Quatre cartes de géographie. Deux canifs. Une casse de swrétaire d'ivoi- re. Un pot, une chopine, deux demi onces et un demiard d'étain. Deux quarts environ de seize pots dans lesquels il y a de l'eau-de- vie.

Le dit inventaire fait en présence des dites parties ci-dessus lesquelles ont signé : J. de Beaune, A. Crohine, F. Marguerie, G. de Lespinière.

Pierre Nicolet " matelot au service de la compagnie de la Nouvelle-Franee ' ' fut nommé tuteur de sa nièce, fille de JeaB Ni- colet, le 27 novembre 1642.

JEAN NICOLET 419

Le père et la mère de Marguerite Couillard veuve de Jean Nicolet, vivaient à Québec et c'est chez eux que la jeune feranie se retira aveic son enfant, après la catastrophe du 27 octobre 1842. Le registre de Notre-Dame de Québec va nous faire connaître la suite de sa carrière: " Le 12 novembre 1646, le Père Barthélémy Vimont maria Nicolas Maoard, fils de Thomas Macard et de Marguerite Har'dy, de la paroisse de Marreuille-sur-Aï, et Marguerite Couillard fffle de Guillaume Couillard et de Guillemette Hébert ses père et mère, et veuve de feu Jean Nicolet. ' '

Le Père Vimont célébra la cérémonie religieuse à 5 heures du matin et s'excusa d'assister au déjeûner de noces, mais il dit qu'il recevrait chez lui une tranche du gâteau de noces. Au contrat de mariage étaient présents : M. de Montmagny, gouverneur général, René et Louis Maheu cousins de la mariée, Louis Couillard son frère, Marie Renou-ard fetome de Robert Gifford seigneur de Bea/uport, qui datait de vingt ans dans le pays, Pierre 'de Launay commis de la traite, Jean Gagnon et Gilles Nicolet prêtres séculiers, René Robineau de Bécancour, l'un des chefs de la compagnie des Habi- tants, Nicolas Fromage sieur de Trois-Monts et Jacques de la Ville.

Macard était donc du fameux pays de en Champagne. Son arrivée en Cana'da remontait à 1639 au moins. Il mourut à Québec en 1659, laissant cinq enfants qui se sont mariés avec les LeGardeur, Bazire, d'Alogny, Gourdeau. L'un des fils fut membre du Con- seil Souverain de Québec. La veuve décéda à Québec, le 20 avril 1705, ayant vu le Canada naître avec elle et atteindre à une popula- tion de 16,000 âmes, parmi lesquelles la fainille Couillard comptait plus de sept cents parents à divers degrés.

Marguerite Nicolet donna à son mari Jean-Baptiste Le Gar- deux de Repentigny, dix-huit garçons et trois filles. Ce ménage vécut à Québec jusque vers 1670, après quoi il ala commencer la seigneurie de Repentigny (comté de l'Assomption) il demeura constamment par la suite. Au recensement de 1681, on comptait en cet endroit 114 âmes formant 22 ménages établis comme cultiva-

420 LA REVUE CANADIENNE

teurs. La descendance de Le Gardeur a fourni plusieurs hommea qui ont rendu de bons services au Canada.

Deux frères de Nicolet étaient venus le rejoindre au Canada, l'un Gilles, prêtre séculier, arrivé en 1635 repartit en 1647; l'autre, Pierre, qui était marin, ne reparaît plus après 1643. On ne connaît ni le lieu de leur naissance ni leurs carrières subséquentes.

Une fille du nom d'Euphrosine-Madeleine Nicolet, née en 1626 épousait à Québec, le 21 novembre 1643 Jean Leblanc et, en secon- des noces, même lieu, Elie Dusceau, le 22 février 1663. Ce ménage était à Québec en 1681.

Notre homme Jean Nicolet de Bellebome, comme le qualifie Mgr Tanguay, d'après un document du temps, possédait, de concert avec Olivier Le Tardif, son beau-frère, une terre de 160 arpents (plus tard le bois Gomin) sur la route actuelle de Sainte-Foye près Québec. Le ruisseau Bellebome traverse une partie de la pro- priété de l'historien Sir James LeMoine et est encore connu sous ce nom. Tout à côté est la ravine par laquelle le général Wolfe fit passer son armée pour occuper les plaines d'Abraham, dans la nuit du 12 au 13 septembre 1759.

Benjamin SULTE.

Le Nord=Ouest canadien après la Conquête

(DE 1760 A 1784)

SUITE ET FIN

Sommaire. Souièvement des Sauvages contre ies Mancs (1780). La petite vérole (1781). Sioux, A^siniboines et Ojibvpays. Wadin et Pond.

SOUT-ÈVEMENT DE 1780

^f N se fait une idée bien fausse du Sauvage, si on le considère comme un être à part, qui a à peine S'a place dans la créa- tion et qu'on peut impunément exploiter, en faisant appel à ses appétits grossiers. Le Sauvage est fils d'Adam, <;omme le blanc. Philosophe à sa manière, il sait apprécier les bons traitements, se montre très sensible aux mauvais. Il sait aussi cacher ses ressentiments pour les injusti'ceis dont il est victime. Drapé 'dans le mutisme caractéristique de sa race, il ne se répand pas en un grand nombre de paroles. Les plaintes qu'il échappe, vont droit au but et sont d'ordinaire exprimées dans un langage d'un laconisme qui aurait fait envie aux Spartiates. Défiant de sa nature, il ne se paie pas de belles paroles, mais recherche le fond des choses qu'elles peuvent <30uvrir. Il sent vivement dans l'intime de son âme les opp robes dont on l'acca)ble. Un jour vient sa eolère longtemps contenue éclate et déborde. Alors il se porte aux plus grands excès et, ses passions natives prenant le dessus, il assouvit sa haine dans le sang, le pillage et les crimes les plus révoltants. C'est le barbare qui donne libre cours à sa frénésie. En vain les blancs cherchent à déguiser sous des apparences trompeuses d'ami-

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tié les motifs d'intérêt et de lucre qui sont le plus sauvent le mobile de leurs avances. La logique des faits ne tarde pas à faire démê- ler aux Peau-Rouge ce qu'il y a de faux dans ces affections de commande. Il voit très vite le but qu'on poursuit. Malheur à ceux qui le trompent. On peut bien, pour un instant, le séduire par des mirages décevants et l'endormir par des petits présents, afin de mieux s'enrichir à ses dépens, mais lorsqu 'arrive l'heure du réveil, il se redresse avec fierté et exige une reddition de compte sévère. Exagérant ses griefs, il devient intraitable. Hier, quelques brochets miraient pu le satisfaire, aujourd'hui il lui faut une pleine mesure. Les chefs clairvoyants des tribus de l'Ouest reprochèrent souvent aux traiteurs de les piller et de les abrutir au moyen des liqueurs enivrantes. Sans doute, lorsqu'on leur offrait la coupe fatale, ils ne se sentaient pas le courage de la repousser de leurs lèvres. Mais après l'orgie, lorsqu'ils se voyaient dépouillés, réduits à la misère, malades, parfois même couverts de sang, ils maudissaient l'ivresse et les infâmes trafiquants, qui étaient la cause de leurs malheurs.

Ces quelques lignes expliquent l'explosion de haine des Sauva- ges de l'Ouest, en 1780, On ne saurait en effet trop flétrir la con- duite des traiteurs qui pour un misérable gain, les avaient entraî- nés à un état voisin de la dégradation. D'ailleurs les traiteurs ne se ménageaient pas entre eux. Chaque parti de trappeurs constituait un camp de guerre, qui disputait aux autres avec acharnement les ballots de fourrure. Des rixes éclataient, ça et là, suivies souvent de perte de vie. Mais surtout, on cherchait à s'enrichir aux dépens des Sauvages per fas et nef as.

Si l 'on met en regard de ce tableau navrant, la conduite si noble de La Vérendrye, on saisit sur le vif le contraste qui existait entre ses procédés et ceux des trafiquants. Aussi les Sauvages l 'ai- maient-ils sincèrement. Ils l'accueillaient partout avec des trans- ports de joie. Ils pleurèrent sur la mort tragique de son fils aîné et ils adoptèrent un autre de ses fils pour leur chef. Ils le sollici- taient de toutes parts de venir s'établir dans leur pays.

LE NORD-OUEST CANADIEN (1760 à 1784) 423

Les missionnaires également étaient reçus par les Sauvages avec vénération comme des envoyés du grand (manitou. Ils les sup- pliaient de ne pas les abandonner et d'avoir pitié d'eux. Le dé- couvreur et les Pères Jésuites qui l'accompagnèrent, c'étaient pour les enfants des bois comme des parents et des bienfaiteurs. C'est que ces hommes de bien les traitaient avec bienveillance et justice, cherchaient à ajnéliorer leur sort et à les relever en les christiani- sant. Mais tels n'étaient pas les traiteurs qui ne songeaient qu'à trafiquer. Sans doute, il y eut parmi ces derniers de nobles excep- tions, mais elles n'étaient pas nombreuses. Aussi il ne faut pas s'étonner si à un moment donné le mécontement devint général, parmi les tribus de l'Ouest. Elles vouèrent au mépris les vils tra- fiquants et résolui^ent de s 'en débarrasser. Il ne manquait plus qu'e l'étincelle pour mettre le feu à la prairie. L'occasion ne tarda pas à se présenter.

En 1780, la plupart des traiteurs hivernèrent sur la rivière Saskatchewan, près de la Montagne-de-V Aigle. Un nombre consi- dérable de Sauvages campèrent près d'eux. Un jour, un chef puissant, qui était sous l'influence de la boisson, se présenta à l'un des traiteurs et lui demanda avec insistance de lui en donner encore. Sur le refus du traiteur, il se mit à l'injurier et à le menacer. Il devint insupportable. Pour se débarrasser de ses importunités, le traiteur lui présenta un verre dans lequel il avait versé une dose de laudanum. Il croyait, par ce procédé, lui procurer un sommeil profond, qui le tranquilliserait jusqu'à ce que la fumée du rhum eut cessé son effet tapageur. Mal lui en prit. La potion avait été mal calculée et le chef expira quelques heures après. Les Sauvages profitèrent de cet incident, pour se faire justice. Le traiteur et deux de ses employés furent tués sur le champ. D^autres parvinrent avec peine à éviter le même sort. Ils perdirent la plus grande partie de leurs marchandises.

Une fois le signal donné, les autres tribus partirent également en guerre contre blancs. A l'automne 1780, les Sauvages atta-

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quèrent le Fort-des-Trenihles. Bruce et Boyer le défendirent vail- lamment avec douze Coureurs-des-Bois. Ils repoussèrent l'assaut des Assiniboines qui perdirent trente hommes. Du côté des assié- gés, il n'y eut que Belleau, Fecteau et Lachance de tués. Ce fort se trouvait à environ neuf milles à l'ouest du Portage-la-Prairie, sur les bor'ds de l'Assiniboine.

Le nombre des assiégeants augmentait tous les jours et Bruce comprit bientôt qu'il était impossible de défendre le fort avec ses pauvres ressources. Il s'empressa de charger les marchandises et les fourrures à bord des canots et descendit la rivière jusqu'à son em- bouchure (Winnipeg). Ce fut partout un sauve-qui-peui presque général. Les blancs désertèrent l'Ouest, pour éviter de tomber entre les mains des Sauvages.

( La petite vérole

Les Sauvages avaient décidé de détruire tous les forts des blancs et de ne plus les tolérer «dans l'Ouest, lorsque l'année sui- vante (1781) survint une épidémie de petite vérole qui les décima. Des tribus entières disparurent. Et le fléau, grâce à leur incurie, étendit ses ravages jusque sur les rives de la Baie d'Hudson. Dans un camp de cinq cents loges, dix personnes seulement survé- curent. Ceux qui ne se croyaient pas atteints, en fuyant le fléau, allaient , transporter la maladie dans d'autres camps. Ce fut un deuil général. Cox rapporte qu 'un homme bien connu dans le pays lui a assuré avoir vu trois cents cadavres suspendus aux ar'bres, près d'un village cri, dans lequel il ne restait plus que quarante personnes vivantes ! On prétend que cette maladie se déclara d'a- bor'd chez les Mandons. Les Assiniboines en se rendant aux bords du Missouri, trouvèrent les hommes de cette nation malades et pres- que tous mourants. Ils en profitèrent pour les massacrer et empor- ter leur (ïhevelure ! Mais ils ne tardèrent pas à être punis de leur forfait. La petite vérole se déclara au milieu d'eux et presque tous

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en moururent. Ceux qui réussirent à s'échapper, arrivèrent à grande peine sur les rives de l'Assiniboine, emportant avec eux les germes de cette terrible maladie qui se répandit bientôt jusqu'aux Montagnes Rocheuses.

Les voyageurs racontent que jusqu'en 1815, ils apercevaient parfois dans la prairie des monceaux d'ossements humains, à l'en- droit où des camps entiers avaient succombé à la contagion. On dit même que les chiens contractaient la maladie et en mouraient. Ces pauvres Sauvages ne savaient trop que faire pour soulager leur souffrance. Quelques-uns pour apaiser la fièvre qui les dévorait, se jetaient dans la rivière et expiraient quelques instants après. D'autres laissaient le wigwam ouvert à tous les vents, afin de rafraîchir leurs poumons enflammés. On comprend que dans de telles conditions, la guérison était presqu'un miracle. Effrayés, ils crurent que le grand Esprit les punissait ainsi pour avoir versé le sang des blancs et détruit leurs forts !

La tribu qui eut le plus à souffrir, fut celle des Assiniboines. Elle fut du coup presqu 'anéantie. En 1782, il ne restait plus que quelques familles de cette nation naguère puissante.

Sioux Assiniboines Ojibways

Les Assiniboines et les Sioux ne formaient autrefois qu'un seul peuple. La langue des premiers n'est qu'une variante de celle des seconds. Les liens de parenté qui les unissent sont trop évidents pour qu'on s'y méprenne. Les Assiniboines n'étaient pour ainsi dire, que l 'avant-garde nord du gros de la nation siouse. Leur territoire de chasse touchait à celui des Cris, avec lesquels ils étaient continuellement en guerre. Ces derniers allaient faire la traite aux postes de la Compagnie de la Baie d'Hudson, sur le littoral de la mer, oii ils se procuraient des armes à feu. Les Assi- niboines se voyant dans l'impossibilité de lutter avec avantage con- tre leurs ennemis séculaires avec des flèches, résolurent de recher-

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cher leur alliance. Leur conduite scandalisa le reste de la nation siouse qui ■cria à la trahison. L'union d'un chef cri avec une beauté assiniboine, qui avait refusé les attentions d'un chef sioux du Lac-du-Diable, mit le comble à la mesure. Les Sioux assassinè- rent le chef cri et sa jeune épouse, sur les bords de l 'Assiniboine, entre les paroisses Saint-Charles et Saint-François-Xavier. Cet événement tra^que qui sépara pour toujours les Assiniboines de leurs anciens frères les Sioux, eut lieu vers 1690. Lesueur écri- vait en 1700 que ce n'était que depuis quelques années que les Assi- niboines faisaient la ^erre contre les Sioux, Après la presque dis- parition des Assiniboines en 1781, la paix sembla régner quelque temps entre les diverses races sauvages affolées de terreur. Peu à peu néanmoins les anciennes haines mal éteintes s 'attisèrent de nou- veau. Les Assiniboines trop affaiblis pour résister à leurs cruels voisins du sud, invitèrent les Ojibways du Lac-Bouge, à s'unirent à eux. Une alliance fut conclue. Un groupe considérable d 'Ojib- ways se fixèrent sur les bords de la Rivière-Rouge et des lacs Mani- toba et Winnipeg, l'on retrouve encore de nos jours plusieurs de leurs descendants.

Wadin et Pond

En 1781, Wadin et Pond se trouvaient un jour au Grand- Portage. Us prirent le diner ensemble. On prétend que des paro- les amères furent échangées entre eux. Ces deux traiteurs se fai- saient une concurrence ruineuse. Le lendemain, Wadin fut trouvé mort, baignant dans son sang. Durant la nuit, il aA'^ait reçu une balle dans la cuisse, qui lui avait brisé l'artère fémoral. Les soup- çons se portèrent sur Peter Pond et son commis. Us subirent leur procès à Montréal et furent acquittés. La mort tragique de Wadin eut un grand retentissement. Les querelles constantes entre les commerçants de Montréal et leurs em'ployés, le soulèvement des Sauvages, suivi du meurtre de Wadin, ouvrirent les yeux aux trai- teurs les plus influents. Us comprirent que ces rivalités et ces que-

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relies allaient les ruiner tous et les rendre odieux aux indigènes. Les principaux d'entre eux se réunirent durant l'hiver de 1783- 1784 et décidèrent de réunir en une société commune les intérêts divers des icommerçants de fourrure de l'Ouest.

Peter Pangman se trouvait au Grand-Portage, lorsque la Com- pagnie du Nord-Ouest fut fondée. Mécontent de ce qu'on l'avait ignoré, il s 'adressa à MM. Gregory McLeod & Cie, riches marchands de Montréal, et le résultat fut l 'organisation id 'une société rivale qui se fonda la même année que celle de la Compagnie du Nord-Ouest (1784). 'Cette société se composait de John Gregory, Peter Pahg- man, John Ross et Alexandre McKenzie, bourgeois, et de Duncan Pollock, Jam^ Finlay jr, et Roderick McKenzie, commis, Ross fut préposé au département d'Athahaska, Alexandre McKenzie à celui de Churchill, Pangman au Fort-des-Prairies (Edmonton), et Pol- lock à la Rivière-Bouge. Le but de leur opposition était de foncer les membres de la Compagnie du Nord-Ouest à leur donner une part importante des actions. Ils y réussirent plus tôt qu'ils ne s'y attendaient. En 1785, les engagés de Pond au lac Athahaska tuè- rent Ross, dans une des nombreuses querelles qui éclataient à cha- que instant entre ces deux compagnies. La Compagnie du Nord- Ouest effrayée des ccrnséquences de ces rivalités fit des ouvertures à sa rivale et la même année les deux compagnies s 'unirent.

Tels furent les principaux événements qui eurent lieu au Nord- Ouest depuis la date de la conquête jusqu'à cdle de l'organisation de la Compagnie du NoM-Ouest, en 1784.

Ii.-A. PRUD'HOMME.

A Travers Les Faits et les Oeuvres

La conférence constitutionnelle en Angleterre. Un projet de fédération im- périale. — L'indemnité parlementaire au parlement britannique. Historique de la question. En France. La grève des employés de chemins de fer. Action énergique du gou.vernement. Les grévistes sont vaincus. Le congrès radical de Kouen. M. Briand y est attaqué.

Une motion de blâme est adoptée contre lui. Combes contre Briand.

Le décret relatif à la communion des enfants. Quelques hésitations en France. Divulgation d'une lettre épiscopale confidentielle. Le pape et la littérature moderniste. Révolution au Portugal. M. Nathan l'insulteur. Au Canada,

'a conférence entre les chefs des deux partis politiques anglais a fait beaucoup parler d'elle en ces derniers temps. ^ Il semble généralement admis qu'on y étudie sérieusement le projet de fédération impériale dont nous avons dit un mot dans notre dernière chronique. Le nom de notre gouverneur général est mêlé à ces rumeurs. On prétend que lors de son dernier voyage en Angleterre il a conféré sur ce sujet avec les ministres et fait valoir les arguments favorables à l'idée fédérative. Quoiqu'il en soit, voici quelles seraient les grandes lignes du projet discuté. On modifierait la constitution du Royaume-Uni de manière à instituer pour l'An- gleterre, l'Ecosse, l'Irlande et le Pays de Galles des législatures chargées de légiférer sur les sujets d'intérêt plutôt local, et de sta- tuer, chacune, sur les questions concernant uniquement celui de ces états pour lequel elle serait créée. Quant aux intérêts généraux de l'empire ils resteraient confiés à un parlement fédéral composé de deux Chambres : une Chambre des Communes siégeraient vingt- cinq députés irlandais, vingt-cinq députés écossais, douze

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 429

députés gallois, et cent trente-huit députés anglais ; et un Sénat de deux cents membres, dont cent membres actuels de la Chambre des Lords. Les colonies seraient représentées dans le Sénat par six membres. Evidemment tout cela n'est que conjectural, et il faut attendre les communications officielles avant de se former une opi- nion sur ce grave sujet.

Une autre question, d'ordre moins élevé sans doute, mais qui prend une importance considérable et qui devient très actuelle, c'est celle du paiement ou de l'indemnité des parlementaires. Ce qui la met à l'ordre du jour, c'est une décision récente des tribunaux anglais, déclarant illégale l'emploi des fonds des trades unions pour le maintien des députés ouvriers ou le paiement de leurs dé- penses électorales. Comme on le sait, celles-ci sont très considérables en Angleterre, les candidats sont obligés de solder le coût des élections : impressions, affichages, tenue des poils, enfin tout ce qui est payé ici par le gouvernement. Il faut être riche personnelle- ment, ou avoir un solide appui financier pour se présenter aux suf- frages populaires dçins le Royaume-Uni. Or la plupart des candidats ouvriers sont dénués de moyens. C'étaient les associations ou les " unions " qui se chargeaient de leurs dépenses. Mais après les der- nières élections le fait suivant se produisit. Un membre de l'une de ces unions, qui avait été obligé de payer une cotisation pour sa quote-part du fonds prélevé à cette fin, s'insurgea contre le paie- ment de cette taxe. Il était libéral, disait-il, et ne voulait pas con- tribuer à l'élection d'un candidat ouvrier. Il attaqua donc la léga- lité du prélèvement électoral fait par son association ; et il obtint gain de cause. Cet arrêt met le parti ouvrier dans une situation extrêmement difficile. Sans l'argent des trades unions il n'aurait pu faire élire quinze députés aux dernières élections, tandis que, grâce à ce secours, il en compte aujourd'hui quarante à la Chambre des Communes. L'argent étant le nerf de la guerre, et le parti ouvrier étant un parti sans trésor, du moment qu'il ne peut toucher

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aux fonds des " unions ", il lui faut agiter la question de l'indemnité législative, seul moyen qui lui reste de suppléer à son infériorité pécuniaire. Quelle attitude prendra le gouvernement ? On se le de- mande avec un vif intérêt dans les cercles politiques. Si le cabinet Asquith se déclare hostile au paiement des députés, ce sera la rup- ture avec le parti du travail, ce qui rendra très difficile la situation du ministère.

Naturellement, les avocats de l'indemnité se sont mis en quête de ^précédents, opération sacramentelle quand il s'agit de faire adopter une mesure quelconque en Angleterre. On a donc trouvé que les membres de la Chambre des Communes étaient payés jadis, et que cet état de choses dura depuis le treizième siècle jusqu'à la fin du dix- septième. Mais c'étaient les comtés et les bourgs qui in- demnisaient leurs députés. Andrew Marvell qui représenta Hull aux Communes, de 1658 à 1678, fut, dit-on, le dernier parlementaire qui reçût un salaire de ses constituants. Dès le règne d'Edouard II, un hnight of the shire (représentant d'un comté) recevait quatre chelins par jour, et un burgess (représentant d'un bourg) deux che- lins par jour. En 1406 le total des salaires et des dépenses de voyage des députés était de 5,500 louis, lorsque les subsides votés à la Couronne cette année ne s'élevaient qu'à 6,000 louis. Le main- tien d'un représentant au Parlement paraissait si onéreux,, que plusieurs des petits bourgs plaidèrent indigence pour ne pas élire de députés. D'autres faisaient un compromis avec leur élu en con- venant de ne lui payer que la moitié ou le quart du taux fixé par la loi. Finalement la pratique fut abandonnée de consentement mutuel.

La prochaine session du Parlement anglais verra sans doute cette question discutée.

En France le gouvernement a lutté victorieusement contre une

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grève formidable des employés de chemins de fer. Ils demandaient les concessions suivantes : une augmentation de gages pour faire face à la cherté de la vie ; une application rétroactive de la loi des pensions ; une division plus équitable du travail ; un jour de congé sur sept pour tous les employés ; l'emploi au mois et non à la journée. La grève a pris des proportions très sérieuses. Les services de transports se sont trouvés subitement désorganisés. L'approvi- sionnement des grands centres, comme Paris, était menacé. Le commerce était paralysé. Des actes de violence se produisaient sur plusieurs points de la France ; on coupait les fils télégraphiques ; on sabotait des trains express. La situation est promptement deve- nue très grave. Mais le premier ministre, M. Briand, a fait preuve d'une grande énergie. Il a signalé la grève, dans les conditions elle se produisait, comme une insurrection criminelle. Il en a fait arrêter les instigateurs. Il a mis sur pied les troupes pour garder les gares et les convois. Et surtout il a lancé un décret appelant extraordinairement les grévistes sous les drapeaux, pour la période légale de vingt jours. Cette dernière mesure a fait spécialement pousser les hauts cris aux socialistes. A la chambre des députés, Jaurès l'a dénoncée comme un moyen d'action très dangereux, de nature à diminuer la discipline et à augmenter l'antirailitarisme. Ces protestations n'ont pas arrêté le gouvernement. Et trente mille réservistes, forcés par la loi militaire de se rendre au décret de mobilisation, ont été employés au service des chemins de fer, ce qui a permis de réorganiser au moins partiellement les transports. Ces actes de vigueur ont fait avorter la grève ; et, après quelques jours de lutte, le comité qui la dirigeait a proclamé la reprise du travail. Cette victoire de l'ordre a fortifié la situation personnelle de M. Briand.

Il en a be.soin par le temps qui court. Les radicaux sont de plus en plus mécontents de lui, et leur hostilité avouée lui promet des moments difficiles durant la présente session. Le congrès du

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parti radical et radical-socialiste qui s'est tenu à Rouen au commen- cement d'octobre a été une manifestation anti-briandiste. On y a signalé comme une insupportable anomalie le spectacle d'un " ministère socialiste, s'appuyantsur une majorité radicale et faisant une politique modérée ". Le président du congre:!, M. Vallé, dans son discours d'ouverture, a parlé de la fameuse parole " d'apaise- ment " dont M, Briand s'est rendu coupable, et que les radicaux ne semblent pas pouvoir digérer. " Nous nous sommes demandé, a-t-il dit, de la façon dont nous comprenions l'apaisement, s'il devait se faire dans le silence des vainqueurs ou dans le silence des vaincus, car, quoi qu'en disent les réactionnaires, nous sommes restés les vainqueurs. " Au cours des délibérations du congrès, une motion de blâme au gouvernement a été présentée. Il y était dit que le parti radical refusait de s'associer à la politique de compromission, réactionnaire qui jette le désarroi dans l'armée républicaine, et qu'il prescrivait aux parlementaires du parti de ne soutenir désormais qu'un gouvernement qui saurait doflner, par ses paroles et surtout par ses actes, la preuve qu'il s'inspire des principes directeurs de l'esprit républicain, laïque et social. M. Estier, qui a proposé cette motion, a attaqué M. Briand avec une extrême violence. " Dès la venue du ministère, a-t-il dit, j'ai eu des inquiétudes. Le discours de Périgueux et des " mares stagnantes " est à mes yeux vérita- blement odieux pour les ministères précédents. Le président du Conseil a traité les protagonistes de la défense républicaine comme des sauvages dansant la danse du scalp autour de leurs victimes. " M. Pelletan, l'ancien ministre de la marine, dans le ministère Combes, a aussi fait une sortie contre l'attitude de M. Briand. " L'apaisement, s'est-il écrié, n'est pas possible, parce que les enne- mis de la démocratie ont encore une force invraisemblable et peut- être prédominante dans toutes les grandes administrations . . . Cette situation, que deviendrait-elle, au bout de plusieurs années de la politique actuelle ? Ceux qui dirigent cette politique ne sortent pas

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de nos rangs, notre parti en porte le poids et risque d'en subir tout le discrédit. "

M. Thalamas, l'insulteur de Jeanne d'Arc, a peut-être été le plus violent de tous contre M, Briand. " D'où sort, a-t-il demandé, cet ancien anarchiste repenti depuis peu, et qui a poursuivi inlas- sablement son évolution à droite ? C'est un roseau peint en fer ; il l'a montré à la tribune, tâtant, avec des gestes d'acteur, tantôt la gauche, tantôt la droite. "

Un seul membre du congrès, M. Henry Bérenger, directeur de l'Action, a défendu le premier-ministre. " Vous demandez ce qu'a fait M. Briand, a-t-il dit à ses collègues. L'Europe entière le sait Il a fait la loi de séparation, grâce à laquelle vous avez triomphé aux élections de 1906. Et il l'a ensuite fait pénétrer jusque dans les profondeurs communales par la loi de dissolution, " Mais cette intervention n'a pu enrayer le courant d'hostilité déchaîné contre le premier ministre. Et la motion de blâme a été adoptée à l'unani- mité, moins la voix de M. Bérenger. Enfin pour accentuer cette attitude anti-briandiste, le congrès à décerné la présidence à M. Combes, l'adversaire de M. Briand, qui aspire à remonter au pou- voir en le supplantant.

On serait bien naïf si l'on concluait de ces délibérations du congrès radical que le premier ministre est un ami de la liberté, de la tolérance, de l'équité, et qu'il est attaqué par les combistes parce qu'il désire sincèrement rendre justice aux catholiques. Ce serait une singulière erreur. Nous sommes absolument de l'avis exprimé par r Univers : M. Briand n'est qu'un très habile arriviste ; il a voulu exploiter à son profit les lassitudes et les dégoûts de l'opi- nion, mais tout en protestant qu'il n'abandonnait aucune des con- quêtes du Bloc. Les radicaux ne goûtent pas sa méthode endor- mante et sournoise ; ils préfèrent la manière brutale de M. Combes C'est une querelle de boutique. " Nous allons donc assister à ce duel, dit r Univers. Nous y assisterons en témoins vigilants et

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armés. Quelle que soit l'issue de la bataille, nous aurons à lutter contre les vainqueurs.'A coup sûr, nous n'avons jamais été partisans de la politique du pire' et nous ne commencerons pas aujourd'hui" Seulement, entre les brutalités du combisme et les hypocrisies du briandisme, il nous est difficile de trancher quel est le pire. . . "

Nous avons parlé, dans notre dernière chronique, du décret Quam, singulari relatif à la première communion des enfants. Il a été généralement accueilli avec respect et avec des sentiments de pieuse satisfaction parmi les catholiques. Cependant, ça et là, en France spécialement, certaines appréhensions se sont fait jour. De- puis longtemps, dans ce dernier pays, l'habitude était prise de ne faire faire la première communion aux enfants qu'à douze ans. On s'était persuadé que cela était nécessaire pour assurer une suffisatite préparation catéchistique, et comme trop souvent, après la première communion, l'assistance au catéchisme et même la fréquentation assidue de l'église faisaient défaut, on croyait opportun de prolon- ger autant que possible la période obligatoire de l'instruction reli- gieuse. Le récent décret va donc faire subir un changement radical à la pratique de l'Église française. Il n'est donc pas trop surprenant que quelque émotion s'y soit manifestée. Mgr Chapon, évêque de Nice, à la réception du décret, a écrit à Son Eminence le cardinal Coullié une longue lettre il exposait ses craintes et les motifs qui lui faisaient trouver périlleuse l'application de cette décision à la France. Il demandait s'il n'y avait pas lieu de faire des repré- sentations au Saint-Siège, avec un respect filial, pour obtenir quel- ques modifications. Il écrivait ces paroles très graves : " J'ai con- fiance, Eminence, que cette unanimité (de l'épiscopat) se retrouve- rait derrière vous si vous consentiez à faire parvenir aux pieds de Sa Sainteté nos doléances, nos observations, nos renseignements,

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nos représentations très respectueuses et très filiales mais très sin- cères, à lui exprimer l'impossibilité morale nous sommes de faire exécuter chez nous ce décret sans y sacrifier, avec l'instruction reli- gieuse de nos enfants, l'avenir et l'espérance de la France chré- tienne ".

Evidemment, une telle lettre était absolument confidentielle. Or, par une criminelle indiscrétion, elle tomba entre les mains du chroniqueur religieux du Figaro, M. Julien de Narfon, qui s'em- pressa de la publier dans ce journal, au mépris de toute convenance et de toute loyauté. Mgr l'évêque de Nice en ressentit une vive indignation et protesta énergiquement' contre cet acte inqualifiable. Il fit observer en même temps que sa lettre avait été écrite au len- demain de l'apparition du décret, sous une impression déjà bien atténuée par les explications venues de Rome. " Notamment, ajoutait-il, dans un entretien récent avec l'abbé Garnier, que celui- ci se dit autorisé à nous communiquer, Sa Sainteté a déclaré que l'âge de discrétion requis pour la première communion pouvait, à partir de sept ans, varier quelque peu d'un enfant à un autre, et qu'en tout ca«, sans préjudice des communions privées auxquelles peuvent être admis ces enfants, les éveques restent libres de fixer, comme par le passé, une première communion solennelle à dix, onze ou douze ans, précédée de la longue préparation catéchistique, et accompagnée des exercices et des cérémonies traditionnelles dont je déplorais la disparition. Sa Sainteté daigne même les y encourager et il permet aux évêques, je le sais, de lui soumettre tilialement leurs observations et leurs -propositions relativement à l'application du décret dans notre pays. Il s'ensuit que j'avais donné au décret un sens trop rigoureux, je suis heureux de le reconnaître. "

Cet incident a produit une assez vive émotion dans le monde religieux en France. Les journaux anticléricaux ont essayé de l'exploiter. Mais ils en ont été pour leurs frais. Une fois de plus l'Eglise de France montre son esprit de soumission au Saint-Siège

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De tous côtés les évêques publient des instructions conformes au décret Quam singulari, et cette grande réforme va s'accomplir tranquillement et paisiblement, avec les modalités voulues par les conditions et les circonstances spéciales.

Nous tenons à signaler ici un autre acte du pape, non revêtu "Sans doute du caractère solennel d'un décret ou d'une encyclique, mais ayant tout de même une grande portée. C'est la lettre écrite par Pie X à M. Gaspard Descurtins, professeur à l'Université catho- lique de Fribourg, pour le féliciter de ses études sur le modernisme littéraire. Frappés sur le terrain théologique et philosophique par l'encyclique Pascendi, les modernistes ont pris d'autres voies pour répandre leurs opinions pernicieuses.

" L'art et la littérature, écrit le Saint-Père, leur apparurent comme deux moyens très propres à cette nouvelle campagne et surtout la nouvelle et le roman. On a donc vu une série de ces compositions et de leurs traductions en toutes langues glorifier le talent des ennemis de l'Eglise catholique déplorer ou railler, comme inférieure, la culture des peuples ou des écrivains vraiment catholiques célébrer une folle religiosité et un vague idéalisme basé sur le sentiment individuel, sans règle ou frein efficace de l'autorité compétente propager, au moins implicitement, l'erreur fondamentale de la philosophie en vogue qui nie la possibilité de connaître la vérité absolue et par réduit toute religion à une for- mule incomplète et changeante, utile à l'homme pour satisfaire son penchant au surnaturel et rien de plus. "

Le pape dénonce cette littérature moderniste dont II Santo de M. Fogazzaro peut être considéré comme le type et déclare qu'elle est un des moyens les plus funestes inventés pour propager le faux et combattre le vrai. Il engage ceux qui se sont consacrés à l'éducation de la jeunesse, ou qui écrivent dans les journaux, à ma- nifester leur zèle en habituant leurs élèves à goûter la littérature sincèrement catholique, dans laquelle tant d'illustres auteurs se

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sont rendus immortels, en défendant les lettres chrétiennes, ou en augmentant le nombre des ouvrages littéraires inspirées par la foi. Cette lettre à M. Descurtins montre combien la vigilance du Saint- Père est infatigable.

Depuis le mois dernier, un trône s'est effondré dans le vieux monde, une révolution a changé violemment le régime politique d'un Etat européen. La monarchie portugaise n'existe plus. Le 4 octobre, une partie de la flotte et de l'armée, gagnée aux doctrines républicaines, s'est mise en insurrection. Deux vaisseaux de guerre ont bombardé le palais royal, pendant que les régiments révoltés se battaient avec les troupes restées loyales, dans les rues de Lisbonne. Les insurgés ont fini par triompher. Le drapeau républicain a été arboré sur les édifices publics. Le roi Manoël a quitter la capi- tale et se réfugier à Gibraltar avec sa mère et son aïeule, les reines Amélie et Maria Pia, et son oncle le duc d'Oporto. La république a ^té proclamée au Portugal. Les meneurs de la révolution se sont constitués en gouvernement provisoire. En voici la composition : MM. Théophile Braga, président ; Alphonse Costa, ministre de la Justice ; Bernardin Machado, ministre des affaires étrangères . Bazile Telles, ministre des finances ; Antonio Luigi Gomès, ministre des travaux publics ; le . colonel Barreto, ministre de la guerre ; Antonio José d'Almeida, ministre de la marine. Eusebio Leao a été nommé gouverneur civil de Lisbonne.

Cette révolution a peut-être été une surprise quant au moment elle s'est produite ; mais, en ces derniers temps, les observateurs politiques la pressentaient et la jugeaient imminente. Dès le 7 septembre dernier, un mois avant la chute de la monarchie portu- gaise, nous lisions dans l'Univers un article dont l'auteur, M. Albert Bitterly, témoignait d'une grande clairvoyance, " Le trône du jeune

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roi du Portugal tremble sur ses bases, disait-il. Les dernières élec- tions viennent de lui porter un coup qui le fait dangereusement chanceler. Les idées républicaines se répandent dans le peuple. On ne peut le dissimuler. Leur propagande sournoise récolte les fruits qu'elle sema abondamment." L'écrivain de l' îJmvers parlait ensuite de M. Alphonse Costa, député républicain, qui a été l'un des plus énergiques instigateurs de la révolution, et qui détient maintenant le portefeuille de la justice. Il le signalait comme un des pires ennemis du trône. Et il citait de lui cette déclaration récente :

" Si l'on nous réduit à changer par la force l'organisation poli- tique, nous sommes résolus à le faire à l'instant précis, qui sera logiquement, scientifiquement indiqué par les circonstances. Cet instant, si la monarchie veut en hâter la venue, elle n'a qu'une chose à faire : c'est de rappeler les réactionnaires au pouvoir. Cela,^ le peuple ne le tolérerait pas ; ce serait la révolution immédiate.

" Nous sommes dès à présent en mesure d'accomplir les substi- tutions de règne et de personne qui s'imposent. Mais, quel que soit l'esprit de modération et d'humanité qui anime ce peuple, quelque admirable que soit sa discipline, encore constatée à l'assemblée de nuit de la semaine dernière à laquelle 60,000 personnes ont pris part dans l'ordre le plus absolu, l'acte révolutionnaire sera toujoura un peu brusque ; un peu de sang, innocent peut-être, coulera : c'est presque inévitable. "

On ne pouvait annoncer avec plus de sang froid et de désin- volture les scènes honteuses qui ont accompagné " l'acte révolution- naire un peu brusque " du 4 octobre, et qui ont fait couler non pas un peu, mais beaucoup de sang innocent. En effet la révolution du Portugal a été une révolution sanglante, et le régime qui en est issu s'est engagé dès les premiers pas dans une voie de violence et d'iniquité. Les chefs du mouvement sont des francs-maçons et des sectaires, et ils n'ont pats perdu un instant pour arborer l'étendard de la guerre à l'Eglise. La chasse aux prêtres a suivi de près le

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triomphe de la nouvelle république. Les couvents ont été envahis des moines ont été massacrés, des monastères ont été saccagés, des religieuses ont été brutalement arrachées de leurs retraites et jetées dans des fourgons pour destination inconnue. En un mot le vrai caractère de la révolution s'est manifesté dans une sinistre lumière C'est une république maçonnique, anticatholique et persécutrice qui vient d'être intronisée à Lisbonne. Ecoutez un correspondant du Daily Telegrajph : " La révolution portugaise a été dirigée bien plus contre les prêtres que contre la monarchie ". Savez-vous quel était l'un des griefs des chefs républicains contre le jeune roi Manoël ? Voici ce que raconte Mme Edmond Adam, qui connaît à fond le Portugal, et qui y séjourna assez longtemps : " L'un des griefs répétés à satiété à Lisbonne et dans les provinces contre la reine Amélie était son " fanatisme clérical ". M. Machado qui est peut-être à cette heure président de la République portugaise, me disait l'hiver dernier, à Lisbonne, qu' " en conseil des ministres le roi Manuel se levait et saluait chaque fois que le nom de Dieu était prononcé, et qu'il ne jouait que de la musique religieuse " ! Et de tels arguments, qui amènent le sourire, avaient de l'influence sur la masse du peuple. "

De semblables traits mettent à jour la mentalité des révolu- tionnaires portugais. Leurs déclarations même nous la révèlent. Au lendemain de leur victoire, M. Costa disait : " Lundi, nous publie- rons au Journal officiel des lois déjà anciennes sur la non-recon- naissance des congrégations religieuses, que le gouvernement monarchique se gardait bien d'appliquer. Par contre, nous abolis- sons les lois contre les anarchistes, dirigées en réalité contre les libéraux et les républicains . . . Quant à la séparation des Églises et de l'Etat, je prépare un projet auquel j'ai longuement travaillé, m'inspirant de la loi de séparation Briand. La Chambre prochaine aura à voter également une loi fondamentale sur le divorce. "

Mais c'est dans le programme officiel du nouveau gouverne-

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ment, publié par lui, que s'accuse surtout l'inspiration directrice du régime installé à Lisbonne par un pronunciamento militaire. Voi- ci ce que nous y lisons.

" La politique du gouvernement aura les bases suivantes : lo Développer aussi loin que possible le programme radical dont se réclame le parti républicain portugais. 2o Ouvrir toutes grandes à chaque citoyen les portes de l'iustruction. 3o Assurer la défense nationale sur terre et sur mer. 4o Administrer les colonies d'après les principes de la décentralisation et du selt'-government. 5o Eta- blir un régime de justice qui assure à tous les libertés essentielles. 60 Supprimer le mode actuel d'instruction criminelle et les abus de la police. 7o Expulser les moines et les religieuses, 80 Fermer les écoles congréganistes catholiques romaines. 9o Rendre obligatoire l'inscription des naissances, des mariages et des morts sur les registres de l'état civil. lOo Prononcer la séparation de l'Eglise et de l'Etat. "

Pour justifier les excès des révolutionnaires de Lisbonne, leurs déprédations, leur irruption dans les monastères et les couvents, leurs meurtres de religieux et de prêtres, les triomphateurs ont essayé de faire croire que les maisons envahies et saccagées étaient des espèces de forteresses d'où l'on tirait sur le peuple. Il y a eu une histoire de bombes lancées par les Jésuites du haut de leurs murailles, qui a fait le tour des agences télégraphiques et de la presse internationale. Mensonges éhontés que tout cela ! Voici le témoignage d'un Lazariste français échappé au carnage :

" On a dit, par exemple, que les scènes de fureur et de haine auticléricales et, en particulier, l'assaut donné à des couvents avaient été provoqués par des coups de feu tirés sur la foule par des religieux. On a dit qu'on avait trouvé, en envahissant les cou- vents, des armes plus ou moins nombreuses. Ce sont d'infâmes calomnies. Pour ne parler que de chez nous, il n'y avait, dans la maison des Lazaristes d'Arroios, qu'un revolver et une soixantaine

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de cartouches. Ce revolver, et la moitié de ces cartouches, je les avais emportés avec moi. Les émeutiers, en mettant la maison à sac, après l'assassinat de deux bons prêtres, nos confrères, ont trouver trente cartouches, mais pas une arme. Moi-même, je n'ai pas gardé le revolver : je l'ai enterré quelque part je pourrais le retrouver. . . "

Quant aux Jésuites, il est prouvé qu'aucune bombe n'a été lancée de leur couvent de Quelhas. Les bandes révolutionnaires qui s'en sont emparé après un simulacre de combat l'ont trouvé vide et n'ont constaté l'existence d'aucun souterrain, de ces fameux souter- rains dont nous out parlé les dépêches.

Une fois de plus, dans ces événements du Portugal, nous avons pu nous convaincre de l'esprit tendancieux qui préside à la rédac- tion et à l'envoi des dépêches transatlantiques. D'abord tous les héros de la révolution sont glorifiés et magnifiés. M. Braga est un man of learning, un érudit pacifique, un philosophe, un poète, un homme d'une remarquable intelligence et d'une extrême bonté. M. Costa est le plus grand avocat du Portugal, un orateur sans égal, un parlementaire de première valeur. M. Almeida, orateur roman- tique, médecin habile, est l'idole du peuple. Et ainsi de suite. Les dépêches n'ajoutent pas que ces hommes sont des francs-maçons haut gradés, mais c'est sans doute ce qui leur confère une aussi éclatante supériorité.

On se demande maintenant quel va être l'avenir du Portugal Il nous parait certain que la république va s'y affermir et durer. Le régime déchu, considéré dans son fonctionnement depuis plusieurs années, mériterait peu de regrets. Le roi découronné, par sa jeu- nesse et les tragiques circ(înstances de son avènement, la reine Amélie, par ses nobles qualités de cœur et d'esprit, étaient dignes d'intérêt. Mais le système gouvernemental était pourri. Le parle- mentarisme, tel que le pratiquaient les partis monarchistes, progres- sistes, régénérateurs, dissidents, etc., était tombé en décomposition*

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Le rotativisme, c'est-à-dire l'alternance des groupes au pouvoir, afin de permettre à chacun d'eux de gaver ses partisans à même le trésor public, faisait gémir tous ceux qui avaient à cœur le bien de l'Etat. Plusieurs monarchistes patriotes regrettaient la rude poigne de Franco, qui n'était pas parfait sans doute, mais qui était honnête, intelligent, énergique, et que l'on appelait le dictateur parce qu'il v.oulait mettre un terme à l'exploitation du pays par les partis. Le gouvernement portugais avait donc besoin de réforme et d'assai- nissement. Le dernier ministère, présidé par M. Teixera de Souza, n'annonçait rien de bon à ce point de vue. Il n'avait rien trouvé de mieux, comme politique progressive, que d'annoncer des mesures restrictives de la liberté religieuse. Ce n'est pas en leur donnant des gages que l'on peut faire face aux passions révolutionnaire^.

Si la nouvelle république venait instaurer un régime de liber- té, de probité, de progrès pacifique, elle pourrait être acclamée par tous les vrais patriotes. Mais elle paraît née sous l'égide des sectes maçonniques, et elle ne promet que la tyrannie, l'ostracisme et la spoliation. De sombres jours semblent réservés encore à la malheu- reuse nation portugaise.

La Revue Canadienne croirait manquer à son devoir si elle ne se joignait au concert de protestations qui s'élève de tous les points de l'univers catholique contre les inqualifiables outrages adressés par Ernest Nathan, le maire de Rome, au Souverain-Pontife. Ce misérable sectaire, ancien grand-maître de la maçonnerie italienne, a prononcé le 20 septembre, anniversaire de la prise de Rome par les Piémontais, un discours il a donné carrière à sa haine contre le papauté et l'Eglise. Il a accusé le Saint- Père d'obscurantisme et d'absolutisme. Il a évoqué le souvenir du Concile du Vatican, où, suivant lui, un homme a voulu se faire Dieu, par la proclamation du dogme de l'infaillibilité. En un nïot il s'est laissé aller aux der-

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niers excès de parole. Le Saint- Père, vivement affecté, a écrit au cardinal-vicaire une lettre émouvante dans laquelle il a exprimé son indignation et sa douleur en présence " des offenses continuelles et toujours plus graves faites à la religion catholique par les autorités publiques dans le siège même du pontificat romain ". Le pape fait allusion à la loi des garanties par laquelle le pouvoir usurpateur promettait que Rome serait la demeure pacifique et respectée du Souverain-Pontife. La lettre du Saint-Père a eu le plus puissant écho dans le monde entier. Les protestations énergiques ont de toutes parts afflué vers le Vatican. Le Canada catholique a fait en- tendre sa voix. A Montréal et à Québec de grandes assemblées ont eu lieu ; on y a flétri l'insulteur et adressé au pape des messsages lui exprimant le dévouement indéfectible et l'affection profonde de ses fils canadiens.

Une grande démonstration politique a eu lieu à Montréal en l'honneur de Sir Wilfrid Laurier, à l'occasion de son retour du Nord-Ouest. Le premier ministre a prononcé un important discours en défense de la politique navale qu'il a fait adopter par le Parle- ment canadien à sa dernière session. Quelques jours après, les adversaires de cette politique ont tenu, eux aussi, une grande assemblée, MM. Monk et Bourassa ont donné la réplique au premier ministre. Sur ces entrefaites, le député des comtés unis de Drummond et Arthabaska ayant été nommé sénateur, une élection est devenue nécessaire dans cette circonscription, et les groupes oppositionnistes ont décidé de présenter un candidat, contre celui du ministère. La lutte oratoire' dans cette élection promet d'être vive.

La session du parlement d'Ottawa s'ouvrira le 17 novembre prochain.

Thomas CHAPAIS. Québec, 25 octobre 1910.

Chronique des Revues

SOMMAIRE. La pbesse et les crimes (Article de M. Emile Fagiiet, de l'Académie française 7 septembre 1910). L'Assistance Pu- blique (Article ide la Revue Philanthropique septembre 1910). Un ami des insectes (Article de M. de Maizières le Oaulois). Eacine enfant (Un discours de M, Jules Lemàître, de l'Académie française -^ octobre 1910). La cbise du français (Articles de la Revue des Deux-Mondes (21 septembre) et du Gaulois (2 octobre). Le Congrès de Montbéal (Appréciations de VUnivers, du Tablet et du Correspondant). La beine Marie (Article de la Review of Reviews août 1910). Un homme de bien et un patriote (Feu J.-A. Cliicoyne, ancien député).

[f fi^ PRESSE ET LES CRIMES (Article de M. Emile Faguet, de l'A- [Sj^ cadémie française, 7 septembre 1910). La question certes ^pi? n'est pas nouvelle. Mais elle est de celles qu'il est urgent de rappeler souvent à l'attention publique. La presse a-t-elle le droit de tout dire et de tout montrer ? La loi peut-elle, doit-elle in- tervenir pour ramener certains publicistes aux lois morales de la décence et du bon exemple à donner à tous ? M. Emile Faguet posait la question dans le Gaulois du 7 septembre dernier, et nous pour- rions fort utilement la poser à Montréal et ailleurs au Canada. Car, chez nous aussi, la presse que l'éminent académicien appelle crimi- nographique, la presse qui raconte, détaille et grossit, par le récit et par l'image, les assassinats, les meurtres, les vitriolages et les dépeçages est hélas ! fort en vogue. On comprend qoe la tentation soit forte. Les tendances à la cruauté et à la luxure voisinent entre elles, au fond de l'être humain, depuis le péché d'Adam. Ce n'est pas vrai, comme le prétend Jean- Jacques, que l'homme, dans sa

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nature actuelle, soit naturellement bon. D'instinct mais l'instinct est mauvais il est avec Gain contre Abel. Or lui présenter des récits de crimes, d'assassinats passionnels, de tueries et de férocités, hélas ! oui, c'est l'intéresser. . . Mais c'est aussi, le plus souvent, le contaminer, le scandaliser et l'inciter au mal. Franchement, per- sonne, si bon soit-il, et si invulnérable, ne saurait, la main sur la conscience, y contredire sérieusement. Et alors, les journalistes qui font de la criminographie à haute pression font de la mauvaise besogne. Cela peut répondre aux désirs inavoués des lecteurs, cela peut remplir la caisse ; mais c'est un mal, un vrai mal social. Et la loi, en pays civilisé, devrait intervenir pour calmer au moins en partie cette frénésie d'information qui constitue, à tout prendre, d'une façon indirecte mais trop réelle, la glorification et l'apothéose du crime. Qu'on se rappelle ce qui s'est imprimé chez nous comme ailleurs au sujet de l'affaire si triste du Dr Crippen et qu'on lise dans les quotidiens d'hier les détails de l'assassinat encore mysté- rieux de la pauvre petite Cécile Michaud. Mais, dit-on, comment ne pas en parler au public ? Le public veut des détails et il ne veut pas de vos sermons ! Peut-être. Mais vous faites du mal quand même, et vous en répondrez un jour au tribunal du souverain juge. Que ne vous bornez-vous au moins aux choses essentielles ? Il y a des choses que le coroner ou le juge ont le devoir de connaître pour administrer la justice, ïnais le peuple, la masse n'en ont que faire. Au fond, ceux qui ne sont pas encore trop gâtés vous méprisent en vous lisant. C'est votre premier châtiment. En vérité, en vérité, je vous le dis, ce ne sera pas le dernier.

M. Emile Faguet n'est pas un prédicant, il est d'ailleurs d'une vertu assez large, et je ne crois pas qu'on puisse le soupçonner de pruderie, encore moins de tartuferie. Or il se montre très sévère à l'endroit de la presse criminographique. Il fait appel à la loi parce que les lois sont faites, dit-il, ou tout au moins devraient être faites pour protéger la société. Il écrit :

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Il existe des journaux qui, sur quarante colonnes, en consacrent trente-cinq à la Jescription des crimes du jour, avec photographies lugu- bres et dessins ma-cabres.. Je me demande si de tels journaux sont des journaux, à proprement parler, et si une loi qui tes atteindrait dans leur quasi unique occupation serait une loi sur la presse. Ce serait une loi, ce me semble, sur le crime et sur la propagation du crime, et il ne me paraît pas que ce fût autre chose.

Et M. l'académicien résume toute la question en cet éloquent et persuasif raccourci que nous voudrions voir médité partons ceux qui font métier de publicistes. . . et par tous ceux qui les encoura- gent d'une façon ou d'une autre à " illustrer " les crimes et les criminels :

Remarquez c'est toujours comme cela qu'il y a déjà une loi contre eux et qu'une loi nouvelle serait inutile. Il y a une loi répressive de l'apologie des faits qualifiés crimes. Or, la description effrénée des crimes et les images les représentant dans tous leurs détails et avec por- traits des apaches, si elles ne sont pas des apologies, sont tout au moins des manières de glorifications et d'apothéoses, et, entre apothéoses, glo- rifications et apologies, je distingue, si l'on y tient, une différence, mais je ne la distingue pas très nettem^ent. Le mot décisif sur la question rue paraît encore celui du caricaturiste : " Un adolescent à figure de Ter- reur et une Psyché de boulevard loxtérieur. Le Bsyché à la Terreur : " Eh bien! Et toi, quand c'est-il que ta figure sera dans le journal? " Voilà précisément le fond des choses. La gloire des apaches, c'est d'avoir leur figure dans le journal. L'idée qu'ils sont ce dont la société s'occupe le plus a bien de quoi, on en conviendra, réveiller et éperonner jusqu'au sang tiens ! c'est le mot toutes leurs énergies. Soyez sûrs que toute la question est là. Nous autres, bons bourgeois, nous avons certaine- ment quelque chose aussi à nous reprocher là-dedans. Nous détestons les crimes ; mais nous n'en détestons pas assez la description, nous n'en détestons pas assez les historiographes. Le roi avait deux historiogra- phes, pas plus, je crois. Depuis que l'apache est roi de Paris, il en a cent, très bien pensionnés. Notre tort c'est de faire trop d'attention aux mé- moires de ces messieurs. " C'est beau, un beau crixtie ", disait J. J. Weiss. C'est la parole la plus stupide qu'ait prononcée cet homme d'es-

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prit, et sa punition, bien méritée, quoique un peu rude, est que c'est la seule qui isoit en train de rester de lui. Il la tenait éTidemment de Stendhal, autre homme d'esprit fécond en sottises et qui n'admirait rien tant que VétiO'gie, qui consiste à planter une lame entre les deux épaules d'un homme que l'on n'aime point. Cette énergie est précisément le con- traire de l'énergie, puisqu'elle est de l'impulsiTité et puisqu'elle est un mouvement réflexe ; mais Stendhal était peu scientifique et Weisis ne l'était pas davantage.

L'assistance publique (Article de la Revue Philanthropique, septembre 1910). S'il est désirable que l'on fasse des lois pour réfréner les licences de la presse et protéger l'esprit public contre la contagion du crime, il est utile aussi à tous de ne pas méconnaître la véritable histoire des œuvres d'assistance. Protéger ses frères contre le mal, c'est déjà une œuvre ; le porter au bien ou encore l'assister dans ses malheurs, c'est aller plus loin et c'est mieux encore. Il n'y a pas si longtemps, dans une grande séance publique sous la présidence d'un archevêque, nous entendions exposer, du reste avec talent, toute une théorie sur l'organisation de la charité. La charité, nous disait-on, doit être une science. Jusqu'ici elle n'a été qu'un sentiment. Ce n'est qu'au siècle dernier qu'on s'est avisé de l'ordon- ner et de la régler selon les lois d'une science intelligente et sûre d'elle-même. C'était faux au point de vue philosophique et chrétien d'abord, et puis c'était faux aussi au point de vue historique. M. Eugène Fournier citait l'autre jour, dans V Univers (1er octobre 1910), un article de \a Revue Philanthropique qui esta ce sujet fort significatif. Cet article est de M. Cros-Mayrevieille, un membre du conseil supérieur de l'Assistance publique en France, peu suspect, comme du reste la Revue Philanthropique elle-même, de partialité envers l'Eglise et ses institutions. Or, ce monsieur explique fort bien que la charité est depuis longtemps, grâce à l'Eglise, organisée dans le vieux monde. Nous regrettons de ne pouvoir tout citer, l'article est trop long. En voici pourtant quelques extraits, qup

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plusieurs de nos réformateurs ou même de nos réformatrices feraient bien de ne pas perdre de vue. M. Cros-Mayrovieille fait l'histoire de l'Assistance publique. Il écrit :

On doit considérer comme une première forme de l'assistance en Gaule l'importation, par les conquérants eux-mêmes, de la coutaime ro- maine des distributions d'argent et de vivres. La munificence de l'homme libre et riche soulageait, il est vrai, les besoins urgents des nécessiteux de la clientèle, mais, dans la plupairt des cas, le donateur, parfois plus prodi- ge de fêtes que de pain, sie préoccupait surtout de ses intérêts politiques, et fort peu de l'accomplissement d'un devoir social. Avec le christianisme apparaît la notion de la charité immédiatement désintéressée. L'obliga- tion d'assister les pauvres et les malades n'est plus rapportée à l'espoir d'une compensation dans le temporel ; elle constitue un devoir religieux. Aussi, n'est-iil pais surprenant que la surveillance et la distribution des secours et des aumônes aient été durant des siècles assurées par les soins des représentants de l'Eglise. Dès le règne de Constantin, lorsque l'Eglise reçut le droit de posséder des immeubles, elle fonda pour les orphedins, îes malades, les vieinards et les voyageurs, les premiers hôpitaxix qu'elle plaça sous la direction des évêques. Depuis, l'établissement d'assistance fonctionna de pair avec la primitive distribution d'aumônes. Les empe- reurs chrétiens et les monarques francs contribuèrent à construire, à doter comme à réglementer les asiles, les hôpitaux ou les refuges, mais ils abandonnaient au clergé la tutelle de ces oeuvres; c'est ainsi que fut placé sous l'autorité des évêques réunis en concile, l'ancien hôpital fondé à Lyon en 542 par le roi Childebert.

Le collaborateur de la Revue Philanthropique étudie ensuite l'organisation des œuvres de charité ou d'assistance aux siècles qui suivent, il parle des Capitulaires de Charlemagne, des fondations d'Hôtels-Dieu, de l'époque des croisades, du XVIe siècle, de Louis XII et de François I, puis il arrive au X Vile siècle. Nous voulons le citer encore, en remarquant toujours que si ce n'est pas un curé qui prêche, en témoin impartial il raconte les faits tout comme un curé le ferait, ou presque.

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Dans l'histoire de l'Assistance publique en France au XVIIe siècle, l'oeuvre de saint Vincent de Paul et les institutions dues à Louis XIV, ou plutôt au ministre Colbert, offrent un relief tout particulier. Vincent de Paul mena de front toutes les formes de l'assistance : créateur de la Crèche des enfants trouvés, collecteur et distributeur d'aunaônes, organi- sateur de visites des malades à domicile, fonidateur de l'ordre des Soeurs de la Charité qui devaient continuer son oeuvre, il s'efforça de remédier partout à l'insuffisance de la bienfaisance d'Etat. Louis XIV, d'autre part, fonda en 1656, à Paris, sous le nom d'Hôpital général, un vaste êtabKssiement destitaé à 6,000 indigents, qu'il dota de privilèges et de libéralités inouïs. Les intentions du roi étaient d'éteindre la mendicité ; le résultat obtenu fut l'hospitalisation d'un certain nombre de vieillards et d'infirmes. Quelques années plus tard, il existait indépendamment de l'Hôtel-Dieu, réservé aux malades proprement dits, un hôpital général dans 33 villes françaises. Louis XIV, qui s'occupa encore de l'hospitalisa- tion des militaires blessés (Hôtel des Invalides) et organisa (pour quel- ques années seulement) l'ordre de Saint-Lazare destiné aux officiers, était peu favorable aux distributions de secours à domicile ; l'hôpital général devait théoriquement suffire à tous les besoins et assurer l'assistance par le travail. Cependant la taxe des pauvres continua à être (levée, et beau- coup conservèrent leur autonomie. L'évêque demeurait le président-né du bureau de son diocèse ; il était assisté de quelques représentants de la noblesse et d'un nombre plus élevé de bourgeois. Malgré la supériorité numérique des représentants du Tiers-Etat dans ces commissions admi- nistratives, la gestion effective du clergé restait encore bien souvent pré- pondérante ...

Un ami des insectes (Article de M. de Maizières, du Gaulois) Il s'agit de M. J.-H. Fabre, de Sérignan, un ami des insectes qui les examine depuis plus de soixante ans il en a lui-même quatre- vingt-sept bien sonnés que les récompenses académiques et la curiosité mondiale sont allées déranger dans sa solitude en ces der- niers mois. La gloire que tant d'autres courtisent en vain est venue le trouver, lui qui ne la cherchait pas du tout. Ce savant (qui est un bon chrétien soit dit entre parenthèse) raconte sur les petites hibites, que tout le monde voit et que personne ne connaît, des cho- ses fort intéressantes. Cela lui a pris comme ça dix gros volumes

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pour raconter aux professionnels ce qu'il a découvert dans ses soi- xante ans de commerce avec les petites bêtes. Puis, prenant pitié du vulgaire, il a condensé le tout dans l'unique Vie des insectes, un livre absolument attachant, écrit dans une langue d'une admirable précision et avec un charme capable de retenir les plus ignorants. M. de Maizières, rédacteur au Gaulois, est allé l'autre jour relancer jusqu'en son village le vieux savant qui est en plus, ce qui ne gâte rien, un causeur très aimable.

J'ai lu vatre livre, monsieur, comme tout le monde lui a-t-il dit et l'intérêt que j'y ai pris m'a donné l'ambition de vous connaître. Se peut-il qu'il existe vraiment des insectes doués d'un instinct de génie, qui, pour livrer à leurs larves une proie vivante, sachent piquer du dard leurs ennemis au seul endroit, centre des vaisseaux nerveux, dont la blessure amène, non pas la mort, mais la paralj^sie? Est-il exact que chez certains, cette science de l'anatomie soit assez développée pour leur permettre de trouver^ chez leurs victimes de système nerveux plus développé, les huit points qu'il faudra l'un après l'autre piquer du dard 4)OUjr provoquer l'im- mobilité qui en fera une proie sans défense? Ceci n'est rien, a répliqué M. Fabre. Il en est qui font mieux. Voici l'ennemi abiattu, paralysé, les nerfs moteurs sont anéantis, mais non pas le cerveau ou plutôt ce qui chez l'insecte peut être assimilé au cerveau. Il s'agit d'emporter 'la victi- me au fond du terrier elle servira de nourriture aux larves du ravisseur. Les pattes inertes ne peuvent rien, seules les mandibules, mues par d'autres nerfs que ceux immobilisés par la piqûre ont gardé leur vigueur, et la bête s'en siert éperdument, «'agrippant à chaqiie brin d'herbe pour essayer de 'retairder l'effort de l'ennemi qui l'entraîne. Que fait alors celui-ci ? Il fait ce que ferait un physiologiste de la Sorbonne, monsieur. Il tapote doucement le sommet de la tête de la proie récalcitrante, sans la tuer, certes, car il importe qu'elle garde la vie jKtur être goûtée des larves, ama- teurs de ©hair fraîche, mais assez fort cependant et Oissez longtemps pour que la pai'alj'sie gagne les mandibules et désarme définitivement toute rébellion. Ces scorpions languedociens demandait encore M. de Mai- zières, dont vous novs parlez, vous avez de vos yeux vu leurs étranges rites nuptiaux ? Ah ! monsieur, lui fut-il répondu, quelles gens que ces gens- là! Que d'agaceries, que de tendresses au début. Ah! ces promenades à deux oi\ le scorpion, pendant des heui-es entières, entraîne doucement la

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scorpionne traîtresse vers l'abri nuptial, toute cette coquetterie le mâle met sa force et la fem.elle sa ruse, toute cette mise en scène, cet em- pressement imprudent et ces réserves décevantes, toute cette mimique d'af- fection pour laboutir à tin effroyable dénouement ! Lorsque la scorpionne est lasse d'hypocrisie, 'lorsqu'enfin elle a consenti au maanage, elle mange le scorpion, monsieur ! Tous les scorpions que vous rencontrez sont célibataires ; lès autres, ceux qui ont eu l'imprudence de se marier, le jour de leurs noces ont trouvé le trépas, rançon de leur bonheur.

Heureusement que cela se passe chez les scorpions, et que chez les humains l'on est en droit de compter sur une humeur moins féroce de la part de ces dames. C'est plutôt l'homme qui est cruel parfois et abuse de sa force, quand la religion ne l'adoucit pas. C'est égal, l'observation sera pour plusieurs fertile en rapproche- ments.

Plus tard, toujours au cours de la même conversation, le spirituel savant disait au journaliste eu parlant de la fourmi :

Ah ! monsieur, je vous en prie, ne parlons pas de la fourmi ni sur- tout de la cigale. Vous ne vous ima^ginez pas ce que la littérature a ré- pandu de niaiseries sur leur compte. Ainsi la fable, la faimeuse fable, scientifiquement est une ineptie. " La cigale aj'ant chanté tout l'été ..." D'abord une cigale ne peut pas chanter tout l'été pour cette excellente raison qu'elle ne vit que quinze jours. S'il est vrai que la larve de la cigaHe vive en terre trois anmêes, l'insecte, lui, ne vit au soleil que quinze jours, et ne saurait par conséquent être pris au dépourvu par la venue de la bise. D'autre part, ce n'est pas la cigale qui pourrait demander assistance à la fourmi parce que la fourmi \'it aux dépens de la cigale. Celle-ci, en effet, pour se nourrir, coupe las jeunes pousses en un trait et elle en exprime le suc au moyen d'un appareil qui fait vide et office de pompe ; la fourmi intervient alors, elle se place aux environs de la pompe et s'efforce de s'approprier le suc qui déborde. Quelquefois la cigale, impatientée, s'en va et c'est la fourmi qui alors est désappointée, car, n'étant pas pourvue d'appareil aspiratoire, elle se trouve, la cigale partie, devant un trou d'où rien ne sort. La fourmi est la pilleuse de la cigale. A part cela, la fable est exacte.

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Dire que le bon Lafontaine ne connaissait pas la cigale, non plus que la fourmi, et qu'il va nous falloir maintenant déchanter quand les " petits " nous déclameront la plus connue de toutes nos fables ! Et pourtant, on nous répétait sur tous les tons que personne mieux que le fabuliste n'avait vécu dans la compagnie des bêtes ? Mais voilà, les connaissances humaines sont toujours courtes par quelques côtés. Ls monde est si vaste et l'homme si petit !

Racine enfant (Un discours de M. Jules Lemaître, octobre 1910). De Lafontaine à Racine, la transition est facile. On vient d'inaugurer à la Ferté-Milon, dans le Valois, une statue à Racine enfant. M. Jules Lemaître, de l'Académie française, est al présider la cérémonie d'inauguration, et il a fait là, à son ordinaire, un dis- cours charmant. Mais disons d'abord comment l'idée d'élever cette statue à Racine enfant a pris corps et a pu aboutir. M. Lemaître l'a raconté lui-même à un collaborateur du Temps de Paris.

Il y avait une fois dit-il à la FerténHiloii, un bon curé qui avait des lettres et qui connaissait le Eacine de son village. Sachant que je m'occupais volontiers à l'étude de son héros, il vint me rendre visite à Paris et me décida à pousser jusqu'au berceau de leur poète. C'était un digne prêtre fort libéral et érudit... Vous pouvez, d'ailleurs, aller dire aux mécréants qu'il en existe encore beaucoup de cette sorte Il avait la tête de Banville, la figure ouverte et spirituelle, et son presbytère s'en- tourait d'un vrai jardin de curé, courait une petite rivière. C'était exquis . . . Nous visitâmes de concert la ville, qioi est pittoresque, et en passant près de l'église, ce bon curé murmura : " Voici bien l'endroit je voudrais qu'on rappelât l'enfance de Kacine, qui s'écoula dans ce milieu tendre et joli ! Ah ! la belle et bonne évocation ! " J'approuvai ; le bon curé fit aussitôt appel à toiis les amis de Eacine et de isa cité, sans auicun parti pris, de sa seule initiative, et voilà comment un comité local put réunir les fonds nécessaires, sans secours officiel et sans subvention poli- tique ou même littéraire. Il est très rare de réussir avec si peu d'appui, et pareil exemple vaut d'être loué. Louons-le, sans réserves.

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Ce bon curé, c'était M. l'abbé Devigne, un homme aussi opini- âtre qu'ingénieux. Son projet d'élever une statue à Racine enfant n'avait rien de banal et elle était plutôt hardie. M. Lemaître, dans le discours d'inauguration l'a remarqué en ces termes :

Tl ne faudraH pas croire qu'une commémoration de cette sorte con- vienne à tous les g^rands écrivains ou même soit jKvssible avec tous. Trop de conditions y sont requises. Il faut naturellement que celui dont veut honorer l'enfance ait eu une enfance intéressante en effet, et sur laquelle on soit renseigné, et aussi une enfance telle qu'on y puisse dis- cerner quelque correspondance avec son oeuvre future. Il faut, en outre, que la forme et les traits du grand homme encore enfant, ou nous soient connus par quelque portrait, ou puissent être facilement supposés. J'ajou- te : il faut que ces traits soient agréables ou frappants ; autrement, ce n'est pas le peine. Il est bon, enfin, que l'enfance du grand homme ait appartenu plutôt à une très petite ville, qui puisse s'enorgueillir unique- ment de lui et lui rendre un culte et des soins plus attentifs. —Jugez si ces conditions, doivent être rarement réunies ! C'est ainsi qu'on ne voit pas bien Paris, eût-on pour cela les documents nécessaires, honorer de cette façon maternelle les hommes célèbres nés dans ses murs et, par exemple,, élever des monuments à ^Molière enfant ou à Voltaire enfant. D'autre part, on n'imagine guère, à Dijon, la statue du petit Bossuet, ou à Rouen, celle du petit Corneille. Pourquoi? C'est que cela ne donnerait ici qu'un, gros garçon maussade et lourd, là, qu'un insignifiant enfant de choeur, et qu'on ne sait rien d'ailleurs de leurs années d'enfance et, par conséquent, rien de ce qui a pu préparer, dès le jeune âge, l'auteur du Cid ou l'auteur des Oraisons funèbres. Vraiment, pai-mi nos grands écrivains, je ne vois (Racine mis à part) que Jean- Jacques Rousseau dont les premières années nous soient assez connues et correspondent assez à l'idée que ses oeuvres nous donnent de lui pour qu'U fût possible d'élever un petit monument à son enfance si par malheur, cette enfance n'était un peu fâcheuse. Mais celle de Racine fut pure et charmante. Et on la connaît fort bien, et on se le représente aisément à cet âge , et on conçoit à merveille com- ment l'auteur, non seu'lement d.Wthalie, mais laême de Phèdre, a, avoir précisément cette enfance-là.

La crise du français (Revue des Deux Mondes, 21 septembre M. Emile Faguet, Le Gaulois, 2 octobre, M. René Doumic). Louer

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Racine enfant, à cause surtout du Racine qu'il fut dans les lettres, c'est encore rendre hommage au génie littéraire de la France du grand siècle. Et peut-être serait-ce l'avis de MM. Faguet et Doumic, comme de M. Lemaître lui-même, que ce n'est pas du luxe par le temps qui court. Le grand siècle, les lettres françaises ? Ce sont des mots, dira quelqu'un. Oui, mais parce qu'on oublie trop ce qu'il y eut de gloire derrière ces mots, on est en train en France de s'en aller en décadence le mot est de M. Faguet en littérature comme en morale. Il y a une crise du français, tout le monde en parle. " Il est très vrai, écrit M. Emile Faguet, dans cette étude de la Revue des Deux Mondes que je signale, il est très vrai qu'on ne sait plus du tout le français." Et il se demande pourquoi ? Je retiens deux des raisons qu'il allègue : c'est d'abord parce qu'on ne sait plus le latin, c'est aussi parce qu'on ne lit plus que. . . les journaux. O chers détracteurs de notre vieil enseignement classique et vous liseurs effrénés de journaux, lisez et puissiez vous comprendre !

L'hàibitude idu latin apprend à écrire en français : d'abond parce qu'on ne sait le sens même des mots français que quand on sait le sens qu'ils avaiient en latin, et elle avait bien raison cette dame à qui j'avais reproché d'écrire préférer que, et qui me répondait : " Que voulez- vous ? je ne sais pas le latin " ; et certainement quiconque sait ce que veut dire préférer ne peut pas, y mit-il toute sa mauvaise volonté, ne peut pas écrire préférer que ; ensuite et surtout parce que l'habitude de mettre du français en latin et du latin en français force à réfléchir sur le sens des mots, à en voir l'exacte portée, la limite exacte, et à ne pas prendre le mot pour quelque chose de vague et de flou qui veut dire ap- proximativement quelque chose ; jamais un homme qui n'aura pas fait, et avec la volonté qu'ils soient bien faits, force thèmes latins et foix?e versions la,tines, n'aura, sauf certain génie inné qui est très rare, la moindre pré- cision dans l'expression ; enfin parce que l'habitude du latin donne le goût d'une phrase construite et non pas invertéhrée, goût que, je le reconnais, le commerce de Bossuet, de Rousseau, de Chateaubriand ou de Brunetière peut procurer, mais non i)as si pleinement que celui de Tite- Live ou de Cicéron. Le déclin du français a été paraUète à celui du latin, et ici le post hoc, ergo propter hoc me paraît juste

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La question de la crise du français est toute dans ce mot de Flaubert à George Sand: " Ah! ces bons-hommes du XVIIe siècle! Comme ils savaient le latin ! Comme ils Usaient lentement ! " Savoir le latin et lire lentement, voilà les deux conditions nécessaires pour apprendre le fran- çais. L'une des deux, je crois, suffirait à la rigueur. Mais il faut, au moins, l'une ; et l'une et .l'autre n'est point tout à fait surabondance. Nos lycéens ont trop à faire, soit pour appi*endre le latin, soit même ix)ur lire lentement des aiiteurs français. La vérité, c'est que, dix-neuf fois sur vingt, non seulement ils ne lisent pas lentement, mais ils ne lisent point du tout. On ne peut pas levir reprocher très violemment : ils ont trop d'autres choses à faire

Notez enfin que ces jeunes gens sont détournés de la lecture» des au- teurs français par les influences extérieures autant que par les influences intérieures. A l'intérieur, les créateurs de la languie française, à savoir les auteurs du XVIIe siècle, leur sont interdits, ou tout au moins peu recom- mandés, ne figurent pas, ou figui-ent très peu, sur leurs programmes à cause de leurs opinions religieuses, philosophiques et politiques jugées dangerexises dans une démocratie, point sur lequel il y aurait beaucoup à discuter, mais sur lequel je n'ai pas le loisir de m'étendre. Extérieure- ment, l'attrait des journaux, que je reconnais qui est gi'and, les détourne encore plus des livres. Or, les journaux sont mal écrits, parce qu'ils sont écrits très vite, et pour d'autres causes peut-être encore. La première page en est encore rédigée approximativement en français : dès la seconde, on tombe dans une collection de barbarismes dans laquelle, ix)ur se divertir, on n'a qu'à choisir. Or, c'est qu'est la littérature de la plupart de nos lycéens. C'est précisément ce style que les professeurs des Facultés retrouvent et reconnaissent dans les dissertations de bacealauiréat et de licence.

M. Emile Fagaet, je l'ai dit, n'a pas craint à propos de cette crise du français de prononcer le mot de décadence, il faut citer ce passage que tous les journaux ont commenté :

Donc, la crise du français n'est pas une crise, c'est une décadence ; c'est une décadence définitive et sans retour, comi^ensêe par des progrès qui ont lieu dans un autre ordre de choses. On n'écrira phis le français,, voilà tout. Il ne sera plus écrit que par un certain nombre d'hommes très restreint, qui en auront le goût par un phénomène d'atavisme et qui seront

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tympanisés par les petits journaux, comme grotesques. Il y aura deux langues : l'une, le français, écrit par quelques x>ersonnes et compris par ces personnes-ci et quelques autres, peu nombreuses; l'autre une langue pour laquelle on trouvera un nom, très imprécise, très vagne, amorphe, confuse, que personne à cause de cela, ne comprendra très bien, mais qui servira pourtant de moyen de communication un peu rudimentaire, un peu barbare, entre les hommes et qui aura avec le français quelques ra/pports éloignés à peu près reconnaissables encore.

" Mais pouvons nous prendre notre partie de la mort du fran- çais ", se demande dans le Gaulois du 2 octobre M. René D.)umic ? et il continue : ' Si, par hasard et par impossible, M. Faguet en était d'avis, je lui citerais quelques lignes éloquentes de l'écrivain qui envoie au Gaulois des Notes sociales si remarquées. " La lan- gue, disait-il hier même, c'est un des aspects de la patrie. . . Savoir sa langue et l'aimer, c'est savoir et c'est aimer une partie de son pays, une bonne partie de l'âme de son pays. La grammaire est une forme du patriotisme. . . " M. Faguet est trop résolument patriote pour qu'on puisse douter qu'il soit prêt à. adopter ces belles paroles comme correspondant à son sentiment intime. En signalant cette décadence du français, je suis persuadé qu'il a volontairement forcé la note pour nous présenter dans une image saisissante ce qui serait à son avis une catastrophe, pour inquiéter nos consciences et solli- citer tous les hommes de bonne foi à faire effort pour la conjurer. "

Plus loin, M. Doumic propose le remède au mal, ce qui lui per- met de terminer son article sur une note plus consolante.

C'est dans son origine et dans sa cause qu'il faut combattre le mal. Le mouvement, dont on constate les effets désastreux, ne date pas d'hier ; il date déjà de quarante années. Il est lui-même issu d'un désastre de nos désastres. Au lendemain de 1870, un mot a circulé : " C'est le maî- tre d'école allemand qui nous a battus. " Dans toutes les écoles, depuis la plus humble école du village jusqu'aux superbes écoles de hautes études, on s'est tourné vers le maître allemand, on s'est incliné devant lui, on s'est modelé sur lui. Mouvement instinctif, excusaiMe après tout, et qu'on

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pourrait ■appeJea: : le réflexe de la défaite, Mais un peuple ne triomphe, et même ne dure, qu'en se demeurant fidèle à lui-même, et comme disent les philosophes, en persévérant dans son être. Nous sommes en train de perdre nos qualités nationales, sans en acquérir d'autres. C'est ce que tout le monde aperçoit, parce que c'est l'évidence même et que ccila orève les yeux. Que les maîtres qui président aux destinées de notre enseigne- ment le reconnaissent donc, avec tout le monde. Ils se sont trompés. Il n'y a pas de honte à s'êrtre trompé ; ce qui serait inexcusable seulement ce serait de s'entêter dans son erreur. Même sur l'Ouest-Etat, le méca- nicien, quand il constate une erreur d'aiguillage, fait machine en arrière. Je connais assez nos grands professeurs, ceux mêmes dont les idées sont diamétralement opposées aux nôtres, pour savoir qu'ils sont avant tout des hommes ide dévouement. Le dévouement est à la base du métier de professeur, comme le courage est à la base du métier de soldat, et comme l'esprit de sacrifice est l'essence de la mission du prêtre. Ils n'ont en vue que le bien de la jeunesse qui leur est confiée, n'en doutons pas. Qu'ils y travaillent donc par de meilleures méthodes ! Ils en sont très capables. En le faisant ils s'honoreront. Ils rassureront le public. Ils auront l'opi- nion ave^c eux. On n'enseigne pas plus qu'on ne gouverne contre l'opinion. En ce moment, ils ont beau se complaire dans leur oeuvre, s'y admirer, et se sourire à eux-mêmes : l'opinion est contre eux. Elle est contre eux avec ensemble, avec éclat et avec angoisse. C'est un toile.

Le Congrès de Montréal (Appréciations de l' Univers, du Tablet, du Correspondant . . . ). Cette langue française, qu'on cherche là-bas au cher pays de nos pères à protéger contre les nou- veaux barbares qui la voudraient dévaster, a chanté magnifique- ment sur les rives de notre Saint-Laurent, en septembre dernier, les magnificences et les gloires de l'Eucharistie. Les journaux et les revues de langue anglaise d'Amérique l'ont peut-être un peu trop ignoré. Et pourtant, tout en rendant justice aux orateurs et aux rapporteurs qui ont parlé aux séances anglaises du Sacred Heart Convent, de Windsor Hall et de Stanley Hall, nous pouvons affir- mer qu'il s'est fait un très beau travail aussi chez les Pères du Saint- Sacrement, au Monument National et à l'Université Laval, avaient lieu les séances françaises. Et à Notre-Dame ? A ces

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séances solennelles, dont nous parlait dans notre dernière livraison M. l'abbé Filiatrault, s'il y eut des orateurs de langue anglaise de mérite, je me demande ce qu'il restait de l'impression produite par leurs discours quand les Bourassa, les Ruraeau, les Chapais, les Touchet, les Gouin, les Gerlier et les Tellier avaient parlé ?

