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ANNALES
EUROPEENNES.
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EXPLICATION DE LA GRAVURE :
DU FRONTISPICE.
L'Europe assise sous un Chêne, entre la Vache , le Che-
val, une Chèvre et un Bélier , entourée de Poules; re-
cevant en offrande :
10. DE L'Aste : l'Eléphant, le Bânanier chargé de ses
fruits, la Chévre Thibétaine et des Poissons ;
20. DE L'AMÉRIQUE : le Lama, la Vigogne, l'Arbre à Pin,
des Ananas et des Poissons ;
30. De L’ArRIQUE : le Dromadaire, un Palmier, le Zèbre
et des Poissons.
Les Arbres de chaque partie du monde, couverts des
Oiseaux qui leur sont propres.
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ANNALES
DE PHYSIQUE VÉGÉTALE
ET
D'ÉCONOMIE PUBLIQUE,
RÉDIGÉES PAR UNE SOCIÉTÉ D'AUTEURS
ÆtONNUS PAR DES OUVRAGES DE PHYSIQUE, D'HISTOIRE NATURELLE
EL D'ÉCONOMIE PUBLIQUE.
TOME PREMIER.
PARIS,
M. RAUCH, Ingénieur en retraite, Directeur des Annales,
CHEZ Place Royale, No 20,
C. J. TROUVÉ, Imp.-Lib., rue des Filles-S.-Thomas, N° 12.
1422425227
1821.
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An ANS rad , AUOTFAUT Ada
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:
ANNALES EUROPÉENNES
DE PHYSIQUE VÉGÉTALE
ET D'ÉCONOMIE PUBLIQUE,
Par une Société d'Auteurs connus par des ouvrages de Pnys1QUE,
d'HisTOIRE NATURELLE et d'ÉCONOMIE PUBLIQUE.
L'ssprrr de paix et de concorde que montrent
tous les Gouvernemens pour le bonheur des
peuples, et qui promet de faire succéder enfin
aux rêves sinistres de la politique, des senti-
mens de bienveillance universelle, semble in-
viter toutes les rations européennes, à poser
les armes de linimitié, et à contracter entre
elles une alliance d'échanges de tous les biens
terrestres dont la Providence a enrichi les di-
verses régions de la terre (1).
C'est dans cet esprit qu’on a concu ces A4n-
nales, et qu'on se livrera à l'étude de ceue
(1) Quoique ce passage soit écrit depuis un an, ot
a cru devoir le conserver, malgré les événemens du
moment.
1, 1
(} {29
philosophie religieuse que commande le spec-
tacle des dons et des beautés! de la nature; à
celle de la physique générale du globe à laquelle
s'attache la chaîne harmonique de tout ce qui
existe et ravit.
On s’attachera à comparer l’état actuel du do-
maine de l’homme avec ce qu’il fut autrefois,
et à ce qu’il peut devenir encore’: on sent que
la perspective est immense : le succès sera l’ou-
vrage du temps, des lumières et de la réunion
des efforts communs.
L'examen des climatures qui exercent leur
influence sur le règne végétal et sur le règne
animal , conduira aux moyens dé propager au
profit du so/ européen, dans l’ordre des ré-
gions et des sites, les productions utiles et
agréables, répandues sur toute la terre, comme
à multiplier ou à améliorer celles qui y exis-
tent déjà, ét qui n’ont pas encore été assez
appréciées.
Tout ce qui appartient au règne animal , si
richement diversifié et multiplié pour le bon-
heur de l’homme, sera l’objet des mêmes re-
cherches , pour augmenter les richesses natu-
relles de la grande famille, et la faire jouir d’une
aisance plus générale.
La salubrité de l'air et des eaux , deux choses
si importantes à la santé de l’homme, et à
(5)
toute l’économie animale, ÿ sera traitée avec le
grand intérêt qu’elle sollicite de lobservation.
En exposant nos vues sur les pêcheries des
mers et des eaux douces, on arrivera naturelle-
meut à indiquer les moyens d'enrichir les eaux
européennes, des nombreuses espèces de pois-
sons que nous offrent celles des autres conti-
nens, et à réaliser ainsi une nouvelle source
d’abondance universelle.
Les merveilles toujours étonnantes de la na-
ture , les voyages les plus instructifs, les tra-
vaux , les déceuvertes propres à intéresser le
bonheur de la société, auront leur rang res-
pectif dans ce recueil ;, auquel les savans, les
voyageurs et les observateurs de tous les pays.
sont appelés à concourir.
Tel est le but éminemment utile des Z7-
nales que nous publions, dans l'intérêt de tous
les Gouvernemens , de tous les peuples, en
offrant, mois par mois, une série de documens
positifs et variés, tant d’après l’ordre naturel
des matières que d’après l’exigeance des besoins
ou des demandes du moment,
Quelle nation, en eflet, peut se flaiter de
posséder seulement la moitié des richesses nh-
turelles qu’il lui serait, possible de s'assurer ?
L'objet de ces Annales est de dérouler surcessi-
vement le tableau varié de toui ce que les
Le
(4)
vastes magasins de la nature offrent à l’homme
de jouissances négligées, où qu'il n’a jamais
goûlées , ou dont il ignore peut-être jusqu'à
l'existence.
On examinera quel dut être le ministère pri-
mitif des météores, dans la vue de ramener,
autant que possible, le cours des élémens à une
régularité plus heureuse , d’où dépendent si
visiblement la constance et la bonté des récoltes
et de tous les produits de la terre.
Enfin ces Annales, appropriées aux circon-
stances actuelles , au vœu manifeste et général,
qui a pour bui Ja félicité publique des nations,
remonteront à la source de leurs besoins, et
feront sortir des trésors de la nature , les seules
richesses que rien ne peut suppléer; elles ou-
vriront ainsi une vaste carrière aux travaux et
aux découvertes utiles qui nous viendront de
l’intérieur, ou qni nous seront transmis par les
savans voyageurs ou observateurs de tous les
pays. |
Cet ouvrage périodique, qui sera le produit
de recherches immenses, embrassant tous les
points de la terre et des eaux, pour découvrir
dans les intarissables laboratoires de la nature
toutes les productions qui peuvent augmen-
ter , compléter et assurer le plus véritable bon-
heur social , sera, par l’importance de ses vues»
(is: )
digne d’intéresser éminemment toutes les classes
de la société, particulièrement les adminis-
trateurs , les ministres du culte , les juges-de-
paix, les propriétaires qui y trouveront une
série de choses utiles , et spécialement relatives
à la prospérité. de chaque pays, de chaque
canton.
MM. les préfets et sous-préfets , ainsi que nos
abonnés amateurs, sont priés de se considérer
comme naturellement associés aux vues de ces
Annales : on s’empressera toujours d’y insérer
les observations qu’ils jugeront utiles de publier
dans le sens de cet ouvrage.
SUR L’'IMMENSITÉ DE LA NATURE.
Burrow, après avoir contemplé, de son vaste
génie, l’univers tel qu’il se manifeste à notre
faiblesse , s'exprime ainsi, avec une noble hu-
milité , dans son Introducuon à l'Histoire natu-
relle.
« Lorsque, sans s'arrêter à des connaissances
superficielles, dont les résultats ne peuvent
nous donner que des idées incomplètes des
productions et des opérations de la nature,
nous voulons pénétrer plus avant, et exami-
(6)
ner avec des yeux plus attentifs la forme et Ja
conduite de ses ouvrages, on est aussi surpris
de la variété du dessin ; que de la multiplicité
des moyens d'exécution: »
« Le nombre des productions de la nature ,
qoique prodigieux , ne fait alérs que la plus
peute partie de notre étonnement ; sa méca-
nique, son art, ses ressources , ses désordres
apparens mêmes ;, emportent toute notre admi-
ration ;* trop petit pour cette immensité, ac-
cablé par le nombre dés merveilles, l'esprit
humain succombe + il semble qué tout ce qui
peut être, est; la main du Créateur ne paraît
pas s'être ouverte pour donner l'être à un cer-
tain nombre ‘déterminé d’espèces ; mais il
semble qu’elle ait jeté, tout à la fois, un
monde d'êtres relatifs, une (hfiatté de com-
binaisons harmoniques et contraires , et une
perpétuité de destructions ‘et de renouvelle-
mens. » LP
« Quelle idée de puissance ce spectacle ne
nous offre-t-il pas! Quel sentiment de respect
cette vue de l’univers ne nous inspire-elle pas
pour son auteur ! Que serait:ce si la faible
lumière qui nous guide dévenait assez vive
pour nous faire apercevoir l’ordre général des
causes et la dépendance des effets ? Mais esprit
le plus vaste, et le génie le plus puissant,
0
(@7))
ne s’élèvera jamais à ce haut point de connais-
sance. » '
« Ces premières causes nous seront à jamais
cachées ; les résultats générauxrde ces causes
nous sont aussi difhciles à-connaitre que ‘les
causes mêmes ;! tout ce qui nous est possible ,
c’est d’apercevoir quelques effets particuliers,
de les comparer ; de les combiner , et enfin d’y
reconnaître un ordre autant relatif à la nature,
que convenable à l'existence des choses que
nous considérons. »
À cette idée, avouée sur l’'immensité dela
nature par un dés génies les plus profonds qui
ait honoré la nature humaine, on peut ajouter
l'histoire du fraisier de Bernardin de Saint-
Pierre, où cet autre grand et gracieux écri-
vain, voulant embrasser et traiter toutes les
harmonies de l’univers , se trouva tout-à-coup
arrêté par l'observation d’une simple plante,
qui attire tant de nombreux individus de fa-
milles différentes, les uns pour se nourrir des
liqueurs d’or et d'argent qui sortaient des glan-
des de ses feuilles, d’autres pour chercher fe
repos sur ces vasles prairies, où une proie,
ou une ombre qu'ils savaient y irouver, qu'il
finit par avouer, que la vie de l’horime suffi-
rait à peine pour donner la description de tous
les hôtes d’un simple fraisier.
(8 )
Cetimmense etmerveilleux édifice du monde,
si admirablement orné , a dû paraître dans les
premiers âges, comme un jardin magnifique ,
dont Jes beautés continues , placées les unes au-
dessus des autres, dans l’ordre des latitudes,
pour embellir tous les sites, semblent avoir été
destinées à combler d'espérance , de joie et d'a-
bondance les jours de l'homme, dans les pre-
micres époques de son incomparable origine.
Quoique les lois de la nature soient im-
muables comme elle , la terre paraît, par un
âge connu de cinquante à soixante siècles, avoir
souffert dans sa première fraîcheur et dans sa
pompe primitive : les élémens qui sont attri-
bués à son existence et à sa fécondité , ont dû
éprouver une égale altération dans leurs cours :
l'observation rend cette vérité manifeste ; mais,
puisqu'elle montre la main de l'homme comme
une cause principale, elle donne aussi l’espoir
de pouvoir réparer les maux visibles par la
méme puissance.
Nous avons démontré , dans notre Harmo-
nie-hydro-végétale, publiée en 1802, et en-
core d’une manière plus évidente dans notre
Hégénération de la nature végétale, publiée
en 1315, d’après les documens puisés dans les
parues les mieux connues du globe, que des
déboisemens successifs (qui égalent déjà en
(9)
Europe, la moitié de sa surface) , est résultc
un déréslement sensible dans le cours des mé-
téores , dans les températures et les saisons, et,
par suite naturelle, une diminution dans les
productions de la terre et des eaux : des faits
nombreux viendront confirmer cette vérité.
Nous aurons, pour fournir un corps de preu-
ves sur cel Imporlant sujet, qui s'attache à
tous les élémens producteurs , à nous répé-
ter dans une partie des premiers cahiers, parce
que ces faits majeurs peuvent intéresser les
lecteurs qui ne les ont pas encore médiiés ;
et ceux qui les connaissent déjà , ne nous sau-
ront pas, nous osons l’espérer , mauvais gré de
les voir reproduire avec toutes les variantes que
ce sujet plus général réclame : car ce n’est qu’en
partant des premiers âges et en saisissant les
effets les plus palpables de l’éternelle marche
de la nature , que nous pourrons parcourir le
tableau des productions innombrables que sa
main libérale a semées dans le riche domaine
de l'homme , entrevoir les causes de la dimi-
nuuon de partie de cette première abondance,
et des moyens faciles à employer aujourd’hui,
pour la recouvrer et la rendre plus générale
parmi les nauons.
Souvent un seul végétal produit, par son
importance. bien appréciée, des changemens
(10)
dans la fortune, les habitudes ; le bonheur'et
les jouissancés des peuples. ? FOREIPE
C'est d'un grain de café, tiré du fond de
VArabie , culuvé et élevé dans les serres ‘du
Jardin royal des Plantes de Paris ; qu'est sorti
cet arbre précieux, qui, transplanté en‘ Amé-
rique, en a peuplé toutes les Antilles , qui four-
nissent aujourd'hui à une consommation de
cent quarante millions de livres de ‘café à
lEuropeseulement : on peut dire, que cétte
seule fève, cultivée par des mains modestes ; a
déjà produit plus de trésors, que n’en pourrait
réunir le plus riche royaume de la terre.
L'Etar, le commerce et les À méricainsen ont
lobligation à la persévérance du généreux Dé-
clieux , de qui on raconte Île trait stivant :
« La proviMion d’eau devint si rare dans le
vaisseau qui Îe portait en Amérique, qu'elle
n’était’ plus distribuée à chacun que par me-
sure; cependant, sentant tout le prix du pré-
cieux dépôt dont il était chargé, il partagea,
avec les plantes de café qu'il avait avec ui, la
porüon qu’on lui donnait pour sa boisson , et
les entretint ainsi dans leur fraîcheur, jus-
qu’à la Martinique , où elles fructifièrent mer-
veilleusement. Un pareil trait n'a pas besoin
de commentaire. »
C’est encore de cet établissement incompa-
(1)
rable , par les hommes rares qui le dirigent et
l’administrent , qu'est sorti récemment le pre-
mier arbre à pain , envoyé à Cayenne ; et qui
surpassera peut-être un jour, dans l'intérêt de
la société, les bienfaits mêmes de l'arbre à café.
: Cest là, que la science est réelle et intéres-
sante, parce qu'elle a pour guides constans,
l'expérience , le savoir palpable ‘et le véritable
esprit du bien public, Si l’on faisait l’'énumé-
ration de tout ce qui sort annuellement du
Jardin royal des Plantes de Paris, de lumières
utiles et de trésors en plantes et en graines,
destinées à féconder, à enrichir la France,
l’Europe et une grande partie du monde connu,
on serait pénétré d'autant de reconnaissance que
de juste admiration.
En appréciant le mérite des végétaux utiles
ou d'ornement, dont beaucoup de voyageurs
le de
estimables nous ont enrichis, nous aurons éga-
lement à signaler, parmi nos modestes arbres
forestiers , des individus dédaignés parce qu’ils
sont sous nos yeux, et qui cependant peuvent
aller de pair avec l’arbre à pain de la mer Pa-
cifique , avec l'arbre vache ou à lait végétal de
l’Amérique-Sud, avec le shéréas l’arbre à beurre
de l’Afrique et l'olivier de nos contrées méri-
dionales.
Nous aurons à faire les mêmes remarques
(22)
sur l'utilité la plus spéciale des divers animaux
que la nature a répartis aux différens climats
de l'Europe, pour combler les besoins de ses
habitans , et dont la multiplication trop bornée,
la diminution même très-sensible, procèdent
de causes connues, que nous déduirons jusqu'à
la plus frappante conviction.
Il nous sera aisé de convaincre que, dans
l'existence primitive des choses, tout s’est trouvé
dans la plus riche proportion avec les besoins
naturels de l’homme ; que son intelligence eul-
uvée et le résultat de beaucoup de voyages fruc-
tueux pourraient aujourd’hui augmenter les
produits de ses jouissances. Espérons que les
trésors que, depuis des siècles, on continue à
consacrer par habitude, à des constructions
stériles, que le temps finit toujours par rouler
dans la poussière des vanités humaines ;, espé-
rons de voir ouvrir, par la sagesse, cetie
grande époque , qui invite, de toute la puis-
sance de l'imagination et du besoin, à voir
employer ces trésors, à muluplier aussi, sur
les vides de la terre, les monumens fructueux
de la nature, d’embellir enfin la demeure de
l’homme des champs, en généralisant le bon-
heur ; de féconder sur tous les espaces du sol
et des eaux, des productions utiles et nou-
velles ; de régénérer les fontaines taries ou af-
, u
(15 )
faiblies; d'enrichir les ruisseaux et les fleuves
des poissons des différentes eaux du globe; de
rendre les pluies plus uniformes et plus régu-
lières, tout en diminuant les élémens de la
grèle ; de modifier la force des vents froids et
impétueux pour rétablir, augmenter même la
douceur de nos anciennes climatures, et par
conséquent tous les principes de la puissance
végétale.
Décupler les richesses naturelles, faire rayon-
ner l’aisance et le bonheur jusque dans l’humble
chaumière; couvrir la terre natale des trésors
répandus avec profusion sur le globe ; revêtir
son manteau végétal de toute la pompe qu'il
est suscepuble de recevoir des magnifiques pro-
duits de la création : tel enfin sera le but de
cet ouvrage.
Mais comme il nous est permis de croire
que rien n’a été fait en vain dans la première
origine des choses ; que le ministère, que la
puissance végétale semble avoir eu à remplir
dans l’harmonie des élémens, a souffert par
des destructions successives , qui s'étendent
sur des siècles nombreux ; que les premières
bases de l’économie de la nature ont été insen-
siblement altérées ; que cette influence s'est
étendue sur toutes les productions, comme sur
les habitans de l’air, des eaux et de la terre,
(147)
nous nous ferons une loi (sans embrasser le
moindre esprit systématique) d'offrir un ar-
ticle, dans chaque cahier , sur ce qui a pu étre,
sur ce qui est, et sur ce qu'il serait facile de
faire , pour rendre à ce merveilleux labyrinthe
de l’homme, ses dons, ses charmes , jusqu'aux
gracieuses illusions d’une vie passagère , avertie
d’une destinée plus élevée.
VUES GÉNÉRALES.
Sur l’état primitif des forêts ; leur influence sur
les eaux vaporisées, sur les climatures , les
inondations irrégulières, les tempêtes ét les
ourasanñs terrestres’
Lorsque notre planète sortit du soufile du
Créateur , tout ce qui fut nécessaire, beau,
parfait, indispensable, était accompli. La loi
éternelle des attractions réciproques eut avec.
l’action du soleil, pour ageus principaux, les
mers, les montagnes, les méiéores et les forêts,
dont les corrélations intimes et continues de-
vaient entretenir l'harmonie des élémens, pour
la conservation de toute la nature.
À l'exception des parties occupées par les
eaux , les prairies, les glaciers et les hauts
(19)
pitons électriques et métalliques les forêts
paraissent avoir, origlnairement couvert toute
la surface du globe, pour remplir leur éminent
ministère. | ‘
Dans les régions chaudes, se sont trou-
vés, depuis l'Équateur jusqu’au 40°, decré de
chaque hémisphère, le superbe, et fructueux
bananier, les girofiliers, es poivriers, les mus-
cadiers, les .canneliers aromatiques, avec les
riches familles de palmiers ;,les bois de rose,
de sapan, d’aigle, d'ébêne, de sandal ; d’aloës,
de benjoin , de calamba ; de magnoliers, de Hi-
moniers, de citroniers, d’orangers et de lau-
riers, qui, réfléchissant dans leur pompe le
riche éclat de la création, sont destinés à dé-
lecter l'homme , à embaumer la terre de leurs
suayes parfums, et à rafraichir, de leur ver-
dure perpétuelle, ces belles, mais. ardentes
contrées qui, privées de ce bienfait, ne pour-
raient être habitables sans souffrance.
Dans les pays du nord, et en général dans
les régions froides et élevées, on voit au con-
traire d’autres arbres veris et toujours odorants,
tels que les cèdres, les familles variées des pins,
des sapins, des cyprès, des ifs, des grands ge-
névriers, des thuyas, et même les mélèzes, entou-
rant, comme des barrières, de leur sombre
verdure, les régions des neiges ei des glaces,
( 16 )
destinés aüssi à répandre l’encens de leurs ré-
sinés , et à conserver aux climaturés, par leurs
masses serrées et leur verdure immuable , la
chaleur indispensablement nécessaire , pour
maintenir tout ce qui doit vivre et végéter dans
ces zones plus éloignées du soleil.
Les zones intermédiaires et tempérées, pla-
cées entre les 4o° et 52° degrés, ont recu, avec
la même munificence, tout cé qui devait con-
courir à la conservation harmonique de ces
douces latitudes, au moyen de l’ordonnance
de leurs montagnes, de la distribution de leurs
ondes, du choix et de la somptuosité de leurs
végétaux.
Tout étant créé et ordonné par la sagesse
éternelle, la terre à vu dans son admirable
origine, ses montagnes, ses coteaux €L partie
de ses plaines, magnifiquement couronnés de
forêts destinées à nourrir, à protéger tout ce
qui devait respirer sous leur vivifiante in-
fluence ; alors sortant vierge des mains du Créa-
eur , elle avait sa chaleur et ses grâces virgi-
nales ; les élémens obéissaient aux diverses lois
de la création ; les eaux avaient leur cours'et
leur fraicheur pure; les températures et les
saisons leur heureuse régularité ; le soleil et les
vents alizés leurs salutaires fonctions; les ani-
maux leur abri, leur litière et leur nourriture;
(17)
l’homme, placé sous le trône dela création g
avait ses délectables vergers; ses frais ombrages ,
ses fruits savoureux , un air suave et embaumé,
enfin un spectacle céleste et rayonnant de ma-
jesté. | DO ER
Dans cette pompe, naissante du monde > "OÙ
la splendeur de la création se;dessinait par la
somptuosité de sa magnificence, l’homme était
dans le ravissement; la nature était pleine de
mystères et de symboles merveilleux pour lui;
l'âme s’enivrait dans l'enchantement des ins-
pirations les plus élevées ; out ce qui existait
était grand sous le charme des pensées les plus
imposantes ; tout xespirai}, l'adoration ; parce
que tout montrait la présence et l’ineflable bonté
de Dieu. |
Aujourd’hui une ce du tie de La vie
est détruite : la terre a été insensiblement. dé-
gradée ; près de moitié des forêts, de ce brillant
manteau de la nature, étant dns. les Lois
de l'auraction ont dû éprouver une interversion
successive. Des vides immenses, se sont ouverts
àl action trop immédiate du soleil, etont donné
naissance à des courans, à des vents nouveaux.
1 action des mers ayant perdu son appui attractif
et correspondant des forêts, l'ordre des saisons et
la marche des météores ont dû Ê "éloigner tous les
jours davantage des lois primitives. RMRU
LS: L
2
(i8)
«Lélolil dans 564 coûrs! immüable , pompe
constiiflinent" À niêre rhas$e “aus ? dû séinr
dés mèrs! des lac$, des fleuves ét'dés rëbés ; ‘ét
cês ET soit qu “ie” se ’fixent $ür” les pôles
ou sur les glaciers des hautes montagnes ; oit
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(19 )
du moins aujourd’hui ; à n’en pouvoir plus
douter, que les bruissantes forêts , qui corres-
pondent avec le soleil, les mers et les mon-
tagnes, exercent le plus puissant empire sur
les météores aqueux, avec, lesquels elles pa-
raissent ayoir des aflinités si intimes, qu'il sem-
ble, ,qu'à, leur: existence, tiennent toutes les
consonnances qui lient le règne végétal à l’har-
monie des élémens.
. Les arbres peuvent être considérés comme
les: siphons intermédiaires entre les nuages et
la terre; de leurs cimes attracuves, ils com-
mandent au loin aux eaux voyageuses de l’at-
mosphère de venir verser, dans leurs urnes
protectrices , les eaux qui doivent nourrir les
sources, faire couler les ruisseaux, rafraîchir
les vertes prairies, et féconder les germes con-
fiés à la terre; comme, de leurs racines aspi-
rantes, 1lS transmettent, par réciprocité, du
sein de la terre, les fluides surabondans né-
cessaires aux régions supérieures.
La corrélation qui existe entre les végétaux
ét les météores aqueux , est démontrée à nos
sens ; d'habiles physiciens ont constaté, par
des expériences aussi ingénieuses qu’intéres-
santes, dans quelle proportion les végétaux
absorbent , par unê attraction qui leur est
propre, les flots d’eau vaporisée qu'ils distillent
2.
( 20 )
ensuite sur la terre : il résulte, de ces expé-
riences , que la masse d’eau que les forêts et
ious les végétaux aspirent et expirent est im-
mense ; et comme la nature économe ne fait
rien en vain , elle rend la même quantité par
les fleuves et par la transpiration de ces végé-
taux, pour former les rosées, les brouillards
et de nouveaux nuages (1).
Notre hémisphère, et les montagnes surtout,
ne possédant plus la moitié des forêts qui les
couronnaient , et le soleil élevant invariable-
ment la même masse d’eaux dans les airs , que
dans les premiers instans de la création, on
doit songer avec effroi ce que peuvent, ce que
doivent devenir ces mers suspendues , lorsque
les végétaux diminués , sur notre continent sur-
tout, ne peuvent plus en pomper la moitié.
On sait déjà que , équilibre étant ainsi in-
terverti dans le cours des météores, les grandes
forêts, encore existantes en Afrique et en
Amérique , attirent, comme celles de la Guia-
ne, des torrens d’eau , qui se déversent sur
(x) Un pommier-nain arraché en feuilles a, dans
l’espace de douze heures d’un temps chaud, pompé jus-
qu’à seize livres d'eau: un arbre moyen, soutiré par la
force de succion de ses feuilles, de ses branches et de son
écorce, de 25 à 5o livres d’eau par jour. ( Statique des
végétaux. }
(21)
æes contrées pendant quatre et six mois, com-
me des déluges ; mais ces pays , si long-temps
noyés pour nous, ne peuvent recevoir que la
plus faible partie de ces masses journellement
transportées dans les airs, et chassées par celles
qui sans cesse leur succèdent : elles avaient,
dans l’œuvre du Tout-Puissant, une destina-
tion fixe, bienfaisante , dont l’homme a succes-
sivement dénaturé l'emploi.
Une partie de ces eaux, attribuées autrefois
à la terre pour la féconder, ne pouvant plus
s’abattre en l’absence de ces millions de siphons
qui en réglaient le cours, suit aujourd'hui la
route de celles qui étaient éternellement desti-
nées aux pôles et aux glaciers des hautes mon-
tagnes , pour alimenter les réservoirs des mers et
des fleuves.
Si l’on considère que notre pôle est déjà
chargé d’une coupole de glaces de quaire à
cinq mille lieues de circonférence, qu’un océan
de neiges et de lacs glacés entoure, pendant
huit mois, cette étonnante coupole, sur plus
de six mille lieues de contour, et à plus de
deux cents lieues de profondeur de continent ;
que de ce pôle il sort , par les nombreuses bou-
"ches de ses abîmes, des îles flottantes de glaces
élevées comme des montagnes, nombreuses
comme des archipels , et qui souvent échouent
à huit cents pieds de profondeur, pour verur
We, (22) *
rafraîchir et nourrir les mers du midi, on
pourra se former une idée des froides influen-
cés que peuvent exércer les vents condensés ,
venant d’un de ces méridiens de quatre cent
cinquante lieues de rayon de glaces, sur les
vides formés par le départ des forêts, et dans
des pays où un air plus chaud, plus raréfié
doit , par les lois naturelles de la physique, les
attirer sans cesse. ;
Ce soleil de glaces, cet astre des lumières bo-
réales qui se refrangent si magnifiquement dans
le ciel, souvent sur un râyon de mille lieues de
longitude, pour éclairer et récréer des bril-
Jantes couleurs de la zoné torride , des régions
obscures , silencieuses ét $olitaires , se trouvât-
il dans les dimensions primitives de l’harmo-
nie du monde, il exercerait déjà sa froide in-
fluence sur les températures du resté de Fhé-
misphère, par le vidé des forêts , qui s'étend
en Europe à plus de moitié de sa surface. Quels
effets ne doit-on pas en redouter, lorsque ses
dimensions s'étendent successivement au-delà
de ces proportions primordiales ?
L'Europe entièré présente environ neuf cents
millions d’arpens en surface déboisée (1) ; un
vide aussi immense dans les végétaux , à qui
(1) La France et la péninsule comptent déjà seules près
de 200 millions.
(25)
la Jégislation des nÉtÉOres semble, avoir, té
spécialement confiée par la Providences, a. dû
successivement diminuer, l'attraction des çanx
vaporisées dans la même proporuen et: Jaisser
échapper una grande, ;quantité,, de £elles: qui
étaient destinées à arrosex,la, terre, pour s’'en-
fuir et se fixer daus des lieux où, elles tendent
sans cesse à. larefroidir graduellement... so
Comme il est, da nécessité absolue, pour: la
conservation de. motre, univers , que. le, soleil
pompe , sans aucun intervalle de temps ; que, ces
vapeurs élevées dans toutes les régions, le Vat-
mosphère ,.remplissent june destination, sans
jamais s'arrêter ; comme uye. route éternelle
est, tracée à à celles qui doivent. alimenter. les
grands: réservoirs des mers etrdes flquyes,. dn
mionde, on, doit craindre que, la. portion, dont
la terre se {rouve aujourd’hui, privée , ne syive
celle qui se rend aux pôles:et aux glaciers, cles
montagnes, pour. en:étendre et grossir la masse,
aux dépens de la sic animale et végétale, de
. Supposons, au Minimum , QUE CES CAUX, qui
nous étaient. départies par Paitraction des, vé-
gétaux, qui m’existent,plus, ne prissent, place
au pôle.et sur, les glaciers de'nos, montagnes ;
que pour la muillième partie seulement; ce
serait. encore l'effrayante quantité de. vingt-
quatre milliards de toñnes d'eaux par. jour .
(24)
pour notre hémisphère , qui ‘au lieu’ de ferti-
Bser la terre , voht menacer l'existence de
l'homme ; avec tout 'cé qui lui ést dssocié , du
haut de ces trônes de glaces et de frimas, dés-
tinés jadis à à entretenir la vie et le mouvement
dans la nature éntiéré.
Cette observation conforme aux lois physiques
qui régissent le: globe, n’est malheureusement
plüs une hypothèse , une simple supposition :
elle est déjà visiblement une SPRTIE r'éa-
gi
5 Sp les dimensions dè la coupole de glaces
du pôle’ Boréal soit trop immenses pour que
l’homme puisse les évaluer et les comparer ;
sinous ne pouvons én juger que par quelques
signés d’agrandissement de ce sombre domaine
que le voyageur ‘intrépide aperçoit aux dé-
toits de Vaigats , de Davis, d'Hudson, de Baf-
fin ét du Nord , d'où sé dégorgent , en mugis-
sant, les larges et profondes sources des mers,
et par le mouvement rétrograde des animaux
et des végétaux ; du moins possédons-nous ,
dans l'agrandissement des glaciers de nos mon-
tagnes , plus faciles à observer et à saisir, le
thérmomètre de l’agrandissement des pôles,
parce que, existant sous les mêmes lois, ils
croissent et décroissent par les mêmes phéno-
mènes. 3 |
(25)
Or, voici ce que l’on marque sur les glaciers
de la Suisse : là Société helvétique des sciences
naturelles propose un prix de 600 fr., un de
500 fr., pour les deux Mémoires qui lui par-
viendront sur cette question :
« Est - il vrai que les Hautes - pe de la
Suisse soient devenues plus äpres et plus froides
depuis une certaine série d'années ?»
« Les parusans de l'opinion aflirmative allè-
guent, d'après des monumens historiques , que
des pâturages ont existé dans des lieux élevés,
aujourd’hui stériles; que les arbres ont aban-
donné des hauteurs autrefois boisées ; que la
ligne des neiges est moins élevée; que les glaciers
sont plus étendus. »
« Il s’agit d'examiner ces faits, de chercher
s'ils tiennent à des accidens locaux, ou s'ils
forment un système général , etc. »
Non, ce n’est point un système général, en-
tré dans la pensée de la création, que notre
pôle et les glaciers de nos hautes montagnes
augmentent en étendue dans le domaine des
glaces et des neiges, pour refroidir successive-
nent la terre ; notre globe est sorti accompli
des mains de l'architecte éternel, comme les
millions de sphères et de soleils qui roulent à
‘ses pieds, dans l’éternelle harmonie de tous
les élémens conservateurs; mais l’homme ayant
( 26)
dégradé œuvre de. Dieu ; dans ui des plus
prussans agens harmoniques de là natiré, il en
est averti parlées souffrances qui le menheent.et
latteignent déjà; ro Nt Jp 38 tan « ..#t oQC
C’est, au contraire. par sun:, résultat de Ja
destruction des forêts ; comme abris centre les
vents boréens ; et comme siphons des eaux va-
porisées, qüe les. glaciers dorventaugmenter tons
les jours davantage, jusqu’à-ce qued'homme ,
qui a été l'aveugle instrument'(le eette destruc-
uon, comme il en est l’aveugle..viéume,
vienne à réparer ; par.ses travaux, les outrâges
faits à la création , et conjurer les maux prêts
à l’accabler:
Nous ne parlerons point de la grande catas-
trophe, qui deviendrait possible , si notre pôle
continuait à augmenter en poids et en grosseur,
au point d’éprouver un dérangement dans son
équilible et dans l’écliptique: : malheur qui
serait d'autant plus à craindre, que le pôle
austral n’est pas en proportion sujet au mêmes
phases.
On pressent déjà , en considérant le déboise-
ment des montagnes et lagrandissement des
glaciers, les causes de ces inondations subites 51
prolongées , inattendues, si souvent renouvelées
dans une même année, qui bouleversent les
travaux des hommes ; et marquent par des traces
(270
de destruction, dans les pays qui avoisinent les
hautes montagnes, les glaciers et les fleuves qui
y ont leurs sources : mais, avant de traiter ce
sujet, exposons quelques vues générales sur
l'effet des abris.
Les forëts considerées comme abris.
L'effet des abris, trop palpable à nos'sens,
n'a jamais pu être l’objet d’un doute, l'usage
en est généralisé dans nos jardins, par un sim-
ple mur : on arrête, on fixe d’une part les rayons
solaires, pour obtenir les meilleurs et les plus
beaux fruits, tandis que derrière. on arrête
les influences ennemies de ces producuons. Les
rayons solaires élastiques comme l'air qui nous
les transmet, sont flexibles, dociles, et s'offrent
à notre volonté, À conserver des climatures
prêtes à s’éteindre, à recréer celles même qui
sont détruites.
Le jardin royal des plantes de Paris, où la
science, toujours d'accord avec la nature, laisse
entrevoir quels pouvaient avoir été les charmes
de la terre dans son origine , et combien il se-
rait facle de les lui rendre, présente plusieurs
éxemples de hautes palissades de tuyas, de
grands genevriers entremélés de genêts d’Es-
5
pagne , et d’autres arbres toujours verts, des-
(28 )
tinés à abriter , contre les vents froids , les plantes
délicates ou exotiques.
Ces jolis encadremens, qui embellissent le
site, entretiennent constamment, dans leur en-
ceinte, une température plus douce qu’elle ne
se trouve être dans les parties extérieures, en
offrant en même temps une végétation plus pré-
coce et plus soutenue.
Mais nous avons, pour l'intérêt de la société,
à étendre ces observations sur une échelle plus
grande et un champ plus vaste. Depuis les ri-
vages de la Méditerranée jusqu’à la mer Gla-
cale, c’est-à-dire, sur un rayon de plus de
huit cents lieues de longueur et douze cents
lieues en largeur , les anciens remparts dus aux
grandes et nombreuses chaînes de forêts, des-
tinées à arrêter, à briser, à dévorer les vents
des régions glaciales, sont détruits ou inter-
rompus , au point que les climatures de toutes
les zones de ce vaste espace , se trouvent gra-
duellement dénaturées, et que le châtaignier,
le müûrier et le précieux olivier souffrent, ainsi
que la vigne , dans nos latitudes les plus méri-
dionales.
La Providence avait réparti, à chaque zone
de la terre, une climature propre à sa latitude
et aux végétaux qui devaient y croître ; les vents
alizés, destinés, par leur souflle perpétuel et
(29)
alternatif, à marquer les quatre grandes époques
de la nature, avaient recu, pour modérateurs,
les montagnes et les forêts, chargées d'empêcher
le mélange des vents sauvages , de couranÿ étran-
gers.
Il est connu que les sommets des hautes
montagnes sont pourvus de grandes vertus at-
tractives par le magnétisme et l'électricité qui
y abondent, et qui paraissent avoir leur siége
dans les roches graniteuses, ferrugineuses ,
cuivreuses , et d’autres matières métalliques.
Si la nature, toujours économe dans ses plans,
avait jugé cette organisation suffisante pour
remplir seule une mission métérologique , elle
ne les eût pas, pour compléter cette mission,
couronnés partout des plus grands arbres, dont
le concours paraît avoir été de nécessité ab-
solue.
Nous verrons , dans les cahiers suivans, les
preuves mulupliées, que toutes les montagnes
réduites à une triste nudité, sont non-seulement
insuffisantes pour maintenir les climatures et
l’organisation végétale, maisqu’elles concourent,
en cet état, au desséchement de la terre, et
sont surtout , comme corps réfléchissans, les
causes de la grande violence des tempêtes et
des ouragans terrestres, qui dévastent tout ce
que ces belles forêts avaient été destinées à pro-
téger.
\
{ 50 )
Lorsque, dans mes fonctions d'ingénieur ,
j'avais à atiénuer la violence des eourans d’eau,
je divisais la chute, par des arrêts graduelle-
ment répétés, et.je parvenais à diminuer la
pente et à affaiblir le choc trop violent du cou-
rant.
Les forêts parsemées sur toute:la terre , cou-
vrant les vallées, les plaines, les flancs et les
sommets des montagnes, remplissaient ce:mi-
nistère contre les vents, par la fréquente ren-
contre de leurs barrières élastiques ; et de: lim-
mensité incalculable de la surface de leurs
feuilles mobiles ; alors chaque courant irré-
sulicr de vent, ne trouvant point d'appui pour
se réfléchir, se perdait dans les massifs des fo-
rêts , qui le dévoraient comme un: ennemi sou-
levé contre la nature. | |
On le sait, et on le sent partout , que lesiem-
pératures produites par l'influence: du soleil ,
sont modifiées, affaiblies; et quelquefois même
annihilées par l’action des vents froids. J’ai vu
porter le manteau , en plein été, au quäranté
deuxième degré de latitude , lorsque la tramon-
tane (mistral ) ou le vent du Nord-Ouest N ord
y ‘souflait. Nous voyons également, en plein
hiver, la température visiblement remonter
pendant un vent du Sud, ou seulement du
Sud-Onest-Sud...….. On a observé à Paris, que
à (a)
le: 2 à décembre; lebthermometre: était plus
élevé par-un vent du#Sud: pe 21 juin ; par
um vent ‘deiNord-Ouest-Norde: Sd. à
‘Isuivde roues; “NUE AN
dent pas umiquenventdecla: présence:,:de Féloi
ghementou:de:llabsenceoduiseleit; mais que ,
recevant Jleurs-llernièves modifications du rè-
gneudes vants , onspoürrait; ét opposant x.ces
métébresodestlabrisoheureusement: combinés,
adowait les climätuves-et' recréer! mème les an-
cienheseobstitwtiomhätmbsphériques. 2}
1 Leomontagnds }couverres/deforêis ;çom mine
destinationhque nows'hepouvons méconnaîiire :
elles démontrent leur puissante influence jusque
dans:lés froides:latithdes:de :la Sibérie, où elles
saventlixer:le beau. sébeil de Fltahe seb parèr
lespvällées: profondés:et solitaires dés fouitsret
dés’ fleuré de Axfortunée: Proveñbeu:. Écon-
tons ce ji'en dit: M." Pallas, .célébre-académiz
cie Péteusbôurg ; dansses Observations sur
1 formationsdes montagnes: 0,1 spilgan
ou Ifhbbé Chappe d'Auteraché a 'eu D 18GR
decontredireé /sbrand:, des et Langes ; par
rapport X:ha hauteur sexcessive! que cos «voya-
geuts avaient attribuée: à à iccite partie: des monts
Ourals , qui passe entre Solykamska et. V euk-
hotoürie. I est aussi excusable d’avoir sttpposé
k Sibérie; ou les plaines au-delà de ces mon
(32)
tagnes , moins élevées au-dessus de celles d'Eu-
rope , que Stralenberg Yassure. Les parties bo-
réales, par où son voyage 4 eonduit l’observa-
teur français, sont effectivement des: plaines
basses , couvertes de:forêts , et très-souvent ma-
récageuses. Mais il convient lui-même que le
plan de la Sibérie s'élève vers le midi ;:c'est-à-
dire , vers les 4lpes sibériennes , qui. forment
sa frontière ; et, puisque ‘cette chaîne s’élargit
et s'élève de plus en plus vers l'Orient, l’éléva-
tion des plaines de da Sibérie: y devient de
même plus considérable ; et leur pente plus
rapide : ce qui justifie F’assertion,. de Stralen-
bers. ci lliri 53 [aol saoul eall:
« Cette situation de la Sibérie en plan-in-
cliné vers la mer Glaciale , son exposition aux
vents: de Nord et de Nord-Est, pendant qué
ceux du midi sont interceptés lpar, la grande
chaîne couverte, pour la plupart, de neiges
continuelles , et ceux de l'Ouest; par la chaîne
ouralique , devient une cause plus puissaïite ;
pour rendre le'climat de ce payS si rude:, que
ne le serait l’élévation seule , ou la ‘salinité des
terres à laquelle notre abbé voudrait, enuère-
ment attribuer la rigueur des. froids .quis-y
règnent. fa LD |
« Je citerais en preuve de cette! assention;
les environs de la fonderie de Barnäoul, sur
( 55 )
VOby, garanties des vents du Nord , par une
traînée de montagnes et de. forêts, qui s’avan-
cent entre le Tom et l'ObY , où toutes sortes
de jardinages, même les »#elons et les citrouilles
viennent parfaitement bien en pleine terre,
tandis qu’à deux degrés plus au Sud, la pente
des montagnes altaïques, exposées au Nord,
ne produit rien. Je citerais les vallées de Selen-
ginsk et les environs de la rivière d’Abakan,
fleuris au mois d'avril au pied des montagnes,
au Nord desquelles règnent les frimas et les
neiges jusqu’au mois de juin. » '
« Une partie de notre Europe doit peut-être
la douceur de son climat aux Æ{pes de la Scan-
dinavie et de l’Ecosse , qui détournent les vents
du Nord , ei à ce que ics glaces du Nord ont
un débouché libre entre l’Europe et l’Amé-
rique; pour être entrainées par les courans
vers les tropiques ; de sorte que les vents du
Nord y sont moins refroidis et moins soutenus
en été. »
« Ce sont, au contraire, ces glaces renfer-
mées par le cap Nord et le Spitberg , qui in-
fluent déjà sur le climat de la Russie boréale,
Les déserts d’Astrakan , semblent, par oppo-
sition , devoir l’intensité de leur été, qui y
favorise jusqu'aux plantes propres à la Perse
et à la Syrie, à leur exposition aux veuts Sud
_—
1. )
( 04 )
et de Sud#Æst, et aux terres élevées qui les
couvrent au. Nord, Ce n’est aussi précisément
que les vents du Nord-Est et de Sud-Est , ré-
fléchis par les montagnes d’Oural et le Caucase,
qui y font régner les plus fortes gelées en hiver
et qui amènent la fraîcheur en été. »
Bernardin de Saint Pierre, qui me donna,
il y a trente ans, les premiers et précieux té-
moignages de son amitié fraternelle , parce que
je servais dans le même corps auquel il avait
appartenu, et qui puisa, dans son génie ob-
servateur , les vues les plus vastes , les plus
gracieuses et les plus attachantes sur toutes
les harmonies de la nature, remarque ; en par-
lant des montagnes à réverbère mariume de la
Laponie et de la Finlande, que les habitans de
Pello, situé vers le soixante-septième degré
Nord (à treize degrés des glaces fixes et éter-
nelles du pôle) doivent à la température de
leur site , le ruisseau de la montagne de Kittis,
gui coule pendant tout l'hiver, tandis qu'à
quatre cent$ lieues plus au Midi, les eaux
cessent communément de couler dans cette
saison.
Si les fluides aériformes sont moins évidens
à la vue que les corps liquides , il n’est pas
moins vrai que les premiers, quoique trans-
parens et aériens, qui jouent le plus grand
(35)
rôle dans la nature; ont aussi leurs déborde-
mens | et veulent être digués par des masses
fléchissantes et élastiques.
Lorsque les rayons solaires Viennent se ré-
fléchir sur un coteau où une chaîne de mon-
tagnes , ils montent, passent et $’échappent
comme des ombres : fngitives ; sans produire
aucun bien, si rien ne s'oppose à leur extrême
fluidité ; mais, s'ils trouvent un bois serré au
sommet , 1l les arrête comme! une digue arré-
térait un courant, et les force à. déposer la
chaleur ,; à échauffer son versant et tout le
bassin qu’il est chargé de protéger : alors , ainsi
que le miroir ardent d’Archimède,, d’innom-
brables feuilles spééulaires ‘et vibrantes réflé-
chisserit , comme autant de petits miroirs, la
chaleur multiplie sur les vignes, les guérets
et les vergers (1). C'est ainsi qu’autrefois cha
cun'de nos bassiié âvait; par les boisemens,
sa chaleur ; ‘ses témpératures relatives, les vins
et les fruits leurs qualités distinctes... Aujour-
) ‘pin n
(1 Tout est + effet et dite été apprécié dans la nature.
Les feuilles des arbres de nos climats ont en général deux
faces différentes : : celle inférieure tournée vers la terre,
est matte ou velue , et destinée à aspirer ; tandis que la
face exposée aux regards du soleil, est glacée, pour ré“
fléchir et multiplier ses rayons.
3:
(56 )
d'hui commence la confusion : les bienfaisans
ravons: du soleil nous fuient avec les doux zé-
phirs dans leur transparente légèreté, ou sont
eux-mêmes condensés par les froids courans du
Nord , qui viennent fixer et étendre librement
leur glaciale influence dans nos plus riches
bassihs , et arrêter Je travail de la nature dans
ses plus précieuses productions.
: Bernardin de Saint Pierre, que je citerai sou-
vent comme autorité, et homme éminemment
observateur, attribüe avec raison à la masse des
feuilles vernissées des forêts de sapins, une
partie de la chaleur des étés du Nord: « Je l'ai,
dit-il; trouvée si considérable, en parcourant
les forêts de la. Russie , de Moscou à Péters-
bourg ; que je ne doute pas qu'elle ne surpasse
celle de la zone torride ; que j'ai traversée deux,
fois. » |
« La chaleur est sans 08 eds Sie grande.
au Nord en été. si l’on compare la tempéra-
ture d’un lieu pris dans une forêt de sapins,
à _celle d’un lieu pris en pleine mer sous l'é-
quateur , parce que les plans réverbérans des
feuilles lustrées ont uné bien plus grande
étendue que ] la surface de l'Océan ; dans” un
horizon de, la même grandeur. pi serait très-
eurieux den. calculer la somme et la di if
rence ; on pourrait en conclure celle de leur
température. »
(37)
Si j'éprouve le regret de n'avoir pas fait cet
arpentage possible , de la surface de la tige,
des branches , des rameaux et des feuilles d’un
chêne, lorsque , si souvent assis à l'ombre de
son feuillage étendu , je méditais sur les bien-
faisans motifs de son existence : je citerai à ce
sujet , le travail d’un homme qui sera toujours
d’une grande autorité toutes les fois qu'on par-
lera d'arbres.
Duhamel, à propos de la transpiration des
végétaux , assure avoir calculé que les feuilles
d’un moyen chêne, dont il a évalué la surface
à un milliard de pieds carrés (1) , fournissaient
en douze heures, dans les jours de chaleur,
vingt-cinq milliers pesant d’eau : ce qui sup-
poserait une surface de deux mille cinq cents
pieds carrés nécessaires pour produire une once
d’eau.
Comme il est reconnu que les branches, les
rameaux et les feuilles se nourrissent spéciale-
ment d'air et d’eau mélés aux divers fluides
répandus dans l’aumosphère, il est certain que
deux mille cinq cents pieds carrés de surface
doivent produire plus d’une,once d’eau ; mais,
(1) Il y a sûrement là une faute d'impression.
( 58 )
comme l'évaluation de la surface des feuilles
semble excessive , tenons-nous simplement à la
millième partie , et voyons quels en seront en-
core les résultats.
Un: arbre, offrant dans ses feuilles et ses
branches, un million de pieds carrés en sur-
face, produirait vingt-cinq livres d’eau par
jour : termé raisonnable ; et de moitié au des-
sous des résultats obtenus par d’habiles physi-
ciens.
Un arpent de bois, pouvant contenir quatre
c'nt quatre-vingts arbres, outre les plantes,
les arbustes et les arbrisseaux , qui remplissent
les intervalles des arbres et qui exercent ce-
pendant aussi leur action sur l'atmosphère ,
offre donc une surface en feuilles spéculaires
et révérbérantes de rnille arpens , et une trans-
piration d’au moins douze milliers pesant d’eau
par jour.
D’après cette supputauon modérée qui mon-
tre, dans les bois, l’immensité dans les sur-
faces réfléchissant la chaleur, l’immensité des
eaux qu’ils aspirent , pour fournir une trans-
piration semblable ; de l’air méphitique qu'ils
ont besoin de dévorer à toute distance, on
peut se former une idée de l'influence qu’exer-
cent les forêts sur les températures , sur la fé-
conditcet la salubrité de Ja terre, ainsi que de
(39 )
nombreux exemples le confirmeront dans le
cours de cet ouvrage.
Il est reconnu que les reflets des corps ter-
restres augmentent la chaleur du soleil. Les
navigateurs ont observé généralement que la
température d’une île est plus chaude que celle
de la mer qui l'entoure ; qu’elle est plus grande
lorsqu'il y a des montagnes, que dans une situa-
tion unie ; et qu'une île boisée a une tempéra-
ture supérieure à celle qui est nue.
Lorsque la Providence a placé, autour de
l'équateur, les plus vastes forêts qu’il y ait au
monde , pour tempérer, de leurs masses om-
bellées et de leurs larges ombrages, les zones
torridiennes (1), la volonté en a été visible-
ment divine et bienfaisante ; mais comme il
n’y avait qu'une même volonté dans toute la
création , qui à eu pour but unique le bon-
heur, la félicité et la conservation de tout ce
qui devait respirer dans la nature les zones
moins embrasées du soleil ont été couvertes
(1) En général, les arbres des régions situées entre les
tropiques , divergent leurs rameaux en ombelle ou para-
sols : ces formes se trouvent même jusque dans celles des
inontagnes de ces contrées; tandis que ceux des zones
froides où tempérées, présentent les leurs en pyramides
réfléchissantes,
(40 )
d'autres forêts, destinées à modérer l’action
des vents froids, à couserver les douces clima-
tures avec tous les élémens chargés d'y con-
courir.
Aussi voyons-nous par tout où il se trouve
encore une forêt, une force et une précocité
de végétation , qui ne se voit plus dans la vaste
nudité de nos campagnes brülées et desséchées.
Si, fatigué d’un vent froid, soufllant sur ces
jeunes déserts, on se réfugie dans une forêt,
on éprouve aussitôt une température douce ,
un calme heureux , qui portent à la médita-
tion : on croit avoir changé de pays, et respi-
rer sous l’empire d’une puissance tutélaire et
prévoyante.
Dès l'aurore du riant printemps, les pré-
mices des fleurs se trouvent à l’entrée des bois :
la précoce primevère, le suave muguet et la
violette modeste , s'offrent sous la chaude in-
fluence des bois, d’une lune , plutôt que dans
les champs découverts.
« J'ai vu, dit le baron Tschoudy , un bois de
sapins en Suisse, dont les branches naturelle- ,
ment entrelacées, formaient un toit que cou-
vrait une épaisseur considérable de neige ; il
n’en était point tombé au-dessous; on y respi-
rail une chaleur douce ; c'était au mots de jan-
vier, on y voyait la terre bien verte et garnie
(Hi)
de quelques fleurs, C’est dans ces bois sombres
au loin solitaires, où l’on respire l’encens des
résines, qu'un saint frémissement avertit de la
présence de la Divinité, et que la pensée af-
franchie des liens des sens, s'élève jusqu’à
elle! »
Ces effets sont tout naturels : une forêt qui
arrête ou consomme un courant d'air, con-
serve d’abord sa température naturelle, qui est
encore augmentée par la masse de matière élec-
trique qui la remplit, par le feu et la vie qui
circulent dans les nombreuses classes d’oiseaux
et d’animaux qui y cherchent leur pâture et
leur retraite; par une végétation toujours ani-
mée, toujours réverbérante ; par la fermenta-
tion que les débris des animaux et des végé-
taux y causent; enfin par les rayons du soleil
qu'elle ne laisse point échapper, et qui aug-
mentent la chaleur de l’enceinte. L'effet en est
tellement sensible, que le cerf, la biche, le
chevreuil, même le lourd sanglier chargé de
lard, ne vivraient pas plus, pendant nos froids
hivers, en rase campagne , au milieu des neiges
slacées, que le lion , l'éléphant, le tigre et le
léopard, hors des fraiches forêts de la zone tor-
ride.
Ces riches ei élégans rideaux de verdure,
que la nature avait tendus avec tant de grâce
(4)
ei de majesté ; sur la cime de nos montagnes ;
ces belles et fructifiantes forêts, si injustement
dédaignées, si mal appréciées, si cruellement
mutilces, si ignominieusement abattues, qui
présentent à elles seules de petits univers, et
par ce qu’elles offrent de biens en elles-mêmes,
et par ce qu'elles renferment, nourrissent et
protègent d'êtres vivans sous leurs berceaux
hospitaliers, pouvant seules changer et adoucir
les climatures de tout un pays, doivent à ja-
mais être considérées comme les plus puissans
remparts que nous ayons à opposer aux aulans
du Midi etaux froids aquilons du Nord (1Y.
Vues générales sur les causes des inondations
irrégulières.
Toute la science du bonheur de l’homme
est dans le grand livre de la nature. La sagesse
divine s’y montre partout en traits ineffacables ,
à tout cœur droit disposé à l’observer et à l’admi-
rer avec bonne foi. Si rien ne peutétreretranché
ni ajouté à l’homme, sans diminuer de sa per-
(1) Comme, dans ce cahier, on ne présente que des vues
générales, de nombreux exemples viendront démontrer le
bienfait des abris:
(45)
fection ; si aucune espèce existante ne peul
disparaître sans briser un chaînon de la grande
chaîne qui he si harmonieusement tous les
êtres les uns aux autres ; si la moindre plante,
le moindre arbrisseau a eu un motif nécessaire
dans la création, comme tout ce qui existe le
démontre ; si nos vieux fleuves coulent où ils
ont dû couler dès la naissance du monde, il
faut convenir que la charpente osseuse du
elobe, a dû, telle qu’elle existe, sortir du
souffle divin, et les chaînes de montagnes re- ”
cevoir les directions , les formes, la composi-
tion et les hauteurs indispensables à chaque
latitude, pour réunir, en faveur de l’homme,
tout les bienfaits d’un Dieu, d’un Créateur
prévoyant.
L’orgueil humain crée des systèmes qui s’é-
vanouissent comme la rosée du matin, tandis
que tous les points de la terre présentent,
comme nous le verrons, les merveilleux mys-
tères d’une munificence éternelle, devant qui
l’homme ne devrait cesser de se prosterner..….…
Le temps n’est rien à la nature; elle est tou-
jours jeune et resplendissante, partout où son
antique et virginale beauté n’a pas été flétrie :
il n’y a dé vieux sur la terre que les dégrada-
tions humaines.
Les montagnes ne se ressemblent pas plus
(44)
que les noyaux en granit, en or, en cuivre,
en argent et en fer massif dont beaucoup se
composent; et, quoique leurs vertus attractives
remplissent visiblement une mission utile dans
l'harmonie du monde, notre intelligence bor-
née n'a pu encore bien définir les principes
cachés de leurs fonctions bienfaisantes. Leurs
chaînes, leurs formes, leur direction et leur
élévation différente , paraissent invariablement
coordonnées ayec le cours du soleil , les vents
généraux, la position des mers et des pôles,
pour assurer à chaque latitude, à chaque bas-
sin de la terre, les climatures relatives à la dif-
férence des animaux et des végétaux que la
nature y a fixés; car le renne se trouverait aussi
étranger, sans ses mousses savoureuses, dans
la belle et chaude Provence , que l’âne dans la
froide et brillante Laponie, sans son âpre et
piquant chardon.
Cette remarque est tellement dans l’ordre
éternel, que des voyageurs qui ont vécu dans
la Finlande encore vierge , et dans les sites les
plus magnifiques de la zone torride, c’est-à-dire
dans les deux zones les plus opposées de la
ierre, ne savaient encore, dans leur admira-
tion, à quel pays donner la préférence , tant
il est vrai que, dans l’état primiuf, toutes les
faces habitables du globe, depuis les pôles jus-
( 45 )
qu'à l'équateur , ont été traitées avec la même
prédilection , et montrent encore leurs beautés
magiques , partout où l’homme conquérant et
dévastateur n’a pas passé.
Si l’on voit en Russie des plaines de cent,
de deux cents lieues d’étendue, dans les parties
les plus éloignées des mers, nous voyons au
contraire, que la France, située entre laïMédi-
terranée et le vaste Atlantique, les Pyrénées
et les Alpes, et par conséquent destinée , ainsi
que les pays circonvoisins, à recevoir les pre-
miers vents et les premières eaux du Sud et de
l'Ouest, se trouve être presque sans plaines,
et entrecoupée , dans toutes les directions , par
des montagnes hautes, moyennes, ramifiées
sans interruption , ayant plus de quinze cents
lieues de développemens , s’élevant comme des
remparts protecteurs , et partageant tout le ter-
ritoire du royaume en dix-neuf grands bassins
distincts, fertilisés par vingt mille lieues de
fleuves et de rivières, deux cent mille lieues de
ruisseaux et plus de dix mille petits lacs ou
étangs. |
On saitque, plus les montagnes sont élevées,
plus grands sont les fleuves qu’elles enfanteni ;
la structure de celles de la France le démontre
d’une manière visible : la Garonne a sa source
au Mont-de-Gard, un des plus hauts pitons
( 46 })
des Pyrénées ; l'Allier, au Puy-de-Dôme, au
au Mont-d'Or, au Cantal, au Mont-de-Lau-
gère ; la Loire, au Mont-de-Mézin , au Mont-
de-Gerbier ; laSeine, la Marne et la Meuse, aux
plus hautes montagnes de Langres; la Moselle,
au Mont-de-Faucille ; le Rhin et le Rhône, aux
glaciers du Mont-Saint-Gothard.
Si les mers et les montagnes sont les grands
édifices de prévoyance de Ja nature; si les
arbres qui trouvent une partie de leurs alimens
dans l'atmosphère, pompent, au moyen de
leurs branches et de leurs feuilles, comme au-
tant de langues et de poumons, les sucs mêlés
avec l’air et l'eau qu'ils aspirent à de grandes
distances, les forêts attirent en masse les va-
peurs au,sommet des montagnes, pour entre-
tenir les sources qui en découlent : ce sont les
châteaux-d’eau des fleuves secondaires, comme
les glaciers le sont des fleuves du premier
rang. |
Les montagnes dont les hauteurs, les posi-
tions et les directions sont invariables, attirent
bien, dans leur nudité, une partie des eaux
de Vatmosphère , pour alimenter quelques
fleuves par intermittences on produire de dé-
sastreuses inondationsy mais les, forêts dissé-
minées , disséminent les. pluies, les sources et
les rosées , pour assainir et arvoser la terre; les
(47 )
montagnes abritent peu les campagnes, mais
les forêts font la loi aux vents et aux ouragans,
dont elles brisent, par leurs masses flexibles,
l’impétuosité; les montagnes attirent et con-
centrent le tonnerre, les forêts en divisent et
aspirent les principes électriques; les montagnes
élèvent les nuées, qui se condensent en neiges,
en givres ou grêles destructives; les forêts, au
contraire ; les tiennent près de terre, pour les
dilater en eaux fertilisantes ; les montagnes
dépouillées se déssèchent , se dégarnissent , tan-
dis que les forêts les humectent, les protègent et
les nourrissent de leurs couches annuelles de
feuilles, qui se convertissent en terre,
Lorsque les bois couvraient encore nos mon-
tagnes , les nuages étaient répartis d’une ma-
nière plus générale , ils se distillaient en pluies
sur la terré et ne se dévérsaient point, comme
aujourd'hui, en lavanges, qui entraînent par
torrens dans les fonds des vallées >. et jusqu’à
l'embouchure même des fleuyes, le peu de
terres qui leur restent, ainsi que celles que les
vents sont périodiquement chargés de leur ap-
porter , pour nourrir les végétaux qui devraient
les orner; dans:cet état primitif de nos forêts,
les eaux de pluies moins rapides trouvaient
dans les arbres, les buissons , les bruyères, les
mousses , les herbes et les couches épaisses de
(48)
feuilles, des obstacles continuels à leur libre
écoulement; elles s’enfouissaient partie en terré
pour augmenter les principes fécondateurs|,
partie dans les eavités que la nature avait prépa-
rées aux fontaines, chargées d'alimenter lente-
ment les ruisseaux et les fleuves; et la partie
surabondante s'écoulait, chargée des graisses
et des huiles dues aux décompositions animales
et végélales, destinées aux poissons des étangs,
aux terres eLaux prairies. , ,
Par la même raison que les forêts multipliées
sur les lieux éminens, rendent les pluies plus
douces, plus régulières et plus abondantes, elles
atürent aussi, dans la saison des frimas èt des
glaces, une plus grande masse de néiges pour
en revêtir la terre , et protéger contre les gelée's
les graines.et les plantes que l’homme ou la na-
ture lui ont confiées (1). 2914: 8l5
Le laboureur , le vigneron et lé jardinier
voient avec effroi les aquilons de l'hiver succé-
der au départ du soleil, avant que les campagnes
| (1) L'hiver de l’année dernière présente malheureuse-
ment une preuve évidente de cette vérité : les céréales
n'ayant pas recu leur couvert de ncige, ont été gelées
jusque dans leurs racines ; il y à des cantons où, par cette
caüse, on a été obligé de ressemer la moitié des champs
ensemencés de blé, en grains de mars.
(49 )
solent couvertes de ce vêtement de silence et de
sommeil ; non-seulement les neiges conservent
et compriment la chaleur de la terre, mais
ellés augmentont encore, par leur irritabilité,
son énergie ; et lorsque les chauds et humides
zéphirs .du ;printemps viennent en ;opérer la
fonte , elles se plongent dans Je sol, pour chan-
gerJeuï dongue protection en une chaleureuse
fermentation des sels, et précipiter la végéta-
ion.
‘On a observé dans tons les climats neigeux,
et plus particulièrement encore dans les pays
du Nord, l’étonnante rapidité de la végétation
après la fonte générale des neiges : plus donc
ilen tombe sur la terre, plus long-temps elles
da couvrent ,.et plus la nature acquiert de force
et d'énergie.
Sans le bienfait des neiges qui couvrent
pendant six, huit et neuf mois de l’année les
ælimats ,septentrionaux . ces, contrées seraient
vouéesà.une éternelle stérilité; parce que les
grands froids agissant immédiatement sur Îles
plantes, en détruiraient jusqu'aux derniers
germes. Que deviendrait l’habitant de ces pays
solitaires qui chérit sa terre natale jusque sous
des zones boréales, avec le renne son fidèle com-
>pagnon, quilui sert de bœuf, de cheval et de
vache, si, sous le brillant couvert de neiges,
2 4
(50)
ue croissaient pas en abondance ces lichens des-
tinés à nourrir ce précieux animal ?
Le renne qui offre, dans ses quatre mamelles,
un lait plus gras que celui de la vache; dans
son pélage une fourrure plus chaude que celle
de la brebis, et dans sa course un service plus
rapide que celui du cheval, ne traîne l’heureux
Lapon et l’agile Samoïede, avec la rapidité de
l'éclair sur les mers de neiges glacées, que
parce que le Créateur, splendide jusque dans
ces froides régions, fait croître partout sous
l'empire des neiges ses riches prairies de mousses
savoureuses,
Nous avons montré, dans les déboiseméns,
une des causes visibles, certaines, des inonda-
tions irrégulières, qui ont lieu dans les saisons
de pluies, ou par les torrens d’eaux que lesorages
précipitent sur la terre , et dont nos montagnes
dans leur nudité, ne peuvent plus modérer! lé-
coulement; mais les inondations les plus désas-
treuses, sont celles qui procèdent de la fonte
urop subite des neiges.
Lorsque nos montagnes et nos collines étaient
encore boisées , elles se chargeaient d’une plus
grande quantité de neiges et de glaces , destinées
à prévenir, pendant les saisons chaudes et sèches,
le tarissement des sources, et l’intermittence
‘aujourd’hui trop ordinaire de beaucoup de ri-
(51)
vières ; et après la révolution hivernale, la fonte
des neiges dans les forêts moins soumises à l’ac-
tion du soleil, ou des vents chauds que celles
de campagnes découvertes, était moins simul-
tauée, plus successive, et les inondations qui
nous menacent à chacune de ces époqnes, étaient
moins subites, par conséquent plus fertilisantes
et moins dangereuses.
Les pays de montagnes et ceux qui les avoi-
sinent, sont les plus sujets à ces grandes scènes
diluviennes , qui, au lieu de répandre pério-
diquement, comme autrefois, les limons ferti -
lisans des forêts, sèment aujourd'hui le ravage,
l’épouvante et le désespoir sur leur passage. Ce
sont d'anciens biafaits que de longs siècles de
guerres ont dénaturés; car c’est aux guerres
surtout qu'on doit les grands déboisemens des
plus belles faces de l'Asie, de l’Europe et d’une
partie de l'Afrique; elles augmenteait depuis
plus de trois mille ans les plaies de la nature,
et réalisent, dans leur aveugle fureur , un règne
de calamités accroïssantes, dans les objets mêmes
où l’homme avait le plus sujet de bénir la main
de son Créateur.
Les monts Pyrénéens, les Apennins, les Alpes
suisses et françaises , les Alpes italiennes et ty-
roliennes , les monts des Vosges, les monts Kra-
paks, elc., ont été élevés dans les airs, pour
4.
(52)
être les éternels réservoirsdes plus grands fleuves
de l'Europe, qui, depuis la première vie du
monde, coulent du sein de chacune de leurs
doubles faces, et portent la fraichenr de leurs
ondes, le mouvement, la santé et le bonheur
dans toute l’étendue de leur majestueux et pai-
sible cours.
Les fleuves n'avaient, comme tout ce qui ap-
partieut à la création, recu dans leur origine
qu’une mission bienfaisante avec un cours uni-
forme et régulier ; la nature avait ; dans sa pré-
voyance, couronné leurs sources d’une épaisse
et brillante chevelure végétale , chargée de con-
server les neiges et les glaciers, dans leurs pre
micres limites ; de ne permettre au solail que
des fusions régulières, et d'empêcher le trop
libre échappement des eaux des montagnes ;
les forêts groupées dès l’origine du monde, sur
les sommités, étaient instituées les gardiennes
tutélaires des sources de nos beaux et vieux
fleuves , comme elles sont les citernes vivantes
de nos plaines; mais, dès que la torche guer-
rière les eut atteintes, les calamités de la nature
ont pris naissance sur les ruines encore fumantes
de ces forêts, premières nourrices du genre hu-
mairie
La presque totalité de la superbe chaîne des
Pyrénées, dont les cimes verdoyantes se mon-
(55 )
traient jadis avec une orgucilleuse majesté jus-
ques aux rivages de l'Afrique, est déboisée sur
plus de soixante lieués de cours ; les Apennins
et la chaîne immense des Alpes, ces 1mposans
boulevards des plus belles régions de l'Europe,
font apercevoir également , à travers quel -
ques débris de bois, leur dégradation et leur
nudité.
De ces funestes destructions, il doit résulter
naturellement un agrandissement dans les gla-
cicrs, qui sont nos pôles méditerranés ; par con-
séquent une influence plus âpre, plus étendue
et plus durable sur les températures des pays
Voisins.
Le soleil , ainsi que les vents chauds et hu-
mides, n'ayant plus les mêmes masses d'arbres
pour modérateur de leur action , doivent opé-
rer sur ces montagnes de glaces et de neiges, des
fusions plus rapides et d'autant plus abondantes
que ces réservoirs sont plus étendus.
Les flancs de ces montagnes trop découvertes,
recevant aussi librement l'impression simul-
tance du soleil et des vents chauds, les épan-
chemens des avalanches sont plus imprévus
et plus multipliés. Voilà les causes irréfragables
de ces désastreuses inondations que l’'Htalie, la
France, la Suisse, la Bavière et l'Autriche,
ont annuellement à déplorer, et contre les-
( 54 )
quelles les plus beaux travaux des ingénieurs
n'auront que des durées éphémères, tant qu’on
ne s'attachera pas à prévenir le mal dans son
origine.
Dans les montagnes moins élevées, comme
celles des Pyrénées, de l'Auvergne, des Ce-
vennes, des Vosges, etc. , où le domaine des
neiges plus fusibles dépasse celui des glaciers,
ces réservoirs éprouvaut, par les mêmes causes,
une fonte trop subite; il en résulte deux grands
inconvéniens : celui d’inondations extraordi-
naires, et le départ prématuré des neiges et des
glaces, destinées à entretenir les sources des
fleuves qui en découlent, et les eaux de pluies
devenues plus rares, s’'échappant précipitam-
ment des flancs des montagnes mis à nu, les
fleuves privés de leurs réservoirs perdent de
leur volume et de leur force, dans les saisons
où leurs tributs seraient les plus utiles aux cam-
pagnes et aux habitations; les deux revers des
Pyrénées en offrent surtout la preuve.
On commence à sentir en Suisse, de quelle
haute importance il est de remonter à la source
des maux physiques qu'éprouve ce beau pays , et
que l’ancienne Helvétie n'avait point connus.
Voici ce qu’on mande de Berne à ce sujet :
« On vient de former à Untersée, le projet
» d’une école pour la culture des forêts et des
( 55)
» montagnes de la Suisse : ce bienfait est dû à
» M. Kasthoffer de Berne, qui, depuis dix aus,
» haut-forestier de ce canton, à eu occasion
» de se familiariser avec cette importante partie
» de l’économie rurale ; comme des écoles de ce
» genre n'existent ni dans les parties monta-
» gneuses de l'Allemagne, ni dans les Alpes
» de l'Autriche, de la France et de la Savoie ;
» qu'il n’y en a pas même dans ces vastes
» contrées du Nord, où la richesse du sol ne
» peut cependant être basée que sur ce genre
» deculture, on doit espérer que l'établissement
» dirigé par M. Kasthofler pourra être utile à
» plus d’une nation. »
Vues générales sur la violence des tempêtes et
des ouragans terrestres.
L'opinion que les ouragans et les tempêtes
terrestres tourmentent et dévastent le continent
de l’Europe d’une manière incomparablement
plus fréquente qu’autrefois, est générale et una-
nime. Cette révolution violente dans notre cons-
titution atmosphérique doit avoir une cause dont
il peut être utile, pour la société, de recher-
cher le principe.
On sait que le feu attire le feu, que l’eau attire
l’eau , et que l'air attire l'air; l'électricité, les
(56)
tombés marines et terrestres l’attestent. La com-
che inférieure d’air plus dilatée, plus raréhée,
attire les couches supérieures ; suivant le besoin
et les circonstances qui agissent.
