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La Vie Parisienne

sous la République de 1848

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DU MEME AUTEUR A LA LIBRAIRIE ALBIN MICHEL

La Vie Parisienne sous la Révolution et le Directoire.

sous le Consulat et l'Empire.

sous la Restauration.

sous Louis-Philippe.

sous la République de 1848.

La Femme Amoureuse dans la Vie et dans la Littérature

Ceux qu elle aime. Le Soldat La Femme Amoureuse dans la Vie et dans la Littérature

Le Cœur et les Sens.

Une Amoureuse : Pauline Bonaparte. Marie-Antoinette et les Pamphlets royalistes et révolu- tionnaires.

HENRI DALMÉRAS

La

Vie Parisienne

sous la République de 1848

PARIS

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR

22, rue Huyghens, 22

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays

LA VIE PARISIENNE EN 1848

COMMENT ON FAIT

UNE RÉVOLUTION

LES JOURNÉES DE FÉVRIER

LE PEUPLE AUX TUILERIES

l'our oI)teiiir lu Ré- f'oniic , c'est - à - dire rextensiou du droit de vote, et même réta- blissement du sul'frag'e universel, dont Guizot essayait de retarder l'inévitable et déplo- rable triompbe, l'op- position, en 1847 et

1848, multipliait, dans toute la France, les ban- quets. On mangeait et on buvait contre le Gou-

2 LA VIE PAHIS1E^NK

vernement. C'était un patriotisme facile, et les restaurateurs le trouvaient très avantageux.

Les électeurs du XII'' arrondissement avaient organisé pour le 19 janvier 1848 un de ces ban- quets civiques et électoraux, sous la présidence du député de l'arrondissement, M. Boissel, et la vice-présidence de M. Poupinel, lieutenant-colonel de la Xir légion, et comme il devait avoir lieu dans une maison particulière, on s'était borné, con- t'oi'mément aux prescriptions de la loi, à un simple avis au commissaire de police.

Celui-ci en référa an ministre de rinlfiienr, M. Duchàtel, et l'autorisation, (jui n'i'tait demandée qu'implicitement, fut refusée.

Le comité d'organisation décida (|u'il donnerait suite à son projet, ([u'il ne tiendrait aucun cumpte de l'interdiction, et ([ne le l)an(juet aurait lieu, le dimanche 20 février, dans un vaste terrain, clos de murs, que le général Tliiars, déj)uté, possédait à Chaillot.

Par tous les moyens dont l'armait la loi, le gou- vernement était obligé d'imposer l'observation de la mesuie qu'il venait de prendre, à moins qu'il préférât montrer, en la rapportant, une faiblesse que ses adversaires auraient ex- ploitée contre lui. Ce fut le ])arti de l'énergie «jn'il adopta.

Des troup(!s furent consignées à Paris et dans la

COMMExNT ON FAIT UNE REVOLUTION 3

l)anlieiie. « L'on vit même passer des caissons chargés de bombes sur les boulevards. Qu'est- ce que c'est donc que ça ? demandait un enfant à son père. Ça, répondit le père, c'est la loi de 1791. C'était en effet la loi de 1791 que les mi- nistres invoquèrent pour empêcher les réunions réformistes (1). »

Le banquet fut renvoyé au mardi 22 février. Le comité chargé d'en régler les détails adressa aux journaux une sorte de manifeste-programme, pu- blié le 21. Les invités devaient s'assembler dans le lieu de réunion de l'opposition parlementaire, au café Durand, place de la Madeleine, n" 2, d'où ils se rendraient au banquet, escortés par des gardes nationaux.

Le gouvernement, de son côté, se hâta de faire afficher une ordonnance du préfet de police, Deles- sert, contre les attroupements, et un ordre du jour du général Jacqueminot, commandant supérieur de la garde nationale, dans lequel il rappelait aux soldats et officiers de ce corps que le Code pénal leur interdisait d'agir et de figurer comme tels, en dehors de leur service.

(1) Histoire de trente heures. Février IS'if^, par Pierre et Paul. Paris, 1898, p. 29. Il est à remarquer que l'habitude de se rendre à ces banquets en cortège les rendait beaucoup plus dangereux et, au milieu des passions politiques, con- stituait tout simplement une provocation à la guerre civile.

I.A VIK l'\HI>IKN\K

EriVavés });ir i-ette atlitmlcdu pnuv(tir.nu. |(eiit- être, animés de dispositions coiit-iliantcs, la j)lu- part des députés de l'opposition, sous l'influeui-e d'Odilon Barrot, s'étaient résolus et on l'avait annoncé dans les joui-naux: à ne pas assister au l>aii([U('t.

J.e 2'J f'i'vrler.

Sous un ciel bas cl lourd tonilx' une pluie i;la- céc. Monotone et silencieuse, elle luinhc ddticc- ment, sans arnH. l'n soleil transi agonise di-rricrc des nuages (|in saccuinulent et, lentement, sendtleiit se vider, ('/est une (le ces idUruces d iiue tristesse enei'vaute. d une ithsi'dante nndan- colie, ([ui détrenipent toutes les énergies, rem- plissent d'ombi'e et de IVoid toutes li-s âmes.

\\\^'\\ di' moins excitaul. v\r\\ de uiolus l'avoridile a un soidèvemeul |)o[»id;iire ipu' ce UKU'ose 22 Ic- vriei- IS'iS. C.ependant des ouvriers, en all.iut. \ers le lever du jour, à leur travail, stationnent «levant les ari'iches comminatoires (pie le gouvernenu'ut a l'ait |)laearder. 11 v a. dans clia([ue groupe, des exclamations, des commenliiires. Des orateui-s im|>rovisés, parmi les((U(ds les agents des sociétés secrètes ne sont pas iMres. pronom-ent de gramls mots: droit... loi... liberté!

D'intention réellenu'ut aggresslvc et de plan

CO.MMKNT ON FAIT UNK HKVUF.UTION 5

bien déterminé, il ne semble })as en exister dans la masse du peuple ou, du moins, on les dissi- mule — mais le noïiibre des badauds, leur agita- tion, augmentent sans cesse, et beaucoup de curieux, venant de tous les points de Paris, sor- tant pour la majeure partie des ateliers et des usines, on n'a pu les retenir, se dirigent, joyeusement, malgré la pluie, vers les Champs- Elysées, vers le spectacle qu'on leur a promis.

« Depuis ({uinze jours, les Faubourgs avaient les oreilles étourdies du ban([uet. On y verrait dé- filer des députés et des pairs ; puis des patriotes faineux, l(\s crânes delà Réf'oime, les muscadins du XalionaL M. Ledru-Rollin, M. Marrast, (4 de grands lioinnu's de toutes sortes à la douzaine ; il lall.'iit voirrela. Ou vint sur la |)laee de la ('oii- corde devait passer le cortège, comme on va voir un sjxn-tacle. L'idée d'une atta<[ue n'était nulle part (1 '. »

\'ers 10 heures, des étudiants en droit et eu médecintî si; réunissent sur la place du Panthéon au nombre de près de deux mille, se groupent, et, l'ormant deux rangs, s'avancent, dans la direction des boulevards, sons le commandement d'un jeun(; homme (pi'a (h'sigiu' comme chel' une taille gigan-

(1) La Naissance de la Hêinihliquc en février IS'iS. par Lli:ii;n 1)1-; LA HoDDE. Paris, 1850, p. 50.

6 LA VIE PARISIENNE

tesque. Sur les quais, ils rencontrent une l)ande d'ouvriers. Les deux colonnes fraternisent, et s'as- sociant, continuent IiMir marche.

On arrive à la place de la Madeleine vers la- quelle s'étaient dirigés la plupart des curieux. \'ers 11 h. 12, une foule immense attendait, surprise de ne voir se former aucun cortège, de ne voir apparaître aucun grand homme. La place et les rues voisines étaient remplies d'innombral)les ba- dauds inoffensifs, mais il fallait peu de chose |>our les translormcr en manifestants. Ils (•oMimiTicérciit à s'irriter ([uand ils apprirent, quand ils com- prirent que le banquet n'avait pas lieu. On cria : V/\'e la Réforme! et. natui-ellement. .4 htis Giii- zot ! On chant;! la Marseilldisc. Quehpriin pi'O- |>osa : « Piiis(|U(» les députés ne viennent pas, allons les cherclu'i' ! » et un groupe se dirigea a ers le Palais Bourbon, la grille du péristyle fut arrachée. D'autres groupes poussaient des cris hostiles deviint la maison d'Odilon Hari-ot, accusé d'avoir trahi le peuple, ou jetaient des pierres aux fenêtres de l'hôtel des Affaires étrangères, boule- vard des Capucines, en répétant le cri par lequel dcA'ait débuter la RéA'olution : .1 Ixis Guizol !

Peu à peu, ce qui n'était qu'une manifestation de curiosité tend à devenir une émeute.

Toujours à l'avant-garde, quand il s'agit de détruire ou de tuer, cette A^ermine, le gamin de

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 7

Paris, fils d'alcoolique et de tuberculeuse, le Ga- vroche, ([ui a plus de pus que de sang dans les veines, commence à jouer s(in voie de révolté cruel , cruel comme tous les faibles, comme tous les dé- générés, — et de meurtrier gouailleur. C'est lui qui, aux Champs-EWsées, avec des chaises, avecles débris des baraques renversées, élève les premières barricades.

On renverse les réverbères. .V coups de pierres, on oblige les municipaux ([ui ont leur poste au grand carré Marigny à s'y réfugier et à s'y ren- fermer.

Des soldats, fantassins, cavaliers, ont été en- voyés pour démolir les barric;uies des Champs- Elvsccs et (lis[)erser les attroupements. On les accucMlIc aux cris de: IVi'C /a ligne!

D'autres barricades, plus sérieuses, sont élevées près du marché Sainl-Ilonoré et dans la rue (h^ Rivoli. Des ouvriers envahissent le magasin d'ac- cessoires de la Porte Saint- Martin et en sortent avec toutes les armes r[u'ils ont pu trouver, depuis la pique du tape-dur ]us(pi'à l'épée de Lagardère.

Il y a déjà des morts. Deux femmes ont été tuées dans la rue Sainl-flonoré, et un capitaine de la ligne au faubourg Saint-^Iarce;iu.

A la Chambre, les dé[)utés affectent de s'inté- resser à une discussion sur le pi"ivilège des ban([ues. Consulté par (pielqiies-uiis d'entre eux.

8 LA VIK l'MUSIENNE

(iui/ot l'ait cette déclai'atioii : « Je puis n'jxnidrr de la journée, mais ]»• ne suis pas sans iiKjuiétudt* pour la nuit. »

Vers 4 heures, ïhiers, (jue ces monotones dé- bats ennuient, quitte la séance pour aller se mêler aux curieux, et s'offrir, trop certain de l(^s ren- contrer sur sa route, aux acclamations du peuple. Il arrive aux Champs-Elysées, et, comme il l'espé- rait, ne tarde pas à être reconnu. « Des enfants et de jeunes ouvriers s'emparent de lui, cl. p;ir ma- ligne plaisanterie, beaucouj) plus (jur par impul- sion j)<)litique, ])r<''tendent lui imposer une tumul- tueuse ovation. M. Tliiers, dont la sae^acitc^ ne se me]irend pas sur li' luoltile réel de cet élan pojm- laire, se débat viveiuenl eiiln- les bras (|ui le sou- lèvent, reprend pied sur le sol a f(»i'ce d'efhu'ts, réussit enfin à s'ecliap[>er des mains qui le pn'ssent. et, j)ar une fuite prt'cipitée, avise à si' soustraire à ces caustiques lioiuiuages. 500 de ces enfants le poursuivent en courant, traversent les allées sur ses pas, l'accablent de leurs huées, et pro- voquent par leurs folles jilaisanterips le l'ire et les applaudissements de 1.000 spectateui-s. L'in- fortuné triomphateur n'atteint (piavec j)eine l'hôtel Poïitalba. dont les étrilles, par bonheur, s'ouvrent pour lui donner passage et se referment immédiate- ment dei'rière lui (i . »

(1 Histoire de I rente heures.... p. 47.

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 9

Ce devait être un spectacle très g"ai, mais sur d'autres points de Paris, on s'amusait ])oauc(»up moins.

Quatre cents hommes d'infanterie et cent cava- liers gardent les abords de l'hôtel des Affaires étrangères, particulièrement menacé par toutes les haines.

Le rappel bat dans les rues pour rassembler la garde nationale. Des ouvriers, des enfants, escortent les tambours, en chantant la Marseil- Idise. Les gai'des nationaux rejoignent leurs postes sans trop savoir encore s'ils défeiuli'ont h' gouvernement contre le peuple ou le peuph^ contre le gouvernement. Renverser la monarchie, ils n'y songent pas. Ils veulent simplement lui donner une leçon. Sur la place du Panthéon, elle bi- vouaque, la 12" légion a pris parti. Elle crie : \'ive la Réforme ! Le pouvoir n'a pour lui, en réalité, que les gardes municipaux, trop peu nombreux, mais il n'éprouve aucune appréhension (i).

Le 5^ régiment d'infanterie légère, un escadron

(1) « Ce qui fui le plus remarquable, ce jour-là, c'est bien moins l'agression populaire que la réserve du pouvoir; mais celte réserve s'explique. Aux yeux du Gouvernement, l'émo- tion n'était qu'un feu de paille qui tomberait de lui-même, el qu'il fallait craindre d'aviver. » La Xaissancr de lu Hépii- hlique en février IS'iS..., p. .59.

Quelques jours avant le 24 février, Louis-f^liilippe adres- sait ces paroles au général Hadowitz, qui parlait en congé: « Dites bien à volie maitre (|ue deux choses sont désor-

10 LA Ml". PAIUSIK.NNK

(lo drjtgoiis, un escadron (le cliuss<'ui'.s,t't dcuxlnit- teries d'artillerie campent sur la place du Cancju- sel, la circulation est interdite. 10.000 hommes y étaient réunis dans la soirée, et, vers 8 heures, Louis-Pliili[)pe, acconi|ia^^nc de ses deux l'ils, les passait en revue.

Dans les rues du centre, sur le houlcvard, cir- culent des patrouilles à pied et à cheval.

Les émeutiers de leur côté ne restent pas inac- tifs, pendant qu'à la Chand)re, travaillant pour eux, deux députés, Odilon Harrotel M. (le(jenou(le, déposent sur le bureau deux demandes de mise en accusation contre, le ministère.

Le [)oste du cari'e Marigny est incendié. Les municipaux qui y étaient enl'ermt's trouvent, (|iielques instants, un abri dans un poste voisin, mais on se dispose à v metti-e le l'eu et ils réussis- sent à g'rand'peine à s'écliappi'r sains et saui's.

Des barricades sont rapidement construites dans les (juartiers poj)ulaires. Les rues Ti»pn'- tonne, Bourg-l'Abbé, (Ireneta, Transnonain, oii abondent les ouvriers, se sienaleiil par leur résis- tance à la troupe.

Des petits combats ont lieu un peu partout, l'ne

m.iis impossibles en Fram-e : la révolution et la i^uerre. » La Rt'rolution de ISffH racontée par un témoin, {ficviic hebdonuufaire, 1909. Etude d'HENRi W'elschingeu, d'après les Souvenirs d'ADOLPHE r>E CiKcoLnr, publiés en 1909.)

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION H

ambulance a été établie rue Saint-Houoré, u" 291. On n y apporte que des blessés. L'action n'est pas encore engagée sérieusement. De part et d'autre, on hésite.

Cependant des chefs qui, au début, se cachaient, semblent sortir de terre, et on ne se contente plus d'armes de théâtre.

Sur le quai de la Mégisserie, dans la rue Mont- martre, on a pillé des boutiques d'armuriers, et comme l'un d'entre eux, un des plus connus, Le- page, a cru devoir fermer et veri'ouiller sa porte, on l'a tout simplement enfoncée, en lançant contre elle une lourde voiture. Quelques heures plus tard, dans la nuit, aux Batignolles, des émeutiers entraient dans les maisons, et priaient les bour- geois de leur livrer toutes les armes qu'ils pou- vaient posséder. Aucun de ces pacifiques bourgeois n'ayant résisté à cette prière, la petite troupe, composée de 30 ou 40 hommes très décidés, se trou- vait bientôt en possession de fusils de chasse, ou de pistolets, dont elle se servait immédiatement contre les patrouilles qui parcouraient les boule- vards extérieurs. Elle allait ensuite, pour prendre un repos bien gagné et se préparer à la journée du lendemain, bivouaquer dans le chantier d'un marchand de bois.

Ceci se passait entre li heures et minuit. A ce moment-là, le premier acte de ce drame qu'est la

12 LA VIK PARISIENNE

RéA^olution de février touche à sa fin. Çà et re- tentissent encore, mêlés à des coups de feu, des refralus de chants patriotiques. Puis,[)euà peu, le silence se fait, et Paris s'endcti-t, ;inxii'ux, enfiéA'ré.

Le 'J',) février.

nilcl csl.ail (Ichill (le cctlc jourut'c, ([iii va v\vr (Ircisivc, la sitnalioii des (\v\\\ partis?

D'un ('(')t('', aïK'une entente, une série d'actions isolées. Des tiiailleurs (pii font le coup de feu et plient au moindre choc. Des barricades élevées à la hâte, mal construites, mal défendues.

De l'autre, un parti pris de modération et de douceur, et une confiance absolue dans la victoire finale.

Le commandement su[uéme des trouj)es char- gées de rétablir l'ordre a été confié au maréchal Bugeaud. Vers 8 heures du matin, pour la seconde fois, le rappel bat. Les gardes nationaux endossent leur uniforme, et descendent dans la rue, égale- ment ennuyés par un service trop matinal et par une émeute trop prolongée.

On se cominuniipn-, de groupe en groupe, de porte en [)orte, les nouvelles. On les commente, on les exagère ou on li's invente, pour paraître bien infoi'uié. Vax t;"enéral, on se montre sévère

GOMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 13

pour le gouvernement qui a résolu, assure-t-on, d'écraser sans pitié l'insurrection.

Le vent balaie les nuages, qui annonçaient la pluie, et le ciel s'éclaire.

C'est une bande d'une centaine d'ouvriers qui, à la première heure, donne le signal de la reprise de la lutte. Précédée par un tambour et conduite par un homme à longue barbe, qui tient à la main un drapeau tricolore, elle apparaît, d'abord, dans le quartier Poissonnière. Elle arrive aux Halles, et essaie d'élever une barricade dans la rue des Prou- vaires. Dispersée par un petit corps de troupes, envoyé à sa rencontre, elle se reforme à la pointe Saint-Eustache, continue sa route par la rue Mont- martre, jusqu'au bas de la rue Poissonnière. Elle construit une barricade, puis une autre rue de Gléry, et s'y immobilise, attendant les événements.^

Recrutées, formées dans les quartiers popu- laires ou commerçants, des bandes semblables celle-là peut servir de type procèdent de la même manière et tendent vers le même but.

Mais bientôt une sorte de plan d'ensemble se dégage, nécessité ou provoqué par les circon- stances. Entre ces petits combats, livrés un peu au hasard, l'intervalle diminue et des communica- tions s'établissent. Les émeutiers commencent à se compter. Il est évident que leur nombre a con- sidérablement augmenté, depuis la veille. Beau-

14 i\ NIK i'vhisiknnh:

coii|» irciiti'e eux (jui iravjiiciit |t;i.s iritriiics, .s'en sont procurées, de nuiison eu maison. Vers 2 heures, ils seront maîtres de toutes ces rues 'troites et tortu(!US('s du centre, sifaciles àdélendre, si l'avoi'uhles a une i^uerre civile'.

Le gouvernenuMit a piis des |ireeautioiis, ([ue rendent stériles le man([ue d'énergie clie/, les chefs, le man<|ue de zèle chez les soldats.

Une véritable armée évolue dans Paris. Il y a des pièces de canon sur la place du (lai'rouscd. sur la place des Victoires, sur les places de Grèvi' et de la Bastille, à la pointe Saint-Eustache, aux Halles, dans les rues Saint-Denis, Saint-Martin, etc.

Des engagements se produisent sur divers points entre les municipaux odieux à la popula- tion parce que, seuls, ils ïont loyalement leur devoir de soldats les chasseurs d'Orléans et les insurgés. Presque partout, la garde nationale, sous prétexte de jouer un rôle de conciliation, entrave la répression et favorise l'émeute (1). Voyons à l'œuvre, en nous bornant à trois exem- ples (2), ces Sabines a bonnets à [)oil.

(l) L.ucion (ic hi lk)d(l(' ai'liiinc \lii yalssuin-r dr In liriaildi- (juc .., |i. (i3) (jue des cliefs r.'iiublicains, llocon, Arago, etc., avaient en l'idée de liéguiser en garde» nationanx des énieuliers de lenr p.nli, ponr qn'ils pussent agir pins ef- licaceinenl sur le p(>n|ile. (lest vraiment difticile à croire.

l2) lliMiL i)i ivKDiN, llislilirc jiniiilicliiiiir, /)/ii7i).S()/i/ii'/(it", ciiin-

COMMKNT ON FAIT U>"E REVOLUTION 15

« Au cours de ia rue Lepelletier, M. IJelaborde, chef de bataillon de la deuxième léo^ion. à la tête d'un fort piquet, s'est opposé énergiquement au passage d'un escadron de cuirassiers. Tenant son épée par la pointe, il s'avance et dit à l'officier commandant : « Monsieur, vous ne passerez pas, le quartier est tranquille, nous n'avons que faire de votre présence. « En même temps tous les gardes nationaux présents poussent les deux cris : TiVfi la Réforme ! A bas Giiizot ! La troupe s'éloi- gne sans observation.

La troisième légion, venue en assez grand nombre sur la place des Petits-Pères, a chargé son colonel de se rendre à l'état-major, pour déclarer qu'elle ne déposerait les armes qu'après le renvoi des ministres. Ses compagnies se détachent suc- cessivement, et vont tlans différentes directions, criant : Vive laRéf'orDie! ei faisant cesser les hos- tilités sur leur passage.

Deux pièces de canon étaient braquées dans la rue Saint-Martin. L'ne compagnie de cette légion s'est présentée devant la bouche de ces canons. MM. Dubochet et Sanche, officiers de cette com- pagnie, se sont écriés : « Ne tirez pas ! à moins ([ue vous ne vouliez tirer sur nous. Nous ferons la police chez nous, et nous arrêterons l'effusion du

plèle et jKJiinluirc ili' lu Hévoliitifiii de février IS'iS on tir la Liberté reconqui.fe. r*aiii~, 1848, p. 31.

16 l'A VIE PARISIENNE

sang. » Ces paroles produisirent un effet im- mense.

Une véritable union, née surtout d'un malen- tenilu, s'était effectuée entre une grande partie du peuple, qui voulait une révolution, et une grande partie de la bourgeoisie, qui ne voulait que la réforme.

En dépit de sentiments religieux très sincères et d'une bonté, que dissimulaient, malheureuse ment, la raideur de l'attitude et l'exagération de l'orgueil, Guizot avait été amené par l'étude assidue de l'histoire à un résultat qu'elle produit presque toujours, quand on n'y apporte pas d'idée pi'éconçue : le mépris de l'humanité, dans son en- semble, et une extrême défiance de la démocratie. De sa résistance à l'élargissement du suffrage électoral qui ne pouvait, pensait-il, aboutir qu'au suffrage universel, de concession en concession, et la faiblesse de la veille entraînant inévitable- ment celle du lendemain.

Ce que devait faire du droit de voter une plèbe imbécile, ignorante et jalouse, nous ne le savons que trop, puisque notre pays en meurt, proie offerte d'avance à des nations robustes, disci- plinées, que domine une hiérarchie et que gouverne une élite mais en 1848. et avant l'avènement de la Révolution de 1848, on l'ignorait. On croyait à la générosité du Peuple, au désintéressement du

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 17

Peuple, au bon sens du Peuple. On était plein des plus touchantes illusions.

Elles expliquent, ces illusions, qui ne survivront pas aux journées de juin, pourquoi, pendant les journées de février, du début jusqu'à la tin, Guizot, qui ne partage pas l'erreur commune et s'oppose, avec acharnement, à cette erreur, a contre lui la presque unanimité de la population parisienne, y compris ceux dont il défend, sans qu'ils s'en doutent, la cause.

Il s'aperçoit bientôt que, malgré toute son énergie, et n'ayant pour précaire appui qu'un roi trop menacé lui-même, sa situation devient inte- nable. A la Chambre des députés, dont l'émeute, comme une mer déchaînée, assiège et bat les murs, après une scène orageuse, a})rès de violentes attaques qui n'entament ni ses convictions ni son orgueil, il démissionne.

Rapidement, de bouche en bouche, vers quatre heures de l'après-midi, la nouvelle se répand dans les rues. L'opposition modérée, l'insurrection légale, si on peut unir ces deux termes, obtiennent ce qu'elles désiraient. Le calme semble renaître, l'émeute hésite et recule.

La chute de ce ministre détesté est considérée comme la plus glorieuse et la plus féconde des victoires. Partout, sans même attendre le coucher du soleil, on illumine. Une foule immense enva-

18 LA. VIE PARISIENNE

hit les boulevards, l'on adiùte, qu.ntre ou cinq fois son prix ordinaire, la Patrie., joanuil du soir (i). Ceux qui tout à l'heure se battaient, ou se cachaient derrière des barricades, se répandent dans les rues, avec des torches à la main, mais sans abandonner les sabres ou les fusils. Ce ne sont plus des armes, ce sont encore des tro- phées.

Tout Paris est dehors, tandis que dans les théâtres, victimes du devoir professionnel, les acteurs jouent devant les banquettes. Soldats et gardes nationaux, bourgeois et pri)létaires frater- nisent. Plus d'une jeune citoyenne profite de cette occasion pour se faire embrasser. Les plus ti- morés se rassurent, reprennent courage. La Mar- seillaise et V Hymne des Girondins planent sur la ville joyeuse et apaisée.

Et c'est à ce moment que se produit la catas- trophe qui va réveiller l'émeute, exaspérer les haines, et faire succéder, j)ar une sorte d'arrêt du destin, au renversement d'un ministre le ren- versement d'une monarchie.

Ecoutons 1(^ ivM'it d'un ti'moin, Théodore Mu- ret (2 .

(1) « .le payai, je meii souviens, citniuante centimes le numéro au niarciiand, qui prit mon arijent en grommelant, ([unique <;e lui trois fois le prix iuibituel. » Un Aniilais à Paris. IS'ùfrs et Souvenirs, l'.-u'is, ]s\y.\, |. |, |). 287.

(2) .1 travers cluimps. l\iris, 1S.-)S, l. I. p. 237.

C0M:S]E.NT on fait une HKVOLUTION 19

'.< Il était neuf hmires un quart environ. Sur les boulevards, raïfluence et l'animation n'avaient pas diminué.

A la hauteur de la rue INIontmai-tre, je vis une troupe (1) qui en débouchait, i)ortant des torches et marchant au son de l'hymne des Girondins. Dans ses rangs, mi [lartie di' l)louses et de pah^- tots, on i-emarquait quelques uniformes de la srarde nationale. Du reste, cette colonne était sans armes (2\ Elle se dirio-eait vers la Madeleine, occupant le milieu du boulevard. J'étais bien aise de voir tendait cette promenade, d'ailleurs mon chemin me conduisait du même côté. Je marchais donc parallèlement en suivant à droite la contre- allée.

Une halte eut lieu à l'eutrée de hi rue Lepelle-

(1) « On voit s'avancer, venant de la Bastille, une troupe remarquable entre toutes celles que l'on a vues passer. Elle est conduite par un homme vêtu seulement d'un pantalon bleu et d'une chemise ; de ses bras nus il élève au-dessus de sa tète et de celles de ses compagnons un drapeau rouge , à ses cotés sont deux hommes avec des loiches ; derrière lui, un quatrième porte, empalé dans un long bâton, un manntNiuin de paille enduit de i)oix ; le mannequin brûle, et après le drapeau de sang fait un drapeau de feu. Deux cents hommes du jieuple à peu près suivent cette double bannière. » Le l/'</.s (joiirn.il d'Alexandre Dumas , n" 1. mars 1S48, p. 22.

(2) « Des relations disent ([ue ces iiommes étaient sans armes; d'autres, que nous croyons plus exactes, disent qu'un certain nombre avaient des fusils et autres armes. » IIknrI Dli.\iu>in, Histoire... fie la Réviihition en IS'iS, p. 43.

20 I-A VIE PARISIENNE

tier, étaient les bureaux du National. Quel- qu'un parut à la fenêtre et harangua la fouh; ; mais je ne pus m'approcher assez pour distinguer l'orateur (1) ni pour entendre ses paroles. La colonne reprit ensuite sa marche.

Le ministère des Aïiaires étrangères s'ouvrait au confluent des rues des Capucines et du Luxem- bourg avec le boulevard. La haute porte par l'on y entrait, était tournée comme celle du maga- sin d'Alphonse Giroux, qui occupe une partie de l'emplacement delà cour (2) ; une autre porte don- nait sur la rue des Capucines (3) l'on a ouvert la rue Saint-Arnaud (4). L'hôtel avait un jardin dont le mur, de médiocre hauteur, bordait le bou- levard jusqu'à l'endroit finissent les grandes maisons qui l'ont remplacé.

Il était 10 heures. Comme on arrivait presque vis-à-vis l'endroit commençait le mur du jardin, un arrêt eut lieu sur toute la largeur du boule- vard. Un bataillon du 14'" de ligne 5) gardait le ministère.

(1) Ar.ma.sd Mahuaït. V. National du 24 février.

(2) Ce magasin n'existe plus.

(3) Rue Neuve-des-Capucines, n 16. C.'élait la principale entrée.

(4i Cette rue, qui devait son nom au maréchal Saint-Ar- naud, mort en 1S.">4, est aujourd'hui la rue Voiney.

(5) « Arrivé depuis quelques heures, étranger par consé- quent à la garnison de Paris. » He:<hi Dcjahois, Histoire... du la Révolution de I8'i8, p. 43.

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 21

A l'approche de cette foule, éclairée par ses torches aux lueurs fantastiques, on avait conçu des craintes, et les soldats barraient complète- ment le passage (1). Autant qu'il me semble, je pouvais être à vingt-cinq pas.

Il n\ eut pas de collision, pas de cris, pas de tumulte menaçant (2). On se demandait pourquoi ce temps d'arrêt que rien ne semblait justifier. Après un instant, tout à coup, éclate une fusillade roulante. Aussitôt, c'est un sauve-qui-peut géné- ral. En un clin d'œil, il n'y eut plus personne devant moi. Par une bonne inspiration, car les balles vont plus vite que le meilleur courj'ur je ne pris pas la fuite, je me courbai jusqu'à terre.

(1) Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se rendre compte que les soldats étaient énervés par l'attente, par les cris menaçants, par les coups de feu tirés un peu par- tout, par la crainte d'une attaque : « Un fait reste hois de contestation : c'est que partout les troupes étaient sur la défensive, tandis que les émeutiers formaient de toutes parts, dans l'ombre, des colonnes d'assaillants. Lisez leurs relations écrites le lendemain des journées de février; lisez celle même de M. de Lamartine ; vous y verrez ces co- lonnes parties de points différents, s'emparer de leurs postes de combat, marcher, en se recrutant, vers les boulevards ; se rencontrer à l'heure dite, rue Lepelletier et rue Mont- martre, devant les bureaux du National et de la Réforme: là, haranguer, exciter, poussant des cris, trouvant ou faisant reconnaître leurs chefs; ensuite, poursuivant leur route jusqu'à la rencontre de celte collision souhaitée autant qu'inévitable. » A. Chameiolle, Retours sur Ut vie. Paris, 1912, p. 240.

(2) Ceci n'est pas exact, comme on le verra plus loin.

22 I-*^ VIK rvitlSIEiN.NE

.ri'tais tout prés du gardc-IOu de la i'U(.' iiassodu- Hempart ; ses barreaux croisés auraient exigé, pour passer au tnivers, plus de temps et de sang- l'roid que n'en avaient les fuyards. Plusieurs s'élancèrent par-dessus, mouvement qui les met- tait en plein à la hauteur des fusils, et qui dut être fatal à plus d'un. En effet, la fusillade ba- layait le boulevard, non seulement dans sa lon- gueur, mais encore dans sa largeur, comme en témoignèrent les trous que l'on put voir ensuite dans des portes de la rue Basse-du-Hempart, entre autres dans celle de la maison portant alors le 50, MM. Laffite et Blount avaient leurs bureaux. C'était un feu croisé qui me passait par- dessus la tête.

Dans la position oii j'étais, quelques secondes paraissent longues. Quand la fusillade eut cessé, je me relevai. Je jetai les yeux autour de moi: toute cette foule s'était comme "évanouie : le boule- vard était sombre et désert. Il n(^ restait que les morts et les mourants, gisant devant le front de la troupe, et bien nombreux, hélas ! On se figure le résultat foudroyant dune fusillade à bout poi'- lanl . dans cette presscM-oinpacte. On ronq)tait au moins soixante j)ei'sonnes mortes ou grièvement blessc'es ; il ne pouvait guère v avoii'. dans ces conditions, de blessures légères. •>

La |»lupart di^s journaux du t»Mnps, et (Mitre

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 23

auti'es le National (i), la plupart des Mémoires publiés par lesacteursou les témoins de la Révolu- tion de 1848, parmi les([uels ceux de lord Nor- manby (2), supposent ou affirment qu'un coup de fusil oude pistolet fut tiré certains ajoutent par un agent proA'Ocateur, quelques-uns précisent, par Lagrange (3) sur le lieutenant-colonel et qu'aussitôt celui-ci commanda le feu.

Daniel Stern, généralement bien informc'e et chez laquelle la curiosité de l'historien s'accroît de la cu- riosité de la femme, parle ainsi de cet épisode di^s journées de février.

« De nombreuses versions ont circule sur cette

ill " M. de Coui'Iais. député de l'opposition, s'est em- pressé de courir au l)Oulevard des Capucines, pour aller s'informer des cau.;es de l'indigne tuerie de ce soir. Voici la version qu'il nous rapporte : Il a trouvé le colonel du ré- giment qui a fait feu, tout consterné de ce qui était arrivé, et voici commeni ce chef de corps explique ce qu'il appelait lui-même une déplorable imprudence. Au moment le ra.-^- semblement arrivait, un coup de fusil parti par mégaide du jardin de l'hcMel, a cassé la jambe du lieutenant-colonel. L'oflicier commandant le détachement a cru que c'était une attaque, et aussitôt, avec une irréflexion coupable, il a com- mandé le feu. Cet officier a été aussil("it mis en prison. » N" du 28 février.

(2j Une Année de révoliilion..., t. I, p. 119. « Ouelques per- sonnes affirment que l'incident avait été préparé par les communistes, en désespoir de voir la ciise se tenniiier ::^i paisiblement. » W., p. 229.

(3) « Lagrange, depuis représentant du peuple, s'est vanté, m'a-t-on dit, d'en être l'auteur. » Docteur Polmiks de i,\ Si- BOUTiE, Souvenirg d'an Médecin de Paris.

24 LA VIE PARISIENNE

catastrophe mystérieuse. Aucune n'a acquis un degré suffisant d'authenticité pour que l'historien se prononce. Selon l'explication de l'officier en- voyé par le lieutenant-colonel au café Tortoni (1), le commandant aurait donné l'ordre de croiser la baïonnette pour repousser l'aggression populaire. Dans la précipitation de ce mouvement, un fusil armé serait parti, et les soldats, prenant ce coup isolé pour le signe habituel du feu de file, auraient fait feu.

« Selon d'autres officiers, un coup de pistolet, tiré par les insurgés, aurait fracassé le genou du cheval du commanda ut, et la troupe, se voyant attaquée, aurait usé du droit de légitime défense. Le fait positif est qu'un soldat, du nom de Henri, fut tué par un coup de fusil parti on ne sait d'où et que le coup de feu fut immédiatement suivi de la décharge.

« Il est encoreune autre version, pendant quelque temps très accréditée, entre autres par M. de La- martine, dans son récit fantastique. C'est elle qui accuse M. Charles Lagrange d'avoir traîtreuse- ment provoqué la troupe en tirant à bout portant un coup de pistolet à un soldat. Le silence qu'op- pose M. Lagrange à cette accusation, et cette cir- constance que, deux jours après, il fut saisi à

(1) Pour se faire soigner.

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 25

l'Hôtel de Ville, d'un accès de fièvre chaude, parurent à beaucoup de personnes une présomption très forte contre lui. Mais le caractère de M. La- grange, aussi bien que le témoignage de personnes dignes de foi, repousse ces allégations (1). »

La vérité ne devait être divulguée qu'une tren- taine d'années plus tard. Exactement renseigné par l'auteur du coup de feu. que le hasard d'une rencontre lui avait fait connaître, Maxime du Camp reproduisit son récit et fixa son témoignage dans ses Souvenirs de Vannée 18^8, publiés en 1876:

« A l'heure on l'accusait de décharger un pistolet sur les troupes, afin d'amener une colli- sion dont le parti révolutionnaire pourrait profiter pour chasser la royauté, au profit de la Répu- blique, Lagrange était au Gros-Caillou, cherchant à soulever les ouvriers de la manufacture des Tabacs, qui ne répondaient guère à son appel. Le fait qui produisit la catastrophe fut inopiné, et la responsabilité tout entière en incombe à un obscur sous-officier du 14'" de ligne.

« Le régiment était caserne à Courbevoie. A la

(1) Histuire de la BéooliUion de IS'iS, t. I, p. 200. Daniel Stern ajoute plus loin : <• Un certain nombre de républicains avaient bien, à la vérité, le désir de recommencer la lutte, et de saisir ie premier préte\te de réengager le combat, mais quant au lieu et au moment, ils n'avaient et ne pou- vaient avoir aucune détermination précise. »

2(; LA VIK PAHISIKN.NK

lin du jour, il reçut l'ordre de venir prendre dans Paris des positions désignées ; il était sous le commandant immédiat du lieutenant-colonel Cou- rand, car son colonel, M. Ortoli, était retenu malade à Tinfirmerie du Val-de-(irâce. Le régi- ment se composait de trois bataillons : l'un fut envoyé sur le quai aux fleurs, près du Palais de Justice ; l'autre sur la place du Palais-Royal ; le dernier enfin, celui qui nous occupe, conduit par le lieutenant-colonel et commandé [)ar le chef de bataillon de Bretonne, vint s'établir, a 7 heures du soir, devant le ministère des Affaires étran- gères. Il était composé de huit compagnies et avait avec lui la musique du régiment.

(( Les ordres transmis au colonel Courand lui en- joignaient de protéger la demeure de M. Guizot et d'intercepter toute circulation sur le boulevard. A 8 11. et demie, un bataillon de la 2*^ légion était venu, sous la direction du colonel Talabot, se placer devant le détachement du 14»^ qu'il cou- vrait complètement, faisant face vers la Bastille. Si ce bataillon avait reçu le premier choc de la bande qui parcourait les boulevard?^ pour faire illuminer les maisons, il est fort probable <[ue tout se fût passé en poui-parlers, ol (pinn accident de si grave conséquence eût été évité.

Malheureusementun autre grnu})e insurrectionnel s'était [)orté place Nendùme, devant la ( ihancellerio,

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 27

criant : « A bas Hébert ! » qui était alors mi- nistre delà Justice et Fort peu populaire exigeant impérieusement que l'on illuminât l'hôtel et me- naçant d'y mettre le feu, si l'on n'obéissait pas. Il y eut un moment de trouble parmi les soldats du poste de l'état-major, voisin de la chancellerie, et l'on fit demander du secours au colonel Talabot; celui-ci au lieu d'envoyer deux ou trois compa- gnies pour maintenir la foule, que la vue de quel- ques lampions placés en hâte sur le balcon du ministère avait, du reste, déjà calmée, mit tout son bataillon en marche, se rendit place \'endôme par la rue des Capucines et découvrit le 14" de ligne, qui, dès lors, formait tête de colonne et semblait protéger les dragons massés derrière lui. <( Les compagnies étaient disposées en une sorte de bataillon carré, au centre duquel s'ouvrait un vide la plupart des officiers étaient réunis au- tour du lieutenant-colonel, qui était à cheval ; les soldats avaient l'arme au pied ; quelques vedettes indiquaient aux curieux et aux promeneurs les passages libres de la rue Saint- Augustin, de la rue Basse-du-Reinpart, de la rue Caumartin, de la rue de Sèze ; on obéissait à la consigne donnée et nul n'y faisait résistance.

« A 'J II. et demie, la colonne que nous avions dépassée se trouva face à face avec les soldats; ceux-ci avaient serre les rangs et portaient l'arme

28 LA VIE PARISIENNE

au bras. Au cri de : « On ne passe pas ! >> la bande lit halte ; la queue, marchant toujours, poussa la tête et il y eut quelque confusion. Les sentinelles s'étaient repliées devant la foule. Le lieutenant- colonel fit ouvrir la première division de son déta- chement, et seul, s'avança: « (^ue voulez-vous.? Nous voulons que le ministère des Affairée étrangères illumine ! Ça ne me regarde pas ! Laissez-nous passer ! » Le lieutenant-colonel ré- pliqua avec beaucoup de douceur : « Mes enfants, je suis soldat, et je dois obéir ; j'ai reçu la coU' signe de ne laisser passer personne, et vous ne passerez pas. Si vous voulez aller plus loin, prenez la rue Basse-du-Rempart. » La foule cria : « Vive la ligne ! » M. Gourand reprit : « Je suis très touché de votre sympathie, mais j^e dois faire exécuter les ordres supérieurs ; je ne puis vous laisser passer ! »

(' A ce moment, l'homme barbu qui tenait une torche et semblait guider la colonne fit un pas vers le colonel et \m cria : « Vous n'êtes tous que de la canaille, je vous dis que nous passerons ; c'est notre droit. » 11 v eut un murmure parmi les sol- dats ; le lieutenant-colonel étendit la main, comme pour les calmer, et répondit sans se troubler : « J'ignore quel est votre droit, mais je sais quel est notre devoir, et je n'y faillirai pas. « L'homme alors dit: « Toi, tu n'es qu'un blanC'bec, je vais

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 20

te griller la moustache. » Et, criiii geste rapide, il porta sa torche au visage du lieutenant-colonel, qui rejeta vivement la tète en arrière. Un sergent de grenadiers, qui était en serre-file, fit un bond en avant et coucha en joue l'homme qui tenait la torche.

«Ce sergent était un Corse et s'appelait Giaco- moni ; c'était un excellent soldat, très ponctuel, très dévoué, absolument soumis à la discipline, et ayant pour le lieutenant-colonel Courand un de ces attachements passionnés qui ne sont pas rares chez les hommes de son pays, quoique le lieute- nant-colonel fût « un continental », comme l'on dit du côté d'Ajaccio. Le fusil était à peine abaissé qu'il fut énergiquement relevé par le capitaine de Ventiny, qui s'écria: « Etes-vous fou? Qu'est-ce que vous faites?» Giacomoni, tout en conservant son arme dans une position menaçante, répondit : « Puisqu'on veut faire du mal au lieutenant- colonel, je dois le défendre, n'est-il pas vrai ? » Le capitaine répliqua : « Restez tranquille ! » Trois ou (juatre fois de suite la même scène se renouvela, et M. de Ventiny écarta le fusil du sergent, qui continuait à dire : « Mais puisqu'on veut faire du mal au colonel ! »

« Cependant les curieux entassés sur les trot- toirs criaient: « Ils passeront! Ils ne passeront pas ! » Letumulte était excessif ; les cris se mêlaient :

30 I>A VIE PARISIENNE

« A bas Guizot ! Vive la réi'orme ! Allons-nous- en ! Vive la ligne ! Laissez-nous passer ! Illumi- nez ! illuminez ! » Toutes ces clameurs confuses bruissaient comme un ouragan. L'homme barbu s 'adressant au lieutenant-colonel lui cria : « Une dernière fois, veux-tu nous laisser passer ? Non ! » L'homme fit un nouvel effort pour frapper M. Courand au visage avec sa torche. Le lieute- nant-colonel se retira derrière sa première division, massée sur trois rangs et commanda : « Croisez la baïonnette ! >\Giacûmoni ajusta riiomme et fit feu ; l'homme s'effondra sur lui-même ; comme disent les chasseurs, il avait été brûlé à bout portant. Voilà quelle Fut la détonation que Ton entendit avant les autres et qui fit croire à un couj» de pistolet intéressé tiré par des émeutiers.

« Le coup de fusil du sergent ( liacomoni fut une sorte de commandement pour ces malheureux sol- dats pressés par la foule et se croyant menacés d'un danger réel ; deux compagnies firent machi- nalement feu ; cinquante-deux personnes tombè- rent, mortes ou blessées... »

Lucien de la Uodde assure que des tombereaux avaient été d'avance préparés et postés dans les environs de TIkHcI des Capucines pour la tradition- nelle promenade des cadavres, devant la foule pleine dépouvante, d'indignation et de fureur. Il convient de croire sur ce point Daniel Stern qui

GOMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 31

raconte (1) et son récit est confirmé par d'autres historiens et notamment par Maxime du Camp (2), peu suspect de complaisance pour les insurgés et leurs chefs qu'on réquisitionna une voiture de messageries qui passait par pour transporter des bagages, les bagages d'une l'amille d'émi- grants, à la gare de l'Ouest. On y plaça une vingtaine de cadavres, et le lugubre cortège, lais- sant sur sa route une traînée de sang, s'avança lentement, entouré de torches, conduit par un ou- vrier. Un détachement de dragons, posté dans la rue Royale, l'aperçut de loin et, sans distinguer comment il était composé, se précipita à sa ren- contre. Les chevaux touchaient presque la voiture, lorsque l'ouvrier qui était en tête, dans un geste de défense et de protestation, leva les bras, en s'écriant: « Respect aux Morts ! » L'officier donna ordre de faire halte, et les dragons se retirèrent. Si les chefs du parti républicain n'avaient pas provoqué et machiné cette catastrophe, ils surent du moins en tirer un excellent parti. A partir de ce moment, les événements vont se précipiter. Le fameux cri qu'on entendit dans toutes les révolu- tions. « On assassine nos frères ! » se répand de rue en rue, de maison en m;tison. Les plus indif-

(1) Histoire de la Réuuliition île IS'iS, t. I, p. 202.

(2) Souvenirs de l'année IS'iS, p. 6!).

H2 LA VIK PAHISIKNNK

férents s'irritont et s'exaltent. Celui qui n'était qu'un spectateur et un eiirieux devient un insurgé.

Le '^fi février.

Pendant toute la nuit, l'émeute s'est préparée à une lutte qu'elle estime décisive. On s'est procuré des armes. Dans tous les quartiers populaires, on a élevé des barricades. Dès le lever du jour, elles sont garnies de ccmibattants. D'ailleurs la troupe ne mettra pas bi^iucoup d'ardeur à les attaquer. Jugez-en par ce détail que donne l His- toire de Trente heures ^1).

« Dans le quartier Saint-Martin, un bataillon de la ligne, passant devant des patriotes insurgés, s'apprêtait à faire feu. Un ouvrier se détache aus- sitôt, court à l'officier qui dirigeait les soldats et lui dit : « Voyez, commandant, notre barricade n'est pas terminée, et nous ne serions pas en me- sure de nous défendre: mais acceptez notre rendez- vous dans une heure. » L'officier le regarde sourit, l'ait defilei' sa troiqx'. Il ne revint pas. »

Cette faibl(\sse, cette complicité de la troupe (|iii iTavail ;iiiciine confiance ni dans la justice de la cause <[u"on la chargeait de def('n(b'e ni d;ins Féniu^gie de ses chefs. Ions les tciucins les consta-

11) P. 87.

I

COMMENT ON FAIT UNE KEVOLUTION m

tent. L n des plus clairvoyants, un des plus avides de vérité, Maxime du Camp rap}>orte qu'il vit, devant la boutique d'un marchand de vin, deux soldats qui laissaient des gamins fouiller- dans leur gib(M'ne et en tirer des cartouches. Et comme il manifestait sa surprise, un des soldats lui dit : « Oui, mon bourgeois, c'est comme ceUi : puisqu'on nous lâche, nous lâchons tout i ij ! » Cet état d'esprit était général.

Quant à la garde nationale, à qui il suffisait que les intérêts bourgeois ne fussent pas menacés, elle continuait à fraterniser avec l'émeute ou à rester tranquillement au logis, pendant qu'on se battait dans la rue (2 .

Pour la première fois, pendant cette nuit du 23 au 24 février, la royauté s'est sentie menacée. A trois heures et demie du matin, Louis-Philippe, essayant par une concession nouvelle, de desar- mer l'émeute, a faitappeler Thiers et l'a chargé de former un ministère, oii entrerait mais trop tard des partisans de la réforme électorale : Odilon Barrot, Duveri;ier de Hauranuc

(Il Souvenir.^ de l'année IS'iS, p. 71».

(2) « .M. Delesseit iprcfet de pnlicei, à qui on rendait compte (le 22 ou le 23 février du petit nombre de t^ardes nationaux descendus dans la rue, sécria : « Je saurais bien les y forcer, si je voulais ; je n'aurais quà laisser piller cmquanle boutiques. •> Docteur Poumiks de la Sidoutii;, Sou- venirs d'un Médecin de Paris.

34 J\ VIK PAHISIENNK

Une proclaiii;ili(jii (jiii .s(! t(3rmiii(! par ces mots : « Liberté! Oidi(i! Union! Réforme! » annonce aux Parisiens qu'un nouveau ministèi'e a remplacé le ministère Mole, que l'ordre a été donné de cesser le l'eu, et ({ue le général Lamoricière est nomme commandant en chel' de la gai'de na- tionale.

Sur les bouleviirds, de la rue Montmartre à la rue Saint-Denis, Odilon Barrot, qui est monté à cheval })Our augmenter son ju'estige sur les masses, Lamoricière, Horace Vernet, s'agitent, prononcent des discours, multiplient les appels à la conciliation, adjurent, avec des phras(;s pathé- tiqu(!S et pati'i(»li([iies, les eolonnes des insurgés qui passent, noires de poudre, échaulTées pai- le combat, certaines de la victoire, à rebrftusst'r chemin et à déposer h;s armes.

Literprète des sentinienls de ses compagnons, un des émeutiers répond en s'adressa ni à la l'oule se cachent sans doute des amis de Tordre et des timbrés : « Pas de Ircvc.'... Citoyens^ gardez- vous des endormeurs et des blagueurs ! »

Deux autres tentatives d'apaisement de Lamo- ricière et du g«'néral Saint-Yon, ancien ministre de la Guerre, d(;vant le Théâtre- Français, du géné- ral (lOurgaud et d'un officier d'ordonnance du roi, rue de llohan n'ohlieimeiit pas plus de succès.

Par la faildesse de ses advtu'saires et leur

GOMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 35

manque de décision, par la lassitude et le décou- ragement des troupes, par l'imprudente compli- cité de la garde nationale, le peuple est A^ainqueur, et il le sait. Il ne lui reste qu'à abuser de sa vic- toire. Il apprend, au commencement de l'après- midi, l'abdication de Louis-Philippe en faveur du comte de Paris, et elle ne lui suffit plus ou plutôt elle ne suffit plus à ses chefs, dont il suit désor- mais l'impulsion.

C'est Emile de Girardin, et plus encore l'émeute dont les flots assiègent les Tuileries, qui ont arraché à Louis-Philippe son al)dication.

La Chambre des députés s'est réunie. Après une longue et orageuse séance, que domine l'élo- quence de Lamartine, elle repousse la régence de la duchesse d'Orléans, et, sous la poussée de la foule qui a envahi la salle des séances et dicte ses lois, elle élit un gouvernement provisoire.

Pendant ce temps, deux voitures, dont l'une appartient au marquis de Graves et l'autre à un député, escortées par des gardes nationaux, des cuirassiers et des dragons, emportent vers l'exil le roi... et la royauté.

Le peuple a remplacé le roi aux Tuileries. A la suite de quels glorieux faits d'armes y est-il entré ? Comment y a-t-il exercé sa souveraineté imprévue et sans lendemain ? C'est ce que nous allons essayer de montrer en revenant, avec phis

30 LA VIK PMUSIKNNE

de détail, sur «{uelques épisodes de la journée du 24 février.

Vers onze heures du matin, une colonne armée dans laquelle abondaient les gardes nationaux et portant un drapeau sur lequel on pouvait lire : A bas Guizot , s'arrêta devant le Théàtre-F'rançais. Elle semblait se demander vers quel point de Paris elle se dirigerait pour prendre part à la lutte. Des voix crièrent : Aux Tuileries! Aux Tuileries! et la colonne, comme si elle n'atten- dait que cette indication ou cet ordre, se remit en marche.

A la hauteur de la rue Saint-Honoré, laplujiart de ceux qui la composaient se mêlèrent aux insur- gés qui essayaient de s'emparer du poste du Châ- teau d'Eau, situé au coin de la rue Saint-Thomas du Louvre, et défendu par le 14" de ligne. Deux barricades venaient d'être consti-uites, aux deux angles du Palais- Royal.

Les défenseurs du poste, du haut de la plate- forme, faisaient pleuA-oir une grêle de balles sur les assaillants. Beaucoup de ces assaillants trou- vant la place trop chaude, reculèrent, et le cri : Aux Tuileries! ayant retenti de nouveau, ils sui- virent avec empressement la colonne, en partie reformée, qui continuait sa marche vers la place du Carrousel. il y avait moins de danger, et sans doute, pour certains (j'ciilrc eux, plus de prulit.

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 87

Presque toutes les troupes chargées de défendre la place du Carrousel l'avaient abandonnée. La cour d'honneur des Tuileries était à peu près vide. « Quelques serviteurs subalternes couraient effarés; des hommes du peuple, des gardes natio- naux, en petit nombre, passaient les uns près des autres, riant, échangeant des plaisanteries, et se dirigeant paisiblement du côté du pavillon de l'Horloge (1). »

Les assaillants entraient par la rue de Rohan et par le guichet du pont du Carrousel. Ils ne mar- chaient plus avec le même entrain. On aurait dit qu'ils hésitaient à s'engager. Ce qui les effrayait sans doute, c'est que les grilles de la cour des Tuileries étaient fermées.

A ce moment celle du milieu s'ouvrit pour donner passage à un piqueur qui venait de l'hôtel des écuries du roi, rue Saint-Thomas du Louvre.

« A midi et demi, l'ordre était arrivé du château de faire avancer les voitures. Le porteur de cet ordre, vêtu de sa livrée, avait été inquiété par les bandes de combattants qui se disposaient à attaquer le corps de garde du Château d'Eau, sur la place du Palais- Royal.

A l'instant le sous-piqueur Hairon montait

(l) MvMMt: UL (IvMi'itéiiloiM oculaii-e), Souvenirsdc Tannée IS^iS , p. 93.

:^8 I A VIK PARISIENNE

;i clieval pour partir à la trtc du coinoi, je leur dis qu'il serait prudent de mettre son carrick bleu pour couvrir la livrée rouge.

Eh ! que voulez-vous qu'on nous lasse, à nous autres qui ne voulons de mal à personne? D'ail- leurs vous savez qu'on ne peut faire le service du roi en bleu.

On ouvrit la grande porte pour taire sortir les équipages. A peine les deux premières voitures l'ui-ent-ellcs dehors, que force fut de la refermer. Une troupe armée accourait en désordre ])Oui' s'introduire dans la cour des écuries.

Le convoi ainsi coupé, nous entendîmes bientôt après d'affreuses détonations rt'tentir de toutes parts, notamment une espèce de feu de peloton qui sortait de la place du Carrousel : nul doute qu'il n'eût été dirigé sur les é([uij)ages du roi.

Cen'était que troj) vrai, l' ne bande de vingt-cinq à trente brigands s'étaient embusqués derrière l'hôtel de Nanties, à l'entrée de la rue de Rohan, et c'était elle qui venait de faire feu sur les voi- tures.

Deux chevaux d'attelage restèrent sur le pavé; deux autres, grièvement blessés, succombèrent quelques jours plus tard. Quant au jeune piqueur sur lequel le feu de ces forcenés avait été plus particulièrement dirigé, son cheval tomba raide mort, criblé de douze à quinze balles, mais, par

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 39

un miracle providentiel, le cavalier n'avait nulle- ment été atteint.

Eperdu, il se dégage de l'animal qui venait de s'affaisser sous lui, et court vers l'arc de triomphe pour y trouver un refuge. Vain espoir, lui monstre altéré de sang arrive à sa rencontre, et lui décharge à bout portant son fusil en pleine poitrine. L'infortuné Hairon chancelle et tombe : la balle lui avait fracassé la clavicule droite et coupé l'artère carotide.

L'assassin s'empare du chapeau galonné en or de sa victime. 11 l'élève en l'air comme un signe de triomphe, en appelant les complices de son horrible forfait à venir partager les dépouilles du malheureux jeune homme, gisant sur le pavé dans une mare de sang. Cet acte de brigandage fut immédiatement accompli par tous avec une dexté- rité qui montrait assez que ses auteurs n'en étaient pas à leur coup d'essai. Le cadavre ne conserva bientôt plus que la chemise (1). »

Tandis qu'avait lieu cet assassinat, l'affaire du

(1) La République dans les carrosses du Boi... Scènes de la Révo- lution de IS'iS, par Louis Tikel, ex-contrôleur des équipages de S. M. Paris, 1850, p. 59. L'auteur ajoute que l'assassin du piqueur Hairon « eut l'audace de se présenter au citoyen Ledru-Rollin, apportant le chapeau galonné de sa victime comme certificat de civisme ; il demanda et obtint immé- diatement une place de gardien du musée du Louvre... », p. 62.

40 L\ VIE l'AHISIENNE

poste da Château d'Eau touchait à son dénouement. aussi, il faut se défier de la légende. Lucien de la Hodde prétend que la résistance des soldats se prolongeant beaucoup trop cette résistance fut acharnée, héroïque un des insurgés proposa d'aller chercher des bottes de foin et de griller les quelques combattants que les balles avaient épar- gnés dans leur petite forteresse. Cette idée, ajoute- t-il, fut accueillie avec enthousiasme, et immédiate- ment réalisée. Pour ne pas être brûlés savants, les assiégés s'élancèrent hors du poste, et furent tués jusqu'au dernier. La vérité est moins dramatique et moins odieuse. Un seul des combattants fut tué, le lieutenant Peresse, qui sortit le |>remier. et, pour sauver ses camarades, s'offrit à la mort. Les autres furent épargnés. 11 ne restait d'ailleurs qu'un très petit nombre de soldats, 16 hommes avaient été tui's et il blessés.

Le gouverneur des Tuileries qui était venu, à la porte du château, parlementer avec les assaillants et à qui on avait donné l'ordre d'aller faire cesser le feu au poste du Château d'Eau, obéit sans résis- tance. Les troupes qui se trouvaient dans la cour d'honneur l'évacuèrent. Toutes les portes s'ou- vrirent, et le peuj)le entra. 11 était I heure et demie environ.

« Le château n'opposa aucune résistance. Une foule armée s'y précipita par toutes les j)Oi'tes,par

GOMMENT ON FAIT UNE KEVOLUTION 41

tous les escaliei'S. Les salles, les galeries, les chambres furent si encombrées, raconte le Docteur Fournies de la Siboutie (1) q.u'un moment je crai- gnis d'y être étouffé. Tout annonçait une fuite précipitée : la table du déjeuner était encore ser- vie, des vêtements d'homme et de femme étaient en désordre dans les chambres à coucher, les meubles étaient ouverts ou garnis de leurs clefs.

Alors les chants, Torgie commencèrent. Les armoires furent fouillées; les livres, les papiers, les débris, les fragments de toute espèce jon- chèrent bientôt le parquet ou furent précipités dans la cour. Les bouteilles brisées, les pièces défoncées dans les caves répandirent une telle quantité de vin, qu'on en avait jusqu'aux chevilles : des hommes y furent noyés, et j'en vis retirer plusieurs qu'on eût beaucoup de peine à rappeler à la vie.

Les élèves de l'Ecole polytechnique firent tous leurs efforts pour arrêter cette fureur, cette rage de dévastation. De nombreux placards, écrits à la hâte, furent apposés dans les lieux les plus appa-

(l) Souvenirs d'un Médecin de Pnris. « Le 20 février, dit-il plus loin, je parcourus tout l'intérieur des Tuileries au moment on enleva les cadavres qui s "y trouvaient. Ils étaient au nombre de douze, savoir quatre municipaux (jui avaient reçu de^7 coups de l'eu, sept individus ne présentant aucune blessure, une femme tenant encore un couteau-poignard à la main ; elle avait rendu beaucoup de vin et baignait dans une mare sanglante. Il est à présumer <[ue cette femme, devenue ivre, avait été foulée aux pieds. »

42 L.V VIE PARISIENNE

rents : « Les voleurs sont punis de mort. Res- pect à la propriété publique. » Tout fut inutile : la destruction, le pillage continuèrent. Meubles pré- cieux, glaces, porcelaines, lustres, tableaux, furent brisés et jetés dans la cour, oii l'on fit d'énormes feux de joie. Bientôt les escaliers, les apparte- ments furent remplis d'hommes et de femmes ivres-morts, étendus sur les dalles, les parquets, les tapis. Qu(;lques-uns dans cet état furent foulés aux pieds, pressés par la foule et étouffés. Les vêtements trouvés dans les vestiaires ou dans les appartements servirent aux travestissements les plus bizarres. Je vis des femmes vêtues de robes lamées d'or et d'argent, des jeunes gens de 15 à 18 ans couverts de brillants uniformes.

Le trône devint l'objet des plus grossières plai- santeries. Chacun voulut s'y asseoir à son tour. C'était un fauteuil en velours cramoisi, bien passé, et qui n'étaitni beau ni imposant. Il futenfinbrisé comme le reste et jeté par les fenêtres.

Malgré les précautions prises à la hâte, il y eut bien des vols, bien des soustractions... La dévas- tation fut telle que, lorsqu'on voulut débarrasser les appartements et les cours de tous ces débris, il fallut un grand nombre fl'ouvriers travaillant du matin au soir, plusieui-s jours de suite. Ces débris furent amoncelés tout le long de la grille qui sépare la cour des Tuileries du Carrousel; ils consistaient

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 45

en tessons de bouteilles, morceaux de porcelaines et de carreaux de vitres, fragments de lustres, lam- beaux d'étoffes, de tapis, cendres. Ils formaient un tas occupant toute la longueur de la grille, s'é- levant à la hauteur du mur d'appui, sur une épais- seur de plus de 2 mètres. Il fallut de nombreux tombereaux pour enlever ces tristes témoignages de la colère du peuple. »

Par un décret du 24 février, le gouvernement provisoire avait nommé commandant supérieur des Tuileries (le titre de gouverneur sentant un peu trop son ancien régime) le citoyen Saint-iVmant, négociant en vins, capitaine en second de la première légion de la garde nationale, grand joueur d'échecs, ce qui lui avait permis de se procurer quelques notions de stratégie, et d'ailleurs fort brave homme. Il devait faire de louables efforts pour protéger le château. Il commença par appeler des pompiers qui réussirent, avec peine, à empê- cher des tentatives d'incendie, notamment dans la salle de spectacle et sur la scène, quelques bandits avaient mêlé à des débris de décors des matières inflammables.

A des badauds, à des ouvriers plus désireux de visiter les Tuileries que de les piller ou de les dé- truire, s'étaient joints, et en assez grand nombre, des gens sans aveu, cette écume que toutes les révolutions font monter à la surface, et pour qui

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4(5 LV VIE PARISIENNE

elles ne sont qu'une occasion de tuer ou de voler, de se venger aussi d'une société qu'ils accusent de leur misère et de leur déchéance (1).

On les reconnaissait facilement et on se défiait de leurs mains avides. On écrivit sur les murs : Moft aux voleurs! et plusieurs de ces malandrins, pris sur le fait, furent immédiatement fusillés par le peuple. Au bas des escaliers qui débouchaient sur la cour, on plaça des postes de vérification ([ui exigeaient la restitution des objets volumineux et apparents, mais, le plus souvent, sans sanction aucune. Mais beaucoup de menus objets, et bibe- lots précieux, disparurent. Ces vols de détail, si aisés à commettre, si difficiles à réprimer, furent très nombreux (2). J'aurai l'occasion d'en reparler à la fin de ce chapitre.

(1) « Toute la racaille mâle et femelle, au grand complet qui logeait dans les rues adjacentes et quelles rues! semblait s'être donné rendez-vous. » Un Anglais ù Paris. Notes et Souvenirs. Paris, 1893, 1. 1, p. 297. « Il est vrai que lorsque le torrent fut grossi, au point dolTrir à quelques misérables une cliance de disparaître dans la foule, et de se cacher, pour ainsi dire, dans le tumulte, des excès d un caractère partiel furent commis. » Louis Blajîc, Hi.<toire de la liévolution de /eS'//,s*. Paris, 1S70, t. I, p. 51.

(2) Quelques-uns furent commis par des serviteurs du pa- lais. Tirel cite le cas d'un garçon lampiste qui avait été blessé très légèrement d'un coup de baïonnette et qui ne mangeait que très diflicilement. Il mourut au bout dune ([uinzaine de jours, sulloqué. l.a maladie parut bizarre. On fit l'autopsie, et on trouva le pylore presque entièrement obstrué par un gros diamant à pointe el à lleurons.

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 47

Dans la toule (jui avait pénétré aux Tuileries, il se trouvait un assez g-i-and uoni])re de soldats de la garde nationale, mais ils avaient rompu leurs rangs, et ils se préoccupaient beaucoup plus de visiter le château que de le protéger.

L'invasion avait d'aboi'd commencé par les appartements qui touchaient au pavillon de Flore. C'est peut-être qu'on découvrit ce perroquet, dont parlent certains journaux, ce vieux perroquet démocratique (1 ^ qui criait avec obstination : « A bas Guizot ! ». On l'acclama.

Dans la plupart des immenses pièces, tout i-é- vélait une intimité brusquement troublée et un départ liàtil". Dans la -aile de jeu « une grande table ronde et numérotée se trouvait a côté de la cheminée, couverte d'un tapis vert; le bois de la cheminée était à moitié consumé, et de grands fau- teuils se trouvaient disposés en demi-cercle. On voyait sur d'autres tables des livres, entre autres le Dictionnaire du Commerce, une plume, au milieu de la table, et teinte d'encre (2). »

Au pavillon de Marsan, l'appartement du duc d'Orléans, devant la porte ducpiel, pour le proté- ger, se tenait un poste comiuandt' par M. l'avre,

il) I! va eu beaiHoup do vieux perroquets démocratiques à cette époque.

l2t Le Peuple aiu: Tuileries et à lu Chunihre cle^ députés, ])aiV l.\n Italien, témoin nctiljiire. Paris, s- d. 11848;, p. 7,

18 I-A VIK PAIUSIENNE

ancien élève de l'Ecole Polytechnique, et M, Le- gentil, lieutenant de la 2^ légion, n'avait pas changé depuis 1842. Lord Normanby qui le visita, quehjue temps après les journées de lévrier, (m donne cette description [l) :

« Sur le parcjuet, de chaque côte du lauteuil sur lequel le prince s'était reposé, sont éparpillés les journaux du soir, tous portant la date significative du 13 juillet 1842. Sur la table, à sa portée, se trouvait une assiette avec des restes de pain. Ce pain, roni|»u, [»orlait encore les ti-aces dés doigts qui l'avaient brisé... Sur une commode, contre le mur, on voyait une rangée de chapeaux, aAec des gants placés sur les bords, tous laissés |)Our qu'il put les choisir, et un vide restait encore à l'endroit avait été celui dttut il s'était servi... Sur une table, plus près de la porte, était une |velite cia- vache, comme si, l'ayant prise dans lintenlion d'aller àf cheval, on l'avait ensuite jetée mtncha- lamment, après avoir changé d'avis, «

Le peuple respecta ces appartements, sur les- quels planait encore la mort, et il resjiecta aussi relativement ceux du duc de Nemours, mais dans la salle du Trône il se donna libre carrière.

Les drapeaux furent disti-ibués, comme un tro» phée, à la foule. Tn vieillard en reçut un pour sa

(1) Une Année de révolution..., t. I, p. 237.

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 49

part de victoire, et il s'écria : « Brigand, va, tu n'auras plus ni trône ni drapeaux (1) ! »

Pendant ce temps, « lui homme assez bien vêtu s'éLait assis sur le grand fauteuil doré recouvert de velours rouge. On faisait toutes sortes de mô- meries autour de lui, on le saluait jusqu'à terre; il dit : « ^lessieurs, c'est toujours avec un nouveau plaisir que je me trouve au milieu de vous. » On éclata de rire, car cette phrase qui avait souvent servi d'exorde aux discours du trône, était depuis longtem[ts l'objet (\r la raillerie des petits jour- naux (2). »

Au début, la badauderie et la Q^aminerie avaient dominé, mais le peuple se sentait déplus en plus altéré et les Tuileries possédaient des caves bien garnies. On les découvrit, on les visita, on s'y attarda, malgré les ol)jurgations du commandant supérieur Saint-Amant. Ce marchand de vin s'indi- gnait qu'on put tant boire. Les ivrognes com})lets, couchés sur le sol, entre deux tonneaux ou dans un amoncellement de bouteilles cassées, ne présen- taient aucun danger, mais les demi-ivrognes étaient beaucoup plus redoutables. L'alcool redou-

(1) Le Peuple aux Tiiilerii-s..., p. <S.

(2) MwrME DL ('.A\U', Sotivciiirs ite Cannée iS'iS, p. 9ô. Oiiand cette parodie eut assez duré, le trône fut porté à hr.is sur la place de la Bastille et hrùlc' au pied de la colonne de .Juillet.

r,(i LA VIE i'AHISIKNNE

blait leur patriotisme et les rendaient inquiets et agressifs.

De nouveaux a visiteurs » arrivaient sans cesse et beaucoup d'entre eux avaient des arrière-pen- sées de destruction et de pillage. Il y avait trop de fusils dans cette salle et trop de gens désireux de s'en servir. Un déplorable état d'esprit ani- mait bon nombre de citoyens grisés par leur vic- toire et frémissants encore du combat : une haine stupide contre tout ce qui rappelait la loyauté ou avait appartenu au roi.

Dans la salle des Maréchaux, on cribla de coups de fusils les portraits de Soult et de Hugeaud, et, au bas de chacun de ces portraits, on inscrivit ces mots vengeurs : l'inhir à la patiic Mis (I iiiuri pou r ses c fi mes.

Dans 1 appailement du rez-de-chaussée qu'avait occupé ]M me Adélaïde, on perça de coups de baïon- nette le tableau d'Alfred Johannot qui représen- tait Lr)Uis-l'hilij)pe sauvjiiit jt.ir une saignée laite dans toute la règh; de l'ait le courrier Vernet (^1'.

Dans le grand salon du premier étage, une statue en bronze du roi fut brisée, et la tête jetée dans un brasier.

Dans la grande galerie cpie Louis-Philippe

ll| La pluparl des tybleauv avaient été, lieuieusement. grâce à Sainl-.\inanl, Iraiisporlés au Lmnro par la porte qui cominuniiiuait à la grande galerie.

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 51

avait fait construire se trouvait, sur une immense cheminée, le plan d'un bas-relief destiné à être plus tard exécuté en marbre et reproduisant un des principaux épisodes delà Révolution de 1830 : Louis Philippe se rendant à cheval le 31 juillet, à l'Hôtel de Ville. On tira des coups de fusil sur ce plan et on le couvrit d'inscriptions plus ou moins civiques, parmi lesquelles celle-ci : Dumou- lin. — Je Lui ai foutu le premier coup (sic). JBD. »

Cette longue promenade de salle en salle, ces cris, ces discours, ces déploiements d'un bruyant patriotisme, inspiraient naturellement au peuple souverain (chez lequel le ventre, et le gosier sur tout, ont toujours joué un rôle prépondérant) le besoin impérieux de boire et de manger le plus possible. Il était chez lui aux Tuileries, Une des premières manifestations de sa souveraineté d'un jour fut de transformer la Galerie de Diane en un grand restaurant, démocratique et gratuit. L'An- glais dont on publia, en 1893, lesA'o^e^ et Souve- nirs assista à un de ces repas. Il le décrit ainsi (1).

« La galerie de Diane était une des grandes salles de réception du premier étage, qui servait en général de salle à manger à la famille royale (pour le dîner.) Le couvert avait été dressé pour

(1) P. 2!t9.

62 LA. VIE PARISIENNE

trente ou quarante personnes, car Louis-Philippe avait coutume d'inviter les principaux membres de sa maison civile et de sa maison militaire à partager son repas. L'émeute avait interrompu les préparatifs. Lorsque j'entrai dans la pièce, soi- xante ou soixante-dix bandits des deux sexes s'étaient attablés, tandis qu'une vingtaine d'entre eux s'occupaient à les servir... Ils se donnaient ou du moins ils croyaient se donner des .lirs de bonne compagnie, et, en toute autre occasion, l'effet eût été d'un comique irrésistible pour un homme bien élevé; mais, dans les circonstances, les larmes en montaient aux yeux.

La cuisine des Tuileries, sous h^ règne de Ijouis Philippe, était en général exécrable et h' vin assez bon. Si médiocre que pût êti-e le menu aban- donné sur cette table, il était sans contredit infi- niment supérieur à celui qu'avaient l'habitude de consommer les convives qui Amenaient ainsi rem- placer le roi et les princes fugitifs, ('eux-là pour- tant n'en jugeaient pas ainsi; ils critiquaient les mets, ordonnaient aux serviteurs improvisés de leui' donnera quelque chose d'autre )),et, se tour- nant vers leurs compagnes, r(>mplissaient leurs verres et leur faisaient mille compliments.

Le repas se serait prolongé indéfiniment sans l'apparition d'unt^ autre bande n'claniant son tour avec une impatience avide; les provisions du

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 53

palais baissaient déjà, et l'on fit apporter un sup- plément du dehors. Puis, l'estomac bien récon- forté, on invita les dames à faire un petit tour dans les appartements, en attendant qu'on leur servit le café et les liqueurs.

La préparation du moka présenta quelques dif- ficultés : les ustensiles indispensables pour en offrir à une réunion aussi nombreuse ne se trou- vaient pas sous la main et, de plus, les ingrédients nécessaires étaient sans doute renfermés quelque part dans les offices du palais. Nullement décou- ragé, l'un des étranges convives se leva et dit à haute voix : « Permettez-moi d'offrir le café à la compagnie, w Motion qui fut accueillie par une tempête d'applaudissements. Joignant l'action à la parole, il tira de sa poche une petite bourse en étoffe et en sortit deux |)ièces de cinq francs : « Qu'on aille chercher du café et du meilleur » dit-il à un des convives qui s'était avancé pour recevoir des ordres; car c'étaient bel et bien des ordres, et je me demandais comment ces cham- pions enragés de l'égalité ne l'invitaient pas à aller chercher le café lui-même.

Il ajouta : « Et pendant que tu y es, citoyen, apporte des cigares pour nous et des cigarettes pour les dames. » Ledit citoyen partait déjà pour remplir sa mission, lorsque l'autre citoyen le rappela : « Ecoute, lui dit-il, tu n'achèteras rien

54 LA VIE PAHISIEiXNE

à moins d'y être forcé. Je crois que tu n'auras qu'à demander à la première épicerie venue ce qu'il te faut; fais de même pour le tabac. Ces sales bourgeois ont si peur qu'ils n'oseront pas te refuser. En tout cas, prends un fusil, on ne sait pas ce qu'il peut arriver ; mais ne t'en sers qu'en cas (le nécessité. » Ce qui voulait dire assez clai- rement : « S'ils te refusent le café et le tabac, tire leur dessus. »

Je ne puis pas dire comment on se procura ces deux denrées; mais j'ai tout lieu de croire que le messager n'eut qu'à demander pour aA^oir, sans même montrer son fusil. 11 n'y a pas dans les temps troublés pire couard que le boutiquier pari- sien, i'n gamin suffit pour le terrifier... Quoi qu'il en soit, lorsque je rentrai après une absence d'une quarantaine de minutes, il était évident qu'on s'était procuré le café et le tabac demandés ; la galerie de Diane, si vaste qu'elle fût, était plein(! de fumée, et trois casseroles remplies d'eau chauffaient sur le feu, tandis qu'on en avait placé deux ou trois plus petites sur la cheminée, sans souci de souiller le marbre qui était de toute beauté. Une autre fournée de faméliques avait pris place à table, tandis que les premiers venus trompaient la longueur de l'attente on faisant la cour aux « dames ». Quelques-unes d'entre elles s'occupaient plus utilement, à dévaliser les vi-

COMMENT ON FAIT LNK RKVOLUTIOX à.",

trines et en sortaient les inestimables porcelaines de Sèvres, tasses et soucoupes, pour servir le café des citoyens. Je me demandai comment elles avaient pu mettre la main sur ces trésors artisti- ques, car j'avais remarqué une heure avant que les ciels des armoires qui les renfermaient avaient été prudemment enlevées : on avait tranquille- ment enfoncé les portes avec le marteau de la grande horloge des Tuileries. »

Il y eut en réalité deux bandes (renvahisseurs. La seconde (1) chassa la première et s'installa dans le palais comme en pays conquis. Une tren- tidne de maris firent venir leurs femmes, et leurs enfants. Quand les vivres découverts dans le château furent épuisées, cette petite garnison exigea qu'on lui en délivrât comme aux troupes régulières. On eut toutes les ])eines du monde à les déloger. Exhortations, sommations étaient éga- lement inutiles. Ils ne partiront que vers le 15 mars. « Quelques-uns furent trouvés nantis d'ob- jets précieux; une vingtaine furent arrêtés comme contumax ou ]»our rupture de ban (2). »

Les ('crivains hostiles à la révolution de 1848 ont exagéré les excès populaires, pendant cette période, ceux qui lui étaient favorables les ont

(1) Elle comptait deux cents hommes environ.

(2) Docteur Poumiks de l\ Siboltie, Souvenirs d'un Médecin de Paris.

56 . LA. VIE PARISIENNE

niés OU atténués le plus possible. La vérité est entre ces deux partis pris.

Il est certain que parmi ces envahisseurs des Tuileries les honnêtes gens ne manquaient pas, et je crois même (pi'ils étaient va\ majorité. (Ju cita de nombreux traits de probité et, évidemment, on ne les connaît p;is tous. Le 25 mars, un tail- leur de Montrouge, qui habitait rue de Chàtillon, 4, vint déposer à l'Hôtel de Ville un iusil en argent iiiassil" trouvé aux Tuihu'ies, le fusil du comte (h' Paris ; ou lui en avait offert deux mille francs.

llien de plus facile que de multiplier les anec- dotes de ce genre.

Il l'st également ccirtain que dans 1a foule deccs bonnétes gens se glissèrent d'assez noml)reu\' filous.

Beaucoup de vols furent constates, plus ou moins offici(dlement.

Saint-Amant prétend que sur les objets précieux a[)partenant à la Couronne, parmi lesquels l'ar- genterie re})résentait trois millions, il n'en dis- parut que pour une dizaine de mille francs. Cette assertion est inexacte..

L'argenterie fut en grande i)artie sauvée, et un article du Moniteur (le 11 mars) nous raconte comment elle fut sauvée.

« Quelques misérables avaient trouvé le moyen de pénétrer dans les cuisines et jusque dans la pièce

COMMENT 0> FAIT UNE REVOLUTION 57

était déposée l'argenterie du château. Le citoyen Moessard, préposé à la conservation de cette argenterie qui se composait d'un nombre con- sidérable de pièces de grande valeur, fit un appel à leur loyauté pour la sécurité des objets pré- cieux dont il avait la garde, et, en même temps, il leur offrit du vin et des comestibles; mais Tappàt du trésor qu'une simple nappe dérobait à leurs yeux excitait leur avidité, et déjà les plus hardis, soulevant la nappe, dérobaient quelques pièces d'argenterie, lorsque le citoyen Roy, armé d'un fusil, et un invalide, habillé en bourgeois, montent sur la table, résolus à défendre, au péril de leur vie. le dépôt confié à la garde du citoyen Moessard. Une femme, Elisabeth Gablot, s'arme égah?ment d" une baïonnette , et n'hésite pas à f i'ap[)er les mains qui se glissent furtivement sous la table, en criant : On ne touche pas ! Toutefois ces généreux efforts allaient devenir inutiles, lorsque la garde nationale intervint et fit évacuer la salle.» Si l'argenterie échappa presque entièrement au pillage, parmi les pierres précieuses qui apparte- naient à la Couronne, plusieurs, mentionnées dans l'inventaire, ne furent pas retrouvées : un bouton de chapeau en diamant, évalué 240.700 fr. etdix pendeloques en l'Oses, évaluées 55.000 fr. (1).

ili Procès-verbal publié au mois d'avril 1649.

58 I-^ MK l'AlilSIKNNE

La caisse qui conlciinit ce bouton et ces pende- loques avait été transportée des Tuileries à la Salle de l'état-major de la ^"arde nationale et de au Trésor. C'est pendant ce voyage qu'on les égara ou qu'on les vola.

Les boutiques de brocanteurs se remplirent de bibelots soustraits, mais on détruisit plus (pi'on ne vola, non seulement aux Tuileries, mais beaucoup plus encore à Neuilly, au Palais-Royal.

AuxTuilei-ies, Saint- Amant, ([ui était vdiu, dans l'après-midi du '1\ l'i-vrier, prendre le comman- dement du Palais, ])ut avec l'aide du pin'sonnel subalterne, et notamment du régisseur en second, M. Gally, empêcher bien des dégâts (l). il n'en fut pas de môme à Neuilly et au Palais-Royal.

A Neuilly, les ouvriers parisiens ne se trou- vaient qu'en très petit nombre, les paysans, venus de tous les villages A^oisins, se chargèrent du jiil- lage du château.

Au Palais-Royal, des brutes ignorantes s'achar- naient, avec une rage incompréhensible, sur les livres qui rem[)lissaient la bibliothèque particu- lière de Louis-Philippe et celle (h' ?iluie Adélaïde, on les arracha de leurs rayons, on les decliira page par page, et. au risque de inettrt- le leu au château, on les jeta dans un brasier.

(1) La Bi-\>nhV\i\nc dans /es cavvnssci. du lioi. p. ".").

COMMENT ON FAIT UNE REVOLUTION 59

Un passage de la brochure de Tirel donne une idée des dégâts qui lurent commis :

« On a recueilli, dit-il, aux Tuileries et au Palais- Royal, 25.000 kilogrammes de fragments de glaces et de cristaux, n'ayant plus que la va- leur de la matière brute à jeter au creuset, et il en a été sans doute perdu davantage en parcelles broyées. Dix tombereaux ont été chargés de débris des plus belles porcelaines de Sèvres, Telle était leur valeur matérielle, qu'on a pu retrouver encore pour plus de 20.000 francs de l'or dont elles étaient ornées. Quant à leur valeur artistique, on conçoit qu'elle était immense. Le nombre des pièces de cristaux de table brisés, s'éleva seul à 23.000 ; celui des pièces de porcelaine excéda 45.000.