Le correspondant de V Univers qui signe Frank des Lauren- tides donnait 26 septembre de notre Congrès ce très beau tableau d'ensemble :

Puisque les membres du Comité permanent des Congrès internatio- iiaux euchariistiques l'ont proclamé, il faut le croire: le 21e Congrès, tenu à Montréal du 7 au 12 septembre, a été le plus beau de tous les Congrès tenus jusqu'à ce jour ; le plus beau par une affiuence exceptionneEe de congressistes venue non seulement de la République voisine, les Etats- Unis, mais de l'Amérique du Sud, des différentes parties de l'Europe, de l'Afrique, de l'Asie et de l'Australie ; le plus beau par le nombre et la qua- lité des travaux soit dogmatiques, soit pratiques, sur la divine Eucharistie, lus dans les deux langues française et anglaise ; le plus beavi par l'unani- mité d'une population immense à entourer d'hommages enthousiastes le Dieu de l'Hostie et le représentant de Notre Saint-Père le Pape ; le plus beau par la richesse des décorations ; le plus beau surtout par ce qui semblerait de prime abord en être l'axîcessoire, par les grandes démons- trations populaires, auxqueliles ce Congrès a donné lieu. Le fait est que les journées du Légat papal n'ont pas été des journées de chômage. Il n'avait pas qu^'à assister aux asseiïiblées sacerdotales et aux séances pro- prement dites du Congrès (divisées d'ailleurs en devix sections, section française et section anglaise). Il avait à prendre contact avec la popula- tion tout entière. Un jour, c'était quinze mille ouvriers qu'il lui fallait haranguer et bénir dans l'église Not>fe-Dame. Le lendemain c'était vingt- cinq mille enfants des écoles qu'il devait voir défiler devant lui, et dont il devait recevoir les fleurs en échange de sa bénédiction. Une autre fois, c'était trente mille jeunes gens, délirants d'enthousia-sme, dont il devait inaugurer l'asisemblée, ne pouvant la clôturer que parce qu'il avait à faire acte de présence dans une assemblée analogrue d'hommes. La nuit venue, il ne pouvait songer au repos ; c'était le moment des assemblées générales à l'église Notre-Dame, d'où l'on enlevait le Saint-Sacrement et l'on dres- sait une estrade pour permettre aux personnages laïques de parler alter-

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nativement avec les membreiS du clergé. Là, jusqu'à douze heures bien sonnées, le Cardinal Légat entendait les plus beaux accents oi"utoii-es dans les ideux langues, anglaise et française, et traitant des problèmes les plus palpitants d'actualité pour la race et le pays. Je ne parle pas des récep- tions et des dîners officiels. On se demandait comment un homme de 74 ans pouvait résister à une pareiUe avalanche d'honneurs et de fatigues. Mais de quelle consolation son coeur devait déborder à la vuie de telles manifestations de foi ! Quel act-e de foi, par exemple, que cette messe en plein air, aux pieds du Mont-Royal, dite devant deux cent mille spectateurs, avec l'archevêque de Nevs"^ York pour célébrant, celui de Boston pour pré- dicateur et le Légat de Pie X pour assistant ! Quel autre acte de foi que cette procession finale, ne renfermant que des hommes, formée de trois cardinaux, de plus de cent évêques, de cinq mille prêtres, d'antant de reli- gieux peut-être, des délégués de milliers d'associations, des représentants des gouvernements, de la magistrature, de toutes les professions 70,000 hommes en tout s'avançant sur un parcours d'au moins cinq kilomè- tres sous des arcs de triomphe richement parés d'inscriptions, de tentures et de figures symboliques, entre deux haies profondes de spectateurs, s'arrêtant au pied de la Montagne, orgueil de Ville-Marie, l'autel dressé pour la messe servait de reposoir et d'où la petite Hostie par la main du Légat papal bénit cette foule qu'il serait téméraire de chercher à évaluer, tandis que les cloches sonnaient à toutes volées, que les fanfares jouaient à tout rompre, que des milliers de voix clamaient leur foi et que des pièces pyrotechniques allaient joyeusement éclater là-'haut sous la voûte bleue, comme pour inviter le ciel entier à ce grand spectacle de tout un peuple de croyants à genoux devant lie Dieu humilié de nos autels !

Nous disons plus haut que la presse anglaise du Canada et des Etats-Unis en général a semblé trop igoorer les séances françaises et la note française du Congrès. Le Tablet de Londres n'a pas fait ainsi. U Action sociale de Québec, analysant l'article du grand journal catholique londonien (24 septembre), dans son éditorial du 5 octobre, écrivait ce qui suit :

Il note (le Tahlet) ensuite la satisif action qu'ont éprouvée les catho- liques anglais en voyant ces deux extraordinaires manifestations de foi eucharistique qu'ont été les Congrès de Londres et de Montréal se pro-

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duire à l'ombre du drapeau britannique; il rend un hommage inêrité à Mgr Bruchési " qui semblait être partout, dirigeant tout et menant à une exécution heureuse chaque article du programme avec un à-propos et un tact inépuisables " ; et, en terminant, il écrit ces lignes, que nous voudrions voir gravées au fond du coeur de tout catholique de langue anglaise : " Il y a certainement dans la Province catholique de Québec une concen- tration de zèle et de foi suffisante pour établir et maintenir fermement le Koyaume du Christ dans toute l'Amérique Britannique du Nord. Est-ce exagéré d'espérer que tel a bien pu être le but que s'est proposé la Divine Providence en voulant ce grand ralliement de ses soldats ? Lorsque nous jetons un regard sur ce qui a été accompli dans le pas.sé au Canada par une poignée d'apôtres français, que ne pouvons^nous pas attendre des millions d'hommes qui ont hérité de leuj* foi et de leur zèle pour la gloire de Dieu ! "

Nous remercions île Tahlet, contiruiiait VAction Sociale, de ce splen- dide hommage rendu à notre bien-aimée province de Québec et à toute la race canadienne-française. Nous le remercions de la confiance qu'il veut bien mettre si loyalement dans les fils de Champlain pour la continuar- tion de la grande oeuvre d'évangélisation, si héroïquement entreprise par nos pères sur le continent nord-américain. Nous le remercions, enfin si étrange que cela puisse paraître d'avoir compris notre histoire. Nous osons lui dire, de plus, que sa confiance n'est pas mal placée. Nos pères dans la foi nous ont donné l'exemple. Toujours ils ont tenu, même au prix des sacrifices les plus pénibles, à exposer les vérités catholiques dans la langue maternelle de ceux qui les écoiitaient. Et le zèle remar- quable de ces jeunes prêtres canadiens-français, abandonnant courageuse- ment patrie, famille, amis pour aller en Galicie apprendre la langue des Euthènes de l'Ouest, suffit à prouver à tous que, grâce à Dieu, nous n'avons pas dégénéré. Comme nos pères, nous ne mettrons jamais la race au-dessus de la religion, mais, comme eux aussi, nous ne souffrirons jamais qu'on mette la race au-dessous de l'ambition.

Dans le Correspondant du 10 octobre, Mgr Touchet, qui n'a pas la plume moins alerte qu'il n'a la voix éloquente, a donné, en 28 pages, son Journal d'un congressiste, que déjà tous nos journaux quotidiens ont reproduit en tout ou en partie. Nous nous reproche- rions cependant de ne pas conserver dans nos pages au moins quel-

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ques-uns des tableaux- ils sont si vivants ! que la plume de Mgr l'évêque d'Orléans a tracés du Congrès de Montréal. Nous aurions bien quelques traits à relever: par exemple, ce n'est pas le Lord gou- verneur (page 20) mais bien Lord Strathcona qui a donné 25,00(> francs au Congrès .... et le vénérable curé de Cohoes a trouver curieux d'être ainsi transformé en curé de Cowhouse (page 27) ? Et puis, la cathédrale de Montréal n'était pas si vide que cela, surtout le dimanche quand Mgr Touchet a prêché (page 22) ; seulement l'office avait été long, beaucoup d'Américains n'entendant pas le français sont sortis au moment, à la fin de la messe, l'évêque d'Orléans montait en chaire, le cardinal Gibbons ayant prêché, lui, pendant la messe. . . Quant au soir de la réception du Légat, c'est vrai, il y avait du vide dans les nefs, mais cela s'explique : c'était parce qu'un très grand nombre de gens ayant des cartes n'ont pu entrer, la foule de 15 à 20 mille individus massés autour de la ca- thédrale les empêchant d'arriver. . .Mais ne récriminons pas. Citons plutôt les " instantanés " que Mgr Touchet donne de Québec, de Montréal, des Sulpiciens, de la messe en plein air, de la proces- sion . . . C'est à lire et c'est à conserver !

QuéTiec. A première vue, voici comment Québec m'apparaît: une ville qui s'éflanoe en un quadruple jaillissement de montagnes et de mai- sons emmêlées. Au plan inférieur, les quais. Au. second plan, les remparts hérissés de vieux canons et de vieux obusiers, plus rébarbatifs que mé- chants, placés en batterie à l'ombre de vieux arbres, surtout de vieux beaux saules, de telle taille, que je n'ai vu leurs semblables en aucun lieu. Au troisième plan, la terrasse Frontenac. Au quatrième, la citadelle. Toutes ces bordures planes, tous ces rubans de voies qui entourent la ville sont noirs de monde. Nous verrons tout à l'heure que l'on va d'un plan à un autre plan, par une rue tortueuse, mais assez large, les habitants s'écrasent.

Montréal. La ville est grande et belle, ce qui est utile à tout. Quand on la considère du haut de ce mont que Cartier appela royal, pour la magnificence de son horizon, elle se montre comme étalée sous une

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forêt qui la coxironne d'un incomparable dôme de verdure. Le Saint- Laurent, qui se divise en deux bras à la I*ointe-aux-Trembles et reprend son cours unique à Sainte-Anne, l'assied dans une île trianguilaire, à rives plates, entre lesquelles ont été dessinées de larg-es et longues rues droite.--, coupées en damier, disposées miraculeusement pour quelque gigantesque pompe religieuse.

Les Suïpiciens. Des sulpiciens canadiens on répète volontiers en France qu'ils détiennent de vastes possessions. Il faut regarder la chose comme certaine. Est-il nécessaire d'ajouter que l'existence de ces hom- mes vénérables n'offre cependant rien de fastueux ? Nul de nos chers maîtres si simples, si détachés, ne fut plus sim^ple et plus détaché que ces " hauts et puissants seigneurs canadiens ". Ils habitent encore, dans l'ombre de Notre-Dame, le très modeste presbytère bâti par '" nos mes- sieurs " sous Louis XIV. Lorsque M. Captier, le supérieur d'alors, passa la mer, il y a quelque douze ans, pour les visiter, il leur imposa d'aban- donner au réfectoire l'usage des écueUes en terre, et il les ohagcina. M. Garriguet, le deuxième successeur de M. Captier, vient de leur faire une prescri/ption analogue : celle de se servir de chaises, au 'lieu d'escabeaux de bois, très incommodes à des vieillards. Ils obéiront assurément. Sera-ce sans regret ? Vivant de rien, ils font aux pauvres et à tous des largesses qui étonneraient les rois. Les organisateurs du Congrès ne l'ont pas ignoré; ils ne l'ont pas davantage dissimulé.

La messe en plein air. Dix heures. Vraiment Mgr l'archevêque de Montréal fut bien inspiré de remettre à aujourd'hui la messe au Parc Manioe. Il fait un soleil d'or. Les arbres étincellent, déjà touchés par les rouilles d'automne. La brise, vive, très saine à des gens qui ont passé une partie de leur nuit (debout), nous ranime. Le violet des prélats se détache clair sans grande vibration, tandis que le rouge des cardinaux êolate autour de' l'autel. Le plain-chant monte très pieux au-<dessus de la multitude, assise, agenouillée, debout, très au loin. On a prononcé le chiffre de 300,000 personnes présentes. C'est exagéré ... de deux tiers probable- ment ; mais je n'oserais dire de plus. Et ce n'est pas une parade de curiosité qui s'exécute, c'est une fête d'adoration et de prière, avec je ne sais quoi d'exultant et de recueilli, quelque contradiction que ces deux mots représentent à l'esprit.

La procession du 11 septembre. Les hommes seuls prendront part à la procession, divisés par bataillons sous un étendard spécial, cihacun à une

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place que lui a assignée le maître générail des cérémonies. Le cortège part de Notre-Dame. A mesure qu'il avance, à chaque tournant de rue, il s'in- cor[)ore un contingent nouveau. Il va se grossissant ainsi jusqu'à plus de cent mille hommes, ont écrit les chroniqiieurs. Cette immense chaîne humaine se déroule depuis quatre heures déjà lorsqu'on met les pi-élats en marche. Ils sont cent dix. Ils s'avancent en chape et en mitre devant le Saint-Sacrement que porte le Légat. Derrière celui-ci, sir Wilfrid Laurier, sir Lomer Gouin, la grand juge (M. le juge Girouard) remplaçant le gouverneur-général, tous les députés, tous les sénatenrs de Québec, des magistrats, des avocats, des municipalités, le gouverneur du llhode-Island, que sais-je?... D'un côté et de l'autre des rues, des centaines de mille hommes ! Tout le long du chemin, ils ont applaudi avec un entrain parti- culier le groupe français. Mais à mesure que le dais approche, le silence se fait interrompu par des chants d'hymnes et de cantiques. Tous les canti- ques que j'ai entendus étaient français. Nous passons par des rues qui doivent être dites plutôt habillées que pavoisées. Le drapeau tricolore, bien que moins dominant qu'à Québec, est partout. Les arcs de trionrphe suc- cèdent aux arcs de triomphe. Quelques-uns portent des inscriptions tou- chantes : A Jésus-Hostie, les Canadiens américains. Notre langue! Notre foi! Nos libertés! et encore : A Jésus-Hostde, VAcadie fidèle! Notre langue! Notre foi! Nos écoles! Notre liberté! Le Manitoba et l'Aiberta ont envoyé des épis. Ce sont les terres à blé nouvelles ; on y récolterait, paraît-il, assez de froment poiir nourrir les Etats-Unis, le Canaida et l'An- gleterre entiers.

Cependant nous marchons depuis trois heures ; nous approchons du reposoir dernier. Le jour baisse, le soleil descend, sans un nuage qui le voile, dans un ciel d'or. Les étoiles s'allument l'une après d'autre. La lune acïcourt au rendez-vous. Des phares électriques jettent de longs rayons. Toutes les cloches s'ébranlent. Les canons tonnent ; à .chaque coup, un léger nuage blanc s'élève, poussé bientôt au large, il se dissipe par le vent d'est. Des clairons se renvoient des appels. De5 maisons s'embrasent de mille feux. Les Magnificat et les Te Deuni s'envolent. Cent, cent cinquante mille, deux cent mille hommes se pressent autour du trône oii le Légat vient de déposer l'ostensoir. Un Tantuni Ergo formida- ble retentit. Mgr l'archevêque fait prier pour les nationsi: Vive le Canada! dit-il, la multitude reprend: Vive le Canada!^Vive V Angleterre! la multi- tude reprend: Vive l'Angleterre! Vive la France! la multitude reijrend : Vive la France! Vive V Amérique! la multitude reprend: Vive V Amérique! Vive la Belgique! la multitude reprend: Vive la Belgique! et le reste.

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Le cardinal-légat se relève. Le voilà seul debout. L'immense multi- tude est à genoux ; à genoux à perte de vue, à genoux dans le parc Mance, à genoux dans les rues, à genoux aux balcons, à genoux aux fenêtres. Il lève lentement l'Hostie et bénit, aux quatre points de l'espace, les mondes nouveaux et les mondes anciens. Puis il s'agenouille lui-même. Et cette fois, de cette foule immense, plus i>ersonne n'est debout. Cependant que nous étions abîmés dans ce spectacle d'indicible grandeur, nous disions au Christ Jésus : " Eegardez, jSIaître et Sauveur, du côté de d'est. Eegardez-y deux points surtout : Eome et la France. Bénissez-y le Pape. Bénissez-y nos frères. Nos frères, vous les discernerez derrière un nuage de poussière. Ce n'est pas pour choquer vos regards, ô roi Jésus. Les rois aiment, de spéciale dilection, les régiments qui se battent. Nous sommes, nos frères et nous, le régiment qui se bat. Bénissez-nous, nous et notre chef visible. "

Or, tandis que nous pensions ainsi, nous entendîmes la voix de ^Igr l'archevêque de Montréal qui s'élevait une dernière fois et disait avec un accent vibrait beaucoup de gratitude et quellque fierté légitime : " Le Congrès est fini. Gloire à Dieu ! " Nous regardâmes . . . Sous le dais blanc, le oardinal-légat avait redressé sa haute taille; il avait repris le doux et divin fardeau qu'il portait depuis quatre heures sans fléchir ; il s'acheminait à pas cfermes vers l'Hôtel-Dieu l'Hostie allait passer la nnit, adorée par des malades et des pauvres. La nuit nous parut plus sombre : et nous sentîmes un sanglot nous monter du coeur aux lèvres. Ce sanglot était l'adieu à l'ineffable minute que nous venions de vivre» Oui ! Le Congrès de Montréal était fini.

La reine Marie (Article de la Review of Reviews, août 1910.) Tout le monde a noté, à propos du Congrès de Montréal, et les journaux et les revues l'ont tour à tour signalé, que c'est la partici- pation de nos pouvoirs publics qui lui donnait son caractère propre et un éclat incomparable. Les autorités municipales, les provinciales et les fédérales, d'une façon ou d'une autre, sur notre terre de liberté, ont tenu à apporter leur hommage à la grandiose manifes- tation chrétienne, dont Montréal était le théâtre. Il y eut plus en- core. Au cablogramme que lui adressa, au nom des congressistes, le cardinal-légat, le roi Georges V a répondu par une dépêche sym-

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pathique des plus significatives. Les catholiques canadiens ne l'ou- blieront pas. Il nous est du reste toujours agréable d'exprimer notre loyauté à la couronne anglaise et à la famille régnante.

A ce sujet, nous tenons à reproduire ici un article que la Review of Reviews a consacré à la femme distinguée qu'est l'épouse de Geor- ges V, la reine Marie. Par son intelligence et ses hautes capacités, comme la regrettée reine Victoria et aussi comme la reine-mère Alexandra, la reine Marie mérite de jouer un rôle dont chacun s'ac- corde à reconnaître l'importance. h'Opinion de Paris (27 août) analyse l'article de la Review, dont elle cité plusieurs passages.

" La reine, dit la Review of Reviews, a bien commencé et, en tant que reine associée au trône, en tant que conseiller écouté du souverain son mari, elle devra conquérir, dans l'histoire, une place, qui ne sera pas moins éminente que celles occupées par les deux femmes qui l'ont précédée. " La reine Marie a, d'ailleurs, de qui tenir. Sa mère, Marie de Cambridge, petite-fille de Georges III, était loin d'être une personne banale. L'admiration profonde du shah de Perse, Nasr-el-Dhin, était partagée par l'opinion britanni- que, mais pour des raisons différentes.

La priaicesse de Teck incarnait, d'une manière extraordinaire, le vieil adage : " Kiez et engraissez ". En effet, elle avait une joyeuse nature, et ses proportions furent assez amples pour éveiller l'admiration chez le premier shah de Perse, qui avait sur la femme des conceptions nette- ment orientales. Le shah ne proposa pas exactement de l'enlever pour orner son palais de Téhéran. Le sang royal s'y opposait. Mais Nasr-el- Dhin avait un regard particulièrement rapide pour discerner les beautés, et une manière pas très délicate d'exprimer ses admirations. Quand il vint à Saint-Pétersbourg, une dame, que je connaissais, piqua sa fantaisie. Il alla, sur l'heure, trouver le tsar et demanda qu'elle fût remise à son harem. " En échange, je vous donnerai un et peut-être deux étalons. " La tradition ne dit pas à combien d'étalons le shah évaluait la princesse Marie de Cambridge ...

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En tout cas, l'opinion anglaise la prisait fort. On lui pardonnait, en raison de son esprit et de sa bonté, la netteté autoritaire, avec laquelle, digne fille de Georges, elle formulait ses idées et exprimait ses sentiments. La princesse Marie de Cambridge était une fervente adepte de la secte des anglo-israélites. Ceux-ci croient que le peuple anglo-saxon descend directement d'une des tribus d'Israël, et que leur maison royale se rattache à celle de David, et par elle à Abraham Isaac et Jacob. On pourrait, paraît-il, traverser la généalogie des rois de la Grande-Bretagne, par l'intermédiaire des rois d'Ecosse jusqu'au premier rçi d'Irlande. Or Zedekiah, à qui fut confiée la pieuse mission de veiller sur les jours du prophète Jérémie, aurait fui la Syrie et aurait épousé le souverain de l'ile d'Erin !

La générosité de Marie de Cambridge était proverbiale. Cha- que année, elle distribuait elle-même, aidée de sa fille, depuis reine d'Angleterre, les légumes des jardins de White Lodge aux veuves de soldats, hospitalisées dans le Royal Cambridge Asylum.

" Allons, May, donnez à cette chère âme des choux, et ensuite revenez pour le chou-fleur. Dépêchez-vous, sinon je ne idemanderai pas, pour vous, une place à Covent-Garden. " Et la princesse, saisissant il'oecasion avec une joie enfantine, de voler de-ci de-ilà avec autant d'activité, que si la place à Covent-Garden était une réalité. Si sa vitesse se ralentissait, la duchesse de crier : " Soyez à votre affaire, May. Apportez-moi ces oignons ! Vous n'aimez pas leurs parfums ; vous ne serez donc jamais la femme d'un marchand de légumes verts ! " Et ainsi de suite, jusqu'à ce que chaque pauvresse ait île tablier plein.

Après une enfance très libre et un peu virile dans le parc de White Lodge, au cours de laquelle la future reine d'Angleterre donna à l'escouade de frères, dont elle était le caporal, des leçons de cricket et de cheval, l'exemple des pique-niques avantureux et des folles galopades, la princesse May reçut une éducation fort soignée et des plus complètes. D'ailleurs, dans de longs mémorandums, la duchesse de Teck dressa elle-même le plan des études, indiqua aux gouver-

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nantes l'esprit dans lequel elles devaient remplir leurs devoirs. La mère insistait surtout, pour que sa fille prît des habitudes " d'or- dre et de méthode ". Mais la princesse May ne fut pas seulement une ménagère accomplie. On la surprit, une ou deux fois, annotant des Blue Books, des enquêtes officielles sur les enfants idiots, sur le marchandage et ses abus. '

Siir ses étagères, vous ne trouverez pas de livres poussiéreux ou bien non coupés ; mais des feuilles nettement tranchées et des pages souvent tournées. Ses auteurs favoris, avant son mariage, étaient Tennyson, Car- lyle, Emerson et G. Elliot. Princesse, elle aimait beaucoup les belles reMures et appréciait lies envois d'auteur. Les oeuvres de Macaulay, Fronde, Lamb, John Morley, Molière, Goethe, Dante, occupent une place bien en vue sur les rayons de la bibliothèque de White Lodge. La prin- cesse avait pour habitude de ne pas passer une journée sans lire, ne serait- ce qu'une page, et discuter ensuite sur le sujet de sa lecture. Avec sa gouvernante, elle parlait soit allemand, soit français. Et la discussion avait lieu dans l'une ou l'autre de ces deux langues.

Edouard VII, qui n'aimait guère à se prononcer sur les person- nes, ne tarissait pas d'éloges sur la valeur de sa belle tille, sur sa force de caractère et sur son intelligence capable.

Ses sympathies intellectuelles montrent un caractère plutôt pratique qu'idéaliste. Avant d'être mariée, les faits plus que les fantaisies, le monde réel, avec son activité et ses besoins, plutôt que le monde du rêve et de l'imagination, parlaient à son esprit. Elle lisait beaucoiïp d'histoire de son pays et aussi celle des autres nations. Elle prend un intérêt particu- lier aux mémoires des personnages historiques.

Cependant la reine May malgré ses dons de musicienne, son goût pour les vieux monuments, n'a rien d'un bas-bleu. Elle est une mère passionnée, une maîtresse de maison accomplie. Pas une journée ne se passe, sans qu'au moins une heure ait été consacrée aux enfants. Un peu du tempérament de la reine Victoria revit chez cette jeune nièce— qu'elle avait du reste désignée pour occuper le trône britan- nique.

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Un homme de bien et un patriote (Feu J.-A. Chicoyne^ ancien député). Au risque d'allonger un peu ma chronique accou- tumée, je voudrais, avant de la clore, rendre un modeste hommage à la mémoire d'un homme de bien et d'un patriote comme notre pays en a peu connu. L'ancien député de Woli'e à la Chambre de Québec, l'avocat et publiciste de renom, qui vient de mourir à Saint- Hya- cinthe, dans les derniers jours de septembre, M. J.-A. Chicoyne, a joué un rôle important dans notre province, surtout dans les Canton» de l'Est. C'était un penseur et un écrivain solide. Plus souvent qu'à son tour, il a dit sur les questions vitales de notre pays le mot juste. On l'appelait le Nestor de la Chambre à Québec. C'était en effet un sage dans toute l'acception du terme. Il est mort relativement jeune, à 66 ans. Et même, il était déjà mort à la vie active depuis six ans. La paralysie, tout en lui laissant en parfait équilibre ses facultés in- tellectuelles, l'avait physiquement réduit à l'impuissance. Il écrivait encore, par la main de sa fille dévouée. Son dernier article Le Pèle- rin de Verchères est du 17 septembre (Za Patrie de Montréal). Mais enfin, pour beaucoup il n'existait plus. Aussi nous n'étions pas nombreux à ses funérailles ! M. Chicoyne méritait mieux.

Cet homme de bien et ce patriote convaincu donna souvent à ses concitoyens les plus utiles conseils, que tout d'abord d'ailleurs ses boas exemples invitaient à suivre. Mon meilleur hommage à sa mémoire sera d'en recueillir ici quelques-uns. Je les trouve dans un discours de Saint-Jean-Baptiste, qu'il prononçait à Sherbrooke dont il était alors le maire en juin 1893. Se souvenant que nos père sont choisi pour armoiries parlantes et blason de notre race, le castor, l'hermine et l'érable, il disait :

Nos pères observèrent que le castor, abondant à cette époque, est le véritable modèle du travailleur. Ils le voyaient sans cesse rivé à sa tâche apportant la pierre, la terre et les brandies, pour construire des digues puissantes et arrêter ainsi l'invasion de ses domaines par les eaux. Mais ils remarquèrent aussi qu'au labeur du castor présidait une organisation

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ingénieuse. Elle assignait à chacun sa tâche, distribuait sagement les fai- bles et. les forts et garantissait la colonie contre les pertes de temps. Et voilà le premier symbole que nos pères nous donnèrent. Pliais hélas ! si le castor domine partout sur nos étendards, il faut bien l'avouer, nous avons oublié les grandes deçons que prêche son exemple

C'était afin de nous mettre en garde contre les mariages antinaturèls que nos pères nous assignaient, pour deuxième symbole, l'hermine ! Leur oeil perspicaioe avait remarqué sans peine que l'hermine possède, dans l'ordre animal, le même caractère que la sensitive dans le règne végétal. Sa peau soyeuse ne souffre ni la moindre tache ni la moindre approche. Au lieu d'attendre l'enneani, l'hermine s'enfuit dès qu'elle soupçonne seule- ment le danger. Et loin de contracter des alliances compromettantes, elle a soin d'éviter tout contact qui souillerait sa blancheur immaculée. Belle îmiage de la race canadienne ! Chaque fois qu'au lieu de se liguer entre «ux, nos compatriotes se sont coalisés avec des races étrangères à leur langue et phis encore à leur foi, ils ont vu se corrompre la pureté de ce double trésor qu'ils . avaient mission- de g-arder, selon le mot du poète, " pur de tout alliage "

Nos pères enfin nous ont donné un troisième et vivant symbole, l'éra- ble canaidien ? Arbre merveilleux que l'univers nous envie, tu répands au loin ton feuillage sans doute, mais ta racine plonge si profondément dans le sol que l'on ne réussit à t'en arracher, qu'en te faisant presque périr ! Et tu produis une isève succulente que l'industrie transformexa un jour en un de nos produits les plus rémunérateurs ; mais aussi ta sève se tarit, le jour l'on a poussé l'audace jusqu'à te transplanter dans une glèbe étrangère ! Seule, la terre canadienne est digne de te nourrir ! Messieurs en voulez-vous un frappant exemple ? Dans la Touraine, en France, un agriculteur était p'arvenu à faire croître cinq cents pieds d'érable, qu'il avait empruntés à nos meilleures forêts. Quand je passai chez lui, plu- sieurs années après, je m'informai du résultat. " Mes plants se dévelop- pent " me dit-il, " mais hélas ! la racine plonge sans doute trop peu dans 'le sol ; j'ai beau leur ouvrir les flancs chaque printemps, ils refusent de laisser couler leur sève. " Image encore du peuple canadien-français et symbole que vous comprendrez tous, messieurs, sans autres commentaires. Comme l'érable de son pays, le Canadien transplanté ailleurs ne donne point de sève ! Je veux bien qu'il ne meure pas du coup, mais encore, pour vivre vraiment, faut-il qu'il revienne de temps à autre se retremper à la source qui abreuva son enfance. Et c'est pourquoi, tout en souhaitant un

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heureux sort à ceux que leurs mallieurs condajnnent à demeurer pour tou- jours loins de nous, devons-nous encourager de toutes nos forces le retour au sol natal de nos compatriotes qui ne rêvent sagement qu'un exil temporaire.

Je m'aperçois que, malgré les coupures, j'ai cité encore bien longuement ce discours original et pratique. Mais il peint l'homme de bien qu'était M. Chicoyne en trois traits si nets que je ne le regrette pas. Le travail, l'union avec ses frères et enfin l'attache- ment au sol de la patrie, voilà bien ce qui le caractérisait. Sur sa tombe comme sur celle du vrai Canadien, il faudrait mettre un castor, une hermine et une feuille d'érable ! Pour les générations qui passent ce serait une leçon qui doit demeurer,

Elie-J. AUCLAIK,

Secrétaire de la Rédaction»

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

ELEMENTA PHILOSOPHr^ CHRISTIAN^ AD MENTEM Sti THOM^ EXPOSITA. Vol. III, par M. l'abbé Lortie, du Séminaire de Québec.

C'est une tâche agréable de présenter aux lecteurs de la Revue le troisième volume des Eléments de Philosophie de M. l'abbé Lortie. Déjà, j'ai fait remar- quer avec quel souci constant de la plus scrupuleuse orthodoxie le docte pro- fesseur de l'Université Laval a composé ses deux premiers volumes. C'est avec le même zèle, puisé aux meilleures sources romaines de l'exactitude doctrinale, qu'il a écrit le troisième. Je viens de le parcourir avec un vif plaisir. Il me, semble qu'en compagnie d'une personne sympathique j'ai fait une promenade en un très beau pays. J'ai revu des sites variés. Tout à mon aise j'ai pu admi- rer le cours silencieux du fleuve de la vie humaine. Il coulait vers l'océan sans rivage nous trouverons enfin la félicité suprême dont nous avons soif. Mais hélas ! combien de voyageurs n'atteignent pas le terme de leur course, parce qu'ils s'arrêtent dans la voie qui y conduit, ou encore parce qu'ils sortent de cette voie et prennent une fausse direction. Ils veulent une morale indé- pendante ! Dieu, l'âme, la vie future, la sanction éternelle : ce sont de bons vieux mots un peu lourds. Renan voulait les exclure, comme tous ceux, du reste, qui marchent sous les bannières de la libre pensée.

II importe de discipliner fortement les âmes avec toutes les bonnes notions fondamentales de la morale. M. l'abbé Lortie me permettra bien de le lui dire en toute amitié, j'aurais aimé voir mis plus en relief les arguments qui éta- blissent que la morale ne saurait être indépendante de la métaphysique et de l'idée de Dieu. L'enseignement de la morale dans l'Université de France est en faillite, parce qu'on a trop perdu de vue qu'il n'y a pas de devoir obligatoire sans Dieu, qu'il n'y a pas de loi sérieuse sans législateur et sans sanction (1). Quoi qu'il en soit de cette réserve, je n'en admets pa? moins, et très volontiers, que M. l'abbé Lortie arrive fort bien à son but d'une façon générale et qu'il pré- sente à ses élèves un ouvrage clair et m éthodique.

(1) Je viens de lire dans le Jottrria/iies Débats sous la signature de M. J. Bourdeau, cet aveu significatif : ** La morale la plus austère, celle de Kant, est actuellement en baisse en France ; elle se traduit dans nos mœurs publiques par la morale de Robert Macaire ",

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Les lecteurs seront heureux de trouver, dans le livre de notre savant ami, une bonne thèse sur V Alcoolisme. Ceux qui luttent contre ce mal, qui mena- çait de devenir un fléau national, trouveront une documentation précieuse. Les notes au bas des pages et les indications bibliographiques démontrent bien le souci qu'à l'auteur de mettre sa science au point. Tous lui en sauront gré.

Je félicite aussi M. l'abbé Lortie et il comprendra facilement pour quelles raisons d'avoir voulu traiter avec une grande précision le chapitre de societate paterna. Jamais on ne fera trop ressortir que le droit d'élever les enfants appartient au père de famille. Dans notre pays, cette thèse est toute d'actualité. On ne la connaît pas toujours assez. Pour s'en convaincre, il suffit de relire certains articles de journaux ou certains discours, qui se mettent à l'aise avec les principes. On ne craint pas même parfois de soutenir des propo- sitions condamnées par le Syllxbus ! Que voulez-vous ? Ce Syllabus ! il est démodé. Et puis on s'appuie sur des auteurs qui s'empresseraient sans doute de protester, s'ils étaient encore de ce monde, en se voyant ainsi citer à tort et à travers, mais qui malheureusement ne sont plus pour le dire. En tout cas, la thèse contre le monopole de l'Etat (page 281) mérite d'être relue et méditée parce qu'elle est l'expression d'une vérité qu'il est utile de proclamer très haut par le temps qui court.

Le distingué professeur a aussi voulu traiter de l'association professionnelle avec un soin spécial ; et il a bien fait. Nous croyons sincèrement que nous n'initierons jamais trop vite nos jeunes gens à ces graves questions sociales, qui doivent les préoccuper dans leurs études philosophiques. C'est un moyen de leur faire comprendre leur responsabilité complète, à savoir qu'ils ne sont pas nés pour eux-mêmes seulement, mais pour la société, qu'ils ne sont pas unique- ment leurs maîtres, mais les serviteurs de la patrie et de l'humanité.

Ce troisième volume est l'achèvement d'une belle œuvre. C'est de toute son âme que M. l'abbé Lortie fait de la philosophie. Comme disait Ollé- Laprune en parlant d'un philosophe chrétien : " Il est attentif à ne rejeter aucune des " ressources humaines ", ni aucune des " ressources divines " qui sont à la disposition de l'homme. Il travaille à déployer et à employer toute sa raison, à déployer et à employer toute sa foi. " Puissent tous nos collégiens comprendre cette merveilleuse harmonie et développer ainsi toutes leurs facultés pour servir un jour l'Eglise et la patrie ! Philippe Perrier.

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L'IDEE INDIVIDUALISTE ET L'IDEE CHRETIENNE. Essai sur t* Fondement du Droit chrétien, par Henri Lorin, 1 vol. in-16 de la» collection Science et Religion, No 568. Prix: 0 fr. 60. Bloud ex, Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

Les Semaines sociales sont partout une protestation motivée contre la conception individualiste, qui imiplique la méconnaissance des solidarités concrètes, sape la notipn de la fraternité humaine en ruinant celle de la paternité divine, son origine réelle et son fondement logique, fausse l'idée du droit en la détachant de l'idée de devoir, son point de départ et sa, raison d'être. Nul n'était donc mieux désigné pour rappeler ces principes fondamentaux de l'action sociale chrétienne que M. Henri Lorin, le distingué président des Semaines sociales de France.

VIRGILE ET VICTOR HUGO, par Amédée Guiard, docteur èe lettre.^. 1 vol. in-8. Prix : 7 fr. 50. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint- Sulpice, Paris (6e).

On regarde généralement les Romantiques comme de parfaits igno- rants de l'antiquité. M. Amédée Guiard démontre ici combien cette opinion est peu fondée. Sa connaissance approfondie des deux auteurs qu'il étudie lui a permis de suivre à travers l'oeuvre du poète français l'influence du poète latin. Il montre de quedle utilité furent, pour le chef du Romantisme, les très sérieuses études latines qu'il fit dans sou enfance. Les partisans des " vieilles humanités " sauront gré à M. Guiard de cette découverte. On aplprécie aussi dans ce livre les curieuses recherches auxquelles s'est livré l'auteur sur les nombreux traducteurs de Virgile qui se sont rencontrés avec Hugo, ainsi que le très attrayant parallèle que M. Guiard institue entre ces deux auteurs d'un génie ai différent.

LA FONCTION DU POETE. Etude sur Victor Hugo, par Amédée Guiard, docteur es lettres. 1 vol. in-16. Prix: 3 fr. 50. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

Dans son étude sur Victor Hugo qu'il intitule Fonction du Poète, M. Amédée Guiard s'est efforcé de découvrir le secret de ce grand génie.

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Bien loin de mépriser la chronologie, il l'a utilisée amplement, ainsi que la correspondance du poète, ses manuscirits, l'es éditions diverses de sess oeu- vres, les journaux et les livres qui l'ont soutenu et combattu, pour suivre, d'année en année, cette étrange ambition d'un génie qui, dès sa jeunesse, vouilut instaurer à son profit la papauté littéraire.

HISTOIRE DE LA CONTRE-EEVOLUTION. L'agonie de la Royauté (1789-1792), par le baron de Batz, 1 vol. in-8 de la Nouvelle BiMio- thèque historique. Prix: 7 fr. 50. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

Par un étrange hasard, personne n'avait encore pensé, en ce temprs d'études sur la Révolution, à écrire' l'histoire des efforts faits par les contre-révolutionnaires pour tâcher d'arrêter la tourmente. Et, cepen- dant, ces efforts ont été très réels et très nombreux. C'est cette lacune que vient combler l'Histoire de la Contre-Révolution de M. le baron de Batz. Déjà très remarqué et très estimé dans le monde des historiens et des écrivains par ses études historiques publiées dans les Revues, par son ^ouvrage, La vie et les conspirations de Jean, haroii de Batz, l'auteur' du présent volume a peint une magnifique fresque les contre-révolu- tionnaires monarchistes, catholiques, constitutionnels, défendent éperdu- ment leurs convictions, leur foi, leurs opinions, contre les révolutionnaires.

Ce livre est rempli de notations pittoresques et colorées, de faits non- veaux nous initiant à des secrets jusqu'ici inconnus, et doit être lu par tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de la Révolution, dont il modifie beaucoup de traditions acceptées.

IDEES MEDICALES, par le Docteur Grasset. Un volume in-16. Prix : 3 fr. 50. Librairie Plon-Nourrit et Cie, 8, rue Garancière, Paris(6e)

Les articles de revues et les conférences du professeur Grasset réunis dans ce volume exposent, sous une forme synthétique et aisément saisls- sable, quelques découvertes essentielles et certaines idées maîtresses qal, à notre époque, résument et gouvernent la médecine. L'étude consacrée au psychisme inférieur dépasse le domaine ordinaire de la physiologie et apparaît comme un grand chapitre de la biologie humaine qui intéresse à

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la fois les philosophes, les sociologues, tous ceux que passionnent les pro- blèmes de la pensée et de la sensibilité humaines. Celle qui a trait à la psychothérapie définit le rôle utile de la suggestion, ses dangers aussi, et pose les principes d'une action curative par l'éducation de la volonté. Les théories du Dr Grasset sur les demifous et les demiresponsables méri- taient d'être ra/ppeiées, car elles ont renouvelé les bases de la science aJliénîste.

APOLOGETIQUE CHEETIENNE, par les abbés A. Moulard et Francis Vincent, licenciés es lettres. Nouvelle édition entièrement refondue 1910-1911. 1 vol. in-16. 3 fr. 50, Librairie Bloud et Oie, 7, place iSaint-Sulpice, Paris (ôe)*.

' Cet excellent manuel peut être utile non seulement aux élèves de l'enseignement seconJdaire et supérieur mais encore aux prédicateurs, à tous les ecclésiastiques et aux catholiques que renseignement religieux ne peut laisser indifférents.

L'EGLISE DE FKANCE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE. Pontifi- cat de Léon XIII, 1878-1894, par le R. P. Lecanuet. Un beau volume in-8, de 640 pages. Prix: 5 fr. Ancienne Librairie Poussielgue, J. de Gigord, éditeur, rue Cassette, 15, Paris.

" C'est le plus formidable réquisitoire qui ait été élevé contre les sectaires, écrit dans le Correspondant du 35 mai 1910, Mgr Chapon, ©vêqiie de Nice, et aucun homme loyal, s'il est jaloux de l'honneur de la Républi- que, ne le lira sans rougir. " L'histoire si délicate du ralliement, 1890- 1894, occupe la seconde partie du livre. " ^ulle part, à ma connaissance écrit encore l'évêque de Nice, la politique de Léon XIII n'a été mieux défendue, parce que nulle part elle n'a été plus exactement, plus sincère- ment exposée à la lumière des événements. . . Votre livre est remarquable par sa riche et scrupuleuse documentation ; la vie qui déboande de ses récits lui donne l'intérêt d'un drame. Vous ne savez pas seulement écrire, vous savez peindre. Pas un instant, l'attention ne cesse d'être captivée par l'évocation de tant de scènes présentes encore à la mémoire de notre génération. "

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LE FLEAU liOMANTIQUE, par l'abbé C. Lecigne, docteur ès-lettres, pro- fesseur de littérature française aux Facultés libres de Lille. In.-12, 3.50. P. Lethielleux, éditeur, 10, rue Cassette, Paris (6e).

C'est /le titre d'un nouvel ouvrage que publie l'éminent écrivain qui achève de se faire une belle place dans la presse et la librairie contempo- raines.

M. Lecigne y étudie le mouvement romantique, non "pas en dilettante uniquement attentif aux formes et aux sous, mais en moraliste que préoc- cupent la valeur des idées et leur retentissement dans les consciences.

L'ouvrage se continuera. Ce premier volume est une introduction générale écrite d'une plume savante et élégante. Il a sa place marquée dans la bibliotihèque de tous ceux qui s'intéressent au mouvement de^ idées iQodernes et qui veulent les juger, non pas sur leur surface brillante, anais sur leur vertu et sur leur influenioe dans la vie morale d'aujourd'hui.

LES COMMENCEMENTS DE L'INDEPENDANCE BULGARE et le prince Alexandre. Souvenirs d'un Français à Sofia, par E. Queillé, ancien inspecteur général des Finances, préface par Etienne Lamy, de l'Académie française. 1 vol. in-8 carré, XXVIII-440 pages. Prix : 6 francs. , Bloud et Cie, éditeurs, 7, place S&intrJSulpice, Paris (6e).

M. Queiilé, insif>ecteur général des finances, prêté en 1881, par le gou- vernement français au gouvernement bulgare pour réorganiser les finan- ces de la jeune nation ressuscitée, nous donne un livre remarquable sur les commencements de l'Indépendanoe bulgare. La récente visite du tsar Ferdinand à Paris a tourné l'attention vers l'origine encore mystérieuse de l'émancipation de la Bulgarie. En sorte que ces souvenirs, recueiillis il y a trente ans, prendront aujourd'hui place dans les dernières actuaJlités.

Dans la remarquable étude qui sert de préface au livre, M. Etienne Lamy apj)récie ainsi les rares qualités d'historien de M. Queilié. " A Sofia sa compétence technique lui ouvrit, par les affaires de finances, l'accès de toutes les autres. La sûreté de son caractère obtint bientôt qu'on les lui livrât sans réticences. Son esprit net, pénétrant, équitable, lui permit de deviner vite ce qu'on ne lui confiait pas et de découvrir la vérité que seul

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il cherchait. Enfin cet investigateur était nn raffiné d'éducation et d'élé- g«,nce, un connaisseur d'art, un familier de la littérature, la légère et la pesante, un causeur original et plein de verve ".