Les grandes couches d'air produisent une:
compression d'autant plus forte sûr la terre ,
qu'elles sont plus épaisses et plus chargées, À
l'approche d’un orage, la difheulté que lon
éprouve à respirer , avertit assez que l'air est
épais et comprimé : ce malaise dure jusqu'à ce
que le plus imposant météoré de la nature ait
ouvert et dilaté les nuées
Les ouragans sont plus souvent la suite d’un
seul orage considérable , ou de la rencontre de
plusieurs orages qui, après s'être attirés, re-
poussés, héurtés et avoir effrayé la terre et ses
babitans de leurs feux et du bruit de leurs
tonnerres, dil:tent ou condensent subitement
les nuées, et donnent aux vents une grande
violence. ù
À de certaines époques de l’année , d’innom-
brablés nuages élancés des rivages de FAmé-
rique, ét parcourant un bassin de plus de deux
mille lieues de mers, nous arrivent périodique-
ment , pour approvisionnéer lesglaciers, les mon-
tagnes, les sources , et revêtir la terre des neiges
qui lui sont nécessaires ; 1ls sont ordinairement
précédés où suivis des grands vents qui les
(57)
annoncent où leur succèdent, et produisent
fréquemment les tempêtes terrestres les plus
longues, les plus étendues : tempêtes d’antant
plus violentes, que ces nuages très-chargés. par-
courént une zone plus basse.
Avant de nous plaindre cependant de ces
vents, qui n’ont peut-être pas été toujours mal-
faisans , il est juste d’en reconnaître d’abord la
nécessité.
Les grands phénomènes de la nature doi-
vent leur existence à une prévoyance supé-
rieure à la nôtre. Si le vent du Nord ne venait
pas, depuis les siècles, soufller à point nom-
mé sur la belle et vicille Egypte, pendant tout
le temps que les pluies de lAbissinie et des
monts de la Lune envoient leurs himons feruli-
sans ; s'ils n’en retardaient l’écoulement vers
la mer, et ne donnaient À ces flots féconds le
temps de se répandre dans la plaine resserrée
qui borde le Nil, cette Egypte si célèbre par sa
fécondité n'aurait jamais eu sa Fhèbes aux cent
portes , ni ses pyramides merveilleuses ; elle
serait aussi aride que les sables de la Lybie et
de l'Arabie déserte entre lesquelles elle se trouve
placée.
Le vent d'Ouest est un des quatre grands
vents alizés, qui, dès l’origine du monde, ont
recu la fonction de purifier la terre, de con-
( 58 )
server et d'entretenir l'harmonie de notre uni-
vers.
Ce vent s'élève du sein de l'Océan atlantique,
toujours à l'époque précise où les glaciers dés
montagnes de la Lune, des Pyrénées, des Alpes,
des monts Krapaks , du mont Caucase , et toutes
les montagnes à neiges, ayant épuisé leurs tri-
buis annuels, ont besoin d’être régénérés pour
continuer de payer ces tributs dans leur 1in-
variable effusion : c’est à l’époque précise où
les évaporations terrestres s'arrêtent, que la
nature végétale entre en repos, et que la terre,
qui a besoin d’être purifiée, attend depuis les
rivages océaniques jusqu’à ceux de la mer Noire
et de la mer Caspienne , enfin jusqu'aux vastes
déserts de la grande Tartarie, son vêtement
d'hiver.
En comparant les corps fluides aux corps li-
quides, on peut se former une idée plus simple
de leur mouvement et de leur action. L’axiome
en physique, que l’angle de réflexion est égal
à l'angle d'incidence, est dans la nature la
source d’événemens plus grands qu’on ne lima-
sine communément; la réflexion des rayons
solaires, de l’eau et de l'air, peuvent produire
les phénomènes les plus salutaires, comme aussi
les plus nuisibles.
Chargé, pendant huit ans, de diriger de
(59)
grandes constructions sur le Rhin, fleuve volu-
mineux, rapide, capricieux et fort difhcile à
traiter , à cause des fusions souvent irrégulières
et imprévues des neiges et des glaces alpines ,
je m'étais attaché à étudier ses phases, et à
suivre la parallèle de son cours, autant qu'il
était possible, pour ne point heurter et irriter
ses flots. J’ai remarqué, sur trente lieues de
rives, que, partout où les ingénieurs construi-
saient des ouvrages trop inclinés sur le cours
du fleuve, il y avait toujours plusieurs points
de chaque rive attaqués par les eaux, suivant
la plus grande exactitude des angles d'incidence
et de reflexion.
Les venis suivent les mêmes lois, et offrent
dans leur choc comme dans leur réflexion , les
mêmes résultats, d'autant plus dangereux, que,
ne pouvant voir le corps choquant à cause de sa
transparente fluidité, on ne le voit, on ne le
saisit que par les effets qu’il produit.
Prenons à présent, pour exemple, la struc-
ture physique de la France, et voyons ce
qu’elle peut éprouver et souffrir , ainsi que
tous les autres pays, des vents violens qui de-
viennent, par la nature des localités; beau-
coup plus tempétueux qu'ils ne le sont en ar-
rivant.
Le vent alizé de l'Ouest doit êire fort, doit
(60)
être puissant, pour soutenir et pousser sur deux
mille benes de mer, et au moins mille lieues
de continent, une autre mer de gros nuages,
chargés de manière à toucher presque terre, et
pour les voiturer jusqu’à leur dernière destina-
tion (1).
Qu'on se représente la France en relief, avec
ses quinze cents lieues de chaînes de mon-
tagnes à doubles faces, qui partent des Alpes
à douze mille pieds, et des Pyrénées à neuf
mille pieds d’élévation, qui vont, en déclinant
vers l'Océan, la Manche et le Rhin, et divisent
ses dix-neuf grands bassins en plus de mille
autres , par des chaines ramifiées.de différentes
élévations. Ces montagnes dépouillées en très-
grande partie, offrent peut-être des millions
de faces réfléchissantes, sur des plans perpen-
diculaires, inclinés, obius, aigus, circulaires,
à des courans qui, par la pression des nuages,
doivent le plus souvent suivre la parallèle de
l'horizon.
Ces courans resserrés dans les gorges , élar-
gis dans les plaines, réfléchis sur tous les an-
gles, pressés et heurtés par ceux qui les sui-
(x) Nous aurons occasion d'observer, par la suite,
que les nuages sont plutôt attirés ane poussés.
(61)
vent, mille fois rabatus jusqu'au fond ‘des
vallées , se relevant autant de fois, pour fran-
chir les montagnes, doivent , comme les vagues
mugissantes , offrir cette violence, cette agita-
tion énergique et tumultueuse , que nous pr é-
sentent les grandes tempêtes marines, €t pro-
duire dans les pays qu’ils parcourent, des scènes
désastreuses..… Voilà peut-être une image vraie
des tempêtes terrestres causées par les déboi-
semens. ta
Au lieu de utes ces SL réfléchissantes,
supposons-l& ! à présélit/couvértes de mousses ,
de plantes , de brüyéres de: buissons, d’ar-
brisseaux et de grands arbres , qui A RUE:
brisent et divisent les nuages , atténüent, par
une immeusité de fetilles mobiles, de bran-
ches, de rameaux et HE tiges flexibles, le choc
des vents que leur fonction” ést' d’ tr blir,
sans jamais les répéréuter ; : alors ‘les ‘'éouratis
n'étant plus irrités par les résistances, léur
violence sera amorüe, neutralisée ; et ce que
nous appelons atjourd’hui tempête , se trou-
vera changé en vents réguliers et salutaires.….
C’est l'effet d’un boulet de canon, frappant
contre un rémpart où un sac de laine : le solide
et puissant rempart en souffre , ei le réfléchit
encore , mais le faible sac de laine l'amortüit et
le tue.
(62)
Mais si les crêtes de nos montagnes possé-
daient seulement un triple rang de cèdres, qui,
par leur force et leur vigueur, l'étendue de
leurs branches et la verdure immuable de leurs
feuilles serrées , se jouent dans leur impassible
gravité , des plus grandes tempêtes, celles que
nous appelons ainsi dans nos climats, per-
draient et leur nom et leur caractère malfai-
sant. |
Dans ce premier cahier, nous avons consi-
déré, d’une manière générale, l'état primitif
des forêts, sous le rapport du grand ministère
météorologique, qu'elles paraissent avoir reçu
dans l'ordre de la cr éation , de l infl a1ence
visible qu'elles exercent sur les climatures , sur
les vents, sur les eaux vaporisées; des grandes
calamités physiques toujours croissantes , qui
procèdent de leur successive et ONU AU des-
truction, et qui intéressent au plus. haut degré
l'existence des nations. | |
La suite de cet ouvrage démontrera , par des
exemples propres à faire gémir, que rien de
tout ce qu'on vient d'exposer n’est hypothéu-
que ; mais que la nature est battue en ruine ;
que, dans cet état de subversion , elle menace
l’homme ; qu'il est urgent de la régénérer , et
que les sites aujourd’hui les plus arides,
(65)
peuvent à notre volonté redevenir les plus rians,
les plus magnifiques de la terre.
Sur l’ancienne abondance des baleines, des
phoques et des dauphins dans la Méditer-
ranée et dans la mer Rouge (à)..
Comme dès les premiers temps, tout semble
avoir été créé pour offrir à la contemplauon,
ou pour mieux dire, à l'admiration de l’homme,
une continuité de scènes imposantes, dans le
spectacle de tout ce qui animait les airs, la
terre et les eaux, auxquels s’étend son vaste et
noble empire ; nous allons retracer, d’après
des faits historiques , ce qui existait, sous ce
rapport , dans les deux mers les plus ancienne-
ment connues ; ce qui n'y existe plus aujour-
d’hui, ou ce qui s’y trouve du moins bien sen-
siblement diminué.
(1) Nous puiserons, pour la partie des poissons, plu-
sieurs de nos articles , dans l'Histoire générale des Péches
de M. Noël de la Moriniére, qui a exécuté un voyage,
d’une grande importance sous ce rapport , au cap Nrd.
Nous nous servirons quelquefois du propre texte de cet
estimable anteur, pour conserver, à ses descriptions,
tout l: mérite qu’il a su leur donner par ses vastes con-
naissances et ses recherches profondes.
(64 )
On peut dire que la partie terrestre du globe
est, aux vastes et profondes mers qui le cei-
gnent, ce que l'éléphant, le plus intelligent
et le plus colossal animal connu sur la terre,
est à la baleine, de cent vingt pieds de long,
sur étrente-six pieds de hauteur, chargée de
six pieds d’épaisseur de lard. Ce géant de la
nature, ce monument vivant de la toute-puis-
sance, qui a la capacité de tout un navire mou-
vant , et qui fait jaillir, aux yeux de homme,
l'onde amère dans les airs comme un déluge,
devient sa conquête et sa victime à sa première
volonté.
Selon Bochard, le nom de la baleine dérive
du Phénicien /Baal aun) ; ce qui prouve, sui-
vant lui, que les Tyriens en faisaient la pêche.
Rien ne nous défend de croire que la nation
qui, par ses entreprises maritimes , ouvrit à son
industrie, à son commerce une si vaste car-
rière; qui établit des colonies sur toutes les côtes
de la Méditerranée long-temps avant les Grecs,
eten jeta peut-être au-delà des Colonnes d'Her-
cule, ne fut pas la dernière à essayer cette pêche,
maleré les dangers qui l’accompagnaient. Il
est certain que Ja baleine était commune, et
dès-lors bien connue, dans:les mers de la Phé-
nicie. Plusieurs passages des livres sacrés :des
Juifs en font mention ; mais ceux-ci n’en par-
(65)
laient que d’après leurs voisins, avant l’expé-
dition de la flotte de Salomon pour la terre
d'Ophir.
Aristote a très-bien distingué la baleine du
dauphin, d’après la situation de son évent ;
et, quoiqu'il ne soit pas douteux pour nous
que la Méditerranée était autrefois une mer à
baleines , dont l’homme a successivement dé-
truit les espèces, ou qui s’en éloignèrent pour
se soustraire à ses attaques. Les Grecs se plai-
saient à croire que les mers de l’Inde nourris-
saient des cétacées cinq fois plus gros que le
plus grand éléphant ; ils pensaient que PAt-
lantique avait , comme elles , le privilège d’en
posséder dont la taille énorme et gigantesque
l’emportait sur celle des baleines de la mer
Egée. Cette opinion, fondée sur le récit de
quelques, marchands grecs qui avaient pénétré
dans l'Orient, jusques aux bouches de lIndus,
fut confirmée par la relation de Néarque, qui
commandait la flotte d'Alexandre dans le golfe
arabique. fn eflet, Néarque y trouva une
grande quantité de baleines : elles s’opposèrent
en quelque sorte à la navigation de sa flotte,
qui cinglait vers le Midi.
Il est permis de croire qu'il y a de l’exagéra-
tion dans son rapport, puisque les Grecs eu-
rent plus de peur que de mal; mais on ne peut
L. 5
(66)
révoqner en doute la réunion de ces grands
habitans des eaux en troupes nombreuses.
De nos jours, on peut en citer de pareils
exemples dans les mers de l’Australasie. Ces
baleines on physetères, ainsi nommées , parce
qu'elles jetaient beaucoup d’eau par leurs
évens, obscurcissaient l'air par une sorte de
pluie, qui empéchait de distinguer celles
mêmes qui étaient les plus voisines des bâti-
mens : on peut croire que c'était ou pour of-
frir à l'homme le spectacle de leurs jeux, ou
lintention de l’effrayer et de se défendre de
cette sorte.
Néarque, s'étant assuré que le bruit des ins-
trumens de guerre produisait une impression
de crainte et de terreur sur ces monstrueux
animaux, eut recours à cet expedient : 1l donna
l’ordre de sonner toutes les trompettes , comme
s’il se fût agi d’un combat; et se portant à
pleines voiles vers la partie de la mer occupée
par les baleines , elles rompirent leurs rangs,
et lui laissèrent le champ libre. On peut con-
clure de ce récit, qu’à cette époque les baleines
se trouvaient en abondance dans ces parages ;
tandis qu'aujourd'hui on considère comme un
phénomène d’y en voir apparaitre.
1 serait possible aussi que le son des trom-
pettes ;, qui anime et réjouit le cheval, dix fois
( 67 )
moindre qu'une baleine, aït produit sur ces
colosses une impression autre que celle qu'a
supposée Néarqué, Il y a environ trois ans
qu’une baleine de moyenne grandeur à échoué
sur les grèves de la Manche étant restée pres-
qu'a sec et ne remuant pas, on la supposa
morte ; mais au premier coup de tranchant
qu'on lui donna pour la dépecer , elle poussa
un cri si éffroyable , qu’elle renversa les curieux
qui l’entouraient comme d’un coup de ton-
nerre. |
Ce qui prouve que la vue de l’homme n’ef-
fraie pas, mais intéresse et réjouit peut-être
même les grands habitans des mers, c’est que
Cook remarqua, ainsi que tout sôn équipage
avec surprise, (lans Îles parages de la T'erre-de-
Feu, où il relâchait en 1774, que plus de
trente grosses baleines et des centaines de
phoques , sous les formes de lions, d'ours, de
chevaux et de veaux marins, étaient venus
jouer autour du vaisseau ; après que les baleines
eurent offert le spectacle de leurs merveilleux
jets-d’eau , elles voulurent le varier , et ces énor-
mes animaux se couchaient sur leurs dos, et
battant de leurs longues nageoires pectorales,
la surface de la mer, elles produisaient à
chaque coup, un bruit paréil à l’explosion d’un
pierrier.
(68 )
Outre que ces baleines de quarante à quatre-
vingts pieds de long, de dix à quinze pieds de
diamètre , frappaient les flots de leurs puis-
santes nageoires, elles sautaient aussi en l'air
et retombaient lourdement, en faisant écumer
la mer autour d'elles : on eût dit que la nature
impatiente , attendait l’arrivée de l'homme pour
lui présenter une fête des habitans des abimes ,
ou que les baleines, prenant le vaisseau mou-
vant, pour un grand animal, voulaient lui
témoigner leurs amitiés.
11 parait que les habitans des rivages du
golfe arabique en détruisaient beaucoup cha-
que année, et qu'ils se nourrissaicnt de leur
chair : car, du temps de Strabon, elles étaient
déjà moins nombreuses ; les ossemens de celles
qui étaient poussées mortes et qui venaient
s’échouer sur les côtes, servaient encore à ces
ichthyophages : ils en formaient des solives
quand ils construisaient leurs cabanes. Stra-
bon cite d’autres nations barbares de la côte
d'Afrique , qui se revêtaient de peaux de ser-
pens et de poissons. Il est évident que, par ces
derniers , il faut entendre les baleines et les
grands squales.
Élien rapporte que , de son temps, non-seu-
lement on employait les nerfs des baleines,
pêchées auprès de l'ile de Cythère, à faire des
(69 )
cordes d’instrumens de musique, mais qu’on
s'en servait aussi dans la composition des ma-
chines de guerre : il est probable que c’est des
fanons de baleine qu'Élien a voulu parler : leur
force et surtout leur élasticité justifient cette
conjecture.
Les anciens Grecs paraissent avoir connu les
deux espèces de la famille des phoques qui ha-
bitent la Méditerranée. Lorsque Protée est dé-
signé comme remplissant les fonctions de con-
ducteur des troupeaux de Neptune, c’est tou-
jours des phoques soumis aux lois de ce dernier,
que les poètes entendent parler.
Ces amphibies possédant la faculté de pro- Ancienne
duire des sons, et étant doués d’une intelli- dre
gence qui les distingué des autres habitans des n°74 Med
eaux, Buffon à pensé, peut-être avec raison, : Fa scE
que l'imagination ardente et fertile des Grecs
avait donné naissance aux tritons , qui embou- DA tone
les sirènes.
chaient leur conque argentine, en précédant
Pensée sur
le char du dieu des mers, et aux sirènes, qui
faisaient retentir leur voix mélodieuse dans les
déserts de l'Océan. Il est certain que là, où
il y a de la voix et de l’intelligence , il peut
eu résulter une harmonie relative ; maïs nous
sommes si loin de l'harmonie générale qui a pu,
peut-être dû exister , dans l’ensemble de la na-
ture primitive , que nous aimons mieux étein-
(7%)
dre , par le doute, l'impression que petivent en
avoir reçue les anciens. L'histoire si intéressante
et si oubliée des dauphins , nous en fournira nn
nouvel exemple. |
Les phoques étaient connus du temps d’Ho-
mère ; ce peintre de la nature parle du vieux
Nérée, qui mène paitre ses phoques; et lorsque,
poursuivi par l’injuste courroux de Thésée,
Hippolyte conduisait son char sur les bords de
la mer, vers les murs de Trézène, ee furent
des phoques qui , se portant brusquement sur
le rivage, frappèrent ses coursiers d’épouvante ,
peut-être autant par l'odeur pénétranté des
abîmes de la mer, qu’ils répandent au loin,
que par leur forme (1).
Homère nous représente les phoques, qui
sortent de l'Océan quand le soleil est parvenu
au milieu de sa course : ce qui est conforme à
leurs habitudes. L’odeur qui s’exhale des pho-
ques est insupportable. Homère n’a pas man-
(1) Pour se faire une idée du poids et des dimensions
des phoques , il est à remarquer qu'on à pris; vers le
cap Horn , des mâles de dix à douze pieds de long, qui
pesaient de douze à quinze cents livres, après qu'on en
eut Ôté la peau, les entrailles et la graisse : poids et di-
mensions que les plus grands taureaux ne peuvent at-
teindre.
(71)
qué d’en faire mention. « Nous étions suffoqués,
» dit Ménélas à Félémaque, par les émanations
» fétides de ces animaux , nourris au fond des
» mers: Eh ! qui pourrait reposer auprès d’un
» phoque? »
Aristote a fort bien connu le phoque , d’après
sa conformation générale, ses habitudes, ses
besoins particuliers.
Le phoque est un quadrupède imparfait ,
ainsi que le définit ce naturaliste ; ses dents
sont en forme de scie : ce qui les distingue,
suivant lui, des autres quadrüupèdes , qui ont
les antéricures ou incisives , tranchantes, et les
latérales où molaires aplaties ; il semble qu’il
soit ainsi organisé ; ajouté Aristote, pour qu'il
forme la transition entre les quadrupèdes et
les poissons, dont plusieurs ont les dents ainsi
conformées. Il a dés pieds , bien qu'il nage dans
l’eau , et des nageoires, quoiqu'il marche sur
la terre : é’est ce qui a fait dire à Théophraste,
son disciple, que les plioques lui paraissaïent
d'ané nature douteuse. Les pieds antérieurs
ont cinq doigts articulés et réunis par unñé
membrane ; ils ne présentent que la troisième
partie de cellés qui composent le bras de
l'homme : cette partie se détache immrédiate-
ment de la poitrine, et n’est point soutenue
par les deux auires qui restent enfermées ét
&
(72)
cachées sous la peau; les pieds de derrière
sont aussi réunis par une membrane , et rap-
prochés l’un de lautre ; ils ont plutôt la forme
d’une queue de poisson que celle de véritables
pieds. Suivant lui, c’est le seul quadrupède
marin qui cherche sa nourriture sur les bords
de la mer.
Aristote observe que cet amphibie est vivi-
pare ; que la femelle du phoque est pourvue
de mamelles pour allaiter; qu’elle fait ses petits
à terre ; qu’elle les conduit ensuite à la mer.
Il donne quelques détails sur l’accouplement
des phoques, d’où il faut conclure que le
nombre de ces amphibies était assez considé-
rable dans la Méditerranée, pour qu'on püt
les observer: dans la saison des amours, et
qu’en toute supposition , ils étaient moins fa-
rouches qu'aujourd'hui. En disant que cet ani-
mal a sur le corps une couche si épaisse de chair
ou plutôt de graisse, qu'il est difhcile de le
tuer, si on ne le frappe sur la tête; il n’a point
oublié les combats que se livrent les phoques,
par esprit de famille, pour la possession de
la partie du rivage qu'ils veulent occuper,
quand ils gagnent la terre à dessein de sy
reposer.
Quoique Oppien ait vécu plusieurs siècles
après Aristote, et que les détails sur la pêche
(75)
contenus dans son poème, semblent plutôt ap-
partenir à l’âge des Romains qu'à celui des
Grecs, puisqu'il écrivait sous Caracalla , néan-
moins ce qu'il dit à ce sujet, en parlant des
phoques, semble naturellement se ‘reporter à
la pêche des Grecs.
Elien, avant lui, avait ajouté aux détails
donnés par Aristote, que c’est vers le soir, et
quelquefois à l'heure de midi, que les phoques
sortent de la mer et viennent dormir sur le.
rivage. Oppien en parle dans les mêmes termes ,
et il ajoute : que les petits ne viennent pas à la
lumière dans l’eau, mais à terre, et qu'ils n'y
restent que douze jours; le treizième, la fe-
melle les prend sous sa nageoire ; elle les emporte
dans la mer avec joie et comme en triomphe,
pour les familiariser avec l’élément dans lequel
ils sont appelés à vivre. Oppien, dansce morceau
embelli d'images poétiques, compare la femelle
du phoque, guidant son nourrisson au milieu
des vagues, à une femme devenue mère pendant
son exil, qui retourne dans sa patrie avec son
enfant.
Il nous apprend aussi que souvent, malgré
eux, les pêcheurs arrêtaient des phoques dans
leurs filets : capture qui exigeait, de leur part,
une manœuvre aussi prompte que laborieuse.
pour les amener à terre. S'ils n’ont l'adresse,
(74)
dit-il, de tuer de suite cet animal, il redouble
d’eflorts; indigné, furieux de se voir capuüf,
il déchire les filets avec ses ongles, et s'ouvre
un passage dont les poissons profitent pour
s'échapper, au grand préjudice dés pêcheurs ;
mais s'ils parviennent à amener les filets jus-
qu'au rivage, alors s’armant de tridens-et de
bâtons, ils peuvent s’en rendre maîtres, pour-
vu qu'ils s’attachent à le frapper à la tête : car
c'est la seule partie où il puisse être atteint et
blessé à mort. Puisque du temps d’Oppien , les
pêcheurs prenaient ainsi des phoques dans leurs
filets , il faut conclure que l’espèce était encore
commune dans la Méditerranée ; quoiqu’elle
l’eût été davantage à l’époque où Aristote éeri-
vait:
Pline remarque, au sujet de cet amphibie,
qu’il était suscepuble d’une sorte d’mstruetion ;
qu'on lui apprenait à saluer de la tête et de
la voix, ét à donner, suivant les ordres de
son maitre, plusieurs autres signes d’intelli-
gence.
Suétone rapporte que, lorsque le tonnerre se
faisait entendre , l'empereur Auguste laissait
voir une frayeur indigne d’un homme, et qu'il
portait toujours sur Jui, en quelque lieu qu'il
für, une peau de phoque, dont il.se faisait une
sauve garde, On croyait que la dépouille du
(79)
phoque ne pouvait être frappée par la foudre ;
c’est pour cette raison que l’empereur Septime-
Sévère faisait couvrir ses tentes de peaux de cet
amphibie; usage qui s'était introduit chez les
Romains du temps même de Pline, qui en fait
mention.
Enfin, suivant Palladius, on supposait, dans
les campagnes d'Italie, que la peau des phoques
avait le pouvoir d’écarter la grêle et l’eflet mal-
faisant des intempéries de l'air, et qu'il suffisait
d'en suspendre une à un cep de vigne, pour
garantir toute la plantation, Ces faits, tout mi-
nutieux qu'ils sont, attestent que l’espèce n'était
pas rare sur les côtes d'Italie ; tandis qu'aujour-
d’hui il serait difficile, pour ne pas dire impos-
sible, de réunir la quantité de peaux de phoques
qu'il eût fallu pour couvrir la tente d'un seul
chevalier romain.
Suivant les Périples d’ RME et d'Âr:
témidore, il existait des phoques dans le golfe
arabique. Une île de cette mer intérieure, située
sur sa côte orientale. portait le nom d’Zl des
Phogues, à cause de la grande quantité de ces
amphibies qui s'y SEEN à c’est l'ile actuel-
lement nommée El-Cab,, en decà du Tor, sui-
vant la carte du Père Sicard. Aujourd’hui le
solfe arabique ne possède plus de phoques; au
moins les voyageurs qui l'ont parcouru n’en font
Ancienne
existence de
phoques dans
Ja mer Rouge.
( 76 )
pas mention. Îl n’en faut pourtant rien conclure
de défavorable au témoignage des deux Périples
grecs : rien n'empêche de croire qu'il se trou-
vait alors des phoques dans cette mer, comme
il se voyait des élans dans les forêts de la
Gaule, et des éléphans dans les plaines de la
Tartarie.
Combien d’espèces d'animaux fidèles à l’ins-
ünet de la liberté, ont successivement disparu
de différens points du glohe, à mesure que la
population de l’homme s’est accrue, et qu’éllé
est parvenue à les expulser de leur sol hérédi-
taire, chaque fois que les mœurs, les habitu-
des, les besoins , leur ont fait repousser la main
qui les caressait pour les asservir, ou qui ne
cherchait à les atteindre que pour les détruire!
Les baleines du Spitzherg, trop vivement pour-
suivies par l’homme, n’ont-eiles pas émigré vers
les glaces Les plus voisines du pôle, et les castors
du Canada n’ont-ils pas mis entre eux et lui de
vastes déserts”?
La diminution , la fuite, on pourrait presque
dire, la disparition d'un grand nombre de races,
a une cause plus réelle que celle de l’accroisse:
ment de notre population, qui n’en est que
l'instrument aveugle : c’est l’immense destruc-
tion des grands végétaux, qui se poursuit depuis
deux mille ans en Europe, et qui, intervertis-
(77)
sant les plans de la nature, enlève à la terre,
avec ses abris, ses élémens de fécondité , que
l'on doit considérer comme la cause capitale de
la diminution accroissante des trésors naturels
qui s’offraient naguère dans une si grande abon-
dance à l’homme. Par ce que nous aurons à dire
sur la quantité innombrable d'animaux domes-
tiques et sauvages, qui existaient dans les hospita-
lières forêts; sur les pêches qui nous paraïtraient
incroyables, si les faits n'étaient historiques ,
qui se faisaient autrefois en thons, en estur-
geons, en saumons, en aloses, en harengs, en
sardines, outre l’immensité de poissons qu’of-
fraient les eaux douces du continent, il sera
facile de se convaincre, qu’en diminuant le do-
maine du règne végétal, d'iquel ressortl’existence
de tousles êtres vivans, on appauvrit visiblement
toutes les populations.
L'histoire du phoque, en apparence si peu de
chose à nos yeux, mais qui occupe cependant
sa place dans la chaîne harmonique des êtres,
offre son point de contemplation , aussi bien que
l'étoile merveilleuse qui, du haut de la voûte
céleste , réjouit, de sa lumière seintillante, les
habitans des abimes, nous fournira un exemple
particulier à ce sujet.
Nous avons vu que les phoques ne peuvent
naître qu’à terre, dont ils doivent respirer l’air
(78)
pendant douze jours, avant de pouvoir aller
habiter la mer; mais cette condition absolue
pour leur existence, suppose un abri paisible,
un couvert, de la sécurité, et peut-être des ali-
mens pour Ja mère auprès de sa couche; ces
biens réunis ne pouvaient se trouver qu'au
bord des bois solitaires qui ombrageaient au-
trefois les rivages de la mer; si ces berceaux
hospitaliers sont détruits, la propagation con-
trariée doit en diminuer lespèce, ou forcer
des races entières à fuir les eaux natales, que
. leur instinet et leurs habitudes leur rendaient
Dauphins
de la Méditer-
ranée,
chères, pour chercher d’autres solitudes, que
l’homme n'ait pas encore flétries par la destruc-
tion. :
Îl est certain qu'originairement les rivages et
les îles de la Méditerranée étaient richement
boisés, et présentaient leurs consonnances avéc.
la nature entière. Homère a chantéla majestédes
bois qui, de son temps, couvraient lile de Zante;
mais ces beaux ombrages qui se reflétaient ma-
gnifiquement sur la mer, et réjouissaient la vue,
ont disparu comme beaucoup d’autres, etle bois
estaujourd’hui la première chose dontmanquent
les insulaires.
Après avoir parlé de l’ancienne existence des
baleines et des phoques dans la Méditerranée ,
nous sommes naturellement entrainés à par-
(79 )
ler du dauphin, considéré comme l’ami de
l’homme, et dont les Grecs ont vanté l’intel-
ligence, les qualités généreuses et la sensibi-
lité aux charmes de la musique. Nos observa-
tious nous conduiront, on pourrait dire, à
une anecdote qui a eu lieu au milieu des eaux
de la Méditerranée il y a environ deux ans.
Notre conjecture pourra paraître plus imagi-
naire que réelle; mais notre état social nous a
si fort écartés des plans primitifs, nous sommes
si loin des concordances générales créées par le
souffle éternel, qu’il peut être permis de croire
que le dauphin a conservé une sensibilité,
qui s'éteint trop facilement dans le cœur de
lhomme (1).
Les cétacées connus sous la dénomination gé-
nérique de dauphins, ei nous n’entendons par-
ler ici que des espèces qui se trouvent dans la
Méditerranée , furent plutôt l’objet du culte des
Grecs que celui de leur pêche.
(1) Le dauphin est voüté sur le dos, couvert d’un cuir
lisse et sans poil; il a le museau long, la fente de la
bouche longue, avec de petites dents aiguës ; la langue
charnue , sortant de dehors et un peu découpée à l’en-
tour ; le dos noir, le ventre blanc, une nageoire au milieu
du dos, deux au milieu du ventre; sa chair tient entre
«celle du bœuf et du pourceau. On a péché des dauphins
dont la taille passait celle du pius grand cheval.
( 80 )
Ils ne rangèrent point le dauphin vulgaire
au nombre des animaux utiles que la mer ren-
ferme, et dont l’homme fait sa pêche pour sa
propre consommation. On ne s’attacha pas, dans
les premiers temps, à s’en emparer pour en ob-
tenir de l'huile ou pour en manger quelquefois
la chair ; au contraire, on ne vit en Jui qu'un
ami de l’homme, un poisson favorisé des dieux,
et dont l’imelligence lemportait sur celle des
autres espèces.
Admirateurs ardens de cet objet de leurs affec-
tions, les Grecs remarquaient avec le plus vif in-
térêt, que les dauphins nageaient en troupes ;
d’où ils concluaient avec raison qu’ils avaient les
mœurs sociales. Ils observaient que le mâle et
la femelle allaient souvent de compagnie , et ils
en tiraient cette conséquence que, loin d’éprou-
ver une passion passagère comme le besoin qui
la fait naître, ils étaient constamment unis
par une réciprocité de sentimens. On leur sup-
posait une excessive tendresse pour leurs petits,
une grande sensibilité pour ceux de leur espèce
qui avaient le malheur d’être pris : on accordait
même aux dauphins la faculté de verser des
larmes ; enfin on leur faisait honneur des sen-
timens les plus nobles et des actions les plus
généreuses.
On les considérait surtout comme fidèles
0
( 81 )
compagnons de l’homme, et qui , loin d'éviter
ses regards, se plaisaient à égayer ses travaux ,
en venant bondir autour des barques des pé-
cheurs, et pousser dans leurs filets, les trigles,
les anchois , les sardines, etc.
Les Grecs pensaient aussi qu'entre tous les
animaux qui habitent la terre ou la mer, le
dauphin se distinguait par sa vitesse étonnante ,
et que, pour franchir de grandes distances , il
n'avait point d’égal en rapidité. Selon eux, celle
de la flèche ou de l'oiseau , qui fend les airs,
né lui était pas comparable ; ils prétendaient, à
cette occasion, que de même qu’un nageur
retient son haleine, le dauphin suspendait sa
respiration ; qu'il donnait, par ce moyen, une
telle force d'action à ses mouvemens, qu'il s’é-
lançait comme un trait au-dessus des barques
avec la plus grande facilité.
Les Grecs, en accordant au dauphin un
assemblage de qualités rares, l’entourèrent
d’une sorte de vénération , en placant son
image jusque dans leurs temples, sur leurs
monnaies, leurs médailles ; sa renommée s’é-
tendit ainsi à des contrées éloignées de la
Grèce, telles que la Mauritanie, l’Ibérie ou
l'Espagne , etc.
C'est de Neptune en particulier qu’on le
vit le plus souvent lattribut ou le symbole,
É. G
(82)
dans les premiers temps du monde. ]}après
la mythologie des Grecs, ce dieu voulant épou-
ser Amphitrite, la déesse rebelle aux lois de
l'amour , avait rejeté sa main, et, pour éviter
ses poursuites , s'était cachée dans une des salles
les plus reculées du palais de l'Océan , aux ex-
trémités de l'Atlantique. C’est au dauphin que
Neptune fut redevable de la découverte de son
asile et du bonheur de triompher de ses refus.
De à les dauphins furent nommés les ministres,
les courriers du dieu de la mer. La grande ra-
pidité, avec laquelle ils fendaient les flots, fut
considérée comme une preuve de la célérité
qu’ils mettaient à remplir ses ordres.
Une tradiüon populaire, accréditée dans
toutes les îles de l’Archipel, attribuait à un
cétacée de cette espèce, la gloire d’avoir sauvé
les jours d’Arion , qui l’avait charmé aux sons
de sa lyre ; et chacun citait avec complaisance
l'acte de sensibilité rare d’un autre dauphin,
qui n'avait pu survivre à la perte d’un jeune
enfant de la ville d’Tase.
Plutarque et Élien ont fait connaître l’action
mémorable de ce dauphin qui, s’'approchant
de la ville d’Iase , en Carie, s'était accoutumé à
recevoir ; sur son dos, un jeune enfant qu'il
emportait jusqu'à une certaine distance de la
terre , et qu'il rapportait ensuite sur le rivage.
( 85 )
Cet enfant étant mort, le dauphin, qui ne le
voyait plus, en conçut un tel chagrin , qu'il ne
put survivre à cette perte et vint expirer, quel-
ques jours après, sur le sable. En reconnais-
sance de cette preuve signalée attachement ,
les habitans d’lase firent frapper des monnaies ,
qui représentent le jeune Hermias porté sur le
dos d’un dauphin (1).
Faras, fils d'Hercule, ayant fait naufrage
dans le golfe de Crissa , fut redevable du salut
de ses jours à la générosité d’un dauphin, qui
le transporta sur le rivage : des médailles le re-
présentent avec un dauphin et tenant les mains
élevées, dans la posture d’un homme qui de-
mande assistance , où qui remercie les dieux
du secours qu'il a recu.
Oppien s'élève avec véhémence contre les
pêcheurs barbares qui, sans respect pour le
cétacée consacré à Neptune , osent lui donner
ANRT Un CAE LtRre FI VESNUE PAP TERMES ee GE, Ce
(1) Il n'y a là rien d’invraisemblable ni de surnaturel,
et sans citer parmi les nombreux exemples d'affection et
d'intelligence de beaucoup d'animaux, l'admirable fidé-
lité du chien envers l'homme , nous présenterons celui
de l'éléphant, susceptible d'un si vif attachement pour
son maître, qu'il arrive souvent qu'il refuse toute
nourriture et se laisse mourir du chagrin de lavoir
perdu.
6.
( 84)
la mort. «Capables une telle action, s'écrie-tAl,
» ces hommes dénaturés ne se feraient pas seru-
» pule d’ôter la vie à leurs parens. » [l entre
ensuite dans les détails d’une pêche, et repré-
sente un jeune dauphin qui s'approche, sans
défiance, du rivage de la Thrace ei des barques
des pêcheurs ; suivi de l'œil par sa mère , il ne
soupconne pas le malheur qui attend sur ces
bords inhospitaliers. Soudain le harpon siffle et
vient frapper linnocent animal ; atteint d’une
douleur cuisante , il cherche un remède à ses
maux en se plongeant au fond de Ja mer; les
pêcheurs laissent filer la corde jusqu’à ce que
leur victime , se sentant défaillir, remonte len-
tement à la surface de l’eau, où elle expire ;
sa mère ne l’a point perdu un instant de vue ;
son agitation décèle tout ce qu'elle éprouve de
douleur à cette perte : on croirait que c’est elle
qui a recu le coup dont l’objet de ses affections
est frappé ; n’ayant plus rien qui l’attache à la
vie, elle s’offre d’elle-même aux harpons de
ses ennemis, et s'expose volontairement à une
mort certaine,
Nous ayons consacré cet article au dauphin
parce: qu'il fut, sans contredit, celui des ani-
maux marins que les Grecs révérèrent le plus,
comme l'espèce là plus noble de toutes et la
plus remarquable par sa bienveillance pour
(85)
l’homme. Les habitudes générales et particu-
lières de ,ce 'cétacée étaient déjà bien ‘connues
du temps d’Aristote!: c'est aussi celui des habi-
tans de la mer dont le naturaliste grec à laissé
lx description la plus complète ; relativement au
siècle d'Alexandre.
D'après l'opinion que nous venons de pré- Matelot
F sauvé en
senter des anciens, sur les qualités affectuenses 1818, par des
du, dauphin envers l'homme; et qui, plus près nt pa
que nous de la nature, l’observaient avec pius
de sentiment que d'esprit; nous nous hasar-
deroris à soumettre au jugement du lecteur, Ja
seène intéressante à laquelle le malheur d’un
matelat a donné lieu au milieu de la Méditer-
ranée ; au mois de décembre. 1818.
Quoique plusieurs feuilles publiques de Pa-
risen aient-parlé, nous nous bornerons à trans-
crirey mot à mot, la relation qu’en a! don-
née le journal de Marseille, 50 janvier 1819,
parce que c’est dans.cette ville qu'est abordé le
naufragé, et qu'il a fait le récit de son aventure
singulière.
« Les curieux se: plaisent depuis quelques
jours, à entendre raconter laventure: toute ré-
cente d’un matelot; lequel sérvant;sur un-bà-
timent qui faisaitwoile-de Constantinople pour
Marseille; eut le mallieur, par un gros temps,
d'être emporté: dans la mer; au moment où il
(86)
était occupé de la manœuvre sur le haut d’un
mât. Le vent soufflait avec tant de violence ;
qu'on se vit dans la cruelle nécessité d’aban-
donner cet homme à son sort, »
« Il n'eut pas plutôt fait quelques: efforts
pour se débattre contre les flots, qu'une mul-
utude de monstres marins vinrent se ranger
autour de Jui, et parurent surpris des mouve-
mens de ce malheureux , qui mettait en œuvre
tout ce qu'il savait de l’art de nager, où il ex-
cellait. Épouvanté de se trouver en présence
de pareils spectateurs , ce matelot voulut se
laisser aller perpendiculairement au fond des
abimes, pour y mourir sans voir disputer ses
membres par ces effroyables poissons ; maïs
parvenu à une certaine profondeur, l'instinct
de sa conservation le fiv remonter vers la sur-
face de l’eau ; il ent la douleur d’y retrouver les
monstres ; qui , toujours plus enchantés de sa
dextérité, paraissaient impatiens de savoir: à
quelle espèce appartenait ce nouvel habitant de
leur élément. » |
« Enfin , après s’être ainsi w'ouvé, pendant
près de trois heures , entre la vie et la mort, se
démenant au milieu de cette escorte, qu'il fi-
nit par se donner pour appui ; d’un intervalle
à l’autre, cet infatigable nageur aperceut un
bâtiment dont la route était dans sa direction ;
(87)
les cris qu'il fit entendre décidèrent le capi-
taine à aller reconnaître la détresse qui en était
cause, età manœuvrer pour Île salut de celui
qui présentait un spectacle aussi étonnant.
Toutefois il restait beaucoup à faire, car cha-
cun sait qu'en pareil cas , le plus grand danger
est à l’instant où ces animaux voient échapper
leur proie. Le moyen dont on se servit fut de
jeter, par le bord opposé à celui ou se trouvait
l’homme à sauver, une assez grande quantité
de provisions de bouche, qui attira successi-
vement les poissons ; et l’on profita de cette
diversion pour hisser brusquement le pauvre
matelot , qu’un redonblement de frayeur, mêlé
avec la joie de sa délivrance , avait mis dans un
état bien pitoyable : aussi croira-t-on sans peine
qu'il fut quelque temps à se remettre après
cette cruelle agonie !»
On voit par ce récit, que la tradition des
anciens , sur les qualités affectueuses du dau-
phin envers l’homme, esteffacée de notre tem ps,
et qu'il est peut-être venu dans l’idée de peu
de monde, que ce bon matelot à pu devoir son
salut à ces poissons hospitaliers , que, dans sou
effroi , il a considérés comme des monstres prêts
à le dévorer.
Ou sait que les grands poissons voraces de
la Méditerranée, comme les squales et tous
( 88 )
lesautrés requins , se voient rarement en troupe,
tenir la haute mer ; ils se uiennent générale-
ment près des ports, dans les golfes , dans les
baies, vers les écueils et les embouchures des
fleuves, où ils sont plus assurés de satisfaire
leur irritant appétit. La nature les ayant doués
d’une extrême voracité , semble les avoir des-
unés à nettoyer les rivages habités, des cadavres
qui pourraient les infecter, ainsi que l’hiène ,
le tigre, le léopard, le lion, le loup et les
oiseaux de proie , sont chargés de cette mission
sur la terre.
On voit que si ce matelot s'était trouvé au
milieu d’une troupe de requins , au lieu de
lui prêter leur appui , ils l’auraient dévoré sur-
le-champ. On sait que l’appât d’une proie leur
fait faire de longues routes avec les vaisseaux ,
et qu'aussitôt qu'on jette un corps mort dans
la mer , ilest à l’instant dépecé et englouti. I]
est donc évident que ce n’est point par des re-
quins que ce marin a pu être soutenu el
conservé pendant trois heures au-dessus des
flots.
Parmi les plus gros poissons visibles dans la
Méditerranée , après les requins, sont les dau-
“phins ; on sait qu'ils vivent en société et se mon-
trent souvent en troupes. Or ici, ces monstres
généreux, qu’un Phénicien aurait mieux recon-
( 89 )
nus, sontvenus, par des mouvemens de bienveil-
lance, se ranger autour de l’homme, pour qui
l'instinct de leur affection est incrée , malheu-
reusement muéts, mais cependant! expressifs
dans leur ‘empressement, à se serrer ‘autour, de
lui assez près ; pour, qu'il pût s'appuyer ;/repo=
ser et reprendre haleine. Il:est possible que, si
notre marin avait, dans une position aussi ex-
traordinaire , été à l'instant pénétré de latta-
chement que le dauphin porte à l'homme: , 1l
eût, en se placantisur la croupe de, l’un d’entre
eux, peut-être été porté comme un trail sur
le rivage , et aurait! renouvelé ainsi, de nos
jours , l'histoire d’Arion, de Taras , erdu jeune
Hermias.
On ne peut rien conjecturer.sur ce que les
dauphins auraient fait s'ils eussent vu. hisser
le maelot.au milieu d'eux ; mais par les soins
qu'ils ont pris de sa conservation , il est proba-
ble qu'ils auraient puissamment défendu Fami
qu'ils avaient placé dans le,cercle de leur pro-
tection , contre tout requin qui.se serait. pré-
senté pour l’attaquer. Il ne peut done presque
point rester de doute , qu'il ne doive la vie
aux soins de ces généreux cétacées : car il lui
eût été difficile de la conserver en se débattant
au milieu des flots, pendant trois heures , sans
aucun point d'appui’, et sinon. impossible du
Puissance
de la musique
sur les ser-
peps.
( go’)
moins plus difficile encore de se trouver , faute
dé repos; avéc une respiration affaiblie, épuisée,
assez! dé force de voix pour se faire entendre à
wravers 16 Druissement rauque et étouffant des
vagues de la mer; peut-être encore n’éñût-1l pas”
été même aperçu , sans le groupe volumineux
de dauphins protecteurs, rangés autour de li
comme des sauveurs.
Il serait à désirer qu’un habile dessinateur
I
voulüt s'occuper à transmettre, par le burin,
la scène dont nous venons dé parler; rendüe
avec toutes les circonstances combinées, elle
pourrait donner lieu à plusieurs tableaux qui
seraient probablement aecueillis avée un granit
intérêt du public. |
Des écrivains profonds ; mais quin’ont point
fait, comme les anciens , leur$ obsérvations sur
le théâtré même où les scènes se passaient, ont
trouvé plus commode de mettre, d’un trait dé
plame, en doute la sensibilité du phoqué et du
dauphin , aux charmes de la miusique , quoique
doués d’une intelligenéeé bien constatée ; noûs
choisirons, pour y répondre, parmi mille exém:
ples; seulement deux ,: pris dans la classe des
animaux les plus solitaires, jugés les plus im-
mondes et les moins sensibles.
Me trouvant chargé, en 1785, de conduire
une construction sur la Meuse, entre Givet ét
(91)
Fumay , pays rempli d’ardoises et dé: roches
schisteuses, qui recèlent beaucoup de couleu-
vres d'espèces variées, je m'amusai quelquefois
d'aller, à l’heure de la grande chaleur, jouer
de la flûte dans un bois voisin, qu'on appelait
la promenade des chanoines ; je remarquai,
avec surprise, que les sons de mon instrument
attiraient toujours , à une certaine distance au-
tour de moi, de ces serpens qui, au lien de
faire des mouvemens inquiétans , semblaient
au contraire se plaire à m’écouter, et qu’ils ren-
aient lentement dans leurs trous dès que la
musique avait cessé.
Ce fait s'était répété assez souvent pour me
faire impression ; mais alors encore Jeune, et
venant de lire justement le passage de l’histoire
naturelle, où Buffon refusait une âme aux ani-
maux , c'est-à-dire, l'intelligence et la sensibi-
lité, je n'osai presque plus croire que de wvils
répules pussent aimer la musique, quoiqu'il
me parussent cependant m'en avoir donné bien
des preuves.
Enfin , M. de Humbolt, célèbre voyageur
observateur, est venu confirmer mon observa-
uon dans l'exemple du serpentà sonnette de l’A-
mérique , le plus redoutable et le plus dange-
‘reux reptile de cette partie du monde, puisque,
(®)
lorsqu'il est ivrité , sa piqure peus donner la
mort en peu de minutes.
‘Ce voyageur a eu occasion d'observer que ce
serpent, qui s’introduit jusque dans les cabanes
habitées, effrayau les familles par sa présence ;
alors il n’y a qu'un moyen de l’en ürer. sans
danger: pour personne. Un homme embouche
un. flageolet, dont les sons paraissent si bien
caresser le, reptile, qu'il fait toutes sortes de
mouvémens doux ; une fois en action , le flû-
teur s'éloigne lentement de lacabane; lexeptile,
attiré, par, ee. charme, le, suit. aussi Join qu'il
veut le conduire , et jusqu’à ce que; par des
modulations plus douces, il parvientà l’assoupir
et à le tuer.
On voit dans l'intérieur de l'Afrique, des
Arabes qui, à l'instar des psilles des côtes sep-
tentrionales, prétendent au don de charmer les
serpens, s'offrir en spectacle de lutié contre ces
reptiles,
Un Arabe entre dans une chambre grillée,
attenante à une autre qui contient deux, ser-
peus , de quatre à huit pieds de longueur : après
les avoir poussés à la plus grande irritauon;.on
les lâche l’un: après l’autre contre le courageux
gladiäteur ; mais au moment où 1l est: prêt à
succomber dans ceteffroyable combat, un autré
(95 )
Arabe quise tient en dehors, fait aussitôt en-
tendre le bruit aigu d’un sifllet ; puis le son
d’un flagcolet: les serpens prêtent l'oreille, leur
fureur s’'apaise par degrés; ils se dégagent du
corps de ce malheureux , rampent vers leur
grille, et finissent par se calmer entièrementau
son du flageolet.
Ces exemples sufliront sûrement à ne plus
Jaisser de doute sur leffer atiachant que la
musique peut produire dans le phoque et dans
le dauphin; quant à leur intelligence ; tout
“aussi-bien remarquée par les anciens, elle ne
peut pas être plus douteuse non plus, quoi-
qu’ils soient habitans des eaux ; car nous avons
vu de simples carpes conservées dans des vi-
viers, accourir à l'appel de leur nom et au
son de voix de leur maitre, venir recevoir leur
pètée.
Sans parler, pour le moment, de l’intelli-
gence admirable des oiseaux, qui servent à nos
chasses des animaux terrestres, nous ne parle-
rons , pour le moment, que des pêches que le
cormoran fait au profit de l’homme (1).
(1) Le cormoran, oiseau aquatique , approche de la
figure du corbeau ou du pélican de mer ; il a le bec long
aussi-bien que le col, et Le pied plat : on l'appelle aussi
corbeau pêcheur où corbeau marin; il est fort glouton et
peut avaler de gros poissons , à cause qu’il a le gosier fort ‘
large.
Pèche da
eormoran,
( 94 )
À la Chine, on élève les cormorans à la pêche,
comme nous dressons les chiens ou même les
oiseaux à la chasse; un pêcheur en peut faci-
lement gouverner cent; il les tient perchés sur
les bords de son bateau, tranquilles et atten-
dant l’ordre avec patience, jusqu’à ce qu'ils
soient arrivés au lieu de la pêche; alors, au
premier signal qu’on leur donne, chacun prend
l'essor et s'envole du côté qui lui est désigné.
C’est une chose fort intéressante de voir comme
ils partagent entreeux toute la la rgeur de la rivière
ou de l'étang ; ils cherchent , ils plongent et
ils reviennent cent fois sur l’eau , jusqu’à ce
qu'ils aient trouvé leur proie; alors ils la sai-
sissent avec le bec par le milieu du corps et la
portent incontinent à leur maître. Quand le
poisson est trop gros, ils s'entr'aident mutuel-
lement ; l’un le prend par la queue et l’autre
par la tête , et ils vont ainsi de compagnie jus-
qu'au bateau où on leur présente de longues
rames ; ils s’y perchent avec leur poisson qu'ils
n’abandonnent que pour en aller chercher un
autre. Quand ils sont bien las, on les laisse re-
poser quelque temps, mais on ne leur donne
à manger qu'à la fin de la pêche, durant Ja-
quelle ils ont le gosier serré avec un anneau ou
une petite corde, de peur qu'ils n’avalent les
petits poissons et qu'ils n’aient plus envie de
travailler.
(9)
La loutre, animal solitaire , vorace, très-
sauvage, véritable hiène des rivières ; des lacs
et des étangs, dans lesquels elle porte sans
cesse la destruction , prouve que l'empire de
l'homme peut s'exercer sur les êtres en appa-
rence les plus rebelles à ses vues : voici ce qu’en
dit un Francais, voyageant dans le S'maland en
Suëde , dont les eaux sont encore fort poisson-
neuses.
2
©
er
LA
« On m'y procura le divertissement d’une
pêche fort en usage dans cette contrée, et
qui se fait avec des loutres dressées à prendre
le poisson. Vous savez que cet amphibie désole
les rivières, comme le loup et le renard rava-
gent les forêts. IT est pourvu de poumons plus
grands, plus creux que les autres animaux ;
et après avoir avalé une certaine quantité
d'air, il se soutient sous l’eau assez long-temps.
Les poissons forment sa nourriture la plus
commune; et lé dommage qu’il cause est d’au-
tant plus considérable, qu'il déchire encore
les filets des pêcheurs. Aussi a-t-on imaginé,
en Suède, la manière non-seulement de les
extirper, mais encore de les apprivoiser et de
les rendre utiles.
» Après avoir pris, dans quelque piége, une
loutre vivante, on. l’atiache avec soin ; on la
nourrit pendant quelques jours avec du pois-
Pêche dela
loutre.
=
La
”
LA
“
La
vw
LA
e2
La
( 96 )
son et de l’eau ; on mêle ensnite dans cette
nourriture du lait, de la soupe , des choux
et des herbes ; et dès qu'on s’apercoit qu’elle
s'accoutume à cette espèce d’aliment , on Jui
retranche le poisson , dont on la déshabitue
totalement. Quand , à force de lui parler et de
la voir, on croit l'avoir entièrement appri-
voisée, on l’attache au col avec une lisière, et
on l’accoutume à suivre de bonne volonté, à
obéir au premier commandement , à apporter
tout ce qu’on lui demande. Aïnsi dressée, on
la mène au bord d’une rivière, on prend
avec soi de petits poissons morts, et d’autres
un peu plus grands qui sont en vie. On y
jette d’abord les petits que l'animal prend
volontiers , mais qu’on Poblige de rapporter
aussitôt. Îl en est de même des vivans, qu'il
attrape avec la même facilité, et vient égale-
ment les apporter à son maitre.
» Celui qui me proeura le plaisir de cette
chasse, n’assura que la loutre qu'il avait dres-
sée. lui-même à cet exercice, prenait tous les
jours autant de poissons qu'il lui en fallait
pour nourrir toute sa famille. »
Jai vu des habitans de la rive droite du Rhin
mettre en jeu une autre ruse : ils guettent la
sortie des loutres qu: emportent des brochets
d’
une à quatre livres dans la gueule; au mo-
( 97)
ment qu'elles s'arrêtent et déposent leur proie
pour la dévorer, on les surprend par un bruit
subit, et aussitôt elles labandonnent et se pré-
cipitent dans le fleuve. Elles recherchent en
général les baies tranquilles formées par les îles
boisées.
Nous avons vu faire aussi sur les bords du
Rhin, on pourrait dire, autant la pêche que la
chasse aux canards sauvages, et qui présente une
nouvelle preuve de l'intelligence dévouée des
animaux envers l’homme.
Dans les bas-fonds voisins du Rhin, on forme,
au milieu des bois, des étangs arUficiels qu’on
remplit par unesaignée qu’on pratique au fleuve :
à une certaine distance de l’extrémité de cet
étang, se trouve une cabane couverte de feuil-
lage, dans laquelle se loge le pécheur ou le
chasseur aux canards, qui tient la corde du filet
tendu sur l’eau ; sur chaque côté latéral de la
pièce d’eau, règne un sentier couvert d’arbres,
et percé de distance en distance d’une galerie
couverte, pour aider le manège de deux chiens
dressés à cette chasse.
Une certaine quantité de canards privés ,
d'intelligence avec les chiens , comme avec le
maitre de la chasse, vont s’abattre à grand
bruit dans le fleuve, vers l’entrée de la déri-
vation ; là, ils appellent les canards voyageurs
1. 7
Chasse aux
canards.
(98 )
qui, arrivant par légions des pays du Nord, vol-
tigent et cherchent une nappe d’eau isolée et
entourée d'arbres. Aussitôt que les canards pri-
ves jugent avoir assez bonne compagnie , ils se
dirigent insensiblement vers l'étang, suivis de
leurs victimes. Dès que les chiens, cachés sous
leur galerie, apercoivent le débouquement de
la troupe, ils se montrent alors à l'entrée du
canal, pour en empécher la sortie ; les canards
étrangers voyant que leur conducteurs ne s’en-
volent pas, filent avec eux de compagnie ; alors
les chiens les suivent lentement pour les pous-
ser doucement vers le piège; enfin, arrivés
avec leurs infidèles compagnons sous le filet, le’
chasseur aux aguets tire la corde et les enve-
loppe.
Celui-cis’empressede mettre ses canards privés
en liberté, qui s’envolent aussitôt à leur pre-
mier poste appeler de nouveaux hôtes; les chiens
retournent de leur côté faire sentinelle dans
leurs guérites, pour recommencer cette ma-
nœuvre.
11 y a de ces chasses qui produisent depuis
quinze jusqu'à quarantes douzaine de canards,
dans une bonne soirée d'automne; et comme
ellessont fort multipliées le long du Rhin, ils’en
prend pendant l'arrière saison , une quantité
innombrable dans le voisinage de ce seul fleuve;
14
( 99 )
c'est une faible parcelle de cette riche manne,
que les mers et les lacs du Nord nous envoient
chaque année en poissons et en oiseaux divers ,
ainsi que nous le démontrerons par la suite.
Nous voyons également le chien amphibie
de ‘Terre-Neuve, où se réunissent annuelle-
ment de nombreux marins pour pêcher la mo-
rue, admirablement placé dans ce lieu, où les
naufrages et les accidens des pêches exposent
souvent les équipages ; dès que cet animai
courageux et dévoué voit un homme en dan-
ger , il s’élance et plonge dans la mer, affronte
la violence des vagues et continue ses généreux
efforts jusqu’à ce qu’il l'ait ramené à bord (1):
il peut être comparé à cette race héroïque de
chiens entretenus dans les hospices des Alpes,
qui, vivant au milieu des neiges et des glaces,
sont à la découverte du voyageur égaré dans les
précipices , ou enterrré sous les tourmentes de
neige dont il est subitement couvert. Ces ani-
maux, avec leur sonnette pendue au cou, f’aver-
(1) M. le comte Anglès, ministre d'État et préfet de
police, a, dans la vue généreuse de diminuer le nombre
des noyés à Paris, fait venir huit de ces précieux ani-
maux, qu'on exerce depuis, pour les rendre propres à
remplir sur nos eaux cette œuvre d'humanité, qui ho-
: : Aj:s
nore le digne magistrat qui l’a conçue.
“1
Chiens de
Terre - Neuve
et des Alpes.
Chiens aux
serpens.
\!
( 100 )
ussent dé leur présence ; ils le cherchent, le
sentent et le déterrent dessous des monceaux de
neige ; ils léchauflent par le souffle et le mou-
vement, le préparant par leurs soins affectueux
à recevoir les secours et la vie de ces pieux soli-
taires , qui Suivent Ja sonnette du salut à travers
les dangers et que rien sur la terre ne pourra
jamais assez récompenser (1).
On ne serait pas de bonne foi de prétendre
que l'éducation fait tout ; elle ne fait qu’aider
les dons de la nature; car elle ne peut donner
l'instinct inné, la structure , la conformation,
les goûts invariables et relatifs au site et à la
mission que chaque être est destiné à remplir
envers l’homme.
J'ai vu, dans une île habitée du Rhin, un
chien d’une taille moyenne , queue grosse et
pointue, que l'instinct entraînait à la chasse des
couleuvres, qui y sont assez communes , il les
sentait de loin. Ces serpens, gros ou petits,
5
avaient beau se dresser et montrer la rapidité de
(1) Cette espèce de chiens a le don de sentir l’homme,
enterré sous les neiges , aussi-bien que le renne, qui s’ar-
rète subitement au milieu de la course la plus rapide,
lorsque son odorat est frappé de l’'émanation de ses
mousses, qui se trouvent à plusieurs pieds au-dessous de
lui.
( 101 )
leur dard pour se défendre, il s’élançait dessus,
les coupait en deux, et jetait les restes tortueux
sur la terre, en continuant ses recherches. Je
l'ai vu avec différens chiens de chasse ; et
tandis que ceux-ci ne cherchaient que le gibier
et reculaient devant les serpens , celui-ci ne
marquait pas le gibier et tombait toujours sur les
repules.
L'œuvre de la création est un enchaînement
immense... Il règne, dans tout ce qui existe
comme dans tout ce que notre faible intelligence
peut saisir, une harmonie sympathique, intime,
secrète, infinie et toute divine, qui dit sans cesse
à la puissance intérieure qui nous anime, que
tout est co-ordonné aux besoins et à l'admiration
de la créature dominante sur la terre, pour que
l’homme, incomparable par son essence , ne
puisse faire un pas sans trouver une jouissance ;
ou une amitié dans cet univers.
Lorsqu'il n'existe pas sur la terre un seul
être animé qui ne soit pour nous un objet
d'affection, de bonheur ou de domination ;
lorsque, dans cette belle sphère de la vie,
l’homme ne voit, sur toute la partie terrestre,
qu'une continuité de merveilles variées par
les formes, les couleurs, les grâces et les
signes visibles d’une Providence, qui lui sourit
!
de tous les aspects créés, pour le remplir du
( 102 )
sentiment de sa grandeur ; ce vaste et profond
océan, qui embrasse d'une manière si magni-
fique et si imposante surtout, les deux uers
de notre globe, et qui renferme un autre uni-
vers de merveilles, doit offrir aussi son spectacle
animé, ses voix éloquentes, des cœurs qui bat-
tent en l'honneur et pour l’amour de l’homme,
Cette vaste plaine liquide, source unique des
beaux fleuves qui coulent sur la terre, n’a pas
dû être pour lui un désert muet, mais Jui of
frir, à son tour, le spectacle toujours vivant
de latoute-puissance, dans l’admirable structure
de la baleine, du cachalot, et les jeux de leur
étonnante hydraulique ; dans lamitié intelli-
gente du phoque et du dauphin , comme dans
les signes précurseurs du gros temps, que les
marsouins donnent en troupe au navigateur,
pour lavertir du danger de la sécurité. Tout ce
grand édifice est plein de monumens indestruc-
tibles, dignes de nos recherches et de nos reli-,
gieuses méditations (1).
(1) Nous verrons, dans le cahier suivant, d’autres habi-
tans des mers, signalés par l'affection qu'ils portent à
l’homme,
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VLEs EUROPE
ANNALES EUROPÉENNES
DE PHYSIQUE VÉGÉTALE
ET D'ÉCONOMIE PUBLIQUE,
‘RÉDIGÉES «
on.
“Par tñe Société d'Auteurs connus par des ouvrages de Parsique,
d'HNSTOIRE NATURELLE et t d'ÉconomiE FUBUIQUEE L
DÉBOISEMENTS EN ÂSIE, EN AFRIQUE, EN AMÉ-
RIQUE ET EN EUROPE; DES MAUXx FRXNAUES
QU’ [ES ENTRAÎNENT À LEUR. SUITE.
Déboisements d’une partie de l'Asie.
# vf ui EP
à HUE les contrées de la terre qui ont été
objet de Fambition des hommes, et par con-
séquent un motif de guerre, ont vu tomber
‘éurs belles forêts ; le premier et brillant dia-
déme.que les conquérants enlevaient à la.
‘nature » -: Er à
Les prérnières scènes de ces Tavages se sont
‘d’abord passées dans cet antique Orient , le
“berceau de la naissance , de la grandeur et de
+. 8
104 ANNALES e
la chute de l'homme , où Dieu s'est manifesté à
sa créature dans sa céleste effusion.
Depuis les bords révérés du Gange jusqu'aux
rivages jadis célèbres de la Syrie, sur douze
cents lienes d'étendue et au moins cinq cents
lieues de profondeur de pays , trois mille ans
de guerres ont ravagé, épuisé les plus ravis-
santes productions végétales de ces superbes
climats.
_ L'Inde, cette terre de prédilection , ce para-
dis de l'Orient , habitée par les peuples les plus
doux, a été saccagée par les grandes armées
de Sésostris, de Cyrus, d'Alexandre ; subju-
guée par les Mogols ; pillée par Thomas-Kouli-
kam ; recherchée par les Portugais, les Fran-
cais, les Hollandais, et enfin soumise aux An-
glais, qui, en s’établissant sur les ruines de la
grande nature , y jouissent des trésors de l’in-
dustrie et des mines fatales de Golconde.
L’Indoustan à perdu, par de si grandes et de
si longues vicissitudes, sa jeunesse et ses pre-
_mières graces virginales ; aussi les eaux du ciel
manquent-elles souvent à ces immenses et dan-
gereuses rizières, établies sur l’ancien et vaste
domaine des bois les plus magnifiques qui
aient orné l'ancien continent, et qui, parés de
tout le luxe de la nature, offraient dans leurs
frais abris, dans leurs parfums délectables et
ou
Cu
EUROPÉENNES, 105
leurs fruits si variés, la vie, la santé et le bon-
heur aux paisibles habitans de cette illustre
partie du globe.
Ninive et Babylone, dont les noms reten-
tissent si pompeusement dans les premières
annales du genre humain , qui ont été les
foyers des premières tempêtes politiques du
monde, n'ont plus d’autres témoins de leur
existence passée et de leurs magnifiques ruines,
que les déserts silencieux : l'Euphrate et le
Tigre, ces beaux fleuves du paradis terrestre,
qui rafraichissaient des belles eaux du mont
Ararath ces immenses et célébres cités, énervés
aujourd'hui, ne portent plus qu'avecune triste
langueur le tribut affaibli de leurs eaux dans
le golfe Persique.
Les successeurs du grand Cÿrus ayant voulu,
dans leur aveuglement, marcher sur les traces
_gigantesques des rois de Ninive et de Babylone,
ont dévasté la plus grande partie de l'Asie,
trainant à leur suite, comme des torrents des:
tructeurs , des millions d'hommes, jusqu'aux
rives de l’Indus, dans la grande Scythie, à
travers la Judée jusqu'aux derniers confins de
l’ancienne Egypte, dans toute l’Asie mineure,
et Jusque dans la Grèce : toutes les produc-
tions de la nature furent détruites ou mutilées
par ces tempêtes guerrières.
8,
106 ANNALES
Alexandre, ses successeurs » puis les Ro-
mains , ensuite les Sarsins et les Turcs ont
augmenté les déserts, et fini par transformer
en solitudes arides , un pays naguëres s l'un
des plus riants, des plus somptueux de l'u-
nivers. ”
Ninive, Babylone , Sidon, même Jérusalem ,
Memphis et Thebes aux cent portes, vivent
dans la mémoire des ruines et des déserts , et
n'offrent plus, selon l'expression de Buffon,
que du sable et du sel. Ce sont des pays dé-
senchantés par le fer et le feu des conquérants
qui ont toujours été les plus grands fléaux du
monde.
Dans la stérile nudité de la Palestine, qui
n'offre plus , sur une terre aride et sillonnée,
que quelques vieux palmistes épars çà et là,
qui reconnaitrait de nos jours cette belle terre
de Chanaan, promise et donnée par Dieu à
son peuple, comme le pays le plus fertile de
l'univers ? qui, en voyant les eaux vaseuses
du Jourdain, s’acheminant avec lenteur vers
la mer Morte, se rappellerait le beau fleuve de
la vallée de Josaphat (1)? À l'aspect aujour-
(1) Le Jourdain ne parcourt'pas la vallée de Josaphat;
mais on s'est servi de cette image , pour donner plus
d'expression au tableau.
EUROPÉENNES. | 107
d'hui si contristant de cette mémorable con-
trée, on douterait des livres sacrés de Moïse,
si toutes les parties habitées de la terre ne dé-
montraient combien il faut peu de temps, pour
mettre en état de ruine des pays dont la
richesse et les délices portaient autrefois les
hommes , dans l’enchantement de la reconnais-
sance , à l’adoration du Père de la nature.
Enfin ces beaux et antiques climats, ou les
premières générations du genre humain trou-
vèrent la terre si belle, si libérale; les tempé-
ratures si douces, l'air si suave, ces lieux en-
chanteurs, animés par une piété céleste, où
fut brülé le premier encens sur l'autel de la
religieuse reconnaissance; privés aujourd'hui
de leurs rafraichissantes forêts , se trouvent
sans nuages , consumés, desséchés par la pré-
sence trop immédiate de l’astre bienfaisant,
qui autrefois les vivifiait, et qui n’y trouve
plus de paysage à embellir, ni de miroir pour
le réfléchir... ‘
Si aujourd’hui les vénérables patriarches du
genre humain reparaissaient , où retrouve-
raient-ils leur Eden fortuné, au sein duquel
ils Jouissaient sans cesse de l'accord des élé-
mens et des saisons, du riant spectacle d'une
terre chargée de mille fruits divers, de fleurs
de toutes les couleurs et de tous. les parfums ;
108 ANNALES
qui leur rendrait ces sources fraiches et pures, :
ces pelouses émaillées qui formaient leur table;
ces forêts qui, dans leur silencieuse majesté,
leur servaient de palais ; ces chants de milliers
d'oiseaux qui se groupaient autour de leurs
demeures; ce soleil vivifiant qui n’échauffait
la terre que pour tout animer , et ces vents en-
fin qui ne faisaient que se balancer mollement
sur le feuillage, pour tout rafraichir ?.... Est-ce
la Mésopotamie, l'Arménie ou la Chaldée , qui
revendiquent encore l'honneur d’avoir été les
berceaux de nos, premiers parents, qui leur
montreraient leurs bois sacrés, leurs ruisseaux,
leurs fleuves, leurs troupeaux et leurs vergers?
Non, ils n’y retrouveraient plus qu'une terre
chauve, desséchée, privée même du bois né-
cessaire pour renouveler le moindre holo-
çcauste à l'Éternel.
Déboisements en Afrique.
à .
On connait peu les déboisements dans l'in-
térieur de l'Afrique; mais depuis l'Océan atlan-
tique jusqu’aux ruines de Carthage , et depuis
les ruines de la célèbre fille de Sidon jusqu’à
l'Océan de sables de la Libye, les forêts qui
ornaient et rafraichissaient ces beaux pays,
sur près de mille lieues de longueur, sont
EUROPÉENNES. 109
éloignées aujourd'hui de quarante et quatre-
vingts lieues des rivages de la mer, dont elles
embellissaient les bords.
Les pélerins qui viennent du fond du royau-
me de Maroc, pour se rendre par caravanes
au tombeau de Mahomet , sont obligés de
suivre la route de ces déserts, plus redoutable
pour eux, que les hordes d’Arabes qui les
poursuivent et les pillent ; et lorsque échappés
de ces dangers, ils ne sont pas ensevelis par les
vagues de la mer de sables qu'ils traversent, ils
signalent, commé un bienfait de la providence,
ces consolants Oasis, dont les petits bouquets
deboisont attiré une source du ciel, pour désal-
rérer leur soif ardente.
L'Egypte ne montre plus que quelques faibles
bouquets de palmiers, d’orangers, de limoniers
et de citronniers le long des rives du Nil. Cette
antique terre des monuments et des lumières
n’a plus que de la bouse pour combustible, et
pour fontaines que les eaux du Nil.