Les riches tentures des Gobelins et de Beau- vais furent impitoyablement trouées, déchiquetés, effilées; les velours et les soieries de Lyon, qui brillèrent d'un si bel éclat aux expositions de l'in- dustrie, où elles avaient presque toutes figuré, ont été découpées en lanières pour faire des échar- pes, des ceintures, et discrètement emportées pour de plus utiles usages. »

Mettons en regard de ce bilan, un autre docu- ment, plus général, qui le complète. Il est officiel. Il est extrait du 14'" BiiUetiii de Ui lie pu OU <j ne (N"duli avril).

« Les 23 et 24 février, il a été élevé dans Paris

(ÎO LA VIE P.VKISIKNNE

1.512 barricades. On a calculé que chaque barri- cade a employé, en moyenne, 845 pavés ; de sorte que le peuple a arraché en quelques heures, 1.277.648 pavés. On a, en outre, renversé 4.013 ar- bres, on a brisé ou endommagé 3.704 appareils d'éclairage, savoir: 227 candélabres, 11 consoles, 890 lanternes brisées, et 2.576 lanternes dont les verres ont été cassés. Enfin on a brûlé ou détruit 53 corps de garde, 71 bureaux de surveillants des voitures de place, 41 bureaux d'octroi, 41 gué- rites, 104 colonnes d'affichage, 192 bancs, total 605. Dans ce calcul ne sont pas comprises les grilles qui ont été arrachées pour faire des armes et compléter des barricades, comme à la Bourse, à l'Assomption, au ministère de la Marine, à Notre- Dame-de-Lorette, etc. »

La colère du peujjle, ([uand il éprouve le besoin de changer de maîtres, et ses périodiques accès de vandalisme, coûtent cher.

APPENDICE

Le commaiiddut Dumoulin et la statue du duc d'Orléans (1).

« Je lis dans votre numéro du 4 de ce mois une lettre de M. Alexandre Dumas, incriminant la conduite du gouverneur du Louvre, qui a fait enlever la statue du duc d'Orléans.

Cette lettre d'un ami du prince, honore son auteur, quand toutes les adhésions que nous li- sons aujourd'hui nous montrent des républicains plus fervents que ceux qui ont jeté le trône par la fenêtre. Il ne m'appartient pas de vouloir contredire tous les éloges qu'il adresse à la mé- moire du duc d'Orléans ; je me renfermerai dans les faits qui m'ont mis dans la nécessité di' l'aire

(1) La lettre qui suit, à propos de reiilcvenient de la statue du duc d Orléans, répondait à une courageuse protestation d'Alexandre Dumas, et a été reproduite dans le journal de celui-ci, le Mois (n" du 16 mai 1848).

6

62 I-V VIE l'AUISIENNE

procéder à reulèvcineiit de ce bronze, qui, sous le rapport de l'art, était même très secondaire.

C'est après avoir conduit M. de Saint-Amand au commandement des Tuileries qu'à 2 heures et demie du matin ]';ii occupé le Louvre en qualité de commandant supérieur.

A 1 heure de l'après-midi, au milieu de la foule immense stationnant dans la cour du palais, un garde national s'écria :

« Ah! voilà le royal mannequin, à qui je vais adresser une carte de visite... Et aussitôt il dé- chargea son fusil, dont la balle vint frajtper la tête de la statue ; quelques acclamations se firent entendre. Je craignis aussitôt de A'oir cette statue devenir une cible. Je donnai immédiatement des ordres pour faire entourer la statue de gardes na- tionaux, en blous(î, pour enipècher(pie ce coup de fusil ne pût se répéter. Dans cette circonstance, je n'ai eu qu à me louer de M. Adolphe Dumas, homme de lettres, et du brave chef de bataillon, M. ^lorens, qui m'ont secondé dans cette grave circonstance.

Je fis immédiatemeiil appeler M. de Gailleux, conservateur duMusée, etrarchiteete,M. Fontaine, leur annonçant (jue j'étais décidé à faire enlever la statue cette nuit, pour éviter dans l'intérieui" ilu Louvre une collision entre ceux qui voulaient démo- lir la statue et eeux (jui auraient voulu la protéger.

APPENDICE K3

D'après mes instructions, M. Dubay, maître char- pentier du Palais, fit apporter dans la cour une grue e't des madriers. Le Louvre l'ut interdit à la circulation, à 6 heures du soir ; il pleuvait beau- coup, et, sur l'observation de M. Dobay, que l'abondance de la pluie rendait cette opération impossible, je crus devoir lui répondre que ce mot, pour des Français, était rayé du dictionnaire. Je mis donc à sa disposition tous les hommes néces- saires, et qui, par une pluie battante, se relayaient au besoin.

A 5 heures du matin, la statue, avec ses bas- reliefs, sans aucun accident, roulait hors des portes du palais. Ce bronze a été immédiatement et soigneusement recouvert d'une grande toile et déposé dans le chantier du Louvre, sous un hangar construit à l'instant même pour le recevoir ; à 6 heures, ce piédestal devenait un monument expiatoire à la mémoire des victimes de février, par l'inscription que j'y ai fait apposer en ces termes :

An.r citoyens de Pmis

iiioris pour Ui PdtrieH!

La République reconnaissante

23-:2k février IS^iS.

M. Alexandre Dumas réclame dans sa lettre:

6i

LA VIE PARISIENNE

qu'il est bon que cette statue soit replacée elle était. C'est au gouvernement à aviser.

Obligé à tout prendre précipitamment sous ma responsabilité, j'ai rempli mon devoir, celui d'éviter à tout prix de voir sous mes yeux éclater une collision grave et dangereuse, et répandre du sang, dont le bronze ne vaut pas une gouttelette. Je suis, avec une profonde considération,

C. Dumoulin,

Commandant du Louvre et de l'Hôtel de Ville en 1830. »

II

LES HOMMES DU JOUR. DÉMOCRATES, UTOPISTES ET EXCENTRIQUES

Le Gouvernement provisoire, proclamé à l'Hôtel de Ville, le 24 février, par une poignée de poli- ticiens et quelques milliers d'insurgés, comptait comme membres Dupont de l'Eure, à ([ui on avait donné le vain titre de président, Lamartine, Grémieux, François Arago, Ledru-Rollin, Gar- nier-Pagès, Marie, Armand Marrast, bientôt nommé maire de Paris, Louis Blanc, Ferdinand Flocon, et l'ouvrier Albert, qui était, d'ailleurs, plutôt un patron qu'un ouvrier.

Une année plus tard, le 2 février 1850, dans un banquet, à Tours, Grémieux faisait cette décla- ration, contre laquelle personne ne protesta et ne pouvait protester : « Je défie la calomnie d'oser dire que nous ne sommes pas sortis du gouver-

fifi LA VIE PARISIENÎ^E

nenient provisoire en lionnêtes gens. » Les journées de juin ne permettent pas d'alfirmci- rpie leur mains ne furent pas tachées de sang, mais, du moins, elles ne furent pas tachées de boue.

Suspectée et niée, comme il fallait s'y attendre et comme ils s'y attendaient, par les vaincus de la veille et les mécontents du jour, leur probité est in- contestable pour ceux que n'aveugle pas l'esprit de parti. Mais les plus honnêtes gens, même républi- cains, quand ils arrivent au pouvoir, ont de nom- breux parents ou amis à caser. Un journal du temps, rEvéneinent, montrait dans une ënumé- ration très suggestive (1) la part que le Natio- nal^ cette ancienne feuille d'opposition si ardente à combattre le népotisme, avait prise à la curée :

DOCUMENTS POUR SERVIR A LMISTOIRE CONTEMPORAINE

1. Le citoyen Marrast (n" 1), rédacteur en cliel' du National, membre du Gouvernement provisoire, maire de Paris, président de l'Assemblée nationale.

2. Le citoyen Marrast ^n" '2), de la t'amille, i)rocureur général à Pau.

3. Le citoyen >L^^ruast (n" 3), de la lamille, capitaine au "'' régiment léger, décoré de Louis-Philippe, passé chef de bataillon au choix sous la République.

4. Le citoyen Maruast (n" 4), do la famille, sou.s- direcleur du lycée Corneille.

(I) Ileprodiiilo ilans le Mob du 1.") sepleiiibre IvSiS.

LES HOMMES DU JOUR 67

o Le citoyen Bastidk, rédacteur du \alional, ministre des Alïaires étrangères.

(i. Le citoyen Vaulabelle, rédacteur du Nalional, ministre de l'Instruction publique

7. Le citoyen Goudchaux, banquier du National, ministre des Finances.

8. Le citoyen Reclkt, médecin en chef du National, ex-ministre de l'Intérieur, ministre des Travaux publics.

i). Le citoyen Tkélat, médecin ordinaire du National, ex-ministre des Travaux publics.

10. Le citoyen Maiuk, avocat du National, membre du Gouvernement provisoire, membre de la Commission executive, président de l'Assemblée nationale, et enfin ministre de la Justice.

11. Le citoyen Géni.n, rédacteur du National, chef de la division des lettres au ministère de l'Instruction publique, en remplacement de M. Nisard, ancien rédac- teur du National, mais rallié à M. Guizot.

l'2. Le citoyen Cuaiuias, rédacteur du National, sous- secrétaire d'État au ministère de la Guerre.

13. Le citoyen Degoux-Dknuxcques, rédacteur du Ya- tional, préfet de la Somme.

14. Le citoyen Bucuiîz, troisième médecin et rédacteur du National, adjoint au maire de Paris, puis président de lAssemblée, membre du Conseil municipal, etc.

15. Le citoyen Dussaud, rédacteur du National, préfet de la Seine-Inférieure.

IG. Le citoyen Auam, rédacteur du -Y'(/(o/i(i/, secrétaire général de la préfecture de la Seine.

17. Le citoyen Sain de Bois-le-Comte, rédacteur du National, ministre pIénii»otentiaire à Turin.

18. Le citoyen Félicien Mallefille, rédacteur du AVj/tona^ d'abord gouverneur du château de Versailles, puis minisire plénipotentiaire à Lisbonne.

19. Le citoyen Anselme Petetin, rédacteur du Natio- nal, ministre plénipolenliaire en Hanovre.

68 LA VIE PARISIENNE

'20. Le citoyen Alglsti: Petktin, frère du citoyen A>SELME Petetin, rédacleur du Xalidiuil, préfet de la Côte-d'Or.

il. Le citoyen Frédékic Lackoix, rédacteur du Natio- nal, directeur des affaires civiles en Algérie.

'22. Le citoyen Hetzel, rédacteur du National, chef du cabinet au ministère des Affaires étrangères.

23. Le citoyen Rousskt, commis du citoyen Hetzel, rédacteur du National, préfet de la Loire et chargé dans son intérim de la vente du Spectateur répiMivain.

24. Le citoyen Duclerc, sténographe du Nttionnl, ex-ministre des Finances.

23. Le citoyen Paoeure, libraire du National, maire, secrétaire du Gouvernement provisoire, de la Commis- sion executive, directeur du Comptoir d'escompte.

26. Le citoyen Achille Grégoire, imprimeur du Natio- nal, préfet de la Haute-Saône.

27. Le citoyen Lalanne, allié au National, directeur des ateliers nationaux.

28. Le citoyen Levrault, ami du citoyen Bastide, rédacteur du National, ex-ministre à Naples.

29. Le citoyen Carette, allié au National, directeur à Constantine.

30. Le citoyen (1\rtehon, allié au National, garde des Archives.

31. Le citoyen Clément Thomas, connétable du Natio- nal, ex-commandant supérieur des gardes nationales de la Seine, en remplacement de Masséna, Oudinot, Gérard, Lobau, Lafayette, etc., etc. (l).

Ce népotisme, à peu près inévitable, mis à ])art,

(Il La Réforme, autre feuille d'opposilion sous I.ouis-Plii- lippe, et d'un républicanisme beaucoup plus accentué, était représentée au pouvoir par Flocon. Le 2('> avril l'S48, son père était nommé administrateur des lignes télégraphiques.

LES HOMMES DU JOUR 69

les nouveaux maîtres que la France s'était donnés ou plutôt qu'elle subissait, étaient de fort honnêtes gens. Dire que leur probité privée était à la hau- teur de leur incapacité politique, c'est, je crois, le plus bel élog'C qu'on puisse en foire.

Cette incapacité, composée à égale dose d'igno- rance et d'illusion, ils Tout reconnue eux-mêmes en parlant les uns des autres. On n'aurait, pour les apprécier à leur valeur, qu'à rappeler ce qu'ils ont dit ou écrit, pendant qu'ils étaient au pouvoir ou après en être descendus.

'( La première chose qui nous frappe dans les Mémoires de ces héros de la Révolution (1), affir- mait très justement, en 1850, un Anglais très roj^a- liste mais très renseigné (2), c'est qu'ils nous prouvent jusqu'à quel point ils ont tous été, eux et leurs collègues, de pauvres créatures. Quelques- uns, nous le savons, ont individuellement du ta- lent... Mais, pour rem[)lir les fonctions auxquelles les élevait le 24 février, ils étaient tous ridicule-

(1) Mémoires de Caussidiî'rc (1848) ; Histoire de la Révolulion de IS'iS, par LAMAmiNE (1819) ; Pages d'Histoire de lu [{évolution de février iS'nS, par Lotis Blanc (1850), etc.

(21 M. Croki:r, ex-secrélairc de l'Amiraulé. Il avait publié dan-i la Qualerly lieview une Uelulion aiitlienliiiiic du défturt de Louis-Philippe, le 2'i février (précédée de considérations sur ja Révolution de IsiS) donl une traduction parut à la Ih-vtie briitiuni'iue, en isôO. Le passage cité est à la page 9 de cette traduction.

7(1 LA VIK PARISIEN»:

ment on |>lut(")L dé|)lorablt'ment incapables. La France les a jugés. Ils avaient commencé par ne pas trop savoir ce qu'ils faisaient, et ils ne savent pas mieux comment faire pour continuer. Ter- ribles à tout le monde, ils furent surtout terribles l'un à l'autre, et aujourd'hui (ju'ils sont tombés dans un mépris général, cliacun d'eux est prêt à déclarer qu'ils le méritent tous, excepté lui seul. »

Le plus célèbre était Lamartine, ([ni ari-ivailau ])ouvoii' avec son pi'estige de poète et ses préten- tions d'homme d'Etat, dont rien ne put le corriger. Nul n'a contribué davantage à l'établissement du suffrage universel, à l'asservissement et à Vo\\- pression de l'élite, à la tyrannie des brutes. Nul n'a fait, avec les meilleures intentions du monde, plus de mal à son pays.

Girouette sonore, Lamartine avait tourné à tous les vents. Il était j)assé, sans s'y arrêter, par toutes les opinions.

En 1820, il chantait, dans ses Médita/ions, la naissance de « l'Enfant dn ^liracle ».

En 1825, il chantait ravèncment de Charles X.

Il allait être nommé secrétaire général du Minis- tère des Affaires étrangères, lorsque la révolution de 1830 renversa les Bourbons.

Sous la monarchie de Juillet, élu député en 1833, il déclarait, à la tribune, dans un de ses premiers discours : « Un gonvern'ineut représente ([uehpie

LES HOMMES DU .loUR 7|

chose de plus pressant que la liberté même. L'ordre, la paix publique, la sécurité dans la rue, dans le foyer, dans la propriété, dans la vie : voilà ce que nous sommes en droit de lui demander, voilà aussi ce que nous devons lui donner les moyens de main- tenir, quand il les réclame au nom du salut pu- blic. »

Et- quelques années plus tard, au moment le gouvernement était plus que jamnis menacé par les ennemis de l'ordre et de la paix publique, il entrait dans les rangs de l'opposition.

En 1844, il collaborait à la Pi-esse d'Emile de Girardin, et il y écrivait, en parlant des Jacobins de 1844 lui qui sera, par la trop grande éléva- tion de son idéal, et aussi par la crainte de com- promettre sa popularité, par son désir de s'offrir à l'adoration des foules, presque le complice des Jacobins de 1848 :

« Ils veulent que le gouvernement, pourvu qu'il soit démocratique, ose tout, fasse tout, tienne tout. La tyrannie qui leur paraît exécrable en haut, leur parait excellente en bas ; ils oublient que l'arbi- traire ne change pas de nature en se déplaçant, et que si l'arbitraire des rois et des aristocrates est insolent, l'arbitraire du peuple est odieux. »

Vax 1847, il publiait son llisloire des Giron- dins, et l'immense succès, le succès populaire, le succès révolutionnaire de cette œuvie harmonieuse-

72 LA VIE PMUSIENNP:

ment emphatique, le ra})procliait, par une sorte de gratitude littéraire, de cette classe, de cette multi- tude, dont il redoutait et flétrissait naguère le des- potisme. Puisqu'elle l'admirait, ne devait-elle pas lui paraître admirable ? Ses convictions républi- caines naquirent ou s'accrurent de l'exaltation de son orgueil.

Et cet orgueil ne fut souvent que de la vanité, et de la vanité la plus puérile. Son àme était géné- reuse, ses intentions étaient très pures, mais il jouait un rôle, et il clierchait à plaire. Plaire au peuple n'est pas le meilleur moyen de le servir et une éloquente tirade ne remplace pas une éner- gique décision. On ne gouverne pas avec des phrases, avec des illusions et avec des rêves.

La vérité, tôt ou tard, finit par s'imposer. Mani- festations agressives, revendications exagérées jusqu'à l'absurde, émeutes inspirées par la haine bien plus que par la misère, désabusèrent, éclai- rèrent le poète transformé en tribun. Déjà, aux heures de péril de péril pour lui, comme pour la France il avait lutté A'aillamment contre des illuminés et des fous qui avaient puisé peut-être dans sa prose, dans ses vers, dans ses enthou- siastes panégyriques de la DéniDcratie, une partie de leur exaltation.

A mesure qu'augmentait peu à peu, d'émeute en émeute, de déception en déception, sa trop tar-

LES HOMMES DU JOUR 73

dive clairvoyance, sa popularité diminuait. Dans celui qui avait rêvé la gloire d'un grand citoyen, on ne voulait plus voir qu'un grand poète. Et il connut, il but jusqu'à la lie, le pire châtiment qui puisse frapper l'homme qui a donné son àme à la foule : l'ingratitude et l'oubli.

Son collègue et son rival, Ledru-Rollin, ne lui ressemblait que par les plus mauvais côtés. Que ce fantoche ait réussi à devenir un personnage, une sorte de roi, cela juge une époque et un pays. On a les grands hommes qu'on mérite.

« A distance et à travers les souvenirs, écrivait Maxime du Camp qui le vit de près, il est impos- sible de comprendre l'influence que Ledru-Rollin exerça. C'était une sorte de bellâtre, coiffé en coup de vent, portant la tète de trois quarts, avec de grosses joues bouffies et des pâleurs subites qui dénonçaient un Cit'ur peu sûr de lui. 11 était vide et sonore ; ses discours pleins de redondance sen- taient la rhétorique : rien de fin, rien d'ingénieux, rien de grand. La phrase même était peu correcte ; il faisait de l'éloquence comme une grosse caisse fait de la musique. En lui nulle distinction de race, nulle distinction acquise; il était commun, et la boursouflure de son esprit semblait avoir envahi son corps... Il ne suffit pas d'être gros pour être fort, et Ledru-Rollin était faible de toute façon, par le cerveau, par le talent, par le caractère. Nul

74 LA VIK P.VRISIKNNK

plus que lui ne justifia la parole de Stuart Mill : « La tendance du gouvememont représentatif incline à la médiocrité (1). »

Petit-fils de Nicolas-P]iili]»p(' Ledru, plus connu sous le nom de Conius, qui avait le titre de physi- cien du roi et qui ii'échapi)a qu'à grand'peine aux terroristes de 1793 (2), Ledru-Rollin était en 1808, à Paris. Des succès de collège, qui étaient déjà des succès de rhéteur, commencèrent à enfler cette vanité précoce qui d(;vait prendre, favori- sée par les circonstances, de si vastes propor- tions.

Avocat à la Gnir de cassation, il se tourna très vite vers la politique. En 1832, à vingt-cinq ans, ayant par une grâce d'état, à Page les plus intelligents, les mieux doués, doutent et hésitent, des opinions, des convictions bien arrêtées, immuables, définitives, il rédigeait et signait le premier une protestation contre l'état de siège et

(1) Maxime du Camp, Souvenirs lilléraires, chap. xii. « M. Le- (Jru-Rollin, le chef nominal du i>ai'ti extrême, n'est pas un homme d'une grande capacité, et son courage moral n'est pas à l'abri du soupçon ; mais c'est un véritable orateur de la populace, désireux de conserver son pouvoir actuel aussi longtemps qui! le pourra, et assez hardi pour tout entre- prendre, pourvu qu'il se sente appuyé par la multitude. » NORMAMJT, Une Année de liéroludon, t. I, p, 254.

(2) Il fut incarcéré. Le y thermidor le sauva, comn)e bien d'autres. 11 avait été professeur de plly^<ique des Enfants de France.

LES HOMMES DU JOUR

75

publiait un mémoire virulent sur les massacres de la rue Transnonain.

Il inaugurait ainsi sa carrière d'ami du peuple,

Ledru-RoUin.

et il l'inaugurait déjà avec une remarquable exa- gération.

Jamais Demos, le stupide Demos, n'eut de fla- gorneur moins discret ni de plus plat courtisan. Cette idée si niaise, si absurde, si dangereuse et parfois si lucrative pour un ambitieux sans scrupules que Demos est bon, que Demos est

7(5 L.V VIE PARISIENNE

généreux, que Demos est sublime, que Demos est infaillible, il l'exprima de toutes les manières, il mit à son service la- plus banale, la plus intaris- sable verbosité, et un sectarisme étroit, buté, sourd et aveugle, qui ne s'effrayait de rien, que rien n'entamait.

Le pire, c'est qu'il était sincère. Il n'avait pas, en matière politique, la moindre dose de scepti- cisme et ce n'était qu'un imbécile. Un imbécile oratoire, et même, ce qui me semble bien moins rare qu'on ne croit, et je pourrais citer d'autres exemples, un imbécile doué de quelque talent ver- bal et littéraire. Ce qui lui manquait, c'était tout simplement l'originalité et la vigueur et la recti- tude de la pensée, et cette intelligence vraiment supérieure, qui se défie des préjugés, des idées toutes faites, des clichés, des rengaines et des ti- rades.

Jusqu'à ([uel degré de sottise allait, chez Ledru- Piollin, ce culte, ce fanatisme du peuple, une anec- dote très authentique va nous le montrer, une de ces anecdotes qui en disent plus, sur un homme, que les plus longues appréciations.

Il se présentait comme candidat à la deputa- tion, au Mans, oîi le 2'' collège devait l'élire à la place de Garnier- Pages. Pendant sa cam- pagne, un discours, il attacjuait avec A'io- lence le e'ouvernement, l'avait fait condamner à

LES HOMMES DU JOUR 77

quatre mois de prison. L'arrêt fut d'ailleurs cassé pour vice de forme, et aux assises d'Angers, de- vant lesquelles on avait renvoyé le procès, les jurés sempressèrent d'acquitter un adversaire du pouvoir.

Au cours des débats deA^ant la Cour de cassa- tion, le procureur général Dupin eut à prononcer ces mots : Souveraineté du peuple. Aussitôt on vit se dresser un gros homme qui agitait les bras. Sa figure respirait la plus vive indignation. Son toupet tremblait sur sa tète. C'était Ledru-Rollin, et ce ne pouvait être que lui. Qui aurait éprouvé autant de fureur, de fureur civique, devant une expression aussi peu provocante ?

On le regardait avec surprise. Soudain sa voix retentit comme un tonnerre : « A genoux. Mon- sieur le procureur général, s'écria-t-il, à genoux! Quand on prononce le nom du peuple souverain, ce n'est pas debout mais à genoux qu'il faut le prononcer (1). »

La collaboration de Danton et de Joseph Prud- homme, si elle était possible, aboutirait à ce genre d'éloquence. C'est de la bêtise délayée dans de l'em- phase.

(1) Les Condamnés de Versuillcs, par Pascal Rhate. Paris, 1850, p. 35. Ce Rhaye n'a pas iorcé la note. Il cite textuel- lement et il admire. Celait 'un pur, un partisan de Ledru Kollin. 11 voit en lui un grand citoyen et un grand orateur.

6

LA VIE PARISIENNE

Même en 1848, h cette époque qui fut à la fois, par un étrange phénomène, celle des vieilles barbes et celle des raseurs, on ne put s'empêcher, à la longue, de trouver Ledru-Rollin ridicule.

Les plus indulgents, ceux qui partageaient le plus ses opinions, lui reprochaient d'abuser des phrases grandiloquentes et des nobles attitudes.

Bel homme, et il le savait, et il en profita, lui, le défenseur des pauvres, pour faire un liche mariage (1), il bombait le torse, se dressait sur ses ergots comme un coq de combat mais ce coq avait la vanité d'un dindon.

La statue qu'on devait plus tard lui élever, il se rélevait à lui-même, chaque fois qu'il montait à la tribune. La tête si haute qu'elle semblait ren- versée en arrière, le geste dominateur ou mena- çant, il brandissait contre la bourgeoisie égoïste des foudres de fer-blanc. Les mêmes mots appa- raissaient sans cesse, prononcé sur le même ton, encadrés dans la même rhétorique emphatique et creuse. Ils étaient trop prévus. Ils avaient fini par perdre presque tout leur effet.

Cependant les événements se précipitaient. Le peuple à qui on avait prodigué des promesses

(1) Il av;iit épousé une riche Irlandaise, conquise par son toupet et par ses trémolos. Et cela lui permit, pendant la monarchie de .luillet, de subventionner plusieurs feuilles démocratiques et d'accroître ainsi sa popularité.

LES HOMMES DU JOUR . 79

qu'on ne pouvait pas tenir, s'étonnait, s'indignait. La popularité de Ledru-Rollin s'effritait de jour ne jour. On attendait de lui des actes et il ne donnait que des paroles. Contre sa faconde ambitieuse et stérile s'unissaient ceux dont elle menaçait les intérêts et ceux dont elle avait trop flatté les pas- sions.

Les journées de juin, qu'il n'avait su ni prévoir, ni empêcher, et dont on le rendit responsable, la ridicule tentative des Arts et ]SIêtiers l'achevèrent. Outre dégonflée, il s'écroula tout d'un coup et pour toujours.

En se servant des classifications d'aujourd'hui pour caractériser les hommes d'autrefois, on pour- rait dire que Lamartine était un progressiste et Ledru-Rollin un radical. Louis Blanc était un so- cialiste.

D'où venait son socialisme? En grande partie de son orgueil blessé.

Un jour, au Luxembourg, à une de ces heures jaillit de l'âme tout ce qu'elle a de plus amer, il prononça ces paroles :

« Etant presque enfant, j'ai dit : Cet ordre so- cial est inique ; j'en jure devant Dieu, devant ma conscience, si jamais je suis appelé à régler les conditions de cette société inique, je n'oublierai pas que j'ai été un des plus malheureux enfants du peuple, que la société a pesé sur moi ; et j'ai fait

80 LA VIE PARISIENNE

contre cet ordre social, qui rend malheureux un si grand nombre de nos frères, le serment d'Anni- bal (1) 1 »

Or, cet « enlant du peuple » était le fils d'un inspecteur général des finances, sous le roi Joseph, à Madrid, il naquit en 1813. Originaire de Rodez, M. Blanc père, allié aux Pozzo di Borgo, qu'on peut difficilement assimilera des prolétaires, s'était réfugié en Espagne, après avoir eu plu- sieurs de ses parents guillotinés sous la Révolu- tion. Dépossédé de son poste, par la chute du roi Joseph, ce haut fonctionnaire rentra en France, et reçut, comme émigré, une pension sur la cas- sette particulière du roi.

A sept ans et si incontestable que me paraisse sa supériorité intellectuelle, je suppose qu'à cet âge il ne devait pas encore en avoir fourni beaucoup de preuves Louis Blanc obtint, pour tout le cours de ses études, une bourse au lycée de Rodez. En lui enlevant ses protecteurs, en supprimant la pen- sion que lui avait accordée Louis XYIII et main- tenue (Charles X, la révolution de 1830, une révo- lution dont il ne partageait en rien les idées, ruina l'ancien inspecteur des finances.

A peine sorti du lycée, Louis Blanc fut obligé

(1) Ce serment d'Annibal, ?i tous ceux qui n'ont pas, en France, la place qu'ils mériteraient d'occuper, le prêtaient, elle serait pleine d'antipalriotes et d'anarchistes.

LES HOMMES DU JOUR 81

de gagner sa vie. Les études qu'il avait faites grâce aune faveur de la monarchie, c'est contre la monarchie qu'il s'en servira plus tard.

Il fut, et son orgueil en souffrit cruellement, le précepteur râpé, pour lequel on n'a pas beau- coup plus d'estime et d'égards que pour un domes- tique. L'humilité de sa situation s'aggravait de l'exiguïté de sa taille.

En 1832, un grand industriel d'Arras, un cons- tructeur de machines, M. Mallet, le choisit comme professeur de ses enfants. C'est à cette époque et dans cette même ville qu'il fit ses débuts d'écrivain. Le Progrès du Pas-de-Calais publia ses premiers articles. Il avait vingt ans, et déjà il se sentait prêt à résoudre, d'un trait de plume, les problèmes les plus ardus de la politique et du socialisme.

Cinq ans après, presque célèbre, sans avoir atteint encore la trentaine, il était rédacteur en chef d'un des principaux journaux parisiens, le Bon Sens (1), et, en 1840, sûr de lui, sûr de ses idées, convaincu que leur application détruirait toutes les iniquités sociales, il faisait paraître son traité de V Organisation du Travail (2).

(1) Fondé en 1832 par Cauchois-Leniuire, avec celte épi- graphe : « La voix du peuple est la voix de Dieu ». Louis Blanc n'en fut rédacteur en chef que de janvier 1837 à 1838, et le journal disparut le 3 mars 1839.

;2) L'année suivante, il publia son Ilisloire de dix ans, œuvre de parti qui contribua beaucoup à sa popularité.

82 LA VIE PARISIENNE

Ces idées, ces théories, sur lesquelles j'aurai l'occasion de revenir, à propos du droit au travail et des ateliers nationaux, elles entrèrent avec lui, et en quelque sorte [)ar effraction, sous la poussée du peuple, dans le gouvernement provisoire.

Il y avait alors un Dieu des bonnes gens. Il y avait aussi un Socialisme des bonnes gens. C'était celui de Martin, dit Albert.

Personne, en 1848, ne connaissait Albert. C'est à peine si Albert se connaissait lui-même. Mais Louis Blanc, qui appréciait surtout en lui son admiration })Our Louis Blanc, le protégeait, le patronnait, et l'imposa au nouveau gouverne- ment.

Albert était un bon homme, terriblement sincère. Il se croyait babouviste. Cette formule, la Répu- blique des éffcm.v, le remplissait d'enthousiasme. Il avait fonctionné quelque temps à luRéfoi'nie (1), non pas comme rédacteur, son orthographe par trop démocratique s'y opposant, mais comme cal- ligraphe. Il copiait les proclamations. C'était presque les rédiger.

Albert, ([uand il sortait, par hasard, de son habituel silence, exprimait doucement des opi- nions violentes et dangereuses, qui lui semblaient aussi équitables que fraternelles. Comme son

(1) Louis Blanc collaborait à ce journal.

LES HOMMES DU JOUR 83

maître Babeuf, il voulut faire le bonheur des gens, malgré eux. Il ne se fâcha que le jour on l'ac- cusa de ne pas être un ouvrier, un vrai ouvrier, mais un patron ;l). Pour répondre à ces attaques, qui risquaient de le déshonorer, il publia, dans le Moniteur du 5 mars 1848, cette petite note :

« Albert, à Bury (Oise) en 1815, fils d'un fermier, fut apprenti chez un de ses oncles, le citoyen Piibou, fabricant de machines, rue Basse- des-Ursins, n°21. Depuis, il a été employé par diverses personnes, parmi lescjuelles nous pou- vons citer le citoyen Pecqueur, fabricant de ma- chines, près le marché Popincourt; le citoyen Margox, rue ]Ménilmontant, 21. La veille du jour la République fut proclamée, le citoyen Albert travaillait comme ouvrier dans la fabrique de boutons du citoyen Bapterouse, rue de la Muette, n" 16, sa blouse et ses instruments de travail sont encore... »

Président de la commission des récompenses nationales, le citoyen Albert, au Gouvernement provisoire, n'était qu'un reflet et un écho de Louis Blanc. Renversé avec lui par l'Assemblée, il fut, et au premier rang, un de ceux: qui, le 15 mai, es-

(1) C'était ce qu'avait prétendu, dans l'article que j'ai déjà cité, Crnker, en confondant Albert avec un manufac- turier du même nom, impliqué dans les troubles de Lyon, sous Louis-Philippe.

84 LA VIK PAHISIENNI-:

sayorcnt tic le renservorà sou tour. Dev.iut la haute Cour à l)Ourg'es, tandis que la plupart de ses com- pagnons de lutte semblaient n'écouter que leurs rancunes et le désir de se sauver, il ne voulut échapper à aucune de ses responsabilités, ni l'enier aucun de ses actes.

Condamné à dix années de détention, il fut amnistié en 1859 et, par une touchante attention, on donna à ce démocrate, exagéré mais probe, qui se jtréoccupa toujours d'éclairer les masses, un petit emploi de la Compagnie du gaz.

Frère d'un des chefs de l'opposition sous la monarchie de Juillet, qui mourut en 1841, Louis- Antoine Ciarnier-Pagès, à défaut de son talent, hérita de sa popularité. Le collège électoral de Verneuil l'envoya à la Chambre des députés. Réélu en 1845, il prit part, avec le zèle le plus ardent, à la campagne réformiste.

Si Louis Blanc était trop petit, Garnier-Pagès était trop grand, mais sa haute taille aidait à son prestige, [larce que les foules aiment les g/'((nds hommes. Grave et sentencieux, avec son vaste front de penseur, avec ses longs cheveux gris à la Franklin qui flottaient sur ses épaules, il repré- sentait à la Chambre et il représenta au Gouver- nement provisoire le démocrate solennel. 11 riait rarement. On ne doit pas i-ire tant (jue le ])euple souffre, et le peuple souffre toujours. 11 semblait

LES HOMMES DU JOUR g;'

porter sur son dos coiirhc le poids de toutes les iniquités sociales.

Plein de respect et d'admiration pour lui-même, doué d'un incommensurable orgueil et d'une de ces ambitions qui se déguisent en dévouement civique, ce défenseur des classes opprimées se croyait né- cessaire à leur émanci[)atiou (1). C'est pour les servir qu'il s'élevait.

Un mot le peint, un mol emphatique et vide, qu'il prononça en 1847, au banquet de Montpel- lier : « Rien pou/- soi, tout pou/' la put rie! »

Député, membre (Ui Gouvernement provisoire, maire de Paris, ministre (2), voilà ce qu'il appelait, sans doute, plus tard : Rien pour soi.

La République avait besoin d'hommes de talent. Il s'était offert. Il voulait sauver la République. Il fut un de ceux qui lui donnèrent le coup de grâce, par son impôt des 45 centimes, qui la ren- dirent si impopulaire dans les campagnes et qui devaient contribuer, dans une si large mesure, à l'élection de Louis Napoléon et à la proclamation de l'Empire.

Il n'en continua pas moins à se considérer

(T) « Son visaye et ses liabiliulos de corps iinliqiieMl la plus grande satisfactior. de lui-même, la plus grande con- fiance en son infaillibilité. » Emile Thomas, Histoire des Ateliers nulionaux. Paris, 1.S48, p. 36.

(2) Il était maire de Paris, lorsqu'il fut nonuné, le ô mars, ministre des Finances à la place de M. Goudchaux.

86 LA VIE PARISIENNE

comme un homme d'Etat de premier ordre, et dans la retraite ([u'il n'avait |)as désirée, occupé de spéculations iinancières, ce qui était pour un démo- crate une sing-ulière fin dévie, il ne laissaitécha})- per aucune occasion de défendre et de louer le rôle politique qu'il avait joué en 1848 (1).

Beaucoup moins solennel et, probablement, beaucoup moins convaincu que son collègue Gar- nier-Pagès, Ferdinand Flocon peut passer pour le prototype de ces « administrateurs », de ces com- missaires du gouvernement, envové dans les départements par Ledru-Rollin pour y répandre la bonne parole républicaine. Gham les représente la pipe à la bouche la pipe à cette époque dé- classait uu homme une queue de billard à la main et coiffés du chapeau des ^lontagnards de Gaussidière. Tous n'étaient pas des imbéciles ou des coquins, mais beaucoup d'entre eux, recrutés au petit bonheur, car on n'avait pas l'embarras du choix, firent leur éducation administrative dans une salle de rédaction ou dans une saHe de café.

Flocon était rédacteur en chef de I<i lU'foi'iuc lorsqu'il monta, l)rus([uement et sans pré])aration.

{\\ Notamment dans son llhloire de la fiévolution de IS'ifi, publiée de 18fi0 à 1S62, et dans l'ouviage qui lui fait suite : Hhtoire de la Coinmbsion exérulivc (IStîH). Garnier-Pagès, qui était en 1805, mourut en 1878.

LES HOMMES DU JOUR 87

au pouvoir. Sa tenue et ses habitudes ne s'en trouvèrent pas sensiblement modifiées. Il restait et il resta toujours, au moins en apparence, ce qu'il avait été, sous le règne de Louis- Philippe, avant sa période de prospérité et de gloire. Et sa femme, cette ancienne grisette à qui on attribua la phrase célèbre : « Cest nous qui sont les prin- cesses », sa femme non plus n'avait pas beaucoup changé. Le sentiment d'une dignité trop récente, trop imprévue, le respect du protocole lui man- quaient complètement. Elle amusa par la liberté de ses manières et sa vanité naïve les petits jour- nalistes et les chansonniers du temps (1). l'iocon l'avait épousée trop tôt. Rien n'annonçait encore ses hautes destinées.

Il n'était ni un sectaire ni un sot. Il se montra, comme homme do gouvernement, relativement modéré, et la modération, en 1848 ressemblait à de «l'habileté, mais le pouvoir le grisa. Il en re- chercha, il en savoura avec exagération le faste, sans rien sacrifier de la négligence de sa tenue, ou peut-être n'eut-il lair de le rechercher et de s'y complaire que pour ne pas désobliger sa femme et éviter des querelles de ménage. Parvenu ou mari trop docile, on ]»eut choisir.

(1) V'oir VAi>i>enilicc. On prétendait, quelle avait été la maî- tresse de Lamartine, ministre des Affaires étrangères, et qu'elle l'avait rendu étranger aux ajjaires.

88 LA. VIE PARISIENNE

Un journaliste, cité dans VAlnidiiach histo- rique de la République française (1), écrivait en mars 1848 :

« M. Flocon, ministre de l'Agriculture et- du Commerce (2), s'est établià Saint-Gloud, au pavil- lon de Breteuil, et a pris possession de l'ancien Petit-Château.

11 parait que les voitures du ministère de l'Agri- culture et du Commerce sont bien mal suspendues, car S. Exe. Mme Flocon les a reléguées sous la remise, après s'en être servie une fois. Elle a déclaré que ce sont de véritables fiacres. Son Excellence a été si horriblement cahotée, elle a les nerfs si délicats, qu'elle ne peut supporter maintenant que les voitures de Mme la duchesse d'Orléans (3). »

A côté, de ce gouvernement provisoire, qui put se tromper, qui se trompa certainement, mais qui, dans son ensemble, était plein de bonnes intentions irréalisables il existait, presque aussi puis-

(1) Par un Ami de 1 Ordre. Paris, 1850, p. 85. Gel Ami de l'Ordre était Jli-ien Tuaveus qui a publié également en 1851 : rAiillrougc, Almanach antisocialistc, anticommuniste.

(2) 11 avait succédé à M. Belhemoiit, nommé le 24 février, et qui ne fut ministre de lAgricullure et du Commerce que pendant quel([ues jours.

(3) Tirel assure, dans sa brochure déjà citée, (jue Flocon avait à sa disposition le coupé te Paon, attelé de Chicarl et Inlrigunl, et pour sa femme la calèche la Duche$se, attelée de Calypso et Pomarc.

LES HOMMES DU JOUH 89

sant que lui, représentant de toutes les utopies comme de toutes les haines, un autre gouverne- ment, soutenu par une grande partie du peuple, la moins saine, et qui essaya de s'imposer et de domi- ner par l'émeute. Il avait deux chefs, qui, heureu- sement, se détestaient, Barbes et Blanqui.

Aventureux, chevaleresque, quand les passions politiques ne l'entrainaient pas hors de sa nature (1) celui qu'on a appelé le Bayard de la Démocratie était un créole dont Tànie féminine, impressionnable, ultra-sensible, et dans les moments de détente et de calme, charmante, s'exaltait jusqu'à la folie dès qu'il s'agissait pour lui de défendre la cause popu- laire. Il aimait le peuple comme une femme aime un amant, avec la même passion, avec le même désir de tout lui pardonner, avec la même aveugle tendresse. 11 est la plus complète incarnation du démolàtre.

Blanqui ne lui ressemblait pas. 11 incarnait, lui, l'Envie démocratique (^2), C'était un petit rouquin sec et maigre , avec un visage inquiet, soupçonneux,

(1) On a établi de la inanièro la pins irréfulable que non seulement il approuvait les attentats contre Louis-IMiilippe, mais que dans plusieurs dentre eux il joua un rôle actif.

(2) « Pdanqui, homme excessivement dangereux, dont j'ai toujours dit qu'il avait du fiel et de la bile dans le ctrurau lieu de sang. » Déposition de Ledru-Rollin devant la Com- mission d'enquête (sur les journées de juin), le ô juillet 1848.

ÎKI LA VIE PARISIENNE

un regard aigu, un regard de conspirateur ou de mouchard. Et il y avait, semble-t-il, de l'un et de l'autre, dans cet homme ténébreux, suivant les impulsions de ses haines.

Le 24 février 1848, on découvrit par hasard, dans le cabinet de l'ancien secrétaire de Guizot, un document qui portait comme titre : Déclaralions faites par Blanqui devant le ministre de V Inté- rieur (22, 23 et 24 octobre 1839).

Taschereau publia ces déclarations dans le premier numéro de sa Nouvelle Revue rétrospec- tive. Ce premier numéro parut le 31 mars.

Blanqui prétendit que le document reproduit avait été fabriqué non par lui mais contre lui (1), mais il se déroba devant un procès que lui in-

(1) Ces déclarations n'étaient, à vrai dire, qu'une copie, qui ne portait aucune signature. « Quoique la délation ne fût pas signée, personne n'hésita à l'attribuer à Blanqui. Les confidences des anciens membres du gouvernement de Louis-Philippe prouvèrent que l'opinion publique ne s'était pas trompée, et j'ai personnellement entendu M. Gabriel Delessert qui était incapable de mentir affirmer quil avait reçu communication de plusieurs rapports semblables, émanés tous de Blanqui, rapports remis, de la main à la main, par une femme qui avait un lien de très proche pa- renté avec le prisonnier et qui avait pris le soin préalable de les recopier. » M.^xime du Camp, Souvenirs de l'année IS'iS, p. 150.

Maxime du Camp raconte plus loin (p. 170) que, lors de l'envahissement de l'Assemblée, le 15 mai, nn seul député quitta la salle, Taschereau, qui avait appris que Blanqui avait donné l'ordre de s'emparer de lui.

LES HOMMES DU JOUR c,l

tenta Taschereau, qu'il accusait de faux, comme il se déroba devant le jugement d'un tribunal d'honneur proposé par quelques-uns de ses amis.

Dans l'audience du 2 avril 1849, devant la Haute- Cour de Bourg-os, Barbés n'hésita pas à affirmer à plusieurs reprises et son opinion sur ce point ne varia jamais que ces dénonciations étaient de Blanqui : « Je soutiens, moi, s'écria-t-il on le regardant, qu'elles ne pouvaient sortir que d'un seul individu, qui est là. »

Barbés, héroïque jobard, se trouvait payé, et largement, de ses efforts, de ses échecs, de ses fatigues, de ses souffrances, de ses longs mois d'emprisonnement, par la joie d'être acclamé par les foules, de prendre devant elles des attitudes de tribun, de brandir un drapeau, de prononcer des harangues véhémentes. Blanqui, pion aigre et débile du Républicanisme jaloux et niveleur, passait son temps à mâcher du fiel. Il ne désirait peut-être pas le pouvoir. Il ne pardonna jamais à aucun de ceux qui le détenaient.

L'enthousiasme, les passions généreuses, il ne les connut pas. ^léme les hommes de son parti avaient peine à l'aimer ou à l'admirer. L'antipathie aussi bien que la crainte, naissait sur ses pas, le suivait partout. Cette anti- pathie apparaît dans tous les portraits qu'on a tracés de lui. Ecoutons, par exemple, Daniel

92 LA VIK PARISIENNE

Stern, qui no lui était pas systématiquement hostile (1):

« La nature avait fait de Blanqui un chef de conjurés. Par une certaine puissance fébrile de pensée et de langage, il attirait et soumettait à ses volontés les hommes de tempérament révolu- tionnaire. Petit (2), pâle, cliétif, l'œil brillant d'un feu concentré, portant déjà le germe d'une maladie de cœur que les veilles, le dénùment, la prison, devaient rendre incurable, il paraissait chercher, par l'ardeur de ses colères, à ranimer dans son sein le souffle frêle d'une existence qui menaçait de s'éteindre avant qu'il eût assouvi ses ambitions.

« Ses ambitions le portaient-elles ?

« Resserrer fortement le lien détendu des tradi- tions jacobines, planter plus haut et plus loin que personne le drapeau de l'égalité, personnifier enfin la douleur, la plainte, la menace du prolétaire tant de fois déçu par des révolutions avortées, s'emparer ainsi de la dictature des vengeances, pousser en un jour de triomphe ce qu'il a appelé le mugisscmenl de la M(t/'sc/7laise, tenir, ne fût- ce qu'une heure, la société tremblante sous sa main

(1) Histoire de la nérolution de IS'iS, t. 1. p. 304.

(2) « On l'appelait familièremenf , dans les sociétés se- crètes : le petit BlaiHini. Après le 12 mai 1839, Barbes disait, en expliquant la déroute des insurijés : ic petit a eu peur. » (Note de Daniel Ster.n.)

LES HOMMES DU JOUR 93

de fer, tel parait avoir été le rêve de ce cœur taci- turne. Ce rêve, communiqué à demi, exalté par un ascétisme qui accroissait chaque jour son besoin d'émotions, lui donnait sur la jeunesse un grand ascendant.

« Il était doué, d'ailleurs, de facultés rares. Il possédait, avec l'audace de l'initiative, une vive intelligence des oscillations de l'opinion et des prises que donne sur elle la circonstance. Jamais entravé par le besoin de repos, patient, habile au souterrain travail des conjurations, simulé et dissimulé , QOiwme Y^v\e Salluste, prompt à ouvrir des courants électriques à travers les masses, il était versé dans l'art d'attiser, en le contenant, le feu des passions. Par sa vie pauvre et cachée, par la souffrance empreinte sur ses traits, par le sourire sarcastique de sa lèvre fine et froide, par la verve d'imprécation qui, tout à coup, jail- lissait comme malgré lui de sa réserve hautaine, il inspirait tout ensemble la compassion et la crainte, et faisait jouer à son gré ces deux grands ressorts de l'âme humaine.

« Aussi, pendant plusieurs années, fut-il l'idole des sociétés secrètes. Les républicains les plus éprouvés se rangeaient à sa suite. Mais, après l'émeute du 12 mai. Barbés, surpris de rencontrer dans un conspirateur si intrépide en apparence des prudences, des habiletés, (|ue sa simplicité

9+ lA VIE PAUISIENNE

généreuse ne pouvait comprundru, étonné surtout des ménagements dont il le vit l'objet de la part du gouvernement, entra en défiance. 11 alla jus- qu'à l'accuser d'avoir, par lâcheté ou par trahi- son, fait manquer le coup de main dont il avait été l'instigateur. Le parti républicain, pour qui la parole de Barbes était sacrée, s'éloigna d'un homme auquel il retirait son estime ; bientôt il ne resta plus autour de Blanqui qu'un })etit nombre de séides dont l'esprit s'exalta par la contradic- tion et dont le fanatisme ne connut plus de bornes. »

Dans sa troupe de conspirateurs, d'émeutiers, de théoriciens, de fabricants de constitutions, de sauveurs du genre humain, la République de 1848 devait avoir, à côté de ses ganaches, de ses comiques franchement amusants, son bouffon sin- cère et douloureux, Sobrier, « une tête sans cer- velle », comme l'affirmait Caussidière qui le con- naissait bien (1), « un pâle jeune homme, écrivait Louis Blanc (2), d'une nature tendre et excitable,

(1) Déposition devant la Commission d'enquête, le 17 juillet.

(2) Histoire de la dévolution de IS'iS. Paris, 1870, t. I, p. 295. Lucien de la Hodde raconte dans son Histoire des Sociétés

secrètes que Sobrier, après avoir pris part à plusieurs com- plots dans les dernières années du rèijne de Louis-Philippe, avait fini par perdre courage et par ne plus croire au suc- cès possible du parti rénublicain, que k vers 184t), il en était arrivé à une misanthropie acre ipiil étourdissait tant bien que mal entre les fumées et les parties de dominos d'un es-

LES HOMMES DU JOUR 95

et dont l'àme, quoique douce, était capable d'une grande exaltation ».

Celui-là, Daniel Sterne toujours admirablement renseigné, l'a jugé avec Ijeaucoup plus d'indul- gence que Blanqui :

« Sobrier exerçait un ascendant très étrange sur les plus violents d'entre les terroristes. A le voir, cela n'eût pas paru possible. Son visage pâle et délicat, la douceur de sa physionomie, la politesse de ses manières, ne semblaient pas le désigner pour le rôle de chef de sectionnaires. Les plus singuliers contrastes se montraient en lui. Origi- naire de Lyon, fils d'un épicier chargé de famille, M. Sobrier avait été adopté par l'un de ses oncles, percepteur d'un village du département de l'Isère. Mais, au bout de peu de temps, il s'ennuya de la vie de bureau et partit un matin pour Paris, sans savoir le moins du monde ce qu'il allait faire. Il était alors âgé de vingt ans, frêle de corps, timide d'esprit, royaliste et bon catholique, d'une bravoure naturelle extraordinaire.

taminet de la rue Xolre-Dame-des-Victoires. » D'ailleurs, les échecs, les déceptions n'avaient fait qu'exalter et rendre plus violentes ses opinions politiques. Brouillé avec sa fa- mille, il avait été obligé pour vivre de placer des assu- rances et même c'est toujours de la Ilodde qui le ra- conte — d'accepter des secours d'argent du patron de son estaminet, lorsque la mort d'un de ses parents lui procura une dizaine de mille francs de rente, dont il avait le plus pressant besoin.

9(i LA VIK PARISIENNE

Pendant le trajet de Lyon à Paris, la diligence il aA'ait pris place s'arrêta de nuit au bas d'une côte, dans le voisinage d'un puits profond et dé- couvert ; M. Sobrier, en descendant de voiture, y tomba. On fut longtemps avant de l'en retirer. II était évanoui, saignant, la tête meurtrie. On le tint pour mort. Quant il revint de la longue ma- ladie qui fut la suite de cette chute, son cerveau, déjà faible s'était affaibli encore ; il s'exalta. Bientôt, sous l'influence de ses compatriotes lyon- nais, tous affiliés aux sociétés secrètes, Sobrier tourna à une sorte d'ilhuninisme républicain dont ses nouveaux amis surent tirer avantage, quand, par suite de deux héritages opulents, il fut devenu l'un des champions les plus riches de la cause dé- mocratique. Entré, en 1834, dans la Société des saisons, Sobrier se trouva compromis dans le complot d'avril. Le 21 février, il combattait bra- vement aux barricades, et il fut désigné, dans les bureaux de la Réforme, pour aller, de concert avec M. Caussidière, prendre possession de la Préfecture de police. Deux jours après, M. Caus- sidière, soit pour éloigner un concurrent incom- mode, soit plutôt pour créer un autre centre révo- lutionnaire qui resterait, à l'insude tout h; nK)nde, sous sa direction, euA^oyait M. Sobrier s'établir rue de Rivoli, n" 16, dans un appartement dépen- dant de l'ancienne liste civile, et lui remettait le

LKS HOMMES DU JOIK 97

soin d'y organiser, au plus vite, un club et un journal. Protégé par M. de Lamartine, qui espé- rait se servir de lui,. et qui, sans l'avis de ses collègues, lui Tit délivrer des armes par la Pré- fecture (i), Sobrier forma, sous le pied des mon- tagnards de Caussidière, un corps de 300 à 400 hommes qui, ainsi campé au milieu du quar- tier le plus paisible et le plus riche de Paris, y causa un étonnement et une frayeur immodérés. Le ton donné rue de Rivoli était celui de la Pré- fecture de police. On y parlait à tout propos de l)rùler Paris, d'c/i finir avec les bourgeois. La vue ne s'y reposait que sur des pistolets, des sabres ou des carabines. On se tutoyait en se qualifiant de brigands ou de traîtres. On n'arri- vait jusqu'au chef ([u'à travers une haie d'estaf- fiers armés jusqu'aux dents et demandant, d'un air sinistre, le mot de passe. Pour compléter le tableau, une table de trente couverts recevait à toute heure quiconque se targuait de patriotisme, tandis qu'un carrosse de la liste civile, attelé de deux beaux chevaux des écuries royales, station- nait en permanence dans la cour, pour porter sur

(1) Les armes «lui se trouvaient dans celle maison avaient été fournies à Sobrier par la préfecture de police, « à l'insu de la minorité du Conseil, sur une lettre émanée de M. de Lamartine. •> Lotis Blanc, Histnire de la Révidulion dr IS'iS, t. I, p. 29(1. y. Méiii<nri'>; de (Mussidièir ({ui la lettre fut adressée), t. 11, p. 177.

98 L.V VIE PAHISIENNE

tous les points de Paris les ordres de Sobrier et de ses acolytes. Ce l'ut un véritable carnaval ré- volutionnaire, mené par la fou de la République. On le croyait redoutable, il n'était qu'extravagant. Le Sobrier républicain restait ce qu'avait été le Sobrier royaliste : le meilleur cœur du monde et le plus faible esprit qui au fond n'en voulait à rien ni à personne. »

Cette maison de Sobi'ier ou plutôt cette forte- resse dans laquelle on avait amassé jusqu'à 400 ou 500 fusils et 30.000 cartouches (1), était une des curiosités du Paris de 1848, une curiosité un peu effrayante, et devant laquelle les bourgeois du quartier ne passaient qu'en tremblant; mais elle devait faire plus de peur que de mal.

Les convictions de Sobrier, comme celles de tous les exaltés, de tous les fous et de tous les imbé- ciles, étaient aussi sincères qu'intransigeantes, mais un assez grand nombre de conspirateurs, en 1848, n'étaient ([ue des mouchards déguisés. Iluber appartenait à cette catégorie.

Le civisme dlluber était si exubérant qu'il semblait à l'abri de tout soupçon, mais M. Michel Pionnier, secrétaire général de la Préfecture de police i^2), découvrit dans ses bui-eaux un dossier

(1) AJfaire de Vallenlal dit l.'i niai IS'iS. Iié(iuisHoiie et réidi<iue de M. le Procureur général Baruch. Paris, 1849, p. ôlî.

(2) V. sa déposition devant la Haute-Cour de Bourges.

LES HOMMES DU JOUR 99

relatif à ce fougueux adversaire de la monarchie de juillet.

Le dossier en question contenait :

Deux lettres signées par Huber(i), adressées par lui au préfet de police et dans lesquelles il fai- sait, à propos du complot Grouvelle, en 1838, qui se proposait d'assassiner Louis-Philippe, des révélations sur ses complices ;

Un rapport qui se terminait ainsi : « Je n'ai pas oublié un instant ce que je devais au roi, et la preuve, c'est que, depuis l'amnistie, je lui ai sauvé deux fois la vie. Je n'ai fait que remplir un devoir, il est vrai, mais je l'ai fait par gratitude quand d'autres l'auraient fait par calcul; maintenant je pense que le roi n^ oubliera pas non plus ce que j'ai fait pour lui. »

A part Louis Blanc et son fidèle Albert, les hommes dont on vient de parler n'étaient pas des socialistes, dans le sens que nous donnons au- jourd'hui à ce mot, pas plus que ne l'avaient été Hobespierre, Maratou Danton. Ils ne visaient qu'à une réforme politique par l'établissement du suf- frage universel, et sans aucune atteinte à la pro- priété. Us n'étaient, en somme, que des bourgeois démocratiques.

Au contraire, Consi<lérant, Cabet, Pierre Leroux

(1) \jnp. (le ces lellres est datée de Fîe.'uilien, le 10 août IS3S.

100

LA VIE PAKISIENNE

et, dans une certaine mesure, Proudliun,trouvaieK„ la société mal faite, ce en quoi ils n'avaient pas tort, ei voulaient, du jour au lendemain, la trans- former. L'opération leur paraissait aussi facile que nécessaire, et c'est en quoi ils se trompaient lourdement. Chacun d'eux avait sa panacée et l'offrait à l'admiration des masses.

Pour le fouriériste Considérant, élu en 1848 à l'Assemblée constituante, cette panacée c'était l'as- sociation dans le travail, qui devait rendre le travail attrayant, le Plicdanstère (1), dont un essai avait été tenté à Condé-sur-Vesgres, sous le règne de Louis-Philippe, grâce à l'appui financier d'im dépu- té, M. Baudet-Dulary, qui y perdit toute sa fortune- Considérant n'avait pas grande confiance dans le suffrage universel et ne croj^ait pas qu'il pût suffire à assurer le bonheur du peuple. 11 écrivait dans son livre, la Destinée sociale^ publié en 1834 : « en est-on de nos jours ? A persuader à la nation ([u'elle doit, pour son bonlieur, concéder à tous les citoyens les droits politiques "d'élection et d'éligibilité. En présence des affreuses réalités d'ignorance, de grossièreté, d'incapacité, de mi- sère surtout, il faut que la politique soit bien im- prudente pour avoir le droit de leurrer la nation à

(1) Il avait fondé, avec Fourier, en 1881, le journal le Pha- lanslrre, auquel surcéda, en 183(), la PltaUmgc, et, en 1843, la Déinoa-(itii- pacifique.

Pierre Leroux.

LES HOMMKS DU JOUR 103

ce point, et que la nation soit bien sotte et bien niaise pour se laisser matagrobiliser ainsi ! »

Député, il se hâta, pour guérir tous les maux dont souffrait le pays, de réclamer l'application de ses théories phalanstériennes. Il monta à la tri- bune, le 14 avril 1849, et demanda que le gouver- nement lui concédât, dans le fort Saint-Germain, un terrain de 1.200 hectares pour l'établissement d'une colonie sociétaire. L'Etat devait faire les frais de construction des bâtiments et accorder un crédit suffisant pour le prolongement de cet essai pendant deux ans. L'Assemblée constituante jugea cette expérience trop hasanleuse et trop coûteuse, et le Phalanstère ne lui disait rien qui vaille. Con- sidérant, irrité de voir son projet repoussé sans exameu, se lança de plus en plus dans l'opposition. Elu à l'Assemblée législative, il prit part à la cons- piration du 13 juin. La Haute-Cour de Versailles, le condamna par coutumace à la déportation, et ce fut la fin de sa carrière politi([ue et sociale.

Pour Gabet, le plus sûr moyen, ou plutôt le seul, de réformer la société et de la rendre par- faite, c'était le Communisme. Il l'avait formulé et défendu sous la monarchie de Juillet, depuis la fondation en 1833, de son journal le Populaire (1). 11 put enfin le mettre à l'essai, en 1848.

(1) Il le formula surtout dans .sou livre. Voyage m karic

(1840).

loi L.V VIK l'AHISlENNE

En 1847, il aAait proposé à ses disciples (dont la plupart étaient d'autant plus partisans de la communauté des biens qu'ils n'en possédaient au- cun) d'aller fonder une colonie en Icarie Ij.

Le départ des soixante-neuf premiers colons, tous remplis d'enthousiasme, tous certains du succès, eut lieu le 3 février 1848. Cabet restait à Paris.

Le 24 février, il faisait placarder sur les murs un Mdiiifeste des Conuministes Icariens, d'une forme très modérée, et dans lequel il recomman- dait à ceux qui partageaient ses théories, d'en ré- clamer l'application immédiate, mais de n'en at- tendre le triomphe que de « la puissance de l'opi- nion publique ».

Bientôt, l'opposition à laquelle il se heurtait et qui était pour lui de l'égoïsme et de l'aveugle- ment, le fit sortir de ce calme philosophique qu'il avait essayé de garder. Il accusa le gouverne- ment de tiédeur et d'incivisme. Mais le gouverne- ment restait sourd à ses appels, indifférent à ses menaces, et le peuple lui-même se montrait beau- coup plus désireux, dans son ensemble, d'affermir la République (jue de se prêter à des expériences communistes.

\\) On donne ce nom à un teniloiio d'un million d'Ames, situé dans le Texas, et dont Cabet avait obtenu, en 1S47, la concession.

LES HOMMES DU JOUR 105

Cabet se décida à quitter })oiir quel(|ue temps son ingrate patrie. Le 3 décembre 1848, il partit pour l'Amérique du Nord. De grandes désillu- sions, qui ne le corrigèrent pas, l'y attendaient (1). L'icarie ne marchait pas. Elle était livrée à toutes les divisions, à toutes les jalousies. La cupidité et la haine y régnaient comme dans les pays les plus monarchiques et les plus bourgeois. Des partis rivaux, irréconciliables, s'étaient for- més, se disputaient le pouvoir, les places, s'ai- grissaient chaque jour davantage dans une com- mune misère, le seul communisme qui y ait été appliqué. Les mécontents, qui étaient de beaucoup les plus nombreux, réclamaient la dissolution et la liquidation, une liquidation pour fin d'espé- rances et de rêves. On rendait naturellement Ca- bet responsable de cet échec si facile à prévoir et trop peu prévu. On en vint à le traiter de jésuite.

Quand il revint à Paris, le 19 juin 1851, la ré- volution de 1848 qui avait donné tout ses fruits, des fruits amers, aboutissait à l'Empire. Le réfor- mateur vaincu, attristé, mais attiré encore et sé- duit par le même mirage, repartit pour l'icarie. Il mourut à Saint-Louis, le 8 novembre 1856 (2).

(1) Avant .son départ, déjà renseigné sur ce qui se passait en Icarie, il publia dans le Poiiulairr une lettre pleine de tristesse et d'amertume.

(2) Il avait été obligé de se réfugier à Saint-Louis, après

106 LA VIE p\risif:nne

De toutes ses illusions, de toutes ses tentatives, que restait-il? Des déceptions, delà misère, des rancunes et des haines!

Proudhon, esprit faux mais aussi vigoureux que faux, et qui mit au service de l'erreur une formi- dable logique, on pourrait l'appeler un socialiste malgré lui. Il affectait de ne pas l'être pour qu'on ne le confondit pas avec des rêveurs qu'il méprisait.

Il se déclarait « pur des infamies socialistes » et plus sévère pour le socialisme que le moins li- béral des réactionnaires, il le jugeait « vide d'idées, impuissant, immoral, propre seulement à faire des dupes et des escrocs ».

En revanche, il considérait comme une réforme très pratique, comme un moyen assuré d'arriver à la suppression du capital, sa Banque du Peuple, créée le 31 janvier 1849, et qui se proposait de faire circuler gratuitement les valeurs et d'abolir l'intérêt.

Proudhon était en train d'écrire un ouvrage, qu'il n'acheva pas, la Solution du problème social, lorsque la révolution de février éclata. Le l''' avril, il devenait rédacteur en chef du Re- présentant du peuple, et, quelques mois après (1) il fondait le Peuple, qui prit, le l'"" octobre 1849,

avoir fait à Nnnvoo, capitale de l'Icarie, un coup ilKtat et y avoir exercé une véritaljle dictalure ! (1) Le 23 novembre 1848.

Proudhon.

LES HOMMES DU JOUR 109

le titre de la Voix du Peuple, et, le 15 juin 1850, revint à son premier nom (1).

Aux élections complémentaires du 4 juin 1848, il avait été un des élus du département de la Seine à TAssemblée constituante. Le 31 juillet, il ap- porta à la tribune sou fameux projet d'impôt sur le revenu, d'après lequel l'Etat, pour établir et garantir la gratuité du crédit, se serait emparé du tiers des fermages, des loyers et des intérêts du capital. Ce projet, qui ne pouvait aboutir qu'à la suppression de la propriété, fut presque unanime- ment repoussé (2).

L'année suivante, Proudlion, condamné pour délit de^jresse, se réfugia, le 28 mars, à Genève. Quelque temps après la Banque du Peuple fut fermée par le Gouvernement (3).

Quoique leurs livres, leurs journaux ou leurs discours fussent semés d'appels à l'union et même à la fraternité, ces réformateurs, en général, ne s'aimaient guère. Le mal qu'ils ont dit ou écrit, et certainement pensé, les uns des autres, rempli- rait plusieurs volumes. Bornons-nous à deux ci- tations.

Après avoir affirmé dédaigneusement de Fou

(1) !.c Peuple de 1850 ne véi'ut que jusqu'au 13 octobif.

(2) Il n'obtint ([u'une seule voix, celle de Greppo.

(3) Proudhou revint le 1 juin pour purger sa peine de trois années d'emprisonnement. Enfermé à Sainte-Pélagie, il fut libéré le 4 juin 1852, et rentra dans la vie privée.

8

110 LV VIE PARISIENNE

rier, que, « comme économiste, métaphysicien, réformateur, inventeur, savant enfin, il n'existe pas », Proudhon se tournait vers Considérant et lui adressait cette apostrophe :

« Ah ! monsieur Considérant 1 il est trop tard pour la retraite! Votre dernière heure a sonné. Vous avez passé vingt ans sans rien fonder, sans rien faire... Vous avez épuisé la complaisance de l'opinion, fatigué la curiosité, lassé jusqu'au dé- vouement. Votre incapacité éclate jusque dans votre dépit... ^'otre parole est comme un cuivre enduit de plomb, une cymbale fêlée. Vous êtes mort, vous dis-je, mort à la démocratie et au so- cialisme; la révolution vous a tué le 24 février. Ce qui parle, ce qui écrit, ce qui jargonne, ce qui déblatère sous le nom de Victor Considérant n'est plus qu'une ombre, l'nme d'un trépassé qui revient parmi les vivants demander des prières. ^'a, pauvre àme, je vais réciter pour toi le De Profundis^ et je donnerai quinze sous pour te faire dire une messe, »

Ces quinze sous ne désarmaient pas Considé- rant, et répondant avec une égale violence à l'at- taque de Proudhon, il lui disait :

« Vous n'avez vécu que de dénigrements et de morsures ; vous ne vous êtes fait un nom que par la détraction de ceux-là mêmes dont vous exploi- tiez les idées ; lar vous n'avez rien, rien, enten-

LES HOMMES DU JOUR 111

dez-vous, rien de sérieux à vous, pas une miette d'idées, pas un brin de pensée, même dans le ba- gage si plaisamment enflé de votre banque d'échange.

« Vous n'avez rien à vous que le genre de la dé- traetion; et ce que vous avez parce que vous l'avez pris, vous ne l'avez payé qu'avec la fausse monnaie du zoïlisnu' audacieux qui est toute votre richesse. C'est pourquoi l'on comprend que vous ayez dit : « La propriété^ c'est le vol. »

Et voilà la considération qu'avait pour Prou- dhon. Considérant.

Entre les utopistes et les excentriques, et ceux dont les théories, très bien déduites, n'étaient ([u 'irréalisables, et ceux dont les systèmes reli- gieux, politiques, sociaux, étaient complètement fous, l'abbé Chatel, que l'insuccès de ses efforts entraîna aux expédients comme aux exagérations, et Pierre Leroux, en dépit de sa haute valeur in- tellectuelle, servent, ce me semble, de transition.

L'abbé Chatel, dont je ne dirai ici que quelques mots, n'était plus qu'une épave. Depuis 1842, son église primatiale du faubourg Saint-Martin était fermée. Rouverte, elle manquait d'argent. Cette religion au rabais, dont les fidèles dimi- nuaient chaque jour, ne faisait plus ses frais. Cha- tel en était réduit à battre la caisse pour la rem- plir. 11 pérorait dans les clubs. Il célébrait des

112 I.V VIE PVHISIENNE

messes humanitaires et organisait des banquets l'on portait des toasts à Jésus-Glirist. Il s'éri- geait en défenseur des faibles femmes opprimées par la tyrannie masculine. Et il continuait à manquer d'argent.

De la réforme religieuse, qui ne lui réussissait guère, il était passé à la réforme politique, qui ne lui réussit pas du tout. Dans les premiers jours de mai 1849, il fut arrêté, à son domicile, passage Dauphine, pour « propagande subver- sive et tentative d'embauchage de militaires ». En 1850, un arrêté de police interdit de nouveau, et pour toujours, Texercice du culte qu'il avait fondé.

Ancien ouvrier typographe, disciple de Saint- Simon, Pierre Leroux, qui exposait ses théories dans une revue créée spécialement pour cela (1), était l'inventeur d'une doctrine religieuse, philo- sophique et politique, qui reposait sur la Triade. « Le vrai principe de l'organisation sociale fu- ture, affirmait-il, est la triade. La triade orga- nique est l'association de trois êtres humains re- présentant chacun en prédominance l'une des trois faces d(^ notre nature : l'une, la sensation; l'autre le sentiment ; le troisième la connaissance, dans une fonction sociale fpirh-onque. L élément social

(1) Elle s'imprimait dans la petite imprimerie que Pierre Leroux possédait à Boussac, dans la Creuse.

LES HOMMES DU JOUR ]i;5

du travail n'est donc pas un individu, mais trois individus ou la triade.

« Le bonheur de l'Humanité, assuré par la triade avait un emblème, un « sii>"ne constitutionnel ». Ce signe, disait Pierre Leroux ([ui l'avait découvert, c'est le peuplier, dont la structure exprime le mieux, parmi les A^égétaux, la similitude des p irties et leur égalité, ce qui l'ait que son nom antique est en même temps le nom de la multi- tude ou du peuple. »

Elu' à l'Assemblée constituante, puis à l'As- semblée législative, cet extraordinaire député, moins bête mais beaucoup plus fou que la plu- part de ses collègues, publia une brochure, dont il convient, avant de l'anah'ser, de reproduire, bien qu'il soit un peu long, le titre complet :

Projet de Constitution démocratique et so- ciale, fondée su/' la loi même de la vie et donnant, par une organisation véritable de l'Etat, la possibilité de détruire à jamais la Monarchie, V Aristocratie, U Anarchie, et le moyen infaillible d'organiser le travail natio- nal, sans blesser la liberté. Présenté à V As- semblée nationale par un de ses membres, le citoyen Pierre Leroux. Paris, 18k8.

Voyons comment il s'y prenait pour la réalisa- tion de son programme.

Tous les trois ans {remarquez cette obses-

114 LV VIE PARISIENNE

si on bizarre du chiffre trois ou de ses inulti- plicateurs) les électeurs étaient convoc/ués neuf fois pour choisir chaque fois cent citoyens sur chacune des trois listes du Corps judiciaire ou scientifique, du Corps législatif, du Corps exécutif, divisés chacun en trois cJianiljres.

Chambres du Corps Judiciaire ou scienti- fique : mathématiciens, métaphysiciens , anato- mistcs architectes, littérateurs, artistes dra- inaliques ingénieurs, banquiers, mécani- ciens.

CJiambres du Corps législatif : physiciens, moralistes, médecins peintres, poètes, mu- siciens — viateurs (sic), négociants, manufac- turiers.

CJiambres du Corps exécutif : chi/nistes, éco- nomistes, naturalistes sculpteurs, histo- riens, gymnastes agriculteurs, commerçants, usiniers.

Les 900 citoyens élus formaient l'Assemblée nationale « dans son unité cl ses trois fonc- tions ».

Disciple de Fourier (1), Vapôtre Jean Journet

(1) Il était fouriériste mais il détectait Considérant qu'il traitait de Vampire cosmopolilc, de Pontife du Sal'bat, de Soute- neur de Proscrpine, de Serpent fascinatear^ de Sybarite gorijé, de Fétiche mendiant et même d'Omniarque-ontnivore ! 11 écrivait, le 20 février 184S : « Nous supplions tout homme de cœur, vu le cas d'urgence et à défaut d'exécuteur des hautes œuvres,

LES HOMMES DU JOUR Hc

s'appelait lui-même le Fou, dans une pièce de vers il se met en scène :

Au pied de ce palais son destin l'appelle. Voyez, tout près du pare, loin de la sentinelle,

Voyez ce mendiant... Lorsque l'aube paraît, quand le soleil se couche Des mots mystérieux que Dieu met dans sa bouche

11 poursuit le passant.

Depuis 1840, il avait composé des petites bro- chures de propagande phalanstérienne, en vers ou en prose, en vers qui ressemblaient à de la prose, en prose qui ressemblait à des vers : Cris et Sou- pirs.— La Bonne Nouvelle. Jérémie en 18^5. Cri suprême. C/'i d'indignation. Cri de délivrance^ etc. Il les apportait à domicile, chez des écrivains célèbres et des hommes politiques, ou il les distribuait dans la rue.

Le 8 mars 1841, à l'Opéra, à une représentation de Robert le Diable., on vit surgir, pendant un entr'acte, Jean Journet qui se mit à offrir aux spectateurs ses « Cris » et ses « Soupirs ». Un sergent de ville, qui n'était certainement pas fouriériste, l'empoigna au collet et le conduisit chez le commissaire de police du quartier. Inter-

nous le supplions inslamiiienl tic lacérer et de brûler, au mi- lieu même de la place put)li(pie, la iiKiderne lour de lîabel, le tonneau des Danaïdes, la niadiine infernale, le brandon des discordes, lirisidieuse Démucmtic padJUiuc. »

lir, LA VI K PARISIKNNE

rogé, il répondit qu'il n'avait eu d'autre mobile que « le besoin irrésistible d'annoncer au monde et aux riches en particulier l'apparition de la loi de justice et de vérité ». Le commissaire de police comprit, sans autre examen, qu'un homme qui croyait à l'avènement même lointain, de la jus- tice et de la vérité, ne pouvait être qu'un fou. On en référa au préfet de police et, le 9 mars, à sa grande surprise et sa grande indignation, l'Apôtre fut enfermé à Bicêtre. Il n'y resta que quelques jours.

La révolution de 1848 ne pouvait qu'augmenter son innocente et amusante folie. En 1849, mais cette fois au Théâtre de la République et pendant la représentation d'une comédie de Molière, il fit pleuvoir sur le public, du haut des secondes gale- ries, une masse de petites brochures phalansté- riennes. Deux ou trois éditions s'écoulèrent ainsi.. Le public protesta. 11 y eut un scandale, et Jean Journet fut de nouveau enfermé. Il ne s'en plai- gnit pas trop. La détention pour lui était une forme de propagande et de publicité. Malheureu- sement ses emprisonnements, })as ])lus que ses opuscules, ne convertissaient personne (L.

Pendant que l'Apôtre prêchait, ou plutôt criait dans le désert, un autre toqué d'une espèce diffé-

(1) Il mourut très oublié, en IStil, et /<• Monde itluslrc pu- blia, à cette époque, un portrait de lui (jui est fort curieux.

LES HOMMES PU .lOUU 117

rente mais aussi inoffensive, Paulin (iagne (1), ancêtre du Volapuk et de l'Espéranto, batail- lait sans trêve et sans succès, pour la langue universelle inventée par lui, en 1843, la Gagnemo- nopanglotte, combinaison du français avec dix- S3pt autres langues, sanscrit, hébreu, grec, latin, arabe, indoustani, chinois, etc., et dans laquelle \e pater nostei\ qu'il donnait comme exemple, dé- butait ainsi :

Notre père asliar njdh (lutar didiis. sos oiioma esse sanclificare, sos regnado arrihar...

Tous les genres de folies, politique, sociale, religieuse, étaient représentés dans ce Paris de 1848. Celles que la révolution n'avait pas fait naître, elle les avait surexcitées.

Les faux Messies, comme les faux dieux pullu- laient.

« Il y a eu aussi, de mon temps, dit Phi- larèthe Ghasles, dans ses Mémoires (2), plusieurs Pseudo-Christ. Ces faux Jésus n'étaient pas tous malhonnêtes ; l'un d'eux, que j'ai beaucoup connu, se nommait Tourreil. 11 était, je crois, parent de Tourreil le traducteur de grec, et vivait dans la pauvreté avec un petit ménage et une petite femme

(1) à Montoison, dans la Drôme, le 8 juin 1806. Il épousa en 18.53 une Muse en disponibilité, Élisa Moreau, qui s'obstina, par aveuglement conjugal, à le prendre pour un grand homme et devint sa plus dévoui'-e collaboratrice.

(2; Paris, 187«, t. I, p. 333.

118 LA VIE PARISIENNE

qu'il menait très doucement. Théâtral néanmoins, il avait la barbe de trois couleurs étagées, blonde, brune, rouge: ce qui marquait la Trinité ou la Trimourti ; et cette Trimourti était teinte. 11 pratiquait le /'i/si(>//fn'sme, c'est-à-dire la reli- gion de la fusion universelle, un spinozisme im- bibé de cliarité chrétienne avec des nuances py- tliagoriciennes et des reflets bouddhiques.

La religion de Tourreil, le fitsionisnie (1), aboutissait à l'indulgence qui permettait toutes choses et à la parfaite liberté qui détruisait tous les vices en les admettant tous. 11 ne gardait du Christ que la charité, des saintes que la Made- leine. 11 réunissait de temps à autre dans son gre- nier quelques ouvriers auxquels il distribuait un peu d'argent, et connaissait ainsi Galibert, ancien ouvrier, teneur de livres, puis correcteur d'im- primerie ; il toucha par ce côté à la Revue briUin- nique (2) Galibert était devenu caissier.

« Je ne sais comment il me mena dans le taudis qui lui servait d'église et une (juarantciine d'hommes et de femmes, prenant la parole tour à tour, à la façon des quakers, disaient toutes les les sottises possibles ; qu'il n'y avait pas d'in-

(1) V. Tourreil, fieligion fusionnirniic ou iloctrine de l'Universa- lisation réalisant le erai catholicisme. Pai'is, LSiîS.

(2) La lievLie hritannôiue avait été fondée au mois de juillet 1825.

LES HOMMES DU JOUR 11<)

ceste, qu'il fallait épouser sa sœur, se marier tous les jours par charité, se démarier de même, em- prunter à tout le monde, prêter également et détruire la particularité par l'union universelle. Tourreil, derrière une table, avec deux chandelles de suif et sa barbe triple, expliqua la chose dans un sermon d'une heure écouté avec componction, puis suivi d'un excellent épilogue. De l'argent fut distribué aux plus pauvi-es. Comique et touchante, la représentation dura trois heures. Tourreil n'y gagnait pas un sou, mais le caissier de la Revue trouva moyen de recruter quelques abonnés (1). »

En face du fusionnisme se dressait VEvadisme, appelé ainsi (Eve- Adam) pour affirmer l'égalité des sexes.

Un des premiers qui aient parlé de l'Evadisme, c'est x\lphonse Karr, dans ses Guêpes (août 1840) :

« Un monsieur, dit-il, auquel ses parents ont probablement négligé de donner un état, s'est ré- cemment établi Dieu. 11 prétend que le véritable Dieu doit être à la fois homme et femme c'est- à-dire père et mère, et il s'intitule MapaJi, nom formé des premières syllabes des deux mots nia- niiin Qi papa. »

(Il Tourreil, qui avait fumJé ^^a reiiiïion vnrs 184"), mourul en ISOS. 11 a paru en 1S71), à Tours, une réimpression de ses œuvres tirée à petit nombre et non mise dans le com- merce.

120 L\ VIK l'AHISIENNK

Le jMapah se nommait en réalité Ganeau, mais une des prescriptions qu'il imposait à ses disci- ples, comme il se l'imposait à lui-même, était l'oubli d'un nom, qui pouvait créer une sorte de privilège et porter atteinte à l'égalité. 11 donnait l'exemple en signant parfois, quand il ne prenait pas le titre de Mapah : « Celui qui fut Ganeau. »

Fils d'un chapelier, il avait été pharmacien ou officier de santé, peut-être les deux. Alexandre Dumas qui lui consacre un long chapitre dans. ses Mémoires le représente, avant qu'il fondât une nouvelle religion, comme « un élégant, un dandy, un habitué du boulevard de (iand, aimant les che- vaux, adorant les femmes, idolâtrant le jeu ». La phrénologie le passionnait au-tantque le jeu, et il s'était créé un système à lui, basé sur les formes diverses des chapeaux que vendait son père.

Quelques années avant d'inaugurer son apos- tolat, il commençait à se signaler par ses allures excentriques. Il était célèbre au Palais-Royal on le voyait, presque chaque jour, se promener, dans les galeries, avec une culotte collante et une robe de chambre à ramages, serrée par une em- brasse de rideau.

Il avait été vaguement médecin, ])lirénologue, professeur de mathématiques et d'astronomie. En 1840, dans la chambre qu'il habitait dans l'Ile Saint-Louis, il donnait des leçons de moulage et

LES HOMMES DU JOUR 121

de dorure, et en même temps, Mapah qui ne payait pas de mine, coiffé d'un grand chapeau de feutre gris, vêtu d'une blouse sur laquelle tombait sa longue barbe, chaussé de sabots et armé le plus sou- vent d'une brosse de doreur, il enseignait à quelques fidèles VÉvadisine qu'il venait d'inventer (1).

Il vivait dans cette chambre-atelier-sanctuaire avec une pauvre créature qu'il faisait tellement souffrir qu'on l'avc.ll surnommée la Résignée. Ce féministe voulait l'émancipation de toutes les fem- mes, sauf de la sienne. D'ailleurs, prenant au sé- rieux son rôle de maîtresse d'un Dieu, elle l'ado- rait (2).

Quelques esprits curieux Félix Pyat, Théo- phile Thoré, Hetzel, etc., s'intéressaient aux théories sociales et religieuses du Mapah, mais vers 1848, « celui qui fut Ganeau ») n'avait d'autre disciple, dévoué, fervent, que « celui qui fut Cailleux ».

Un jour c'est Edmond Texier qui le ra- conte (3) Cailleux vint trouver Ganeau et lui

(1) LÉvadisine était humanitaire et démocratique, comme on pourra en juger par celte citation du Mapah: « Je ne viens pas dire au peuple : « Rendez à Clésar ce qui est à Cé- M sar et à Dieu ce ipii est à Dieu », mais je vien» dire h Cé.--ar : (( Rendez à Dieu ce qui ci^t à Dieu! » Ou'est-ce que Dieu ? Dieu, c'est le peuple I »

(2) Elle finit par mourir à l'hôpital.

(3) Dans un article publié à propos de la mort de Cailleux, et reproduit dans le Voleur du 4 décembre 1857.

122 LA VIE PARISIENNE

dit : « Maitre, j'ai écrit l'Evangile du Verbe nou- veau, faut-il le livrer à l'impression ? » Ganeau donna son autorisation, et bientôt après parut V Arche de la Nouvelle Allidiice.

« Ce n'était pas chose facile à retrouver, re- marque Alexandre Dumas (1), que cette apoca- lypse, publiée par les soins et aux frais d'Hetzel. » Je l'ai retrouvée, récemment, sur les quais, et je l'ai lue. Le style rappelle celui de Lamennais dans les Paroles cVuii Croyant ou dans le Livre du Peuple, et il le rappelle parfois en l'égalant. Con- clusion qui paraîtra assez imprévue mais qui se justifie très bien. Tous ces gens-là, et Tourreil, et Ganeau et Cailleux et les autres, raisonnables, n'auraient été que médiocres. Leur folie ou leur demi-folie a animé, exalté ce qu'ils pouvaient avoir de talent littéraire et leur a créé une origi- nalité.

(1) Dans ses Mémoires, il en cite de longs extraits.

APPENDICE

Les Deux Souvenirs (1).

Je la vis seulement deux fois sur cette terre ; Jamais je n'oublierai son image si chère. Je garde dans mon cœur ce double souvenir Comme ou garde deux Heurs sous le soleil écloses ; J'aime les souvenirs comme j'aime les roses, Et je tiens à les recueillir.

Elle habitait alors sa modeste chauibretle, quatre enfants dormaient dans la même couchette : C'était le fruit charmant de fécondes amours, Que berçait cette mère en faisant sou ménage. Ange tombé du ciel dans le sixième étage D'un garni de la rue aux Ours.

Elle aimait les chansons que le peuple répèle... Comme elle s'en donnait, la joyeuse fauvette ! Elle eût pu gazouiller tout Déranger par cœur... Quand sa voix se taisait, c'est que la jeune femme \'oulait, par la lecture, agrandir sa belle âme : Paul de Kock faisait son bonheur.

L'époux lorsqu'il rentrait du travail ordinaire. Retrouvait sur le seuil cet ange tutélaire Qui veillait pour son cœur et pour son estomac; Elle gardait sans cesse, à tout sachant suffire, Pour sa bouche, du pain; pour ses yeux, un sourire ; Et pour sa pipe, du tabac.

(1) Ces vers cités dans VAlmanach historique de la Pépahli(jite française (p. 85) avaient été publiés dans le Corsaire. Ils sont probablement dun des rédacteurs de ce journal, Galoppe d'Onquaire.

124 LA VIK PARISIENNE

Aussi, comme il aimait sa Paméla fidèle !... Il eût sacrifié mille pipes pour elle ; Il eût fui son café de Jean-Jacques Rousseau !... Il faisait beau le voir, lorsque, chaque dimanche, Paré sous son elbeuf d'une chemise blanche, II la menait chez Ramponneau !

Oh ! comme il était fier et qu'il dressait la tête, En soutenant le bras de sa chaste conquête ! L'orchestre préludait... Le couple ouvrait le bal, Et, quoique la police, alors, fût très sévère, Tous deux se permettaient le pas du caractère, En dépit du municipal.

Ils vécurent quatre ans de cette vie heureuse. Augmentant, tous les ans, leur famille joyeuse, Et n'ayant pour tout bien que l'espoir d'en gagner.. Mais quand on a sa femme, et sa pipe et son verre, A quoi bon amasser des trésors sur la terre ? Le reste, pourquoi l'épargner?

Tous deux pensaient ainsi... Pourquoi la destinée Vint-elle donc briser la chaîne fortunée Qui les tenait gaîment réunis sous ses lois ?... Hélas! ô Paméla I qui vous eût reconnue Quand, si loin de cliez vous, mon (xmI vous a revue Pour la seconde fois?

C'était en mars dernier... Le ciel était sinistre : Lcdru-Hollin régnait. Flocon était ministre... Ministre, à Paméla 1 ! ! tout connue Richelieu, Tout comme Mazarin, Colbert et Male^lierbe ! Quelle chance!... c'était magnifique, superbe !.. Un jour de plus, il passait Dieu.

AlM'ENDICE 125

Vous aviez, tout à coup, «juitté \H)ti-L' mansarde ; On vous avait donné des palais, une garde, Et sur votre passage on battait le tambour; Au seuil de votre hôtel, vous avfez deux guérites, Et vous signiez alors vos cartes de visite : Madame telle, au Luxembourg.

Par l'escalier d'honneur on montait à la chambre brûlaient (les parfums, mêlés de musc et d'ambre, Que le Gouvernement nous fournissait gratis. Oubliant, en un jour, votre ancienne couchette, Sans peur de le salir, vous mettiez votre tête Sur l'oreiller des Médicis.

L'alcôve de Lauzun vous parut trop mesquine : Ses rideaux de damas n'avaient qu'une crépine ; Il fallut agrandir et i-éparer encor. Trois rois, sans murmurer, avaient pu s'y complaire Mais c'étaient des tyrans... La reine populaire >"e comprend que la pourpre et l'or.

Tous ces riches tableaux, honneur de la peinture. Ces marbres ciselés, chefs-d'œuvre de sculpture, Loin d'éblouir vos yeux, furent trop peu pour vous : Paibens et Jean Goujon excitaient vos risées, Vous qui, naguère encor, vous faisiez des musées Avec des charges à cinq sous.

Vous aviez, ô princesse! une liste civile, Des pages, une cour ! Outre un palais de ville. Vous aviez, m'a-t-on dit, les clés de Trianon ; Vous signiez des brevets, comme une grande reine, 0 vous, naïve enfant, qui saviez mettre à peine L'orlhoyraphe de votre nom.

126 LA NIE l'AUISIKN.NK

Etiez-vous plus heureuse, ô reine provisoire ! En voyant vos laquais riant de votre gloire, Se refusant parfois d'annoncer vos parents? Vous qui marchiez jadis dune si leste allure. Etiez-vous plus joyeuse, hélas! dans la voiture De la duchesse d'Orléans ?

Vanités, vanités!... 11 vous fallut encore Des bonnets de Maline et façonnés chez Laure, Vous qui portiez si bien le tulle en vos beaux jours : Palmire vous tailla d'incroyables costumes, Herbault fît vos chapeaux, et vous portiez des plumes Avec des robes de velours.

donc a-t-on caché la robe d'alépine (1). Etoffe si propice à qui fait la cuisine. Et qui bravait si bien l'ardeur, au pot-au-feu? Et ce blanc tablier, qu'en ménagère active, Vous saviez arborer, au grand jour de lessive. Et quand il fallait mettre an ideu ?

l^améla, pauvre enfant, vos chansons, sont-elles?... sont ces gais refrains, ces blondes ritournelles, Qu'apportait jusqu'à vous l'aile de Béranger? Ah ! souffrez qu'avec lui ma voix vous le répèle : .\on, non, non, non, non, non, vous n'èlcs plus Lisette. Les grandeurs ont su vovis changer.

Et moi qui vous revois sous la forme première, Je n'ai point oublié votre image si chère : J'ai gardé dans mon cœur ce charmant souvenir. Comme on garde une fleur sous le soleil éclosc : C'est de votre passé, la plus suave rose: Je tenais à la recueillir.

(i. 0.... I).

(!) LtolTe inôlanut'e île soie et de laine.

m

Les femmes de 1848

Les Vésuviennes

George Sand

Gomme les têtes (le femmes ne sont pus plus soli- des que les tè- tes d'hommes, et le sont peut- être moins, la l'évolution de 1848 en fit tourner plus d'une. Quel- ques représen- tantes de ce sexe qui persiste à se croire opprimé, s'imagi- nèrent qu'elle avait enfin soinié, l'heure de l'éman- cipation.

Une Véfiuviennc.

1"28 LA VIE PARISIENNE

Dès le 23 mars, quatre déléguées du Comité des Dioits de la Femme se rendirent à l'Hôtel de Ville et y déposèrent une adresse dans laquelle elles réclamaient le libre exercice de ces droits. Marrast les reçut. Il ne pouvait leur donner que des promesses, mais il les leur donna sans mar- chander.

Tandis que le GouA^ernement se montrait un peu surpris et presque effrayé par ces revendi- cations imprévues, et se demandait comment il réussirait à contenter les femmes, alors qu'il avait déjà tant de peine à contenter les hommes, on lisait -sur les murs de Paris cette affiche, datée du l" mars 1848 :

« Le citoyen Borme fils, auteur de plusieurs machines de guerre lançant trois cents boulets ou paquets de mitraille à la minute, auteur du Feu Grégeois avec lequel on peut incendier et couler bas les flottes ennemies, auteur d'un moyen avec lequel deux mille citoyennes peuvent lutter contre cinquante mille hommes ennemis,

Aux Citoyennes Parisiennes, Mes Sœurs en Répiblique.

u Citoyennes,

« La République vous doit le quart de son exis- tence, c'est par vos exhortations que vos pères,

LES FEMMES DE 1848 '-!?

VOS frères, vos amis, ont affronté la mitraille le 24 février.

« Vous avez mérité de la Patrie, Citoyennes, et c'est par cette considération que j'ai demandé au Gouvernement provisoire de vous enrégimenter, sous le titre de N'ésuviennes.

«L'engagement sera d'un an; pour être reçues, il faut avoir quinze ans au moins ou trente ans au plus et n'être pas mariées.

«Présentez-vous tous les jours, de midi à quatre heures, 14, rue Sainte-xA.polline, oîi vos noms, prénoms, professions, âges et demandes, seront inscrits.

« Salut et Fraternité

« Vù>e, vive et vive La République ! ! !

« BORME fils. »

Quelque bizarre que paraisse cet appel, il fut entendu. Peut-être exista-t-il un Club-légion des Vésiiviennes, rue Sainte - Apolline, 14. D'après Alphonse Lucas yi), ce club aurait été fondé en mars 1848. Ce qui est hors de doute, c'est que des femmes, en attendant de se faire enrégimenter par iîorme fils, organisèrent à Belleville une sorte (II' phalanstère. Elles y étaient logées, nourries, et recevaient eu outre dix francs [)ar mois. Lue

(1) Les Clubs cl les Cliibisles. Hari.s, isr,].

IHO LA \l\: l'MilSIKNM-;

légion de ces jeunes citoyennes, précédée d'une bannière tricolore qui portait ce mot : Vésuviennks, se réunit place Vendôme et se dirigea vers THùtel de Ville, pour présenter au Gouvernement leurs revendications. Lu journal dont nous aurons à reparler, la 1 o/.r des Femmes, loua, tout en blâ- mant leur titre, la discrétion de leur tenue.

Les Vésuviennes rédigèrent, ou on rédigea pour elles, un projet de constitution.

Astreintes, de quinze à vingt ans, au service militaire, les femmes devaient être divisées en trois corps : les Ouvrières, les \'ivandières et les Infirmières.

Le mariage devenait obligatoire, pour les iiommes à vingt-six ans, pour les femmes à vingt et un ans. Les maris avaient désormais leur part, maison ne la précisait pas, dans les soins du mé- nage. L'adultère, nïéme chez l'homme, était sévè- rement puni.

Le costume de la femme, pour bien montrer régalité des sexes, devait se rapprocher, autant que possible, de celui de riiomme.

Ce projet de constitution fut signé par onze citoyennes, qui ne donnèrent d'ailleurs (pie leur prénom et la première lettre de leur nom.

Les caricaturistes et les journalistes de la petite presse, surtout de la presse réactionnaire, ridiculisèreut de leur mieux les N'ésuvieuues. Ld

LKS IKMMES I»i; IS'iS 131

Hépublifjue des i'enirncs. Journal des Cotillons, publia contre elles, dans son numéro du 1''' juin 1848, qui Tut le seul, une satire assez amusante, intitulée : « Chant du Départ de ces dames, ou (irande Expédition contre ces gueux de maris » :

Quand le tour sera l'ait, à ce sexe barbare

Quand plus rien ne restera, Pour les ensevelir je veux que l'on prépare

Un monument l'on lira :

« Vous qui passez, priez pour l'âme

Du sexe fort mis à néant.

Le sexe fort battait sa femme

Mais le battu devient battant.

Kn avant 1 Délivr^uis la terre De tyrans trop longtemps debout ! A la l)arbe fciisons la guerre, (ioupoiis la barbe, eoii|)ons tout !

On aurait tort d'assimiler à ces Vésuviennes, dont quelques-unes par l(mr tempérament vol- canique ne méritaient que trop ce titre des femmes sincères, convain(U(;s. et au demeurant

132 LA VIK l'AHISIEiNNE

fort hunoral)lcs, comme Eugénie Xiboyet ou Jeanne Deroin.

Née vers 1804, Eugénie Niboyet s'était mariée sous la Restauration, et elle avait débuté dans les lettres i)ar des traductions d'ouvrao^es anoflais. Elle écrivit des romans, dont la lecture ne pré- sente que peu d'agrément, mais suitout des ou- vrages de morale pratique, par exemple, en 1842, un traité pliilosophico-religieux, Dieu manifesté par les œuvres de la Création. Le saint-simo- nisme l'attira et ellii fut aussi fiisiounienne. Elle avait, à un degré excessif, le goût de l'enseigne- ment et de la prédication. Elle s'occupa de la réforme des prisons, pour l'amélioration des pri- sonniers, et prit part à rétablissement d'une banque philanthropique, tellement philanthro- pique qu'elle en mourut.

Humanitaire et féministe en même temps, Eu- génie Niboyet fonda, à Lyon, en 1834, pour venir en aide à ces opprimées sur laquelle pesait le joug de l'homme, ce tyran, le Conseiller des Femmes. Les femmes sans doute n'aiment guère à être con- seillées, car le journal vécut peu. D'autres feuilles furent lancées par cette émancipatrice, VAmi des Familles, la Paix des deux mondes, dont le pre- mier numéro est du 15 fé\rier 1844, et qui, du 24 octobre 1844 au 17 aviil 1843, s'intitule l'Avenir. Cet avenir, cet âge d'or auquel elle

LES FEMMES DE 184S 133

s'obstinait à croire, Eugénie Niboyct l'attendit sans se décourager jusqu'en 1848. Elle l'ut alors, comme nous le verrons, la principale fondatrice du journal la Voi.r des Femmes.

Lingère, journaliste et institutrice, Joauiie L)e- roin était une femme j)etite, maigre, géuéralement coiffée d'une capote de crêpe noir garnie de ru- bans roses. Très intelligente, très instruite, elle avait l'àme d'un apôtre. Mariée à un homme qui l'aimait, ([u'elle aimait, et dont elle ne portait pas le n0(n pour ne pas le rendre solidaire de ses opi- nions, elle ne p )ursiiivait pas, dans ses revendi- cations féministes, un but particulier.

Lorsqu'elle n'était pas enfermée dans la prison de Saint-Lazare on pouvait la voir tous les jours, de cinq à sept heures, à l'Association fraternelle des limonadiers, rue du Roule-Saint- Honoré. C'était un de ses postes de combat.

Candidate à l'Assemblée nationale, Jeanne De- roin fut repoussée par presque tous les bureaux. A la salle de la Redoute, son arrivée provoqua des manifestations peu sympathi([ues. Elle s'accrocha à la tribune et on dut l'eu arracher. Au Gymnase Triât, on l'expulsa presque aussi brutalement. A la salle de la Fraternité, le président du Comité, Sel- lier, accepta la candidature, mais le bureau la rejeta comme inconstitutionnelle. Elle ne trouva un accueil favorable que dans le quartier Saiut-Antoine.

1:^-1 L\ \ll-: l'VUISlKN.NK

On ridiculisa, on s'efforça do ridiculiser cette candidate ambulante, dans des chansons et dans des pièces : Lœtitia ou la Feinine socialiste^ la Représentante du Peuple^ les Femmes socia- listes, etc. Dans une revue de Glairville, Duma- noir et Labiche, Exposition des produits de la Républi(jue, sous le nom de Jeanne Bédouin, elle chantait en s 'adressant aux députés du sexe fort :

Sur les questions les moins comprises Pouvant parler deux heur's de temps, Comm' vous je dirai des bêtises, Mais j'en dirai bien plus longtemps.

Compromise dans l'affaire de la rue Micliel-le- Gomte, elle avait été condamnée à six mois de prison. Lorsqu'un député, Chapot, du Gard, pro- posa de restreindre le droit de pétition politique pour les hommes, et de le supprimer pour les femmes, elle protesta de sa prison, en disant : « La femme a le droit de montera l'échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tri- bune. » Laurent de l'Ardèche déposa la pétition par laquelle elle demandait pour les femmes, le droit de voter et d'être éligibles. Sur un rapport de Quentin-Baucluird, cette pétition fut repoussée par l'Assemblée (1).

(1) .lE.vNNii Deroin avait fondé V Abnanach îles Femmes, dont les principaux collaborateurs étaient, avec quelques femmes peu connues, Pioire V'inranI, Jean Macé. I.acliamheaudie.

LKS FEMMES DE 1848 |:1t

Cet état-major du Féminisme comptait encore parmi ses membres les plus dévoués et les plus bruyants Noémie Constant et Mlle Henriette.

Noémie Constant était la femme d'un prêtre dé- froqué, l'abbé Constant. Sous le pseudonyme de Claude Vigiion, elle écrivait dans le Moniteur (lu soir des feuilletons artistiques.

La demoiselle Henriette se disait artiste et si- gnait même de ce titre un peu vague. Elle s'était attirée un jour cette apostrophe de Proudhon : « Eh ! citoyenne, allez ravauder vos bas et écu- mer le pot. « Elle n'eut pas le courage de suivre ce conseil brutal mais désintéressé. Elle continua à faire de la polique et la politique ne lui porta pas bonheur. En 1850. on la voyait sur le boule- vard Poissonnière, tenant une cage dans laquelle étaient enfermées des hirondelles, et de temps en temps elle disait aux passants : « Rendez la liberté aux hirondelles pour deux sous ! » Emanciper des hirondelles, voilà elle en était réduite, après avoir voulu émanciper les femmes!

Les principaux moyens de propagande, à cette époque, étaient l'association et le club. Les femmes voulurent, elles aussi, en faire usage.

Parmi les associations ouvrières féuiinines. les plus importantes furent celk' des ouvrières blan-

le docteur Malalior, etc. En 1858. elle était I ingère à Lon- dres.

136 I-V VI1-; l'MU SIENNE

chisseuses, - fondée au mois de novembre 1848, installée d abord rue SaiuL-Uonoré, 66, et plus tard rue Hréda, 21 et celle, fraternelle également, des lingères (1). Cette dernière association faisait insérer, le 8 février 184*J, dans le Peuple, cette lettre :

« Citoyen uédvgteur,

« Nous ne voulons pas que le mot « fraternité, » écrit sur nos enseignes, soit une lettre morte, bonne seulement à frapper les yeux des passants. Nous voulons que la fraternité passe dans nos mœurs et y remplace l'égoïsme si fortement en- raciné. A cet effet, Y Associalioii fraternelle des ouvrières lingères de la rue de la Corderie-Saint- Honoré, 5, croit donner un bon exemple en vous priant de vouloir bien annoncer, dans votre plus prochain numéro, qu'à partir du 12 du courant, toutes les ouvrières qui le composent sacrifieront une heure par jour à raccommoder ^^/y///^^ le linge des ouvriers sa/is travail. Tout ouvrier qui se trouvera dans cette position, et qui voudra jouir de cet avantage, pourra donc apporter chaque .se- maine, au sortir des mains de la blanchisseuse,

(1) Il y avait aussi un Club fralcmel des Linijères. rue Riche- lieu, ()•), fonde en mars 1848, et qui avait pour présidente Désirée Gay.

LES FEMMES DE 1848 d.S?

le linge propre à son usage personnel, il lui sera rendu dans le plus bref délai. « Salut et fraternité,

Pour l'Association des lingères : « Lermier. »

Quatre ou cinq clubs seulement parmi ceux qui avaient été fondés par des hommes, étaient ou- verts à l'autre sexe: le Club lyonnais, celui de la Montagne, présidé par l'ex-abbé Constant; celui des A/iiis fraternels^ dont le président Brige de- mandait l'admission des femmes à tous les em- plois, et surtout le club de Gabet.

Dans une l)rochure publiée en août 1847 (1), Cabet avait donné un libre cours à son culte, peut-être exagéré, de la femme :

« Ah! s'écriait-il, dans un accès de lyrisme, si ma plume savait exprimer tous les sentiments de mon âme, l'admiration, la reconnaissance, l'af- fection, le respect, pour \-d. femme en général!...

« Je dirais ses qualités, ses titres, ses droits.

« Je la représenterais dépositaire de la puissance créatrice de la nature, mère et nourrice de l'Es- pèce humaine, formant en nombre la moitié du genre humain.

(1) La h'ernine, son malheureux sort dans la société actuelle, son bonheur dans la communauté, par M. Cauet, ex-déj)ulé, ex-pro- cureur général, avocat à la Cour royale de Paris... Août 1847.

138 I^V VIE PARISIENNK

Je la montrerais première compagne clel'homme, sa première associée, ou plutôt partie intégrante de lui-même, partie vers laquelle la nature l'en- traîne par un irrésistible attrait, partie qui seule peut suffire au complément de son existence, partie sans laquelle son existence est incomplète et privée de bonheur.

Je la figurerais sous une image qu'aucun homme ne peutvoir sans émotion, sous l'image d'une mère, ou d'une sœur, ou d'une épouse, ou d'une fille.

Je la peindrais la plus belle des fleurs; la plus parfaite des créatures animées; le chef-d'œuvre de la Nature; la source, pour l'homme, de ses plus belles inspirations et de ses plus douces jouis- sances; le charmant, dès le berceau, par son pre- mier sourire, par ses premières caresses, par les inexprimables grâces de son enfance; le ravissant par sa beauté et par l'ineffable grâce de sa jeu- nesse ; le captiA^Tut par sa bonté ; le soulageant et le sauvant dans sa maladie; le soutenant dans le péril ; le consolant dans les revers par sa tendresse et son dévouement; supérieure à lui en patience et en sensibilité ; son égale en intelligence et en droits.

« Je la montrerais transformée en divinité chez les anciens peuples civilisés de l'Orient, adorée sous les noms de Junon, Minerve, Vénus, Diane, Hebè, Flore, etc.

LES FEMMES DE 1848 139

« Je m'indignerais de son oppression cliez les peuples barbares, qui, par le plus lâche abus de la force, Tont réduite à l'état à' esclave, usurpant sur elle le droit de vie et de mort, ou de vente, ou de répudiation capricieuse...

« Je m'indignerais même contre la prétendue ci- vilisation moderne, qui traite encore la femme comme une espèce d'esclave, et contre l'insolent despotisme de l'iiomme qui, abusant toujours de sa puissance et imposant sa loi à la femme, décide et déclare qu'elle lui doit obéissance.

« Je m'indignerais surtout contre l'ingratitude, l'injustice, la tyrannie? d'une société qui condamne plus de la moitié des femmes à l'ignorance, à la misère, à des travaux excessifs qui les exténuent, les défigurent et les assassinent... Oui, quand j'aperçois une femme couverte de haillons et de boue, ou traînant une charrette, ou ployant sous h; fardeau ([u'elle porte sur la tête ou sur le dos, je nie sens transporté d'indignation et de colère contre une organisation sociale qui outrage ainsi la Nature et l'Humanité; et quand je vois les hommes se faire une étude et un plaisir de trom- per les femmes, de les séduire par leurs protesta- tions mensongères et leurs perfides promesses, pour les abandonner après les avoir séduites et trompées, se rire de leurs larmes, et les accabler dt; leur mépris, je suis tenté de les appeler des

140 lA VIK PARISIENNE

lâches et des barbares, des faussaires, des voleurs et des assassins... »

Les femmes qui lurent cette brochure durent trouver que Cabet leur faisait large mesure. D'autres théoriciens ou ro^formateurs, Proudhon par exemple, les traitèrent avec beaucoup moins d'indulgence, et la preuve qu'ils formaient la ma- jorité, c'est que presque tous les clubs f(jndés par des hommes s'obstinèrent à n y admettre que des hommes.

Les citoyennes, jeunes ou vieilles, qui aspi- raient à profiter, elles aussi, do la révolution de 1848, commencèrent à se réunir au Café de l'Union rue de Roule-Saint- Honoré.

Au mois de mars 1848, Désirée Gay, Jeanne Deroin et le docteur Malatier, fondèrent le Club de V émancipation des fe/n/nes {vue de Provence, 61) (1), qui devint au mois d'août la Société de V éducation mutuelle des femmes, et s'installa alors au n" 58 de la rue Richelieu. Sous la prési- dence de Désirée Gay, directrice de l'Association fraternelle des lingères, fonctionnaient des moni- teuses, Mme Esquiros (Adèle Rattanchon),

(1) Le Club de rÉnuuicipution des l'cinines publia le prospec- tus d'un journal ([ui devait s'intituler: la Tribune des Feimnes, journal des besoins, des droits et des devoirs de tous et de toutes. Le docteur Malalior devait en être le rédacteur en chef et l'ancien sainl-sinionien Olinde Uodrigues avait promis d'en faire les fraiss.

LES FEMMES DE 1848 lil

Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin, Anaïs Segalas, Aniable Tasiu, etc.

A,n début, les cours qui devaient être imprimés et former de petites brochures, vendues à un prix très modique), furent très suivis, mais les au- ditrices se lassèrent bientôt de servir de public à leurs chères sœurs. Toutes, à commencer par les plus ignorantes, refusaient de rester de simples écolières. La Aanité tua le peu de fraternité qu'elles pouvaient avoir, et la Société de l'éducation mu- tuelle des femmes ferma ses portes.

La Société de la voi.r des femmes (L, que le public préféra appeler plus simplement le club des femmes, avait été fondée en avril 1848. Elle avait son secrétariat rue de Trévise, 8, et sa salle des séances au boulevard Bonne-Nouvelle, dans le local des spectacles-concerts.

Le Club des femmes, pour lui donner le nom sous lequel il est le plus connu, comptait comme principaux membres : Eugénie Niboyet, présidente; Anaïs Ségalas, Eugénie Foa, Marie Noémie (qui avait épousé l'ex-abbé Constant), Gabrielle d'Al- tenheym, fille du poète Soumet; Hermance Les- guillon, Suzaime \'oitelain, Jeanne Deroin, Dési-

(1) La Voix des Femmes était le litre d'un journal dont nous aurons à reparler. Dans son numéro du 12 mai 1848, il pro testa contre le litre de Clab des Femmes, qui lui paraissait (et il ne se trompait pas) prêter au ridicule.

10

1 i'2 LA VIK l'AHlSIKNM-;

rée Gay, Aug'iistiiie (lenoux, Henriette, actrice; Pauline nolaud, Adèle Es({uiros.(kielque.s hommes avaient été admis, et avec empressement, dans cette réunion de dames : Paulin Niboyet, fils de la présidente : le docteur Malatier, l'ex-abbé Cons- tant, Emile Deschamps, Tabbé Chatel, Pierre Lachambeaudie. Emile Souvestre, Hippolyte Bon- nelier, Olinde Ptodriguez, Labourieu, etc.

L'entrée coûtait 1 franc par homme, et 25 cen- times pour les femmes, mais afin d'avoir plus de monde à la première séance (le 11 mai , on dis- tribua gratuitement 300 cartes à 25 centimes.

Cette séance d'ouA^erture fut orageuse et les autres le furent au moins autant. Un soir, Ma- dame Constant, indignée de l'attitude gouailleuse et de l'opposition systématique d'un groupe d'anti- féministes, leur cria : « Vous n'êtes que des polis- sons! » et l'abbé Chatel compromettant patro- nage — monta à la tribune pour protester avec véhémence contre les perturbateurs.

Les amateurs de la vieille gaité française, ceux qui désiraient, pour un prix modique, passer une bonne soirée, se donnaient rendez-A^ous au Club des femmes. Charles Monselet s'y rendit un jour avec Champfleury.

« C'est le seul théâtre, écrivait-il (i), qui fasse

|1) Mémoires d'un pa-isant. Tableau de la liévolulion de tS'iS (or- ticle publié dans la Hevue de Paris du 20 iiovonibie 18(j-i.

LES FEMMES DE 1848 143

recette maintenant; il y a foule toutes les fois qa il joue. Par malheur, chacune de ses représen- tations est le motif d'une émeute sur le boulevard, émeute indécente et qui rappelle les écarts des escliolieis du vieux Paris. Les orages de la séance d'hier vont sans doute faire interdire aux hommes l'entrée du sanctuaire des Spectacles-Concerts, et ce sera bien fait. Jamais encore le désordre ne s'était élevé à une pareille puissance comique : on riait, on chantait, on sifflait; chaque phrase de la présidente était une traînée de poudre à laquelle la malice masculine venait mettre le feu. « Et lui aussi, le Christ, s'est-elle écriée, a été hué et ba- foué sur la croix!! »

« Le divorce ! Le public ne sortait pas de ; il voulait absolument entendre traiter la question du divorce. En vain ces dames ont-elles essayé de lui faire comprendre que la question avait été épuisée dans les séances précédentes, le public a fait la sourde oreille.

« A la fin, épouvantée de ce vacarme, dont le crescendo laissait bien loin derrière lui le final du Barbiei\ les dames du bureau se sont décidées à plier bagage et à se dérober dans les coulisses de leur gouvernement... »

Les sept premières séances eurent lieu dans la salle du boulevard Bonne-Nouvelle. Lin avis pré- vint le public qu'à })artir du 6 juin elles se

lii LA VIE PAIUSIENNE

tiendraient au 49 bis de la Chaussée d'Antin, et dans le manège Fitte, rue Saint-Lazare. Le prix d'entrée était diminué pour les hommes de 50 centimes mais ils devaient être présentés par des dames sociétaires.

Malgré la précaution qu'on s'était décidé à prendre, le désordre continua. Maxime du Camp assure (1) (mais son récit me semble très sujet à caution) qu'un beau soir, quelques gardes natio- naux, « guidés par un ancien éditeur de musique qui aimait le petit mot pour rire » pénétrèrent dans le club, au moment on y discutait la question du divorce, et, sans se laisser effrayer par l'éner- gie de la présidente qui leur lança à la tète une carafe d'eau, seule arme qu'elle eût à sa disposi- tion, s'emparèi-ent de plusieurs des clubistes, en- traînèrent ces malheureuses, qui n'eurent même pas la consolation d'être A'iolées, dans un cou- loir à demi-obscur et les fouettèrent consciencieu- sement. Procédé blâmable et qui ne prouve rien.

Le Club des femmes s'était transporté en der- nier lieu au ])assage Jouffroy, dans la salle des Soirées orientales. C'est qu'il mourut, en juil- let 1848, après avoir fait plus de bruit que de be- sogne, ce (pii le rapprochait d'ailleurs des clubs masculius.

(Ij Souvenirs de l'année IS'iS. Paris, 187(;, p. 125.

LES FEMMES DE 1848 l^S

« Trois médailles furent frappées à cette occa- sion ; la première portait sur la face :

Liberté, Egalité, Fraternité.

CLUB DES FEMMES

Présidence de Mme Niboyet, Journal la Voix des Femmes.

(ici trois tètes de mort, et au-dessous)

El foi soleil de Juillet IS^S, tu ne l'es pas voilé !

Au revers, cette phrase :

Les pauvres femmes n'ont donc ni ànie, ni capacité poli- tique ! adieu mes amours (ici, une petite femme), le concile de Mdcon les exclut du paradis, notre jeune républupie leur interdit les clubs.

Deuxième médaille. Sur la face :

LiBEUTÉ, Egalité, Fraternité. CLl'B DES DAMES

Jeton d'entrée

Bureau : rue Neuve-de-Trévise, ''^. Mlle Euc/énie Miboyet, présidente.

Au /-evc/s, une femme est à la tribune; d'autres femmes l'acclament: au-dessous on lit :

Dimanche 'J7 mai 18-^^8

et autour du c/ta/i//), cette phrase extrait(> d'un

discours :

C'est nous qui faisons Vliomme. pourquoi n'aurions-nous pas voix délibérative dans ses conseils?

Cette médaille n'a [lu servii' de jeton d'entrée

lif) LA VIE PARISIENNE

puisque M. de Saulcy, dans ses Souvenirs numis-

matiques, déclare qu'elle a été frappée après la

fermetui-e du club.

Troisième médaille ; celle-ci nous montre sur la

face une femme à la tribune au milieu d'autres

femmes :

CLUB DES FEMMES, 1848

Au revers, cette phrase extraite d'un discours dune de ces dames :

Im femme a-t-elle pins de [luissance sur l'homme que lors- qu'elle a le dessous ?

La Liberté est une femme, ne laissons pas le pouvoir aux hommes (1). »

Auxiliaires des clubs, quelques journaux fémi- nistes s'efforcèrent de plaider la cause des c( oppi'i- mées ».

La Politique des Femmes^ journal publié pour les intérêts des femmes et par une société d'ou- vrières, avait pour principales collaboratrices Désirée Gay, Jeanne Deroin, Marie Dalmay, Au- gustine Genoux, Henriette Sénéchal, directrice aux Ateliers nationaux. Cette feuille à tendances com- munistes devait paraître tous les dimanches. Elle n'eut que deux numi-ros, le IS juin et le 8 août 1848. Le premier débutait ainsi : « Notre politique a été toute de ruse et de dissimulation dans le passé, faisons qu'à l'avenir elle soit toute de conciliation

1) l'iuMiN Maillard, la Lé(jcndc de hi Femme émancipée. Paris, S. d., p. 210.

LES FEMMES DE 1848 147

et (le franchise ; cela dépend un peu de nous et beaucoup des hommes. »

UOpinion d>s Femmes, publication de la So- c -été d'éducation mutuelle des F'emnies , fondée et di- rigée par Désirée (jay et Jeanne Deroin, n'eut éga- lement que deux numéros, depuis le 21 août 1848.

Le seul de ces journaux qui ait eu quelque in- fluence. Lu Voi.i des Femmes, journal quotidien socialiste et politique, organe des intérêts de toutes, débuta le 20 mars 1848 et vécut jusqu'au 10 juin. Il avait comme directrice Mlle Eugénie Niboyet, et il dut au Club des Femmes, qu'il fonda, les quelques lecteurs qui lui permirent de ne pas mourir trop prématurément.

Tout l'état-major du Féminisme collaborait à cette feuille. On y soutenait des théories relative- ment modérées. En politi([ue, on préconisait le maintien de l'ordre et l'union des classes. Au point de vue des relations sociales entre l'homme et la femme, on admettait que celle-ci devait res- ter attachée au foyer, mais on réclamait pour elle le droit de voter et même d'être élue. Enfin, on demandait que par une législation plus large, le mariage fût facilité.

A ces théories se mêlaient parfois, sous la plume de certaines rédactrices trop souvent re- marquables par leur laideur, et d'autant plus irri- tées et impitoyables, des jugements sévères sur les

l/i8 LA VIK 1>ARISIENNË

« tyrans » qui se refusaient à les épouser ou les ai- maient trop modérément. Ainsi une citoyenne Marie, une vieille fille sans doute, affirmait que l'homme est dénué de sens moral, qu'il n'est pas « pur >> et qu'il déteste la femme parce qu'elle veut lui imposer la chasteté !

La Voi.r des Fe/wwe^ tolérait, sans les approu- ver, ces exagérations inspirées presque toujours par des déboires conjugaux ou passionnels et des tentatives mal accueillies. Elle se contentait, et c'était plus que suffisant, d'affirmer l'égalité in- tellectuelle dos deux sexes. Et pour bien prouver que le cerveau féminin valait au moins celui de l'homme, Mlle Eugénie Foa proposait la création d'un Inslitiil nalional des fenuues. « On l'appel- lera, dit Mme de Girardin, la couronne d'immor- telles et aucune femme ne voudra en faire partie. »

Ce journal féministe se vendait peu. Une de ses collaboratrices, qui signait Henriette, se plai- gnit aigrement de la conspiration du silence organisée par les répidîlicains eux-mêmes contre cette feuille émancipatrice émancipatrice, mais embêtante.

On eut recours à des souscriptions. Olinde Ho- dî'igues prit quatre actions de cinquante francs. On le cita élogieusement pour attii-er d'autres souscripteurs, mais ils ne vinrent pas. Ils se mé- fiaient.

LES FEMMIiS DE 1848 1 ;9

Des adversaires sans scrupules, des maris peut-être, s'efforçaient d'empêcher la vente sur la voie publique. La Voix des Femmes lutta tant qu'elle put. Son agonie se prolongea pendant un mois. Elle mourut le 10 juin 1848, âgée de quarante-deux numéros.

Avec les journaux et les clubs, les femmes émancipées avaient encore pour exposer leurs griefs et déballer leurs revendications, les ban- quets plus ou moins fraternels. Celui du 19 no- vembre 1848 eut une exceptionnelle importance, et la République (1) en donna le compte rendu qu'on va lire et qui n'est probablement qu'un communiqué officiel :

« Dimanche 19, a eu lieu à midi, à la barrière du Maine, le banquet des femmes socialistes. Douze cents })ersonnes assistaient à cette réunion, qui présentait un véritable aspect de fête. On comptait environ quatre cents dames appartenant aux différentes classes de la société. Les prési- dents étaient, pour les hommes, Pierre Leroux, liernard et liarbès (absent) ; pour les femmes, Mmes Meisner, D. Gay, d'Expilly.

« Pierre Leroux a ouvei't la séance en lisant un passage de Condorcet sur la liberté des femmes,

\\) La Rriiuhli'iue, journal du ^oir (du 2fi février 1848 au 2 décembre 1851) avait pour rédacteur en chef un ardent féministe, Eugène Barestc.

laO LA V1I-: PARISIENNE

et il est dit : « Les femmes ont le droit de monter à lu tribune, puisqu'on ne leur conteste pas le droit de monter à l'échafaud. »

« Les autres toasts ont été portés :

« Par Mme Désirée Oay. A ILiiion de l'homme et de la femme !

« M. Maoé. A la Ilépiil)lit|iir iimiiiéte et mo- dérée !

« Mme Gandelot. A ceux (pii les premiers osent prendre la défense des opprimés !

« Mme Fossoyeux. A la méfiance!

« Stourm. Au courage moral !

« Mme Desroches. \ Olinde Rodrigues.

« jNIme François. Au bonhcnr social, impos- sible sans le bonheur de la femme !

« Mme (ri']x[)illy. A Saint-Simon, Fourier, et Louis Blanc.

« Mme Bours2'eois. A la IVatcniité de riu)mme

o

et de la femme !

« Bernard. Aux in;irlvrs de 1 humanité !

« Cette réunion avait un caractère fraternel, reli- gieux et social, qu'on ne rencontre pas dans les réunions d'hommes seuls. Tu des pins grands so- cialistes des tem})s modernes Ta dit avec raison : « L'individu social, c'est l'homme et la femme. »

« Tout s'est passé d'une manière convenable et avec la plus grande dignilt". L'ordre, le respect, la décence n'ont cessé de régner tout le temps

LES FEMMES DE 1848 151

qu'a duré cette communion fraternelle et sociale.

« Nous espérons que les organisateurs de ce ban- quet trouveront de nombreux imitateurs et qu'avant peu les banquets socialistes ne seront plus com- posés que d'hommes et de femmes. Nos enne- mis comprendront-ils enfin qu'ils n'ont rien à redouter de ces hommes qui prcchent l'améliora- tion du sort des classes laborieuses en présence de leurs mères, de leurs femmes, de leurs filles, de leurs sœurs. »

Il n'est pas inutile d'ajouter, que la plupart des femmes, même en 1848, se trouvaient très satis- faites de leur sort, qu'elles ne se considéraient pas comme des esclaves, que le droit de voter ne les passionnait pas du tout, et qu'elles n'éprouvaient aucun besoin d'être émancipées.

Parmi ces théoricieniies de l'égalité des sexes, surtout devant l'amour, on n'en compte guère qu'une qui ait eu un incontestable talent, et ce talent même, la mettant en garde contre le ridi- cule, finit par lui imposer une réserve relative, entrait sans doute beaucoup de désillusion.

Comme la plupart des femmes, même supé- rieures, George Sand nt^ fut jamais qu'un reflet. Elle ne vit jamais une doctrine politique ou sociale qu'à travers l'homme qui l'exprimait et la repré- sentait. Elle avait besoin, pour croire, d'admirer ou d'aimer.

io-1 L\ VIE PARISIENNE

Elle avait été amenée aux idées de réforme dé- mocratique par son admiration pour Pierre Leroux, quoique celui-ci, qui ressemblait à un porteur d'eau et à un porteur d'eau décidé à user le moins possible de sa marchandise, n'eût de séduisant que son intelligence, mise au service d'une admi- rable sincérité.

Elle l'avait connu vers 1837 et il fut, comme on l'a dit très justement, « son grand prêtre laïque ^k

Déjà, dans /e Compagiion du tour de France (1840), dans le Meunier d'AngiOault (iS^b), dans le Péché de M. Antoine (1847), sous l'inspiration de Pierre Leroux, elle se révélait socialiste, d'un socialisme philanthropique, un })eu ingénu, qui prêchait le rapprochement des classes et non leur antagonisme.

Elle se croyait républicaine. Elle était hostile au gouvernement de Louis-Philippe et à ce roi trop bourgeois et trop vieux qu'elle appelait « un homme vulgaire, pour ne rien dire de pire ». Jeune, ardent, passionné et aventureux, Barbés lui plaisait davantage, quoiqu'elle n'approuvât pas, les jugeant inopportunes et dangereuses, ses équipées politiques. Détachée des prêtres mais pas de la religion, sous sa forme la plus large et la moins gênante, le Déisme, elle mêlait, comme presque t(jus les républicains en ce temps-là, au

LES FEMMES DE 1848 153

culte (le h\ République le culte du Christ. L'égoisme des riches, très réel sans doute mais auquel correspond un égoisme aussi réel, celui des pauvres, la conduisait à un vague communisme dont la valeur philosophique paraîtrait aujour- d hui, surtout aux communistes, très médiocre.

La révolution de 1848 la prit un peu à l'impro- viste. Elle la jugeait nécessaire et ne la jugeait pas possible. La campagne de banquets n'avait eu pour elle, au début, aucune signification, au- cune importance. Le résultat, si imprévu, si dis- proportionné, la remplit de surprise et de joie.

Elle vint aussitôt mettre à la disposition du pouvoir sa plume de romancière démocratique. Elle débordait d'ardeur, d'enthousiasme et de généreuses illusions. « Tout va bien, écrivait-elle le 9 mars, au poète-ouvrier de Toulon (plus ou- vrier que poète), Charles Poney. J'ai vu le peu- ple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au cœur de la France, au cœur du monde ; le plus admirable peuple de l'univers. » Voilà vraiment beaucoup d'épithètes. VA\e devait plus tard en supprimer quelques-unes.

Les ouvriers, on en était sur, mais ces mots de «socialisme», de «communisme», effrayaient les paysans. Il fallait éduquer et conquérir les campa- gnes, et aussi ceux des habitants des villes, petits artisans, boutiquiers, qui s'obstinaient à ne pas

loi LA VIK l'AHISIENNK

avoir confiance. C'est dans ce l)ut que George Sand publia ses Lettres au Peuple^ vendues au profit des ouvriers sans travail, et ses Lettres de Biaise Bon?iin, destinées surtout aux paysans. En même temps elle remplissait de sa prose intaris- sable le /?^</Ze^//î c/r' /^<7J///ViV/;/e 1 .Et elle con- tinuait à attribuer au peuple toutes les vertus, pent-ùtre poui' lui ius|)ii'cr le désir de les ac- quérir.

Pour le bataillon des Féministes, c'eût été une excellente recrue. On essaya de l'y enrôler. La VoL.v des Femmes, sans la consulter, posa sa can- didature à l'Assemblée nationale. Elle ne réussit qu'à s'attirer cette réponse peu aimable qui parut dans la Réforme :

« Un journal rédigé par des dames a proclamé ma candidature à l'Assemblée nationale. Si cette plaisanterie ne blessait que mon amour-propre, en m'attribuant une prétention ridicule, je la laisse- rais passer.

« Mais on pourrait croire que j'adhère aux principes dont ce journal se fait l'organe...

« 1" J'espère bien qu'aucun électeur ne voudra perdre son vote en prenant fantaisie d'écrire mon nom sur son bulletin ;

11) Inspiré par Ledru-Rollin. il parut tous les deux jours, du 13 mars au mai, sous ce titre : BuUelin de la liépuHique française. Ministère de VlnUrieur.

LES FEMMES DE 1848 155

2" « Je n'ai [)as l'hoiineur de connaître une seule des dames qui forment des (•lul)s et rédigent des journaux ;

3*> Les articles (jui pourraient être signés de mon nom ou de mes initiales dans ces journaux ne sont pas de moi (1). »

On n'a jamais beaucoup goûté en France les femmes (jui s'adonnent à la politique. George Sand s'efforçait de fuir le ridicule, mais le ridi- cule ne la fuyait pas. Vue petite feuille, le Miroir drolatique, la représentait habillée en homme, le coude appuyé sur une colonne portant ces inscrip- tions ; ('hai)ibre des Députés, Chainbn' des Mères. Au-dessous de la gravure se lisait un quatrain, qui n'est ni très méchant ni très spirituel :

Si de George Saud ce portrait Laisse l'esprit un peu perplexe, C'est que le génie est abstrait Et, comme on sait, n"a pas de sexe.

Une autre caricature, faite à lioiirges, l'appe- lait « la Gigogne politique de 1848 ».

La liberté de ses mœurs fournissait aux publi- cistes de l'opposition de trop faciles attaques : « liisuni teneatis ! écrivait dans son numéro du 5 novembre 1848, V Echo des Journaux-, George

(1) Des articles étaient signés G. D., et c'étaient réelle- ment les initiales d'une des collaboralrices de la l'uix des Ffinmcs.

lo6 I-A Nil-; l'MUSIKNNK

S;ind a loué aux environs de Tours une maison de eampagne a résidé la Pucelle d'Orléans! » Le l'ait était probablement inventé de toutes pièces, mais on n'y regardait pas de si près.

Pendant les premiers mois de la révolution, pendant cette période de lune de miel la Bour- geoisie a tant flagorné le peuple, je ne crois pas qu'aucun homme politique, aucun littérateur, lui ait prodigué des éloges aussi démesurés que ceux qui abondent dans les œuvres de George Sand. Un exemple suffira, je l'espère, pour on donner l'idée.

Dans une pièce de circonstance ^1) composée pour le Théâtre Français devenu le Théâtre de la République^ et jouée le 9 avril 1848, elle mettait dans la bouche de Molière, transformé en orateur de club, cette profession de foi :

« Je vois bien le roi, mais il ne s'appelle plus Louis XI \'; il s'appelle le peuple! le peuple sou- verain! C'est un mot que je ne connaissais point, un mot grand comme l'éternité ! Ce souverain-là est grand aussi, plus grand (jue tous les rois, parce qu'il est bon, parce qu'il n'a pas d'intérêt à tromper, parce qu'au lieu de courtisans, il a des frères... »

Ces frères n'allaii-iit pas tarder à se changer

(1) Le Roi attend. Cette picce, pleine de déclamations niai- ses, n'eut aucun succès.

LES FEMMES DE 1848 157

en frères ennemis. Les journées de juin diminuè- rent dans de fortes proportions l'enthousiasme de George Sand, comme celui de bien d'autres admi- rateurs de la démocratie. De quel côté étaient la Vérité et la Justice ? Qnj aAait-il de plus odieux, la férocité de l'attaque ou celle de la répression? Elle ne le savait pas et elle n'osait ni condamner ni absoudre. Réfugiée à Noliant, elle écrira, le 30 septembre, à Mazzini : « La majorité du peu- ple français est aveugle, crédule, ignorante, in- grate, méchante et bête... » Ceci, Molière aurait pu l'écrire.

Elle s'était montrée particulièrementsévère pour Lamartine, « toujours abondant en phrases, tou- jours ingénieux en appréciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauA^re d'idées et de principes (1) », mais de ce grand homme en car- ton-pàte, de Ledru-RoUin qu'elle avait sincère- ment admiré, en février et en mars 1848, elle tra- çait, quelques mois plus tard, le portrait ironique et désabusé que j'ai déjà cité dans un autre cha- pitre (2).

L'application d'une nouvelle forme de gouverne- ment est le plus sur moyen d'en dégoûter quand ils n'en tirent pas un profit personnel, quand elle ne flatte pas leurs passions ceux qui l'avaient le plus

(1 LeUre à Ma/zini, le 4 jidi'iI IS.jn. (2) Le.' Hoiniiii'i (la .Imir.

Il

158 i-\ \ii-: rviusiKNNK

ardemment désirée. George Saiid on fit l'expé- rience. Dans le désarroi de ses opinions politiques, dans le naufrage de ses illusions, Louis-Napoléon, qui s annonçait à la fois comme un défenseur de l'ordre et comme un ami du peuple, fut pour elle un recours et un refuge (1). En réalité, après avoir vu de trop près ce ([ue deviennent au pou- voir tous les hommes, les hommes de tous les partis, elle finissait par le scepticisme. C'est par (ju'il faut commencer.

(1) Elle lui disait, le 2ii Jnîivier 1852, dans une lettre e'ie lui demandait une audience : « l'rince, je vous ai tou- jours regardé comme un génie socialiste. » Dans la victoire de Louis Napoléon, aux élections du 10 décembre, elle vit une victoire du socialisme el de la démocratie contre (la- vaignac qui représentait pour elle l'esprit rétrograde et bourgeois, et la répression impitoyable des émeutes de juin.

IV

PREMIERES ILLUSIONS. FÊTES ET BANQUETS. ARBRES DE LA LIBERTÉ:

Déjà, sous le règne de Louis-Philippe, les ad- versaires du Gouvernement, les organisateurs de complots, les membres des sociétés secrètes, ceux (jui l'omentaient les attentats contre le roi et (;eux qui les commettaient, avaient rangé le Glirist dans leur parti. Alibaud disait à l'îtbbé Grivel : « J'admire Jésus-Ghrist. G'était un i-épublicain comme moi, et, s'il Teùt lallu, comme moi il fût devenu régicide (l). »

Accréditée par Lamennais, Pierre Leroux, (jeorge Sand et bien d'autres, cette opinion sur les tendances socialistes du Clii-ist, opposé à Dieu

(1 AbliC GiuvcL, /(/ l'iisoii ilu Lu.reiiihouni suiis le renne île Louis-l'liilippe. Imi'ressiuns et Souveiiir.t. Paris, 18l">2, pp. 1U7 et m. (L'abbé Grivel était aumônier de la prison du Luxera- bourfi.)

160 LA VIE PARISIENNE

le Père qu'on jugeait moins libéral (1), était gé- nérale, en 1848, dans les milieux populaires. Plu- sieurs épisodes des journées de Février le prouvent, et celui-ci, entre autres, ra})porté par un des his- toriographes de ces journées, Henri Dujardin (2), et dont on trouve trace, d'ailleurs, dans les jour- naux du temps :

« On a cité différemment un trait qui s'est passé aux Tuileries, à l'occasion du crucifix qui était sur l'autel de la chapelle. Je vais le rap- porter ici, tel qu'il m'a été raconté })ar M. Henri Delaage (3), qui eut la pi'incipale part à ce fait. M. Delaao-e est membre de la Société de Saint- Vincent-de-Paul et Tun des rédacteurs du Cor- saire. « La foule, m'a-t-il dit, se pressait de toutes « parts dans les Tuileries désertes. Je marchais « deA^ant un groupe composé d'hommes du jieuple, « de gardes nationaux et d'une femme. Arrivé à la « chapelle, je me retourne et m'écrie : «Respect à « ce qui est sacré ! » Je prends le crucifix: alors un « ouvrier s'écrie : Voilà le gi-and tribun Jésus I

(1) Dans sa l'uliliquc tirée de l'Ecrilure suinte, Bosslet en avait fait un parlisau du pouvoir alisolu.

(2) Histoire /jrophétiijue, philosophi(jiLie, comi>lètc et populaire de la Révolution de fécrier Ifi'iS ou la Liherlé reconquise. Pans, 18-18. p. 82.

(3) C'était, un démocrate chrétien qui venait de faire pa- raître une brochure dédiée au Père Lacordaire et intitulée : Affranchissement des classes déshéritées.

PREMIERES ILLUSIONS Ifil

« un autre : C'est notre maître à tous (1). C'est i( ((ussi,/)i'ccr/(i/-/'e, notre meilleur nniil D'au- « très criaient -.C'est le Christ ! Respect au Christ ! « Je remis le crucifix eutre les mains d'un élève « de l'Ecole polytechnique. Le groupe se remit res- « pectueusenient en marche, le front découvert et « traversant la foule qui criait : Vive Jésus I Vive le « Christ ! Mais moi je quittai le cortège et allai « à la Chambre des députés. » Tel est le récit que m'a fait M. Delaage, en présence d'une autre per- sonne. Les autres versions ajoutent que le cortège porta solenuellement le crucifix à l'église Saint- Roch. Citoyens^ chapeau bas ! Saluez le Christ ! disait le peuple, et tout le moiidi3 s'inclinait dans un sentiment religieux. »

Les Jésuites eux-mêmes, ces Jésuites que na- guère Eugène Sue incarnait dans le sinistre Rodin, avaient bénéficié de cette popularité du Christ. Après le combat, un détachement d'in- surgés, si nous en croyons le Corsaire qui relate ce fait curieux, s'était posté à la porte d'un des couvents de la congrégation, pour la protéger en cas d'attaque, et comme les Pères, en voyant arriver ces dangereux défenseurs, ne se mon- traient pas très rassui'és : « Ne ci-aigncz rien,

(Ij Dans une lithographie qui représente cette scène, ce mot est attribué à un élève de IKcole polytechnique, pro- bablement à celui dont Henri Delaage parle plus loin.

1(V2 LA VIK P.\HISIE>'NE

messieurs, leur avait dit le commandant du déta- chement, la République vient d'être proclamée : il n'y a plus que des frères en Finance. » On le vit bien quatre mois plus tard.

Ce déisme de la Révolution de 1848, au moins à ses débuts, est incontestable. Il existait même chez les chefs.

Le Projet de constitution de Pierre Leroux, dont j'ai parlé dans un chapitre précédent, porte en épigraphe ce verset des Psaumes : « Si Dieu ne construit en vous l'édifice de vos institutions, vous travaillerez en vain à l'élever et à l'affermir » , et il débute par cette phrase : « En présence et sous l'invocation de Dieu, triple et un à la fois qui a créé l'homme : Intelligence, Amour, Activité, parce qu'il l'a créé à son image. »

Un homme dont le républicanisme n'est pas douteux, Lagrangfe, à la séance de l'Assemblée nationale du 18 décembre 1848, s'écriait, dans vin discours pour réclamer l'amnistie : « Dieu qui a toujours favorisé la Révolution, Dieu qui a fait la République de février... » On ne saurait aller plus loin.

Le clergé, i\ jiart de rares exceptions, se mon- trait très favorable au nouveau régime, et l'ar- chevêque de Paris, Mgr Affre (1), s'y était en

(1) le 27 seploinbre 1793 à Saint-Ronie-de-Tarn, il avait élé sacré archevêque de Paris le 6 août 1^40. Marr AlTre s'était

PREMIERES ILLUSIONS i63

quelque sorte rallié, dès le 24 février, par cette lettre pastorale reproduite dans un grand nombre de journaux :

« Monsieur le Curé, en présence du grand évé- nement dont la capitale vient d'être le théâtre, notre premier mouvement a été de pleurer sur le sort des victimes que la mort a frappées d'une manière si imprévue ; nous les pleurons, parce que nous avons appris, une fois de plus, tout ce qu'il y a dans le cœur du peuple de Paris, de désinté- ressement, de respect pour la propriété et de sen- timents religieux.

Nous ne devons pas nous borner à répandre des larmes : nous prierons pour tous ceux qui ont succombé dans la lutte ; nous demanderons à Dieu qu'il leur ouvre le lieu de rafraîchissement, de lumière et de paix.

En conséquence, vous voudrez bien faire célé- brer, le plus tôt possible, un service solennel, auquel vous donnerez toute la pompe que permet- tront les ressources de la fabrique...

Ce service aura lieu aussitôt que vous aurez pu en prévenir les fidèles, fût-ce même un dimanche. Pendant la messe, une quête sera faite pour le sou- lagement des familles pauvres de ceux ([ui sont

plusieur.s fois signalé cl notamment, en 1831, évêque d'Amiens par son peu de sympathie pour le gouverne- ment de Louis-Philippe.

Kil L\ VIK PAHISIKXNK

morts ou qui ont été l)lijssés. Lo j)ro(luit de cette quête sera versé, par MM. les curés, entre les mains du maire de leui- arrondissement...

Dems, archevêque de Paris.

ft Nota. ^ Dans le cas il serait nécessaire ou utile d'établir dos ambulances dans vos églises, vous n'hésiteriez pas à les offrir, alors même que l'office du dimanche devrait être supprimé. Si cet office peut avoir lieu, vous chanterez, après la messe de paroisse, le verset : Domine Salvain fdc Ffuncoriun genleni... et Toraison : Deus a qiio Sancla desideria , recta et consilia^ etc. »

Plus sio'uificativG encore est cette lettre d'un simple curé de chef-lieu de canton :

A. M. de Lamennais président de la commis- sion des dons patriotiques.

Monsieur,

« L'honneur que la Commission des dons patrio- ti(^ues vient de faire au clergé, le témoignage public de confiance qu'elle lui donne en réclamant son concours, m'a éic personnellement très agréa- ble. Vous aviiz deviné juste, Messieurs, quand vous avez [)ensé que le clergé s'était associé de grand cœur à notre République nouvelle. Le prêtre chrétien ne voit dans les révolutions politiques et

PREMIERES ILLUSIONS 1H5

dans nos différentes transformations sociales qne le bonheur ou le malheur de ses concitoyens. S'il se préoccupe de ses propres destinées, s'il les place dans la balance, c'est qu'il est persuadé que ses destinées sont inséparables de celles de ses frères, essentielles à leur bonheur. Tout le monde le sait, la charité chrétienne, qui a enfanté tant de prodiges, qui a créé, pour ainsi dire, des cœurs nouveaux, la charité chrétienne est le chef-d'œuvre du sacerdoce : c'est le prêtre chrétien qui a allumé ce feu sacré, qui l'a attisé, que Ta réveillé quand il était près de s'éteindre. Aussi la société chré- tienne a-t-elle toujours voulu que ses membres les plus faibles et les plus souffrants fussent placés sous les yeux du prêtre, déposés entre ses mains, confiés à sa tendresse. Cela étant, se pou- vait-il que le clergé ne s'associât pas de grand cœur à la forme d'un gouvernement qui s'élève pour prendre en main la cause du pauvre et de l'indigent, qui, respectant dans la société les con- ditions les pins élevées et tous les droits acquis légitimement, fait un appel à tous les riches en faveur des pauvres, et marche ainsi à la réalisa- tion d'une pensée évangélique.

Je m'empresse donc de déposer mon offrande sur l'autel de la patrie, et je vais remettre au maire de ma commune la somme de cent francs pour être ajoutée à la masse des dons patriuti-

100 L\ VIE PARISIENNE

ques. Je regrette de ne pouvoir mettre quelque proportion entre mon don et les besoins pressants de la patrie.

Vctiillcz agréer.,,

Vo.sseaii\, KS ;n ril 18-18.

G.VILIIALD Curé Je Vesseaux (ArJèche).

La République n'ayant pas encore versé dans l'anticléricalisme, beaucoup de prêtres, fils de paysans, influencés par leurs origines, étaient républicains. Les légitimistes voyaient sans re- gret et ^mème avec plaisir la chute de l'homme qui avait, disaient-ils, volé le trône aux Bour- bons de la branche aînée. Si les petits rentiers, éternels trembleurs, cachaient leur bas de laine, ne pouvant plus le remplir, si l'industrie et le commerce manquaient de confiance, étudiants, avocats, médecins, gens de lettres, la plupart des Français qui appartenaient à l;i bourgeoisie cul- tivée, se laissaient séduire par ce débordement de phrases humanitaires, par ces grands mots de Liberté, de Fraternité, dont l'inévitable mensonge n'apparaîtra clairement que plus tard.

Il y eut donc une première période de généreuse illusion et de patrioti([ue ivresse. Les adversaires les plus irréconciliables de cette République, née de l'émeute et que l'émmli' lucra, sont obligés de

PREMIERES ILLUSIONS 407

constater combien, à ses débuts, elle fut popu- laire. « Cette révolution, profondément sotte, dit Philarètlie Cluisles dans ses Mémoires (1), en- thousiasma quelques âmes. » Non pas quelques âmes, mais beaucoup d'âmes, les plus jeunes, les plus ardentes, les plus naïves, celles qui n'avaient pas encore appris à connaître l'humanité ou qui ne devaient jamais l'apprendre.

(1) T. II, p. 123. Il ajoute quelques pjiges plus loin : « lUeii ne fut plus hideusement atroce et plus elïVoyable que cette grande révolte que j'ai vue tout entière. Elle attaquait la propriété. Elle réalisait Rabœuf et Proudhon, les non-pos- sesseurs attaquant les possesseurs à Paris, elle était fana- tique, religieusement convaincue. Dans les cerveaux popu- laires, dans les âmes populaires, il n'y avait pas seulement le crime, mais la foi. Les bras populaires agissaient, cons- piraient, barricadaient, tuaient, massacraient, non seule- ment pour le pillage mais sous 1 influence d'une croyance absurde et nouvelle qui ne laissait subsister aucune frater- nité entre les hommes, aucune sympathie entre les classes, aucun lien entre les conditions. Les pauvres avaient souf- fert ; ils souiTraient encore; les femmes, les enfants, les fa- milles, quelquefois sans pain, souvent sans ouvrage et sans asile, avaient entendu les philofO[»lies *>t les orateurs leur prêcher légalilé et le vol. A la conquête! Réalisons l'éga- lité 1 Tuons les riches ! Prenons leurs biens. Les habiles sont avec les riches 1 Tuons tout 1 Les forçats et les assas- sins soufflaient le feu, et Paris, quatre jours entiers, roula dans le sang, parce que lou'es les leçons de ruses, d'in- trigues et d'iniquité avaient été données depuis \lt\), et écoutées. »

Ce tableau, un peu poussé au noir, se r.qi|»orte surtout aux journées de juin. .Je le cite par aidicipalion, pour mon- trer le chemin parcouru en quatre mois, et comment, grâce au.v clubs, aux journaux, etc., les haines de classes allaient tout dominer.

408 LV VIE PARISIENNE

Dominé par un instinctif cabotinage, le peuple, que le silence effraie et que le calme ennuie, a besoin de traduire son enthousiasme par des ma- nifestations extérieures. Une des formes que pri- rent ces manifestations fut la plantation des arbres de la Liberté.

Cette idée d'associer la [)olitique à l'arboricul- ture n'était pas nouvelle. Pendant la guerre d'Amérique, des arbres {inay pôles) avaient été pris comme emblèmes commémoratifs de l'indé- pendance qu'on venait de conquérir. En France, le premier arbre de la Liberté fut planté, au mois de mai 1790, dans le département de la Vienne, et bientôt presque toutes les communes en eurent un. Les abus qui résultèrent de ces plantations civiques, et les violences qui, sous prétexte de fraternité, les accompagnaient souvent, donnèrent lieu au décret du 3 pluviôse an II (22 janvier 1794).

Quelques jours avant le 14 juillet 1831, des journaux annoncèrent que pour célébrer l'anni- versaire de la prise de la Bastille on planterait, sur divers points de Paris, des arbres de la Liberté, mais une ordonnance du préfet de police, Vivien, s'y opposa.

Il fallut attendre une troisième révolution pour le rétablissement d'un usage que la première avait inauguré. Pierre Leroux le considérait

PREMIERES ILLUSIONS 169

comme très important et l'article 100 de son Projet de Constitution disait :

« Des Peupliers seront plantés et entretenus avec soin dans toutes les communes de la Répu- blique. »

Le Clergé présidait presque toujours à ces ma- nifestations. Il bénissait solennellement (1) les arbres pris le plus souvent dans les jardins des congrégations et offerts au peuple par les reli- gieux, jésuites, carmes ou capucins, avec des guirlandes et des banderoles.

« Les Serviteurs de l'Église, en livrées galon- nées d'or, en chapeaux à cornes et en bas de soie, moitié laquais et moitié bedeaux, étaient les objets d'une grande admiration pour la foule déguenillée des gamins qui les suivaient, et qui les auraient houspillés s'ils les avaient vus derrière une voi- ture. J'ai souvent entendu les propos dédaigneux du pauvre bourgeois, observant le cortège, du seuil de sa boutique, que pas un chaland n'avait franchie depuis des semaines ; en prêtant l'oreille au commentaire dont il ne cessait d'accompagner cette parade burlesque, et qu'il adressait à sa compagne, assise, dans une inaction obstinée, derrière son comptoir déserté, j'ai été porté à

{\) On prétendit plus tard que c'était avec de l'eau bé- nite empoisonnée, et que la plupart des arbres en crevè- rent.

1711 LA \iK i>\insii:>M-:

croire que cette maseurade sera un puissant élé- ment de réaction à venir (i). »

Une de ces plantations, mais dans laquelle un bal populaire remplaça la bénédiction, a été dé- crite par Le Mois (2) (N" du 3L mai 1848) :

« Ce soir ('23 mars), il y a eu g'i'aude fête au boulevard du Temple : Texemple donné, le 20 mars, par la population du Gros-Oiiliou, a successive- ment été suivi par tous les quartiers de Paris. Chaque place, chaque carrefour, chaque coin de rue a voulu avoir son arbre de la Liberté, et le Théàtre-Histori({ue (3) a réclamé son droit, que personne ne lui a contesté.

En effet, le Tiiéàtri'-Ilistori({ue avait eu sa bar- ricade littéraire; elle datait delà première soirée fut joué le Chevalier de Maison-Rouge (4), et se fit entendre pour la première fois ce C liant des Gi/ondins, devenu si populaire depuis.

(1) XoRMAMiY, Une Année de récohUiun, [. I, p. 30U.

(2) Le .l/oîs, journal d'Alexandre Dumas;, avait commencé à paraître en mars, avec celte épigraphe : " Dieu dicte et nous écrivons, i) C'est une nouvelle transformation de Dieu, pu- bliciste et collaborateur dAlexandre Dumas.

(3) Le Théûlre-Hialorique, dont nous parlerons plus longue- ment dans un autre chapitre, avait été construit en 1847, sur le boulevard du Teiu|)le, prescjue à langle de la rue du Fau- bourg-du-Teniple. Alexandre Dumas en avait, avec quatre associés, parmi lesquels Vedcl et Ilostein, le privilège.

(4j Le Chevalier de Maison-RoïKje, drame en ô actes et 12 ta- bleaux, d'Ai.EXA\n«E DiMAs et Aucuste MvyLEï, fut joué pour la première fois le 3 aoùL 1^!47.

l'IîEMlKUES ir.I.USIONS m

Il eu résulta (juc la plantatiou de sou inhre l'ut, pour le Théâtre-Historique, uue solennité (1).

« La façade fut éclairée à giorno, comme on dit en Italie. M. Varuey ^2), l'auteur de la musique des Girondins^ se plaça, avec tout son orchestre, au balcon, et immédiatement après la sortie de Monte-Cristo^ le concert commença.

« La foule s'amassa devant le théâtre ; puis, comme à cet endroit le boulevard est dallé d'as- phalte et présente une surface aussi unie qu'un parquet, elle comprit bientôt qu'elle pouvait se faire du boulevard une vaste salle de bal.

« La foule demanda donc une contredanse.

« L'orchestre s'empressa d'obéir.

« Aussitôt le bal s'organisa, avec l'arbre de la liberté pour centre, la voûte étoilée du ciel pour dôme, la population des maisons voisines pour spectateurs.

« Le café Monte-Cristo et le café du Théâtre- Historique portaient les rafraîchissements.

« Le bal dura jusqu'à 4 heures du matin. »

Deux jours plus tard, le 25 mars, on plantait un arbre de la Liberté sur la place de Grève, à

(1) Une solennité-réclame.

(2) Pierre-Joseph-Alphonse \ .uiu-y, qui devint en 18.")7 chef d'orchestre des HoulTes-Parisiens et, en 18(i2, directeur du même théAtre. C'est le père de 1 auteur de la niusitiue des

Mousquetaires nu C.oueenl.

I7:> I-V VIE PARISIENNE

rendi'oit oii avaient été exécutés (1) les quatre ser- gents de la Kochelle, llaoïilx;, Goubin, Pommier et Bories.

Celui qui l'ut planté, le 3 avril, à Argenteuil, donna lieu à un incident assez dramatique.

LJn nommé Lebas, au moment était tirée une salve en l'honneur de ce peuplier patriotique, abat- tit une branche, parce qu'il avait mis par mégarde une balle dans ^on fusil. La ïoule se précipita sur lui. Les plus échauffés parlaient de le fusiller. Pour le sauver, en donnant un semblant de satis- faction à ceux qui l'entouraient en vociférant, on se hâta de l'incarcérer. Le lendemain, la foule, qui n'était pas encore calmée, vint assiéger la prison, et, quand on voulut emmener le malheureux Lebas à Versailles, elle le força à descendre de voiture et à faire la voniQ pieds nus (2).

Généralement, ces petites fêtes civiques se dé- roulaient d'une manière moins tragique, mais il arrivait très souvent que les « planteurs » éprou- vaient l'impérieux besoin non pas d'arroser leur arbre de la Liberté, mais de s'arroser eux-mêmes. Ils allaient quêter de maison en maison, et quand les « offrandes » leur semblaient suffi-

(1) Le 20 septenil)re l!S22.

('/) Coup d\vil rétrospectif Mir lea tjuaire premiers mois île la Ré- volution de février IS'iS. Extrait du journal le Pays. Paris, 1850, p. 27.

rREMlÈHES ILLUSIONS 17H

santés, ils s'installaient dans le cabaret le plus proche et ils n'en sortaient qu'en proie à une ivresse dont on peut affirmer sans crainte qu'elle n'était pas exclusivement patriotique.

Les bourgeois admis, même quand ils se ca- chaient soigneusement chez eux, à paj^er ces liba- tions les trouvaient d'autantpluscoùteuses qu'elles se répétaient trop fréquemment. La plantation des arbres de la Liberté tendaient à devenir une nou- velle profession à l'usage des ivrognes républi- cains.

Ce fut une cause certaine, incontestable, de l'impopularité des arbres de la Liberté (1), mais il V en eut d'autres qu'indique Emile Thomas, dans son Histoire des Ateliers nationaux (2) :

« iV. cette époque (en mars), naquit l'engouement des arbres de la Liberté. Je fis tout ce que je pus, et mes camarades m'y aidèrent, pour le coml)attre-, nous y avions même si bien réussi, (juc, pendant les premiers jours, pas un seul de ces arbres ne fut planté par nos ouvriers, à qui nousavions fait comprendre que si le but en était noble, que si la pensée qui y présidait était généreuse et pa-

(1) De l'impopularité dans la buurgeoi&ie mais pas dans la classe ouvrière. Au mois de mai 1850, lorsque le préfet de police, Carlier, ordonna d'arracher un assez grand nombre d'arbres de la Liberté, il y eut de sérieuses menaces de iSou- lèvement.

(2) Paris, 1818, p. ICI.

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174 L.V VIE PARISIKNNE

triotiqac, les conséquences, malheureusement, en étaient fatales pour la confiance publique, que rien ne détruisait mieux que ces éternelles promenades dans les rues, que ces éternels discours jetés au vent.

« Malheureusement, le Gouvernement, qui avait déjà sanctifié le prétexte, y joignit l'exemple, en autorisant par la présence de certains de ses membres, MM. Ledru-Rollin, Flocon, Caussidière, surtout, bon nombre de ces cérémonies. Elles eurent pourtant, grâce au clergé qui s'y associa, au moins cet excellent effet de rappeler à l'idée religieuse le peuple si facile à émouvoir, à entraî- ner par les sentiments purs et élevés.

«Je dus donc renoncer désormais à arrêter l'en- trainement , pour tâcher au moins d'en régulari- ser l'effet. Toutes nos compagnies voulaient plan- ter leur arbre dans leur quartier. l^Ues avaient à cet égard les prétentions les plus tristement bouf- fonnes que Ton puisse imaginer. Non content de décorer ainsi le centre de toutes les places, on vou- lait que chaque carrefour, même les plus fréquen- tés, «dissent leurs arbres; on voulait en planter jusque dans l'angle des rues, «;t on choisissait les plus gros et les plus grands par un esprit de ri- valité facile à comprendre. Quant aux éléments de la fête, on allait les prendre partout il yen avait, jusque dans les jardins publics, jusque

PREMIERKS ILLUSIONS 17o

dans les propriétés particulières. Les ouvriers avaient été jusqu'à s'ingérer qu'on leur payât comme un jour de travail celui qu'ils avaient con- sacré à satisfaire cette manie d'un reboisement général.

« Les instructions que je donnai alors à tous mes camarades furent, non plus de s'opposer à un engouement devenu invincible^ mais d'assister eux-mêmes à chaque plantation, de veiller à ce que Tordre le plus grand y régnât, que, les cho- ses achevées, chacun se retirât, qu'on ne fit pas de quête surtout pour arroser la cérémonie : ils parvinrent ainsi à dissuader aux ouvriers de boi- ser les rues de Paris, et leur firent choisir au moins les lieux les plus écartés; ils leur persua- dèrent même, dans bon nombre de cas, d'aller re- planter où ils les avaient pris, des arbres qu'ils avaient exigés. Pour donner enfin plus d'inno- cuité encore à la chose, je fus voir le conserva- teur des pépinières du bois de Boulogne, et j'obtins de lui qu'on délivrerait, sur mes bons, des peu- pliers, qui, s'ils devaient par leur transplanta- tion nuire à la circulation publique, au moins ne causeraient aucun préjudice par leur arrachage, soit à la propriété, soit à l'agrément des jardins ou des promenades publiques.

« Les ouvriers me témoignèrent aussi le désir que, sous mes auspices, un arbi'c de la Liberté fût

17G LA VIE PARISIIÎNNE

planté à Monceaux. J'y consentis, à la condition expresse que, de leur part au moins, ce serait le dernier.

«Un peuplier colossal, situé au milieu d'une des pelouses du parc, fut choisi par nos hommes; leurs délégués l'ornèrent de fleurs, de drapeaux et de rubans; ilsconvièrent à cette solennité leurs femmes et leurs enfants, les deux postes de gai'de nationale mobile et sédentaire, la musique d'un régiment de ligne, et le clergé de Saint-Joseph- du-Roule...

« Les ouvriers me tinrent parole, et les planta^ tions d'arbres à la Liberté cessèrent de ce moment, sauf le lendemain pourtant, à l'Opéra ; mais celui- n'était pas de leur fait, car MM. Ledru-Rollin, Gaussidière et Etienne Arago y présidaient, bien qu'une vingtaine de nos délégués eussent été ap- pelés pour y représenter les classes ouvrières(J)... »

Paneiii cl ci i censés ! C'est ce que la plèbe de Rome réclamait et obtenait, comme salaire de son asservissement, des maîtres qu'elle s'était don- nés. La plèbe de Paris, qui se croyait libre, ses maîtres, qui étaient aussi ses valets, ne pouvant

(1) Un des derniers arbres de la Liberté de celte époque (jui aient survécu, le dernier peut-être, est celui du square Louvois, aujourd'hui dépouillé de toutes ses branches. Il avait été planté le 20 mars 1S48 et béni parle curé de Saint- Roch.

PIIKMIERKS ILLUSIONS 177

pas la nourrir, seriorcùrcut de l'amuser. Us pro- diguèrent les fêtes. Et ces manifestations d'un ci- visme déclamatoire, ces cortèges interminables, convenaient admirablement à un peuple de badauds imbéciles, toujours en quête de quelque nouveau spectacle, et de prétentieux M'as-tu-vu, avides de s'exhiber, de défiler, de parader, avec des fleurs, des rubans, des cocardes ou des plaques de métal à la boutonnière, avec des galons sur les man- ches, avec des chapeaux empanachés, avec des uniformes chamarrés d'or ou d'aro-ent.

La première de ces fêtes, la seule dans laquelle il y ait eu autant d'émotion que de curiosité, la cérémonie funèbre du 4 mars, ce fut en quelque sorte la clôture des journées de février(l).

« Le 4 mars, Paris tout entier était réuni sur la ligne des boulevards, de la ^ladeleine à la Bas-

il) Le Moniteur en donna, dan.s son numéro du ô mars, un succinct compte rendu se mêlait un panégyrique un peu trop anticipé du icouvernement provisoire et de la Répu- blique de 1848 : « Hier, c'était l'ivresse du triomphe ; au- jourd hui, c'est le calme dans la force. Une foule qui ne peut se compter que par centaines de mille attendait sans bruit et en bon ordre la pompe des funérailles. Tout Paris était dans les rues ou aux fenêtres. Des travailleurs de toutes les professions étaient venus se ranger, non plus, comme au moyen ■•'ige, sous la batmière de la superstition, mais sous les drapeaux intelligents de la fraternité répu- blicaine, attendant inipalienimenl le Gouvernement provi^ soire qui, après la famille (ie:^ victimes, semblait repré- senter leur i'ainille adoptive, la l'rance entière... »

I7S LA VIK PAIUSIKNNE

tille ; le peuple des trois journées de février ren- dait les derniers honneurs aux victimes. Dès le matin, le tambour rappelait dans tous les quar- tiers, et les gardes nationaux allaient occuper les postes qui leur avaient été assignés.

« C'était à l'église de la Madeleine que le service funèbre devait être célébré. L'église était toute tendue de noir à l'intérieur et à l'extérieur.

« Sur la tenture de la façade principale on lisait : Aux Citoyens morts pour la Liberté. L'église était éclairée à l'intérieur par quinze lampadaires funèbres. Entre le chœur et la nef était dressé un immense sarcophage de style égyptien, auquel on arrivait par une rampe de huit degrés, et dans lequel étaient placés quinze cercueils renfermant les dépouilles mortelles de quinze victimes. Sur les côtés du sarcophage on lisait : Morts pour la Patrie.

« Les corps des autres victimes avaient été placés la nuit précédente dans les caveaux de la colonne de Juillet.

« A midi un quart, les membres du Gouverne- ment provisoire, les ministres, suivis des mem- bres des municipalités, entraient dans l'église et prenaient place au banc d'oeuvre. Les députations diverses et les parents des victimes se plaçaient immédiatement après eux. Les degrés de la fa- çade principale du temple étaient occupés par le

PKKMIERES ILLUSIONS 179

chœur, hommes et femmes, du IhéàtiH! de l'Opéra, des Italiens et de TOpéra-Comique, et le péristyle par l'orchestre instrumental de l'Opéra.

« A l'arrivée du Gouvernement provisoire les chœurs entonnèrent la Marseillaise, l'orchestre exécuta ensuite une marche funèbre de Cherubini; puis, concurremment avec les choristes, le chœur du Serment de Guillaume Tell, un morceau de la CréatioJi d'Haydn, et la Prière de Moise.

« L'exécution de ces divers morceaux eut lieu en présence d'une foule immense, qui avait envahi entièrement la place de la Madeleine et la rue Royale, jusqu'à la place de la Révolution. Toutes les fenêtres étaient garnies de curieux ; on en re- marquait même jusque sur les toits et les chemi- nées.

« La ligne des boulevards, depuis la Madeleine jusqu'à la Bastille, était occupée par une foule compacte ; les contre-allées étaient bordées de chaque côté, sur la chaussée, par un cordon trico- lore continu, coupé, d'intervalle à intervalle, par des écussons sur lesquels on lisait : Respect aux

MANES DES VICTIMES DES 22, 23 ET 24 FËVIUEil.

« La chaussée était occupée par une haie mobile composée de détachements de la garde nationale et de la troupe de ligne.

«Après la cérémonie religieuse, qui fut célébrée à i heure un quart, le cortège se mit en mar-

ISO I.\ VIK PMUSIK.NNF.

che et se dirigea vers la colonne de Juillet en suivant la ligne des boulevards dans Tordre sui- vant :

En tète un escadron de la garde nationale à cheval, suivi d'un escadron de dragons, d'un esca- dron de cuirassiers et d'une compagnie d'artillerie; venaient ensuite, précédés du maître des céi'émo- nies des Pompes funèbres, le corps de musique des six; premières légions de la garde nationale, tambours en tète, puis une compagnie des le"" et 2'' bataillons de chaque légion, entre lesquelles se trouvait une compagnie d'infanterie de l'armée.

« Immédiatement après, les corps des victimes placés dans six corbillards, précédés des ordonna- teurs et du clergé de la Madeleine, suivis par les membres du (jouverncment i)rovisoire et les mi- nistres, escortés de faisceaux de la Républiipie. Derrière eux la famille des victimes, hommes, femmes et enfants, suivis par la municipalité cen- trale à la tête des municipalité d'arrondissement, des députations d'ouvriers de tous les corps déf.it, de la presse, des écoles, de la magistrature, de la Société des gens de lettres, etc., de la première di- vision militaire de la place.

« Après diverses députations on rejn:u'(|iiail. sur un char magnifi([ue, traîné par huit chevaux rich>'- m.'ut caparaçonnés, le synd)ole de la llépahliqui' ai ni' lieu de faisceaux et de drapeaux tricoh^res.

PREMIERES ILLUSIONS 181

« Deux escadrons de cavalerie de la garde natio- nale et de l'armée fermaient la marche.

« Le cortège arriva sans encombre à la place de la Bastille au cri de : Vii^e la République / aux chants de la Marseillaise et des Girondins^ et auxs3"mphonies delamusique de lagarde nationale et des régiments de ligne.

« La partie du cortège se trouvaient les pa- rents des victimes attirait particulièrement Vatten- tion de la foule, ainsi que deux ou trois cabrio- lets qui contenaient les détenus politiques de la monarchie mis en liberté la veille.

Dans le premier de ces cabriolets on remarquait ^IM. Auguste Blanqui et Huber, qui dirigèrent plus tard le mouvement de la funeste journée du 10 mai (1). M. Barbés, nommé colonel à la 12« légion par le Gouvernement provisoire, était à la tête de sa légion.