L'ATTITUDE SOCIALE DES CATHOLIQUES FKANÇAIS AU XIXe SIE- CLE. Les premiers essais de synthèse, par l'abbé Ch. Calippe. Pré- face du comte Albert de Mun, de l'Académie française. 1 vol. in-- 16 de la collection Etudes de morale et de sociologie. Prix: 3.50 fr. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

On ne saurait trop le répéter : ni en France, ni ailleurs, les doctrines, les tendances et l'actii'ité sociales des catholiques ne datent seulement de vingt, trente ou quarante ans. Malgré d'heureuses recherches et des monographies fort suggestives, on ignore, en général, combien ces préoc- cupations ont rempli et, dans certains cas, obsédé, durant le cours du XIXe siècde, la pensée des catholiques de France les plus illustres. C'est ce mouvement ininterrompu dont on trouvera le récit et l'analyse dans l'ou- vrage ide M. l'abbé Calippe. Ce premier volume nous expose les doctrines des intransigeants : Joseph de Maistre et Donald ; des libéraux : Chateau- briand et Tooqueville, des indépendants qui se tiennent " sur les confins de l'orthodoxie " : BaHanche, Bûchez et les disciples de ce dernier : Bordas- Demoulin et François Huet. Un dernier chapitre est consacré à Lamen- nais, en qui se rencontrent les diverses tendances de ses prédéceseurs. Une très belle préface ide M. le Comte Albert de Mun ouvre le volume et le recommande chaleureusement au lecteur .

LA PHILOSOPHIE MINERALE, par Albert de Lapparent, secrétaire per- pétuel de l'Académie des Sciences. 1 vol. in-16 de la collection Etudes de pîdlosopMe et de critique religieuse. Prix: 3.50 fr. Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpioe ,Paris (6e).

M. de Lapparent, savant d'une modestie parfaite, s'est toujours défen- du d'être autre chose qu'un spécialiste. Nombreuses cependant sont les pages de son oeuvre, où, débordant les cadres d'une science particulière, il

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s'élève à des conceptions d'ordre philosophique. Mais dispersées dans les recueils les pliis divers, ces pages étaient devenues pratiquement introu- vables. Les éditeurs de ce livre en ont groupé ici quelques-unes des plus originales. M. de Lapparent parlait volontiers de ce " monde minéral à la fois reposant et instruotif, qui peut servir de refiige contre le spectacle souvent décourageant des tristesses contemporaines ". Le présent volu- me nous convie à l'étude de ce monde modeste l'éminent savant trouvait matière à de hautes réflexions. Une première partie est consacrée à l'étude de la Cristallographie, de son his- toire, de s^ lois ; la seconde étuidie les vicissitudes 4e la préhistoire et, particulièrement, la grave question de l'ancienneté de l'homnae. Quelques études sur la constitution moléculaire des corps, sur la radioactivité, sur les théories de la matière complètent le volume.

LES JAKDINS DE L'HISTOIKE, par Emile Gebhardt, de l'Académie fran- çaise, 1 vol. in-16. Prix: 3.50 fr. Librairie Bloud et Cie, éditeurs, 7, place Saint-Sulpice, Paris (6e).

Voilà le second livre d'une série qui promet d'être des plus intéressan- tes. Ce titre pittoresque et fleuri indique bien la manière de l'auteur, sa curiosité vive, gourmande et narquoise, la part que cet historien entendait bien laisser à l'imagination et à la sensibilité dans les études historiques, et certes dans ces plates-'bandes on n'y rencontre pas que des fleurs déli- cates et douces.

M. G-ebhardt lui-même semble avoir voulu classeï* ses esquisses sui- vant leur tonalité générale.

" Pour le moment, dit-il, la plate-bande est assez touffue et j'y ai cueilli un assez beau bouquet de fleurs de crime. "

Ne trouve-t-on pas comme une indication, un aveu de son goût décidé pour toutes les formes du terrible et de l'atroce.

Les éditeurs ont coUigé et rassemblé cette singulière série de fleurs de crime.

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LES ROUTES, par le Vicomte E.-M. de Vogué, de l'Académie française. Préface par le comte d'Haussonville, de l'Académie française. 1 vol. in-16. Prix : 3.50 fr. Bioud et Cie, éditeurs, 7, place Saint -Sulpioe, Paris (6e).

Le présent volume réunit les derniers articles publiés par Eugène- Melchior de Vogiié : il est comme le testaanent littéraire de cet illustre écrivain. Suivant une indication laissée par lui-même et qu'il importait de respecter, on l'a intitulé Les Routes. Ces routes ne sont pas seulement celles il a si souvent convié ses lecteurs à le suivre et qui le condui- saient en Orient ou en Russie. Ce sont encore comme il le disait dans la préface d'un précédent volume ; " les routes inconnues qui imènent vers les larges échappées de ciel, vers les grands fonds d'histoire, partout il y a chance de perdre terre, de déployer ses ailes, de s'envoler dans l'au- delà ".

Dans une préface qui ne compte pas moins de soixante pages M. le Comte d'Haussonville trace un portrait remarquable de son éminent con- frère de l'Académie française et donne une esquisse de son oeuvre impé- rissable. .

LA FRAN'C-î^rAÇONNERIE ET LA CONSCIENCE CATHOLIQUE, par le Rév. Père Couet, des Dominicains. Nouvelle édition. Bureaux de l^Action Sociale, à Québec.

Il nous fait grand plaisir, disait ^^ Action Sociale et volontiers nous farsons nôtres ces paroles d'annoncer à nos lecteurs que le Rév. Père Couet, des Frères Prêcheurs, vient de publier une nouvelle édition de cette intéressante et utile brochure. Ce tract, dont la publication était néces- saire pour éclairer la conscience des Canadiens français sur l'obligation que d'Eglise catholique impose à tout catholique de dénoncer les francs- maçons et leurs chefs, a été enlevé en peu de temps. C'est vraiment un beau succès de librairie, et nous en félicitons sincèrement le R. P. Couet. Revêtue de l'aipprobation des supérieurs ecclésiastiques, cette brochure nous offre la garantie d'une doctrine pure, en même temps qu'elle sert efficacement à répandre des enseignements nous le répétons deve- nus tout particulièrement nécessaires chez nous. Nous en avons assez du système de la peur organisée. L'ennemi est dans la place ; il a commencé

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déjà son oeuvre de démolition. Se taire sur les agissements, cacher sciem- ment aux autorités religieuses des noms de francs-maçons, dont nous connaissons certainement l'affiliation aux loges, ce n'est plus de la toléranjoe ni de la conciliation, encore moins de la charité, c'est un crime de haute trahison envers l'Eglise et la société. Nous disons donc, avec le E. P. Couet : " Ne nous laissons pas tromper par la comédie du men- songe qui se joue actuellement autour de nous. Le mensonge et l'hypo- crisie sont les deux véhicules de la franc-ma<jonnerie. Léon XIII et ses prédécesseurs l'ont fort bien démontré, et maintes fois dans (notre pays, nous en avons en des preuves évidentes. Passons le balai et l'éponge, l'eau et le phénol; faisons de l'air et de la lumière, et nous aurons fait notre devoir de bon canadien et de bon chrétien ! " A l'occasion de cette deuxième édition de sa brochure anti-maçonnique, le R. P. Couet a reçu de M. Jean Bidegain, le 'fameux révélateur des fiches, en France, une lettre de félicitations, il est dit au P. Couet que sa brochure est parfaite et qu'elle aura certainement la plus salutaire influence. M. Bidegain con- sacre aussi plusieurs pages de La Franc-Maçonnerie Démasquée du 25 sep- teimbre dernier revue dont l'autorité est incontestable en cette mar tiêre à l'étude de la brochure du E. P. Couet. De Y Action Sociale de Québec.

Les Irlandais et la bataille de Carillon

I^ÈJflL y a quelque temps on nous signalait une curieuse étude publiée dans l'Almanach du Peuple, pour l'amiiée 1910.

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':^^ Elle était intitulée Canadiens français et Irlandais, et ornée d'un portrait de l'honorable Charles Murphy, secrétaire 'd'Etat du Canada. A mesure que nous la parcourions, un étonne- ment tràs vif s'emparait de nous.

Nous y trouvions d'abord de^ réflexioms étranges, comme celle- ci, par exemple : ' ' On est port§, qu-elquef ois, dans des milieux cana- diens-français trop exclusifs, à considérer le groupement irlandais implanté dans le pays comme nouveau venu, à lui donner de mau- vais coeur quelquefois place à la table ancestrale, enfin à lui refu- ser un rang dans la famille canadienne fondamentale. Cette atti- tude provient d'une grave erreur historique, ou plutôt s'explique par une regretta;ble négligence de la part des nôtres, quand il s 'agit de s'instruire dans l 'histoire des premiers jours du Canada. " Que signifiaient ces lignes? Evidemment leur auteur inconnu (accu- sait nos compatriotes d'être injustes envers leurs concitoyens irlan- dais, par ignorance de l'histoire ancienne du Canada. Mais, ne s 'occupant guère d'étayer son accusation d'injustice, il appuyait sur son reproche d'ignorance. D'après lui, si les Canadiens fran- çais eussent davantage étudié leur histoire, ils auraient vu que ' ' les Irlandais ont, dès le début de l'occupation française, joué un rôle militaire excessivement brillant au Canada ' ', et qu 'il n 'y a ' ' aucune raison'de refuser aux descendants des légions de Montcalm l 'amitié, la sympathie, le respect que professaient, à l'égard de ces vaillants défenseurs du drapeau fleurdelysé, les grandis capitaines de nos guerres contre l'Angleterre ".

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Les descendants des légions de Mont^calm! Notre étonne- nient s'accroissait. Ces légions n'étaient-elles donc pas retournées en France après la défaite finale ? Et d'ailleurs, que pouvaient- elles avoir de commun avec les fils d'Erin qui forment aujourd'hui partie de la population canadienne ? Nous allions l'appreoidre : /'La bataille de Foiitenoy s'est continuée au Canada, poursuivait l'écrivain de VAlmanach. A Carillon, la brigade irlandaise, com- mandée par Doreil (sic), de son ATai nom O'Reilly, ajouta ce jour-là une page si glorieuse à son histoire triomphale, que Mornt- calm écrivait le lendemain de la victoire: " Quelle journée pour l'honneur de la France! Ah! quelles troupes que les nôtree, mon cher Doreil! Je n'en ai jamais vu de pareilles! " Enfin, nous aA'ions le mot de l 'énigme. iC 'était une arniée irlandaise qui avait gagné la bataille de Carillon; et les Canadiens français d'aujour- d'hui ne devraient pas l'ignorer ou l'oublier.

Cette affirmation, avouons-le, provoqua chez nous quelque sur- prise. Nous avions toujours été sous l'impression que la victoire de Carillon avait été rempoi-tée par une armée franeo-canadieïine, et l'apparition inopinée de la brigade irlandaise sur ce champ de bataille fameux dérangeait des notions puisées, nous semblait-il, aux meilleures sources. D'où provenait cette version nouvelle du glo- rieux fait d'armes ? Sur, quelle autorité, inconnue jusqu'ici de nos historiens, pouvait-elle s'appuyer? De quel document révélateur surgissait-elle ? Heureusement VAhnanach du Peuple prenait soin de satisfaire notre curiosité légitime.

Il y a trente-huit ans, dans un baraquet de la Société Saint- Patrice de Montréal, M. John O'Farrell, avocat de Québec, pronon- çait un discours sur Les familles irlandaises d'après les anciens registres de Québec. Il s'y était donné pour tâche d'établir que, dès le début de la colonie et subséquemment, des colons d'origine irlandaise étaient venus se fixer au Canada, et surtout de vanter les exploits accomplis ici, durant la guerre de Sept Ans, contr'e l'ennemi héréditaire, par la célèbre brigade irlandaise enrôlée au

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service de la France. Ce discours avait été publié en 1872, chez John Lovell, imprimeur de Montréal, sous ce titre : Irish familles in ancient Québec records, with some account of soldiers from the Irish Brigade régiments of France serving with the army of Mont- calm.. Autant que nous avons pu le constater, cette brochure avait .alors fait peu de bruit. Comme beaucoup de plaquettes de ce genre, elle était bientôt devenue très rare. Ses révélations relatives aux vé- ritables vainqueurs de Carillon n'avaient pas entamé la légende popularisée par Gameau, Ferland et tous nos annalistes. Et nos manuels scolaires avaient imperturbablement continué d'enseigner que la bataille du 8 juillet 1758 avait été gagnée par des soldats français et des miliciens canadiens.

Il y avait trente-six ans que le discours de M. O'Farrell dor- mait dans la poussière, lorsqu'une généreuse initiative vint le faire reparaître au jour. Voici en quels termes l'écrivain de VAlmanach nous la révélait: " Cette étude du plus haut intérêt aurait couru le risque de tomb'er dans l'ou'bli malheureusement réservé à beau- coup de discours d'après-banquet sans la touchante sollicitude du secrétaire d'Etat du Canada, l'hon. Charles Murphy, qui vient d'avoir l'heureuse et patriotique idée de la rééditer sous forme d'élégante plaquette dont il a fait hommage aux fervents de la ^cause irlando-franeaise. . . Nous devons à la gracieuseté de l'hono- rable ministre un exemplaire de cette jolie plaquette, et nous l'avons parcourue avec délices. Les détails qu'elle contient sont absolu- ment originaux et appuyés sur des documents probants. "

Désireux de partager les " délices " goûtées par notre auteur, grâce à la munificence de l'honorable M. Murphy, nous nous som- mes mis nous-mêmes en quête d'un exemplaire de la brochure. Rara avis ! Or, 'pendant que nous cherchions, nous nous aperçû- mes que la " touchante sollicitude " de M. le secrétaire d'Etat n'avait pas été sans fruits. Le rôle, trop longtemps ignoré, joué par la brigade irlandaise à Ohouaguen, à William Henry, à Carillon, à Sainte-Foye, commençait à être signalé et exalté. On

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nous écrivait d'un grand, d'un très grand séminaire de cette pro- vince, que de jeunes lévites hiiberniens y réclamaient, avec le plus impétueux enthousiasme, cette gloire usurpée par une autre race. D'autre part, nous recevions des Etats-Unis une lettre pleine d'é- motion patriotique, dans laquelle un Canadien américain nous informait que là-bas aussi se produisait la même affirmation, et nous conjurait de la démentir, si elle était contraire à la vérité historique. Enfin on nous communiquait, presque en même temps, un numéro, déjà vieux de douze mois, du Neic York' s Freeman Journal, contenant un article intitulé The Irish Brigade at Ticon- deroga, et de copieux extraits du discours de M. 0 'Farrell, réédité par l'honorable M. Murphy. Dans cet article, daté de Montréal, et signé des initiales J. R. H., il était dit qu'après la capitulation de 1760, " les restes de l'illustre brigade irlandaise, au nombre d'environ 2,000, demeurés «dans ce pays, y étaient entrés dans la vie civile, et devenus partie intégrante de la population cana- dienne, dont le inombre s'élevait à environ 50,000 ". Et cet écrit se terminait par le paragraphe suivant: "Ce fut l'incorporation de ces 2,000 Irlandais dans une population totale d'environ 50,000^ qui lui infusa ces qualités si essentiellement irlandaises, grâce aux- quelles le Canadien français est devenu ce qu'il est aujourd'hui, le maître indisputé de la moitié du continent nord-américain. Et c'est un nouvel exemple de ce que peut l'Irlandais hors de son pays. ' ' Tant de modestie charmera sans doute, comme elle nous a charmé nous même, les lecteurs de la Bévue Canadienne.

D'autres indices, rapprochés de ceux que nous venons de signa- ler, nous démontraient clairement l'existence d'une campagne en- treprise pour établir que l'armée de Montcalm était principalement irlandaise, et que la victoire de 'Carillon, en particulier, avait été remportée grâce à l'intrépidité et à l'héroïsme des soldats de cette nation. Notre désir de scruter les textes qui soutenaient cette thèse en devenait d'autant plus vif. Une bienveillante communica- tion nous mit enfin à même de faire ce travail. Et c'est le résultat

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•de cette étude que nous croyons opportun de soumettre maintenant au public. Il ne saurait être ici question que d'élucider un point d'histoire, en appliquant au sujet les procédés de critique usités en ces matières.

C'est uniquement sur la brochure de M. O'Farrell, que s'ap- puie cette revendication irlandaise de la victoire si mémorable du 8 juillet 1758. Nous allons exposer la thèse qui y est émise et l'es autorités dont elle se réclame, avec la plus stricte exactitude et la plus scrupuleuse loyauté.

AL O'Farrell affirme que la célèbre brigade irlandaise, qui servit sous les drapeaux de- la France au dix-huitième siècle, et se couvrit de gloire dans plusieurs batailles, spécialement à Fontenoy, fut envoyée au Canada en 1755, 'combattit au lac George, à Choua- guen, à William Henry, s'immortalisa à Carillon, et contribua puis- samment à la bataille de Sainte-Foye; puis qu'un grand nombre de ces soldats s'établiTent au Canada après 1760 et y firent souche. Et voici quelles preuves il produit.

' ' On lit à la page 368 du volume dixième de la collection inti- tulée : Documents relating to the colonial history of the State of New York, une lettre au comte d'Argenson, le ministre de la guerre en France, écrite par le commissaire général Doreil. " Ici, M. O'Farrell, inaugurant le singulier système dont nous verrons tout à l'heure l'épanouissement, ouvre une parenthèse pour dire : '' D'après son nom, je fais plus que le suspecter d'avoir été un 0 'ReiUy ' '. Puis il continue : ' ' Cette lettre contient ce qui suit : ' Je considère donc comme certain. Monseigneur, que le roi enverra ' des renforts l'année prochaiU'C. Dans ce cas, permettez-moi une ' observation, dont j'ai conféré avec M. de VaudTeuil qui est de ' mon avis. Parmi les bataillons que vous allez expédier, je crois ' qu'il serait bon d'envoyer un bataillon irlandais, d'autant plus ' qu'il aurait toutes les ressources nécessaires pour se recruter" (^).

C) Page 16, de la brochure Irish famiUes.

486 LA REVUE CANADIENNE

Nous avons ici le premier point de la démonstration entreprisie par- M. O'FarrelL

Il poursuit : " A la page 925 du même volume, nous trouvons un mémoire sans date, mais supposé avoir été présenté au roi par le ministre d'Argenson, en 1754, d'après lequel on prend action con- formément à cet avis (de Doreil), et l'on recommande l'envoi de troupes irlandaises au Canada " (^). Voilà le second point de la démonstration.

Arrivons au troisième; nous citons encore la brochure: " Dans le volume septième, page 270 du même ouvrage, et dans le volume premier, page 494 d'un autre ouvrage: Histoire documentaire de New York, nous trouvons, copiée des archives de Londres, la décla- ration assermentée d'un soldat du régiment de Shirley, faite devant Sir Charles Hardy, et transmise par lui en 1756 aux Lords du Com- merce en Angleterre. Cet affidavit contient ceci: " Claude Fre- " deric de Hutenac, du régiment du major général Shirley, déclare " que lundi, le neuvième jour d'août, une barque sortit du port *' d'Oswego et découvrit le camp français à environ un mille du " fort ". Après avoir décrit le siège d'Oswego, un conseil de guerre tenu alors, et le signal de la capitulation donné par les Anglais en arborant un drapeau blanc, ce soldat, qui était un déserteur des Français, et conséquemment devait connaître la brigade^ poursuit en ces termes : ' ' Sur quoi le déclarant dit au " colonel Littlehales : Si vous êtes pour livrer le fort, vous devez me "laisser m 'esquiver, vu que je suis un déserteur français et que " l'on sera impitoyable pour moi. A quoi le colonel répliqua qu'il " espérait sortir avec les honneurs de la guerre et qu'ainsi le décla- " rant serait sauf. Celui-ci ne se fiant pas à cette assurance, fut ** laissé libre de s'enfuir avec sept autres déserteurs. Mais n'étant " pas encore très éloignés, ils virent, de l'autre côté du port, les.

C) Ibid.

LES IRLANDAIS ET LA BATAILLE DE CARILLON 487

"Français s'embarquer dans des bateaux, et parmi eux quelques- ' ' uns vêtus de rouge, avec des revers de couleur verte, lesquels '' appartenaient à la brigade irlandaise " {^).

Voici donc renchaînement de faits que nous présente M. O'Farrell. Premièrement, M. Doreil, commissaire des guerres à Québec, demande l'envoi d'un bataillon irlandais au Canada. Deuxièmement, M. d'Argenson recommande au roi cet envoi. Troisièmement, un déserteur français constate la présence de la brigade irlanidaise à Cliouaguen. Et les grandes lignes de la preuve requise en l'espèce se trouvent éta/bliès.

" La brigade débarqua à Québec le 26 juin 17'55 ", nous apprend M. O'Farrell (*).

La présence de ce corps au Canada étant ainsi démontrée, il nous le fait voir s 'illustrant d'abord au Lac George, sous Dieskau, 220 grenadiers donnent l'assaut à des netranchementià défendus par 3,000 soldats. " Cette héroïque petite bande de 220 com- battants de la brigade irlandaise, s'écrie l'auteur, bravant 3,000 honynes retranchés dans ce que l'on peut appeler wae forteresse, soutenant pendant deux heures un véritaible ouragan de feu, met- tant hors de combat trois fois plus d'ennemis que leur propre nom- bre, égalent, s'ils ne les surpassent, Léonidas et ses 300 Spartiates aux Thermopyles. " M. O'Farrell nous montre ensuite la brigade à Chouaguen, faisant prisonniers, aiprès trois jours de siège, trois régiments anglais, dont deux avaient déjà fui devant elle à Fonte- noy. Il nous la représente encore réduisant le fort de William Henry, et capturant 2,400 prisonniers avec un immense matériel de guerre. " Mais, s'écrie l'auteur dans un élan d'enthousiasme, la gloire la plus rayonnante de la brigade, fut celle conquise par elle en ce jour mémorable de Ticonderoga ou de Carillon, comme l'ap- pellent les Français. Ce jour-là 3,000 soldats de la brigade,, assistés

(^) Pages 17 ert 18 de la brochure. (*) Page 23 de ila brochure.

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de 450 Canadi'ems français, défirent complètement 15,000 hommes des m-eillenres troupes de l'armée régulière anglaise. En cette occasion, ils soutinrent pendant six heures entières la fureur aveu- gle de troupes cinq fois plus nombreuses, repoussèrent sept charges successives de toute l'armée ennemie, tuèrent ou blessèrent 4,000 hommes, ne per<dant eux-mêmes que 30 officiers et 340 soldats. C 'est à cette bataille de Ti<^onderoga que les officiers irlandais que je vous ai déjà mentionnés, reçurent leurs blessures . . . Les noms de ces braves méritent d'être embaumés dans les coeurs irlandais; et je prends la liberté de vous les répéter, ce sont ]\IaeCarthy, Fitzpa- trick, Douglass, Carolan, O'Moran, Forsyth, O'Hearn, et O'Do- nohue !!..."

Pourquoi faut-il que le souci de la vérité historique nous force à interrompre cette effusion de ferveur nationale, afin d'examiner si elle ne procède pas, malheureusement, d'une série d'erreurs et d'interprétations fautives.

Il importe d'abord de rechercher les dates exactes des pièces mentionnées par M. 0 'Farrell. Nous allons voir que ces dates sont essentielles. En se référant au volume indiqué, on constate que la lettre de M. Doreil à M. d'Argenson, dans laquelle il demande l'en- voi d'un bataillon irlandais, est du 28 octobre 1755. Par inadver- tance sans doute, M. 0 'Farrell ne donne pas cette date. Et grâce à cet oubli opportun, on ne remarque pas l'étrangeté de son affir- mation subséquente: "La brigade débarqua à Québec le 26 juin 1755 ". Qu'est-ce à dire? La brigade est-elle donc arrivée ici quatre mois avant que M. Doreil n'en ait demandé l'envoi ? Le commissaire des guerres à Québec aurait-il, le 28 octobre, sollicité le ministre d'expédier au Canarda des troupes déjà rendues dans notre pays depuis le 26 juin précédent ? Si tel était le cas, il fau- drait en conclure que ee fonctionnaire avait été soudainement frappé d 'aliénation mentale. Mais les correspondances et les docu- ments contemporains nous le montrent, au contraire, à ce moment, en pleine possession de ses facultés intellectuelles, et honoré de la

LES IRLANDAIS ET LA BATAILLE DE CARILLON 489

confiance de ses chefs. Puisqu'il a demandé l'envoi d'un batail- lon irlandais au Canada et c'est un fait incontesitable qu'il a écrit dans ce sens le 28 octobre 1755 il faut donc reconnaître qu'un tel bataillon ne figurait pas alors dajis la petite armée chargée de dé- fendre la Nouvelle-France. Cela est absolument indiscutable.

Cependant deis troupes ne sont-elles pas débarquées à Québec au mois de juin 1755, comme l 'affirme M. 0 'Farrell ? Oui, mais ce n'étaient pas des troupes irlandaises. C'étaient des troupes fran- çaises, tirées des vieux régiments français de la Reine, de Guyenne, de Béarn et de Languedoc. L'extrait suivant d'une pièce signée par Louis XV et d'Argenson le prouve d'une façon sans réplique : " Sa Majesté, ayant bien voulu entrer en considération de ce que las soldats des bataillons qu'elle fait passer en Canada, tirés des régiments de la Reine, Languedoc, Guyenne et Béarn, ne pourraient profiter des congés absolus qu 'elle fait distribuer tous les ans . . . Elle a ordonné et ordonne, etc. " (^).

Le bataillon de Béarn arriva à Québec, le 19 juin 1755, celui de la Reine le 22, celui de Guyenne le 23, celui de Languedoc le 27 (®). Aucun d'eux n'avait, ni de près ni de loin, rien de com- mun avec la brigade irlandaise. Qu 'on jette un coup d 'oeil sur les noms suivants. Dans Béarn: lieutenant-colonel, de l'Hôpital; aide- major,. M. de Maures de Malartic; capitaines, MM. Bouchot, de Montgay, Roux, de la Parquière, de Barante, de Bernard, de Ros- morduc, de Trépézée, de Montredon, de la Mothe, etc. ; lieutenants, MM. de Pensens, de Totabelle, de Solvignac, etc. Dans la Reine : lieutenant-colonel, M. de Roquemaure; aide^major, M. d'Hert ; capitaines, IMM. d'Hébécourt, Lecomte, de Montreuil, de Giermain, Desvaux, etc. ; lieutenants, MM. de Massias, de Cherville, Desvaux,

(') Ordonnance poui- donner la pistole aux soldats qui auraient être congédiés. Lettres de la Cour de Versailles, page 8. Cette pièce -est datée du 1er mars 1755.

(') Journal de M. de Malartic, pages 5, 6 et 7.

490 LA REVUE CANADIENNE

etc. Dans Guyenne : lieutenant-colonel, M. de Fontbonne ; aide- major, M. de la Pause ; capitaines, MM. deLorimier, de la Bretèche, Bélot, Cornier, de Chassignol, etc. ; lieutenants, MM. de Fouquet. DuPont, de Restauran, de Saint-Poney, etc. Dans Languedoc : lieutenant-colonel, M. de Privas ; aide-major, M. de Joannès ; capi- taines, MM. de Fréville, Duchat, de Basserode, de Marillac, d'Ai- guebélles, de Pa,r'foura etc.; lieutenants, MM. de la Miletière, de Cléricy, Blanchard, de Courcy, Dupuy, d'Hastrel, etc. . . Il suffit de parcourir cette liste pour voir que ce sont bien des officiers français. M. O'Farrell a essayé de soutenir que beaucoup dea noms mentionnés dans les dépêches officielles des commandants de- l'armée étaient des noms irlandais francisés, parce qu'il y avait des raisons pour ne pas faire connaître la présence de la brigade au Canada. Mais cette supposition est puremeoat gratuite. Les noms que nîous Venons de citer n'étaient pas francisés; ils étaient français, appartenant à des officiers dont les familles avaient pous- sé dans la bonne terre française des racines vieilles de plusieurs siè- cles. Nous examinerons tout-à-1 'heure de plus près le système ori- ginal de M. 0 'Farrell.

Il nous semble donc établi au-delà de toute contestaition, par la lettre mêm'e de M. Doreil, et par les autres citations faites plus haut, que la brigade irlandaise n'a pas débarqué à Québec au mois de juin 1755. Elle n'a pas fait non plus son apparition en 1756. Les seuls bataillons venus ici cette année avec Montcalm étaient ceux de la Sarre et de Royal-R-oussil'lon, tous deux très français, ayant pour lieutenant-colonel, le premier M. de Sénezergues, le second, M. de Bernetz, et pour officiers, les DuMesnil, les Champredon, les DeSelles, les Dupont, les Duparquet, les Bois-Chatel, les Villars, les Lenoir, les DeBellecombe, les Ducros, les Poulhariès, les De Saint- Lambert, les Dufresnoy, les DeBassignac, les De Saint-Privat, etc. Ces bataillons s'embarquèrent à Brest pour le Canada, le 23 et le 26 mars 1756 (^). Leur bonne grâce et leur ardeur faisaient pous-

(') Journal de Montcalm, page 23.

LES IRLANDAIS ET LA BATAILLE DE CARILLON 491

ser à Bougainville, aide-de-camp de Montcalm, cette exclamation admira tive : " Quelle nation que la nôtre! Heureux qui la com- mande et qui len est digne " (®). On n'a pas encore prétendu que Bougainville était irlandais ; et lorsqu 'il s 'écriait : ' ' Quelle nation que la nôtre ' ', on peut supposer raisonna;blem'ent qu 'il voulait par- ler de la nation française, et n 'adressait pas ce patriotique hommage- à des étrangers nés à Cork ou à Kilkenney.

Donc, la fameuse brigade irlandaise n'est venue au Canada ni en 1755 ni en 1756. Serait-elle venue en 1757 ? Pas davantage. Cette année ce furent les deux bataillons du régiment de Berry qui furent envoyés ici, avec quelques compagnies pour remplacer celles de la Reine et' de Languedoc, qui avaient été prises par les Anglais. sur l 'Alcide et le Lys, en 1755, et quelques centaines de recrues ' ' de chétive esipèce " (^). Les bataillons de Berry étaient commandés par le lieutenant-colonel de Trivio, et avaient pour principaux officiers- MM. de Trécesson, Carlan, de Cadillac, de la Bresme, C'hâteauneuf ,. de Béran, de Saint-Félix, de Surimeau, Fouilhac, Villemontès, Milhau, de Guernée, de Beaupré, Chavimond, de Godonesche, Pé- lissier, etc. sont les Irlandais? Non, le régiment de Berry,. comme les six autres qui l'avaient ici précédé, était un régiment absolument français par la composition de ses compagnies et de son état-inajor.

Mais alors de quelle manière expliquer cet autre document mentionné en second lieu par M. 0 'Farrell, supposé être de 1754, et contenir une recoonmandation de M. d'Argenson pour l'envoi de troupes irlandaises au Canada 'i L'explication est facile. Cette pièce n'est pas de 1754, elle n'est pas de M. d'Argenson et elle n'a aucune signification au sujet de la question qui nous occupe. Com- ment peut-il se faire que M. 0 'Farrell ait osé l'invoquer à l'appui

(*) Journal de Bougainville.

(') Journal de Montcalm, page 302.

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de sa thèse aventureuse? Il veut nous faire croire qu'elle est de 1754, qu'elle comporte un acquiescement à la demande de troupes irlandaises par M. Doreil, et cependant, il a voir, dans l'ouvrage qu'il a lui-même cité, la date du 28 octobre 1755 en tête de la lettre de ce fonctionnaire contenant cette proposition. C'est toujours la même confusion, la même contradiction de dates. D'après M. O'Far- rell, M. d'Argenson aurait axiquiescé en 1754 à une demande que M. Doreil ne devait formuler qu'un an plus tard, en 1755 !

La virité c'est que la pièce mentionnée par l'auteur de la bro- chure, et reproduite à la page 925 du volume dixième des Docu- ments relating to the colonial history of tke State of Neia York, est de janvier 1759, et signalée nettement comme telle dans le livre que M. 0 'Farrell avait sous les yeux en écrivant sa conférence. Et de plus le texte et le context démontrent clairement qu'elle émane de Montcalm lui-même. C 'est un mémoire à la Cour pour exposer la situation relative des Anglais et des Français dans l'Amérique septentrionale, à ce moment critique, et indiquer les choses absolu- ment nécessaires, si l'on veut au moins tenter de défendre le Ca- nada. Il faut: lo des vivres; 2o des munitions de guerre, un train d'artillerie et des artilleurs; 3o des marchandises de traite; 4o des recrues. Et Montcalm explique comme suit ce dernier article : ' ' Mille hommes au moins avec leurs armes et leurs vivres pour dix- huit mois; des miquelets, troupes inutiles en Europe et dans la guerre présente, et qui rendront en Canada les plus grands services, cent cinquante Ecossais, Irlandais et AUemands pour favoriser et attirer les déserteurs de ces nations qui, dams ce cas, nous viendront en grand nombre " (^°). Cette pièce, rédigée par Montcalm, datée du 12 janvier 1759 six mois après Carillon ! et deman- dant quelques soldats Ecossais, Irlandais et Allemands, 0 'Farrell l'a transformée en un mémoire soumis au roi par M. d'Argen-

(") Lettres et pièces militaires. Québec 1891, page 83.

LES IRLANDAIS ET LA BATAILLE DE CARILLON 493

son, en 1754, pour recommander l'envoi au Canada de la bri- gade irlanidaise ! On jugera sans doute que tout commentaire serait superflu.

Nous disions plus haut que ce document n'a aucune significa- tion dans la question qui nous occupe. Nous nous trompions. Il a une signification très claire. Il prouve péremptoirement, in- discutablement, irréfutablement, qu'il n'y avait pas plus de bri- gade irlandaise au Canada que de janissaires du Grand Turc, en 1759. Montcalm n'aurait certainement pas demandé quelques dou- zaines de soldats irlandais pour attirer des déserteurs, s'il avait eu sous ses ordres tout un corps d'armée de cette nation. C'est de k plus lumineuse évidence. M. 0 'Farrell avait assurément fait preu- ve d'une très prudente habileté, en ne donnant pas au lecteur le texte de la pièce invoquée par lui.

Passons à l 'af fidavit de Hutenac. Il ne vaut pas la peine qu 'on s'y arrête plus d'un instant. Ce transfuge dit que, regardant à travers le petit havre de Chouaguen, il vit quelques militaires fran- çais " vêtus de rouge avec des parements verts, lesquels apparte- naient à la brigade irlandaise ". Signalons tout de suite un pro- cédé de M. O'Farrell. Le texte de la déclaration faite par le sieur de Sutenac contient quatre mots que l'auteur de la brochure sup- prime sans barguigner. Ce texte doit se lire comme suit ; " les- quels, il se l'imagine, appartenaient à la brigade irlandaise". En retranchant l'incidente " il se l'imagine", M. O'Farrell transforme une supposition en affirmation. Et il en fait grand état. Dans sa teneur véritable la phrase dont il s'agit ne veut pas dire grand' chose. Rien n'indique que de Hutenac fut un transfuge de l'ar- mée de Montcalm. Il avait peut-être déserté en Europe, lorsque le régiment de Shirley servait dans l'armée anglo-hanovrienne battue à Fontenoy. Il pouvait avoir eonstaté alors que les soldats de la brigade irlandaise, enrôlée dans les armées de Louis XV, avaient sur leurs uniformes des revers de couleur verte. Et croyant aper- cevoir à distance, sur la rivière de Chouaguen, des uniformes de ce-

494 LA REVUE CANADIENNE

genre, il s'était " imaginé " que des compagnies de cette briga)de étaient rendues en Amérique. Mais il avait mal vu, car les batail- lons présents au siège de Chouaguen ne portaient pas de revers couleur émeraude. La Sarre portait l'habit blanc, avec les par'e- ments et le collet bleus. Goiyenne et Béarn portaient aussi l'habit blanc, avec les parements et le colM rouges (^^). Comme on le voit, le propos du transfuge est de nulle valeur.

Que reste-t-il de la thèse soutenue par M. O'Farrell, et des prétendues preuves dont il a tenté de l'étayer ? Nous posons avec confiance la question à tout lecteur impartial. L'écrivain de VAl- manach du Peuple nous a dit que la plaquette rééditée par l'hono- rable M. Murphy " contient des détails absolument originaux et appuyés sur des arguments probants ". Détails originaux! oui, très originaux même, on a pu s 'en convaincre ! Mais arguments probants! sont-ils ? A moins qu'on ne veuille faire entendre qu'ils sont probants contre la théorie même à l'appui de laquelle on les a produits.

Nous avons promis d'accorder une mention spéciale au curieux système, grâce auquel M. O'Farrell transforme les noms pro- pres. Véritablement cela mérite qu'on s'y arrête, d'autant plus que, devant le procédé, l'écrivain de VAlmanacJi semble être resté béat d'admiration. Disciple aveugle du maître subtil qui l'a capté, il écrit : ' ' Tous ses hauts faits (de la brigade) sont souvent passés sous silence parce que les documents français pour des rai- sons d'Etat, sans doute ne tenaient pas beaucoup à faire connaî- tre la présence au Canada, dans la lutte contre l'Angleterre, de la brigade irlandaise. C'est pourquoi, dans toutes les dépêches offi- cielles, la plupart des noms irlandais sont francisés au point de de- venir quelquefois, méconnaissables à l'oeil nu. "

(") Costumes militaires français depuis V organisation des premières troupcti régulières, en 1439 jusqu'en 1789, (par D. de Noirmont et A. de Marbot.

LES IRLANDAIS ET LA BATAILLE DE CARILLON 495

Quels sont 'donc ces noms irlandais au sujet desquels il faudrait s'armer d'un microscope, si l'on désirait les discerner sous le déguisement français qui les rend mé- connaissables " à l'oeil nu ". Ecoutez M. O'Farrell : ' ' Nous avons, dit-il, aux pages 750 et 759 du volume dixième des Documents relatifs à l'histoire de New York, deux listes des officiers de l'armée françaisie tués et blessés à la bataille de Ticon- deroga ou de Carillon, comme les Français l'appellent. La plus grande partie de ces noms sont assurément irlandais. Voyez, par exemple: l 'aide-major de Macarti (MacCarthy , évidemment) ; le capitaine de Patrice (fils de Patrick, évidemment un Fitzpatrick) ; l 'aide-imajor Carlan (évidemment Carolan) ; de Moran (évidemment O'Moran) ; Forcet (un Forsyth) ; de Harennes (évidemment O'Hearn); et Deniau (évidemment O'Donohue). "

Ce n'est pas plus difficile que cela: " Un tel (évidemment un tel) " ; et la démonstration est faite sans plus de tablature !

M. O'Farrell la poursuit avec une sereine complaisance : '■ Outre cette liste de tués et de blessés, continue-t-il, nous rencon- trons fréquemment, mentionnés par Montcalm au roi, des officiers comme de la Pause (Power), d'Herte (Hart), de Barotte (Barrett) de Lac (Lake), de Coni (Coney), de Hughes (fils de Hugh, évi- demment McHugh), Belcombe (Floid), Dalet (Daley), tous noms que l'on trouve dans la liste des officiers de la brigade, donnée par McGeoghegan et O'Connor. "

Vraiment, on reste confx)ndu devant une telle audace. Tous l&i noms signalés par M. O'Farrell sont ceux d'officiers français bien connus dans l'armée de Montcalm, et pas un seul de ces noms n'a appartenu à un officier irlandais. Quelques-uns sont défigurés dans le recueil documentaire anglais cité par l'auteur de la bro- chure. Mais il pouvait facilement rectifier ces erreurs. Et même, si l'on en tient compte, la page que nous venons de citer constitue le plus odieux des travestissements.

Rendons à ces héros de notre épopée canadienne les

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noms glorieux dont a voulu les dépouiller un impudent bateleur, et saluons de notre admiration émue les aides- majors Anne-Joseph-Hippolyte de Maures, comte de Malar- tic 0") ; Carlan; Charles de Plantavit, comte de la Pause; d'Hert; de Bellecombe; les capitaines de Patris, Bachoie de Barante, de Laas, de Moran, d'Hugues; les lieutenants Fourmet, d'Arennes, etc. Fils généreux de la vieille France, ils se sont ins'Critis en lettres de sang au livre d'or de la nouvelle !

Voulez-vous faire plus ample connaissance avec l'ingénieux sys- tème de M. 0 'Farrell ? Lisez encore ceci : " Il y a plusieurs incidents dans l'histoire de cette période qui sont obscurs en eux-mêmes, et qui ne peuvent être expliqués que par la présence de la brigade au Canada. Par exemple, nous trouvons dans le journal de Montcalm, à la page 494 du premier volume de V Histoire de New York, que de la Pause (Power) est l'officier envoyé par Montcalm pour reviser les articles de la capitulation d'Oswego. Quel autre motif aurait déterminé ce choix de Montcalm si ce n'eut été la connais- sance de l'anglais par de la Pause, et le désir naturel de faire plai- sir à sies soldats irlandais en permettant à un officier irlandais de recevoir l'épée defe commandants des régiments de Shiriey et de Pepperell, deux fois battus par la brigade °? " Il est difficile de pousser plus loin le parti pris. Cet officier que M. 0 'Farrell veut absolument affubler du nom de Power, est le comte de la Pause, comme nous l'avons vu plus haut. Il appartenait à une famille du Midi, d'origine italienne, établie en France depuis plus de trois siècles. Montcalm écrivait de lui après Chouaguen : " La Pause est un homme divin ". Une brochure publiée l'an dernier à Lodève, en France, nous a apporté sur lui et sa famille d'intéressants ren- seignements.