Dans ces pays déboisés , naguère resplen-
dissants de la magnificence de la nature, on
est réduit aujourd’hui à défendre un filet d’eau,
comme on défendrait sa vie même. Les fon-
taines ensevelies dans les ruines des bocages,
sont remplacées par des puits fortifiés, qui
sucent avec effort, du sein de la terre, des eaux
$
| à
110 ANNALES
dures et froides, souvent salées ou amères ;
que le voyageur altéré désire et recherche plus
ardemment que les trésors du Potose.
Les plantes et les arbres étendent leurs éma-
-_ nations et leurs influences bienfaisantes à des
- distances infinies ; ils ont la propriété de re-
nouveler sans cesse l'atmosphère, en chan-
geant l'air vicié ou méphitique en air vital. La
nature avait affecté aux arbres, comme aux
vents, la mission de purifier la terre des
miasmes putrides qui s’en exhalent, surtoutdes
marais et des eaux stagnantes des canaux né-
gligés ; ces végétaux qui les dévorent et s’en
nourrissent en deviennent plus beaux; ils les
élaborent comme la chèvre élabore la ciguë,
et les expirent ensuite en air pur et salubre (1).
Les contrées et les pays chauds surtout, qui se
trouvent privés de ces puissants préservatifs
de la santé de l’homme, offrent sans cesse
l'affligeant spectacle de populations entières
moissonnées par ces causes funestes.
Les côtes de Barbarie, l'Egypte, l’ancienne
Syrie, la Grèce et Constantinople, sont an-
nuellement ravagées par la peste , dont les
(1) C’est au chapitre des marais que nous traiterons
spécialement des arbres, à qui la nature a attribué le mi-
nistère de purifier l’air.
EUROPÉENNES. 1frr
victimes se comptent par cent mille, quece-
pendant quelques plantations heureuses au
raient conservées à la vie.
Les Persans modernes, Jong-temps immolés
par les maladies pestilentielles qui émanaient
de leurs rizières marécageuses , appelèrent à
leur secours , Comme un autre Hippocrate , le
balsamique platane , et ils furent à jamais pré-
servés de ces terribles fléaux.
Voici ce que rapporte, à ce sujet, Chardin
dans la relation de ses voyages : « Les arbres
» les plus communs en Perse sont les pla-
» tanes ; les Persans tiennent qu'il a une ver-
» tu naturelle contre la peste et ils assurent
» qu'il n’y a plus de contagion à ITispahan,
» leur capitale, depuis qu’on en a planté par
» tout, comme on a fait dans les rues et dans
» les jardins ».
Déboisements dans l Amérique.
L'Amérique, présentant le plus vaste des
continents, s’est offerte, il y a trois siècles,
aux premiers regards des Européens, comme
une vierge, sortant dans tout l'éclat de son im-
posante majesté du sein de la création; elle
était parée de tant de beauté, de si grands at-
traits ; elle se montra dans une pompe si ma-
À
ï
CE
172 ANNALES
gnifique, que les Lormmes blancs d’en-deçà la
grande eau, qui avaient perdu l’idée de la
puissance céleste et de la bonté infinie de la
Providence, se prosternèrent ravis d'un spec-
tacle aussi inattendu.
Appuyée aux deux pôles du globe, soute-
nue par deux vastes Océans, cachant dans les
nues son front colossal, laissant échapper de
son sein immense, les plus grands fleuves du
monde, parée enfin de son manteau végétal ,
le plus riche, le plus magnifique qui se soit
jamais montré aux regards de l'homme ; elle
apparut, à la honte des anciens continents,
comme une image vivante de la grandeur et
de la munificence du créateur de l’univers.
Là, se voyaient encore les pinceaux célestes,
qui avaient dessiné et coloré le majestueux ta-
bleau de la création, pour le bonheur de
l’homme qui l'avait déjà flétri autre part.
L'Amérique qui, par les latitudes qu’elle
embrasse, répond à l'Europe, à l'Asie et à
l'Afrique, mais qui possède beaucoup d'ani-
maux et de végétaux propres à son sol et à ses
climats , montre combien les trois divisions
de l'ancien hémisphère pouvaient et devaient
posséder d'objets de félicités terrestres dans
leur premiere jeunesse.
L'aspect de cette merveille, de ce nouveau
EUROPÉENNES, 113
wonde , avait répandu la joie et l'étonnement
dans l’Europe entière ; les Européens se préci-
pitèrent sur cette terre nouvelle, non pour
admirer sa ravissante beauté, pour savourer
ses productions délicieuses , mais pour y cher-
cher des trésors ; et comiae dans leur pays on
ne vit plus qu'avec de l'or, ils ne voulaient que
de l'or, qui s’y trouvait malheureusement en
profusion.
Le Mexique et le Pérou furent les premiers
théâtres de cette ambition malheureuse ; la
nature si belle et si prodigue, qui offrait les
biens durables des siècles , fut dédaignée, fou-
lée aux pieds, flétrie, mutilée , et là aussi
l'homme insensible créa la vallée des larmes
et commença les déserts... (1).
L'Amérique septentrionale, qui a dix-sept
cents lieues de longueur de côtes, depuis le
golfe du Mexique, a été recherchée plus tard,
et par les hommes qui, malheureux dans leur
pays natal, semblaient d’abord ne désirer qu’une
terre hospitalière, pour la cultiver ets ‘arracher
à la misere. rh
Tous les pays de l’Europe ont fourni des co-
mem
(1) M. de Humbold nous a assuré, que déjà le bois et
le charbon nécessaires à l'exploitation des mines, com-
mexçaient à manquer dans ces belles régions.
1/4 ANNALES
lonies à cette vaste contrée , dont Guillaume
Penn, qui y est arrivé en 1680, avec les qua-
kers anglais, a été un des premiers et des plus
sages législateurs. Il y est passé environ trois
millions d'individus dans l’espace de cent qua-
rante ans; mais comme l'Européen, fort éloigné:
par sa civilisation, de l'état de nature, ne sa-
vait pas vivre comme les naturels du pays, qui,
sans rien détruire, se trouvaient heureux des
fruits variés à l'infini que les arbres et les vé-
gétaux leur offraient en abondance ; des riches
pâturages que présentaient d'immenses prai-
ries et les savanes des forêts; des innombrables
espèces d'animaux et d'oiseaux qui étaient sous
la main; des poissons que les ruisseaux, les
fleuves, les lacs et la mer leur offraient avec
profusion, ils ont voulu cultiver le blé , le
coton, le riz , le tabac et l’indigo pour d’autres
pays, et amasser d’autres trésors que ceux qui
naissaient pour eux de toute part sur un sol
riant ; ils ont repoussé la vie pastorale, la plus
douce, la plus heureuse, à laquelle l'homme
puisse aspirer pour s'affranchir des grands
orages de la vie.
_ Ces aveugles Européens, pressés de s’enri-
chir, ne voyant que des eaux remplies de
poissons, des prairies riches et plantureuses,
des forêts magnifiques, capables de nourrir des
EUROPÉENNES. 115
nations entières dans. une éternelle abondance ,
trouvèrent la nature trop avare. Il leur fallait
d’autres domaines ; un commerce lucratif avec
l'Europe, et ils attaquèrent dans leur impiété
ces monuments séculaires, chargés de protéger
et de conserver dans le bonheur les millions
d'êtres qui respiraient sous leur heureuse in-
fluence.
La cognée et le feu furent employés pour
faire tomber et réduire en cendres des masses
entières de forèts : ce que la nature avait pro-
duit avec les tems, fut anéanti dans un mo-
ment par l'homme destructeur. L'emplacement
de Philadelphie était couvert d’une belle forêt
de cyprès, qui a servi à‘ la charpente des mai-
sons êt des édifices de la ville. Si l’on n'avait
pris que les bois nécessaires aux habitations,
le mal eût été imperceptible dans l’immensité
des richesses végétales qui couvraient cette
nouvelle terre de promission; mais l'aveugle
avidité s’accroissant avec l’arrivée continue des
émigrants, les forêts de cèdres, de noyers, de
pins, de sapins, d'ifs, de cyprès, de chènes,
’érables , etc. , etc., les plus belles, les plus
vastes qui ornassent la terre, tombèrent en
gémissant depuis le Canada jusqu’au golfe du
Mexique.
Il est reconnu que la destruction des forêts .
Canada.
116 ANNALES
de l'Amérique septentrionale, effectuée dans
le simple espace de cent quarante ans, dépasse
déjà la surface de toute l'Europe, et le délire
de la destruction dure encore! Cette incroyable
et rapide déflagration des plus imposants mo-
numents de la création , est le présage certain
des calamités qui vont s’appesantir sur ces ré-
gions : les ruines des contrées asiatiques, et le
silence de leurs déserts, la peste et ses fléaux,
vont se reproduire sur cette terre jeune et
vierge, si digne d’une autre destinée !.. On peut
dire des forêts de l'Amérique, avec un judi-
cieux écrivain : Les Européens y ont passé,
elles sont disparues de la surface de la
terre.
L’aveuglement des hommes sur les bienfaits
des forêts est encore tel, en Amérique, que les
habitants du Canada, jaloux de voir que l’An-
gleterre, leur métropole actuelle, continue à
tirer ses bois de construction pour la marine,
des anciennes forêts des pays du nord de l’Eu-
rope, se plaignent amèrement au parlement
_ de cette prédilection pour les bois de notre
continent , en annonçant qu'ils avaient, comme
les années précédentes , fait des coupes im-
menses, et des plus beaux arbres pour y pour-
voir. Leurs descendants béniront un jour celte
préférence que l’Angleterre donne avec raison,
EUROPÉENNES. 117
aux bois plus éclaircis, par conséquent plus
denses ct plus durables de l'Europe.
On dirait que les Canadiens ,'qui se trouvent
à quinze degrés du cercle polaire, avoisinés
des plus grandes nappes d'eaux de l'Amérique,
qui refroidissent beaucoup le climat, et qui
éprouvent déjà, par ces causes, des hivers très-
rudes de six mois de durée, sont las de jouir de
leurs températures actuelles! S'ils avaient le
malheur de continuer les défrichements, et
d’abattre les barrières que la nature y a placées
pour garantir ces pays des glaciales influences
du pôle, ils verraient bientôt augmenter leurs
hivers, et les récoltes diminuer avec les ha-
bitants.
On écrit de Hallifax, qu'on a embarqué,
dans le courant de 1817, dans ce seul port,
pour deux millions et demi de potasse : ce qui
suppose l'mcinération de peut-être cent mille
arpents de forêts, sortis par un seul port, dans
une année , pour le simple trafic de potasse...
C’est ainsi que l’on traite cette belle et fertile
Acadie, située sous les latitudes les plus fa-
vorables, sur laquelle les infortunés Francais,
enlevés comme d’une seconde patrie, ont ver-
sé tant de larmes amères ! On détruit les forêts
de ce malheureux pays , pour en avoir simple-
ment la cendre, comme on va détruire les
Acadie,
118 ANNALES
veaux marins, dans les îles de la mer australe,
pour en avoir les peaux et l'huile. On dirait
(s'il y avait du raisonnement dans ce qui se
fait) que les nations du Nouveau-Monde
veulent se séparer par des déserts, pour ne
plus tenter l'ambition des autres. Ces nou-
veaux peuples semblent maudire d'avance
leurs postérités , au risque d'en être maudits,
à raison des maux qu'ils leur lèguent , en
foulant aux pieds les PES saintes lois de la
nature.
Ces trop précoces et trop vastes novales
ont été et seront les champs des victimes; les
hommes arrivés de tous les pays, sans être
liés par des lois conservatrices des choses éter-
nellement utiles, crurent, dans leur empres-
sement de jouir , quil ne s'agissait que d’a-
battre sans ménagement les vastes forèts qui
couvraient ce sol, pour s’empargr dé leur do-
maine, et oser ensuite tout exiger de la nature.
Qu'en arriva-t-11? Après avoir ainsi éteint ou
refoulé des nations entières d’indigènes ; la
terre remplie d’une masse incalculable de prin-
cipes fermentescibles, d’où tiraient leur ali-
ment les milliers de végétaux qui croissaient
à sa surface, laissa échapper au préjudice des
destructeurs de ses premiers enfants, ces in-
nombrables principes vitaux qui , dans la pre-
EUROPÉENNES. 119
mière force de leur effervescence, soulevèrent
les maladies et la mort contre ceux qui sé-
taient trop hâtés de la mettre à contribution.
Aussi remarque-t-on que les températures y
déclinent déjà sensiblement, et plusieurs points
de cette partie de l'Amérique ne sont restés
habitables que pour des hommes qui, mus#
par une excessive ambition , consentent à sa-
crifier une partie de leur vie, dans l'intention
de s'assurer pour quelques jours incertains,
hélas ! un fugitif bonheur.
Les vaisseaux américains promènent déjà,
depuis plusieurs années, ce qu’on appelle la
Jièvre jaune ; les malheureux habitants de la
ville de Malaga, et depuis, ceux de Cadix, qui
pleurent encore sur les tombeaux, savent de
quelle intensité était cette peste qui a mois-
sonné un si grand nombre de victimes.
Voici ce que l’on mandait dans le courant
de 1817 de l'Amérique septentrionale :
« Il parait que la fièvre pestilentielle , qui
» maintenant désole la partie du Sud des
» Etats-Unis, fait les progres les plus alar-
» mants. Une proclamation du gouverneur
» de New-Yorck prohibe toute correspon-
» dance et toute communication entre la ville
» et le comté de New-Yorck , et les villes de
» Charles-Town et de Savanah de la Caroline
I, 9
Fièvre
jaune.
120 ANNALES
» du Sud. Aucune personne venant de l'une
» ou de l’autre de ces deux places, ne pourr:
» entrer dans la première , à moins qu'il ne
» se soit écoulé un intervalle de vingt jours,
» depuis qu’elle aura quitté ces villes,
» À Philadelphie et partout ailleurs sur la
# côte d'Amérique, mêmes précautions par
» rapport aux vaisseaux venant de Charles-
» Town. On ignore quelle peut être la cause
» de ce fleau terrible, qui se déclare au même
» moment dans l'Europe, l’Asie et l'Afrique ».
On à été obligé de prendre, dans les ports
de France, des précautions sanitaires contre
les bâtiments qui arrivent des Etats-Unis,
presque semblables à celles qu’on est forcé de-
puis plusieurs siècles , envers tout ce qui ar-
rive des ports de la Turquie, de ceux de l’'E-
gypte et des états barbaresques.
Cette belle portion du Nouveau-Monde, ré-
gie par un gouvernement qui marque par tant
de sagesse et de lumières , doit, pour ne point
être long-temps assimilée à des contrées impré-
voyantes par esprit de religion , faire sur elle-
même un retour prudent , consulter la nature
de ses sites et de ses végétaux, pour cicatriser
sur une terre aussi jeune, des plaies qui pour-
raient avoir les suites les plus funestes. Les
maladies de la terre, dénaturées par la main de
EUROPÉENNES. toi
l'homme, trouvent leurs spécifiques dans les
végétaux, et l'Amérique en possède qui ont
toutes les vertus à opérer ces cures.
« On mandait encore en septembre de la
» même année, que la maladie contagieuse
» continuait en septembre à faire des ravages
» à Charles-Town ; le conseil municipal avait
» recommandé aux différentes congrégations
» religieuses , de s’assembler le 14, pour de-
» mander à Dieu par des jeunes et des prières,
» de détourner dans sa clémence, le fléau qui
» afflige cette ville (1). »
Sürement les prières et la pénitence des
hommes peuvent adoucir la colère céleste ;
mais ces plaies envoyées à un peuple qui à mé-
connu et flétri l’œuvre de Dieu , sont peut-être
aussi des avertissements qui doivent le porter
à arrêter le torrent de cette impiété, qui s’a-
charne à déchirer , à mutiler cette nature, qui
est la mère de toutes les prévoyances ter-
restres, et le plus consolant symbole de la bonté
divine.
Franklin , un des patriarches américains, Opinion
ne a : de Franklin
rivait hysicien Priestl :<
écrivait au physicien Priestley, en 1779: « Que Anne
(1) Au chapitre des marais, on sera peut-être assez
heureux d'indiquer un moyen pour faire disparaître des
maux de cette nature.
9:
122 ANNALES
» les végétaux aient le pouvoir de rétablir l'air
» quia été corrompu par les animaux ou par
» d'autres causes, c'est un systême qui me pa-
» rait raisonnable , et parfaitement d'accord
» avec les lois de la nature... J'espère: donc
» qu'on mettra des bornes à la fureur qu’on a
» d’arracher les arbres , et que cela détruira
» le préjugé où l’on est que leur voisinage est
» contraire à la santé. »
« Je suis assuré, par une longue observa-
» tion, que l’air des bois n’a rien de malsain:
» car, nous autres Américains, nous avons
» partout nos maisons de campagne dans les
» bois, et il n'est aucun peuple, sur la terre,
» q FA soit d'une meilleure santé que nous, ni
» qui seit plus prolifique, etc. »
Ayant sous les yeux l'exemple des indigènes,
Franklin aurait pu ajouter : que les peuples na-
turels, qui passent toute leur vie dans l'air bal-
samique et énergique des forêts, sont les plus
agiles et les plus robustes. Dans les vastes fo-
rêts du Paraguay et du Tucuman surtout, les
centenaires sont moins rares que les sexagé-
naires dans nos climats, et 1l est assez commun
de voir dans ces pays, des hommes de cent
vingt et de cent quarante ans ; on y en à trou-
vé, sans infirmités , qui étaient âgés de plus de
cent soixante ans.
EUROPÉENNES. 123
À l’époque où ce célèbre physicien faisait
part de ces observations à son ami , on s’occu-
pait encore fort peu, comme on voit, des
grandes lois harmoniques , qui constituent la
physique végétale dans ses consonnances avec
le règne animal; on songeait peu qu'en cou-
vrant la terre Ge productions végétales, la na-
ture l'avait couverte de mamelles , en offrant
sa table splendide et variée à tous ses convives,
et qu'aussitôt que l’homme porterait la main
sur ces vivifiantes forêts, Les fidèles gardiennes
de toutes Les richesses de La terre , 1l attaque-
rait le plus grand bienfait de la providence,
en détruisant l'ordre harmonique des météores
et des climatures, et affaiblirait ou réduirait
sensiblement des milliers de races , qui avaient
été créées dans l’admirable proportion de ses
besoins. Si aujourd’hui un autre Franklin ve-
nait à parcourir, avec l'esprit observateur du
premier, les ruines encore fumantes de cette
terre, naguère pleine de beauté et de fraîcheur,
il reconnaîtrait en gémissant, que l’aveugle
cupidité y a détruit autant de biens dans
moins d’un siècle et demi, que trois mille ans
de guerres en Asie.
L'Amérique méridionale, qui renferme à
elle seüle les plus riches productions des trois
anciens continents, a été mieux régie et mieux
LI
Amérique
méridionale.
124 ANNALES
conservée sous le sceptre de deux souverains.
Les Espagnols, qu'on a accusés trop légère-
ment de paresse et d’ingolence , sans faire at-
tention sous quel climat ils vivaient, ont eu la
sagesse qui a manqué aux autres peuples , d’é-
tablir d’abord à Saint-Domingue, et ensuite
dans l’intérieur de leurs immenses possessions
de l'Amérique , le régime pastoral ; régime si
doux et si paisible, qui, en amortissant les
idées de destruction, a conservé à cette magni-
fique face de la terre ses riches et délicieuses
productions.
Sürement le brame qui, dans l'Inde, vit un
siècle dans le calme de la paix sous son bana-
nier, qui le nourrit, le loge, abrite et le vêtit,
est plus sage et plus heureux dans sa modéra-
tion que son voisin , qui use la vie à cultiver
avec inquiétude le riz , le betel, le coton, V'in-
digo , pour amasser de vains trésors qui lui’
sont le plus souvent ravis.
Le Brésil a souffert aussi de grandes exploi-
tations dans les forêts , soit pour faire place
aux nouvelles cultures , soit parce que présen-
tant près de six cents lieues de côtes, dont les
ports servent le plus souvent de relâche aux
vaisseaux européens qui se rendent aux Indes
orientales ou qui en reviennent , elles sont
plus souvent visitées par les bâtimens de com-
EUROPÉENNES. 129
merce ; mais , en général , la cour de Lisbonne
a suivi d'assez près le même régime pour ses
colonies que celle de Madrid ; et, aujourd'hui
que le souverain et le gouvernement sont fixés
dans le Brésil même, on a lieu de présumer
que cette fertile contrée , qui égale par sa sur-
face plusieurs royaumes de l'Europe, atteindra
une grande destinée.
Tous les peuples commerçants de l'Europe
n’ont cessé de traiter d’ombrageuse la pré-
voyante sagesse du Gouvernement espagnol,
qui s'est refusé à laisser pénétrer les étrangers
dans l’intérieur de ses vastes et opulentes pro-
vinces de l'Amérique, plus riches encore par
les plus rares et les plus précieuses produc-
tions végétales, que par l'or, l'argent, les dia-
mants , les rubis, les topazes et les perles, qui
y égalent tout ce que les autres continents
peuvent en ce genre réunir ensemble : sans
une digue insurmontable , l’'appât de tant de
trésors divers aurait attiré toutes les ambitions,
et les seuls restes qui existent peut-être en-
core sur la terre de la somptuosité de la na-
ture , seraient déjà transformés en de tristes et
arides déserts... On reconnait, à ce régime, la
prudente sagesse du Gouvernement chinois.
Le Gouvernement espagnol, grave, flegma-
tique et prévoyant, a gouverné paisiblement
.
L
126 ANNALES
pendant prés de trois siècles; ces fortunées
contrées ; du Chili au Mexique, et des fron-
tières du Brésil à la mer Pacifique, régnait
une paix profonde; l'administration y devenait
tous les jours plus paternelle, et dans aucune
région de la terre, il n’y avait peut-être de plus
véritable bonheur, parce que l'absence de
toute guerre pendant plus de deux siècles,
dans les climats les plus doux, en sont les élé-
ments les plus certains.
Malheureusement ce calme fortuné a eu
aussi un terme; les passions orageuses ont été
mises en effervescence, et les résultats les plus
certains de ces luttes tumultueuses sont une
nouvelle effusion de sang, et la dégradation
des plus beaux pays de l'univers. Les véritables
amis de l'humanité et de la paix des peuples
ne peuvent que faire des vœux pour la prompte
fin de cette guerre intestine et le rétablisse-
ment de l’ancienne autorité tutélaire : car
s'il s’y formait un seul état indépendant, ce
serait un germe de guerres perpétuelles pour
tout ce grand continent.
Le Gouvernement du Brésil et celui des Etats-
Unis ysont au moins autant intéressés que le
Gouvernement espagnol lui-même ; qu'il s'y
forme des royaumes ou des républiques, ils
seront forcés , ou de devenir conquérants, ou
EUROPÉENNES. 127
d'avoir sans cesse les armes à la main pour se
. défendre... Cette guerre est la plus funeste
catastrophe qui ait jamais pu frapper lAmé-
rique : il est à espérer que, depuis le nou-
vel ordre de choses qui s'établit en Espagne,
cette guerre aura une fin d'heureuse réconci-
lation.
Déboisements de l’Europe.
Les Romains qui voulaient dévorer toutes
les réputations des conquérants , et régner
dans leur ambition fantastique sur sous les
peuples connus, ont commencé il y a deux
mille ans, les premières destructions des forêts
de l'Europe. César convient lui-même dans ses
Commentaires que, pour pénétrer dans les
Gaules avec ses armées, il avait été obligé de
faire des abattis immenses et continuels, et de
diminuer ainsi les forteresses végétales que la
nature avait léguées à nos vaillants ancêtres,
comme moyen de protéger leurs foyers et leur
indépendance. La conquête des Gaules et de
la Germanie a été d'autant plus difficile qu'il
y avaitplus de forêts; les peuples les défen-
daient avec d'autant plus d'opiniätreté qu'ils
Jes avaient en vénération, et que les arbres,
dans lesquels ils reconnaissaient un des plus
123 ANNALES
grands bienfaits du ciel, étaient pour eux un
objet de culte. Tous les anciens conquérants
ontété forcés de commencer par faire la guerre
aux forêts, comme les premiers obstacles qui
s'opposaient à leur ambition : depuis l'invasion
des Romains, la guerre n’a cessé d’affliger
cette belle Europe, et de détruire l'inappré:
ciable richesse de ses forêts.
Les Scandinaves, les Huns, les Vandales, les
Suèves , les Alains, les Gothe et les Visigoths,
qui inondérent l'Europe pendant plusieurs
siècles jusqu'au fond de la fortunée Bétique et
de la Lusitanie, et qui se succédaient avec l'a-
bondance des flots de la mer , avaient multiplié
dans les vastes forêts du Nord qu'ils habitaient,
et qui fournissaient seules avec les pèches gra-
tuitement à tous leurs besoins : aujourd'hui
que l’anéantissement de partie de ces bois a
diminué les produstions et refroidi les clima-
tures , on n’a plus un pareil excés de popula-
tion à craindre.
Nous venons d'arriver naturellement à l'ob-
servation la plus importante peut-être pour la
société , observation qui va soulever une foule
de préjugés. Nous l’exposerons avec courage.
Si les hommes de tous les siècles les plus
éclairés n’ont pu, avec tous les efforts de la
science et du génie, déchiffrer qu'un petit
EUROPÉENNES. 129
nombre des grands et impénétrables calculs de
la nature; si tous ont été réduits à confesser ,
que ses plans sont d’un ordre et d’une sagesse
supérieurs à la pénétration de l'esprit humain,
à qui il est simplement donné de reconnaitre
à des preuves multipliées, quetoute la création
a été ordonnée pour le bonheur de l’homme,
il serait peut-être sage de se borner à envisager
dans quel état cette même création lui est ap-
parue , de révérer ensuite cette volonté supé-
rieure, d’en suivre les indications, sans trop
s'attacher à des systèmes qui lui sont étrangers.
Presque toutes les parties terrestres du globe Opinion sur
ont été visitées par les hommes; et partout es :
on n'a vu que trois choses distinctes : des eaux
poissonneuses ; de riantes prairies chargées de
fleurs qui parfumaient l'air; des forêts variées,
avec les plantes , les oiseaux et les animaux qui
appartenaient aux climats : partout la mois-
son était préparée; l’homme n'avait qu'à se
montrer pour en jouir; mais nulle part on n'a
trouvé de champ de céréales. La nature avait
une autre agronomie que la nôtre; elle nous
délectait, dans ses quatre saisons, de tous les
fruits , de toutes les productions des eaux et de
la terre, sans exiger de l'homme d’autre peine
que celle de cueillir, de ménager et de conser-
ver : dans ses plaus conservateurs , il ne devait
130 ANNALES
se trouver n1 charrue, ni moulin, ni four. La
déesse Céres des Grecs, beaucoup trop prônée
chez les peuples policés, et que la science n’a
que trop accréditée, était étrangère aux plans
de la création.
Les graminées se sont trouvées par toute la
‘terre, modestement mélées avec les autres
plantes, et affectées aux latitudes qui leur con-
venaient ; les oiseaux les connaissaient pour
leurs graines, et les animaux eomme four-
rages : c'est sous ce rapport que la desserte en
revenait à l'homme. C'était la seule destination
que semble leur avoir donnée la nature; mais
dès qu’on a établi leur funeste règne au préju-
dice du domaine des fructifiantes forêts, les
famines ont pris naissance chez les nations,
qui ont eu le malheur de s’en faire un besoin
premier et trop étendu. Jamais les peuples pri-
mitifs n'ont eu le goût d’un aliment factice tel
que le pain; et aujourd’hui encore, sur mille
millions d'individus qui peuplent la surface du
globe, prés de six cents millions n’en font au-
cun usage.
Beaucoup d'écrivains qui n'avaient ni voya-
gé ni observé , mais qui suivaient, du fond de
leur cabinet, la routine des préjugés de leur
temps, ont prétendu que les premiers habitans
de l'Europe, privés de la science de l'agricui
EUROPÉENNES. 151
ture, avaient été réduits à la nourriture misé-
rable des fruits du chêne et du hêtre, comme
si Dieu, magnifique et libéral dans tout ce
qu'il a fait pour l’homme , ne l'avait créé que
pour la misère et le désespoir!
Lorsque nos ancêtres furent attaqués, il y
a deux mille ans, par les Romains, ils for-
maient déja plusieurs grands corps de nations,
tant dans la Germanie que dans les Gaules.
Les peuples du Nord, qui ont inondé pendant
plusieurs siècles tout le Midi de l’Europe, et
qui arrivaient, sans interruption, par deux,
trois et quatre cent mille guerriers, avaient
tous leurs berceaux dans les forêts ; la plupart
connaissaient peu ou ne connaissaient pas
même l’agriculture. Il y avait donc, pour de si
grandes populations, une autre Providence
que la déesse Cérès ; le chéne et le hêtre.
Les riches prairies, ces grands trésors de la
terre, et les immenses päturages des bois,
nourrissaient des troupeaux innombrables de
vaches, de veaux, de bœufs, de porcs, de
chèvres . et de bêtes à laine; la poule, le pigeon,
l'oie, le canard, et le lapin domestiques, se
multipliaient à l'infini, près des hospitalières
habitations , parce que rien ne leur manquait;
le sanglier, le daim, le cerf, la biche, le che-
vreuil, le lapin, et le lièvre fourmillaient dans
Le
les faisans, les coqs de bruyè
1941 - ANNALES, à k
les forêts ; les perdrix les gelinottes les cailles,
, et mille autres
classes nombreuses, iedipfsgient tous les boc-
cages , et les oiseaux de passage en doublaient »
le nombre ; sle miel et la cire se trouvaient dans
tous les creux d’arbres en abondance, et toutes
les eaux offraient, jusque dans les moindres
ruisseaux ,. et la riche série des oiseaux aqua-
tiques, et tous les genres de poissons en pro-
fusion (1 ). | 4
Si l’on ajoute à cette opulence naturelle
toutes les espèces de fruits mélangés par tant
de saveurs et de parfums divers; les racines
succulentes, les légumes farineux, et cent
autres variétés qui s’offraient partout à l’hom-
me, il faut convenir qu’à toutes les nr
primitives où Ja nature le conviait à sa
table, sous le dôme brillant des forêts, il était
moins à plaindre qu'aujourd'hui, au milieu
de ses guérêts, dont les récoltes tous les jours
plus incertaines et plus chèrement achetées ,
dépendent des météores, dont le désordre a
été provoqué par la destruction des bois.
Les forêts, les eaux et les prairies , sont les
(1) En 1550, on vendait, dans la Lorraine allemande,
le gibier dans les boucheries , à deux sols la livre. La
corde de bois , 3o sols, etc, , etc., etc.
.
,
EUROPÉENNES. 133
trois grands laboratoires visibles de la nature,
d'où découlent tous les biens La doivent dé-
lecter l'homme sur la’ terre. Là où ces intaris-
sables sources de Ja vie sont le plus en har-
monie , se trouvent aussi avec le plus d’abon-
dance les richesses naturelles, qui remplissent
ces vastes réservoirs de toutes les productions
des eaux et de la terre. C’est aussi dans l’'en-
“
semble, dans la réunion des végétaux , que
sont répandus les sentiments de douceur , de
grace, de majesté, d'immensité, que font naître
en nous les paysages et ces riantes Perspecis
végétales.
Les forêts remplissent dis He bE , après le
soleil , le plus grand ministère ; elles semblent
destinées à régir toutes les harmonies du globe.
Sous leur heureuse influence, tout vit et pros-
père : dès qu’elles disptaitsdues les sources
tarissent , les rosées s’éloignent, les prairies
perdent leur fraicheur , la terre se dessèche,
les oiseaux et les animaux diminuent, la
marche des météores s’intervertit, enfin le cé- :
leste et majestueux tableau du monde s’efface:
Nous verrons, dans le prochain cahier , les
preuves multipliées, qu'un des pays de l’Eu-
rope, situé sous les latitudes les plus douces,
où les arts, les sciences et l’agriculture dis-
tünguent le plus l'esprit humain, a décliné
CE
4
134 © à ANNALES
sensiblement dans ses productions et ses tem-
pératures, parce que les faibles et éphémères
céréales ont eu la puissance d’envahir le do-
maine des forêts séculaires : c’est l'image vi-
vante de l'esprit humain, qui a voulu corriger
l'œuvre éternelle de la création : c’est l’humble
hysope , substituée au cèdre majestueux, qui
_ commande aux vents et aux tempêtes.
À
Corrélation des foréts avec les météores élec-
triques et les poissons.
La nature est remplie de tant de mystères
que notre ame semble pressentir et toucher,
qu'on serait tenté de croire que des puis-
sances tutélaires et invisibles gouvernent le
monde physique et ne se rendent apparentes
que par leurs effets. Tout parait animé , et les
objets les plus matériels à nos yeux, semblent
dirigés par un esprit de concordance générale
qui nous étonne, mais que nous ne savons
pas assez admirer. Cependant tout ce qui existe
est mu par un enchainement irrésistible de
causes secrètes , qui entretient l’ordre dans
l'Univers. \
La puissance végétale , qui végétalise les
eaux et l'atmosphère , parce qu'elle agit sur
l’un et l’autre de ces éléments, exerce un em-
EUROPÉENNES. 135
pire évident sur l'harmonie des météores. Les
météores électriques , chargés de puñifier l’es-
pacé de Flair des émanations terrestres, pré-
sentent à l’homme un spectacle imposant,
dont le cœur le plus insensible ne peut re-
pousser l'impression morale. Ces météores, à
qui le Créateur a donné les plus orageuses fonc-
tions à remplir, recoivent des arbres, comme
conducteurs des fluides, une partie des élé-
ments de leur formation : leur corrélation est
telle , ils leur restent tellement subordonnés,
que les bois élevés les forcent à se grouper sur
leurs hautes et puissantes sommités , à diviser
leurs feux destructeurs , à dilater leur sein en-
flammé, pour verser des eaux fertilisantes sur
la terre; à consumer, au bruit du tonnerre
mais avec moins de danger pour les habita-
tions, lès matières oléagineuses, alcalines, bi-
tumineuses et sulfureuses, qui chargent et
alterent l'air ; à pomper. enfin des zones éthé-
rées , cette fraicheur, cette sérénité pures, qui
allégent , qui flattent les sens, et font encore
bénir ces orages effrayants, comme les répara-
teurs de toute la nature souffrante.
Les arbres peuvent être considérés comme
les paratonnerres naturels, destinés à attirer,
à absorber ou à diviser les éléments de la
foudre; plus ils sont multipliés, plus le dan-
L. 10
136 ANNALES
ger est ei pour l’homme et pour sés
troupe
ee La gréle semble aussi devoir sa formation
destructive à la trop grande absence des forêts,
parce que les nuages orageux n'étant plus
maintenus à une distance convenable de la
terre, par de grandes masses de bois, les va-
peurs s'élèvent dans les régions glaciales qui
congèlent les eaux vaporisées, et les font tom-
ber par masses de glacons, au lieu de pluies
fécondantes. Ces malheurs se renouvellent
sans cesse pendant la saison des orages dans
la France déboisée , et presque toujours au
moment où les récoltes préparées par les tra-
vaux de toute une année, présentent déjà la
perspective de leurs prochains tributs : leur
perte devient soudain un objet de déses-
poir, au lieu de la consolation qu'elles pro-
mettaient.
De quelle Comme on ne détruit pas un seul cercle
influence lp rmonique , sans altérer toutes les conson-
forêts sont
pourles pois NaNnCes qui en dépendent, la diminution des
sons et les animaux et des poissons a suivi celle des forêts ;
oiseaux.
et les fleuves, alimentés par les eaux qui s'écou-
lent sans cesse sur les dépouilles animales
et végétales répandues dans les forêts, sont
plus poissonneux , les poissons plus beaux et
les étangs, les lacs, les ruisseaux , les rivières
P
EUROPÉENNES. 137
leur chair plus savoureuse; par les mêmes
raisons les embouchures des fleuves, plus fré-
quentées par les poissons de la mer, qui aug-
mentent où diminuent dans ces parages, en
raison des plantes, des graisses et des limons,
que leur charrient les eaux du continent.
Aussi a-t-on observé que les nombreuses
légions de morues , qui fréquentaient autrefois
les rivages de l'Amérique septentrionale, ont
tout-à-coup disparu. On avait d’abord attribué
cette disparition à l'effet du bruit du canon,
‘qui pouvait momentanément y avoir été pour
quelque, chose ; mais très-assurément l’amai-
grissement des eaux des fleuves, la diminution
des ombrages et des végétaux qu’elles y trou-
vaient autrefois, en sont la cause principale,
Il en est de même des légions de harengs, de
sardines , de maquereaux, de thons, d’aloses,
de saumons , d’esturgeons, et de tous les pois-
sons voyageurs, dont la diminution devient par
ces causes tous les jours plus sensible , ainsi
que celle des oiseaux voyageurs, que la pré-
voyante nature envoyait à des époques fixes,
sur la table de l’homme.
Ce que les mers, les eaux du continent et
les forêts offraient originairement sous ce
double rapport avec profusion, est incalcu-
lable : l'histoire des pêches et des chasses qui
10.
138 ANNALES
se faisaient 11 y a seulement un siecle, peuvent
étonner aujourd'hui limagination.
Nous venons de présenter rapidement les
hautes fonctions que les bois semblent avoir à
remplir dans l'harmonie de la nature; le minis-
tère visible qu'elles exercent sur les météores,
sur les eaux vaporisées, sur les climatures, be
températures et les saisons; sur la fertilité et la
salubrité de la terre; enfin les grandes calami-
tés qui dérivent de leur destruction, et qui
affligent les pays où elles disparaissent.
11 reste encore à considérer leur importance,
sous le rapport du combustible indispensable
pour combattre les rigueurs des saisons , pré-
parer nos alimens , vivifier nos manufactures
et fournir aux constructions, en un mot, à tous
les arts devenus nécessaires.
Opinion Sully avait déjà prédit dans ses économies
de Sully, de
Colbert,
ii forêts ferait hausser le prix des denrées, et
par suite tout ce qui en dépend. Jamais pro-
nostic ne s’est réalisé d'une manière plus ef-
frayante pour la société : cette crainte si fon-
a royales, que la progressive diminution des
dée que la France ne périsse faute de bois , a
été encore proclamée il y a cent cinquante ans,
par Guillaume de Lamoïignon, un de nos plus
grands magistrats , et par le grand Colbert,
qui assuraient qu’il ny avait déjà dès-lors
EUROPLENNES. 139
plus assez de bois en France pour toutes les
nécessités de la vie.
Louis XIV , frappé de l'exposé que lui avait
présenté le ministère, sur la situation des bois
du royaume, crut devoir tenir un lit de jus-
tice spécial à ce sujet, et 1l vint le tenir le
13 août 1669 en son parlement de Faris, où il
fit lire et enregistrer cette ordonnance mémo-
rable, la plus sage qui se soit jamais faite en
France , pour la conservation des eaux et
foréts.
Fontenelle, toujours animé de lamour de Fontenelle.
à et Réaumnr.
son pays, a écrit couragèusement en 1709, sur
Fimportante nécessité de conserver les bois.
Le célèbre physicien Réaumur écrivit en 1921:
« L’inquiétude est générale sur le dépéris-
» sement des bois du royaume ».
« On craint que les forges, etc., ne tombent
» faute du bois nécessaire à leur entretien ».
« L'intérêt de l'Etat demande qu’au moins
» la quantité du bois ne diminue pas, quand.
» la consommation augmente ».
« Il ne serait peut-être pas raisonnable de
» souhaiter que les terres labourables fussent ,
» remises en bois; mais il serait extrémement
» à souhaiter que les terrains laissés en bois
» nous donnassent celui dont nous avons
» besoin , et qu'on empéchät leur produik
Opinion
de Buflon.
140 ANNALES
» de diminuer ». Mémoires de l’ Académie,
1721 (1).
À l’époque où Réaumur consignait ainsi ses.
inquiétudes sur l’état des forêts de la France, il
en existait encore trois fois autant qu’aujour-
d’hui , et la consommation des bois s’est triplée
depuis, par la multiplication des feux , des
fonderies , des forges , des verreries, des faiïen-
ceries, des manufactures , des poteries, des:
fours à chaux, etc., etc.
Voici ce que Buffon, notre plus grand na-
turaliste, a consigné dans son Histoire Natu-
relle: « Le bois, qui était autrefois très-com-
» mun en France, maintenant suffit à peine
» aux usages indispensables , et nous sommes
» menacés, pour l'avenir, d’en manquer abso-
» lument...»
« Ceux qui sont préposés à la conservation.
» des bois se plaignent eux-mêmes de leur dé-
» périssement... Il faut en chercher le remède;
» tout bon citoyen doit donner au public les
» expériences et les réflexions qu'il peut avoir
» faites à cet égard ».
Comme il n'existe point encore de statis-
tique positive sur les bois de la France, Je
(x) Depuis cette époque, la charrue a plus que doublé
ses envahissements aux dépens des forêts.
EUROPÉENNES, 4x
vais essayer d'en donner une idée approxi-
mative.
La surface géométrique de la France se porte Ancienne
kenviron cent trente-quatre millions d'arpents; Re
celle des eaux et des prairies pouvant s'élever à forêts de la
environ seize millions, la France était donc!"
couverte originairement de cent dix-huit mil-
lions d’arpents de forêts.
En 1780, la surface des forèts était estimée
à treize millions d’arpents ; aujourd’hui on la
suppose réduite entre six et huit millions d’ar-
pents, c’est-à-dire, au seizième de l’état pri-
mitif ; d’où il résulte qu'environ cent dix
millions d’arpents de bois sont détruits en
France.
Supposons que la surface des landes, des
marais, des bruyères et des terres vagues , s'é-
lève à seize millions d’arpents, il s’ensuivra
que les cultures en occupent environ quatre-
vingt-dix-huit millions, ou les cinq sixièmes
de l’ancién domaine des forêts, qui représen-
taient peut-être au centuple la valeur nutri-
tive des céréales, comme nous aurons occa-
sion de le faire voir plus tard.
On estime qu'il y a entre six et sept millions
de feux en France, qui peuvent, avec les forges,
les usines, les manufactures et les construc-
tions, s'élever à une dépense de trente millions
142 ANNALES
de cordes de bois par an : les forêts existantes
ne pouvant pas fournir régulièrement au sis
xième de cette consommation, il faut, ou les
détruire jusqu'à extinction, pour suffire au
besoin du moment, ou souffrir et périr, ou
replanter et resemer. Cette dernière opération
_est le principal but que nous nous sommes
proposé de recommander dans nos observa-
tions. |
4
Suite de la pêche des anciens et du moyen âge,
en poissons de mer.
L’espadon est un grand poisson qui porte
au-devant de la tête un grand os noir. Il est
ainsi nommé à cause de son long museau fait
en forme d'épée ou espadon. Il y en a de plu-
sieurs sortes : celle qui se trouve dans les mers
de Provence est appelée pei esparo : c'est-à-
dire, poisson épée. IL a la forme du thon,
mais il est plus gros. La pointe de son museau
a depuis quatre jusqu’à huit et douze pieds de
long , suivant la grandeur du poisson, et envi-
ron trois à cinq pouces de large. Elle est os-
seuse et couverte d’une peau chagrinée. Les
pécheurs des madragues craignent fort ce pois-
son, parce qu'il coupe tous leurs filets avec
son museau, dont l'épée fort plate est garnie
“.
r à
EUROPÉENNES, 149
Lt
de chaque côté d’une rangée de dents longues
et larges en forme de scie.
Quelques-uns appellent l'espadon , poisson | je de
à scie , ou empereur, à cause qu'il combat les EE
requins et les baleines et que souvent il les ttrranée.
blesse à mort de son arme meurtrière. La pêche
du xiphias espadon était pratiquée chez les
Grecs : les Romains ne la firent pas avec moins
d’ardeur. On trouve célébrée dans les vers
d'Ovide et d'Oppien la puissance du glaive
dont il est armé; et suivant Polybe, c'était au-
près du promontoire de Scy/la qu'on en fai-
sait la plus grande pêche. On ne le recherchait
pas alors pour sa chair, elle était réputée
sèche et peu agréable ; mais pour l'huile qu’on
obtenait de la couche de lard qui règne sous
la peau. La pèche de ce poisson se faisait avec
un nœud coulant, disposé sur deux harpons
ou lances, dans lequel s’engageait le poisson
pour saisir l'appat,
La pèche s’en faisait aussi par d’autres pro-
cédés, sur les côtes de la mer Tyrrhénienne et
sur celles de la Gaule narbonnaise. Un de ces
procédés consistait, comme chez les Grecs, à
se servir de barques taillées d'apres la forme
de l’espadon, pourvues d’une pointe avancée
qui représentait sa mâchoire, et peintes des
couleurs foncées qui lui sont propres. L’espa-
144 ANNALES
don s’en approchait sans défiance, croyant
voir des poissons de son espèce ; les pêcheurs
profitant de son erreur , le perçaient avec des.
dards. Quoique surpris , l'animal se défendait
avéc vigueur, frappait de son épée le bordage:
des barques trompeuses, et les mettait sou-
vent en danger. Les pêcheurs saisissaient cé:
moment pour essayer de lui fendre la tête, et
de lui couper, s'il se pouvait, la mâchoire su-
périeure. Après avoir triomphé de sa résis-
tance et s’en être emparés , ils l’attachaient à.
l'arrière de la barque et l’amenaient ainsi à
terre,
Oppien compare cette manière de prendre
lespadon en le trompant par la forme des
barques, à la ruse de guerre dont se servent
les assiégeants qui, après avoir défait une par-
tie des assiégés dans une sortie, se revêtent de
leurs armures et se présentent aux portes de
la place; la troupe à qui la garde en est con-
fiée , les ouvre dans l’impatience de revoir les
braves qu viennent de combattre pour leur
intérêt commun ; mais l'illusion ne tarde pas
à s'évanouir : surprise et victime de son erreur,
cette troupe, dans l'impuissance de pourvoir à
sa sûreté, succombe à son tour sous les coups
de l'ennemi.
Cette manière particulière et dispendieuse
,
EUROPÉENNES. 145
de faire la pêche de l'espadon permet de sup-
poser que ce poisson extraordinaire était au-
trefois aussi commun qu'il est devenu rare
aujourd'hui dans la Méditerranée.
Les anciens prenaient aussi l'espadon dans
les madragues, s'il s'y engageait imprudem-
ment, soit en poursuivant le thon, soit en
donnant la chasse à des scombres de moindre
taille , que sa présence effrayait ; mais on pré-
tend que son courage ne répondait point à la
force de l'arme qu'il porte , lorsqu'il se voyait
entouré de filets. «Quoiqu’il puisse les rompre,
dit Oppien, il recule; il soupçonne quelque
piège : sa üumidité le conseille mal ; il finit par
rester prisonnier dans l'enceinte et les détours
qu'ils décrivent, et par devenir la proie des
pêcheurs, qui, réunissant leurs efforts, l’a-
mènent sur le rivage , où il trouve une mort
certaine.
Ce qui est dit plus haut sur le: danger de
prendre l’espadon dans des madragues, con-
tredit l’assertion d'Oppien, qui à peut-être vu
prendre ainsi de jeunes espadons timides et sans
expérience ; mais il ne serait pas croyable que
ce poisson d’une grosseur majeure , arrivant
à un poids depuis cinq cents jusqu'a douze
cents livres, et armé d’une manière aussi for:
146 ANNALES
midable qu'il l'est , se laissät prendre dans de
frêles filets, sans tout briser.
Un fait arrivé vers la fin de 1820 vient à
l'appui de l'opinion qu’on doit se former sur
la force de ce poisson. Un espadon s'étant atta-
ché à une corvette anglaise, qui se trouvait
dans les parages du continent de l'Amérique,
septentrionale, a percé les deux bordages en
chéne, l’un de quatre pouces et l'autre de trois
pouces d'épaisseur : sa redoutable épée entrant
toujours plus avant dans le corps du bâtiment,
il allait atteindre et percer des barils de rhum.
qui se trouvaient dans la cale, si on ne s'en
était apercu à temps. 11 faut assurément une
force extraordinaire, pour produire un pareil
effet.
Ces observations conduisent naturellement
à la remarque, qu'on a peut-être considéré les,
grands habitants des mers, trop matérielle-
ment sous le rapport unique, soit de leur
poids , soit de leur dimension , de leur graisse
et de leur chair, sans étudier le motif de leurs
formes, de leurs goûts, de leur instinct, de
leur force, de leurs armes, enfin de la mis-
sion réelle qu'ils ont à remplir dans les grands
plans de la nature : car l'espadon armé de cette
grande scie d'ivoire, qu'il doit manier avec
EUROPÉENNES. 147
une force relative à sa taille, semble être des-
. tiné à combattre les forts pour protéger les
faibles, ou à vivre dans les écueils, comme
celui si redouté de Charybde et de Scylla,
pour combattre les monstres-sous-marin, qui
vivent au fond des abimes , et dont l’intrépide
Colas-poisson, de Naples, a été la victime à la
seconde fois que le Roi l’a engagé à y descendre,
pour observer l'aspect de ces demeures pro-
fondes , encore inconnues à l’homme ainsi que
leurs nombreux habitants.
Les auteurs Grecs nous ont laissé beaucoup Pêches des
à desirer en parlant des scombres de la Médi- ns
terranée orientale : leurs erreurs ont été long-
temps les nôtres, parce qu'il nous était diff
cile de vérifier sur les lieux mêmes tout ce
qu'ils ont vu, de reconnaitre et d'observer tout
ce qui leur a échappé; en général , ils ont né-
gligé d'indiquer les caractères de chaque es-
pèce avec la précision nécessaire. On peut con-
clure seulement de leurs écrits, que celles dont
ils ont le mieux étydié les habitudes, passaient
de la Méditerranée dans le Pont-Euxih, et en
revenaient périodiquement.
D'après les observations les plus exactes,
il n'est pas probable que les espèces de pois-
sons qui se pêchaient à Trapézunte et à Sinope,
vinssent toutes des Palus-Méotides, qui portent
e
Extrême
abondance
en poissons
146 ANNALES
aujourd'hui le nom de Simon. Gyllius et Dap-
per ont remarqué que plusieurs espèces de
la mer Egée , traversant la Propontide, passent
tous les ans dans la mer Noire, et qu'elles en
reviennent en automne.
Le passage des pélamides s'accomplit, sui-
vant Dapper, dans les derniers jours du mois
de maï; leretour dans la Méditerranée s'effectue
en octobre. Comme les poissons qui reviennent
de la mer Noire sont sensiblement plus gros
que lorsqu'ils y sont entrés, cette circonstance
explique pourquoi, du temps d’Anistote, on
ne les péchait pas au passage, mais au retour.
L'ancienne réputation du cap de Byzance a
recouvré son premier éclat. Gyllius, qui résida
dans le Bos- long-temps à Constantinople, fait un magni-
phore,
fique tableau de la pêche du Bosphore : Mar-
seille, Venise, Tarente, dit-il, abondent en
poissons ; mais Constantinople les surpasse
toutes. La pêche qu’on y fait dans le Bosphore,
est si prodigieuse, que, d'un seul coup de filet,
on peut remplir vingt barques, et que, sans
filets, oh peut pêcher à la main, sans quitter
la terre. Lorsqu'au printemps des troupes in-
nombrable de poissons gagnent la mer Noire,
on peut les atteindre avec une pierre, comme
si l’on abattait une volée d'oiseaux; et les pé-
cheurs prennent sans amorce tant de péla-
EUROPÉENNES. 149
mides, qu'il y en aurait assez pour hourrir toute
la Grèce et une grande partie de l'Europe et de
l'Asie. Si le goût du poisson était plus répandu
parmi les Turcs , s'ils avaient l’industrie des
anciens Grecs ou des pêcheurs de Marseille,
de Tarente et de Venise , s'ils pouvaient pêcher
librement, sans être obligés de donner au sul-
tan la moitié de leur pêche, les marchés se-
raient chaque jour pleins de poissons.
Pour justifier ce que ce récit peut avoir en
apparence d’exagéré, nous devons ajouter que
des observateurs dignes de foi nous ont as-
suré avoir vu, il n’y a pas plus de deux ans,
aux époques du passage, toute la mer de Mar-
mara si remplie de grands poissons, qu'on
élevait sur le bord ‘de la mer, des estrades,
pour jouir de ce beau spectacle au clair de
lune. Ces poissons , parmi lesquels il s'en
trouve d'une grosseur monstrueuse , tournent
continuellement le long du rivage , et en
masses si serrées, qu'on dirait y voir une re-
vue de tous les habitants des mers, ou défiler
d'innombrables armées.
Les Grecs ne connurent pas le maquereau
proprement dit, celui qui habite les mers du
nord de l’Europe; mais il est certain que le
trachure était pêché en Grèce , ainsi que Z'a-
mie , qui était beaucoup plus estimée. Ce der-
+ -
i50 ANNALES .
nier poisson nageait aussi en grandes troupes ;
comtme les tons etles pélamides : comme eux,
suivant Aristote , 1l passait de la Méditerranée
dans le Pont-Euxin. Oppien dit qu'il se plaît
aux embouchures des fleuves, et qu'il s’'en-
graisse dans les eaux douces chargées des
graisses végétales qu'ils entrainent. Quoiqu'in-
férieur en taille au thon, il est armé de dents
fortes et serrés; s'il se voit pris à lhamecon,
il a l'instinct de s’élancer vers la ligne, de la
saisir et de la couper. Les poissons de cette es-
pèce qui se pêchaient dans l’Hellespont étaient
les meilleurs suivant Lycophron. 1
Dapper observe aussi qu'aujourd'hui, les
poissons qui ont fait quelque séjour dans la
mer Noire , dont les rivages sont encore garnis
des végétauxetdes plantes qui leurconviennent,
sont bien supérieurs en qualité à ceux qui se
pêchent dans les eaux de Archipel.
Le scare, la dorade et la sargue furent
également l’objet de la pèche des Grecs. Les
scares d'Ephèse jouissaient d’une grande ré-
putation; on en péchait beaucoup auprès de
‘ile de Rhodes, où ce poisson trouvait les
fonds qui lui convenaient : car chaque espèce
a une prédilection pour ceux qui sont relatifs
à ses goûts, à ses mœurs, à ses alimens, et
cette prédilection est surtout remarquable en
« EUROPÉENNES. 151
faveur des lieux , dont les rives sont boisées et
chargées des tégétaux qu’elle préfère.
Le nom de chrysophrys ou de poisson aux
sourcils d’or, fut donné par les Grecs à la do-
rade. Ils connurent les principales habitudes
de ce spare: ils n’ignoraient pas ti ’en été ce
* poisson se plait dans les étangs où s’introduit
l’eau de la mer; qu'il aime à frayer aux em-
bouchures des fleuves , comme la plupart des
poissons saxatiles.
La famille des spares à laquelle appar-
tiennent la dorade et le sargue, compte un
grand nombre d'espèces que les Grecs péchaient
également dans toutes les eaux de l’Archipel ;
mais les descriptions qu'ils en ont laissées,
n'exprimant pas leurs caractères spécifiques,
sont si imparfaites, que c’est un véritable dé-
‘dale, dont il est difficile de sortir avec avan-
tage. Il est cependant important de remarquer
que le poisson salé était devenu chez ce peuple
- l’objet d’un commerce immense avant même
“le règne d'Alexandre et dans les derniers siècles
de la liberté de la Grèce.
La pêche du thon peut être considérée
comme une des plus anciennes et des plus im-
portantes de celles qui fleurirent sur les côtes,
d'Espagne. Les nombreuses colonies que les
Phéniciens y jetèrent, notamment dans la Bé-
2: II
Anciennes
et riches
pèches du
hou,
… 122 ANNALES
tique, façonnèrent les naturels à cette pêche ,
_ surtout les habitants de la célèbre Gadès , au-
jourd'hui Cadix, qui y trouvèrent une féconde
source de richesses. È r
Les habitants de Gadès furent, suivant Sua-
rez , les premiers de l'Espagne qui pêchèrent le
hs et donnérent à ce poisson les prépara-
tions hab. pour être. transporté, ven.
du et consommé en d’autres contrées.
On se servait de madragues pour cette pèche.
Les Phéniciens en mirent l'usage en vogue
parmi les Espagnols de Gadès, et il devint
. commun à toutes les colonies qu'ils fondèrent
| successivement depuis Emporias jusqu'aux
colonnes d'Hercule , et qu'ils étendirent dans
le grand Océan, sur la côte d'Afrique jusqu’au
fleuve Lixo, où leurs bâtiments se rendaient
pour cette pêche.
Gadès n'était pas la seule ville d'Espagne à
. qui la pêche du thon procurait les faveurs de
la fortune. Carteia, placée sur la côte de
_ Bétique, dans la partie la plus resserrée du dé-
_troit, profitait des avantages de sa position : sa
_péche rivalisait avec lle de Gadès. Malaca ,
Hexi et Abdera , étaient aussi de riches stations
espagnoles pour la pêche du thon et du colias.
Celle dans les eaux douces n’était pas moins
remarquable dans la péninsule : elle se compo
EUROPÉENNES. 153
sait d'esturgeons , de saumons et d’aloses, qui
fréquentaient dans une grande abondance ces
beaux fleuves alors couverts de végétaux : aussi
d'Espagne continua-t-elle, sous les Romains,
d'être la contrée où s’'approvisionnait en pois-
sons une partie des peuples d'Italie et de la
Grèce. Nous aurons souvent occasion de signa-
ler la cause principale de la diminution de
cette abondance , qui était universelle dans les
premiers temps.
Les Romains, du temps de Pline, conti-
nuérent de ranger le thon parmi les cétacées,
ainsi que l’avaient fait les Grecs. Cet usage qui
se maintint pendant plusieurs siècles, prouve
que ce poisson pélagien parvenait à une grande
grosseur. C’est à lui qu'on rapporte l'étymo-
logie du nom de Cétobriga, ville de la Lusi-
tanie, assise sur les bords du golfe que lA-
nas, aujourd'hui la Guadiana, formait à son
. embouchure. Cette ville dont les sables de la
mer ont énvahi le territoire, était le siège
d’une pêche considérable de thons. .
Pline fait mention d’un de ces poissons qui Poids re-
pesait quinze talens, ou six cent soixante- Ds
quinze livres, poids de France. M. de Lacépède
a révoqué en doute ce poids, qui lui paraissait
supérieur à celui des plus gros thons pêchés
de nos jours dans les madragues de Marseille.
IX,
L
154 ANNALES
Cependant, suivant M. Azuni , qui paraît digne
de confiance, il n’est pas rare de pêcher en
Sardaigne des thons qui pesent huit cents à
mille livres, et souvent il en a vu de douze
cents, poids qui surpasse beaucoup celui dont
parle Pline.
Il a été pêché à l'ile d'Elbe, en 1766, un
thon , pesant onze cent quatre-vingt-dix livres;
dans les années 1700 et 1792, il en a été pris
du poids de mille livres et au-dessus. On en
pêche tous les ans qui pèsent huit à neuf cents
divres, poids de Toscane.
. M. Azuni écrivait en 1802, en Sardaigne:
« Le thon est un des plus gros poissons que
l’on pêche dans cette mer. Parmi nos pêcheurs
des madragues, si le poisson pris ne pèse que
cent livres, on ne l'appelle que scampirro ,
c'est-à<dire , chétif poisson. S'il ne surpasse
point trois cents livres, on lui donne à peine
le nom de demi-thon ; mais de trois cents livres
et en sus, 1l commence à mériter de glorieux
titre de thon. Aussi il n’est pas rare qu’on en
pêche en Sardaigne du poids de huit cents
à mille livres , et j'en ai vu très-souvent de
douze cents livres. »
« Onpêche encore aujourd’hui ,en Sardaigne,
entre cinquante et soixante mille thons par
an, qui produisent uu million de francs »
EUROPÉENNES. 155
‘On voit par ce récit, fait sur Îes lieux, que:
cette pêche annuelle , dont la mer fait seule les
frais, équivaut, uniquement en thons , à un
produit de trente-quatre mille bœufs , du
poids de six cents livres; produit qui dépasse
ce que tous les paccages de la Sardaigne
peuvent produire ; et ce n'est peut-être que la
moitié des tributs dont jouit cette seule ile, en
mille différentes espèces de poissons.
La pêche de ce ps était florissante sur De
portance
les côtes d'Italie et l’île de Sicile. Il y avait à qes ancien-
Cosa surtout une tonnare célèbre, réputée la Rem 1
plus productive de la mer Tyrrhénienne, le
poisson étant attiré dans son voisinage par la
multitude des murex qui s’y trouvaient réu-
nis. Strabon, qui vivait dans le premier siècle
de l'ère chrétienne, fait déjà mention des ton-
nares ou madragues de l'île d’Elbe : d’autres
établissements semblables étaient-PtittSsur la
côte qui lui est opposée ; depuis le por d'Her-
cule, aujourd'hui Porto-Ercolo jusqu’à l'em-
bouchure . l'Ombrone. La même pêche n’a-
vait pas moins d importance en Sicile, notam-
ment à Céfalo. Cette péche était également
exploitée avec le ‘plus grand succès sous le
promontoire Pachynum , aujourd’hui le cap de
Passaro, et depuis Drepanum jusqu'à Lilybée,
La côte fournissait d’excellent sel qu’on fabr<
Lo
156 ANNALES
« quait dans les baies, et qu'on employait à la
| préparation du thon. La ferra- cetaria , qui
s'étendait alors depuis Ségeste jusqu'au cap
appelé aujourd'hui Santo-vito, portait le nom
de Cetaria , à cause dela grande quantité de
thons qu'on prenait dans ces parages.
Oppien a très-bien décrit les détails de la
pêche du thon, telle qu'on la pratiquait de
son temps. Il pense qu'après avoir payé leur
tribut aux pêcheurs de la mer Tyrrhénienne,
les thons rompaient leurs rangs, et se por-
taient sur tous les points de la Méditerranée.
Il expose la manière dont on les entourait , et
l'usage où l’on était d’avoir, comme chez les
Grecs, une vedette qui, du haut d’une tour
élevée, annonçait la présence des thons, et si-
gnalait la direction de leurs mouvements. La
timidité de ces scombres et leur disposition à
fuir, à la vue du premier objet qui les ef-
fraie, se trouvent aussi rappelées. dans les vers
d’ an
Le thon avait joui chez les Grecs d'une
grande célébrité, qui se maintint sêus les em-
pereurs romains. Ce poisson fut toujours con-
sidéré chez les deux nations, comme un sym-
bole visible dela généreuse prodigalité de la
nature, On continua de pêcher beaucoup de
thons à Samos, à Byzance, à Caryste el dans
e
1
EUOPÉENNES. 197
la Sicile : les produits annuels de cette pêche
placèrent toujours ce scombre au rang des
poissons les plus utiles. Elle conserva long-
temps sa réputation et son importance : elle
perdit l’une et l’autre, lorsque les nations du
Nord eurent envahi l'Italie, et que la Sicile fut
tombée au pouvoir des Sarazins. Il n’en est
plus fait mention dans les écrivains du Bas-
Empire.
Nous devons ajouter que, vers le milieu du
XV° siècle, l'Espagné tirait encore de grands
avantages de la pêche des scombres; que celle
du cavallar et du bisole (les deux auriols des
côtes de Provence ) enrichissait les habitants
des royaumes de Murcie et de Valence, et que
les bénéfices qu'ils obtenaient alors de cette
pêche n'étaient presque pas inférieurs à ceux
de la pêche du thon, à l'époque de sa plus
grande splendeur, Les Espagnols” de ces deux
royaumes avaient rappelé ces siècles d’abon-
dance et de prospérité si vantés chez les an-
ciens. La pêche du cavallar et du bisole avait
acquis une telle importance, elle employait
tant de bras, qu’elle pouvait être considérée
comme une des premieres pêches de la Médi-
terranée.
A peu de distance de la ville d’Alicante, ap-
pelée Tudemir, sous le gouvernement des
Dirmioution
des poissons
alimtalaires,
158 ANNALES
Maures, était une ile petite quant à son éten-
due, grande sous le rapport de sa pêche ; cé-
tait pour la Méditerranée, ce que fut l'ile de
Rugen pour la Baltique, comme nous le ver-
rons dans le prochain cahier.
Il y a eu un temps où, entre Collioure,
Port vendre et le cap Cerbère ( Pyrénées-Orien-
tales), un homme placé en vedette dans une
tour élevée, était chargé d'annoncer aux nom-
breux pêcheurs l’arrivée du thon, qu'ils ap-
pellent veau de mer ; ce poisson, après avoir
déjà côtoyé plus de neuf cents lieues de rives,
arrivait encore dans une telle abondance, que
la mer semblait en être farcie, et que, par sa
masse, il formait des houles qu'on distinguait
au loin.
Aussitôt l’heureux signal donné, on s'élan-
çait avec alégresse dans les barques, pour faire
une pêche si riche, que quoique la chair de
ce poisson soit excellente, qu'elle peut être
marinée, se transporter partout et se conser-
ver long-temps , on était encore obligé d'en
brüler une grande quantité pour en extraire
simplement l'huile.
Nous en avons vu faire la pèche il y a trente
ans : il ne fallait plus ni vedette, ni tour, ni
canon, pour voir et annoncer l’arrivée de ce
poisson : une trentaine de barques suffisaient
EUROPÉENNES. 159
pour recueillir les faibles files de ces poissons
voyageurs.
Cherchant le motif de la fatale disparition Gau:es de
de ces nombreuses colonies de poissons, qui" din
| eNe si périodiquement de la mer
oire, par troupes serrées, depuis le commen-
nution.
cement des siècles, pour venir consoler et ré-
jouir tous les habitants des rivages de la Mé-
diterranée, nous avons cru le reconnaitre,
pour ce parage, dans le déboisement on peut
dire complet de ces belles Pyrénées , qui, cou-
vertes naguere de. vieilles, d’épaisses forêts,
projetant leurs larges et noirs ombrages sur
la mer, offraient avec leur sécurité au frayage,
les plantes, les insectes et les gras limons que
les poissons recherchent par nécessité. Le dé-
boisement aujourd'hui presque général des ri-
vages de la mer, est, n’en doutons pas, la
cause réelle de la diminution sensible de tant
et de si innombrables poissons, que la nature
multipliait dans le silence des eaux, pour les
ajouter aux biens terresires et combler ainsi
les besoins et les jouissances de l’homme.
Ici se présente à notre admiration , après le
prodige de la plus merveilleuse fécondité des
poissons alimentaires, un prodige tout aussi
grand : c'est cette intelligence, cette voix toute-
puissante et secrète, qui donne à une époque
Merveille
des voyages
périodiques
des poissons.
100 ANNALES
fixe, à des millions de gros poissons engraissés
dans la mer Noire, l'impérieux signal de la
quitter, pour aller habiter pendant six mois
une autre mer ; de porter partout leur super-
flu sur la table de l'homme, de l’étendre sur
plus de mille lieues en longueur, sur cinq et
six cents lieues en largeur; et, après avoir com-
plété leur tribut sur cette route immense, qui
s'étend depuis le Bosphore jusqu'aux Colonnes
d’Hercule, cette même voix semble leur dire
encore d'aller se multiplier dans le calme de
ces mêmes eaux, qui ont été le théâtre de
leurs sacrifices, pour conduire ensuite les gé-
nérations nouvelles dans cette autre mer ,
qui doit les nourrir et les grossir, pour venir
retrouver six mois après leurs eaux natales.
Enfin l’époque arrivée pour effectuer le re-
tour dans la mer Noire, toutes ces légions de
poissons muets se tournent de tous les points
vers l'Orient ; mais , où est cette boussole qui a
existé avant la nôtre, pour les diriger ? où est
ce pilote habile, qui va réunir et conduire tant
de peuplades diverses, dispersées dans les eaux
d’un immense espace ? quel est ce géographe,
qui tient l'itinéraire d’une route sans traces,
et sur laquelle ces poissons font cependant,
chaque année, mille lieues pour aller, mille
lieues pour revenir sans se tromper Jamais ?
EUROPÉENNES. 1Ô£
quel enfin est cet astronome, qui montre du
fond des abimes, sur le front du brillant fr-
mament, le point fixe, vers lequel tant de
voyageurs épars doivent arriver de toutes les
distances dans un temps donné? Cependant
tout arrive au moment prescrit, tout file avec
rapidité à travers les deux détroits de la Pro-
pontide, comme vers une autre terre de pro-
mission , et rarement la lune de mai n’a vu de
parjures.... Nous verrons parmi tous les ani-
maux voyageurs dé la terre, des airs et des
eaux , ce guide invisible , cette intelligence su-
périeure et mystérieuse, confondre les calculs
de la science humaine.
Une multiplicité de poissons divers, comme
l'anthias , le mormyre ,\'hippure , le pagre, la
trigle-hirondelle, a rascasse, et quantité
d’autres remarquables soit par la vivacité de
leurs couleurs , ou par la bonté de leur chair ,
n'ont pas échappé à l'attention des Grecs, di-
rigée vers tout ce qui flattait leurs yeux et leur
appétit.
Un poisson plus célebre chez eux était le
pompile ou luckos. Is pensaient que ce cori-
phène avait été engendré du sang du ciel en
même temps que Vénus: ils ui accordaient
l'instinct privilégié à guider les bâtiments qui
traversaient la Méditerranée et lHellespont ;
169 ANNALES
c'est pour cela qu'il était consacré à Neptune,
et que les marins le révéraient en particulier,
comme un poisson qui présidait au bonheur
de leur navigation
FES Oppien représente les pompiles comme des
cormsiacre
comme de Compagnons fidéles des marins, qui égaient
bon augure bar leurs mouvemens à la surface de l’eau l’en-
ak UE mui de la navigation. Les uns, dit-il, se tiennent
près du gouvernail ; d'autres nagent en avant
du navire, sans jamais le perdre de vue : ils
l'accompagnent dans sa course ; mais aussitôt
que le pompile approche de terre, la crainte
de s'échouer sur le rivage l’arrête ; il ralentit
soudain sa marche; c'est un signal donné aux
mariws d'être sur leurs gardes : s'ils sont près
des côtes, il cesse de les accompagner : mais
partout où il se montre, il annonce le souffle
favorable des vents et sa présence est le présage
infaillible d'une heureuse navigation. On di-
sait pompile d'Olynthe et de Mégare, comme
anguilles de Béotie, pagres d'Erythie, saupes
des ébudes , etc., pour exprimer l'excellence de
leur qualité, et que ces poissons gagnaient
dans les bons fonds qu'ils fréquentaient.
Lanthias, L'anthias poisson fortet vorace, vitégalement
dE en troupe. Suivant les Grecs, il n'y avait point
de poissons malfaisants sur les fonds qu'il se
plaisait à fréquenter; aucun animal dangegeyx
EUROPÉENNES. 163
pour l'homme ne pouvait habiter dans les
mêmes eaux; et les plongeurs employés à la
pêche des éponges, podvaient descendre avec
sécurité jusqu'au fond des mers, dans les en-
droits où se rencontrait ce poisson ami de
l'homme. « Ils croyaient, dit M. de Lacépède,
que l'éclat de sa beauté était un talisman. »
Les pêcheurs Grecs avaient étudié les appé-
tits , les goûts dominants à chaque espèce de
poisson. Leur expérience leur avait démontré
que les meilleurs fonds de pêche sont ceux
qui se trouvent garnis de beaucoup de plantes
marines. La raison qu'en donne Aristote est
juste : les poissons herbivores y trouvent plus
de pâtures; ceux dontles habitudes sont voraces,
y rencontrent plus de poissons. Ils savaient très-
bien que les heures du jour les plus favorables
à la pêche sont celles du crépuscule du ma-
tin et de celui du soir.