A 3 heures, la tête du cortège arrivait au pied de la colonne de Juillet; il était 4 heures quand on aperçut le clergé qui précédait le char mortuaire ; les troupes présentèrent les armes ; et

(1) " A la suite du cortège, les détenus polititiues se firent surtout remarquer par leurs excentricités. Iluber était dans un cabriolet entouré de ses amis Juchés sur le sièf;e, sur le cliin al, et jusque sur la capolc (jui portail cette inscription : l iriiiiies ii'iHli<iucx. Ils parcoururent ainsi toute la longue ligne des boulevards, faisant des allocutions, poussant des cris, et se donnant en spectacle. » A. CiiiiNU, les Conspiraleurg, Paris, 18.50, p. loy.

\H~1 LV VIE PAKISICNXE

le clergé descendit dans les caveaux de la colonne, 138 cercueils avaient déjà été descendus.

MM. Dupont (de l'Eure) et ( j^émieuv pronon- cèrent quelques paroles qui lurent accueillies par le cri de Vive la République !

Les membres du Gouvernement provisoire se retirèrent, accompagnés d'une multitude qui fai- sait retentir l'air de ses acclamations (1)... »

La République de 1848 n'avait pas à sa dispo- sition pour organiser matériellement ses fêtes un David, mais le décor, la mise en scène, les cor- tèges rappelaient celles de la Révolution, ([u'on s'efforçait d'imiter.

Pour la fête delà Fraternité, le 20 avril 1848 (2), qui se déroula dans les Cbamps-Elysées, il y eut, le long de l'avenue, des canons dont la gueule était cachée sous des guirlandes de fleurs, et. dans le cortège, des branches de lilas et d'aubéi>ines fixées à l'extrémité des fusils, et des roulements de tambours, et des musiques et des hymnes pa- triotiques. C'était une fête du Printemps plus en- core que de la Fraternité, mais du printemps [)ari-

(1) Journées illustrées de la dévolution de ISliS, p. 83.

(2) « La fête de la Fraternilé a été la plus belle jouinée de l'Histoire. Un tuilUon dûmes, oubliant toute rancune, toute dilTérence d'intérêts, pardonnant au passé, se mo- quant de l'avenir, et sembrassant d'un bout de Paris à l'autre au cri de: Vive la Fraternilé .' C'était sublime. » Lettre de George Sand à Maurice Sand, le 'Jl avril tS'iS {Nouvelle Revue, n- du 15 septembre 1881).

PREMIERES ILLUSIONS 183

sien. Le soleil boudait. De pâles rayons apparais- saient parfois dans un ciel couvert, pour dispa- raître aussitôt.

L'estrade réservée au Gouvernement provisoire avait été élevée au pied de l'Arc de triomphe de l'Etoile. A côté de Lamartine, de Ledru-Rollin, de Louis Blanc, et des autres membres du Gouver- nement, la foule contemplait avec émotion un chien, un simple barbet, de race indécise.

Ce chien, qui appartenait sans doute à quelque société secrète, avait eu, pendant les journées de février, une })atte traversée par la balle d'un garde municipal. Il boitait, il boitait j)Our la patrie. Recueilli par des soldats de la garde républicaine, il en avait reçu le glorieux nom de Barricade. A cette occasion les journaux parlèrent de lui, et quel- ques-unes de ces feuilles, faisant valoir qu'il était entré un des premiers à l'Hôtel de ville, le 24 fé- vrier, demandaient (|u'on lui accordât une pension.

Le 20 avril. Barricade, en descendant de l'es- trade, rassasié de gloire, disparut. On ne le revit jamais plus. Les mêmes journaux prétendirent que les réactionnaires l'avaient fait assassiner (1).

(1) Quelque absurdes que paraissent ces grotesques dé- tails à ceux qui les lisent aujourd'hui, nous pouvons al'fir- mer (ju'ils sont dune exacfilude scrupuleuse, et nous avons sous les yeux cinq ou six journaux (jui les raiiporlcnt. » Coup (Tœil rélruspectifsur les (luulre prcmittr/. mois delà Révolution (la tS'fS..., p. 3:5.

|8i LA VIE PAUISIKNNK

Il y eut encore, jusqu'aux journées de juin, quatre ou cinq fêtes : celle du 4 mai, longuement décrite par Charles Monselet ([ui y assista et (jui est une des plus curieuses (1) ; celle du 14 mai, dans laquelle figurèrent 500 jeunes filles coif- fées gratuitement dans la grande salle de la Bourse ; celle du 22 mai, des membres de l'Ins- titut, ([ui S(.' rendaient, vêtus de leur liahil Y(M't, au Gliamp-de-Mars, furent accueillis par des cris de fureur : A bas les aristos ! A bas les marquis ! Poursuivis par des coups de pierre, ils hâtèrent le pas, courbant récliiiic, par habitude profession- nelle. On les avait pris, avec leurs figures vieil- lotes et leur uniforme démodé, pour des contem- porains et des courtisans de Charles X.

La dernière fête (pie donna la Republique de 1848 fut celle de la Constitution, au mois de no- vembre.

On avait planté autour de la place de la Con- corde des mâts vénitiens reliés entre eux par des guirlandes de chêne et ornés d'oriflammes trico- lores et portant chacun un écusson avec le nom d'un des départements de la France. Quatre de ces mâts, plus hauts que les autres et placés aux angles de la place, avaient de grandes oriflammes en soie sur lesquelles ou lisait les dates des jour- n «es de février.

(1) Une Année de révo'ution..., t. I, p. 3G5.

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PREMIERES ILLUSIONS \S'

Sur lo pont de la Concorde s'élevaient des tré- pieds et quatre colonnes de granit égyptien aux- quelles étaient attachées des banderoles avec la devise : Liberté^ Egalité, Fraternité.

L'obélisque disparaissait presque sous des fais- ceaux de drapeaux, et à son pied, s'érigeait la statue d'une Vierge qui représentait la Consti- tution. Cette vierge ne devait pas tarder à être violée.

Vis-à-vis s'élevait un autel de trente mètres de haut, surmonté d'une croix dorée. Cet autel, drapi' de velours rouge et d'étoffe d'or, avait déjà servi, mais drapé de noir, pour la fête funèbre du 4 mars. Sur chacune des quatre faces ou avait inscrit le précepte de l'Evangile : « Aimez -vous les uns les autres. » Une plate-forme avait été disposée pour la lecture solennelle de la Constitution.

Deux tribunes étaient réservées aux députés, au corps diplomatique, aux principaux digni- taires.

Les personnes munies de billets remplissaient quatre antres tribunes.

A neuf heures, l'Assemblée nationale sortit du palais Icgislntif et, ])ar le pont di*- la Concordi', garnie d'une double haie de gardes nationaux, se dirigea vers la place.

Elle était précédée par son président, Armand Marrast, par le général Cavaigiuic chef du pou-

188 LA VIE I»AIUSIENNE

voir exécutif, qui portait sur son uniforme le burnous des officiers d'Afrique, et par le Conseil des ministres.

De son côté, à la même heure, le clergé partait de l'église de la Madeleine. Il formait un immense cortège de 800 prêtres ou séminaristes en tête desquels s'avançaient l'archevêque de Paris, Mgr Sibour, les évêques de Langres, d'Orléans et. de Quimper, membres de l'Assemblée, et Mgr Monard, préfet apostolique de Madagascar.

Les cinq prélats se placèrent au-devant de l'au- tel, tandis qu'Armand Marrast, le général Cavai- gnac et les ministres montaient sur la plate- forme et s'asseyaient sur les fauteuils dorés qui y avaient été disposés, autour de la grande table recouverte de velours rouge.

(^uand le silence se fut fait peu à peu dans la foule, plus intéressée qu'émue par ce spectacle, le président de l'Assemblée se leva et donna lec- ture de la Constitution.

Il avait neigé pendant une partie de la mali- née, et le temps continuait à glacer l'enthou- siasme de ces milliers de spectateurs qui remplis- saient la place. Jamais fête, au propre et au figuré, ne fut plus froide, ce jour-là comme le lendemain.

« La foule, dit Lord Normanby dans son. j'oiu- nal, était considérable aux Champs-Elysées. Je

FKEMIÈKES ILLUSIONS 189

m'y suis promené pendant quelques instants... On n'y discernait pas le plus léger enthousiasme. Je n'y ai pas entendu, et je n'ai pas appris que per- sonne ait entendu dans tout Paris ce qu'on pourrait appeler un cri patriotique. J'ai vu dans la soirée deu\; représentants ([iii, comme secré- taires à rAsseml)lée, assistaient au grand dîner de rilùtel de Ville. Ils m'ont dit que le (ioayer- nement et eux-mêmes avaient été hués sur la place, à leur entrée et à leur sortie, par la foule, qui les appelait « les lainéants (1)».

Les journées de juin avaient irrité le [)euple et épouvanté la bourgeoisie. Les déceptions, les rancunes, les inquiétudes, tous ces oripeaux de costumier et de décorateur ne suffisaient plus à les dissimuler ou à les endormir.

Moyen de propagande très apprécié par les restaurateurs, et peut-être aussi par les méde- cins, les banquets lassèrent le public beaucoup moins vite que les fêtes civiques. Ils répondaient à un double besoin, celui de manger et celui de pérorer. 11 y en eut en grand nombre pendant cette période de notre histoire, et jusqu'à la fin. Je citerai sans commentaire, et pour méuioire, les plus importants de l'année 1848, imi plutôt des derniers ukus de cette année, en indi(|uant

1) lut- Aiiitce de ltci:,liili<,ii. I. I, j». Ht).').

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190 I^A NII'^ l'vniSlKN.NE

simplement, al'iu de préciser les tendances et le but, cenx qui les présidèrent et les toasts qu'on y porta.

2'2 octobre. 13an([uet dit de Passy, présidé par le comte d'Alton-Sliee (1^. Toast de Prou- dhon, qui y assistait : « A V avènement prochain du Socialisme. »

31 octobre. Banquet populaire aux Bati- gnoiles, présidé par Pierre Leroux. Un millier de convives à 1,50 par tète. Toasts: « A l'association universelle. A la prompte abolition du salaire. A Louis Blanc, qui le premier, après février, a organisé le travail. A Barbes, le martyr de la Li- fo jrté. »

i" novembre. Banquet dit des Marchands de vin., à la barrière du Maine : 700 convives à 2 francs par tète. Toasts : « A l'abolition des oc- trois. A Tabolition du salaire. A la réforme loca- tive. ))

5 novembre. Banquet de la Fédération des peuples de l'Europe, à la barrière Montparnasse : 800 convives à 1 franc par tète. Le citoyen Saint- Just (c'est probablement un pseudonyme) portt' un

(1) Edmond d'Alton-Sheo, en 1810, enlré à la Chaniltre des pairs en 1836, élail devenu hiusquemenl démot-rale en 1847. En 1848, il se signala par sa conviction ou ses alti- tudes révolutionnaires. Cet aristocrate socialiste, que le peuple refusa de prendre au sérieu.x, disparut en 1841» de la vie politique.

PREMIERES ILLUSIONS 191

toast : « Aux hommes forts, aux hommes cou- rageux et vaillants pour la cause de l'humanité ; à ceux dont le nom sert de guide, d'appui et d'exemple aux êtres abâtardis ; à tous ceux que l'histoire appelle des héros!... A Brutus, à Gati- lina, à Jésus-Christ, à Julien l'Apostat, à Attila... (singulier assemblage!). A tous les penseurs du moyen âge!... Aux penseurs malheureux!... A J.-J. Rousseau, à son élève Maximilien Robes- pierre ! »

12 novembre. Banquet offert par les artil- leurs de la garde nationale de Paris à leurs cama- rades de Lille et de Valenciennes. Les artilleurs de Lille protestent contre des toasts socialistes et il se produit une bagarre.

13 novembre. Banquet des Délégués du Luxembourg, à la barrière du Maine : 1.400 con- vives à 1 franc par tête. A défaut de Louis Blanc absent (il s'était réfugié à Londres), Pierre Yin- çard(l) préside... On boit : « A l'Association. A Louis Blanc et à tous les martyrs de la République démocratique et sociale. »

16 novembre. Banquet dit du 2*^ arrondisse- ment, présidé par Cabet. Toasts : « A la patiencel A l'union intellectuelle et morale par les clubs. A la République universelle. »

(Il IMerre \inçaid, en 1808, était soinl-s;iiiionicii. II a plilili»'" des Mémoires d'un Siiinl-Siinoiiien, «jui sont foil riii'icuX.

19-2 L\ VIE PARISIENNE

19 novembre. Banquet des femmes démo- crates socialistes, à la Barrière du Maine. 1.200 convives.

Le même jour, au Château-Rouge. Banquet de la Presse socialiste, présidé par Lamennais, 2.000 convives à 3 fr. 50 par tête. Beaucoup de députés y assistent, parmi lesquels Ledru-Rollin qui prononce un discours.

23 novembre. banquet des Marchands de vin à la barrière du Roule. 700 convives à 2 francs. Discours de Ledru-Rollin.

26 novembre. Banquet dit de famille, du 12'^ arrondissement à Montrouge. 2.000 convives, les hommes à 1 fr. 25, les femmes à 1 fr., et les enfants à 0 fr. 25. Pierre Leroux préside, assisté de son fidèle Greppo et de Lagrange. Toasts : « A la politique pacifique fondée sur le sentiment. A l'union indissoluble des ouvriers et des étu- diants. A la communion des peuples. A l'avant- garde révolutionnaire du monde, aux faubourgs. »

21 novembre. Banquet socialiste à l'Associa- tion des cordonniers, à la barrière du Maine. 800 convives à 1 fr. 25. Pierre Leroux préside. Il fait un long éloge de saint Grépin et s'écrie : K Un grand ])enseur, un membre de l'Institut, un Lamartine, un Napoléon n'est pas plus qu'un cor- donnier! » Des cordonniers répondent, avec quel- ques cuirs.

PREMIERES ILLUSIONS 193

2 décembre. Banquet des Enfants de Paris, présidé par le député Poupin (1), qui boit à la République démocratique et refuse d'employer le mot « sociale » « parce que, dit-il, selon moi, il semble indiquer une pensée d'esclavage, plutôt qu'une pensée d'humanité ».

3 décembre. Trois banquets, ce jour-là : Banquet de la République démocratique et so- ciale des Vlll'^ et IX^' arrondissements, du village de Grenelle.

Banquet démocratique et social des Ecoles.

Banquet des Travailleurs socialistes des deux sexes : « à l'Association des cuisiniers, barrière du Maine. Toasts : « A la Montagne de 1793. A la Calomnie. »

7 décembre. Banquet des Républicains dé- mocrates et socialistes du III'" arrondissement, à la salle Valentino, présidé par Pierre Leroux et Proudhon.

9 décembre. Banquet des Démocrates socia- listes de Montmartre. Toasts : « A la Méfiance, sœur de la N'igilance. Aux prisons, les liùtclleries du progrès de toutes les tyrannies, le berct-au de toutes les libertés. A Jésus-Christ. »

10 décembre. Banquet socialiste de la Ser-

(1) Poupin, ancien ouvrier hoilo£?er, avait ('■té élu député de la Seine. Il appartenait au parti des républicains modé- rés et il se rallia à l'Empire.

194 LA VIE PARISIENNE

rurerie et de la Mécanique, à la barrière du Maine.

23 décembre. Deux banquets anniversaires de la naissance du Christ.

Banquet des femmes démocrates socialistes, salle Valentino.

Banquet religieux et social présidé par l'abbé Ghatel (1).

24 décembre. Banquet des Démocrates so- cialistes français et allemands, à la barrière du Maine. Toast : « A l'alliance des peuples. A l'Al- lemagne démocratique. »

25 décembre. Deuxième banquet des femmes démocrates socialistes, salle Valentino (en l'hon- neur du Christ, comme celui du 23 décembre). Pierre Leroux y assista. On y boit : i< A Marie, première propagatrice du socialisme ».

Deuxième banquet religieux et social, présidé par l'abbé Chatel, à la barrière de Sèvres.

(1) Le même jour les démocrates socialistes célébraient ranniveisaire de la naissance du Christ dans une fête don- née au Jardin d'Hiver.

APPENDICE

La fcte du 4 mai 18 'iS (1).

« Dès 7 heures du matin, Paris tout entier sort de chez lui. Le ciel s'est levé superbe. La garde nationale s'échelonne sur le boulevard , et, dans une heure, ce cortège, qui prend naissance à la Bastille pour aboutir au Champ-de-Mars, va s'ébranler et onduler magniliquement comme un serpent aux anneaux d'or.

Autour de la colonne de Juillet, des ouvriers s'occupent à installer un immense décor, représen- tant la sombre forteresse de' la Bastille. Rien n'y manque, ni le pont-levis, ni les soupiraux, ni les étroites croisées masquées de noirs barreaux de fer. Cette toile théâtrale, cette masse haute et large qui remplit la moitié de la place, ferait il-

(1) CiiARLKS Mo>sELET, .Wffioi/v'.s d'uii fiussctnl. Tableau (/c Pari en IS'iS Itfviw <lf Paris, if du 2<' nnvonilire 1864).

490 LA ME PARISIENNE

lusion à iiii octogénaire, (^est ce soir, ([iie doit être démolie la Bastille pour la seconde fois.

11 est encore de bonne heure; les corporations, sachant qu'elles se trouvent à la queue du défilé, s'organisent avec lenteur. Le mouvement et l'animation ne sont sensibles que devant la Ma- deleine, dans l 'ex-rue Royale, et surtout en face du ministère de la Marine, l'on voit arriver, en souliers blancs, en robe blanche et couronnées de chêne, les jeunes filles dont il est question dans le programme. A part quehpies exceptions gra- cieuses, la majorité ne paraît pas répondre d'une manière satisfaisante aux exigences du ministère de l'Intérieur.

11 est 8 lieurcs et demie, et les représentants du peuple, convoqués pour 7 heures, ne sont pas encore en nomljre. Les Parisiens eux-mêmes, peu accoutumés à ces solennités matinales, n'encom- brent })as autant ([u'on pourrait le croire, la place de hi Concorde et les aljords du i)aUiis de l'Assem- blée. Plus couipactc est la foule le long du quai d'Orsay. Là, des échafaudages en phuu'hes, des bancs, des échelles sont disposés, moyennant réli'i- bution,pour faciliter au piihlir la vue du cortège.

A chaque extrémité du pdnt dlena, deux po- teaux d'une hauteui' extraordinaire font flotter dans les nuées de riches banuièi-es dorées, se lisent les dates des 23 et 24 février.

APPENDICE 197

Deux pyramides s'élèvent à l'entrée du Champ- de-Mars, ayant chacune à leur base trois statues de dimensions gigantesques. Ce sont : autour de la pyramide de gauche, l'Allemagne appuyée sur une lyre ; la France avec le coq gaulois à ses pieds, la main sur une table de pierre sont écrits ces mots : Abolition de la peine de mort, suffrage universel^ liberté de la presse; l'Italie, tenant la tiare et l'épée. Autour de la pyra- mide de droite, la Liberté avec une massue et des fers brisés, l'Egalité avec un niveau, et la Fra ternité. Au-dessus de la Liberté, on lit les maxi- mes suiA'antes : « La Liberté consacre la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la na- ture pour principe et la loi pour sauvegarde. » Au-dessus de la Fraternité : « Unissez-vous les uns les autres ; aimez votre prochain comme vous- même ; chacun pour tous, tous pour chacun. » Et enfin, au-dessus de Vhlgalité : « La nation règne, la loi gouverne; la loi est le niveau rigide de l'égalité; le [)euple est souverain, ses manda- taires administrent. » Entre ces deux pyra- mides flotte un cord(jii de neuf bannières brodées d'or; celle du milieu lait ondover au sohnl ces lieux vers deBéranger : Peuples, lonne/ une Sainte alliance et donnez- vous \;\ main.

Quelques pas plus loin, se lidiivent deux sta- tues, debout, sans [)ié(lestal, et assez mal degros-

198 LA VIE PARISIENNE

sies : V Agriculture, la serpe à la ceinture et cou- ronnée (le feuillage; V Industrie, tenant l'olivier d'une main et le caducée de l'autre, reposée sur des ballots de marchandises. A partir de ces fi- gures commence une double ligne de trente-deux piédestaux, placés de distance en distance, por- tant à leur sommet une sorte de réchaud triangu- laire dans le mauA'aisgoùt empire. Ces piédestaux se continuent jusqu'au devant de l'Ecole militaire avec des bannières et des trophées dans leurs in- tervalles.

A leur centre s'élève la statue colossale de la République, par Clésinger. C'est une femme aux traits sévères, coiffée du l)onnet phrygien, vêtue d'une robe à longs plis. Sa main droite, horizon- talement étendue, pèse l'olivier et le glaiAe ; sa gauche, abaissée, tient des couronnes de chêne. Quatre lions sont posés aux quatre coins de son piédestal, qui lui-même repose sur une estrade circulaire disposée à recevoir une foule nombreuse sur ses gradins. Des drapeaux, des vases antiques imitant le bronze, complètent la décoration de ce morceau principal auquel la perspective donne une sorte de majesté grandiose.

Enfin un immense amphithéâtre, sans doute le Cirque antique dont parle le programme, s'étale devant l'Ecole militaii-e, et est déjà presque tout fouriuilhuil de femmes parées, quelques-unes en

APPENDICE 199

cheveux, qui attendent patiemment, ombrelles en tête, le commencement de la cérémonie. On remarque les sièges destinés à la représentation nationale. Faisant face à l'amphithéâtre, deux statues de haute dimension, représentent l'une V Armée de terre ^ l'autre V Armée de mer.

Le Ghamp-de-Mars est enceint de guirlandes lanternes tricolores, reliées entie elles par des po- teaux surmontés d'oriflammes, avant à leur base des trophées dessinés en verres de couleur.

Il est à remarquer que jusqu'à 10 heures, c'est- à-dire jusqu'au moment les tambours com- mencent à annoncer l'entrée du cortège, les ou- vriers sont occupés à mettre la dernière main aux travaux. Force leur est d'abandonner les deux py- ramides inachevées. Des femmes recouvrent, à la hâte, avec des morceaux de toile, l'échafaudage de la statue de la République.

Les statues secondaires sont oubliées dans la vase qui baigne leurs chevilles, et c'est avec les figures les plus étranges et les plus barbouillées du monde, que s'offrent V Industrie et Y Agricul- ture aux yeux des arrivants. Quant au terrain, on n'a pas pris la peine de le déblayer et c'est un amas de pierre à mettre en pièces un brodequin de femme dès les premiers pas. Tout ferait croire à une fête improvisée, si Ton ne savait pas que cette improvisation à coûté trois semaines.

^200 LA VIE PARISIENNE

A ce moment, on voit apparaître la tête du cor- tège, qui se dirige vers l'Kcole militaire, sans fanfares et sans vivats, à travers une haie très claire de curieux. Ce n'est ([u'un quart d'heure environ après son entrée, que tonne le canon de Chaillot et que lui ré})ond le canon des Invalides. Les académiciens et les magistrats sont en petit nombre; nous croyons remarquer aussi beaucoup de bannières absentes dans les délégués des dé- partements. Sur la plupart de ces bannières on lit la date du l'^'"' mai, qui n'a pas été effacée; la bannière de Saint-Etienne porte cette inscription : Abolition du monopole liouiller ; il y a des ban- nières exaltées et des bannières modérées, celles qui sont surchargées de protestations et d'em- blèmes, et celles qui n'étalent que le nom de leur département, rien de plus; des bannières de la veille et des bannières du lendemain.

Vive VEnipereur! tel est le cri de quelques- uns en présence des soldats de la vieille garde qui ont sorti du coffre leurs anciens uniformes pour s'en revêtir une fois encore avec w\\ fantas- tique orgueil. La Pologne et l'Italie, repré- sentées par de nombreuses députalious, oiitieiuicnt des marques de vive sympathie sur leur })assage; voici la liarpe d'Erin avec son laurier d'or sur fond verl, cl Ton crii; : ^'ive l'Ii'Iande! Les ou- vriei's des aleliers natioiuiux passent eseortiml un

APPENDICE 201

char rustique sur lequel se dresse une statue de fière venue, élevant le triangle égalitaire au-des- sus de sa tète. Des femmes vêtues de deuil sui- vent des hommes encore pâles et dont quelques- uns portent le bras en écharpe : ce sont les veuves et les blessés de février. Il y a peu de noirs, peu d'hommes de lettres, mais les chanteurs abondent. On remarque également plusieurs députations toutes de fantaisie; une d'elles fait lire sur sa bannière : Les enfants de la France confient leur destin à la République .

En avant des corporations marche, pesamment ébranlé, le char de TAgriculture. Mais de quelle imagination souffrante est sorti ce flot de papier doré, de coquelicots, de charrues, de poignées de main en relief, le tout surmonté dun arbre ! On ne sait si l'on devait siffler ou rire; on rit, on rit encore. Derrière, viennent les Orphéonistes, et derrière les Orphéonistes les cinci cents jeunes filles, sur lesquelles le public s'est déjà fait une Ojunion dans la cour du ministère de la Clarine. Le char s'avance et entre dans le Cham[>-de- Mars, le canon tonne, et un énorme aérostat s'élève en ce moment dans les airs, il finit [>ar se dé- rober complètement au bout de vingt minutes.

Ici s'arrête le cortège officiel proprement dit, pour donner place au cortège de l'industrie pari- •àii'nue. La cuiicisile est vivement et justement ex-

202 LA VIE PARISIENNE

citée pur la vue des chefs-d'œuvre (style du })ro- gramme) promenés par chaque corporation. Le premier objet qui se préscsnte est le Temple de Sa- lornon^ par les ouvriers menuisiers, coni|)agnons du devoir de la Liberté ; ensuite un projet de pa- lais, datant de 1844, par les tailleurs de pierre; des jeunes filles vêtues de blanc escortent ces pro- duits; les compagnons leur offrent à chaque halte des verres de vin, qu elles vident en riant ^i pour fraterniser. La plupartd'ontre elles détachent des fleurs de leur bouquet pour en fleurir les gardes nationaux qui font la haie. Ou les prie de chanter la Marseillaise, et elles la chantent. La joie et la cordialité régnent sur toute la ligne.

Le chef'cVœui^re des débitants de tabac est un oigare-monstre sous un palanquin en velours rouge frano'é de feuilles de Virofinie et de Marvland. Le chef-d'œuvre des boulangers est une couronne que supporte un faisceau de flûtes et de pains à café. Le chef-d'œuvre des serruriers est une toi- ture. Les fleuristes et les marchands de plumes promènent un dais de rose et de satin qui chatoie doucement au soleil et caresse la vue. Un lit fermé, un lit à ramages s'avance, soutenu sur les robustes épaules des imprimeurs d'étoffes; puis une selle signée Amiard, et une machine à vapeur pour défricher Ut lerre^ signée Kientzy,

Chose incroyable! avec un amas de gibecières.

APPKNIHCE '203

de [>ara[jlLiics, Je panloul'Ies, de l'ileLs à papillons, d'objets plus étranges encore, le Bazar du voyage esl [larvenu à constituer un édilice ravissant, d'une léarèrctè et d'un nitu'veilleux au delà de toute expression.

Il faut aussi rendre justice au char niunumental des facteurs dinstrunicnts de musique. Sous nu pavillon de toile, échafaudé dans un pêle-mêle harmonieux, s'élevaient un orgue de Debain, des pianos, des basses, des cors, des lyres, mille voix de cuivre et d'argent; les cordes des violons fré- missent à la brise; les cymbales résonnent ba- lancées.

De temps en temps, un musicien se met au piano et joue. Sur le devant du char, des enfants couronnés de fleurs portent les bannières de l'art : sur la bannière de l'éloquence sont les noms réu- nis de Bossuet et de Berryer ; sur celle de la co- médie, les noms do Molière et de Scribe; sur celle de la déclamation, Talma et Rachel. Les maîtres primitifs, Palestrina, Angoulvant, Lulli, etc., ont leurs banderolles à part, qui flottent aux quatre coins, dans le bruissement mélodieux des roues. Ce char ingénieux et som[)tueux, comme aurait l'être celui de l'Agriciilture, termine le cortège des corporations.

Cette fois, tout Paris est dans le Champ-dc- Mars. La foule est ai .ivée ; elle couronne les liau-

204 LA VIE PARISIENNE

leurs de Chaillot, d'où l'on voit descendre, à tra- vers mille détours, les cuirassiers étineelants, les chasseurs et les dragons. Femmes et enfants se sont groupés sur les gradins de la statue de la République, qui semble surgir d'un piédestal de têtes. Alors lu défilé couuneiice. 11 y a du monde jusque sur les toits de l'Ecole militaii'e.

Les lanciers de la garde nationale, rangés de- vant l'estrade, assoient galamment sur leurs selles les dames ({ui n'osent les en })rier; cliacun d'eux rappelle ainsi le groupe connu de la Esméralda et de Phébus de Chateaupcrs, dans Notre-Dame de Paris. Les cris de : Mve la Iié[»ublique! se font entendre ; démocratique I essaj'ent d'ajouter quel- ques-uns; mais leurs voix restent sans écho.

Tout a une fin cependant. Après avoir décrit un cercle brillant dans le Champ-de-!Mars, le cor- tège se retrouve au i)oint d'où il est parti. La retraite commence ; aux premières étoiles elle est presque terminée.

C'est le tour des illuminalions ; Paris flamboie comme un phare. Les Champs-Elysées, parés de lustres et de girandoles, ressemblent à un vaste Casino, plein de musique et de danse. Les ileux rives des quais resplendissent avec une régula- rité aveuglante; on dirait les feuillets ouverte d'un livre écrit en lampions. ^)

V

LA RUE. LES PROMENADES. CAFÉS ET RESTAURANTS. BALS ET CONCERTS, LA VJE MONDAINE.

« Ce fut un singulier s[»ectac]e que celui de Pa- lis livré à la révolution triomphante. Un GouA'cr- uement qui siimprovi- sait au milieu de dif- ficultés qu'il est juste de reconnaître et avec une activité qu'on ne saurait nier; les rues pleines encore des combattants de la veille et sillon- nées de barricades qui ne s'abaissaient qu'avec dé- fiance ; les palais municipaux et royaux, la jtlupart des établissements publics envahis par des^bandes

14

206 L\ VIK l'AKISIKNNE

armées, qui s'y étaient installées dès la première heure, et qui y vivaient au hasard des provisions trouvées ou des réquisitions continuelles; des dé- putations de toutes sortes apportant au pouvoir nouveau des félicitations, des conseils, des me- naces ou des ordres et entravant ainsi l'action gouA^ernementalc ; une anxiété mal dissimulée chez beaucou]), dos espérances eFFrayantes clicz quelques-uns, des illusions et des espérances sincères chez d'autres : tel Fut le tableau ([ue présenta la capitale de la France, pendant les premiers jours qui suivirent la chute de la royauté (1). »

Paris n'avait pas encore repris son calme. Il ne le reprendra qu'après deux années d'agitation et de fièvre. La révolution se continuait par des dis- cours et des déFilés. Sur chaque borne se dressait un orateur en plein vent qui, devant un public de plusieurs centaines de personnes, louait ou Flétris- sait le Gouvernement. Précédés par des dra])eaux et <les tambours, des cortèges d'ouvriers, grou- pés en corps d'i'tat, remplissaient les rues, et, aux accents de la Mafscil taise, se dirigeaient vers l'Hôtel de N'ille, pour y prononcer ou y entendre des phrases patriotiques.

Prenant leur revanche des mesures prises con-

(1) Annuaire de l.csur. Année IS'iS (rédigée par A. Folqiikr), p. 107.

LA RUE. LES PUO.MEN.VDES -JdT

tro oux SOUS le régime qui venait de finir, les erieurs de journaux étaient les maîtres du pavé. Avec leurs abominables feuilles, (ju'on leur arra- chait des mains, tant on était pressé de les lire, ils répandaient dans Paris, des boidevartls aux quartiers populaires, la peur, le mensonge et la haine.

Cette haine poui- le vieux roi vaincu et déchu, elle n'avait pas diminué. Elle s'étalait sur les murs, à la devanture des marchands de gravures. Le pamphlet et la caricature, contre lesquels le Gouvernement n'osait pas sévir, semblaient faire assaut de grossièreté.

On criait un peu partout, et on vendait ouverte- ment : les Amours secrètes de Louis- Philippe, le Mariage de la duchesse d'Orléans avec Abd- el-Kader^ les Révélations sur la mort du duc d'Orléans, etc., etc.

Charles Monselet raconte (1) qu'il vit, au tour- nant du pont de la Concorde, un individu qui pré- sentait aux passants, dressée au bout d'un bâton, une affiche ainsi conçue :

« M.vRLv Stella, ou échange criminel d'une demoiselle du plus haut rang, contre un garçon de la condition la jjIus vile. Ce livre, qui a eu deux

(1) Mémoires d'un pasMtnI. Tableau de Paris en iS^iS {Hevue de Paris, IV du 2U novembre 18C4).

208 LA VIE PARISIKNNE

éditions de 1830 à 1839 (1), a été détruit avec une espèce de rage par la police du roi déchu. Il serait diil'icile d'ollrii- au peuple un drame d'une lecture plus curieuse et plus foudroyante. Louis-Philippe, garçon de la condition la plus vile, y est démasqué d'une manière complète. Tout est appuyé de preuves solides dans ce livre écrit en caractères de feu. »> Pendant que les crieurs de journaux vociféraient et que se déroulaient les cortèges, les orgues de Barbarie, abandonnant leurs habituelles romances, dévidaient des hymnes patriotiques, d'innom- brables saltimbanques dressaient leurs tréteaux, étalaient leur tapis, plantaient leurs piquets, sur toutes les places, à tous les carrefours, et une grosse jeune fille blonde, aux puissantes mamelles, comme la Liberté des Ïambes^ chantait une chan- son de circonstance dont chaque couplet était suivi de ce refrain :

C'est moi qu'on noninre avec orgueil

Charlotte la républicaine ; Je suis la rose pléliéieiine

Du quartier Monloryueil !...

(1) La première édition parut en lS3ii " ciie/. les princi- paux iiljraires » et elle était censée se vendre au prolit des pauvres. On essayait de prouverdans cet ouvrage que Louis- Philippe, fils de (vhappini, geôlier de la petite ville de Mo- digliana, en Toscane, avait été substitué à un fils légitin.e du duc et de la duchesse de Chartres, devenue plus tard lady Maria Stella Newborough, baronne de Sternberg. Il y eut une quatrième édition en 183!i. L'imprimeur de ce pam- phlet, Pihan Delaforest Morinval, était un ardent légitimiste.

LA HUE. LES P!{OMEKADES 211

Chanter est un des plaisirs du peuple. Détruire en est un autre. Le GouA^ernement proA'isoire eut de sérieuses raisons de craindre qu'on ne tentât de démolir, sous prétexte qu'ils rappelaient des souvenirs monarchiques, certains monuments ou tout au moins certaines statues, comme celle de de Louis XIII, à la place Royale, de Louis XIV à la place des Victoires, et même celle d'Henri IV, sur le Pont-Neuf. On se contenta, en fin de compte, de les coiffer d'un bonnet rouge, ce qui dut bien les étonner. Le Gouvernement com- prit qu'il fallait, pour empêcher le peuple de céder à ses instincts démolisseurs, leur donner satisfaction en rebaptisant des rues ou des pa- lais, dont les noms sentaient trop l'ancien ré- gime.

Les collèges royaux deAÙnrent des lycées (1), et on modifia, non pas l'enseignement qui y était donné mais l'uniforme de ceux qui le recevaient, et alors comme aujourd'hui n'en profitaient guère. Le Théàtre-F'rançais et l'Opéra reprirent leurs an- ciens titres de Théâtre de la République et de Théâtre de la Nation.

Le Palais-Royal fut désormais, au moins en théorie, le Palais National, comme sous la Révo-

(1) Les collèges Louis-le-Grand, Henri-IV, Saint-Louis, Bourbon, prirent les noms de lycées Descartes, Corneille, Monge et Bonaparte.

21-2 LA VIE PARISIENNE

lution, et un décret, du 24 avril, lit du Louvre le Palais du Peuple.

Place des Vosges, de la Révolution, ces noms reparurent pour redésigner, officiellement. In place Royale et de la Concorde. M. de Rambuteau, qui avait été un fort brave homme et un excellent pré- fet de la Seine, céda sa rue à Barbes, et Coque- nard à Lanuirtine (1). « De même furent rebaptisées les rues do N'alois, du Roule (devenue Cisalpine ^ comme en 1797), de Valois Palais-Royal (du Lycée) et la rue Notre-Dame-de-Lorotte, dont les habi- tants apprirent avec stupeur, un beau matin, qu'elle s'appelait désormais rue de la Vertu!

Une affiche, placardée sans doute par un groupe de mécontents, demanda qu'on imposât d'autres noms, plus démocrati([ues, aux villes d'(Jrléans, de Nemours, de Montpensier, et une bandelette, apposée au bas de cette affiche par quelque fu- miste, réclama le même traitement pour la ville de Paris, puisqu'on avait donné le titre de comte de Paris au petit- fils de Louis-lMiilippe.

Ces changements, si insignifiants en apparence, apaisaient dans une certaine mesure l'àme brutale mais sinn)liste du peuple, l-'n revanche ils contri- buaient à maintenir une sorte d'atmosphère ré-

(1) Dès le leiulemain «les journées de février, les liabi- lants de celte rue lui donnèrent spontanément le nom du

poète.

L\ RUE. LES PROMENADES '213

volutionnaire et à effrayer les boutiquiers, qui d'ailleurs s'effraient de peu.

Aux maux réels s'ajoutaient, comme toujours, les maux imaginaires. On faisait courir les bruits les plus absurbes. Les volets de son magasin bien clos, l'ex-garde national, tremblant de peur dans son lit, au moindre bruit qui troublait le silence de la nuit, s'attendait au pillage et à l'incendie. Ah! comme il regrettait alors d'avoir aidé à la victoire de ces républicains qui n'étaient plus, pour lui, que des bandits!

Les étrangers fuyaient Paris. Dans la deuxième semaine d'avril, 1.323 Anglais s'embarquèrent à Calais ou à Boulogne.

L'argent se cachait ou se réfugiait dans des pays il se trouvait moins exposé qu'en France aux revendications sociales et aux expédients bud- gétaires. Le bruit ayant couru qu'on se disposait à établir le cours forcé du papier-monnaie, des mil- lions de commerçants, de petits rentiers, remplis- sant les rues qui conduisaient à la Banque de France, faisaient la queue tout un jour pour con- vertir leui-s billets de banque en louis d'or et en écus.

A la fin du mois d'août 1848, il existait, à Pa- ris, environ 25.000 appartements à louer, princi- palement dans les prix de 1.500 à 2.500 francs, qui représenteraient aujourd'hui à peu })rès le

LA VIE l'ARISIKNNK

triple. Sur le boulevard Beaumarchais, trente- cinq maisons neuves ne contenaient pas en tout cinquante locataires. Beaucoup de Parisiens riches étaient allés vivre en province.

Un grand nombre de locataires ne pouvaient plus oune voulaient plus payer leurs termes. Lors- qu'on n'osait pas les leur réclamer, ce qui arri- vait assez fréquemment dans les quartiers popu- laires, ils illuminaient leurs balcons ou ils y ac- crochaient des drapeaux portant cette inscription : honneur aux propriétaires généreux! Dans le cas contraire, un drapeau noir signalait à la ré- probation des passants les misérables bourgeois qui n'acceptaient pas, peut-être parce qu'ils avaient besoin de manger comme les prolétaires, de loger gratis, et pour l'honneur, le peuple souverain.

La chose prit de telles proportions, et donna lieu à de tels abus, que le maire de Paris se crut obligé de rassurer, par une circulaire, le 10 avril, ces propriétaires à qui on refusait le droit de tirer parti de leur propriété.

Pour auçfmenter le désarroi, un autre fléau s'ajouta à la révolution : le choléra. Il débuta le 3 mars 1841», dura jusqu'à la fin de Pété et fit 16.165 victimes. En un seul jour, le 10 juin, il y eut 672 victimes.

Peut-être fut-il prolongé, sinon provoqué, par l'incurie de l'administration municipale pendant

LA RUE. LES PROMENADES 213

cette période. La mairie de Paris, comme le Gou- vernement provisoire, était absorbée par la poli- tique, et tout le reste lui semblait négligeable. Cette armée de fainéants, qui encombrait les ate- liers nationaux, on ne sut même pas l'utiliser par les plus élémentaires travaux de Aoirie. La direction, la surveillance, une méthode et un plan d'ensemble manquaient également. Ce ne fut qu'en 1850 qu'il y eut un effort et un progrès. On com- mença alors (par la rue de Richelieu et l'avenue des Champs-Elysées) à faire usage du macadam, et comme il séchait mal, une caricature repré- senta les Parisiens circulant sur les boulevards ma- cadamisés avec des échasses. A la même époque, parurent pour la première fois dans Paris des voitures de place avec galeries pour les bagages. Désertées par les bourgeois, qui ne s'y sen- taient pas en sûreté, sauf le Palais-Royal ou Na- tional qui continuait à attirer les gourmets et les joueurs, les promenades étaient envahies par le peuple. Aux Champs-Elysées, le carré des fêtes tendait à devenir une foire permanente. Des sal- timbanques y venaient de tous les coins de Paris. Le cirque Loyal s'y était installé. On y donnait, quelques pas plus loin, un spectacle qui avait beaucoup de vogue, et qui s'intitulait « l'Enfer et le Paradis ». Louis-Philip[)e et Guizot, retournés de temps en temps par les démons, brûlaient dans

216 LA VIE PARISIENNE

l'Enfer, taudis que dans le ciel, figuré pur des nuages d'un bleu criard, ti'ônaient, avec des au- réoles de carton doré, Napoléon, le général Lamo- ricière, et un autre démocrate, qui me semble un peu suspect, Jules César.

La promenade de Longchamp, dont le nom rap- pelait de si somptueux défilés et l'étalage d'un luxe aimable et élégant, avait été complètement abandonnée, aux fêtes du vendredi saint de l'an- née 1848. En J849, on put y voir, avec quelques voitures, l'équipage du Président de la Républi- que (1). C'était encore peu de chose, mais c'était le début, et il se produisait ailleurs qu'à Long- chani}), d'une reprise indécise, hésitante, de la vie mondaine. Paris se remettait à respirer et à sou- rire. Troublé et sali par l'émeute, il aspirait à en secouer le joug. Paris avait hâte de redevenir Pa- ris.

Gomme un grand nombre de Parisiens, en 1848, et les plus facilement altérés, vivaient dans la rue, comme beaucoup défiler, beaucoup pérorer, con- duit nécessairement à boire beaucoup, les cafés n'avaient pas eu à souffrir de l'universelle dé- tresse.

Leur clientèle s'était à la fois accrue et enca- naillée. La quantité des consommateurs rempla-

(1) V. le Mois, II- du 1" mai ISV.K

LA RUE. LES PROMKN VDES '217

çait la qualité. On servait des boissons moins coûteuses, moins lucratives, mais on en servait da- vantage.

Du reste, la plupart des cafés, que leur ancien- neté n'obligeait pas à attendre des jours meilleurs en gardant une réserve prudente, s'étaient trans- formés en véritables clubs. Les journaux et les brochures du temps en citent quelques-uns, des émeutes, entre deux verres de casse-poitrine, se préparèrent :

Le Café du Progrès, faubourg du Temple, n'>l;

Le Café du marchand de vin Desmoulins (qu'on appelait Camille Desmoulins), rue Saint- Maur;

Le Café de la Liberté, faubourg Saint-An- toine ;

Le Café de rUnion, rue du Roule-Saint-Ho- noré, qui était le siège de T Association des garçons limonadiers, et fréquentaient Jeanne Deroin, Pauline Roland et d'autres femmes socialistes ;

L(/ Nouvelle France, faubourg Poissonnière, rendez-vous des démocrates étrangers ;

La France Nouvelle, faubourg Saint-Martin, tenu par Adolphe, dit Soulouquc.

Le Café Génin était également classé comme démocratique, à cause de sa dame de comptoir, la citoyenne Nina Lassave, qui avait épousé le pa-

218 LA VIE PARISIENNE

tron de l'établissement, après avoir été la maî- tresse de Fieschiil).

J'ignore si le sieur Muller, limonadier, au coin de la rue Saint- Antoine et de la rue Saint-Paul, avait des opinions politiques avancées ou rétro- gradées, et si même il avait des opinions, mais il recevait dans son café d'autres clients que des ré- publicains, à en juger par un incident, un fait di- vers, qui me semble avoir quelque intérêt comme indication de l'état d'esprit de l'armée à la fin de l'année 1849.

Dans les derniers jours du mois d'octobre, plu- sieurs officiers d'un régiment d'infanterie de ligne, en garnison à Paris, s'étaient réunis chez ce Mul- ler, pour fêter et arroser la bienvenue d'un de leurs camarades. Les vins aidant, les esprits s'échauffèrent assez vite. On chanta, on discuta, on dit du mal du Gouvernement, et vers 9 heures et demie, un des officiers ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue Saint- Antoine et se mit à crier : IVi'e Henri 17 D'autres firent chorus, et à ce cri sédi- tieux ajoutèrent celui de : A bas Le président ! La foule s'était amassée devant le café. Elle avait

(1) Au mois (le iioveinhre 1849, on annonç^a sa mort. Elle vinl elle-même dans les bureaux du journal la liépubUque af- firmer qu'elle était vivante, très vivante, et quelle n'avait jamais exercé, comme on l'en accusait, la profession de chanteuse des rues. V. lu République, u- du 20 novembre 184».

LA RUE. LES PROMENADES ^219

commencé à murmurer, à menacer, puis à hurler, en guise de protestation : Vive la République !

Le sieur MuUer essayait de calmer les officiers, mais il n'y réussissait guère, leur légitimisme puisant sans cesse de nouvelles forces dans les liquides dont ils s'abreuvaient. La foule, de son côté, s'obstinait à manifester par des clameurs aussi furieuses qu'infatigables, son attachement à la République.

De guerre lasse, le cafetier se décida à en- A'oyer chercher la garde et, quelques minutes plus tard, les officiers, encadrés par des sergents de ville et légèrement dégrisés, étaient conduits au poste.

Gomme les cafés, et pour les mêmes raisons, les restaurants s'étaient démocratisés.

Quelque jugement que l'on porte sur le règne de Louis-Philippe, on sera obligé d'admettre qu'au point de vue culinaire, qui en vaut bien un autre, ce fut une grande époque. Egoïstes et obtus, si l'on veut, tous ces bourofeois mano^eaient bien et savaient manger. C'étaient de bonnes fourchettes. De nombreuses diligences, chaque matin et cha- que soir, déposaient dans Paris des centaines de provinciaux, qui cachaient dans d'immenses cra- vates des têtes ornées de toupets, qui portaient de vastes houppelandes et des casquettes bizarres, mais (pii connaissaient, mieux que les Parisiens,

220 LA VIE PAllISIKNNE

les restaurants les plus estimables et qui y pas- saient, sans remords, loin d'une petite ville en- nuyeuse et d'une épouse trop mûre, leurs meil- leures heures.

L'inconvénient des révolutions, le plus grave peut-être, c'est de détraquer les estomacs, en les effrayant. Comment savourer un succulent repas, si l'on n'a pas la tranquillité d'esprit qui en dou- ble le charme, si l'on n'est pas certain de le digé- rer à son aise.^

La Révolution de 1848 eut sur l'alimentation de l'élite une influence désastreuse. Je ne parle pas de l'alimentation de la masse, qui a une bien moindre importance.

Les grands restaurants fermaient leurs portes ou se galvaudaient. Les cuisiniers, dont les four- neaux échauffaient les opinions démocratiques, se syndiquaient, manifestaient, prenaient part à toutes les émeutes (i).

Il y avait des Cuisiniers réunis, rue Saint-(ier- main-l'Auxerrois. Il y en avait rue x\ubry-le-Bou- cher, il y en avait à la barrière du Maine. Ils cher- chaient à monopoliser les restaurants populaires. Contre eux luttaient avec peine le restaurant Munck, à la barrière Pigalle, le restaurant des

(1) Le disciple le plus dévoué de Barbes, son lieutenant, Flotte, était cuisinier.

i.\ ULE. LKS PKOMENADES 2-21

frères Pottier, à la barrière des Amandiers, le Lingot (for de la Californie, tenu par Montier, à la Courtille, et, à la (]ourtille également, la;l/è/-e Angot.

Le café (irégoire, place du Caire, conservait une fidèle clientèle. C'était un des rares restau- rants oîi la cuisine était bonne. Presque partout ailleurs, elle était ré})ublicaine, socialiste, amie du progrès et des lumières, mais abominablement mauvaise.

Dans ce Paris épouvanté, abêti, des marmi- tons saucialistes jouaient un rôle, exerçaient une influence, ce qui semblait avoir le moins changé, c'étaient les bals publics. On dansait sur un volcan, mais on dansait encore. A. côté des vieilles barbes, des « quarante-huitards », des pontifes, des apôtres sans cesse occupés des destinées du genre hu- main, graves et pensifs, sérieux comme un àne qu'on étrille, à côté des mégères et des viiagos, qui n'étaient démocrates que parce qu'elles étaient mûres, il y avait dp vraies femmes et des jeunes gens qui s'intéressaient à autre chose qu'à la po- litique. Il y avait des étudiants et des grisettes, et l'amour ne chômait pas.

A tous ces couples <[ui maintenaient les bonnes traditions, les l)als publies servaient de champs de manœuvre.

Le plus important était la Closei'ie des Li/as,

ir,

S^-i l.V V11-: rAKISlE.NNE

([u'oii up|)elait simplement Balllei., du nom de son directeur.

Bullier était devenu démocrate. La Commune de Paris, Journal révolutionnaire, moniteur des Clubs, des corporations d'ouvriers et de Var- inée (1), publia cette lettre de lui, dans son nu- méro du 5 mai 1848.

« CiTOYKN,

« Je vous félicite sincèrement de l'initiative (jue vous et vos collègues viennent de prendre pour la formation de la Commandité des travailleurs. Vous faites en cela preuve de patriotisme et de philan- thropie ; il faut donc que tous les bons citoyens vous imitent, que ceux qui veulent la prospérité de notre belle France vous viennent en aide, que ceux enfin qui détestent les paresseux ouvrent les mains et aident de leurs capitaux cette digne classe des travailleurs.

D'après ce. voulant coopérer à cette bonne œuvre qui entre parfaitement dans m^s principes, veuil- lez, je vous prie, me considérer comme l'un de vos souscripteurs pour la somme de mille francs; })lus tard j'espère faire d'autres versements pour la consolider.

(1) <^élail le journal do Subrior. Il |iarul du t> niar.s au S juin.

LV ULE. LES PUOMENADES 223

Honneur au ministre et surtout au comité à qui appartient l'initiative. Salut et fraternité.

BULLIER.

Directeur du Prado (1) et de la Closerle des Litas. Carrefour de l'Observatoire, à l'issue du Luxembourg. »

Ce régime a subi bien des attaques, mais son éternel honneur, dans les siècles futurs, sera d'avoir été approuvé par BuUier.

Près de la Gloserie des Lilas, au n" 28 du bou- levard Montparnasse, la Grande Chaumièie (où on avait pour la première fois dansé le cancan, où, en 1845, une polka inaugurée par Mme Louvi- nier-Grétry, maîtresse de danse, fit fureur) voyait sa vogue décroître chaque jour. 11 y avait bal les lundi, jeudi, samedi et le dimanche. L'entrée coû- tait 2 francs le samedi, 1 franc les autres joui-s. Les étudiants y venaient de moins en moins. En 1853, la Grande Chaumière ferma, pour devenir une fabrique de boutons.

Rendez-vous d'un public plus élégant, la salle Sainte-Cécile, le chef d'orchestre Rubner fit exécuter à cette époque la polka Sainte- Gécile, était située dans la rue de la Ghaussée-d'Antin (au 49 bis), de même que le Casino Paganini

(1 Le Pi-ido, bal d'hiver, s'ou' rait sur le passage du même nom, près du palais de justice.

224 I-^ VIE PARISIENNE

(au n" 11) qui avait la prétention de remplacer l'ancien Tivoli, et on donnait tous les mardis, jeudis, samedis et dimanches, des bals, des con- certs, des « grandes fêtes champêtres «, avec un orchestre aérien [sic] de cinquante musiciens di- rigés alternativement par Tolbecque et J. Ri- vière.

La salle Valentino rue Saint-Honoré) se rap- prochait par le genre de ses soirées dansantes et musicales, les mardis, samedis et dimanches, par le prix relativement élevé, 2 francs, qu'elle faisait payer, de la salle Sainte-Cécile, et du Ranelagh, qui, le jeudi, attirait en 1849, lorsque la vie mon- daine commençait à reprendre, les grandes lorettes et les étrangers de distinction.

Le Wdii.r/tall, rue de la Douane, 18, était un bal populaire, comme le C/tàteau-rouge (l)qai se transformait tour à tour en salle de danse, salle de concert, salle de banquet, salle de réunion, et auquel la Coiniiinnc de Prt/v'.v faisait, à l'occasion de sa réouverture, le dimanche 7 mai, cette ré- clame (2) :

ft De nouveaux embellissements ajoutent au charme de ce vaste jardin qui n'a pas cessé de jouir des faveurs du public, et qui les justifiera

(1) Le Chnl^au-Rouge était situé au n" 4 de la rue du Chù- leau-Moulin.

(2) Dans son numéro du J mai is-t8.

LA RUE. LES PROMENADES '225

encore cette année par la magnificence de ses fêtes. Le Château-Rouge offre, on le sait, la réu- nion de tous les plaisirs champêtres. L'orchestre, composé de 60 musiciens, dirigé par Mari, compte dans son sein l'élite de nos principaux artistes. Les feux d'artifice qui terminent chaque soirée excitent toujours la curiosité de la foule ; enfin de nouveaux règlements permettront à l'administra- tion de varier; comme elle l'entendra, son pro- gramme, et plus d'une surprise en résultera pour la société brillante qui se presse chaque été dans cet établissement en vogue. »

Le nombre des musiciens n'ayant pas diminué (et on peut craindre, d'ailleurs, qu'il ne diminue jamais) les concerts étaient fréquents.

On en donna un, le 25 février 1849, à 3 ou 4 francs la place, avec les œuvres du compositeur Félix Blangini (i), dans la salle du Casino des Arts, boulevard Montmartre, 12, dont le journal de Proudhon, le Peuple, disait ([uelques jours plus tard (2) :

« Cette charmante petite bonbonnière est déci- dément le rendez-vous de la fashion qui vient, chaque soir, applaudir MM. lieymann, Forestier,

(Il Félix Blangini était mort à Paris, en L'^41. Ce concert fut une sorte dhommage posthume que lui rendirent ses anciens élèves.

(2) Le 4 mars.

-2^1f> LA VIK r\HISIKNNK

Triebat, Scheittman, Jaucourt, Mohr et Blancou, soliste aux Italiens. L'orchestre, composé de 48 musiciens, sera dirigé par Rousselle. Les frères Lj'onnet sont en possession de la faveur du public. » Los frères Lyonnet n'avaient pas mis longtemps pour être en possession des faveurs du public. Ils venaient à peine de débuter dans des « go- guettes » et ils avaient dix-sept ans.

En avril et mai 1849, Mme Marie Pleyel se fit entendre dans trois concerts : à la salle Erard, elle joua la Sicilienne, de Ravina (1) ; à la Salle Sainte-Cécile, elle exécuta des fantaisies sur Nornia et la Tarentelle ; à la Salle Herz, où, avec Mlle Marie Mira, elle joua un duo à deux pianos sur des motifs des Puritains, de Bellini (2).

Un de ces concerts de Mme Marie Pleyel, le se- cond, avait été organisé par \^ Société de V union musicale, fondée au début de l'année 1849 et qui rendit aux artistes de très grands services. Elle avait déjà pris l'initiative d'un concert qui at- tira le 18 février, dans la salle Sainte-Cécile, tous les amateurs de Paris, et dans le ])rogramme du- quel je note: la symphonie en la de Beethoven, un concerto de Reis , pour piano, exécuté par Mlle Gué- néo, un air du Crocia/o, de ^'erdi, chanté par

(l) Henri Ravina, pianiste français.'né à Bordeaux, en 1817. (2j V. dans la Presse (7 mai 1849) un compte rendu de ces concerts de Mme Marie Pleyel par Théophile Gautier.

\.\ IlL'i:. LKS PllO.ME.NAUES 'H~

Mme Mebert-Massy, un concerto de Viotti, pour violon, par M. Seanger, de l'ouverture de Mon- tana et Stéphanie (1), de Berton.

L'année suivante, en l'évrier, dans le concert vo- cal que donna, dans la salle du Conservatoire, Mme Sontag (2), comtesse Rossi, elle chanta après l'ouverture du Proniélhée de Beethoven, le duo de Linda (3), avec Calzolari, et un air à^lphigénie en Tau ride, de Gluck.

l^e Jardin f/V/Zce/" fut utilisé à plusieurs reprises pour des fêtes de charité, notamment, le 29 mai 1849, pour une grande fête de nuit au profit des pauvres honteux de Paris. Le 24 décembre 1848, il y avait eu à Toccasion de la fête de rEo^alité,un concert dont le Peuple annonce, la veille, le programme :

« Dans cette patriotique réunion, c|ui aura lieu dimanche 24 décembre, à. 7 heures précises du soir, au Jardin d hiver, sera donné un grand con- cert vocal et instrumental, oîi seront entendus des

(1) Opérette en trois actes, paroles de Defaure, musique de Berton, jouée pour la première fois à l'Opéra-Comique le 15 avril 17yy.

(2) Née en 1805 à Coblentz, elle fil ses débuts à Paris, le 15 juin 1S26, au Théâtre-Italien, dans le Barbier. Mariée se- crètement avec le comte Rossi, en 1829, elle renonça à la scène en 1.S30. Des revers de fortune l'obligèrent en 1848 à y remonter. Elle mourut en 1854.

(3) Linda di Chamonnis, opéra en trois actes de Rossi, mu- sique de Donizetti ; joué dabord au Théâtre de la Cour à Vienne, en 1842, et la même année, le 17 novembre, à Paris, au Théâtre-Italien.

<î!"28 lA ME PARISIENNE

(■liaiits nulionaux européens, exécutés par les so- ciétés étrangères et par les corpoiations chorales (le Paris au nombre de 300 chanteurs... Voici le programme :

L'orchestre, composé de 80 musiciens, exécu- tera l'ouverture de la Muette, d'Auber; quadrille de Musard; une grande s^^mphonie.

Les Allemands, au nombre de 30, sous la di- rection du citoyen Muller, exécuteront des chants nationaux allemands.

La société chonde de Paris, au nombre de 120, sous la direction du citoyen Lévy, chantera le Vengeur, paroles de Lebrun.

« Les Enfants de Lutèce, au nombre de 70, sous la direction du citoyen Gaubert, chante- ront : le ConibaL naval, VEnrôlement volontaire, Vépisode de 92, par Saint-Julien.

Les Céciliens, au nombre de 50, sous la direc- tion du citoyen Claudel, chanteront : la Blouse, d'.V. Varney, le TrionipJie du Peuple, par Lau- rent.

Les Montagnards parisiens, au nombre de 40, dirigés par le citoyen Edmond Duot, chanteront : le Chant des Travailleurs, de Laurent Riller [sic).

La citoyenne Nautier chantera : le Xoël d'Adol- phe Adam.

La citoyenne Ricci : la cavatinc du Barbier de Se ville.

LV RUK. LES PROMENADES ^220

La citoyenne Simon : la Fille du transpoi-tc, de •**

Le citoyen Chazot : les Adieu.v du Martyr, par Antonio Guilbert.

Le citoyen Henri : Appel à la bienfaisance par*"

Un orchestre et un chœur rustique accompa- gneront un duo chanté par hi citoyenne Ricci et le citoyen Henri.

Le Noël du paysan, fête de V Egalité par Pierre Dupont.

Huit voix à l'unisson chanteront : le Chant des Ouvriers, de Pierre Dupont, avec chœur au re- frain.

Le citoyen Hennké LéAy, solo de violoncelle : le septuor final de Lucie, de Donizetti.

Le citoyen Léon Magnus : les Fleurs d'Es- pagne, solo de flûte composé et exécuté par lui.

L'orchestre et toutes les corporations présentes exécuteront la Marche républicaine d'Adolphe Adam, la Marseillaise et le Chant du départ.

L'orchestre sera dirigé par le citoyen \'il- lain.

Le piano sera tenu par le citoyen Rœcker. »

Des concerts à demi-populaires avaient lieu ré- gulièrement dans la salle de la Fraternité, rue Martel, n" 9, et dans la salle Yalentino (concerts

:^3Ô La vik i'aiusiennE

Saiiit-llouoré), le prix trontrée, les mercredis et vendredis soirs, était de i fr. 50.

A la même époque, c'est-à-dire au printemps de l'année 1841), débutaient les bals et les concerts du })arc d'Enghien.

Grâce à ses eaux thermales et à son lac, minus- cule mais charmant, Enghien devenait un des coins les plus fréquentés de la banlieue parisienne. Les villas, imitations des chalets de la Suisse, y étaient déjà nombreuses. On y trouvait de très bons restaurants, parmi lesquels celui des Quatre- Pavillons.

(( Enghieu, écrivait Eugène Guinot (1), a du monde toute la semaine ; mais il y a deux grands jours, 2 jours solennels, le dimanche et le mer- credi. Le dimanche est le jour de tout le monde, le mercredi est le jour du beau monde...

A la chute du jour, la foule se porte vers le parc, l'appelle le retentissement de l'orchestre, l'attire l'éclat des illuminations étincelantes.

De longues allées, d'épais bosquets, de l'eau, des fleurs, des statues, une admirable salle de danse, un vaste emplacement sont réunis des jeux de toute espèce, voilà ce qu'on trouve au parc d'En- ghien.

La salle des jeux est toujours pleine d'ama-

(1) Enijliicn cl lu vallée de M nilinoreiicy. Pans. lf>.")3, p. 37.

Bî' s

a

LA RUE. LES IMIOMENADES 'l'-VA

teurs ainsi que le tir au pistolet (1) situé à l'écart.

Dans la salle de bal, décorée avec goût, se pressent toutes les célébrités des bals champêtres, toutes les illustrations de l'été. On y voit réguliè- rjment figurer à chaque fête les danseurs renom- més et les reines de la polka... Les concerts de- vront y être aussi brillants (pie les bals, et on le comprendra aisément quand on saura que M. Hau- mann, le célèbre violon, règne au parc d'Enghien et qu'il est en qualité de propriétaire de l'entre- prise et de directeur suprême des fêtes.

Le lac se prête aussi au divertissement de la foule. Sur cette magnifique pièce d'eau navigue une flottille de légères embarcations, gondoles vé- nitiennes.glissant doucement sur l'onde paisible, au bruit des chansons. Mais ce n'est pas seule- ment l'attrait de la promenade et de la pêche à la ligne que le parc d'Enghien offre aux amateurs, c'est aussi le spectacle des fêtes nautiques, des joutes, des combats navals et des représentations dramatiques dans l'Ile... »

On ne jouait pas seulement à Enghien, on jouait dans tout Paris. Le Palais-Royal, quoiqu'il fût devenu National, n'avait pas vu diminuer le nom- bre de ses tripots. Les journaux se plaignaient que, par suite d'une interprétation trop large et

(1) Tenu par Devisnies.

234 LA VIE PAUISIENiNE

trop libérale d'un décret du 28 juillet 1848 sur Je droit de réunion, on n'os.^t pas sévir contre une multitude de cercles, politiques par l'étiquette, mais qui n'étaient en réalité que des maisons de jeu (i).

« Ces jours sombres furent brisées presque complètement en France toutes les relations so- ciales... » C'est ainsi que lord Normanby carac- térise, au point de vue de la vie mondaine, cette période (2), et un autre témoin, le docteur Pau- miès de la Saboutie, explique pourquoi, dans la classe moyenne, chacun, se sentant menacé et craignant une ruine complète, n'eut d'autre préoc- cupation que de réduire au minimum ses dé- penses.

« Le crédit disparut rapidement, l'argent de- vint rare. Le mouvement des affaires s'arrêta su- bitement : négociants, avocats, médecins, proprié- taires, artistes, fonctionnaires publics destitués, le désastre fut complet, personne n'y échappa. On renvoya les clercs, les commis, les employés. On A'endit voitures et chevaux, on se réduisit à la plus stricte économie. On fit argent de tout.

(1) Un dernier détail ^iir' la vie de la rue pendant cette pé- riode. La promenade du b(L'ur fieras fut supprimée en 184î>. Elle fut rétablie en 1851. Ce bieuf i,M-as de 1851 s'appelait Liberté. Il prenait bien son temps !

(2) (/«(.' Année île révolution, t. I, p. 11(1,

L\ HUE. LES PROMENADES "230

Gomme tant d'autres, j'allai à la Monnaie ap- porter quelques pièces d'argenterie pour les ven- dre; il y avait queue, et, bien qu'on l'ùt expédié promptement, j'attendis 2 heures que mon tour vint. Il était 'A heures de l'après-midi : les divers articles achetés dans la journée formaient un tas considérable, composé de couverts, plats, cafe- tières, vases de toutes formes, dont quelques-uns d'un travail précieux. Chaque jour l'affluence était la même.. .

Froment -Meurice me disait qu'à cette époque lui et ses confrères de Paris se trouvèrent dans une gêne si grande qu'ils furent obligés de fondre la presque totalité de leurs magasins. Des ser- A'ices complets à peine terminés, des vases, des coupes magnifiques, tout fut impitoyablement jeté dans le creuset (1). »

La classe moyenne, condamnée par les événe- ments à économiser le plus possible, la classe la [)lus riche, qui, aux époques troublées, ne sait pas se défendre et ne sait que filer (ou mourir) s'étant iM'fugiée en province, on imagine facilement quelle pouvait être, dans ces conditions, la vie mon- daine.

Il n'y avait guère qu'un salon qui n'eût pas fermé ses portes, celui de Mme Ancelot. Des om-

(1) Souvenirs il'un Mcdcriii de l'uris.

236 LA VIE PARISIENNE

hies inquiètes y apparaissaient. On y causait en- core. On y disait encore des vers. Un des fami- liers, et le })lus célèbre, Beyle, était mort en 1842, mais Tocqueville, Mérimée, Buchon, Delacroix, Alexandre Weill, venaient assez régulièrement chez cette Muse quinquagénaire. Le salon de Mme Ancelot ne rappelait en rien ceux du dix- huitième siècle. L'Amour s'y lut ennuyé. On eût t'ait de son carquois une écritoire. Le salon de Mme Ancelot n'était qu'une Académie au ra- bais.

Les gens de lettres qui le fréquentaient n'ai- maient guère, en général, le nouveau régime, trop porté à sacrifier l'élite intellectuelle à une démo- cratie à la fois obtuse et jalouse.

Chateaubriand était mort, le 4 juillet 1848, dans l'indifférence universelle. Depuis quelque temps il ne pouvait plus sortir de sa chambre sa femme, prenant une revanche impatiemment attendue, le gardait enfin près d'elle, le gardait mourant, alors qu'il lui avait échappé toute sa vie.

La plupart des journaux ou des revues litté- raires, atteints par la crise, agonisaient, ne payaient plus ou payaient mal leurs collabora- teurs. Les livres se vendaient pas. Ce com- merce de luxe, comme les autres, périclitait.

Prenons un exemple, celui de Théophile Gau- tier. Sous le tyran, je veux dire sous Louis-Phi-

LA RUE. LES PROMENADES :237

lippe, ses affaires commençaient à prospérer. Il s'était installé dans un petit hôtel. de la rue Byron aux Champs-Elysées. 11 avait signé des traités avantageux. Il pouvait, quoiqu'il eût beaucoup de talent, regarder l'avenir avec confiance. La Ré- volution vint. Peut-être le naïf l'avait-il désirée! Elle démolit tout, elle compromit tout. Les édi- teurs reculèrent, épouvantés, devant le flot popu- laire. Les libraires perdirent leur clientèle. Les traités n'eurent plus aucune valeur, et Théophile Gautier se vit réduit à son feuilleton dramatique de la Presse, qui lui rapportait juste de quoi vivre.

La considération qu'avait, ou plutôt que n'avait pas, le Gouvernement, en 1848, pour les écrivains, un autre exemple, celui d'Alfred de Musset, va nous le montrer.

Par la protection du duc d'Orléans, son condis- ciple au collège Henri-IV, Alfred de Musset avait été nommé, en 1838, Bibliothécaire du ministère de l'Intérieur, avec des appointements de trois mille francs. En 1845, il avait été décoré non pas comme poète, mais comme bibliothécaire, ou, pour mieux dire, on avait décoré le poète par-dessus le marché.

Le 5 mai 18'i8, étaient signés par Ledni-Ivolli'i deux arrêtés, quon dissimula autant qu'on h- pul. Le premier révoquait de ses fonctions de biblio- thécaire du ministre de rintéricur, « le citoyen

16

i'68 LA VIE PARISIENNE

Allreil du Musset ». Le second le remplaçail par le citoyen Marie Augiei", qui était, par hasard, un rédacteur de la lié forme.

Plusieurs journaux, le C/iaiïvari, VAriiste^ la Patrie.^ etc., protestèrent (1) contre cette mesure odieuse sous laquelle se cachait un nouvel acte de favoritisme, ajouté à tant d'autres. Alexandre Dumas fit appel a Lamartine, qui garda un si- lence prudent, et il publia dans la France nou- velle, le 16 juin, ces lignes indignées : « Nos gou- vernants ne savent donc pas qu'il y a une royauté que ni émeute, ni barricade, ni révolution, ni ré- publique ne changeront, c'est la royauté du gé- nie. »

Le 19 juin, Alfred de Musset écrivait au rédac- teur un chef de la Patrie (2) :

« Je lis dans votre journal qu'on avait annoncé par erreur que j'étais destitué de ma place de bi- bliothécaire, et que le ministre i^Ledru-RoUin) a fait démentir ce bruit. Voici, à ce sujet, la lettre ([ue j'ai reçue, il y a un mois :

« Citoyen, J'ai le regret de vous annoncer que, par un ar-

(1) Ces protestations furent si nombreuses que Marie Au- bier n'osa pas prendre possession de son poste.

(2) ConYsponrfa/iPc (1827-1857). Paris, 11»07, p. 242.

LA RUE. LES PROMENADES 239

rèté du 5 mai courant, le ministre vous a admis à faire valoir vos droits à la retraite. « Salut et fraternité (i).

Le i^ecrélaire yénéral.

« Carteret. »

Cette lettre, vous le voyez, est aussi claire que laconique.

Quant aux droits à la retraite, il faudrait que j'eusse été nommé bibliothécaire à l'âge j'ap- prenais à lire. Veuillez croire, du reste, ^lonsieur que je n'aurais jamais songé à entretenir le public d'une chose de si peu d'importance, si je n'étais profondément touché des marques d'intérêt et de bienveillance que j'ai reçues de la presse à cette occasion. »

A ces marques d'intérêt et de bienveillance, rxA.cadémie française voulut s'associer, mais elle s'y prit maladroitement. Le 17 août 1848, elle at- tribua à un poète déjà célèbre un prix de 1.300 francs fondé par le comte de Maillé La Tour-Lan- dry pour ft uu jeune écrivain, digne d'encourage- ment ». Le 20 août, Alfred de Musset envoya ces 1.300 francs au National qui avait ouvert une souscription en faveur des victimes de l'insurrec- tion de juin.

(1, En 1853, Alfred de Musset fut nommé, par un arrêté du ministre Forloul, bibliothécaire du ministère de l'Instruc- tion publiriuc.

■^40 La vie parisienne

Une aventure du même genre, moins connue mais aussi significative, arriva à la même époque à Sainte-Beuve.

Son nom avait figuré sur une liste de fonds se- crets publiée par la Revue rétrospective, de Tas- chereau, en req-ard d'une somme de 100 francs. Ses adversaires, parmi lesquels l'aigre philologue Génin, prétendirent quiJ s'était vendu, pas très cher, au gouvernement de Louis-Philippe.

Sainte-Beuve finit par découvrir que ces cent francs représentaient les frais d'une réparation faite à une cheminée de son appartement du palais Mazarin, oîi il était bibliothécaire depuis 1840.

Il se plaignit à Grémieux, qui était alors garde des sceaux.

« Je demande, lui écrivit-il, à votre justice qu'on veuille bien m'aider à obtenir un éclaircis- sement de cet odieux mvstère... Veuillez me four- nir les moyens d'arriver à expliquer complète- ment et à dévoiler l'infamie dont je me trouve at- teint, moi qui ai toujours vécu à l'écart, ne de- mandant rien au pouvoir, tout entier à l'étude et aux lettres. »

Le vieux singe dont ou avait fuit un ministre ne daigna pas lui répondre. Irrité par l'attitude du Gouvernement, il donna sa démission de bi- bliothécaire.

Ce Gouvernement, s'il méprisait les écrivains,

LA RUE. LES PROMKNVDES 241

qui le lui rendaient bien, s'intéressa aux artistes, et ce fut terrible.

On nomma Jeanron (1) directeur des Musées, et Garraud directeur des Beaux- Arts. Ce Gar- raud mit au concours « la composition de la fi- gure symbolique de la République »; 700 peintres prirent part à ce concours, et tout ce que le pon- cif peut donner s'étala à cette occasion. Garraud ne conserva pas longtemps ses fonctions. On s'aperçut qu'en sa qualité de sculpteur, il ne pou- vait pas être directeur des Beaux- Arts. On le remplaça, le 5 avril 1848, par Charles Blanc, qui n'était pas sculpteur, et qui était le frère de Louis Blanc.

Dès le 24 février, Ledru-RoUin avait signé un arrêté fixant au 15 mars l'ouverture du Salon. En même temps il soumettait l'admission des tableaux ou sculptures à une sorte de suffrage universel. Le résultat fut aussi démocratique et aussi révo- lutionnaire qu'on l'espérait. Jamais il n'y eut au- tant de croûtes et de navets qu'au Salon de 1848, mais le « principe électif » était sauvé.

Des écrivains, des artistes, qu'on les méprisât, qu'on les protégeât, la République pouvait, à la rigueur, s'en passer. On avait dans le gouverne- ment un poète : il suffisait. Et même plusieurs de

(1) Peintre de troisième ordre, mais bon républicain et ami de LedruRollin.

24'2 I.A VIE PARISIENNE

ses collègues estimaient qu'il était de trop. Bien qu'il eût pris la précaution de peindre ses ailes en rouge, il déparait la collection.

Mais le roulement de l'argent, qui se produi- sait, naguère, sous Finlaine monarchie, on s'en passait difficilement, et de moins en moins. Que le luxe est une nécessité sociale, que les pauvres vivent des plaisirs des riches, il fallait bien se ré- signer à l'admettre, en face d'une si générale et si navrante misère. Comment les remplacer ou en provoquer le retour? Comment rassurer ces petits commerces ({ue le luxe entretient et que rui- nait la Répul)li([uei' En donnant des fêtes offi- cielles, des bals, des concerts, on faisant sortir des barricades le Paris aimable et gai, le Paris charmant et jouisseur, que tant de Parisiens re- grettaient.

Pour ressusciter les élégances d'autrefois, compter sur Mme Crémieux ou sur Mme Flocon, ou sur ranci'on courtier eu liquides Caussidière ou sur le citoyeu-ouvrier Albert, c'était, je le sup- pose, s'exposer à des déceptions. Parmi les maîtres du jour, un seul était capable do l'essayer sinon d'y réussir. On l'a beaucoup calomnié, mais je le considère comme le plus intéressant de la bande. Il était, au fond, si peu démocrate!

Il y avait chez Marrast, car c'est de lui, on Ta deviné, <[u'il s'agil, du Moi'uy et du Briand. Je

Armand Marrast.

h\ nUK. I.ES l'UOMKNVDKS 245

ne pense pas le diminuer en faisant cette consta- tation. Paresseux, nonchalant, sceptique, loin de prendre au sérieux le parti auquel il semblait ap- partenir, il ne se prenait pas au sérieux lui-même et ce que son passé et son entourage et les cir- constances l'obligeaient à dire, il avait trop d'es- prit pour y croire. Sous la casaque du Monta- gnard perçait l'élégance, un peu lourde, du Mus- cadin, un peu vieilli. Les immortels principes ne l'intéressaient guère, bien qu'il ne voulût pas en convenir. Il aimait les fines causeries, les bons dîners, les jolies toilettes. Il aimait le faste (1). Il aimait le plaisir. Il aimait les femmes, un peu trop sans doute, mais c'est en les aimant trop qu'un politicien évite de devenir ou un pion ou un sectaire.

« M. Marrast, écrivait Daniel Stern, n'était point un ambitieux. Ses vues ne portaient ni si haut ni si loin. C'était un homme désireux de parvenir. 11 souhaitait le pouvoir et la richesse, non pour élever son nom ou grandir sa vie, mais pour se procurer des jouissances plus nombreu- ses. »

Le haineux lUauqui, mille fois plus dangereux, l'appelait « le Marquis de la République » et

(Il Des journaux royalistes raccusèrenl d'avoir pris au g.irde-meuble pour sa tille alors en bas âge le berceau que la ville Ij Paris avjil fait exécuter pour le comte de Paris

"246 LA VIE PARISIENNE

Reybaud disait en parlant de lui (1): « Nous avons un président dameret. »

Il avait été, en effet, élu président de la Cons- tituante, à la place de Sénard, et il avait eu aus- sitôt l'idée de donner des fêtes dans le nouvel hôtel présidentiel qu'on Amenait d'achever.

La première eut lieu le 3 août 1848. Dès qu'elle fut annoncée, il s'éleva dans le clan des purs, des démocrates à tète de bois, un lonar cri d'indig^na- tion. Une trentaine de membres de la Montagne renvoyèrent leurs invitations. .Iules Gouache, dacteur à la W' for me, publia une brochure qui fit grand biuit, les Violons de M. Mciirast.

Ces protestations, ces attitudes de Gâtons en carton-pàte, ne nuisirent en rien au succès de la fête.

Il y eut un diner de 60 couverts, bal et con- cert.

Au diner assistaient des hommes de tous les partis, le comte d'Argout, Berryer, Dupont de lEure, Edgar Quinet, Portalis, Kecurt, le mi- nistre des Affaires étrangères, Bastide, l'ambas- sadeur d'Angleterre, lord Normanby, le général Gavaignac, le lieutenant-colonel Gharras, le mar- quis de La Rochejaquelein, David d'Angers, plu- sieurs membres de l'Institut.

(1) Dans son Jérôme l'ulurut à lu rfchcrclie de la meillfurf des népiihliqiies, qui fut publié en 1848.

L\ RUE. LES PROMENADES 249

Cet oubli momentané des classements et des passions politiques du jour se révélait aussi dans le bal que Marrast avait voulu aussi mondain et en quelque sorte aussi peu « républicain » que possible. On y voyait à côté d'I'^tienne Arago, de J. Hetzel, secrétaire général des Affaires étran- gères, de Louis Perrée, directeur du Siècle, Du pin, Paul de Musset, Amédée Achard, le général Lamoricière, le sculpteur Préault, le compositeur Fromenthal Halévy.

Parmi les femmes, très nombreuses mais qui, à cause des journées de juin, encore trop récentes, ne portaient ni fleurs ni diamants, les plus re- marquées étaient Mme Armand Marrast, née Fitz-Clarence, une Anglaise aux yeux bleus, aux cheveux châtains, grande, mince et frêle, « une figure de Keepsake » disait-on ; suivant une mode assez généralement adoptée par les femmes à cette époque, elle avait recouvert ses cheveux de poudre de riz (1) ; ^Ime Odier, qui épousa le gé-

(1) Un journal, l'Opinion publique, écrivait en novembre 1848 : << Il n'est bruit, [)armi les femmes qui assistent aux soirées de la présidence, que du fait suivant : deux peintres et deux statuaires ont été appelés par M. Marrast, afin de s'enlcn- dre avec M"* Marrast sur le j^enre de coiffure quelle dovia adopter à la prochaine soirée de la présidciice en l'honneur du vote de la Constitution. Après un débat fort grave, fort sérieux, auquel l'érudition antique et moderne n a pas fait faute, l'opinion de M. Clesinger, le statuaire, a été adoptée. M°" M irrust aura les cheveux poudrés ; deux grosses bou-

250 LA ME PARISIENNE

néral Cavaignac ; Mlle de Saint-Albin, qui épousa Achille Juhinal et à qui Lamartine avait dédié ces vers :

Je n'ai fait qu'entrevoir un moment ton visage ; Mon œil, depuis ce temps, reste ébloui de toi. Je plains le flot limpide se peint ton image : Il la péril en fuyant, je l'emporte avec moi.

Après le concert, oij des morceaux des opéras de Rossini, de Bellini, de Sacchini, d'Auber, de Félicien David, avaient été interprétés par les principaux artistes du temps, Poultier, ténor à l'Opéra, Alizard, Grimm, Mme Damoreau-Cinti, une quête an profit des a ictimes de 4a guerre ci- vile produisit 1.750 francs. Ainsi se termina par un geste démocratique une fête à laquelle on re- prochait, dans les milieux populaires, de res- sembler un peu trop à celles de la monarchie.

Mais l'impulsioa était donnée. Elle fut suivie. Le 15 janvier ISiO, le préfet de la Seine, Berger, donnait un bal dans l'ancienne salle du Trône. Peu à peu l'horizon s'eclaircissait, mais il avait fallu passer, comme on va le voir dans la seconde par- tie de ce volume, par de terribles épreuves.

clés se (iétacheronf du chignon et tomberont sur ses épau- les délicates. Sur le devant, les cheveux seront lisses jus- qu'à la hauteur des tempes, ils se détarheront en petites boucles, dette coilTure ressemble à celle que portait Mme Du- barry dans les derniers jours du règne de Louis XV. »

APPENDICE

Les CJiamps-Elysées dans les premiers jours de juin 18^8 {!).

« La République avait traiisTormé les Champs- Elysées comme toute* choses ; Paris, qui du même coup. Amenait d'envoyer à l'Assemblée M. Tliiers et M. Lagrange ; Paris, toujours plein de contrastes, ici raisonnable, communiste, offrait dans les Champs-Elysées le plus parfait échan- tillon de République démocratique.

Les saltimbanques, ces comédiens ordinaires du peuple, et leurs spectacles ambulants qui jadis n'avaient permission de ne s'étaler qu'aux jours fériés, les physiciens, les alcides, les phénomènes, les étalagistes de tous genres avaient pris, sans autorisation aucune de ^L le maire, possession entière et permanente du Cours-la-Reine, du carré Marigny, des abords du Rond-Point et même de la grande allée.

Les Champs-Elysées offraient Taspect d'une

1) .litiiriit;:< illiiulrccs de la Rêvoluliun de iS'iS, p. 38L

252 L.\ VIE PARISIENNE

ville (le toile peinte, s'élevait une cité étrange, qui hier n'existait pas, et dont les habitants étaient accourus de tous les côtés de la France...

Dans cette ville fantastique on ne pouvait faire un pas sans tomber en exlase. Tous les sens étaient charmés à la lois. Tandis ([ue l'odorat était doucement chatouillé par les parlums incom- parables des cuisines ambulantes et des fritures en plein vent, l'œil ébloui s'étendait sur une immense suite de tableaux-affiches représentant au naturelles plus curieuses merA^eilIes du globe, et l'oreille se dilatait au son de vingt grosses caisses appuyées par autant de trompettes ou de trombones, sur les notes graves ou éclatantes des- quelles se détachaient comme une aérienne dentelle les folles gammes chromatiques de la perçante cla- rinette. Ici on courait la bague sur des pur-sang de bois, les seuls que nous ayons encore; plus loin, l'escarpolette vous tendait les bras de ses fauteuils ou vous embrassait de ses filets ; sous cette tente, on se livrait à un repas champêtre ; là-bas, on arrachait des dents; partout la joie était à son comble.

Hélas! il on faut coiivenii", c'était une joi(> mélancolique... c'était le désœuA' rement cl le manque de travail qui peuplaient les Champs- Elysées...

Tel était le contre-coup de la crise financière

APPENDICE 253

que les saltimbanques, bien que jouissant, par la modicité de leurs prix, de la faveur qui aban- donne les théâtres proprement dits, avaient néanmoins abaisser singulièrement ces prix, de tout temps fort modestes, pour attirer à eux des visiteurs dont le nombre diminuait de jour en jour.

La République avait fait surgir des prima donna au justaucorps de satin et de velours, roucoulant des romances devant un certain nom- bre de jeunes défenseurs de la patrie en tuniques bleues et en képis, pour la plupart gardes mo- biles. Il n'y avait pas jusqu'au théâtre de Gui- gnol qui ne se fût fait révolutionnaire. Le théâtre de Guignol faisait à Paris l'office du Pulcinello en Italie ; il ne se gênait aucunement pour donner des coups de patte au pouvoir ; le commissaire du Gouvernement provisoire était berné, sifflé et roué de coups, aux grands applaudissements des spectateurs, auxquels 'venait de temps en temps se mêler un public en redingote et en habit, vic- time du nouveau Gouvernement, qui se trouvait presque vengé par ces plaisanteries j)i>liti([ues.

Mais ce qui caractérisait mieux que nous ne saurions le dire la misère des temps, c'était l'ab- sence de toute élégance et de toute toilette dans cette classique promenade de la toilette et de l'élé- gance. Qu'étaient devenues ces deux longues files de calèches, de tilburys et de colimaçons frin-

17

254 LA VIE I>AU1S1K>NK

gants qui naguère se succédaient sans interrup- tion, sous les yeux des promeneurs, de la place de la Concorde au Rond-Point, et jusque par delà l'Arc de Triomphe dans les avenues du Bois de Boulogne ? On n'en voyait plus aucune trace ; c'était à peine, si de loin en loin, apparaissait quel- que modeste voiture de maître, et l'événement était si rare qu'il faisait sensation et piquait la curiosité. On se demandait quel était ce riche audacieux, ce banquier non encore en faillite, ou ce propriétaire dont on payait les termes, ou bien encore cette Aspasie assez heureuse ou assez belle pour captiver un Alcibiade. Qui osait ainsi rouler carrosse, alors que lomnibus était le seul véhicule des plus honnêtes citoyens ?

Puisque nous en sommes sur ce chapitre, nous donnerons un tableau aussi exact que possible des Champs-Elysées républicains...

Voici le fauteuil biifij mètre à côté du dynamo- mètre, il a peu de succès, et c'est en vain qu'il tend ses accotoirs aux promeneurs. Tout le monde a beaucoup maigri depuis la révolution de février, et l'on n'aime pas à constater de gaieté de cœur sa propre déperdition de substance. MM. Caussidière et Ledru-Rollin, rares exceptions, auraient pu seuls se donner ce plaisir.

Un tir (i idrbalèle^ entre tous ceux qui se par- tagent les francs-arihers nationaux, mérite une

APPENDICE 2SS

mention spéciale. Si quelque maladroit vient à frapper le but, on voit une Judith lever soudain son sabre et trancher la tête d'ilolopherne. Tenant le sac classique, la servante, en costume de lai» tière des environs de Paris, est un excellent per* sonnage...

Voici le cartomancien populaire qui prédit le passé, le présent, l'avenir... et même le futur! C'est le prophète de la petite propriété : moyen* nant cinq centimes il fait le petit jeu à toutes les personnes qui veulent bien tirer une carte et leur Iwurse. Quant aux Rothschild et aux receveurs généraux de la Société, qui éprouveraient le be- soin de se renseigner plus à fond sur l'avenir et le futur, ils sont invités à entrer chez le marchand de vin le plus voisin, et là, moyennant cinquante centimes, une somme énorme aujourd'hui, un homme bien mis leur montre avec des cartes pro- pres \e grand /eu, dans une suite de révélations et de pronostications pantagruéliques proportion- nées à l'importance des capitaux aventiu'és...

Plus loin, c'est une exhibition de jeunes tableaux vivants. Le travail était confié à une douzaine d'enfants dont le doyen pouvait bien avoir quatorze ans. Le jour, les jeunes tableaux, vêtus de tuni- ques blanches, montés sur de longues échasses, ef précédés d'un fifre, distribuent eux-mêmes sur la promenade le programme des poses plastiques

236 L\ VIE PARISIENNE

qu'ils doivent exécuter le soir. . . Entre autres sujets païens ou bibliques, la troupe de statues enfan- tines représentait la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Avant que la toile se levât sur le dernier tableau, l'imprésario croyait devoir adres- ser à la foule cette allocution:

« Mesdames et Messieurs, si quelqu'un de l'honorable société, trompé par l'immobilité sur- prenante de ces jeunes enfants, pouvait suppo- ser que l'on a abusé de sa confiance et nous faisait l'injure de croire à l'existence de manne- quins, je me flatte que dans un instant il revien- dra de son erreur. Je prie seulement la compagnie d'être bien attentive, car nous lui ménageons une surprise. »

Ce discours enflammant la curiosité, tous les regards sa fixent avec une avidité inquiète sur le rideau, qui, s'écartant, laisse voir, pour tableau final, la Mise au tombeau du Seigneur. Les poses sont irréprochables ; ce sont bien de vraies statues, un peu grêles, mais c'est de l'art chré- tien. Tout à coup, à un signal donné, Jésus-Christ, la Vierge, Nicodème, saint Jean, Joseph d'Ari- mathie et toutes les saintes femmes se lèvent et exécutent sur le théâtre une furieuse Saltarelle en poussant des //on.' Itou! à percer le tympan. Ce dénouement inattendu, qui terrasse les incrédules, ayant un grand succès d'hihirité, le directeur sai-

APPENDICE 257

sit habilement l'occasion pour risquer la motion suivante :

« Mesdames et Messieurs, ne quittez pas a'OS places. On va faire une quête pour les jeunes en- fants : ils n'ont que ce profit (et encore l'ont- ils?). Seulement, vous êtes priés de ne pas donner de pièces de cinq francs : ils les refuseraient!... »

Il y avait aussi la parade politique. Nous citons celle-ci, dont nous avons été témoin ; elle avait lieu entre un pitre" et un compère, devant la ba- raque d'un phénomène quelconque. Elle vaut la peine d'être recueillie.

Le pitre, en costume de queue-rouge, qui vient, comme toujours, de se voir jeter au nez la porte de son vingtième maître et est véhémentement menacé de coucher à la belle étoile, fait confi- dence de son anxiété au public et cherche, comme de raison, de l'emploi. C'est la personnification assez exacte de la condition de domestique sous la démocratie actuelle.

Le compère l'aborde en ces termes :

Vous clu'rchez une place, mou ami ?

Oh oui ! monsieur, poui'riez-vous m'en indi- quer une par hasard ?

Certainement ; j'en connais une belle, pas bii'M loin d'ici.

Laquelle ?

La place de la Concorde.

258 LA VIE PARISIENNE

Mauvais farceur !

Comment? (Il lui donne un coup de pied.) -^ Aïe ! aie !

Mais plaisanterie à part, je puis vous en in- diquer une très bonne.

cela ?

Dans une fameuse maison, chez le prince Tirtintirkoff.

Chez un prince ! On disait qu'il n'y avait plus de [)rinces !

C'est un conte ! Une jolie place... il n'y a rien à faire du tout,

Quelle chance! c'est moi qui ferai tout l'ou- vrage. (Il gambade en gesticulant.)

Ne vous remuez donc pas comme ça. Vous êtes trop vif, mon cher. (Il lui donne un soufflet.) Si vous continuez je vous donne un soufflet.

Tiens, tiens, tiens, et celui-là, donc?

C'est un que je vous devais.Vous dites donc, mon cher, ([ue vous désireriez entrer chez le prince Tirtintirkoff. Mais, d'abord, ètes-vous bien fainéant ?

Si je le suis ! Vous ne m'avez donc jias vu avec mon fusil de munition?

Et cela?

Dans la dernière revt>lulion.

Vous vouliez détruire les tyians ! Vous êtes républicain de la veille?

VPPKiNDICE 259

Pas du tout. Je cherchais tout bonnement, pour le tuer, ce misérable, ce scélérat, ce conspi- rateur...

Qui cela ?

Celui qui a inAcnté l'ouvi-age.

C'est à merveille. Mais avez-vous des certi- l'icats de l'ainéantise?

Si j'en ai ! Un l)oisseau, rien que ça !

Voilà qui est bien. Mais continuons votre examen. Etes -vous un jeunt' homme à faire douze repas par jour ? C'est l'ordinaire de la maison.

J'en ferai ving-t-quatre, s'il le faut.

Non, non, douze, pas davantage. Les temps sont durs. Il faut savoir s'imposer quelques priva- tions. Ainsi, voilà reni[)loi de votre journée: le matin, en sortant du lit, vous vous mettez à dé- jeuner tout de suite; sans perdre une minute...

A la fourc4iette ?

Comment donc ! A propos de fourchette, sup- posons que la vôtre vienne à vous échapper des mains et qu'elle tombe sous la table ; comment ferez-vous ?

Cen'eslpasmalin: jemaugeraiavecmesdoigts.

Fi donc ! ce n'est pas cela du tout. Vous ou- bliez que vous êtes chez le prince Tirtintirkoff ! Vous sonnerez, vous appellcM^ez votre maître et vous lui direz : « Faites moi le plaisir, mon cher, de m(.' ramasser ma fourchette. »

260 LA VIE PARISIENNE

Je n'oserai jamais!

Pourquoi donc, le prince est un représentant?

Eh bien ?

C'est un valet du peuple. L'interrogatoire continue sur ce ton. Il est

interrompu par l'apparition d'un troisième per- sonnage en habit noir et cravate blanche, vrai physique d'ancien notaire, qui, faisant un salut au public, s'exprime en ces termes choisis :

« Messieurs et dames, nous avons l'honneur de vous inviter à venir honorer do votre visite deux des plus étonnants phénomènes ci-inclus (Frappant sur le tableau qui décore la toile) que la terre nUiit jamais produits. Ce sont deux jeunes gens : la demoiselle et le frère, nés en Angleterre tous les deux. La demoiselle, qui est âgée de vingt-cinq ans, est ornée, depuis l'âge de dix-sept, de cette superbe barbe noire que vous lui voyez au menton, tandis que, par une surprenante bizar- rerie de la nature, son jeune frère est porteur d'une barbe aussi blanche que les cheveux d'un albinos. (Avec onction.) Messieurs et dames, très souvent les annonces sont mensongères ! Mais nous n'avons qu'une chose à dire : Venez, venez contempler par vos yeux les deux phénomènes britanniques. ]Mais combien, me direz-vous, combien cela nous coùtera-t-il ? Messieurs, uniquement remarquez bien ceci, uniquement

APPENDICE 261

pour vous donner le droit de vous dire que vous avez laissé quelque chose en sortant, il sera perçu à la porte la modique rétribution de cinq cen- times par personne 1 »

Remarquez l'artifice de cette rédaction ; quelle admirable entente du caractère français, toujours empressé d'accomplir, au prix des plus rudes sacri- fices et même au prix de cinq centimes, la con- quête d'un nouveau droit ! Aussi la foule s'élance- t-elle sur l'escalier qui conduit dans l'intérieur de la tente, comme à l'assaut d'une barricade.

C'est égal, Bilboquet avait raison de le dire: Ucift drcti)mti(jiie est dans le marasme. On par- lait d'une députation de saltimbanques qui se rendrait à la Commission executive, pour la mena- cer de suspendre ses spectacles démocratiques, si cette dernière ne venait pas, par une subvention, au secours de la parade aux abois.

Tout cela était fort triste; et, par un contraste vraiment singulier, les Champs-Elysées n'avaient jamais été plus touffus ni plus verdoyants, l'air plus pur, le ciel plus radieux, la nature plus luxuriante, les senteurs de l'acacia et du tilleul plus suaves, plus balsamiques et mieux faites pour calmer l'appareil nerveux dévasté par tant et de si rudes secousses, que depuis l'invasion de spleen et du paupérisme, sous les ombrages de cette belle promenade... »

VI

LE THÉÂTRE

LES PIÈCES DE CIRCONSTANCE

LA FOIRE AUX IDÉES

TjCs aut(Hirs dramatiques, (jui ni' savaient pas encore ce que leur réservait le changement de ré- gime, et qui d'ailleurs partageaient, au débuL l'emballement nalicmal ils ne le partagèrent pas long temps ! avaient cru devoir, par un(! démarche solen- nelle, se rallier au nouveau (iouvernement. C'était la mode du jour: il fallait, aAec plus ou moins de conviction, s'y conformer. Généralement, on était très convaincu.

Rnrhcl cli.-uilanl \ji MurscUlai

LE THEATRE 20;}

« Le dimanche 5 mars, raconte Théodore Mu- ret (1) une assemblée générale des Auteurs et Compositeurs dramatiques était réunie dans le foyer de l'Ambigu pour discuter les intérêts de l'association, au milieu du travail universel qui s'opérait. A l'issue do la séance, il lut décidé de se rendre immédiatement à T Hôtel de Ville, pour porter uni! adhésion de ])lus an (iouvernemimt pro- visoire.

La réunion, qui pouvait se composer de quatre-vingts à cent membres, se mit en marche. Elle avait en tète l'honorable président, ^L Le- brun (2), membre de l'Académie française, et qui, en sa qualité de ci-devant pair de France, pouvait bien être tout au plus un l'épublicain du surlende- main, (^uand nous débouchâmes sur la place de l'Hôtel-de-Ville, les troupes qui stationnaient en permanence pour voir passer les nombreuses manifestations durent se demander quel était ce corps d'état, d'une apparence au-dessus de la classe populaire et dont plusieurs membres por- taient le ruban de la Léi^ion d'honneur, un ou deux même la rosette. Nous entrâmes à THùtel de Ville. Au rez-de-chaussée bivouaquaient les

(1) LUisloire /mr le Thé<Ure. Paris, 186ô, t. III, p. 308.

[2'\ Pierre LeJjruo, riç à Paris le 29 décembre 1785. Avant de devenir réiuihlicain, il avail été, avec la même sincérité, bonapartiste et royaliste.

264 LA VIE PARISIEN1NE

montagnards à pied ou à cheval qui en formaient la garde et fournissaient le service d'estafettes. Leur blouse et leur écharpe rouge composaient une tenue beaucoup plus farouche à la vue que menaçante en réalité, car ces gens-là n'étaient pas, au demeurant, plus féroces que d'autres* Quand nous eûmes monté l'escalier, on nous intro- duisit dans un salon l'un des membres du Gouvernement, M. Crémieux, vint nous recevoir, et M. Lebrun s'exprima en ces termes :

« Citoyens du Gouvernement provisoire, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, qui, dès 1829, a pris pour devise: U?iis et libres, vient faire acte d'adhésion et offrir son concours au Gouvernement provisoire de la République française. »

M. Crémieux répondit en ces termes : « Citoyens, je suis tout à la fois bien ému et bien flatté de me trouver aujourd'hui à l'Hôtel de Ville, au moment la réunion des auteurs et compositeurs dramatiques sV présente et chacun des membres du Gouvernement provisoire se féli- citerait d'avoir à vous répondre. Je n'ai pas besoin de vous dire que le Gouvernement provi- soire de la République doit prendre à l'état des lettres en France, à sa prospérité, à sa grandeur, pour laquelle vous travaillez si bien, l'intérêt le plus vif et le plus soutenu. Il n'a pas besoin de

LE THEATRE 265

s'en occuper lui-même : c'est vous qui faites ce qu'il faut, et quand on a en France de pareils répondants de l'état des lettres et de leur sort présent et futur, la République peut être tran- quille, son sort ne faillira pas. Sous la monarchie pure comme sous la monarchie tempérée qui nous escamotait une à une toutes nos libertés, vous seul vous appeliez encore la république des lettres. Prenez avec ardeur et avec le dévouement du cœur qui appartient à nos écrivains le parti delà République ; propagez-en les beaux et nobles principes. Dites éloquemment à ce peuple, qui mérite si bien la République, qui nous donne, à chaque jour de péril pour la liberté, de si beaux exemples de courage, dites-lui, dans la langue sublime et harmonieuse qui vous appartient, qu'il n'est rien de plus grand, rien de plus beau que son patriotisme ardent et généreux, devant lequel s'évanouit le soin de leurs intérêts privés, oubliés devant la sainte image de la Patrie. Que vos travaux, que vos chants se réveillent et s'ani- ment en faveur de la liberté, si puissante et si pro- tectrice, et de cette patrie française, si grande et si belle. Messieurs, la France, illustre dans la guerre par tant de prodiges, n'est pas moins illustre par les sciences, les arts et les lettres ; toutes les nations la saluent dans ses grands écri- vains comme dans ses fameux capitaines. Voua

26C LA VIE PARISIENNE

êtes les héritiers des grands nomB de notre litté- rature : laissez-moi vous dire que vos enfants seront aussi les héritiers de grands noms, et auront à soutenir avec gloire le poids des vôtres» comme vous soutenez avec gloire le poids des anciens (1). »

Après cette allocution, plusieurs des membres à la réunion échangèrent quelques paroles avec M. Crémieux. L'un d'eux exprima la ferme assu- rance que la censure, réglée sous les barricades de février comme elle était restée sous celle de juillet, était, pour cette fois, enterrée d'une manière bien définitive. L'honoi'able membre du Gouvernement en donna l'assurance la plus for- melle, et l'on se retira fort satisfait de l'entre- vue. »

Quelques mois plus tard, entre ces auteurs dra- matiques, si satisfaits du discours de Crémieux, et les réformateurs, ou plutôt les démolisseurs de 1848, la guerre commençait, une guerre dans laquelle il y eut des A-aincus et des morts, et qui- contribua, beaucoup ]>his qu'on ne le cn)irait, au triomphe de la réaction.

Les théâtres, [jendant le soulèvement de Paris, n'avaient fermé que deux jours. Quand ils rou-

(1) « Nous donnons lalloculion improvisée de M. Crémieux telle quelle se trouve dans un join-nal du temps, recueillie, comme elle put l'être, à la volée. » ^.\o/.' de M. ;)/(»»■/.)

LE THÉÂTRE 26"

vrirent après la lutte, ce fut pour donner des représentations au bénéliee des blessés.

On commença naturellement par jouer des pièces républicaines ou populaires. C'est ainsi (pi'à la Porte-Saint-Martin fut repris, le 20 fé- vrier, en matinée gi-atuite, un drame de Félix l'yat, qui avait eu beaucoup de succès, le Chif- fonnier^ avec Frederick Lemaitre dans le prin- cipal l'Ole, créé par lui et pour lui. Au Gymnase, le 4 mars, un vaudeville-revue en un acte, les Filles de la Liberté, de Jules Cordier Eléonore de Vaulabelle) et Glairvillc, saluait, avec un enthousiasme un peu factice, l'avènement de la République et la chute de la monarchie.

En général ces pièces ne se montraient pas trop agressives. On ne peut guère citer comme excei>- tion que Pierrot ministre, par un pair de France sans ouvrage (Nadar, qui avait alors vingt-neuf ans), joué aux Funambules, en mars, et dont les principaux personnages étaient Pierrot (Guizot), Robert Macaire (Louis-Philippe) et Arlequin (le Peuple).

Le 6 mars, au Théâtre de la République ^Théâtre- Français) (1), Rachel, pour la première fois, chan- tait la Maneillaise et nous verrons, à propos dune représentation plus mémorable et qui fut un

1) L'Upéra avait pris à la même époque le nom de Tliéàtre de in .\alion.

268 LA VIE PARISIENNE

grand événement dramatique, comment elle la chantait.

La Révolution de 1789, que celle de 1848 s'efforça d'imiter sur quelques points, convaincue que l'art dramatique, bien dirigé, bien surveillé, pouvait républicaniser les masses, avait voulu le leur rendre plus abordable. Le 22 janvier 1794, un décret attribuait au ministre de l'Intérieur une somme de 100.000 francs, pour être distribuée, en tenant compte de leur importance, aux vingt théâtres de Paris, en compensation des quatre représentations gratuites que chacun de ces théâtres était obligé de donner.

Cette idée de représentations gratuites parut très démocratique à Ledru-Rollin. Il prit un arrêté destiné à les organiser, arrêté que publia le Moniteur dans son numéro du 25 mars 1848 :

« Le Ministre de l'Intérikir,

Considérant que, si l'Etat doit au peuple le travail qui le fait vivre, il doit aussi encourager tous les efforts tendant à le faire participer aux jouissances morales qui élèvent l'âme ;

Considérant que les représentations des chefs- d'œuvre de la scène française ne peuvent que développer les bons et nobles sentiments ;

Sur l'offre faite par le citoyen Lockroy, com-

Madeleine Brohan.

18

LE THEATRE ^271

missaire du Gouvernement près le Théâtre de la République ;

Vu le rapport du directeur des Beaux-Arts, arrête :

Le commissaire du Gouvernement près le Théâtre de la République est autorisé à donner gratuitement et à des époques rapprochées des représentations nationales ;

Ces représentations seront composées des ouvrages des maîtres de la scène française, interprétés par l'élite des artistes du théâtre. Dans les entr'actes, des masses musicales exécu- teront des airs et des chants nationaux.

La salle sera divisée en stalles numérotées ; chaque stalle aura son billet.

Ces billets seront envoyés par portion égale et par coupons de deux places aux douze municipa- lités à Paris, à l'Hôtel de Ville et à la Préfecture de police, pour les distribuer dans les ateliers, les clubs, les écoles, aux citoyens les plus pauvres. Là, ils seront tirés au sort. »

De toutes ces représentations offertes au peuple, la plus importante fut celle du Théâtre- Français, le 7 août. La plupart des membres du Gouvernement provisoire, Dupont de l'Eure, Lamartine, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Armand Marrast, etc., y assistaient. On joua Horace, ci cette pièce de George Sand, le Roi «//e/irf, dans laquelle

272 LA. VIE PARISIENNE

Molière était présenté comme un démocrate.

Le piiljlie avait salué de ses applaudissements, de ses acclamations, le Chant du départ^ mais il espérait, et attendait mieux.

« Après la chute du rideau, quelques voix iso- lées d'abord, et auxquelles la salle entière a bientôt joint la sienne, se sont élevées pour de- mander la Marseillaise ! En effet, le bruit avait couru que Mlle Rachel devait chanter l'hymne révolutionnaire ; mais Texécutioud'un pareil mor- ceau semblait tellement en dehors des habitudes tragiques de la jeune actrice, que l'on ne savait trop si l'on devait ajouter foi à ces rumeurs.

Au bout de quelques minutes, la toile s'est relevée, et Camille a paru, débarrassée du pé- plum romain, droite et grande dans sa tunique blanche, et s'est avancée jusqu'à la rampe d'un pas lent et majestueux. Nous n'avons rien vu de plus terrible et de plus saisissant que son entrée, et la salle frissonnait d'épouvante, avant que l'ac- trice eût j)roféré une seule dos puissantes paroles. Ce masque d'une livide pâleur, ce regard noir de souffrance et de révolte luisant dans une orbite sanglante, ces sourcils tordus en serpents, ces lèvres aux coins abaissés, contenant dans leur pli superbe l'ouragan des menaces, et prêtes, comme dit Shakespeare, à sonner la trompette des malédictions ; ces narines passionnément gonflées

LE THÉÂTRE 273

comme'pour aspirer l'air libre au sortir de la fé- tide atmosphère des bastilles ont produit un effet extraordinaire ; c'était d'une grâce terrible et d'une beauté sinistre qui inspirait l'effroi et Tad- miration.

Quand l'actrice, comme une statue qui se piète sur son socle, a redressé sa haute taille, fait on- doN-er le contour de sa hanche sous l'abondance des plis de sa haute tunique, et levé son bras avec un geste d'une violence tranquille qui l'a mis à un jusqu'à l'épaule par le repli de la manche, il a semblé à tout le monde que Némésis, la lente déesse, se dégageait subitement d'un bloc de marbre grec, sculptée par un statuaire invisible ; alors, d'une voix irritée, stridente et monotone comme un tocsin, elle a commencé la première strophe :

Allons, enfants de la Patrie!...

Elle ne chantait pas, elle ne récitait pas ; c'était une t;spèce de déclamation dans le goût des mélopé'^s antiques, le vers, tantôt marche avec ses pieds, tantôt vole avec ses ailes, une musique mystérieuse, étrange, échappant aux notes du compositeur, qui ressemble au chant de Kouget de 1 Isle et qui ne le reproduit pas.

Cet hymne, si mâle pourtant et d'un si grand jet musical, Mlle Kachel a trouvé nioven de le rendre

274 LV VIK PARISIENNE

plus énergique, plus fort, plus farouche et plus for- midable, par l'âpreté incisive, les grondements ran- cuniers et les éclats métalliques de sa diction.

Elle a eu des attitudes, des gestes et des airs de tête admirablement expressifs, selon le sens de chaque stance. Comme elle redressait fièrement son col, libre enfin du joug, et comme sa nuque rétive secouait bien le joug de l'oppresseur qui l'avait tenue si longtemps courbée ! Quels trésors de haine amassée et quelle soif de vengeance se trahissaient dans ses mains crispées, dans ses nerfs tressaillant sous l'immobilité froide d'une résolution implacable ! Et avec quelle effusion attendrie, et comme fondue en pleurs à l'idée sainte de la patrie, s'est-elle agenouillée et noyée dans les plis tricolores du drapeau symbolique. Cette pose vraiment sublime a fait éclater la salle en transports d'enthousiasme ; les bravos, les battements de mains, les trépignements ont re- tenti de toutes parts comme des tonnerres i^i)... »

Des représentations gratuites, c'était un moyen insuffisant pour remédier à la crise qui n'avait pas tardé à sévir sur les théâtres, comme sur tous les commerces de luxe. Quelques acteurs. Bocage, Frederick Lemaitre, etc., s'obstinaient à faire figure de bons républicains, même sur la scène, mais la

(Ij Ttiéopiiile Gautier. Fouillelon de y'/vss<' du20 mars ISiS. (le feuilleton est antérieur, comme on voit, à la repré-

LE THÉÂTRE 275

plupart (les auteurs dramatiques qui, faute de dé- bouchés, n'arrivaient pas à caser leurs œuvres, se montraient de moins en moins favorables à ce ré- gime ruineux.

Le Vaudeville était en faillite. L'Opéra avait fermé. Après les journées de juin, la situation em- pira. Il y eut un relâche général et prolongé pour cause d'émeute. Paris ne songeait guère à s'amu- ser. La première salle de spectacle qui rouvrit fut V Hippodrome (1), le 2 juillet. \Ji\e des dernières fut le Théâtre-Français, le 19 juillet. L'Assemblée constituante avait voté, le 17 juillet, un secours trop nécessaire, de 680.000 francs, qui fut réparti entre les divers théâtres de Paris, depuis l'Opéra qui reçut 170.000 francs jusqu'au théâtre Lazary qui eut pour sa part 4.000 francs. Les salles continuaient à être à peu près vides,

sentation gratuite du 7 avril. Je le cite tout de même parce qu'il pourrait également s'y rapporter et parce qu'il montre admirablement ce qu'était la Marseillaise chantée, en 1848, par Rachel.

« L'énergie surabotidante de l'actrice a obtenu un triomphe complet et produit un effet saisissant et irrésistible lors même qu'on eût partagé aussi peu que l'artiste elle-même et on ne peut, je crois, rien dire de plus, les sentiments ex- primés par ces vers, déclamés plutôt (jue chantés. » Lovd NoRM\MiY (qui assistait à cette représentation), Une Année de révolution, t. I, p. 302.

(1) 11 avait été fondé le 1") novembre 1747 dans la salle du Cirque Ulympiijue. Il rouvrit, en 1801, dans l'ancienne salle du Théàlre-lUsIoriiiae, et prit, le 12 avril 18.">2, le nom de Théâtre-Lyrique .

276 LA VIE PARISIENNE

et, dans une revue, les Parades de nos pères, jouée le 6 octobre 1848, au Palais-lloyal (1), les acteurs, Dumanoir, Clairville, et Jules Gordier, n'avaient que trop raison de dire,^ en faisant. allusion à un impôt récemment créé :

Moins heureux que l'État, nul théâtre aujourd'hui Ne peut par ses efforts, ses farces ou ses crimes, Tirer des spectateurs quarante-cinq centimes.

La politique, cette politique révolutionnaire, rui- nait les auteurs dramatiques. Ils se vengèrent, et du même coup ils réussirent à attirer de nou- veau le public, en attaquant, interprètes passion- nés du mécontement des classes bourgeoises, les idées socialistes et ceux qui les représentaient.

« Les théâtres, écrivait dans le numéro du 1" mars 1849 un rédacteur du Mois, semblent sur le point de sortir de leur longue détresse. Quel- ques-uns sont, chaque soir, visités par une foule qui leur rappelle les beaux jours; mais ils ont tous un lourd arriéré à solder... Le Vaudeville a attaché le grelot, et, depuis, pas une petite scène qui ne se soit donné le plaisir de tympaniser nos révolutionnaires. Les théâtres ont rencontré un double avantage, de laisser un libre cours à leurs rancunes, en même temps qu'ils exploitent une excellente veine, car le public savoure tous

(1) Il était redoveiiii le '/7i<'<//r<'-'l/ii/i /<(»>■/<•/•.

LE THÉÂTRE 279

les traits, tous les couplets ayant quelque goût de réaction ».

Déjà, le Vaudeville. avait donné, en juin 1848, pour railler le mouvement féministe, le Club des maris et le Club des femmes, par Claii'ville..

A la même époque, une farce en un acte de Le- franc et Labiche, le Club champenois^ joué au Palais-Royal, mettait en scène le citoyen Farou- chot, une sorte de petit proconsul révolutionnaire, secrétaire du sous-commissaire de la République dans un des arrondissements de Paris ; l'écono- miste Grand- Bagout, qui affirmait que « Thomme doit vivre en se reposant », et qui prêchait d'exemple et un candidat ouvrier, Jean-Louis, dit Corinthien, un jeune bourgeois, très élégam- ment vêtu, qui, accusé, dans une réunion pu- blique, de ne pas être un ouvrier, répondait avec assurance : « Si fait, citoyens, mon père était ouvrier ouvrier notaire. Moi-même j'ai été ouvrier ouvrier référendaire à la Cour des comptes... »

Les journées de juin provoquèrent des pièces en faveur de la garde mobile, qui s'était distinguée dans la lutte, et entre autres, aux Variétés, le 7 août 1848, Un Petit de la Mobile, par Clairville et Vaulabelle.

Cette sanglante émeute avait été une terrible leçon de choses, et les idées d'ordre commen-

280 LA VIE PARISIENNE

çaient à prévaloir. On en trouvait l'expression au théâtre.

Le 28 octobre 1848, le Vaudeville donnait une « folie socialiste en 3 actes et 7 tableaux » qui de- vait avoir un énorme succès, la Propriété^ c'est le vol, de Clairville et Vaulabelle.

Le premier acte se passait au Paradis terrestre entre. Adam 'c'était l'acteur Ambroise), le premier propriétaire, et Prudent, le Serpent, un serpent à lunettes, joué par Delaunoy, qui s'était lait la tête de Proudhon. Adam devenait M. Bonichon, tout en restant propriétaire. En février 1848, avec d'autres bourgeois de son espèce, il banquetait en l'honneur de la réforme et criait : « A bas Guizot ! » mais lorsque le serpent venait leur annoncer la proclamation de la République, ils accueillaient la nouvelle sans enthousiasme, et manifestaient leur joie très relative en chantant en chœur sur des airs d'enterrement.

Nous voici maintenant en 1852, et les deux au- teurs ne se doutaient pas qu'à ce moment-là la République n'existerait plus, ou serait à la veille de ne plus exister. Le Droit au Travail règne, et Adam Bonichon s'en aperçoit à ses dépens. Un vitrier casse toutes les vitres de son appartement pour les remplacer. Un cocher l'introduit de force dans son fiacre et lui réclame, sans aménité, quatre heures de voiture. Un dentiste lui arrache

Eugène Sue.

LE THKA.TBE 283

des dents dont il n'avait pas le moindre désir de se séparer, et des couturiers apportent à Mlle Eve Bonichon (Mlle Octave), qui ne s'en plaint pas trop, vingt-cinq robes.

En 1853 autre tableau la Propriété est abolie et remplacée par la Bourse d'échanges (la Banque d'échanges de Proudhon), les marchan- dises, avec cours forcé, se substituent au numé- raire. Bonichon, qui a grand faim, a réussi à se procurer un pâté et se dispose à le dévorer. Sur- vient le Serpent qui désire ou plutôt qui veut échanger ce pâté contre une vieille casquette. Refus indigné de Bonichon. On. le traduit devant un tribunal, et comme il s'est imprudemment donné comme propriétaire, il est condamné et encore avec des circonstances atténuantes, son avocat ayant plaidé la folie à porter une re- dingote de coupe bourgeoise, sur le dos de laquelle est écrit le mot : Propriétaire, et à finir ses jours dans une maison d'aliénés.

En 1854, Paris est détruit. Sur l'emplacement de la Bourse et des rues qui l'entourent, s'étenduu désert dans lequel le Serpent, transformé en chas- seur, poursuit un gibier qui est Bonichon. Celui- ci est frappé à mort mais au dernier tableau, qui n'est plus un tableau de chasse, il ressuscite, redevient homme, et, en compagnies d'autres pro- priétaires, est transporté au Paradis. Débarrassé

284 LA VIE PARISIENNE

de ses lunettes socialistes, qui Tempèchaient de voir les choses comme elles sont, le Serpent se repent, obtient sa grâce, et se réconcilie, solen- nellement, avec la Propriété.

Telle est cette pièce, qui est beaucoup moins chargée qu'elle ne parait, et qu'il faut rapprocher, pour en goûvter toute la saveur, des caricatures de Cham.

« Dans son livre, A travers une Révolution (1), Alfred Darimon, qui était en 1849 un des rédac- teurs du Peuple et un des plus fidèles disciples de Proudhon, a publié à propos des incidents qui sui- virent les premières représentations de la Pro- priété, c'est le vol, quelques pages très renseignées et du plus vif intérêt. C'est un témoin qui parle :

^( Dans les premiers jours de décembre 1848, dit- il, M. Armand Marrast, président de l'Assemblée nationale, avait fait appeler Proudhon à son fau- teuil, et voici à peu près le colloque qui s'était établi entre eux :

Le Présidejnt. Vous savez qu'on joue en ce moment au A'audeville, sous le titre de la Pro- priété, c'est le vol, emprunté à un de vos ouvrages, une pièce vous êtes représenté avec votre masque.

Proudhon. Je n'en sais rien. Je vous ferai

(1) A travers une dévolution, 1847-1855. Paris, 1884, pp. 123 et suiv.

LE THEATRE 285

remarquer que pas un de mes ouvrage ne porte pour titre : la Propriété^ c'est le vol.

Le Président. Raisons déplus alors pour que vous approuviez ma démarche. M. Dufaure et moi, nous avons cru devoir intervenir à cause de votre caractère de représentant du peuple. Nous avons considéré cette pièce comme uhe atteinte à l'in- violabilité de la représentation nationale, et nous avons au préalable interdit à l'acteur de prendre votre ressemblance.

Proudhon. Selon moi, vous avez eu tort; mes idées appartiennent à la critique, et je n'inter- viendrai que dans le cas ma vie privée serait en jeu.

Le Président. Pour la dignité de l'Assemblée nationale, nous ne pouvons tolérer de pareilles attaques contre un de ses membres.

Proudhon. Tout ce que je puis vous recom- mander, c'est de ne pas vous rendre plus ridicule que moi dans cette affaire. »

Proudhon ne s'était plus occupé de cette conver- sation : c'est par les journaux qu'il avait appris que la Commission des théâtres avait été convo- quée au ministère de l'Intérieur, à l'effet d'exa- miner si M. Dufaure était suffisamment autorisé par les lois en vigueur à interdire la représenta- tion au Vaudeville de la pièce : la Propriété, c'est le vol. La Commission ayant, disait-on, répondu

19

286 LA VIE PARISIENNE

négativement ; il avait été décidé qu'on demande- rait à l'Assemblée nationale un décret contenant des dispositions répressives.

L'Evénement^ journal de Victor Hugo, en enre- gistrant cette nouvelle, avait insinué que c'était le résultat d'un traité d'alliance conclu entre Prou* dhon et le général Cavaignac : « M. Proudhon, avait-il dit, en faisant allusion à un article paru dans le Peuple du 3 décembre, donne sa voix à M. Cavaignac, M. Cavaignac donne à M. Prou- dhon la censure. »

Le Peuple avait opposé à cette insinuation perfide ces quelques lignes dédaigneuses :

« Vienne la discussion, et M. Hugo trouvera dans M. Proudhon un défenseur de la liberté des théâtres. »

Nous avions été aux renseignements sur les projets attribués au Gouvernement, et nous avions appris que tout s'était borné à une entrevue que M. Armant Marrast avait eue avec les auteurs du vaudeville : La Propriété^ c'est le vol, pour les engager à modifier certaines phrases ils par- laient de Proudhon et de ses doctrines en termes peu respectueux.

Dans le courant de décembre, le journal de Delescluze, la Révolution démocratique et sociale, avaitlancé contre Proudhon une attaque furibonde, dans laquelle on lisait: « M. Proudhon a été mis

LE THÉÂTRE 287

en vaudeville ; il alimente le Charivari, et s'en honore, comme bien on pense, mais tous ces coups de grosse caisse ne suffiront pas à le rendre inté- ressant à nos yeux. »

—, Il faut cependant, s'était écrié Proudhon, que j'aie le cœur net de cette pièce dont tout le monde parle et que je ne .connais pas.

Justement, nous venions d'ouvrir nos rangs à un rédacteur du Charivari : M. Taxile Delord, à qui nous avions confié la direction du feuilleton théâtral.

Est-ce qu'on ne pourrait pas, lui dis-jc un jour, procurer à Proudhon les moyens de voir la pièce du Vaudeville sans l'exposera être remarqué du public.

Le lendemain, nous avions leçu un coupon de baignoire avec un mot très aimable de M. Clair- ville, un des auteurs de la pièce.

Avec beaucoup de tact, on avait fait choix d'une baignoire fort obscure, située derrière les derniers rangs du parterre. On avait môme pris le soin de ne pas l'éclairer, de sorte qu'il était impossible de savoir par qui elle était occupée.

Proudhon s'est beaucoup plus attaché au jeu des acteurs qu'à la pièce en elle-même.

Quand le rideau s'est levé sur le décor repré- sentant le Paradis terrestre, il a été moins frappé des charmes opulents de Mme Octave que du décolleté de son costume.

288 LA VIE PARISIENNE

Ce n'est pas du tliéâtre, a t-il dit, c'est de la pornographie. Nous en viendrons comme les Romains de la décadence à crier aux actrices : Niidae ! Nu cl se !

Néanmoins, l'apparition de la tête de serpent entre les branches de Tarbre de la science, du bien et du mal, l'a fait rire de bon cœur. C'est le masque réussi de Proudhon avec ses lunettes et ses favoris.

Comment ces màtins-là, dit-il, s'y prennent- ils pour attraper si bien la ressemblance ? Je gage que ce monsieur ne m'a jamais vu de près. Et cependant, c'est ça! c'est bien ça!

L'acte de la Banque d'échange n'a pas déridé Proudhon ! Il l'a écouté avec une grande attention ; puis, quand le rideau est tombé, il nous a dit:

C'est inepte. Quand on fait la caricature d'une idée, il faut, du moins, qu'on puisse la reconnaître. Qui admettra jamais que j'aie eu la pensée absurde de faire retourner le monde civilisé au troc en nature, à ce mode d'échange primitif, qu'on re- trouve à peine chez les peuples sauvages ? Si M. Clairville m'avait consulté, je lui aurais donné des indications utiles, et il n'aurait pas écrit cet acte qui fait véritablement tort à son intelligence. Ce n'est pas comique, parce que ce n'est pas vrai.

Le décor du dernier acte représente Paris con-

LE THÉÂTRE 289

verti en désert, le socialisme ayant détruit toute civilisation. Deux voyageurs se promènent mélan- coliquement sur la scène. « Ce marais, dit l'un, était autrefois les Tuileries ; la Bourse s'élevait nous voyons cette forêt. Si ma mémoire est bonne, répond l'autre, il me semble que la Bourse était déjà quelque chose comme une forêt de Bondy, murmure le parterre.

Voilà delà bonne comédie, s'est écrié Prou- dhon, en riant aux éclats.

Sa gaieté a redoublé quand il a vu arriver l'ac- teur chargé d'être son sosie, ayant en bandoulière la boite du marchand de mort-aux-rats, et portant, accrochés à une longue gaule, une douzaine de propriétaires se balançant au bout d'une ficelle.

Si toute la pièce avait été sur ce ton-là, a dit Proudhon, elle aurait été excellente. Mais je crains que nos auteurs comiques n'y entendent plus rien. Pour peu que les choses aillent du même pas, on ne se donnera plus la peine d'écrire des pièces; on se contentera de simples exhibitions.

Mme Octave fait tort aux auteurs ; on n'écoute pas le dialogue. On se contente de contempler la belle femme.

Par une sorte d'ironie du sort, les bureaux de la Banque du Peuple, cette Banque que Clair- ville a tant raillée dans la Propriété, cest le vol, se sont établis rue du Faubourg-Saint-Denis,

•290 L\ VIE PAUISIENNE

n" 25, dans la même maison demeure le spiri- tuel vaudevilliste.

Un journal, en faisant part au public de cette circonstance, a inséré l'inepte article que voici :

« Les employés de M. Proudhon, qui sont des socialistes barbus, crépus et moustachus, ont voulu faire un très mauvais parti à M. Clairville, sous prétexte qu'il avait voulu ridiculiser leur patron. En apprenant cela, M. Proudhon est entré dans une grande colère et a chassé deux de ses employés. Quant à M. Clairville, il a été si effrayé de cette scène démocratique et sociale que ses amis ni la police n'ont pu parvenir à le faire rentrer chez lui. 11 loge chez un ami, M.Siraudin, et aujourd'hui M. Proudhon a écrit à M. Clair- ville qu'il n'avait plus rien à craindre. « Mes chiens enragés ont été battus {sic). Signé : P.-J. Proudhon, banquier. »

M. Clairville a écrit au Peuple la lettre sui- vante qui prouve qu'il est un homme de cœur en même temps qu'un homme d'esprit :

« Monsieur le Rédacteur,

Je vous serais bien reconnaissant si vous vou- liez bleu lu'aidtir à rectifier l'étrange historiette racontée par un journal sérieux au sujet de M. Prou- dhon et de moi.

LE THÉÂTRE 291

Dans ce récit, une seule chose est vraie, à savoir que je loge dans une maison M. Proudhon a établi les bureaux de la Banque du Peuple. Le reste est une mauvaise plaisanterie.

Je n ai pas quitté mon domicile pour me sous- traire aux prétendues menaces qui m'auraient été faites par les socialistes employés à la banque de M. Proudhon, socialistes barbus^ crépus et mous- tachus.

M. Proudhon, que j'ai l'honneur de connaître, ne m'a pas écrit.

Il n'a pas eu l'occasion et ne pouvant avoir la pensée, comme on l'affirme, de me venger en bat- tant les terribles socialistes, les chiens enragés qui ne m'ont jamais montré les dents et que j'ai tout lieu de croire les meilleures gens du monde, si j'en juge autant par leurs habitudes polies que par les formes douces et bienveillantes de M. Proudhon, leur illustre maître et mon excellent voisin.

Agréez, etc.

Clair VILLE. »

Proudhon a été fort touché de cette lettre. « Voilà qui me désarme. J'avais envie de saisir la première occasion de jouer, moi aussi, à M. Clair- ville quelque tour de mon métier. J'y renonce complètement. »

•292 LA VIE l'AlUSlENNE

Dans une revue de la Porte Saint-Martin, les Marrons cV Inde, de Théodore Muret et Cogniard frères, on se moquait assez finement des Monta- gnards de Gaussidière, du pittoresque de leur cos- tume, de leurs manières bizarres. Le principal personnage était le bourgeois Tremblotin, dont le nom indique le caractère, et qui exprimait ainsi ses craintes à un autre bourgeois, Marronnard :

TREMBI.OTIN

... Sur le coup de cinq heures... observez un peu dans les cafés... Vous remarquerez des indi- vidus qui prennent une liqueur verte... ils disent que c'est de l'absinthe. . Allons donc ! c'est un signe de ralliement, Monsieur. Ce sont des car- listes... pas autre chose.

MA.RRONARD

Ça dépend de la manière de voir.

TREMBLOTIN

Ça dépend de la manière de boire... Epiez-les bien, vous verrez qu'ils ont une manière de lever le coude qui n'est pas naturelle.

MARRONNARD

Vous croyez ?

TREMBLOTIN

Lt quand vient la nuit... Les lumières! Vous

LE THÉÂTRE 293

voyez des croisées qui sont éclairées, et d'autres qui ne le sont pas.

MVRRONNARD

Ça me parait assez naturel.

TREMBLOTIN

C'est une façon de correspondre d'un quartier à un autre, Monsieur !... Mais tout cela ne serait rien, si Paris n'était pas miné.

M.VRRONNARD

Miné !

TREMBLOTIN

Foide Tremblotin... oui, Monsieur... le faubourg Saint-Germain... miné!... l'obélisque... miné!... les tours de Notre-Dame... minées!... La porte Saint-Martin, la porte Saint- Denis, minées !... Paris, aujourd'hui, est bâti sur d'innombrables pétards... Et tenez, là, là, nous sommes, il y a peut-être cinquante paquets de pétards ! Toute la France est minée !

MARRONNARD

Diantre !... Je m'explique maintenant votre mine bouleversée... Comment, là, sous nous, il y a des pétards ! Savez-vous, Monsieur Tremblotin, que votre frayeur commence à me gagner !...

TREMBLOTIN

11 y a de quoi, et je vous engage à faire aussi votre malle, et à filer avec nous !

294 LA VIE PARISIENNE

MARRONNARD

ça? en Prusse ?

TREMBLOTIN

Plus souvent !... La Prusse est en pleine ébulli- tion... On commence à miner la Prusse.

MARRONNARD

En Autriche ?

TRE.MBLOTIN .

Allons donc !... l'Autriche.. . pire qu'ici ! l'Au- triche ! triple mine ! . . .

MARRO.XNARD

L'Italie ?

TREMBLOTIN

Y pensez-Tous ? Il y a trente-trois révolutions en Italie... Toute l'Italie est minée... sans compter le volcan.

MARRONNARD

Mais alors, autant vaudrait rester ici.

TREMBLOTIN

11 n'y a qu'une lie déserte qui puisse mettre, aujourd'hui, à l'abri des révolutions... et je vais en chercher une... »

De toutes ces pièces à tendances politiques, aucune n'eut plus de succès que la Foi/v ati.r Idées, de Leuven et Bruns\vick.

La foire aux Idées, dont le sous-titre était

LE THEATRE 295

« Journal. vaudeville », se divisa entre quatre pièces, qui formèrent ensuite quatre brochures, dans le genre des Guêpes, se faisant suite et por- tant la date du 16 janvier, 22 mars, 23 juin et 13 octobre 1849 1). On reproduisait dans chaque numéro des professions de foi burlesques qui avaient été placées, le soir à la représentation, sous les yeux des spectateurs :

« NOMMONS CHAPONEL !

Il veut que chaque citoyen ait le droit de fabri- quer pendant quinze ans, les billets de banque nécessaires à ses besoins.

CITOYENS, NOMMONS GALIFRON !

Il est fondateur des Bains chauds socialistes. L'établissement ne possède qu'une baignoire ; mais une ficelle sépare les sexes.

VIVE TRIFOLILLARD !

Il est totalement inconnu ; sans famille, sans amis, sans fortune et sans les vêtements néces- saires. Il ne craint pas de se montrer à nu. »

Une des scènes les plus amusantes de la Foire au.v idées, et qui correspondait le mieux aux préoccupations du public, était celle du premier numéro [W janvier 1849) dans laquelle le com-

(l) Entre les deux premiers et les deu.v derniers numéros, les élections avaient eu lieu.

^296 LA VIK PARISIENNE

père, Caprice, et la commère, l'Idée,, écoutaient les plaintes du bourgeois Capital, encore sous le coup de la terreur qu'il venait d'éprouver, mais qui commençait à se rassurer un peu (1).

CAPRICE

Qui êtes-vous, monsieur?

CAPITAL

Je me nomme Capital... Ah ! madame, j'ai été

vigoureusement attaqué, traqué et sur le point

d'être détraqué.

l'idée

Mais vous devez reprendre confiance ?...

CAPITAL

Ça vient doucement, mais enfin je crois que ça vient, ça me rassure.

CAPRICE

Oui, vous êtes plus calme; mais convenez que vous aviez eu une fameuse frayeur.

(1) Dans la Foire aux Idées comme dans la Propriété, c'est le Vol, les théories de Proudhon étaient tournées en ridicule. Caprice consacrait à la Banque du Peuple ou Banque d'éi'hanges ce couplet :

Ces llnanciers ont un syslème

Qui doit fair' le bien général :

Ils ferm'ronl, grâce à leur problème,

La banqu' de France et l'hôpital.

Ils n'ont pas besoin d'un' grand' caisse,

Pour les fonds qu'ils front circuler,

Il leur faut seul'ment et ça presse

Un' gross' caiss' pour les appeler...

LE THEATRE 297

CAPITAL

Que voulez-vous?... c'est dans ma nature.

J'ai peur quand quelqu'un me regarde, J'ai peur quand on crie au voleur, J'ai peur quand on crie à la garde, Quand le peuple chante, j'ai peur ! Ce sentiment, par sa puissance, Agit tellement sur mon cœur. Que j'ai toujours, dans ma prudence, Peur de n'avoir pas assez peur.

Et il y avait de quoi... je possède pas mal de moellons...

CAPRICE

Des millions ?

CAPITAL

Non, des moellons... avec portes et fenêtres. Eh bien, je vous donne en mille à deviner com- ment deux de mes locataires m'ont payé ? En bil- lets!...

l'idée

Vraiment !

CAPITAL

Vous savez, madame, que nous sommes en ré- publique?...

l'idée Pour toujours...

CAPRICE, faisant une pi rouet Le.

A perpétuité !

298 LA VIE PARISIENNE

CAPITAL

Eh bien! quand me soldera-t-il, ce débiteur sé- ditieux ? Celui-ci, voyez... (// lui montre un billet.) Fin république...

CAPRICE

Vous êtes fumé !...

CAPITAL

Et cet autre... lisez... Il s'engage à me payer au dixième président prochain... Si je calcule bien, ça me remet...

CAPRICE

Ah ! mon Dieu !

Jusqu'à présent la statistique

Par des calculs à peu près sûrs

Connaît ce que la République Mange de blé, de fruits plus ou moins mûrs.

On sait la quantité réelle Des gigots qu'elle croque tous les ans

Mais nul ne sait encore ce qu'elle

Consommera de présidents.

CAPITAL

C'est égal... maintenant que j'ai un peu moins la fièvre, je vais faire pétitions sur pétitions...

l'ii>ée Et que demanderez-A^ous ?

CAPITAL

Voici...

LE THÉÂTRE 299

CAPRICE

Qu'est-ce que vous réclamerez ?

CAPITAL

Voilà... Je veux qu'il y ait un corps de garde dans chaque boutique, qu'on vous demande un passeport pour traverser la rue, que les Petites Affiches soient censurées, et que, pour porter un parapluie, on soit obligé de prendre un port d'armes... Vous voyez que je fais de grandes concessions; mais, je le répète, il faut des bornes, des règlements...

Je veux, même dans ma famille,

Qu'un décret vienne régler tout,

Qu'il fixe l'heure je m'habille, Pour mon dîner, quel sera mon ragoût.

Je veux, si l'amour me réclame, Sans un permis ne pouvoir me lancer, Je veux enfin, pour entrer chez ma femme.

Qu'on m'impose un laisser-passer.

CAPRICE

Ça pourrait nuire à la population... » La Foire aux idées neut pas seulement beau- coup de succès : son influence sur l'esprit public fut très grande.

Pendant la même année 1849, on joua, dans tous les théâtres, des pièces nettement réaction- naires qui se proposaient le même but : discréditer les théories socialistes, le régime républicain, et

300 LA VIE PARISIENNE

préparer le retour de Tordre. Je ne citerai que celles qui eurent le plus de vogue.

Au Gymnase, le 26 février, les Grenouilles qui demandent un roi^ par Clairville, Eléonore de Vaulabelle et Arthur de Beauplan.

Au Gymnase également, en mars, la Danse des Ecus, par Marc Fournier, Henry de Kock, et Desvergers. Les principaux personnages étaient : Banque d'Echange (Proudhon) et Phalanstère (Considérant). La pièce fut interdite après la deuxième représentation. Les auteurs furent obli- gés de changer les noms qui parurent trop trans- parents. Banque d'échange devint Erostrate et Phalanstère Songe-Creux,

Aux Variétés, le 21 août, les Caméléons ou Soixante ans en soixante minutes, par Clairville, Dumanoir et Bourdon.

Au Vaudeville, le 28 décembre, Paris sans impôts, par Clairville et Vaulabelle (1).

Une loi du 30 juillet 1850, votée sur la de- mande du ministre de T Intérieur, Baroche, par 352 voix contre 194, rétablit la censure. Dans les derniers mois de 1851, elle interdit la représen- tation d'une pièce : les Effrayés, qui avait pour

(1) Une des dernières pièces à tendances antisocialistes fut celle de Clairville, les Escargots sympathiques, jouée au Théàtre-Montausier le 17 novembre 1850, et qui raillait les bizarres essais de télégrapbie sans (il que faisait Allix. à l'aide d'escargots qu'il qualiliait de sympathiques.

LE THEATRE

301

but de rassurer les classes moyennes, les proprié- taires, les capitalistes, les « Tremblotins ».

L'acleur Ariial.

Mais c'était désormais inutile. La République était déïinitivement Viiiucuc, vaincue par ses pio-

20

30"2 LA VIE PARISIENNE

près fautes beaucoup plus que par les attaques de ses ennemis. Pour en arriver là, il avait fallu une accumulation d'excès, qui furent tantôt favorisés, tantôt réprimés ou désavoués par la Préfecture de police, et que nous étudierons plus spéciale- ment dans les chapitres sur les Journaux, les Clubs, les Ateliers nationaux et les Journées de juin.

APPENDICE Petite Chronique des Théâtres de 18k8 à 1852.

1848

Buloz, administrateur du Théâtre-Français (qui devient Théâtre de la République) donne sa dé- mission. Simon, dit Lockroy, est nommé à sa place avec le titre de commissaire du Gouvernement. Lockroy, destitué bientôt après, est remplacé par Edmond Seveste, auquel succède Bazennerie.

Début de Delaunay. dans le rôle de Dorante, du Menteur.

Début de Mlle Nathalie (1) dans le rôle de Cé- sarine, delà Camaraderie de Scribe (15novembre).

1849

Arsène Houssaye est nommé administrateur du Théâtre-Français.

(1) « Oui faux talent à fausse natte allie », disait, quelques années plus tard. Théodore de Banville.

304 LA VIE PARISIENNE

Nestor Ro([iicpluii devient seul directeur de l'Opéra.

Eu janvier, mort de Joanny, ancien sociétaire du Théâtre-Français.

6 février : A l'Opéra, dans le Prophète, débuts de Roger et de Mme Viardot (1).

12 mai. A l'Opéra-Comique, début de Mlle Marie Cabel, dans le rôle de Georgette du Val d'Andorre.

W mai. Mort de Mlle Dorval (2).

21 mai. Au Théâtre-Italien, représentation de retraite de Mlle Georges.

21 Juin. L'Opéra Bouffe français, créé par quelques artistes du Théâtre-Lyrique, après la fermeture de cette scène, s'installe dans la salle du Théâtre-Beaumarchais. Il n'y restera que

(1) Dans son numi'>ro du 18 février, le Peuple publie ce coin- mn^iquédu Théâtre-Séraphin, installé au Palais National, 121, et qui jouait tous les soirs à 7 heures et demie, et le jeudi et le dimanche à îJ heures :

« Le directeur de ce petit théâtre a Ihonneul* die'tiréveilir ses grands et petits abonnés qu'il vient d'ajouter ài^es em- bellissements quantité de choses nouvelles. Ses scènes va- riées et danses de cai'actère, ses exercises de la jblite chienne Flora, ses charmantes pièces-l'éeries montées à grands frais, son délicieux château des fleurs se chantent les ro- mances et chansonnettes les plus nouvelles, ses remar- quables points de vue, animés par plus de deux cents pièces mécaniques, son polyorama et chromatrope, atti- rent toujours la foule. »

(2) Une actrice du Théâlre-Krançais, qu'on avait essayé d'opposer à Mllt> Mars, Mlle .Manie, meurt aussi cette année.

APPENDICE 307

quelques semaines, jusqu'à sa disparition, le 28 août.

8 septembre. Au Théâtre-Français, début de Delphine Fix dans le rôle d'Abigail du Verre d'eau, de Scribe.

i^"" novembre. Ouverture du Théâtre-Italien, avec / CapuletU a Moiitecchi, de Bellini (direc- rection Ronconi) (1).

ik décembre. Retraite de Duprez.

1850

24 juin. Mort de Mlle Gavaudan.

G septembre. Au Théâtre du Palais-Royal, début six ans) de Céline Montaland, dans la Fille bien gardée., de Labiche et Marc Michel.

i4 septembre. Mort de Mlle Saint- Aubin, actrice de l'Opéra-Gomique.

21 décembre. Mort de Perlet.

Got devient sociétaire du Théâtre-Français (2).

(1) Principaux artistes: Lablaclie, Ronconi, Moriani, Mo- relli, Lucchesi, Mme Ronconi, Mlle dAngri, qui débuta ce jour-là, parut pour la dernière fois Mme Persiani.

(2) En janvier 1850, au Théâtre-Français, dans le Legs et le Jeu de V Amour et du Hasard, débute Madeleine Brohan.

« C'est une belle jeune lille, grande, bien faite, à formes d'éphèbe, avec quelque chose d'éclatant, d'agressif et de dominateur dans toute sa personrie. Le geste est superbe, r(i;il flamboie, la bouche étincelle, la joue brûle comme une grenade : nulle timidité, nul embarras ; la grâce est âpre, la beauté crue comme un fruit vert ; le charme a quel- que chose d'imi)érieux ; on concevrait ainsi la jeune reine volontaire et fantos<|ue d'une de ces cours impossibles, o ù

308 LA VIE PARISIENNE

1851

Mare Fournier, directeur de la Porte-Saint- Martin.

Retraite de Ligier, de Menjaud et d'Anaïs Aubert.

8 avril. Au Théâtre-Italien, début de Sophie Cruvclli dans Ernani, de Verdi.

1852

Début de Mlle Favart, au Théâtre-Français.

Début de Lafontaine, au Gymnase.

Début de Brasseur, au Palais-Royal, le 19 août, à la première représentation du Misanthrope et l'Auvergnat, de Labiche, Lubize et Siraudin.

Principales pièces jouées pendant cette période (1).

1848. 7 avril. Théâtre-Français : // fnul qu'une porte soit ouverte ou fermée

(d'ALFRED DE MuSSEt).

Mai. Théâtre-Historique : In Marâtre

(de Balzac).

•25 juin. Théâtre-Français : // ne faut jurer de rien

(d'ALKHKIi DI. MlSSKT).

les poètes ont dénoué tant d'intrigues et noué tant de ma- riages. » (Théophile Galtieu, feuilleton de la Presse du 20 jan- vier 1850.) (1) Exception faite pour les pièces de cirtoustance.

APPENDICE 309

18 août. Tliéàtre-Historique : le Chandelier

(d'ÂLFRED DE MuSSET).

:2[ novembre. Tliéâtre-Français : André del Sarte

(d'ALFRED DE MlSSEt).

•1849. 2"2 février. Théâtre-Français : Loiiison

(d'ÀLFRED DE MuSSET).

\A avril. Tliéàtre-Fraiiçais : Adrienne Lecouvreur

(de Scribe et Legouvé).

IG avril. Opéra : le Prophète

(de Meyerbeer, par de Scribe).

'ii novembre. Variétés : la Vie de Bohême

(d'HENRi Mlrger et Théodore Barrière).

i8;.o.

23 mais. Théâtre-Français : Charlotte Corday

(de PONSARD).

() avril. Porte-Saint-Martin : Toussaint Louverture

(de Lamartine). 18.51. \A juin. Théâtre-Français : les Caprices de Marianne

(d'ÀLFRED de MlSSÇT).

23 août. Gymnase : Mercadet

(de Balzac). iHo'2 "2 février. Vaudeville : la Dame aux Camélias

(d'ALEXANDRE DcMAS fils).

APPENDICE II

Racliel et le Comité (V administration de la Comédie-Française.

Le Constitutionnel publiait, le 14 octobre 1849, cette lettre que venait de lui adresser Rachel :

« Monsieur le rédacteur,

« Voudriez-vous accorder à une artiste, qu'on voudrait rendre coupable aux yeux du public, le refuge de votre publicité.

« J'ai donné, très sérieusement et très régu- lièrement, ma démission de sociétaire du Théâtre- Français. Le comité le reconnaît, et M. Semestre en témoigne par écrit, dans une lettre qu'il m'a adressée le 12 octobre 1849, il y a deux jours. Et •cependant, sans autre forme de procès^ l'affiche àw riiéàtre-Français lu "annonce pour niai"di dans Adrienne Lecouvreur.

APPENDICE 311

<( Je me suis décidée depuis longtemps à une re- traite prématurée et douloureuse, et j'ai rempli religieusement toutes les conditions qui m'étaient imposées pour recouvrer ma liberté. Je ne puis donc comprendre que le comité dispose de moi, et trompe le public sciemment. C'est contre cette tromperie du comité et de l'affiche que je veux ré- clamer. Il y a là, pour moi, un devoir à remplir vis-à-vis du public, qui a bien voulu encourager d'une si indulgente protection quelques espérances de talent, et récompenser tous mes efforts avec tant de persévérance et tant d'éclat.

« On n'a pas craint de dire que ma retraite ca- chait des vues intéressées, et qu'à des camarades je demandais la bourse ou la vie. Voici un fait pour réponse : à tous les aspirants à la direction du Théâtre-Français qui sont venus m'offrir une surenchère de traitement et d'avantages, j'ai ré- pondu que, pour faciliter une combinaison favorable aux intérêts de la Comédie-Française, je consen- tirais plutôt à une réduction. Je quitte cette scène aimée, pour un motif plus digne, plus sérieux : c'est que je crois ([ue des comédiens qui s'admi- nistrent entre eux, arrivent trop difficilement à cette concorde si indispensable à leurs propres études, aux progrès de l'art et à la fortune du- Théâtre.

« Il faut que j'en aie bien fait l'épreuve pour re-

312 LA VIE PARISIENNE

noncer à cette vie d'applaudissements que le public '4 biei> voulu nie faire, et que la vie la plus heu- reuse ne saurait remplacer. « Agréez, etc..

« Rachel. »

Quelques jours après, le même journal insérait c^tte réjjonse du Comité d'administration de la Comédie-Frauçaise :

« Nous nous félicitons d'apprendre que Mlle Ra- cô.el, en vue de faciliter une combinaison favorable au:: intérêts de la Coipédie-Française, offre à ses futiws directeurs une réduction sur ses appointe- ments. Cette préoccupation est d'un heureux au- gure ; c'est une résolution inattendue, qui ne sera pas un des moindres bienfaits de celle qui est pro- mise à notre scène.

« Mais si nous pouvions adresser un conseil à ce futur directeur, nous l'engagerions à ne point profiter des œuvres généreuses de Mlle Rachel et à essayer seulement d'obtenir un service régulier.

« Nous protestons hautepient contre l'étrange imputation du défaut de concorde. Unis par nos in^iérêts, nous le sommes plus encore par des sen- timents d'amitié qui rendent le travail et le devoir faciles.

« Mlle Rachel détermine le jour elle jouera, choisit ses rôles, fixe le nombre considérable d'en-

APPENDICE 313

trées de loges, de billets gratuits, qui lui sont ac- cordés les jours la recette ne nous permet pas d'en solliciter un seul. Son nom, placé sur l'af- fiche comme ne l'a jamais été celui de Talma, comme celui de Mlle Mars le fut seulement dans les dernières années d'une carrière si longue et si brillante, témoigne assez de notre déférence et du rang auquel nous la plaçons parmi nous.

« Non, non, ce n'est pas le manque d'égards, ce n'est pas le défaut de concorde qui détermine Mlle Rachel à quitter cette scène aimée ^ sur la- quelle elle trouva, si jeune encore, toutes les voies aplanies, un beau répertoire, de grands succès, des camarades dévoués jusqu'à l'abnégation, et la fortune la plus considérable que jamais artiste ait réalisée. Mlle Rachel ne peut oublier, d'ailleurs, qu'elle allégua d'autres motifs, lorsqu'il y a un an elle a adressé à ceux qu'elle appelait alors ses chers camarades la première lettre dans laquelle elle annonçait l'intention et e.tpr-imait le regret d'êtte forcée de se séparer d'eux.

« Veuillez, etc.

« Les membres du Comité d'administration à la Comédie-Française :

« Samson, Régnier, Maillart, Geoffroy, Ligier, Provost, Beauvallet. »

VII

LA PRÉFECTURE DE POLICE CAUSSIDIÈRE

LES MONTAGNARDS

Presque en même temps , Caussidière et Sobrier, le 24 février, Lucien de la Hodde, le lendemain ou le surlendemain, s'étaient installés à la Préfecture de police. Sobrier n'y res- ta que trois jours. Quant rp,c«. à Lucien de la Hodde, Caussidière qui ne l'ai- mait guère, sans le con- naître encore suffisamment, trouva assez vite le moyen de s'en débarrasser.

Lucien de la Hodde s'était nommé lui-même secrétaire général, à la place de M. Pinel ([ui venait d'abandonner ses fonctions.

PermeUrz-niOi , nnniMCnf Ir pfcî»l.« i bon , voyons le billard d «bord

LA PRÉFECTURE DE POLICE 315

Or, une dizaine d'années avant la Révolution de février, et alors qu'il débutait, rédacteur obs- cur et intermittent de la Presse, dans le journa- lisme, il avait, le 24 mars 1838, sollicité du pré- fet de police une place de mouchard. Cette demande, signée de son nom, Caussidière la découvrit dans les archives, et il découvrit égale- ment les rapports signés d'un pseudonyme, « Pierre », que le pseudo-républicain, très rensei- gné sur les sociétés secrètes et sur les adversaires du Gouvernement, avait très régulièrement en- voyés.

Le 14 mars 1848, Caussidière, sans lui dire de quoi il s'agissait, fit venir de la Hodde dans son cabinet. Là, celui-ci se trouva devant une sorte de tribunal d'honneur présidé par Grandménil et composé de Tiphaine, Charles Rouvenat, Albert, Chenu, etc. On l'accusa. 11 nia tout d'abord, mais il fut bientôt obligé d'avouer, quand la de- mande qu'il avait faite, le 24 mars 1838, fut pla- cée sous ses yeux. On l'engagea à se tuer, mais c'était assez mal le connaître. Les gens de cette espèce ne se tuent pas. Sous la menace d'être li- vré aux Montagnards de Caussidière, qui l'au- raient fusillé avec le plus vif plaisir, il reconnut par écrit qu'il était l'auteur de tous les rapports signés Pierre.

Incarcéré à la Conciergerie, il fut mis en li.

346 LA VIE PARISIENNE

berté quelques jours après la retraite de Caussi- dière qui n'eut pas, depuis ce jugement du 14 mars, d'ennemi plus acharné. Il se rélugia en Angleterre et y rédigea un journal dans lequel il attaquait violemment la République de 1848 et qui avait pour titre le Bossu. Je ne puis que répéter au moment ce personnage rentre dans l'ombre ce que je disais dans un précédent chapitre. C'était un malhonnête homme, mais il savait beaucoup de choses.

Celui qui le démasqua était à Lyon, vers 1809, d'une famille d'ouvriei'S, et avait été lui-même, jus- qu'en 1834, ouvrier à Lyon et à Saint-Etienne. Au mois d'avril 1834, il prit part aux soulèvements qui éclatèrent dans ces deux villes, et la Cour de Paris le condamna à la détention perpétuelle. En- fermé à la prison du Mont Saint-Michel, il s'é- vada, mais un de ses compagnons qui s'évadait avec lui se cassa la jambe, en arrivant à la der- nière marche d'un des escaliers de l'abbaye. Il ne voulut pas l'abandonner et réintégra son cachot. Ceci peut déjà donner une idée de l'homme.

En 1837, le ministère Mole accorda une amnis- tie, et Caussidière fut un de ceux auxquels on rendit la liberté.

Comme on le pense bien, il n'en sut aucun gré au Gouvernement. Généreux et passionné, il était aussi incapable d'un acte sciemment violent ou

LA PRÉFECTURE DE POLICE 317

injuste, que d'un raisonnement calme, réfléchi, impartial. Il avait le culte du peuple et la haine instinctive, aveugle, de la monarchie. Ce mot de République, sous lequel peuvent se cacher tant d'abus, lui semblait contenir tout le bonheur du genre humain. Quoiqu'il n'en convienne pas dans ses Mémoires, il dut voir à quel point il s'était trompé.

Tous ceux qui l'ont jugé le constatent : il était à la fois vulgaire et fin, fin par un don imprévu de la nature, vulgaire par son origine et son éduca- tion. Il y avait en lui de la gaité lourde, bruyante, de la gaité d'ouvrier, de compagnon, qui dissimu- lait parfois, mais sans les amoindrir, des qualités très réelles d'administrateur, de chef politique, de connaisseur d'hommes. Avec d'autres opinions et à une autre époque, il aurait mieux donné sa mesure.

Il reste, malgré tout, sym.pathique peut-être parce qu'il fut très probe et, chose curieuse, sympathique, même dans les appréciations de ses adversaires, même, je crois, dans ce portrait de lui par de la Hodde (1), d'où se dégage une im- pression de vérité :

« Avant M. Lagrange, et à la même époque que M. Beaune, était arrivé à Paris, une sorte de

(l) Histoire des Sociétés secrètes.... |i. 34n.

21

318 LA VIE PARISIENNE

géant, au cou de taureau, aux épaules énormes, offrant, sur une face percée de deux petits yeux intelligents, une expression de bonhomie caute- leuse (1), il se nonimait Marc Caussidière, et avait fait partie de la catégorie de Saint-Etienne dans le procès d'avril. Fils d'un ancien soldat, sans fortune, il était entré tout jeune dans un atelier de dessin pour la rubannerie et a^ait ac- quis une certaine habileté dans cette profession. On assure que, déjvà plein d'industrie, il vendait simultanément ses dessins à des fabricants suisses et français (2)... Alors je parle de la fin de la Restauration la doctrine démocratique et sociale et le drapeau rouge n'étaient ])as encore inventés, mais on n'en faisait pas moins de la be- sogne anarchique sous le couvert de la Qiarte. Le patriotisme de M. Caussidière tenait à son âge, il était un peu romanesque. La guerre de Tindé-

(1) Comparez le porlrait tracé i)ar Louis Blanc: « ... un homme aux membres herculéens, au cou de taureau et à la laille gigantesque, rendue plus remarquable encore par la petitesse de la tète ; avec cela des manières dune aménité parfaite, un son de voix très doux, un extéj'ieur plein de bonhomie et, en même temps, un regard dont rêclat à demi voilé révélait à l'observateur attentit un mélange extraordi- naire de souplesse et d'énergie, d'élans excentriques et de prudence, de finesse et de ron^deur. » lli^loire de lu Tiévoliition (/<,• /SW..., t. X, p. 293. En somme, dans ces deux portraitss 1 un idéalisé, l'autre caricatural, on reconnaît assez aisément le même homme, le même brave homme.

(2) Ce détail est probablement inventé de toutes i>ièces.

LA PRÉFECTURE DE POLICE 319

pendance grecque ayant éclaté, beaucoup de jeunes gens, qui avaient besoin de faire du bruit, saluèrent avec transport un conflit qui mettait plusieurs na- tions aux prises. Le dessinateur et quelques-uns de ses camarades, MM. Tiphaine et Vignes entre autres, furent du nombre. Ils résolurent de mar- cher au secours de la liberté hellénique; seulement au lieu de s'enrôler dans quelque régiment, comme le commun des défenseurs de la Grèce, ils s'y prirent de la manière suivante. Une société pantagruélique, dont ils étaient les créateurs, existait dans le pays sous le nom de société des Fours-à-chaux ; son but n'avait rien de terrible, il tendait à développer les facultés d'ingurgitation et à perfectionner l'art de la forte plaisanterie. Les récipiendaires subissaient des épreuves consistant à avaler des doses extraordinaires de n'importe quoi; cet exercice terminé, un membre apparais- sait avec une énorme seringue de vétérinaire et complétait, d'une façon qu'il est inutile de décrire, la cérémonie d'admission.

Il fut convenu que les principaux membres de la Société marcheraient à la délivrance des Grecs, non pas en simples citoyens, mais comme repré- senbints de la très honorable compagnie, M. Gaus- sidière fut nommé grand-maitre de l'expédition ; M. Tiphaine, fournisseur général; M. Vignes, aumônier, ainsi de suite. Le corps d'armée, état-

320 LA VIE PARISIENNE

major et soldats, se composait d'une douzaine d'individus. Ils se mirent en route sans argent, maraudèrent à droite et à gauche et finirent par arriver à Marseille, lieu de réunion de l'armée libératrice. Là, ils se présentèrent au colonel Fab- vier, à qui ils l'irent part de leur généreuse réso- lution ; ce dernier, à ce ([u'il })ariut, n'apprécia pas très convenablement ce renfort. L'air et la façon hétéroclites du Fonrà-cliaux lui parurent suspects, il les remercia, les assurant que la Grèce saurait se passer d'eux.

Tel fut le début politique de ^I. Caussidière ; il témoigne d'un caractère porté à la haute facé- tie... ». Les hautes facéties de ce genre, ajoute- rons-nous, sont assez rares chez ceux qui craignent d'attraper quelque mauvais coup. L'anecdote, quoi que puisse en penser Lucien de la Hodde, est flatteuse pour le futur préfet de police.

Membre de plusieurs sociétés secrètes, ou son éloquence familière et sa verve narquoise plai- saient a un public peu exigeant en matière d'art oratoire, commis-voyageur, placier infatigable et persuasif de la Réforme, Caussidière avait joué un rùle assez actif, pendant cette longue lutte de douze à quinze années, pour ne pas être oublié le lendemain de la victoire. Du reste, il était de ceux qui se laissent difficilement oublier. Après le refus de Beaune, et sur la désignation de

LA PREFECTURE DE POLICE 321

celui-ci et de Flocon, on le mit à la Préfecture de police. Il y fit, c'est une justice à lui rendre, beaucoup plus de bien que de mal.

«... Sous son administration, écrivait dans ses Mémoires [1] l'ancien chef delà sûreté Canler, personne ne fut révoqué à la préfecture et cha- cun put y conserver sa position. Il y a plus; pendant longtemps, les sergents de ville durent se cacher pour échapper à certaines menaces de vengeance, et, cependant, ils furent toujours intégralement payés. Aussi, je ne crois pas qu'aucun agent de la police, soit chef, soit subal- terne, ait eu à se plaindre de Caussidière. Il est vrai qu'il lui eût été totalement impossible de faire de la police sérieuse avec les hommes qui l'entouraient (2) : mais il faut aussi tenir compte de la résistance qu'il sut opposer aux observa- tions de ce même entourage, qui, chaque jour,

(1) Bruxelles, 1S(;2, p. 311.

(2 Le plus célèbre l'ut Pornin, bon ivrogne qui promenait sa jambe de bois de cabaret en cabaret (surtout à V Associa- tion des Marchands de vin, rue Jean-Hobert ) et chez le(iuel l'al- cool parait avoir singulièreuierit exalté les opinions politi- ques. Plus tard, il mit un ()eu d'eau dans son vin, mais au moral seulement.

Sur Poriun et la police à cette époque, on peut lire les trois brochures de Cmenl, publiées en 1850 et 1851 : les Mon- tagnards, les (Conspirateurs, les l^hevaliers de la liépubliiiue roiuje, cellesdede la Ilodde, et celle de Miot (ou plutôt de Lubatti, ex-oflicier île 1 état-major de la garde républicaine, et de

322 LA VIE PARISIENNE

l'engageait à chasser lous ces anciens satellites du tyran. »

Le 29 février, après avoir exercé ses fonctions pendant cinq jours sans titre officiel, il avait été nommé délégué au département de la police, et, le 17 mars, préfet de police.

Dès son installation à la préfecture, le 24 février, il avait rédigé cette proclamation qui fut affichée sur les murs de Paris, et que signa aussi Sobrier, qui partageait encore avec lui les fonctions de délégué :

(f Au nom du peuple souverain.

Citoyens,

«

Un Gouvernement provisoire vient d'être ins- tallé; il est composé, de par la volonté du peuple, des citovens F. Arasfo, Louis Blanc, Marie, La- martiue, Flocon, Ledru-Rollin, Recurt, Marrast, Albert, ouvrier mécanicien.

Pour veiller à l'exécution des mesures qui seront prises par le Ciouvernement, la volonté du peuple a aussi choisi, pour ses délégués au département de la police, les citoyens Caussidière et Sobrier.

Caslera, rédacteur en chef du Corrcspomhmt de Paris) Réponse aux deux libelles de C lie nu et de lu IJodde (1850).

l*ornin a publié lui-môme: la \'érité sur la Préfecture de po- lice pendant Vadministralion de Caussidière. Pans, 1850.

LA PRÉFECTURE DE POLICE 323

La même volonté souveraine du peuple a dé- signé le citoyen Etienne Arago à la direction générale des postes.

Comme première exécution des ordres du Gou- vernement provisoire, il est ordonné à tous les boulangers et fournisseurs de vivres, de tenir leurs magasins ouverts à tous ceux qui en auraient besoin.

Il est expressément i-(K^ommandé au peuple de ne point quitter ses armes, ses positions, ni son attitude révolutionnaire. Il a été trop souvent trompé par la trahison; il importe de ne pas laisser la possibilité à d'aussi criminels et d'aussi terribles attentats.

Pour satisfaire au vœu général du peuple sou- verain, le Gouvernement provisoire a décidé et effectué, avec l'aide de la garde nationale, la mise en liberté de tous nos frères détenus poli- tiques, mais en même temps, il a conservé dans les prisons, toujours avec l'assistance on ne peut pins honorable de la garde nationale, les détenus constitués en prison pour crimes ou délits contre les personnes et les propriétés.

Les familles des citoyens morts ou blessés pour la défense des droits du peuple sou\'«rain sont invitées à faire parvenir, aussitôt que pos- sible, aux délégués du département de la police, les noms des victimes de leur dévouement à la

3-24^ LA VIE PARISIENNE

chose publique, aPiu qu'il soit pourvu aux ])es(jiiis les plus pressants.

Les délégués au département de la })olice, Gaussidière et Sobrier. »

Dans l'état de crise que l'on traversait alors, Gaussidière voulait et devait se montrer éner- gique, surtout à l'égard d'un personnel qu'il tenait à conserver, ne pouvant, sans de grades inconvénients, le remplacer, mais dont le républi- canisme, de fraîche date, lui semblait médiocre.

Le jour même de son installation c'est lui- même qui le raconte dans ses 'Mémoires après avoir invité ses chefs de division à redoubler de zèle, il avait ajouter : « Si quelqu'un de vous se rend coupable de trahison, il sera fusillé sur-le- champ dans la cour de la préfecture. » Jamais bureaucrates, sauf peut être en 1793, n'avaient entendu pareil langage.

Le 3 avril 1848, il adressait cette allocution à ses commissaires de police :

« Vous manquez tous d'énergie dans vos fonc- tions ; ce n'est pas comme cela que j entends que la police se fasse ; vous êtes encore trop bour- geois; A'os bourgeois ne font aucun don patrio- tique pour subvenir aux; besoins du peuple ; il n'y a que les ouAriers (jui apportent le salaire de

LA PRÉFECTURE DE POLICE 325

la journée quils gagnent à la sueur de leur front; dites bien à votre stupide bourgeoisie et à la garde nationale, que s'ils ont le malheur de songer à la plus petite réaction, on n'aura pas (ou nous n'aurons pas) besoin d'avoir recours à des coups de fusil ; mais, avec une boite d'allu- mettes chimiques, nous incendierons Paris, et il ne restera pas pierre sur pierre : Paris périrait plutôt que la République (i). »

S'il laissait un peu trop, parfois, comme en cette occasion, parler l'esprit de parti, Gaussi- dière donnait l'exemple du zèle et de la conscience professionnelle.

Tous les jours il travaillait, dans son cabinet, jusqu'à minuit. Il montait ensuite à cheval, et, de minuit à quatre heures du matin, il parcourait les quartiers populaires l'on pouvait redouter des troubles (2).

Les difficultés qu'il avait à vaincre étaient d'autant plus grandes que l'argent manquait. Le budget de la police, pour Tannée 1848, s'élevait à 11.139.538 francs, avec une somme supplé- mentaire de 22.500 francs par mois allouée au

(1) Procès de la Haute-Cour de Bourges. Affaire du 15 mai. .\cle daccusation du procureur général près la Haule-Cour. Baroche (d'après le témoignage du témoin Trouessard). «^

(2) Réponse aux deux libelles : les Con<piriitciirs el la JVaissance de la République, de Chenu et Delahodde..., pai' Jlles Miot, re' présentant du peuple. Paris, 1850, p. 22.

326 LA VIE PARISIENNE

préfet et représentant les fonds secrets. Ce budget était insuffisant pendant une période de révolution. Caussidière ne reçut et ne réclama aucun crédit extraordinaire. Il fit une police au rabais avec des moyens di; fortune.

Une de ses premières préoccupations avait été de former, sans trop de frais, un nouveau corps de sergents de ville, puisque les anciens sergents de ville, dans la crainte d'être assommés, n'osaient plus reparaître à la préfecture de police, d'où les avaient chassés, de même que les gardes muni- cipaux, l'émeute triomphante (1).

Ce nouveau corps, il le composa d'ouvriers

(1) « Lorsque j'entrai, dit Caussidière dans ses Mémoires, dans la cour principale de la préfecture (le 24 février), ac- compagné de Sobrier et de Calmique, tout était désordre et confusion. La terre était jonchée de casques, de selles de chevaux et de divers objets d'équipements militaires ; deux mille sept cents hommes environ, garde municipale et troupe de ligne, venaient d'évacuer l'enceinte de la préfec- ture. Une compagnie de la 11' légion présentait seule quel- que apparence d'ordre militaire. C'étaient les ofliciers de cette compagnie qui avaient ablenu la retraite de la garde municipale et de la ligne. Un grand nombre de citoyens, plus ou moins armés, et encore dans l'ivresse d'un succès obtenu sans effusion de sang {sic), se promenaient dans les cours, aux cris de : Vive la liberté ! Vive la République! et au chant de la Mameillaise. »

Les anciens sergents de ville à (|ui, nous l'avons vu, on maintint leur solde, reprirent, après le 15 mai. leur ser- vice, mais en bourgeois, avec une plaque attachée sur le bras gauche et portant cette inscription : Préfecture de police.

LA PREFECTURE DE POLICE 327

sans travail, signalés par leur rôle pendant les journées de février.

Les titres exigés étaient, avec le certificat de combattant de février ou de détenu politique un congé et un certificat de bonne conduite, cons- tatant que le candidat était ancien soldat.

Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'une bonne re- commandation dispensa souvent de tout autre titre.

Les Montagnards, c'est le nom qu'on donna à ces nouveaux sergents de ville, for- mèrent quatre compagnies qui comptèrent en- semble GOO hommes et s'élevèrent jusqu'à 2.700 hommes. Une partie de ce corps devint \?i garde répahlicaine.

Un assez triste sire (1), Chenu, qui a consacré aux Montagnards une de ses brochures, prétend qu'il eut le premier Tidée de la formation de ce corps, et c'est fort possible.

« Je me rendis, dit-il, à la Préfecture en toute hâte, et je la trouvai gardée par des gardes natio- naux. L'adjudant-major Caron s'avança vers moi et me dit :

« Vous pouvez vous retirer, mon ami, on n'a

(1) Déserleur el escroc, daprès Cacssidière dans ses Mé- moires, mais Chenu s'en esl défendu. En tout cas, il eut ses entrées à la préfecture de police et y joua un rôle impor- tant.

328 LA vif: parisienne

pas besoin de vous ici, la garde nationale est assez nombreuse pour faire le service. »

Je regardai avec plus d'attention cette préten- due garde nationale. Mais ce sont tous mouchards et sergents de ville déguisés ! Caussidière n'est pas en sûreté avec ces gens-là; et repoussant Caron, j'entrai dans la préfecture malgré lui.

Je rangeai mes hommes dans la cour, et je mon- tai chez Caussidière. Je le trouvai dans le cabinet du secrétaire-général, assis dans un fauteuil et causant avec Sobrier et plusieurs employés de la Préfecture.

« J'ai à te parler, lui dis-je, mais à toi seul. »

Nous passâmes dans un cabinet et je lui fis part de mes remarques sur les gardiens auxquels était confiée la garde de la Préfecture.

<( J'ai peu de monde, ajoutai-je, et dans le cas d'une attaque imprévue, je ne serais pas assez fort pour les repousser. »

« Tu vas, me dit-il, convoquer immédiatement les chefs de groupes et les chefs de barricades sur lesquels nous pouvons compter. Il n'y a pas de temps à perdre. Je vais t'en donner l'ordre par écrit, ce sera mon premier acte de pouvoir. »

Nous rentrâmes alors, Caussidière prit une pliune et écrivit: « Le capitaine Chenu est autorisé à former une garde pour le service de la préfecture de police et à enrôler les citoyens qui se présen-

LA PREFECTURE DE POLICE 329

teront pour en l'aire partie. » Signé: Caussidière, et au bas le cacliet do la Préfecture.

J'écrivis aussit(')t à tous ceux: qu'il m'avait dési- gnés...

Quand vint le jour (le 25 février), je vis arriver successivement les chefs de groupes avec leurs hommes, mais sans armes pour la plupart, preuve évidente que les vieux de la vieille n'avaient pas tous combattu.

Je Fis part de cette circonstance à Caussi- dière.

Je vais leur faire donner des armes, me dit- il, cherche leur un lieu convenable pour les caser- ner dans la Préfecture.

Je me mis aussitôt en devoir d'exécuter cet ordre, et je les envoyai occuper le poste des an- ciens sergents de ville j'avais été si indigne- ment traité autrefois.

Un instant après, je les vis revenir en courant.

allez-vous ? leur dis-je.

Le poste est occupé par une nichée de ser- gents de ville, me dit Devaisse; ils dorment tran- quillement, et nous allons chercher de quoi les réveiller et les mettre à la porte. Ils s'armèrent donc de tout ce qui leur tomba sous la main, de baguettes de fusil, de fourreaux de sabres, de courroies qu'ils doublèrent, et de manches à balai ; puis mes gaillards, qui tous avaient eu à se plain-

330 LA VIE PAKISIENNE

dre plus ou moins de l'insolence et de la bruUilité des dormeurs, tombèrent sur eux à bras raccourcis, et pendant plus d'une demi-heure leur infligèrent une si rude correction, que quelques-uns en furent longtemps malades. Aux cris qu'ils poussaient j'accourus, et ne parvins qu'avec peine à me faire ouvrir la porte que les Montagnards, car ils pre- naient déjà ce nom, avaient eu la précaution de tenir fermée en dedans...

Une fois maîtres delà place, dont ils venaient de relever la garnison avec tant de courtoisie, nos Montagnards se parèrent orgueilleusement des dépouilles des vaincus, et pendant longtemps on les vit se promener dans la cour de la Préfecture, l'épée au coté, le manteau sur l'épaule, et le chef orné du bicorne autrefois si redouté de la plupart d'entre eux.

Dès qu'ils se furent installés dans ce poste, je leur recommandai l'ordre et la discipline ; je leur promis des armes, des rations, et une solde con- venable. <t Vous prendrez, leur dis-je, le titre de première compagnie des Montagnards. Quant à ma compagnie, comme elle est composée exclusi- vement de combattants, elle prendra celui de compagnie du 24 février. Je vais aller occuper avec elle le poste qui se trouve sous la première voûte; je pense que les hôtes qui Ihabitaient ont dis- paraître en toute hâte en apprenant la manière

LA PREltCTURE DE POLICE 331

dont VOUS avez traité leurs camarades (1)-.- » Porniii affirme ou laisse entendre qu'ils ne tou- chèrent jamais aucune solde (2). En réalité, à par- tir du 1" avril, ils reçurent, quel que fût leur grade ;^3), deux francs ving-t-cinq par jour.

Quelque-uns d'entre eux, à en croire Chenu, surent sans trop de peine augmenter cette so!di ou y suppléer :

« Il y avait toujours au bureau de la Commis- sion des récompenses nationales, des bons signés en blanc par le président, et les citoyens Monta- gnards, ainsi que les détenus politiques, y avaient leurs entrées libres. Ils considéraient les sommes produites par les souscriptions au profit des bles- sés de février comme leur appartenant de plein droit. Qu'avaient fait ces derniers, disaient-ils? Ils avaient, il est vrai, combattu et renversé La monarchie, mais ils n'avaient pas souffert, comme eux, pendant dix-huit ans, pour la cause de la liberté. C'était donc bien à eux, les vieux cham- pions de la République, que cet argent devai± revenir. Aussi prenaient-ils ces bons sans scru- pule, et s'inserivaient-ils, qui pour cinquante, qui

(1) Les Montagnards. Paris, 1850, pp. 83-95.

(2) La Vt'rilé sur la Préfeclare de police pendant l'admittistralion de Causs^idihi-e.... Paris, 1850, p. 41.

(3) Tous les grades, jusqu'à celui de capitaine ioclusive- ment, élaient donnés à l'élection.

33^2 LA VIE PARISIENNE

pour cent Irancs. Puis ils passaient, à l'Hôtel de Ville, chez le caissier qui payait. Le pauvre Albert, s'étant aperçu de ces malversations, en pleura de honte et de colère (1). »

Ils portaient un uniforme très simpliTié : un chapeau pointu à larges ailes, qui leur fit donner, dans le peuple, le surnom de Calabrais (2), une cravate et une ceinture rougv. On y ajouta plus tard une blouse bleue. Des souliers et des bottes furent distribués par l'ordre du préfet de police à ceux qui en manquaient et à qui il était souvent arrivé de monter la garde en sabots.

Louis Hlanc, qui était allé, un soir de février, à la Préfecture de police, admirait beaucoup ces Montagnards, qu'il avait trouvés, « en train de fumer, ou étendus sur des lits de camp, et jurant « d'une façon très militaire ». Il notait en termes sympathiques « leur physionomie énergique, jo- viale et franche... un air de bonne humeur et de bonté rude » ([u'il comparait « aux regards fauves, à l'allure louche » des sergents de ville, pendant le règne de Louis-Philippe ÇS).

On doit reconnaître que ces ^lontagnards ren- dirent de réels services et qu'en définitive mieux

(1) Cuii.NU, les (Jonspiralcurs. I'ari.<, ISJO, j). 117.

(2) Le Petit homme rowje. Painpblel hebdomadaire. X" 5 (mai 1848).

(3) Histoire de la Kcmlulion de IS'iS, I. I, pp. 2;il-2il2.

L\ PREFECTURE DE POLICE 333

valait avoir une police formée à la hâte et un \)en fantaisiste que ne pas en avoir du tout.Gaussidière pouvait, sans trop se vanter, affirmer qu'il avait fait de Tordre avec du désordre - c'est-à-dire qu'il avait, en les embrigadant, en leur donnant une solde et un uniforme, transformé des émeu- tiers en gardiens de la paix;.

Mais ne risquait-on pas de les voir revenir, tôt ou tard et c'est ce qui se produisit à leurs anciennes habitudes ? Etait-on bien assuré qu'ils ne conservaient pas, dans leurs nouvelles fonctions, une insurmontable antipathie pour les bourgeois qu'on les chargeait de protéger ?

Si grands que fussent leur bonne volonté, leur dévouement, il manquait à ces ouvriers dont on avait fait, du jour au lendemain, sans aucun stage, sans aucune préparation, des sergents de ville, la connaissance du métier de policier, l'âme même du policier qui n'est pas seulement, lui, chien de garde mais chien de chasse. Kt ce n'étaient certes pas les anciens sergents de ville, suspects, désar- més, qui pouvaient, pour les aider, déployer des qualités, une compétence, une expérience dont on se défiait, parce qu'ils les avaient mises naguère au service? du roi.

Paris, grâce aux Montagnards, grâce à eux non pas uniquement mais en grande partie, pour ne rien exagérer, n'avait plus son aspect révolution-

22

334 LA VIK PAHISIENNE

naire de ville soulevée et l'rémissante, mais il était plus que jamais encombré de filous et d'es- carpes.

D'ailleurs, et Caussidière lui-même, dans le passage qu'on lira plus loin, est obligé de Tavouer, des éléments mauvais s'étaient, introduits dans ce corps composé au début, en majorité, d'honnêtes gens, et qui, désormais, au lieu d'un secours, menaçait d'être un danger.

Le moment était venu et tout le monde, ex- cepté eux, le comprit il devenait nécessaire, pour recourir à une police professionnelle, de licencier et de renvoyer dans leurs foyers ces hommes à chapeau pointu et k ceinture rouge, qui ne tenaient nullement à abandonner leur solde et à renoncer à leur uniforme (1).

Ce ne fut pas une opération facile.

« Il fallait inviter les Montagnards licenciés à abandonner la caserne Saint-\'ictor ils étaient casernes, et à se retirer ils pourraient.

La plu})art étaient pères de famille et aA'aient perdu leur état. Le pouvoir exécutif, sachant leur

(1) Ils formaient, à l'époque on les licencia, trois com- pagnies :

1" compagnie. Capitaine: Brousse; lieutenant : Parent.

2" compagnie. Capitaine: Lénn [)eroy ; lieutenant : .lo- livet.

3* compagnie. Cai)ilaine: Desouche; lieutenant: Jac- ques.

LA PREFECTURE DE POLICE liSii

position malheureuse, avait accordé qu'ils touche- raient encore leur solde pendant dix jours...

J'envoyai Crevot auprès d'eux. Cet ami joi- gnait l'esprit d'ordre à la fermeté de caractère ; son patriotisme éprouvé l'avait fait accepter avec plaisir par les Montagnards. Aussi, depuis qu'ils s'étaient épurés en renvoj'ant quatre-vingts des leurs, avaient-ils repris la discipline d'un corps armé et une conduite irréprochable.

Lorsque mon émissaire arriva près de la ca- serne Saint-^'ictor, elle était cernée par la garde nationale qui voulait expulser de force les Monta- gnards, mais toutefois sans oser pénétrer dans l'intérieur.

Crevot revint, avec un officier de la garde nationale, m'informer de ce qui se passait. J'in- vitai cet officier à faire retirer la garde natio- nale et à laisser sortir librement les Montagnards. Presque tous avaient leurs fusils, depuis le 24 fé- vrier, et voulaient les garder, sauf à les déposer dans leurs mairies, s'ils en recevaient l'ordre.

Il fut convenu que les Montagnards sortiraient six par six, avec leurs armes, et sans qu'on les inquiétât.

Sur mon ordre écrit, les Montagnards s'exécu- tèrent comme il avait été dit, seulement au lieu de leur assurer une retraite paisible, la garde nationale qui stationnait dans les rues adjacentes,

336 lA VIE PARISIENNE

arracha les armes à plusieurs d'entre eux ; ils furent vexés et maltraités, quelques-uns même arrêtés.

Ainsi a été dissoute cette garde des féroces Montagnards qui, pendant près de trois mois, ne frappèrent ni ne tuèrent personne, et tirent un rude service contre les voleurs et les fauteurs de désordres.

Leur seul tort fut d'avoir introduit, au bout d'un certain temps, parmi cette troupe d'élite, des homme tarés de toutes les polices; c'est alors qu'on leur souffla de mauvais desseins et l'esprit de turbulence.

Personne cependant n'a eu à s'en plaindre que moi (l)--- »

On peut, dans une certaine mesure, et sans méconnaître ses bonnes intentions et ses qualités incontestables, porter sur Caussidière le même jugement que sur ses Montagnarde. Seulement chez lui l'esprit de turbulence était remplacé par l'esprit de parti.

Le politicien faisait tort au policier. Le policier, quelque désireux qu'il fût de se tenir à la hau- teur de ses fonctions, n'oubliait pas assez les ad- mirations, les antipathies, les préjugés, les ran- cunes du politicien, de l'ami de Ledru-Rollin, de

(1) Mémoires de Caussidière.

LA PRÉFECTURE DE POLICE 337

l'ancien conspirateur, qui, à la préfecture, conti- nuait à conspirer.

Ses théories sociales, son idéal républicain, ne correspondaient plus à ceux des modérés qui, ins- truits par les événements et désireux de mettre fin à l'anarchie, se préparaient à lutter contre les clubs, à museler la presse jacobine, à fermer les ateliers nationaux, et, de plus en plus, à faire machine en arrière.

Le 16 mai 1848, il donna, ou on lui imposa, sa démission. Il fut une des victimes de l'émeute du 15 mai, provoquée par ses amis et que lui-même il favorisa.

Du 18 mai 1848 au 8 novembre 1849, quatre préfets de police se succédèrent :

Trouvé- Chauvel (avec OReilly, ancien con- damné politique, comme secrétaire général), le 18 mai 1848;

Ducoux, le 19 juillet ;

Gervais de Caen, le 14 octobre ;

Le colonel de gendarmerie Rebillot, le 20 dé- cembre.

Chef de la police municipale sous le colonel Re- billot, Garlier lui succéda le 8 novembre 1849.

« Garlier, dit Gaussidière dans ses Mémoires^ est de la vieille école, c'est-à-dire de la police de provocation. Sa mission principale consiste à lais- ser des agents parmi les mécontents d'un parti,

338 LA VIE PARISIENNE

surtout chez les républicains, pour les pousser aux moyens extrêmes et préparer des journées (1). » Les nouvelles tendances de la police, Carlier les indiqua clairement dans une « [)roclamation » qui porte la date du 10 novembre 1849.

« Habitants de Paris,

La haute confiance du président de la Répu- blique vient de m'ap])eler à la Prélecture de police.

Ce sera pour moi un éternel honneur d'avoir été jugé digne de seconder, dans ces Fonctions dé- licates, la grande et franche politique inaugurée par les actes et les déclarations du chef de Tl^tat.

Je viens demaud'-r à mes concitoyens leur con- cours et leur appui, en leur promettant mon zèle et mon énergie.

Les hommes paisibles de toutes classes ne peu- vent voir en moi qu'un ami ; je suis, je serai tou- jours, je ne dis pas l'ennemi, mais l'adversaire courageux et infatigable des perturbateurs, chefs et instruments.

(1) « Son premier soin, en jirennnt les rênes de la police, fut de se créer un service politique qui lui permit de savoir tout ce qui se faisait et se disait dans les ciuhs. les sociétés secrètes, et jusque chez certains représentants. Pour at- teindre ce but, il se créa, au poids de l'or, des agents se- crets dont il prit un certain nombre parmi des chefs ou des orateurs de clubs, des journalistes dont les discours et les écrits avaient souvent glacé delTroi le cieur des honnêtes gens. » Ca>lek, Mémoires, p. 34.5.

LA PREFECTURE DE POLICE 3c9

Protection à la religion, au travail, à la fa- mille, à la propriété, aux bonnes intentions, au repentir même. Vigilance et rigueur contre le so- cialisme, l'immoralité, le désordre, les mauvaises publications, l'endurcissement des factieux.

Gardes nationaux, chefs d'industrie, pères de famille, commerçants, travailleurs, aidez vous- mêmes à l'accomplissement de ma mission. Il ap- partient à l'initiative des bons citoyens de faci- liter l'action des lois et de l'autorité. La discipline intérieure des familles et des ateliers est le plus puissant auxiliaire de la police de l'Etat. Notre cause est la même : vous voulez un pouvoir pro- tecteur, nous voulons une liberté snge. La modé- ration, appuyée sur la force, domptera, n'en doutez pas, les mauvaises passions. Les jours les plus rudes sont passés ; mais il ne faut pas s'endormir sur les premiers succès. Rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire pour l'ordre et la sécurité.

Habitants de Paris,

Il s'agit aujourd'hui d'une ligue sociale contre le socialisme ; c'est la cause de toutes les familles, de tous les intérêts. Ranimons, par la sécurité publique, la confiance privée ; rendons de l'avenir à trmtes les existences par la stabilité des insti- tutions fidèlement respectées, mais fermement ap-

340 LA VIE PARISIENNE

pliquées. C'est entre nous tous une assurance mutuelle ; nous avons donc droit de compter les uns sur les autres; comptez sur moi.

Paris, le 10 novembre d840.

Le Préfet de police^ P. Gablier. »

Les temps étaient bien changés. La police et la Révolution allaient faire désormais un assez mau- vais ménage. Garlier (auquel succéda le 2 dé- cembre 1851, M de Maupas) (1), c'était déjà un préfet de police du second Empire.

(1) Carlier avait donné sa démission Je 27 octobre. Le 22 janvier 1852, on créa un ministère de la Police générale dont M. de Maupas fut le premier titulaire.

VIII

JOURNAUX

Les journées de février avaient fait surgir une multitude de journaux dont la plupart pourvus de titres bizarres, rédigés par des fous ou des demi-fous, n'eurent qu'une existence très éphé- mère (1).

Dans cette première catégorie, qui n'est pas la moins intéressante, se rangent :

Le Joufiial du Diable, qui avait ses bureaux au 34 de la rue Notre-Dame-des- Victoires ;

Le Mdyeu.x-, qui ne vécut que cin([ jours, du 17 au 22 juin 1848 ;

La Mère MicJiel, gazette des vieilles portières (août 1848) ;

(1) Même en 1^48 on commençait à les reclieiclicr. Il exis- tait sur les boulevards et dans les passages des bureaux spéciaux on les vendait aux collectionneurs, et jusqu'à 5 ou 6 francs le numéro.

Si"! LA VIK l'VniSlKNNK

Le Pays(ni du Danube, hebdomadaire, rédigé par Prosper Poitevin, rue Sugei-, 9;

Le Petit Homme rouge ;

M. Pipelet ;

Le Républicain lyrique, journal à l'usage des chanteurs ;

Le Robespierre ;

Les Saltimbanques ;

Le Scorpion politique en vers, par Bouché de Cl 11 II vi ;

Sparlarus ;

La Tarentule, revue critique des actes sérieux, des utopies, des excentricités et des bévues de nos hommes d'b^tat ;

JS Evvnldil répiiblicdiii , (pii uvail la forme dun éventail un seul numéro, le P'' avril 1848).

La Piopagande républicaine, qui parut le 23 mars 1848, avec un rédacteui' unique, J.-J. Danduran, et dont le feuilleton intitulé : Du (' /u'istianisme et de la Démocratie était dédié à « Mme Victoria Cobourg, reine et papesse d'An- gleterre ».

Le Bonheur ])ublic et général ou les Confes- sions (Cun Montagnai-il du S avril au 25 mai 1848) par le citoyen Béjot, rue Sainl-Antoine, 143, qui avait trouvé ce moyen ingénieux de résoudre la question sociale : « Les personnes ayant 800 franco de rev(Miu abandonneront les trois ((iiai'ts de leur

JOURNAUX

;u3

pension à la masse; celles ayant 400 francs alian- donnei'ont deux quarts, et celles ayant 20(> Trancs le quart ; celles ayant 1200 francs, le tout. » C'est

Le magasin de journaux sur la voie publique.

un système très net et très franc d'impôt propor- tionnel.

Le C/irisI i-rpublicdiii , rue du Petit-Lion-Saiut- Sauveur, 10.

Ce journal, (jui devait paraître le jeudi et le di- manche et qui n'eut que cinq numéros, du 8 au

344 L.V VIE PARISIENNE

25 juin 1848, était rédigé par le citoyen Decler- gues et administré par le citoyen Redel. C'est du moins ce qu'annonçait, en ces termes, le premier numéro : « Dans les circonstances difficiles, nous nous trouvons, toutes nos vieilles croyances ne sont plus bonnes qu'à jeter au pa- nier, c'est répondre au besoin de la République, en général et des républicains en particulier, que d'inventer une religion nouvelle, plus en harmonie avec le nouvel étçit de choses qu'a produit le 24 février. Le citoyen Declergues fait savoir au public qu'il vient d'inventer le Christ républicain '^breveté sans garantie du gouvernement). Toutes les personnes qui veulent s'associer à l'exploita- tion et prendre part aux bénéfices sont priés de s'adresser au citoyen Ridel, administrateur ». Dans un autre numéro, le Christ républicain conjurait le Christ de soustraire l'humanité au pouvoir de « la bête qui règne sur les sept collines et de la domination de la femme qui fornique avec tous les monarques ». Ce Christ républicain était résolument anticlérical. Il demandait qu'on châtrât tous les prêtres « depuis le dernier curé de village jusqu'au pape ».

A côté du Bulletin de la République, créé par Ledru-Rollin, pour défendre le (lOuvernement pro- visoire et dont chaque numéro était contresigné tous les deux jours par un de ses membres (il

.lOURNAUX 345

compta, comme on sait, (ycorge Sand parmi ses- collaborateurs"), chaque personnalité politique un peu en vue avait fondé son journal pour y exposer ses théories.

Lamennais avait le Peuple constituant, qui commença à paraître (rue Montmartre, 54), le 1er mars 1848 et disparut à son 134" nu- méro.

Proudhon avait le Représentant du Peuple, journal quotidien des travailleurs (rue J .-J . Rous- seau, 8j et qui deviendra le Peuple, une des feuilles les mieux faites du temps.

Raspail avait l'Ami du Peuple en 18^8 (du 27 février au 14 mai, avec une interruption du 28 février au 12 mars. Son titre évoquait de tels souvenirs que le premier numéro fut brûlé solennellement par les étudiants sur la place Saint- Michel. Raspail, effrayé, ne fit reparaître son journal que le 12 mars suivant.) Dans un de ses articles, Raspail attaquait, sans le nommer, Pa- gnerre, éditeur et secrétaire du Gouvernement provisoire : « Pendant que l'exploitant dort, di- sait-il, sous des lambris dorés, le génie exploité (Lamennais, qui avait publié plusieurs volumes chez Pagnerre) souffre à l'insu de tous, ne sachant pas, le matin, comment il dînera le soir, ni la veille, par quel habit il remplacera le lendemain son habit trempé de pluie et couvert de boue.

346 LA VIE PARISIENNE

L'exploitant est un des chefs de la Répuljli<{ue, l'exploité n'en est qu'une des gloires. »

Alexandre Dumas, qui si; prenait pour un homme d'Etat, avait le Mois (i).

George Sand avait publié, le 9 avril 1848, la Cause du Peuple, qui mourut de mort subite, mais elle collabora assez régulièrement non seulement au Bulletin de la République mais à la Vraie République, dont les bureaux se trouvaient rue Goquillière, 12 tei\ et dont le rédacteur en chef était Thoré. » La Vraie République, écrivait Pierre Leroux (2), dont le titre porte notre nom uni à ceux de nos amis Barbes et Thoré, et à celui de la femme illustre qu'aujourd'hui l'envie a'ou- drait, à force d'outrages, faire repentir de son génie et de tous les dons qu'elle a reçus de Dieu. »

Sobrier était le directeur et le rédacteur en chef de la Coniniune de Paris, qui vécut du 9 mars au 8 juin. La Commune de Paris, écrivirent quelque peu George Sand et Eugène Sue et qui publia en feuilleton, l'Histoire patriotique des arbres de la Liberté, par l'abbé Grégoire, donna parfois des vers, par exemple (dans son n" du 2 mai) cette pièce qu'elle appelle un petit chef- d'œuvre et dont l'auteur ctail un jeune ouvrier typographe.

,1) Qu'on appelait assez généralement le Moi.

(2) Projet de Constitution... {Extrait dex journau.r), p. 143.

JOURNAUX 847

Ce jeune typo racontait qu'il avait vu eu rrve la Liberté :

A mon chevet elle se pose.

Et là, berçant mon doux sommeil,

Sa douce voix me dit : « Repose,

Je te prépare un doux réveil.

Enlanl, je viens sécher tes larmes.

Gi-andis avant la puberté,

Mais au réveil, cours vite aux ai'mes

Et combats pour la liberté 1 »

Mère, sur une barricade, .le la défendais noblement, Quand survint une fusillade Qui me frappe mortellement. Mais dans ses bras elle m'enlève, Me montrant la postérité Bonne mère, finit mon rève(l), En mourant pour la liberté.

A la Commune de Paris se rattachent une ving- taine de feuilles dont les titres et la tendance, en 1848, rappelaient 1793 : le Club des Jacobins ^ |cr ]Njo 14 niai. Il terminait son manifeste par ces mots : « Fraternité aujourd'hui ou justice de- main ») ; le Bonnet Rouge, Joui-iial des Suns-Cu- Lottes ( rédigé par un ouvrier-littérateur Constant Hilbey) ; la Montagne 'y^ N" 4 mai. Elle avait pris pour épigraphe le fameux mot de Siéyès, en le modifiant un peu : « Qua été le peuple ? ... Rien.

(l) C'était un rêve un peu long. [| a un pied de trop.

348 LA VIE PARISIENNE

Que doit-il être ? ... Tout. » ; le Tribunal Ré- volutionnaire ; le Vieux Cordelier de 18'i8 (l»"" N" le 18 mai) ; le Vieux Cordelier, drapeau du peuple (1" N" 19 mai) ; le Nouveau Corde- lier ( rédigé par Alexandre Weil ) ; la Guillo- tine, par un vieux jacobin ( feuille plus fantaisiste que violente) qui parut en mai, in-folio et n'eut qu'un numéro. Elle était signée Olusi-Lippephi, ana- gramme de Louis-Philippe. Au-dessous du titre, un portrait de Louis- Philippe portait sur la poi- trine un tatouage qui représentait une guillotine, avec, d'un côté : « 1793. Tout le monde y passera >», et, de l'autre côté : « 1848. Personne n'y pas- sera (1). »

Le plus violent de tous ces journaux, d'un ja- cobinisme attardé, qui épouvantait les bourgeois, fut peut-être le Père Duchêne ("2). On en jugera par cet article.

(1) Une autre Guillolme, qui n'eut aussi qu'un seul nu- méro, parut en juillet.

(2) Avec ce sous-titre: Gawtlc de la Révohtlion. Bureaux: rue Montorgueil, '62. Il paraissait deux fois et, depuis le 10 avril, trois fois la semaine et se vendait beaucoup. Son gérant était un certain Thuillier. Un journal rival, la Mère Duchêne (rédigé par Vermasse dit « Mitraille ») prétendait que ce Thuillieravaitpas.se en cour d'assises pour banqueroute frauduleuse.

11 y a eu d'autres journaux portant des titres empruntés à celui d'Héberl : le Vrai Père Diicln'nc, le Pelit-lils ilii Père Pu- chêne (réactionnaire!, les Lunetles du l'ère Duchêne et même le Perdu-Chêne (recueil de chansons).

JOURNAUX 3i9

« Marat au Père Ducliêne. Mon vieux,

Oublions nos vieilles haines et serrons nos rangs. Mille tonnerres ! Je suis content de te revoir. Tu essuies les verres de tes lunettes, tu te frottes les yeux: eh bien! oui, c'est moi, Marat, ô viédase ! ne me connais-tu pas ?

Que te dirai-] e ? on m'a envoyé des sombres bords (comme disait ce pauvre M. Chénier) pour savoir au juste ce que l'on fait ici. Quant à moi, tu te rappelles mon histoire : envové ad patres par les plus jolies mains du monde, je me suis ma- rié là-bas. Oui, vraiment, et tu ne devinerais ja- mais avec qui? ... avec Charlotte Corday... oui, mon vieux, avec celle qui... enfin, suffit: cela a été sa punition et ma récompense. Je lui ai fait trois filles, elles sont parmi vous : ils [sic] s'ap- pellent liberté, égalité, fraternité. Nous nous ai- mons comme deux tourtereaux. Enfin, nous fai- sons voir à ce pauvre M. de Florian que tout ce qu'il a écrit sur le tendre amour, c'est de la gno- gnotte.

Corbleu ! cela va mal. Comment diable avez- vous été chercher des républicains à l'eau de rose : des hommes froids comme le souvenir du dernier roi des Français. Eh toi, viédase, j'ai peine à te

23

350 lA VIE PARISIENNE

reconnaitre ; tu es devenu doux comme les mesures du Gouvernement provisoire. Allons, un peu d'é- nergie, aux grands maux les grands remèdes. As- tu peur de la censure? Elle n'existe plus. Dis-leur donc ce que tu penses à tous ces gaillards-là. Dis à celui-ci : Vous êtes un républicain pâle et froid comme votre figure. A celui-là : Ton journal rem- place admirablement celui du gros Bertin. A cet autre : Tu n'es pas à la hauteur des grands évé- nements qui vont se dérouler devant nous. Toi, tu avais promis d'appuyer la régence. Toi, tu as refusé ton concours à de botmes et de grandes ac- tions : toi, ministre de l'Intérieur, est-il vrai ijue tu distribues, avec une grande profusion, des fonds secrets à de vils agents ? Tu es bon républicain, pourtant : pourquoi as-tu laissé surprendie ton pa- triotisme si éclairé ? D'où vient le choix malheu- reux que tu as fait, en envoyant dans les provinces tant de misérables agents ? On ne peut pas sus- pecter pourtant ton ardent républicanisme. Tu es, pour moi, l'homme à la personnification de la nou- velle et glorieuse République Française. Sois plus

circonspect à l'avenir

Adieu, viédase. je ne sais pas pourquoi, mais j'espère. Mon cœur s'épanouit ; je porterai là-bas des bonnes nouvelles: je leur dirai (pie le Fran- çais n'a pas dégénéré, que si nous avons succombé, en leur traçant la route, notre sang n'a pas été

JOURNAUX 331

stérile. Si cela ne va pas (ce qu'à Dieu ne plaise) je serai à tes côtés et gare dessous. Salut et fraternité

Marat. »

A ce même groupe des journaux rouges appar- tiennent VAimable faubourien, d'Alfred Delvau. journal de la canaille iilmi^^T\&. canaille, disaient ses crieurs, vendus par la canaille, et achetés par la canaille (1) », le Pilori deR. Barré et Yanmale qui terminait ainsi une biographie-réquisitoire de Thiers : « Arrêt : Louis-Adolpho Thiers, à Marseille, le 26 germinal an VI (16 avril 1797) est condamné à l'exposition publique et à la flétris- sure morale, comme s'étant rendu coupable des délits ci-dessus mentionnés. » et le Diable boiteux, rédigé, du l""" au 25 juin, par Charles Tondeur avec ce sous-titre « pamphlet de la Répu- blique rouge ».

Le parti de la République modérée, le parti de l'ordre n'avait que huit ou dix journaux, mais c'étaient des journaux sérieux, solides, soutenus, surtout en province, par une nombreuse clientèle.

En tête venait la Presse, qui se vendit jusqu'à soixante-quinze mille exemplaires, chiffre énorme pour l'époque. Elle était dirigée par Emile de

(1) L' Aimable Faubourien parut du 1" au 24 juin.

352 LA VIE PARISIENNE

Girardin, habile logicien, polémiste redoutable (1) et qui savait, aussi avide d'argent et d'honneurs que léger de scrupules, dissimulersousl'apparente préoccupation des intérêts publics, l'unique souci de ses intérêts particuliers. 11 ne ménageait guère les hommes au pouvoir. Il les ménageait si peu qu'un beau soir, le 30 mars 1848, vers 8 heures, trois à quatre cents républicains vinrent, sous prétexte de lui demander des explications, assié- ger les bureaux de son journal. Des délégués dési- gnés par ces manifestants furent reçus par lui, et il réussit à leur prouver qu'il était un excellent démocrate. La petite émeute n'eut pas, à part quel- ques vitres cassées, de suites graves.

La Liberlé, V Assemblée nationale, fondée le 29 février, connurent aussi de forts tirages et exercèrent une très réelle influence.

U Evénement, dont les bureaux étaient situés boulevard Montmartre, 10, paraissait avec cette épigraphe de ^'ictor Hugo :

« Haine vigoureuse à l'anarchie, tendre et pro- fond amour du peuple. »

(1) « Le journal qui, i,n';'ice à l'acUvitc de son administra- tion et à la rudesse de sa poiéinique, se répandit le plus dans Paris, fut la Presse, de M. Giiardin {sic). On se rappelle la guerre violente ijuil lit à la révolution, avec un«^ ioiriciue et une clairvoyance si perfides, attaquant la Képublique dans les faux républicains, et la rendant responsable des* vices d'un Gouvernement incapable ou traître. » Mémoires de Caussidière, t. I, p. 168.

Hippolyle Cogniard, auteur dramatique.

JOURiNAUX 355

Dans une brochure publiée en 1848 et pleine de détails curieux et amusants (1), Petit de Baron- court a consacré une notice de quelques lignes à ce journal :

(' WEvéncnienl , dit-il, annoncé à l'avance par des affiches placardées sur les murs, ce qui est un luxe en ce moment-ci, a paru le mardi l'^'" août (1848 . Il appartient à la droite de l'assemblée nationale, et déclare ouvertement que la Républi- que sera sauvée, le jour elle sera dirigée par. les républicains du lendemain. On disait cette feuille placée sous la direction de M. Victor Hugo maisce bruit a été démenti publiquement par l'au- teur des Orient aies. Yi' Evénement a ouvert ses colonnes à la queue du romantisme, aux derniers débris de l'art chevelu : c'est Tinfirmerie, l'hôtel des Invalides, de l'école de la Fantaisie. On remarque parmi les collaborateurs, Paul Meurice et Théophile Gautier, feuilletonniste que la sus- pension (provisoire) de la Presse laissait sans ouvrage, inventeur du galbe, du mot cliocnosopJie, de la tapisserie appliquée à la littérature et de mille autres hardiesses qui ont enrichi la langue française. Citons encore un séide du maître, l'en- fant terrible du romantisme, le descendant du célè-

(1) Physionomie de la Presse ou Catalogue complet des nouveaux journaux qui ont para depuis le 2^i février jusqu'au 20 aoù<, par un r.liilTonnier (Pitit de Baroxcourt). Paris, 1848, p. 63,

356 LA VIE PARISIENNE

bre sculptenr Milo qui fit la \'énus de ce nom (1) : chacun a deviné l'infortuné Vacquerie, le père de Tragaldabas. En résumé les mauvaises langues disent que ce journal, malgré tout le bruit qu'il a fait, est un événement qui n'aura pas grande por- tée. »

Les mauvaises langues se trompaient, car cette feuille futnonseulementunedesmieuxfaitesdecette époque, mais aussi une de celles qui contribuèrent le plus à discréditer les théories révolutionnaires.

Le Bien public, d'abord fondé à Màcon par La- martine, s'était tj'ansporté à Paris (rue Neuve-des- Mathurins), il eut pour rédacteur en chef Eu- gène Pelletan.

Un écrivain qui ne manquait pas de talent mais dont le talent se dépensa dans des besognes infé- rieures, Paul Féval, était rédacteur en chef de V Ave- nir National, journal des libertés civiles, poli- tiques et religieuses , dont le premier numéro pa- rut le 4 juin 1848.

Le Conciliateur, qui, fondé le 9 juin, s'était d'abord appelé les Nouvelles, du Jour, et devint le Spectateur républicain, avait parmi ses collabora- teurs, sous la direction de Louis Jourdan, Théo- phile Lavallée, Ponsard , Emile Augier, Taxile Delord, et Gustave Planche.

(1) Il y a sans doute une allusion à quelque bévue de Vacquerie.

JOURNAUX 357

Evidemment ces noms , et ceux de Théophile Gautier, de Vacquerie, d'Eugène Pelletan, sans parler de celui de Victor Hugo, ont une autre si- gnification et représentent un autre idéal que les noms des citoyens Bejot, Declergues ou Thuil- lier.

Les journaux bonapartistes (1) étaient peu nom- breux. En voici la liste à peu près complèie :

Le Napoléonien (rédacteur en chef : J. E. Bérard. Premier numéro, le L) juin. Il ne vécut ([ue ([iiel([ues jours .

Le Napoléon républicain, rue Monhnai'tre, 70. (H parut du 12 au 27 juin, e't fat sus[H'iidu à cette époque. Son principal rédacteur était Mai'cel Des- champs.)

Le Petit Caporal, journal de la jeune et de la vieille garde, rue Saint-Louis, 4(1.

Le Bonapartiste fondé le 14 juin, il ne vécut qu'une semaine). Il racontait, dans son premier nu- méro, l'aventure d'un aigle, <( échappé sans doute du jardin des plantes, qui est allé s'abattre sur une maison de la rue de Rivoli, le jour l'on atten- dait l'arrivée du prince Louis à la Chambre. »

'. (\) Bonaparlisle^i d'opinioti et (J't'li(]iit'tte. La |)liipail des journaux républicains, tout en conservant leur lilre. senti- rent leur républicanisme décroître à mesure ([u'augmen- taient les chances de Louis-Napoléon d'arriver au pouvoir. Quand il y. fut arrivé, il n'y eut plus guère que des journaux bonapartistes.

338 LA VIE PARISIENNE

La Redingote grise, iplace de l'Ecole, IG, avec un nouveau gérant, Simon Jade, c'était une continua- tion déguisée du Napoléon républicain. Son pre- mier numéro parut le 17 juin 1848.

Presse royaliste, presse satirique: il était diffi- cile, en 1848, de les distinguer. Gela tenait à l'exis- tence, pendant cette période, dune bande de joyeux compagnons, qui n'avaient pas les mêmes opinions politiques, mais s'unissaient pour railler un ré- gime qui prêtait et largement au ridicule, ou pour signaler des abus, aussi nombreux, aussi odieux que sous la monarchie.

Ainsi la France républicaine, peu suspecte ce- pendant de tendances réactionnaires , écrivait : « M. Charles Blanc vient d'être nommé directeur des Beaux-Arts avec des appointements plus qu'ho- norables. Nous sommes enchanté de voir M. Louis Blanc organiser le travail dans sa famille. «

Cette petite note, s'il en eut connaissance, ne dut pas plaire beaucoup à Louis Blanc. Les pires at- taques contre Louis-Philip})e lui avaient paru sans doute très légitimes, très naturelles, mais le Cha- rivari ayant effleuré de ses railleries le Gouver- nement provisoire et l'infaillibilité populaire, il adressa au directeur de ce journal, Altaroche, cette protestation indignée, datée du 20 avril: ^1)

(l) Celte lettre a fait partie île la collpction d'Autogra- phes d'Kdouard Dcntu.

JOUHNAUX 359

« Je ne puis m'empêcher de vous écrire pour vous exprimer l'étonnement nous jettent, mes col- lègues et moi, les injustes attaques du Charivari. V'ous ignorez certainement ce qui en est. Déjà j'ai été obligé d'intervenir énergiquement auprès d'un grand nombre d'ouvriers, qui, à propos d'un ar- ticle dirigé contre moi, voulaient aller briser les presses du Charivari. Car rien ne serait plus déplorable, à mes yeux, que de pareils attentats dirigés contre la liberté de la pensée. Toujours est-il que le peuple est indigné de voir récom- penser par les mêmes sarcasmes, lancés il y a deux mois contre la royauté, des républicains qui ne recueillent de leur zèle à servir les inté- rêts de tous que d'accablantes fatigues et d'af- freux périls.

Je m'empresse, mon cher ami, de vous écrire à ce sujet, bien convaincu que vous n'avez, pour faire cesser cet état de choses, qu'à en être in- formé. »

Dans un journal fantaisiste, dont les opinions politiques restaient très indécises et qui était une manière de Charivari , donnant , comme cette feuille, dans chaque numéro, une caricature, dans \e Diable rose, qui servait de supplément à l'/nf/e- pendant, on lisait :

Qu'est-ce que la République ?

La République ?... C'est jusqu'à j)résent la sub-

3(i0 LA VIE PARISIENNE

stilution de riiicapacité orgueilleuse à la vanité in- capable; c'est le remplacement de ceux qui avaient rempli leurs poches aux dépens du trésor public par des gens dont les poches sont vides et qui tiennent à les remplir de la même manière. »

Le rédacteur en chef du Diable rose, Emile de la BédoUière, était un « libéral » mais les princi- paux collaborateurs des journaux dont il nous reste à parler, Villemessant, Xavier de Montépin, Jouvin, Balathier de Bragelonne, René de Rovigo, Alphonse de Galonné, le marquis de Fondras, étaient des royalistes convaincus.

La première feuille satirique qu'ils fondèrent, le 9 avril 1(S48, rue des Bons-Enfants, numéro 3, avec Xavier de Montépin pour rédacteur en chef, ce fut le CdiKird et voici comment, dans son premier numéro, il annonça son titre:

« Le Canard ! Ce journal a pris ce titre auguste, Pour annoncer d'un mot. dun mot candide et juste, La place que, parmi d'innombrables écrits, Il veut trouver au sein des journaux de Paris. 11 hésita longtemps. Au moment de paraître, Il se disait tout bas qu'il vaudrait mieux peul-tMre, Narguant la haute presse au format caoutchou, Adopter le prénom de : La Feuille de chou. Puis, pariuslants, cédant à la folle bouffée D'une vanité sotte et bien vite étouffée. Le Canard murmurait qu'il fallait à tout prix, Se proclamer d'abord VÉcho des gens d'esprit 1

JOURNAUX Sfil

Canard aristocrate, en ton instinct inique,

Tu ne songeais donc point que la chose publique

Vit rie légalité, qui ne souffrirait pas

Que l'esprit sur les sots voulût avoir le pas ?

Au reste, cet orgueil comme un Ilot qui se brise

Et retombe écumeux, repoussé par la brise

Dura peu. Le journal qucn vos mains le hasard

A jeté, rencontra ce titre : le Canard,

Et des oiseaux d'eau douce, aux navets si fidèles.

Sachant garder le nom, il gardera les ailes... »

Dans son 6"^ numéro, il formulait aussi sa pro- fession de foi de foi de canard.

ha. Canard croit à la liberté, Le Ca/iard croit à la fraternité. Mais, hélas ! l'Egalité lui paraît un mythe. En effi4, si tous les Français étaient égaux, Ils auraient tous assez d'esprit et assez d'argent pour

[ s'abonner au Canard]. Or, ils ne le font pas. Donc, concluez. »

Quand ils ont trop d'esprit, les canards meurent jeunes. Celui de Xavier de Montépin n'eut que onze numéros. Le onze juin, il se réunit au Lam- pion.

Le Lampion avait été fondé par Villemessant, rue Croix-des-Petits-Cliamps, 33, le 28 mai. Il fut suspendu le 21 août.

Au moins égal par la verve au Canard, ce jour- nal avait pour spécialité de se moquer des

3fi2 LA. VIE PARISIENNE

hommes au pouvoir, et notamment de PMocon, « ce grand ministre de TAgriculture qui prend les céréales pour les nymphes de la déesse Cérès. » (Numéro du 31 mai).

Il ne fallait lui demander, pas plus qu'aux feuilles révolutionnaires, ni justice ni impartia- lité. Il usa et abusa du droit de calomnier ses adversaires.

« L;\ fut inventée la fameuse purée d'ananas, déli- ces des membres du Gouvernement provisoire; on fit voler à M. Marrast le berceau du comte de Paris pour l'usage du Fils de M. Mar- rast; là on découvrit, si j'ai bonne mémoire, que le plus beau cachemire de la duchesse d'Or- léans servait de nappe à M. Louis Blanc; là, à toute heure, on tint boutique ouverte de toutes sortes d'invectives sans frein. Les femmes mêmes, qui sûrement n'avaient rien à faire avec les fureurs de partis, ne furent pas épargnées par cette gros- sière licence...

Il y a dans le répertoire de l'éditeur du Lam- pion deux mots dont je no voudrais pas être l'auteur pour tout l'esprit de Voltaire. C'était en juin 1848. Une bande d'hommes désarmés passait escortée d'un régiment delà ligne, et suivie d'une voiture remplie des fusils des insurgés : Voilà les fourchettes du Père Duc/tesne, dit amèrement l'auteur du Lampion, en voyant passer les mal-

JOURNAUX 303

heureux. Le soir même, sous le titre Variétés^ le Lampion contenait ces lignes : « On a trouvé sur le cadavre d'un socialiste le billet démocra- tique que voici: « Bon pour trois daines du fau- bourg Saint-Geriuain ». Et pendant ce temps le sang coulait à flot dans les quatre quartiers de Paris (1). »

Le Canard et le Lampion furent continués par la Chronique de Paris (\m, avec Villemessant et René de Rovigo, comme rédacteurs en chef, dura de janvier 1850 à septembre 1852. Un de ses ar- ticles les plus amusants, si on peut appeler cela un article, indique de la manière suivante, les domiciles politiques d'un certain nombre de per- sonnalités en vue :

Victor Hugo rue du Paon.

Isaac Crkmieux rue des Singes, n" t, ci-de- vant rue Jean-Beausire.

Gkkpi'o rue aux Fèves, hôtel du Pied

Humide.

Bedeau rue du Tourniquet.

Cavaignac rue Montorgueil.

I.AxioRiciÈRE .• . rue Serpente.

D'Hautpoul rue de l'Homme-Armé.

Changaumer rue Saint-Sauveur et rue de

la Victoire.

I.vgkange rue de la Révolte, ci-devant

boulevard desCapucines

(1) Chakles Bataille, Diogène. (iii 31 août 1856.

3()t LA VIK I>AIUSIKN'r<E

Thiers nie de l'Observatoire.

L^MAKTiNE rue des Quatre- Venls, ci-de- vant rue de la Harpe.

BOUHIRR DK l'KcI.LSK..

De la Boui.ie

Nettement , „. , ,,., .

rue la Fidélité. Léo de [.ahoiuh.

De Lahcy

Et beaucou[) d'autres. Jules Fa vue rue des Orties, et rue des Mau- vaises-Paroles. MioT barrière de la Chopinette, ci- devant rue delà Treille.

Dlpin rue du Henard, et rue du

Pied-de-Bœuf. De Lakochejaqlklein . . . rue des Blancs- .Manteaux, in- cessamment barrière du Trône.

Berhver rue Boyale.

Ledul-Bollin rue Belle- Chasse ; pied-à- terre rue du Petit-Car- reau.

MuRAT rue Bichepanse.

Emmanuel Arauo rue du Grand-Hurleur.

Louis Blanc barrière de Pantin, ci -de- vant rue des Marmou- sets, maintenant rue des Marionnettes ou des En- fants-Bouges..

Nadauo rue du Plâtre.

Anto.ny Thocret l'ue de la Boule-Bouge.

François Aragi' liarriére de IKtoile, et rue

de la Lune.

Pierre Bonai'autk rue des Trois-Sabres.

FouLD rue Vide-Gousset.

Jules MuiEON rue du Foin.

JOURN.VUX

31).')

Assemblée îsation.u/ barrière du Combat.

Pierre Leroux rue du Lavoir, maison des

bains.

La République rue du Hazard, incessam- ment quai de la Fer- raille. »

CHOCOUT

CHERCHEZ VOIS TUOLVEUEZ.

Ce fut par ce conseil cvangélique, que tors de la gr.tnde famine, nos pères furent chercher, et jrouvèreni df s blés en Egypte ; et qu'en iSiS et ISKÎ, la Franc; en trouva aussi en R issie ; qu'eiMJouragrs par ces exemples et confijnl dans les effets merveilleux d<' la divine l'rovidence. noas sommes allés aussi, cette année de grande dise le de tous les fruits, en' chercher dans toutes les localités de la i^rovence. Nos recherches, comme nous nous y aiicndions ont été couronnées d'un plein succès, et comment a.crail-ilpu en éire aulremenl lorsque noire marche avait pour g r.int l'idenlilé qu'il y aentre Providence et l'rovcnce, "'ayant enlre elles d'autre différence qu'une idre I. D. Aussitôt que nous fûmes informés que les fruits avaient clé pelés, nous fimes acheter chez une intinii'é de propriétaires de nos conirÉ-es tous ceux qui aùi'aient pu résister, et, t'est en les ayant -réunis, que nous nous trouvons aujourd'hui en pivssession d'une immejisil' de fruit confiis ne laissant rien à désirer , dont le pri-x. à cause des cii'eonslaDces , oe sera pas au^imenté.et restera fixé à 2 fr. 50 c. le demiVkilog. , le même que nous les avons vendus dans hs années des n-rolics les pins ahoudanles. '

Une réclame en 1848.

21

IX

CLUBS ET SOCIETES SECRETES

Les clubs étaient des journaux parlés. Il y en avait de professionnels, de régionaux, d'étrangers. Presque tous étaient républicains, beaucoup étaient révolutionnaires .

Pour bien des gens qui ignoraient ou qui avaient oublié l'histoire de la Révolution de 1789, ce mot était nouveau et on ne savait trop, au début, com- ment le prononcer. Plus tard, remarque Maxime du Camp (1), la prononciation varia d'après les opinions politiques. « Club était démoc-soc ; cloub était réac ; cleub n'était pas compris. »

Leur nombre s'élevait à plusieurs centaines, sans qu'on puisse le fixer d'une manière précise. Ils s'abritaient un peu partout. « Les monuments publics, prêtés par l'autorité, les salles de fête et

(1) Souvenirg de l'année I{:)'i8, p. 123.

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 367

de plaisir, des magasins inoccupés, des maisons particulières servaient à ces réunions » (1).

Le Gouvernement provisoire, qui espérait s'en servir, les avait d'abord favorisés. Le 19 avril 1848, il faisait afficher sur les murs de Paris cette pro- clamation, où se devinent l'influence, les naïves illusions, et le style de Ledru-RoUin :

« Citoyens !

La République vit de liberté et de discussion ; des clubs sont pour la République un besoin, pour les citoyens un droit.

Aussi le Gouvernement provisoire s'est-il féli- cité de voir, sur divers points de la capitale, les citoyens s'assembler pour conférer entre eux sur les questions les plus élevées de la politique, sur la nécessité de donner à la République une impul- sion énergique, vigoureuse et féconde.

Le Gouvernement provisoire protège les clubs.

Mais pour leur liberté , pour que la révolution ne soit point arrêtée dans sa marche glorieuse, gardons-nous, citoyens, de tout ce qui peut entre- tenir dans l'opinion des inquiétudes sérieuses et

(1) Mémoires de Caussidière, t. I, p. lO-t. « On n était point difficile sur le local, on prenait ce qu'on trouvait : boutique à louer, atelier de carrossier, église déserte comme lAs- somption, salon du Palais-Royal. » M. dl Camp, Souuemrs de Vannée tS'iS, p. 123.

368 LA VIE PARISIENNE

permanentes ; rappelons-nous que ces inquiétudes servent d'aliment à des calomnies contre-révolu- tionnaires et d'armes à l'esprit de réaction; avisons donc à des mesures qui, en protégeant la sécurité publique, coupent court aux dangereuses rumeurs, aux calomnieuses alarmes. Si la discussion libre est un droit et un devoir, la discussion armée est un danger, elle peut devenir une oppression. Si la liberté des clubs est une des plus inviolables con- quêtes de la révolution, des clubs qui délibèrent en armes peuvent compromettre la liberté elle- même, exciter la lutte des passions et en faire sor- tir la guerre civile.

Citoyens, le Gouvernement provisoire, fidèle à son principe, veut la sécurité dans rindépendance des opinions. Il a déjà pris des mesures propres à la protéger, il ne peut vouloir que les armes soient mêlées aux délibérations. Notre République, c'est l'union, c'est la fraternité ; et ces sentiments ex- cluent toute pensée de violence.

La meilleure sauvegarde de la liberté, c'est la liberté.

Les membres du Gouvernement provisoire :

Dupont (derEure), Arma^dMaruast, Garnier- Pagès, Arago, Albert, Maire, Crémieux, Loms Blanc, Ledru-Rollin, Flocon, Lamartine. »

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 3G9

C'était contre lui-même que le Gouvernement pro- tégeait les Clubs, et nous aurons plus d'une fois l'occasion de le constater. Dans ces foyers d'anar- chie se préparèrent et s'organisèrent toutes les émeutes, celles du 17 mars, du 16 avril, du 15 mai, etc. (1). Les orateurs les plus violents y étaient les plus écoutés.

Ils représentaient non seulement un danger, mais une véritable folie et une folie contagieuse. Des ouvriers qui savaient à peine lire venaient y prononcer des discours sottement empliatiques, étaient abordés et résolus les plus difficiles problèmes de politique intérieure ou extérieure. Des toqués, plus dig'nes d'occuper un cabanon qu'une tribune, y apportaient leurs théories extra- vagantes. Et malheureusement, toutes ces phrases d'aliénés, d'ignorants ou d'imbéciles, risquaient, à un moment donné, de se transformer en faits. Ce n'est jamais impunément qu'on laisse parler les bêtes.

Les Etrangers s'ajoutaient aux nationaux pour organiser le désordre. Chassés de leurs pays, ils se rattrapaient sur le nôtre.

Il existait un club des ouvriers allemands, une société démocratique allemande , et une réunion allemande parisienne, un club de V Emigration

(l) AJJaire de l'altenlat du 15 mai I8'i8. Réquisitoire et Réplique de M. le Procureur tjénêral Baroche. Paris, 1849, pp. 8, 10, etc.

370 i>A viK 1'\HISIE^•^E

polonaise, un club des Emigrés italien?,, un club démocratique ibérique, une Société suisse de Gruttly, une Société pour l'émancipation des peuples slaves. Un o-roupement qui avait un plus large programme, h; club de V émancipation des peuples, s'était ouvei-t, le 2 mars 1848, dans la salle Montesquieu.

Chaque profession, lil)érale ou manuelle, avait formé son association ou bien son club:

Club des Artistes dramatiques, passage Jouf- froy, fondé en avril 1848 et présidé par Tisserant. Association fraternelle médicale, rue des Prouvaires, 17.

Club du Cirque National, rue des Fossés du Temple, fondé en avril 1848 par les artistes du Cirque. Le président était un palefrenier. Club des domestiques et gens de maisons. Club des épiciers (qui deviendra Club du Salut public, du salut public par Tépicerie pro- bablement).

Société républicaine des gens de lettres, place du Carrousel, fondée en mars 1848 et présidée par L. Kentzinger (Il y avait un autre club des Hommes de lettres, rue de l'Ecole de Médecine). Association fraternelle des Instituteurs, Ins- titutrices et Professeurs socialistes, rue Bréda, 21, fondé eu 184'J. (Il avait un président, Lefran- çois, et une présidente, Pauline Roland.)

CLUBS ET SOCIETES SECRETES

371

Association démocratique des niait i-es d'étu- des.

Club des maîtres de pension.

Club médical.

Club des médecins du département de la Seine.

AUX OUVRIERS CHAPELIERS REUNIS DE PARIS.

viagasini •ue«arfale*

ss ôl.pass.dii Piaar3Dii,el7i.r. St-Boatré.

^CCAn*TI/"kM fondée par l'unanimit* ■IoûULI/aIIUIi dei membre de la So- . iLté des SECOURS MUTUELS. S l'aide do \c\in propre» rensource» Par le choix it la perfection de leurt produits, il» o»ent compter »ur le lyrapathique concours de tous ceui aui détirent l'Auociatlon VRAIS. Inuenneinent plac« de 'a Boune, M

L'âÇÇnpiATiniil démocratique des ouvrières che- HOOUulA I lUil niisières.rue delaCorderie-Saint- HoficTf, 7, a I honneur df prévenir le public que, grâ<:e à son bienveillant concours, elle est aujourd hui à même de sou- mettre à son choix un assoitimirnt complet de chemises à tout prix, tant pour hommes que pour femmes. Elle entre- prend également les chemises surmesure,.qu'elle essaie avant d'en terminer la confection, qui peut rivaliser ajvec celle des meilleures maisons de Pans.

L'Association se charge des chemises à façon et de gilets de flanelle à un prix très-modéré, (59)

Club fraternel des lingères, etc, etc.. (1).

Malgré cette tendance, qni les caractérisa de tout temps, à compter sur « un retour du bon sens populaire « ou sur l'intervention de la Pro-

(1) Les agents payeurs des Ateliers nationaux avaient fondé en mars 1848, sous la présidence de Gariepug, le Club des Bureaucrates.

372 LA VIK PMUSIKNNE

vidence, transformée en gendarme éternel, les Modérés avaient senti le besoin de se grouper. Le Club de la République nouvelle, au Palais Na- tional, fondé en avril 1848, avait comme vice- président, Auguste Barbier, l'auteur un peu calmé des ïambes. C'était aussi dans un salon du Palais National (ou Royal) que se réunissait V Association démocratique des amis de la Cons- titution, fondée en 1848 par Bûchez et dominée par l'influence du général Cavaignac (1).

Dans les clubs rouges, ils avaient des repré- sentants, mais après l'élection de l'Assemblée nationale, croyant avoir cause gagnée, ils cessè- rent d'assister aux séances, et les exaltés, les ré- volutionnaires, y régnèrent en maîtres.

Ces clubs rouges étaient très nombreux, sur- tout dans les quartiers populaires. Une cinquan- taine d'entre eux jouaient un rôle très important.

(1) Au mois de novembre également fut fondé, pour sou- tenir la candidature de Louis-Napoléon à la Présidence, le Comité central électoral (boulevard Montmartre, 10), dont les présidents étaient Martin-Bruerre, iirnpriétaire, et Palornii ancien consul général de la Réiiiiblu]ue.

Quelques jours avant rélection le bruit courni iiiic lo gé- néral Cavaignac projetait de faire enlever son concurr<'Ml. Le Comité central électoral organisa ime garde (jni dc\âil veiller nuit et jour aux environs de Ihôtel du Rhin (plaie Vendôme) habitait le prince Louis-Xapoléon. (ielle garde comptait une soixantaine de membres.

Le Comité central électoral fut l'origine de ^<( Suciélé <tii dix- déccmbre.

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 'M3

Sous l'inspiration de Ledru-Rollin et sous la direction d'un ancien détenu à Sainte- Pélagie, Villain, qui avait pris part à l'insurrection d'avril 1834, la Société des Droits de V Homme et du Citoyen (1) avait succédé, en mars 1848, à la première Société des Droits de VUomme, déjà républicaine, à l'époque de sa création, en 1830, et qui, en 1848, ne comptait plus que quel- ques membres.

A cette société se rattachaient le Comité cen- tral, au Palais national, présidé par Villain, placé sous l'influence de Barbés et d'Huber, et le Club central, au Conservatoire des Arts et Métiers, desquels dépendaient d'autres clubs , imbus du même esprit. Le Comité central était re- présenté par des commissaires d'arrondissement, parmi lesquels Pelin, peintre d'histoire, rédacteur en chef des Doulets Rouges, président du Club pacifique des Droits de V Homme (2), et Munier,

(1) Elle fut continuée, après .sa dissolution, i^ar la Nemesls, dont les membres les plus connus étaient Vitou, un des |)rincipaux fondateurs; Jean .lournel, Waltier, dit Crampon, (Ireppo, Miol, Joigneaux, Charles Corbet, chez qui on se ri'uiiissalt, dans une cave, boulevard Montparnasse. Il y avait aussi des i-éunions, rue h«aint-\ ictoi' el boulevard du Temple,' 42. l^a Sociélc des défenseurs de la fiépulili'iiie, la Société de Union dea Communes, continuée ]iai" la Société de la Com- mune de Paris, la Société de la Solidarité répuljlicuine {dirigée par Martin Bernard el Delescluze) poursuivaient le même but que la Nemesis.

(2) Dans le Nil» arrondissement.

374 LA VIE PAHISIENNE

président d'un Club également (1), et qui prenait le titre bizarre de « chef de la police de sûreté de la société des Droits de l'Homme (2) ».

Chaque membre d'un des clubs affiliés devait avoir un fusil et une certaine quantité de car- touches. Il recevait comme insigne une médaille qui portait d'un côté : « Société des Droits de l'Homme » et de l'auti-e, un triangle, avec ces mots : « Egalité, Solidarité, Fraternité. »

Quelles étaient les tendances de cette associa- tion, des extraits des discours prononcés au Club centi'dl le montreront suffisamment.

Séance du 4 mars 1S48 Discours du citoyen Marx : « Je suis révolutionnaire : je veux marcher à Tombre du grand Robespierre ! Eh bien ! voici ce que nous dirait ce vertueux citoyen, s'il était encore de ce monde Lorsqu'un vaisseau trop plein est surpris en mer par une violente tempête, on jette par dessus bord une partie de l'équipage, afin de sauver le reste. »

Cette partie de l'équipage que le citoyen Marx conseillait de jeter par-dessus bord, au nom de la Solidarité et de la Fraternité, c'était celle qui ne partageait pas ses opinions.

Séance du 19 mars. Discours du président Villain, sur les bruits de banqueroute : « A ([ui la

(1) Dans le I" arrondissement.

(2) A. Llcas, les Clubs et les Clubistes. Paris, 1851, p. t»4.

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 375

République doit-elle en définitive? A ses ennemis, aux sangsues de la Restauration, aux corrompus du dernier règne. Eh bien ! Quand bien même la République ne paierait pas ces gens-là, serait le mal ? Et ne serait-il pas beaucoup plus simple de ne pas leur donner que de leur reprendre ? »

Séance du 6 avril . Discours d'un certain Denier, qui propose que désormais, « les maisons n'étant que des tas de pierres plus ou moins bien disposés » les locataires versent leur loyer au tré- sor public. Et ce vœu fut adopté.

Une partie du Gouvernement provisoire proté- geait presque ouvertement la Société des Droits de r Homme et du Citoyen et avait mis à la dis- position de son président, Villain, un appartement au Palais National. Il y avait fait monter des caves de Louis- Philippe, pour abreuver ses visiteurs, un tonneau de vin était attaché par une chaînette un gobelet d'étain (1),

Barbes présidait le Club de La Révolution, inauguré, le 21 mars 1848, dans la salle du bal Molière, rue Saint-Martin. Les fondateurs de ce club étaient presque tous les citoyens qui, durant le dernier règne, avaient représenté dans la presse, dans les associations politiques, d'abord publiques et plus tard secrètes, dans les conspira-

(1) Déposition faite devant la Haute-Cour de Bourges.

376 LA VIE PARISIKNNE

tions et dans les mouvements insurrectionnels, la tradition révolutionnaire (1). A côté de Barbes, on y voyait souvent Raisan, Marc Dufraisse, Dambel, Kersausie. Il avait pour organe le Travail, dont il ne parut que li numéros (jus- qu'au 21 juin 1848, inclusivement).

Raspail avait londé et présidait le Club des Atnis du Peuple, dans la salle do la rue Montes- quieu.

« Ce Club, remarque Louis Blanc (2), avait cela de particulier que ce fut plutôt une école de science et de philosophie qu'une arène mêlée à la discussion... » et Raspail lui-même disait, devantla Haute Cour de Bourges, le 5 mars 1849 : « J'avais pour auditeurs mes malades guéris, mes disciples dévoués, mes vieux compagnons dans l'œuvre d'instruire, de faire le bien et de souffrir. »

La Société républicaine centrale, plus connue sous le nom de Club Prado ou Club Blanqui, avait été inaugurée, dans la salle du Prado, le 26 février 1848. Elle se recrutait dans la classe bourgeoise beaucoup plus que parmi les ouvriers, peu séduits, malgré leur admiration pour le tri- bun, par l'éloquence sèche et âpre de Blancpii.

(1) Comité réuitlutionnaire. Club des Clubs ci la Commission, par LoNGEPiED, fondateur-président, et Laugier, secrétaire-tréso- rier. Paris, 1850, p. 32.

(2) Histoire de la Révolution de /,V//,V, t. 1", p. 29».

CLUBS ET SOCIÉTÉS SECRETES 377

Les principaux membres étaient Hippolyte Bonne- lier, Arnould Frémy, Alphonse Esquiros.

Si la séance dont on va lire le compte rendu, plus ou moins exact, eut réellement lieu, elle se place au 25 février et c'est ce jour-là par conséquent qui aurait été celui de l'inaugura- tion — ou au 26 février. Ce compte rendu est d'un journaliste témoin des scènes qu'il évoque ou qui prétendait en avoir été témoin (1):

« Nous montons au club, raconte Victor Bou- ton. On délibérait. La crosse des fusils retentissait sur les dalles^ et la salle était hérissée de baïon- nettes se dessinant au-dessus des bonnets rouges. On a dit que, dans cette fameuse séance, je m'étais placé au bureau, près du président, que j'étais coiffé d'un bonnet phrygien, que je pre- nais des notes, et quoi encore? Niaiseries! Au bureau? Est-ce que j'avais besoin d'opiner? Coiffé d'un bonnet rouge? Pourquoi me faire remarquer? Prendre des notes? Ce n'était pas la peine.

La physionomie du club était singulière.

Le président Crousse (2) à la figure pâle, à l'œil voilé, dirigeait les débats avec une lenteur calculée.

(1) Victor Boutox, la Patrie en danger. Paris, 1850 C?), pp. 34 et saiv. (II place la date de cette sôaiice au 2.") février). ^2^j Ce Crouâse était un clerc d'avoué.

378 L\ VIE PARISIENNE

Delente, à la haute stature, au geste net, à la parole pleine, colère, vibrante, dominant ceux qui l'entouraient.

Fomberteaux père, au l'egarJ ardent, au visage bourgeonné, à la parole tranchante, au verbe in- culte, faisait retentir son arme.

Vilcoq, avec une ironie cruelle sur les lèvres, se tenait dans un coin, appuyé sur sa canne.

Simard se distinguait par son air décidé. Sa figure accentuée, ses bras musculeux, sa parole tombant nette comme du plomb, son fusil à la main, son chef vêtu d'un bonnet rouge lui don- naient l'air d'un sectionnaire de 93.

Grandménil, lesyeux hébétés, la bouche baveuse y traînait ses gros souliers.

Desamy, au front fuyant, au grand nez, aux lèvres pendantes, aux yeux brillants d'un feu morne, agitait ses bras et poussait à l'insurrec- tion. »

A ce moment, Blan([ui, dont on attendait impa- tiemment l'opinion, monta à la tribune.

« Aux premiers mots de ce petit homme grêle,

la tête grisonnante, aux vêtements usés sur les planches des cachots et conser-^ant dans ses yeux les éclairs d'un feu sombre, un frémissement secret parcourut l'assemblée.

« Citovens, dit Blanqui à ce monde allumé, ne mettons pas la Républitiue en danger. L'heure

CLUBS ET SOCIÉTÉS SECRETES 381

n'est pas encore venue d'en appeler au peuple des décrets de l'Hôtel de ville. Ils ont marché lente- ment, mais enfin ils ont marché, et ils ont pro- mis satisfaction à nos droits. Si nous affichons cette proclamation (sur le drapeau rouge), Paris pourrait se lever tout entier et déraciner l'Hôtel de ville dans sa fureur, et qui sait ce qu'il en ad- viendrait. Toute réflexion faite, il faut ajourner notre projet. »

Une explosion de cris d'étonnement accueillit cette tortueuse harangue...

Cinq cents hommes armés, tout chauds encore de l'émeute et dans l'enivrement de la proclama- tion de la République; cinq cents hommes, les plus hardis que renfermât Paris, les plus rompus aux tentatives, ayant joué plus d'une fois déjà leur vie sur les pavés, eussent surpris le Gouver- nement provisoire, eussent envahi l'Hôtel de ville; immolé Lamartine, à la voix duquel le drapeau rouge était tombé de la statue de Henri IV, et eussent gouvernés Paris par la Terreur.

Sous l'empire de quelle crainte Blanqui avait-il, d'un ofeste de sa main, commandé à ce flot de rentrer dans son lit?

L'un dit qu'en sortant de l'ILHel de ville, il se crut encore possible en raison des difficultés que le (jouvernement avait à vaincre: il espéra qu'on l'appellerait aux affaires.

382 LA VIE PARISIENNE

L'autre dit qu'il ne comprit pas le secret de sa force, qu'à ses yeux un (louvernement improvisé ce soir-là par des hommes qui se fussent intitulés les Sections de Paris, et dont il eût été le Dicta- teur, lui sembla suranné ; qu'il avait désiré un mouvement populaire grandiose, un grand con- cours des masses, et qu'au lieu d'une manifesta- tion il ne vit eu définitive, après plusieurs heures d'attente, qu'une conspiration étroite, et qu'il aima mieux attendre.

C'est au club du Prado que fut distribuée un jour à la porte cette chanson de Lachambeaudie, qui fut ensuite placardée sur les murs de Paris.

NE CRIEZ PLUS : A BAS LES COMMUNISTES !

Chanson. Air : De Philoctèle.

« Quoi ! désormais tout penseur est suspect !

Pourquoi ces cris et cette rage impie?

N'avons-nous pas chacun notre utopie

Qui de chacun mérite le respect !

Ah ! combattez vos penchants égoïstes

Parles élans de la fraternité.

Au nom de l'ordre et de la liberté,

Ne criez plus : A bas les Communistes !

Pourquoi ces mots seraient-ils odieux : Égalité, Communisme, Espérance, Quand chaque jour de l'horizon s'élance Pour tout vivant un soleil radieux?

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 383

Ah ! croyez-moi, les cruels anarchistes Ne sont pas ceux que vous persécutez. O vous, surtout, pauvres déshérités. Ne criez plus : A bas les Communistes !

Quand des chrétiens réunis au saint lieu S'agenouillait la lamille pressée. Communiant dans la même pensée, Grands et petits s'écriaient : Cloire à Dieu I Frères, le ciel ouvre aux socialistes Sa nef d'azur pour des rites nouveaux ; Pas d'intérêts, pas de cultes rivaux : Ne criez plus : A bas les Communistes !

Amis, la ferre a-t-elle pour les uns

Des fruits, des fleurs des ronces pour les autres?

D'un saint travail devenons les apôtres :

Tous les produits à tous seront communs.

Rassurez-vous, esprits sombres et tristes;

La nuit s'envole, espérons un beau jour.

Si vous brûlez d'un fraternel amour.

Ne criez plus : A bas les Communistes (1) I »

Le Club de V Egalité s'était ouvert, le 4 mars, dans la rue du Bac, et, le 29 mars, le Club de V Ab- baye, dans l'ancienne abbaye de St-Germain-des- Prés. Ce dernier club avait placé dans la salle de ses réunions un tronc destiné à recevoir les offran- des volontaires de ses membres. La somme ainsi recueillie fut envoyée au Gouvernement provisoire.

(1) Le Club du Prado fut fermé par un arrêté de Ledru-Rol- lin, le 23 mai 1848, le même jour que le (Jlub de la Révolution ou Club /?a>po(7.

38t LA VIE PAIUSIK.NNE

Elle sélevait à un franc vingt-cinq centimes.

he Club de la barrière du Maine, i'ondé Chaus- sée dn Maine, en mars 1848, avec le lieutenant de Barbes , Flotte, comme président honoraire et Gorat, comme président effectif, était presque entièrement composé de cuisiniers. Nous avons déjà remarqué à quel point la chaleur communi- cative des fourneaux pouvait influencer les opi- nions politiques.

Gomme condamné politique ii833}, l'ex-baron de Richemont, Hébert, fils de Louis XVI, à l'en croire, faisait partie de cette association démo- cratique et culinaire, et, le 22 mars 1848, il lisait à la tribune cette profession de foi :

« Plusieurs électeurs m'engagent à me présenter comme candidat aux prochaines élections, et m'of- frent pour cet effet leur concours et leurs voix. Sensible à cette marque de leur estime, j'accepte avec gratitude, dans la conviction que je ne resterai pas au-dessous de mon mandat.

J'ai servi ma patrie sous la République juscjuau jour celle-ci fut sabrée par qui lui devait tout... Depuis cette époque, j'ai vécu dans la retraite et l'oubli. Homme de juillet 1830 et de février 1848, je suis fier d'appartenir à la nation héroïque ([ui vient d'obtenir la Liberté, l'Egalité et la Frater- nité, que le législateur des chrétiens avait prèchées et sanctifiées.

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 385

Je voterai pour les Membres du Gouvernemeat provisoire. La Trauee, et la capitale en particu- lier, leur doivent la plus grande reconnaissance pour les prodiges qu'ils ont opérés en "faveur de l'Etat, évidemment préservé parleurs soins etleur énergie de Tanarchie et de la guerre civile.

Indépendant par position, je consacrerai l'allo- cation accordée pour frais de représentation à l'acquit de la dette contractée envers les caisses d'épargne, fonds (jue le pouvoir immoral, cupide et déprédateur, qui vient d'être ignominieusement expulsé, aA'ait détourné au mépris de tout ce qu'il y a de plus sacré, des misères toujours crois- santes et qui avaient justement alarmé la conscience et la probité publique.

L'ex-baron de Richemont

Coiiduinné politique en IS3'i. »

Le Club des Antonins (rue ÎNIoreau, faubourg Saint- Antoine) ouvert en mars 1848, avait pour président Delacollonge, connu par ses opinions révolutionnaires.

les ouvriers dominaient. ((Ce club était le plus abominable de tous les clubs rouges de Paris. Nous avons plusieurs fois entendu dire près de nous lors du désarmement du faubourg Saint-Antoine, que la bannière sur la([uelle des insurgés avaient écrit ces mots : (( Sucées ■' viol , pillage. Insuccès :

386 LA VIE PARISIENNE

meurtre et incendiey), sortait du Club des Anto- nins (1). »

On peut encore citer parmi les clubs rouges s'organisèrent avec le plus de passion les journées de juin :

Le Club de la Belle Moissonneuse, ainsi nommé par ce qu'il se réunissait chez un marchand de vins à la barrière d'Ivry, A la Belle Moisson- neuse (2); quelques-uns des futurs meurtriers du général Bréa, et entre autres, Choppart et les frères Vappreaux, en faisaient partie.

Le Club des Blessés de février;

Le Club des Blessés et Combattants delà bar- ricade Saint-Merry, fondé par Kerseausie;

Le Club du Château du Brouillard, k'Slont- martre ;

Le Club des Condamnés politiques, rue Saint-

(1) Alphonse Lucas, le^ (Jlubs et les Clubisles..., p. 26. .< Les journaux rouges, ajoule-t-il, ont nié (ils le devaient) l'exis- tence de la bannière du club des Antonins, et nous devons le dire, bien que cette bannière ait été vue et touchée par des milliers de personnages, leurs dénégations ont obtenu une certaine créance. Il est en effet difficile de croire à cer- taines choses... » V. le chapitre sur les journées de juin.

(21 J'ai déjà cité plusieurs cafés-clubs, on en ajouterait facilement beaucoup d'autres: Bouet, rue Saint-Victor; Café du Progrès, faubourg du Temple, n" 1 ; Café de la Li- berté, faubourg Sainl-Antoine ; Café de l'Union, rue du Roule-Saint-Honoré, siège de l'Association des garç-ons li- monadiers, etc., etc. Les gardons limonadiers se réunis- saient aussi dans un café de la Cour des Fontaines, au Pa- lais National.

CLUBS ET SOCIÉTÉS SECRETES 38T

Honoré (salle Valentine), fondé en mars 1848. Président: Barbes; vice-présidents: Blanqui, Martin- Bernard;

Le Club des Démocrates fraternels, rue de Gharonne, un des plus violents, un des plus ac- tifs ;

Le Club de l'Émeute révolutionnaire, rue Mouf- fetard, 69, fondé en mai 1848. Il avait pour pré- sident le docteur Palanchon. A la fin de chaque séance, avant de se séparer, les membres de ce club entonnaient une chanson, célèbre à cette époque, et dont le refrain était:

« Chapeau bas devant ma casquette, A genoux devant l'ouvrier (1)! »

Le Club central des Jacobins (2), dans le pa- lais des Thermes, présidé par un ancien membre du club des Jacobins de 1793, Roybin, qui avait été libraire de la Convention nationale.

Les cinq ou six Clubs des Montagnards ou de la Montagne. Le plus connu, qui mériterait à lui seul une étude détaillée était le Club de la Mon- tagne, rue Frépillon, 24, fondé en mars 1848. Président: l'abbé Constant; secrétaire: Madame

(1) A. LccAS, les Clubs el les Clubistes, p. 130.

(2) Il y avait plusieurs clubs des Jacobins, un entre autres qui siégeait dans lécole communale de la rue du Faubourg-du- Roule (président: Buclioz-Hilton).

388 LA VIE PARISIENNE

Noémie Constant ; membres du Ijureau : Léonard Gallois, Alffed Boiigeart, Louise Collet, Ganeau (\e Mapa/t), Jean Journet, Adèle Esquiros, Cons- tant Hilbey, l'ouvrier (tailleur") poète, exaspéré contre Lamartine, parce que celui-ci n'avait pas assez apprécié ses vers.

Alphonse Lucas affirme (1) avoir entendu l'abbé Constant prononcer dans le club de la Montagne ces paroles que n'aurait pas désavouées un des cui- siniers du club de la Barrière du Maine :

(( Nous ferons bouillir le sang des aristocrates dans les chaudières de la Révolution et nous en ferons des boudins pour rassasier les prolétaires affamés » ;

Le Club de VOrgdJiisdtion du Travail ;

Le Clah du Progrès, fondé par Hubert, le 18 mars 1848;

Le Club de la Révolution sociale ;

Le Club des Quinze-Vin^t (celui-là se rendait justice: il s'était logé rue de Charenton).

Réunir tout ces petits groupements politiques dans une œuvre commune, avec le même pro- oframme, avec le même mot d'ordre, les soumettre à une direction unique, et les rendre ainsi })lus actifs plus redoutables, refaire ce qu'avait fait ou es- sayé de faire, sous la Révolution, le club des Ja-

(\) Les Clubs et les Cliihisles, p. 183.

CLUBS ET SOCIÉTÉS SECRKTES 389

cobins, ce fut l'idée du citoyen Longepied, mais, heureusement, suspect dès le début (l), il ne put la réaliser que d'une manière très incomplète.

Il fonda le Club des Clubs, et, dans la Commis- sion Révolutionnaire instituée par celui-ci, il se fit donner la présidence. La Commission com- mença par nommer des délégués chargés d'aller républicaniser la province, qui en avait grand besoin. « Ces apôtres partirent en efl'et; mais la plupart d'entre eux restèrent en gage pour leurs frais d'auberges. Ceux qui purent s'échapper revinrent à Paris, et accusèrent Longepied de les avoir laissés en plan. »

La Commission révolutionnaira avait d'abord siégé dans la maison de Sobrier, rue de Rivoli, numéro 16. C'est qu'elle recevait les rapports envoyés des départements. Plus tard elle s'ins- talla dans une autre maison de la rue de Rivoli, au numéro 6. Longepied y fut arrêté, et les pa- piers du Club des Clubs y furent saisis ou détruits

(1) Charles de la Varenne assure que Longepied avait reçu de Ledru-Roliin une somme de 100. oOO francs pour les missions qu'il envoya dans les départements. [Les Rouges peints par eux-mêmes. Paris, 1850, p. 57.)

« Le Club des Clubs avait été institué par la police du gouvernement provisoire pour centraliser l'action des clubs sur les élections, ce qui signifiait faire élire ces messieurs et leurs coteries respectives. » Procès et défense du citoyen F.-V. fiaspnil devant la Haute-Cour si'ant à Bourges (brochure écrite par Raspail).

390 LA. VIE PARISIENNE

ce qui simplifia considérablement le règlement des comptes (1).

Le 6 mars 1848 avait paru le prospectus de la Voix des Clubs, Journal des Assemblées popu- laires (rue des Bons-Enfants, 27) :

Ce prospectus disait : « Le droit de réunion a été conquis au milieu des barricades. Désormais il n'est au pouvoir de personne d'en priver les citoyens. » *

A peine en ont- ils été investis qu'un grand nombre de clubs se sont formés dans la capi- tale ; la vie politique s'y est réfugiée tout en- tière, un mouvement incessant' y règne ! Le pa- triotisme le plus ardent inspire tous ceux qui s'y rendent.

Dans ces clubs se sont déjà révélés des talents hors ligne. Le prolétaire y traite les questions so- ciales, avec éloquence, souvent; avec un bon sens remarquable, toujours (2). L'homme du peuple et le fils du l)Ourgeois y confondent leurs vœux. La fraternité unit les cœurs, enflamme les coura- ges, ennoblit les esprits. »

Fondée par Gustave Robert, dirigée ensuite par Garet de ISIontglave, inspecteur des sourds-

(1) Comilé révolutionnaire, Club des Clubs cl la Commission, par LoxGEPiF.D, fondateur-président, et Laugier, secrétaire-tréso- rier. Paris, 1850.

(2) Nous allons en voir (juelques exemples.

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 391

muets, la Voix des Clubs (i), que domina quel- que temps l'influence de Cabet, était quotidien. Elle avait pour principaux rédacteurs Victor Bouton, et cet Hippolyte Bonnelier, dont la Revue rétrospective publia un jour ce petit billet:

a J'ai reçu des mains de M. Génie, de la part de M. Guizot, la somme de deux cents francs.

Paris, ce 10 octobre 1846.

Hippolyte Bonnelier. »

Violence, imbécillité : ces deux mots caracté- risent très bien, si je ne m'abuse, l'éloquence de la plupart des orateurs des clubs, en 1848.

A une extrême confiance en lui-même le peuple unissait la nicdcLclie de la persécution. Il se ju- geait non seulement sacrifié, mais méconnu. Il s'es- timait bien supérieur aux hommes qui le gouver- naient. Ceux-ci avaient beau lui prodiguer les .éloges, les témoignages d'admiration, il n'en était jamais rassasié, il ne les trouvait jamais suffi- sants .L'idée que toutes ces louanges pussent être intéressées, ou exagérées, ne lui venait même pas. On avait développé chez lui un amour-propre à la fois ingénu et démesuré. On parlait sans cesse de son dévouement, de sa générosité, de son pâ- li) N'est-il pas bizarre (lu'un inspecteur de sourds-muets soit devenu directeur dun journal qui s'intitulait : la Voix?

392 lA VIE l'AniSIElS.NE

triotisme, de son bon sens, de ses vertus. II y croyait, tout en trouvant qu'on ne lui faisait pas encore assez large mesure. Et il s'étonnait de se voir condamné, avec tant de qualités, par une so- ciété inique, à bâtir des maisons, à fabriquer des meubles, à tailler des habits, à cirer des parquets, pour des bourgeois, pour des capitalistes, qui lui étaient si inférieurs.

Cette société qui ne leur rendait pas justice, qui les opprimait puisqu'elle leur refusait l'argent, les honneurs, les privilèges, beaucoup d'ouvriers pen- saient qu'il fallait la réformer de fond en comble, et tous s'en sentaient capables.

Les uns étaient exaspérés, ulcérés, et la haine de classe perçait dans chacune de leurs phrases. D'autres, assez nombreux en 1848, étalaient un humanitarisme naïf. Ils détrônaient les rois et les empereurs, ils décrétaient la République univer- selle, ils fermaient les prisons, ils supprimaient les armées, et sur la terre épurée, pacifiée, il n'y avait plus que des frères. La France, couronnée d'olivier, tendait ses bras à tous les peuples des deux continents et tous venaient s'y précipiter.

Imbu de ces idées, un savetier socialiste, con- vaincu qu'on fabrique une constitution aussi aisé- ment qu'un soulier, montait à la tribune de son club, et, devant un auditoire attentif et sympa- thique, exposait longuement son système politique,

CLUBS ET SOCIÉTÉS SECI\ETES 393

raffranchissemeut de lii Pologne voisinait avec la suppression du Capital.

Celui-là n'était pas dangereux mais il y en avait de pires. Dans ces clubs de 1848, l'envie, le fa- natisme, prenaient la parole au moins aussi sou- vent que la niaise sentimentalité d'un humanita- risme de brave homme.

Le 2 avril 1848, le Club de la Montagne adop- tait ces deux propositions :

1" Que le monument élevé à la mémoire de Louis XVI soit consacré aux victimes du 9 Ther- midor.

2" Que les statues des rois disparaissent de nos places, de nos jardins et de nos monuments.

Le 17 octobre 1848, dans le Club du Château des Brouillards, le président, Arthur de Bonal, faisait cette déclaration qui ne choquait et n'éton- nait aucun de ses auditeurs :

« Ceux qui sont au bagne ne sont pas les plus coupables. Un galérien est un homme d'élite placé dans un faux milieu, et qui a brisé le lien qui l'unissait à la société. »

A côté des fanatiques et des naïfs, les toqués abondaient, et ils n'étaient pas les moins loquaces ni les moins écoutés.

Le citoyen Muré s'exprimait ainsi, en posant sa candidature qui fut admise , dans le Club des Amis fraternels.

31)4 LA. VIE PARISIENNE

« Ce n'est point d'organiser le travail qu'il s'agit, il faut organiser l'oisiveté par la multipli- cation infinie des machines ; il faut que l'homme, au lieu de courber sa tête vers la terre, au lieu d'appliquer ses bras aux métiers, soit entouré d'agents mécaniques qui, sur un signe de sa main, enfantent des prodiges... »

Et les agents mécaniques ne lui suffisant pas, il ajoutait :

« Il faut que tous les ouvriers soient remplacés par des chiens savants chargés de surveiller les usines (1). »

A la Société des Droits de VHomme et du Ci- toyen ^ le citoyen Duvivier, le 4 mars, terminait ainsi un long panégyrique du Communisme :

« Pour mettre nos doctrines en pratique et accep- ter fi'anchement leurs conséquences, les hommes parvenus à l'âge de trente ans sont trop corrom- pus par les anciennes mœurs, trop endurcis, trop encroûtés dans l'ancien système ; on ne saurait dé- raciner chez eux des habitudes invétérées et qui sont passées à l'état de seconde nature. Il faut que ces hommes disparaissent de la société pour qu'elle soit régénérée. Il est indispensable, en un mot, de supprimer les hommes de trente ans et au-dessus. Ceux qui sont dévoués à nos principes, qui en

(1) Alphonse Lucas, les Clubs et les Clubistes, p. 23.

CLUBS ET SOCIETES SECRETES 39S

veulent sérieusement le triomphe , doivent donc prendre une généreuse initiative en sortant volon- tairement de la vie, et s'immoler en philosophes pour assurer le régénération du monde et le bon- heur de l'humanité (1). »

Je m'arrête . Il est impossible de trouver mieux.

(1) A. Luavs, ouv. cilé, p. IIP.

X

LES ATELIERS NATIONAUX

« La classe laborieuse veut simplement ne pas Iravailler, comme vous, comme tout le monde.

(Alphonse Karu, les Guêpes, octobre 1890.)

A peine installé au pouvoir, le Gouverne- ment provisoire, pour remédier à la misère [troduite par la Révo- lution avait reconnu et proclamé le u droit au travail ».

Louis Blanc, à qui était en grande partie ce décret, mettait généreusement à la dispo- sition de la République et du pays tout un système

LES ATELIERS NATIONAUX . 397

de théories sociales qui en rendait, affirmait-il, l'application aussi facile que féconde.

Ce système, dont il importe de dire quelques mots, avant de parler des ateliers nationaux, la commission des Délégués du Luxembourg le for- mula en son nom :

Suppression de la concurrence, du laissez-faire, du laissez-passer, qui ne permettent pas de propor- tionner l'offre et la demande et qui entraînent inévi- tablement, la surabondance des produits et l'avilis- sement des salaires.

Sur les bases de l'association, création par l'Etat, pour la population ouvrière (par le rachat des chemins de fer, des canaux, des mines, etc.) de nouveaux centres de travail, transformés en ate- liers sociaux.

Création d'ateliers agricoles (un par département) à l'aide d'un crédit de cent millions.

Organisation unitaire d'assurances, de banque nationale ou banque d'état.

Les ateliers sociaux différaient considérablement des ateliers nationaux et Louis Blanc lui-même n'a pas manqué de le constater :

hes ateliers nationan.v, disait-il, tels que je les avais proposés (sous le nom d'ateliers sociaux) devaient réunir chacun des ouvriers appartenant tous à la même profession.

Les ateliers nationaux tels qu'ils furent gou-

26

398 LA VIE PARISIENNE

vcrnés })ar M, Marie, montraient entassés pêle- mêle des ouvriers de toute profession, lesquels, chose insensée, furent soumis au même genre de travail.

Dans les ateliers sociaux, tels que je les avais proposés, les ouvriers devaient travailler à l'aide de la commandite de l'Etat, mais pour leur propre compte, en vue d'un bénéfice commun, 'c'est-à dire avec l'ardeur de l'intérêt personnel ,uni à la puissance de l'association et au point d'honneur de l'esprit de corps.

Le système de Louis Blanc ne fut pas appliqué, ce qui lui donne le droit de prétendre qu'il aurait donné d'excellents résultats.

Pour venir en aide à la classe ouvrière, victime de ses propres illusions, le Gouvernement se con- tenta de recourir à ce moyen, déjà employé, mais avec moins d'étendue et moins de frais, par la pre- mière Révolution.

Les cahiers de 1789 demandaient « que l'on créât des ateliers de charité (1), publics, provinciaux, nationaux, les personnes valides ou invalides de tout âge et sexe pussent trouver en tout temps une

(1) C'est le vrai mot, et il s'applique aux ateliers nationaux qui furent, comme le remarquait Lamartine, dans son dis- cours à l'Assemblée nationale sur le droit au travail, non pas un système mais « une fatale et courte nécessité de la circonstance..., l'entrepôt secourable et momentané de cette immense population souffrante de Paris ».

LES ATELIERS NATIONAUX 399

occupation convenable à leur état et à leur situation».

En mai 1789, la commune de Paris ouvrit des ateliers de terrassement à la butte Montmartre.

En mai 1790, un décret de l'assemblée natio- nale ouvrit dans Paris des ateliers pour hommes et femmes, « attendu que la société doit à tous ses membres et la subsistance et le travail » formule qui se retrouvera dans la Constitution de 1793.

Comment le Gouvernement provisoire fut amené à créer par un décret du 27 février à régle- menter les ateliers nationaux, et avec quelle rapi- dité et par suite de quelles causes les déceptions se produisirent, Daniel Stern va nous le dire (1) :

« Le gouvernement, averti de l'embarras se trouvaient les directeurs d'ateliers et de 1 agi- tation qui commençait à fermenter dans le peuple, crut Y j)orter remède en faisant faire des distri- butions d'argent, à titre de secours, aux ouvriers sans travail. Chaque mairie fut autorisée à déli- vrer à l'ouvrier, sur la vue d'un timbre constatant qu'il n'y avait pas de place dans les ateliers ou- verts, la somme d'un franc cinquante centimes par jour. Cette mesure exhorbitante produisit un effet désastreux. Le nombre des o ivriers oisifs s'accrut hors de proportion. Tous ceux à qui des professions sédentaires rendaient le travail du ter-

(1) Histoire de la Révolution de tS'i8, t. I, p. 484.

400 LA. yiE PAUISIENNt:

rassernent trop pénible, les ouvriers- artistes, fon- deurs, graveurs, ciseleurs, mécaniciens, bijou- tiers, etc., dont les mains délicates répugnaient à remuer la terre, les employés dans les librairies et dans les magasins, inhabiles à manier le pic ou la pioche, préféraient à un labeur très rude et pas rétribué une grève que payait le Gouvernenient.

L'appât d'un salaire assuré sans travail attira à Paris une masse énorme d'ouvriers des départe- ments et d'ouvriers étrangers (1). Le désordre arriva à un tel point que, le 2 mars, radministra- tion se déclara dans l'impuissance de contenir plus longtemps cette multitude oisive. »

Ce futà cette époque qu'un jeune ingénieur civil, Emile Thomas (2 , proposa au Gouvernement une

(1) Des mesures (insuffisantes, inefficaces) furent prises pour arrêter cette invasion des ouvriers provinciaux ou étrangers. Au début d'avril des ordres furent donnés, ou plutôt confirmés, pour qu'on n'admit dans les ateliers na- tionaux que des ouvriers domiciliés à Paris avant le 'lU fé- vrier.

Par contre ,'et les difficultés s'en trouvèrent considérable- ment augmentées), les ouvriers parisiens refusaient de quit- ter Paris. Lamartine (dans son discours sur le Droit au irav'ail) rapporte re fait tvjiique que, dans les premiers jours de mars, un ingénieur en chef, chargé de la construction d'une ligne de chemin de fer, demand.i au ("louvernenient de lui envoyer 6.0U0 ouvriers des ateliers nationaux, qu'il aurait payés au même taux qu'à Paris. Aucun ne voulut partir.

(2) à Paris, en 1822. Élève de l'École centrale des arts et manufactures, créée en 1829. Il avait professé, en 1816, l'économie rurale à VAlhénée de Paris.

LES ATELIERS NATIONAUX 401

nouvelle organisation des ateliers nationaux. Le 6 mars, Marie, ministre des Travaux publics, prit cet arrêté :

« Il sera établi à Paris un bureau central pour l'organisation des ateliers nationaux du départe- ment de la Seine.

Ce bureau sera placé sous la direction de M. Emile Thomas, nommé à cet effet commissaire de la République. »>

Et l'arrêté spécifiait en outre que les travaux ne pourraient être confiés qu'à des ouvriers domi- ciliés à Paris.

Comment, en principe^ était -on admis ?

« L'ouvrier se munissait d'abord d'un certificat de son propriétaire ou du logeur de son garni, constatant sa résidence à Paris ou dans le dépar- tement de la Seine. Ce certificat était soumis au visa et au timbre du commissaire de police du quartier. ^luni de cette pièce, l'ouvrier se rendait à la mairie de son arrondissement, on lui déli- vrait, en échange, un bulletin d'admission aux Ateliers nationaux, lequel portait les indications du nom, du domicile et de la profession. Au moyen de ce bulletin, l'ouvrier était reçu par le directeur de l'atelier sur lequel le personnel pouvait être augmenté.

Tant que le nombre des travailleurs inoccupés n'atteignit ])as le chiffre de six mille, tout alla

402 LA VIE PARISIENNE

bien ; mais lorsque ce nombre fut dépassé, les ou- vriers de chaque arrondissement, après avoir vi- sité successivement et infructueusement chacun des ateliers ouverts, revenaient à leur mairie, harassés de fatigue, mourant de faim et mécon- tents (1). »

Poussées par un sentiment de pitié, louable mais dangereux, les municipalités donnaient des bulle- tins d'admission à des enfants. Emile Thomas raconte (2), que, le 15 mars, il en réunit, à la place de Vosges, quarante à cinquante dont le plus âgé avait dix ans. Il fallut bientôt créer pour cette catégorie de travailleurs en bas âge une demi- solde.

Comme un bourgeois a, autant qu'un prolétaire, besoin de manger, le ministre des Travaux publics était sans cesse assiégé par des demandes pres- santes d'une multitude d'employés, d'artistes dra- matiques, de littérateurs, de peintres, de sculp- teurs, etc., qui revendiquaient le même droit au travail, c'est-à-dire qui désiraient, jusqu'au mo- ment où les affaires reprendraient, et même après, au besoin, être nourris par Tlîltat. Emile Thomas en reçut six cents, d'un seul coup (3). Incapables

(1) Emile Tiiomvs, Histoire des AUiicrs nationaux. Paris, IS-tS, p. 29.

(2) Id., ibid., p. 172.

(3) Id., ibid., p. 127.

LES ATELIEHS NATIONAUX 403

d'un travail manuel, et d'ailleurs peu désireux de s'y astreindre, ils étaient chargés des émargements de la paye quotidienne et des inspections à domi- cile. Ces fonctions, peu fatigantes, étaient aussi attribuées à des pseudo - ouvriers qui, à défaut de titres sérieux, invoquaient d'exceptionnelles recom- mandations. Là aussi, comme ailleurs, s'exerça presque ouvertement le favoritisme (1).

Les salaires avaient été réglés ainsi pour les jours de travail et les jours d'inactivité :

Brigadier \^^. .

3 fr.

>.

3 fr.

..

Chef d'escouade

. 2 fr.

50

1 fr.

50

Ouvriers . . . .

i fr.

»

1 fr.

»

Les dépenses du premier mois s'étaient élevées à 1.400.000 francs. Pour les réduire, on se décida à abaiser à un franc par jour la paye des ouvriers.

Les embrigadements n'avaient pas tardé à at- teindre un chiffre énorme :

(1) Id , ibiil., p. 128. « Solliciteurs, coureurs de places, pro- tégés des protégé?, courtisans de toute sorte affluaient de toute part. David (d'.\ngers) demanda lui seul plus de 7uu places. Tous les membres du Provisoire, et surtout MM. Louis Blanc, Flocon, Albert, le général Courtais, Caus- sidière. Sobrier et autres, ne tarissaient point en épHres, pour recommander les amis. •> Ch. de la. Varenxe, le Gouver- neinenl provisoire et Vllôlel de ville dévoilés. Paris, 18.50.

(2) Les brigadiers avaient d'abord été nommés par la di- rection des ateliers nationaux. Les ouvriers se plaignirent qu'ils les faisaient trop travailler, et ils obtinrent le droit de les élire eux-mêmes.

-404 LA VIE PARISIENNE

Du 9 au i5 mars 5.100

Du \6 au 31 mars 23.230

Du l"au 15 avril 36.500

Du 16 au 30 avril 34.530

Du le- au 13 mai 13.610

Du 16 au 31 mai 3.100

Du l'^'- au 13 juin 1.200

97.290(1)

On avait donné à cette multitude d'ouvriers une sorte d'organisation militaire.

L'escouade comprenait douze hommes du même arrondissement. Cinq escouades formaient une brigade (2), quatrebrigades une lieutenance, quatre lieutenances une compagnie de 900 hommes, sous l'ordre d'un chef de compagnie.

L'Etat-major était installé dans le pavillon du parc Monceau.N:, meublé par les soins du directeur du Garde-Meuble, Germain Delavigne.

Il se composait d'Emile Thomas et de quatre sous-directeurs, dont l'un était son frère, Pierre Thomas, et un autre Jaime, ancien vaudevilliste.

On reprocha plus tard à cet état-major, bien intentionné sans doute, mais mal préparé à la tâche qu'il assumait, de n'avoir pas su empêcher le coulage, et même les véritables vols qui se pro- duisirent dès le début.

(1) Rapport de lu Commission d'eiujuclc..., t. Il, j). 136.

(2) La brigade complaît ôO hommes, en y comprenant le brigadier.

LES ATELIERS NATIONAUX 405-

Un rapport de trois membres de la Cour des Comptes, publié, avec les documents de l'en- quête parlementaire, le 3 août 1849, disait à pro- pos des comptes qui furent centralisés au pavillon du parc Monceaux :

« Les irréf^ularités sont innombrables. Elle» résultent tantôt designatures omises, tantôt d'attes- tations incomplètes pour les paiements faits à ceux qui ne savent pas signer, tantôt des supplé- ments de paye non justifiés, des feuilles d'émar- gement mal dressées, des surcharges non approu- vées, des justifications accessoires non rappor- tées...

Tantôt ce sont des feuilles la même main a évidemment émargé pour un grand nombre de ti- tulaires, tantôt ce sont d'autres feuilles la si- gnature du même individu est tout à fait diffé- rente du jour au lendemain ; tantôt enfin ce sont des brigades où, pendant quinze jours, pendant un mois, aucune absence n'est mentionnée sur les états, ce qui est certainement une grave pré- somption de fraude... »

Les fraudes en effet étaient fréquentes. Des ouvriers se faisaient payer deux fois. Des briga- diers touchaient le salaire de travailleurs fictifs, qu'ils inscrivaient sur leurs listes.

Des vols dont on ne s'aperçut que par hasard témoignent d'une remarquable ingéniosité: « Cer-

406 LA VIE PARISIENNE

tain contrôleur d'un des principaux théâtres de Paris, voyant, après février, le chômage drama- tique, s'imagina d'organiser un service médical pour les ateliers nationaux. Naturellement il se plaça à la tète de ce service et il eut sous ses or- dres une brigade tout aussi médicale qu'il l'était lui-même. Ses fonctions consistaient à faire cons- tater la maladie des travailleurs et à compter 20 sous à chaque malade au lieu de 35 (1) que rece- vait chaque ouvrier valide. Qu'arrivait-il? C'est que nombre de travailleurs allaient toucher au chantier leur paye comme valide, puis se diri- geaient vers le service médical ils étaient en- core payés comme malades.

C'était d'ailleurs une des mille et une escro- queries qui se pratiquaient journellement dans les chantiers et les ateliers nationaux. Surprenait- on un ouvrier ou un employé en flagrant délit, on se bornait à lui faire rembourser la somme détour- née par lui, cil le luemiçant île le mettre à la porte, s'il recoîumençait.

Mais comment aurait-on exécuté cette menace ? Au bout de quelques jours, les ouvriers se refu- saient hautement à subir les appels sur les chan- tiers. Ils invectivaient leurs chefs, se moquaient de leurs ordres et étaient toujours prêts à com-

(li La paie élait descentlue de 2 francs à 3."j sous.

LES ATELIERS NATIONAUX 407

mettre contre eux des actes de violence. Ainsi, dans les bureaux de ce service médical dont nous parlons, il avait fallu placer un poste de gardes mobiles pour présenter la baïonnette aux réclama- tions les plus forcenées (1). »

Pour occuper ces ouvriers, qui coûtaient si cher à l'Etat, M. Emile Thomas avait proposé au Gou- vernement provisoire de ^I. Marie l'exécution de divers travaux, parmi lesquels je me bornerai à citer les plus importants :

Le terrassement d'un chemin de fer de ceinture ;

La construction du chemin de fer d'Argenteuil ;

L'achèvement des chemins de fer de Lyon, de Chartres, de Strasbourg, de Bordeaux et du Centre ;

Le creusement de canaux de Saint- Maur, de Saint-Denis ;

Le dock sec et à flot d'ivrv ;

Le prolongement de la rue des Pyramides, et de la rue de la Bourse ]usqu\ui boulevard ;

Le prolongement de la rue de Bivoli ;

Un pont sur la Seine en face de la Préfecture de police ;

Un chemin de lialage de Neuilly au canal Saint- Denis ;

L'exécution du boulevard Montmartre ;

(1) Les Mois de nourrice de la Héf)iiltli>iHc. Paris, s. d. (1850?) p. 46.

408 LA VIE PARISIENNE

L'abaissement des buttes Saint- Chaumont au profit de la commune de Belleville ;

La continuation du Louvre ;

La construction de l'Opéra aux Cljamps-Elysées.

En réalité, la plantation des boulevards fut, de tous ces travaux, à peu près le seul auquel on put, tant bien que mal, astreindre les ouvriers des ate- liers nationaux. Les uns grattaient la terre en ayant soin de se fatiguer le moins possible. Les autres allaient prendre des arbres dans les pépi- nières et, en formant des cortèges, en chantant des chansons patriotiques ou bachiques, en inter- pellant les passants, en se moquant de leurs chefs, apportaient triomphalement sur les boulevards ces arbres, dont le petit voyage revenait à un prix très élevé (1).

Se faire nourrir par l'Etat, c'était le véritable but que se proposaient la plupart de ces ouvriers. Beaucoup d'entre eux étaient communistes et ne s'en cachaient pas. « Il s'était forme, remarque Philarèthe Ghasles(2), chez les ouvriers des gran- des villes, à Paris surtout, des associations terri- bles qui avaient pour but de prendre l'argent des riches. »

Leur paresse, une paresse volontaire, systéma- tique, et en quelque sorte agressive, s'accommodait

(1) Daniel Stekn, Hisloire de la Révolution de /^W, t. I, p. -187.

(2) Mémoires, t. II, p. 127.

LES ATELIERS NATIONAUX 409

très bien de ces théories, l'envie jouait un rôle important :

Chaque mairie fut autorisée à délivrer à l'ouvrier inemplo3é, et sur la vue d'un timbre constatant que nulle place n'existait aux ateliers ouverts, la somme de 1 fr. 50 par jour.

L'ouvrier travaillant aux ateliers de terrassement recevait, lui, quel que fut son âge, la tâche accom- plie et sa profession, la somme fixe de deux francs.

L'ouvrier faisait ce calcul bien simple et le faisait tout haut : l'Etat me donne trente sous pour ne rien faire, il me paye quarante sous quand je travaille. Donc, je ne dois faire que pour dix sous de travail (1 ) .

Aussi, et dès le !'=■■ mars, la grève payée était autorisée, instituée, provoquée ; à côté delà garde mobile, cohorte prétorienne qu'on enrôlait à trente sous par jour, mais qui, du moins, avait des mo- tifs de création plausible, on créait un autre corps de lazzaroni officiels, payés de même trente sous par jour (2).

(1) Le Rapport delà Cour des comptes donne ces détails, sur les Ateliers nationaux, fondés à Lyon par Emmanuel Arago : « Le travail exécuté depuis le 31 mars jusqu'au 27 mai par l'atelier national proprement dit consiste en 3.001 mètres, 25 centimètres cubes de terre extraite et trans- portée à la distance moyenne de 30 mètres. La dépense correspondante est de 48.1% francs. Le prix du mètre cube est donc revenu à 16 fr. 06. En temps ordinaire, le même travail serait payé à un entrepreneur ôi centimes. »

(2) Emile Thomas, Histoire des Ateliers nationaux, p. 30.

410 LA VIE PARISIENNE

Ces lazzaroni officiels, menaient, à côté des vrais ouvriers Immiliës par leur situation (1), une existence aussi agréable que peu fatigante.

« J'eus plusieurs fois, écrit clans ses Souvenirs 2) le Dr. Fournies de la Saboutie, occasion de voi r les prétendus ateliers nationaux. Il y avait, et en grand nombre assurément, de braves gens, à la figure honnête, aux manières convenables, de bons ouvriers qui auraient désiré gagner le salaire qu'on leur donnait ;mais comme ailleurs, ré- gnait la minorité turbulente, perverse, ne rêvant que le trouble et le désordre, ne travaillant pas et ne laissant pas travailler les autres. Les journées se passaient à crier, à chanter, à pérorer. Quel- quefois, divisés en plusieurs groupes, ils jouaient au loto, aux cartes, aux dés, ils dansaient entre eux des sortes de danses sauvages (3). Ils ne disaient pas les ateliers, mais les râteliers nationaux. Au refrain de l'air des Girondins :

Mourir pour la Pairie

(1) « Au lieu de dépenser tant d'argent dans les Ateliers nationaux, l'on me donnait à moi, par exemple, 50 sous par jour pour ne rien faire, naurail-on pas eu raison, plutôt que de laisser mourir des hommes de faim, tandis que d'au- tres regorgent, d'organiser le travail ? » Déposition de Ha- cary, chef de barricade dans le quartier Saint-Antoine (il était mécanicien). Audience du 2* Conseil de guerre.

(2) Souvenirs d'un Médecin de Paris.

(3) Danses sauvages, c'est sans doute exagéré.

LES ATELIERS NATIONAUX 411

ils avaient substitué :

Nourris par la Patrie, C'est le sort le plus beau...

D'autrefois, ils faisaient des lectures, l'Histoire des Girondins était commentée par eux à leur manière. »

Un autre témoin, Alphonse Balleydier (1) repro- duit le récit que lui fit une dame de ses amies de la visite qu'elle avait faite à l'un des ateliers natio- naux :

« Les travailleurs du Champ de Mars jouaient, les uns au bouchon, les auti'es lisaient la Gazette comme de vieux rentiers de province, d'autres se reposaient doucement sous de frais ombrages et sur le vert gazon, comme les amoureux bergers de Fiorian ; ceux-là sans doute me prirent pour quel- que princesse déguisée en Estelle, car ils se pré- cipitèrent en criant : A bas les aristocrates ! Ils se disposaient à me faire mettre pied à terre, lorsque, fort lieureusement pour moi, un jeune garde mo- bile qui se trouvait là, prenant chaudement ma défense, retint à la distance de son sabre mes agresseurs, et donna à mon cocher le temps de reprendre au grand galop le chemin de Paris. »

Ces ouvriers étaient atteints comme le reste du

(1) Histoire de la Garde mobile dans les Journérs de février. Pa- ris, 1848, p. 17.

412 LA VIE PARISIENNE

pays, de celte clabomania que nous avons signa- lée dans le chapitre précédent.

Le 5 avril, s'était formé, au parc Monceaux, salle du Manège, le Clah central des Ateliers natio- naux^ avec Emile Thomas comme président :

Chaque brigade y envoyait pour la représenter un délégué qui touchait 2 fr. 50 par jour, plus un cachet de présence de 25 centimes.

Le vaudevilliste Jaime recevait dix francs par jour pour prendre la parole dans chaque séance du club. 11 lui arriva souvent (et c'était, d'ailleurs, dans ses attributions) de calmer par un mot d'es- prit, et plus encore par un calembour, les clubistes les plus exaltés. Ils riaient et ils étaient désarmés. Ce maintien de l'ordre par le vaudeville est une -des plus ingénieuses inventions de l'époque. Mal- heureusement, à la longue, elle perdit beaucoup de son efficacité.

Dans la même salle du Manège fonctionnait le Club des Brigadiers des Ateliers nationaux.

Ce fut ce club qui se chargea de répondre par une affiche placardée, le 22 juin, sur les murs de Paris, à un discours dans lequel le ministre des Finances, Goudchaux, qui avait succédé à Marie montrait combien les ateliers nationaux étaient à la fois ruineux et inutiles (^1) :

(1) Et il convient de rappeler à ce propos que la plupart des brigadiers étaient de pseudo-ouvriers (les pseudo-ou-

les ateliers nationaux 413

<( Les Travailleurs des Ateliers Nationaux AU Citoyen Goudchaux

Citoyen Goudchaux,

Est-ce bien vous qui avez été le premier mi- nistre des Finances de la République, conquise au prix du sang par le courage des travailleurs ; de cette République dont la première promesse a été d'assurer le pain de chaque jour à tous ses enfants en proclamant le droit de tous au travail ? Ce travail, qui nous le donnera, si ce n'est l'Etat, lorsque l'industrie a fermé partout ses ateliers, ses magasins et ses usines? N'avons-nous pas reçu les premières et les plus profondes blessu- res dans le duel social du crédit aux abois avec l'enfantement des idées nouvelles? Hier, martyrs pour la République sur les barricades, aujourd'hui ses défenseurs dans les rangs de la garde na- tionale^ les travailleurs pourraient la considé- rer comme leur libératrice; ils aiment mieux la regarder comme leur mère. Voudriez-vous qu'elle fût pour eux une marâtre ?

vriers abondaient dans les Ateliers nationaux). Maxime du Gamp reraarijue dans ses Souoenirs de l'année IS'iS que pres- que tous les concieij^es de FarPs en faisaient partie. La paie (le ces brigadiers s'élevait à elle seule à i)rès de 300.000 francs par jour.

27,

414 LA VIE PARISIENNE

Pourquoi ces clameurs, ces préventions injus- tes, ces accusations calomnieuses contre les ate- liers nationaux ? Ce n'est pas notre volonté qui manque au travail, c'est un travail utile et appro- prié à nos professions qui manque à nos bras ; nous le demandons, nous l'appelons de tous nos vœux! Quel appoint avons-nous fournis aux ras- semblements, aux émeutes? Quelles sont les ar- restations sérieuses faites parmi nous ?

Que d'absurdités, que de mensonges ont égaré l'opinion publique à notre égard! Tantôt c'étaient des brigadiers trouvant le moyen de faire 20.000 francs d'économies sur 5.000 francs de recette employés à la paye de cinquante-six travailleurs pendant trois mois. Tantôt les briga- diers étaient transformés en espèce d'agents de police ou de commissaires interrogateurs, chargés de demander les professions de foi politique des travailleurs. Une autre fois, c'était une dilapida- tion effrayante des deniers publics, parce qu'une direction encore inexpérimentée, confiante en la loyauté de ses intentions et dans celle des ou- vriers, s'était montrée plus soucieuse de leur venir en aide que d'observer les règles et la forme ad- ministratives. Un épurement complet, un recense- ment détaillé, admirablement improvisé en quel- ques heures, ont fait justice de ces imputations.

Des ouvriers préfèrent, dit-on, recevoir 1 fr. 15

LES ATELIERS NATIONAUX 415

par jour à ne rien faire dans les ateliers natio- naux, tandis qu'ils pourraient gagner 6 à 8 francs chez leurs patrons. De grâce, qu'on nous indique les maisons qui offrent ces avantages; qu'on nous signale les noms des ouvriers récalcitrants qui abusent du pain de la misère. Leur place n'est pas dans les ateliers nationaux.

Pourquoi les ateliers nationaux excitent-ils au- tant votre réprobation, citoyen Goudchaux ? Ce n'est pas leur réforme que vous demandez, c'est leur suppression complète. Mais que fera-t-on de cette masse de cent dix mille travailleurs atten- dant chaque jour de leur modeste paye les moyens d'existence pour eux et leur famille ? Les livrera- t-on aux mauvais conseils de la faim, aux entraî- nements du désespoir? Les jettera-t-on en pâture aux factions liberticides ? Vous préféreriez sans doute que les fonds versés dans les ateliers natio- naux fussent remis à des chefs d'industrie et à des entrepreneurs, qui les emploieraient d'abord à payer leurs billets en souffrance. Vous êtes ban- quier, citoyen Goudchaux, comme ce bon M. Josse était orfèvre.

Loin d'être une mauvaise institution, les ate- liers nationaux sont une création admirablement philanthropique qui peut avoir les meilleurs résul- tats, sous une administration sage et habile : c'est l'organisation qui leur a manqué. Il faut à l'indus.

416 LA VIE PAFUSIENNE

trie un réservoir pour alimenter et une pépinière pour lui fournir des ouvriers connus, de bons em- ployés et de bons comptables. Il faut un déversoir pour recevoir ses blessés et ses invalides. L'Etat, qui .a droit au dévouement de tous, doit aussi assurer l'existence de tous.

Le citoyen Goudchaux veut évidemment étouf- fer les idées socialistes qui germent dans toutes les tètes, et c'est sans doute pour arriver à ce but qu'il propose de commencer par la désorga- nisation des ateliers nationaux, qui auraient pu, dans l'avenir, former de vastes associations de chaque corps d'état. Mais qu'importe ! Quoi qu'il fasse, il ne parviendra pas plus à nous désunir qu'à déraciner de nos esprits et de nos cœurs l'idée dominante dont le triomphe est assuré!

Ouvriers appelés à la construction de l'édifice social, organisez, instruisez, moralisez les ateliers nationaux, mais ne les détruisez pas. La Répu- blique démocratique ne peut vouloir cet attentat fratricide. . . Vive la République !

Pour tous les travailleurs, les membres de la commission nommés pour représenter les quatorze arrondissements. . .

Les membres du bureau provisoire du Club de l'Union des brigadiers des ateliers nationaux :

Le Président: A. Lampehièue

LES ATELIERS NATIONAUX 417

Les Vice-Présidents : Corteuil, Leprestre-Du-

BOCAGE

Les Secrétaires: G. Florimond, Loyot

Les Commissaires: Giffard, Goffixon, Lefran- SAY, Gadion, Vignon

Le Trésorier: Fayet. »

L'opinion publique, et même, ce qui est signifi- catif, une partie notable de l'opinion ouvrière se montraient de plus en plus hostiles aux ateliers nationaux. On commençait à trouver qu'ils coû- taient beaucoup trop cher (1) non seulement pour les travaux qui leur étaient confiés (et dont ils s'ac- quittaient fort mal) mais aussi pour les services qu'on en attendait.

En effet, dans la pensée du Gouvernement, les Ateliers nationaux devaient être à la fois « un ex- pédient loyal pour offrir à la populatien ouvrière un salaire et du pain (2) » et un moyen de former « au lieu d'une force, à la merci des socialistes et des émeutes, une armée prétorienne, mais oisive, à la merci du pouvoir (3) ».

(1) Seuls les ateliers de femmes organisés dans les douze arrondissements de Paris ;ct on confectionna, pour les armées, des chemises et autres objets de lingerie) rappor- tèrent à peu près ce qu'ils avaient coûté.

(2) Garnier-Pagès.

(3) Lamartine, Histoire de la Rêvolalion de /écrier, t. II, p. 120 et il ajoute : " Commandés, dirigés, soutenus par des chefs qui avaient la pensée secrète de la partie antisocia- liste du Gouvernement, les ateliers contre-balancèrent jus-

418 LA VIE PARISIENNE

Or cette armée prétorienne, qui était aussi dans son ensemble une armée de fainéants, devenait par ses tendances, par sa masse, chaque jour plus dangereuse.

On ne pouvait plus, dans la détresse financière se trouvait le pays, la nourrir ';[]. Il fallut la supprimer.

Mais ces ouvriers des Ateliers nationaux, ou du moins beaucoup d'entre eux, s'étaient bien vite habitués à être payés à ne rien faire. Ils ne deman- daient qu'à continuer.

Dans la séance du 16 mai, à la Chartre, Dupin avait dit: «Nous avons tous le même but; nous som- mes animés des mêmes sentiments ; nous formons le même désir, et ce désir est le vœu de la France entière, le vœu de Paris, du bo?i Paris. Car il ne faut pas prendre pour l'expression de la capitale cette population de travailleurs en disponibilité qu'on devrait envoyer dans des ateliers militaire- ment organisés, pour lui faire gagner, en travail-

quà l'arrivée de l'Assemblée nationale, les ouvriers sectaires du Luxembourg et les ouvriers séditieux des clubs. Ils scandalisaient par leur niasse et l'inutililé de leurs travaux les yeux de Paris ; mais ils protégèrent et sauvèrent plu- sieurs fois Paris à son insu. »

(1) Le dernier recensement des Ateliers nationaux, le 20 juin, comptait 120.000 ouvriers, et constatait (fu'il y avait encore à cette date 50.000 demandes d'admission. « Tout Paris, disait Léon Faucher, dans son rapport à l'.Vssemblée, y passera. »

LES ATELIERS NATIONAUX 419

lant, des salaires qu'elle obtient aujourd'hui, en ne travaillant pas. »

A cette déclaration répondirent de nombreuses affiches placardées par des ouvriers et entre autres celle-ci qui parut aussi en brochure, et qui est due à un certain Sibert, qui avait la spécialité de ce genre d'affiches, et en vivait :

« RÉPONSE

DES Ouvriers A Monseigneur Dupi:?

Monseigneur Dupin,

Nous ne sommes pas des gens qui demandent V aumône. La république a promis, par le travail, de faire vivre ses enfants ; donnez-nous donc du travail qui nous permette de vivre comme des hommes libres doivent vivre, et vous verrez, mes- sieurs les satisfaits, si nous sommes des Lazza- roni, ne demandant pas mieux que de nous nour- rir des deniers publics. Ce n'est pas nous, du reste, qui avons demandé qu'on instituât les ateliers na- tionaux, et ce ne sont pas les hommes qui ont fait le 24 février que vous embrigaderez militai- rement. Peuple de votre mauvais Paris (vous qui pensez et agissez comme M. Dupin) vous ne nous trouvez beaux que sur nos barricades ; dans ces moments-là nous sommes magnifiques, généreux.

420 LA VIE PARISIENNE

grands, braves, héroïques même ; il n'est de flatte- ries que vous ne nous prodiguiez et sur tous les tons vous nous faites nos louanges ; nous sommes enfin, quand vous tremblez, quand a^ous craignez la vengeance, le Peuple du bon Paris ; oh ! c'est qu'alors vous savez (|ue nous pouvons vous faire demander grâce, messieurs les satisfaits : tant c[u'il y aura des caves pour vous cacher, les jours que, poussés par la souffrance, éclate notre colère, nous ne vous verrons jamais en face ; ce n'est que gardés par 40.000 soldats, à l'ombre de 40.000 baïonnettes, que vous oserez épancher votre bile, en prodiguant au peuple l'outrage que nous ne savons pas punir. Gardez-vous d'oublier, messieurs les monarchistes, que ce n'est pas pour rester vos esclaves que nous avons fait une troisième réA^olu- tion ; nous avons combattu votre organisation so- ciale, seule cause du désordre et de la misère qui dévore et ravale la société actuelle, et la force brutale fait seule la loi. Inspirés par l'esprit de justice, par le saint amour de nos droits, nous voulons nous régir par ces institutions, dont l'har- monique sagesse émane do Dieu même ; nous sommes certains, par l'association, de pouvoir nous appartenir et n'avoir plus de maîtres. L'associa- tion était la seule institution équitable qui soit dans la nature, et la seule par conséquent qui puisse donner au monde, à tous les peuples, la Liberté^

LES ATELIERS NATIONAUX i^ll

la vraie Fraternité^ La vraie Indépendance et la Paix universelle. Sans l'association, toutes ces belles paroles ne sont que des mots morts qu'on lit sur nos drapeaux, mais dont les cœurs sont vides ; il n'y a dans ce monde, chez tous les peuples^ qu'asservissement éternel, qu'anarchie, des maîtres et des esclaves.

L'aumône que vous nous faites n'est vraiment qu'une aumône, elle de^a^ait être quelque chose de plus digne, c'est-à-dire une restitution. De vrais républicains ne font pas l'aumône, ils donnent à leurs frères et leurs frères -leur donnent, ils agis- sent comme Dieu. Celui qui s'écarte de cette loi de justice, de cette loi suprême, est un impie par Dieu maudit. C'est nous, M. Dupin, qui avons pris sous notre sauvegarde vos fortunes et vos propriétés, pendant les trois journées ; à ce seul titre, riches égoïstes aux instincts de Caïn, qui, comme lui, assassinez vos frères.

Vous avez à rougir de nous faire qu'une aumône. Vous serez toujours les mêmes, et cette fois encore le cœur généreux des travailleurs que vous insul- tiez vous a sauvés ; sévir contre vous pourtant eût été justice, mais si nous mettons en l'Etre su- prême toutes nos espérances, c'est parce que nous- sentons qu'inspirés par lui nous saurons, avec une ferme volonté, faire triompher l'ordre et l'intégrité, vos institutions égoïstes et corruptrices n'ont

422 L\ VIE PARISIENNE

jamais l'ait régner que l'anarchie et propager ces maximes vraiment avilissantes, au contact desquel- les l'esprit humain s'altère et se dégrade, le cœur se corrompt et n'offre à la société, à la patrie que des âmes avilies. Hommes du bon Paris, vos légis- lateurs ont si bien travaillé que si nous les avions laissé plus longtemps gouverner, ils auraient fini par extirper tout ce que Dieu a mis de généreux et de sublime dans la nature humaine. Plaignez- vous, messieurs les satisfaits, messieurs les hom- mes d'élite, du fardeau qu'en ce moment le pauvre peuple fait peser sur vous ! Reprochez-nous les vingt-trois sous de pain que vous nous donniez de si mauvaise grâce ! en ces jours de crise et de misère profonde, tous les travaux sont suspen- dus ! en ces jours il ne manque plus que la famine, la mère manquant de nourriture n'aura plus bientôt à donner à son enfant, à sa pauvre créature, qu'un sein desséché ou un lait corrompu par la faim ! Plaignez-vous, mes- sieurs, cela ne vous empêche pas de manger les meilleurs morceaux et de boire le Champagne à votre dessert. Nos sueurs vous enrichissent et se changent en vins fins dans a-os go.siers aristocra- tiques ; oui ! votre bien-être et vos fortunes en- fin vous ont été acquis par notre travail, car, vous le savez bien, nous ne sommes malheureux que par vous et à cause de vous ; nos maux sont votre ou-

LES A.TELIERS >'ATIONAUX 423

vrage. Vous avez exploité et voulez toujours exploi- ter le producteur, et la société ne parait si diffi- cile à réorganiser que parce que vous seuls y met- tez des entraves en écartant de la vérité des mil- liers de nos frères, que vous influencez autant par vos positions qui leur imposent que par le mot d'utopistes, par lequel si déloyalement vous nous désignez. Allez, quoi que vous fassiez, la vérité se ferajour, et comme l'eau qui coule, le progrès dont vous êtes ennemis intéressés, suivra son cours. Vous aurez beau faire, nous mépriserons toujours vos insultes, et le temps n'est pas loin qu'à votre grand regret vous n'aurez plus d'esclaves, et que le seul et vrai titre de noblesse qu'ambitionnera l'honnête homme, le bon l'épublicain, sera le titre d'ouvrier.

Signé par tons les ouvriers'

Frères nous ne sommes pas riches, apportez- nous votre coopération, ne serait-ce que 5 centimes pour répandre cette affiche à 10.000 exemplaires.

On reçoit les lettres affranchies.

Auguste Sibeut, brigadier,

82, rue de la Tixeranderie, au 2% recevra les souscriptions. »

On se décida à une mesure qui devenait inévi- table.

-424 LA VIE PARISIENNE

Le docteiii' Trelat, qui, le 11 mai, avait remplacé Marie aux; Travaux; publics, reçut mission de débar- rasser Paris des ateliers nationaux.

Il prit un arrêté (le 4 juin d'après lequel :

1*^ Les hommes de 18 à 25 ans seraient tenus de s'enrôler ou congédiés ;

1" Tous ceux qui ne justifieraient pas, avant le 24 mai, de six mois de domicile, ne recevraient plus aucune solde ;

3" Les patrons auraient le droit de requérir sur les listes d'embrigadement, et au prix de deux francs par jour, les ouvriers dont ils auraient besoin .

Tout le reste devait être congédié dans un bref délai.

Emile Thomas alla transmettre la protestation des iVteliers nationaux au ministre des Travaux publics. Il ne put obtenir qu'un répit de vingt - quatre heures. Le 25 mai, on créa une commission dont faisait partie son futur remplaçant, Louis Lalanne. On l'obligea à donner sa démission, et, après avoir été gardé à vue, il fut, le 27 mai, expédié à Bordeaux, sans avoir manifesté le moindre désir d'y aller. C'était ce qu'on appela une « mission extraordinaire »

Les Ateliers nationaux n'existaient pour ainsi dire plus, lorsque parut l'arrêté de Trélat, relardé depuis un mois. Les ouvriers y avaient déjà répondu par les émeutes de juin.

XI

Manifestations et Émeutes, Les Journées de Jujn.

Cette période de qua- tre mois environ qui s'étend de la révolution j^ '', aux journées de juin I d- ./'-^^^ '^^ ^'\ n'a été qu'une sucees- i '^v'i-tih ,X''^ sion d'émeutes. Elles tendaient à appliquer les tliéories de certains membres du Gouverne- ment. Les discours so- nores et creux, dont on était si prodigue à cette époque, elles essayaient de les transformer en réalités.

Tant que le peuple conserva ses illusions sur ceux qui le gouvernaient, ces émeutes furent plutôt

Socialisme.

4''26 LA VIE l'AUISIENNE

des manifestations un peu bruyantes, les élé- ments mauvais formaient l'exception.

Le 17 mars, à trois heures de l'après-midi Ma- dame de Lamartine recevait de son mari, qui se trouvait alors à l'Hôtelde ville, ce billet : « Tout va à merveille. Ledru-Rollin se conduit très bien. Le peuple défile tranquillement. »

Le 15 avril les ouvriers criaient : «Vive la bonne République ! Vive l'Égalité ! Vive la vraie Répu- blique du Christ ! »

Le 15 mai, ce qui dominait dans cette plèbe soule- vée et frémissante, ce n'était pas le mécontente- ment ni la haine de classe, mais le désir de mani- fester en faveur de la Pologne.

Le Gouvernement était en grande partie respon- sable de cet accès de Donquichottisme. L'affran- chissement de la Pologne, et de tous les peuples opprimés, était une des utopies, les plus généreu- ses, et les moins réalisables, en 1848. Le 2 mars, Marrast, qui habillait son scepticisme à la mode du jour, disait, devant la tombe d'Armand Garrel :

«... Nous avons aujourd'hui un grand devoir à remplir... Ce devoir, c'est de prêcher partout l'union, la concorde... C'est de montrer que nous sommes un peuple indivisible, fort, décidé ferme- ment à maintenir nos droits, et aussi les droits de tous les peuples qui ont combattu pour la liberté de

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 4"27

la Suisse, de l'Italie, de l'Espagne et de la Po- logne !

Au pied de cette tombe, je suis heureux de pou- voir saluer tous ces peuples pour lesquels s'ouvre une nouvelle ère.

Nous succédons à un Gouvernement qui subis- sait la paix; nous sommes en position, aujourd'hui, de l'imposer à l'Europe... On nous disait, il y a quelque temps : Si la France est sage, elle aura la paix. .. Et nous maintenant nous disons à l'Europe : Si elle est sage !... »

Et à ce moment la voix de l'orateur était cou- verte par les applaudissements. L'Europe républi- canisée, les empereurs et les rois oblig-és de briser les chaînes de leurs malheureux sujets et de se coif- fer, comme jadis Louis XVI, du bonnet rouge, voilà ce que voyaient des milliers d'auditeurs à travers les phrases enflammées de son discours.

Le 13 mai, près de cent mille citoyens, presque tous de la classe ouvrière, avaient parcouru les boulevards en criant : « Vive la Pologne ! »

Ce sentiment domina, jusqu'à la fin, dans la par- tie saine du peuple. Louis Blanc le constate et il cite un exemple très caractéristique de cette exal- tation : « Je tiens, dit-il, de M. Moukton Milnes qu'au plus fort du tumulte, il remarqua un vieil- lard, un Français, qui pleurait à chaudes larmes et s'écriait d'une voix passionnée : a Pauvre Polo-

428 LA VIE PARISIENNE

gne ! pauvre Pologne ! Elle sera donc sauvée (1) ! » Les meneurs le savaient bien, qu'en s'adressant à la générosité et à la naïveté et à l'ignorance du peuple le pluscapaljle d'emballement et le moins capable de réflexion, ils arriveraient à leur but. Dans la matinée du 15 mai, Sobrier avait fait afficher sur les murs de Paris cet appel :

« Manifestation en passeur de la Pologne.

Les citoyens qui veulent concourir à la mani- festation démocratique du peuple français en fa- veur de la Pologne sont prévenus qu'on se réu- nira aujourcVhui lundi, à dix heures du matin, autour du monument de la place de la Bastille.

Les délégués des départements qui se trouvent à Paris sont invités à se réunir à ceux de Paris, afin que cette manifestation puisse être considérée comme l'expression des sentiments de toute la France.

La marche sera, comme toujours, grave et so- lennelle, car il s'agit du salut d'une nation amie qu'on opprime.

Point de tambour, point de musique, point d'armes, point d'autres cris que ceux de :

Vive la République ! Vive la Pologne ! »

Un autre mot d'ordre avait été donné par le

(1) Histoire de la Bévolution de IS'iS, t. II, p. 95.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 4^29

chef du mouvement aux fidèles, aux frères et amis_, à ceux dont on se croyait sur. Il s'agissait de greffer sur cette manifestation d'apparence paci- fique une véritable émeute, La Pologne ne devait être que le prétexte.

Louis Blanc reproduit cette déposition de ]NL Danduran, ingénieur civil, membre du club centralisateur, devant la haute cour de Bourges le 10 mai 1849: « Je jure que la manifestation devait s'arrêter à l'obélisque. Qui Ta dirigée? Je ne saurai le dire en conscience ; mais il y avait une direction occulte; et si la manifestation est devenue désordonnée, il faut l'attribuer à des hommes apostés à la tête du pont (1). »

Cette direction occulte, pour Louis Blanc, qui se défend d'y avoir eu la moindre part proba- blement parce que Témeute n'avait pas produit les résultats espérés émanait de la fraction modérée du Gouvernement, qui ne prévoyait pas les excès qu'elle allait provoquer (2).

(1) Histoire de la Rcuolution de 18'i8, t. II, p. 90.

(2) Il sappu} ait sur ce passage de Daniel Stern : « Le parli de la République qu'on appelait bourgeois MM. Marrasf, Bûchez et autres ne trouvait nul danger et voyait quel- ques avantages à une manifestation inoHensive qui lui per- mettrait d'intervenir comme régulateur entre le socialisme, dont on écarterait les chefs compromettants, et les dynas- tiques, que Ion protégeait contre les prolétaires, mais en leur faisant sentir ce qu'ils avaient encore à craindre. » Histoire de la Révolution de IS'iS, t. III, p. 21.

28

430 LA VIE PARISIENNE

Raspail, assure-t-il, était favorable à la mani- festation, mais la voulait pacifique. Blanqui ne l'approuvait pas mais était entraîné par son club. Proudhon écrivait dans son Représentant dit. Peuple (1) : « Pour servir la liberté là-bas, nous allons la compromettre ici, » et, dans le numéro suivant, il engageait les patriotes à ne pas agir comme « des clubistes sans cervelle ».

Dans la soirée du 14, des séances secrètes avaient eu lieu au Club central, présidé par Blanqui, et au Clab du Comité révolutionnaire, présidé par Sobrier. On y avait préparé la revanche de la journée du 15 avril.

Pendant ce temps, une quinzaine de personnes, convoquées par Barbés, s'étaient réunies chez Louis Blanc. Gelui-ei affirma plus tard qu'il n'y avait été nullement question de la manifestation, mais plusieurs témoins, entendus lors de l'instruc- tion judiciaire, opposèrent à cette affirmation un démenti formel.

Le lendemain, dans la matinée, après avoir reçu la visite d'une soixantaine de manifestants, il sor- tit et se dirigea du côté de la place de la Bastille. Il avait probablement l'intention de s'y rendre, mais les circonstances lui parurent peu favora- bles, il craignit sans doute de trop s'engager, et il put prétendre, lorsque sonna l'heure des res-

(I) N" i4.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 431

ponsabilités, qu'il était allé simplement assister, dans le passage des Panoramas, à un diner donné en , l'honneur d'un de ses parents qui s'apprêtait à partir pour la Corse. Ce qui est certain c'est que, peu après le moment il avait quitté son appartement de la rue Taitbout, une colonne de deux ou trois cents ouvriers qui se signala pendant l'émeute et qui semblait chercher un chef ou bien un drapeau était venue, sous ses fenê- tres, crier; Vive Louis Blanc !

Pendant tout le cours de la Révolution de 1848, ce petit homme, convaincu qu'il portait dans les plis de sa redingote le salut delà patrie, essaya de caser son système de l'Organisation du travail;, mais, parmi ceux qui affectaient de le suivre, beau- coup trouvaient ses opinions trop modérées et ne songeaient qu'à exploiter sa popularité, dans l'inté- rêt de leurs propres théories.

Quels étaient les projets, le programme, le but de ceux qui, le 15 mai, tentèrent de terminer une manifestation en faveur de la Pologne par un coup d'Etat socialiste ?

Dans la maison de Sobrier, s'imprimait son journal, la Commune de Paris, on trouva des brouillons de décrets, sur la formation d'une nouvelle garde nationale qui se serait appelée « garde ouvrière», sur un « impôt fraternel » exigé des capitalistes, connus comme tels, et versé par

432 LA VIE PARISIENNE

eux dans le délai de cinq jours, après le triomphe du peuple, impôt qui aurait représenté la moitié de leurs revenus.

Julien Travers assure ^^i i qu'on sema à profu- sion, dans la salle des séances de l'Assemblée nationale, lorsqu'elle fut envahie, de petits billets impi'imés, de couleur rouge, sur lesquels on lisait: « L'argent n'a plus de cours en France. Toute propriété privée est déclarée propriété nationale. Un impôt de 500 millions est mis à la charge de l'in- fàmo ville de Paris. » D'autres billets auraient porté cette inscription : w Incendions, incendions, jusqu'à ce que nous ayons obtenu le partage des terres! » Tout cecijne semble fort douteux.

Jusqu'où peuvent aller les haines politiques, so- ciales, religieuses, le plus aveugle optimisme ne peut pas l'ignorer, mais il faut cependant se tenir en garde contre les calomnies qui frappent les par- tis vaincus.

Un document officiel, le Moniteur, rendant compte de l'envahissement de l'Assemblée, le 15 mars, par liuber et les émeutiers dont il était ou paraissait être le chef (2), racontait (jue lorsque Barbes, à la tribune, avait demandé ([u'on décré-

^ (l) Almanach historique de la République J'ran<;aise, par un ami de l'ordre. Paris, 1851, p. 22.

(2) Louis Blanc affirme qu"IIul)er était lliamme de Marrast et des modérés.

MVMFESTATIOiNS ET EMEUTES 433

tàt un impôt d'un milliard sur les riches, une voix s'était écriée : « Non, Jion, ce n est pas cela : deux heures de pillage ! »

La plupart des journaux modérés reprodui- sirent ce propos, sans émettre de doute sur son authenticité. Doit-on se montrer aussi aft'irmatif ? Je ne le crois pas.

« Il faut savoir, remarque Louis Blanc, qu'il existe dans le Moniteur deux comptes rendus de la séance du 15 mai, dont le second, rédigé après coup, est une version arrangée. » Et c'est ce qui ré- sulte de la déposition que fut amené à faire devant la haute cour de Bourges (audience du 12 mars 1849) le réviseur de la sténographie de l'Assemblée. Or c'est dans l'édition arrangée que plusieurs membres des clubs sont représentés, criant : « Il nous faut deux heures de pillage. » C'était une grossière calomnie. L'homme qui avait porté ce renseigne- ment au Moniteur fut sommé de comparaître, au procès de Bourges . Il se rétracta formelle- ment ( 1 ). »

Le 14 mars 1849, un certain Turmel adressa au

(1) Histoire de la Révolution de IS'iS, t. II, p. 97. Et il renvoie au compte rendu du procès (audience du 21 mars 1849) dans le 124 du Peuple. « Ce faux, avoué plus tard par celui qui l'avait commis, un M. Cruveilher. secrétaire de M. Buckez, fit vite son chemin dans la bourgeoisie. » Victor Mabrous, Juin iS'iS. Paris, 1880, p. 14.

AU LA VIE PARISIENNE

président de la haute cour, cette lettre ( 1 ) qui se rapporte à l'épisode dont nous parlons :

« Citoyen

Je dois au peuple et à Dieu,

Je dois à l'histoire et aux clubistes de Paris,

Je dois à la justice et à moi-même,

De vous dire que les paroles rapportées par le Moniteur des 17 et 18 mai dernier sont fausses et calomnieuses ; que ces mêmes paroles relatées dans l'acte d'accusation du 15 mai sont une nouvelle ca- lomnie jetée au peuple, et que, dans aucun cas, le citoyen Barbés ne pourrait en être responsable.

// s\tgit de deux /leiires de pillage (2) qn un c\u- biste aurait demandé à Barbés, en l'interrompant, lorsqu'il était à la tribune, le 15 mars. Non, ci- toyen, non! le Peuple ne pille pas, il l'a prouvé dans ses derniers combats de 1830 à 1848, il se bat et chasse ses tyrans, et, après la victoire, il n'a institué jusqu'alors ni conseil de guerre, ni cour exceptionnelle ; il a toujours pardonné.

L'individu, le clubiste qui seul interrompit Bar- bés, ne devait pas être considéré comme tel par

(1> Elle est reproduite dans le Peuple (N= du 15 mars 1849).

(2( « Cette exclamation; si elle a été pi-oférée, na pu être regardée comme établissant une connivence entre un misé- rable bandit et le fa dieux égaré, mais honorable jusque dans ses erreurs. » Annuaire de Lesur. Année IfetS, p. 188.

MANIFESTATIONS ET ÉMEUTES 433

ceux qui le qualifiaient ainsi, quoiqu'il en iùt bien un, car c'était un capitaine de la garde nationale et en tenue. C'était moi.

Les paroles que je dis à Barbes, les voici :

Ce est pas ç«, nous demandons une solution sur la Pologne.

Je jure devant Dieu et devant le monde entier qu'aucune autre parole ne fut dite.

Me croira qui sera juste.

Salut et fraternité.

P. TURMEL.

Condamné par le conseil de guerre à deux ans de prison, détenu à Sainte-Péiagie. »

Désavouée par tous ceux qui avaient espéré en profiter, cette émeute du 15 mai n'avait eu d'autre résultat que de creuser encore plus le fossé entre le peuple et la bourgeoisie et d'augmenter la mi- sère publique :

« Le travail était suspendu dans les atelier.«> ; les marchands ne vendaient plus, car on n'ache- tait rien ; on se limitait à l'acquisition des denrées indispensables à la vie ; la valeur des propriétés immobilières avait baissé dans des proportions in- concevables ; la Rente était tombée de moitié , les craintes ressenties étaient telles et si pressantes, que le Gouvernement commission ou ministère,

436 LV VIE PARISIENNE

je ne sais avait fait engager confidentiellement les notaires de Paris à retirer les panonceaux ac- crochés à leur porte ( 1 ) . »

Peu rassurés sur les suites de leur victoire, convaincus qu'elle n'était pas définitive, les vain- queurs prévoyaient de nouvelles luttes. Exaspérés par la défaite, les vaincus ne songeaient qu'à pren- dre leur revanche. L'émeute du 15 mai ne fut qu'une répétition générale des journées de juin, mais les acteurs savaient mal leur rôle.

« On a essayé de jeter sur ceux qui avaient con- seillé et pressé la dissolution immédiate des ate- liers nationaux la responsabilité des journées de juin ; ils sont tout au plus responsables de la pré- cipitation" de l'attaque, et cette responsabilité est légère, car cette attaque aurait eu lieu plus tard infailliblement, dans des conditions bien autre- ment formidables(2). »

Il aurait fallu, a-t-on dit, supprimer progressive- ment, comme on le fit à Lyon, ces foyers d'anar- chie. Peut-être le Gouvernement tenait-il au con- traire à brusquer les événements et à donner en quelque sorte le signal d'un combat qu'on pouvait encore engager avec des chances de succès.

Bourgeois et prolétaires étaient également dési- reux et également impatients d'en venir aux mains.

(1) Maxime dl Camp, Souvenirs de l'an ée IS'tS, p. 206.

(2) Odilo:« Barrot, Mémoires. Paris, 1875, t. II,. p. 254.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 437

L'anarchie et l'ordre avaient hâte de se colleter. L'assemblée, dominaient de plus en plus les ten- dances modérées, voulait échapper à la tyrannie des clubs. Ceux-ci de leur côté visaient chaque jour davantage à constituer, comme sous la pr.emière Révolution, un pouvoir occulte, irresponsable, et d'autant plus dangereux. Les capitalistes, les ren- tiers tremblaient pour leur argent que menaçaient sans cesse de nouveaux impôts. Les boutiquiers souffraient du désarroi du commerce et de l'indus- trie. Le peuple s'étonnait et s'irritait qu'on ne s'empressât pas de tenir les promesses qu'on lui avait faites, et il ne voulait pas comprendre qu'on ne pouvait pas les tenir. Quant aux ouvriers entre- tenus dans les ateliers nationaux, ils touchaient sans gratitude une solde qu'ils jugeaient insuffi- sante et ils revendiquaient comme un droit le pri- vilège d'être nourris par l'Etat. Ce droit, ils pré- tendaient même l'exercer il leur plairait, et comme le Gouvernement semblait disposé à les expédier en province, ils auraient plus aisé- ment trouvé du travail, quelques-uns de leurs délégués, envoyaient, dès le début de la lutte, le 23 juin, au ministre des Travaux publics, cette adresse comminatoire :

<( Citoyen ministre. Au nom des ouvriers des ateliers nationaux,

438 LA VIE PARISIENNE

dont nous sommes délégués, nommés par le club central des brigadiers des quatorze arrondisse- ments de la Seine, nous venons vous rappeler, citoyen, que le Gouvernement de la République issu des barricades, a pris le formel engagement, le vingt quatre février, de garantir l'existence à tous les ouvriers par le travail, mais qu'il n'a pas mis pour condition l'abandon de nos familles, à tel moment qu'il lui plairait.

En présence des graves événements qui pour- raient découler de la position actuelle des ouvriers des ateliers nationaux, le renvoi de nos frères dans les départements est pour nous le plus grand des dangers. Le peuple souverain ne peut et ne veut obéir à un ordre liberticide dont l'exécution serait un grand malheur pour la République démo- cratique et sociale.

Nous déclarons, au nom des ouvriers que nous représentons, qu'aucune fraction de notre corps ne quittera Paris, sans qu'une constitution démocra- tique, sociale et populaire, ne soit faite et acceptée, par tout le peuple, pour mettre notre sainte Répu- blique en sûreté ; après quoi nous nous confor- merons aux lois qui seront dans l'intérêt géné- ral.

Seulement, inquiets de toutes ces graves ques- tions, et désirant connaître de suite ce que l'on veut faire de nous, nous vous invitons, citoyen

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 439

ministre, à nous faire une réponse immédiate que nous sommes chargés d'attendre.

Salut et fraternité. Vive la République démocratique et sociale !

23Juinl8U8.

Pour les membres du bureau central des briga- diers :

Le président Lampérier ; le vice-président :

LePRESTE- DuBOC AGE

Les membres de la commission : l®*" arrondisse- ment, DouTREVANT ; 2«, Happey ; 3% Crochu ; 4% Grain ; 5", Vadureau ; 6% Geray ; 7% Giroir; 8% Grenon dit Meunier ; d^Ca. Lamy ; 10% Robert , (par délégation) ; 11% Forget ; 12% Jeru ; 13% E. Moncel ; 14», Gibert. »

Il faut en finir! C'était le cri général. De part et d'autre on se préparait à la lutte.

Du côté du Gouvernement, on ne pouvait guère compter, à défaut de troupes régulières, en nombre très insuffisant, que sur la garde nationale, qui pouvait fort bien, cette fois encore, se rallier à l'in- surrection, ou sur la garde mobile, composée de tout jeunes gens, d'adolescents, dont les sen- timents n'étaient pas connus (1).

(1) C. Lolvet, Souvenirs de l'Assemblée constituante en ISiS (publiés dans la Revue de France, en 1876|.

440 LA VIE PARISIENNE

Les insurgés, devinant que le combat serait décisif, s'étaient organisés beaucoup mieux que dans les émeutes précédentes.

Chacun des chefs avait son poste et comman- dait à une ou plusieurs barricades.

« Legénissel, dessinateur et ancien déserteur, capitaine de la garde nationale, dirigeait la défense de la place Lafayette. Le clos Saint-Lazare avait pour chef un journaliste, Benjamin Laroque. Un vieillard de soixante ans, cordonnier en vieux, Voisembert, commandait la rue Planche- Mibray. Un jeune ouvrier mécanicien, Barthé- lémy, dirigeait les barricades de la rue Grange- aux-Belles. Au faubourg Saint-Antoine, on remar- quait l'ouvrier Marche, Lacollonge, rédacteur en chef de inorganisation du travail, journal des ouvriers, le lieutenant de vaisseau Frédéric Cour- liet. Le mécanicien Racary commandait la place des Vosges. Touchard, ex-montagnard, était chef rue de Jouy, et Hibruit, un chapelier, rue des Nonains d'Hyères, du Figuier et Charlemagne. Au Pan- théon se trouvait Raguinard, et, à la barrière d'Italie, le maçon Lahr, accompagné du maqui- gnon Wappreaux, de Ghappart et de Daix (1). »

Les insurgés allaient, de maison en maison, pour obliger de paisibles bourgeois à prendre part

(1) ViCTon Mabuoi K, Juin iS'iS!, p. .SC).

I

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 443

à la construction des barricades (1). Un marchand d'estampes de la rue Saint Jacques, 71, Gosselin, capitaine de lali® légion, les menaçait, s'ils n'obéis- saient pas, de tirer des coups de fusils à leurs fenêtres (2), Un certain Givet traitait d'aristocrates ceux qui résistaient: « Personne ne veut marcher, disait-il, l'un a mal au pied, l'autre à la poitrine ; quand tout sera fini ils auront leur compte (3).»

Aux meneurs se mêlaient, sur bien des points, des agents provocateurs. « Voici, raconte un té- moin, Albert Maurin (4), ce que nous avons vu sur le théâtre des premières hostilités, le 23, vers les onze heures et demie, quelques instants avant la fusillade, à l'entrée de la rue Saint-Denis, au coin de la rue Bourbon-Villeneuve, une vingtaine d'individus, à la physionomie indécise, dont un seul portait le fusil, élevaient ou plutôt fei- gnaient d'élever un commencement de barricade ; et ils s'y prenaient de telle manière, avec un em- pressement si affecté et suivi de si peu de résul- tats, qu'on se demandait dans la foule qui les

(1) V. Déposition de Saintard, chef de barricade dans le quartier du Jardin des Plantes. Audience du 1=' conseil de guerre du 21 août 1848.

(2) Audience du 2' conseil de guerre du 24 août 1848.

(3) Audience du 1" conseil de guerre du 25 août 1848.

(4^ Jownées révolutionnaires des 22, 29, 2U, 25 et '26 juin i8!i8- Paris, 1848, p. 65. L'auteur de cette brochure s'y montre plutôt favorable aux insurgés.

444 LA VIE PARISIENNE

entourait s'ils travaillaient réellement pour le compte de l'insurrection ou s'ils ne formaient pas l'avant-garde déguisée de quelque brigade de police. »

Beaucoup da prétendus agents provocateurs n'étaient d'ailleurs que des émeutiers, aussi con- vaincus que les autres mais qui, suivant l'ex- pression populaire, « marquaient mal ».

L'exaspération chez les insurgés on en don- nera plus loin de nombreuses preuves confinait à la folie. La haine de classes s'y combinait avec l'antimilitarisme. Le soldat était l'ennemi, puis- qu'il défendait le bourgeois. Pendant le procès qui suivit ces atroces journées, le commissaire du Gouvernement reçut cette lettre dont il donna lecture dans la séance du premier conseil de guerre du 25 août :

« Tu te crois bien malin parce que tu fais com- damner de bons enfants aux galères, ou à la pein£ de mort; tu te crois bien malin encore, parce que tu portes des épaulettes et un grand sabre... Eh bien! moi, je ne suis pas si ficelé que toi; mais j'en ai d'autres aussi malins que toi à descendre, et que, s'il y a moyen de te faire la tiiMine, on te soignera. Je te p... au c..., brigand, canaille, assassin. »

Contre ces fous furieux, qui l'étaient avant la lutte ou qui le devinrent pendant le combat, la

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 445

résistance fut organisée, dirigée, par un homme, dont nul n'osa suspecter l'honnêteté, le dévoue- ment et le patriotisme, et qui, sacrifiant sa po-

I.e général Eugène Cavaignac.

pularité (1) à son devoir civique, sauva, certain

(1) Popularité d'ailleurs très relative et basée sur leslime beaucoup plus que sur la sympathie. Cavaignac avait été nommé, vers 1SB9, commandant d'un des trois bataillons de chasseurs d'Afrique, appelés zéphyrs et qui étaient loimés de soldats ayant passé devant le conseil de guerre pour faute grave contre la discipline. Il en rapporta des habi-

29

446 LA VIE FAIUSIKNNE

qu'il serait méconnu, calomnié, la patrie. U y a des victoires, des victoires douloureuses mais né- cessaires, que ceux même qui en profitent le plus ne pardonnent pas.

« Dans nos jours indécis et troublés tant de médiocres personnages ont posé devant nous, la figure de Gavaignac se détache isolée, sereine, im- peccable, sur le piédestal de l'histoire, comme une statue de marbre antique au milieu de moulages informes Son intelligence, plus élevée qu'éten- due, dédaignait les petits compromis de la politique des ambitieux et regardait vers un objectif très haut placé. Il répétait souvent un adage qui le peint tout entier : « Pour savoir commander, il faut apprendre à obéir. » En effet, il eut pour la léga- lité un respect religieux ; cela seul lui crée une situation exceptionnelle dans les annales de la France moderne. Le 26 juin 1848, il était le maître ; il eût pu faire tout ce qu'il eût voulu ; la nation entière, qui proclamait en lui son sauveur, l'eût suivi sans hésiter. Il exerça le pouvoir dans des temps difficiles, avec une intégrité et une doiu'eur incomparables. Nul déboire cependant no lui fut épargné, nulle insulte, nulle injure, nulle injustice; il fut condamné un jour à entendre Garnier-Pagès

tudes de sévérité et quelque chose de dur dans le langage et dans l'accent dont il ne se débarrassa jamais. Il était un de ces hommes qu'on respecte plus qu'on ne les aime.

I

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 447

lui reprocher de l'avoir nommé général de division. Il but les fiels et resta ce qu'il était : letvpe même de l'honnête homme, le c//' prohus que l'antiquité eût offert en exemple ; la boussole de sa vie avait été bien réglée, l'aiguille s'en dirigeait naturelle- ment vers le pôle du devoir. Si la République eût été possible en France, il l'eût fondée ; mais l'heure n'était pas venue, et il descendit du pou- voir avec autant de dignité et d'abnégation qu'il v était monté. Il eut à un haut degré ce (|ui fait la véritable g'randeur de l'homme et ce qui manque le plus souvent aux p4us subtils, aux plus intelli- gents : le caractère [ï). »

L'insurrection avait commencé à mobiliser dans la soirée du 22 juin. Vers 8 heures, la place du Panthéon s'était couverte d'ouvriers. Vers 8 heures et demie, une colonne forte de 4 à 5.000 hommes, s'était avancée drapeau en tête, du faubourg Saint-Antoine, jusqu'au faubourg du Temple, elle comptait faire sa jonction avec les émeutiers de ce quartier.

Peu de temps après, des convocations partielles de la garde nationale étaient faites à domicile, et des troupes occupaient la place de l'Hôtel-de-Ville et la cour de la Préfecture de police.

(1) Ma\.imë ul Camp, Souvenirs de l'année /iS''/6', p. ^U-l.

448 I-A Ml. PAHISIENNE

Le lendemain, pendant toute la matinée, de quar- tier en quartier, de rue en rue, on battait le rap- pel, et, avec un empressement significatif, les gardes nationaux accouraient de tous les côtés.

Des barricades s'élevaient rue Saint-Martin, rue du Faubourg-Saint-Martin, lue Saint-Denis, rue du Faubourg- Saint- Denis, jusqu'à la hauteur de la rue d'Enghien, boulevard Bonne-Nouvelle. Chaque passant était obligé d'apporter un pavé.

Cafés et boutiques se fermaient. En attendant l'issue de la lutte, bien des gens avaient pris le parti de se réfugier dans leurs caves.

Par la rue Saint-Martin s'avançaient des déta- chements de la garde nationale, chassant devant eux les insurgés qui se repliaient sur la porte Saint- Denis. La barricade qu'on y avait construite était une des plus difficiles à prendre. Un bataillon de la 2" légion vint l'assiéger. Il ne réussit à s'en emparer qu'après une assez longue lutte, vers une heure.

Au commencement de l'après-midi, de om- breuses troupes, le il'' léger, deux bataillons de la garde mobile, plusieurs bataillons de la 2'^' légiou, un escadron de lanciers, une batterie d'artillerie, arrivaient par le boulevard, du côté de la Made- leine, sous le commandement du général Lamo- ricière. Des combats s'eno^aareaient sur divers points. Un des |>lus meurtriers fut livre place La-

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 449

fayette. Deux cents gardes nationaux restèrent sur le carreau, mais les insurgés, après avoir ré- sisté pendant près de deux heures, prirent la fuite vers la N'illette.

Au même moment, le général Lamoricière, à la tète d'une compagnie de la 5'' légion, s'emparait de la barricade de la caserne Saint-Martin.

A la fin de la journée, l'insurrection, chassée des boulevards et des rues voisines, s'était canton- née et fortifiée dans le quartier de la Cité, où, à cinq heures, une compagnie de la garde républi- caine, ayant voulu fraterniser avec le peuple, re- çut le feu de deux barricades et fut massacrée jusqu'au dernier homme l'i.

Pendant la nuit du 23 au 24, les émeutiers, éle- vant à la hâte de nouvelles barricades, avaient concentré la résistance dans la Cité, dans le fau- bourg Saint-Antoine, dans la rue Saint-Jacques. Le Panthéon était leur quartier général.

Dans les autres quartiers, on attendit toute la matinée avec anxiété. Pas de nouvelles ou des nou- velles contradictoires. Le bruit de la fusillade, le grondement du canon annonçaient que la lutte était terrible. Qui était vainqueur ? On l'ignorait.

Rue Saint-Jacques, les soldats devnnt chaque

(1) Événemenls de l'(iri.<. .lournrc^ des 'J.'i, 'J'i, 'Jô et •J6 juin IS'iS. Paris, s. d. (1848), [.. 7.

450 LA ME PARISIENNE

barricade livraient un nouveau combat. Des mai- sons étaient démolies à coups de canon.

A une heure, toute la rue était déblayée, le Panthéon était pris, et, sur la place, 1.500 insurgés se rendaient.

Vers deux heures, le combat contrôle faubourg Saint-Denis, presque entièrement soulevé, prenait fin.

Les insurgés, a la fin de cette journée du 24, ne se montraient plus ({ue dans le clos Saint-Lazare, on se battait encore à sept heures du soir, et sur la place des Vosges, où, pour se venger d'un discours récent de Victor Hugo contre le socialisme, ils avaient pillé sa maison (1).

Le 25, dans la matinée, la lutte qui semblait terminée et qui l'était dans le quartier latin reprit avec violence aux barricades Rochechouart, Poissonnière, Saint-Denis, Saint-Martin, du Temple, à Montmartre, à la ^'illette.

L'émeute occupait la rue Saint- Louis, la mairie du W" arrondissemet, l'église Saint-Gervais, l'église Saint-Merri et les rues voisines.

Au faubourg du Temple le combat était terrible.

(Il « M. \ iclor Hugo était à lAssemblée ; ses deux fils combattaient dans les rangs de la garde nationale. Mme Hugo a eu toutes les peines du monde à s'enfuir, les insurgés voulaient la prendre pour otage. » Précis des événements de Paris pendant l'insurrection des 23, 2'i, '2ô et 26 juin IS'4S. Paris, 1848, p. 41.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 4SI

Le faubourg Saint-Antoine se liérissait encore de barricades. Défendue par une compagnie de la garde nationale de la 12'^ légion, que commandait le capitaine Amyot, la barricade du pont Saint- Michel, opposait aux troupes qui l'attaquaient et à qui elle fit perdre 400 hommes une résis- tance {{u'on parvint difficilement à vaincre.

A mesure qu'ils se sentaient faiblir, les insur- gés devenaient plus violents, plus incapables de contenir leurs haines. L'assassinat du général Bréa (1) fut le résultat de cette exaspération.

Quoi qu'il se trouvât en disponibilité, il était Venu le 23 juin, offrir ses services au général Cavaignac et à l'Assemblée. Le 25, accompagné de son aide de camp, le capitaine Mangin, il avait assisté à la prise de deux barricades, du côté de la barrière de Fontainebleau lorsqu'il s'avança vers la troisième barricade pour enga- ger les émeutiers à cesser le feu. On s'empara de lui et de son aide de camp. On les enferma dans une maison qui servait de quartier général et, après une longue agonie qui dura plusieurs heures, et dont on lira plus loin les détails, ils furent non pas exécutés mais massacrés [2).

(1) V. Appendice, I.

(2) « Le malheureux général, mortellement blessé, a été cruellement mutilé par les sauvages auxquels il s'était fié. Quand la barricade a été emportée d'assaut, et quand les sol-

452 T.A VIE PARISIENNE

Un autre épisode tragique de cette même jour- née, la mort de l'archevêque de Paris, Monsei- gneur Affre, reste enveloppé de mystère. Es- sayons de l'exposer clairement, impartialement.

Voici d'abord le récit officiel du Moniteur (numéro du 28 juin).

« Dimanche (25 juin) M. l'archevêque de Paris a quitté l'archevêché à cinq heures et demie, se rendant chez le général Gavaignac pour lui demander s'il lui serait interdit d'aller au milieu des insurgés porter des paroles de paix.

Le général a reçu le prélat avec les démonstra- tions d'une vive émotion, et lui a répondu qu'il ne pouvait prendre sur lui de donner un conseil en de telles circonstances, qu'une telle démarche était nécessairement très périlleuse, mais qu'en tout cas lui-même ne pourrait qu'en être très recon- naissant, et qu'il ne doutait pas que la popula- tion de Paris n'en fût aussi vivement émue.

Monseigneur l'archevêque a annoncé aussitôt que sa résolution était prise. 11 est rentré rapi- dement à l'archevêché, a pris quelques disposi- tions personnelles, et, vers huit heures, il se pré- sentait au pied de la colonne de la Bastille.

dais, qui lui étaient très attachés, sont arrivés jusqu'à lui, ils n'ont pas même trouvé son cadavre, mais seulement un tronc informe dont les bras et les jambes avaient été cou- pés. » Noiv\tvM(Y, nnf Année de Révolution, t. Il, p. 118.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES ■',•]?,

On a dit, par erreur, que le prélat avait dc- manclé ou accepté le secours de plusieurs repré- sentants (1). Monseigneur l'archevêque a bien

Monseigneur Affre, archevêque de Paris.

reçu, il est vrai, plusieurs offres empressées, mais il les a toutes refusées. Pendant le trajet de l'archevêché à la Bastille, il s'entretenait avec une extrême sérénité du texte saint : Pastor bo-

(1) Monseigneur Affre n'avait en elVet demandé le secours de personne, mais trois députés s'étaient joints à lui, MM. La- rabit, Galy-Cazalat et Druet-Desvaux.

454 LA VIE l'MUSIRNNE

nus dal aiiimam suam pro ovibus suis. Ses deux grands vicaires seuls l'accompagnaient.

L'autorité militaire a fait cesser le feu. On a cueilli une branche d'arbre sur le boulevard, et cet insigne de paix a précédé seul le prélat et les deux ecclésiastiques (1), qui sont montés ensemble sur la barricade,. les insurgés avaient accueilli, quelques instants avant, un parlementaire annon- çant la démarche de Monseigneur l'archevêque.

Le vénérable pasteur leur avait adressé à peine quelques paroles pleines d'onction, lorsqu'un coup de feu est parti, comme au hasard, sans qu'il soit possible de préciser de quel côté. Ce coup de feu a jeté aussitôt les insurgés dans une extrême agi- tation. Une décharge est pai'tie de leurs rangs. La garde mo!)ile y a répondu avec énergie. La nature de la blessure laisse supposer que le coup, venu de haut en bas, aurait été tiré probablement d'une fenêtre. Quoi qu'il en soit, Monseigneur l'archevêque est tombé atteint d'une balle dans les reins, et a été relevé par les insurgés. Bien- tôt ils l'ont transporté dans leur quartier, chez M. le curé des Quinze- Vingts (2). Il a reçu les soins d'un des médecins des insurgés, et, le lendemain matin, lorsque les négociations de trêve ont été

(1) Ses deux grands vicaires, MM. Jacquemef et Ravinet.

(2) Chez le curé de Saint-Antoine.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 455

entamées, on s'est hâté de déposer le prélat sur un brancard et de le ramener à l'archevêché. »

J'ai déjà fait remarquer que les révolutionnai- res de 1848 n'étaient pas antireligieux. Dieu ne passait pas encore pour un réactionnaire. Mon- seigneur Affre, dont on connaissait la sincère piété, la dignité de vie et l'indépendance de carac- tère, était très populaire à Paris. Les insurgés qui l'avaient vu frapper, au moment il venait d'accomplir si héroïquement ce qu'il pensait être son devoir (1), le relevèrent, avec les plus gran- des marques de respect, et, le transportèrent chez l'abbé Delamarre, curé de la paroisse Saint-An- toine. 11 n'avait pas perdu connaissance. Pendant qu'on le transportait, il remarqua un des gardes mobiles qui faisaient partie de l'escorte, François Delavrignère, dont le visage révélait une vive émotion. Il eut, quoique grièvement blessé, la force de soulever les bras et, prenant à son cou un crucifix, il le tendit à ce jeune homme, en lui di- sant : « Ne quitte pas cette croix ; mets-la sur ton cœur, elle te portera bonheur. »

(1) Le mot célèbre qu'on lui attribue fut-il prononcé? Un passage dune lettre du général Cavaignac au grand vicaire semble le prouver: " L'archevêque, disait-iL a la double gloire d'être mort en bon citoyen et en martyr de la reli- gion. Demandez à Dieu que, selon les dernières paroles de son digne ministre, « ce sang soit le dernier versé. » (Cité par VÉclnir, n" du 4 juin 1898.)

456 I-A VIE PARISIK-NNE

De la cure de Saint- Antoine il fut transporté à l'Archevêché et c'est qu'il mourut, le mardi 27 juin.

Les insurgés se défendirent toujours, et, je crois, à juste titre, d'avoir tiré le coup de fusil qui le tua. Ils firent signer par un des vicaires généraux qui avaient accompagné sur la barricade Monseigneur Affre ce certificat :

« Je soussigné, vicaire général de l'archevêque de Paris, qui avais l'honneur de l'accompagner dans la mission de paix et de charité qu'il aA'ait entreprise, atteste, autant qu'il a^été possible d'en juger au milieu d'une grande confusion, qu'il n'a pas été frappé par ceux qui défendaient les barri- cades.

Jaquemet, vicaire général.

26 juin 1848. »

Les journaux du temps, même les plus défavo- rables à l'insurrection, voient dans la mort de Monseigneur Affre un accident (i), une « méprise fatale (2) ». La plupart d'entre eux supposent que la blessure se dirigeant de haut en bas, le coup avait été tiré d'une fenêtre (3).

(1) National, n" du 27 juin.

(2) Univers, du 28 juin.

(3) « C'est de notre côté qu'il reçut la balle. ■> Farole.-i du député r.h. Beslay, à la séance du 2(i juin lS-18, et celle af- firmation fut appuyée par celle de Monseigneur Parisig,

MANIFESTATIONS ET ÉMEUTES 451

Cette méprise fatale, comment se produisit-elle ? V Univers l'explique daas le numéro du 28 juin il annonce la mort tragique du prélat :

« Il parait qu'au moment Monseigneur l'ar- chevêque de Paris parlait aux ouvriers, un garde mobile (i) s'est trouvé engagé parmi eux et plu- sieurs d'entre eux l'ont menacé de le tuer. L'un des vicaires généraux s'est alors précipité vers le groupe qui, à quelques pas de Monseigneur l'ar- clievèque de Paris, faisait un tumulte menaçant. Il voulait éviter un conflit et sauver le garde mobile. Ses paroles étaient écoutées, mais l'agitation qui s'était faite de ce côté avait ému les gardes natio- naux et les soldats restés à une certaine distance ; on a cru de part et d'autre qu'il y avait un enga- gement et des coups de feu sont partis, c'est alors que Monseigneur l'archevêque a été atteint. »

Il est probable en effet que les choses ont se passer ainsi.

On essaya de découvrir par qui Monseigneur Affre avait été frappé. Toutes les recherches, tou- tes les enquêtes furent vaines, mais ^laxime du Camp rencontra sur sa route une vingtaine d'an- nées plus tard vin ancien garde mobile qui pou- vait bien être l'involontaire meurtrier :

évéque de Laagres, qui invoqua eu faveur des insurgé? un certificat du chirurgien qu'il s'était l'ait donner.

{\j Ce François Delavrignère dont on parlait tout à l'heure.

458 T.A VIE PARISIENNE

« Eu 1869, racoiite-t-il, j'étudiais de très près le moude des malfaiteurs et l'orgauisation des prisons de Paris. Presque chaque matiu, je me rendais au dépôt de la préfecture de police, et j'assistais à l'interrogatoire sommaire que le chef du service de la santé fait svdjir aux personnes arrêtées depuis la veille par ses agents. Dans l'étrange troupeau qui a défilé devant moi, je me rappelle avoir vu un homme d'une quarantaine d'années, grêle, non- chalant, incarcéré pour cause de mauvaises mœurs et que tout le personnel du dépôt de la santé, qui le connaissait bien, désignait familièrement par son surnom : l'archevêque. Lorsque je demandai pourquoi on l'appelait ainsi, les réponses repro- duisirent les deux opinions opposées qui partagent l'histoire. Pour les uns, c'était l'ancien garde mobile qui soutint dans ses bras Monseigneur Affre mourant ; pour les autres, c'était l'insurgé qui l'avait tué (1)

Les trois députés qui avaient accompagné ou suivi l'archevêque de Paris étaient tombés entre les mains des insurgés. Le 26, vers trois heures du matin, ([uelques-uns de ces insurgés les char- gèrent d'apporter au Gouvernement des proposi- tions de paix, M. Larabit offrit de s'acquitter de cette mission. Si sa démarche n'aboutissait pas, il

|1) Souvenirs de raniice tS'sS, p. 294.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 439

devait, nouveau Régulus, venir se reconstituer prisonnier. 11 revint en effet, mais les émeutiers furent moins impitoyables que les Carthaginois.

En réalité, ces prisonniers les gênaient. Vers onze heures du matin, ils les aidèrent complaisam- ment à s'évader.

L'insurrection se sentait vaincue. Dans la ma- tinée, Lamoricière avait déblayé le faubourg du Temple, puis le faubourg Saint-Antoine et la place de la Bastille.

A une heure, il ne restait de l'armée proléta- rienne que quelques combattants, retranchés sur les hauteurs de la rue Ménilmontant, et traqués par les troupes du Gouvernement. L'affreuse lutte était terminée.

Que les insurgés n'aient pas tué l'archevêque de Paris, c'est très probable ; qu'ils aient permis aux trois députés dont ils s'étaient emparés de s'é- chapper de leur prison, c'est certain ; mais si on en concluait qu'ils apportèrent dans ces trois journées de combat une modération, même relative, on se tromperait lourdement. L'acharnement, au coU' traire, nous l'avons déjà dit, fut poussé aux der- nières limites.

La misère, la faim, dont ils rendaient respon- sable une société qui, à ce moment-là, se ruinait pour y porter remède, excitaient, exaspéraient les émeutiers. Ils montèrent sur les barricades avec

400 LA VIE PARISIENNE

leurs femmes et leurs enfants. « Puisque nous ne pouvons plus les nourrir, disaient-ils, mieux vaut qu'ils meurent avec nous. »

On avait abusé de leur crédulité, de leur igno- rance, de leurs souffrances, très réelles, en même temps que de leurs haines instinctives, irraison- nées, en leur persuadant que l'amélioration de leur sort ne pouvait être obtenue que par un change- ment de régime, une révolution sociale. Ils étaient grisés d'utopies et ils croyaient avoir pour eux le droit et la justice. C'est la plus grande force et la pire faiblesse du peuple que de s'estimer infail- lible.

Beaucoup de ceux qu'on avait arrêtés, les armes à la main, et qu'on interrogeait, déclaraient qu'ils avaient combattu pour la République démocratique et sociale, et comme on leur demandait ce qu'ils entendaient par là, ils répondaient: « le Gouverne- ment des ouvriers ».

Il y avait des bandits, assurément (1), mais il y avait aussi des apôtres, des fous, convaincus que leur victoire assurerait à jamais le bouheur du peuple. De là, chez les uns et chez les autres, un courage extraordinaire, une résistance enragée qui ne fut vaiucue que par le manque de munitions.

H) Ce Pasquin par exemple qui, arrêté à Belleville, fut accusé d'avoir coupé le?; deux poignets à un officier, et, loin de le mer, s en vantait.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES

461

Tout ce qui avait pu devenir une arme, ils s'en étaient servis. Zincs des marchands de vin, brocs d'étain, plomb des gouttières, ils eu aA'aient fait des balles. Ils avaient fini par eiiarger leurs fusils avec des tringles, avec des écrous, avec des bou-

Projectile!? divers provenant des insurgés.

tous, avec des caractères typographiques, avec des cailloux.

Les femmes, dont l'habituelle hystérie se tour- nait vers le meurtre, montraient plus d'exaltation, plus de haiue, plus de férocité que les hommes.

Elles ne se contentaient pas d'apporter aux com- battants des vivres et des munitions, cachés dans des pains, dans le double fond d'une boîte au lait, ou même dans un ventre postiche. Elles combat-

3(1

462 LV VI K PAUISIENNE

talent, elles aussi, et avec acharnement, avec un effrayant mépris de la mort

Le 23 février, on en avait remarqué cinq à la barricade de la porte Saint-Martin , dont une en deuil. Elles étaient armées de sabres et de halle- bardes quelles venaient de prendre dans le ma- gasin d'accessoires du théâtre.

Le même jour, une grande et belle femme, très jeune, vêtue d'une robe de barège rayée, coiffée d'une fanchon de dentelle, s'était avancée par la rue Saint-Denis, après avoir franchi la barricade qu'on y avait élevée. Elle portait un drapeau à la main et l'agitait, en provoquant de la voix et du geste la garde nationale. Les soldats hésitaient à tirer. Enfin ils s'y décidèrent. La jeune femme tomba comme une masse.

Une horrible virago, nommée Leblanc, fut ac- cusée et convaincue d'avoir tranché la tête à quatre gardes mobiles avec un couperet déboucher (1).

(1) C'est peut-être elle dont il s'agit dans cette «informa- tion » donnée le 25 juin par le Conslilulionnel : « A la place de l'Estrapade, les insurgés avaient fait des prisonnieis. Forcés d'abandonner la barricade, les factieux se sont livrés à des actions barbares. Plutôt que de lâcher les prison- niers, ils les ont lâchement assassinés en leur tranchant la tête. Cinq gardes mobiles ont été victimes de cet acte de cannibalisme. Un représentant a été, pour ainsi dire, té- moin d'une de ces exécutions. C'est un homme, habillé en femme, qui, avec un sabre fraîchement aiguisé, remplissait l'office de bourreau. »

M\MFi:ST\T10NS KT KMEUTES jftH

Elle l'avoua eu disaut pour s'excuser : « fui cru rêver ! « Puis, ayant eu le temps de se ressaisir, elle reviut sur ses aveux, arfirnia qu'on la calom- niait, que tout ce qu'on lui reprochait était inventé par son mari qui voulait la perdre ( 1 ). Et comme on lui montrait une cicatrice qu'elle avait au doigt et (jui provenait d'une morsure faite par une de ses victimes, elle répondait que c'était au moment on l'avait arrctét' (ju'iin des soldats l'avait mor- due.

D'une manière géiiéi'ale, k-s mutilations que l'on constata sur un assez "M'and nombre de cadavres étaient du ti'avail l'éminin.

La lutte, sans aucun doute, lui alrocei^et nous verrons que des deux côtes on t'il preuve d'une éu'ale fureur), mais comme si la réalité ne suffi- sait pas largement, la légende s'v ajouta, et U est très difficile aujoardlmi de les distingue!'.

Les insurgés vaincus, la bourgeoisie qui triom- phait ne manqua pas d'abuser de sa victoire. Comment être juste à l'égard de criminels et de fous qui venaient de mettre Paris à deux doigts de sa perte ? On multijdia contre eux les accusa- tions. On leur reprocha :

i'' D'être payes par les preleiidiints et par l étranger.

tl) Ce mari t'l;iil un iiisurgi' (|ui as.iil ('{(-. lui aussi, aiTélé.

464 lA V11-: l'M'.ISIENNF.

Eugène Pelletaii écrivait, le 24 juin, dans le Bien public : « Au milieu des causes qui ressor- tent de la terrible crise que nous traversons, il est impossible de ne pas reconnaître une excita- tion étrangère. Il est certain que des provocateurs ont distribué de l'argent au nom de divers préten- dants et de plusieurs partis 1). Parmi les indivi- dus arrêtés, beaucoup ont été trouvés nantis de sommes importantes. »

Le Corsaire assurait que, dans un seul hôpital, à la Pitié, sur 589 individus arrêtés, on recueillit, en numéraire français ou étranger, jusqu'à 159.000 francs.

5" D'avoir compté dans leurs rangs beau- coup de forçats libérés et de repris de justice.

« Parmi les insurgés tués sur les barricades ou faits prisonniers, disait le Constitutionnel dans son numéro du 27 juin, on trouve, comme on devait s'y attendre, la lèpre des forçats libérés et des repris de justice. Sur l'épaule de plusieurs ca- davres transportés à la caserne du faubourg Pois- sonnière, on voit les lettres de la marque, signes indélébiles de la flétrissure morale et de la dégra- dation ciA^que, Enfin, l'enquête judiciaire qui se

(1) On verra plus loin .\ppendice I) que Louis Blanc ac- cuse un des assassins du général Bréa. Lahr. davoir été un agent bonapartiste mais si ces agents étaient payés, Louis-Napoléon ne devait pas en avoir beaucoup.

MANIFESTATIONS ET EMKUTES 465

poursuit sans relâche a reconnu déjà dans les rangs des insurgés, et même au nombre des chefs, plusieurs centaines de ces hommes dangereux, ennemis de tout ordre social. »

A ce genre d'accusation qu'on retrouve dans de nombreux journaux la Gazette des Tribunau.c répondit ainsi, le 1''' juillet :

Il y a eu quelque exagération dans ce qui a été dit et imprimé sur le nombre des forçats et des réciusionnaires libérés (jui se seraient trouvés parmi les insurgés.

Il n'est pas douteux qu'en ces déplorables cir- constances, comme dans toutes celles l'ordre et la sécurité publiques sont compromis, des repris de justice n'aient tenté de commettre quelques méfaits; mais jusqu'à ce moment, on n'a pu cons- tater d'une manière positive la présence parmi les insurgés que d'une vingtaine de condam- nés correctionnels et l'on n'y a reconnu qu'un seul forçat en rupture de ban, nommé I^oulard, et un réclusionnaire libéré. Clément dit Longue- Epée. »

D^ avoir commis de nombreux actes de pil- lage.

4" De s'être montrés féroces pendant la lutte.

Tous les journaux de l'ordre sont pleins de détails, })lus ou moins authentiques, ([ui tendent à prouver cette férocité et je ne doute pas, pour ma

466 LA VIE PAHISIKNNE

part, que certains de ces détails ne soient parfai- tement vrais.

Sur la principale barricade du faubourg Saint- Antoine, le cadavre mutilé et éveutré d'un garde républicain, couvert de son uniforme, avait été empalé sur un pieu.

Sur plusieurs barricades, avaient été placées des tètes coupées et coiffées de képis. Une de ces têtes plantée sur une pique avait la bouche pleine de poix. A l'aide d'une mèche on avait mis le feu à cette poix, et autour de cette torche humaine les insurgés avaient dansé en chantant.

Au clos Saint-Lazare, on avait coupé les pieds d'un dragon et on 1 avait ensuite replacé sur son cheval. On avait scié entre deux planches un garde mobile.

Une pompe saisie sur une barricade de la bar- rière Rochechouart avait son réservoir rempli de vitriol, et à côté se trouvaient des récipients pleins d'essence et de térébenthine, etc., etc.

5" D'avoir coniDiis de nombreux viols.

Un journal racontait que des insurgés avaient pris dans des pensionnats des jeunes filles de l'aristocratie, et les avaient placées nues sur des barricades, pour empêcher qu'on tirât sur eux.

Plusieurs de ces accusations furent reconnues fausses. Ainsi, on prétendait que des femmes

MANIFESTATIO^'S ET EMEUTES 467

avaient vendu aux soldats de l'eau-de-vie empoi- sonnée. Une vivandière, accusée de ce crime, fut arrêtée : « Deux représentants du peuple, MM. Germain Sarrut et Auguste Mie, ne pou- vant calmer l'exaspération de la fowle, dirent à cette femme: « Malheureuse, tu n'es pas digne de périr par le fer mais par le poison, avale ta li- queur! » La pauvre femme boit avec empresse- ment, et, mise en liberté, va rejoindre le régi- ment de dragons auquel elle appartient (1). » Dix ans après la Révolution de 1848, M. Bas- tide, qui avait été ministre des Affaires étran- gères envoyait au Times une lettre dans laquelle il protestait contre un passage du livre de lord Normanby, passage dans lequel celui-ci, en le pre- nant comme garant, affirmait que les insurgés s'étaient servis de balles empoisonnées (2) :

(1) Précis des événements de Paris pendant l'insurrection des 'J3, 'Jfi, 25 et 26 juin 18^8..., p. 84. Le Moniteur démentit officielle- ment ces prétendus empoisonnements de soldats avec de l'eau-de-vie, des cigares, etc.

(2) <( .Nous croyons de notre devoir de déclarer que nous n'avons découvert des traces de poison dans aucune des balles extraites, et que les blessures elles-mêmes ne présen- taient aucun symptôme d'aggravation résultant de matières empoisonnées... » (Rapport officiel publié dans la Gazette des Hôpitaux du 14 juillet 1848.)

i68 LA ViË PAhisiËNNË

« A M. le rédacteur du Times.

Paris, le U janvier 1858.

« Monsieur, je lis dans votre numéro du 9 jan- vier, le passage suivant, contenant des extraits d'une brochure de lord Normanby, brochure que je n'ai pas eu l'occasion de lire :

1 inqiiired of M. Bastide whether... »

Permettez-moi d'emprunter la voie de votre honorable journal pour répondre au noble lord qu'il a été mal servi par ses souvenirs en croyant tenir de moi des renseignements qui lui sont sans doute venus d'une tout autre source. J'ai à cœur qu'on ne croie pas, que le public anglais surtout ne croie pas, que j'ai eu le mauvais goût de faire à son représentant des contes aussi absurdes ; ce qui aurait été une mystification indigne de la position que nous occupions Tun et l'autre.

Tout le monde sait maintenant, en effet, quoi s'en tenir sur cette vieille histoire, de balles empoi- sonnées, qui, après chaque émeute, défraye la con- versation de quelques badauds. On sait que, pres- que toujours, les chirurgiens trouvent des frag- ments de linge ou de drap dans les blessures ; ces fragments, qui augmentaient le danger, ont été enlevés parles balles aux vêtements des blessés et ne sauraient en aucune façon avoir été lancés par le fusil.

I

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 469

Personne n'ignore aussi qu'à l'époque du sols- tice d'été, les corps se décomposent rapidement, lorsque surtout la mort les a frappés après plu- sieurs jours de fatigue et d'agitation fébrile.

Sa seigneurie n'est point chimiste que je sache. Je n'aurais pu, cependant, sans craindre qu'elle crût que je me moquais, lui parler d'une pompe lançant de l'acide sulfurique à la figure des assaillants. Une telle pompe serait dissoute en partie avant de fonctionner ; il faudrait d'ailleurs des insurgés bien naïfs pour supposer que l'on voudrait bien venir à la distance de dix ou douze mètres, afin de recevoir leurs aspersions. Je n'a certainement pu attribuer de pareilles bévues à nos insurgés parisiens.

Quant à la charpie qui aurait été empoisonnée apparemment par quelques insurgés déguisés en sœurs ou en chirurgiens, il aurait fallu, pour faire accepter ce conte à lord Normanby, lui cacher que les blessés, quels qu'ils fussent, étaient transpor- tés dans les mêmes salles et recevaient les mêmes soins, et que par conséquent, l'insurgé empoison- neur aurait risqué de voir appliquer le topique mortel à son camarade, ou peut-être à lui-même.

Mais j'avouerai que j'aurais pu faire mention de balles armées d'une pointe de cuivre, car si je n'ai pas vu de ces balles en juin, j'en avais vu en février 1848, qui provenaient des cartouches distri-

470 LA VIE PARISIK.NNE

buées aux gardes municipaux de Louis-Philippe tués au château d'eau du Palais Royal. Les insur- gés eurent, peut-être, de ces mêmes projectiles pris sur les défenseurs de la royauté...

Je ne dirai rien des anecdotes qui terminent la note extraite du livre de lord Normanby. Je m'é- tonne seulement de ne pas y trouver celle du fameux docteur scié entre deux planches.

Si je ne connaissais la distinction aristocratique des habitudes de Sa Seigneurie, je croirais qu'elle les a recueillies dans quelques corps de garde de vainqueurs à la suite.

Je le répète : je respecte trop la nation anglaise pour avoir fait des contes ridicules à son représen- tant, que je nie plaisais, d'ailleurs, à regarder comme un homme de sens et d'esprit.

Jules Bastide.

Ancien rninislre dea Affaires étrangères de la République française (1). »

(1) Celte lettre rectifiait le passage suivant de la première édition du livre de lord NoHMv.Mn, Une Année de Révolution.

« .l'ai demandé à M. Bastide si l'on était assuré de ce qu'il y avait de vrai dans les récils des cruautés que l'on prolendail avoir été commises par les insurgés. Il avait, ni'a-t-il répliqué, le regret de pen-ser qu'il n'y avait pas d'exagération sur ce point : il était paifaitement vrai qu'on avait attaché à beaucoup de balles du linge empoisonné, et que ce linge avait causé la mort dans beaucoup de cas la blessure elle-même n'était pas mortelle. Les balles aussi étaient fabriquées de manière à faire les blessures les plus

MANIFESTATIONS KT EMEUTES 471

On peut et on doit admettre que les balles em- poisonnées n'existèrent que dans l'imagination des journalistes, mais il n'en est pas de même des dra- peaux arborés par quelques insurgés, plantés sur quelques barricades, et qui faisaient appel à l'incen- die et au pillage. Sur ce point les témoignages sont assez nombreux et formels.

« On apporte à la Commission d'enquête nommée par l'assemblée, écrivait à la date du 27 juin V Almanach historique de la République française \\.\ , un drapeau des insurgés sur lequel sont inscrits en lettres rouges ces mots :

Vainqueurs, le pillage. Vaincus, l'incendie (2).

danfiereuses possible; ((uelquefois un morceau de cuivre y avait été planté. ■>

A la rectification de l'ancien ministre des Affaires étran- gères, lord Normaiiby répondit dans sa deuxième édition par celte note :

" M. Bastide, depuis ijue ces pa^es ont été publiées, a adressé aux journaux une lettre écrite avec la pensée mal fondée que je prétendais avoir recueilli de sa bouche tous les détails contenus dans ce paragraphe, tandis que le pre- mier alinéa (celui que nous venons de citer) seul se réfère à sa communication. 11 ma suffi d'ailleurs de lui signaler cette circonstance pour qu'il m exprimât le regret d'avoir commis cette méprise. »

Le second alinéa parlait de la décomposition rapide des cadavres, de paquets de charpie empoisonnée dont on s'était servi dans un hôpital, etc.

(1) P. 30.

(2) Lord .\unM\Miv ^C'fif Anaé<: de révolulion, t. Il, p. 121;, le

•472 L\ VIK PARISIENNE

Sur un autre drapeau, enlevé par le capitaine Bonnemain, on lisait :

Honneur aux proi»riétaires qui ne font pas payer leurs loyers ! Morts a ceux qui les font payer !

Maxime du Camp, réactionnaire, antidémocrate mais observateur très précis, très exact, porté et habitué à ne pas se payer de phrases vagues et à se rendre compte par lui-même, raconte qu'un dra- peau rouge planté sur un tas de pavés portait ces mots : « Deux heures de pillage et de robes de SOIE » et il ajoute : « Le fait est invraisemblable mais il est positif ; J'ai vu cette guenille immonde chez un chef de bataillon de garde nationale qui la conservait comme un trophée enlevé par ses hommes à l'une des barricades du faubourg du Temple (1). »

Ceci prouve simplement qu'il y avait parmi les insurgés un certain nombre de bandits.

journal le Mois, dans son numéro du Hl juillet, font mention de ces drapeaux. En revanche, on peut lire dans le Précis des événeinennls pendant Cinsurrection des '23, '2'i, l'i"* el '2lt juin /S'/S (p. 54) : « Pendant la suspension de la séance (le 25 juin), les huissiers déploient, derrière le Président, les drapeaux pris aux insurgés. Tous sont tricolores, à l'exception d'un rouge et d'un noir. On lit sur plusieurs : « Moût m \ vo- i.EiiKs ! Mort m \ i'ii.lahds ! Respect de la i'uoi'iuété ! » (1) Souvenirs de l'année 18U8, p. 299.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 473

Du reste, la férocité des soldats, pendant la lutte, égala, dépassa peut-être celle des émeutiers.

Louis Blanc remarque (1) qu'on avait su persua- der à l'armée qu'elle devait se trouver humiliée de s'être si facilement laissée vaincre en février 1848 et qu'elle avait une revanche à prendre.

Cette revanche, elle la prit aussi complète qu'on pouvait le désirer.

Les gardes mobiles, surtout des gamins de quinze à vingt ans se signalèrent à la fois par leur courage et leur cruauté (2).

On a prétendu qu'avant de les envoyer au feu on leur avait distribué dans les casernes du vin et de l'eau-de-vie (3). C'est possible mais c'était inutile. Le sang devait leur suffire pour se griser.

Pourquoi, nés presque tous dans le peuple, se montrèrent-ils si acharnés contre une insurrec- tion populaire ? D'opinions politiques ou sociales, quoique beaucoup d'entre eux eussent manifesté des sentiments religieux (4\ ils n'en avaient pas.

a) Histoire de la RévoMion de 18i8, t. II, p. 143.

(2) « C'étaient surtout les enfants de la mobile qui paru- rent avides de sang, emportés par l'enthousiasme du car- nage. » Daniel Stern.) <• Ces petits hommes à épaulettes vertes ressemblaient à des fouines trempant leur museau dans le sang. -> iHippolyte Castille.) lis ne faisaient pas de prisonniers. Ils fusillaient à tort et à travers. Les journaux rouges leur reprochèrent d'avoir fusillé des gens qui n'étaient rien moins que des insurgés.

(3) Victor Mabrouk, Juin 18'i8, p. 3:^.

(4) .. Ceux qui ont fréquenté les éa-li-^os de Paris durant

47i l>A VIK l'VKISIK.NNE

Ce qui les dominu, je pense, dans ces trois jour- nées de guerre Fratricide, ce lut, unie à la cruauté de l'enfant, la vanité de se battre comme des hommes.

Prenons un exemple, celui de Louis Vart, fils d'un serrurier du faubourg Saint-Denis . Il avait une quinzaine d'années et appartenait au 9" ba- taillon :

« Je ne suis pas content, disait-il à ses cama- rades, après avoir épuisé toutes ses cartouches et brûlé le bois de son fusil. J'en ai descendu une douzaine, je veux avoir maintenant un drapeau. Si je ne le ramène pas, je trouverai là-bas un lin- ceul. » Disant ainsi et fredonnant : « Mourir pour la patrie !.. » il se glisse le long des bouticjues du faubourg Saint- Antoine, se jette à plat ventre, à la manière vendéenne, quand il voit les fusils s'abaisser sur lui, se retire après avoir essuyé la décharge, reprend sa course, s'efface encore une fois ventre à terre, se relève de nouveau, s'élance sur la barricade et s'empare du drapeau 1). ^)

On peut l'affirmer sans aucune exagération. C'est par ces gamins féroces et héroïques, c'est

les premières heures de cette m;itinL-e du dimniiohe (2.") juin ont pu voir un assez grand nombre de gardes mobiles age- nouillés sur les dalles el priant avec lerveur. .. C. I.otvLT, Souvenirs de l'Assemblée conslitiianle de IH<iS.

(1) Ar.PHuNSE BaliilYdieh, Hittohe de la Garde moliile ilrpiiis les barricdde:^ de février. Paris, 1848, p. 57.

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 47o

par Gavroche que furent vaincus les insurgés de juin.

Quel fut le nombre des morts ? 50.000 d'après les journaux anglais, 3.035 d'après le préfet de police Trouvé-Ghauvel, dans sa déposition devant la commission d'enquête, 1.380 d'après le préfet de police, Ducoux, dans sa proclamation du l^"" août 1848, 12.000 environ, d'après les renseignements les plus exacts.

Il restait peu de familles on n'eut à pleurer la fin tragique de quelques victimes de la guerre civile. Paris était consterné et exaspéré.

Sur certains points, les rues étaient encore gar- dées militairement. Les ménagères qui allaient faire leur marché circulaient au milieu des baïonnettes.

Peu à peu, la vie normale reprenait. Les fenêtres commencèrent à se rouvrir. Des bourgeois sortaient de leurs caves. On enlevait, avec précaution, les volets des boutiques.

De longues files d'équipages se rendaient jour- nellement au faubourg Saint-Antoine. Des curieux, des femmes surtout, allaient voir dans ce quartier populaire (où leur présence risquait de réveiller les anciennes haines), la trace des combats qui s'y étaient livrés.

On chantait dans les rues un Chant funèbie sur la mort de inonseigiieur Varchevêque de Paris :

476 L\ VIE PAHISIENNE

« Entre chaque couplet il y en avait six ) et pendant que le chanteur offrait ses feuilles, les ou- vriers échangeaient entre eux quelques réflexions. Il y en avait un qui portait dans ses bras une pe- tite fille de trois à quatre ans, et donnait la main à un jeune garçon. 11 montrait à ses camarades une médaille pendue au cou de l'enfant, et je l'en- tendis dire : « Elle a touclié les mains de l'arche- vêque ; ça portera bonheur à ma fille. « Et il em- brassa l'enfant.

Cet homme avait une de ces figures caractéris- tiques qu'on n'oublie pas. Je le reconnus pour l'avoir vu la veille de l'insurrection, le 22 juin au soir, sur la place du Panthéon, quand les ouvriers se donnaient rendez-vous pour le lendemain ma- tin » (i .

On chantait aussi, mais au faubourg Saint-xA.n- toine, au faubourg Saint- Denis, une sorte de com- plainte intitulée : les nobles martyrs des 22., 23,2k et 25 Juin 18^(S, dont ce couplet surtout exci- tait l'émotion des auditeurs :

S'ils sont tombés sur ce champ de bataille, Nos chers enfants, pour défendre Paris, S'ils ont bravé les boulets, la mitraille, C'est qu'ils croyaient défendre leur pays.

(Il Albert Mauki>, Journées révolutionnaires des 22, "23, 24, 2.ï et -JC) juin /S^iS (Avant-propos : Une promenade dans la rue Saint- .Jaciiues, p. VIII.)

MANU KSTATIONS KT KMF;UTES 477

La Liberté, cette mâle tléesse,

Ils la croyaient en danger de périr ;

Et c'est alors ([ue, dans leur folle ivresse,

Ils sont tombés, tons ces nobles martyrs !...

Dès le lendemain de la victoire, la répression avait commencé. Ceux; ([ui avaient eu le plus peur des insurgés, tous ces petits boutiquiers parisiens qui ont des âmes de lièvres, se mon- traient les plus acharnés contre eux.

Partout on faisait des perquisitions (1). On ar- rêta 25.000 individus sur lesquels 11.000 fui-ent relâchés. Ceux qui s'étaient réfugiés dans la ban- lieue n'avaient pas tardé à être pris. « Les habi- tants autour de Par^s, écrivait E. Pelletan dans le Bien public du 30 juin, sont à l'affût et ti'a- quent les insurgés comme des bêtes fauves. » Pour ces paysans, tous braconniers, la chasse à l'homme devait avoir beaucoup de charme.

Sur 10.948 insurgés jugés par la commission militaire qui s'était installée aux Tuileries, puis au Palais de Justice, 6.000 furent mis en liberté, 4.348 furent condamnés à la transportation, mais on en recommanda 901 à la bienveillance du Gouvernement (2 .

(1) Pendant ces perquisitions, il y eut des vols. Ainsi un certain caporal Chain he, du 2ît' de ligne, fut condamné par le 1"' conseil de guerre, à cinq ans de réclusion, poui- avoir volé, dans ces conditions, de rargenlerie {Droil, w du 30 juillet 184S .

i2| Il y eu! un assez, grand ncnnhre de iiràces (notanimeid

:u

478 LA. VIE PARISIENNE

Les premiers convois de transportés partirent en août 1848.

Les conseils de guerre frappèrent durement quelques-uns des chefs de l'insurrection et entre autres :

Legénissel, artiste graveur, condamné à dix ans de travaux forcés ;

Edouard Touchard, ex-montagnard, chef des barricades de la rue de Jouy, condamné aux travaux forcés à perpétuité ;

Léon LacoUonge, rédacteur en chef de V Or- ganisation du travail, condamné à vingt ans de détention ;

Emmanuel Barthélémy, mécanicien, qui avait commandé les barricades de la rue Grange-aux- Belles, condamné, le 8 janvier 1849, aux travaux forcés à perpétuité (1).

pour la promuleafion de la Oonstitutioni mais l'Asi^emblée. le 1" février 1849, repoussa une proposition d'amnistie générale.

(1) Le 7 février 1849, Daix, Nourrit, ("hoppart, Lahr, Vap- preaux jeune, furent condamnés à la peine de mort ; Vuens. Gautron, Lebelleerny, aux travaux forcés à peri^étuité : Mo- nis, Goué, Duga=, Naudin. à dix ans de travaux forcé.s ; BouUey. Paris el Brassa, Bussières et Vappreaux aîné, à dix ans de détention; Goin, à deux ans de prison: Beaude et Masson, à un an de prison.

Nourrit, Vappreaux jeune et Choppart eurent leur peine commuée en celle des travaux forcés à perpétuité (Xourrit était encore au basue en 1880). Le 17 mars 1849, Daix et Ldhr furent guillotinés à la barrière de Fontainebleau.

MAMFR.STATIO>S ET K.MEUTES ^79

C'est ce Barthélémy (déjà condamné aux tra- vaux forcés à perpétuité, en 1839, à dix-huit ans, pour avoir tué un sergent de ville) qui, à cette au- dience du 8 janvier (i) fit la déposition suivante :

« Après avoir séjourné quelque temps à la mairie du arrondissement, je fus transféré à l'Ecole militaire, on me mit dans une cave avec d'autres prisonniers; nous y étions sans pain, sans eau, la chaleur était suffocante, car nous étions beaucoup; on se plaignit. Lu officier se promenait de long en large devant le soupirail de cette cave; il nous entendit:

Qui se plaint? dit-il.

Nous avons faim, faites-nous donner du pain.

Attendez !...

Aussitôt il prit le fusil d'un factionnaire et le déchargea sur nous par le soupirail. Un des nô- tres tomba.

Qui a encore faim ? dit-il en ricanant. Je vais le servir (2) »...

L'exaspération des esprits, le sentiment des dangers qu'on avait courus, la haine croissante contre le socialisme, le désir de lui porter un coup

(1) Audience du 2" conseil de guerre, présidée par le co- lonel (.ornemuse. du 14' de ligne.

(2; Peuple, w du 14 janvier 1849. La veille du jour pa- raissait ce compte rendu, le 13 janvier, Barlhi'-leniy avait réussi à s'évader.

i80 LA VIK IWUISIKN.NK

dont il ne se relèverait pas, aident à expliquer sans les excuser de pareils actes de bru- talité.

C'était bien en effet une insurrection socialiste qu'on venait de vaincre, uniquement socialiste.

Flocon avait dit, le 23 juin, à la Chambre des députés: « La sédition n'arbore aucun drapeau. C'est la ligue de tous les partis contre la Uépu- bli({ue ; mais que cette ligue se formule au nom d'un prétendant, ou au nom du nécessiteux, on trouvera toujours au fond des choses la main de ICtranger. »

Or, d'un tableau affiché, le 12 septembre, j)ar la préfecture de [)olice, il résultait que sur 3.423 transportés à cette date, 2.771 étaient français, 151 étrangers i^et 501 d'origine inconnue).

Dans son rapport, lu le 3 août à la tribune, Quentin- Bauchard avait déclaré, au nom de la Commission d'enquête, qu'après les plus minu- tieuses recherhes on n'avait pu découvrir, ni dans les émeutes de mai ni dans celles de juin . la moin- dre complicité du parti dit réactionnaire.

Et un témoin, ({ui ne parait pas suspect, Prou- dhon, avait fait cette déclara lion, dtn'ant la com- mission d en([uète :

« Le 23 juin, j'avais ci'u que c'était une conspi- ration de prefenilants s'appuyant sur des ouvriers des atelieis nationaux, .l'étais trompé comme les

MANIFESTATIONS ET EMEUTES 481

autres. Le lendemain, j'ai été convaincu que l'in- surrection était socialiste. »

Victorieuse, cette insurection socialiste, eût achevé la ruine du pays par l'application des théories les plus absurdes et les plus périlleuses. Sa défaite, que déplorait George Sand [l), tua la République mais sauva la patrie (2).

(1] Elle écrivait de Xohant, ;iu mois de juillet l!s48, à Mlle Marliani : « Je suis novice... Je ne crois plus à l'exis- tence d'une république (|iii commence par luer ses prolé- taires... J'ai honte aujourd'hui d'être Française, moi qui na- guère en étais si heureuse. » {Nouvelle Hevue, t. XII, p. 449.)

i"i) Sur les sentiments éprouvés par les insurgés après leur défaite. \oir Appendice III.

APPENDICE I

La mort du géncrdl Bréa (1).

Le général Bréa, qui, le 24 juin, avait succédé dans le commandement des Forces de la rive gau- che au brave général Damesne, mortellement blessé à l'attaque des banicades du Panthéon, était parvenu, à suite d'une lutte cruelle et san- glante, à s'emparer de toutes les positions précé- demment occupées par les insurgés et à les reje- ter hors des murs de Paris.

Le désir et l'espoir étaient d'amener, par des moyens pacifiques, la cessation complète des hos- tilités ; ce l'ut pour \^ parvenir que, le 25, dès le matin, accompagné du capitaine d'état-major Man- gin, son aide de' camp, et de deux chefs de batail- lon, Gobert et Desmarest, il visita successivement les barrières Saint- Jacques, d'Enfer, de la Santé.

(1) Aiulieiice du Ihjdiwicr iS'i'J mi -'■ cmiscH de ijucnc. Rajipiirl officiel.

APPENDICE

i83

Bien accueilli d'abord sur [son passage, il se dirigea vers la barrière Fontainebleau.

Sur ce point, quatre barricades fermaient les deux côtés des boulevards intérieurs et extérieurs ; ces remparts protégaient les insurgés réunis sui*

*\

Assassinat du général de Bréa.

la route de Clioisy et sur celle d'Italie. Quant à la barrière, elle était fermée par une masse de pavés. Un étroit passage avait seul été conservé sur la droite de la barricade.

Le corps de garde de l'octroi était rempli d'une faule armée. Parmi ces hommes, les uns, épuisés de la fatigue de la veille, dormaient sur la pierre;

484 I-A vit I' UilSIKNNK

les autres, furieux encore, préparaient des cartou- ches ; quelques-uns se distribuaient le vin, le pain. ]a charcuterie que les ordres des chefs faisaient apporter ; le plus grand nombre attendaient la fin du combat.

Ce fut dans ces circonstances que le général Bréa se présenta en dehors de la barrière, procla- mant le décret de l'assemblée qui accordait aux misères ouvrières trois millions de francs. Quel- ques acclamations accueillent ses paroles. La foule s'était dispersée à l'approche des troupes ; il ne restait que peu d'hommes préposés à la garde de l'octroi. Sur l'invitation qui lui est faite, le géné- ral, suivi de MM. Mangin, Gobert et Desmarest, pénètre au delà de la barrière. Il fait quelques pas vers le perron de l'octroi : aussitôt il est suivi et devient le prisonnier des insurgés.

Des clameurs sinistres s'élèvent et bientôt, se propageant dans la foule qui grossit sans cesse le bruit se répand que c'est le général C.avaignac qui vient d'être fait prisonnier ; on entend crier : A mort le général ! à mort Cavaignac ! à mort l'assassin de nos frères ! à mort l'exécuteur du Panthéon ! Dans tous les cœurs de ceux qui se pré- cipitent et se ruent, il n'y a plus qu'une passion, celle de la vengeance.

Cependant, aucune main ne vient saisir le géné- ral. « Ce n'est pas Cavaignac, c'est un vieux

Al'PEMdCE 485

brave, « s'écrient quelques voix. Plusieurs hommes qui veulent épargnei* un crime aux forcenés qui profèrent des paroles do mort, font entrer le géné- ral et son état-major dans le poste de l'octroi. Les cris, suspendus un instant, redoublent, éclatent menaçants, et bientôt, pour sauver le général, il faut avoir recours à un nouveau moyen. On pro- pose de le conduire chez M. Dodelin, maire de la commune, qui occupe l'établissement du Grand- Salon. On s'avance, entourés d'une escorte tumul- tueuse. Le général échange des paroles de paix. Interrogé par eux, il répond à tous et se fatigue en vain pour dominer les clameurs.

Arrivés au Orand-Salon, le général entre avec quelques-uns des hommes qui l'accompagnent : les portes se referment sur la foule, qui s'agite à l'extérieur et fait entendre de nouvelles impréca- tions. On entraine le général au fond du jardin : existe un mur peu élevé ; on l'engage à le fran- chir et à [)rendre la fuite ; il hésite, on le presse on lui propose de revêtir une blouse. Mais les cris des hommes qui sont restés hors de la mai- son redoublent ; les portes sont ébranlées avec violence.

C'est à ce moment que les insurgés pénètrent dans la maison. A la vue du général qui ya fuir, ils franchissent l'espace qui les sépare de lui, ils le saisissent, l'entraînent, et bientôt, sur la propo-

486 I..\ Vit PARISIENNE

sition de plusieurs d'entre eux, ils le conduisent au second étage de la maison.

Là, au milieu des cris de mort, des vociféra- tions et des tumultes, ceux des insurgés qui se sont montrés déjà les plus animés contre l'infor- tuné général, lui présentent une plume et une grande feuille de papier dit à écolier, et, mal- gré la résistance qu'il oppose d'abord, ceux qui menacent sa vie obtiennnent de lui qu'il trace d'une main mal assurée les lignes suivantes que contre-signe le capitaine Mangin :

« Nous, soussigné, général Bréa de Ludrc, déclarons être venu aux barrières pour annoncer au bon peuple de Paris et de la banlieue que l'assem- blée nationale a décrété qu'elle accordait trois millions en faveur de la classe nécessiteuse, et qu'on a crié :

Vive la Uépublique démocratique et sociale !

Général Buéa de Ludre. Le capitaine aide de camp, Mangin. »

Ces lignes, destinées à calmer l'irritation crois- sante de la foule extérieure, à laquelle elles devaient être lues, étaient à peine écrites qu'un cri s'élève de ses rangs, cri impérieux, implacable, qui de- mande, sous peine de mort, que le général ordonne le renvoi des troupes.

En ce moment le commandant Gobert entre

APPENDICE 487

dans la cour, et aussitôt lu fureur des plus furieux [sic) se tourne contre lui. Menacé par un pavé qu'on dresse sur sa tête, saisi à la gorge par une main de fer, ses épaulettes, son épée, sa croix, lui sont arrachées ; il n'échappe à la mort que par son courage, son énergie. On le conduit auprès du général, qui, pour calmer la tempête qui rugit autour de lui, consent à ajouter à l'écrit qu'il a déjà tracé, et sur la même feuille, les lignes sui- vantes :

« Je n'ai trouvé à la barrière de Fontainebleau que de braves gens républicains et dé::iocrates so- cialistes.

Vu : GoUKIU', CjKKMAXD, PaNCALIKU, BUSSIKRES. »

Cependant les dangtîrs que courait le général, loin de s'amoindrir, devenaient plus imminents.

Le deuxième étage était euA'ahi, les cris de haine et de vengeance redoublaient. Le général et le capitaine Mangin étaient entourés d'un groupe de furieux qui, au milieu de leurs menaces et de leurs vociférations, exigeaient de lui un ordre pour le départ des troupes.

Le général, succombant à la violence morale et physique qui lui était faite, écrivit d'une main mal assurée, ces derniers mots :

« J'ordonne à la troupe de se i etir [sic], qu'elle retourne par la même route.

Général Bréa. »

488 LA VIE PARISIENNE

Le papier sur lequel étaient tracées ces lignes fut aussitôt saisi par un des individus présents, qui annonça qu'il allait en donner lecture à la foule qui entourait la maison en criant : « A mort ! à mort, Cavaignac ! » Mais lorsque cet individu parvint sur le seuil, l'écrit du général lui fut arraché par un furieux qui, le montrant aux groupes s'écria : « C'est de Tallemand, je ne puis vous le lire, mais soyez tranquilles, tout sera l)ientôt fini ! »

Pendant ce temps, le commandant Desmarest subissait aussi de cruelles épreuves : lui aussi avait perdu son épée, ses épaulettes. Sa tunique arrachée servait d'étendard à un enfant ; entraîné par la foule, il avait été conduit au grand poste.

11 y était depuis <|uelques minutes, lorsque le général y arriva, avec MM. Mangin et Gobert.

Reçus dans le poste, ils trouvèrent encore quelques défenseurs ; mais l'ennemi était à la porte, rugissant toujours, demandant sa proie. On fit pour sauver le général une dernière tentative ; on cliercha à percer le mur du violon, un jeune mobile avait trouvé un asile contre la mort.

On allait réussir ; une ouverture était déjà pra- tiquée, lorsqu'un enfant de quatre ans dénonça cette tentative ; un témoin, le sieur Girard, enten- dit cet enfant crier : « Ah ! on veut les faire sau- ver ! » Les auteurs de cette généreuse tentative prennent aussitôt la fuite ; ceux qui jusqu'alors

APPENDICK 489

avaient protégé le général se dispersent. Le mo- ment fatal approchait.

Assis avec le capitaine Mangin près de la table du poste, le général disait à ceux qui les entou- raient, et au nombre desquels se trouvait le pauvre de Bicètre, Daix, l'un des principaux accusés : « sont donc mes bous amis de tout à riunire ? »

Puis, levant les yeux au ciel : « Prisonnier, s'écriait-il, et fusillé le jour de ma fête ! »

Epuisées par cette lutte affreuseet sans cesse re- naissante, les malheureuses victimes demandaient la fin de leurs souffrances.

Le brave capitaine Mangin se levant alors, et croisant ses bras sur sa poitrine : «Que veut-on faire de nous ? dit-il ; veut-on nous fusiller ? voi- là nos poitrines, dépêchez-vous ! » Et il serrait la main à son vieux général

Quelques hommes, à ce moment, essaient de faire évacuer la salle; un d'eux, un enfant de dix- sept ans, dit au général : « Ecrivez, général, don- nez-moi un de vos insignes et je vous sauve, j'irai montrer aux troupes que vous êtes prison- nier. »

Le général regarde autour de lui, et finit par donner sa dernière épaulotte, refusant son épée et sa croix.

L'enfant part, et presque aussit('»t des voix nom- breuses et exaltées par la liiiciir, répètent avec

490 \.\ vil". 1'M!Isii;nnk

une énergie sauvage : « A mort ! à mort ! il faut en finir ! »

En même temps, des cris d'effroi se font en- tendre du côté de la barrière. On voit fuir des femmes et on entend ces mots : X'oilà la mobile !

Etait-ce le signal de l'exécution tant de fois annoncée ? On devrait le croire, car un témoin, dont la déposition faite dans l'instruction est lue à l'audience par le greffier, déclare avoir entendu plusieurs accusés dir-- qu'il fallait aller à la bar- rière, puis re\enir an poste pour y donner une fausse alerte, afin de le dégager des curieux et d'être plus libres pour fusiller le général et son aide de camp.

Quoi qu'il en soit, au moment le cri : voilà la mobile ! se fit entendre, six coups de fusil écla- tèrent à la fois, et le général Bréa tomba mortel- lement frappé, ainsi que son aide de cam[) Mangin. Les misérables qui venaient de commettre cet as- sassinat pénétrèrent dans le corps de garde ; l'un d'eux enfonce sa baïonnette dans le ventre du géné- ral, un autre lui fracasse le crâne avec sa crosse; un troisième, croyant que c'est le général Gavai- gnac qui vient d'être tué, lui palpe la poitrine pour s'assurer s'il portait, comme le bruit s'en était ré- pandu, une cuirasse sous ses vêtements.

Le crime était consommé, les meurtriers pren- nent la fuite.

APPENDICE 491

MM. Desmarest et Gobert, qui avaient échappé à la mort en se plaçant sous le lit de camp, et qui avaient assisté à la scène affreuse que nous venons de raconter, quittent leur retraite et parviennent à s'éloigner de ce sanglant théâtre.

Les pièces de l'instruction n'établissent pas d'une manière tout à fait précise la part qui doit incom- ber à chacun des accusés dans cette horrible scène de meurtre ; plusieurs témoignages cependant, dont il est donné lecture, élèvent des charges ac- cablantes contre plusieurs d'entre eux, et surtout contre Daix ( le pauvre de Bicétre i, et contre le jeune Noury.

C'est ainsi que le .témoin Vielle déclare qu'ayant vainement cherché à désarmer Noury dans le poste il se trouvait avec le g'énéral et son aide de camp, il le vit i^ Noury ) sortir du poste et, un ins- tant après, se placer extérieurement à la fenêtre du côté de la porte du corps de garde, d'où il tira le premier coup de feu sur le pauvre général : Je l'affirme très bien, dit ce témoin, car je l'ai vu tirer commsje l'ai entendu un instant auparavant crier : Voilà la mobile ! Nous sommes trahis : faites feu !

Je déclare en outre qu'il retourna son fusil la crosse en l'air et enfonça sa baïonnette dans la j)oitrine du général, pour l'achever. »

APPENDICE II

Paris (//jrl's les Joiir/iécs de juin [V]

Paris présente un aspect des j)liis curieux.

Sur tous les points la circulation est rétablie, celles des barricades qui sont encore debout ont été ouvertes pour laisser passer les voitures.

Un véritable Longchamp est établi sur tous les points la lutte a été acharnée, des femmes du monde, dans des calèches découvertes, sil- lonnent le boulevard au pas, et à la queue, mon- ti'ant du bout de leurs doigts gantés les déchi- rures des balles et les elFractions (h's boulets.

Voici le chemin que suit la file :

On prend le boulevard au faubourg Poisson- nière, lieu on s'est arrêtée, ou plutêtt a été ar- rêtée l'avant-ffarde de ririsurrectiou . on le suit

1) /.-• Moi^, Il (lu 31 juillet 1S48.

APPENDICE 493

jusqu'à la porte Saint-Denis, commencent les premières traces des balles.

La porte Saint- Denis est légèrement piquetée, mais aucun des bas- reliefs n'est sérieusement en- dommagé.

En se retournant, on a derrière soi la maison du restaurant de l'Œil-de-Bœuf, dont tous les carreaux sont brisés.

L'angle de la rue de Cléry, dont quelques mai- sons sont écorchées par les balles...

A mesure qu'on avance les traces de combat sont plus visibles.

- Au coin de la rue du Faubourg-du-Temple, que les piétons encombrent et que les barricades obstruent, on est forcé de quitter sa voiture, on continue à pied.

En arrivant sur le canal, le spectacle commence à devenir plus intéressant.

Le pont, qu'on a devant soi, a et élongtemps dis- puté, vainement les insurgés ont tenté de l'abattre, tous leurs efforts ont été inutiles.

On découvre alors devant soi tout le faubourg du Temple.

Au premier plan, les maisons du quai du canal criblées de balles ;

Au second plan, les premières maisons de la rue Fontaine-au-Roi, criblées de balles comme celles du quai ;

32

494 I.A VIK l'AlilSlK.NNK

Au second plan, à droite, une maison écroulée à moitié, toute noircie, l'umante encore.

Derrière cette maison, un grand pignon troué par huit ou dix boulets.

On a devant soi :

La maison du Bélier- Mérinos, peinte en cou- leur chocolat. Les trois Fenêtres sont tellement éventrées par les boulets, que leur ouverture tient toute la façade et que l'on ne comprend point par quel miracle d'équilibre la maison se soutient.

A droite est la rue de Gharenton ; la Fusillade l'a criblée, c'est une véritable petite vérole de balles qu'ont eue ses deux ou trois premières mai- sons.

A gauche, à l'entrée de lu rue de la Ro({uette, les pompiers sont debout et à l'œuvre sur un mon- ceau de ruines. C'est tout le devant de la maison de la Petite- Jardinière qui s'est écroulé, laissant debout et intact le mur du fond snr lequel se dé- tachent trois cheminées pareilles à trois étagères.

Sur l'une de ces cheminées est une glace parfai- tement intacte.

A l'angle de la cliemiiiei^ pendent à un clou, une corne et un petit balai.

Trois petits tableaux restent clnut'^s à la mu- raille.

Cette maison elail celle d'un conFeetionnaiie {sic) d'habillements ; des lambeaux de drap, tirés

Al'l'KNDICK 4-9o

des décombres, .sont déchiquetés par les chilTon- niers et par les gamins.

En face de ce })oint les voilures stationnent.

Plusieurs dessinateurs sont occupés à faire des croquis...

On reprend la marche et l'on pénètre dans la rue Saint- Antoine.

on retrouve à chaque pas la trace de la lutte, mais on est gâté par la vue du faubourg. Rien qui vaille la peine de s'arrêter ne se présente jusqu'à ce qu'on arrive en face (ki petit café Momus et à l'angle de la rue Cloche- Perce.

Douze ou quinze boulets tirés de la place Bau- doyer ont broyé le premier et le second étages de la maison ; le mur n'est que poussière, et l'on se recule involontairement, de peur qu'en s'écroulant, la maison ne vous écrase.

En face est un tuyau de fonte qui rampe du pavé au toit d'une maison. On essaie de compter les balles qui l'ont troué, puis on y renonce, la tâche est trop difficile.

On comprend que la lutte ait été acharnée sur ce point. Cinq cents pas encore, et les insurgés étaient à rH<)tel de Ville.

Trois de ces boulets ont assez distinctement dessiné un coq gigantesque.

Tout le côté gauche de la rue du Faubourg est labouré par les boulets et les biscaïens.

406 L\ VIE PARISIENNE

En se retournant on a derrière soi et de l'autre côté du canal un mur de cinquante pas de long, mis à jour par l'artillerie.

Après avoir remonté jusqu'à la moitié du fau- bourg on le redescend, on prend le quai du canal en remontant du côté de la Bastille : on trouve alors un pont tournant, ce pont a été témoin d'un de ces actes d'héroïsme qui ont immortalisé la garde mobile.

Un escadron de dragons était passé, la garde m<>- bileallaitles suivre, quand, toutà coup, des hommes sur lesquels on avait cru pouvoir compter, se pré- cipitent sur le pont et lui impriment un mouve- ment de rotation.

La garde mobile est séparée des dragons, les dragons, isolés sur l'autre rive, sont perdus.

A moi les nageurs ! crie un jeune soldat. Cent nageurs, à peu près, se présentent, on tire les baïonnettes des canons, on laisse les fusils aux camarades, on passe le canal la baïonnette aux dents, on aborde l'autre quai, et l'on tombe sur les insurgés à coups de baïonnettes, devenues des poignards.

On traverse ce pont, on entre dans la rue d'An- goulème, qui conduit jusqu'au boulevard, au bout de la rue on retrouve sa voiture avec laquelle on va jusqu^à la place de la Bastille, tout en suivant les boulevards, devenus un camp, occupé par les

APPENDICE i97

cuirassiers, les lanciers, la garde mobile et la ligne.

Tout cela donne à Paris, non seulement l'aspect d'une ville en état de siège mais l'aspect d'une ville assi(égée.

En arrivant à la place de la Bastille, la foule est telle, que des sentinelles forcent les piétons à suivre les trottoirs, tandis que les voitures sont invitées à ne pas s'écarter de la file.

Là, en effet, est unsiles aspects les plus effrayants qu'ait jamais laissés au front d'une cité la guerre civile.

En sortant de la rue Saint-Antoine on reprend les quais, on les suit jusqu'au pont Notre-Dame, on le traverse ainsi que le pont de l'Hôtel-Dieu, et l'on se trouve en face de la maison des Deux- Pierrots.

Un enfant ne mettrait pas sa main sur toute l'é- tendue de la maison, sans couvrir la trace d'une balle.

Puis Ton revient, on n'a pas tout vu, mais on a vu le plus curieux !

Nous sommes ainsi faits, ce qui était il y a trois jours une douleur, est aujourd'hui une distraction..

APPENDICE III

UNE CHANSON ''*

Voyez-vous les aristocrates.

Comme ils nous tiennent sons les verroiix?

Ils nous ont mis dans les casemates,

Ils nous font manger par les poux.

Ils nous font coucher sui*la paille.

Nous nourrissent de pain et d'eau.

En nous disant : Pour la canaille,

C'est tout autant commf il en faul.

J'enrage de colère.

Si c'était à refaire.

Avant d'être pinré Messieurs, les aristos,je vous ferais griller.

Vous nous avez mis aux carrières En nous jetant du pain moisi; Sans paille, couchés sur la terre, . Aux rérlamants des coups de fusil. Que le tonnerre de Dieu m'emporte ! Si vous me r'tombez sous la main, Vous passerez par la même |)orte. Et vous y crèverez de faim.

J'enrage de colère.

Si c'était à refaire,

Avant d'être pincé. Messieurs les aristos, je vous ferais griller...

(1) ("ette chanson citée dans le Journal d'un insurgé malgré lui {p. 47) fut rnmpn-joo pni' dos insurgés détenus dans une casemate.

CHAPITRE XII

L ÉLECTION DU lO DÉCEMBRE

Tout se ramène à une ({uestion d'argent. Le meilleur (jouvernement est celui qui coûte le moins cher. Or la révolution de 1848 avait ruiné le pays.

Sous ce titre, les Mois de Xourrice de la Ré- Dublique, une brochure légitimiste, mais très do- cumentée, qui parut sans date et sans nom d'au- teur, a publié une étude curieuse, que nous allons résumer, sur les finances de cette période

L'impôt de 45 centimes, si arbitraire, si odieux avait donné lieu à 2,52 par 1.000 francs pour frais de poursuite, proportion supérieure de plus d'un cinquième à ceux de l'année 1847.

Il v eut une moins value de 65.690.494 francs

500 I>A VIE PARISIENNE

sur les produits de renregistrement et des do- maines, de 21.130.468 francs sur les produits des contributions indirectes.

Un décret ^du 4 avril 1848) frappait d'une rete- nue proportionnelle tous les traitements supé- rieurs à 2.000 francs, mais ceux du Gouvernement provisoire furent indemnes.

Les secours aux réfugiés politiques en France s'élevèrent à 1,401.000 francs.

On dépensa une centaine de mille francs pour secours aux blessés de février (c'était devenu une profession) 23.829 francs pour les détenus de mai, 762.230 francs pour les frais de nourriture et d'habillement des détenus de juin. « Le prix des bains des blessés détenus au fort dlvry, figure dans ce chiffre, assure la brochure (p. 41), pour 5.456 fi'ancs. »

Pour les ateliers nationaux, « une somme de 14 millions est sortie du Ti'ésor dépourvue de toute preuve régulière d'emploi « et la brochure en donne la preuve en citant (p. 44) le rapport de la Cour des Comptes.

La distribution d'écharpes de soie coûta 130.000 francs et celle de drapeaux 43.000 francs.

Le rachat des armes pillées (1) coûta 64.183 fr. 60 payés par le ministre de la Guerre

(1) <i Les vainqueurs de février ont pratiqué supérieure- ment ce genre de commerce », p. 71.

Le prince Louis-Napoléon.

l/ÉLECTION l(U 10 DÉCEMBRE 503

pour 11.151 l'usils et autres armes, et 321.687 francs pour fusils pillés dans les casernes.

Le décret sur l'émancipation des esclaves (27 avril 1848), en attendant de ruiner nos An- tilles, fit diminuer de 18.887.728 francs les béné- fices donnés au trésor par l'importation du sucre de nos colonies...

La conclusion de cette brochure, rédigée d'après les rapports de la Cour des Comptes, c'est qu'en dix mois la République diminua la fortune de la France de 229.688.411 fr. 47 ;1). Même en sup- primant les 47 centimes, c'est beaucoup plus qu'elle ne valait.

Un régime qui ruine la bourgeoisie sera tou- jours cher (dans les deux sens du mot) au proléta- riat, mais la bourgeoisie se résigne diflicilement à se laisser ruiner, même au nom des immortels principes.

Industriels, commerçants, boutiquiers, grands ou petits patrons, rentiers, tous aspiraient à être délivrés d'une république qui faisait à leurs dé- pens du socialisme appliqué, tous se montraient favorables d'avance à l'homme, quel qu'il fût, qui se dresserait contre l'anarchie et rétablirait l'ordre.

On en avait assez et des tirades, des cortèges, et

'1) Les dépenses du budget de 1S48 dépassèrent de 1H5 mil- lions celles du budget de 1847.

504 lA VIE PARISIENNE

des aumônes prodiguées à des tainéahts d'état, et de la guerre civile en permanence. La France vou- lait recommencer à vivre.

jNIème ceux qui s'étaient montrés le plus favo- rables aux débuts de ce régime ne pouvaient pas cacher leurs .décaptions et leurs répugnances

« On m'a accusé, disait Béranger ( à celui (jui rapporte ce propos ) Td'avotP jeté la planche sur le ruisseau que Loùis-Philippe avait, à.trav^r^er })()ur pouvoir entrer aux Tuileries, je voudrais pouvoir être le pont jeté d'un bord à l'autre du détroit pour le ramener a-ujourd'hui. Certainement j'aimais la Pn'publique, mais non certes telle que nous l'avons !)i Et. il me désignait le palais l'Assemblée nationale avait élu domicile. Peu après, Béranger résigna son mandat de député (1). .. Un. homme, un de ces ambitieux, froid, silen- tieux, flegmatique, fataliste, qui sont les plus redoutables,. avait en lui tout ce qu'il fallait [>our incarner J'opj}osition à un régime; dont le peu- ple lui-môme, depuis les journées de juin, se dé- tachait.

Fils, ou du moins présumé tel, du roi de Hol- lande, frère de Napoléon, et de la reine Hortense. Louis-Napoléon avait quarante ans, en 1848. .11 était en pleine force de . corps et d'esprit. Son

(1) Notes et Souvenirs, par un Anglais. Paris, 1894, t. II, p. 39. ^ ;.,

l'élection du 10 DÉCEMBRK 505

intelligence nébuleuse, le rêve tint toujours trop de place, l'avait entraîné vers le socialisme. Il mêlait à dos idées d'autorité un humanitarisme un peu naïf. Il avait publié, en 1833, des Rêve- ries Politiques, suivies d'un Projet de Constitu- tion. Ses tentatives de Strabourg et de Boulogne, son emprisonnement à Ham, d'où il s'évada en 1846, le 26 mai, accrurent sa popularité.

Cette popularité avait pour principale cause le souvenir de Napoléon. La France, qui se croit dé- mocratique, aime les grands noms, celui-là surtout auquel aucun autre ne saurait être comparé (1).

Sous le règne de Louis-Philippe, une partie du peuple était bonapartiste. Dans la note attribuée à Blanqui, et datée du 24 octobre 1839, que pu- blia en 1848 la Revue Rétrospective, on lit ceci: « Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup de bonapar- tistes parmi l'ouvrier, même parmi les jeunes. Les idées de gloire et les souvenirs de l'Empire agis- sent sur les imag'inatians...»

(1) « Un des agents électoraux de Lanioricière, pendant la campagne que menait celui-ci, en province, en faveur de Ca- vaignac, lui transmettait cette objection d'un électeur : «■ La chose Serait faisable (de voter pour Gavaignac), si votre gé- néral s'appelait (ieneviève de Brabant ou portait le nom d'un des quatre fils AyniOn. Mais Cavaignai-, Gavaignac tout court, j'aime mieux Na|)oIéon, cela sonne mieux. » Et je suis per- suadé, ajoutait l'agent, qu'il exprimait ro|)inion des neuf dixièmes des électeurs. ISotes «t Souvenirs, par un Anglais, t. II, p. 10.

.';U0 LA \ IK PARISIENNE

Un Bonaparte socialiste, beaucouj) cl'ouvriei-s admettaient très bien, en 1848, que ce fût possible, et lorsque limpopularité d'une Assemblée, qui avait peur de lui, Feùt rendu encore plus popu- laire (1), la plupart de ces ouvriers ne virent pas d'inconvénient à ce qu'il devint empereur. Un empereur ami du peuple, et qui ferait taire les bavards, les menteurs, voilà la légende qui se forma très vite, et au moment Louis-Napoléon ne révélait qu'une partie de ses ambitions et de ses espérances (2 .

Ce rêveur, froid, distant, mais foncièrement bon, avait beaucoup de charme. Après bien d'au- tres, l'Anglais dont on publia, en 1893-1894, les yotes et souvenirs, le remarque, en rendant compte d'une visite qu'il fit au prince à cette époque.

« Lorsque Louis-Napoléon, dit-il, me tendit la main, je fus presque tenté, en le regardant bien en face, de le prendre pour un fumeur d'opium. Dix minutes plus tard, j'étais convaincu, qu'on me permette cette métaphore, que ce prince lui-même,

(1) " Une partie de l'Assemblée était très hostile au prince Louis, et, par esprit d'opposition, Its perturbateurs quoti- diens du boulevard Saint-Denis le prirent sous leur patro- nage. » Maxime du Camp, Souvenirs de l'année 18'i8, p. 1876.

(2) Dans une lettre à Barbes, datée de \ohanl le S dé- cembre 1848, George Sand note l'engouement pour l'Kni- pire ».

I.'ÉLKGTION L»L iO DÉCEMBKK 507

charmeur tyranni([ue, comme le poison redoutable et eniA-rant, soumettait tous ceux qui l'appro- chaient à son irrésistible influence (1). »

Aux élections du 5 juin 1848, sur onze députés envoyés à la Chambre par le département de la Seine (2) le premier, Gaussidière, avec 14(3.000 voix, le onzième, Proudhon, avec 77. 094' voix, il l'ut élu, le neuvième, avec 84.420 voix ^^3).

La plupart de ceux dont Louis-Napoléon deve- nait ainsi le collègue en attendant de devenir leur maître éprouvèrent, et laissèrent voir, au- tant de crainte que de surprise.

Le 12 juin, une déclaration de bannissement fut proposée à la Chambre. Clément Thomas, qui était républicain (et que des républicains fusillèrent en 1870) demanda contre lui le vote immédiat d'un décret d'expulsion, et Lamartine l'application de la loi de 1832.

(1) T. II, p. 9.

(2) Sur 415.317 électeurs inscrits, il y eut 249.392 votants. Les onze candidats élus furent . Gaussidière, Moreau, (joud- chaux, Cliangarnier, Tliiers, Pierre Leroux, Victor Hugo, Louis Bonaparte, Lagrange, Boissel, Proudlion. La pro- vince avait élu généralement des modérés, Tliiers, Mole, Bugeaud, etc.

(3) « L'affiche qui le recommandait portait : « Louis-Napo- léon ne demande qu'à être représentant du peuple, et il n'a pas oublié que Napoléon, avant d'être le premier magistrat de la France, en fut le premier citoyen. » Cause ou prétexte d'émolion i)ublique, le nom de M. Louis-Napoléon agita la capitale. » Annuaire Lesur. Année 1848, p. 202.

508 LA ME PARISIENNE

La Chambre repoussa ces diverses propositions et l'admission fut votée.

Le 13 juin, Louis-Napoléon adressait au pré- sident une lettre par laquelle il résignait son mandat de député : « Bientôt, ajoutait-il, j'espère, le calme renaîtra et me permettra de rentrer en France comme le plus simple des citoyens, mais aussi comme un des plus dévoués au repos et à la prospérité de mon pays. »

Réfugié en Angleterre, il ne devait rester que quelques mois, il attendait une occasion favo- rable, qui seprésenta bientôt. Il savait bien que les fautes de ses ailversaires allaient augmenter dans de fortes proportions le nombre et l'audace de ses partisans.

Dans son journal, publié en 1884 (1), Alfred Darimon écrivait, à la date du 3 octobre 1848 : « Bien que quinze jours à peine nous séparent de l'élection du 19 septembre, qui a ouvert de nouveau les portes de réassemblée nationale à ^I. Louis Bonaparte, il est facile de voir qu'il est dev(uiu un centre de ralliement.

Il ne fait que de rares et courtes apparitions sur les bancs de l'Assemblée nationale; il n'y prend jamais la parole; il s'abstient dans la plu- part des votes. Mais ses cousins, et plus j)articu-

(1) A travers la Révolutiun (1817-18.55), p. 75.

l'élection du 10 DÉCEMBRE 509

lièrement M. Napoléon Bonaparte, se remuent beaucoup pour lui attirer des partisans. Ce der- nier est à Paris depuis plus d'un an; il a réussi à se créer dans tous les partis des relations qu'il met habilement à profit. Il déploie dans cette œuvre de propagande des qualités d'organisa- tion peu communes.

L'hôtel du Rhin qu'habite M. L. Bonaparte est assiégé du matin au soir d'un monde de visiteurs appartenant à toutes les classes et à tous les ré- gimes.

M. L. Bonaparte recherche volontiers les hommes politiques qui sont en saillie. Quand il ne parvient pas à les attirer chez lui il va les trouver dans les salons il espère les ren- contrer...

Les allures mystérieuses de M. L. Bonaparte inquiètent beaucoup la jeune Montagne. Il lui pa- rait évident que « le prétendant » comme on l'ap- pelle déjà, aspire au pouvoir suprême. Mais quel parti doit-elle prendre. Doit-elle lui barrer le pas- sage ou bien l'aider en lui imposant ses condi- tions?... »

Aux élections du 17 septembre, sur 247.242 votants, il obtint 110.752 voix.

La proclamation de son nom, le 21, sur la place de l'Hôtel-de-Ville fut accueillie par les cris de : « Vive l'Empereur ! Vive Napoléon ! »

33

510 LA VIE l'ARISIKNiNE

A la Chambre, sou admission lut prononcée à lunanimité.

Il n'avait pas besoin. de semparer du pouvoir, onlelui offrait. La volonté du peuple déjouait tou- tes les intrigues, brisait toutes les résistances (1).

Candidat à la présidence de la République, il n'avait, et il le savait, à redouter aucun de ses concurrents. Ils étaient vaincus d'avance. « Avant même que la main des scrutateurs descendit au fond des urnes, personne ne doutait en France que Louis Bonaparte ne fût l'élu des paysans. Et pourquoi ? Parce qu'un seul nom parle à leur souvenir ; parce qu'un seul nom ouvre à leur pensée des horizons lointains et a puissance sur leurs âmes; parce qu'une méchante gravure, sus- pendue aux murs de leur chaumière, est pour eux toute la politique, toute la poésie, toute l'his- toire (2) ».

Ledru-Rollin, dont on faisait dans les cam- pagnes un débauché, amant de deux maîtresses, la Marie et la Martine, complices de ses déborde- ments (3), n'était plus qu'un fantoche démantibulé, une outre vide. En vain, ceux qui s'obstinaient

(1) Les défiances qui persistaient, comme celle de George Sand, étaient noyées dans les sympathies presque univer- selles.

(2) Louis Bi.anc, Histoire de la névolution de IS'tS, t. H, p. 318.

(3) V. Louis Bl.vnc, nistoire de la Révolution de ISiS, t. îl, p. ûL

l'élection du 10 DÉCEMBRE 511

à le soutenir avaient placardé sur les murs cette affiche, qui ne fut qu'un coup d'épée dans l'eau:

« AU PEUPLE.

QUI SE RESSEMBLE, S'aSSEMBLE

TaiERS. MoLÉ, MoNTALEMBERT, Tcs vieixx Amis, tes Frères,

BuGEA-LD, GiRARDiN, GisQUET, les vieux Combattants clcla DÉ-

Genol'de, Berri'er, 0. Barrot mocratie, votent pour Ledru-

etc. et tous les souteneurs de la Bollin et crient tout haut :

Monarchie votent pour Napo- Vive la République, Démo-

léon et crient tout bas : crvtique et Sociale. Vive le Roi.

Ouvre l'ckil, réfléchis et vote. »

Le peuple ouvrit l'œil et ne vota pas pour Ledru-Rollin. Les boniments ne portaient plus, ou du moins ce n'étaient plus les mêmes boniments.

C'est en vain également, que l'affiche qu'on va lire (1), plus digne que celle de Ledru-Rollin, rap- pelait les services du poète fourvoyé dans la po- litique et qui ne sut pas s'en retirer à temps :

CANDIDATURE DE M. DE LAMARTINE.

IL NOUS A DONNÉ

Le Suffrage universel. L'abolition de l'échafaud politique.

(1) Nous en reproduisons l'aspect typographique, de même que pour la précédente.

512 LA VIE PARISIENNE

La supression du drapeau rouge. La répression énergique de l'émeute. La paix en Europe.

NOUS LUI AVONS RENDU

L'oubli.

L'ingratitude.

Pour Nous plus que pour Lui.

Pour TA VENIR, pour I'Histoire, Nommons Lamartine.

Le suffrage universel ! Quoiqu'il débutât à peine, on commençait à se douter de ce qu'il vaut, du mal qu'il peut faire, et Lamartine, qu'on en rendait responsable, victime à la fois d'opinions trop changeantes et de trop tenaces illusions, avait perdu son prestige, dans ces luttes poli- tiques, indignes de son génie. Le moment appro- chait où la lyre, suivant un mot cruel, allait deve- nir la tirelire.

L'homme au camphre, Raspail, n'était qu'une vieille barbe, teinte en rouge.

Gavaignac se croyait sûr d'être président de la République. Deux jours avant l'élection du 10 dé- cembre, il annonçait à lord Normanby le succès de sa candidature (1).

(1) Une Année de révolution..., t. II, p. -128.

LAMARTINE

PRÉSIDENT DE U RÉPLBtTQUE.

La France, livrée depuis plus de deux mois à un pouvoir faible et arbitraire, réclame par toutes ses voix, parle vole, par la près-- se, par le discours public, une direction ferme, sage, inLeJJigenle, honnête. ^

Le moment est arrivé la patrie ne peut plus attendre; c'est, le jour, c'est l'heure, c'est l'instant précis ou ce grand fait doit s'accomplir; s'il tarde, nous périssons.

Nos cites les plus populeuses, Rouen, Ninies, Limoges, k nord, le midi, le centre de notre beau pays sont ensanglantés par l'é- meute armée, par la guerre civile^

Dans Paris, les passions hideuses des communistes, des nive- leurs se produisent publiquement ; les appels au pillage, au meur- tre s'écrivent sur chaque maison, sur chaque mur, appuyés de la signature de hauts fonctionnaires»

Première page d'une brochure de propagande en faveur de Lamartine.

514 LA VIE PARISIENNE

Il avait eu, dans les classes moyennes, qu'il venait de sauver si énergiquement, une grande popularité. Le ciel même, à cette époque, avait semblé le désigner à la reconnaissance publique : « L'Estafette du 18 juillet racontait qu'un cuiras- sier en faction au camp d'Ivry avait été frappé de la foudre, et que le feu du ciel avait tracé sur sa cuirasse ces lettres: G. S. P. (qu'on traduisait ainsi: Cavaignac sera président (1). »

Malheureusement pour lui, sa popularité ne re- posait que sur ses services, et les peuples, comme les hommes, oublient vite le bien qu'on leur a fait. Il faut pour leur plaire et les asservir des qualités et des défauts qui manquaient également à Cavaignac

Quatre ou cinq mois aprôs les émeutes de juin, sa popularité n'existait pour ainsi dire plus. Maxime Ducamp en fait la remarque et s'en étonne. « Quand je revins en France, écrit-il, dans les der- niers jours du mois de novembre 1S48, je fus sur- pris du changement qui s'y était opéré pendant mon absence. Lors de mon départ, le général Cavai- gnac était un grand homme, un sauveur: « Ah! sans lui, nous étions perdus! » A mon retour, il n'en était plus ainsi ; la girouette française avait tourné: « Cavaignac est un révolutionnaire comme

(1) Journal d'un insurijâ maUjré lui..., p. 271.

l'élection du 10 DÉCEMBRE 515

les autres ! » C'est tout ce qu'on put répondre à ma question (1). »

Les ouvriers ne pardonnaient pas à celui qu'ils appelaient le Boucher son attitude pendant les journées de juin. Beaucoup d'entre eux soutenaient Louis-Napoléon par haine de Cavaignac (2).

Louis-Napoléon manquait d'argent pour sa cam- pagne électorale. Miss Howard et la princesse Matliilde avaient donné tout ce dont elles pou- vaient disposer. On avait obtenu un prêt de M. Fould. Des sommes peu importantes avaient été envoyées d'x\ngleterre, notamment, parait-il, par lord Palmerston et lord Malmesbury. Les partisans du prince se saignèrent à blanc pour lui fournir quelques subsides. C'était une candida- ture au rabais, mais le nom de Napoléon suffisait pour qu'elle triomphât.

Cette puissance invincible d'un nom glorieux entre tous, les adversaires du prince Louis-Napo- léon étaient les premiers à la reconnaître, en affec- tant de la railler.

On prétend qu'un bulletin de vote, pour les élections du 10 décembre, portait ces vers :

(1) Souvenirs littéraires, chap. xi (En Révolution).

(2) « Nous avons vu passer sur le boulevard, quatre ou cinq cents ouvriers, portant tous à leurs casquettes le nom de leur élu. Ce nom était celui de Napoléon. » Le Mois la date du 9 décembre).

516

LA VIE PARISIENNE

Puisque c'est du grand homme, ici, ce qui nous reste, Je nomme son chapeau, sa culotte et sa veste (1;.

La caricature le représentait les jambes en- foncées et comme perdues dans d'immenses bot- tes, et coiffé du légendaire petit chapeau, trop lourd pour sa tête. Une poignée de républicains, qui s'imaginaient exprimer encore l'opinion du pays, s'efforçaient de ridiculiser ce candidat dont la plupart d'entre eux, après son succès, allaient devenir les courtisans.

11 l;»issait dire, certain que son heure était venue.

Le dépouillement du scrutin donna les résultats suivants :

Louis-Napoléon Cavaignae Ledru Rollin Raspail Lamartine

5.334.22G

1.448.107

370.119

36.226

19.210

C'était une grave défaite, et d'ailleurs prévue, pour un parlement discrédité. Quelques jours après les élections, on pouvait lire sur les murs de Paris ces vers qui n'étaient pas signés mais qui auraient pu l'être par presque tous les Frantjais, lassés du

(1) Le PniiAe (N" du 12 janvier 1S49).

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l'élection du 10 DÉCEMBRE 519

bavardage, de l'anarchie, et désireux d'être enfin protégés, gouvernés :

Allez-vous-en, gens de la Chambre, Allez-vous-en chacun chez vous ; L'élection du dix décembre Vous répète aussi haut que nous : Allez-vous-en, gens de la Chambre, Allez-vous-en chacun chez vous (I).

Une chanson, qui eut beaucoup de succès et qui courut de mains en mains, raillait les vaincus du scrutin, ceux qu'elle appelait les Candidats dé- gommes (2 i .-

Parce qu'il a mal réussi Dans sa politique mesquine, Je ne veux pas jeter ici La pierre au fameux Lamartine Mais, avec son accordéon, Il doit rester, loin de la terre, Sur le dôme du Panthéon, Pour servir de paratonnerre.

Au seize avril, Ledru-Rollin

Commit une bêtise insigne,

Lorsque du peuple souverain

Il osa changer la consigne (3).

Oublions cet instant cruel...

Mais, du moment que, par mégarde,

Il a fait battre le rappel,

11 devait descendre la garde.

(1) Le Mois la date du L5 janvier).

(2) L'Écho des Journaux, de décembre 1848.

(3) Allusion au du Bulletin de la République, affiché le

5-20 LA VIE PARISIENNE

Le marquis du National (i),

Du peuple Judas politique,

Veut lui faire payer le bal

Oîi dansera la République.

Mais ces beaux phraseurs démasqués

N'y prendront pas deux fois la France

Des républicains si musqués

Sentent un peu trop la Régence.

Voyez-vous monsieur Foutriquel (2) Nous lorgner avec ses lunettes? Il est très fort... pour le caquet; Mais nous connaissons ses sornettes. Philippe le vit autrefois Parmi ses plates créatures... Nous n'avons pas chassé les rois, Pour en ramasser les ordures.

Un jour voulez-vous protester? Nommez Raspail, chers camarades. La médecine doit rester En honneur parmi les malades.

Pourquoi Raspail ? nous dira-t-on.

Pourquoi Raspail ?... On le devine. Chacun sait que le camplire est bon. Pour empoisonner la vermine.

Ifi avril 1848, et dans lequel Ledru-Rollin menaçait aussi la province dont il prévoyait et redoutait les votes « réac- tionnaires » : « Paris se regarde, avec raison, comme le mandataire de toute la population du territoire natio- nal ; et s'il ne peut pas persuader, il aura la douleur de vaincre. »

(1) Armand Marrasf, ancien rédacteur au National.

(2) Thiers, à qui le maréchal Soult avait donné ce surnom de Foutriquet.

l'élection du 10 DÉCEMBRE Mi

S'il n'avait pas un coupe-chou,

Je parlerais d'un autre sire (1) ;

Mais je ne suis pas assez fou

Pour blesser qui pourrait m'occire.

Je n'ai rien à lui reprocher.

Je ne crois pas qu'il soit un traître...

Moutons, respectez le boucher,

Mais ne le prenez pas pour maître.

On disait dans les milieux antirépublicains, et ces milieux formaient désormais, à Paris comme en province, la majorité :

« Le 24 février a été une surprise, mais le scrutin du 10 décembre est une reprise. »

C'était plutôt une liquidation.

(1) Le général Cavaignac.

TABLE DES MATIERES

I. Comment on fait une Révolution. Les jour-

nées de février 1

II. Les Hommes du jour. Démocrates, Uto-

pistes et Excentriques G5

III. Les Femmes de 1848. Les Vésuvienne?. . 127

I\'. Premières illusions. Fêtes et Banquets. . 15!)

V. Les Rues. Les Promenades. Bals et

Concerts. La Vie mondaine 205

\l. Le Théâtre. Les Pièces de circonstance. . 262

VIL La Préfecture de police. Caussidière. . . 314

VIII. Journau-x. . 341

IX. Clubs et Sociétés secrètes 366

X. Les Ateliers nationaux 396

XI. Manifestations et Émeutes. Journées de juin. 425

XII. L'Élection du 10 décembre 499

4644. Tours, imprimerie E. .\hrallt et C''.

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