(") C'est lui que le volume anglais des Documents change en Macarti, et dont M. O'Farrell achève la métamorphose en en faisant un MaoCarthy î

LES IRLANDAIS ET LA BATAILLE DE CARILLON 497

Un autre officier traité par l'auteur de la brochure avec un sans-gêne tout spécial, c'est le chevalier de Mon treuil, major-général de l'armée. M. O'Farrell veut absolument lui enlever sa personna- lité réelle, et il écrit : ' ' Johnson, qui avait été mis hors la loi pour son rôle dans le mouvement en faveur du Prétendant, en 1745, prit le nom de chevalier de Montreuil ". Or le chevalier de Montreuil est un homme très en vue, dont Montcalm, Vaudreuil, Doreil par- lent souvent dans leurs lettres ; et Johnson, ou mieux Johnstone, en est un autre. Le chevalier Johnstone, écossais et non irlandais, après s'être battu pour Oharles-Edouard Stuart, avait réussi à échapper aux limiers qui le poursuivaient, et était venu prendre du service dans l'armée française. Il fut aide-de-camp de Lévis, en 1759. Montreuil et Johnstone étaient deux personnages différents, quoique M. O'Farrell n'en fasse qu'un seul. On voit dans les mé- moires écrits par l'officier écossais que, le matin de la bataille des Plaines d'Abraham, le capitaine Poulhariès exhiba un ordre signé " Montreuil " à Johnstone, qui le conjura de ne pas y obtempé- rer ("). Preuve évidente que celui-ci n'avait pas pris le nom de celui-là.

En voilà assez, n'est-ce pas, pour établir la valeur qu'il faut attribuer à la brochure et aux théories de M. 0 'Farrell. Ses affir- mations relatives à la présence au Canada de la brigade irlandaise sont de fantaisie pure, et se trouvent même démenties par les docu- ments qu'il invoque. Il n'y a pas eu ici l'ombre d'un bataillon irlandais durant la guerre de Sept Ans. C'est un cas de certi- tude historique absolument indiscutable.

Cependant nous sommes en mesure d'aller plus loin encore, et de prouver que, non seulement on n'a pas envoyé de France de régiment irlandais pour servir sous Montcalm, mais que, du Canada, on a fait passer en France des soldats irlandais, désireux de s'en-

(") A dialogue in hades, par le chevalier Johnstone, page 40.

498 LA REVUE CANADIENNE

ga^rer sous nos drapeaux. Dans la garnison faite prisonnière à Chouagiien il y avait une cinquantaine d'Irlandais dont le loyalis- me 'britannique n'était pas très ardent. Ik proposèrent à M. de Vaudreuil de former une compagnie, promettant d'être fidèles à Sa Majesté très chrétienne dont ils deviendraient les sujets dévoués. Lf gouverneur accepta leur acte d 'allégeance, mais crut plus sage de ne point les garder ici. Nous citons sa lettre au ministre : ' ' Mon- seigneur, j 'ai l 'lionneur de vous rendre compte que, dans le nombre des prisonniers anglais, il s'est trouvé des Irlandais, qui ont fait leur possible pour me persuader qu 'ils s 'étaient entièrement détachés du •service du roi d 'Angleterre. Je les ai fait observer de 'bien près, et je n'ai pu qu'être satisfait de la conduite qu'ils ont tenue. . . In- sensiblém'ent j 'ai formé une compagnie de cinquante hommes. Cette compagnie n'a pas été nourrie en vain, elle a travaillé aux fortifica- tions de Québec. J'aurais bien pu la joindre aux troupes que j'ai fait marcher au fort Saint-Georgas ; mais je n'ai pas voulu m'y fier. Je préfère d'avoir l'honneur ide vous l'envoyer. Je la fais passer sur le vaisseau du roi le Célèbre commandé par Monsieur de la Jon- qnière. " (''*) Ainsi donc, au lieu de recevoir de France des Irlan- dais, on envoie du Canada des Irlandais en France! Et -ce dernier trait achève de démontrer quelle est la valeur historique de la thèse contenue dans le discours prononcé par M. 0 'Farréll, le 15 janvier 1872, devant la Société Saint-Patrice de Montréal.

Après avoir entassé en quelques pages tant d'erreurs et de fausses représentations, l'orateur n'en terminait pas moins sa ha- rangue par un air de bravoure. Il s'écriait, au milieu d'applaudis- sements que nous croyons entendre : " En conclusion, nous devons tous nous sentir fiens de savoir que notre race a occupé une si large place dans les pages les plus brillantes de ITiistoire canadienne. Il est temps que l'on apprenne à d'autres que les Irlandais ne peuvent

(") Monsieur de Vaudreuil au ministre, 12 septembre 1757 ; CoUec- tion de Manuscrits, vol. IV, pajjfe 130.

LES IRLANDAIS ET LA BATAILLE DE CARILLON 499

être considérés comme étrangers, ou traités comme tels, sur un sol rendu fameux par leurs exploits et sanctifié par leur sang! " Cette péroraison grandiloquente paraît presque grotesque, quand on songe à quel échafaudage de hâbleries elle sert de couronnement. Mais elle peint à merveille une certaine mentalité, un certain état d'âme, qui sont comme endémiques chez quelques-uns de nos conci- toyens, et qui nous font assister trop souvent aux manifestations les plus intempestives.

Et maintenant, nous nous posons une question. A quelle ins- piration est due l'exhumation de cette brochure des oubliettes elle gisait ? C'est l'honorable Charles Murphy, nous a appris VAlmanach du Peuple, qui a eu " l'heureuse et patriotique idée " ■de la rééditer pour en faire ' ' hommage aux fervents de la cause irlando-française ".

La cause irlando-française ! Quelle est-elle ? Ne serait- elle pas beaucoup plus !' irlando " que " française " ? Et quels sont ses adhérents ? En quoi consiste leur programme ? Ont-ils pour objectif d'envahir sans cesse les domaines occupés par de légitimes possesseurs? Et après avoir, dans d'autres sphères, récolté sans droit des moissons qu'ils n'ont pas semées, poussent-ils leur ambition jusqu'à vouloir ravager le champ de l'histoire pour y voler des gloires que leurs aïeux n'ont pas conquises? Serait- ee donc ce sentiment qui aurait dicté à l'honorable secrétaire d'Etat -cet acte de " touchante sollicitude " dont nous a parlé VAlmanach du Peuple avec tant de candeur ?

Nous aimons à eroire cependant qu'il ignorait la nature réelle de l'oeuvre ressuscitée par lui. Car alors, au lieu d'être le cou- pable complice, il ne serait plus que la victime imprudente de l'im- posture hardie que nous avons cru devoir démasquer, parce que nous la voyions en train d'égarer la bonne foi des uns, et d'alimen- ter la passion des autres.

Thomas CHAPAIS.

Etienne = Michel Faillon

HISTORIEN DE MONTRÉAL

)ES historiens de notre ville sont peu nombreux. Le fait s'explique de deux manières : les documents d'importance sur nos origines ne sont pas encore publiés, ou le sont à peine; de plus, dans une société tournée comme la nôtre vers les intérêts matériels, le goût n'est pas aux travaux de l'esprit en général, aux études historiques, en particulier. Aussi est-ce du dehors que nous sont venus, dans le dernier demi-siècle surtout, la plupart de ceux qui se sont occupés de notre histoire. Je nomme le plus célèbre d'entre eux: Etienne-Michel Faillon, et j'essaie de retracer ici sa physionomie et son mérite.

Ce fut un vrai bénédictin que ce rude et infatigable travailleur. Il était de la race de ces nobles intelligences dont l'ardeur à l'étude et la persévérance sont devenues proverbiales. On peut discuter ses opinions, trouver à redire à ses jugements: on reste étonné devant la somme prodigieuse de labeur qu'il a fournie.

Pourtant il a été pris par d'autres préoccupations. Entré en

BIBLIOGRAPHIE : Revue de Montréal, 1ère année. Bibliographie catholique, année 1866. Monsieur Faillon, Prêtre de Saint-Sulpice, Montréal. BiMiothèque paroissiale, 1879. Vie de M. Faillon, Prêtre de Saint-Sulpice, Jules Vie, Paris, 1877. Bibliothèque Sulpicienne, L. Ber- trand, Paris, Picard & Fils, 1900. Les Jésuites et la Nouvelle-France au XVIIe siècle, par C. de Roohemonteix, Paris, Letouzey et Ané, 1896, etc.

ETIENNE-MICHEL PAILLON 501

1825, à Saint-Sulpiee, à la Solitude, il devait faire la connais- sance de trois futurs supérieurs de Montréal, MM. Quiblièr, Billau- dèle et Baile, il allait être mêlé toute sa vie au gouvernement de la Compagnie dont il devenait membre à l'âge de 26 ans. Déjà, il s'était fait remarquer comme élève au lycée d'Avignon, puis au eollège de Tarascon, sa ville natale, à Arles, comme employé à la sous-préfecture, à Aix il fit son grand séminaire, à Paris il s'occupa des catéchismes de la paroisse de Saint-Sulplce. Le jeune homme se révélait dès lors. Pieux et régulier, il était pour tous un sujet d'édification. Mais il était en même temps le liseur obstiné dont l'attention constamment éveillée cherchait, analysait, annotait, faisait provision d'idées et de faits.

Tel avait été le jeune homme, tel fut le sulpicien. Sa vie offre ce caractère original et rare d'avoir été à la fois studieuse et active ■et d'être restée, malgré tout, harmonieuse et une. La leçon s'impose. Recueillons-la en passant.

Professeur d'abord à Lyori, puis à Paris; directeur ensuite de la Solitude; visiteur des établissements sulpiciens en Amérique ; procureur enfin de sa congrégation à Rome, auprès du Saint-Siège, M. Faillon reste quand même le travailleur que rien ne lasse, qui revient avec bonheur à ses chers livres du moment que le devoir le lui permet. De 1829 à 1870, il publia quarante-sept volumes trai- tant de sujets d'histoire et de piété, de choses de France et d'Ame-* rique.

A cette dernière date, M. Faillon avait " soixante et onze ans et la nuit était qui venait " (^). La nuit était plutôt au dehors, dans les lamentables désastres de la patrie blessée et sanglante. Dans l'âme pacifiée il n'y avait qu'abandon et confiance. Devant la dissolution de son corps il ne s'effraya pas. Doucement au matin du 25 octobre, il expirait. ' ' Sa mort a été douce comme celle

C) Lettre de M. Faillon, 28 août 1870.

502 LA REVUE CANADIENNE

des saints ", écrivait M. Icard au supérieur général, M. Caval. Cette- grâce suprême, le prêtre pieux qui venait de s'en aller à Dieu 's 'y attendait, lui qui écrivait quarante-cinq ans auparavant : " Si la vie à Saint-Sulpice n 'a rien de séduisant, la mort y est fort douce et c'est tout gagner que de bien mourir ".

II

Dans l'appréciation que je vais faire de l'oeuvre canadienne de M.Faillon, le reste de ses ouvrages étant délibérément mis de côté,. je voudrais d'abord faire la part des défauts et des erreurs. Pour finir, ce me sera très doux de faire celle des qualités et des mérites. Ai- je besoin d'ajouter que ce jugement tout personnel n'engage que moi-même ?

J'ai toujours pensé d'abord qu'il n'y avait qu'une manière d'écrire l'histoire. Cette manière, tous les grands historiens l'ont connue et pratiquée. Si elle semble varier de l'un à l'autre ; si le style de Bossuet est différent de celui de Chateaubriand ; si la phra- se de Taine ne rappelle que de fort loin celle de Saint-Simon ; par- tout cependant, il y a intérêt, couleur, chaleur et vie. ' ' Maîtresse d'erreur " comme on l'a souvent nommée, l'imagination aide à refaire le passé; elle nous y transporte et nous y fait vivre. Le document, par elle, est transformé ; dans les yeux des morts elle ral- lume le flamme de la vie. Autour du personnage qui ressuscite elle sait disposer les idées et les faits qui nous font ses contemporains. Et pas besoin pour cela des mots princiers ou des syllabes marqui- ses; pas besoin davantage des métaphores familières, travesties en folles ou en paysannes. A côté de Buffon, à côté de Michelet, il y a place encore pour la simplicité, alors même que sous la poussée de l'émotion, cette simplicité s'élève jusqu'à la haute éloquence.

C 'est cette flamme et cette ardeur, c 'est ce relief et ce trait que je voudrais voir parfois chez M. Faillon. Ils n'y sont pas. Le style est correct, précis, clair. H est sans élégance et sans art. Et

ETIENNE-MICHEL PAILLON 503

c 'est pourquoi peut-être, qu 'en accumulant les détails, il ne parvient pas à nous faire acteurs nous-mêmes dans le drame dont il retrace les péripéties. Ces colons, pionniers et colonisateurs, il les a aimés pourtant et il sait si bien leurs épreuves, leurs périls, leurs luttes, leurs défaites et leurs victoires. Pour s'en rendre mieux compte, il a respiré la poussière des archives et fatigué ses yeux à déchiffrer leurs écritures jaunies et effacées. Sans abuser d'aucun système, ni de la race avec Augustin Thierry, ni des grands hommes av«c Thiers, Mignet, Guizot même, ni du climat et du milieu avec Taine, il eut pu prendre à tous ee qu'ils avaient de bon, puis dans une vision claire des personnes et des choses, ressusciter le passé et le faire vivre devant nous. Or, dans l'oeuvre de M. î^aillon, cela manque. Combien de fois n 'en ai-je pas fait la remarque ? Il me semblait que groupés différemment, autrement présentés, les événe- ments eussent été plus vivants ; et plus vivants encore si à cette dis- tribution plus habile de sa matière, l 'historien, 'devenu peintre, eut ajouté la magie des couleurs de sa palette.

J 'ai signalé le premier défaut. Voici le second. Je crois à l 'in- tervention de la Providence dans le monde. J 'y crois comme à mon existence. Non, après avoir édifié son oeuvre, Dieu ne reste pas le spectateur indifférent de ses destinées, la laissant " rouler au ha- sard dans les déserts du vide " ("). La raison et la foi nous font dire au Créateur: Tua, Pater, providentia gubernat (^). Cela est bien acquis. Ce qui ne l'est pas moins, c'est rintervention de Dieu dans la vie de chacun de nous. Il y traverse les événements signi- ficatifs de notre existence comme l-es blancheurs de la voie lactée traversent le firmament; c'est par lui que nos volontés refroidies et lassées s'enrichissent de mérite, ainsi qu'au printemps, dans les vergers, les rameaux desséchés et noircis se couvrent de corolles blanches; c'est par lui que nos tristesses se trempent d'espoir, qu'el-

C") Lamartine. Médit. VI. Le désespoir. C) Sap. XIV, 3.

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les ne sont plus le boulet attaché à nos pieds, mais la grande paire d'ailes battant au-dessus de nos têtes. Mais il y intervient respec- tueux des causes secondes qu'il a une première fois animées, sou- cieux de leur laisser libre jeu. iC'est le cas ordinaire. Extra- ordinairement, par un miracle, il manifeste son action en-dehors et au-dessus des agents inférieurs. A ces principes, pas de difficultés. Les difficultés naissent dès lors que nous voulons préciser la pré- sence extraordinaire de Dieu dans les événements importants de la vie. Elles sont d'autant plus grandes que l'énergie divine s'enve- loppe de mystère et se voile. Aussi j 'hésiterais parfois beaucoup à dire: " Elle est là, c'est certain ". Car quelles preuves en ai-je %

M. Paillon n'a pas pensé ainsi. Le surnaturel abonde dans les origines de Montréal, non pas seulement ce surnaturel qui ast la pureté d'intention et la vertu héroïque, mais celui qui est l'inter- vention miraculeuse de Dieu. M. Olier, Melle Mance, M. de la Dauversière, M. de Maisonneuve se meuvent dans une atmosphère qui n'est plus celle de la terre, et les événements auxquels ils pren- nent part n'ont plus aucune allure humaine. Or, sans contester l'au- thenticité des récits sur lesquels l'histonen s'appuie, sans les écar- ter non plus, je crois qu'il eût été mieux d'en faire jaillir seule- ment l'idée, cette idée qui est si juste: Dieu a voulu la fondation de Montréal. On eut gagné ainsi de n'avoir au berceau de la colonie que des figures simples et douces, généreuses et sereines, comme notre chère Marguerite Bourgeoys.

J'arrive au troisième grief. Il est bizarre sous une plume montréalaise et sulpicienne. Il me paraît juste cependant et le voici: M. Faillon a trop manifestement aimé Montréal et Saint- Sulpice. Aimer, c 'est peu dire. D 'ailleurs,- ce ne serait pas une faute. Loin de là, ce serait, tout au plus, justice. Disons plutôt qu'il les a, sans assez de circonspection et de prudence, préférées. Sans prendre à mon compte les jugements sévères et les accusations violentes des adversaires de M. Faillon, au fond je trouverais, comme quelques-uns d'entre eux, qu'il y a eu chez lui des partialités

ETIENNE-MICHEL PAILLON 505

€t des préjugés; que sa critique manque parfois de ce désintéresse- ment plein de sérénité qui en est la force; que l'usage qu'il fait des documents pourrait être plus selon la vérité objective et abso- lue. Les questions dont tout historien de Montréal doit s'occuper restent encore ouvertes. Elles sont loin d'être tranchées, et ce ne sont pas les plus acerbes et les plus batailleurs qui auront définiti- vement raison. Je crois cependant, je crois fermement que les faits étudiés en eux-mêmœ et dans les sources, groupés dans un ordre logique et régulier, amèneraient fatalement le lecteur impartial aux conclusions qui doivent être celles de l'histoire. Mon espoir est que ce travail sera fait un jour.

III

C'est en 1849 que M. Faillon vint pour la première fois au Canada. Il y revint en 1854, puis en 1857. Il serait facile de faire la somme des années qu'il y a passées en tout: du 30 octobre 1849, au 3 juin 1850, du 27 mai 1854 au 21 septembre 1855, du 3 novem- bre 1857 au 1er juin 1862, soit, à peu près, six ans et demi. Une épreuve terrible, le typhus, dont Montréal avait souffert, et dont, par contre-coup, la communauté de Saint-Sulpice avait été frappée elle-même, l'avait amené. Il y revint ensuite pour continuer ses études historiques commencées et aussi, chose qui paraîtra bizarre à bon nombre de détracteurs de notre climat, pour refaire une santé affaiblie et à laquelle le premier séjour dans notre ville avait ap- porté soulagement inattendu et forces précieuses.

Avec quel bonheur il contempla pour la première fois Ville- Marie ! Il en savait si bien l'histoire, il en connaissait si bien les origines chrétiennes et le merveilleux développement ! En reve- nant par la pensée vers les temps disparus et jusqu'aux premières heures de cette fondation étonnante, il retrouvait ceux qui avaient été ses pères dans le sacerdoce et lui avaient laissé, avec le souvenir de leurs travaux apostoliques, l'héritage béni de leurs vertus : Olier,

506 LA REVUE CANADIENNE

Bretonvilliers, Tronson, Queylus, Dollier de Casson, Belmont -. ; la France des deux côtés de l'océan, celle d'Europe et celle d'Améri- que; zèle et sainteté avec sagesse et prudence, entrain et héroïsme avec persévérance et détachement ; ce qui fait la grandeur des âmes avec ce qui constitue la prospérité des peuples: c'était le passé. Il le revoyait, ému, aux lieux mêmes s'étaient dépensée quelques- unes de ces vies, et non les moins pures et non les moins généreuses, vies constamment fidèles à l'idéal qui les dépassait et les élevait, vies pieusement consacrées à former au eoeur d'un peuple naissant le trésor de traditions et d 'esipérances qui serait sa force et son salut.

A peine M. Faillon était-il à Montréal qu'il commençait la. visite de ces endroits historiques, lieux des origines, des fondations, des événements principaux. Ils ne lui étaient pas étrangers. Les études faites déjà sur l'établissement de notre ville et son progrès lui permettaient 'de s'orienter très vite. Tout l'intéressait : les quais et les rives du fleuve, oii les premiers Français étaient des- cendus ; les rues ajdjacentes, Ville-Marie avait vu s 'élever les unes après les autres les communautés qui en étaient maintenant la richesse et l'honneur; la montagne M. de Belmont, il y avait cent cinquante ans, avait élevé le fort destiné à rassembler les sauvages qu'on désirait conquérir à la foi et à la civilisation. Il y replaçait d'abord le peuple dont l'histoire l'avait si profondément intéressé.

'' J'ai vu disait-il, au retour en France de son premier voyage au Canada j 'ai vu un peuple qui rappelle qu 'il descend de chrétiens des premiers temps; un peuple qui nous donne une idée de ce que pouvaient être nos paroisses de France, alors qu'elles^ n'avaient pas encore été attaquées par les idées impies et révolu- tionnaires : un peuple qui a la foi pure et sans mélange et qui vit de la foi, qui a pour la religion, pour ses institutions, ses oeuvres, sa doctrine, la confiance la plus complète et la plus entière; uu peuple les oeuvres de piété et de charité sont le domaine de tous, il n 'y a encore rien de cet esprit de défiance, de discussion, de

ETIENNE-MICHEL PAILLON 507

préjugé et de dénigrement qui, partout ailleurs, accueille la parole, le zèle et le dévouement du prêtre " (*).

De la part de celui qui les donnait, ces éloges étaient sincères. M. Faillon voyait dans l'oeuvre montréalaise une bénédiction ma- nifœte des vues pures et du zèle de M. Olier et comme l'ef floraison de l'apostolique dévouement des fils spirituels du fondateur de Saint-Sulpice. Il n'en doutait nullement: Dieu avait voulu Mont- réal et il avait préparé l'endroit béni naturellement et surnatu- rellement, par le fait de la nature et de la grâce travaillant de con- cert, elle devait être établie. En trois paragraphes, M. Faillon indique les avantages de la situation géographique de la ville nou- velle (^). Elle est destinée à être un centre de communications, avec toutes les parties du pays ; par le moyen des rivières qui affluent dans son vaste fleuve, elle offrira un accès facile aux nations sauvagas ; elle sera contre les ennemis le poste le plus avancé du pays. Ce n'est pas tout: les eaux de ses rivières abondent en poissons : les bois de l 'île sont pleins d 'oiseaux et de bêtes sauvages ,- son sol est d'une merveilleuse fécondité et tout y vient '' comme à plaisir ". Il y a enfin et évidemment l'heure de la Providence qui sonne pour une telle fondation puisqu 'ailleurs le commerce, l'agriculture sont en souffrance, que la colonie agonise, qu'ici les nations sauvages, jadis à craindre, sont parties et que la solitude solennelle attend dans la paix de son mystérieux silence les pion- niers de la croix et du drapeau fleurdelisé, les chrétiens et les Fran- çais, les membres, en un mot, de la société de Notre-Dame de Mont- réal.

Les voici ou, plutôt, voici, envoyés par eux, les colons qui arri- vent et qui débarquent, l'autel qui se dresse à l'ombre de la forêt, le fort qui s'élève, et la vie régulière qui s'organise. Chez ce peuple naissant, tous sont courageux et forts, il y a des âmes d'élite.

C) Cité par Desmasiires : M. Faillon, pa^ge 219.

{') Histoire de la Colonie française. 1. page 397 et le.s suivantes.

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C 'est à raconter leur histoire et l 'histoire de leurs travaux que s 'at- tarde maintenant M. Faillon.

Avant de dire ce que fut le Canada en général, ou mieux la Nouvelle-France, ce qu'il ne fera qu'en 1865-66, il va dans quatre monographies successives mettre en lumière les artisans du progrès national. Ce sont des femmes. Elles sont vraiment sublimes dans leur virginale vaillance et leur infatigable zèle, attachées sans trêve à une tâche ingrate dont elles avaient compris la grandeur conso- lante et mettant à la conduire au terme toutes les énergies de leur âme, semeuses de foi et d'amour aux sillons d'où un jour fleuri- rait l'avenir rédempteur.

La Congrégation de Notre-Dame fut la première en date trois communautés que M. Olier et ses associés voulurent établir à Montréal, " pour faire célébrer les louanges de Dieu dans un désert Jésus-Christ n'a point été nommé et qui était auparavant le repaire des démons " Ç^). Aussi est-ce de Marguerite Bourgeoys que M. Faillon s'occupe d'abord. A la fondatrice et à son oeuvre, il a consacré deux volumes. Il a fait de même pour Mlle Manee et ^on institut. Madame d'Youville et l 'Hôpital-Grénéral qui lui doit son existence n'on eu qu'un volume. A ces cinq volumes l'au- teur disait rassembler seulement des " mémoires particuliers pour servir à l 'histoire de l 'église de l 'Amérique du Nord ' ', il en a été ajouté un autre: e'est la vie de Mlle Leber. Nul ne s'en étonnera. Parmi ces femmes vaillantes auxquelles Ville-Marie doit tout, Mlle Leber a sa place marquée. Elle aida les travaux extérieurs et publics des femmes canadiennes de son temps par sa vie de prière et de réclusion.

Ces quatre ouvrages parurent 6n 1854 et furent accueillis avec faveur. De tous on peut dire ce que disait du premier M. Chantrel dans la Bibliographie catholique: " Rien ne manque à ce savant et

(*) Les véritables motifs de MM. et Dames de la Société de Montréal, Î5.

ETIENNE-MICHEL PAILLON 509

édifiant ouvrage: avertissement qui nous fait entrer dans les vues de l'auteur, introduction qui expose les desseins de la Providence sur le Canada, table selon l'ordre des matières, autre table d'après, l'ordre alphabétique, composées toutes deux avec un soin que l'on ne connaît plus guère dans les oeuvres hâtées du .lour, parfaite ordonnance dans le plan et les détails de la narration, marges rece- vant les titres des chapitres avec des notes nombreuses ".

M. Faillon ne devait pas s'arrêter là. Mis en goût par les découvertes qu'il avait faites, par les documents trouvés partout, toujours secondé d'ailleurs par d'admirables aptitudes au travail, il avait l'intention de publier un ouvrage sur la fondation de Montréal, ouvrage qui serait suivi de l'histoire des autres colonies françaises sur la terre américaine. C'était un projet gigantesque dont l'exécution amènerait la publication d'une vingtaine de nou- veaux volumes. La Providence ne lui permit pas de le réaliser. Ce qu 'il put faire, ce fut de composer les trois premiers volumes de' son ouvrage: Histoire de la Colonie française au Canada. Ce n'est qu'un début, comme le portique d'un édifice immense. Le récit ne s'étend pas au-delà de 1765, Telle quelle, cette publication est inté- ressante. La critique se plut, à l'époque de son apparition, à rele- ver ses mérites: *' clarté, netteté, précision; habile distribution et sage appréciation des faits; oeuvre de bénédictin, toute à la gloire de la science et de la religion " C^).

Le fait ^t qu'on reste étonné devant ce labeur dont peu d'hom- mes, il faut le dire, sont capables. Ici, sans conteste, l'historien est admirable et son exemple, pour le bien de notre histoire, devrait susciter de généreuses imitations.

Les portraits que nous avons de M, Faillon le représentent la tête enveloppée d'une ample calotte et penchée sur un livre son doigt guide ses yeux baissés, ces yeux dont son historien semble se

(') Bibliographie catholique.

510 LA REVUE CANADIENNE

plaire à relever la limpidité et la pénétration (^). C'est bien lui. Il fut un travailleur, un travailleur jamais lassé et toujours en train. Aucune peine, aucun effort, aucun voyage ne le rebutèrent jamais, dans ses recherches difficiles. Il parcourut la France en tous sens, il fit de même au Canada, il visita aussi plusieurs villes des Etats- Unis. Partout, il étudia, lut, analysa la plume à la main, copia et fit copier. A Montréal, il eut jusqu'à six secrétaires. Il commen- çait alors sa journée à 8 heures, goûtait à midi, d'un biscuit et d'une pomme, et continuait de travailler jusqu'à 5 heures. Il n'écrivait pas, mais il se contentait de lire et de marquer au crayon les endroits de ces lectures dont il avait besoin. D'autres écrivaient ensuite. Il prit connaissance ainsi des archives, des documents, des manuscrits. Les bibliothèques à Paris et à Rome lui livrèrent leurs secrets ; les annales des communautés et les correspondances particulières ajou- tèrent encore à ses notes. Avons-nous besoin de dire qu'en même temps il prenait connaissance des ouvrages publiés jusqu'alors sur le Canada ?

Il reste de ce travail une vingtaine de volumes in-folio manus- <îrits. Les choses y sont pêle-mêle :

Pendent opéra interrupta, minaeque Murorum ingénies

C'est, en effet, eette impression de monument non achevé que j'ai devant l'oeuvre de M. Faillon. Et cette impression me vient non pas seulement du fait que l'auteur est resté en route, Ipin du bnt qu'il voulait atteindre; mais encore de ce que sa manière me semble défectueuse et que, en vérité, il est au-dessous de la tâche qu'il s'est imposée.

Toutefois si Montréal attend toujours l'historien qui soit digne de son passé, n'oublions jamais ce que M. Faillon a fait pour notre

(") Desmasures, p. 325.

ETIENNE-MICHEL PAILLON 511

ville. Ses recherches et ses écrits l'ont presque fait surgir de l'im- mense nuit de l'oubli. Sans doute ce n'est encore que l'aube, la lumière pâle et tiède; mais quand se fera le plein jour, sous l'ar- dente et resplendissante clarté, il faudra se rappeler qu'aupara- vant les ténèbres n'étaient déjà plus. Et pour ne pas mériter la gloire du génie qui crée, il revient à M. Faillon celle du pionnier qui défriche, ensemence et prépare la moisson future. C 'est encore beaucoup.

Henri GAUTHIER.

Le Gouverneur Pothier

m

(A présence de l'honorable Aram- Joseph Pothier, gouverneur de l'Etat du Rhode Island, au Congrès Eucharistique de

»f^ 'Montréal, en septembre dernier, n'a pas été l'un des moin- dres incidents de cette inoubliable manifestation de la foi catholique en Canada. Canadien-français par le coeur, le sang et la vieille foi des ancêtres. M, Pothier était bien l'un des nôtres reve- nant au sol natal, anobli par sa patrie d'adoption. En effet, de tous les laïques présents, il était celui qui occupait la position sociale la plus élevée. Le gouverneur général du Canada et le lieutenant gou- verneur de Québec n'étaient que représentés. Accompagné de son état major officiel, M. Pothier ne portait aucune décoration, il était en habit de ville. Détail assez curieux en effet contrairement à ce qui se pratique en Angleterre et en Canada aux Etats-Unis, le Président ou le gouverneur d'un Etat, 'dajis les circonstances offi- cielles, ne porte aucun insigne particulier. C 'est la règle invariable.

La présence au Congrès de l'homme d'Etat américain, qu'on sait originaire de notre province, constituait un véritable sujet d'orgueil pour ses "pays". Aussi, son passage, dans l'immense procession du 11 septembre, a-t-il soulevé les plus vifs applaudissements sur tout le parcours. M. le Gouverneur a éprouver de douces émotions de- vant ce téûioignage flatteur. Et pourtant, combien peu, parmi les spectateurs qui acclamaient ainsi le gouverneur américain, connais- saient sa véritable vie ! En-dehors du cercle de ses parents et de ses intimes amis, qui savait en effet ce qu'il a fallu courage, de force et d'énergie à ce citoyen, d'ailleurs si bien doué, pour s'élever, là-bas, jusqu'à gravir les degrés du Capitule de

LE GOUVERNEUR POTHIER 513

l'Etat du liihode Island ? Les rapports des gazettes ont enre- gistré sans doute ses succès constants, au milieu d'une population sinon hostile, du moins certainement indifférente. Mais des rapports de journaux, aujourd'hui qu'il s'en fait tant, c'est peu pour mettre en relief un homme de marque. Il nous a semblé qu 'un article de la Bévue si modeste fût-il conviendrait pour mieux faire con- naître notre distingué compatriote aux générations qui poussent ; et sa venue au Congrès nous a paru une occasion heureuse -de le faire.

La famille Pothier est l'une des plus anciennes et des plus hono- rables de la région de Trois-Rivières. Alliée aux plus vieilles familles d'Yamachiche cette paroisse qui a fourni un si grand nombre d'hommes marquants à l'Eglise et à l'Etat la famille Po- thier a joué elle-même un rôle important. Lors de la première candidature de M. Pothier au poste de gouverneur du Rhode Island le Boston Herald, à la date du 1er novembre 1908, pu- bliait l'entrefilet suivant : " Citoyen éminent de Woonsocket, deux fois maire de cette ville, député aussi deux fois à la chambre des représentants, ancien lieutenant gouverneur, une autorité dans les affaires de banques et d'industrie, l'honorable M. Pothier est fier de ses ancêtres, et encore plus de son titre de sujet améri- cain. " "Je suis sur le sol d'Amérique depuis trois cents ans, dit-il avec une pointe d'esprit, car mes ancêtres de la province de Québec vinrent d'Europe en même temps que les premiers colons de la Nouvelle- Angleterre ! "

La vérité de cette affirmation peut être facilement établie. En effet, si nous consultons les vieilles archives de la cour supérieure de Trois-Rivières, nous constatons la présence, en cette ville, de Jean-Baptiste Pothier, l'ancêtre de la famille, dès les années 1670 et suivantes. Voilà donc près de deux cent cinquante ans que les Pothier sont arrivés dans la Nouvelle-France. Sous le régime

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français, plusieurs ont tenu une place notable dans la société. L 'an- cêtre lui-même n'était pas le premier venu, puisqu'il a exercé la profession de notaire,^ pendant près de trente ans, tant à Trois- Rivières qu'à Montréal. Son greffe, soigneusement conservé dans les archives de la cour supérieure, fait voir qu'il était un parfait notaire. Il a pratiqué à Montréal, avec résidence principale à La- chine, de 1684 à 1701, et à Trois-Rivières, depuis cette époque jus- qu'à l'année de sa mort, en 1717.

Originaire de la ville de Chartres, fils de Jean Pothier et de Marguerite de Saintes, le notaire Pothier épousa à Trois-Rivières, le 14 juin 1688, Marie-Etienne Beauvais de Saint-Jème, de Saint- Germain d'Izé. La mère de cette dernièïe, Jeanne Soldé, était de la ville de la Flèche, au diocèse d'Angers. Au contrat de ma- riage de Jean-Baptiste Pothier, son père, Jean Pothier, est dit " marchand vivant, de Chartres ", ce qui indiquerait- qu'il demeu- rait encore en France, à cette époque. Au reste, il n'est probable- ment pas venu en Canada.

Un des fils du colon, Joseph-Marie Pothier épousa, à Trois-Ri- vières, le 12 janvier 1712, Marie- Josephte Mouet de Moras, fille du seigneur du même nom, de Nicolet. François Pothier, un autre fils, le 12 janvier 1750, épousa Marie-Louise Alavoine, fille du célè- l're médecin Charles Alavoine, époux de Marie- Anne Lefebvre Las- siseraye. Le Dr Alavoine a exercé sa profession pendant trente ans à Trois-Rivières, et il était considéré comme l'un des citoyens éminents ide cette ville. On lui donnait le titre de chirurgien du roi.

Cette Marie-Louise Alavoine était la bisaïeule de feu Jules Po- tliier, père de l'honorable M. Aram-Pothier. En effet, François Pothier, son époux, était le père de Joseph Pothier, qui épousa Clo- tilde Girardin, et fut le grand 'père de M. Jules Pothier et le grand 'père maternel de l'auteur du présent article.

Citons quelques vieilles familles alliées aux Pothier. D'abord, par Elizabeth Richer, sa grand 'mère, l'honorable M. Pothier se trouve être le petit neveu du seigneur Modeste Richer, d'Yamachi-

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che, et le petit cousin de Mgr Louis-François Richer-Laflèche, le célèbre évêque missionnaire de Trois-Rivières. Puis, la famille Lesieur-Desaulniers, qui a fourni pendant un siècle des députés aux divers parlements du Canada, tant à Québec qu'à Ottawa, la fa- mille Girardin, la famille Gauthier, à laquelle appartient M. l'ar- chitecte L,-Z. Gauthier, la famille Gérin-Lajoie, si favorablement •connue dans les lettres canadiennes . . . ont toutes des liens étroits de parenté avec les Pothier. Comme on le voit cette famille figure avantageusement parmi les plus anciennes et les plas honorables de •la région de Trois-Rivières.

Voici, maintenant, quelques notes biographiques sur le gou- •verneur Pothier, Il naquit à Saint-Jean-Chrysostome, comté de Chateauguay, le 26 juillet 1854, du mariage de Jules Pothier et de Domitilde Dallaire. La famille demeurait à Yamachiche et c'est pendant un séjour de quelques mois qu'elle fît à Saint- Jean-Chry- sostome que le jeune Aram-Joseph vit le jour. Il avait à peine quelques mois que ses parents revenaient à Yamachiche, et c'est que s'écoula sa jeunesse. Entré chez les Frères des Ecoles Chrétiennes, il ne tarda pas à se faire remarquer par sa grande assiduité et son application à l'étude, autant que par ses m'anières toujours distinguées et surtout par une grande piété. Dans sa classe, il fut l'un des premiers, et, à chaque fin d'année scolaire, il prenait le chemin de la maison paternelle " chargé de prix ". Un exemple fera voir sa régularité dans tout ce qu'il entreprenait. A peine âgé de six ans, il commença à servir la messe de M. l'abbé Dorion, curé d' Yamachiche, et, pendant cinq années consécutives, il ne manqua pas une seule fois de remplir cette hono- rable fonction et cela bien entendu sans aucun espoir de la plus petite récompense, ce n'était pas encore la façon! Pendant les heu- res de récréation et les jours de congé, plutôt que de s'amuser avec ses condisciples, il lisait des livres d'histoire ou de géographie. Très

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jeune, il prit ainsi le goût de l'étude, et s'y adonna avec une vérita- ble passion.

Constatant ces heureuses dispositions, son père forma, de bonne heure, le projet de lui faire faire un cours d'études classiques. Chargé de famille et peu fortuné, M. Jules Pothier n'y réussit qu'a- près bien des pas et des démarches. Mais, à force de sacrifices, il put le voir enfin prendre le chemin de Nicolet, dans l'automne de- 1868.

Là, comme à l'école d'Yamachiche, le jeune Pothier ne tarda pas à attirer l'attention de ses professeurs, par son application à l'étude, sa parfaite régularité et les succès qui ne manquèrent pas. de couronner ses efforts. Après trois ans d'étude, il entrait en Belles-Lettres, et cependant il se maintint constamment au premier- rang dans sa classe. Sa conduite était tellement exemplaire qu'il ne fut pas puni une seule fois et n 'eut à essuyer aucun reproche.

Aram Pothier était d'une nature sensible et fort tendre. La. moindre injustice commise à son sujet, lui causait une peine réelle. Par contre, il se montrait touché de la plus petite marque d 'intérêt. Un jour, M. l'abbé Dorion, le curé d'Yamachiche, étant venu faire une visite au vieux collège, le jeune Pothier en éprouva une grande joie. Lui qui, pendant cinq ans, avait servi la messe de son curé, il allait sans doute être mandé... au parloir ! Bêlas, il n'en fut rien. Bien plus, le curé manda les deux fils du Dr L.-L. L.-Desaul- niers et celui du Dr H. Beauchemin, mais il oublia le jeune Pothier. Cet oubli du bon curé, qui constituait presque une injustice à ses yeux, causa à notre écolier une peine dont il garda longtemps le- souvenir.

Dans l'automne de 1871, Aram se rendit à Niagara pour ap- prendre l'anglais et suivre un cours de philosophie. C'est à cette époque que sa famille quitta la paroisse d'Yamachiche pour aller- s'établir k Woonsocket et y tenter fortune.

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Telle fut la jeunesse d 'Aram- Joseph Pothier. Qu'allait-il de- venir dans sa nouvelle patrie? Privé d'appui, n'ayant pas de for- tune, il voyait l'avenir plutôt en sombre. D'abord, il fallait vivre, gagner le pain de chaque jour, aider les siens, surtout son excel- lent père, chargé d'une nombreuse famille, et à qui il fut toujours si reconnaissant de lui avoir fourni le moyen de s'ins- truire. Le jeune Aram se mit résolument au travail. Ayant foi en sa bonne étoile, il lutta avec énergie et ne se découragea jamais. Une ambition si légitime méritait de surmonter tous les 'Obstacles, ce qui ne manqua pas d 'arriver.

Et maintenant, sur la vie de M. Pothier aux Etats-Unis, lais- sons parler une voix étrangère, qu'on ne pourra pas suspecter de partialité. Il s'agit du Providence Sunday, publication protes- 'tante, qui parlait longuement de notre compatriote (18 octobre 1908), lors de sa première campagne électorale pour le poste de gou- verneur du Rhode Island. Après avoir raconté les faits de sa jeu- nesse à Yaipachiehe et à Nicolet, le journal, suivant M. Pothier aux Etats-Unis, le faisait connaître sous un jour qui nous paraîtra nouveau. En effet, ici, il n'est connu que par ses discours, pronon- cés en diverses occasions, et l 'on ne sait guère qu 'il est avant tout un homme d'affaires, très mêlé au mouvement industriel qui a fait la prospérité de Woonsocket, depuis dix ans. Voici ce qu'écri- vait le Providence Sunday :

"M. Aram Pothier n'avait que seize ans lorsque son père, Jules Pothier, ramena sa famille à Woonsocket, et depuis cette époque 38 ans il a tou- jours demeuré dans cet Etat." Il y a donc passé non seulement toute sa vie mais encore sa prime jeunesse, époque la formation du caractère 'est si importante. Avant de venir dans le Riiode Island il ne connaissait •que le français ; aujourd'hui il i>arle l'angilais le plus pur sans le moindre accent de sa langue maternelle. Cinq ans après l'arrivée de sa famille à Woonsocket, Aram Pothier, alors âgé de vingt-et-un ans, obtint un emploi -dans la Woonsocket Institution of Savitigs. Il y est toujours resté depuis soit 33 ans en tout. Durant ce temps il a rempli toutes les positions qu'un

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homme peut remplir dans la banque d'épargnes d'une ville de l'importance- de Woonsocket. Et, aujou,rd'huj, si l'on s'informe de l'emploi qu'il occupe,, on vous répond qu'il n'en a aucun ! Si on lui donnait un titre, ce devrait être celui de gérant ou de surintendant, mads les gens de Woonsocket donnent à l'institution un nom qui définit au mieux le rôle qu'il y joue : La Banque de M. Pothier. Ce nom donne une idée exacte de l'emploi qu'il y tient.^ ^La Banque de M. Pothier occupe une moitié de magasin, sur- la rue principale de la ville, l'autre moitié étant occupée par la succursale à Woonsocket de la Industrial Trust Company. Un grillage ordinaire sépare la caisse, les comptables et les payeurs du public, et, en arrière, se trouve la salle des directeurs, fort appropriée aux consuiltations quotidiennes,, aux réunions régulières et au travail du sténographe de la banque. Dans une plus grande ville, l'institution de Woonsocket passerait ina- perçue, mais ici, il y a quelque chose qui attire l'attention. C'est une porte dans le grillage, et, en arrière, la pièce le candidat républicain reçoit ses amis et ceux avec qm il est en relations d'affaires. Si un artiste- voulait faire le portrait de M. Pothier dans une pose absolument caracté- ristique, il faudrait qu'il le montrât tel qu'on le voit à l'arrière de cette grille, penché en avant, les coudes sur la table, en conférence. C'est que les gens de Woonsocket vont trouver M. Pothier pour lui demander conseil ou assistance. C'est qu'il parle politique et qu'il reçoit tous ceux qui assiègent uij candidat durant une campagne électora,le.

C'est à l'âge de 31 ans, que M. Pothier remplit pour la première fois une fonction publique. En 1885, il était élu membi-e de la commission des écoles de Woonsocket pour trois ans. T3epuis, il a occupé les fonctions sui- vantes : en 1887-88, représentant à l'assemblée générale ; en 1889, com- missaire du llhode Island à l'exposition de Paris, nommé par le gouver^ neur Taft; en 1889, vérificateur de la ville et membre de la commission des écoles de Woonsocket pour un an ; en 1897, maire de Woonsocket ; en 1899, lieutenant-gouverneur; en 1900, commissaire du Khode Island à l'ex- position de Paris, nommé par le gouverneur Dyer. Durant ses quinze an- nées de vie publique, M. Pothier a été défait trois fois dans la lutte pour la mairie par Daniel-B. Pond, que finalement il réussit à vaincre. Sa vie pu- blique est sans tache. Ceux qui la connaissent disent qu'il apporte une- aussi grande application aux affaires de 'la ville et de l'Etat que celle qu'il donne à ses propres affaires. Il est aussi à remarquer qu'il s'est fait beaucoup d'amis et peii d'ennemis, s'il en a. Il était maire de Woonsocket lors de la panique de 1894, qui causa tant de désastres et de ruines^ Dans-

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un centre manufacturier comme Woonsocket, die fut ressentie encore plus que partout aiilleurs. M. Pothier idirig^ea l'organisa,tion de la charité publi- que, et pendant quatre mois il travailla à venir en aide aux infortunés. Il fut élu gouverneur avec la plus grosise majorité qu'ait jamais obte- nue un candidat à ce poste : 9,049 voix. Son adversaire était Fayette-E. Bartlett, de Burillville.

Ce n'est pas seulement la carrière politique de M. Pothier qui lui a valu sa popurité dans Woonsocket. Cette ville lui doit l'établissement de manufactures, dont le capital représente plus de $6,000,000. C'est en sa qualité de conseiller de ses compatriotes et de ses amis dans sa ville, que M. Pothier a été consulté la première fois sur la possibilité d'intéresser les capitalistes dans une nouvelle filature. Le premier à l'approoher fut Joseph Guérin, un Belge teinturier, qui avait été à l'emploi d'une fabrique de Woonsocket. M. Guérin cruit qu'il y avait place dans la ville pour une autre fabrique de laine d'après les procédés belge et français. Il isavait comrment fabriquer et teindre la laine, mais la formation d'unie compagnie n'était pas de son ressort. M. Pothier, d'axjcord avec M. Guérin sur la possibilité d'une entreprise semblable, enti'eprit de la former. Il savait comment intéresser les capi- talistes de la ville, et il y arriva avec un résultat tel que la Chierin Spinn- ing Company, avec M. Pothier comme trésorier, donne aujourd'hui de l'em- ploi à environ 200 .personnes, et elle a construit iine fabrique qui i"épond aux besoins de cette indiistrie. Son succès dans cette première affaire, fut suivi de plusieurs autres. Lorsqu'il était commissaire à l'expo- sition de Paris, il apprit que certains grands manufacturiers de laine de France étaient à la recherche, en notre pays, d'endroits qui seraient propi- ces à la fabrication des laines, afin d'économiser les droits considérables qu'il leur fallait payer. M. Pothier convaincu que notre ville pouvait leur offrir des avantages, se mit en communication avec eux et leair expli- qua son projet. Il leur fit comprendre qvie Woonsocket était avanta- geusement située, entre Boston, le centre de la fabrication des laines du X>ays, et New York, le grand marché. Il leur montra cette entre- prise sous un si engageant aspect que, l'une après l'autre, les grandes mai- sons françaises se rendirent à ses suggestions, et, aujourd'hui, grâce à M. Pothier, sept manufactures, avec un capital d'environ $6,000,000, donnent de l'emploi à 1,600 personnes ! En voici la liste :

1 La Guérin Spinning Company, avec M. Potliier comme trésorier, fabricant de la laine et des fils de laine peignée (worsted yarns). Elle emploie environ 200 ouvriers.

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2 La Lafayette Worsted Company, fabrique américaine de MM. Jules et Auguste la Poutre, de Eoubaix, une des plus grandes fabriques de laine de France.

3— La French Worsted Company, fondée par Charles Tiberghien & Fils, de Eoubaix, les grands manufacturiers de laine en France. Leur fabrique de Woonsocket donne de l'emploi à 200 personnes. M. Pothier en est le trésorier.

4 La Alsace Worsted Company, aussi fabricants de laine d'après lee pi-océdés français et belge. M .Théophile Guérin, fils de Joseph Guérin, en est le gérant, M. Pothier le secrétaii'e. Elle emploie environ 300 i^er- sonnes.

5 La Montrose Woolen Company, la seule filature dans laquelle M. l'othier a des intérêts. Ses iiropriétaires sont des citoyens de la ville. €ette usine emploie environ 200 i>ersonnes.

6— La Roscmont Dyeing Company. C'est également une entreprise locale, travaillant de concert avec les filatures. ;M. Pothier en est le trésorier.

7 La De Surmont Company^ :M0M. Jules De Surmont et Cie, de Eou- baix, fondèrent cette usine pour faire concurrence à la Alice Rulxber Com- pany; ils donnent de l'emploie a 200 ouvriers.

M. Pothier réussit à obtenir pour les compagiiies françaises, qui sont venues s'établir à Woonsocket durant la dernière décade, une exemption d'impôts, ce qui ne contribua pas peu à les affermir dans leur décision. Mais ses ainiis font remarquer que, tout en trava,illant de tout coeur à attirer des industries à Woonsocket, il n'a jamais demandé d'exemption d'impôts pour les industries dans lesquelles il est intéressé !

Les lignes qui précèdent indiquent assez elairement l'énorme tâche quotidienne accomplie par l'honorable M. Pothier. Il est trésorier de cinq grandes manufactures, vice-président de la banque 'd 'épargnes de Woonsocket, et, comme gouverneur du Rhode Island, obligé de se rendre à Providence, deux fois la semaine pendant la vacance des Chambres, tous les jours lorsque le Parlement est en

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session. C 'est dire, enfin, que chaque jour, de 8 heures du matin a 10 ]ieures du soir, tous ses moments sont comptés. Si l 'on ajoute à cela le temps qu 'il lui faut donner à ses relations sociales, les diners offi- ciels auquels il doit assister, et surtout les discours qu'il doit pro- noncer en )naintes circonstanices, on peut en conclure que le gou- verneur Pothier est l'un des citoyens les plus actifs de tout l'Etat. Il se tient en plus très au courant de la politique des Etats-Unis et de celle du Canada. Il lit les principaux journaux américains et canadiens.

Si l'on veut maintenant se faire une idée de sa manière de parler en public, et aussi connaître son sentiment sur sa patrie d 'a- doption, on n 'a qu lire la conférence qu 'il fit, en 1906, devant une réunion de sociologues de Providence. Cette conférence, il l'avait naturellement faite en anglais; mais en voici une traduction que publiait le lendemain La Tribune de Woonsocket.

Je suis le fils d'un immigré. Notre famille vint ici avec le faible avoir de l'homme pauvre, mais résolu et honorable. Le but ix)ursuivi par mon père était d'améiliorer sa conditioQ, de donner à ses enfants les avan- tages qui, croyait-il, leur seraient refusés dans une colonie dont le pro- grès n'était pas très marqué à cette époque.

L'acte d'émancipation eut pour mon père une autre signification que l'a'bolition de l'esclavaige, ce fut pour lui l'anoblissement du travail. Peu après la G\ierre Civile, il vint en ce pays pour y gagner sa vie ; il y trouva du travail et enseigna à ses enfants à travailler, puis à aimer Jeur nouvelle patrie avec ses institutions. Ce sont ces leçons qui amènent devant vous, ce soir, un fils d'immigré, aussi profondément américain que qui ce soit, aussi fier de son titre de citoyen que l'était le citoyen romain, n'ayant que du mépris pour celui qui oserait douter de son patriotisme. Le sang de mes veines se réchauffe à la vue du tricolore, je m'incline devant le dra- peau de l'Angleterre, je les respecte tous les deux, l'un parce qu'il est le drajpeau de ma raoe, l'autre parce qu'il a flotté sur mon berceau ; un seul drapeau m'est cher et sacré, et ce drapeau, c'est le Stars and Stripes.

Les liens qui attachent l'immigré au pays de sa naissance et de ses ancêtres sont naturellement forts ; ils devraient être et sont moins forts que les liens qui l'attachent au pays qui le protège et reconnaît son titre

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d'homme, au pays qui, avec la libei-t-é, lui accorde d'incomparables moyens de succès. Les immigrés rencontrent souvent des obstacles sur leur route, des obstacles contraires à nos lois et au véritable esprit américain; nïais ces obstacles, ils les surmontent et deviennent le plus souvent très atta- chés à leur nouvelle patrie, acceptant toutes les responsabilités et tous les devoirs du civisme.

Les Irlandais appartiennent à une race d'immigrants. Ils ont fourni les plus sincères défenseurs du drapeau. Ils étaient (légion dans les armées de Lincoln et versèrent leur sang à flots pour la cause de l'Union. L'é- preuve par excellence du patriotisme c'est le sacrifice de sa vie pour son pays. Cette épreuve, l'immigrant irlandais ou ses descendants l'ont four- nie. Les Allemands, les Français se comptaient par milliers dans les armées de l'Union qu'ils aidèrent à sauver. Lorsqu'on appela les soldats sous les armes pour la guerre hispano-américaine, je me souviens que le premier à s'enrôler dans ma ville a été un jeune rédacteur canadien- français (^).

L'immiigré américain de l'avenir ne différera pas de ses devanciers en vitilité et en loyauté. Ouvrons bien grandes nos portes ; que les déshérités et les opprimés viennent librement sur nos rives ; n'opposons les restric- tions de la loi qu'au paupérisme, au crime ou à l'insanité. Nous avons besoin que des hommes de tête et d'énergie nous aident à développer les ressources immenses de notre incomparable pays. Notre gouvernement est doux, la presse est libre, la. religion est libre, l'instruction pénètre dans tous les foyei^s. Cette liberté et cette instruction convertiront les immi- grants en de loyaux sujets de la République. A mesure qu'ils prendront place parmi les citoyens disparaîtra leur esprit de clan, un esprit qui, le plus souvent, est moins à leurs préjugés qu'aux préjug'és des autres.

Je le répète, chaque élément nouveau est exposé à souffrir de (;es préjugés qui, explicables quelquefois, mais souvent injustes, sont, pour une certaine période, un obstacle à son avancement. Avec le temps, les préjti- gés disparaissent et le progrès accompli par les éléments nouveaux de- vient un sujet d'étonnement. Nous les voyons bientôt, sous l'aiguillon de la nécessité, se pénétrer de l'esprit d'entrepi-ise qui est le propre du véritable Américain. Nous lisons annuellement les statistiques de l'im- migration, nous lisonÈ celles de notre développement commercial et indus- triel et nous restons surpris des progrès merveilleux qui ont été aocom-

(') M. Olivar Asselin.

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plis. Nous retrouvons l'influence exercée par les Allemands et les Scandi- naves dans l'imuiense développemeut de l'Ouest; l'influence des Irlandais dans la vie commerciale et politique des Etats et des grandes villes du Centre, l'influence des Canadiens français dans le développement industriel de l'Es-t. Les Allemands et les Scandinaves cultivent ces plaines fertiles de l'Ouest, qui sont le grenier de l'univers ; les Irlandais exécutent des travaux municipaux ovi nationaux du Centre, qui sont de la plus grande importance ; les Canadiens français dirigent le mécanisme industriel, qui a fait la richesse colossale de l'Est. L'influence de ces trois grandes raices se fait sentir dans le progrès général du paj's, et l'oeuvre accomplie par elles pour le bien général sera poursuivie par les éléments nouveaux qui arrivent.

Les immigrés qui débarquent sur nos rives ne sont pas des aventu- riers. Ils veulent améliorer leur condition et ce but seul est une garantie de leur utilité. Ils comprennent vite la cause de 'leur progrès et devien- nent des citoyens loyaux, aimant mieux leur nouvelle patrie parce qu'ils y trouvent bonheur et sécurité. Le contraste entre le passé et le présent apparaît en couleurs vives devant les yeux de leurs enfants, et cette leçon, venant d'un père et d'une mère qui ont connu les privations, aJjlume dans le coeur de ces enfants un amour véritable pour la patrie nouvelle et poui- son drapeau. Les enfants d'immigrants, nés ou élevés ici, instruits dans nos écoles, ne connaissent pas d'autre pays ni d'autre histoire que les nôtres, deviennent Américains de coeur, tout en conservant, peut-être, les traits caractéristiques de leur race.

Notre population est hétérogène. " Nous appartenons dit un ora- teur de renom aux diverses nations et aux diverses races de l'univers. " Nouis avons ouvert nos portes et nous avons invité sur notre sol l'émigra- tion de tous les pays. Notre invitation a été acceptée. Des milliers ont ré- pondu à notre appel et des milliers sont en route à leur suite. D'autres mil- liers attendent, avec impatience, sur les rives du Vieux Monde, l'occasion de se diriger à leur tour vers la terre le travail donne du pain et l'homme voit sa dignité respectée. Dans notre famille politique toutes les races sont représentées. Cette variété de races est soumise chez nous à un procédé de fusion d'où la Providence fera sortir Vhomme nouveau. Et sur ce point, nous donnons au monde une grande leçon nous lui apprenons que des hommes de langues, d'habitudes, de manières et de religions dif fê- tes, peuvent vivre ensemble, voter ensemble, prier sinon ensemble du moins près les uns des autres, et former, enfin, dans ses caractères essentiels^ un seul peuple !

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C'est dans cette union des races que nous trouvons le secret de nos succès rapiides et de notre progrès sans égal. L'Angleterre compte une population hétérogène composée de Saxons, de Danois, de Celt^es, de Normands ; et nous 'la voyons dominer le monde par ses entreprises, son commerce et sa diplomatie.

Une autre nationalité de même nature, la nôtre, apparaît sur la scène, jeune, vigoureu.se, pacifique, puissante, tenant dans sa main le sceptre de l'autorité qui sera l'arbitre du monde. Voilà, à mon sens, quelle est notre destinée une destinée à nulle autre pareille si, comme peuple, nous sommes fidèles à la mission que la Providence nous a confiée, si notre pa- trie est vraiment le refuge du pauvre et de l'opprimé, si la justice et la fol ne cessent pas d'être la base de notre République. L'édifice est cimenté par le sang, non pas d'une seule race, mais par le sang de plusieurs races. Ce ciment, j'en ai la ferme confiance, lui donnera la force de résister à toutes les tempêtes.

A une époque comme la nôtre la statistique et le fait brutal jouis- sent de tant de faveur, les opinions que je viens d'exprimer vous paraîtront peut-être d'un ordre pJutôt sentimental, optimiste, et si on peut les ad- mettre en se plaçant au point de vue de l'immigrant, elles pourraient d'au- tre part, ne pas convaincre.

Pourtant, lorsque je constate l'influence pénétrante de nos institu- tions, je reste très profondément convaincu que ces opinions ne manquent ni d'à-^>ropos ni de force. Les désordres sociaux de l'avenir, s'ils ajppa- raissent jamais en ce pays, seront dûs à des causes économiques, ou à des lois injustes favorisant l'égoïsme, mais ils ne seront pas dus à l'immigra- tion.

Nous avons une idée assez nette de la thèse fondamentale qui ■est à la base de toute la politique de l 'homme d 'affaires et de l 'hom- me d'Etat bien américain qu'est l'honorable M. Pothier. Et du même coup, nous avons de son genre d'éloquence une pièce carac- téristique. Il connaît son pays d'adoption et il l'aime. Il sait il va quand il parle, et il va droit au but.

Il ne faudrait pas croire pourtant que l'homme d'Etat améri- -cain ait oublié le Canada, ni que l 'orateur si froidement calculateur n'ait plus là, sous sa poitrine, le coeur qui vibre aux souvenirs de la

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pa trie d 'origine. Il nous a donné du contraire, aux réunions, qui ont salué son passage à Montréal, lors du Congrès, des témoi- gnages trop manifestes.

Le 10 septembre 1910, les membres du Club Canadien, puis, ceux du Club Saint-Denis, donnaient en son honneur, à leurs salles respectives de la rue Sherbrooke, des réceptions qui furent pour notre honorable compatriote des occasions toutes naturelles de nous, exprimer le fond de sa pensée et de ses sentiments.

Je suis venu disaif-il au Club Canadien non ipas pour faire des discours, mais pour prendre part aux fêtes splendides qui se déroulefnt devant nous fêtes qui réveillent à la fois nos souvenirs religieux et patriotiques. La croix que Cartier planta sur le rocher de Québec est restée debout malgré les tempêtes. Après deux cent soixante quinze ans,, nous la retrouvons resplendissante sur le Mont-Royal, répandant sur la terre canadienne ses rayons vivifiants. Croyez-moi, c'est avec émotion que je revois ces scènes consolantes et touchantes qui laissèrent une empreinte si profonde sur mon coeur d'adolescent et que je n'ai jamais oubliées, mal- gré les luttes et les vicissitudes de la vie d'émigré. En ce jour mémo- rable, enveloppé du drapeau de ma nouvelle patrie, je déclare que je suis resté fidèle au passé et fier de mon origine canadienne et française. A ce titre, j'ai le droit, iil me semble, de participer à cette fête grandiose et d'y représenter l'élément franco-américain et catholique des Etats-Unis. Vos frères de là-bas, mes amis, sont inébranlables dans leur attachement à leur foi et à leurs traditions. C'est avec orgueil que je proclame aujour- d'hui, à l'ombre des sanctuaires de la patrie canadienne, que l'amour de leur patrie d'adoption n'a pas diminué la ferveur de leur catholicisme. Dans l'azur du drapeau américain, nulle étoile ne biàlle d'un éolat plus pur que celle de notre race. De toutes les aspirations qui caressent ses plis, il n'en est pas de plus hautes ni de plus légitimes que les nôtres. Fils de travailleurs et de pionniers, le Canadien français a conservé sur la •terre américaine ses habitudes de travail, de persévérance et d'économie, il est devenu un des éléments de conservation dans la Nouvélle-Angleterre.. C'est cet élément que j'ai l'honneur de représenter aujourd'hui et que j'es- père voir un jour compter parmi les forces vives de la République voisine.

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Au 'Club Saint-Denis, c'était la Cham'bre de Commerce de Montréal, qui, par la bouche de son président, M. Ovila-S. Perrault, venait de haranguer " l'homme d'action ", arrivé par ses propres moyens, c'est-à-dire par son énergie toute seule et par ses talents, " au sommet de l'échelle des honneurs ". La réponse du gouver- neur du Rhode Island fut particulièrement vibrante.

Parti de la province de Québec il y a quarante ans dit-il en résumé je n'ai eu que peu d'occasions de revoir le pays natal. Je crois cepen- dant avoir conservé quelque chose de l'âme des ancêtres. Il y a quarante ans, les Canadiens ne comptaient guère dans la politique américaine. Celui que vous recevez aujourd'hui avec tant de bienveillance, représente le pro- grès réalisé depuis par notre race aux Etats-Unis. J'ai tenu à assister au Congrès Eucharistique de Montréal pour affirmer l'union de sentiments -qui doit exister entre les deux groupes de la famille canadienne-ifrançai&e. Nous, des Etats-Unis, nous avons pu, à certaines heures, nous croire négli- gés par nos frères de la province de Québec. Aujourd'hui, nous fraterni- sons. Si j'ai pu être pour quelque chose dans ce rapprochement, j'en suis bien heureux. C'est l'honneur de l'esprit américain, qu'un tel rapproche- ment soit possible sans que nos concitoyens d'origine anglaise aux Etats- Unis songent à s'en formaliser, sans qu'ils mettent en doute notre fidélité à la patrie d'adoption. Pour ma part, je n'ai jamais rougi de mon origine. Quand j'ai été choisi pour être le porte- drapeau d'un grand parti à l'élec- tion d'un gouverneur, on savait que j'étais au Camada, que j'étais de sang gaulois, de langue française et de foi catholique ; cependant, j'ai ob- tenu la majorité des voix dams trente-cinq des trente-huit circonscriptions l'Etat. Aux élections de 1909, j'obtenais, dans trente-six circomscriptions une majorité qui, en certains cas, équivalait piresque à l'unanimité. Sou- venez-vous de cela, mes amis, lorsqu'on viendra vous parler du fanatisme, de la bigoterie yankee. De notre côté nous cherchons à nous rendre dignes de la confiance de nos concitoyens ; je ne crois pas me tromper en disant que l'élément canadien-français jouera bientôt un rôle important, non seuilement dans le Rhode Island, mais dans les Etats-Unis tout entiers.

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Encore une fois, on ne saurait trop le répéter, ce sont des discours id'une éloquence plutôt sobre et concise. Mais combien l'accent de droiture et de conviction avec lequel ils étaient pronon- cés à Montréal produisait de légitime émotion ! Chacune de ces phrases, nettes et fortes, était saluée 'd'applaudissements en- thousiastes. Et puis, la voix du gouverneur du Rhode Island sonnait si franche et si sonore dans l'enceinte de nos clubs montréa- lais ! Personne tie s'y trompait, c'était bien l'un des nôtres.

Je relisais, au lendemain de ces jolies fêtes, qui furent pour plusieurs un épisode si intéressant de nos incomparables manifes- tations eucharistiques, le très bel article que M. l'abbé J.-A.-M. Brosseau, chapelain du Mont-Saint-Louis à Montréal un ami personnel du gouverneur Pothier publiait dans la Nouvelle- France de Québec, lors de l'avènement de M, Pothier au poste émi- nent du gouverneur du Rhode Island, en janvier 1909. On me pardonnera de citer encore au moins quelques extraits de cet article. Ils disent mieux que je ne saurais le faire l'impression très vive que les Canadiens qui le connaissent ont ressentie en voyant M. Pothier monter au Capitole.

Qviand, il y a parés d'un demi-siècle, de pauvres familles canadiennes- françaises s'expatriaient de notre province et arrivaient timidement dans les Etats de l'Est pour y gagner dans les fi'latiires leur pain quotidien, elles auraient eu un sourire d'incrédulité si on leur eût prophétisé qu'un de leurs enfants serait un joiu* élu chef suprême et premier mag-istrat de l'un de ces Etats. Et c'est pourtant ce qui vient d'arriver. Le 5 janvier der- nier, sous les voûtes de ce superbe monument de marbre qu'est le Capi- tole de Providence, en présence de toute la magistrature, de toute la Chambre des sénateurs et de toute la Chambre des députés, un homme d'apparence jeune encore et de mise élégante, à la figure glabre et rayon- nante d'intelligence et de bonté, se présentait devant le greffier du parle- ment, prêtait le serment d'office, puis montait s'asseoir sur ce fauteuil de gouverneur du llhode Island sont passés avant lui tant d'hommes illus- tres par le rang et la fortune. En ce moment, tous les Canadiens français présents sentirent des pleurs de joie mouiller leurs paupières et un frisson

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d'orgueil courir dans leurs veines, car cet homme est l'un des leurs par le- sang, par la langue et par la foi ; et quand, un instant après, ils entendi- rent au dehors la grande voix du canon proclamer à tous les échos du Khode Island, l'avènement du gouverneur Aram-J. Pothier, ils auraieait souhaité que ces échos pussent se répercuter jusque par delà les frontières et réjouir la mère-patrie honorée elle-même dans l'un de ses fils. C'est, assurément une page d'or qui vient de s'écrire dans les annales de nos. frères de là-bas : c'est toute une race qui, après cinquante ainnées de pau- vreté, de labeurs, et souvent de luttes et d'humiliations, se voit enfin re- connue l'égale de toutes les autres et pour la première fois gravit avec- fierté les degrés du Capiitole.

Ce triomphe, à qui est-il dû? Quelques-uns parmi nous s'imagine- ront peut-être que, le Khode Fsland étant relativement petit et les Cana- diens y étant (nombreux, la victoire d'un Canadien français était chose- toute facile. Pourtant il n'en est rien Sur les 90,000 électeurs que- comptent cet Etat, il y a moins de 7,000 voteurs canadiens-français, et encore parmi ces derniers un certain nombre étant démocrates ont cru devoir, même en cette élection, rester fidèles à leur parti et voter contre- un des leurs: on voit que là-bas comme ici l'esprit de parti est parfois assez pviissant pour aveugler des gens d'ailleurs intelligents ! Heureuse- ment, ces aberrations regrettables furent récompensées par le vote de- beaucoup d'Irlandais >démocra tes gens qu'on regarde souvent comme les ennemis de notre race. Et à ceux-ci se joignirent avec enthousiasme toup- ies éléments d'origine non-américaine, Suédois, Polonais, Portugais, et surtout le groupe des " British Americans ", c'est-à-dire des citoyens d'ori- gine britannique, qui considéraient la victoire d'un Canadien comme la victoire d'un des leurs. Mais le gros du vote, ce sont les Américains indi- gènes qui l'ont donné. Et ils l'ont donné, si je ne me trompe, non pas tant à cause du programme républicain ou du prestige de M. Taft, candidat à la présidence, que pour rendre hommage à la valeur personnelle du candi- dat au poste de gouverneur ; ils ont cru s'honorer eux-mêmes en mettant un tel homme à leur tête, après le courage, la hauteur de vues et la nobles- se de langage dont M. Pothier a fait preuve au cours de sa campagne électorale. Et c'est ce qui ejqjlique son triomphe et y dooine tant d'éclat : c'est bien le couronnement d'une carrière admirable, toute de travail, d'honnêteté, de loyauté et de modération, en même temps que d'attachement inébranlable à la foi catholique et aux traditions ancesT- traies.

LE GOUVERNEUR POTHIER 529

C'était, cela, en janvier 1909. L'an dernier, M, Pothier a été réélu, et cette année encore il vient de l'être. Et pourtant, le parti républicain, dont notre compatriote se réclame, a été presque balayé du pouvoir dans l'ensemble des Etats. Il a fait à tout le moins de lourdes pertes. Le Rhode Island, à une faible majorité c'est vrai, mais dans circonstances son chiffre est quand même éloquent, est resté fidèle à son gouverneur. On dit ouvertement que c'est sa popularité personnelle qui l'a, une fois encore, gardé au premier rang (^). Pour une troisième fois donc, en janvier 1911, Aram- Joseph Pothier, le modeste fils de la race canadienne, ira à Provi- dence prêter serment comme gouverneur. Il est encore jeune il n'a que 56 ans, nous croyons bien qu'il n'a pas dit son dernier mot et que, pour l'honneur de sa race et de ses amis, il fera encore beau- coup.

Son pays, d'autre part, ne pourrait-il pas faire quelque chose pour lui ? Au lendemain des fêtes du Congrès Eucharistique, plu- sieurs ont exprimé le regret de constater que le gouverneur Pothier n'avait encore reçu aucune marque officielle d'estime et d'admiration de la part de ses anciens compatriotes de la Province de Québec. Il y a au moins dix ans que cet homme émincnt est considéré comme le plus distingué des Canadiens français de la Nouvelle- Angleterre. L'an dernier le président Taft, en lui adres- sant sa photographie, y ajoutait ces mots significatifs, écrits de sa propre main: " A Aram-J. Pothier, l'honorable gouverneur du Rhode Island que je suis fier d'appeler mon ami ".

(-) Le lendemain du scrutin, qui fut si désastreux pour le i)arti républicain, un ami m'écrivait, au sujet du vote dajis le Khode Island : " La lutte a été rude, la victoire plus grande. L'honorable M. Pothier est le seul gouverneur républicain élu, du Alaine à la Floride, des états du littoral, à l'exception du New Hampshire. "

530 LA REVUE CANADIENNE

Bien plus, à la réunion des gouverneurs américains, tenue à Wash- ington le jour de l'installation du président Taft, M. Pothier était choisi comme président! Et, dans la province de Québec, il est né, et à laquelle il a toujours gardé un attachement inaltérable, rien n'a encore été fait pour offrir un témoignage d'estime et d'ad- miration à ce compatriote qui nous fait tant d'honneur aux Etats- Unis! L'honorable sénateur L.-O. David, ou bien l'honorable juge L.-O.Loranger, tous deux "pays" du gouverneur Pothier, devraient se mettre à la tête d'un mouvement en vue de lui offrir soit un ban- quet soit autre chose. On l'a dit, et c'est profondément vrai : ''c'est en honorant ses hommes remarquables qu'un pays s'honore le plus aux yeux de l'histoire ".

F. l.-desauLniers.

Montréal, 20 novembre 1910.

Les Ecoles d'Embrun

(1)

Sommaire. Les écoles à lombrun. Faiblesse des débuts. Les huit écoles actuelles. ^ Dates de leurs fondations. Population sco- laire actuelle. On tient aux écoles séparées. Sentiment de Mer Duhamel. L'école du village. - Les Soeurs Grises. On décide une nouvelle construction (1906). L'Entrance et la Continuation Class. Une phalange. d'élite. Contribution de la paroisse. Bénédiction de l'Ecole Saint-Jeîin (1907). Progrès en nombre. Gradués de 1907-1908-1910 à VEniranee. Gradués pour l'Ecole Modèle 'de 1909. On apprend le français ! Compositions d'élè- ves (Louis Carrière, Dolorée Dignard, Berthe Bourdeau, Eva Gou- let). — Une paroisse d'ajwtres. Les institutions bilingues. La voix du sang chez 210,000 Canadiens français. Le Congrès d'Ot- tawa. — Les résolutions à propos des écoles séparées.

,OUS n'avons rien dit jusqu'ici des écoles d'Embrun. Nous I avons voulu, en effet, consacrer tout un chapitre à cette ^^ manifestation importante de la vie paroissiale de Saint- Jacques d'Embrun, et à son développement régulier. Dans l'histoire du Canada français, surtout depuis la cession de 1763, l'école, le couvent et le collège ont toujours joué un rôle des plus

(^) Nous publions sous ce titre un chapitre du livre U Histoire de tiiiint -Jacques (V Embrun , que nous veiwns de terminer et qui est mainte- nant &ou« presse à Ottawa. Il paraîtra dans quelques semaines, avec Yim- primatur de Mgr lîouthier. Ce livre n'est rien autre chose que la très mo- deste histoire, depuis cinquante ans qu'elle est fondée, de la jolie paroisse de Saint-Jacques d'Embrun, sise sur les bords de la Kivière-du-Castor, au -comté de Eussell, dans l'Ontario. 11 y a quelque quatre ans le 24 mai

532 LA REVUE CANADIENNE

considérables. A côté de l'église canadienne-française, l'école * toujours eu sa place tmarquée. Et parce que c'est ainsi sous l'in- fluence du prêtre que nos écoles grandissent, elles ne cessent pas d'être pour nos bonnes familles des foyers de foi et de zèle. De ces foyers, la chaleur et la vie rayonnent par tout notre pays, pour le plus grand bien de notre nationalité.

C'est ce que les curés d'Embrun et leurs paroissiens ont tou- jours compris. Sans doute, vu la modicité de leurs revenus et,, disons le mot, vu leur pauvreté relative, il ne leur a pas été possible, surtout daUs les débuts de la paroisse, de construire et d'alimenter de vastes et riches écoles. Mais, dans la mesure du possible, ils ne-

1906 on fêtait à Embrun le 50e anniversaire de la fondation de cette paroisse. Le regretté Mgr Duliamel venait pour la circonstance bénir la nouvelle église et présider aux rpieuses réjouissances. A l'issue de la. messe solennelle, M. le curé J.-U. Forget avait la joie de présenter à son arcbevêque^36 vieillards, pionniers de la paroisse, entourés de 'leurs 1,680- enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants ! Le fait est, croyons- nous, sans précédent dans l'histoire de nos paroisses. Des lors, M. le curé Forget se mit en frais de recueillir tous les matériaux de l'histoire de sa paroisse. Il a également dressé l'arbre généalogique des familles d'Fmbrun. C'est un travail colossa^l, dont il garde tout le mérite. La monographie UHistoire de Saint-Jacques d'Embrun, qui précédera naturellement, dans le volume sous presse, la série des généalogies,, aura envirpn 150 pages. M. le curé d'Embrun nous a fait l'honneur de nous en confier la rédaction définitive. Nous donnons à nos lecteurs de la Revue le chapitre des écoles c'est, dans le volume, le chapitre IXe. Il nous a semblé, dans la crise que traverse l'enseignement bilingue en Ontario, qu'il serait intéressant pour tous les Canadiens français désireux de se renseigner, de savoir ce qui s'est fait depuis 60 ans à propos d'écoles, sur un point donné de ce territoire ontarien, les nôtres, quoi- qxi'on tente, ont su et sauront se faire une place au soleil. C'est, en quel- que manière, un document de fait que nous versons au débat. Avec très peu de ressources, les Embrunois sont arrivés à des résulta,t8 qui comp- tent. Vous verrez que nous finirons par apprendre à certaines gens ce que compter veut dire. Les enfants de nos écoles, c'est, selon le mot de Bazin, le blé qui lève pour les moissons de demain. Or, il n'y a pas à dire, il y a du blé dans nos sillons en Ontario, comme en Acadie, comme dans l'Ouest,, comme aux Etats-Unis et comme chez nous, dans Québec.

Novembre 1910. Elie-J. Auclaib.

LES ECOLES D'EMBRUN 533

«e sont jamais désintéressés de la question de l'instruction et -de l'éducation de leurs enfants. Privés eux-mêmes pour la plupart des bienfaits de l'instruction, les grands-pères de la génération actuelle, dirigés en cela, comme en tout le reste, par leurs dévoués pasteurs, •n'ont pas hésité à s'imposer des sacrifices réels pour assurer à leurs descendants les avantages dont il leur fallait, eux, se passer. * ' J 'ai trop connu ce que c 'était que de n 'être pas instruit, nous disait un vieux citoyen d'Embrun, pour ne pas me sentir tout joyeux, lorsque je vois quelles belles écoles nous avons maintenant; lorsque je vois surtout, près de notre église, notre belle Ecole Saint-Jean, avec ses cinq religieuses et ses deux cent cinquante enfants. "

Il y a huit écoles, aujourd'hui, dans la paroisse d'Embrun. Ce sont toutes des écoles séparées, se donne le fameux enseignement bilingue, dont on parle tant dans la presse ontarienne et québécoise depuis quelque temps, au moment nous écrivons ce chapitre. Avant de dire à leur sujet notre sentiment, nous croyons utile de rappeler succinctement l'histoire de la fondation 'de Chacune de ces huit écoles. Et d'abord voici les numéros d'ordre et de concession sous lesquels ces écoles sont désignées: 1ère Ecole: Ecole séparée No 6, dans la 8e concession de Russell; 2e Ecole: Ecole séparée No 8 dans la 8e concession de Russell; 3e Ecole: Ecole séparée No 13, ■dans la 6e concession de Russell; 4e Ecole: E^cole publique deve- nue Ecole séparée No 14, dans la 7e concession de Russell ; 5e Ecole Ecole séparée No 9 (Russell) et No 5 (Cambridge), dans la 7e con- cession de Cambridge; 6e Ecole: Ecole séparée No 7, dans la 6e •concession de Russell ; 7e Ecole : Ecole séparée No 4, dans la 6e con- cession de Russell; 8e Ecole: Ecole séparée No 15, dans la 7e con- cession de Cambridge. Comme on le voit, les diverses écoles de la paroisse portent, au cadastre officiel du Bureau des Ecoles d'On- tario, des numéros d'ordre qui ne concordent pas avec ceux de l'énumération paroissiale proprement dite. Il y a aussi une diffé- rence à noter selon qu'elles sont de Russell ou de Cambridge. Et 'Cela déroute un peu de prime abord. Mais, rhaibitude étant prise,

534 LA REVUE CANADIENNE

l'on s'y fait très vite, et l'on parle couramment à Embrun de l 'Ecole- No 13, de l'Ecole No 14 ou de l'Ecole No 15, alors que l'on sait très bien qu'il n'y a que huit écoles dans la paroisse. Le tout est de s 'entendre.

La 1ère Ecole d'Embrun (Ecole No 6) fut construite au villa- ge dans la 8e concession de Russell en 1858, par le Père Michel, alors missionnaire, " à l'endroit du moulin, sur les lots 11 et 13 du ter- rain appartenant à la corporation ^piscopale d'Ottawa ". Les instituteurs ou institutrices qui s'y sont succédés de 1858 à 1887 ont été: MM. J. Blanchette, J. Larochelle, J. Déguire, G. Duford (qui fut plus tard inspecteur des Ecoles), deux Mlles Mooney, MM. P.-E. Guérin, Joaohim Jouvent, John Boult. . . Depuis 1887, ce sont les religieuses (Soeurs Grises d'Ottawa) qui enseignent dans cette école. Elle est devenue, sous le nom d'Ecole Saint- Jean, l'une des plus importantes de la région, tant par le nombre de ses enfants, que par leurs succès. Nous en parlerons plus loin.

La 2e Ecole d'Embrun (Ecole No 8) fut construite en 1869,. sous l'administration de M. le curé J.-L. Francoeur, dans le rang^ Saint-Joseph, sur le lot No 2 de la 8e concession de Russell. La"" première institutrice fut une demoiselle Gariépy. Un instituteur,. M. Hormisdas Lemieux, lui succéda. L'instituteur actuel est M. Osias Thibault. Il avait l'an dernier 74 élèves.

La 3e Ecole d'Embrun (Ecole No 13) fut construite vers le même temps (1869), sous l'administration de M. le curé J.-L. Fran- coeur, dans le rang Saint-Guil]aume, sur un terrain appartenant à M. Benjamin Brisson et portant le No 10 de la 6e concession de Rus- sell. Le premier -instituteur fut M. Urgel Marion. L'institutrice actuelle est Mlle Hermine Latrémouille. Elle avait l'an dernier 42 élèves.

La 4e Ecole d'Embrun (Ecole No 14), qui fut d'abord école publique, fut construite aussi vers le même t^mps (1869), dans h: rang Sainte-Marie, sur le lot No 1, dans la 7e concession de RusselL Ses premiers instituteurs ont été MM. Ovide Pitre, J.-B. Boyer et

LES ÉCOLES D'EMBRUN 535

un M. Tassé. En 1901, grâce au zèle et à l'action constante de M. le curé Forget, l'école No 14 devenait école séparée. L'institu- trice l'an dernier était Mlle Rose Perras. Elle avait 48 élèves.

La 5e Ecole d'Embrun (Ecole No 9 (Russell) et No 5 (Car.i- l)ridge) fut construite en 1871, près du magasin de M. Homère ^laheu, sur le lot No 30, dans la 6e concession de Russell. Le pre- mière institutrice^ a été une demoiselle Longtin. L'an dernier, il y avait deux classes, l'une de 29 élèves et l'autre de 61. Les institutri- ces étaient Mlles L. Chartrand et L. Pinsonneault.

La 6e Ecole d'Embrun (Ecole No 7) fut construite en 1892, dans le rang Saint-André, sur le lot No 5 de la 6e concession de Russell. L'institutrice, l'an passé, était Mlle Yvonne Emard. Elle avait 46 élèves.

La 7e Ecole d'Embrun (Ecole No 4) fut construite en 1^'9.3, sous M, le curé Philion, dans le rang Saint-Guillaume, sur le lot No 15 dans la 6e concession de Russell. L 'institutrice, l 'an passé, était Mlle Zéphirine Emard. Elle avait 65 élèves.

Enfin la 8e Ecole d'Embrun (Ecole No 15) fut construite en 1905, dans le rang Saint-Théophile, dans la 7e concession de Cam- bridge. D'abord école publique, cette école devenait école séparée en 1906. L'institutrice, l'an passé, était Mlle Ednay Carrigan. Elle avait 44 élèves.

Il y avait-donc, l'an passé 1909-1910 409 élèves, gansons et filles, dans les sept écoles des rangs. Si j'ajoute qu'il y en avait 248 dans l'Ecole Saint-Jean, du village, on voit que le chiffre de la population scolaire doit être porté à 657 unités. Pour cette année 1910-1911 le chiffre est encore plus élevé. Sur une population totale de 2,657 individus, les 468 familles envoient cette année 669 enfants aux écoles. C'est dire d'un mot, que la construction de tou- tes ces écoles, ou encore, au point de vue national et catholique, le changement de quelques-unes, lesquelles d'écoles publiques sont devenues écoles séparées, a été un bien fort appréciable.

Car, on a tenu avec raison, à Embrun, comme dans la plupart

536 LA REVUE CANADIENNE

des localités d'Ontario oii la chose était possible, à avoir des éco]es séparées. Le regretté Mgr Duhamel encourageait ce mouvement de tout son coeur. Dans une lettre à M. le curé Philion (14 dé- cembre 1892) à propos des écoles du rang Saint-Guillaume, Sa Grandeur écrivait: " Je me persuade aisément qu'il n'y aura per- sonne (parmi les paroissiens) qui voudra rester à l'école publique. Pour obvier à toute éventualité, je rappelle à ceux qui refuseraient de soutenir l'école séparée qu'ils sont indignes des sacrements et j'or'donne à tous de remplir les formalités légales pour appartenir au groupe de l'une ou l'autre des écoles séparées. . . ". Puis, l'an- née suivante (21 décembre 1893), revenant à la charge au sujet des mêmes écoles. Monseigneur écrivait: " Je dois vous dire que je suis surpris que des catholiques ne veuillent pas se soumettre aux décisions de l'autorité ecclésiastique, d'ailleurs conformes aux décrets des Conciles approuvés par le Saint-Siège. Ils n'ont pas réfléchi suffisamment sans doute. Lorsqu'ils auront été avertis de nouveau, je suis persuadé qu'ils se montreront plus obéissants. " Enfin, en 1906, quand la 8e Ecole d'Embrun (Ecole No 15), celle du rang Saint-Théophile, devint école séparée, le même Mgr Du- hamel écrivait (3 mars 1906) à M. le curé Forget pour lui expri- mer sa joie ' ' Vos paroissiens qui soutiennent cette école séparée, disait-il, méritent mes meilleures félicitations et vous aussi. "

INIais c'est surtout au sujet de l'école du village, aujourd'hui la magnifique Ecole Saint- Jean, dirigée par les Soeurs Grises d'Ot- tawa, que le zèle des curés et des paroissiens de Saint- Jacques d'Em- brun s'est exercé. Nous avons dit déjà que l'Ecole du village (Ecole No 6, dans la 8e concession de Russell) fut construite d'a- bord par le Père Michel, missionnaire, en 1858, sur un terrain appartenant à la corporation épiscopale d'Ottawa. Sous la direc- tion des divers instituteurs, MM. J. Blanchette, J. Larochelle, J. Déguire, G. Duford, Mlles Mooney, ]MM. P.-E. Guérin, J. Jou- vent et J. Boult, qui s'y succédèrent jusqu'en 1887, c'est-à-dire pen- dant environ trente ans, nom'bre 'd'enfants avaient puisé une

LES ÉCOLES D'EMBRUN 537

instruction et une formation qu-i leur permettaient de faire bonne figure dans le monde, ou tout au moins de gagner honorablement leur vie. Mais on sentait qu'il fallait et qu'on pouvait faire encore davantage.

M. le curé Philion, de l'agrément de ses paroissiens, fit appel au dévouement et au savoir-faire des excellentes institutrices que sont les Soeurs Grises d'Ottawa. Ces bonnes religieuses acceptè- rent l'offre du euré. Elles vinrent donc s'installer dans l'ancien presbytère, et la première. Soeur Saint-Raphaël, la fondatrice de l'oeuvre d'Embrun, enseigna à l'école du village de 1887 à 1890. De 1890 à 1891 ce fut Soeur Marie-du-Crucifix, de 1891 à 1893, Soeur Sainte-Justine, de 1893 à 1894, Soeur Saint-Hilaire. Mais les élèves augmentaient d'année en année. En 1895, 1896 et 1897, la supérieu- re. Soeur Saint-Arsène, dut se faire aider, et son assistante fut Sœur Sainte-Adélaide. L'école comptait dès lors 75 élèves. Pour l'an- née 1897-1898, l'école fut sous la direction de Soeur Sainte- Anas- , tasie. De 1898 à 1904, Soeur Saint-Donatien, la supérieure, dut être assistée par pas moins de trois autres soeurs: les Soeurs Sainte- Claudia, Sainte-Lydia et Saint-François d'Assise. L'oeuvre, de toute évidence, progressait toujours. En 1900, il fallut ajouter une troisième classe aux deux qui existaient déjà. L'école comptait 170 enfants.

De 1904 à 1908, la direction passe dans les mains de Soeur ■Saint-Norbert. En 1906, il faut songer à bâtir une école plus spa- cieuse. Les enfants poussent toujours en terre canadienne ! C'est la force du sang et la pureté des moeurs qui veulent cela. On a beau dire, c'est qu'est pour l'avenir la solution des grands problèmes. M. le curé Forget et ses dévoués syndics, MM. Louis Bourdeau, Charles Tessier et Octave Biais, décident de construire une nouvelle école plus spacieuse pour le village. En attendant une nouvelle classe, qui se compose des plus "avancés", se détache du gros de l 'école et va s 'installer dans une vieille maison appartenant au curé, en arrière de l'église. Pour cette quatrième institutrice Soeur

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Marie-de-Bon-Secours avait pris la direction de ce nouveau déta- chement — M. le curé Forget s'était engagé à donner $200.00 par année. Cette classe réussit fort bien. C'est que se sont formés pour 1907, 1908 et 1910, les lauréats aux examens d'Entrée à la Haute Ecole, et, pour 1909, ceux qui ont passé avec succès les exa mens d'Entrée à l'Ecole Modèle Bilingue d'Ottawa.

Régulièrement après les examens d'Entrée à la Haute Ecole Entrance to the High ScJwol les élèves devraient de fait passer à une High School quelconque du Canton; mais le Bureau d'Educa- tion de Toronto permet sur demande motivée à certaines écoles sépa- rées, comme du reste à certaines écoles publiques, d'ouvrir une clas- se dite de continuation Continuation Class pour se préparer à l'admission à l'Ecole Modèle. L'école du village d'Embrun, grâce à ses succès, a obtenu cette permission. Elle a désormais sa Conti- nuation Class.

Voici les noms des élèves qui passèrent dans cette classe nou- velle, sous la direction de Soeur Marie de Bonsecours, en 1906-1907, dans la maison appartenant à M. le curé. " C'est une phalange d'élite, dont il convient de garder le souvenir ", me disait M. le curé Forget, et il a raison. C 'étaient Louis Carrière, Adéla Dérigé, May Duipuis, Rodolphat Goulet, Rose- Aima' Dignard, Clara Lapoin- te, Arthur Bourbonnais, Alb. Gosselin, Philorum Grignon, Israël Labelle, Philibert Gosselin, Léo Leraieux, Napoléon Gervais, Albert Ménard, Albertine Goulet, Dolorée Dignard, Bernadette Bourdeau» Diana Goulet, Ida Dufort et Malvina Juneau: en tout, un batail- lon de vingt, garçons et filles! En juin 1907, les sept premiers de la liste ci-haut donnée se présentaient à VEntrance pour le High School et tous les sept étaient admis . . . C 'est un fait qui ne paraît pas plaider contre l'efficacité des méthodes suivies aux écoles bilingues ?

Pendant ce temps, l'école nouvelle, je veux dire les nouveaux locaux de l'école sortaient de terre. La paroisse tout entière avait voulu coopérer à cette bonne oeuvre. La vieille maison d'école fut

LES ÉCOLES D'EMBRUN ' 539-

" raflée " comme un vulgaire oiseau de basse-eour. Cette " rafle ", à cause dii zèle de tous et de chacun, donna la jolie somme de $900.00. Et même, le gagnant, M. Aristide Leduc, vendit sur le champ la m9,ison à M. le curé pour $100.00 seulement. Le curé, lui, la redonna à la paroisse. Les paroissiens qui n'appartenaient pas à la circonscription scolaire du village avaient mis comme condition de leur coopération à la construction de la nouvelle école, que cha- que enfant des autres écoles de la paroisse qui serait jugé digne par M. le curé et les R-évérendes Soeurs de la Continuation Class serait admis sans payer. Et c'est ainsi que les choses se passent depuis quatre ans. Ajoutons que si par ailleurs la famille est trop pauvre, M. le curé s'arrange pour payer en plus, lui-même, la pen- sion de l'enfant au village.

Les travaux de construction de l'école, commencés dans l'au- tomne de 1906, furent terminés dans l'automne de 1907. Les entre- preneurs furent MM. Gilbert Emard, Ernest Emard et Charles Lussier. Le 31 octol)re 1907 avait lieu la cérémonie d'inauguration.

Ce fut une belle fête. Elle commença à l'église par une grand '^ messe que chanta Mgr Routhier, vicaire-général d'Ottawa, qui pré- sida aussi à la bénédiction de l'école nouvelle, qu'on appela l'Ecole Saint-Jean. M. le chanoine Jasmin, supérieur du Séminaire de Sainte-Thérèse, donna à cette- occasion un éloquent sermon. Un grand banquet fut offert aux invités après la bénédiction, au cours duquel, le maire de la paroisse M. Cyprien Saint-Onge, présenta une belle adresse à Mgr Routhier et à l'honorable M. Rhéaume, ministre des Travaux Publies dans le cabinet Whitney (Toronto). Mgr Routhier, l'honorable ministre, puis, M. Aubin, député de Nipis- sing, et M. Rochon, inspecteur des écoles, firent d'éloquents dis- cours. Ils félicitèrent les paroissiens d'Embrun d'avoir compris l'importance de l'école et les encouragèrent hautement à faire ins- truire leurs enfants dans les deux langues, anglaise et française. Un choeur d'enfants, de deux cents voix, termina la fête par les chants nationaux: Vive la Canadienne... 0 Canada, terre de nos

540 LA REVUE CANADIENNE

aieux. Assistaient à cette inoubliable cérémonie du 31 octobre 1907, outre Mgr Routhier et Phonorable M. Rhéaume, M. le supérieur Jasmin, de Sainte-Thérèse, M. Aubin, député, M. Rochon, inspec- teur d'écoles, le Père Sébastien, des Capucins, le Père Archam- bault, des Dominicains, M. J.-E. Hébert, agent général du Pacifique Canadien, et plusieurs autres citoyens marquants. On remarquait aussi la présence de la Très Révérende. Mère Kirby, supérieure- générale des Soeurs Grises d'Ottawa et les Soeurs Sainte-Berthe, Loyola, Sainte-Valentine, Benoite et Marie-Réparatrice.

Les classes s'ouvrirent dans la nouvelle école le 4 novembre de la même année (1907). Grandes, bien aérées et bien éclairées, elles recevaient à l'aise les 210 enfants qui se présentèrent dont plu- sieurs, nous l'avons dit, pour l'importante Continuation Class. Soeur Saint-Norbert était toujours supérieure. Elle était assistée par les Soeurs Marie de Bonsecours, Saint- Vincent Ferrier et Saint- Faustin. En 1908, Soeur Sainte-Philomène remplaçait Soeur Saint- Norbert comme supérieure. Les enfants augmentaient toujours. Il fallut subdiviser encore et avoir une cinquième classe. Soeur Saint-François d'Assise, qui avait déjà séjourné à Embrun, y revint pour prendre la direction de oette classe. Et cette année (octobre 1910), il y a plus de 250 enfants à l'Ecole Saint-Jean de Saint- Jacques d'Embrun. Soeur Marie-Madeleine a succédé à Soeur Sainte-Philomène depuis 1909, comme supérieure.

Ajoutons d'un mot que cette population scolaire n'entend pas se contenter d'augmenter en nombre. Les progrès de l'instruction s'affirment de mieux en mieux. Nous allons l'établir par un petit tableau très simple, mais significatif.

Les examens pour VEntrance au High School se passent d'or- dinaire tous les deux ans. Par exception, et parce qu'on commen- çait, un groupe de l'école d'Embrun se présenta South Indian) en 1907, ^un autre en 1908,^puis un troisième en 1910. En 1907, sur 7 candidats, 7 furent admis. En 1908, sur 12 candidats, 11 furent admis. En 1910, sur 12 candidats, 10 furent admis. Voici les listes officielles de ceux qui réussirent.

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Groupe de 1907: lo Carrière Louis, 2o Dérigé Adéla, 3o Dupui» May, 4o Goulet Rtfdolphat, 5o Dignard Rose-Alma, 60 Lapointe Clara, 7o Bourbonnais Arthur.

Groupe de 1908: lo Bourdeau Bernadette, 2o Gyr Délia, 3o Dignard Dolorée, 4o Goulet Diane, 5o Genault Malvina, 60 Gosselin Prosper, 7o Gosselin Philibert, 80 Grignon Philorum, 9o Lemieux Léo, lOo Labelle Israël, llo Thibault Rosario.

Groupe de 1910 : lo Bruyère Léon, 2o Bourdeau Berthe, 3o Ber- geron Dolorosa, 4o Désormeaux Ernest, 5o Désormeaux Eugénie,. 60 Dignard Anna, 7o Goulet Eva, 80 Lemieux Anna, 9o Lemieux Hector, lOo Maheu Marion.

Ainsi que nous l'avons dit déjà, même après avoir obtenu leur droit à VEntrance au High School, les élèv^ peuvent continuer à leur Ecole Saint- Jean la préparation à l'Ecole Modèle Bilingue d'Ottawa. Le premier examen pour l'Ecole Modèle a eu lieu en 1909. Quatre candidats ont été reçus, à savoir : lo Louis Carrière, 2o Adéla Dérigé, 3o May Dupuis, 4o Clara Lapointe. Tous les- quatre sont aujourd'hui instituteur et institutrices.

Il serait oiseux d 'expliquer ici que tous ces examens, qui se pas- sent suivant les programmes du Bureau d'Education d'Ontario, demandent surtout aux candidats la connaissance de l 'anglais. Mais le français n'est pas négligé pour cela à l'Ecole Saint-Jean, Dans une visite que nous faisions, en octobre 1910, à la Continuation Class, nous demandions aux élèves: " Every one of you is able to speak English, I suppose " " Yes, father", nous fut-il répondu sur un ton modéré. ' ' Mais, ajoutions-nous, pouvez-vous également parler le français ? " . . . Oh ! j 'entends encore le cri du coeur qui sortit en même temps de toutes les bouches: " Oui!! Oui!! nous parlons français ! "

D 'ailleurs, nous avons voulu être documenté sur ce point. M. le curé Forget nous a remis quelques compositions françaises qui

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ne sont pas des chefs-d'oenv^^re, certes, mais qui i)rouvent mieux que toute argumentation que les enfants de l'Ecole Saint- Jean d'Em- brun savent écrire en français. Nous en citons volontiers de larges extraits.

Les Ecoles d'Embrun

La première école qui fut bâtie, fut celle du villaofe, à il'endroit de l'ancien moulin de M. Placide Gosselin. Le premier instituteur fut M. Jos. Blauchette. Ensuite vinrent M. Lafi"oclielle, M. Deguire, MUle Mooney, et M. l^uford. Ce dernier devint plus tard inspecteur des écoles séparées de Prescott et Russell. La deuxième école qui fut construite fut celle du rang- Saint-Guillaume, sur la terre de M. Germain Brisson. Elle eut pour premier instituteur, M. Urgel Marion

Aujourd'hui, notre paroisse compte de nombreuses écoles que l'on trouve dans toutes les parties du canton. -^— La deuxième école au villa'ge fut celle qui s'élevait jadis à l'endroit même se trouve aujoui'd'hui notre nouvelle école. Elle servit autrefois de chapelle et plus tard de salle du Conseil municipal, jusqu'à ce qu'elle fût transportée sur le terrain de la fabrique pour y servir d'école pendant plusieurs années.

M. le curé Forget étant arrivé en 1896, se mit d'abord à l'oeuvre iiour

finir notre église Puis, voyant la grande nécessité de bâtir iine

nouvelle école au village, il se mit de nouveau à l'oeuvre. En effet, notre école était beaucoup trop petite. Même M. le curé fut obligé d'établir une classe dans une maison qui lui appartenait, et il alla jusqu'à payer de son argent la maîtresse qui enseignait cette classe. Nous allâmes à l'école pendant près d'un an et ensuite environ 2 mois dans la salle du Conseil.

Dans l'automne de l'année 1906, on jeta les fondements de il 'école qui fait maintenant l'orgueil de ses élèves et de toute la pai'oisse. Elle fut achevée en octobre 1907 et fut bénite le 31 du même mois.

Nous avons maintenant une classe, qui, avec le bon vouloir des parois- siens, promet beaucoup pour l'avenir. Cette classe qui a été élevée en " continuation class " par le gouvernement de Toronto, est encore due au travail et au zèle que notre bon curé porte à l'éducation.

Louis Carrière (en 1909).

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L'Ecole Saint- Jean

Que j'aimerais pouvoir vous décrire notre école daus toute sa beauté! vous faire admirer tout son ameublement : ses cartes géographique.s, «es tilobes, ses beaux grands murs blancs, enfin toutes ses clasises bien éclai- rées, bien chauffées, et ayant chacune de quoi vous intéresser ! Mais les ])]irases et les expressions me manquent pour faire cette description telle rpi'elle devrait être, faite. Ce que tout le monde sait, c'est qu'elle n'a pas toujours été ce qu'elle est aujoiird'hui. Comme toute chose elle a eu son commencement.

Quand les études commencèrent dans la nouvelle bâtisse, à quelques j)a.s se trouvait l'ancienne école qui avait accueilli dans ses vieux murs tous les élèves qui depuis le commencenient de la paroisse ont désiré l'ecevoir un peu d'instruction. VAle n'était pas à comparer avec celle d'aujour- d'hui. Ses fenêtres, depuis nombre d'ajiaées ébranlées par les vents de toutes les saisons, laissaient voir de larges ouvertures par où, en hiver, le froid devait pénétrer à l'aise. Ses murs étaient assez proipres, mais ils n'étaient pas solides, et c'était dangereux de fermer la porte un peu fort. En été ce séjour devait être assez agréable. L'herbe abondante formait comme un tapis vert aiitour de l'école et de beaux arbres l'ombrageaient. La rivière roulait ses eaux à quelques pas. De sorte que de belles grandes cours étaient vraiment à la disposition des élèves. Mais en hiver c'était le contraire. Les élèves passaient une partie de l'avant-midi assis autour de la fournaise pour se ch.auffer.

A l'automne de 1905, plusieurs quittèrent cette école à cause du man- que de places. Ce n'était pas dans une école à trois étages que nous allions! C'était juste une petite cuisine qui contenait trois fenêtres et une porte. Mais nous étions xilus chaudement que dans celle que nous avions quittée. Pour les jn-emières semaines, c'était pas mal ti'iste: à la place de pupitres nous avions une grande table et deux bancs de chaque

côté Quelques temps après, M. le curé fit venir de beaux pupitres,

et noire petite cuisine prit l'apparence d'une jolie classe. Nous avions tout près une belle grande cour. Elle ne manquait pas d'être employée pendant les récréations. C'est avec plaisir que je revois tout pi'ès do l'église cette petite maison liîanche qui fut témoin de nos études.

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C'était par un beau matin d'octobi'e. Le soleil apparaissait à l'ho- riaon rouge et brillant comme au milieu de l'été. Seuls les a-br&s dé- pouillés de feuilles et la gelée blanche déposée partout nous faisaient voir que notis étions à l'automne. Ce jour-là, nous étions dans l'école nouvelle. Ce fut une grande joie quand pour la première fois, nos livres sous le bras, nous pénétrâmes dans ces classes depuis longftemps préparées pnur nous. Quel encouragement pour les maîtresses et pour les élèves !

Dolorée Dignard (janvier 1910). Les Cloches d'Embrun

Que sont les cloches? Question d'une grande importance et qui cepen- dant demande beaucoup de réflexion. Les cloches sont comme des voix du ciel, dont on pourrait dire que les esprits célestes se servent pour ^;>arler aux hommes sur la terre. Lorsque, trop petite encore pour com- prendre ce qu'était la cloche, je demandais à ma mère qui chantait là- haut dans les airs, elle me répondait que c'était des voix du ciel, et j'étais persuadée en effet que c'était les anges. Je trouvais bien quelquefois que ces anges avaient de grosses voix, mais j'y croyais quand même : mainte- nant je comprends que les esprits empruntent la voix de l'airain, mais je crois encore aux esprits.

Quel beau, jour, que celui les cloches sont baptisées ? On les revêt d'une robe blanche qui parle d'innocence et de candeur. On leur fait des onctions. On leur pose des questions : Pour qui sonne- rez-vous ? Et elles semblent répondre à voix basse : Je sonnerai pour Dieu et pour le peuple fidèle. Comment sonnerez-vous ? Comme Dieu le voudra. Quand sonnerez-vous ? Je sonnerai lorsque Dieu le voudra. Que sonnerez-vous? Je sonnerai ce que Dieu voudra.

Elles sont maintenant là-haut, dans les airs, dans le clocher, les belles cloches ! Ecoutez-les !

Elles égrennent leurs notes harmonieuses, sur tout le village et loin dans la campagne ? Elles annoncent l'entrée d'un petit enfant dans la sainte Eglise de Dieu. Elles sonnent encore, et leurs notes sont plus gaies? Elles saluent un couple de nouveaux époux. Elles sonnent de nou- veau, «t, plus lentement, une à une, leurs frêles notes tombent, inspirant la tristesse. C'est qu'elles pleui*ent le départ d'une âme chrétienne, qui

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s'envol« de 'la région des peines et des larmes vers la patrie du bonheur. Pour ici-ijas, c'est le deuil, pour là-ha\it, c'est l'espérance.

Elles sonnent, le matin dès l'aurore, annonçant la venue du jour. Elles parlent à l'homme, le tirent du sommeil et lui disent : Lève toi, ô homme, prie, souffre, travaiJle, loue Dieii et patiente encore un jour. Le midi, c'est l'Angelus de l'adoi^ation, que chaque chrétien récite à genoux. Le soir, au crépuscule, c'est l'heure du repos qu'elles sonnent et fixent pour tous les hommes

Entendez le son des cloches ! Cherchez à les comprendre ! Alléluia ! Ailleluia ! Blle^ sont en fête. C'est Noël, Pâques, la Toussaint. Oh ! les belles solennités de l'Eglise, comme les cloches les chantent amoureuse- ment, faisant vibrer leurs notes au loin, couvrant le pays tout entier de leui's "harmonies ! Les cloches ! Elles portent à Dieu les prières des hom- mes ! Elles rapportent sur terre les bénédictions de Dieu !

Berthe Bourdeau (octobre 1910).

BÉNÉDICTION D^ CLOCHES

Dimanche dernier, 9 octobre, notre paroisse fut témoin d'une grande fête à d'occasion de la bénédiction de son nouveau oarillon. Il y eut une excursion d'Ottawa et de Hull qui nous amena beaucoup d'étrangers...

Cette grande cérémonie était présidée par Mgr Routhier, administra- teur du diocèse. La fanfare Léon XIII, de Hull, assistait. La grand'messe commença à 10 heures. Elle fut célébrée ;par M. l'abbé Dvipras, vicaire de cette paroisse. . . Les cinq cloches étaient magnifiquement ornées pour la circonstance.

La plus petite de nos cloches a une pesanteur de 300 livres. Elle a été donnée par M. A. lOhevrier. On y lit l'inscription: J'appelle mon peuple. . .

La deuxième cloche a une pesanteur de 400 livres. Elle a été donnée par MM. Gilbert et Tref f Emard. On y voit l'inscription : Je loue Dieu . . .

La troisième cloche a une pesanteur de 500 livres. Elle a été donnée par M. Jouvent, ancien instituteur. On y voit l'inscription: J'annonce les fêtes

La quatrième cloche a une pesanteur de 1,000 livres. Elle a été don- née par M. le curé Forget. On -y lit l'inscription : Je pleure les défunts. . .

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La cinquième cloche a une ijesanteur de 2,000 livres. Ellle a été donnée par la paroisse. On y lit l'inscription: Tout restaurer dans le Christ

Quoi de plus beau dans une paroisse que les cloches! Oh! Comme elles parlent bien à l'âme qui ,sait îles entendre, dans les plus grandes joies et clans les plus grandes peines

Eva Goulet (octobre 1910).

Ces compositions, dont du reste nous ne donnons que des ex- traits, nous le répétons, ne sont pas sans défaut. Le souffle litté- raire n'en est pas très' fort. C'est sûr. Telles quelles pourtant, elles sont éloquentes à nos yeux. C 'est la voix de France qu 'on y entend, ou plutôt qu 'on y lit, et il suffit.

On raconte qu'un jour et le fait est parfaitement authenti- que — Mgr Bruch'ési, se trouvant dans l'église de iSaint-Jacques rA'ohigan (la paroisse-mère d'Embrun, parce que c'est d€ que sont venus la plupart de ses premiers colons) eut soudain l'inspi- ration de demander' au peuple: " Que ceux parmi vous qui ont des fils ou des filles, des frères -ou des soeurs, prêtres, religieux ou reli- gieuses veuillent bien se lever ?" Et tout le monde se leva ! Saint- Jacques l'Achigan est en effet, depuis le saint curé Paré, une vraie pépinière d'apôtres du Christ. C'est l'un des plus beaux hon- neurs qu'une paroisse chrétienne puisse envier. Saint-Jacquesd 'Em- brun marchera sur les traces de sa paroisse-mère et ce sera grâce à ses écoles. En attendant qu'elle donne beaucoup de prêtres et de soeurs elle en donne déjà, elle va bientôt voir sortir de son Ecole Saint- Jean toute une élite d'instituteurs et d'institutrices bilin- gues. Or les instituteurs et les institutrices bilingues, voilà ce qu'il faut aux Canadiens français d'Ontario !

D'après les derniers recencements officiels, l'Ontario compte 210,000 citoyens d'origine française. Sans doute, et personne ne le conteste, ces Canadiens doivent savoir l'anglais. Mais ils doivent aussi et ils veulent apprendre le français. Les assimilateurs, d'où qu'ils viennent, peuvent en prendre leur parti. Ils n'étoufferont

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pas chez ces fiers enfants de la race française la puissante voix du sang. Ni là, ni ailleurs! Que le système d'enseignement bilingue ait à s'améliorer et à se fortifier encore, rien de plus naturel. Mais personne ne réussira à le tuer, sous quelque prétexte que se soit. L'histoire en mains, nous pouvons affirmer que nous en avons vu bien d'autres.

En janvier 1910, douze cents délégués des Canadiens français d'Ontario se réunissaient en congrès à Ottawa. Quatre-vingt de ces délégués étaient venus de la seule paroisse d'Embrun. A ce congrès, les voix les plus autorisées, celles par exemple de Sir Wilfrid Laurier, de l'honorable M. Bel court, de l'honorable M. Rhéaume, et des centaines d'autres, ont proclamé en français -comme jadis notre La Fontaine leur droit de vivre. Avec eux nous y comptons !

Le programme à suivre, dans son ensemble, est admirablemeni -exprimé dans les propositions que l'éloquent principal de l'Ecole Normale de HuU, M. l'abbé Sylvio Corbeil, faisait applaudir par ■ces douze cents délégués du Congrès d'Ottawa, et que nous allons nous permettre de reproduire ici pour clore ce chapitre des Ecoles d'Embrun :

" Considérant que l'école séparée est un héritage que nos pères nous onl légué après l'avoir conquis au prix de plus de vingt ans de luttes et mis sous garde de la Constitution de 1867 ;

*' Considérant que les grands hommes de 1840 à 1867 et ceux du Bas-Canada et ceux du Haut-Canada ont attaché leur gloi-re à cette oeuvre de liberté civilisatrice, et par nous ont marqué de quel souci nous devons entourer l'école séparée et avec quel zèle patriotique nous devons travailler à la mettre en un état toujours meilleur ;

" Considérant que c'est dans l'école séparée que nos enfants Tecevront dans une l^rge liberté une culture plus intégrale en con- formité avec notre caractère national ;

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" Considérant que l'attachement dévoué que les Anglais de- Québec manifestent pour leurs écoles dissidentes est un solennel exemple de l'amour fervent et généreux dont nous devons nous animer à l 'égard de nos écoles séparées dans Ontario

" Les délégués au congrès d'Education des Canadiens français, Ottawa) ont résolu de faire appel à leurs compatriotes pour éta- blir, le plus possible, des écoles séparées et pour les soutenir, même au prix des plus grands sacrifices, comme étant une oeuvre d'inté- rêt national. "

On pouvait difficilement en quelques lignes résumer mieux la question. Or, c'est l'honneur des paroissiens d'Embrun d'avoir à l'avance entendu cet appel, et d'être résolus d'y rester fidèles, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse !

Elie-J. AUCLAIR,

Secrétaire de la Rédaction..

A Travers Les Faits et les Oeuvres

La crise anglaise. Echec de la c-onférence. La situation avant cet échec. La trêve du roi. Eeprise des hostilités. L'attitude du gouvernement. Le bill du veto. M. Balfour à Nottingham. La politique nniondste. Déclarations de M. Asquith aux Com- munes. — Bref débat. Les résolutions de lord Kosebcry et la Chambre des Lords. Tactique de lord Lansidowne. Ses résolu- tions constitutionnelles. Dissolution du Parlement et élections en décembre. En France. Un débarfi tumultueux. M. Briand et les socialistes. Une crise ministériielle originale. Nouveau ministère Briand. THompOie maçonnique. Majorité réduite. Les élections américaines. Au Canada. Druimmond et Artha- baska. La session fédérale.

^DRSQUE nous écrivions notre dernière chronique, nous étions sous l'impression que la conférence entre les chefs des deux grands partis anglais allait aboutir à quelque ré- sultat tangible, et faire dévier en compromis la crise poli- tique si menaçante depuis un an. Mais les pronostics étaient trom- peurs, et, à la veille de la rentrée parlementaire, on a soudainement annoncé quo la conférence s'était terminée abruptement, sans s'être arrêtée à aucune solution satisfaisante. Nos lecteurs se rappellent dans quelles circonstances elle s'était réunie. La mort du roi Edouard VII, survenue en plein imbroglio parlementaire, avait imposé une trêve aux partis. Voici quelle était la situation à ce moment. Le cabinet Asquith avait fait adopter par les Communes une mesure relative au veto des Lords. Il y était décrété que la Chambre haute n'aurait à l'avenir aucun droit de rejeter ou d'a- -mender les bills concernant les finances ; que, pour les autres pro-

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jets de loi, elle n'aurait qu'un veto suspensif; et que, en cas de« •conflit entre les deux Chambres, lorsque les Communes auraient adopté trois fois un bill repoussé par la Chambre des Lords, ce bill pourrait devenir loi, simplement par la sanction royale. Enfin le- terme du Parlement était réduit de sept à cinq ans. Cette mesure devait être soumise à la Chambre des Lor'ds, et aussitôt après son, rejet, qui n'était pa« douteux, il devait y avoir une élection générale afin d'obtenir du peuple un verdict définitif et décisif. Ajoutons, afin de compléter cet exposé rétrospectif, que le parti ministériel considérait le dhef du cabinet o^bligé par les circonstances de deman- der au Souverain la promesse d'une création de pairs en nombre (Suffisant pour assurer à la réforme une majorité dans la Chambre' haute, si le peupl-e se prononçait en faveur du ministère. La mort soudaine d'Edouard VII suspendit les hostilités politiques. Et peu après ravènement du nouveau roi, on apprit tout-à-coup que, grâce à son intervention discrète, une conférence de quatre chefs libéraux et de quatre chefs unionistes allait s'efforcer de trouver un terrain d'entente. Les membres libéraux de la conférence étaient MM. Asquith, Lloyd-George, Birrell et lord Crewe; et les membres, unionistes MM. Balfour, Austen Chamberlain, lord Lansdowne, et lord Cawidor.

On a prétendu que l 'échec de la conférence avait ou pour cause l'intransigeance d'un groupe du parti conservateur, qui aurait signifié â M. Balfour son opposition irréductible à certaines con- cessions jugées possibles par le leader du parti. Ces irréconcilia- bles auraient eu pour meneurs et porte-parole lord Londonderry, Sir Edward Carson et M. Walter Long. Les membres de la confé- rence ont gardé un secret absolu sur la nature réelle de leurs déli- bérations. On croit pourtant savoir dans les cercles parlementaires que la rupture s'est produite à propos de la composition d'un co- mité conjoint des deux Chambres, qui aurait eu pour fonction de^ régler les différends entre les Lords et les Communes. Les libé- raux insistaient pour que la proportion des pairs membres de cfr

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 551

comité donnât quelque chance de prévaloir à la volonté de la Chambre populaire. Les conservateurs se déclaraient incapables d'accepter les propositions ministérielles sur ce point. Et l'on finit par reconnaître l'impossilbilité de s'entendre.

Quoi qu'il en soit des motifs et des causes, la conférence a échoué. Et son échec a mis fin à la trêve déterminée par la mort d'Edouard VII et l'avènement de Georges V. Aussitôt que la rup- ture a été connue, on s '-est dit de part et d'autre que les élections générales étaient imminentes, vu qu'il fallait en finir avec cette trop longue crise politique. Le parlement s'est réuni le 15 novem- bre. Mais ce jour-là, à la Chambre des Communes, la séance a été sans importance. M. Asquith n'était pas présent, vu qu'il devait avoir une entrevue avec le roi. M, Lloyd-George a annoncé que le premier ministre ferait une déclaration le 17. Mais le clref de l'op- position ayant informé le chancelier de l'échiquier qu'il serait forcément absent ce jour-là, pour une assemblée politique, on fixa vendredi, le 18, pour l'exposé ministériel.

Si la séance aux Communes fut sans intérêt, il n'en fut pas de même chez les Lords. Le chef du parti conservateur, lord Lans- downe, prit tout le monde par surprise, en demandant au gouverne- ment de soumettre à la Chambre haute son bill du veto. On se demanda ce que signifiait cette manoeuvre, et les libéraux y virent un piège. A la même séance lord Rosebery réclama la mise en dis- cussion de son plan pour la réforme d€ la Chambre des Lords. Le gouvernement ayant délibéré sur cette situation nouvelle, décida de soumettre le bill du veto aux Lords, mais en annonçant qu'il n'accepterait aucun amendement. A la séance du 16, lord Crewe communiqua cette décision en présentant le bill. Lord Lans- downe fit alors observer que ce procédé n'était rien moins qu'une farce. Parce que la conférence avait échou'é, dit-il, ce n'était pas une raison d'empêcher le Parlement de délibérer sur ces graves pro-' blêmes. Il se prononça énergiquement pour la réforme de la Chambre haute, une réforme qui la réduirait en nombre, ne per-

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mettrait plus à un pair de siéger simplement par droit héréditaire, et y donnerait accès à des membres élus ou nommés.

L'assemblée M. Bal four devait prendre la parole a eu lieu le 17 novembre à Nottingham. Il a prononcé un discours énergi- que et combatif. La réforme du tarif, a-t-il dit, est la grande poli- tique constru'ctive à laquelle le parti unioniste est lié. Quant à la question constitutionnelle, il a déclaré que la Cbambre des Commu- nes doit être le corps dominant dans le système des deux Chambres, et que les divergences surgissant entre elles devraient être soumi- vses au peuple comme à l'arbitre suprême. Dans son opinion la qualité de membre de la Chambre des Lords ne devrait s'aeconder qu'à des hommes capables de rendre des services parlementaires. Cette Chambre devrait contenir aussi un élément représentant les grands eorps publics. L'orateur s'est déclaré opposé à une Cham- bre totalement élective, parce qu'elle usurperait la position de la première. Les nationalistes et les socialistes, s'est écrié M. Balfour, entraînent le gouvernement à la destruction de la constitution par l'abolition du droit du veto. C'est une révolution subventionnée par l'or américain. Si c'est à une telle dégradation que le gouver- nement par les partis a conduit l'Angleterre, ce système gouverne- mental est condamné à la j'uine.

Pendant que M. Balfour parlait à Nottingham, la Chambre des Lords adoptait sans division les résolutions de lord Rosebery dont nous avons déjà donné le texte. Elles disent en résumé que la Chamlbre haute se composera de lords parlementaires choisis par tout le corps des pairs héréditaires et parmi eux, de lor'ds nommés par la Couronne, de lords désignés par leurs fonctions, et de lords choisis l'extérieur. Le terme d'office des lords parlementaires sera le même pour tous, excepté pour ceux désignés par la fonction qu 'ils remplissent, et qui ne siégeront qaie pendant la durée de cette fonction. Lord Rosebery, dans son discours, a dit que sur ces bases, il serait possible de réformer la Chambre des Lords, de résoudre un grand problème constitutionnel, tout en maintenant l'ancienne cons-

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 553

titution du pays, et en évitant les convulsions qui résulteraient d'une réforme opérée à coup d'élections générales. En cas de di- vergence entre les deux Chambres, a déclaré lord Rosébery, la dif- ficulté pourrait être réglée par une conférence, et finalement par un référendum. On ne saurait douter du choix du pays entre une Chambre des Lords réformée et l'intolérable tyrannie d'une seule Chambre. Lord Curzon et lord Lansdowne oot parlé à l'appui de ces résolutions. Lord Crewe, le leader du gouvernement à la Cham- bre haute, a déclaré qu'il ne voterait pas contre elles, parce qu'il y avait beaucoup à dire en leur faveur. Détail piquant, ce noble lord est le gendre de lord Rosébery.

Le lendemain, à la Chambre des Communes, M. Asquith a fait la déclaration attendue. Il a annoncé qu'on 'procéderait à la prise en considération du budget, conformément à la procédure adoptée l 'an dernier, et que le Parlement aurait l'occasion de discuter toute la politique financière du gouvernemenit, à une date ultérieure. " Quant à la conférence, lorsque le Parlement s'est ajourné en juillet, a-t-il dit, elle avait déjà eu douze séances. Je puis affirmer au nom de mes collègues que nous estimions alors inopportun d'y mettre fin. D'autres séances eurent lieu durant la vacance. Je n'ai pas honte d'avouer que moi-même, jusqu'à la fin, j'ai cru pos- sible une entente. Cet espoir, je le pense, était partagé par nos collègues du parti adverse. Nous avons tous abandonné notre tâche avec regret. Nous l'avons abandonnée parce que nous étions devenus convaincus qu 'il était inutile de la poursuivre davantage. ' ' Puis le premier ministre a prononcé les paroles que tout le monde pressentait. ' ' La Chambre, a-t-il déclaré, est sans doute préparée à m 'entendre annoncer que le gouvernement a avisé Sa Majesté de mettre fin à cette session et à ce Parlement, aussitôt que la besogne urgente sera expédiée. " Cette information a été saluée par les applaudissements enthousiastes du parti ministériel. " Nous re- tournons à l'état de guerre, a ajouté M. Asquith. Les Lords vont avoir l'occasion de dire ''oui" ou "non" au bill du veto, durant la

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semaine qui va commencer. Il ne peut être question d'amendement ou de changement. Ils auront à l'accepter ou à le rejeter. Il est temps que cette controverse, qui se dresse comme une obstruction sur la voie de toute législation progressive, soit soumise, pour obte- nir une décision finale, au tribunal de la nation. ' ' Le premier mi- nistre a indiqué ensuite la législation que le gouvernement voulait faire adopter avant la dissolution. Entre autres choses, il faudra vo- ter $2,000,000 pour mettre en force les dispositions de la loi abolis- sant la disqualification des pauvres dans la mesure des pensions du vieil âge. M. Asquith a aussi déclaré que, si le ministère obtenait la majorité nécessaire, il présenterait à la prochaine session, un Mil pourvoyant au paiement des membres de la 'Chambre des Commu- nes.

M. Balfour, chef de l'opposition, a attaqué le programme du gouvernement, et l'a dénoncé comme inconstitutionnel et sans pré- cédent. " Le ministère, a-t-il dit, veut à tout prix empêcher les Lords de faire des propositions raisonnables et modérées pour le règlement du conflit entre les deux 'Chambres, et il se précipite vers une dissolution du Parlement avant qu'il soit possible pour les modérés des deux côtés de se former un jugement. "

M. Barnes, au nom du parti ouvrier, a reproché au ministère, de ne pas introduire de législation pour remédier au jugement qui défend aux unions d'employer leurs fonds au soutien des candida- tures ouvrières. La proposition de payer les membres n'est qu'un palliatif peu satisfaisant pour le parti du travail, et l'orateur a dé- claré que les membres de ce parti s'abstiendraient de voter pour le ministère s'il y avait une division.

Au cours de la séance, on a posé à M. Asquith des questions pressantes relativement aux garanties à obtenir de la Couronne, quant à la création de nouveaux pairs. Il a répondu que ses paro- les du mois d'avril continuait à représenter les intentions du gou- vernement. " Je refuse maintenant, a-t-il dit, et je continuerai à refuser de faire une déclaration au sujet de l'avis que je puis avoir

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donné ou que je puis donner. Le roi demeure en-dehors de' nos controverses politiiques et électorales, et le devoir de ses sujets, aussi bien que de ses 'ministres, est de respecter son éloignement absolu du ehamp de bataille se mesurent les partis. ' ' Les libéraux de la Chambre des Comimunes ont interprété ces paroles comme indiquant que M. Asquith a obtenu du roi les garanties constitution- nelles désirées. Après la séance on disait couramment dans les couloirs que la dissolution aurait lieu le 28 novembre, et que, dans ce- cas, les premières nominations pourraient être faites le 2 décembre,, ■et les premiers poils être tenus le 3.

Cependant les Lords n'avaient pas encore dit leur dernier- mot. A la séance du 21, lord Lansdowne a créé toute une sensation, en donnant avis qu'il allait proposer une série de résolutions cons- titutionnelles, dont voici la substance. Si des divergencas s'élèvent entre les Chambres au sujet d'un Mil, autre qu'un bill de finances,. à deux sessions successives, et pendant un intervalle de pas moins^ d'un an, et si telles divergences ne peuvent être réglées par d'autres. moyeBS,elles le seront dans une séance conjointe des deux Chambres. Toutefois, si la mesure se rapporte à un sujet de grande importance, et si elle n'a pas été soumise nettement au jugement du peuple, elle- ne sera pas soumise à la décision d'une assemblée conjointe, mais renvoyée à la décision des électeurs par voie de référendum. Pour- les bills de finances, voici ce qui pourrait être réglé. Les Lords sont prêts à abandonner leur droit constitutionnel de rejeter et d'amen- der ceux qui sont d'un caractère purement financier, pourvu que des dispositions efficaces soient adoptées pour prévenir la pratique; trop souvent suivie d'y joindre d'autres matières, et pourvu aussi* que s'il se produit quelque discussion quant à la véritable nature- d'un bill ou de quelqu'une de ses clauses, la questi-on soit soumise à un comité conjoint des deux Chambres, dont l'orateur de la Cham- bre des Communes sera le président, avec voix prépondérante seule- ment. Si le comité décide que le bill ou quelques-unes de ses clau- ses ne sont pas d'un caractère financier, alors ils seront déférés à

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l'assemMée conjointe des deux Chambres. Ces résolutions de lord Lansdowne ont produit un grand effet dans le public et dans les milieux parlementaires. On considère que le leader conservateur à la Chambre des Lords vient de jouer une très forte carte politique. Les chefs libéraux vont au peuple en déclarant qu'il faut faire subir à la constitution un changement radical, et enlever pratiquement tout pouvoir à la Chamibre haute, qui, durant tant de siècles, a été l'une des grandes puissances sociales de l'Angleterre. Les lords se placent eux aussi devant le peuple ; ils se déclarent prêts aux trans- formations nécessaires. Avec les résolutions de lord Rosebery ils acceptent la restriction du principe héréditaire, pour y substituer eelui de l'élection par la pairie, d'une sélection judicieuse, et de l'adjonction des capacités. Avec celles de lord Lansdowne, que le chef conservateur présente comme suite et corollaire des précéden- tes, ils abandonnent une partie de leurs droits constitutionnels, et offrent une méthode régulière pour résoudre pacifiquement les difficultés qui peuvent surgir entre les deux Chambres. Ils oppo- sent ainsi à un bouleversement radical de la constitution une réfor- me considérable et rationnelle. Et ils donnent à la masse des élec- teurs anglais, désireux de réforme mais réfractaires aux mesures radicales, le moyen d'affirmer par leur vote à la fois ces deux ten- dances, qui forment le fond du tempérament politique de la nation. C'est incontestablement habile et bien joué. Les résolutions Lansdowne ont été adoptées sans division, par la Chambre des Lords, le 24 novembre. Un grand nombre de pairs libéraux se sont déclarés favorables à cette politique et hostiles au bill du veto pré- senté par le gouvernement. Ce fait a été très remarqué et très commenté. La Chambre haute s'est ensuite ajournée au lundi, 28, jour fixé pour la dissolution du Parlement, sans prendre en considé- ration le bill ministériel. Maintenant c'est le peuple qui va juger. La dissolution n'est plus qu'une affaire de forme. On peut dire que les élections sont virtuellement commencées. Elles seront ter- minées le 18 décembre. Les boui^, Londres inclus, voteront du 3

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES ô57

au 8, les bourgs de district, entre le 7 et le 17, et les comtés, entre le 8 et le 17. Les libéraux semiblent pleins d'enthousiasme et de con- fiance. Ils prétendent gagner énormément de terrain et être en état d'infliger aux unionistes une défaite décisive. Quant à l'op- position il nous semble qu'elle est en moins bonne condition pour la lutte que l'année dernière. Mais qui peut prédire le résultat? Une élection populaire, c'est l'inconnu, et bien souvent l'imprévu comme dénouement.

Comme la politique anglaise, la politique française nous a ,offert, en ces dernières semaines, des aspects très intéressants. Au lendeïnain de la rentrée des Chambres, le 25 octobre, le ministère Briand a été assailli par les socialistes, pour son attitude militante dans la grève des employés de c-hemins de fer. Le débat a été d 'une extraordinaire violence. L 'extrême-gauche s'est ruée sur M- Briand. Elle a évoqué son passé, elle a exhumé cctotre lui les sou- venirs les plus injurieux, elle lui a jeté à la figure toutes ses décla- rations révolutionnaires, ses appels à la grève générale, à l'indisci- pline de l'armée. M. Jaurès a provoqué un incident de séance en sommant M. Briaaaid de dire si son cabinet n'était pas disloqué en ce moment, et si M. Viviani n'avait pas donné sa démission. M. Viviani, qui entrait justement dans la Chambre, adressa à l'orateur socialiste une réponse cinglante. Bref, il y avait énormément de poudre dans l'air quand le premier ministre est monté à la tribune. Il a défendu le rôle joué par le gouvernement. Il a affirmé que la grève avait eu un caractère antinational, qu'elle menaçait la sécu- rité du pays, qu 'elle aurait pu exposer la nation à voir ses frontières sans défense par la suspension des convois, et développant cette pensée il s 'est écrié : " Je vous dirai une chose, messieurs, qui va vous faire bondir peut-être d'indignation: si pour défendre l'exis- tence de la nation le gouvernement n'avait pas trouvé dans la loi de quoi rester maître de ses frontières, s'il n'avait pu disposer à

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cet effet de ses chemins de fer, e 'est-à-dire d'un instrument essen- tiel de défense nationale, eh bien, aurait-il recourir à l'illégalité, il y serait allé ".

A ces mots une effroyable clameur s'élève dans la salle. Ce ne sont plus des interruptions, ce ne sont plus des protestations, ce ne sont plus même des cris, ce sont de véritables hurlements. Socia- listes et radicaux-socialistes vociférèrent à l'envi. Des poings me- naçants sont tendus vers M. Briand. On le traite de lâche, de vendu, de bandit. On l'appelle " dictateur ". On le somme de démissionner. Un député socialiste se précipite vers la tribune pour frapper l'orateur. Pendant ce temps, celui-ci essaie de se faire entendre, mais en vain. On se croirait dans une ménagerie de bêtes furieuses. M. Briand tient tête à l'ouragan. Il parle durant quarante minutes, au milieu du vacarme qui l'empêche d'être entendu à dix pas. Puis il descend de la tribune, applaudi par ses amis. Et le président essaie de lire les ordres du jour. Mais le tumulte rend impossible toute délibération, et l'on ajourne au lendemain, La Chambre n'a pas vu de scène semblable depuis les jours du Panamisme.

La séance suivante a été relativement plus calme. Les fureurs de la veille avaient peut-être épuisé les forces des enragés de l'ex- trême-gauche. M. Briand ast remonté à la tribune pour continuer son discours interrompu par les clameurs le jour précédent. Il a parlé avec énergie et expliqué la phrase qui avait soulevé tant de vociférations. Ce qu'il avait voulu dire c'est que dans les moments de grand péril national les mesures d'exception sont justifiées. Néanmoins le ministère était fier d'avoir pu rester dans les limites de la légalité. Il y avait longtemps que le gouvernement n'avait traversé des heures aussi troublées. Mais la nation en sortait plus grande et meilleure. Et cela sans qu'il eût été nécessaire de recou- rir à des excès de répression. " Regardez ces mains, s'est écrié l'orateur en faisant un geste dramatique, vous n'y verrez pas une goutte de sang. " A ces mots la majorité a éclaté en applaudisse-

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 559

ments. Le résultat du débat a été un triomphe pour M. Briand. Un ordre du jour de confiance a été adopté par 329 voix contre 183.

Cependant, dans cette forte majorité de 143 voix il y avait un grand nombre de bulletins de la droite, dont le vote signifiait sur- tout la réprobation des actes et des manoeuvres révolutionnaires. Et dans la minorité figurait une centaine de voix radicales qui durant les sessions précédentes appuyaient le gouvernement. M. Briand allait-il profiter de cette occasion pour accentuer sa rupture avec les combistes et affirmer sa détermination de faire sincèrement de la politique modérée ? Beaucoup se posaient cette qu^tion. On allait avoir bientôt la réponse. Deux jours après le triomphe du cabinet sur le socialisme, éclatait dans Paris la nouvelle stupé- fiante de la démission du cabinet. On savait que quelques-uns des ministres n'étaient pas d'accord avec leur chef, au sujet des mesures à adopter pour prévenir le retour des grèves parmi les employés des grands services publics, comme les chemins de fer, les postes, etc. M. Briand entend retirer à ces derniers le droit de grève et adopter des dispositions très sévères. MiM. Viviani et Millerand, entre autres, n'étaient pas disposés à s'engager dans cette voie, se décla- rant plutôt favorables à l'arbitrage. Dans ces conditions on pou- vait prévoir que ces deux membres du cabinet se retireraient et seraient remplacés par d'autres. Mais M. Briand a adopté un mode de procédé différent. Il est allé donner sa démission au Prési- dent de la République, ce qui entraînait celle de tout le cabinet. Il a ainsi, suivant l'expression plaisante des journaux de Paris, " démis- sionné " tous ses collègues, même ceux qui ne songeaient nullement à lâcher le maroquin ministériel. Il voulait, par ce moyen, avoir ta- ble rase pour reconstituer son gouvernement. Car, en donnant sa dé- mission, il avait informé M. Fallières qu'il était prêt à former une administration nouvelle. Celui-ci l'a naturellement invité le faire, et en vingt-quatre heures le cabinet était rebâti, et l 'interrègne ter- miné ! Tout ceci est vraiment une jolie comédie politique.

Le nouveau ministère a eu un succès d'étonnement. Beaucoup

560 LA REVUE CANADIENNE

de g'ens s'attendaient à voir M. Briand éliminer certains éléments; radicaux, pour les remplacer par des ralliés progressistes et par des représentants de la gauche républicaine démocratique. Bien au con- traire, il a fait un cabinet tout à fait radical, et composé d'hommes de troisième ou quatrième rang. Et comme spécimen de sa modé- ration, il est allé prendre par la main un des membres les plus odieux de la Chambre, M.Laff erre, ancien grand-maître de la f ranc-- maçonnerie, et ancien défenseur de l 'abominable système des f icihes et de la délation dans l'armée. Ce choix a soulevé une tempête de protestations. Voici la composition du ministère : Premier minis- tre et ministre de l'intérieur, M. Aristide Briand; justice, T.Girard; affaires étrangères, 'S. Pichcn ; guerre, général Brun ; marine, amiral Boue de La Péyrière; instruction publique, M. Faure; finance, M, Klotz; commerce, J. Dupuy; agriculture, M. Bayard: colonies, M. Morel; travail, 'M. Laf ferre; travaux publics M. Puech. Dans ce personnel beaucoup de comparses ! On a remarqué que dix des membre du nouveau cabiîret n'avaient jamais été ministres. On dirait que M. Briand a voulu s'entourer d'hommes inférieurs pour être le gouvernement à lui tout seul. Et il semble qu'il ait voulu appuyer sa combinaison sur les plus mauvais éléments. Parmi les douze membres du ministère, il y a au moins six francs-maçons bien connus. M. Lafferre a été deux fois président du Grand-Orient de France.

La réception faite par la Chambre au nouveau cabinet Briand a été plutôt fraîche. Il a repousser à la fois les attaques des socialistes, des républicains du centre, et de la droite. Il a annoncé la création, d'une commission permanente d'arbitrage chargée de s 'occuper des conflits entre le capital et le travail, et déclaré que le gouvernement ne tolérerait pas de grève parmi les employés des services publics. Dans le débat, M. Lafferre a été énergique- ment attaqué comme l'apologiste de la délation. Et M. Briand a trouvé rude la tâche de couvrir ce collègue compromettant. L'ordre du jour n'a été adopté que par 295 voix contre 209. En huit jours

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 561

M. Briand avait perdu 56 voix. Beaucoup d'observateurs politiques prédisent que ce ministère se maintiendra difficilement.

* * »

Aux Etats-Unis les élections générales qui ont eu lieu pour le Congrès le 8 novembre, ont donné aux démocrates une éclatante vic- toire. Ils ont remporté un grand nombre d'Etats dont les républi- cains étaient maîtres depuis quinze ou vingt ans, tels que New York lowa, Ohio, etc. Dans l'ancienne Chambre des représentants, les républicains avaient 217 membres et les démocrates 174, soit une majorité républicaine de 43. Dans la nouvelle, les rapports électo- raux reçus le 9 novembre indiquaient que les démocrates avaient élus 226 dé'putés et les républicains 164. Ce qui aurait fait une majorité démocrate de 61 voix. ' Et, dans tous les cas, les grands journaux de New York s'accordaient à dire que les rapports recti- fiés ne pourraient accuser pour les démocrates une majorité moindre que 30. Au Sénat les républicains paraissent conserver en- core une majorité. On sait que les sénateurs sont élus par les législa- tures d'Etat. Comme les démocrates ont capturé plusieurs législa- tures, ils gagnent ainsi plusieurs sièges dans la Chambre haute. Le Sénat américain se compose de 92 membres. Voici quelle serait la situation actuelle : les républicains auraient 50 sièges, les démocrates en auraient 40, et il y aurait deux sièges douteux. Mais comme il y a des sénateurs républicains dissidents, il est fort possible que les démocrates s'entendent avec eux pour l'adoption de certaines mesures.

Les élections du 8 novembre ont porté un coup mortel à la puissance du parti républicain. Elles présagent sa défaite dans la lutte présidentielle de l'année prochaine. Et elles ont rudement entamé, si elles n'ont pas détruit, le prestige de M. Roosevelt. L 'ex- président s'était jeté à corps perdu dans la bataille. Il a été défait dans son Etat, dans son district et dans sa localité. Ses candidats

562 LA REVUE CANADIENNE

ont été 'battus sur toute la ligne. Et ceux qui avaient commencé à faire mousser sa candidature pour un troisième terme présidentiel sont maintenant réduits au silence.

Au Canada, la situation politique est devenue tout à coup très intéressante. L'élection partielle rendue nécessaire dans les com- tés unis de Drummond et Arthabaska, par la nomination au sénat de M. Louis Lavergne, s 'est terminée, contrairement à l 'attente gé- nérale, par la victoire du candidat de l 'opposition, M. Gilbert, qui a eu deux cent sept voix de majorité. La défaite inattendue du candi- dat de Sir Wilf rid Laurier a causé dans tout le pays la plus profon- de sensation. C 'est évidemment la politique navale du gouvernement qui a déterminé le vote hostile de cette circonscription. Ce résultat, comme on pouvait s'y attendre, a été l'objet d'interminables com- mentaires dans la presse politique.

On polémiquait encore sur la signification et la portée réelle de cette lutte, lorsque le Parlement fédéral s'est réuni le 17 novem- bre. Le discours du trône ost long, mais ne renferme rien de bien saillant. Après la mention tout indiquée de la mort d'Edouard VII et de l'avènement de Georges V, il signale la grande prospérité dont jouit le Canada : récolte satisfaisante, développement du com- merce et de l'industrie, accroissement continuel des importations et des exportations. On y rencontre ensuite une allusion à l'achat de la Niohé et du Rainhow, et de leur arrivée dans les eaux canadien- nes, " conformément à la politique adoptée à la dernière session, dans le but de créer un service naval ". Il y est aussi question de la sentence arbitrale rendue par le tribunal de la Haye au sujet du différend entre la Gra-nde-Brctagne et les Etats-Unis, relativement aux pêcheries dans les eaux de Terre-Neuve et du Canada. Le dis- cours du trône parle ensuite des progrès réalisés dans la construc- tion du Transcontinental; du chemin de fer de la Baie d'Hudsoii :

A TRAVERS LES FAITS ET LES ŒUVRES 563

du pont de Québec; des accords commerciaux conclus avec l'Italie -et la Belgique ; des négociations entamées avec les Etats-Unis en vue d'élaborer un traité de réciprocité; des droits d'auteur, etc. Il annonce des projets de loi relatifs aux eaux limitrophes, aux ban- ques, aux enquêtes sur la condition des classes industrielles et ou- vrières, etc.

Le débat sur l'aldresse en réponse à ce discours s'est ouvert le 21 novembre, et n'est pas encore terminé au moment nous écrivons ces lignes. L'adresse a été proposé par M. McGiverin, député d'Otta- wa, appuyé par M. Lapointe, député ée Kamouraska. Ont pris part aux débats jusqu'ici MM. Borden, Sir Wilfrid Laurier, Foster, Gutbrie, MacLean, Monk, Brodeur, Blondin, Béland, Nantel ,Tur- «otte, Paquet, Rivet, Miller, Chisholm, Powke, Sam Hughes, Clark, Burrell. L'élection de Drummond-Arthabaska a occupé une place prééminente dans tous les discours prononcés. Jamais élection partiellei n'a remporté de tels honneurs. Sir Wilfrid Laurier a parlé avec une chaleur, une animation, nous dirions presque une violence, dont il n'avait pas depuis longtemps donné d'exemple. ]\I. Monk a parlé avec beaucoup de force et d 'effet. M. Borden a été très mordant dans son second discours, en réplique à M. Brodeur car il a parlé deux fois j\I. Béland paraît avoir remporté la palme du débat parmi les députés ministériels. M. Nantel, de Terrebonne, a dit, avec une énergique fr.inehise, à Sir "Wilfrid, des choses beau- coup plus dures que celui-ci n'était habitué d'en entendre.

Un amendement et un sous-amendement sont actuellement sou- mis à la Chambre. M. Monk a proposé la motion suivante: " Cette Cham'bre regrette que le discours du trône n'indique pas si c'est l'intention du gouvernement de consulter le peuple sur la politique navale et sur la question générale de la contribution du Canada aux armements impériaux ". M. Borden a proposé ce sous-amen- dement: " Nous assui*ons votre Excellence de l'attachement inalté- rable et du dévouement du peuple du Canada à la Couronne bri- tannique, de son désir et de son intention de remplir toutes les jus-

564 LA REVUE CANADIENNE

tes responsabilités qui incombent à ce pays comme l'une des nations. <de l'empire. Nous désirons cependant exprimer notre regret que- le discours du trône n'indique aucune intention de la part de^vos aviseurs de consulter le peuple sur la politique navale du Canada ". Nos lecteurs peuvent saisir facilement la nuance qui différencie légèrement les deux motions. Plusieurs autres discours vont être prononcés avant que le vote ne soit pris.

On annonce la session provinciale de Québec pour le 10 janvier- prochain.

Thomas CHAPAIS.

Québec, 27 novembre 1910.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

L'EGLISE ET L'ENFANT, par Jules Grivet, S. J. ln-16 double couronne. Prix: 0.50; franco, 0.60. Gabrielle Beauchesne & Cie, Ancienne Librairie Delhomme & Brigoiet, rue de Rennes, 117, Paris (6e).

Le problème de réducation la destinée écartée est aussi inso- luble que le serait celui de ia fabrication d'une montre ou d'un aéro- plane, pour l'oinTier qui s'obstinerait à oie pas savoir que la montre est destinée à mesurer le temps et l'aréoplane à monter.

Il est démontré que lliomane est fait par Dieu pour s'élever jusqu'à Dieu, Il n'y a donc qu'une éducation humaine : Véducation religieuse. C'est ce que ces pages voudraient expliquer.

DIEU EXISTE, par Henry de PulUy. Argxmients d'autordté. L'Ori- g-ine des choses. Qui a fait l'homme? Qui a fait la nature? In-16 couronne (64 pp.). Prix: 0.50; franco, 0.60. Gabriel Beau- chesne & Cie, Ancienne Librairie Delhomme & Brigueit, rue de Rennes, 117, Paris (6e).

La brochure de M. Lepin, intitulée : Pourquoi Von doit être chrétien a eu un succès considérable.

On a pensé qu'une brochure analogue sur la vérité qu'iH faut rappren- dre avant toute autre aux Français sur Vexistence de Dieu rendrait peut-être aussi des services.

En quelques pages rapides, vivantes, concrètes, à la portée de tous, , que le jeune hoanane de plus léger et l'homme du monde le plus pressé peu- ventlire en qneiliques minutes, d'auteur met face à face le sens commun avec le grand Dieu qui transjjanaît à travers toute la création.

566 LA REVUE CANADIENNE

LA DOCTEINE MORALE DE L'EVOLUTION, par Emile Bruneteau, pro- fesseiir à l'école de théalogie de Poitiers. 1 vol. in-16 (VIII-95 pp.)> Prix: 1 fr. 25; franco, 1 fi-. 35. Gabriel Beanchesne & Cie, An- cienne Librairie Delhonîme & Briguet, rue de Rennes, 117, Paris(6e)

La Bibliotlièque apologétique vient de s'enrichir d'un opuscule qui comptera parmi les meilleurs de cette collection, d'ailleurs excellente. Il a pour titre la Doctrine morale de l'Evolution.

M. Bruneteau donne d'abord un large exposé du système, en le pré- sentant dans ce cadre scientifique se complaisent, non sans quelque puérilité, les grands évoUutionnistes, Spencer, Guyau, Hoeckel. Puis, il le réfute méthodiquement.

JESUS-CHRIST, sa Vie, son Temps. Leçons d'Ecriture Sainte (1909), par le E. P. Hippolyte Leroy. 1 vol. in-16 double couronne (402 pages). Prix: 3 f r. ; franco, 3 f r. 25. Gabriel Beauchesne & Cie, éditeurs, rue de Rennes, 117, Paris (&e).

Le maître ouvrage du R. P. Hipj)olyte Leroy sur Jésus-Christ, sa Vie, son Temps touche à sa fin. Encore trois années de Leçons d'Ecriture Sainte sur la Passion et la Vie glorieuse et le monument élevé à la gloire de Notre-Seigneur sera achevé. Aujourd'hui nous sommes heureux d'an- nonôer l'apparition d'un nouveau volume, le quinzième de la collection, qui contient les Leçons prêchées en 1909.

Comme les précédents il renferme dix Leçons: La Foi de Pierre. Le Départ de Jésus. La Venue de l'Esprit-Sain't. Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang. Pourquoi l'Eucharistie. La Vigne et les Sarments. La Sève divine. Derniers Avertissements. - Les Adieux du Christ. Le Testament du Christ.

VOYAGE EN AUTOMOBILE DANS LA HONGRIE PITTORESQUE. FATRA - TATBA - MATRA. Par Pierre Marge. Préface de M. Edouard Herriot, maire de Lyon. Un volume in-16, avec huit gra- vures hors texte. Prix : 3 f r. 50. Librairie Plon-Nourrit et Cie,. 8, rue Garancière, Paris (6e).

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 567

M. Pierre Alarge a raconté d'aimable façon, dans un précédent volume, sa randonnée d'automobiliste en Espagne ; et les notes, d'une exactitude colorée, qu'il a publiées, ont obtenu un réel succès. Il livre aujourd'hui à la curiosité sans cesse en éveil d'un public pressé de vivre, de nouvelles imprevssions de voyage. Cette fois, c'est la Hongrie qui l'a attiré en conupagnie de M. Herriot, le très lettré maire de Lyon, l'auteur d'une monographie détfinitive sur Madame Récamier.

UN CAS DE CONSCIENCE. Pièce en deux actes, par Paul Bourget et Serge Basset. Un volume in-16. Prix: 1 fr. 50. Librairie Plon- Nourrit et Cie, 8, rue Garancière, Paris (6e).

Le succès considérable de la Barricade a engagé M. Paul Bouxget à porter au théâftre quelques-uns des probdêmes moraux et sociaux qui doh- nent à ses plus récents romans un caractère de ^joignante actualité.

Cette fois, OA^ec la collaboration très habile de M. Serge Basset, il a défini d'un trait sûr et ferme le devoir d'un médecin placé subitement en face d'un redoutable secret de famille. Armé du vieux précepte extrait du seronent hipipocratique : Nec vim, nec audit a, nec intellecta, le docteur Odru essaye de résister à la fois à la mère coiipable qui ne veut pas que le passé ressuscite et au père qui meurt de ce passé obscurément entrevu. S'il fléchit un instant, il est vite ra/ppeilé à la stricte probité profeesion- nelle par le sentiment de sa responsabilité. Le tragique quiproquo qui menace l'avenir d'une famille se dénoue par un geste de pardon chevale- resque qui supprime l'impossible explication.

DEUX CONCEPTIONS DIVERGENTES DE LA VOCATION SACERDO- TALE. Exiposé, controverses, conséquences pratiques, par l'abbé J. Lahitton, chanoine honoraire, docteur en théologie, professeur de dogme et d'histoire ecclésiastique. In-12 (310 pp.). Prix: 3.00. P. Lethielleux, éditeur, 22, rue Cassette, Paris (6e).

La question de la Vocation sacerdotale vient d'être mise à l'ordre du jour, d'une manière très vive, par M. le Chanoine Lahitton, professeur de dogme et d'histoire au Grand Séminaire de Poyanne (diocèse d'Aire).

568 LA REVUE CANADIENNE

D'a/près lui, le vrai concept de la vocation se serait plus ou moins cor- rom^ju au cours das trois derniers siècles, et, c'est à le rétablir dans touite sa pureté que le zélé théolo^en emploie tous ses efforts, sans nuiUement s'émouvoir d'oipposdtions qu'il avait prévues.

Son premier ouvrage : La Vocation sacerdotale, traité théorique et pratique à Vusage des séminaires et des recruteurs de prêtres, a obtenu, ma.lg-ré ses apparences novatrices, le suffrage des revues les plus sérieuses et les plus autorisées, telles que l'Ami du clergé, les Etudes, la Civitta Cattolica, la Revue Thomiste, etc., auxquelles est venu s'adjoindre récem- ment la revue Le Clergé Français.

I)e Eome même, S. E. le Cardinal Merry del Val écrivait à l'auteur, au nom 'de Pie X, pour le louer de ses efforts à remettre en lumière, dans une synthèse rapide, mais claire et précise, la pure doctrine de VEglise concernant la vocation sacerdotale.

Dans ce nouvel ouvrage, qui est réoho de controverses récentes, l'au- teur précise de noaveau la questioai qu'on a essayé d'obscurcir et montre combien sa thèse est éminemment pratique par ses conséquences : fidèle- ment suivie, elle procurera un recrutement plus nombreux, surtout un recrutement d'élite.

TA B L. E: 3

lo TABLE DES SOMMAIRES

Sommaire de juillet. I. Hymne à Jésus-Hostie (ipoésie). {P. -A. Ar- chamhault) , p. 5. II. Les Congrès Eucharistiques (suite) (Le Père Galtier), p. 7. III. Le p3,rler français au Canada (EUe-J. Auclair), p, 21. IV. Le Socialisme (II) (Léonidas Perrin), p.' 30.

V. " Chantecler " à la scène (Jules Fournier) , p. 45. VI. A traA^ers les fai'ts et les oeuvres (Thomas Chapais), p. 58. VIL Chronique des Revues (Elie-J. Auclair), p. 74. VIII. Notes bibliographiques (***), p. 93.

•Sommaire d'août. I. Le peuple martyr (l'Acadie) (Adélard Desrosiers), p. 97. IL L'oeuvre de Paanphile Lemay (Le Père Beaudé), p. 117. IIL Le Congrès des Canadiennes Françaises (suite) (Elie-J. Auclair), p. 135. IV. Jean Nicolet (I) (Benjamin Suite), p. 148. V. Le Congrès de l'A. C. J. C. à Ottawa (Rodrigue Villeneuve), p. 156.

VI. A travers les faits et les oeuvres (Thomas Chapais), p. 172. . VIT. Notes bibliographiques (***), p. 189.

Sommaire de septembre. L Noces de diamant à Joliette (I) (A.-C. D.), p. 193. IL Le Nord-Ouest Canadien (1760 à 1784) (I) (L.-A. Pru- d^homme), p. 207. IIL Rémiscences et revenidioations (J.-C. Cha- pais), p. 222. - IV. Pages d'histoire (Ernest Gagnon), p. 235.

V. A travers les faits et les oeuvres (Thomas Chapais), p. 243.

VI. Chronique des Revues (Elie-J. Auclair), p. 258. VIL Notes biibliograplhiques (***), p. 278.

Sommaire d'octobre. L Quelques orateurs du Congrès (Hector Filia- trault), p. 289. IL Le Collège Canadien et le Quii'inal (L'abbé Jeannette), p. 301. IIL Noces de diamant à Joliette (II) (A.-C. D.) p. 315. IV. Jean Nicolet (II) (Benjamin Suite), p. 331. V. Pages d'histoire (suite et fin) (Ernest Gagnon), p. 343-. VI. Le boeuf rpolaire (I) (Fabien Vanasse), p. 350. VIL A travers les faits et les oeuvres (Thomas Chapais), p. 361. VIII. La presse et ses devoirs (Elic-J. Auclair), p. 377.

570 LA REVUE CANADIENNE

Sommaire de novembre. I. Notre vieil orme (poésie) (PampMle Lemay), p. 385. n. Vers un Mausolée (Henri d'Arles), p. 386. III. Pages de lilïtérature contemporaine (Emile Chàrtier), p. 395. IV. Jean Nicolet (III) (Benjamin Suite), p. 409. V. Le Nord-Ouest Oana- dien (1760-1784) (II) (L.-A. Prud'homme) , p. 421. VI. A travers les faits et ies oeuvres (Thomas Chapais), p. 428. VII. Chronique des Revues (Elie-J. Aiwlair), p. 444. VIII. Notes bibliograipliiques (***), p. 471.

Sommaire de décembre. I. Les Iriandais et la bataille de Carillon (Thomas Chapais), p. 481. II. Etienne-Micliel Faillon (Henri Gauthier), p. 500. III. Le Gouverneur Pothier (F.-L. Desaulniers)^ p. 512. IV. Les Ecoles d'Embrun (Elie-J. Auclair), p. 531. VI A travers les faits et les oeuvres (Thomas Chapais), p. 549. VI. Note» bibliographiques (***), p. 565. VII. Tables (** ), p. 569.

2o TABLE DES SOMMAIRES DE LA CHRONIQUE

" A TRAVERS LES FAITS ET LES OEU"SrRES " DE M. THOMAS CHAPAIS.

(Livraison de juillet). La session anglaise. Son programme. Buidget, bill de régence, liste civile, serment du roi. La trêve des partis. Une intervention du roi Georges V. La conférence entre les chefs de parti. Un article de T. P. O'Connor. En France. Après les éilections. Statistiques intéressantes, mais peut-être déce- vantes. — Un discours de M. Piou. ^ La note optimisite. Commen- taires de l'Univers. La première session du nouveau parlement. Les déclanatdons de M. Briand. Un docuiment considérable. La politique briandiste. A l'Académie française. L'élection de M^r Puchesne. Auguste Roussel. Au Canada p. 58

(Livraison d'août). La session anglaise. Le budget de 1911. L'aug- naentation des dépenses. La liste civile. Le suffrage des femmes. Un vote favorable au principe. Le serment du roi, Change- jnent de la fonnule. Au parlement français. Un grand débat. ;MM. Piou et Briand. L'effort oratoire du premier ministre. Son appel aux radicaux. Un vote de confiance. En Espagne. La politique anticatholique de M. Canalejas. Au Canada p. 172"

TABLES 571

(Livraison de septembre). Le serment royal. Un acte de réparation.

Une leçon de persévérance. La conférence sur le veto. En France. Les groupes parlementaires. Nomenclature et classifi- cation. — La majorité et l'opposition. L'évolution des partis. L'action IdbéraJle et les progressistes. - Un incident. A propos d'un article de M. de Mun. La Correspondance de Rome. L'Univers. Deux articles de M. François Veuillot. Eéponse de M. de Mun. En Espagne. Au Canada p. 243

(Livraison d'octobre). En Angleterre. Le bill du recenBiement. La question relative au culte. Les non-conformistes. Un dis- cours de 'M, Lloyd-George. A propos du Home Rule. La confé- rence constitutionnelle. En France. Protestations antibrianidis- tes. MM. Léon Bourgeois et Vallé. L'apaàsement, formule vMe. Réplique de M. Millerand. Passes d'armes en perspective. La condamnation des erreurs du Sillon. Lettre magistrale du Souve- rain-Pontife. — Soumission de Marc Sangnier. Le décret sur la première communion. Un Motu proprio. En Espagne. Le Congrès Eucharistique p. 361

(Livraison de novembre). La conférence constitutionnelle en Angle- terre. - Un projet de fédération impériale. L'indemnité par*lemen- taire au parlement britannique. Historique de la question. En France. La grève des employés de chemins de fer. Action éner- gique du gouvernement. Les grévistes sont vaincus. Le congrès radical de Rouen. M. Brianid y est attaqué. Une motion de blâme est adoptée contre lui. Combes contre Brland. Le décret relatif à la communion des enfants. Quelques hésitations en France. Divulgation d'une lettre épiscopale conifidentielle. Le pape et la littérature moderniste. Révolution au Portugal. M. Nathan i'in- snlteur. An Canada p. 428

(Livraison de décembre). La crise anglaise. Echec de la conférence.

La situation avant cet éohec. La trêve du roi. Reprise des hostilités. L'attitude du gouvernement. Le bill du veto. M. Balfour à Nottingham. La politique unioniste. Dédlarations de M. Asquith aux Communes. Bref débat. Les résolutions de lord Rosebery et la Chambre des Lords. Tactique de lord Lansdowne. Ses résolutions constitutionnelles. Dissolution du Parlement et élections en décembre. En France. Un débat tumultueux. M. Briand et les socialistes. Une crise ministérielle originale. Nou- veau ministère Briand. Triomphe maçonnique. Majorité réduite.

Les élections américaines. Au Canada. Drummond et Artha- baska. La session fédérale p. 54^

572 LA REVUE CANADIENNE

3o SOMMAIRE DE LA " CHRONIQUE DES REVUES DE M. ELIE-J. AUCLAIE.

(Sommaire de juillet). Le Cinquantièrae des Zouaves pontificaux à Montmartre (Extraits du Gaulois, 1er juin et 3 juin Article de M. de Mun, 9 juin). - L'ï^ducation du Corps (Article de V Education moderne, par Paul Gauthier, aA'ril 1910). Toilette féminine (Ar- ticle de la Semaine de Rome, par le Père Waszkléwicz). La Morale et la 'Science (Article de M, Henri Poincaré, de La Revue, 1er juin 1910). A la Comète! (Article de Pierre l'Ermite, de La Croix de Paris). Le vrai caractère de Pasteur (De M. Jutles Claretie, dans les Annales). L'Acadie (Article de M. Emile Flourens, ancien mi- nistre, du Soleil de Paris, 12 mai 1910) p. 74

(Sommaire de septembre). Les étapes de l'aviation (Article des Nou- velles — 10 août 1910). A qui profitent les inventions? (Artidle de Diego La Croix de Paris, 29 juillet 1910). Les catholiques et la séparation en France (Articles de VEcho de Paris, par M. Etienne Lamy, de l'Académie française, 20 et 21 juin 1910). Le suicide de la France (Article des Débats, par M. Paul Leroy-l^aulieu). Les ad- versaires de Lourdes (Article de M. l'âbbé Georges Bertrin, 12 jmllet 1910). Le Monument de Montcalm (Article de M. Louis Gillet, le Gaulois, 16 juillet 1910). Le problême des races au Canada (Article du Month ide Londres, aoialysé par M. J.-A. Lander, dans la Croix de Paris (20 et 30 avril 1910) p. 258

(Sommaire de novembre). La presse et les crimes (Article de M. Emile Fag'uet, de l'Académie française 7 septembre 1910). L'Assistance Publique (Article de la Revue Philanthropique septembre 1910). Un ami des insectes (Article de M. de Maizières le Gaulois). Eacine enfant (Un discours de M. Jules Lemaître, de l'Académie fran- çaise — octobre 1910). La crise du français (Articles de la Revue des DCiUX-Mondes (21 septembre) et du Gaulois (2 octobre). Le Congrès de Montréal (Appréciations de VUnivers, du Tablet et du Correspondant) . La reine Marie (Article de la Review of Reviews août 1910). Un homme de bien et un patriote (Feu J.-A. Chicoyne, ancien député) p. 444

TABLES 573

4o TABLE DES NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Pages

Apologétique chrétienne 475

Attitude (L') sociale des catholiques françaiis au XIXe siècle, par

C. Calippe 477

Cas (Un) de conscience, par Paul Bourget et Serge Basset 567

Ce que répondent les adversaires de Lourdes, par l'abbé G. Eertrin. 279

Christ (Le) , par F. Richard 280

Coeur (Le) à l'école ide la foi ou de la libre-i>ensée, par l'abbé

J. Siguier 280

Commencements (Les) de rindépeandance bulgare, par E. Queillé... 476

Comment il îsflxt i^rier, par A. Martin 96

Conceptions (Deux) divergentes de la vocation sacerdotale, par

l'abbé J. Laihitton 567

Dieu existe, par Henry de Pully 565

Digcernement (Le) des esprits, par le E. P. iScaramelli 286

Doctrine (La) morale de l'évolution, par Emile Bruneteau 566

Eglise (L') de France sous la troisième république, par le E. P.

Lecanuet 475

Eglise (L') et l'enfant, par Jules Grivet, S. J 565

Elemenla philoisaphiae christianae, par l'abbé Lortie 471

Episode (Un) de la fin du pajganisme, par P. de Labriolle 282

Etat (L') moderne et la neutralité scolaire, par G. Fonsegrive 284

Evangile (L') et la sociologie, par le Dr Grasset 284

Feuilles volantes, par E. Gagnon 189

Fléau (Le) romantique, par l'abbé C. Lecigne 476

Fleurs sauvages, par Atala 190

Foi (La), par P. Charles 283

Fonction (La) du poète, par A. Guiard 473

Franc-fmaçonnerie (La) et la conscience catholique, par le E.P.Couet 479

Histoire de la contre-rêvolutdon, par le baron de Batz 474

Histoire (L') des religions, par J. Bricout 288

Idées (Les) de saint François sur la science, par le E. P. U. d'Alençon 94

Idée (L') individualiste et l'idée chrétienne, par H. Lorin 473

Idées médicales, par le Dr Grasset 474

574 LA REVUE CANADIENNE

Pages

Idées (Les) morales de Mme de Staël, par M. Souriaii 284

Jardins (Les) de l'histoire, par E. Gebiiart 478

Jésus^hrist, sa Vie, son Temps, par le E. P. Hippolyte Leroy 566

Lacordaire^ par J. Bêzy 282

Léger (Saint), par le K. P. Camerlinck 95

Merveilles (Les) de Lourdes, par J. Bricout 192

Néerlandais (Les) en Bourgogne, par A. Germain 93

Notion (La) de catholicité, par A. jje Poulpiquet 96

Orphéus et l'Evangile, par Mgr P. BatiffoCi 191

Péril (Le) de la langue française, par l'abbé C. Vincent 95

Philosophie (La) minérale, par A. de Lapparent . . . . 477

Pontifical (Le) , par J. Baudot 287

Positivisme (Le) chrétien, par A. Godard 280

Pureté (La) , par J. Guibert 96

■Qu'est-ce que le qaiétisme? par J. Paquier 287

Qui vive? France " quajid même ! ", par P. Déroulède 288

Que devient l'âme après la mort? par Mgr Schneider 94

lleligion (La) de la Grèce antique, par O. Habert 279

Religion et médecine, 7>ar le Dr C. Vidal 286

Routes (Les) , par E.-M. de Vogué 479

Sainte (La) communion, par le Ch. de .Gibergues 192

Sainte (La) Vierge d'après l'Evangile, par l'abbé N. Cinq-Mars 285

Schisme (Le) de Photius, par J. Ruinant 283

Sobre et rdche, par le juge Lemieux 190

Traité des scrupules, par l'abbé Grimes 93

Vérité (La) du catholicisme, par J. Bricout 281

Vers les sommets, par la Comtesse de Saint-Martial 285

Vie (La) de saint Benoit d'Aniane 282

Vie de sainte Eadegonde, par saint Fortunat 95

Virgile et Victor Hugo, par A. Guiard 473

Voyage en automobile dans la Hongrie pittoresque, par Pierre Marge. 566

TABLES 575

5o TABLE DES MATIERES PAR ORDRE ALPHABETIQUE

Pages

A. C. J. C. (Le Congrès de 1'.; à Ottawa), par Eodrigue

Villeneuve 156

A travers les faits et les oeuvres, par Thomas Chapais 58,

172, 243, 361, 428, 549

Bibliographiques (Notes) , par *** 93, 189, 278, 471, 565

Boeuf (Le) polaire (I) , par Fabien Vanasse 350

Canaidiennes-Françaises (Le Congrès des), par Elie-J. Audair 135

Carillon (Les Irllandais et la bataille de), par Thomas Chapais 481

Chanteclerc (A ,1a scène), par Jules Fournier 45

Chroniques de M. Thomas Chapais 58, 172, 243, 361, 428, 549

Chronique des Eevues 74,258, 444

Collège Canadien (Le) et le Quirinal, par l'abbé Jeannotte 301

Congrès (Le) de l'A. C. J. C, à Ottawa, par Eodrigue Villeneuve... 156

Congrès (Le) des Canadiennes-Françaises, par Elie-J. Audair 135

Congrès (Queilques orateurs du) , par Hector Filiatrault 289

Congrès (Les) Eucharistiques, par le Père Galtier 7

Diamant (Noces de) à Joliette, par A.-.C. D 193, 315

Ecoles (Les) d'Embrun, (par Elie-J. Auclair 531

Eucharistiques (Les Conigrès) , par le Père Galtier 7

Faillon ( Etienne-Ali chel) , par Henri Gauthier 500

Gouverneur (Le) Pothier, par F. L.-Desaulniers 512

Hymne à Jésus-Hostie, poésie par P.^A. Archambault 5

Irlandais (Les) et la bataille de Carillon, par Thoonas Chapais 481

Lemay (L'oeuvre de Pamtphile) , ipar le Père Beaudé 117

Littérature conteanporaine (Pages de), par Emile Chartier 395

Martyr (Le peuple) , par Adélard Desrosieris /. 97

Mausolée (Vers un) , (par Henri d'Arles 386

Nicolet (Jean) , (par Benjamin Suite 148, 331, 409

Noces de dian.Ant à Joliette, par A.-C. D 193, 315

Nord-OueSit (Le) Canadien, par L.-A. Prud'homme 207,- 421

Notes bibliographiques, par *** 93, 189, 278, 471, 565

Oeuvre (L') de Pamphile Lemay, par le Père Beaudé 117

576 LA REVUE CANADIENNE

Pages

Orateurs (Quelques) du Congrès, par Hector Filiatrault 289

Orme (Notre vieil) , poésie par Pamphile Lemay 385

Pages de littérature contemporaine, par Emile Chartier 395

Pages d'Histoire, par Ernest Gagnon 235, 343

Par'ler (Le) français avi Canada, par Elie-J. Auclair 21

Peuple (Le) martyr, par Adélard Desrosiers -. 97

Polaire (Le Boeuf) , par Fabien Vanasse 350

Pothier (Le Gouverneur) , par F. L.-Désaulniers 512

Presse (La) et ses devoirs, par Elie-J. Auclair 377

Quelques orateurs du Congrès, ipar Hector Filiatrault 2S9

Quirinal (Le CoiUège Canadien et le), par l'abbé Jeannotte 301

Réminiscenjces et revendications, par J.-C. Chapais 222

Eevues (Chronique des) , par Elie-J. Auclair 74, 258, 444

Socialisme (Le) , par Léonidas Perrin 30

Vers un Mansolêe, par Henri d'Arles 386

AP 21

V.59

Revue canadienne

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