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Full text of "Essai de poétique ou manuel complet de littérature"

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ESSAI  DE  POÉTIQIE 


ou 


MANUEL  COMPLET  DE  LITTÉRATURE. 


ESSAI  DE  POÉTIOUE 


ou 


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ID 


1111  JULi  1 


1 


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j  LU  ILM 


K 


RENFERMANT 

LES  PRINCIPES  DE  L  ESTHÉTIQUE,   LES  RÈGLES   GÉNÉRALES 

DE   TOUS   LES   GENRES   DE   POÉSIES, 

DES   APERÇUS   SUR  l'hISTOIRE   DE   LA   LITTÉRATURE   CHEZ    LES 

DIFFÉRENTES    NATIONS, 

ET   DES   NOTICES   BIOGRAPHIQUES   ET   CRITIQUES 

SUR  LES   PRINCIPAUX  POÈTES  DES  TEMPS   LES   PLUS  RECULÉS 

jusqu'à  NOS  JOURS, 

PAR  J.  J.  NYSSEN, 

AN'CIEN  PROFESSEUR  DE  POÉSIE  ET  DE  RHÉTORIQUE  AUX  PETITS  SÉMINAIRRS 
DE  ROLDUC   ET   DE  SAWT-TROND,   ETC. 


5^  édition,  revue  et  complétée 

PAR  LE  CHANOINE  A.  M. 

ANCIEN  PROFESSEUR  DE  POÉSIE  ET  DE  RHÉTORIQUE 
AUX  MÊMES  ÉTABLISSEMENTS,  ETC. 


••  La  poésie  est  plus  sérieuse  et  plus  utile  que  le 
vulgaire  ne  le  croit.  »  Fknei.on. 


-Cc= 


LOUVAIN, 

CHARLES    FONTEYN,    IMPRIMEUR  -  ÉDITEUR 

Rue  de  Bruxelles,  6. 


1882. 


PN 


NU 


Les  formalités  prescrites  par  la  loi  sur  la  propriété  littéraire  ont 
ôté  remplies. 

La  traduction  et  la  reproduction  de  cet  ouvi''age  sont  interdites. 


920^54 


A   SA   GRANDEUR 

MONSEIGNEUR  DOUTRELOUX 

ÉVÊQUE  DE  LIÈGE 

HOMMAGE     RESPECTUEUX 

DES    AUTEURS 


J.  J.  NYSSEN,  Doyen. 
Chanoine  A.  M. 


PRÉFACE. 


C'est  assurément  un  l'ait  bien  rare  dans  les  annales  de 
l'enseignement  qu'un  manuel ,  demeuré  classique  dans  un 
grand  nombre  d'établissements  d'instruction  pendant  qua- 
rante années  consécutives,  soit  de  rechef  livré  h.  l'impres- 
sion non  sans  quelques  chances  de  succès. 

La  raison  en  est  probablement,  d'une  part,  la  nature  même 
de  l'ouvrage  renfermant  en  un  volume  les  données  esthé- 
tiques, théoriques,  biographiques  et  littéraires  disséminées 
dans  les  innombrables  écrits  qui  traitent  spécialement  ces 
diverses  matières  —  d'autre  part,  le  soin  qu'on  a  mis  h  tenir 
le  lecteur  à  la  hauteur  de  la  science  et  au  courant  de  la 
littérature  moderne,  en  lui  faisant  connaître  et  apprécier  les 
nouvelles  productions  poétiques  à  mesure  qu'elles  voient 
le  jour. 

Et  c'est  ainsi  encore  que,  dans  celte  5"^  édition  de  VEssai 
de  poétique,  pour  perfectionner  l'ouvrage,  nous  avons  re- 
manié certaines  questions  esthétiques,  ajouté  un  paragraphe 
entièrement  nouveau  sur  la  Nature  du  Beau,  donné  une  plus 
large  part  à  la  littérature  nationale,  ainsi  qu'à  la  poésie  du 
moyen  âge,  si  belle  sous  sa  forme  épique  dans  ses  Chansoiis 
de  gestes  et  ses  Légendes,  si  naïve  dans  ses  deux  idiomes 
favoris,  le  vieux  français  et  le  flamand. 

C'est  ainsi  encore  qu'aux  noms  des  sept  cents  poètes  déjà 


—       VI       — 

signalés  dans  YEssai  nous  en  avons  ajouté  plus  de  cent  cin- 
quante nouveaux,  choisis  parmi  les  écrivains  modernes  dont 
les  œuvres  nous  ont  semblé  mériter  l'attention. 

Car,  comme  nous  le  disions  dans  la  préface  de  la  ^'^  édi- 
tion, nous  ne  pouvions,  sans  laisser  de  lacune  ou  sans 
méconnaître  le  but  de  cet  ouvrage,  passer  sous  silence  tant 
d'auteurs  plus  ou  moins  célèbres,  dont  les  œuvres,  h  tort  ou 
à  raison,  ont  acquis  quelque  renom  dans  la  république  des 
lettres;  et  nous  avons  cru  que,  pour  conserver  h  notre  livre 
la  spécialité  de  tenir  le  lecteur  au  courant  de  l'histoire  de  la 
littérature,  nous  devions  lui  offrir  en  peu  de  mots  une  ap- 
préciation consciencieuse  du  véritable  mérite  des  principaux 
écrivains  modernes,  sous  le  double  rapport  des  lettres  et  de 
la  morale. 

Nous  n'ignorions  pas  combien  cette  tâche  est  ingrate  et 
critique.  Mais  nous  n'avons  voulu  consulter  que  l'utilité  qui 
pouvait  en  résulter  pour  la  jeunesse,  et  nous  avons  tâché  de 
formuler  nos  jugements  avec  impartialité  et  avec  connais- 
sance de  cause. 

Un  ouvrage  aussi  riche  de  choses,  ne  peut  pas  être  tout 
entier  matière  d'explication  ou  de  leçon  en  classe.  C'est  au 
maître  à  faire  un  choix  judicieux.  Et  quant  au  reste,  le  ma- 
nuel est  destiné  k  servir  de  livre  de  lecture  pour  l'élève  qui 
y  puisera,  dans  ses  moments  de  loisirs,  une  foule  de  con- 
naissances fort  utiles  pour  le  reste  de  sa  vie. 

Si  certains  détails  semblent  superflus  ou  inutiles  pour  les 
élèves,  ils  ne  le  seront  peut-être  pas  pour  MM.  les  profes- 
seurs, à  qui  notre  travail  pourra  épargner  une  perte  de  temps 
en  leur  évitant  des  recherches  pénibles  et  dispendieuses. 

A  l'appui  de  notre  critique  littéraire  des  auteurs  nous 
avons  cité  des  extraits  de  leurs  ouvrages.  Ils  sont  nombreux, 
variés  et,  pour  la  plupart,  inédits  dans  les  recueils  destinés 


--       VII       — 

îi  l'usage  de  la  jeunesse.  Tous  ne  sont  pas  des  modèles,  mais 
bien  des  exemples.  En  les  étudiant,  l'élève  y  puisera  les 
mêmes  avantages  que  le  peintre  qui  visite  une  galerie  de  ta- 
bleaux. Les  chefs-d'œuvre  lui  paraîtront  plus  grands  et  plus 
beaux  ii  côté  d'ouvrages  d'un  moindre  mérite. 

Si  nous  avons  multiplié  les  citations  du  genre  simple  et 
tempéré,  c'est  qu'il  est  d'ordinaire  le  plus  négligé  et  le  moins 
estimé  des  élèves,  tandis  que  pour  eux  c'est  en  réalité  le 
genre  le  plus  difficile  et  le  plus  indispensable  dans  la  vie 
pratique.  Tel  élève,  capable  de  composer  une  pièce  lyrique 
à  la  moindre  occasion,  n'est  pas  en  état,  souvent,  de  solli- 
citer une  faveur  ou  de  reconnaître  un  bienfait  d'une  manière 
convenable. 

Nous  ne  terminerons  pas  sans  rappeler  aux  jeunes  gens  le 
conseil  que  nous  leur  donnions  déjh  dans  la  préface  de  notre 
première  édition.  «  Parmi  les  productions  poétiques  que 
»  nous  avons  dû  louer  sous  le  rapport  littéraire,  il  en  est 
»  que  la  saine  morale  condamne  et  réprouve,  ou  qu'elle  ne 
»  permet  de  lire  qu'avec  une  grande  circonspection.  Qu'ils 
»  se  laissent  donc  guider  pour  le  choix  de  leurs  lectures  par 
»  un  maître  prudent  et  éclairé.  » 

N.  B.  Les  additions  de  M.  le  chanoine  A.  M.  sont  marquées  d'un 
astérisque  (*). 


Imprimahir  i  Ocîobris  1884, 


M.    RUTÏEN, 

vie.  GEN. 


Tout  exemplaire  non  revêtu  de  notre  griffe  sera  répnté 
contrefait. 


ESSAI  DE  POÉTIQUE. 


PREMIÈRE    PARTIE. 


CHAPITRE  I. 

De  la  littérature  en  général. 

Qu'est-ce  que  la  littérature? 

Prise  dans  le  sens  subjectif,  la  littérature  est  la  connaissance 
des  productions  littéraires,  aussi  bien  que  la  connaissance  des 
principes  et  des  règles  de  Vart  d'écrire. 

Dans  le  sens  objectif,  la  littérature  est  l'ensemble  de  toutes 
les  productions  intellectuelles  consignées  dans  les  écrits.  Ainsi 
comprise,  elle  embrasse  la  pliilosopbie,  l'histoire,  la  phy- 
sique, l'éloquence,  la  poésie,  en  un  mot,  tous  les  écrits  de 
quelque  genre  qu'ils  soient. 

D'ordinaire,  le  mot  littérature,  se  prend  dans  un  sens  moins 
général,  et  sert  à  désigner  la  connaissance  (ordre  subjectif), 
ou  l'ensemble  (ordre  objectif)  de  ces  productions  littéraires  qui 
sont  destinées  à  faire  naître  le  sentiment  du  beau,  c'est-h-dire, 
qui  s'adressent  directement  à  l'imagination  et  à  la  sensibilité. 
C'est  aussi  là  l'idée  que  nous  y  attacherons  désormais. 

La  littérature  ainsi  conçue  comprend  toutes  les  produc- 
tions poétiques,  et  celles-là  seulement.  Elle  s'identifie  donc 
avec  la  poésie,  qui  fait  l'objet  de  cet  ouvrage.  L'éloquence, 

1 


pour  autant  qu'elle  s'adresse  h  l'imagination  et  i^i  la  sensibi- 
lité, est  aussi  du  domaine  de  la  poésie  (1). 

Ainsi,  étudier  la  Ulléralure,  prise  dans  ce  dernier  sens, 
e'est  s'appliquer  à  connaître  les  ouvrages  poétiques  des  di- 
verses nations  (histoire  littéraire)  c'est  juger  ces  productions, 
les  comparer  entre  elles,  assigner  à  chacune  d'elles  la  place 
qu'elle  mérite,  et  y  découvrir  les  règles  et  les  secrets  de 
l'art,  qui  doivent  nous  guider  nous  mêmes  dans  la  compo- 
sition (Critique  littéraire). 

On  dit  que  la  littérature  est  rexpression  de  la  société,  comme 
le  style  est  l'cxpresssion  de  l'homme.  Gela  est  vrai  de  la  litté- 
rature prise  dans  le  sens  le  plus  général.  Comme  l'homme 
individuel  se  fait  connaître  par  le  fond  et  la  forme  des  pen- 
sées qu'il  exprime,  de  même  un  peuple  fournit  dans  ses  pro- 
ductions littéraires  la  mesure  des  progrès  de  sa  civilisation, 
et  les  titres  du  rang  qu'il  mérite  de  tenir  dans  la  grande 
famille  des  nations  (Peuples  orientaux. —  Européens  civilisés 
ou  chrétiens).  C'est  ainsi  que  la  littérature  des  Grecs  et  des 
Romains  jeta  le  plus  vif  écUu,  lorsque  ces  deux  peuples 
furent  arrivés  au  plus  haut  degré  de  leur  civilisation  (Siècle 
de  Périclès.  —  Siècle  d'Auguste).  De  même  certains  genres 
de  littérature  française  atteignirent  leur  apogée  sous  le 
règne  si  glorieux  de  Louis  XIV,  et,  en  Italie,  du  temps  de 
Léon  X  (2). 

Si  la  littérature  est  l'expression  de  la  société,  il  s'ensuit  en- 
core qu'une  nation  cultivera  avec  prédilection  et  avec  succès 
un  genre  particulier  de  littérature,  tandis  qu'une  autre  réussira 
mieux  dans  un  autre  genre,  selon  la  différence  des  caractères, 

il)  ■  "  I/iSloquence  ne  se  propose  pas  de  Caire  naître  dans  râine  le  sentiment  déslnt^^ressi^ 
-  de  la  beauti".  Kile  jieut  i)roduire  aussi  cet  elfot,  mais  sans  Tavoir  chercht^.  "  (Cousin). 

(2J  '  Voir  :  De  l'influence  de  la  civitisalion  sur  laPorsie,  par  F.  Loise.—  »  n  n'est  nul- 
lement prouvé  que  la  pO'^sic,  surlout  la  grande  poésie,  qui  vit  de  tictions  et  d'interventions 
surnaturelles,  uait  avec  quelque  avantage  aux  époques  qui  ne  sont  pas  celles  d'une  civili- 
salion  avancce.  "  Kkkstiîn,  tout.  i9. 


(les  mœurs,  du  climal  ou  de  la  religion;  et,  que  les  diffôrenls 
peuples  auront  une  littérature  à  eux,  comme  ils  ont  chacun 
leur  génie  et  leurs  usages.  Chez  les  uns  abonderont  les  ou- 
vrages scienlifi'jues  ;  chez  les  autres,  les  productions  littéraires 
|)roprement  diles.  Dans  la  comédie  et  le  genre  badin,  les  Fran- 
çais réussissent  mieux  que  les  Allemands,  mieux  qu'aucune 
autre  nation  européenne,  grâce  à  leur  caractère  vif,  gai,  léger 
et  spirituel.  Si  l'Italie  excelle  ]:)arliculièrement  dans  le  genre 
lyrique,  c'est  que  les  imaginations  y  sont  plus  vives,  plus 
ardentes,  les  cœurs  plu?  sensibles  et  les  passions  plus  vio- 
lentes. La  Suisse  laisse  loin  derrière  elle  les  autres  peuples 
modernes  dans  le  genre  pastoral,  les  mœurs  y  étant  restées 
longtemps  plus  simples  et  plus  patriarcales  que  partout  ail- 
leurs. Le  Belge  excelle  dans  les  chants  guerriers,  religieux  et 
patriotiques.  Sa  littérature,  comme  son  caractère,  tient  de  la 
gravité  allemanlc  et  de  la  vivacité  française. 

Lctiule  de  la  liltérature  csl-elle  avaiilageuse?  (1) 
La  chose  est  hors  de  doute.  En  effet,  l'élude  de  la  liltéra- 
ture élcnd  le  cercle  de  nos  idées,  en  môme  temps  qu'elle 
reclitie  nos  connaissances  déj;\  acquises.  Elle  développe  et 
perfeclioinie  toutes  )(0s  l'acultés,  surtout  l'imaginalio!!  et  la 
sensibilité;  elle  fournit  à  l'orateur  ses  armes  les  i)Ius  puis- 
santes, et,  au  poète,  ce  charme  magique  qui  le  rend  maître 
(ies  âmes;  elle  élève  et  ennoblit  le  cœur;  elle  adoucit  et  polit 
les  mœurs  et  le  caractère  (2);  elle  forme,  éclaire  et  nourrit 
le  goût;  elle  aide  et  dirige  le  génie  ;  elle  aiguise  et  perfec- 
tionne l'esprit  et  l'intelligence;  elle  nous  apprend  h  bien 
écrire  et  h  parler  avec  succès  en  public;  enfin,  elle  est  une 
source  féconde  et  intarissable  d'innocents  et  d'utiles  plai- 
sirs (3).  Mais  laissons  parler  l'orateur  romain;  «  Les  autres 
»  occupations  de  l'cspiit  ne  peuvent  convenir  h  tous  les  états 

(1)  '  I,a  question  f^e  confond  avec  celle  <\e  l'iiiilitH  ilas  hwn(iiiil''S,  dont  l''s  Icdres  for;neul 
la  partie  essentielle. 

(2)  Scilicet  ingenuas  àiiîids^e  fid^Mer  art''S 

Kmoint  mores;,  iie<:  sinit  esse  f'rjs.  Ovid.,  ex  Poriîo  libre.  II.  ep.  0. 

(:!)  Olinin  siue  litteris  mors  rM,  et  liominis  vivi  s:îpu.tura.  SàNiimii!,  ep.  82. 


»  de  la  vie,  h  tous  lo.s  à;4es  el  à  tous  les  lieux  :  les  lettres 
»  nourrissent  la  jeunesse,  charment  nos  vieux  ans;  elles 
M  servent  d'ornement  au  bonheur,  d'asile  et  de  consolation 
))  à  l'adversité;  elles  récréent  sous  le  toit  domestique,  et 
»  n'embarrassent  point  au  dehors;  elles  veillent  avec  nous; 
»  en  voyage,  à  la  campagne,  nous  les  retrouvons  avec 
»  nous  (1),  » 

«  Ètes-vous  de  retour  sous  vos  lambris  tranquilles, 

Là,  des  jeux  moins  bruyants,  des  plaisirs  plus  utiles. 

Vous  attendent  encore.  Aux  délices  des  champs 

Associez  les  arts  et  leurs  plaisirs  touchants. 

Beaux-arts,  eh  !  dans  quel  lieu  n'avez-vous  droit  de  plaire? 

Est-il  h  votre  joie  une  joie  étrangère? 

Non;  le  sage  vous  doit  ses  moments  les  plus  doux  : 

Il  s'endort  dans  vos  bras  ;  il  s'éveille  pour  vous. 

Que  dis-je?  Autour  de  lui  tandis  que  tout  sommeille, 

La  lampe  inspiratrice  éclaire  encore  sa  veille. 

Vous  consolez  ses  maux,  vous  parez  son  bonheur, 

Vous  êtes  ses  trésors,  vous  êtes  son  lionneur. 

L'amour  de  ses  beaux  ans,  l'espoir  de  son  vieil  âge. 

Ses  compagnons  des  champs,  ses  amis  de  voyage  ; 

Et  de  paix,  de  vertus,  d'études  entouré. 

L'exil  même  avec  vous  est  un  abri  sacré. 

Tel  l'orateur  romain  dans  les  bois  de  Tuscule 

Oubliait  Rome  ingrate  ;  ou  tel,  son  digne  émule, 

Dans  P'rônes,  d'Aguesseau  goûtait  tranquillement 

D'un  repos  occupé  le  doux  recueillement  : 

Tels  de  leur  noble  exil  tous  deux  charmaient  les  peines. 

Malheur  aux  esprits  durs,  malheur  aux  âmes  vaines. 

Qui  dédaignent  les  arts  au  temps  de  leur  faveur  ! 

Les  beaux-arts,  à  leur  tour,  dans  les  temps  du  malheur. 

Les  livrent  sans  ressource  à  leur  vile  infortune  : 

Mais  avec  leurs  amis  ils  font  prison  commune, 

Les  suivent  dans  les  champs,  et,  payant  leur  amour. 

Amusent  leur  exil  et  chantent  leur  reloiu-.  >• 

Delille,  L'homme  des  chants.  Ciiant  P. 

f  1)  Cicero,  pro  Arcliia.  cap.  VII.  Avant  Cic^ron.  Aristote  avait  dpjà  dit  : 

Tyjv  Tzaidiîav  kv   p.'îv  rx'.z  z-jr-jyixu  etvat  xôafxov,  £V  Oî  ratç 
à.TvyJ.ai;  y.xra'i,vyr,v.  Ap.  uios.  La^vt.  \,  u». 


-    s     - 

CHAPITRE  IL 

Des  facultés  principales  de  l'homme. 

Pour  bien  comprendi'e  ce  que,  dans  la  suile  nous  dirons 
de  la  poésie,  il  importe  de  se  faire  une  idée  juste  des  facultés 
de  l'homme  qu'elle  met  le  plus  en  jeu,  et  dont  la  distinction 
sert  à  établir  les  différences  radicales  qui  séparent  les  pro- 
ducti(fns  poétiques  de  toutes  les  autres  productions  litté- 
raires. Nous  parlerons  donc  de  la  raison,  de  la  volonté,  des 
sens,  de  ^imagination  et  de  la  sensibilité  {i).  Nous  n'en  dirons 
qu'un  mot,  pour  ne  pas  empiéter  sur  le  terrain  de  la  pliiloso- 
phie,  ce  qui  serait  pour  le  moins  inopportun. 

La  raison  (facultas  cognoscendi  superior,  ratio,  intellectus) 
est  cette  faculté  par  laquelle  notre  àme  connaît,  conçoit  les 
objets  du  monde  supérieur,  spirituel,  intellectuel,  c'est-à- 
dire,  les  objets  qui  ne  tombent  pas  sous  les  sens;  les  com- 
pare entre  eux,  en  aperçoit,  en  combine  les  rapports  et  en 
tire  des  conclusions. 

La  volonté  est  cette  puissance  par  laquelle  l'âme  se  déter- 
mine, se  décide,  et  fixe  son  choix  entre  ce  qui  lui  est  proposé 
comme  conforme  ou  comme  contraire  à  sa  nature,  entre  le 
bien  et  le  mal. 

Quoique  la  volonté  soit  une  faculté  tout  h  fait  distincte  de 
Vintelligence  et  des  sens,  cependant  elle  n'agit  qu'en  suite  de 
leur  impulsion.  Lorsqu'elle  obéit  aux  inspirations  de  la  rai- 
son, c'est  la  volonté  proprement  dite  ;  lorsqu'elle  se  détermine 
d'après  les  impulsions  des  sens,  c'est  particulièrement  la 
faculté  (le  rappélition. 

(1)  Voir  :  JiDitittUiol'rs  fifdloxophioi'  y.  To.igioroi,  S. .!.  Vol.  Ht,  lib.  m. 


—    r>    - 

Les  aem  sont  cette  faculté  par  laquelle  nous  apercevons  et 
connaissons  les  objets  du  monde  inférieur,  matériel,  corpo- 
rel. Or,  ces  objets  exercent  sur  nous  une  influence  immédiate 
et  actuelle  ou  non  :;ctuello.  Dans  le  premier  cas,  la  faculté 
par  laquelle  nous  les  apercevons  et  les  connaissons,  conserve 
ordinairement  le  nom  de  i^ens  proprement  dit  ;  dans  le  second 
cas,  elle  prend  le  nom  û' imagination.  Par  elle,  les  objets  ma- 
tériels absents  nous  sont  rendus  présents  dans  leur  image. 

Uimayinalion  est  donc  la  faculté  qu'a  l'homme  de  former 
dans  son  esprit  l'image  d'un  objet  quelconque  (1).  *f 

Les  opérations  de  cette  faculté  sont  fort  variées.  Elle  repré- 
sente en  entier  à  notre  âme  des  objets  qui  ne  se  montrent 
qu'en  partie  (imagination  combinative) .  Expl.  une  boule.  Elle 
retrace  h  notre  âme  ceux  qui  nous  ont  été  présents,  mais  qui 
ne  le  sont  plus  ni  en  entier  ni  en  partie  (imagination  repro- 
ductive). Elle  se  crée  des  images  d'objets  qui  ne  sont  pas 
présents  actuellement ,  qui  ne  l'ont  jamais  été ,  et  qui 
n'existent  pas  même  en  réalité;  elle  revêt  de  formes  sen- 
sibles les  êtres  immatériels  et  spirituels  (imagination  créa- 
trice). Expl.  les  Muses.  —  Les  Anges  (2). 

Il  est  presque  inutile  d'ajouter  que  dans  toutes  ses  opéra- 
tions, dans  ses  créations  même,  l'imagination  ne  se  sert  que 
d'images  d'objets  déjà  connus  et  d'idées  précédemment  re- 
çues (3). 

La  figure,  la  forme  sensible,  sous  laquelle  l'imagination  met 

(1)  *  Elle  n'a  pas  de  borne,  ello  s'applique  à  tout.  Se  rappeler  des  Fons,  les  comhiuer 
c'est  encore  de  l'imagination,  bien  que  le  son  ne  soit  pas  une  iniagr-,  (CousrN). 

(2)  *  Des  philosophes  réservent  le  nom  A'hnngiiiation  h  cette  dertière  espèce,  et  celui 
d'imagùiative,  :'i  l'autre.  (Voir  Loomans,  Esxai  de.  Psychologie). 

(3)  *  ••  Le  tond  de  l'imagination  est  la  mémoire.  L'esprit  s'app  iquant  aux  images  fournil  s 
par  elle,  les  d(^compose,  et  en  l'orme  des  im.iges  nouvelles.  Mais  il  faut  quelque  autrti 
chose  qui  s'y  ajoute,  ,1  savoir  le  sentiment  du  beau  en  tout  genre.  C'est  à  ce  foyer  qur) 
s'alluma  la  grande  imagination.  Nous  ne  disons  pas  que  le  sentiment  soit  l'imagination, 
mais  qu'il  est  la  source  ou  l'imagination  puise  ses  inspirations  et  devient  fécomle."  (Cousin). 
Ce  n'est  pas  seulement  le  souvenir  da  Tite-Live,  mais  le  .sentiment  du  beau  moral  q'ii  a 
fourni  à  Cornaille  lu  mol  du  vieil  Horace. 


ces  différents  objets  devant  l'espriL,  s'appelle  ima(/e.  Ainsi, 
par  exemple,  lorsque  Homère  veut  expriniei-  l'idée  que  les  plus 
grandes  discordes  ont  ordinairement  de  petits  commencements, 
il  la  présente  sous  cette  grande  image  : 

"Hr'  (scil.   "Eptç)  oXiyr]  p.£y   Trpw-a  xopûaas-at,   aùràp  ïixtira. 
Oupavw  Ècryipi^s  xâpy;  y.al  èrrl  ypovi  (3atv£t. 

La  discorde,  faible  en  sa  naissance,  grandit,  et  bientôt  cache 
sa  tête  dans  le  ciel,  tandis  qu'elle  marche  sur  la  terre. 

(II.  IV,  442). 

Virgile  emploie  la  même  image  pour  rendre  cette  pensée  :  lu 
renommée,  d'abord  faible,  remplit  bientôt  Vunivers  : 

Pars'a  metu  primo,  mo.x  sese  attollil  in  auras, 
Ingredilurque  solo  et  caput  inter  nubila  condiL 

(ÉNÉID.  IV,  17G). 

Pour  dire  qu'à  l'approche  des  Dioscures  au  ciel ,  la  mer  aç/itéc 
s'apaise,  Horace  emploie  les  images  suivantes  : 

DejUiit  saxis  agttatus  humor, 
Concidiint  venti,  fugiuntcpie  nubes, 
Et  minax  (nam  sic  voluêre)  ponto 

Unda  recumbit.  (I,  12). 

Pour  dire  que  l'homme  conserve  jusqu'à  la  mort  des  espérances 
qui  ne  se  réalisent  jamais,  Bossuet  se  sert  de  cette  belle  image  : 

«  L'homme  marche  vers  le  tombeau,  traînant  après  lui  lu 
longue  chaîne  de  ses  espérances  trompées.  » 

L'imagination  est  la  mère  des  beaux-arts  ;  point  d'urlisle  sans 
imagination.  De  même  que  le  philosophe  se  distingue  du  reste 
des  honïmes  par  la  raison,  ainsi  l'artiste  s'en  distingue  par 
l'imagination.  Elle  lui  est  aussi  nécessaire  pour  réussir  que 
l'aile  est  nécessaire  à  l'oiseau  pour  voler.  Elle  féconde  et  déve- 
loppe le  sentiment;  c'est  d'elle  et  de  toutes  les  représentations 
accessoires  dont  elle  entoure  et  embellit  un  objet,  bien  plus  que 
de  la  perception  immédiate  de  cet  objet  par  les  sens  ou  par  la 
raison,  que  le  sentiment  tire  sa  force  et  sa  délicatesse. 

Mais  il  est  bon  de  le  faire  remarquer,  on  peut  développer. 


-     8     — 

perfectionner  une  imagination  laible  et  grossière/lo  en  contem- 
plant les  œuvres  de  la  création  et  les  productions  de  l'art,  2»  en 
lisant  assidûment  de  bons  ouvrages,  3"  en  s'exerrant  frétiuem- 
menl  à  la  composition. 

L'imagination,  pour  être  parfaite,  doit  réunir  trois  qua- 
lités :  la  promptitude,  la  vivacité  et  la  fécondité. 

L'ima-^inatioii  est  prompte,  quand  la  moindre  occasion 
Texcite;  semblable  à  l'étincelle  qui  couve  sous  la  cendre,  elle 
s'enllamme  au  moindre  souflle.  A  l'imagination  prompte  est 
opposée  une  imagination  lente. 

Elle  est  vive,  quand  les  objets  qu'elle  présente  à  l'esprit, 
ont  un  haut  degré  de  clarté  et  de  précision,  et  par  li^ 
exercent  sur  l'esprit  une  impression  profonde.  Son  contraire 
est  une  imagination  vague  et  confuse. 

Elle  est  féconde  ou  riche,  quand  elle  offre  à  la  fois  h  l'esprit 
une  grande  multitude  (ïohjcls.  Lâstérilité esl  le  défaut  opposé. 

Ce  sont  là  trois  qualités  précieuses  pour  l'artiste  :  la  première 
et  la  troisième  enrichissent  son  ouvrage  d'idées  et  d'images  ;  la 
deuxième  lui  donne  de  la  force,  de  la  vigueur  et  du  feu.  Cepen- 
dant l'imagination,  quoique  indispensable  pour  l'artiste,  ne  sau- 
rait seule  le  rendre  grand,  si  elle  n'est  accompagnée  d'un 
sentiment  exquis  d'ordre,  du  sentiment  des  convenances,  d'un 
jugement  sain,  en  un  mot,  du  goût,  dont  nous  parlerons  ci-après. 
f'Ho  m  ère  AriosteJ . 

La  sensibilité  (facultas  sentiendi)  est  la  faculté  qu'a  l'àme  de 
sentir,  do  recevoir  certaines  impresssions,  d'être  affectée 
par  certains  objets  corporels  ou  intellectuels  d'une  manière 
agréable  ou  désagréable.  Le  plaisir  ou  le  déplaisir  qu'éprouve 
l'àme,  quand  elle  est  ainsi  remuée,  cette  sympathie,  cette 
inclination  pour  l'objet  qui  lui  a  plu,  cette  antipathie,  cet 
éloignement  pour  celui  qui  lui  a  déplu,  c'est  ce  qui  s'appelle 
sentiment  (1). 

(i;  Reinaiciuez  fine  nous  ne  pailoiis  pas  ici  de  la  seusil'iiité  i>liyi<i«iue,  mais  uniquemeui 


—     9     — 

Les  sentiments  sont  donc  agréables  ou  désaçiréuhles.  Aux 
premiers,  on  rapportera,  par  exemple,  la  joie,  la  gaîié,  l'ad- 
miration, la  pitié,  l'espérance,  l'amour,  etc.;  aux  seconds,  la 
tristesse,  l'abattement,  le  désespoir,  la  crainte,  la  terreur, 
l'horreur,  la  honte,  etc.  (1). 

A  proprement  parler,  il  n'y  a  pas  de  seniimcnts  mixtes,  c'est- 
à-dire,  agréables  el  désagréables  à  la  fois.  Cependant  l'àme  peut 
se  trouver  dans  des  situations  qui  se  succèdent  si  rapidement, 
i[u'on  la  dirait  aflectée  de  diiïérentes  manières  à  la  fois  ;  et  ce 
sont  ces  dispositions  de  l'àme  qui  se  suivent  avec  tant  de  rapi- 
dité, que  l'on  appelle  sentiments  mixtes.  Un  tel  senliment  se 
rencontre  par  exemple  dans  le  483e  vers  du  6e  livre  de  l'Iliade  : 

o   r,  d'y.pa  uvJ  •///j'iC^îV  dicaro  y.6/.r.(<i, 
dax.pooîv  yù.à.na.icx..  »    Elle  sourit  en  pleurant. 

f't  dans  le  21c  vers  du  15c  livre  :  «  O.y.c-iov  oi  .Srîot  y.arà 
aax&oy  'O/ju-ttov.  » 

Le  mot  oax.puôïv  dans  le  premier  exemple  exprime  la  tristesse 
ijue  ressent  Andromaque,  à  la  vue  du  sort  malheureux  qui  me- 
nace son  époux  et  son  fils  ;  l'expression  yz/.c>.Gy.(jcf.  dénoie  le 
plaisir  secret  que  lui  procure  la  terreur  d'Astyanax,  causée  par 
l'armure  du  père  que  le  fils  ne  reconnaît  pas.  Dans  le  second 

lie  la  sen^biliU'  mora'e,  désignée  souvent  par  le  mot  senthnenl.  Ne  conlondez  floue  pas  la 
w/isaifO/i  avei'  ce  que  nous  appelons  scntlraenl.  I/impression  que  lait  un  objet  sur  notre 
corps,  s'appelle  setiaation.  Celle  qu'un  objet  l'ait  sur  notre  inné.,  ^e  nonune  sratiraenl. 
Pourtant,  la  ,sv)isa</oîi  peut  produire  le  A'e>i//;/ie;«<,  et  le  sentiment  peut  à  son  tour  pro- 
iluire  la  sensation.  *  -  H  faut  bien  distinguer  le  .sentiment  de  la  sensntion.  Il  y  a  en  quelque 
sorte  deux  sensibilités  ;  l'une  tournée  vers  le  inonde  extérieur,  et  chargée  de  transmettre  à 
l'àme  les  impressions  qu'il  envoie;  l'autre  tout  intérieure,  qui  correspond  à  l'âme,  comme 
la  première  correspond  à  la  nature.  Is'ous  portons  en  nous  une  source  profonde  d'émotions 
à  la  fois  jibysiques  et  morales  qui  expriment  l'union  de  nos  deux  natures.  L'animal  ne  va 
pas  au  delù  de  la  sensation,  et  la  pensée  pure  u'appartieut  qu'à  la  nature  angéli'jue.  I>e 
sentiment  qui  participe  de  la  sensation  et  de  la  pensée'est  l'apanage  de  l'humanité,  et 
retentit  dans  les  parties  les  plus  intimes  et  les  plus  délicates  de  l'âme,  et  ébranle  l'homme 
tout  entier."  (Cousin,:. 

1)  '  Rigoureusement  parlant,  tous  les  sentiments  sont  agréables  à  l'àme;  rémofion  lui 
plait,  mais  Tobjet  du  sentiment  peut  lui  déplaire.  La  vengeance  est  douce  comme  k  miel, 
a  dit  Homère,  et  que  cliei'vlie-t-on  dans  la  représentation  des  drames  tragiques,  dans  la 
lecture  des  histoires  terribles,  dans  le  spectacle  <les  incendies  et  des  naufrages,  si  ce  n'est 
le  charme  de  la  crainte,  de  la  terreur,  de  la  mélancolie,  exi;itées  par  des  objets  inoUensif's. 
Voyez  chap.  X  de  cotte  première  partie. 


-     10     — 

exemple,  le  verbe  yjXâarîov  désigne  et  la  colère  et  la  jn/tV 
qu'éprouvent  les  Dieux,  en  voyant  Junon  suspendue  entre  le 
ciel  et  la  terre. 

Nous  disions  plus  haut  qu'une  idée  claire  des  différentes 
facultés  morales  et  intellectuelles  de  l'homme,  sert  à  établir 
la  dilTérence  qui  existe  entre  les  trois  formes  ordinaires  par 
lesquelles  l'homme  communique  ses  pensées  et  ses  senti- 
ments, et  qui  sont  :  la  prose,  Vart  oratoire  et  la  poésie.  Eu 
effet,  la  prose,  en  se  proposant  d'instruire,  de  donner  des 
connaissances,  s'adresse  h  la  raison  ;  l'éloquence,  ayant  pour 
but  de  persuader,  s'adresse  à  la  volonté;  et  la  poésie,  voulant 
loucher,  parle  h  ïimagination. 

Or,  la  poésie,  pour  atteindre  ce  but,  nous  peint  les  beautés 
de  l'art  ou  celles  de  la  nature  visible  et  invisible. 


CHAPITRE  m. 

Du  beau. 
ARTICLE     PREMIER. 

*  DU  BEAU  EN  GÉNÉRAL. 

Qu'est-ce  que  le  beau? 

Il  est  plus  facile  de  dire  ce  qu'il  n'est  pas  que  ce  qu'il  est; 
il  se  montre,  il  ne  se  démontre  pas.  On  peut  décrire  les 
facultés  intellectuelles  mises  en  jeu  pour  le  concevoir,  les 
effets  divers  que  sa  manifestation  produit  sur  l'âme,  mais  ou 
ne  peut  pas  par  l'analyse  le  ramener  à  d'autres  éléments  et 
le  détinir  par  ce  qui  n'est  pas  lui.  Il  est  indéhnissable. 

On  peut  cependant  étudier  le  beau,  et  cela  de  deux  ma- 
nières :  ou  bien  en  nous  (dans  l'esprit  de  l'homme,  dans  les 


-    Il    ~ 

facultés  qui  ralteigucnt,  dans  les  idées  et  dans  les  senti- 
ments qu'il  excite  en  nous)  ou  bien  hors  de  nous,  eu  lui- 
mèMiie  et  dans  les  objet?. 

*  Du  bca\i  cliidié  en   vous-mnvrs. 

La  raison  est  l'œil  qui  voit  le  beau.  Les  animaux  n'ai)er- 
çoivenl  pas  la  beauté  et  y  sont  insensibles.  INIais  l'homme  eu 
présence  de  certains  objets,  dans  des  circonstances  très  di- 
verses, ne  peut  s'empêcher  de  porter  ce  jugement  :  Cet  objet 
-est  beau.  Affirmation  ({ui  souvent  ne  se  manifeste  que  par  une 
exclamation. 

Mais  en  même  temps  qn^'û  juge  que  cet  objet  est  beau,  il  sent 
aussi  sa  beauté;  c'est-à-dire,  qu'il  éprouve  à  sa  vue  une  émo- 
tion délicieuse  qui  attire  l'àme  vers  cet  objet  par  un  sentiment 
de  sympathie  (L'aversion  accompagne  le  jugement  du  laid). 

Ainsi  le  beau  n'est  pas  seulement  un  objet  d'idée,  il  est  aussi, 
pour  nous,  une  source  de  sentiments.  Nous  ne  pouvons  le  ren- 
contrer dans  la  nature  ou  dans  l'art,  ou  le  concevoir  par  la  pen- 
sée, sans  éprouver  un  plaisir  vif  et  délicat,  qui  ne  se  confond 
avec  aucune  autre  des  émotions  de  l'âme.  C'est  ce  qu'on  appelle 
le  centime» t  estliétique  (i). 

Plus  l'objet  est  beau,  plus  la  jouissance  qu'il  donne  à  l'àme 
est  vive,  sans  être  passionnée.  Dans  l'admiration,  le  jugement 
domine  encore,  mais  animé  par  le  sentiment.  L'admiration 
s'accroit-elle  au  point  d'imprimer  à  l'àme  un  mouvement,  une 
ardeur  qui  semblent  excéder  les  limites  de  la  nature  humaine, 
alors  c'est  Venthousiasme. 

Le  sentiment  du  beau  est  susceptible  de  développement  et 
d'éducation;  il  s'élève  et  s'épure  en  s'associant  aux  sentiments 
d'ordre  supérieur  éveillés  par  les  idées  morales  et  religieuses. 

Ce  qui  favorise  le  sentiment  esthétique,  c'est  Vimayinutiou. 
Son  caractère  distinctif  est  d'ébranler  fortement  l'àme  en  pré- 
sence de  tout  objet  beau,  ou  à  son  seul  souvenir,  ou  môme  à  la 
seule  idée  d'un  objet  imaginaire.  Mais  l'imagination  ne  suffit 
pas  pour  apprécier  la  beauté.  Abandonnée  à  elle-même,  elle  ne 

(l)  Esthétique  du  srec  aÏTGy]riKO;,   at(T0âvî^9ai,  .w<)OV. 


-    l-i    — 

pouri'uil  que  nous  égarer;  elle  a  besoin  d'être  contenue  par  le 
noiH  dont  le  fondement  se  trouve  dans  la  raison. 

Ce  serait  dénaturer  l'idée  du  beau  que  de  la  confondre  avec 
la  sensation  agréable  ;  celle-ci  provoque  le  désir.  Le  désir  est  fils 
du  besoin  et  suppose  un  manque,  un  défaut,  une  souflVance. 
Sa  fin,  avouée  ou  secrète,  est  la  possession.  Le  sentiment  du 
beau  est  sa  propre  satisfaction  à  lui-même;  l'admiration,  de  sa 
nature  respectueuse  et  désintéressée,  est  indépendante  de  la 
possession.  Quel  témoin  du  lever  du  soleil  a  jamais  éprouvé  le 
désir  de  s'approprier  ce  spectacle. 

L'artiste  n'aperçoit  que  le  beau,  là  où  l'homme  sensuel  ne 
voit  que  l'attrayant  ou  l'elTrayant.  Voyez  un  beau  tableau  de  la 
Vierge  :  à  l'aspect  de  cette  noble  créature  l'àme  éprouve  un 
sentiment  exquis  et  délicat,  où  il  n'y  a  rien  de  profane,  mais 
au  contraire  une  admiration  respectueuse  ([ui  porte  au  culte 
religieux.  Si  une  belle  statue  excite  en  vous  des  désirs,  vous 
n'êtes  pas  fait  pour  sentir  le  beau,  dit  Cousin  (i). 

Le  sentiment  du  beau  est  donc  un  sentiment  spécial,  comme 
l'idée  du  beau  est  une  idée  simple. 

Mais  ce  sentiment,  un  en  lui-même,  se  manifeste  dans  l'àme 
de  deux  différentes  manières. 

Quand  nous  avons  sous  les  yeux  un  objet  dont  les  formes 
sont  parfaitement  déterminées,  et  l'ensemble  facile  à  saisir, 
une  fleur,  une  belle  statue,  chacune  de  nos  facultés  s'attache  à 
cet  objet  et  s'y  repose  avec  une  satisfaction  sans  mélange. 

Nos  sens  en  aperçoivent  aisément  les  détails  ;  notre  raison 
saisit  l'heureuse  harmonie  de  toutes  ses  parties.  L'àme  dans 
celte  contemplation  ressent  une  joie  douce  et  tranquille,  une 
sorte  d'épanouissement.  C'est  Le  beau  simple. 

Considérons  nous,  au  contraire,  un  objet  aux  formes  vagues 
et  indéfinies,  et  qui  soit  très-beau  pourtant,  l'impression  que 
nous  éprouvons  est  sans  doute  encore  un  plaisir,  mais  d'un 
autre  ordre.  Cet  objet  ne  tombe  pas  sous  toutes  nos  prises, 
comme  le  premier.  La  raison  le  conçoit,  mais  les  sens  ne  le 
perçoivent  pas  tout  entier,  et  l'imagination  ne  se  le  représente 
pas  distinctement.  Les  sens  et  l'imagination  s'èfibrcent  en  vain 


(1)  *  Plus  l';lme  est  pure,  plus  elle  est  accessible  au  sentiJiKJut  du  beau.  Rien  d'étonnant 
'lue  les  saints  soient  Bénéralenient  si  sensibles  au.\  beautés  de  la  nature  et  que  l'Eglise 
favorise  lant  les  beaux  arts. 


-    i .-)    — 

d'atteindre  ses  dernières  limites.  Le  plaisir  que  nous  ressen- 
tons vient  de  la  grandeur  même  de  cet  objet,  mais  en  môme 
temps  cette  grandeur  fait  naître  en  nous,  je  ne  sais  quel  senti- 
ment mélancolique,  parce  qu'elle  nous  est  disproportionnée.  A 
la  vue  du  ciel  étoile,  de  la  vaste  mer,  de  montagnes  gigan- 
tesques, l'admiration  est  mêlée  de  tristesse.  C'est  que  ces 
objets,  finis  en  réalité  comme  le  monde  lui-même,  nous  semblent 
infinis  dans  l'impuissance  où  nous  sommes  de  comprendre  leur 
immensité,  et  qu'ils  éveillent  en  nous  l'idée  de  l'infini,  cette 
idée  qui  relève  à  la  fois  et  confond  notre  intelligence.  Le  senti- 
ment correspondant  que  l'àme  éprouve  est  un  plaisir  austère, 
c'est  celui  du  sublime. 

En  résumé,  le  beau  considéré  en  nous  est  la  perception  du 
beau  réel  ou  objectif,  perçu  par  la  raif<on  et  par  le  sentiment,  et 
apprécié  par  Vimugination  et  par  le  (/ont,  de  manière  à  produire 
en  notre  âme  l'émotion  esthétique  soit  de. sf'm;}?^  admiration,  soh 
de  Venthoiisiasme  ou  du  stiblime. 


Du  beau  étudié  hors  de  nous  ou  du  beau    daiis  /es  objets. 

On  distingue  d'ordinaire  trois  sortes  de  beautés  :  la  beauté 
physique,  la  beauté  intellectuelle  et  la  beauté  morale,  c'est-à- 
dire,  la  beauté  dans  les  objets  sensibles,  dans  les  pensées  et 
dans  les  sentiments  ou  les  actions. 

Dans  les  objets  sensibles,  les  couleurs,  les  sons,  les  figures, 
les  mouvements  sont  capables  de  produire  l'idée  et  le  sentiment 
du  beau.  C'est  la  beauté  phijsique.  Si  du  monde  des  sens  nous 
nous  élevons  à  celui  de  l'esprit,  de  la  vérité,  de  la  science, 
nous  y  trouvons  des  beautés  plus  sévères,  mais  non  moins 
réelles.  C'est  ce  qu'on  nomme  la  beauté  intellectuelle.  Enfin,  si 
l'on  considère  le  monde  moral  et  ses  lois,  l'idée  de  la  vertu,  de 
l'innocence,  du  dévouement,  du  courage,  les  prodiges  de  la 
charité,  voilà  un  troisième  ordre  de  beauté  qui  surpasse  encore 
les  deux  autres,  à  savoir  la  beauté  morale. 

Et  à  toutes  ces  beautés  peut  s'appliquer  la  distinction  du  beau 
simple  et  du  sublime,  d'après  ce  qui  a  été  dit  dans  le  para- 
graphe précédent.  Il  y  a  donc  du  beau  et  du  sublime  à  la  fois 
dans  la  nature,  dans  les  idées,  dans  les  sentiments  et  dans  les 
actions. 


—      N      - 

Mais  n'y  a-l-il  {tas  une  heaulc  uni(iuedoiil  loules  ces  beautés 
particulières  ne  sont  que  des  reflets,  des  nuances,  des  degrés? 
Qu'est-ce  que  la  beauté  en  soi?  Je  vois  bien  que  telle  forme  est 
belle,  que  telle  action  l'est  aussi.  Mais  pourijuoi  et  comment 
ces  deux  objets  si  dissemblables  sont-ils  beaux? 

Il  n'y  a  véritablement  qu'une  seule  beauté  et  elle  est  imma- 
térielle. Les  formes  sensibles  et  les  actions  bumaines  ofi  on  la 
reconnaît  n'en  sont  que  le  symbole.  La  forme  ne  peut  être  une 
forme  toute  seule;  elle  doit  être  la  forme  de  quelque  ciiose. 
four  celui  qui  considère  la  nature  avec  les  yeux  de  l'âme  aussi 
bien  qu'avec  les  yeux  du  corps,  la  création  entière  est  un  em- 
blème de  puissance,  d'intelligence,  de  bonté,  toutes  choses 
immatérielles  qui  ne  constituent  pas  la  beauté,  mais  qui  .'ïeiiles 
peuvent  être  belles. 

Plus  un  objet  est  susceptible  de  les  manifester,  plus  il  prend 
facilement  à  nos  yeux  le  caractère  de  beauté  et  éveille  en  nous^ 
l'émotion  esthétique.  Ainsi  la  mer  avec  sa  redoutable  puissance,, 
le  ciel  étoile  avec  ses  mystérieuses  profondeurs,  la  nature  en- 
tière avec  sa  richesse  et  son  harmonie;  ainsi  l'animal  avec  sa 
force  ou  sa  gràoe,  et  Thomme  surtout  avec  ses  attitudes  et  ses 
))hysionomies,  révèlent  tout  un  monde  moral  et  spirituel. 

De  plus,  toutes  les  beautés  que  nous  avons  énumérées  com- 
))Osent  ce  qu'on  appelle  le  beau  réel,  ou  le  beau  dans  les  objets 
de  la  nature  physique,  intellectuelie  et  morale.  Mais  au-dessus 
de  la  beauté  réelle  est  une  beauté  d'un  autre  ordre,  la  beauté 
idéale. 

L'idéal  ne  réside  ni  dans  un  individu  ni  dans  une  collection 
d'individus.  Pour  qui  l'a  une  fois  conçu,  toutes  les  figures  natu- 
relles, si  belles  qu'elles  puissent  être,  ne  sont  que  des  simu- 
lacres d'une  beauté  supérieure  qu'elles  ne  réalisent  pas. 
Domiez-moi  une  belle  action,  j'en  imaginerai  une  encore  plas 
belle.  L'idéal  recule  sans  cesse  à  mesure  qu'on  approche  davan- 
tage. Son  dernier  terme  est  dans  l'infini,  c'est-à-dire,  en  Dieu  : 
le  vrai  et  absolu  idéal  n'est  autre  que  Dieu  lui-même. 

Dieu  étant  le  principe  de  toutes  choses,  doit  être  à  ce  titre 
celui  de  la  beauté  parfaite,  et  par  conséquent  de  toutes  les 
beautés  naturelles  «jui  l'expriment  au  moins  imparfaitement.  Il 
est  le  principe  de  la  beauté  et  comme  auteur  du  monde  phy- 
sique, et  comme  père  du  monde  intellectuel  et  du  monde 
moral. 


-    15    - 

El  si  Dieu  esl  le  principe  des  U'ois  ordres  de  beaulc  ipie  nous 
avons  distingués,  c'est  encore  en  lui  que  se  réunissent  les  deux 
t-Tandes  formes  du  beau  répandues  dans  chacun  de  ces  trois 
ordres,  à  savoir  le  beau  et  le  sublime. 

Dieu  est  le  beau  par  excellence,  car  quel  objet  satisfait  mieux 
à  toutes  nos  faculté,  à  la  raison,  à  l'imagination,  au  cœur  !  Il 
offre  à  la  raison  l'idée  la  plus  haute,  au  delà  de  laquelle  il  n'y 
a  plus  rien  à  chercher,  à  l'imagination  la  contemplation  la  plus 
ravissante,  au  cœur  un  objet  souverainement  aimable.  Il  est 
donc  parfaitement  beau. 

Mais  n'est-il  pas  sublime  aussi  par  d'autres  endroits?  Dieu 
est  à  la  fois  doux  et  terrible.  Ses  attributs  redoutables  pro- 
duisent au  plus  haut  degré  dans  l'imagination  et  dans  l'àme 
l'émotion  mélancolique  du  sublime. 

Dieu  est  donc  pour  nous  le  type  et  la  source  des  deux 
grandes  formes  de  la  beauté.  L'être  absolu  qui  esl  tout  en- 
semble l'absolue  unité,  l'infinie  variété,  l'ordre  et  l'harmonie 
universelle,  l'immortelle  splendeur,  l'ineffable  bonté,  la  souve- 
raine sagesse,  l'insondable  mystère,  l'irrésistible  puissance, 
l'implacable  justice  est  nécessairement  l'idéal  accompli  de  toute 
beauté,  quelle  que  soit  la  théorie  qu'on  adopte  sur  la  nature 
conslijjalive  du  beau  :  ou  Vunité  avec  S.  Augustin  (I),  ou  la 
vuriélc  comme  d'autres  le  prétendent,  ou  la  parfaite  conve- 
nance, la  proportion,  l'harmonie,  en  un  mot  l'ordre  (2),  ou  bien 
la  variété  dans  Vunité,  théorie  généralement  admise  (3)  ou  la 
splendeur  du  vrai,  avec  Platon  (4)  ou  l'ordre  revêtue  de  splendeur 
avec  S.  Thomas  (-i),  oaVunion  du  vrai  et  du  bon  dans  l'être  à  la 
fois  intelligible  et  aimable  (6),  ou  la  manifeMatton  de  la  vie  (7),  ou 
la  grandeur  et  riuunionic,  avec  AristoLe  (8),  ou  la  réalisation  des 
ri'f/les  de  Vart  (9). 

y' 

:'])  Omnis  piil<'briiu<liïiis  lôrina  uniias  est.  S.  Aug.  Ep.  18;  le  P.  André,  Essai  sur  le 
hi>au.  ?'  ilisc;  Wiiikelinan. 

'2;  Platon,  Hippias.  Bergasse,  Fragments.  Jlalebranche,  Miditalions. 

vî  Cousin,  Bauingarten,  Meyer,  Moïse  Mendelssohii,  Giing,  Meiners,  TongioiTi,  Keid, 
K.tsai  sur  le  govt,  IV. 

-1;  Phèdre. 

•^   .\ù  rationein  pnlchri  conciin  it  et  claritis  et  debila  proportio.  Summ.  2,  2,  9.  l-tT),  a.  ?. 

Deus  diritur  pulcher  sicut  universorum  consonantiae  et  clarltatis  causa. 

C  Mnllendorîl",  Dk,  hrau  dans  ses  rapports  avec  le  vrai  cl  le  bien,  p.  10. 

'71  Tissandier,  T)i'';orie  du  beau,  p.  57  et  61. 

'H   Voir  Tis.sandicr,  p.  59. 

"    Tdein,  p.  'IS. 


-      K)     — 

Nous  ne  parlerons  pas  de  la  théorie  grossière  qui  définit  le 
beau  ce  qui  plait  aux  seus  (1).  Sans  doute  la  beauté  est  presque 
toujours  agréable  aux  sens,  ou  du  moins  elle  ne  doit  pas  les 
blesser.  Un  objet  qui  nous  fait  souffrir,  fùt-il  le  plus  beau  du 
monde,  bien  rarement,  nous  parait  tel.  Le  beau  cependant  n'est 
pas  l'agréable  (2).  Et  quoique  la  plupart  de  nos  idées  du  beau 
nous  viennent  par  la  vue  et  par  Vouïe,  sens  moins  grossiers  et 
plus  cognilifs  que  les  autres,  comme  dit  S.  Thomas  (3),  on  ne 
peut  pas  définir  le  beau  ce  qui  perçu  par  ces  deux  sens  émeut  l'àme 
agréablement.  L'expérience  atteste  que  toutes  les  choses 
agréables  aux  yeux  ou  aux  oreilles  ne  nous  paraissent  pas 
belles  (4).  Plaire,  d'ailleurs,  est  une  chose  relative  :  tout  peut 
plaire  selon  les  circonstances. 

ARTICLE  DEUXIÈME. 

DU    BEAU    PHYSIQUE. 
§    1. 

Forme.'i  du  beau  communes  aux  objets  de  la  nature  physique 
et  de  l'art  (o). 

1"  Les  couleurs.  Plusieurs  objets  ne  plaisent  que  par  leurs 
couleurs;  et  plus  ces  couleurs  sont  délicates  et  fines,  plus 


(1)  *  Non  seulement  la  sensation  ne  produit  pas  l'idée  du  beau,  mais  quelquefois  elle 
Vétoufle.  Qu'un  artiste  se  complaise  à  faire  un  tableau  voluptueux;  en  agréant  aux  sen.s, 
il  trouble,  il  révolte  en  nous  l'idée  chaste  et  pure  du  beau.  (Cousin'. 

(2)  Si  cela  était,  on  devrait  dire  :  A'oilù  une  belle  saveur,  voilà  une  belle  odeur. 

(3)  '  lui  sensus  prœcipuc  respiciunt  pulchrum  qui  suut  masis  cognoscitivi  ;  scilicet 
visus  et  auditus  rationi  deservientes.  Dioiinus  enini  pulchra  visi^)ilia  et  pulcliros  sonos. 
In  sensibilibus  aulem  alioruni  sensuum  non  utimur  nomine  pulchritudinis  :  non  enim 
dicimus  pulchros  sapores  aut  odores.  (Snmni.  I,  "2,  q.  '21,  a.  1;. 

(4)  *  Pour  un  homme  affamé  la  vue  de  la  nourriture  la  plus  grossière  est  bien  agréable; 
et  le  braiment  des  ânesses  égarées  du  père  de  Saùl,  annonçant  leur  retour,  devait  frapper 
agréablement  son  oreille,  sans  ftre  une  belle  harmonie. 

(5)  *  Une  remarque  essentielle  à  se  rappeler  ici  c'est  <iue  le  beau  ne  consiste  pas  dans  la 
forme  toute  seule,  et  que  la  beauté  physique  n'est  que  Venveloppe  de  la  beauté  spirituelle. 
Les  couleurs,  les  sons,  les  (Igures,  les  mouvements  sont  capables  de  produire  l'idée  et  le 
sentiment  du  beau,  mais  n'en  sont  pas  l'essence.  Il  serait  donc  absurde  de  vouloir  désigner 
d'une  manière  absolue  la  plus  belle  forme,  la  plus  belle  couleur,  la  plus  beau  son.  Tout 
uela  est  relatif.  Les  couleurs  les  plus  brillantes  mal  appliquées  deviennent  atlreuses. 
Kigur.'Z-vous  un  cheval  bleu,  un  feuillage  ro  ige,  un  visage  jaune,  etc. 


—    n    - 

elles  sont  variées  et  mélangées  avec  discernement,  plus 
aussi  elles  plaisent  :  peurs  —  arc-en-ciel  —  aurore  —  cou- 
cher du  soleil  —  prairie  verdoyante  —  tableaux,  etc. 

2°  Les  figures.  Les  unes  sont  régulières  :  tel  un  carré,  un 
cercle,  un  triangle,  etc.  Les  autres,  qui  semblent  avoir  été 
formées  par  le  caprice,  peuvent  plaire  quelquefois  davan- 
tage que  les  premières. 

Un  fleuve,  par  exemple,  qui  serpente  capricieusement  entre 
ses  rives,  plaît  plus  et  plus  longtemps  surtout,  qu'un  canal.  Un 
peuplier  qui  s'élance  librement  dans  les  airs,  fait  un  effet  plus 
agréable  qu'une  colonne.  Par  contre,  une  colonne  qui  ne  serait 
pas  droite  laisserait  à  désirer. 

3"  Le  mouvement,  s'il  n'est  pas  trop  fort.  On  aime  en  géné- 
ral mieux  voir  un  corps  en  mouvement  que  de  le  voir  en 
repos,  parce  que  le  mouvement  dénote  la  vie.  N'éprouve- 
t-on  pas  un  plaisir  plus  vif  en  voyant  planer  l'aigle,  qu'en  le 
considérant  en  repos. 

Si  l'œil  esthétique  préfère  le  mouvement  en  liant  à  celui  qui 
se  fait  en  bas,  c'est  que  le  premier  est  moins  ordinaire.  L'oiseau, 
la  pierre,  la  flèche,  plaisent  davantage,  lorsqu'ils  s'élèvent  dans 
les  airs,  que  lorsqu'ils  descendent  vers  la  terre.  Et  quant  au 
mouvement  en  ligne  oblique  ou  en  ligne  droite  il  est  relatif  à 
l'objet  ;  comme  le  sapin  balancé  légèrement  par  le  vent,  la 
fleur  bercée  par  le  zéphyr. 

4°  La  nouveauté  (1).  Elle  peut  plaire  sous  deux  rapports,  et 
parce  que  l'objet  en  lui-môme  est  iieuf,  et  parce  que  l'objet 
connu  se  présente  sous  une  face  nouvelle.  La  nature  produit 
toujours  du  nouveau  ;  jamais  une  scène  de  la  nature  n'est  la 
répétition  exacte  d'une  scène  précédente.  Remarquez  le  soleil 
à  son  lever  et  h  son  coucher,  il  offrira  chaque  fois  à  votre 
admiration  un  spectacle  nouveau. 

(1)  *  Toutes  les  formes  qui  suivent  ne  sont  pas  en  elles-mêmes  des  formes  du  beau,  mais 
des  moyens  de  le  faire  remarquer  ou  de  le  faire  ressortir.  Ainsi,  l'àne  de  Sclilégel,  pour 
être  plus  extraordinaire  n'en  serait  pas  plus  beau. 


-      IS      - 

La  nouveaulc  excite  rallenlion.  C'est  par  elle  que  les  fictions 
les  contes,  les  romans  nous  attaclient  et  nous  plaisent  (i). 

^^  Le  subit,  lorsque  toutefois  il  n'afflige  pas.  De  là  ee  plai- 
sir que  donnent  la  rencontre  inattendue  d'un  objet  qu'on 
aime,  la  découverte  soudaine  d'une  fleur,  l'apparition  subite 
de  la  lumière  dans  les  ténèbres,  le  dénouement  soudain  des 
nœuds  et  des  intrigues  dans  les  productions  épiques  et  dra- 
matiques. 

&'  Le  merveilleux  (l'extraordinaire).  Les  événements  ordi- 
naires perdent  de  leur  intérêt;  on  aime  ce  qui  s'écarte  du 
cours  commun  des  choses.  (Eclipse  de  soleil  —  éclipse  de  lune 
—  intervention  des  agents  sur)iaturels  dans  les  productions 
poétiques). 

7°  Le  plaisant.  Il  naît  tantôt  de  ce  qui  est  absurde,  extra- 
vagant, tantôt  de  ce  qui  est  inconvenant,  messéant,  tantôt 
d'un  assemblage  de  choses  rare  et  singulier,  ou  tel  que, 
d'après  notre  manière  de  voir,  il  semble  impossible  (2). 

8"  Le  contraste.  Il  consiste  Ji  opposer  entre  eux  des  objets, 
des  idées,  des  sentiments  contradictoires.  Le  contraste  plaît 
h  l'imagination,  parce  qu'il  jette  plus  de  lumière  sur  les 
objets.  Il  y  a  donc  contraste,  lorsque  l'on  trouve  la  faiblesse 
opposée  à  la  force  (le  lion  et  Y  agneau),  la  petitesse  à  la  gran- 
deur (le  roseau  et  le  chêne,  le  lis  du  vallon  et  le  cèdre  du  Liban), 
la  simplicité  à  la  noblesse  (une  cabane  rustique  et  un  palais 
somptueux),  l'ombre  luttant  avec  la  lumière  [crépuscule- 
tableau). 


(1/  Notre  àiiie  doinaude  ilii  neuf,  dit  J.  A  Schlégel,  et  ne  fut-ce  qu'un  ;lne  vert,  ajoute-t-il 
plaisamment,  il  est  capable  d'exciter  toute  une  ville,  et  de  causer  un  nombreux  concours 
de  curieux.  Von  dera  Wiinderbaren  dcr  Poésie^ 

(2)  Toù  càcrypoù  k'jzi  rè  yû.oiov  fjtéptov  zb  yxçi  ysloïou,  kazlv 
â.u.acizrjj.y.  zi  /.al  à^lr^vJ■J-Joy,  '/.al  où  ^^ôar^zv/.iv  o\ov  ziiBl/ç,  z6 
yiloiov  TrooccoTTOv  alaypôy  zi.  v.yX  ^iiQZ[jau.]j.ïvov  àvîJ   o'J'Jvyjc. 

AHsf.  roef.  V. 


-      19     - 

C'est  par  le  contraste  que  même  le  laid  physique  ou  moral 
devient  esthétique,  lorsqu'il  sert  à  mettre  en  relief  le  beau  et 
à  lui  donner  de  l'éclat.  Mais  il  l'aut  le  peindre  avec  une  grande 
sobriété.  Il  ne  doit  être  que  l'ombre  du  tableau. 

9"  La  mélodie,  Yharmonie  :  chant  des  oiseaux  —  vers  — 
prose  harmonieuse  —  musique  —  murmure  du  feuillage, 
des  ruisseaux. 

10"  hix  proportion,  qui  consiste  dans  une  telle  dislribulion 
et  un  tel  arrangement  des  parties  d'un  objet  entre  elles,  que 
la  vue  ou  l'ouïe  en  soit  flattée  et  ràmc  agréablement  émue  : 
corps  ik  riiomme  et  de  l'animal  — poème  —  statue  —  tableau 
—  musique  (1). 

11"  La  simplicité.  Toutes  les  œuvres  de  la  nature  sont 
marquées  du  sceau  de  la  simplicité  ;  et  dans  les  productions 
de  l'art,  c'est  encore  la  simplicité  qui  en  rehausse  les  beau- 
tés. Une  production  quelconque  est  simple,  quand  nous  n'y 
voyons  que  ces  circonstances,  ces  cai^actères,  qui  étaient 
essentiels  pour  obtenir  le  but  et  l'effet  proposés.  Elle  rejette 
la  superlluité,  la  profusion.  (Le  Panthéon  —  Démosthènes  — 
Homère).  Cependant  les  traits  essentiels  n'excluent  pas  les 
ornements. 

§2. 
Formes  du  beau  appartenant  exclusivement  aux  arts. 

'  Qu'est-ce  que  l'art  ? 

C'est  la  reproduction  du  beau.  L'homme  n'a  pas  seulement  la 
faculté  d'apercevoir  le  beau,  il  est  encore  doué  du  désir  et  du 
pouvoir  de  le  reproduire.  Ce  pouvoir  s'appelle  le  génie  dont  nous 
parlerons  ailleurs. 

Quel  est  l'objet  de  Varl  •?  Deux  systèmes  se  présentent.  L'un 
réduit  l'art  à  l'imitation  de  la  nature,  c'est  le  réalisme,  l'autre 


1)  Pulclniiuilo  corporis  apta  compOïUio:ie  inembroruin  iiiovet  oculos,  et  deleclat  hoc 
■^o,  quod  intcr  se  oinnes  partes  cuiii  '1(10(13111  lepore  coiisenliunt.  (Cie.  de  Ofl".  T,  2S). 


-      20      - 

lui  donne  pour  objet  la  crôaLion  de  formes  exprimant  les  idées 
de  l'esprit,  c'est  Vidcalixme.  Tous  deux  sont  trop  exclusifs;  car 
l'art  est  la  reproduction  du  liean,  non  pas  de  la  seule  beauté 
naturelle,  comme  le  prétend  le  réalisme,  mais  de  la  beauté  idéale. 
L'imitation  de  la  nature  a  dans  l'art  une  part  nécessaire  et  le 
plaisir  résultant  de  l'imitation  est  indépendant  de  la  nature 
de  l'objet.  El  comme  dit  Boileau, 

Il  n'est  point  de  serpent  ni  de  monstre  odieux 
Qui,  par  l'art  imité,  ne  puisse  plaire  aux  yeux, 

mais  l'art  serait  puéril  s'il  .s'arrêtait  là  (1). 

D'un  autre  côté,  l'idéalisme  se  condamnerait  à  l'impuissance 
s'il  dédaignait  la  reproduction  de  la  nature  (2).  L'artiste  vise  à 
réaliser  la  beauté  idéale  telle  que  l'imagination  humaine  la  con- 
çoit à  l'aide  des  données  que  lui  fournit  la  nature.  Le  secret  de 
l'art  est  d'arriver  à  l'âme  par  le  corps,  et  c'est  ce  que  l'artiste 
n'obtient  que  par  ce  qu'on  appelle  l'expression. 

Sous  ce  rapport  tous  les  arts  sont  égaux.  La  chose  à  expri- 
mer est  toujours  la  même  :  c'est  l'idée,  c'est  l'invisible,  c'est 
l'infini.  Mais  comme  il  s'agit  d'exprimer  cette  seule  et  même 
chose  en  s'adressant  aux  sens  qui  sont  divers,  la  différence  des 
sens  divise  l'art  en  des  arts  différents.  Et  comme  il  n'y  a  que 
deux  sens  esthétiques,  de  là  la  division  des  arts  en  deux  grandes 
classes,  arts  de  Youïe,  arts  de  la  vue  ;  d'un  côté  la  musique  et 
la  poésie  ;  de  l'autre  la  peinture  avec  la  gravure,  la  sculpture, 
l'architecture  et  l'art  des  jardins. 

Les  arts  de  la  première  catégorie  peuvent  exprimer  une  suc- 
cession d'actions,  d'idées  et  de  sentiments;  ceux  de  la  seconde 
ne  peuvent  rendre  qu'un  moment  de  l'action  ou  des  effets  de 
sentiments  simultanés,  comme  la  peinture  et  la  sculpture. 

1"  Vimitation.*  Dans  un  sens,  l'art  est  une  imitation,  mais 
non  une  copie  de  la  réalité.  Tout  dans  la  nature  n'est  pas 
également  admirable.  D'autre  part,  la  beauté  spirituelle  qui 
est  le  fond  de  la  vraie  beauté,  se  trouve  voilée  dans  la  nature. 


fl)  •  Telle  peut  paraître  radiniration  rte  certains  amateurs  devant  l'iniitatiou  si  iiarfaite 
(l'une  queue  de  balai  dans  un  table  lu  d'un  p<i  l'ro  hollandais  célèbre. 

(2)  *  Tel  est  l'aspect  de  beaifoup  d'œuvrcs  de  l'art  chrétien  au  moyen  âge,  où  l'iniper- 
fjction  des  procédés  contraste  avec  rardeur  sj  iritualiste  de  l'expression. 


-     21     - 

L'art  le  dégage  et  lui  donne  des  formes  plus  transparentes. 
C'est  Yidéal  qui  dirige  l'artiste  dans  l'imitation  de  la  nature 
et  lui  fait  atteindre  sa  fin  :  l'expression  de  la  beauté  morale 
î\  l'aide  de  la  beauté  physique  (I). 

2°  Le  grotesque  est  un  assemblage  bizarre  et  extravagant 
de  choses  disparates  :  des  tkiirs,  des  coquillages,  des  fruits, 
des  animaux,  des  génies,  des  hommes,  tout  cela  enlacé  l'un 
dans  Tautres  (2). 

3°  Le  naturel.  Nous  appelons  naturel  non  pas  la  copie 
exacte  de  la  nature;  mais  ce  qui  existe  sans  effort,  ce  qui 
coule  comme  de  source.  Une  pensée  naturelle  a  cela  de 
propre  que  tout  le  monde  se  croit  capable  de  la  produire, 
tellement  elle  semble  être  la  seule  expression  convenable  du 
vrai  : 

Ut  sibi  quivis 

Sperel  idem,  sudet  mulluni  frustraque  laboret 

Ausus  idem 

Hou.  AD  Pis. 

Tout  ce  qui  se  ressent  de  l'art,  de  l'étude,  de  la  contrainte, 
est  opposé  au  naturel  (3). 

Au  beau  de  l'art  doit  être  rapporté  le  beau  dans  les  écrits,  qui 
consiste  à  décrire  un  oijjet,  à  exprimer  une  pensée  ou  un  sen- 

(1)  •  Tous  les  arts  ne  sont  pas  également  propres  à  imiter  la  nature.  Rien  de  plus  facile 
en  musi<iue  que  d'imiter  le  sifflement  des  vents  et  le  bruit  du  tonnerre  dans  une  tempête. 
Mais  par  quelles  combinaisons  d'haï  monte  fjra-t-on  paraître  î.ux  yeux  la  lueur  des 
éclairs,  et  le  mouvement  d»  s  flots;  Tout  le  monde  admire  le  portrait  de  la  Renommée 
tracé  par  Virgile  ;  mais  qu'un  peintre  s'avite  de  réaliser  cette  figure  symbolique;  qu'il 
nous  représente  un  mon.stre  énorme  avec  cent  yeux,  cent  bouches  et  cent  ort:'ille.«,  qui  des 
pieds  touille  la  terre  et  cache  sa  tète  dans  les  cieux,  une  pareille  tigure  pourra  bien  être 
ridicule. 

'-2j  'En  liltéra'iure  il  se  confond  avec  le  bîo-fe.sçîîe;  en  sculpture  et  en  peinture,  avec 
l'arabesque.  Le  nom  vient  du  mot  groUa,  qui  désigne  les  cavités  des  ruines  de  vieux 
édifices,  où  Raphaël  trouva  le  type  de  ces  figures  singulières. 

;3)  *  La  pensée  natui  e.le,  dont  l'expression  semble  ne  devoir  rien  au  u-avail,  fu  demande 
souvent  beaucoup  pour  être  rendue  naturellement.  Par  contre. 

Les  vers  aisément  faits  sont  rareriient  aisés.    ^Volt.]. 

I>a»s  les  arts,  le  naturel  est  presque  toujours  le  fruit  de  l'étude  et  de  la  maturité. 

(M.  Villemain;. 


timent,  à  peindre  une  bcaulé  pliysiiiue  ou  morale,  de  manière 
à  faire  naître  des  émotions  douces,  calmes,  délicieuses. 

Il  faut  se  garder  de  confondre  le  beau  dans  les  écrits  avec  ce 
qu'on  appelle  un  beau  style,  c'est-à-dire,  un  style  soigné,  élégant, 
coulant,  correct. 

ARTICLE  TROISIÈME. 

DU    BEAU    MORAL    ET    INTELLECTUEL. 

Lorsque  des  pensées,  des  vérités,  des  senlimenls,  des 
passions,  des  vertus,  des  actions,  font  naître  en  nous  des 
émotions  douces,  paisibles  et  délicieuses,  il  y  a  ce  qu'on 
îippelle  le  beau  moral  :  nue  belle  action  —  une  action  héroïque 
—  une  belle  combinaison  d'idées  —  plan  d'un  poème,  d'un 
drgme  —  candeur  —  douceur  —  bonté —  bienfaisance  —  inno- 
cence —  naturel  —  naïveté. 

1°  La  naïveté  (1)  est  le  plus  haut  degré  de  la  simplicité. 
C'est  quelque  chose  d'ingénu,  de  candide,  qui  quelquefois 
touche  et  attendiit,  quelquefois  fait  rire. 

L'homme  naïf  dit  ouvertement  ce  qu'il  pense,  ce  qu'il  sent, 
ne  réfiécliissant  pas  qu'il  peut  par  là  se  compromettre  lui- 
même,  ou  ofïenser  celui  à  qui  il  s'ouvre.  On  a  dit  avec  raison 
que  Celui  qui  est  naïf  ne  le  sait  2>ctf,  et  celui  qui  le  sait,  ne  Vesf 
pas  (2). 

On  rencontre  la  naïveté  surtout  dans  les  enfants,  dans  les 
habitants  de  la  campagne;  parfois  on  la  trouve  développée  au 
plus  haut  degré  dans  les  hommes  de  génie  (La  Fontaine),  le 
plus  souvent  dans  les  cœurs  purs  et  innocents.  C'est  ce  qui  a 
fait  dire  h  un  critique,  que  la  naïveté  est  le  reflet  d'un  bon 
cœur,  d'une  belle  àïne. 


(1)  Du  latin  nativus,  au  moyen  âge  iiaivK.t,  niiii^,  nature!. 

(2)  *  Deux  choses  sont  requises  pour  qu'une  pensée  soit  naïve;  d'abord,  qu'il  y  ait  un 
certain  danger  à  l'exprimer,  et  ensuite  que  celui  qui  l'exprime  ignore  en  danger.  Sans  U 
première  condition  la  pensée  n'i;?3t  que  i.aturelle  ou  ingénieuse,  sans  la  seconde,  elli 
devient  satyrique.  Appliquez  cette  obseiva'ion  aux  exemples  cités. 


—     25     - 

On  distingue  ordinairement  le  naïf  en  naïf  d'esprit  et  en  naïf 
de  sentiment  ou  de  caractère.  Le  premier  suppose  absence  de 
réflexion,  il  fait  rire;  le  second  suppose  absence  de  prudence, 
ignorance  des  formes,  il  touche. 

Comme  exemples  de  naïveté  voyez  les  réponses  du  jeune  Joas 
à  Athalie.  Acte  II,  se.  vu. 

La  réponse  de  l'agneau  au  loup,  dans  la  fable  de  Phèdre  et 
dans  celle  de  La  Fontaine. 

C'est  surtout  dans  les  fables,  les  contes,  les  épigrammes, 
que  l'on  rencontre  la  naïveté. 

Un  boucher  moribond  voyant  sa  femme  en  pleurs, 

Lui  dit  :  Ma  femme^  si  je  meurs, 
Comme  en  notre  métier  un  homme  est  nécessaire, 
Jacque,  notre  garçon,  ferait  bien  ton  affaire. 
C'est  un  fort  bon  enfant,  sage,  et  que  tu  connais. 
Epouse-le,  crois  moi,  tu  ne  saurais  mieux  faire. 
Hélas,  dit-elle,  j'y  songeais. 

Biaise  voyant  à  l'agonie 
Lucas,  qui  lui  devait  cent  francs, 
Lui  dit,  toute  honte  bannie  : 
Ça,  payez-moi  vite,  il  est  temps. 
Laissez-moi  mourir  à  mon  aise. 
Répondit  faiblement  Lucas. 
Oli  !  parbleu  !  vous  ne  mourrez  pas, 
Que  je  ne  sois  payé,  dit  Biaise. 

*  2"  Le  contraste  ouvre  également  une  source  riche  en  plai^ 
sirs.  La  douceur  opposée  à  la  cruauté  (les  martyrs  et  leurs 
oppresseurs),  la  simplicité,  la  bonne  foi, vis-h-vis  delà  dupli- 
cité, la  naïveté  en  face  de  la  ruse  {Joas  et  Athalie),  le  sérieux 
à  la  gaîté,  ou  la  plaisanterie  au  sérieux  {parodie),  tout  cela 
produit  des  scènes  extrêmement  intéressantes. 


—      -Zi     — 


GlIAriTRE    IV. 

Du   sublime. 

*  Nous  avons  déjà  vu  en  quoi  consiste  le  suljlime  considéré 
en  nous,  dans  l'impression  qu'il  produit  sur  notre  âme.  Elle 
est  double,  avons  nous  dit.  Le  sublime  nous  écrase  d'abord, 
nous  accable  du  sentiment  de  notre  infériorité  personnelle  en 
présence  de  l'objet  sublime  ;  puis  il  nous  relève  par  une  sorte 
de  plaisir  orgueilleux,  que  nous  éprouvons  à  le  comprendre,  ou 
par  la  conscience  de  la  supériorité  de  notre  àme  pensante  sur 
la  nature  inanimée  que  le  sublime  peut  avoir  pour  théâtre.  En 
résumé  le  sublime  naît  de  la  jjcrception  de  Vùifmi.  D'après  ce 
que  nous  venons  de  dire  on  comprendra  que  l'infini  peut  nous 
apparaître  de  deux  manières,  et  directement,  par  la  grandeur, 
la  puissance  de  l'objet,  et  indirectement  par  la  conscience  de 
notre  faiblesse,  de  notre  isolement,  de  notre  infériorité.  C'est 
ce  que  nous  voulons  entendre  en  disant  que  le  sublime  dans  les 
objets  consiste  dans  tout  ce  qui  directement  ou  indirectement 
réveille  en  l'âme  Vidée  de  l'infini,  que  ce  soit  une  pensée,  une 
image,  un  phénomène  de  la  nature,  un  objet  du  monde  phy- 
sique ou  de  l'art,  ou  une  sitution  extraordinaire. 

ARTICLE  PREMIER. 

DU    SUBLIME    DANS    L.V    NATURE    PHYSIQUE. 

Le  sublime  dans  la  nature  physique  se  présente  ordinai- 
rement sous  les  formes  suivantes,  dont  les  deux  premières 
révèlent  l'infini  directement. 

1°  La  grandeur  et  l'étendue  :  le  monde  —  l'océan  —  une  vaste 
plaine  —  la  voûte  céleste  —  des  montagnes  élevées  —  de  pro- 
fonds précipices ,  etc.  (1). 


(1)  Kant  appelle  ce  sublime  le  sublinie  maHirinatiqiie  ou  le  sublime  ewteosif,  parcecju'il 
résulte  (les  Intuitions  du  lanps  et  de  l'c.tpacf. 


2"  Une  force  prodigieuse,  une  puissance  extraordinaire  :  érup- 
tion d'un  volcan  —  violent  incendie  —  torrent  qui  déborde  — 
la  mer  a(jitée  —  le  muijissement  des  Ilots  —  le  cri  tumultueux 
de  la  multitude  (Apoc.  XIX,  6)  —  le  fracas  des  vents,  d'une 
cataracte,  du  tonnerre,  d'une  tour  qui  s'écroule  —  un  combat 
acharné  —  le  bruit  du  canon  —  la  voix  grave  et  solennelle  des 
cloches  —  la  locomotive  traînant  après  elle  avec  la  rapidité  du 
vent  une  longue  suite  de  voitures  (1). 

3"  *  Le  mystérieux  et  l'inconnu  qui  résultent  des  idées 
négatives,  et  qui,  en  nous  rapetissant,  révèlent  indirectement 
l'infini  :  i)  les  ténèbres  (absence  de  lumière);  2)  le  silence 
(absence  de  bruit)  ;  3)  la  solitude  (absence  de  société)  ;  4)  le 
désert  (absence  de  vie);  5)  les  ruines  (absence  d'ordre);  6)  les 
visions,  apparitions,  phénomènes  (absence  de  connaissance). 
Appliquez  ces  principes  aux  exemples  cités.  :  silence  soudain 
succédant  aux  cris  d'un  peuple  qu  fureur  (Enéide,  I,  148)  — 
silence  et  ténèbres  de  la  /nt/f—  épais  nuages  qui  couvrent  le  ciel 
avant  l'orage  —  lac  vaste  et  solitaire  —  vaste  désert  —  solitude 
dans  un  temple  —  forêt  antique  —  montagnes  désertes  cou- 
vertes de  glace  —  rochers  entassés  confusément  les  uns  sur  les 
autres  —  ruines  d'une  ville  opulente,  d'un  antique  et  superbe 
édifice.  —  ce  moment  d'attente  imiuiète  qui  précède  immédiate- 
ment l'éclat  d'un  orage  —  un  homme  suspendu  au-dessus  d'un 
abime  —  une  apparition  la  nuit. 

Exemples  divers. 

1»  «  Or,  une  parole  m'a  été  dite  en  secret,  et  mon  oreille  a 
»  saisi,  comme  à  la  dérobée,  les  veines  de  son  léger  murmure. 
>)  Dans  riiorreur  d'une  vision  de  nuit,  lorsque  le  sommeil 
0  assoupit  les  hommes  l'épouvante  me  saisit,  et  le  tremble- 
»  ment  et  la  frayeur  pénétrèrent  tous  mes  os.  Un  esprit  étant 

(1)  Ost  le  sublime  ây.iaini'jHC  ou  le  sid'/inie  ind'mif  i.\e  Ksut. 


-      2fl     - 

»  venu  à  passer  en  ma  présence...,  cjuelqu'un  s'arrèla,  dont  je 
»  ne  connaissais  point  le  visage;  un  fantôme  était  devant  mes 
»  yeux,  et  j'entendis  une  voix  con^-ne  un  souffle  léger...  » 

(lOB,  IV,  15-17). 

2o  «  Au  même  moment,  on  vit  paraître  des  doigts,  et  <;omme 
»  la  main  d'un  homme  qui  écrivait  près  du  chandelier  sur  la 
»  muraille  de  la  salle  du  roi,  et  le  roi  voyait  le  mouvement  des 
»  doigts  de  la  main  qui  écrivait.  Alors  le  visage  du  roi  changea, 
»  son  esprit  fut  saisi  d'un  grand  trouble,  ses  reins  se  relà- 
»  chèrent,  et  ses  genoux  se  choquaient  l'un  contre  Tautre.  » 

(Daniel,  Y,  5  0). 

Conseil  des  démons. 

3'J  «  Satan  lui-même  effrayé  appelle  les  spectres  gardiens  des 
»  ombres,  les  vaines  chimères,  les  songes  funestes...  On  aurait 
»  vu  peut  être  un  combat  horrible,  si  Dieu,  qui  maintient  la 
»  justice  et  qui  seul  est  l'auteur  de  l'ordre,  même  aux  enfers, 
y>  n'eût  fait  cesser  le  tumulte.  Il  étendit  son  bras  et  l'ombre  de 
»  sa  main  se  dessina  sur  le  nmr  de  la  salle  maudite.  Aussitôt,  une 
»  terreur  profonde  s'empare  et  des  âmes  perdues  et  des  esprits 
»  rebelles.  »  (Chateaubriand,  au  80  livre  des  Martyrs). 

40  Flavien  Josôphe,  dans  la  Guerre  des  Juifs  contre  les  Romains 
(Livre  VI,  c.  5),  rapporte  entre  autres  signes  des  malheurs 
arrivés  au  Juifs,  le  trait  suivant  : 

«  Le  jour  de  la  fête  de  la  Pentecôte,  les  sacrificateurs  étant 
»  la  nuit  dans  le  temple  intérieur  pour  célébrer  le  divin  ser- 
»  vice,  entendirent  du  bruit  et,  aussitôt  après,  uiie  voix  comme 
»  d'une  grande  multitude  :  Sorto)is  d'ici. 

5»  Songe  d'AtJialie. 

«  C'était  pendant  l'horreur  d'une  profonde  nuit  ; 

»  Ma  mère  Jésabel  devant  moi  s'est  montrée 

»  Comme  au  jour  de  sa  mort  pompeusement  parée; 

»  Ses  malheurs  n'avaient  point  abattu  sa  fierté; 

»  Môme  elle  avait  encor  cet  éclat  emprunté 

»  Dont  elle  eut  soin  de  peindre  et  d'orner  son  visage, 

»  Pour  réparer  des  ans  l'irréparable  outrage; 

>■>  Tremble,  m'a-t-elle  dit,  fille  digne  de  moi  ; 

»  Le  cruel  Dieu  des  Juifs  l'emporte  aussi  sur  toi. 


—    11    - 

»  Je  le  plains'  de  tomljer  dans  ses  mains  redoutables, 
»  Ma  fille.  »  En  achevant  ces  mots  épouvantables, 
»  Son  ombre  vers  mon  lit  a  paru  se  baisser; 
»  Et  moi,  je  lui  tendais  les  mains  pour  l'embrasser; 
»  Mais  je  n'ai  plus  trouvé  qu'un  liorriblc  mélange 
»  D'os  et  de  chairs  meurtris  et  traînés  dans  la  fange, 
»  Des  lambeaux  pleins  de  sang,  et  des  membres  afTreux 
»  Que  des  chiens  dévorants  se  disputaient  entre  eux.  » 

Acte  II,  se.  V. 

Voyez  Un  rêve,  par  V.  Hugo,  h  la  fin  de  ce  chapitre. 


ARTICLE  DEUXIÈME. 

DU    SUBLIME    MORAL. 

Comme  il  y  a  un  beau  moral,  ainsi  il  y  a  un  sublime  moral. 
Il  résulte  des  pensées,  des  sentiments,  des  passions,  des 
actions,  des  situations  moi^alcs,  qui  dénotent  une  force 
d'âme  extraordinaire  :  grandeur  d'âme  —  fermeté  de  caractère 
—  résignation  —  audace  —  mépris  des  dangers,  de  la  mort 
même  —  courage  héroïque  —  force  éniinente  dans  l'esprit  — 
intelligence  vaste  —  imagination  hardie  —  dévouement,  désin- 
téressement rare  —  surprise,  etc. 

Horace  apprenant  que,  deux  de  ses  fils  étant  morts  dans  le 
combat  contre  les  trois  Curiaces,  le  troisième  a  pris  la  fuite, 
s'indigne  d'avoir  un  fils  aussi  lâche  :  Pleurez,  dit-il  à  Camille, 
sa  fille, 

Pleurez  le  déshonneur  de  toute  notre  race. 

Et  l'opprobre  éternel  qu'il  laisse  au  nom  d'Horace. 

JULIE. 

Que  vouliez-vous  qu'il  fit  contre  trois? 

HORACE. 

Qu'il  mourût. 
(Les  Horaces  de  Corneille.  Acte  III,  se.  vu). 


—     2S     — 
nicomèdh:  a  prusias. 

PRUSIAS. 

El  que  dois-je  être? 

NICOMÈDE. 

Roi. 
(Corneille.  Nicom.  Acte  IV,  se.  m.) 

Médée,  quoiqu'assiégée  d'ennemis  de  toutes  parts,  rassure 
sa  confidente  : 

Votre  pays  vous  hait,  votre  époux  est  sans  foi; 
Contre  tant  d'ennemis  que  vous  reste-t-il? 

MÉDÉE. 

Moi. 
Moi,  dis-je,  et  ccst  assez. 

(Corneille.  Médée.  Acte  I,  se.  v). 

Dans  Alhalie,  le  grand-prètre  Joad  est  averti  par  Abner 
([u'une  terrible  persécution  menace  sa  vie;  le  pontife  répond  à 
Abner  : 

Celui  qui  met  un  frein  à  la  fureur  des  flots, 

Sait  aussi  des  méchants  arrêter  les  complots. 

Soumis  avec  respect  à  sa  volonté  sainte, 

Je  crains  Dieu,  chey  Abner,  et  n'ai  point  (Vautre  crainte. 

(Racine.  Athalie.  Acte  I,  se.  i). 

Dans  Alexandre,  Porus  montre  un  caractère  vraiment  sublime 
dans  l'entrevue  qu'il  a  avec  son  vainqueur. 

PORUS. 

....  N'attends  pas  qu'un  cœur  comme  le  mien 
Reconnaisse  un  vainqueur  et  te  demande  rien. 

ALEXANDRE. 

Comment  prélendez-vous  que  je  vous  traite? 

PORUS. 

En  roi. 
(Racine.  Alex.  Acte  V,  se.  m). 


-      29     - 

Joseph,  le  fils  de  Jacob,  après  avoir  longtemps  caché  son 
sort  à  ses  frères,  qui  ne  le  reconnaissent  pas,  cède  enfin  au 
sentiment  de  la  tendresse  fraternelle,  et  s'écrie  d'une  voix 
émue  :  «  Ego  sum  Joseph.  »  Ces  paroles  glacent  de  terreur  les 
enfants  de  Jacob  :  «  Non  poterant  respondere  fratves,  nimio  ter- 
rore po'tevriti.  »  (Gen.  45,  3). 

Citons  encore  les  paroles  d'Ajax  irrité  de  ce  que  la  nuit  l'em- 
pêche de  continuer  le  combat  contre  lesTroyens,  que  favorisait 
Jupiter  : 

Zcû  Tiàrsp,  alla  aii  pvaai  ù::'  r,îrjoç,  via.ç  'Ayxiûiy' 
not'y;o"ov  (î'al'S'pyiv,  dbç,  ^'oç/Qa^potaty  Ï^Z(jQai' 
'Ev  dz  (fcf.d  '/.al  6lz<j(70v,  sttîî  vu  (jOl  z'jadîv  ovzcoz. 

«  Jupiter,  père  souverain,  délivre  les  Grecs  de  cette  nuit 
profonde,  rends-nous  le  jour;  et  puisque  lu  veux  nous  perdre, 
perds-nous  à  la  clarté  des  cieux.  »  (IL.  XVII,  C45). 

Et  celles  de  César  à  son  pilote  effrayé  :  Ne  crains  rien,  iu 
portes  César  et  sa  fortune. 

«  Age,  strenue  vir,  audacter 
âge  et  nihil  time  :  Caesarem  vehis  et  fortunam  Caesaris  cum 
ipso  navigantem.  »  (Plutarque,  Vie  de  Jules-César). 

Enfin  celles  de  Charles-Quint  à  du  Guast,  qui  l'exhorle  à  se 
retirer  du  champ  de  bataille  : 

«  Bannissez  toute  crainte  :  jamais  empereur  ne  tomba  devant 
le  canon.  »  (Pyrker,  Tunis.  XII,  351). 

La  pensée  de  l'éternité,  de  Dieu;  Dieu  créant  la  lumière  par 
une  seule  parole  (Genèse)  (1)  ;  Dieu  ébranlant  l'univers  d'un 
seul  regard  (Ps.  103);  la  résignation  de  J.-C.  mourant  sur  la 
croix;  saint  Etienne  priant  pour  ses  bourreaux;  Louis  XVI 
montant  sur  l'échafaud  ;  Neptune  apaisant  par  sa  seule  pré- 
sence les  flots  irrités  (Enéid.  I);  la  fermeté  de  Régulus,  qui 
aime  mieux  s'exposer  à  des  tortures  cruelles  que  d'être  parjure 
(Hor.  III,  5);  la  grandeur  d'âme  de  Fabricius,  qui,  dédaignant 


(i;  Voyez  sur  ce  passage  de  la  Genèse  le  TraW;  du  sub/iHîc  de  Longin,  traduit  par 
Eoileau,  chap.  VI,  et  la  10*  Réflexion  critique  de  Rolleau. 


-      50     - 

les  honneurs  et  les  présents  ofTerls  par  Pyrrhus,  reste  fidèle  à 
sa  nation  (Titc-Live)  :  nous  l'ouruissent  de  beaux  exemples  du 
■•inhlime  morul. 


ARTICLE  TROISIