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ESSAI DE POÉTIQIE
ou
MANUEL COMPLET DE LITTÉRATURE.
ESSAI DE POÉTIOUE
ou
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ID
1111 JULi 1
1
B
rrrrun i m
j LU ILM
K
RENFERMANT
LES PRINCIPES DE L ESTHÉTIQUE, LES RÈGLES GÉNÉRALES
DE TOUS LES GENRES DE POÉSIES,
DES APERÇUS SUR l'hISTOIRE DE LA LITTÉRATURE CHEZ LES
DIFFÉRENTES NATIONS,
ET DES NOTICES BIOGRAPHIQUES ET CRITIQUES
SUR LES PRINCIPAUX POÈTES DES TEMPS LES PLUS RECULÉS
jusqu'à NOS JOURS,
PAR J. J. NYSSEN,
AN'CIEN PROFESSEUR DE POÉSIE ET DE RHÉTORIQUE AUX PETITS SÉMINAIRRS
DE ROLDUC ET DE SAWT-TROND, ETC.
5^ édition, revue et complétée
PAR LE CHANOINE A. M.
ANCIEN PROFESSEUR DE POÉSIE ET DE RHÉTORIQUE
AUX MÊMES ÉTABLISSEMENTS, ETC.
•• La poésie est plus sérieuse et plus utile que le
vulgaire ne le croit. » Fknei.on.
-Cc=
LOUVAIN,
CHARLES FONTEYN, IMPRIMEUR - ÉDITEUR
Rue de Bruxelles, 6.
1882.
PN
NU
Les formalités prescrites par la loi sur la propriété littéraire ont
ôté remplies.
La traduction et la reproduction de cet ouvi''age sont interdites.
920^54
A SA GRANDEUR
MONSEIGNEUR DOUTRELOUX
ÉVÊQUE DE LIÈGE
HOMMAGE RESPECTUEUX
DES AUTEURS
J. J. NYSSEN, Doyen.
Chanoine A. M.
PRÉFACE.
C'est assurément un l'ait bien rare dans les annales de
l'enseignement qu'un manuel , demeuré classique dans un
grand nombre d'établissements d'instruction pendant qua-
rante années consécutives, soit de rechef livré h. l'impres-
sion non sans quelques chances de succès.
La raison en est probablement, d'une part, la nature même
de l'ouvrage renfermant en un volume les données esthé-
tiques, théoriques, biographiques et littéraires disséminées
dans les innombrables écrits qui traitent spécialement ces
diverses matières — d'autre part, le soin qu'on a mis h tenir
le lecteur à la hauteur de la science et au courant de la
littérature moderne, en lui faisant connaître et apprécier les
nouvelles productions poétiques à mesure qu'elles voient
le jour.
Et c'est ainsi encore que, dans celte 5"^ édition de VEssai
de poétique, pour perfectionner l'ouvrage, nous avons re-
manié certaines questions esthétiques, ajouté un paragraphe
entièrement nouveau sur la Nature du Beau, donné une plus
large part à la littérature nationale, ainsi qu'à la poésie du
moyen âge, si belle sous sa forme épique dans ses Chansoiis
de gestes et ses Légendes, si naïve dans ses deux idiomes
favoris, le vieux français et le flamand.
C'est ainsi encore qu'aux noms des sept cents poètes déjà
— VI —
signalés dans YEssai nous en avons ajouté plus de cent cin-
quante nouveaux, choisis parmi les écrivains modernes dont
les œuvres nous ont semblé mériter l'attention.
Car, comme nous le disions dans la préface de la ^'^ édi-
tion, nous ne pouvions, sans laisser de lacune ou sans
méconnaître le but de cet ouvrage, passer sous silence tant
d'auteurs plus ou moins célèbres, dont les œuvres, h tort ou
à raison, ont acquis quelque renom dans la république des
lettres; et nous avons cru que, pour conserver h notre livre
la spécialité de tenir le lecteur au courant de l'histoire de la
littérature, nous devions lui offrir en peu de mots une ap-
préciation consciencieuse du véritable mérite des principaux
écrivains modernes, sous le double rapport des lettres et de
la morale.
Nous n'ignorions pas combien cette tâche est ingrate et
critique. Mais nous n'avons voulu consulter que l'utilité qui
pouvait en résulter pour la jeunesse, et nous avons tâché de
formuler nos jugements avec impartialité et avec connais-
sance de cause.
Un ouvrage aussi riche de choses, ne peut pas être tout
entier matière d'explication ou de leçon en classe. C'est au
maître à faire un choix judicieux. Et quant au reste, le ma-
nuel est destiné k servir de livre de lecture pour l'élève qui
y puisera, dans ses moments de loisirs, une foule de con-
naissances fort utiles pour le reste de sa vie.
Si certains détails semblent superflus ou inutiles pour les
élèves, ils ne le seront peut-être pas pour MM. les profes-
seurs, à qui notre travail pourra épargner une perte de temps
en leur évitant des recherches pénibles et dispendieuses.
A l'appui de notre critique littéraire des auteurs nous
avons cité des extraits de leurs ouvrages. Ils sont nombreux,
variés et, pour la plupart, inédits dans les recueils destinés
-- VII —
îi l'usage de la jeunesse. Tous ne sont pas des modèles, mais
bien des exemples. En les étudiant, l'élève y puisera les
mêmes avantages que le peintre qui visite une galerie de ta-
bleaux. Les chefs-d'œuvre lui paraîtront plus grands et plus
beaux ii côté d'ouvrages d'un moindre mérite.
Si nous avons multiplié les citations du genre simple et
tempéré, c'est qu'il est d'ordinaire le plus négligé et le moins
estimé des élèves, tandis que pour eux c'est en réalité le
genre le plus difficile et le plus indispensable dans la vie
pratique. Tel élève, capable de composer une pièce lyrique
à la moindre occasion, n'est pas en état, souvent, de solli-
citer une faveur ou de reconnaître un bienfait d'une manière
convenable.
Nous ne terminerons pas sans rappeler aux jeunes gens le
conseil que nous leur donnions déjh dans la préface de notre
première édition. « Parmi les productions poétiques que
» nous avons dû louer sous le rapport littéraire, il en est
» que la saine morale condamne et réprouve, ou qu'elle ne
» permet de lire qu'avec une grande circonspection. Qu'ils
» se laissent donc guider pour le choix de leurs lectures par
» un maître prudent et éclairé. »
N. B. Les additions de M. le chanoine A. M. sont marquées d'un
astérisque (*).
Imprimahir i Ocîobris 1884,
M. RUTÏEN,
vie. GEN.
Tout exemplaire non revêtu de notre griffe sera répnté
contrefait.
ESSAI DE POÉTIQUE.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE I.
De la littérature en général.
Qu'est-ce que la littérature?
Prise dans le sens subjectif, la littérature est la connaissance
des productions littéraires, aussi bien que la connaissance des
principes et des règles de Vart d'écrire.
Dans le sens objectif, la littérature est l'ensemble de toutes
les productions intellectuelles consignées dans les écrits. Ainsi
comprise, elle embrasse la pliilosopbie, l'histoire, la phy-
sique, l'éloquence, la poésie, en un mot, tous les écrits de
quelque genre qu'ils soient.
D'ordinaire, le mot littérature, se prend dans un sens moins
général, et sert à désigner la connaissance (ordre subjectif),
ou l'ensemble (ordre objectif) de ces productions littéraires qui
sont destinées à faire naître le sentiment du beau, c'est-h-dire,
qui s'adressent directement à l'imagination et à la sensibilité.
C'est aussi là l'idée que nous y attacherons désormais.
La littérature ainsi conçue comprend toutes les produc-
tions poétiques, et celles-là seulement. Elle s'identifie donc
avec la poésie, qui fait l'objet de cet ouvrage. L'éloquence,
1
pour autant qu'elle s'adresse h l'imagination et i^i la sensibi-
lité, est aussi du domaine de la poésie (1).
Ainsi, étudier la Ulléralure, prise dans ce dernier sens,
e'est s'appliquer à connaître les ouvrages poétiques des di-
verses nations (histoire littéraire) c'est juger ces productions,
les comparer entre elles, assigner à chacune d'elles la place
qu'elle mérite, et y découvrir les règles et les secrets de
l'art, qui doivent nous guider nous mêmes dans la compo-
sition (Critique littéraire).
On dit que la littérature est rexpression de la société, comme
le style est l'cxpresssion de l'homme. Gela est vrai de la litté-
rature prise dans le sens le plus général. Comme l'homme
individuel se fait connaître par le fond et la forme des pen-
sées qu'il exprime, de même un peuple fournit dans ses pro-
ductions littéraires la mesure des progrès de sa civilisation,
et les titres du rang qu'il mérite de tenir dans la grande
famille des nations (Peuples orientaux. — Européens civilisés
ou chrétiens). C'est ainsi que la littérature des Grecs et des
Romains jeta le plus vif écUu, lorsque ces deux peuples
furent arrivés au plus haut degré de leur civilisation (Siècle
de Périclès. — Siècle d'Auguste). De même certains genres
de littérature française atteignirent leur apogée sous le
règne si glorieux de Louis XIV, et, en Italie, du temps de
Léon X (2).
Si la littérature est l'expression de la société, il s'ensuit en-
core qu'une nation cultivera avec prédilection et avec succès
un genre particulier de littérature, tandis qu'une autre réussira
mieux dans un autre genre, selon la différence des caractères,
il) ■ " I/iSloquence ne se propose pas de Caire naître dans râine le sentiment déslnt^^ressi^
- de la beauti". Kile jieut i)roduire aussi cet elfot, mais sans Tavoir chercht^. " (Cousin).
(2J ' Voir : De l'influence de la civitisalion sur laPorsie, par F. Loise.— » n n'est nul-
lement prouvé que la pO'^sic, surlout la grande poésie, qui vit de tictions et d'interventions
surnaturelles, uait avec quelque avantage aux époques qui ne sont pas celles d'une civili-
salion avancce. " Kkkstiîn, tout. i9.
(les mœurs, du climal ou de la religion; et, que les diffôrenls
peuples auront une littérature à eux, comme ils ont chacun
leur génie et leurs usages. Chez les uns abonderont les ou-
vrages scienlifi'jues ; chez les autres, les productions littéraires
|)roprement diles. Dans la comédie et le genre badin, les Fran-
çais réussissent mieux que les Allemands, mieux qu'aucune
autre nation européenne, grâce à leur caractère vif, gai, léger
et spirituel. Si l'Italie excelle ]:)arliculièrement dans le genre
lyrique, c'est que les imaginations y sont plus vives, plus
ardentes, les cœurs plu? sensibles et les passions plus vio-
lentes. La Suisse laisse loin derrière elle les autres peuples
modernes dans le genre pastoral, les mœurs y étant restées
longtemps plus simples et plus patriarcales que partout ail-
leurs. Le Belge excelle dans les chants guerriers, religieux et
patriotiques. Sa littérature, comme son caractère, tient de la
gravité allemanlc et de la vivacité française.
Lctiule de la liltérature csl-elle avaiilageuse? (1)
La chose est hors de doute. En effet, l'élude de la liltéra-
ture élcnd le cercle de nos idées, en môme temps qu'elle
reclitie nos connaissances déj;\ acquises. Elle développe et
perfeclioinie toutes )(0s l'acultés, surtout l'imaginalio!! et la
sensibilité; elle fournit à l'orateur ses armes les i)Ius puis-
santes, et, au poète, ce charme magique qui le rend maître
(ies âmes; elle élève et ennoblit le cœur; elle adoucit et polit
les mœurs et le caractère (2); elle forme, éclaire et nourrit
le goût; elle aide et dirige le génie ; elle aiguise et perfec-
tionne l'esprit et l'intelligence; elle nous apprend h bien
écrire et h parler avec succès en public; enfin, elle est une
source féconde et intarissable d'innocents et d'utiles plai-
sirs (3). Mais laissons parler l'orateur romain; « Les autres
» occupations de l'cspiit ne peuvent convenir h tous les états
(1) ' I,a question f^e confond avec celle <\e l'iiiilitH ilas hwn(iiiil''S, dont l''s Icdres for;neul
la partie essentielle.
(2) Scilicet ingenuas àiiîids^e fid^Mer art''S
Kmoint mores;, iie<: sinit esse f'rjs. Ovid., ex Poriîo libre. II. ep. 0.
(:!) Olinin siue litteris mors rM, et liominis vivi s:îpu.tura. SàNiimii!, ep. 82.
» de la vie, h tous lo.s à;4es el à tous les lieux : les lettres
» nourrissent la jeunesse, charment nos vieux ans; elles
M servent d'ornement au bonheur, d'asile et de consolation
)) à l'adversité; elles récréent sous le toit domestique, et
» n'embarrassent point au dehors; elles veillent avec nous;
» en voyage, à la campagne, nous les retrouvons avec
» nous (1), »
« Ètes-vous de retour sous vos lambris tranquilles,
Là, des jeux moins bruyants, des plaisirs plus utiles.
Vous attendent encore. Aux délices des champs
Associez les arts et leurs plaisirs touchants.
Beaux-arts, eh ! dans quel lieu n'avez-vous droit de plaire?
Est-il h votre joie une joie étrangère?
Non; le sage vous doit ses moments les plus doux :
Il s'endort dans vos bras ; il s'éveille pour vous.
Que dis-je? Autour de lui tandis que tout sommeille,
La lampe inspiratrice éclaire encore sa veille.
Vous consolez ses maux, vous parez son bonheur,
Vous êtes ses trésors, vous êtes son lionneur.
L'amour de ses beaux ans, l'espoir de son vieil âge.
Ses compagnons des champs, ses amis de voyage ;
Et de paix, de vertus, d'études entouré.
L'exil même avec vous est un abri sacré.
Tel l'orateur romain dans les bois de Tuscule
Oubliait Rome ingrate ; ou tel, son digne émule,
Dans P'rônes, d'Aguesseau goûtait tranquillement
D'un repos occupé le doux recueillement :
Tels de leur noble exil tous deux charmaient les peines.
Malheur aux esprits durs, malheur aux âmes vaines.
Qui dédaignent les arts au temps de leur faveur !
Les beaux-arts, à leur tour, dans les temps du malheur.
Les livrent sans ressource à leur vile infortune :
Mais avec leurs amis ils font prison commune,
Les suivent dans les champs, et, payant leur amour.
Amusent leur exil et chantent leur reloiu-. >•
Delille, L'homme des chants. Ciiant P.
f 1) Cicero, pro Arcliia. cap. VII. Avant Cic^ron. Aristote avait dpjà dit :
Tyjv Tzaidiîav kv p.'îv rx'.z z-jr-jyixu etvat xôafxov, £V Oî ratç
à.TvyJ.ai; y.xra'i,vyr,v. Ap. uios. La^vt. \, u».
- s -
CHAPITRE IL
Des facultés principales de l'homme.
Pour bien comprendi'e ce que, dans la suile nous dirons
de la poésie, il importe de se faire une idée juste des facultés
de l'homme qu'elle met le plus en jeu, et dont la distinction
sert à établir les différences radicales qui séparent les pro-
ducti(fns poétiques de toutes les autres productions litté-
raires. Nous parlerons donc de la raison, de la volonté, des
sens, de ^imagination et de la sensibilité {i). Nous n'en dirons
qu'un mot, pour ne pas empiéter sur le terrain de la pliiloso-
phie, ce qui serait pour le moins inopportun.
La raison (facultas cognoscendi superior, ratio, intellectus)
est cette faculté par laquelle notre àme connaît, conçoit les
objets du monde supérieur, spirituel, intellectuel, c'est-à-
dire, les objets qui ne tombent pas sous les sens; les com-
pare entre eux, en aperçoit, en combine les rapports et en
tire des conclusions.
La volonté est cette puissance par laquelle l'âme se déter-
mine, se décide, et fixe son choix entre ce qui lui est proposé
comme conforme ou comme contraire à sa nature, entre le
bien et le mal.
Quoique la volonté soit une faculté tout h fait distincte de
Vintelligence et des sens, cependant elle n'agit qu'en suite de
leur impulsion. Lorsqu'elle obéit aux inspirations de la rai-
son, c'est la volonté proprement dite ; lorsqu'elle se détermine
d'après les impulsions des sens, c'est particulièrement la
faculté (le rappélition.
(1) Voir : JiDitittUiol'rs fifdloxophioi' y. To.igioroi, S. .!. Vol. Ht, lib. m.
— r> -
Les aem sont cette faculté par laquelle nous apercevons et
connaissons les objets du monde inférieur, matériel, corpo-
rel. Or, ces objets exercent sur nous une influence immédiate
et actuelle ou non :;ctuello. Dans le premier cas, la faculté
par laquelle nous les apercevons et les connaissons, conserve
ordinairement le nom de i^ens proprement dit ; dans le second
cas, elle prend le nom û' imagination. Par elle, les objets ma-
tériels absents nous sont rendus présents dans leur image.
Uimayinalion est donc la faculté qu'a l'homme de former
dans son esprit l'image d'un objet quelconque (1). *f
Les opérations de cette faculté sont fort variées. Elle repré-
sente en entier à notre âme des objets qui ne se montrent
qu'en partie (imagination combinative) . Expl. une boule. Elle
retrace h notre âme ceux qui nous ont été présents, mais qui
ne le sont plus ni en entier ni en partie (imagination repro-
ductive). Elle se crée des images d'objets qui ne sont pas
présents actuellement , qui ne l'ont jamais été , et qui
n'existent pas même en réalité; elle revêt de formes sen-
sibles les êtres immatériels et spirituels (imagination créa-
trice). Expl. les Muses. — Les Anges (2).
Il est presque inutile d'ajouter que dans toutes ses opéra-
tions, dans ses créations même, l'imagination ne se sert que
d'images d'objets déjà connus et d'idées précédemment re-
çues (3).
La figure, la forme sensible, sous laquelle l'imagination met
(1) * Elle n'a pas de borne, ello s'applique à tout. Se rappeler des Fons, les comhiuer
c'est encore de l'imagination, bien que le son ne soit pas une iniagr-, (CousrN).
(2) * Des philosophes réservent le nom A'hnngiiiation h cette dertière espèce, et celui
d'imagùiative, :'i l'autre. (Voir Loomans, Esxai de. Psychologie).
(3) * •• Le tond de l'imagination est la mémoire. L'esprit s'app iquant aux images fournil s
par elle, les d(^compose, et en l'orme des im.iges nouvelles. Mais il faut quelque autrti
chose qui s'y ajoute, ,1 savoir le sentiment du beau en tout genre. C'est à ce foyer qur)
s'alluma la grande imagination. Nous ne disons pas que le sentiment soit l'imagination,
mais qu'il est la source ou l'imagination puise ses inspirations et devient fécomle." (Cousin).
Ce n'est pas seulement le souvenir da Tite-Live, mais le .sentiment du beau moral q'ii a
fourni à Cornaille lu mol du vieil Horace.
ces différents objets devant l'espriL, s'appelle ima(/e. Ainsi,
par exemple, lorsque Homère veut expriniei- l'idée que les plus
grandes discordes ont ordinairement de petits commencements,
il la présente sous cette grande image :
"Hr' (scil. "Eptç) oXiyr] p.£y Trpw-a xopûaas-at, aùràp ïixtira.
Oupavw Ècryipi^s xâpy; y.al èrrl ypovi (3atv£t.
La discorde, faible en sa naissance, grandit, et bientôt cache
sa tête dans le ciel, tandis qu'elle marche sur la terre.
(II. IV, 442).
Virgile emploie la même image pour rendre cette pensée : lu
renommée, d'abord faible, remplit bientôt Vunivers :
Pars'a metu primo, mo.x sese attollil in auras,
Ingredilurque solo et caput inter nubila condiL
(ÉNÉID. IV, 17G).
Pour dire qu'à l'approche des Dioscures au ciel , la mer aç/itéc
s'apaise, Horace emploie les images suivantes :
DejUiit saxis agttatus humor,
Concidiint venti, fugiuntcpie nubes,
Et minax (nam sic voluêre) ponto
Unda recumbit. (I, 12).
Pour dire que l'homme conserve jusqu'à la mort des espérances
qui ne se réalisent jamais, Bossuet se sert de cette belle image :
« L'homme marche vers le tombeau, traînant après lui lu
longue chaîne de ses espérances trompées. »
L'imagination est la mère des beaux-arts ; point d'urlisle sans
imagination. De même que le philosophe se distingue du reste
des honïmes par la raison, ainsi l'artiste s'en distingue par
l'imagination. Elle lui est aussi nécessaire pour réussir que
l'aile est nécessaire à l'oiseau pour voler. Elle féconde et déve-
loppe le sentiment; c'est d'elle et de toutes les représentations
accessoires dont elle entoure et embellit un objet, bien plus que
de la perception immédiate de cet objet par les sens ou par la
raison, que le sentiment tire sa force et sa délicatesse.
Mais il est bon de le faire remarquer, on peut développer.
- 8 —
perfectionner une imagination laible et grossière/lo en contem-
plant les œuvres de la création et les productions de l'art, 2» en
lisant assidûment de bons ouvrages, 3" en s'exerrant frétiuem-
menl à la composition.
L'imagination, pour être parfaite, doit réunir trois qua-
lités : la promptitude, la vivacité et la fécondité.
L'ima-^inatioii est prompte, quand la moindre occasion
Texcite; semblable à l'étincelle qui couve sous la cendre, elle
s'enllamme au moindre souflle. A l'imagination prompte est
opposée une imagination lente.
Elle est vive, quand les objets qu'elle présente à l'esprit,
ont un haut degré de clarté et de précision, et par li^
exercent sur l'esprit une impression profonde. Son contraire
est une imagination vague et confuse.
Elle est féconde ou riche, quand elle offre à la fois h l'esprit
une grande multitude (ïohjcls. Lâstérilité esl le défaut opposé.
Ce sont là trois qualités précieuses pour l'artiste : la première
et la troisième enrichissent son ouvrage d'idées et d'images ; la
deuxième lui donne de la force, de la vigueur et du feu. Cepen-
dant l'imagination, quoique indispensable pour l'artiste, ne sau-
rait seule le rendre grand, si elle n'est accompagnée d'un
sentiment exquis d'ordre, du sentiment des convenances, d'un
jugement sain, en un mot, du goût, dont nous parlerons ci-après.
f'Ho m ère AriosteJ .
La sensibilité (facultas sentiendi) est la faculté qu'a l'àme de
sentir, do recevoir certaines impresssions, d'être affectée
par certains objets corporels ou intellectuels d'une manière
agréable ou désagréable. Le plaisir ou le déplaisir qu'éprouve
l'àme, quand elle est ainsi remuée, cette sympathie, cette
inclination pour l'objet qui lui a plu, cette antipathie, cet
éloignement pour celui qui lui a déplu, c'est ce qui s'appelle
sentiment (1).
(i; Reinaiciuez fine nous ne pailoiis pas ici de la seusil'iiité i>liyi<i«iue, mais uniquemeui
— 9 —
Les sentiments sont donc agréables ou désaçiréuhles. Aux
premiers, on rapportera, par exemple, la joie, la gaîié, l'ad-
miration, la pitié, l'espérance, l'amour, etc.; aux seconds, la
tristesse, l'abattement, le désespoir, la crainte, la terreur,
l'horreur, la honte, etc. (1).
A proprement parler, il n'y a pas de seniimcnts mixtes, c'est-
à-dire, agréables el désagréables à la fois. Cependant l'àme peut
se trouver dans des situations qui se succèdent si rapidement,
i[u'on la dirait aflectée de diiïérentes manières à la fois ; et ce
sont ces dispositions de l'àme qui se suivent avec tant de rapi-
dité, que l'on appelle sentiments mixtes. Un tel senliment se
rencontre par exemple dans le 483e vers du 6e livre de l'Iliade :
o r, d'y.pa uvJ •///j'iC^îV dicaro y.6/.r.(<i,
dax.pooîv yù.à.na.icx.. » Elle sourit en pleurant.
f't dans le 21c vers du 15c livre : « O.y.c-iov oi .Srîot y.arà
aax&oy 'O/ju-ttov. »
Le mot oax.puôïv dans le premier exemple exprime la tristesse
ijue ressent Andromaque, à la vue du sort malheureux qui me-
nace son époux et son fils ; l'expression yz/.c>.Gy.(jcf. dénoie le
plaisir secret que lui procure la terreur d'Astyanax, causée par
l'armure du père que le fils ne reconnaît pas. Dans le second
lie la sen^biliU' mora'e, désignée souvent par le mot senthnenl. Ne conlondez floue pas la
w/isaifO/i avei' ce que nous appelons scntlraenl. I/impression que lait un objet sur notre
corps, s'appelle setiaation. Celle qu'un objet l'ait sur notre inné., ^e nonune sratiraenl.
Pourtant, la ,sv)isa</oîi peut produire le A'e>i//;/ie;«<, et le sentiment peut à son tour pro-
iluire la sensation. * - H faut bien distinguer le .sentiment de la sensntion. Il y a en quelque
sorte deux sensibilités ; l'une tournée vers le inonde extérieur, et chargée de transmettre à
l'àme les impressions qu'il envoie; l'autre tout intérieure, qui correspond à l'âme, comme
la première correspond à la nature. Is'ous portons en nous une source profonde d'émotions
à la fois jibysiques et morales qui expriment l'union de nos deux natures. L'animal ne va
pas au delù de la sensation, et la pensée pure u'appartieut qu'à la nature angéli'jue. I>e
sentiment qui participe de la sensation et de la pensée'est l'apanage de l'humanité, et
retentit dans les parties les plus intimes et les plus délicates de l'âme, et ébranle l'homme
tout entier." (Cousin,:.
1) ' Rigoureusement parlant, tous les sentiments sont agréables à l'àme; rémofion lui
plait, mais Tobjet du sentiment peut lui déplaire. La vengeance est douce comme k miel,
a dit Homère, et que cliei'vlie-t-on dans la représentation des drames tragiques, dans la
lecture des histoires terribles, dans le spectacle <les incendies et des naufrages, si ce n'est
le charme de la crainte, de la terreur, de la mélancolie, exi;itées par des objets inoUensif's.
Voyez chap. X de cotte première partie.
- 10 —
exemple, le verbe yjXâarîov désigne et la colère et la jn/tV
qu'éprouvent les Dieux, en voyant Junon suspendue entre le
ciel et la terre.
Nous disions plus haut qu'une idée claire des différentes
facultés morales et intellectuelles de l'homme, sert à établir
la dilTérence qui existe entre les trois formes ordinaires par
lesquelles l'homme communique ses pensées et ses senti-
ments, et qui sont : la prose, Vart oratoire et la poésie. Eu
effet, la prose, en se proposant d'instruire, de donner des
connaissances, s'adresse h la raison ; l'éloquence, ayant pour
but de persuader, s'adresse à la volonté; et la poésie, voulant
loucher, parle h ïimagination.
Or, la poésie, pour atteindre ce but, nous peint les beautés
de l'art ou celles de la nature visible et invisible.
CHAPITRE m.
Du beau.
ARTICLE PREMIER.
* DU BEAU EN GÉNÉRAL.
Qu'est-ce que le beau?
Il est plus facile de dire ce qu'il n'est pas que ce qu'il est;
il se montre, il ne se démontre pas. On peut décrire les
facultés intellectuelles mises en jeu pour le concevoir, les
effets divers que sa manifestation produit sur l'âme, mais ou
ne peut pas par l'analyse le ramener à d'autres éléments et
le détinir par ce qui n'est pas lui. Il est indéhnissable.
On peut cependant étudier le beau, et cela de deux ma-
nières : ou bien en nous (dans l'esprit de l'homme, dans les
- Il ~
facultés qui ralteigucnt, dans les idées et dans les senti-
ments qu'il excite en nous) ou bien hors de nous, eu lui-
mèMiie et dans les objet?.
* Du bca\i cliidié en vous-mnvrs.
La raison est l'œil qui voit le beau. Les animaux n'ai)er-
çoivenl pas la beauté et y sont insensibles. INIais l'homme eu
présence de certains objets, dans des circonstances très di-
verses, ne peut s'empêcher de porter ce jugement : Cet objet
-est beau. Affirmation ({ui souvent ne se manifeste que par une
exclamation.
Mais en même temps qn^'û juge que cet objet est beau, il sent
aussi sa beauté; c'est-à-dire, qu'il éprouve à sa vue une émo-
tion délicieuse qui attire l'àme vers cet objet par un sentiment
de sympathie (L'aversion accompagne le jugement du laid).
Ainsi le beau n'est pas seulement un objet d'idée, il est aussi,
pour nous, une source de sentiments. Nous ne pouvons le ren-
contrer dans la nature ou dans l'art, ou le concevoir par la pen-
sée, sans éprouver un plaisir vif et délicat, qui ne se confond
avec aucune autre des émotions de l'âme. C'est ce qu'on appelle
le centime» t estliétique (i).
Plus l'objet est beau, plus la jouissance qu'il donne à l'àme
est vive, sans être passionnée. Dans l'admiration, le jugement
domine encore, mais animé par le sentiment. L'admiration
s'accroit-elle au point d'imprimer à l'àme un mouvement, une
ardeur qui semblent excéder les limites de la nature humaine,
alors c'est Venthousiasme.
Le sentiment du beau est susceptible de développement et
d'éducation; il s'élève et s'épure en s'associant aux sentiments
d'ordre supérieur éveillés par les idées morales et religieuses.
Ce qui favorise le sentiment esthétique, c'est Vimayinutiou.
Son caractère distinctif est d'ébranler fortement l'àme en pré-
sence de tout objet beau, ou à son seul souvenir, ou môme à la
seule idée d'un objet imaginaire. Mais l'imagination ne suffit
pas pour apprécier la beauté. Abandonnée à elle-même, elle ne
(l) Esthétique du srec aÏTGy]riKO;, at(T0âvî^9ai, .w<)OV.
- l-i —
pouri'uil que nous égarer; elle a besoin d'être contenue par le
noiH dont le fondement se trouve dans la raison.
Ce serait dénaturer l'idée du beau que de la confondre avec
la sensation agréable ; celle-ci provoque le désir. Le désir est fils
du besoin et suppose un manque, un défaut, une souflVance.
Sa fin, avouée ou secrète, est la possession. Le sentiment du
beau est sa propre satisfaction à lui-même; l'admiration, de sa
nature respectueuse et désintéressée, est indépendante de la
possession. Quel témoin du lever du soleil a jamais éprouvé le
désir de s'approprier ce spectacle.
L'artiste n'aperçoit que le beau, là où l'homme sensuel ne
voit que l'attrayant ou l'elTrayant. Voyez un beau tableau de la
Vierge : à l'aspect de cette noble créature l'àme éprouve un
sentiment exquis et délicat, où il n'y a rien de profane, mais
au contraire une admiration respectueuse ([ui porte au culte
religieux. Si une belle statue excite en vous des désirs, vous
n'êtes pas fait pour sentir le beau, dit Cousin (i).
Le sentiment du beau est donc un sentiment spécial, comme
l'idée du beau est une idée simple.
Mais ce sentiment, un en lui-même, se manifeste dans l'àme
de deux différentes manières.
Quand nous avons sous les yeux un objet dont les formes
sont parfaitement déterminées, et l'ensemble facile à saisir,
une fleur, une belle statue, chacune de nos facultés s'attache à
cet objet et s'y repose avec une satisfaction sans mélange.
Nos sens en aperçoivent aisément les détails ; notre raison
saisit l'heureuse harmonie de toutes ses parties. L'àme dans
celte contemplation ressent une joie douce et tranquille, une
sorte d'épanouissement. C'est Le beau simple.
Considérons nous, au contraire, un objet aux formes vagues
et indéfinies, et qui soit très-beau pourtant, l'impression que
nous éprouvons est sans doute encore un plaisir, mais d'un
autre ordre. Cet objet ne tombe pas sous toutes nos prises,
comme le premier. La raison le conçoit, mais les sens ne le
perçoivent pas tout entier, et l'imagination ne se le représente
pas distinctement. Les sens et l'imagination s'èfibrcent en vain
(1) * Plus l';lme est pure, plus elle est accessible au sentiJiKJut du beau. Rien d'étonnant
'lue les saints soient Bénéralenient si sensibles au.\ beautés de la nature et que l'Eglise
favorise lant les beaux arts.
- i .-) —
d'atteindre ses dernières limites. Le plaisir que nous ressen-
tons vient de la grandeur même de cet objet, mais en môme
temps cette grandeur fait naître en nous, je ne sais quel senti-
ment mélancolique, parce qu'elle nous est disproportionnée. A
la vue du ciel étoile, de la vaste mer, de montagnes gigan-
tesques, l'admiration est mêlée de tristesse. C'est que ces
objets, finis en réalité comme le monde lui-même, nous semblent
infinis dans l'impuissance où nous sommes de comprendre leur
immensité, et qu'ils éveillent en nous l'idée de l'infini, cette
idée qui relève à la fois et confond notre intelligence. Le senti-
ment correspondant que l'àme éprouve est un plaisir austère,
c'est celui du sublime.
En résumé, le beau considéré en nous est la perception du
beau réel ou objectif, perçu par la raif<on et par le sentiment, et
apprécié par Vimugination et par le (/ont, de manière à produire
en notre âme l'émotion esthétique soit de. sf'm;}?^ admiration, soh
de Venthoiisiasme ou du stiblime.
Du beau étudié hors de nous ou du beau daiis /es objets.
On distingue d'ordinaire trois sortes de beautés : la beauté
physique, la beauté intellectuelle et la beauté morale, c'est-à-
dire, la beauté dans les objets sensibles, dans les pensées et
dans les sentiments ou les actions.
Dans les objets sensibles, les couleurs, les sons, les figures,
les mouvements sont capables de produire l'idée et le sentiment
du beau. C'est la beauté phijsique. Si du monde des sens nous
nous élevons à celui de l'esprit, de la vérité, de la science,
nous y trouvons des beautés plus sévères, mais non moins
réelles. C'est ce qu'on nomme la beauté intellectuelle. Enfin, si
l'on considère le monde moral et ses lois, l'idée de la vertu, de
l'innocence, du dévouement, du courage, les prodiges de la
charité, voilà un troisième ordre de beauté qui surpasse encore
les deux autres, à savoir la beauté morale.
Et à toutes ces beautés peut s'appliquer la distinction du beau
simple et du sublime, d'après ce qui a été dit dans le para-
graphe précédent. Il y a donc du beau et du sublime à la fois
dans la nature, dans les idées, dans les sentiments et dans les
actions.
— N -
Mais n'y a-l-il {tas une heaulc uni(iuedoiil loules ces beautés
particulières ne sont que des reflets, des nuances, des degrés?
Qu'est-ce que la beauté en soi? Je vois bien que telle forme est
belle, que telle action l'est aussi. Mais pourijuoi et comment
ces deux objets si dissemblables sont-ils beaux?
Il n'y a véritablement qu'une seule beauté et elle est imma-
térielle. Les formes sensibles et les actions bumaines ofi on la
reconnaît n'en sont que le symbole. La forme ne peut être une
forme toute seule; elle doit être la forme de quelque ciiose.
four celui qui considère la nature avec les yeux de l'âme aussi
bien qu'avec les yeux du corps, la création entière est un em-
blème de puissance, d'intelligence, de bonté, toutes choses
immatérielles qui ne constituent pas la beauté, mais qui .'ïeiiles
peuvent être belles.
Plus un objet est susceptible de les manifester, plus il prend
facilement à nos yeux le caractère de beauté et éveille en nous^
l'émotion esthétique. Ainsi la mer avec sa redoutable puissance,,
le ciel étoile avec ses mystérieuses profondeurs, la nature en-
tière avec sa richesse et son harmonie; ainsi l'animal avec sa
force ou sa gràoe, et Thomme surtout avec ses attitudes et ses
))hysionomies, révèlent tout un monde moral et spirituel.
De plus, toutes les beautés que nous avons énumérées com-
))Osent ce qu'on appelle le beau réel, ou le beau dans les objets
de la nature physique, intellectuelie et morale. Mais au-dessus
de la beauté réelle est une beauté d'un autre ordre, la beauté
idéale.
L'idéal ne réside ni dans un individu ni dans une collection
d'individus. Pour qui l'a une fois conçu, toutes les figures natu-
relles, si belles qu'elles puissent être, ne sont que des simu-
lacres d'une beauté supérieure qu'elles ne réalisent pas.
Domiez-moi une belle action, j'en imaginerai une encore plas
belle. L'idéal recule sans cesse à mesure qu'on approche davan-
tage. Son dernier terme est dans l'infini, c'est-à-dire, en Dieu :
le vrai et absolu idéal n'est autre que Dieu lui-même.
Dieu étant le principe de toutes choses, doit être à ce titre
celui de la beauté parfaite, et par conséquent de toutes les
beautés naturelles «jui l'expriment au moins imparfaitement. Il
est le principe de la beauté et comme auteur du monde phy-
sique, et comme père du monde intellectuel et du monde
moral.
- 15 -
El si Dieu esl le principe des U'ois ordres de beaulc ipie nous
avons distingués, c'est encore en lui que se réunissent les deux
t-Tandes formes du beau répandues dans chacun de ces trois
ordres, à savoir le beau et le sublime.
Dieu est le beau par excellence, car quel objet satisfait mieux
à toutes nos faculté, à la raison, à l'imagination, au cœur ! Il
offre à la raison l'idée la plus haute, au delà de laquelle il n'y
a plus rien à chercher, à l'imagination la contemplation la plus
ravissante, au cœur un objet souverainement aimable. Il est
donc parfaitement beau.
Mais n'est-il pas sublime aussi par d'autres endroits? Dieu
est à la fois doux et terrible. Ses attributs redoutables pro-
duisent au plus haut degré dans l'imagination et dans l'àme
l'émotion mélancolique du sublime.
Dieu est donc pour nous le type et la source des deux
grandes formes de la beauté. L'être absolu qui esl tout en-
semble l'absolue unité, l'infinie variété, l'ordre et l'harmonie
universelle, l'immortelle splendeur, l'ineffable bonté, la souve-
raine sagesse, l'insondable mystère, l'irrésistible puissance,
l'implacable justice est nécessairement l'idéal accompli de toute
beauté, quelle que soit la théorie qu'on adopte sur la nature
conslijjalive du beau : ou Vunité avec S. Augustin (I), ou la
vuriélc comme d'autres le prétendent, ou la parfaite conve-
nance, la proportion, l'harmonie, en un mot l'ordre (2), ou bien
la variété dans Vunité, théorie généralement admise (3) ou la
splendeur du vrai, avec Platon (4) ou l'ordre revêtue de splendeur
avec S. Thomas (-i), oaVunion du vrai et du bon dans l'être à la
fois intelligible et aimable (6), ou la manifeMatton de la vie (7), ou
la grandeur et riuunionic, avec AristoLe (8), ou la réalisation des
ri'f/les de Vart (9).
y'
:']) Omnis piil<'briiu<liïiis lôrina uniias est. S. Aug. Ep. 18; le P. André, Essai sur le
hi>au. ?' ilisc; Wiiikelinan.
'2; Platon, Hippias. Bergasse, Fragments. Jlalebranche, Miditalions.
vî Cousin, Bauingarten, Meyer, Moïse Mendelssohii, Giing, Meiners, TongioiTi, Keid,
K.tsai sur le govt, IV.
-1; Phèdre.
•^ .\ù rationein pnlchri conciin it et claritis et debila proportio. Summ. 2, 2, 9. l-tT), a. ?.
Deus diritur pulcher sicut universorum consonantiae et clarltatis causa.
C Mnllendorîl", Dk, hrau dans ses rapports avec le vrai cl le bien, p. 10.
'71 Tissandier, T)i'';orie du beau, p. 57 et 61.
'H Voir Tis.sandicr, p. 59.
" Tdein, p. 'IS.
- K) —
Nous ne parlerons pas de la théorie grossière qui définit le
beau ce qui plait aux seus (1). Sans doute la beauté est presque
toujours agréable aux sens, ou du moins elle ne doit pas les
blesser. Un objet qui nous fait souffrir, fùt-il le plus beau du
monde, bien rarement, nous parait tel. Le beau cependant n'est
pas l'agréable (2). Et quoique la plupart de nos idées du beau
nous viennent par la vue et par Vouïe, sens moins grossiers et
plus cognilifs que les autres, comme dit S. Thomas (3), on ne
peut pas définir le beau ce qui perçu par ces deux sens émeut l'àme
agréablement. L'expérience atteste que toutes les choses
agréables aux yeux ou aux oreilles ne nous paraissent pas
belles (4). Plaire, d'ailleurs, est une chose relative : tout peut
plaire selon les circonstances.
ARTICLE DEUXIÈME.
DU BEAU PHYSIQUE.
§ 1.
Forme.'i du beau communes aux objets de la nature physique
et de l'art (o).
1" Les couleurs. Plusieurs objets ne plaisent que par leurs
couleurs; et plus ces couleurs sont délicates et fines, plus
(1) * Non seulement la sensation ne produit pas l'idée du beau, mais quelquefois elle
Vétoufle. Qu'un artiste se complaise à faire un tableau voluptueux; en agréant aux sen.s,
il trouble, il révolte en nous l'idée chaste et pure du beau. (Cousin'.
(2) Si cela était, on devrait dire : A'oilù une belle saveur, voilà une belle odeur.
(3) ' lui sensus prœcipuc respiciunt pulchrum qui suut masis cognoscitivi ; scilicet
visus et auditus rationi deservientes. Dioiinus enini pulchra visi^)ilia et pulcliros sonos.
In sensibilibus aulem alioruni sensuum non utimur nomine pulchritudinis : non enim
dicimus pulchros sapores aut odores. (Snmni. I, "2, q. '21, a. 1;.
(4) * Pour un homme affamé la vue de la nourriture la plus grossière est bien agréable;
et le braiment des ânesses égarées du père de Saùl, annonçant leur retour, devait frapper
agréablement son oreille, sans ftre une belle harmonie.
(5) * Une remarque essentielle à se rappeler ici c'est <iue le beau ne consiste pas dans la
forme toute seule, et que la beauté physique n'est que Venveloppe de la beauté spirituelle.
Les couleurs, les sons, les (Igures, les mouvements sont capables de produire l'idée et le
sentiment du beau, mais n'en sont pas l'essence. Il serait donc absurde de vouloir désigner
d'une manière absolue la plus belle forme, la plus belle couleur, la plus beau son. Tout
uela est relatif. Les couleurs les plus brillantes mal appliquées deviennent atlreuses.
Kigur.'Z-vous un cheval bleu, un feuillage ro ige, un visage jaune, etc.
— n -
elles sont variées et mélangées avec discernement, plus
aussi elles plaisent : peurs — arc-en-ciel — aurore — cou-
cher du soleil — prairie verdoyante — tableaux, etc.
2° Les figures. Les unes sont régulières : tel un carré, un
cercle, un triangle, etc. Les autres, qui semblent avoir été
formées par le caprice, peuvent plaire quelquefois davan-
tage que les premières.
Un fleuve, par exemple, qui serpente capricieusement entre
ses rives, plaît plus et plus longtemps surtout, qu'un canal. Un
peuplier qui s'élance librement dans les airs, fait un effet plus
agréable qu'une colonne. Par contre, une colonne qui ne serait
pas droite laisserait à désirer.
3" Le mouvement, s'il n'est pas trop fort. On aime en géné-
ral mieux voir un corps en mouvement que de le voir en
repos, parce que le mouvement dénote la vie. N'éprouve-
t-on pas un plaisir plus vif en voyant planer l'aigle, qu'en le
considérant en repos.
Si l'œil esthétique préfère le mouvement en liant à celui qui
se fait en bas, c'est que le premier est moins ordinaire. L'oiseau,
la pierre, la flèche, plaisent davantage, lorsqu'ils s'élèvent dans
les airs, que lorsqu'ils descendent vers la terre. Et quant au
mouvement en ligne oblique ou en ligne droite il est relatif à
l'objet ; comme le sapin balancé légèrement par le vent, la
fleur bercée par le zéphyr.
4° La nouveauté (1). Elle peut plaire sous deux rapports, et
parce que l'objet en lui-môme est iieuf, et parce que l'objet
connu se présente sous une face nouvelle. La nature produit
toujours du nouveau ; jamais une scène de la nature n'est la
répétition exacte d'une scène précédente. Remarquez le soleil
à son lever et h son coucher, il offrira chaque fois à votre
admiration un spectacle nouveau.
(1) * Toutes les formes qui suivent ne sont pas en elles-mêmes des formes du beau, mais
des moyens de le faire remarquer ou de le faire ressortir. Ainsi, l'àne de Sclilégel, pour
être plus extraordinaire n'en serait pas plus beau.
- IS -
La nouveaulc excite rallenlion. C'est par elle que les fictions
les contes, les romans nous attaclient et nous plaisent (i).
^^ Le subit, lorsque toutefois il n'afflige pas. De là ee plai-
sir que donnent la rencontre inattendue d'un objet qu'on
aime, la découverte soudaine d'une fleur, l'apparition subite
de la lumière dans les ténèbres, le dénouement soudain des
nœuds et des intrigues dans les productions épiques et dra-
matiques.
&' Le merveilleux (l'extraordinaire). Les événements ordi-
naires perdent de leur intérêt; on aime ce qui s'écarte du
cours commun des choses. (Eclipse de soleil — éclipse de lune
— intervention des agents sur)iaturels dans les productions
poétiques).
7° Le plaisant. Il naît tantôt de ce qui est absurde, extra-
vagant, tantôt de ce qui est inconvenant, messéant, tantôt
d'un assemblage de choses rare et singulier, ou tel que,
d'après notre manière de voir, il semble impossible (2).
8" Le contraste. Il consiste Ji opposer entre eux des objets,
des idées, des sentiments contradictoires. Le contraste plaît
h l'imagination, parce qu'il jette plus de lumière sur les
objets. Il y a donc contraste, lorsque l'on trouve la faiblesse
opposée à la force (le lion et Y agneau), la petitesse à la gran-
deur (le roseau et le chêne, le lis du vallon et le cèdre du Liban),
la simplicité à la noblesse (une cabane rustique et un palais
somptueux), l'ombre luttant avec la lumière [crépuscule-
tableau).
(1/ Notre àiiie doinaude ilii neuf, dit J. A Schlégel, et ne fut-ce qu'un ;lne vert, ajoute-t-il
plaisamment, il est capable d'exciter toute une ville, et de causer un nombreux concours
de curieux. Von dera Wiinderbaren dcr Poésie^
(2) Toù càcrypoù k'jzi rè yû.oiov fjtéptov zb yxçi ysloïou, kazlv
â.u.acizrjj.y. zi /.al à^lr^vJ■J-Joy, '/.al où ^^ôar^zv/.iv o\ov ziiBl/ç, z6
yiloiov TrooccoTTOv alaypôy zi. v.yX ^iiQZ[jau.]j.ïvov àvîJ o'J'Jvyjc.
AHsf. roef. V.
- 19 -
C'est par le contraste que même le laid physique ou moral
devient esthétique, lorsqu'il sert à mettre en relief le beau et
à lui donner de l'éclat. Mais il l'aut le peindre avec une grande
sobriété. Il ne doit être que l'ombre du tableau.
9" La mélodie, Yharmonie : chant des oiseaux — vers —
prose harmonieuse — musique — murmure du feuillage,
des ruisseaux.
10" hix proportion, qui consiste dans une telle dislribulion
et un tel arrangement des parties d'un objet entre elles, que
la vue ou l'ouïe en soit flattée et ràmc agréablement émue :
corps ik riiomme et de l'animal — poème — statue — tableau
— musique (1).
11" La simplicité. Toutes les œuvres de la nature sont
marquées du sceau de la simplicité ; et dans les productions
de l'art, c'est encore la simplicité qui en rehausse les beau-
tés. Une production quelconque est simple, quand nous n'y
voyons que ces circonstances, ces cai^actères, qui étaient
essentiels pour obtenir le but et l'effet proposés. Elle rejette
la superlluité, la profusion. (Le Panthéon — Démosthènes —
Homère). Cependant les traits essentiels n'excluent pas les
ornements.
§2.
Formes du beau appartenant exclusivement aux arts.
' Qu'est-ce que l'art ?
C'est la reproduction du beau. L'homme n'a pas seulement la
faculté d'apercevoir le beau, il est encore doué du désir et du
pouvoir de le reproduire. Ce pouvoir s'appelle le génie dont nous
parlerons ailleurs.
Quel est l'objet de Varl •? Deux systèmes se présentent. L'un
réduit l'art à l'imitation de la nature, c'est le réalisme, l'autre
1) Pulclniiuilo corporis apta compOïUio:ie inembroruin iiiovet oculos, et deleclat hoc
■^o, quod intcr se oinnes partes cuiii '1(10(13111 lepore coiisenliunt. (Cie. de Ofl". T, 2S).
- 20 -
lui donne pour objet la crôaLion de formes exprimant les idées
de l'esprit, c'est Vidcalixme. Tous deux sont trop exclusifs; car
l'art est la reproduction du liean, non pas de la seule beauté
naturelle, comme le prétend le réalisme, mais de la beauté idéale.
L'imitation de la nature a dans l'art une part nécessaire et le
plaisir résultant de l'imitation est indépendant de la nature
de l'objet. El comme dit Boileau,
Il n'est point de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux,
mais l'art serait puéril s'il .s'arrêtait là (1).
D'un autre côté, l'idéalisme se condamnerait à l'impuissance
s'il dédaignait la reproduction de la nature (2). L'artiste vise à
réaliser la beauté idéale telle que l'imagination humaine la con-
çoit à l'aide des données que lui fournit la nature. Le secret de
l'art est d'arriver à l'âme par le corps, et c'est ce que l'artiste
n'obtient que par ce qu'on appelle l'expression.
Sous ce rapport tous les arts sont égaux. La chose à expri-
mer est toujours la même : c'est l'idée, c'est l'invisible, c'est
l'infini. Mais comme il s'agit d'exprimer cette seule et même
chose en s'adressant aux sens qui sont divers, la différence des
sens divise l'art en des arts différents. Et comme il n'y a que
deux sens esthétiques, de là la division des arts en deux grandes
classes, arts de Youïe, arts de la vue ; d'un côté la musique et
la poésie ; de l'autre la peinture avec la gravure, la sculpture,
l'architecture et l'art des jardins.
Les arts de la première catégorie peuvent exprimer une suc-
cession d'actions, d'idées et de sentiments; ceux de la seconde
ne peuvent rendre qu'un moment de l'action ou des effets de
sentiments simultanés, comme la peinture et la sculpture.
1" Vimitation.* Dans un sens, l'art est une imitation, mais
non une copie de la réalité. Tout dans la nature n'est pas
également admirable. D'autre part, la beauté spirituelle qui
est le fond de la vraie beauté, se trouve voilée dans la nature.
fl) • Telle peut paraître radiniration rte certains amateurs devant l'iniitatiou si iiarfaite
(l'une queue de balai dans un table lu d'un p<i l'ro hollandais célèbre.
(2) * Tel est l'aspect de beaifoup d'œuvrcs de l'art chrétien au moyen âge, où l'iniper-
fjction des procédés contraste avec rardeur sj iritualiste de l'expression.
- 21 -
L'art le dégage et lui donne des formes plus transparentes.
C'est Yidéal qui dirige l'artiste dans l'imitation de la nature
et lui fait atteindre sa fin : l'expression de la beauté morale
î\ l'aide de la beauté physique (I).
2° Le grotesque est un assemblage bizarre et extravagant
de choses disparates : des tkiirs, des coquillages, des fruits,
des animaux, des génies, des hommes, tout cela enlacé l'un
dans Tautres (2).
3° Le naturel. Nous appelons naturel non pas la copie
exacte de la nature; mais ce qui existe sans effort, ce qui
coule comme de source. Une pensée naturelle a cela de
propre que tout le monde se croit capable de la produire,
tellement elle semble être la seule expression convenable du
vrai :
Ut sibi quivis
Sperel idem, sudet mulluni frustraque laboret
Ausus idem
Hou. AD Pis.
Tout ce qui se ressent de l'art, de l'étude, de la contrainte,
est opposé au naturel (3).
Au beau de l'art doit être rapporté le beau dans les écrits, qui
consiste à décrire un oijjet, à exprimer une pensée ou un sen-
(1) • Tous les arts ne sont pas également propres à imiter la nature. Rien de plus facile
en musi<iue que d'imiter le sifflement des vents et le bruit du tonnerre dans une tempête.
Mais par quelles combinaisons d'haï monte fjra-t-on paraître î.ux yeux la lueur des
éclairs, et le mouvement d» s flots; Tout le monde admire le portrait de la Renommée
tracé par Virgile ; mais qu'un peintre s'avite de réaliser cette figure symbolique; qu'il
nous représente un mon.stre énorme avec cent yeux, cent bouches et cent ort:'ille.«, qui des
pieds touille la terre et cache sa tète dans les cieux, une pareille tigure pourra bien être
ridicule.
'-2j 'En liltéra'iure il se confond avec le bîo-fe.sçîîe; en sculpture et en peinture, avec
l'arabesque. Le nom vient du mot groUa, qui désigne les cavités des ruines de vieux
édifices, où Raphaël trouva le type de ces figures singulières.
;3) * La pensée natui e.le, dont l'expression semble ne devoir rien au u-avail, fu demande
souvent beaucoup pour être rendue naturellement. Par contre.
Les vers aisément faits sont rareriient aisés. ^Volt.].
I>a»s les arts, le naturel est presque toujours le fruit de l'étude et de la maturité.
(M. Villemain;.
timent, à peindre une bcaulé pliysiiiue ou morale, de manière
à faire naître des émotions douces, calmes, délicieuses.
Il faut se garder de confondre le beau dans les écrits avec ce
qu'on appelle un beau style, c'est-à-dire, un style soigné, élégant,
coulant, correct.
ARTICLE TROISIÈME.
DU BEAU MORAL ET INTELLECTUEL.
Lorsque des pensées, des vérités, des senlimenls, des
passions, des vertus, des actions, font naître en nous des
émotions douces, paisibles et délicieuses, il y a ce qu'on
îippelle le beau moral : nue belle action — une action héroïque
— une belle combinaison d'idées — plan d'un poème, d'un
drgme — candeur — douceur — bonté — bienfaisance — inno-
cence — naturel — naïveté.
1° La naïveté (1) est le plus haut degré de la simplicité.
C'est quelque chose d'ingénu, de candide, qui quelquefois
touche et attendiit, quelquefois fait rire.
L'homme naïf dit ouvertement ce qu'il pense, ce qu'il sent,
ne réfiécliissant pas qu'il peut par là se compromettre lui-
même, ou ofïenser celui à qui il s'ouvre. On a dit avec raison
que Celui qui est naïf ne le sait 2>ctf, et celui qui le sait, ne Vesf
pas (2).
On rencontre la naïveté surtout dans les enfants, dans les
habitants de la campagne; parfois on la trouve développée au
plus haut degré dans les hommes de génie (La Fontaine), le
plus souvent dans les cœurs purs et innocents. C'est ce qui a
fait dire h un critique, que la naïveté est le reflet d'un bon
cœur, d'une belle àïne.
(1) Du latin nativus, au moyen âge iiaivK.t, niiii^, nature!.
(2) * Deux choses sont requises pour qu'une pensée soit naïve; d'abord, qu'il y ait un
certain danger à l'exprimer, et ensuite que celui qui l'exprime ignore en danger. Sans U
première condition la pensée n'i;?3t que i.aturelle ou ingénieuse, sans la seconde, elli
devient satyrique. Appliquez cette obseiva'ion aux exemples cités.
— 25 -
On distingue ordinairement le naïf en naïf d'esprit et en naïf
de sentiment ou de caractère. Le premier suppose absence de
réflexion, il fait rire; le second suppose absence de prudence,
ignorance des formes, il touche.
Comme exemples de naïveté voyez les réponses du jeune Joas
à Athalie. Acte II, se. vu.
La réponse de l'agneau au loup, dans la fable de Phèdre et
dans celle de La Fontaine.
C'est surtout dans les fables, les contes, les épigrammes,
que l'on rencontre la naïveté.
Un boucher moribond voyant sa femme en pleurs,
Lui dit : Ma femme^ si je meurs,
Comme en notre métier un homme est nécessaire,
Jacque, notre garçon, ferait bien ton affaire.
C'est un fort bon enfant, sage, et que tu connais.
Epouse-le, crois moi, tu ne saurais mieux faire.
Hélas, dit-elle, j'y songeais.
Biaise voyant à l'agonie
Lucas, qui lui devait cent francs,
Lui dit, toute honte bannie :
Ça, payez-moi vite, il est temps.
Laissez-moi mourir à mon aise.
Répondit faiblement Lucas.
Oli ! parbleu ! vous ne mourrez pas,
Que je ne sois payé, dit Biaise.
* 2" Le contraste ouvre également une source riche en plai^
sirs. La douceur opposée à la cruauté (les martyrs et leurs
oppresseurs), la simplicité, la bonne foi, vis-h-vis delà dupli-
cité, la naïveté en face de la ruse {Joas et Athalie), le sérieux
à la gaîté, ou la plaisanterie au sérieux {parodie), tout cela
produit des scènes extrêmement intéressantes.
— -Zi —
GlIAriTRE IV.
Du sublime.
* Nous avons déjà vu en quoi consiste le suljlime considéré
en nous, dans l'impression qu'il produit sur notre âme. Elle
est double, avons nous dit. Le sublime nous écrase d'abord,
nous accable du sentiment de notre infériorité personnelle en
présence de l'objet sublime ; puis il nous relève par une sorte
de plaisir orgueilleux, que nous éprouvons à le comprendre, ou
par la conscience de la supériorité de notre àme pensante sur
la nature inanimée que le sublime peut avoir pour théâtre. En
résumé le sublime naît de la jjcrception de Vùifmi. D'après ce
que nous venons de dire on comprendra que l'infini peut nous
apparaître de deux manières, et directement, par la grandeur,
la puissance de l'objet, et indirectement par la conscience de
notre faiblesse, de notre isolement, de notre infériorité. C'est
ce que nous voulons entendre en disant que le sublime dans les
objets consiste dans tout ce qui directement ou indirectement
réveille en l'âme Vidée de l'infini, que ce soit une pensée, une
image, un phénomène de la nature, un objet du monde phy-
sique ou de l'art, ou une sitution extraordinaire.
ARTICLE PREMIER.
DU SUBLIME DANS L.V NATURE PHYSIQUE.
Le sublime dans la nature physique se présente ordinai-
rement sous les formes suivantes, dont les deux premières
révèlent l'infini directement.
1° La grandeur et l'étendue : le monde — l'océan — une vaste
plaine — la voûte céleste — des montagnes élevées — de pro-
fonds précipices , etc. (1).
(1) Kant appelle ce sublime le sublinie maHirinatiqiie ou le sublime ewteosif, parcecju'il
résulte (les Intuitions du lanps et de l'c.tpacf.
2" Une force prodigieuse, une puissance extraordinaire : érup-
tion d'un volcan — violent incendie — torrent qui déborde —
la mer a(jitée — le muijissement des Ilots — le cri tumultueux
de la multitude (Apoc. XIX, 6) — le fracas des vents, d'une
cataracte, du tonnerre, d'une tour qui s'écroule — un combat
acharné — le bruit du canon — la voix grave et solennelle des
cloches — la locomotive traînant après elle avec la rapidité du
vent une longue suite de voitures (1).
3" * Le mystérieux et l'inconnu qui résultent des idées
négatives, et qui, en nous rapetissant, révèlent indirectement
l'infini : i) les ténèbres (absence de lumière); 2) le silence
(absence de bruit) ; 3) la solitude (absence de société) ; 4) le
désert (absence de vie); 5) les ruines (absence d'ordre); 6) les
visions, apparitions, phénomènes (absence de connaissance).
Appliquez ces principes aux exemples cités. : silence soudain
succédant aux cris d'un peuple qu fureur (Enéide, I, 148) —
silence et ténèbres de la /nt/f— épais nuages qui couvrent le ciel
avant l'orage — lac vaste et solitaire — vaste désert — solitude
dans un temple — forêt antique — montagnes désertes cou-
vertes de glace — rochers entassés confusément les uns sur les
autres — ruines d'une ville opulente, d'un antique et superbe
édifice. — ce moment d'attente imiuiète qui précède immédiate-
ment l'éclat d'un orage — un homme suspendu au-dessus d'un
abime — une apparition la nuit.
Exemples divers.
1» « Or, une parole m'a été dite en secret, et mon oreille a
» saisi, comme à la dérobée, les veines de son léger murmure.
>) Dans riiorreur d'une vision de nuit, lorsque le sommeil
0 assoupit les hommes l'épouvante me saisit, et le tremble-
» ment et la frayeur pénétrèrent tous mes os. Un esprit étant
(1) Ost le sublime ây.iaini'jHC ou le sid'/inie ind'mif i.\e Ksut.
- 2fl -
» venu à passer en ma présence..., cjuelqu'un s'arrèla, dont je
» ne connaissais point le visage; un fantôme était devant mes
» yeux, et j'entendis une voix con^-ne un souffle léger... »
(lOB, IV, 15-17).
2o « Au même moment, on vit paraître des doigts, et <;omme
» la main d'un homme qui écrivait près du chandelier sur la
» muraille de la salle du roi, et le roi voyait le mouvement des
» doigts de la main qui écrivait. Alors le visage du roi changea,
» son esprit fut saisi d'un grand trouble, ses reins se relà-
» chèrent, et ses genoux se choquaient l'un contre Tautre. »
(Daniel, Y, 5 0).
Conseil des démons.
3'J « Satan lui-même effrayé appelle les spectres gardiens des
» ombres, les vaines chimères, les songes funestes... On aurait
» vu peut être un combat horrible, si Dieu, qui maintient la
» justice et qui seul est l'auteur de l'ordre, même aux enfers,
y> n'eût fait cesser le tumulte. Il étendit son bras et l'ombre de
» sa main se dessina sur le nmr de la salle maudite. Aussitôt, une
» terreur profonde s'empare et des âmes perdues et des esprits
» rebelles. » (Chateaubriand, au 80 livre des Martyrs).
40 Flavien Josôphe, dans la Guerre des Juifs contre les Romains
(Livre VI, c. 5), rapporte entre autres signes des malheurs
arrivés au Juifs, le trait suivant :
« Le jour de la fête de la Pentecôte, les sacrificateurs étant
» la nuit dans le temple intérieur pour célébrer le divin ser-
» vice, entendirent du bruit et, aussitôt après, uiie voix comme
» d'une grande multitude : Sorto)is d'ici.
5» Songe d'AtJialie.
« C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit ;
» Ma mère Jésabel devant moi s'est montrée
» Comme au jour de sa mort pompeusement parée;
» Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté;
» Môme elle avait encor cet éclat emprunté
» Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,
» Pour réparer des ans l'irréparable outrage;
>■> Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi ;
» Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
— 11 -
» Je le plains' de tomljer dans ses mains redoutables,
» Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables,
» Son ombre vers mon lit a paru se baisser;
» Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser;
» Mais je n'ai plus trouvé qu'un liorriblc mélange
» D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
» Des lambeaux pleins de sang, et des membres afTreux
» Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. »
Acte II, se. V.
Voyez Un rêve, par V. Hugo, h la fin de ce chapitre.
ARTICLE DEUXIÈME.
DU SUBLIME MORAL.
Comme il y a un beau moral, ainsi il y a un sublime moral.
Il résulte des pensées, des sentiments, des passions, des
actions, des situations moi^alcs, qui dénotent une force
d'âme extraordinaire : grandeur d'âme — fermeté de caractère
— résignation — audace — mépris des dangers, de la mort
même — courage héroïque — force éniinente dans l'esprit —
intelligence vaste — imagination hardie — dévouement, désin-
téressement rare — surprise, etc.
Horace apprenant que, deux de ses fils étant morts dans le
combat contre les trois Curiaces, le troisième a pris la fuite,
s'indigne d'avoir un fils aussi lâche : Pleurez, dit-il à Camille,
sa fille,
Pleurez le déshonneur de toute notre race.
Et l'opprobre éternel qu'il laisse au nom d'Horace.
JULIE.
Que vouliez-vous qu'il fit contre trois?
HORACE.
Qu'il mourût.
(Les Horaces de Corneille. Acte III, se. vu).
— 2S —
nicomèdh: a prusias.
PRUSIAS.
El que dois-je être?
NICOMÈDE.
Roi.
(Corneille. Nicom. Acte IV, se. m.)
Médée, quoiqu'assiégée d'ennemis de toutes parts, rassure
sa confidente :
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi;
Contre tant d'ennemis que vous reste-t-il?
MÉDÉE.
Moi.
Moi, dis-je, et ccst assez.
(Corneille. Médée. Acte I, se. v).
Dans Alhalie, le grand-prètre Joad est averti par Abner
([u'une terrible persécution menace sa vie; le pontife répond à
Abner :
Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, chey Abner, et n'ai point (Vautre crainte.
(Racine. Athalie. Acte I, se. i).
Dans Alexandre, Porus montre un caractère vraiment sublime
dans l'entrevue qu'il a avec son vainqueur.
PORUS.
.... N'attends pas qu'un cœur comme le mien
Reconnaisse un vainqueur et te demande rien.
ALEXANDRE.
Comment prélendez-vous que je vous traite?
PORUS.
En roi.
(Racine. Alex. Acte V, se. m).
- 29 -
Joseph, le fils de Jacob, après avoir longtemps caché son
sort à ses frères, qui ne le reconnaissent pas, cède enfin au
sentiment de la tendresse fraternelle, et s'écrie d'une voix
émue : « Ego sum Joseph. » Ces paroles glacent de terreur les
enfants de Jacob : « Non poterant respondere fratves, nimio ter-
rore po'tevriti. » (Gen. 45, 3).
Citons encore les paroles d'Ajax irrité de ce que la nuit l'em-
pêche de continuer le combat contre lesTroyens, que favorisait
Jupiter :
Zcû Tiàrsp, alla aii pvaai ù::' r,îrjoç, via.ç 'Ayxiûiy'
not'y;o"ov (î'al'S'pyiv, dbç, ^'oç/Qa^potaty Ï^Z(jQai'
'Ev dz (fcf.d '/.al 6lz<j(70v, sttîî vu (jOl z'jadîv ovzcoz.
« Jupiter, père souverain, délivre les Grecs de cette nuit
profonde, rends-nous le jour; et puisque lu veux nous perdre,
perds-nous à la clarté des cieux. » (IL. XVII, C45).
Et celles de César à son pilote effrayé : Ne crains rien, iu
portes César et sa fortune.
« Age, strenue vir, audacter
âge et nihil time : Caesarem vehis et fortunam Caesaris cum
ipso navigantem. » (Plutarque, Vie de Jules-César).
Enfin celles de Charles-Quint à du Guast, qui l'exhorle à se
retirer du champ de bataille :
« Bannissez toute crainte : jamais empereur ne tomba devant
le canon. » (Pyrker, Tunis. XII, 351).
La pensée de l'éternité, de Dieu; Dieu créant la lumière par
une seule parole (Genèse) (1) ; Dieu ébranlant l'univers d'un
seul regard (Ps. 103); la résignation de J.-C. mourant sur la
croix; saint Etienne priant pour ses bourreaux; Louis XVI
montant sur l'échafaud ; Neptune apaisant par sa seule pré-
sence les flots irrités (Enéid. I); la fermeté de Régulus, qui
aime mieux s'exposer à des tortures cruelles que d'être parjure
(Hor. III, 5); la grandeur d'âme de Fabricius, qui, dédaignant
(i; Voyez sur ce passage de la Genèse le TraW; du sub/iHîc de Longin, traduit par
Eoileau, chap. VI, et la 10* Réflexion critique de Rolleau.
- 50 -
les honneurs et les présents ofTerls par Pyrrhus, reste fidèle à
sa nation (Titc-Live) : nous l'ouruissent de beaux exemples du
■•inhlime morul.
ARTICLE TROISIÈME.
DU SLDLIME DANS LES ARTS.
* Exprimer l'idéal et l'inluii, telle est la loi de l'art; et tous
les arts ne sont tels que par leur rapport au sentiment du beau
et de l'infini qu'ils éveillent dans l'àme, à l'aide de cette qua-
lité suprême de toute œuvre d'art qu'on appelle l'expression.
Tous les arts vrais sont expressifs, mais diversement.
Le domaine de la musique est le sentiment; il y a entre un
son et l'àme un rapport merveilleux. Le pouvoir propre de la
musique est d'ouvrir à l'imagination une carrière sans limites ;
elle éveille plus que tout autre art le sentiment de l'infini,
parce qu'elle est vague.
La sculpture ne fait guère rêver, car elle présente nettement
telle chose et non pas telle autre. C'est à l'artiste à donner une
âme à son œuvre qui parle à notre âme.
Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes opposés,
est la jjeinture. Comme la sculpture elle marque les formes
visibles des objets, mais en y ajoutant la vie, et comme la mu-
sique, elle exprime les sentiments les plus profonds de l'âme.
Plus pathétique que la sculpture, plus claire que la musique,
elle s'élève au-dessus de toutes deux. Mais l'art par excellence
qui surpasse tous les autres parce qu'il est incomparablement
le plus expressif, c'est la poésie.
Dans \a 2^einture et la sculpture, lorsqu'elles représentent des
êtres animés, le sublime se rencontre dans l'expression des
physionomies et les poses du corps : un homme courroucé prêt
à frapper de mort — J.-C. ahbné dans la douleur au jardin des
Olives (l).
(1) * On peut citer ici le fameux Groiopo du déluge par le sculpteur Kessels. Un Jeune
i^poux debout sur la cime la plus élevée d'un rocher déj^i couvert par les eaux du déluge
attire à lui hors des flots sa jeune épouse évanouie, qui tient dans ses bras raidis son enfant
déj.'i mort. I^e visage du personnage principal exprime un toi mélange de sentiments
divers de crainte, de courage, d'amour, de désespoir, qu'on ne peut le considérer sans
éprouver au plus haut degré le sentiment du stiblime.— Mattliieu Kessels, ué à Maestriclit,
- 31 —
Elles ont plus de moyens , quand elles rcprêsenleiil des
scènes de la nature ou des événements : bataille — naufrage —
massacre — déluge. L'architecture est sublime parla hardiesse et
l'étendue de ses constructions fun temple, une tour, une pyra-
mide, un obélisque]. Quant à la musique, elle peut devenir su-
blime, i" par la combinaison des accords, c'est-à-dire, par le
l'oncours harmonieux de voix et de sons, 2^ par le ton grave et
solennel ou la hardiesse de ses conceptions ; 3o par la fugue
(désordre, désaccord apparent) ; 4o par la suspension soudaine,
inattendue (point d'orgue, silence), etc. (1).
Au sublime dans les arts appartient
LE SUBLIJIl-: DANS LES ÉCRITS (2).
On appelle suhlime dans les écrits la description d'un objet
sublime, ou l'expression d'une idée, d'un sentiment sublime,
telle qu'il en résulte le plus grand effet..
Pour qu'il y ait sublime dans les écrits, il faut donc l'' que
l'objet, que l'idée et le sentiment soient eux-mêmes sublimes ;
2" que l'expression n'affaiblisse pas, mais égale la grandeur, de
l'objet, de l'idée et la force du sentiment.
Ce n'est donc pas dans les mots et les phrases, ni dans les
iropes et les figures, quelque brillantes, quelque sonores
qu'elles soient, mais dans la nature des objets qu'on décrit, des
sentiments ([u'on exprime, c[u'il faut chercher le fondement du
sublime dans les écrits. Ainsi, le passage suivant, dans lequel
Horace exprime l'idée commune que la mort n'épargne personne,
n'est point sublime, quoique les images dont il se sert, soient
frappantes et hardies :
mort à Home en 1836, est considéré comme un des plus grands sculpteurs de ce siècle. Le
Gouvernement Be!{;e a fait l'acquisition de tous les ouvrages laissés par ce grand artiste ;
ils sont placés au Musée royal do Bruxelles.
(1) " Pour se faire une idée de la puissance d'expression que possède la musique dans
le domaine de l'imagination et du sentiment, qu'on assiste à l'exécution à grand orchestre
<ln Dies irœ de Clunubini. Le travail sourd et mystérieux de la poussière qui se ranime
dans les tombeaux, le progrès iocessant et grandissant de ce phénomène, qui se termine,
comme dans la vision d'Ezéchiêl, par le mouvement subit et grandiose de tout un peuple
qui se dresse debout comme un seul homme; l'angoisse à rapproche du jugement; la
triomphale apparition du Souverain Maître ; la terreur des uns, la joie des autres et la
supplication finale de l'Église pour sesenfcnts, voilà ce qua l'artiste a su exprimer avec
une merveilleuse habileté.
(2) Il ftiut bien distinguer le suhlime dans les écrits dont nous parlons dans ce chapitre
du style sublimr, par lequel on entend ordinairement en Rhétorique un stylo grave,
noble, véliém'Mit.
— s^ —
Pallida Mors aequo puisât pede pauperuui labernas,
Reguinque lurœs. (I. -4, lo).
Il en e;l de même du Ps. 138, où David dépeint avec une
i^ranie lùrcc de pensées, une grande richesse d'expressions el
d'images, Yuhiquiié de Dieu. Ce passage est beau, magnifique,
mais il n'est pas sublime.
Ainsi l'expression peut gâter l'effet du sublime réel ou le
faire valoir. L'Ecriture sainte, par une tournure aussi simple
qu'énergique, nous montre Dieu créant la lumière par une seule
parole de sa houclte : Dixit Deus : Fiai lux ; et facta est lux {Gen. I).
Remplacez les expressions de l'Ecriture par celles-ci : Dieu
■créa la lumière par une seule parole, la pensée restera la même,
mais l'expression est trop faible, et le sublime du style dis-
paraît.
Pour que l'expression atteigne la grandeur de l'objet sublime,
elle doit se distinguer par trois qualités principales : la simpli-
cité, la concision et l'énergie.
La simplicité exclut la profusion des ornements, la recherche
et l'affectation, défauts qui d'ailleurs nuisent à la clarté.
La concision demande qu'on ne développe pas trop l'idée prin-
cipale. Elle bannit par conséquent la prolixité, qui affaiblit tou-
jours le sentiment du sublime, lequel, par là-même qu'il est
trop violent, ne peut durer longtemps.
L'énergie naît en partie des deux qualités précédentes ; cepen-
dant, elle veut de plus que l'écrivain ne s'arrête jamais qu'aux
circonstances les plus saillantes, qui sont les plus propres à
émouvoir. Une seule circonstance triviale ou déplacée peut
détruire entièrement l'effet du sublime.
Cependant, si l'écrivain ne sent pas lui-môme toute la force,
toute la grandeur, tout le sublime de l'objet qu'il dépeint, de la
pensée qu'il exprime, jamais son style ne réunira ces trois
qualités; il sera guindé, enflé, aflecté, prolixe et faible.
La première de toutes les conditions requises pour peindre
le sublime, c'est donc que l'écrivain en soit lui-même pénétré
et saisi. Il n'y a que le feu qui échaulTe; l'écrivain doit brûler
lui-même, s'il veut embraser les autres ; ce qui ne vient pas du
cœur, ne va pas au cœur.
Si vis me flere, doleuduiu est
Primum ipsi tibi. (IlOR. ad Pis).
Il y a deux défauts essentiellement opposés au sublime dans
les écrits, ce sont la froideur et Venllure. La froideur consiste à
dégrader un objet, ou une pensée, ou un sentiment sublime, en
le rendant par des couleurs trop faibles. On tombe dans Ven-
flure: 1" quand on s'elTorce d'élever fort haut un objet commun,
vulgaire, et c'est là Veuflure proprement dite ; 2o quand on veut
porter au-delà des bornes prescrites par la nature, un objet,
une pensée, un sentiment sublime; c'est le sublime outré ou le
gigantesqtie.
Voici quelques exemples du sublime dans les écrits, où le
maître pourra appliquer les règles et les principes ci-dessus
énoncés. On remarquera sans peine combien le sublime chré-
tien l'emporte sur celui du paganisme.
Description du cheval, par Job, XXXIX.
Le souffle de ses narines répand la terreur. Il frappe du pied
la terre ; il bondit, il s'élance avec audace, il court au-devant
des hommes armés; il méprise la peur, il brave les épées. Les
flèches sifflent autour de lui, le fer des lances et des dards le
frappe de ses éclairs; il écume, il frémit, il dévore la terre; il
n'est point elTrayé du bruit des trompettes. Lorsqu'on sonne la
charge, il dit : allons.
Aboyez la description de la puissance et de la grandeur de
Dieu, par le même, XXVI, et par Isaïe, XL.
Voici comment Chateaubriand décrit une tempête dans une
forêt :
« Vers l'heure où les matrones indiennes suspendent la
» crosse du labour aux branches du savinier, et où les per-
r> ruches se retirent dans le creux des cyprès, le ciel commença
» à se couvrir. Les voix de la solitude s'éteignirent ; le désert
» fit silence, et les forêts demeurèrent dans un calme univer-
» sel. Bientôt, les roulements d'un tonnerre lointain, se pro-
» longeant dans ces bois aussi vieux que le monde, en firent
» sortir des bruits sublimes. Craignant d'être submergés, nous
» nous hâtâmes de gagner le bord du fleuve et de nous retirer
» dans une forêt. »
« Cependant l'obscurité redouble ; les nuages
3
— ôi —
» abaissés entrent sous l'ombrage des bois. La nue se déchire,
» et l'éclair trace une rapide losange de feu. Un vent impé-
» tueux, sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages ;
» les forêts plient; le ciel s'ouvre coup sur coup, et, à travers
» ses crevasses, on aperçoit de nouveaux cieux et des cam-
» pagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle !
» La foudre met le feu dans les bois ; l'incendie s'élend comme
» une chevelure de flammes ; des colonnes d'étincelles et de
» fumée assiègent les nues, qui vomissent leurs foudres dans
» le vaste embrasement. Alors, le grand Esprit couvre les
» montagnes d'épaisses ténèbres ; du milieu de ce vaste chaos,
» s'élève un mugissement confus, formé par le fracas des
» vents, le mugissement des arbres, le hurlement des bêtes
» féroces, le bourdonnement de l'incendie et la chute répétée
» du tonnerre, qui siffle en s'cteignant dans les eaux. »
L'Inscription de la porte de l'enfer, dans le poëme de Dante.
« C'est ici de l'Enfer le passage effroyable :
» C'est ici le chemin vers la race coupable :
» C'est ici le séjour du crime et des tourments.
» L'éternel en jeta les sacrés fondements.
» La sagesse et l'amour gouvernent sa puissance,
» La justice m'a fait pour servir sa vengeance ;
» Je fus fait avant tout et n'aurai point de fin.
» Vous qu'amènent ici les ordres du destin,
» Sur le seuil, en entrant, déposez l'espérance. »
(Ch. III).
DÉVOUFMENT.
* Un échafaudage venait de s'écrouler tout entier. Une seule
planche restait à cinquaHte pieds au-dessus du sol, et sur cette
planche deux ouvriers. La planche, assez solide pour en soute-
nir un seul, allait se briser sous un double poids. Les deux
hommes se regardent, ils avaient tout compris. « Non, Pierre,
dit le plus jeune à son camarade, c'est à moi. Toi, tu as une
femme et des enfants. » Et il se précipite sur le pavé.
On lira encore avec intérêt les endroits suivants, que nous
nous contenterons d'indiquer :
Homère, Iliade: I, 44—53; 528-5:30. IV, iiG— 558. V, 770—
- ôi) -
7.72. VI, 311. XV, 80— 84. XVJii, -^to--.. ,.^ -„ „^ _,
^'> — ho 1 Ib'i —
-173. XXII, 20.
Hom. Odys. V, 291—332. XII, 403—425. XXII, 1— 120-, 297—
309.
Virgile, Géorg. I, 322—334, III, 83—88.
Enéide I, 81—150. II, 170—175; 199—224; 438—505. III,
.571— 577. VI, 255—258; 204—272; 573—027; 792—880. VIII,
219—207. IX, 100; 123—125. X, 100—104. XII, 276—310 ; 097-
765.
Le discours de Mardochée, Racine, Esther, Acte I, se. m ; en
outre, dans la même tragédie, Acte II, se. ix : J'ai vu l'impie,
etc., passage imité du Psaume XXXVI, 36.
La propliétie de Joad dans Athalie, Acte III, se. vu.
Voyez en outre le chapitre sur la poésie lyrique.
QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE SUBLIME.
i° Un objet est d'autant plus sublime qu'il réunit un plus
grand nombre de formes indiquées plus haut.
Ainsi, dans un naufrage : la mer bouleversée, le ciel obscurci,
le bruit et la force des vents, le mugissement des flots, le
sifflement des cordages, les nues sillonnées par les éclairs, le
fracas du tonnerre, les cris de détresse nous offrent le sublime
sous les traits les plus frappants (Virg. Énéid. I). De même
dans un incendie (Virg. Énéid. II), dans une bataille, les difi"é-
rentes sources du sublime se réunissent. Le spectacle du ciel
étoile, pendant le silence d'une nuit obscure, se prête à une
analyse très-instructive des causes de l'émotion sublime qu'il
produit.
2° Un objet sublime de sa nature peut cesser de produire
l'impression esthétique du sublime, lorsqu'il est accompagné
de circonstances telles, que l'àmc est entièrement absorbée
par un sentiment étranger au sublime, ce qui peut avoir
lieu dans quatre circonstances :
A) Lorsqu'il présente pour nous un danger réel. Le sentiment
([ti'on éprouve au milieu d'une tempête, n'est pas ce sublime
esthétique que l'on ressent h la vue de la peinture poétique
de la même scène sur un tableau ou dans un livre.
r,, r i< I,-. -«»./(( ///f ^< (//( rrj/t'' /;;r'.vt'/j/(' (,'/< nu'me tt'mj>s
un côté liiiU'ux, .u)it au physique, soit nu moral, de manière que
le sentiment ou le ijoùt se trouve blessé. Ainsi, l'aspect d'un
aiiimnl hideux, quoique doué d'une force prodigieuse, tel que
le rhinocéros, ne produira pas l'efi'et sublime de la vue du
lion.
C) Donc aussi, lorsque l'objet sublime ojfence la morale. Le
mal moral répugne à la seine raison. Le vice ne saurait donc
être jamais sublime. Cependant il y a des cas où le crime, par
l'idée de l'audace extraordinaire, de l'énergie peu commune
qu'il comporte, remplit l'àme d'une admiration ou d'une ter-
teur sublime. On oublie alors en quelque sorte le crime,
pour ne plus voir que l'espèce de courage et d'héroïsme qui
l'accompagne. Telles peuvent être les circonstances d'un
.assassinat. Satan, dans le Paradis perdu, est certainement un
personnage sublime, de ce sublime infernal ou satanique,
comme parle un écrivain moderne, qui résulte de son or-
gueil indomptable, de sa haine invincible, de sa jalousie de
démon. Toutefois, le sentiment sublime disparaîtra du mo-
ment où l'idée et l'horreur du crime l'emportent sur l'admi-
ration qu'inspire l'héroïsme de l'action.
D) Quand, avant toute réflexion, Con découvre que l'objei
sublime par sa nature blesse la vérité ou la vraiseînblance (1).
3" Remarquons, en unissant, la difïérence qu'il y a entre
le sublime et le beau.
A) L'impression du sublime est sérieuse, grave, austère;
celle du beau est douce et attrayante.
B) L'émotion du sublime est moins durable, parce qu'elle
est plus forte. Elle transporte l'homme hors de lui, le met
(1) ' Coiiiino lois.iu ', au n ilieu du bri it de la tumiôte, de Lamarline tait anivcr tout A
oup au soiniiK t du Cainiel. à ravers U's iiuaRes du ciel... un na\ ive voguant à pleines
voiles, d'où i\ lat ceiil tii is a; sa&sins qui '. im;i:ei t sai. ir le \ ieux solitaire de \.\ montagne.
[Chvls d'vn anie).
- 57 -
dans un cial do violence (ju'ii ne peut ^xniUiiir longtemps. Il
n'y a rien de tonl cela dans les émolions du beau; elles sont
calmes et durables.
C) Dans les beaux-arts, le beau dépend en grande partie
de la pcrCeclion de la forme ; dans les écrits, le style en est
une condition essentielle. Le sublime naît surtout du fond,
et semble même dédaigner la perfection de la forme.
D) Le sublime et le beau s'associent rarement dans un même
objet, et ne le peuvent qu'ti leurs dépens. L'essence du beau
consiste i)lutôt dans Vachère, le fini; celle du sublime, dans
Y in fini.
E) Enfin le beau est attaclié à un plus grand nombre d'ob-
jets que le sublime.
* Voici deux exemples dans lesquels la plupart de ces re-
marques trouveront leur application. Dans le premier sont réu-
nies presque toutes les formes du beau; dans le second, on a
eu recours principalement à la S»^ forme du sublime (les idées
négatives).
On remarquera aisément dans ce dernier morceau, comment
faute de goût, les extrêmes se touchent, et combien le sublime
est voisin du burlesque.
* Description d'un tableau, par Fénklon.
Représentez-vous un rocher qui est dans le côté gauche du
tableau. De ce rocher tombe une source d'eau pure et claire,
qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute,
s'enfuit au travers de la campagne. Un homme qui était venu
puiser de celte eau, est saisi par un serpent monstrueux; le
serpent se lie autour de son corps, et entrelace ses bras et ses
jambes par plusieurs tours, le serre, l'empoisonne de son venin
et l'ôtoufTe. Cet homme est déjà mort; il est étendu; on voit la
pesanteur et la raideur de tous ses membres ; sa cliair est déjà
livide; son visage affreux représente une mort cruelle.
Un autre homme s'avance vers la fontaine; il aperçoit le ser-
pent autour de l'homme mort, il s'arrête soudainement; un de
- 58 -
ses pieds demeure suspen(iu ; il lève un bras en haut, l'autre
tombe en bas; mais les deux mains s'ouvrent, elles marquent
la surprise et l'horreur.
Là auprès est un grand chemin, sur le bord duquel paraît une
femme qui voit l'homme effrayé, mais qui ne saurait voir
l'homme mort, parce qu'elle est dans un enfoncement, et que
le terrain l'ait une espèce de rideau entre elle et la fontaine.
La vue de cet homme effrayé fait en elle un contre-coup de
terreur. Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que les dou-
leurs doivent être : les grandes se taisent, les petites se
plaignent. La frayeur de cet homme le rend immobile; celle de
cette femme, qui est moindre, est plus marquée par la grimace
de son visage; on voit en elle une peur de femme qui ne peut
rien retenir, qui exprime toute son alarme, qui se laisse aller à
ce qu'elle sent ; elle tombe assise, elle laisse tomber ce qu'elle
porte, elle tend les bras et semble crier.
On voit encore au côté gauche quelques grands arbres qui
paraissent vieux, et tels que ces antiques chênes qui ont passé
autrefois pour les divinités d'un pays. Leurs tiges vénérables
ont une écorce dure et âpre, qui fait fuir un bocage tendre et
naissant, placé derrière. Ce bocage a une fraîcheur délicieuse ;
on voudrait y être. On s'imagine un été brûlant, qui respecte ce
bois sacré. Il est planté le long d'une eau claire et semble se
mirer dedans. On voit d'un côté un vert foncé ; de l'autre, une
eau pure, où l'on découvre le sombre azur d'un ciel serein.
Dans cette eau, se présentent divers objets qui amusent la vue,
pour la délasser de tout ce qu'elle a vu d'affreux. Sur le devant
du tableau, les figures sont toutes tragiques; mais dans le fond,
tout est paisible, doux et riant : ici, on voit des jeunes gens
qui se baignent et qui se jouent en nageant; là, des pêcheurs
dans un bateau; les uns se penchent en avant et semblent près
de tomber : c'est qu'ils tirent un filet; deux autres, penchés en
arrière, rament avec effort. D'autres sont sur le bord de l'eau
et jouent à la mourre (1); il paraît dans les visages que l'un
pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paraît
être attentif de peur d'être surpris. D'autres se promènent au
delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. En les voyant
(1) Jeu qui consiste à montrer une partie dos doigts levée et Tautre fermtie, et à deviner
en même temps le nom))re de ceux qui sont élev<5s.
. _ 39 -
dans un si beau lieu, peu s'en faut qu'on n'envie leur bonheur.
On voit assez loin une femme qui va sur un àne à la ville voi-
sine, et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt, on s'imagine
voir ces bonnes gens qui, dans leur simplicité rustique, vont
porter aux villes l'abondance des champs qu'ils ont cultivés.
Dans le même coin gauche paraît au-dessus du bocage une
montagne assez escarpée, sur laquelle est un château.
Du côté droit du tableau....
* Un rêve, par Victor Hugo.
J'ai fait un rêve. — J'ai rêvé que c'était la nuit. 11 me sem-
blait que j'étais dans mon cabinet avec deux ou trois de mes
amis, je ne sais plus lesquels. Nous parlions à voix basse, mes
amis et moi, et ce que nous disions nous effrayait. Tout à coup,
il me sembla entendre un bruit quelque part dans les autres
pièces de mon appartement : un bruit faible, étrange, indéter-
miné. Mes amis avaient entendu comme moi. Nous écoutâmes :
c'était comme une serrure qu'on ouvre sourdement, comme un
verrou qu'on scie à petit bruit. 11 y avait quelque chose qui
nous glaçait : nous avions peur. Nous pensâmes que, peut-être,
c'étaient des voleurs qui s'étaient introduits chez moi, à cette
heure si avancée de la nuit. Nous résolûmes d'aller voir. Je me
levai, je pris la bougie; mes amis me suivaient, un à un. Nous
traversâmes la chambre à coucher à côté ; puis, nous arrivâmes
dans le salon. Rien. Les portraits étaient immobiles dans leurs
cadres d'or sur la tenture rouge. 11 me sembla que la porte du
salon à la salle à manger n'était point à sa place ordinaire.
Nous entrâmes dans la salle à manger ; nous en fimes le tour.
Je marchais le premier. La porte sur l'escalier était bien fer-
mée, les fenêtres aussi. Arrivé près du poêle, je vis que l'ar-
moire au linge était ouverte, et que la porte de cette armoire
était tirée sur l'angle du mur, comme pour le cacher. Cela me
surprit. Nous pensâmes qu'il y avait quelqu'un derrière la porte.
Je portai la main à cette porte pour refermer l'armoire ; elle
résista. Étonné, je tirai plus fort; elle céda brusquement et
nous découvrit une petite vieille, les mains pendantes, les
yeux fermés, immobile, debout et comme collée dans l'angle
du mur. Cela avait quelque chose de hideux, et mes cheveux
se dressent d'y penser. Je demandai à la vieille : Que faites-
— 40 -
VOUS là? Elle ne répondit pas. Je lui demandai : Qui èles-vous?
Elle ne répondit pas, ne bougea pas et resta les yeux fermés.
Mes amis dirent : C'est sans doute la complice de ceux qui sont
entrés avec de mauvaises pensées ; ils se sont échappés en
nous entendant venir; elle n'aura pu fuir et elle s'est cachée là.
Je l'ai interrogée de nouveau; elle est demeurée sans voix,
sans mouvement, sans regard. Un de nous l'a poussée à terre,
elle est tombée. Elle est tombée tout d'une pièce, comme un
morceau de bois, comme une chose morte. Nous l'avons re-
muée du pied, puis deux de nous l'ont relevée, et de nouveau
appuyée au mur. Elle n'a donné aucun signe de vie. On lui a
crié dans l'oreille ; elle est restée muette, comme si elle était
sourde. Cependant, nous perdions patience, et il y avait de la
colère dans notre terreur. Un de nous m'a dit : Mettez-lui la
bougie sous le menton. Je lui ai mis la mèche enflammée sous
le menton. Alors elle a ouvert un œil à demi, un œil vide, terne,
aflreux, et qui ne regardait pas. J'ai ôté la flamme et j'ai dit :
Ah! enfm ! répondras-tu, vieille sorcière? Qui es-ln? — L'œil
s'est refermé comme de lui-même. — Pour le coup, c'est trop
fort, ont dit les autres. Encore la bougie ! encore ! il faudra bien
qu'elle parle. J'ai replacé la lumière sous le menton de la
vieille. Alors, elle a ouvert ses deux yeux lentement, nous a
regardés tous les uns après les autres, puis, se baissant brus-
quement, a soufflé la bougie avec un souffle glacé. Au même
moment, j'ai senti trois dents aiguës s'imprimer sur ma main,
dans les ténèbres. Je me suis réveillé frisonnant et baigné
d'une sueur froide.
CIÎAriTRE V.
Du goût.
A) Du goût en général.
* « Ce terme de goût a diverses significations : il y a diffé-
» renée entre le goût qui nous porte vers les choses, et le
- il -
» (joùt qui nous eu fait discerner les qualitéi, en nous atta-
» chant aux règles (1). »
Le fjoùt, dans son acception la plus large, n'est autre que
le senliment du beau, ou la faculté qu'h l'âme de sentir les
beautés de la nature et de l'art, et d'en être agréablement
affectée.
Dans cette acception, le goût est avant tout un exercice
de la sensibilité, et non pas le résultat de la réflexion. On
sent le beau avant de le juger. Il en est de même du goût
physique (2).
Pris dans ce sens, le goût est le partage de tous les hommes,
parce que le sentiment du beau est inné en tous. Voyez l'en-
fant se jeter avec avidité sur les fleurs et les images; le simple
habitant des champs, repaître ses yeux des ondulations d'une
moisson agitée par le vent; le sauvage lui-même, contempler
avec plaisir le spectacle du lever du soleil, s'exalter aux sons
discordants d'un instrument de musique Ijarbare, et trahir son
goût jusque dans son tatouage dégoûtant (3).
Quoique essentiellement un exercice de la sensibilité, le
goût est cependant aussi le résultat de hi raison. Elle l'aide
dans ses opérations, leur donne une plus grande étendue et
les rectifie.
Un tableau qui s'offre soudain à mes yeux, petit, avant toute
réflexion et dés la première vue, ni'éniouvoir et me plaire. Mais
lorsque j'en approche le flambeau de la raison pour examiner
les couleurs, le mélange des ombres et de la lumière, la pureté
(1) La Rochefoucauld.
(2) ' Voir l'intéressant ouvrage de M. Descuret, Théorie rdorale du (/oiit.chap. I. Phy-
siologie comparée du goût physique et du goût intellectuel. * Si le goût ne relevait que du
témoignage de la sensibilité dans rappréciation du beau, on pourrait dire de /jitstibus
non esl dispulandum, parce que la sensibilité est diverse d'une personne à une autre.
Et dès lors il n'y aurait plus de vraie beauté. Mais le fondement du goût, comme nous
l'avons dit p. 12, se trouve dans la raison dont les décrels s'imposent à tous les hommes,
et dès lors il y a à distinguer entre le bon goût et le mauvais goût, entre la vraie beauté
et des beautés relatives et changeantes, beautés de circonstances, de modes et de caprices.
(3) * Moins l'i'une est développée, moins il lui faut de vrai et de beau pour la contenter.
Mûllendorfl", Du beau, p. 15.
— 42 -
des contours, la finesse des traits, la proportion des parties,
en un mot, lorsque j'en examine les détails, je découvre néces-
sairement des beautés que, au premier coup d'oeil, je n'avais
pas goûtées, parce que la raison ne me les avait pas encore
dévoilées.
De tout cela il résulte que, si le goiit, dans son sens général,
est commun à tous les hommes, il n'est pas le même chez tous;
obscur, borné, lent chez les uns, il est vif, rapide, subtil chez
les autres, selon que le sentiment inné du beau est plus vif et
mieux dirigé par les lumières de la raison. Le goût est donc
perfectible, et il n'est bon que pour autant qu'il est perfec-
tionné ou cultivé. C'est ce qu'on appelle le bon goût, le goût
littéraire, le seul dont il soit question dans l'appréciation des
beautés de l'art.
B) Du bon goût.
Deux moyens contribuent surtout ii perfectionner le goût :
1" l'exercice fréquent du sentiment du beau ; S** l'application
de la raison aux objets du goût.
I, Exercice du sentiment du beau, A) dans les objets de la
nature.
Toutes nos facultés, physiques, morales et intellectuelles,
se perfectionnent par l'exercice/
Aimez donc à contempler les beautés de la nature; habi-
tuez-vous de bonne heure à ne pas être spectateur insensible
des merveilles qui vous environnent de toutes parts. Une
fleur, un paysage, un site, ont frappé vos regards, arrétez-
vous-y, contemplez-les, tâchez de recueuillir et de fixer les
impressions qu'ils ont fait naître dans votre âme. L'âme
accoutumée de bonne heure h goûter les beautés de la nature,
est toute disposée t^i goûter celles de l'art.
B) Dans les objets de l'art. Lisez fréquemment, mais tou-
jours avec attention, les meilleurs écrivains, ceux qui sont
communément regardés comme des modèles de l'art (Ho-
mère, Sophocle, Virgile, Horace, Fénelon, Bossuet, Racine,
^ 43 -
Corneille, etc.). Tâchez de découvrir les beautés de leurs
ouvrajçes, arrêtez-vous davantage aux endroits qui vous
frappent, qui vous émeuvent, qui vous plaisent le plus; re-
venez-y plus tard encore; ce qui est vraiment beau, plaît
toujours : Decies repetita placebit, dit Horace. Mais ne lisez
pas trop de livres. Le vieil adage : Non muUa, sed multum,
préférez- la qualité à la quantité, trouve ici surtout son appli-
cation.
II. Application de la raison aux objets du goût.
Nul doute que le jeune homme, à peine entré dans le sanc-
tuaire de la poésie, ne se. sente agréablement affecté h. la
première et rapide lecture de la tempête décrite par Virgile
au premier livre de son Enéide, et qu'en lisant le vers qui
termine cette belle description, il ne se dise intérieurement :
« Cela est beau ! » Mais lorsque, guidé par la raison et la
réflexion, il en parcourra toutes les parties, qu'il en exami-
nera le plan, la marche, la liaison et le choix des détails, la
beauté et la grandeur des images, la vérité des pensées, le
naturel des sentiments, la cadence des vers, le choix des
expressions, alors l'émotion de son âme croîtra jusqu'h l'en-
thousiasme et le ravissement.
Formez-vous ainsi, par celle élude des modèles, aux règles
d'une saine critique; familiarisez-vous avec les principes im-
muables du vrai el du beau, dont la nature est la source, et
dont les grands écrivains ont fait dans leurs écrits une si belle
application. Gomme eux éludiez la nature. Ce sera le moyen le
plus sûr de ne pas vous tromper, lorsqu'il faudra juger des
productions littéraires ou artistiques, qui ne sont que des imi-
tations de la nature.
C) Du goût parfait.
L'esprit et le génie peuvent faire l'homme savant et pro-
fond ; ils ne suffisent pas pour faire le poète ou l'artiste. Il
- ii —
faul encore le goût, le goiit parfait, qui est la chose essen-
tielle, surtout dans l'art d'écrire (1).
Scribendi recLe sai'erk est et principium oL fons (llor. ad Pis.)
Ce goût parfait est comme le gouverneur des enfants du
génie. Il règle les forces rivales de l'imagination, de la sen-
sibilité et de la raison.
A quoi recounaît-on ce goût parlait? A la promptitude, h la
délicatesse, h \i{ justesse de ses oracles.
1° Le goût prompt sent vite et vivement les beautés et les
défauts d'un ouvrage. Son contraire est le goût lent, engourdi.
2"* Le goût délicat démêle les moindres beautés, les
défauts les plus cachés, en saisit les moindres nuances,
quelque compliqué que paraisse le travail.
Celui qui n'aperçoit que les beautés ordinaires, les plus sail-
lantes, comme les défauts les plus frappants, sans remarquer
ce qu'il y a de fm, de suIjLU, d'ingénieux dans une composition,
n'a pas le goût délicat.
3" Le goût pur ou juste discerne les vraies beautés de celles
qui ne sont qu'apparentes, le vrai sublime de ce qui est ou-
tré et extravagant, le naturel de l'aft'ecté, le vrai du faux,
dans les idées, dans les images, dans les sentiments. De plus,
il compare les beautés de divers genres, et assigne à chacune
d'elles le rang qui lui convient. Au goût pur est opposé le
goût faux, qui est assez commun ("2).
La définition du goiit parfait sera donc :
Le sentiment éclairé des beautés d'un art, délniilion qui nous
(1) * Pradon, disait Racine, a autant do génie q;ic moi ; mais j'écris mieux que lui.
i'i] ' II ne faut pas confondre le discernement du beau avec l'appréciation do la valeur
artistique. I^a beauté peut se trouver dan.s un objet de peu de valeur artistique, et celle-ci
peut exister sans offrir la moindre beauté. Expl. les toi-minta iagniii, comme les clirono-
prammes en vers latins acrosiiches, etc.
- 4îi —
semble indiquer heureusomeiU le triple élément dont se com-
pose le goùl : hi seusibiliU', la raison et ïimagination (i).
Pour ilonuei' au goût ce degré de penccliou, il faut joindre
aux moyens indiqués dans le paragraphe précédenl, !>» des
exercices fréquents et soignés de rédaction, savoir : des tra-
ductions, des imitcdions et des compositions littéraires ; 2" l'amour
de la vertu.
Les plus grandes beautés étant celles de l'ordre moral, l'on
n'en sentira pas le charme, si l'on n'est pas homme vertueux (2).
Ce n'est pas à dire qu'il l'aille être exempt de toute imperfec-
tion ou incapable de toute faute; mais il est nécessaire que le
cœur ne soit pas dépravé par le vice ou des habitudes dégra-
dantes.
Les passions viles ravalent et abrutissent les facultés de
l'homme, et l'empêchent de sentir ce qui est noble et sublime.
Tout ce qui tient à la divinité, à ia pureté de la morale, c'est-
à-dire, les sujels les plus nobles qui puissent inspirer le poète,
ne pourront alfecter une âme dans laquelle le sentiment de la
vertu est éteint. « L'on ne peut nier, dit le piiilosophe Ilerder
» que là oii les mœurs sont entièrement dépravées, le goût le
» soit aussi. Quand l'àme est esclave de la volupté...., l'ordre
» des facultés est dérangé et renversé, les facultés elles mêmes
» s'affaiblissent et s'émoussent, parce qu'on n'en fait qu'un
» mauvais usage. »
(1) * -Vprès avoir examiné les ilifltTentes accepiions Jn mot goût, il sera facile de juger
de la valeur des définitions suivantes : Un discernement délicat, vif et précis de toute la
beauté, la vérité, la justesse des pensées et des expressions. RolVn. — Le goût est le senti-
ment des coavenanees. La Harpe. — C'est la faculté de recevoir du plaisir des beautés
de la nature et do l'art. Blah: — Le goiit n'est autre chose que l'avan'age de découvrir
avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux
homme». Motitesr/uiei'. — Le goût n'est autre chose que la faculté de juger de ce qui»^
plaît ou déplaît au plus grand nombre. J.-J, Rousseav. — C'est le sentiment dos beautés et
des défauts dans les arts. Voltaire. — C'est le sentiment vif, prompt des finesses de l'art,
de ses délicatesses, de ses beautés et même de ses défauts les plus séduisants. Ma> mo-
nte!.— C'est l'esprit de convenance dans la pensée et dans le style. Patin. — C'est le bon
sens du génie. Chateaubriand. — C'est le sentiment appréciateur des productions de la
nature et de l'art. Descuret. — Le goût, c'est la raison du génie. Victor Hugo. (Préf.
deCromwell}.
(2) * La raison s'en trouve dans la nature du beau et de ses relations avec le bon. Voir p 1?.
note 1. Les mauvaises pass ons prennent le xohiptveuo: pour le beau tandis que le beau
est tout à la fois le vrai et le bon, MûLr.ENDORFF.
- 46 -
D) De la variété des (joùts.
L'expérience prouve que le goût varie chez les différents
peuples (1).
Ainsi dans l'architecture, quelle variété de goût chez les
Egyptiens, les Grecs, les Arabes et les peuples de l'Europe
moderne.
Il varie encore chez les hommes d'une même nation. Les
uns sont plus affectés par telle beauté, les autres par telle
autre; l'un sent mieux les beautés du contour, l'autre celles
des couleurs, de la lumière; un troisième goûte davantage
la beauté des proportions, le rapport des parties; l'un pré-
fère le sérieux, l'autre le comique; l'un sent mieux le doux,
le tendre, l'autre ce qui est fort, grand, sublime.
Jusques-là, les goûts ne sont que différents; et celte diver-
sité peut provenir de l'éducation, du caractère, de la difTérence
de l'âge, du tempérament, etc. Mais il arrive quelquefois que
les goûts sont tout à fait opposés, et que l'un regarde comme
laid ce que l'autre admire comme beau. Dans ce cas, il faut
nécessairement que l'un des deux ait tort. Or, est-il des règles
qui puissent nous aider à discerner le faux d'avec le vrai en
matière de goût?
lo La nature elle-même est une règle, en tant qu'elle est
applicable; et elle s'applique dans les imitations de la nature,
comme dans les descriptions de caractères, de mœurs, d'ac-
tions, de lieux. On n'a alors qu'à comparer la copie à l'original.
2c Une seconde règle, c'est le goilt commun, général. Chacun
Vloit regarder comme beau ce que tous les hommes s'accordent
à admirer. Le goût juste et vrai est celui qui est conforme au
sentiment le plus général des hommes cultivés et instruits. Il
y a certains ouvrages de l'antiquité, tels que l'Iliade, l'Enéide,
etc. qui réunissent tous les sutlrages.
Mais ce sentiment général ne peut-il pas lui-même se cor-
rompre? Sans doute il le peut, mais jamais pour longtemps :
(1) Voir : Théorie morale du yoàt, cliap. II, III, IV, V.
- 47 -
la nature rentre bientôt dans ses droits (1). Aussi, aucun mau-
vais ouvrage ne peut devenir immortel, quels que soient d'ail-
leurs les applaudissements qui l'accueillent à son apparition.
L'envie, la haine, la corruption des mœurs, les préjugés et
l'esprit de parti, peuvent pour quelque temps corrompre le
goût général, et lui faire condamner ce qui méritait l'éloge ; mais
l'on revient de ces faux jugements, dès que la source impure
en est tarie. L'immortel Racine est une preuve frappante de
de cette vérité. Son chef-d'œuvre, Athalie, fut mal jugé à son
apparition, grâce à de basses jalousies. La postérité a rendu
justice au génie que révèle presque chaque vers de cette ad-
mirable tragédie (2).
CHAPITRE VI.
Du génie et du talent.
Le génie diffère entièrement du goût (3), L'homme de génie
n'a pas toujours le goût pur et délicat, et l'homme doué dti
(1) * Voyez la réaction qui se manifeste partout contre le faux goût que le Romantisme
avait fait pénétrer dans la littérature il y a cinquante ans. Qu'est devenu ce fameux
Cénacle dont le président, V. Hugo, donnait cet oracle : Le laid et le grotesque sont deux
types nouveaux introduits dans la poésie moderne. {Crom'ceU, Préf.).
(2) * Conçoit-on que l'Académie de Belgique ait accordé les honneurs de l'impression à
un poème sur Le Beau par M. Ch. Potvin, où l'on nous dépeint les charmes du printemps
on nous montrant
- Primevère et pissenlit Tandis que :
•" Sortant par nichées " L'oiseau mêle aux fleurs du bois
y Du bois qui leur fit un lit « Son cri, fleur céleste ! »
« De feuilles sécliées. <i
Puis, faisant le panégirique du poète, il s'écrie :
« L>ii, sans vote et sans rapière
» D'un refrain brise des rois,
» Ou construit nos fiers beflrois,
» Ces Marseillaises de pierre. »
Et plus loin : " Les battements de son pouls
» Vont devenir des chefs-d'œuvre.
Et rien d'étonnant : " Car, du sang de lion lui coule dans les veines.
" Car, il naquit avec un ros8l.!,'nol au coeur, i
(3) * Trois facultés entrent dans la faculté complexe qui se nomme le gotïl : l'imagina-
tion, le sentiment, la raison. Elles sont assurément nécessaires au génie, mais elles ne
lui suffisent pas. Ce qui le distingue essentiellement c'est l'attribut de puissance créatrice.
L'homme de génie n'est pas maître de la forct^ qui est en lui. Deux choses le caractérisent :
la vivacité du besoin qu'il a de produire, et la puissance de produire. Cousin.
— 4H -
goûl le plus parfait peut manquer de génie (1}. Ordinaire-
ment, on entend par gé)iie une grande supériorité d'esprit et
de talent : c'est, dit M. De Donald, l'extrême de l'esprit
humain : c'est, dit un autre grand philosophe, la perfection
de l'intelligence.
L'homme de génie voit plus dans les olîjels que les autres,
en découvre plus de rapports, trouve plus facilement les moyens
d'arriver à son but, a plus de ressources pour vaincre les ob-
stacles qu'il rencontre, est plus maître de ses facultés, conçoit
mieux, sent plus fortement, a des idées, des sentiments que
d'autres n'auraient pas soupçonnés. L'homme de génie, en un
mot, invente, crée. L'esprit, dit le célèbre Ancillon, conçoit, com-
prend, saisit, discute; le talent met en œuvre ou perfectionne;
le génie crée.
Les caractères les plus saillants du génie sont donc :
a) une imagination ardente, h) un esprit inventif, c) le don
ou le talent de faire tout avec une grande facilité et une
grande promptitude.
Ordinairement, le génie est restreint à une science particu-
lière, à un art spécial ; de là, différentes sortes de génies : des
génies philosophiques : Socrate, Platon, chez les anciens ; Leih~
nits, Destcartes, chez les modernes — des génies mathématiques :
Archimède, Maignan, Pascal, Neioton — des génies militaires ;
Alexandre le Grand, Najjoléon, Turenne — des génies politiques :
Richelieu, Talleyrand — des génies poétiques : Homère, Pindare,
Horace, Goethe, P. Corneille, Caldèron, Lope de Véga, etc. — des
génies oratoires : Démostliènes, Cicéron, Bossuet — des génies
artistiques : Phidias, Apelles, Rubens — des génies musicaux :
Haydn, Mozart, Beethoven, etc. (2).
Quelquefois même, le génie se borne à des parties particu-
lières d'une science ou d'un art. La Fontaine, par ex., est un
(1) Shakespeare est un grand géuie. mais il n'a pas le goût pur. V. Hugo, De Lamartine
possèdent du génie, mais trop peu de goût, Boileau montre un goût très-juste, mais il n'est
pas homme de génie.
(2) * L'art est la reproduction libre de la beauté, et le pouvoir en nous capable de Ta
reproduire s'appelle le géuie. Cousin.
— 40 -
excellent fabuliste, mais un très-médiocre écrivain de comé-
dies. P. Corneille est incomparablement plus grand comme
poète tragique que comme poète comique. Boileau se distingue
dans la satire, tandis qu'il ne réussit pas dans le genre lyrique.
Aristophane et Molière ont le génie de la comédie, ils n'au-
raient très-probablement pas réussi dans un autre genre de
poésie. J.-B. Rousseau a du mérite comme poète lyrique, il a
échoué dans la comédie. Des génies universels, qui embrassent
indifféremment plusieurs professions, sont des phénomènes
très-rares. Celui qui ose se mettre à tout, n'excelle pour l'ordi-
naire en rien, lloudart de la Motte, pour avoir écrit des odes,
des fables, des tragédies, des comédies, des églogues, des
cantates, des opéras, peut bien passer pour un homme d'es-
prit, mais non pas pour un homme de génie (1).
Le génie est un don de la nature, qui néanmoins se déve-
loppe, se perfectionne par l'élude et l'exercice. C'est une
plante qui pousse d'elle-même; mais la qualité, comme la
quantité de ses fruits, dépend beaucoup de la culture qu'elle
reçoit. C'est surtout au goût qu'il incombe de diriger le
génie, d'en surveiller, d'en rectifier les opérations et les
travaux.
Alterius sic
Altéra poscit opem res et conjurât amice.
Le talent, qu'on distingue ordinairement du génie, est une
aptitude, une facilité particulière, qui fait réussir dans un
certain art. C'est encore la nature qui le donne ; c'est le goûî,
l'exercice, l'étude, qui le perfectionnent (2).
(1; L. Racine, Œuvres, t. VI. Réflexions sur la Poésie, chap. X, ]>. 125.
(2; Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture, par Tabbé Du Bos. T. ÏI,
sect. I, II, III, IV. — Traité sur le Génie, par J. A. Schlégel dans su traiiuction il. s
Principes de la Littérature, par rabbé Batteus.
- 50 -
CHAPITRE VII.
De l'enthousiasme.
U enthousiasme est cet état du poète où une force extraor-
dinaire et irrésistible, surhumaine et divine, s'empare de son
âme, la remplit toute entière, l'entraîne, la ravit (1).
Le cœur du poète, saisi par VentJwusiasme, ressemble à un
volcan qui vomit des laves brûlantes. Platon, qui avait été lui-
même ravi par ses élans, l'appelle une fureur divine (2); Socrate,
une sainte ivresse d'esprit, excitée par les Muses. Les latins ex-
priment donc trcis-convenablement l'état de l'enhousiasme par le
mot furere. Aristote le désigne parle nom d'Extase, et St. Jean
Chrysostôme, de Nature divine. Aussi les anciens croyaient-ils
qu'un Dieu remplissait le cœur du poète, {'ivOtoç, ïvQovcTiâ'Uiv^
Sî/GoL/o-tao-ptô;). Est Deus in nobis, disait Ovide, agitante calesci-
mus illo : hnpetus hic sacrœ semina mentis liabct. Fast. lib. L
Dans cet état, le poète est entièrement absorbé par son ob-
jet; il ne voit, il n'entend, il ne sent rien hors de là; même ses
sens extérieurs semblent suspendus, rien ne fait plus impres-
sion sur eux. Alors, ce qui n'est que possible, devient réel
pour le poète; ce qui est absent, devient présent; ce qui est
futur, existe déjà. Alors, les plus belles pensées, les idées les
plus nettes et les plus vraies, des conceptions sublimes et
neuves, s'élèvent dans son esprit, s'y pressent comme les flots
de la mer qu'un tourbillon roule devant lui ; des sentiments
inconnus à l'homme ordinaire remplissent et agitent son âme ;
les expressions les plus vives, les plus fortes, lui viennent en
abondance. On dirait qu'un Dieu parle par sa bouche. Ni sa
(1) lUa conoitatio déclarât vim in animo e.isc divmam. Cic. de Diviu. I, 37. Atque sic a
Numinis hominibus eruditissimisque accepiinus, cœteraruin rcruiii studia et doctrjna et
(irœceptis et arte constare; poétain natura ipsa valere, et mentis viiibus excitari, et
'luasl divino quodain spiritu inflari. Cic. pro Arcliia poet. VIII.
(-2) Ion, Phèdre, Apol. Socr. ÈyvoVJ TTîpt TMV 7roty;râ)V TOVTO, 071 QV
cocfiîa. Tîoloïzv, â t:oiouv, alla a-jaii Ttvt /.at èvS'&uctâÇovrcÇ,
waTTSp ol S'îouàvTîi; xaî ol /pri<7[>.(iiào'i. Chap. vu.
- 51 -
plume ni sa langue ne sont assez rapides pour exprimer tout
ce qu'il voit, tout ce qu'il sent. Ses paroles sont des flammes
nui éclairent le lecteur et l'échaufTent, même longtemps après
qu'elles ont brillé à son esprit, et qui laissent dans son àme
lies traces ineiïaçables. De plus, tout ce qu'il dit, coule comme
de source, sans efl"ort et sans travail.
De même qu'il n'est pas dans le pouvoir du poète d'étoufl'er
ou de diriger Venthousiusme, de même il ne dépend pas de lui
de l'exciter ou de le prolonger. L'enthousiasme vient soudain,
comme le souffle d'un vent impétueux, il disparaît soudain (1).
C'est Venthousiasme qui fait le véritable poète. Le poète,
dit Platon, est un être léger, ailé, sacré, et qui ne peut chan-
ter que lorsqu'il est rempli de la divinité, hors de lui et
privé de réflexion (2).
Cependant, l'enthousiasme n'est pas toujours également
fougueux; quelquefois, surtout quand l'amour ou la religion
l'inspire, il se montre doux, affectueux et tendre,
* Abstraction faite de l'inspiration divine, avec laquelle
l'enthousiasme profane n'a rien de commun, on peut dire
(lue l'Ecriture sainte offre les modèles les plus sublimes de
l'enthousiasme poétique (Isaïe, Moïse, David). — Parmi les
poètes, se dis'.inguent sous ce rapport Pindare, Homère,
Horace, Virgile, ]\Iilton, Shakespeare, Dante, J. Racine,
Klopslock, etc.
Lisez en particulier :
Pindare, Olymp. 8. v. 55.
M/j (SaXérw (xt ÀîGm "^pc/r/jï (^Oôvoz, etc.
Horace, I, 15. Elieu, quantus equis, etc. 12. Quem vimmlll, 3.
(1) Ce que nous venons de dire ne s'applique pas à cet enUiousiasme feint qu'un poète
médiocre parvient quelquefois à exciter en soi, en se battant les flancs pour se mettre
dans une fureur factice.
(2) Koùcpov ykp yùYf^cf. T.oirizrjÇ eori, -/.ai Trr/îv&v, y.a.1 tepov '/.xi
oh Tïoôrtoov oiifjzi ttoisïv TTpîv av ïvQîôq re yivY,Tcci y.xi èVvtppwv,
/.ai 6 voy; f;.-/)/.éri £V alirà tvr,. z. z. À. ion.
— î)2 -
Jiistum et tcnacem, etc. 23. Quo me, Dacche, rapis, etc. Ep. VII.
Quo, quo scelesli nn'fis? etc.
Virgile, Enéide, liv. VI, 86-97, Bella, horrida hella, etc. 827-
836, IlUv autem, paribus quas fn.lgere cernis in armis, etc. 873-880.
Quantos illcvinnn, etc. VII, 641-646, Pandite nunc Ueliconu, Dew.
etc. VIIT, 537-540, Heu, cpianiœ miseris cœdes Laurentihus instant '
etc.
J. Racine, Atlialie, Acte I, se. 4. 0 mont de Sinaï. Act. III.
se. 7, Mais d'où vient que mon ca^ur frémit d'un saint efj'roi? etc.
J.-B. Rousseau, I, 3. Qu'aux accents de ma voix la terre se ré-
veille, etc.
De Lamartine, Poésie sacrée :
Mais la harpe a frémi sous les doigts d'Isaie, etc.
V. Hugo, La Naissance du duc de Bordeaux :
Guerriers, peuple, chantez ; Bordeaux lève lu tète! etc.
St. François d'Assise :
« Amour de charité, pourquoi m'as-tu ainsi blessé? Mon
» cœur, arraché de mon sein, brûle et se consume : il t.c
» peut fuir, parce qu'il est enchaîné : il se consume comme
» la cire dans le feu : il meurt tout vivant, il languit sans re-
» lâche : il veut fuir : et se trouve au milieu d'une fournaise
» Hélas! où me conduira cette terrible défaillance? C'est mou-
» rir que de vivre ainsi, tant l'ardeur de ce teu est grande! >■
Voyez en outre les modèles indiqués au chapitre qui traite df-
l'Ode sacrée.
CHAPITRE YIII
De la poésie.
Savoir dépeindre les beautés qui nous affectent, exprimer
les sentiments qu'elles ont fait naître en nous, de manière h
exciter ces mêmes affections dans les autres, c'est être poète.
« Sentir vivemcMiî et avoir le taie it < l'exprimer le sentiment
- i)ô -
» qu'on éprouve, voilà ce qui fait le poète, » dit Goethe (1).
La poésie donc, prise dans un sens i^énéral, est Vexpression
(lu beau. C'est aiusi qu'on pourrait donner le nom de poésie à
toute la création, qui n'est que l'expression, le retlel ue la
beauté suprême du Créateur.
Mais en considérant la poésie comme art, on la définira
ïarl d'exprimer le beau; et alors la création est plutôt poé-
tique, c'est-à-dire, objet de poésie.
Il y a différentes manières de peindre le beau. De là, les
dilTérenls arts libéraux (2). Le sculpteur le (ait à l'aide du
ciseau, le peintre au moyen des couleurs et du pinceau, et le
poète par la parole (3). 11 ne s'agit que de celte dernière ma-
nière, quand on parle de la poésie proprement dite, qu'on
[lûurra définir : l'expression du beau par la parole, ou d'une
manière plus précise, le langage de la passion et de l'imagina-
tion excitées. Et comme ce langage est presque toujours
soumis aux lois rigoureuses de la mesure et du rliythme, on
peut y ajouter : langage assujetti à une mesure régulière.
En effet, les plus belles productions poétiques sont écrites en
\ers. De là est venu que quelques lilléraleurs ont refusé le
nom de poème à tous les ouvrages écrits en prose (4).
(1) Lebendiges Gi'fûli! (1er Zustiiude, ui;d Fâhigkeit es auszudnicke]i, niaclit deii Toeten.
(2) On est convenu d'appeler Ar(S ?t'j(Va^M' ceux où l'esprit a le plus de pari, qui dé-
pendent surtout de l'intelligence, qu'on cultive pour eux mêmes, et dont le principal but
est de plaire, de toucher : pocsie, peinture, sculpture, architecture, etc. par opposition
Hux arts mécaniques, qui demandent surtout le travail des mains ou celui des machines,
l'I dont le but innnédiat est l'utilité. On appelle les premiers arts Ubh-aux, parce que,
liiez les anciens, c'étaient les hommes libres qui les cultivaient parti('uliérement [ingenuo:
ttrtes, beaux-arts), tandis qu'on abandonnait aux esclaves l'exercice des arts mécanique?.
Î3) ' L'art par excellence, celui qui surpasse tous les autres, jiarce qu'il est incompara-
i>iement le plus expressif, c'est la poésie. La parole est l'iiistiiunent de la poésie ; la poésie
la façonne à son usage et l'idéalise pour lui faire exprimer la beauté idéale.
(4) Cette opinion exclusive semble provenir en partie du grand respect qu'on a pour les
:inclens poètes, nos modèles, et qui tous ont employé les vers. Mais ils y étaient en
'luelque sorte forcés, parce que leurs poèmes étaient chantés, accompagnés de la musique,
'iUi, chez eux, ne jilaisait que par le rhylhme. [David, Orphée, Pindnre, etc.). .\ussi, la
mesure du vers se prête mieux ;"i l'enthousiasme, ;'i l'inspiration du poète, et contribue
beaucoup par sa marche, tantôt rapide, tantôt lente, tantôt douce, tantôt bruyante, tantu
— 54 —
Il y a des ouvrages qui, sans être écrits en vers, se rap-
prochent des poèmes proprement dits par leur prose harmo-
nieuse, par exemple, les saintes Ecritures, le Télcniaque do
Fénelon, les pastorales de Gessner, les Martyrs de Chateau-
briand, etc., etc. Toute composition poétique se distingue
nécessairement par un nombre, une cadence, qui ne se trouve
pas dans le style purement prosaïque ou philosophique. Nous
disons nécessairement, et cette nécessité est le résultat de la
vivacité de l'émotion dans laquelle se trouve l'àme du poète.
La passion éveillée, l'imagination frappée, ne parlent pas lu
langage ordinaire. « Comme le ton chantant, dit Jean Paul, est
déjà à lui seul de la musique, sans la mesure, ainsi il y a de la
poésie sans une mesure déterminée (1). » De même donc qu'il
peut y avoir, et qu'il y a en effet des productions en vers qui
ne sont rien moins que des poèmes, de même il peut y avoir, e:
il y a en effet des poèmes qui ne sont pas écrits en vers. * Ne
croyez pas, dit Horace, que pour être poète, il suffise de savoii-
mesurer un vers (2).... Celui-là seul mérite ce nom, à qui le
ciel a donné le génie, Tenlhousiasme divin, et une voix faite
pour annoncer de grandes choses. »
CHAPITRE IX.
Différence entre la poésie et la prose.
La poésie diffère de la prose dans sa nature, dans son but et
dans les moyens d'atteindre son but.
1° La poésie est un langage animé, exalté, passionné; la
simple, tantôt majestueuse et soleunelk', à peindre la nature des objets, k éveiller l'atten-
tion, et à rendre ainsi les impressions plus fortes et plus profondes. La mesure du vers n^^
dift'érant pas du rhylhme musical, on peut dire que le langage mesuré est plus naturel .i
un âme inspirée ; car di; Vinspiration au chant, il n'y a qu'un pas.
( Wie der Sington sclioii fur sich allein Musik ist oline Takt, se giebt es Poésie schou
oîine Metrum. Vorschule zar Aesthelil!.
2) Neque enim concludere versum
Dixeris esse satis.
Ingenium cui sit, cui mens divinior atque os
Magna sonaturuni, dos noaiinis hujus (Poetaî] honoreni Sati-e I, 4, 40-44.
- 5?) -
prose au contraire est un langage calme, froid et réfléchi. La
poésie est chaut plutôt que langage (1).
2" Le but de la poésie est de faire naître dans l'âme le
sentiment du beau. Voilii pourquoi elle s'adresse ii l'imagi-
nation et h. la sensibilité. Le prosateur veut instruire, éclai-
rer, donner des connaissances. Voilà pourquoi il s'adresse à
rintelligence.
« Les sciences, dit Lessingr, ont pour but la véi"ité ; les beaux-
» arts au contraire ont pour but l'agréable (2). » C'est-à-clirc
que, comme s'exprime Sulzer, « le but immédiat des beaux -
ans, c'est de toucher vivement (3). » Il est plus exact de din;
avec Cousin : La fin de l'art est l'expression de la beauté mo-
rale à l'aide de la beauté physique (4).
3" De la différence dans le but résulte naturellement la
différence dans les moyens. Le prosatenr veut instruire, son
devoir est donc d'être clair, simple et précis. Il doit se gar-
der d'obscurcir sa pensée, d'en détourner l'attention par des
images et des ornements inutiles à son but. Le poète veut
toucher, il parle ii l'imaginationa à la sensibilité ; il doit en
conséquence recourir aux images, orner et embellir son su-
jet, l'animer par des sentiments. De plus, comme le prosateur
a pour but d'instruire, il ne doit jamais sortir des bornes de
la réalité; dire ce qui est, et le dire dans un langage assorti
h son sujet, voilà son devoir. Mais le poète, quand la réalité
ne répond pas assez à ses vues, il en franchit les limites, il
entre dans un monde possible, un monde plus beau et plus
parfait que n'est le monde réel. C'est là Vidéal que poursuit
le poète (Héros de l'Iliade; Apôtres dans la Messiade de Klop-
stock; Démons dans le Paradis perdu de Milton).
(1) Wie Singen zum ReJen, so verhâlt sich Poésie zur Prose.
Jean Paul. Vorscliule zur Aestlietik.
(2) Der Endzweck der Wissenchaften ist Wahrheit ; der Endzweck der Kùnste hingegeu
ist Vergnûgen. Œuvres complètes, t. VI.
(3; Ihr unmitelbarer Zweck ist lebhafte RûliruDs.
(4) De t'art. Leçon 8.
- 56 -
Cet idéal est « une beauté parfaite qu'on ne perçoit ni par
» les yeux, ni par les oreilles, ni par aucun autre sens externe;
» ce n'est que parla pensée et par l'esprit qu'on la saisit (1). »
C'est l'idée d'une beauté absolue, de Dieu, que lui-mônae a
imprimée dans l'esprit de l'homme, et qui se reflète d'abord
dans les œuvres de la création. Cet idéal, est un modèle, un
type parfait existant dans l'esprit, et que le poète cherche b
réaliser, à individualiser en le reproduisant dans un objet cor-
porel (2).
D'après ce que nous venons de dire, on comprend qu'il n'y a
que l'homme de génie qui puisse s'élever au-dessus de la na-
ture et de la réalité, créer des mondes imaginaires et atteindre
à Vidéal. L'on comprend encore pourquoi et dans quel sens on
dit de la poésie, qu'elle se nourrit de fictions. C'est que le poète,
s'élevant au-dessus de la réalité et rivalisant avec la nature,
orne, embellit, perfectionne tout d'après le type du l)eau qui
existe dans son esprit. L'on concevra enfin comment il est per-
mis de dire que Vavt est une imitation de la nature. C'est que le
poète et l'artiste lisent sans cesse dans le livre de la nature,
qui, elle-même, est un emblème de la beauté parfaite et su-
prême de son sublime auteur. Mais tout en s'efforrant d'expri-
mer le plus parfaitement possible l'idée, l'image du beau qui
est dans leur esprit, et tout en prenant pour cette opération la
nature pour guide et pour règle, ils tâchent de la surpasser et
de la vaincre; de façon que Vavt est i^liitôt une lutte avec la na-
tiire, qu'une imitation de la nature (3).
* Ce n'est qu'avec une grande réserve qu'on peut dire que
le but immédiat de la poésie, comme de tous les arts libé-
raux, est de plaire ; et que l'on est poète et artiste, dès que
il] Neque oculis, neque auribus, neque ullo sensu percipi potest : cogitatione taiituiii et
)i)ente complectlmur. Orat , II, 20.
[2) » Lorsque Phidias, dit Cicéron, sculptait Jupiter et Minerve, il ne contemplait pas
quelque être mortel, pour en emprunter les formes sublimes qu'il voulait donner à ces
divinités; mais au fond de son àme brillait uni; beauté «extraordinaire. Kt ce fut en fixant
s?s regards sur celte beauté intellectuelle, ce fut en s'y attacliant de toutes les puissances
«le son àme, qu'il trouva l'image admirable du dieu et de la déesse. »• Or. II, 30.
|3) • L'école des réalistes (Eniéric Da\id, Kéralry, etc.) voudrait réduire l'art à une
imitation servile de la nature. C'est favoriser le matérialisme et la corruption D'après ce
principe une photographie doit l'emporter sur les chefs-d'oeuvre de Uaphaél. MtOIendorU.
— Boutericef;. Aesthetik, 1" theil.
— m —
l'on atteint ce but. (1). Cette assertion serait vraie sans la
perturbation qu'a subie la nature humaine par suite du péché
originel. Car le vrai, le beau et le bon, ces trois éléments qui
sont logiquement distincts dans notre entendement, sont
objectivement inséparables (2).
Avec ce premier but, le poète doit avoir une autre fin plus
noble, c'est le bon, ou même l'utile, pour répondre aux légi-
times exigences de la raison et mériter tous les suffrages :
Omne tulit punclam qui miscuit utile dulci,
Leclorem deleclando parilerque monendo. Hor. ad Pis.
Comme il n'est pas seulement poète, mais avant tout
membre de cette grande famille qu'on appelle V humanité, il
doit se proposer l'amélioration morale de ses semblables.
Car, comme le dit de Bonald, le bon, l'utile, doit être la fin
dernière de l'art (3).
Si donc il existe des productions poétiques qui oulcagent la
vertu, les mœurs, la vérité, et dont l'homme de bien ne saurait
supporter la lecture, il ne faut pas en accuser la poésie, ni
Vart, mais le poète qui a fait de l'art un abus sacrilège. La vio-
lation de la morale ne vient pas de l'art, mais de l'objet auquel
l'artiste fait servir l'art.
Disons donc avec Ilerder « que, de même qu'on abuse de
(1) * Ceux (lui disent que le poète songe, avant tout, à plaire, auront beaucoup de peine
d'en trouver la preuve dans la poésie lyrique, qui est la poésie par excellence. A quel
auditoire le chantre royal d'Israël a-til voulu plaire en faisant pleurer avec lui les cordes
<lu repentir de sa harpe ?
(2) * Il faut bien se mettre en garde contre la théorie de l'arl 'pour l'nvl, de l'art indépen-
dant de la morale, que de Lamennais appelle une absurdité. Le beau, fleur du vrai, doit
nècessairouieut se résoudre dans le bon. Voilà iiouiquoi, comme dit S. Thomas ('), l'artiste
qui fait une œuvre d'art moralement mauvaise, quelque parfaite qu'en soit l'exécutioi;.
p^he, non-seulement contre la morale, mais encoi-e contre l'art. On n'a pas réussi parce
qu'on a su plaire, il faut voir à qui on plait, depuis que le péché originel a vicié nos sens
et soulevé la triple conciipiscence. Mùllendorff. — Le beau qui n'est que beau, n'est
beau qu'à demi ; il faut qu'il s'empare du cœur pour le tourner vers le but légitime d'nn
poème. Fknelon.
(3) Mélanges littéraires-, etc. t II.
Ci S. Thom. 1, 2, q. r)7, art. a, 4 c.
- 58 -
» tout dans la création, même des choses les plus nobles, aiii:-!
» la poésie aussi peut devenir un doux poison et un plais:
» mortel. Pourtant la faute n'en est pas à la poésie, mais ;
» l'abus qu'on en fait (2). » L'on ne peut pas nier néanmoins
que la forme poétique imprimée à un objet vicieux, fortifie l'in-
pression funeste que celui-ci est de nature à produire. Enefle;,
le passage du plaisir que donne le côté poétique d'un tel objet,
à celui que fait naître son côté immoral, est fort glissant. Et
voilà pourquoi aussi nous prétendons que l'artiste ne doit pas
prostituer son art; qu'au contraire, imitant les premiers poète:-
de tous les peuples, il doit chanter la Divinité et la religion,
tracer aux hommes leurs devoirs, embellir et relever ce qui es;
beau, grand et honnête, transmettre à la postérité les paroles
et les actions vertueuses des hommes illustres (1). Voilà pour-
quoi nous vouons au mépris ces poètes qui, dédaignant de cé-
lébrer dans leurs vers la sagesse, la vérité et la vertu, abuser i
d'un talent précieux pour propager le vice et l'erreur, et nou-
disons avec Platon : a Méprisez le poète qui consacre son taleni
» au vice; méprisez-le comme une prostituée : mais regarde;-.
» comme l'ami des Dieux celui qui fait servir son talent à 1 ;
» vertu et à la sagesse (2). »
Puisque la poésie a pour but de toucher le cœur, de l'émoi' -
voir, jugeons de là combien cet art est utile et nécessaire mémo
à l'orateur, lequel, s'il veut réussir, a besoin d'être poète, c'es;-
à-dire, de sentir fortement et de s'exprimer de même. Il ne Idi
suffit pas de montrer la vérité et l'erreur, de distinguer le vitt-
de la vertu, de convaincre l'esprit par de solides arguments. (;<;
n'est pas le seul moyen de se rendre maître de la volonté ;
mais il doit en outre frapper l'imagination, ébranler les cœurs
par des peintures vives et animées ; sans quoi il pourra, à la
vérité, bien parler, mais il ne sera jamais éloquent, c'est-à-dire,
il ne persuadera jamais, il ne maîtrisera jamais les esprits, il
ne sul)juguera jamais les volontés.
(1) Hor. ad Pis. 396 407.
(2) * L'Écriture sainte fait également l'élogu de ces hommes dont le ijénie a trouvé l'Im-
inonie et les accords pour chanter leurs poùmes; ces hommes riches en vertu, et !o
appliqués à la recherche du beau. Eoclésiastique, 44.
— 5!) -
CHAPITRE X.
Quels objets sont du ressort de la poésie.
Tout ce qui, soit dans la nature visible ou invisible, soit
dans les œuvres de l'art, est esthétique, c'est-à-dire, propre
ù émouvoir l'âme agréablement, h mettre l'imagination dans
une activité où elle se plaît, tout cela est poétique, est objet
<le poésie. Ainsi idées, vérités, êtres spirituels, objets corporels
et sensibles, produits de l'art, vertus, passions, actions, objets
réels, objets possibles, tout ce qui, ou perçAi en réalité, ou imité
par l'art, nous cause des émotions agréables, tout cela est du
domaine de la poésie (1).
Mais on demande si le terrible, Vhorrible, le hideux, le dé-
goûtant sont poétiques?
Les objets, les événements qui inspirent la terreur, peuvenl
émouvoir l'âme agréablement, alors même qu'ils sont vus de
près, pourvu que l'on se sente â l'abri du danger (2). C'est
ainsi qu'on court chercher des émotions à la vue des incen-
'1) Mlch liait kein Baud, fesselt keiue Schranke,
Frey schwingich mich durch aile Râume fort, etc.
Schiller, die Hiddiguvg dcr Kiinstc:
Nul lien nem'enchaine, nulle borne ne m'arrête;
Je m'élance libre à travers tous les espaces ;
Mon empire immense, c'est la pensée.
Et mes ailes, la parole;
Ce qui se meut aux ciuux, ce qui se meut sur la terre.
Ce qu'en secret !a nature enfante,
M'ost dévoilé, m'est descellé ;
Car, rien n'arrête le libre élan du Renie poétique :
Cependant, rien de plus beau, quoi que je choisisse,
Qu'une belle àyne revêtue d'une balle forme.
("2/ • Le sentiment du beau qui est altéré par le désir, comme nous l'avons dit, veut ètr«
libre aussi de toute crainte. Le peintre Horace Vernet se Ht attacher au mât d'un vaisseau
pour contempler, pendant une tempête, la beauté majestueuse de ce terrible spectacle.
Mais dès qu'il partagea l'émotion commune des autres passagers, dès qu'il connut li
l)3\i;\ l'artiste s'évanouit, et il no resta plus que l'iioiiiuifi
- 00 -
(lies, des naufrages, des batailles, etc. Il est doux, dit Lu-
crèce, de voir du rivage un vaisseau lutter contre les
vagues qui menacent de l'engloutir, comme de regarder une
bataille d'une hauteur d'où l'on voit en sûreté la mêlée (1).
Et avec quel plaisir ne lit-on pas la description de scènes
effrayantes, de celles-là mêmes où, peut-être, on a failli pé-
lir, pourvu que présentement le danger soit passé?
Haec olim men)inisse juvabit. Virg. Enéid. 1.
De même V horrible nous plaît, nous attache, quand un pin-
ceau habile le reproduit, tandis que, vu de près, il nous
repousse, il nous inspire l'aversion. On n'aurait pu suppor-
ter la vue d'Athalie égorgeant les enfants de son flls Ocho-
sias; cependant on se plaît à lire le sombre tableau que
Racine trace de ce carnage dans Athalie, Acte I.
Il en est de même de Laocoon et de ses deux fils, déchirés
f3ar des serpents. La vue de cet horrible .'peclacle aurait été
insupportable, tandis que le récit de Virgile (En. IL), les sta-
'ues et les tableaux qui reproduisent cet affreux événement,
ont pour nous des charmes toujours nouveaux. Voir de près un
homme poursuivi par les Furies infernales, ou un monstre tel
que nous en dépeint Camoens dans la personne d'Adamastor,
n'inspirerait qu'un sentiment désagréable. Et cependant c'est
avec plaisir qu'on lit les Eximénldes d'Eschyle, et l'apparition
d'Adamastor dans le cinquième livre de la Lusiade.
Nous disons qu'on pinceau habile est seul capable de repro-
'luire Vhorrihlc de manière à le rendre intéressant, parce qu'un
écrivain à imagination ardente, mais dont le goût n'est pas
assez pur, est exposé à pousser la peinture de l'horrible troi>
loin, et à mettre sous les yeux du lecteur des scènes drgoû-
laulcs qui le révoltent. Un exemple montrera la vérité de ce
Suave mari niagno, turbantibiis roquova venlis,
B terra alterius mapnuin speclare laboreni ;
Suave etîam belli oeriaiiiina iiiaçiia tueri
Per camiios iiistriicta, lui sino parle peric'i.
DeXat. re:-., !.. II.
- Cl —
que nous avançons. 11 est de Dante, h qui l'on ne contestera pas
le génie et une extrême richesse d'imagination, mais dont
l'imagination était inculte, sauvage, et le goût peu épuré. Voiri
comment, dans son Enfer, il dépeint le comte Ugolin rongeani
la tète de littrigicn :
« Nous quittâmes cette oinjjre (Tribaldello) et nous vîmes
» deux damnés dans une fosse, où la tête de l'un dominait et
« couvrait celle de l'autre; comme un homme afTamé dévore du
» pain, l'un d'eux dévorait la tête de son compagnon, là ou le
» cerveau s'unit à la nuque : il lui rongait le crâne, comme
» autrefois Tidée se plut à broyer sous sa dent le crâne de Mé-
>) nalippe. Je m'exprimai en ces termes : 0 toi qui montres unt;
•) haine si féroce etc.... Le coupable détourna la bouche de son
» féroce repas ; et, après l'avoir essuyée aux cheveux delà tète
0 qu'il avait rongée par derrière, il dit : etc.. A peine Us^oliu
» eut-il parlé qu'il reprit le misérable crâne auquel, en roulant
» les yeux, il donna, avec la fureur d'un chien, des coups de
» dents qui pénétrèrent jusqu'à l'os. »
Ce que nous venons de dire des objets horribles, s'applique
également aux objets hideux et difformes : eux aussi ne
peuvent plaire que par l'imitation. Il y a dans la. nature, dit
Aristote, des choses dont nous redoutons et repoussons la
vue, mais dont la peinture a pour nous de grands charmes.
Boileau dit de même :
Il n'est pas de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux.
Art poét., III.
Ce n'est donc pas l'original ({ui intéresse, mais l'imitation :
c'est l'art et le talent de l'artiste qu'on admire. La vue de Ther-
site n'aurait sans doute inspiré que de l'aversion ; néanmoins le
tableau qu'en fait Homère, nous charme. Iliade, chant II,
v. 21G-2UI.
Il est évident que ce qui est dégoûtant, ne peut être poé-
tique en soi. Il n'est qu'un seul cas où il soit permis di*
peindre des objets qui inspirent le dégoût; c'est quand on a
- ()2 -
pour but direct de rendre un objet méprisable, cl d'en inspi-
rer l'aversion et l'horreur.
Voyez le tableau que fait Virgile du cyclope Polyphème, En. III,
(J16-GG5; celui des Harpies, au même livre, 225-234. Pour faire
connaître toute la perfidie et les cruautés d'Hélène, Virgile,
sans doute, s'est décidé à nous offrir, au Vie livre de son Enéide
le tableau vraiment dégoûtant de Déiphobe affreusement mu-
tilé (v. 494-497). Hors ce cas de nécessité, nous ne pensons pas
qu'il soit permis au poète de nous offrir des peintures dégoû-
tantes.
C'est donc avec raison qu'on reproche à Virgile, d'avoir inu-
tilement rapporté une circonstance désagréable et nauséabonde
en parlant de la mort de Tdiélus, tué par Euryale :
Pupuream vomit ille animam, et cum sanguine mixta
Vina refert niorieus. Enéid. IX, 349.
Et de la barbe brûlée d'Ebuse : Olli ingens barba reluxit
'Sidoremque amhusta dedil. En. XII, 300.
Une remarque indispensable : jamais on ne peut se livrer
entièrement et longtemps au plaisir que procure l'imitation, même
motivée, du dégoûtant. Il en est de même des tableaux ou des
scènes d'une cruauté révoltante.
* L'obscène ou l'imnaoral ne peut jamais être poétique; en
llattant les sens il trouble et rivolte en nous l'idée chaste et
pure du beau. Pour s'en convaincre il suffit de se rappeler
les notions données plus haut sur la nature du beau, des
arts et de la poésie.
- 05 -
ClIAPITRF] XL
Origine de la poésie.
La poésie est trop naturelle h l'homme pour n'avoir pas
existé de tout temps; non pas comme art, mais comme ex-
pression naturelle du beau (!}. On ne peut guère s'imagi.ier
que le premier homme ait été spectateur insensible des mer-
veilles qui l'environnaient dans le séjour délicieux où le
Seigneur l'avait placé, et que, ravi d'admiration, il n'ait pas
exprimé les émotions de son âme dans un langage animé
(germe de la poésie lyrique). Les pasteurs des premiers
temps, eux, qui vivaient dans l'aisance et l'abondance, n'au-
laient-ils pas chanté leur félicité, les délices champêtres,
leurs avanlures agréables ou désagréables, par des chants
(!t des entreliens passionnés? (poésie pastorale — épique —
dramatique). Dans tous les temps et chez tous les peuples,
il y a eu des sacrifices solennels, (jui ont donné naissance à
des hymnes, h la musique et à la danse. C'était là qu'on pleu-
rait les calamités et les malheurs publics, qu'on se réjouis-
sait des victoires remportées, et qu'on célébrait la gloire des
héros. (Poésie dramatique, élégiaque et lyrique).
C'est ainsi que presque tous les genres de poésie se re-
trouvent, quoique informes encore, aux temps les plus recu-
lés. Pour perpétuer ces chants inspirés par les occasions
solennelles, quelques hommes leur donnèrent bientôt une
forme plus régulière. D'autres, guidés par l'instinct poétique,
(1) • La poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit. La religion
a consacré la poésie à son usage dès l'origine du genre humain. Avant que les hommes
eussent un texte d'Ecriture divine, les sacrés cantiques qu'ils savaient par cœur, conser-
vaient la mémoire de l'origine du monde et la tradition des merveilles de Dieu. Fénelon.
Lettre à l'Académie.
- u -
firent une étude particulière de ces chants inspirés d'abord
par la nature, et en composèrent d'autres à leur tour, mais
d'une manière encore plus régulière. Voilà comment la poé-
sie devint uu art.
Le premier poète dont nous ayons une production poétique
revêtue d'une forme régulière, c'est Moïse (1). Son cantique
sur le passage de la mer rouge est le premier poème que
nous ait légué l'antiquité. L'art de la poésie a été probable-
ment cultivé longtemps avant lui, puisque l'Ecriture, en par-
lant de Jiibal, descendant de Gain, ajoute qu'il fut le père de
ceux qui jouent des instruments de musique. Ipse pater fuit
canentium cithara et organo. Gen. IV, v. 20.
Après les Hébreux, ce sont les Grecs qui, les premiers,
nous ont transmis des productions poétiques faites selon les
règles de l'art. (Orphée — Homère — Pindare — Hésiode, etc.)
(1) * Nous ne parlerons pas des poésies indienoes renfermées dans les livres saorés
de l'Inde ancienne, et surtout de celles du Ri;/- Vfch', qu'on tait remoiifer à répoqre de
Moïse. Ces œuvres ne sont pas du domaine publie.
ESSAI DE POÉTIQUE,
SECONDE PARTIE.
DES DIVERS GENRES DE POÉSIE.
Division générale.
Sans nous arrêter aux différentes manières dont on pour-
rait classer les diverses productions poétiques, nous pren-
drons pour base de cette classification la matière ou le sujet
du poème. Ainsi,
1" Quand le poète exprime ses propres sentiments, dépeint
l'état de son âme, c'est la poésie lyrique, qui très-probable-
ment a existé avant toute autre.
2" Quand il expose et décrit une action, une série de faits
et d'événements, c'est la poésie narrative.
3" Quand il dépeint les objets animés ou inanimés de la
nature, les produits des arts, les mœurs, les caractères, etc.,
c'est la poésie descriptive.
4" Enfin, quand il expose des vérités générales, qu'il déve-
loppe des principes, c'est \a poésie didactique.
Ces genres peuvent plus ou moins se trouver mêlés et-
réunis dans un même ouvrage (poème épique). Cependant il
est toujours un genre qui domine, et c'est d'après ce genre
dominant qu'on classe le poème.
Le draîne a un caractère particulier : là, le poète disparaît
entièrement pour laisser agir les personnages qu'il crée, il
s
— 66 -
»ist vrai, mais qui le font oublier. Le drame n'est donc pas un
chant, mais une action ; or, une action n'est pas un poème ;
le drame fait par conséquent un genre de poésie à part (1).
CHAPITRE I.
De la poésie lyrique.
La poésie lyrique est l'expression poétique (Tun sentiment dé-
terminé. C'est un épanchement, une effusion du cœur, c'est
le cri spontané d'une âme inspirée.
Le sentiment est donc le caractère dominant de la poésie
lyrique, comme il en est la source. Mais elle n'admet pas les
sentiments ignobles et vulgaires, incompatibles avec l'idée du
beau. Conçoit-on en effet que, pour chanter des objets in-
dignes, jamais homme ait saisi la lyre? Or, la poésie lyrique
est essentiellement ehant.
La modulation ou le son cadencé est le moyen ordinaire et
naturel dont l'homme se sert pour manifester les émotions de
son âme. Aussi, un littérateur allemand appelle la poésie ly-
rique l'expression musicale du sentiment par la parole (2). Et si ce
genre de poésie porte le nom de lyrique, c'est qu'anciennement
ces productions poétiques étaient chantées dans les assemblées
publiques et accompagnées de la lyre (X;>pa) (3), ou de quelque
autre instrument de musique.
il) * La poésie .ayant comme art trois modes principaux : le chant, le récif, l'action, se
partage en trois grands genres : le genre lyrique (odes, élégies, etc.;, le genre épique
(é|)opées, pastorales, etc.) et le genre drnmalique (tragédies, comédies, etc.). La poésie
didactiqu.e et la poésie légère, forment un genre mixte. {Platon, Képubl. IH, et Arislote,
roét.)
(2) Pliil. Mayer, Théorie und Litter.atur der deutschen Dichlimgsarten. T. I, p. 36.
(3) C'est le nom du plus ancien Instrument à cordes chez les Egyptiens et les Grecs. On
le croyait inventé jiar Mercure. Chez les Egyptiens, la lyre n'avait que trois cordes ; les
Grecs y .ajoutèrent quatre autres. Dans la suite le nombre des cordes monta à onze.
- 67 -
Les sentiments qu'exprime la poésie lyrique peuvent se
réduire i\ trois catégories : celle des sentiments forts et
véhéments, celle des émotions enjouées ou tendres, et celle
qui tient comme le milieu entre la première et la seconde
catégorie. De Ih, trois genres de productions lyriques : le
genre sublime, le genre moyen, le genre. simple et badin.
ARTICLE PREMIER.
Productions lyriques appartenant au genre sublime.
Ce genre comprend : ï Hymne ou VOde sacrée, YOde héroïque
ou pindarique, le Dithyrambe et le Paean.
L'Hymne (1).
L'Hymne [t^vo;) chante Dieu, ses perfections, la religion,
et tout ce qui se rattache à la divinité et à la religion.
Les sentiments qui dominent dans l'hymne, sont l'admira-
tion, la vénération, la reconnaissance, l'adoration, la dévotion
et l'amour. Le ton en est solennel, plein de feu et de majesté.
Voyez le Grand Hymne de Feith, à la fin de ce premier
article.
L'Ode héroïque ou pindarique (2).
L'Ode {àd-n chant) héroïque chante les héros, les demi-
dieux, les grands hommes, leurs vertus et leurs exploits.
Musa dédit fidibus Divos, puerosque Deorum,
Et pugilem victorem, et equum certamine primum,
Et juvenum curas et libéra vina referre. Hor. ad Pis , 83.
(1) ' L'Hymne se distingue par son caractère reUijteux et populaire; il suppose le con-
cert de toute une multitude. Chez les Grecs les hymnes recevaient des noms particuliers,
comme le Paean consacré à Apollon, et devenu un terme générique, comme le Dithyreinbe
composé en l'honneur de Bacchus, et d'où la tragédie est sortie.
;2) Pindariqite, parce «lue Pindare s'est distingué dans ce genre d'ode.
- 08 -
L'Ode avec plus d'éclat et- non moins d'énergie,
Elevant jusqu'au ciel son vol ambitieux,
Entretient dans ses vers commerce avec les dieux.
Aux atldètes dans Pise elle ouvre la barrière,
Chante un vainqueur poudreux an bout de sa carrière.
Roil. Art. poL'l., ch. II.
Le Dithijrambe.
Comme son nom l'indique, le dithyrambe était un eliant
consacré à Baccljus A(S-jpaaj3o; (1), mais il renferma plus
tard la louange d'autres divinités, et même d'hommes cé-
lèbres, de héros. Les modernes ont étendu l'idée attachée au
dithyrambe, et appellent de ce nom toute ode se distinguant
par le feu et l'enthousiasme. D'après ce qu'Horace en dit, le
dithyrambe était un genre de poésie hardi, élevé, impétueux,
audaces dithyramhos.
Laurea donandus (l'indarus) ApoUinari,
Seu per audaces nova dithyrambes
Yerba devolvit, numerisque fertur
Loge solutis. IV. 2, v. 9.
L'antiquité ne nous en a laissé aucun modèle. Arinn de I\Ié-
thymme (dans l'île de Lesbos) (G24 av. J -G.) passe pour en être
l'inventeur, dans ce sens qu'il a donné une forme régulière à ce
genre de poésie connu avant lui (2). L'on peut cependant rap-
porter au genre des dithyrambes la 13e Olympique de Pindare
(Tpt(ToX-jf/7riovt/.av), la -19'^ ode du livre II d'Horace .• Bacchum
in remotls ; ainsi que ia 25e du livre III : Qno me, Bacche. — De-
mie, Cas. Delavigne et de Lamartine se sont exercés dans le di-
thyrambe avec succès ; le premier, dans son Immortalité de
l'âme; le second, dans son Dithyrambe sur la naissance du roi de
Rome;\e troisième, dans sa Poésie sacrée.
Les allemands Schiller, Goethe et Stolberg ont composé
(1) * Surnom qu'Euripide donné k R.icolms par allusion à sa double naissance f Dionysos).
(2) Hérodote, I, 2:î, qui raconte la léiende du dauphin sauvant ce poète des flots de la
mer.
- t!) -
([uelques dithyrambes. Celui qui en composa le plus, c'est Wit-
lanoiv (1730-1778). Le fameux critique Ilei'dei" remarque pour-
tant que les dithyrambes de Willanow sont plus parfaits sous le
rapport de la forme que du fond, et (jue le feu du poète éblouit
plus qu'il ne brûle (I).
Le Paean.
On peut joindre au dithyrambe le paean des anciens. C'était
d'abord un hymne chanté en l'honneur d'Apollon, soit avant,
soit après le combat. IMus tard, on donna ce nom ii lout chant
de Victoire en. l'honneur d'une divinité ou d'un héros quel-
conque et même à toute chanson joyeuse.
OBSERVATIONS tiÉNÉHALES SUR l'ODE (2).
Enthousiasme. — Début. — Ecarts. — Digression. — Dé-
sordre. — Brièveté.
I. Vode est l'expression poétique d'un sentiment profond et
déterminé. C'est une exclamation continuée, produite par une
grande pensée, par un grand objet. C'est le langage d'une
sublime inspiration, le langage d'un cœur fortement ému.
Le poète inspiré, exalté, s'oublie lui-même et s'élève au-
dessus de sa nature.
L'enthousiasme, voilà donc un premier caractère par lequel
l'ode sacrée et l'ode héroïque se distinguent de toute autre
production lyrique.
II. On comprend que le début du poète ainsi agité ne sau-
rait être froid et paisible. Ce ne serait plus la nature. Le
1) Voyez Gt'rivVixs. Neuere Geschiohte der Poetisclien National-Litteralur Uer Deut-
seheD, T. IV, p. 222.
(2) Le mot ode, pris clans sa signification étymologique, s'applique à tout poème qui se
prête au cliant ; il comprend doue toutes les productions lyriques, jusqu'à la chanson
inclusivenienl. Mais dans les temps modernes, on a réservé le nom d'ode à ces productions
lyriques qui expriment des sentiments élevés et sublimes, c. à d., à ce que nous appelons
Ode sacrée et Ode lit-roiqv.e. Les régies de i'ode s'appliquent doue à plus forte raison au
dithyrambe.
- 70 -
début portera au contraire l'empreinte de l'agitation, de l'en-
thousiasme où est le poète, et se distinguera par des idées,
des images frappantes, des figures hardies, des constructions
et des tournures extraordinaires, un ton solennel et entraî-
nant.
Tel est le début de plusieurs odes d'Horace : I, 12. Quem
vivum. — 31. Quid dedicatum poscit. — III, 1. Odiprofanum vul-
f/us. — 3. Justum et tenacem. — 5. Cœlo tonantem. — G. Delicta
tnajormn. — 25. Qito me, Baccite. — Ej)ode Vil. Quo, quo scelestij
ruitis? — Et de J.-B. Rousseau : I, 3. Qu'aux accents de mavoix
Ja terre se réveille. — 10. Paraissez, Roi des rois — 11. Peuples,
élevez vos concerts . — III. 2. Est-ceune illusion soudaine. — 4. Où
courez-vous, crueh ?
III. Des sentiments impétueux se pressent, se confondent
dans l'âme du poète, cherchent h se produire au dehors
d'une manière désordonnée. Ils ne sauraient lui laisser assez
de calme pour unir ses idées, et marquer la liaison qui
existe entre elles. De lii ces transitions négligées, ces pas-
sages rapides d'une idée, d'une image îi une autre, cette
union de choses qui semblent disparates, mais entre les-
quelles l'imagination ardente du poète a découvert un lien.
C'est ce qu'on appelle écarl.
L'on en voit un bel exemple dans le 32c chap. du Deutéro-
nome, où Moïse met dans la bouche de Dieu, qui vient de dis-
siper les ennemis de son peuple, ces paroles : Dixi. — Ubinant
sunt? J'ai parlé. ([Is ont aussilôl disparu, ils ne sont plus). Où
nont-ilsf De même dans Horace : I, 15. Pastor quum traheret. —
II, 19. Bacchum in remotis, et dans Tode déjà citée de Victor
Hugo sur la Naissance du duc de Bordeaux : Rattachez la nef à la
rive, etc.
IV. Le poète, ainsi dominé par un sentiment impétueux,
est quelquefois assailli par une image ou par une pensée qui
l'attire pour ainsi dire hors de son sujet, et sur laquelle il
s'appesantit. II est conduit à un objet é\ranger en apparence
- 71 —
mais qui pourtant a un certain rapport avec celui quil'oocupe.
€'est ce qu'on appelle digression.
Voyez-en un bel exemple dans l'ode d'Horace à Virgile : I, 3.
«Sic te, Diva potens, où le poète après avoir souhaké à son ami
une heureuse navigation, enlevé tout à coup |>ar la pensée des
dangers qu'il court, s'emporte contre le premier navigateur :
Illi robur, etc.
V. Lorsque le poète est entraîné par un sentiment aussi
véhément que celui qu'on lui suppose ici, il est naturel,
comme nous l'avons déjà remarqué, que ses pensées se con-
fondent, et qu'il les exprime avec un désordre semblable ^
celui qui règne dans son âme. C'est ce désordre dont parle
Boileau, quand il dit :
Son style (de l'ode) impétueux souvent marche au hasard :
Chez elle, un beau désordre est un effet de l'art.
Art. poét., chant II (1).
Remarquez cependant que ce désordre est plutôt absence de
l'ordre, soit historique, soit chronologique, qu'un désordre
dans le sens rigoureux du mot, puisque l'imagination exaltée
du poète voit des rapports et des liaisons, qui échappent sou-
vent à l'œil de celui dont l'imagination est plus calme.
Ces trois derniers caractères ne détruisent pas du tout, et ne
doivent pas détruire Vunité de l'ode, qui consiste en ce qu'il y
règne constamment un sentiment principal, qui est comme la
source d'oti découlent les autres, comme le centre auquel ils se
rapportent, quelque divers et variés qu'ils soient.
VI. Une chose essentielle à l'ode et qui découle, comme
les quatre caractères dont nous venons de parler, de l'enthou-
siasme, c'est la brièveté. Un sentiment violent ne peut durer
longtemps, sans épuiser celui qui l'éprouve. De même, l'ex-
(1) * Ces vers, suivant Mannontel, ont fait faire beaucoup d'extravagances et justifia
uue foule de mouvements factices simulant l'ivresse à jeun et l'entliousiasme A froid.
Boileau, dans sa détestable Ode S"y la prise de Namw, sert liii-méiu» d'exenipl»
Quelle docte et sainte ii'res^e anjoiird'liui me fait la loi * etc.
— 7-2 —
pression d'un tel sentiment, si elle est diffuse, si elle est
prolixe. Unit par fatiguer l'esprit du lecteur. Et pour commu-
niquer h l'ode cette brièveté, le poète doit faire succéder avec
rapidité les idées aux idées, les images aux images, les sen-
timents aux sentiments.
Ces principes supposent toujours que le sujet est de nature
à produire des sentiments véhéments et impétueux, ce qui
n'arrive que dans l'ode sacrée, dans l'ode héroïque et le dithy-
rambe, où le sujet est constamment grand et sublime (1).
OBSERVATIONS PARTICULIÈRE SUR L'ODE.
Souvent le poète lyrique, dans tout le cours de ses chants, ne
nous dépeint que l'état de son âme, les sentiments qui l'oc-
cupent-, la cause de ses émotions n'est indiquée qu'à la fin,
comme dans l'ode d'Horace à Diane et Apollon : Dianam tenerœ.
1,21.
D'autres fois, il commence par exposer ce qui a donné nais-
sance à son enthousiasme ; et, à peine l'a-t-il indiqué, qu'il
l'abandonne pour se livrer tout entier aux sentiments dont il est
plein. Telle est, par exemple, l'ode d'Horace à Virgile : Sic te^
Diva poteïis, I, 3.
Quelquefois, l'objet qui a frappé le poète et allumé en lui le
feu dont il brûle, remplit l'ode du commencement à la fin.
Telle est l'ode d'Horace à Mercure : Mercuri facunde. Ij 10.
Quelquefois encore, le poète ne fait connaître le sujet de son
chant que vers le milieu, comme dans l'ode d'Horace : Intcger
vitœ. I, 22.
D'autres fois, le poète laisse deviner le sujet qui l'a inspiré;
(1) ' On no saurait trop prémunir les jeunes gons contre la tentation de l'aire Ue la poésie
lyrique, La fougue de l'âge ne les porte déjà que trop vers un genre dont les licences poé-
tiques semblent propres à favoriser la paresse et la négligence, en décorant du beau nom
û'écart, de di'jre.^sion, de désordre poétique et d'enthousiasme lyrique, ce qui n'est sou-
vent au fond qu'absence de bon sens et d'idées, défaut de liaison et de suite, manque de
style et de correction, enlin, hardiesse et lio<yice de tout genre. Aussi, en France, n'est il
pas permis aux élèves de faire des vers français. Loin de nous de nier Tutillté de cet
exercice. Mais nous conseillons aux jeunes poètes de s'exercer d'abord à traduire en vers
les plus belles odes d'Horace, et de s'essayer dans le genre descriptif ou narratif. C'est
inoins facile, mais aussi c'est plus utile que de faire du phébm rimé.
il se sent rorlemenL ému par quelque objet, il se livre tout
entier à son sentiment, et semble oublier l'objet qui l'a frappé.
Telle est l'ode d'Horace à Galliope : Descende cœlo. III, 4.
Il peut se faire que le poète, sous l'empire d'un sentiment
qui se développe et qui grandit peu ;i peu, passe tout à coup
d'un genre inférieur à un genre plus relevé. Ainsi, une produc-
tion lyrique qui s'annonce comme devant être une chanson,
s'élève tout à coup, par l'enthousiasme qui s'empare du poète,
jusqu'au sublime de l'ode.
Les odes sont ordinairement divisées en strophes ou stances,
dont la première sert de règle à toutes les suivantes. Chez les
Grecs, où le chant était accompagné de la danse, les stances
s'appelaient Strophes, A)ttislrophcs, Epodes (1).
POÉSIE LYRIQUE CHEZ l.E.S HÉnilELX,
Rien de plus relevé que l'objet de l'ode sacrée ou l'hymne ;
car, ce n'est rien moins (|ue Dieu, ses attributs intinis, son
immensité, sa puissance, son inépuisable richesse, les abîmes
de son éternité ! Les chants de l'Ecriture sainte, des Prophètes,
d'isaïe surtout, de Job, de David, de Moise, etc., occupent
donc la première place parmi les productions lyriques du
genre sublime. C'est là qu'on trouve le véritable enthou-
siasme; c'est Kl que J.-B. Rousseau, Le Franc de Pompi-
gnan, etc., ont été puiser le leur. En effet, aucun peuple n'a
plus cultivé la poésie lyrique et ne s'est plus distingué en ce
genre, que les Hébreu.x.
Les morceaux suivants méritent surtout d'être lus et appro-
fondis : Le ciuttique de Moise, après le passage de la mer rouge.
Exode, XV. — Celui de Débora et de Barac. Juges, V. — Le can-
tique de David, délivre de ses ennemis. Liv. des Rois, II, ch. 22.
il) Ce que l'on chantait pendant que les danseurs tournaient dans un sens, s'appelait
alrophe l'jTOOIiYi, toun ; ce qu'on chantait pendant qu'ils se mouvaient dans un sens
contraire, portait le nom A'aïUislrophe (o.V7i.(j~00'BY^, rerouri; et ce que l'on chantait
enfln, quand les danseurs eséculaicnl ler.r danse sans tourner ni dans un sens ni dans un
autre, portait le nom ^'ipode (^STTWOOÇ ),
- 74 -
V. 2-51. — Le citatit de triomplte des Israélites sur les ruit^es de
Bahylone. Isaie, XIV. — Les psaumes 9. Confitelor tibi Domine.
— 17. Diligam te, Domine. — 18. * (1) Cœli enarrant. — 28. Af-
ferte Domino, fdii Dci. — 45. Deus noster, refugium. — 46. Otnnes
gcntes, plaudite. — 47. Macjnvs Dominus. — 49. * Deus deorum
Dominus. — 65. Jubilate Deo, omnis terra. — 75. * Notus in Judœa
Deus. — 77. Attendite, popule, — 80. Exultate Deo. — 81. Deus,
■quis similis. — 96. * Dominus regnavit, exultet terra. — 113 Bene-
âic, anima mea, Domino, psaume admirable, tout rempli de
pensées et d'images sublimes (2).
' Nous donnons ici la traduction du cantique de Déhora, véri-
table modèle de chant héroïque. L'enthousiasme de la victoire,
dit Gollombet, y multiplie les formes du langage les plus rapides
et les plus vives. Assurément, il n'y a rien de tel dans Pindare
et dans tout son désordre si vanté.
Il faut se rappeler qu'après vingt ans d'oppression les Israé-
lites furent délivrés du joug de leurs ennemis, par la victoire
merveilleuse qu'une poignée de soldats des tribus de Nephthali
et de Zabulon, conduits par Barac et par la prophétesse Débora,
alors juge en Israël, remportèrent sur les troupes nombreuses
du général Sisara, malgré ses neuf cents chariots armés de
faux. Ce fut entre le Thabor et le torrent de Cison que cette
sanglante bataille eut lieu. (An. 1286 avant J.-C).
" Chaut héroïque de DÉBORA.
O vous, qui vous êtes signalés parmi les enfants d'Israël, en
■exposant volontairement votre vie au péril, bénissez le Sei-
gneur! — Rois, écoutez; princes, prêtez l'oreille : c'est moi,
qui chanterai un cantique au Seigneur, qui consacrerai un
hymne au Seigneur, le Dieu d'Israël. — 0 Dieu, quand tu sor-
tais de Séir, et que tu passais par le pays d'Edom (3), la terre
trembla, les deux et les nuées se fondirent en eau. — Les
monts s'écoulèrent devant la face du Seigneur ; le Sinai se
fondit devant la face du Seigneur, le Dieu d'Israël. Aux jours de
(1) L'aatérixqne ' Indique les Ps. paraphrasés par J.-B. Rousseau.
[i) 'Voir Lus p.taumes tradm'ls d'apr&s /f texte hébrei' par M. If! cliaiiobi'' Gharâ.
HMcian profeismir, Liège, 1880.
l'.Vi Pour donner la loi sur le Sinaï.
Samgar (1), fils d'Analh , au temps de Jaliel, les sentiers de
Juda reposèrent, et ceux qui devaient y aller, marchaient par
des voies détournées (2). — On avait cessé de voir de vaillants
hommes dans Israël; ils se reposaient, jusqu'à ce que Débora
se soit levée, jusqu'à ce qu'il se soit élevé une mère dans
Israël. — Le Seigneur a choisi de nouveaux combats (3). Lui-
même a renversé les portes de ses ennemis. On ne voyait ni
bouclier ni lance parmi les quarante mille guerriers d'Israël. —
Mon cœur aime les princes d'Israël. 0 vous qui vous êtes exposé.»*
volontairement au péril, bénissez le Seigneur! — Parlez, vous
autres, vous, qui montez sur des chars éclatants, vous, qui êtes
assis sur le tribunal, et qui vous avancez dans le chemin. —
Que là où les chars ont été brisés, et l'armée étoulTée, que là-
même, on publie la justice du Seigneur et sa clémence envers
les forts d'Israël. Alors le peuple du Seigneur s'est rué contre
les portes de l'ennemi, et s'est acquis la principauté et l'em-
pire. — Lève-toi, lève-toi, Débora; lève-toi, excite-toi, et chante
un cantique. Lève-toi, ô Barac, saisis tes captifs, fils d'Abi-
noëm. — Les restes du peuple de Dieu ont été sauvés. C'est le
Seigneur qui a combattu dans ces vaillants hommes. — Il s'est
servi d'Ephraïm (4) pour exterminer les Amalécites; il s'est
servi encore depuis de Benjamin (5) contre tes peuples, ô Ama-
lec. Des princes sont descendus de Machir, et, aujourd'hui, il
est sorti de Zabulon des hommes capables de mener une armée
au combat. — Les chefs d'issachar avec Débora ont suivi les
traces de Barac, qui s'est jeté dans le péril, comme s'il se fùl
précipité dans un abîme. Pour Ruben, il était alors divisé
contre lui-même, les plus vaillants ne savaient que discuter. —
Pourquoi reposes-tu dans tes champs, pour entendre le bêle-
ment des troupeaux? Ruben étant divisé contre lui-même, les
plus vaillants de cette tribu ne se sont occupés qu'à contester.
— Galaad se reposait au-delà du Jourdain, et Dan voguait dans
ses vaisseaux. Asser demeurait sur le rivage de la mer tran-
quille dans ses ports. — Mais Zabulon et Nephthali se sont
(l) Troisième juge d'Israél.
{2J Par crainte des Chananéens.
(3) G. à d., une nouvelle luanière de faire la guerre, car Dieu (It commander sou arin^a
par une femme, et les soldats étaient sans armes
(4) Josué était de la tribu d'Ephraïm.
(5) Aod, qui délivra les Israélites du joug du roi Eglon, était de la Iribu de Beiijamiu.
- ro -
exposés à la mort, au pays de Méromé — Les rois sont venus;
ils ont combattu contre eux; les rois de Clianaan ont combattu
à Tiianach, près des eaux de Jlageddo, et il^ n'ont pu rempor-
ter aucun butin. — Du haut du ciel, on a combattu contre eux ;
les étoiles, demeurant dans leur rang et dans leur cours ordi-
naire, ont combattu contre Sisara. — Le torrent de Cison a
roulé leurs cadavres ; le torrent de Cadumin, le torrent de Ci-
son. 0 mon âme, foule aux pieds les corps de ces braves! —
Leurs chevaux se sont fendu la corne du pied, dans l'impétuo-
sité de leur course, les plus vaillants fuyant à toute bride, et se
renversant les uns sur les autres. — Malheur à la terre de Mé-
roz! a dit l'ange du Seigneur; malheur à ses habitants, parce
qu'ils ne sont pas venus au secours du Seigneur et de ses forts !
— Bénie entre les femmes, Jahel, femme de Haber, Ginéen î
bénie soit-elle en sa tente ! — 11 a demandé de l'eau, elle lui a
donné du lait; elle lui a offert de la crème dans la coupe des
princes. — Elle a pris un clou de la main gauche, et de la droite
le marteau des ouvriers ; et, choisissant l'endroit de la tète de
Sisara où elle donnerait son coup, elle lui a enfoncé so" clou
dans la tempe. — Il tomba à ses pieds et perdit sa force ; il
rendit l'esprit, après s'être roulé et agité devant elle; et il de-
meura étendu mort sur la terre, dans un état misérable. —
Regardant par sa fenêtre, sa mère poussait des gémissements
à travers le treillis. Elle criait de sa chambre : Pourcmoi son
char larde-t-il à revenir? pourquoi les pieds de ses coursiers
sont-ils si lents? — Et la plus sage d'entre les l'en. mes de Si-
sara répondit ainsi à la belle-mère : — « Peut-être que main-
tenant on partage le butin, et qu'on choisit pour Sisa'"i la plus
belle d'entre les captives ; on lui donne en partage des vête-
ments de diverses couleurs, les broderies éclatantes, les bro-
deries, les ornements, pour parer le vainqueur, o — Ainsi
périssent toufe tes ennemis, ô Seigneur! Mais que ceux qui
t'aiment, brillent comme le soleil à son lever!
Chants de l'Efjlise.
Ou pourrait ajouter à ces morceaux dii l'Ecriture le beau
cantique de S. Ambroise Te Deum laudunuL^ ; le Laiula Sioii
de S. Thomas d'Aquin, nvoo les hymnes cie l'Eglise Vexilla
Régis proileunt et Victimœ Pa.schali (1).
l'OKTES LYRIQLRS GP.ECS ET LATINS.
Le premier rang dans \c domaine de là poésie lyrique
après les Hébreux est dû aux Grecs. Leurs poètes les plus
distingués par la lyre sont :
Orphée, né en Thrace, vers 1230 avanlJ.-C. On lui attribue
des Hymnes d" Initiation (Telzzai), au nombre de quatre-vingt-
huit (-2).
Des hommes savants prétendent que l'auteur de ces hymnes
est un certain Onomacrite (516 av. J.-C).
Miisce, né ;t Atliènes, disciple d'Orphée. Les anciens, parmi
plusieurs autres ouvrages dont ils croient Musée l'auteur, men-
tionnent aussi des hymnes, mais tout s'est perdu. L'iiomonyme
auteur du petit poème erotique intitulé Héro et Léandrc (il n'a
pas 400 vers) appartient au G^ siècle après J.-C. — • De Linus,
on ne connaît que le nom. — Ampliion ne nous est connu que
par les vers qu'Horace a consacrés à sa mémoire :
Dictus et Amphion, Thebanœ conditor arcis
Saxa movere sono tesludinis et prece blanda
Ducere quo vellet. Ad Pis. 344.
(1) * Les lij'mnes les plus estimées remontent aux premiers siècles de l'Eglise. I,e mètre
généralement employé alors était l'îambique de quatre pieds. Elles respirent la foi, et
sans être dépourvues de poésie, sont sobres d'ornements. Celles d'auteurs modernes,
(Gtoffln et Santeuil) sont ingénieuses mais manquent de simplicité. Au moyen âge on
composa A&nproxes, dans lesquelles la quantilé syllabique est remplacée par la rime à la
manière de la versitlcation romane. Les Proses les plus célèbres sont : Victimuf pMcaU ,
chant triomphal attribué à l'abbé Notker, moine de S'-Gal (880,. Selon Oénébrard cette
prose serait antérieure à S. Augustin qui semble en citer des strophes; — Venï Sanci'^
Spiritus attribuée par les uns au roi Robert (XI° siècle) par d'autres à Hurman, religieux
de Richenou, en Souabe; — Stabal Mater d'Innocent III, ou du frère mineur Jacopone de
Benedetti (voir plus loin); — D l'S »\'" du cardinal Frangipani, appelé Malabranca
Dominicain, docteur de Paris (1294). D'autres prétendent que c'est l'ancien chant funéraire
des Romains, comme un auteur moderne soutient que le Lauda Sion est leur ancienne
marche triomphale quand ils montaient au capitole
(2) On appelait initia'ions des cérémonies rdli^ieuses, par lesquelles on expiait des
sacrilèges commis par des individus ou par des villes entières. Elles .sont aussi citées
sous le titre de puripcotioiis (y.X^CCOU.OI.) ou d'ab^oUttions (TïtXpc/.'U'JîlÇj.
- 78 -
Jlomère, Les hymnes qui nous sont parvenus sous le nom
d'Homôre peuvent être rangés parmi les plus anciens monu-
ments de la poésie grecque, mais ils n'appartiennent pas à l'au-
teur de VlUade. Ces hymnes, au nombre de 34, portent l'em-
preinte d'époques et d'auteurs fort difTérents et sont ou de
simples poèmes, ou des introductions à des poèmes épiques,
ou de véritables épopées, telles que les anciens poètes avaient
coutume d'en chanter avant d'entreprendre un poème de longue
haleine, et où ils renfermaient l'éloge de quelque divinité (l).
Sapho, de Lesbos (600 av. J.-C), inventrice du vers Saphique.
Elle nous a laissé deux odes remarquables par la sensibilité, la
chaleur et l'harmonie.
Alcée, de Mitylène (000 av. J.-C), inventeur de la strophe qui
porte son nom. Ce poète ne nous a rien laissé. Cependant, c'est
assez le louer que de dire qu'Horace a fréquemment imité ses
odes, et même en a traduit quelques-unes.
Pindare, natif de Thèbes en Béotie (520 av. J.-C), le chef
(les lyriques grecs. Outre des fragments d'odes, d'hymnes et
de dithyrambes, nous avons de lui quarante-cinq hymnes ou
chants de victoire, en l'honneur des vainqueurs couronnés
aux jeux de la Grèce, et des divinités qui présidaient h ces
fêtes. Le poète ne se borne pas cependant h l'éloge du vain-
queur, il y mêle aussi l'éloge de ses aïeux et des dieux pro-
tecteurs de sa patrie. Ce qui distingue ces hymnes, c'est
l'accent sublime, ce sont des métaphores hardies, des pen-
sées fortes, des images grandioses, une suave et douce
harmonie dans la marche du vers. A force d'être concis, il
devient parfois obscur. Les grammairiens ont divisé les
hymnes de Pindare d'après les différents jeux dont ils im-
mortalisent le vainqueur, en hymnes Olympiens, Pythiens,
Néméens et Istlimiens Ci).
;1) • Six seulement méritent une mention particulière : les hymnes à ApoUon Délieu, à
Apollon Pijthien, à //ermt'.s", à Aphrodite, k Démrler et ?i Dionysos.
(2) I.yrlcorum longe Pindarus priuoeps spiritus magnificentia, sententii?, flguris, beatis-
sima rerum vertooniinque copia et velut tiuodam elonuentiic (lumine; propter cjuîe eiim
lloralius mérite (.rpilidit neitiini imitiiliileiti. Qnintil , Tnsf. orat., lib. X, 1.
— 71) —
Eschyle, Sophocle et Euripide. Ces trois poêles se sont élevés
au genre lyrique dans les chœurs de leurs tragédies. Voyez
chapitre V de celte Seconde Partie.
Callimaque, natif de Cyrène (vers 300 av. J.-C). Ses hymnes^
au nombre de six, se recommandent par l'élégance du style,
mais ne révèlent point un génie sublime, au défaut duquel Cal-
limaque a voulu déployer une grande érudition (1).
Chez les Latins : Horace. * Q. Iloratius Flaccus naquit à Ve-
nusium eu Apulie, le 8 décembre de l'an 65 av. J.-C, d'un
affranchi, qui s'était enrichi comme huissier aux ventes
publiques. Il étudia d'abord ;\ Rome, puis à l'âge de vingt
ans, il se rendit à Athènes, pour s'y livrer à l'étude de la phi-
losophie. De retour à Rome, où presque tout son patrimoine
avait été englouti par les guerres civiles, il acheta une
charge de secrétaire du trésor, et consacra ses loisirs à la
poésie. Remarqué de Varius et de Virgile, il fut présenté à
Mécène et ensuite h Auguste, qui lui fit rendre ses biens, et
chercha inutilement à le combler d'honneur. Ce fut à sa cam-
pagne dans la Sabine, ou dans une terre près de Tibur, dont
Mécène lui avait fait présent, qu'Horace composa la plupart
de ses poésies. Elles consistent en quatre livres ù'Odes, un
cinquième livre d'Epodes, deux livres de Saf/re.s, deuxd'EpUres
et VArt poétique. Horace est un des plus beaux génies de
l'antiquité. Dans ses odes, il se montre tantôt brillant, éner-
gique, mais moins sublime que Pindare (2), tantôt naïf, déli-
cat et gracieux comme Anacréon; il imite souvent le
rhythme des poètes grecs, surtout d'Alcée, d'Archiloque et
de Sapho. Rien de plus parfait que ses odes, dont le style
(1) On trouvera des détails ultérieurs Sur ces auteurs et leurs ouvrages dans Schoell,
Histoire de la Uttérature grecque profa/ie, f . I, dans Rendez, Manuel de l'histoire de la
tiUératii/i'e grecqi'e, et dans Weytingh, Historia Grœcorittn et Romanoriim lilleraria,
Mechlii iae.
(2) *0n ne peut s'empêcher de reconnaître que dans le genre sublime, on ne sent sou-
vent chez Horace qu'un enthousiasme factice, un élan calculé, un désordre savant
étrangers à la véritable chaleur de l'inspiration.
- MO -
est d'une rare élégance. Nous parlerons ailleurs de ses autres
poésies. Horace mourut subitement h l'âge de 57 ans, six
semaines après Mécène, et douze ans après Virgile.
Les odes qui se disliiiauent par l'enthousiasme sont : Liv. I,
iO. MercKvi facunde. — i'-l. Qucm virum. — 14. Pastor cum tra-
heret. — 21. Dianam tenerw. — 31. Quid dedicatum. — 35. 0 Diva
qraturn. — II, J9. Bacchum in rcmolis. — III, 1. Odi profanum
vulguft. — 3. Jii.stum et tenacem. — 5. CœJo tonantem. — 11. Des-
cende cœlo. — 25. Qko me, Bacche. — IV, 2. Pindarum quisqiiis.
— 3. Quem tu, Mclpomene. — A. Qualem ministrum. — 6. Dive,
quem proies. — Epode 7.>ne. Quo, quo scelesti, ruitis. — 10. Altéra
jam terifur, et le Poème séculaire.
Principaux poètes lyriques français.
Malherbe (1 550-1628), le créateur de la poésie lyrique en
France, brille moins par l'enthouisiasme et le mouvement
lyrique que par un style doux, harmonieux, correct, noble et
simple en même temps. Cependant, il montre parfois une âme
ardente et une imagination vive. Voyez l'éloge de Malherbe
dans l'Art Poétique deBoileau, ch. I : Er^fln Malherbe vint, etc.,
V. 121-142, et son ode à M. Duperrier (1), pour le consoler de
la mort de sa fille [Leçons de littérature] , et vous aurez une idée
du talent de ce poète.
Nous allons citer quelques strophes de son chef-d'œuvre.
C'est une ode adressée à Louis XIII, lorsque ce prince allait
réduire les Rochelois. Il s'en faut de beaucoup que cette ode
soit parfaite. Les expressions sont quelquefois faibles, et les
images peu justes. Mais malgré ces défauts, que le temps où
vécut le poète excuse, elle révèle du talent poétique.
(1) * Qui ne connaît ces belles strophes :
Mais elle était de ce monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et, rose, die a vécu ce que vivent les roses,
Ij'espace d'un ni:itiii.
I.a uiort a des rigueurs à nulle aulr -s pareilles ;
On a beau la prier,
I,a cruelle qu'elle est se bouclie les oreilles.
Et nous laisse crier.
Le pauvre en sa cabane où le cliaume le couvre.
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre,
N'en défend pas nos rois.
— 81 -
A LOUIS XIII.
Donc un nouveau labeur à tes armes s'appreste.
Prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion,
Donner le dernier coup à la dernière teste
De la rébellion.
Fay choir en sacrifice au démon de la France
Les fronts trop élevez de ces âmes d'enfer,
Et n'épargne contre eux, pour notre délivrance,
Ni le feu ni le fer...
Les sceptres devant eux n'ont point de privilèges;
Les immortels eux-mêmes en sont persécutez,
Et c'est aux plus saints lieux que leurs mains sacrilèges
Font plus d'impiéiez.
Marche, va les détruire, éteins-en la semence;
Et suy jusqu'à leur fin ton courroux généreux,
Sans jamais écouter ni pitié ni clémence,
Qui te parle pour eux.
Ils ont beau vers le eiel leurs murailles accroistre.
Beau d'un soin assidu travailler à leurs forts,
Et creuser leurs fossez jusqu'à faire paroistre
Le jour entre les morts...
Là rendront tes guerriers tant de sortes de preuves
Et d'une telle ardeur pousseront leurs efforts.
Que le sang étranger fera monter nos fleuves
Au-dessus de leurs bords.
Par cet exploit fatal, en tous lieux va renaître
La bonne opinion des courages français ;
El le monde croira, s'il doit avoir un maître,
Qu'il fAUt que tu le sois...
Thvophile de T'iaw (1590-1626). Son imagination ardente et vive
est souvent irrégulière, extravagante, parfois même libertine.
Sa versification et sa diction , qui se font remarquer par la
vigueur, la facilité et l'aisance, manquent quelquefois de cor-
rection et de noblesse (1).
(1, Théophile était d'abord calviniste, il abjura plus tar.l cette secte, poi r rentrer daus
le sein de l'Église catholique. Voyez plu* loin sou Madrigal sur Henri IV.
— 8'2 -
Racan (1589-1070). Ses 0(33s révèlent une imagination vive,
de l'élévation et de l'enthousiasme ; mais elles manquent de
pureté et de correction. 11 a mieux réussi dans le genre pasto-
ral. Voyez ch. 2, art. 4.
J. Racine (1039-1099). Il a porté la poésie lyrique à un très-
haut degré de perfection dans les chœurs d'Esther et d'Athalie,
dans ses odes et ses cantiques. L'enthousiasme, le mouvement
lyrique, une douce harmonie, une versification heureuse, le
mettent au-dessus de J.-13. Rousseau. Voyez plus loin la bio-
graphie de ce poète illustre.
J.-R. Rousseau (1070-1741). Il nous a laissé des imitations des
psaumes, des odes et des cantates. Une heureuse imitation des
anciens, la fidélité aux bons principes, la pureté du langage et
du goût, une grande harmonie, une correction de style remar-
quable, une rigoureuse exactitude à observer les règles, de la
grandeur et de la noblesse dans les idées, rarement du sublime,
peu d'invention : voilà les caractères de sa muse lyrique, qui
manque d'ordinaire de ce qui fait le véritable poète lyrique,
c'est-à-dire, de l'enthousiasme. Ses plus belles odes sont, outre
celles que nous avons déjà indiquées, la le du liv. III, Tel que le
vieux pasteur; la 5e, Ce n'est donc point assez, et la 5e du liv. IV,
C'est trop longtemps. Voyez ce que nous disons de ce poète à
l'article Cantate.
Le Franc de Rompignam (1709-1784). Il rend avec un talent
rare les beautés des prophètes. Style noble, idées grandes et
sublimes, pas de faux éclat, le terme propre : voilà les qualités
de ses odes, où, d'ailleurs, il manie la langue en maître. —
Voyez Leçons de littérature, et nommément son ode sur la Mort
de J.-B. Rousseau; et à l'art. II de ce chapitre, sa traduction du
Ps. Super flumina.
Gilbert (1751-1780). Il a du talent poétique, des idées fortes
et élevées, des sentiments nobles, des images grandes et
sublimes ; mais son style est incorrect, ses mouvements ne
sont pas toujours assez naturels, ses transitions quelquefois
trop brusques. 11 montre toujours un grand respect pour la reli-
gion et le goût. La mort l'enleva trop tôt au commerce des
Muses.
* Né en Lorraine, de parents pauvres, il vint à Paris, avec
l'espoir d'y trouver une ressource dans son talent poétique. 11
- 85 ~
fil d'abord des odes. Aigri de les voir si peu accueillies, il
embrassa le genre de la satire. 11 attaqua surtout les faux phi-
losophes {Le dix-huitième siècle. — Moi apologie, etc.), ce qui
lui fit des ennemis, sans le tirer da la misère. Il mourut à
l'Hôtel-Dieu, à Paris, à l'âge de 29 ans. Huit jours avant sa
mort, il composa celte belle élégie {Le poète mourant), dont tout
le monde connaît la célèbre strophe :
Au banquet de la vie, infortuné convive,
J'apparus un jour et je meurs :
Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j'arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.
(Voir L^eçons de littérature).
Lebrun, Ponce-Denis Ecouchard (1729-1807). Ses odes, qui
indi(iuent un caractère versatile, ont de l'énergie, de l'élévation
et de l'enthousiasme. Le style en est harmonieux, parfois enflé.
Moins correct que i.-h. Rousseau, il est plus poète, et mérite
une place parmi les poètes lyriques de sa nation (1).
* Lebrun Pierre-Antoine, né et mort à Paris (1785-1873) qui à
douze ans avait fait la tragédie de Coriolan et s'était rendu
célèbre à vingt ans par l'ode (ï Austerlitz , donna le signal d'une
féconde révolution littéraire surtout dans le genre dramatique.
Voyez plus loin l'art. Tragédie. Ses premiers essais lyriques
respirent le plus ardent patriotisme. En 1817, l'Académie avait
proposé pour prix les Avantages de l'étude L'cpîlre de P. Lebrun
remporta la palme, contre des émules tels que Casimir Dela-
vigne et Victor Hugo. H partit pour la Grèce et y amassa un
;l; " Le surnom <le Pindare que lui donna Clienier, est une dérision. Son style, qui n'est
r^as sans force et sans noblesse, a quelque chose de raide et de sec; et, comme l'a dit
Saiute-Beuve, l'accent déclamatoire y perce à tout moment. Adepte du parti pliilosophique
de Voltaire, ai-rri par les railleries auxqu iUes il fut en butte, 11 se livra entièrement à
l'àpreté de son caractère, et exhala sa bile en six cents épigrammes Napoléon, croyant
récompenser en lui l'auteur de VOde à la grande armée, publiée peu de jours après la
bitaille d'.\usterlitz ;1805j, lui accorda une pension de 60OO francs. Lebrun-Pindare ap-
prenant que l'ode était d'un jeune émule de 2<) ans appelé Lebrun (Pierre Antoine) pour
se venger de son homonyme, accepta la pension et la conserva jusqu'à sa mort. Voici le
d»bul de cette Ode :
Suspends ici ton vol ; d'où viens-tu, Renommée »
Qu'annoncent tes cent voix à l'Europe alar.née î
Guerre! —et quels enr.emii veulent être vaincus?
Alterna ids, Suédois, Ruïse.î, lèvent la lance;
Ils menacent la France.
Reprends ton voU déesse et dis qu'ils ne sont plus.
— .si -
riche li'ésor d'impressions el d'images qu'il publia en 1828 sous
le litre modeste de Voyages de Grèce, pour faire ses adieux à lu
poésie. Cependant dix ans plus tard il célébra l'entrée de
Lamartine à l'Académie, (où lui-même siégeait depuis 1828) en
y lisant sa belle ode, le Ciel d'Athcites, toute brillante d'un pur
reflet de ce beau ciel (1). Le plus grand nombre de ses poésies
étaient à peu près inconnues quand il se décida enfin, en 1844,
à les publier.
REMARQUE SLR LA POÉSIE MODERNE.
C'est dans le genre lyrique que la poésie du XIX- siècle
s'est le plus distinguée, en se débarassant du lyrisme factice
du siècle précédent, où l'ode n'était guère, le plus ordinai-
rement, qu'une combinaison solennelle de figures de rhéto-
rique. Lamartine, V. Hugo, Alfred de Vigny, quelquefois
Casimir Delavigne, et après eux Reboul, Brizeux, Laprade,
etc. surent remonter aux sources de la véritable inspiration.
Ils sentirent vivement par eux-mêmes et traduisirent dans
une langue neuve des sentiments faits pour être compris par
les générations contemporaines.
De Lamartine, * dont le véritable nom est Alphonse de
Prat, né au château de Saint-Point (Màcon), en 1790 est
mort h Paris en 1869. Le nom de Lamartine, qu'il a pris, est
celui d'un oncle maternel. Élevé par une pieuse mère dans
;1, * Celui qui, loin de toi, né sous nos pâles deux,
Athènes, n'a point vu le sokil qui féclaire.
En vain il a cru voir le ciel luire à ses yeux ;
Aveugle, il ne sait rien d'un soleil glorieux.
Il ne connaît que la luniii'To !
Alhène, mon Atliéne est le pays du jour.
C'est là qu'il luit: C'i'St là ([Ue la lumière est belle :
Là que \\ri\ euivré la puise avec amour.
Que la sérénité ti.int son brillant séjour,
Innnol lie, immense, éternelle.
Jusques au fond du ciel limpide et transparent
Comme au fond d'une source, on voit; tout l'ieil y plonge :
L'air scinllle, moiré conune reau d'un courant,
Pur comme de beaux yeux, clair comme un front d'eufuut.
Doux comme l'tté dans un songe.
- HV) —
la solitude de sa propriété de Milly, il entra plus lard au
collège de Belley, où il acheva son éducation sous la direc-
tion des Pères de la Foi, auxquels il a dédié une de ses odes :
Adieux au Collège de Belley (1). Après plusieurs voyages en
Italie, qui ne contribuèrent pas peu h exalter son imagina-
lion, il entra en 1814 dans les gardes du corps du roi
Louis XVIII, qu'il ne quitta qu'h la fin des Cont-Jours. Les
Médilations poétiques qu'il publia d'abord (1820), curent un
succès prodigieux, grâce h l'élément chrétien qu'il y substi-
tue Il l'antique mythologie paiennc. Ensuite parurent les
Nouvelles méditations (1823), le Chant du Sacre (l-2o), et les
Harmonies poétiques et religieuses (1829), son meilleur ou-
vrage. On y remarque les mêmes beautés de style que dans
les Méditations, mais avec un progrès véritable dans le fond,
dans l'inspiration plus intime, plus religieuse, plus pure. Car,
en effet, grand nombre des Méditations poétiques offrent de
véritables dangers pour les jeunes lecteurs (2).
Un sentiment luiljiLuellemcnl religieux , des descriptions
brillantes, un style niagnifuiue, quelquefois sublime, de grands
mouvements, parfois des idées et des expressions vagues et
1 ' Kile se termine par cette stroplie :
A son dernier soupir, mon àme défaillante
Bénira les mortels qui firent mon bonheur.
On entendra redire a ma bouche mourante
Leurs noms si chéris de mon cœur.
(2) ^Xe vrai chiistianisme est encore plus absent des Aouvclles médilations que des
premières; la relitriosité y est encore plus vague Le poète s'j' perd davantage dans de
vaines et puériles rêveries, dans des contemplations vaporeusement sensuelles qui lui
fout confondre la présence de Dieu dans l'univers avec la présence euchaiistique dans
nos temples et le poussent ainsi à matérialiser le culte, la morale et les mystères du
cliristianisme. Dans ses Hctrnionics poHiques l'auteur ne s'écarte pas moin? du christia-
nisme positif et orthodoxe malgré certaines pièces admirables, comme le trè^chrétien
H>/m)(e au Clirist. - Ce que possède éminemment Lamartine, c'est le don de l'iiarmonie.
Malheureusement, ces phrases si sonores, ces vers si mélodieux, sont souvent très iiauvres
de pensée. Le délayage est un de ses défauts habituels. A-t-il une belle idi'-e, il faut qu'il la
tourne et la retourne, qu'il l'étende jusqu'à la fatigue et l'ennui. Au milieu d'une foule de
négligences, de solécismes, d'incorrections de tout genre, il prodigue les gi'ands mots
enflés d'épithètes, et veut, comme dit Shatiespeare, dorer l'or et ji^'r/'iimer la rose.
(Godekroy).
- 86 -
outrées, les règles de l'art quelquefois violées, des mots nou-
veaux, une abondance qui déi;,énôre en prolixité : voilà ce que
l'on trouve dans ces poésies lyriques. Ajoutons que quelques
passages font soupçonner l'auteur de pencher vers le pan-
théisme. Voyez dans les Leçons de littérature les pièces sui-
vantes : ht Poésie sacrée — le Vallon — Bonaparte {[).
' Nous ne ferx)ns qu'indiquer les autres productions litté-
raires de Lamartine, indignes, sous tous rapports, de l'auteur
des Harmonies. — Voyage en Orient (1835), Jocehjn (1835), La
chute d'un Ange (1838), recueil d'extravagances et de monstruo-
sités. Ces trois ouvrages ont été mis à Vlndex. Recueillements
poétiques (1839), où l'iiuteur mêle le blasphème au déisme.
L'histoire des Girondins (1847) empreinte de sentiments répu-
blicains, tendant à faire ressortir Vidée que le sang ne souille pas.
Les co)?/î(ieiîces (1849), Toussaint Louverture, drame en cinq actes
et en vers (1850), Geneviève (X'èoï), Le tailleur de pierres de Saint-
Point (1851), Gruziella (1852), Nouvca^t voyage en Orient (1853),
V7sîons (18o2), fragment d'un poème sur les transmigrations de
ràme(!), plusieurs volumes d'histoire; enfin, forcé par des em-
barras financiers, l'auteur des Harmonies se condamna à une
sorte de travaux forcés littéraires par la publication périodique
(1856) de son Cours familier de littérature, dont plusieurs Entre-
tiens dénotent heureusement que de Lamartine dans ses vieux
jours est revenu de ses erreurs (2).
Ed. Turquety, né k Rennes en 1801 mort en 1867 {Amour et
Foi — Poésies catholiques — H>imnes sacrées — Primavera —
Fleurs à Marie — Poésies religieuses, à l'usage de la jeunesse.) La-
martine fit le premier sonner en France la lyre religieuse et
chrétienne, Turquety fait un pas de plus : ses accents sont
entièrement catholiques. Ses poésies ne respirent pas cette
vague religiosité des Harmonies et des Méditations, mais une foi
pure et sincère, une conviction profonde. Il est allô prendre,
conime s'exprime un écrivain moderne, sa lyre aux murs du
sanctuaire (3). Sa diciioii, en général, harmonieuse, gracieuse
et souple, manque parfois de correction ; ses pensées, souvent
(1) On a recufilli les meilleures pièces de ses Méditations et Ue ses Harmonies en un
seul volume. Bruxelles, De Mat.
(2) 'Ajoutons comme publications posthumes: le Manuscrit de ma mère i^SlQ); Sou-
venirs et portraits (1871) ; Poésies inédites {lifl'i\ etc.
(3) Ch. Nodier.
- 87 -
grandes et vigoureuses, sont vagues quelquefois. Moins véhé-
ment que Lamartine et Y. Hugo, il a de la verve et du mouve-
ment lyrique ; mais ce mouvement ne se soutient pas toujours
jusqu'au bout. 6n peut aussi lui reprocher quelques comparai-
sons un peu forcées, certaines tournures prétentieuses, l'usage
trop fréquent de l'exclamation, quelques vers faibles. Enfm, il
nous semble qu'il multiplie trop les images pour rendre une
même idée, et qu'il se livre trop exclusivement aux sentiments
de la tristesse et de la mélancolie, toujours chrétienne, il est
vrai, mais poussée trop loin.
Parmi ses poésies, nous recommandons surtout les sui-
vantes : Ode aux Catholiques — Rosa mystica — Psaume — Amour
— l'Église — le Pape — l'Enfant Jésus — le Martyre — le Rayon,
ce fut ta grâce. — Sa meilleure pièce par l'élévation des pensées
et par l'ampleur du style, c'est Mes poètes, dans le recueil Poé-
sies catholiques (1836).
LE RAYON, CE FUT TA GRACE.
Une fleur fragile et petite
Croissait aux fentes du rocher ;
Elle allait tomber au plus vite,
Quand un rayon vint la chercher.
Et sa tige fut relevée.
Et l'étranger, seul, à l'écart,
La respire à son arrivée,
La redemande à son départ.
0 sois béni, toi, que j'embrasse
De toute l'ardeur de ma foi !
Car le rayon, ce fut ta grâce :
La fleur tombante, c'était moi.
Jean Reboul, poète et boulanger, né à Nîmes en 1796, mort
en 1865. Comme Turquety, Reboul est poète chrétien et catho-
lique. Du génie, de l'enthousiasme, des sentiments élevés, des
images neuves et hardies, distinguent sa poésie. Les comparai-
sons parfois peu justes, les incorrections de style qu'on y ren-
contre quelquefois, n'exciteront pas la critique, si l'on considère
la condition du poêle. * Sa première pièce fut un chef-d'œuvre,
- 88 -
VAuge et l'enfant (1828) dont le canevas se trouve dans le poète
allemand Grillparzer, mais que le poêle français a de beaucoup
surpassé. Aussi de Lamartine lui adressa-t-il une de ses Har-
monies : le Génie dans; robacuritc. En 1836, Reboul publia ses
Poétiies, où l'on distingue r.4i(m()/ie an Christ, la Lampe, un Soir
(Vhiver, etc. Son poème biblique du Dernier Jour (1840) est
inférieur à ses odes. De ses trois tragédies, le Martyre de
Vivia (1858) a obtenu quelque succès. Son dernier ouvrage est
intitulé les Traditio)inelles (1857).
Nous citerons sa première ode :
L'ANGE ET L'ENFANT.
Un ange, au radieux visage,
Penché sur le bord d'un berceau,
Semblait centempler son image,
Gomme dans l'onde d'un ruisseau.
Charmant enfant qui me ressemble,
Uisait-il, oh ! viens avec moi !
Viens, nous serons heureux ensemble,
La terre est indigne de toi.
Là, jamais entière allégresse;
L'âme y souffre de ses plaisirs,
Les cris de joie ont leur tristesse,
Et les voluptés leurs soupirs.
La crainte est de toutes les fêtes ;
Jamais un jour calme et serein.
Du choc ténébreux des tempêtes.
N'a garanti le lendemain.
Eh quoi! les chagrins, les alarmes.
Viendraient troubler ce front si pur!
Et, par l'amertume des larmes,
Se terniraient ces yeux d'azur !
Non, non, dans les champs de l'espace,
Avec moi, tu vas t'en voler;
La Providence te fait grâce
» Des jours fjue lu devais couler.
- J<9 -
» Que personne dans ta demeure
» N'obscursisse ses vêtements;
» Qu'on accueille ta dernière heure
» Ainsi que tes premiers moments.
» Que les fronts y soient sans nuage,
» Que rien n'y révèle un tombeau;
» Quand on est pur comme à ton âge,
» Le dernier jour est le plus beau. »
Et, secouant ses blanches ailes,
L'Ange à ces mots a pris l'essor
Vers les demeures éternelles...
Pauvre mère!... ton fils est mort.
Victor Hi(f/o. ' Né à Besancon ^^1802) d'une mère vcndvcnne et
d'un père rcpnhlicaln, qui devint général sous l'empire, le jeune
Hugo passa ses premières années à voyager en France, en
Suisse, en Italie, en Espagne, etc., faisant ses études successi-
vement au couvent des Feuillantines à Paris, au séminaire des
nobles de Caslille, pour les poursuivre de nouveau à Paris dans
une institution préparatoire à l'école polytechnique, l'institut
Cordier. Dès 1817, il obtint une mention honorable au concours
de l'Académie pour sa pièce les Avantages de Vétude (1) De 1819
à 1822, il fut couronné trois fois par l'académie des jeux floraux
de Toulouse pour ses odes : les Vierges de Verdun, le Rélahlisse-
ment de la statue de Henri IV, et Moïse sur le Nil. Stimulé par
l'exemple de Lamartine, il publia un premier volume d'Odes et
Ballades (1822), dont la plupart n'ont rien de commun avec les
deux genres que les littérateurs désignent sous ces dénomina-
tions. Ces odes sont presque toutes politiques, et respirent
l'ardent royalisme de l'auleur à cette époque. Sans être des
chefs-d'œuvre, plusieurs renferment de belles et grandes pen-
sées. Classiques pour la forme, elles sont déjà romantiques par
le sentiment et l'idée. Quant aux ballades, ce sont de petits
poèmes gracieux, qui ne disent rien à l'âme ni au cœur, et dont
plusieurs ne sont pas sans danger pour le jeune lecteur. Bien-
tôt après parut un nouveau volume û'Odcs et Ballades (182G). Le
(!) * Lebrun obtint le prix destiné ù V. Hugo, dit on, et <iu'0D n'csa lui accorder, parce
qu'il n'était encore qu'un enfant.
- 90 -
poète s'y montre moins monarchique et moins classique, mais
par contre, les sujets qu'il traite sont plus variés. Il y respecte
encore la loi du Christ. Cependant s'il ose y dire encore :
Ma douce Muse est innocente et belle,
L'astre de Bethléem a des regards pour elle,
néanmoins, on ne saurait parcourir tous les morceaux de ce
recueil sans prudence. Vinrent les Orientales (1828), riches en
poésie colorée, mais vides de pensées. On y remarque les pre-
miers symptômes du déplorable système adopté depuis par
l'auteur : la théorie de l'étrange et du bizarre, l'abus de l'anti-
thèse et le mépris de toute règle (1). Les Feuilles d'Automne {iS3i)
dont l'objet est de chanter les joies de la famille, le meilleur de
ses recueils poétiques, renferment cependant des strophes qui
indiquent que l'auteur glisse déjà sur la pente fatale de l'incré-
(1) * L'enfant grec.
Les Turcs ont passo là, : tout est ru-ne et deuil....
Tout est désert : mais non, seul près des murs noircis.
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grei-, assis.
Courbait sa tète humiliée.
n avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
— Ah : pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux,
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l'onde.
Pour que dans leur azur, de larmes orageux.
Passe le vif éclair de la joie et des jeux.
Pour relever ta tête blonde.
Que veux-tu? bel enfant, que te faut il donner
Pour rattacher galment et gaiment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux qui du fir n'ont pas subi l'affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Connne les feuilles sur le saule «
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux »
Est-ce d'avoir ce lis, bleu comme tes yeux bleus.
Qui d'Iran borde le puits sombre'
Ou le fruit du tuba, de cet arbre .«i grand
Qu'un cheval au galop met toujours en courant
Cent ans à sortir de son ombre!
Veux -tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois.
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois ,
Plu.s éclatant que les cymbales >.
Que veux-tu * fleur, boau fru t ou l'oiseau merveilleux ?
— .Vmi, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus,
..Je VL-ux de la poudre et des balles. (Orientales).
- 91 -
dulité. Les Cha)Us du Crépuscule {[S3b), les Voix i)Uéricurcs (1837),
les Rayous et les Ombres (1840), les Contemplations (1856), ne
renferment que les chants lugubres du doute et du désespoir,
et nous montrent l'écrivain se dépouillant de son auréole de
poète, à mesure qu'il perd les lumières de la foi. Au milieu de
ses étranges divagations son génie poétique pâlit visiblement.
Aussi, de chute en chute, V. Hugo a-t-il fini par s'embourber
dans la fange de cet ignoble ouvrage, les Chansons des rues et
des bois (1865), où l'absurde, le grotesque et le puéril le dis-
putent au dégoûtant, à l'impie et h l'obscène (1). Napoléon le
Petit (Bruxelles 1852) et Les cliàtitnents (1853) série de pam-
phlets politiques, renferment des morceaux d'une force, d'une
énergie et d'un coloris extraordinaires; tel VExpiation ou les
trois actes de la chute de Napoléon, Moscou, Waterloo, Sainte-
Hélène. Mais on y voit sans cesse l'auteur confondre dans ses
attaques le catholicisme et l'empire. — L'année terrible (1872),
recueil inspiré par les sinistres événements de 1870-1871, con-
tient des théories sociales extrêmement dangereuses. — L'art
d'être grand-père (1873), presque entièrement rempli du charme
de l'enfance, est l'adoration de l'aïeul pour ses petits-enfants.
Mais ici encore se retrouvent des sorties violentes contre le
christianisme. — Nous ne parlerons pas d'une œuvre détes-
table par l'inspiration et dont pas une page ne rappelle le poète :
Le Pape. — Enfin, vient de paraître le nouveau poème de
V. Hugo, intitulé VAne (1880). C'est l'âne de la fable, l'une qui
parle et qui s'adresse au philosophe Kant pour lui faire part,
dans un discours de cent cinquante pages, de ses impressions
sur l'humanité; mélange de sottises, d'impiétés et de choses
étonnantes.
(1) * Voici un échantillon de cette affreuse poésie :
L'Ascension huinavw. Chansoi-.
L'homme et Dieu sont parallèles.... Tiou créa le preiuinr verbe ((),
Dans tout génie, il s'incarne; [l'homme) Et GutemberK 1^ second.—
Le monde est sous son orteil ; L'erreur tombe , ou révacue ,
Et s'il n'a qu'une lucarne. Les dogmes sont muselés,
n y pose le soleil. — L'homme est l'invincible Hercule ;
Le progrès est en litigo Joie aux fleurs et pnix aux blés : — (!)
Entre l'homme et Jéhova ; Il veut. Tout cède et tout plie.
La gretfe (l'homme) ajoute à la tige : (Dieu) l\ construit, quand il détruit; (::)
Dieu cacha, l'homme trouva. — Et sa science est remplie
Il (Dieu) est grand, l'homme fécond; Des lumières de la nuit. — (;i)
- !)-2 -
* Nous parlerons ailleurs de ses ouvrages en prose. L'excès en
tout, dans les idées et dans la forme, l'abus de l'anlilhèse, la
recherche des elTels, l'envie d'élonner, tous ces défauts propres
aux époques de la décadence compromettent les beautés ré-
pandues dans ses nombreuses productions poétiques, et lui
ont valu le nom de Fou subliwc.
Comparé à Lamartine V. Hugo a les mêmes défauts litté-
raires; mais on trouve chez lui plus de génie, plus d'enthou-
siasme et une inspiration plus ardente. Il est moins soutenu,
moins soigné, ses vers ont souvent une raideur et une dureté
affectées (1); ses plus belles pensées sont souvent suivies
d'idées communes, vulgaires ou extravagantes ; il se plaît h
confondre le beau avec le laid, le bizarre avec le sublime.
* Victor de la Prade, né en 1812, ancien professeur de litté-
rature française à la faculté des lettres à Lyon, a publié les
Parfums de Madeleine {\S39), la Colère de Jésus (1840), Odes et
Poèmes {[SU), Poèmes ci'augéliques {[Soi), les Symphonies (1855).
Ces deux derniers ouvrages lui ont ouvert les portes de l'Aca-
démie française. Dans ses premières productions, le spiritua-
lisme mêlé à une sorte de panthéisme, peut égarer le lecteur
■dans des rêves malsains. Les Symphonies (1855), les Idylles
héroïques (1858), les Voix du silence (1865) marquent un progrès
continu dans la foi et dans le talent du poète. Il y célèbre les
rapports de l'àme avec le monde extérieur ; mais tout n'y est
pas irréprochablement chaste. Les chants patriotiques publiés
pendant la guerre de 1870 manquent de vigueur. Son dernier
poème, le Livre d'un père (1876) est vraiment, comme on l'a dit,
le premier senti et écrit entièrement pour les enfants.
* La poésie de M. de Laprade est d'une grande élévation, mais
on éprouve une certaine fatigue h lire d'une façon suivie ces
vers dont l'allure est trop constamment grave et solennelle.
Ce qui distingue ses poésies religieuses c'est un grand respect
pour la foi el pour les mœurs. On peut lui reprocher quelques
;1) * C'est en imitation di; ces vers si durs (ju'on a fait les suivants, à propos des efforts
inutiles de V. Hugo pour arriver à l'Aoadéniie. Ce ne fut qu'à force d'intrigues qu'il y
parvint en 1841.
Où, ô Hugo: huc!iera-l-on ton nom!
Justice enlin rendu que ne t"a-t-on!
Quand donc ati corps qu'Académie on nomme.
De roc en roc grimperas-tu, rare homme !
— !)3 -
pensées obscures, et l'alms des licences pocliques dans la ver-
sification. Nous ne dirons rien de la légende spiritualisle qu'il
publia en 18'i-i (Psyché), ([ui nous semble atteindre un but dia-
métralement opposé à celui que l'auteur s'était proposé. On lui
reproche avec raison certaines pages trop crûment sensuelles.
Nous parlerons ailleurs de ses productions satiriques et de son
épopée champêtre Pernette (1868). Citons quelques strophes de
la dédicace de ses Poésies évungéllques, qu'il olTre à sa mère
malade.
DÉDICACE.
A ma mère.
Il est à vous ce livre issu de la prière.
Qu'il garde votre nom et vous soit consacré;
Ce livre où. j'ai souffert, ce livre où j'ai pleuré,
Ainsi que tout mon cœur, il est à vous, ma mère !
J'y mis tout ce que j'ai d'espérance et de foi,
Ma plus ferme raison, mes ardeurs les plus hautes,
Mon âme entière... hormis ses erreurs et ses fautes ;
L'œuvre en est donc à vous, ma mère, plus qu'à moi...
Né dans un temps rebelle à prononcer : Je crois!
.l'ai payé le tribut à ses erreurs funèbres;
Mais, pour me retrouver, du fond de ses ténèbres.
Je vous voyais marchant au chemin de la croix...
Oui, lorsqu'au fond du mal tombe une âme asservie,
Sans retour vers l'honneur, quand un homme se perd,
Clierchons à son foyer méprisable ou désert....
Une mère chrétienne a manqué dans sa vie.
Merci, mon Dieu, merci, vous frappez en aimant!
Vous n'avez à mon Ame épargné nulle épreuve,
Vous mélangez de fiel toute onde où je m'abreuve,
Vous m'avez fait un cœur qui saigne à tout moment.
Tout mon être est en soi trouble et tristesse amère,
Je marche sans espoir et sans force, ô Seigneur !
Mais j'ai reçu de vous bi-;n plus <\ue le bonheur :
Vous m'avez donné to.i. en me donnant ma mère.
— ot -
Sur ce lit de douleur où, le cœur résigné,
"Vous souffrez vaillamment, pour que Dieu nous pardonne,
Avant le prix céleste au martyre assigné,
Mère, je veux aussi vous mettre une couronne.
Voici ma poésie : elle sème, en pleurant,
Ses fleurs sur votre front ceint dti bandeau d'épines,
Il ne m'appartient pas ce don que je vous rends ; (rime défectc)
Eclose en moi, la fleur a chez vous ses racines.
Mais l'instant du soleil pour vous-même est venu ;
11 faut qu'à votre nom j'attache une auréole.
Dieu voudra que ton feu, dans l'ombre contenu,
Grande âme de ma mère, éclate en ma parole!...
* Charles Nodier (1783-1844), de l'Académie française, connu
surtout comme philosophe et historien, a publié un grand
nombre de petits romans et deux volumes de poésies : Essais
iVun jeune L'a/v/c (1804) et Poésies diverses (1827). Il montre dans
ses fables,* contes, romances, élégies, beaucoup d'esprit, de
grâce, de sentiment et une imagination fortA'ive, parfois exaltée.
Son style est brillant. Voyez, dans les Leçons de litlérature, son
Hymne à la Vierge, dont nous nous plaisons à citer cette strophe
si connue :
Hélas ! ces héros éphémères
Qu'élèvent de sanglants pavois,
Sont inexorables aux mères :
Ils ne comprendraient pas ta voix.
Mais Dieu, dans son amour immense,
Permet que ton pouvoir commence
Où finit celui des humains.
D'un seul regard lu le désarmes,
Et l'on dit qu'une de tes larmes
Eteint la foudre dans ses mains.
* Ulrich Cullinçmer (ilSb-lSOG), auteur de Goffinou les mineurs
sauves, Mélanges poétiques (1824), Fables et méditations, Recueil
d'élégies, Charles VII et Edith, poèmes. Elégance de style et
naturel, versification gracieuse et facile, de l'âme et une cer-
taine indolence rêveuse, voilà ce qui distingue ses poésies.
VEnfant malade mériterait d'être cité, mais il faut se borner.
— 115 -
* Sainte-Beuve iCharlcs-AuniisUn] (1804-1809), connu particu-
lièrement par ses Critiques et portraits littéraires, poète et écri-
vain versatile, sans principes fixes ni littéraires ni religieux,
qui, passant successivement d'un camp à un autre, prête le
flanc aux critiques de tous les partis. Trop exalté par les uns
il a été trop déprécié par les autres. Il débuta (1829) pav Joseph
Delonnc jeune homme désespéré avant d'avoir vécu, rêvant un
monde meilleur dès le maillot. Ses Cousoiations (1830) passent
pour son meilleur ouvrage; poésie intime et originale, où règne
un accent mélancolique et tendre, et un certain mysticisme
religieux qui cache mal le libre-penseur. Les beaux vers, les
vers raciniens, n'y sont pas rares, mais, comme l'a dit un cri-
tique, ils sont souvent gâtés par les intempérance du roman-
tisme. Les Pensées d'Août (1837), sont fort médiocres. Ce
critique si sévère pour les autres n'est pas lui-même un écri-
vain pur et correct.
Principaux poètes lyriques Belges.
* Théodore Weustenraad, né h Maestricht en 1805, mort h
Jambes près de Namur en 1849, a publié les Chants du réveil
(1831), la Ruelle au banquet de Warfusée, drame en 5 actes et
en prose (1835), Recueil, Célina et quelques pièces flamandes,
Poésies lyriques (1848).
* On se tromperait fort, si l'on jugeait du cœur et du carac-
tère de l'auteur d'après les sentiments âpres, misanthropiques
et parfois peu religieux que respirent surtout ses premières poé-
sies. L'imagination domine chez lui, et donne souvent à ses
pensées une force et une énergie qui lui font dépasser les
limites du bon goût. En voici un exemple dans la description
qu'il fait de la royauté de notre Seigneur, bafouée par les juifs
dans sa passion.
* Triomphe! le peuple l'emporte!
Pilate a livré Jésus-Christ ;
Déjà, s'avance sous escorte
Le Roi que les Juifs ont proscrit ;
Déjà, de la cour du Prétoire
La victime a franchi le seuil.
- PC) -
Sois fier, peuple, de ta victoire!
Le monde en portera le deuil.
Tout à coup, l'œil hagard, s'élance dans l'arène
Un juif aux clievcux roux, h la démarche obscène ;
Sur le Christ pâle et calme, il fond en rugissant,
Et, d'un ignoble geste où le mépris éclate,
Lui jette sur l'épaule un haillon écarlate.
Plein de boue et de sang.
Et le peuple applaudit, et sa voix de tonnerre,
Eclatant en cris convulsifs,
Fait répéter aux échos du Calvaire :
Salut! salut, ô Roi des juifs !
Allons! au tour d'un autre. Il faut large vengeance.
Un vieux Pharisien en chancelant s'avance;
La foule devant lui s'écarte avec respect;
Sur les pieds nus du Christ lentement il s'incline,
Se relève, lui met la couronne d'épine,
Et lui donne un soufflet.
Et le peuple applaudit, et sa voix de tonnerre, etc., etc.
Silence ! il manque un acte au sacre symbolique,
Pour qu'il soit accompli selon le rite antique.
Le Christ attend son sceptre : un nègre circoncis.
Vieil esclave, échappé des cachots du Prétoire,
Lui fixe entre les mains un roseau dérisoire,
Et lui crache entre les sourcils.
Et le peuple applaudit, etc., etc.
* Le Remorqueur et le Haut Fourneau ont particulièrement
fixé sa réputation de poète. Ce sont deux poèmes de cinq cents
vers environ chacun, où l'on remarque de belles et grandes
pensées, des images vives et hardies, des vers d'une énergie
extrême, de l'enthousiasme, du feu, du génie, mais souvent un
manque de goût. Le poète sacrifie fréquemment l'harmonie du
style h l'harmonie imitative, la pensée à l'image, et même la
langue à la pensée. Il se complaît un peu trop à vaincre la diffi-
culté du sujet dans des descriptions romantiques, c'est-à-dire,
esclaves des détails.
— !)7 —
Nous re citerons que quelij'ses slroplies du poi-me
* Le Remorqueur.
Regardez! le voilà! Quelle noble stature !
Que de génie empreint sur sa puissante armure !
Vingt siècles de progrès vivent sous ce métal;
Eléphant par la force, et cheval par la grâce,
Tigre par la vitesse, el lion par l'audace,
Il ne reconnaît, lui, ni maître ni rival.
Ni maître ! — Il en est un! — L'homme, voilà son maître !
L'homme qui le conçut et qui lui donna l'être,
L'homme qui fait d'un geste obéir le Tilan,
Et qui va, tout à l'heure, à ce colosse inerte,
A ce spectre debout dans l'arène déserte,
Imprimer par la flamme un formidal)le élan.
Autour de l'enceinte gardée,
Devançant l'heure du départ.
Déjà la foule débordée
Monte, se répand au hasard,
Et dans sa joie et son délire,
Appelle à cris tumultueux
Le sombre acteur, dont elle admire
Les membres forts et vigoureux.
Un éclair a jailli de son ventre torride.
Ses naseaux ont sifflé, ses poumons ont gémi;
•Sa croupe, verte et noire, a, sous un choc rapide,
Subitement frémi ;
Une fiévreuse ardeur dans ses veines circule,
Il lance, à droite, à gauche, un torrent de vapeur,
II trépigne, il s'agite, il s'avance, il recule.
Honteux de sa torpeur.
Il la secoue enfin, il est libre, il arrive,
Il s'attelle au convoi d'un pas majestueux,
Rugit d'orgueil, se tait, el, l'oreille attentive,
Attend le signal des adieux.
— 1)8 —
Triomphe! il est donné, le peuple le répète,
Et la voix des clochers, et la voix des canons,
En hymnes l'i-alernels éclatent sur sa tôle
Prolongés par l'écho des monts.
Alors, ses crocs tendus, la masse monstrueuse
S'ébranle lentement, à bonds heurtés et lourds ;
Bientôt, de choc en choc, sa marche paresseuse
Roule, en s'accélérant toujours.
Un orage de bruit inonde l'atmosphère.
Le gaz à flots stridents s'échappe plus pressé,
El le géant vainqueur s'élance ventre à terre
Sur le chemin qu'il s'est tracé.
Plus prompt que la parole.
Plus sûr que le regard.
Il part, il fuit, il vole
Au but fixé par l'art ;
Monts, plaines, tout s'efface
Sous son ardent sillon.
Tout s'unit dans l'espace,
Et rien n'est horizon !...
Sous l'arche d'un tunnel sonore
Il s'est englouti, le géant,
Emportant d'un pas de centaure
Un peuple muet et béant ;
Noir convoi de spectres funèbres
Qu'aux feux croisés de ses éclairs
Il semble, au milieu des ténèbres.
Mener en hurlant aux enfers.
0 terreur ! si la sombre voûte ,
S'écroulait!... si jamais un choc
Le rejetait hors de sa route
Brisé, broyé contre le roc,
Quel deuil alTreux !... Mais l'homme veille,
Mais Dieu pour nous est toujours là.
Écoutez ce bruit qui s'éveille.
Grandit, éclate... Le voilà !
— iH» -
Sous un soleil vif el splendide,
11 reparaît à l'horizon,
Déroulant sa crinière humide
Autour des arbres du vallon,
Répandant à flots sur l'argile
L'or de ses rubis sulfureux,
Et lassant par son vol agile
Le vol de l'oiseau dans les cieux.
Mais il a fourni sa carrière,
Le pacifique conquérant ;
Il rentre dans la Cité-Mère,
Suivi de son cortège errant;
Il rentre chargé des richesses
De vingt cil es qu'il étonna,
Et distribuant ses largesses
Au peuple qui le couronna.
' Van Hasselt (André), membre de l'académie royale de
Bruxelles, né à Maestricht en 1805, mort à Bruxelles en 1874,
publia d'abord les Primevères (1834), œuvre romantique digne de
l'école de Victor Hugo. Il fit paraître grand nombre de poésies
de circonstance, réunies ensuite en recueils sous le titre de
Poésies (1852), Nouvelles poésies (1857), Poèmes (1863), Théâtre du
jeu)ie-à(je {\S6i), Les quatre incarnations du Christ, j)Ocme social
(1868), Le livre des ballades {iS12), Le livre des paraboles (1872).
L'auteur semble avoir voulu s'arrêter sur la pente où le roman-
tisme l'avait d'abord placé. Cependant il n'a pas pu s'empêcher
de glisser encore dans quelques abus consacrés parla nouvelle
école. Le style est correct et plein de coloris, mais il manque
de vie. L'auteur écrit plus de la tête que du cœur, et l'imagi-
nation, chez lui, joue le rôle principal. De là il arrive que le
style a souvent l'air un peu prétentieux. On dirait que l'auteur
vise à faire penser, mais plutôt par la singularité de l'expres-
sion que par la profondeur de l'idée. Ainsi, le poète appelle la
piété, un trésor austère — le deuil, une ombre amère — un chêne,
l'arbre musicien — l'enfer, un sinistre entonnoir plein d'ombre et
jilein de flammes — le firmament, un grand désert, un océan sans
borne, dont les aiyles vont arpenter le seuil — la France, un peuple
Moïse — son histoire, un poème écrit par l'épée sur les pages de ses
drapeaux. — L'auteur parle en outre d'uu carqvois plein de
flèches lyriques — de saluer de loin Juvénal, à travers la cage où
rugissaient les tigres de ses vers — d'un hymve formé de splendeurs
inconnues — des étoiles qui ouvrent leurs yeux de diamant — de la
France, reine qui sentait trembler le 7nonde sous son large orteil —
des crotales des digitales — de la. pâleur qui masque le visage. Enfin,
on rencontre dans une pièce, rangée parmi les odes, les expres-
sions, bouge, taudis, cgout, sentine, chenapans, ho,gne, chiourme,
chourineurs et truands, grinches, peigres, cloaqtie. Plusieurs pièces
sont à l'abri de toute critique. Nous parlerons ailleurs de ses
paraboles, cli. II, art. G. Son œuvre de prédilection semble
avoir été Les quatre incarnations du Christ dont le titre seul
laisse à désirer, parce qu'il semble indiquer une erreur ihéolo-
gique dont il n'est pas nKÎme question. L'ouvrage est partagé
en quatre chants, le premier chante le Glirist promis et venu; le
deuxième, la ruine du paganisme avec l'empire romain par la
doctrine du Christ; le troisième, l'union des esprits dans l'ex-
pédition des croisades, et le quatrième, l'union des cœurs dans
l'avenir par la paix universelle et le retour de l'âge d'or. L'au-
teur vise au grandiose et tombe souvent dans le ridicule. Il y
pose plus en savant qu'en poète (1). Nous citons le début du
poème qui a remporté le prix au concours de poésie française,
ouvert à l'occasion du 25e anniversaire de la fondation des
chemins de fer en Belgique (1859).
* L'esprit de l'homme est grand. Il sonde toutes choses.
La nature pour lui n'a plus de pages closes,
Livre prodigieux, dont les textes vivants
Nous parlent par la voix des forêts et des vents ;
Pour'son œil clairvoyant Isis n'a plus de voiles;
Il sait dans tous les cieux les orbes des étoiles.
Et quel travail se fait, œuvre obscure des temps,
O Gybèle féconde, en tes flancs palpitants.
(1) * Van Has.selt a publié aussi uu recueil di- soixant.;-sept '^élites pièces de poésie
intitulé Eludes rhythmiques, pour prouv(;r que la Inngue française se prête, à un certain
point, au rhythme provenant du mélance des syllabes lon,'ues et des brives, qui donne
tant de cliarnie au laiin, au grec, au flamand, à l'allemand, etc. Expl. " ïJ:;zr::ir~" "
La bariiue suivait su- IN^au pro.'b ide
Le cours d i liMn.
Les bi Isjs pondaient sa voile blonde
Dans l'air seri-iii.
- iOl —
Il s'ouvre dans les airs des roules inconnues.
Il prend avec sa main la l'oudre dans les nues,
Ainsi qu'un oiseleur, un oiseau dans ses rets.
De tout sphinx, comme Oedipe, il connaît, les secret»-'.
Dans sa langue nouvelle, idiome éleclri(iue,
11 fait dialoguer l'Europe et l'Amérique,
Et, dans un même instant, ses signaux, faits d'éclairi,
Parlent et sont compris au bout de l'univers.
Océan, pour franchir tes goufîies et tes lames,
Ses nefs n'ont plus besoin de voiles ni de rames;
Dans leur sein, pour donner la vie à la torpeur,
(lomme un sang généreux il verse la vai)eur.
Du fer, du feu, de l'eau, rompant le long divorce,
11 associe en eux la pensée à leur force.
Des éléments il fait ses dociles agents,
Des ouvriers soumis et presque intelligents.
C'est ainsi que, domptant par degrés la matière.
Il la vaincra, Seigneur, quelque jour toute entière;
Et si, devant toi seul, il demeure ébloui.
Dans la création il est presque chez lui.
* Lesbroussanl (Philippe), né ù Gand en 1781, mort en 1855,
de l'académie royale, auteur du roman Famiy Seymour (1805),
du vaudeville Vlntvujue en Vau- ou les aérostats (1814), et d'un
recueil de Poésies (1827). Ce fut M. Lesbroussard, alors profes-
seur de littérature française à l'université de Liège, qui se
chargea en 1844 d'introduire dans la république des lettres les
premiers essais poétiques d'un jeune poète belge, dont nous
allons parier :
* Mlle Louisa Stappaerts {M^^ Ruelcns) publia Poésies religieuses
(1843), les Pâquerettes (1844), Impressions et Rcv ries (1845). Ces
deux derniers ouvrages sont précédés d'une préface fort flat-
teuse de M. Lesbroussard. Fleurs des Blés (1859). Talent, fraî-
cheur, facilité, harmonie, fruits d'une inspiration spontanée
toujours morale et religieuse : voilà ce que l'on trouve dans les
divers recueils, et de plus, dans le dernier, de la vigueur et de
la force. Parfois on y découvre quelques incorrections ou de
légères négligences. Nous citons une des Pâquerettes.
- 10-2 -
' Uû cerisier.
Lorsque j'étais enfant, qu'un petit coin de terre
Me servait d'iiorizon;
Lorsque je m'enivrais de l'air, de la lumiùre,
De la brise, des Heurs, de l'onde, du gazon ;
Lorsque j'aimais, rieuse, à plonger dans le sable
Mes petits pieds tout nus,
A suivre un papillon rapide, insaisissable,
A chanter des oiseaux, les refrains bien connus ;
J'avais dans mon jardin un vieux pan de muraille
Que le temps ébréchait,
Y laissant chaque jour une nouvelle entaille,
Et sur ce mur poudreux un cerisier montait.
Dans la niche qu'y fit une pierre crevée
Habitait un moineau.
Soignant avec amour sa gentille couvée,
Pour qui le cerisier formait un vert rideau.
Quand les fruits étaient mûrs, toujours d'intelligence,
El l'enfant, et l'oiseau,
A ses rameaux chargés venaient, sans défiance,
Dérober à l'envi le plus brillant joyau.
Et ce plumage brun, et cette blonde tête,
Au soleil rayonnaient!...
La joie était si vraie, et si pure la fête,
Qu'en voyant ce bonheur les anges souriaient.
Oh! que ce souvenir seml)le rempli de grâce;
Qu'il me revient touchant!
Non, jamais ici- bas rien n'efface la trace
Que conserve l'esprit de nos [ilaisirs d'enfant.
* Benoit Quinet, (1) né i> Mons en 1819, a publié la Voix d'inic
jeune orne (1839), la Prière civique (iSii), Danlun chez les contcm-
(1) ' Nous ne parlons pas de rinipie Edgir Quinet, écrirai.! fiançais, dont Ips œuvres
poétiques sont tombées dans roubll dés leur naissa;;ce : les d-îux épopées Napoléon (1?.36)
et Pi-o^m '■Unie '1S38); les Esclaves (1853), drame en cinq tctes et ea vers.
— 103 —
porains (1849), poésies satiriques, dont nous parlerons plus
loin: Pages détachées (-1851), Lilia (185G); un drame, l'Homme
au masque de fer. Le poète s'est exercé dans presque tous les
genres. C'est peut-être un inconvénient; peul-ôlre aussi l'au-
teur chercbe-t-il, d'après le conseil de Boileau, à connaître son
génie jiarticuUc):, pour se livrer ensuite exclusivement à un seul
genre. Jusqu'ici la prédilection du poète semble être pour la
satire. Quoi qu'il en soit, toutes ses poésies renferment des
beautés d'un ordre élevé, et trahissent chez l'autour l'existence
ri» feu sacré (1). Le mécanisme du vers prête parfois à la cri-
tique. Quant aux sentiments et aux princijyes, de même qu'aux inten-
tions et au but, tout y est bon ; et, sous ce rapport, l'auteur ne mérite
que des éloges (2). Son dernier ouvrage : Au village (iSSl) est un
recueil d'une dizaine de pièces charmantes sur tout ce que la
villégiature peut olïrir d'intéressant.
* Espérance.
Bien sombre est la prison... mais par la meurtrière,
Le prisonnier a vu le ciel qui lui sourit ;
Et tandis qu'il murmure une ardente prière,
Des pensers de bonheur lui traversent l'esprit.
Qu'en lui, plus que jamais, l'espérance soit forte!
L'aurore des beaux jours bientôt se lèvera;
Puis il verra s'ouvrir une secrète porte;
Et, libre de ses fers, alors il sortira.
Doux rêve !... ce captif, oh ! oui, c'est ma pauvre âme;
Et sa triste prison, c'est mon adversité;
Le ciel qui lui sourit, c'est l'espoir qui m'enflamme.
Et la pitié de Dieu sera ma liberté.
* Il est à remarquer que la Belgique a produit bon nombre
de poètes, qui n'ont vu dans le conimeixe des Muses qu'un
agréable passe-temps, et qui n'ont pas voulu faire de l'art des
vers une profession et, beaucoup moins encore, un métier.
Les pièces éparses en diiférenls recueils, ou dans les publi-
(i; R^rue calltol'que. Tome XII, 1854— 18ô5, page 280.
(2) Journal historique. Tome XX, page 319.
— ) 04 —
cations périodiques, attestent que ce ne sont pas les esprits
les moins puissants, ni les âmes les moins heureusement
inspirées, qui se sont servis avec tant de sobriété de la lyre
belge. Nous en citons quelques exemples.
* Espcro)is !
In fuie constatis.
[Devise de MalinesJ.
Le ciel se couvre au loin d'épais et froids nuages;
Aucun astre ne brille au sombre firmament;
Partout à l'horizon s'amassent des orages :
Mais l'aube d'un beau jour reluit à l'Orient.
Enfants dégénérés, le doute nous dévore ;
L'or et la volupté se disputent nos jours ;
Mais, dans les airs émus, la croix s'élève encore,
Sur les autels du Christ, l'encens fume toujours !
Sans guide et sans pudeur, la foule indifférente
Regarde avec dédain les temples ébranlés;
Mais il est des cœurs purs, et leur prière ardente,
Comme un tribut d'amour, s'élève des cités !
L'édifice sacré sur ses bases chancelle;
Mais le Verbe divin se répand en tout lieu;
La foi brise les monts, l'Eglise est éternelle,
Et, comme au Golgotha, Jésus est toujours Dieu !
Du sage, ivre d'orgueil, la parole insultante
Lance un arrêt de mort à ses adorateurs ;
Mais, depuis deux mille ans, l'Eglise triomphante
A béni les cercueils de ses blasphémateurs!
La sombre impiété, fière de ses misères,
Marche, de jour en jour, vers des succès nouveaux ;
Mais l'arbre de la foi, des tombes de nos pères,
Etend sur l'avenir de vigoureux rameaux!
Comme, aux jours de Tibère, un peuple déicide
Couvrait son front d'épines et ses lèvres de fiel,
La multitude aveugle, en son ardeur perfide,
Ose vouer sa haine au Fils de l'Eternel!
- 1(15 -
Mais aussi, comme ;ilors, les célestes phalanges
Déposent leur couronne à ses pieds railieiix.
Un seul de ses refj;ariis l'ait voler les arcnauLies,
Un souffle de sa voix fait iressaiUir les cieux !
Celui qui marche en paix sous sa divine égide,
Peut braver les enfers et la foule en coui'roux ;
Quand son bras triomphant nous protège et nous guide,
Qui peut courber nos fronts ou lutter contre nous?
J.-.r. ThonisskN. {Revue cailiolique IHAO).
11 existe, ce nous semble, entre celte pièce et la suivante,,
publiée une dizaine d'années avant, des traits de parenté qu'on
ne peut méconnaître.
* Rui)ics.
Arrêtons-nous ici, loin des pas du vulgaire.
Dont j'osais de ma voix troubler les chœurs joyeux.
Ici, mon âme, on peut pleurer sur sa misère :
Comme en loi, c'est le deuil qui règne dans ces liiiux.
Vois ces débris épars, souillés dans la poussière !
D'un peuple de héros ce fut là le séjour.
La cité vers les cieux levait sa tète altière...
Sa fortune, sa gloire a passé sans retour.
Le temple, dont le front dominait le rivage,
Voit tomber lentement ses murs découronnés;
Et du dieu, dont le temps a mutilé l'image.
Gisent en mille éclats les membres profanés.
Ce fronton, qui là-bas s'abaisse sous le lierre,
Des merveilles de l'art étalait le tableau.
Regardons et Usons... A peine si la pierre
Peut nous ofl'rir encor l'empreinte du ciseau.
Rien n'a résisté! — rien... Temples, palais et dômes
Sous le doigt de la mort ont croulé de concert,
Et leurs seuls ossements, comme de blancs fantômes,
De leur lugubre aspect attristent le désert.
— 10(3 —
Le peuple cependant, au sein de la vicloire,
Disait dans son ivresse : « Ils seront éternels!
» Ces murs h nos neveux porteront notre histoire,
» Ecrite en lettres d'or sur leurs lianes immortels. »
Illusion!... Le temps, dans ses rudes étreintes,
A vaincu ces palais frappant du front les cieux;
Et le pâtre, foulant tant de gloires éteintes,
Ignore jusqu'au nom de ce peuple orgueilleux.
Des plantes du désert la verdure rampante
Mine et ronge le pied des monuments poudreux,
Couvre les chapiteaux, et s'enlace et serpente
Sur le bloc de granit qui supportait les dieux !
C'est qu'ici la nature, un instant asservie,
A repris chaque jour un pied de son terrain.
L'homme à la subjuguer épuise en vain sa vie;
De tout ce qu'il a fait rien ne sera demain.
Mais d'où vient que mon œil aime à voir ces ruines
Dresser leurs noirs sommets le long de ces coteaux.
Et joncher les vallons, et franchir les collines,
Comme un torrent grossi roule partout ses eaux?
Mais d'où vient que mon âme, en proie à la souffrance,
Auprès de ces tombeaux, loin de l'homme et du bruit,
Piespire un air plus pur, et trouve l'espérance
Sous le sombre linceul de ce peuple détruit?
11 semble qu'une voix mystérieuse et tendre
Vient parler à mon cœur du fond de ces débris,
Pareille aux doux accents qu'on croit encore entendre,
Quant les chants ont cessé dans les sacrés parvis.
Tristement entraîné sur la pente fatale.
Arrêtant mon regard à tout objet de deuil,
Je me dis en voyant la pierre sépulcrale :
« Les peuples, comme moi, n'owt-ils pas leur cercueil?
» Oui, ce qui maintenant m'éblouit et m'étonne,
» S'avance comme moi vers l'éternelle nuit.
» La hache de la mort incessamment résonne...
» Allons où va le monde ; allons où Dieu conduit !
- 107 -
)^ Que ce fragile corps rentre dans la poussière!
» De ces liens impurs s'élant;arU vers les cieux,
» Mon àme puisera dans des flots de lumière
» Une vigueur nouvelle et de plus nobles feux. »
(J.-i. T , candidat en droit. Annales littéraires
et }i}nlosoj)lnqiics. Liège, 1837).
* M. r;ibbé ./. R>jl;crs a publié dans différenles Revues sous le
titre de Voix de ma solitude, une série de poésies très-remar-
quables sous le rapport de la noblesse du sujet, de la grandeur
des pensées et de la vivacité du coloris, (Liège, 1855, 1857)
Un volume séparé renferme un poèma de circo.istance : Le 8 Dé-
cembre ou le chant de l'Immaculée. Nous parlerons ailleurs du
grand poème en douze chants sur Saint-Bernard que l'auteur a
publié en 1876. Nous citons la finale des
* Derniers moments du Clirist.
. . . I^a niorl ouvre les tombes.
Les esprits ont quitté leur ténébreux séjour.
La foule devant eux fuit, comme les colombes
A rapproche du vautour (i).
Quel prodige nouveau les frappe et les consterne?
Entendez-vous ces voix et ces gémissements?
Le pontife à l'autel en pleurant se prosterne;
Le Temple est ébranlé jusqu'en ses fondements.
Une invisible main sévit au Sanctuaire :
Le voiie séculaire
Est soudain déchiré...
Le profane vulgaire
Tremble h l'aspect du lieu trois fois sacré.
Est-ce le Dieu qui venge, ou le Dieu qui pardonne
Que révèle ce signe à ses adorateurs?
De lugubres accents, se mêlant h des pleurs,
A l'aveuiîle Sion annoncent ses .malheurs :
(1) * Ce détail n'est pas tout à fait exact. Les niorts ne sont sortis de leurs tombeaux
•qu'après la résurrection du Christ.
IdS -
» Ton culte est aboli ! ton ci-ime nons l'ordonne,
« Ingrate! nous jKirtous ; iého\ a l'atiandonne (1) ! »
La foudre au même iiittant pai't d'un ciel enflammé;
Le calvaire est fendu, le grand drame s'achève;
Sur le bois i-édempteur, un dernier cri s'élève :
« Mon père, tout cf-t coi^^ommé! »
Et ceux qui, blaspiiérnanl sa céleste docti'ine,
Des miracles de Dieu rejetaient le bienfait,
Muets, saisis d'effroi, se frappant la poitrine,
Descendent maintenant de la triste colline
Où leur bras meurtrier consomma le forfait.
* .-Irf. Dechamps, ministre d'Etat, a publié également quelques
poésies bien remarquables. Voyez, dans les Leçons de littérature,
La jeune mère, et surtout la pièce intitulée : .4 mon frère Victor^
Missionnaire Rèdemptoriste, actuellement cardinal archevêque de
Malines.
* Les Essais littéraires, publiés par la société de litlérature
française du petit séminaire de St-Troud (18ol-18y5), ren-
ferment plusieui^s morceaux dignes d'être cités à l'appui de
ce que nous avançons touchant les poètes Belges. Le grave
Journal Historique trouve que « les morceaux de ce recueil
offrent en général des pi^euves de talent , quelques-uns
mêmes, de génie. » (Tome XVIIl, 262).
* Reste h dire un mol des poètes Belges qui se sont servis
de la langue flamande. On sait de quelle manière heureuse
le baron de Reilîenberg a mis un terme aux luttes si vives
entre les deux éléments constitutifs de notre littérature na-
tionale, en s'écriant :
N'ayons qu'un cœur pour aimer la patrie,
Et deu.x lyres pour la chanter!
(1) Voir l'extrait (le Flavii'O José;.lio à la imge iO de ctt Essai.
- 10!) —
Cri de ralliement que noire chansonnier, Antoine Clesse,
a rendu populaire par ce refrain si connu :
Soyons unis!.... Flamands, Wallons,
Ce ne sont là que des prénoms ;
Belge est notre nom de famille,
De famille !
* Parmi les poètes Belges qui ont chanté sur la lyre fla-
mande, nous croyons devoir signaler comme étant, si non le
plus grand, du moins le plus sympathique, Cliarles-Louis
Ledegauck, né Ji Eecloo en 1807, mort à Gand en 1847. Fils
d'un modeste instituteur, il n'eut pas le bonheur de pouvoir
faire des études humanitaires. Seul, sans maître et presque
sans ressource, il aborda, à l'âge de vingt-trois ans, l'étude
des langues anciennes, et, peu d'années après, il obtint le
grade de docteur en droit avec la grande distinction. Il fut
successivement nommé juge de paix, conseiller provincial,
professeur agrégé à l'université de Gand, et enfin inspecteur
provincial de l'enseignement primaire. Bel exemple de ce
que peut le talent assisté du travail.
* Mélancolique de nature, il choisit de préférence les
sujets tristes, et son bon goût le prémunit contre l'exagération
si propre à ce sentiment. Tout ce qu'il a produit, dit le prof.
Heremans, se distingue par l'élégante netteté de la pensée,
la savante disposition des détails et la simplicité charmante
de l'expression. La douceur et l'harmonie caractérisent sa
versification, et son style est généralement correct et châtié.
* Nous avons de lui : Fleurs de mon printemjis, la Paix{l), Bau-
douin de Constantinople, le Manoir de Somcri/hem, la Folle, le Sar-
rasin, le Mendiant, la Calomnie, et enfin sa trilogie les Trois villes
sœurs, (odes à Gand, Bruges et Anvers). Cette œuvre exciia un
6ntl>ousiasme inoui dans les Flandres. C'était le chant du cygne
du poète, qui mourut l'année suivante.
(1) Ce poème sur la paix lui valut U!!(î inédai'.l.! (l"or de la part du roi I.éopold l.
— 11(1 —
Si, d'api'ès Goelhe, être poète, c'est sentir vivement et savoir
traduire ce qu'on sent, Lerleganck est un grand poète. Voici de
quelle manière il trace, à son insu, son propre portrait.
« Oui, l'àme du poète est semblable à l'onde qui réfléchit tout
» ce qui passe au-dessus de son cristal mouvant; qui, sans se
» troubler, fait revivTe des soleils, mais se ride, s'agite et
» gronde, lorsque les vents se combattent à sa surface, et dont
^) la voix terrible annonce les commotions et les tempêtes, dès
» que les nuages s'amoncellent d'ans les cieux. »
Dans son dernier ouvrage, il dépeint la décadence de la ville
de Bruges de la manière suivante .•
* « Tu portes encore le sceau de ton antique noblesse, un
» rayon de la gloire d'autrefois t'illumine; mais hélas ! la main
^) de la mort s'esfappesantie sur toi. Je te retrouve, ô Bruges,
» belle comme aux jours de ton glorieux passé; mais hélas! le
» souffle de la vie t'a quittée...
» Que te sert de siéger, reine éplorée, au milieu du jardin
» de la Flandre? La couronne comtale échappe de ton front, et
I) te laisse comme une vierge méprisée. C'est en vain que tes
» halles dominent l'Océan, nul pavillon étranger ne leur porte
» ses tributs ni ses hommages. Que te sert d'être fière de tes
» rues larges et majestueuses? Depuis longtemps, le tumulte
» du peuple ne les anime plus, et l'herbe couvre le sol de tes
» places et de tes marchés. Que te fait la splendeur des palais
» de tes grands et de tes riches ? Les portes et les fenêtres en
» restent soigneusement fermées, comme si dans chaque de-
» meure sommeillait un cadavre. Pourquoi vanter la splendeur
» de tes temples? Les races princières de la Flandre y reposent
» dans leurs tombes d'airain, muets et tristes témoins de ta
» grandeur d'autrefois et de ton incroyable décadence...
« Oui ! alors (du temps des croisades et des Breydel), alors,
» on te nommait le plus beau joyau de la Flandre; ta gloire
» s'étendait au loin; alors, reine puissante, tu montrais h l'Oc-
» cident ta fière couronne rayonnante de majesté, et pas une
» ville commerciale de la vieille Europe, qui ne s'empressât de
» te rendre un hommage mérité.
» Seule, la ville des Doges, la fiancée des vagues, pouvait se
» vanter, peut-être, d'égaler ton luxe et tes richesses; alors,
» tu trouvais dans ton propre sein la source de la puissance et
- ni -
» de la grandeur ; alors, lu prouvais à la terre qu'aux rivages
» de la Flandre aussi peut s'allumer le llanibeau de la civilisa-
» lion; alors, tu parlais fièrement à rélranyer; alors, tu étais
» grande, ô Bruges, et maintenant !1...
* J.-F. Willems, né à Boucliout (Anvers) en 1793, mort à Gand
en 1840, a publié un grand nombre de pièces lyriques, parmi
lesquelles son poiinie Aux Belges (18I8).mérite particulièrement
d'être signalé comme un des plus beaux morceaux sortis d'une
plume flamande. Promoteur du mouvement flamand, il consacra
pendant plus d'un quart de siècle, toute son activité et tous ses
talents à faire revivre en Belgique le goût et l'étude "de sa
langue maternelle. Il s'est acquis une grande célébrité par la
publication en flamand moderne (1834) du fameux poème Rei-
naert de iws.
* J.-A. De Laet, né à Anvers (1815), membre de la Chambre
des Représentants, est un des écrivains les plus corrects et les
plus goûtés de la littérature flamande. Nous citons son Chant
du poète, extrait de ses Poésies (1848).
' HET LIED DES DIGIITERS.
Noch rykdommen heb ik noch schalten van goud,
Voor my zyn geen trotsche paleizen gebouwd,
My voert er geen vierspan naer 't vorstelik slot,
En toch ik en ruil met geen koning myn lot!...
Geen lyfwacht beveiligt myn' slaep in de nacht,
By my houdt alleenig de huishond de wacht;
Geen léger gehoorzaemt myn wenk en myn blik,
En toch is geen koning zoo machtig als ik !
My staet er geen gulzige tafel gedekt,
Myn eetlust en wordt met geen kruiden gewekt,
'k En lesch mynen dorst met geen smaekvoUen wyn,
En toch kreeg geen koning myn mael voor het zyn!
Want draeg ik noch mantel noch kroone noch staf,
God schonk my toch meer dan hy koningen gaf,
God schonk my de heilige gave van 't Lied
En gaf my de schepping voor hâve en gebied.
- H >i -
De Ruimle en de Tyd slellen vorsten de wet;
My zyn er nooh pei'ken noch païen gezet.
Ik denk, en de schalten van 'l Oosten zyn niyn,
Myn beker vloeil over vun keurigen wyn ;
Ik droom, en myn tafel, met lîloemen omzel,
Brengt kosteliker spys dan een vorstlik banket;
Ik vvenk, en myn hul is een prachtige zael
Bewaekt van een lyt'wacliL zoo trouw als het stael...
Want draeg ik noch mantel noch kroone noch staf,
God schonk my toch meer dan hy koningen gaf,
God schonk my de heilige gave van 'l Lied,
Hy gaf my de schepping voor hâve en gebied.
Hy stelde over Ruymte, over Tyd my tôt vorst,
En sloot myne magt in myne eigene borst !
Daeroni ook aenbld ik uw goedheid, myn God !
■ En ruile met koning noch keizer myn lot.
.JV an Bcer'^, né à Anvers (1821), a publié des élégies, des
légendes, des nouvelles, et des odes qui ont plus d'une fois
remporté le prix dans des concours publics. Nous citons
quelques strophes de son poème Le Remorqueur qu'on pourra
comparer avec Le Remorqueur que publia avant lui le poète
Weusteuraadt . Voir p. 97.
DE STOOMWAGEN.
...Daar staat hij, op zijn drie paar raadren
Nog rustend, tôt zijn meesler koml !
Hoor, 't is of in zijn koopren aadren
Het romlen van een vuurberg gromt !
Rood gloeiend vonklen reeds zijn oogen,
Als peilden zij de onpeilbaren baan,
Waarop hij, bliksmend voorlgevlogen,
Straks zich in 't ruim mag domplen gaan ;
Zweet lekt hem uit den muil en vonken.
En, bij het immer zwaarder ronken,
Dreunt soms een siddring door zijn schonken,
Als bromde hij : « 'k ben klaar, kom aan ! »
- 113 -
Ha! lang genoeg in de ijzreii longen
Den vreeselijken reuzenslrijd
Van 't waler met hel vuur bedw-ongen !
Daar komt de meesler, die den vunrdraak rijdt,
Hem luchlig op den rug gesprongen!
Daar lieet'L het monster de aflocliisklok gehooi'd,
Wier belle stem hem vroolijk toeroepl : « voorl ! »
« Voorl! » — en woest stuivend proest en spuiL
De draak een dubble golf van dampen
Voor zich, en slaal zijne zware klanipen,
Traag kuchend, van weêrsknnien uit.
« Voort ! » — en het horlen en het slampen
Wordt kort en korler; — « voort! » en luid
Gill, over heggen, over dalen,
Die 't siddrend wijd en wijd herhalen,
Nu 's monslers wild triomlgetluit.
En daar spinvt hij en sluwt, als een wapprende pluini,
Zijn gloeyenden adem door 't daverend ruim;
Daar schokt hij en snokt hij, in ramlende vaarl,
Door stof en door nevel zijn eindloozen staart !
En, bij 'l hellende stoomen, Ziel ginder een toren,
Ziet huizen en boomen, Opdagen van verre,
Ziet bergen en stroomen Aannikken naar voren,
Verscliijnen, Eu — rijzende slerre —
Verdwijnen, Wegkentlen
In 't vlugtend verschiel. En wenllen
In 'l niet...
* La plupart de ces auteurs flamands, tout eu respectant
les mœurs, retracent par-ci par-lîi des tableaux trop tendres,
et trop peu voilés pour les jeunes lecteurs.
* O'i peut dire des Exercices académiques fLettt^roefeningen)
de la Sociétt'* de littérature flamande Utile duki du petit
séminaire de St-Trond, publiés en 1852 et 1857, ce que nous
avons dit plus haut des Essais littéraires (p. 108).
8
— 114 —
Principaux poètes lyriques hollandais.
La Néerlande peut avec raison être fière de son grand
Vondel (1) (lo87-1679), le prince et le père de ses poètes,
homme d'un rare et vaste génie. Il porta la poésie lyrique,
dans son pays, à un degré de perfection auquel peu de poètes
après lui ont su atteindre. Ses odes et les chœurs de ses tra-
gédies révèlent une extrême fécondité d'imagination, des
sentiments vifs et profonds, des vues neuves et hardies;
elles portent toutes l'empreinte de l'enthousiasme qu'inspi-
raient au poète les objets les plus dignes de l'enflammer,
Dieu, la patrie, l'honneur et la belle nature. Le style, ordi-
nairement noble et majestueux, est parfois peu correct et
peu soigné; mais l'auteur rachète ces défauts par des beautés
d'un ordre supérieur. Parmi un grand nombre de ses chœurs,
nous choisirons ici celui dans lequel il dépeint les attributs
de Dieu. * C'est un extrait de sa tragédie intitulée Lucifer qui
passe pour son chef-d'œuvre. C'est là qu'on trouve cette
belle description du bonheur de nos premiers parents dans
le Paradis terrestre que Milton semble avoir imitée dans son
Paradis perdu qui parut quatorze ans après Lucifer.
(1) * Vondel f.Ioost van den) né à Cologne de parents Anversois anabaptistes, établis à
Amsterdam ; il se convertit, et mourut dans le sein de l'Église catholique, en faveur de
laquelle il composa son beau poème : Les mystères de l'autel, en 3 chants. 11 a laissé
aussi des Satires dignes de Juvénal, des traductions en vers des Métamorphoses
d'Ocidc, de tout Virgile, des Psaumes de David, des Odes et de l'Art portique d'Horace,
de diverses tragédies de Sénèque, de Sophocle, etc. Il composa des hymnes, des fables,
des épigrammes, des alléijories, des énigmes, des épitres, des élégies, une épopée sur
S. Jean-Baptiste le précurseur de J.-Ch., et un nombre inflnl de pièces fugitives. Nous
parlerons ailleurs de ses trayédtes, chap. V. Les œuvres de Vondel sont une lecture
généralement dangereuse pour la jeunesse, à cause du langage trop libre, en vogue à,
l'époque o\i vivait l'auteur.
- 113 -
REY VAN ENGELEN (1).
ZANG.
Wie is het, die, zoo hoogh gezeten,
Zoo diep in 't grondelooze liclit,
Van tyt noch eeuwigheit gemelen,
^ Noch ronden, zonder legenwight,
By zicii beslaet, geen sleun van buiten
Ontleent, maer op zich zelven rust,
En in zyn wezen kan besluiten
Wat om en in hem, onbewust
Van wancken, draeit, en wort gedreven
Om 't een en eenigh middelpunt;
Der zonnen zon de geest, het leven,
De ziel van ailes wat ghy kunt
Bevroèn, of nimmermeer bevroeden;
Het hart, de bronaèr, d'Oceaen,
En oirsproeng van zoo veele goeden,
Als uit hem vloeien, en bestaen
By zyn genade en alvermoogen,
En wysheit, die hun 't wezen schonck, '
Uit niet, eer dit in top voltogen
Palais, der heenilen hemel blonck.
Daer wy met vleuglen d'oogen decken,
Voor aller glansen Majesteit;
Terwyhve 's hemels lofgalm wecken,
En vallen, uit eerbiedigheit,
(1) CHŒUR D'ANGES.
STROPHE.
Qui est Celui dont le trùne est si élevé, et qui habite dans les abîmes de la lumière ? Celui
que ne mesure ni le temps, ni l'espace, ni l'éternité, et qui sans contre-poids, sans appui,
n'existe que par lui-même, ne repose que sur lui-même ?
Celui dont Tétre contient tout ce qui tourne, et se meut en un cercle immuable autour
de ce centre un et unique.
La lumière dont brillent les soleils, rame et la vie de tout ce que l'esprit peut concevoir?
La source, rocéan et Torigine de tant de biens découlant de sa bonté, de sa toute-puis-
sance et de sa sagesse, qui sut du néant faire jaillir pour eux Tétre et la vie, lorsque ce
palais, ce ciel des cieux, ne brillait pas encore.
Nous nous couvrons la face de nos ailes devant l'éclat de tant de majesté. Nous enton-
nons les hymnes célestes, prosternés, anéantis de respect et de crainte. "Vous, dites-nous
qui est-il» Nommez-le-nous I Qu'une bouche de Séraphin nous le dise ; si toutefois l'intel-
ligence peut le saisir, et la voix, l'exj rimer.
- 110 -
Uit vreeze, in zwym op 'l aenzicht neder;
Wie is hel? noeml, beschryTl ons hem,
Met eene serat'yne veder !
Of schorl hel aen begryp en stem ?
TEGENZANG.
Dat 's Godt. Oneindigh, eeuwigh wezen
Van aile ding, dat wezen heeft.
Vergeef het ons ; ù noit volprezen
Van al wat leeft,, of niet en leeft,
Noit uilgesproken, nocli te sprecken,
Vergeef het ons, en schelt ons quyt
Dat geen verbeelding, tong, noch teeken
U melden kan. Ghy waert, gliy zyt,
Ghy blyft de zelve. Aile Engelkennis
En uitspraeck, zwack en onbequaem,
Is maer ontheiliging, en schennis ;
Want ieder draeght zyn eigen naem,
Behalve ghy. Wie kan u noemen
By uwen naem ? Wie wort gewyt
Tôt u\v Orakel? wie durf roemen ?
Ghy zyt alleen dan die ghy zyt,
U zelf bekent en niemant nader.
U sulx te kennen, als ghy waert
Der eeuwigheden glans en ader.
Wien is dat licht geopenbaert?
Wien is der glansen glans verschenen?
Dat zien is nogli een hooger heil
ANTISTROPHE.
C'est Dieu! Tétre éternel, infini, de tout ce qui a l'éfrL'. ParJonnenous, Toi, qu'aucune
langue créée ni incréée ne saurait louor assez ! Toi, qu'on ne saurait dire assez, et qu'on
ne dira jamais, pardonne-nous, si ni génie, ni langue, ni signe nu peut l'exprimer. Tu fus,
tu es, lu restes le même! Prétendre te connaître ou te nommer, c'est te profaner; car,
toute chose a un nom, toi seul excepte.
Qui dira ton nom* Qui so vantera d'iitro initié à tes m/îtéresî Toi seul, tu es ce que tu
es ; toi seul, tu te connais.
A quels yeux a-t-il été donné de te connaître comme tu fs, l'éclat et la source des éter-
nités) pour qui le voile qui couvre la spleiideur de toute splendeur, a-t-11 été levé!
C'est là une félicité plus grande que cjllo que nous empruntons de toi; elle surpasse
celle dont nous soujmes capables; nous, nous vieillissons en existant, mais toi, jamais !
C'est ton ôtro qui nous soiitleut. Kxaltez la divinité ! Chantjz sa louange !
- 117 -
Dan wy van u\v genade ontleenen ;
Dat overscliryl het perck en peil
Van ons vermogen. Wy verouden
In onzen duer; ghy nimmermeer.
Uw wezen moeL ons onderhouden.
Verhefl de GodtheiL! Zinç,'t haer eer!
TOEZANG.
lîeiligh, lieiliL'h, noch eens heiliph,
Driemael heiligh : eer zij Godtl
Buiten Godi is 't nergens veiligh.
lîeiligh is het hoogh gebodt.
Zyn geheimenis zy kondigh.
Men aenbidde zyn bevel.
Dat men overal verkondigh,
Wat de trouwe Gabriel
Ons met zyn bazuin quam leeren.
Laet ons Godt in Adam eeren.
Al wat Godt behaeght is wel.
Lucifer, le hedryf.
Les poètes néerlandais qui, après Vondel, méritent d'être
cités comme ayant excellé dans le genre lyrique, sont :
Les frères Guillaume et Onno Zivicr van llaren. Le premier
(1710-1768) s'est fait un nom immoriel par son Lconidas, et l'ode
intitulée la Vie humaine, qui révèle un génie original et un brû-
lant enthousiasme. Le second (1713-1779) ne le cède à son frère
ni pour le génie ni pour la verve poétique.
G. Bilderdyl-, né à Âmsterclnm (17o6-1831), que Witsen-
Geisbeek appelle le grand, rincomparable Bilderdyk (1). Il est
sans contredit le plus grand poète que la Néerlande possède.
Saint, saint, saint, trois fois saint ! Honneur à Dieu : liors df lui le bien-être n'existe pas.
Saint est le grand eoniiiiandeiuent ! que son mystère soit res pc-cté ! qu'on adore sa volonté !
qu'on publie partout ce que la voix tin fidèle Gabriel nous a révélé ! Honorons Dieu dans
Adam! Ce qui plait à Dieu est bon. LrciKKK, acte \".
(1) BiograpliisL-li antliologisch eu critiscli Wcordenboek der nederduitsche DiclUen.
Amsterdam, 1821.
- IIS -
Génie universel, il a embrassé et cultivé avec succès presque
tous les genres. Voyez chap, 4, art. 1.
* C.-G. Bilderdijh, (née Schiveickhardt), femme du précédent,
naquit ù La Haye (177(5-1830) et publia un grand nombre de
poésies de divers genres, même des tragédies. Cette poétesse
n'est pas sans renom dans la république des lettres.
Rliijnvis Feith (1753-1824), à qui ses odes et ses poésies ont
mérité une réputation extrêmement brillante. Il a composé plu-
sieurs tragédies qui manquent généralement d'action. Son
poème le Tombeau, et son ode sur l'Immortalité passent pour
des chefs-d'œuvre. Lui et Bilderdyk sont les plus belles gloires
littéraires de la Hollande. Nous citerons la traduction de l'ode
intitulée :
LE GRAND HYMNE.
0 toi, qui ne commenças jamais, ô Dieu éternel! la création
élève vers toi son chant de reconnaissance ; mais toutes les
louanges des mondes ne sauraient égaler ta grandeur.
Cependant ton regard s'attache avec amour aux œuvres de
tes mains : c'est ainsi que l'œil d'un père contemple son fils
chéri, ou plutôt, qu'une mère fixe ses tendres regards sur le
faible enfant qu'elle presse contre son cœur brûlant.
L'hymne de la nature est compris par toi, ô Majesté suprême !
Dieu infini, tu daignes entendre l'insecte qui bourdonne ta
louange.
Le séraphin brûle devant toi, tu comprends son chant
d'amour! pour toi, le ver lui-même n'est point sans voix, et, du
milieu du vaste univers, tu dislingues ses faibles accents.
L'ouragan mugit ta louange, les tonnerres annoncent ta puis-
sance qui écrase les rochers ; et le frémissement du zéphyr
porte au loin ta bonté, lorsque le printemps vient visiter la
terre.
La forêt de sapins, élevant fièrement ses cimes altières,
célèbre ta clémence par son bruissement harmonieux, et
l'humble violette l'exalte en distillant la rosée rafraîchissante.
Toutes tes créatures chantent ta louange ! mais, quand toutes
se tairaient, encore leur paisible bonheur nous apprendrait
que la source de tant de bénédictions doit être Xlnfmi.
— IJO -
' H. Tollens, né à Rolterdan: (1780), mort à Ryswyk (1856),
un des poètes les plus estimés de la Hollande, plutôt par le
choix des sujets qu'il traite que par son talent. On vient de lui
ériger une statue dans sa ville natale. — P.-C. Hooft, né à Am-
sterdam (1581), mort à La Haye (1647), l'émule et l'antagoniste
de Vondel, à qui il ne pardonna pas son retour au catholicisme.
Voyez à l'article de la tragédie. — /. Immcrzeel, de Dordrecht
(1776-1841'). — J.-F. Helmers, né à Amsterdam (1767-1813),
dont nous parlerons à l'article de la poésie didactique, chap. 4,
art. 1. — ./. Dcllami, né à Flessingue (1757), mort à 29 ans,
après avoir fait un grand abus de son talent poétique.
* Ce que nous avons dit de la circonspection avec laquelle
il faut lire les poètes flamands cités plus haut, trouve une
application encore plus grande, quand il s'agit des auteurs
hollandais dont nous venons de parler, vu que presque tous
sont protestants.
Voyez : Keurvan gedichten tiit de werken van Tollens en Bilder-
dyk (St-Truiden, Van West-Pluymers), et Xoorlezingen van neder-
duitsche Dichtstiikhen (Mechelen, Hanicq), surtout les odes sui-
vantes de Dilderdyk : Zeevaart (Navigation), de Mensch (l'Homme),
ainsi que de Nacht (la Nuit), het Geweten (la Conscience), de
FeiUi .
Principaux j)oèles lyriques italiens.
F. Pétrarque, natif d'Arezzo (1304-1374), appelé le père de la
bonne poésie italienne e\i le restaurateur des lettres dans sa patrie.
Il donna en effet à la langue italienne de l'élégance, de la pu-
reté, de la fixité ; il fit renaître dans son pays le vrai sentiment
de l'antiquité classique. Des pensées nobles et élevées, des
sentiments, tantôt tendres, tantôt profonds, un langage élégant,
doux et mélodieux, distinguent les odes de Pétrarque. Cepen-
dant, il n'a pas toujours su éviter les pointes et le faux bel
esprit, défaux assez ordinaires aux poètes' italiens. * On lui
reproche avec raison le caractère de mollesse qu'il a communi-
qué à sa langue et à ses vers, et, encore plus, ses injustes dé-
clamations contre Rome, surtout dans les sonnets 105, 106 et
107. Ses poésies latines et en particulier son grand poème
— 120 —
Africa qu'il croyait être son chef-d'œuvre, sont fort inférieures
à ses poésies italiennes.
G. Chiahrera, né à Savone (1552-1037). Le grand mérite de ce
lyrique consiste dans un style noble et harmonieux. Il s'était
proposé pour modèle le grand lyrique grec, d'où lui est venu le
surnom de Pindave de V Italie. Mais on trouve chez lui une trop
grande pompe d'épithètes, une trop grande richesse d'images
et d'idées majestueuses en sorte que parfois ses odes res-
semblent à des parodies. Nul plus que lui n'a possédé cet élan
divin qui fait le poète lyrique.
Fulvio, comte Tcsti, né à Ferrare, (1503-1046). Ce qui carac-
térise ce poète, c'est la richesse dans les pensées et la force
dans l'expression, beaucoup de grâce et de facilité Horace est
son modèle.
V. de Filicaja, de Florence (1642-1707). Il contribua beau-
coup à donner à la poésie italienne de la force et du nerf.
Il n'est pas moins hardi dans les images que Chiabrera, à l'école
duquel il s'est formé ; mais on rencontre chez lui un sentiment
profond de patriotisme et de religion, et plus de naturel. Il
a plus de génie que d'art. Les jeux d'esprit sont beaucoup plus
rares chez lui que chez d'autres poètes italiens, mais il est par-
fois faible dans l'expression, et manque quelquefois de grâce.
L'abbé B. Menzini, de Florence (1646-1704). Il se distingue par
la fécondité d'imagination et l'élégance du style, mais il manque
de chaleur et de force dans les pensées. On estime son Art poé-
tique.
Guidi, né à Pavie (1650-1712), se disait l'égal de Piudare Ses
Poésies lyriques son remarquables par le dédain de toute règle.
Son style a de la grâce sa versification de la facilité. Ajoutez à
cela des pensées et des images nobles. Il a plus d'awdace,
d'imagination et d'enthousiasme que Chiabrera. Mais on lui
reproche de tomber dans l'extravagance et de surcliarger son
style d'ornements.
Mansoni {Charles-Alexandre, comte), né à Milan en 1784,
mort en 1873, peut-être le plus beau génie de l'Italie au
19'' siècle. * Voltairien et philosophe jusqu'à l'âge de 25 ans,
il ne produisit d'abord que deux œuvres insignifiantes : Sur
la mort de Charles Imbonati (1806) et Uranie, poème mythe-
— l'il -
logique (1809). Nous aimons îi citer trois vers de la première
pièce, qui furent comme une profession de foi du poète qu'il
a fidèlement gardée pendant toute sa vie, et qui auraient pu
faire présager son prochain retour h la foi de ses pères :
« Ne faire aucun pacte avec la bassesse; ne trahir jamais la
» sainte vérité; ne proférer jamais une parole qui encourage
» le vice, ou qui ridiculise la vertu (1). »
* Sa conversion au catholicisme fut signalée par l'appa-
rition de ses Hymues sacres (1810), qui produisirent un grand
bouleversement dans la poésie lyrique italienne, restée
jusqu'alors païenne. En 1820 apparut le comte de Carma(jnole,
et, en 1823, Adelchi, deux tragédies qui valurent à l'auteur
de vives critiques, de ce qu'il s'y était alTranchi de la règle
des unités. Les chœurs qui y sont mêlés, ii la manière antique,
révèlent surtout son talent poétique. Une ode sur Napoléon I,
Le cinq mai (1822), et un roman Lvs fiancés (1827), traduit
dans toutes les langues, ont définitivement fixé la renommée
de Jlanzoni. En elïet, ce dernier poème est écrit dans une
langue incomparable qui n'a été égalée ni par Lcopardi ni
par Gucrrazzi, chef de l'école romantique en Italie. Depuis
lors, il a vécu dans la retraite, insoucieux de sa gloire, mais
passionné pour la vie de famille, et tout adonné à la pratique
de la vertu. Néanmoins il publia encore quelques écrits de
circonstance : Ilistuire de la colonncinfdme {ISi'i) Observations
sur la morale catholique (1832) etc.
Des pensées nobles et relevées, des sentiments impétueux
et toujours naturels, des images hardies et brillantes, un
génie vaste, un enthousiasme entraînant, une rare élégance
et une douce harmonie de style : voilà le résumé des qualités
poétiques de ce grand lionnne.
(1) Non far trepua coi vili; i! santo vero
^î;^i non trudir; né profeiir mai veiljo
Clie plauda al viziu, o la vertu dérida.
- l'I'l —
' Chœur du 4e acte d'Adelchi.
Les tresses pandantes de ses cheveux, éparses sur sa poi-
trine opressée, les bras défaillants, le visage humide de la
sueur du trépas, Hermangarde est étendue sur sa couche, cher-
chant le ciel d'un regard qui s'éteint.
Les lamentations cessent, un concert de prières s'élève autour
d'elle, tandis que, suspendue sur son front glacé, une main
légère étend le dernier voile sur l'azur céleste de ses yeux.
Élève, ô douce âme tourmentée, élève à Dieu une pensée qui
soit pour lui ; résigne-toi et mœurs ; c'est hors de la vie qu'est
le terme de ton long martyre. Hélas ! durant les nuits sans
sommeil, sous les voûtes muettes du cloître, à la face des
autels, au son des cantiques des vierges, il lui revenait sans
cesse à la pensée le souvenir redouté de ces jours où, chérie
encore et sans pressentiment de l'avenir, elle respira avec
ivresse l'air vivace du pays des Francs, et apparut au milieu
des femmes Saliennes, objet d'envie pour elles toutes.
0 souvenirs ! ô Meuse vagabonde ! ô tièdes sources d'Aquis-
gran, où, dépouillant sa cuirasse hérissée de mailles, ton sou-
verain aimait à déposer la noble sueur des combats... Mais
chasse, ô douce âme tourmentée, chasse ces souvenirs de la
terre; élève vers Dieu une pensée qui soit pour lui; résigne-toi
et meurs. Dans la terre qui doit couvrir ta dépouille fragile,
reposent d'autres infortunées, des épouses veuves par le glaive,
des mères, qui ont vu pâlir leurs enfants transpercés par le fer.
Le malheur, dans sa providence, t'a rangée parmi les opprimés :
descends donc reposer avec eux, meurs tranquille et pleurée.
Personne n'insuUera h tes cendres absoutes. Meurs, et que,
dans le trépas, ton visage redevienne calme et serein... Tel,
par de-là les montagnes, le soleil couchant se dégage des voiles
orageux qui l'enveloppaient, et, teignant de pourpre l'occident
inquiet, annonce au laboureur prévoyant un jour plus beau que
celui qui finit.
* Sihio Pellico, dont nous parlerons à propos du roman et de
la tragédie, naquit à Saluées (1788-1858) et publia en 1837 un
volume d'odes, de méditations, d'hymnes, dans lesquels sa
douce et pieuse lyre chante, de la manière la plus suave, tout
ce qu'il y a de plus saint et de plus tendre.
* St-Frauçois d'Assise (1182-1 2'2G) improvisait des cantiques,
- 125 -
ordonnant ensuite à Frère Pacifique, qui dans le siècle avait été
poète, de réduire les paroles à un rhylhme plus exact. Voyez
une de ses strophes sur l'Amour de diarité, page 52 de cet Essai.
' Jacopone de Bencdetti, né à Todi (vers 1245-1306), d'abord
avocat distingué, puis frère mineur (1), composa plusieurs can-
tiques spirituels, publiés à Venise (IG17), parmi lesquels on
remarque le Stabat Mater dolorosa, ainsi que le Stabat Mater s pe-
ciosa, appelé le Stabat de la Crèche. Voici ce que dit du premier,
le pieux Ozanam. « La liturgie catholique n'a rien de plus tou-
chant que cette complainte si triste, dont les strophes mono-
tones tombent comme des larmes ; si douce, qu'on y reconnaît
bien une douleur divine et consolée par les anges ; si simple
enfin, dans son latin populaire, que les femmes et les enfants
en comprennent la moitié par les mots, l'autre moitié par le
chant et par le cœur. » [Les poètes franciscains en Italie, au trei~
zième siècle, page 211).
Principaux j)oètes h/riques anglais.
' J. Dr!/dpn(lG31-1700) débuta par des chants lyriques, et fut
nommé poète lauréat par Charles II. Il composa un grand
nomljre de comédies et de tragédies, dont les meilleures sont
Don Sébastien et la Conquête de Grenade. On a encore de lui
quelques satires. S'étant fait catholique (1688), Guillaume
d'Orange lui enleva son bénéfice de poète lauréat. C'est alors
qu'il publia ses meilleurs ouvrages, des traductions en vers de
Virgile, de Juvénal, de Perse, et la plus belle de ses Odes, la
Fête d'Alexandre pour la Fête de Ste-Cécile. Dryden occupe la pre-
mière place parmi les poètes classiques de l'Angleterre pour
l'élégance, l'harmonie du style et le goût.
Graij, (1716-1771). Ses odes à V Adversité, au Printemps et à
la Musique, son ode intitulée le Barde, le placent au premier
rang des lyriques de son pays. Ses ouvrages sont peu nom-
breux, mais ils saisissent l'àme.
Campbell né à Glasgow, mort à Boulogne (1777-1844). Des
(1) * En 126S, sa jeune épouse fut ensevelie sous les décombres d'une estrade réservée
pour (les jeux publi(,-s, que l'on célébrait à Todi. Cette mort soudaine, les habitudes
austères que déi!élait, chez une personne nourrie dans les délicatesses de l'opulence, un
cilice dont on trouva sa femme revêtue, furent pour Jacopone, connue un coup de foudre ;
il cacha sous les éRaremenls du désespoir les premiers transports d'une pénitence
héroïque, et demanda en 127S à être admis chez les Frères-Mineurs.
— 12i -
sentiments tendres, sombres et mélancoliques, des accents
mâles, mais rarement sublimes, trop peu d'abandon, parfois
des passages remarquables par leur enthousiasme poétique, un
style pur et élégant, une suave harmonie, une versification
douce et gracieuse, tels sont les caractères de ses odes. Nous
citerons ici un fragment de son poème intitulé le Plaisir de l'espé-
rance, poème didactique, cju^il publia à l'âge de 21 ans. C'est le
chant d'une mère qui veille auprès de son enfant.
« Dors, image de ton père, dors, mon enfant. Tu n'auras pas
» de chagrins, tu ne pousseras pas de soupirs qui ne soient
» ressentis, répétés par le cœur de ton père et le mien!
» Beau comme son père, mon fils aura tous ses traits ; il aura
» son âme aussi; mais hélas ! puisse-t-il être plus heureux que
» lui !
» Ail ! je l'espère, ta gloire, tes vertus, ton amour filial, ban-
» niront de mon cœur déchiré les souvenirs cruels du passé !
» Ah! charme par ton sourire la solitude de ta mère, et fuis
» le dédain, fuis l'ingratitude du monde.
» Dis-moi, quand ravie à la terre et à loi, mon fils, je repo-
» serai ma tète à l'ombre du saule funéraire,
» Viendras-tu, tendre ami, t'agenouiller un moment sur ma
» tombe et consoler mon ombre gémissante?
» Oh ! viendras-tu, le soir, répandre sur mon étroite pierre le
» tribut des larmes du souvenir?
» Et, la tête appuyée sur la main, rêver au dernier adieu que
» te laissera ma tendresse,
» Et, confiant au vent, qui tout bas murmure, les soupirs
» amers, penser à mon amour, penser à mes malheurs (I) ! »
Byron * {Gcorge-Nori Gordon, lord) (1788-1824), d'une des
plus illustres familles de la Grande-Bretagne, publia un
grand nombre de poésies qu'il est difficile de rattacher 5 des
genres particuliers, sa règle étant de n'en suivre aucune.
(1) Cetto picVe si simple et si naïve rappelle les naïfs Verseîets à son premier né, attri-
bués à ClolMe de SurviUe (1 -US- 1-195), et connnen(.'ant pnr ces mots : O cher enfantelet,
vray pouvlraU de ton père, etc.
M. ViUemain prt-tnnd que cette production est une œuvre factice, due h la plume d'un
marquis de Survilic, qui v^cut au 18" siècle, et fui mis à mort en 1798. * On est pil-néra-
lement convaincu à prés-ent que c'est Tcouvre de l'éditeur. JI. de VanderLourg, qui publia
en 1S03 tout uu recuuil de poésies charmantes, sous le nom de Clotilde.
- m^ -
Cependant le genre lyrique domine partout. A vingt ans, il
fit paraître les Heures de loisir. Ses principaux ouvrages sont :
le Pèlerinage de Cliilde Ilarold (1811), le Corsaire, Lara (1812-
,1814), Parisina, Mazeppa, plusieurs drames et une sorte
d'épopée (Don Juan). Byron est le poète romantique par
excellence, à prendre ce mot dans le sens qu'il a eu pendant
quarante ans, pour désigner les Hbi-es-penseurs de la litté-
rature. Comme eux, il afîecte le& transitions brusques, les
pensées vagues et obscures, les sentiments outrés, le mépris
de la langue, et une certaine fierté d'allure mêlée de mé-
lancolie.
* Génie sauvage et frondeur, il foule aux pieds le respect de
toute chose. « Ennuyé de la vie, le désespoir au cœur, le doute
dans l'inlelligence, l'âme en ruines, Byron s'est mis à chanter
son désespoir, ses regrets et ses haines. La religion, l'histoire,
l'humanité, la nature, lui apparaissent à travers le voile d'une
sombre misanthropie. Jamais un enseignement salutaire, rare-
ment une pensée consolante, mais toujours l'ironie, le dédain,
le sarcasme, le scepticisme et l'exaltation du néant (1). »
Nous citons un passage de Childe-IIarold, où, en décrivant la
puissance et la majesté de la mer, il laisse encore percer sa
haine, son mépris de l'humanité. S'il salue la puissance de
l'océan, c'est parce que l'homme est impuissant à le dompter.
' « Déroule tes vagues d'azur, profond et sombre océan.
» D'innombrables flottes te parcourent en vain ! sur la terre,
» l'homme marque son passage par des ruines ; mais sa puis-
» sance expire sur tes bords. Les naufrages qui surviennent
» sur la plaine liquide, sont ton œuvre... A peine si l'ombre de
» l'homme se dessine un moment sur ta surface, alors qu'il
» s'enfonce comme une goutte d'eau dans la profondeur de les
» abîmes ! — Tes routes ne portent point l'empreinte de ses
» pas; tes domaines ne sont point sa proie... Ces armements
B qui vont foudroyer les remparts des cités bâties sur le roc,
» épouvanter les nations et faire trembler les monarques dans
(1) Études de litliratiire contemporaUic , par J.-J. Tlionisgen, R>:vue cathoVque, 1S4S,
Juillet.
- «26 -
» leurs capitales; ces Lévialhans de chêne, aux gigantesques
» flancs, qui font prendre à ceux qui ont pétri leur argile, le
» vain titre de seigneurs de l'Océan, d'arbitres de la guerre,
» que sont-ils pour toi?... Gomme le flocon de neige, ils se
» fondent dans l'écume de tes flots ! — Glorieux miroir où la
» face du Tout-Puissant se rélléchit dans la tempête! Galmeou
» agité, soulevé par la brise ou l'aquilon, glacé vers le pôle,
» sombre et bruyant sous la zone torride, tu es toujours im-
» mense, illimité, sublime; tu es toujours l'image de l'éternité,
» le trône de l'Invisible ! Les monstres de l'abîma sont formés
» de ton limon ; toutes les zones t'obéissent : partout, tu
» t'avances terrible, inpénétrable, solitaire! » (Giiap. IV).
Th. Moore, né à Dublin (1779-1852), * débuta par des poésies
fugitives, traduites ou imitées des classiques latins et grecs
(Anacréon et Catulle). Il publia ensuite ses Mélodies irlandaises
(1810), poésies toutes nationales, les Lettres interceptées, quelques
satires et deux poèmes du genre Oriental. D'abord rival, il fut
depuis ami intime de Byron. Moore se distingue parla grâce du
style et le coloris de l'imagination. On regrette de voir ce poète
qui était catliolique, consacrer parfois son talent à chanter des
sujets voluptueux, ou à lancer des traits satiriques contre les
prêtres. Il est avant tout /)oèfe national.
Une rare fécondité, la fidélité au bon goût, la hardiesse, quel-
quefois la sublimité des pensées, la vérité et la force des sen-
timents, la douceur et la grâce du style, telles sont les qualités
brillantes des odes de Moore. Voici son ode à VIrlande.
« Me souvenir de toi! oh ! oui, tant qu'il y aura de la vie dans
mon cœur, jamais il ne t'oubliera, si délaissée que tu sois : —
plus chérie dans ta douleur, ton obscurité, tes orages, que le
reste du monde, h ses heures les plus brillantes.
Si tu étais ce que je désire, grande, glorieuse, libre, la pre-
mière fleur de la terre, la première perle de l'océan, je te sa-
luerais, l'orgueil du bonheur sur le front; mais t'aimer plus que
je ne t'aime aujourd'hui, mon cœur le pourrait-il?
Non, ton sang qui coule, tes chaînes qui se rouillent, te
rendent plus douloureusement chère à tes enfants. Gomme les
petits de l'oiseau du désert, ils boivent l'amour dans chaque
goutte de vie qui tombe de ton cœur. »
— J27 -
Principaux poètes lyriques allemands.
Klopstod; né en Saxe, mort il Hambourg (1724-1803), le
Pindare de l'Allemagne. C'est proprement avec lui que renaît
la littérature allemande, et que commence son époque clas-
sique. Dédaignant de traduire ou d'imiter servilement les
étrangers, il puisa les sujets de ses chants dans son propre
cœur, dans la religion et dans l'histoire de sa nation. Un
amour pur, une amitié tendre, la piété, la religion et l'amour
de la patrie, ce sont là les grands objets qui l'inspirent. Des
pensées fortes et hardies, des images frappantes, des émo-
tions profondes, un enthousiasme sublime, un style et un
mètre harmonieux : voilà ce qui caractérise ses hymnes et
ses odes héroïques. Ajoutons que toujours il respecte les
mœurs. Cependantil a ses défauts : à force de s'élever haut,
il se perd quelquefois dans le vague et devient obscur; ses
constructions sont souvent trop compliquées et trop diffi-
ciles à débrouiller. On doit lui reprocher aussi des longueurs
et trop de hardiesse dans la formaiion de mots nouveaux.
Toutes ses odes, au nombre de 219, peuvent être divisées en
trois classes. Les premières respirent Pindare et Horace,
elles sont nobles et soutenues. Les secondes rappellent les
Bardes du Nord, elles sont hérissées de mythologie Scan-
dinave et obscures. Les troisièmes portent le caractère des
chants de David et des Prophètes, elles sont grandes et su-
blimes. Les plus belles de ses odes sont les suivantes :
le Chaut du Printemps — les Mondes — les Astres — les
Chœurs — la Vue de Dieu — les deux Muses — à Celui qui est
présent partout — ma Patrie — la Colline et la Forêt — au Sau-
veur — le grand Alléluia.
* Outre la Messiade, poème épique, il composa encore des
Élégies, trois tragédies : la Mort d'Adam, Salomon, David; et
un chant héroïque et patriotique, Hermann.
- l 'J s -
Ses odes forment le foniJorncnt le plus solide de sa gloire.
Nous citons ici la traduclion de sa première ode, le Chant du
Printemps.
« Je ne me plongerai pas dans l'océan des mondes; je n'élève-
rai pas mon vol jusqu'à ces régions où les premières créatures,
les chœurs des enfants de la lumière, adorent profondément, et
s'abîment dans leurs ravissenients.
C'est devant une goutte d'eau, c'est devant la terre que je
m'arrête, c'est là que je veux chanter et adorer : gloire à Dieu !
cette goutte découla aussi de la main du Tout-Puissant.
Quand la main du Tout-puissant lança dans les cieux les
globes immenses, quand elle fit jaillir les torrents de la lumière,
quand parurent les Pléiades; alors, toi aussi, ô terre, ô goutte
légère, tu découlas de la main du Tout-Puissant!
Quand des torrents de feu frémirent, et que brilla notre
soleil, (juand des flots impétueux de lumière se précipitèrent
du sommet des cieux, et ceignirent l'Orion, alors, toi aussi, ô
terre, toi, goutte d'eau, tu t'échappas de la main du Tout-
Puissant.
Que sont ces myriades de créatures qui habitèrent autrefois
cette goutte? Et qui suis-je, moi? Gloire au créateur! Je suis
plus que les mondes qui jaillirent de sa main, plus que les
Pléiades qui se formèrent par l'assemblage des rayons lumi-
neux.
Mais toi, ver printanier, toi, qui, tout couvert d'or et d'azur,
joues à mes pieds, tu vis, et peut-être n'es-tu pas immortel!
J'étais venu pour adorer et je pleure ! Pardonne, pardonne
aussi ces larmes au faible mortel, ù loi, qui seras toujours !
Tu me dévoileras tous les secrets, ô loi, (^ui me feras traver-
ser la sombre vallée de la mort! j'apprendrai alors si ce ver
brillant possédait une âme immortelle.
N'es-lu qu'une poussière vivante, fils du printemps? deviens
donc de nouveau poussière, ou tout ce que veut l'Eternel î
Mes yeux, répandez de nouveau des larmes de joie ! Toi, ma
lyre, exalte le Seigneur!
Ma harpe est de nouveau entourée de rameaux de palmier, je
chante le Seigneur. Me voici. Tout ce qui m'entoure, annonce
sa toute-puissance, tout est merveille!
Rempli d'un profond respect je contemple l'uiiive/s ; car, toi,
qui n'as pas de nom, tu l'as créé !
— 129 —
Zéphyrs, qui soufflez autour de moi, et qui versez une déli-
cieuse fraîcheur sur mon visage embrasé, venls merveilleux,
c'est le Seigneur qui vous a envoyés, c'est l'Infini.
Mais voilà les venls qui se calment; à peine respirent-ils en-
core. Le soleil du malin devient bridant, de sombres nuages se
roulent en avant, il est visible Celui qui approche, l'Eternel !
Cependant les venls se déchaînent, ils frémissent, ils tourbil-
lonnent. Comme la forêt tremblante s'incline! Comme le fleuve
agité se soulève ! Tu es visible aux mortels, autant que tu peux
l'être : oui, tu es visible, Être infini !
La forêt baisse ses cimes, le neuve précipite ses fiols ! et
moi, je ne me prosterne pas le front contre tei-re? Seigneur,
Seigneur, Dieu de bonté. Dieu de miséricorde, toi, si présent,
aie pitié de moi !
Seigneur, es-tu courroucé, lorsque la nuit forme ton vête-
ment? Cette nuit est bénédiction pour la terre. Non, mon père,
tu n'es pas courroucé !
Elle vient verser la fraîcheur sur l'épi nourrissant, sur la
grappe, qui réjouit le cœur. Non, mon père, tu n'es pas cour-
roucé.
Tout est calme devant loi, ô Dieu présent! Autour de moi,
tout est silence. L'insecte au vêtement d'or, lui-même est atten-
tif. Aurait-il une âme? serait-il immortel?
Ah ! Seigneur, que mes louanges n'égalent-elles l'ardeur de
mes désirs ! Tu te révêles avec une magnificence toujours crois-
sante. Autour de toi, la nuit devient de plus en plus épaisse et
féconde en bénédiction.
Voyez-vous le témoin du Seigneur qui paraît? Voyez-vous
i'éclair rapide qui fend les airs? Entendez- vous le tonnerre de
Jéhova? L'entendez-vous? l'entendez-vous, le tonnerre du Sei-
gneur, qui ébranle la nature !
Seigneur, Seigneur, Dieu, grâce et miséricorde! Qu'il soit
adoré, qu'il soit béni, ton saint nom !
Et les vents orageux? ils portent le tonnerre. Comme ils mu-
gissent ! comme ils pèsent sur la lorèt semblable à une mer
colirroucée ! El voilà qu'ils se taisent. Le noir nuage s'avance
lentement dans les cieux.
Voyez-vous le nouveau témoin de Dieu qui approche, le rapide
éclair? Entendez-vous au haut des nues le tonnerre du Sei-
— 130 —
gneur? 11 crie : Jéhova! Jéhova ! et la forêt brisée par la foudre
fume !
Mais non pas notre chaumière! Notre Père a ordonné à son
destructeur de passer devant notre chaumière.
Ah ! déjà j'entends, j'entends dans les airs et sur la terre le
frémissement d'une pluie bienfaisante ! Maintenant, une douce
fraîcheur pénètre dans le sein de la terre altérée, et le ciel est
déchargé du poids de sa bénédiction.
Voyez! voilà que Jéhova ne vient plus dans l'orage; Jéhova
vient dans le doux frémissement du paisible zéphyr, et, sous
ses pieds, se courbe l'arc de la paix !
J.-P. Uz (1720-1796). Ses hymnes se rapprochent beaucoup
des odes de Klopstock, pour le sentiment religieux et la subli-
mité des pensées. Les plus parfaites de ses odes sont des odes
philosophiques; elles sont riches en pensées fortes et en
images hardies. 11 s'anime, il brûle, lorsqu'il dépeint l'orgueil
des grands, la corruption des mœurs, la mollesse de ses com-
patriotes et les ravages de la guerre. Sa diction est assez pure
et correcte, la versification excellente. Les odes suivantes mé-
ritent une attention particulière : Louange de Dieu — Au Soleil —
Dieu au printemps — Dieu dans l'orage — VAllemagyie opprimée.
* Grand partisan de la rime, il voulut ridiculiser, sous le nom
de Millonieas, les partisans des vers blancs. Il a publié aussi un
poème didactique, la Théodicée, et un poème comique.
J.-A. Cramer, né en Saxe, (1723-1788). Du mouvement lyrique,
des sentiments profonds, de l'enthousiasme, qui cependant
quelquefois ne se soutient pas assez, et dégénère en déclama-
tions oratoires, des métaphores hardies, un style vif et rapide,
une versification excellente, une rime facile, des tableaux ani-
més, tels sont les caractères de ses odes, dont la plus remar-
quable est celle qui porte pour titre : David.
C h. -G. Ramier {il 2b-\19S), appelé V Horace allemand, mais, ce
nous semble, à tort. L'unique analogie qu'il y ait entre Horace
et Ramier, c'est qu'à l'exemple du lyrique romain, il a pris pour
olijet de ses chants une tète couronnée, Frédéric le Grand. Son
vrai mérite, c'est son style correct, poli et élégant; chaque con-
struction choisie et travailllée avec soin. * On a encore de lui
des Cantates, des Fables et des Chansons.
Chr.-Fréd.-Dan. Scliubart (1739-1791). Des idées sublimes,
- 131 —
une diction animée, mais parfois l'enflure eirafTeclation, carac-
térisent ses odes.
J.-iV. Goethe (1749-1832). Plusieurs de ses productions
lyriques peuvent être rangées parmi les odes, quoiqu'il n'ait
donné ce nom à aucune; ainsi, par exemple, le chant de
Mahomet, ma Déesse, le voyage au Ilarz, En hiver, la Navi-
gation, Prométhée, le Divin. — Un sublime enthousiasme, des
images brillantes, un style doux, harmonieux, caractérisent
ses odes. Nous parlerons ailleurs de ce Voltaire allemand.
Chrèt. de Stolberg (1748-1821). Ses odes sont remarquables
par un grand enthousiasme, la force du sentiment, l'énergie de
l'expression, la nouveauté des pensées, la tendresse et l'élé-
gance, une versification facile et heureuse.
F.-L. de Stolberg (1750-1819). Ses odes se distinguent par
un mouvement hardi et sublime, par des images élevées, un
style vigoureux, une inspiration exaltée. Quelquefois pour-
tant, on s'aperçoit trop des efforts qu'il fait pour s'élever à
cet enthousiasme qui est le propre de la lyre, et l'on dirait,
comme s'exprime un critique allemand, qu'il saisit le luth
des deux mains, afin de faire plus de bruit. Ses sujets favoris
sont la liberté et la patrie. Nous citerons ici la traduction de
son ode le Torrent du rocher (dcr Felsenstrom) (1).
« Immortel jeune homme ! tu t'élances de l'antre du rocher.
Aucun mortel ne vit le berceau du fort, nulle oreille n'entendit
balbutier le héros dans sa source bouillonnante '
Que tu es beau ayec tes boucles argentées ! que tu es ter-
rible, enveloppé du tonnerre des rochers au loin retentissants!
Le sapin tremble devant toi, tu emportes le sapin avec sa ra-
cine et son sommet élevé! Les rochers fuient devant toi! lu
fl) Le comte F.L. de Stolberg vit le jour à Bramstedt dans le Holstein. Xé dans la reli-
gion protestante, Il rentra en 1800 dans le sein de l'Église catholique, et mourut à Munster,
dans les sentiments de la plus touchante piété. Le plus beau de ses ouvaages est son
Histoire de la Religion de J.-C, dans lequel il se montre à la fois profond philosophe,
sa\ ant historien et fervent catholique.
— loi —
aileiiis les rochers, et, eu rianl, Iules roules clevjiil toi comme
des cailloux.
Le soleil te revêt des rayons de la gloire! Il peint les nuages
floltanls de tes ondes poudreuses des couleurs de l'arc céleste !
Pourquoi, si pressé, descends-tu vers le lac vert? N'es-lu pas
bien plus près du ciel? Ne le plais-tu pas dans le bocage sus-
pendu des chênes?
Oh ! ne te hâte pas de courir au lac vert ! jeune homme, lu es
fort encore comme un dieu, libre comme un dieu !
Là-bas, il est vrai, le sourient le calme profond, les ondula-
toins paisibles du lac silencieux, tantôt argenté par la lune qui
s'y baigne, tantôt vermeil par le rayon du soir qui vient le
dorer.
Mais, ô jeune homme, qu'est donc le repos soyeux, qu'est
donc le sourire de la lune gracieuse, la pourpre el l'or du soleil
couchant, pour celui qui se voit dans les chaînes de l'esclavage.
Ici, lu bouillonnes sauvage selon les désirs de Ion cœur; là-
bas, sur le lac asservi régnent lanlôl les vents inconstants,
tantôt le silence de la mort !
Oh! ne le hâte pas ainsi de le mêler au lac vert! jeune
homme, lu es encore fort comme un dieu, libre comme un dieu ! »
Schiller (1759-1 803). Des sentiments, tantôt véhéments,
tantôt tendres, des pensées nobles, une grande richesse
d'images, un style pur et correct, coulant et doux, une ver-
sification mélodieuse, tels sont les caractères de sa muse
lyrique. Son chef-d'œuvre lyrique est sans contredit le Chant
de la cloche, * qui présente, da.is h poésie la plus élevée, le
rapprochement entre les dilTérenles phases de la fusion du
métal et les principales circonstances de la vie humaine,
considérées au point de vue pratique (1).
* Le P. ^f. Dcjfi.s (1720-1800), de la compagnie de Jésus, écrivil,
sous l'anagramme de Suied, le Barde, des odes el des chants,
dans lesquels on reconnaît facilement un disciple de Klopslo^k.
(1) Voyez-en la traduction en prose dans la Bibli-olltèqiie choisie, par une sociiW- rf»?
gen^ de lelh-es, sous la direction de M. Lawenlie, 1' livraison limile Deschanips l'a
tra'liiit eu Vers.
- ! 53 -
Les leçons publiciues qu'il donna au collège de Marie-Thérèse,
à Vienne, ne contribuèrent pas peu à épurer le goût poétique
dans le midi de l'AUernogne.
* Henri Hciiw, né à Uusseldorf (1790) de parents juifs, se fit
protestant et mourut à Paris (1850) paralysé et aveugle depuis
longtemps. Il composa en allemand deux tragédies et un grand
nombre de poésies lyri(iues, de chansons, d'épigrammes, de
contes. Établi h Paris il devint français d'habitudes et de lan-
gage et s'attacha h imiter à la fois Voltaire et Byron dans leur
haine, leurs moqueries de tout ce qui tient à la religion.
Comme on a parfois entendu une louange de Dieu sortir des
lèvres de l'esprit immonde, nous recueillons, parmi les impié-
tés de cet auteur protestant, le tableau si majestueux et si
iloux qu'il fait du Sacré-Cœur de Jésus, enveloppant le monde
des rayons de sa grâce et pacifiant l'humanité (1).
* Le Cœur de Jésus.
« Au haut du ciel brillait le soleil environné de nuages. La
mer était calme. J'étais assis auprès du gouvernail du navire,
perdu dans mes pensées et mes songes. Comme j'étais là, à
demi-éveillé, à demi-sommeillant, je vis le Christ, le Sauveur
du monde. Dans une blanche robe flottante, il marchait im-
mense, gigantesque, sur la terre et la mer. Sur la terre et la
mer, il étendait ses inains en bénissant, et sa tète plongeait ou
sein des cieux. Comme un cœur dans sa poitrine, il portait le
soleil, le soleil rouge, flamboyant; et ce rouge, ce flamboyant
soleil de son cœur versait sur la terre et la mer les rayons de
sa grâce, sa lumière charmante, bienheureuse, cjui éclairait et
réchaufTait l'univers.
Des sons de cloches, des sons de fête retentissaient de toutes
parts, doux sons, qui, comme des cygnes attelés de guirlandes
de roses, semblaient mener le navire glissant sur les ondes ;
oui, ils le menaient, en se jouant jusqu'à la verte rive où de-
meure l'homme dans la grande ville aux tours superbes.
0 miracle de paix! que la ville était calme. On n'entendait
plus de murmures confus de la foule afl'airée et tumultueuse.
Dans ses rues propres et sonores marciiaient des hommes vêtus
;1) La plupart Jes éoiils de Heiii'i Heine sont à Viiule.r.
- iôi —
de blanc, et portant des palmes. Partout où deux d'entre eux
se rencentraient, ils se regardaient avec une sympathique inti-
mité. Tressaillant d'amour, l'âme remplie d'abnégation et de
douceur, ils se baisaient au front, puis ils tournaient les yeux
vers le grand cœur flamboyant du Christ, dont le sang rouge
tombait avec joie sur la terre en rayons de réconciliation et de
grâce, et, trois fois heureux, ils disaient : Loue soit Jivus Christ ! »
Les poètes lyriques allemands que nous venons de citer,
étant tous protestants, à l'exceplion de F.-L. Stolberg et du
P. Denis, il ne faut pas s'étonner, si l'on rencontre dans leurs
chants l'apologie de leur secte et de celui qui l'a fondée.
ARTICLE DEUXIÈME.
Productions lyriques appartenant au genre moyen.
A ce genre, on peut rapporter VÉlégie, VHéroide, VOde
morale ou philosophique, la Cantate, le Sonnet et VÉpithalame.
U Élégie.
L'Élégie est proprement un chant qui exprime la douleur,
la mélancolie, la tristesse; quelquefois cependant, les senti-
ments d'une joie douce et tendre.
Des plaisirs passés, un bonheur perdu, des parents, des
amis, enlevés par la mort ou d'autres accidents, des affections
contrariées, des espérances trompées, la caducité des choses
d'ici-bas, tels sont les sujets ordinaires de l'Élégie (1).
Yersibus impariter junctis querimonia [trimuni.
Post etiam inclusa est voli sententia compos. JIov., ad Pis., 75.
(1) Ll>s mots grecs c/âVOÇ, tiXytXoL ne désignaient d'abord qu'un poème Ij'riqiie
composé de distiques, c'est-à dire, d'iiexaniétres et de pentamètres alternants, sans
aucun cgard à la nature du fond. On appelait S/cVcta les inscriptions sur les statues,
sur les tombeaux, etc., ainsi que les chants de guerre, parce qu'ils avaient ce mètre. Ce
n'est que depuis Simonide qua le mot î/£70^ a désigné ce genre de poésie dont il s'agit
ici. Voyez Schœll. Hlst. de la litt. grecque profane, t. I, 1. il, cLap. A', ou Rouh'z, Manuel
de l'Iiisi. de la litt. grecque.
— 135 -
La plaintive Elégie, en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
Boil. Art, poét., ch. II. '
L'on pourrait appeler l'élégie un monologue passionné. Cepen-
dant, les sentiments qui y régnent ne doivent pas être violents,
mais doux et tempérés. Le but de l'élégie n'est pas d'exciter
des émotions fortes et violentes, mais une douce pitié, une
compassion tendre.
L'on voit d'abord que, pour réussir dans l'élégie, il faut bien
sentir, et peindre ensuite le sentiment avec des couleurs vives et
naturelles.
Il faut que le cœur seule parle dans l'Elégie.
J5oi7. Art. poét. ch. II.
Tout ce qui offre l'appareil de l'étude et dû travail, tout ce qui
sent l'art et l'affectation, est donc entièrement opposé au carac-
tère de l'élégie.
Remarques. A. L'homme trouve d'ordinaire des charmes à
s'appesantir sur les objets qui lui causent du chsgrin ou de la
joie. Le poète élégiaque aussi aime à s'appesantir sur ce qui
l'afflige; il s'y arrête longtemps, et, après avoir quitté le sujet
de ses peines, il y revient encore, il peint, il développe son
malheur, quelquefois jusqu'à la satiété. Il parle de la cause des
maux qu'il endure, et des suites qu'ils peuvent avoir, accusant
tantôt sa propre imprudence, tantôt ses semblables, etc.
B. L'on ne peut pas exiger du poète élégiaque de grands
ornements poétiques, tels que des comparaisons brillantes, des
métaphores hardies, ni un ordre rigoureux. Sa Muse aura au
contraire l'extérieur un peu négligé ; une grande parure sied
mal à la douleur, et le désordre lui est plus naturel.
C. Le poète élégiaque atteindra son but plus facilement, s'il
a soin de marquer le temps, le lieu et la situation particulière,
dans lesquels il est sensé exhaler ses plaintes (la nuit — la
solitude — le bord des tombeaux).
Poésie élégiaque chez les Hébreux.
L'Écriture sainte nous offre une fotile de beaux exemples
dans le genre élégiaque, tels que les Threni, c'est-h-dire, les
— 130 —
Lamentations du prophète Jérémie; plusieurs psaumes de
David, tels que :
2t DetiS DcHs meus, vcspice in me. — ,'>7. Domine, ne in furore
tuo. — 4.'?. Deus, auribus nostris aiidivimus. — .OO. Miserere meij.
Deus. — 54. Exaudi, Deus, orationem meam. — ââ. Miserere mei,
Deus, quoniam. — 56. Miserere mei, Deus, miserere mei. — 59. Deus
repulisti nos. — 68. Salvutn me fac, Deus. — 69. Deus in adjuto-
rium. — 83. Quarn dilecta tabernacula. — 87. Domine, Deus salulis
mcœ. — 108. Deus, laudcm meam. — 139. Eripe me, Domine. —
14'^. Domine, exaudi.
Les plus touchants de tous les psaumes élégiaques, sont le
41e Quemadmodum desiderat ccrrus, et le 137e, Super fluminaBa-
hylonis, que nous transcrirons ici avec la belle paraphrase de Le
Franc de Pompignan :
Super flumina Babylonis, illic sedimus et flevimus : cuni
recordaremur Sion :
In salicibus in medio ejus, suspendimus organa nostra.
Quia illic interrogaverunt nos, qui captivos duxerunl nos,
verba cantionum :
Et qui abduxerunt nos : Ilymnum cantate nobis de canticis
Sion.
Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliéna?
Si oblitus fuero tui Jérusalem, oblivioni detur dextera mea.
Adhaereat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui :
Si non proposuero Jérusalem, in principio Iteliliie meœ.
Jlemor esto Domine filiorum Edom, in die Jérusalem :
Qui dicunt : Exinanite, exinanite usque ad fundamentum in ea.
Filia Babylonis misera : beatus qui retribuet tibi relribulio-
nem tuam, quani retribuisti nobis.
Beatus qui tenebit, et allidet parvulos tuos ad petram.
Captifs chez un peuple inhumain,
Nous arrosions de pleurs les rives étrangères,
Et le souvenir du Jourdain,
A l'aspect de l'Euphrate, augmentait nos misères.
Aux arbres qui couvraient les eaux,
Nos lyres tristement demeuraient suspendues ;
Tandis que nos maîtres nouveaux
Fatiguaient de leurs cris nos tribus éperdues.
- 157 —
« Chantez, nous disaient ces tyrans,
Les hymnes préparés pour vos fêtes publiques ;
Chantez, que vos conquérants
Admirent de Sion les sublimes cantiques. »
Ah! dans ces climats odieux,
Arbitre des humains, peut-on chanter ta gloire!
Peut-on, dans ces funeste lieux.
Des beaux jours de Sion relever la mémoire !
De nos aïeux sacré berceau.
Sainte Jérusalem, si jamais je t'oublie,
Si tu n'es pas jusqu'au tombeau
L'objet de mes désirs et l'espoir de ma vie ;
Rebelle aux efforts de mes doigts,
Que ma lyre se taise entre mes mains glacées,
Et que l'organe de ma voix
Ne prête plus de sons à mes tristes pensées !
Rappelle-toi ce jour affreux.
Seigneur, où d'Esaii la race criminelle
Contre ses frères malheureux
Animait du vainqueur la vengeance cruelle.
« Egorgez ces peuples épars;
Consommez, criaient-ils, les vengeances divines;
Brûlez, abattez ces remparts,
Et de leurs fondements dispersez les ruines. »
Malheurs à tes peuples pervers.
Reine des nations, fille de Babylone !
La foudre gronde dans les airs;
Le Seigneur n'est pas loin : tremble, descends du trône.
Puissent tes palais embrasés
Eclairer de tes rois les tristes funérailles !
Et que sur la pierre écrasés.
Les enfants de leur sang arrosent tes murailles !
(Le Franc de P.)
Le livre de Job renferme plusieurs élégies bien touchantes ;
les chapitres suivants méritent surtout d'être lus : chap. III.
— 138 —
Pereat (lies. — VII. Militia est vita. — X. Tœdet animam meam.
— XIV. Homo natus de muliere. — XVII. Spiritus meus atte-
nuahitur. — XIX. Usquequo affligitis. — XXX. Nimc autem
dérident.
Quoi de plus touchant que les plaintes du roi David à la
nouvelle de la mort de Saùl et de Jonathas? Liv. II des Rois,
chap. 1.
0 Israël, considère ceux qui ont été frappés, qui sont morts
sur tes hauts lieux.
Israël, les braves ont été tués sur les montagnes; comment
les forts sont-ils tombés?
N'allez pas l'annoncer dans Geth ; ne le publiez pas dans les
places d'Ascalon, de peur que les filles des Philistins ne s'en
réjouissent, de peur que les filles des incirconcis ne tressaillent
de joie.
Montagne de Gelboé, que la pluie ni la rosée ne descendent
jamais sur vous ; que vos champs ne soient pas les champs des
prémices; là gît le bouclier des forts, le bouclier de Sal'il,
comme si Saiil n'eût pas été sacré par l'huile sainte.
Jamais la flèche de Jonathas ne revint altérée de la graisse
et du sang; jamais l'épée de Saûl ne sortit oisive des combats.
Saiil et Jonathas, aimables et beaux dans la vie, n'ont point
été séparés même dans la mort; plus rapides que l'aigle, plus
forts que les lions.
Filles d'Israël, pleurez sur Saûl, qui vous ornait de pourpre,
qui vous ennivrait de délices, qui vous donnait l'or de vos vête-
ments.
Comment sont tombés les forts dans le combat? Comment
Jonathas a-t-il été tué sur les liauteurs?
Je pleure sur loi, Jonathas, mon frère, le plus beau d'entre
les hommes, plus aimable que l'amour d'aucune femme. Comme
«ne mère aime son fils unique, ainsi je t'aimais.
Comment sont tombés les forts? comment a été brisée leur
armure?
Ajoutez à ces beaux passages do VEcriture le touchant can-
tique qui rappelle les douleurs de la Mère de Dieu, Stabat
- 139 -
3Iater (1), et cel autre, où l'Église gémit sur ses enfants
morts, Dies irœ (2).
Nous ne pensons pas que, parmi les écrivains anciens ou
modernes, on puisse citer un poète qui ait porté l'élégie à ce
point de perfection. * Aussi dirons-nous avec un illustre lit-
térateur moderne : « Ils n'auraient pas le sentiment du beau,
ceux qui n'admireraient pas celte magnifique plainte, ce
tableau gigantesque du dernier jour du monde, ces cris
d'effroi et do détresse, auxquels succède une supplication si
• douloureuse ; ces images terribles que viennent tempérer les
souvenirs les plus doux de l'Évangile, ceux du bon Pasteur,
delà pécheresse, du larron; cette consternation profonde,
se dissipant par degrés, aux accents les plus touchants du
repentir et de l'espérance. » Voir p. 31, note 1.
Poètes clcgiaqucs grecs.
Callinus, d'Ephèse (G84 av. J.-C). On ne possède plus de Cal-
linus qu'un petit fragment qui appartient à un poème lyrique,
par lequel le poète excitait ses compatriotes à combattre vail-
lamment contre les Magnésiens, leurs ennemis.
Tyrtée, d'Athènes, ou de Sparte, ou de Millet (G84 av. J.-C).
11 nous reste trois chants guerriers, et plusieurs fragments des
élégies par lesquelles Tyrtée entraînait les Spartiates au com-
bat contre les Messéniens; ils respirent un brûlant enthou-
siasme et un patriotisme extraordinaire. Voici un extrait du
* Second chant de guerre.
Qu'il est iDeau de tomber au premier rang, en combattant
pour la patrie!... Ah! mourrons, s'il le faut, pour notre terre,
natale! pour notre famille, pour la liberté! Héros de Sparte,
combattons étroitement serrés. Qu'aucun de vous ne se livre à
(i; Voyez ce que nous avons dit de Tauteur de cette hymne élégante, que d'autres attri-
buent a\i pape Innocent III, page 111.
(2, On attribue le Dies irœ à diverses personnes, sans avoir îles motifs plausibles de
s'arrêter à telle ou telle. Plusieurs pensent qu'un Franciscain, Thomas CeUano, en est
l'auteur. Voir page 77, note.
- 140 —
la crainte ou à la fuite. Prodigues de vos jours, dans une fureur
généreuse, précipitez-vous sur l'ennemi. Gardez-vous d'aban-
donner ces viellards, ces vétérans, dont l'âge a roidi les ge-
noux. Quelle lionte, si le père périssait plus avant cjue le fils
dans la mêlée, de le voir avec sa tète chenue, sa barbe blanche,
se débattant dans la poussière, et, lorsque l'ennemi le dépouille,
couvrir encore de ses faibles mains sa blessure sanglante!....
O Spartiates! marchons donc à l'ennemi. Marchons, le pas as-
suré, chaque héros ferme h son poste et se mordant les lèvres (1).
Mimnerme, de Colophon (590 av. J.-C.). Les vers qui nous eu
restent, respirent une douce mélancolie; le poète y déplore la
brièveté de la vie, la rapidité avec laquelle la jeunesse s'éva-
nouit, ainsi que les maux qui affligent l'humanité. Il est le pre-
mier qui employa le mètre élégiaque dans des sujets tristes et
lugubres.
Philétas, de Cos. Properce le prit pour son modèle.
Simonide, de Céos (558-468 av. J -C). Il est regardé comme
l'inventeur de l'élégie moderne ou de l'élégie lugubre, telle
qu'elle fut cultivée par les Romains et par les poètes des
siècles suivants. On lui attribuait un talent particulier de tou-
cher et d'attendrir, de peindre avec vérité les situations et les
infortunes qui excitent la pitié.
CalUmaque, de Cyiène(2G0 av. J.-C). Il ne nous est resté que
quelques fragments de ses élégies, qu'on regardait comme son
principal litre de gloire.
On peut encore envisager comme autant d'élégies le Tombeau
d'Adonis, idylle de Bion, et le Tombeau de Bioi}, idylle de
Moschus.
* Saint Grégoire de Nazianze (328-389), célèbre père de
l'Église, né dans le bourg d'Azianze, près de la ville de Na-
zianze en Cappadoce, étudia ti Césarée de Palestine et ii
Alexandrie d'Egypte, puis se rendit h Athènes avec S^ Basile,
son compatriote. Trois fois, il déposa le fardeau de l'épis-
(1) Si Ton mi't ces deux poètes ati nombre des poètes élégiariues, ce n'est pas parce q«e
rolijet de leurs chants est triste, mais parce qu'Us ont donné k leurs cliants de guerre la
l'onne éléi/iaque, c'est à-dire, qu'ils ont emiiloyt? le distique, et que les Grecs appelaient
él'-gie tout ce qui était écrit dans ce mètre.
— 141 —
€opat, pour se retirer dans la solitude et s'y livrer à la médi-
tation, à la prière et à l'étude. Jaloux de disputer aux Grecs
païens la gloire des vers, il chanta, principalement pour la
jeunesse, afin de lui montrer que la vraie poésie se trouve
ailleurs qu'au fond des fables païennes, et qu'il vient des
cimes du Carmel de tout autres inspirations que des sommets
du Parnasse. « Il pensait aussi que, attirées par l'harmonie
du langage, les âmes goûteraient mieux la sévère beauté de
la doctrine chrétienne. Il confiait à un long poème, brillant
et varié, les pieux et tendres secrets de sa vie, célébrait avec
une docte fidélité les enseignements de la foi, s'élevait à Dieu
par des hymnes d'amour, se repliait sur lui-même, et sondait
les douloureux mystères de sa vie. S' Grégoire soupirait ainsi
ses plaintives méditations, et devançait la forme poétique de
l'auteur des Méditations poétiques (Collombet). » C'est pourquoi
nous parlons de cet écrivain à propos de l'élégie. Nous avons
de lui 178 poèmes ou pièces de vers, et beaucoup d'épi-
grammes. Le poème sur les vicissitudes de sa propre vie a été
traduit par Le Franc de Pompignan. L'abondance, l'élégance,
la grâce, la facilité, sont les caractères distinctifs de son
style. Nous donnons ici la traduction du commencement
d'une de ses plus profondes méditations sur la nature et la
destinée de l'homme.
* L'Homme.
« Hier, abaUu par mes tristesses, éloigné de tous les hommes,
j'étais assis dans un bois ombreux, el dévorais mon âme; car,
au milieu des soulTrances, le remède que j'aime, c'est de con-
vei'ser en secret avec mon cœur. L'air bruissait avec les oiseaux
clianleurs, qui, perchés sur les rameaux, charmaient par un
doux concert mon âme grandement attristée. Cependant, du
liaut des arbres, les cigales à la poitrine harmonieuse, ces
amies du soleil, remplissaient de leurs cris sonores le bois tout
entier, tandis qu'une onde fraîche, qui doucement coulait à Ira-
— 142 —
vers Ihumide forêt, venait baigner mes pieds. Et moi, déchiré
toujours par les plus vives peines, j'étais insensible à tout cela ;
car le cœur, lorsqu'il est inondé d'amertume, ne veut pas s'ou-
vrir aux douces impressions. Mon esprit donc, emporté dans
des tourbillons de sentiments, soutenait la lutte de ces pensées
contraires : Qu'ai-je été? que suis-je? (jue dois-je être (1)!....»
* Sync^ius, né à Gyrène (350-431), d'abord philosophe néopla-
tonicien, puis chrétien et évèque de Ptolémaïs, est, comme le
précédent, un poète de renaissance, et, comme lui, fait en-
tendre sur sa lyre des accents que l'on croyait réservés seule-
ment au XIXe siècle. iMalheureusement, il n'a pas su s'affranchir
entièrement de l'influence de l'école d'Alexandrie. Des dix
Hymnes que nous avons de lui, les quatre premiers embrassent
les sujets les plus élevés; mais les six derniers renferment des
croyances plus orthodoxes. Voici le début du premier hymne :
* « Viens donc, lyre harmonieuse, et, après les chansons de
Téos, après les accents lesbiens (2), fais entendre, sur le mode
dorien, des hymnes plus augustes. — La pure inspiration delà
Sagesse me presse de disposer les cordes de la lyre pour de
pieux cantiques; elle m'ordonne de fuir la douceur empoisonnée
des terrestres cupidités. Qu'est-ce, en effet, que la force, et la
beauté, et l'or, et la réputation, et les pompes des rois, au prix
(le la pensée de Dieu? — Qu'un autre dirige avec art un cour-
sier ; qu'un autre tende habillement un arc ; qu'un autre garde
des monceaux d'or, et nage dans l'abondance; qu'un autre se
pare d'une chevelure flottant sur ses épaules; qu'uni autre soit
célébré, parmi les jeunes hommes et les jeunes filles, pour la
beauté de son visage; — Quant à moi, qu'il me soit donné de
couler en paix une vie obscure, inconnue de tous les mortels,
pourvu qu'elle connaisse les choses de Dieu. — ... Entends le
chant de la cigale, qui boit la rosée du matin. Regarde : les
cordes de ma lyre ont retenti d'elles-mêmes. Un souffle harmo-
nieux vole partout autour de moi. Quel va donc être le fruit
céleste de mes chants?., o
(1) On trouvera (Ufférents extraits îles œuvres de saint Grégoire traduits, mais d'une
manière peu fidèle, dans les tomes 6 et 7 de la Bibliothèque clioisie des Pères de l'Église
grecque et latine, par Guillon.
(2) Téos était la patrie d'Anacréon ; Lesbos, celle de Saptio.
- 143 -
Poètes éléyiaqncs latins.
A. Tibulle (43-19 av. J.-C). Il est des poètes élégiaques ro-
içains le plus harmonieux, le plus pure, le plus élégant, le plus
doux, le plus naturel. Il a saisi le vrai ton de l'élégie. Quoique
son langage ne soit pas impudique, il est pourtant trop sen-
sible et trop passionné, pour que ses élégies puissent être
mises entre les mains de la jeunesse. On a de lui quatre livres
d'Elégies (1).
Propercc, né à Ilispellum en Ombrie (o^ av. J.-C). Il est supé-
rieur c\ Tibulle sous le rapport de la vivacité des couleurs et de
la force des expressions Mais il ne soutient pas toujours le ton
de l'élégie ; il est affecté, et ne respecte pas la décence et la
pudeur. Il a composé également quatre livres d'Elégies.
P. Ovide, (le Sulmone (43 av. J.-C — 17 ap.' J.-C). Il a
composé 14o élégies renfermées dans trois recueils, dont le
l" porte le titre les Amours, le ^^ les Trisles, et le 3'' Lettres
écrites du Pont. Toutes ses élégies révèlent un génie inépui-
sable, une facilité de versification inimitable, mais elles sont
défigurées par des images voluptueuses, des jeux de mots,
des sentiments faux et outrés, et une monotonie fatigante.
Ovide est moins tendre que Tibulle, plus licencieux que
Properce. * Il fut exilé à Tomes en Scythie, près de l'embou-
chure du Danube, sur la rive gauche du Pont-Euxin. Cest \h
qu'il composa ses élégies et qu'il mourut.
* i¥.-.'l. Prudence (2), né à Saragosse (348), fut sucessivement
avocat, juge, gouverneur de plusieurs villes, attaché à la cour
d'Honorius, et passa la fm de sa vie dans la solitude, la culture
des lettres et l'exercice de la piété. Il avait près de soixante
ans, quand il saisit la lyre pour chanter, dans ses hymnes,
l'histoire des glorieux martyrs de la foi. Le sentiment doulou-
(1) * Voici Vopinion de Quintilien sur ces auteurs : » Elegia Grsecos provocainus, cu.)us
inihi tersus atque elegans maxime vliletur auctor Tibullus. Sunt qui Propertiuin malint;
Ovidius utroque lascivior, sicut durior Gallus. - Instit. oral., X, 1. Tibulle est né la même
année et le même jour qu'Ovide, et mort la même année que Virgile, à l'âge de 24 ans. ,11
était chevalier romain.
(2) Pas confondre avec S. Prudence, évéqui de Troyes en Champagne, de 845 à ^Cl.
- Hl -
reux qui domine dans ses chants, lui assigne sa place ici. Il est
le premier poète chrétien de l'Eglise latine. Ses œuvres lyriques
forment deux collections : l'une, le Cathemcrinôn liber, jjrésenle
douze hymnes, pour les difTérenles parties du jour et pour cer-
taines solennités; l'autre, le Peristephanôn, renferme quatorze
hymnes, en l'honneur d'autant de martyrs. Ces hymnes sont par-
fois de véritables drames, comme celui de St-Romain, qui n'a
pas moins de 1140 vers. Ses poésies sont parfois âpres et ro-
cailleuses, mais toujours pleines de feu, souvent pleines de
charmes. Rien n'égale, en suave fraîcheur, quelques strophes
qui se rencontrent au milieu de l'hymne sur l'Epiphanie, et que
le poète adresse aux S'* Innocents (Cathm., XII, v. 125) :
« Salut, fleurs des martyrs, vous que, au seuil même de la
vie, le persécuteur du Christ enleva, comme un ouragan mois-
sonne des roses naissantes. — Vous, premières victimes du
Christ, tendre troupeau d'agneaux immolés, vous, au pied même
dé l'autel, vous jouez naïvement avec vos palmes et vos cou-
ronnes. — ...Qu'a servi un si noir forfait? que revient- il à Hérode
de son crime odieux? Seul, parmi tant de funérailles, le Christ
se dérobe au trépas. — Au milieu des flots de sang de ses com-
pagnons d'âge, l'enfant de la Vierge a seul trompé ce fer qui
était aux mères leurs nourrissons. — Tel échappa jadis aux édils
insensés de l'impie Pharaon, celui qui était la figure du Christ,
Moïse, libérateur de ses concitoyens (1). »
* Jean de Santeul, né à Paris (1030-1097), chanoine de St- Vic-
tor, a laissé un volume d^Hymncs d'une bonne latinité; mais il
leur manque l'onction de la piété. Nous dirons la même chose
des Hymnes de Gofjln, né à Reims (1070-1749). L'un et l'autre
ont fourni des hymnes au bréviaire de Paris. Voir p. 77, note.
{!) * L'Église a adopté ces vers dans le bréviaire romain, cominu hymnes do l'office des
Saints Innocents; les voici :
Salvete, flores martyrum,
Quos lucis ipso in liinine
Cliristi insecutor sustulit,
Cou turbo nascentes rosas.
Vos prima Cliristi victima,
Grex immolatorum tener.
Aram sub ipsam simplices
l'aima et coronis liulitis
Quid [.rofioii tantum ne fas ?
Quid ciimen Herodein j;ivatf
Unus tôt inter fuuera
Impunu Cliristus tolUtur.
— 145 —
Poètes élégiaques chez les anglais.
Hammond (1710-1742), Schenstone (1714-17G3) et surtout Gray
(171G-1771) ont acquis quelque réputation par leurs productions
élégiaques. Nous citerons le commencement du Cimetière de
campagne de Gray, élégie qui se recommande par de grandes
pensées, des sentiments délicats, de magnifiques images, une
douce mélancolie et un style harmonieux.
LE CIMETIÈRE DE CAMPAGNE.
« Le couvre-feu bruyant annonce la chute du jour ; les troupeaux
mugissants foulent lentement les pâturages, et le laboureur
fatigué, quittant ses travaux, retourne à sa chaumière : je suis
seul dans le monde et dans les ténèbres.
Le paysage, tout à l'heure si vivant, s'obscurcit et s'efïace ;
il se fait dans toute la nature un calme solennel, qui n'est in-
terrompu que par le bourdonnement monotone de l'escarbot
qui prend son vol, par le tintement affaibli des clochettes, qui
berce au loin les troupeaux.
On entend aussi partir de cette vieille tour, cachée sous des
touffes de lierres, la lugubre plainte du hibou contre le profane
qui, osant porter ses pas si près de son asile, vient troubler la
paix de son antique solitude.
Sous les rameaux de ces ormes, à l'ombre de ces ifs, voyez les
petits tertres que forme le gazon ; c'est là que reposent à jamais,
chacun dans sa tombe, les rustiques ancêtres du hameau.
Ni le souffle de la brise, ni l'air embaumé du matin, ni les
chants de l'hirondelle, impatiente de s'élancer de son nid con-
struit avec une paille légère, ni les cris perçants du coq, ni le cor
retentissant, ne les réveilleront plus de leur profond sommeil !
Pour eux, ne pétillera plus la flamme du foyer, et la ména-
gère empressée ne fera plus ses apprêts du soir : leurs enfants
ne courront plus au-devant d'eux fêter par leurs caresses le
retour d'un père, ou, sautant à l'envi sur leurs genoux, se dis-
puter leurs baisers.
Souvent la glèbe obstinée s'ouvrit devant eux en sillons; la
moisson se courba souvent sous leurs faucilles. Avec quelle
franche gaité, ils promenaient leur charrue dans la plaine, ou,
d'un bras puissant, abattaient les bois sous leurs coups répétés !
Que l'aniblLion ne se rie pas de leurô utiles travaux, de leurs
10
— 116 —
joies domestiques et de leur obscure destinée, et que la gran-
deur n'écoute pas avec un dédaigneux sourire les courtes et
simples annales du pauvre.
Le blason et ses vanités, la puissance et ses pompes, tout ce
que la beauté, tout ce que l'opulence, purent jamais donner,
tout cela doit aussi atteindre l'heure inévitable : les sentiers de
la gloire n'aboutissent .. qu'à la tombe..., » etc.
Poètes élégiaques français.
' A la fin du XVIIIe siècle, la France n'avait encore aucun
auteur élégiaque (voir p. 84). Plus d'un essai avait cependant
été fait, tel que l'élégie de Ronsard, Contre les buscherons de la
forest de Gastine; celle de Jean de la Perusc (1530-1556), A un en-
fant 7nort presque en naissant ; l'ode de Mallicrbe à son ami du Fév-
rier, sur la mort de sa fille Marguerite. Voir p. 80.
Vinrent ensuite La Fontaine (1621-1695), dont l'élégie sur
ZaZ)is(/r«ce de Fouguet est justement célèbre, et Henriette de Co-
ligny, comtesse de la Sure (1618-1673), dont les élégies se dis-
tinguent par la facilité, la délicatesse et le naturel.
Trenewi^ (1763-1818). Les tombeaux de saint Denys, la Princesse
Amélie ou l'Héroïsme de lajiièté fraternelle, V Orpheline du Temple
ou Malheurs de Mad. la Duchesse d'Angoulcme, le Martyre de
Louis XVI, la Captivité de Pie VII, se font remarquer par un style
tendre, doux, harmonieux et élégant. * Si les vers sont corrects,
le talent de l'auteur n'est que médiocre. Poursuivant avant tout
le succès, il saisit toutes les occasions de faire des vers, comme
ces oiseaux que tout bruit fait chanter, disait Chateaubriand.
Ses œuvres intéressent comme un dernier écho de l'élégie
classique.
Millevoye (1782-1816). Une profonde sensibilité, de la
grâce, de l'abandon, de l'élégance, tels sont les caractères de
ses élégies, parmi lesquelles se distinguent le Poète mourant
et la Chute des feuilles. Nous citerons la dernière :
LA CHUTE DES FEUILLES (1).
De la dépouille de nos bois.
L'automne avait jonché la terre ;
(1) * « Cette pièce, que cliacun sait par cfcur, et qui est l'expression délicieuse d'une
- 147 —
El dans le vallon solitaire,
Le rossignol était sans voix.
Triste et mourant à son aurore,
Un jeune malade, à pas lents,
Parcourait une lois encore
Le bois cher à ses premiers ans :
« Bois que j"aime, adieu, je succombe.
» Votre deuil a prédit mon sort,
» Et dans chaque feuille qui tombe,
» Je vois un présage de mort.
» Fatal oracle d'Epidaure,
» Tu m'as dit : « Les feuilles des bois
» A tes yeux jauniront encore,
» Et c'est pour la dernière fois.
» La nuit du trépas t'environne,
» Plus pâle qu'une fleur d'automne,
» Tu t'inclines vers le tombeau.
» Ta jeunesse sera llétrie
» Avant l'herbe de la prairie,
» Avant le pampre du coteau. »
» Et je meurs !... De la vie à peine
» J'avais compté quelques instants ;
» Et j'ai vu, comme une ombre vaine,
» S'évanouir mon beau printemps.
» Tombe, tombe, feuille éphémère !
» Et, couvrant ce triste chemin,
» Cache au désespoir de ma mère
» La place où je serai demain.
» Mais, si mon épouse voilée,
mélancolie toujours sentie, suffit à sauver le nom poétique de Millevoye. Il a laissé au
courant du flot sa feuille qui surnage; son nom se lit dessus, c'en est assez pour ne plus
mourir. ^ (Sainte-Beuve, Portraits lilU'-ra'res, I, 403;.
Nous ne parlerons pas de ces quelques ballades un peu fades, ni des traductions de
Vlliade, des dialogiies çimés, des tragédies, des égîogues ni de quelques autres poèmes
<iui forment le recueil de ses (ouvres complètes, mais dont rien ne mérite une mention
spéciale. Vu l'époque où l'auteur a vécu, on ne sera pas étonné d'apprendre qu'il n'était
qu'un poète épicurien, mais sans avoir un cieur ni un esprit méchant. Il a pu dire :
.Tamais dans mes tableaux l'obscène nudité
Ne vient effaroucher la pudique beauté ;
Jamais surtout mes vers, qu'aucun fiel n'envenime,
N'inunole un honnête liomme au besoin d'une rime :
Je hais le satirique et son rire moqueur.
— HH -
» Au détours de la sombre allée,
» Venait pleurer, quand le jour fuit,
» Eveille par un faible bruit
» Mon ombre un instant consolée. »
Il dit, s'éloigne... et sans retour!
Sa dernière heure fui prochaine.
Vers la fin du troisième jour
On l'inhuma sous le vieux chêne.
Sa mère (peu de temps, hélas 1)
Visita la pierre isolée ;
Mais son épouse ne vint pas ;
Et le pâtre de la vallée
Troubla seul, du bruit de ses pas,
Le silence du mausolée (1).
* C/iémer (André de), né à Constantinople (1762), mort à Paris
sur l'échafaud (1794) pour avoir blâmé dans ses écrits les excès
de la révolution, et pour s'être offert comme défenseur de
Louis XVI, devant la Convention. Il réussit surtout dans l'élégie,
à laquelle il a rendu la simplicité et la grâce antiques. Malheu-
reusement, il a imité trop souvent la licence de ses anciens
modèles. La jeune captive fut composée en prison, à l'adresse
d'une jeune personne d'un nom illustre, M"e de Coigny, victime
de la révolution comme l'auteur. Ces vers respirent un charme
de douceur et de tendresse, qui en fait un des chefs-d'œuvre
de la poésie moderne ; c'est la plus pure des élégies tendres ;
c'est un style dont la richesse, pleine de symboles et d'images,
a quelque chose de riant et de nouveau comme la jeunesse
(^Villemain, Cours de litt., tom IV, 310).
* La jeune captive.
» L'épi naissant mûrit, de la faux respecté;
» Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l'été,
» Boit les doux présents de l'aurore :
» Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
» Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,
» Je ne veux point mourir encore.
(1) ' Cema<iso!''e. qui signifin un tombeau fastueux, est une tache dans ce petit chef-
d'œuvre.
- MO -
)) Qu'un stoïque, aux yeux secs, vole embrasser la mort :
^) Moi, je pleure et j'espère; au noir soulde du nord,
» Je prie el je relève ma lèle.
» S'il est des jours amers, il en est de si doux !
» Hélas ! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts?
» Quelle mer n'a point de tempête?
» L'illusion féconde habite dans mon sein.
» D'une prison sur moi les murs pèsent en vain ;
» J'ai les ailes de l'espérance.
» Echappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,
0 Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel,
» Philomôle chante et s'élance.
s Est-ce à moi de mourir? Tranquille, je m'endors
') Et, tranquille, je veille; et ma veille aux remords,
» Ni mon sommeil ne sont en proie.
» Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
» Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
» Ramène presque de la joie.
» Mon beau voyage encore est si loin de sa fin!
» Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin,
» J'ai passé les premiers à peine.
« Au banquet de la vie à peine commencé,
» Un instant seulement, mes lèvres ont pressé
» La coupe en mes mains encor pleine.
» Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson ;
» Et, comme le soleil, de saison en saison,
» Je veux achever mon année.
9 Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,
» Je n'ai vu luire encor que les feux du malin;
» Je veux achever ma journée. »...
Ainsi triste et captif, ma lyre toutefois ^
S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces vœux d'une jeune captive ;
Et, secouant le joug de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers, je pliais les accents
De sa bouche aimable et naïve.
Au moment où la porte de son cachot allait s'ouvrir pour le
— IJiO -
laisser conduire à léciiafaud, il crayonna encore quelques vers
qu'il n'eut pas le temps d'achever, et dont la dernière rime,
restée dans sa plume, devait être probablement le mot trépas.
Assis sur le premier banc de la fatale charette, à côté du
peintre Roucher, son émule, il s'écria en se frappant le front :
Pourtant j'avais quelque chose là !
' Derniers vers (V André Cliénicr.
« Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime la fin d'un beau jour.
Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre!
Peut-être, est-ce l^enlôt mon tour !
Peut-être, avant que l'iieure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant.
Dans les soixante pas où sa route est bornée.
Son pas sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera m.a paupière!
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je coinmence ait atteint la dernière,
Peut-être, en ces murs effrayés.
Le messager de mort, noir recruteur des ombres.
Escorté d'infâmes soldats,
Remplira de mon nom ces longs corridors sombres !
André Chénier avait un frère, Marie-Joseph Chénier, poète
comme lui, mais qui lui est infiniment inférieur.
* Fontanes (Louis, marquis de), de l'académie, pair de France,
né, en 1761, d'une mère catholique et d'un père protestant,
mort en 1821, un des poètes protecteurs du bon goût. Une tra-
duction en vers de VEssai sur Vltommc, de Pope, lui attira
d'abord l'attention du public lettré. Son àme se dépeint mieux
dans ses petits poèmes, parmi lesquels on remarque la Char-
treuse de Paris, poème élégiaque (1783), la Forêt de Navarre, les
Tombeaux de St-Denis et surtout le Jour des morts à la campagne,
imité de Gray, qu'il surpasse en donnant à son ouvrage une
forme plus dramatique. 11 composa encore un Essai sur Vastro-
nomie, un poème didactique, le Verqer, et travailla longtemps à
un grand poème épique, la Grèce sauvée, qui resta inachevé. Le
peu de poésies qu'il a laissées, lui ont valu néanmoins une belle
place parmi les littérateurs les plus célèbres de notre époque.
— 151 -
parce qu'elles se distinguent toutes par l'élégance et la pureté
du style. « Les vers de Fontanes, dit M. Viliemain, d'un tour
» noble, harmonieux et concis, se portaient naturellement sur
t> les pensées religieuses; ils en recevaient l'inspiration. Ma-
» jestueuse et rapide dans l'épître oîi il a célébré l'éloquence
» des Livres saints, cette inspiration est attendrissante et naïve
» dans le poème de la Chartreuse ; une tristesse pleine de dou-
» ceur et de poésie anime cette espèce d'élégie ; la mélodie des
» paroles s'y confond avec l'émotion de l'àme, et l'on croit en-
» tendre au loin quelques sons à peine affaiblis de la lyre de
» Racine. »
Ce qui manque à de Fontanes, c'est l'imagination.
N'oublions pas de dire que de Fontanes a été le guide de
Chateaubriand dans la carrière des lettres. <.< Je reçus de lui, dit
» l'auteur du Génie du christianisme, d'excellents conseils ; je lui
» dois ce qu'il y a de correct dans mon style ; il m'apprit à res-
» pecter l'oreille ; il m'empêcha de tomber dans l'extravagance
» d'invention et le rocailleux d'exécution de mes disciples. »
{Mémoires d'Où Ire-Tombe, t. V.) Voyez dans les Leçons de littéra-
ture : Les Mondes, VOrigine de V astronomie, les Alpes, la Bible, le
Jour des morts à la campagne, Thémistocle et Aristide. Nous cite-
rons un extrait de
* La chartreuse de Paris, pendant la nuit.
« Cependant sur ses murs l'obscurité s'abaisse ;
Leur deuil est redoublé, leur ombre est plus épaisse :
Les hauteurs de Meudon me cachent le soleil ;
Le jour meurt, la nuit vient, le couchant moins vermeil
Voit pâlir de ses feux la dernière étincelle.
Tout à coup se rallume une aurore nouvelle,
Qui monte avec lenteur sur les dômes noircis
De ce palais voisin qu'éleva Médicis ;
Elle en blanchit le faîte, et ma vue enchantée
Reçoit par ses vitraux la lueur argentée.
L'astre touchant des nuits verse du haut des cieux
Sur les tombes du cloître un jour mystérieux,
Et semble y réfléchir cette douce lumière
Qui des morts bienheureux doit charmer la paupière.
Ici, je ne vois plus les horreurs du trépas;
Son aspect attendrit et n'épouvante pas.
— 1 î)2 —
Me trompé-je? Ecoutons : sous ces voûtes antiques
l'arviennent jusqu'à moi d'invisibles cantiques.
Et la Religion, le front voilé, descend ;
Elle approche : déjà son calme attendrissant
Jusqu'au fond de votre âme en secret s'insinue ;
Entendez-vous un Dieu dont la voix inconnue
Vous dit tout bas : « Mon fils, viens ici, viens à moi,
» Marche au fond du désert, j'y serai près de toi ? »
* Madame Wahlor, née à Nantes (1796-1871), auteur des Poé-
sies du cœur (1835), et de plusieurs pièces de circonstance
adressées à Napoléon III et à l'Impératrice (1851-1855V Elle a
publié un certain nombre de Romans et un drame L'école des
jeunes filles (1841). Ses poésies attestent des sentiments poé-
tiques et du goût. Elle excelle dans le genre tendre et gracieux
* L'orpheline.
» Au pied des saints autels, j'avais prié longtemps ;
Des cierges consumés la flamme vacillante,
Errant autour de moi, jetait de temps en temps.
Comme un dernier adieu, leur clarté plus brillante;
Rien plus pâles ensuite, ils n'éclairaient plus rien ■,
¥A, sur le simple autel, les pieuses reliques,
Les images gothiques
Semblaient fuir, se couvrant d'un voile aérien ;
Et mes yeux, fatigués de répandre des larmes,
A cette obscurité trouvaient alors des charmes.
J'écoutais s'affaiblir les derniers bruits du soir,
Et, sur les bleus vitraux, je regardais encore
Si le jour qui fuyait me laisserait y voir,
Près de mon saint patron, la Yierge que j'adore!
Mais elle et tous les saints ne s'apercevaient plus ;
Et, sous un rideau noir, on eût dit que, dans l'ombre
De celte nuit plus sombre.
Ils étaient tour à tour pour jamais disparus !
Et moi, fermant l)ientôt mes paapières lassées,
Je ne me souvins plus de mes peines passées.
Mon front appesanti s'inclina sur ma main.
Et, près de m'endormir, je vis dans un nuage
- i!)5 —
Des anges occupés à tracer un chemin,
Où leurs ailes laissaient un lumineux passage;
L'un d'eux me souriait comme pour me bénir;
Puis, en me soulevant doucement de la terre,
Semblait avec mystère
M'avertir que ma vie était près de finir.
Et je sentis alors qu'avec de blanches ailes
Je parcourais dans l'air des régions nouvelles;
Des sons mélodieux me berçaient mollement;
Leurs accords inconnus parcouraient la surface
De cet azur que Dieu nomma le firmament,
Se perdaient, renaissaient et mouraient dans l'espace.
Une clarté nouvelle alors frappa mes yeux ;
Et mon ange gardien, qui me servait de guide.
Cessa son vol rapide...
« Où sommes-nous? » lui dis-je; il me répond : « Aux cieux. »
Et la Vierge Marie, en m'appelant sa fille.
Me dit : « Approche, enfant, je te rends ta famille. »
Alors, je vis ma mère; elle m'ouvrit ses bras.
Mon père souriait à ma joie enfantine;
Des chérubins jetaient des roses sous mes pas.
Et des voix répétaient : « Tu n'es plus orpheline. »
Soudain, je crus sentir un baiser maternel :
Sous ce premier baiser tressaillant toute entière,
Je rouvris ma paupière...
Hélas! j'étais encor seule au pied de l'autel !
Et, voyant le bonheur fuir sans pouvoir le suivre,
Je regardais le ciel et je pleurais de vivre. »
* Madame de Gircwdin (M"c Deljiltuic Gay) (1), née à Aix-la-
Chapelle (1804), morte à Paris (1855). A l'âge de iS ans, elle
obtint un prix extraordinaire au concours de l'académie fran-
çaise, pour une pièce de poésie, les Sœurs de Ste-Camille, épi-
sode de la peste de Barcelone. En 1827, dans un voyage à Rome,
elle fut reçue membre de l'académie du Tibre et couronnée au
Capitole. Elle publia un grand nombre de poésies et s'exerça
(1) * Fort différent'» de M' Sophi". Gay (1770-1S52). femme divorcée de M. Liotlier, une
(les célébrités féminines du Dira.'toire, poète et niuskie nne , dont la mort, comme la vie,
fut celle d'une femme du moiide.
- iU -
dans tous les genres ; poésies lyriques, chants guerriers, élé-
gies, satires, drames, tragédies, comédies, romans, elle fit tout
cela, mais sans exceller en rien. Ses vers faciles, élégants,
harmonieux ne nous paraissent pas mériter les éloges exces-
sifs de Chateaubriand et de Lamartine. Les élégies se dis-
tinguent par le sentiment. Voyez, dans les Leçons de littérature,
la Mort du Christ et la Veuve de Nahn. Voici un extrait du poème
* Les Sœurs de Ste-Camille, pendant la jieste de Barcelone.
« Ainsi, fidèle aux lois que sa vertu s'impose.
Dans ces lits alignés où la douleur repose.
Elle voit un vieillard, et, vers lui s'avanrant.
Elle offre à sa souffrance un baume adoucissant.
Mais le vieillard, qui touche à son heure dernière.
Ne peut plus soulever sa mourante paupière :
Il n'entend pas la voix qui vient le consoler;
De sa bouche aucun son ne peut plus s'exhaler :
Du poison tout son corps atteste le ravage. —
■ Faudra-t-il remporter l'inutile breuvage?
Les lèvres du vieillard ne peuvent plus s'ouvrir ;
Déjà le drap de mort est prêt à le couvrir.
a Arrêtez, dit la sœur, peut-être il vit encore,
» Espérons tout du ciel que ma douleur implore! »
Et, ne prenant conseil que de ses vœux ardents.
Du mourant, avec force, elle entr'ouvre les dents.
Fait couler dans son sein la liqueur salutaire,
Et bientôt sous ses doigts sent revivre l'artère.
Le vieillard se ranime, — 0 moment fortuné;
Il jette sur la sœur un regard étonné;
Il contemple ses traits où l'espérance brille,
Croit renaître au ciel même et s'écrie : a 0 ma fille! »
Le Seigneur l'a bénie; et, ce vieillard mourant.
C'est un père adoré que sa faveur lui rend. »
* Madame Tastu (Amable Voïart), né à Metz (1798), auteur de
nombreuses publications en prose et en vers, écrites, pour la
plupart, en vue de l'éducation des jeunes personnes. On estime,
parmi ses poésie, la Chevalerie française (1820), les Oiseaux du
Sacre (1824) (dont tout le mérite se réduit à la correction et la
facilité du vers) et quelques-unes de ses poésies publiées en
- 155
recueil (1826, 1834 et 1837). Son style est facile, naturel, har-
monieux, et se plie à toutes les variétés du langage poétique,
tantôt gracieux et tendre, tantôt plein de force et d'énergie. Son
vers est correct et d'une facture plus savante qu'il n'est habituel
aux femmes. On vante ses Feuilles de saule et son Ange gardien.
Nous citons
Le dernier jour de Vannée.
Déjà la rapide journée
Fait place aux heures du som-
[meil,
Et du dernier fils de l'année
S'est enfuit le dernier soleil.
Près du foyer, seule, inactive.
Livrée aux souvenirs puissants.
Ma pensée erre, fugitive,
Des jours passés aux jours pré-
[sents.
Ma vue, au hasard arrêtée.
Longtemps, de la flumme agi-
[tée
Suit les caprices éclatants,
Ou s'attache à l'acier mobile
Qui compte sur l'émail fragile
Les pas silencieux du temps.
Un pas encore, encore une
[heure,
Et l'année aura sans retour
Atteint sa dernière demeure,
L'aiguille aura fini son tour.
Pourquoi de mon regard avide,
La poursuivre ainsi tristement.
Quand je ne puis d'un seul mo-
[ment
Retarder sa marche rapide?
Du temps,qui vient de s'écouler,
Si quelques jours pouvaient re-
[naitre,
Il n'en est pas un seul, peut-
[ètre,
Que ma voix daignât rappeler!
Mais des ans la fuite m'étonne ;
Leurs adieux oppressent mon
[cœur :
Je dis : c'est encore une fleur
Que l'âge enlève à ma couronne.
Et livre au torrent destructeur ;
C'est une ombre ajoutée à l'om-
[bre
Qui déjà s'étend sur mes jours :
Un printemps retranché du
[nombre
De ceux dont je verrai le cours !
Écoutons '... Le timbre sonore
Lentement frémit douze fois.
Il se tait... je l'écoute encore,
Et l'année expire à sa voix.
C'en est fait; en vain je l'appelle,
Adieu !... Salut ! sa sœur nou-
[velle.
Salut ! quels dons chargent ta
[main?
Quel bien nous apporteton aile?
Quels beaux jours dorment dans
[ton sein?
Que dis-je? à mon âme trem-
[blante.
Ne révèle point tes secrets.
D'espoir, de jeunesse, d'attraits,
Aujourd'hui, tu parais brillante,
Et ta course insensible et lente
Peut-être amène des regrets.
Ainsi chaque soleil se lève,
Témoin de nos vœux insensés.
xVinsi toujours son. cours s'a-
[chève,
En entraînant, comme un vain
[rêve,
Nos vœux déçus et dispersés.
Mais l'espérance fantastique.
Répandant sa clarté magique
Dans la nuit du sombre avenir.
Nous guide d'année en année,
Jusqu'à l'aurore fortunée
Du jour qui ne doit pas finir.
— 1 ri6 -
* G!(ir«)/(i (Alexandre), (1788-1 847), de Tocadémie, auteur de
quatre tragédies, Pélaye, les Macchabées, le comte Julien et Viv-
<jinic, abandonna de bonne heure le théâtre pour se consacrer
:"i la poésie lyrique, et publia d'abord ses Poèmes et chants élé-
(/iaques (1823), parmi lesquels on estime surtout ses Elégies
savoyardes (1824). On a encore de lui Le Prêtre, en vers, (182G)
et deux romans chrétiens, Césaire (1830) et Flavicn ou Rome au
désert (1835) et des Poésies dédiées ù la jeunesse (i83G). Son style
est pur, correct et di^ne, souvent, de nos grands maîtres.
Nous citons en entier le petit Savoyard, élégie en trois petits
chants, le Départ, Paris, le Retour, publiée, en 1824, au profit de
l'Œuvre des Savoyards. 11 serait difficile d'en rien retrancher.
* LE PETIT SAVOYARD.
Chant premier. — Le Dép.\rt.
« Pauvre petit, pars pour la France.
'') Que te sert mon amour? Je ne possède rien.
» On vit heureux ailleurs; ici, dans la soufi'rance.
» Pars mon enfant, c'est pour ton bien.
» Tant que mon lait put te suffire,
» Tant qu'un travail utile à mes bras fut permis,
>-> Heureuse et délassée en te voyant sourire,
» Jamais on eût osé me dire :
» Renonce au baiser de ton fils. »
« Mais je suis veuve ; on perd sa force avec la joie ;
» Triste et malade, où recourir ici?
» Où mendier pour toi? chez des pauvres aussi !
» Laisse ta pauvre mère, enfant de la Savoie,
» Va, mon enfant, où Dieu t'envoie.
» Mais, si loin que tu sois, pense au foyer absent.
» Avant de le quitter, viens, qu'il nous réunisse.
» Une mère bénit son fils en l'embrassant;
» Mon fils, qu'un baiser te bénisse.
» Vois-tu ce grand chêne là-bas?
» Je pourrai jusque là t'accompagner, j'espère?
» Quatre ans déjà passés, j'y conduisis ton père;
Mais lui, mon fils, ne revint pas.
- 157 -
» Encor, s'il était là pour guider ton enfance,
» Il m'en coûLeruit moins pour t'éloigner de moi ;
» Mais, tu n'as pas dix ans, et tu pars sans défense.
» Que je vais prier Dieu pour toi !
» Que feras-tu, mon fils, si Dieu ne te seconde?
» Seul parmi les méchants (car il en est au monde),
» Sans ta mère, du moins pour t'apprendre à souffrir !
» Oh! que n'ai-je du pain, mon fils, pour te nourrir!
» Mais Dieu le veut ainsi; nous devons nous soumettre;
» Ne pleure pas en me quittant;
» Porte au seuil des palais un visage content.
B Parfois, mon souvenir t'aftligera peut-être ;
» Pour distraire le riche, il faut chanter pourtant.
» Chante, tant que la vie est pour toi moins amère;
» Enfant, prends ta marmotte et ton léger trousseau ;
» Répèle, en cheminant, les chansons de ta mère,
» Quand ta mère chantait autour de ton berceau.
» Si ma force première encor m'était donnée,
» J'irais te conduisant moi même par la main;
» Mais, je n'atteindrais par la troisième journée;
» Il faudrait me laisser bientôt sur ton chemin ;
» Et moi, je veux mourir aux lieux où je suis née.
» Maintenant de ta mère entends le dernier vœu :
» Souviens-toi, si tu veux que Dieu ne t'abandonne,
» Que le seul bien du pauvre est le peu qu'on lui donne.
» Prie, et demande au riche : il donne au nom de Dieu.
» Ton père le disait; soit plus heureux : adieu. »
Mais le soleil tombait des montagnes prochaines.
Et la mère avait dit : « Il faut nous séparer; »
Et l'enfant s'en allait à travers les grands chênes,
Se tournant quelquefois, et n'osant pas pleurer.
Chaut deuxième. — Paris.
« J'ai faim : vous qui passez, daignez me secourir.
» Voyez, la neige tombe et la terre est glacée.
» J'ai froid : le vent se lève et l'heure est avancée,
» Et je n'ai rien pour me couvrir.
— ms -
» Tandis qu'en vos palais tout flatte voire envie,
» A genoux sur le seuil, j'y pleure bien souvent.
» Donnez, peu me suffit ; je ne suis qu'un entant,
» Un petit sou me rend la vie.
» On m'a dit qu'à Paris je trouverais du pain ;
» Plusieurs ont raconté, dans nos forêts lointaines,
» Qu'ici le riche aidait le pauvre dans ses peines,
» Et bien ! moi, je suis pauvre et je vous tends la main.
» Faites-moi gagner mon salaire ;
t> Où me faut-il courir? dites, j'y volerai.
» Ma voix tremble de froid ; eh bien ! je chanterai,
» Si mes chansons peuvent vous plaire.
» Il ne m'écoute pas, il fuit ;
» Il court dans une fête (et j'en entends le bruit")
» Finir son heureuse journée.
» Et moi, je vais chercher, pour y passer la nuit,
» Cette guérite abandonnée.
» Au foyer paternel, quand pourrai-je m'asseoir?
» Rendez-moi ma pauvre chaumière,
» Le laitage durci qu'on partageait le soir ;
» Et, quand la nuit tombait, l'heure de la prière,
» Qui ne s'achevait pas sans laisser quelque espoir.
» Ma mère, tu m'as dit, quand j'ai fui ta demeure :
» Pars, grandis et prospère, et reviens près de moi.
» Hélas ! et tout petit, faudra-t-il que je meure,
» Sans avoir rien gagné pour toi?
» Non, l'on ne meurt point à mon âge ;
» Quelque chose me dit de reprendre courage.
» Eli! que sert d'espérer! que puis-je attendre enfin?
» J'avais une marmotte, elle est morte de faim. »
Et faible, sur la terre, il reposait sa tête ;
Et la neige, en tombant, le couvrait à demi.
Lorsqu'une douce voix, à travers la tempête,
Vint réveiller renfant par le froid endormi.
— 1 îi!) -
« Qu'il vienne à nous celui qui pleure, »
Disait la voix, mêlée au murmure des vents;
« L'heure du péril est notre heure;
» Les orphelins sont nos enfants. »
Et deux femmes en deuil recueillaient sa misère.
Lui, docile et confus, se levait à leur vçix ;
II s'étonnait d'abord; mais il vit, dans leurs doigts,
Briller la croix d'argent au bout du long rosaire ;
Et l'enfant les suivit en se signant deux fois.
Chant troisième. — Le Retour.
Avec leurs grands sommets, leurs glaces éternelles,
Par un soleil d'été, que les Alpes sont belles !
Tout dans leurs frais vallons sert à nous enchanter :
La verdure, les eaux, les bois, les fleurs nouvelles.
Heureux qui sur ces bords peut longtemps s'arrêter!
Heureux qui les revoit, s'il a pu les quitter !
Quel est ce voyageur que l'été leur envoie.
Seul, loin dans la vallée, un bâton à la main?
C'est un enfant..., il marche, il suit le long chemin
Qui va de France à la Savoie.
Bientôt de la colline il prend l'étroit sentier :
Il a mis ce matin la bure du dimanche,
Et dans son sac de toile blanche
Est un pain de froment, qu'il garde tout entier.
Pourquoi tant se hâter à sa course dernière?
C'est que le pauvre enfant veut gravir le coteau,
Et ne point s'arrêter qu'il n'ait vu son hameau, ■
Et n'ait reconnue sa chaumière.
Les voilà tels encor qu'il les a vus toujours.
Ces grands bois, ce ruisseau qui fuit sous le feuillage !
II ne se souvient plus qu'il a marché dix jours ;
Il est si près de son village !
Tout joyeux, il arrive et regarde; mais quoi !
Personne ne l'attend ! Sa chaumière est fermée! »
Pourtant du toit aigu sort un peu de fumée.
Et l'enfant, plein de trouble : « Ouvrez, dit-il, c'est moi...»
- •100 —
La porte cède, il entre ; et sa mère attendrie,
Sa niôre, qu'un long mal près du foyer relient,
Se relève à moitié, tend les bras et s'écrie .
« N'est-ce pas mon fils qui revient? »
Son fils est dans ses bras, qui pleure et qui l'appelle.
« Je suis infirme, hélas! Dieu m'afflige, dit-elle;
» Et, depuis quelc^ues jours, je te l'ai fait savoir,
» Car je ne voulais pas mourir sans te revoir, »
Mais lui : « De votre enfant vous étiez éloignée;
» Le voilà qui revient, ayez des jours contents ;
» Vivez, je suis grandi, vous serez bien soignée ;
» Nous sommes riches pour longtemps. »
Et les mains de l'enfant, des siennes détachées,
Jetaient sur ses genoux tout ce qu'il possédait :
Les trois pièces d'argent dans sa veste cachées,
Et le pain de fromen;, que pour elle il gardait.
Sa mère l'embrassait et respirait à peine,
Et son œil se fixait, de larmes obscurci,
Sur un grand crucifix de chêne
Suspendu devant elle et par le temps noirci.
« C'est Lui, je le savais, le Dieu des pauvres mères
» Et des petits enfants, qui du mien a pris soin ;
» Lui, qui me consolait, quand mes plaintes amères
» Appelaient mon fils de loin.
» C'est le Christ du foyer que les mères implorent,
» Qui sauve nos enfants du froid et de la faim.
» Nous gardons nos agneaux, et les loups les dévorent;
y> Nos fils s'en vont tout seuls... et reviennent enfin.
» Toi, mon fils, maintenant me seras-tu fidèle?
» Ta pauvre mère infirme a besoin de secours :
» Elle mourrait sans toi. » L'enfant i\ ce discours,
Grave et joignant les mains, tombe à genoux près d'elle,
Disant : « que le bon Dieu vous fasse de longs jours ! »
• Belmontet (Louis), né à Montauban (1799), publia un grand
nombre de poésies, prestjue toutes lyriques et de circonstance.
— IRI -
Il fut longtemps l'ennemi de la nouvelle école, dite romantique,
et cependant ses poésies, surtout ses premières, ne se recom-
mandent guère par le bon goût. On peut y voir à quel point
l'esprit de parti gâte le talent. Les Tristes, qu'il publia (1824), en
imitation des Tristes d'Ovide, renferment la pièce si eonnue, Les
petits orphelins, couronnée, en 1821, par l'académie de Toulouse.
Il fit, en collaboration avec Alex. Soumet, la tragédie Une fête
de Néron, qui eut d'abord beaucoup de succès. (Mort en 1880).
* Madame Desbordes-Valtnore, née à Douai (1787-1859), publia
un volume d'Elégies et romances (1818), suivi des Elégies et poé-
sies nouvelles (1824), Poésies inédites (1S29), Les pleurs (1833),
Pauvres fleurs {iS39), Contes en vers pour les enfants (1840), Bou-
quets et prières (1843), et d'autres ouvrages destinés à la jeunesse,
Poésies posthumes, le Pauvre Pierre où l'on retrouve malheureu-
sement l'écho du dix-huitième siècle. Ses écrits se font remar-
quer généralement par une grâce naïve, un tour d'expression
heureux et une émotion pénétrante. C'est de toutes les femmes
qui, depuis plus d'un demi-siècle, ont écrit des vers, celle
qu'on peut appeler le plus vraiment poète. « D'autres ont chanté
» plus haut et plus fort, mais non pas avec plus de suavité ni
» d'âme. » D'ordinaire elle ne chante que pour les personnes
de son sexe. Voyez, Leçons de littérature. Le vieux crieur du
Rhône.
* Vigny (Alfred, comte de), membre de l'institut (1799-1863).
Militaire, il passa quatorze ans dans les camps, n'ayant d'autre
livre de lecture qu'une bible, et composa, dans ses moments
de loisir, la plupart des poésies publiées en 1829, sous le titre
de : Poèmes antiques et modernes, parmi lesquels on remarque le
Déluge, Moïse, Dolorida, la Eille de Jcplité, le Trappiste, la Neige,
le Cor, Eloa. Ce dernier poème valut à l'auteur une des premières
places dans la nouvelle école. Il y chante la chute d'un ange,
l'ange de la pitié, né d'une larme du Christ près du tombeau de
Lazare. Satan y est dépeint d'une touche aussi ferme que celui
de Millon. Malheureusement l'idée mère de ce brillant poème
est dangereuse. Il a écrit plusieurs romans, traduit Oz/ieZ/o en
vers, et fait quelques essais dramatiques, mais sans succès.
Son style est élégant et tiélicat, mais un peu all'ecté, et, comme
on l'a dit, sa négligiiice mcmc est laborieuse. lia réalisé le difficile
problème de penser comme les roma iti;;ues et d'éciire commô
il
— 16-2 —
les classiques. On considère M. de Vigny comme un poète élé-
giaque d'un ordre supérieur. C'est le poète du désespoir; tous
ses dénoûments sont des catastrophes. Il possède à un plus
haut degré que Lamartine le génie créateur et l'énergie des
pensées (Godefroy). Nous citons la belle pièce intitulée
* Le Cor{\).
I.
J'aime le son du cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois.
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des paladins antiques.
0 montagnes d'azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
Cascades, qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, l'uîsseaux, torrents des Pyrénées;
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace, et les pieds de gazons !
C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il faut entendre
Les airs lointains d'un cor mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit,
De celte voix d'airain fait retentir la nuit;
A ses chants cadencés autour de lui se mêle
L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se cacher.
Se suspend immobile au sommet du rocher;
Et la cascade unit, dans une chute immense.
Son éternelle plainte au chant de la romance.
(1) L"effet du cor dans les bois et les montagnes rappelle à l'esprit du poète le fameux
cor (VOUfant) de Roland, et la fin malheureuse de ce Paladin, qui tomba dans une
embuscade, au col de Roncevaux (dans les Pyrénées), et périt avec la fleur de la cheva-
lerie française.
— Kio —
Ame des chevaliers, revenez-vous encore?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor?
Roneevaux! Roncevaux! dans ta sombre vallée,
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée !
II.
(4) Tous les preux étaient morts; mais aucun n'avait fui.
Il reste seul debout, Olivier près de lui ;
L'Afrique, sur les monts, l'entoure et tremble encore.
« Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More;
') Tous tes pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »
Il rugit comme un tigre et dit : « Si je me rends,
» Africain, ce sera lorsque les Pyrénées,
» Sur l'onde avec leurs corps rouleront entraînées. »
— « Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà; »
Et, du plus haut des monts, un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu'au fond de l'abîme.
Et de ses pins, dans l'onde, il vint briser la cime.
— « Merci! cria Roland, tu m'as fait un chemin, »
Et, jusqu'au pied des monts, le roulant d'une main,
Sur le roc affermi, comme un géant, s'élance;
Et prête à fuir, l'armée à ce seul pas balance.
III.
Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne, et se parlaient entre eux.
A l'horizon déjà, par les eaux signalées,
De Luz et d'Argelès (2) se montraient les vallées.
L'armée applaudissait. Le luth du troubadour
S'accordait, pour chanter les saules de l'Adour (3) ;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
(1) Au retour de son expédition contre l'Espagne, Charlemagne confia le coinmandement
(le l'arrière-garde de rarmée au célèbre héros Roland, qui est regardé comme son neveu.
On le représente ici au moment où les Mores venaient de massacrer tous ses soldats.
(2) Localités de la France, dans les Hautes-Pyrénées.
(3) Rivière de France, qui sort des Pyrénées.
- 164 —
Roland gardait les monts; tous passaient sans eiïi'oi.
— Assis nonchalamment sur un noir palefroi,
Qui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin (1) disait, tenant les saintes amulettes :
» Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
» Suspendez votre marche : il ne faut tenter Dieu.
» Par monsieur saint Denis! certes, ce sont des âmes
y) Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
» Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »
— Ici, l'on entendit le son lointain du cor. —
L'empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière.
« Eniendez-vous? » dit-il. — « Oui, ce sont des pasteurs
» Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
» Répondit l'archevêque, ou la voix étouffée
» Du nain vert Obéron, qui parle avec sa fée. »
Et l'empereur poursuit; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l'orage des cieux.
l\ craint la trahison ; et, tandis qu'il y songe,
Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
« Malheur! c'est mon neveu! malheur! car, si Roland
» Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
» Arrière! Chevaliers, repassons la montagne!
» Tremble encor sous nos pas, sol trompeur de l'Espagne ! »
IV.
Sur le plus haut des monts, s'arrêtent les chevaux ;
L'écume les blanchit; sous leurs pieds, Roncevaux,
Des feux mourants du jour, à peine se colore.
A l'horizon lointain fuit l'éLendard du More.
— « Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent? »
— » J'y vois deux chevaliers; l'un mort, l'autre expirant.
» Tous deux sont écrasés sous une roche noire;
' » Le plus fort, dans sa main, élève un cor d'ivoire ;
» Son àme, en s'exhalant, nous appela deux fois. »
Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !
(1) Turpin, archevêque Je Reims, fut, dit-ou, secrétaire, ami et compagnon J'arrrtes de
Ctiarlemagne.
— 1G5 -
* Charles Loyson (1791-1820) fit paraître un volume A'Epltres
et cVElégies (1819), où l'on remarque VEnfant heureux, imité
dune élégie allemande de Grillparzer et dont l'idée refleurie
avec grâce, dit un critique, a fait depuis le plus frais bouton
d'or de la couronne poétique de Reboul(p. 88). En effet, Loyson
commence ainsi :
Un ange aux plumes argentées,
Au chevet d'un berceau quombragaient à demi
Ses ailes, dans les airs mollement agitées.
Planait d'un vol léger sur l'enfant endormi.
L'immortel, incliné vers la douce figure, etc.
Puis il finit par ce vers :
<' Sois heureux, » lui dit-il; et l'enfant était mort.
Comme poète, Loyson est juste un intermédiaire entre Mille-
voye et Lamartine. Il reprochait à ce dernier « ce vague qui
plaît dans la poésie, mais qui doit en être l'âme et non le
corps. »
* Gcraud (Edmond), mort fort jeune en i831, publia un recueil
de dix-sept élégies, qui se font remarquer par un ton général de
douce mélancolie. M. Charles Nodier en faisait du cas, et ne
lisait jamais, sans ressentir une impression profonde, l'élégie :
la Cha-pelle (lu rivage.
*M"e Angélique Gordon publia, en 1826, sans nom d'auteur, un
petit volume d'Essais j^oétiques d'un jeune solitaire, revendiqué
secrètement par une personne qui ne l'avait pas écrit. C'est
pourquoi l'auteur en publia une seconde édition sous le titre
d'Elégies chrétiennes (1835). Les Derniers adieux de sainte Sco-
lastique à saint Benoit, son frère, mériteraient d'être cités,
grâce au sentiment religieux qui y respire, comme "dans toutes
les autres pièces du recueil.
Casimir Delavigue, né au Havre, en 1794, mort en 1843,
composa plusieurs élégies sous le nom de Messéniennes, où il
déplore les malheurs de la France, comme le sort des guer-
riers mprls à la bataille de Waterloo, la spoliation du Musée,
la mort de Jeanne-d'Arc, celle de Napoléon, du général
Foi, etc. Ce poète a tâché de tenir le milieu entre les deux
— lOC) -
écoles rivales, le dassidsme et le romantisme. Sa diction est
antique, tout en exprimant des idées appartenant à la nou-
velle école; les termes nouveaux, les inversions trop hardies
et les autres défauts du romantisme ne la défigurent que
rarement. Le sentiment qui domine dans ses Messéniennes,
c'est l'amour de la patrie. On y remarque de l'enthousiasme,
mais il n'est pas soutenu : à côté de phrases vigoureuses, qui
élèvent, qui ravissent l'iime, une phrase commune et pro-
saïque vient soudainement paralyser l'élan que l'àme avait
pris d'abord. Le style est en général correct et clair, mais il
manque parfois de vigueur et de nerf. On rencontre ca et là
des pensées vagues ou fausses, des phrases froides ou décla-
matoires, beaucoup trop d'apostrophes et d'exclamations. * La
perfection toute classique de ses vers, l'élégance et l'armonie
de sa diction lui assignent parmi les poètes secondaires un
rang distingué. Voyez, dans les Leçons de Littérature, son
élégie sur la Mort de Jeanne-d\irc.
* Charles Brugnot, de Dijon (1802-1834), dont les Poésies, pu-
bliées en 1833, par M. Folsset, se distinguent par la nouveauté
et le ton du sentiment.
* Hégésippe Moreau, né à Paris (1810), mort à l'hospice de la
charité, en 1838, fit de bonnes études au petit séminaire de
Meaux et à celui d'Avon, près de Fontainebleau, grâce à la
charité d'une dame de Provins, chez laquelle sa mère était
entrée en condition. Malheureusement, après avoir achevé ses
humanités, le jeune Moreau fut envoyé à Paris, au milieu de
cette multitude égoïste qui peuple la grande ville, et qu'il
appelle lui-même une mer orageuse. Sans parents, sans amis,
sans argent, le jeune poète ne fit qu'y traîner une misérable
existence, au milieu des soulTrances matérielles et des misères
morales. En perdant le doux trésor de la foi, qu'il avait su
chanter poétiquement, il s'oublia jusqu'à manquer de respect à
la mémoire des prêtres qui l'avaient élevé. Néanmoins, il eut
le bonheur, avant de mourir, de revenir de ses égarements, et
de recevoir les derniers sacrements de l'église. Comme Gilbert,
— 107 —
il n'avait pas trente ans. « Moreau avait un sentiment profond
de l'art et de la poésie. Son vers facile, harmonieux, correct et
ferme, exempt, à la fois, de trivialité et d'emphase, va droit au
but, et se distingue toujours par une admirable clarté. C'était
un vrai, un grand poète. Malheureusement, si le poète brille,
on s'aperçoit que l'homme est incomplet... Quand un rayon de
foi pénétrait dans son ûme, le poète était sublime; tandis que,
aussitôt qu'il s'abandonnait au scepticisme, il ne trouvait plus
que des chants obscènes, ou des impiétés révollx^ntes (1). »
Cet esprit original, gai et mélancolique, bienveillant et caustique,
léger et réfléchi, a essayé tous les genres, odes, élégies, chan-
sons, satires, chants religieux, drame, etc. Quel regrets il doit
avoir éprouvés, en mourant chrétien, d'avoir ainsi profané son
talent, lui qui, quand il le voulait, savait faire sortir de sa lyre
de si magnifiques accents de foi et de prière. Une visite à
l'église qui abrite le tombeau de la patronne de Paris, en fournit
un exemple. {Myosotis, V.)
Une visite à Saint-Etienne-du-Mont.
Vous demandez, amis, comment s'est échappée
De ma plume profane une sainte épopée?
Ecoutez : l'âme en deuil et la tristesse au front,
Un soir, je visitai Saint-Etienne-du-Mont !
A cette heure sacrée, heure où la nuit commence.
Quelques rares chrétiens peuplent seuls l'ombre immense.
C'est l'enfant, à la bouche encor blanche de lait.
Qui dans ses doigts vermeils égrène un chapelet.
Et semble demander, dans sa fraîche prière,
Un souris fraternel aux chérubins de pierre ;
La pâle mère en deuil, devant un crucifix.
Au vainqueur de la mort redemandant son fils ;
Le vieillard qui, mourant de ses lourdes sandales,
Gomme pour dire : ouvrez, heurte aux funèbres dalles ;
Et prêt à s'endormir de son dernier sommeil,
Aux pieds de Jésus-Christ, s'étend comme au soleil....
Dans le temple, au hasard, j'aventurais mes pas
Et j'effleurais l'autel, mais je ne priais pas.
(i; Études sur les poètes conteynporaina, par J.-J. Thonissen. Revue catholique, 1?31.
— ICS —
Autrefois, pour prier, mes lèvres enfantines,
D'elles-mêmes, s'ofivraient aux syllabes latines,
Et j'allais aux grands jours, blanc lévite du chœur,
Répandre devant Dieu ma corbeille et mon cœur.
Mais depuis, au courant du monde et de ses fêtes
Emporté, j'ai suivi les pas des faux prophètes ;
Complice des docteurs et des pharisiens,
J'ai blasphémé le Christ, persécuté les siens...
Mais, de vagues remords assailli de bonne heure :
Où puiser, ai-je dit, la paix intérieure?...
Combien déjeunes cœurs que le doute rongea!
Combien de jeunes fronts qu'il sillonne déjà !
Le doute aussi m'accable, hélas ! et j'y succombe :
Mon âme fatiguée est comme la colombe
Sur le flot du désert égarant son essor;
Et l'olivier sauveur ne fleurit pas encor...
Ces milles souvenirs couraient dans ma mémoire ;
Et je balbutiai : « Seigneur, faites-moi croire, »
Quand, soudain, sur mon front passa ce vent glacé
Qui, sur le front de Job, autrefois a passé.
Le vent d"hiver pleura sous le parvis sonore ;
Et, soudain, je sentis que je gardais encore
Dans le fond de mon cœur, de moi-même ignoré,
Un peu de vieille foi, parfum évaporé.
Cependant mon genou, fléchi pour la prière,
Se heurta contre un livre oublié sur la pierre,
Et la secrète voix qui parle aux cœurs élus,
Murmura dans le mien : a Prends et lis, » et je lus.
Je lus avec amour ces quatre chants sublimes
Dont l'auteur s'est voilé de quatre pseudonymes ;
Mais où, sur chaque mot, le poète à dessein
Imprima son génie, à défaut de son seing;
Page de vérité, qu'à sa ligne dernière
Le Golgotha tremblant sabla de sa poussière.
Quand je me relevai plus léger de remords.
Comme au dedans de moi, c'était fête au dehors!
La vitre occidentale, allumant sa rosace.
D'une langue de feu m'illumina la face;
Les deux blancs chérubins, levant leur front courbé.
- 160 -
Avec plus de ferveur prièrent au jubé;
Et l'orgue, s'éveillant sous un doigt invisible,
D'un long et doux murmure emplit la nef paisible.
Et je versai des pleurs, et reconquis h Dieu,
Au tombeau de Racine, alors je fis un voeu.
Ce vœu, je l'accomplis en écrivant ces pages.
Les temps étaient passés des saints pèlerinages ;
Je ne pouvais aller, courbé sous le bourdon,
Boire au Jourdain captif le céleste pardon.
Au rivage où fleurit la parole divine,
Ma mme ira du moins ! Pars, muse pèlerine,
Conduite à Bethléem par l'étoile des rois.
Au Gloria des cieux mêle ta douce voix;
Rallume l'àtre éteint de Marthe et de Marie ;
Consulte le Voyant, au puits de Samarie,
Et, fidèle au gibet de ton Dieu méconnu.
Sous le sang rédempteur prosterne ton front nu ;
Puis, malgré l'incrédule et ses bruits de risée,
Relève fièrement ta tête baptisée !
— Dieu bénira mes chants ; sur les autels divers,
Puisqu'on sème des fleurs, on peut jeter des vers...
Que je succombe, ou non, à l'œuvre expiatoire,
A Celui qui m'inspire, à Dieu, louanfjc et gloire!
* Deschamps Antowj (1800-18G9) frère d'Emile (voir art. Ro-
mance) avait l'instinct de la poésie à un degré tel, qu'il devint
un personnage étrange, une sorte de fou lucide ayant parfaite-
ment connaissance de son état mental. 11 est vraiment le poète
de la douleur intime et inguérissable, qui pense, prie, pleure
en vers. Ses Dernières paroles (1835) où se fondirent ses publi-
cations antérieures, telles que les Satires poétiques, méritaient
de vivre Voici quelques vers adressés à Lamennais qui sont
d'un vrai poète et d'un vrai chrétien.
* « Qui descend donc ainsi sur la place publique,
» Jetant un peuple entier à l'hydre politique,
» Au lieu de ses devoirs lui parler de ses droits?
» Prêtre de Jésus-Christ, parle nous de la croix;
» Parle-nous de la croix, de celte croix austère
» Que ton maître a portée au sommet du Calvaire,
» Que porte le vulgaire et que porte le roi,
» Que tu portes toi-même, et que je porte, moi. »
— 170 • —
* Jean Pohnius fie comte X. Lahenshi) (1790-1855), publia Pre-
mières Poésies (1827), Empédoclc vision poétique suivie de
pièces diverses (1829) et un grand poème, Erostro.te (1839).
L'auteur occupe une place honorable dans la poésie contempo-
raine, mais les inégalités de ses œuvres le tiennent loin du
premier rang. Empédocle est son meilleur ouvrage ; VExil d'Ap-
polon est original et justement loué ; les premiers vers de la
Terre promise ont une grandeur vraiment biblique :
* « Quant Moïse, veilli, sentit venir sa fin,
Dieu lui dit : « Gravis la montagne,
» Et de là tu verras, au loin dans la campagne,
« Chanaan t'apparaîlre enfin. »
Le soleil se couchait : un bandeau vert et pâle
Masquait à l'horizon la mer occidentale ;
Et plus près, se peignant sur un ciel rose et pur,
S'étendaient des pleines fertiles,
Des bois, des coteaux et des villes,
Bordés de montagnes d'azur! »
* Lalouche (Hyacinthe Thabaud de) (1785-1851) composa un
grand nombre d'ouvrages, roman, feuilletons, comédies, et
pièces de vers. De plus, quelques poèmes imités de l'anglais
ou de l'allemand. Critique sévère pour les autres il est loin
d'être un modèle. Les Adieux {i^^^) et les Agrestes (1844) dont le
style est presque toujours pénible, froid et banal, dénotent
l'impiété. Il publia les œuvres posthumes d'André Ghénier, ce
qui souleva d'ardentes polémiques.
Guérin (Maurice et Eugénie de) nés au château de Caylac en
Languedoc (1805-1839; 1810-1848), laissèrent quelques écrits
dispersés que des amis jugèrent dignes d'une réputation pos-
thume. Deux recueils parurent avec éclat en 18C1 et eurent de
nombreuses réimpressions sous des titres nouveaux. Maurice
fut plus particulièrement un paysagiste ; les œuvres d'Eugénie
appartiennent davantage à la poésie lyrique. Songeur et mélan-
colique, Maurice ouvrait son âme à toutes les émotions, hélas,
souvent plus sensuelles que morales, et mérita d'être appelé
par ses amis l'André Ghénier du panthéisme. Son style a du
naturel, de la verve, de l'abondance, mais l'auteur ignore le
mécanisme du vers. Eugénie lui est supérieure au point de vue
— 171 -
poétique comme sous le rapport du sentiment moral. Ses
œuvres sont empreintes de ce sentiment d'amour fraternel qui
lui fit deviner tous les dévouements d'une mère.
* M"e Louise Bert in {iS0o-iSG3). Les Premii:res G/rt>;es publiées
en 1842, avaient valu malheureusement à l'auteur un éloge fort
flatteur de Victor Hugo. Mais les Nouvelles Glanes vinrent heu-
reusement nous montrer le poète complètement rattaché au
sentiment religieux le plus élevé, surtout dans la partie du
recueil intitulée Méditations, prières et asjiirations. En général on
peut admirer la pureté et la correction presque irréprochable
de la forme, aussi bien que le fond dans ce recueil. Voici les
vers magnifiques dans lesquels elle chante l'amour divin.
* « Quand Dieu voulut combler les immenses abîmes
Qu'avaient creusés les monts en soulevant leurs cimes,
D'abord il y rersa les flots toujours mouvants,
Et puis, pour les gonfler, il appela les vents.
Qui vinrent aussitôt des quatre coins du monde
Mêler leur voix terrible aux tumultes de l'onde ;
Et la mer, satisfaite et fière en son courroux.
Lui cria ; C'est assez, Seigneur, arrêtez-vous !
Mais, hélas! lorsqu'il donne à notre cœur avide.
On dirait que ses dons y grandissent le vide;
Quand pour lui, sans relâche, il puise à son trésor,
Il l'entend murmurer et convoiter encor.
Ah ! c'est qu'incessamment ce cœur languit et souffre !
En vain on jetterait dans le fond de ce gouffre
Et la mer, et le ciel, et tout ce qui s'y meut,
Pour dire : c'est assez. Seigneur, c'est vous qu'il veut! »
* Alfred de Musset (1810-1857). Un des poètes les plus riche-
ment doués de la nature, et qui a le plus scandaleusement
abusé de ses talents. Dès sa première jeunesse il fut atteint du
mal de notre siècle, le scepticisme de l'esprit et la corruption
du cœur, et jusqu'à la fin de sa vie, tout vint aggraver en lui ce
mal dont il finit par mourir. C'était l'homme du doute et de
l'abus. Au point de vue purement littéraire il montre des qua-
lités si différentes et si contradictoires qu'on a dit qu'il y avait
deux hommes en lui. Il professait une égale admiration pour
Racine et pour Shakespeare, ces deux génies si différents. Mais
- 172 -
un scepticisme tout rempli de noire mélancolie et le cynisme
souvent éhontô de situations et de peintures immorales rendent
la lecture de ses poésies extrêmement dangereuse. C'est en
vain qu'on y chercherait la peinture d'un des grands et éternels
sentiments de l'àme. Il ne décrit dans le cœur humain que les
fièvres du vice. Du reste, frondeur par nature il ne s'inquiète
pas plus des règles de l'art que de l'estime du lecteur. Ses poé-
sies sont souvent décousues et semblent faites de pièces et de
morceaux. Comme les poètes vulgaires il a parmi ses défauts
l'incorrection, les négligences et toutes sortes de rimes dou-
teuses, les hiatus prémédités, les enjambements voulus.
» J'ai fait de mauvais vers, c'est vrai ; mais, Dieu merci,
Lorsque je les ai faits, je le voulais ainsi. »
D'autrefois il s'en excuse, comme à propos de ce barbarisme :
« C'est le point capital du mahométanisme. » Il s'en aperçoit,
et interrompant son récit, il fait six vers pour dire qu'il s'est
trompé :
« On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché.
Il fallait me lever pour prendre un cWcliounaire,
Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché.
Je me suis retourné, — ma plume était par terre,
J'avais marché dessus, — j'ai soufflé de colère,
Ma bougie et ma verve, et je me suis couché. » (I)
(1) * On connaît son ode à la Lune :
C'était dans la nuit brune ;
Sur le clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i.
liUne, quel esprit sombre
Promène au bout d'un lil
Dans l'ombre
Ta face et ton iirofil ?
Es tu l'œil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard?
N'es-tu rien qu'une boule !
Qu'un grand faucheux bien gras
vjui roule
Sans p.-'.ttes et sans bras î
Es-tu, je t'en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
Qui sonne
L'heure aux damnés d'enfer?
Qui t'avnit éloignée
I/atnre nuit? ï'étais-tu
Cognée
A quelque arbre pointu?
Ah! lune moribonde
Le beau corps de Phébé
La blonde
Dans la mer est tombé !
— 173 -
* ./. A. P. Brizeirx (1S03-'1858). Su famille était originaire
d'Irlande et vint s'établir en Bretagne. Le jeunes Brizeux eut
le bonheur d'être élevé par une mère chrétienne qui le confia,
à l'âge de huit ans, aux soins d'un excellent curé de village, le
recteur d'Arzanno. Il continua ses études au collège d'Arras et
débuta dans les lettres par une comédie anecdotique : Racine
<ju ht troiaième représentation des Plaideurs (1827). Un voyage en
Bretagne lui indiqua sa véritable carrière poétique, et il écrivit
le poème idyllique Marie. L'amour, la religion et la belle nature
ont inspiré ces élégies ravissantes. Api'ès, il publia Les ter-
naires ou la Fleur d'or, recueil de notes d'un voyage à la fois
idéal et réel, d'un bourg de Bretagne aux villes d'Italie. L'artiste
y apparaît bien plus que le poète. En 1845 il publia les Bretons,
épopée rustique qui rappelle Hésiode et Virgile. La foi robuste
de la Bretagne, ses croyances naïves, ses mœurs, ses paysages,
la cabane du pêcheur, les scènes du foyer, le spectacle de la
mer, Brizeux a tout mêlé et tout uni avec art dans cette vaste
composition. Aussi le poème, malgré sa longueur, est toujours
intéressant. Après les Bretons, couronnés par l'Académie, il
publia les Histoires poétiques, où l'on trouve un certain nombre
de pièces vraiment chrétiennes. Viennent ensuite Primel et
Nota et la Bretagne.
Brizeux était un poète très instruit, mais sa science nuit
parfois au sentiment poétique. Il excelle à raffiner une peinture;
mieux que personne il sait faire entendre les accents de l'ingé-
nuité rustique. Brizeux dont le talent fut toujours au service
des plus nobles sentiments, n'a pas été cependant un poète
religieux. Son christianisme était mêlé de scepticisme mélan-
colique.
* Clésieux (Achille, comte du), né en 180G, est un Breton, un
chantre chrétien comme Brizeux, mais avec plus de foi, plus
de sincérité. Ardent catholique, il n'a eu qu'un but dans toutes
ses œuvres, l'exaltation de ses croyances. Dans VExilet2jatrie,
il a chanté la résignation du juste à la volonté de Dieu et les
douceurs de l'espérance chrétienne, qui se résument dans le
dernier chant : levai de Vâme. Dans son poème âWrmelle il dé-
développe surtout la pensée de l'intervention divine dans toutes
les affections humaines. La poésie de du Clésieux déborde de
foi et d'amour et va directement à l'àme parce qu'elle sort de
— m -
l'àme; mais la forme laisse à désirer sous le rapport de la rime
et du rythme; néanmoins l'auteur à mérité une place à part
dans la littérature de notre siècle, comme l'attestent les éloges
de deux hommes bien différents d'opinion, Chateaubriand et
Sainte-Beuve.
* Roger de Beauvoir (iSOQ-iSGG). Auteur du Chevalier de Saint-
Georges, les Aventurières, la Cape et l'Epée, Colombes et Couleuvres,
les Œufs de Pâques, et d'une comédie la Raisin (1855). Le poète
avait connu tous les entraînements de la vie ; au plaisir succé-
dèrent la satiété et le dégoût. Alors il se tourna vers le foyer
et chanta les saintes affections du cœur. La forme laisse à
désirer.
* il/me Louise Colet (1810-1876) élevée au château de Savannes,
poète à l'âge de quinze ans, admise très-jeune dans les cercles
littéraires des écrivains les plus célèbres, louée et flattée non
sans raison pour son talent poétique, couronnée quatre fois par
les suffrages de l'Académie, joua un grand rôle en France même
dans la politique. Son talent est de bon aloi. Mais Voltairienne
d'esprit et de cœur ce n'est pas de l'indifférence qu'elle éprou-
vait mais une haine violente contre tout ce qui touche au catho-
licisme. Ses œuvres sont fort nombreuses.
* Lacaussade (Auguste), natif de l'île Bourbon donna en 1852
les Poèmes et paysages riches en peintures séduisantes. En
1862 il fit paraître un recueil tout différent, tout imprégné de
mélancolie, les Epaves, débris des espérances détruites surtout
pour les poètes.
c 0 mer, sous tes fureurs sauvages.
Combien d'esquifs, combien de vaisseaux engloutis !
Quelques débris sur nos rivages
Sont les seuls messagers de ceux qui sont partis !
Ils sont partis, le vent aux voiles,
A leurs mâts pavoises le soleil radieux !
Puis la nuit vint, nuit sans étoiles!
Ils dorment maintenant sous les flots oublieux.
Pareil est votre sort, poètes !
Vous partez : l'air est calme et le flot aplani.
Rêvant d'idéales conquêtes,
Vous rencontrez l'abîme en clierchant l'infini. »
— 175 —
* Nous finirons par citer la première des Méditations poé-
tiques de Lamartine, chef-d'œuvre de poésie, mais qui con-
firme la vérité de la remarque suivante, faite par plus d'un
judicieux critique : En général, la poésie comtemporaine
s'est pliée ii des notes larmoyantes, sans deuil senti et sin-
cère; de \l\, quelque chose de vague et de faux, qui ne sau-
rait toucher; des douleurs factices, pour lesquelles on
n'éprouve rien ; des plaintes monotones, répétées sur un ton
une fois donné et copié des maîtres.
* U Isolement.
« Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
Ici gronde le fleuve, aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.
Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon.
Cependant, s'élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs ;
Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.
Mais, à ces doux tableaux, mon àme indifTérente
N'éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante :
Le soleil des vivants n'échaufl"e plus les morts.
De colline en colline, en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant.
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis : Nulle part, le bonheur ne m'attend.
- 170 -
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont, pour moi, le charme est envolé?
Fleuves, rochers, furets, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
Que le tour du soleil ou commence, ou s'achève.
D'un œil indifférent, je le suis dans son cours !
En un ciel sombre ou pur, qu'il se couche ou se lève.
Qu'importe le soleil? je n'attends rien des jours.
•Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts.
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire :
Je ne demande rien à l'immense univers.
Mais, peut-être, au delà des termes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ! »
* Poètes clcgiaqncs belges.
La tendance du génie belge n'est guère vers la mélancolie.
De là notre pénurie de poèmes élégiaques. Les feuilles mortes de
M. Gustave Foissy et les Elégies (1836) de M. Louis Laharre,
n'eurent pas de succès.
Parmi les poêles qui, en passant, ont fait vibrer la corde
élégiaque de leur lyre, on peut citer : Edouard Wachen (1819-
1860) un de nos meilleurs poètes, qui publia Fantaisies; Fleurs
d'Allemagne; Heures d'or.— Edouard Srnits (4789-1851) Œuvres
poétiques. — Denis Sotiau (1824-1860) dont nous citons
' Les cloches du dimanclie.
« 0 cloches du dimanche, en écoutant vos voix,
Je crois voir se dresser tous mes jours d'autrefois,
Les jours légers et purs de ma riante enfance,
Légers comme l'oiseau, purs comme l'innocence,
Beaux jours comptés à peine au sublier du temps,
Et sur lesquels bientôt auront passé vingt ans.
Je te revois surtout, ù magique dimanche !
Où, lévite au front rose avec la robe b'.anche,
— 177 —
Sur le sacré parvis, heureux de tant d'honneur,
J'olTrais l'encensoir d'or aux prêtres du Seigneur;
Où, le genou ployé devant le tabernacle,
Je suivais, l'àme au ciel, les phases du miracle
Renouvelé pour nous chaque jour sur l'autel
Avec le sang divin du Sauveur immortel.
Ali! parmi tant de jours dont mon âme est ravie
Je revois tout à coup le plus beau de ma vie !....
Le temple a revêtu ses plus vives couleurs ;
Les lauriers, épandant leurs suaves odeurs.
D'un feuillage plus vert réjouissent la vue ;
Les chants sont plus puissants, et l'orgue plus émue ;
Les cierges lumineux mêlent leurs flammes d'or
Aux nuages d'encens, et l'odorant trésor
Monte, monte toujours, sur l'aile des prières.
Pour aller parfumer le séjour des lumières.
Le ministre de Dieu, pour mon cœur épuré,
Prépare et va bientôt rompre le pain sacré.
Mon àme a tressailli devant l'Eucharistie,
Et j'ai scellé ma foi dans la première hostie !
Comme l'amour de Dieu déborde de mon sein !
Je lève avec orgueil aux voûtes du lieu saint,
Ce front pur que, pendant tout le divin mystère,
Tremblant et recueilli, je courbais vers la terre;
Je suis chréiien !... je crois ! Tout sourit à mes yeux.
Tout prends à mes regards une teinte des cieux. »
* Eugène Dubois (;IS'21 -iSlO) Penser et oublier ; Chants anlcnnais ;
Poésies diverses. Nous citons
* L'adoration sur la montagne.
« De sentier en sentier j'ai gravi la montagne.
Dans les bois de sapins où le soir m'accompagne,
Seul, loin du monde impur, je me suis arrêté.
A l'horizon de feu le soleil se balance :
C'est l'heure de splendeur et de magnificence
Où la création pressent l'éternité.
— 178 —
0 Seigneur! ô Seigneur! que tes œuvres sont belles!
Que l'humaine parole est débile auprès d'elles !
Que nous sommes néant, même pour t'admirer!
Au désir infini mon âme s'est ouverte ;
Agenouillé dans l'herbe et tête découverte,
Je veux m'humilier, adorer et pleurer.
Je t'adore, mon Dieu, dans ce soir solitaire.
Dans celte paix du ciel qui descend sur la terre,
Dans ce brouillard de feu sur l'azur déroulé!
De ses flots de parfums la nature t'encense ;
Pour t'en-tendre passer l'univers fait silence,
Et devant ta grandeur le soleil s'est voilé.
La nuit s'est étendue, et les bruits de la terre
Ne montent plus au front de ce mont solitaire ;
Les astres perlent d'or le grand firmament bleu.
Dans mon esprit serein s'étend un calme immense,
Et, plein de ta grandeur, méditant en silence.
Je m'incline et t'adore, ô Père inconnu, Dieu ! »
Citons encore :
* Baron de Rei/fenberg (1795-1850) Poésies diverses : Fables;
Apologues ; Les Harpes. — PJùlippe Gravcn (1785-1853) Mélanges
poétiques. — Julien Chamard (1825-1860) Quivrcs posthumes. —
Henri Co/^ou (1814-1854) Mélanges.— Etienne Henaux (1818-1843)
Le mal du pays.
Et parmi les poètes vivants : 'Pierre PeBccher, qui révèle de
rares qualités poétiques dans un volume Religion et Amour
(j 835). — Louis Alvin : Souvenir de ma vie littéraire. — il/'nc De Félix
de la Motte : Violettes, Fictions et Réalités. — Godcfroid Kurth. —
Emile Valentin : Ephémères et Moiisticjues. — Eugène Gens : Le tes-
tament d'un poète. — Gustave Sclioonbroodt : Premières poésies. —
Adolphe Prins : Poésies.
' Ce que nous avons dit du génie belge relativement à la
poésie élégiaque, trouve surtout son. application lorsqu'il s'agit
des poètes flamands, à tel point qu'on pourrait leur appliquer à
tous, ce que l'on a dit d'un des plus célèbres d'entr'eux M. Jean
VunBeers : « S'il s'oublie parfois dans la mélancolie, il retrouve
» bientôt le ton vraiment flamand où se mêlent la force et la
» bonté, la douceur et l'énergie. » {Patria Bclgica III p. 549).
- 170 -
* Nous citons un extrait de l'élégie de Lcdegank sur la mort
de son père, adressée à son ami Rens.
Pourquoi arracher le bandeau de la plaie encore béante,
et te faire le récit de ses derniers moments? Au bord de
l'océan, quand le ciel est pur, que le silence du soir règne sur
l'immensité des flots, et (jue l'occident enflammé se baigne
dans une mer de lumière, as-tu jamais vu descendre le soleil
dans le sein des vagues étincellantes? Aussi tranquille, aussi
douce fut l'heure de son trépas, aussi calme, aussi majestueux
son passage à l'éternité... A son chevet, épuisée parles veilles,
ma mère pleurait à genoux.... Un prêtre priait avec nous, et
murmurait'ces paroles pleines de tristesse, commodes accords
d'une harpe inconnue... Pour la dernière fois, il le signa du
signe auguste, ancre de notre espérance, et par lequel nous
prions tous, et puis... Hélas! qui pourrait demander ce qui se
passa ensuite?... J'étais là consterné, comme si, pour moi,
l'univers se fut anéanti. — Je ne sais quel esprit de doute s'em-
para de mon âme, jusqu'à ce que, dans la maison de Dieu, le
désespoir me quitta, en m'agenouillant près du cercueil. Je vis
devant l'autel les cierges saints, les ornements funèbres, les
prêtres du Seigneur, revêtus de leurs sombres habits de deuil ;
j'entendis leur chant majestueux répétant lentement les hymnes
de la mort, la voix mélancolique de l'orgue qui faisait trembler
les voûtes; tout cela m'émut... Je crus que son esprit errait
autour de moi, que c'était ma bouche qui proférait ces accords,
et annonçait {ju'il vivait encore ; longtemps je m'entretins avec
lui... Tout à coup le bruit sourd delà terre sur le cercueil m'ar-
racha à ce rêve et me dit, comme une voix de la tombe, que
tout était fini, et que je pleurais en vain...!
Poètes clègiaques allemands.
Nous avons déjà parlé de Klopstock et de GOthc. Il faut y
ajouter Tieihjc (ITôti) A'ose^arfen (1758-1818), Fr. Schlégel (i77'2-
•1829), Uz (1720-1796) et Hulbj (Christophe), de Mariensée(1748-
4776) * dont les élégies respirent l'enthousiasme religieux. Ses
Pressentiments d'une mort prématurée sont un morceau achevé et
bien touchant, lorsqu'on songe que l'auteur expira à l'âge de
vmgt-huit ans.
Voici une élégie de Hôlty.
— 180 —
SUR LA TOMBE DE MON PÈRE.
a Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur! EL toi, mon
père, toi, tu partages leur bonheur! les Anges, une couronne à
la main, t'ont appelé ; et tu es entré dans le repos du Seigneur.
Tu foules maintenant des millions d'étoiles; la terre, cette
poignée de poussière, échappe à ton regard; esprit subtil, tu
franchis en un instant des espaces immenses, et contemples la
face auguste du Dieu de l'univers.
Tu vois ouvert devant toi le livre des mondes; tu abreuves
tes lèvres avides à la source de la vie ; les obscurités de ton
esprit, qui te jetèrent dans un labyrinthe d'erreurs, se sont
dissipées, et ton regard est pur comme un ciel serein.
Cependant, le front ceint de la couronne de victoire, tu
abaisses encore vers moi ton regard paternel ; tu fais monter
pour moi tes vœux vers le trône de Jéhova, et Jéhova exauce
tes vœux.
Quand ma courte vie, cette goutte échappée à l'océan de
l'éternité, touchera à son terme, quand je combattrai le dernier
combat, descends, ah ! descends alors sur ma couche de mort :
Qu'alors ta palme répande sur mon front sa rafraîchissante
haleine, semblable au souffle des arbres de la vie, afin que,
sans terreur, j'aille voir ces vallées mystérieuses d'où les morts
s'élanceront un jour, pleins d'une vie nouvelle :
Afin que, brillant de gloire et partageant ta félicité, je par-
coure avec toi l'étendue des cieux ; qu'avec toi j'habite la même
étoile; qu'avec toi je repose au sein de la Divinité.
Toi cependant, rosier chéri, revêts-toi de verdure, pour
semer, un jour, sur celte tombe solitaire la pourpre de les
fleurs. El vous, ossements confiés à la terre comme une se-
mence précieuse, sommeillez-y comme dans un paisible sanc-
tuaire. »
* Citons encore, Novuli-^, dont le véritable nom est Frédéric
de Hardenberg (1772-1801), el qui composa en 1797, miné par la
tristesse, ses Hymnes à la nuit, chefs-d'œuvre de mélancolie, de
pureté et de foi. Ce jeune homme, qui n'avait certes de protes-
tant que le nom, a célébré dans ses In/mnes la bonté divine
dans l'Eucharistie et le culte de Marie, avec la ferveur d'une
vierge catholique. Qu'on en juge par cet exlruil.
' — IM —
* A Marie.
«....Laisse- toi fléchir, ô ma douce Mère! donne-moi un signe
de ta clémence. Tout mon être repose en toi, et je ne te de-
mande qu'un moment.
Souvent, dans mes rêves, je t'ai vue si belle, si compatis-
sante, portant sur ton sein un Dieu enfant, qui semblait avoii'
pitié de moi, enfant comme lui. Mais toi, tu détournais de moi
ton auguste regard, pour t'élever dans les cieux.
Qu'ai-je fait pour l'olTenser? Mes ardentes prières ne sont-
elles pas h loi? Ton sanctuaire n'est-il pas le reposoii" de ma
vie? Ueine sainte, Reine trois fois bénie, prends donc mon
cœur, prends ma vie.
Marie, je t'ai vue dans mille tableaux, mais nul ne l'a peinte
telle que je t'ai vue dans mon âme. Je sais seulement que,
depuis celle apparition divine, le bruit du monde passe autour
de moi comme un rêve, et que le ciel est descendu dans mon
cœur.» (Trad. par de Monlalemberl).
l'héroïde.
C'est un petit poème en forme d'épître, dans lequel le poète
présente des personnages distingués de la fable ou de l'his-
toire, ou même de sa création, qui écrivent îi d'autres les
sentiments de leur cœur.
L'héroïde a ceci de commun avec l'élégie, qu'elle exprime
le plus souvent des sentiments de douleur, des plaintes
excitées par le malheur, mais surtout par l'amour trompé.
Comme l'élégie, l'héroïde est aussi quelquefois la messagère
de la joie et du bonheur.
L'héroïde diffère de l'élégie en ce que, dans celle-ci, le
poète parle en son propre nom; dans l'héroïde, au contraire,
c'est le personnage créé par le poète qui parle, et auquel le
poète peut prêter les émotions de son âme. De plus, l'hé-
roïde admet des sentiments plus forts et un accent plus véhé-
ment que l'élégie. Ce poème, qu'on pourrait appeler une
élé{jie éplstolaire ou une cpîtve élegiaque, porte le nom d'hé-
— li<-2 -
roïde, parce que, chez Ovide, qu'on regarde comme le
créateur de ce genre de poésie, les personnages sont ordi-
nairement des héroïnes, qui écrivent des épîtres ii leur
époux.
Pour que ce poème nous attache, il importe beaucoup que
les personnages nous soient connus, et qu'ils nous inspirent
quelque intérêt, soit par leur naissance, soit par la position
où ils sont censés se trouver.
Du sentiment, des tableaux vifs, un style naturel, simple
et aisé, voilà ce qui doit caractériser l'héroïde.
Plusieurs poètes modernes ont cultivé ce genre de poésie.
En France, Dorât (1736-1780) : il manque souvent de sentiment
et de naturel, montre trop d'esprit et un désir de plaire qui
déplaît. — Blin de Sainmore (1733-1807) : ses héroïdes sont en
très-grand nombre; il y est communément faible, monotone et
verbeux. — Fontenelle (1657-1757) : il est trop spirituel et trop
froid. — La Harpe (1740-1803) : il montre plus d'esprit que de
sentiment, plus d'étude que de naturel. Celui qui, en France, a
le mieux réussi dans l'héroïde, c'est Colardeau (1732-1776). En
Angleterre, Pope (1688-1744), s'est fait une grande réputation
par son Epître d'Héloïse à Abailard, que des poètes étrangers
ont à l'envi ou traduite, ou imitée. Les Italiens font grand cas
des héroïdes de Bruui (f 1635); les Allemands, de celles de
Dusch (1725-1787), de Schriebeler (1741-1771), de Marguerite
Klopstock (-j-1758), de Kosegarten, d'A.-G. Schlégel, né en 1767,
de Kuffner, né en 1778, et de Wieland (1733-1813).
Ovide est le seul poète chez les anciens qui ait écrit des
héroïdes. Mais ces productions révèlent aussi trop souvent cette
volupté, cette affectation dans les pensées et dans les senti-
ments, et cette exhubérance d'esprit, qu'on remarque dans ses
élégies (1).
l'ode morale ou philosophique.
Les vérités morales, les vertus, les vices, les crimes, les
arts et les sciences sont les objets de VOde morale ou philo-
(1) Lascivus quidem in Heroïcis quoque Ovidius, et uiinium amator ingenii sui : laudau-
dus tamen in partibus. Quint. Inst., lib. XI.
— 183 -
sophique. Les pensées que ces objets inspirent au poète, se
transforment en sentiments; les idées qu'ils font naître dans
son esprit, se changent en images : il veut, non pas instruire,
mais communiquer les émotions de son âme.
Quand l'ode morale roule sur des vices régnants, elle
prend le ton mordant et acéré de la satire, et s'appelle Ode
satirique.
Plusieurs odes d'Horace appartiennent à ce genre, par
exemple : Liv. I, li. Tu, ne quœsicris. — 22. Intecjer vitce. —
34. Parcus deorum cultov. — II, 2. Nidlus argcnto. — 3. /Equam
mémento. — 10. Rectiiis vives. — 14. Eheu! fugaces. — 15. Jam
pauca aratvo. — 16. Otium divos. — 18. Non ebur. — III, 1. Odi
profanum vulgus . — 2. Angustam, amice. — 3. Justum et tcnacem.
— IC. Inclusam Danaën. — 24. Intactis ojmlentior. — IV, 7. Diff'u-
gere nives, etc.
Les poètes français qui, après J.-B. Rousseau, ont cultivù
l'ode morale, sont entre autres Gresset (1709-1777) et Louis
Racine (1 692-1 7G4).
La versification de Gresset est harmonieuse, son style est
animé, facile et gracieux.
Les odes de Louis Racine manquent de feu, à la vérité, mais
se recommandent par la noblesse des pensées, la justesse des
expressions et la richesse des rimes.
En Allemagne, l'ode morale a été particulièrement cultivée
par //a^edorn (1708-1754), Haller{ilOSAlll), Ramier, Gemmin-
î/e» (1726-1191), Creutz (-]- 1770), Uz, Klopstoch, Scliiller el Kose-
garten.
LA CANTATE.
La cantate, {cantare chanter), comme le nom l'indique déjh,
est un poème fait pour être chanté et accompagné de la mu-
sique, et exprimant alternativement des réflexions et des sen-
timents. Le poète, contemplant une scène de la nature, une
circonstance de la vie humaine, un fait historique, une vérité
de morale, de politique ou de religion, sent s'élever dans son
esprit de grandes pensées, dans son ccèur des sentiments
— 184 —
divers. Il peint l'objet qui l'a frappé, il exprime les pensées
et les sentiments qui se sont élevés dans son âme, voilh la
cantate. Ainsi, il y a deux parties dans une cantate : l'une
destinée h présenter l'objet qui est la source des émotions,
on l'appelle récit; l'autre, à exprimer le sentiment ou la ré-
iTexion que cet objet a fait naître, et on l'appelle fair. Chaque
récit est suivi d'un air. Celui-ci peut aussi être remplacé par
un chœur. Quelquefois, le choeur constitue une troisième
partie de la cantate, et sert h résumer les émotions que les
récits ont fait naître, et qui ont été exprimées dans les airs.
Le récit et l'air ont toujours un mètre différent. La règle qui
veut qu'il n'y ait pas dans la cantate au delà de trois récits et
de trois airs, strictement observée par J.-B. Rousseau, a été
négligée par les poètes modernes, et sans préjudice, ce nous
semble, pour le genre. La cantate admet la même noblesse
dans les idées, la même élévation dans les sentiments que l'ode,
mais elle n'en a pas les écarts et le désordre ; dans l'air, le
style est ordinairement plus animé et plus vif. Quand le sujet
de la cantate est un objet religieux, emprunté h l'histoire
sainte, ou particulièrement à la passion de J.-C, on l'appelle
Oratorio.
Ce genre de poésie paraît avoir été inconnu aux anciens, du
moins comme genre particulier. Ceux d'entre les peuples mo-
dernes qui, les premiers, l'ont cultivé avec succès, sont les
Italiens. Leurs meilleurs poètes en ce genre sont : Apostolo
Zé«o (1669-1750), Rolli (1687-1764, Métastase (1698-1782). Ce fut
J.-B. Rousseau qui, chez les Français, eut l'honneur de créer la
cantate, et il n'a pas eu d'égal jusqu'ici. * Ses cantates sont
19 petits poèmes particulièrement soignés, d'une harmonie de
style extraordinaire, et dans lesquelsl'auteur déploie une verve,
un enthousiasme qu'on recontre très rarement dans ses autres
productions lyriques. Voyez dans ses œuvres, entre autres can-
tates, Bacclnis — Circù — Contre Vhiver — Pour l'hiver — Sur un
arbrisseau.
- 185 -
Nous citons la cantate.
* Poio' l'hivci'.
Récit.
Vous, dont le pinceau téméraire
Représente l'hiver sous l'image vulgaire
D'un vieillard faible et languissant,
Peintre injurieux, redoutez la colère
De ce dieu terrible et puissant :
Sa vengeance est inexorable,
Son pouvoir jusqu'aux cieux sait porter la teri'cur ;
Les eflorts des Titans n'ont rien de comparable
Au moindre effet de sa fureur.
Air.
Plus fort que le fils d'Alcmène,
Il met les fleuves aux fers ;
Le seul vent de son haleine
Fait trembler tout l'univers.
11 déchaîne sur la terre
Les aquilons furieux;
Il arrête le tonnerre
Dans la main du roi des dieux.
Plus fort que le fils d'Alcmène, etc.
Récit.
Mais, si sa force est redoutable,
Sa joie est encor plus aimable :
C'est le père des doux loisirs;
11 réunit les cœurs, il bannit les soupirs.
Il invite aux festins, il anime la scène ;
Les plus belles saisons sont des saisons de peino;
La sienne est celle des plaisirs.
Flore peut se vanter des fleurs qu'elle nous donne,
Cérès des biens qu'elle produit ;
Bacchus peut s'applaudir des trésors de l'automne
Mais l'hiver, l'hiver seul en recueille le fruit.
Les dieux du ciel et de l'onde.
Le soleil, la terre et l'air.
— 186 —
Tout travaille dans le monde
Au triomphe de l'hiver.
C'est son pouvoir qui rassemble
Bacchus, les P».is et les Jeux :
Ces dieux ne régnent ensemble
Que quand il règne avec eux.
Les dieux du ciel et de l'onde, etc.
La cantate a été cultivée, dans les derniers temps, par Casi-
mir Delavig ne el par Lamartine. Voyez dans les Leçons de littéra-
ture, sa cantate Pour les enfants d'une maison de charité.
Les Anglais vantent les cantates de Dryden (1631-1701) et de
Pope; les Allemands, celles de Ramier, de Kuttncr (1739-1789),
de Krummacher (né en 1708), de Gerstenberg (1737-1823), de
Gieseke (1724-1765) et de Niemci/er (1754-1828).
LE SONNET.
Le Sojmet est un petit poème de quatorze vers d'une me-
sure égale, dont les huit premiers forment deux quatrains, et
les six derniers deux tercets. Les deux quatrains roulent sur
deux rimes, les deux tercets sur trois rimes différentes. Les
deux premiers vers du premier tercet doivent rimer ensemble;
le troisième peut rimer avec un vers quelconque du second
tercet. Chaque quatrain et chaque tercet doivent avoir un sens
complet. Cependant, les différentes pensées exprimées dans
les quatrains et les tercets doivent toutes concourir à déve-
lopper une pensée principale . Le sujet est ordinairement grand.
Une belle et grande pensée finit le dernier tercet.
Le Sonnet est d'origine italienne (1). Ce fut Pétrarque qui porta
ce genre de poésie, dans son pays, à une haute perfection. Il
(1) * II est cependant certain que la France possédait des sonnets provençaux en 1300,
d'un nommé Bertrand, de Marseille; qu'un certain Girard de Bourneuil, qui mourut
en 1278, en avait déjà composé, et que Thibaut, comte de Champagne, qui vivait en 1226,
déjà vieux, cite les siens plus de llX) ans avant Pétrarque. Guil" de Lorris, qui mourut
sous le règne de S. Louis, en 12-10, dit expressément, dans son Roman de la Rose , que
les Français composaient sonnets courtois. Mais le sonnet fut véritablement abandonné
pendant prés de deux siècles en France, pour y rentrer i)ar l'Italie, sous le règne de
François I".
- 187 -
eut pour imitateurs Laurent de Mcdicis (1448-1492), dont les
sonnets ont de l'élévation, et sont écrits dans un style élégant ;
Bojavdo (1430-1494) et presque tous les poètes de sa nation.
* Chez les Italiens, le corps du sonnet se remplit de quelques
images brillantes ; le dernier vers amène une épigramme, ou
quelque sentence inattendue, ou enfin, quelque opposition écla-
tante de mols^ qui étonne un moment l'esprit. C'est là peut-
être l'origine des concctii, c'est-à-dire, l'afTectalion d'esprit atta-
chée aux mots plus qu'aux choses.
* Les sonnets les plus célèbres, chez les Italiens, après ceux
de Pétrarque, sont : Celui du P. Onofrio Minzoni {ISo siècle) sur
la mort de J.-Ch., où il dépeint Adam ressucité au pied de la
croix. — Celui de Gianni (1759-1822) sur Judas. Satan vient
saisir Judas à l'arbre fatal où il s'est pendu, l'emporte joyeux
dans les enfers, et, en présence de son horrible cour, lui rend
le baiser que le traître avait donné à Jésus-Christ :
E con la bocca fumi gante e nera
Gli rese il bacio che avea dato a Christo.
* Celui de Filicaja sur l'invasion de l'Italie, lequel se termine
par cette belle pensée : « Ah! que n'es-tu moins belle, ou que n'es-
tu 2)lus forte! »
* Celui du grand Michel- Ange (1474-1564), l'auteur de la coupole
de St-Pierre à Rome. Peintre, sculpteur, architecte, poète, il
déplore dans un sonnet, (lu'il composa étant presque nonagé-
naire, la vanité de tout, même des beaux-arts.
* Pensées graves et futiles, religieuses et mondaines, il n'est
rien que le sonnet italien n'ait eu à exprimer. Les tours de
force ne lui ont rien coûté. Ainsi, J.-B. Casli a composé 200 son-
nets, pour exprimer sa mauvaise humeur contre l'importunité
d'un créancier, qui lui redemandait trois jules (environ 90 cen-
times).
*€hez les Espagnols, le sonnet a été également fort cultivé.
Ste Thérèse en a composé un sur VAmour de J.-Ch. L'immortel
auteur de Don Quichotte, Cervantes, en a fait un grand nombre.
Une espèce de sonnet particulière à l'Espagne, c'est Yeslramhote,
qui contient un tercet de plus que l'autre. Cervantes en a fait
un dans le genre burlesque, qui est excellent. A propos du
tombeau élevé à Philippe II, dans la cathédrale de Séville, il se
moque avec beaucoup de grâce de la forfanterie des Andalous,
les gascons de l'Espagne. Voici ce sonnet :
— 188 —
* a Vive Dieu! celte grandeur me passe, et je donnerais un
doublon pour la décrire; car, qui ne s'étonne, et ne s'émerveille
devant tant de pompe, devant ce monument insigne? — « Par
la vie du Gh.! cliaque pièce vaut plus d'un million, et c'est une
honte que cela ne dure un siècle. 0 grande Séville! Autre Rome
triomphante en courage et en richesse! — Je gagerais que
l'àme du défunt, pour jouir de ce lieu, a laissé, aujourd'hui, le
ciel dont elle jouit éternellement. » — Entendant cela, un bra-
vache s'écrie : « Rien de plus vrai que ce que dit Votre Grâce,
seigneur soldat, et qui dirait le contraire, en a menti. » — Et
tout aussitôt il enfonce son chapeau, cherche la garde de son
épée, regarde de travers, s'en va, et il n'y eut rien.
Le dernier trait.
Calô el chapeo, requirio la espada,
Mirô al soslayo, fuese.... y no hubô nada,
qu'on ne peut traduire en français, fait pâmer d'aise tous les
Espagnols, qui savent par cœur Vestrambote de leur célèbre
compatriote. (Viardot, Etude sur l'Espagne, p. 214).
Parmi les poètes français qui nous ont laissé des sonnets, les
suivants méritent d'être nommés :
Ronsard (1525-1585), chez lequel on remarque une imagina-
tion féconde et ardente; mais il manque de goi'it et corrompt la
langue, en adoptant des mots grecs el latins, et tous les dia-
lectes français.
Desportes (1546-160G), dont l'imagination est brillante, le style
simple, naturel, délicat el gracieux.
Maynard (1582-1646). Sa versification est nette, précise, élé-
gante, travaillée avec soin. Quoiqu'il manque parfois de verve,
il a de la facilité et de l'aisance ; le tour est simple et naturel.
Boileau nous parait avoir jugé ce poète, ainsi que le suivant,
avec trop de sévérité.
MalleviUe (1597-16Î7). Sa diction est animée et vive, généra-
lement facile et agréable ; les images sont parfois brillantes,
mais les métaphores presque toujours extravagantes.
Des Barreaux {\Q>Q1-\(ri'i). Il s'est fait un nom immortel par
son sonnet Grand Dieu, tes jugements, qui se recommande par
l'élévation et l'énergie, * et qui finit par une belle pensée, ren-
due par une belle image. Gependanl il s'y trouve, ce semble,
quelques idées fausses et trop répétées, des expressions im-
propres et une rime défectueuse.
— i8!> —
Grand Dieu, les jugements sont remplis d'équitù!
Toujours, tu prends plaisir à nous être propice.
Mais j'ai fait tant de mal, que jamais ta bonté
Ne me pardonnera qu'en blessant ta justice.
Oui, Seigneur, la grandeur de mon impiétô
Ne laisse à ton pouvoir que le choix du supplice.
Ton intérêt s'oppose à ma félicité,
El ta clémence môme attend que je périsse.
Contente ton désir, puisqu'il l'est glorieux ;
OfTense-loi des pleurs qui coulent de mes yeux ;
Tonne, frappe, il est temps; rends-moi guerre pour guerre.
J'adore en périssant la raison qui l'aigrit;
Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre,
Qui ne soit tout couvert du sang de JésKs-CJirist ?
' P. Sccwron (IGIO-IGGO), poète burlesque, eut pendant
quelque temps une grande vogue; mais il tomba dans le trivial,
et finit par fatiguer. On connaît son fameux sonnet burlesque,
dans le genre de celui des Espagnols :
* Superbes monuments de l'orgueil des humains,
Pyramides, tombeaux, dont la vaine structure
A témoigné que l'art, par l'adresse des mains
El l'assidu travail, peut vaincre la nature;
Vieux palais ruinés, chefs-d'œuvre des Romains,
Et le dernier effort de leur architecture ;
Colisée, où souvent les peuples inhumains
De s'enlr'assassiner se donnaient tablature ;
Par l'injure du temps, vous êtes abolis,
Ou du moins, la plupart, on vous a démolis.
Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude.
Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,
Dois-je trouver mauvais qu'un méchant pourpoint noir,
Qui m'a duré deux ans, soit troué par le coude?
Enfin, J. B. Rousseau, de Lamartine, Casimir Delavigne,
Sainle-l>euve et Alfred de Musset ont composé des sonnets plus
ou moins réussis.
* On n'attache plus guère à ce genre de poésie l'imiiorlance
- 190 -
qu'il avait eue en France, pendant plus de cent ans après que
Jouchim Du Bellay eut rôlaMi le sonnet en lionncur (1549). On
en vint au point que la cour et la ville furent partagées en deux
factions, les uranins et les jobelins, à l'occasion du sonnet pour
Uranie, composé par Voiture, et de celui sur /o6, par Benserade.
Boileau paya donc une sorte de tribut à l'opinion générale, en
retraçant laborieusement les règles du sonnet, et finissant par
dire (Art poét., ch. II) :
Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.
En Allemagne, les poètes suivants ont bieu mérité de ce
genre de poésie : Wccfe/ier/ùi (1584-1651)— 0/)i<r (1597-1639) —
.4. Grijpliius {\G\6-IQQ4:) — Bi\rger — Fr. Sclilégel — Slrcckfu.ss
(né 1779) et Ruckcrt{né 1789).
l'kpithalame.
L'Epithalame ('ETrtSraXâfjnoy ^iloc, chant nuptial) était un
poème fait h. l'occasion d'un mariage, et qui exprimait, d'un
côté, des louangues pour les nouveaux époux, de l'autre, des
vœux pour leur bonheur.
Ce genre de poésie est d'antique origine. Stésichore, qui vivait
dans la 42e Olympiade, en est regardé comme l'inventeur.
Parmi les Idylles de Théocrite, nous en trouvons une consa-
crée à célébrer le mariage de Ménélas avec Hélène (18e idylle).
Avant Théocrite, Hésiode avait chanté les noces de Thétis et de
Pelée. Catulle, poète romain, a lait un épithalame sur le ma-
riage de Munlius avec Julie; le cardinal de i^crjiùs (1715-1794),
sur le mariage de Louis, dauphin de France, avec Marie-Tiié-
rèse, infante d'Espagne.
ARTICLE TROISIEME.
Productions lyriques appartenant au genre simple.
LA CHANSON.
La Chanson est un petit poème dans lequel on exprime des
sentiments calmes, doux, tendres et délicats. Comme le poète
y est moins agité que dans l'ode, son imagination y sera aussi
— 11)1 —
moins fougueuse; les figures, les images, y seront moins ex-
traordinaires, moins hardies ; l'enciiaînement des pensées y
sera plus clair, et les digressions y seront moins fréquentes.
Le style de la chanson doit se distinguer par le naturel, la
simplicité, Vaisance, la douceur, la clarté et une mélodieuse
harmonie. Cette dernière qualité est en quelque sorte l'âme
de la chanson.
On peut diviser les chansons :
A). En cantiques, qui expriment des sentiments religieux,
et dont le but est d'inspirer, de nourrir et d'accroître la piété.
B). En chansons nationales : qui chantent l'amour de la
patrie, pour cimenter entre les citoyens l'union et la con-
corde, inspirer le courage et l'ardeur dans les combats, en
un mot, pour alimenter et accroître le patriotisme.
C). En chansons morales, propres à l'aire naître des affec-
tions morales, comme l'amoui' du devoir, de la vertu, l'aver-
sion pour le vice, etc.
D). En chansons élégiaques, qui expriment la tristesse, le
deuil, l'affliction.
E). En chansons satiriques, dont le but est de critiquer les
mœurs, les ridicules, les défauts et les vices. On les appelle
aussi Vaudevilles, nom qui s'applique encore il certaines
pièces de théâtre, dont l'objet est un événement comique
emprunté au temps présent.
F). En chansons erotiques ("Epco;), qui roulent sur l'amour.
G). En chansons bachiques : le vin et les plaisirs de la fable
en constituent le sujet. Ces deux dernières espèces de chan-
sons sont désignées aussi par le nom d'odes anacréonliques,
parce que les odesd'Anacréon chantent généralement l'amour
et les plaisirs de la table.
Chaque peuple a un nombre presque infini de chansonniers ;
il serait impossible de les citer tous. Voici les principaux :
— iO-2 —
Chez les Grecs : Tyrlée, Alcman, Sapho, Alcée, Anacrcon. Nous
n'ajouterons rien ici sur Tyrtée, Sapho et Alcée, dont nous
avons parlé plus haut. Quant à Alcmun, natif de Sardes en
Lydie, il florissait vers G70 av. J.-C. 11 est regardé comme le
père de la poésie erotique.
Aimcréon naquit à Téos, l'an av. J.-C. 559. Ses odes ou plutôt
ses chansons sont des modèles de naïveté, de simplicité, de
gaîté, d'abandon, de naturel. Les vers son faciles, délicats et
doux, sans art et sans apprêt. 11 est à regretter qu'il soit trop
libre et trop licencieux. * Pour lui, tout finit à la mort; nul
poète n'est plus exclusivement sensualiste et terrestre ; aussi
rien n'est-il plus borné et plus monotone que sa poésie. Voici
la traduction littérale d'une de ses odes les plus renommées.
* La Colombe.
Aimable colombe, Sur les monts , à travers les
D'où viens-tu? d'où viens-tu? [champs,
D'où tant de parfums Et me reposer sur les arbres.
Que, en fendant les airs, Mangeant quelques graines saii-
Tu exhales et répands? [vages?
Qui es-tu, et quel soin t'occupe? A présent, je mange le pain
Que j'enlève des mains
— Anacréon m'a envoyée D'Anacréon lui-même ;
Vers un enfant, vers Bathyllos. Il me donne à boire
Cylhérée m'a vendue Du vin qu'il a goûté ;
Pour une chansonnette. Quand j'ai bu, je danse,
Voilà pourquoi d'Anacréon Et, de mes ailes.
Je suis la fidèle servante. Je couvre mon maître.
Et maintenant, de lui. Si je me couche, je m'endors
Quelles lettres je porte ! Sur sa lyre même.
Il dit qu'il va bientôt
Me rendre à la liberté. Tu sais tout : bon vo^-age.
Mais, dût-il me laisser aller. Ta m'a rendue, ô homme.
Je reste esclave près de lui. Plus babillarde qu'une corneille.
A quoi bon irais-je voler
* Il seml)le que, en Grèce, chaque profession avait un genre
de chanson qui lui était particulier. La chanson des moison-
neurs de Tliéocrite appartient à ce genre. La voici :
— iOô —
* Dêméter (Cérès), déesse des grains, déesse des blés que cette
Se montre facile aux moissonneurs,et soit très-féconde, [moisson
Liez les gerbes, moissonneurs, et que le passant
Ne dise pas : Ouvriers paresseux, voilà un salaire bien perdu.
Que les tuyaux de vos gerbes regardent le vent
Borée ou Zéphyre : ainsi s'engraisse l'épi.
Ceux qui battent le blé, qu'à midi les fuie le sommeil ;
C'est alors que le grain se sépare mieux de la paille.
Commencez, moissonneurs, quand s'éveille l'alouette,
Finissez, quand elle dort; reposez-vous au fort de la chaleur.
Amis, enviable est le sort de la grenouille; elle n'a pas souci
Qui lui versera à boire, car elle peut boire à son aise.
Sus donc ! avare intendant, fais cuire des lentilles ;
Ne va pas te blesser les doigts en fendant du cumin.
{Thêoc. Idylle 10).
Chez les Romains, Catulle — Horace : plusieurs de ses odes
peuvent être envisagées comme de véritables chansons, p. ex.
Liv. I, .!?7. Natis in usum. — ?9. Icci, heatis. — 32. Poscimus. —
30. Et thure. — 38. Persicos odi. — IL 0. SeiHimi Gades. —
i2. Nolis longa. — i3. Illeet ncfasto. — III. i3. 0 fons Blandusiœ.
— 17. yEli, vetusto. — 21. 0 nata mecum. — t?.3. Cœlo siqnnas. —
^S. Festo quid.
Chez les Français, les Troubadours ou les Provençaux. C'est
le nom qu'on donne aux bardes de la Provence, c'est-à-dire, du
midi de la France et de l'Espagne, et qui fleurirent de 1090 à
1290.
On les appelle avec raison les rapsodes du moyen ûge. Les
sujets sur lesquels roulent ordinairement leurs chants, sont la
religion, la guerre, des aventures de tout genre, et surtout
l'amour. Leur langue est riche, tendre, harmonieuse, gracieuse
et aisée. Leurs productions se divisent en Canzpni, en Sirventes
et en Tensons. Les Canzoni sont des chansons, tantôt gaies et
amoureuses {Soûlas, consolation), tantôt élcgiaques (Lais), tan-
tôt pastorales (Pastourelles), tantôt didactiques et satiriques,
tantôt religieuses. — Les Sirventes sont des chansons en l'hon-
neur des princes, des héros et des chevaliers du temps; quel-
quefois aussi, des chansons patriotiques et guerrières. — Les
Tensons sont des luttes, c'est-à-dire, des dialogues à vives
-13
— 194 —
reparties, roulant sur l'amour et l'éloge des femmes. Plusieurs
de ces productions sont licencieuses (1).
Le chef des poètes provençaux fut Guillaume, duc de Guïenne,
né en 1070; le meilleur et le plus noble d'entre eux, Thibault,
roi de Navarre et comte de Champagne; et celui qui ferme la
liste de ces poètes, Jean Estèves de Blesières, qui vécut vers
128G (2). Nous citerons ici de Thibault, comte de Champagne,
la Oianson pour exciter à la croisade.
Signor, saciez, ki or ne s'en ira
En celé terre, u Diex fu mors et vis,
Et ki la crois d'outre mer ne prendra,
A paines mais ira en paradis :
Ki a en soi pitié et ramembrance
Au haut Seignor, doit querre sa venjance.
Et délivrer sa terre et son pais.
Tout li mauvais demorront par deçà,
Ki n'aiment Dieu, bien, ne honor, ne pris,
~ Et chascuns dit : « Ma femme que fera?
Je ne lairoie à nul fuer mes amis. »
Cil sont assis en trop foie attendance,
K'il n'est amis fors que le cil, sans dotance,
Ki pour nos fu en la vraie crois mis.
Or s'en iront cil vaillant bacheler,
Ki aiment Dieu et l'onour de cest mont,
Ki sagement voelent à Dieu aler,
Et li morveus, li cendreus demourront :
Avugle sunt, de ce ne dout-je mie,
Ki un secours ne font Dieu en sa vie.
Et por si pot pert la gloire del mont.
Diex se laissa por nos en crois pener,
Et nous dira au jour où tuit venront :
« Vos, qui ma crois m'aidâtes à porter,
Vos en irez là, où li angele sont;
Là me verrez, et ma mère Marie,
(1) On confond parfois avec les Troubadours les Trouvères. Ce sont les poètes du Nord de
la France. On peut les regarder comme étant les poètes épiques du moyen âge (1100 1500).
{2} Voyez Ilallam, Hist. de la Litt. de l'Europe, etc. Hebenstreit, Wissenschaaiich-
lilterarische Encyclopaedie des Aesthetik, p. 5S9. Vienne 1843. RainouarA, Chois de
poésies originales des Troubadours. MUlot, Hist. litf. des Troubadours. Paris 1"74, t. III.
— 195 —
El vos, pai" qui je n'oi oncques aie,
Descendez tuit en enfer le parfont. »
Chascuns quide demeurer toz haitiez,
Et que jamais ne doive mal avoir,
Ainsi les tient ennemis et péchiez.
Que ils n'ont sens, hardement, ne pooir :
Biau sire Diex, ostez-nous tel pensée,
Et nos metez en la vostre contrée
Si maintenant que vos puisse uéoir.
Douce dame, roine coronée,
Proiez por nos, virge bien eurée,
Et puis après ne nos puit méschéoir.
Les poètes français qui, depuis le moyen âge jusqu'à nos
jours, ont cultivé avec succès la chanson, sont: Olivier Basselin
(11418), Villon (1 1461), Marot (1495-1541), Mélin de S^ Gelais
(f 1558), Malherbe, ChauUeu (1639-1720), La Monnoije, Desau-
giers, M.-Ant. (1772-1828), qui se distingue par la verve, le
naturel, la franche gaîté. * Il garde d'ordinaire une décence
relative dans l'expression, et le respect pour les choses saintes.
* Panard (1694-1765), dont les complets sont d'une tournure
beaucoup plus heureuse que ceux de tous les autres chanson-
niers de son temps.
* Augustin de Piis, secrétaire-interprète du comte d'Artois
(Charles X), un des fondateurs du théâtre du vaudeville, pour
lequel il composa beaucoup, excella dans la chanson anecdo-
tique. Sont style est d'une grande correction. Heureux, s'il eût
toujours respecté la religion et les mœurs. Lui-même sentit ses
torts, et chercha à. les expier par une vie chrétienne.
* Armand Gouff'é (1775-1845) publia plusieurs recueils de chan-
sons, sous le titre de Ballon d'essai (1802), Ballon perdu (1804),
etc. Tout le monde connaît son Eloge de l'eau et son Corbillard (1).
(1] * En voici deux strophes :
Que j'aime à voir un corbillard ! Le riche, en mourant, perd son bien ;
Ce début vous étonne ; Moi, je vois tout en rose ;
Mais il faut partir tôt ou tard , Je n'ai rien, je ne perdrai rien.
Le sort ainsi l'ordonne. C'est toujours fjuelque chose
Et, loin de craindre l'avenir, Je me dirai : D'un parvenu
Moi, dans cette aventure. Je n'ai pas la tournure ;
Je n'aperçois que le plaisir Pourtant, à pied je suis venu.
De partir en voiture. Et je pars en voiture.
— i[}() —
— Em. Debrcaux (1790-1831), auteur de la Colonne, T'en souviens-
tu, etc.
Bcranyer (Jean-Pierre de), (1780- 1857), célèbre poète chan-
sonnier français. * On ignore généralement qu'il a composé
autre chose que des chansons. Son premier essai poétique fut
un poème épique, Clovis, qu'il se proposait de polir et de repolir
pendant douze ans, avant de le livrer au public. En attendant,
il composa, sous l'influence des idées de Chateaubriand, des
odes sacrées sur le Déluge, le Jugement dertuer, le Rétablissement
du culte ; il fit une idylle religieuse, en quatre chants, intitulée
le Pèlerinage, des comédies, des tragédies, et enfin, une Médi-
tation sur les vicissitudes des choses humaines. C'est la nuit,
dans un cimetière, à l'occasion de la chute des Rois de France
ol de la fortune de Napoléon, qu'il se livre à ces graves ré-
flexions. Nous citons ces vers, en note, comme une pièce aussi
curieuse que rare (I). Il y a loin de ces poésies aux chansons
{1, 'méditation.
Nos grandeurs, nos revers, ne sont point notre onvracce.
Dieu seul mène à son gré notre aveugle courage.
Sans honte succombez, triomphez sans orgueil.
Vous, mortels, qu'il plaça sur un pompeux écui.'il !
Des hommes étaient nés pour le trône du inonde.
Huit siècles l'assuraient à leur race féconde ;
Dieu dit : soudain, aux. yeux de cent peuples surpris.
Et ce trône, et ces rois, confondent leurs débris.
Les uns sont égorgés, les autres, en partage.
Portent au lieu de sceptre un bâton de voyage,
Exi'-'s et contraints, sous le poids des rebuts.
D'errer dans l'univers qui ne les connaît plus.
Spectateur ignoré de ce désastre immense.
Un homme enfin, sortant de l'ombre et de l'enfance,
Pai-alt. — Toute la terre, à ses coups éclatants.
Croit, dés le premier .jour, l'avoir connu longtemps.
I! combat, il subjugue, il renverse. Il élève;
Tout ce qu'il veut de grand, sa fortune l'achève.
Nous voyons, lorsqu'à peine on connaît ses dessains.
Les peuples étonnés tomber entre ses mains.
Alors son bras puissant, apaisant la victoire.
Soutient le monde entier qu'ébranlait tant de gloire.
Le Très-Haut l'ordonnait. Où sont les vains morteis
Qui s'opposaient tai cours des arrêts éternels ?
Faibles enfants qu'un char écrasa sur la pierre,
Voiiù leurs corps sanglants restés dans la poussière.
Au milieu des toml)eaux, qu'environnait la mit,
.\.in.si.je méditais, par leur silence instruit.
- lî)7 —
impies et ordui-iùres qu'il a publiées dans la suite, et dans les-
quelles il profane un indubitable talent, a Aussi a-t-il fait un
mal immense au peuple, h ce peuple ([u'il aime, et pour lequel
il chante. Il lui a appris iX se rire de Dieu, le verre en main; à
prendre Jésus-Christ pour un fou, à estimer que la chasteté de
la femme, c'est-à-dire, l'honneur de nos mères, de nos sœurs,
n'est qu'un préjugé ridicule (i), et, en fait de gouvernement, à
secouer le joug de tout pouvoir, pour ne vouloir cpie la répu-
blique. Et quand cette république est arrivée à l'improviste
en 1848, et que Chateaubriand se réveillait pour dire au chan-
sonnier : Eli bien! votre République, vous Vavez? — Oui, je l'ai,
répondait l'homme d'esprit, mais f aimerais mieux la rêver que de
la voir. » (Sainte-Beuve, Causerie du lundi). Nous citons la
chanson, ou plutôt l'élégie
* Les Hirondelles.
Captif au rivage du Maure,
Un guerrier, courbé sous les fers,
Disait : Je vous revois encore,
Oiseaux ennemis des hivers.
Hirondelles, que l'espérance
Suit jusqu'en ces brûlants climats.
Sans doute vous quittez la France,
De mon pays, ne me parlez-vous pas?
Les tils viennent ici se réunir aux pères
Qu'ils n'y retrouvent plus, qu'ils y portaient naguères,
Disais-je, quand l'éclat ties premiers l'eux du jour
Vint du chant des oiseaux ranimer ce séjour.
Le soleil voit, du haut des voûtes éternelles.
Passer dans les palais des familles nouvelles ;
Familles et palais, il verra tout périr !
Il a vu mourir tout, tout renaître et mourir.
Vu des hommes produits de la cendre des hommes ;
Et, luf;ubre (laiiiheau du sépulcre où nous sommes.
Lui-même, à ce long deuil, fatife'ué d'avoir lui,
S'éteindra devant Dieu, comme nous devant lui. (1812).
1) ■ Croirait-on que Déranger a cru se justifier en disant : " Celles de mes chatsons qui
ont été traitées 3'lmpics par MM. les procureurs du Roi, ne sont que des représailles, et
montrent le danper qu'il y a pour la religion à se faire instrument politique. Quant aux
autres {celles qui sont immorales;, elles ont été des compagnes fort utiles données aux
graves couplets politiques, qui, sans elles, n'auraient pas pu aller fort loin. » On sait que
les chansons de Béranger sont à Vindex.
— 1 98 —
Depuis trois ans, je vous conjure
De m'apporler un souvenir
Du vallon, où ma vie obscure
Se berçait d'un doux avenir.
Au détour d'une eau qui chemine
A flots purs, sous de frais lilas,
Vous avez vu notre chaumine.... i
De ce vallon ne me parlez-vous pas ?
L'une de vous, peut-être, est née
Au toit où j'ai reçu le jour;
Là, d'une mère infortunée
Vous avez dû plaindre l'amour.
Mourante, elle croit à toute heure .'
Entendre le bruit de mes pas;
Elle écoute, et puis elle pleure...
De son amour, ne me parlez-vous pas?
Ma sœur est-elle mariée?
Avez-vous vu de nos garçons
La foule aux noces conviée,
La célébrer dans leurs chansons?
Et ces compagnons du jeune âge,
Qui m'ont suivi dans les combats,
Ont-ils revu tous leur village...?
De tant d'amis ne me parlez-vous pas?
Sur leurs corps, l'étranger, peut-être.
Du vallon reprend le chemin;
Sous mon chaume, il commande en maître,
De ma sœur il trouble l'hymen.
Pour moi, plus de mère qui prie.
Et partout des fers ici-bas ..
Hirondelles, de ma patrie,
De ses malheurs, ne me parlez-vous pas ?
* Pierre Dupont, né à Lyon (1821-1870), qui, par le seul efl"et
de son organisation naturelle, est à la fois, poète et compositeur.
Il improvise instantanément l'air et les paroles de ses chan-
sons, comme par une double inspiration. En 1842, il obtint un
prix de l'académie française. Dès 1846, sa chanson des Bœufs
lui fit une très grande popularité. Il en composa un grand
— 199 —
nombre d'autres, ainsi qu'un petit poème la Fin de la Pologne,
les Deux Anges, etc. Malheureusement, d'autres chansons où les
souvenirs bucoliques avaient fait place aux inspirations socia-
listes de l'époque, le compromirent sérieusement sous l'empire.
Cependant il a su éviter la licence de Béranger. En 1864, les
journaux ont annoncé l'entrée de l'auteur à La Trappe. Dans sa
jeunesse, il avait été élève au séminaire de Largentière, grâce
à un vieux prêtre, un peu son parent.
* Nadaud, Gustave (iS^i) dont les chansons se distinguent par
l'esprit et la franchise, mais dont quelques-unes sont un peu
libres dans leur folle gaieté.
* Lonlay (Eugène, marquis de) (1815) dont le pape n'aurait pas
honoré d'un bref les vilaines chansons, comme il l'avait fait
pour les chants religieux.
' De nos jours la chanson en France n'a plus rien de commun
avec la poésie, depuis qu'elle s'est mise exclusivement au ser-
vice de la foule pour devenir, ce qu'on appelle, la chanson des
cafés-concerts. Multipliées à l'infini elles n'ont ni originalité, ni
gaieté, ni sens moral; et l'imagination y est aussi rare que dans
une contrainte d'huissier, dit Charles Nisard.
* La Belgique a aussi ses chansonniers. Le plus célèbre
est Antoine Clesse, né à La Haye d'une mère belge, établie à
Mons (1816). Comme Béranger, Clesse est ouvrier; comme
lui, il débute par un poème du genre relevé, Godefroid de
Bouillon, couronné en 1839; comme lui, il consacre doréna-
vant sa muse à la chansonnette. Mais ce qui le distingue
avantageusement du chansonniers français, c'est sa moralité,
c'est la conviction qu'il a de la haute mission de la Poésie.
« Sa véritable grandeur aujourd'hui, dit-il, c'est sa moralité!
On ne dira pas en parcourant ce livre : Ce sont les chansons
d'un grand poète; j'espère qu'on pourra dire : Ce sont les
chansons d'un honnête homme. » Il publia successivement
Rubens, poème (1840) — Un poète, comédie (1841) — Poésies
diverses (1841).
L'auteur s'est exercé dans presque tous les genres de la
chanson indiqués au commencement de cet article.
— 200 —
Dans les chansons nationales, sont talent se déploie souvent
avec toute sa vigueur
* Le nom de famille.
Belges, chantons ! Dieu reçut nos serments !
Les vieux échos des basses infamies,
Pour diviser les Wallons, les Flamands,
En font encore deux races ennemies.
Halte-là ! sur nos bataillons,
Le même étendard flotte et brille !
Soyons unis!... Flamands, Wallons,
Ce ne sont là que des prénoms,
Belge est notre nom de famille,
De famille!
Flamands, Wallons, en secouant les fers
Dont les chargeait le Temps aux mains ridées,
Ont su traduire en langages divers
Les mêmes lois et les mêmes idées :
Sur la liste des nations,
Un nom de plus se grave et brille.
Soyons unis !... etc.
Pour agrandir quelques vastes Etats,
Si, contre nous, l'on brûlait une amorce,
Flamands, Wallons, nous serions tous soldais.
Au cri sacré : L'union fait la force !
Qui de nous craindrait les canons?
Dans les cieux, la liberté brille!
Soyons unis!... Flamands, Wallons,
Ce ne sont là que des prénoms :
Belge est notre nom de famille,
De famille !
La pièce suivante peut être rapportée à ce genre.
* Le Conscrit (1)
« Quel bruit fatal!... Il t'appelle au combat!
» Je le savais : depuis hier, je veille.
» Vile debout, enfant : le tambour bat,
» Mais ce n'est pas le riche qu'il éveille.
(1) Voyez-en une traduction en vers par Van Duyse, jilus loii;.
— 201 —
» Le fils du riche ne doit pas
» Quitter une mère chérie...
» Dieu seul sait si tu reviendras
» Sourire encore dans mes bras!
» Adieu!... défends bien la patrie,
» La patrie.
L'enfant partit. Loin d'elle, avec fierté,
Il put songer à sa môre éplorée :
Il combattait, mais pour la liberté :
C'était du moins une guerre sacrée !
Chaque jour, la vieille, au saint lieu
Priant comme une mère prie,
Disait : « Tu ne veux pas, mon Dieu,
» Que ce soit un dernier adieu :
» Sauve mon fils et la patrie,
» La patrie !
Dieu l'entendit... La vieille mère, un jour.
Soudain tressaille à des chants de victoire!
Qui donc pénètre en son pauvre séjour?
L'heureuse mère ose à peine le croire :
Un jeune officier, sur son cœur,
La presse, sourit et s'écrie :
» 0 mère, vois ma croix d'honneur !
» Plains ceux qui n'ont pas le bonheur
» D'avoir défendu la patrie,
» La patrie ! »
* L'auteur excelle dans la chanson morale. 11 atteint ce point
difficile de l'art dont Horace parlait : Omue tulit 2nmctum qui
miscuit utile diilci. Ouvrier, il s'adresse surtout à l'ouvrier, et
lui dédie ses chants populaires. «J'eus la pensée, dit-il, de com-
poser, sous ce titre, une série de petits poèmes, dans le but de
donner à l'ouvrier les conseils d'un ami et d'élever son âme, en
y fortifiant les sentiments les plus sacrés : l'amour de Dieu, de
la patrie, de la famille, et partant, de l'humanité. » Le poète a
parfaitement réussi, car en moralisant, il est toujours resté
poète ; et ses vers et sa morale seront goûtés par d'autres
encore que ceux à qui il les a proprement destinés. Exemple :
y ul ne doit rougir de son père. Le ton du poète n'est pas toujours
— 202 —
aussi sérieux ; d'ordinaire, il conserve, tout en moralisant, l'en-
jouement, la grâce et la malice du chansonnier. On en trouve
un exemple charmant dans le Bon curé.
Quant à la chanson élégiaque , poésie difficile, qui demande
beaucoup de tact et de goût pour rester dans les limites du
genre, sans empiéter sur Vélégie, ni tomber dans la complainte,
l'auteur a su y réussir, grâce à la sensibilité exquise qui le
dirige. Citons la pièce intitulée :
* Ce que je vis sur la grand'place de Mans, un jour de foire.
Au son de la musique,
Pauvre enfant inconnu,
Sur la place publique.
Tu danses presque nu.
C'est l'hiver : sur tes planches.
Le froid rougit et fend
Tes mains que Dieu fit blanches^,
Pauvre petit enfant !
Tout son corps se dessine
Sous un mince coton ;
Clinquant et mousseline
Lui forment un jupon.
Quelle bise à cette heure !...
En vain je m'en défend :
11 danse, et moi je pleure !
Pauvre petit enfant !
Paillasse sur la caisse
Appelle les badauds ;
Et la foule s'empresse
Autour de ses tréteaux ;
C'est d'un heureux augure :
Paillasse est triomphant !
Il presse la mesure :
Danse, mon pauvre enfant !
Mais paillasse s'arrête
Essoufflé, Dieu merci !
En inclinant la tête,
L'enfant s'arrête aussi.
Dieu ! son corps qui transpire
Se glace au froid du vent...
Il doit pourtant sourire!
Pauvre petit enfant !
L'annonce est commencée :
L'enfant ne s'en va pas !
Nulle mère empressée
Ne le prend dans ses bras...
A ses petits, l'hyène
Offre un sein réchauffant :
Quelle mère est la tienne,
Pauvre petit enfant?
Un homme en blouse passe
Et dit, tout près de moi,
A son fils qu'il embrasse :
« Je travaille pour toi î
» Tu grandiras, j'espère ;
» Ah ! quand tu seras grand,
» Travaille pour ton père,
» Heureux petit enfant ! »
* Malgré son caractère pacifique, le poète est quelquefois
forcé d'aborder le genre satirique. « Quand parfois, dit-il, ma
plume a dû me défendre, elle l'a fait sans hésiter, franchement
et sans fiel. » Et, en effet, sans dédaigner certain mordant,
- 203 —
■c'est plutôt par la fine raillerie, et avec une certaine bonliomie
pleine de malice et de sel, qu'il répond à ses détracteurs
comme dans quelques couplets intitulés : Me voilà donc un per-
sonnage.
' Pour le genre erotique, qui chante l'amour profane, l'auteur
ne s'y arrête pas. Par contre, il aime à chanter le bonheur de la
vie de famille, et à rendre, avec une charmante naïveté, une
folle gaieté, tempérée par une légère teinte de mélancolie, tout
^îe que son cœur renferme de tendresse pour sa petite fille,
d'affection pour ses amis. Voyez un gracieux petit tableau d'une
fête en famille intitulée le Jour des Rois.
* La chanson bachique, l'auteur ne pouvait l'oublier. Ce genre
demande de l'entrain, du feu, certain enthousiasme qui pro-
voque le mot pour rire. Mais l'écueil est tout près. Avec quel
bonheur, le poète a su manier la lyre d'Anacréon, sans toucher
aux deux cordes qui ont procuré un triomphe si facile, mais si
triste, à tant de chansonniers, la grivoise et l'impie. On a dit,
et avec raison, que la Muse de Clesse est plutôt sensible que
gaie, et que son enjouement môme a quelque chose de sérieux.
* Nous regrettons de ne pouvoir pas étendre nos éloges sans
restriction à toutes les chansons de ce recueil, et en particulier
à deux ou trois d'entre elles, dont nous ne comprenons guère la
moralité dans un pays foncièrement catholique, et que nous ne
nous expliquons, de la part de l'auteur, que par l'oubli de ces
belles paroles de sa préface : jamais le désir de briller ne me fera
subir les exigences des partis, ni le joug des coteries.
* Auguste Daufresne de la Chevalerie, major de cavalerie, né à
Walcourt (1814-1879) a publié successivement Chansons (1855),
Poésies et chansons nouvelles (1860), Jésus-Christ, scènes et récits en
vers, tirés de l'Evangile (1865), Gerbe jioélique de ballades et de
légendes chrétiennes (1873) Une versification facile, de la fraî-
cheur et du coloris dans le style, des sentiments nobles et
dignes du chrétien militaire, une âme aimante et sensible, voilà
ce que l'on remarque dans les poésies si variées de cet auteur.
Quoique la chanson y occupe la plus grande place, cependant
l'ode, la ballade, le sonnet, la légende, s'y rencontrent égale-
ment, avec le caractère et le ton qui leur sont propres. Jéhova
.et le Christ, hommage à Mgr de Montpellier, évêque de Liège,
«st une véritable ode sacrée du genre le plus relevé. Les Roga-
— '20 i -
tions, l'Histoire du Christ racontée à un enfant, un Psaume de David-
le Rêve de V enfant, Page de l'imitation, la Première communion deif
enfants, à l'Innocence, sont de charmants petits poèmes où dé-
Ijordent les convictions religieuses, embellies de ce ton loyal et
de cette teinte chevaleresque qu'elles empruntent au caractère
militaire de l'auteur. L'amour de la patrie et l'attachement au
lieu natal ne l'ont pas moins heureusement inspiré dans les-
morceaux : le Poète ardennais, ma Bivicre natale, Waterloo,
VArdeniie, le Duc de Brabant à Jérusalem, Cantate militaire. Le
seul défaut que nous signalerons à l'auteur, et qui se fait re-
marquer surtout dans les chansons, c'est le manque de conci-
sion, de cette concision qui, par une seule image, une seule
pensée, un seul mot, sait dépeindre toute une situation, dévoi-
ler tout un horizon d'idées, tout un abîme de sentiments. Faire
jaillir ce trait du dernier vers de la strophe, voilà le secret du
chansonnier, et l'auteur n'y réussit pas toujours. — Quant aux
Scènes et récits en vers, tirés de l'Evangile, voici la déclaration que
l'auteur a cru devoir mettre en tête de l'ouvrage. « C'est l'amour
du Christ qui nous l'a fait entreprendre; c'est -aussi cet amour
qui nous a saisi d'un saint respect pour la parole évangélique.
Qu'on ne s'étonne pas de rencontrer dans ce livre des pièces
où la poésie semble voiler son éclat : des vers faciles, pro-
saïques même, des récits naïfs, des scènes d'une grande sim-
plicité Nous avons cru devoir imposer ce sacrifice à notre
amour-propre, pour laisser intact, autant que possible, le texte
sacré et conserver le parfum du récit évangélique. »
* Le poète parcourt la vie de Jésus, en 154 tableaux, réunis sous
quatre titres : Préparation, Action, Sacrifice et Triomphe. Il serait
difficile de faire un choix parmi toutes ces belles poésies, qui
toutes sont marquées au coin du bon goût, du sentiment, de la
piété et de la foi. Honneur au vaillant soldat qui, loin de rougir
de ses convictions religieuses, ne demande pour prix de ses
veilles poétiques, que « de pouvoir procurer ainsi quelque gloire
à Notre Divin Maître dans ces temps malheureux où son nom
est livré publiquement à l'insulte. » (Préface).
Avant de citer une de ses chansons, nous sommes heureux-,
de placer ici une petite pièce inédite, intitulée :
— 208 —
* La couronne et l'enfant.
Un enfant s'avançait vers l'agreste Madone
Qui depuis bien longtemps protégeait le hameau;
Il avait à la main une fraîche couronne,
Dont il se proposait de lui faire cadeau.
JNlais à peine aux genoux de l'antique statue,
Il pouvait arriver... Sur la pointe du pié,
L'œil humide de pleurs et d'une voix émue,
Il implorait tout haut la céleste pitié.
c( De grâce ! disait-il, ô ma Mère divine,
» Inclinez votre front... Je voudrais, en ce jour,
» Y poser un instant ma couronne enfantine... »
Et Marie, ô douceur ! ô miracle d'amour !
Sous les petites mains courbe sa tète blonde,
Kt sourit à l'enfant qui la ceignit de fleurs.
Depuis lors, pour prouver ce doux miracle au monde,
Elle reste penchée aux yeux des voyageurs.
* La source d'Ardenne.
{) source solitaire
Qui jaillis du rocher.
Dans la grande rivière.
Tu veux donc t'épancher?
Pourquoi fuir notre Ardenne,
Ton gracieux berceau?
Sois la pure fontaine
Qui sourit au liameau.
L'Ourthe majestueuse,
Crois-moi, quitte à regrets.
Pour entrer dans la Meuse,
Nos monts et nos forêts.
A ton onde limpide.
Dans les bosquets touffus,
La bergère timide
Vient baigner ses pieds nus.
Près de toi, l'enfant cueille
Le bleu myosotis,
La rose chèvrefeuille.
L'anémone et l'iris.
A l'ombre du vieux chêne
Dont tu baignais le pic,
Le vieillard sent sa peine
S'adoucir de moitié.
Oh ! demande au rivage
De la ]\Ieuse et du Rhin,
Que de fois sur leur plage
Coula le sang humain !
La fauvette charmante
Vient boire sur tes bords ;
C'est pour toi qu'elle chante
Ses plus jolis accords.
Nul n'est puissant, chère onde.
Qu'aux dépens du bonheur.
Et l'humble dans ce monde
Est hôîii du Seieneur.
— 206 —
* Mathieu [Adolphe] de l'académie de Belgique, né àMons(l804)y
auteur d'un grand nombre de publications poétiques, réunies
en 9 volumes intitulés : Juvenilia, Olla podrida, Poésies du clo-
cher, Givre et gelées (1823-1852), Epitrc d'Horace, Senilia, Heures
de grâce, Souvenirs, Rognures (1855-1871). Exilé pour avoir
chanté la mort d'un régicide son parent, et privé du droit d'ob-
tenir aucun diplôme universitaire, il se livra à la poésie. (Patria
Belgica, III, 455.) Sous le rapport de la forme et du fond, l'au-
teur est de l'école romantique. C'est un poète philosophe. Il est
en outre, fort malheureusement inspiré par l'esprit de parti.
Mais son défaut dominant est cette exhubérance que Boileau a
si judicieusement signalée comme la marque de la stérilité. Sa
meilleure chanson, sous plus d'un rapport, et dont nous cite-
rons quelques strophes, c'est :
* La bière et le vin.
La bière est au vi»i ce que
bon sens est à l'esprit.
Amis, faut-il chanter la bière?
Amis, faut-il chanter le vin?
Le vin, dont la France est si fière,
Inspira plus d'un écrivain ;
Mais moi dans ma prudence extrême,
N'osant faire un choix hasardeux.
Je me suis dit ce matin même :
Chantons-les, ma foi, tous les deux!
Loin des partis et du tumulte.
Plus sages que bien des mortels,
N'ayons qu'un culte
Et deux autels !
Lorsque leur mousse ardente brille
Au bord du verre en écumant.
Dans l'un, c'est l'esprit qui pétille,
Dans l'autre, le raisonnement.
L'un est plus vif, l'autre plus calme,
Et, sans doute, au lieu de juger
Auquel des deux revient la palme.
Mieux valait la leur partager.
- 207 -
Le vin, aux trompeuses amorces,
Nous enivre en nous exaltant ;
La bière répare les forces,
Rend le cœur dispos et content ;
L'un est perfide, l'autre franche ;
On ne peut se griser toujours :
Essayons du vin le dimanche
Et de la bière tous les jours.
Qu'une nation qu'on offense
Pour ses droits vienne à se lever.
L'un fait voler à leur défense.
L'autre enseigne à les conserver ;
L'un, c'est l'éclair qui sur le monde
Laisse un sillon ensanglanté ;
L'autre, c'est l'ouvrier qui fonde,
Et fonde pour l'éternité.
Un duc (i), — étrange fantaisie.
Que mon confesseur blâme à tort ! —
Dans un baril de Malvoisie,
Voulut, dit-on, trouver la mort.
N'allons pas lui jeter la pierre,
Mais proclamons avec fierté
Qu'on est bien plus sûr, dans la bière,
D'en savourer la volupté.
Horace, ce gai sybarite,
Le gros Horace, dans ses vers,
Du vin, sa muse favorite,
A vanté les charmes divers ;
Collé, Panard et Delavigne,
En invoquant Phébus le Blond,
Ont fait comme lui... mais la vigne
N'a pas détrôné le houblon.
Dans ta retraite bien aimée.
Mon bon Horace, en vérité.
Double eût été ta renommée,
El double ta félicité,
(1) Le duc (le Clarence, frère d'ÉdouarU IV d'Angletei re, qui lui laissa le choix de son
supplice.
— 20S —
Si, le front couronné de lierre,
• On t'avait vu, l'amphore en main,
Comme au vin, trinquer, à la bière,
Au bonheur du peuple romain.
Les autres strophes ne valent pas celles-ci.
* « Le Flamand, essentiellement chanteur, a de tout temps
associé la forme poétique de la chanson à tous les actes, h
toutes les circonstances, joyeuses ou tristes, familières ou so-
lennelles de sa vie. Aussi peut-on dire que la chanson flamande,
dès les premiers temps, admit tous les tons comme tous les
sujets. Ainsi que l'élégie ionienne, dont elle eut la variété et la
plénitude d'actualité, la chanson flamande commença par être
impersonnelle et en quelque sorte narrative. C'est pourquoi
elle demeura longtemps anonyme (1). Rien n'égale la fraîcheur
des chansons des Trois Rois, les Nouls et les cantiques en
l'honneur de la Vierge. Ce sont, en quelques sortes, des idylles
(1) * Ea 154-1, Jan Roulans, imprimeur à Anvers, réunit un grand nombre d'anciennes
cliansons; sous le titre de Liedehensboeh, et récemment les bibliophiles flamands ont
publié un recueil (Oudvlamnschc Uedereii en gedichten der XI V'^' en XV'^' eeuivj où l'on
trouve des chansons allégoriques et religieuses de Jan van Huht, prêtre Brugeois, et des
pièces satyriques d'un anonyme du Limbourg. C'est là qu'on a rencontré le fameux
Kerelx-Ued, dont voici la première strophe :
Wi willen van den kerels singhen,
Si sijn van quader aert ;
Si willen de ruters dwinghen,
Si draghen enen langhen baert,
Haar cleedren die sijn al ontnait,
Een hoedekin up haer hooft ghecapt,
ïeaproen staet al verdraijt ;
Haer cousen ende haer scoen ghelapt.
\\'ronglen, wey, broot ende caes
nat heit hi al den dach ;
Daer omme es de kerel so daes, (dwaas)
Hi êtes meer dan hys mach.
■ Ati XVI" siècle la lutte entre les catholiques et les protestants so lit une arme de la
poésie et inonda le pays d'une foule de chants religieux et satiriques, la plupart anonymes.
Du côté des protestants se fit surtout remarquer le secrétaire du Taciturne, Philippe
Marnlx de Sainte-Aldeyond£ (1Û38-159S). D'autre part, plusieurs femmes poètes se tirent
un grand renom par leur zèle à combatlre les lutlwriens et les calvénistes : Atina Byns
d'Anvers (14941567), Josine des Pkuiqucs (1478-1535;, prieure du couvent S Agnès ;1
Oand; Kalherina Boudncynx, de Bruxelles (15S0-t)> fennne savante possédant le latin,
le français et Tespagnol; et même Marguerite d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien
et de Marie de Bourgogne ; Tauteur anonyme des Perles de l'Evangile, poème qui fut
traduit en latin et en fran(;ai5; et enfin Caret van Mander (1548-1006] né à Meulebeke.
dont les chants religieux furent réunis sous lo titre de la Hi'rpe d'or.
— 209 —
mystiques. Mais, quel que soit le sujet de la vieille chanson
flamande, elle exprime toujours quelque chose de cordial et de
franc, La manière ne viendra qu'avec la renaissance. Quant à
l'esprit, il est peu abondant, et, en tout cas, il n'est jamais
cherché. En revanche, rien de frivole : partout un sentiment
suivi, sérieux, profond. Il éclate jusque dans les rondes ou
dan^liedchens. Ce n'est que dans les hoerden, farces ou satires,
que l'on signale quelques gausseries. » {Patria BelgicalU, 505).
* Parmi les chansonniers flamands, nous distinguons
Th. Van Ryswyck, né à Anvers (1811), mort en 1849. Ses
chansons populaires, qui ne forment que la dixième partie de
ses nombreuses publications, passent pour son chef-d'œuvre.
Son style qui n'est pas toujours correct, dénote cependant un
grand poète et un écrivain distingué.
* Van Duyse (Prudens), né h Termonde, en 1805, mort à
Gand (1839). C'est un des plus chauds partisans du mouve-
ment en faveur de la littérature flamande, poète lyrique et
dramatique d'une fécondité inépuisable, fort érudit, mais
porté h l'exagération. On lui reproche un style un peu pesant.
Il a traduit bon nombre de chansons de Glesse et de Dau-
fresne, et, souvent, la copie est restée à la hauteur de l'ori-
ginal. En voici un exemple.
* DE LOTELING.
[Le Conscrit]. Voir p. 200.
Wat noodgeschreeuwl... Hy roept u naer den slryd.
De gansche nacht zag my, al biddend, waken.
Ten stryde, kind!... Hoor tromlen wyd en zyd :
Dit tromlen zal geen ryke wakker maken.
Geen rykmanskind dat dienen moet;
Geen die zyn moeder moet begeven.
Zal onze Heer u laten leven
Voor haer die zelve u heeft gevoed ?
Vaerwel ! stryd dapper voor den lande,
Den lande ! »
— 210 —
De zoon trok op, en tlacht zoo dikwyls fier,
"Ver van zyn huis, aen zyne brave mocder.
Ily streed vol moed voor Vryheids eerbanier,
En vond een vriend in elken legerbroeder.
En daeglyks bad, met vochlig oog.
De moeder, zoo als moeders bidden,
« God, dael beschermend in hun midden,
Opdat ik hem nog kussen moog' !
Bied hulp aen hem en aen den lande,
Den lande ! »
Wat vreugdekreet!... Ilaer moederharte springl
Van blydschap op : 't victorie ! stygt naer hoven.
Welke is die man, die in haer hulje dringt?
De goede vrouw en durfl het naeuw gelooven.
Een officiel' drukl ze aen zyn hart,
En roept : « De Ileer was myn behoeder.
Zie eens myn eerekruis, o moeder.
Beklaeg ze, die by Belgies smart,
Niet mochten sf.ryden voor den lande,
Den lande ! »
* On pourrait citer encore : /. M. Dautzenberg, né à Ileerlen
(Limbourg), en 1808, mort en 1809. — F. De Potter, né à Gand
(183 i). — F. A. Snellaert, né à Courlrai (1809), membre de l'Aca-
démie de Belgique, et le P. E. Wecmacs, S. J. — P. F. Van Kerck-
hoven {[Sl8-lSbl). — Ph. BlommaeH (1808-1871). — Van Achevé
[Maria Fr. DoolaegheJ (1803). — F. De Deck (1810). — IL Peeters
(1825). — Joris Giehens (181G). — F. J. Blieck (1805). — J. Brou-
wers ^1831).— /. A. Droogenhroeck (1835).— D'' E. Van Oge (1840).
— /. A. Alhcrdingk Thijm (1820). — Jean Broeckaert (1837). —
Léonard Bugst (1847). — Courtmans fgcb. Bcrchmans) (1812). —
F. Rens (1805-1874). — G. Gezelle (1830). — Nolet de Bruuwere
van S<ee?a»rJ(1815\ — Em. i/iei(1834). — IL Godschalck (H. V.
Doorne (181-2). - C. Vcrhulst (1835-1873). — Fr. De Cort (1834).
Chez les Allemands : les Minncsinger ou les Chanteurs d'amour,
ainsi appelés, parce que le grand thème de leurs chants était
l'amour, quoique quelques-uns d'entre eux composassent aussi
des fables, des cantiques, des drames, des poésies chevale-
- -211 -
resqiies et des poèmes épiques. Ils fleurirent surtout sous les
empereurs de la dynastie de Souabe-Hohenstaufen (1170-1300).
C'est pourquoi on les appelle aussi les poè/es Souabcs.
Les Minnesinger marchèrent sur les traces des Provençaux,
dont ils traduisirent même parfois les productions. Leur diction
est naturelle, leurs descriptions sont gracieuses et naïves, mais
elles décèlent peu d'invention, de choix, d'ordre et de goût. On
porte le nombre des Minnesinger ù, 300, parmi lesquels figurent
les empereurs Henri IV, Frédcric H, Conrad IV, Wencel, roi de
Bohème, le margrave OUion de i5randebourg, et beaucoup
d'autres personnages nobles. Les principaux Minnesinger sont
Henri de Veldeck, Wolfram d'Eschenbach, l'Homère et l'Ariostede
la période des poètes souabes, Henri d'Offerdinr/en, Nicolas
Klingsohr, Walther von der Vogelweidc et Conrad de Wi'irz-
bourg (1).
Dans les temps modernes, l'Allemagne a produit une foule
de chansonniers, parmi lesquels méritent d'être cités : Glcim
(1729-1830), Bilrger, Klopstock, Weisse (1726-1804), Gôthe, Schil-
ler, riedgc, Salis (1761-1831), Matthisson (1762-1832), Korner
(1790-1813), Tiek et Uliland, né en 1787. Les chansons de ce
dernier se distinguent par une grande richesse d'imagination,
des sentiments tendres et mélancoliques, une diction noble,
pure, simple et concise. Elles respirent le patriotisme, l'amour
de la vertu et de la liberté. /. L. Pyrker, archevêque d'Erlau,
en Hongrie, a publié un petit recueil de chansons, qu'il com-
posa dans sa jeunesse, sous le titre de Lieder der Sehnsucht nach
der Aipen [Soupirs après les Alpes). Chaque page de ce recueil
respire le naturel, la simplicité, la naïveté, la facilité et la
grâce. Voici un exemple :
ADIEU AUX ALPES.
« Adieu! je ne vous reverrai plus jamais ! tel est l'ordre irré-
vocable du cruel destin ! En vain, j'ai essayé de l'adoucir par les
vœux secrets de mon cœur, par les larmes que je lui offrais en
sacrifice....
L'haleine qui descend de vos pelouses verdoyantes, se glisse
comme un baume bieniaisant dans l'àme brisée. Sous l'épais-
seur de vos forêts, séjour chéri du repos et du bonheur, le
(1) Voyez Heinsius, Teut oder LelirLuch des çesanimteii deutschen Sprachunten icht?.
- t2I-2 —
cœui' se senl si soulagù; là, sous leurs Irais ombrivges, il re-
trouve le calme et la paix : l'agréable murmure de vos fontaines
précipitant du sommet de vos roches escarpées leurs ondes
argentines, verse dans nos cœurs de douces consolations.
Je dois donc, pèlerin fatigué, m'arracher à vos cimes élevées !
Adieu donc, vous aussi, troupeaux chéris, et vous, chaumières
rustiques, et vous, pâturages verdoyants, oîi, si souvent, j'ai
ranimé mes forces affaiblies! Quel que soit désormais mon sort,
toujours votre image remplira mon âme; et, bien souvent en-
core, l'œil humecté des douces larmes du regret, je me repor-
terai sur les ailes du désir au milieu de vos scènes ravissantes. >;
LA ROMANCE.
La romance (i) est le récit en vers d'une aventure tragique
ou touchante, qui demande des larmes. Elle lient donc à la
poésie lyrique par la forme, et à la poésie épique par le fond.
Le style de la romance doit être naturel, simple, naif, facile,
gracieux et tendre. Ce genre de poésie a été principalement
cultivé par les espagnols, chez qui la romance est née. Elle
prend chez eux tous les tons, tragique, comique, burlesque,
funèbre, sacré, etc. * Aussi les poètes des autres nations
n'ont-ils fait, pour la plupart, qu'imiter ou traduire les ro-
mances espagnoles. De nos jours la musique plus que la
poésie fait le succès des romances, qui, pour la plupart, se
heurtent à l'écueil de la fadeur, de la sentimentalité et de la
monotonie.
* Chez les Français, Florian, Berquin et Millevoye se font
remarquer par le naturel, la simplicité, la grâce et la mélan-
colie de leurs romances. Chateaubriand en a composé une sur
un air plaintif des montagnes de l'Auvergne; elle est devenue
populaire, grâce à son extrême siniplicité : Combien j'ai douce
souvenance, etc.
" Deschamps (Emile), né en IT'Jl, frère d'Anlony, s'est rendu
célèbre par sa traduction en vers de la Cloche de Schiller, dé-
(Ij De la lanirae romane. Voyez plus bas, uU. II, art. ii, uotd 1.
- ^213-
clarée iiilnuluisible, el par ses Romances cspagiiolcs, véritables
petits poèmes épiques sous une forme lyrique. La plus rcmar-
({uable est celle sur Pvoclrigue, dernier Rois des Goths.
* Un poète belge, ravi trop tôt au commerce des Muses,
l'abbé Léon //ai/oi.s, professeur de poésie à Bonne-Espérance,
mort en 1843, auteur des Bccrcalions poétiques de la jeunesse (18i3)
et d'un .4>'; épistolairc en vers (1842), dont nous parlerons ail-
leurs, a publié également quelques romances fort jolies, entre
autres, Ruùies d'Italica, ville romaine prés de Séville en Espagne,
imité de Vespagnol de Rioja. — La veille dit eombat naval. — T.e
naufrar/c du Camoéns. — Nous citons
* Les derniers moments du Tasse.
La foule monte au capilole;
Ltà, m'attend un laurier mortel,
Mais, je n'aurai pour auréole
Que celle que Dieu donne au ciel.
Qu'importe, ô ma patrie.
Ta fleur bientôt flétrie,
Quand, loin de toi, longtemps tu me laissas gémir?
Je vais finir une vie inquiète,
Et Rome enfin reconnaît son poète,
Quand son poète va mourir !
Longtemps errant de ville en ville,
Ah! j'ai dû mendier mon pain ;
Longtemps je n'eus aucun asile,
Avant d'être admis dans ton sein.
Enfin, pour moi, s'apprête
Une brillante fête.
Mais le char triomphal vide devra courir.
Entendez-vous une foule inquiète
Se demander : où donc est le poète?
Et le poète va mourir !
Eh quoi ! mourir lorsque rayonne
Le seul de mes jours qui fût beau;
Romains, effeuillez ma couronne,
EfTeuillez-la sur mon tombeau !
Ah ! je sens fuir la vie.
Et le trépas m'envie.
- 2 1 i -
Après tant de douleurs, un seul joui' de plaisir!
Déjà mon œil se couvre de ténèbres;
Peuple, apprêtez vos ornements funèbres.
Votre poète va mourir !
* Ce même sujet a été chanté par le poète flamand Léonard
Butjst (1847), Tasso's laatste dag.
LA BALLADE.
La Ballade (1), telle que Marot la fit fleurir en France, est
une petite pièce de trois couplets et d'un envoi, c'est-h-dire,
d'un quatrième couplet, qui fait connaître le personnage au-
quel elle est adressée, en vers égaux et avec un refrain. La
ballade, ainsi conçue, est généralement hors d'usage.
Les Italiens, les Anglais, les Ecossais et, après eux, les
Allemands appellent ballades une espèce de narration poétique,
arrangée de manière h pouvoir être chantée. Ils ont ainsi
confondu la ballade avec la romance : car, dans l'une et dans
l'autre, le sujet est une action ordinairement empruntée aux
mœurs, aux coutumes, à l'histoire du moyen âge ; la forme
de l'une et de l'autre est lyrique. S'il y a une différence, c'est
que la romance est plus courte, plus gaie,, plus animée que
la ballade, dont le ton est plus grave, plus sérieux.
Les écrivains allemands les plus distingués dans la ballade
sont : llerder (1744-1803), qui transporta sur le sol de sa patrie
les ballades italiennes et espagnoles. — Bïirger, qui n'a été
surpassé dans la ballade que par Gôthe et Schiller. Sa Léonore
est un modèle du genre. — Uhland, dont les ballades sont des
chefs-d'œuvre sous le rapport de la forme , du ton et de la
précision des pensées. — Gôthe, dont le Roi des Aulnes (der Erl-
kônig) et le roi de Thule (der kônig in Thule) sont devenus
célèbres dans l'Europe entière. Nous citons la première de ces
deux ballades.
(1) Du grec pa/ZlilW, de rilalien ballare, de respagnol bailar, du français ba^to".
'iui se disait pour danser, parce qu'on chantait la ballade eu dansant.
- 215 -
' Le Roi des Aulnes.
« Qui voj'age si tard, par la nuit et le vent? C'est le père et
son fils, petit garçon, qu'il serre dans ses bras, pour le garantir
de l'iiumidilé et le tenir bien chaud.
« Mon enfant, qu'as-tu îi cacher ton visage avec tant d'inquié-
tude? » — « Papa, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes.... le Roi
des Aulnes, avec sa couronne et sa queue? » — « Rien, mon
fils, qu'une ligne de brouillard. »
« Viens, charmant enfant, viens avec moi.... A quels beaux
» jeux, nous jouerons ensemble! Il y a de bien jolies fleurs sur
» le bord du ruisseau, et chez ma mère des habits tout brodés
» en or. »
« — Mon père, mon père, entends-tu ce que le Roi des
Aulnes me promet tout bas? » — « Sois tranquille, enfant, sois
tranquille ; c'est le vent qui murmure parmi les feuilles séchées. »
« Beau petit, viens avec moi ; mes enfants t'attendent déjà ;
» ils dansent la nuit, mes enfants ; ils te caresseront, joueront
» et chanteront pour loi. »
« — Mon père, mon père, ne vois-tu pas les enfants du Roi
des Aulnes, là-bas où il fait sombre? » — « Mon fils, je vois ce
que tu veux dire , je vois les vieux saules, qui sont tou
gris. » «
« Je t'aime, petit enfant, ta figure me charme; viens avec
» moi de bonne volonté, ou, de force, je t'entraîne. » — « Mon
père, mon père, il me saisit, il m'a blessé, le Roi des Aulnes ! »
Le père frisonne, il précipite sa marche, serre contre lui son
fils qui respire péniblement, et atteint enfin sa demeure....
L'enfant était mort dans ses bras. »
Schiller a porté la ballade à son apogée dans les pièces sui-
vantes : l'Anneau de Polyerate (der ring des Polycrates), les
Gi'ues d'Ihxjcus (die Kraniche des Ibycus), Héro et Léandre, la
caution (die Bûrgschaft), le Vlonrjeur (der Taucher), le chevalier
Toggenhoxirg (der rilter Toggenburg), le Combat contre le dragon
(der Kampf mit dem Drachen). Ce sont des chefs-d'œuvre de
narration poétique, animés et riches en frappantes images.
Nous citerons ici sa ballade intitulée :
— 21G —
LE PLONGEUR.
« Qui donc, chevalier ou vassul, oserait plonger dans cet
abîme ? J'y lance une coupe d'or : le gouffre l'a déjà dévorée ;
mais celui qui me la rapportera, l'aura pour récompense. »
Le roi dit, et, du haut d'un rocher rude et escarpé, suspendu
sur la vaste mer, il a jeté sa coupe dans le gouffre de Charybde.
« Est-il un homme de cœur qui veuille s'y précipiter? »
Les chevaliers, les vassaux, ont entendu; mais ils se taisent,
ils jettent les yeux sur la mer indomptée, et le prix ne tente
personne. Le roi répète une troisième fois : « Qui de vous
osera donc s'y plonger? »
Tous gardent le silence, mais voilà qu'un page, à l'air doux
et tranquille, sort du groupe tremblant des vassaux. 11 jette sa
ceinture, il ôte son manteau, et tous les hommes et les femmes
admirent son courage avec effroi.
Et, comme il s'avance sur la pointe du rocher en mesurant
l'abime, Charybde rejette l'onde, un instant dévorée, qui dé-
gorge de sa gueule profonde, avec le fracas du tonnerre.
Les eaux bouillonnent, se gonflent, se brisent, et grondent
comme travaillées par le feu; l'écume poudreuse rejaillit jus-
qu'au ciel, et les flots sur les flots s'entassent : comme si le
gouffre ne pouvait s'épuiser, comme si la mer enfantait une
mer nouvelle !
Mais enfin sa fureur s'apaise, et parmi la blanche écume
apparaît sa gueule noire et béante, telle qu'un soupirail de l'enfer;
de nouveau, l'onde tourbillonne et s'y replonge en aboyant.
Vite, avant le retour des flots, le jeune homme se recommande
à Dieu, et... l'écho répète un cri d'effroi! les vagues l'ont en-
traîné, la gueule du monstre semble se refermer mystérieuse-
ment sur l'audacieux plongeur... il ne reparaît pas!
L'abîme calmé ne rend plus qu'un faible murmure, et mille
voix répètent en tremblant : « Adieu, jeune homme au noble
cœur ! » Toujours plus sourd, le bruit s'éloigne, et l'on attend
encore avec inquiétude, avec frayeur.
Quand tu y jetterais ta couronne, et que tu dirais : « qui me
la rapportera, l'aura pour récompense et sera roi... » un prix si
glorieux ne me tenterait pas ! — Ame vivante n'a redit les
secrets du gouffre aboyant.
Que de navires entraînés par le tourbillon se sont perdus
— 217 -
dans ses prolondeurs ; mais il n'a reparu que des mâts et des
vergues brisées au-dessus de l'avide tombeau. — Et le bruit
des vagues résonne plus distinctement, approche, approche,
puis éclate.
Les voilà qui tourbillonnent, se gonflent, se brisent, et gron-
dent comme travaillées par le feu; l'écume poudreuse rejaillit
jusqu'au ciel, et les flots sur les flots s'entassent, puis, avec
le fracas d'un tonnerre lointain, surmontent la gorge profonde.
Mais voyez : du sein des flots noirs, s'élève comme un cygne
éblouissant; bientôt, on dislingue un bras nu, de blanches
épaules, qui nagent avec vigueur et persévérance.... C'est lui !
lie sa main gauche, il élève la coupe, en faisant des signes
joyeux !
Et sa poitrine est haletante longtemps et longtemps encore;
enfin, le page salue la lumière du ciel. Un doux murmure vole
de bouche en bouche : a II vit ! 11 nous est rendu ! le brave
jeune homme a triomphé de l'abîme et du tombeau! »
Et il s'approche, la foule joyeuse l'environne ; il tombe aux
pieds du roi, et, en s'agenouillant, lui présente la coupe. Le
roi fait venir son aimable fille, elle remplit le vase jusqu'aux
bords d'un vin pétillant et le page ayant bu s'écrie :
a Vive le roi longtemps ! — Heureux ceux qui respirent à la
douce clarté du ciel! le gouffre est un séjour terrible : que
l'homme ne tente plus les dieux, et ne cherche pas à voir ce
iiueleur sagesse environna de ténèbres et d'effroi.
» J'étais entraîné d'abord par le courant, avec la rapidité de
l'éclair, lorsqu'un torrent impétueux, sorti du cœur du rocher,
se précipita sur moi; cette double puissance me fit longtemps
tournoyer comme le buis d'un enfant, et elle était irrésistible.
» Dieu, que j'implorais dans ma détresse, me montra une
pointe de rocher qui s'avançait dans l'abîme; je m'y accrochai
d'un mouvement convulsif, et j'échappai à la mort. La coupe
était k\ suspendue à des branches de corail, qui l'avaient em-
pêchée de s'enfoncer à des profondeurs infinies.
» Car, au-dessous de moi, il y avait encore comme des
cavernes sans fond, éclairées comme d'une sorte de lueur rou-
geàtre, et, quoique l'étourdissement eût fermé mon oreille à
tous les sons, mon œil aperçut avec efl'roi une foule de sala-
mandres, de reptiles et de dragons, qui s'agitaient d'un mou-
vement infernal.
— 218 —
» C'était un mélange confus et dégoûtant de raies épineuses,
de chiens marins, d'esturgeons monstrueux et d'effroyal^les
requins, hyènes de mer, dont les grincements me glaçaient de
crainte.
» Et j'étais là suspendu avec la triste certitude d'être éloigné
de tout secours, seul être sensible parmi tant de monstres
difformes, dans une solitude affreuse, où nulle voix humaine ne
pouvait pénétrer, tout entouré de figures immondes.
» Et je frémis d'y penser... En les voyant tournoyer autour
de moi, il me sembla qu'elles s'-avançaient pour me dévorer....
Dans mon effroi, j'abandonnai la branche de corail où j'étais
suspendu; au même instant, le gouffre revomissait ses ondes
mugissantes ; ce fut mon salut, elles me ramenèrent au jour. »
Le roi montra quelque surprise et dit : « La coupe t'appar-
tient, et j'y joindrai celte bague ornée d'un diamant précieux, si
tu tentes encore l'abîme, et que tu me rapportes des nouvelles
de ce qui se passe dans ces profondeurs les plus reculées. »
A ces mots, la fille du roi, tout émue, le supplie ainsi de sa
bouche caressante : « Cessez, mon père, cessez un jeu si cruel ;
il a fait pour vous ce que nul autre n'eût osé faire. Si vous ne
pouvez mettre un frein aux désirs de votre curiosité, que vos
chevaliers surpassent en courage votre jeune vassal. »
Le roi saisit vivement la coupe, et la rejetant dans le goufiVe :
« si tu me la rapportes encore, dit-il, tu deviendras mon plus
noble chevalier, et tu pourras aujourd'hui même donner le baiser
de fiançailles à celle qui prie si vivement pour toi. »
Une ardeur divine s'empare de l'âme du page ; dans ses
yeux, l'audace étincelle : il voit la jeune princesse rougir, pâlir,
et tomber évanouie; un si digne prix tente son courage, et il se
précipite de la vie à la mort. »
La vague rugit et s'enfonce... Bientôt elle remonte avec le
fracas du tonnerre... Chacun se penche, et se jette un regard
plein d'intérêt : le gouffre engloutit encore et revomit les
vagues, qui s'élèvent, retombent et rugissent toujours. . mais
sans ramener le plongeur. »
Chez les Néerlandais, la ballade a été cultivée dans les der-
niers temps par Bilderdyk : De Vloek van 't Diirchtslot Moy (la
Malédiction du château de Moy), Het Nachtspook (le Spectre), etc.,
et par Tollens : De Echtscheidwg (le Divorce), etc.
— 21!) —
' Dans la littérature flainande la ballade, qui se confond sou-
vent avec la légende, remonte aux temps les plus reculés et
prête sa forme à une foule de productions poétiques. Dans ces
ballades le récit est brusque et procède par bonds, môme quand
il s'étend jusqu'à trente couplets, et se déroule en dialogue jus-
qu'au dénouement, presque toujours tragique. Nous donnons le
titre de quelques unes de ces productions du XlIIe siècle.
* Van den onden Hillehrant, toute germanique; Naav hct Oost-
land wiUenioij rijden, que les paysans de la Campine récitent à
la St-Jean ; Heer Ilalewyn, le sorcier ; Het daghet in den Oosten,
ballade qui pendant plus de trois cents ans fit les délices de la
Belgique. Le poète y chante les funérailles d'un chevalier
vaincu, dont le corps inanimé fut retrouvé dans les champs par
sa malheureuse fiancée. Van den moenc van sente Berlyns par
Jacques van Maerlant ; Van den lande van Over-see, appel à la croi-
sade du môme.
* Chez les modernes de Monih van Sint-Basiel par Const. de
Meyere (1845-1867), Scholastica par P. J. Koets S. J. (1818-1868),
de Klcine Savoyaard par J. Poelhekke (né 1819), SinleDimpiina's
marteldood par S. Daems (né 1838), Jacobs Droomgezicht door
II. Claeys (né 1838) (1).
* On peut citer parmi les ballades les pièces suivantes d'au-
teurs belges modernes écrites en vers français : Le nuage blanc,
Voyage à la lune par Aug. Le Pas; Duncan le îiotr, imité de l'anglais
par Lesbroussart, la Ville assiégée par Alp. Michiels, et les ballades
de Van Hasselt.
Parmi les poètes français qui ont écrit des ballades, on peut
citer Léonard (1749-1791), Florian (1755-1794), Berquin (1749-
1791, Millevoye et V. Hugo, dont nous citerons la ballade qui
porte pour titre : le Géant (2).
LE GÉANT.
0 Guerriers ! je suis né dans le pays des Gaules.
Mes aïeux franchissaient le Rhin comme un ruisseau;
Ma mère me baigna dans la neige des pôles (3),
Tout enfant; et mon père, aux robustes épaules,
(1) * Voir Spiefjel van ned^rlanische leUeren, door P. Alberdlngk Thijm.
(2) * Cette pièce manque de ce «iractère fantastique, mystérieux et mélancolique qui est
propre à la ballade. De plus, le grandiose y touche de i^rès à l'extravagant et au ridicule.
f.3) * Le pays des Gaules est bien loin des pôles.
— 2-20 -
De trois grandes peaux d'ours décora mon berceau.
Car mon père était fort! (1) l'âge à présent l'enchaine.
De son front tout ridé tombent ses cheveux blancs.
11 est faible, il est vieux. Sa fin est si prochaine
Qu'à peine il peut encor déraciner un chêne,
Pour soutenir ses pas tremblants !
C'est moi, qui le remplace! et j'ai sa javeline,
Ses bœufs, son arc de fer, ses haches, ses colliers ;
Moi ! qui peux, succédant au vieillard qui décline.
Les pieds dans le vallon m'asseoir sur la colline,
Et, de mon souffle, au loin courber les peupliers !
A peine adolescent, sur les Alpes sauvages,
De rochers en rochers, je m'ouvrais des chemins ;
Ma tête ainsi qu'un mont arrêtait les nuages ;
Et souvent, dans les cieux épiant leurs passages.
J'ai pris des aigles dans mes mains!
Je combattais l'orage, et ma bruyante haleine
Dans leur vol anguleux éteignait les éclairs ;
Ou, joyeux, devant moi chassant (2) quelque baleine,
L'Océan à mes pas ouvrait sa vaste plaine.
Et, mieux que l'om'agan, mes jeux troublaient les mers.
J'errais, je poursuivais d'une atteinte trop sûre
Le requin dans les flots, dans les airs l'épervier-.
L'ours, étreint dans mes bras (3), expirait sans blessure,
Et j'ai souvent, l'hiver, brisé dans leur morsure
Les dents blanches du loup-cervier !
Ces plaisirs enfantins, pour moi, n'ont plus de charmes.
J'aime aujourd'hui la guerre et son mâle appareil.
Les malédictions des familles en larmes.
Les camps et le soldat bondissant dans ses armes,
(Jui vient du cri d'alarme égayer mon réveil !
Dans la poudre et le sang, quand l'ardente mêlée
Broie et roule une armée en bruyants tourbillons.
Je me lève, je suis sa course échevelée,
;i) * Que penser de cette preuve de la force du père du géant?
(2) * A quel mot se rapportent ces attributs?
[3) * Un ours devait être pour ce géant <1 peu près ce 'ju'est pour nous une souri
Comment se figurer qu'il l'étreigne dans ses bras? .
- 2-il -
El, comme un cormoran fond sur l'onde troublée,
Je plonge dans les bataillons (i)!
Ainsi qu'un moissonneur parmi des gerbes mûres.
Dans les rangs écrasés, seul debout, j'apparais.
Leurs clameurs, dans ma voix, se perdent en murmui'es;
Et mon poing désarmé martelle les armures.
Mieux qu'un chêne noueux choisi dans les forêts (2) !
Je marche toujours nu. Ma valeur souveraine
Rit des soldats de fer dont vos camjis sont peuplés.
Je n'emporte au combat que ma pique de frêne
Et ce casque léger, que traîneraient sans peine
Dix taureaux au joug accouplés !
Sans assiéger les forts d'échelles inutiles,
Des chaînes de leurs ponts, je brise les anneaux.
Mieux qu'un bélier d'airain, je bats leurs murs fragiles
Je lutte corps à corps avec les tours des villes;
Pour combler les fossés, j'arrache les créneaux (3).
0 ! quand mon tour viendra de suivre mes victimes.
Guerriers ! ne laissez pas ma dépouille au corbeau ;
Ensevelissez-moi parmi des monts sublimes.
Afin que l'étranger cherche, en voyant leurs cimes.
Quelle montagne est mon tombeau !
LE RONDEAU.
Ce poème, d'origine française, est composé de treize vers
de même mesure et sur deux rimes. Ces treize vers sont di-
visés comme en trois stances. La première est de cinq vers,
la seconde de trois et la troisième de cinq. A la fin du tercet,
on répète les premiers mots, ou le premier mot seulement,
du rondeau. On les répète encore après le dernier vers. Cette
répétition s'appelle refrain. Il faut que le refrain forme un
(1) * Image également fiusse, puisqu'il s'aj^it d'uu bataillon d'hommes d'une taille ordi-
naire, conuue il le dit lui-mjme deux strophes plus loin.
(2; ■ Même observation.
(3) " Tout cela est faux, et partant, ridicule. Ces murs et ces tours lui venaient à peine
i\ la hauteur da sa botte. Pourquoi combler ces fossés (
— 222 —
sens lié avec ce qui précède, et qu'il revienne les deux fois
dans un sens dilTérent. Un exemple éclaircira ce que nous
venons de dire du rondeau. Celui qu'on va lire est de Voiture
(1598-1648).
Ma foi, c'est fait de moi, car Isabcau
M'a conjuré de lui faire un rondeau.
Cela me met en une peine extrême :
Quoi, treize vers, huit en eau, cinq en ême!
Je lui ferais aussi tôt un bateau.
En voilà cinq, pourtant, en un monceau.
Formons-en six en invoquant Brodeau ;
Et puis, mettons, par quelque stratagème :
Ma foi, c'est fait.
Si je pouvais encor de mon cerveau
Tirer cinq vers, l'ouvrage serait beau.
Mais cependant me voilà dans l'onzième ;
Et, si je crois que je fais le douzième,
En voilà treize ajustés au niveau.
Ma foi, c'est fuit.
LE TRIOLET.
Le Triolet se compose de huit vers sur deux rimes. Le pre-
mier se répète après le troisième, et le sixième est suivi des
deux premiers.
Pour construire un bon triolet,
Il faut observer ces trois choses :
Savoir, que l'air en soit follet
Pour construire un bon triolet;
Qu'il entre bien dans le rolet.
Et qu'il tombe au vrai sens des pauses.
Pour construire un bon triolet.
Il faut observer ces trois choses. Scarbon.
LE MADRIGAL.
Le Madrigal est une petite pièce de poésie qui n'a de prix
que par le vers qui la termine. Ce vers doit renfermer une
- 223 —
pensée fine et ingénieuse. Le nombre des vers du madrigal ne
doit pas rester au-dessous de quatre, ni aller au-dessus de
quinze. Voici un madrigal de Pradon (1632-1698), en réponse
h quelqu'un qui lui avait écrit avec beaucoup d'esprit :
Vous n'écrivez que pour écrire ;
C'est pour vous un amusement :
j\Ioi qui vous aime tendrement,
Je n'écris que pour vous le dire. Pradon.
On ne se souvient que du mal,
L'ingratitude règne au monde.
L'injure se grave en métal,
Et le bienfait s'écrit en l'onde. Bertaut.
* A la vue d'une petite figure équestre de Henri IV, Théophile
de Vian, dont nous avons parlé (p. 81), improvisa les vers sui-
vants :
Petit cheval, gentil cheval,
Doux au montoir, doux au descendre,
Bien plus petit que Bucéphal,
Tu portes plus grand qu'Alexandre. De Vl\u.
Tu veux te défaire d'un homme,
El jusqu'ici, tes vœux ont été superflus :
Hasarde une petite somme.
Prête-lui trois louis, tu ne le verras plus.
De Gombauld (1570-1066).
CHAPITRE IL
De la poésie narrative.
Le poème narratif est celui qui raconte ou chante une action.
Il existe donc une différence essentielle entre le genre ly-
rique et le genre narratif. Le premier repose entièrement sur
les sentiments que le poète lui-même éprouve, ou qu'il est
censé éprouver. Le second roule sur une action, un événe-
ment. Sans doute, dans le poème narratif, on trouve aussi
— 22 i —
des sentiments, mais ce sont les sentiments des personnages
qui prennent part ii l'action, et non pas les sentiments du
poète. Ordinairement même, celui-ci disparaît, et fait expri-
mer aux acteurs eux-mêmes les émotions qu'ils éprouvent.
Le sentiment entin n'est pas ce qui domine dans l'épopée.
On peut rapporter au poème narratif : 1" le Poème épique
ou héroïque; 2" V Epopée romanesque; 3° le Poème héroï-
comique; 4" la Poésie pastorale; 5" V Apologue ou la Fable;
6° VAlléfjorie et la Parabole; 1" la Narration poétique; 8" le
Roman ; 9" le Conte et la Légende.
ARTICLE PREMIER.
Le poème Epique ou Héroïque.
Le poème épique ("Etto;, 'ETroTioita, mot, narration, récit
poétique) est le récit poétique d'une vaste et mémorable action.
Objet, nature, but du poème épique.
a) L'objet de ce poème est donc une action ; mais une ac-
tion qui mérite d'être chantée par le poète épique; une
action grande et héroïque, propre à inspirer l'admiration.
Iles gestœ regumque ducumque, et trislia Ijella,
Quo scribi possent numéro, monslravil Homerus.
HOR., ad Pis., 74-75.
Cette action peut avoir été véritable, où inventée par le
poète : dans ce dernier cas, elle doit être vraisemblable.
b) La nature du poème épique est d'être un récit, et c'est
par là qu'on le distingue de la Tragédie, qui, partageant avec
l'épopée la grandeur et l'importance du sujet, est toute en
action. C'est de plus un récit poétique, orné de toutes les
beautés de la poésie, s'adressant à l'imagination et à la sen-
sibilité. Par là, il dilTère de Vllistoire, dont le récit ne
s'adresse qu'à l'intelligence et rejette les ornements.
— 225 —
c) Le but du poète épique, c'est d'exciter ['admiration. Il
doit donc offrir à nos yeux des faits éclatants, qui demandent
un grand courage, une âme héroïque, un esprit supérieur, un
caractère élevé, des forces peu communes. Surtout, il doit
mettre sous nos yeux des vertus extraordinaires, parce que
la haute vertu aux prises avec l'adversité, soumise à de
grandes épreuves, excite l'admiration de tous les hommes;
elle est la mère des plus grandes entreprises. Jamais ni
l'action principale, ni le héros du poème, ne peuvent être
repréhensibles aux yeux de la morale.
Nous diviserons cet article en trois paragraphes, dont le
V'' traitera du sujet ou de Vaction; le 2% des acteurs ou des
caractères; le 3" de la marche du poème et de la narration.
§ i.
DE l'action.
L'action doit avoir trois qualités : elle doit être une, grande,
intéressante.
A) L'action doit être une, c'est-à-dire, que le poète doit
choisir une seule entreprise, un seul fait ; en chantant plu-
sieurs entreprises, il en affaiblit l'intérêt.
Cette unité n'exclut pas cependant les différents incidents,
pourvu qu'ils se rattachent à l'action principale, qu'ils
naissent les uns des autres, et qu'ils concourent tous au
même dénoûment. L'unité n'exclut pas non plus les accidents
ou épisodes.
De l'épisode. — On comprend par là certains accidents
qui suspendent pour quelque temps le cours de l'action prin-
cipale, pour varier, orner et embellir le sujet. Tels sont, par
exemple, l'épisode de Cacus (Enéide, liv, VIIL), celui d'Eu-
— 220 -
ryale et de Nisus (Enéide, liv. IX), et dans Tlliade, l'entretien
d'Hector et d'Andromaque, liv. VI (1).
Nous citons plus loin ce dernier épisode.
Pour que les épisodes soient un véritable ornement dans
le poème, il faut :
1^ Qu'ils y soient introduits naturellement et liés au sujet
principal du poème d'une manière vraisemblable.
2° Qu'ils présentent des objets différents de ceux qui pré-
cèdent et de ceux qui suivent; afin de varier le sujet et de
délasser le lecteur.
3° Loin d'affaiblir l'intérêt de l'action principale, ils doivent
nu contraire concourir h le rehausser.
4" Les épisodes doivent être élégants et particulièrement
soignés.
L'unité de l'action épique suppose nécessairement que
cette action est entière et complète, c'est-à-dire, qu'elle a un
commencement, un milieu et une fin, ce qu'on désigne par les
termes, exposition, nœuds et dénoûment dont nous parlerons
au § 3.
B) L'action doit être grande, éclatante, importante. L'action
épique a de la grandeur : 1" si, pour s'accomplir elle de-
mande une grande force, soit de corps, soit d'âme ; si, en
un mot, elle est héroïque ; 2" si elle regarde les intérêts
d'une grande multitude, d'une nation entière, ou de toute
l'humanité {VIliade, la Jérusalem délivrée, la Tunisiade, la
Messiade) ; 3" si elle demande la réunion de beaucoup d'ef-
forts et d'efforts variés, à cause des grands obstacles qu'elle
rencontre.
L'antiquité et le moyen âge sont surtout riches en actions de
ce genre. Il est donc bon de choisir le sujet des poèmes
(1) Voyez dans Aristote, ch. XII, XVII, XXII, les clilfôrontes significations que le mot
épisode avait lîar.s le drame prec.
— i27 -
^■'piques dans les temps éloignés de nous. D'abord, Timagina-
lion agrandit encore les événements qui sont loin de nous :
Major, e longinquo revercntia, a dit Tacite ; et de plus, en puisant
les actions dans les temps reculés, le poète peut user plus
librement des fictions. Dans les sujets modernes le poète ne
peut donner un libre cours à son imagination, forcé de se ren-
fermer dans le cercle étroit de la vérité historique; sa narration
en devient sèche et aride. Et, s'il se permet quelques fictions, le
lecteur lui reprochera à l'instantrinvraisemblance,et le charme
disparaît.
C'est en grande partie, au choix d'une action trop récente,
qu'on doit attribuer le peu de succès qu'ont eu Lucain dans sa
Pharsulc et Voltaire dans sa Henriade.
C) L'action doit être intéressante, pour plaire au lecteur,
prévenir l'ennui.
Sources de l'intérêt. 1) La grandeur de l'action elle-même,
dont nous venons de parler.
2) Les héros du poème : voyez § 2. {Énée dans l'Enéide,
(^fiarles-Quint dans la Tunisiade).
3) La religion. Sous ce point de vue la Jérusalem délivrée a
un grand intérêt pour les chrétiens.
■i) La nature, l'humanité. Tout le monde s'intéresse aux
malheurs d'autrui. Qui ne plaindrait Ulysse, Télémaque? Qui
ne gémirait sur les malheurs d'Énée, de Vasco de Gama?
5) La composition même du poème, le plan, la conduite de
l'action, la peinture des caractères, la beauté des descrip-
tions.
Entui 6) Les obstacles qui s'opposent au dessein du héros.
11 y a peu d'intérêt \l\ où il n'y a pas de difficultés h vaincre.
On appelle ces obstacles le nœud ou Vintrigue du poème.
Voyez § 3.
Plus un poème réunit de ces éléments d'intérêt, plus il est
parfait. Ils se trouvent tous dans la Jérusalem délivrée et la
Tunisiade.
2i2S —
§ 2.
DES ACTEURS OU DES CAliACTÉlîES.
On entend par acteurs ou caractères les personnages qui
prennent part à l'action du poème, soit en la secondant, soit
en la contrariant.
Ces personnages doivent être naturels, distincts et origi-
naux; ils doivent avoir chacun un caractère, une manière de
penser, de sentir et d'agir qui leur appartienne et qui les
distingue de tout autre personnage. C'est ce qu'on appelle
donner des mœurs aux acteurs.
En donnant aux personnages leur caractère, il faut avoir
égard aux mœurs de la nation dont on les fait membres, au
temps, où on les suppose avoir vécu, à la condition dans la-
quelle ils se trouvent, à l'âge qu'ils ont, et ensuite les peindre
avec des couleurs tellement vives et propres qu'il soit impos-
sible de les confondre entre eux (1).
Respicere exemplar vitse morumque jubebo
Doctum imitatorem, et veras hinc ducere voces.
Hor., ad Pis., 317-318.
Généralement parlant, il faut que les acteurs soient grands et
importants. Ce qui ne résulte pas tant du rang (lu'ils occupent
dans la société, que de leur élévation d'âme, de leur mérite
personnel. Ils doivent se distinguer du commun des hommes
par une supériorité marquée; ici, comme partout, le poète doit
tendre à Vidcal.
Il n'est pas nécessaire que tous les acteurs soient moralement
parfaits ; on admet aussi des caractères repréhensibles ; on s'y
attache même, parce qu'ils sont plus conformes à la nature hu-
maine, dont toutes les perfections sont toujours mêlées de
quelques faiblesses ; ensuite, à cause du contraste entre leurs
éminentes qualités et leurs faiblesses, et du spectacle plus
intéressant encore d'une lutte vive et ardente entre leurs vertus
et leurs passions. Toutefois, ils ne doivent pas être sujets âdes
faiblesses honteuses, qui les aviliraient à nos yeux. 11 importe
(1) Voyez Hor., ail Pis., v. 156-17G.
- -I-2\) -
encore de faire eoiUrasler les caractères entre eux : d'opposer
à un caractère féroce un caractère généreux {ArgcnH et Tmi-
o'èdé); à un caractère sage, un caractère rusé {Codcfroy e\. Ala-
diii); à un caractère bouillant, impétueux, un caractère calme,
grave (Lalinus et Turnus).
Le caractère de chaque personnage doit être toujours sou-
tenu et égal à lui-môme depuis le commencement jusqu'à la fin.
Servetur ad imum
Qualis ab incœpto processerit, et sibi conslet.
Ho}\, ad Pis., v. 1-:7.
Ainsi, ni les discours, ni les actions, ne doivent jamais dé-
mentir le caractère que le personnage a revêtu. C'est surtout
ici qu'il faut, de la part du poète, du génie, un jugement sain
et une grande connaissance du cœur humain. Homère et le
Tasse ont excellé dans l'art de bien peindre, de bien dessiner
les caractères ; sous ce rapport, Virgile est inférieur à l'un et à
l'autre.
Les caractères poétiques se divisent en deux genres : les uns
sont généraux, les autres sont particuliers. Les premiers sont
indiqués d'une manière générale par les mots : sage, brave,
i'éT/Mt'iU'; les seconds, par l'espèce particulière de sagesse,
de bravoure, de vertu. Les premiers ne sauraient inspirer un
intérêt soutenu.
Du héros. — Les poètes, parmi les personnages en choi-
sissent un qu'ils élèvent au-dessus de tous les autres, et
dont ils font le héros de l'action. Cela favorise l'unité et l'in-
térêt du poème. Au héros doivent être réservées les actions
les plus éclatantes et les exploits décisifs ; jamais il ne doit
être éclipsé par un autre personnage; jamais il ne doit lan-
guir dans l'inaction, mais il faut qu'il domine dans tout le
poème, tantôt en prenant une part réelle à l'action, tantôt en
la dirigeant par ses ordres ou ses conseils; il faut, en un
mot, que, lors même qu'il ne paraît pas sur la scène, jamais
on ne le perde de vue (1).
;i) * Achille ilans riliade.
— 250 —
Du merveilleux. — D'ordinaire, les dieux interviennent
dans le poème épique, soit pour favoriser le héros, soit pour
lui créer des obstacles. Cette intervention s'appelle le met-
veilleux (la machine, rô 3-erov) ; elle est fondée sur la croyance
profondément gravée dans le cœur de tous les peuples, qu'il
y a une providence divine qui règle tous les événements
humains. Or, c'est dans les actions d'une influence aussi
universelle que le sont les actions épiques, que cette provi-
dence est censée se manifester le plus clairement.
Chez les anciens, la puissance suprême qu'on croyait gouver-
ner toutes les choses humaines, portait le nom de Destin
(Fatum) ; nous l'appelons Providence. Ils personnifiaient le des-
tin dans le règne de l'imagination, en lui subordonnant les
divinités comme ministres de ses arrêts, tandis que d'autres
divinités s'efforçaient de renverser les décrets du fatum.
Le merveilleux est-il essentiel au poème épique?
Les poètes les plus distingués, tant anciens que modernes
{Homère, Virgile, Milton, Le Tasse, Klopstock), ont tous fait
usage du merveilleux, et il faut avouer que c'est là surtout
que leurs poèmes ont trouvé cet éclat, cette gi'andeur et cet
intérêt qui leur valent l'admiration de tous les peuples.
L'épopée, si elle n'est animée ni relevée par le puissant res-
sort de la machine, reste froide et imparfaite ; témoin la Phar-
sale de Lucain, à laquelle il ne manque que le merveilleux
pour être plus qu'une histoire mise en vers.
En effet, le merveilleux anime et relève l'action, excite Tad-
miralion, augmente l'intérêt, ennoblit le sujet, en étend le plan,
y répand une agréable variété, et donne lieu à de sublimes
tableaux. C'est lui qui, comme dit très-bien Delille, « met à la
» disposition du poète tous les lieux, tous les événements, tous
» les hommes, le ciel, la terre et les enfers ; lui seul peut satis-
» faire le besoin que nous avons de choses extraordinaires; lui
» seul peut, au grés du poète, retarder, prolonger l'action
» épique. Sans ce commerce de protection d'une part et d'obéis-
— 231 —
» sance de l'autre, il n'y a plus entre le ciel et la terre que
» l'attraction et les lois du mouvement ; tout rentre dans
» l'ordre des événements communs et ordinaires dont l'imagi-
» nation est bientôt dégoûtée. »
Observations, a) Le poète doit cependant employer le mer-
veilleux avec circonspection. Généralement parlant, il ne lui
est pas permis d'inventer un nouveau système de merveil-
leux qui ne soit pas fondé sur la croyance populaire.
b) Le poète ne doit pas en surcharger son récit ; son pre-
mier devoir est de rester dans les bornes de la vraisemblance.
Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Incident. Hor., ad Pis, 191.
Recourir aux moyens surnaturels, pour lever des difficul-
tés dont la sagesse et la force humaines peuvent triompher,
c'est à la fois dégrader la Divinité et les héros du poème.
c) Un écueil que le poète épique doit surtout éviter avec
soin dans l'usage du merveilleux, c'est de ne faire paraître
les héros que comme des instruments et des machines mises
en action par les puissances célestes. Dès lors, la nature
humaine avec ses passions disparaît et avec elle l'intérêt.
Ici, se présente comme d'elle-mêrae la question : quel mer-
veilleux le poèfe moderne doit-il employer dans l'épopée?
Celui qui est conforme aux croyances du temps et de la nation
dont il chante les exploits et les gloires. A-t-il emprunté le
sujet de son poème aux temps et aux peuples païens, il ne
saurait faire usage d'un merveilleux différent de celui que font
figurer dans leurs épopées Homère et Virgile (1).
L'épopée roule-t-elle sur un sujet chrétien, tel que serait,
par exemple, la chute de nos premiers parents, la rédemption
du genre humain, la sortie du peuple hébreu de l'Egypte et la
(1) Il est pourtant à prévoir qu'un tel poème n'aurait guère de succès : il n'en est pas de
l'épopée comme de la tragédie. Ici, le poète disparaît; mais, dans l'épopée, on ne cesse df
ravoir sous les yeux. Peu de poètes chrétiens ont emprunté le sujet de leurs épopées à
rantiqulté païenne. Glover, qui Ta fait dans son Léonidas, a préféré se passer du nwr-
veiUeux.
— 232 —
conquête de Chanaan, la défaite de Sennachérib, la double des-
truction de Jérusalem, la conversion de Constantin le Grand, il
est évident alors que le merveilleux païen ne peut être em-
ployé sans blesser la vraisemblance. Le poète recourra donc
au merveilleux plus grand, plus noble, que lui offre le Christia-
nisme. Il fera intervenir dans le cours de l'action les anges
comme ministres de la Providence, et les démons comme
adversaires des desseins et des arrêts de la Divinité. C'est là
le merveilleux qu'ont employé avec succès MiUon, Le Tasse,
Klopstoch.
Un des plus grands poètes épiques modernes, savoir Pyrker,
a fait usage dans son Rodolj^lie de Habsbourg et dans sa Tuui-
siade, d'un merveilleux qui consiste à faire intervenir dans
l'action les mânes des morts. Nous en dirons un mot quand
nous parlerons des productions épiques de l'auteur.
§ 3.
De la marche du poème et de la narration.
Nous avons déjà dit que l'action épique pour être une,
doit être complète, et avoir un commencement, un milieu et
une fin, ces trois parties du récit qu'on appelle Vexposition^
le corps du récit ou les nœuds, et le dénoùment.
A. Lexposition fait connaître le sujet du poème ; cet ex-
posé doit être clair, simple et modeste (1), mais toujours
grand et noble. L'exposition, dit Boileau, est comme l'avaut-
cour d'un magnifique palais qui se fait remarquer par une
noble simplicité (2), Qu'il n'y ait donc rien de vague ni de
boursouRlé. Ordinairement, on fait déjà dans l'exposition
entrevoir les nœuds du poème et soupçonner le dénoùment
(Virgile, Le Tasse, Pyrker).
\] Que le début soit siniiilo et n'ait rien d'affecté.
N'allez pas dès l'abord sur Pégase monté,
Crier à. vos lecteurs d'une voix de tonnerre :
" Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre. " [Art pOt'U., TU).
;2) 2" Réflexion critique.
— '2ôù —
La place de l'exposition est au début du poème. Taiitùl
avec elle commence le récit, tantôt il est rélégué plus loin
par forme iVcpisodc. Homère s'est servi de la premièi'e ma-
nière; Virgile et Fénelon, de la seconde.
L'exposition est communément suivie de Vinvocation, dans
laquelle le poète s'adresse h quelque divinité, pour qu'elle
lui dévoile les circonstances, les causes, les ressorts secrets
de l'action qu'il est censé ne pouvoir connaître de lui-même.
Cette invocation imprime au récit du poète un caractère
d'inspiration et de dignité qui dispose le lecteur îi admettre
plus facilement l'intervention merveilleuse des êtres sur-
naturels. Quelquefois le poète, à l'exemple d'Homère, réunit
Vinvocation à l'exposition.
B. Les nœuds. L'exposition faite, le poète doit commencer
sans ambages le récit de l'action dont il veut nous rendre
témoin. H peut lui-même faire la totalité du récit ou en
mettre une partie dans la bouche d'un de ses personnages.
Cette variété dans le récit offre plusieurs avantages; elle
prévient la monotonie, elle soutient l'attention, elle rend les
scènes plus présentes et plus saisissantes. C'est ce qu'Ho-
mère fait presque toujours, Virgile plus rarement.
Nous avons vu que le sujet du poème épique demande
nécessairement des obstacles h vaincre. C'est ce qu'on
appelle Yintrigue ou le nœud du poème. H y en a de deux
sortes : le nœud principal, qui doit être unique, et les nœuds
secondaires qui peuvent être multipliés. Ainsi, dans l'Enéide,
la colère de Junon forme le nœud principal et domine tout ;
mais de cet obstacle au dessein d'Enée naissent, parmi mille
petites complications, les trois nœuds secondaires, la tempête,
l'amour de Didon pour Énêe et l'opposition de Turnus.
Les nœuds doivent être naturels et vraisemblables, sortir du
sujet même, croître et se multiplier îi mesure que l'action
- 23i —
avance, afin de porter la curiosité et l'inquiétude du lecteur
à leur comble.
C. Le dénoûment résulte soit de la victoire sur le dernier
obstacle, soit de la défaite du héros. Il peut donc être heu-
reux ou malheureux, d'après le sujet. Le plus souvent le
poème épique se termine d'une manière favorable au héros,
comme VIliade, VOdyssée, VEnéide, la Jérusalem délivrée. Ce
dénoûment répond mieux à l'attente et au désir du lecteur.
Quel qu'il soit, le dénoûment doit être amené par des
causes naturelles, et cependant imprévues, arriver à propos,
lorsque l'inquiétude est portée jusqu'aux dernières limites,
être rapide, décisif et complet de manière à satisfaire complè-
tement l'attente du lecteur.
Quant à la durée de l'action épique, on ne peut lui assigner
de bornes fixes. L'action de l'Iliade ne dure que quarante-
sept jours, celle de l'Odyssée cinquante-huit, celle de l'Enéide
un an et quelques mois.
Quant t\ la Narration elle doit être animée, pathétique,
pleine de force et de feu, puisque le poète est supposé être
inspiré par la muse, et frappé par la grandeur des objets
qu'il présente au lecteur, sans cependant être lyrique. Elle
doit être enrichie de toutes les beautés de la poésie : expres-
sions grandes et nobles, images brillantes, traits sublimes
dans les descriptions et les tableaux, tendresse dans les sen-
timents ; toute affectation, toute enflure doit en être proscrite.
Les ornements doivent être graves; les objets qu'on expose
grands et touchants; le goût en bannit tout ce qui serait
trivial, plat, rebutant, dégoûtant.
Il convient que le genre du vers réponde à la grandeur et
à la noblesse des idées et des sentiments du poème épique.
C'est pourquoi les Grecs, les Latins, les Allemands, les Néer-
landais emploient V Hexamètre, et les Français, le vers
Alexandrin.
— 25fi —
On peut cenclure de ce que nous venons de dire du poème
épique, qu'il existe peu de productions poétiques qui soient
aussi nobles, aussi instructives, aussi dignes d'o"xercer le
génie du poète et d'attirer l'attention du lecteur (1).
Poètes épiques ancie)is. — Clœz les Ilcbreiw.
' L'histoire, dans la bible, ressemble souvent à une véfital)le
épopée, par la composition, l'enchainement des faits, les ob-
stacles, le dénoûment, la peinture des mœurs, la vérité des
caractères, l'héroïsme des personnages, l'intervention de la
divinité et la grandeur des résultats de l'action. Rien de plus
poétique, par exemple, que l'histoire de Judith.
Poètes épiques grecs.
Orp])ée (vers 1230 av. J.-C.) . Expédition des Arcjouaules. Cette
production, qui paraît avoir pour auteur un poète plus récent,
est plutôt une relation poétique d'un voyage qu'un poème. Les
caractères y sont faiblement dessinés ; les images poétiques
y sont rares, et les incidents sont à peine touchés; les événe-
ments qui auraient dû enthousiasmer le poète, tels que les
jeux célébrés sur les rives de Troie en l'honneur de Cizicus, les
exploits imposés à Jason et exécutés par lui, les combats, les
tempêtes, les dangers divers y sont seulement indiqués.
Coluthus (500 av. J.-C.) : Enlèvement d'Hélène. Ce poème, de
385 vers, n'a pas beaucoup de mérite ; il manque de grâce ; il
est froid et sec.
Tryphiodore (500 av. J.-C.) : La destruction de Troie. Quoique
supérieur au précédent, ce poème est généralement sec et sur-
chargé d'images. Il renferme quelques épisodes fort intéres-
sants.
Quintus Caluher (400 av. J.-C.) (2) : Les Paralipomènes d'Homère,
en quatorze chants. Cett épopée est une continuation de l'Iliade
depuis la mort d'Hector jusqu'à la destruction de Troie. Elle
respire le mauvais goût du siècle. Elle est remplie de lon-
(1) Voyez la Disquisilio I de carminé epiro Viri/iliano qui se trouve ù la tête du 2* vo-
lume des œuvres de Virgile publiées par CUr. G. Hoyne.
(2) Quintus est surnommé Calaber, parce que le cardinal Bessarion trouva son épopéo
<îans un monastère en Calabre.
- 2ôG -
gueurs, de nombreuses répélilions el d'extravagances. Le style
est assez pur.
Apollonius de RJwdes (194 av. J.-C.) : Expédition des Anjo-
nautes. La versification de cette production est belle et élégante,
le style pur, mais le poème manque d'invention, et les carac-
tères y sont trop uniformes.
Tous ces auteurs épiques sont effacés par Homère, qui lui-
môme n'a été surpassé par personne. Homère, dont le lieu
de naissance est fort incertain (!}, est avec raison regardé
comme le père de l'épopée et, en quelque sorte, de la poésie,
parce qu'il est le premier poète grec dont les ouvrages soient
parvenus jusqu'à nous. Il nous a légué deux grands poèmes
épiques : Ylliade et VOdyssée, chacun et XXIV chants.
LIliade. — Le sujet de l'Iliade est la Colère d' Achille, ou la
discorde entre Achille et Agamemnon, et les événements qui
en furent les suites, jusqu'à la mort de Patrocle.
L'action de l'Iliade est grande, moins en elle-même que par
la célébrité qui s'était attachée à la guerre de Troie, par
l'I) * On ne sait rien île certain sur la naissance, ta vie et l'épocxue d'Homère. I/liypothèse
(lUi révoque en doute l'existence même de ce poète, a été savamment soutenue par l'italien
Vico (1688-1744), par l'allemand 'VTo.7'il'757-lS"24j et par le français Durjas-Monlhcl :17'6-
1834). Sept villes prétendent lui avoir donné le jour. Leurs noms forment le vers suivant :
Snv/nia, Cliios, Colophon, Salamis, Rhodos, Airjos, Alhenœ. On dit qu'il ouvrit ime
école à Cliios, et que, devenu aveugle, il mendia son pain. — ' Les philologues du siècle
dernier, avec leur manie de convertir tous les faits de l'histoire ancienne en mythes, ne
voulaient plus voir dans les récits d'Homère qu'un amas de Actions populaires, originai-
rement astronomiques et qui peu iï peu s'étaient transformées en légendes. Pour eux,
Hélène ne fui plus que la lune r'^liAcV/;:^Cî/."/;vy]), et le siège de Troie par les Achéens
devint une représentation imaginaire de l'investissement du soleil par les brouillards.
L'école mythique, en un mot, dissipa Homère en vapeurs. 51ais les fouilles archéologiques
faites par M. Henri Schliemann dams la Troade (et dans le Péloponèse) prouvent qu'il y a
eu positivement, sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui Hissarlik, en Troade, un Ilion
antérieur au temps homérique, et que cet Ilion a été détruit par un incendie, dont on
voit nettement les traces. On y a trouvé quantité d'images de la divinité AlMna glati-
rôpii d'Homère, comme à Myrènes, on a découvert parmi les objets enfouis dans les
-sépulcres, la divinité propre à cette ville, Hrra hoôpis d'Homère. Il y a eu là, au temps
antéhomérique, une dynastie de princes tels q\i'Homère déiieint les Atrides, comme
l'attestent plusieurs cadavres royaux ayant encore leurs diadèmes, découverts précisé-
ment à l'endroit désigné par Pausanias comme contenant les tombeaux d'Agameninon,
d'Egysthe et d'Oreste. (Voir la ileruière livraison de la Jicvue des Questions liistorigues,
îivril 1S79).
— '237 —
cette ligue formidable de princes grecs, par la durée du siège,
et, surtout, par les suites de la querelle entre Achille et
Agamemnon, telles que la mort d'une foule de héros, la divi-
sion entre les rois de la Grèce et entre les dieux eux-mêmes.
La durée de l'action n'est que de 47 jours; l'action n'em-
brasse donc point tous les événements de la guerre de Troie,
mais seulement le moment le plus critique ; elle commence
à la discorde d'Achille et d'Agamemnon, et finit ci la mort de
Patrocle, circonstance qui amène la réconciliation d'Achille
et d'Agamemnon, et ramène le premier sur le champ de ba-
taille. Viinité n'est donc pas rigoureusement observée dans
l'Iliade ; car, le sujet des six derniers livres est postérieur à
la réconciliation des deux héros (1).
Les acteurs du poème, soit hommes, soit dieux, sont peints
avec un art, une précision et une variété admirable. Chacun
reçoit du pinceau du poète une physionomie et un caractère
particulier. Les dieux, à qui il fait jouer de grands rôles dans
son poème, peuvent nous paraître manquer quelquefois de
dignité, mais il les représente tels qu'on les croyait alors.
Et si ses héros nous semblent quelquefois grossiers, sau-
vages et cruels, c'est qu'il les dépeint tels qu'ils étaient.
Achille est le héros du poème. C'est un caractère impé-
tueux, colère, arrogant et opiniâtre, mais, en môme temps,
(1) Les critiques s'épuisent à chercher un moyen tie mettre de l'unité dans l'Iliade. Les
uns prétendent que le sujet de cette épopée n'est pas la colère d'Achille, mais la satisfaction
que donne Jupiter à son pelit-flls offensé par le elief des Grecs De cette sorte on peut
justiller les six derniers chants. Mais, comment concilier cette opinion avec l'exposition
du poème! Les autres disent qu'Homère chante non seulement la colère d'Achille contre
Agamemnon, mais aussi sa colère contre les Troyens par suite de la mort de Patrocle.
En ce cas, Homère chante deux actions. — * Il nous semble que, dans toutes ces discussions,
on oublie un peu qu'Homère n'a jamais écrit ses poèmes, qui sont antérieurs à l'invention
de l'écriture ; que ses vers n'ont été conservés d'abord et pendant longtemps que par la
mémoire ; que le premier écri vain connu qui parle d'Homère, est Hérodote, né cinq cents
ans après lui; et, enfin, que l'Iliade et l'Odyssée ont été arrangées et divisées en 24 chants,
par Aristarque, huit siècles après leur origine. Tout sera dit si on admet , avec la critique
moderne, la distinction entre les épopées naturelles ou spontanées, et les épopées artip-
cielles ou d'imitation. Voir p. 241.
- :258 -
brave, noble et généreux. Il éclipse par sa valeur tout ce qu'il
y a de plus distingué parmi les héros de l'Iliade. * Cependant
les affections du lecteur sont pour Hector.
On ne peut se lasser d'admirer l'extrême fécondité d'Ho-
mère, l'art avec lequel il a su varier un sujet monotone de sa
nature, et faire croître h chaque pas l'intérêt.
Le style d'Homère est aisé, naturel, simple, animé et vi-
goureux; sa narration est généralement concise; peut-être
emploie-t-il trop constamment le dialogue : les combats sont
supérieurement bien décrits (1). C'est en quoi Virgile ne peut
pas lui être comparé : il est froid h côté d'Homère. Le grand
mérite d'Homère, c'est, dit Voltaire, d'avoir été un peintre
sublime, et c'est en cela qu'il surpasse Virgile (2).
(1) * Napoléon admirait le plan des batailles d'Homère comme d'un général expérimenté,
tandis qu'il traitait celles de Virpile de fantaisies.
(2) * Nous citons la fin de l'épisode des adieux d'Hector et d'Andromaque, au sixième
chant de l'Iliade (466-502), d'après la traduction littérale qu'en a faite F. CoUombet, et à
laquelle il a laissé, dit-il, " sa rudesse antique, ses idiotismes, ses répétitions pleines
d'elfet, ses épithètes caractéristiques, si soigneusement évitées par les traducteurs, chez
qui les nuances helléniques, orientales, primitives, ont fait place à des couleurs modernes,
recherchées et septentrionales. "
Hector va combattre ; Andromaque est saisie de terreur ; elle le supplie de ne pas se
précipiter dans les périls. Son cœur est défaillant; le guerrier s'efforce de la rassurer.
Ainsi parlant, l'éclatant Hector tendit les bras vers son fils ;
Mais, sur le sein de sa nourrice à la belle ceinture , l'enfant ,
Se rejeta en criant, effrayé à l'aspect d'un père chéri.
Redoutant l'airain et le cimier, à la crinière de cheval.
Qu'il voyait se balancer teriible au sommet du casque.
Le père bien-aimé se pi it ù sourire, et de même la noble mère.
Aussitôt, l'éclatant Hector ùte son casque de sa tête.
Le dépose fout étincelant s>ir le sol ;
Puis, lorsqu'il a embrassé son (ils chéri, et qu'il l'a balancé dans ses mains,
n dit, en implorant Zeus et les autres dieux :
" Zeus, et vous encore autres dieux, accordez-moi que ce fils,
" Mon enfant, devienne, comme moi, l'honneur des Troyens ;
" Qu'il soit un héros fort, et règne puissamment sur Ilion,
" Et qu'un jour on dise : Certes, celui-i i est encore plus brave que son père,
" En le voyant raveiàr du combat. Qu'il en rapporte les dépouilles sanglantes,
■ Après avoir tué le guerrier ennemi, et que sa mère se réjouisse dans son cœur. ■<
.Vinsi parlant, il déposa entre les mains de son épouse chérie
Son enfant ; elle le regut sur son sein parfumé,
Kt sourit en pleurant. Son époux est ému de litié en la regardant ;
De la main, il la caresse, lui adresse la parole et lui dit :
" Chère épouse), ne vas pas l'attrister avec excès dans ton cœur,
— 23!) -
Cependant Homère a aussi ses défauts : ses répétitions
nombreuses déplaisent, ses harangues nous paraissent par-
fois trop longues, ses descriptions trop détaillées, et ses com-
paraisons, en général très-belles, sont trop multipliées et
manquent quelquefois de dignité, de justesse et de variété.
Quelques-unes de ses peintures, comme celle qui représente
un fleuve sortant de son lit pour suivre un homme, et Vulcain
accourant tout enflammé pour le forcer ii rentrer dans ses
rives, pourraient nous paraître ridicules. Cependant il se peut
que la plupart de ces défauts doivent être uniquement attri-
bués au goût et aux mœurs du siècle d'Homère, trop peu
connus de nous. D'ailleurs, comme le dit très-bien Adolphe
Schlégel, il vaut mieux être trop indulgent envers les grands
poètes que d'être injuste à leur égard (1).
La grande morale de l'Iliade consiste à montrer les suites
funestes de la discorde, quand elle éclate entre des princes
confédérés.
Pour connaître l'estime que les anciens avaient pour Ho-
mère, il suffit de savoir que Lycurgue l'honora comme un
législateur; Alexandre le Grand, comme le maître le plus
" Car nul homme ne saurait, contre le destin, me précipiter chez Adés ;
« Et je dis que nul d'entre les mortels n'u échappé à la destinée,
" Illustre ou obscur, une fols qu'il était né.
" Retourne donc à ta demeure, soigne tes occupations,
v La toile, le fuseau, et ordonne aux suivantes
■' De se mettre à leur ouvrage ; la guerre sera le souci de tous
« Les hommes qui sont nés dans l'Ilion, de moi surtout. "
Ayant ainsi parlé, l'illustre Hector prit son casque
A crinière de cheval, et son épouse chérie s'en alla il la maison.
Regardant souvent derrière elle, en versant des larmes abondantes.
lîientot elle arriva à la riche demeure
De l'exterminateur Hector ; elle trouva là-dedans de nombreuses
Suivantes, et excita chez toutes des gémissements ;
Klies pleuraient dans sa maison Hector vivant encore.
Car elles ne pensaient pas qu'il dût revenir
Du combat, échappant à la valeur et aux mains des Achéens. «
;1) Du men-ciVenx en poésie. — Le célèbre critique allemand Hcrder a mis au jour des
idées irès-judlcieuses sur ce que nous sommes tentés d'envisager comme des défauts dans
Homère. Voyez dans ses Kiitmclte 'WoMcr, Ziceytes ^\'(':idrlit'i>.
— 2^0 -
liabilc de l'art miliiaire; Eschiiie et Démostlièties, comme le
plus grand orateur; Piiidare, Moschus et Virgile, comme le
plus grand poète (i).
L'Odyssée. — Le sujet de VOdyssée est le Relour d'I'Iysse à
Ithaque. Ce poème suffirait, s'il n'existait pas d'Iliade, pour
immortaliser Homère. Comme l'Iliade, l'Odyssée est souve-
rainement intéressante par la distribution du poème, par
l'exécution du plan, par la narration, par les caractères, par
les images et par les descriptions. On dit ordinairement que
l'Odyssée est inférieure h l'Iliade, et on croit trouver la raison
de cette infériorité dans la viellesse d'Homère et l'affaiblisse-
ment de son génie. Ne faudrait-il pas plutôt la chercher dans
le sujet même, et dans le but que se proposait l'auteur? Dans
l'Odyssée, Homère peint la vie privée, domestique, avec ses
divers accidents. Dans l'Iliade, au contraire, il peint des évé-
nements, des personnages publics. Par là même, le ton de
l'Odyssée ne peut être aussi élevé que celui de l'Iliade, ne
peut avoir le même éclat ni la même vigueur. Pour bien
apprécier l'Odyssée, il faudrait n'avoir pas été ébloui par les
beautés de l'Iliade. Du reste, le sujet de l'Odyssée est plus
attrayant, peut-être, plus varié que celui de l'Iliade; l'unité
d'action y est mieux observée ; jamais on ne perd un instant
de vue Ulysse, le héros du poème. L'Odyssée contient beau-
coup d'histoires intéressantes et d'aventures merveilleuses,
de charmantes peintures de mœurs et de paysages, des
images touchantes d'hospitalité et d'amitié; enfin, elle res-
pire partout la raison et la vertu. C'est un véritable tableau
de la vie humaine, qui doit nous apprendre combien il faut à
l'homme de courage et de prudence pour surmonter les ob-
(1) «Est eniin mirabile, Homerum leguin ao reipublicai interpretem Lycurgo, oratcrem
^[îischini et Deniostlieni, bellatorem Alexandre, poêtam VirglUo, Pindaro et Moscho pro-
liatuin esse. » Clodius super Quint. Judicio de Homero.
— 2il —
Stades qui s'opposent à sou bonheur, et pour éviter les écueils
dont il est entouré (1). Cependant, malgré la douceur et les
charmes d'un style toujours soutenu, les douze derniers
chants du poème languissent, et manquent trop souvent
d'intérêt (2).
' REMARQUE IMPORTANTE.
' L'étude moderne de la lilléralure a été amenée à établir
une dislinclion enlre les épopées naturelles ou antéhisloriques el
les épopées artificielles ou d'imilalion. Les premières ont été
conçues en dehors de toute pensée litléraire, et échappent à
toute application des règles de l'art. Les chantres de ces poé-
sies, presque toujours inconnus, n'ont pas inventé les éléments
de leurs compositions; ils ne sont que des metteurs en œuvre
des données du génie, des moeurs, des annales, des croyances,
des traditions de tout un peuple. Dérivées de la poésie lyrique,
ces épopées ont été transmises par des poètes chanteurs, aèdes
grecs, trouvères français, scaldes Scandinaves, bardes gaéliques, ro~
manceros espagnols, minnesing ers allemands et flamands, etc.
On place dans cette catégorie d'épopées d'abord, VIliade et
YOdijssée, le Muhâbhârata, épopée en langue sanscrite attribuée
à Vyasa au X^ siècle avant J.-G. — le Ràmùgana, grande épo-
!l) Hor. Ep. I, 2.
(2) • Reste à, dire un mot des poètes cycliques [y.W.AOÇ, cercle), poètes postérieurs à.
Homère, et dont les ouvrages embrassent, pour ainsi dire, dans un cercle l'histoire de tous
les faits qui se rapportent à Troie. Ils entreprirent ainsi de compléter l'Iliade. S'ils ont
réussi à imiter jusqu'à l'illusion la langue du vieux poète, ils n'ont pas su inspirer leurs
vers de son génie.
Parmi lesjyoétes cycliques, les uns ne nous ont laissé que des fragments (imprimés h la
suite de VHomàre de Wolf), tels que Arclinus de Millet , auteur de VAel/ii02)is et du Sw:
(le Troie; — Eumélus de Corinthe, auteur de la Titanomachie, de VEuro}ne et d'un
poème sur Coritilhe; — Stasimis de Cypre, auteur de \'Épopi'-e njpriaque, en 12 chants,
depuis les noces de Thétis jusqu'au commencement de l'UiiuXe; — Leschês de Lesbos,
auteur de la Petite Iliade , depuis le combat pour les armes d'Achille jusqu'à la prise de
Troie; — Eugamnon de Cyrène, auteur d'une Télé'jonie ou histoire d'Ulysse jusqu'à son
retour à Ithaque; — Hégias de Trèzène, auteur du Retour des héros grecs, vainqueurs
d'Ilion ; — auxquels on ajoute Stésichore d'Himàre et Chccrilus de Samos.
Les autres lioétes cycliques dont les œuvres ont été réunies par les grammairiens
d'Alexandrie, sous le nom de Cycle épique, comme les plus classiques, sont, après Homère
et Hésiode, Pisandre de Camiros, dans l'Ile de Rhodes, auteur d'une Héracléide sur les
douze travaux d'Hercule; — Panyasis d'HaUcarnasse, oncle d'Hérodote, auteur d'une
Héracléide en douze chants, dont Quintilien faisait grand cas; Antimaque de Claros, en
lonie, appelé le Coloplionien, auteur d'une Thébaïdi digne d'Homère par la force et la
majesté, au dire de Plutarque.
10
— 212 —
pce de rinde ancienne pai- Valmiki, IX« siècle après J.-C. — les
Nibelungen, l'Iliade du XIIIc et Giidriai l'Odyssée germanique du
XlIIe siècle. — Puis les chansons de gestes du moyen-âge
comme la Chanson de Roland, et les poèmes légendaires des
différents peuples de l'Europe.
Eminemment populaires, ces épopées exerçaient une influence
considérable, indépendante de la valeur littéraire, tandis que
l'épopée artificielle, œuvre d'art avant tout, ne peut être appré.
ciée que par des esprits cultivés.
Les épopées artificielles dues à des poètes qui ont vécu dans
des époques savantes, où l'histoire existait, n'admettent, comme
des œuvres de premier ordre, qu'un petit nombre de productions
restées classiques dans chaque littérature ; ce sont : L'Enéide
de Virgile, la Pliarsale de Lucain, la Tliébaklc de Stace, la Dà-ine
comédie de Dante, la Jérusalem délivrée du Tasse, les Lusiades de
Camoëns, le Paradis perd» de Milton, \^ Henriade de Voltaire, la
Messiade de Klopstock. — A un rang inférieur se présentent
chez toutes les nations une foule de poèmes épiques, dont nous
parlerons ailleurs.
Poètes épiques latins.
£'nut!(s(240 av. J.-G.) : les Annales du peuple romain. — Névius
(238 av. J.-C.) : la Première Guerre punique. — Yalérius Flacons
(89 av. J.-C.) : Expédition des Argonautes, en 8 livres. Une dic-
tion noble, élégante et une grande érudition distinguent ce
poème, qui ne manque pas de chaleur et de verve. — Stace
(61-90 ap. J.-C.) : la Thébaïde ou la guerre entre Etéocle et Polynicc,
en 12 livres; VAchilléide, en deux livres, ouvrage inachevé. On
rencontre dans ces deux productions des endroits magnifiques,
d'autres qui sont outrés. En général, l'art s'y fait trop voir. —
Silius Italiens {2b-i00 ap. J.-C.) : la Deuxième Guerre punique, en
17 livres. Un style élégant et pur, des idées fortes, tel est le
mérite de cette épopée, à laquelle on peut reprocher de Man-
quer de génie et d'énergie. — Claudioi (305 après J.-C.) : l'En-
lèvement de Proserpine: Une diction correcte, des vers coulants,
des traits de génie, une grande force d'esprit, voilà ce qui dis-
tingue ce poème. Cependant Claudien ne se soutient pas, il est
quelquefois enflé ; d'autres fois, il est bas et faible.
* St Avitus, archevêque de Vienne (Dauphiné), auteur de 5 pe-
tits poèmes sacrés, en vers hexamètres : la Création, la Chute
— 243 -
et la Punition (VAdam, le Déluge, le Passage de la mev Rouge. Les
trois premiers forment une sorte d'ensemble qu'on peut appe-
ler le Paradis perdu. M. Guizot a trouvé des ressemblances
frappantes, jusque dans quelques-uns des plus importants dé-
tails, entre ce poème et celui de Milion. St Avitus est mort
en 525.
* Sannazar, né à Naples (1458-1 oSO), mit vingt ans à écrire
un court poème en trois chants sur la Naissance de J.-Ch. [de
Partu VirgiuisJ. Ses vers sont beaux et dignes de Virgile, mais
le mélange de la ]Mythologie avec l'Evangile nous rend le poème
insupportable.
* Vida, né h Crémone (1490) et mort évéque d'Allje (15GG),
écrivit, à la demande du Pape, un poème en six chants, la
Christiade, qui est calqué sur l'Enéide. Les vers sont bien frap-
pés. 3Iais la longueur des discours et les expressions emprun-
tées c\ la Mythologie déparent ce poème.
Nous parlerons ailleurs de ses poésies didactiques.
* Mentionnons ici le poème épique sur l'établissement du
ChiMstianisme au Japon, i:omposé en vers latins par notre com-
patriote Simon Franck, prèlre, né à Jemeppe, près de Liège
(1741), mort d'une maladie contagieuse (177'2), contractée en
visitant les malades. Plusieurs de ses poésies ont été insérées
dans les Muscc Leodienses (2 vol.j 1761), entre autres une ode
remarquable In impies sœculi nos tri scriptorcs.
Tous ces poètes épiques latins sont éclipsés par Lucain et
Virgile.
Lueain(39-Gô après J.-G.) (1) : la Pltarsale ou le Triomphe de
César sur la guerre civile. Ce poème, que l'auteur, enlevé par une
mort prématurée, n'a pu achever, roule sur un sujet grand et
de nature à intéresser les Romains. L'unité d'action, dans ce
qui nous en est resté, est bien observée. Les caractères sont,
en général, tracés d'une manière forte et vigoureuse ; mais
(1) " il/. A?inœus Lucain naquit à Cordoue et fut amené à Rome, dos l'âge de 8 mois,
auprès de son oncle Séuèiiue. Enfant de riclie famille, il fit un voyage en Grrce pour
achever son éducation. A son retour, il fut comble d'iionneurs par l'empereur Néron, dont
il devint l'apologiste. Mais, ayant eu le malheur de l'emporter dans les luttes poétiques
sur sou émule impérial, il en fut persécuté. Lucain, pour se venger, entra dans la conspi-
ration de Pison, fut découvert et condamné à choisir sou propre supplice. H se fit ouvrir
les veines, et mourut âgé à peine de vingt-six ans. C'est de quoi il faut se souvenir en
jugeant son poème. La postérité lui reproche deux insignes bassesses : il déifia Néron, et
fut le dénonciateur de sa propre mère auprès du tyran.
- m -
l'oiii{)ée, le héros du poème, est toujours éclipsé par la supé-
riorité des talents de César. Plusieurs descriptions sont pleines
de feu, d'autres outrées et boursoufflées ; les discours sont
longs, froids, monotones et affectés. L'érudition et l'esprit y
remplacent souvent l'enthousiasme et la variété. La narration
de Lucain est sèche et dure; l'absence du merveilleux, impos-
sible à cause du choix d'une action trop récente, laisse un
grand vide dans son poème. En général, Lucain a de la verve
poétique, mais il n'a ni le jugement assez juste, ni le goût o.ssez
pur.
Virgile (70-19 av. J.-C.) (1), auteur de l'Enéide, dont le sujet
est Y Etablissement d'Enée, prince troijen, en Italie. Celte action
a toutes les qualités requises pour être digne de l'épopée. Elle
est grande en elle-même, puisqu'il ne s'agit de rien moins que
d'aller, à travers mille dangers, fonder un nouveau peuple ;
elle est grande dans ses suites, puisqu'elle enfante les Césars
et donne naissance ii l'empire romain. Elle est intéressante :
quel Romain, en etfet, n'y lira pas avec plaisir le commen-
cement de la puissance, de la grandeur et de la gloire de
sa nation? L'unité est parfaitement observée dans l'Enéide;
mais les caractères, loin d'être suffisamment développés, y
sont il peine indiqués. Enée lui-même, le héros du poème,
inspire un trop faible intérêt. Il est pieux, vaillant; mais il
donne trop peu de preuves de sa vaillance, et sa conduite
envers Didon, n'est pas à l'abri de justes reproches. Les ca-
{!) ' P. Virr/Ue naquit an village d'Amies, près de Mantoue, fut élevé A Crémone et à
Naples, et étudia à fond les lettres grecques. Grâce à sou talent poétique, les biens de son
père échappèrent à la confiscation fuite en faveur des soldats des triumvirs (43 av. J.-Ch )•
Il composa d'abord les Églogues, puis les Géorglques , enfin VÈnéldP, à laquelle il travailla
pendant 12 ans, sans pouvoir l'achever. Ces cliefs-d'ceuvre lui méritèrent la protection de
Pollion, de Mécène et les bienfaits d'Au-rusle. Octavie, la sreur de cet empereur, lui fit
compter dix grand.s sesterces pour chaque vers de l'éloge de Marcollus, sou fils (6* liv. de
ri-;néide), environ r)?,iXU francs. En revenant avec Auguste d'un voyage en Grèce, Virgile
tomba malade à Mégare, et mourut en abordant à Brindes, dans sa 52* année. Son corps
fut transporté sur le fleuve du Pausilippe, près de Naples. n ordonna par testament de
jeter au feu sou Éni^ide. L'empereur s'y opposa. Virgile était l'ami intime de ^■arius et
d'Horace. Ses contemporains vantent sa droiture et la pureté de ses mœurs. La qualit>"
qui domine en lui comme poète, c'est la .sensibilité.
— -^ i ;>
ractères les mieux dessinés sont Didon cl Tunnis. Les épisodes
sont bien liés au sujet. Les batailles de Virgile sont inl'é-
rieures en chaleur h celles d'Homère; mais, dans la descente
d'Enée aux enfers (liv. VI), Virgile surpasse à son tour l'au-
teur de l'Odyssée. En résumé, Homère a un génie plus élevé
et plus fécond; il a su répandre presque autant de variété
dans un événement de quelques jours, que Virgile dans les
événements de plusieurs mois. Homère est plus hardi, a plus
de naturel, plus de facilité, plus de force, de sublime, mais
aussi plus d'irrégularités et plus de négligences; Virgile est
moins entraînant, mais plus doux, plus tendre, plus correct,
plus élégant et plus fleuri. Homère a pour lui la force de l'in-
vention, le ^f'/i/t?; Virgile, la beauté du fini, l'arf. Virgile a
constamment les regards fixés sur Homère, son modèle, que,
(]uelquefois, il imite moins qu'il ne le traduit. L'Enéide est-
elle inférieure ou égale h l'Iliade? Adliuc sub Judice Us est {\\.
C'est peut-être le lieu de dire iin mot des CoUons, t;enre de
poésie lié d'un excès d'admiration et de respect pour les vers
d'Homère et de Virgile. Le mot dérive du latin ccnto, en grec
•/.Évrpcov, et signifie proprement, dans ces deux langues, une
couverture, un habit faits de divers morceaux d'étoffe, pour la
confection desciuels il a fallu beaucoup de point d'aiguilles
(y.iv-oo-j, aiguille). De là, il a servi pour désigner un ouvrage
de poésie composé de vers pris dans plusieurs auteurs, et
presque toujours d'Homère ou de Virgile. 11 parait que le poêle
latin Ausotie (né à Bordeaux, en 309, mort vers 394) en a fourni
l'idée par son Cenlo yiuplialis, poème assez licencieux, entière-
ment composé de vers et d'iiômisticlies de Virgile. Ce sont
principalement les Livres saints qu'on a cru dignes d'èlre ren-
dus par les vers des deux princes des poètes anciens. Ainsi,
Probu Falcovia^ poétesse chrétienne du 4c siècle, épouse du
proconsul Adel/hm, a composé (vers 379) un Centon de Virgile
qui forme une Histoire de VAncicn el du Nouveau Testament. De
(i; Voyez sur tous ces auteiirs et leurs ouvr?ges W'iylingh, Historiu liU. Grœc. el Rom.,
Malines, et S:hœll, Histoire abr^^gé de la liUh-altire romaine. Paiis 1815, 1. 1 et II.
- 2i6 —
même Eudoxie (j 4G0), appelée Atliéiunti avant sa conversion,
fille du philosophe païen Léontius et femme de Théodose II,
empereur d'Orient, a fait des Cento»s d'Homère sur la Vie deJ.-C,
composés de vers de VlUade et de VOdyssée. 11 est vrai que
d'autres attribuent cet ouvrage à Pelage Patrice, qui vécut sous
l'empereur Zenon (vers 470). Etienne de Pleurre, chanoine de
St Victor, a également composé, en Centons de Virgile, une Vie
deJ.-Ch. et, les Actes des premiers martyrs. Presque toutes ces
pièces n'ont d'autre mérite que celui de la mémoire et de la
patience (1).
POÈTES ÉPIQUES MODERNES.
Chez les Italiens :
Dante AUghieri {126o-1321), qui est regardé avec raison
comme le père de la poésie italienne. Il écrivit un grand
poème sous le nom de divina comedia, composé de cent chants
et de trois actes ou récits : YEnfer, le Purgatoire et le Paradis.
Ce poème, tout en nous montrant un génie fécond, une éru-
dition immense, une imagination vive, vaste et riche, de
grandes beautés poétiques, des morceaux brillants et pathé-
tiques, est hérissé de réflexions scolastiques, astrologiques
et Ihéologiques, ce qui le rend souvent obscur et ennuyeux ;
il manque d'ailleurs d'ordre et de naturel. Le grotesque rap-
proché du terrible, les idées chrétiennes mêlées aux idées
(1) * Voici un extrait du dernier ouvrage cité :
Trahison de Judas.
Aen.
VI, C21. Vendiilit hic auro patriani, doniinunique poteuteni.-
V. 130. Constituit signum, — et sœvo sic pectoi-e latur : XTI, SSS.
Cmn dabit aniplexus, atque oscula dulcia figet,
H, Xll. Pestinate viri — coUo dare bracliia circuin. VI, ~M.
IV, 136. Tandem progrcditur magna stipaute catfirva
X [1,278. Pars gladio stringunt manibus, etc.
Vient ensuite le di'sespoir de Jiidaa :
XII, 603. Et nodum informis letlii trabe nectit ab alla:
VI, 49. Et rabie fera corda tument; et spiritus cris Georg. H', 3(W.
Oeorg. IV, 301. Multa reluctanti ob,struitur, — colloiiue pependit. Aen. I, 719.
On peut voir aussi un écliantillou de plus de CO vers grecs des Centons U'Hoitwresuv la
Vie de J.-Cft. dans les Annales de pJnlosophie chrHienne, 1. 18, p. 52.
— 247 -
païennes, prouvent que l'auteur n'a pas connu les règles du
bon goût. La narration est trop sèche, trop didactique ; le
dialogue perpétuel fatigue. On peut envisager la divine comé-
die comme un voyage poélico-théologique h. travers l'enfer, le
purgatoire et le paradis. Le but du poème est de montrer le
malheur de l'homme séparé de son Dieu par le péché, les
châtiments qui suivirent cette séparation, l'expiation de ces
peines, la réconciliation avec Dieu et l'état des bienheureux.
Il est difficile de dire h quel genre de poésie appartient pro-
prement cette production, si c'est au genre épique, ou au
genre didactique, ou à l'un et l'autre à la fois.
* Dante Alighieri, né à Florence (1265), fut non seulement
grand savant et grand poète, mais encore vaillant soldat et
ardent patriote. Guelfe de cœur, il devint un des magistrats
suprêmes de Florence. Mais la division s'étant mise entre les
citoyens, il fut exilé de sa patrie. Il erra depuis de ville en ville,
luttant contre la misère, et mourut à Ravenne (132i). Sa divine
Comédie est le premier poème qui ait été écrit en langue ita-
lienne; jusque-là, on n'avait écrit qu'en latin. Il est divisé en
tercets ou rimes triplées.
Le Trissin (1478-1550). Il composa un poème épique, en
27 chants, dont le sujet est Vltalie délivrée des Goths par Béli-
saire, sous l'empire de Justinien. C'est le premier poème épique
moderne régulier travaillé sur le plan des anciens. On y retrouve
du génie, un style pur, une narration simple, mais les carac-
tères sont peu marqués ; on ne connaît les personnages que
parleurs meubles et leurs habillements; les détails sont trop
longs, souvent bas et insipides, et le récit languit quelquefois.
* On lui reproche avec raison d'avoir souillé son iG« chant de
violentes déclamations contre les papes, et d'oflrir ailleurs des
tableaux qui offensent la pudeur.
Le Tasse (lo44-lo9o), le plus grand des poètes épiques ita-
liens. Il composa un poème épique, en 20 chants, dont le
sujet est la Délivrance de Jérusalem du joug des Infidèles, par les
forces combinées de la chrétienté. C'est la première épopée des
— 248 -
temps modernes. Le sujet en est grand, héroïque, intéressant
et bien conduit. On y trouve une grande richesse d'invention,
beaucoup de variété et, cependant, la plus parfaite unité. De-
puis le commencement jusqu'à la fin, on a sans cesse en vue
la conquête de Jérusalem. Le poème commence ii l'époque où
les chrétiens réunis devant Jérusalem ont déjh fait tous les
préparatifs, et sont sur le point d'attaquer la ville sainte.
L'action ne dure que quelques jours. Tous les épisodes sont
bien liés au sujet, excepté celui d'Olinde et de Sophronie. Les
caractères sont variés, clairement dessinés et soutenus, en
quoi le Tasse surpasse Virgile et égale peut-être Homère. Le
chef de l'entreprise est Godefroid de Bouillon, caractère pru-
dent, brave et modéré. A proprement parler, le héros du
poème est Renaud, digne d'être comparé à Achille, et dont le
caractère violent, emporté, ardent et héroïque, contrebalancé
par la faiblesse que montre le héros en se laissant séduire
par les artifices d'Armide, produit un contraste intéressant.
Le poète fait grand usage du merveilleux, qu'il pousse quel-
quefois jusqu'à l'invraisemblance, comme dans les fictions de
la forêt enchantée, de l'ermite Pierre conduisant dans une
caverne, au centre de la terre, les messagers envoyés à la
recherche de Renaud, du voyage miraculeux aux Iles fortu-
nées. Trop souvent les démons et les saints du Christianisme
sont mêlés avec des enchanteurs, des sorciers et des divinités
païennes. Les objets qu'il nous présente sont toujours grands,
mais quelquefois gigantesques et trop peu vraisemblables.
Les descriptions surtout sont belles, mais on reproche à l'au-
teur des tableaux trop voluptueux. Le style est clair, doux,
concis, soutenu, élégant et toujours d'accord avec les choses ;
parfois, il échappe à l'auteur une locution un peu forcée ou
triviale, et de ces concetti qu'on trouve si fréquemment chez
les poètes italiens. Les batailles sont animées, mais infé-
— -2i*^ -
rieures h celles d'Homère; les discours sont trop dill'us. Le
Tasse excelle plus dans les descriptions que dans l'expres-
sion des sentiments; sous ce rapport, il est inférieur à Vir-
gile; quand il veut être touchant, il est quelquefois apprêté
et sort du naturel. Le Tasse occupe avec raison le troisième
rang parmi les poètes épiques (i).
* Torquato Tasso, dit le Tasse, naquit, à Sorrente (1544), d'une
lamille noble. Dès l'âge de 18 ans, il composa un poème cheva-
leresque, Renaud, qui fit une grande sensation, lorsqu'il parut.
Appelé ù la cour de Ferrare par Alphonse II, il fit jouer son
drame pastoral, VAminta, qui est resté sans égal, et termina
en 1573 sa Jérusalem délivrée, ce poème immortel, entrepris par
un jeune homme de vingt et un ans. Son premier mérite, c'est
d'avoir choisi le plus beau sujet qui pût écliaufler le génie d'un
poète moderne. Ce qui y domine, c'est l'imagination. Il est
presque toujours faux, quand il veut faire du sentiment (2). En
1577, il quitta l)rusquement Ferrare, persécuté à cause de son
amour, vrai ou faux, pour la sœur du duc, qui, à son retour
(1579), le fit retenir pendant sept ans dans une maison de fous.
Sorti de là, le Tasse parcourut l'Italie, en proie à la misère et
à la folie. 11 allait être couronné à Rome, lorsqu'il y expira (1505),
au couvent de St Onuphre, sur le Janicule. — Il existe une édi-
tion épurée de la Jérusalem délivrée.
Chez les Portugais :
Camoëns (1524-1579}, auteur de la Lusiade (3), en 10 chants,
dont le sujet est la Découverte des Indes Orientales par Vasco
de Gamma, sujet grand et intéressant, surtout pour les Portu-
gais. Ce poème se distingue par une grande verve poétique,
une imagination forte et par des descriptions hardies. Vasco
est le héros du poème, et lui seul s'y fait remarquer. Le
(1) Voyez Hallo.m, Histoire de la Littérature de rEurope pendant le 15", IG' et 17' siècle,
traduite de Tanglais par A. Borghers. Paris 1S39.
2j '"Homère semble avoir été particulièrement doué de génie, Virgile de sentiment,
le Tasse d'imagination. - Chateaubriand, Grnie du Clirixlkuiisme.
'3) On Lusiadas, les Lusiarlas, c'est-adire, les Portugais, autrefois appelés Lusitcr.is,
de Lysus, appelé aussi Lysas, tils et compagnon de Bacchus. Pline, liv. 3, chap. I.
— 2ti0 —
merveilleux y est extravagant et absurde : le christianisme
s'y trouve mêlé quelquefois avec le paganisme, de telle sorte
que les dieux de la Mythologie y jouent le rôle de véritables
divinités, et que le Christ et la Vierge n'y paraissent que
comme des agents subalternes. Vénus, par exemple, favorise
le dessein des Portugais d'introduire et de propager dans les
Indes la vraie foi ! Les détails géographiques et historiques
sont insipides et fatigants. Ces défauts se trouvent en par-
tie rachetés par un style pur et plein de charmes, naturel et
clair, par une narration aisée et limpide, par une versifica-
tion coulante et harmonieuse.
* Lui: de Camoens, d'une famille noble mais pauvre, se fit
soldat, et alla d'abord combattre en Afrique, où il perdit l'œil
droit; ensuite, il partit pour les Indes Orientales, où il com-
posa son poème. Dans un naufrage sur les côtes de la Cochin-
<:'hine, il se sauva à la nage, tenant d'une main son manuscrit
hors de l'eau. De retour à Lisbonne, il y publia son poème (1509),
mais n'obtint aucune des faveurs qu'il devait espérer, et fut
réduit à vivre d'aumônes ; on croit même qu'il mourut à l'hôpi-
tal, h l'âge de G2 ans.
Chez les Espagnols : Don Alonzo de Ercilla, qui composa un
poème épique, en 37 chants, intitulé Araiœana, et dont le sujet
est la Conquête de l'Arauco en Amérique, par le poète lui-même.
Tout le poème est plus géographique qu'épique ; il renferme
quelques descriptions riantes, mais il manque de plan, d'unité
et d'intérêt dans l'action, de feu et de chaleur dans l'exécution,
de variété dans la narration, de décence dans les caractères et
les fictions. De longues digressions, des épisodes mal rattachés
au sujet, rendent la lecture de ce poème fatigant. La diction
est naturelle et correcte.
• Ercilla naqnil à Bermeo (1525), fut élevé à la cour de
Charles-Quint, et accompagna l'infant Philippe II en Italie, dans
les Pays-Bas et en Angleterre. C'est de là qu'il partit pour aller
servir en Amérique et combattre les Araucans révoltés. Entouré
d'ennemis, n'ayant d'autre lit que la terre, ce jeune homme
écrivait, le soir, les événements du jour sur de petit morceaux
- 251 -
de papier ou de cuii", et composa ce poème qui, contre son
intention, devait immortaliser le peuple qu'il combattait. Il
mourut à Madrid, vers 1595.
Citez les Anglais : Ossian, barde breton du 3c ou A'^ siècle, qui
chanta en langue celtique ou gallique deux poèmes épiques,
Fingal et 7c-mora. Nous disons qui c/<an/a deux poèmes épiques,
parce qu'Ossian, comme tous les anciens bardes, chanta ses
poésies que la tradition orale conserva dans la vieille Ecosse
pendant plusieurs siècles. Elles furent enfin traduites en anglais
receuillies et réduites en forme de poème par le célèbre Mac-
pherson. Les exploits de Fingal et de Témora sont le sujet de
ces épopées. On y remarque une grande force de style, unie à
une grande simplicité, beaucoup de verve poétique, de la gran-
deur dans les images, de la force dans les sentiments, des ca-
ractères hardiment tracés, beaucoup d'endroits tendres et
sublimes, des comparaisons frappantes. Les images et les
comparaisons sont ordinairement empruntées aux objets que le
poète avait sous les yeux : aux rochers, aux montagnes de
l'Ecosse ; elles sont sombres comme les objets qui les four-
nissent. Le merveilleux dont Ossian fait usage, consiste uni-
quement dans des rêves et des apparitions de héros morts,
mais qui ne prennent aucune part à l'action (1).
Milton (1608-1674) n'illustra pas moins son pays que le
barde écossais : il est auteur du Paradis perdu. Le poète an-
nonce comme sujet de son poème la première désobéissance de
l'homme, et ce fruit de l'arbre défendu qui fit entrer dans le
monde la mort et tous nos malheurs. Il nous semble que l'expo-
sition eût mieux répondu au contenu du poème, si elle avait
été ainsi conçue : « Je chante les efforts que fit Satan pour
'1) Voyez un rapproclieinent entre Ossian et Homère dans la Théorie dey schônen
Kïtnste, par Sulzer, t. III. Voyez aussi Notice historique sur l'étal actuel de la question
relative à l'authenticité des poèmes d'Ossian, par M.-P.-L. Guinguené. Cette notice pr*'-
céde les Poésies d'Ossian, publiées par Dentu. Paris ISIO.— ' Dès l'apparition de ce poème
le premier des critiques anglais, Jonhson , déclara que c'était une mystiflcation. Ce fut de
l'Ecosse même que sortit le plus redoutable adversaire, Malcolm Lainft. Il prétendit
prouver que ce poème n'était qu'uue llclion d'un auteur du XMII' siècle. U est vrai que
Macpherson n'a jamais produit le texte celtique original qu'il disait avoir traduit. Quoiqu'il
en soit, un livre qui excita un enthousiasme si général, qui fut admiré par les Renies les
plus divers, Goethe, M* de Staël, Napoléon, ne saurait être un livre vulgaire.
arracher nos premiers parents au paradis, séjour de bon-
heur. » Car, il nous paraît que Satan est le héros du poème;
c'est lui qui agit véritablement ; Adam et Eve pâtissent plutôt
qu'ils n'agissent. Pourrait-on d'ailleurs appeler héroïque l'ac-
tion d'Adam et d'Eve, qui consiste à transgresser la volonté
de leur Créateur? Quoi qu'il en soit, et quel que soit le sujet
qu'on assigne h cette épopée, plusieurs critiques le regardent
comme n'étant pas d'un heureux choix; il est trop théolo-
i;'ique et, pour ainsi dire, trop peu humain. En effet, les
acteurs principaux sont, non pas des hommes, mais des
anges, des démons. Il est grand, cependant, parce qu'il dé-
cide, non pas du sort de quelques particuliers, ou de quelques
nations, mais de toute la race humaine.
Le Paraàia perdu ofTre un mélange de grandes beautés et de
grands défauts. Les caractères y sont bien soutenus, mais en
trop petit nombre; le mieux dessiné est sans contredit celui de
Satan. Malgré les difficultés que devait lui présenter la nature
du sujet, l'auteur y a déployé une étendue d'imagination et une
richesse d'invention vraiment étonnantes. Il a su avec un art
rare mêler et varier les incidents. Le lecteur tantôt marche
avec lui sur la terre, tantôt s'élève avec lui au ciel, tantôt des-
cend avec lui dans les cachots de l'enfer. Ses fictions sont, en
général, hardies et heureuses, mais quelquefois extravagantes
et ridicules ; les images sont tantôt frappantes et sublimes,
tantôt gracieuses, parfois outrées; plusieurs comparaisons sont
trop détaillées, quelques-unes obscures, parce que l'auteur les
emprunte à des sciences, à des arts peu connus du lecteur et
aux fables de l'antiquité. Les discours sont trop longs et trop
multipliés; les idées païennes y sont souvent mêlées aux idées
chrétiennes. L'auteur semble trop aimer d'étaler son érudition
en fait de physique, d'astronomie, de géographie et de théolo-
gie. De là, ces discussions sur le libre arbitre et la prédestina-
tion, qui affaiblissent l'intérêt, et répandent sur son poème un
air froid et sévère. Par-ci par-là, le protestantisme ne manque
pas de percer. Le ciel de Milton nous parait trop matériel : on
y mange, on y boit, on y dort; il y a des montagnes, des vents ;.
— 2^3 -
la nuit même y succède au jour. Le style du Paradis /)t'rrfi', à
l'cxceplion de quelques passages trop raffinés et trop recher-
chés, est, en général, noble et sublime. Cependant le sublime
de Milton est d'un autre genre que celui d'Homère. Celui-ci est
plein de feu et mêlé de mouvements impétueux; celui-là esl
calme et majestueux. Homère nous échaufi"e, nous entraîne;
Milton nous élève, nous étonne. Milton, dit ïompson dans son
poème des Saisons, Milton est un génie universel comme le
sujet qu'il traite, un génie étonnant comme le chaos qu'il dé-
peint, un génie beau comme la lleur du jardin des délices,
enfin, un génie sublime comme le ciel qu'il décrit. Le merveil-
leux n"est pas dans le Paradis j)erdu ce qu'il est dans d'autres
épopées, un ornement accessoire, mais il constitue la base de
l'épopée (I).
* Jean Milton, né à Londres, était fils d'un notaire. Il passa sa
vie dans l'étude et les voyages jusqu'à la révolution de 1C40, à
laquelle il prit une part active, surtout par ses écrits. Il devint
même secrétaire de Cromwell. Après la mort du Protecteur, il
fut, au retour des Stuarts, arrêté comme régicide. Le poète
Davenant le sauva. Il se retira dans la solitude, y vécut pauvre
et retiré, mais non pas inactif, quoique aveugle. Il composa
alors son Paradis perdu, qu'il dictait à sa femme et à ses deux
filles. Vendu par lui, en 1GG7, il produisit 30 livres sterling.
Milton mourut sans avoir connu le mérite de son ouvrage. Ce
ne fut que 20 ans après sa mort qu'^disso» en proclama la supé-
riorité. La traduction de Milton en vers français, par Delille, est
sans couleur comparée à l'énergie de l'original. C'est un beau
poème, bien versifié que celui de Delille, mais ce n'est pas le
poème de Milton.
Glover (17i2-1785) composa un poème épique, en douze
chants, sur la résistance qu'opposa le fameux Léonidas, roi de
Lacédémone, aux Perses, près des Thermopyles. Le choix du
sujet est heureux, le plan du poème bien conçu et bien exé-
(l) Le même sujet que Milton chante dans son Paradis perdu, a été chanté, avant lui,
en vers latins par le jésuite Masénius (1600-1081). Le titre du poème latin est Sarcotis.
Milieu est encore auteur d'un poème épique intitulé le Paradis reconquis. Cette épopée,
qu'on ferait mieux de considérer comme un drame, est de beaucoup inférieure au Paradis
perdu. Ou n'y trouve pas les grandes idées, les Images frappantes, la sublimité de génie,
ni la force d'imagination du dernier poC-me. Il existe une édition purgée du Paradis perdu.
publiée par M. l'abbé Ronsier. Paris 1842.
— 2?ii -
culé, les caractères sont fortement dessinés, et Fintérèt bien
soutenu jusqu'à la fin. On y admire des comparaisons neuves et
brillantes; les épisodes, assez multipliés, sont bien liés au
sujet. Le style manque d'harmonie. L'auteur a rejeté de sa com-
position le merveilleux (1).
Chez les Allemands. * Avant tout, il convient de signaler le
chant des Niehelungen (der Niebelunge Nôt), le plus original
et le plus ancien poème épique de l'Allemagne. L'auteur en
est inconnu. Les uns l'attribuent ;i Henri d'Oflerdingen, les
autres à Wolfram d'Eschenbach, ou h Conrad de Wurtzbourg,
qui vivait sous le règne d'Adolphe de Nassau. On convient
généralement que l'auteur, quel qu'il soit, est un Minnesinger
du XlIP siècle. Le poème tire son nom d'une tribu des Bur-
gundes, appelée Alebeliingen ou Nifïungen. L'action se passe
au V'^ siècle, sur les bords du Rhin et sur les frontières de
l'Autriche et de la Hongrie. L'événement n'est au fond qu'une
de ces traditions germaniques connues sous le nom de Sagas,
mêlée ii celles du Nord. Le sujet de tout le poème semble
être la vengeance que tire Chriemhild du meurtre de son époux,
vengeance qui entraîne la destruction entière de la tribu des
iSlebelungen par les Huns. Voici une rapide analyse de tout
le poème.
* Siegfried, fils de Sigismond, roi de Santen (2), sur le Rhin,
aspire à la main de Chriemhield, sœur d'un des principaux
chefs des Niebelungen, appelé Gunther. Celui-ci lui promet sa
sœur, si Siegfried veut l'aidera se rendre maître de la princesse
Brunhild, fille du Roi d'Islande, qu'un talisman rendait invin-
cible. Siegfried réussit à lui enlever ce talisman, et en fait
hommage à Chriemhild, qu'il obtient en môme temps comme
épouse. Brunhild, furieuse et jalouse, fait assassiner son vain-
queur Siegfried, sans que Gunther ose s'y opposer (3). Chrim-
(1) Voyez note 1, page 231.
(2) Santen était la résidence du roi de Nidcrhtnt Taysijas).
(3J Comme Achille, Siegfried était invulnérable excepté dans un endroit entre les deux
«'•paules. S'étant baigné dans le sang d'un dragon qu'il venait de tuer, tout son corps fut
— 2ijî) -
hikl, de son côté, devenue veuve, brûle de se venger sur Brun-
hild, aussi bien que sur le làclie Gunther et toute la tribu qu'il
eoram inde. A cet effet, elle épouse Eizel, le fameux Attila, roi
des Huns. On invite les Niebelungen au festin de noces ; mais,
h un signal donné, tous sont massacres par les lluns.
* L'ouvrage, écrit en 431 G strophes de quatre vers, renferme
40 chants- ou aventures, et est divisé en trois parties; mais la
dernière semble appartenir à une époque moins ancienne que
les deux premières. Cç qui distingue ce poème des autres pro-
ductions de ces temps reculés, c'est l'ordre et l'unité. On ad-
mire en outre avec quel génie le poète a traité son sujet, quelle
force et qu'elle naïveté de caractères il a su mettre en scène,
quelle variété, quelle richesse et, néanmoins, qu'elle simplicité
homérique il y a dans ses tableaux. C'est vraiment l'Iliade de
l'Allemagne, au dire de Schegel et de Gœlhe (1).
Bodmer (lG98-i783) composa plusieurs épopées, parmi les-
quelles la Koachilde ou Xoc sauvé, en douze chants, mérite le
premier rang. Pourtant, elle est loin d'être parfaite. Elle révèle
un travail pénible, peu de génie et peu d'enthousiasme. La ver-
sification manque d'harmonie, et le tout d'intérêt. Bodmer était
plutôt né pour exercer la critique que pour cultiver la poésie.
Klopstock. Il composa la Messiade, en 20 chants, dont le
sujet est la Bédemption du genre humain, sujet grand et inté-
ressant pour l'humanité tout entière. L'unité y est parfaitement
observée. De belles images, des pensées profondes, des ca-
ractères élevés, dessinés avec variété, justesse et énergie
[Ca'iphe, Philo, Nicomède, Satan, le Messie), des tableaux vifs
et gracieux, un style soutenu et souvent sublime, distinguent
cette épopée. Les épisodes de Portia, de Diléam, de l'Ange
rebelle repentant, des enfants ressuscites de Jaïre et de la
veuve de Naïm, sont peut-être ce qu'il y a de plus intéressant
dans la Messiade.
couvert (Vune corne magique sauf à rendroit où une feuille tombée d'un arbre, empêcha
le contact du liquide. Ce fut h cet endroit que le féroce Hagen le frappa à la chasse.
(1) ' Les Xiebelungen ont été traduits en liam.-als par M' Moreaii de la MelUdre.Xoir une
analyse éieni'.ue de ce poème à la fin du V' volume des Œuvres complètes de Ctialeaii-
briaiid.
- 2ri(i -
On reproche au poète d'être trop long dans les discours, de
les avoir trop multipliés, de donner quelquefois dans le vague
et l'incompréhensible, d'outrer le sublime, de le prodiguer et
de fatiguer par là l'esprit du lecteur. Les derniers chants dé-
cèlent wn travail pénible ; l'intérêt s'affaiblit, malgré les images
et les autres ornements de style que l'auteur y a prodigués. On
peut dire que le tout est plus lyrique qu'épique (i). En effet, il
devrait y avoir plus d'action et moins de chant. Les personnages
s'y font plutôt connaître par de longs discours que par des
actions. De plus, l'auteur semble avoir eu peur de s'arrêter aux
actions humaines, et de déroger ainsi à la dignité du poème,
car il passe rapidement sur plusieurs faits auxquels il aurait
dû, ce nous semble, s'arrêter davantage, tels que la trahison
de Judas, le reniement de Pierre, etc., tandis que sur d'autres,
comme sur le crucifiement, il insiste trop (2).
* Klopstoch naquit à l'abbaye de Quedlimbourg (Saxe), dont
son père était procureur (1724). Envoyé au collège de Naum-
bourg, à l'âge de 15 ans, il conçut déjà le projet de son grand .
poème. Pendant qu'il achevait ses études à l'Université de Leip-
sick, un ami lui déroba le manuscrit des trois premiers chants,
et les livra à l'impression (1748). L'ambassadeur danois à la
cour de France en fut si enchanté qu'il s'empressa de recom-
mander l'auteur à son souverain, le roi Frédéric V, qui procura
à Klopstock, d'ailleurs peu fortuné, l'aisance et de nobles loi-
sirs (1751). C'est à Copenhague qu'il publia son grand poème.
11 mourut à Hambourg, en récitant l'épisode de Marie, sœur de
Lazare, tel qu'il se trouve au 12e chant.
Pyrfcer (1772-1848), archevêque d'Erlau, est auteur delà Ti/;î(-
siade, poème en 12 chants, qui a pour sujet la Conquête de Ttoiis
en Afrique, par Charles-Quint. Cesl le premier poème épique
national qui ait paru en Allemagne. L'action est une : partout le
héros du poème, Charles V, est présent à notre esprit, éclip-
sant tous les autres personnages. L'action est grande; car ii
s'agit non pas de sauver un seul peuple, mais toutes les nations
européennes du honteux esclavage dont les menaçait Chérédiu
(1) Clodius, ami de rauteur, appela la Messiade un hymne épique.
(2) Voyez Cferi'Jnws, Neuere GescUichle der poeUschen National Litteratur der Deut-
sclien. Leipsig 1840, t. IV Cet ouvrage, écrit mallieureusenient dans im esprit tout à fait
anlii-atholique, est le meilleur dans son genre que nous connaissions.
— 257 —
11
tyran d'Afrique. Par là même, l'aclion oflVe un grand intérêt
pour tous les peuples de l'Europe. L'épisode de Mathilde est
extrêmement touchant et bien lié au sujet. La narration est
pleine de vie, riche et simple i\ la fois, correcte et claire ; la
versificalion est très-coulante. Les caractères sont bien dessi-
nés cl l)ien soutenus. L'on rencontre dans celte épopée des
images hardies, de belles et sublimes descriptions, des compa-
raisons neuves, toujours justes et naturelles, des réflexions
morales très-frappantes, que l'auteur a su mêler au sujet avec
un art admirable et d'une manière presque imperceptible. Le
poète a fait usage d'un merveilleux inconnu jusqu'alors : il con-
siste à faire paraître-sur la scène les mânes de l'Antiquité. L'on
voit tour h tour passer sous ses yeux les grands personnages
des temps anciens, Annihal, Rcgulus, Mahomet, lîerman, Atlila,
etc. Ce qu'on peut reprocher à Pyrker, c'est d'avoir trop multi-
plié les comparaisons, et d'avoir opposé trop peu d'obstacles à
l'entreprise du héros (1).
Le môme auteur a composé un autre poème épique en
12 chants, Rodolphe de Habsbourg. Le sujet est im Combat entre
Rodolphe, empereur d' Allemagne, et Oltocar, roi de Bohême. Otlo-
car succombe, Rodolphe entre victorieux à Vienne, et affermit
par sa victoire le trône impérial. Ce poème mérite sous le rap-
port du style, de la versificalion, des épisodes et des caractères,
les mômes éloges que le précédent (2).
On pourrait regarder comme autant de petits poèmes épiques
son Moïse, en 3 chants, et ses Machabces, en 4 chants, qu'on
trouve parmi ses Perles de l'antiquité sacrée.
(1) Le merveilleux de Pyrker est un merveilleux nouveati, dont l'idée lui est venue de
deux passages Je l'épitre de saint Paul aux Éphésieus. Par les mauvais es2)yUs répandus
dans ki airs, contre lesquels rapùtre exhorte les (idèles à s'armer des armes de Dieu
(VI, 12), l'auteur entend les âmes des damnés, qui, d'après le poùte , n'entreront dans le
lieu des éternels supplices qu'après le jugement universel ( ' opinion condamnée par
l'É),'lise.i. Par les puissances qui sont dans tes deux (III, 10", le poète comprend les chws
du purgatoire. Ca merveilleux froid et sombre manque de vraisemblance, parce qu'il
n'est fondé ni sur les enseignements de rKglise, ni sur les croyances des fidèles. L'inter-
vention des Anges et des Démons, le merveilleux de Klopstock et de Milton, était et plus
vraisemblable et plus noble. Voyez notre Examen critique et littéraire de la Tunisiadte.
S'-Trond. 1811.
(i) Voir notre Examen critique et littéraire de la Rodolphiade. S'-Trond. 1847.
i7
— -2\)S —
* De Vcpopéc en France au moyen ogc.
* h'ôpopêe du moyen-ùge se conrond avec les Chcutsons de
(jattes, poèmes ayant un fondement historique ou légendaife,
célébrant les héros et les événements de guerres nationales. Le
mot /ycsfes exprimait la suite des hauts faits accomplis par un
peuple ou par une famille de héros. Les chansons de gestes
racontent donc la vie d'un héros, sa mort, l'histoire de ses
enfants et souvent même de ses derniers neveux.
Ces poèmes, écrits en tirades d'une seule et même rime,
plus ou moins longues, sont en vers de dix ou douze pieds.
Ceux en vers de dix pieds sont les plus anciens.
11 faut chercher l'origine de la clianson de gestes dans les
Cantilènes ou cantates guerrières composées sous les Carloviu-
giens pour célébrer les événements contemporains, et récitées
en langue franque ou en latin. Les plus anciennes chansons de
gestes ne remontent pas au delà du milieu du Xle siècle (i).
Les Trouvères divisent ces poèmes en trois groupes princi-
paux, d'après la matière. Jean Bodel a dit
Ne sont ({ue trois matières à nul homme entendant
De France, de Bretagne et de Rome la grant.
La matière de France, la plus riche et la plus populaire aux
Xl[c et XIlIc siècles, avait pour point culmunant Charlemagno
et comprenait toutes les légendes dont il était le héros ou celles
relatives aux personnages associés à sa mémoire. La matière de
Bretagne a pour principal héros le roi fabuleux Artus, et pour
tliôme les exploits des chevaliers de la Ïable-Ronde à la re-
cherche du Saint-(!raal(^). La matière de Rome résume tous les
;1) * Voici quelques Vers de la cantilèiie de S"-Eitlaru', le plus ancien monument de
poésie romane au X" siècle.
Buona pulcella tut Eulalia ;
Bel avret corps^, bellezour anima.
Voldrent la veintro li Dec inimi,
A'oldrent la faire diavle servir.
]vulalie fut une bonne. jeune fllle; — Elle avait beau corps, plus lielle àme; — Voulurent
la va.iu(U"e les ennemis de Dieu, — Voulurent lui faire servir le diable.
(2) * SaitU-Graal, synonyme de; san-fjreal (vase saint) ou de sang-réal (sawj roya'i est
le terme par lequel on désignait la coupe qui servit au Sauveur pendant la Cène de l'Aque,
et postérieuiement'le sans niéme que la coupe reçut alors. Rien de i lus nu rveilleux, de
plus fabuleux quo la prétendue histoire de cette coupe, faite d'une s^'Uli." i iiTre précieuse
apportée du ciel par les anges, et dont JosepU d'Arimatliie se scr\ it pour recueillir le sang
du Sauveur au pied de la cioix. Emprisonné par les Juifs pendant quarante ans, avec ce
— ->51) —
vagues souvenirs de ranli'{uilé grcciiue ou ramaine, sacrée ou
profane (1).
" Le plus remarquable et l'un des plus anciens poèmes hé-
roïques français du moyen Cige c'est la Chanson de Roland ou de
Roncevaux. Il se distingue des autres en ce que le caractère
épique y est permanent; c'est vraiment une épopée : unité
d'action, concision, exposition simple d'un sujet national, exé-
cution grandiose, style uni, grave et d'une chaleur pénétrante.
* Le texte primitif est antérieur à celui du XU» siècle qu'on
possède. De 4000 vers, le poème a été porté successivement h
10,000. Le sujet du poème est l'expédition de Charlemagne en
Espagne et la défaite éprouvée en 778 par l'arrière-garde de
son armée, lors du retour. Il se divise en cinq chants. Au
début, Charlemagne a conquis l'Espagne entière. Feignant de
se soumettre, l'ennemi combine avec un traître la destruction
des vingt mille combattants commandés par Roland. Assailli
dans les Pyrénées, Roland consent trop tard à avertir l'empe-
reur de sa situation en sonnant du cor (2). Au troisième chant,
Roland reste seul debout au milieu du champ de carnage. Les
sons des clairons de Charlemagne répondent enfin aux appels
de Roland. Mais la mort gagne celui-ci; sa poitrine s'est brisée
dans le suprême effort qu'il a fait pour se faire entendre de
l'emperem'. Il veut rompre son épée, Durandal la louée, pour
(jue les Sarrasins ne s'en emparent pas. Il en frappe 'en vain
les rochers, la trempe de l'arme résiste. Alors Roland s'étend
sur l'herbe, cache sous lui son épée, tourne le visage du côté
de l'ennemi et meurt. Le quatrième chant raconte la vengeance
que tire Charlemagne. Un nouveau combat plus terrible s'en-
gage à Roncevaux. Le Sultan accouru d'Afrique au secours des
Sarrasins est vaincu et frappé mortellement de la main même
vase précieux, (1«Mivré par Vtspasien, retiré pr^s de rEuphrate oVi le roi converti des
Aial)es lui l);Uit un palais, Josepli d'Aiiinatlde part enfin pour l'Europe avec ses coni-
pa^noîis et son trésor, en traversant la mer sur un radeau, ijui n'est autre qu'un vèteim-nt
de l'évéque, aborde enfin en Angleterre, et place le saint vase dans le château de Cor-
benie (de corpore beuedicto).
(1) "A cette division par matières répond imparfaitement la division en fî/o?e*'. — On
appelle cycles, dans la littérature du moyen Age de l'Europe, les divers groupes entre les-
(luels on partage les chansons de gestes d'après les événements et les héros ou les époques
qui en fournissent le sujet. On en distingue ordinairement cinq, dans l'ordre suivant :
Cycle carlociiujien, cycl' d'Arlus ou de la Table ronde, cycle de Vantiqullé. cycle de
Ifi croisade et cycle irrovincial.
'?) Voyez le Cor, p. \&2.
- '■2a) -
de Charlemagne. Le cinquième clianl est consacré à la mort de
la belle Aude, fiancée de Roland, et au chàLimenl du iraîlre
Ganelon (1).
L'épopée chez les Français. Le premier qui à la renaissance, en
France, s'essayât dans l'épopée, fut Jîonsard (1525-1585). Il célé-
bra dans sa Franciade l'Etablissement des Francs dans les
Gaules. Ce poème, comme les autres compositions de Ronsard,
est hérissé de mots grecs et latins ; il décèle de la verve poé-
tiique, mais peu de jugement et de goût. Les idées sont com-
munes et empoulées, les épithètes souvent bizarres, le tout est
froid. La Franciade de Ronsard, le Moïse sauvé de St Amant (1594-
iô60), la Pucelle ou la France délivrée de Chapelain (1595-1674),
Clovisou la France chrétienne de Desniarcts{[bdô-iQlG), Alaricon
Iloine vaincue de Scudéry (1G01-1GG7), le David de Coras (163U-
1077), la Colombiade ou la Foi portée au nouveau monde de TJu
i)0cca(7e (1710-1802), sont autant de productions ennuyeuses, à
peu-près aussi mauvaises par le fond que par le style, enseve-
lies aujourd'hui dans la poussière et dans l'oulMi (2).
{1, ' Voici un échantillon de la ver-sification de ce poème :
RoUanz s'en turnet, le camp vait recercier ;
De suz un pin, de lez un églenlier,
Sun cumpaignum ad travet Olivier.
Contre sun piz estreit Vad enbraciet.
Si euni il poet al arcevesque en vient. "
Sur un escut rad as altres culchiet,
E l'arcevesques Tad asolt et seigniet.
Idunc agreget li doels et la pitiet.
Roland s'éloigne, il parcourt de nouveau le champ ; — sous un pin, près d'un églantier, —
Il a trouvé son compagnon Olivier, — Contre sa poitrine il l'a étroitement pressé. — Comme
il peut, il revient aussi vers rarclievéque — Sur un écu, il a couché Olivier auprès des
autres, — Et Tarchevèque les a absous et béais. — Alors s'augmente le deuil et la pitié.
('2; ' Il ne faut pas croire que tout soit également à dédaigner dans ces ouvrages, ou que
ces auteurs fussent entièrement dépourvus de génie. C'est plutôt le goût qui leur a fait
défaut généralement, mais pas toujours. Ainsi, au cinquième livre de la France cl'livyre.
Chapelain ne dépeint-il pas, en vers dignes de Corneille, le br.ive ïalbot environné
d'ennemis, méditant sans désespoir un trépas digue de son courage :
Tel est un lier lion, roi des monts de Cyrène,
Lorsque, de tout un peuple entouré sur l'ar 'le.
Contre sa noble vie, il voit de toutes parts.
Unis et conjurés, les éj ieux et les dards.
Reconnaissant pour lui la mort inévitable.
Il résout à la mort son courage indomptable ;
Il y va sans faiblesse, il y va sans effroi.
Et, la devant soutl'rir, la veut souffrir en rci.
» Serrons-nous, dit Talbot, et, roidissant nos àin -s.
- t2(i 1 -
Le père Lcmoine (IG02 1G71), auteur du Sainl-Loui^ ou la cou-
ronne reconquise sur les infidèles, en XVIII livres, a mieux réussi
(jue les poètes précédents, quoique son poème soit encore
extrêmement imparf lit. La Harpe, après avoir rendu hommage
à la fécondité d'imagination dç l'auteur, continue ainsi : « Le
» poète invente beaucoup, mais le plus souvent mal; son mer-
» veilleux n'est le plus souvent que bizarre; il ne sait ni fonder,
>) ni graduer l'intérêt des événements et des situations. Mais,
^) dans ses vers, il a de la verve, et l'on trouve des morceaux
» dont l'invention est forte, quoique l'exécution soit très-impar-
:. faite (i).
Les poètes épiques français les plus distingués sont Fêne-
lon et Voltaire.
Fénelon (16ol-i71o) raconte, en 24 livres, les Aventures de
Télémaque, fils d'Ulysse. L'action est épique, est nue. Les des-
criptions sont belles, riches, gracieuses, surtout celles des
Réveillons, rallmiions nos généreuses flammes ;
Et, s'il faut succomber, succombons v.nillamment. "
Ainsi encore. Chateaubriand trouve que les vers suivants de Coras, dans son David,
•' soiit remarquables, parce qu'ils sont assez beaux connue vers , et que le mouvement qui
les termine pourrait être avoué d'un grand poète » Le prophète Samuel raconte à Dav <l
riiistoire des rois d'Israël :
Jamais, dit le grand saint, la fiére tjrannii'.
Devant le Roi des rois, ne demeure impunie;
Et de nos derniers chefs le juste châtiment
En fournit à toute heure un triste monument,
contemple donc Héll, le chef du tabernacle.
Que Dieu fit de son peuple et le chef et l'oracle :
Son zèle à sa patrie eut pu servir d'appui.
S'il n'eut produit deux fils trop iiidignes de lui.
M;:is Dieu fait sur ses fils, dans le vice obstli.és.
Tonner l'arrêt des coups qui leur sont destinés.
Et, par un saint héraut, dont la voix les menace.
Leur annonce leur perte et celle <',e leur race.
O ciel : quand tu lanças ce terrible décret,
<Juel ne fut pas d'Héli le deuil et le regret !
Mes yeux furent témoins de toutes ses alarmes.
Et mon front bien souvent fut mouillé de ses larmes.
(i; * " Ce poème informe, dit Chateaubriand dans son Ginie du Christianisme, a jKjur-
tant quelques beautés qu'on chercherait en vain dans la Jérusalem délivrée [liu Tasse],
Il y règne une sombre imagination, très -propre ;'i la peinture de cette Egypte jdelne de
souvenirs et de tombeaux, qui vit passer tour à tour les Pharaons, les Ptolémées, les
solitaires de la Thébaïde et les Soudans des Barbares. •> Tout le monde connaît sa belle
description de l'intérieur des Pyramides. (Voir les Leçons de littérature].
- 2()-2 —
scènes touchantes et paisibles, telles que les incidents de la
vie pastorale, les plaisirs de la vertu, la prospérité d'un pays
qui jouit de la paix, etc. Une grande douceur et une grande
sensibilité régnent dans tous les tableaux. Les épisodes sont
amenés avec art et bien liés au sujet, les nœuds adroitement
tissus. Les six premiers livres sont les meilleurs; dans la
suite du poème et surtout dans les douze derniers livres, la
narration est un peu languissante. Les combats manquent de
vigueur. C'est en tout une heureuse imitation de TOdyssée
d'Homère, pleine de grandes et d'utiles leçons, écrite dans
un style aisé, naturel, tendre, animé, harmonieux, gracieux
et élégant. La plupart des reproches qu'on a adressés ii l'au-
teur du Télémaque, tombent, si l'on saisit bien son but : il
a voulu former l'esprit et le cœur d'un jeune prince, en faire
un roi sage et vertueux ; et si l'oii juge son poème en vue de
ce noble dessein, on se convaincra aisément que l'auteur n'a
rien laissé à désirer pour la perfection de son poème, et
qu'il a complètement atteint son but (1).
* François de Salignac de Lamothc-Fcnelon naquit, au château
de Fénelon en Querci, d'une famille noble et ancienne. A peine
ordonné prêtre, il fut chargé de l'instruction des nouvelles cov-
verlies, ensuite d'une mission dans le Poitou. A son retour, le
roi, Louis XIV, le choisit pour être précepteur de son pclit-fils,
le duc de Bourgogne. Cette éducation achevée, Fénelon fut
promu à l'archevêché de Cambray (1C94). Le Télémaque, qui
avait été composé pour l'instruction du royal élève de Fénelon,
lui fut soustrait par un domestique infidèle, et publié clandes-
tinement à Paris, en 1699. Louis XIV y vit une satire de son
règne, arrêta l'impression et disgracia l'auteur malgré ses pro-
testations.
(r Ceux qui regardent la versinration comme une qualité essentielle de l'épopée, pré-
tendent que le Trh'-maque n'est qu'un roman. Nous envisageons cette production connue
uu vrai poème épique ou héroïque. Nous y retrouvons absolument le sujet, la marche, le
ton. la dignité, la noblesse des caractères, les nœtids, le dénoùment d'une épopée; il n'y
manque que X'exposition.
— 203 —
Voltaire (169i-']778) composa la Hoiriadc ou le Triomphe de
Hoiri TV sur la ligue, en 10 cliaiils. Celle aclion esl grande cl
inléressante en elle-même, runilù y est assez bien gardée, la
durée est, celle du siège de Paris. Mais ce poème a le grand
défaut de la Pliarsale de Lucain : il est d'une date trop récente,
et par là peu susceptible de fictions. Cependant Voltaire les
a mêlées à la vérité; mais son merveilleux n'est pas d'un bon
choix; ses agents surnaturels sont souvent des êtres allégo-
riques : la Diacorde, la Politique, le Fanatisme, etc., êtres pure-
ment fantaslicjues qu'on ne voit point, quoique le poète les
fasse agir et discourir. La descente de Henri, conduit par
St Louis, aux enfers (cli. VII) esl d'un meilleur genre, et a plus
de noblesse et de dignité. Cette fiction est une imitation de la
descente d'Enée aux enfers, mais le poète français est resté au-
dessous de son modèle. La Henriade manque généralement
d'invention, de plan, de conduite, d'intérêt, de mouvement, de
chaleur et d'enthousiasme. Elle est hérissée de réflexions et de
dissertations philosophiques, et laisse parfois entrevoir la haine
anti-religieuse de l'auteur. L'on y remarque plus d'esprit et
d'imagination que de génie. Les événements y sont entassés et
racontés trop superficiellement. Le style est en général pur,
clair, élégant, souple, facile, mais monotone, froid et parfois
incorrect. Les sentiments sont généralement nobles et élevés,
les comparaisons bien ménagées, presque toujours belles et
justes, les images vives ; la versification, souvent brillante,
languit parfois (1).
(1) * « Voltaire a brisé lui-même la corde la i)lus harmonieuse de sa lyre, en reAisant «h-
clianter cette milice sacrée, cette armée des Slartyrs el des Anges, dont ses talents auraient
im tirer «n parti admirable. .- Chateaubriand, Génie du ClirisHanùme.
' " La Henriade n'a pas enrichi le trésor de l'imagination; souvent même, elle n'a pas
égalé l'histoire ; elle est au-dessous des faits. » Villemain, Cours d'histoire.
' " A un ùge ou l'on croit à la possibilité de tout, parce (lU'on n'a la mesure de rieu.
Voltaire (il avait 29 ans) entreprit ce poème épique, sans but déterminé ni doctrines ar-
rêtées, et avant desavoir ce que c'était qu'un poème de ce genre. Il esquissa un poème de
la Ligue, en six chants, qui devint la Henriade, en dix chants. Voltaire fit une Ligne de
convention; il n'avait pas étudié le seizième siècle. Aussi, ce glacial poème fut d'un bout
à l'autre une contrevérité historique. Le sujet en était le triomphe du catholicisme par la
conversion de Henri IV, et il jette tout l'intérêt stir le i>arti protestant; saint Louis devient
une façon de philosophe incrédule du XVIII' siècle, qui s'élève contre l'éternité des peines
de l'enfer chant IX;.... La Henriade, ce poème historique glacé par la philosophie, ne
peut que jeter les plus misérables préjugés dans les esprits qui ne sont ]ias pourvus d'une
solide instruction historique et théologique. Ce qui infecte les autres livres de Voltaire, se
trouve ici en germes. » F. CoUomhrt.
— 26i —
* Frai^rois-Marie Arouct de Voltaire était fils d'un ancien no-
taire. Il fit de brillantes études au collège Louis le Grand, alors
dirigé par les Jésuites. Introduit très-jeunè dans certaines
sociétés de beaux esprits, il y puisa une grande liberté de
penser. Aussi fut-il accusé d'être l'auteur d'une satire contre
Louis XIV, et enfermé à la bastille. Il avait alors 22 ans. C'est
au sortir de cette prison qu'il prit le nom de Voltaire, d'un
petit domaine appartenant à sa mère (1716). Deux ans après, il
fit représenter sa première tragédie, Œdipe, qui eut un grand
succès (1718), et lui valut une médaile d'or (1). En 1720, il fut
de nouveau enfermé à la Bastille, d'où il ne sortit après G mois
que pour aller en exil, en Angleterre. C'est là qu'il perdit entiè-
rement la foi par son commerce avec les philosophes incrédules
de ce pays. Trois ans après, il revint clandestinement à Paris
et y publia plusieurs ouvrages, dont l'un fut brûlé par la ma-n
du bourreau, et força l'auteur à prendre la fuite. Enfermé dans
le château de Cirey (en Champagne), il y étudia les sciences, et
y composa plusieurs tragédies. En 1740, il se rendit à la cour
du roi de Prusse, et parvint, par son intermédiaire, à se re-
mettre en grâce auprès du ministre de France. Aussi fut-il
nommé historiographe de France, gentilhomme de la chambre
du roi et membre de l'académie. Mais fea faveur dura peu. Il se
rendit de nouveau à la cour de Berlin, auprès de Frédéric II
(1750), qui le logea à Potsdam, et lui fit une pension de
20,000 fr. Mais le mauvais caractère de Voltaire lui fit des en-
nemis, et le roi lui-même finit par se brouiller avec son adula-
teur (J753). Après avoir erré de toute part. Voltaire finit par se
fixer à Ferney, près de Genève, et y passa les 20 dernières
années de sa vie. A 84 ans, s'étant rendu à Paris pour y faire
représenter Irène, il y mourut, comme un autre Julien l'apostat,
en blasphémant et dans le désespoir le plus affreux. On se rap-
pela alors qu'au milieu de l'entrée triomphante qu'il avait faite
h Paris, vingt ans auparavant, il s'était écrié, fier du progrès de
l'incrédulité : Encore "M) ans, et le Christ aura beau jeu. Il l'eut en
efiet.
(1) * En tête de la tragédie d'Œdipe, se trouve une lettre de Voltaire au R. Père Porée,
son ancien professeur, dans laquelle, on lui olIVant son travail, il lui rend compte de son
leuvre dans les termes les plus respectueux, et finit en disant : Adieu, mon clier et révé-
rend père, je suis pour jamais i'i vous et aux vôtres, avec la tendre reconnaissance que je
vous dois, et que ceux qui ont été élevés par vous ne conservent pas toujours, etc.
— 26S —
« Le grand crime de ce coupable écrivain, dit le comte de
Maistre, est l'abus du talent et la prostitution d'un génie fait
pour célébrer la vertu; il a prononcé contre lui-môme cet ana-
thème :
Un esprit corrompu ne fut jamais sublime. »
Chateaubriand se propose dans les Martyrs de chanter les
Combats des chrétiens, ou le Triomphe des Fidèles sur les esprits
de l'Abîme, par les etforts glorieux de deux époux martyrs. Cet
ouvrage, honoré communément du titre de poème épi (j ne, ren-
ferme, considéré sous ce point de vue, une foule de beautés,
mais plus de défauts encore. Des idées heureuses, frappantes
et ingénieuses, des images hardies, des sentiments tantôt
tendres, tantôt véhéments et profonds, des portraits tracés
d'une main vigoureuse, des scènes touchantes, des descrip-
tions superbes, des comparaisons neuves et ordinairement
justes, une vaste érudition, une imagination féconde, une
profonde connaissance du cœur humain, un style en général
relevé, soigné, élégant, fleuri, coulant et harmonieux, voilà
ce qu'on admire dans les Martyrs. Mais c'est là aussi à peu
près tout le mérite de ce poème, envisagé comme épopée. Car
l'action manque de dignité et de grandeur. L'on peut dire que,
dans les 17 premiers chants, il n'y a ni action, ni nœud, ni
héros; on n'y voit qu'une série de récits, trop longs, peu
liés au sujet et par là ennuyeux. Le dénoûment est double :
d'après l'idée que le poète a fait concevoir dès les premiers
chants, c'est la mort d'Eudore et de Cymodocée qui doit
mettre fin à la persécution, mais en réalité, c'est plutôt Con-
stantin qui amène le dénoûment. L'épisode de Velléda est un
hors-d'œuvre peu intéressant et dangereux pour les jeunes
imaginations; il nous semble même peu vraisemblable. La
description du ciel et de l'enfer, où l'auteur h surmonté de
grandes difficultés, et qui off're d'ailleurs des traits frappants
— 200 —
est toujours un peu trop matérielle ; on y trouve même des
détails peu vraisemblables et qui semblent prêter au ridicule.
I/auteur n'a pas assez évité le mélange d'idées pa'iennes et
chrétiennes. Ajoutons îi cela que les descriptions sont trop
multipliées et trop diffuses, les comparaisons parfois vagues
et obscures. Le style est quelquefois atfecté et incorrect.
Si nous examinons les Martyrs d'après le but littéraire qui a
guidé le poète, et qui consiste h montrer que le génie chrétien
peut lutter avantageusement avec le génie païen, nous croyons
que l'auteur, trop occupé de ce but, oublie souvent le dessein
annoncé dès le commencement de l'ouvrage, et d'après lequel
il devait montrer la victoire du christianisme sur le paganisme.
En effet, ce but littéraire perce trop ; et si d'un côté la muse
chrétienne énonce des pensées plus grandes, plus fortes, plus
sublimes, que la muse païenne, celle-ci revêt ses idées d'une
expression plus attrayante, plus séduisante, plus poétique,
en un mot, que la muse chrétienne : ce qui s'éloigne naturelle-
ment du dessein du poète.
En résumé, les Martyrs sont plutôt un roman sérieux qu'un
poème épique. En les examinant avec attention, l'on trouvera
que les règles du roman y sont exactement observées. Donnez
aux Martyrs pour sujet l'amour d'Eudore et de Cumodocce, et
vous verrez entre toutes les parties du poème une liaison natu-
relle et un rapport parfait. Alors, les longs récits du poème ont
un sens raisonnable; les nombreux incidents qui viennent re-
tarder l'union d'Eudore et de Cymodocée, forment une intrigue
intéressante; et le dénoûment, qui consiste dans l'union des
deux amants par le martyre, offre une scène tellement pleine
d'intérêt qu'on chercherait vainement quelque chose de sem-
l)lable dans un roman quelconque.
* Fra»r.-Renc, vicomte de Chateaubriand, né à Saint-Malo
(1768), fit de rapides études, obtint, à 17 ans, un brevet de
sous-lieutenant au régiment de Navarre, et, à 19, de capitaine;
s'embarqua pour l'Amérique, avec le projet de chercher par
terre un passage au nord-ouest, vécut pendant un an au milieu
des sauvages, y ébauchant son poème des Natcltez ; revint en
Europe, en 4792, s'enrôla parmi les royalistes, fut blessé au
- £^7 -
siOge de Thionville el transporté mourant à Jersey, vécut plu-
sieurs années à Londres, réduit, pour vivre, à donner des
leçons de français; y publia son premier ouvrage (1797), Essai
sur les révolutions, etc., ouvrage mauvais et dangereux, que
Tauteur a réfuté et critiqué lui-même par après. Une lettre de
sa sœur Julie, écrite au nom de sa mère mourante, fut, l'occa-
sion de la conversion de Chateaubriand. De retour en France
(1800), il publia, en 1802, le Génie du christianisme, livre qui fu
un événement, et donna le signal d'une sorte de restauration
religieuse. 11 n'est pas fait pour les jeunes gens. Il en existe
un abrégé en 2 volumes qui est très-agréable à lire. Nommé
ambassadeur par Napoléon, il donna bientôt sa démission,
indigné de l'odieuse exécution du duc d'Enghien (1804). Pour
l'honneur des lettres, il conçut le projet d'une épopée chré-
tienne et alla visiter la Grèce, l'Asie, l'Egypte, qui devaient être
le théâtre de l'action. De là, les Martyrs (1809), dont nous
venons de parler, et Vltinéraire de Paris à Jérusalem (1811), le
dernier ouvrage littéraire de l'auteur. Lancé dans la politique^
Chateaubriand ne donna plus aux lettres que deux œuvres in-
dignes de lui : les Mémoires d' Outre-Tombe (1836), monument de
vanité, et la 17e de Rancé (1844), enfant rachitique de la veil-
lesse de Fauteur. Il mourut à Paris (1848); ses restes furent
transportés à Saint-Malo et déposés, selon son vœu, au rocher
du Grand-Bé, Ilot d'aspect romantique, situé dans la rade.
En 1844, I\I. Gnillemi)t, avantageusement connu par sa traduc-
tion des Psaumes et des cantiques, a publié un poème en douze
chants, qui a pour sujet la France délivrée des Anglais 2^ci^'
Vliéroïne Jeanne d'Arc. Nous ne pensons pas que l'auteur ait
voulu donner au public dans cette production un poème épique.
Ce n'est absolument qu'un poème historique, un exposé fidèle
du grand exploit de la Pucelle, fait en vers et d'après l'ordre
chronologique des événements. Ce qu'il y a de mieux dans ce
poème,, ce sont les morceaux lyriques.
Bien d'autres ont essayé en vain de doter la France d'un véri-
table poème épique :
" Malftlatre [Jacques de Clinchamp df/, (1733-1 7G7), connu par
sa belle traduction du psaume Super flumina, composa une
espèce d'épopée sous le titre de Narcisse dans l'île de Vénus
(voyez en un extrait, les Deux Ser^icnts, dans les Leçons de litté-
■ roture).
— 2f.S —
* Ant.-Léon Thomas (1732-1785), de l'académie, auleur de la
Pétrcide, poème épique sur le czar Pierre le Grand. Le pocle
s'était proposé de lui donner douze ciiants, mais il n'a pu en
achever que six, publiés en 1802.
* Millevoye fit un inutile effort pour s'élever jusqu'à l'épopée
en chantant Charlcmagne à Pavie, conquérant de la Lombardie,
en six chants, et Alfred (roi d'Angleterre) en quatre chants.
Caractères faibles, action vide, plan nul, en voilà les défauts.
* Le même insuccès arriva à Lucc de Lancival (il GQ-\S10) dSiUS
son Achille à Scyros (1807), imité de Stace, où l'on rencontre
cependant quelques descriptions agréables (voyez VEducation
d'Achille, dans les Leçons de littérature). Il est auteur d'une
satire fort spirituelle Folliculus, et de quelques tragédies, dont
la meilleure est Hector.
* Franç.-Aug. Parsevallc-Grandmuison (1759-1834), de TAca-
déniie, fut plus heureux, sans réussir néanmoins, dans son
Philippe- Auguste (1825), poème en douze chants, auquel il tra-
vailla pendant vingt ans. Malgré des beautés de premier ordre,
cet ouvrage est médiocre, le plan est défectueux, l'action lan-
guissante et le dénoûment vicieux. L'auteur fit encore un sin-
gulier livre, composé en entier de morceaux traduits des an-
ciens et des modernes, sous le titre d'Amours épiques (1804).
* MM. Barthélémy et Méry, dont nous parlerons ailleurs, pu-
lilièrent un poème en VIII chants, Napoléon en Egypte, poème
liistorique dans le genre de la Pharsale ; il brillepar les détails,
mais n'a rien d'épique.
* Alexandre Soumet (1786-1845), de l'académie^ a entrepris
presque tous les grands genres de poésie. Nous en parlerons à
l'article de la tragédie. Nous ne voulons signaler ici que ses
deux grands poèmes, auxquels il consacra dix ans de travail
(1831-1840) : Jeanne d'Arc, sujet qu'il avait déjà traité sous la
ibrme de la tragédie et qui parut un an après la mort de l'au-
teur, et sa Divine épopée, conception hardie, où il chante la
llédemption de l'enfer, comme pour faire la contre-partie du
Paradis perdu de Milton. Soumet est un poète intermédiaire
entre les classiques et les romantiques.
* Crcuzc de Lesser (1771-1839) osa tenter la poésie épique
dans son poème de la Tahlc-ronde (1811) où il a su renfermer
flans un seul volume la vaste collection des romans consacrés
- iiO!) —
ù l'aconter les hauts i'ails des laineux chevaliers de cet ordre.
Par sa nature le sujet choisi a dû être traité dans le genre de
TArJoste plutôt que dans celui du Tasse. Ce n'est pas un poème
épique. lîeaucoup moins son Amudis (1813) dont la multitude
des tableaux trop libres fait comme l'essence.
* D'Arlùieonrt (1789-185G) publia, après douze ans de travail,
un poème en vingt-quatre chants sur Gharlemagne (1818) en
visant l'empereur Napoléon. Lu avec plaisir à son apparition, il
n'oiïre de nos jours qu'une lecture insupportable.
* Edgar Qu'uict (1803-1875). Voyez p. 102, note.
* Floreutia Ducos (1789-1873) publia en 1851 un poème épique
en vingt-quatre chants, VEpopcc loidonsainc ou la guerre des
Albigeois. Raymond, fils de Raymond YI, comte de Toulouse en
est le héros. Le merveilleux de la magie y joue un grand rôle.
L'auteur proteste de son respect pour les croyances religieuses
catholiques.
* F.N. Campenon (1772-1843), osa croire que le sujet de VEnfant
prodigue pouvait être favorable à l'épopée, et n'a produit qu'une
œuvre mal exécutée.
' iV. L Lemercier (^1775-1840) a composé quatre grands poèmes
épiques ou mi-épiques et mi-didactiques, l'Atlantiade ou la Théo-
gonic de Newton, en six chants — Moïse ou la révolte de Coré,
Dathan et Abi'ron, en quatre chants, qui fournit à l'auteur l'oc-
casion d'exposer ses idées de matérialisme et d'atliéisme. —
Ilumùre et Alexandre, poèmes encore plus médiocres, sans nul
talent narratif. — Ce que ces poti^mes offrent de plus original
mais de moins scienlique, ce sont les tableaux historiques
mêlés au récit.
n est encore auteur de plusieurs poèmes dans le genre cy-
clique, dont le plus original et le plus bizar.'-e, est la Panhgpo-
crisiade, on le Spectacle infernal du XVI^ siècle, comédie épique en
10 chants qui nous transporte dans une immense comète, ofi
les démons, pour se distraire de leurs tourments, se donnent la
comédie, et représentent sur un vaste théâtre, tout ce qui se
passe dans le monde.
' Amédée Pommier, né en 1804, a fait un poème intitulé
l'Enfer. Non pas un enfer mythologique ou imaginaire, comme
celui de Soumet; mais l'enfer du dogme catholique, l'enfer
inexorable et éternel. Poème curieux en cent dix-sept strophes,
- -210 -
uii les plus belles qualités poétiques se lieurtent aux déi'auLs
les plus détestables de goût et de style.
* Atrcelot (1794-1854) a publié un poème plutôt historique
cju'épique sur Marie de Dru.bantj femme de Philippe le Hardi
(1274).
' Emile Pchanl publia en 18G9 les deux premiers volumes-
d'un grand poème, en forme de Chanson de gestes sur Olivier de
(,7t.b\so« ou la Bretagne au XIV<i siècle. M. de Laprade en faisait
grand cas.
* Victor Hugo a entrepris un poème épique colossal intitulé la
Légende des siècles divisant en quinze parties les temps qui
depuis l'origine du monde s'écouleront jusqu'à la fin du monde.
C'est un mélange incohérant de poèmes extravagants cousus
les uns aux autres tant bien que mal.
' Malgré tous ces elTorts, la France attend encore son Ho-
mère.
La Néerlande n'a pas produit de véritable épopée. De Geuzen
(les Gueux), par Onno Zwier van Harcn, sont plutôt un poème épi-
que-hjrique. Bilderdyk qui, aidé de Feilh, retouchaet polit cette
production, l'appelle un recueil d'odes nationales, qui, dans
leur ensemble, forment un tout complet.
* M. Vabbé J. Rghers, directeur du collège épiscopal de Piure-
monde, a publié (1870) un grand poème en vers français et en
douze chants sur S. Bernard. C'est un poème héroïque et non pas
une épopée ou poème épique (1), mais d'un genre tout nouveau.
« H n'existe pas un poème chrétien du caractère de celui-ci. Je
» suis seul dans la carrière. J'ai chanté une œuvre dont, jus-
» qu'à présent, j'ose le dire, l'art ne s'était pas approché... Je
)) chante le moine, parce que l'ignorance le bafoue ; je le
>) couvre de fleurs, je le parfume de poésie, parce que la cor-
» ruption le couvre de boue. Je chante le moine, parce que sa
» force morale est grande, magnifique, incomparable... » fintr.j
Ce moine c'est .?. Bernard, le personnage le plus célèbre du
moyen âge, et son œuvre, comme moine, c'est la fondation de
l'abbaye de Cluirvaux. L'auteur a cru reconnaître dans ce sujet
(1) Le poèine hcroiqne, ilit de BoiiaUt, raooute les aciious héroiques et les aventures
irun (.-rand personnage; il est fini, quand le héros est parvenu au but de ses travaux.
L'inteiiion du poénio l'-jnqiie est plus générale et raetion plus sociale. Le résultat en est,
non la gloire personnelle d'un homme, mais la fondation ou la conservation d'une société.-i
Les deux genres sont soumis aux mêmes règles.
- -271 -
toutes les qualilès voulues d'une action épique, et il l'.i liai lé
avec toute la dignité et la solennité que demande l'épopée. Il y
a fait preuve de qualités poétiques remanjuables : imagination
brillante, sensibilité exquise, goût sûr et délicat, et une éton-
nante facilité de versification. Sur plus de 7000 vers, on ren-
contre à peine queliues uns qui prêtent à la critique, grâce à
vingt années de travail. Les douze cliants sont partagés en
paragraphes numérotés, formant autant de tableaux variés et
magniîiques. Forcé de suivre l'ordre historique de la vie de son
héros, le poète-^a dû sacrifier vn -purVxc la principale ressource
de lintérèl d'un poème, les inlrigues et les nœuds. La durée
de l'action est trop longue. Somme toute, c'est une œuvre re-
marquable.
' L'apparition de l'épopée Belge Amhiorix écrite en vers 11a-
mands par '^olei de Bronwere can Stceland (1S42), traduite en
vers français par P. Lehrocqmj (1846) fut un véritable événement
ttans la littérature nationale. On crut un moment que la Bel-
gique venait d'être dotée d'une Iliade en miniature. Mais bientôt
on s'aperçut qu'il n'eu était rien. Le Journal hisloriquc ne contri-
bua pas peu à dessiller les yeux par la critique si remarquable
qu'il fit de cette œuvre dans son XIIlc volume (p. 3(50-399). Le
sujet de ce poème est le stratagème par lequel Amhiorix, chef
des Eburons, attira l'armée romaine dans une embuscade et la
tailla en pièces. (Voir les Commentaires de César, V, 20 à 37). Le
poème n'a que cinq clumls de trois cents vers environ.
ARTICLE DEUXIÈME.
L'épopée romanesque (1).
La plus noble production du moyen âge (1200-1500), c'est
fépopce romanesque ou le Roman de Chevalerie, ainsi appelé,
parce qu'il était écrit primitivement en langue romane (2). Il
a pour sujet les aventures des chevaliers, les faits merveil-
(i; ■ On pourrait établir ici, entre la chanson de geste dont nous avons parlé, et
Vfjiop'k' romanesque la même dislinclion qu'entre l'épopée naturelle et Vcpopée arlifl-
i';cHc 'page 2-11); l'une spontanée, est indépendante des règles c'.e l'art, l'autre en est le
résultat.
(2) La langue romane était un mélange de la langue latine et de la langue gotlii lUe ou
(jauloise, parlée d'abord en Espagne et en France, et qui p;issa ensuite en -VUeinagne.
leux des liéros du moyen âge, leurs guerres et leurs ba-
tailles, leurs combats contre les monstres, leurs tournois et
les autres exercices corporels auxquels ils se livraient.
Le fond de l'épopée romanesque, c'est l'amour uni au cou-
rage et à la bravoure, que rebaussent encore des sentiments
religieux. Le merveilleux qui y figure consiste, non pas à
faire intervenir des dieux, comme chez les anciens, mais
des magiciens, des nécromanciens, des nains (1), des dragons
et des géants, des hommes invulnérables, des coursiers
ailés, des fées (2), des sylphes (3), des gnomes (4), etc.
Différence entre l'épopée classique ou antique et l'épopée
romanesque.
De même qu'en Grèce l'âge héroïque donna naissance à la
poésie et surtout à l'épopée (Homère, Pindare, Hésiode, Sa-
plwcle, etc.), ainsi trouvons-nous l'origine de la poésie roma-
nesque aux temps héroïques de l'ère chrétienne, 'c'est-à-dire
au temps de la chevalerie en Europe. Née, selon l'opinion la
plus probable, sur le sol de l'Espagne, elle se répandit ensuite
en Italie, en France et en Allemagne.
Quoique l'épopée classique (o) et l'épopée romanesque
(1; Du grec VCf.yJOÇ, et du latin nanus.
(2) Les uns dérivent le nom de fce du mot latin f alita, pyophiHesse ; les autres, du mot
celtique faer, enchanteresse, devineresse. Par fées, on entend, dans les romans, certaines
puissances imaginaires et surnaturelles, possédant le don de connaître l'avenir et d'opérer
des prodiges. Elles étaient ou les protectrices, ou les adversaires des héros ; elles habitaient
des bourgs et des châteaux, et obéissaient ;ï une reine: On prétend que la croyance aux
fées fut apportée en Europe par les Arabes qui envahirent l'Espagne. Cotte croyance
parait être fort ancienne, puisque Arnobe, dans ses Livres contre les gentils, parle
d'hommes qui faluas reverentur.
(3) Par syt])hes et sylplddes, on entend les esprits élémentaires de l'air. Tous ces êtres
fantastiques étaient pliis parfaits que l'homme, mais toujours soumis à la mort. Voyez
Dictionnaire infernal, par J. CoUin de Planaj. Bruxelles, 1845.
(•j; Vicc (jnonxes, on entend des peuples invisibles qu'on supposait habiter sous terre, et
qu'on regardait comme les gardiens des mines, des pierres précieu.'es, en un mot, des
trésors que la terre recèle dans son sein. Ils occupaient dans la poésie du Nord la place
qua les fées occupaient dans celle de l'Orient et de l'Occident.
(5) Ou donne ordinairement le nom de classiques aux productions des anciens qui nous
servent de modèles on fait de style et de goût. On le donne ensuite ti tout ce qui est fuit
selon ces productions moJèles.
-^ 275 -
roulent l'un el l'autre sur des actions héroïques, on remarque
cependant entre elles plusieurs diflerences.
1" L'action du roman de chevalerie n'a ni la grandeur, ni
l'étendue, ni l'importance, ni conséquemment l'intérêt, de
l'épopée classique.
2" Tandis que dans l'épopée classique, l'amour ne joue
qu'un rôle secondaire, il domine dans l'épopée romanesque,
où le poète unit, dans un même héros, à une bravoure rare
un amour qui paraîtrait quelquefois une faiblesse ridicule,
s'il n'était accompagné d'un grand héroïsme.
3" L'épopée romanesque admet certains sentiments doux
el tendres, voisins de la sensiblerie, indignes entièrement de
l'épopée classique.
4" Dans l'épopée classique le merveilleux consiste dans
l'intervention des dieux; dans l'épopée romanesque, le mer-
veilleux lait intervenir des spectres, des magiciens, etc.,
choses fort intéressantes pour le peuple du moyen âge, et
entièrement assorties aux idées vulgaires de ce temps.
5" L'épopée romanesque le cède surtout à l'autre sous le
rapport du goût et de l'art. Quant h la moralité, les cheva-
liers s'y font remarqiier par leur courage, leur générosité,
leur courtoisie, leur fidélité et leurs sentiments religieux.
6" De tout cela, la différence du style. Dans l'épopée clas-
sique, le style est toujours sérieux, grand, noble; dans
l'épopée romanesque, il est tantôt grave, tantôt gai, tanlôl
noble, tantôt familier.
Epopées romanesques ou Bomcms de chevalerie.
Citez les Italiens : le Morgante maggiore, en 28 chants, par
PhZcï (1431-1487). Les aventures de Roland constituent le sujet
de ce poème, peu remarqualile. Il renferme des combinaisons
extravagantes, des déljauclies d'imagination, des satires contre
la religion. De plus, il manque d'unité, de style et de clarté. On
48
y admire, la vivacité de la narralion, la gaîlc boullonnc des
caractères et l'élégance de la versification.
VOrlando inamorato (Roland amoureux) du comte Boiordo. Ce
poème, que l'auteur a laissé inachevé, se recommande par une
extrême richesse d'imagination, un grand- art, beaucoup d'in-
vention, des caractères fortement dessinés et fidèlement obser-
vés. On souhaiterait y voir plus de décence.
L'Orlando furioso (Roland furieux), en 46 chants, par Arioste
{1474-4533). Ce poème paraît être une continuation du Roland
amoureux de Bdiardo ; c'est un labyrinthe de contes fabuleux,
parsemé d'allusions h des faits contemporains, h des situa-
tions personnelles, parfois défiguré par des traits satiriques,
des réflexions malignes, des métaphores et des pensées re-
cherchées, des images outrées, des peintures peu décentes.
Le mélange du sacré avec le profane y est fréquent. Le poème
manque d'unité ; il est régulier dans le plan et dans la con-
duite de l'action; les transitions sont souvent brusques; les
caractères ne sont pas toujours assez bien dessinés; les dis-
cours sont quelquefois faibles et froids ; mais les descriptions
se font remarquer par la richesse et par la force. Le style,
parfois négligé, est en général riche et correcte, facile et
clair, rapide et agréable. Les comparaisons se distinguent
par leur beauté. Arioste, pour la facilité de la diction et la
fécondité de l'imagination, est digne d'être mis à côté d'Ovide.
Le Ricciordctto, en 30 chants, de Fortigucrra (1G74-1735). Le
<lésordre et une bizarrerie singulière, peu de respect pour la
religion et la décence, déparent cet ouvrîige, qui du reste est
écrit dans un langage facile et coulant, et ofi^re beaucoup de
traits d'esprit.
* Chez les Esparpwh le héros le plus en vogue est le Cid (ou
Seid, Seigneur), personnage moitié historique, moitié fabuleux
du Xle siècle, plus rusé que brave, mais qui, se développant,
s'épurant à travers une foule de poèmes, depuis les premiers
chants des Romanceros jusqu'aux tragédies de Guillen de Castro
- -275 -
et de Corneille, est devenu un type d'honneur oaslillan et de
fierté chevaleresque. Le premier Pocme du Cid Carnpeador ;iam-
piditctorj date du XIIc siècle. La chronique ruinée (1552) chante
sa jeunesse; et Xinienez Agellon (1579") célèbre les Exploits
fumeux de l'invincible chevalier.
Citez les Français : Turpin, ou les e/forts de Cltarlcniaijne et (lèses
j)airs ou paladins pour chasser les Sarrasins de la France et d'une
partie de l'Espagne. Ce poème porte le nom de son auteur, que
quelques-uns croient avoir été Turpin, archevêque de Reims
(j 800), tandis que d'autres l'attribuent à un poète du IG»^ siècle.
Selon l'opinion la plus probable, c'est l'œuvre d'un moine ap-
pelé Robert, qui vécut vers l'an 1095 (1).
'Le Roman d'Enéas, composition romanesque française du
Xlle siècle, est une des trois principales transformations de
l'épopée grecque et latine au moyen âge ; elle est calquée sur
VEnêide, comme le Roman de Troie le fut sur ïlliade, et le Roman
de Thèbes sur la Thébaïde. On attribue ces trois œuvres au trou-
vère Benoit de Sainte-More. VEnéas suit le plan de Virgile, mais
en appropriant les détails aux mœurs du temps. Enée devient
un chevalier, et la magie remplace le merveilleux. Aussi VEnéas
est-il moins une épopée qu'un roman en 10,000 vers.
Le Roman de la Rose, commencé par Guillaume de Lorris
{j 1240), achevé par Clopinel, autrement appelé Jean de Mclmn
(y 1280). C'est un roman allégorique et satirique, imité de l'/lrf
d'aimer d'Ovide, composé de 22,000 vers de huit syllabes (2),
On y trouve de l'érudition, une grande richesse d'images, des
réflexions morales assez judicieuses, une versification facile,
un style simple et naïf. C'est k\ aussi tout le mérite de cette
production, que défigurent souvent des longueurs, des digres-
sions hors du sujet, des transitions brusques, et des peintures
licencieuses. On lui a disputé le titre de roman de chevalerie,
parce que les exploits militaires n'y entrent que comme des
incidents.
;i) Ce roman a servi de type à tous les autres; il a fourni à Aiiost».' uik- partie des
matériaux de son poème.
,2' " Le poète raconte un songe. Il voit dans un verger une rose qu'il lui est interdit de
cueillir. Vingt abstractions personniflées, telles que Danger, Dame ClwsleU, etc., dé-
fendent la fleur. Le héros a pour auxiliaires BA- Accueil, Dame Oiseuse, etc. Les copies
manuscrites de ce roman sont innombrables. Ou ne s'explique pas aujourd'hui la vogtie
dont a joui ce livre.
— '■2H\ —
L'Aslrce d'Honoré d'Urfé (1^07-1025). Une narration vive et
fleurie, dit Boileau, des fictions très-ingénieuses, des caractères
aussi fièrement imaginés qu'agréablement variés et bien suivis,
mais une morale vicieuse, ne prècliant que l'amour et la mol-
lesse, blessant même parfois la pudeur, distinguent ce roman.
' L'œuvre est en prose mêlée de vers.
Le Grand Cijrits et la Clélie de M"'-' Scudùrie (1G07-1701) (1). Ces
romans se font remarquer par un style enflé, des caractères
forcés et puérils, des aventures invraisemblables, et par une
longueur ennuyeuse. (Chaque roman a dix volumes).
Cassandre, Cléopâtre et P'iaramond de La Calprenède (1610-
1GG3). Ces romans ne manquent point d'intérêt, et montrent que
la nature avait doué l'auteur d'une imagination féconde. Les
règles de l'intrigue et de l'unité y sont assez sévèrement ob-
servées, et les caractères, quoique parfois outrés et puérils,
sont en général bien dessinés. La Calprenède, comme Scudéi^y,
paï'aît avoir pris pour modèle de ses romans Polexandre, roman
de Gomherville (1600-1674).
'Toutes ces volumineuses élucubrations de galanterie héroï-
que, régissaient la belle société du temps, en lui olTrant, sous
prétexte d'histoire, la peinture quintessenciée d'elle-même.
fVapcreauJ.
Amadis des Gaules. Ce roman parait avoir d'abord été écrit en
français, au 12e siècle. Vasco de Lobeira, Portugais, le traduisit
en espagnol. D'Herberai des Essarts (f 1552) traduisit l'ouvrage
castillan en français. De Tressan (1705-1782) en fit une nouvelle
traduction, en l'abrégeant de la moitié. L'Amadis des Gaules
est plein d'esprit et d'agrément; la narration est facile et gaie,
mais on y rencontre des tableaux trop sensuels.
Chez les Anglais : La Reine des fées, par Sjjenser (1520-1596). Les
caractères de ce roman sont vigoureux et variés, les pensées
et les tableaux animés ; le ton est grave et solennel, la versifi-
cation heureuse. L'auteur recherche les formes vieillies et les
redondances; il est gai et enjoué, mais parfois extravagant; il
se permet par-ci par-là une satire contre le pape.
(1) * M'" Madeleine de Scudéry était la sœur de Georges de Scwléry, autuiir d'un grand
nombre de drames et de répopée Alaric, poème remarquable par l'emphase et le mauvais
sov'it. On connaît les vers de Boileau :
Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume, etc.
- -217 —
VAvcadie de Ph. SUhicij (153»-158G), révèle une vaste ériuU-
lion, des sentiments profonds, une imagination vive et féconde ;
il est d'ailleurs écrit dans un beau style et une versification
coulante. Mais, il a les mêmes défauts que les romans de
Mlle Scudéry.
Cliez les Allemauds : Idris et Zénide, le nouvel Amadis et rObcron
de Wieland (1731-1813). De beaux tableaux, d'intéressantes
fictions, une narration attrayante, un style riche et harmonieux,
telles sont les qualités de ces productions, mêlées malheureu-
sement de peintures voluptueuses et très-dangereuses pour les
mœurs.
(Cécile et la Rose enchantée, par Schulze (1789-i8I7). Ce roman
se fait remarquer par des pensées délicates, des images frap-
pantes et un diction douce, coulante et très-harmonieuse. Par-
fois, l'auteur est trop difl"us.
* Chez les Néerlandais, les plus anciennes productions litté-
raires sont du genre épique, et antérieures à leurs manuscrits
dont les plus anciens remontent au milieu du XlIIe siècle (1250).
Nous avons parlé p. 254 des Niehelungcn filet Nevelimjenlied]
cette Iliade dont les Pays-Bas furent en partie le théâtre, et dont
le texte Néerlandais se réduit à queLiues fragments (1). Le
texte Néerlandais de Goedroen n'a pas encore été retrouvé.
C'est rOdyssée du moyen âge dont les scènes principales se
passent sur les côtes de nos Plandres. Il s'agit des aventures
d'une jeune fiancée, transportée en Angleterre par le vainqueur
de son fiancé, et finalement délivrée de son esclavage.
' Le reste de ces poésies primitives ne sont que des traduc-
tions du latin ou des chansons de gestes françaises, résultat iné-
;i) ■ Extrait îles funérailles île Sierifried, roi ilos Pays Bas.
Doe liet ilie eile'.e vrouwe In tlie Ucrke ilrapen
Zeyevrilo den iloeilen, ilen heren van Neilerland.
Ay, wat men al vrouwen iloe daer droeve vand !
Doe men brachte ter kerken Zeycvrite dien liera,
Songen aile die papen uter mate sere;
Doe quam die eoninc Gunlheer daer tonlike gevr.ren,
Eude Haijen quant met heme; dat sepie u te waren....
Si waren beiile druwe, dat doe ic u verstaen,
Doe begonste men misse over die siele saen....
Syn sarc was pereet doe omirent middacli ;
Men liielTene van der baren daer lii doe op lacli ;
Daer '.vas menecli druwe, doe ic u bccant.
In enen dieren pellen, dat men den doeden want:...
Ay, wat men al oirranden doe ten outare droech
Voer des heren siele: Hi îiaide eren genoeoh ! eîf.
— 27S —
vi table du voisinage de la France. Elles se divisent aussi en
Kard-ScKjei}, Arthur-Sagen etc. d'après le nom du héros. On a
cru que le Roelantslied of de slag van Roncevale, dont le chant
était déjà populaire chez les normands à la bataille de Hastinps
(lOGO), a été primitivement écrit en 'flamand (1). C'est à tort
qu'on a attribué une origine flamande au poème CJtarlcs et Ele-
gast [Cucvle en ElegasteJ. Le texte que nous possédons est une
traduction du français faite dans le Brabant vers 1240. Le texte
français est perdu. On suppose dans ce singulier poème que
Dieu, pour éprouver Charlemagne, comme jadis Abraham, lui
commande de sortir la nuit de son palais pour se faire voleur.
Une suite d'aventures heureuses récompensent l'obéissance
aveugle du héros. — Nous parlerons ailleurs des légendes de
saints faites en imitation des chansons de gestes.
Parmi les productions romanesques du siècle dernier on ne
peut citer que les Gevallen van Friso [Aventures de Friso., roi des
Cangarides et des PvasiatesJ, par Guill. Van Haren (1710-1768) :
« Riche en comparaisons heureuses et peintre vigoureux, l'auteur
déploie encore les plus rares connaissances en histoire et en
antiquités, » dit Siegenbeek. ' Mais le grand défaut de l'ouvrage
c'est le peu d'intérêt que nous inspirent les aventures d'un
prince indien qui devient enfin le fondateur du royaume des
Frisons.
ARTICLE TROISIÈME.
POÈME HÉROÏ-COMIQUE.
Ou appelle poème héroi-comique celui dont le sujet est
simple, commun, familier et pi^esque toujours risible, mais
dont le style a la nobfesse et la dignité de l'épopée.
On appelle encore poème héroi-comique celui dont le sujet,
gi^and et noble en lui-même, est traité d'une manière bur-
lesque et risible. Dans ce cas, le poème héroï-comique est
ordinairement une parodie du poème épique.
(1) • Cette opinion s'est singulièrement fortifiée depuis 1840, grâce auK découvertes de
MM. Rueleus, Stallaerl, Serrure, et particulièrement par la trouvaille d'un fragment
de 565 vers du texte primitif, faite, en 1864, à Looz (Linibourg\ par M. l&chanoine Daris.
professeur au St'minaire de Liège.
— 279 -
Le plaisir que procure le poème liéroï -comique, consisle
surtout dans le contrast». du fond avec la forme. Celui-là est-
il sérieux, grave et noble, celle-ci est alors badine, risible et
burlesque; celui-là est-il au contraire risible et vulgaire,
celle-ci devient grave, sérieuse et noble.
Le but du poème héroï-comique est ou d'exciter le rire,
ou de punir et de corriger des défauts. Dans le dernier cas, il
prend le ton de la satire, et peut comme tel être rangé parmi
les productions didactiques. Tel est, par ex., lleiuel^en de vos
(Reineke le renard), la production la plus parfaite du moyen
âge (v. p. 283), et le Dispensaire de l'anglais Gartli (1671-4718).
Unité d'action, intérêt, nœuds, dénoûment, peinture des
caractères, ornements poétiques, merveilleux, ce sont là
autant de qualités que ce genre de poésie exige avec presque
la même rigueur, que le poème épique.
Cependant, tout doit être assorti à la nature du sujet et au
but du poète.
Poèmes héroï-comiques remarquables.
Chez les Grecs :\a. Batrachomyomachie ou Combat entre les Souri.^
et les Grenouilles, poème qu'on attribue à Homère (1).
Chez les Italiens : la Secchia rapita (le seau enlevé) ou Guerre
entre les Moclénois et les Bolonais, au sujet d'un seau enlevé, par
Alessandro Tassoni (1565-1635). Ce poème, très-intéressant
et même instructif, se fait remarquer par une gracieuse facilité,
une gaieté légère, une élégante versification et un style excel-
lent. La décence y aurait dû être mieux gardée (2).
"* Chez les Espagnols : Un remarquable poète du XIVc siècle,
connu sous le nom d'Arcliijjrêtre de Hita, et que d'autres ap-
pellent Juan Piuiz, chanta la guerre acharnée que se font tous
(i; Les critiques ne s'accorilent pas sur le véritable auteur de la Batrachomyomachi-' .
Les uns, coiuuie Hérodote, Martial, .Suidas, l'attribuent à Homère; les autres, comme
Phttarque et Riccius dans ses Di.iserlationpx Honierkœ (Dissert. I), croient qu'un certain
Pigretes composa ce poème. Voyez la Bibliotheca gro:ca de Fabrichts, t. 1, 1. II, c. n.
(2) * Ci-eu zé de Lesser en a fait une imitation fort ingénieuse en vers français, mais
d'une gaieté pas toujours très-décente.
— 280 —
les ans don Carnaval et dame Carême. Le premier, assis à table
au milieu de ses ménestrels, est assailli par dame Carême, à la
tête d'une armée de poissons de mer et d'eau douce; l'autre,
parmi ses champions, voit les porcs et les poulets gras. La
bataille se livre : trop alourdi par la mangeaille, don Carnaval
est vaincu et chassé de son palais. Mais, au bout de quarante
jours, il revient à la charge, et dame Carême, exténuée par
l'abstinence, est à son tour mise en fuite au premier choc. Le
prince Pâques succède à Mardi-Gras. fViardot, Etude sur l'Es-
pagne].
Chez les Français : Je Lutrin, eu 6 chants, de Boileau (1636-
1711). Une dispute entre un trésorier et un chantre sur la
place que devait occuper un lutrin, fait le sujet de cette pièce,
où l'auteur a ohservé tout ce que l'on peut exiger d'un poète
héroï-comique. L'action est une; le merveilleux consiste en
des personnages allégoriques, comme la Discorde, la Mol-
lesse, la Nuit, la Piété, T lié mi s ; tous les caractères sont
peints d'une manière remarquable, les discours sont bien
soutenus, les peintures variées et riches. Le lecteur admire
à chaque page l'extrême fécondité d'imagination du poète.
C'est, dit M. de Lamoignon, un ouvrage bâti sur la pointe
d'une aiguille. C'est un château en l'air, qui ne se soutient
que par l'art et la force de l'architecte. En effet, l'esprit, le
jugement, l'imagination, la verve, l'harmonie, tout s'y réunit
pour en faire un chef-d'œuvre.
Le Ver-Vert de Gressct (1709-1777), en 4 chants. Le héros de
la pièce, c'est le perroquet Ver-Vert, dont le poète chante les
malheurs et les disgrâces. Des fictions riches et ingénieuses,
des détails intéressants, des couleurs vraies et délicates, un
ton gai et badin, un style pur, une versification harmonieuse,
y attachent le lecteur, sans jamais blesser la vertu.
* J.-B. -Louis Gressct, né à Amiens (1709), crut pendant
quelque temps qu'il avait la vocation à l'état religieux, professa
les humanités à Tours et à la Flèche, et s'établit définitivement
à Paris (1735). Il publia d'abord Ver- Vert {1133), charmant badi-
— 281 —
nage, dont nous venons de parler, puis la Chartreuse, le Lutrin
vivant, des tragédies, qui réussirent peu, et des comédies, dont
la meilleure esl le Méchant ('17-47). En 17-48, il fut admis à l'aca-
démie. Peu après, il se retira à Amiens et renonça à la poésie,
pour se livrer tout entier à des exercices de piété. 11 brûla lui-
même plusieurs de ses ouvrages. Il est mort en 1777.
Chez les Anglais : la Boucle de Cheveux enlevée, par Pope. C'est un
poème dénué d'action, de caractères, d'idées et de variété. Les
descriptions y sont monotones, les plaisanteries froides. Le
merveilleux des sylphes est peu intéressant. Le combat des
piques contre les trèfles, des cœurs contre les carreaux, n'a
pas plus d'intérêt. Tout le poème ne respire que la galanterie.
Le style est élégant.
Le Hiidihras de Butler (lG12-iG90) ou Guerre civile de l'Angle-
terre, sous Cliarles Jcr. Poème d'une inépuisable gaîté; mais il
est trop diffus, il entre dans des détails puérils, et se permet
des plaisanteries grossières et indécentes. " Hudibras n'est que
le calque de Dcn Quichotte.
Le Dispensaire ou Bataille entre les Médecins et les Apothicaires,
par Samuel Garth (1671-1718) imitation du Lutrin. La versifica-
tion de ce poème, dit un Anglais judicieux, est coulante et ré-
gulière, mais elle manque de vigueur ; le style en est clair et
net, les parodies et les allusions heureuses (1).
Chez les Allemands ; le Frosch-Mai'i scier de Rollen]iagcn(lÎj\2-
JG09). C'est une imitation libre de la r>atrachomyomachic
d'Homère.
Le Brétailleur, en 6 chants, le Mouc]ioir, en 5 chants, le Mur-
mnrateur en Enfer, en 5 chants, Vhacton, en 5 chants, de Zacha-
riœ (1726-1777). Quoique Zacharia3 soit inférieur à Coileau et
loin d'avoir l'enjouement du poète français, qui lui a servi de
modèle, il mérite néanmoins l'éloge d'avoir mieux réussi dans
le poème héroïque, qu'aucun autre poêle de son pays.
:1) ■ Voltaire en a traduit ainsi le d^but :
Muse, raconte-moi les débats salutaires
Des médecins de Londre et dos apothicaires.
Contre le genre humain si lon^rtemiis réunis.
Quel Dieu, pour nous sauver, les rendit enneniis ?
Comment laissèrent-ils respirer leurs malades.
Pour frapper <1 grands coups sur leurs chers camarades r
(.'omment changèrent-ils leur coifllire en armet,
La seringue en canon, la pilule en Ijoulet...
— 282 —
* Chez les Belges : La Cinéide ou la vo.chc reconquise, par de
Weyer de Streel (M. Ch. du VivierJ. C'est sous ce pseudonyme
qu'un spirituel écrivain Liégeois publia en 1852 un grand poème
héroï-comique, en 24 chants, sur un épisode de l'histoire natio-
nale du ISe siècle, l'enlèvement d'une vache, Hélène ineompara-
hle, qui devint l'occasion d'une guerre longue et sanglante. Le
poème est bien conduit, malgré des incidents trop nombreux,
et des épisodes un peu longs. La narration est généralement
vive et rapide, parfois obscure à force de concision, parfois
diffuse à force de détails. Le vers y est facile et soigné. L'en-'
semble est un peu monotone et sec.
* La Cnît'/V?c s'écarte entièrement du poème héroï-comique tel
que Boileau et Gresset l'ont créé en France. Il s'approche da-
vantage de l'épopée romanesque des Italiens. Mais le goût
italien est-il compatible avec le génie de la langue française.'
Par exemple, le vers du Dante, mitigé cependant par une
figure, peut-il justifier la crudité de l'imitation qu'en a faite le
poète au chant 19 de sa Cinéide?
* C'était du reste une entreprise dificile que d'égayer le lec-
teur, pendant 24 chants, et de mettre de l'esprit en sept mille
vers. Il en est de l'esprit comme des essences. On ne les aime
qu'en petite dose et en de petits flacons. Dans les grands, elles
s'évaporent et perdent leur force et leur parfum. Nous citons :
* l'assemblée des démons.
Les uns, pareils aux monts dont le front touche aux nues.
Pourraient frapper le ciel de leurs tètes cornues,
Grifferaient de leurs pieds le centre des enfers,
Et de leur queue immense enceindraient l'univers :
Les autres, tout petits, légers comme vétille,
Passeraient, sans toucher, par le trou d'une aiguille.
Ceux-ci sur deux piquets ont un corps d'éléphant,
La tête d'un taureau, des bras d'orang-outang :
Ceux-là de l'écureuil ont la tête follette.
Et tète de linot sous bonnet de coquette.
D'autres, de pied en cap armés, frappant d'estoc,
Vont à franc étrier à cheval sur un coq.
On en voit se ruer vers la noire assemblée,
Accroupis sur le dos d'une écrevisse ailée.
— '■2SÔ —
Les démons d'avocats du chien ont le gosier,
Dents et griffes de chat, une queue en papier :
Ceux des graves docteurs, d'un air plein de mystère,
Vont pas à pas, lançant aux yeux force poussière.
Ceux des abbés musqués arrivent sac au dos.
Plein d'offices mal dits et de pieux bons mots.
Ceux des vieux libertins portent ample perruque,
Où s'accroche un vieux singe enfourché sur leur nuque.
Ceux des jeunes dandys ont moustache, toupet.
Verbe haut, fière allure et tête de baudet.
Enfin, il n'est figure, accoutrement bizarre
Dont l'infernal caprice à l'envi ne les pare
' La litlératurc flamande revendique avec raison son poème
licroï -comique du Renard (lieinaert de Vos}. Des recherches appro-
fondies ont démontré qu'au Xe siècle la première relation des
combats entre le loup et le renard, tels qu'ils se trouvent dans
ce poème, a été faite en Flandre en vers latins. De là, le poème
est passé en France, et dès le commencement du XIII" siècle
un poète flamand, Willem, l'a revêtu de la forme si spirituelle
et si naïve qu'on lui reconnaît à présent. Le but du poète est
didactique, mais la forme est satirique. C'est la critique popu-
laire du luxe et des plaisirs corrupteurs des moeurs de ce
siècle.
ARTICLE QUATRIÈME.
Poésie pastorale.
Le poème pastoral (Idylle, Eglogue) est un poème clans le-
quel le poète dépeint le bonheur de la vie champêtre, eu
déroulant à nos yeux le tableau de tout ce que ce genre de
vie h d'agréable, tout en nous cachant ce qui pourrait en in-
spirer le dégoût. Il décrit l'innocence et la simplicité de cette
vie, sans parler de la rudesse de mœurs et de la misère qui
souvent l'accompagnent. S'il dépeint les infortunes insépa-
rables de la vie humaine, quelque heureuse qu'elle soit d'ail-
leurs, il passe sous silence les revers qui dégoûteraient de
la vie champêtre.
— -ISi —
Al secura quies, el nescia fallere vila,
Dives opum variarum ; al lalis olia fundis,
Speluncce, vivique lacus ; at frigida Tempe
]\IugiLusque boum, mollesque sub arbore sonini
Non absunl ; illic sallus et lustra ferarum.
Vi)'(/., Géorg., II, 4G7-7I.
La vie pastorale peut être envisagée de trois manières :
l» Telle (lu'elle est aujourd'hui, la condition des bergers, des
pêcheurs, etc., est basse, laborieuse, servile; leurs occupations
sont désagréables, leurs idées ordinairement ignobles et gros-
sières.
2^ Telle qu'elle était dans les temps anciens, du temps des ,
patriarches surtout. C'était alors une vie simple, heureuse,
paisible et aisée. Les troupeaux composaient les véritables
richesses, l'état pastoral était en honneur, les fils des rois et
des princes ne se croyaient pas déshonorés en gardant les
troupeaux.
3" Telle qu'elle n'a jamais existé et qu'elle n'existera jamais.
Ce serait un état' où l'on joindrait à l'innocence, à l'aisance du
premier âge, le goût délicat et les manières polies des temps
civilisés.
Le premier de ces états étant trop bas, le troisième trop
raffiné, le poète pastoral choisira toujours le second.
Règles. — Ordinairement, le poète pastoral fait rouler son
poôme sur une action, ce qui est beaucoup plus intéressant
que les descriptions de vallons, de rivières, de pâturages, etc.
1" Avant tout le poète doit fixer le lieu de la scène à la cam-
pagne. L'idylle fuit les palais et les villes; elle se plaît aux
champs, au fond des vallées, sur le bord des ruisseaux, à
l'ombre des forêts. Il faut ensuite que la scène soit précisée
de manière qu'on ne la confonde pas avec quelque autre, et
qu'on en ait une idée bien distincte. Il convient enfin que le
lieu de la scène soit assorti au sujet de chaque pastorale.
Celui-ci est-il triste, que la scène inspire la tristesse; est-il
gai, au contraire, que la scène le soit aussi.
Dans la 5'-^ églogue de Virgile, remarquez comme lu scène
présente un aspecl sombre :
Sive sub incertas zephyris nmtanlii)us umin'as,
Sive anlro poLius succedimus. Adspice uL anlruni
Silveslrl raris sparsil labrusca racemis.
Théocrite a excellé dans l'art de peindre le lieu la scène.
* Voici l'exposition de la 21e idylle de ce poète :
Deux vieux pêcheurs étaient couchés ensemble.
Ils s'étaient amassé de l'algue sèche sous leur hutte de jonc,
El reposaient contre un mur de ieuillage. Près d'eux
Gisaient les instruments de leur travail, des paniers,
Des roseaux, des hameçons, des appâts couverts d'algue,
Des lignas, des nasses, des labyrinthes d'osier.
Des filets, des rames et, sur des rouleaux, une vieille nacelle.
Sous leur tète, une petite corbeille de jonc ; leurs vêtements
servaient de coussin.
C'était là tous les instruments de travail des pécheurs, toute
leur richesse.
Le seuil n'avait pas de porte, pas de chien ;
Tout cela leur semblait superflu, car la pauvreté les gardait.
Nul voisin sous la main ; vers leur cabane, que la pauvreté
Pressait de toutes parts, la mer s'étendait mollement.
Le char de la lune n'avait pas encore achevé la moitié de son
cours.
Lorsqu'un travail ami éveillait les pêcheurs, et que de leurs
paupières
Secouant le sommeil, ils excitaient ce chant dans kair esprit.
L'indication du temps où l'action se passe, est un puissant
moyen d'intéresser. Aussi Tliéocrite et Virgile n'oublient-ils
pas de l'indiquer, lorsqu'ils le jugent à propos.
Frigida vix cœlo noctis decesserat umbra,
Cum ros in tenera pecori gratissimus herba ;
Incumbens tereti Damon sic cœpit olivic.
ViRG. Eglog. VIII, V. 14-17.
"2' Les acteurs dans la pastorale, seront des bergers, ou,
en général, des hommes livrés k des occupations cham-
— -À^a —
pétres, comme les pêcheurs, les moissonneurs, les vigne-
rons, les chasseurs, les jardiniers, etc. Simples et naïfs,
exempts de fortes passions, qu'ils ignorent les grands cha-
grins et les cuisantes inquiétudes. Les malheurs qui les
menacent doivent ressembler h ces nuages pluvieux h travers
lesquels le soleil ne laisse pas de percer (J). Doués de bon
sens et de réflexion, ils ne seront pas trop spirituels, ni rai-
sonneurs. Il est naturel qu'ils s'entretiennent de ce qui se
passe sous leurs yeux, et de ce qui les touche de près :
comme de leurs malheurs et de leurs prospérités, de leurs
agréments et de leurs chagrins domestiques, de-leurs affec-
tions, de leurs occupations, etc. S'ils parlent d'évènementï>
politiques, que ce soit avec un certain embarras, qui tra-
hisse leur ignorance en cette matière. Jamais ils ne doivent
paraître savants ni subtils. Le poète mêlera adroitement ii
leurs entretiens, des récits variés sur des sujets moins
arides.
3" Quant au fond de l'églogue, il est épique, lorsque le sujet
est une action, comme dans la 7'"° églogue de Virgile; ou
Ji/rique, quand l'églogue n'exprime que des sentiments. C'est
ainsi qu'il y a des églogues qui sont de véritables élégies,
comme l'épitaphe de Bion, la 5'"^ églogue de Virgile, qui a
pour sujet la mort de César.
4" Qu'int à la forme de la pastorale, elle est épique, lorsque
le poète lui-même parle, comme dans la 2'"'' idyle de Théo-
cA-iie, la 4'"'^ églogue de Virgile, la 4""^ idylle de Gessner,
Mirtil, et la 6'"% Amynias. La forme est dramatique, quand
le poète met le récit dans la bouche de ses personnages,
comme dans la 1"^ églogue de Virgile et la 2™*= de Gessner,
Idas et Mycon. La forme est épique-dramatique, lorsque le
(1) Heyne, dans sa dissertation sur le iioèine buoolique mise à la tète ilu 1" voluine de
.■*on édition de Virgile.
— 2S7 -
poète parle lui-même et fait aussi parler les acteurs. Voyez
la 8""^ idylle de Théocrite et la 8™" églogue de Virgile.
Remarques. i« Les poètes modernes ont créé des genres de
poésie pastorale différents du genre de Tliéocrite et de Virgile.
Ils ont fait des drames pastoraux. De ce genre sont : Evandre
et Alcimna de Gessner, en trois actes ; son Erastc, en un seul
acte; YAminte du Tasse, le Berger fidèle (Pastor fido) de Guarini
(1537-1612), Philis de Scyros fia FilU di SciroJ de Bonarelli (1563-
1008), et le Gentil berger à'Allan Ramsay (1686-1758).
Le style de YAminte est en général diffus, trop fleuri, trop uni-
forme, trop travaillé pour la passion. A côté de passages pleins
de grâce se trouvent des tableaux licencieux. L'on voit partout
Théocrite, Virgile, Anacréon et Moschus.
Le Berger fidèle de Guarini est imité de YAminte. Des compa-
raisons outrées, des pensées fausses, des jeux de mots et des
peintures voluptueuses flétrissent cette production. Il y a plus
(Félégance et de pureté de goût dans YAminte, mais plus de
variété et de chaleur dans le Pastor fîdo.
Bonarelli, dans sa P/u7is de Scj/ros, est souvent aflectc, raffine,
guindé. Le style, poli à l'excès, est doux et harmonieux. Bo-
narelli imite le Tasse et Guarini; mais il n'a ni les sentiments du
premier, ni la fécondité du second.
2o Outre des drames pastoraux, les poètes modernes ont aussi
fuit des Epopées jjastorales. Sous ce nom, on désigne ces pasto-
rales dont l'action a une grande étendue. Tel est, p. ex., le/j)'e-
micr Navigateur de Gessner, en 2 chants; Daphnis, en 3; \aMort
d'Abel, en 5 ; Herman et Dorothée de Gôthe ; PnrUienaïs ou Voyage
aux Alpes, par Baggesen (1764-1826) ; les Hôtes du Nord (die nor-
dischen Giiste), par G. de Gaal, né en 1783.
3o Ils ont fait des pastorales allégoriques, dans lesquelles les
poètes eux-mêmes ou d'autres personnages, prennent des noms
de pasteurs et s'entretiennent sur différents sujets, même scien-
tifiques et littéraires. C'est un moyen très-commode de parler
d'une manière délicate de soi, de ses bienfaiteurs, de ses enne-
mis, de distribuer l'éloge et le blâme d'une manière cachée, mais
d'autant plus piquante. De cette nature sont, la le et la 9c églogue
de Virgile, et plusieurs idylles de M'»c Deshouliéres.
4o Cependant, quelquefois l'églogue sort de sa sphère natu-
relle, et chante des objets plus relevés que les délices cliam-
— 2K8 —
pûlœs, comme la '15e idylle de Tliéocrile,- les Adouiasuses, la
4e églogue de Virgile, Sicelides Mnsw, et le Messie de Pope. Alors
aussi le style peut et doit être plus noble et plus grave.
Boileau, dans son Art poétique, a tracé les; règles de l'idylle
d'une manière qui ne laisse rien à désirer.
Telle qu'une bergère au plus beau jour de fête,
De superbes rubis, ne charge point sa tête,
Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements, etc.
Chant II.
5'J Quant à Vorigine du poème pastoral, il faut distinguer le
chant des pasteurs de celui des hommes d'esprit qui nous ont
dépeint les délices et le bonheur champêtres. Celui-là remonte
avec la vie pastorale au commencement du monde (Gen. lY).
Celui-ci a pour inventeur, d'après les uns, Diomus, d'après les
autres, Stésicho)-e(sLV. J.-C. 550), d'après d'autres encore, Th'éo-
crite, de Syracuse. On peut avec raison regarder ce dernier
comme l'inventeur de la poésie pastorale, parcequ'il a porté ce
genre de poésie à sa plus grande perfection, et qu'il est le pre-
mier qui nous ait laissé des compositions pastorales. — Le
genre pastoral ne paraît pas avoir été inconnu aux Hébreux:
car, plusieurs livres de l'ancien Testament peuvent être envi-
sagés comme des idylles. Tels sont le livre de Riitli^ le livre de
Tohie et le cantique des cantiques.
POÈTES ANCIENS ET MODERNES QUI ONT EXCELLÉ
DANS LA PASTORALE.
Chez les Grecs : Théocrite (275 av. J.-C), qui a donné à ses
pastorales le nom d'Idylles (el^vllioC), c'est-à-dire, images^
portraits. La simplicité, la naïveté, la grâce, le mettent au pre-
mier rang des poètes bucoliques anciens et modernes. Quelques-
unes de ses idylles appartiennent au genre des mimes, d'autres
au genre lyrique. On lui reproche d'être trop diffus dans les
descriptions, de rendre ses personnages parfois trop grossiers,
et de présenter des tableaux voluptueux.
* Théocrite était natif de Syracuse ; mais il quitta la Sicile à
cause des troubles politiques qui l'agitaient, et passa une par-
tie de sa vie à la cour des deux premiers Ptolémées. Il revint
— 289 —
plus tard dans sa patrie, auprès de Hiéron II, et mourut à un
âge fort avancé. On a de lui 30 idylles.
MoscJius et Bion, tous deux contemporains du précédent. Ils
n'ont ni la simplicité, ni la naïveté, ni l'élégance de Théocrile ;
ils sont trop ornés et font quelquefois parade d'esprit.
* Bion, né à Smyrne, était le maître et l'ami de MoscJtus, nalil
de Syracuse.
' Mélcagre, poète grec, né en Syrie (150 av. J.-C), nous a
laissé une idylle magnifique sur le Printemps.
Chez les Romains : Virgile. Ses pastorales portent le nom
à'Efjlogites {ÏY.\oyy.'i), c'est-à-dire, choix de petites pièces de
poésie. Elles se distinguent par des grâces naturelles, par l'élé-
gance, la délicatesse et la pureté du style. Virgile ne produit
sur la scène que des bergers, tandis que Théocrite y introduit
des moissonneurs, des pêcheurs, etc.
Calpurnius, natif de Sicile, poète du troisième siècle après
J.-C. 11 existe onze églogues publiées sous son nom, dont quatre
sont attribuées à Némésien, qui vécut au même siècle. Calpur-
nius est inférieur à Virgile; son style est souvent emphatique,
parfois ignoble et barbare. Il a imité Virgile, et plus encore
Théocrite.
Chez les Anglais : Pope, imitateur de Théocrite et de Virgile.
Ses pastorales ne se recommandent que par la versification,
qui est facile et coulante. Il en faut dire autant de P/it7jjjs(1671-
1749). Ceux qui ont le mieux réussi sont Gay (1G88-1732) et
Shenstone (1714-1763); ils ont le mieux saisi le ton simple et
naturel du genre.
Cliez les FroMçais : Ronsard (1524-1585). On trouve chez lui
une imagination forte et brillante, un esprit fécond; mais il
manque de discernement et de goût ; sa muse pastorale est
trop raffinée et trop savante.
* Ronsard, né près de Vendôme, fut successivement page et
diplomate auprès de différents princes. Charles IX en fit son
compagnon inséparable. Couronné aux jeux Floraux, il reçut
une statue de Minerve d'argent massif. Il était prêtre.
* Rémi Belleaif, auteur des Bergeries (1528-1577).
Racan {Honorât de Beuil, marquis dej, de l'académie (1589-
1670). Il est le premier qui, en France, se soit distingué par la
pastorale. Ses Bergeries se recommandent par beaucoup de
— 290 —
naturel, de délicatesse et une grande douceur d'harmonie.
* C'est une pièce de théâtre en cinq actes qu'on ne lit plus
guère. A côté des passages les plus monstrueux, il s'y trouve
des vers d'une grâce naïve et charmante.
Segrais (1625-1701), Ses idylles ont la simplicité naturelle,
mais noble et décente qui convient au genre. Son style est pur
et élégant. Les romans espagnols et français lui ont servi de
modèles pour l'invention.
Mme Deshoulières (1634-1694). Cette femme, qui avait un vrai
talent, mais dont on a exagéré le mérite poétique, a beaucoup
contribué au développement de la poésie pastorale en France;
on lui reproche un peu de monotonie, un ton trop constamment
élégiaque et parfois des vers faibles. Ses meilleures pastorales
sont : les Moutons, les Fleurs, les Oiseaux, le Ruisseau. Nous cite-
rons sa belle Pastorale allégorique au chap. VI. La fille de cette
femme poète a aussi laissé quelques pastorales.
Fontenelle (1657-1757). Ses pastorales manquent de simpli-
cité, de naturel et d'élégance; les idées sont trop raffinées, mais
la versification est négligée.
Léonard (1744-1793). Des pensées naturelles, naïves, délicates,
distinguent ses pastorales; la versification est douce, simple et
facile.
Berquin (1749-1791). Une versification facile et agréable, la
simplicité, la tendresse, le naturel, sont les caractères de sa
muse pastorale, qu'il déshonore quelquefois par des peintures
licencieuses. Comme Léonard, il a imité plusieurs idylles de
Gessner, telles que les Deux tombeaux, le Berger bienfaisant, les
Petits enfants, la Tempête.
* André Chénier (voy. p. 150) : ses Idylles, presque toujours
antiques, sont parfois dignes de Théocrite. Malgré de nom-
breuses incorrections, elles séduisent et entraînent par le
charme des vers. On distingue entre autres la Liberté, le jeune
Malade et surtout l'Aveugle, tendre et sublime idylle sur Homère.
Chez les Allemands : Gessner (1730-1788), qu'on appelle
avec raison le Théocrite de l'Allemagne, parce que de tous les
auteurs modernes qui se sont exercés dans le genre pastoral,
Gessner est celui qui s'est le plus rapproché des anciens.
On a de lui des Idylles, le premier yavigateur, Daphnis,
- -291 -
Evandre et Aldmna, Erasie et la mort d'Abel. La simplicité,
un aimable abandon, la naïveté et la tendresse, l'harmonie,
la variété et l'élégance, la beauté des images et des senti-
ments rendent ses écrits bien supérieurs aux idylles de l'an-
tiquité; ils font aimer la nature et plus encore la vertu, en
nous dépeignant tantôt la tendresse paternelle et la piété
filiale, tantôt la beauté de la vertu et la laideur du vice,
tantôt le respect pour la divinité et la bienfaisance envers
les hommes. Cependant, Gessner est tombé parfois dans le
ton doucereux et alfecté. On est choqué également de l'usage
delà Mythologie, qui ne nous intéresse plus guère. Dommage
encore que Gessner, au lieu de puiser ses sujets dans un
monde purement idéal, ne les ait pas puisés dans la Suisse
pastorale, sa patrie.
J.-A. Vûss (1751-1826). Son soixante-dixième Anniversaire (der
siebenzigste Gebwrstdag) lui a mérité une place distinguée
parmi les poètes bucoliques. Cette production est un modèle de
naturel, de simplicité et de vérité.
Baggesen. Son Voyage aux Aljjes, que nous avons mentionné
plus haut, est écrit dans un style vigoureux, simple et fleuri ;
l'harmonie de ses vers mérite les plus grands éloges. Mais, on
doit lui reprocher l'usage des êtres mythologiques dans un
sujet tout à fait moderne.
G. de Gaal, auteur des Hôtes du Nord. Le sujet de cette épopée
pastorale est une visite dont deux personnages haut placés
honorent un paysan de la Suisse. La manière vraiment at-
trayante dont l'auteur a su traiter pendant le cours de douze
chants un sujet si simple, décèle la puissance et la fécondité de
son génie.
Kleist (1715-1759) et Bronner (né en 1758), quoique de beau-
coup inférieurs à Gessner, font néanmoins honneur à l'AUe-
niagne.
Chez les Néerlandais : J.-B. Wcllekens, né à Alost (1 058-1726),
peut être regardé comme le père de la poésie bucolique en
Hollande. * Artiste-orfèvre, peintre et poète il était surtout bon
catholique. A. Moonen prédicateur prolestant (1644-1711), avait
- 292 -
écrit des bergeries avant lui, mais sans succès : ses bergers
sont trop savants. Les pastorales de Wellekeus, au contraire,
se distinguent par la simplicité et le naturel. De Uaen (1707-
1748) est peut-être le seul qui, dans le genre pastoral, se soit
approché de Wellekens.
Entre les poètes bucoliques modernes, Tollens et Loosjes mé-
ritent une mention particulière. Celui-ci a imité avec succès
le Théocrite suisse, l'immortel Gessner.
* En 1853, un poète hollandais, M. Lcesberg, de La Haye, a fait
imprimer un petit nombre d'exemplaires d'un recueil de poésies
pastoralcti, remarquables sous tous les rapports. Le style est
pur, correct, simple et toujours soigné. La versification est
coulante et d'une rare harmonie.
ARTICLE CINQUIÈME.
r Apologue (i) ou la Fable.
L'Apologue est le récit d'un fait particulier et fictif, présenté
comme réel, attribué à des êtres quelconques, et qui rend
sensible une vérité morale, qu'on appelle la moralité ou le
sens moral.
Le fond donc de VApologiie est une action, et cette action
est attribuée à des êtres quelconques : (des dieux, des
hommes, des animaux, des arbres, des plantes), ou bien à
des êtres allégoriques, comme la crainte, l'espérance, l'ima-
gination, l'esprit, la fortune, etc., auxquels le poète suppose
de la vie, de l'intelligence, du sentiment, et la faculté d'ex-
primer leurs idées et leurs sentiments.
L'action de la fable doit être présentée comme réelle, et non
pas seulement comme probable ou possible. Ce ne serait plus
une fable, mais un exemple. Elle doit de plus réunir ii peu
près les mêmes qualités que celle de l'Epopée.
1'' Elle doit être une, en sorte que toutes les circonstances
concourent au même but, qui est d'établir la morale. La fable
(1) Du grec y.'KO/.OyOÇ, récit, récit allégorique.
— 293 -
des deux Pigeons de la Fontaine pèche contre cette règle.
2" Elle doit être complète, avoir un commencement, un
milieu et une fin; c'est-îi-dire, une exposition, une intrigue
et un dénoûment.
3" Elle doit être vraisemblable, eu égard aux caractères,
aux situations, au temps, au lieu, tels que le poète les a in-
diqués et que nous les concevons. Ce serait donc y manquer
que de peindre l'âne spirituel, le renard stupide, le lion
timide, le lièvre courageux; et si les acteurs sont des êtres
allégoriques, de peindre, par exemple, le buisson doux, le
chêne rampant et flatteur, l'espérance avec des regards
sombres, la flatterie dure et brusque, etc.
Quant II la moralité, elle peut être placée avant ou après le
récit. Placée avant, elle procure au lecteur le plaisir de com-
parer avec elle les diverses parties du récit. Placée après,
elle a cet avantage qu'elle tient l'esprit du lecteur en suspens,
qu'elle aiguise sa curiosité. En tout cas, la morale doit être
une, vraie, c.-à-d., découler réellement du fait; claire,
c.-à-d., qu'on doit pouvoir la saisir sans étude; brève, afin
qu'elle s'imprime fortement dans l'esprit; et intéressante,
c.-ii-d., qu'elle ne doit être ni trop abstraite, ni trop com-
mune et vulgaire. Remarquez qu'on peut se dispenser de
l'exprimer, quand elle est assez claire d'elle-même, comme
dans la Cigale et la Fourmi.
Les caractères des personnages doivent être dessinés avec
précision, et ne pas se démentir; il en faut au moins deux.
Il importe de plus, que ces caractères soient connus de la
plupart des lecteurs. Voilà pourquoi le fabuliste aime à in-
troduire sur la scène des animaux, parce que le caractère
d'une foule d'entre eux est généralement connu.
La scène, ou le lieu de l'action doit être dépeinte d'une
manière claire et intéressante.
- 2it4 -
La narration de la fable doit être :
1" Simple, éloignée de ce qui sent la recherche, l'affecta-
tion, l'effort et le travail; plus elle est naïve, plus elle plaît.
2" Concise. La concision est l'âme de la Fable, dit La Fon-
taine; donc, point de faits superflus, inutiles et étrangers,
point de redites.
3° Claire. La clarté résulte de la liaison qui existe entre le
récit et le sens moral.
4° Riante, gracieuse, poétique, dans les descriptions et les
tableaux.
Origine de l'Apologue.
On ne peut assigner avec précision l'époque qui vit naître
l'apologue. Il paraît être très-ancien, puisque nous le rencon-
trons déjà chez les Hébreux. On sait que Nathan reprocha à
David son crime sous l'emblème d'une belle allégorie (les
Rois, I, II, ch. xii). Joalham, par la fable des arbres qui vont
se choisir un roi et qui, après avoir essuyé le refus des plus
nobles de la forêt, s'adressent au buisson, reproche aux habi-
tants de Sicheni la folie qu'ils viennent de commettre, en élisant
Abimélech pour leur souverain (liv. des Juges, ch. IX): Joas,
roi d'Israël, répond aux messagers qu'Amasias, roi de Juda,
députa vers lui pour lui proposer la guerre^ par la fable sui-
vante : « Le chardon du Liban envoya vers le cèdre qui est au
» Liban, et lui fit dire : donnez votre fille en mariage à mon fils ;
» et les bêtes de la forêt du Liban passèrent, et loulèrent aux
» pieds le chardon. » (Les rois, I, IV, ch. xiv, v. 9). Cette fable
veut dire qu'Amasias est aussi impuissant, comparé à Joas, que
le chardon comparé au cèdre.
Esope instruisait presque en même temps par ses fables les
villes et les rois d'Asie; et, à Rome, Ménénius Agrippa ramena
le peuple révolté au devoir, par la fable des Membres révoltéft
contre V estomac (Tite-Live, II, 32). Mais déjà avant Esope,
Hésiode, sous l'emblème de la fable de VEpervier et du Rossigr^ol,
avait donné aux hommes le conseil de ne pas lutter inutilement
contre la force et la puissance [les Travaux et les journées, v. 200-
210). Le premier qui, chez les Romains, traita l'apologue comme
— 29» —
un genre de poésie, ayant ses règles particulières, fut Horace
Sa fable du Rat des champs et du Rat de ville (Sat. L. II, C) est
digne d'attention. Phèdre perfectionna la fable ésopique, en la
revêtant des charmes du sentiment et de la poésie.
Le penchant naturel de l'homme pour l'exemple, l'allégorie et
la parabole; la crainte de déplaire en révélant des vérités salu-
taires, mais pénibles à entendre ; le plaisir que procure la fable :
tout cela doit avoir beaucoup contril)ué à faire cultiver ce genre
de production. L'apologue est, à la vérité, un moyen d'instruire
agréable, facile, bref et sûr. L'homme aime les exemples et
tout ce qui est récit. La morale contenue dans la fable arrive
sans obstacle à son âme, le fait sur lequel elle repose et qui
paraît d'abord ne pas devoir se rapporter à lui, lui dérobe son
approbation et détruit pour un instant ses préjugés. Il se plaît
à voir agir des êtres pour lesquels il n'est prévenu ni en bonne
ni en mauvaise part ; il est attentif à leurs actions, il en tire
des conclusions justes, vraies, dont il n'a pas de suite soup-
çonné, mais dont il ne tardera pas de comprendre le rapport à
lui-même. Il finit par s'appliquer ces paroles d'Horace . Mutaio
nomine de te fabula narratur (Sat. L. I, s. 1, v. 69).
Fabulistes distingués tant anciens que modernes.
' Che: les Arabes : Lokman, de la tribu d'Ad, qui paraît avoir
vécu vers le temps de David, d'autres disent du temps d'Abra-
ham. On lui attribue diverses aventures singulières, fort ana-
logues à celles de l'Esope des Grecs. Plusieurs de ses fables se
retrouvent dans celles d'Esope. De savants orientalistes ont
même cru que les fables de Lokman sont fort récentes, et
qu'elles ne sont qu'une imitation de celles du fabuliste grec.
* Chez les indiens : Pilpay ou Bidpay, vizir d'un roi de l'Inde,
nommé Dabshelim, vécut à une époque inconnue; selon les uns»
2000 avant J.-C, selon d'autres, plusieurs siècles plus tard. Il
est l'Esope indien. Ses fables forment une espèce de roman
politique et moral, dont les principaux personnages allèguent
des apologues ou fables à l'appui des opinions qu'ils avancent,
et des conseils qu'ils donnent. Plusieurs de ces apologues ont
été mis en vers par La Fontaine. L'ouvrage, écrit primitivement
en sanscrit, fut traduit, au vie siècle, en langue perse (pehlvi),
puis en hébreu, d'où il fut traduit en latin et en français. Tout
— 296 —
le recueil se compose d'une introduction et de quatre livres,
renfermant 62 fables. Nous citons la
* Fable d'un Renard et d'une Poule.
Sire, poursuivit Damna, il y avait dans un bois un renard qui
cherchait de tous côtés de quoi manger. Il vit au pied d'un
arbre une poule qui grattait la terre; mais un tambour qui était
suspendu à cet arbre, faisait du bruit toutes les fois que les
branches agitées par le vent le touchaient. Le renard allait se
jeter sur la poule, lorsqu'il entendit le bruit du tambour. Ho!
ho ! dit-il en le regardant, ce corps doit avoir de la chair à pro-
portion de sa grandeur, et vaut mieux que la poule. En disant
cela, il monta dans l'arbre; et la poule, le voyant monter, s'en-
fuit. Il fit tous ses efforts pour déchirer le tambour. L'ayant
crevé, il fut fort surpris de n'y trouver qu'une simple peau.
Alors poussant des soupirs, il s'écria : Malheureux que je suis !
j'ai perdu un morceau délicat pour l'apparence d'un morceau
plus gros.
Chez les Grecs : Esope. Il vécut du temps de Crésus et de
Solon, 570 av. J.-C. Il a donné son nom au genre. Quelques
littérateurs ont douté si les fables qui sont parvenues jusqu'h
nous sous son nom, lui appartiennent réellement. Quoi qu'il
en soit, elles renferment de belles instructions, de sages
principes de politique et de philosophie, mis à la portée de
ses contemporains. Elles se rapportent, pour la plupart, aux
événements du temps où vivait le poète. Le style en est
simple et clair. On ne sait pas si elles furent d'abord écrites
en prose ou en vers.
* Babrius, auteur d'un recueil de fables en vers lambiques.
On n'en connaissait que quelques fragments épars dans les
anciens, lorsqu'on 1840, un savant de Macédoine, établi en
France, M. Minoïde Minas, fut envoyé en Grèce par le gouver-
nement, afin d'y chercher des manuscrits, et y déterra celui
des fables de Babfius, dans le couvent de sainte-Laure, au
mont Alhos. L'écrivain paraît avoir vécu entre le 2e et le
4e siècle. Son style semble déceler une époque de décadence
- 297 —
déjà avancée. Aussi simple que Plièdre, il le surpasse souvent
par son élégance exquise et par la finesse de son esprit délicat.
Il possède en outre la grâce et la variété de La Fontaine. Nous
citons sa fable des Oiseaux et du Choucas, qui est supérieure à
celle du Geai paré des plumes du Paon de La Fontaine.
* Les Oiseaux et le Choucas.
Un jour, Iris, brillante messagère du ciel, annonça aux oi-
seaux que, dans la demeure des dieux, on proposait un prix
pour la beauté.
Elle fut soudain entendue de tous ; et tous se trouvèrent pris
du désir des présents divins.
D'un rocher inaccessible aux chèvres ruisselait une source,
qui versait son eau transparente et doucement tempérée. Là
accourut toute la tribu des oiseaux; ils se lavaient le bec et les
pieds, secouaient les ailes, se peignaient le plumage. Vint
aussi à cette source un choucas, vieux fils de la corneille, qui
ajustant à son corps humecté une plume de chaque oiseau, se
trouva seul paré de couleurs très-variées, et, plus fier que
l'aigle, s'envola vers les dieux. Zeus était émerveillé et lui don~
nait la victoire, si l'hirondelle, en sa qualité d'athénienne, ne
l'eût convaincu d'imposture, en lui arrachant la première une
plume. Le choucas lui dit : « Ne va pas agir à mon égard en
sycophante. » Dès lors, se mirent à le lacérer et la tourterelle,
et la grive, et la pie, et la huppe, qui joue sur les tombeaux,
et le vautour, meurtrier des timides oiseaux, et tous les autres
pareillement; et l'on reconnut le choucas.
« Enfant, pare-toi de tes charmes naturels ; car, si tu brilles
■) d'un éclat emprunté, l'on t'en dépouillera. »
Chez les Romains : Phèdre (3S av. J.-C. — 44 ap. J.-C), natif
de Thrace, il vivait à Rome, où il était venu comme esclave
sous Tibère. Il a pris Esope pour son modèle. La simplicité, la
pureté, la clarté, la brièveté et l'élégance sont les qualités
caractéristiques de ses fables. Il n'y a pas un mot de trop, pas
un qui ne soit à sa place, pas un qui puisse être échangé
pour un meilleur. Ses vers, quoique travaillés avec un art infini,
sont extrêmement faciles, coulants, et ne trahissent pas le
moindre effort.
— 298 -
* Les cinq livres de Fables de Phèdre ne furent trouvés et im-
primés qu'en 1596, par Fr. Pitliou. On refuse à Phèdre le génie
de la fable : au lieu d'allier la finesse à la naïveté, il est tantôt fin
sans être naïf, tantôt naïf sans être fin. On ne trouve pas chez
lui l'observation intime des mœurs des animaux. Il n'y a aucun
trait fin sur leur allure extérieure, leurs habitudes ; ce sont des
interlocuteurs sous des noms de bêtes. Mais c'est par le style
qu'il attache : sévère, et pourtant facile ; travaillé, et pourtant
simple. Néanmoins, on lui reproche d'employer fréquemment
l'abstrait pour le concret : coHi longitudinem, etc. (NisardJ.
Cliez les Français : * On sait maintenant qu'on doit à Marie de
France (xiiF siècle) le premier recueil de fables que l'on con-
naisse en français, et qu'elle avait intitulé Ysopet (petit Esope).
Elles se font remarquer par une raison supérieure, un esprit
simple et naïf dans le récit, et par une justesse fine dans la
morale. La simplicité du style fait douter si La Fontaine n'a pas
plutôt imité Marie qu'Esope. Il lui est entièrement redevable,
ce semble, des sujets de la Femme noyée, du Renard et le Chat,
du Renard et le Pigeon, etc.
La Fontaine (1621-1695) occupe la première place parmi
les fabulistes modernes. Il égale toujours Phèdre, son mo-
dèle, le surpasse souvent, et n'a été jusqu'ici surpassé par
personne. Le naturel, la simplicité et surtout la naïveté, la
gaîté, une facilité et un goût exquis, une grande variété, une
versification harmonieuse et une grande vivacité dans le
dialogue, voilà ce qui caractérise les fables de La Fontaine.
Son style est toujours adapté aux choses : il est tantôt noble
(le Vieillard et les Jeunes hommes), tantôt piquant f/^s Animaux
malades de la peste), tantôt gracieux et riant (les Lapins),
tantôt touchant (les deux Amis), tantôt sublime (les Vautours),
toujours élégant et soigné, toujours harmonieux, toujours
inimitable. Presque chaque vers est devenu proverbe. Les
vieux poètes français et particulièrement Marot lui ont servi
de modèles pour le style. Nous ne citerons ici aucune de ses
fables ; elles sont entre les mains de tout le monde. Cepen-
— 2H9 —
dant, celles que nous venons d'indiquer méritent surtout
d'être lues, ainsi que les suivantes : le Chêne et le Roseau —
le Paysan du Danube — le Gland et la Citrouille — le Singe et
le Chat — le Coche et la Mouche — la Laitière et le Pot au
lait — le Chat, la Belette et le Lapin — le Hat qui s'est retiré
du monde — le Statuaire et la statue de Jupiter.
Jean La Fontaine, né à Château-Thierry, était fils d'un maître
des eaux et forêts. A l'âge de 20 ans, il entra au séminaire en
vue de la vie religieuse. Mais après un an, il en sortit pour se
lancer dans les plaisirs du monde. Il quitta la charge que son
père lui avait cédée, et se rendit à Paris (IGGO), oii il trouva de
puissants protecteurs, entre autres le surintendant Fouquet,
dont la disgrâce fut l'occasion du premier chef-d'œuvre de sa
plume : Elégie aux nymphes de ï'awa:('1662). Le prince de Condé,
le duc de Bourgogne, Henriette d'Angleterre, le favorisèrent ;
Racine et Molière étaient de ses amis; mais il n'obtint jamais
les faveurs de Louis XIV. Ses fables virent le jour en 1668,
1678 et 1694. 11 fut reçu à l'académie, en 1684. Pendant vingt
ans, il trouva un refuge auprès de Mme de La Sablière, et c'est
là qu'il composa la plupart de ses fables. Après la mort de sa
bienfaitrice, le vieillard fut accueilli par M'"e d'Hervart. C'est
chez elle que, touché de repentir, il revêtit le cilice qui ne le
quitta plus. On vit alors La Fontaine, pleurant en pleine acadé-
mie sur la licence de quelques-uns de ses écrits, se condamner
pour le reste de ses jours aux exercices de la plus austère
piété. Il mourut deux ans après. On raconte que la garde qui
le soignait dans sa dernière maladie, disait à son confesseur,
l'abbé de Pouget : « Hé ! ne le tourmentez pas tant ; il est plus
bête que méchant. Monsieur, Dieu n'aura jamais le courage de
le damner. » (Sainte-Beuve] .
La Motte-Houdart (1672-1731) est de beaucoup inférieur au
précédent; il a de l'esprit et de l'imagination, mais il est loin
d'être aussi simple qu'Esope, aussi élégant que- Phèdre, aussi
naïf que La Fontaine. La moralité est ordinairement aisée et
bien déduite. Voici un exemple :
— ÔOO -
La Pie.
Un traitant avait un commis.
Le commis un valet, le valet une pie.
Quoique de la rapine ils fussent tous amis,
Des quatre, l'animal était la moins harpie :
Le financier en chef volait le souverain ;
Le commis en second volait l'homme d'afTaire ;
Le valet grapillait : il eût voulu mieux faire ;
Et des gains du valet Margot faisait sa main.
C'est ainsi que toute la vie
N'est qu'un cercle de voler ie.
Le valet donc à son petit magot
Trouvait toujours quelque mécompte.
'< Qu'est-ce, dit-il, quel est le coquin qui m'affronte?
Dans mon taudis, il n'entre que Margot. »
A tout hasard, il vous l'épie
Et la prend bientôt sur le fait :
Il voit notre galante pie,
Du coin de l'œil faisant le guet,
Prendre à son bec la pièce de monnaie,
Et puis dans le grenier courant cacher sa proie.
C'était là que Margot avait son coffre-fort,
Amassant sans jouir : bien d'autres ont ce tort.
« Oh çà, dit le valet en surprenant sa belle.
Je te tiens donc et mon argent aussi.
Voyez la gentille femelle !
J'en suis d'avis, on volera pour elle :
Elle en aurait le gain, j'en aurais le souci. »
Il prononce, h ces mots, la sentence mortelle.
Margot, à sa façon, se jette à ses genoux.
<( Grâce, lui cria-t-elle, un peu plus d'indulgence :
Au fond, je n'ai rien fait que vous ne fassiez tous ;
Ou par justice, ou par clémence,
Donnez-moi le pardon qu'il vous faudrait pour vous. »
Ce caquet était raisonnable;
Mais le valet inexorable
Lui coupe la parole et lui tord le gosier.
Le plus faible, c'est l'ordre, est puni le premier.
— SOI -
* //. iîic/iC)' (1685-1748) a publié d'abord une traduction en vers
des Eglogues de Virgile et des Héroides d'Ovide,' deux tragédies,
Sabinus et Coriolan, douze livres de fables, des cantates et
d'autres poésies fugitives. Les fables sont estimées. Elles se
distinguent par la naïveté et la douceur.
Florian (1755-1794), * est sans contredit le second des
fabulistes français. Il y a cependant de La Fontaine h. lui la
même distance que de Molière à Marivaux. Ses fables plaisent
surtout par le gracieux et le joli. Mais le fabuliste est parfois
trop philosophe, il montre trop desprit, il est trop étudié,
trop recherché, et la moralité est presque toujours épi-
grammatique.
* J.-B. Claris chevalier de Florian, né au château de Florian,
dans les Cévennes, fut de bonne heure accueilli par Voltaire,
auquel sa famille était alliée. D'abord page du duc de Pen-
thièvre, il servit ensuite dans les dragons, puis revint se fixer
à Anet, auprès du duc, son bienfaiteur. C'est là qu'il composa
la plupart de ses poésies. On a de lui des nouvelles, des pasto-
rales, des romans en prose, des comédies, dont Arlequin est le
héros, des fables et une traduction fort libre de Don Quichotte.
En 1788, il fut reçu à l'académie, et incarcéré pendant la révo-
lution, en 1793. Il mourut l'année suivante à Sceaux, âgé de
38 ans. Nous citons sa fable de
L'ANE ET LA FLUTE.
Les sots sont un peuple nombreux,
Trouvant toutes choses faciles :
Il faut le leur passer souvent ils sont heureux ;
Grand motif de se croire habiles!
Un âne, en broutant ses chardons,
Regardait un pasteur jouant, sous le feuillage,
D'une flûte dont les doux sons
Attiraient et charmaient les bergers du bocage.
Cet âne mécontent disait : ce monde est fou !
Les voilà tous, bouche béante,
Admirant un grand sot qui sue et se tourmente
A souffler dans un petit trou.
— 302 —
C'est par de tels efforts qu'on parvient à leur plaire;
Tandis que moi... Suffit... Allons-nous-en d'ici,
Car je me sens trop en colère.
Notre àne, en raisonnant ainsi,
Avance quelques pas, lorsque sur la fougère,
Une flûte, oubliée en ces champêtres lieux
Par quelque pasteur amoureux,
Se trouve sous ses pieds. Notre âne se redresse ;
Sur elle, de côté fixe ses deux gros yeux ;
Une oreille en avant, lentement il se baisse,
Applique son naseau sur le pauvre instrument.
Et souffle tant qu'il peut. 0 hasard incroyable !
Il en sort un son agréable.
L'âne se croit un grand talent
Et, tout joyeux, s'écrie, en faisant la culbute :
Eh ! je joue aussi de la flûte.
* Voyez plus loin ce même sujet traité par un fabuliste espa-
gnol.
Remarque.
* La fable dans la poésie moderne, a cessé d'être un petit
drame pour devenir un simple dialogue. De plus, les fabulistes
modernes veulent tous avoir des idées nouvelles et inventer le
sujet de leurs fables. C'est là un grand écueil, dit Saint-Marc
Girardin.
* Le Bailhj {[lôG-\S32), surtout connu par ses fables. Il a plus
d'abandon que Florian, mais moins d'élégance. Quelques-unes
de ses fables sont d'une longueur excessive. Voyez, dans les
Leçons de llUérature, le Chameau et le Bossu, l'Aigle et le Serpent.
On a encore de lui des opéras, des poésies fugitives, de petits
poèmes, entre autres le Gouvernement des animaux ou VOurs
réformateur.
* Ant. Arnault (1760-1835), de l'Institut, pubha, en 1812, un
recueil de Fables piquantes et agréables dont il a inventé tous
les sujets, h un seul près, mais dont quelques-unes ont trop le
ton de la satire. Une des meilleures est
* Le Chien et le Chat.
Pataud jouait avec Raton,
Mais sans gronder, sans mordre, en camarade, en frère.
— 303 —
Les chiens sont bonnes gens; mais les clials, nous dit-on,
Sont justement tout le contraire.
Aussi, bien qu'il jurAt toujours
D'avoir fait patte de velours,
Katon, et ce n'est pas une histoire apocrypiie,
Dans la peau d'un ami, comme fait maint plaisant.
Enfonçait, tout en s'amusant,
Tantôt la dent, tantôt la griffe.
Pareil jeu dut cesser bientôt :
« Eh quoi ! Pataud, tu fais la m.ine !
Ne suis-je pas ton bon ami?
— Prends un nom qui convienne à ton humeur maligne.
Raton, ne sois rien à demi.
J'aime mieux un franc ennemi
Qu'un bon ami qui m'égratigne. »
* Laurent de Jussieu, né en 1792, auteur du célèbre roman
Simon de Nantua, a publié un joli l'ecueil de Fables et contes en
uers (1829 et 1844). Il vise surtout à moraliser les enfants et le
peuple. De là, ce ton doux, expansif, simple et touchant d'un
père qui parle à ses enfants.
J.-P.-G. Viennet, né en 1777, de l'académie, et dont nous par-
lerons plus loin, a publié un recueil de Fables (1855) fort estimé.
Néanmoins, on peut dire que ce sont plutôt des allégories sati-
riques que des apologues. La plupart ont des intentions poli-
tiques, et forment le digne pendant des anciennes épitres de
l'auteur. Elles n'ont ni la simplicité, ni la bonhommie, ni le
naturel des fables de La Fontaine. Nous citons
* L'Essieu mal graissé.
D'une voiture de roulage
L'essieu criait, et ses cris incessants
Agaçaient les nerfs des passants ;
Et tous les chiens du voisinage
Répondaient par des cris encor plus agaçants.
Vous savez bien que c'est l'usage
Des animaux jappants et même des parlants.
Un charron, dont la route effleurait la boutique,
Et qu'ennuyait celte musique,
Prit un pot de vieux oing, arrêta le roulier.
, — 50i —
Graissa l'essieu qui faisait ce tapage;
Et l'essieu, cessant de crier,
Poursuivit en paix son voyage.
^ Que de criards devant moi sont passés,
Qu'un peu de graisse aurait fait taire!
Mais le pays n'en produit pas assez ;
Et la paix y serait trop chère.
■ Ginguené (1748-181G). Ses fables, pleines d'esprit et de plii-
losophie, sont surtout imités de l'italien. Nous citons
* Le Coche.
Au bruit d'une quadruple roue
Qui s'avance ! Quelle rumeur !
Quels flots de poussière et de boue !
Gare, gare! c'est Monseigneur!
Toujours roulant le char approche,
Les fouets l'annoncent en claquant.
Il paraît enfin : c'est un coche
A douze places, mais vacant.
Vides d'esprit et de courage,
Sur la terre combien de grands
Ressemblent à cet équipage!
Bruit au dehors, et rien dedans.
' Lachambeaudie (1807-1872). Au lieu de peindre des vices
individuels, il s'attaque de préférence aux préjugés sociaux.
* Marquis de Fondras (1810-1872) qui dans l'espace d'un an
publia jusqu'à trente volumes, débuta par des fables (1839). Le
style en est clair et élégant, la moralité souvent fort élevée.
' Louis Tremblay (1) auteur de VEsope chrétien, qui par son
but religieux, entre dans le cadre de l'apologue ancien. 11 lui
manque le don du style.
* Léon Halévy (1802) dont les deux recueils de fables furent
couronnés (1844, 185G) peut-être pour leurs tendances poli-
tiques.
* Louis Ratisbonne (1827), neveu du célèbre juif converti Al-
phonse Ratisbonne, publia ses fables sous le titre de Comédie
(U * Le Baron de Râtelles Tramblay, A. P. (1745-1S19), allié à des descendants de
La Fontaine, publia, à ce titre, des fables entièrement oubliées.
- 305 -
enfutiliiic. Elles ne sont pas toujours à la portée du jeune Age.
Exemple :
■ Attetids-moi !
« Ma sœur, ne t'en va pas si viu-.
S'écriait Louise : attends-moi !
— Oui, mais alors dépêche-toi,
Si tu veux que j'attende, arrive tout de suite. "
De cette façon-Ui je sais beaucoup de gens.
Petits et grands, fort obligeants.
Yoici quelle est leur théorie :
Sans frais aucuns faire le bien.
Je vous obligerai : seulement je vous prie
Ne m'obligez à rien.
* Charles Royer (1803-1876). Ses fables (18G3)ont le mérite de
s'adresser à tout le monde. Poète distingué il sait conter avec
élégancejet naturel, avec naïveté sans platitude. Dans sa pre-
mière [fable, la Cigale et la Fourmi, il prend le contre-pied de
La Fontaine. La morale est toujours heureusement tirée du
sujet. Ainsi dans la Colombe et le Paon :
A quelqu'un désirez-vous plaire .'
Vantez en lui la qualité
Dont le ciel ne la pas doté :
H vous permettra de vous taire
Sur son mérite incontesté.
El dans les deux Chats :
Le plaisir de causer paraîtrait monotone,
Si l'on ne se croyait permis
De dire ù, tout propos du bien de sa personne,
Et, pour changer un peu, du mal de ses amis.
* De Mongis. Ses fables respirent l'amour du beau, du bon el
de rhonnête. On y reconnaît le cœur et l'esprit de Ihomme
initié aux saintes joies de la famille.
* Boiirguin. Il a le mérite d'une versification facile et d'une
morale très-sage.
* Anatole de Ségiir (1831) a publié en 1848 un recueil de
Fahles médiocres.
20
_ ÔOfi —
* Chez les Belges : le baron de Stassart, né à ]\Ialines (1780-
1855) débuta dans la carrière des lettres par un Recueil d'idylles
en prose (1800). Il est surtout connu par un volume de Fables,
qui ont obtenu un grand succès de complaisance. Elles ont
généralement une tendance politique ou philosophique contraire
à la naïve simplicité de la fable. On a encore de lui quelques
épîtres en vers, deux élégies, des imitations d'odes d'Horace,
des contes, des chansons, des épigrammes, etc. Voyez, dans
les Leçons de littérature, le Trône de neige.
* Frédéric de Rouveroy, né à Liège (1771-1850) a laissé un
recueil de Fables (en '2 vol.) qui n'est pas sans mérite. Cepen-
dant, on y chercherait en vain une de ces fables modèles,
comme La Fontaine en offre un si grand nombre. Celle qui
passe pour son chef-d'œuvre, l'Ecureuil et le Pœnard, approche
plus du genre de Florian. Elle est peut-être trop brillante de
poésie; mais aussi, elle se prête admirablement à la déclama-
tion. La voici :
L'Ecureuil et le Renard.
Au haut d'un chêne, un écureil,
Jeune, éveillé, plein de souplesse,
Se balançait avec adresse.
Un renard le guettait de l'œil ;
Mais, le lorgner toujours n'était pas son atïaire.
Le papelard, en tapinois,
S'approche et dit, adoucissant sa voix :
« Ah ! cher enfant, ce que tu viens de faire
Prouve une extrême agilité !
Non, les oiseaux n'ont pas cette légèreté ;
Ils voltigent moins bien ; crois-moi, tu les effaces ;
Aux vrais talents, tu joins toutes les grâces,
Et, du fond de mon cœur, je t'en fais compliment.
Il ne te manque assurément
Pour te rendre immortel, que de franchir l'espace
Qui sépare Ion chêne altier
De cet élégant peuplier.
Va, livre-toi sans crainte à ta sublime audace,
Et partout, de ce pas, je cours la publier. »
La louange est souvent perfide.
On ne peut trop s'en défier.
- 307 —
L'écureuil y lui pris. D'un regard intrépide
Mesurant l'intervalle, il cherche un point d'appui;
La queue épanouie, un moment il balance,
Rassemble ses efforts et, bientôt, il s'élance ;
Le voilà dans les airs ! Déjà l'espace a fui.
Mais, sur la branche llexible.
S'arrêter est impossible,
Et le but qu'il atteint se dérobe sous lui;
De chute en chute, il tombe sur la terre.
Maître renard accourt et lui dit : « Mon ami,
Tu n'es donc adroit qu'à demi?
J'en suis vraiment fâché, car j'ai connu ton père ;
C'était un égrillard bien plus rusé que toi ;
Il n'eût pas sauté, par ma foi !...
'Viens, cher enfant, de ma patte mignonne,
Que je caresse un peu ta gentille personne ;
Lève les yeux, regarde-moi.
Eh ! mais, comme il est gras ! à peine je le touche.
L'eau déjà m'en vient à la bouche ;
En vérité, c'est un morceau de roi ! »
Un léger bruit se fait entendre,
Le renard écoute un moment,
Tourne la tête... et, lestement,
L'autre s'échappe sans attendre
L'événement.
11 vole, il est déjà presque au sommet du chêne.
Là bien en sûreté, sur son derrière assis :
« Seigneur renard, dit-il, ayant repris haleine.
Grand merci de vos bons avis ;
Vous ne vous plaindrez pas, j'espère,
A l'avenir, par moi, de les voir mal suivis.
Que n'ai-je à vous donner un conseil salutaire.
Dont vous puissiez un jour vous trouver aussi bien !
Je n'ai pas connu votre père ;
Mais s'il avait tenu le mien..,,
Il l'eût croqué, je crois ; car c'était un compère
Dans la forêt très-respecté.
Je me souviens qu'on m'en a raconté
Le trait suivant, notez-le, je vous prie :
— ÔOM -
C'est qu'il ne jugea, de sa vie,
De la bonté d'un mets, s'il n'en avait tàk'-. >•
l^oreille basse et la mine allongée,
Vous eussiez vu notre pileux renar'l,
Furtivement, se glisser à l'écart,
De la leçon entre eux deux échangée,
Pour tout butin, n'emportant que sa part.
■ J.-M.-C. Mariquc a publié, à Namur (1872), un recueil de
fablea, dont on loue la correction, la précision et la sobriété. Si
quelques endroits manquent de relief ou de naturel, la plupart
de ces fables se font remarquer par la vivacité du dialogue, la
rapidité du récit et l'originalité de l'invention. Toutes se dis-
tinguent par la clarté.
* Remacle Maréchal (1796- 1871) natif d'Ans lez Liège, appari-
teur à l'Université de Liège, publia en 1862, un recueil intitulé :
Fables et Apologues, qui rappelle parfois le bon sens, la naïveté
et les charmes de La Fontaine. Avec cette bonhomie qui con-
vient si bien à la fable, il traite des sujets pour la plupart ori-
ginaux et dénotant une rare finesse d'observation. La moralité
de ses apologues se ressent de ses fortes convictions reli-
gieuses. Ainsi dans sa fable du Papillon délivre, il s'écrie :
« Seigneur, ainsi tu vois se débattre mon âme...
» Quand donc aussi viendra le soleil de sa flamme
» Sécher le flot dormant qui la captive au sol ?
» Hélas, quand aussi pourra-t-elle
y> Déployer joyeuse son aile,
» Et vers ta splendeur élernellle,
» Libre à jamais, prendre son volV "
Les Néerlandais n'ont guère de fables originales ; ils n'ojit que
des traductions de fables étrangères, comme de Gellert et de
La Fontaine (1). Les fables de celui-ci ont été traduites en
(1; '■ Le vieux poète Maerlant parle d'une traduction d'Esope en vers flamands
Die men Esopus liiet bl naine
Die lievet Calfstaf ende Noydekyn
Gliediclit in rime scone ende fyn.
Il existe eu eflet un Esopet flamand du XIIP siècle composé ite 6" fables. Nous citons
* De Wolfon het Lara.
Een wolf ende . i . lam goedertieren
Quameu drinken tere rivieren ;
— 50i) —
lioUandais par Xoms: trAmslerdam (1738-1803); mais Nom;?/-
est resté infiniment au-dessous de son original ; sa traduction
n'a ni le naturel, ni la naïveté, ni l'aisance des fables de La
Fontaine : elle est dure et sèche. * Auteur de 50 drames, de
nombreuses satires et nouvelles, il mourut oublié à l'hôpital de
sa ville natale. — Celui qui a le mieux réussi ii traduire le fabu-
liste français, c'est M. le chanoine Coninckx, né à Saint-ïrond
(1750-1839). Sa traduction est facile, simple, naïve et spirituelle.
<.)n croit lire La Fonlaine lui-même. Nous cilons, le Loup rt le
Cheval.
De Wolf en het Peerd.
Als t koud saizoen nu was voorby,
En dat een zoeter lucht aen velden, bosch en wei
Een schooner aenzien had gegeven,
En aile dieren deed herleven,
Zag zelvcr Wolf op 't groen alleen een moedig Paerd.
fl 0 ! riep hy uit met groot verlangen,
» Een fraei sluk wild voor die 't kon vangen !
» 0, dat ge een lam of liamel waert,
) Ik zweer u, gij zoudt haest aen 't spit te mynent hangen.
1) Nu moet ik door bedrog en list
■) U krygen. » Zoo gedaen : hy is met lange schreden
Naer 't peerd dat hem beziet, ernsthaftig toegetreden :
ily noemt zich een doktoor die veel geheimen wist,
En al de kruiden kent die wassen in dees weijen,
Si ghinghen drinken in . ii . steden :
Die ^volf drank boven, dlain beneden.
Doe seide die wolf : " Du bewulst mi al
Dwater, dat ic drinken sal. «
■ Ay, hère ! sprac dlani, " wat segdi ?
Dwater comt van u te mi. «
— " Ja, seide de wolf : " vloecslu mi top< ■•
Diam antworde : •> Herei in doe. ^
— .' Du doest, 'I sprao lii ; " dus dede dijn vadi r
Wilen eer, ende dijn Klieslaclite aJgader. •<
Dlam sprac : y In was doe niet gheboren,
l'wi soudicker af hebben toren ? »
— " Noch, " seide die wolf; -^ horic di sprcki-n «
le wane wel, ic saels mi wreken. «^
Die sloech te sticken ende swert.
Dlam Dochtan hads niet verboert.
Dus vint . i . quaet man occasoen,
Als hi den goeden quaet wille doen.
- 510 -
En dat hy, zonder zich te vleijtii,
De Peerdenziekten hoe genaemd,
(Daervoor is liy alom befaemd)
In Nveinig dagen kan genezen.
Indien zyn Excellentz, graef Peerd, zoo goed wil wezer.
Van hem zyn kwael te leggen uit,
Hy, Wolf, zou gratis dan liem zeggen door wat kruid
Die pyn te lielpen zy : ^vanl hem hier zoo te ontmoeteu
AUeen en zonder-toom, moet, volgens Ilippocraet,
Een teeken zyn van eenig kwaed.
« Ja, zei het Peerd hierop, 'k helj achter aen myn voeten
Een klein gezwel, dat doet my pyn. »
— « Myn zoon, sprak meester Wolf, dat zijn precies de deelen
Waermê gy moet voorzigtig zyn.
» Ik hebbe de eer gehad van 's Keizers peerd te heelen.
» 'k Heb ook 't patent van chirurgyn. •»
Wolf zocht maer hoe hy best het oogenblik zou vinden
Om zynen ki'anke te verslinden.
Het Peerd wordt dit gewaer, en geeft hem zoo een slag
Dat heel zyn kinnebak vol bloed in duigen lag.
(( Het is myn schuld, zei Wolf, ik ben niet te beklagen ;
» Een ieder volge zyn talent.
» Gy durft van drogen hier en chirurgie gewagen.
» Gy die als vilders knecht zyt overal bekend. »
* L'abbé Couinckxa. publié encore une Paraphrase des Psaumes
en vers flamands, un poème français sur les Quatre Saisons, et
un recueil de Poésies morales en français, en flamand et en latin.
Le poète avait plus de 88 ans, quand il composa ce dernier
ouvrage, et dans un âge si avancé, l'aimable vieillard avait con-
servé tout son jugement, toute sa raison, et cette aimable gaîtê
que donne le témoignage d'une vie passée chrétiennement.
* P.-J. Renier, mort à Anvers (1850), a publié également une
traduction en vers flamands des Fables de La Fontaine et de
quelques autres fabulistes (Courtrai 1843). L'auteur imite plu-
tôt qu'il ne traduit; et quelques-unes de ces fables sont entiè-
rement de la création du poète belge. Ce livre est devenu
classique dans plusieurs établissements, ce qui en fait le plus
bel éloge.
* J.-B.De Corte, chanoine, a publié, en 18G1, un petit recueil
— 5H —
de Fables, dont la plupart sont d'heureuses imitations du fal.u-
liste français.
Citez les AïlcmmnJs, les principaux fabulistes sont :
Hagcdorn (1708-1754). Quoique le plus souvent imitées des
anciens, ses fables sont néanmoins originales et se ressentent
du philosophe et du critique. Le style en est simple, correct et
harmonieux, mais parfois trop diffus.
Cellert (1715-1709). Ses fables se distinguent par une extrême
facilite, une grande délicatesse de pensée, un style expressif et
correct. Quelquefois il tombe dans l'affectation et il délaye trop
la morale. La plupart de ses fables ont été traduites en français.
Lichtivev (1719-1783). Le svijet de ses failles est en général
bien inventé et bien conduit. Une rare facilité, un agréable
badinage et une versification coulante caractérisent ses apo-
logues. 11 sait relever les choses les plus communes par des
applications et des tours ingénieux. Quelques-unes de ses
fables sont trop longues, d'autres, trop recherchées ; dans
d'autres, la morale est trop abstraite.
Lessing (1729-1788). On ne trouve point dans ses fables celte
gaîté, ni ces pointes heureuses qu'on remarque dans celles de
Gellert et de Lichtwer; mais elles se recommandent par la
brièveté, la simplicité et la force du style.
Les Chats et le Maître de la maison, de Lichtwer.
Hommes et animaux étaient ensevelis dans le sommeil; le
garde fidèle du logis observait lui-même un silence profond,
quand des toits voisins descendit une troupe de visiteurs à la
queue ondoyante.
Dans l'antichambre d'un richard, ils entonnèrent leurs chan-
sons, chansons capables d'amollir les pierres et de faire enrager
les humains.
Le chef de la bande, beau-père de Rodilard, battait la mesure
avec une justesse admirable, et deux matous décrépis se dé-
menaient en l'accompagnant.
Bientôt, tous les chats se mettent à danser; ils font un bruit,
un vacarme qui ébranle la maison : ils sifflent, ils miaulent, ils
grondent, ils se déchirent h coups de griffes, au point d'éveiller
le maître du logis.
Celui-ci, armé d'un bâton, fait le tour de la chambre au
— 31-2 —
milieu de l'obscurilé; il lance des coups à droite el à gauclic,
il brise le miroir, il renverse une douzaine de tasses ;
Il trébuche contre des éclats de bois, il tombe; dans sa chute,
il entraîne l'horloge et se casse toutes les dents. Un :cle aveugle
n'est bon qu'à miire.
J.-G. Willcmoiv {llSo-illl), P/e/feî (1736-1 809) et Gleim {Il 19-
1803) ont écrit des fables qui révèlent du talent et de la
facilité.
' Chez les Italiens, il n'y a pas de fabuliste fort distingué. Le
Dante composa un seul apologue; après lui, on cite Alberti,
Verdi Zolti, qui en publia une centaine (1570), Pavesi, le P. Ro-
herti, jésuite, et l'abbé Passeroni. Il est à remarquer que devix
écrivains, Pignotti (1739-1812) et Casti (1721-1803), ont fait de
la fable une sorte d'épopée, ou d'allégorie satirique en plusieurs
chants. Ainsi, ce dernier a publié sous le titre de Animali par-
lanti, les anirnaux parlants, une critique mordante du gouverne-
ment. Disciple de Voltaire, il a été traduit en vers français par
Andrieux.
* Chez les Espagnols : Samaniego (1742-1806) et Tomas de
Y)'m)'<e (1740-1793) méritent seuls d'être cités. Ce dernier en-
treprit, dans ses Fables littéraires, de chercher dans les mœurs
des animaux de quoi mettre en action des vérités littéraires.
Et il a réussi. Ainsi, le singe qui montre la lanterne magique,
est la critique des auteurs emphatiques et obscurs; le chien de
tournebroche, est à l'adresse de ceux qui oublient le précepte
d'Horace : qnid valeant humeri.
Une exécution irréprochable, et une grande originalité placent
cet auteur parmi les meilleurs fabulistes. Florian lui doit plu-
sieurs de ses sujets les plus heureux. Nous citons :
* VAne joueur de Jlâte.
^la muse, peu discrète, Il y vit une flûte.
Veut rimer bien ou mal Qu'en regagnant sa hutte
Un conte original, Un berger, l'autre soir,
Qui lui revient en tète Avait là laissé choir
Par hasard. Par hasard.
Sur l'herbe d'un grand pré, L'àne s'approche et flaire
Voisin de mon village, Au bec de l'instrument;
Un baudet du bel âge Puis, ne sachant qu'en faire,
S'était un peu vautré II le laisse, en soullant
Par hasard. Par hasard.
— 513 —
Coiame de la pécore S'ils nous avaient ouïs
L'haleine en plein donna Par hasard ! »
Dans le tuyau sonore, ^, ^
La nùte résonna ^e faut qu'on s émerveille,
Par hasard. ^'' ^^"^ '"^'S^^ ^^ ^^"^ ^^'^>
Un àne à courte oreille
( Quels sons ! dit la bourrique ; Fait un heureux écart,
Quels maîtres de musique Par hasard.
N'en seraient ébahis,
{Traduclion de François Sohiratz.J
' L'Ours, le Porc et le Singe.
Un ours qu'un Savoyard dressait
Pour vivre de cette entreprise,
Sur ses deux pattes repassait
Sa leçon, pas trop bien apprise.
r.ependant le lourd animal
Dit au singe avec suffisance :
' Comment trouves-tu que je danse?
— Mon ami, lu danses trés-mal.
— Je crois que tu me fais injure ;
Piegardes-y bien : mon défaut
I£st-il de manquer de tournure?
N'ai-je pas l'aplomb qu'il me faut? »
Se trouvant alors sur la voie,
Un porc cria : « Bravo! parfait!
II est impossible qu'on voie
Un danseur plus leste et mieux fait. >
La louange était un peu forte ;
L'ours fit ses comptes à part soi,
Kt, modeste, de bonne foi,
On dit qu'il parla de la sorte :
< Le singe tout seul me blâmant,
Je doutais encor, je l'avoue ;
Mais, puisque le cochon me loue.
Je dois danser horriblement. »
Amis auteurs, en conscience,
Je vous dois un conseil à tous :
Le goût siffle-t-il? patience;
Sottise applaudit? pendez-vous.
[Traduction de Don Maria MaanjJ.
— 514 —
ARTICLE SIXIEME.
L'allégorie.
L" Allégorie (xllo et àyopzûcù), prise dans un sens très-large,
consiste à désigner un objet par un autre qui lui ressemble à
plusieurs égards. C'est une gaze légère qui enveloppe l'objet
dont on parle, sans le dérober entièrement aux yeux ; c'est
une glace transparente, à travers laquelle on aperçoit aisé-
ment l'objet dont il s'agit; c'est un déguisement dont l'élé-
gance laisse encore distinguer la taille, la démarche, le
maintien, les grâces, et deviner la personne.
11 y a des Allégories historiques, philosophiques, oratoires et
poétiques. Nous ne parlerons que de celles-ci.
L'Allégorie poétique est le récit poétique d'une action qui a
une grande ressemblance avec une autre que le poète a prin-
cipalement en vue de faire connaître. C'est donc une suite de
métaphores (1), ou un discours qui présente un double sens :
l'un est le sens littéral, l'autre est le sens figuré. Le poète
laisse au lecteur le plaisir de les comparer et de découvrir
leurs ressemblances.
Les acteurs qui prennent part à l'action, sont ou des êtres
animés (hommes, animaux), ou des personnages allégoriques.
Qualités de l'Allégorie.
1" Une grande ressemblance entre l'objet désigné dans le
sens littéral, et celui qu'on a en vue dans le sens métapho-
rique. Cette ressemblance doit s'étendre au plus de circon-
stances possible.
'^"Vne grande clarté, de manière que, sans effort, on puisse
saisir la ressemblance des deux objets dont l'un sert d'image
à l'autre.
(IJ i\)j.TtyOC)iy.'J fat-it comiuua'.a metaoliora. (QiiNor. L. VIII, c. 6j.
— 51 ^ —
>V' Des images élégantes et agréables, le but de l'allégorie
n'étant pas seulement de développer une idée avec plus de
clarté, mais encore de l'embellir et de lui donner plus d'éclat.
4" Se garder de pousser l'allégorie trop loin, jusque dans
les détails les plus minutieux. On tomberait dans un jeu de
mots, une alTectation et une puérilité ridicules.
Les anciens ont appelé le corps de riionimc im peiil monde
(Microscomos). L'Allégorie est juste; mais celui qui voudrait
poursuivre cette allégorie jusque dans les plus petits détails ;
donner à ce petit monde ses planètes, ses montagnes, ses val-
lons, ses habitants, etc., tomberait dans le ridicule. C'est ainsi
qu'on pourrait gâter entièrement lexcellente allégorie de Pla-
ton, par laquelle il compare les passions à des coursiers traî-
nant un char, et la raison au conducteur. Ce serait, en efïet,
absurde de vouloir y retrouver le timon, les roues du char, le
fouet, etc. Il faut donc être attendif à ne pas toucher du tout,
ou à ne toucher que fort superficiellement aux qualités de
l'image qui n'ont point leur semblable dans l'objet naturel.
5° Eviter de mêler aux expressions allégoriques ou figu-
rées des expressions propres, et ne jamais passer de l'image
à l'objet désigné, ni désigner ce dernier sous plusieurs
images disparates (1).
6° Enfin, il ne faut pas prodiguer l'allégorie : on devien-
drait ennuyeux et fatigant.
Comme sources de l'Allégorie, on peut assigner : a) la nature
animée et inanimée : le monde visible et corporel est ordinai-
rement une image du monde invisible et intellectuel; b) les
mœurs, les usages, les occupations d'un peuple; c) l'histoire
sacrée et profane; d) les arts et les sciences.
L'Allégorie a la même origine que la fable : le besoin, — le
défaut d'expressions, pour rendre surtout les idées générales
et abstraites, — la prudence et la délicatesse, quand il s'agit,
p. ex., de distribuer le blâme et les éloges, — la facilité d'in-
(1 •• Le diar Ue TÉtai navigue sur un volcan. •■ {PriHUiomnii').
. _ 3I() —
slruire, — enfin la passion el le senllmenl, voilà d'où naissent
ordinairement les allégories.
L'Ecriture sainte renferme plusieurs allégories très-intéres-
santes ; l'-2<^ chap. de l'Ecclésiaste, où Salomon trace le tableau
de la vieillesse; — Ps. 80, v. 9-16, et Isaïe V, où le peuple
d'Israël est présenté sous la figure d'une vigne que Dieu a
transplantée de l'Egypte dans la terre de Ghanaan ; — 15e chap.
d'Ezéchiel, où les habitants de Jérusalem sont représentés
sous la figure du bois de la vigne qui n'est bon qu'à brûler; et
celle du 19e chap., qui représente les princes de Juda sous le
symbole de deux lionceaux, et la désolation de Jérusalem sous
celui d'une vigne. Nous transcrirons ici l'allégorie d'Isaïe :
La Vigne.
a Mon bien-aimé avait une vigne plantée sur un lieu élevé,
gras et fertile.
» Il l'environna d'une haie ; il en ôta les pierres, et la planta
d'une espèce choisie; il bâtit une tour au milieu et il fit un
pressoir. Il s'attendait qu'elle porterait de bons fruits, et elle
n'en a porté que de sauvages.
» Maintenant donc vous, habitants de Jérusalem, et vous,
hommes de Juda, soyez les juges entre moi et ma vigne.
» Qu'ai-je dû faire de plus à ma vigne que je n'ai point fait?
Ai-je eu tort d'attendre qu'elle portât de bons raisins, au lieu
qu'elle n'en a produit que de mauvais?
» Mais je vous montrerai maintenant ce que je vais faire à
ma vigne. J'en arracherai la haie, et elle sera exposée au pil-
lage. Je détruirai sa muraille, et elle sera foulée aux pieds.
» Je la rendrai toute déserte ; elle ne sera point taillée ni
labourée : les ronces et les épines la couvriront, et je comman-
derai aux nuées de ne plus pleuvoir sur elle.
» La vigne du Seigneur des armées, c'est la maison d'Israël ;
et les hommes de Juda étaient le plant, auquel il prenait ses
délices. J'ai attendu qu'ils fissent des actions justes, et je ne
vois qu'iniquité; et qu'ils portassent des fruits de justice, et ils
n'excitent que des plaintes. »
Plusieurs poètes anciens et modernes ont cultivé ce genre
avec succès ; entre autres, Claudien : Carmen de nuptiis Honorii
et Mariœ ; — Pétrarque : de la Chasteté, de la Mort, de la Renom-
517 -
mce, du Temps, de hi Divinité; — Mclustasc : le chemin de la gloire:
— J.-B. Rousseau : laMorosophic, Minerve, la Vérité ; — Voltaire:
le Temple du goût ; — Boileau : le Lutrin (passim); — M'"c Desliou-
lières : Dans ces prés jleuris ; — Pojje : le Temple de la Benommée ;
— J.-E. Scliéf/cl : Guerre entre la Beauté et la Raison ; — Herder :
le Chagrin, le Crépuscule, la Chenille et le Papillon; — ScJnller :
Pégase sous le -joug, le Pèlerin. Ajoutez plusieurs odes d'Horace
telles que la i4e du icr livre : 0 navis, réfèrent, et la 10e du
2'^ livre : Bectius vives, Licini. Nous citerons ici la i)el]e allé-
gorie pastorale de Mi'"e Deshoulières. (Voy. la notice, p. 290).
Dans ces prés fleuris
Qu'arrose la Seine,
Cherchez qui vous mène.
Mes chères brebis.
J"ai fait, pour vous rendre
Le destin plus doux,
Ce qu'on peut attendre
D'une amitié tendre;
Mais_, son long courroux
Détruit, empoisoime
Tous mes soins pour vous,
Et vous abandonne
Aux fureurs des loups.
Seriez-vous leur proie.
Aimable troupeau?
Vous, de ce hameau
L'honneur et la joie;
Vous qui, gras et beau,
Me donniez sans cesse.
Sur l'herbette épaisse.
Un plaisir nouveau!
Que je vous regrette !
Mais il faut céder :
Sans chien, sans houlette,
Puis-je vous garder !
L'injuste fortune
Me les a ravis :
En vain, j'importune
Le ciel par mes cris ;
11 rit de mes craintes,
Et, sourd à mes plaintes,
Houlette, ni chien.
Il ne me rend rien.
Puissiez-vous, contentes
Et sans mon secours,
Passer d'heureux jours,
Brebis innocentes.
Brebis, mes amours !
Que Pan vous défende ;
Hélas ! il le sait,
Je ne lui demande
Que ce seul bienfait.
Oui, brebis chéries,
Qu'avec tant de soin
J'ai toujours nourries.
Je prends à témoin
Ces bois, ces prairies,
Que, si les faveurs
Du dieu des pasteurs
Vous gardent d'outragi-:!
Et vous font avoir
Du matin au soir
De gras pâturages,
J'en conserverai.
Tant que je vivrai,
La douce mémoire ;
Et que mes chansons,
En mille façons.
Porteront sa gloire
Du rivage heureux
Où, vif et pompeux.
L'astre qui mesure
Les nuits et les jours.
Commençant son cours,
Rend à la nature
Toute sa parure,
Jusqu'en ces climats
Où, sans doute las
D'éclairer le monde.
Il va, chez Thétis,
Rallumer dans l'onde
Ses feux amortis.
- 51S -
' Quelques écrivains modernes se sont parliculiéremenl exer-
cés dans ce genre de poésie.
* Constant Dubos (y 1845), publia les Fleurs (1808), charmant
recueil d'idylles et d'allégories. On a encore de lui une traduc-
tion en vers des Epiç/rammcs choiaies de Marliul (1841). Nous
citons
* La Violette.
Aimable fille du printemps,
Timide amante des bocages,
Ton doux parfum flatte mes sens.
Et tu semble fuir mes hommages.
(;;omme le bienfaiteur discret
Dont la main secourt l'indigence,
Tu me présentes le bienfait
Et tu crains la reconnaissance.
Sans faste, sans admirateur.
Tu vis obscure, abandonnée,
Et l'œil encor cherche la fleur,
Quand l'odorat l'a devinée.
Sous les pieds ingrats du passant,
Souvent, tu péris sans défense ;
Ainsi, sous les coups du méchant
Meurt quelquefois l'humbje innocence.
l'ourquoi tes modestes couleurs,
Au jour, n'osent-elles paraître?
Auprès de la reine des fleurs.
Tu crains de t'éclipser peut-être?
H assure-toi : même à la cour,
La bergère sait plaire encore ;
On aime l'éclat d'un beau jour
Kt les doux rayons de l'aurore.
Viens prendre place en nos jardins,
Quitte ce séjour solitaire;
.fe te promets, tous les matins,
Une eau toujours limpide et claire.
- 510 —
Que dis-je? non, dans ces hosquels
Reste, ô violette chérie 1
Heureux qui répand des Ijienrails
Et, comme toi, cache sa vie!
* Henri- AïKjKste Barbier, né en 18G5, se rendit célèbre, à la
révolution française de 1830, par ses Iambc>t, publication sati-
rique fort mordante. Son ouvrage sur l'Italie, Il pianto (1832),
son Lazare (1833), sur la misère du peuple en Angleterre, ses
deux satires Erostrate et Pot-de-Vin (1837), son opéra de Ben-
voiuto Cellini (1838), ses Chants civils et religieux (1841), ses
Rimes héroïques (1843), et, enfin, sa traduction en vers du Jules
César de Shakespeare (1848), tout cela a été accueilli du public
avec plus ou moins de froideur.
Ses ïambes renferment des vers d'une grande énergie ; mais
la crudité affectée des termes et l'exagération du sentiment en
rendent la lecture pénible et dangereuse pour le bon goût.
Nous citons son allégorie de la France, représentée sous l'image
d'un jeune cheval que Napoléon I pousse à travers l'Europe,
sans piété, sans relâche, sur mille champs de bataille, jusqu'il
ce que le coursier le désarçonne en tombant.
* Xapolcon I.
0 Corse à cheveux plats, que ta France était belle
Au grand soleil de Messidor 1
C'était une cavale indomptable et rebelle,
Sans frein d'acier ni rênes d'or;
F ne jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,
Mais fière et d'un pied libre heurtant le sol antique.
Libre pour la première fois :
Jamais aucune main n'avait passé sur elle
Pour la flétrir et l'outrager ;
Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle
Et le harnais de l'étranger ;
Tout son poil était vierge, et, belle, vagabonde,
L'œil haut, la croupe en mouvement.
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure.
- 020 -
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa clievelure,
Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre et les tambours battants.
Pour champ de course, alors tu lui donnas la terre,
Et des combats pour passe-temps,
Alors plus de repos, plus de nuits, plus de sommes.
Toujours l'air, toujours le travail.
Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes.
Toujours du sang jusqu'au poitrail ;
Quinze ans, son dur sabot, dans sa course rapide,
Broya les générations ;
Quinze ans, elle passa fumante, à toute bride.
Sur le ventre des nations.
Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière,
D'aller sans user son chemin,
De pétrir l'univers et, comme une poussière,
De soulever le genre humain ;
Les jarrets épuisés, haletante et sans force.
Prête à fléchir à chaque pas,
Elle demande grâce à son cavalier corse ;
Mais, bourreau, tu n'écoutas pas 1
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ;
Pour étoufi'er ses cris ardents,
Ta retournas le mors dans sa bouche baveuse;
De fureur, tu brisas ses dents.
Elle se releva : mais, un jour de bataille.
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille
Et, du coup, te cassa les reins. flambe VIIJ.
* CJic: les Belges : A)idrc Van IlasscU, dont nous avons déjà
parlé (p. 99). Ses j^araholes sont plutôt des aUégories, d'après la
distinction qu'on établit dans le paragraphe suivant. Elle se
distinguent par la gracieuse cadence du rythme. Nous citons
* La forêt abattue.
Les bûcherons avaient démoli la forêt
Sous leurs haches fatales,
- o2i -
Et tout le peuple vert des arbres se mourait
Sur les mousses natales.
Plus d'oiseau qui cliercliàt leurs abris désolés
Ni leurs branches muettes,
Car tous s'étaient enfuis de leurs nids écroulés,
Tous ces charmants poètes.
Bouleaux, frênes, ormeaux, pêle-mêle gisaient
Arbres de toute forme.
Le chêne étant tombé près d'eux, ils lui disaient .
« A quoi donc, chêne énorme,
); A quoi donc te sert-il d'avoir rempli les cieux
» De tes rameaux sans nombre,
» Et d'avoir obscurci, superbe et glorieux,
» La forêt de ton ombre?
» A quoi donc te sert-il d'avoir été géant,
» Glorieux et silperbe ?
» Car nous voilà couchés dans le môme néant
» Tous ensemble sur l'herbe. »
— « Compagnons, il n'est rien de commun entre nous, »
Leur répondit le chêne ;
» L'âtre des paysans vous dévorera tous
» Dès l'automne prochaine.
» Car vous ne serez bon qu'à chauffer leur foyer,
» Quand soufflera la bise,
» Et les enfants riront à vous voir flamboyer
» Parmi la cendre grise ;
» Tandis que je serai trône dans un palais,
» Colonne dans un temple,
» Ou nef, que l'Océan, peint de mille reflets,
» Dans son miroir contemple. »
Amis, ne prenons point exemple à ces jaloux
Qui n'ont qu'un but futile ;
Mais tâchons de laisser, homme ou chêne, après nous
Quelque chose d'utile.
* Louis Bellefroid, né à Liège (1800), mort h St-Trond (1859),
chanoine honoraire de la cathédrale de Liège, professeur de
Rhétorique et d'Eloquence sacrée au Petit Séminaire de
St-Trond. Quoique la poésie ne fût qu'un passe-temps pour
21
— 322 —
lui, il est cependant sorti de sa plume bon nombre de petites
pièces de circonstance qui mériteraient certainement, h plus
d'un titre, de voir le jour. La plupart sont des allégories, véri-
tables petits chefs-d'œuvre du genre, qui se distinguent par
la délicatesse de sentiment, la finesse d'esprit, la pureté de
goût et la correction du style.
Une seule fois en sa vie, le modeste écrivain a permis
qu'une de ses poésies fut livrée à la publicité, mais sans nom
d'auteur. C'était en 1841, à l'occasion du morcellement du
diocèse de Liège, par l'érection d'un siège épiscopal à Rure-
monde. Nous citons cette allégorie (les Deux pasteurs), qui
peut soutenir avantageusement la comparaison avec celle de
M""^ Deshoulières (1).
* LES DEUX PASTEURS.
Petite pastorale allégorique.
« C'en est donc fait : en vain, je m'attache à vos pas ;
» Mes pleurs ni mon amour ne vous retiendront pas.
»Et pourtant, j'en atteste et ces rives fleuries,
» Et ces bocages frais, et ces douces prairies
» Où, dociles brebis, on vous vit tant de fois
» Folâtrer en suivant ma houlette et ma voix :
» Tout ce que peut le cœur d'un pasteur et d'un père,
» Tout ce qu'amour inspire à la plus tendre mère,
» Je vous l'ai prodigué! Veilles, périls, soucis,
» L'ai-je épargné pour vous, ô mes chères brebis?
» Pour vous, j'ai supporté, sans abri pour ma tête,
» Les rigueurs des saisons, l'effort de la tempête ;
» J'ai soutenu l'assaut des autans irrités ;
» J'ai vu le ciel en feu frapper à mes côtés.
» Pour vous, le doux sommeil a fui de ma paupière;
» Pour vous, les noirs soucis, devançant la lumière,
» Ont aigri de leur fiel la coupe de mes jours.
» Pour vous, je n'ai pas craint les farouches vautours,
(1) Voir sur cet homme distingué Jeux notices biographiques fort intéressantes : Journal
historique, tome XXVI, p. 350, et Revue catholique, tome XI de la IIP série.
— 323 -
» Ni le tigre aiguisant son inutile rage;
» Je l'ai trouvé rôdant autour du pâturage,
» Et déjà du regard dévorant mes agneaux.
» Pour vous, j'ai tant souffert. Dans les plus durs travaux,
» J'ai vu se dérouler la chaîne de ma vie;
» Et j'ai senti le temps sur ma tempe flétrie,
» Au midi de mes jours, imprimer son sillon;
» Et voilà que le sort vous ravit au vallon
» Où, deux lustres entiers, vous guida ma houlette !
» 0 mes chères brebis ! ma tendresse inquiète,
M En vain, vers vous s'élance et s'attache à vos pas ;
» Mes pleurs ni mon amour ne vous retiendront pas. »
C'est ainsi qu'un pasteur aux échos du rivage
Retraçait de ses maux la douloureuse image...
Bon pasteur, calme-toi ! si tu verses des pleurs,
Tes brebis, partageant tes cruelles douleurs,
A tes pleurs ont mêlé des pleurs non moins amères ;
Mais, aux décrets du ciel, à ses ordres sévères.
Tu leur appris toi-même à soumettre leurs vœux.
Rends le calme à ton cœur. Ne vois-tu pas les cieux,
Accueillant à la fois et tes cris, et leurs plaintes.
Soulager tous les maux, calmer toutes les craintes,
Par le choix de celui qui prendra, de ta main,
Du sceptre pastoral le pouvoir souverain.
C'est ton enfant ; c'est plus : c'est un autre toi-même.
Embrasé comme toi, pour le Pasteur suprême.
Des fidèles ardeurs d'un courageux amour,
Son grand cœur ne craint pas de braver tour à tour
Et le noir ouragan, et le tigre en furie.
Comme toi prodiguant son repos et sa vie,
Vois comme il met sa gloire à marcher sur tes pas ;
Sur tes pas, comme il vole aux travaux, aux combats ;
Comme du fond des bois, à la fuite obstinée,
La brebis au bercail est par lui ramenée.
Ton souffle réchauffait tes agneaux dans ton sein ;
De ton sein, ils n'ont fait que passer dans le sien.
Oui, tu revis en lui, c'est ta vivante image.
C'est toi, c'est ton grand cœur, c'est ton noble courage.
En lui, tout le bercail te chérit aujourd'hui :
Sans cesser d'être à toi, tous les cœurs sont à lui.
- ^u -
La Parabole.
La Parabole (de ■nacafix/loi, comparer), espèce d'allégorie,
présente en prose ou en vers une action réelle ou imaginaire,
dans le but d'inculquer une vérilé ou une moralité.
La parabole se distingue de l'apologue en ce qu'on ne peut
y introduire comme acteurs que des êtres raisonnables; tan-
dis que, dans la fable, les animaux, les êtres allégoriques,
peuvent très-convenablement prendre part à l'action. Ensuite,
la parabole s'adresse davantage au cœur, la fable plus ;i
l'esprit.
La parabole est soumise aux mêmes règles que l'allégorie.
Les saintes Ecritures sont riches en paraboles, particuliè-
remement le Nouveau Testament : l'Enfant prodigue, — la
Dragme perdue et retrouvée, — le Mauvais riche, — le Sama-
ritain, — le Semeur, etc.
Les Allemands ont beaucoup cultivé ce genre ; Herder et
Krummacher s'y sont surtout distingués,
A l'Allégorie, il faut encore rapporter les Proverbes,
XÈnigme, qui comprend la Charade et le Logogriphe.
ARTICLE SEPTIÈME.
La Narration poétique.
Par Narration en général, on entend le récit détaillé, l'ex-
posé circonstancié d'un fait, d'un événement (1).
Ce fait peut être réel (historique, mythologique, tradition-
nel), ou feint, inventé. Dans l'un et l'autre cas, il doit être
comme dans le poème épique (p. 2:24) :
1" Un, ce qui n'exclut pas les événements accessoires.
fi; n y a cette différence entre la narralion et la description, que la narration supiiose
le fait passé et l'expose comme tel, et que la description dépeint l'objet comme présent.
— Â'2:\ —
2'' Complet, c'est-îi-dire, qu'il ait un commencement, un mi-
lieu et une fin.
o" Intéressant, et de nature ti plaire et h piquer la curiosité,
soit par l'histoire en elle-même, soit par les incidents, les
situations des personnages qui y figurent, ou enfin par la
manière dont le fait est présenté.
Le fait est-il réel, l'écrivain n'a qu'à le raconter fidèlement.
Est-il au contraire feint, alors, l'art de l'écrivain saura don-
ner au fait, aux personnages, à toutes ses circonstances, les
couleurs les plus vraisemblables (Hor. ad Pis, v. 382).
Quelles sont les règles à observer dans la narration?
Il faut 1" aborder promptement l'action, sans la préparer
par de longs préambules :
Semper ad evenlum festinat
Hor., ad Pis., v. 148.
Si l'origine de l'action n'est pas assez connue, on l'indi-
quera, mais brièvement, et sans reprendre les choses de trop
loin.
Nec gemino bellum ïrojanum ordilur ab ovo.
Ib., V. 140.
2'' Le style doit être bref ei concis. On ne doit ni mutiler le
fait, ni se perdre dans des détails superflus.
Soyez vif et pressé dans vos narrations.
CoiLEAU, Art. poét., III.
La Brièveté et la Concision donnent de la vie au récit, mais
elles supposent beaucoup de jugement dans l'écrivain.
3" Il faut être Clair, en distinguant le fait principal des
faits accessoires, et en observant l'ordre que la nature elle-
même indique, de manière que, sans peine on puisse suivre
l'action dans ses développements. •
4" Le style sera de plus simple, soigné, coulant, animé et
toujours assorti à la nature du sujet quon traite. ISarratio lu-
- 320 -
cida, brevis, verisimilis, omni qua potest gratia et venere 3xor-
nanda. Quinct., IV.
Remarque. La narration, comme le poème épique, admet
des épisodes. Voyez p. 225.
ESPÈCES DE NARRATIONS.
Il y a surtout trois espèces de narrations : la narration his-
torique, la narration oratoire, la narration poétique. Nous ne
parlerons que de la dernière.
La Narration poétique est le récit d'une action feinte, mais
vraisemblable; ou encore, le récit d'une action véritable,
mais exposée de manière à ce qu'il reste un vaste champ
ouvert à l'invention du poète, qui retranche et ajoute ce
qui lui semble convenable.
La narration poétique diffère donc de la narration historique
en ce qu'elle n'exige pas la vérité du fait, mais seulement la
possibilité et la vraisemblance ; en ce qu'elle ne cherche pas
h instruire, mais à flatter l'imagination, à remuer agréable-
ment le cœur par de riants tableaux, des descriptions gra-
cieuses, en un mot, par les beautés de la poésie.
La narration poétique diffère du poème épique en ce qu'elle
n'a ni l'étendue, ni l'importance, ni par conséquent l'intérêt
du poème épique; en ce qu'elle ne demande pas un héros
qui soit comme le mobile, le centre de toute l'action.
Hors la liberté de recourir aux fictions et à toutes les res-
sources de la poésie, la narration poétique est soumise aux
règles que nous avons indiquées plus haut pour la narration
en général.
Nous citerons ici quelques exemples qu'on pourra lire au
long dans les auteurs,
Homère. Iliade. Liv. II, le poète raconte comment Ulysse
réduisit à l'obéissance le rebelle Thersite, v. 211-277 — V, récit
— 327 —
de la mort des deux fils de Darcs, v. 9-30 — VI, les adieux
d'Hector et d'Andromaque, v. 369-507 — XI, mort d'Iphidamas
et de Coon, v. 221-263 — XIII, mort d'Adamas, v. 560-580;
mort de Pisandre, v. 601-619 — XVI, mort de Patrocle, v. 779
— XVIII, deujl d'Achille ;\ la mort de Patrocle, v. 1-51 —
XXII, douleur de Priam et d'Hécube, à la vue d'Hector traîné
par Achille autour des murs de Troie, v. 395-ad finem — XXIII,
funérailles de Patrocle, v. 108-257 — XXIV, Priam dans la tente
d'Achille, redemandant le corps de son fils Hector, v. 314-691 ;
deuil des Troyens aux funérailles d'Hector, v. 704-ad finem. —
Odyssée. Liv. III, Nestor raconte les maux nombreux que su-
birent les héros grecs devant Troie, et leurs divisions, v. 102-
200 — IX, Ulysse raconte ses aventures avec les Cyclopes,
V. 106-542 — XI, Ulysse raconte sa descente aux enfers —
XXII, mort des amants de Pénélope, v. 1-329 — XXIV, récit des
funérailles d'Achille, v. 35-97.
Virgile. Géorgiqucs. Liv. I, récit des prodiges qui suivirent la
mort de César, v. 404-497 IV, récit des douleurs d'Orphée et
d'Eurydice, v. 3i5-ad finem — Enéide. I, Vénus raconte à Enée
l'origine de Carthage, v. 335-363 — II, Laocoon est assailli
par deux serpents, v. 119-231; Hector apparaît en songe à
Enée, v. 268-297 ; mort de Priam, v. 506-558 — III, aventure
d'Enée au tombeau de Polydore, v. 19-48; récit des dangers
qu'Enée courut de la part des Cyclopes, v. 500-ad finem —
IV, chasse d'Enée et de ses compagnons, v. 130-160 — V, les
différents jeux qu'Enée célébra dans la Sicile — VII, combat
entre les Troyens et les Latins, v. 434-510 — IX, douleur de la
mère d'Euryale à la mort de son fils, v. 444-503 — XI, funé-
railles de Pallas, v. 50-100; combat entre les troupes de
Camille et celles d'Enée, v. 590-648; mort de Camille, v. 799-832.
Ovide. Métamorphoses. Liv. III, dragon tué par Cadmus, v. 55-
94 — IV, Persée délivre Andromède d'un monstre marin, v. 662-
705 — VIII. Philémon et Baucis, v. 011-724 — IX. Hercule
dévoré par un poison intérieur, v. 159-206 — XII, Nestor
raconte son combat contre les Centaures, v. 429-488 — XIII,
Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille, v. 1-308; ruine
de Troie, v. 399-575 — XV, mort d'Hippolyte, v. 497-546 ; pro-
diges qui suivirent la mort de César, v. 779-802.
— Ô'2S —
ARTICLE HUITIÈME.
Le Roman.
Le Roman est le récit poétique d'une série de faits fictifs
empruntés ii la vie domestique, et qui réfléchissent les mœurs,
le caractère, les passions, en un mot, toute la vie d'un
homme. C'est en quelque sorte l'épopée bourgeoise.
Il faut unité d'action et vraisemblance dans le roman,
comme dans l'épopée. Cependant l'unité peut être moins sen-
sible et les accidents épisodiques plus nombreux, pourvu
qu'ils soient assez intéressants pour ne pas faire murmurer
d'impatience le lecteur, qui désire voir la fin des aventures.
Le romancier doit choisir une action riche en petits inci-
dents, en situations touchantes, en caractères variés. Il saura
en outre adroitement entremêler cette action de nœuds natu-
rels et les débrouiller habilement; il conduira et dévelop-
pera l'action de manière h accroître constamment l'intérêt.
Cela demande une profonde connaissance du cœur humain.
Comme dans l'Epopée, le poète choisit un personnage
dont il fait le héros du roman.
Le roman peut être en récit (épique), ou en dialogue (dra-
matique), ou sous la forme épistolaire, écrit en vers ou en
prose. Les romans de nos jours sont tous écrits en prose.
Le style du roman doit être simple, familier, naïf, facile,
aisé et coulant.
Le roman, pouvant rouler sur les sujets les plus variés,
échappe à une division rigoureuse. On distingue pourtant des
romans historiques, philosophiques, politiques, satiriques,
lyriques et comiques (1).
(1) * On distingue encore le roman cVaventuves, le roman tVintriçues, le roman de
mœurs, le roman intime, le roman descriplif, le roman réaliste, etc.
— 3-29 -
Les anciens ne paraissent pas avoir connu le roman, au moins
dans la forme qu'il a aujourd'liui. C'est au 4c siècle après J.-C.
iiue nous rencontrons les premiers romanciers. Les principaux
sont : Hcliodorc, d'Emèse, en Phénicie, évoque de Tricca, en
Tliessalie, qui composa dans sa jeunesse un roman en dix
livres, sous le titre cVEthiopiqiie ou Histoire de Thcucjène et de
Cliariclée. * Iléliodore vivait au 4e siècle, sous Théodose. Son
roman renferme des détails intéressants sur l'Egypte. Le ma-
nuscrit en fut trouvé par un soldat, qui pillait la bibliothèque
du roi de Hongrie, à Bude, en 1520. — CJiarifon, d'Aphrodisée,
en Carie, qui écrivit le roman de Chéréas et de Calirrhoé, en huit
livres.
Les l'omans des auteurs postérieurs, tels que celui rVAchiUcs-
Tntius, de Lonqns, etc., sont ou d'un mérite littéraire inférieur
au roman d'IIéliodore et de Chariton, ou trop voluptueux. Tous
sont écrits en langue grecque (1). Le siècle de la renaissance
des lettres enfanta à la fois une masse de romans chez tous les
peuples civilisés. Il nous est impossible de rendre compte de
tous les romanciers modernes. Il y en a beaucoup dont nous ne
pouvons pas même prononcer le nom.
Chez les Espagnols : Diégo-IIurtado de Mendoza (1503-1575),
auteur des Aventures de Lazarille de formes. C'est un rornan
comique, plein d'enjouement, et qui prouve que l'auteur avait
l'esprit observateur, et qu'il possédait une profonde connais-
sance du cœur humain.
Cervantes (1547-1616), auteur du Don Quichotte de la
Manche, ouvrage digne d'être placé au premier rang. Une
profonde connaissance du cœur humain, une imagination
féconde, le génie, le naturel, la bonne plaisanterie, la finesse,
la grâce, un art admirable de narrer, le talent d'amuser et
d'instruire à la fois, un style facile, pur, riche et harmonieux :
voilà ce qui rend cet ouvrage immortel. Peut-être déplaît-il
quelquefois par des plaisanteries trop répétées ou trop pro-
longées.
* Michel de Cervantes Saavcdra, né à Alcala de Hénai'ès (Nou-
;i) Voyez Iluel, de VOri'jine des Ronuvas.
— 330 -.
velle-Castille), d'une famille noble, mais pauvre, servit d'abord
en Italie et prit part à la bataille de Lépanle (1571), où il fut
blessé et estropié. En retournant en Espagne, il fut pris par des
Corsaires (1575) et resta esclave à Alger, jusqu'à ce qu'il fût
racheté par les Pères de la S'e Trinité (1580). De retour dans sa
patrie, il vécut dans la misère, accablé d'infirmités, n'ayant
pour vivre que sa plume.
* Il publia Gallatée, roman pastoral (1584), des Nouvelles (1613),
quelques pièces de théâtre peu estimées, Persilcs et Sigis-
monde, etc.
* Son vrai titre de gloire est son Don Quichotte (1605-1G15), dont
malheureusement, certains passages trop libres rendent la lec-
ture dangereuse pour la jeunesse. Il en existe une édition
épurée.
Francisco de Quéyedo (1580-1 645), auteur de V Aventurier Buscon.
La gaîté, de brillantes pensées et de riches images, parfois un
peu d'affectation, caractérisent cette production.
Chez les Français : Lesage (1668-1747), célèbre par le Ba-
chelier de Salamanque, les nouvelles Aventures de Don Quichotte,
le Diable boiteux et Gil-blas de Santillane, son chef-d'œuvre.
Un esprit observateur, un agréable badinage, des tableaux
variés, vrais et naturels, une invention et une conduite heu-
reuses, un style agréable, élégant et correct, distinguent ces
romans. L'on doit regretter d'y trouver quelques détails de
mœurs un peu libres.
Marivaux (1688-1763). Ses romans sont en général agréables
et intéressants, mais souvent gâtés par un style recherché, des
détails trop longs, des descriptions trop minutieuses, des pein-
tures trop libres et des réflexions trop diffuses.
Marmontel (1719-1799), auteur de Bélisaire et des Incas, deux
romans dont le fond est historique, mêlé de fictions, et qui ont
la morale pour but. Le premier, Bélisaire (1), est froid et sec,
rarement assaisonné d'une plaisanterie. Les incidents sont peu
variés, ce qui répand sur le tout une certaine monotonie. Il y a
quelques scènes intéressantes. Le style est pur et correct.
(1) Cet ouvrage est à l'index.
— 35i —
L'abbé Sabatier (1) nous paraît trop sévèrement juger Bélisaire,
quand il l'appelle un Roman parsème de caractères baroques,
inondé d'un radotafic insipide.
Les Incas, dont le but est de montrer les funestes effets du fa-
natisme, manquent de conduite et d'unité. L'on y rencontre pour-
tant beaucoup d'endroits intéressants, nobles et vigoureux, et
des descriptions magnifiques. * Il en existe une édition épurée
qui mérite d'être lue.
Florian : Gonzalve de Cordoue ou Grenade reconquise. Roman
intéressant et bien écrit en général. On rencontre de temps à
autres des pensées trop raffinées, exagérées et peu vraisem-
blables. Son Numa Pompilius a beaucoup moins de mérite : le
style en est affecté; maniéré et mou; les personnages romains
y paraissent habillés à la française ; leur langage est fade
comme celui des bergers de Sciidérie.
Bernardin de St-Pierre (1737-1814). Il écrivit Paul et Virginie
et la Chaumière indienne. C'est peut-être celui des écrivains
français qui s'est le plus rapproché de Fénelon par la douceur
et l'onction, l'élégance, la pureté et l'harmonie du style. Il
révèle dans ces deux productions une imagination vive et bril-
lante ; il sait d'ailleurs ménager les couleurs avec un art admi-
rable et un goût exquis. On doit reprocher à l'auteur de peindre
les passions avec des couleurs trop vives, et de prôner la reli-
gion naturelle
* Il naquit au Havre et eut une enfance fort romanesque. Sou
caractère comme ses écrits, ses principes comme sa vie,
n'eurent jamais rien de fixe ni de stable. Il voulut d'abord se
faire marin, puis missionnaire, et devint enfin soldat. Après un
voyage en Hollande, en Russie, en Pologne, à l'île de France
07GG), il revint à Paris (1771), s'y consacra aux lettres et devint
l'ami intime de J.-J. Rousseau, avec lequel il n'avait malheu-
reusement que trop d'analogie. On lui reproche d'avoir manqué
de connaissances positives et d'être tombé souvent dans la
sensiblerie.
Phil. -Louis Gérard (1737-1813), écrivit le Comte de Valmont ou
les Egarements de la raison, où, sous le voile d'une agréable fiction,
il montre les écarts d'un jeune homme entraîné par les passions
(1) Les trois siècles de la Littérature française.
et par des sociétés pernicieuses, et où il établit à la fois les
preuves qui ramènent tôt ou tard à la religion un esprit droit et
un cœur vertueux. Cet ouvrage, écrit sous la forme épistolaire,
dans un style pur, correct et facile, se fait remarquer par la
solidité des principes, la clarté des pensées, par de vives
images, de belles descriptions et des scènes touchantes; Le
seul repi'oche qu'on pourrait faire à l'auteur, ce serait d'avoir
parfois peint la passion sous des couleurs propres à amollir le
cœur.
Chateaubriand, auteur (ïxUala, de René et des Natchez. Ces
productions se distinguent par des incidents, plus simples et
moins compliqués, mais plus frappants, qu'on n'a coutume de
les rencontrer dans la plupart des romans. Les sentiments y
sont vifs et pathétiques; les-descriptions belles et majestueuses,
mais trop multipliées et trop chargées. Le style est en général
vigoureux, hardi, quelquefois même impétueux, mais parfois
recherché et trop étudié. Quelques tableaux sont absolument
trop voluptueux; mais ce qu'on doit surtout reprocher à l'au-
teur, c'est d'avoir, contrairement au but de l'ouvrage dont ces
romans ne sont que des épisodes, présenté la religion chré-
tienne sous un jour trop sévère, trop sombre et même faux.
* Ch. Nodier (4780-1844). Ses romans ne dépassent guère les
proportions du conte ou de \a.noHvelle. Ils sont fort intéressants.
L'auteur respecte les miœurs ; néanmoins, la lecture de ses
romans n'est pas sans danger, à cause de la vivacité des
tableaux qu'il retrace, et du langage passionné qu'il prête à ses
acteurs. Jean Sbogar esl considéré comme son cbef-d'œuvre. Le
style en est brillant, mais trop tourmenté peut-être.
"Armand de Pontmartin, né .en 1811, critique et littérateur
distingué, dont les articles et les feuilletons, écrits pour diffé-
rents journaux, ont paru ensuite en volunies, sous les titres de
Contes d'un planteur de cltoux, j\[cmoires d'un notaire, etc. Comme
le précédent, cet écrivain respecte les mœurs et la foi, mais
ses œuvres ne peuvent pas être mises, sans inconvénient, entre
l(^s mains de tout le monde.
' Louis Desnoyers (1805-1860), écrivain spirituel, connu sur-
tout par les Aventures de Jean-Paul Choppart, imprimées d'abord
pour le Journal des Enfants, et par les Aventures de Robert-Piobcrt.
Ce dernier ouvrage, qui peut être mis entre les mains de tout
le monde, est un chef-d'œuvre de fine plaisanterie, de critique
spirituelle et d'originalité.
• Le vicomte J.-A. Wuhli (1782-1800) ïil ses études au Collège
des Jésuites, à Liège. Royaliste et catholique, il publia, au ser-
vice de cette double cause, un grand nombre d'ouvrages litté-
raires, dont la plupart ont eu beaucoup de vogue, tels que :
Lettres Ve)idéc)uics ; Tableau jwétique des fêtes chrétiennes, un des
meilleurs écrits de l'auteur; le Fratricide ; Journées mémorables
de la révolution française ; Histoires, contes et nouvelles; Légendes;
Souvcni^'s et im2)ressions de voyages. On reproche à l'auteur une
légère tendance à l'exagération, et quelques passages trop peu
voilés pour cette classe de lecteurs auxquels il semble s'adres-
ser de préférence.
* Victor Hugo : Bug-Jargal. L'auteur nous apprend qu'à l'âge
de seize ans, il paria qu'il écrirait un volume en quinze jours.
Il fit Bug-Jargal ou la révolte des noirs à Saint-Domingue, en
^791. Sept ans plus Vard (1825), l'auteur le remania. Cet ouvrage
n'est pas dangereux sous le rapport des mœurs, mais bien sous
le rapport du goût. On y vise partout à l'extravagant et à l'im-
possiJDle. Voyez-en un extrait, intitulé Une lutte, dans les Leçons
de littérature. — Han d'Islande, écrit dans le même ^enre que le
précédent. « C'est, dit l'auteur lui-même, un livre de jeune
lîomme, et de très-jeune homme. On sent en le lisant que l'au-
teur n'avait encore aucune expérience des choses, des hommes
et des idées .. » L'horrible, l'épouvantable, l'absurde, y do-
minent. Il est plus dangereux que Bug-Jargal sous le rapport
des mœurs. — Le dernier jour d'itn condamné (1829) n'est qu'un
plaidoyer pour l'abolition de la peine de mort. Ce livre, de
l'aveu de l'auteur lui-même, dans la comédie qui y sert de pré-
face, vous fait dresser les cheveux sur la tête, vous fait venir la chair
de poule, etc. Il ne renferme rien contre les mœurs. Nous en
avons donné un extrait p. 39. — Notre-Dame de Paris (1831), le
principal roman de l'auteur, et qui n'est au fond qu'une mon-
strueuse caricature du moyen-âge. Cet ouvrage a été mis à l'Index.
— Nous ne disons rien des dernières productions de cet écri-
vain, les Misérables, etc., qui n'appartiennent plus à la saine
littérature (p. 91).
* Paul Féval, né à Rennes en 1817, brille au 'premier rang des
— 354 —
réputations littéraires du AT.Ye siècle (1). A 19 ans il conquit le
grade d'avocat. Une fantaisie originale, le Club des phoques (1841)
attira sur lui, comme romancier, l'attention du public, qu'il sut
captiver pendant trente ans par une foule inombrable de pro-
ductions littéraires, malheureusement fort licencieuses. L'ima-
gination et la passion dominent chez lui. Son style est vif, animé,
mais l'auteur ne se donne pas le temps de le châtier (2), Le
grand secret de la vogue de ses écrits c'est qu'ils sont toujours
intéressants. Heureusement, l'auteur s'est converti, il y a
quelques années, et depuis lors, pour réparer le mal immense
que sa plume a fait dans les âmes, il travaille sans relâche à
réformer ses mauvais écrits, et à en créer des nouveaux aussi
recommandables sous le rapport moral que sous le rapport lit-
téraire (3). L'auteur n'a pas réussi comme poète dramatique.
Chez les Anglais : Foé (1663-1731), qui écrivit les Aventures de
Robinson Crusoé. Ce roman est écrit d'une manière si simple et
si naturelle qu'on le prendrait pour la relation exacte d'un
voyageur véridique. Il offre une instruction très-utile, en mon-
trant comment l'homme, abandonné à ses propres forces, peut
vaincre les difficultés d'une situation en apparence désespérée.
Il est à regretter que cet ouvrage renferme quelques invectives
indécentes contre la religion catholique et ses ministres.
Richardson (1689-1761), auteur d'un roman intitulé Clarisse.
Une imagination riche, mais un peu sensuelle, un style naturel
et facile, mais parfois trop diffus et trop monotone, une grande
simplicité de plan, des caractères bien développés, mais quel-
quefois outrés, ce sont là les qualités saillantes de ce roman.
Fielding {llOl-ilbi). Ses romans se recommandent générale-
ment par la gaîté, des caractères animés, vrais et hardis, une
diction pure et variée. Mais il y a trop de digressions, des détails
trop minutieux et des réflexions trop longues. Son chef-d'œuvre
est Toni-Jones, que la Harpe appelle le premier roman du
(1) * p. Larousse dans son Grand Dict. univor&pl du XIX' siècle.
(2) * Il publiait jusqu'à quatre romans-feuilletons simultanément clans quatre journaux
différents.
(3) * Entre axilres : Jésuites ! — Les étapes d'une conversion.— Pierre Blot.— La
première Communion. — La Fée des Grèves. — L'Homme de fer. — Les contes <ie
Bretagne. — Chàleaupauvre. — Frère tranquille. — Le dernier Chevalier. — La Fille
du Juif errant, — Le Château de velours. — La Louve. — Le Mendiant noir. — Les
Romans enfantins, — Le Poisson d'or. — Le Loup blanc. — Les Couteaux d'or. —
La Heine d«s épées. — Les Compagnons du silence, etc., etc.
— Ô35 —
monde. C'est un contraste continuel des qualités naturelles et
de l'hypocrisie sociale. L'unité y est parfaitement observée, le
dénoùment bien suspendu, bien animé; les tableaux sont iort
variés et toujours intéressants.
Sterne (1713-1768). Son Tristram Shandy est remarquable par
la plaisanterie, par la profondeur des pensées, la finesse des
allusions et une inépuisable fécondité d'imagination. Mais l'ou-
vrage est défiguré par plusieurs tableaux licencieux. Ce reproche
s'adresse également à son Voyage sentimental.
Walter Scott (1771-1832), auteur d'une foule de romans dont
les plus remarquables sont : Waverley, Ivanhoé, VAntiquaire et
la Prison d'Edimbourg. Une profonde connaissance de l'homme,
des mœurs et de l'histoire de son pays, la gaîté, une imagina-
tion féconde, de belles descriptions, des peintures animées,
mais parfois trop passioimées, des réflexions judicieuses, un
style élégant, coulant et varié : voilà ce qui caractérise les
rosians de Walter Scott. Parfois, l'auteur décoche un trait sati-
rique contre le catholicisme, et déverse le ridicule sur ses
ministres, ses croyances et ses pratiques. Il existe des éditions
épurées.
* Olivier Goldsmith (1730-1774), auteur des Contes moraux et de
plusieurs Romans, dont le plus célèbre est le Vicaire de Wake-
field, roman moral, qui a eu une vogue très-grande en Angle-
terre et ailleurs. Le but de l'ouvrage est de montrer l'homme de
bien aux prises avec l'adversité, et trouvant sa force et sa ré-
compense dans sa vertu. Si le lecteur protestant est familiarisé
avec l'idée d'un ministre du culte qui est en même temps père
de famille, il n'en est pas de même du lecteur catholique. Le
spectacle que lui en offre ce livre, le froisse et en fait évanouir
l'intérêt. On reproche encore à l'auteur d'avoir dépeint avec
trop de fidélité la dépravation de certaines classes de la société
en Angleterre.
* Harriet Beecher, mistress Stoivc, célèbre romancière améri-
caine (1814-1872), auteur du roman : la Case de l'oncle Tom (1852).
Jamais livre ne fut aussi populaire dans les deux parties du
monde ; en Amérique seule, il a été tiré, la première année, à
305,000 exemplaires. Cette vogue s'explique et par l'actualité du
sujet, l'abolition de l'esclavage, et par la vivacité avec laquelle
l'auteur dépeint l'horrible situation de cette malheureuse por-
— 55() —
tion de l'humanité. L'ouvrage manque de eonduite, comme on
dit, et de plusieurs qualités littéraires, mais il est écrit avec le
cœur pour la défense d'une noble cause, et il entraîne le lecteur
le plus difficile. Il est bon de se rappeler que l'auteur est pro-
testant et se mêle un peu de propagande. Ici encore, on regrette
quelques tableaux de mœurs américaines d'une trop grande
lid élite.
* Fenimore Coopcr (1789-1851), romancier, appelé avec raison
le Wctlley Scott de l'Amérique. Ses ouvrages sont fort nombreux.
Ses principaux romans sont la Prairie, l'Espion, le Pilote, le der-
nier des Mohicans, etc. Il décrit les caractères moins bien que
Walter Scott, mais il met plus de rapidité dans le récit, et
l'action avance plus vite que chez le romancier anglais. Géné-
ralement ses écrits n'offrent pas de danger pour les mœurs.
Jonathan Swift (J 067-1745), célèbre par son. roman comique
et satirique, les Voyages de Gulliver, rempli d'allégories et d'allu-
sions aux circonstances et aux personnages politiques de son
époque. Il excelle dans ce genre de gaîté que les anglais ap-
pellent humour. Il sait garder le plus rare sérieux, en lançant
les traits les plus risibles, et réussit à revêtir de vraisemblance
ses fictions les plus folles. Il na rien d'offensant pour les
mœurs. Son style est considéré comme classique.
* Nicolas Wiseman, Cardinal-Archevêque de Westminster, né à
Séville (1802-1865), auteur d'un grand nombre d'ouvrages scien-
tifiques et théologiques, a publié, en 1853, un roman historique
fort intéressant, intitulé Fahiola. L'illustre écrivain y a voulu
donner un spécimen de la manièî"e dont on pourrait se servir, en
vue du bien, d'un genre de littérature aussi futile que le roman.
Il a été admirablement secondé dans cette entreprise par sa
vaste érudition, sa belle imagination, son cœur ardent et son
rare talent. Peu de livres satisfont le lecteur autant qne Fahiola.
* J.-IL Newman, docteur en théologie, recteur de l'Université
catholique de Dublin, etc., né en 1801, converti au Catholicisme
en 1845, publia un grand nombre d'ouvrages d'une érudition et
d'une dialectique remarquables. Il a composé un roman histo-
rique et religieux, intitulé Callista, qui a été accueilli avec une
grande faveur, quoiqu'il soit inférieur à Fahiola.
' Charles Dickens, le plus célèbre des romanciers de l'Angle-
terre, né à Portsmouth (1812-1870). Les qualités distinctives do
ses romans sont l'observalion minutieuse de la réalité et la
sensibilité passionnée. Plusieurs de ses écrits peuvent être lus
sans inconvénient par la jeunesse, entre autres ses charmants
Contes de NocL Ses drames sont médiocres. Fils d'un simple
employé de bureau il acquit une fortune de cent mille livres de
rente.
Chez lea Allemands : Huiler. Il composa trois romans politiques :
Usong, Alfred, Fabius et Caton.
Wieland (1753-1815) : Aventures de Don Sylvio de Ronsalva,
Agathon, les Ahdérites, Diogène de Sinope et le Miroir d'or. Le
style de ces romans (parfois un peu diffus), est digne de tous
les éloges ; mais ici , comme dans presque tous ses autres
écrits, l'auteur est souvent trop voluptueux et extrêmement
dangereux,
Gôthe : les Souffrances du jeune Werther, les Années d'apprentis-
sage de Wilhelm Meister, les Affinités électives. Ce sont des ou-
vrages remarquables par le style, qui coule comme une onde
claire et paisible ; l'expression est simple, naturelle, choisie,
vraie, éloquente. Le contenu de ces romans est tel qu'ils ne
doivent pas être mis entre les mains de la jeunesse. Cela s'ap-
plique particulièrement aux Souffrances du jeune Werther, œnxre
remplie d'une noire mélancolie, qui produit le dégoût et le mé-
pris de la vie, et qui déjà a porté plusieurs infortunés au
suicide.
Van der Velde (1779-1824), appelé le Walter Scott de l'Allemagne,
n'a pas atteint en tout le poète anglais ; cependant, il lui est
quelquefois égal par des tableaux de moeurs fort touchants. Ses
romans manquent souvent d'unité ; le style en est naturel, cou-
lant, pur, harmonieux et fleuri.
Jean-Paul Richter (1763-1825). Cet auteur aime trop le lan-
gage fleuri ; ses comparaisons et ses tableaux sont souvent
neufs et frappants, mais souvent aussi recherchés. Il abonde
en esprit et en gaîté. Ses expressions et ses tournures sont
originales, mais souvent obscures. Ses romans manquent
d'unité et de conduite.
* Chez les Italiens : Manzoni (voyez p. 120) a composé le cé-
lèbre roman des Fiancés, qui ne laisse rien à désirer sous le
rapport de la conduite de l'action, de la vivacité du récit, de la
vérité des tableaux, de la variété des caractères et de la mora-
— 558 —
lité du but. Seulement, la description de la peste à Milan est
trop longue, et quelques scènes trop émouvantes ne sont pas
sans danger pour le jeune lecteur. Il existe une édition où l'on
a remédié à ce dernier inconvénient.
' Silvio Pellico, né à Saluées (1788-1854), célèbre poète dra-
matique, connu principalement par son livre intitulé Mes prisons
(histoire de sa captivité, depuis 1820 jusqu'à 1829), publié
en 1833. Ce livre a tout le charme d'un roman. La poésie y dé-
borde, sans que l'auteur ait eu l'idée d'en faire un poème. C'est
qu'il est écrit du cœur, mais du cœur d'un chrétien, ou, comme
on l'a dit, d'un martyr qui pardonne à ses ennemis (1). Voyez,
p. 122 et plus loin, ce que nous disons des Nouvelles et des
Tragédies de ce célèbre écrivain.
* Le R. P. Bresciani, Jésuite, auteur de plusieurs bons romans
parus dans la Civiltà cattoUca, et dont le sujet est puisé dans
l'histoire moderne de l'Italie : le Juif de Vérone, la République
romaine, Lionello, Ubaldo et Irène, Don Giovanni, la Comtesse Ma-
thilde de Cannosa et Yolande de Groningue. L'action y est fort dra-
matique, et quelques scènes sont trop vivement décrites pour
les jeunes lecteurs.
* Le R. P. Piccirillo, Jésuite, auteur de VOrfanella, histoire
calabraise pleine d'intérêt, écrite également pour la Civiltà cat-
toUca. Il en existe une traduction en français, dans laquelle on
a modifié le seul passage qui semblait parler trop vivement à
l'imagination des jeunes gens.
Chez les Néerlandais : Feith. Son roman, Ferdinand et Constan-
tin, lui a mérité une place distinguée parmi les écrivains du
genre.
Elis. Wolf{r\ée Bekker, 1738-1804) et Agathe Deken{'[lU-iSO/t).
Amies inséparables, ces deux femmes travaillèrent le plus sou-
vent de concert aux mêmes ouvrages, et produisirent succes-
sivement V histoire de Sara Burgerhart, l'histoire de Guillaume
Lcvcnd, les lettres d'Abraham Blankaert et l'histoire de Cornéiie
Wildschut. Ces productions, malgré le défaut de la prolixité, se
distinguent en général par une peinture vraie et naturelle des
mœurs et du caractère de la nation, dans les différentes classes.
(1) * Il est bon de savoir que les notes ajoutées à ce livre par Pierre MaroncelU ont été
mises à Vindex.
— 330 —
et par plusieurs autres qualités précieuses, qui les ont fait
placer avec raison parmi les compositions qui font le plus
d'iionneur à notre littérature (1).
Les romans de Loosjes tendent à inspirer l'amour de la vertu
et à corriger les mœurs ; plusieurs révèlent un esprit profond
et un goût pur; le style en est facile et agréable. Ses meilleurs
romans sont : Susanne Bronckhor^t , Maurice Lynslagcr, Hilde-
(jonde Buisman. D'après Siegenbeek et Witsen-Geysbeek (2),
Loosjes mérite le premier rang parmi les romanciers de sa
nation.
* Les Belges peuvent se vanter de posséder un des plus
grands romanciers modernes dans la personne de Henri Con-
science, né à Anvers (1812). Instituteur au moment de la révo-
lution de 1830, il abandonna son école et ses études pour
prendre service dans l'armée, dont il devint le poète par ses
chansons françaises. Ce furent là ses premiers essais poétiques.
Libéré, après avoir obtenu le grade de sergent-major (183G) il
fut successivement garçon-jardinier, employé aux archives
d'Anvers, greffier d'une académie artistique, professeur agrégé
à l'Université de Gand, précepteur des enfants du Roi Léo-
pold I, chargé de leur enseigner la langue et la littérature
flamandes, enfm Commissaire d'arrondissement à Courtrai. Le
premier livre qu'il publia, V Année des miracles 1566 (1837), n'est
qu'une suite de tableaux dramatiques de la période espagnole
des Flandres. La même année parurent ses légendes PJiantasia.
Ce qui mit le sceau à sa réputation de romancier national, ce
fut son Lion de Flandre (1838) , dont le héros est le comte
Robert de Béthune, l'adversaire de Philippe le Bel. Ce livre se
distingue par une grande vigueur, poussée quelquefois à l'ex-
trême. Quelques scènes trop passionnées ne sont pas sans
inconvénient pour les jeunes lecteurs. La plupart des œuvres
ijui ont succédé à ce roman, sont d'un genre plus gracieux et
plus doux. Le poète excelle dans la peinture des mœurs simples
des paisibles habitants de la Campine, sa patrie, pour lesquels
il professe une véritable prédilection. En cela, il a imité beau-
coup Walter Scott. Voici les principales de ces productions : Ce
(1) Précis de Vliistoire littéraire des P.iys-Bas, par SiegenheeH.
;2) Biographisch amhologisch en critisch "SVoordenLoek der nederduitsclie Diuhters.
Amsf., 18-25.
que 'peut souffrir une mère ; Comment on devient jjeintre ; Heures du
scit>'(1839); l'Enfantdu bourreau ; lanouvelle Niobé ; Rihketikke-tak ;
le Conscrit ; le Genthilhomme ]pauvre; Hugo de Craenhoven ; Quintcn
Metzys ; Quelques pages du Livre de la Nature (184G) ; Jacques d'Ar-
tevelde (iSAd) ; Ilosa l'aveugle (1851); Maître Gansendonck ; Bata-
via, épisode du il^ siècle ; le Bcmon de l'argent ; V Avare; la Grand'
mère; la Plaie des villages; le Bonheur d'être riche; Clovis et Clo-
thilde ; Clara de bois ; Lambert Hensmans ; Mère Job ; Simon Turch i :
Siska de Roosemael ; le Mal de nos jours ; la Guerre des Paysans, etc.
* Ce dernier ouvrage est bien le plus beau et le plus intéres-
sant qu'on puisse mettre entre les mains de la jeunesse; d'au-
tant plus qu'il ne renferme absolument rien qui puisse blesser
la pudeur. Presque toutes les productions de la plume de Con-
science ont reçu les honneurs de la traduction en Anglais, en
Allemand, en Danois, en Italien et mùme en Français. Un
prélat distingué de l'/Vllernagne (1) n'a pas dédaigné se faire le
modeste traducteur de notre célèbre compatriote. On reproche
à l'auteur quelques incorrections de style; mais il n'y a que les
lettrés qui s'en apercevront (2).
Tant de bonne qualités feront passer sur quelques défauts.
Nous pouvons citer encore :
'Aug. S nieder s, inniov, né à Bladel (Brabant du Nord), roman-
cier fécond, dont le meilleur ouvrage est de Wolfjager, a publié
successivement : Avond en morgen, ArmeJulia,de Gasthuisvrouw,
de Verstooteling, Fortuinzoekers, het Bloemengraf, liet Sneeuiv-
klokske, etc. Il en existe des traductions par Mr et M"ie G. Le-
brocquy.
* J. -Renier Snieders, frère du précédent, a publié de Gouden
Willem, de Lelie van het gehucht, Boctor Marcus, etc. Comme son
frère, il se distingue par l'aisance du style, la conduite de l'in-
trigue et la moralité du but qu'il poursuit.
(1) Son Éin. le baron de Diepenbrock, cardinal, priace-évèque de Breslau, né à Bockhold,
en Westphalie (1798), mort au château de Joliannisberg, en Silésie (1852,.
(2) * Conscience décrit et coûte avec un art merveilleux. Le lecteur assiste avec lui aux
événements, il voit les faits de ses yeux, il connaît et enteud les personnages qui sont en
scène, il partage toutes leurs émotions, il est entraîné à leur suite, il ne peut les quitter.
Mais ce n'est là que la moitié du mérite de Conscience. Il montre autant de jugement que
d'imagination, et le génie ne l'égaré pas... Il n'abuse point de son art pour présenter au
lecteur ce qu'il ne doit pas voir, pour le séduire, pour exciter eu lui des passions dange-
reuses. L'action de ?a Guerre dt's Prtys«)i.s, toute guerrière au fond, est chaste et reli-
gieuse, patriotique, nationale, belge, en un mot. La jeunesse de l'un et l'autre sexe i>eut
lire ce livre sans le moindre péril. {Journal, historique, t. XIX).
- rvîi —
* VanKevchlwvm est inférieur aux précédents, surtout sous le
point de vue religieux. Ses principaux ouvrages sont : Daniel,
Fevnand de Zceroovcv, Gozcwijn, r/raaf van Strycn.
* Eugène Zettenam, mort h l'âge de 28 ans (1855), remporta
plusieurs fois la palme dans des luttes littéraires. Il a un véri-
tabe talent, que la mort a empêché de mûrir. On a de lui Bcrn-
hart de Loef, Mynhccr Luclitervclde el une suite de récits intitulés
VoJhsleiwn.
* P. Eet'evisse, de Siltard, a décrit avec originalité, dans ses
rioJ;I;enr>ide>'s, les mœurs et les paysages du pays de Fauque-
mont, ainsi que les maraudeurs de la Campine, dans ses Tcuten.
Il a composé encore un roman historique : le Sac de Maesti iclit.
' M"'" Courtmans, née BercJimans, a publié un grand nombre
de romans inspirés principalement du sentiment des devoirs de
tous les jours au foyer domestique. Het Geschcnh van den jagt'r
A été couronné (1SG5).
Observation.
Dans aucun genre de poésie, on n'a vu paraître plus do
productions que dans celui dont nous venons de parler,
parce qu'aucune espèce d'écrits ne trouve plus de lecteurs.
C'est que le roman est plus adapté h l'intelligence et îi l'ima-
ginaiion du peuple. D'ailleurs le roman que M. Villemain
appelle, le poème épique des nations modernes, ou plutôt
Vépopée bourgeoise, en traçant le tableau de la vie ordinaire
avec ses habitudes, ses vertus, ses folies, ses vices et ses
crimes, semble se rapprocher davantage de nous; il nous
reproduit, pour ainsi dire, nous-mêmes dans les tableaux,
(lu'il met sous nos yeux. Enfin, la masse des hommes se
passionne pour tout ce qui est histoire ou anecdote :
Le monde est un enfant, il le faut amuser. L.\ Font.
Sans doute un roman bien écrit, dont le but est de faire
aimer la vertu et hair le vice en montrant dans quels égare-
ments et quels malheurs entraînent les passions, peut être
regardé comme une production très-utile. Mais la plupart
— 512 —
des romans, qui aujourd'hui inondent la société, ne sont
souvent qu'un tissu incohérent d'aventures sombres, hor-
ribles, invraisemblables et incroyables, de circonstances
minutieuses, frivoles, où les caractères sont outrés, les
sentiments faussés, les tableaux gigantesques, les images
extravagantes, les pensées vagues et obscures, la diction
recherchée et inintelligil^le ; — plus propre a favoriser l'oisi-
veté et la dissipation, à corrompre le sentiment et le goût,
qu'à remplir aucun but raisonnable, et, par conséquent,
indigne d'occuper nos loisirs. Ajoutons qu'un grand nombre
de ces écrits ont des tendances plus nuisibles encore : ils
peignent le vice sous les plus séduisantes couleurs, le rendent
aimable et excusable; tandis que la vertu ne paraît que dans
l'ombre. Ils vont plus loin encore : ils échauffent l'imagina-
tion du lecteur par la peinture de passions grossières et bru-
tales, par des récits remplis d'images voluptueuses ; ils
alimentent dans le cœur le feu d'un plaisir vil; ils éteignent
ou affaiblissent tous les sentiments de la religion et de la
morale; ils engendrent une pernicieuse mélancolie, qui, à
son tour, enfante le dégoût de la vie pratique, le dégoût
pour tout ce qui demande du travail et des efforts; ils pro-
voquent mille désirs insensés, font naître mille illusions
chimériques, qui, ne pouvant se réaliser dans la vie, condui-
sent trop d'infortunés jusqu'au désespoir, jusqu'au suicide.
Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.
MÉROPE. Acte II, se. 7.
ARTICLE NEUVIÈME.
Le Conte on la Nouvelle.
Le Conte est le récit en prose ou en vers d'un événement
particulier, tiré de la vie privée, singulier, merveilleux, dont
le but est ordinairement d'amuser le lecteur.
— 343 —
Le conte diffère donc du roman en ce que celui-ci est une
suite d'aventures, et que le conte ne roule que sur un seul
événement, qui peut être réel, mais qui le plus souvent est
fictif.
Les traditions populaires, les histoires fabuleuses, four-
nissent ordinairement la matière du conte. Le fond en est
léger, la forme est tout. Loin de s'enfermer dans les limites
d'une stricte vraisemblance, il franchit même quelquefois
celles du possible.
* On distingue quatre classes de contes : les contes merveil-
leux, qui nous viennent de l'Orient; les contes badins, souvent
licencieux et satiriques qui dominent dans la littérature de l'Oc-
cident et qui n'étaient pas inconnus des grecs et des romains ;
les contes d'éducation, destinés à former l'enfance ; et enfin les
contes philosophiques créés par Voltaire. Quant aux règles de
l'unité, des caractères, du merveilleux, du style, elles sont les
mêmes que pour l'épopée romanesque, toute proportion gardée.
La plupart des écrivains français qui se sont exercés dans ce
genre ont trop peu respecté la morale, pour que nous les nom-
mions même.
* Nous signalerons cependant :
'Chez les Français : le Lutrin vivant, le Carême impromptu de
Ch^esset, charmant badinage, que déparent quelques longueurs.
Le Cheval d'Espagne, conte en vers de Florian, qu'on lira avec plai-
sir et avec fruit. C'est une suite de petits tableaux extrêmement
bien soignés. Le morceau étant un peu long, nous en citons
quelques passages comme des modèles de description, qu'on
chercherait vainement dans les recueils de poésies.
(1) Ce sont surtout les peuples orientaux qui ont excellé dans le conte, comme les
Indiens, les Perses, les Arabes, etc. Ces derniers rapportèrent en Espagne et en Italie; de
là, il passa dans le Sud de la France, où il ("ut surtout cultivé par les Troubadours. ' Le
conte merveilleux commença à si; populariser en France lorsque GaUand donna eu VSl
sa ti-aductiou de l'arabe des Mille et une IS'uUs. Il en existe une édition épurée.
_ oii- —
• LE CHEVAL D'ESPAGNE.
On court bien loin pour chercher le bonheur ;
A sa poursuite, en vain Ton se tourmente :
C'est près de nous, dans notre propre cœur,
Que le plaça la nature prudente.
Certain coursier, né dans l'Andalousie,
FvX élevé chez un riche fermier ;
Jamais cheval de prince et de guerrier
Xi même ceux qui vivaient d'ambroisie.
N'eurent un sort plus fortuné, plus doux.
Tous dans la ferme aimaient notre andalous,
Tous pour le voir allaient dans l'écurie
Vingt fois le jour; et ce coursier chéri,
D'un vœu commun, fut nommé Favori.
Favori donc avait de la litière
Jusqu'aux jarrets, et dans son râtelier
Le meilleur foin qui fût dans le grenier.
Soir et matin, les fils de la fermière,
Encore enfants, ménageaient de leur pain
Pour l'andalous : et lorsque, dans leur main,
Le beau cheval avait daigné le prendre.
C'étaient des cris, des transports de plaisir :
Tous lui donnaient le baiser le plus tendre.
Dans la prairie, ils le menaient courir,
Et le plus grand de la petite troupe.
Aidé par tous, arrivait sur la croupe.
Là, satisfait et d'un air triomphant.
Des pieds, des mains, il pressait sa monture,
Et Favori modérait son allure.
Craignant toujours de jeter bas l'enfant.
De Favori ce fut là tout l'ouvrage
Pendant longtemps; mais, quand il vint à l'âge
De trente mois, la femme du fermier
Le prit pour elle; et noble cavalière,
En un fauteuil sise sur le coursier,
La bride en main dans l'autre la croupière,
Les pieds posés sur vm même étrier.
— .) î ;>
Allait, troltait au marche l'aire emplette,
Chez ses voisins acquitter une dette,
Ou visiter son père déjà vieux.
A son retour, notre bonne Sanchette
Accommodait Favori de son mieux,
Et lui doublait l'avoine et les caresses.
Plus on grandit, plus on devient vaurien.
Ce Favori que l'on traitait si bien,
Ce cher objet de si douces tendresses,
Fut un ingrat; et, quand il eut quatre ans.
Il s'indigna dans le fond de son âme
D'être toujours monté par une femme :
Est-ce donc là, disait-il dans ses dents,
Le noble emploi d'un coursier d'Ibérie?
Avec des bœufs j'habite l'écurie
D'une fermière, et frémis de courroux
Quand on me voit comme un ànon docile.
Au petit trot cheminer vers la ville.
Ayant pour charge une femme et des choux.
Non, je ne puis soufTrir cette infamie;
.fe suis né fier, et, dussé-je périr.
Je prétends bien dans peu m'en affranchir...
.\u même instant s'élançant dans la plaine.
Il casse bride et disperse dans l'air
Et charge, et selle, et harnais, et croupière ;
Des quatre pieds fait voler la poussière,
Et disparaît aussi prompt que l'éclair...
En attendant. Favori ventre à terre
Galope et fuit, sans perdre un seul moment.
11 aperçoit bientôt un régiment
De cavaliers, qui marchaient à la guerre...
A cet aspect, notre coursier s'arrête :
Il sent dresser tous ses crins ondoyants,
Et l'œil en feu, les naseaux tout fumants,
Fixe, immobile, écoute la trompette ;
Puis tout à coup, frappant la terre et l'air,
Il bondit, vole h travers la prairie,
Arrive auprès de la cavalerie,
- 340 —
S'ébi'oue (1), hennit et, jetant un œil fier
Sur ces guerriers, enfants de la victoire,
Il semble dire : Et j'aime aussi la gloire (2).
Le colonel, qui voit ce beau coursier,
Veut s'en saisir ; il vient avec adresse
Auprès de lui, le flatte, le caresse
Et, par un frein, en fait son prisonnier.
A l'instant même, une peau de panthère.
Aux griffes d'or tombantes jusqu'à terre,
Couvre le dos du superbe animal ;
Un plumet rouge orne sa tête altière,
Lui donne l'air coquet et martial;
Sur Favori, le colonel s'élance.
Presse les flancs du coursier généreux;
Et Favori, dans son impatience
Mordant son frein, fier du poids glorieux.
Vole à travers les escadrons poudreux...
Point d'ennemis, voilà son seul chagrin.
Mais tout à coup arrive le matin
Un officier, qui porte la nouvelle
Que la bataille est pour le lendemain...
On part, on veut arriver pour l'aurore.
Toujours à jeun. Favori, néanmoins.
Ne se plaint pas, mais il saute un peu moins.
Le jour se passe, il faut marcher encore...
Quand, vers minuit, d'une forêt prochaine,
Un gros parti fond sur le régiment.
On veut se battre : hélas ! c'est vainement ;
(\) • Ébrouer, proprement signifie laver. S'ébrouer se dit des animaux, lorsciu'ils font
une espèce d'éternument, et plus particulièrement encore du cheval qui fait un ronflement
A la vue d'un objet qui le surprend ou l'eflVaie. — H y a ici un hlatux.
(2) ' Ces vers rappellent naturellement ceux de Delille :
On voit sur son poitrail ses muscles se renfler.
Et ses nerfs tressaillir, et ses veines gonfler.
Que du clairon bryant le son guerrier l'éveille.
Je le vois s'agiter, trembler, dresser l'oreille :
Son épine se double et frémit sur son dos ;
D'une épaisse crinière, il fait bondir les flots;
De ses naseaux brillants, il respire la guerre :
Ses yeux roulent du feu, son pied creuse la terre....
Tout à coup il s'élance et, plus prompt que l'éclair.
Dans les champs oflleuré.s, il court, vole et fend l'air.
- 3i7 —
Nos cavaliers, harassés de la route,
Sont enfoncés, tués, mis en déroute ;
Et, dans le choc. Favori, tout sanglant,
Couvert de coups, deux balles dans le nanc,
Parmi les morts resté sur la poussière,
Ne voyait plus ([u'uii reste de lumière...
Notre coursier, dégoûté de la vie.
Vivait toujours, sans trop savoir pourquoi ;
Quand, un matin, un écuyer du roi.
Qui parcourait toute l'Andalousie
Pour remonter la royale écurie,
Vit Favori de plusieurs sacs chargé.
Par le bâton, au moulin dirigé
Et conservant sous ce triste équipage,
Ce coup d'œil noble et cet air de grandeur
D'un roi vaincu cédant à son malheur.
Ou d'un héros réduit en esclavage.
Bon connaisseur était cet écuyer;
De Favori, s'approchant davantage.
Il l'examine, et demande au meunier
Combien il veut de ce jeune coursier.
L'accord se fait; aussitôt, on délivre
De son fardeau notre bel animal ;
Son nouveau maître à l'instant s'en fait suivre,
Et le conduit vers le palais royal.
Oh ! pour le coup, se disait à lui-même
Notre héros, la fortune est pour moi :
Plus de chagrin, je suis cheval du roi.
Cheval du roi, c'est le bonheur suprême...
Ainsi parlant, il entre à l'écurie ;
Tout lui promet le bonheur qu'il attend :
De peur du froid, sur son corps l'on étend
Un drap marqué des armes d'Ibérie;
On le caresse, et sa crèche est remplie
D'orge et de son ; il est pansé, lavé
Deux fois par jour; le soir, sur le pavé.
Litière fraîche ; et cette douce vie
Lui rend bientôt son éclat, sa beauté.
- 018 —
Son poil luisant, sa croupe rebondie,
Et son œil vif, et même sa gaîté.
Il fut heureux pendant une quinzaine.
11 possédait tous les biens à souhait ;
Mais, un seul point lui faisait de la peine,
C'est que le roi jamais ne le montait...
Notre cheval, ainsi philosophant,
Est fort surpris de voir qu'on lui prépare
Selle et bridon du travail le plus rare :
Le fils du roi, le jeune et noble infant,
Ce même jour doit faire son entrée ;
Et Favori, qui sera son coursier.
Porte un harnais digne du cavalier.
D'or et d'azur, sa housse est diaprée ;
De beaux saphirs, sa bride est entourée.
Et d'argent pur est fait chaque étrier.
Notre héros, dans ce bel équipage.
De tant d'honneurs, n'a pas l'esprit tourné :
Il commençait à devenir fort sage.
L'infant sur lui doucement promené.
Suivi des siens, entouré de la foule.
Vers son palai?, à. grand' peine s'écoule ;
Quand Favori, qui ne songeait à rien.
Voit une femme et tout à coup s'arrête,
Dresse l'oreille en relevant la tête.
Et reconnaît... vous le devinez bien?...
Qui donc?... Sanchette... 0 moment plein de charmes!
Il court vers elle, il hennit de plaisir,
De ses deux yeux tombent de grosses larmes...
Sanchette alors raconie en peu de mots
Que Favori fut élevé chez elle ;
Puis elle dit, non sans quelques sanglots,
Quand et comment il devint infidèle.
De ce récit, le prince est attendri :
Tenez, dit-il, je vous rends Favori,
Il est à vous avec son équipage ;
Montez dessus, retournez au village ;
A pied, j'irai jusqu'au palais royal,
- 3i!) —
Sans que ma fùLe en soit moins honorée;
Car j'ai bien mieux signalé mon entrée
Par un bienfait que par un beau clieval.
Il dit, descend et ne veut rien entendre.
Sanclietle alors monta, sans plus attendre,
Sur Favori, qui, content désormais,
Gagna la l'erme et n'en sortit jamais.
* Andvieux si connu par son Meuniçr de Sans-Souci, petit chel-
d'œuvre de grâce, de naturel et de causticité. Ses autres
contes se ressentent trop de l'esprit de son maître, Voltaire.
* Chez les Behjes : F.-C.-J. Grandgagnage, né à Namur (1797-
1877), président de chambre à la cour d'appel de Liège, auteur
des Voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au royaume de Bel-
gique (1835), critique spirituelle et mordante du romantisme,
dans laquelle l'auteur a peut-être dépassé le but. Ce livre n'est
pas fait pour les jeunes gens. — Les Wallon7iades, petits
poèmes assez capricieux, dont l'objet est d'ordinaire une excur-
sion ou une promenade. La partie écrite en vers est généra-
lement fort restreinte; la prose y domine, et c'est là surtout que
l'auteur dévoile tout son talent d'écrivain. « Narrateur plein
» d'une aimable gaîté, censeur malin et lançant ses traits avec
» une sorte de bonhomie spirituelle, tour à tour savant, lin-
» guiste, étymologiste, historien, poète, artiste, il nous occupe
» agréablement depuis la première page de son livre jusqu'à la
» dernière. » fJourn. hist J. On regrette que, sur certaines
questions, l'auteur se soit laissé dominer par des préjugés,
dont, du reste, il est revenu. D'Embour à Mont-Méry (1844); Mon-
/"oj'f (1845); le Désert de Marlagne (1849); Chaudf on laine (1853).
Il règne dans toutes ces wallonnades une inépuisable gaîté.
Remarquons encore une fois qu'il n'écrit pas pour la jeunesse.
Voici un extrait.
' Chaud font aine.
L'auteur établit un plaisant parallèle entre Chaudfontaine et Spa.
Or donc à Chaudfontaine, on accourt de tous lieux.
Spa non plus n'est pas mal; mais Chaudfontaine est mieux.
Spa se farde un peu trop, sent un peu trop la ville ;
Spa fait de l'embarras et fait le difficile ;
— 380 —
Spa veut de beaux habits, veut de riches atours,
Gants blancs, souliers laqués, la soie et le velours;
Spa veut trois fois par jour brosser ma redingote.
Tandis que Chaudfontaine admet un peu de crotte.
Ici, point de grand bal, point de salon doré.
Point de temple profane aux dieux du jeu livré ;
Mais, des toits de verdure et des grottes moussues,
Des berceaux, des coteaux, des eaux et point de rues ;
C'est la campagne enfm, campagne au naturel,
Où le bon vieux sarrau de la couleur du ciel,
La robe de coton et la simple cornette
Sont d'un commun accord points fixes d'étiquette.
Spa se targue beaucoup de ses petits chevaux,
Trottant et galoppant par les monts, par les vaux ;
Mais Chaudfonlaine aussi n'a-t-il donc pas ses ânes?
Et quels ânes, bon Dieu! des ânes quadrumanes,
Tant leurs pieds montagnards, adroits comme des mains.
Savent vous rendre unis les plus rudes chemins,
Tâtant le meilleur sol, évitant chaque pierre,
Faisant plutôt rasseoir que voler la poussière,
Et quelquefois, sur l'herbe en des ébats plaisants,
Dressant vers le soleil quatre fers bien luisants.
Et cela pour jouer, non pour tomber, je pense.
J'en pris un, l'autre jour, de fort belle apparence;
Il s'appelait Cocotte ; et, pour un jeune ànon,
L'on ne peut certes pas trouver plus joli nom.
En avant donc. Cocotte! En avant, ma commère !
Filons ! La côte est douce. Allons, filions, ma chère !
* Adolphe Siret, né à Beaumont (Hainaut) si connus par ses
Récits lus toriques.
* Chez les Allemands : Chr'istophe Schmid, né à Dinkelshi'ihl, en
Bavière (17G8), mort à Augsbourg (1854), auteur des Œufs de
Pâques et d'un nombre infini d'autres petits contes, dédiés à l'en-
fance et connus de tous les peuples civilisés. Ce sont de char-
mants petits poèmes, pleins de vie et de sentiment, travaillés
avec un soin extrême d'après un plan régulier, ayant leur
nœuds, leurs épisodes et leur dénoûment, vrais petits chefs-
d'œuvre réunissant au plus haut degré Yutile et l'agréable, et
— 351 —
propres à intéresser les lecteurs de tout âge (1). Il disait : «. Un
» conte doit être un chef-d'œuvre. De même que dans un
» tableau règne l'unité, et qu'on ne saurait y découvrir un seul
» coup de pinceau de trop, de même en doit-il être d'un vrai
y> conte. Il doit produire sur le lecteur le même effet que pro-
» duit une belle toile sur le spectateur, c'est-à-dire, une im-
» pression bienfaisante et pure. Le lecteur n'y doit rien regret-
» ter, et rien non plus ne doit l'y troubler. » Il avoua que
c'était dans la lecture assidue des récils de l'Ecriture sainte
qu'il avait appris cet art de narrer et de décrire qu'on admire
dans ses contes, et qu'on retrouve si rarement ailleurs. Jamais
écrivain n'obtint un succès aussi vrai, aussi mérité, grâce sur-
tout à son âme si belle et si pure, laquelle, comme un doux
soleil, perce dans tous ses écrits et y répand la paix, la joie, le
bonheur dont il jouissait lui-même.
* Un écrivain dont il convient de parler ici, quoiqu'il ait écrit
en français, c'est Rodolphe Topffcr, de Genève (1800-1846), au-
teur des NouveUes Genevoises, le Presbytère, etc. Il excelle dans
la peinture des sentiments intimes de l'âme, des mouvements
secrets du cœur, des détails ordinaires de la vie. A tout mo-
ment, le lecteur est surpris de retrouver sa propre histoire dans
celle que lui raconte l'auteur, et il est forcé de se dire : c'est
bien ainsi. {Revue des Revues, t. III, p. 466).
* Chez les Italiens : Silvio Pellico publia quatre Nouvelles, inti-
tulées Tancrède, Rosilde, Helwig et Walfried, Adello, composées
dans la prison dite les plombs, à Venise, pendant la captivité de
l'auteur, qui y écnvii a.ussi Esther d'Engaddi ei Iginia d'Asti [Mes
Prisons, ch. 38). Longtemps après, il en composa encore sept,
sous le nom de Chants Historiques : les Suluciens, Aroldo et Clara,
la mort de Dante, Ebelin, Roccello, etc. C'est un nouveau genre de
poésie que l'auteur a abordé. « Peu d'histoires offrent la ma-
tière d'un grand poème épique ; mais, parmi les événements, il
y en a beaucoup qui peuvent présenter un digne sujet de courts
récits héroïques ou touchants. »
[Chants Historiques, préface].
(1) * Aussi ont-ils été traduits dans toutes les langues policées de l'Europe, en anglais,
en italien, en hollandais ou flamand, en français par Jules Janin, à la demande de la
duchesse d'Orléans, pour le comte de Paris; en suédois par la reine de Suéde, etc. Des
félicitations furent adressées à l'auteur de la part de rimpératriee du Brésil, et plusieurs
prélats de VÉglise ont même recommandé dans des Lettres pastorales ces pieuses et
touchantes histoires.
La Légende.
Dans l'origine, on appelait Légende le livre des leçons qut-,
dans les premiers temps de l'Eglise, on récitait chaque jour
dans les assemblées religieuses. Plus tard, on donna le nom
de Légendes aux histoires des saints et des martyrs qu'on
lisait dans les couvents. Enfin, on applique ce nom au récit
poétique d'un événement édifiant, puisé dans la tradition chré-
tienne, dont le dénoûment a quelque chose de merveilleux.
Le but de la Légende est, en général, d'exciter de pieux
sentiments dans le cœur du lecteur. Ce but excuse l'absence
de vérité et de réalité que la Légende ne demande pas rigou-
reusement. Il ne s'en suit pas que toutes les légendes
reposent sur des fictions. Le fond de plusieurs d'entre elles
est vrai, quoique le merveilleux et les circonstances particu-
lières qui embellissent ce fond, soient souvent la fiction d'un
cœur pieux et religieux.
La Légende est la poésie religieuse, clirélienne du moyen
âge. C'est peut-être la partie la plus intéressante de la littéra-
ture chrétienne de ce temps. Plus qu'aucune autre production
littéraire de cette époque, elle trace la ligne de démarcation
entre les idées païennes et les idées chrétiennes ; elle contient
un vivant tableau des moeurs populaires de l'Eglise naissante,
et de la vie intérieure de la société chrétienne; elle est un
commentaire populaire de l'Evangile, elle exerce sur le déve-
loppement de la poésie des siècles suivants l'action la plus
puissante et la plus féconde ; elle a fourni à l'épopée, au drame,
à la peinture, à la sculpture du moyen âge, une source inépui-
sable de sujets ; toutes les nations chrétiennes jusqu'aux
xvic siècle y ont puisé leurs plus belles inspirations.
On distingue trois cycles de légendes ; le l''"' est le cycle
évangélique : il renferme les légendes relatives aux person-
nages évangéliques. Jésus-Christ — Marie — Joseph — les
Apôtres, etc. On désigne aussi ces légendes sous le nom
d'Apocryphes ou d'Evangiles. Le 2% c'est le cycle hacjiologique :
il contient les légendes concernant les saints de l'Eglise. Le
3'= enfin, c'est le cycle symbolique : il renferme les légendes
qui concernent les personnifications imaginaires.
Le fond de toutes ces légendes est en général très-uniforme :
ce sont des faits appartenant aux premiers temps de l'Eglise,
enrichis et embellis par le génie de la foule.
La foi, la candeur et la naïveté, tels sont les caractères de
toutes ces légendes (1).
Le goût de la Légende, qui, depuis la réforme, s'était sensi-
blement affaibli, s'est ranimé dans les derniers temps. Parmi
les nations modernes qui l'ont particulièrement cultivée, il faut
mettre la nation allemande. Voici ses poètes les plus distingués
en ce genre : Herder (1744-1803) la Tourterelle — le Brave — le
Palmier — la Fourmi — VOrgue — les Fils retrouves — le Nau-
frage, etc.
Kosegarten : la Fontaine de St Gangulphe — la Vision d'Arscnius
— le Pain de St Judocus — le Retour de la portière — la Prière de
Ste Scolastique — St George et la Veuve — le Tombeau de St-Clé-
ment, etc.
A. Schlégel : St Luc — Hclmine de Chézg — St Jean et le 2^clit Ver
— Jésus et la Mousse, etc.
J.-L. Pyrher, archevêque d'Erlau, a publié un volume de
soixante-neuf légendes, remarquables par la facilité et la naï-
veté du style, par cette douceur, cette harmonie dans la versi-
fication, que décèle chaque page de ses brillantes épopées.
' Chez les Belges : Le R. Père Servais Dirks (né ;\ Maestricht)
de l'ordre des Frères-Mineurs- PiécoUets, a publié, en 18G0, un
volume Nouvelles et Légendes chrétiennes, précédées d'un discours
remarquable sur la mission du littérateur. Voici les titres de
ces poésies : Le fds du Scalde, chronique du vue siècle — I-e
prisonnier de Glenvar — Le Juif de Tabanc'/i, nouvelle historique
— La vision de Swana , légende prussienne — Les Caciques de
1) Voyez r Université catholique, t. IV, p. 361 — V, p. 121 et 2'0 — VI, p. 1()S, 27G et -111
— VII. p. 270 — VIII, p. 92 et 202.
Le protestant Herder a noblement défendu la légende dans le 19* vol. de se.s Œuvres,
p. 235. M. le comte de Montalembei't, dans son Introduction à l'Histoire de sainte Klisahctli
de Hongrie, duchesse de Tliuringa, a émis sur la légende fjuelques idées qui méritent
d'être pesées.
OUI
Tlascala, histoire mexicaine. Les vastes connaissances de l'au-
teur en rendent la lecture extrêmement utile, mais par contre
aussi un peu trop sérieuse. La poésie y cède trop souvent le
pas à la science.
* Auguste Le Pas, né à Verviers (1817), décédé à Jupllle lez
Liège (1876), poète le plus franchement chrétien de la Belgique
moderne, publia en 1859, à Paris, conjointement avec son frère
Léon Le Pas, les Légendes des Litanies de la Ste Vierge. Nous avons
encore du premier : au bord de la Neva (1845), et du second :
Sous le manteau de la cheminée, légendes et contes. « Ces poètes,
dit Alfred Nettement, unis par la triple fraternité du sang, de la
foi et de l'amour de l'art, ont l'aspiration, le souffle poétique,
l'imagination, la sensibilité avec des dons différents-, Auguste
a quelque chose de plus doux, Léon quelque chose de plus
énergique. » — Chaque verset des Litanies de la Vierge a sug-
géré aux poètes le sujet d'une légende; telle que, le pauvre
Prêtre (P. Bernard) ; les Ave du Frère lai ; Gai le Ménétrier, etc.
* CJiez les Néerlandais. Gomme pendant des chansons de gestes
surgit en Flandre la légende religieuse, et de même que Charle-
magne el Arthur furent les héros chantés par les premières, de
même leChrist et la Vierge furent avant tout célébrés par celles-ci.
Ainsi, au commencement du XIII« siècle apparaît une Vie de
Notre-Seigneur (van den levene ons IlerenJ, traduite du latin en
vers flamands, d'une facture épique, malgré son extrême naï-
veté (1). — Avant cela, vers 1122, avait paru la légende de
St Brandeau, moine irlandais du V-j siècle. L'amour de la science
l'ayant conduit au scepticisme, un ange l'oblige à parcourir des
mers orageuses et à décrire les merveilles de la création dont
Dieu le rend témoin. —Un petit bijoux littéraire c'est la légende
de Béafrix, religieuse infidèle que la Ste Vierge remplaça pen-
dant quinze ans pour cacher son absence du couvent. — La
légende de St Servais écrite au commencement du XIIIc siècle
par Heinrych van Veldeken (et non Hcgnrich von Veldechen le
1) ■ Parlant de la science du Christ, le poiJte assure qu'il savait le français, le flamand
et le latin :
m conste Franso;/s, Dicls ende Lalyn.
t Marie Magdelaine s'accuse entre autres, d'avoir négligé la messe et ses heures :
horde misse no getide.
Par contre, les récits de la passion et de la résurrection, la descente aux enfers, le tableau
du jugement dernier rappellent i^i la fois le Heliand et la Divine comédie.
- :>35 —
l'ameux minnesinger, auteur de VEnéis). Né dans les environs
de Hassell, dans le Linibourg Belge. — Van Macrlant, dont
nous parlerons plus loin, né près de Bruges (1225) traduisit en
vers flamands la Vie de St François d'Assise, composé en latin
par -?. Bonaventnre. Sa Légende de Ste Claire ne nous est pas
parvenue (i). Au XlIIe siècle Guillaume d'Afllic/hem traduisit la
vie de Ste Lutgarde écrite en latin par Thomas de Cantiprc ; et au
XlVe siècle Père Gérard récollet du couvent de St-Trond donna
une nouvelle traduction de la même vie, et de plus la légende
si naïve de Ste Christine l'admirable.
* Chez les Français la légende tient beaucoup de la nouvelle :
* Charles Perrault (1628-1703) publia en 1G97 un petit volume
intitulé : Contes de ma mère l'Ojjeou Histoire du temps passé. Les
titres seuls en sont déjà charmants : La Belle au bois dormant,
le Petit Chaperon rouge, Barbe-Bleue, le Chat botté, Cendrillon,
Biquet à la Houpe, le Petit Poucet. Ces contes de fées, d'un style
simple, d'une bonne foi naïve et quelque peu malicieuse, sont
de petits chefs-d'œuvre dans leur genre. La rédaction des
contes en vers, Peau d'âne, Grise lidis, les Souhaits ridicules est
très-inférieure.
' Charles Xodier avec moins de simplicité, mais une imagina-
tion plus vive, a imprimé une physionomie moderne à celte
sorte de contes dans la Fée aux miettes, Trilby, Trésor des fèves
et Fleur des pois.
' Baour-Lormian (1770-1854), de l'académie, a publié deux vo-
lumes de Légendes, Ballades et Fabliaux d'une mince valeur poé-
tique. Outre ses Veillées poétiques et morales, imitées d'Young,
on a de lui une traduction en vers de la Jérusalem délivrée son
œuvre capitale. La facture du vers y est excellente et classique.
Une imitation d'Ossian, Poésies galliques eut le plus grand succès.
Après sa traduction de Job, c'est son meilleur ouvrage. Voyez-
en un extrait dans les Leçons de littérature : Hymne au soleil.
' D'Anglemont, né en 1798, dont les poésies furent couronnées
six fois par l'académie, auteur de deux recueils de Légendes
françaises (1829 et 1833). On a encore de lui les Pèlerinages (1835),
un drame, Paul /<-■'•, et un poème en i chants, Berthe et Robert.
Nous citons :
(1) On lui attribue aussi la légende miraculeuse de Van den Houle ;ie bois de la croix;.
Il versifia encore trente-six miracle* de N.D. d'après Vincent de Beauvais.
— 356 —
* LE CHASSEUR DES ALPES.
Que j'abhorre, mon fils, tes projets intrépides !
Tu vas donc confier tes destins aux forêts ;
Tu veux suivre un cliamois en ses élans rapides ;
Tu veux le percer de tes traits.
Tu ne guideras plus en nos plaines fleuries
Le troupeau caressant de ces jeunes agneaux
Qui, sous tes yeux, paissaient les herbes des prairies
Et bondissaient au bord des eaux.
Tu dédaignes ces fleurs, par tes mains cultivées,
Qui croissaient pour parer les fêles du printemps,
Qui te charmaient hier, qui, de tes soins privées.
Ne vivront plus que peu d'instants !
Les routes de ces monts ne te sont point connues!
Des abîmes nombreux s'y cachent sous les pas !
Ces neiges que tu vois s'élever sur les nues,
Tombent et portent le trépas !
lleste, reste, mon fils, reste auprès de ta mère.
Du déclin de mes jours, ô toi, l'unique espoir !
(rest parmi ces glaciers qu'a disparu ton père!
Je crains de ne pas te revoir.
Ainsi, du Val-Rosa parlait une habitante;
Ses Ijaisers se mêlaient à ce touchant discours...
Mais d'un torrent fougueux c'est en vain que l'on tente
D'arrêter le rapide cours.
L'impétueux chasseur méprise ses alarmes ;
Il part en lui disant : « Je reviendrai ce soir. »
Pour le suivre longtemps de ses yeux pleins de larmes.
Sur un roc, elle va s'asseoir.
Dun vieux chêne noirci par les feux de l'orage.
Un corbeau de son fils lui prédit le trépas;
Cet aspect lui ravit un reste de courage :
L'oiseau sinistre ne ment pas !
Le jour tombe... Elle crie, inquiète, éperdue :
« Mon fils!... » A ses regards, il ne vint pas s'oiTrir.
L'aurore la trouva sur la terre étendue...
Elle avait cessé de souffrir.
- 557 -
On conte que depuis, au bord du précipice,
Alors que de la vie il dédaigne le soin,
Le chasseur voit parfois un fantôme propice
Qui lui dit : « Ne va pas plus loin ! » Lcgeiide '2h.
* Hippohjte Violeau (né à Brest 1815) a publié, en 1850, un
volume de Paraboles et Légendes, dédiées à la jeunesse, et antérieu-
rement, Premiers loisirs poétiques (1841), Nouveaux loisirs poé-
tiques (1842), le Livre des mères et de lu jeunesse, poésies (1S54),
tous ouvrages recommandés par plusieurs évêques. Il a publié
un grand nombre de romans dans la collection des Fiomans hon-
nêtes. Sou père, maître voilier, mourut en mer (1825), et laissa
sa famille sans la moindre ressource. A douze ans, Hippolyte
apprit h lire d'une de ses sœurs, et un commis de la marine
l'initia à l'écriture. Après nombre d'années, il obtint une petite
place de 400 francs. Une pièce devers qu'il envoya à un journal
de Brest, fut approuvée. Sa famille possédait alors vingt francs.
Ils furent sacrifiés pour procurer au poète trois mois de leçons.
C'est toute l'instruction qu'il reçut jamais. Et néanmoins, en
1842, il obtint le prix aux Jeux Floraux, et ses ouvrages, sans
annonces, dédiés seulement à la Sainte Vierge, ont parfaite-
ment réussi. Ce qui les distingue, c'est la facilité du vers, qui
coule comme de source.
- Théophile Gautier (1811-1872) publia en 1832 Alhcrtus ou
l'âme et le péché, légende théologique, poème des plus étranges
que l'on connaisse, mais aussi des plus obscènes. Une larme du
diable est une œuvre remplie de panthéisme. — La comédie de
la mort est une suite d'évocations lugubres. Deux choses ont
manqué à l'auteur pour être un poète distingué : ta moralité et le
sentiment fGodefroijJ .
* Jules Canonge, né en 1812, a publié en 1839 un poème fort
remarquable sur les souffrances du Tasse : Le Tasse à Sorente.
Les descriptions sont parfois trop longues et les vers faibles.
* Auguste de Belloy (1815-1871). Ses Légendes fleuries sont
pleines de charme et d'intérêt. Poète et chrétien il a chanté les
illusions du paganisme et les grandeurs de la Bible, avec cette
épigraphe : Teste David cum S ibijlla. Ses meilleurs compositions
sont LiliUi et Orpha, puisées dans la Bible. La première est
étincellante de verve et d'esprit ; la seconde, épisode ajouté au
livre de Paith, est d'une vigueur d'idées plus mâle. Quelques
— 358 —
caprices étranges d'imagination font tficlie dans les Légendes
fleuries.
' François Coppée a publié en 1878, un petit volume : Poèmes
modernes qui renferme une sorte de légende intitulée Angelux^
modèle d'exquise sensibilité. Le récit commence par un dia-
logue entre deux vieillards, deux amis, le curé et le fossoyeur
d'un village, causant près de l'àlre enfumé. « Pourquoi notre
cœur, étant si pur, est-il triste? » Malheureusement le poète
s'est égaré dans une dissertation philosophique sur le célibat.
CHAPITRE III.
Poésie descriptive.
Les anciens n'ont pas envisagé la poésie descriptive comme
constituant un genre particulier (1). Les poètes modernes
l'ont cultivée d'une manière spéciale, et on peut dire qu'ils
en ont fait un genre de poésie à part.
On entend ^^^v poésie descriptive celle qui dépeint en détail,
les objets animés et inanimés de la nature, les situations
morales, les événements, les faits, les produits des arts, les
mœurs et les caractères.
Le poète doit dona peindre l'objet qu'il décrit, c'est-à-dire,
le placer sous un jour si' frappant, en détailler si bien les
parties, qu'un peintre pourrait en faire le tableau ; il doit le
présenter à l'imagination avec des couleurs si vives et tout à
la fois si naturelles, que le lecteur croit avoir l'objet sous
les yeux.
Avoir une imagination vive, sur laquelle l'objet à dépeindre
fasse une forte impression ; posséder le talent de transmettre
cette impression à d'autres dans toute sa force, être maître
(1) Qu'on se rappelle la description du bouclier d'.\clnlle dans Homère, du bouclier
d'Hercule dans Hésiode, de celui d'Énée dans A'irgilo.
— 559 —
de la langue, telles sont les qualités que le poète doit possé-
der pour réussir dans le genre descriptif.
L'art de démêler Vessentid d'un objet de ce qui n'est qu ac-
cessoire, de distinguer les circonstances intéressantes de
celles qui ne le sont pas, constitue en grande partie le mérite
d'une description. C'est pourquoi nous allons indiquer
quelques règles i\ observer dans le clioix des circonstances :
1" Négligeant celles qui sont communes et insignifiantes
le poète choisira celles qui olîrent quelque chose de neuf,
propres à échauffer l'imagination et fixer l'attention du lec-
teur. Cependant, une circonstance commune peut sous un
pinceau habile saisir l'imagination.
2" Il s'attachera à caractériser l'objet par des traits précis
et vigoureux. Ainsi, il ne se bornera pas à des généralités ni
à des idées vagues et confuses. Tout doit, autant que pos-
sible, être particularisé. * Il ne dira pas nu arbre, mais ini
peuplier, un chêne.
3" Les circonstances doivent être uniformes et tendre au
même but. C'est là ce qui constitue Vunité de la description,
la première qualité de toute production littéraire.
Denique sit quodvis simplex dumtaxat et unum.
HOR., ad Pis., 23.
Que le poète ait sans cesse devant les yeux le but qu'il se
propose d'atteindre; qu'il y fasse concourir tous les détails,
toutes les particularités de sa description. Veut-il exciter l'admi-
ration, la terreur, la compassion, etc., que toutes les circon-
stances soient présentées de manière à produire ces différentes
émotions. C'est ainsi que dans le tableau que Virgile trace de
l'Averne, toutes les parties concourent à faire naître le senti-
ment de l'horreur. C'est un autre profond formé dans un roc
couvert d'une épaisse fon't; devant la caverne, s'étend un lac
noirâtre, dont les exhalaisons empestées éloignent les oiseaux du ciel .
(Enéide, VI, 237-242). Voyez encore Hector, apparaissant en
— 560 —
songe à Enée, dépeint avec des couleurs tellement touchantes
qu'elles arrachent des larmes au lecteur. (II, 270-279).
Quelles sont les qualités du style descriptif?
Il doit 1° être clair, afin que le lecteur puisse saisir l'objet
sans effort, comme s'il le voyait (1).
Le style sera clair, si
A) le poète a lui-même une idée claire, distincte, de l'objet
qu'il traite (2).
B) S'il a soin d'exprimer les circonstances dans l'ordre
que la nature elle-même indique, ou que demande l'effet
qu'il doit produire. Il y a des choses qui doivent être dites
au commencement, d'autres à la fin. Dire chaque chose à sa
place est un des plus sûrs moyens d'être clair. * D'ordinaire
on décrit la cause avant de peindre les effets. Voyez la Séche-
resse décrite par le Tasse (3).
2'' Simple, c'est-à-dire, éloigné de la recherche, de l'affec-
tation, de l'exagération et de l'enflure. Donner dans ces dé-
fauts, c'est non seulement obscurcir la pensée, mais encore
pécher contre la vérité ou la vraisemblance, fondement de
tout bon style (4).
3" Concis. La concision contribue à la clarté, et sert sur-
tout à frapper l'esprit du lecteur et h émouvoir son àme, en
donnant au style de la vigueur. Evitez donc la irrolixité,
défaut ordinaire de ceux qui ne savent pas écrire. Sachez
(1) Magna virtus est, dit Quintilien, rcs, de quibus îoqtt hnur , clare atque ut cerni
videantur enuntiare.
(2) Selon que notre iàée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit ou moins nette ou plus pure :
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement.
BOILEAU, Art POlH., I.
(3) Ordinis hrec virtus erit et venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici,
Pleraque ditl'erat et prœsens in tempus omittat.
HoR., ad Pis., 12-44.
{4} Soyez simple avec art.
Sublime sans orgueil, agréable sans fard. Bou,., ibUK
— 361 —
VOUS borner, et ne vous perdez pas en détails inutiles, n'épui-
sez pas votre sujet (I).
Gardez-vous cependant de tomber dans le défaut opposé, de
devenir trop bref, de ne pas suffisamment détailler votre
objet : vous ne seriez pas compris (2).
La concision est surtout nécessaire, quand on décrit des
objets grands et majestueux, parce que la moindre circonstance
insignifiante peut paralyser tout l'efTet. On peut être plus long
dans les descriptions gaies et riantes.
4° Vif, animé. Il doit être l'expression d'un esprit fortement
frappé, d'un cœur vivement ému par son objet. Mettez-vous
en garde contre la froideur, qui fait de la description un
corps sans âme, dont le lecteur tinit toujours par se dégoûter.
5" Riche et pompeux. C'est surtout dans la description qu'il
convient que le style soit élégant, embelli d'images et de fi-
gures, orné de toutes les beautés de la poésie, autant que le
sujet le comporte. Nous disons autant que le sujet le comporle,
parce qu'il est essentiel à toute composition, que le style,
([ui est le vêtement de la pensée, soit adapté i\ la nature du
sujet (3).
(1) Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet.
S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face;
Il me promène après, de terrasse en terrasse :
Ici, s'oflfre un perron, là régne un corridor;
Là, ce balcon s'enferme eu un balustre d'or;
Il compte des plafonds les ronds et les ovales.
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.
.Te saute vingt feuillets pour en trouver la (In,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,
Kt ne vous chargez point d'un détail inutile.
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ;
L'esprit rassasié le rejette à l'instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. CoiL., ibid.
Omne supervacuum pleno de pectore manat.
HoR., ad Pis., 337.
(2) Brevis esse laboro — Obscurus flo. Hor. 2â.
(3) Soyez riche et pompeux dans vos descriptions ;
C'est là qu'il faut des vers étaler Pélégance.
BoiL., Art poét., III.
- 362 -
Remarques. 1o Pour donner de la vie à la description des
objets inanimés, il est bon d'y introduire des êtres vivants.
2'^ Le poète a la liberté d'ajouter aux circonstances saillantes
d'autres qui sont de son invention. C'est ainsi qu'il embellira la
réalité, qu'il relèvera jusqu'à l'idéal.
3» La beauté des descriptions poétiques dépend en grande
partie d'un beureux cboix d'épithètes. Toute cpWicte doit ajouter
une idée nouvelle au mot qu'elle qualifie, ou servir au moins ù
relever sa signification connue et à en augmenter l'effet. [Epi-
theton ornans.) On se gardera donc d'employer des épitbètes
trop rebattues et trop vulgaires. Souvent une épitbète fait une
description achevée. (Horace, I, 22. — Virgile, Enéid., 486-505
et 535-553.)
4° Le contraste sert encore merveilleusement à donner de la
force, de la variété, à la description. L'ombre et la lumière,
opposées l'une à l'autre, se relève mutuellement.
5o Si l'objet qu'on dépeint est cbangeant, l'art consiste à sai-
sir le moment le plus propre à faire de fortes impressions.
6" Dans les descriptions de longue haleine, il est bon, pour
éviter la monotonie, d'interrompre parfois la suite des tableaux
par des réflexions, de courtes narrations, ou par l'expression
de quelque sentiment.
On distingue plusieurs sortes de descriptions :
lo Celle des lieux (lopographie), comme d'un port, d'une île,
d'un jardin, d'un vallon, d'un palais, d'une ville, etc. Dans ce
genre, Tite-Live est le modèle le plus parfait.
2" Celle des temps (cJironographicJ, comme de la nuit, du matin,
du midi, du printemps, etc.
3° Celle des phénomènes, des scènes de la nature, comme de l'arc-
en-ciel, du lever et du coucher du soleil, dune éclipse, de l'au-
rore boréale, etc.
49 Celle des objets animés et inanimés de la nature, comme d'un
animal, d'un arbre, d'une plante, d'une fleur, d'un rocher, etc.
5" Celle des faits, des évè)wmcnts, comme d'une bataille, du
sac d'une ville, d'un naufrage, d'une tempête, d'un tremblement
de terre, d'une peste, etc.
6'^ Celle des objets d'art, comme d'une épée, d'un bouclier, d'un
casque, d'un tapis, d'une corbeille, d'un vase, etc.
7» Celle des personnes, soit pour l'extérieur, Tair, le maintien
— ôcrj —
[portrait, pvosopographic, TrpôacoTrov, yoâcpco); soit pour l'inlé-
rieur, leur esprit, leurs talents, leur caractère, leurs vertus et
leurs vices {caractères, Hographie, r,^o~, ypâcpo)). llomcrc et Ir
Tasse fournissent les plus beaux modèles en ce trenre de des
cription.
Quand la description est tellement vive et animée qu'on croit
voir les objets de ses yeux, il y a ce qu'on appelle tableau ou
Iiypotypose (•JTTOT-jTTWO't;).
Quand on oppose description à description, tableau à tableau,
caractère à caractère, portrait h. portrait, pour marquer leurs
ressemblances ou leurs différences, il y a j'arallcle.
Exemples de descriptions (1).
1» Une Sécheresse, par le Tasse. [Jérusalem délivrée, ch. -13).
Cependant le soleil étant dans le signe du Cancer, il com-
mença d'embraser les airs d'une extraordinaire ardeur, et cette
ardeur immodérée allait chaque jour croissant de plus en plus...
Partout où pénétraient ses rayons, les fleurs étaient brûlées,
l'herbe et les feuilles desséchées, les fontaines taries, la terre
aride et pleine de fentes. Le ciel était comme une ardente four-
naise. Les nuées qu'on voyait quelquefois dans les airs, parais-
saient moins une vapeur humide que des flammes errantes. Les
zéphyrs, enchaînés dans leurs antres, ne faisaient plus sentir
leur rafraîchissante haleine. Un vent brûlant, qui venait du
rivage du Maure, était alors le seul qui régnât sur la terre. L'air,
échauffé pendant le jour, conservait la nuit toute sa chaleur.
Au lieu de rosée, il ne tombait du ciel que des exhalaisons
enflammées. L'aurore, avare de ses pleurs, laissait impitoyable-
ment languir les plantes altérées.
^lais ce qui tourmentait le plus les chrétiens, c'était la soif
ardente dont ils étaient consumés. Le barbare Aladin ayant fait
corrompre la plus grande partie des sources, la fontaine de
Siloé leur avait fourni seule une onde pure et abondante; c'était
alors un faible ruisseau, dont le fond paraissait à peine couvert
d'une eau épaisse et bourbeuse. Quel soulagement pour des
infortunés, à qui il semblait que toutes les eaux du Nil et du
(1) ' Ce sera un exercice utile pour les élèves que de leur faire dire à quelle catégorie lU
descriptions appartient chaque exemple.
— 304 —
Gange n'eussent pas été suffisantes pour éteindre le l'eu dont
ils étaient embrasés. Dans cette affreuse disette, leur imagina-
tion, pleine de ce qui faisait l'unique objet de leurs vœux, leur
représentait sans cesse ou un ruisseau coulant tranquillement
dans une verte prairie, ou un torrent descendant avec rapidité
des montagnes ; et ces vaines images n« servaient qu'à irriter
leurs désirs et à redoubler leurs maux (1). Le guerrier intré-
pide, dont le courage n'avait jamais été ébranlé ni par les tra-
vaux, ni par les périls, succombe au feu secret dont son sang
est allumé ; loin de pouvoir supporter encore le poids de ses
armes, il ne lui reste plus assez de force pour se soutenir lui-
même. Le superbe coursier, oubliant sa fierté, la tête languis-
samment penchée vers la terre, dédaigne de se nourrir d'une
herbe desséchée qui n'a plus pour lui de saveur. Le chien
fidèle ne se souvient plus de l'attachement qu'il avait pour son
maître; étendu sur la poussière, où sa faiblesse le retient, on
le voit haleter sans cesse, et chercher en vain dans un air brû-
lant quelque rafraîchissement à l'ardeur qui le dévore.
2° Combat des Gaulois et des Francs, par Chateaubriand.
(Les Martyrs, ch. VI).
Déjà les Francs sont à la portée du trait de nos troupes
légères. Les deux armées s'arrêtent. Il se fait un profond
silence ; César, du milieu de la légion chrétienne, ordonne
d'élever la cotte d'armes de pourpre, signal du combat; les
archers tendent leurs arcs, les fantassins baissent leurs piques,
les cavaliers tirent tous à la fois leurs épées, dont les éclairs
se croisent dans les airs. Un cri s'élève du sein des légions :
« Victoire à l'empereur! » Les barbares repoussent ce cri par
un affreux mugissement : la foudre éclate avec moins de rage
sur les sommets de l'Apennin ; l'Etna gronde avec moins de
violence, lorsqu'il verse au sein des mers des torrents de feu ;
l'océan bat ses rivages avec moins de fracas, quand un tourbil-
lon, descendu par l'ordre de l'Eternel, a déchaîné les cataractes
de l'abîme.
Les Gaulois lancent les premiers leurs javelots contre les
Francs, mettent l'épée à la main et courent à l'ennemi. L'en-
(1) Remarquez combien ce contraste accroît le tourment de la soif.
- ÔGo -
nemi les reçoit avec intrépidité. Trois fois, ils retournent à la
cliarge ; trois fois, ils viennent se briser contre le vaste corps
qui les repousse : tel un grand vaisseau, voguant par un vent
contraire, rejette de ses deux bords les vagues qui fuient et
murmurent le long de ses flancs. Non moins braves et plus
habiles que les Gaulois, les Grecs font pleuvoir sur les Si-
cambres une grêle de flèches ; et reculant peu à peu, sans
rompre nos rangs, nous fatiguons les deux lignes du triangle
de l'ennemi. Comme un taureau vainqueur dans cent pâturages,
fier de sa corne mutilée et des cicatrices de sa large poitrine,
supporte avec impatience la piqûre du taon, sous les ardeurs
du midi : ainsi les Francs, percés de nos dards, deviennent
furieux à ces blessures sans vengeance et sans gloire. Trans-
portés d'une aveugle rage, ils brisent le trait dans leur sein, se
roulent par terre, et se délialtent dans les angoisses de la dou-
leur.
La cavalerie romaine s'ébranle pour enfoncer les barbares.
Glodion se précipite à sa rencontre. Le roi chevelu pressait
une cavale moitié blanche, moitié noire, élevée parmi les trou-
peaux de rennes et de chevreuils, dans les haras de Pharamond.
Un combat violent s'engage entre les cavaliers sur les deux
ailes des armées.
Cependant, la masse effrayante de l'infanterie des barbares
vient toujours roulant vers les légions. Les légions s'ouvrent,
changent leur front de bataille, attaquent à grands coups de
piques les deux côtés du triangle de l'ennemi. Les Vélites, les
Grecs et les Gaulois se portent sur le troisième côté. Les Francs
sont assiégés comme une vaste forteresse. La mêlée s'échauffe ;
un tourbillon de poussière rougie s'élève et s'arrête au-dessus
des combattants. Le sang coule comme les flots de l'Euripe
dans le détroit de l'Eubée. Le Franc, fier de ses larges bles-
sures, qui paraissent avec plus d'éclat sur la blancheur d'un
corps demi-nu, est un spectre déchaîné du monument et rugis-
sant au milieu des morts. Au brillant éclat des armes a succédé
la sombre couleur de la poussière et du carnage. Les casques
sont brisés, les panaches abattus, les boucliers fendus, les
cuirasses percées. L'haleine enflammée de cent mille combat-
tants, le souffle épais des chevaux, la vapeur des sueurs et du
sang, forment sur le champ de bataille une espèce de météore.
— 066 —
(jue traverse de temps en temps la lueur d'un glaive, comme le
trait brillant de la foudre dans la livide clarté d'un orage. Au
milieu des cris, des insultes, des menaces, du bruit des ép6es,
des coups de javelots, du sit'llement des llèches et des dards,
du gémissement des macbines de guerre, on n'entend plus la
voix des chefs.
'Ao Le char de Junon, par Homère. (IL, V. — Traduct. de Bituiihé.
Hébé, aux deux côtés du char, fait rouler autour de l'axe de
fer les roues, que huit rayons décorent, et qui sont d'un or
incorruptible, munies encore de plusieurs lames d'airain jointes
avec art, ouvrage merveilleux; les moyeux, savamment arron-
dis, sont d'argent ; on place le trône sur d'éclatantes courroies,
et deux arcs reçoivent les guides ; le timon d'argent s'unit au
char : Hébé lie à l'extrémité du timon un beau joug, formé d'or
où elle attache les rênes, qui brillent du même métal.
■4o S. Jérôme et S. Augustin, dans leur jeunesse, par Chateaubriand.
(Les Martyrs, VI.)
Jérôme, issu d'une noble famille pannonienne, annonça de
bonne heure les plus beaux talents, mais les passions les plus
vives. Son imagination impétueuse ne lui laissait pas un mo-
ment de repos. Il passait des excès de l'étude à ceux des plai-
sirs, avec une facilité inconcevable. Irascible, inquiet, pardon-
nant difficilement une offense, d'un génie barbare ou sublime,
il semble destiné h devenir l'exemple des plus grands désordres,
ou le modèle des plus austères vertus : il faut à cette àme
ardente Rome ou le désert.
Augustin est le plus aimable des hommes. Son caractère,
aussi passionné que celui de Jérôme, a toutefois une douceur
charmante, parce qu'il est tempéré par un penchant naturel à
la contemplation. On pourrait cependant reprocher au jeune
Augustin l'abus de l'esprit ; l'extrême tendresse de son àme le
jette aussi quelquefois dans l'exaltation. Une foule de mots
heureux, de sentiments profonds, revêtus d'images brillantes,
lui échappent sans cesse. Né sous le soleil Africain, il a trouvé
dans les femmes, ainsi que Jérôme, recueil de ses vertus et la
source de ses erreurs. Sensible jusqu'à l'excès au charme de
— 507 -
l'éloquence, il n'attend peut-être qu'un adorateur inspiré pour
s'attacher à la vraie Religion. Si jamais Augustin entre dans le
sein de l'Eglise, ce sera le Platon des Chrétiens.
.5u * Rodolphe de IlabshoKrg. Episode, par Pyrlicv (Hodolphiade).
Le chantre vénérable, revêtu d'une robe traînante, entre d'un
pas respectueux dans la tente, tenant sous son bras sa lyre
harmonieuse. Il s'incline profondément devant l'Empereur, et
salue d'un modeste regard la noble assemblée. Son aspect
frappe le Souverain; il lui semble qu'il a vu encore le barde;
mais sa tète courbée par l'âge et ses cheveux blanchis l'em-
pêchent de le reconnaître. Horneck, l'air épanoui, s'assied sur
un humble siège, placé à l'entrée de la tente ; il saisit son luth
et, de ses doigts agiles, en parcourt les cordes, dont le son fait
tressaillir le cœur. Il se fait un profond silence dans la tente,
chacun paraît retenir son haleine. Tout à coup, d'une voix
solennelle et au son des cordes frémissantes, Horneck, entonne
ses chants :
Le vent siffle et chasse devant lui les sombres nuages. La
forêt épaisse secoue de grosses gouttes de ses arbres touffus ;
le torrent mugit, grossi par l'orage. Sur ses rives est assis en
ce moment un guerrier descendu de cheval ; il se repose des
l'atigues de la chasse. Une âme héroïque brille dans ses traits
épanouis ; dans ses yeux azurés éclatent la franchise, l'amour
et la foi. 11 considère les flots qui gémissent, mugissent,
hurlent, et, en disparaissant rapidement, lui rappellent la rapi-
dité avec laquelle s'écoule notre vie. Mais voilà que le coursier
impatient creuse la terre de son pied; l'ardent limier s'agite et
gémit; car il a inutilement parcouru la forêt : nul gibier ne
s'est offert à ses yeux. Le cavalier se lève, il s'apprête h re-
tourner au château où l'attend sa famille. Mais au même instant
le son d'une clochette frappe son oreille. Un prêtre du Seigneur,
venant du côté de la forêt, s'avance k la hâte vers la rive du
fleuve : il est vêtu d'un habit de lin, dont l'éclat efîace la blan-
cheur de la neige ; une étole, brochée d'or, descend sur sa poi-
trine; précédé de son acolyte il presse ses pas vers la demeure
d'un moribond, qui désire se nourrir du pain des anges. Il
arrive sur le bord du torrent, dont la vue le frappe de stupeur
et l'arrête : car les ondes impétueuses ont emporté le pont.
— ÔCS —
Comment le traverser? Cependant l'épouse du mourant, debout
sur la rive opposée, s'écrie d'une voix lamentable : « Hélas! la
mort frappe violemment à la porte, et l'époux soupire après
l'aliment qui le fortifie pour le voyage de l'éternité. » Aussitôt,
le saint prêtre dépose sa chaussure sur le penchant rocailleux
du rivage escarpé, résolu de traverser le fleuve furieux. A
cette vue, le cavalier accourt ; après avoir adoré le Sauveur du
monde, il offre au prêtre son coursier et heureux de le voir
accepté, il rejoint ses compagnons.
Le roi du jour, près d'achever sa carrière, éclairait l'univers
de ses derniers rayons. Soudain, les portes du' château s'ouvrent
sur leurs gonds frémissants ; un prêtre entre dans la cour de
l'antique manoir, conduisant par la bride un superbe coursier,
le même qui l'a porté à travers le torrent; il vient, plein de
reconnaissance, le rendre au maître du château. Mais celui-ci
lui dit : « Loin de moi de reprendre le coursier qui porta mon
Sauveur; il ne convient pas qu'il serve dorénavant à des usages
profanes. Je le donne à l'église du Seigneur, ainsi que le champ
attenant, afm que vous ne soyez plus arrêté par aucun torrent
dans l'exercice de votre sublime ministère. » Et le prêtre
répondit : « que Dieu vous récompense, noble Seigneur, du
service que, d'un cœur généreux, vous avez rendu aujourd'hui
au ministre de son culte : que le bonheur vous accompagne
partout! Ah, mon esprit me le dit, et je ne me trompe pas ;
confiez ce secret à votre cœur fidèle : un jour la couronne du
saint empire ceindra votre digne front!... »
Qo * VoUaire, par le comte /. de Maistre. (Soirées.)
N'avez-vous jamais remarqué que l'anathème divin fut écrit
sur son visage? Après tant d'années, il est temps encore d'en
faire l'expérience. Allez comtempler sa figure au palais de
l'Ermitage... Voyez ce front abject que la pudeur ne colora
jamais, ces deux cratères éteints où semble bouillonner encore
la luxure et la haine. Cette bouche, — je dis mal peut-être,
mais ce n'est pas ma faute; — ce rictus épouvantable, courant
d'une oreille à l'autre, et ces lèvres pincées par la cruelle ma-
lice comme un ressort prêt à se détendre, pour lancer le blas-
phème ou le sarcasme.
Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en soutenir
— Ô0!t —
ridée. Ali ! qu'il nous a fait de mal ! Semblable à cet insecte, le
fléau des jardins, qui n'adresse ses morsures qu'à la racine des
plantes les plus précieuses, Voltaire, avec son aiguillon, ne
cesse de piquer les deux racines de la société, les femmes et
les jeunes gens; il les imbibe de ses poisons, qu'il transmet
ainsi d'une génération à l'autre... Avec une fureur qui n'a pas
d'exemple, cet insolent blasphémateur en vient ii se déclarer
l'ennemi personnel du Sauveur des hommes ; il ose, du fond de
son néant, lui donner un nom ridicule; et cette loi adorable que
l'Homme-Dieu apporta sur la terre, il l'appelle Vinfâmc! Aban-
donné de Dieu, qui punit en se retirant, il ne connaît plus de
frein. D'autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le
vice. Il se plonge dans la fange, il s'y l'Oule, il s'en abreuve ; il
livre son imagination à l'enthousiasme de l'enfer, qui lui prête
toutes ses forces pour le traîner jusqu'aux limites du mal. Il
invente des prodiges, des monstres, qui font pâlir. Paris le
couronna, Sodome l'eût banni. Profanateur effronté de la langue
universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes
après ceux qui l'aiment. Gomment vous peindre ce qu'il me fait
éprouver? Quand je vois ce qu'il pouvait faire et ce qu'il a fait,
ses inimitables talents ne m'inspirent plus qu'une espèce de
rage sainte, qui n'a pas de nom. Suspendu entre l'admiration et
l'horreur, quelquefois, je voudrais lui faire élever une statue....
par la main du bourreau.
lo ' Faits et gestes d'un hanneton et cVitn écolier à l'élude,
par Tuppfcr. (Nouvelles genevoises).
C'était le temps des hannetons... J'en tenais un sous un verre
renversé. L'animal grimpait péniblement les parois, pour re-
tomber bientôt et recommencer sans cesse et sans fin. Quel-
quefois, il retombait sur le dos : c'est, vous le savez, pour un
hanneton un très-grand malheur. Avant de lui porter secours,
je contemplais sa longanimité à promener lentement ses six
bras par l'espace, dans l'espoir, toujours déçu, de s'accrocher
à un corps qui n'y est pas. « C'est vrai que les hannetons sont
bûtes ! » me disais-je.
Le plus souvent, je le tirais d'aflaire en lui présentant le bout
de ma plume, et c'est ce qui me conduisit à la plus grande, à la
plus heureuse découverte; de telle sorte qu'on pourrait dire
_ 370 —
avec Berquin qu'une bonne action ne reste jamais sans récom-
pense. Mon lianneton s'était accroché aux barbes de ma plume,
et je l'y laissais reprendre ses sens, pendant que j'écrivais une
ligne, plus attentif à ses faits et gestes qu'à ceux de Jules
César, qu'en ce moment je traduisais. S'envolerait-il, ou des-
cendrait-il le long de la plume? A quoi tiennent pourtant les
clioses ! s'il avait pris le premier parti, c'était fait de ma décou-
verte; je ne l'entrevoyais même pas. Bien heureusement, il se
mit à descendre. Quand je le vis qui approchait de l'encre ,
j'eus des avant-coureurs, j'eus des pressentiments qu'il allait se
passer de grandes choses. Ainsi Colomb, sans voir la côte,
pressentait son Amérique. Voici en effet le hanneton qui, par-
venu à l'extrémité du bec, trempe sa tarière dans l'encre. Vite
un feuillet blanc... c'est l'instant, de la plus grande attente!
La tarière arrive sur le papier, dépose l'encre sur la trace, et
voici d'admirables dessins. Quelquefois le hanneton, soit génie,
soit que le vitriol inquiète ses organes, relève sa tarière et
l'abaisse tout en cheminant; il en résulte une série de points,
un travail d'une délicatesse merveilleuse. D'autres fois, chan-
geant d'idée, il se détourne ; puis, changeant d'idée encore, il
revient : c'est un S!... A cette vue, un trait de lumière
m'éblouit.
Je dépose l'étonnant animal sur la première page de mon
cahier, la tarière bien pourvue d'encre ; puis, armé d'un brin de
paille pour diriger les travaux et barrer les passages, je le force
à se promener de telle façon ([u'il écrive lui-même mon nom!
il fallut deux heures ; mais quel chef-d'œuvre !
La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite, dit
Buffon, c'est c'est bien certainement le hanneton!
Pour diriger cette opération, je m'étais approché du jour.
Nous achevions la dernière lettre, lorsqu'une voix appela dou-
cement : Mon ami! — Je regardai dans la rue. (Ici, s'engage un
entretien.)
Après cet entretien, qui m'avait attiré vers la fenêtre, je
retournai à mon hanneton. Je suis certain que je dus pâlir...
J^e mal était grand, irréparable! Je commençai par saisir celui
(|ui en était l'auteur, et je le jetai par la fenêtre. Après quoi,
j'examinai avec terreur l'état désespéré des choses.
On voyait une longue trace noire, qui, partie du chapitre
— 571 —
quatre de BcJlo Crcdlico, allait droit vers la marge gauche ; Ih,
l'animal, trouvant la iranclie trop raide pour descendre, avait
rebroussé vers la marge de droite ; puis, étant remonté vers le
nord, il s'était décidé à passer du livre sur le rebord de l'en-
crier, d'où, par une pente douce et polie, il avait glissé dans
l'abîme, dans la géhenne, dans l'encre, pour son malheur et
pour le mien !
Là, le hanneton, ayant malheureusement compris qu'il se
fourvoyait, avait résolu de rebrousser chemin ; et, en deuil de
la tète aux pieds, il était sorti de l'encre, pour retourner au
chapitre quatre de Bcllo Galllco, où je le retrouvai qui n'y com-
prenait rien.
C'était des pâtés monstrueux, des lacs, des rivières et toute
une suite de catastrophes sans délicatesse, sans génie... un
spectacle noir et affreux !!
Or, ce livre, c'était l'Elzévir de mon maître, Elzévir in-quarto,
Elzévir rare, coûteux, introuvable, et commis à ma responsa-
bilité avec les plus graves recommandations. Il est évident que
j'étais perdu.
8p * Un songe, par .S. Grégoire de Naziance.
Un songe m'inspira le désir de vivre de la vie des vierges.
Pendant mon sommeil, je crus voir deux jeunes filles, vêtues
de blanc, qui s'opprochèrent de moi : toutes deux belles, de
même âge, parées de leur innocence pour tout ornement; —
c'est celui qui convient le mieux aux femmes. L'or et les dia-
mants ne ruisselaient point sur leur cou ; leurs yeux ne bril-
laient point d'un éclat emprunté. Leur chevelure blonde ne
s'épandait pas flottante sur leurs épaules, pour jouer avec le
zéphyr. Un ample vêtement les couvrait jusqu'aux pieds; leur
front et leur visage étaient cachés sous les bandelettes de leur
voile; leurs yeux regardaient la terre. Une aimable rougeur,
autant que je pus distinguer à travers le voile, couvrait leur
ligure. Le silence tenait leur lèvres closes, comme le sont les
feuilles de la rose, lorsqu'elle repose encore en son calice, cou-
vert de la rosée du matin. A leur aspect mon cœur tressaillit ;
car, je vis bien qu'elles étaient supérieures à la condition hu-
maine.
pour elles, elles me prodiguèrent tour à tour de chastes ca-
— 57-2 -
resses, comme si j'eusse été le fils bien-aimé de Tune et de
l'autre. Et comme je leur demandais leur nom : (< — je suis la
Virginité, dit l'une d'elles; je suis la Sagesse, dit l'autre. Amies
du Ghrist-Roi,nous goûtons dans le ciel l'inaltérable félicité des
anges. Courage donc, ù mon fils! unis ton cœur à notre cœur,
ton esprit à notre esprit, tes biens à nos biens, afin que nous
puissions te transporter brillant de lumière à travers les cieux,
et te déposer aux pieds rayonnants de l'immortelle Trinité... »
A ces mots, elles disparaissent dans l'espace, et mon œil les
suit en vain. Ce n'était qu'un songe.
9" ' Etudes de l'écolier à sa feucivc, par Tôppfer.
La fenêtre ! c'est le vrai passe-temps d'un étudiant ; j'entends
d'un étudiant appliqué, je veux dire qui ne hante ni les cafés ni
les vauriens. Oh! le brave jeune homme! il fait l'espoir de ses
parents, qui le savent rangé, sédentaire; et ses professeurs,
ne le voyant ni fréquenter les promenades, ni cavalcader dans
les places, ni jouer aux tables d'écarté, se plaisent à dire qu'il
ira loin, ce jeune homme-là. En attendant, lui ne bouge de sa
fenêtre.
Lui... c'est donc moi, modestie à part. J'y passe mes jour-
nées, et si j'osais dire... Non, jamais mes professeurs, jamais
Grotius, Puffendorf, ne m'ont donné le centième de l'instruction
que je hume de là, rien qu'à regarder dans la rue.
Toutefois, ici comme ailleurs, on va par degrés. C'est d'abord
simple flânerie récréative. On regarde en l'air, on fixe un fétu,
on souffle une plume, on considère une toile d'arraignée, ou
l'on crache sur un certain pavé. Ces choses là consument des
heures entières, en raison de leur importance.
...Dans la rue, spectacle toujours divers, toujours nouveau :
gentilles laitières, graves magistrats, écoliers polissons ; chiens
qui grognent ou jouent follement; bœufs qui mâchent, re-
mâchent le foin, pendant que leur maître est à boire. Et, s'
vient la pluie, croyez-vous que je perde mon temps ? Jamais je
n'ai tant à faire. Voilà mille petites rivières qui se rendent au
gros ruisseau, lequel s'emplit, se gonfle, mugit, entraînant dans
sa course des déliris, que j'accompagne chacun dans ses bonds
avec un merveilleux intérêt. Ou bien quelque vieux pot cassé,
ralliant ses fuyards derrière son large ventre , entreprend
d'arrêter la l'iireur du torrent : cailloux, ossements, copeaux,
viennent grossir son centre, étendre ses ailes; une mer se
l'orme et la lutte commence. Alors, la situation devenant dra-
matique au plus haut degré, je prends parti, et presque toujours
pour le pot cassé; je regarde au loin s'il lui vient des renforts,
je tremble pour son aile droite qui plie, je frémis pour laile
gauche déjà minée par un filet... tandis que le brave vétéran,
entouré de son élite, tient toujours, quoique submergé jusqu'au
front. Mais, qui peut lutter contre le ciel? La pluie redouble ses
fureurs, et la débâcle... Une débâcle! Les moments qui pré-
cèdent une débâcle, c'est ce que je connais de plus exquis en
faits de plaisirs innocents... Et ce n'est là qu'une petite partie
des merveilles qu'on peut voir de ma fenêtre.
lOo * La levrette, par Lamartine.
Je me souvien
It'avoir eu pour ami, dans mon enfance, un chien,
Une levrette blanche, au museau de gazelle,
Au poil onde de soie, au cou de tourterelle,
A l'œil profond et doux comme un regard humani ;
Elle n'avait jamais mangé que dans ma main,
Répondu qu'à ma voix, couru que sur ma trace.
Dormi que sur mes pieds, ni flairé que ma place;
Ouand je sortais tout seul et qu'elle demeurait,
Tout le temps que j'étais dehors, elle pleurait;
Pour me voir de plus loin aller ou reparaître,
Elle sautait d'un bond au bord de ma fenêtre,
Et, les deux pieds collés contre les Iroids carreaux,
Regardait tout le jour à travers les vitraux,
(lu parcourant ma chanbre, elle y cherchait encore
La trace, l'ombre au moins du maître qu'elle adore.
Le dernier vêtement dont je m'étais couvert.
Ma plume, mon manteau, mon livre encore ouvert,
Et, l'oreille dressée au vent pour mieux m'entend re>
Se couchant à côté, passait l'heure à m'attendre;
Dès que sur l'escalier mon pas retentissait,
Le fidèle animal à mon bruit s'élançait,
Se jetait sur mes pieds comme sur une proie,
M'enfermait en courant dans des cercles de joie.
Me suivait dans la chambre au pied de mon (autonil.
Paraissant endormi, me surveillait de l'cril....
M" ' La vache, par Victor Hucjn.
Devant la blanche ferme où parfois vers midi,
Un vieillard vient s'asseoir sur le seuil attiédi,
. Où cent poules gaiment mêlent leurs crêtes rouLies,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Ecoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé, qui reluit au soleil.
Une vache était là tout h l'heure arrêtée,
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée;
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d'enfants,
D'enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles,
Frais et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D'autres, qui, tout petits se hâtaient en tremblant,
' Dérobant sans piété quelque laitière absente,
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante,
Et sous leurs doigts passant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante, et de son trésor pleine,
Sous leurs mains, par moments, faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu'un flanc de léopard.
Distraite, regardait vaguement quelque part.
Ainsi Nature
Nous indiquerons ici quelques descriptions que les élèves
liront avec fruit dans leurs auteurs classiques.
Homère. Iliade. Liv. III, combat de Paris et de Ménélas,
v. 314-368. — Combat des Grecs et des Troyens, IV, v. 442-ad
finem. — Le char de Junon, V, v. 720-732; le bouclier de Mi-
nerve, V. 738-744. — Combat d'Ajax et de Hector, VII, v. 20C-
312. — Un ouragan, XII, v. 251-264. — Combat d'IIélenus avec
Ménélas, XIII, v. 580-GOO. — Le Bouclier d'Achille, XVIII,
V. 478-608. - Combat d'Enée et d'Achille, XX, v. 156-339. —
Combat des dieux dans les plaines d'Ilion, XXI, v. 383-489. —
Combat d'Hector et d'Achille, XXII, v. 224-386.— Jeux en l'hon-
neur de Patrocle, XXIII, v. 257-ad flnem.
Odyssée. Description de la grotte de Calypso, Y, v. 35-74. —
Palais d'Alcinoiis, YII, v. 84-132. — Jeux donnés par Alci-
nutis, VIII, V. 90-348. — Le golfe de Phorcys, XIII, v. OG-lPi.
Virgile. Géorg. Une tempête, I, v. 3iG-334. — Eloge de
l'Italie, II, V. 135-17G; bonheur de la vie champêtre, v. 458-ad
finem. — Peste parmi les troupeaux en automne, III, v. 478-
ad finem. (Ovide, même sujet, Métamorphoses, VII, v/518).
Enéide. Une tempête, I, v. 81-147 ; un port, v. 159-1G8. — Un
orage, III, v. 192-208-, éruption de l'Etna, v. 570-583; portrait
de Polyphème, v. G55-G75. — La renommée, IV, v. 173-189;
l'Atlas, V. 24G-251 ; la nuit, v. 522-529. — Funérailles deMisène,
VI, V. 212-235 ; l'Averne, v. 237-242, Tout le reste du livre est
descriptif : le vestibule des enfers, Garon, Cerbère, le palais de
Pluton, le Tartare, l'Elysée, les portes des songes. — Au
livre VII : le palais de Latinus, v. 170-191 ; portrait d'Alecto,
V. 324-329 ; la vallée d'Arasancte, v. 5G3-571 ; armure de Turnus,
V. 783-792; portrait de Camille, v. 803-ad finem. VIII, antre de
Cacus, V. 190-197; les forges des Cyclopes, v. 41G-423; les
armes et le bouclier d'Enée, v, 61G-ad finem ; le casque d'Enée,
V. 270-275 ; combat entre Mézence, Enée et Lausus, v. 768-825.
— XI, l'armure de Turnus, v. 486-490; l'armure de Chlorée,
V. 768-777. — XII, combat singulier entre Enée et Turnus
V. G99-ad finem.
Ovide. Métam. Description du déluge, I, v. 2G2-317. — Com-
bat de Persée contre les Céphéniens, V. v. 1-73. Description de
la peste, VII, v. 523-581. — Description d'une famine, VIII,
V. 788-813. Combat d'Hercule avec Achéloiis, IX, v. 35-61. —
Une tempête, XI, v. 478-572.
Télémaque. Grotte de Calypso, un repas, I. — L'Egypte, por-
trait de Termosiris, II. Pygmalion, III. — La Béthique, VIII. —
Les obsèques d'Hippias, XVII. — La caverne Achérontia, Pluton,
le Tartare, XVIII. — Les champs Elysées, XIX. — Voyez les
exemples cités à l'article du Sublime, de la Ballade, du Conte,
etc.
* Remarque.
Au dix-huitième siècle la poésie descriptive s'était soudaine-
ment développée. L'amour de la campagne, des bergers et des
bergères était devenu général, mais ne produisit que des
œuvres froidement méthodiques. Lamartine, chassant les
- Ô7G —
nymphes et les Sylvains, introduisit dans le paysage les deux
acteurs qui lui donnent sa valeur morale et sa sublimité,
l'homme et Dieu, qu'on en avait écartés systématiquement.
Malheureusement on a fait, dans ces dernières années, un abus
excessif de la description, et souvent l'imitation ingénieuse
tâche de suppléer à la stérilité de l'esprit et du cœur.
* Parmi les poètes modernes qui se sont distingués dans le
genre descriptif citons :
* Chez les Français : Joseph Michaud (1767-1839), de l'acadé-
mie auteur du Printemps d'un proscrit^ en 6 chants (1803), com-
posé par l'auteur en exil. On y rencontre des scènes touchantes,
des tableaux charmants et des descriptions marquées au coin
du bon goût. La versification est soignée et facile.
* Boisjolin (J.-F.-M. Vielh de), né en 1763, auteur du poème
les Fleurs, et des traductions heureuses de la Forât de Windsor
de Pope et de la Pèche de Thompson.
* François Andrieux (1759-1834), de l'académie, auteur d'un
grand nombre de comédies, d'une tragédie, de contes et de
fables, se distingue par son talent de narrer et de décrire. Son
style est pur, naturel, gracieux, mais, malheureusement, un
peu empreint de cet esprit voltairien qui, de nos jours, est
heureusement passé de mode.
* Saint-Lambert (François, marquis de), (1717-1803), auteur
de : Poésies fugitives, le Matin et le Soir, Contes en prose. Fables
orientales et les Saisons, (1765). Ce livre, quoique froid et mono-
tone, renferme des peintures élégantes, et se place parmi les
meilleurs poèmes descriptifs. La versification en est médiocre,
et les maximes de l'auteur sont généralement dangereuses. Il
était de l'académie.
* Bernis{F.-h de Pierres de), (1715-1794), de facadémie, auteur
de beaucoup de poésies fugitives, remplies d'affectation et de
figures. Le palais des Heures ou les quatre parties du jour ren-
ferment quelques belles descriptions. Un poème sérieux, la
Pieligion vengée, ne fut publié qu'après la mort de l'auteur.
Voyez p. 383.
* Bernardin de Saint-Pierre , dont nous avons parlé, s'est
attaché à peindre la nature dans ses Etudes de la nature (1784)
et ses Harmonies de la nature {1190); il y a réussi comme poète,
mais nullement comme savant. De plus, ses ouvrages, remplis
- 377 —
d'imagination et de sentiment, sont vide^^ de principes solides
et de religion positive. Yoy. p. 331.
* Fontanes, dont nous avons parlé p. 152, auteur du poème
le Verger, et de celui de V Astronomie qui renferme de brillants
morceaux.
' Chrnedollc{\. p. 383). Auteur du (/('nie Je r/iom)»<? (où il com-
bat le contrat social de J. J. Rousseau) et de plusieurs petits
poèmes descriptifs, le dernier Jour de la moisson, la Gelée d'Avril,
le Clair de lune de Mai petit chef-d'œuvre de calme et de molle
rêverie. Ses vers sont bien faits.
/. /. Ampère, célèbre par son érudition, a décrit poétique-
ment ses nombreux voyages d'une manière pittoresque.
' Joseph Autran, né à Marseille, 1813, est essentiellement un
poète descriptif. Il est surtout célèbre comme poète de la mer.
Il publia la Me»- (1835), Poèmes de la mer (1840), et dans le genre
champêtre. Laboureurs et soldats (1854), la Vie rurale (1850),
Epîtres rustiques (iSGl), Paraboles de Salomon (1868), la Légende
des Paladins {[815). Dans ses Poésies de la mer, il décrit surtout
le sort des marins et des pêcheurs, comme dans la Vie rurale
il dépeint les impressions changeantes de la vie rustique. Cinq
mille exemplaires de ce poème s'écoulèrent en quelques se-
maines. Aussi voulut-il pour épitaphe : Exallavit humilcs.
' Nicolas Martin, né à Bonn en 1814, passa sa jeunesse dans
les Flandres et devint, comme il dit, un poète allemand pour un
quart, flamand pour un autre quart et français pour le reste.
Ses prosaïques occupations de visiteur des douanes sur la fron-
tière de Belgique ne purent amortir en lui l'ardeur poétique
qu'entretenait surtout sa correspondance avec Karl Simrok de
Bonn, le traducteur des Nicbclungcn. En 1837 Martin publia son
poème d'Ariel, suivi d'année en année de plusieurs autres, parmi
lesquels le Presbytère (1856), épopée domestique, « un vrai chef-
d'œuvre de poésie moderne et de style tempéré » fCuvillicr-
FleuryJ qui dépeint le curé de campagne par les côtés les plus
aimables, les plus sympathiciues et même les plus; gais.
* Auguste Lacaussade (1817) célèbre les richesses luxurieuses
de l'Ile Bourbon, son pays natal, à la manière de Lamartine,
dans son livre, Poèmes et paysages. Comme son maître, il aime
le vague des idées et l'incertitude de l'expression. Voyez p. 174.
* Ernest Prarond (1821) s'est essayé dans tous les genres el a
— o7H —
traité iivec certain succès la poésie dcsCfiptive dans Ica Vyrc-
nées, paysarjes et impressions.
* Leconte de Lislc {\820) est le meilleur poète descriptif de son
époque. Ses Poèmes barbares et ses Poèmes antiques ont pour but
de montrer les manières diverses suivant lesquelles l'homme
adora l'Etre suprême et comprit la beauté, sous tous les climats
et dans tous les temps. Malheureusement la perfection de la
forme ne peut dédommager le lecteur du malaise que lui cause
une poésie sans amour et sans foi, parsemée de paradoxes et
de blasphèmes. Lcconte est surtout grand peintre d'animaux.
* André Lcmoyne (1822) de Saint-Jean d'Angely, d'avocat de-
venu ouvrier typographe par suite de la révolution de 1848,
traite le paysage en véritable peintre. Amoureux de la forme
jusqu'à l'excès, poète du détail jusqu'au scrupule, il met un
soin minutieux à ciseler ses hémistiches et à poursuivre la na-
ture même dans l'infiniment petit. Il se préoccupera « des
larges papillons jaunes striés de noir. » Ses paysages ont le tort
de ne présenter l'homme que d'une façon toute secondaire. Il a
publié Us Fioscs d'Antan (1860), les Charmeuses (1870), Paysages
de mer (187C), Légendes des bois et Chansons marines (1878). Ce qui
manque à ce poète c'est le cœur et l'âme.
* André Theuriet né en 1833, est un paysagiste d'une école
toute opposée de celle du précédent. Lui, observe surtout la
nature dans ses affinités avec le cœur de l'homme. Il publia le
Chemin des bois (1867) dont la lecture produit un certain froid
par l'absence de l'impression religieuse. En 1874 parut le re-
cueil le Bleu et le Noir, poèmes de la vie réelle. Le meilleur charme
de la poésie de l'auteur, c'est qu'elle est profondément sentie.
Malheureusement tout n'est pas également édifiant. A côté dé
belles poésies, chastes, lumineuses, élevées, se rencontre la
peinture d'amours constamment païennes. De temps en temps
une pensée chrétienne vient éclairer l'œuvre du poète, comme
dans Parce, Domine, et dans la Prière dans les bois.
* Achille Millien, né en 1838, a mieux compris, que ses émules,
les charmes de la nature, oii son âme découvre sans cesse le
souffle de Dieu. Les paysages du poète parlent au cœur en
môme temps qu'ils s'offrent au regard. Malheureusement la
forme n'est pas toujours à la hauteur de la pensée. Les images
sont souvent mal rendues, le ton poétique ne se soutient pas,
- 57!) —
el les tableaux sont parfois peints avec trop de détails minu-
tieux. Nous avons de lui, Premicres poésies (1859-1803), Nouvelle.^
poésies {[SOA-i 81 '^) qui renferment des Léijcndes. Presque toutes
les pièces de ces recueils s'inspirent de l'amour des champs el
des mœurs rustiques. Son dernier ouvropce Poc^ncs cl Soum-t.-<
(1879) montre que la poésie pédestre et badine ne convient pas
à son talent. En résumé, la noblesse de sentiment est le carac-
tère distinctif des œuvres poétiques de Millien.
* Jean Aicard, né en 1848, le délicat auteur de la Chanson de
l'enfant, a révélé de remarquables qualités descriptives dans
les Poèmes de Provence, couronnés par l'académie en 1874. Ses
descriptions ont à la fois l'éclat et la vie. Il sait unir à l'amour
serein de l'idéal, le sentiment exact de la réalité. Il a publié
encore diverses compositions dans le Parnasse contemx)orain ,
telles que les Glaneuses de la Camargue, poème empreint d'une
tristesse profondément sentie.
' En Angleterre, Pope : la forêt de Windsor. — Tliomson (1700-
1748), poète écossais, célèbre par son poème des Saisons, publié
d'abord par chants séparés : l'Hiver {il 2G), rzî'fé (1727), le Prin-
temps (1728), puis tout entier (1730). C'est un modèle du genre
réunissant la variété et la vérité, l'imagination el le sentiment.
On a de lui encore deux autres poèmes didactiques : la Liberté
el le Château de l'Indolence. Il composa trois tragédies, Sojjho-
nistes, Agamemnon, Tancréde et Sigismond, et des poésies di-
verses, qui n'ont guère contribué à sa gloire poétique.
* En Allemagne Opitz : Zlatna, le Vésuve. — Ilalter : les Alpes. —
Kleisti : le Printemps. — Zachariœ : les Parties du jour.
* En Néerlandc, Ant. Van der Goes (1G47-1G84) : l'Yslroom. —
A'i'c. vayi ^yinler (1718-1795) : les Saisons, Amstelstroom.
Nous parlerons dans le cbapître suivant des autres poètes
qui se sont distingués dans la poésie descriptive.
- 380 —
CHAPITRE IV.
Poésie didactique.
Quoique le but immédiat du poêle soit de toucher et de plaive,
il peut et il doit même avoir pour but final d'ctve utile. (Pre-
mière partie, chap. IX). Dans aucun genre de poésie, ce but
d'utilité ne se manifeste plus sensiblement que dans la poésie
didactique. Ici, le poète se propose spécialement d'instruire et
il n'a recours aux beautés et aux charmes de la poésie que
pour faire passer plus facilement et plus sûrement ses leçons
dans l'esprit du lecteur. Il y paraît donc sous deux faces : il y.
est homme de science par le fond des matières qu'il traite; il
y est poète par les images, les sentiments, qu'il y mêle.
Comme homme de science, il veut instruire; comme poète, il
veut toucher.
Nous appelons poésie didactique {^ioûgym, enseigner) celle
qui expose des vérités, des principes, des préceptes, —
celle qui critique les vices, les défauts, corrige les mœurs,
— mais dans un style poétique, propre h frapper l'imagina-
lion et à toucher le cœur.
Pour que le poète didactique atteigne le but qu'il se
propose, pour qu'il instruise en touchant, il faut 1^' que la
matière choisie ait de l'intérêt, et qu'elle mérite de fixer
l'attention; 2" qu'elle soit susceptible d'être développée poé-
tiquement, c'est-à-dire, qu'elle puisse s'adresser au sentiment
et à l'imagination.
Nous rapportons au genre didactique : 1" le Poème didac-
tique proprement dit, 2° la Satire et la Parodie, 3" VEpitre,
A" YEpigramme et VEpitaphe.
ARTICLE PREMIER.
Du poème didactique.
Le poème didactique est un poème régulier qui expose,
avec une cejlaine étendue et dans une diction poétique, des
— 5SI —
vérités, des idées générales, des préceptes, des principes,
afin d'instruire le lecteur.
Les sujets que le poète peut y traiter étant fort variés, on
peut diviser les poèmes didactiques ; 1" en poèmes didactiques
philosophiques, qui ont surtout pour sujet des vérités morales,
comme Vexistence de Dieu, ^immortalité de rame, la vérité de
la religion, la liberté de l'homme, la vertu, le vice, etc. 2'' en
poèmes didactiques scientifiques, qui roulent sur les sciences
et les arts, comme la peinture, l'agriculture, la poésie, l'élo-
quence, l'histoire naturelle, l'astronomie, etc.
Le mérite principal du poème didactique consiste dans la
justesse des pensées, dans la solidité des principes, dans la
convenance, la clarté des explications et des exemples. Il y
faut en outre un certain ordre, quoique sous une forme moins
rigoureuse qu'en prose ; toujou'rs est-il nécessaire qu'on aper-
çoive la suite et l'enchaînement des idées. Comme partout,
l'unité y est de rigueur.
11 est inutile d'averlif que le p.oème didactique n'est pas en-
nemi des ornements poétiques. Le poète aura au coutraire soin
d'embellir son sujet, qui de sa nature est sec, aride et mono-
tone; de délasser l'esprit du lecteur par des descriptions gra-
cieuses, des tableaux intéressants, des images brillantes et
par des épisodes agréables, mais toujours liés à la matière
qu'il traite. Il convient qu'on s'aperçoive partout qu'il ne con-
naît pas seulement la vérité, mais qu'il la sent fortement ; et,
lorsque le sujet se prête au sentiment, le poète peut se livrer à
ses émotions et produire des scènes très-lyriques, très-tou-
chantes. Toutefois, il doit prendre garde de prodiguer les orne-
ments poétiques jusqu'à obscurcir et cacher en quelque sorte
les idées ; de poursuivre trop les images et les allégories ; de
persister trop longtemps dans le ton lyrique ; d'entremêler son
sujet d'épisodes trop nombreux ou trop longs.
Si, d'une part, le poète doit éviter d'être trop poète, il doit,
de l'autre, se garder d'être trop philosophe, c.-à.-d., d'emprun-
ter à la science ou à l'art non seulement la matière, mais aussi
- 3.S-2 -
la forme, le langage; d'expliquer, lorsqu'il doit décrire; de se
servir d'expressions abstraites, au lieu de recourir à des noms
individuels, à des images, à des métaphores; de s'attacher à
un ordre trop rigoureux et trop scrupuleux, qui rappelle trop
les divisions logiques ; de démontrer les vérités, plus par des
preuves sèches et subtiles que par des inductions, des analo-
gies, le contraire ou l'expérience. La démonstration par apa-
gogie est d'un effet extrêmement poétique : elle montre dans
Topinion contraire une absurdité que personne n'aime à se voir
attribuer. Le poème de la religion peut servir d'exemple.
Poêles didactiques du premier genre.
Chez les Grecs, Hésiode (800 av. J.-C.) : la Théogonie. C'est un
IVagment sur la généalogie des dieux et sur leurs combats. Il
y règne une imagination exaltée qui produit des tableaux
gigantesques. C'est du reste le plus ancien monument que nous
ayons de la mythologie grecque.
Chez les Romains, Ovide : les Métamorphoses, en 15 livres,
poème qui expose en vers très-élégants une grande partie de
l'ancienne mythologie. — Les Fastes, en 6 livres : c'est une
espèce de calendrier, où sont décrites les fêtes religieuses que
les Romains célébraient depuis le mois de janvier jusqu'au mois
de juin, et que le poète a entremêlées d'intéressantes narra-
tions. On ne peut mettre que des extraits de ces productions
entre les mains de la jeunesse. Elles renferment trop de ta-
bleaux impurs.
Lucrèce (95 av. J.-G.) : De Rerum natura (de la nature des
choses), en 5 livres. Ce poème est une exposition poétique du
système d'Epicure; il est écrit en vers élégants, et renferme
des descriptions très-gracieuses. C'est un assemblage d'erreurs
quelquefois brillantes.
Chez les Anglais, Pope : Essai sur l'Iiomme. Ce poème est le
chef-d'œuvre de Pope et le fondement de sa réputation. Le
style en est rapide et vigoureux, noble, facile, varié, sans être
enflé ni recherché. On peut cependant reprocher à l'auteur des
répétitions, des descriptions trop diiïuses et des principes trop
favorables h l'irréligion.
Young (1682-1765) : lesSuils ou Considérations sur l'instabilité
des choses humaines, SU)' la corruption de l'homme et sur l'imiiwr-
talitê. Cet ouvrage révèle des sentiments profonds, des pensées
fortes, une imagination liardie, féconde, brillante. Le style est
riche et vigoureux, quelquefois outré et peu correct, trop sou-
vent allégorique, et par là ennuyeux et fatigant. On y ren-
contre des répétitions, quelques déclamations contre le pape,
un goût prédominant pour les sujets sombres et lugubres.
Chez les Français : De Polignac (lGGl-1741), (^ui combatlit dans
son Anti-Lucrèce les principes d'Epicure, clianlés par le poète
latin. Ce poème, écrit dans une latinité facile et coulante, dans
une diction claire et fleurie, contient des pensées saines et
solides, des raisonnements simples, convaincants, de sorte
que l'auteur pouvait dire avec raison : Eloquio victi, rc vincimus
ipsâ.
Louis Racine : la Religion, poème en G chants ; la Grâce, poème
en 4 chants. Ce qu'on peut louer dans le premier de ces deux
poèmes, c'est la justesse du dessin, la disposition des parties,
la vérité des couleurs, le ton noble, la versification exacte, le
style pure et élégant. Mais, les tours sont trop peu nombreux,
trop peu variés ; par là, le poème devient monotone, sec et fati-
gant. Le second est plus sec et plus monotone encore. D'ail-
leurs, il n'y a pas d'unité; il est pauvre en sentiments et en
poésie, et l'auteur s'écarte trop souvent de son sujet.
DitZarrf (1696-1769) : Grandeur de Dieu dans les merveilles de la
nature. C'est un poème sans imagination, sans vie, prosaïque,
froid et monotone. Les noies sont ce qu'il y a de mieux, encore
sont-elles pour la plupart empruntées au Spectacle de la nature,
par Pluche.
De Remis: la Religion vengée, poème en dix chants. Ce poème
est inférieur à celui de L. Racine, qui traite le môme sujet. 11
est sec et monotone. Il y a cependant de belles pensées; le
style ne manque pas de noblesse. îlais les raisonnements ne
sont pas toujours assez forts et assez convaincants. Voy. p.
Z)e?i/?e (1638-1813) : la Pitié, — l'Imagination. Voyez plus bas,
page
* Alexandre Soumet (voir à l'article du poème épique, p. '2G8, et
de la Tragédie) : VlncrédulUé {[810), poème en 3 chants, inspiré
par une foi sincère.
• Chèncdollé [Charles Lioult de), (1769-1833) : le Génie de
lliomme, — l'Invention, poème dédié ù Klopslock ; — Etxdv.s
poétiques. Le premier et le dernier de ces poèmes forment son
vrai titre de gloire par la noblesse des sentiments et la pureté
du goût qui y régnent.
Chez les Allemands, de Haller : de VOriyine du mal, ouvrage
remarqualDle par la solidité des pensées, par la force de l'ex-
pression et riieureux choix des images.
Hagedorn : le Bonheur, — l'Amitié. La clarté, l'élégance el
l'harmonie distinguent ces poèmes.
Lichtwer : Le Droit de la Raison. Le choix du sujet est peu
heureux, et l'exécution peu poétique.
Tiedge : Uranie. Ce poème renferme des recherches sur Dieu,
l'immortalité et la liberté. Un style noble et fleuri, une versifi-
cation coulante, rendent la lecture de cette production e^itrê-
ment intéressante. L'unité aurait pu y être plus parfaite.
Chez les Néerlandais : * Jacques van Maerlant (1225-1300), né à
Damme (Flandre Occ), greffier de sa ville natale, le père de
tous les poètes néerlandais :
Vader
Der dietsche dichter algader.
Chargé par Florent V, comte de Hollande, d'écrire une liis-
toire universelle dans l'idiome de son pays, il traduisit en
rimes flamandes le Spéculum historiale de Vincent de Beauvais,
composé vers 1245, et ne cessa toute sa vie de travailler à
faire entrer la langue nationale dans la république des lettres,
où le latin avait régné jusqu'alors exclusivement. Il composa
grand nombre d'ouvrages, presque tous du genre didactique,
genre pour lequel la littérature néerlandaise a continué de pro-
fesser un goût particulier. Voici quelques-uns de ses écrits :
Rijmbybel {Bible rimée, 1278); Bestiaire ou fleurs de la nature:
Vie de St François ; Fleurs ou. sentences cVAristote, ou Mystères des
Mystères ; Alexandre ; la Guerre de Troie ; le Sac de Jérusalem ; les
Cinq fleurs des i^aies de Notre Seigneur; la Terre d' outre-mer et,
enfin, son œuvre la plus originale dont le titre est Wapcnc.
Mariyn ! (Hélas ! Martin !) (1).
Vondcl : les Mystères de l'Autel [de AltacrgclieimnisscnJ. Xoyo'/.
p. H4.
(ly IIol.-^s! demande -t il à son ami Martin d'Ulreclit, \o ninii.'e pont-:! enc-oiv '.oii-'lemps
tenir I
— 385 —
Cals (1577-1669). Toutes ses productions sont du genre di-
dactique ; elles se distinguent par la clarté, la facilité, la pureté
de style, la simplicité et la naïveté dans la diction; par des
images riantes et variées, par des tours gracieux et des sail-
lies ingénieuses. C'est l'Ovide néerlandais. Il fait les vers avec
autant de facilité que le poète de Sulmone faisait les siens ; il
tombe aussi dans les mêmes défauts ; il est trop abondant,
dilTus, quelquefois minutieux et futile. Parmi ses œuvres brillent
surtout la Vieillesse (de Ouderdom) et V Anneau nuj^Jtial (de Trouw-
ring). * La trop grande naïveté de son langage rend la lecture
de ses écrits dangereuse pour les jeunes gens.
Poi)'<crs (1000-1075) : le Masque du Monde (het Masker van de
^vereld). La facilité, la grâce et l'abandon avec lesquels ce livre
est écrit, rappellent la manière de Cats. * Il pétille d'esprit et
d'enjouement, et donne les conseils les plus sérieux sous la
forme la plus plaisante. Il est écrit moitié en vers, moitié en
prose (1).
Liévin de Mcyer (1655-1730) : la Colère (de Gramschap). Ce
poème, écrit d'abord en latin, traduit ensuite en vers flamands
par l'auteur lui-même, est riche en maximes solides et en
sages conseils.
Wilh. van Merken (1722-1789) : Avantages de l'adversité (Nut
der tegenspoeden). Cette femme., qui n'a pas peu contribué à
relever la littérature de sa nation vers la fin du 18e siècle,
montre dans cette production que les adversités de cette vie ne
doivent pas être attribuées au hasard aveugle, mais que Dieu
nous les envoie pour notre bonheur.
BilderdyJc : la Maladie des savants, — le Monde des esprits, —
le Vrai bien. Le chanoine David a publié séparément ces trois
chefs-d'œuvre, et les a enrichis de notes savantes. ' Dans le
premier, l'auteur prouve que toute jouissance, même celle de
l'étude, si elle n'est modérée, fatigue, abat et tue. Dans le
second, il s'élève aux considéralions métaphysiques les plus
sublimes, au milieu des images les plus poétiques et les plus
touchantes. Dans le troisième, il démontre que le vrai bonheur
n'est pas sur la terre, et que les biens du ciel pourront seuls
(1; Poiriers, comme le poète suivant, était Jésuite ; il mourut à Maliiies. Son Masque.
etc , fut imprimé pour la première lois à .\uvers, en 1(31(5, et réimprimé plus de vingt-cincj
fois.
23
— 38(î —
rassasier le cœur affamé. Bilderdyk passe pour le premier
des poètes néerlandais. « Nul autre écrivain n'a mieux connu
sa langue et ne l'a écrite avec plus de pureté. y> (Journal histo-
rique].
* On admire en lui la fécondité d'idées, la richesse des
images, le feu sacré qui anime tous ses vers, ce sérieux sans
aflectation, ce sublime sans effort, qui sont les vraies marques
du génie. L'expression est parfois trop nue pour de jeunes
lecteurs. Ses œuvres forment IG vol. in-8o.
Feith : la Veillesse (de ouderdom), — le Tombeau (het Graf).
Voyez p. 118.
* Helmers (1767-1813), maçon-entrepreneur et cependant poète
de premier ordre, célèbre par son poème la Nation hollandaise,
son chef-d'œuvre, traduit en vers français par Auguste Clava-
reau (1825). Le style en est remarquable, le ton presque con-
stamment lyrique; le but, l'éloge de la nation hollandaise par
l'histoire de ses grands hommes, de ses découvertes, de ses
conquêtes, de son industrie, etc., ce qui fait qu'en définitive ce
poème appartient au genre didactique. Il se divise en G chants,
et renferme des tableaux pleins de poésie. La lecture de cet
ouvrage n'est pas sans danger, et parce que l'auteur était pro-
testant, et parce qu'il y trace quelques tableaux d'une révol-
tante nudité. On a encore de lui deux odes, la Nuit et le Poète,
un recueil de poésies fugitives ainsi qu'un poème sur Socrate, en
3 chants, et un autre Dinomaché ou Athène délivrée.
* Chez les Belges : Le Mayeur de Merpres et Rogeries (Adrien-
Jacques- Joseph), de Mons (1760-1846), auteur de la Gloire Bel-
gique, en 10 chants (1830), ouvrage scientifique plutôt que
poétique. Les notes qui l'accompagnent sont nombreuses, inté-
ressantes et exactes. Le vers est soigné, mais par là-mème,
un peu raide et froid. Le poème abonde en bons et beaux sen-
timents.
Poètes didactiques du seco)id genre.
Chez les Grecs, Hésiode : "Epya xat -/j^.ipxi, les travaux et les
Jours, c.-à.-d., des préceptes sur l'éducation, l'économie rurale,
la navigation et le choix des journées. Celte production, dont
les principes ne sont pas toujours en harmonie avec nos
mœurs, est un monument historique de l'état moral et social
de l'époque oii l'auteur a vécu.
— 587 —
.lm<i/s (270 avant J.-C.) : qpatvoa-va, la Chasse. — Nicandre
(140 av. J.-C.) : S^-/)ptaxâ et 'AJ.sçtoiâpua/.a, des Animaux enveni-
més et Remèdes contre le poison. — Oppien (200 après J.-C.) :
'AX'.surexâ, la Pèche, et Kuvy;ycTi/.â, hi Chasse.
Chez les Romains, Virgile : les Gàmjiques. Un style noble et
élégant, d'agréables descriptions, d'intéressants épisodes, des
images riantes, une versification harmonieuse, mettent ce
poème II la tête de toutes les productions du genre.
Horace : l'Art poétique. Une raison saine et solide a dicté
au poète romain ce code de lois pour la poésie. La forme est
peu poétique; le style est clair, simple et précis.
Columella {sons Tibère et Claudius) : de Re vusticay — de Ar-
boribus. Maniliiis (sous Auguste) : VAstronomicon. — Gratius-
Faliscus (40 av. J.-C.) : Cynegeticon on la Citasse.
Chez les Italiens, Alamanni (1473-1556) : Delta Coltivazione.
Une versification facile, un style mâle et pur, une imagination
riche, distinguent cet ouvrage.
Vida (1480-156G) : Pocticorum Ubri III, Bombijcmn libri II et
un poème sur les Echecs. Les préceptes de Vida, dit Ilallam {[),
sont clairs et judicieux, et l'on admire, dans les Echecs princi-
palement et dans les Vers à soie, l'habileté avec laquelle l'auteur
a su faire passer dans un langage élégant et classique les
règles techniques les plus arides, et les descriptions en appa-
rence les plus rebelles à toutes les conditions poétiques.
* Voyez, à la page 243, ce que nous avons dit de sa Christiade,
qui lui a valu le nom de Virgile chrùlien.
Ruccellaï (1475-1525) : les Abeilles. C'est une traduction libre
du 4e livre des Géorgiqucs, faite dans un style merveilleusement
doux (2).
Chez les Français, Vauquelin de la Fresnage (1536-1G06) : Art
poétique. L'auteur donne de bons préceptes et des détails cu-
rieux pour l'histoire littéraire.
Rapin de Tours (1621-1687), célèbre par son poème des Jardins,
Hortorum libri IV. Le style est pur et élégant; on y trouve de
gracieuses descriptions, très-variées et dignes du chantre de
r Hist, de la Lilt. de l'Europe.
(2) Tiraboschi , t. X.
— 3SS -
Mantoue. On peut reprocher à lauleur de trop se répéter.
* Rapin était jésuite. Il a composé des Odes, des Eglogues
sacrées et une épopée, intitulée Christus jmtiens.
Vanièrc (1064-1739) : Prccdium ruslicum. Une imagination
vive et riclie, une poésie harmonieuse, un style pur, correct et
coulant, des peintures naïves des plaisirs champêtres , une
imitation heureuse de Virgile, assignent au Prœdium ruslicum
une place distinguée parmi les productions didactiques. " Cet
ouvrage, avait d'abord été publiées partiellement par ce savant
jésuite, sous les titres divers : Stagna, les Etangs, Columbœ,
les Colombes, etc.
Du Fresnoy (1G11-1G65) : de Arte (jrapliica. Du Fresnoy parait
avoir écrit plutôt pour les artistes que pour les amateurs de la
peinture. Son ouvrage est hérissé de termes techniques. La
poésie y est vigoureuse, mais sèche ; le style peu élégant, mais
correct et soutenu; presque chaque vers renferme un précepte.
De Marsi) (1713-1763) : Carmen de Picturâ. Le poème a de la
chaleur et de la grâce; le style est souvent harmonieux; les
tableaux sont variés et intéressants ; les descriptions sou-
tiennent l'intérêt par leur beauté et leur grâce.
Boileau (1636-1711) : Art poétique, en 4 chants. Boileau ne
se distingue pas par le feu de l'imagination, mais par l'ordre
et la justesse des pensées, par la pureté et l'élégance du
style, par la beauté du tour, par la netteté de l'expression,
par un goût sûr et délicat, par un jugement solide et éclairé.
Vart poétique d'Horace, son modèle, lui est inférieur sous
le rapport de la méthode, de la grâce et de la clarté. Boileau
joint toujours l'exemple au précepte. M. J. de Chéuier ap-
pelle VArt poétique de Boileau un chef-d'œuvre qui ne produit
pas des poètes, mais qui les formes et les inspire (1).
Watclet (1711-1786) : Vxirt de peindre. Celte production
manque d'intérêt et d'élégance. La versification y est peu châ-
tiée. Il y a de l'unité et des descriptions naturelles.
Lemierre (1721-1793) : la Peinture, en 3 chants. Imité de
(1) Tab'.eau liistoriquo de Tétat ut des progrès de la Littérature française depuis l'il'.".
ehap. Vin.
— 589 —
du Fresnoy et de ^larsy. Delille s'exprime fort avantageusement
sur ce poème. * Ses 9 tragédies sont presque entièrement
oubliées ; son long poème des Fastes ou usages de l'année (1779)
ne fait que confirmer sa réputation de poète médiocre.
Esmcnard (1770-1811) : la Navigation, en 8 chants (1805).
■ C'est l'histoire universelle de l'art nautique. L'auteur a suc-
combé à la tâche.
* Rosset (1722-1788) a essayé le premier un poème français
purement géorgique; mais là aussi se borne tout le mérite de
son Agriculture. Ce poème parut d'abord en G chants (1774);
plus tard, en 9 (1782). On y trouve quelques morceaux bien
faits. Le reste est monotone et froid.
" Daru (Pierre-An. -Noël-Bruno, comte de), (1767-1829), de
l'académie, auteur d'une Traduction en vers des œuvres d'Horace,
une des meilleures qui existent, et d'un poème en G chants sur
V Astronomie, qu'il venait d'achever au moment que la mort le
frappa (1829). Lamartine a dit que ce poème promettait d'éclai-
rer le tombeau de l'auteur du rayon le j)lu.s tardif, mais le plus écla-
tant de sa gloire.
Jacques Delille 1738-1813) : les Jardins, ou l'art d'embellir les
paysages, en 4 chants (1782); l'Homme des chamjis, ou les géor-
gicjues françaises, en 4 chants (1800). Delille est un des meilleurs
versificateurs de la France; son vers, presque toujours beau, est
quelquefois maniéré et recherché. Son style est brillant, souple
et varié; ses plans manquent souvent d'unité; ses descriptions
sont riches, gracieuses et pleines d'harmonie.
* Il publia encore une traduction en vers des Géorgiqucs{[~00);
la Pitié (les infortunes de Louis XYI et de la France), en 4 chants
(1803); une traduction en vers de VEnéidc (1804) et du Paradis
perdu, en 12 chants (1803); VJmaginaiion, en 8 chants (1806);
les Trois Règnes de la Nature, en 8 chants (1809) ; la Conversation,
en 3 chants (1812); des Poésies fugitives et un poème sur la
Veillesse, auquel il travaillait, quand la mort vint le frapper. Sur
la demande de Robespierre de faire des vers pour la fête de
V Etre suprême, il composa son Dilhyrombe sur l'immotttalité de
l'i'mc. 11 passa la plus grande partie de sa vie dans l'enseigne-
ment des lettres. Il fit de longs voyages en Asie, en Grèce, en
Suisse, en Allemagne et en Angleterre. La fin de sa vie fut
attristée par une longue et complète cécité. Delille n'a pas été
- ô!)0 --
prêtre, quoiqu'il ail porté pendant quelques temps le titre
d'abbé, à cause du l^énéfice de l'aljbaye de St-Séverin dont il
jouissait. On lui refuse généralement le génie et l'invention,
mais on le met au premier rang pour l'éclat de la versification
et pour le talent descriptif. Il était de l'académie française. Le
nom de Delille passera à la postérité, environné de cette gloire
pure que donne l'accord d'une belle âme et d'un beau talent.
' Jean-Etienne Despréaux (1748-1820) a publié en 1808 un
poème sur VArt de la danse, calqué sur l'Art poétique de Boileau
Despréaux, trouvant plaisant de transformer sans trivialité le
maître du Parnasse en un maître à danser. Sans avoir un mé-
rite sérieux, ce poème est très-intéressant par celte ingénieuse
assimulation (1).
* J. Berchoux (1765-1839) débuta par une épUre fort spirituelle
sur les Grecs et les Romains ; il publia ensuite la Danse (180G),
Voltaire (1815), espèce d'invective contre le xviiic siècle, qui
eut peu de succès, et la Gastronomie, en 4 chants, petit chef-
d'œuvre de goût et d'esprit.
* Auguste Barthélémy, dont nous parlerons à Tarlicle suivant,
publia, en 1844, VArt de fumer, petit poème en trois chants.
C'est plutôt une plaisanterie satirique qu'un poème didactique.
On y remarque beaucoup de négligence dans le vers, dans le
style et dans l'ordonnance du poème. Quelques morceaux sont
soignés et bien faits. Nous citons le
* Parallèle du priscur et du fume}',-.
Mais avant tout d'abord, ici, je le déclare.
Je chante seulement la pipe et le cigare ;
Quand au tabac en poudre, il a beaucoup d'appas,
,1 en conviens, mais qu'y faire? il ne m'inspire pas.
(1; * Boileau avait cUt ;
C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire autetii-, etc.
Despréaux répète :
C'est en vain qu'au théâtre un novice tlanseui
Pes eliarmes de sou art croit être prol'esseui';
S'il n'a reeu du ciel grâce, adresse, élégance,
Si son astre en naissant ne Ta fait pour la danse.
l)ans sa lourde structure il est toujours captif;
Ses bras sont maladroits, et son jarret rétif, etc
— 591 —
S'il vise également à quelque apothéose,
Je ne puis rien pour lui : qu'il s'adresse à la prose.
On est loin de nier les charmes bienfaisants
Que cette poudre noire oITre h ses partisans ;
Mais si, trop aveuglés par ce slernulaloire,
Ils voulaient du cigare altcnucr la gloire,
On pourrait sans effort rabaisser leur orgueil ;
Pour décider entre eux, il suffit d'un coup d'œil.
Le fumeur est décent de visage et de geste ;
Sa lèvre arquée exprime une fierté modeste;
Un air pliilosopjùque est empreint dans ses yeux ;
Il souffle son haleine en regardant les cieux.
On dirait qu'il suffit de ce puissant arôme
Pour mûrir la pensée et compléter un homme,
Qu'il donne à l'enfant même un aspect de raison,
Et d'un air juvénil (1) rehausse le grison.
Le priseur, au contraire, offre dans tout son être
Certain je ne sais quoi qu'on ne peut méconnaître :
Son galbe est ridicule, et son maintien chétif;
Dès qu'il porte la main vers le siège olfactif,
Sa tète, vers la terre obliquement s'incline ;
Il étire la face et pince la narine;
Il a beau corriger ses gestes maladroits,
Arrondir le poignet en allongeant les doigts :
Quelques soins qu'ils se donne, il ne peut se défendre
D'un air patriarcal qui frise le Cassandre (2).
Eh ! comment ne pas rire, à voir le dénoûment
De sa fatale prise, outre l'éternument?
Comme le stimulant qu'il porte à cet organe
Contraint à suinter sa muqueuse membrane :
Tantôt, une topaze, efTroi du linge blanc.
Au bout du cartillage étincelle en tremblant ;
Tantôt, elle envahit la gouttière nasale
Et glisse vers la bouche en pente verticale,
A moins que, présenté d'une assez prompte main,
Le madras à carreaux ne l'éponge en chemin...
Mais, c'est trop discuter avec la tabatière.
il; " Juvénil au lieu (Xejuvénile.
'2 ■ Nom d'un vieillard ridicule dans les comédies italienne*
— 302 —
Nous avons devant nous une vaste matière ;
Au titre de ce livre il faut nous conformer ;
A l'œuvre ! instruisons l'homme au grand art de fumer.
Chez les Belges : Léon Hayois, dont nous avons parlé, p. 192,
nous a laissé un Art épistolaire remarquable : * par le fond
d'abord, qui dénote que l'auteur s'est livré à de profondes et de
nombreuses recherches, en lisant tout ce que les auteurs grecs,
latins, français, espagnols, ont écrit sur cette matière ; par la
forme ensuite, qui atteste que l'auteur s'est proposé pour mo-
dèles les grands écrivains classiques du XVIIe siècle. Tout
n'est pas parfait dans cet ouvrage : le vers est parfois raide ou
faible, le style quelquefois un peu négligé. Malgré cela, on y
reconnaît une main ferme et habile, qui aurait fini par faire un
chef-d'œuvre, si la mort lui en avait laissé le temps. Ce poème
renferme près de deux mille vers, et se partage en G9 para-
graphes d'inégale longueur. On peut y distinguer une grande
division en trois parties . la première donne les préceptes gé-
néraux de l'art épistolaire; la deuxième présente les règles
particulières à chaque genre de lettres ; la troisième est toute
historique, et offre un coup d'œil rapide sur les principaux
épistolographes anciens et modernes. La lecture de ce poème
est très-intéressante, grâce aux traits d'esprit dont il est par-
semé, et aux notes nombreuses qui en accompagnent le texte.
Voici un extrait de la 2e partie :
* Du ccrémonial.
Votre style est en vain digne de Sévigné,
Si vous blessez mon œil, mon cœur est indigné;
Si par la cire en feu votre lettre est brûlée,
Ou par vos doigts salie, ou d'encre maculée,
Si vous n'observez pas le ccrémonial,
Pliant mal votre lettre ou la cachetant mal.
Vainement, vous voulez que le style me plaise.
En reliefs brillants vous taillez l'Antithèse;
Vainement, vos pensers sont hardis ou profonds.
Vos lettres à mes yeux ne sont que des chiffons.
Laissez aux harpagons le ridicule usage
D'épargner le papier, n'employant qu'une page. —
— 31)3 —
Te n'écris que deux mots. — Qu'importe! le papier.
Comme s'il était plein, doit se trouver entier.
Le papier trop épais, dont se sert le vulgaire,
Chez un homme poli, jamais ne se tolère;
L'usage d'un papier trop grossier ou trop gris
Se pardonne aux manants et peut-être aux conscrits.
Mais vous, hommes bien nés, usez d'un papier lisse,
Qu'il soit fin, qu'il soit blanc, que rien ne le ternisse.
Il est des freluquets dont le doigt délicat
Trace les sentiments sur papier incarnat;
La lettre, d'après eux, doit être efTéminée...
Ecrite en papier rose et d'odeurs parfumée...
Laissez, ô mes amis, laissez à ces cœurs mous
Ces usages niais si peu dignes de vous !
N'imitez pas de Paul la blâmable coutume :
En écrivant sa lettre, il mange, ou prise, ou fume;
Par la sauce d'un rôt engraissés et roussis,
Les doigts font du papier une étoffe en glacis ;
Sa lettre vous parvient par ses prises tigrée,
Des cendres d'un cigare, indignement poudrée ;
Et l'odeur de tabac du papier s'exhalant,
La dame délicate éternue en l'ouvrant.
Quand le papier est plein, la lettre n'est pas faite.
Car il faut qu'on la plie, il faut qu'on la cacheté.
Il est de ces manants, de ces gens impolis.
Qui souillent leur papier, le sillonnent de plis ;
Quand leur lettre est pliée et leur adresse écrite.
Ou dirait un paquet qu'un charlatan débite.
L'un fait une enveloppe et la fait encor mal,
Un côté n'est pas droit, un autre est inégal ;
Il y place du pain, il l'entasse, il le pousse
Et laisse, au lieu de sceau, l'empreinte de son pouce.
Chez les Anglais, Pope : Essai sur la critique. Il n'y a pas assez
d'ordre dans le plan, et l'imagination est peu réglée. Mais il y
a plus d'idées que dans l'Art poétique du poète français, et
tout y est mûr et plein de sens. Le style est énergique, coulant
<'t précis.
Les Allemands ont peu cultivé ce genre. On pourrait y rap-
- 594 -
porter, cependant, quelques pièces de Lessiny — de Kiustncr
(1719-1800) : les Comètes — et de Dusch (1725-1787) : les
Sciences, en 9 livres. Ces productions ne sont pas fort remar-
quables.
ARTICLE DEUXIÈME.
La Satire et la Parodie.
Ridentem dicere verum
Quid velat?
HoR., Sat. I, 1, 24.
La Satire (1) est un poème dans lequel on attaque, d'une
manière mordante et piquante, les crimes, les folies et les
ridicules ou de tout un peuple, ou de certaines personnes,
dans le but de flétrir ces défauts et de les corriger. Telles
sont, par exemple, V impiété, Vimmor alité, \i\ jalousie, Vavarice,
la })ro(ligalité, Vorgueil ridicule, V hypocrisie, la bassesse, etc.
La satire attaque d'une manière directe les vices et les ridi-
cules des hommes ; et par là elle diffère de la comédie, qui les
attaque d'une manière indirecte et générale.
La satire est ou sérieuse, ou badine. Celle-lh attaque les
crimes, les grands vices. Son but n'est pas de les rendre
ridicules mais d'en inspirer de l'horreur. De ce genre sont
les satires de Juvénal et celles de Perse.
La satire badine s'en prend aux folies des hommes, aux
ridicules, aux abus qui régnent dans la société, à ces vices
qui sont plutôt contraires aux coutumes, à la bienséance, au
bons sens, qu'à la morale. Elle les présente dans leurs
formes les plus risibles. De cette nature sont les satires
d'Horace et celles de Boileau.
(1) Du mot Satura, par lequel les Latins désignaient un plat rempli de toutes sortes de
fruits qui étaient offerts tous les ans à Cérès et à Bacchus, comme les prémices de la récolte-
Dans le sens figuré, Satura désignait un poème roulant sur divers sujets et écrits eu
diverses espèces de vers. Plus tard, on a appliqué le mémo nom à ces écrits dont le but
ost la censure des folies et des travers des hommes.
- 305 —
Le poêle satirique, pour corriger les ridicules et les vices,
doit s'attaquer aux folies et aux vices de son temps et de sa
nation, et en particulier à ceux qui dominent dans la société.
Ce ne sont pas non plus les défauts corporels que le poêle
satirique ridiculise : ce serait, en elTel, injuste.
La satire revêt ou la forme dramatique (le dialogue), ou la
forme épistolaire (l'épître satirique), ou la forme cpique (le
récit), ou, le plus souvent, la forme didactique proprement
dite.
Le style de la satire sérieuse doit être sévère, concis, vigou-
reux; celui de la satire badine, simple, familier, plein d'es-
prit, de saillies et de pointes.
11 est, généralement parlant, plus facile de réussir dans la
satire sérieuse que dans la satire badine, parce que les objets
de la première sont plus frappants, et qu'ils émeuvent plus
fortement l'àme sensible; tandis que les objets de la seconde
sont plus cachés et en quelque sorte légitimés par l'usage, et
que, pour les ridiculiser, il faut de la part de l'écrivain plus de
génie, plus d'esprit, plus d'enjouement et de fine gaîté.
Voici les qualités que doit réunir le poète satirique : un
esprit ingénieux, pénétrant et subtil; une grande connaissance
du cœur humain et des moeurs ; un jugement juste et sain ; un
sentiment profond de ce qu'il dépeint; une grande modestie et
un amour sincère de la vérité ; être exempt de partialité, de
légèreté, d'amertume, de haine, de passion; se mettre en garde
contre une rigueur excessive et les personnalités ; ne s'en
prendre jamais aux individus, à moins que leur crime n'exerce
une influence trop générale sur la société, et que cette in-
fluence ne puisse être paralysée par d'autres moyens.
En considérant le but de la satire, on ne peut nier qu'elle ne
soit fort utile. Néanmoins, le poète satirique doit se garder
d'outrager les personnes pour le seul plaisir de relever leurs
défauts : l'amour de la vérité et des vrais intérêts de la société
doit toujours le guider et l'inspirer.
Pour ce qui est de Vorigine de la satire dans la forme qu'elle
a aujourd'hui, Quintilien revendique entièrement pour ses con-
citoyens l'honneur de l'avoir créée : « Salira quidem iola nontra
— 596 -
est. » (Inst., Liv. X, I). Et le grammairien Diomcde confirme
l'assertion de Quintilien (I). Il existait cependant chez les Grecs
une espèce de satire qu'Horace désigne sous le nom de poème
satirique ; c'élaW, un Drame que les Grecs et après eux les Ro-
mains faisait succéder à la tragédie, et dont Euripide nous a
laissé un exemple dans son Cyclope (2). Mais le but de ce drame
satirique était seulement d'égayer par des bons mots, des gros-
sièretés et des bouffonneries, le spectateur qui venait d'assister
à une représentation sérieuse.
Là, les mêmes personnages qu'on avait vus agir dans la
tragédie, déguisés en Satyres et en Silènes, imitaient les danses,
le langage grossièremeut plaisant des compagnons deBacchus,
désignés sous le nom de Satyres et de Silènes.
Un usage selon lequel, aux fêtes de Bacchus, le chœur
adressait à certaines personnes des discours mordants et rail-
leurs, donna naissance au poème satirique. Il ne faut pas croire
pourtant que les Grecs n'aient pas eu aussi des poètes sati-
riques dans le sens que Quintilien y attache. Plusieurs poètes
grecs ont fait servir le vers ïambique à la critique des vices et
des travers de leur nation, tels qu'Archiloque (715 avant J.-C.),
Simonide (666 a.\anl 3 .-G.) el Hipponax (500 avant J.-C.). Mais le
temps a emporté tous leurs écrits, à quelques fragments près.
Quintilien donc dit vrai en ce sens que les Romains n'ont imité
les Grecs ni dans la forme des vers ni dans le genre des sujets,
et qu'ils ont porté la satire à une très-haute perfection. Ce fut
Lucilius (150 av. J.-C.) qui le premier chez les Romains
s'exerça à la satire (3). 11 ne nous reste plus qu'un petit nombre
de fragments de ses trente satires, qui, au jugement de Quinti-
lien, révèlent une érudition rare, sont très-gaies et très-
piquantes (Instit., or. LX). La satire fut perfectionnée ensuite
par Horace, Juvénal et Perse.
il) Satira e.-t carmeii apud Romanos, nunc quWem inaleilicumetad carpenda hominum
vilia archoête Comedioe caractère compositum, quale scripserunt Lucilius, et Horatius, et
Persius. Sed olim carmen, quod ex variis poëniatibus constabat, Satira dicebatur, quale
scripserunt Pacuvius et Ennius, I.iv. III.
2; D'après Suidas, ce drame eut pour inventeur un certain Pr(itii>(i:f.
".'] Est Lucilius ausus
Priinus in hune opeiis coiuponere carmina moreni,
Detrahere et pelleni. nitidus qua quisqne per ora
Cedei-et, infrorsuui turpis.
Hon., Sst. !ib. ir, s. I, V. tJ2-C5.
- 5!»7 -
Horace, dans ses satires, est gai, agréable et piquant; il
ne s'irrite pas contre les défauts, mais il en rit; il exhale,
comme dit Boileau, en bous mots les vapeurs de sa bile{\);
son style est aisé et délicat. * On a trop peu étudié le plan
de ses satires.
Juvénal (né à Aquinum, mort l'an i^ ap. J.-C). Doué d'un
naturel ardent, d'une profonde sensibilité, il s'irrite contre les
vices de son temps; c'est l'indignation qui chez lui enfante
les vers. Aussi, ce sont des flots de fiel et d'amertume, — Qu'il
fait couler de sa mordante plume. Son style est véhément,
rarement gai, parfois déclamateur et outré.
Perse (né à Volterre, 34 ap. J.-C). Il est plus véhément
qu'Horace, mais moins gracieux. Si's satires se font remar-
quer par des sentiments et une diction nobles. On lui re-
proche des ellipses fréquentes, des métaphores trop hardies
des allégories trop recherchées et des obscurités.
Les satires d'Ennius (250 av. J.-C.) et de Pacuvius (218 av.
J.-C.) ne portent le nom de sulires que parce qu'elles sont un
mélange de productions diverses.
L'Italie compte plusieurs poètes satiriques distingués, entre
autres, Arioste, Maggi(j 1G99), Menzini (-1646-17G8).
Les Anglais vantent les satires de Pope, de Donne (1573-1671),
de Swift (1667-1745), d'Yoïou/, de C/H«rc/n7/ (1731-1764) et d'OW-
ham (1653-1683).
Le premier poète satirique français, c'est Du Bellay (1524-
1560). Il composa une satire, dont le style est trôs-mordant et
qui a pour litre : le Poète courtisan.
iiéjrnicr (1573-1613) imita dans ses satires Perse et Juvénal.
On y trouve des pointes heureuses, des saillies Unes. Le style
y est aisé, naïf, coulant et vigoureux, mais, parfois, ennuyeux
par la diffusion et rebutant par la licence des expressions.
Yoici un extrait de sa satire :
(1) Sat. VII.
— 598 —
* Contre toi importun.
J'entendais l'autre jour la Messe à deux genoux,
Quand un jeune frisé, relevé de moustache,
De galoche, de botte et d'un ample panache.
Me vient prendre et me dit, pensant dire un bon mot,
Pour un poète du temps vous êtes bien dévot! —
Sotte discrétion ! Voulant lui faire accroire
Qu'un 2^octe n'est bizarre et fâcheux qu'après boire,
Je baisse un peu la tête, et, tout modestement,
Je lui fais à la mode un petit compliment...
Cherchant h me sauver de cette tyrannie.
Il le juge à respect : — Oh ! sans cérémonie,
De grâce, me dit-il, vivons en compagnons.
Ayant, ainsi qu'un pot, les mains sur les rognons.
Il me pousse en avant, me présente la porte
Et, sans respect des saints, hors du temple, il me porte.
Sortis, il me demande : Etes vous à cheval ?
N'avez-vous point ici quelqu'un de votre troupe?
— Je suis tout seul, à pied. — Lui de m'ofïrir la croupe.
Moi, pour m'en déprôter, je lui dis tout exprès : —
Je vous baise les mains, je m'en vais ici près
Chez mon oncle dîner. — 0 Dieu, le galant homme^!
J'en suis. — Et moi pour lors, comme, un bœuf qu'on assomme,
Je laisse choir ma tète ; et bien peu s'en fallut
Que cherchant, par dépit, en la mort mon salut,
Je n'allasse à l'instant, la tête la première,
Me jeter du Pont-neuf en bas dans la rivière.
Il fait tant qu'il me traîne en la cour du palais,
Oili trouvant par hasard quelqu'un de ses valets,
Il l'appelle et lui dit : Holà, ho ! Ladreville,
Qu'on ne m'attende point, je vais dîner en ville. —
Dieu sait si ce propos me réjouit l'esprit!
Encore n'est-ce pas tout. Il tire un long écrit.
Et s'arrètant tout court au milieu de la place,
(Les passants étonnés admiraient sa grimace)
11 lit. Pour l'interrompre, à chaque fin de vers,
Je disais tout exprès quelques mots de travers...
— Dites-moi, je vous prie, en votre conscience,
Pour un homme de cour, dépourvu de science,
— 3il!) —
Ceci n'esl-il pas rare? — Il est vrai, sur ma loi,
Lui dis-je en souriant; fiez-vous-en t'i moi. —
Il m'accole à ces mots, et tout pétillant d'aise.
Doux comme une épousée, à la joue il me baise.
Puis me flattant l'épaule, il me fit galamment
La grâce d'approuver mon petit jugement...
Mais comme Dieu voulut qu'après tant de demeures
L'horloge du palais vint à frapper onze heures.
Mon fat, qui pour la soupe avait l'esprit subtil :
A quelle heure, Monsieur, votre oncle dîne-t-il? '■ —
Peu s'en fallut alors, sans plus longtemps attendre,
Que, de rage, au gibet je ne m'allasse pendre.
Comme il continuait cette vieille chanson.
Voici venir quelqu'un d'assez pauvre façon.
Il se porte au devant, lui parle, le cajole;
Mais cet autre, à la fin, se monta de parole :
— Monsieur, c'est trop longtemps.... tout ce que vous voudrez,
Voici l'arrêt signé.,.. Non, Monsieur, vous viendrez...
Quand vohs serez dedans, vous prendrez à partie...
— Et moi, qui, cependant, n'était de la partie,
•l'esquive sans mot dire et m'en vais à grands pas,
La queue en loup qui fuit, les yeux tournés en bas.
Le cœur sautant de joie, et triste en apparence.
Depuis, aux bons sergents, j'ai porté révérence,
Comme à des gens d'honneur, par qui le ciel voulut
Que je reçusse un jour le bien de mon salut.
Boileau est moins naïf que le précédent, mais il l'emporte
sur lui par la pureté de goût et la correction du style. Il est
toujours décent, serré, précis, clair et soigné. Ses vers sont
coulants et harmonieux, souvent riches et hardis ; les tours,
vifs et aisés. Mais il est ordinairement trop grave, trop
sévère et trop aigre. Il attaque dans ses satires les vices en
général et les mauvais auteurs en particulier.
Les satires de Voltaire, de Gilbert et de C/ié>iier (1764-1811),
quoique inférieures à celles de Régnier et de Boileau, ne sont
pas pourtant sans mérite.
— 400 —
' Sanlecque (Louis de), clianoine régulier de Ste Geneviève, à
l'aris, el prieur de Gournay, près de Dreux (1652-1714), com-
posa un grand nombre de poésies en latin et en français, dont
la plupart ne furent publiées qu'après sa mort. Dans ses satirea,
il s'est attaché à marcher sur les traces de Juvénal plutôt que
sur celles d'Horace, ce qui empêche de les mettre entre les
mains des jeunes gens. Boileau, son contemporain et son anta-
goniste, l'a trop déprécié, quoiqu'il soit vrai de dire que la
muse de Sanlecque ne met pas toujours assez de ménagement
dans sa critique. Son meilleur ouvrage est le petit poème sati-
rique dc3 mauvais gestes, où il approche souvent de la manière
de Boileau, et que, malheureusement, il n'a pas eu le temps
d'achever.
■ Sur tes mauvais gestes de ceux qui parlent en public et surtout des prédicateurs.
C'est en vain qu'un docteur qui prêche rÉvanglle
Jléle chrétiennement Tagréable et l'utile ;
S'il ne joint un beau geste à rart de bien parler.
Si, dans tout son dehors, il ne sait se régler,
Sa voix ne charme plus, sa phrase n'est plus belle ;
Dès rexorde, j'aspire à ia. gloire éternelle ;
Et, dormant quelquefois sans interruption,
Je reçois en sursaut sa bénédiction.
— Vous donc qui pour prêcher courez toute la terre.
Voulez-vous qu'un grand peuple assiège votre chaire <
A'oulez-vous enchérir les chaises et les bancs.
Et jusques au portail mettre en presse les gens?
Que votre œil avec vous me convainque et me touclie :
Ou doit parler de l'œil autant que de la bouche.
— Qu'un air fade jamais n'efl'émine vos yeux.
J'aimerais mieux encor ces prêcheurs furieux
Qui, portant vers le ciel leurs regards eflroyables.
Apostrophent les sain,ts comme on chasse les diables ;
Et qui, voulant iJrouver que le Seigneur est doux.
Gâtent leurs arguments par des yeux en courroux.
Surtout, gardez-vous bien, mémoires chancelantes.
De montrer dans vos yeux deux prunelles roulantes.
Quelle pitié de voir Torateur entrepris
Relire dans la voûte un discours mal appris !
Vos yeux vous rendent sots de plus d'une manière :
Pourquoi, quand vous criez, fermez-vous la paupière ?
Tel jadis Andabate, armé de son poignard.
Combattait à l'aveugle et vainquait par hasard.
Mais vous qui blâmez tant la paupière cousue.
Ne m'ouvrez pas des yeux où rien ne se remue.
Quel acteur étes-vousï Lorsque vous me parlez,
A'otre gosier s'enflamme et vos yeux sont gelés.
C'est ainsi qu'autrefois on voyait des idoles
Sans animer leurs yeux, animer leurs paroles....
- .401 —
Tantôt, je ris de voir une paupière agile
Si mouvoir par article, et joindre ù chaque instant
Le jour avec la unit dans un (Pil clignotant ;
Tautiit, d'un cours réglé, la prunelle agitée
D'un coin de l'ccil à l'autre est sans cesse eniporti-..-.
Ainsi, du Marché neuf le Maure Ingénieux
Fait jouer par minute un ressort dans ses yeux.
L'un, poussant dans les airs ses regards pleins de z.A-
Jusqu'au haut de son œil fait enfuir sa ]irunelle ;
L'autre, sans y penser, nous met dans l'embarras
En voyant du côté nu'il ne regarde pas.
loi, cet œil qui craint la trop grande lumière.
N'ose voir qu'au travers des poils de sa paupière ;
Là, ce jeune étourdi regarde ii tout hasard.
— Mais voyons comment l'œil doit jeter sou regard
Veut-il de la tristesse exprimer les alarmes!
Qu'une faihlo prunelle y nage dans les lanne.<!.
Veut-il paraître gai? que les jeux et les ris
Fassent autour de lui mille agréables plis.
Doit-il être en fureur? que ses vives prunelles
D'une comète en feu dardent mille étincelles.
Doit -il être percé des traits de la pitié*
Que la langueur l'abatte et le ferme à moitié..:.
— Que votre bouche aussi s'ouvre et se ferme bien.
Souvent, d'un seul côié, la bouche se renverse
Et fait prendre à ses mots un chemin de traverse ;
Souvent, la bouche ouverte, on a beau s'eftorcer.
Chaque lourde syllabe est une heure à passer.
Ici, cet orateur qui pousse une invective,
A chaque mot qu'il dit fait pleuvoir sa salive ;
Là, je ris de ce fat qu'on \'oit à tout propos
Caresser sa pensée et rire à tous ses mots.
L'un, quand son front se ride, ayant un loil farouche.
Pour la moindre syllabe ouvre toute la bouche.
Et, craignant que sa voix n'avorte entre ses dents.
Lance de ses poumons des mots toujours tonnants ;
L'autre, pour éviter ces manières outrées,
Ne parle qu'au travers de ses lèvres serrées.
Et, comme un instrument qui ne rend que des sous.
De ses mots retenus ne nous dit que les tous.
Enfln, on peut compter.plus de mines burlesques
Que n'en grava jamais Callot dans ses grotesques ;
Et souvent, tel qui croit les autres grimaciers
Est au haut de ma liste écrit tout des premiers.
— Il ne faut pas aussi, gravités espagnoles,
Qu'une tète immobile énerve vos paroles.
Ou a de l'air d'un fat, quand on est trop Caton.
Que ceux qui dans leur sein enfoncent leur menton.
Ne mettent pas ainsi leur col à la torture ;
I/art ne permet jamais de forcer la nature ;
l'our ceux de qui la tête affecte un air penché.
Tartufe eût fait comme eux, s'il eiU jamais préch'-. ..
Songeons à ce docteur dont la voix pédautesque
Donne un nouveau relief à son air soldatesque.
±i
- 402 -
Vous \(i voynz toujours, c'ampt'' roniino un lutteur.
Avec ses poings termes niorgner sou auditeur.
Il semble, quand il veut pousser un syllogisme.
Qu'il appelle en duel tout le chrisliauisme.
Ou que, de sa fureur nous prenant pour ti^moins.
Il veuille délier le diable à coups de poings....
.le connais isarmi nous certains sots immodestes
Qui, pour un mot tout seul, vont nous faire cent gestes,
.l'en sais d'autres aussi, pour le moins aussi sots.
Qui. pour un geste seul, vont nous dire cent mots.
Surtout, n'imitez pas cet homme ridicule
Dont 11! bras nonchalant fiiit toujours le pendule.
Au travers de vos doigts, ne vous faites point voir.
Et ne nous prêchez pas comme on cause au parloir.
Chez les nouveaux acteurs, c'est un geste à la mode
Que de nager au bout de chaque période ;
Cliez d'autres apprentis, on passe pour galant.
Lorsqu'on écrit en l'air et qu'on peint en parlant.
L'un semble d'une main encen.ser l'assemblée ;
L'autre à ses doigts crochus parait avoir l'onglée ;
C'ëlui-ci prend plaisir à montrer ses bras nus;
Celui-là fait semblant de compter ses écus ;
Ici, ce bras manchot jamais ne se déploie ;
Lit, ces doigts écartés font une patte d'oie.
Souvent, charmé du sens dont mes discours sont pleins,
•le m'applaudis moiniéiiie et fais claquer mes mains ;
Souvent, je ne veux point que ma phrase finisse,
A moins que, pour signal, je ne frappe ma cuisse.
Tantôt, quand mon esprit n'imagine plus rien,
•J'enfonce mon bonnet, qui tenait déjà bien ;
Quelquefois, en poussant une voix de tonnerre.
Je fais le timbalier sur les bords de ma chaire.
* De nos jours, la France compte parmi ses poètes satiriiiues
H. A. Barhiev, né en J805. Voyez ce que nous disons de ce poète
à la page 319 de cet Essai.
* Auf/uste Bartliclemii, né à Marseille (1796), a publié un
nombre presque infini de satires poliliqucs, la plupart du temps
en collaboration avec Joseph Ménj 1798-1800), né aux Aygalades
et non à Marseille, comme on le dit généralement (1). Leur
première production collective fut un recueil d'épîtres-satires
sur le XîXe siècle, intitulées les Sidienues (1825); vint ensuite la
Villùliadc ou la iwise du chàlcau de Rivoli (1820), poème héroï-
comique, en 4 chants, plus tard en 0, suivi de plus de vingt
productions satiriques, puis la Corbicridc, porime héroï-comique
en 4 chants, et la Bucriadc ou la guerre d'Alger, poème héroï-
coinique en 5 chants. Ce ne fut qu't'i dater de la Révolution
de juillet et surtout de l'apparition de Némésis (1831), qui,
(1) * Nous avons parlé 'p. 268) de leur épopée Sapoléon en Énypta.
- UI5 —
pendant un an, de semaine en semaine lanoa ces 52 satires
politiques, les plus véhémentes peut-ètro que la langue fran-
çaise puisse comporter, que les poésies de ;\IM. Barthélémy et
Méry acquirent cette popularité si étonnante, et, de nos jours,
si incroyable. Méry n'était pas fait pour ces polémiques. Son
dard était celui d'une abeille, mais Bartiièlemy piquait comme
un serpent.
* A partir de \h, les deux écrivains ont publié séparément
une foule de pièces, la plupart de circonstance. Barthélémy
donna une traduction en vers de YEnùide (1835-I8.'38), et reprit
en i84i le fouet de la satire politique dans une XouveUc Némc-
■■<i-i, qui comprend 24 pièces. Malgré de beaux vers, cette pro-
duction n'eut pas beaucoup de succès. Il en fut de même du
Zodiaque, satires nouvelles (1846). Depuis, l'auteur a consacré
sa lyre Ci chauler la personne et les actes du chef du second
empire.
* Méry, de son côté, cultiva presque exclusivement la prose
dans une foule de petits romans et de pièces de théâtre (1).
* On a dit que les satires de Barthélémy réunissent la vélié-
nience de Juvénal, l'amertume de Gilbert et la causticité de
Boileau. A notre avis, c'est trop dire. Elles se distinguent par
l'énergie de la pensée, la propriété de l'expression, la vivacité
du tour et du mouvement. Mais, on y remarque aussi toutes les
taches et les imperfections de la précipitation et de la facilité
du travail. Et si l'éclat du langage, la richesse des rimes et
l'harmonie des sons peuvent suppléer au vide des pensées et à
l'absence d'inspiration dans une œuvre éphémère, ils ne le
peuvent pas dans un ouvrage qui aspire a passer à la postérité.
Les mômes observations s'appliquent au mérite liltéraire de
Méry. Quant à l'usage que ces deux poètes ont fait de leurs
talents, tous sont d'accord qu'ils en ont étrangement abusé.
* Citons encore Amédée Pommier qui publia la République ou
le livre du fia)uj (183G), peinture des crimes de la Terreur, l'Aca-
démie française (iSSS), causerie sarcastique, les Colères (1844),
(1) * On ne connaît pas Méry, quand on n'a fait que le lire; il fauilrait l'avoir entendu
dans ces conversations où il se dépensait, sans s'épuiser, en paradoxes intarissables et en
rtincelantes saillies, qui éblouissaient connue des feux d'artitlce. Avec autant de talent et
dis fois plus d'esprit qu'il n'en fallait pour laisser une œuvre, il ne laisse que des papes
volantes, parce qu'il ignorait l'art et qu'il craignait le travail. On dira de ses livres : 1^!
>i'r,)p? n'i'pai'gif pas dp qu'on a fnH sans hd.
— /tOi —
livre taxé de licence et d'audace eflVénée. En général, la forme
de ses satires est correcte, la rime abondante, mais le goûl se
trouve fréquemment offensé (1).
" Victor de la Prade (1812) prend le ton incisif et mordant de
la satire dans les Poèmes civiques et dans Tribuns et Courtisans,
où, sous forme de comédie, il attaque les abus du second em-
pire.
"Louis T'c»i7/oi (1813) l'écrivain satirique par excellence. Ses
vers ont moins de véhémence, mais plus de gaîté et de causti-
cité mordante que sa prose. Il n'est pas assez apprécié comme
poète. Ses Satires, sans avoir une perfection sans tâche, restent
comme un des meilleurs ouvrages du genre. La note dominante
y est la gaieté, la gaité toute française. C'est dans ce volume
que se trouve son Art jjoHique, composition presque parfaite.
La qualité dominante de son style est la sobriété dans l'expres-
sion qui laisse sous entendre plus qu'elle ne dit.
* Edouard Pailleron (1834) a publié en 1861 les Parasites, où il
attaque l'existence inutile ou malsaine de certains membres de
la société. Elles ont en général une allure gaie, dégagée, un
ton d'excellente plaisanterie. La lecture n'en est pas sans incon-
vénient pour la jeunesse. Le petit Baron a des passages d'un
délicieux comique. Nous citons quelques détails sur ce gandin
dont les cheveux sont harmonieusement taillés, mais dont la
tête est vide.
* Le i^etit Baron.
« A moi, baron, à moi; j'ai deux mots à vous dire.
Pour un instant, mon bon, cessez de vous sourire.
Laissez votre lorgnon et vos airs dégoûtés,
Rallumez un cigare, et voyez dans la glace
Si quelque chose en vous n'est pas bien à sa place :
Assevez-vous et m'écoutez.
1} " Voici comnieût il annonce le sujet de son livre les Colères
Comme un chirurgien, malgré l'infection,
Met sur le marbre noir de la dissection '
Un cadavre avancé, jmis, relevant sa manche.
Bistouri dans la main, tablier sur la hanche.
En coupant cette chair, s'exerce à son métier.
J'étale devant moi mon siècle tout entier.
Ouvre ma trousse, y prends le scajiel et la scie,
ICI de ce hideux corps vais faire rautopsie.
- 105 —
Le s^oir comme le joui', à pied comme en voilure.
Verre à l'œil, canne en main, raie au Iront, barlie pure.
Pâle et frais, lisse et net, sans un grain, sans un pli,
Du plus loin qu'on vous voit, chacun se prend à dire :
Est-ce qu'il est en sucre? est-ce qu'il est en cire?
Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu'il est joli !
Mais ailleurs, des croquants et Tort laids et fort bètes.
Des savants, des penseurs, des peintres, des poètes,
Tous gens mal habillés, tenez-le pour certain,
D'autres même bien mis, tant l'erreur est profonde,
Des femmes, qui plus est, en un mot, tout le monde
Dit que vous ôtes un crétin.
Un a tort ; mais on dit que garder une vitre
Sur l'œil, fumer sans trêve et jauger plus d'un litre,
Ce sont de ces hauts faits dont à peine l'on rit ;
Et qu'au bois tous les jours, hormis les jours de fêtes.
Mener un tilbury serait-ce en arbalète (1),
N'exige pas un grand esprit.
(^n a tort; mais on croit que doter sa patrie
De vocables tirés de l'argot d'écurie.
Mener un cotillon, répéter un bon mot.
Et se faire, en tous cas, railler de qui vous pille,
louer par un escroc, duper par une fille,
En trois lettres, c'est être un sot.
On a tort; mais le temps ne souffre plus qu'un homme.
Fût-il beau, bien portant, et riche, et gentilhomme.
Sans avoir les vertus requises parBerquin,
N'ait de tète, baron, que pour des papillotes.
De mains que pour des gants, de pieds que pour des botk-":: ;
Bref, qu'il ne soit qu'un mannequin..
(l'est bien vous, mon très-cher, que ce discours regarde.
Quoi ! vous ne soufflez mot
Voilà, mon pauvre ami, ce que l'on ose dire.
Ifein? votre bouche en cœur conliime Ji sourire?
1' I>ors.ju'un clieval est attaché seul devant les deux chevaux de timon U"une voiture.
— 400 —
Vous êteS; sur mon âme, un plaisant animal.
Dans votre orgueil opaque, il n'est rien qui vous touche !
Il ne sera pas dit que je n'ai pas fait mouche ; —
« Baron, votre hahil vous va mal! "
' Cite- les Belges : Benoit Quùiet, de Mons, dont nous avons
parlé déjà à l'article de la poésie lyrique (p. 102). Son principal
ouvrage, intitulé Dantan chez les contemporains illustres, est un
recueil de satires contre les idées et les hommes surgis de la
révolution de 1848. « Dantan, c'est le nom du célèbre statuaire
français qui, dans son art, s'est approprié le monopole de la
caricature. Seulement, Dantan a trouvé la grimace 2'>hysique; et
moi, j'ai cherché la grimace morale, » dit le poète, dans sa pré-
face. Il nous y apprend encore que d'abord il avait conçu le
plan d'une vaste comédie, pour mettre en relief les idées et les
hommes de cette révolution, à la fois grotesque et formidable.
Mais il a laissé là la comédie et écrit des satires. De là, deux
défauts dans ces poésies : trop de discours et trop peu de ta-
bleaux ; et puis, trop de facilité et trop de Mte dans le travail.
A part cela, on trouve dans ces satires de la verve, du feu, de
l'âme et de l'esprit de l)on aloi. L'auteur en abuse peut-être un
peu, en négligeant de faire entrevoir davantage à son lecteur à
quoi il a fait allusion. Dans la satire intitulée Confidence, l'au-
teur fustige d'une manière sanglante la puérile vanité de deux
grands écrivains, de Chateaubriand, dans ses Mémoires d'Oittrc-
Tombe, et de Lamartine dans ses Confidences.
* C'est peut-être ici qu'il faut mentionner le roman satirique
VAcadémie des fous de J.-B. Coomans, né à Bruxelles 1813,
membre de la Chambre des Représentants, écrivain des plus
spirituels, auteur de plusieurs romans historiques : Vonch, les
Communes belges, Baudouin bras de fer, le Moine Robert, la Clef
d'or, Richildc, le Chapeau de Fortunatus, etc.
Après Séb. Brandi, qui en 1494, composa la Nef des fous, et
Joachim Rachel (-}• 1696), auteur de dix satires contre les vices
de son siècle, les satiriques les plus renommés de l'Allemagne
sont : Liscow (1701-1760), Cunitz (1654-1699), llaller, Hagedorn,
Midiaclis (il \G-l~~2) et, à la tête de tous, Rabencr (1714-1771).
Les écrivains Néerlandais distingués dans la satire sont :
Vondel, Bgns et Huygens, qui vivaient au seiziènie siècle, et
Bildcrd'ih.
— 407 —
La Parodie.
La Parodie (-aoorJîa) est une espèce de satire faite sur
quelque pièce de poésie connue, qu'on détourne, ou en en-
tier, ou en partie, à un autre sujet ou à un autre sens, moyen-
nant quelques changeir.cnts, dans le but de rendre le poème
comique.
La forme et le ion de la parodie sont sérieux comme dans
le poème parodié ; et c'est surtout le contraste du fond avec
la forme, de la parodie avec le poème parodié, qui plaît et
fait rire. On choisit pour la parodie des poèmes du genre sé-
rieux ; surtout du genre épique et du genre dramatique. De
là, deux sortes de parodies : la parodie épique et la parodie
dramatique.
Hipponax fut, au rapport d'Aristote, l'inventeur de la parodie
épique ; et Hégémon de Thasos (400 av. J.-C), au dire d'Athénée
créa la parodie dramatique. Nous rencontrons à la vérité, dans
la Batrachomyomachic, attribuée à Homère, et dans les comé-
dies d'Aristophane, des parodies isolées, mais nous ne possé-
dons pas des productions entières auxquelles on puisse donner
le nom de parodies.
Il ne faut pas confondre avec le poème jKirodié le poème
travesti. On travestit {trans-vestire, changer d'habits) en tradui-
sant librement un ouvrage sérieux, pour le rendre ridicule et
burlesque. Celui donc qui travestit conserve le fond de l'ouvrage
mais il en change la forme, qui, sous sa plume, devient ridi-
cule. Celui, au contraire, qui jyarodie conserve la forme de l'ou-
vrage qu'il parodie, mais il en change, ou en entier, ou en partie,
le foml, qu'il applique à un autre sujet.
Plusieurs poètes modernes se sont exercés à parodier ou à
travestir. Parmi une foule d'autres, on dislingue :
Chez les Italiens : Lalli (-}- 1637), auteur de YEncide travestie. —
Lorédano (iGGd), auteur de l'Iliade giocosa.
Chez les Français : Marivaux, qui a laissé Ylliadc travestie,
œuvre de peu de mérite. — Scarron (1610-1060), auteur de
Virgile travesti, ouvrage rempli d'expressions triviales, de mots
bas, de pensées grotesques et de peintures puériles.
— 108 -
■ Cet ouvrage engendra toute une génération d'œuvres. Fiivc-
ticre, Barcict, Brébœuf, Claude Petit Jehan et les frères Perrault
ont h l'envi travesti l'Eucide (1).
Les Français se sont exercés davantage dans la parodie dra-
matique. La première tragédie travestie qui parut sur le théâtre
l'ut VAndromaquc de Racine, intitulée la Folle querelle. Depuis
lors, nombre de poètes ont travesti des tragédies : les plus
connus sont Legrand (iG6b-1723), Lesagc, Panard (1G94-17G5),
Piron (1659-1770) et Bailli (1739-1793).
* Le poète Méry a publié, en 1859, une critique dramatico-
satirique du fameux récit de Théramène, la mort d'Hippohjte (2),
qui n'est ni une parodie, ni un poème travesti proprement dit,
mais une scène pleine de verve, de bon sens, de raillerie
aimable, et qui a obtenu beaucoup de succès.
* Thésée, au désespoir.
Quel coup me l'a ravi? quelle foudre soudaine?
Théramène fil s.e mouche, crache, articule gutturalement : Hum !
Hum! pour éclaircir sa voix, 'prend une pose classique et com-
mence son récit! .
A peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son char, ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés.
1) * C'est à ces derniers qu'appartiennent les vers suivants si souvent cités comme
<>tant fie Scarron. Au VI' livre de Virgile il est dit :
Tout près de l'ombre d'un rocher,
J'aperçus l'ombre d'un cocher
Qui, tenant l'ombre d'une brosse,
Nettoyait l'ombre d'un earosse.
[2] ' On sait que Fénelon, tout en admirant les beautés de ce morceau, considéré en soi,
(■n a fait la critique eu égard aux circonstances. Eu parlant do l'emphase, il dit :
'• Racine n'était pas exempt de ce défaut, que la coutume avait rendu comme nécessaire.
Uien n'est moins naturel que la narration de la mort d'Hippoiyte à la fin de la tragédie de
Phèdre, qui à d'ailleurs de grandes beautés. Théramène, qui vient pour apprendre à
Thésée la mort funeste de son fils, devrait ne dire que ces deux mots, et manqué même
lie force pour les prononcer distinctement : Hippohjle esHnorl. Un monstre , envoyé du
fond de la mer par la coUre des dieux, l'a fait périr. Je l'ai vu. Un tel homme saisi,
i^ierdu, sans haleine, peut-il s'amuser à faire la description la plus pompeuse et la plus
fleurie du dragon*" (Lettre à l'Académie sirr l'éloquence. § 'VI, de la Tragédie). On
répond à cela que c'est précisément ce que Racine a fait dans les vers qui précèdent les
détails exigés ensuite par Thésée. Quand Théramène s'est écrié : Hippolyte n'est plus !
Tliésée éperdu le presse de questions : i)ie!(a'.'... Mon fils n'est plus! Eh quoi!.-. Quel
'Oup me l'a ravi! Quelle fondre soudaine ! Alors seulement commence le récit : A peine
r>niis sortions, etc.
— iO!) —
Thésée.
Un instant... Est-ce ainsi qu'un précepteur commence?
Est-ce correct? dit-on imiter un silcnce'l
Quant aux gardes rangés autour du char, vraiment,
Je ne pui^ rien comprendre à cet arrangement.
Les gardes, mon ami, sont devant ou derrière,
Jamais autour d'un char. Je te fais la prière
De soigner un peu plus ton style officiel.
Ainsi, pourquoi mets-tu portes au__ pluriel?
TliÉRAMÈNE, humblement .
Du côté de la mer, nous n'avons qu'une porte,
C'est juste, mais le vers eut été faux.
Thésée.
Qu'importe!
.Mon ami, mettrais-tu ce vers dans tes écrits :
A peine nous sortions des jJortes de Paris ?
Nous sortions de Pocis, .dirais-tu.
Théramène, souriant.
Cher Thésée,
Qn l'a dit avant nous, la eritique est aisée
Thésée.
A peine nous sortions, il était.... Est-ce ainsi
Qu'un précepteur grec parle en français réussi ?
Théramène.
Oui, mon expression, je crois, est mal venue;
Mais le début toujours m'a gêné...
Thésée.
Continue ;
Et songe bien que j'ai, pour les mots de travers,
L'oreille délicate, en prose comme en vers.
(Ensuite Thésée fait du monstre sauvage, du cri effroyable de la
roix lamentable, du cri redoutable, des écailles jaunissantes, des
cornes menaçantes, du flot épouvanté, la critique la plus amusante
et la plus fine. — Théramène reprend).
— ilO —
Thébamlne.
Tout fait, et sans s'armer d'un courage inutile.
Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
Thésée.
Tas de polirons ! Voyez ! ils prennent tous l'élan
Vers un temple voisin ! Ils ont peur d'un merlan !
Ces lâches, à l'effroi ne mettent point de bornes.
Ce peuple de bergers craint une bête à cornes!
Tu quoqnc, Théramène, et les gardes aussi !
Quels gardes ! N'ayant rien à garder jusqu'ici,
Ils gardaient : mais, sitôt qu'avec une autre pose
Il a fallu veiller et garder quelque chose,
Ils n'ont plus rien gardé, ces gardes, ils ont pris
La fuite et non l'épée, en poussant de grands cris !
(Se retournant vers les yardes' .
tlardes nationaux ! eh ! bien, je m'associe
Au monstre jaunissant et je vous licencie !
Thér.vmène.
Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros.
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots.
Pousse au monstre, et, d'un dard lancé d'une main sûre,
Il lui fait dans le flan une large blessure.
Thésée.
S'il prend ses javelots, il ne peut aussitôt
Lancer un dard, mon cher, il lance un javelot.
On lance ce qu'on prend. Dirais-lu, vieille buse,
Il prend ses pistolets et lance une arquebuse I
Pourquoi large blessure? Un dard est fort aigu,
Fort mince, et le trou fait est toujours exigu.
THÉR.4.MÈNE, à ^)«>'f.
Ah ! quel homme ennuyeux ! J'avais encore à faire
Au moins quarante vers de récit ; je préfère
Lui lancer tout de suite, et sans ménagement.
Le distique fatal qui fait le dénoùment.
- 411 -
Mais reflccliissons bien, je crois qu'il est utile,
Cette fois, de soigner la pensée et le style.
[liant]. J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Thésée, bondissanl de douleur.
Ah! c'est mon fils... permets qu'un instant je le pleure.
fil verse une larme J .
Ne pouvais-tu trouver une rime meilleure? .
Fils et nourris! Passons sur ces deux incidents,
Cherchons mieux... les chevaux ont pris le mors aux dents.
Et la scène se termine par une très-réjouissante tirade, à la
fin de laquelle Thésée, se souvenant qu'il a autrefois collaboré
aux travaux d'Hercule, jure de purger la terre du terrible mer-
hi)}, qu'il fera empailler pour le Muséum du Jardin des Plantes...
de Trézène.
Chez les Allemands : Blumauer (1755-1708). Son Enéide tra-
vestie décèle un esprit gai et enjoué. Quelquefois, l'auteur est
trop peu réservé, et se permet des railleries contre l'Eglise
catholique.
Bodmer nous a laissé quelques parodies dramatiques, qui
n'ont pas eu grand succès. Des tragédies de IT'cisse et de Ger-
i^tenhery lui en Ont fourni la matière.
ARTICLE TROISIÈME.
LEpUre.
Nous venons de voir, à l'article précédent, qu'il y a un
genre d'épUre, qu'on appelle Efilre satirique; et, en traitant
de la poésie lyrique, nous avons parlé d'une autre espèce
d'épître, appelée Hérdide. Il en existe une troisième espèce
qu'on nomme Epitre didactique proprement dite, ou Epître
en vers. C'est elle qu'on désigne simplement sous le nom
d'Epître, et elle ne diffère d'une lettre en prose que par la
fonne poétique qu'elle revêt. Car l'épître, comme la simple
lettre, se prête à tous les objets; tantôt elle loue, tantôt elle
- n-i —
biàme, tantôt elle raconte, tantôt elle enseigne, et taniôt
(^lle présente des réflexions sur les auteurs, les arts, les
sciences, sur la vie humaine, sur certains caractères, cer-
tains événements,
L'épître étant identique pour le fond avec la lettre en prose,
étant comme celle-ci une conversation familière entre des
personnes absentes, elle aura aussi un style naturel, simple,
aisé, coulant, gracieux, varié et animé. Et plus les objets
([u'on traite dans l'épître sont simples, plus aussi la diction
doit l'être. D'un autre côté, le style peut et doit s'élever, si
le sujet de l'épître est grand et noble, comme dans celle do
Boileau, sur le passage du Rhin [Ep. iv).
II est à remarquer que, lors même qu'elle s'adresse seule-
ment à un particulier, l'épître doit néanmoins renfermer des
vérités qui soient d'une application générale. Il n'est nullement
nécessaire que le poète épuise la matière qui fait l'objet de
l'épître; il suffit qu'il la traite sous un seul point de vue inté-
ressant.
Ceux des poètes tant anciens que modernes qui nous ont
laissé les meilleurs modèles d'épiire, sont :
Horace. Ses épîtres poétiques sont les seules qui nous
restent de la belle antiquité. Ce qui en fait le principal
charme, c'est la variété qui règne dans les caractères des
personnes auxquelles elles sont adressées, et d'après les-
quels le poète change et varie son ton et ses couleurs. Le
style des épîtres est plus soigné, plus doux et plus agréable
que celui des satires.
Cliez les Français : Clément Marot (1495-1544). Le grand mé-
rite de ce poète, c'est d'avoir débrouillé le premier la poésie
naissante chez les Français, et d'être resté de nos jours encore
le modèle du genre naïf et gracieux qui porte son nom. La
i-'ontaine l'appela son maître et ne dédaigna pas de l'imiter.
.I.-B. Rousseau le prit aussi pour modèle. Ses productions ré-
- 413 —
vêlent une inuiginalion féconde et beaucoup d'esprit; elles sont
écrites dans un style facile, vif, serré, clair, précis, élégant,
naturel, naïf et gracieux. Marol ne réussit pas dans les sujets
relevés; il y est presque toujours outré et enflé. Son talent st-
montre mieux dans les sujets simples, badins et plaisants. H
est extrêmement sévère sur la l'ime ; que ne respecte-t-il autant
la décence! ' Nous citons quelques vers de son i'jyitre au roi
Fvauçois I, chef-d'œuvre de naïveté, de fine plaisanterie et
d'adulation délicate.
' Epïtrc à François J.
On dit bien vrai : la mauvaise fortune
Ne vient jamais qu'elle n'en apporte une,
Ou deux, ou trois avecques elle. Sire.
Votre cœur noble en saurait bien que dire ;
Et moi, chétif, qui ne suis roi «i rien.
L'ai éprouvé et vous conterai bien,
Si vous voulez, comme vint la besogne.
— J'avais, un jour, un valet de Gascogne.
Gourmand, ivrogne et assuré menteur,
Pipeur. larron, jureur, blasphémateur,
Sentant la hart de cent pas à la l'onde.
Au demeurant le meilleur fils du monde (1).
Ce vénérable ilôt fut averti
De quelqu'argent que m'aviez départi.
Et que ma bourse avait gros apostume.
Si se leva plus tôt que de coutume.
Et me va prendre en tapinois icelle ;
Puis, vous la mit très-bien sous son aisselle.
Argent et tout, cela se doit entendre ;
Et ne crois point que ce fût pour le rendre,
Car oncques puis n'en ai ouï parler.
Bref, le vilain ne s'en voulut aller
Pour si petit, mais encore il me happe
Saie et bonnet, chausse, pourpoint et cape.
De mes habits, en effet, il pilla
Dans les plus beaux, et puis s'en habilla
(1) * Ce vers, si plaisant après réuiiniération des belles qualités de ce valet, est dovenu
proverbe. La HariK.
— 'Il î- —
Si justement, qu'à le voir ainsi ùLfc
Vous l'eussiez pris en plein jour pour son maître.
Finalement, de ma chambre il s'en va
Droit à retable, où deux chevaux trouva,
Laisse le pire et sur le meilleur monte.
Pique et s'en va. Pour abréger mon conte,
Soyez certain qu'au sortir du dit lieu
N'oublia rien, fors de me dire adieu.
xVinsi s'en va, chatouilleux de la gorge,
Le dit valet, monté comme un Saint-George,
Et vous laisse monsieur dormir son soûl,
(Jui, au réveil, n'eût su finer (payer) d'un sou.
Ce monsieur-là, sire, c'était moi-même.
Qui, sans mentir, fus au matin bien blême,
Quand je me vis sans honnête vôture
Et fort fâché de perdre sa monture.
Mais pour l'argent que vous m'aviez donné,
Te ne fus pas de le perdre étonné ;
Car votre argent, très-débonnaire prince.
Sans point de faute, est sujet à la pince...
(Il décrit sa maladie et finit par l'éloge du Roi).
Boilcau, J.-B. Rousseau, ChauUeu, Hainilton, L. Racine, Gresscf,
de Bernis, Voltaire, ont écrit des épitres (1).
* Jean-Pons-GinUaume Viennet, de l'académie française (1777-
1868) (voy. p. 303), est surtout connu par ses épitres sati-
riques, au nombre de 39, publiées de 1803 à 1843. La plupart
sont- politiques ; quelques-unes sont dirigées contre le roman-
tisme, auxquelles Viennet et Baour-Lormian ont constamment
opposé une résistance absolue, h'épitre aux Muscs sur les Roman-
fiques (1824) est une véritable déclaration de guerre. Six tragé-
dies, trois comédies et deux opéras, sortis de la plume de
Viennet, et dont la plupart n'ont pas été représentés ou n'ont pas
eu de succès, constatent que sa muse n'était pas destinée au
théâtre. Il publia en outre VAusterlide (1808), un poème sur
Marengo, Trois dialogues des morts (1824), le Siège de Damas, en
.") chants (1825), Scdim ou les Nègres, en 3 chants (1826), la Phi-
lippide, en 24 chants (1828), et enfin lui recueil de Fo6/c5(1855\
dont nous avons parlé (p. 303).
(1) Consultez, sur ces auteurs, les Trois siècles de la UUcvcUuro, par Tabbé Sahatier de
Castres, et L'a Harpe, Cours de liH&ra'.urc,
— il 5 -
* Le style de Viennet est clair, brlUanl, correct; son ver^^
bien fait, facile, serré, mordant à la manière de Voltaire, dont
l'auteur embrasse trop souvent les opinions, les préjugés et les
haines. Ses 90 ans n'avaient pu éteindre ni sa passion des vers,
ni sa haine contre l'Eglise. Il travaille presque toujours d'après
un plan bien conçu et bien marqué. Nous citons quelques pas-
sages de son épili'c
' Aux Muscs, sur les Ro)na)itiques.
Allons, Muscs, debout; faisons du romantique,
Extravaguons ensemble et narguons la critique....
Que la raison, fuyant aux accords de ma lyre.
De mes sens emportés respecte le délire.
Ma pensée est captive en ce vaste univers :
Lançons-nous dans le vague; et qu'au bruit de mes vers
.Taillissent au hasard sur la terre éblouie
Des torrents de lumière et des flots d'harmonie.
— Quoi ! vous me regardez ! et vos yeux secs et froids
Semblent me demander si je parle iroquois !
Vous ne comprenez pas ces figures sublimes !
Nos grands auteurs pour vous sont donc des anonymes !
A douze éditions, leurs vers sont parvenus^
Et leurs noms immortels ne vous sont pas connus !
Dormez-vous sur le Pinde! et faut-il que j'explique
Ce qu'on nomme aujourd'hui le genre romantique ?
Vous m'embarrassez fort; car je dois convenir
Que ses plus grands fauteurs n'ont pu le défmir.
Depuis quinze ou vingt ans que la France l'admire.
On ne sait ce qu'il est, ni ce qu'il veut nous dire.
Steiidhall, Morgan, SchlégeL... Ne vous effrayez pas,
Muses, ce sont des noms fameux dans nos climats,
Chefs de la propagande, ardents missionnaires.
Parlant le romantique et prêchant ses mystères.
11 n'est pas un Anglais, un Suisse, un Allemand,
Qui n'éprouve à leurs noms un saint frémissement.
Quand on connaît le slave, on comprend leur système;
Et s'ils étaient d'accord, je l'entendrais moi-même;
C'est un je ne sais quoi dont on est transporté ;
Et moins on le comprend, plus on est enchanté....
- -IKi -
— Vous me direz en vain que ce genre est bizarre,
Qu'il infecta Paris d'une école barbare,...
Que, pour être immortel, il faut du sens commun....
Que nous fait l'avenir, si nous vivons célèbres?"
Si le siècle applaudit nos œuvres des ténèbres,
Si nos contemporains, sur la foi des journaux.
Nous prennent bêtement pour des soleils nouveaux,...
Irai-je démentir et la cour, et la ville.
Traiter tout un public de dupe et d'imbécile?
J'aime mieux me moquer de la postérité,...
J'aime mieux être enfin un seigneur en nature,
Un Chapelain vivant, qu'un Homère en peinture.
■ Citez les Belges. Sans faire profession de manier l'arme de la
satire, plusieurs poètes Belges se sont laissés aller à lancer
des traits malins dans des pièces fugitives appartenant à difTé-
rents genres de poésie . Les femmes aux exécutions publiques, par
Ernest Busclnnann d'Anvers (1814-1853). La femme mauvaise mère,
par Joseph Demoulin. Vieux Grognard, par Ch. Potvin. La séré-
nade, chanson de paillasse, par Benoit Quinet. Le tabac en poudre,
épître, par P. Bergeron (1787-1855). Nous citons Venterrement,
par Jules Guillaume :
' L'autre jour, près du cimetière.
Je me promenais au hasard ;
Vers cette demeure dernière.
Je vis venir un corbillard.
Le char aux funèbres tentures
Sur la route passa d'abord,
Puis, après lui, quatre voitures
Des vivants escortant un mort.
Dans la première, clause à clause,
On discutait les derniers vœux
Du défunt; puis, à chaque pause
On pleurait ; c'étaient ses neveux.
Dans la seconde : « quel brave homme, »
Disait-on; « citoyen soumis,
« Bon vivant!... Et probe, économe,
« Un cœur d'or... » — C'étaient ses amis.
Et dans la troisième voilure,
On tenait des propos légers.
— 417 —
On riait de mainte aventure...
Ceux-là, c'étaient des étranger?.
Quand passa la dernière, avide
Jy plongeai de nouveau mon œil :
Le dernier carosse était vide,
Celui-là seul était en deuil.
CItc: les Allemands : Kastiicr, Wieland, U:, Glcim et Kbcrt
(1723-1705).
ARTICLE QUATRIEME.
LEpigramme et l'Epitaphe.
L'Epigramnic plus li!)re (que le sonnet), en son tour plus borné.
N'est souvent qu'un bon mol de deux rimes orné.
BoiL., Art poét , ch. 11.
UEpigrammc (ïizlyoy.v.jxc/^ n'était dans l'origine, comme son
nom l'indique, qu'une inscription pour des offrandes religieuses,
des temples, des édifices publics, des statues, des monuments
et des tombeaux. Son but était de faire connaître brièvement
la signification de l'objet qui portait l'épigramme, souvent sans
aucun mélange de sentiment. Aussi, l'épigramme chez les
Grecs n'a presque rien de commun avec, ce que nous appelons
de ce nom. Chez les Romains, l'épigramme a van caractère plus
satirique, et se rapproclie davantage de l'épigramme actuelle,
qui tient J)eaucoup de, la satire.
On entend aujourd'hui par Epigramme un petit poème ex-
primant une pensée ingénieuse, ou un sentiment délicat,
d'une manière brève, fine et piquante (i).
L'épigramme s'applique à tous les objets, aux objets nobles
et élevés, comme à ceux qui sont médiocres et petits. Néan-
lîald ist lias Epigrain eiii Pfeil,
Tritll mit der Spltze ;
Ist bald ein Schwert,
Tritll mit der Schiirfe ;
Ist iiianclimal aucli — die Grlechen liebten's so —
Ein klein Gemald', ein Stralil, gesandt
Zum Brennen niclit, nur zuui Erleiicliten. Kloi-stock.
27
— 418 —
moins, elle paraît préférer le genre simple et médiocre.
La bncveté, la simplicité et la force sont essentielles à l'épi-
gramme. Il ne faut pas obliger le lecteur à en chercher la
pensée dans un grand nombre de vers. Il faut de plus éviter
de tomber dans l'affectation, défaut assez commun aux épi-
grammatistes. Enfin, plus l'expression est forte, plus aussi la
pensée s'imprime profondément dans l'esprit et y reste,
L'épigramme doit de plus être intéressante soit par le fond
lorsque, par exemple, elle renferme une belle plaisanterie,
un trait malicieux ou naïf, une vérité piquante, soit par le
tour vif et inattendu.
L'épigramme a deux parties : Vexposition du sujet qui a
produit la pensée, et la pensée elle-même qu'on appelle la
pointe ou le bon mot.
Vexposition doit être simple et propre à éveiller la curio-
sité. La pensée doit être fine, délicate, neuve, intéressante, et,
en outre, exprimée avec tout son éclat et tout son sel. Jamais
\i\ pointe ne i^eut être faible, commune, moins encore fausse.
Ce serait piquer la curiosité du lecteur sans la contenter.
Il doit exister entre Vexposition et la pensée un rapport intime.
Celle-ci doit être la conséquence naturelle de l'exposition.
La forme de l'épigramme est ou épique, quand le poète fait
lui-même le récit, ou dramatique, quand il met le récit dans la
bouche d'un ou de plusieurs personnages.
Selon l'objet qui domine dans l'épigramme, on peut distin-
guer :
a) l'épigramme morale (gnomique, sentencieuse), qui ren-
ferme une vérité, une maxime, une leçon ;
b) l'épigramme satirique : c'est la critique de quelque défaut,
de quelque travers ;
c) l'épigramme lyrique ow sentimentale, qui roule sur un senti-
ment ;
d) l'épigramme panér/ijrique, qui contient un éloge.
Jiemarquc. Il existe une certaine analogie entre l'épigramme
— 410 —
el le madrigal. L'une et l'autre ne diflèrent que par le caractère
•le la pensée : celle du madrigal doit être fine, gracieuse, tendre,
délicate; celle de l'épigramme doit être vive et piquante (1).
Epi'jrammatistcs anciens et modernes.
Chez les Grecs. Les épigrammes que nous ont laissées les
(4recs, conime Homère, Théocrite, etc., ont été rassemblées
par Méléagre, Philippe, Agathias, Planude, Constantin, etc.,
dans un recueil, sous le nom à' Anthologie.
Chez les Romains : Martial (né à Bilbao, en Espagne, vers l'an 40
de J.-C). C'est l'épigrammatiste le plus fécond qui ait jamais
existé: il nous a laissé environ douze cents épigrammes. La
plupart sont d'un autre genre que celles de Catulle; elles se
rapprochent de ce que les modernes ont presque exclusivement
appelé épigramme ; car elles se terminent par une pointe, pour
laquelle l'auteur réserve tout le sel de son ironie (2).
Beaucoup de ses épigrammes sont fort obscènes.
Catulle, né l'an 8G avant J.-C. Il a de l'esprit, son style est
pur, mais les idées sont loin de l'être. (Voy. p. 190).
Ausone (né à Bordeaux, vers l'an 309 de J.-C, mort en 39i).,
11 nous a laissé environ 40 épigramme, dans le genre de celles
de Martial. Ausone est bien inférieur à Martial; il n'est pas
moins libre que son modèle.
Nous possédons en outre un recueil d'épigrammes latines,
sous le titre d'Anthologia vettts latina epigrammatmn et jjoëma-
fum, par P. Burman.
Chez les Français : Marot, dont nous avons parlé, p. 412.
J.-B. Rousseau. Sous le rapport de la poésie, quelques-unes
de ses épigrammes se font remarquer par la simplicité, la jus-
tesse et la vigueur de l'expression ; mais on est forcé de blâ-
mer le sujet de plusieurs d'entre elles. * La plupart cependant
sont faibles.
Les écrivains français qui, après Marot et Rousseau, méritent
d'êti'e cités comme épigrammatistes, sont : Gomhaud, Maynard,
lie Cailhj, Le Brun et Boileau.
1) * Voj'ez p. 22 ce que nous avons ilit de la pensée uaïve qui lient devenir satirique.
2) 11 a lui-niéine jugé ses épigraininos dans ce vers ;
Sunt bona, sunt quwdam mediocria, sunt inala |)lura.
- 12U -
Les épigrammatisLes allemands les plus célèbres sont :
Opitx, Locjuu (1G04-1655), ll'cr/u'c/.e (1600-1710), Uagcdorn, Les-
sing, Kleist, Giiclùngh (il AS-[S'2S), Krrtsclimann (1738-1809), Fall;
(17G8-182G) et Schiller.
La Néerlande a aussi quelques {''crivaiiis qui ont acquis du
renom par leurs épigrammes. Nous citerons Roemer, Visscher
(1547-1020), surnommé le Martial hollandais, IJmjgens (1590-
1687), Corilnclix, et celui qui a traité en maître tous les genres,
le Vondel moderne, le célèbre Bilderduk.
Voici quelques épigrammes qui éclairciront davantage ce que
nous avons dit sur ce genre de composition.
In simulacrum Niohes.
In saxum Niobe mutabar Apollinis ira :
Yivam Praxiteies denuo restituit.
Anthol. grecq. (1).
A lin Musicien.
Tu lais, dit-tu, ce que tu veux
De cette voix qui, sans pareille.
Nous tirant l'âme par Foreille,
La mène entre les Ijienheureux :
Voici le froid qui se réveille ;
Haut et bas, on te voit la peau :
Si tu veux que je te conseille,
Fais de ta voix un bon manteau.
DE L.\ GIR.\UDIÈRi:.
* La réplique gasconne.
Ua gascon, abusant des droits de la victoire.
Pressait son prisonnier de vider le gousset...
Dans l'espoir d'échapper à ceî affreux projet.
L'autre étale d'abord des phrases sur la gloire :
« A notre exemple, ami, battez-vous pour l'honneur,
« Non pour l'argent. » — v Sandis, lui répond le vainqueur.
l'I; De vive que j'étais, les dieux
Me firent pierre par envie :
Or, Praxitèle, faisant mieux.
De pierre m'a remise en vie. Jean Doubi.kt.
- iiJl -
)> C'est assez l'aire l'orateur;
» Il est temps que je vous débanquc;
1) Vous vous plaignez, monsieur lé fat !
1) Que voulez-vous? chacun se bat,
» Cadédis, pour ce qui lui manque. »
BARON DE STASSART.
Sur u)i domestique paresseux.
Ta bouclie est Tort habile, et tes pieds sont fort lents :
Prends tes pieds pour manger, et pour marcher tes dents.
Traduit de Lessinu.
■ La rencontre.
Dans une rue étroite arrêtés face à l'ace,
Deux passants très-pressés, ne pouvant faire un pas,
Se disputaient à qui ne reculerait pas,
L'un grave, rélléchi, l'autre ardent, plein d'audace.
^ 0 De tout cet embarras à la fin je me lasse,
» Dit le plus vif, d'un ton très-haut,
') Et ne suis d'humeur ni de race
■) A me déranger pour im sol. »
— « Moi bien, répond l'autre aussitôt,
» Et je m'en vais vous faire place. » l. v. raoul.
Nous nous plaisons à faire suivre encore ici quelques épi-
grammes de M. l'abbé Coninckx, écrivain Belge vraiment trop
peu apprécié.
De woekeraer Anselmus Diks
Lag ziek te bed, en scheen geen uer te zuUen leven.
Pastoor hield hem voor 't oog een zilvren krusifiks.
li Vyf kroonen zal ik daerop geven,
Zei Diks ; » 't is ailes wat ik kan,
« Zoo waer ik ben een eerlyk man. »
C.y weet zeer wel hoe Moses met zyn stralen
En baerd en roede en tafelen der Wet
Staet afgebeeld in kerken en in zalen,
Waerby dan meest wordt bovenaen gezet : Exodi xmi.
Een jonge heer die daerop had gelet.
— 4-2-2 —
Scheen of liy wou dien letterzin verklàren ;
Hy zei aen 't volk dal by hem stond vergaerd :
Die Exodi is schroomlyk lang van baerd
Voor een persoon van twee en twintig jaren.
Een advokaet zeer hoog geleerd,
Die al de wetlen van oud Romen
Yier jaren lang bad bestudeerd,
In zyn klein stad weêrom gekomen,
Werd door een boer geconsulteerd.
— Hoe is uw naem? — Jan Vanderneten.
— 'k Kan u niet lielpen, kameraed :
(.< Gy moesl, zei de licentiaet,
<> Sempronius of Cajus lieten. »
* L'équivoque et le calembour touchent de près à IV/h-
gramme. En voici des exemples :
* Une cartonnade,
A propos des fortifications d'Anvers de ]M. Pierre Carton,
entrepreneur.
Carton, pour nous mystifier.
Offrait de nous embastiller.
Quoique sa compagnie anglaise.
Par son rabais, nous mît à l'aise.
Maître Renard (i) fit fi! dit-on,
Des forteresses de Carton.
C'était prendre Anvers pour Canton
Que de nous proposer de faire.
Sur les plans de Pierre-Carton,
Des murailles de carton-pierre.
' Une dupinade.
Sur la versatilité et l'inconstance des opinions politiques de
M. Dupin (aîné), jurisconsulte et magistrat français.
Tout pouvoir tour à tour peut dire : il est des nôtres.
Au proscrit, Z)»j:it» dur (du pain dur), Dupin mollet aux autres.
Pour reprendre son siège, il n'est pas indécis :
A soixante quinze ans, c'est bien Dupin rassis.
fil Retianl, s^ntr,-!! belp ■.
— 423 -
Honni, conspué, soit; mais aussi bien rente,
Malgré cent camouflets, c'est Dupin enchanté.
La dernière fournée est pour lui tout exprès ;
Mais tout cela, morbleu ! ne fait pas Dupin frais.
Dupin, voulant rester au palais de justice,
Se vendra désormais comme Dupin d'cpice.
Jamais ses auditeurs plus ou moins ébaudis,
Depuis son dernier speech, ne criront : Dupin! bis!
Oui, que d'un bon espoir le peuple se repaisse .
Si tout le reste est cher, voilà Dupi)i en baisse.
D'un citoyen, d'un homme, il n'est qu'un faux semblant.
Il fut bleu (1), puis fut rouge, il serait Dupin blanc.
Ce digne magistrat, montrez-lui quelque lucre.
Et d'aigre qu'il était, il est Dupin de sucre.
Il me semble qu'on l'a par trop cher acheté :
Car, voyez, c'est Dupin, dernière qualité.
Oui, l'Empereur, sans aucun doute.
S'est fort trompé l'autre matin :
Croyant avoir l'ami Dupin (la mie du pain),
Il n'avait qu'une vieille croûte.
L'Epitaphe (ÈTrtràçtov ixïloz) est une inscription tumulaire,
renfermant un trait de morale, de louange ou de satire. Elle
doit présenter un sens précis et facile à saisir. Le naturel
et la simplicité sont aussi nécessaires à l'épitaplie qu'à l'épi-
gramme; et l'enfiure est également à éviter dans l'une
comme dans l'autre.
Dans les épitaphes, on fait quelquefois parler la personne
morte, par forme de Prosopopée.
Il faut surtout se garder dans les épitaphes de troubler la
cendre des morts, c'est-à-dire, de se permettre des réflexions
blessantes. Cependant il est permis de transmettre à la pos-
térité par les épitaphes la conduite coupable de ces hommes
qui furent les fléaux de leur nation et de l'humanité.
(1) Les bleus sont les républicains, les rouges sont les socialistes, les blancs sont les
royalistes légitimistes.
— lu —
Epitaphe de Robespierre.
Passant, ne pleure pas son sort ;
Car, s'il vivait, tu serais mort.
Ci-dessous Antoine repose
Qui ne fit jamais autre chose.
De la GiRAUDiÈns.
Sur M. le marquis de Créqul.
S'il eût encor vécu, que de faits éclatants
Auraient enrichi nos histoires !
Mais au lieu de compter ses ans,
La Parque a compté ses victoires. séneck
* Pour la tombe d'un curé de campagne.
De toutes les vertus donnant ici l'exemple,
Du presbytère il fit un temple. de St.\ssart.
Voici une épigramme outrée et puérile sur Charles-Quint.
Pro tumulo ponas orbem, pro tegmine cœlum ;
Sidéra pro facibus, pro lacrymis maria.
CHAPITRE Y.
Poésie dramatique.
Le drame {dpdij.a, action, dpÛM, agir) est la représentation.
cCune action quelconque. Le poète ne se borne plus ii décrire
ou à raconter les faits, comme dans l'épopée, mais il les met
sous les yeux des spectateurs; et tout en disparaissant lui-
même de la scène, il produit, ti l'aide des personnages qu'il
crée, l'émotion la plus torte qu'il soit donné au poète de faire
naître. L'action, les personnages et les passions qui les
agitent, leur costume, les décorations, le lieu où l'action se
— ir,\ —
passe, tout cela, mis sous les yeux, concourt a Taire les im-
pressions les plus profondes (1).
Le fond du drame est donc une action, un événement, une
entreprise. Or, il est dans la vie humaine deux sortes de faits,
les uns sont sérieux, grands, importants, terribles, et c'est
la matière du drame tragique (la Tragédie) ; les autres au con-
traire sont risibles, gais, amusants, et c'est le sujet du
drame comique (la Comédie).
ARTICLE PREMIER.
La Tragédie.
La Tragédie {'-2) est la représentation d'une action illustre,
héroïque, terrible, exposée aux yeux de manière à faire
naître la terreur et la pitié.
Observations générales.
1" Le spectacle de l'infortune des grands frappant plus
vivement, on choisit ord-inairement une action éclatante, dont
les principaux personnages sont haut placés dans la société,
et dont les malheurs, les crimes ou les vertus exercent sur
le sort de la multitude une grande intluence.
Exemples : la chute crun héi'os, la conquête (run Lrôno,
l'expulsion d'un tyran, une conjui-alion contre l'Elat, etc. Ce
n'est pas l'humble arbrisseau plié par l'orage, mais le chêne
majestueux frappé de la foudre qui attire les regards.
il) Segniùs irritant animos clemissa per aurei»,
Quaiii qua; sunt oculis subjecta flJeUbuj!, et qua;
Ipso sibi tradit spectator. Hok. ad Pis., 179-181.
[i) Du Grec Tpay(OC)ta; do ~Oa.yo;, bouc et rodV/ chant, soit que primitivement
cetttj sorte de drame lut consacra ;ï Hacchus, aux fêtes duquel on immolait un bouc; soit
que, et ceci parait plus plausible, l'on donnât un bouc comme prix à celui qui avait com-
posé la meilleure tragédie ;
Carminé qui tragico vilem certavit ob liircum. Hor ad Pis., v. 220.
Du plus habile chantre un bouc était le prix. Boil., .\rt. poét., ch. II.
— 4i2() —
Il peut cependant se faire fiu'un liomnie sorti des rangs inlé-
rieurs de la société se distingue par des exploits, des vertus
étonnantes, dignes d'être le sujet de la tragédie.
2° Le poète tragique a pour but de nous intéresser h la
vertu malheureuse, d'exciter la pitié surtout pour l'inno-
cence opprimée, et d'inspirer l'indignation et l'horreur du
crime (1).
L'infortune ne doit donc pas être un châtiment mérité (Œ^dipe).
Un scélérat puni n'inspire pas la compassion sur la scène.
3" Il est libre au poète d'inventer lui-même l'action avec
tous ses détails : c'est la tragédie ôlnvention : Cina de Cor-
neille, Alzire et Zaïre de Voltaire. Tl peut aussi emprunter à
l'histoire tous les matériaux de l'édifice tragique : c'est la
tragédie historique : Athalie, Britannicus ^ Mithridate de Ra-
cine, les Horaces de Corneille, Catilina, Oreste, la mort de
César de Voltaire. Ceci est préférable, parce qu'une action
connue intéresse plus que celle qui nous est entièrement
inconnue.
L'histoire dit Geoffroy, répand sur la tragédie un air de
vérité qui plaît aux bons esprits et sert beaucoup l'intérêt,
parce qu'on est beaucoup plus porté à s'intéresser aux per-
sonnes qu'on connaît qu'à des gens inconnus. Cependant
alors même, le poète peut inventer certaines circonstances,
pourvu qu'elles soient enlacées naturellement dans le reste du
tissus (2).
(1) "EsTt u.vJ ~o i/o^zohv y.cf.l ï'/.ztv/ov ïv. rviç 6'\'Z(x):: yîVccQat.
Arist., Art poét., cli. XIV.
' Chez les premiers Grecs la tragédie était le spectacle d'une lutte inégale entre un
mortel et une divinité jalouse. L'homme succombait toujours, victime du fatum inexorable,
mais il ne cessait d'intéresser dans sa chute. De \h la p/'lié et la terreuy. Les auteurs mo-
dernes mettent la fatalité dans le ciieur même de l'homme, dans la véhémence des mau-
vaises passions. Plusieurs, à Texemple de Corneille, ont songé bien moins à émouvoir la
pitié et la terreur qu'à exciter Vadmiration, et Boileau l'a loué d'avoir " inventé ce nouveau
genre de tragédie inconnu à Aristote. » (Lettre h Perrault en 1700^
(1) M. Geofl'roy, dans son jugement sur Mithridate de Racine, divise la tragédie histo-
rique en tragédie de caractère, en tragédie d'intrigue et en tragédie mixte. Uans la pre-
— 4"i7 —
Observations spéciales.
H. '>tJ raction.
1" Le soin essentiel du poète tragique doit être de se ren-
fermer rigoureusement dans les limites de la vraisemblance.
Il faut que le spectateur puisse croire, non-seulement que
l'action qu'on met sous ses yeux, a pu avoir lieu, mais encore
qu'elle a pu avoir lieu de la manière dont on l'offre à ses re-
gards.
Ici la vraisemblance est plus nécessaire encore que dans
l épopée, parce que ce n'est pas à l'imagination mais au cœur
qu'on s'adresse principalement dans le drame : le public n'en-
tend pas raconter, mais il voit agir et voilà pourquoi la vraisem-
blance doit être plus complète (1). D'après ce principe, les tra-
giques modernes proscrivent de la scène le merveilleux , et
rejettent le précepte d'Horace, d'ailleurs si modéré (2).
2" V Unité d'action n'est pas moins essentielle au drame. Il
y a hVdessus accord unanime. Il faut une seule action, à la-
quelle se rapportent et se rattachent intimement tous les
incidents.
Ainsi, toutes les actions particulières du drame ne peuvent
être que secondaires, elles doivent servir à développer, à
avancer ou à arrêter l'action principale.
De V Unité d'action, naît l'unité dans le but du poète, l'unité de
l'intérêt, l'unité du dénoûment.
3" L'action doit être en outre complète, entière, c'est-à-dire
que le spectateur doit en voir le commencement, les déve-
inifTe, c'est un caractère qui est râiiie de la tragétiie, qui en produit tous les ineideiit.-^.
Dans la deuxième, ce sont les incidents qui prédominent et qui constituent le {,'rand ressort
du drame. Dans la troisième, les caractères et les incidents se mêlent, se soutiennent et siî
développent mutuellement.
(1) * L'oreille est crédule, mais rien n'est plus sévère que le jugement des yeux ;
Oculorum est sensus acerrinnis. Cic. De Orat., III, -10.
(2) Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodiis
Inciderit. Ad Pis., V. 101.
~ 4-iS -
loppements et la Un. Sans cela la cunosité du spectateur ne
sera pas satisfaite.
Mais outre Yunité d'action, on exige communément Vunité
(le temps et de Heu (1).
4" Vunité de lieu demande qu'on ne change pas pendant la
l'eprésentation le lieu de la scène, mais que l'action s'achève
dans le même endroit où elle a commencé. L'on prétend que
cette unité est nécessaire, parce qu'en changeant les décora-
tions du théâtre, on choquerait la vraisemblance et détrui-
rait l'illusion.
o" V Unité de temps demande que l'action qu'on réprésente
se soit accomplie en un jour, parce que, dit-on, on blesserait
la vraisemblance, en représentant au théâtre, en deux ou trois
heures, une action dont l'accomplissement aurait exigé un
temps beaucoup plus considérable. Il faudrait même, rigou-
l'eusement parlant, que l'action n'eût pas duré plus longtemps
que la représentation. Mais de telles actions, grandes et im-
jjortantes, sont rares.
Le spectateur, tout occupé de ce qu'il voit sous ses yeux, ne
calcule pas si strictement le temps que demande ce qui se
passe hors de la scène. Au théâtre ce n'est pas tant l'esprit et
la froide raison qui agissent, que le cœur et le sentiment. Et les
entr'actes ne servent-ils pas aussi à prolonger l'action dans
l'imagination du spectateur?
Ces trois unités, d'action, de temps et de lieu, ont été généra-
lement observées par les anciens et les tragiques français du
dix-septième siècle. De nos jours, les poètes français, tout en
conservant l'unité d'action, se sont affranchis du joug des deux
autres unités, imitant en cela les auteurs dramatiques des
autres nations de l'Europe. Leurs drames y ont-ils perdu, y
ont-ils gagné? La question est difficile à résoudre. Quand on
pense que ni Aristote, ni Horace ne parlent de l'unité de lieu ;
(1) Qu'en un lieu, qu'en un jour un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la lin le théâtre rempli. BoiL., ,\rt pot^t, cli.III.
— i^iO —
que les anciens devaient naturellement joindre à l'unité d'acliou
celle du temps et du lieu, leurs pièces n'étant pas coupées par
des entr'actes, leur théâtre étant beaucoup plus vaste que le
théâtre moderne, et le chœur, qui l'occupait sans cesse, ren-
dant le changement de la scène impossible; quand on voit que
malgré cela ils n'ont pas toujours observé l'unité de lieu (i);
quand à ce§ réflexions on ajoute les situations forcées et ridi-
cules dans lesquelles ont été poussés quelquefois les poètes
français qui, malgré la résistance du sujet, ont voulu observer
la règle des unités, invraisemblances plus condamnables, que
ne l'aurait été l'infraction modérée de la règle (2) ; quand on se
rappelle lesprit vraiment tragique qui souffle dans la plupart
des pièces de Shakespeare, de Gothe, de Schiller, etc. oîi pour-
tant les unités ne se retrouvent pas ; quand d'autres part on
considère la perfection de ces pièces dramatiques dans les-
quelles les dites unités ont été observées avec vraisemblance,
on se sent de la répugnance à condamner les unes de ce seul
chef qu'on n'y voit pas gardées les unités de temps et de lieu,
et on ne peut pas non plus s'empêcher de donner la préférence
aux autres. 11 est incontestable que celles-ci seront toujours
plus parfaites et préférées par le bon goût. C'est qu'en eflet
l'unité d'action y sera plus vive, l'art plus admirable, la vrai-
semblance plus saillante, partant l'illusion plus forte et l'im-
pression plus profonde. Or, ce sont là, ce nous semble, les
plus grands mérites d'une tragédie. Ce qui a rendu aux drama-
tiques modernes l'observation des trois unités dilTiciles, c'est la
multitude d'incidents dont ils ont enveloppé l'action (3).
Quand on a fait choix d'une action, il faut savoir la con-
duire, c'est-à-dire qu'il faut l'exposer et la développer de ma-
nière que le spectateur puisse facilement la saisir et la suivre.
Or pour que l'action soit bien conduite, il faut :
I. La diviser en actes et en scènes. On appelle acte un inci-
(i; Les Emnénides d'Eschyle — Ajax de Sophocle.
(2) Cinna de Corneille, Pourceau unac, le Médecin malgré lui de Molière.
(3) ' lia règle des trois unités a ses inconvénients « Celte rèf)le donne beaucoi'.p <h-
contrailcs, et exclut beaucoup de beautés, x iXit le grand Corneille. — Mais l'abus des
changements de décors dans le même acte et dans la même scène en a de pl"s grand.s.
évidemment.
~ ir>o —
(lent parliculier et important, lié à l'action principale, sur
laquelle il influe soit en la préparant, soit en l'avançant, soit
en l'arrêtant, soit en la dénouant,
La division de l'action en actes doit être telle quelle semble
être indiquée par la nature elle-même. Chaque acte doit,
tout en restant une portion de l'action principale, former un
tout. Le précepte d'Horace qui exige 5 actes, paraît arbi-
traire (ad Pis. 189) (1).
Les scènes sont les différentes parties d'un acte, pendant
lesquelles les mêmes personnages agissent; elles sont mar-
quées par l'arrivée ou la sortie des acteurs.
1" Elles doivent être tellement enchaînées les unes aux
autres, qu'aucune ne soit inutile, et que chacune serve au
développement de l'action , que la précédente prépare la
suivante, et que la suivante soit la suite nécessaire ou du
moins naturelle de celle qui précède.
2" Jamais un personnage ne doit arriver sur la scène ou
abandonner le théâtre sans un motif raisonnable qui puisse
être connu du spectateur, ou du moins sans que naturelle-
ment il ait pu le prévoir ou le soupçonner.
3" La scène ne doit jamais rester vide pendant le même
acte. Un seul personnage cependant peut la remplir. De \h
l'usage des monologues, où l'acteur resté sur la scène s'entre-
tient avec lui-même sur ce qui vient de se passer, délibère
sur des difficultés à susciter ou à vaincre, etc.
Le moment qui suspend le cours de Faction, et qui laisse la
scène vide pour quelques instants, s'appelle entr'actc L'usage
(1) Le nombre des actes dépend ontièrenieut du plus ou moins d'étendue du sujet. Il est
néanmoins à remarquer que le précepte du poète romain, auquel les grands tragiques
français se sont rigoureusement astreints, semble découler de la nature des tragédies
grecques, dont il ne serait pas difficile de diviser plusieurs en cinq parties. D'ailleurs la
nature elle-même parait le justifier : une action importante admet cinq moments prin-
cipaux : Vexposilion, le comme>icemenl de VlnlrlrjHe, le plua haut point de Vinlrl'jv.e,
la préparation du dénoùmeiit, le dénoionent lui-même.
— iôl —
des entr'acles est en quelque sorte fonde sur la forme des
tragédies antiques, dont le cliœur remplissait la scène et fai-
sait des réflexions ou entretenait le spectateur sur des choses
relatives à l'action, pendant que celle-ci reposait. Or c'est aux
chœurs du drame antique que répondent-'nos cntr actes. Aussi
dans xilhalie et Esther, il n'y a pas d'cnlr'acte proprement dit;
la scène est remplie par un chœur chaque fois qu'un acte finit.
L'usage des entr'actes est utile sous plusieurs rapports. La
continuation de l'action peut dépendre d'incidents qui ne sau-
raient être repi'oduits aux yeux du spectateur; comme dans la
TJicbaïdc de Racine, le combat entre les deux frères Pohjnice et
Klcocle. De plus, l'attention du spectateur se fatiguerait trop, si
son esprit devait suivre, sans se reposer jamais, une action un
peu longue. Enfin une interruption bien amenée excite de plus
en plus la curiosité du spectateur, lui procure 'l'occasion de
reporter un moment son esprit sur ce qui est passé et de reve-
nir sur les impressions qu'il a déjà rerues.
II. // faut bien exposer le sujet. Celte exposition se fait au
premier acte; s'il se peut, à la première scène. Elle doit ren-
termer les germes de tout ce qui suit, comme la semence
contient la plante avec ses feuilles, ses fleurs et ses fruits.
Elle ne doit pas être trop claire, mais assez claire néanmoins
pour qu'à l'instant le spectateur comprenne la nature du sujet.
C'est donc au premier acte qu'on fait connaître les principaux
personnages qui prennent part à l'action, leurs desseins et les
difficultés qui s'opposent à la réussite de l'action; mais il faut
éviter de faire connaître trop clairement d'avance les princi-
paux événements et surtout la calaslrophe (dénoùment), afin de
ménager au spectateur la plaisir de la surprise. Tout au plus
peut-on la faire cnlrevoiv (I).
L'exposition doit être grande ec noble, mais modeste, \oyey-
p. 232.
Que (lès les premiers vers l'action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l'entrée ;
Le sujet n'est jamais assez tut expliqué.
Bo:i. , Art poét, cil. HI.
— ATrl ~
m. // (aut faire natlre hahilement des obstacles pour aiinmen-
1er Fintérèt. On enleiid par obstacles certains incidents qui
entravent l'action, l'arrêtent dans sa marche et menacent de
la faire échouer. On les désignent communément sous le nom
LVintrigue ou de nœuds. Ils font tout l'intérêt d'un ouvrage
dramatique : ils aiguisent l'attention du spectateur, piquent
sa curiosité, entretiennent dans son âme une agréable inquié-
tude et une agitation continelle. Voyez p. 233.
Ce trouble, qui naît de rincerlitude où se trouve le specta-
teur, si les personnages deviendront victimes ou vainqueurs de
l'intrigue, doit croître à mesure que l'action avance. Il faut que
sous'ent le spectateur s'imagine toucher a un heureux dénoû-
ment des obstacles, et que subitement il voie naître de nou-
velles difficultés. C'est ainsi que le poète fait flotter l'ànie dans
l'inquiétude et qu'il l'attache fortement à la table. C'est surtout
aux 2e, 3e et 4c acte que les noeuds doivent se multiplier et se
resserrer, que les passions diverses doivent se heurter, se
livrer des combats acharnés. Il est superflu d'ajouter que le
poète ne doit jamais oublier de donner aux obstacles qu'il fait
naître des causes naturelles et probables.
IV. Il faut bien préparer le dénoûment ou la catastrophe. On
appelle dénoûment ou catastrophe (Karacrroocp/], changement)
cet événement particulier qui finit, complète l'action, et qui
produit dans le sort des principaux personnages un change-
ment important et décisif.
La catastrophe est amenée ou par 'p^rhiciie, lorsqu'un ou
plusieurs personnages passent d'un état malheureux à un état
lieureux, (izi^ir.k-tiai, Mithridaie de Racine), ou par la reconnais-
sance (àyayvwpiCTLç), lorsqu'on découvre qu'une personne n'est
pas celle pour qui on l'avait prise [Electre, Oedipc-roi, de So-
pliocle, Méropc de Voltaire].
La catastrophe doit être i^' probable et naturelle, telle que,
tout considéré, on ait pu la prévoir raisonnablement. Elle ne
peut donc pas être amenée par une circonstance fortuite ni
forcée; il faut que l'action elle-même renferme les causes vrai-
semblables du dénoûment.
— 453 —
2o La catastrophe doit arriver à propos, c'est-à-dire au mo-
ment où l'intérêt est monté au plus haut degré ; si elle arrive
plus tôt, l'attente du spectateur n'est pas, encore suffisamment
excitée; si elle arrive plus tard, l'intérêt se sera déjà affaibli.
3" La catastrophe doit être complète, c'est-à-dire, qu'elle ne
laisse plus de place à aucune demande, qu'elle satisfasse
entièrement notre curiosité.
4-0 La catastrophe doit être frappante et j^cissioimcc. C'est là
en effet que le poète déploie tout ce qu'il a de génie pour
porter l'émotion à son comljle.
La catastrophe doit-elle toujours être malheureuse? * Chex
les tragiques grecs elle l'était nécessairement. (Voyez note 426).
Il n'est aucunement essentiel à la tragédie de finir par un
dénoCunent fatal. Il existe en effet d'excellentes tragédies dont
la catastrophe est heureuse. [Athalie, Esther de Racine, Mérope
de Voltaire). Et si l'impression que fait une catastrophe mal-
Jieureuse est plus forte, l'émotion produite par un dénoùment
favorable répond mieux à l'attente du spectateur, et est plus
propre à inspirer l'amour de la vertu.
§ 2. Des acteurs et des caractères.
Quand le poète a choisi les personnages, il doit leur donner
des mœurs.
On comprend par mœurs tout ce qui dénote le caractère,
l'esprit, la manière de sentir et d'agir des personnages. Voici
les règles à observer dans la caractéristique des personnages.
Voyez p. 228.
1" Les principaux personnages doivent être grands, c'est-
à-dire, appartenir au rang les plus élevés de la société, et
surtout h cette classe d'hommes qui se distingent par l'esprit,
par le courage, par la grandeur de leurs vues et de leurs
desseins, par la noblesse de leur caractère. Il faut néanmoins
proportionner leurs mœurs h l'importance du rôle qu'ils
jouent, et se garder d'outrer les personnages.
2" Les personnages doivent offrir un mélange de grandes
28
— i34 —
vertus ot de qualités supérieures, auxquelles peuvent se
mêler néanmoins quelques faiblesses; c'est \h la nature, et
ce sont peut-être ces caractères qui attachent le plus forte-
ment le spectateur.
3" Les personnages doivent être variés autant que possible
et contraster ensemble. Le contraste donne de la vie il l'ac-
tion, fait naître des difficultés, et ressortir chaque caractère.
4" Les caractères doivent être conformes aux mœurs, aux
usages du temps, du pays et du peuple auxquels l'action se
rattache.
5" Enfin les personnages doivent soutenir leur caractère (1).
§ 3. Du style.
Le style de la tragédie doit avant tout se conformer à la
nature de l'action : il doit donc être en général grand, noble,
majestueux, animé et rapide. Mais il faut de plus qu'il soit
adapté au caractère, aux situations et aux passions des per-
sonnages, conformément au précepte d'Horace : Tristia mœs-
tum etc. ad Pis., v. 10o-120.
Un style affecté, recherché et boursoutlé ne convient nulle-
ment à la tragédie. Les personnages sont occupés d'une action
trop grande et trop sérieuse, pour pouvoir courir après des
expressions ingénieuses et étudiées (2).
Cependant la muse tragique prend un ton simple et modeste,
([uand elle exprime la douleur, la peine et la tristesse (3).
, (1) Qu'en tout avec soi-monie il se montre d'accotHl,
Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.
EoiL., Art. poét.,in.
yi) Teleplius et Peleus, cum pauper et exul, uterquo
Projicit ampullas et sosquipedalia vcrba,
Si curât cor spectantls tetigisse querela.
HoR., ad Pis., 06.
Ces grands mots dont alors l'acteur emplit sa bouche.
Ne partent point d'un cœur que sa misère touche.
BoiL., Art poét., III.
(3; Et tragicus pleiumquc dolet sermone pedeslri.
HoR., ad Pis., £ô.
— 455 —
Résumé.
'( Ci'éer un sujet, dit Voltaire, inventer un nœud et un dénoù-
ment, donner à chaque personnage son caractère et le soutenir;
faire en sorte qu'aucun d'eux ne paraisse et ne sorte sans une
raison sentie de tous les spectateurs; ne laisser jamais le
théâtre vide; faire dire à chacun ce qu'il doit dire avec noblesse
sans enflure, avec simplicité sans bassesse ; faire de beaux vers
qui ne sentent point le poète, et tels que le personnage aurait
dû en faire, s'il eût parlé en vers : c'est là une partie des de-
voirs que tout auteur d'une tragédie doit remplir. Resserrer un
événement illustre et intéressant dans l'espace de trois heures;
former une intrigue aussi vraisemblable qu'attachante; ne rien
dire d'inutile; instruire l'esprit et remuer le cœur; parler sa
langue avec autant de pureté que dans la prose la plus châtiée,
sans que la contrainte de la rime paraisse gêner les pensées;
ce sont là les conditions qu'on exige aujourd'hui d'une tragédie,
pour qu'elle puisse arriver à la postérité avec l'approbation des
(Connaisseurs.»
On lira avec plaisir les règles que Boileau trace de la tragédie
dans son Art poétique, III 7-160. — (Montrer dans Athalie
l'application des règles et des principes ci-dessus énoncés).
OrUllnc de la Tragédie.
C'est chez les Grecs que nous rencontrons les premières
tragédies. Ce ne fut dans l'origine qu'une espèce d'hymne,
(lu'on chantait en chœur aux fêtes de Bacchus et d'autres divi-
nités.
Afin de donner de la variété à ce chant, et quelque relâche
aux chanteurs, on introduisit plus tard un personnage qui, dans
l'intervalle des chants, récitait quelque histoire ou représentait
quelque action relative à la divinité dont on célébrait la fête.
C'est à Thespis qu'on attribue cette innovation (536 av. J.-C).
Jusque là, le chœur resta le fondement du drame. Eschyle
(525 av. J.-C.) perfectionna la tragédie, comme nous allons
le dire. Les chants du chœur cessèrent d'avoir du rapport aux
fêtes de Bacchus, mais se lièrent à l'histoire représentée par
les acteurs. De là la forme régulière du drame, que perfection-
nèrent Sophocle et Euripide. Ainsi !e chœur devint insensible-
ment une partie accessoire; il a disparu chez les modernes.
— 45() -
Principaux tragiques anciens et modernes.
Chez les Grecs : Eschyle, d'Eleusis, né 525 av. J.-C. Il est
regardé comme le véritable père de la tragédie, comme celui
qui le premier lui donna une forme régulière. Il fit de la fable
qui jusque là n'avait été que la partie secondaire de la tragédie,
la partie principale, lui donna une étroite liaison avec les
choeurs, adjoignit à l'acteur, qui jusque là avait seul, occupé la
scène, un interlocuteur, et introduisit ainsi le dialogue, auquel
le chœur ne prenait pas nécessairement ou ne prenait pas tou-
jours part. Plus tard il ajouta un troisième, quelquefois même
un quatrième acteur. Il donna à ses acteurs des masques, un
costume décent et le cothurne. Ses pièces se distinguent par
des i lées hardies, une certaine grandeur un peu rude ; il inspire
la terreur et rarement la pitié, pourtant il évite toujours les
catastrophes révoltan/es. Il ne réussit pas toujours à nouer et
à dénouer l'action ; il néglige parfois les unités de temps et de
lieu. Il aime mieux produire sur la scène des dieux et des
demi-dieux que de simples humains. Son style est passionné,
sublime, quelquefois obscur.
Des soixante-dix ou quatre-vingts pièces qu'il a écrites, il ne
nous reste que les sept suivantes : 1° Hpo^j-riBivc, dc«7p.o)ry;ç,
PrométJiée clans les liens. Tous les personnages de celte pièce
sont des divinités. 2" 'Errrà km S'-Zj^a;, les Sept contre Thèbes,
c'est-à-dire, la défaite de Varmée navale de Xerxès. 4" 'Aya^zavor^,
Agamemnon. Le sujet de cette pièce c'est Agameninon revenant
du siège de Troie, tué par Clytemnestre etEgisthe. 5» lLoY,(^6poi,
les Choéphores. Le sujet est Oreste vengeant la mort d'Agamem-
non sur Clytemnestre. 0° Eù/J.évtdï;, les Euménides. Le sujet est
Oreste plaidant sa cause devant l'Aréopage, et acquitté par la
voix de Minerve. T" 'IvItioîz, les Suppliantes ou lesDanaïdes. Le
sujet est Danaiis et ses filles réclamant et obtenant la protec-
tion des Argiens contre Egyptus, frère de Danaûs:, et ses fils.
Les Perses et Agamemnon l'emportent en mérite sur les autres
tragédies.
Sophocle, né à Athènes (490 av. J.-C). Sopliocle fit paraître
un troisième acteur sur la scène, abrégea considérablement les
chants du chœur, auquel il assigna le simple rôle de spectateur,
prenant rarement part à l'action dans ses discours. Il est
regardé comme le poète tragique le plus parfait de l'antiquité.
- 457 -
Dans ses pièces, l'action est toujours nouée avec art, et la
catastrophe préparée de loin ; il peint admirablement les pas-
sions grandes et héroïques ; le langage (ju'il met dans la bouche
de ses personnages est toujours assorti à leur caractère, aux
lieux et aux circonstances où ils se trouvent; son style est
noble, sa versification riche et harmonieuse (1).
Des soixante-dix tragédies qu'il a composées, il ne nous en
reste que sept dont voici les titres et le sujet : l» Aïa; [j.aa-i-
yoY-jQo^, Ajax armé du fouet, c'est-à-dire, Ajax furieux. La fureur
d'Ajax, sa mort, et la dispute qui s'éleva au sujet de ses funé-
railles. 2o 'HJixTpa, Electre. La vengeance qu'un fils, poussé
par un oracle et pour obéir aux décrets du ciel, exerce contre
les meurtriers de son père, en faisant mourir sa propre mère.
3o Oidi~ovi T-Jpavvoç, Oediperoi. Un prince employant son auto-
rité pour découvrir l'auteur d'un grand crime, apprenant ensuite
que lui-même est le coupable, qu'il a tué son père et épousé sa
mère sans connaître ni l'un ni l'autre, et se punissant lui-même ;
rOedipe roi est le chef-d'œuvre de Sophocle et la plus belle tra-
gédie de l'antiquité. 4" 'Avriyo^y^, Antigone. Antigène, sœur de
Polynice, contre la défense portée par Créon, roi de Thèbes, de
donner la sépulture à Polynice, pour le punir d'avoir porté la
guerre dans sa patrie, écoutant les conseils de l'amour frater-
nel plutôt que ceux de la crainte, ose rendre le dernier devoir
h son frère, et tombe victime de sa généreuse pitié. 5"^ Tpayîviai,
(es Trachiniemws, ou la mort d'Hercule. Trachine, ville de Thes-
salie, qui est le lieu de la scène, et les filles du pays qui
composent le chœur, ont donné à cette tragédie le titre de Trachi-
niennes. 6» ^l'iXozry'ryjç, Ph'iloctète. Ulysse et Pyrrhus vont cher-
cher dans l'île de Lemnos Piloctète, que les Grecs y avaient
lâchement abandonné, et à la présence duquel le destin avait
attaché la prise de Troie : 7o Oldinouç, km KoJ.wvco, Oedipe à
Colonc, ou la mort d' Oedipe près du temple des Euménides, à Colone.
Euripide, né à Athènes (480 av. J.-C). Euripide sacrifie quel-
quefois l'unité du sujet et, la clarté de l'exposition au but d'ex-
<'iter la pitié et d'émouvoir les cœurs. Aussi n'a-t-il pas été
surpassé dans la peinture des passions. Pour r. rnédier au
défaut de clarté dans l'exposition, il introduisit dans ses tragé-
dies les prologues, dans lesquels un des personnages de la tra-
r Vojez Sclilryel, Ueber (Iraiiiatikclie Kunsl iird LUteralur, t. I.
- -Sô.S —
gédie ou quelque diviniLé expose le sujet el raconle ce qui a
précédé le commencement de l'action. Le cliœurj dans ses
pièces, ne joue qu'un rôle subordonné, et n'est employé que
pour la pompe du spectacle ; aussi est-il parfois trop faiblement
lié au sujet. La diction d'Euripide est claire, élégante, harmo-
nieuse et coulante, parfois un peu étudié el aftectée (1). De cent
vingt drames dont on le dit l'auteur, il n'est parvenu jusqu'à
nous que dix-sept, dont voici la liste :
lo 'E/.à[3y;, Hécuhe. Le sacrifice de Polyxène, immolé par les
Grecs aux mânes d'Achille, et la vengeance qu'Hécube obtient
de Polymnestor, assassin de Polydore, le plus jeune des fils de
Priam. 2" 'Opl(7Ty]ç. Oreste et Electre sont condamnés par l'as-
semblée du peuple à mourir. Ménélas, sur l'arrivée duquel ils
avaient compté pour leur délivrance, excite le peuple contre
eux. Ils projettent de se venger en tuant Hélène, mais ceû.e
princesse est sauvée par l'apparition d'Apollon, qui marie Oreste
avec Ilermione, et Electre avec Pylade. 3^ <I>otvtC(7à[. les Phéni-
ciennes, peut-être le chef-d'œuvre d'Euripide. C'est le même
sujet que celui de la TltébaïJc de Sénèque et de celle de Racin-e.
^'^ Mridzioc, Médée. La vengeance que tire Médée de l'ingratitude
de Jason auquel elle a tout sacrifié, et qui, arrivé à Corinthe,
l'abandonne pour épouser la fille du roi. 5'^ 'IutioIvtoç arsçavo-
<y6ùoz, IlippoJijte j)orlant une couronne. Cette tragédie offre une
femme, victime de la colère de Vénus qui lui inspire une pas-
sion criminelle. Objet d'horreur à ses propres yeux, ainsi qu'aux
yeux de celui qu'elle aime, elle meurt après avoir, par une
calomnie, engagé Thésée à devenir le meurtrier de son fils.
6o "K.ly-.r.'jriq, Alceste. Une épouse qui meurt pour prolonger la
vie de son époux ; pièce morale et touchante, mais sous le rap-
port de l'exécution une des plus faibles de l'auteur. 7o'Av^pop.à}^y;,
Anclromaquc. La mort du fils d'Achille, qu'Oresle tue après lui
avoir enlevé Hermione. 8" 'lyÂ-idîz, les Suppliantes. Les femmes
d'Argos, dont les maris ont péri devant Thèbes, suivent Adraste
leur roi à Eleusis, dans l'espoir d'engager Thésée à prendre les
armes pour les venger et pour faire accorder aux morts la sé-
pulture qu'on leur refusait. 9'^ 'Iciyéveta r, ev Allldi, Iphiyénie
en AuUde. Le sacrifice d'Iphigénie que Diane enlève pour lui
(1) Voyez Schlégel, Ueber dramatische Kimst uiul Litteratur, t, I, et Scltoell, Hist. de la
Litt. etc., 1. 1, 1. m, ch. XI.
- Aô\) —
subsUluer une autre victime. -îO" 'Icpiyivsta y, vj Ty.-jrjoiz,
Iphigémc en Tauride. La fille d'Agamemnon, soustraite par
Diane au glaive des sacrificateurs et transportée en Tauride, y
sert la déesse comme prétresse de son temple. Oreste a été
jeté sur les côtes de ce pays ; les lois de Tauride ordonnent
qu'il soit sacrifié à Diane. Reconnu par sa sœur à l'instant fatal,
il la reconduit dans leur patrie commune. Il» Tpwatîeç, les
Troijcnncs. Dans le partage que les vainqueurs de Troie ont fait
des Troyennes captives, Hécube est échue à Ulysse. Or, le Lut
du poète est de nous montrer dans cette reine une mère au
comble de l'infortune. i'-loBày.ycci, les Bacchantes. L'arrivée de
Bacchus à Tlièbes et la mort de Penlhée mis en pièces par sa
mère et sa sœur. 18" 'Hoa/./ît^ai, les HcracJides. Les enfants
d'Hercule persécutés par Euryslhée, se sauvent à Athènes et
implorent la protection de cette ville. Les Athéniens la leur
accordent, et Eurysthée est la victime de la vengeance qu'il se
préparait à faire tomber sur eux. 14o 'Hlivr,, Hélène. La scène
est en Egypte où lilénélas, après la destruction de Troie, trouve
Hélène qui y avait été retenue par Protée, lorsque Paris voulait
la conduire à lUion. 15» 'l&)v, Ion. Fils d'Apollon et de Creuse,
qui était fille d'Erechtée, roi d'Athènes, Ion a été élevé parmi
les prêtres à Delphes. Le dessein d'Apollon est de faire passer
ce jeune homme pour le fils de Xutus qui a épousé Creuse (i).
IG» 'Hpaz^y;; p.aivôaîvoç, Hercule furieux. Après avoir dans sa
fureur tué sa femme et ses enfants, Hercule va se soumettre
aux cérémonies expiatoires et cliercher le repos à Athènes.
17o "îHty.zrjo., Electre. Le sujet de cette jnèce a été aussi traité
par Eschyle et par Sophocle.
Chez les Latins : Les Latins ont tout emprunté des Grecs et
sont toujours restés au-dess ous d'eux pour ce qui regarde la
simj^licité et la force. On ne rencontre de tragédies chez eux qu'au
temps de la seconde guerre punique. Livius Andronicus, Ennius,
Lucius Attius et Pacuvius sont regardés comme les premiers
poètes tragiques chez les Romains : ils ne nous ont laissé que
quelques fragments. D'ailleurs tous les quatre traduisirent ou
imitèrent des tragédies grecques, plutôt qu'ils ne j^roduisirent
sur la scène des événements nationaux.
Dans le siècle d'Auguste, la tragédie fut cultivé par de plus
(i; ' Racine a profité de cette pièce dans son Athalk'.
- i40 —
beaux génies : Ovide, César, Cicéron. — L. Ann. Scncque est le
seul dont les tragédies soient parvenues jusqu'à nous; elles
sont au nombre de dix (l). On y remarque peu de connaissance
de l'art dramatique et du style qui lui convient. La diction est
quelque fois boursouflée, quelquefois sèclie et monotone. On
y rencontre des antithèses recherchées , des déclamations
longues et emphatiques et une diffusion insupportable dans les
pensées. Néanmoins, malgré ces défauts, nous y trouvons
parfois des idées ingénieuses et fortes, des morceaux éloquents
et dignes du théâtre. Voici le titre de ces dix tragédies :
io Médée , 2" Hippohjte , 3» Agamemnon , 4" la Troade ou les
Troyennes, 5» Hercule en fureur, 6» Thijeste, 7» les Phéniciennes o\\
la Théhaide, 8° Oedipe, O» Hercule sur l'Octa, IQo Octavie. Cette
dernière tragédie est ce que les Romains appelaient iragœdia
prœtextata, c'est-à-dire qu'elle roule sur une action empruntée
à l'histoire romaine. Octavie, fille de l'empereur Claude et de
Messaline, a été obligée de donner sa main à Néron. Celui-ci
se dégoûte de son épouse, ordonne sa déportation et sa mort ;
tel est le sujet de cette tragédie. Les autres tragédies sont des
tragœdiœ palliatœ, c'est-à-dire, qu'elles roulent sur des sujets
grecs. Comme se sont des productions dramatiques extrême-
ment imparfaites, nous nous croyons dispensé d'en indiquer
le sujet (2).
Origine du théâtre en France et dans l'Europe moderne.
Chez les Français. Le théâtre, tel que nous le connaissons
aujourd'hui, ne date pas du commencement de l'ère chrétienne.
Il existait pourtant des drames écrits, et on avait des représen-
tations accompagnées de paroles. On peut les rapporter à trois
époques : la Irc s'étend du ier au 6e siècle : c'est l'époque
romaine. Les productions de cette époque sont le Querolus du
4« siècle; les fragments d'une Médée en centons de Virgile;
quelques scènes d'une CUjtemnestre grecque, tragédie scolas-
lique du 5c ou 6e siècle ; le Moïse d'Ézéchiel le tragique, du
(1) Phisieurs critiques pensent qu'il n'y a que quatre tragédies dont Sénéque soit l'auteur :
Médée, HippoJyle, Agamemnon et les Troyennes. Quant aux six autres, ils croient que,
sorties de la plume de plusieurs écrivains, elles ont été jointes au recueil des tragédies do
Sénèque par les éditeurs ou les copistes.
(2) Voyez Schoell, Hist. abrégée de la Littérature roni.iinc, t. II, pér. IV.
- Ul —
2e siècle; le Xptarô; ■nct.ayMV allribué à Sl-Gi'époire de Na-
zianze du 4o siècle; enfin les Liturgies apostolifiues où le
prêtre, le diacre et le peuple prennent successivement la pa-
role. La 2e époque s'étend du Gc au 120 siècle; c'est l'époque
hiératique; les jeux scéniques se glissent dans certains mo-
nastères de femmes dès le commencement de cette période;
de petits drames funèbres terminent les obsèques des abbés
et des abbesses au 8c et au 9c siècles ; les vies des Saints et les
légendes des martyrs et des ermites sont chantées dans les
carrefours, divisées en scènes et représentées dans les cou-
vents au lOc siècle. Cette période produisit Hroswitha, reli-
gieuse de Gandersheim; elle composa plusieurs pièces drama-
tiques. Enfin, au lie et '12e siècles le drame ecclésiastique
atteint son apogée et se déploie dans les cathédrales, aux jours
(les grandes fêtes, accompagné de musique, 'soutenu par la
peinture et la sculpture. Jusqu'ici l'art dramatique était entre
les mains du sacerdoce. Au 13e siècle, avec lequel commence
la 3e période, l'art dramatique passe en partie entre les mains
des communautés laïques et renonce h la langue latine pour la
remplacer par l'idiome vulgaire. La scène est insensiblement
transportée du jubé au parvis, du parvis dans les places pu-
bliques. C'est cette époque qui <:onstiluc proprement l'ère
moderne (1).
Elle enfanta trois sociétés : la première était formée par les
Confrères de la jmssion ; \\s représentaient les Histoires de l'an-
cien et du nouveau Testament, la Passion de J.-C, le Martyre des
Saints, les Ai^entures les plus remarquables arrivées aux croisés et
d'autres sujets de piété. Ces représentations s'appelaient géné-
ralement mystères (2).
(1) Voyez l'introduction aux Origines du Ihéâlre moderne ou Histoire du génie dra-
idotique depuis le 1" jusqu'au 16" siècle par M. CharU's Magnié, t. I. Paris, 1838, et
Théâtre français au moyen âge par L. P. N. Monmerqué et Francisque Michel,
Paris, 1«39.
('2j Ce sont les mêmes sujets qui occupent aux 13% !•!", 15' siècles le théâtre chez tous les
peuples européens. Anglais, Italiens, All<-mands, Flamands. AujcurtVhui encore on re-
présente tous les dix ans dans un petit endroit de la Bavière supérieure, appelé Oberam-
mergau, la Passion de J.-C. de la même manière dont on le faisait au moyen Age. I.o
célèbre pliiloiogue Th'ersch a. cm retrouver dans le théâtre d' Obcrammergan la forme
du théâtre anliiine. On peut lire un lableau très intéressant de la représentation qui y eut
lieu en 4S-10, dans les Hislorisch-Polilisch Bldller lïlr das katholische Deutschland,
publiées par G. Philips et G. Gorres, t. VI, p. 167, 308 et 349.
— 442 -
La 2c société est celle des Enfants de la Dasoclte; ils inven-
tèrent les moraliics, espèces de personnifications des vices et
des vertus ; ces moralités étaient des allégories morales, des
préceptes de bonne conduite mis en scène. Pour en donner une
idée, nous citerons en note la description d'un petit drame
allégorique représenté sur une magnifique draperie qui ornait la
tente de Charles-le-Téméraire (1).
La 3c société est celle des Enfants sans souci : ils mêlaient des
scènes gaies et burlesques aux représentations liturgiques ;
ils critiquaient l'imbécilité des autres et se moquaient des dé-
fauts du genre humain. Leurs pièces portaient le nom de Soties,
Comme la religion se trouvait fréquemment offensée dans les
mystères, la morale souvent blessée dans les moralités, le sacré
et le profane indignement mêlés dans les Soties, ces diverses
représentations furent successivement interdites par le Par-
lement. Dès lors on dut se borner à jouer des pièces tout à fait
profanes, et on tourna les yeux vers l'Antiquité païenne. On se
jTîit à en traduire et à imiter les productions dramatiques.
■ Baif (liSo-'ïhih), Jodellc (1532-1573), Garnicr (1540-1001), Ro-
irou (1609-1650), Du Rijcr (1005-1658), Meyrct (1009-1009), voilà
les poètes qui contribuèrent à former le théâtre français. Leurs
pièces ont encore beaucoup de défauts, beaucoup d'entre elles
sont faibles et irrégulières, d'autres licencieuses, d'autres
remplies de pointes et d'antithèses. Il était réservé à Corneille,
Racine, Voltaire et Créhillon, de porter la tragédie à sa per-
fection.
(1) " Dîner, Souper et Banquet, sont trois mauvais compagnons dont il faut ae défier.
Ils vous engagent souvent plus loin qu'il ne faut,et vous jettent dans les mains A' Apoplexie,
de Ch-aveUe, ùeFièvre, de Goutte et d'autres personnages de très-mauvaise connaissance.
Banquet surtout, Banquet est plus perfide que les autres : il ne rêve que méchants tours
à jouer à ses convives. Lorsqu'il invite à ses fêtes Passe-Temps, Bonne-Compagnie, je-
Boijàvous, Friandise, Toujours disposé às'y-rendre, il leur sert des plats à sa façon,
dont on se repent d'avoir goûté. Comme dans les anciens festins d'Egypte, apparaissent
ensuite une foule de squelettes : ce sont la Mort et les pâles Maladies qui viennent as-
saillir ceux-là qui se gaudissent trop dans les bomJiances que le traître a préparées. Alors
Passe-Temps, Bonne -Compaynie, Friandise, je-Boy-àvous vont se plaindre à dame
Expérience, assise sur son trône le sceptre à la main ; Averro's et Gallien se (lennent à
C6té d'elle comme juges. Remède est le greffier de ce tribunal. Dame Expérience se fait
amener les trois coupables : Dîner, Souper, Banquet. On condamne unanimement
Banquet b. être pendu; quant à Dineret à Souper, comme Ils sont indispensables après
tout pour fournir à l'humaine nécessité, on les épargne, mais à condition qu'ils mettront
toujours sis heures d'intervalle entre eux. ^ Histoire philosophique et littéraire du théâtre
français, depuis son origine jusqu'à nos jours, par M. Uippolyte Lucas, Paris, 1843.
- iiô —
* En Belgique, Thistoire du théàlre flaniand ressemble à celle
du Drame en France. Uni d'abord aux cérémonies du culte, il
s'en sépare peu à peu pour rester défmilivement entre lei^
mains des laïcs. Néanmoins les sujets demeurèrent encore
religieux sous le nom de mystères. Nous en avons d'abord un
échantillon curieux dans le Maestrichlsc)ie Paaschspel (jeu de
Pâques à Maestricht) en dialecte limbourgeois (1330). Plus tard
en 1444, à l'occasion du mariage de Gharles-le-ïéméraire, on
joua au Sablon à Bruxelles Die cerste hliscap van Maria (la pre-
mière allégresse de Marie) avec un tel succès, que le magistrat
décida qu'on jouerait ainsi, d'année en année, une des sept
joies de la Vierge (^). Un drame célèbre, le Jeu du Saint.-Sa-
crement ('t spel van den Sacramenten van der nyeuwervaerl)
renferme un mélange si curieux de scènes religieuses et pro-
fanes, sérieuses et comiques, sans avoir rien d'oflensant,
qu'on peut le considérer comme la pièce la plus caractéristique
du seixième siècle. Ce même mélange se rencontre dans le
drame la vie de St-Trond, composé à Louvain par un Domi-
nicain (1545). Le diable y joue un grand rôle, comme dcins la
plupart des pièces du moyen âge depuis le 14c siècle.
Quant au drame profane des Flamands, il est un des plus
anciens de l'Europe. Comme en France il était de trois genres :
zénexxy;. {ahele spelen — jeu habile, soigné), moral (simiespelen),
comique (sotternien). Un vieux manuscrit publié à Breslau en
1837, renferme trois ahele spelen, un sinne spel et six sotternien.
Les trois drames sérieux sont du 14c siècle et sont intitulés :
Esmoreit, Gloriant et Lancelot. D'ordinaire la pièce comique
suivait immédiatement le drame sérieux (2).
(1) ' Le théâtre représentait, en trois compartiments, l'enfer, la terre et le ciel, d'où l'on
voyait Lucifer précipité dans rabime, non sans meurtrissures.
(2J ' Voici de quelle manière la sotie ou sotteniie est annoncée par un des acteurs ù la
fin du drame Esmoreit.
» Elc blive sittene in sinen vrede.
Niémen en wille thuus weert gaau :
Ene sotheit sal men u spelen gaen.
Die cort sa! syn, doe ic u weten.
Wie lionglier lieeft, lii uiach gaen eten. ••
C'est-à-dire. Que cliacun reste tranquillement assis. Que personne ne retourne chez lui.
On va vous représenter nne farce. Elle sera courte, sachez-le. Qui a faim peut aller manger.
— iU -
* C'est ici le lieu de dire un mot des Chambt'es de Rhctovique (1)
(1450-i550), ces associations populaires répandues jadis dans
('Jiaque ville et dans presque tous les villages de la Belccif[ue, et
dont l'unique but était la culture de la langue maternelle, de la
poésie et de l'art dramatique. Parfaitement organisées, elles
avaient à leur tête un chef appelé prince ou empereur; venait
ensuite le doyen ou capitaine, sous les ordres duquel se trouvait
le trésorier. Le facteur ou poète, connu le plus souvent unique-
ment par sa devise, était l'âme de l'association (2). C'était à lui
de composer les drames, de résoudre les questions mises au
concours, de former les jeunes artistes de distribuer les rôles,
etc. Le sot ou le bouffon devait amuser le peuple. Chaque
Chambre avait son drapeau et son blason. Les souverains du
pays et les plus nobles familles tenaient à honneur d'être
membres des Chambres de Rhétorique.
* Parvenues à leur apogée, elles établirent les grands concours
des Chambres entre elles, et leurs entrées triomphales ou In-
treyen. La plus brillante fut celle d'Anvers en 15G1, ;\ l'occasion
du triomphe de la chambre des Violiercn. Les fêtes durèrent
un mois et coûtèrent plus de 200,000 francs (3).
* Si cette institution des Chambres de P\hôtoriqne ne produisit
pas beaucoup de grands poètes, elle servit admirablement à pré-
server la langue nationale, à entretenir le goût des belles lettres
et à favoriser l'éclosion d'œuvres remarquables qui, sans elle
n'auraient pas vu le jour. La tendance morale et religieuse y
fut toujours dominante. Si le seizième siècle modifia cet esprit,
cependant pendant plus de cent ans l'ambition de tout ami des
beaux-arts était de passer pour un bon BJiétoricien et de savoir
écrire Rhétoriquemcut (4).
Jiisqti'à Corneille, le drame est presque toujours ou plat
(1) ' Au moyen âge, dans la classification des sept arts libéraux, la Rhétorique com-
prenait tout ce qui concerne l'art de dire et de composer.
(2) * Parmi les facteurs les plus en renom on distingue le poète ihUlhys^ CasteJeyn
(1488-1550) des chambres de Rhétorique Fax vohix et Kerxauic (marguerite). Il était prêtre
et devint le législateur du Parnasse par son Art de r/uHoriqtie.
(3) Un diplomate anglais, Richard Clough, a signalé dans les lettres qu'il envoya à
Londres, le luxe de ces fêtes où l'on vit une foule de sociétés dramatiques, dans les cos-
tumes les plus riches et les plus variés, 1893 cavaliers, 23 chars de triomphe et 187 chars
occupés par des artistes de tous les genres.
(•1) * D'après les disciples de Casteleyn, Dieu avait parlé Rhétoriquemenl ;\ Adam et
Eve, et Moïse loua le Seigneur en vers de Rhéloricien.
— A m —
OU boursouflé. C'est lui qui le premier traça des limites entre
le discours ordinaire et la diction tragique. Aussi est-il re-
gardé avec raison comme le père de la tragédie française.
Ce qui le distingue, c'est la hardiesse dans les plans, l'adresse
h conduire les intrigues, la dignité des caractères, le sublime
dans les idées, la majesté, l'élévation des sentiments, une
grande fécondité d'imagination, une énergie et une vivacité
rares dans l'expression. Corneille vise plutôt à exciter l'ad-
miration et l'étonnement que l'horreur et la pitié, et il sait
exciter cette admiration non-seulement pour l'héroïsme de
la vertu, mais aussi pour l'héroïsme du crime, en frappant le
spectateur par la hardiesse, la force d'âme, la présence
d'esprit de ses personnages. Cependant, malgré ces qualités
brillantes, Corneille est tombé dans plusieurs défauts ; ses
caractères ne sont pas toujours assez naturels ; le style , en
général noble, est parfois atfecté, déclamatoire, incorrect et
trivial, et la versification est souvent négligée. L'amour, chez
lui, n'est souvent qu'épisodique et rendu dans un langage
fade et insipide. Ses plus belles pièces sont le Ciel, Horace,
Cinna, Pohjeude et Rodogiine.
* Pierre Corneille, né à Rouen (1006-1684), ctaiL fils d'un
avocat général. Après avoir composé quelques comédies il
donna, en 1035, sa première tragédie, Médée, qui fut suivie
immédiatement de celle du Cid, imitée de Guilhcm de Castro
(1030). Celte pièce, que plusieurs regardent comme le chel-
d'œuvre de Corneille, excita un enthousiasme universel. Le mi-
nistre Richelieu, qui y voyait l'apologie du duel qu'on venait
d'interdire, en fit faire une amère critique, et voulut la faire
condamner par racadénhe. C'est à tort qu'on a attribué à ce
cardinal des sentiments de joulousie ou de vengeance à l'égard
de Corneille (1). Celui-ci composa alors successivement ses
meilleures tragédies : Horace (1039), Cimui (1039), Polyeucic
{V. Voyez un excellent ailiclo sur celte question dans la U' livraison de la Revue catho-
lique, année 1SC6.
— lie —
(lOiO), Pompée (1641), Rodognnc (1646). L'année suivante Cor-
neille fut admis à l'académie et obtint une pension de Richelieu.
Depuis lors, le génie du grand poète commença à décliner :
Pertharite (1653), Oedipe (16.59), Sertorius (1662), Otlion (1664)
et surtout Agésilas (1666) et Attila (1667) sont infiniment au-
dessous de ses premières productions. Parmi ses comédies le
Menteur {IQi'i) est la meilleure. En 1656 Corneille publia Vlmi-
tation de Jésus-Christ en vers, et quelques autres poésies
pieuses. Ce grand homme était extrêmement simple dans ses
moeurs et dans ses manières, et brillait peu dans la conver-
sation. Il pratiquait toutes les vertus domestiques; il resta
toujours avec son frère, Thomas Corneille (1625-1709), qui tra-
vailla également pour le théâtre, et fut, après lui, le meilleur
poète dramatique de la France jusqu'à la venue de Racine.
C'est Thomas qui est l'auteur du Festin dePierre{\Qn2>), comédie
traitée en prose par Molière (1).
Racine est, tout considéré supérieur au précédent. Sans
être aussi abondant que Corneille, il est plus naturel ; ses
tragédies respirent partout l'antiquité (Homère, EuiMpide,
Virgile) et montrent une grande connaissance du cœur hu-
main. Ses caractères sont tracés avec verve et d'une manière
naturelle. Comme Corneille, il excelle dans l'art de conduire
et de dénouer les intrigues. Il a un talent admirable pour
toucher le cœur et attendrir l'âme. La sensibilité est son carac-
tère distinctif comme la noblesse est celui de Corneille. Il le
cède à celui-ci pour la grandeur des caractères, la vigueur
de la pensée et l'impétuosité du langage; parfois il tombe
comme Corneille dans le ton efféminé d'une fade galanterie.
Sa versification est correcte, riche, élégante, douce et har-
monieuse. « Racine, dit Aug. Schlégel, est un poète aimable
(1) * Ou dit que le grand Corneille n'avait pas autant de facilité que son frère pour trouver
la rime. Comme les dictionnaires des rimes n'existaient pas alors, Pierre, qui travaillait
dans une pièce au-dessus de celle de son frère, ouvrait, dans le besoin, une trappe qui
servait de communication entre les deux appartements, et demandait à Thomas telle ou
telle rime. .Vussitôt celui ci se mettait à lui énumérer tous les mots de cette désinence
jusqu'à ce que son frère satisfait laissât tomber la trappe. Thomas succéda à Pierre à
l'académie française en U83.
- il7 -
SOUS tous les rapports. >> Ses pièces les plus remaniuables
sont : Àndromaiiue , Milhr'ulatc, Britminicus, Iplùijéme, Phèdre,
Esther et surtout cette Atlialie qui, par sa haute perfection,
semble faite pour désespérer les tragiques futurs (1).
* Jean Racine, né à la Ferté-Milon (tG30), fut élevé ;\ Porl-
Royal, où il puisa le goût de la littérature classk[ue et eu par-
ticulier des poètes grecs, dont il lisait couramment le texte
original. Dès l'âge de 20 ans, il se fit connaître par son ode sur
le mariage de Louis XIV fia Nympltc de la ScineJ. Guidé par
Molière et par Boileau il réussit bientôt dans la carrière drama-
lique. Il fit jouer en IGOi la Thchaïde , et en iCG5 Alexaiulre,
pour révéler tout son talent dans Andromaque (1067), qui fut
suivie des Plaideurs (IGG8), comédie imitée des Gi/q)cs d'Aristo-
phane, de Britanicus (1GG9), Bérénice (IGTO), Bajazct (iG72), Mi-
thridate (1073), Iphi(jcnie{[GlA) et enfin de Phèdre (1077), qui fut
sifflée, grâce à une cabale dont M"i<; Deshouillères fit partie.
La religion reprenant alors son empire sur le cœur de Racine,
il renonça au théâtre, quoiqu'à la fleur de l'âge et au comble de
la gloire, se maria et se consacra tout entier, aux soins de sa
famille et aux devoirs de la charge que le roi venait de lui
confier en le nommant son historiographe (1077). Après un
silence de douze ans, voulant fermer la bouche à ses ennemis,
(jui attribuaient sa piété à une faiblesse d'esprit, il composa, à
la prière de M'i'c de Maintenon, la tragédie d'Eslher (1089) et
celle û'Athalie (1091), qui furent jouées à Saint-Cyr par les
demoiselles de la maison royale. Cette dernière pièce, révélée
au public seulement par l'impression, en fut entièrement mé-
connue. Racine lui-même commença à douter de son chef-
d'œuvre. Mais Boileau le rassura, bravant le courant de l'opinion
générale, et lui disant : « Croyez-moi, c'est votre meilleure
1) •' Ce grand ouvragL», liit un sav.int critique, est mis irun commun accord au premier
rang de toutes les tragédies de Racine, pour le grandiose, la simplkitii et Tintérét du
sujet, pour la terreur dramatique, pour l'effet théâtral, pour son ordonnance claire et
judicieuse, pour ses caractères tracés avec hardiesse et force plutôt qu'avec llnesse, pour
la sublimité des pensées et des images. Alhalie égale, si elle ne surpasse, toutes les autres
productions de son auteur par la perfection du style, et elle est plus exempte de toute
es^pèce de défaut (1). » » La Franco se gloritle A'Athalie, dit Voltaire, c'est le chef-d'œuvre
de notre tliéiUre; c'est celui de la poésie. » {HaUam, Histoire, etc. IV).
(1) Lettre à M. MafUi.
— 4-48 —
pièce; je m'y connais; on y reviendra. i> En effel, elle fui jouée
au théâtre avec un succès immense, mais seulement sous la
Régence, après la mort de Louis XIV et celle de Racine. Une
maladie du foie augmentée par de fréquents chagrins emp»rta
le grand poète après deux ans de souffrances (1699). R avait
été reçu à l'académie en 1G73. Racine remporte sur Corneille
en ce qu'il n'a pas connu, comme lui, les défaillances du génie :
il a fini par son chef-d'œuvre. Un autre privilège de Racine c'est
qu'il écrivait en prose presque aussi bien qu'en vers. Ses
lettres, et particulièrement celles adressées à son fils Louis
Racine, l'auteur du poème de la Religion, mettent à nu toutes
les qualités de sa belle àme.
Voltaire est inférieur, comme poète tragique, aux deux pré-
cédents. R a tâché d'unir dans ses productions la sensibilité de
de Racine à la noblesse de Corneille et au genre sombre de
Crébillon; mais le succès n'a pas toujours répondu à ses efforts.
Son style et sa versification sont en général coulants et harmo-
nieux ; mais ses tragédies sont hérissées de sentences et de
maximes; ses personnages aiment mieux raisonner que agir;
ses plans manquent parfois de justesse, ses intrigues de fon-
dements solides et de vraisemblance. Ses meilleures pièces
sont : Bnitits, Mahomet, Zaïre, Ahire, Tancrède, Mérope et l'Or-
pheliii de la Cliine.
Crébillon (1674-1762). Moins sublime que Corneille, moins
naturel et moins tendre que Racine, moins brillant et moins
pur dans sa diction que Voltaire, il excelle dans l'art d'effrayer,
d'ébranler et de terrasser. Sa muse est lugubre et terrible.
Ses pièces les mieux travaillées sont : Electre, Atrée et Tlujeste,
Piliadamiste et Zénohie.
Outre ces quatre auteurs, avec lesquels finit l'âge d'or pour
le théâtre français, on peut encore citer pour quelques pièces
particulières : Thomas Corneille : Ariane et le Comte d'Essex —
Ducis (1733-1816) : Hamlet, Macbeth, Othello — La Harpe (1740-
1803) : Warvic et Philoctète — Le Franc de Pompignan : Bidon —
Andrieux (1759-1 833) : Anaximandre — Lemercier : Agamemnon —
Casimir Detavigne : Vêpres Siciliennes , le Paria et les Enfants
d'Edouard — ' A. V. Arnuitlt (1766-1834) : Marins (sans rôle de
femmes), les Vénitiens — Ancclot (1791-1 85i) : Louis IX — Luce de
Lancival (1764-1810) : Hector — Drifaut (1781-1857) : Ninus H —
— .449 —
Alex. Gi'raurf (1788-1847) : les Machabccs. — Vicnnet. — Lalouv de
S. Ybars (1807) : Virginie. — V^ de Laprade, Harmodius.
* Chateaubriand a composé une tragédie classique en 5 actes
avec des chœurs, et en vers, à laquelle il a travaillé pendant
20 ans. Elle est intitulée Moïse, premicrc idolâtrie des Hébreux-
Il suppose que, pendant que Moïse prolonge son séjour sur le
Sinaï après la promulgation de la loi, Arzane, reine des Ama-
lécites, vient dans le camp des Hébreux jouer le rôle d'Armide
dans la Jérusalem délivrée du Tasse. Nadali, fils du grand prêtre
Aaron, en toml3ant dans les filets de l'astucieuse païenne,
devient la première cause de la défection des Hébreux. Cette
pièce renferme de beaux passages, mais elle n'est pas assez
tragique, et les décors y jouent le principal rôle (1).
*Nous croyons qu'on a fait sagement en conseillant à l'auteur
de ne pas courir les chances de la représentation, malgré le
talent de Talma, qui voulait se charger du rôle de Moïse.
* Alexandre Soumet, dont nous avons parlé, p. 2G8, remporta
plusieurs fois le prix de l'académie sur Millevoye et Casimir
Delavigne. Ses principales tragédies sont : Clylemnestre (1820),
Saûl (1821), Cléopatre, Jeanne d'Are (1825), Elisabeth de France
(1828), Une fête de Néron (en collaboration avec Belmontet, en
1830), la Noi^ma (1831), Le gladiateur (en collaboration avec sa
fille Gabrielle, M'nc Beuvain d'Alténheim) 1841), Le chêne du Roi,
Jeanne Greij (1844). Toutes ont eu du succès, mais surtout Cbj-
temnestreelSaûl. L'auteur lient le milieu entre les romantiques
et les classiques. Ses conceptions sont neuves et hardies sans
être extravagantes. Il brille surtout par la beauté de la forme,
par l'harmonie et le coloris du style.
" Autran fit une vraie tragédie en 1848 La Fille d'Eschijlc.
Francis Ponsard publia en 1842 sa tragédie de Lucrèce qxxi fui
saluée comme l'aurore d'un heui'eux retour vers la poésie clas-
sique (2).
(1] « Je pense moi-même, dit rauteur, que la descente de Moïse du Sinal, ù. la clarté de
la lune, portant les tables de la loi ; que le chœur du 3' acte avec sa double musique , l'une
lointaine dans le camp, rautre grave et plaintive sur le devant de la scène; que le chœur
du 4" acte, groupé sur la montagne au lever de l'aurore ; que le dénouement en action
amené par le sacriHce; que les décorations représentant la mer Rouge au loin, le mont
Sinaî, le désert avec ses palmiers, ses nopals, ses aloés, le camp avec ses tentes noires,
ses chameaux, ses onagres, ses dromadaires; je pense que cette variété de scènes donne-
rait peut-être à Moïse un mouvement qui manque trop, il en faut convenir, à la tragédie
classique. «
(21 A'oyez notre jugement sur Lucrèce dans la liefua calhol'iw, 1. 1, p. 456. Liège, 1844.
29
— 450 —
* Cet espoir s'évanouit dans les productions subséquentes de
l'auteur : Agnès de Mcranic{\SAQ), Charlotte Corday (1850), Ulysse
tragédie avec chœurs, prologue et épilogue; trois comédies :
Horace et Lydie, l'Honneur et l'Argent, la Bourse (185G), Is Lion
amoureux (1865) et un poème intitulé Homère. Ses compositions
dramatiques manquent de vie et de mouvement; son style
n'est pas assez soutenu. Le premier ouvrage de l'auteur fut une
traduction du Manfred de Byron, qui passa inaperçu; son der-
nier, le drame Galilée, qui semble animé d'une pensée haineuse
et antichrétienne. La vérité historique y est également outragée.
Né en •1814, l'auteur est mort en 1867. Il était de l'Académie.
Ponsard osa moins que les romantiques et plus que les clas-
siques.
* Du drame moderne.
' Le mot drame devrait proprement signifier toute mise en
scène d'une action. Mais il ne désigne, dans l'art dramatique,
à côté de la tragédie et de la comédie, qu'un genre particulier
qui se distingue par le mélange qu'il fait des éléments de Tune
et de l'autre. Il prend la réalité humaine dans tous ses détails ;
il provoque à la fois le rire et les larmes. Les grecs connais-
saient ce genre, Aristote ne le condamne pas. Corneille le soup-
çonna en donnant à ses produits les titres de tragi-comédies et
de comédies héroiques. Le Bon Juan de Molière appartient à cette
catégorie. Plus tard, on donna à ces pièces intermédiaires les
noms de tragédies bourgeoises, de comédies larmoyantes, etc.
jusqu'à ce qu'elles prissent simplement celui de drames, qu'elles
ont gardé.
* Parmi les diiïérents genres de drames se distingue surtout
celui qui vise à remplacer la tragédie. C'est le drame historique
généralement écrit en vers. « La tragédie, qui, chez les anciens,
avait été la forme nationale de la haute poésie dramatique, n'a
plus guère, dans la littérature moderne, que l'attrait d'une
restauration savante. On peut avoir pour elle toute l'admi-
ration que mérite cette belle imitation de l'antique, et cependant
reconnaître que le théâtre moderne, pour être populaire et na-
tional, comporte plus de mouvement et de variété» (Godefroy)(l).
(1) * Il y en a qui pensent que l.i perfection ilraniatique consisterait peut-être dans le
rapprochement des deux genres, de la tragédie et du drame. Si Alhalie est restée la plus
vivante des tragédies, n'est-ce pas parce que, dans son unité, elle participe du mouvement
et de la variété du drame.
- loi —
' Mais on ne s'est pas borné à cela. Le drame historique, au lieu
(le représenter l'ensemble d'un caractère, avec ses bonnes et
ses mauvaises passions, ainsi que le fait la tragédie, le subor-
donne à une seule passion exagérée qu'on livre aux hasards
des événements, en sorte que l'intérêt du drame n'est plus
dans le choc des passions opposées, mais bien plutôt dans une
étrange complication d'événements. L'attention ainsi est par-
tagée; le travail de l'esprit distrait l'âme de ses sensations, et
c'est en quoi le drame sera toujours inférieur à la tragédie.
D'ailleurs « ce grand nombre d'incidents a toujours été le re-
» fuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez
» d'abondance, ni assez de force pour attacher durant cinq actes
» leurs spectacteurs par une action simple, soutenue de la
» violence des passions, de la beauté des sentiments et de
» l'élégance de l'expression. ■■< (Racine, Préf. deBcrcniceJ.
* Mais le drame est dans les idées, dans les moeurs modernes,
et c'est pour cela qu'il renaît si facilement, malgré l'abandon où
le conduisent périodiquement l'exagération et les abus.
Citons les principaux auteurs dramatiques modernes.
* Pierre Ant. Lebrun (voir p. 83). Marie Stiiart (1820) eut un
succès prodigieux. Elle forma la transition de la tragédie au
drame. Il échoua dans le Cid d'Andalousie (1825) en voulant
reclifier Corneille.
* Victor Hugo, dont les drames excentriques bravent toutes les
règles de l'art, de l'histoire, de la morale et du goût (voir p. 89).
Alex. Ditmas (1803-1870). C/irjsfwe (1830) assemblage de pièces
de rapport dépourvu d'unité et de vie. Charles VU (1831) imi-
tation de VAndromaque de Racine. Caligula (1837) et deux imi-
tations sans grande valeur VOreslie et Ho.mlet. Comme tous les
romantiques, il s'était fait l'élève de Shakespeare.
* Em. Z)esc/(a»i;j6' (1791-1871)' le plus fougeux des partisans du
drame. Il traduisit d'abord Roméo et Juliette du poète anglais
(1839), puis Ladij Macbeth (1844) œuvre remarquable.
* Alf. de Vigny (voir p. ICI) traduisit VOllicUo anglais, sans
succès, à cause du comique de bas aloi qui s'y trouve. La Ma-
récJiale d'Ancre (1830), le drame de Chatterton (1835) ne réus-
sirent pas mieux. Il traduisit encore le Marchand de Venise
qui ne fut pas joué.
* Emile Aitgicr, né en 1820, obtint un grand succès en 18C8
- 452 -
avec son drame Paul Forestier, œuvre efTrénée, malsaine, dont
le rôle principal est un long contre-sens. Lal>c scène cependant
est belle. On y prouve que la chasteté est la condition du
vrai talent.
Anatole de Scgur, né en 1821, a publié, en 1807, un drame en
4 actes, Sainte-Cécile, auquel il manque l'unité d'action, puis-
qu'il y en a deux, la conversion de Yalérien et le martyre de
S'e Cécile. L'ouvrage a reçu un prix à l'Académie.
* Ampère, J. J. (1800-18G4) publia en 1859 César, suite de
scènes historiques, qui contiennent de remarquables tableaux
de la vie à Rome.
* Ernest Legouvé, né en 1807, commença par une imitation
d'Eurépide, Médée, puis il publia les Det(x reines où il justifie le
pape Innocent, défendant l'inviolabilité du mariage contre Phi-
lippe-Auguste.
* Louis Bouilhet (1 824-1869) dont les drames bourgeois choquent
souvent toutes les convenances, et, comme dans, son dernier
ouvrage, Jlfe Aïssé, mettent sur la scène les turpitudes les plus
odieuses.
* Lecontc de Lisle (né en 1820). Les Erinmjcs (1873), tragédie
antique en deux parties, imitée d'Eschyle, dont il surpasse
encore l'àpreté farouche.
* Jules Barbier (né en 1822) s'est surpassé dans son drame de
Jeanne d'Arc (1869). Il a pris dans le procès de l'héroïne les épi-
sodes les plus émouvants qu'il a mis en beaux vers.
* Le vicomte Henri de Bornier, né en 1825, a conquis d'un coup
la gloire dramatique, en 1875, par la Fille de Fioland, drame
émouvant qui séduit par la grandeur et l'héroïsme des senti-
ments et la vérité de certains traits magnanimes. Il ne manque
à l'œuvre que le coup d'aile du génie.
* Ililarion Ballande (1820) auteur des Grands devoirs (187G)
histoire émouvante de deux familles ennemies. L'action est
bien conduite et le style se rapproche de celui de la tragédie.
* A. Marc-Bayeux (1829) publia en 1874, une tragédie non
représentée. Nos ayeux, œuvre étrange, inspirée par l'invasion
de 1870. Elle est fortement écrite, sinon bien conçue.
* Paul Deroulcde, né en 1848, neveu d'Emile Augier, fit jouer
en 1877, un drame VHetman qui eut un succès d'entliousiasme
attribué au souffle patriotique et aux allusions passionnantes
— Vôù —
dont il est rempli, mais la pièce dénote ignorance complète du
théâtre.
* Charles Lowoh (1852) auteur de Jeun Daciev drame emprunté
à la Révolution.
* Ach. Du Clésicux (Comte), né en 1802 , dans le dessein d'amé-
liorer le tliéàlre en France, a fait représenter en 1877 un drame
en 3 actes, intitulé Anna. C'est l'éternelle histoire de la lutte de
la passion contre la vertu. Mais ici le vice est battu. Cette pièce
honnête effleure cependant quelquefois la boue.
* Edouard TJelpit, né en 1844 à la Martinique, est poète ama-
teur. Fort jeune il publia un volume de poésies détachées : les
Mosaïques, et trois pièces de théâtre. Mais son œuvre capitale
est son drame Constantin, dans lequel il se propose de défendre
le pouvoir temporel du Pape. La pièce est bien conçue, bien
écrite et sérieuse. La forme est en général à la hauteur du
sujet.
* Parodi, né en Grèce en 1842, de parents italiens, a fait re-
présenter en 1876 une tragédie en vers intitulée R( me vaincue,
mais dont le véritable titre aurait dû être : La Vestale. La scène
se passe au lendemain de la bataille de Cannes, et les auEjures
font dépendre de la vestale le salut de Rome, menacée par
Annibal. Il y a de grandes qualités et de grands défauts dans
<;ette pièce. Un beau rôle est celui de l'aïeule de la vestale?
Posthumia, qui pour sauver sa petite-fille, cherche à tâtons,
aveugle qu'elle est, la place du cœur de son enfant et y plonge
un poignard.
Revenons aux tragiques des autres pays.
Chez les Anglais : Shakespeare (15G4-1616). 11 est le chef des
romantiques et le créateur du théâtre en Angleterre. C'est un
génie vaste et profond, mais inculte et sauvage, que le goût
n'a pas épuré. Ses compositions dramatiques sont fort irré-
gulières : il ne tient aucun compte des unités de temps et de
lieu; il change fréquemment et brusquement de scène dans le
même acte, dans la môme scène, et mêle ensemble les choses
les plus incompatibles : il est tantôt grand, sublime, tantôt
commun et trivial, tantôt sérieux, tantôt badis. Son imagination
est riche et hardie, mais trop peu délicate, parfois grossière
et dégoûtante même. Ses pensées sont quelquefois bizarres et
- 4Î>4 -
outrées. Il multiplie trop les incidents. Ses caractères sont
animés et hardiment dessinés, ses sentiments profonds et im-
pétueux, ses descriptions vives et brillantes. Les sorciers, les
ombres, les fées elles esprits de toute espèce qui figurent dans
ses drames, leur donnent un air sombre et romanesque. L'art
de peindre les caractères avec les couleurs les plus fortes, et
de faire parler à chaque passion le langage qui lui est propre,
tel est, d'après Blair, le grand mérite de Shakespeare. Ses plus
belles pièces sont : Roméo et Juliette, Hamlet, le RoiLéar, Mac-
beth, Othello et Timon d'Athènes.
* Shakespeare (prononcez Schekspiré), né à Stratford, dans le
comté de Warwick, était fils d'un marchand de laines. Il mena
d'abord une vie assez vagabonde, vint à Londres où il fut réduit
à garder les chevaux à la porte d'un théâtre, ou à faire le métier
de souffleur. Il devint ensuite acteur, auteur, et enfin, proprié-
taire du théâtre du Globe dans un des faubourgs de la ville.
Nous avons de lui 35 pièces de théâtre. Il quitta de bonne heure
la scène (1610), se retira dans sa ville natale, et y acheta la
maison où il était né, pour y jouir en paix de la fortune qu'il
avait amassée. Il y mourut à l'âge de 52 ans. On a découvert
récemment des documents qui semblent établir que Shakespeare
était catholique.
F/efc/;er(157G-lG25), Ben Johnson (1574-1 G37), Massinger{\oSô-
1669), Dryden (1631-1701), Addisson (1672-1719), Rowc (1673-
1718), Lillo (1693-1739), Ed. Moore (f 1754) et Bvooke (i 1782)
sont des tragiques du second ordre (1).
Chez les Allemands : Zach. Wcrncr (1768-1823). Ses person-
nages sont bien caractérisées, son langage est pur, noble, riche
en images et harmonieux. Rarement il tombe dans le ton décla-
matoire et le faux éclat (les Ivreuzesbri'ider). Ses plus belles
pièces sont : Attila, le Roi des Huns, Wanda, la Reine des Sar-
matcs, le Vingt-quatrième Février. Cette dernière tragédie révèle
une profonde connaissance du cœur humain, excite la plus vive
horreur par les moyens les plus simples, et se distingue sur-
tout par la diction. Elle fut suivie de Ctinigonde la Sainte, remar-
quable par la force et la chaleur des sentiments. La Mère des
Maccliabées finit la série des productions dramatiques de l'auteur;
cette pièce est pleine de force, de dignité et de grâce.
(1) Voyez Hallam, Hist. de la LHt., etc.
— 455 —
J. Collin (1772-1811). L'amour de la patrie est le caractère
dominant de presque toutes ses tragédies, dont le plan est en
général heureusement imaginé, mais dont la fin manque de feu
et de vigueur. Ses meilleures pièces sont : Rcgulus, Coriolan,
les Horaces et les Curiaces.
Grilljyarzer {né en 1791) auteur de SapJio et de la Toison d'or.
La première pièce manque de dignité dans le choix du sujet et
de vérité dans les caractères, qui sont entièrement modernes.
La seconde pièce se fait remarquer par d'excellentes maximes"
de morale, des tableaux brillants, des caractères fortemen
dessinés. La facilité, la clarté, la richesse et la force distinguent
le style de ces deux tragédies.
Gothe fit pour l'Allemagne ce que longtemps auparavant Sha
kespeare avait fait pour l'Angleterre : il fit dis paraître du
théâtre les imitations des anciens et des Français, et y produi-
sit des pièces de sa création. Comme le tragique anglais, il
s'affranchit du joug des unités de temps et de lieu, et accorde,
sous le rapport des règles du drame, toute liberté à son esprit
et à son imagination. Il montre d'ailleurs un vaste et fécond
génie : ses situations sont fortes, mais ses dénoûments sont
parfois peu naturels ; son style se fait remarquer par une sim-
plicité, une élégance, une pureté^ une douceur et une harmonie
auxquelles aucun tragique allemand après lui n'a su atteindre.
Les pièces où il a déployé le plus de talent, sont trop longues
et ne se prêtent pas à la représentation.
Ses pièces les plus remarquables sont : Gôtz de Berlichingen,
Egmont, Iphigénie en Tauride, le Tasse et Faust. Dans cette der-
nière pièce le poète met en scène un docteur, qui ne receuillant
de sa science que le doute et un ennui profond, fait alliance
avec le diable, dont il finit par devenir la victime. C'est une
pièce souverainement dangereuse.
Il est à regretter que presque toutes les productions de Gothe
respirent cette sombre mélancolie, cette indifférence religieuse
et cette incrédulité qui avaient infecté l'esprit de l'auteur et qui
rendent ses oeuvres extrêmement dangereuses sous le rapport
de la morale et de la religion.
* Jean-Wolfgang GOthe, né à Francfort-sur-le-Mein (1749), se
fit connaître dès l'âge de 25 ans dans la république des lettres
par son fameux roman de Werthei^, dont nous avons parlé
— ibG —
(p. 337). Le succès de cette publication lui valut la protection
du duc de Weimar. Depuis lors jusqu'à la vieillesse la plus
avancée, Gôthe ne cessa d'étonner l'Allemagne par le nonil)re,
la variété et la supériorité de ses écrits. Napoléon, pendant son
séjour à Erfurt, voulut voir l'écrivain célèbre et le décora de la
grand'croix de la légion d'honneur (1807). On attribue à cette
faveur le peu de part que Gôthe prit à la grande lutte du pa-
triotisme allemand contre la France. Les admirateurs môme du
génie de cet homme lui reprochent son froid égoïsme et recon-
naissent que ses œuvres manquent du feu de l'enthousiasme,
parce que l'écrivain manquait de cœur. Il est mort à l'âge de
83 ans (1832).
Schiller. D'après le jugement de Bouterweek, il est le seul
poète allemand qui mérite le nom de tragique. Il transporte,
élève, ennoblit. Presque toutes ses pièces se font remarquer
par un élan, une chaleur et un enthousiasme qu'on ne retrouve
dans aucun autre poète dramatique allemand. Ses caractères
sont en général tracés avec art et avec énergie ; ses situations
sont fortes, frappantes et touchantes ; son style est nolile et
simple à la fois, riche, pur, élégant, animé. Sa versification est
extrêmement douce et harmonieuse. Comme Gôthe, il n'a pas
observé les unités de temps et de lieu, et tombe parfois dans
l'invraisemblance et l'afTectation. Il y a quelques pièces dont le
plan n'est pas heureusement conçu ni suffisamment exécuté.
Plusieurs dépassent les proportions ordinaires, même de la
scène allemande. Ses plus belles pièces sont : Marie Stuart,
Jeanne d'Arc, Don Carlos, Guillaume Tell et Wallenstein. Cette
dernière pièce, quoique plus irrégulière que les autres, est
celle où le talent de Schiller éclate le plus.
* J- -Fréd.-Christophe Schiller, né à Marbach (Wurtemberg),
était fils d'un capitaine. Son père le plaça à l'école militaire,
malgré les goûts du jeune homme qui songeait à se faire mi-
nistre de la religion protestante Après avoir étudié plus tard le
droit, puis la médecine, il finit par entrer comme médecin dans
un régiment En même temps il cultivait les muses, et donna
son premier drame fies Brigands] à l'âge de 22 ans. N'ayant pu
obtenir de quitter le service, il s'enfuit, et fut nommé, l'année
suivante, professeur d'histoire à Jéna (1789). C'est de cette
époque que datent ses plus belles œuvres et sa gloire littéraire.
- {57 —
p]n 1793, il adressa une apologie de Louis XVI à la Convention.
11 ne resta que huit ans dans la carrière de l'enseignement, sa
faible santé ne lui permettant d'en supporter le labeur. Il se
retira en 1797 h Weimar, où il fut comblé des bontés du duc
régnant, et y mourut à 40 ans (1805).
* Louis Ticck (1773-1853), l'un des écrivains les plus féconds
de l'Allemagne, puljlia un grand nombre de romans, entre
autres Abdalali (1795), William Lowell (1796), Pierre Lehredit
(1796), Voyages de Sternbold (1798), tous du genre fantastique
(ju'il abandonna ensuite pour s'en tenir au genre historique
dans la Révolte des Côvenucs (182C), la Mort du poète (Camoéns),
le Sabbat des Sorcières, le Jeune menuisier, et Victoria Accorombana
dont il fait une sorte de Corinne. Ses tragédies les plus célèbres
sont : Octavicn (1804), Charles de Dernek et Geneviève de Drabant
(1800) qui passe pour son chef-d'œuvre, malgré l'alTéterie et la
naïveté factice du style, et ses épisodes trop nombreux. Toutes
dépassent les bornes de la représentation et semljlent n'avoir
été composées que pour être lues. C'est comme poète comique
et satirique que l'auteur est principalement célèbre. 11 avait
une prédilection marquée pour les contes du moyen âge, qu'il a
mis en drame satirique, tels que Barbe bleue, les Quatre fils
Aymon, le Citât botté et le prince Zerbino ou Voyage à la recherche
du bon goût, dans lesquels il se moque des pédants et des poètes
vulgaires. Il publia en outre des nouvelles, des poésies lyriques^
une traduction de Shakespeare, une autre de Don Quichotte, et un
grand nombre de critiques littéraires dans différents journaux.
Parmi les hommes dont s'honore la littérature allemande, ïieclc
est certainement un des moins connus en France, et un de
ceux qui seraient le plus dignes de l'être. Malheureusement
l'écrivain a subi trop les influences du rationalisme allemand
pour que la lecture de ses œuvres ne soit pas sans danger.
Kotzebuc (il G] -iSld). Tout le mérite de cet auteur se réduit à
la fécondité de son imagination, à la facilité de ses dialogues et
<i son art d'amener des coups de théâtre. Du reste, il manque
de génie et de style. C'est sans contredit un des plus dangereux
dramatistes allemands par le mépris qu'il professe pour la reli-
gion et les mœurs. Il semble s'être plu à entasser les plus
grandes trivialités et les plus grandes bassesses, et à ravaler
tout ce qui est bon et grand.
- 458 -
Chez les Néerlandais : P. Corn. Hooft (4581-1647), auteur de
Gérard Van Velsen et de Bato. Quoique ses tragédies trahissent
le goût encore peu épuré de l'époque, et que le style y soit
quelquefois recherché et trop étudié, elles se font néanmoins
remarquer par des pensées élevées, des tableaux vrais et tra-
cés avec force, des expressions nobles et un heureux choix
d'images (Voir p. 119). Il est en tout inférieur à Yondel.
Vondel, appelé à juste titre le prince et le père des poètes néer-
landais. L'originalité de son génie, la force de son imagination,
la vivacité et le naturel de ses sentiments, son langage noble,
majestueux et toujours approprié au sujet, le mettent au-des-
sus de tous les poètes tragiques de sa nation. Le sujet de ses
tragédies, qui sont au nombre de trente-quatre, est ordinaire-
ment tiré de l'Ecriture sainte ou de l'hisloire de son pays. Ses
caractères sont tracés d'une main forte, ses intrigues sont frap-
pantes, bien amenées et habillement dénouées. Les trois unités
sont exactement observées. On rencontre dans les drames de
Yondel des expressions qui aujourd'hui pourraient paraître
triviales, mais qui ne l'étaient pas à l'époque oi^i vivait l'auteur.
L'art était alors à sa naissance. Ses plus belles tragédies sont :
Palamède, Gilbert d'Amstel, Lucifer, Joseph à Dothaïn, les Frères
bataves et Jephté. Les choeurs de ces tragédies sont surtout
remarquables. * Nous avons déjà fait observer (p. 1 14) que, chez
la plupart des écrivains de l'époque de Vondel, on trouve des
idées et des images trop peu voilées.
Parmi les tragique modernes de la Néerlande, on peut citer
Bilderdijh, Loosje, et particulièrement Feith, qui, par sa Tliirza,
s'est acquis une grande réputation.
Chez les Espagnols : Lope de Véga (1562-1635). C'est un homme
d'un vaste génie, d'une imagination extrêmement féconde, et
qui avait des connaissances fort variées. On dit qu'il composa
2000 pièces. Ses productions sont fort irrégulières, et pèchent
fréquemment contre le goût. On y rencontre cependant des
images hardies, de grandes beautés, des situations intéres-
santes, des caractères bien tracés. Le style y est brillant et
pompeux, mais parfois outré et enflé ; la versification est très-
facile et coulante. Cervantes l'appelle un prodige de la nature.
Caldéron (1600-1681). C'est le Shakespeare de l'Espagne.
Comme le poète anglais, Caldéron néglige les unités de temps
- i59 —
et de lieu; comme lui, il est inégal : tantôt sublime, tantôt
familier; tantôt sérieux, tantôt comique; tantôt naturel, tantôt
outré et enflé. Son style, en général clair et précis, est parfois
trop déclamatoire ; les mêmes expressions, le's mômes images,
les mêmes comparaisons reviennent trop souvent. Nonobstant
ces défauts, on trouve chez lui de frappantes l)éaulés, une iné-
puisable fécondité d'imagination et d'invention, une extrême
facilité dans la versification, des sentiments élevés et profonds,
des caractères noblement tracés et des intrigues Intéressantes.
On fait monter le nombre de ses drames à quinze cents.
* Elève des jésuites il fit d'excellentes études et publia une
comédie à l'âge de 16 ans : le Char du ciel. Il entra dans l'armée
et fit les guerres de Flandre. Attaché à la cour, il fut chargé de
faire les comédies pour le public et des autos sacvamentales pour
les Eglises de toute l'Espagne. A l'âge de 51 ans il se fit prêtre
et ne travailla plus pour le théâtre, se réservant pour les autos,
drames qui se représentaient avec une solennité inouie dans
les Eglises pendant l'octave du S. Sacrement. Elles faisaient
partie du culte : La Vigne du Seigneur, les Epis de Ruth, le divin
Orphée, etc. Pour les juger il faut distinguer ce qui est du génie
de l'auteur et des mœurs de son époque. L'Espagne a célébré
cette année le deuxième centenaire de son grand poète par des
fêtes sans égales dans^son histoire.
Chez les Italiens : La tragédie n'a point été portée à un haut
degré de perfection en Italie. Les écrivains qui s'y sont fait un
nom sont rxucellaï, le Trissin, Dolce (1 508-1 5C8), Mafféi (f 1755),
Pepoli{]- 179G), Alfiéri (1749-1803), Manzoni (Voir p. 120 et 337)
et Sylvio Pellico qui font la gloire de l'Italie par leurs principes
aussi bien que par leurs talents. Les plus belles pièces de ce
dernier sont Thomas Morus et Francisca de Rimini. * Celle-ci est
la plus célèbre, grâce à un succès d'entousiasme. Pellico publia
encore six tragédies : Eufcmio de Messine, Eslher d'Engaddi,
Iginia d'Asti, Gismonda de Mendrisio, Léoniero de Dertoua et Héro-
dias (Voir p. 122, 338 et 351).
' La Grèce moderne possède en ce moment un grand poète et
en même temps un grand archéologue dans la personne
d'Alexandre-Rizo Rangabù, né à Constantinople en 1810. On a
de lui deux drames en 5 actes, Phrosgne et la Veille; des poésies
diverses et surtout des romans : le prince de Marée, Léila, le no-
— irto -
<«irc ou r«/)os el quelques nouvelles. A une grande richesse
d'imaginaliou, il joint une étonnante souplesse de style. Plu-
sieurs de ses romans ont été traduits en français.
ARTICLE SECOND.
La Comédie.
La Comédie (1) est la représentation d'une action bourgeoise,
iifTerte sous un aspect risible, dans le but de corriger certains
défauts, certains vices par le ridicule.
La comédie choisit ses sujets et ses personnages dans la vie
commune et bourgeoise. Elle n'attaque pas les grands vices ni
les mœurs dépravées et entièrement corrompues : elle ne ferait
pas rire, mais elle exciterait l'indignation, l'horreur, et tomberait
dans le ton sérieux et tragique. Au contraire, la comédie s'en
prend aux vices qui, sans être absolument odieux, sont fort
importuns et désagréables dans la société, excitent ou le blâme
ou la risée des hommes, et dénotent une certaine faiblesse. Telles
sont, par exemple, l'avarice, l'hypocrisie, la pédanterie, la mi-
santhropie, la prodigalité, etc. Son arme est le ridicule, arme
puissante lorsqu'elle est bien maniée. En effet, le ridicule auquel
un vice expose, arrête quelquefois et corrige un homme jusque-
là sourd à la voix de la morale.
On divise ordinairement la comédie en comédie d'intrigue et
en comédie de caractère. Dans la première, l'action et les divers
accidents constituent le fond de la fable, les mœurs et les carac-
tères n'y sont touchés que superficiellement; dans la seconde,
l'action ne sert qu'au développement d'un caractère que l'on
veut exposer à la risée générale {l'Avare de Molière, le Menteur
de Corneille).
Il y a des excès à éviter dans ces deux genres; dans le pre-
mier, de multiplier trop les incidents, et de surcharger l'intrigue
de surprises et de complications forcées ; dans le second, d'ou-
trer un caractère pour le rendre ridicule. Cependant le poète
(I) Du grec '/.OiU.OiO ta, qiii, d'après les ilifférentes manières de le dériver signifie ou
un chant de joie, un chant de festin (y.(tiU.OÇ et fOC)"/]), ou un chant de village ("/.WU"/;).
— .^(il -
peut choisir et réunir les traits les plus saillants et les plus
prononcés sous lesquels la nature se montre. Il y a un avan-
tage à mêler ces deux genres, l'un soutient et favorise l'autre.
L'intrigue languit sans caractères, et les caractères ne se
montrent et ne se peignent parfaitement que par des actions.
On distingue trois sortes de Comique : i" le Ilaut-comiqiic, qui
ne flatte que l'esprit, et entretient le spectateur dans une gaîté
calme, sans exciter les bruyants éclats de rire ; grave et ré-
servé, il épanouit le cœur par sa vérité et sa finesse. Les per-
sonnes les plus sages et les plus éclairées préfèrent ce comique.
2" Le Bas-comique, qui consiste dans des farces bouffonnes,
des tours de soubrette, des caractères grotesques et chargés.
Ce comique, quand il ne va pas jusqu'à la grossièreté ne laisse
pas d'avoir encore ses charmes.
30 Le Comique-moyen. C'est celui qui^ sans aller jusqu'à la
bouffonnerie, n'est ponrtant pas si réservé que le Haut-comique ;
on le préfère avec raison au théâtre, parce qu'il est de nature
à intéresser tous les spectateurs, et ceux qui appartiennent à
la haute classe, et ceux qui appartiennent à la classe bour-
geoise.
Tout ce que nous avons dit à l'article précédent de l'unité
d'action, de temps et de lieu, des personnages, de l'intrigue,
de rintérèt, du dénoûment, s'applique aussi à la comédie. Il
existe cependant une difl'érence pour le choix du sujet et du
lieu de la scène. Dans la tragédie, ce choix est entièrement
libre; parce que les vertus, les crimes et les infortunes des
grands hommes de tous les temps et de tous les pays se ressem-
blent. Mais dans la comédie, qui est d'ordinaire le tableau fidèle
des folies et des travers du temps actuel, le poète ne nous inté-
ressera que par l'opposition des caractères qu'il expose aux yeux
du spectateur avec les coutumes, les manières et les bien-
séances qu'il suppose être connues du spectateur; et celui-ci
n'est censé connaître que les usages de sa nation.
Quant au style de la comédie, il doit en génénal être simple,
naturel, familier, léger, vif, plaisant et conforme au caractère,
à la situation et au but des personnages. Point de mots pom-
peux, point d'expressions boursoufiées, point de recherche, ni
de bel-esprit. Cependant, le sujet doit s'animer quand la cir-
constance le demande (llor. 93).
— i()2 —
Au surplus, le style doit varier d'après les différentes sortes
de comique.
PRINCIPAUX POÈTES COMIQUES ANCIENS ET JIODERNES.
Ches les Grecs : C'est encore en Grèce qu'il faut cliercher l'ori-
gine de la comédie. Elle paraît être la même que celle de la
tragédie, et se rattacher aux fêtes et aux réjouissances pu-
bliques (1).
On divise la comédie grecque en comédie ancienne, en comédie
moyenne et en comédie nouvelle. Le caractère de la comédie an-
cienne consistait dans une hardiesse excessive : elle pouvait
impunément plaisanter la magistrature, attaquer sans ménage-
ment les citoyens, les désigner par leurs noms et par des
masques qui leur ressemblaient, traduire sur la scène leurs
vices et leurs ridicules. Les poètes qui s'y sont distingués sont :
Epichavme de Cos (470 av. J.-G.) ; Cratinus d'Athènes (4o6 av.
J.-C); Eupolis (445 av. J.-C), imitateur de Cratinus ; Phérécrate
d'Athènes (420 av. J.-C), auteur du vers appelé Phérécratien ;
Platon (420 av. J.-C), surnommé le comique pour le distinguer
du philosophe.
Ces poètes ne nous ont laissé que quelques fragments. Le plus
célèbre poète de la comédie ancienne est Aristophane, proba-
blement d'Athènes (427 av. J.-C). Il nous reste de lui onze
pièces, qui offrent un tableau fidèle des mœurs des Athéniens,
mêlé de satires amères contre le peuple et les citoyens les plus
marquants à l'époque de la guerre du Péloponèse, parsemé
d'obscénités grossières et de plates et ordurières bouffonnerie.
Ces pièces sont des comédies de caractère ; le dialogue y est
vif, pressé et ironique. Il y a de la négligence dans l'invention
et la conduite de la fable. Quoique Aristophane mêle tous les
dialectes, son style est néanmoins regardé comme le modèle
de la pureté attique (2).
fl) Schoell, dans son Histoire de la UUéralure grecque, iirétenU que la tragédie et la
comédie chez les Grecs ont une origine différente. Il dérive la première des fêtes de Bacchus
Ht attribue la seconde aux fêtes licencieuses de quelques villages ou bourgs de l'Attique.
T. II, cil. XIII.
(I) Ses onze pièces sont :
1° î.es Acharnéens ('A^aûVc^). 2° J.es Cheraiicrs ÇlmiZÏç). Le rôle d'Agora-
crite, imbécile auquel on parvient à faire croire que la nature l'a doué de tous les talents
- i63 -
Cette licence des poètes, qui n'épargnaient pas les magistrats
eux-mêmes et les exposaient à la risée publique, força clans la
suite LamadtKs de défendre qu'on nommât sur la scùne des
personnes vivantes. De là naquit la comcdic moyenne. Celle-ci,
sans nommer les personnes, continua à les désigner assez clai-
rement par des allusions, de manière qu'elle rendit illusoire la
défense du magistrat Lamachus. Les poètes les plus distingués
qu'enfanta la comédie moyenne furent Antiphane de Rhodes, Alexis
de Thuriiim, Timoclùs, Eidntlus, Hcgésipe de Tarente. Ces poètes
ne nous ont laissé aucune pièce par laquelle nous puissions
juger de leur mérite.
Le décret de Lamachus n'ayant pas réellement comprimé la
licence de la comédie ancienne, il fut porté une nouvelle loi qui
ordonna de ne traduire sur la scène que des personnes et des
faits imaginés, et de supprimer entièrement les chœurs. Alors
la comédie devint ce qu'elle est de nos jours : une peinture de
mœurs et de caractères, relevée par des intrigues propres à
fournir des scènes comiques ; le tableau des vices et des ridi-
cules de la société. Malgré le grand nombre de poètes que pro-
duisit la comédie nouvelle, il ne nous en reste aucune pièce en
entier. L'on cite comme le poète le plus marquant delà comédie
nouvelle Ménandre de Céphisia, bourg de l'Attique (342 av. J.-C).
Les fragments qui nous en restent déposent en faveur de la
pureté de son style et de la vérité du dialogue. Quintilien en
fait un brillant éloge au iOc livre de ses Institutions oratoires
(Chap. I).
Chez les Romains. La comédie romaine n'était d'abord qu'une
imitation de la comédie grecque, non-seulement pour la forme,
mais même pour le choix du sujet, pour la scène, les person-
nages et les caractères. Plus tard naquit leur comœdia togata,
dont le sujet et les personnages étaient tirés de leur histoire
nécessaires pour gouverner rÉtat, a fourni à Molière ridée du Médecin mà'oré lui.
^fli^s Nuées (Nstpc/ai). Le r61e de Slrepsiades prenant des leçons de Socrate, est
roriginal du Bourgeon genlilhomme de Molière. 4* Les Gni-jics (i(py;/C£;j. Racine a
imité cette pièce dans ses P/a/rfei;i'5. 5° La Paiar (EÎ0"/5V/;). Ije^Oixeaux (_ ijCjVl^tç).
~r Les Femmes célébrant la fête de Cérès (QîGUOO^OOiffZovjtXl). %° Lysislrate
(Aucicrrpâ-/)). 9»LesG»-e>iO!<i7tes (hcf.-pO.yoC). ny Le Conciliabule des Femmes
('EXw/Xv^ClâÇC/U(7ai). Cette pièce est très-licencieuse. 11° Plulus (II/OÛTO:).
- A6 i -
tandis que la comœdia pcdliata roulait sur des sujets empruntés
auK Grecs (lior. ad Pis. 286).
Ccccilii's, Afranius, Plante et Térencc sont les comiques ro-
mains les plus distingués. Les deux premiers ne nous ont laissé
que quelque fragments. Piaule, de Sarsine, village d'Ombrie
(229 av. J.-C), nous a laissé 20 comédies, dont voici la liste (1).
Toutes les pièces de Piaule sont imitées du grec et peignent
des mœurs grecques. Néanmoins il est un des poètes les plus
originaux des Piomains et le véritable père delà comédie latine.
Les expositions de ses comédies sont peu heureuses, et le
dénoùment en est ordinairement forcé; mais il y règne une
véritable force comique et le dialogue est admirable. Sa diction
est peu harmonieuse, mais naturelle, forte et en général élé-
gante (2). Il dépasse souvent les bornes de la décence et de la
vérité.
* Ce qui distingue les comédies de Plante, c'est ce génie
créateur et éminemment original qu'on retrouve plus tard dans
Shakespeare et dans Molière, et qui fait défaut à Térence. On
dit que Plante composa 130 pièces, et que, comme les deux
auteurs modernes que nous venons de citer, il jouait souvent
lui-même.
Publius Tércntius, né à Garlhage, 192 av. Jésus-Christ. A
l'exemple de Plante, Térence n'a produit sur la scène que des
mœurs et des caractères grecs, mais ses pièces sont plutôt des
imitations que des copies. Ses plans sont en général bien con-
çus, ses caractères vrais et intéressants, son dialogue est celui
de la bonne société. Il montre une grande connaissance du
cœur humain et un goût délicat. Son style est classique, pur et
facile ; il n'a pas la force comique de Plante, mais il a travaillé
(1) 1. A)nphityvo>i,Voris'ma.\ de la coiiiéùie lie Molière. 2. Asinaria, ou le Père indulgent.
3. A ulularia ou la Cassette. Molière l'a imitée et surpassée dans son Avare. 4. Captivi,
comédie de caractère, peut-être la meilleure pièce de Plaute. 5. Citrcidio ou le Parasite.
G. Casina on le Sort 1° Cistellaria, la Cassette perdue et retrouvée, comédie d'intrigue.
8. Epidicus, ou le Querelleur, y. Les Bacchides. 10. Moslellaria, ou le Revenant. Regnard
l'a imité dans son Retour imprévu, et Deslouches dans son Tambour nocturne. 11. Les
Mineclnnes, ou les Frères jumeaux, imité par Regnard. 12. Mtles gloriosus, ou le
Capitan. 13. Mercalor, le JSégociant. H. Pseudolus, X'Imposteur. 15. Pœnulus, ou le
jeune Carthaginois. 16. Persa, la Persane. 17. Rudens, le Cable, ou le Naufrage.
18. Stichus, pièce riche eu sentences morales. 19. Trinummus, ou le Trésor caché.
20. Truculentus, ou le Grossier.
(3) Quinct., Inst. Orat., X, 7. Cic. Offlc, 1, 2^1. Schoell, Hisl. abrégée de la litt. rom., 1. 1.
— 4cy —
ses sujets avec plus d'art. Son comique est d'un genre plus
noble que celui de Piaule (1).
' ïérence fut esclave du sénalenr Tereutius Lucanus, qui lui
fit donner une bonne éducation et l'affranchit. On pense que
Scipion Emilien et Lélius, dont il avait acquis l'amitié, ne furent
pas étrangers à la composition des comédies de Térence. En
revenant d'un voyage en Grèce et en Asie, d'où il rapportait des
traductions ou des imitations de 108 pièces, il fit naufrage et
perdit tous ses manuscrits. Il en mourut de chagrin Ji l'âge de
35 ans. — Il existe des éditions épurées de Térence.
Chez les Italiens. Ils sont les premiers d'entre les peuples mo-
dernes qui aient cultivé la comédie, mais sans s'y être particu-
lièrement distingués. Leurs comédies, imitées pour la plupart
des comédies grecques, manquent en général d'ordre, de liai-
son et de décence. Leurs poètes les plus remarquables sont :
VArioste, VArétin (1492-156G), Cecchi (-j- 1570), délia Porta (-[- 1 Gl 5),
et dans des temps plus rapprochés, Faguioli (j 1742), Gozzi
(1718-1802) et surtout Goldoni (1707-1793), chez qui l'on trouve
de la facilité, de l'invention et du talent pour peindre les
mœurs.
Chez les Espagnols. Lope de Véga et Caldéron sont leurs poètes
comiques les plus renommés. Voir p. 448.
Chez les Allemands. L'Allemagne n'a produit que des poètes
comiques médiocres. Ceux qui méritent d'être cités de préfé-
rence sont : Gœthe, Kotzebue,J. Foss, iliif/i»er (1774-1832), Schrô-
der (1744-1816), Lessimj , Raxvpach {né en 1784), et Immerman{x\è
en 1796). Il en est de même de la Néerlande, qui ne peut citer
que deux poètes qui aient acquis que^iue réputation en culti-
vant le genre comique : ce sont Langendyl; (1683-1756), et
]S'oms~.
Chez les Anglais. Ils sont riches en poèmes comiques; ils
vantent surtout les pièces de Shaliespeare, de Massinger (1585-
1669), de Dnjdcn, d'Otivau, de C'o»î/rèye(1671-1729) et de Shùri-
dan (1752-1816).
(1) Il composa six comédies, dont voici les titres : 1' Andria, 2° Eiinuchus, 3° Heav-
tonUmoroumenos ou le Père qui se imnil lui-même de la dureté qu'il a exercée contre
son fils. 4' Adelphi ou les Frères. Moli<';re l'a imitée dans son École des maris. 5* Phormio
ou la Corbeille d'osier. Molière a imité cette comédie dans sos Fourberies de Scainn .
G» Hecyra ou la Belle-Mère.
30
— iCG —
CJiez les Français. Leurs comiques les plus distingués sont ;
Molicrc (1620-1673), Jîc</nard (1655-1709), Desfouc/ics (1680-1754).
Molière. On a dit de lui et avec raison, qu'il est le plus grand
comique de tous les temps et de tous les pays. Il n'attaque que
le vice et la folie. Ses comédies se font remarquer par une
grande variété de caractères particuliers aux temps où il vivait,
par une profonde connaissance du cœur humain, par un tact
rare pour tracer les travers de la société, par une grande force
comique et une inépuisable gaîté. L'on voit que Molière avait
fait une étude approfondie des comiques anciens. Aussi réunit-
il le sel d'Aristophane au coup d'œil de Ménandre, à la gaîté de
Piaule et à la finesse de Térence. Cependant Molière a aussi ses
défauts. Parfois ses caractères sont outrés, ses dénoùments
trop peu préparés ou amenés d'une manière trop peu probable.
Quelques-unes de ses pièces manquent parfois d'intérêt, et les
discours y sont souvent trop longs. Il mérite encore le reproche
d'être quelquefois descendu jusqu'au ton de la farce ; sa versi-
fication et son style ne sont pas assez corrects. Il est à regret-
ter qu'un si beau génie n'ait pas toujurs respecté les bien-
séances : plusieurs de ses comédies laissent dans l'àme de
dangereuses impressions, et, tout en corrigeant quelques ridi-
cules, elles corrompent les mœurs. Quelques-unes de ses
pièces, telles que le Tartufle elle Misanthrope, forment nn genre
de comédie élevé et plein de dignité, qui inspire plutôt l'hor-
reur du vice que le rire. Ses plus belles pièces sout : VAvarc,
le Misanthrope, les Femmes savantes, l'Ecole des maris et le Tar-
tuffe, pièce dont on s'est servi pour jeter sur la religion le ridi-
cule et le blâme d'un vice dont elle n'est pas responsable.
* Jean-Baptiste Poquelin, fils d'an tapissier -valet de chambre
du roi, fit de bonnes études au collège de Clermont, et finit par
se faire comédien sous le nom de Molière (1640). Ce fut à la
i-eprésentation du Malade imaginaire que, en prononçant le mot
jnro, il fut pris d'une convulsion, et transporté mourant chez
lui, où il expira, trois jours après, dans les bras d'une sœur de
liharité, à l'âge de 51 ans. L'académie qui n'avait pu l'admettre
au nombre de ses membres à cause de sa profession, plaça son
buste dans la salle des séances, avec ce vers de Saurin pour
inscription :
Pïien ne manque à sa gloire ; il manquait à la nôtre.
- 407 -
Paris lui a élevé un monument. On ne peut s'empêcher, à
cette occasion, de songer aux paroles de St-Augustin : Laudon-
lur itbi non siint, cruciantiir ithi sunt.
Regnard est le meilleur comique français après Molière, sur
qui il s'est entièrement formé. Son but paraît être plutôt d'amu-
ser que de corriger les mœurs. Aussi, la gaîté est-elle le
caractère dominant de ses comédies. Regnard saisit parfaite-
ment bien les ridicules, et les peint dans leur jour le plus frap-
pant ; son dialogue est toujours naturel, et le dénoùmcnt de ses
pièces ordinairement piquant et agréable. Sa versification n'est
pas toujours correcte, et, ce qui est beaucoup plus réprchen-
sible, il ne respecte pas assez les mœurs. Ses meilleures pièces
sont : le Joueur, le Distrait, les Mènechmes, le Légataire universel
et le Retour imprévu.
* Regnard est né à Paris d'un riche marchand. Après avoir
achevé ses éludes il se mit à voyager, fut pris par des Cor-
saires algériens, conduit à Constantinople et vendu comme
esclave; il revint en France après avoir payé sa rançon, visita
la Flandre, la Hollande, le Danemark, la Suède, alla jusqu'au-
delà de Tornéa et inscrivit sur un rocher ce vers ambitieux :
Hic tandem stetimus, nobis ubi defuit orbis.
* De retour à Paris, il acheta une charge de trésorier de France,
et se mit à faire des comédies, qui sont toutes en vers.. Ces
pièces, ainsi que les relations de ses voyages, sont très-dange-
reuses sous le rapport des mœurs. Il mourut à Grillon, à l'âge
de 54 ans.
Destouches. Il montre une imagination féconde et des talents
particuliers pour la bonne comédie. Molière a plus de force
comique et de génie, Regnard plus de gaîté et de vivacité, mais
Destouches est plus heureux et plus adroit dans ses dénoû-
ments que le premier, plus décent et plus moral que le second;
il ne perd jamais de vue le vrai but de la comédie, qui est de
corriger les hommes, de guérir leurs travers en les amusant.
Son dialogue est quelquefois froid et diffus. Ses meilleurs
pièces sont le Glorieux et le Philosophe marié.
* Destouches, né à Tours, fut, dès sa jeunesse, attaché à l'am-
bassadeur de France en Suisse. Il fut reçu h l'académie en 1723.
A la fin de sa vie, il ne s'occupa que de théologie. La fausse
Agnès et le Tambour nocturne ne furent représentés qu'après sa
mort.
- 468 —
Les comiques français qui, après ceux que nous venons de
juger, ont acquis quelque réputation, sont : Doursault (1638-
1701) : la Comédie sans titre, Esope à la cour. — Du Fresny (1G42-
1724) : r Esprit de conlradiction, le Faux sincère, le Jaloux honteux.
— D'Ancourt {\GQi-il2G) : le Chevalier à la mode, les Bourgeoises
à la mode. — Legrand (1G68-1720) : le Roi de Cocagne — P'iron
(1689-1773) : la Mctromanie. — Gresscl : le Méchant. — Demoiistier
(1760-1801) : le Conciliateur, Alceste ou le Misanthrope corrigé. —
Delavigne : les Comédiens et l'Ecole des vieillards.
* La comédie moderne est bien pervertie; aussi dirons-nous
avec Godefroy : « Prétendre qu'on corrige les mœurs par le
ridicule, est une plaisanterie dont il n'est plus permis d'être
dupe. Le spectateur n'a jamais reconnu au théâtre que les
Liéfauts de son voisin. Pour des auteurs dramatiques, l'essentiel
est d'attirer la foule. Afin d'arriver à ce résultat, on traite la
multitude selon son goût; on se moque de toutes choses, on
déverse l'ironie sur tous les grands souvenirs, on tourne en
ridicule les beaux sentiments, et l'on reproduit tous les vilains
spectacles de notre époque ; enfin on livre la scène au machi-
niste, au décorateur et au metteur en scène, dont la mission,
devenu un art, est d'en imposer aux spectateurs par ce qu'on
appelle les fourberies de la scène. »
* Le nombre des poètes qui ont écrit de véritables comédies
est donc bien petit, malgré le grand nombre d'auteurs dont les
pièces inondent le théâtre.
* Charl-Guil. Etienne (1778-1845) a fait une comédie en un acte
très-vive et fort bien versifiée; Brucys et Palaprat (\2>01); les
deux Gendres (1810) eut cent représentations. — Henri Latouchc
(1785-1851) dont les pièces ont succombé sous le soulèvement
de la pudeur outragée du public. — Emile Augier (1820) auteur
d'une comédie en deux actes la Ciguë, a voulu y donner une
leçon de morale à l'adresse de l'indifférence de la jeunesse bla-
sée de nos jours. — Camille Doucet (1812) a écrit quelques
jolies comédies d'une gaîté discrète. — A)ulré Thcuriet (1833)
par une seule pièce s'est acquis une place distinguée parmi les
poètes dramatiques : Jean-Marie (1871); cette pièce en vers et
on un acte, est pleine de vérité. L'auteur n'est pas classique,
ni romantique, ni réaliste ; il est poète.
— 4G9 —
CHAPITRE VI.
De quelques autres productions dramatiques.
ARTICLE PREMIER.
La Tragédie bourgeoise.
La Tragédie bourgeoise ou populaire met sous les yeux des
malheurs domestiques, des accidents fâcheux tirés de la vie
oommune. Le dénoûment est ordinairement fâcheux.
Ce genre peut être intéressant, utile et agréable même.
Représenter l'infirmité dans l'indigence, la vieillesse dans le
délaissement, la ruine d'une famille honnête, le malheur d'un
fils égaré, des crimes domestiques, etc., ce sont là des événe-
ments qui peuvent fortement émouvoir. Mais pour qu'ils n'ex-
citent pas une compassion stérile, il faut représenter ces revers
comme des malheurs immérités.
Il faut du talent surtout pour réussir dans ce drame. Car ici
l'on n'est pas frappé par la dignité des caractères, par l'appa-
reil de la représentation, par de grands événements, par des
noms célèbres, par la pompe du style, comme dans la tragédie.
Ce genre ne se soutient que par la morale et par l'intérêt. L'in-
térêt résulte du mouvement que le poète sait imprimer à l'action.
Les deux grands écueils à éviter dans ce genre de drame, sont
d'un côté le romanesque des événements, de l'autre l'a^roci^g des
caractères. Les faits aussi bien que les personnages doivent
porter l'empreinte de 1-a vie bourgeoise. Les caractères doivent
oITrir un mélange de vertus et do vices, d'heureux naturels et
de penchants vicieux, de bonnes inclinations et de corruption.
Ce genre demande dose un esprit juste et observateur, une
imagination vive, une sensibilité profonde, et une exacte con-
naissance du cœur humain et des détails minutieux de la vie
ordinaire.
Le style de la tragédie bourgeoise doit être simple, conforme
aux choses et aux personnages, pur et correct, facile et noïf,
énergique et toujours naturel.
— 470 -
ARTICLE DEUXIÈME.
Comédie larmoyante ou attendrissante.
C'est un genre de comédie sérieuse, riche en situations tou-
chantes et comiques, qui tantôt excite le rire par la peinture
des vices et des ridicules, tantôt fait couler les larmes par le
tableau attendrissant des revers domestiques. On pourrait
l'appeler drame tragico-comique, parce qu'il partage avec la tra-
gédie et la comédie le fond et le but. Le dénoùment est ordi-
nairement heureux, et dissipe les craintes et les inquiétudes
que l'infortune avait produites.
La Chaussée (1691-1734) est communément regardé comme
l'inventeur de ce genre de drame ; il en trouva un modèle dans
les scènes touchantes et pathétiques de VAndrienne de Térence.
Ses meilleures pièces sont le Préjugé à la mode, Mélanide, VEcole
des mères et la Gouvernante.
Voltaire s'est aussi exercé en ce genre de comédie dans les
pièces intitulées : Nanine qIY Enfant prodigue, et Diderof dans le
Père de famille.
ARTICLE TROISIÈME.
Comédie populaire ou farce.
C'est ainsi que l'on appelle une petite pièce de théâtre dont
l'objet et le mérite principal consistent à faire rire par une
peinture exagérée des ridicules et des vices. C'est à la suite de
la tragédie et de la comédie qu'ordinairement la farce paraît
sur la scène, dans le but de délasser le spectateur. Elle a donc
quelque chose de commun avec le drame satirique des anciens.
La farce, astreinte aux mêmes règles que la comédie, a
néanmoins plus de latitude et de liberté pour ce qui regarde la
conduite de l'action, l'enchaînement des scènes, le tissu des
incidents et la préparation du dénoùment.
L'on peut mettre au rang des comédies populaires les Plai-
deurs de Racine, et les Fourberies de Scapin, le Médecin malgré lui,
Pourccaugnac de Molière.
— 471 —
ARTICLE QUATRIÈME.
L'Opéra.
VOpéni est un drame lyrique, où hi musique remplace le dia-
logue, où les personnages expriment par le chant ce que dans
le drame ordinaire ils expriment par le discours.
Le but de l'opéra est de divertir.
Il y a deux genres d'opéra : le genre sérieux, appelé aussi le
grand opéra, et le genre badin ou Vopéra comique.
L'ojjérasc'rt'e^a; ressemble pour le sujet au poème épique; il
n'en diffère que par la l'orme. Il se divise en opéra merveilleux;
et en opéra héroïque. Dans le premier, les personnages sont des
dieux ou du moins des êtres tirés de la mythologie. Le second
ressemble pour le sujet et le nombre des actes à la tragédie,
mais il en diffère par plus de simplicité dans le plan, par un
dialogue destiné au chant, par un dénoûment heureux, enlîn,
en ce que les actes renferment souvent des actions entières et
que le théâtre n'est jamais vide.
L'effet que doit produire l'opéra résulte particulièrement du
concours de tous les arts qui y sont mis à contribution : archi-
tectui-e dans la construction et la. disposition du théâtre, pein-
ture dans les décorations, éclat dans les costumes dés person-
nages, musique, danse, chant et poésie.
Les sujets empruntés à la mythologie sont plus favorables au
poète, à cause de la magnificence et de la variété dont ils sont
susceptibles ; mais ils sont moins intéressants que ceux que
l'on puise dans l'histoire. Ceux que fournit l'âge de la chevalerie
sont moins vraisemblables, mais se prêtent mieux au merveil-
leux.
L'opéra, dans la forme qu'il a aujourd'hui, était ignoré des
anciens ; ils n'avaient rien qui en approchât, si ce n'est leurs
chœurs et le ton chantant qu'ils mettaient dans le récit. Ce fut
vers la fm du 15c siècle que naquit en Italie ce genre de drame,
et nulle part ailleurs il n'a été cultivé avec autant de succès.
Les écrivains italiens qui ont excellé en cette partie sont sur-
tout : Apostolo Zt'HO (1009-1750) et Métastase.
En France, Perrin (1080) fut le créateur de l'opéra; la Motte,
La Fontaine s'y exercèrent avec quelque succès, et Quinault
— il-2 -
(1634-1688) y réussit le mieux. On peut en effet regarder Qui-
nault comme le véritable créateur de l'opéra ; il n'a été sur-
passé en ce genre par aucun poète.
L'opéra comique, qu'on appelle aussi opêrellc ou opéra bouffon,
puise son sujet ou dans le monde imaginaire, ou dans le monde
réel, mais toujours dans la vie bourgeoise; il ne diffère de la
comédie que par la forme. On pourrait appeler l'opéra comique
la comédie en musique ou la comédie lyrique, comme on appelle-
rait fort bien le grand opéra la tragédie en musique ou la tragé-
die lyriqne.
Il y a deux espèces d'opéra comique : l'opéra comique en
vaudevilles et l'opéra comique à ariettes. Le premier est une
comédie presque toute en chansons sur des airs connus, la
prose n'y sert que de liaison et de transition ; le second est
mêlé de chants adaptés à des paroles qui expriment quelque
sentiment.
C'est encore en Italie que l'opéra comique a pris naissance :
le poète qui y a le mieux réussi est Goldoni. Cependant la mu-
sique de ses opéras comiques vaut mieux que la poésie.
Les Français ont mis plus de soin que les Italiens à rendre le
sujet de leurs opéras comiques intéressant, élégant et gracieux.
Ceux d'entre eux qui ont été les plus heureux à composer des
opérettes sont : Favart {illOAldS), Vadé (;[120-ilb0), Anseaumc
(1729-1784), Sedaine ('1719-] 797) et Uarmontel.
* L'opéra moderne a été entièrement absorbé par la musique.
Le poème et le poète y sont complètement négligés. A peine
sont-ils nommés pour la forme. Leur œuvre n'est connue que
par le nom de l'auteur de la musique, c'est : la Dame blanche de
Boiëldieu, le C/ul/ci d'Adam, les Hugcnots de Meyerbeer, la Muette
de Portici d'Auber, et Ton ignore que c'est Scribe qui est l'au-
teur de tous ces poèmes. Dans un bon opéra la poésie devrait
entrer pour une large part; de nos jours, l'opéra est devenu
une vaste machine compliquée, pleine de fantasmagorie, de
contraste, d'illusions, une chose essentiellement factice, et,
comme spectacle, offrant le tableau le plus bizarre de grandeur
et de puérilité, de beautés sublimes et de contre-sens.
* Le concours de tous les beaux arts dans cet ensemble prodi-
gieux qui se déroule aujourd'hui sur le théâtre lyrique fait con-
cevoir aisément combien ces spectacles sont dangereux pour la
— i73 —
jeunesse en exallant l'imagination et en provocant les passions;
les plus violentes, quand même le texte du poème n'olïrirait
rien de blessant pour les mœurs (1).
* Une foule d'écrivains ont travaillé pour le théâtre de nos
jours. Nous ne dirons (ju'un mot du plus célèbre d'entre eux.
Le vaudevilliste Scvibe (Anguste-Eugène), de l'académie, né en
1791, débuta sur le théâtre du vaudeville par une suite non
interrompue d'échecs (1811-1815). Jamais auteur dramatique
n'eut en si peu de temps autant de pièces tuées sous lui,
(comme on a dit); mais on ne vit jamais pareille opiniâtreté à
rentrer dans la lice. La restauration fut pour Scribe un long
triomphe de quinze années. Au Gymnase seul il donna 150 pièces.
Aussi, pour fournir à une pareille consommation. Scribe avait
établi un véritable atelier, où une foule de collaborateurs appor-
taient chacun sa part de travail, l'un l'idée, l'autre le plan, un
troisième un dialogue ou un couplet. Scribe surveillait tout, diri-
geait tout, relisait, retouchait, refondait, puis, signait en mettant
le nom du principal collaborateur à côté du sien, — Un autre
genre dans lequel Scribe n'a pas de rival, c'est le drame lyrique
ou le libretto d'opéra. C'est lui qui a écrit la Dame blanche (1825),
/ail/«c»c(1828), Robert le Z)mf*?e (1831), la Juive (1835), le Pro-
jiliète (1849), etc., etc.
' Il a, en outre, composé quelques romans. Le mérite litté-
raire des œuvres de Scribe est diversement apprécié. On trouve
qu'elles se ressentent de la rapidité du travail. On doit recon-
naître néanmoins chez lui, dans l'art de nouer et de dénouer
l'intrigue, une facilité naturelle sans exemple. Ses pièces dé-
passent le chiiïre de 350. Presque toutes sont dangereuses pour
de jeunes lecteurs, si ce n'est, peut-être, le Solliciteur ou l'art
(l'obtenir des places, une des pièces les plus spirituelles de l'au-
teur, et. que Schégel préférait au Misanthrope, et encore la
Secrétaire et le cuisinier, l'Intérieur d'un bureau ou la Chanson.
(1) * Citons quelques opéras avec le nom du poète et de rauteur de la musique. —
Ossian de Doscliainps (ISOJ), musique de Lesueicr ; Joseph en Egypte, beau et senlimenlal
opéra biblique (1S07) d'Alex. Dia-al, musique de MéhuI; la Veslale de Jouy par Spontini
(1807); la Reine de Chi/pre de Saint- Georges par Halévy (1839); Lucie de Lammermoor,
la Favorite, Don Pasquale, Jérusalem, elc, de Alph. Royer et Gust. Vaez, musique
lie différents auteurs; Don Quichot'e, les Xoces de Jeannette, Faust de Jules Barbier et
Michel Carré; le Carnaval de Venise de Thorn. Sauvage, nmsique d'Anibroise Tliorna^ :
VEden de Méry, musique de Félicien David.
— 471 —
L'Angleterre n'a pas été féconde en poètes de ce genre. Ceux
qui méritent d'être cités sont Gay, Fielding et Shévidan.
En Allemagne, on a cultivé dans les dernières années l'opéra
comique beaucoup plus que le grand opéra. Les meilleurs
poètes en ce genre sont : TT'etsse (1726-1805), //ii/er (1699-1 7G9),
Gœthe, Jacobi {nm-iSli), Gotter (1746-1797), Michaclis, Kotzebue
et Kind, né en 1768.
Un genre d'opéra comique particulier, c'est \'IiHerme::o ou
Vlntermvde des Italiens. Il consiste en une action fort simple, à
laquelle deux personnes seulement prennent part, en deux
actes représentés isolément, ou entre le l'" et 2e, et entre le S-^
et le 4'3 acte du grand opéra.
Une autre espèce encore d'opéra comique, ce sont les mono-
drames et les duodrames. Ce genre est sérieux et passionné, en
un seul acte, quelquefois entièrement en prose, entremêlé par-
fois de musique.
* Nous ne parlerons pas des pièces dramatiques en prose.
La poésie n'y est pour rien, l'art théâtral pour peu de chose,
et l'immoralité pour beaucoup trop. Mais un genre de drame
qui tend h se répandre et à prendre des proportions sérieuses
ce sont les pièces qu'on jouait jadis exclusivement dans les
collèges, et qui de nos jours se produisent sur la scène des
cercles catholiques. Sans rôle de femmes et sans intrigue
amoureuse elles forment un genre h part, dans lequel plusieurs
auteurs anonymes ont déjà réussi. Un danger à craindre c'est de
viser trop à faire salle comble au profit de l'œuvre charitable qui
réunit l'auditoire, et de sacrifier fart au mauvais goût rognant.
CHAPITRE VIL
De la poésie des Livres saints.
Les critiques les plus distingués de tous les temps ont été
tellement frappés des beautés qui brillent à chaque page des
divines Ecritures, qu'ils n'ont pas hésité d'attribuer à la poésie
des Hébreux la supériorité sur les productions littéraires de
toutes les époques. Ils ont remarqué dans les Livres saints un
mérite et un génie littéraires qu'on chercherait en vain dans les
- 47?) -
chefs-d'œuvres de la Grèce et de Rome. C'est pourquoi nous
allons présenter quelques réflexions sur la poésie sacrée.
En parcourant les monuments immortels de cette littérature
des Hébreux, antérieure de plusieurs siècles à toute littérature
profane, on s'aperçoit d'abord que leur poésie était métrique,
quoiqu'on ignore la nature de ce mètre. Toujours est-il que
leur poésie est un langage harmonieux, cadencé et assujetti à
quelque mesure. Les phrases nombreuses et les mots arrangés
symétriquement, les termes tantôt contractés, tantôt prolongés
par l'addition de quelques lettres ne permettent pas d'en dou-
ter (1). Mais la mesure réelle de leur poésie, son rhythme, sa
prosodie, nous sont entièrement inconnus.
Chaque période est divisée ordinairement en deux , quelque-
fois en un plus grand nombre de parties, presque toujours égales,
et qui chacune forme un vers entier. Le second membre, construit
à peu près de la même manière et avec le même nombre de
mots que le premier, renferme ou le développement ou le
contraste du sentiment , de la pensée qu'exprime le premier
membre.
Cette symétrie n'étonnera pas, si l'on réfléchit que la plupart
de ces poésies étaient destinées à être chantées alternalivemenl
par deux chœurs, dans les fêtes solennelles, et accompagnées
d'instruments de musique. Elle se rencontre même dans les
poèmes qui n'étaient pas destinés au chant, tels que le livre de
Job, les Prophcles en partie, YEcclésiaste et les Proverbes.
Ce qui caractérise les poèmes sacrés, c'est la grandeur, la
noblesse, la sublimité des pensées, la force des sentiments,
l'éclat des images, la beauté des figures ; c'est un style simple,
mais énergique, concis et hardi. Les phrases sont généralement
courtes. L'on y rencontre rarement des détails ou des mots
superflus. De cette concision, naît ce ton sublime dont le lecteur
est frappé presque à chaque page.
Les métaphores, les allégories, les paraboles, les compa-
raisons et les personnifications sont extrêmement fréquentes
dans les poèmes des Hébreux. Et, comme elles sont presque
toujours tirées de la nature du pays, des scènes réelles de la
vie, des cérémonies religieuses, des événements de l'histoire
(I) Voyez Loictli, Leçons sur la x>oésie sacrée des Hébreux. 1. 1, l" partie, leçon 3'". -
Mgr Plantier, Éludes UUéraires sur les 2:>oétes bibliques, 1. 1, ch. V. ^
- 476 -
sainle, des arts et des occupations ordinaires du peuple, telles
que l'agriculture, le soin des troupeaux, etc., elles impriment
à ces productions poétiques un caractère d'originalité et de
nationalité qui leur donne une dignité particulière.
Si donc on veut bien comprendre toute la beauté des Livres
saints, il faut avoir une exacte connaissance des objets auxquels
les figures poétiques sont empruntées ; comme on doit connaître
les mœurs et les usages des Grecs et des Romains, pour lire
avec fruit et avec intérêt leurs productions poétiques.
C'est ainsi que, quand l'écrivain sacré veut peindre les mal-
heurs et la désolation du peuple, il fait fréquemment allusion h
un sol brûlant et altéré, parce que la Palestine recevait rare-
ment les bienfaits de la pluie, et qu'elle avait souvent à souffrir
lies vents brûlants du midi et de l'ardeur de l'été (Ézéch. XIX,
10-14; Joël, I, 16-20). Veut-il au contraire peindre la félicité de
la nation succédant soudainement à ses malheurs, il tire ses
comparaisons d'une eau bienfaisante qui, tout à coup, vient
rafraîchir l'atmosphère, ou d'une source qui jaillit dans le désert
(Isaïe, XXXV, 6-7. XLI, 17-20). Vous l'entendez fréquemment
parler de torrents qui se précipitent, d'orages qui éclatent,
d'abîmes qui s'entr'ouvrent ; eh bien ! vous n'y verrez rien que
de naturel, si vous réfléchissez que la Judée, hérissée de mon-
tagnes, est exposée à des inondations soudaines et rapides.
Quelles belles et touchantes figures n'ont pas fournies aux poètes
sacrés, le Liban, image de la grandeur et de la force, avec ses
cèdres menaçants (Ps. XXVI, 35; Gant. IV, 15 ; V, 15; Js. II, 13;
X, 34; XIV, 8 ; XXXV, 2; XXXVII, 24; LX, 13; Jérémie, XXII,
6-24; Zach. XI, 1-2); le Garmel, figure de la beauté et de la grâce,
avec ses vignes et ses palmiers (Gant., VII, 5; Js., X, 18 j
XXIV, 2; XXXIII, 9; Jérémie, IV, 26; Mich., VII, 14); le Jour-
dain inondant à temps réglés ses rives altérées (Zach., XI, 3;
Jérémie, XII, 5; XLIX, 19); le mont de Sina si fameux dans
l'histoire des Juifs (Ps LXVII, 9) ; la montagne de Sion, où Dieu
manifestait sa gloire (David, Isaïe et Jérémie) ; le séjour des
Israélites dans le désert sous des tentes mobiles (Js., XXIV,
20); la vie nomade et pastorale des patriarches, le pressoir,
l'aire à battre le blé, le chaume, etc. (Js., XVII, 13; Joël, III,
13 ; Mich., IV, 13) ; les rites religieux, les vêtements des prêtres
(Ps. CXXXII), et enfin les événements historiques (Js., XXXIV,
8-9; Ps. X, 7).
— Ail -
Mais celle des figures poétiques qui donne au slyle des
livres saints cet accent hardi et sublime, qui le caractôrise,
c'est la, personnification. Toute la nature s'anime sous le pinceau
des écrivains sacrés. Tantôt ce sont les montagnes qui, à l'as-
pect de Dieu, tremblent et s'enfuient (Ps, XVII, 8 ; XLV, 4 ;
XGVI, 5; CXIII, 46 ; Is., V, 25); tantôt les eaux qui, à l'appari-
tion du Dieu des armées, sont saisies d'efTroi (Ps. LXXVI, 16);
tantôt c'est la peste et la mort marchant devant le Seigneur
irrité (Ilabac, III, 5); tantôt ce sont les abîmes qui gémissent,
et crient, et portent les mains en haut (Habac, III, 10); tantôt
c'est la mer, le sépulcre et la mort qui élèvent la voix et qui
disent qu'ils ne possèdent pas la sagesse (Job. XXVIII, 14, 22).
Le 14e chap. dTsaïe, où le prophète annonce la chute du roi de
Babylone, renferme des prosopopées si frappantes que nous
croyons devoir le transcrire ici :
Comment a disparu tout à coup ce maîfre impitoyable? qui a
mis fin au tribut qu'il exigeait de nous ?
Le Seigneur a brisé la verge des impies, le sceptre des domi-
nateurs ;
Celui qui frappait les peuples dune plaie incurable, celui qui
commandait aux nations dans sa colère et les persécutait sans
relâche.
Toute la terre s'est reposée en silence ; elle s'est réjouie, elle
a jeté des cris d'allégresse.
Les sapins et les cèdres du Liban ont vu avec joie ta ruine.
Tu dors, ont-ils dit, qui maintenant s'élèvera contre nous?
A ton approche, le séjour de la mort a été troublé jusqu'au
fond de ses abîmes ; au-devant de toi se sont élancés les
prince§ qui l'habitent : les maîtres de la terre, les rois des
nations sont descendus de leurs trônes.
Tous ont élevé leur voix, et ont dit : Eh quoi! tu as été blessé
comme l'un de nous ; tu es devenu semblable à nous !
Ta gloire est tombée dans l'abîme, ton cadavre est étendu
sur la terre ; les insectes te dévorent, les vers forment ton
vêtement.
Gomment es-tu tombé du ciel, astre brillant, fils de l'aurore?
Comment es-tu renversé sur la terre, toi qui frappais les
nations?
Tu disais dans ton cœur : Je monterai par-dessus les cieux,
— -478 —
j'établirai mon trône au-dessus des astres, je me reposerai près
de l'Aquilon, sur la montagne du testament.
Je m'élèverai au-dessus des nues, je serai semblable au Très-
Haut.
Mais tu seras jeté dans l'enfer, au plus profond de l'abîme.
Ceux qui te verront se pencheront vers toi, te regarderont de
près, et diront : Est-ce là cet homme qui a troublé la terre, qui
a ébranlé les royaumes,
Qui a fait de Tunivers une solitude, qui a renversé les villes,
et qui n'a cessé d'appesantir ses fers sur ses captifs?
Les rois des nations sont morts dans la gloire : tous ont leur
tombeau.
Pour toi, jeté hors du sépulcre, comme une racine souillée,
comme des lambeaux couverts de sang, confondu avec des sol-
dats tombés sous le glaive, précipité sans honneur dans la
fosse, comme un cadavre hideux, tu n'auras pas de tombe....
(( Le style poétique des livres de l'Ancien Testament, dit
Blair, est plus chaud, plus hardi, plus animé, que celui d'aucun
autre ouvrage de poésie que nous connaissions. Il est fort éloi-
gné de celte expression régulière et correcte à laquelle la poé-
sie moderne a habitué nos oreilles : c'est l'élan de l'inspiration;
les scènes n'y sont pas décrites d'une manière calme : elles
sont représentées et mises sous nos yeux ; les personnes et les
choses y sont interpellées, comme si elles étaient présentes ;
les transitions sont souvent brusques, les liaisons insensibles ;
souvent les personnages changent; quelquefois les figures sont
entassées et jetées avec profusion ; une sublimité hardie est le
caractère de ce style, et non une élégance correcte. On y voit
i'àme de l'écrivain élevée au-dessus d'elle-même, qui veut
donner l'essor aux idées dont elle est renjplie, et qui ne peut
trouver des expressions proportionnées à leur hauteur. »
Les poètes sacrés les plus éminents sont : l'auteur du Uvve
de Job, David et trois des quatre grands Prophètes : haïe, Jérc-
mie et Ezéchiel.
Le livre de Joh est généralement regardé comme le plus
ancien monument de la poésie sacrée. L'auteur en est inconnu.
Ce livre est supérieur à tous les autres poèmes sacrés, excepté
ceux d'Isaïe et de David. Il se fait remarquer par des descrip-
tions hardies et sublimes, par une imagination animée, brù-
- .i7i> —
lantc, par de fréquentes el de frappantes métaphores. L'auteur
y décrit moins les objets qu'il ne les rend visibles. C'est une
production qui diffère tout à fait des autres poésies sacrées.
Les images, les métaphores, les comparaisons, tout y paraît
sous une forme particulière et originale. On n'y rencontre pas
d'allusions aux moeurs, aux occupations, aux rites religieux
des Juifs, au Liban, au Carmel et au Jourdain ; c'est que la
scène est placée dans l'Idumée, contrée de l'Arabie.
* Job paraît avoir vécu avant Moïse, vers le XVIIIc siècle
avant J.-C. Voir p. 137.
David. Ses poésies sont du genre lyrique, dont il a fort varié
les sentiments. Tantôt il est doux, agréable, tendre et onctueux,
et c'est son genre ordinaire; tantôt il est grand, mais d'une
grandeur tempérée; plus rarement il s'élève au sublime, en
quoi il est inférieur ft Joh dans le genre descriptif. David réussit
le mieux quand il dépeint la bonté, la miséricorde de Dieu et
son amour pour les hommes, quand il décrit le bonheur du
juste ou qu'il adresse à Dieu des prières ferventes. Voir p. -130.
* David, roi et prophète, fils d'Isaï ou Jessé, né à Bethléem
vers 1071 av. J.-C, conduisait les troupeaux de son père, lor-
qu'il fut désigné par Samuel, à l'âge de 15 ans, pour succéder
à Saul. Après la mort de ce dei'nier, qui périt à Gelboé, il se fit
reconnaître roi à Ilébron (1040). Le trône lui fut disputé par
Isboseth, et il ne régna seul qu'au bout de 7 ans, après la mort
de ce prince. David fit de grandes conquêtes, enleva aux Jébu-
séens Jérusalem, dont il fit sa capitale, et vainquit les rois de
Syrie et de Mésopotamie. Il mourut en l'an 1001 av. J.-C. lais-
sant le trône à Salomon, le plus jeune de ses fils. On a 150 Ps.
sous le nom de David. Voir p. 136.
Tsaîe. Il est le plus sublime de tous les poètes sacrés et pro-
fanes. La majesté est le caractère dominant de ses pensées.
Les sujets qu'il traite sont généralement très-pompeux. Ses
pensées, ses images, ses métaphores, ses expressions, tout
porte l'empreinte d'un brûlant enthousiasme.
* Isaïe, fils d'Amos et neveu d'Amasias, roi de Juda, fut le
premier des quatre grands prophètes. Il annonça à Ezéchias,
de la part de Dieu, d'abord qu'il allait mourir, ensuite que sa
vie serait prolongée de 15 ans. Pour confirmer cette promesse,
il fil reculer l'ombre du soleil de dix degrés sur le cadrar^
- -180 —
d'Achas. Isaïe fut mis à mort et scié en deux sous le règne de
l'impie Manassé, fils d'Ezécliias, vers l'an G94 avant J.-C. Il avait
alors 130 ans.
* Jérémie. Il est surtout connu par ses Tlireni ou Lamentations.
Rien de plus touchant que ces élégies dans lesquelles le pro-
phète dépeint et déplore les malheurs de Jérusalem dépeuplée
et ruinée par Nabuchodonosor. Elles forment un petit poème
en cinq chants dont les quatre premiers sont en vers acros-
tiches et abécédaires (forme poétique assez commune aux
auteurs sacrés) : chaque verset ou strophe commence par une
des lettres de l'alphabet hébreu, rangées selon l'ordre qu'elles
y gardent; même dans le troisième chant, il y a pour chaque
lettre de l'alphabet trois versets de suite, dont le premier mot
commence par cette lettre. Le nom hébreu de ces 22 lettres a
été conservé dans les traductions pour désigner le commence-
ment de chaque strophe. Le cinquième chant est une prière par
laquelle le prophète implore les miséricordes du Seigneur.
* Jérémie, fils du prêtre Heldias, natif d'Anathot, près de
Jérusalem, commença à prophétiser sous le règne de Josias,
l'an 629 av. J.-G. Les Juifs irrités le jetèrent dans une fosse
pleine de boue, d'où un ministre du roi Sédécias le fit retirer.
L'Ecriture ne nous parle pas de sa mort, mais on croit qu'il fut
lapidé h Taphné, l'an 590 av. J.-G. Les prophéties de Jérémie
contiennent 51 chapitres. Ce prophète, dit S. Jérôme, est
simple dans ses expressions, sublime dans ses pensées; mais
cette simplicité offre souvent des termes forts et énergiques.
Il y a, dans ses écrits, quelques visions symboliques faciles à
expliquer.
* Extraits des Lamentations de Jércmie, sur la ruine
de Jérusalem.
Comment ! Cette ville naguère si peuplée, la voilà assise soli-
taire et déserte ! La maîtresse des nations est comme une
veuve désolée; celle qui commandait en reine à tant de pro-
vinces est réduite à payer le tribut ! Elle pleure toute la nuit,
et ses joues sont couvertes de larmes... Ses portes ont été
arrachées, le Seigneur en a brisé les gonds ; il a livré ses
princes et son roi entre les mains des gentils... Les rues
de Sion pleurent leur solitude, parce qu'il n'y a plus personne
qui vienne à la solennité de ses fêtes : toutes ses portes sont
- 481 —
détruites, ses prêtres ne font que gt'Mnir, ses jeunes filles sont
défigurées, et elle-même est plongée dans l'amertume... Ses
vieillards sont assis sur ses ruines et gardent un morne silence,
ils ont mis de la cendre sur leur tète, ils ont pris des cilices, et
les filles de Jérusalem se sont courbées vers la terre dans la
douleur qui les accable... Ses ennemis sont devenus ses
maîtres et se sont enrichis de ses dépouilles; ses petits enfants
ont clé faits esclaves, et ses persécuteurs les ont chassés
cruellement devant eux comme un misérable troupeau... Don-
nez-nous à boire, donnez-nous à manger, disaient à leurs mères
ces innocentes victimes, lorsqu'elles tombaient de faiblesse
dans les rues, et qu'elles expiraient entre les bras de celles qui
leur avaient donné le jour... La fille de Sion a perdu toute sa
beauté, ses princes ont été dispersés comme des béliers qui
ne trouvent point de pâturage... Comment l'or s'est-il obscurci?
Comment sa couleur éclatante s'est-elle ternie? Gomment les
pierres du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes
les rues? Comment les enfants de Sion, qui étaient si brillants
et couverts de l'or le plus fin, ont-ils été traités comme des
vases de terre, l'ouvrage du potier? Les bêtes farouches ont
allaité leurs petits, mais la fille de mon peuple est aussi cruelle
que l'autruche du désert. La langue des petits enfants s'est
attachée à leur palais dans rexlrême soif qu'ils ont soufferte :
les enfants un peu plus grands ont demandé du pain, et il n'y
avait personne pour leur en donner. Ceux qui se nourrissaient
des viandes les plus délicates sont morts de faim dans les rues;
ceux qui prenaient leurs repas sur des lits de pourpre se sont
vus réduits à être couchés sur le fumier... Voyez, Seigneur, et
considérez l'avilissement où je suis. 0 vous tous qui passez par
ce chemin, considérez et voyez s'il est douleur pareille à la
mienne : mon ennemi m'a dépouillée comme une vigne que l'on
vendange, ainsi que le Seigneur m'en avait menacée dans sa
colère. Du haut des cieux, il a envoyé le feu dans mes os et il
m'a châtiée; il a tendu un filet à mes pieds et m'a fait tomber
en arrière... Le joug de mes iniquités m'a accablée soudain, le
Seigneur les a roulées dans sa main et les a imposées sur mon
cou comme une chaîne...
* Ezéchiel. Ses prophéties sont fort obscures, surtout au
commencement et à la fin. Elles sont au nombre de 22. L'auteur
31
— 482 —
est appelé avec raison le sombre Ezcchiel. Son style est d'une
énergie extrême, et, par là même, il approche parfois du lan-
gage grossier, comme dit S. Jérôme. 11 est rempli de sentences,
de comparaisons, de visions énigmatiques. Pour dépeindre
l'idolâtrie de Jérusalem et de Samarie, il s'est servi d'images et
d'expressions que nos mœurs ne supportent pas. Mais il ne faut
pas juger des mœurs anciennes par les nôtres. Chez un peuple
dont les mœurs sont simples et pures le langage est moins
châtié que chez les autres. Les expressions qui, dans les
langues modernes, paraissent répréhensibles, ne le sont pas
dans les langues anciennes ; c'est l'imagination, comme dit le
président de Brosses, qui a corrompu les langues. Les Juifs, dans
la suite, ne permirent plus de lire les prophéties d'Ezéchiei
avant l'âge de 30 ans. Inutile de dire qu'elles ne peuvent pas
être mises en entier sous les yeux des jeunes lecteurs.
* Ezéchiel, fils du sacrificateur Buzi, fut amené captif à Baby-
lone, avec Jéchonias. Il commença à prophétiser l'an 595 av.
J.-C. Il fut transporté en esprit dans le temple de Jérusalem,
oii Dieu lui montra les abominations qui s'y commettaient. Il
eut ensuite plusieurs visions miraculeuses sur le rétablissement
du peuple juif et du temple, sur le règne du Messie et la voca-
tion des gentils. Il continua de prophétiser pendant 20 ans ; il
fut tué, à ce que l'on croit, par un prince de sa nation, à qui il
avait reproché son idolâtrie. Dieu lui ordonna plusieurs actions
symboliques, qui ont fourni aux incrédules des plaisanteries
bien déplacées. 11 suffit de remarquer que la plupart de ces
choses ne se passèrent qu'en vision, et que ce langage typique
était alors usité dans la plus grande partie de l'Asie. — Il y a
eu un juif, poète grec, du nom d'Ezéchiel qui florissait vers la
lin du 1er siècle après J.-C. On a de lui quelques fragments
d'une tragédie sur la sortie des Hébreux hors de l'Egypte, Moïse
(Voir p. i40).
* Extrait des prophéties d'E-échicl.
En ce jour-là je fus touché de la main du Seigneur, et,
m'ayant ravi en esprit, il me transporta dans un champ plein
d'ossements, et me fit tourner aulour d'eux. Ils étaient tous
desséchés et étendus en grand nombre sur la terre, et le Sei-
gneur me dit : Fils de l'homme, penses-tu que ces ossements
puissent revivre? Je lui répondis : Seigneur, mon Dieu, vous le
- .183 -
savez. Et il me dit : Prophétise et dis à ces ossements : Osse-
ments desséchés, écoutez la parole du Seigneur : Je vais vous
ranimer et vous vivrez. Je vous donnerai des nerfs, je vous
couvrirai de peau, je vous ranimerai et vous vivrez, et vous
connaîtrez que je suis le Seigneur. — Je prophétisai donc, selon
Tordre que le Seigneur m'en avait donné; et pendant que je
prophétisais, il s'éleva un grand bruit et il se fit un grand mou-
vement; alors ces os se réunirent et se placèrent dans leurs
emboîtures. Tout h coup je les vis revêtus de nerfs et de chairs
et couverts de peau ; mais ils n'étaient pas encore animés. Et
le Seigneur me dit : Prophétise, fils île l'homme, prophétise et
dis à l'esprit : Voici ce ([ue dit le Seigneur Dieu : Esprit, viens
des quatre parties du monde, soufile sur ces morts pour les
rendre à la vie. — Je prophétisai donc, suivant l'ordre que j'en
avais reçu ; et au mémo temps, l'esprit entra dans ces os, les-
quels furent ranimés, et se levèrent sur leurs pieds comme
une grande armée. Alors le Seigneur me dit : Fils do l'homme,
tous ces os représentent les enfants d'Israël (1).
* Le grand Bossuet, l'aigle de Meaux, avait une prédilection
particulière pour les grands écrivains dont nous venons de
parler, et, dans ses vieux jours, l'auteur des Elévations sur les
mystères, s'est exercé à en faire passer les sublimes beautés
dans la langue française, en mettant en vers plus de 40 mor-
ceaux choisis des psaumes, des prophètes et des évangiles (de
l'an 1700 à 1704, l'année de sa mort) (2). Mais, com.me Canova
le peintre n'atteignit point Canova le sculpteur, Bossuet le
poète n'égale pas Bossuet le prosateur. Qu'on tienne compte de
son âge et du but qu'il s'était proposé en resserrant son génie
dans les entraves du vers. « Je ne fais des vers, dit-il, que par
hasard, pour m'amuser saintement d'un sujet pieux, par un
certain mouvement dont je ne suis pas le maître. Je veux bien
que vous les voyiez, vous et ceux qui peuvent en être touchés.
A tout hasard, voilà V hymne. Vous aurez bientôt les mystères. ■<>
(Lettre à Madame Cornuau). C'était donc pour l'édification de
ses filles spirituelles, et nullement pour le public qu'il écrivait
ses poésies. « J'ai des raisons, dit-il ailleurs, pour ne vouloir
1) ■ Les plus beaux passages de rEcriture sainte oui été réunis par de Lamariinf dans
son dithyrambe, la Poésie sacrée.
2) * Voir les Œuvres complètes de Bossuet publiées par Lafho.l. (. XXAI.
— 4iS4 —
pas qa'on en donne des copies à qui que ce soit. » Voilà com-
ment la pièce que nous publions ici est restée inédite jusqu'en
1849, époque à laquelle le savant cardinal Dom Pitra en décou-
vrit le manuscrit à la bibliothèque de La Flèche. On reconnaîtra
qu'il n'est pas déplacé à la suite des prophètes (1).
* Cantique de Bossuet.
Tibi silentium laus. Ps. LXV ; selon l'hébreu : Le silence a-t
votre louange.
Eternel, je me tais, en ta sainte" présence,
Je n'ose respirer ; et mon âme en silence
Admire la hauteur de ton nom glorieux.
Que dirai-je? Abymé dans cette mer profonde,
Pendant qu'à l'infini ta clarté nous inonde,
Pourons-nous seulement ouvrir nos faibles yeux ''
Si je veux commencer à chanter tes louanges,
Et que déjà meslé parmi les choeurs des anges.
Je médite en moy-même un cantique charmant,
Dès que pour l'entonner ma langue se dénoue,
Je cesse au premier son, et mon cœur désavoue
De ma tremblante voix l'indigne bégaîment.
Plus je pousse vers toy ma sublime pensée,
Plus de ta majesté je la sens surpassée,
Se confondre elle-même, et tomber sans retour.
Je l'approche en tremblant, lumière inaccessible ;
Et sans voir dans son fond l'estre incompréhensible,
Par un vol étonné, je m'agite à l'entour.
Cessez ; qu'espérez-vous de vos incertudes,
Vains pensers, vains efforts, inutiles études?
C'est assez qu'il ai dit : je suis celui qui suis.
Il est tout, il n'est rien de tout ce que je pense.
Avec ces mots profonds j'adore son essence.
Et sans y raisonner, en croyant je poursuis.
Dieu puissant, trois fois saint, seul connu de toy-même,
A qui je dis sans fin, dans mon ardeur extrême :
(1) * Il est intéressant de comparer les pensées de cette pièce avec celles du Chœur dea
anges de Vondel (p. 115), cet autre aigle au vol hardi. — Quant aux preuves de Tautheii-
ticité de ces vers, qu'on consulte le Correspondant , t, X.XIV, p. 498.
— iSÎ) —
Je suis à loi, Seigneur, et mon cœur est rendu ;
(Mais quoi? puis-je l'aimer autant qu'il est aimable?)
Répands dans mon esprit ton esprit ineffable,
Et reçois dans ta paix mon amour éperdu.
Descends, divin esprit, pure et céleste fiàme,
Puissant mOtleur des cœurs qu'en secret je réclame ;
Et toy qui le produis dans l'éternel séjour.
Accorde sa présence à mon âme impuissante.
Fais-en, car tu le peux, une fidèle amante,
Et pour te bien aimer donne lui ton amour.
En terminant, nous exprimerons l'espoir de voir réaliser le
désir si légitime que témoigne Mgr Plantier, évoque de Nimes,
dans ses Etudes ïittcraires sur les poètes bibliques, de faire entrer
un jour les productions de ces beaux génies dans le domaine de
l'enseignement public pour devenir l'objet de l'admiration des
amis des belles-lettres. Nous recommanderons avant tout aux
élèves du sanctuaire l'étude de ces beaux modèles, et nous leur
dirons avec l'illustre écrivain : « S'il est une poésie qui doive
être familière au lévite chrétien, c'est incontestablement celle
de nos livres sacrés. On passerait, à la rigueur, au prêtre de ne
pouvoir raisonner sur le génie et les ouvrages de Simonide ou
de Pindare ; la connaissance de ces auteurs n'entre ni dans les
dépendances de son ministère, ni dans les bienséances de son
auguste état. Mais qu'il fût étranger au mérite littéraire d'Ezé-
chiel ou de Jérémie, c'est ce qu'on ne saurait lui permettre. Je
ne sais quel instinct de délicatesse et de foi nous dit que, dépo-
sitaire par vocation de nos livres sacrés, il doit être par son
savoir le confident de toutes leurs richesses, même artistiques;
et cet instinct est si général et si vrai, qu'un prèlre qui refuse-
rait de s'en faire une loi, qu'un prêtre, qui, par une gravité
fausse, ferait le méprisant pour la littérature de nos livres
saints, se verrait condamné par la raison, qui lui reprocherait
de se montrer ainsi dédaigneux h cueillir des fleurs que l'Es-
prit-Saint lui-même ne s'est pas montré dédaigneux à répandre;
condamné par les exemples et l'autorité des plus illustres doc-
teurs chrétiens, qui, tous, par l'effet d'une môme vénération
pour l'Ecriture, ont mêlé, dans son étude, une pieuse curiosité
de goût aux respectueuses recherches de la science, et passé
— 48(» —
de la discussion de son texte h l'analyse de ses beautés ; con-
damné enfin par la malignité même du siècle et des impies,
qui ne manquent jamais de sourire méchamment quand ils
voient un prêtre moins initié que certains critiques du monde
aux secrets littéraires de cette Bible qu'il devrait cependant
mieux connaître, puisque c'est à lui qu'est remis le soin de la
glorifier et de la défendre (1). »
CHAPITRE YIIl
Un mot sur le Romantisme.
La question du Romantisme n'a plus guère l'importance
qu'on y attachait lorsque, il y a quarante ans, nous publiâmes
la première édition de notre Essai. On était alors dans toute
l'effervescence de la lutte. Depuis lors les faits ont marché,
l'arbre a produit ses fruits, et la question est jugée. Résumons
ce que nous disions autrefois.
le Son origine. — Le christianisme étant venu enlever au pa-
ganisme l'empire du monde, et opérer une révolution complète
dans les idées, dans les croyances, dans les mœurs, la poésie
aurait dû naturellement subir les mêmes changements, et re-
vêtir un caractère chrétien. Néanmoins les poètes entraînés par
les charmes poétiques de la Grèce et de Rome, reproduisirent
presque toujours dans leurs œuvres, avec la forme antique,
l'esprit des poètes païens. La société était chrétienne, et elle
parlait un langage païen.
Lorsqu'on France Ch.ateaubriand donna le premier exemple
et le premier modèle d'une littérature conforme aux idées, aux
mœurs et aux croyances de la société chrétienne [Génie du
Christianisme], cet exemple fut généralement applaudi et suivi.
Cette littérature chrétienne on la nomma iTÎomaHii(ifi<e par allu-
sion à celle du moyen-âge écrite en langue romane.
2o Son caractère. — Ce qui caractérise donc le romantisme,
c'est l'exclusion des divinités mythologiques, c'est la substitu-
tion des croyances chrétiennes à celles du paganisme, et, dans
'1 Études etc. t. I, eh 3.
— 487 —
ee sens, tout littérateur raisonnable consentira sans répugnance
à être romantique. Le christianisme nous fournit d'amples dé-
domagements de la perte des Bacchus, des Dryades, des Vénus,
etc., si toutefois on peut les appeler pertes.
* Mais non content d'avoir substitué l'élément chrétien à
l'élément païen dans la littérature, on a voulu, pour justifier la
création d'une nouvelle école, trouver dans la poésie roman-
tique un caractère i3articulier qui la distingue de la poésie
classique.
On a dit que c'était la mclancoUe.
D'autres ont prétendu qu'il s'efforce de rendre, la pensée sans
se préoccuper de l'expression ; qu'il s'attache ait /"ond beaucoup
plus qu'à la forme.
D'autres ont affirmé que le romantisme est une poésie spiri-
tualiste, terme vague, choisi pour rendre une idée obscure.
Quand même tout cela serait vrai, fallait-il pour cela créer
une nouvelle école (1)?
3» Ses excès, — Le romantisme ne resta pas longtemps ce
qu'il était dans les idées de Chateaubriand. Le romantisme
d'aujourd'hui est un être indéchiffrable, monstrueux; c'est un
véritable lïberlinarje littéraire. Peindre la nature dans ce qu'elle
a de hideux, de dégoûtant, comme dans ce qu'elle a de beau,
de noble et de grand, d'après l'axiome tout ce qui est dans la na-
ture est dans l'art., admettre toutes les idées, s'abandonner h
toutes les impressions, sans choix ; mêler et confondre tout ;
aimer tout ce qui est vague, sombre, mélancolique, fantastique,
horrible et dégoûtant; outrer et fausser tout, idées et senti-
ments, jusqu'à devenir extravagant, invraisemblable et mon-
strueux ; d'après cet autre principe de V. Hugo, le beau c'est le
laid ; faire la guerre à toutes les règles sans distinguer celles
qui reposent sur la nature de celles qui ne sont qu'arbitraires (2);
(1) * Ces trois caractères du Romantisme ont existé depuis bien longtemps. Ainsi, quant
à la mélancolie, déjà au 4' siècle, 5. Grégoire de Nazianze faisait retentir cette corde
sur sa lyre, et, au 5' siècle, Synésius de Cyrène en faisait la note dominante de ses
hymnes (voir p. 140 et p. 141). Et quant à la négligence do la forme, ce romantisme se
rencontre chez les écrivains Romains do la décadence, 11 y a deux mille ans. Voyez le
traité de Tacite intitulé Dialogue sur les causes de la corruption de l'éloquence et vous
croirez lire l'histoire de la littérature coniemporaine.
(2) * Mettons le marteau dans les théories, les poétiques, les systèmes. Il n'y a ni règles
ni modèles! (Préface de Cromwelli. — Le romantisme c'est le libéralisme en littérature.
(Préface de Lucrèce;.
— 488 —
abuser dans la pensée et dans les mots des eflels de l'antithèse
et du contraste. En un mot, se permettre tout, ne respecter
rien, tels sont, ce nous semble, les caractères du romantisme
des derniers jours. Exemples.
Combat de Cédar (l'ange déclm) et du géant Asrafiel,
qui se mordent.
l'CédarJ Comme un bélier jaloux qui, pour abattre un tronc,
Incline obliquement les cornes de son front,
Le souffle du lion grondant dans sa narine,
D'un seul coup de sa tète enfonce sa poitrine.
Asrafiel, à ce choc qui le fait chanceler.
De ces côtes de fer sent les os vaciller :
La force de son bras manque au coup qu'il assène ;
Ses poumons écrasés font ronfler son haleine ;
Mais, pressant de Cédar la nuque entre ses doigts.
Ses deux coudes ouverts il l'écrase du poids.
Et, comme un sanglier plonge sa dent d'ivoire.
Dans son épaule nue enfonce sa mâchoire.
Tel on voit, pour ouvrir ses cinq ongles mordants.
Le dogue secouer le tigre avec ses dents.
Cédar, sans étancher son sang pur qui ruisselle,
Glisse son front rampant sous son immense aisselle,
Et par ses flancs charnus à son tour Tétreignant,
Emporte de sa côte un grand lambeau saignant.
On dirait qu'insensible au vil sang qui les souille.
Pour dévorer son cœur jusqu'aux côtes il fouille ;
Sa dent, qui sur ses os heurte sans s'ébrécher.
Enlève à chaque coup des lanières de chair;
Un ruisseau de sang noir sur ses lèvres écume ;
Chaque quartier de corps sous sa mâchoire fume.
Sans ralentir sa rage il les secoue au vent.
Elargit sa morsure et plonge plus avant.
Et, découvrant le cœur sous la chair déchirée.
Il y plonge en lion sa dent désespérée....
Cet exemple est tiré de la Chute d'un Ange, qu'on intitulerait
avec plus de raison la Chute de Lamartine.
' Voici comment V. Hugo décrit ce qu'il appelle VEglise du
dieu bestial, c'est-5-dire, du grand Pan.
— 489 —
J'errais. Que de charmantes choses!
Il avait plu : j'étais crotté;
Mais puisque j'ai vu tant de roses,
Je dois dire la vérité.
J'arrivai tout près d'une église,
De la ver<e église au bon dieu, (Pan)
Où qui voyage sans valise
Ecoute chanter l'oiseau bleu.
C'était l'église en fleurs, bâtie
Sans pierre, au fond du bois mouvant,
Par l'aubépine et par l'ortie,
Avec des feuilles et du vent.
Le porche était fait de deux branches.
D'une broussaillc et d'un buisson ;
La voussure tout en pervenclies
Etait signée : Avril, maçon.
Une haute rose trimiôre
Dressait sur le toit de chardons
Ses cloches pleines de lumière
Où carillonnaient les bourdons.
Seul, sous une pierre, un cloporte
Songeait, comme Jean à Pathmos.
Un lis s'ouvrait près de la porte,
Et tenait les fonts baptismaux.
Au centre où la mousse s'amasse.
L'autel, un caillou, rayonnait,
Lamé d'argent par la limace
Et brodé d'or par le genêt.
Toute la nef d'aube baignée,
Palpitait d'extase et d'émoi.
— Ami, me dit une araignée,
La grande rosace est de moi.
Tout aimait, tout faisait la paire :
L'arbre à la fleur disait : Nini;
Le mouton disait : Notre père,
Que votre sainfoin soit béni.
190 —
I
El l'on mariait dans l'église,
Sous le myrte et le haricot,
Un oeillet nommé Gydelise
Avec un chou nommé Jacquet. j
Au lutrin chantaient, couple allègre,
Pour des auditeurs point ingrats.
Le cricri, ce poète maigre,
Et l'ortolan, ce chantre gras.
Mon pas troubla l'église fée,
Je m'aperçus qu'on m'écoutait.
L'églantine dit : C'est Orphée... etc. (1).
Voici ce que le poète nous apprend du cheval
'" Pégase.
C'était le grand cheval de gloire.
Né de la mer comme Astarté,
A qui l'aurore donne à boire
Dans les urnes de la clarté...
Les constellations en flamme
B'risonnaient à son cri vivant.
Comme dans la main d'une femme
Une lampe se courbe au vent...
Moi (V. Hugo) sans quitter la plate longe.
Sans le lâcher, je lui montrais
Le pré charmant couleur de songe
Où le vers rit sous l'antre frais.
... Je lui montrais le pâturage
Que nous appelons paradis...
Monstre, à présent, reprends ton vol.
Approche, que je te déboucle.
Je te lâche, ôte ton licol.
Redeviens ton maître, va-t-en !
(1; ' Que d'enfantillages! que de puérilités, d'absurdités et de galimatias! Et cepeudaut,
jilùt il Dieu qu'il n'y eût que cela dans les œuvres de ce chef des romantiques : mais que
de blasphèmes, d'infamies, d'imiiiétés et d'obscénités ! Remarquons en passant que, dans
ce même ouvrage dont nous venons de citer un morceau, l'auteur parle — des fautes
d'orthographe de Dieu — d'écheniUer Dieu — de laver des torchons radieux — des
rires étincelants dans les ombres — de la respiration qui est douce comme une mouche
dans l'azur — de casser le vent, etc.
— i91 —
Gabre-toi, piaffe, redéploie
Tes l'arouches ailes, Titan,
Avec la fureur de la joie...
Et de tes quatre pieds terribles,
Faisant subitement tout voir,
Malgré l'ombre, malgré les voiles,
Envoie à ce fatal ciel noir
Une éclaboussure d'étoiles !!...
Vole, altier, rapide, insensé.
Comme si je t'avais lancé
Flèche, de l'arc de ma pensée!...
Pourtant, sur ton dos garde-moi,...
Je veux de telles unions
Avec toi, cheval météore.
Que, nous mêlant, nous parvenions
A ne plus être qu'un centaure !! (i).f
Nous devons cependant faire observer que les excès que nous
venons de signaler, doivent être particulièrement attribués à
cette fraction de romantiques qu'on appelle outres. Il existe une
seconde fraction de romantiques, appelés modérés, qui con-
damnent eux-mêmes l'extrême licence, le honteux dévergon-
dage dans les(iuels les romantiques outrés se sont laissé
entraîner, et tâchent de se tenir dans les bornes d'une certaine
modération. Ils s'écartent néanmoins de l'école classique en ce
qu'ils affranchissent l'artiste de toute contrainte, de toute gène,
de tout travail, en un mot, des règles du classicisme.
* Le romantisme outré ainsi mis hors de cause, et la néces-
sité de se conformer aux règles éternelles du goût reconnue
aussi bien pour les romantiques modérés que pour les clas-
siques, toute la différence qui existe entre ces deux écoles se
réduit donc à la différence du sujet ou de l'élément des deux
littératures qu'elles représentent, et qui de ;x<ïen est devenu
de nos jours chrétien. « Dès lors, dirons-nous avec l'auteur du
» Journal historique, à quoi bon appeler un mot nouveau pour
» désigner la poésie actuelle?... Pourquoi inventerions-nous un
» terme nouveau pour désigner la poésie chrétienne? Les
(1) * Après cela n'est-ll pas permis de se demander si rhomine qui a écrit ces vers possMe
encore sa raison, et ne pourrait-on pas conclure, avec un spirituel critique, que, de Taveu
du poète, celui-ci et son cheval sont si bien rtiélés qu'ils ne font plus qu'une seule bôtc
— im —
règles anciennes, celles qu'ont observées Homère et Virgile,
seraient-elles inapplicables 5, des sujets tirés de nos Livres
saints ? Racine écrivant son Athalie, ne s'est-il pas conformé
au même code que lorsqu'il écrivait sa Phèdre ou son Iphi-
génie? Est-il classique dans ces deux dernières pièces, et
romantique dans la première? Nous ne saurions comprendre
cette différence... Soyons et demeurons simplement clas-
siques, c'est ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sur.
Et puisqne le romantisme réel, le romantisme pratique, est
si différent de celui dont un esprit sage peut se former une
idée quelconque, banissons tout bonnement ce mot de notre
dictionnaire, ou plutôt, réservons-le exclusivement pour
cette poésie monstrueuse dont M. Nyssen nous a présenté un
tableau si bien peint, pour ce genre ridiculement horrible,
qui affecte de s'affranchir des règles de composition et de
style établies. Cette poésie existe trop réellement, il faut
qu'elle ait un nom. Mais laissons-le lui; le Parnasse chrétien
« n'en a pas besoin. » {Journ. llist., t. IX, p. 330 et 331).
Nous terminerons en citant les paroles que, en 1824, M. Auger
adressa à l'académie française ; elles renferment des avis dignes
d'être écoutés et suivis :
« Laissez pour morts ces héros de la Grèce et de Rome que
nos poignards tragiques ont épuisés du sang ; faites revivre les
personnages des âges chrétiens et chevaleresques, mais gar-
dez-vous d'applikiuer à ces sujets des temps barbares les règles
d'une poétique plus barbare encore, et n'imitez pas ce peintre
de nos jours qui voudrait représenter les princes et les guer-
riers du dixième siècle dans le style gothique des vitraux de
leurs chapelles ou des marbres de leurs tombeaux. Abjurez, il
vous est permis, les dieux de l'antique Olympe : nous conve-
nons avec vous que l'Aurore est bien vieille, et Flore bien
fanée... Faites apparaître les Fées, les Nécromans, les Sylphes :
ces fictions qui ne sont pas nouvelles pour nous, puisque les
récits de Pérault en ont bercé notre enfance, peuvent avoir de
la grâce et amuser l'imagination ; mais ne prodiguez pas les
Revenants, les Larves, les Lamies, les Lémures, les Vampires
grossières créatures de l'ignorance et de la peur. Soyez reli-
gieux et graves dans vos écrits ; mais ne soyez pas éternelle-
— il»3 —
ment tristes ; rappelez-vous que dans les livres sacrés tout
nest pas du ton des lamentations de Jérémie ou des plaintes
de Job, et qu'on y trouve aussi des hymnes de bonheur ou des
cantiques d'allégresse... Peignez la nature avec vérité, mais
avec choix, sans marquer minutieusement ses moindres traits...
Peignez surtout le cœur humain, mais sans recherche et sans
exagération : c'est un abime, dit-on ; portez-y la lumière, au
lieu d'en épaissir les ténèbres; soyez-en les observateurs, les
historiens, les romanciers, mais n'en soyez pas les lycophrons
et les sphinx. Ayez horreur de cette littérature de Cannibales
qui se repaît de lambeaux de chair humaine, et s'abreuve du
sang des femmes et des enfants ; elle ferait calomnier votre
cœur sans donner une meilleure idée de votre esprit. Ayez
horreur avant tout de cette poésie misanthropique, ou plutôt
infernale, qui semble avoir reçu sa mission de Satan même,
pour pousser au crime, en le montrant toujours sublime et
triomphant, pour dégoûter ou décourager la vertu, en la pei-
gnant toujours faible, pusillanime et opprimée. Quoi que vous
écriviez enfin, respectez cette langue qui a suffîu à l'expression
de toutes les pensées et de tous les sentiments, et qu'on ne
viole jamais que par l'impuissance de la bien employer, v
PREMIERE TABLE.
TABLE alphabétique des POÈTES dont il est parlé dans
cet ouvrage. L'astérisque (*) indique la page où se trouve
une notice biographique ou un jugement littéraire sur
l'écrivain.
A.
Achillès Tatius 329.
Addison 45i.
Afflighem(Guil.d')355*.
AfraniDs 46i.
Aicard 379*.
Alamanni 387*
Alberdinck-Thym 210.
Alberti3l2.
Alcée 78*, -190.
Alcman 190*.
.\lexis de Thurium 463.
Alfieri 459.
Allan Ramsay 287.
Amadis de Gaule 276*.
Ampère 377*, 452*.
Amphion 77.
Anacroon 190*.
Ancelot 270*. 448.
Andrieux 349*, 376*,
448.
.Andronicus(Livius)439.
Anglemont (d') 355*.
Anseaume 472.
Anthologie grecque 419,
» latine 419.
Antimaque 241*.
Anliphane 463.
Apollonius de Rhodes
235.
Apostolo Zeno 184, 471.
Aratus 387.
Archiloque 396.
Archi prêtre de Hita (L')
279*.
Arclinus de Milet 241.
Aretin i65.
Arion 68.
Arioste274*.
Aristophane 462*.
Arnault 302*, 448.
Athenaïs(Eudox.)246*.
Attius (Lucius) 439,
Augier451*, 4G8*.
Augustin de Piis 195*.
Ausone 243*, 419*.
Autran 377*.
Avitus (S.) 242*.
B.
Ba brins 296*.
Baggesen 287, 291*.
Baif 442.
Bailli 408.
Bailly (Le) 302*.
Ballande 452*.
Baour-Lormian 355*.
Barbier (Henri - Aug.)
319*, 402.
Barbier (Jules)4o2*, 473.
Barreaux (Des) 188*.
Barsiet 407.
Barthélémy 390*, 402*.
Basoche 44^.*.
Basselin (Oliv.) 195.
Beecher-Stowe (mistrs.)
335*.
Beers (Van) 112*.
Bellami !19*.
Bellay (du) 397*.
Belleau (Rémi) 289.
Bellefroid 321*.
Belloy 357*.
Belmontet 160*.
Benoît de Ste More 273*.
Benserade 190.
Béranger (de) 196*.
Berchoux 390*.
Bergeron 416.
Bernardin de S. Pierre
331*, 376*.
Bernis (de) 190, 376*,
383*.
Berquin 212, 219,290*.
Berlaut 223.
Bertin 171*.
Bertrand de Marseille
186.
Beuvain d'Altenheim
(M^) 449.
Bible [La] Voyez Poêles
sacrés.
Bidpay (ou Pilpav) 293*.
Bilderdyk 117*, 218,
385*.
Bilderdyk - Schweick -
hardt 118*.
Bioa 289*.
Blesières (de) I9i.
Blieck 210.
Blin de Sainmore 182*.
Blommaert 210.
Blumauer 411*.
Boccage (du) 260.
Bodel 2.58.
Bodmer 235*, 411*.
Boïardo 187, 274*.
Boileau 280* , 388* ,
399*.
Boisjolin(Vielhde)376''.
Bonarelli 287*.
Bornier (de) 432^ .
Bossuet 484*.
Boudewyns 208*.
Bouilhet 432*.
Bourguin 303.
— l!)!j —
Bourneuil (Gérard de)
186.
Boursaulb 468.
Brandt 106.
Brebœuf 407.
Bresciani 338*.
Brifaut 148.
Brizeux f73*.
Broekckaert 210.
BroDiier 291.
Brooke 4-34.
Brouwers 2tO.
Brugnot 166*.
Bruni 182.
Buschman 416.
Burger 190, 211, 21','.
Butler 2X1*.
Buyst2l0, 214.
Byns (Anna) 208*.
Byron 124*.
(:ailly{de)4l9.
Calaber (Quintus) 235*.
Caldéron 438*.
Callimaque 79*, 142*.
Callinus 141*.
Calprenède (La) 276*.
Galpurnius 289*.
Camoëns 249^.
Campbell 123*.
Campenon 269*.
Canitz 406.
Canon ge 3-37*.
Carré 473.
Casteleyn 441*.
Casii 187*, 312*.
Cats 385*.
Catulle 190, 419*.
Cecchi 465.
Cellano 139.
Centons 245*.
Cervantes 187*, 329*.
Charaard 178*.
Chants de l'église 76,
138.
Chansons de gestes 258.
Chapelain 260*.
Chariton 329.
Chateaubriand 265»,
332*.
Chaulieu 195.
Chènedollé 377*, 383*.
Cbénier(Andr. de) 148',
290*.
Cbénier (Jos. de) loO.
Chiabréra 120*.
Choerilus 2U.
Churchil .J97.
Ciaeys 219.
Claudien 242*.
Clésieux173* 453*.
Clesse 199*.
Clopinel 275*.
Colardeau 182*.
Colet(.MIle) 174*.
Coligny (Henriette de)
1 46*.
Collin 455*.
Colson 178*.
Columella 387.
Coluthus 235*.
Coomans 406*.
Coufr. de la Passion
44 r.
Congrèvo 465.
Coninckx 309*, 420.
Conrad de Wurtzbourg
211,254.
Conrad IV 211.
Conscience 339'.
Cooper 336*.
Coppée 358*.
Coras 260*.
Corneille (P.) 4i5*.
Corneille (Th.) 446, 448.
Courtemans (M') 210,
314*.
Cramer 130'.
Cratinus 462.
Crébillon 448*.
Creuzé de Lesser 279,
268*.
Creutz 183.
Cycliques 241".
Cycles 259.
Daems 219*.
D'Ancourt 468.
D'Angiemont 355*.
Dante (Le) 2i6*.
D'Arlincourt 269'.
Daru 38&'.
Daufresne de la Cheva-
lerie 203'.
Dautzenberg 210.
David (Propb.) 479'.
Debeck 210.
De Bernis 376*, 383'.
Débora 74".
De Bornier i52'.
Debreaux 196.
Dochamp (Ad.) 108.
Decort 210.
Decorte 310.
De Decker 178'.
De Félix (Me) 178.
De Fontanes 1.32*.
DeGaal 291'.
De llaen 292'.
De Jussieu 303'.
Deken (Agathe) 338'.
Le Laet 111'.
De la Fresnay 387.
De Lamartine 84', 175',
375.
Do la Prade92*, 404'.
Délia Porta 465.
De Lavigne 165*.
Deliile .389*.
Del pi t 453*. .
De Marsy 388'.
De Meyer 383'.
De Meyere 219'.
DeMongis 305'.
Demoulin 416.
De Musset 171*.
Denis (Père) 132*.
De Pleurre 246'.
De Polignec 383'.
De Pontmartin 332'.
De Potter 210.
De Reiffenberg 178'.
Deroulède 452'.
De Rouveroy 306*.
Desaugiers 195*.
Desbarreaux 188'.
Desbordes- Valmore ^M")
161'.
Descbamps (Ad.) 98.
Deschamps (Ant.) 169".
Deschamps (Emile) 212',
451'.
De Ségur 305*, 452*.
Deshouliores (Mo) 290'.
Deshoulières (Mlle) 290".
Desmarets 260.
Desmouslier 468,
Desnoyers 332".
- 490 —
Desplanques 208'.
Desportes 188.
Despréaux 390".
De Stassart 306- .
Destouches 467*.
De Tressan 276.
De Viau (Ttiéoph.) SI".
De Vigny 16t*, 451-.
D'Herberai des Essarts
276'.
Dickens. •^36*.
Diderot 470.
Diego Hurlado 329".
Dies iras "il, 4 39.
Diomus 288.
Dirks (P. Servais) 3o3-.
Doice 459.
Donne 397.
Doolaeghe 210.
Doorne 210.
Dorât 182'.
Doucet 468".
Droogenbrouk 210.
Dryden123*, 186.
Du Bellay 190, 397-.
Du Boccage 260.
Dubois 177*.
Dubos 318".
Ducis 448.
Duclésieux 173', 453*.
Ducos 269'.
Du Fresnoy 388*.
Du Fresny 468.
Dulard 383".
Dumas (Alex.) 451'.
Dupont 198*.
Du Ryer 442.
Dusch182, 391.
Duval 473.
Du Vivier 282*.
E.
Ebert 417.
Ecrevisse 341*.
Enf. de la Basoche 442.
» sans souci 442.
Eonius 242, 397.
Epicharme 462.
Ercilla (Aionzode) 250*.
Eschyle 436*.
Esménard 389'.
Esope 296'
Essais littéraires 108*.
Estèvesde Blèsières194.
Etienne 468*.
Eubulus 463.
Eudoxie246*.
Eugamuon de Cyrène
241'.
Eunoélns de Corinthe
24r.
Eupolis462.
Euripide 396, 437*.
Ezécbiel (proph.) 481".
Ezéchiel (trag.) 440.
Faguioli 465.
Falconia CProba) 245*.
Falk 420.
Favart 470.
Feith(Rijnvis) 118*, 458,
Fénelon 26!'.
Féval 333'.
Fieldiog 334*.
Filicaja 120*, 187*.
Flaccus(Val.) 242*.
Fletcher 454*.
Florian 301*, 331*, 313".
Foé 334*.
Fondras 304*.
Fontanes (de) 152*.
Fontenelle 182*, 290*.
Fortiguerra 274*.
Franck 243*.
Frangipani 77.
Frédéric II 211.
Fulvio 120*.
Furetière 407.
Gaal(De) 291*.
Garnier 442.
Garth 28)'.
Gauthier(Théoph.) 337'
Gay (Anglais) 289.
Gay (Sophie) 153*.
Gay(DeIph.) 153*.
Gellert 3)1*.
Gemmiogen 183.
Gens 178.
Gérard (Père) 355".
Geraud 165".
Gerstenberg 186.
Gesner 290'.
Gezeile 2)0.
Giaoni 187".
Giebens 2)0.
Gieseke 186.
Gilbert 82*.
Ginguené 304'.
Girard de Bourne 186.
Girardin (M« de) 153".
Giraud 448.
G!eim2)1, 312.
Glover 253*.
Gôcking 420.
Godschalck210.
Goedroen 277*.
Goffin 77, 144.
Goldoni 465', 472'.
Goldsmith 335*.
Gombaud 223.
Gomberville 276.
Gordon 165.
Gôlhe 13)*, 2)4*, 337*,
453*.
Gotter 474.
GoufTé 19.5*.
Gozzi 465.
Grandgagnage 349'.
Gratins Faliscus 387.
Gray 123*, 145'.
Gresset 183*, 280*. 343".
Grillparzer 455*.
Gryphius 190.
Guarini 287*.
Gudrtoi 242*, 277*.
Guérin 170*.
Guidi 120*.
Guillaume 416.
Guillaume de Guiènne
194*.
Guillaume de Lorris
275*.
Guillemin 267".
Guiraud 156*.
Guttinger 94*.
H.
Haen (de) 292'.
Hagedom 34', 384".
Halévy 304*.
Haller 384*.
Hammond 145.
Hardenberg 180.
Ha y ois 2)3", 392*.
Hégémon 407.
- i!)7 -
Ué£;fsii»pe Moreau 16G".
Hésésippe de Tarentc
403.
nésias de Trézène 2 H'.
Heine (Henri) 133-.
Heliodore 329-.
Helmers MO", SSC.
Henaux 178.
HeDridOlTerdingeu 211.
254.
Henri de Veldeck 33i.
RenrilV 211.
Herberay (d') 27G.
Herder 21V 317, 324.
Hecrr.an 77.
Hésiode 380".
Hiel 210.
Hiiler 4^74.
Hipponax 390.
H lia (de) 279.
Holty no-.
Homère 78*. 235*. 279.
Hooft 119-,4bS-.
Horace 70" 412'.
Hroswilha 441.
Hupo 89', 270-, 333-,
451'.
Huygens 420.
I.
Immerman 463.
Immerzeel H 9.
iDDOcent m 139.
Isaïe 479'.
.lacobi 474.
Jacopone 77', 123'
Jérémie 480*.
Job 478".
.lodelle 442.
.lonhsou 454.
Jussieu (de) 303".
.lu vénal 397".
Kaerle en Elegasle 278.
Kastner 394.
Kind 474.
Kleist 291, 379.
Klingshor 211.
Klopslock427-, 253-.
Klopstock (Marguerite]
182.
Koets 219.
Kortipr 211.
Ko.seiiarloii 179. 182.
353.
Kotzehue 43T.
Krelschmann 420.
Kriimmaclier 18G, 324.
Kiiffiier 182.
Kurtb 178.
Kuttner 186.
I.abarre 170.
Lacau?«ade 174', 377'.
Lachambeaudie 304".
La chaiisi^ée 470*.
Lafontaine 146, 298".
La Harpe 182', 448.
Lalli 407.
Lamartine (de) 84'. 175",
376'.
Lamonnove 195.
La MoUe-Houdart299\
Langendyk 405.
Latouche 170', 468'.
Lalour 419.
Le BaiHy 302*.
Lebrun P. A. 83'. 45f.
Lebrun P. D. 83.
Lecomle de Lisle 378",
4o2-.
Le Dante 247'.
[-edeganck 109'.
Leesiaerg 292".
Lefranc de Pomp. 82',
448.
Leeouvé 452".
Legrand 408, 468.
Le Mayeur 386'.
Lemercier 269', 448.
Lemierre 388'.
Lemoine (le Père) 261'.
Lemoine (.'\ndre) 378'.
Léonard 219. 290'.
Le Pas (André) 354".
Le Pas (Aug.) 219, 354'.
Lesage 330", 408.
Lesbroussard lor, 219.
Leschès de Lesbos 241" .
Lessing 3H*.
Le Tasse 247', 287'.
Le Trissin 247'.
Lelteroefenhujcn 112'.
IJchtwer 31 f, 384'.
Lillo 455-.
Linus 7''.
Liscow 406.
Livius Andronicus 4 39.
Logau /i20.
Lokman 295".
Lomon i53".
Longue ^29".
Loi)iay 199-.
Loosjes292, 339-.
Lope de Vé^a 458'.
Loredauo 407.
Loypon 166*.
Lucaiu 243".
Luce de Lanslval 26S',
/ii8.
Luciiius 396".
Luciu.? Attius 439.
Lucrèce 382".
M.
Maffeï 459.
Maggi 397.
MalxWhârata 241'.
Malfilatre 267'.
.Malherbe 80'. 195.
Malleville 188'.
iMaollius 387,
MarizoTiil20*,337",'io9'.
Marc-Uaveux 432'.
Maréchal" 308'.
Marguerite d'Autriche
208.
Marie de France 298'.
Marique 308".
Marivaux 330', 407'.
MarmoDlil 330'.
MarnixdeS.Aldg. 208'.
Ma rot 412".
Martial 419*.
Martin 377*.
Masénius 253".
Massinger 465.
Mathieu 200".
Matthissou 211.
Maynard 188".
Médicis(Laur. de) 187".
Méhun (de) 275'.
Meléagre 289'.
MelindeS. Gel. 195.
Ménandre 'i63*.
32
im —
Mendoza (Hurtado de)
329*.
Menzini 120".
Merken (Van) 385*.
Méry 402*, 408.
Métastase 184,317,471.
Meyret 442.
Michat'Iis 406.
Michaud 376*.
Michel-Ange 187'.
Michiels 210.
Millevoye 146", 268*.
Million 379*.
Milton 2SI*.
Mimnerme 142*.
Minnesinqers 210*, 2S4.
Minzoni (Ooofrio) 187'.
Molière 306*.
Moonen 291*.
Moore fEl.) 434,
Moore(Thom.) 176*.
Moreaii (Hég.) 166*.
Moschus 289*.
Mullner 463.
Musée 77*.
N.
Nadaud 199*.
Némésien 289.
Névius 242.
Newmaii 336*.
Nicandre 387.
Niebelungcn 2o4*, 277.
Niemever 186.
Nodier (Ch.) 94*, 332',
3o5*.
Nolet do Brauwere 210,
271*.
Nonnsz 309*.
Noiker 77.
Novalis 180.
Oidham 397.
Ononiarrite 77.
Opitz 190, 3:9.
Oppien 387.
Orphée "23;")*.
Ossian 251*.
Olhon de Brand. 211,
Otway 46).
Ovide Uo*, 182*, .382*,
Pacuvius 397, 439.
Paiileron 404*.
Panard 19.'i*.
Panyasis 241*.
Parodi 453*.
Parseval-Grand 268'.
f'asseroni 312.
Pavesi3r2.
Pchant 270*.
l'éhge Patrice 246.
Pellico(Silv.)338*,459*.
Pepoli 450.
Perles de l'Evangile 208.
Perrault 335*, 407.
Perse 397*.
Péruse(De la) 146.
Petit-.Iehan 407.
Pétrarque 119*, 316.
Pfeffel3l2.
Phèdre 297*.
Phérécrate 462.
Philélas 142.
Philips 289.
Piccerillo 338*.
Pignotli 312,
Pii^reles 279,
Piis(de) 195*.
Pilpay 29.5*.
Pir;dare 78*.
Piron 408, 468.
Platon (le comique) 462.
Plante 464*.
Poelhekke 219.
Poèmes du Ciel 274.
Poêles cycliques 241*.
Poètes sacres 235*. 474*.
Poètes sotiabes 211.
Poiriers 385*.
Polignac (de) 38 i*.
Polonus 170*.
Pommier 269*, 403*.
Pompigiian (Lefr.) 82*.
Ponsard 449*.
Pontmarlin (de) 332*-
Pope 182*, 281*, 289*,
382*, 393*.
Potter (de) 2i0.
Potvin 47*. 416.
Prade (Vie. de la) 92'.
404*.
Pradou 223.
Prarond 377*.
Prins 178.
Proba Falconia 245'.
Properue 145*.
Provençaux 193*.
Prudence 145*.
Psaumes 73, 136.
Pulci 273*.
Pyrker2ir, 256*, 353*.
Quévédo (Fraur. de)
330*.
Ouinault 472*.
Ouinet (Benoît) lOi*.
406', 416.
Quinet (Kdgar) 102*.
Uuintus Calaber 235*,
R.
Rabener 406.
Racan 82*, 289*.
Rachel 406.
Racine (.leau) 82*, 446*.
Racip.e(Louis)183*,383*.
Bâmdgana 241'.
Ramier 130*, 183.
Ramsay 287.
RangaLé 459*.
Rapin 387*.
Raltisboniie 304'.
Raupach 465.
Reboul 87*.
Regnard 467*.
Régnier 397*.
Reinckede Fos279,283*-
Renier 310.
Reus210.
RhynvisFeith 118*.
Richardson 334*.
Richer 301*.
Richter 337*,
Robert 275.
Robert (Roi) 77.
Robert! 312.
Roemer 420.
Rogier de Beauvoir '74*.
Rollenhagen 28).
Rolli 184.
Ronsard 188*, 260*, 289*.
Rosset 389*.
Bolron 41-2.
Roulaus 208.
Rousseau 82*, 184*419*.
— 4!»1)
Rouveroy (de) 306".
Rowe 45 i.
Royer 305- . 473.
Ruccellaï 387*, 459.
Ruckert l<)0.
Ruelens (\^) 101 ".
Ruiz (Junn) '279*.
Ryer (Andio du) 442.
Rykers 107*, 270*.
Saint-Amand 200.
Saiiit-Avitus 242*.
Sainte-Bonve 9o'.
Saiute-Thérè^e 187.
Saiut-Fraur.d'Ass.l22*.
Saint-Georges 473.
Saiut-Gtéi^oire de Naz.
U2-.
SaiDt-I.ambert(de)376'.
Snlis 2H.
Samaiiiego 312.
Sanlecque 400*.
Sannazai- 243'.
Satileul 7 7, 1 ï4'.
Sapho 78*.
Sauvage 473.
Scanou 189*, 407*.
Schiller 13i*, 21 4*, 456*.
Schlégel (A. G.) 182,
3o3.
Schlégel (F.) 179. -190.
Schlégel (.i. E.) 317.
Schmid (Chan ) 350*.
Schoonbroodt 178.
Schriebeler 182.
SchiôJer 46o.
Schiihart )30*.
Schiilze 277'
Scribe 473*.
Scott (Walter) 335'.
Scudéri 260.
Scudéri (Mlle) 27G'.
Sedaiue 472.
Segrais 290*.
Sénèque 4'i0'.
Shakespeare 453*.
Sheustone 289.
Shéridan 465.
Sidnev 276*.
Silius'ltalicus 242*.
Silviol'ellicol22*,338',
351*.
Simonide i42'.
Siret 350.
Snellaert210.
Snieders(A.) 340'.
Snieders(R.) 340*.
Sophocle 430*.
Soliau 17G*.
Soumet 268". 383*, 449*
Spenser 276'.
Slabal 139.
Slace242'.
Stappaerls (Mlle) 101*
Stasinus 241*.
S/assart (de) 306*.
Sterne 335".
Sté^ichore 190.
Stolberg (Ch.) 131'.
Stolberg(F.) I3r.
Streckfuss 190.
Suze (Comtesse) 146'.
Swift 336*.
Synésius 144'.
Ta.sse (lo) 247*, 287*.
Tassoni 279*.
Tastu (M«) 154*.
Térence 404*.
Testi 120*.
Théocrite 190, 288*.
Thcoph. Gautier 357'
Théopb. de Viau 81*.
Thespis 435.
Theurict 378*, 468'.
Thibaut de Ch. 180.
Thomas 268*.
Thom.'^on 378*.
Tlionissen 105.
Tibulle 145*.
Tieck 437*.
Tiedge 384*.
Ti modes 463.
Tollens 119*.
Tomas de Yriarte 312*
TopQer 351*.
Tramblav 304*.
Tremblay 304*.
Treneuil 146*.
Tressa n (de) 276*.
Trissin (Le) 459.
Troubadours 193".
Trouvères 194*.
Tryphiodore 235*.
Turpin 275*.
Turc|uelv 86".
Tyrtée l'il", 192.
U.
Uhiand 211*. 214'.
Urfé (HoD, d') 276'
Uz 130*.
Vaez 473.
Vadé 472.
V'alentin 178.
Yalerius Fi. 242'.
Valmiki 242.
Yanacken 210.
Yan Beers 1 12*.
Yan der Goes 379.
Van der Velde 337*.
Yan Duyse 209*.
Van Haren (G.) 117%
278*
Van fiaren (0.) 117*.
270*.
Van Hasselt 99*, 320*.
Van Uiilst 208*.
Van nuist(C.) 210.
Vanière 388*.
Yan Kerckhûven 210,
341*.
VauMaeriaut 219,384*.
Van Mande.'rl 20s*.
Van Merkcu 38.5*.
Yan 0\en 210.
Van Ryswyk 209".
Van Win ter 379.
Vasco de l.abeiru 276.
YauqueliudelaFr. .'î87*.
Veldeek(H. de) 211.
Verdi Zolti 312.
Veuillot 404*.
Vida 243", 387*.
Vielh de BoJ'-j. 376*.
Vieunet303'. 414*.
Vl.anv(de)10l*45r.
Villon 193.
Yioleau 357*.
Virgile 244', 289'. 387*.
Vischer 420*.
Voiture 190, 222.
Voltaire 263*, 448'.
Yondel 114', 458'.
— 1)00
Voi) derVogel%veide2l I .
Von Vt'lilecUen Soi-.
Vos 291 •.
Vyasa 2il.
W.
Wacken l"»j'.
Waldor- (\î<-) 132'.
Walhs .333-.
Vv'alllier Scott 333*.
Walther von rter Vogeî-
weide 211.
Watelet 388\
Weckherlin 190.
Weemaes2IO.
Weisje 211, 474.
Wellekens 291'.
Wencel (Roij 211.
VVerner 4.!)'i'.
Wernicke 420.
Weustenraad 9iy .
Weyer de Slreol
282*. •
Wielaud î"\ 337
Willanow 312.
Willem 283.
Willems 1 1 r.
Wiscman 33G'.
Wolf 338*.
Wolfram d'Escli.
2||-
Ximenez Asellon 273.
Youn.i» 382'.
Yriarte(de) 31 2'.
Z.
Zacliariac 281*. 379.
Zéno (Apostolo) 184.
Zetteruam 3il'.
DEUXIEME TABLE.
Morceaux choisis et extraits des auteurs cités. Uastérisque {*
indique les morceaux qui ne se trouvent pas dans les pre-
mières éditions.
Avantages de réliiiie des Belles-Lettres, par Df/i7/e i
Le boucher moribond , . . . 2 )
Biaise et Lucas 23
Une apparition, par yof/ , 2j
Une vision, par Daniel 2(J
'Le conseil des dénions, par Chalectahriand 2()
■Songe d'Athalie, par Bacme 2<)
Exemples de sublime, par CornciUo, Bacii c, v\v 27
Le cheval, par /o6 •'■!
Tempéiie dans une forêt, par Chaleaubriand 33
Inscription de la porte de l'Enlcr, par le D«n?e 3't-
■ Dévouement sublime, par 7?r/sci,'.r 3i
' Un tableau, par Fénelon -'7
■ Un rêve, par l'. Hugo 39
■ Le beau, par Ch. Polvin 47
Amour de charité, par S. François d'Assise 32
Domaine de la poésie, par Schiller 30
IJgolin aux enfers, par le I>aH/e fil
* Cbant héroïque de Dp6ora 7i-
' Ode il Dupérier 80
- :iOi —
Ode à Louis XIII, par .l/ci//«'rtt,' f^l
■ Austerlitz, par Lebrun (^3
" Le ciel d'Athènes » ^i-
Le rayon ce fut ta grâce, par Turquety >^"
L'ange et l'enfant, par /. jRftoM/ ^^
' L'enfant grec, par V. fliigo ^0
■ L'Ascension humaine, par V. Hugo 0'
■ Dédicace à ma mère, par V . de la Prade ^-^
■ Une strophe à la Vierge, par Ch. Nodier ^^■
' La royauté de J.-C. balTouee, par HV»s.'e«raa(/ ')•>
■ Le remorqueur, » » 9"'
■ Le génie de l'homme, par V'a/i //assc/? <00
■ Un cerisier, par Lof/îsa S/a/j/;ae/75 '02
■ Espérance, par fie«o/< Quinet '03
■ Espérons, ode, par /.-/. rAo?Jïssc,v lOi-
■ Ruines, par le même lOo
■ Derniers moments du Christ, par fîiyfrers '07
■ Le poète, traduit de A.erfeg'ancfe l'O
■ Bruges, du mo'me l'O
■ Le chant du Poète, par /)e Laet '"
■ Le remorqueur, par V'aii fieers , . . . . 112
Chœur d'Auges, par V'ondfi/ "a
Le grand hymne, par Fe/Z/i 118
■ Chœur d'Adelchi, par .Va«30Hi L22
Le plaisir de l'espérance, par CaHi;;?'('// I2i
■ L'Océan, traduit de Ihjron <25
Ode à l'Irlande, par ^/^. .1/oore L26
Le chant du printemps, par A'/ops/ocA' 128
Le torrent du rocher, par F. c/e 5io/bt»7/ '31
■ Le Cœur de Jésus, par //. fleine '33
Super flumina Babylonis '36
Traduction du S(/per /7«mi«a, par /.("/"/'ajic t/e /^omp/r/Jtart. ... 136
Elégie sur la mort de Saiil et de Jonathas, par Dau/cZ '38
• Chant de guerre, traduit de Tijrlce 139
' L'homme, 'par S. Grégoire de Xazianze ' '5-1
■ Hymne, par Sijnésius 142
■ Hymne, par P>-»(/eHre ' 'li-
Le cimetière de campagne, par Gra;/ Ho
La chute des feuilles, par .Vi7/ei;o,yc 146
■ La jeune captive, par ^. C/it'/iJer 148
■ Derniers vers de CAt'rtie/' ISO
■ La chartreu.se, par de Fonlanes I51
■ L'orpheline, par M» IFa/f/or 152
■ Les .eœnrs de Ste Camille, par M' rfe Gt/'rt/Y///i 134
- ti02 —
■ Le dernier jour de l'acnée, par M' 7flt5/// 455
" Le petit Savoyard, par G'Mir«»rf 456
■ Le cor, par de Vigny 462
Un ange, par Loyso?» 465
■ Une visite à St-Etienne-du-Mont, par ff. Moreau 467
■ A. de Lamenais, par .4n/. Z)ec/iam;;s 469
Vue de la terre promise, par Po/onjw& 4 70
L'amour divin, par Mlle Ber^m 474
Mauvaise humeur du poète, par i4//'. rf<? A/Hsse/ 472
Ballade à la lune, par /e mc-me 472
Déception du poète, par jLacflMSsade 474
■ Isolement, par Lamar^i/ie 475
Les cloches du dimanche, par So^iau 476
L'adoration sur la montagne, par Z)«boîS 477
Sur la mort de son père, ZedegfancA- 479
' Sur la tombe de mon père, /TôV/i/ 480
■ A Marie, par A^om/ts , 481
■ L'hiver, cantate, par /.-Z?. Rousseau 485
Sonnet de Cervantes 4 88
•) de Des Barreaux 489
» de Scarron 489
■ La colombe, par Anacréon 492
* Les moissonneurs, par r/!P0c'/'î7e 492
Chanson. Les croisiers, par Thibault 494
» Le Corbillard, par Go?//7V 495
Méditation poétique, par Béranger 496
Chanson. Les Hirondelles, par Béranger 497
" Le nom de famille, par .4. C/esse 200
'> Le conscrit, par le même 200
» Ce que je vis sur la grand'place a Mons, par le même. . 202
La couronne et l'enfant, par Daufresne 205
Chanson. La source d'Ardenne, par le même 205
La bière et le vin, par Ma//j!eH 206
Kerels-lied 208
'• De loteiing, par Yan Duyse 209
>> Adieu aux Alpes, par Pi/rA-er 244
Les derniers moments du Tasse, par ^flî/o/s 24 3
Le roi des Aulnes, traduit de Goethe 215
Le plongeur, » » Schiller 246
Le géant, par V. Hugo 249
Rondeau, par Voiture 222
Triolet, par Scarron 222
Madrigal, par Pradon 223
>• » Bertaut, idem par Gombaud 223
— r)03 —
Madrigal par de Viau 223
Adieux d'Hector et d'Andromaque, traduit d'Homère 238
Trahison de Judas, Ceoton de de Pleurre 246
Analyse des Niebclungen 234
Analyse de la chanson de Roland 250
Extrait » >- 260
Talbot, par Chapelain 260
Samuel ti David, par Coras 26f
l.cbfuvéra'ûles de Siegfried àaus hct Xevelingenlied 277
Dom Carnaval et dame Carême, par Riiiz 279
Les médecins et les apothicaires, par Vo//aî>e 281
L'assemblée des démons, par f/tMrei/er f/e S/rec/ 282
Les pêcheurs, par Thcocrite 285
Fable dun renard et d'une poule de Pi/pai/ 296
Les oiseaux et le choucas, traduit de Babriits 297
La pie, par La Molte-lloudart 300
L'âne et la llûte, par Florian 301
Le chien et le chat, par ^rnau// 302
L'Kssieu mal graissé, par Yiennet 303
Le coche, par Guingcnic 304
Attends-moi, par i?aasi/oti?!c 305
Extraits de Royer 305
L'écureil et le renard, par de Rouveroy 306
Le papillon, par 7îe»)ac/c' 308
De wolf en hetlam, du Xill'^siécle 308
De wolf en het peerd, par Co?t!«c/ca 309
Les chats et le maître de la maison, traduil de Uchlwer . . 311
L'âne joueur de flûte, traduit de y>(ar/e 312
L'ours, le porc et le singe, tradnit rf» wK^me 313
Allégorie. La forêt, par Sa/omo/( 310
) La vigne, par ]saie 316
>: La bergère à ses brebis, par M' Z)es/iOw/t^rcs .... 317
La violette, par Dubos 318
Napoléon I, par Barbier 319
La forêt abattue, par Van Hasselt. ....... 320
Les deux pasteurs, par L. Z?e//e/'rojrf 322
Conte. Le cheval d'Espagne, par Florian 345
Le cheval, par Delille 346
Chaudfontaine, par Crandgagnage 349
Légende. Le chasseur des Alpes, par d'Anglemoni 256
L'écrivain prolixe, par Boileau 361
Description. La sécheresse, traduil du Tasse 363
Une bataille, par Chateaubriand 364
>' Le char de Junon, traduit d'//oni('re 366
- 50i -
Description. St-Jérùme et St-Augustin, par C/ia/eaH6rian(i . . . 366
» L'empereur Rodolphe, par Pyrker 367
Voltaire, par J. de Mai.'slre 368
Faitsetgestes d'un hanneton et. l'un écolier, p;ir Top/fer. 369
" Un songe, Tpar S. Grégoire (Je Xaziance 37J
Etudes de l'écolier à sa fenêtre, par Top/fer 372
0 La levrette, par Lamartine 373
'> La vache, par V. Hugo 374
Parallèle du priseur et du fumeur, par narlfu-lemy 390
L'art de la danse, par Despréaux 390
Du cérémonial, par Hayois 392
Satire. Contre un importun, par Régnier 398
■) Sur les mauvais gestes des orateur?, par Sankcque . . 400
.1 Le petit baron, par Prt!7/(?ro?i 404
» Extrait des colères, par Pojjmiier 404
Parodie. La mort d'Hippolyte, par Méry 408
Epître à François I, par iVaro^ • 413
» Aux muses, sur les romantiques, par V'/f)Uip/ 415
» Un enterrement, par /. Gi/!7/fl!(me 416
'épigramme, par A7op.s/oc/c 417
pigrammes diverses. In simulacrum Niobae, de VAulh. grecq. . . 420
» r, A un musicien, par de la Giraudière . . . 420
» " La réplique gasconne, par de Slassart. . . 420
» » Sur un domestique paresseux, par Lessing . 421
» » La rencontre, par /?ao!// 42t
" L'usurier, par Coninck.v 42t
" Exodi, par le même 42 f
n •> L'avocat, par le même 422
» '• Une Cartonnade 422
.) >' Une Dupinade 422
Mpitaphes. llobespierre 424
■> Antoine, par de la Giraudière 424
" Le marquis de Gréqui, par Séneci 424
» Le bon curé, par de Stassart 424
Gharles-Ouint 424
■ Dîner, souper et banquet (en cote) 442
* Sotie (en note) 443
C.hant prophétique sur la chute du roi d» Habylone, par Isnïe . . 477
■ Extrait des lamentations de /(;>'e»ue 480
■ Le champ des morts, par Ezéchiel 482
■ Cantique, par Dossuet 484
Tombât de Cédar et d'Asrafiel, par iama>V/))e 488
■ L'église du dieu Pan, par V. Hugo 489
* Pégase, par le même 490
TABLE DES MAT11']RES.
Pic face
PRiîMlÈHE PAUTiE.
<".iiM>. I. De lu litléralure eu géiîéral. — Défiuitions (I). — Happorls
avec la sociélc. — Utilité (3).
tiiiAP. H. Dos facultés principales de l'homme (b). Raison — volonté —
sens — imagination (tî) — sensibilité.
(]nAi'. III. Dii beau (10). — .1/7. /. Du beau en général. — § 1, Du beau
considéré en nous (II). — Sentiments esthétiques : simple,
sublime — enthousiasme — goût. § 2. Du beau dans les
objets [13). Beau physique — moral — intellectuel. —
L'idéal.
Jrl. II. Formes du beau § I. dans la nature et dans l'art (16).
i^ 2. Formes dn beau exclusivement dans l'art (20). Défini-
tion de l'art — son objet — son but.
.1/7. ///. Du beau moral cl intellectuel ('22).
(jiAi'. IV. Du sublime. Définition — caractère (24-).
.-1/7. /. Du sublime dans la nature physique.
Art. II. Du sublime moral (27).
Art. III. Du sublime dans les arts (30).
Ob.^ervations sur le sublime et sur le beau (33).
C.iiAi'. V. Du iioùt en général — du bon goût (40) — dn goût i)arfait —
de la vai iélé des goûts (40).
("iiAi>. VI. Du génie et du talent (47).
<'itAP. VII. De l'enthousiasme (oO).
fliiAP. Vlll. De la poésie ib2).
CnAP. IX. DilVérence entre la poésie et la pro-;e (•'»4).
r.iiAP. X. Objets de la poésie (bO).
(jiAP. X(. Origine de la poésie (1)3).
- !iOC -
SECONDE PARTIE.
Des divers genres de poésie.
Division générale (65).
Cu.\p. I. De la poésie lyrique (GG).
An. 1. Genre sublime — hymne — Ode (67). Dilliyrambe —
Paean. — Observations .sur l'ode. Poètes lyriques Hé-
breux (73), Grecs (77), Latins (79), Français (80). Remarques
sur la poésie moderne (8i). Belges (93), Flamands (Ml),
Hollandais (iM), Italiens (122), Anglais (124), Alle-
mands (127).
Art. II. Genre moyen. — L'élégie. — Poètes Hébreux (134),
Grecs (i39), Latins (I'i3), Anglais (145), Français (140),
Belges (176). Allemands (180). — L'Héroide (1*81), L'ode
morale (182), la Cantate {\So], le Sotinel (186). Chez les
Italiens (187), Espagnols (188), Français (189), Allemands
(190). L'Epithalame (190).
Art. m. Genre simple. — La Chanson (190). Chez les Grecs
(192), Romains (193), Français, troubadours (193), Belges
(200), Flamands (208), Allemands (211). La Romance (213),
la Ballade (213), le Rondeau (222), le Triolet (222), le Ma-
drigal (223).
CiiAi>. H, De la poésie narrative (223)
Arl. I. Poème épique ou héroïque (224). § I, de l'action (223),
§ 2, des acteurs ou des caractères (228), § 3, de la narration
et de la marche du poème .(232). Poètes épiques Hébreux
(233), Grecs (236). L'Iliade et l'Odyssée (240). Epopée
naturelle et artificielle (241). Poètes cycliques (241), F'oètes
Romains (242). La Pharsule (243), l'Enéide (244). Poètes
Italiens (2i6), Le Dante, — Le Tasse. — Poètes Portugais
(249), Espagnols (230), Anglais (251), Allemands (254). Les
Niebelungen. De l'épopée en France au moyen âge (258).
Cantilènes. — Chanson de gestes, — chanson de Roland
(259). Poètes épiques Français (2G0). Le Télémaque (261),
— la Henriade (263), — les Martyrs (265). Poètes épiques
Néerlandais, — Rylcers (270), Nolet (271).
Art. il. L'épopée romanesque et l'épopée cla-ssique (272).
Chez les Italiens (273), Roland furieux (274). Chez les
Espagnols (275). Chez les Français (273). Le roman d'Enéas.
— de la Ro.se, — d'Amadis de Gaule (276). Chez les Anglais
(276), les Allemands (277), les Néerlandais (277), Nevelin-
genlied, — Goedroen, — Caerle en Elegaste (278).
Arl. IIL Poème héroï-comique (278). La Parodie. — Chez
— îJO" —
les [taliens (270), les Kspagnols (280), les Français (280), le
l.ulrin, — Vert-vert (281). Chez les Anglais (281), les
Allemands (281), les Belges (282).
An. IV. Poésie pastorale (283), règles (284), forme épique ou
dramatique (28G). Drames pastoraux modernes (287), épo-
pées yiastorales (287). Poésie pastorale chez les Grecs (288),
les Romain? (28!)), les Anglais (2S9\ les Français (289),
les Allemands (2rO), les Néerlandais (292).
Arl. V. La fable, — règles, — origine (294). Chez les Hébreux
(294) Arabes (29o), Indiens (29o), Grecs (29G), Romains (297),
Fançais(300), Belges (.306). Flamands (309). Allemands (311),
Italiens (312), Espagnols (312).
Art. VI. L'Allégorie (314), chez les Flébreux (316), Français
(317), Beiges (320). La Parabole (324).
Art. VII. La Narration poétique (324).
Art.VIII. Le Roman (32S),chez les Grecs(329), Espagnols (329),
Français (330), Anglais (334), Italiens (337), Néerlandais
(338), Belges (339), Réflexions sur le Roman (341).
Arl. IX. Le Coûte et la Nouvelle (342), chez les Français (343),
Belges (349), Allemands (3q0), Italiens (3ol). La Légende
(352), chez les Allemands (3'33), BeKges (3-'i3), Néerlandais
(3.i)4), Français (3.1.3).
CiiAP. 111. Poésie descriptive(3o8).Exemples(3G3),chezlosFrançais(37G),
Anglais (379), Allemands (379), Néerlandais (.379).
CnAP. IV. Poésie didactique (380),
Art. I. Deux genres (381). Premier genre chez les Grecs et les
Romains (382), Anglais (382), Français (383), Allemands et
Néerlandais (384), Belges (38G). Deuxième genre chez les
Grecs et les Romains (386), Italiens (387), Français (.390),
Belges (392), Anglais et .Allemands (393).
Art. II. La Satire et la Parodie (394), chez les Grecs et les
Romains (396). Anglais (.397), Français (.398), Belges (406),
Allemands et Néerlandais (406). La Parodie (406), le Poème
travesti (407).
Arl. III. LEpître. Chez les Latins (411), Français (413),
Belges (410).
.\rt. IV. L'Epigramme et lEpitaphe (417).
Cii.Ai'. V. Poésie dramatique (424).
Art. I. La tragédie (42o). § 4. L'action (428). § 2. Les acteurs
(433). § 3. Du style (434). Origine (435), chez les Grecs (436),
les Latins (439). Théâtre moderne, en France (440), en Bel-
gique (413). Chambres de rhétorique (444). Tragiques Fran-
çais (445). Drame moderne (450), Anglais (453), Allemands
(4541, Néerlandais (458), Espagnols (458), Italiens (459),
Grecs modernes (459).
— r;oH —
Arl. U. I.a (lomédie ;iG0),cli3z les Grecs (462;. Komaius (403^
Italiens, K-pagnols, Allemands, Néerlandais, Anglais (46y),
Français ('iGG). ComéJie moderne (iG8).
(.iiAi', \l. Autres productions dramatiques.
Art. I. La Traj^clie bourgeoise (460).
Arl. II. La Comédie larmoyatilo (4*0).
Art. in. La Comédie populaire ou Farce (470).
Art. IV. L'Opéra (471), L'0[)éra moderne (472).
"CnAP. VIL De la Poésie des Livies saints (474), Rhytme (47b), Style (478;
E.xemple (477, 480, 482).
CnAP. VIII. Un mot sur le Romantisme. Son origine,— son caractère (48(i
— ses excès (487). Exemples (488). Conclusion (491).
4' Table alpliabéliqua des poètes (4t)4).
2" Table des morceaux choisis (300).
3' Table générale (505).
FIN.
Rî Nyssen, J J
1126 Essai de poétique ou
N88 manuel complet de
littérature
5. éd. revue complétée
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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