À la faveur de cette étude, les Grecs s'é-
taient attachés à connaitre les appats naturels
et factices qui convenaient le mieux à certaines
espèces. Ils s'étaient assurés que toutes ne
mordaient qu'à des amorces fraiches, et. que
plusieurs en exigeaient qui eussent une odeur
particulière, désagréable même pour l'homme,
telle que les émanations de la chair grillée du
polybe, celles du fromage pourri de. lait de
D
Fonds fa-
vorables aux
pèches.
Prépara-
164 ANNALES
chèvre. Quand les appâts naturels leur man-
quaient , 1ls y suppléaient avec des substances
qui les imitaient. C'est ainsi qu'avec de la
laine teinte en pourpre et des plumes, ils par-
venaient à imiter le murex pour attirer les
thons.
La mer Egée, réputée orageuse et pleine de
courants, était considérée comme le réservoir
par excellence des poissons les plus recherchés
pour leur qualité supérieure; et dans ce genre
de réputation, la mer Tyrrhénienne était la
seule qui rivalisat avec elle. On n’estimait pas
au même degré les poissons de l'Adriatique,
dont la chair offrait moins de saveur et de fer-
meté, parce que les fonds n'étaient pas aussi
favorables.
Les pêcheurs n'ignoraient pas que les aqua-
tiles en général sont meilleurs pour Pusage de
la table, avant la fraie qu'après avoir jeté leurs
œufs : ainsi la préférence était successivement
donnée aux espèces, suivant les différents mois
de l’année où elles se disposent à frayer.
Les Grecs donnèrent diverses préparations
tions diver- aux poissons, dont il est parlé dans ceux de
ses que les
anciens don-
leurs auteurs qui ont traité de la diététique.
naient aux Ils avaient plusieurs manières de les préparer
poissons.
avec le sel, de les mariner avec de l'huile et
des aromates, par des procédés sans doute sem-
EUROPÉENNES. 165
blables à ceux que nous retrouvons dans le
solfe de la Spezzia et sur d’autres points de la
côte d'Italie. Ils les distinguaient d’après les
espèces de poissons entiers ou divisés, soumis
à ces apprêts simples ou composés. Par ces di-
vers garums ils fixèrent dans le commerce la
réputation de certains poissons. C'est ainsi
qu'on disait congre de Sinops, pélamide de
Byzance , colias d'Espagne , squatine de
Snirne , thon de Gadès, coracin du Nil, an-
guille du Strymon, pour indiquer les meil-
leures espèces offertes à la consommation.
Eschyle et Sophocle ont parlé du garum de
poisson , mais sans désigner l'espèce dont on
l'obtenait : il est certain qu'il y en avait de
plusieurs sortes : on pense que le plus recher-
ché était fait avec les intestins du smaris, qui
est le picarel des modernes. On en composait
avec les viscères de diverses espèces de scom-
bres , péchés sur les côtes d'Espagne. Il en
venait aussi d'Egypte et d’autres contrées , dont
les préparations flattaient le mieux la sensua-
lité, Aussi Athenée, pour donner une idée de
la saveur délicate des poissons préparés avec ces
sauces ou garums , dit que les repas recher-
chés, où la bonne chère ne consistait qu'en
viande et en fruits rares, n'étaient pas compa-
rables à ceux qui se composaient de poissons
La:
160 ANNALES
ain assaisonnés. C'est en leur donnant la
préférente sur tous les autres mets, TE les
ichtyophages furent les sybarites de la Grèce
proprement dite. Plutarque observe à cette
occasion , que si d’une part, le nom de poète
est donné par excellence à celui dont les vers
l'emportent sur ceux de ses rivaux, de même
le poisson doit être considéré comme l'aliment
le plus délicat, le plus exquis, et celui qui
mérite d’être préféré à tous les autres.
Parmi les différentes espèces de raies de læ
Méditerranée , se présente la torpille électrique
dont Hypocrate recommande fusage dans plu-
sieurs maladies. Oppien représente cette raie:
comme un poisson dont les mouvements sont
lents et incertains. D’après une connaissance
parfaite de l'étendue de la puissance terrible
qui lui est départie, la torpille se place négli-
gemment sur un fonds de sable; elle y attend
qu'un poisson, trompé par sa couleur qui
imite une vase rougeàtre, vienne exciter sa
faim et soit immolé à ses appétits. A peine en
est-il faiblement touché, que le sang cesse de
circuler dans ses veines : la tête de Méduse ne
produisit jamais d'effet plus prompt, il n’a pas
la force de fuir. « Tel dans un songe, ajoute
Oppien, l’homme effrayé qui voit le danger
voudrait, maisen vain,sy soustraire : ses
EUROPÉENNES 107
pieds lui refusent leurs secour$; inhabiles à
tout mouvement, ils trahissent l’action que la
crainte veut leur imprimer. » Il était déjà re-
connu que la vertu électrique dela torpillenese
concentrait pas seulement dans l’animal, mais
qu'elle pouvait transmettre l’action de ce fluide
fulminant par le bois, le fer du trident, et
quelle engourdissait la main de ceux qui te-
naient ces instruments de pêche.
Nous verrons dans la suite, que plusieurs
fleuves recelent des poissons , doués de cette
vertu foudroyante à un tel degré de force,
qu'ils peuvent tuer les animaux les plus grands
et les plus vigoureux. Cette sorte de phéno-
mène , où l’on voit le faible, armé de la puis-
sance la plus redoutable contre la force, est
de nature à donner lieu à bien des réflexions.
Les Romains paraissent avoir long-temps piches des
pêché une espèce de squale , appelé vulgaire- Romaios.
ment chien de mer. La chair de ce poisson est
d'une qualité trés-médiocre ; mais on sait qu’à
Rome ce ne fut pas toujours aux meilleures
choses que la préférence fut donnée; dans ces
temps d’un luxe frivole, un poisson pêché
entre l'ile de Malte et la Sicile ne pouvait pas-
ser que pour excellent. Voici en quels termes
Sestini s'exprime à l'égard de ce squale.
-« On pêche beaucoup de squales dans le
I. 12
»
168 | ANNALES -
>».
»
Chiens de
mer,
:
iR
canal de Malthe, c’est-à-dire, dans cette par:
tie de la Méditerranée qui se trouve éntre
l'île de Malthe et la Sicile. »
« Ce poisson, qui ressemble à une grosse
anguille, si l’on en excepte la tête, qui ap-
proche de celle d’un jeune chien, est pres-
que blanc; sa chair est peu estimée, quoi-
que les matelots la mangent sans répugnance,
mais avec beaucoup d’assaisonnement. Ce
poisson n'est recherché que pour la peau,
que l’on prépare en chagrin et dont on fait
des fourreaux d'épée qui sont blancs. … La
chair de ce squale est très-phosphorique. »
Dès le règne des premiers Césars, on faisait
venir les poissons de toutes les contrées de
leur empire, et qu'on nourrissait dans de vastes
réservoirs , dont le fond limoneux était appro-
prié à leurs besoins.
Grand vi-
Il y avait déjà à Agrigente, en Sicile, un
vier en Si- vivier de cette espèce que les babitans avaient
cile.
fait construire à grands frais pour Gelon,
quand la Sicile avait des souverains particu-
-liers : on assure que l’on en voit encore les
ruines. Ja circonférence de ce vivier, entouré
d'une muraille épaisse, présentait un dévelop-
pement de sept stades; il était alimenté, sur
une profondeur de vingt coudées, par une
foule de sources et "de gros ruisseaux qui ve-
[I
En. EUROPÉENNES. | 169 |
aient s'y réunir. On y nourrisait, dit-on, les
poissons destinés aux festins publics : sil à
servi à cet usage, il n'est pas douteux qu'on
n'y ait rassemblé des poissons que les fleuves
de la Sicile ne possédaient pas; ce qui leur
donnait un plus grand prix aux veux des
Romains.
Le scare, poisson saxatile, qui dort entre Recherchs
lés rochers , fut compté, chez les Romains , au des Romains
en divers
nombre des délices de la table, avant sa natu- colo A
ralisation dans les mers d'Italie, puisque Horacela Méditer-
en fait méntion à une époque où l’opulence,
la débauche, la dépravation générale avaient
anéanti la simplicité primitive des mœurs , ét
qu'il s'élève contre la profusion sans bornes,
qui avait remplacé dans les festins du peuple
l'antique sobriété; car, dans les beaux jours de
la république, l'usage du poisson fut très-peu
répandu. Ovide, faisant l'éloge de la frugalité
qui régnait alors à Rome, dit bien clairement
que Les Romains ne s'adonnaient point à la
pêche, et que les productions de la mer, jugées
trop délicates pour un peuple guerrier, ne
Üguraient pas sur la table des anciens quirites.
Mais, sous les empereurs, le scare, en parti-
culier, obtint une étonnante célébrité. On at:
tachait un prix extravagant au foie de ce pois:
son ; on le servait avec les intestins dans les
12:
170 ANNALES
repas des patriciens , au milieu des mets com-
posés des productions les plus rares de la
Perse et de l'Inde. Suétone fait mention des
scares dont on couvrait ce plat d’une gran-
deur énorme , appelé Ze bouclier de Minerve,
si fameux sous Vitellius. Insensiblement l’es-
pèce a déserté la côte d'Italie, où peut-être
elle ne trouvait point les herbes dont on assure
qu'elle se nourrit. On prétend que le scare des
anciens se pêche encore aujourd'hui sur la
côte orientale de l'ile de Crète.
Les Romains ne prisaient pas moins la do-
rade , poisson du genre des spares. Ces poissons
étaient de ceux qui leur inspirèrent l’idée de
construire des bassins artificiels, pour que leur
sensualité n’eût rien à désirer en aucune sai-
son, lors même que Neptune, couvrant la mer
de tempêtes, semblait interdire la pêche.
Tant que Rome eut Carthage pour rivale,
la pêche ne fut pratiquée que pour les besoins
du peuple : ce qu’elle reçut d'encouragement
ne fut dû qu'à la nécessité d'augmenter le
nombre des hommes de mer pendant les
guerres puniques. Mais, délivrée de cette. re-
doutable ennemie , Rome céda insensiblement
aux charmes du luxe, et la pêche fut considé-
rée comme un des principaux moyens de sa-
tisfaire à la pompe des festins des sénateurs,
EUROPÉENNES. 171
des familles patriciennes et de tous ces hom-
mes nouveaux, enrichis des dépouilles de l'A-
frique et de l'Asie, La chasse ne procurait plus
de mets assez rares ni assez variés : on recher-
cha avec une ardeur incroyable ces poissons
nés dans les mers étrangères , que des tempêtes
ou d’autres circonstances amenaient de FOcéan
dans la Méditerranée. Un luxe inoui brava les
lois somptuaires. Des bâtimens.légers étaient
expédiés pour les côtes de Sicile et d'Ionie, et
ne faisaient d'autre service que d’en rapporter
du poisson.
Rome recevait de Brindes, de Tarente, de
Messine, des espèces délicates et recherchées,
tandis que les Iloniens, qui avaient inventé
des barques à réservoir, excellentes voilières,
apportaient dans cette capitale du monde les
poissons vivans. Tant de moyens de satisfaire
les plaisirs de la table ne suffisaient pas en-
core aux Romains. Les vents contraires et les
tempêtes s'opposaient quelquefois à la naviga-
tion de ces barques; les plus riches Romains
firent élever sur les bords de la mer des digues
assez fortes pour résister aux vagues. D'autres
firent ouvrir des montagnes : on y creusa d'im-
menses viviers, dans lesquels on déposait les
poissons des côtes de Syrie, d'Egypte, des îles
de Rhodes et de Crète, pour les avoir à sa dis-
172 ANNALFS
position dans toutes les saisons , sans que les
vents pussent s'y opposer,
Il y avait deux sortes de viviers : les uns
étaient alimentés par l’eau douce, les autres
par l’eau salée. Les premiers , ou les plus an-
ciens de tous, furent appelés les viviers plé-
béiens , depuis que les patriciens dédaignèrent
d'en posséder de semblables : ils ne conte-
naient que des. poissons connus , tels qu'il s'en
voit dans nos étangs ; ce qu'il est aisé de
conclure des expressions de Varron et de
Columelle.
Viviersdes Les viviers ou bassins qui recevaient l’eau
omains. de la mer étaient les plus estimés, les plus
dispendieux. L. Lucullus et Q. Hortensius ,
à personnages consulaires , et ensuite L. Philip-
pus, se firent une réputation scandaleuse ; par
les sommes énormes qu'ils employerent à la
construction de ces grands bassins, qui en-
trainaient autant de travaux que l'établissement
d'un port de guerre.
Viviersde Licinius Muréna fut le premier qui donna
Eau. ya grande vogue aux folies de ce genre ; il
n'eut que trop d'imitateurs , et fut même sur-
passé par Lucullus. Ce dernier, après avoir fait
percer une montagne, près de Naples , pour
introduire l’eau de la merdans ses bassins, ne pa:
rut, dit Varron, céder eu rien à Neptune dans,
EUROPÉENNES. 173
son empire sur les poissons. Il fit creuser des
cavernes où , pendant l'été, ils trouvaient une
fraicheur délicieuse appropriée à leurs be-
soins ; et ainsi que, dans cette saison , on avait
recours en Apulie, aux grottes formées par
la nature dans les montagnes du pays Sabin,
pour y mettre les troupeaux à couvert des
ardeurs du-soleil, ainsi Lucullus ménagea la
méme faveur aux poissons de ses domaines.
Suivant Pline, il dépensa plus d’or dans ces
travaux, qu’il n’en avait employé à créer sa
superbe maison de campagne, et ses parcs , et
ses jardins , dessinés et ornés à la manière des
Asiatiques.
| Après ce gout effréné, dont les viviers où Poissons
bassins märitimes furent l'objet, la grande *Pprivoisés.
passion des hommes riches était de posséder
des poissons apprivoisés : 1l serait difficile de
faire connaitre les diverses espèces qu'ils facon-
nérent à cette servitude domestique ; les au-
teurs les désignent sous les noms de mulle, de
muge , de loup, de rhombe, de murène, de
dorade. Cicéron, dans une de ses lettres à At-
ticus, observe avec indignation, que les grands
de Rome mettaient tout leur bonheur et toute
leur gloire à posséder dans leurs viviers des
mulles ou mulets barbus , assez privés pour se
laisser toucher ; et Pline parle de poissons qui
174 ANNALES
étaient dans ceux de l'empereur Trajan, et
qu'on avait accoutumés de se rendre à la voix
de ceux qui les appelaient.
Les Romains ne peuvent se comparer à au-
cune nation , sous les rapports du luxe qu'ils
mirent dans ce genre de consommation. Colu-
melle et Varron s'éleverent avec force contre
cette prédilection aveugle et désordonnée qu'on
leur prête pour les productions naturelles des
eaux sur les autres aliments. Le premier leur
reproche avec raison les sommes immenses
qu'ils dépensaient ; et de même, dit-il, que de
grandes famillles se glorifiaient de surnoms
qu'elles devaient à la reconnaissance publique
pour des actions honorables ou utules, de
même on voit Sergius dorade et Sergius mu-
rène s'enorgueillir de noms empruntés de
ceux des poissons dont leur luxe fait toute la
célébrité. Ce goût ruineux avait passé dans les
diveræs classes des habitans de Rome : cette
grande cité comptait une foule d'hommes qui
épuisaient les mers en poissons ; et cet abus ne
fut pas une de ces calamités passageres aux-
quelles remédie l'amour du bien, quand la ré-
flexion a dissipé le prestige : Juvénal ne nous
a point laissé ignorer que, de son temps, le
nombre des filets tendus sur la côte était en-
core si considérable qu'on ne donnait plus au
7
RC A.5
EUROPÉENNES, 175
poisson de la mer Tyrrhénienne le &mps de
grandir.
Ces vastes viviers, où les riches trouvaient
réuni en tout temps, ce que l'Europe, l'Asie
et l'Afrique pouvaient offrir de plus rare, exi-
geaient un entretien qui ruinait les famulles :
ce qui fit donner le nom d’antropophages à
certains poissons dont la valeur n'avait plus
de bornes.
La nourriture qu'on donnait à ces poissons
pour les maintenir en bon état, car on prenait
plus de soin de leur santé que de celle des
esclaves, coùtait des sommes considérables.
On les nourrissait avec d’autres petits poissons
qu'on y apportait sans interruption des bords
de la mer; ce qui occupait un grand nombre
de bras. Hortensius mit le premier cet usage
en vogue, en préposant des pourvoyeurs par-
ticuliers, pêcheurs de profession , à l'entretien
de ses viviers. Lorsque les tempêtes ne per-
mettaient pas de pêcher, on avait recours à
de petits poissons marinés, pour suppléer à
ceux que la mer devait fournir.
Ces viviers, divisés en grands compartimens,
pour que les poissons ne se mélassent point et
qu'on püt les pêcher plus aisément, se ven-
daient des sommes énormes ; la valeur du
poisson r'y entrait pas pour la plus grande
Fastes et
entretien des
viviers.
176 ANNALES
part : néanmoins Caton l'ancien, tuteur des
enfans de Lucullus, retira un prix considé-
rable de celui qui peuplait les viviers de leur
pere. f
Vainement , vers la fin de la république,
avait-on multiplié les lois somptuaires : l'in-
vasion du luxe avait fait trop de progrès, pour
qu’on obtint un heureux résultat de ces lois ;
et ce frein salutaire ne produisit pas un meil-
leur effet sous l'empire des premiers Césars.
Les Milon, les Pollion, les Apicius, ont laissé
dans les fastes de la dépravation du temps, des
noms que leur célébrité scandaleuse a fait par-
venir jusqu'à nous; et l'histoire nous apprend
que le frère d'Othon fit servir à cet empereur
un souper où il avait réuni deux mille plats
de poissons rares ; ce qui suppose qu'il avait
mis à contribution, pour ce jour de fete, les
mers , les lacs et les fleuves d’une grande par-
tie de l'empire romain.
La dorade , à l’occasion de laquelle nous
avons parlé des viviers de Rome, fut comptée
quelquefois au nombre des poissons sacrés,
comme chez les Grecs. L'élégance de sa forme
lui avait mérité cette faveur. A cet avantage elle
joignait celui d’avoir une chair excellente et la
faculté de vivre indifféremment dans les eaux
douces et dans les eaux salées. On avait remar-
EUROPÉENNES, 277
qué qu'au printemps elle passait dans les étangs
naturels ou les lacs qui communiquent avec la
mer : le luxe des Romains s'empara de cette dé-
couverte; on l’introduisit dans des étangs arti-
ficiels, où furent placés les coquillages qui
lui servent de nourriture; .et l’on peut dire
qu'en cette circonstance ce luxe fit naiître
l'heureuse idée de la transplantation des es-
pêces, dont nous nous ferons un devoir de dé-
montrer la facilité de les propager dans les ù
eaux de l’Europe,
Le mulle qu'on suppose étre le mulet des Le mulle.
Grecs, arrivait jusquà un poids de trois à
quatre livres. Ce fut un des poissons les plus
recherchés et celui sur lequel s’exerça le plus
la sensualité des Césars et des grands de l'em-
pire romain. Sénèque et Suétone ont consigné
dans leurs écrits le tableau des goûts désor-
donnés que l'usage de ce poisson introduisit
dans les festins des riches. On y voit avec quel
raffinement de cruauté chaque convive faisait
expirer dans sa main le mulle qui devait lui
être servi, pour jouir du spectacle varié des
couleurs qui se succédaient sur la peau du
poisson mourant.
On servait le mulle sur des plats enrichis Extrava-
p sance d'Hé-
de pierres précieuses, avec un assaisonnemen
liogaba:e.
qui coùtait souvent aussi cher. Sous Hélioga-
, 178 ANNALES
bale, l'extravagance fut poussée à un tel de-
gré, que cet empereur étant dégoüté des
mulles, quoique d’ailleurs ils fussent devenus
assez rares, ordonna qu'on lui servit un plat
composé de barbillons de ces poissons, d’où
l'on peut juger de la quantité qu'il fallut en
réunir pour satisfaire un goût aussi insensé.
Prixmis Les mulles pêchés dans les eaux du détroit
aux mulles. de Gadès étaient réputks excellents, ainsi que
ceux des mers de Sicile et de Corse. Après eux
venaient, s'ils ne les égalaient en réputation,
les mulles d'Exone, petite ville du territoire
d'Athènes , et ceux de Tichiunte, port dans la
dépandance de Milet. Le prix de ces poissons,
dont une mode folle avait établi la renommée,
était quelquefois excessif. Tibére, au rapport
de Sénèque , mit à l’encan, entre Apicius et
Octavius , un mulle d’un poids de quatre
livres, et le vendit quatre mille sesterces au
second de ces gourmands fameux dans les an-
nales du luxe de la table (1). Asinius Celer en
paya un huit mille sesterces ; et, suivant Sué-
tone, trois de ces mulles furent vendus trente
mille sesterces. La tète et le foie étaient les
parties les plus recherchées de ces poissons.
(1) Il n’est sûrement question ici que du sesterce qui
équivalait à 40 francs.
EUROPÉENNSS. 179
Sous le nom générique de murénophis , les
modernes entendent les poissons que les Ro-
mains appelaient mnurènes. Cette dénomina-
tion consacrée par M. de Lacépède , est d’au-
tant plus juste et plus nécessaire, que souvent
languille est désignée par le nom de murène
chez les anciens. Hirrius est le premier qui
ait conçu et exécuté le projet d'établir des vi-
viers qui ne devaient contenir que des mu-
rènes ; et l’histoire nous apprend que dans un
repas donné à César, qui venait d'être nom-
mé dictateur, le même Romain fit servir six
mille de ces poissons, dont le prix s'élevait à
une somme énorme (1).
Une prédilection , qui tenait de la folie, va-
lut à la murene cette inconcevable célébrité,
qui se soutint pendant deux siècles et plus.
Antonia , issue d'une des premières familles
romaines, pleura une murène chérie, morte
dans les viviers de Baies. L'histoire prétend
que Crassus fut plus affligé de la perte d’un
(1) La murène est un poisson semblable à la lamproie,
mais elle est plus large et a la gueule plus grande. Elle a
les dents longues, aiguës et recourbées en dedans ; elle
est de couleur brune; sa peau est couverte de petites
taches blanchâtres; son corps est long de deux coudées.
Muréne.
i80 ANNALES
de ces poissans, qu’il ne l'avait été de celle de
trois de ses enfants.
Les Romains étaient parvenus à apprivoiser
des murènes, au point qu'elles accouraient à la
voix de leur maître. On mettait aux opercules
"de’ces poissons des anneaux d’or, semblables
aux pendants d'oreilles que portaient les
jeunes Romaines; et de petites murènes d'or
assemblées en forme de chaîne, et disposées
en collier, furent long-temps un des objets de
parure qui distinguaient les femmes les plus
qualifiées , ce qui avait encore lieu vers la fin
‘du 8° siècle ét même plus tard. Nous ne ré-
péterons pas l’action atroce de Vedius Pollion;
elle est rapportée par plusieurs auteurs dont le
témoignage n'est pas suspect. Elle prouve que
la murène, quoique susceptible d'être appri-
voisée, ne perdait rien de sa voracité naturélle;
et que la violence de ses appétits était la mème,
soit qu'elle fut esclave dans les viviers ; soit
qu'elle füt libre au milieu des mers.
Les murenes les'plus renommées venaient
des côtes de la Sicile, de la Bétique et de la mer:
de Carpatie; ce que Suétone nous apprend dans
un passage Où il parle des débauches de Vitel:
lius. Les laitances étaient la partie de ce pois-
son Ja plus délicate; et chose difficile à croire,
si tout ce qu'il y a de plus extravagant n'éta
EUROPÉENNES. 18i
croyable quand l'histoire lattribue à Hélioga-
bale, Lampride assure que cet empereur fit
nourrir des gens de campagne, sur la côte
d'Italie, avec des laitances de murènes et de
loups, seul moyen qui lui restât de satisfaire
sa prodigalité, en la signalant par une dépense
inouie jusqu’à son règne.
Résumé sur ce qui précède.
L'observation démontre que la merveilleuse
disposition des mers, crée dans l’admirable
proportion indispensablement nécessaire, à
produire les pluies et les rosées, à entretenir
les sources et les fleuves , destinés à raffraichir,
à féconder la terre et à concourir avec le vivi-
fiant soleil , à faire fructifier toutes les produc-
tions terrestres, pour donner à la demeure de
l'homme, la vie, l'éclat, la fraicheur et l’abon-
dance, qu'il trouvait partout si libéralement
dans les premiers âges; mais ce miracle vivant
des mers , suns lesquelles il ny aurait aucune
existence possible sur la terre, et de la surface
desquelles s’'échappent sans cesse les flots va-
porisés, pour aller ceindre magnifiquement
notre globe sous les formes variées de ces
beaux nuages qui embellissent encore dans les
airs la perspective de la vie, n'a point suffi
482 ANNALES
aux calculs éternels ; Dieu a voulu du même
instant, que les mers fussent aussi les intaris-
sables magasins de sa munificence, et il les
remplit d'êtres innombrables, les uns pour
proclamer sa toutepuissance dans leurs formes :
et leurs dimensions imposantes; les autres, sa
céleste bonté dans leur admirable fécondité.
Nous avons déjà vu que la mer Rouge et la
Méditerranée étaient autrefois habitées et fré-
quentées par ces grands animaux marins dont
la présence formait un spectacle harmonique
à notre admiration ; mais l'homme les a pour-
suivis et diminués, en détruisant jusqu'aux
beaux végétaux qui étaient pour eux des ob-
jets de besoins et de sécurité.
Dans ce cahier, nous voyons que les pois-
sons alimentaires qui peuplent la mer Noire et
la Méditerranée, parmi lesquels il y a un
grand nombre d'espèces, qui pèsent depuis
cent jusqu'à douze cents livres, qui affluaient
chaque année par millions, pour s'offrir gra-
tuitement à nos besoins et à nos plaisirs : il
fallait bien qu'il y en eût hors de tout calcul,
puisque les vedettes distinguaient au loin leurs
nombreuses colonnes, qui noircissaient des
mers larges et profondes. Ces riches récoltes
que la nattre préparait seule, sans exiger au-
cune culture, seraient aujourd'hui d'autant
EUROPÉENNES. 183
plis précieuses que notre population s’est ac-
crue. Cependant ces pêches qui offraient des
tessources incalculables, sont peut-être ré-
duites au dixième de leur ancien produit! La
destruction de la vie végétale est, à n’en pou-
voir douter, la cause principale de si grandes
pertes. Depuis des siècles on détruit sans calcul
ni prévoyance , sans avoir Jamais songé à con-
servér, encore moins à régénérer les sources
les plus fécondes créées pour combler nos be-
sOIns.
Peut-être est-il convenable, pour arrêter
l'attention nécessaire sur cet important sujet,
de présenter un calcul matériel des grandes
moissons qu'offraient les mers, et tel ha-
gardé qu'il puisse paraitre aujourd'hui , nous
restons Convaincu qu'il sera encore au-des-
sous de la réalité de tout ce qui se pro-
duit dans les inépuisables laboratoires de la
nature.
La mer Noire, la Baltique, la Méditerranée
et deux lieues de pêches le long des côtes de
l'Océan , égalent à peu-près la surface terrestre
de l'Europe, et offrent au moins dans leurs
eaux en poissons nourriciers de mille espèces
différentes, la valeur des produits de cette par-
tie de la terre. Si, parmi les innombrables
sortes de poissons qui se multiplient dans la
É. 13
184 .. ANNALES
Méditerranée, on prend pour exemple les an:
ciennes pêches du thon, on pourra raisonna-
blement estimer le produit annuel de cette
seule famille des scombres, à la valeur de
quatre millions de bœufs du poids de quatre
cents livres; de Auit millions de veaux de cent
livres et de douze millions de moutons de cin-
quante à cent livres... Le tableau que nous
aurons à offrir dans le cahier suivant, de la
pêche du hareng, prouvera que la présente
évaluation est encore modérée.
S'il paraît évident que les habitants des eaux
ont été destinés à compléter le domaine des
productions terrestres , pour entretenir une
éternelle abondance par toute la terre, il serait
peut-être instant à prendre pour guide la
marche de la nature , à suivre ses lois simples
et faciles, à organiser une fois les pêches avec
l'esprit de prévoyance que l'expérience in:
dique, mais à s'attacher surtout à recréer le sys-
tème végétal, comme le véritable principe vital,
comme la source prolifique , de laquelle dé-
pend par corrélation la prospérité de tout le
règne animal. Le gouvernement qui s’occupera
de la tâche facile de reboiser ces rivages, sera
aussi, n’en doutons pas, le premier à recueillir
au centuple le prix de ses sacrifices , en rap-
pelant dans ses eaux ces nombreuses familles
EUROPÉENNES. 185
de poissons, qui ne recherchent que leur pà-
ture et un refuge pour se multiplier à notre
profit.
Digression sur quelques observations physto-
nomiques.
L'opinion vulgaire, qui établit que l’expres-
sion du visage et surtout celle des yeux sont
le miroir de l'âme, est généralement vraie. Il
est de ces figures plus heureuses que belles,
qui inspirent la confiance au premier aspect :
si la beauté des traits s’y trouve réunie, alors
elle fait éprouver un charme qui attire : on
peut dire que les personnes qui en sont douées,
gagnent dans notre imagination et notre con-
fiance, une partie des attributs célestes accor-
dés aux anges.
Il n’y a, selon nous, de figures belles, que
celles dont tous les traits se réunissent à ex-
primer la bonté, parce qu’il n’y a de beau que
le bon : certains visages, beaux en apparence
inquiètent plutôt que d'appeler la confiance,
parce qu'ils n’annoncent point de passions gé-
néreuses; tandis que d’autres, beaucoup moins
favorisés de cette enveloppe superficielle, lais-
sent entrevoir les plus heureuses qualités.
Les soucis, les chagrins, les malheurs alte-
13.
186 ANNALES
rent à la longue les traits primitifs : l’âge sur-
tout en rend les traces moins sensibles : mais
le fond reste, et le mystère sympathique des
àmes survit à tout.
En examinant les traits, les formes, la pose
et les mouvemens de l’homme, il ne serait
point difficile de deviner le caractère de ses
œuvres, ou celui de l'expression de son talent.
Nos observations nous ont rarement trompé
dans ces jugemens.
Cette digression , nécessaire ici, à cause des
applications utiles qu’on aura à indiquer dans
la suite de ces Annales, conduit à observer,
qu’il existe sur les ressemblances, ainsi qu'en
beaucoup d’autres choses, des erreurs d'ha-
bitude, qui méritent quelques remarques sur
cetimportantsujet, qu'on ne prétend d’ailleurs
qu'effleurer. |
Les romanciers de tous les temps, de tous
les pays, ont pour la plupart bâti Zeur fable
sur cette erreur, que le fils devait tenir des
formes et du tempérament du père, et la fille
ressembler plus à la mère; tandis que dans la
loi générale de la nature, c'est tout l'opposé. 1]
ne faut qu'ouvrir les yeux et examiner, pour
s'assurer qu'en général, le fils tient plus des
traits et de la complexion de la mère, et la fille
au contraire, des traits et de la constitution du
EUROPÉENNES, > TR
père. On voit aussi, mais plus rarement, des
enfans avoir, d’une manière plus ou moins
sensible, les traits du père et de la mére,
comme on voit de même, mais plus rarement
encore, le fils ressembler plus distinctement
au pére, ou la fille à la mère. On peut consi-
dérer ces ressemblances comme des exceptions
à la loi générale; et, sans avoir la témérité d’en
rechercher la cause, on peut cependant croire
que Buffon, qui, dans son excès de science,
n'admettait point l'effet de l'impression du re-
gard, en savait peut-être moins en cela que
le profond législateur des Lacédémoniens, qui
avait ordonné de mettre en regard des femmes
enceintes des tableaux représentant de beaux
enfans.
Ce contraste apparent dans Ja fusion et dans
le croissement des traits, des formes et des tem-
péramens d'un sexe à l’autre, est visiblement
l'effet d’une prévoyance de la sagesse éternelle,
parce que ce mélange est de toute nécessité :
car si chaque sexe était condamné à repro-
duire sa nature isolée, il en serait infaillible-
ment résulté des oppositions extrêmes dans
les qualités physiques et morales : d’un coté,
l'homme conservant sans mélange, sa force,
son énergie et sa taille, n'aurait plus été tem-
188 ANNALES
péré par la grace, la douceur de la femme et
le moelleux de ses traits ; de l’autre , la femme,
réduite à sa tendresse, à sa sensibilité et à sa fai-
blesse naturelle, n'aurait plus partagé le cou-
rage, les formes sveltes et fortes de son autre
moitié : enfin, cette angélique et double créa-
ture de la prédilection divine, n'aurait plus
été en harmonie!
Cette opposition nécessaire dans la ressem-
blance des deux sexes, et qui existe dans tont
ce qui vit ou végèle, entraine également par
une route secrète aux affections opposées :
d'une part, la mère éprouve sans le vouloir
une prédilection plus forte pour un fils,
comme le pere la ressent de son coté pour une
fille : l'amour de tout ce que l'on possède de
plus cher est ainsi balancé; chacun de nous
a sa Juste part.
Nous voyons aussi que, d’après la même
loi des mélanges, qui veut que rien ne s'al-
tère, les deux sexes se recherchent et se pré-
fèrent généralement, dans des tailles et des
formes opposées, de sorte que le module pri-
mitif de l’homme et de la femme se repro-
duit sans cesse.
Il serait possible de présenter mille obser-
vations importantes sur ce sujet : nous nous
EUROPÉENNES. 189
bornerons à une seule, parce qu'elle intéresse
les princes et les peuples.
Le peuple, qui a une logique propre à lui,
aime, en général, que les princes placés au
rang suprême, soient beaux et surtout bons :
ce double avantage, qui produit toujours une
impression heureuse, se lie à la pensée reli-
gieuse, qu'un souverain représente quelque
chose de sacré sur la terre. D’après ce que
nous avons établi plus haut, que les enfans
mâles héritent des traits, de la taille et des
qualités morales de la mère, il conviendrait
de s'attacher toujours à trouver à l'héritier
d’un état, une épouse qui réunirait des avan-
tages aussi dignes d'être recherchés : et l’on
y parviendrait facilement avec un peu de soin,
puisqu’en ne consultant le plus souvent que
des intérêts purement politiques, on rencontre
ces heureuses convenances. L'histoire montre
de nombreux exemples à l'appui de cette vé-
rité.
j aa À NNÂLES
SUR L'INTRODUCTION DES CHÈVRES
DE RACE THIBÉTAINE EN FRANCE (1).
L'inrropucrion des chèvres de race thibé-
taine en France est une de ces conquêtes
que la reconnaissance nationale doit inscrire
avec éclat, dans une des nombreuses pages
qu'il reste à remplir dans les annales de la
prospérité publique. Cette opération, d’une
importance plus grande qu'on ne l’imagine
communément, honore éminemment le mi-
nistère qui l’a facilitée et soutenue, ainsi que
les hommes estimables qui l’ont exécutée.
Les Æ{nnales européennes étant spécialement
consacrées à tout ce qui tend à augmenter
nos richesses naturelles, par conséquent les
véritables jouissances sociales, nous nous fe-
(1) Ce cahier devait paraître il y a huit mois ; mais des
contrariétés, difficiles à s'expliquer , ont retardé la pu-
blication de ces Annales, si évidemment consacrées à la
chose publique. Comme heureusement ce qui est utile
ne vieillit point, on ose espérer que ce chapitre sur les
chèvres thibétaines, sera encore accueilli avec indul-
gence de la part du lecteur : car il ne faut pas qu'on
puisse dire que nous sommes froids à accueillir , et en-
core plus faciles à oublier les services rendus à la patrie.
ès
& ”, Li
EUROPEENNES, I 9 [I
xons un devoir de prendre la précieuse acqui-
siion dont il s’agit, dès son origine et d’en
suivre historiquement les résultats. Puisant
Jes faits à la source, nous serons certain de ne
rien dire que de conforme à la vérité. Nous
commencons donc par le rapport fait à ce
sujet, par M. Ternaux, à la société d’encou-
ragement de Paris.
ÿ
4
Rapport de M. TERNAUX.
« Les schalls de cachemire, connus depuis
ong-temps en Europe, ne furent mis en
long-temp Europe, f t e
vogue par les femmes opulentes, qu'immé-
iatement apres l'expédition d'Egypte. Pré-
diatement apres l'expédition d'Egypte. P
voyant des-lors que la mode en propagerait
ébi cherchai à les imiter par l’em-
le débit, je cherch l ter par
ploi des laines mérinos ; mais cette matière,
quelque perfection qu’on apportät dans le
travail, ne pouvant donner des résultats
comparables à ceux qu'on obtient de la laine
ont on se sert pour fabriquer les précieux
dont t fabriq les f e
tissus de l'Inde, je résolus de me procurer de
cette laine à tout prix.
» Comme on 1ignorait en France Jusqu'au
nom et à l'espèce de l’animal qui la fournit,
Fordonnai à un voyageur que j'avais en
Russie, de faire toutes les recherches néces-
ES
102 ANNALES
»
»
saires pour découvrir quel il pouvait être.
En conséquence il se rendit à la foire de
Makariew , lieu situé à quelques centaines
de werstes de Moscow, espérant que, dans ce
rendez-vous général de tout ce qui trafique
avec l'Asie , il obtiendrait des renseigne-
ments. En effet, un Arménien lui fit voir
un échantillon de ce lainage, et promit de
lui en apporter une certaine quantité à la
foire suivante : il remplit sa promesse, et lui
vendit 60 livres , que mon voyageur m'en-
voya renfermées dans un coussin , à l’usage
d'un courrier russe qui se rendait à Paris;
précaution d'autant plus nécessaire que l'ex-
portation de ce lainage était alors prohibée
par la Russie. Cette petite quantité me servit
à faire des essais, qui, pendant long-temps,
furent aussi coûteux que les résultats en
étaient peu satisfaisants; ils furent contra-
riés par la guerre de 1807, laquelle avait
été précédée du naufrage du navire qui por-
tait un second envoi qu'on m'avait expédié,
ce qui m'empêcha de poursuivre mes tenta-
tives jusqu'à l’époque de la paix de Tilsit.
» Jé les renouvelai alors, et à force d'essais
ma maison de Rheims, connue sous la rai-
son de Jobert, Lucas et compagnie, par-
vint à fabriquer des tissus qui soutinrent la
EUROPÉENNES. 193
comparaison avec ceux de l'Inde ; mais je
prévis qu'on n’imiterait pas avec le même
succès les palmes et les bordures , telles
qu'on les confectionne dans la province de
Cachemire, non par défaut de talent ou
d'habileté, puisque la manière dont on les
travaille est l'enfance de l'art, mais parce
que le haut prix de la main d'œuvre en Eu-
rope, comparé à celui de l'Inde, s’oppose-
rait à ce que l’on püt établir ces objets ma-
nufacturés à aussi bas prix. Je cherchai donc
à exécuter au lanée, c’est-à-dire, par le pro-
cédé de fabrication des étoffes brochées de
Lyon, ce qui se faisait d’abord au spouling,
ou selon le mode employé pour les tapis-
series des Gobelins.
» Malheureusement ces schalls imités ne
purent jamais prévaloir sur ceux de l'Inde,
à raison même du haut prix des derniers,
qui en faisait le cachet du luxe et de l’opu-
lence, et qui étaient préférés sous ce rapport.
» Toutefois, ces imitations que je n’ai pu
rendre plus parfaites, à cause des dépenses
considérables qu’elles m'avaient déjà occa-
sionnées , furent exécutées avec plus de suc-
cès par quelques fabricants de Paris , et entre
autres par MM. Bellanger et Dumas-Des-
combes, qui, en les montant sur des chaînes
194 ANNALES
»
à
de soie, purent les livrer à des prix fort in-
férieurs à ceux auxquels il m'était possible
de les établir. Ces derniers tissus furent imi-
tés à leur tour par d'autres fabricants de la
capitale, et par ceux qui se sont permis
d'exploiter à leur profit des brevets d’inven-
tion accordés à ma maison. Tous leur doivent
une partie des brillants succes qu’avaient
obtenus avant eux MM. Bellanger et Dumas-
Descombes, .et notre commerce un objet
d'échange, presque aussi considérable que
celui que lui ont procuré mes tissus.
» Désirant néanmoins affranchir la France
du tribut qu'elle payait à l’étranger pour
l'achat des cachemires, et naturaliser cette
branche d'industrie sur notre sol, je cher-
chai à fabriquer des schalls qui , surpassant
ceux de l'Inde, soit pour le tissu, soit pour
le dessin des palmes et des bordures, fussent
dans le cas d'en amener la mode. La société
jugera, par les produits que j'ai l'honneur
de mettre sous ses yeux, si J'ai réussi , et si
l'on peut enfin espérer que les fleurs et les
dessins de l'Europe l’emportent sur ceux
de FIndostan.
» Il est à craindre que ceux-là ne venant
pas de bien loin , perdent de leur mérite aux
yeux des personnes prévenues , qui en
EUROPÉENNES, 19
trouvent les couleurs tantôt trop pâles,
tantôt trop vives, et comme Je l’entends dire
souvent, zmitant trop la peinture, sans
doute parce que cet art imite quelquefois la
nature. Je conçois aussi que l’idée d'acheter
trop cher une marchandise qu’on croit de-
voir revenir à meilleur marché, arrête plu-
sieurs femmes qui désirent faire concorder
le goùt de la mode et de la nouveauté
avec l'économie; elles ne peuvent cependant
se rassurer; car des schalls tels que ceux que
je présente à la société, travaillés à la ma-
nière de l'Inde , et exigeant chacun plus de
deux mille journées de travail, exécuté à la
vérité par des enfants de neuf à douze ans,
ne seront Jamais à bon marché, et atteste-
ront tout aussi bien que ceux de l'Inde,
l'aisance et la fortune des femmes qui les
portent.
» Pressentant que le goût des schalls de ca-
chemire unefois répandu en Europe ne pour-
rait plus s'étendre, parce que ces tissus réu-
nissent réellement tous les autres tissus de
laine, de soie et de coton, par la finesse et
le moelleux à la douceur , à l’élasticité et à la
chaleur; que dés-lors la matière première
de ces précieux tissus deviendrait plus rare
et plus chère, comme cela est arrivé en
1090 ANNALES
effet, Je vis combien il serait avantageux
d'en faire un produit indigène. Depuis plus
de dix ans que cette idée m'occupe, je n'ai
laissé échapper aucune occasion pour la
réaliser.
» Ayant remarqué souvent que, dans les
ventes qui m'étaient faites en Russie, on
qualifiait de laine de Perse, les matières avec
lesquelles je faisais mes tissus de cachemire,
j'interrogeai plusieurs voyageurs et Je re-
cueillis leurs instructions. L'un deux m'as-
sura que, lors de ses expéditions en Asie, le
fameux T'homas-Koulikan, Schah de Perse,
avait ramené du Thibet 1:o1s cents animaux
portant la laine à schalls ; ce voyageur ajou-
ta que ces animaux avaient multiplié dans
le royaume de Caboul , le Candahar, la
grande Bukarie, et jusque dans la province
de Kerman.
» D'après ces données, je conjecturai que
si ces animaux , originaires d'un pays dont
la température est au-dessous de celle du
42e degré de latitude et beaucoup plus
froide que celle de France, à cause de la
hauteur du grand plateau de l'Asie, avaient
pu prospérer sous un climat aussi brûlant
que celui de la province de Kerman , située
sous le 30€ degré de latitude, il était hors
EUROPÉENNES. 197
de doute qu'ils pourraient se naturaliser
facilement en France.
» Pour acquérir la certitude de ces faits,
et constater l'existence des animaux de la
race thibétaine, dans ces régions lointaines
et difficiles à parcourir, il fallait y aller, et
surtout s'assurer si les espèces de Perse et
du Thibet donnaient les mêmes produits.
» Dans cette vue, je chargeai le capitaine
Charles Baudin, parti pour Caleutta, en
1814, d'y acheter, s’il était possible, de la
laine du Thibet, vulgairement nommée de
cachemire. En 1815 il en rapporta quelques
petits ballots qui, j’en étais sûr, provenaient
directement du Thibet, puisqu'on peut les
transporter de ce pays jusqu'à Calcutta, plus
facilement et à bien moins de frais que si on
les tirait du royaume de Caboul, de la Perse
ou de la Tartarie indépendante,
» L'examen attentif de ce lainage et la com-
paraison que j'en fis avec celui dit de Perse,
confirma mes idéés et mes espérances. Je ne
doutai plus de la vérité des faits qu’on nr'a-
vait annoncés, savoir : que ces animaux
avaient multiplié à l’orient comme au nord
de la Perse, et s'y étaient croisés avec les
races indigènes, parce que je remarquai la
même dégradation ou perfection, selon que
198 ANNALES
»
»
l'on veut l'entendre, enfin, les mêmes dif:
férences qu'il y a entre les laines pures d'Es-
pagne et les laines mérinos croisées de
France et de Saxe; c'est-à-dire, que les pre-
mieres ont plus de force et d’élasticité et la
corne plus raccourcie que ces dernières, qui
ont le tube plus alongé, plus plat et plus
fn.
» Je vis dès-lors qu'il serait possible ( sans
aller chercher ces animaux , non pas au Ca-
chemire, où 1l n’y en a point, mais au Thibet)
de s’en procurer dans un pays beaucoup
plus rapproché, qui rempliraient le même
but, et dont la race produirait les mêmes
résultats. Les membres de la société pour-
rent s'en convaincre, en examinant avec at-
tention le schall que j'ai l'honneur de leur
présenter, et que J'affirme avoir été fabri-
qué avec de la laine dite de Perse, pareille
à l'échantillon que je mets sous leurs yeux ;
pour le comparer avec le lainage provenant
du Thibet, acheté à Calcutta , et dont j'ai
parlé plus haut,
» Au surplus, il ne suffirait pas d'avoir la
certitude, où du moins l'espoir de n'être
pas obligé d'aller au Thibet chercher des
animaux , qu'après un long voyage, le De-
ler de Gorlhook pourrait refuser de laisser
>)
A
ŸS
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1
La
2
DA
EUROPÉENNES. 199
sortir de ses états ; il fallait trouver encore
un de ces hommes rares et précieux qui, par
leur courage et leur habileté, savent triom-
pher de tous les obstacles; qui ont, avec
une volonté ferme et persévérante, le desir
comme le talent, de servir leur patrie; il
fallait que la connaissance de toutes Îles
langues orientales et l'habitude des voyages
Fe. périlleux et difficiles, cet homme
pt réussir dans une pareille entreprise.
» Je rencontrai l'assemblage de tant de
qualités distinguées dans la personne de
M. Æmédée Faubert. Nous nous entendimes
du premier mot: mais ce n'était pas tout én-
core; il fallait de plus rencontrer un minis-
tre capable d'apprécier le mérite d’une telle
importation , et d'associer le gouvernement
à une entreprise éminemment utile, mais au-
dessus des forces de simples particuliers; il
fallait que ce ministre eüt tout à la fois, la
volonté et le pouvoir de la faire réussir ; et
aucun autre ne le pouvait peut-étre mieux
que M. le duc de Richelieu. La haute consi-
dération qu'il s'est justement acquise dans les
provinces méridionales de la Russie, sa puis-
sante intervention auprès des ministres de
de S. M. l'Empereur de Russie, étaient d’in-
dispensables auxiliaires. Ses es:
TL: 14
200 ANNALES
»
»
tions furent accueillies, non-seulement
comme devaient l’être celles du premier mi-
nistre du Roi de France; mais encore st
tous les Russes s'étaient chargés de payer la
dette de la reconnaissance, pour les bien-
faits dont M. de Richelieu a comblé la ville
d'Odessa par son administration éclairée et
La
paternélie. J'aime à le dire, messieurs, ainsi
que M. Jaubert, on ne saurait proclamer
assez hautement la bonté protectrice avec
Jaquelle ce savant a été secondé par toutes
les autorités russes. Certes , à cette innocente
entreprise eût été attachée la prospérité de
la Russie, elle ne pouvait être plus favori-
sée ; elle le fut surtout d’une manière toute
particulière pour le général Yermolof,
homme aussi éclairé que généreux: c'est
avec son appui que M. Jaubert a pu surmon-
ter tous les obstacles qu'il avait à vaincre.
» Après être resté plusieurs mois sans nou-
velles de ce dernier, parce que de toutes les
lettres qu'il m'écrivait d'Asie, aucune ne
m'était parvenue, j'appris enfin, par une mis-
sive qu'il m'adressa dans le mois de novem-
bre dernier, quil était arrivé sur le Wolga
avec un troupeau, dont sans doute ses lettres
égarées m'indiquaient l’origine et la force
numérique. Je n’en connus l'importance
4
La
Le
Ÿ
EUROPÉENNES. 201
qu'avec le public, par un article inséré dans
les journaux, sous la rubrique de Warien-
poll, et que j'appris avoir été copié des ga:
zettes étrangères. C'est ainsi que le secret
que nous avions cru devoir garder sur cette
entreprise, par plusieurs considérations,
fut divulgué.
» Depuis lors, ce que j'ai recueilli par la
correspondance de M. Jaubert, me fait con-
naître qu'il avait dû abandonner deux cents
de ces animaux dans les steppes de lOural:
qu'en outre, 1l avait trainé avec Jui dix-sept
voitures chargées de bêtes malades ; que ce
qui lui faisait le plus de peine, c'étaient les
avortements, occasionnés par les fatigues et
par un froid de 18 à 22 degrés que son trou-
peau éprouvait ; qu'enfin , après avoir bra-
vé la faim, la soif et les loups du désert,
à travers des peuplades demi-civilisées, etexé-
cuté un long voyage par terre, il ne lui
restait plus que les difficultés de la mer à
surmonter, et qu'il venait d'embarquer cinq
cent soixante-dix-huit individus, dont deux
cent quarante de race pure. trois cents de
race croisée, six moutons de Bukarie à
laine commune, huit jeunes chevreaux,
dont deux nés à bord, sept jeunes mères et
sept boucs,
1 4
202 ANNALES
» Il] m'annonce que lorsque ces animaux 8e:
raient arrivés en France, il faudra prendre
des soins extrêmes des boucs; que de là dé-
pendent et l’espérance d’avoir de belles es-
pèces, et lesuccès de ce qui fait le principal
objet de son voyage ; que ces animaux, qui
sont vigoureux, mais délicats, n’ont ni les
formes, ni l'odeur repoussante de ceux d'Eu-
rope : qu'ils ont la faculté de féconder cin-
quante femelles dans une année, etque, sous
ce rapport, ils sont d’une très-grande valeur ;
que, quant aux chèvres, il est impossible
de trouver des animaux plus dociles, plus
courageux, plus faciles à conduire et à nour-
rir, mais qu'ils redoutent le froid, la mal-
propreté et le manque de nourriture.
» Par ses précédentes lettres, M. Jaubert
m'informe qu'il était parvenu à les nourrir
avec du foin et de l’avoine, et qu'il parais-
sait que toute espèce de pâturage leur con-
venait. Il ajoute qu'il a été obligé de faire
bien des coutses pénibles dans une saison
rigoureuse , et que les dépenses ont été infi-
niment plus considérables qu'il ne s’y atten-
dait ; indépendamment des frais de l'embar-
quement, qui a exigé la location de beau-
coup d'hommes, de buffles, de bœufs, de
chevaux et de chameaux, pour transporter
EUROPÉENNES. 203
» les approvisionnements et les bois néces-
» saires pour les séparations, cloisons, man-
» geoires, etc. , enfin. il me marque, le
» 27 janvier, qu'il a fait lever l’ancre du navire
» le Saint-Nicolas dans le port de Théodosie,
» ou Kaffa, en Crimée, et qu'après une re-
» lâche indispensable à Constantinople, il
» espère arriver incessamment à Toulon ou à
» Marseille, »
Les chèvres sont arrivées par mer depuis
Théodosie, en deux convois, au nombre de676,
sous pavillon russe , dans les deux navires le
Saint-Nicolas et la Catherine, du port de 250
à 3500 tonneaux. Le premier est arrivé à Mar-
seille, en très-mauvais état de santé; le second
est venu à Toulon accompagné de M. Jaubert
et dans une situation plus satisfaisante.
Les fatigues d’une longue route faite par terre
à travers de vastes déserts, une climature ex-
traordinaire de 18 à 22 degrés de froid, sou-
vent le manque d’eau et surtout celui de la
nourriture propre à ce genre d'animaux; puis
un embarquement forcé, accumulé dans un
vaisseau, et une traversée sur mer de plus de
huit cents lieues, toutes ces causes réunies ont
dû , malgré les plus grandes précautions prises,
faire craindre une forte diminution dans ce
précieux troupeau : aussi la perte en a été
304 ANNALFS
fort sensible, mais le grand but est rempli :
la conquête est assurée, puisqu'il est resté
encore après toute extinction de maladie, à
peu-près quatre cents bêtes faites, dont cent
ont été attribuées au gouvernement et le reste
à MM. Ternaux et Jaubert.
C'est dans le troupeau de cent soixante
chèvres, placé à Perpignan, que se trouvent
les cent prises pour le compte de l'Etat. Cent
soixante ont été placées près de Toulon, cin-
quante environ près de Marseille, et les autres,
entre Aix et Marseille (1).
La fécondité de ces animaux, qui ont sou-
vent des portées doubles, laisse les plus grandes
espérances sur leur propagation future : elle à
déjà été telle dès la premièreannée,que nombre
de propriétaires éclairés ont pu s'en procurer
et les répandre dans les départements.
Quoique ces chèvres se trouvent transplan-
tées à environ quinze cents lieues de leur sol
natal, et qu'affaiblies des fatigues d’un long
voyage, elles aient à s’habituer encore à un
. autre air, à de nouvelles eaux, à d’autres
(1) Les répartitions ont depuis éprouvé quelques chan:
gemel ls, dont nous rendrons compte dans un prochain
numéro, ainsi que des résultats déjà obtenus la première.
année.
EUROPÉENNES. 20)
pâturages , en attendant qu’elles puissent aller
habiter des localités plus élevées et plus froides,
elles ont donné au printemps , quatre à six
onces de duvet par tête, dont la quantité doit,
selon toutes les apparences, augmenter dans un
meilleur état de choses, et par la suite d’une
éducation soignée ; mais ce qui doit satisfaire
pour le moment, c’est que ce précieux duvet
n'a diminué ni en qualité, ni en beauté : celui
que M. Æmédée Jaubert nous a fait voir,
semble tenir le milieu entre la soie et ces
fines laines de Ségovie , et promettre à la
France des tissus nouveaux , qui pourront s'ap-
pliquer aux usages les plus utiles, les plus
riches , et être quelque temps encore rares pour
le reste de l'Europe.
Cette acquisition présente également un Bonté et
précieux avantage en laitages: ces chèvres SR da
plus courtes, plus rondes et plus grosses que 15
nos chèvres indigènes | donnent au moins
antant de lait que ces dernières; le développe-
ment prospère et remarquable des chevreaux
prouve combien elles sont bonnes nourrices;
mais ce qui est encore digne de remarque,
cest que leur lait trop gras pour en faire du
beurre, tient plus de la qualité de celle de
brebis que de chèvre, et offre sous le rapport
de la confection des fromages, qui sont d’une
206 ANNALES de À
si grande ressource dans les pays ‘de p
tagnes, encore un mérite que le tempsi fe
apprécier. La chévre étant la vache du pauvre,
on peut dire dans cette circonstance, que sk
l'opulence est parée de la riche toison de ces.
animaux , l’indigence en partagera le bienfait
dans la jouissance plus réelle du laitage.
Moyen de Comme, par une loi générale dont la nature
da ne s'écarle que par exceptions, les mâles trans-
chivres in- Mettent aux femelles; qui en procèdent, leurs
stnes. traits, leurs qualités et leur tempérament, le
croisement des boucs du Thibet avec les chèvres
indigènes, pourra encore améliorer le pélage
de ces dernières ; parce que les femelles qui en
proviendront, tiendront en général des qua-
lités de la race thibétaine.
La chèvre est par sa conformation et ses
goûts naturellement destinée à habiter les
* lieux secs et arides, à brouter ét à bondir sur .
les rochers escarpés, des sites élevés ; le haut
plateau du Thibet qui est le sol originaire de
celles dont il est question, indique également
la région qui leur convient le mieux: l'air épais,
les plantes grasses et humides des plaines et
des bas-fonds, seraient seuls capables de les
faire dégénérer ; tandis que les plantes sèches,
aromatiques , l'air vif et les eaux fraiches, qui
appartuennent au sol élevé des montagnes,
rx
ac
: r” 7 EUROPÉENNES. 207
seraient non-seulement de nature à leur con-
server leurs qualités naturelles, mais à les
améliorer même.
. L'excellent système que Buffon et Dauben- Urgence
de conduire
ton ont mis si heureusement en usage, pOur
obtenir l'affinement de la laine des moutons quns des si-
indigènes , en les tenant toute l’année au ApAnio res plus éles
air, sans jamais les enfermer dans des étables, ES
s Élu particulièrement au cas présent.
Nous avons vu paitre dans les Pyrénées, a
plus de huit cents toises au-dessus du niveau
de la mer, de nombreux troupeaux de moutons
qui donnent des laines supérieures, tandis que
les chèvres sauvages bondissent sur les ro-
chers qui planent sur ces parcs aériens : toutes
ces observations nous portent à croire à l’ur-
gence de conduire nos chèvres thibétaines
dans une région plus élevée, si nous voulons
recueillir le juste fruit des dépenses et des , ,
travaux laborieux que cette intéressante acqui-
silion a exigés.
Nous devons ajouter, que M. Amédée Jau-
bert a pris, dans ses fatigantes recherches, des
précautions si scrupuleuses, pour n'acquérir
que des chèvres de véritable origine du Thibet,
que nous ne pouvons douter d'en posséder la
race. Il a été souvent frappé d'entendre les
208 ANNALES
: 9
peuples qui les possèdent, n’appeler le duvet
même que par le mot thibet.
Comme chaque animal a des goûts, des appé:
tits relatifs au sol où la nature l’a fait naître , il
eùt été peut-être important d’avoir les graines -
des herbages et des arbustes pour lesquels ces
chèvres ont le plus de prédilection ; il eût été
doux de reproduire au goùt toujours peu va-
riable de ces bons animaux, ces mêmes végé-
taux qui avaient réjoui leur enfance ; mais
M. Jaubert n’a pu seul atteindre toutes les cor-
rélations de son estimable POeRRES :ilen a
rempli le grand but; il a conquis à la France
une famille nouvelle qui occupera tous les jours
un cercle plus grand dans l'économie publique.
Au mérite indispensableet rare de posséder les
différens dialectes des Orientaux , il fallait y
joindre le mérite bien honorable , celui de por-
ter sa noble patrie avec assez d'amour dans le
cœur, pour se livrer, sans obligation, à tous les
périls, à toutes les fatigues d’un voyage de
trois mille lieues, pour lenrichir d'une des
plus utiles productions de lAsie (1).
(3)Nous avons appris depuis, par M. Amédée Jaubert,
qu'il à apporté des semences de plusieurs plantes, qui
croissent dans les lieux où il a tiré ces chèvres, et qu’un
habile botaniste les soigne à Montpellier.
EUROPÉENNES, 209
L'heureux résultat de ce voyage est un Espérance
£ L « que donne
grand pas de fait vers la possession successive
cetle acqui-
de tout ce que nous avons à desirer des autres sition.
continents, dans la vue d'augmenter notre
prospérité : déjà de nombreux voyageurs fran-
çais , éclairés des solides instructions rédigées
par les professeurs du Jardin royal des
plantes de Paris, parcourent, sous la protec-
tion spéciale du Gouvernement, toutes Îles
zones de la terre, pour recueillir et apporter à
ja patrie des richesses nouvelles.
Voyages annuels et abondance des crabes (1).
à
Un aliment que la nature fournit avec sa
libérale abondance aux Antilles, et qui fait
la ressource ordinaire des nègres, à qui des
maîtres avares ne donnent qu'une partie de
leur subsistance, sont les crabes de terre, de
mer ou de rivière connus dans ces îles sous
le nom de cériques et de tourlouroux. Les
Caraïbes en faisaient leur principalenourriture,
et les Créoles même ne sont pas indifférents
(1) On a choisi une relation sur les crabes, faite en
1700, parce qu'au moins à cette époque, les travaux
des Européens n'avaient pas encore diminué, autant
qu'aujourd'hui, celte manne annuelle,
[x
210 ANNALES +
pour ce mets , qui se sert sur toutes Îles
tables. ,
Les tourlouroux sont des espèces de cancre
ou d’écrevisse amphibie (et toutes les écrevisses
le sont) dont l’écaille unie et mince est sur
le dos et sur le ventre, d’un rouge plus ou
moins foncé, suivant les lieux où ils se
trouvent. Les cériaues sont une autre espèce,
dont les unes se prennent dans l'eau douce,
les autres dans la mer. Elles sont communé-
ment grosses comme le poing, ont quatre
jambes de chaque coté, dont elles se servent
pour marcher et gratter la terre. Elles ont d’ail-
leurs deux tenailles, serres ou mordants, qui
pincent vivement à leurs extrémités, et coupent
les racines ou les feuilles dont ces animaux
se nourissent. Lorsqu'on les prend par une
jambe , ou par un des mordants, ils laissent
ce membre dans la main de celui qui le tient
ets'enfuient. Ces parties se détachent si facile-
ment, qu'on croirait qu'elles ne sont que col-
lées : il leur en revient d’autres l’année sui-
vante.
Les crabes qui appartiennent à deux élé-
ments, font tous les ans à la lune de mai, un
voyage à la mer, pour y jeter leurs vieilles
écailles, prendre un nouveau vêtement et dé-
poser leurs œufs, qui ne peuvent éclore que
dans les eaux,
EUROPÉENNES. ai
C'est une fête d'anniversaire, où une fa-
mille immense va retrouver ses eaux natales ,
se rajeunir et leur confier une progéniture
innombrable, destinée à revenir ensuite dans
les foyers maternels , et à offrir aux besoins de
l’homme le sacrifice de son superflu.
« C'est un spectacle étonnant, dit un natu-
raliste , qui avait observé plusieurs de ces ad-
mirables voyages, de les voir descendre des
montagnes aux premieres pluies. Aussitôt
le signal donné, elles quittent les creux d’ar-
bres , les souches pourries , le dessous des ro-
chers , et les trous qu’elles avaient faits elles-
mêmes en terre. Les champs sont alors telle-
ment couverts de ces animaux, qu'il faut les
chasser devant soi, pour se faire place et poser
le pied sans les écraser. La plupart se rangent le
long desrivières et des ravines les plus humides,
pour se mettre à l'abri des chaleurs. Elles em-
ploient environ Six semaines à ce voyage, et
se divisent ordinairement en trois bandes. »
« La première, comme Favant-garde, n'est
composée que de mäles, plus gros et plus
robustes que les femelles, chargées d’ailleurs
du fardeau de leurs espérances. Ils sont sou-
vent arrêtés par le défaut d’eau et contraints
de faire halte, toutes les fois qu'il y a de
nouveaux changemens dans l'air. Cependant
ii ANNALES
le gros de l’armée se tient clos dans les mois
tagnes jusqu'aux grandes pluies. Il part alors,
et forme des bataillons d’une lieue et demie dé
longueur , larges de quarante à cinquante pas,
et si serrés, qu'on aperçoit à peine la terre. »
« Trois ou quatre jours après , on voit suivre
l'arrière-garde dans le mème ordre, et en aussi
grand nombre que les troupes précédentes ;
indépendamment de ces bataillons réglés qui
suivent le cours des rivières et des ravines , les
bois sont encore remplis de traineurs. »
« Ces animaux marchent lentement, et choi-
sissent presque toujours le temps de la nuit,
ou les jours de pluie, pour ne point être ex-
posés au soleil. Dés qu'ils voient que le ciel
s'éclaircit, ils s'arrêtent à la lisière d'un bois
et attendent que la nuit soit venue, pour pas-
ser outre. Si quelqu'un s'approche du gros de
l'armée et leur donne l'épouvante, ils font une
retraite confuse à reculons , en présentant tou:
jours les armes en avant, Je veux dire ces re-
doutables mordants, qui serrent Jusqu'à em-
porter la pièce. Ils les frappent de temps en
temps, l’un contre l’autre, comme pour me-
nacer leur ennemi, et font un si grand clique-
is avec leur écailles, qu'on croit entendre le
bruit d’un régiment qui fait l'exercice »
« Si la pluie cesse tout-à-fait, pendant cette
EUROPÉENNES. 213
Marche, ils font une halte générale, et chacun
prend son logis où il peut -les uns sous des
racines, les autres dans les creux d'arbres, et
ceux qui ne trouvent point de gite tout pré-
paré, se donnent la peine de creuser la terre
et de se faire eux-mêmes un logement. Il y a
des années où, par l'interruption des pluies,
ils sont deux ou trois mois à faire ce voyage ;
mais il ne faut quelquefois que huit ou dix
jours d’eau pour leur faire vider leurs œnfs. »
« Cette opération est d'autant moins diffi-
cile, que ces œufs plus petits que ceux d’une
carpe , étant légèrement attachés à leur queue
comme des œufs d'écrevisse , ils n'ont qu'à la
secouer, pour les faire tomber dans la mer ».
« Aussitôt que les petits sont éclos, ils s'ap-
prochent des rochers , et bientôt après ils
sortent de l’eau, se retirent sous les premières
herbes qu'ils rencontrent, et se disposent à
partir avec leurs mères pour la montagne, en
observant le même ordre qu’en descendant. 1
ne faut pas croire que celles-ci les conduisent
comme une poule mène ses poussins ; elles ne
paraissent connaître que la famille commune. »
« Les crabes , ainsi que tous les crustacées et
les serpens, ont la propriété singulière de se
dépouiller , au printemps, de leur vieille robe ;
et alors elles se tiennent cachées dans le sable,
#,
»
LL
L] d «
214 2 ANNALES
. Jusqu'à ce qu’elles aient recouvré un habit
qui, en les préservant des irijures de Pair, leur
permet de prendre des forces et leur caractère
courageux. »
« On en woit qui sont toujours en vedette
- au bord de la mer et ont l'industrie d’épier
les huîtres et autres coquillages bivalves, que
la marée y amène. La crabe attend qu'elles
ouvrent leurs coquilles, et y jette ua petit
caillou qu'elle tenait entre ses pattes, et qui
les empêche de se refermer ; par ce moyen elle
les attrape facilement et en fait son repas. »
_« Les crabes sont une vraie manne pour les
iles , et la manière de les prendre est d’aller la
nuit autour des cannes ou dans les bois, avec
un flambeau; c’est alors qu'elles sortent de
“leurs trous, pour chercher à vivre, et la lumière
du flambeau les fait découvrir aisément. Au mo-
ment où l’on veut mettre la main dessus , elles
se renversent et présentent leurs serres pour
leur défense; mais alors on les retourne sur le
ventre, pour les prendre par-dessus le dos. I]
faut être prompt à lés saisir, car elles s’écartent
peu de leurs trous , et se retirent fort vite dans
les premiers qu'elles rencontrent. On doitavant
de les emporter, leur lier étroitement les bras
dans un sac; sans cette précaution elles se
couperatent les jambes et s’entretueraient ».
| À:
EUROPÉENNES 215
« ilest certaines facons deles accommoder,
qui en font comme de l’écrevisse une assez
bonne nourriture; mais leur chair, quoique
d'un goût agréable, est difficile à digérer.
Les œufs sont plus délicats, ainsi que le Zau-
malin , substance verdûtre et grainue, qui se
trouve sous l’écaille du dos, et dont on fait
leur assaisonnement, en y mélant de l’eau et
du jus de citron délayé avec un peu de sel et
de piment. Les œufs de crabes tiennent les uns
aux autres , comme des grappes de raisins, et
rougissent en cuisant. » :
On voit par cette relation , que les bois, les
abris, les eaux, la fraicheur de la terre, en-
tretenue par une riche végétation, qui favorise
d’ailleurs la multiplication des insectes néces-
saires à la pâture des animaux carnivores , sont
des conditions indispensables à l’existence et
aux voyages des crabes, et que dans l’origine
des choses, où toutes ces consonnances exis-
è
à de
taient , leur nombre devait être hors de calcul;
mais depuis que les cultures européennes ont
éloigné les bois du voisinage de la mer et des-
séché les sites, cette précieuse espèce de crus.
tacées a successivement diminué. Il serait inté-
ressant que quelque colon éclairé et de bonne
foi, voulüt indiquer dans quelle proportion
1. 15
| Me
216 ANNALES
+ cette diminution a eu lieu, depuis un siècle
seulement.
Les crabes se trouvent communément jus-
qu'au 50° degré de latitude de chaque hé-
. “ N A
misphère : on en prend beaucoup sur les côtes
de la Syrie, et particulièrement à Alep. Cook
à remarqué au 23° degré de latitude de la nou-
veille Galles, que là où l’eau de la mer était
trop basse pour prendre du poisson, le fond
était couvert de crabes qui mordaient promp+
tement à l’hameçon, et qui s'y attachaient si |
bien avec leurs pattes, qu'ils ne lächaient pas
prise avant qu'on ne les eût enlevés fort
au-dessus de la surface de l'eau ; 1l dit: « Ces
crabes étaient de deux espèces que nous
ln ‘avions pas encore rencontrées ; l une était du
plus beau bleu qu'on puisse imaginer, égal
en tout à l'outre-mer, et ses pinces et ses
jointures en étaient fortement teintes ; le
dessous du ventre était blanc etsi bien poli,
que , pour le brillant et la couleur, il ressem-
btait au blanc de l’ancienne porcelaine de la
Chine ». |
« L'autre crabe était aussi marqué d’outre-
mer sur les jointures el sur les pinces ; mais la
teinte en était plus légère; il portait sur #
dos trois taches brunes qui Éiheiché un Coup.
d'œil singulier ».
L 2
| 4
A
EUROPÉENNES. 217
7
Abondance, prodigalité, variété infinie
dans les espèces; nuances et éclat des plus
riches couleurs, voilà ce que la nature a ré-
pandu partout pour charmer l'appétit et les
regards de l'homme. Nous verrons que, tandis
que des armées de crabes quittent la terre à
une époque fixe, pour aller confier la naissance
de leur race à la mer ; des armées de tortues
sortent au contraire de l'Océan , pour aller
déposer leurs œufs dans les sables de ces
. mêmes iles , et dans une surabondance sr
grande, que des peuplades entières peuvent
s’en nourrir, Tout se fait sous les auspices
mystérieux de l'astre de la nuit, qui fait
voyager ainsi des races entières dans les eaux
comme sur la terre.
*. tar dé :
or. 4 Ro
(518
A7
ANNALES EUROPÉENNES
DE PHYSIQUE VÉGÉTALE
ET D’'ÉCONOMIE PUBLIQUE,
RÉDIGÉES
Par une Société d’Auteurs connus par des ouvrages de PHYsiQUs,
d'HiSTOIRE NATURELLE et d'ÉCONOMIE PUBLIQUE.
Tableau des faits physiques, arrivés dans la
diminution des eaux, dans les climatures
et la nature végétale , à la suite des déboi-
sements qui ont eu lieu, tant en France
qu’en d’autres pays.
N ous avons établi dans les deux cahiers pré-
cédents les faits et les éléments généraux sur
les fonctions admirables ( trop long-temps mé-
connues ) que les forêts ont à remplir dans les
plans de la création ; sur les biens solides , du-
rables, et les charmes célestes que leurs majes-
tueuses draperies répandent sur la terre. Nous
allons voir les preuves déplorables que, par-
tout où l’homme s’est écarté des lois éternelles,
en flétrissant aveuglément la nature, il a di-
minué les productions avec tous les éléments
de son propre bonheur,
TA 4 16
“tributs ;
4
220 ANNALES
M. de Choiseul-Gouffer a vainement cher-
ché dans la Troade le fleuve Scamandre , qui,
du temps de Pline , était navigable : son lit est
aujourd'hui desséché, parce que les bois de
cèdres qui couronnaient le Hont-Ida, où il pre-
nait $à source, ainsi que le Simoïs , et qu'Ho-
mére a tant illustré par ses chants, étaient de-
puis long-temps abattus.
Voici ce que disait, enM8or, sur la belle
vallée de Montmorency , M. Cadet-de-Vaux,, un
de ces hommes rares , qui peut montrer toute
une vie consacrée au bien de la société,
_& La diminution des eaux, qui fertilisaient
notre vallée de Montmorency , ne tardera pas
à lui faire perdre ses épithetes de belle , de
riche, que lui ônt prodiguées les Tressan, les
Jean-Jacques ; bientôt on doutera qu'elle ait
pu leur inspirer ces descriptions poétiques,
dont ils ont embelli leurs romans, et aux-
quelles leur brillante imagination ne pouvait
rien ajouter. #*. 4
« Les nombreuses sources de ses coteaux
nord, taries maintenant en grande partie, n’a-
limentent plus les ruisseaux dont elle était
coupéegscelles méme destinées à la boisson de
ses “ne , Suspendent par intervalles leurs
es bestiaux vont chercher l’eau , qui
jadis se trouvait sous leurs pas; enfin les puits
EUROPÉENNES. | s57
se dessechent, et le cerisier, l’ornement de
notre vallée, qui sur notre sol ñne demande
que de l'eau pour engrais, ne Jouira bientôt
plus de cette humidité bienfaisante , à laquelle
ne peut suppléer l’industrie du propriétaire;
aussi le volume et l'étendue des eaux de lé-
tang de Montmorency sont-ils considérable-
ment diminués. Il ne subsisterait même
plus sans les coteaëx sud, couronnés par la
forèt de Montmorency et de Saint-Prix, qui
l'alimentent encore. Qu'on vende ces bois, 1ls
seront bientôt abattus, et l’on n'aura ni bois,
ni sources, nl FUISSeAUX , N1 étang, NI POIs:
son, ni moulin, et en place de tout cela on
conquerra quarante hectarés d'unsol bien aride,
« Dans une commune de la vallée. un bois
de quinze hectares a été converti en terres la-
bourables , et cette commune a perdu la seule
source qui l’abreuvait, source que ce bouquet
de bois alimentait, Cet abattis est devenu un
attentat à la propriété pubiique; elle a le droit
d'en exiger la replantation : Réplante où sois
maudit, peut dire à ce propriétaire chacun de
ses concitoyens : Tu me refuses l'eau (1)! »
(1) Nous réservons au cahier qui traitera/des sources
et des fontaines, tout ce qu'il y a à dire sur cet IBpPor-
tant sujet. ; ;
16.
222 ANNALES
L'auteur de Paul et Virginie, qui a été un
des premiers physiciens à observer les corré-
lations existantes entre les arbres et les mé-
téores aqueux , observe dans ses études de la
nature, qu'à l'Isle-de-France, il a trouvé des
sources et des ruisseaux desséchés, dans les
parties cultivées , où l’on avait sans ménage-
ment abattu les anciens bois, qui, attirant les
nuages qui se formaient autour des pitons de
l'île , l’'alimentaient visiblement des eaux dont
elle jouissait.
EXTRAITS STATISTIQUES,
IMPRIMÉES PAR ORDRE DU GOUVERNEMENT,
Contenant les plaintes et les réclamations des adminis-
trations centrales et des préfets sur les défrichements
À »
des bois.
———
Département des Bouches-du-Rhône (1792).
Les administrateurs de ce département
disent :
« On dévaste les forêts des montagnes; les
torrents encombrent les canaux d'irrigation...
Ce n’est point la terre qui manque aux cé-
réales.... 1 y a plus de cent trente mille ar-
pents de terre incultes dans le district de Vau-
F4
EUROPÉENNES. 223
cluse.... Les verreries en trop grand nombre
détruisent les pins... On met le feu aux taillis,
pour avoir plus d'herbes , et partout dans les
montagnes on garde les chèvres & béton plan-
té. … Quarante mille pins viennent d’être
coupés à Marseille, et on se dispose à défricher
le sol! »
Rhône (1797).
« Deux forêts nationales ont été vendues
(Saint-Romé et Basiège ), l’adjudicataire les a
fait défricher ; Vadministration a voulu s'y
opposer ; le ministre a soutenu l’adjudica-
taire. »
M. DE VERNINAC, préfet (1804) (1).
La température n'est point celle qui semble
indiquée par sa latitude... L'air y est tellement
variable que l'on n'est assuré d’une végétation
soutenue, que bien avant dans le printemps...
on à vu des bourgeons de vigne brülés par la
gelée du 25 avril... C'est dans la zone où il
(1) Notre harmonie hy dro-vegétale et météorologique
s'étant trouvée, dès le commencement de 1802, entre les
mains de presque tous les préfets, il peut nous être per-
mis de croire que cet ouvrage a été d’une heureuse in-
fuence dans les descriptions qui font l’objet de ce cahier.
Le
22/4. ANNALES
y a le plus de foréts, qu'on trouve les sources
des rivières.
Département du Gard (1792).
Les administrateurs : « On estime à un mil-
lion la perte causée par les torrents, en 1791
et 1792. »
Ils observent que les bois deviennent de plus
en plus rares, et que les forêts du département
n'offrent plus que de vastes garrigues ( landes
et bruyères.).
L'ohvier , continuent-ils , était une grande
ressource pour les propriétaires ; mais les hi-
vers rigoureux, qui se sont succédés depuis
1789, ont détruit la plus grande partie de ces
arbres, et le reste est sans force et sans vi--
gueur.
L’olivier semble aujourd'hui vouloir se dé-
rober à un climat devenu beaucoup plus ri-
goureux g#wautrefois: On ne recueille pas,
dans ce moment, la dixième partie de l'huile
que ce département produisait autrefois
Béziers (1793).
Une pétition , signée par plus de trois cents
propriétaires, disait à Ja commission d’agricul-
ture :
« Plus des trois quarts des oliviers ont pér:
»
sd rs
EUROPÉENNES. 225
par le froidiexcessif de l'hiver... L sera impos-
sible de songer à la reproduction de ces arbres,
si on tolère le parcours des chèvres et des
bestiaux. | ,
Les forêtsiet les plantations arrêtent l’im-
pétuosité des vents du Nord... Les immenses
forêts qui nous garantissaient autrefois, sont
abattues, et la perte prochaine de nos oliviers
en sera la suite inévitable.
Nos montagnes ne sont que des rochers ;
les bois disparaissent depuis vingt ans, la cul-
ture à bras, dans les vacants, a fait descendre
la terre; il ne reste plus qu’un tuf: qu'on juge
de la dégradation, lorsque nos montagnes ont
un pied de pente par toise ! Enfin les foréts ne
sont plus que de vastes garrigues | »
M. Duvois, préfet (1804).
Je n'ai Jamais concu qu'un pays aussi
chaud , et aussi insalubre dans quelques loca-
lités , füt autant dépourvu d'arbres
« Le territoire de Nimes est He. ce cas. On
n'imagine pas comment une ville, qui a pris
son nom des bois qui l’entouraient , n'offre
plus dans son voisinage que des garrigues
stériles dont, l'aspect allée le bon citoyen.
Les bois et les forêts, d'ailleurs , ne
présentent pas un spectacle plus consolant:;
226 ANNALES
on y voit l'image de la dévastation la plus
effrayante !.…. Mille causes... , des défriche-
ments mal entendus ; des troupeaux dévasta-
teurs ; l'impunité... ; la faiblesse ou mauvaise
foi des administrateurs , etc, , etc. »
Département de l Aude (1792).
L'administration dit : « Depuis deux ans il
se manifeste, dans tous les pays du midi, une
fureur de défrichement, de laquelle il va ré-
sulter une grande diminution de bestiaux, et
bientôt l'impossibilité d’acquitter les impôts.
« La fertilité n'est-elle pas où il y a des fo-
rêts et des eaux? Et si on n'arrête ces dégra-
dations, la France deviendra stérile et dépeu-
plée. À Grasse, les oliviers réussissent péni-
blement, et on attribue cette révolution au
dégarniment des montagnes. »
M. DE BARANTE père , préfet (1804).
« Les côtes de ce département sont plus ex-
posées aux attérissements..….. Les ports de Ma-
guelone et d’Aigues-Mortes, et le vieux port
de Cette, n'ont plus d'existence que dans l'his-
toire,
« Le Rhône forme d'immenses attérisse-
ments par les terres qu'il emporte... Il ya,
dans ce département, trois cent quarante
EUROPÉENNES. 227
mille arpents de bruyères, garrigues, terres
vaines et vagues.
« Les montagnes n'offrent plus ni pâtu-
rages , ni bois, ni production d'aucune espèce.
« À Carcassonne, les eaux couvrent un ma-
rais de quatre mille arpents.….. Dans le pays
de Sault, des défrichements indiscrets ont di-
minué le nombre des troupeaux, sans que
la production des grains y ait sensiblement
gagné; les bois ont presque entièrement dis-
paru.
« Le département, à ses deux extrémités,
a conservé d'assez belles masses de forêts... ;
mais, dans les plaines et les bassins , l'œil ne
peut se reposer sur aucun bouquet de verdure;
point de remises, point d'arbres épars...
« Un désir immodéré de recueillir a mul-
tiplié les défrichements depuis 1770. L'avidi-
té de jouir a dévoré en peu d’années la res-
source de l’avenir : les montagnes ouvertes par
la charrue n'ont montré bientôt qu'un roc
nu et stérile; chaque sillon est devenu un
ravin ; la terre végétale, entrainée par les
orages , a été portée dans les rivières, et de là
dans les parties inférieures, où elle sert chaque
jour à lattérissement des portions les plus
basses et les plus marécageuses.
« L'arrondissement de Narbonne, et une
228 ANN ALES
partie de celui de Carcassonne, étaient autre-
fois couverts d’oliviers.…... Le froid excessif du
mois de décembre 1788, et l'hiver de l'an IV,
les ont presque tous détruits , il n'en reste que
dans le voisinage de la mer; ainsi le départe-
mentde lAude a perdu, depuis quelques an-
nées , celte portion de ses ressources , et il tire
d’ailleurs presque toute l'huile qu'ilconsomme,
« Partout le cultivateur parait découragé.... ;
il craint d'essayer de nouvelles plantations,
qui pourraient être détruites avant d'avoir
porté de fruits... La vigne a remplacé l’oli-
«& Le bois est très-cher et très-rare.……. ; les
départements circonvoisins en sont encore
moins bien approvisionnés. … Dès le temps de
M. de Baville, en 1770, on se plaignait de la
dégradation des forêts.
« Dans les corbières ( ramification des Py-
rénées ) presque tout est détruit : ausst le bois
de chauffage est-il proportionnellement bien
plus cher que les bois de construction.
« Les forèts de l'Aude fournissent chaque
année! aux forges , cent soixante mille six cents
quintaux de charbon; il faudrait introduire le
charbon de terre, pour retarder ou prévenir le
dépérissement des forêts.
«On compte dans l'Aude soixante-dix-neuf
EUROPÉENFES. 22%
tanneries : elles sont renommées dans le com-
merce, on les appelle cuirs des Indes; le tan
qu'on emploie eit tiré le plus souvent du petit
chêne vert, nommé ( ilex aculeala cocci glan-
difera ). Il abondait autrefois dans les cor-
bières , où 1l devient de plus en plus rare. »
Département de la Drome (1793).
« À Saint-Romans, on coupe et on arrache
partout les arbres pour défricher.
À Valence et à Crest, il n’y a presque
plus de bois : les revers des montagnes sont
sillonnés par des millions de ravins.
« À Montélimart, les bois communaux sont
pelés, et les forêts nationales (qu’on désigne )
sont dans le plus grand épuisement, »
M. Cox, préfet (1804).
Les défrichements imprudents sur les
montagnes, destinées par la nature à être cou-
vertes de bois, ont déterminé l époblament des
terreins en pente.
« Ces défrichements causent encore un mal
set considérable, parce que les montagnes
étant successivement dépouillées de la cheve-
lure. qui entretenait l'humidité, les sources
fécondantes qu'elles produisaient se sont taries,
et les eaux qu’elles auraient dû conserver, pour
230 ANNALES
les rendre avec économie dans les temps de
sécheresse, se précipitent en torrents dévasta-
teurs.
« La sommité des montagnes ne peut don-
ner que des pâturages, et les parties moyennes,
qui devraient être aménagées en bois, ne pré-
sentent plus, en général, que des crevasses, des
périments et des hermes inutiles.
« Les terrains en pente doivent être éva-
lués à un tiers de la surface du département...
Il est urgent de rétablir cette belle et grande
chevelure , qui peut seule rafraichir l’atmos-
phère de la Drome, faire renaître les sources,
rendre aux terres leur ancienne fertilité , et
arrêter enfin les torrents destructeurs de tous
les principes de végétation.
« Toutes Les forêts ont été dévastées, et ce
qui reste n’est dù qu'à la lassitude des bûche-
rons , ou au défaut de bras pour les détruire.
« Une forêt, ou suite de bois contigus,
d'environ #ingt mille arpents, connue sous le
nom de forêt de Marsanne, occupait le ma-
melon prolongé d'une montagne, qui s'étend
dans la direction du Rhône, à un myriamètre
(deux lieues ) de ce fleuve,
« Des hommes encore vivants y ont chassé
à la bête fauve ; aujourd’hui la presque totalité
est détruite, et ce terrain, qui ne présente que
EUROPÉENNES. 291
des roches calcaires brisées, ne peut pas être
cultivé.
« Les domaines nationaux étaient garnis des
plus beaux chènes, que la loi défendait même
aux propriétaires de couper : ces biens ont été
vendus; les acquéreurs, séduits par le haut
prix des bois, ou pressés de jouir , sans inquié-
tudes ultérieures, ont abattu la plus grande
partie des arbres.
« Enfin, on ne trouve plus que des /andes,
où des habitants se rappellent avoir vu de belles
forêts ; il est donc instant de recourir à une
entière réorganisation de l'administration fo-
restière. »
Département de la Lozère (1794).
Les administrateurs de ce département
disent :
= « Les habitants, semblables aux sauvages,
défrichent des terroirs d'une valeur ina ppré-
cibles... Par une frénésie plus coupable, ils
détruisent, sur les pentes, les arbres qui pour-
raient les conserver et les embellir; et, pour
la jouissance d’un moment, ils perdent à ja-
mais leur pays.
« L'homme n’est que l’usufruitier des biens
qu'il a reçus de ses pères; ilen doit rigoureuse-
ment compte à ses descendants.
# Lie
232 | ANNALES
« Le dépérissement des châtaigniers aug-
mente graduellement à mesure qu’on s’ap-
proche des montagnes de la Lozère et de Lai-
goal, qui dominent les Cévennes ; jadis elles
étaient couronnées d'épaisses forêts qui sèr-
vaient d'abris aux châtaigniers contre les verits
du nord.
« Les monts d'Auvergne, plus élevés que
ceux de la Lozère , et qui formaient un second
rempart à la zone des châtaigniers, ont aussi
été dépouillés , et donnent aujourd'hui un libre
passage à la bise glaciale, qui détruit l’espé-
rance du cultivateur.
« Les habitants des causses (plaines hautes)
manquent de bois; on newvoit plus un Buisson
sur les plateaux, autrefois impénétrables..…. 11
ÿ a moins d'eau de sources; et dans un pays
haut, près de la mer, on y manque souvent
d’eau pour les hommes et les animaux.
« L’olivier a péri dans plusieurs endroits où
il était cultivé, et déjà le chétaignier se ressent
de cette différence de température... Les fon-
deries épuisent les forêts... ; les habitants les
défrichent 4
les troupeaux voyageurs achèvent de détruire
la reproduction. » :
les charbonniers en profitent, et
4
EUROPÉENNES, 2933
M. JerPHANION, préfet (x 804).
Les défrichements, en général, sont fu-
nestes; la dégradation du sol du pays montueux
et la ?. ER des arbres, quién Sont les
suites, doivent faire frémir tai amis de la paë
trié et de l'humanité ; le cultivateur qui détruit
les bois sur les pentes, perd à jamaïs son pays
pour la JoutSsance d’un moment; il pe reste
plus qu'un rocher stérile : alors plus de dé-
paissance pour les bestiaux, plus d'arbres,
plus de récoltes. Yai pris des arrètés pour
empêcher... Mais, etc. "4
& Le partage des biens communaux a été
très-nuisibie à l'astiéulture ; on ressent les
vices de à loi du ro juin 1793.....; d’ailleurs
“les défrichements des communaux sur les
pentes, font entrainer les terres par les pluies.
« Le défrichement des bois doit être sérieu-
po die défendu ; il est méme urgent d'exciter
la reproductions de ces grands végétaux, dont
la destruction porterait une atteinte funeste
aux arts libéraux et mécaniques, ;£tinfluer ait
sur la salubrité du climat.
Ce département ne possède aucune mine
de charbon... La température est si variable
que, dans le même jour, on en éprouve deux
v
ou trois différentes.
æ:
234 ANNALES
« Les forrents occasionnent chaque année
les plus grands dégâts dans les Cévennes.
« Dans le vallon de Mende (chef-lieu ), les
gelées communément pénètrent jusqu’à deux
pieds de profondeur, et jusqu’à trois et demi
dans les montagnes du nord , où les rochers
granitiques sont plus inaccessibles aux in-
fluences de la chaleur centrale.
« Les sécheresses, de mémoire d'homme,
n’ont été plus extrêmes qu’en 1801... Les ge-
lées du printemps, qui surprennent les arbres
en fleurs, ne laissent aucun espoir de récoltes.
« On est réduit à faire venir des noyers
d'espèce tardive (1)... La bise est favorable
pour la floraison... Le vent d'Est (le "marin
blanc) est redoutable aux vers à soie... On a
de plus à combattre des routines barbares : la:
routine et les préjugés. »
Département de l Arriège (1795).
« On va par troupes dans les bois ; on vend
les fagots, et le peuple en fait un métier : il se-
rait dangereux de s'y opposer ».
(1) C’est le noyer de la Saint-Jean , qui ne feuille qu’à
cette époque, et souffre par conséquent moins de fri-
mas.
EUROPÉENNES. 235
M. Brun, préfet (1804).
« Depuis que les défrichements ont été trop
étendus, on a eu moins de pâturages, de bé-
tail et d'engrais .… Les terres, remuées sur des
côtes roides, ont été emportées par les eaux
pluviales , et les roches en sont réduites à une
éternelle stérilité... Les bonnes terres sont
encombrées par les rocailles et les gravois.
« Les défrichements , en augmentant le tra-
vail, ont diminué les récoltes et le bétail; s'ils
continuent, des cantons en seront entièrement
privés. “
« Le partage des communaux a été une ca-
lamité..…. Il faudrait rendre publics les com-
munaux.
« À Mirepoix, on a divisé, en quatre cents
lots, un communal en pente sur la rivière de
Lers: un exemple à déja prouvé que la terre
défrichée est bientôt entrainée.
« Le département était autrefois en grande
partie couvert de bois ; aujourd’hui, plusieurs
communes en manquent, et ce sont celles qui
en avaient le plus , et qui sont situées dans les
montagnes : ces causes sont les coupes extraor-
dinaires dans presque toutes les forêts, et sur-
tout dans les bois nationaux qui ont été ven-
dus , et dont elles ont quelquefois payé la va-
I. 17
236 ANNALES
leur entière du fonds ; ce sont les pillages que
la licence a introduits , et qu'il n’a pas été pos-
sible de réprimer par les lois qui existent.
« Le prix du bois a doublé en sept à huit
ans, et, dans certaines communes, on ne peut
en avoir à aucun prix... Il est à craindre que
plusieurs parties du département ne de-
viennent inhabitables..…. La vallée de Saurat
n'en a plus; les habitants sont forcés d’aller
en enlever dans les communes voisines.
« On voit des femmes, par centaines, qui
vont faire des fagots qu’elles font rouler sur le
penchant des montagnes : si cela continue,
bientôt il n’y aura plus de bois... Le bétail dé-
truit les bois taillis des montagnes ; on n’a pu
jusqu'alors l'empêcher... Les forges con-
somment huit cent décalitres par jour. Les
réquisitions pour l’armée ont fait faire des
coupes désastreuses , dont les transportsamili-
taires profitaient.
« Aux environs de Tarascon , pour avoir
plus d'herbe , on brule les bois taillis , comme
pour les dessécher.... Il y a dix ans qu'il n’y a
plus de müriers aux environs de Pamiers et de
Mirepoix ; 1l y a très-peu de Aaute futaie ; on
trouve difficilement du bois pour les construc-
tions et les réparations des bâtiments.
” « Le pillage des bois va en augmentant; les
EUROPÉENNES. 237
déprédateurs abattent indistinctement toute
espèce d'arbres, et les vendent en bois ou en
charbon ; ils arrachent les jeunes plants, et ils
effraient tellement les propriétaires, que, si
Von n'y met pas ordre, tous les arbres dispa-
raitront dans peu , et ne seront plus rem-
placés ». ÿ
Département des Basses. Pyrénées (179).
« Sur quinze à vingt lieues carrées, on ne
voit plus d'arbres ayant quinze à dix-huit
pieds de haut; les plateaux sont sans arbres,
et la population voisine de l'Espagne, depuis
le commencement du siecle, n’a cessé de di-
minuer et de reculer, étant chassée des hautes
vallées, par le manque de combustible. »
Le général Serviez, préfet (1804).
« Le manque de bois semble faire une né-
cessité de faire des plantations, et particulie-
rement d’une espèce de chêne qu'on nomme
le Tauzy, qui n'est décrit ni dans Linné ni
dans Tournefort : ce chène réussit parfaite-
ment dans les terres sablonneuses ; son écorce
fournit le meilleur tan ; son gland, quoique
petit, est excellent pour les porcs, et son bois*
17.
238 ANNALES
plus dur ; il est préférable au rouvre; il pro-
duit des noix de galle.
« Le défaut de bois a fait abandonner, dans
les montagnes de Bayzory , une mine de fer
spatique, dite mine d'acier, une forge et une
fonderie.
« Le blé récolté ne suffit pas pour nourrir
les habitants ; la fréquence des orages , les
fortes gelées, et les variations subites de l’at-
mosphère y contribuent infiniment.
« Les travaux du, vigneron sont souvent in-
fructueux, suile trop ordinaire des intempéries.
Les ressources que les forêts offraient à la ma-
rire, ont sensiblement diminué.
« Les montagnes se dépouillent, et leurs
cimes, dépourvues de bois, x’absorbent plus
les eaux; celles-ci glissent sur une surface zue
qu'elles sillonnent.…., se réunissent en grande
masse... et causent les plus grands ravages.
« On est d’ailleurs généralement convenu
de l’influence des forêts sur l'atmosphère...
L'agriculture, le commerce, les manufactures
et la salubrité, se réunissent pour prescrire
de les repeupier promptement.
« Un très-grand nombre de causes phy-
siques rendent les récoltes incertaines…. On
laisse la plus grande partie en terres vagues,
O
et toutes sont frappées par l'impôt.
EUROPÉENNES. 239
« Le département des Basses-Pyrénées, s1-
tué entre le quarante deuxième et le quarante-
troisième degré , devrait être un des plus tem-
pérés de l'Europe, et un des plus chauds de la
France méridionale ; mais les variations qu’on
y éprouve sont aussi nuisibles à la santé qu’à
Fagriculture : elles détruisent la presque tota-
lité des récoltes. »
"Département du Gers (1795).
« Les débordements sont désastreux.... Les
eaux descendent des collines rues; la Save,
cette année , a débordé douze fois, et rouillé
les prairies : ce qui cause de meurtrières épi-
zooties. »
M. Barcuenie, préfet (1804).
« L'atmosphère doit ses variations aux in-
tercurrences des vents d'Est et d'Ouest... Les
saisons n’ont plus un cours régulier, comme
elles l'avaient anciennement ; dans ces temps,
en général, chaque saison correspondait, par
rapport à la température, à la saison de l'an-
née précédente; c’est dans ce sens qu'Hippo-
crate déterminait les saisons. On peut dire
qu'il n’y à de constant , dans l'atmosphère , que
de continuelles variations.
2/0 ANNALES
« Les chaleurs comme les froids y sont ex-
cessifs; quelquefois le froment et la vigne
en sont surpris, et la récolte en est souvent
nulle,
« Les bois de haute-futaie, en chène blanc
et en chène noir, sont très-rares... Les vignes
et les futailles en consomment beaucoup : ces
sortes de bois sont le fruit d’une longue pri-
vation , et on ne peut espérer que les proprié-
taires se limposent volontairement... . Les bois
taillis méme sont devenus rares... Le merrain
vaut jusqu’à douze cents francs ».
Département du Mont-Blanc (1796).
Les administrateurs du département ob-
servent (1):
« Nos montagnes et nos collines, jadis cou-
vertes de bois, n'offrent plus, par les défri-
chements , que des rocs décharnés et des terres
incultes.
« Chaque année, maintenant, nous éprou-
vons des sécheresses extrémes; les plaines
cultivées sont périodiquement inondées et cou-
(1) On trouvera ici les descriptions de plusieurs pays
qui ne dépendent plus de la France; on a cru devoir les
consérver , parce qu'elles peuvent intéresser les Gou-
vernements qui les régissent aujourd’hui.
EUROPÉENNES. 24
vertes de graviers : pour l'espoir d'une ou de
deux récoltes, les habitants réduisent en
landes stériles des terres propres aux bois...
Les chèvres, ici, sont plus nombreuses que
les habitants ».
M. Saussay , préfet (1804).
« Les foréts formaient, avant la révolution,
une des principales richesses; mais, après
avoir été décimées par les agents de la marine,
elles ont été long-temps abandonnées à la plus
entière dévastation; la cognée a frappé par-.
tout; l’armée des Alpes et les incendies ont dé-
peuplé des forêts inmenses; on a même détruit
jusqu'aux moyens de reproduction.
« La loi du 10 juin 1703 , sur le partage des
communaux, a fait dépeupler les forêts; les
affouages n’ont lieu qu’au préjudice des mon-
tagnes voisines; de là vient la fréquence des
-avalanches , des torrents et des éboulements
de terres ».
Département des Voges (1797).
« Les montagnes sont épuisées et dégradées ;
on en attribue la cause aux défrichements et
au partage des bois communaux; maintenant,
par l'effet du dégarniment, des coups de vent
w
2/2 ANNALES
y déracinent de toutes parts les plus beaux
arbres qui y sont restés. »
M. Dsscoures, préfet (1804).
« Le sol, en général, est ingrat et rocail-
Jeux... On a beaucoup trop défriché; on a
coupé presque partout les arbres épars dans
les champs, on a défriché des bois; de là moins
de vapeurs salutaires aux plantes, et plus
d’aridité.
« Les 27ondations sont plus fréquentes que
jamais ; la Moselle déborde souvent ( en 1806,
neuf fois ).
« Les renseignements fournis par l’adminis-
tration forestière, sur les foréts, les présentent
en général, comme marchant rapidement @&
leur ruine. De promptes mesures appellent
attention du Gouvernement.
« Les foréts forment la richesse de ce dépar-
tement; les droits d'usage sont trop multipliés
et excèdent partout la force des foréts..…. Dans
l'arrondissement d'Epinal, la majeure partie
des sapinières est à-peu-pres épuisée.
« Abroutissements, anticipations dans les
délivrances, coupes dénuées de futaies , les
feux qu'on allume pour faire des cendres , tels
sont les fléaux.
EUROPÉENNES. 2/3
« Les forêts de Saint-Diez sont dans le
même état ; celles de Lunéville avaient été
livrées à l’avidité de leurs usufruitiers.…. Les
brélées attaquent les futaies, rendent le sol
stérile pour un siècle, et ont causé les clai-
rières qui existent.
« Les gardes causent la ruine des forêts, parce
qu'on n’en fait pas de bons choix ; leurs places
ne sont recherchées que par ceux qui spéculent
sur les délits, ainsi ils en deviennent le fléau.
Il ne fallait pas leur ôter leur part dans les
amendes.
« Les administrateurs avaient plus à gagner
en coupant qu'en conservant. Supprimer
beaucoup de scieries, interdire le vain par-
cours aux bestiaux, régulariser les droits d’u-
sage, etc... Le gouvernement ne peut trop se
hâter, sil veut prévenir la ruine totale des
Joréts.
« Les demandes des Hollandais ont dé-
pouillé insensiblement le pays des superbes
Jutaies qui peuplaient la superficie de nos fo-
rêts (1). »
(1) La Lorraine peut en dire autant, et quelques mar-
chands étrangers en ont seuls profité.
244 ANNALES
Département des Basses-Alpes (1792).
Les administrateurs écrivent :
« Nos montagnes n'offrent plus qu’un fuf
pierreux..... Les défrichements se multiplient;
les plus petits ruisseaux deviennent des tor-
rents, et plusieurs communes viennent de
perdre leurs récoltes, leurs troupeaux et leurs
maisons , par les débordements.
« On attribue la dégradation des montagnes
aux défrichements provoqués par les arrêts du
Conseil, et à la pratique du fournelage, ce qui
cause l'agrandissement et l'encombrement des
lits des rivieres.
« Depuis Digne jusqu’à Entrevaux, le pen-
chant des plus belles collines est mis à 74; on
a coupé et défriché les bois; et cependant,
n'est-ce pas du séjour des forêts qu'on voit sor-
tir les sources et les ruisseaux, qui portent au
loin une fraicheur salutaire? n'est-ce pas le
sommet des arbres qui agite les nuages, attire
les vapeurs, et sollicite des pluies pour la terre ?
n'est-ce pas où les bois sont nombreux que les
rosées sont abondantes, que les hommes sont
forts, les animaux robustes, et les eaux sa-
lubres ?
« On incendie et on défriche jusque dans
les escarpements; ainsi les habitants em-
EUROPÉENNES: 245
portent, en fagots, la valeur d’une forêt en es-
pérance.
Département de l'Isère (1793).
Les administrateurs disent :
« La destruction des foréts change la tem-
pérature, augmente la sècheresse, et fait
manquer les récoltes.
« Les défrichements sont portés si loin
dans le district de Grenoble, que chaque pluie
cause des désastres.
« Les montagnes n'offrent que des rochers
nus. Les rivières coulent plus rapidement;
leurs lits s’élargissent, et ils sont trop étroits
dans les crues subites.
« Les rivières n’ont plus un volume d’eau
constant ; elles charrient des décombres, obs-
truent la navigation , et préparent un ficheux
ordre de choses.
« Il y à infiniment moins de sources ; des
cantons sont privés de Ja culture des oliviers,
dont ls jouissaient autrefois ,set il n’y a plus
d'irrigations. » ;
Un agronome de fl'Isere écrivait, à la même
époque, à la commission d'agriculture, que
l'administration n'avait dit que la moitié du
mal. i
246 | ANNALES
CA
Département de la Haute-Loire (797).
Les administrateurs disent:
« Nous sommes menacés d’une prochaine
disette de bois. »
Département de Saône-et-Loire.
Les administrateurs:
« Les défrichements sont portés au dernier
degré... Une disette prochaine est à craindre.
« Dans un siecle, le merrain ne pourra
suffire à contenir les vins; oz abat partout
les futaies. »
Département de la Haute-Saône.
« Nos montagnes sont pelées.…. »
Département du Doubs.
« Le partage des bois communaux à fait
abattre partout les arbres , même sur les
monts et les rochers, »
Département de la Moselle.
L'administration centrale :
« Les habitants du district de Bitche, ont,
de leur chef, abattu et ANT plus Le seize
cents arpents.
EUROPÉENNES. 247
« Les habitants d’Authorne et Saremberg ,
en masse, ont défriché plus de cent cinquante
arpents de forêts, et tout brülé sur place ….
On en vend la cendre. »
Département d’Eure-et-Loire (1792).
« Les adjudicataires des biens nationaux
abattent tous les arbres, etc.
« Les agents forestiers avertissent que les
adjudicataires des biens nationaux abattent
toute espèce d'arbres. »
Département des Pyrénées-Orientales.
Les administrateurs disaient, au sujet des
défrichements :
« Les cailloux des monts entrainés par les
eaux, encombrent les lits des rivières, et les
font déborder.
« Nos superbes forêts de Ceret et de Prades
sont détruites... 11 n’y aura bientôt plus de
bois de chauffage; les bois taillis ne peuvent
suffire aux forges, et la rigueur des saisons à
fait périr une grande quantité d'oliviers.
Département de la Haute-Garonne (x 795).
« Un adjudicataire national a vendu une
forèt de trois cents arpents, à différents parti
culiers, sous la condition de la défricher.
248 ANNALES
« On défriche le sommet des montagnes;
on arrache les arbres, et ces arbres et ces mon-
tagnes nous préservaient des frimats, en ce
qu'ils servaient d’abris aux vallons , où pros-
péraient les yignobles et les oliviers. … Les
pluies entrainent la terre; il n’y reste plus
qu'un tuf stérile, et alors plus de dépaissance
pour les bestiaux, plus d’abris et plus de ré-
coltes.
« On a vu périr, en Languedoc, les oliviers
sur des collines où 1ls avaient communément
prospéré; et déjà, dans les pays de plaine, il
y a moins de Lestiaux et de grains.»
Département du Haut-Rhin (1798).
« Les forêts abattues, tant dans les plaines
que sur les montagnes, ont changé le climat,
ont ouvert des passages aux vents, qui font
périr les fleurs des arbres et des vignes,
changent les pluies en ondées , les montagnes
en rochers stériles, les plaines en champs bri-
lants, et l'influence qu’elles ont sur la santé
de l’homme, n’est peut être pas moins grande,
Département de la Côte-d'Or (1798).
« Il y a une manie continuelle d’essarter et
de défricher.….. Il n’y à plus de futaie, et on
EUROPÉENNES. 249
va manquer de merrains, pour envaisseler les
vins de Bourgogne et de Champagne. … Bien-
tôt fl ne sera plus possible de livrer nos sels,
aux Suisses, dans des tonneaux. »
Département du Nord (1798).
Les administrateurs :° *
« L'abattis des bois est à son comble, eton
les défricñe ; il n'est pas de bois national qui
ne devienne la proie des spéculateurs: le paie-
ment en est à peine effectué, qu'ils sont cou-
verts d'ouvriers qui les rasent.»
Département de la Manche (1798).
« Dans la forêt de Sainte-Sévère, à Vire,
on y met à garde-fait les bestiaux; on y ar-
rache les souches, et on enlève même jusque
la terre végétale. »
Département du Pas-de-Calais (1798).
« Il y a partout un grand abattis de bois,
et cela présage une grande disette. »
Département de la Dordogne (1798).
« Des réquisitions pour l’armée ont fait
abattre de grandes parties de forêts qui ont
aussitôt été défrichées.
250 ANNALES.
Département du Finistère (1798).
« Les acquéreurs de bois nationauï® in -
tentent des proces à ceux qui ne défrichent
pas comme eux.
« On ne brüle plus, dans certaines contrées,
que des Zandes, des genéts et des fientes de
vaches. A Roscoff, on arrache les arbres
fruitiers pour les brüler..….. À Plongastel , il
n'y à pas un buisson maintenant. »
Département de Seine-et-Marne.
« On a laissé vendre et défricher les bois de
Pennemont et d'Henry, près Meaux... »
Département de l'Aveyron (1804).
« La plupart des bois ont été rasés ; le peu
qui reste cèdera bientôt à la hache des pillards,
à la dent meurtrière des bestiaux , et à l’avidité
des nouveaux acquéreurs. Les chèvres se
multiplient d’une manière alarmante pour les
forêts et les arbres fruitiers... Ici est l’adage :
Que toute chèvre emporte chaque jour une
charretée de bois sur ses cornes. »
Département de la Meuse (1804).
« Le partage des communaux. … a diminué
EUROPÉENNES. 251
les engrais, les récoltes, et augmenté le prix
de la viande.....; par la même cause, les forêts
sont exposées aux abroutissements des bes-
tiaux.... Il a fait multiplier les procès... Il sem-
lait être un premier essai de la loi agraire, »
L'épartement de la Meuse-Inférieure (1804).
M. Loyse, préfet.
« Les bois sont d’une conservation diffi-
cie... 6e qui n'a pas peu contribué à leur dé-
vastation.... On coupe ordinairement les taillis
à l’âge de huit à neuf ans... Les ouragans dé-
truisent ou arrachent beaucoup d’arbres. »
Département des Deux-Nèthes (1804).
- M. D 'HerBOUvILLE, préfet.
« Dans la haute-futaie et les bois de pins on
n’abat pas de suite; mais on parcourt un es-
pace quelconque, et quand tout le bois com-
mence à dépérir on abat le tout; on enlève
même les souches : ce qui s'appelle déroder. »
Département de la Vendée (1804).
M. Mercer, préfet.
« Le sol porte l'empreinte du long séjour
des eaux de la mer.
ki. 18
+ . | LE
252 ANNALES
« Dans les parties élevées, il ne croit
de l’ajonc et de la M à les landes! ns
sont immenses. 3 7 %*
« Dans le bocage, la chaleur est tempérée.
par l'ombre des arbres ; le climat des marais é
dévore les habitants.
À “ <
« Les incendies causés par la guerre ont
à : : L Lo
dévoré une partie de ce département …. L'avis
. . . Ÿ 74 -
dité fait faire sur les plus beaux bois des spé-
culations réellement effrayantes : la marine
_ est menacée de perdre ses ressources. »
. Département de l’ Yonne (1804).
M. DE LA BERGERIE, préfet.
"4 . « Ce département est peut-être celui qui
N “offre les plus tristes effets de la destruction
“4 des bois, et contre lequel viennent s'évanouir
L
les fatales assurances données, que l'intérét
privé suffit pour la conservation des bois.
Le centre tres-montueux ou mamelonné, est
entièrement dégarni de bois et même d'arbres;
il ne possède plus que des bois taillis à ses
extrémités ; il n'y a plus de futaie, pas même
dans la Puissaie, qui en était si riche autrefois.
Cependant les vignobles de l'Yonne sont
immenses , et le mode de leur culture exige
une grande consommation de bois, pour les
4”
*
EUROPÉENNES. 253
échalas et pour les tonneaux. Croira-t-on à
Paris que , pour ce dernier objet, depuis en-
* viron vingt- cinq ans , On à recours aux forêts
de Ja Lorraine et des Voges, et que le prix de
ces bois ouvragés a plus que triplé dans l’es-
| pace de vingt années.
PRET Dans la partie du sud, les sécheresses sont
ea
extrêmes; des villages considérables en sont
réduits à faire des trajets de deux à trois lieues
\
pour aller chercher de l’eau.
« À Courson, à sept lieues du chef-lieu,
des vieillards ont vu deux moulins sur le ruis-
seau d’une fontaine qui ne coule plus qu'en
hiver ; tous Les bois circonvoisins ayant été
défrichés.
4
« Les belles fontaines de Druyes, qui au-
trefois ravivaient constamment la rivière de
l'Yonne, donnent à peine des eaux par trois
bouches, sur onze qu'elles avaient il ya moins
d’un siècle.
« Sur d’autres points , les ruisseaux ne sont
que des torrents. Il n’est pas cependant de
contrée où l’intérêt privé devrait plus exciter
à conserver des bois, à en semer et planter,
puisque toutes les rivières affluent à la Seine.
Encore quelques périodes dans le prix des
bois, et il faudra abandonner la culture de
la vigne en Bourgogne. »
18.
p'
e.
+
4
;
ui *h
x
25/ ANNALES
Département de Lot-et-Garonne (1804).
M. Pieyre, préfet. |
.
« La prospérité intérieure d’un Etat est tou-
jours en raison du perfectionnement de son
économie politique.
« De longues alternatives de pluies et de
sécheresses y dérangent souvent le cours des
saisons, et nuisent beaucoup aux récoltes ;
une sorte de météore, appelé brouillard dans
“le pays, afflige fréquemment les campagnes
dans le printemps, et détruit à-la fois les plus
belles récoltes.
« Depuis vingt ans, le prix du bois s’est
_élevé dans une progression d'autant plus ra-
pide et plus désastreuse, qu'on ne prend au-
cun soin pour le multiplier et pour le conser-
ver... Cependant le temps presse; pendant la
révolution , l'administration forestière est res-
tée sans vigueur... Il n'existe plus »:arntenant
de haute-futaie dans ce département... Le
bois de charpente y est rare, et celui pour la
marine en petite quantité. J
« Les arbres à lhège font le principal revenu
de cet arrondissement (les landes); le produit
en 1789, séleva à cent mille myriagrammes :
depuis, les hivers rigoureux l'ont réduit à un
tiers.
» + } 4
EUROPÉENNES: 29
« Sept forges à fer coulé ne vont avec acti-
vité que six mois de l’année, à cause de la ra-
reté du bois. »
Département d’Ille-et-F'ilaine (1804).
M. Bone, préfet.
« La forêt de Painpont est la plus étendue …
Les pillages des usagers l'ont laissée dans un
état de dégradation qui ne suffit plus aux
forges ; les acquéreurs se sont empressés de
détruire beaucoup de futaies et d'avenues ,
dépendantes des anciennes possessions des
émigrés.
« Les landes de ce département sont de
vastes plaines incultes et sauvages, converties
en bruyères... Elles furent jadis des foréts ; on
en enlève ia terre végétale, et on laisse à 24 le
roc ,ou une couche de glaise compacte et morte,
à laquelle le laps d’un siècle ne rendra pas la
végétabilité.
« Les chèvres menacent les taillis et les cld-
tures d’une entiere destruction. »
Département de Vaucluse (1804).
M. Bourpon-Varry, préfet.
« Les vieillards assurent qu’autrefois les
256 ANNALES 8
vents du couchant apportaient souvent des
pluies en été ; ils soufflent à la même hauteur;
ils s’entre-choquent : de là des ouragans.
« Avant 1780, on passait plusieurs hivers
sans voir de neige dans nos plaines... Mainte-
nant il en tombe chaque année; elle couvre
en entier la surface de la terre, et jusqu'à
interrompre les communications... Quelles
qu'en soient les causes, notre climat n'est
bientôt plus reconnaissable.
« À des jours purs et tempérés, succèdent
des froids äpres et rigoureux , semblables à
ceux des contrées septentrionales de la France.
« A l'abri des montagnes qui sont au nord,
l'olivier s'est conservé; Les causes qui l’ont en-
ticrement détruit ailleurs en ont ici diminué le
nombre... L'huile autrefois était une source de
richesses ; elle n’est presque plus un objet
d'exportation. k
Depuis le dépérissement des oliviers, il
n'est, pour la montagne , que la vigne, l'orge
et le sainfoin . …
« Une vaste forêt de chénes blancs, d'yeuses,
de mélèzes et de pins, couvrit toute cette con-
trée : c'est urie vérité attestée... La charrue
vint sillonner les fonds... Aujourd'hui ,
déboisement du département est à-peu-près
consommé, par l'effet des défrichements, par
EUROPÉENNES, 257
la tourmente révolutionnaire ; et l'olivier s’est
réfugié dans quelques abris isolés; on en attri-
bue le dépérissement aux dévastations des bois,
dont les hautes montagnes étaient couvertes :
on ne saurait douter, en effet, qu'ils ne les
protégeassent contre ces redoutables vents du
nord, Qui maintenant arrivent sans obstacles,
chargés de tous les frimats des régions bo-
réales….. L'olivier prospérait dans la vallée de
Sault, avant que la plupart des montagnes
eussent dté défrichées.…. Le noyer remplace
aujourd'hui l'olivier …. ”
« Le reboisement du département, et sur-
tout des hauteurs aujourd'hui dépouillées , est
un objet dont on ne doit pas moins s’occu-
per.…..., ce qui dépend du Gouvernement et de
la confection d’un bon code rural.
Département de la Marne (1804).
M. DE JEssainT, préfet.
« A l'est et à l’ouest se trouve un ferrain
immense... dénué d'arbres et d’abris.….. Là, se
trouvent des plaines de deux à trois milliers
d'hectares, plates et unies, sans qu'un seul
arbre découpe la voûte du ciel.....; là, Pesprit
de destruction a plané sur ce malheureux
pays …, On a arraché les avenues, les buissons
Û
2
258 ANNALES
et les fertres.….. 1] existait, il y a dix ans, envi-
ron cinq à six cents hectares de bouquets de
bois, répandus çà et là : plus des deux tiers
sont essartés et labourés….. La charue s’y est
changée en instrument destructeur. »
Département des Deux-Sèvres (1804).
M. Durin, préfet.
« La température est plus favorable dans la
partie méridionale, parce que cette partie est
abritée des vents du nord, par une chaine assez
élevée et couverte de forêts ; les productions y
sont plus précoces ; il y a plus de vignes et une
plus grande population.
« L'écobuage détruit tous les principes es-
sentiels de la végétation , et la terre écobuée
tombe dans la classe des terres ruinées et sté-
riles…... Il est même de vastes communes qui
sont entièrement dépourvues de bois... Les
forêts du nord du département sont générale-
ment dévastées.»
Département du Bas-Rhin (1804).
M. Laumonp, préfet
« Les forêts du département ont éprouvé des
dégâts considérables... On y a fait des abattis
EUROPÉENNES. 259
immemses pour les places fortes. … En 1799,
plus de vingt-mille corps d'arbres …, Les incen-
dies se sont multipliées dans le courant de l’été
1800 : plus de trois cents arpents furent la
proie des flammes dans la seule forêt d'Hague-
nau. »
Département de la Sarthe (1804.
È
M. Auvray, préfet.
« Les forêts et les bois, tant nationaux que
particuliers, ont souffert des déprédations con-
sidérables depuis la révolution; nr cri d’in-
dignation s'élève... Il faut être sur les lieux
pour s’en faire une juste idée... Plus on est ré-
volté, moins on conçoit qu'il se soit commis
de tels délits sous les yeux de tant d’autorités
surveillantes.
« De gros arbres abattus, des pièces de
marine des piles de 7nerrain enlevées; des
arbres de toute espèce emportés en fagots; les
bois taillis dévastés par les bestiaux, par une
horde continue de pillards, la hache à la
main... Tel est le désordre qui n’a pas encore
cessé aujourd’hui... La loi ni les gardes n’ont
pas assez de force pour en imposer aux pil-
lards.
« Jusqu'à présent, les agents de la nouvelle
260 ANNALES
administration n’ont pas fait preuve d’une
grande sévérité, ni même du désir d'arrêter le
mal ; quelques-uns , se croyant indépendants
de l'autorité administrative , n'ont pas:craint
de hasarder des propos injurieux : ils se re-
gardent comme appartenant à un corps privi-
légié.
« Pour se faire une idée des désastreuses an-
ticipations., livrées à toute la cupidité de la
plupart des administrations , il suffit de jeter
les yeux sur les ventes ordinaires , et sur leurs
produits dans ce seul département.
« Dans les années VI, VIIF et IX, les coupes
et chablis ont produit 566,208 fr.
« Les soumissions ont été admises avec une
légèreté et une indiscrétion scandaleuses : soit
par la nature de l’objet aliéné , dont ilétait sage
de faire la réserve, soit pour la contenance ou
l'évaluation... sur des extraits... sur des baux
ou sur des procès-verbaux, dont les auteurs
étaient souvent des parties intéressées... Telle
a été limprévoyante apreté des administrateurs
de ce temps. »
Département de l'Orne (1804).
M. 0e La MAGpELrINE, préfet.
« Les acquéreurs des biens nationaux, peu
EUROPÉENNES. 261
confiants ou pressés de jouir, ont spéculé sur
le produit du moment, et épuisé les fonds :
un tres-grand nombre a détruit toutes les
plantations, les clôtures et jusqu'aux arbres
fruitiers...
« Le produit des arbres fruitiers est consi-
dérablement diminué depuis dix ans : les sai-
sons sont devenues plus irrégulières ; les ré-
coltes ont manqué pendant quatre années
consécutives … Dans les plus mauvaises an-
nées , il y avait toujours des cantons favori-
sés; en l’an 1800, on n’a pas récolté un seul
tonneau de cidre : les anciens n’ont pas mé-
moire d’une telle année.
« Il existait des pépinières précieuses; on les
a détruites... La rareté du bois doit fixer l’at-
tention du Gouvernement … On sent le besoin
d’un code forestier... On a trop long-temps re-
gardé les places des eaux et forêts, comme des
places de faveur et d'agrément ; elles exigent
plus de connaissance qu'on ne le suppose or-
dinairement. »
Département de Sambre-et- Meuse (1804).
M. Perez, préfet.
« Les forêts sont généralement dévastées ;
le bois devient de jour en jour plus rare; on
défriche les terrains en bois... »
è"
262 ANNALES
4
Département de l'Ourthe (1804).
M. Drsmousseaux , préfet,
« La dévastation des forêts y est portée au
comble, et l’état des bois n’est pas plus satis-
faisant ; c'est le résultat d’une administration
insuffisante , et des lois incompletes. »
Département du Tarn (1804).
M. LAMARQUE, préfet.
« Dans les environs de Lavaur , on cultivait
autrefois le mérier ; aujourd’hui très-peu.
« Le prix du bois augmente chaque Jour , et
l'on s'aperçoit qu'il devient rare : le merrain
est exporté à Bordeaux et à Montpellier.
« Des genéts, des bourdainnes remplacent
les antiques chènes de la forêt de Gresigne,
concédée à M. de Maillebois , et qu'il a fait dé-
fricher par des Saxons. »
Département de l Aisne (180/).
M. Daucuy, préfet.
« Les bois nationaux vendus ont, pour la
plupart, perdu toute leur valeur entre les
mains des acquéreurs, qui les ont achetés par
EUROPÉENNES. 263
petits lots, et qui pressés de jouir, les ont
abattus à blanc-éteau.
« Ils ont d’ailleurs tellement rapproché les
coupes, qu'ils ne leur donnent pas le temps
de repousser.
« Le mauvais état des forêts fait craindre de
ne pouvoir pas même entretenir trois fours à-
la-fois à la mannfacture de glaces de Saint-
Gobin, où il n'y a plus qu’une seule halle, de
cinq qui existaient avant 1700. »
Département de le Charente (1804).
M. DeraisTRE, préfet.
« Les bois de construction proviennent de
nos forêts environnantes …. Un bon code fo-
restier est nécessaire pour conserver à la France
les précieux restes de sa richesse en bois, qui
finiront par nous livrer à une disette ef-
frayante, et d'autant plus funeste que l’on
aura plus de raisons d'en accuser la génération
actuelle.
« On réclame de toutes parts l'exécution de
l'ordonnance de 1669... C'est un vœu national,
que le Gouvernement ne veut ni ne peut mé-
connaitre. »
564 ANNALES
Département du Cher (1804).
# M. Lucçay, préfet.
« Les bois d'usagers sont broutés et coupés
dans toutes les saisons... Ils n’offrent plus que
l'aspect misérable de bruyères et de pâtis….
Les incendies causent des destructions : le
conseil de l'an VIIT a présenté des observations
importantes. »
Département de l Allier (1804).
M. Hucusr, préfet.
« Ce département offre une des variétés de
climats les plus sensibles que l'on puisse ren-
contrer... Il y règne des alternatives extrêmes
de froid et de chaud.
« Les vents du sud-ouest, qui, au prin-
temps, portent presque sur toute la France un
temps doux et humide, ne nous arrivent que
chargés de frimats , qui règnent sur les som-
mets glacés des montagnes... À ces froids suc-
cèdent de longues sécheresses ; on croit devoir
attribuer ces effets & la destruction d'une
grande partie des bois dans les terrains élevés.
« On les coupe à douze et quinze ans... on
en épuise le fonds... Les bois de haute futaie
EUROPÉENNES. 265
étaient superbes il y a quarante ans... Un
ordre invariable et sévère est nécessaire pour
remédier aux pillages, et pour sauver aux
moins , à la postérité, Vinquiétude d'une di-
sette Hférate et peut-être prochaine, des bois
de chauffage et de construction.
« La culture du mérier est aujourd’ hui
presque totalement abandonnée... Cependant
d'après l’expérience, la soie pourrait être une
production de notre climat. » à
Département des Hautes-Alpes (1804).
M. pe Bonnaire, préfet.
« Le climat est froid, parce que le vent passe
sur des pics élevés, où sont amoncelées des
glaces éternelles... L'hiver dure long-temps....
La température varie dans la même journée...
La gréle menace jusqu’à l'instant des moissons.
« Les torrents sillonnent les flancs des mon-
tagnes.…... Au moindre orage, ils grossissent ;
ils grondent comme la foudre, roulent des ro-
chers et renversent tout ; ils menacent les villes
et les villages, et couvrent les environs de
ruines et de débris...
« Il y a des villages qui, depuis peu, ont
perdu la presque totalité de leur territoire.
« La plupart des montagnes étaient, 1l n'ya
œ*
% r
266 ANNALES
pas long-temps, couvertes de belles foréts ; au-
jourd’hui leurs sommets ne présentent qu’une
nudité affligeante , que des rocs décharnés et
stériles. .…… Par-tout on a défriché sur le pen-
chant des montagnes ; des ravins profonds les
sillonnent ; les torrents se précipitent avec fu-
reur ; ils entraînent avec eux la terre végétale
ils inondent et encombrent les vallées... L'ame
est navrée du spectacle que présente aujour-
d'huï les vallées des Hautes-Alpes ; le bois man-
quera bientôt pour la consommation, et il n’y
a jusqu'à présent aucun moyen pere ÿ Sup-
pléer::…:
« Dans le canton de Grave, on nese chauffe
déjà plus qu'avec de la bouse de vache, séchée
Département du Var (1804).
j M. Faucuer, préfet,
« Expose que dans le pays de plaine, l’abattis
d’une vaste forêt change subitement la tempé-
rature, et que l’abri disparait....; qu’en 199t
et en l'an V, le thermomètre y est descendu
jusqu'à sept degrés et demi au-dessous de
ZÉrO.
« Quant à la diminution des sources, elle
est considérable depuis les défrichements; il
ds”
D
EUROPÉENNES. 267
est hors de doute que la chüte des forêts a
Jait tarir presque toutes les petites sources,
et atténué considérablement les plus impor-
tantes.
ds Lorsque les pluies tombent sur des terres
penchantes et dépouillées de végétaux, elles
se changent en torrents superficiels, les forêts
en ralentissent la vitesse, et elles se forment
des réservoirs : il n’est donc pas indifférent
qu'il y en ait sur les cimes des montagnes.
« L'évaporation est peu considérable où il
y a des forêts : les sources doivent donc être
abondantes dans les pays boisés, et elles di-
minuent par les défrichements.
« L'écoulement des eaux pluviales et l’éva-
poration sont dans leur plus grande force
quand les terrains en pente ne sont pas cou-
verts par des foréts. ï
« Depuis le déboisement du Var, l'air at-
mosphérique est d’une constitution vive et
sèche; l’humide que les foréts entretenaient en
tempérait l’excès; aujourd'hui les défrichements
les ont fait disparaitre , et cette propriété nui-
sible a repris toute son intensité.
« Quand les bois environnaient les parties
basses et sujettes aux inondations, ils empé-
chaient la formation du gaz délétère; ils le
changeaient en principe nutritif; ils consom-
I. 19
268 ANNALES
maient en gaz hydrogène carbonneux, et ils
enrichissaient l'atmosphère d’une grande quan-
tité d'oxigene qu'ils poussaient en dehors par
la force de la vie, n’eutralisant ainsi les mias-
mes des marais.
« Depuis le déboisement, les plaines d'Hières,
Fréjus, la Napaule, Saint-Tropez, etc., sont
devenues malsaines , et leur état empire tous
les jours.
« Les rivières et les marais, par leurs exon-
dations, forment des marais... Les attérisse-
ments ont toujours lieu sur un plan horizon:
tal, même en contre-pente; et leurs couches
sont d'autant plus épaisses , qu’elles approchent
de la côte. Ce phénomène hydraulique est pro-
duit par la hauteur des vagues et par les barres
des galets qu’elles accumulent; alors les eaux
demeurent stagnantes aux embouchures , les
herbes marécageuses surviennent et s'opposent
à une prompte évaporation,; et les marais qui
font le désespoir de l’art, dévorent des généra-
tions entières.
« Ces malheurs avaient déjà occupé les Etats
de Provence … Les abords des fleuves et des
ruisseaux sont bien différents de ceux de lO-
céan : il faut donc d’autres lois.
« Depuis vingt cinq ans on sollicite le des-
sèchemént des marais, des sources d’Argence,
‘+
EUROPÉENNES, 26g
un des plus terribles du Midi : dix mille francs
auraient suffi, et il existe encore.
« La convention avait consigné un fatal
denier aux administrations pour les ventes du
domaine national, ainsi qu'aux agents fores-
tiers pour les coupes ; celle du Var, le croira-
t-on ? a vendu à bas prix en l'an VI, à une
compagnie ; la superficie de l’ancien port de
Fréjus , dont les Etats de Provence avaient en-
trepris le comblement par la voie des eaux
d’un torrent; plus de cent mille écus avaient
été dépensés pour ces travaux utiles et sa/ubres ;
mais les acquéreurs ont laissé dépérir les
écluses , le torrent du Reiran a repris Son an-
cien cours, et une coupable cupidité laisse la
ville de Fréjus en proie à l'infection de ces
marais. »
Heureusement les choses ont changé depuis,
quant au port de Fréjus : voici ce que nous
mande à ce sujet, M. Seneguier, originaire de
cette ville, et qui nous a passé plusieurs obser-
vations solides, sur la situation physique pré-
sente, de cette belle Provence , appelée jadis
la Parfumée , par la somptuosité des fleurs
dont elle était couverte autrefois.
« L'opinion fondée du temps de l’adminis-
tration de M. Fauchet, pour ce qui concerne
le port de Fréjus, ne l’est heureusement plus
19.
270 ANNEES
aujourd’hui : car les causes de son insalubrité,
loin d'aller en augmentant, ont été sensible-
ment détruites. Depuis long-temps la majeure
partieétaitcomblée, etilnefallait pour achever
l'ouvrage, que commencer à utiliser le terrein ;
mais comme il appartenait à quatre riches pro-
priétaires, personne n'avait un intérêt assez
important, pour s'occuper du soin de le cul-
tiver. En 1811, toute l'enceinte fut vendue à
un seul particulier (beau-frère à M. Raynouard
auteur des Templiers) qui, voulant en jouir
sur le champ, employa tous les moyens con-
venables et obtint un plein succès. Il a fait
bâtir, vers le milieu du port, une jolie maison
de campagne, entourée de jardins, de prai-
ries, de vignobles, de terres labourables, et
tout auprès une aire considérable , où l’on
vient fouler les bleds de tous le quartier , tant
le sol est solide et peu marécageux. »
« Cette observation a pour objet l’avantage
de Fréjus sous le rapport de l'air, qui s'étant
beaucoup assaini, il importe à cette célèbre
et malheureuse cité, de changer l’idée qu’on
a généralement de son insalubrité ; parce qu'il
ne passe pas de voyageur à Fréjus, qui ne se
fasse un plaisir d'aller promener ses pas, là,
où Auguste vint mouiller avec les 300 galères
prises sur Antoine, à la bataille d’Actium. »
%
EUROPÉENNES, &
Département des Basses- Alpes.
M. Ducren, ancien préfet
« Quatre cent trente rnille six cent treize
hectares (environ un millon d’arpents ) sont
improductifs dans le département des ‘Basses-
Alpes : c'est plus de la moitié de sa superficie.
À une époque, probablement ancienne, la
majeure partie de ces 430,613 hectares était
couverte de forêts, alors la température de la
Haute-Provence, ses eaux , ses vallées devaient
étre autres qu’elles ne sont aujourd'hui. La
destruction de ces forêts a sans doute été long-
temps l'affaire des siècles; tant qu’elle a été
opérée par eux, elle a été lente, et l'effet n’en
a été ressenti qu'imperceptiblement.
« C'est quand les hommes y ont eu mis la
main, que le mal à fait de rapides progrès:
aussi apprend-on , si l’on entend les vieillards
du pays, que, depuis trente années surtout, on
a vu disparaître plus de champs, plus de prai-
ries , que peut-être 1l n'en avait été emporté
par les torrents dans le cours de deux siècles
antérieurs. Il est temps de remédier à cet état
de choses , il est temps de recréer le passé : le
Gouvernement y est intéressé aussi bien que
le département.
4 ANNALES
« Le département des Basses-Alpes, tire ses
principales ressources de ses vallées : or les
terres de ces vallées sont maintenant empor-
tées plus d'à moitié. Sa partie haute, qui se
compose de l'arrondissement de Barcelonnette,
de celui de Castellane , de la majeure partie
de celui de Digne, offre le spestacle de la plus
triste infertilité, Les montagnes y sont presque
toutes déboisées : il faut pourtant en excepter
la vallée de Barcelonnette ; là elles se couvrent
encore de riches herbages, et chaque prin-
temps, des milliers de moutons y arrivent en
foule de la terre d'Arles, pour se refaire des
fatigues de l'hiver , et se mettre en état de sup-
porter le suivant.
« Ailleurs les montagnes ont cessé et cessent
successivement d'être couvertes de pâturages.
L'œil ne rencontre que des rochers nus , ou
de vastes parties noirètres que l’on croirait
formées de terre végétale, mais qui, n'étant
que le résultat de la décomposition d’ardoises
incomplètes, sans cesse altérées par l’intem-
périe des saisons, se refuse à toute végétation.
Les monts hérissés de rochers sont encore
moins hideux : du moins quelques buis, quel-
ques genêts , croissent dans leurs fissures ;
malheureusement chaque jour arrachés , pour
faire du fumier , chaque jour ils deviennent
EUROPÉENNES, 273
plus rares; et quand ils auront cessé ( époque
qui n’est pas éloignée), la disette d'engrais,
qui existe déjà, sera décuplée; l’agriculture
aura décru dans la même proportion, et la po-
pulation sera contrainte de quitter un sol qui
ne pourra plus la nourrir. »
« Cette déplorable situation a deux grandes
causes : la première est la destruction des fo-
rêts ; la seconde, la manie des défrichements. »
« Par suite de ces deux causes, les meil-
leures terres ont été emportées et le sont tous
les jours par les torrents. Rien n’est affligeant
comme de voir les vallées couvertes de cailloux
dans presque toute leur largeur , et sillonnées
seulement de quelques filets d’eau. En apper-
cevant, pour la première fois, ces vastes lits
de .cailloux, on se demande quelle puis-
sance inconnue a-pu y amener tant de débris;
mais lorsqu'on siélève sur les hauts sommets,
que l'œil, après avoir embrassé les monts
moins élevés, pénètre jusqu’au fond des val-
lées, alors le voile qui couvre la cause de tant
de ravages se soulève, et l’on reconnaît que
l’homme et le principal auteur de la désola-
tion qui règne autour de lui. »
« En effet, 1l est reconnu que les hautes
montagnes exercent une attraction sur les
nuages, et que cette attraction est la plus
274 ANNALES
grande possible , lorsque les sommets sont boi-
sés ; alors les nuages sont non-seulement atti-
rés , mais retenus , forcés de se résoudre en ro-
sée, ils entretiennent le pied des forêts dans une
humidité permanente. Pénétrant jusqu'aux ré-
servoirs préparés par la nature , cette humidité
alimente les sources et tient les eaux à un ni-
veau presque constant : que si limprudence
des hommes vient à détruire les forêts, La
face des lieux changent aussitôt. »
« L'effet du déboisement «est de détruire la
double attraction des forêts et des sommets : la
premiére n'existant plus, la dernière seule ne
suffit pas pour retenir les nuages ; ils obéissent
aux vents les plus légers, et portent ailleurs le
bienfait de leurs eaux. C’est ainsi que l'on passe
dans les Alpes, des mois, presque des années,
sans recevoir de pluies ; puis tout-à-coup les
nuages arrivent de tous les points de l'horizon,
s’entassent comme pressés par des vents Oppo-
sés, et fondent en torrents qui entrainent tout
dans leur cours. Dans les pays très-élevés , dé-
garnis de forêts, il n'est guere, pour avoir des
eaux, d'autre chance que celles des orages ;
mais dans cette chance, on pourrait presque
dire que le mal l'emporte sur le bien , car
les eaux versées par les orages sont dévasta-
trices. »
EUROPÉENNFS. 270
« Si l'on ajoute aux déboisements des som-
mets , les défrichements non moins imprudents
qui ont été exécutés depuis trente ans, sur les
flancs des montagnes, on connaîtra la seconde
cause de la situation des Basses-Alpes, et l'on
concevra dans quelle progression le mal a dû
s'accroître , surtout lorsque l’on saura que les
pentes de ces montagnes forment avec l'hori-
zon des angles de 70, même 75 degrés. Sous
une inclinaison si rapide ilest impossible, à
des terres remuées, de résister aux orages :
comment le seraient-elles, quand des pluies
ordinaires suffisent pour les entrainer. »
« Dans les pays très-élevés , les gouttes d’eau
ont un volume beaucoup plus gros que dans
les pays de plaine, parce que, parcourant
moins d'espace, elles sont moins divisées par
l'air. Ayant plus de volume , elles sont plus
pesantes et tombent conséquemment avec plus
de rapidité. On voit par-là combien leur action
estaugmentée, puisqu'elle estle produit deleur
masse par leur vitesse : aussi ces terres impru-
demment remuées, qui par hasard auront, la
première année, échappé aux orages et présenté
l'appât d’abondantes récoltes, l’année suivante
ont été emportées toutes entières dans les val-
lées , et à leur suite les débris des rochers y sont
aussi descendus. Ainsi s'est élevé le lit des tor-
276 ANNALES
rents, et leurs eaux, déversées de plus en plus
sur les bords, ont, chaque année, entrainé
davantage de meilleures terres des vallées, et
en ont couvert davantage des débris des ro-
chers. »
« Telles sont les causes de la triste situation
du département. On peut avancer avec certi-
tude que, si l’on ne se hâte d'y porter remède,
bientôt sa population ira diminuant dans sa
partie haute, et cela avec une rapidité qui ne
s’expliquera que par ce qui précède (1). »
Nous venons de présenter le tableau de
cinquante-six départements ou provinces de
France , offert par des administrateurs , des
magistrats aussi zélés qu'éclairés, précieux ci-
(1) M. Dugied, ayant reçu notre Regenération de la na-
ture végétale (2 vol. in-8° ), en janvier 1819, il peut nous
être permis de croire que cet ouvrage, fruit de trente an-
nées de voyages, de recherches et de méditations, qui
embrasse les faits physiques de cette nature, dans la plus
g'ande étendue, a pu servir de base au mémoire, que
cet administrateur a publié à la fin de 1819, sur le dépar-
tement des Basses-Alpes, et dont nous venons de don-
ner ici quelques passages.
Toujours empressé à signaler les choses utiles, nous
donnons en cette occasion, à M. Dugied ( malgré sa ré-
ticence généralement remarquée à notre égard) la preuve
que nous aimons à mentionner honorablement tous ceux,
qui les offrent en tribut à la société.
EUROPÉENNES. 277
toyens, qui ont vu, observé, écrit sur les lieux
les déplorables effets causés dans tout le règne
de la nature, par la destruction des forêts...
C'est sur les sommets flétris et décharnés, sur
les flancs sillonnés et aujourd'hui arides de nos
plus belles montagnes, autrefois si majestueu-
sement ombragées, qu'ils ont déploré l’enlè-
vement de cette somptueuse ceinture végétale,
qui zadis réjouissait l'œil, consolait l'homme,
maiutenait les douces températures, rafraichis-
sait la terre, faisait croître les récoltes avec les
précieux végétaux qui appartenaient aux cli-
mats de leurs fortunées latitudes.
Ce tableau statistique , qui n'a encore été
produit dans aucun autre pays avec cette éten-
due et cette effrayante vérité, présente l’image
physique des nombreux déserts quise sont suc-
cessivement formés dans les contrées naguère
les plus délectables,
Ce tableau, rend en plus ou en moins létat
de la plupart des contrées de l'Europe, et in-
vite puissamment les Gouvernements et les
peuples à éviter, à prévenir la plus fatale des
catastrophes : épuisement de la terre, le dé-
sespoir de l’homme et la diminution graduelle
de tous les êtres vivants associés à sa destinée.
278 ANNALES
OBSERVATION.
Nous devons répondre à une erreur évidente
de quelques lecteurs qui ont imaginé d'après
tout ce que nous avons exposé dans les pre-
miéres livraisons, des fàcheux effets qui ré-
sultent des débo sements, dans le régime des
météores et des températures, que nous fai-
sions des vœux pour le reboisement de tous les
vuides de la terre : cette pensée extréme, de
détruire tout ce qui existe et de reconstruire
l’organisation physique de la terre, telle qu’elle
a existé dans les premiers temps, ne peut rai-
sonnablement être conçue par personne.
Nous devons à cette occasion observer que,
dans le plan arrêté pour ces Ænnales, les su-
jets à traiter sont classés pour plusieurs an-
nées, dans l’ordre plus ou moins direct, soit
de leur importance, soit de leur utilité sociale,
et que ce ne sera que dans le cinquième cahier
qu'on abordera le reboisement indispensable,
non des terres cultivables mais des lieux et des
sites énculliv bles destinés à protéger au con-
traire les cultures et à assurer mieux les ré-
coltes, avec tous les autres biens qui découleut
d’un bon système de physique végétale.
EUROPÉENNES. 279
Suite sur les Pêches en poissons de mer et en
poissons d’eau douce.
Nous avons déjà laissé entrevoir dans les
précédents cahiers, combien, dans la situation
primitive des choses, la nature offrait dans
son inépuisable fécondité de ressources ali-
mentaires. Ce tableau des productions natu-
turelles, qui a l'infini pour dernier terme,
s’étendra successivement avec celle de cet ou-
vrage.
En portant nos regards sur les grands réser-
voirs des mers, nous y voyons un autre monde,
que la providence vivifie dans le silence des
abimes. Là aussi, se signale l’immensité de la
prévoyance divine , et toujours comme sur la
terre, la plus grande multiplication parmi les
espèces, destinées au bonheur de l’homme.
Là, la nature ensemence elle-même les vastes
champs dé l'Océan , et, tandis que la terre a
maintenant besoin de culture pour produire
et ne rend qu’au laboureur qui lui a donné,
la mer, sans qu’elle ait rien reçu du pêcheur,
lui offre libéralement, lui donne avec profu-
sion , et le comble de ses largesses..... Les an-
ciennes pêches faites du hareng , seulement
280 ANNALES
dans les mers du nord de l'Europe , vont en
fournir une nouvelle preuve.
Nous avons donné, dans le dernier cahier,
une faible image de l'admirable abondance
que la mer Noire et la Méditerranée offrent
en poissons particuliers à leurs eaux; il nous
reste encore beaucoup à y ajouter; mais les
populeux berceaux des profondes mers du
Nord , d’où sortent également, à des époques
fixes , par masses et par colonnes serrées ,
d'autres espéces d’une pradigieuse fécondité,
parmi lesquelles se distinguent, lés merlans,
les maquereaux, les merlns , surtout les mo-
rues et les harengs, que nous nous sentons
arraché à l’ordre chronologique , et comme en-
trainé à présenter le spectacle des grandes
pêches, qui alimentent et enrichissent cette
autre partie de notre hémisphère. |
La pêche du hareng, la plus productive de
toutes, et en même temps la plus facile à exer-
cer, s'étendit sur tous les rivages où l’évangile
avait pu être prèché. Dès le commencement du
onzième siècle, elle florissait dans le Sund,
et donna naissance à plusieurs grandes villes.
Copenhague n’était encore qu’une simple bour-
gade, habitée par des pècheurs de harengs.
Ainsi la pêche avait lieu autour de Pile de
Séeland , avant qu'elle füt fixée en Scanie. On
EUROPÉENNES. 281
peut l’assurer d'autant mieux , que vers 1080,
Olaf, roi de Danemarck, ayant eu à se plaindre
de quelques villes de cette province , les me-
naça de les exclure de la pêche du Sund , et
que ces villes s'empressèrent de lui donner la
satisfaction qu'il exigeait.
Ne bornant point l'exploitation de cette mine
féconde aux seules eaux qui baignent leurs
côtes, les Norwégiens et les Danoïs se por-
tèrent sur celles de Poméranie et de l'ile de
Rugen , alors le rendez-vous général des peuples
pêcheurs chrétiens et payens qui s’y rassem-
blaient au mois de novembre , dès 1080.
L'auteur de la vie de Saint-Otton rapporte,
qu'en 1124, le hareng fut pêché en si grande
abondance sur les côtes de Poméranie, qu'on
donnait pour un sou et un quart, ancienne
monnaie de Danemarck , la charge d’une voi-
ture de ce poisson. Fischer assure qu'avant de
commencer la pêche de Rugen, on faisait en-
core un sacrifice au dieu des Slaves pour ob-
tenir sa protection et sa faveur : d’où il faut
conclure que beaucoup .de payens venus de
l'Estonie, de la Courlande et de la Livonie,
se réunissaient sur le même fond de pêche.
La pêche n’avait pasmoins d'activité dans tous
les golfes de la Norwège , depuis le Bihusland
jusqu'au Finmark. Les Norwégiens recon-
282 ANNALES
purent de bonne heure que le hareng n'est
pas, durant toute l’année , en même abon-
dance sur les côtes , et qu'il en arrive , en cer-
taines saisons , des radeaux qui viennent de la
haute mer. DéjasousOlaf-le Saint , le commerce
des pêcheurs du Bähusland , se composait de
harengs et de sel ; et dans la première année du
régne d'Haquin, la peche de ce poisson fut si
abondante , qu'elle occupa tous les bras dans
les districts maritimes de la Norwège. Les
ports les plus remarquables étaient Bergen,
Tourberg, Kougelf, Stavanger, Stenkiar et
Sevanger , ainsi que Nider-Aas , aujourd'hui
Drontheim.
En Danemarck, Zumf-jord était si renom-
mé pour l'abondance de ses pêches, que les
habitants passaient pour y vivre de hareng,
comme ailleurs on subsiste du produit des
champs. La préparation de tant de poissons
exigeait surtout une immense quantité de sel,
dont la plus grande partie provenait du com-
merce avec les étrangers , surtout avec les
marchands de Brême, qui le tiraient des salines
de Lunebourg et d'Oderlo, exploitées dès 1054,
et peut-être à une époque beaucoup plus re-
culée , ainsi que dans le Halland : car la fabri-
cation du sel doit dater du moment que les
pêches en firent sentir le besoin.
EUROPÉENNES. 283
Dans cet intervalle, l'Islande , dont le hasard
avait procuré la découverte, se peuplait insen-
siblement. Une foule d'aventuriers sy ren-
daient tous les ans, soit pour se soustraire à
leurs ennemis dans le cours des guerres, soit
pour continuer le métier de pirate et vivre
dans l'indépendance. La pêche y fut prati-
quée comme en Norwège : elle finit par faire
oublier la piraterie, et devint, avec l'éduca-
tion du bétail , une des principales professions
qui fleurirent dans cette colonie naissante,
malgré les obstacles qu'y apportait souvent la
rigueur du climai.
Mais dans le siècle suivant, quand les bancs
de harengs vinrent se fixer dans les eaux de la
Scanie , c'est alors que les Norwégiens se li-
vrèrent à la pêche de ces poissons avec autant
de succès que d’ardeur. Les immenses richesses
qu'ils y acquirent , attestées et célébrées par
toutes les chroniques du temps, excitent en-
core l'étonnement des peuples, comme elles
firent autrefois la jalousie des nations qui
partagèrent avec eux ces faveurs de la nature,
et finirent par se les approprier.
L'abondance des harengs était si grande
dans les eaux du Sund, qu’au rapport de
Saxon , le grammairien , les barques pouvaient
à peine rompre leurs bancs avec la rame, Il
1. | 20
e
:84 ANNALES
n'était pas nécessaire d'employer des filets pour
les prendre , il suffisait d'étendre la main.
Comme Waldemar 1° publia quelques règle-
ments pour la pêche en Scanie, c’est avec rai-
son que le nom de Strôm applique au hareng
ce passage remarquable de Saxon , confirmé
d’ailleurs par d’autres autorités et par des
exemples de pèches aussi prodigieuses dans les
temps modernes.
Ces pèches répandirent dans tout le Dane-
marck une opulence et un luxe jusqu'alors
méconnus des peuples du Nord. « Habillés
autrefois comme de simples matelots , dit
Arnold de Lubeck , les Danois sont aujour-
d’hui vêtus d’écarlate et de pourpre; ils regor-
gent des richesses que leur procure chaque
année la pèche du hareng sur les côtes de
Scanie. Les marchands de toutes les nations
viennent leur apporter leur or, leur argent,
leurs denrées les plus précieuses, qu’ils échan-
gent contre ce poisson, que la providence
donne si lhibéralement aux Danois. » Les prin-
cipales stations de pêches étaient alors auprès
de Falsterbæ , et l'histoire désigne Hambourg,
Lubeck , Rostock et Stralsund , comme les prin-
cipales villes qui expédiaient leurs bâtiments
pour cette pêche.
L'auteur de l’histoire du commerce de l’Alle-
,
EUROPÉENNES. 285
magne en parie à-peu-près dans les mêmes
termes. « A l'époque, ditil, où la grande
pêche du bareng se faisait dans la Baltique, et
dans les premières années où elle devint si
florissante en Scanie, le commerce extérieur
de ce poisson était entre les mains de deux
nations : les Slaves l’exportaient par terre et
les Saxons par mer. Ces peuples , et générale-
ment ceux de la Basse-Allemagne , en faisaient
leur principale nourriture. Mais quand Pap-
parition plus régulière des bancs de harengs
eut fixé le rendez-vous des pécheurs auprès de
Skanoer et de Falsterbæ, les Brandebourgeois,
d'un côté , et les villes Anséatiques, de l'autre À
s'emparerent de cette branche de commerce. »
Il est à présumer que les villes Anséatiques
n'avaient introduit le luxe en Danemarck et en
Scanie , que pour s'emparer plus aisément du
commerce du hareng, poisson qui était de-
venu une denrée de première nécessité pour
tous les peuples chrétiens, à une époque où
l'on observait scrupuleusement le carême.
C'est en faisant naître parmi les Danois desgoûts.
dispendieux et frivoles , en leur créant des be-
soins factices , que ces villes parvinrent à les dé-
pouiller des profits de la pêche, à s’attribuer
exclusivement le bénéfice du frêt, du transport
du-poisson par mer, qui, s’il n'est pas le plus
20.
286 ANNALES
rermanuable ; est toujours le plus certain; à
s'ériger en arbitres des destinées de la consom-
mation, et à devenir ainsi pour les autres na-
tions des interméd.aires indispensables dans le
Nord et l'intérieur de l’Europe, comme l’étaient-
les Vénitiens dans le midi, pour le commerce
des épiceries de l'Inde.
Les rois de Danemarck ne virent pas, sans
une jalousie secrète, les avantages que recueil-
laient ces étrangers d'un ordre de choses si
préjudiciable aux intérêts de leurs sujets, et
qui, tout en paraissant les enrichir , leur don-
nait véritablement des chaînes. Plusieurs fois
ils essayèrent de se ressaisir du sceptre de la
mer, et d’expulser les villes Anséatiques de
leurs pêcheries de Skanoer. Des guerres san-
glantes ;, souvent renouvelées dans l’espace
de plusieurs siècles, eurent lieu au sujet de
ces pêches , entre les rois de Danemarck, qui
tentaient à soutenir leurs droits, et les villes
confédérées qui les avaient envahis, et presque
toujours les forces réunies de ces dernières,
æiches et puissantes par ces mêmes pêches, ont-
elles triomphé dans ces luttes.
C'est en 1348, ie: Waldemar, maître des
deux côtes, établit "en haine contre les villes
Anséatiques , et particulièrement contre la
ville de Lubeck , le premier told , ou droit de
FUROPÉENNES. 287
passage du Sund, toujours contesté par les
puissances marilimes. Sous son règne , la
Scanie continuait à être le rendez-vous des
pêcheurs de la Prusse, des pays de la Basse-
Allemagne, etc. Pour s’en faire une idée juste,
il convient de lire le récit de Philippe de Mai-
zières, voyageur français, dans le Songe du
vieil pélerin , adressé.à Charles VI, roi de
France. Il y rapporte, comme témoin oculaire,
tout ce que cette pêche lui a offert de remar-
quable et d’important. Voici ce qu'il dit à ce
sujet.
« Entre le royaume de Norwegue et de
» Dannemarque, dit-il , à ung bras de la grant
» mer qui départ lisle et royaume de Nor-
» wegue de la terre ferme et du royaume’de
» Dannemarque ; lequel bras de mer partout
» estroit dure XV lieues, et n’a le dit bras de
» mer de largeur que environ une lieue ou
» deux. Et comme Dieu la ordonne, son an-
» celle nature ouvrant deux mois de lan et non
» plus, cestassavoir en septembre et en oc-
» tobre, le herenc fait son passage de lune des
» mers en lautre parmy lestroit, en si grant
» quantité, que cest un grant merveille : et
» tant en y passe en ces deux mois, que en
» plusieurs lieux, en ce bras de XV lieues de
» long , on les pourroit tailler a lespée. Or
358 ANNALES
»
»
»
»
vient lautre merveille : car dancienne cous-
tume, chacun an, les nefs et les basteaulx de
toute Alemaigne et de Prusse, sassemblent
a grand ost ou dit destroit de mer , es deux
mois dessusdiz, pour prendre le herenc;
et est commune rennommeée que ilz sont
XL mil (4o mille) basteau du moings a VI
personnes, et en pluseurs VIT, VIII ou X;
et en oultre les XI mil basteaulx, y a
Ve. (boo) grosses et moyennes nefs qui ne
font autre chose que recueillir et saler en
caques les herencs que les XL mil basteaulx
preignent, et ont en coustume que les
hommes de tous ses navires, ces deux mois
se logent sur la ryve de mer en loges et en
cabanes quilz font de bois et de rainseaulx,
au long des XV lieues pardevers le royaume
de Norwegue. »
« 1lz emplissent les grosses nefs de herengs
caques ; et au chief de deux mois huit jours
ou environ apres, on n'y trouverait une
barge ne herenc en tout l’estroit. Cy a grant
batailles de gens pour prendre si petit pois-
son : car qui bien veult les nombrer, on y
trouvera plus de ITE mil! 300 mille) hommes
qui ne font autre chose es deux moïs que
prendre le herenc. »
« Et pour ce que je pelerin viel et use, jadis
EUROPÉENNES, 389
» allant en Prusse par mer en une grosse
» nave , passay du long du bras de mer dessus:
» dit par beau temps et en la saison que le
» herenc se prent, et vis lesdictes barques et
» bateaulx et grosses nefs, et maingai du
» herenc en alant, que les pescheurs me don-
» nerent, lesquels et autres gens du pays plu-
» sieurs me certifierent des deux merveilles
» dessusdictes, si me expédia descrivre ceste
» merveille pour deux causes; lune pour re-
» cougnoistre la grace que Dieu a fait a la cres-
» tiente, assavoir de l’abondance du herenc,
» par lequel toute Alemaigne , France, Angle-
» terre et plusieurs autres pais sont repeus en
» karesme, car les povres gens ont ung he-
» renc ét ne peuent pas avoir un gros pois-
» son, etc.»
On peut juger , d’après ce récit, quelle pêcher
de bareng il se faisait en Scanie, et de quelle
importance elle était pour la consommation
de l’Europe. Doit-on s'étonner si elle excita si
souvent des querelles sanglantes, entre les
puissances qui cherchaient à se supplanter
sucessivement dans ce genre d'industrie , à une
époque où il n’y avait point encore de pêche
de morue de ‘l'erre-Neuve qui rivalisät avec
celle du hareng; époque où la religion sem-
blait si favorable à l'ambition des villes mari-
290 ANNALES
times qui se montraient les plus ardentes à
servir ses besoins.
Cette pêche admirable qui n’employait que
dans un petit espace 4o mille gros bateaux et
300 mille hommes, pour recueillir depuis des
siècles cette manne si régulièrement envoyée
par la Providence, pour délecter l'homme,
n'est cependant pas, comme nous le verrons
par la suite, la dixième partie de ce seul et si
délicieux poisson , que les deux mers polaires
offrent alternativement chaque année à nos
Jouissances, et dont la fécondité est telle , qu'il
pourrait seul et pêché sans excès, nourrir au
moins la moitié des habitans du globe.
Si abstraction faite du bien le plus précieux,
de l'aliment délicat que le hareng offre à tous
les peuples de l'Europe, on considère la simple
pêche faite dans le détroit de la Baltique et les
A environnantes sous le seul rapport com-
mercial , et qui a été le premier principe de l’in-
dustrie, des richesses du Danemark, de la
Suede, de la Norwège, des villes Anséatiques
et par suite de la Hollande, on pourra se for-
mer une idée des frais énormes exigés pour
cette pèche et des grands produits qu’elle a dû
offrir. L
Supposons 300 mille hommes occupés pen-
dant deux mois à cette pêche, vingt jours aux
Lo
EUROPÉENNES. 291
préparatifs qu'elle exigeait et vingt Jours pour
en revenir et désarmer : ce serait donc 300
mille hommes employés pendant cent Jours ;
admettons que chaque homme revint à un
franc par jour, en y comprenant les dépenses
du sel , celle de 40 mille gros bateaux, la cons-
truction de 5oo nefs pour préparer le poisson,
celle des loges et des cabanes pour abriter une
pareille armée de pêcheurs, ce serait au mini-
mum pour chaque année, un objet de trente
millions de francs d’avances à faire ; et comme
on peut au moins porter le bénéfice à pareille
somme, il résulte qu’une seule espèce des plus
petits poissons produisait, sur un trés-petit
espace de mer, une valeur de 60 millions par
an ! On peut conclure de ce calcul fort modéré
que la nature offre dans les parages de la Nor-
wège et de la Baltique, qui sont à notre porte,
des richesses plus réelles que ne le sont les
porcelaines de la Chine et du Japon, les épice-
ries des Moluques, les toiles et les diamans de
l'Inde , qui exigent avec nos lingots une navi-
gation de douze mille lieues , avec toutes les
humiliations et les dangers qui sont attachés à
ce commerce stérile du luxe oriental.
Les Hollandais, qui n'ont commencé cette
pêche au grand banc du Sund qu’en 1370,
long-temps contrariés par la jalousie des villes
P
D
292 ANNALES
Anséatiqués, sont parvenus, par leur éner-
giqué constance, à triompher de tous les ob-
stacles, à exploiter la plus belle partie de cette
pêche, à y trouver la source féconde de leur
opulence et de leur puissance maritime.
« L'agriculture, dit Rayÿnal, n’a jamais pu
être en Hollande un objet considérable, quoi-
que la terre y Soit cultivée aussi parfaitement
qu’elle puisse l'être : mais la pêche du hareng
lui tient heu d'agriculture; c’est un nouveau
moyen de subsistance, une école dé matelots.
Nés sur les eaux, ils labourent les mers, ils en
tirent leur nourriture, ils s’aguerrissent aux
tempêtes, et ils apprennent sans risqué à
vaincre les dangers. »
« Sans bois, sans forêts, écrivait Bentivo-
glio, la Hollande construit à elle seule plus
de vaisseaux que presque toute l’Europe en-
tière : c’est à la pèche du hareng qu'elle a cette
obligation ; c’est avec les bras qu’elle y em-
ployait, qu’elle déconcerta les projets de la ty-
rannie espagnole, et sortit du sein des eaux
qui l'entourent, victorieuse de l'oppression. »
« Quoique cette pêche et l’art de saler le
poisson (1), dit encore Voltaire, ne paraissent
(1) M. Noël de la Morinière a démontré historique-
ment par un diplôme de Louis VIT, en date de 1179,
EUROPÉENNES, 203
point un objet bien important dans Fhistoire
du monde, c’est là cependant le fondement de
la grandeur d'Amsterdam en particulier, et
pour dire quelque chose de plus, ce qui à fait
d'un pays autrefois méprisé et stérile, une
puissance riche et respectable. »
On remarque généralement que les groupes
d’iles donnant , par leurs positions opposées,
lieu à des courants et qui offrent, avec une
pâture plus abondante , des refuges protec-
teurs aux poissons les plus faibles, sont plus
constamment fréquentés par ces familles : aussi
l'espèce d’archipel , que forment au-dessous de
l'Islande, les îles de Fero, de"Schetland, des
Orcades et des Hébrides qui couronnent le
nord de l'Écosse et une partie de l'Irlande, a
toujours été un riche fond de pêches en ha:-
rengs. D’autres colonnes paussées, soit par
leur instinct, soit par les tempêtes ou les ani-
maux marins qui les poursuivent, viennent
longer les côtes d'Angleterre, des Pays-Bas et
que l’art de saler le hareng était dès-lors connu en France,
et que Beuckel Brabancon , né en 1347 , ne peut en être
l'inventeur , ainsi que le prétendent les chroniques Ba-
taves : mais il est juste de convenir que les Hollandais
ont porté cet art à un degré de perfection qu'aucun
autre peuple maritime n’a encore su égaler.
29/4 ANNALES
de la France, pour nous convier aussi à une
partie de cette abondante et annuelle desserte
qui va à-peu-prés s’éteindre vers les côtes sep-
tentrionales de l'Espagne et du Portugal. La
France recevant depuis un temps immémorial,
sur un développement d'environ 4/4o lieues de
côtes, les dernières files de ces poissons voya-
geurs, en fait chaque année une récolte digne
d’être appréciée.
Comme toutes les variantes relatives à cette
pêche importante sont de nature à intéresser ,
nous donnons ici la narration faite par un an-
cien navigateur, qui se trouvait dans les pa-
rages du Groënfand et de l’Islande , au moment
où elle avait lieu.
Voici ce qu'il dit:
Voulant faire route sur le Groënland,
vent d'Ouest nous ramena du côté de la Nor-
wège entre l'Islande et l'Écosse, c'était préci-
sément le temps du passage du hareng , dont la
pêche qui se faisait alors, nous procura un
spectacle auquel nous ne nous étions pas at-
tendus. Les pêcheurs avaient assemblé leurs
barques , au nombre de 12 à 1500, et s'étant
mis en mer, ils tirèrent le premier coup de
filet le 25 juin, à une heure après minuit.
Cette pêche ne se fait que la nuit, parce
qu'alors le poisson est attiré par la clarté des
EUROPÉENNES, 205
lanternes qui l'empêche, en l'éblouissant , de
discerner les filets. Le jour on le distingue par
la noirceur de la mer et l’agitation qu'il excite
dans l’eau en s’élevant jusqu’à sa surface, et
en sautant même en l'air, pour éviter la fureur
dévorante des autres poissons , ses ennemis.
Les filets des pêcheurs étaient longs de deux
cents toises, et on les avait teints en brun,
pour les rendre moins visibles. 11 n'est pas
permis de les jeter en mer avant la Saint-
Jean ; parce qu'avant ce temps le hareng n'est
pas arrivé à sa perfection, et qu’on ne sau-
rait le transporter sans qu'il ne se gâte. En
vertu d'une ordonnance expresse de la ma-
rine, qui se publie et s'affiche tous les ans,
es pêcheurs de Hollande, de Danemarck et de
Hambourg, les pilote, les matelots, les mai-
tres de barques font serment, avant leur dé-
part, de ne point précipiter la pêche; ils le
renouvellent à leur retour pour attester que,
ni eux, ni personne de leur connaissance, n’a
enfreint cette loi; en conséquence de cette affir-
mation on expédie des certificats aux vaisseaux
destinés aux transports des nouveaux harengs,
pour garantir la bonté de cette marchandise, et
conserver le crédit de ce commerce.
Pendant les trois premières semaines de la
pèche, on met toute la prise pêle-mêle, dans
296 ANNALES
des tonneaux, et on l'envoie promptement en
Hollande , dans des bâtiments bons voiliers,
qu’on appelle chasseurs, nom qu'on donne
aussi aux premiers harengs qui arrivent. À
l'égard de ceux que l'on prend après la mi-
juillet, à mesure qu'ils entrent dans la barque,
on leur Ôte les ouies et on les partage en trois
classes : on nomme harengs vierges, ceux qui
sont prêts à frayer; harengs pleins, ceux qui
sont remplis d'œufs ou de laites ; et Aarengs
vides, ceux qui ont jeté leur frai. On sale
chaque espèce à part et on les met dans des
tonneaux particuliers. La première passe pour
la plus délicate ; la seconde est dans son état
de perfection ; la troisième se conserve le
MOINS.
Plus de cent mille Hollandais vivent de la
seule pêche de ce poisson , et plusieurs s'y en-
richissent. Ce sont eux qui en fournissent
maintenant à presque toute l'Europe; et au-
cun peuple n'entend mieux l’art de le pré-
parer. Les tonneaux dans lesquels ils encaquent
leurs harengs, sont de bois de chéne; et ils
les arrangent avec beaucoup d'ordre, dans des
couches de gros sel, distribués avec des pré-
cautions et des soins particuliers. Le sapin,
dont les Norwégiens font leurs tonnes, leur
communique un mauvais goût; d'ailleurs ils
EUROPÉENNES, 297
e
y mettent ou trop de sel ou trop peu, et les
empâtent mal dans les tonneaux. La lenteur
avec laquelle les Anglais préparent ce poisson,
lui Ôte de sa délicatesse et la faculté de se con-
server. Les Flamands ont trouvé, dans le qua-
torzième siècle, la meilleure manière d’enca-
quer les harengs : c'est à Guillaume Beukelz
qu’on est redevable de cette découverte. L’em-
pereur Charles-Quint et la reine de Hongrie
allèrent en personne visiter son tombeau , en
reconnaissance d’une invention si utile à l’hu-
manité et spécialement à leurs sujets de Hol-
lande.
Ces derniers , jaloux du commerce et du
gain, ont exclu les Flamands de la mer (1), et
sont presque les seuls aujourd'hui qui réusis-
sent à cette pêche. Tous les harengs que
prennent les Français et les habitants de Galles,
se mangent frais en partie : on sale le reste, et
on l’envoie en Espagne et dans la Méditerranée,
La bonté de ce poisson se perd sur nos côtes :
et d’ailleurs on ne sait ni le saler , ni le prépa-
rer pour le transport comme en Hollande. Bien
des gens l’exposent à Ja fumée, pour en faire
une marchandise plus durable : les Hollandais
o
(x) On doit observer que ce récit est antérieur à la ré-
yolution française,
Harengs
saurs,
2002 à ANNALES ?
en préparent eux-mêmes beaucoup de cette
dernière espèce, et en envoient dans toute
l'Allemagne : c'est ce qu'on appelle des harengs
saurs. y,
Le pécheur de qui je tiens ces particularités,
ajoute notre navigateur , m'a appris sur ce
poisson utile et passager, d’autres détails égale-
ment curieux, que je vais vous rendre dans les
mêmes termes,
« Les harengs ont leur principale demeure
dans les abimes qui sont sous les pôles ; de là
ils envoient, pour ainsi dire, des colonies qui
font tout le tour de l'Europe, et reviennent
ensuite au Nord, en passant près de l'Islande.
Les glaces immenses dont ces gouffres sont
toujours couverts, les mettent à l'abri des
poissons voraces , qui les guettent continuelle-
ment, et à qui la difficulté de respirer ne per-
met pas de rester sous la glace. Paisible dans
cette retraite , les harengs multiplient si pro-
digieusement que la nourriture leurmanquant,
ils vont chercher à vivre ailleurs. En quittant
leur domicile, ils sont bientôt poursuivis par les
baleines , les marsouins,.les chiens-marins, les
cabeliaux et autres gros poissons , qui les
chassent devant eux dans l'Océan, et contri-
buent à les disperser en plusieurs bandes.
C'est vers le commencement de l'année que
EUROPÉENNES. 209
débouche la grande troupe. Son aile droite se
détourne vers l'Occident et tombe sur l'Islande,
d'ou elle envoie un détachement au banc de
Terre-Neuve. L’aile gauche s'étend à l'Orient,
et dirige sa marche vers la Norwége, la mer
Baltique, l'Ecosse et les provinces septentrio-
nales de la France. »
« Après avoir fourni aux besoins de tous ces
peuples, ces colonnes dispersées se réunissent,
pour n'en plus former que deux d’une épais-
seur énorme, qui s'en retournent dans leur
patrie; l’ane arrive du côté de l'Orient et l’autre
par l'Occident : c'est ordinairement au mois
d'août, la route est prescrite et la marche ré-
glée ; tous partent ensemble; il n'est permis à
aucun de s’écarter, point de maraudeur, point
de déserteur. Le passage est long, parce que
l’armée est nombreuse ; mais dès qu'une fois
elle à disparu , on n’en revoit plus jusqu’à
l’année suivante, »
« Si vous demandez ce qui peut leur ins-
pirer ce goût de voyager, je répondrai, d'après
un de nos pécheurs, qu'il naît en été le long
des rivages des parties septentrionales de l’Eu-
rope, couverts de végétaux, une multitude
innombrable d'insectes, de vers et de petits
poissons, dont ils se nourrissent : c’est une
manne qu'ils viennent recueillir exactement.
1e 21
300 ANNALES
Quand ils ont tout enlevé, ils descendent vers
le Midi, où une nouvelle pature les appelle,
Si ces nourritures manquent, ils vont cher-
cher leur vie ailleurs, et alors le passage est
plus prompt et la pêche moins bonne, La
même loi, ou le même instinct, appelle après
eux leurs petits, dès qu'ils ont assez de force
pour voyager ; et tous ceux qui échappent
aux filets des pêcheurs continuent leur che-
min, pour remplir ailleurs le grand but de la
nature, c'est-à-dire, pour produire Fannée sui-
vante de nouvelles générations. »
« Si quelque chose est digne d’admiration
dans la marche de ces animaux, c’est l’atten-
tion que ceux de la première rangée, qui sert
de signal aux autres, partent sur les mouve-
ments des harengs royaux , leurs conducteurs.
Lorsque ces poissons sortent du Nord , la co-
lonne est incomparablemeut plus longue que
large; mais dès qu'elle entre dans un lieu plus
vaste, elle s’élargit au point d’avoir une éten-
due plus considérable que la longueur de
l'Angleterre (200 lieues). S'agit-il d’enfiler un
canal ? aussitôt sa colonne s'alonge aux dépens
de sa largeur, sans que la vitesse de la marche
en soit ralentie. C'est ici surtout que les si-
gnaux et les mouvements font un spectacle
digne d’étonnement : nulle armée, quelque bien
EUROPÉENNES. 301
disciplinée qu’elle soit, ne les exécute avec au-
tant d'ordre et de précision. »
« Ceque nousappelons harengs royaux, sont
une espèce particulière qui a pres de deux
pieds de long, sur une largeur proportionnée:
On prétend que ce sont les conducteurs de
leur troupe ; et lorsque nous en prenons un
vivant, nous avons grand soin de le rejeter
aussitôt dans la mer, pour ne pas détruire un
guide si utile. »
« Les pêcheurs qui ont étudié ces diffé-
rentes routes , arrivent tous les ans à la Saint-
Jean; ils tenderft leurs filets entre deux barques,
en lés opposant directement à la colonne des
härengs , et en prennent à la fois des quantités
prodigieuses. Les oiseaux qui volent sur la
mer , leur font connaître en quels lieux ils
sont en plus grand nombre; ces animaux les
suivent et observent tous leurs mouvements,
pour trouver le moment d'en faire leur proie.
Mais ce ne sont pas là leurs plus cruels enne-
mis : les gros poissons leur font une guerre
continuelle, Quand la baleine est tourmentée
par la faim , elle a l'adresse de les rassembler
et de les chasser devant elle vers la côte; lors-
qu’elle en a réuni, dans un endroit serré, au-
tant qu'il lui a été possible, elle sait exciter
par un coup de queue, donné à propos, un
21.
302 ANNALES
tourbillon si rapide, que les harengs étourdis
et comprimés entrent par tonneaux dans la
gueule du monstre. »
Les deux époques remarquées dans l’appa-
rition annuelle du hareng, l’une vers la Saint-
Jean entre l'Islande et l’Ecosse, l’autre vers la
fin de septembre dans la Baltique, semblent
indiquer, ou que les jeunes harengs, qui ne
se trouvaient pas encore assez forts pour être
du premier voyage, quittent leur berceau
quatre mois plus tard, sous la conduite des
guides chargés de les diriger ; ou , que d’autres .
légions sortant derrière le Spitzberg et la nou-
velle Zemble , arrêtées plus long-temps par les
glaces et ayant à faire une route beaucoup plus
longue , doivent apparaître plus tard.
Icj nous voyons que ce petit poisson , dont
l'incalculable surabondance est visiblement
destinée aux besoins de l'homme, a reçu de la
nature, comme tous les animaux voyageurs
qui vivent en société, tels que l'éléphant, le
renne , le cigne, l’outarde, l'oie, le canard, le
thon , la morue, etc., des conducteurs dans les
harens royaux, pour les guider sur une route
de pres de huit cents lieues, et reconduire à
une époque fixe les débris de cette armée dans
les eaux natales.
Pour apprécier le bienfait de cette famille
EUROPÉENNES. 303
de poissons, parmi mille autres qui nous sont
prodigués , on peut estimer que, sur une
population d'environ cent soixante millions
d'âmes que possède l'Europe , au moins les
trois quarts, c'est-à-dire, cent vingt millions.
d'individus , goütent ou jouissent annuelle-
ment plus ou moins souvent de ce délicieux
poisson.
Mais cette pêche si riche dans son origine,
qui réjouit et alimente depuis huit siècles les
habitans de l'Europe, se présente-t-elle encore
dans sa première abondance? Est-elle encore
de nature à exiger l'emploi de quarante mille
grands bateaux et celui de trois cent mille
hommes, pour recueillir cette pr écieuse manne
si régulièrement envoyée par la Providence ?
Hélas! non : il est malheureusement permis de
la supposer réduite au moins de moitié, et
par la même cause qui a diminué les poissons
alimentaires de la Méditerranée : /a destruc-
tion du règne végétal.
Le poisson a, aussi bien que le moindre ani-
malcule, son instinct et.son intelligence dans
l’ordre de ses besoins : il abonde partout où
il trouve sa pâture , et il fuit les lieux où l'hom-
me l’a détruite , pour la chercher ailleurs. Plus
cette pâture s’anéantit, plus la race doit dimi-
nuer dans son nombre, et par suite celui de
304 © ANNALES
toutes les espèces qui en dépendent. Il serait.
possible aussi que le hareng eût suivi la mi-
gration de la baleine , qui, trop poursuivie par
le harpon dans les parages du Groënland , du
Spitzberg et de l'Islande, a fini par se réfugier
sous les coupoles de glaces de la mer Blanche.
Nids de la Salangana.
Un voyageur français, se trouvant en Chine,
écrivit : « Parmi les différents mets, on nous
servit des nids d’oiseaux, qui sont admirables
pour les sauces et excellens pour la santé, sur-
tout quand on y mêle du gin-seng. On vide
une poule, on la nettoie, et l’on a de ces nids
qu'on amollit dans l’eau , et qu'on déchire par
petits filets. On coupe le gin-seng par morceaux,
et l’on fait entrer le tout dans le corps de la
poule. On la met dans une porcelaine couverte;
on Ja fait bouillir au bain-marie jusqu’à ce
qu'elle soit cuite ; on la laisse sur des cendres
chaudes pendant la nuit, et, le matin, on mange
poule, gin-seng ; nids d'oiseaux, sans sel, sans
vinaigre ; et les Chinois trouvent ce mets déli-
cieux. Ils font encore avec ces mêmes nids une
espèce de soupe de vermicelli, dont la qualité
est excellente pour rétablir les forces d’un con-
valescent. »
EUROPÉENNES, 305
Un autre voyageur dit à ce sujet : « Il y a
aux Indes des oiseaux qui attachent leurs nids
aux rochers. Ces nids d’une certaine écume
visqueuse qui, en séchant, devient transpa-
rente, et détrempée dans l’eau, est un excellent
assaisonnement pour les viandes : c'est aussi un
grand restaurant à la nature, et les Indiens
luxurieux s’en servent fort. Les ambassadeurs
de Siam en ont apporté en France, sous le
règne de Louis XIV. »
M. de Propiac, auteur d’un ouvrage esti-
mable (r), fait sur le même sujet les réflexions
suivantes :
« Si l’on s'étonne, en voyant servir des huitres
sur nos tables, de la répugnance qu’a dû
vaincre le premier qui a osé en manger, que
pensera-t-on des Chinois qui recherchent et font
leurs délices d’un mets qui ne se composent
que du nid d’un oiseau, connu sous le nom
de salangana, ou petite hirondelle. Cet oiseau
qui se trouve par millions dans les îles Philip-
pines, fournit une branche de commerce con-
sidérable , tant aux habitans de cesiles qu'aux
étrangers qui fréquentent leurs côtes. Les
voyageurs et les savans qui ont parlé de ces
(1) Les Merveilles du Monde, 2 vol., chez Eymery,
rue Mazarine, n° 30. |
306 ANNALES
nids extraordinaires , n'étant pas d'accord en-
tr'eux, ni sur leur forme, ni sur la matière
qui entre dans leur composition, nous croyons
devoir nous borner à rapporter ici les obser-
vations que M. Poivre, intendant des iles de
France et de Bourbon, a faites sur cette singu-
larité de la nature, qui tient vraiment du mer-
veilleux.
Voici ce qu'il dit:
« M'étant embarqué, en 1741, sur le vais-
seau le Jars pour aller en Chine, nous nous
trouvämes, au mois de juillet de la même année ;,
dans le détroit de la Sonde, très-près de l'ile
de Java , entre deux petites iles qu'on nomme
la grande et la petite Toque. Nous fûmes
pris de calme dans cet endroit, nous descen -
dimes dans le dessein d’aller à la chasse des
pigeons verts; et, tandis que mes camarades
gravissaient les rochers pour y chercher de
ces ramiers , Je suivis les bords de la mer
pour y ramasser des coquillages et coraux
articulés qui y abondent, Après avoir fait
presque le tour entier de l'ilot, un matelot
chaloupier, qui m'accompagnait , découvrit
une caverne assez profonde, creusée dans les
rochers qui bordent la mer. Il y entra. La nuit
approchait, À peine eut-il fait deux à trois pas,
qu'il m'appela à grands cris. En arrivant, Je
EUROPÉENNES, 307
vis l'ouverture de la caverne obscurcie par une
nuée de petits oiseaux qui en sortaient comme
des essaims. J’entrai en abattant avec ma
canne plusieurs de ces petits oiseaux que Je
ne connaissais pas encore : en pénétrant dans
la caverne, je la trouvai toute tapissée, dans le
haut, de petits nids en forme de bénitiers (1).
Le matelot en avait déjà arraché plusieurs, et
avait rempli sa chemise de nids et d'oiseaux :
j'en détachai aussi quelques-uns : je les trou-
vai très-adhérens au rocher. La nuit vint, et
nous nous rembarquâmes, emportant chacun
nos chasses et nos productions.
« Arrivés dans nos vaisseaux, nos nids furent
reconnus, par les personnesqui avaient fait plu-
sieurs voyages en Chine, pour être de ces nids
si recherchés des Chinois. Le matelot en con-
serva quelques livres, qu'il vendit fort bien à
Canton. De mon côté, je dessinai et peignis en
couleurs naturelles les oiseaux avec leurs nids
et leurs petits dedans, car ils étaient tous gar-
MUNDO, Re een in
(1) Chacun de ces nids contenait deux ou trois œufs
ou petits, posés mollement sur des plumes semblables à
celles que les père et mère avaient sur la poitrine.
Comme ces nids sont sujets à se ramollir dans l’eau, ils ne
pourraient subsister ni à la pluie ni à la surface de la
mer; ces oiseaux ont eu l'instinct de ne les bâtir qu’à
couvert,
308 ANNALES
nis de petits de l’année, ou au moins d'œufs.
En dessinant ces oiseaux, je les reconnus pour
de vraies hirondelles : leur taille était à peu.
près celle des colibris.
« Depuis, j'ai observé que dans les mois de
mars et d'avril, les mers qui s'étendent depuis
Java jusqu'en Cochinchine,aunord, etdepuis la
ointe de Sumatra, à l’ouest, jusqu’à la nouvelle
iéos à l’est, sont couvertes de rogne ou frai
de poisson, qui forme sur l’eau comme une
colle forte, à demi-délayée. J'ai appris des
Malais , des Cochinchinois, des Indiens Bis-
sagas des iles Philippines et des Moluquais,
que la salangane fait son nid avec ce frai de
poisson (1). Tous s'accordent sur ce point. Il
m'est arrivé en passant aux Moluques, en
avril , et dans le détroit de la Sonde , en mars,
de pêcher avec un sceau de ce frai de poisson
dont la mer était couverte, de le séparer de
l'eau , de le faire sécher, et j'ai trouvé que ce
(x) Elle la ramasse, soit en rasant la surface de la mer,
soit en se posant sur les rochers, où cefrai vient se poser
et se coaguler. On à vu quelquefois des fils de cette ma-
tière visqueuse, pendant au bec de ces oiseaux, et on a
cru, mais sans aucun fondement, qu’ils la tiraient de
leur estomac au moment où ils s'occupent de construire
leurs nids.
EUROPÉENNES. 309
frai, ainsi séché, ressemblait parfaitement aux
nids de la salangane,
C'est à la fin de juillet et au commence-
ment d'août, que les Cochinchinois parcourent
les îles qui bordent leurs côtes, surtout celles
qui forment leur paracel, à vingt lieues de dis-
tance de la terre ferme , pour chercher les nids
de ces petites hirondelles.
Les salanganes ne se trouvent que dans
cet archipel immense, qui borne l'extrémité
orientale de l'Asie, et qui, au moyen des îles
qui se touchent, en quelque sorte, devient
très-favorable à la multiplication du poisson.
Le frai s'y trouve en très-grande abondance:
les eaux de la mer y sont plus chaudes qu’ail-
leurs : ce n’est plus la même chose que dans
les grandes mers.
J'ai observé quelques nids de salanganes :
ils représentaient, par leur forme, la moitié
d’un ellipsoide creux , alongé et coupé à an-
gles droits, par le milieu de son grand axe:
on voit bien qu'il avait été adhérent au rocher
par le plan de leur coupe : leur substance était
d’an blanc jaunâtre, à demi-transparente. Ils
étaient composés à l'extérieur de lames très-
minces, à-peu-près concentriques, et couchées
au recouvrement les unes des autres, comme
cela a lieu dans certaines coquilles L'intérieur
310 ANNALES
présentait plusieurs couches de réseaux irrégu-
liers, à mailles fort inégales, superposées les
unesaux autres , formés par une mullituile de
fils de la même nature que les lames exté-
rieures , et qui se croisaient et se recroisaient
en tout sens.
Dans ceux de ces nids, qui étaient bien
entiers, on ne découvrait aucune plume : mais,
en fouillant avec précaution dans leur sub-
stance , on y trouvait plus ou moins de plumes
engagées , et qui diminuaient leur transpa-
rence, à l'endroit qu'elles occupaient. Quel-
quefois , mais beaucoup plus rarement, on y
aperçoit des débris de coquilles d'œufs ; enfin
dans presque tous il y avait des vestiges plus
ou moins considérables de fiente d'oiseaux.
M. Poivre ajoute qu'il n'a jamais rien man-
gé de plus nourrissant et de plus restaurant
qu'un potage de ces nids, fait avec de la bonne
viande.
M. de Buffon , qui a tenu, pendant une
heure entière dans sa bouche une petite lame
qui s'était détachée d’un de ces nids, dit qu’il
lui a trouvé d’abord une saveur un peu salée;
après quoi ce n'était plus qu'une pâte insipide
qui s'était ramollie sans se dissoudre, et s'était
renflée en se ram ollissant.
M. Poivre assure aussi qu'aucune espèce
EUROPÉENNES. Sur
d'oiseaux n’est aussi nombreuse ; car d’après le
calcul qu’il fait, et duquel il résulte qu'il s’ex-
porte, tous les ans, de Batavia , mille picles de
nids venant des îles de la Cochinchine et de
celles de l'Est , chaque picle pesant cent vingt-
cinq livres, et chaque nid une deni-once,
l'exportation en serait de vingt-cinq mille pe-
sant , et par conséquent de quatre millions de
nids : et en passant pour chaque nid cinq oi-
seaux, savoir : le père, la mère et trois petits
seulement, il s'en suivrait encore qu'il y aurait
sur les côtes de ces îles, vingt millions de ces
oiseaux, sans compter ceux dont les nids se-
raient échappés aux recherches , et encore
ceux qui auraient niché sur les côtes du con-
tinent. »
On trouve dans le premier voyage du capi-
taine Cook, autour du monde, fait en 1768,
lors du passage de Rio-Janeiro au détroit de le
Maire , l'observation suivante :
« Le 9 décembre, nous observämes que la
mer était couverte de grandes bandes , de cou-
leur jaunätre, dont plusieurs avaient un mille
de long , et trois et quatre cents verges de
large. Nous puisàmes de cette eau ainsi co-
lorée , et nous trouvâmes qu'elle était remplie
d'une multitude innombrable d'atomes termi-
nés en pointes, et d’une couleur jaunâtre; il
«#
312 ANNALES
n’y en avait aucun qui eût plus d’un quart de
ligne de long. En les examinant au micros-
cope , ils paraissaient être des faisceaux de
petites fibres entrelacées les unes dans les
autres, et assez semblables aux nidus de ces
mouches aquatiques , appelées cadis, du genre
des phryganéa. MM. Banks et Solander ne
purent pas deviner si c'étaient des substances
animales ou végétales , ni quelle était leur
origine et leur destination. On avait remarqué
le même phénomène auparavant, lorsque nous
reconnümes, pour la première fois, le conti-
nent de l'Amérique méridionale, au nord de
Rio-Janeiro. »
Il est probable que si ces trois savants voya-
geurs eussent connu alors la substance dont
se composent les nids de la salangane, ils au-
raient reconnu, dans ce phénomène qui les
étonnait, tout simplement du frai de poisson,
et l’'admirable fécondité de la nature.
Peut-être est-il digne de remarquer à ce
sujet, que des équipages, épuisés par la faim
et les fatigues, pourraient en recueillant cette
substance séminale, après l'avoir réduite en
pâte, y trouver un puissant corroboratif, pour
se rétablir, ou soutenir une vie quelquefois
menacée de s’éteindre faute d'aliments.
Cook trouva également de ces mêmes
EUROPÉENNES. 313
bandes de frai dans les mers de la nouvelle
Guinée. Ces principes de vie, répandus sur
de si grands espaces , peuvent faire concevoir
une immense production de poissons. Il serait
intéressant de savoir à quelles espèces ils ap-
partiennent. La nature semble nous les pré-
senter sous cette forme, pour nous inviter à
les transplanter aux plus grandes distances :
ce moyen dont nous parlerons à l’article des
lacs et des fleuves, ne semble pas insurmon-.
table : car Franklin en a déjà démontré la fa-
cilité , en transportant du frai de poisson
dans des eaux que l'espèce ne fréquentait pas
avant ; et les jeunes qui en sont provenus ont
pleinement prospéré dans ces eaux où ils ont
pris naissance.
Tout est encore à faire sous cet important
rapport de bonheur social ; il reste d’incalcu-
lables richesses à cultiver dans les eaux euro-
péennes ; mais il faut pour réussir dans cette
œuvre, si digne de tous les vœux, le concours,
comme nous l'avons déjà établi, du système
végétal , parce que c’est la grande source pro-
lifique qui alimente et protège tout le règne
animal,
314 ANNALES
Tortues de rives et Tortues des hautes mers.
: h)
Comme il entre dans le plan de ces Annales
de présenter successivement le tableau varié
et des richesses naturelles que l’homme a suc-
cessivement diminuées dans son aveuglement,
et de tous les dons que la nature a répandus
dans les eaux comme sur la terre, pour le ré-
-jouir ou le consoler, les nombreuses familles
de tortues qui offrent entre le vaste espace
des tropiques, dans leurs œufs et dans leur
chair, de précieuses ressources aux riverains
des mers et aux navigateurs , méritent de trou-
ver ici une faible mention. On a toujours soin
de partir d’une époque d’au moins soixante et
quatre-vingts ans, qui présentait encore une
image, à la vérité déjà bien fugitive de l’an-
cienne abondance des choses, pour arriver à
l'époque actuelle, qui est, hélas! celle où l’in-
dustrie si vantée sait si fort détruire les biens
naturels.
On écrivait en 1756 : on peut juger de la
quantité innombrable de tortues qui fré-
quentent les parages de l’Orénoque, par la
consommation extraordinaire qui s’en fait dans
le pays.
Toutes les nations voisines de ce fleuve, et
EUROPÉENNES. 315
même celles qui en sont éloignées, s’y rendent
avec leurs familles, pour en faire la récolte;
non-seulement elles s’en nourrissent tout le
temps que dure cette pêche, mais elles en font
sécher pour les emporter et y joignent une
infinité. de corbeilles qu’elles remplissent
d'œufs, après les avoir fait cuire. Aussitôt que
le fleuve commence à baisser , les tortues vont
pondre sur les plages qu'il laisse à découvert.
Ces œufs qui n'ont point de coque comme S ‘di
ceux de nos volailles, sont revêtus de deux
membranes, dont l’une est mince et l’autre
plus forte.
ge»
Les grosses tortues pèsent cinquante NIVÉES" mortues dé
à l'âge de trois ans, et font pour l'ordinaire ,"ives.
entre cinquante et soixante œufs. Une de
suffit pour nourrir une famille nombreuse, et
sa chair est préférable à celle du veau. II y en
a d'une espèce plus petite, qui ne déposent que
vingt ou vingt-quatre œufs dans chaque ni-
chée : il s'en trouve toujours un plus gros que
les autres, c’est celui d’où sort le mâle ; les pe-
tits ne renferment que des femelles, Comme la
chaleur du soleil fait mourir les tortues, elles
profitent de l’arrivée de la nuit, pour déposer
leurs œufs; mais elles se présentent quelque-
fois en si grand nombre, qu’elles s'empéchent
les unes les autres d'avancer, et on en voit une 2
re 22
OEufs
de
316 + ANNALES
infinité, la tète hors de l’eau, qui attendent
que les premières leur fassent place. #
Après avoir recueilli une certaine duantié
tortues, et de ces œufs, on les lave Jusqu'à ce qu il n'y
huile qu’on
en relire,
Le
reste plus de sable, ni de terre; on les jette
dans des barques où il y a de l'eau, on les foule
avec les pieds, comme le raisin ; et lorsque le
soleil a donné dessus pendant quelque temps,
il s'élève sur la surface une HANeUE légère qui
est l'huile qu’on en veut tirer ; à mesure que la
chaleur la fait monter, les MAS la versent ,
avec des coquilles, dans des chaudières qui
sont sur le feu. Elle s’y purifie en bouillant,
devient plus belle, plus claire, plus fine que
l'huile d'olive.
Les tortues creusent avec beaucoup de tra-
vail le trou dans lequel elles veulent pondre;
et elles ont soin de le boucher de façon qu’on
ne puisse le reconnaitre : pour cet effet , elles
unissent la place et la mettent de niveau avec
le reste du terrein; mais cette précaution est
vaine ; car ce même sable n'étant point affermi
il cède sous les pieds des passans, et décèle
toute la ponte.
Les jeunes tortues,apres être sorties de leurs
œufs, attendent la nuit pour quitter leurs
trous , etse rendre à la rivière. Elles y vont par
la voie la plus courte, tant leur odorat et leur
02
EUROPÉENNES. 317
instinct les guident bien, et il ne leur arrive
jamais de sen écarter. On en a quelquefois
porté à de grandes distances du fleuve, dans un
panier couvert; et apres leur avoir fait faire
plusieurs tours, elles ont toujours pris le che-
min de l’eau et sans s'égarer.
Les tortues portent une multitude d'œufs :
car, outre ceux qu'elles doivent pondre dans
l’année, il y en a d'autres dont la grosseur va
toujours en diminuant; les plus petits sont
comme des grains de millet; d'ou l’on peut
juger que ces animaux portent dans leur sein
les semences de toutes les tortues qui doivent
naitre dans une longue suite d’années.
On écrit à la même date : si les rivières et
les côtes des Antilles , et particuliérement
celles de la Jamaïque , abondent en poissons,
la tortue l'emporte sur tous ceux qu’on y
pêche, par la délicatesse et l’excellence de sa
chair : on en envoie beaucoup en présent en
Angleterre.
Le capitaine Biron , ayant, dans son voyage
autour du monde en 1764, eu besoin de se
radouber dans le port si malsain de Batavia,
où une partie de son équipage tomba malade,
il dit, à ce sujet : Nous gouvernimes pour
nous refaire, sur l’iledu Prince, qui est dans le
détroit de la Sonde, et, le 14, nous y vinmes
22.
540: LME * ANNALES
mouiller, Dans ce passage, il nous vint de la
côte de Java des canots chargés de tortues ; ils
nous en fournirent une si grande quantité,
qu'on ne servait rien autre chose aux deux
équipages. Nous reslâmes à l'ancre jusqu'au
19, devant l'ile du Prince, où nous ne vécûmes
encore que de tortues que les habitants de Pile
nous vendaient à très-bon compte. »
Le capitaine Carteret, qui fit vers la mêmé
époque un voyage autour du monde, ayant à
son retour relàché à l'ile déserte de l’Ascension,
pour rafraichir son équipage de la chair de
tortue, fit débarquer le soir un petit nombre
d'hommes, pour retourner les tortues qui vien-
draient sur la côte pendant la nuit, et, le matin,
ils n'en avaient pas pris moins de dix-huit qui,
pesant entre quatre et six cents livres chacune,
remplissaient toute l'étendue du tillac.
LL 00 Voici ce qu'en dit à ce sujet le capitaine
haute-mer, Cook : « Nous y relâchâmes (dans l’île de l’As-
cension } Jusqu'au soir du 31; et quoique plu-
sieurs détachements allassent, toutes les nuits,
à la pèche des tortues, nous n’en primes que
vingt-quatre ; la saison était un peu Irop avan-
cée; mais , comme elles pesaient de quatre à
cinq cents livres chacune, nous ne nous crûmes
pas fort malheureux.
Nous aurions pu y prendre une grande quan-
EUROPÉENNES. 3 19
té de poissons, surtout de celui qu'on appelle
vieilles femmes, car je n'en ai jamais vu au-
tant ; il y avait aussi des cavaliers, des anguilles
et différentes autres espèces; mais nous ne
cherchämes point à en faire provision , parce
que nous ne voulions que des tortues. Il y a
beaucoup de chèvres et d'oiseaux aquatiques,
tels que des frégates, des oiseaux du tropique,
des boobies, etc.
Un sloupe des Bermudes appareilla peu de
jours avant notre arrivée , avec cent cinquante
tortues. Comme l'équipage ne pouvait pas en
emporter un plus grand nombre, apres en
avoir tourné beaucoup d’autres sur différentes
grèves sablonneuses, ils les avaient ouvertes
pour en arracher les œufs, et ils avaient laissé
les carcasses pourrir : action inhumaine et nui-
sibles aux navigateurs. Une partie de ce que
jai dit de lAscension m'a été communiqué
par le capitaine Grèêves, qui paraissait être un
homme d'esprit, et qui avait traversé toute
l'île. Il fit voile le même jour que nous.
On m'a appris que les tortues se trouvent
sur cette ile, depuis le mois de janvier jusqu'au
mois de juin. Voici comment on les prend :
on place différentes personnes sur les grèves
sablonneuses , pour les guetter lorsqu'elles
viennent sur la côte déposer leurs œufs : ce
350 : ANNALES
qui leur arrive toujours pendant la nuit; alors
on les tourne sur le dos, et on va les chercher
. le lendemain.
On nous recommanda d'aller plusieurs à la
fois à chaquegreve, de nous tenir tranquilles
jusqu'à ce que la tortue füt à terre, de nous
lever ensuite, et de la tourner tout d’un coup.
Cette méthode est peut-être la meilleure ,
quand les tortues sont en grand nombre ; mais
quand il y en a peu, trois ou quatre hommes
suffisent pour la grève la plus étendue , et s'ils
font la patrouille la nuit , là où bat la houle,
ils verront toutes celles qui arrivent sur la
côte , et ils produiront moins de bruit que s'ils
étaient plus de monde; c’est de cette manière
que nous avons pris la plupart de celles que
nous embarquàmes , et celles que suivent les
Américains.
- Il est très-sür que toutes les tortues qu’on
trouve aux environs de cette ile y viennent
uniquement afin de déposer leurs œufs : car
nous n'avons trouvé que des femelles, et de
toutes celles que nous avons prises, aucune
n'avait l'estomac un peu rempli, signe assuré,
suivant moi, que depuis long-temps elles
n'avaient point pris de nourriture ; voilà peut-
être pourquoi leur chair ne fut pas aussi
bonne que celles de quelques-unes que J'ai
EUROPÉENNES. 321
mangées sur la côte de la Nouvelle Galles mé-
ridionale (1). »
Cook dit autre part: « Quelques-uns des
gens du capitaine Clerke avaient passé la
nuit à terre (ile de Noël), et ils avaient eu
le bonheur de tourner quarante à cinquante
tortues que nous ne tardämes pas à recevoir
à bord. Les hommes que j'avais envoyés re-
vinrent l'après-midi avec six autres. M. King re-
vint à midi ( du lendemain } , et il apporta huit
tortues ; il en laissa sur la grève sept que nos
gens recueillirent. M. Williamson nous envoya
le lendemain deux canots chargés de tortues.
(1) On lit dans le cahier d’avril du Journal des
Voyages , dont nous avons à rendre compte, que d’après
l'occupation militaire de Sainte-Hélène, les Anglais ont
formé, depuis quatre ans, un établissement à l’Ascension,
Les habitans étaient en 1819 au nombre de cent treize,
dont quatre femmes et deux enfans, outre soixante
hommes de garnison. Pendant six mois de l’année, ils
font leur principale nourriture des tortues dont l'ile
abonde, et quisont plus grandes et plus belles que par-
tout ailleurs; mais elles ne paraissent sur la plage que
depuis le milieu de janvier jusqu’à la fin d'août. On a
eu le bonheur d'y découvrir une source d’eau qui,
quoique faible, est le bien le plus précieux pour ces
nouveaux colons. Il est bien à craindre qu’une pareille
population fixée sur la terre stérile de l’Ascension, inté-
ressée à guetter et à détruire toutes les tortues qui y abor-
deront, ne finisse par les éloigner insensiblement de l'ile,
329 ANNALES
Un, .de nos gens égaré dans l'ile rejoigmit
PR l'après avoir été vingt-quatre heures ab-
sent, et s'être trouvé dans la plus grande dé-
tresse ; il ne put se procurer une seule goutte
d'eau, car il n’y en avait point dans l'ile; 1l ima-.
gina de tuer des tortues et d'en boire le sang.
Lorsqu'il se sentait accablé de fatigue, il se
déshabillait et se mettait quelque temps dans
les basses-eaux qu’ on voit sur la grève, et il dit
que cette maniere de se rafraîchir ne manqua
jamais de le soulager. à E:
Le 1°” janvier 1778, Fe canots allérent cher-
cher le détachement que nous avions à terre,
et les tortues qu'il avait tournées. Les deux
vaisseaux se procurèrent à cette île environ
trois cents tortues, qui pesaient l’une dans
l’autre quatre-vingt-dix à cent livres : elles
était toutes de l'espèce verte, et peut-être qu’on
n'en trouve de meilleures nulle part : nous y
primes aussi à l’hamecçon et à la ligne autant
de poissons qu'il nous en fallut pour notre con-
sommation journalière. »
= Les tortues, d'espèces fort variées en cou-
leur, en grosseur et en bonté, se rencontrent
sur tous les rivages et surtout à presque toutes »
les iles qui se trouvent entre les deux tro.
piques : c'est-à-dire , sur une longueur de onze
cent vingt-cinq lieues de mers autour du globe.
»
L
EUROPÉENNES. 323
Elles forment aliment le plus désiré, le plus
nécessaire des marins épuisés par une longue
navigation, souvent atteints du scorbut par
l'usage des viandes salées, et exténués par les
maladies. Les œufs, le bouillon et la chair de
tortue sont les corroboratifs les plus salu-
taires qu'ils connaissent pour ranimer les
sources de la vie : et lorsque, dans ces jours de
souffrance et de privation d'aliments frais, vo-
guant dans une triste anxiété au milieu des
vastes déserts de l'Océan , à toutes les dis-
tances de leur patrie et de leurs familles, ils
trouvent des tortues qui sont conduites comme
par une volonté secrète, en sacrifice pour les
soulager , ils sentent alors, par une douce et
mystérieuse inspiration, qu'il y a une pré-
voyance supérieure qui a répandu partout ses
dons pour consoler l'homme dans toutes les
afflictions de la vie.
Les tortues paraissent être évidemment des-
tinées à servir d’aliment à l'homme. La cui-
rasse dont elles sont armées, les rendant invul-
nérables aux dents des poissons les plus vo-
races , assure leur existence dans les mers.
Forcées d'aller confier le sort de leur posté- L
rité à la terre et à l'influence du soleil, elles
sont obligées de quitter leur élément protec-
teur, d'apporter dans un temps irrévocable-
3248 : ANNALES
ment fixé, l'abondance de leurs pontes, et d'y
laisser même une partie de leur nombreuse
famille, pour le salut de celles qui doivent
naître. On voit aussi qu'il est également en-
tré dans les calculs de la prévoyante nature,
de faire naître proportionnellement plus de
femelles que de mâles parmi les tortues, par-
ce que les premieres, forcées d'aborder la terre
pour y faire leurs pontes, deviennent seules
les victimes de nos besoins : les femelles sont
donc, par une admirable exception, visible-
ment multipliées ici au profit de l'homme,
pour que l'espèce ne puisse être détruite.
Nous verrons également, qu'à partir des la-
titudes qui servent de limites à la vie des tor-
tues, il se présente au courageux navigateur
d’autres moissons à faire dans les innombrables
espèces de coquillages et d'excellents poissons,
et qu'à mesure qu'il monte dans les hautes la=
titudes des deux hémisphères, son admiration
s'accroit , en trouvant vers ces régions soli-
taires , qu’on croyait vouées au silence de la
mort, un nouveau monde d'êtres et de pro-
die Là, s'offrent dans une abondance
qu'aucune voix ne saurait rendre, avec tous.
les végétaux anti-scorbutiques des légions de
canards , d’oies sauvages , d’albatros et de pin-
guins, tandis qu'il voit des armées de baleines,
EUROPÉENNES. 325
de cachalots , de veaux , de lions, de chevaux,
d'ours et d'éléphants marins, se jouer dans
ces mers noires et silencieuses. Cette nouvelle
harmonie qui sourit à toute son imagination ,
lui offre aussi tous les moyens de délecter son
appétit, irrité par de longues privations; et
pour le satisfaire, il trouve les iles couvertes
d'oiseaux, ainsi que toutes les variétés des
phoques qui y vivent en paix, et qui ne lui
donnent que l'embarras du choix et la peine
de les prendre.
Il est à nos yeux peu de physiciens qui
soient entrés dans les grands plans de la pro-
vidence : ces plans dont notre admiration pro-
fonde ne pourra jamais égaler la suprême sa-
gesse, paraissent avoir eu pour fin, de mettre
en harmonie les productions et les habitants
des mers avec les productions et les animaux
terrestres. Si l’on daignait faire une fois atten-
tion aux analogies frappantes qui existent dans
les formes, les mœurs et les instincts, entre les
productions et les habitants de ces deux élé-
ments, on verrait enfin la création dans son
majestueux ensemble, et sous l'aspect mer-
veilleux qu'elle .se présente : elle retentirait
alors dans tous CE cœurs de la voix sublime
de l’éternité qui en est l'origine; mais un seul
mot glace et dessèche les impressions les plus
326 ANNALES
douces, les plus imposantes ; ce mot qui a été
si fatal à la destinée humaine dés sa pre-
mière origine, et qui trompe si fort notre
faiblesse, en substituant un esprit idéal à la
sensibilité positive , enlève à la nature son
charme céleste, et à l'homme beaucoup plus
qu'on ne l’imagine de son véritable bonheur.
Arbres remarquables par leur stature, leur
volume et leur durée.
On ne saurait prendre une idée plus grande
de la durée de quelques arbres qui ornent la
terre, dont nous ne pouvons encore marquer
la distance qui les sépare de la naissance à la
mort, qu’en lisant l’histoire du baob b.
Le baobab croît en Afrique. Son tronc a
jusqu'à quatre-vingts pieds de circonférence : sa
tête est arrondie, et ses branches descendent
fort près de terre , il présente une masse hémi-
sphérique d'environ cent cinquante pieds de
tour, sur soixante-dix de hauteur. Ses fleurs
sont ee et ont six pouces de largeur.
Son fruit connu sous le nom de pain de singe,
est ovale et a un pied de long; il contient
des graines osseuses nichées dans une pulpe
agréable à manger , légèrement acides et très-
rafraichissantes. ‘
EUROPÉENNES. 327
La durée accordée au baobad étonne li-
magination. Adanson, qui à décrit cet arbre
énorme, a cherché à prouver que parmi ceux
qu'il avait observés, plusieurs étaient àgés de
six mille ans. Si les bases de ce calcul paraissent
exagérées ,. nous croyons le fait assez Curieux ,
pour rapporter ici les observations raison-
nables sur lesquelles elles sont fondées.
On ne peut s'assurer des arbres qui viventdes
siècles que par la progression de leur grosseur ;
et ici elle est déterminée par des inscriptions
creusées profondément dans l'écorce jusqu'au
bois, et qui marquent leur grosseur à l'époque
de l'inscription : c’est par ce moyen, dit Adan-
son , que je puis donner quelques probabilités
sur la durée du baobab. Ceux que je vis en 1749,
aux îles de la Madelaine, près du cap Vert,
avec des noms hollandais, tels que Rew, et
d’autres noms français, dont les uns dataient
du 14°, d'autres du 15° siècle, avaient à cette
époque, environ six pieds de diamètre. Ces
mêmes arbres avaient été vus en 155 , c'est-à-
dire il y avait cent quatre-vingt-quatorze ans,
par Tevet, qui les cite dans la relation de son
voyage aux terres Antarctiques, en les traitant
de beaux arbres, sans en donner la grosseur,
qui devait être au moins de trois à quatre
pieds, à en juger par le peu d'espace qu'oc-
Baobab
d'Afrique.
If d'Ecosse.
328 ANNALES
cupaient les caractères des inscriptions ; ils
avaient donc grossi seulement de deux à trois
pieds dans un espace de cent quatre-vingt-
quatorze ans. Outre ces termes d'observation ,
Adanson en mentionne d'autres qu'on croit
inutiles de suivre, mais qui semblent con-
cluantes : c’est bien à un arbre pareil qu'on
peut appliquer ces vers de Castel :
Combien de fois la terre a changé d'habitants,
Combien ont disparu d’empires éclatants,
Depuis que ce géant , du sein de la bruyère,
!
Élève vers le ciel sa tête séculaire !
Il n’est pas de peuple sur la terre qui ne
chérisse les souvenirs de ses anciens âges : ce
doux respect se porte jusqu'aux végétaux qui
restent encore à nos yeux les témoins des
siècles écoulés dans l’espace du temps infini...
Les ruines toutes disposées à nous parler la
langue mélancolique des vieux temps, char-
ment notre imagination des mystères queleur
structure et leur silence même semblent nous
révéler.
On montre à Fortingal en Écosse, aux voya-
geurs, un if qui a einquante-trois pieds de cir-
conférence et qui date de sept à huit siécles. Il
est maintenant ouvert et dans un état de vieil-
lesse. Un cimetiere est à côté ; les processions
EUROPÉENNES. 329
funebres passent par l'ouverture comme à tra-
vers une voûte de cloitre, Qüelques-uünès de
ses branches sont encore vertes, et beaucoup
de voyageurs en emportent des morceaux
comme des reliques. Mille pensées diverses
doivent naître à l'aspect de ce Nestor végétal
de la magique Calédonie! peut-être a-til été le
confident des inspirations mélancoliques d’Os-
sian , et répété , avec les échos, les chants har-
monieux que ce prince des bardes accompa-
gnait aux sons de sa harpe en l'honneur des
ombres aériennes de sa patrie.
Le platane est, apres le cèdre du Liban, le
plus vaste des arbres connus dans cette contrée
et le plus vanté de l'antiquité. Les auteurs de
ce temps font mention d'arbres de cette espèce
qui ont attiré l'admiration par leur grande sta-
ture, leur prodigieuse grosseur , leur vaste
étendue et la beauté de leur feuillage.
Pline parle d’un fameux platane , qui se
voyait en Lycie, dont le tronc creux formait
une grotte de quatre-vingt-un pieds de tour ;
Lycinius, gouverneur de la Lycie, a mangé,
avec dix-huit personnes, sur des lits de feuilles,
dans cette grotte, tapissée de pierres-ponces
et de mousses; il assurait y avoir goûté plus
de plaisir que sous des lambris dorés, et n’a-
voir nullement souffert d’une grosse pluie
Platane , le
cèdres des
vallées.
r
330 ” ANNALES
arrêtée par les hauts étages de ses touffes
serrées.
On trouve, dans le journal des voyages, la
description suivante , faite par le major W.
Thorn, du plus bel arbre qui semble orner la
terre.
Sur une île située dans la riviere de Ner-
budda (21 degrés de latitude) et à dix milles
de la cité de Baroach , croît le plus remar-
quable bananier de toute l'Inde.
NA Il est signalé par le nom de Æuver-but, en
l'Inde. l’honneur d’un fameux saint qui, d’après ce
que dit latradition , y fut enterré vivant parses
sectateurs , conformément à ses ordres exprès.
Ce bananier était autrefois beaucoup plus
grand qu’il n'est actuellement ; mais les grosses
eaux ont emporté en plusieurs endroits les
bords de l’ile et avec eux les parties de l'arbre,
dont les racines se projetaient jusque-là.
Ce qui en reste a environ deux mille pieds
de circonférence , mesure prise autour des
tiges principales ; mais les branches qui s’é-
tendent en forme d’arcades, couvrent un es-
pace bien plus considérable.
Les troncs capitaux de cet arbre, qui sur-
passent beaucoup par leur dimension nos plus
gros chênes, sont au nombre de trois cent
cinquante ; les tiges plus minces, qui vont se
‘
EUROPÉENNES. ! 331
former elles-mêmes en supports solides, s'é-
lèvent à plus de trois mille ; chacune d'elles
pousse continuellement de nouvelles branches
avec des racines pendantes qui , lorsqu'elles
se sont fixées dans le sol, forment à leur tour
des troncs qui redeviennent les souches d’une
progéniture nouvelle, suivant ces beaux vers
du poëte:
Cet arbre qui, connu des peuples gangarides À
Etend ses longs rameaux , dont les bras inclinés,
Autour du tronc natal ensemble enracinés,
Remontant vers le ciel en vertes colonnades,
S’élancent en berceaux, se courbent en arcades,
En déployant dans l’air leur dôme ténébreux,
Co:nposent à leur père un cortège nombreux.
Paradis perdu.
. Le kuver-but est fameux dans toute l'Inde,
par sa vaste étendue et par sa beauté rare : des
corps d’armées pourraient camper à l'ombre
de ses branches, qui offrent une habitation
spacieuse à d'innombrables bandes de ramiers,
de paons et d'oiseaux divers; tandis que les
naturels ; vénérant cet arbre comme l’'emblême
d’une divinité prolifique, y affluent dans des
saisons particulières pour des motifs pieux.
Les Anglais, dans leurs excursions de chasse,
passent des semaines entières sous son ombre
fraiche et verdoyante,
I, 23
332 ANNALES
Cet arbre, qui parait avoir pris naissance
avec le monde , a vu passer les nombreuses gé-
nérations qui se sont succédées depuis; destiné
à vivre aussi long-temps que la dernière, il est
peut-être le monument le plus étonnant qui
existe sur le globe, avec celui dont nous allons
parler.
Axbre con Auprès des ruines antiques de Babylone,
temporain fleurit encore le vieil arbre d'Ateli, qui, à ce
PEROBIDe que l’on croit, existe depuis le temps des rois de
Babylone. Ainsi un seul végétal aurait survécu
au peuple, à sa langue, à sa capitale, à son
empire! Avec Hoclle vénération regarderait-
on ce vétéran du règne végétal, si l'on était
sur de sa haute origine |
M. Raymond présume que les piliers obser-
vés par M. Rich (consul anglais à Bagdad),
appartiennent aux murs qui soutenaient les
jardins suspendus, et que cet arbre ombrageait
ce séjour délicieux. Ainsi, peut-être, la grande
Sémiramis s’est reposée sous son ombrage....
Get arbre, toujours vert, est d’une espèce
très-rare dans le pays ; il ressemble au Zignum-
| vitæ; mais il n’a pas plus que la moitié de son
tronc; le bout de ses branches est très-ver-
doyant. Quand le vent les agite, dit M. Rich,
elles rendent un bruit sourd et mélancolique:
ce bruit n'a-t-1il pas quelquefois effrayé la con-
EUROPÉENNES, 333
science de la reine de Babylone?.. ne lui a-t-il
pas quelquefois reproché le meurtre de Ni-
nus?.. Les habitants du pays prétendent qu'il
erre encore la nuit des esprits malfaisants au-
tour de ces ruines.
Ainsi Babyloneaux cent portes d’airain, con-
nue sous Bélus, il y a trois mille huit cent qua-
rante-quatre ans, capitale du plus ancien em-
pire de la terre, entourée d’une enceinte car-
rée de vingt lieues de murs de deux cents pieds
de haut, de cinquante pieds de large, renfer-
mant dans son sein deux des sept merveilles
du monde, dans les jardins suspendus , et le
temple de Bélus , ou la tour de Babel , n’a plus
que deux témoins de sa splendeur, de son exis-
tence passées, dans un arbre et l'Euphrate,
qui lui ont seul survécu, parce qu'ils appar-
tiennent à une puissance supérieure à celle de
Parmi beaucoup de lettres obliseantes qu’on
daigne nous écrire , concernant les Annales
Européennes , nous pensons pouvoir offrir au
lecteur celle de M. le secrétaire-général de la
préfecture du département du Nord, remar-
quable par le caractère de mérite qui la dis-
tingue, et le jugement qu'il porte de cet ou
334 ANNALES :
vrage , d’après la lecture réfléchie que cet ad-
ministrateur parait en avoir faite.
M.
« Vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer
les deux premieres livraisons des Æ{nnales
Européennes. Je deyais vous en remercier plus
tôt. J'ai lu avec le plus vif intérêt cet admirable
commencement d’un grand ouvrage , digne de
l'attention des Gouvernements. Son succès me
paraît une conséquence nécessaire des objets
qui y sont traités, des vues profondes qu'il
contient, qu'il promet , et de cette noblesse de
langage si dignement approprié à de si hautes
matières. Je n’ai point attendu jusqu’à ce mo-
ment pour faire connaitre mon opinion sur
cet important ouvrage, ét vous pouvez, Mon-
sieur , me compter au nombre de vos abonnés.
Ce n’est pas en vain que vous le recomman-
dez à l’intérêt de MM. les Secrétaires-Généraux;
en cette qualité je ne ferai que Justice, en re-
commandant un ouvrage qui renferme de si
grandes vues d'utilité publique, et qui devrait
être dans les mains de tout administrateur et
_de tout propriétaire, etc., etc. »
EUROPÉENNES. 333
ANNONCES.
Tablettes Universelles , ou Répertoire des
évènemens , des nouvelles, et de tout ce qui
concerne l'histoire , les sciences, la littéra-
ture et les arts, avec une bibliographie géné-
rale. Ouvrage divisé en douze tomes, dont le
8° a paru , dirigé par M. J.-B. Gouriet.
Le prix pour Paris est de 4 fr. par tome sépa-
rément; 10 fr. pour trois tomes; 19 fr. pour
six. Les douze , où l’année, 36 fr. Pour les dé-
partements, 75 cent. de plus par tome seul, et
2 fr. par trois tomes ou trimestre. Le port est
double pour l'étranger.
Cet ouvrage qui présente régulièrement, d’un
mois à l’autre, tous les actes de haute admi-
nistration qui peuvent avoir eu lieu dans cet
espace de temps, embrasse aussi tout ce que
les arts, les sciences et la littérature en général,
peuvent offrir de découvertes utiles , d’ou-
vrages et de faits intéressants à connaitre. C'est
un répertoire immense, rédigé avec autant de
savoir que de mérite, de tout ce qui apparait
à l’époque dans le monde savant. Les amateurs
de tous les pays trouveront dans ces Ta-
blettes , justement nommées Universelles, une
«
336 . . ANNALES
série de choses propre à guider et à éclairer sur
ce qu'on peut avoir besoin ou le desir de con-
naître : c'est un véritable ouvrage d'optique
littéraire, par la diversité et le mouvement des
tableaux qu'il offre au lecteur.
+
" Fe. Ar
Nouvelles Annales des Voyages , de la géo-
graphie et de l'histoire, publiées par MM. Eryès
et Malte-Brun; 17° livraison, 3° année 1821.
On souscrit pour une ou plusieurs années,
à la hibrairie de M. Gide fils, rue Saint-Marc-
Feydeau, n.20. Le prix de la souscription est
de 3o fr. pour Paris ; 36 fr. pour les départe-
ments, et 42 fr. pour l'étranger , par année ;
composée de 4 vol. in-8 , de plus de 400 pag.,
avec cartes et fig., divisés en plusieurs livrai-
sons. C’est à la même adresse qu'il faut envoyer
tous les livres et cartes qu’on desire faire an-
noncer dans ces Annales.
e
Journal des Voyages, découvertes et navi-
gations modernes, ou archives géographiques
du 19° siècle, contenant l’analyse des voyages
les plus remarquables, imprimés dans toutes
les langues européennes; contenant des rela-
tions inédites, des mélanges de géographie et
de statistique, les récits des aventures péril-
EUROPÉENNES. ” 337
leuses de voyageurs et navigateurs contempo-
rains, etc., etc., dirigé par M. J.-T. Verneur.
On souscrit pour ce journal qui paraît le
premier de chaque mois , et dont il y a déjà 30
livraisons chez M. Colnet, libraire , Quai Mala-
quais , n, O. ”
Le prix de l'abonnement est, pour Poyiel de
30 fr. pour 12 cahiers ou un an, et de 16 fr.
pour 6 mois ; pour les départements , de 33 fr.
pour un an, et 17 fr. 50 c. pour 6 mois, francs
de port ; pour les pays étrangers , 36 fr. par
année , et 19 fr. pour six mois, francs de port.
Ces deux journaux d'un haut intérêt, rédi-
gés par des hommes dont la réputation de sa-
voir est justifiée par de longs travaux en géo-
graphie, ont entr’eux une grande ressemblance
de parenté , par la nature des matières qu’ils
traitent : cette rivalité honorable est tout à l’a-
vantage du public : car ce que les uns n’au-
raient pu recueillir à temps, les autres viennent
nous l’offrir. D'ailleurs le champ de la géogra-
phie-physique est aussi vaste que celui de la
nature elle-même, c'est-à dire infini. C’est par
les voyages que nous acquerrons les connais-
sances les plus intéressantes et les plus posi-
tives sur tout ce qui vit ou végète sur le globe
que nous habitons, et qui n’est pas encore à
338 . ANNALES EUROPÉENNES.
beaucoup près assez connu. Comme il faudrait
consacrer un temps que peu d'hommes pos-
sèdent, pour lire tous les voyages exécutés
jusqu’à ce jour , ilest précieux de trouver, dans
des ouvrages périodiques , le recueil de tout
ce qu'ils peuvent présenter de plus instructif
et de plus attachant; et les deux journaux que
nous annoncons ont le mérite de laisser sous
ce rapport peu à desirer.
FIN DU PREMIER TRIMESTRE.
ANNALES EUROPÉENNES
DE PHYSIQUE VÉGÉTALE
ET D'ÉCONOMIE PUBLIQUE,
RÉDIGÉEES
Par une Société d’Auteurs connus par des ouvrages de PHYsiQue,
d'HISTOIRE NATURELLE et d'ÉGONOMIE PUBLIQUE.
Suite et conséquence de tout ce qui précède,
avec quelques vues sur la chaîne des Andes
de l’ Amérique , considérée comme un des
grands monuments méléorologiques de la
terre.
eee
Ci. dans lintérêt public que nous nous
faisons un devoir de placer, en tête de ce ca-
hier, la lettre que nous recevons d’un admi-
nistrateur distingué, qu’il ne nous est pas per-
mis de nommer, et qui a, comme on le peut
voir , l'habitude de lire dans le grand livre de
la nature.
M.
« Je suis charmé que vous ayez bien voulu
faire attention à la lettre que j'ai eu l'honneur
de vous écrire, et qui exprime si sincèrement
É: 24
340 ANNALES
la haute opinion que j'ai conçue de l'important
ouvrage que vous mettez au jour, sous le titre
d'Annales européennes. »
« Je vois avec un plaisir tout particulier,
que le ministere lui accorde une attention fa-
vorable. C’est au ministère surtout à y donner
toute sa pensée. Les Gouvernements ont en-
core autre chose à faire que des lois. C’est à
eux qu'appartient la noble tàche de réparer
les grandes üévastations produites dans le do-
maine de la nature, et que vous signalez si
bien. »
« Ce n’est point dans la région des astres,
comme le croit le vulgaire, qu’il faut aller
chercher les causes des funestes altérations opé-
rées dans les climats, et de ce trouble qui
règne et s’accroit dans les parties d’un grand
tout, nécessairement composé avec une har-
monie parfaite. Ces causes sont proche de
nous, et viennent de nous. C’est la main de
l’homme qui pèse sur le globe. On n'a vu jus-
qu'ici dans les arbres que des moyens de cons-
truction et de chauffage; mais assurément ils
ont une plus haute destinée, et c’est ce que
vous démontrez, monsieur, avec autant de
jugement que de savoir, etc., etc. »
« Agréez, elc. , votre abonné, »
EUROPÉENNES. 34
L'ATTRACTION est, à n’en pouvoir douter, la
grande puissance physique qui régit l'harmo-
nie du globe : les bois qui, remplis d’électri-
cité, aspirent les rayons lumineux, l'air, les
vapeurs et tous les fluides répandus dans lat-
mosphère, comme principes indispensables à
la végétation, sont, par leur action vivante,
attractive et variée, les régulateurs naturels
des températures et de tous les météores, que
le concours du soleil, la forme, la composi-
tion et la direction des montagnes modifient
suivant les différentes latitudes de la terre,
Originairement chaque zone était le centre
d’une sphère différente, qui avait ses clima-
tures et ses productions distinctes. Tous les
points du globe avaient reçu des attraits et des
charmes particuliers pour attacher l’homme à
son sol natal, comme au plus beau séjour de
l'univers.
Les faits et les observations consignés dans
les cahiers précédents démontrent avec évi-
dence que la force et les éléments de la végéta-
üon ont diminué avec les bois, et qu’à mesure
que la charrue à étendu ses limites, Îles ré-
coltes sont devenues plus incertaines et moins
abondantes.
La trop grande extension de la culture semble
2/1.
3/42 ANNALES
ètre l'effet d'une erreur d’autant plus funeste ,
qu'elle a pour elle le respect des siècles , parce
que les hommes en ont élevé la pratique au
rang d’une science, sous les formes les plus
vénérables. Ce culte faux, sous une infinité de
rapports, et qui a été propagé avec trop de
succès, peut-être, par les Triptolèmes de tous
les temps, a porté insensiblement la confu-
sion et l'épuisement dans les grands labora-
toires de la nature. Pour peu qu'on voulüt
continuer de s’y adonner avec aussi peu de mé-
nagement, il conduirait à l'extinction graduelle
de toutes les productions et au dessèchement
complet de la terre.
L'usage du pain , qui est le simple résultat
de notre éducation, est si peu indiqué par la
nalure, qu'on est obligé de faire violence au
gout des enfans pour les y habituer; cet usage,
disons-nous, est devenu, dans certain pays,
le besoin le plus impérieux , le plus indispen-
sable. 11 y produit souvent les inquiétudes et
les secousses les plus violentes dans l’ordre s0o-
cal. Sous ce point de vue, il peut être intéres-
sant d'examiner (avec tout le respect que mé-
rite un sujet aussi délicat) si cette ressource
due éminemment au génie et à la puissance de
l'homme fournit, aux prix des plus grands et
des plus étonnants travaux, l'équivalent des
EUROPÉENNES. 343
aliments nutritifs et des productions que la na-
ture offre gratuitement au moyen des forêts,
sur le même espace qu'occupe la culture des
grains. +
La nature, quiavaitrépandu, avec ses beau-
tés magiques , la profusion sous les pas et au-
tour de l’homme, lui avait préparé, dans l’a-
bondance des arbres, des eaux et des pétu-
rages , les ressources les plus étendues, telles
que la chair des animaux, celle des poissons,
des volatiles domestiques, des fruits, des légu-
mineux variés à l'infini, et par-dessus tout les
trésors des laitages , aussi inépuisables que les
vastes prairies forestières qui existaient avant
les défrichements.
Les bois, les eaux, les paturages sont in-
contestablement les trois plus riches sources
des productions naturelles. Par l'influence: de
ces puissants éléments de l'abondance générale,
tout prospère et tout abonde sur la terre.
Les grands bois qui maintiennent les tem-
pératures et la présence des eaux , offrent dans
les moissons suspendues à leurs rameaux , et
surtout dans leurs précoces et intarissables
savanes , des avantages immenses qu'on parait
avoir perdus de vue depuis que les forétsontété
si rapidement détruites.
Ces belles prairies forestières , qui, dès l’au-
344 ANNALES
rore du printemps et pendant les trois quarts
de l’année , présentaient , à nos troupeaux, des
abris et les paturages les plus savoureux , les
plus énergiques , permettaient de multiplier
sans terme ces précieux animaux; de ménager,
de laisser mürir les herbes de nos prés, afin
d’éemmagasiner leurs tributs Fee pour les
besoins de l'hiver: .
Il n'y a pas plus de quarante ans que J'ai en-
core vu le lieu de ma n aissance entouré de
bois antiques et nourriciers qui, pendant huit
et neuf mois de l’année , étaient remplis de
nombreux troupeaux de vaches, de porcs, de
chèvres et de moutons, dont la possession était
la source d'une douce et modeste aisance dans
tous les ménages ; les glands et les faines cou-
vraient la terre, fière de sa riche fécondité;
partout les pasteurs faisaient résonner, de
leurs longs chalumeaux d'écorce de bouleau,
d'aulne ou de saule, le ranz pastoral des
vaches, que Jean-Jacques n'a pas dédaigné de
placer dans son dictionnaire de musique.
De tous côtés les échos joyeux et multiphiés
répétaient les sons des flütes champetres et des
pipeaux : alors la jeunesse prenait ses inno-
cents ébats sous de frais ombrages , au milieu
des scènes riantes qu'offrait de tous côtés une
nature animée, variée et embellie des plus ai-
EUROPÉENNES. 345
mables attraits; mais ces bois si utiles , et d’un
agrément indéfinissable , ont disparu : le vide
et le silence des déserts, les privations , la mi-
sère même, ont succédé à de doux spectacles,
aux accents de la gaieté, à l'honnète aisance.
Nous avons vu, dans le deuxième cahier,
que les cultures avaient insensiblement enva-
hi, en France, près de98 millions d’arpents de
forêts, environ les trois quarts de sa surface
totale.
Enftomptant les feuilles et les rameaux très-
| nutritifs que broutent les animaux pour les-
pace qu'occupent les pieds des arbres, il résulte
de cet état de choses, l'extinction d'environ
quatre- vingt- dix-huit millions d’arpens de
prairies forestières : surface près de neuf fois
celles des prairies naturelles que baignent nos
eaux , et qui sont pour nous un objet de fenai-
son et d’approvisionnement en fourrages de
l'hiver.
En accordant six arpents pour la nourriture
d'une vache, de deux chèvres et d’un porc
seulement (1), qui serait copieusement nourri
par les fruits forestiers, et par les racines qu’il
(1) On porte ici une surface double du nécessaire, à
cause des générations qui doivent s'élever pour se rem-
placer successivemen£.
346 ANNALES
déterre en fouillant, il s'ensuivrait que les
98 millions d'arpents de forêts , aujourd'hui
défrichés, pouvaient jadis nourrir 6 millions
65o mille vaches ou bœufs du poids de 400
livres; 33 millions 300 mille chevres du poids
de 4o livres, et 16 millions 650 mille porcs
du poids moyen de 140 livres : ce qui fournit
un produit annuel de 10 milliards 323 mil-
lions de livres de viande, qui, réparties entre
7 millions de feux, donneraient 1474 livres
par famille de quatre individus par an.#
IL.est convenable de remarquer ici que la
vache donne quelquefois deux veaux, la chévre
plus souvent deux chevreaux; mais la femelle
du porc produit deux et trois fois par an, or-
dinairement entre six et douze petits par litée:
en n’admettant en tout que six au 7ninimum ,
on sent quel superflu immense pouvait reve-
nir au profit de la société.
En supposant le produit moyen d’une “hé
à trois pots de lait, et celui d’une chèvre à un
pot, il résulterait 83 millions 250 mille pots
de lait par jour, ou 16 millions 650 mille livres
de beurre, outre 48 millions de livres de lait
caillé , ou 24 millions de livres de fromage (1).
(1) La Hollande, dont le sol n’égale en aucune maniere
celui de la France , tire annuellement de ses pâturages,
EUROPÉENNES. 34
On s’abstient, pour conserver à ce calcul une
juste modération , d'y ajouter limmensité que
98 millions d’arpents de forêts pouvaient of-
frir en oiseaux, en poissons, en gibier, en
fruits , en miel et en cire, etc., etc., outre le
précieux combustible et les bois de construc-
tion , si indispensables et si rares aujour-
d'hui.
En déduisant de 98 millions d’arpents dé-
frichés , 50 millions d’arpents qui se composent
de marais , de landes , de bruyères et desur-
faces non susceptibles d’être cultivées , il res-
tera environ 68 millions d’arpents supposés en
état de culture quelconque. On voit que, par
le résultat des défrichements, 30 millions d’ar-
pents restent en état de stérilité permanente,
tandis qu'en état de bois ils ne cessaient de
produire.
Le blé ne revenant au même champ d’où
il sort, qu'à la troisième année , admettons à
présent que, sur ces 68 millions d'arpents de
terres, qui se composent de qualités mau-
vaises, de médiocres et de bonnes, le tiers
(ce qui n’a pas lieu) soit réguliérement en-
semencé en blés, qui est le grain du prix le
pour 80 millions de beurres et de fromages, qui s’ex-
portent comme superflu de saconsommation.
348 ANNALES
plus élevé ; supposons , après avoir déduit ce
qu'exigent les semaillés et les pertes qui ré-
sultent de l’intempérie des saisons , qu'un ar-
pent offre encore en résultat net et d’une ma-
niére invariable sept quintaux de blé, les 22
millions 660 mille arpents produiraient 158
millions 620 mille quintaux.
Admettons aussi, en défalquant , avec la
partie qui reste en Jachere ; les dépenses
énormes que les cultures exigent, principale-
ment en chars, en attelages, en fourrages, en
bâtiments et en main-d'œuvre, que l’autre
tiers, généralement cultivé en orge et em
avoine , offre encore la moitié de la valeur des
terres ensemencées de blé, ce serait 79 mil-
lions 310 mille quintaux à ajouter au premier
produit , et qui composeraient dans leur en-
semble la quantité de 237 millions 930 mille
quintaux de blé.
On sent , à ce calcul tout généreux pour les
céréales, qu'il peut couvrir encore les produits
des précieuses cultures du lin, du chanvre,
de la pomme de terre, de tous les légumineux;
de la garance, du pavot, etc.
En adimettant le prix moyen du quintal de
blé à 12 francs (1), les 237 millions 930 mille
(1) J'ai vu; pendant vingt ans , dans le département
EUROPÉENNES. 349
quintaux s’éléveraient à une valeur de à mil-
liards 855 millions 160 mille francs.
Si, d'un autre côté, on metles 10 milliards
323 millions de livres de viandes différentes ,
seulement à 6 sols chacune (1), il en résul-
terait, outre 49 millions 65o mille peaux avec
les poils , une valeur de 3 milliards 254 mil-
lions {00 mille francs : c'est-à-dire, un produit
de 241 millions 740 mille francs de plus que
n'offrent les cultures dans les hypothèses les
plus favorables.
Ici, la terre en état de bois , est conservée
dans sa beauté, sa force, et son intarissable
fécondité; ses productions s'offrent toutes et
gratuitement sous la forme des aliments dont
on peut jouir immédiatement : aucune circon-
stance atmosphérique ne peut ni les altérer , ni
les diminuer : là, règne la nature aussi puis-
sante que prodigue; elle n’a rien à redouter de
l’inclémence des saisons, parce qu’elle les do-
mine.
Mais le blé arrivé, après les plus grands tra-
vaux, dans les greniers , n'est pas encore, en
de la Meurthe, le prix moyen du sac de blé , pesant 190
livres, à 16 francs, tandis qu'on le porte ici à plus de
22 francs.
(1) Ce prix moyen est généralement au-dessous de
ceux des boucheries en France,
350 ANNALES
cet état, un aliment; il doit encore passer au
moulin ; ensuite par toutes les métamorphoses
de la panification, et exiger une quantité de
combustibles, immense, pour offrir, tous les
jours en France, environ 30 millions de livres
de pain , comme nourriture en général simple-
ment accessoire aux aliments plus substantiels
qui sont nécessaires à l'homme.
On sait que le blé est sujet à des maladies ;
que beaucoup de circonstances en causent l’a-
varie, et que si une fois la partie glutineuse
(très-fermentescible) estatteinte, alors le pain,
au lieu d’être un aliment agréable et salutaire,
devient une nourriture D dangereuse , dont
l'indigent toujours réduit aux ailes infé -
rieures , est la premiere victime.
Il est reconnu que près d’un quart des terres
défrichées n'offre qu'un faible produit par la
culture; soit à cause de leur trop grand éloi-
gnement des fermes, qui ne permet pas de
leur donner les engrais nécessaires ; soit à rai-
son de leur qualité médiocre, ou froide, ou
brülante ; on les cultive e plus pour la Rte et
par obligation de bail, que pour le produit :
ces terres ne sont et ne peuvent être bonnes
qu’en nature de bois.
Les cultivateurs, privés de la riche ressource
des pâturages en bois, se voient obligés, pour
EUROPÉENNES. 351
nourrir le bétail nécessaire à leurs travaux, et
suppléer à l'insuffisance générale des prairies,
de cultiver au moins le vingtième de leurs
terres en luzerne, en trèfle, sainfoin, etc.,
sans compter les avoines qui, comme four-
rages , alternent avec les blés.
Quelqu'idée que l'on se fasse du calcul com-
paratif qui précède, et dans quelque limite
que l’on resserre les conclusions que nous
avons voulu en tirer, du moins ne peut-on
s'empêcher de connaître ici, que, dès que
l’homme a interverti, avec excès, l’ordre na-
turel des choses établies, il a été obligé de
recréer à la sueur de son front, ce qu'il avait
détruit sans nécessité.
Il est important de remarquer aussi, que les
coupes méthodiques ne peuvent remplir, dans
le système général de la nature, les concor-
dances que les bois de haute-futaie ont avec les
éléments et avec toute l’économie animale.
Les taillis, toujours dans l'enfance, sont aux
arbres nourriciers ce que les adolescens sont
à la virilité; ni les uns ni les autres n’ayant, à
cet âge , la faculté de se reproduire, ils ne
présentent, en cet état, encore aucune perfec-
tion à la société. D'ailleurs ces bois, qui sont
ouverts et livrés à l'inclémence des saisons,
352 ANNALES
languissent dans leur croissance et voient, par
les mêmes raisons , fuir ou périr les oiseaux
et les animaux qui y chérissaient leur asile:
car ceux qui ne se nourrissent que des fruits
des arbres forestiers, comme les tributs d’oi-
seaux , ainsi que la biche, le cerf, le chevreuil,
le porc et le sanglier, périraient de faim dans
les simples taillis, et manqueraient à nos be-
soins.
L'économie rurale a perdu des ressources
inappréciables dans les plantureux pâturages
des anciennes fôrets; non-seulement toutes les
espèces de bestiaux pouvaient y subsister sans
auire à des arbres séculaires ; mais leur par-
cours, qui engraissait le sol, diminuait l’ac-
croissement des mousses ; les herbes, les
plantes broutées croissaient avec plus de force:
enfin nourris par tant de végétaux variés, de
parfums différents, et respirant l'air balsa-
mique des bois, ces animaux offraient , d'une
part, des laitages meilleurs, et de l’autre, une
chair plus ferme et plus savoureuse.
Aujourd'hui les bois taillis présentent tout
l'opposé de ce tableau d'abondance universelle:
c’est celui de la proscription du règne animal,
Les troupeaux ne pouvant entrer dans €es
jeunes forêts, sans nuire à une végétation qui
EUROPÉENNES. 353
-est encore dans l'enfance , la loi impérieuse de
laconservation lesen écarte inexorablement (1).
Si par malheur une vache, une chèvre, allé-
chées par les pâturages odorants, s'échappent
un instant, aussitôt le garde est là, et le pro-
ces-verbal s'ensuit.
Nous avons vu combien on se plaignait des
chèvres , unique ressource cependant dés fa-
milles pauvres... La pénurie des pâturages est
devenue telle, dans l'état de nudité actuelle de
nos Campagnes, que plusieurs conseils géné-
raux de département (session de 1817 } se sont
vus contraints de demander que, dans les
communes où il n'existe plus de parcours,
nul ne puisse avoir de bestiaux , sil ne Jus-
tifie pas des moyens qu'il a de les faire sub-
sister dans ses propres pâturages.
Il faut, pour en venir à une mesure autant
sévère contre les familles indigentes , déjà pri-
vées de bois , que la nature végétale soit tota-
lement détruite : car les simples buissons d’au-
bépine, d’églantier et de irœne, qui bordaent
nos chemins champêtres, et qu'on laisse cou-
————————_—_—_———————_—_——___— ————_—_—_——
(1) Les arbres pompant les eaux de l'atmosphère, en
raison de leur âge, de leur force, de leur étendue et de
leur élévation , les taillis ne peuvent en offrir autant à la
terre que les bois de haute-futaie,
» +
354 ANNALES
per et arracher avec beaucoup trop d’indiffé-
rence, suffisent par leurs feuilles et leurs ra-
meaux, avec le saule, la ciguë et les plantes
les plus âpres qui croissent sur les terrains in-
cultes, à la sobriété de la chèvre, qui offre en
retour son nectar aux enfants des ménages
pauvres, pour qui elle est, avec la pomme de
terre farineuse, la providence de la vie.
La pomme de terre, dont la culture a été
recommandée avec une grande et prévoyante
prédilection, par le ministère de l'Intérieur ,
est le plus riche présent que nous ait fait le
nouveau monde. Cette humble racine , long-
temps dédaignée, puis médiocrement appré-
ciée, est d'une bien autre importance que le
blé dans l'économie sociale. Lorsque la grèle ,
les pluies, les sécheresses diminuent ou dé-
truisent même les moissons, cette racine vi-
goureuse, qui résiste à tout, vient calmer les
inquiétudes que cause la disette des grains.
Elle peut être "considérée comme le remède
certain contre les famines qui procèdent de la
rareté du pain : On ne saurait trop en propager
la culturé.
Le blé fort difficile veut , pour bien réussir,
une terre forte , substantielle ; des amende-
ments et au moins trois labours à la charrue,
à l’aide de chevaux ou de bœufs, qui con-
' EUROPÉENNES. 355
. somment les fourrages (1) ; la pomme de terre
ne demande, au contraire, qu’une terre fraiche,
médiocre et sablonneuse ; et au lieu de char-
rue, la bèche et la pioche, avec un travail mo-
déré, auquel suffisent les femmes, les vieillards
et les enfants.
Le produit ordinaire d’un arpent de blé (2)
est de trois à cinq sacs; celui d’un arpent en
pommes de terre, est.de 4o à 60 sacs : ce qui
est d’une quantité au moins dix fois plus cou-
sidérable que celle du blé, qui exige dix fois
plus de sacrifices et de travaux.
Le blé , avant et après être entré dans les
granges, est sujet à des avaries et n’est pas en-
core , en sortant de la grange , un aliment ; la
pomme de terre qui n'éprouve aucune mala-
die est, en sortant de terre, et jusqu'à l’ar-
rivée de la récolte nouvelle , le meilleur et le
plus nourrissant des comestibles.
Le blé, qui à causé la diminution des ri-
chesses naturelles , ce grain qui est sujet à
toutes les vicissitudes des saisons , après en
(x) Cet objet de consommation est digne de la plus
haute considération, parce qu’il diminue, dans une pro-
portion immense, les laitages, la chair et la toison des
animaux , nécessaire aux ménages.
(2) Je parle ici d’un arpent de vingt mille pieds
carrés.
É. 25
M
4
356 ANNALES
avoir indirectement arrêté le cours, n'a visi-
blement pas été destiné à l'usage de l'homme;
sans quoi il lui aurait apparu, Comme fruit ou
comestible, mangeable sous sa première forme:
c'est tout simplement, dans nos guérets, une
production artificielle , qui ferait désespérer
de la providence , si on s’y attachait trop aveu-
glément : car les opérations chimiques de la
panification , qui changent sa nature, n'offrent
jamais qu’un aliment accessoire, et de beau-
coup inférieur à celui de la simple et modeste
pomme de terre.
Des hommes estimables et bien intentionnés
ont, à chaque diseite de grains et sur-tout à
l'occasion de celle si générale, si calamiteuse
de 1817, proposé de ràper la pomme de terre
et d'ajouter, par forme de supplément, en
farine à celle fort rare et bien malsaine des
blés mouillés, pour en faire un pain mixte
de ces deux substances , et d’en augmenter
la quantité : c'était, en partant des sentiments
les plus louables, allier l'or à l'argent , et pro-
clamer, en même temps ,urne erreur nouvelle,
qu'il est utile de combattre, parce qu’elle pour-
rait avoir à son tour des suites funestes.
Je sais, par plus de vingt ans de séjour à
la campagne, que la fécule de pomme de terre,
râpée et tamisée dans plusieurs eaux, produit
EUROPÉENNES. 357
une farine blanche, étoilée comme la neige
et incorruptible, dont on compose des bouil-
lies, des pâtes, des gâteaux d’une saveur, d’une
délicatesse supérieure à tout ce que les plus
fines farines de blé peuvent offrir. La plus pré-
cieuse différence qu'il ya entre ces deux farines,
c'est que celle de la pomme de terre fortifie ou
rétablit les estomacs débiles ou délabrés , que
souvent celle d'un blé malsain a dérangés.
La première enfance est particulièrement
intéressée dans cette cause importante : les
enfants qui commencent à quitter le sein de
leur nourrice, sont nourris pendant près de
deux ans, avec la bouillie composée de lait
et de farine de blé, qui leur cause souvent
des coliques et d’autres souffrances, que la
fécule de pomme de terre leur ferait éviter.
Le : procédé du répage de la pomme de
terre crue, qui exige d’abord qu'on ait pelé
ce tubercule, opération assez longue, suivie
de la trituration et de la dessiccation, ce pro-
cédé ne peut convenir qu'aux ménages aisés,
qui peuvent faire quelque sacrifice pour se
procurer un mets aussi délicat : cette fécule
se vend aujourdhui comme le sagou des
Indes.
Mais proposer sérieusement de räper la
pomme de terre pour en faire du pain, c’est
25.
358 ANNALES
mal connaitre cette précieuse racine; c'est
tout comme si l’on proposait de ràper les
pommes et les poires, afin d’en avoir la pou-
dre pour en faire des compottes ou des tartes ;
on sent que non seulement la réduction de
la: pulpe serait forte, mais que le suc gastri-
que, qui constitue l'essence et la saveur de
la chair, serait perdu.
Là nature n’a nullement besoin du secours
de la science pour se faire comprendre: on
reconnait les productions qu'elle nous des-
tine au mérite d’être immédiatement un ali-
ment pour l'homme. La pomme de terre est,
sortant des champs, le meilleur des pains
tout pétri: elle n’a besoin que de passer au
feu, pour offrir sa délicate et nourrissante
fécule, sous toutes les formes imaginables.
J'ai vu, dans plusieurs pays et particalière-
ment dans les villages de la Lorraine Alle-
mande, verser tous les soirs sur la table du
soupé, un grand panier de pommes de terre,
cuites tout simplement à l'eau, que la famille
mange en guise de pain et de comestible avec
du lait caillé; ce n'est qu'après ce repas qu’on
mange, avec du fromage, un morceau de
pain de seigle, souvent collant, gercé et
moisi, plus par habitude que par besoin.
Je n'ai jamais vu nulle part , chez les habitants
EUROPÉENNES. 350
de Ja campagne, plus de carnation, de force
et de santé.
Il y a huit ans que la récolte des grains
ayant été médiocre, le sac de blé est monté,
dans le pays que j'habitais (1), de 16 à 50, et
jusqu'à 6o francs, prix calamiteux, que la
classe des manœuvres et celle des petits ar-
tisans, chargés de famille, ne pouvaient plus
atteindre. Heureusement que les fruits et sur-
tout la pomme de terre étaient là pour mo-
dérer les inquiétudes et adoucir l’amertume
de la privation du pain. J'employais alors une
centaine d'ouvriers dans mes ateliers, dont
les travaux commençaient à minuit : à sept
heures du matin arrivait ce précieux pain du
pauvre, sous la forme la plus appétissante :
c'étaient des paniers de pommes de terre,
rôties au four du poële de tôle que possè-
dent tous les ménages de ce pays. Le père,
la mère et les enfants, rangés antour, s’en
délectaient, sans plus songer qu'il y avait
jamais eu de pain de blé pour eux.
Les plus recherchés, et c’est une véritable
(1) Département de la Meurthe. En 1817, le prix
moyen du blé a sextuplé dans ce pays, qui est un des
plus riches en grains de la France, puisqu'il en fournit à
l'Alsace , à la Franche-Comté et à la Suisse,
360 ANNALES
friandise pour ceux qui en ont goûté, trem-
paient d’abord les pommes de terre dans de
l'eau salée, avant de les mettre au four; il
est difficile de rendre combien ce comestible
devient, par cette simple préparation, agréa-
ble et savoureux ; mais ce qui est surtout
digne de remarque, c'est que les hommes
faits en mangeaient jusqu'à trois et quatre
livres, et regagnaient , à cette nourriture saine
et substancielle, des forces épuisées par le tra-
vail, tandis que la même quantité de pain,
mangé seul tous les jours au même repas, les
aurait fait périr; car 1l est reconnu qu'il w’y à
pas d'indigestion plus facile ni plus dangereuse
que celle du pain. Aussi, à partir de cette an-
née, la pomme de terre a-t-elle été considérée
véritablement comme le pain de la Providence
du pauvre, comme le plus puissant secours
contre la famine; et la culture en a été par-
tout augmentée. #
Les grands déboisements ayant privé les
ménages de la ressource des glandées , autre-
fois si abondantes pour lengrais des pores, la
pomme de terre y supplée à un prix et avec
une abondance que le blé ne pourrait offrir :
la volaille y trouve également une nourriture
qui l’engraisse promptement.
L’adage populaire , qui établit que l’habi-
EUROPÉENNES. 36:
tude est une seconde nature , n'est que trop
justifié : car l'habitude nous a fait du pain un
besoin si impérieux, qu'il semble que de sa
possession ou de sa privation dépendent les
destinées des Etats.
Les habitants des villes et des grandes villes
surtout, privés de beaucoup d'aliments qui
se trouvent en abondance dans les campagnes,
ont un plus grand motif d'aimer le pain, par-
ce que pétri avec les plus belles farines, et
offert par l’art des boulangers, sous des formes
séduisantes, il leur en rend l'usage aussi néces-
saire qu'agréable; mais dans les pays sablon-
neux et montagneux , Où la terre impuissante
à produire du blé, n'offre que le seigle, l'orge
et le sarasin ou blé noir, la bonté du pain et
la jouissance qu'il procure ne sont plus les
mêmes : car ici il faut toute la puissance de
l'habitude , avec une constitution robuste pour
aimer et digérer le pain d'orge, àpre et ter-
reux , et le pain de sarasin plus äpre encore,
noir comme la tourbe , sans saveur ni agré-
ment. Voilà l'aliment du pauvre, et ille veut,
parce qu'il porte léfnom de pain.
L'année disétteuse de 1817 a démontré de
quelle haute importance il est pour le Gouver-
nement et pour la société en général, d'asso-
cier aux céréales si visiblement subordonnées
362 ANNALES
à l’intempérie des saisons, des cultures dont
les produits moins variables puissent suppléer
avantageusement à la rareté, à la cherté en
quelque sorte périodiques du pain.
La France présente ici un double exemple
bien frappant, bien propre à fixer enfin une
opinion invariable sur le danger de compter
avec trop de sécurité sur les ressources ali-
mentaires des céréales ; elle possède bien cer-
tainement un des sols les plus fertiles de l'Eu-
rope; les cultures y occupent, dans une pro-
portion plus grande que partout ailleurs, les
trois quarts de sa surface , et cependant
l'influence d’un seul vent irrégulier suffit
pour altérer , diminuer , anéantir même les
moissons et répandre les plus graves inquié-
tudes.
L'année 1817 fera à jamais époque dans les
annales agronomiques : les cultures les plus
étendues promettaient l'abondance ; les cam-
pagnes offraient un coup d'œil magnifique;
les blés étaient déjà en épis ; l'apparence d’une
moisson riche et prochaine réjouissait tous les
cœurs ; il ne fallait plus gun mois à linfati-
gable laboureur pour jouir du fruit de ses
longs travaux, lorsque les hyades pluvieuses
sont venues arrêter la maturité des grains si
sujets à l’avarie même lorsqu'ils sont sur pied ,
EUROPÉENNES. 363
et changer les plus douces espérances en une
calamité publique.
Cette époque, déjà si remarquable par les
grands sacrifices faits à la- paix générale, a pré-
senté, d’une part, le spectacle profondément
affligeant d’une nation éminemment agricole
et cultivant un sol des plus fertiles, réduite,
par le simple dérangement des vents, à cher-
cher son pain aux derniers confins de la mer
Noire, aux rivages civilisés de l’ancienne Tau-
ride ; distants de huit cents lieues des nôtres ;
et de l’autre un ministère sage et prévoyant,
forcé de faire dans sa sollicitude l'énorme sa-
crifice de7o millions en achat de blés étrangers
pourcombler le vide de nos moissons et adou-
cir l’accablement d'une famine, grossie, exal-
tée par l'erreur et surtout par la fausse opinion
qui considère le blé comme une substance in-
dispensable , et le pain comme aliment de né-
cessité première, comme nourriture d’habi-
tude.
Mais quelles n'eussent pas été les suites de
cette pénurie de blé , appelée famine , sile mi-
nistère eut été moins prompt à approvision-
ner la France, ou si les moissons avaient aussi
manqué dans la Russie méridionale et dans le
royaume de Maroc, qui nous ont envoyé les
leurs à notre secours ? L’observateur est encore
364 ANNALES
effrayé de l'idée des maux qui auraient pu
nous accabler.
De ces observations fondées sur des faits ir-
réfragables et de la plus haute importance, il
résulte que tel fertile , que tel bien cultivé que
puisse être un pays, les déboisements qui ont
interverti la marche primitive des saisons nous
ont conduits à une intempérie dans les vents,
et à une si grande versatilité dans les clima-
tures, que les bonnes moissons ne peuvent
plus être attribuées qu'à l'effet du hasard ; en-
fin, au cours fortuit et fantastique des mé-
téores ; et qu'il serait aujourd’hui difficile de
croire que, sur une simple période de cinq an-
nées, il n’y eût pas une année de privations,
de sacrifices et de larmes.
Il serait donc du plus grand intérêt pour le
repos de la société , de parvenir à modifier l’o-
pinion enracinée depuis plusieurs siècles , qui
nous fait considérer le pain factice des céréales
comme la substance premiere, indispensable
à la vie, tandis que la providence, si pré-
voyante dans limmensité des productions
qu’elle a destinées à l’homme, ne le lui a pas of-
fert. Le pain, qui est peut-être laliment le
moins convenable à notre constitution, n’est
d’ailleurs , on ne doit cesser de le répéter avec
courage, qu'une simple nourriture accessoire
EUROPÉENNES. 365
à celles plus substantielles qui nous sont réel-
lement indispensables... Et cet aliment acces-
soire et artificiel influe cependant non seu-
lement sur le bonheur et la paix de la société,
mais il à pris un tel rang dans nos besoins,
même dans l'opinion des peuples, que les fo-
rêts, les températures, notre santé, les plus
beaux présents et le plus riche spectacle de la
nature, lui ont été, s’il faut le dire, aveuglé-
ment sacrifiés.
Il n'est plus temps de se faire illusion. Nous
voyons , à n'en pouvoir plus douter, que plus
les cultures ont pris d'extension, plus les ré-
coltes sont devenues médiocres et incertaines.
Comme il serait aussi illusoire que dangereux
de trop compter sur les tributs réguliers des
céréales , il est urgent de multiplier les pro-
ductions farineuses, parmi lesquelles la pomme
de terre occupe le premier rang, afin de pré-
venir le renouvellement des maux auxquels
nous venons d'échapper, et d'éviter aussi les
grands sacrifices qu’exige les achats de blés.
Nous avons vu que la modeste pomme de
terre , tout en abandonnant les terres les plus
substantielles au blé, offre un produit décuple
de celui de ce grain. Ainsi cinq millions d’ar-
pents dans toute la France, ou 62 mille par
département, cultivés en pommes de terre,
vs.
366 ANNALES
produiraient d'une manière presque inva-
riable, autant que cinquante millions d’ar-
pents dans tout le royaume, ou 620 mille par
département, cultivés en blés dans les hypo-
theses les plus favorables.
Si le ministère de l'Intérieur , que distingue
une sage prévoyance, continue à augmenter
les primes d'encouragement pour la culture de
la pomme de terre , il la conduira à sa volonté,
DT dixième des terres arables, et dès-lors il
_ fera cesser pour jamais toute possibilité de fa-
mine réelle on même imaginaire, et maintien-
dra aussi avec certitude le prix du pain au taux
modéré qui convient au bonheur et à la tran-
quillité du peuple.
Cet heureux ordre de choses facile à réaliser,
est vivement à désirer, parce que les prix du
pain et du bois, servant d'échelle aux prix de
toutes les autres denrées, il en résulterait, avec
une tranquillisante sécurité , une économie
générale dans celui de la main-d'œuvre peur
tous les arts et métiers.
: Nous avons dit que les récoltes, dans l’état
de nudité où se trouve réduite une partie de la
terre, dépendaient aujourd’hui plus du cours
fortuit et variable des vents particuliers, aux-
quels de nouveaux et de trop grands vides ont
donné naissance , que de l'ancien ordre astro-
EUROPÉENNES. 367
nomique des saisons, que les vents cardinaux
avaient la mission de maintenir.
Les vents cardinaux avaient, dès les premiers
âges du monde, leur point de départ des quatre
pôles de la terre, pour l’assainir et la faire
fructifier au moyen de leur souffle alter-
natif et régulier : comme ils changent de
caractère et de nature, par la situation des
continents, des mers et des latitudes, nous ne
parlerons que de ceux qui exerçaient autrefois
leur heureuse influence sur l'Europe, pour
nous faire jouir du bienfait invariable des sai-
sons : nous disons autrefois, parce qu'il est
bien visible aujourd'hui que cet ordre pri-
mordial est interverti par des causes qui pro-
cèdent des ouvrages de l'homme.
Plus on considère ce grand édifice du monde,
plus on remarque cette harmonie toujours
existante d’une attraction mutuelle et immense,
qui étonne la conception humaine... Le soleil
et les pôles, qui sont les grands foyers de la
dilatation et de la condensation , semblent
avoir confié aux vents qu'ils engendrent, le
soin de modifier les températures et les saisons;
et si leur naissance et leur cours étaient le pro-
duit des vides de la terre’, de la dilatation et
de la condensation de Fair, nous pourrions
concevoir que la cause d’un vent peut avoir
368 ANNALES
lieu à une distance indéfinie de son point de
départ : leur cours régulier ou irrégulier pour-
rait donc être attribué au plein ou au vide qui
a lieu sur la terre.
Ilest si vrai que les températures qui, par
leur durée et leur intensité, forment les saisons,
recoivent leur modification des vents, qu'on
a de tous temps considéré les quatre vents car-
dinaux comme destinés , dans leur mission
primitive , à caractériser les véritables saisons
astronomiques.
Dans les premières époques, la terre ne pré-
sentait d’autres vides que l’espace des mers,
des lacs, des fleuves, et ceux des immenses
chaines de prairies qui, gracieusement enca-
drées par des masses serrées de bois élevés,
se suivaient sans autre interruption d’une
extrémité du continent à l’autre. Les vents
n'ayant alors qu’une cause, qu'une origine, ne
pouvaient avoir qu'un cours uniforme, dont
la direction, la hauteur des montagnes et la
nature des boisements , modifiaient l'influence
suivant les besoins des latitudes.
Le vent d’Est, Nord-Est , succédant après la
révolution de l'hiver au vent du Septentrion ,
parcourait la terre depuis les rivages de la
Chine jusqu’à ceux de l'Atlantique sur un mé-
ridien de 2500 lieues : il devait être un vent
EUROPÉENNES. 369
sec el encore àpre, mitigé cependant par son
influence Orientale : sa mission étant d’adou-
cir la fin de la saison hivernale, et de préparer
insensiblement le réveil de la nature, il avait
à nous garantir de la fonte trop subite des
neiges; à sécher lentement la terre; à prépa-
rer la végétation, mais à la préserver eepen-
dant par son àpre sécheresse de trop de préci-
pitation, pour ne po'nt l’exposer aux surprises
des frimas.
Après ce vent préparateur des riantes scènes
du printemps, se levait le vent chaud et humide
du Midi, qui fondait et éteignait les neiges,
grossissait et développait les embryons des
fleurs, en étalant au milieu d’un atmosphère
de parfums, la somptueuse magnificence de
la nature, et préludait, par les plus douces
émanations du soleil, au réveil de tout ce qui
avait reposé, et à l’annonce de tout ce qui
devait répandre le bonheur.
Après la vivifiante révolution du vent du
Midi, venait le vent frais d'Occident qui, ac-
compagné de ses hyades pluvieuses , abreu-
vait la terre altérée, donnait le dernier dé-
veloppement aux végétaux, et abandonnait
ensuite aux feux du soleil le soin de mürir
les fruits.
Le vent du Septentrion reprenait son em-
370 ANNALES
pire à la suite de toutes les récoltes ; il arrivait
pour couvrir la terre de son brillant vêtement
d'hiver , et approvisionner les fontaines, desti-
nées à alimenter les ruisseaux et les fleuves;
en rendant le repos à la nature fatiguée, il
donnait à l’homme le loisir de jouir, au foyer
de sa famille, de toutes les productions en-
fantées par les trois autres périodes de l’année.
Ces vents de première origine, aussi néces-
saires que le soleil Tui-mème, pour assainir
et fructifier la terre, nous apportaient à des
époques fixes, des quatre points cardinaux du
monde, leurs influences appropriées qui ont
depuis les premiers àges marqué quatre sai-
sons distinctes, répondant exactement aux
équinoxes et aux solstices, et décrivant leurs
révolutions aussi régulièrement que l’astre du
jour autour de notre sphère; ils modifiaient
graduellement, par les souffles intermédiaires
de chaque quart de cercle, les températures
qui ne pouvaient éprouver de transitions sen-
sibles, sans faire souffrir aussitôt une partie
de la terre,
Cet heureux ordre de choses a existé, on ne
peut en douter; il entrait d’ailleurs FER les
plans de la création : sa conservation harmo-
nique y était attachée. Mais cette régularité des
saisons s’est-elle conservée jusqu’à nos jours
+ - EUROPÉENNES. 371
sans altération? Les températures Jouissent-
elles de leur première intensité, ou ont-elles
décliné?... Depuis les rivages de la Chine Jus-
_qu'à ceux de la mer Atlantique, et depuis les
bols de la mer Glaciale jusqu’à ceux de la
. ts une voix générale répond que
tout est changé et altéré..… D'où peuvent venir
ces modifications qui affectent tous les règnes
de la nature? de celle des vents. Mais d’où
viennent ces variantes dans le cours des vents?
on peut répondre, sans aucune crainte de se
tromper, des nouveaux vides formés sur la
terre par les déboisements.
Il faut, encore une fois, comparer ici l'effet
des fluides à celui des liquides , pour rendre
plus palpable l'extravasation des courants
d'air que nous appelons vents. |
Lorsqu'un fleuve est sujet à grossir, au
point de déborder de son lit ordinaire, on le
contraint par des digues qui le resserrent dans
des limites plus ou moins bien calculées, en
raison de l'apogée de son volume, qui doit s’é-
lever dans la même proportion qu'il perd en
largeur. Si ces digues viennent à être ouver-
tes ou rompues, les eaux s’échappent par au-
tant de bouches qu'il y a d'ouvertures , et
coulent jusqu’à ce que le plein ou le niveau
soit établi avec celui du fleuve : ces eaux échap-
ROUTE 04 26
372 ANNALES :
pées par des ramifications plus où moins di-
vergentes de son cours , dont elles énervent la
force , ne rentrent plus dans son lit, n'arrivent
plus au même but : elles séjournent sur des
terres basses qu'elles dénaturent et reffoi-
dissent par leur influence étrangere.
Mais l'air dans lequel notre planète nage
comme dans une mer sans limites, et sur la-
quelle il pèse partout pour sa conservation ,
est un corps bien autrement expansif qu'un
liquide, bien autrement rapide dans ses mou-
vements : la différence du niveau entre l’eau
et laterre, c’est la pente; mais l'air qui éprouve
aussi le besoin invincible de son équilibre, a
pour différence de niveau sa dilatation et sa
densité, qu’un seul coup de soleil ou un épan-
chement d'air froid peut produire avec la cé-
lérité de l'éclair, sur un espace infini, en opé-
rant une révolution subite de vent sensible
jusqu'aux distances les plus grandes,
D'après ces observations fort simples, on
peut concevoir que le premier vide opéré par
la destruction d’une forêt, a dù produire un
ébranlement proportionné dans l’espace de l'air
environnant, combiné avec une première ra-
mification d'un des vents alizés : car il est vrai-
semblable que la masse du fluide aériforme a
ses limites éternelles, comme celle des eaux
' EUROPÉENNES. 373
de la terre, dont la quantité ne peut diminuer
ni augmenter
A mesure que ces destructions se sont mul-
tipliées, la divergence et la convergence de ces
courants d'air ont dü prendre naissance aux
dépens de la force et du cours régulier des
vents cardinaux,
Nous avons parlé des grands déboisements
de l'Asie , de l'Afrique et de Amérique , et des
effets funestes qui en sont résultés dans les
constitutions atmosphériques ; mais revenons
à ce qui s'est passé depuis deux mille ans, sous
ce rapport, en Europe, qui est plus immédia-
tement sous nos yeux , et qui nous intéresse
par des affections d’un ordre plus rapproché.
Nous savons que les changements atmos-
phériques n’ont pas été subits, mais successifs,
comme les dégradations qui se sont opérées à la
surface de la terre; le temps, les guerres, les
cultures et l'indifférence des hommes y ont
concouru : mais fixons-nous à l’état actuel des
choses, qui nous démontre que les vides pro-
duits en Europe par les déboisements passent
aujourd'hui la moitié de sa surface totale,
Ces vides, produits à toutes les hauteurs,
sur des milliers de points différents , et dans
toutes les directions imaginables, ont dû sou-
ürer une extravasion de courants d’air , aux dé-
26.
374 | ANNALES i L
* pens de la force et de la régularité des vents:
primordiaux, et nous amener à cet état de con-
fusion et de variabilité de l'atmosphère, qui a
changé la fixité des climatures, au point même
que les latitudes n'ont plus de rapports cer-
tains avec les productions qui leur étaient pro-
pres et naturelles.
Ces nouveaux courants d'air, se dirigeant
confusément dans tous les sens, à toutes les
hauteurs, et avec des degrés différents de di-
latation , n’eussent-ils pas même atténué la
masse des anciens vents alisés, ils seraient en-
core de nature à modifier leur cours, ou à con-
.trarier leur durée, et par conséquent à altérer
sans cesse la force des températures, comme à
intervertir la régularité des saisons.
Il y a visiblement des causes intempestives
dans l'irrégularité du règne des vents, qui
produisent la désorgahisation dans les éléments
de la végétation. Les vents du Sud et de Sud-
Ouest ont régné presque tout l'hiver de 1817
à 1818, quia été humide et doux en janvier
et février, lorsqu'il devait être froid etsec;
nous avons eu en mars les giboulées d'Aril -
le bon vent d'Orient n’a presque pas soufflé; il
a eu peine à arriver jusqu'à nous ; la tempéra-
ture d'avril a été celle des mois de mai et de
juin ; les orages et la grèle ont été fréquents à
partir du 25 avril.
EUROPÉENNES. 375
La terre paraît avoir perdu, avec les grands
bois , son ancienne vertu attractive. Les hautes
montagnes déboisées ne pouvant seules briser
et dévorer , dans leur impuissante nudité, un
vent particulier , et l'atmosphère formant en
masse un corps inséparable, il est possible
qu'une simple raréfaction , produite sur les
bords de la mer Caspienne, par un effet solaire
ou électrique, détermine un vent de lPOcéan
atlantique , forcé à y fluer , parce que la terre
n’a plus assez de grands végétaux pour rompre
ou absorber cette attraction, j'oserai presque
dire ce charme aérien. C’est souvent par ces
causes fantastiques que les plus belles mois-
sons , prêtes à récompenser de leurs riches
tributs la main laborieuse qui les avaient pré-
parées ; sont détruites par un vent que cause
une raréfaction ou une condensation subite de
Pair, tandis qu'à cette époque les vents de-
vraient être en panne, les doux zéphyrs devant
alors seuls caresser la surface de la terre.
Ces effets sont particulièrenfén@remarqua-
bles dans ces trombes terribles, qui unissent
les nuées à la mer, et menacent d’engloutir
le vaisseau qu’elles attirent au loin dans leur
tourbillon , avec une force irrésistible, et que
sauve souvent la cômmotion d’un coup de
canon, qui dilate et brise cette épouvantable
376 ANNALES
colonne d’eau. Les grands serpents de l'Inde,
de l'Afrique et de l'Amérique, de trente, qua-
rante , cinquante et soixante pieds de long,
répandent leur charme jusques au-delà des
fleuves , sur la proie qu'ils fixent et aspirent
avec force; le chasseur, surpris, immobile,
déjà étourdi et en partie asphyxié , trouve son
salut dans la détonation de son fusil, qui rompt
la colonne d’air qui l’entrainait à sa perte (x).
On connaît l'effet des trombes de terre : j'en
ai vu une qui, dans une grande forêt, à tra-
vers laquelle j'avais à tracer une route, arra-
cha les plus grands arbres , sur 360 pieds de
longueur et 200 pieds de largeur , entre deux
lignes parfaitement droites , sans rien laisser
debout dans tout cet espace. Etait-ce un effet
de l'attraction, ou, ce qui revient au même,
de la force de succion de l'atmosphère , qui
tendait à rétablir son équilibre dérangé par
une cause inconnue ? On ne peut en douter,
non plus que des grands phénomenes élec-
triques piséféorologiques qui nous surpren-
nent trop souvent.
A la suite d'un orage, qui a eu lieu le 20
juillet 1820 dans le département de l'Ain ,
(1) Ce fait est arrivé à un officier anglais , chassant
dans l’Inde,
EUROPÉENNES. 377
une trombe s'étant élevée sur environ 600 pieds
de largeur , elle a renversé les maisons et arra-
ché les plus gros arbres qui se trouvaient sur
son passage.
On a surtout remarqué dans une des com-
munes soumises à l’action de l'orage, qu’un
puits de 4 pieds de profondeur a été mis
subitement à sec par cette puissante absorp-
tion de l'atmosphère, et l'eau n’y est revenue
que deux heures après.
Voici ce qu'on trouve à ce sujet dans les ob-
servations du bureau des longitudes de Paris,
en 1517:
« Les vents un peu forts ont quelquefois
leur origine dans les points vers lesquels ils
soufflent : ainsi, en 1740, Franklin éprouva à
#æhiladelphie , vers les sept heures du soir, une
tempête violente du nord-est, qui ne se fit sen.
tir à Boston que quatre heures plus tard, quoi-
que cette ville soit au nord-est de la précé-
dente, En comparant ensemble plusieurs rap-
ports, d'autant plus exacts que, dans cette
même soirée , on avait observé une éclipse de
lune dans un grand nombre de stations, on
reconnut que l'ouragan, qui soufflait partout
au nord-est, s'avançait du sud-ouest, vers le
nord-est, avec une vitesse de trente-deux lieues
par heure. De là, Franklin conclut que cette
398 ANNALES
tempête fut produite par une grande raréfac-
on dans le golfe du Mexique. »
11 semble qu'il y a erreur ici dans la conclu-
sion : car si l'ouragan s’avançait du sud-ouest,
il est plus probable qu'une révolution élec-
trique ou une raréfaction solaire s’est opérée
vers le golfe de Saint-Laurent, sur lequel se di-
rigeait le courant, pour y remplir le vide qui
s'y était subitement formé, qu'au golfe du
Mexique , d'où le courant était au contraire at-
tiré à une distance de plus de sept cent cin-
quante lieues : espace qu'il parcourait en moins
de vingt-quatre heures.
Les fleuves ne remontent pas vers leurs
sources ; mais les eaux coulent aussi long-
temps qu'elles trouvent de la pente, et ne s'ar-
rêtent que là où elles atteignent leur niveaux
L'air suit les mêmes lois, et doit fluer , comme
nous l'avons établi plus haut, vers les vides qui
l'aitirent, pour rétablir son équilibre, et avec
une vitesse relative. .
Les hommes veulent en général plus de
science que la nature n'en exige pour la com-
prendre. Sa physique est simple : elle ne veut
être qu'observée pour éclairer, et souvent les
effets les plus manifestes nous induisent en
erreur , parce que nous voulons , dans la fai-
blesse de notre esprit, en pénétrer les causes
a:
EUROPÉENNES. 379
impénétrables. Qui pourrait se flatter de con-
nait re tous les ressorts de cette puissance pneu-
matique qui régit les météores de notre uni-
vers? Connaissons-nous bien ces montagnes,
ces vallées , ces cavernes éoliennes, semées sur
le globe, qui, par leur posit ions, leurs formes
et les matières dont elles sont composées, at-
tirent par leur vertu magnétique, électrique,
combinée avec les influences solaires et lu-
naires , à cent, à mille, à deux mille lieues , un
flux d'air, que nous appelons vent ?
L'erreur est presque géné rale encore de
croire que les vents ont leur cause à leur
point de départ, tandis que le principe, in-
connu à notre pénétration , en est souvent
fort éloigné : pour s'en convaincre il ne faut
que lever les veux vers le ciel et considérer ces
belles nappes de nuages, qui sont tendues au-
dessus de nous, souvent groupées et dessinées
sous les formes Îles plus gracieuses , quelque-
fois sous des formes fantastiques, pour se con-
vaincre que ces voiles fluides et transparentes
ne sont point poussées ni ne peuvent l'être,
mais bien attirées : car en examinant leur
marche, on s'aperçoit qu'elles ne sont pas re-
foulées en poupe, mais soutirées, et que leurs
figures, à qui nous prêtons souvent des formes
expressives , se décomposent principalement à
#5
vf
æ
380 ANNALES
l'avant de leur direction, c’est-à-dire, vers la
bouche qui les aspire.
Toutes ces observations concourent à dé-
montrer qu'il faut de grands corps intermé-
diaires, souvent répétés, principalement sur
les montagnes élevées, pour rompre, arrêter,
anuihiler ces brises de terre, qui, n’'éprouvant
aucune résistance, prennent le caractère de
vent, et souvent de vents impétueux qui boule-
versent toute la nature.
Outre l'opposition que les arbres présentent
à la violence des vents, par leurs barrières élas-
tiques, élevées et répétées, il est encore digne
d'observer que la masse d’air- que tous les vé-
gétaux d’une grande forêt sont capables d'ab-
sorber jusqu'à leur entière saturation , doit
aider aussi à atténuer la force des courants :
car il est très-important de remarquer ici,
qu'un arbre renferme, pour le besoin de sa
végétation, une telle quantité d’eau et d'air
comprimés, que le canon le plus épais en bron-
ze ne pourrait soutenir la force de ce ressort:
ce fait, qui est de la plus exacte vérité physi-
que, peut jeter un nouveau jour sur le sys-
tème des météores; car il conduit naturelle-
ment à conclure qu’une forêt doit renfermer
dans ses arbres une énorme masse d’air, et
qu'aussitôt ces bois détruits, non seulement
EUROPÉENNES. ; 381
tout abri ettoute attraction cessent , mais que
l'air, subitement dégagé de ses liens, doit pro-
duire une sorte d'inondation dans l'atmos-
phère.
Si l’on daigne à présent faire attention que
les déboisements de l'Europe seule s'élèvent
au moins à la moitié de sa surface, il serait
peut-être raisonnable de croire qu'une pareille
somme d'air, dégagée avec excès de sa destina-
tion primitive, a pu occasionner une sorte de
déluge atmosphérique, et être une des grandes
causes du désordre que nous remarquons dans
la marche des météores, et par suite dans l'in-
tempérie croissante des climatures. De ces ob-
servations , peut-être d'une certaine impor-
tance, on est porté à induire que, dans les
premières époques , il n'y avait d’air libre que
celui nécessaire à former les vents généraux et
alisés, uniquement destinés à assainir , rafrai-
chir et féconder la terre.
Nous avons à présenter encore au jugement
des hommes observateurs un des plus grands
monuments météorologiques, dans ce vaste
Océan , que les géographes appellent la grande
mer du Sud, et les navigateurs, la mer Paci-
fique, qui s’étend des rivages de l'Amérique à
ceux de l’Asie, sur une largeur de quatre mille
lieues entre les tropiques.
382 ANNALES
Ce nom de mer Pacifique, donné si unani-
mement par les navigateurs, qui s'accordent
constamment sur le caractère des observations
générales , nous a toujours paru digne de mé-
ditations, parce qu'il y à là deux témoins irré-
fragables de la sagesse éternelle, qu'il n’est
hétreuseurent pas an pouvoir des Hommes de
jamais altérer.
Cette mer, la plus vaste du globe entre les
continents, peut bien devoir une partie de
son calme à son immense étendue; mais ül
convient surtout de l’attribuer à cette chaine
de hautés montagnes Alpines, qui s'étend du
Sud au Nord, depuis la pointe méridionale
de l'Amérique jusque fort loin dans le Mexi-
que, sur une longueur de plus de mille huit
cents lieues : elle continue ensuite à travers les
deux Mexiques, en s’écartant du/rivage pour
aller se terminer au fleuve Makenzie,, près de
la mer Glaciale; une autre branche suit le ri-
vage depuis la nouvelle Géorgie jusqu'au-delà
du détroit de Bhéring.
Ce rempart invulnérable, qui est perpen-
diculairement opposé par sa direction au mou-
vementyde rotation la terre, semble avçir
été créé pour le: ë 4 de l'Asie et de l’'Améri-
que, peut-être même de tout le globe.
En effet, ces hautes Ændes, si bien appelées
EUROPÉENNES. 383
Cordilières, qui s'élèvent sur les bords même
de la mer Pacifique, et élancent majestueuse-
ment dans les régions éthérées leurs brillantes
pyramides de neiges et de glaces éternelles , qui
ont, comme le Chimboraco, quarante-quatre
fois l'élévation de la plus haute pyramide d'E-
gypte, entretiennent la paix de cette partie de
l'univers, en interceptant toute communica-
tion atmosphérique entre la mer Pacifique et
le continent.
Sur le revers oriental de ces montagnes, qui
fait face à l'Atlantique, on voit des fleuves de
quinze cents lieues de cours , tandis que, du
. côté opposé , il ne descend des Cordilières à la
mer du Sud que quelques ruisseaux qui,
après avoir rafraichi les vallées du Pérou , vont
se perdre pour la plupart dans des sables.
On remarque visiblement une prévoyance
divine dans l'ordonnance, la position et l’élé-
vation de ces grands boulevards, créés pour le
repos et le bonheur d'une vaste parte de la
terre : car si cette chaine de montagnes avait
passé par le milieu du continent de l'Amérique
ou avait été moins élevée, la mer Pacifique eût
éprouvé une agitation plus vive, plus tumul-
tueuse, souvent violente : l'océan Atlantique
s'en serait également ressenti, les beaux fleuves
del’Amériqueneseraient plus les mêmes fleuves;
les végétaux auraient partagé ces différences,
38/1 ANNALES
et ce beau domaine de Fhomme ne serait plus
ie même domaine. Au lieu que dans l'ordre
actuel ( heureusement invariable ) les eaux que
le soleil pompe de la mer Pacifique s'élèvent
paisiblement, et, suivant leur route attractive
jusqu’au sommet des montagnes, séjour des
neiges et des glaces, elles ne passent point cette
limite, mais s’y fixent en changeant de forme,
pour arroser ensuite les faces orientales de
l'Amérique, et enrichir l'Atlantique des ondes
de la mer du Sud.
Cette vaste architecture hydraulique, qui
appartient encore au premier souffle de la
création , et que l'homme ne saurait assez ad-
mirer , nous montre dans un ordre supérieur
un grand modèle à suivre dans les barrières
que nous avons à opposer à l'irrégularité des
météores : tout est relatif à la situation, à la la-
titude des pays, à la forme et à la position des
montagnes.
Le Pic du Thibet de 22,200 pieds de hau-
teur , le plus élevé de la terre, marque, au 29°
degré de latitude, la région des neiges à 11,100
pieds de hauteur.
Le Chimboraco de 19,600 pieds de hauteur,
et qui est le point culminant des Cordilieres,
marque sous l'équateur Ja naissance des neiges
à 14,400 pieds de hauteur.
Le Pic de Ténérifle de 11,130 pieds d'éléva-
EUROPÉENNES. 385
tion, marque, au 28e degré de latitude, la nais-
sance des neiges à 10, Ex pieds.
Le Mont-Perdu de 10,310 pieds, le plus haut
des Pyrénées , marque, au 42° degré, les neiges
à 8,100 pieds de hauteur : l'Etna les montre à
la même élévation.
Le Mont-Blanc de 14,325 pieds, le plus éle-
vé des Alpes, marque, au 46° degré , les neiges
fixes à 7,500 pieds de hauteur.
Le Lomnitz de 8,403 pieds, marque, au 50°
degré, la région des neiges à 5,400 pieds : c'est
le plus élevé des Monts-Crapaks.
Le Spitzberg , élevé de 4,116 pieds, marque
18 neiges fixes aux terres arctiques, à 3,900
pieds au-dessus du niveau de la mer.
On voit que la région des neiges des Alpes
est à environ moitié de l'élévation de celles de
Chnnboraço, situé sous l'équateur, tandis que
leurs hauteurs respectives sont dans une pro-
portion de deux à trois : ce qui démontre que
la température générale de l'atmosphère du
globe est dans une parfaite harmonie, puis-
que la hauteur des neiges fixes se trouve sur
toutes ces grandes pyramides hydrauliques de
la terre , dans la plus juste gradation des la-
titudes.
Si les deux Océans Pacifique et Atlantique,
qui se touchent presque à l'isthme de Panama,
PF.
386 ANNALES
sont séparés longitudinalement par une bar-
rière éternelle pour le bonheur de l'Amérique,
notre hémisphère, dans une situation plus ter-
restre, a dù avoir une charpente différente
dans ses montagnes, avec de grands boise-
ments, pour conserver ses lois météorologiques
et la fixité des climatures, qui avait été don-
née à chacune de nos latitudes.
Les témoins de l'harmonie générale du
monde existent encore : le présent atteste ce
qui a été et ce qui sera. Cet édifice de la main
d’un Dieu repose encore sur ses colonnes
éternelles, parce que l’homme ne peut pas
tout détruire dans sa faiblesse. Depuis trofis
mille ans, nous nous acharnons à le démolir
et à le dégrader : nous sommes déjà punis de
notre aveuglement; cependant la nature nous
tend encore sa main libérale pour réparer
de si longs outrages , et adoucir nos souf-
frances.
Les erreurs en physique, en météorologie
surtout, sont encore fort répandues; on les
propage par tant de formes séduisantes ; on est
si porté à chercher la vérité au loin ei dans le va-
gue des probabilités, lorsqu'au contraireelleest
partout sous nos pas, devant nos yeux, sous
les formes les plus simples, les plus évidentes,
que je crois devoir pour preuve de cette asser-
PE
RE PP
le |
EUROPÉENNES. 387
tion, insérer ici une lettre, peut-être singu-
lière, publiée sur cet important sujet,
Observations méléorologiques insérées dans le
Journal des Débats, le 11 octobre 1817.
M.
« Pour répondre aux nombreuses questions
qui me sont adressées de toutes parts , sur
l'intensité et la durée présumable du froid
que nous éprouvons depuis une quinzaine de
jours, J'ai cru ne pouvoir mieux faire que de
vous prier de vouloir bien insérer dans votre
feuille la note suivante, que j'estime devoir
être d'ailleurs d’un intérètsuffisant pour attirer
l'attention de vos lecteurs. »
« Dès le 24 septembre, une température
douce, et même plus élevée que la saison ac-
tuelle ne semblait le comporter, s’est abaissée
subitement, et jusqu'à descendre à un degré
huit minutes en moins de huit Jours ; à-peu-
près stationnaire depuis cette époque, rien
n'indique qu'elle doive remonter maintenant
d'une manière bien sensible. Les vents nord-
est qui dominent en ce moment et soufflenEt
avec assez de force, en desséchant la terre déjà
peu humectée, accélerent la déperdition totale
de la chaleur qu’elle avait amassée pendant la
I. 27
388 ANNALES
belle saison, et achèvent de refroidir l’atmo-
sphère. »
« Il y a donc de très-grandes probabilités
pour ne plus nous attendre qu'à quelques
pluies froides, à des neiges et à des gelées
d’autant plus intenses, que l'atmosphère et la
surface de la terre auront moins de calorique
à leur opposer. »
« Enfin, soit quon adopte la période des
nœuds de la lune, d'environ dix-neuf ans,
comme ramenant à-peu-près les mêmes tem-
pératures, soit que l’on admette que les hivers
mémorables se correspondent , en différents
siècles, suivant une période de cent ans ou
cent un ans, ou ses multiples, ainsi que M. La-
salle a cru le remarquer, dans l’un ou l’autre
cas, tout nous présage un hiver rigoureux.
En effet, eu égard à la période de dix-neuf ans,
il devra correspondre à l'hiver de 1798; et si
l'on se reporte à la période de cent un ans, il
correspondra aux hivers de 16:15 et 1716.»
Agréez, etc
On voit que cette métaphysique de la phy-
sique traite avec trop de science des choses
toutes simples, toutes naturelles qui ne de-
mandent plus aujourd’hui que des yeux et du
jugement. Il n'est plus nécessaire d’avoir re-
cours aux périodes des nœuds de la lune ou
Méadtits ot. à 6.
EUROPÉENNES. 389
des grands hivers, pour démontrer l'effet des
vents qui s’engendrent à tout instant, et sur
tous les points de la terre, par mille causes
diverses qui nous sont encore inconnues. Cette
langue hiéroglyphique est heureusement usée.
Les administrateurs et les magistrats éclairés
de cinquante-cinq départements cités dans le
cahier précédent, y ont répondu par des faits
positifs et palpables.
L'auteur de cette lettre, opticien fort esti-
mable, et qui rend tous les jours des services
à la physique mécanique, a dû s’apercevoir
combien 1l s'est abusé dans sa prédiction : car,
au lieu de gelées intenses, l'hiver'a été fort
doux et même trop doux.
Nous lisons dans les actes de la Société
royale académique des sciences, qu’elle a pro-
posé pour sujet du prix de 1818, de détermi-
1er quel était l'état des sciences physiques en
France au commencement du dix-huitième
siècle, et quels ont été leurs progrès jusqu’à
ce jour.
Il y est dit que les auteurs doivent s'abstenir
de tout ce qui n'est que systématique ; s'occu-
per des faits; indiquer les sources des décou-
vertes perfectionnées en France; les améliora-
tious qu'elles ont reçues, et surtout faire con-
naître celles qui ont pris naissançe ên France.
274
1
qu
Vo
/
390 ANNALES
Le Galvanisme et le Magnélisme pourront
être traités dans ces Mémoires. Le prix sera
une médaille d’or de la valeur de 00 fr.
Nous voyons également que la corvette PU-
ranie, commandée par M. Louis de Freycinet,
était partie de Toulon le 17 septembre de la
même année; que cet officier était chargé de
procéder à la mesure de la configuration de
l'hémisphère austral, à des observations sur
l'intensité des forces magnétiques, et à diver-
ses expériences qui intéressent la physique.
C’est sur le vœu exprimé par l’Académie royale
des Sciences, que Sa Majesté a ordonné cette
expédition; et les puissances étrangères, appré-
ciant son importance, ont donné des ordres
pour que la corvette l’Uranie reçüt dans leurs
établissements les secours dont elle pourrait
avoir besoin.
Le programme proposé par l’Académie
royale, et le grand but, peut-être au-dessus de
la puissance humaine, qu'avait: pour objet le
voyage de M. de Freycinet, ayant de l’analogie
avec le sujet que nous traitons, surtout à une
lettre fort intéressante d’un consul Russe au
Brésil, nous croyons devoir l'insérer ici : car
elle offre peut être à la science un des plus
importants problèmes à résoudre, sur la puis:
sance que les effluences électriques , giagnéti-
à
EUROPÉENNES. 391
ques et galvaniques peuvent exercer par Îles
montagnes métalliques dans le monde physi-
que. Quant à moi, je me tiens comme lhum-
ble hysope, au pied du puissant cèdre, heureux
d'admirer l'impassible gravité avec laquelle il
se joue des tempêtes.
Extrait de la lettre de D. de Langsdorf,
Conseiller de Cour en Russie , datée de
Æio-Janétro, le 30 juin 1817.
« Au mois de décembre de l’année derniére,
j: fis un voyage dans l’intérieur de ce pays re-
marquable, et je visitai principalement la
province de Minas-Geraés, où se trouvent les
prétendues mines d’or: je dis les prétendues ,
parce qu'il ne s'en trouve proprement aucune
dans cet endroit; mais tout le pays est couvert
en quelque sorte d’une poudre d’or plus ou
moins fine. »
_. « J'ai vu des petits districts, où un homme
avait retiré , dans l'espace d'environ vingt
ans, de cette poussière pour trois millions
de crusades ; cependant cette province est,
malgré toute sa richesse, son or, ses dia-
mans, une des plus pauvres que j'aie jamais
vues. Tout le monde s'occupe à chercher et à
laver la terre chargée d’or , et l’agriculture est
"
392 ANNALES
totalement négligée, sur le meilleur sol et sous
le plus beau ciel du monde, »
« Ces hommes ont souvent beaucoup d’or
et n’ont rien à manger. On apporte de fort loin
dans ces riches bourgs et villages, toutes les
provisions de bouche , et si le transport en
était retardé , seulement d’une huitaine de
jours, ces nouveaux Midas seraient affamés. »
« Un homme peut trés-bien, dans uneheure,
extraire, par le lavage, une quantité d'or de la
valeur d’un à deux florins , et quand il a céte
somme, qui suffit pour un à deux jours à sûn
entretien , il n’est pas possible de le déterminer
à travailler davantage. »
« Je n’ai point été jusqu’au district où sont
les diamants, n’ayant pas eu le temps de faire
une aussi longue excursion. Comme il n'existe
pas de mines , proprement dites, ma collection
de minéraux est très-peu considérable : dans
un semblable voyage , on ne peut se pro-
curer que ce qui se trouve à la surface de la
terre. »
« Outre l’or, on trouve encore ici plus de
fer que partout ailleurs : ce ne sont point des
mines ordinaires de ce métal ; mais il y a dans
beaucoup d'endroits de grandes montagnes
massives , formées de fer magnétique, de la
meilleure qualité, qui, sur cent livres de mi-
”
Là
EUROPÉENNES. 303
nerai ,en donnent quatre-vingt à quatre-vingt-
dix de métal.
« Rien de plus étonnant que l'aspect de ces
énormes masses de fer. Quelques-unes des plus
hautes montagnes de Minas-Geraés en sont ert-
tièrement formées ! J'a1 employé trois mois à
ce voyage, et j'ai surtout admiré la richesse de
la végétation et les plantes rares de ce pays. Les
mélostomes, les rubiacées et les malvacées y
sont de la plus grande beauté. »
« Les hautes montagnes de Carassa et de Pie-
dade , qui s'élèvent au moins à sept mille pieds
au-dessus du niveau de la mer, m'ont fourni
une abondante récolte pour la botanique, sur-
tout en plantes alpines. Les observations et les
collections zoologiques n'ont pas été aussi
riches, quoique j’eusse choisi l'été de préfé-
rence pour mes recherches : je crois néanmoins
à présent que le printemps est plus favorable,
et offre une plus grande abondance d'objets. »
Les fonctions que ces montagnes en or, en
cuivre , en argent, en fer, en platine, en mer-
cure , etc., répandues sur les différents points
du globe, ont à remplir dans l'harmonie du
monde , et peut-être dans celle si intéressar
des météores, semblent être restées :0nt
rieuses pour la science elle-même, eore que
probablement toujours; elle r°
394 ANNALES
soulevé faiblement ce voile immense des in-
fluences métalliques ; il lui reste à ce sujet un
grand problème à résoudre... Il est vrai que
l'homme ne peut ni ne doit avoir l’orgueil de
vouloir tout expliquer ; il y aura toujours dans
l’œuvre du Tout-Puissant des mystères au-
dessus de notre conception; mais ces mer-
veilles sont devant nos yeux étonnés; nous ne
pouvons que nous incliner dans une religieuse
admiration, bénir, honorer et conserver ce
qui s’est fait pour notre félicité.
Vignes, Oliviers et Müriers de la France.
La vigne, l'olivier et le mürier ont été
jusqu à présent trois des plus précieuses bran-
ches de la richesse agricole de la France. Ses
vins, ses huiles, ses eaux -de-vie délectent les
contrées les plus éloignées, et ses soieries or-
nent les temples et les palais d’une grande
partie du monde : ces productions sont pour
nous le Pactole et le Potose:; mais leur bonté
et leur quantité dépendent des influences at-
“sphériques, de la constance des climatures,
N° ordre régulier dans les saisons.
cales , ns vu, par l'exposé des autorités lo-
- Une marche végétation suivait visiblement
rade, surtout dans les pro-
&
EUROPÉENNES. 399
duits qui donnent le plus de réputation à notre
sol. Les latitudes les plus favorables devien-
nent incertaines pour leurs anciennes produc-
tions; nos belles contrées du Midi sont déchues
de leurs climats ; tout le règne végétal souffre,
par une variation continuelle, de vents humi-
des et froids, de grèles, de pluies, de séche-
resses opposées aux saisons, et qui n'étaient
point connues autrefois; toutes les voix attri-
buent ce changement calamiteux, qui menace
évidemment notre prospérité agricole, à la
dévastation des forêts et au défrichement des
montagnes.
J'avais écrit sur l'effet des déboisements ef-
fectués dans les pays du Midi, que j'ai eu, par
mes fonctions, occasion d'observer pendant
plusieurs années; mais je me bornerai à citer
ici ce que dit à ce sujet, en 1803, la Société
d'Agriculture de Marseille, sollicitée par les ob-
servations de plusieurs écrivains. Voici comme
elle s'exprime : F
« La dégradation des montagnes de leurs
plus riches et plus majestueux ornements; la
détérioration du sol de tous les coteaux, au-
trefois boisés, et dont, depuis les défrichements,
la terre entrainée par les eaux, dans les vallées
et dans les torrents, laisse le tuf et le roc dé-
couverts; les inondations et les engravements
FA
396 ANNALES
des plaines par les débordements, la fréquen;,
ce des orages destructeurs des récoltes, l'ari-
dité des saisons, le farissement des sources,
l'intempérie du climat, la disette enfin du com-
bustible nécessaire aux besoins journaliers, aux
fabriques, à l'architecture et à la marine, sont
les conséquences trop réelles de la destruction
des bois et des forêts... »
« Les montagnes et les collines du territoire
de Marseille étaient autrefois richement peu-
plées de bois. elles n'offrent plus aujourd'hui
que l’aspect de l’aridité du sol. »
« Depuis longtemps notre climat est totale-
ment changé, nos hivers sont plus rigoureux,
nos étés plus secs et plus brülants , et nous
sommes presque toujours privés des pluies
bienfaisantes dù printemps et de l'automne,
si nécessaires à la végétation dans notre sol
aride.»
« C'est depuis les défrichements que notre
climat est devenu si ingrat et notre sol si in-
fertile. »
« Qu'avons-nous gagné à dévaster ainsi les
bois, dont la bienfaisante influence tempérait
la rigueur des hivers, et rafraichissait la séche-
resse des étés? » {
*« La rivière d'Huveaune, qui coule à l'Est et
à l'Ouest, dans les moindres orages charrie
Lg
ÿ
EUROPÉENNES, 397
avec rapidité les terres dans son lit ; elle
inonde les plus riches prairies, tandis que, pen-
dant neuf mois de l’année, elle est à sec, par
suite du farissement des sources.»
« Les orages accidentels et dévastateurs sont
devenus annuels, et les pluies manquent dans
toutes les saisons. »
« La destruction des arbres est funeste à
l'agriculture , et particuliérement aux oli-
viers , déjà presque perdus dans nos belles
contrées. »
Quoique le cahier précédent offre déjà des
preuves nombreuses des causes fatales du dé-
sordre des météores, et de l'influence funeste
qu'ils exercent sur la santé comme sur la vé-
gétation , nous avons du offrir encore cette des-
cription énergique et vraie , parce qu'elle pré-
sente, avec de nouvelles couleurs , la situa-
tion physique de tous les départements du
Midi.
On dit dans le journal des Débats du 11 août
1817 :
« Il parait que plusieurs provinces méridio-
nales de la France sont depuis quelque temps
en proie à une sécheresse extrême ; elle est telle
dans les Pyrénées Orientales, qu’elle a con-
verti en sel une grande partie des eaux de
598 Nr :
l'étang de Saint-Nazaire , et celui de Ville-
Nuove (1). »
« On écrit de la même date, que les sources
d'eau des environs de Montpellier se tarissent
partout ; » |
« Qu'à Marseille, la sécheresse est telle, que
l'Huveaune est épuisée par le tarissement des
sources ; que les fontaines de la ville cessent
de couler , que les moulins sont réduits au re-
pos, et qu'on a été forcé d'envoyer moudre à
Chamas, Port-Royal, Pertuis et même Jus-
qu'à Tarascon...»
Il est à remarquer que, depuis le mois d'a-
vril 1817, les vents de Sud et de Sud-Ouest,
toujours humides et pluvieux, ont dominé
jusqu'en septembre; les départements méri-
dionaux devaient en recevoir les premiers bien-
faits ; mais ces beaux climats, nus aujourd'hui,
et privés de ces grandes chaines de bois élevés,
dont la fonction était de soutirer et de faire dis-
tiller ces vapeurs sur une terre altérée, ont vu
passer dans les airs ces sources fertilisantes ,
(1) Yai fait en 1787 le nivellement de cet étang
jusqu’à la mer, pour y faire écouler les eaux saumätres
et dangereuses aux environs; mais le temps et le défaut
de fonds ont fait ajourne: l'exécution de ce projet,
PÉENNES. 399
qui semblent les fuir depuis que l’homme y a
exercé ses ravages : ces vapeurs, ne pouvant
plus être ramenées en bas par aucune attrac-
tion terrestre, s'élèvent dans les régions gla-
ciales, pour se convertir en grêle, et désoler
les contrées septentrionales de la France : voilà
peut-être comment, dans les mêmes années, les
récoltes des pays du Midi n’ont offert que de
faibles tributs par excès de sécheresse, et ceux
du Nord par excès de froid.
La vigne, l’olivier et le mérier qui nous
ont attiré jusqu'à présent les trésors de toutes
les parties de la terre, souffrent incontestable-
ment du désordre des influences atmosphé-
riques, dont nous venons de présenter les
causés si palpables aux yeux de quiconque
veut les reconnaitre. Ces maux physiques ( heu-
reusement réparables, comme nous le démon:-
trerons bientôt) nous menacent de la perte
d'une partie des richesses dont nous avait
comblés notre position géographique, si favo-
rable comparativement à celle de tant d’autres
pays.
Déjà il est reconnu que nos départements
méridionaux ne possèdent plus la moitié des
oliviers et des müriers qu'ils avaient il y a
moins de /0 ans : ce qui reste, souffrant alter-
nativement des sécheresses et des frimas, dé-
400 ANNALES
cline et offre toujours moins de produits...
Nos fabriques sont obligées de tirer pour 25 à
30 millions de sotes crues du Piémont et des
autres contrées de l'Italie, que nous pourrions
facilement recueillir sur notre sol (1).
Nos provinces méridionales, cultivant le pré-
cieux olivier, possédaient autrefois en excédant
de leur consommation, un riche objet d’é-
change avec l'étranger : aujourd'hui la plupart,
n'y trouvant plus leur nécessaire , sont forcées
d'acheter des huiles au lieu d’avoir à en vendre,
et le commerce général va les chercher main-
tenant dans les pays soumis au sceptre du
Croissant. s
On mandait de Marseille le 15 mars 1818:
« On continue les envois d'espèces dans le
Levant, pour y étre employées en huile ; nous
avons dit que plusieurs négociants s'étaient
réunis pour une grande opération ; cet exein-
ple a eu des imitateurs : près de deux ‘cent
mille piastres effectives ont été achetées pour
une seule maison, à ce qu'ii parait, pour cette
destination. Ces dispositions ont donné heu à
une émission assez considérable de valeurs sur
(1) Le mürier et l'olivier ont un article particulier
dans la suite de cet ouvrage,
EUROPÉENNES. hot
diverses places, et à quelque dégradation dans
le prix du change. »
« Il est possible que cette spéculation soit un
peu tardive; on pourra être contrarié par la
rareté et la cherté des huiles dans les pays de
production, d'où l’on a recu l'avis que les
Grecs, gens difficiles à prévenir, ont accaparé
toutes les huiles disponibles dans les divers
marchés du Levant : les huiles seront donc à
un prix fort élevé rendues à Marseille (1). »
Une lettre de Provence, écrite dans le cou-
rant de 1820 , contient les détails suivants :
« La perte des oliviers en Provence est un
sujet de désolation générale. Ce qui ajoute à
ce désastre, c'est que ses effets paraissent de-
voir agir long-temps sur nous. »
« On remarque, depuis un demi-siècle, que
les oliviers tendent à émigrer. En effet, le ter-
roir d'Aix était ieur berceau ; l'huile recueillie
aux environs de cette ville avait mérité de
(1) Les droits d’entrée des huiles d’olives, venues de
l'étranger , s’étant élevés, en 1820, entre cinq et six
millions, on peut se former une idée des trésors sortis
de la France, pour cette seule production, qu’elle obte-
nait autrefois de son propre sol, dans une telle abon-
dance, et qu’elle fournissait dans un si grand degré de
perfection, que toutes les nations aimaient à s’en con-
fesser ses tibutaires.
4o2 _ 3 ANNALES
récieuse
denrée pouvait avoir de plus exquis. Cette con-
donner son nom à tout ce que cett
trée à tout perdu : il n’est point de cultivateur
qui conserve l'espoir d’y voir replanter avec
succes les oliviers. Depuis au-delà de quarante
ans, les rejetons, flétris par le froid , languis-
saient et ne s'étaient pas élevés au-dessus d'une
hauteur d'homme. Il en sera de même des con-
trées environnantes, qui toutes ont plus ou
moins soufiert des derniers froids. Les deux
cinquièmes y seront coupés jusqu'à la racine,
et trente ans suffiront à peine pour donner à
des arbres ainsi provenus, leur entier accrois-
sement, »
« Les oliviers de Marseille venaient en se-
conce ligne : mais ceux du Var se présentaient
comme des géans. Tout a péri, et ces arbres,
qui ressemblaient à des chênes, végéterontsou-
tenus en buissons. Comme l’on pourrait recher-
cher les causes de ces orages qui viennent de
sillonner la France, et qui ont enlevé non-seu-
lement les arbres, mais jusqu’à la terre végé-
tale, il est probable que les conseils généraux
s'occuperont incessamment de cette calamité :
il est instant qu'on le fasse, etc., etc. »
Les vins de Moselle, de Bar, du Haut-Rhin,
de Bourgogne, de Champagne ; les vins du
Rhône , de Bordeaux, et ceux plus hquoreux
ge. EUROPÉENNES. 403
du Midi, ont un bouquet de terroir, un mé-
rite de confection et une vertu dans l'usage,
qui ont paru jusqu'à présent inimitables. Ces
riches vignobles, qui ne peuvent nulle autre
part trouver le même soleil , la même exposi-
tion et le même sol, partagent malheureuse-
ment avec l'olivier, le mürier, et tant d’autres
précieux végétaux , l’infortune qui s'attache
aux biens de la terre par l'effet des déboise-
ments. .
On écrivait le 15 octobre 1819 : « On espé -
rait encore, au commencement de ce mois, faire
dans le département de la Marne une récolte
très-bonne pour la qualité des vins; mais mal-
heureusement cet espoir s'est bientôt évanoui :
une température froide et humide , ayant tout-
à-coup succédé à la chaleur, a partout arrêté
les progres de la maturité du raisin. Ce fruit a
été atteint de la gelée dans plusieurs endroits ;
dans d'autres on s’est hâté de vendanger pour
prévenir un semblable danger, et cet exemple
est généralement suivi aujourd'hui, que tout
espoir de parfaite maturité est perdu. »
On écrivait à la même époque de la Bour-
gogne et d'autres pays vignobles : « En raison
des gelées précoces qui sont survenues, les
vendanges ont été ouvertes dans l’arrondisse-
ment de Dijon, Plusieurs jours avant celui
É 4 26
fo4 ANNALES #
auquel cette ouverture avait d abord été fixé...
Dans la Meuse, la Moselle et la Meurthe,
même résultat ; ne Franche-Comté, rien, pres-
que rien. » L
Ces calamités météoriques, aussi constantes
dans leurs effets que l'étaient dans d’autres
temps, nos anciennes et douces climatures,
portent depuis nombre d'années le désespoir
dans les. pays de vignobles.
Si l'on. observe les grands vignobles de la
Meurthe, de la Moselle, de la Meuse, de la
Marne‘etde la Côte-d'or, qui gravissent le long
de nos montagnes du co et du troisième
ordre, tout en remarquant l'avantage de leur
excellente position, on voit cependant qu’ils
sont privés de partie de ceux que leur offrait
la nature; les sommets de ces coteaux qui
pourraient les protéger contre les bises glacia-
les, les vents froids et humides du nord-ouest-
nord , sont généralement déboisés, et laissent
exercer à ces météores si ennemis de la vigne,
une puissance sans frein, aux dépens des tem-
pératures douces et chaudes, si précieuses à
ce genre de culture.
Non seulement les gelées tardives du prin-
temps ; les vents secs et brülans de l'été et les
froids humides et précoces de l'automne, cau-
sent annuellement l'inquiétude et le désespoir
-
mé.‘
EUROPÉENNES. 405
de milliers de familles laborieusés; mais ces
coteaux si richement parés par linfatigable
vigneron, sont périodiquement flétris et dé-
chirés par les ouragans, depuis qu'ils ont été
mis à découvert et sans abri. : |
Ces différens désordres produisent dans
leurs effets successifs, des inclémences qui doi-
vent, année commune, priver les vins du degré
de qualité qu'ils pourraient acquérir d'après
un meilleur ordre de choses : car si les sommets
de ces riches coteaux étaient courronnés d'un
rideau serré de cèdres, de pins, de mélèzes,
de sapins, et d'autres arbres résineux | qui s'é-
lèveraient jusque du sein des vieux rochers,
aujourd'hui décharnés, non seulement tous
les avantges de exposition se conserveraient
au bénéfice de ces immenses et précieux vigno-
bles; mais ces arbres résineux, réfléchiraient
encore sur eux toute la chaleur qui leur
échappe par l'état de nudité actuelle de ces
montagnes; d'une part, les vents froids; violents
ou humides, ne pourraient percer cette impé-
nétrable enceinte; et de l'autre , les rayons du
soleil seraient arrêtés, pour mürir de leur cha-
leur nécessaire ce suc gracieux, destiné à être
un des plus puissants baumes de la vie. "7
Il est certain qu’en aidant la nature toujours
docile, par ces paravents répétés avec intelli-
28,
RE 7”
406 ANNALES
gence et si faciles à préparer, on parviendrait,
non seulement à rendre les récoltes constam-
ment certaines, mais à les avancer peut- -être
d'une lune, et à les garantir ainsi des surprises
de l'automne, par la fixité de la chaleur et de
la température, tout en obtenant encore aux
vins une qualité supérieure.
Les gens de la campagne observent avec
beaucoup plus de justesse qu'on ne pense gé-
néralement : lorsque je leur demandais dans
les départements delà Meurthe, de la Moselle
et de la Marne, comment ils concevaient la
cause des mauvaises récoltes qui s'attachaient
depuis plus de quinze ans aux vignobles, qui
exigent de si grands et de si constans travaux?
Ils me répondaient partout,#que défuis que
le grand rideau des forêts des Ærdennes avait
été éclairci, les vents froids du nord ayant flué
à travers, avaient refroidi les températures au
point de rendre les produits de la vigne tous
les jours plus incertains.
Cette observation, trop fondée, peut s'appli-
quer-partout et à tout le règne végétal. Il n’est
plus douteux aujourd'hui, que.les bois élevés
et serrés, ou abattus, peuvent changer la cli-
mature d'une grande contrée.
Nous avons vu qu'après l'intempérie des
météores, les pays vignobles touchaient à une
ER
EUROPÉENNES. 407
autre souffrance, qui les menace de très-près :
c'est l'extrême rareté des bois nécessaires aux
échalas, aux cerceaux, et aux tonnelages pour
soutenir la vigne et envaisseler les vins.
Le Barrois, la Champagne et la Bourgogne,
tirent depuis de longues années ces matérianx
indispensables , à de grandes distances des
forêts des Ardennes, de la Lorraine et des
Vosges ; le prix de ces bois augmentant sensi-
blement chaque année, celui des vins doit
s’accroitre dans la même raison : et c’est déjà
un mal réel; mais ces forêts marchant à un
rapide épuisement, 1l peut en arriver un mal
plus grand encore : celui de l'impossibilité de
continuer , dans nos plus riches vignobles, la
culture de la vigne par le défaut absolu de
bois. Au point où en sont les choses, il ne
faudrait pas un terme de 40 ans, pour arriver
à un dénouement aussi fatal, si la prévoyance
n’y mettait ordre promptement.
Nous essaierons, dans les cahiers suivans,
d'offrir les moyens de reconstruire notre édi-
fice végétal, d’après les vues que nous avons
exposées, et avec le desir patriotique de rem-
plir de notre mieux ce but peut-être utile à
tous les pays.
Des hommes qui ont le malheur de douter
de tout, et qui se plaisent jusqu’à mettre en
+
LA)
+
408 ANNALES
problème, les moyens visibles que la Prowvi-
dence emploie, dans le mouvement perpétuel
des éléments, pour réparer spontanément les
dégradations de la terre, partout où l'homme
ne s’y oppose pas, supposent de grandes diffi-
cultés à reboiser des montagnes, qui, en
apparence, semblent dénuées de toute terre
végétale, et ne présenter que des rochers nus
et stériles, incapables de nourrir les faibles
semences des plus grands arbres, que les vents
sont chargés de transporter dans les lieux les
plus bas, comme dans les plus élevés; mais il
est aussi aisé à la nature de charrier des mon-
tagnes de sables, grain à grain, des bords de
la mer jusqu'au sommet des Alpes, que d'y
transporter du sein de ses eaux, goutte à goutte,
les glaces énormes qui les couvrent, et les
grands fleuves qui en découlent.
La preuve que les poussières de sable s’éle-
vent à toutes les hauteurs; c'est que ces matières
lapidifiques , s’aglomèrent souvent dans les
régions les plus élevées, en grosses masses plus
ou moins denses, qui tombent en forme de
pierres sur la terre.
Bernardin de Saint-Pierre, Volney, Richard
Pocoke, Corneille le Bruin, et tous les voya-
geurs qui ont su observer, parlent des pluies
et des tempêtes de sable, qui parcourent toutes
2€
EUROPÉENNES. 409
les zones de la terre, pour la régénérer sans
cesse.
C'est du mouvement perpétuel des flots de
l'Océan, qui, nuit et jour, roule, broie et tri-
ture les rochers et les galets de ses rivages,
quese forme cette longue zone sablonneuse qui
les couvre; c'est de cette zone qui entoure tou-
tes les iles et tous les continents, que les vents
eñülèvent continuellement des nuages, d'une
poussière si subtile et si légère, qu'ils s’envo-
lent jusque dans les parties les plus reculées
de la terre.
Cette poussière est si volatile, qu’elle s'élève
aux sommets des plus hautes montagnes, et
s'attache à leurs pic-hydro-électriques : elle
remplit leurs parties caverneuses, comble leurs
» fentes et y nourrit les plus grands arbres. Broyée
par la mer, échauffée par le soleil, et voiturée
par les vents, elle renferme les premiers élé-
ments de la végétation. Elle dépose des cou-
ches de terre végétale sur le faite de nos murs,
et jusque sur les corniches des tours antiques,
qui, par son moyen, se couronnent de plan-
tes de toutes les couleurs, d’arbrisseaux et
même de grands arbres. Le sable qui l'engen-
dre est lui-même si subtile, et s'élève en si
grande abondance sur les bords de la mer, qu'il
a]
410 ANNALES ,
les rend quelquefois inhabitables, au moe
quand les vents y soufflent: c’est une des gran-
des incommodités de. la : ville du cap de Bonne-
Espérance, entourée de montagnes de grés êt
de plages sablonneuses. »
Quand le sable volatil qui les couvre est
* # agité par le vent, non seulement il ns
les habitants de Brtir dans les rues, mais de
pénètre dans leurs maisons, quoiqu'il y me
doubles châssis aux fenêtres, et que les portes
soient fermées avec soin : il entre par les trous
des serrures et par les plus petites fentes, en
si grande abondance, qu'on le sent craquer
sous la dent dans tous les aliments.
Corneille le Bruin en dit autant des Ne
er
Caspienne. Volney et Richard Pocoke par-
ps des vents de sable fort incommodes" de:
l'Éey pte; ils produisent une chaleur de ù.
et obscurcissent l’air au point de rendre leso=
de sable, qui s'élèvent des bords de la
leil violàtre ; ils sont si épais qu’on ne peut
voir à la distance d’un quart de mille. La pous- %
sière entre dans les chambres les mieux fer-
mées, dans les lits, dans les armoires. Les Turcs,
pour exprimer la subtilité de ce sable, disent:
qu'il pénètre à travers la coque d'un œuf. On s
retrouve de pareilles tempètes sablonneuses F
+ pr:
7 EUROPÉENNES. rx
* dans l’intérieur des continents : à Pékin on est
obligé d'aller presque toute l’année à cheval,
avec un voile sur les yeux.
Toutes ces remarques sur les prévoyances
générales de la nature, pour régénérer la vé-
gétation détruite , ne peuvent laisser aucun
dëute sur la réussite que promet le reboise-
m nt de nos montagnes, des le moment que
mime voudra y concourir. En attendant que
cé grand œuvre commence, la terre s'épanche
avec abondance de tous les rivages, de tous les
lacs et méditerannées de sables par la route
des airs, pour venir les féconder.
Sur le Hétre d'Europe, et le Shéa , arbre à
EE. | beurre végétal d'Afrique.
#.
6
# Comme nous venons de parler de l’infortune Hétre, ar-
bre à huile.
quis'attache aujourd'huià la culturedel'olivier,
dans nos départements méridionaux, si visible-
ment déclimatés par les œuvres de l'homme,
nous trouvons doux de pouvoir signaler deux
arbres, bien capables de consoler non seule-
ment de cette perte, qui durera aussi longtemps
qu'on n'aura par le courage et la sagesse de
s'occuper à réparer le mal qui l’a produit , mais
à augmenter encore de beaucoup sur notre sol
les trésors de nos richesses naturelles de cette
j tk,
Ÿ
x
42 .. ANNALES .
nature, et ce quil y a d'heureux, ces deux
arbres oléagineux, n’ont pas pour prospérer,
besoin comme l'olivier, de respirer l'air de la
mer, qui est autant favorable que nécessaire à
sa végétation. A jé
Nous possédons dans le hêtre, ah on trouve
communément dans toutes les contrées de
l'Europe, depuis le 4 44° jusque passé le 54 ‘ degré
de latitude, et le plus bel arbre de nos forêts,
et le veritable olivier du-nord, capable d'enri-
chir par son fruit toutes nos campagnes, et qui
semble n'avoir été apprécié Jusqu'à présent que
d'une manière incomplète et beaucoup trop
généralement sous le simple rapport de l’onc-
tuosité de son bois, de la volubilité de sa flam-
me et de la chaleur ardente qu'il procure : cette
aveugle préférence donnée dans son état de
mort, à l'arbre peut-être le plus intéressant de
nos climats, accélère partout sa déplorabler
destruction.
Nos ancêtres, qui se délassaient sous sa robe
brillante et son frais ombrage, l'appréciaient
avec plus de discernement ; ils mangeaient son
fruit agréable et huileux, surtout de celui qui
donne la faîne la plus rouge et la plus alongée,
Les enfans le recherchent et le mangent avec 1
avidité. Les paisibles hôtes des bois y trouvent”
le meilleur de leurs mets.
Le en
AT RE”
Le
t
EUROPÉENNES. + 413
Depuis environ cinquante ans, nous com-
mençons à en extraire vo.
soin et à froid , est déjà préférée dans toutes les
cuisines, aux huiles de Provence, pour les fri-
e, qui, faite avec
tures et autres usages semblables ; malgré l'im-
perfection des procédés d'extraction de cette
huile en général, nos épiciers, qui entendent
leurs intérêts, la vendent dans tous les départe-
ments septentrionaux pour de l'huile d'olive.
Les mares formés en gâteaux, engraissent en
peu de temps ees beaux bœufs qui arrivent de
tous côtés à Paris et dans les autres grandes
villes, dont ils font la plus solide jouissance
des Mbies (1).
- Le hêtre mérite d'être considéré avec d'ail
tant plus de raison comme le véritable olivier
des pays tempérés (et le nom n'est point indif-
férent pour la conservation des choses utiles),
(1) Nous avons vu ,il y a quarante-cinq ans, faire libre-
ment la moisson de ce fruit dans les belles forêts de la
Lorraine allemande : on s’y rendait par famille; chacune
choisissait les arbres dont la récolte lui convenait. On
étendait des draps dessous ; un homme montait sur l’ar-
bre, et, secouant les branches avec une longue perche, il
faisait tomber tous les fruits mürs, dont on remplis-
sait des sacs , comme à la récolte des pommes de
terre, et chaque famille faisait ainsi mu alicuns frais
r
à
de culiure ; sa provision d'huile pour l’année.
su.
414 + ANNALES
que, comparé dans l’état d'inculture où nos
forêts nous le présentent , à celui de l'olivier
sauvage , il donne une huile supérieure , et
qu'à espace égal , il en donne au moins quatre
fois plus que l'olivier cultivé. Que serait ce
donc si l'on soignait, si l'on greffait cet arbre
précieux dans nos champs et dans nos vergers ?
ne le verrait-on pas participer, avec un égal
succés, à cette heureuse amélioration de l’oli-
vier méridional , et de ces premiers sauvageons
qui, d’un fruit grêle et acerbe qu'ils offraient
dans les forêts, enrichissent aujourd’hui nos
vergers par une pulpe charnue, et qui tout en
flattant l'œil, le palais et l’odorat, font les dé-
lices et l’ornement de nos tables. ®
Il est certain que si le hêtre était cultivé
avec les mêmes soins que nos arbres fruitiers,
il finirait par offrir un fruit beaucoup plus
gros , une huile plus fine et en plus grande
abondance. Si l'on considère les merveilles qui
s’operent par la greffe, surtout entre les végé-
taux qui ont de l’analogie, comme il en existe
entre le hêtre et l'olivier , il est permis de con-
cevoir les plus grands avantages qui pour-
raient résulter du mariage de ces deux arbres :
il serait possible que le hêtre, si long-temps
méconnu et Le , devint, par cette union,
l'arbre le plus précieux de l'Europe.
LÉ
'
EUROPÉENNES. # 415
Mais cette espèce de beurre végétal, qui a le
mérite de n'exiger ni vaches, ni prairies : 66
qui pourrait répandre une si grande aisance
dans les ménages, n'est pas le seul avantage
qu'offre le Aétre-olivier ; nos cultivateurs étant
en général, par le défaut de fourrages, trop
pauvres en bétail , par conséquent en engr ais,
laissent, abandonnent annuellement I tiers
de nos terres en jachères. Ils engraissent d'ail-
leurs leurs bœufs avec du blé, dé l'orge, des
farines , des carottes , des pommes de terre et
autres légumes utiles et nécessaires aux hom-
mes , tandis qu’au moyen d'une abondante
quantité de gâteaux qui résulteraient de l'ex-
traction de Fhuile, le bétail pourait être mul-
tiplié, les terres mieux fumées cultivées d'une
maniere plus fructueuses, ét le prix de la vie
animale , diminué dans la plus heureuse pro-
gression.
Voilà les bienfaits visibles qu’offrent la plan-
tation et la culture du hêtre. C'est un trésor
négligé qui nous sourit depuis des siècles. C'est
parce que la nature l'a placé avec prodigalité
à notre porte, qu'il n'a pas eu de prix à nos
yeux : c'est le défaut des choses les plus com-
munes et les plus utiles en même temps : on
ne les apprécie qu’après les avoir perdues. Si
cet arbre robuste, qui pourrait porter l'aisance
#
be
Noisettier.
416 à ANNALES
dans les familles xÉtait venu d'une contrée éloi-
gnée, on se serait exalté sur tout ce qu'il peutt
offrir de biens Heureusement que la certitude
de pouvoir en former les plus riches olivettes
de l'Europe, est là, pour offrir une solide for-
tune ‘aux propriétaires éclairés qui se livre-
ront à cette fructueuse branche de culture.
Après avoir détruit ou négligé pendant trop
longtemps, une grande masse de nos richesses
indigènes, dont les eaux et la terre étaient
comblés , qu'il nous soit permis de dire un
t du modeste coudrier , ou noiseltier, qui
vit dans la société et croit sous l'influence du
hêtre, du chêne, du charme, de laulne et
du frêne desmos forêts, entre lesquels il s’est
toujours trouvé répandu avec une grande abon-
dance. Cet humble arbrisseau d’une extrème
fécondité, qui a été de tout temps, et lest
encore dans beaucoup de pays, l’objet des joies
et des courses foraines de la jeunesse, pour
fêter la récolte des noisettes, dont le superflu
délectait comme celui du hêtre, le cerf, la
biche, le chevreuil, le sanglier, l'écureuil, et
de nombreuses tribus d'oiseaux, qui, hélas |
vivifiaient autre fois nos bois d’une manière si
intéressante , mérite d'être classé parmi Îles
meilleures productions oléagineuses que nous
possédons. L
EUROPÉENNES, d 417 |
\
Les nombreuses variétés de noisettiers qui
s'accommodent de toutes les terres, de tous
les sites, mériteraient de border, comme les
beaux grenadiers des pays du Midi, tous nos
chemins champêtres, ainsi que les lizières de
nos prairies, à qui, ils rendraient avec une
parte de leur grâce ancienne, üne production
chère à la jeunesse, précieuse aux familles ,
d'une part comme fruit agréable d'hiver, et de
l'autre sous le rapport d'une huile fine, douce
et délicate, qui prend le premier rang après
l'huile d'olive.
Puisque la nature nous invite et que nos be-
soins veulent que nous tirions une fois un
parti raisonné de toutes nos productions ter-
ritoriales , il serait fort à desirer que les inter-
valles d’olivettes en hêtres cultivés et greffés,
fussent remplis par les différentes espèces de
noisettiers qui, en augmentant la récolte en
huile, favoriseraient, par leur voisinage, la vé-
gétation du hètre, Nous savons ordonner et
cultiver avec un art merveilleux nos potagers
el nos vergers , qui répandent de si grandes
douceurs dans nos ménages ; il serait digne de
notre industrie d'y ajouter la culture de ces
deux arbres à huile, qui pourraient en dou-
bler l’aisance.
sd
L » . !
Of" <. ANNALES ;
L Ê L) . ?
Shéa , arbre à beurre végétal de T Afrique $
Que Mungo-Park a trouvé lors de son pre-
mier voyage en 1795 et 1797. dans la direction
de la rivière de Gambie, entre les 10° et :5°
parallèles, dans la longitude de l'Espagne, de
la France et d’une partie de l'Est de l'Europe,
Shéa arbre VOiCi ce qu'il en dit à plusieurs reprises
arbre
à beurre,
dans le cours de son héroïque voyage, page 58,
premier vol. « Les marchands nègres qui con-
duisent les caravanes, s'appellent slatées ;
outre les esclaves et des marchandises qu'ils
portent pour les blancs, ils vendent aux nègres
de la côte, du fer natif, des gommes odorantes,
de l’encens et du schetoulou, ce qui signifie
littéralement, beurre d'arbre, ou beurre vé-
gétal. Ce beurre est extrait d’une espece de
noix, par le moyen de l'eau bouillante, ainsi
que je l’expliquerai par la suite. Il ressemble
au beurre ordinaire, en a la consistance, et le
remplace tres-bien : on s’en sert aussi au lieu
d'huile. »
« Page 320, premier vol. A Kabba, ville si-
tuée au milieu d’un trèes-beau pays, bien cul-
tivé (toujours sur les bords de la Gambie }.
Lors du passage de Mungo-Park , les habitants
étoient partout occupés à recueillir les fruits
de l'arbre shéa , avec lesquels ils font le beurre
-
EUROPÉENNES. 4ig
végétal dont il est parlé ci-dessus. Cet Dr d
igroit abondamment dans toute cette partie du
Bambara. Il n'est pas planté par les habitants ;
mais on le trouve croissant naturellement dans
les bois. Lorsqu'on défriche les forêts pour
cultiver la terre, on coupe tous les arbres ex-
cepté les shéas (1). Cet arbre ressemble beau-
coup au chène américain; le fruit, avec le
noyau duquel, séché au soleil et bouilli dans
l'eau , on prépare le beurre végétal, ressemble
un peu à l’olive d'Espagne. Le noyau est enve-
loppé d'une pulpe douce, que recouvre une
mince écorce verte. Le beurre qui en provient,
outre l'avantage inappréciable qu'il a de se
conserver toute l’année sans sel, dans un pays
aussi chaud, est plus blanc, plus ferme, et
est,à mon goût, plus agréable qu'aucun beurre
de lait de vache, que j'aie jamais mangé, La ré-
colte et la préparation de cette précieuse den-
rée semblent faire un des premiers objets de
l'industrie africaine , tant dans le royaume de
Bambara, que dans les pays environnants. C'est
(1) Les Africains nous donnent ici un exemple de
sagesse et de prévoyance, que nous sommes loin d’éga-
ler : car, dans nos coupes de bois, nous avons toujours
commencé par abattre les hêtres, qui sont les véritables
shéas des forêts européennes.
le j 20
420 ANNALES
un des principaux articles du commerce inté- :
rieur de ces contrées. » à
« Page 35/4, premier volume. Le Douty
(chef de Bourgade Y me fit coucher dans un
grand ballon , en un coin duquel était un four,
destiné à faire sécher des fruits de shéa. Il con-
tenait environ une demi-charretée de ce fruit,
sous lequel était un feu de bois clair, On me
dit qu’au bout de trois jours, le fruit serait
en état d'être pilé et bouilli, et que le beurre
préparé de ceite manière était préférable à
celui qu’on faisait avec le fruit séché au soleil,
surtout dans la saison pluvieuse, pendant la-
quelle cette dernière méthode est toujours trés-
longue et souvent ineflcace. »
« Page 141, deuxième vol: Le 26 au matin,
comme nous partimes de Thambaconda, on
me dit qu'il n'y avait point de shéas plus à
l’ouest que dans cette ville. La figure du fruit
de cet arbre place évidemment le shéa dans
l'ordre naturel des sapotae. Il a quelque res-
semblance avec l'arbre madhuca, qu'a décrit
le lieutenant Charles Hamilton dans les re-
cherches asiatiques, premier vol., page 300. »
En exposant les précieuses propriétés du
shéa , on ne peut que faire le vœu patriotique
de le voir appeler à enrichir nos campagnes.
Nos établissements au Sénégal, et le fort Saint:
Li
EUROPÉENNES. 42t
Louis que nous possédons sur la rivière bien
avancée dans l'intérieur de l'Afrique, nous
donnent tout moyen d'obtenir avec facilité la
graine de cet arbre intéressant.
Nous avons vu les plantes et les arbres du
Pérou , de la Perse, de l’Inde et de la Chine,
se naturaliser dans nos climats , se confondre
et vivre en société avec les enfans de notre
terre natale; après avoir vu l'arbre à café de
l'Arabie, et l'arbre à pain de la mer du Sud,
naître et croitre dans le berceau adoptif du
Jardin royal des Plantes de Paris, pour aller
peupler nos Colonies américaines, il est per-
mis de croire que là, où la science sait si bien
s'entendre avec la nature, toujours docile et
libérale , le shéa vivant au milieu «es fraiches
forêts de l'Afrique, finirait par s’acclimater sur
la terre de France, où il ne recevrait que des
caresses.
Cette conquête innocente et fructueuse, qui
pourrait exercer une si haute influence dans
notre fortune territoriale, est digne de toute
la sollicitude du gouvernement, et surtout de
celle du ministère de l'Intérieur, à qui il est
donné de régir et d'augmenter la prospérité
des campagnes. Nous avons fait remarquer,
dans le premier cahier, l’étonnante révolution
produite dans le monde commercial, par le
29.
D Lt
/22 ANNALES .
seul arbre à café, envoyé des serres du Jardin
des Plantes de Paris en Amérique : le shéa
présente à la France et à l'Europe méridionale
un bien non moins appréciable, puisqu'il nous
offre gratuitement le même produit que nous
obtenons de nos vaches et de nos vastes
prairies.
A mesure que nous avancerons dans nos
livraisons , nous aurons, nous osons l’espérer,
le bonheur de démontrer, qu'en nous occu-
pant à féconder les vides qui existent dans nos
eaux et sur notre sol, il serait possible, non
pas de doubler, mais de décupler peut-être
nos richesses naturelles, et de nous assurer,
par le concours des diverses productions ali-
mentaires que toutes les zones du globe nous
offrent, un état de prospérité incomparable.
Le ministère a déjà préparé cet heureux
ordre de choses, en établissant dans tous les
chefs-lieux de sous-préfectures, des sociétés
d'agriculture , qui se composent, d’une part,
de cultivateurs éclairés et de propriétaires dis-
posés à faire des expériences utiles ; de l’autre,
d'hommes que l'étude, l'observation et des
voyages , mettent à même de donner des con-
seils fructueux : de cette institution, qui a pour
but d'explorer toutes les localités du royaume;
d'observer ce que les eaux et la terre pour-
' EUROPÉENNES. 423
ralent produire de mieux, on ne peut s'at-
tendre qu'à des résultats heureux et de nature
à éclairer l'administration pour fructifier tous
les espaces.
Sur les Serpents terrestres et sur les Serpents
marins.
Je m'étais long-temps demandé quel pouvait
avoir été le motif de l'existence des serpents,
dont les formes et les couleurs tranchées, les
mouvements rapides et l'aspect surtout , cau-
sent ordinairement une sorte d'effroi , quoi-
que cependant fort peu soient venimeux ou
dangereux pour l’homme, dont ils redoutentet
fuient généralement la présence.
J'étais occupé dans cette recherche des vues
secrètes de la Providence, lorsque je vins à
lire l'histoire des plantations de la canne à
sucre, qui étaient souvent ravagées à Saint-Do-
mingue, par les rats, les mulots, et les souris,
au grand désespoir des planteurs : les nègres,
mieux instruits des secrets de la nature, que
les savants européens, allèrent chercher dans
les mornes, des couleuvres semblables à celles
qu'ils avaient connues en Afrique (1) ; ils les
(1) On sait que les nègres ont, en Afrique, plusieurs
espèces de serpens en vénération. Ces reptiles, qui les dé-
barrassent de beaucoup d'animaux incommodes, vivent
424 ANNALES 4
répandirent dans les champs de cannes, et
aussitôt les plantations furent délivrées du
dégât des mulots, des rats, des taupes et des
souris. |
Les couleuvres rendent le même service dans
nos bois, dans nos champs et le long de nos
eaux ; mais comme il fallait une limite à la
multiplication de ces reptiles, la nature a
donné à nos contrées la cicogne pour la main-
tenir. On voit souvent ces courageux oiseaux
planer dans les airs, tenant dans leurs longs
becs un serpent par le mileu du corps, qu'ils
portent à leurs petits, nichés sur une haute
cheminée, ou sur les ruines d’une tour élevée,
et qui battent des ailes en signe de joie, en
voyant arriver cette pature attendue.
J'avais élevé quatre cicognes à la campagne :
elles purgeaient, dans leurs chasses, tout le pays
des animaux immondes ; mais des chasseurs
les prenant pour des oiseaux étrangers, les
tuèrent : ils ignoraient que, dans tous les pays
et chez les peuples les plus anciens, la cicogne
avait toujours été respectée, à cause de son
utilité (1).
Là
dans le voisinage des habitations dans lesquelles ils s’in-
troduisent même : ils font là l’oflice de nos chats.
(1) La cicogne, amie de l’homme comme l’hirondelle,
À
EUROPÉENNES. 425
Il y a, dans l'ensemble de la création, une
profondeur, une harmonie siimmenses , si au-
dessus de notre intelligence et de notre admi-
ration; tout ce qui a reçu l’existence parait
si éminemment coordonné au grand but de
l’ordre éternel des choses ; l'homme d’une na-
ture si prédestinée dans ce premier univers,
en a reçu si visiblement le sceptre d’une effu-
sion divine, qu'on est entrainé à croire que
chaque être à reçu dans ce monde une mis-
sion expresse, corrélative au grand tout, dont
l’homme est le foyer, et que ces animaux mons-
trueux, qui nous apparaissent sous des formes
sieffrayantes, remplissent par cela même leur
destinée tutélaire, envers celui dont la puis-
sance est seule au-dessus de tous.
On sait que les grands serpents de 30, {o et
bo pieds de longueur, se trouvent dans les
lieux couverts, en Amérique, en Afrique et en
Asie, vers les parallèles qui avoisinent l'équateur
où vivent aussi les grands animaux carnaciers,
qu'ils paraissent avoir la mission d'observer,
d’effrayer et de diminuer.
Nous donnons ici littéralement la descrip-
tion qu'on trouve dans le Foyageur - fran-
quitte comme celle-ci le toit hospitalier aux approches
des froids, et ne manque jamais d’y revenir au printemps.
Lo
426 ANNALES
çais, d'un de ces grands reptiles vu dans le
Congo. À
« Nous renconträmes un serpent prodigieux,
dont la longueur nous parut de plus de 30
pieds. Nous observames qu'en s'avançant, il
causait dans l'herbe autant de mouvement
que le passage de dix hommes, Nos guides nous
assurèrent qu'il n'était pas rare de trouver de
ces serpents dont la grosseur égalait celle d’un
mât ordinaire de navire. »
« La manière dont cet énorme reptile fait la
chasse n'est pas moins remarquable que son
énorme grandeur. Sa queue est repliée sur elle-
même en deux ou trois tours de cercle, qui
renferment un espace rond de 5 à 6 pieds de
diamètre. Au-dessus s'élève sa tête avec une
partie de son corps. Dans cette attitude, et
comme immobile, il porte ses regards autour
de lui, et quand il aperçoit que sa proie est
à sa portée, il s’élance sur elle par le moyen des
circonvolutions de sa queue, qui font l'effet
d’un puissant ressort. Si l'animal qu'il guette
est trop gros pour être avalé tout entier, après
lui avoir donné quelques coups de ses dents
meurtrières , 11 l'écrase et lui brise les os, soit
en le serrant de quelques nœuds, soit en le
pressant simplement du poids de son corps.
11 le couvre ensuite d'une bave écumeuse qui
EUROPÉENNES. 427
lui facilite le moyen de l'avaler sans le mà-
cher. »
« Ce monstre, tout terrible qu'il est, n’est
pas aussi dangereux qu’on pourrait le croire.
Sa grosseur qui le décèle facilement, fait la
sureté des animaux moins forts que lui. Son
corps, roulé en spirale sur lui-même, paraît de
fort loin ; et c’est un indice suffisant aux vOya-
geurs et aux bestiaux même, pour se détour-
ner de leur route. On n'entend pas dire qu'il
attaque les hommes, du moins les exemples
de ceux qui se sont laissé prendre sont rares.
D'ailleurs la chasse aux grandes bêtes, telles
que le bœuf, le cerf, le cheval et autres qua-
drupèdes qui trouvent leur salut dans leurs
jambes, le flatte peu , soit qu'elle lui donne
trop de peine, ou que leur chair ne soit pas
de son goût. II mange plus volontiers d’autres
serpents plus petits que lui, des lézards, des
crapauds, et surtout des sauterelles, qui ne
semblent naître par nuages dans ces climats
chauds , que pour assouvir son infatigable ap-
pétit. Il purge ainsi les terres où il se trouve
d’une multitude innombrable d'insectes et de
reptiles , qui feraient déserter les habitants. »
On voit ces grands serpents, dont la multi-
plication est beaucoup plus limitée que celle
des espèces inférieures, choisir non loin des
428 ANNALES
habitations un arbre pour leur demeure so-
litaire , et toujours aux points de passages da
üigre, de l’hyenne , de la panthère, etc.; là il
guette sa proie en silence, et au moment où
l'animal passe, le serpent se déroule avec rapi-
_dité, le surprend, l'étouffe, Jui brise les os,
lui disloque les membres moyennant l'arbre
qui lui sert de point d'appui, et le dévore. Les
nègres et les Indiens redoutent si peu ce
monstre, qu'ils épient à leur tour l'instant où,
repu de sa proie, il ne peut se défendre pour le
tuer et le manger.
La mer possède aussi ses serpents, dont
l'existence doit avoir pour les abimes un mo-
tif semblable à celui des serpents terrestres.
Nous ne connaissons encore les premiers que
par l’effroi et l'épouvante que leur apparition
cause aux navigateurs. Si leurs dimensions sont,
comme il est naturel de le présumer, dans les
mêmes proportions qui existent entre les
autres animaux marins et les animaux terres-
tres, elles peuvent être gigantesques à nos yeux
ainsi que nous le verrons par la description
qui en a été faite, il y a environ soixante ans.
On se rappelle encore l’effroi qu'un de ces
serpents marins a causé, il ny a pas long-
temps, par plusieurs apparitions sur les côtes
de l'Amérique septentrionale. S'étant jeté et
EUROPÉENNES. 429
étendu un jour sur le pont d’un gros navire,
l'équipage s'enfuit épouvanté dans l’intérieur
du bâtiment ; un seul marin eut le courage de
lui tirer un coup d'espingole ; mais, l'ayant
manqué, ou blessé peut-être, le serpent le
saisit et le porta comme un trait au fond de la
mer; et le monstre reparut un instant après
à la surface de l’eau , formant par les articula-
tions annulaires de son large dos , comme
une longue ligne de tonneaux flottants sur la
mer.
Voici une relation sur un de ces fameux
serpents. Elle paraitra peut-être d’après ce qui
précède sous un caractère moins exageré ;
toujours y verra-t-on que ce monstre avait
déjà été vu et observé de près.
« La côte de Norwège est le seul endroit de
l'Europe qui soit visité par l'animal terrible
qu'on appelle ici le serpent de mer. On assure
qu'il a plus de 500 pieds de long; que son
corps est au moins de la grosseur de deux
muids; qu'il se tient toujours au fond de l'eau
excepté en Juillet et en août, qui sont les mois
où il fraie : encore ne s’élève-til à la surface
que lorsque le temps est calme; alors on lui
voit dans la même direction que sa tête quel-
ques petites portions de son dos, qui paraissent
430 ANNALES
quand il se plie, et semblent de loin autant de
tonneaux flottants sur une même ligne, à une
distance considérable l’une de l’autre. »
«Ce monstre a le front haut et large, le
museau applati comme celui du cheval, et de
grandes narines, d'où sortent de longs poils
comme des moustaches. Ses yeux sont gros,
de couleur bleue, et luisent comme deux
boules d'argent : tout l’animal est d’un brun
foncé, parsemé de taches plus claires, qui
brillent comme des écailles de tortues. »
«Le serpent de mer fait souvent couler à
fond hommes et chaloupes ; on prétend même
que, par son poids, il ferait périr un bâtiment
de cent tonneaux, en s’élancant au travers.
Quelquefois il s’entortille en cercle autour d’un
bateau, de sorte que les hommes en sont en-
vironnés de tous côtés. Le moyen de l’éviter,
quand on se trouve près de lui, c’est de diri-
ger la barque vers la partie de son corps la
plus élevée et la plus visible ; parce que le ser-
pent plonge sur le champ et laisse passer le ba-
teau. Si, au contraire, on ramait vers l'endroit
où le corps ne se montre pas, le monstre, en
s’'élevant, renverserait la chaloupe; il serait
inutile de tenter de s’en éloigner à force de
rames ; cet animal fend les eaux comme une
EUROPÉENNES. 431
flèche ; et, levant sa tête effrayante, 1l enlève
un homme d'une barque, sans toucher à ses
compagnons. Pour s’en débarrasser plus tôt, on
lui jette tout ce qui se présente sous la main,
ne fût-ce qu’un morceau de bois, une pierre,
ou la chose du monde la plus légère; pourvu
qu'il en soit atteint, il plonge aussitôt dans
l'eau et prend une autre route. » A
« L'expérience a fait connaitre que la chair
de castor, l’assa-fétida, ou toute autre matière
qui a l'odeur forte, est tellement contraire à
ce monstre marin , qu'un petit morceau, jeté
au bord de la chaloupe, le fait fuir sans re-
tour. Depuis que les pécheurs ont découvert
ce secret, ils en portent toujours avec eux,
quand ils s'éloignent en mer. Le temps où le
serpent marin est le plus à craindre , c'est
lorsqu'il cherche sa femelle pour s’accoupler,
parce qu’alors il poursuit les vaisseaux et les
barques, qu'il prend sans doute pour des ani-
maux de son espèce (ou qui, pour mieux
dire, contrarient probablement ses vues). On
prétend que des gens ont été empoisonnés par
ses excréments, qu'on voit flotter sur l'eau,
comme du limon, pendant quelques mois de
l'été. Si un pécheur trouve de cette matière
près de ses filets , et que, par inadvertance , 1l
en touche avec sa main, 1l éprouve une en:
432 ANNALES
flure subite, et une inflammation qui oblige
quelquefois d’en venir à l'amputation (:).
Péches aux Perles dans le Golfe Persique.
Là ville de Bander-Abassy, ou Gouron, port
situé à l'entrée du golfe d'Ormuz, est deve-
nue riche et florissante, par la multitude de
perles qui se péchent dans ce golfe, et qui sont
les plus grosses , les plus nettes et les plus pré-
cieuses de l’univers.
Le jour que cette pêche doit commencer,
l'ouverture s’en fait de grand matin, et est an-
noncée par un coup de canon. A l'instant tous
les bateaux partent et s’avancent dans la mer,
précédés de deux grosses chaloupes , qui
mouillent , l’une à droite, l’autre à gauche,
pour marquer les limites. Aussitôt les plon-
geurs se jettent à la hauteur de trois, quatre
et cinq brasses. Au moment que l’un revient ,
l'autre s'enfonce , et tous sont aitachés à
une corde, dont l’autre extrémité tient à la
vergue du bâtiment. Elle est disposée de facon
que les matelots peuvent aisément, au moyen
(1) Cette relation se composant de faits positifs et
aussi d'accessoires douteux, concernant le serpent marin,
il faut attendre du temps et de l'observation de nou-
velles lumières à ce sujet.
EUROPÉENNES. 433
d'une poulie, la tirer ou la lâcher, selon le
besoin du plongeur. Celui-ci a une grosse
pierre liée au pied, afin d’enfoncer plus vite,
et une espèce de sac à sa ceinture, pour y dé-
poser les huitres qu’il ramasse.
Dès qu'il est au fond de la mer, il met dans
son sac, le plus promptement qu'il peut, ce
qu'il trouve sous sa main. S'il découvre plus
de nacres qu'il n'en peut emporter , il en fait
un monceau ; puis, remontant sur l'eau, pour
prendre haleine , il retourne bien vite, ou
envoie un de ses compagnons les chercher.
Pour revenir à l'air , il n’a qu'à tirer une petite
corde, différente de celle qui est attachée à son
corps : un matelot la tient par un bout, pour
en observer le mouvement, donne aussitôt le
signal aux autres, et dans ce moment on tire
le pécheur. Pour remonter plus prompte-
ment, il détache , sil peut, la pierre qu'il a au
pied
Les bateaux ne sont pas si éloignés les uns
des autres, qu’il n'arrive quelquefois des com-
bats sous les eaux entre les plongeurs, pour
se disputer un monceau d'huitres. Un pêcheur,
voyant qu'un de ses compagnons lui avait volé
plusieurs fois ce qu’il avait eu bien de la
peine à recueillir, l'en punit de la maniere la
plus cruelle. Il le laissa descendre le premier,
434 ANNALES
et l'ayant suivi de près, avec un couteau à la
main , il l'égorgea au fond de l’eau. On ne s’a-
perçut de ce meurtre que lorsqu'on retira le
corps de ce malheureux sans vie et sans mou-
vement.
Un des grands dangers de cette pêche, c’est
la rencontre des requins et d’autres poissons
voraces. Il s'en trouve de si forts et de si ter-
ribles , qu'ils emportent quelquefois et le plon-
geuretses huîtres, sans qu'on en entende jamais
parler. Quant à ce qu'on dit de l'huile que les
pêcheurs mettent dans leur bouche, ou d’une
espèce de cloche de verre, dans laquelle ils se
renferment pour descendre sous les eaux, ce
sont autant de récits fabuleux. Comme ces gens
s'accoutument, dès l'enfance , à plonger et à
retenir leur haleine, ils s'y rendent habiles, et
sont payés suivant leur habileté ; mais ce mé-
tier est si fatigant, qu'ils ne peuvent plonger
que sept à huit fois par jour. Les plus robustes
sont bientôt épuisés ; il s'en trouve néanmoins
qui résistent long-temps ; mais le nombre en
est petit; au heu qu'il est fort ordinaire de les
voir périr des les premieres épreuves. Il y en
a qui se laissent tellement transporter à l'ar-
deur de ramasser un plus grand nombre
d'huîtres, quils en perdent la présence d'es-
prit ; de sorte que, ne pensant pas à faire le
#
EUROPÉENNES. 435
signal , ils seraient bientôt étouffés, si l’on n’a-
vait soin de les retirer, lorsqu'ils demeurent
trop long-temps. Ce travail dure jusqu'à midi ;
et alors tout le monde regagne le rivage.
Quand on y est arrivé, le maître du bateau
fait transporter , dans une espèce de parc, les
nacres qui lui appartiennent, et les y laisse
deux ou trois Jours, afin qu'elles s'ouvrent et
qu'on en puisse tirer les perles. On les lave
bien ensuite, et l’on a cinq ou six petits bas-
sins de cuivre, percés comme des cribles, qui
s’enchässent les uns dans les autres, de facon
qu'il reste toujours quelque espace entr'eux.
Les trous de chaque bassin sont différents pour
la grandeur ; le second les a plus petits que le
premier ; le troisième moindre que le second,
et ainsi des autres. On jette dans le premier
toutes les perles grosses et menues , après
qu'elles ont été bien lavées; s’il y en a quel-
qu’une qui ne passe point, elle est censée du
premier ordre ; celles qui restent dans le se-
cond bassin , sont du second ordre, et ainsi de
même jusqu'au dernier bassin, lequel n'étant
point percé, reçoit les plus petites, qu’on ap-
pelle semence de perle.
Ces divers ordres font la différence du prix
à moins que la rondeur plus ou moins parfaite
I. 30
436 ANNALES
ou l’eau plus ou moins belle, n'en augmente
ou n'en diminue Ja valeur. C'est le hasard qui
fait trouver des perles dans les nacres; mais on
est toujours sûr de tirer, pour fruit de son
travail, une huitre d'excellent goût et quantité
de beaux coquillages, qui feraient l'ornement
des plus riches cabinets.
Il règne, pour l'ordinaire sur cette côte, de
grandes maladies au temps de cette pèche ; soit
à cause de la multitude extraordinaire de
peuple qui sy trouve, et n’habite pas fort à
l'aise; soit parce que beaucoup de gens se nour-
rissent de la chair des huitres, indigeste et
malfaisante dans un pays aussi chaud; soit en-
fin par l'infection de l'air, qui provient de la
corruption de ces mêmes huîtres dont la puan-
teur peut seule occasionner ces maladies.
Les côtes occidentales de l'Amérique, sur-
tout celles de la Californie et de Panama, pos-
sèdent aussi de beaux fonds d’huitres perlières.
Voici ce qu’en dit un voyageur, sur la pêche
qui s'en fait près de Panama :
« Il y a peu d'habitants qui n’emploient un
certain nombre d'esclaves à cette pêche. La mé-
thode n’est pas différente de celle du golfe
Persique ; mais elle est ici plus dangereuse, par
la multitude de monstres marins, qui font la
EUROPÉENNES. 437
guerre aux pêcheurs, Il semble que cesanimaux
veulent défendre les productions de leur élé-
ment, contre les hommes qui entreprennent
de les ravir ; car on observe que c'est dans les
lieux où se fait cette pêche, qu'ils se trouvent
en plus grand nombre. »
« Pour combattre des ennemis si redou-
tables , chaque plongeur est armé d’un couteau
pointu et tranchant ; des quil aperçoit un
de ces monstres, il le lui enfoncedansle corps;
l'animal ne se sent pas plutôt blessé, qu'il prend
la fuite : un nègre qui a l'inspection sur les
autres esclaves, veille, de sa barque, à Vap-
proche de ces cruels animaux, et ne manque
point d'en avertir les pêcheurs, en secouant
une corde qu'ils ont autour du corps. Souvent
il se jette lui même dans les flots, armé d'un
fer semblable , pour secourir le plongeur
quand il le voit en danger; mais ces précau-
tions n’empéchent pas qu'il n'en périsse tou-
jours quelques-uns , et que d'autres ne revien-
nent estropiés. »
« Les perles de ce golfe sont ordinaire-
ment d'une trés-belle eau ; il s’en trouve de
remarquables par leur grosseur et leur figure.
Une petite quantité est transportée en Europe;
la plus considérable passe au Mexique et au
438 ANNALES
Pérou , ou elles sont encore plus recher-
chées (1) ». .
Le cap Comorin de l'ile de Ceylan est de-
puis les temps les plus reculés célèbre par ses
riches pêcheries de perles, qui forment avec
les diamants de Golconde, les plus précieux
ornements de luxe des habitants de l'Inde et
d'une grande partie de l'Asie. On à, depuis les
grandes navigations, découvert beaucoup de
rivages qui possèdent des huitres perlières :
ainsi cette gracieuse parure, arrachée au fond
des mers, par tant de dangers et de sacrifices ,
pour orner ce qu'il y a déjà de mieux paré dans
la nature, existe par mines inépuisables.
(1) Plusieurs autres points des côtes d'Amérique sont
l'objet de pêches semblabes , plus ou moins produc-
tives.
EUROPÉENNES, 439
ANNONCES.
Buvres complètes de l'Empereur Julien ,
traduites pour la première fois du grec en
français , accompagnées d'arguments et de
notes , et précédées d'un Abrégé historique et
critique de sa vie , par R. Tourlet, membre de
plusieurs académies et sociétés savantes, tra-
ducteur de Pindare et de Quintus de Smyrne ,
l’un des collaborateurs du Moniteur. 3 vol.
in-8°. 1821. Prix : 21 fr. Paris , chez l’Auteur,
archives du royaume, hôtel Soubise , rue du
Chaume, n° 12; et Tillard frères, rue Haute-
feuille, n° 22. — On trouve chez les mêmes,
les 2 vol. du Pindare , grec et français.
Quoique le titre de cet ouvrage n’annonce
rien d’analogue aux matières traitées dans
ces Annales, toutefois en le parcourant rapi-
dement, nous y avons remarqué quelques pas-
sages qui ne sont pas étrangers à notre sujet,
et que nos lecteurs agronomes nous sauront
gré de leur avoir signalés.
Julien dit, dans son second panégyrique de
son beau-frère, l’empereur Constantin : « Il
fit disparaitre les inimitiés, au lieu de les
transmettre aux enfans et à leur postérité,
440 ANNALES
sous prétexte d'exercer une justice sévère et
de vouloir anéantir la race des méchants ;
comme on détruirait les germes du pin. Car
la haine est J’ouvrage des méchants, et l’anti-
que proverbe lui donne la fécondité de cet
arbre. »
Tome premier page 314 et 515. On voit ici
que l'extréme fécondité du pin , dont les
rejetons et les pommes excluent toute autre
plantation , semble devoir autoriser l'essai de
sa culture dans nos montagnes et sur nos
côtes maritimes , aujourd'hui entièrement dé-
boisées au préjudice de nos plus précieuses
récoltes. Pour cette raison le pin, symbole de
la génération, était réputé sacré, comme ap-
partenant à Cybele mère des dieux.
« On le coupe, dit l'empereur Julien, à
l'époque des fêtes célébrées en son honneur,
au jour précis où le soleil arrive au sommet de
l'apside équinoxiale. (Tome 2, page 20.) »
Voici un autre fait singulièrement remar-
quable et relatif au figuier, Nous le tirons de
la vingt-quatrième lettre de cet empereur à
son ami Sarapion , auquel il faisait présent de
cent figues de Damas en Syrie,
« Le judicieux Théophraste, lui dit-il, en
exposant dans ses principes d'agriculture ,
l’ordre selon lequel des arbres d'espèces diffé-
EUROPÉENNES. 44a
rentes peuvent être réunis à an seul tronc et
s'amalgamer ensemble , nous paraît s'attacher
de préférence au figuier, comme plus suscep-
tible de recevoir des greffes étrangères, et d'en
pousser les divers rejetons , lorsqu'on en re-
tranche les tiges principales et qu'on y pra-
tique des ouvertures ou incisions, pour ÿ im-
planter une autre race d'arbres, au point que
ce même figuier offre, par la diversité des fruits
qu'il produit , l'aspect du plus agréable ver-
ger. » Tom. 3, pag. 143 et 144, traduction de
M. Tourlet.
Sans doute l'opération mentionnée par l’em-
pereur Julien, d’après Théophraste, mérite
toute notre attention et peut être tentée (1).
En citant ces deux faits, qui sont bien de
notre compétence, comme du gout de nos
lecteurs, nous ne mettons pas la faux dans
la moisson d'autrui; mais nous aimons à payer
au savant traducteur notre part du tribut de
‘reconnaissance que méritent ses longs et im-
portants travaux.
Pt
(x) Nous-aurons à présenter à l’article des pépinières,
les métamorphoses merveilleuses qui s’opèrent aujour-
&'hui par la greffe.
442 ANNALES EUROPÉENNES.
Tablettes Universelles , ou Répertoire des
évènemens , des nouvelles, et de tout ce qui
concerne l'histoire , les sciences , la littéra-
ture et les arts, avec une bibliographie géné-
rale. Ouvrage divisé en douze tomes, dont le
8° a paru, dirigé par M. J.-B. Gouriet place
de l’Odéon , n° 5.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE
DES MATIÈRES
DANS LE TOME PREMIER:
Pa Txrnonuceriox sur l'immensité de la Nature, page
2. Vues sur l’étit-primitif des forêts; de leur in-
fluence sur les climätures et les eaux vaporisées.
3. Sur l'influence des abris, dans leurs rapports
avec la température et la végétation.
4. Vues sur la cause des inonditions irrégulières.
5. Sur les tempêtes et les onragans terrestres.
6. Sur l'ancienne abondance des Baleines, des
Pho ue: et des Dauphins, dans la Méditerranée et
dans la mer Rouge.
7. Matelot français sauvé en 1818 par des Dau-
ph ns.
8. Sur les pêches des anéiens.
9. Exemples de la puissance de la musique sur des
poiss. ns marins et sur différens animaux.
10. Pèche du Cormoran.
11. Chiens de Terre-Neuve et des Alpes.
12. Chiens aux Serpens.
13. C nelusion sur tout ce qui précède.
14. Tableau des déboisemens dans différentes
parties de l'Asie, de PAfrique, de l'Amérique et
us
1. 91
5
1%
27
42
55
65
85
88
90
94
99
| 100
101
444 TABLE
de l'Europe : calamités physiques qu’ils traînent à
leur suite. Opinion de Sully , de Colbert, de Fonte-
nelle, de Réaumur, de Franklin et de Buffon sur
les bois. Ancienne et nouvelle surfaces des forêts de
Ja France. ’ |
15. Suite de la pêche des anciens et du moyen âge
en poissons de mer.
16. Pèches des Grecs.
17. Extrême abondance en poissons dns le Los-
phore.
18. Anciennes et riches pêches du thon; poids
remarquables des thons. Impor!änce de ces pêches.
Diminution des poissons alimentaires; causes de
cette diminution.
19. Voyages merveilleux des grands poissons ali-
mentaires, de la mer Noire et de la Méditerranee.
20. Poissons amis de l’homme; préparations di-
verses que les anciens donnaient aux poissons.
21. Pêches des Romains; luxe de leurs viviers;
moyen d'enrichir nos eaux de poissons étrangers.
22. Résumé sur l'importance des pêches et com-
paraison entre les productions des mers et les pro-
ductions lerrestres.
23. Digression sur quelques observations physio-
nomiques.
24. Sur l'introduction des chèvres thibétaines en
France.
25. Des crabes des iles et de leurs voyages an-
nuels à la mer.
26. Description sur la situation physique de 56
dépariemens de la France, avec les preuves locales,
qui constatent , d’une manière irréfragable , que l'ex-
209
Ps MATIÈRES. 446
trème variabilité de l'atmosphère, celles des tempé-
ratures , le cours interverti des météores , l’altération
de nos anciennes et fortunées climatures, et, par
suite naturelle , la diminution des eaux et de la puis-
sance végétale, procèdent principalement de la trop
grande nudité de nos montagnes.
27. Notice sur les anciennes pèches faites du ha-
reng , dans les mers du Nord, sa merveilleuse abon-
dance dans les premiers temps; des grandes res-
sources alimentaires que cette seule péche offre de-
puis huit siècles à toute la populaton européenne;
sur les richesses et la puissance maritime qu’elle a
procurées à différens peuples; sur les voyages et la
diminution sensible de ces précieux poissons : cause
présumée de la diminution de ces pêches.
28. Notice sur les célèbres nids de la Salanganre,
fort recherchés par les Chinois et par tous les hom-
mes luxurieux de l’Asie orientale, comme un mets
de délice, et surtout réparateur des corps épuisés.
Frai de poissons dont ces nids sont composés : moyen
qu'offre cette substance séminale, de transplanter les
poissons étrangers dans les eaux européennes,
29. Quelques vues sur les tortues de mer; des
grandes ressources qu'elles présentent aux peuples
riverains des parages qu elles fréquentent, et surtout
aux navigateurs.
30. Arbres de différentes contrées du globe, re-
marquables [par leur stature, leur beauté et leur
durée.
31. Suite et conséquence de tout ce qui précède
avec quelques vues sur la chaine des Andes , consi-
219
304
314
326.
4A6 TAALE DES MATIERFS.
déréc comme un des grands monumens météorolo-
giques du monde. |
32. Comparaison entre les productions naturelles
qu'offraicnt spontanément nos forêts , et les produc-
tions que présentent en leur place de laborieuses cul-
tures.
33. L'économie rurale, qui tient le premier rang
dans la société, a perdu des ressources immenses,
inappréciables, dans les plantureux pâturages des
forèts.
34. Origine des vents et de leur influence sur les
climaturces de la terre.
35. Montagnes en or, en argent, en cuivre, en
fer , etc., etc. , et de leur influence mystérieuse dans
l'harmonie des élémens.
36. Vignes , Oliviers et Mériers de la France.
37. Arbres à huile, arbres à beurre végétal, qui
s'offrent à l'attention de la France.
38. Observations sur les serpens de l'Europe, sur
les grands serpens terrestres et les grands serpens de
mer ; sur la mission qu'ils paraissent avoir à remplir
dans l’ordre général de la nature.
39. Péches des perles, dans le golfe Persique , en
Amérique et à l'ile de Ceylan.
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
339
343
352
367
392
394
418
423
43a
ri
DE
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00258 6640
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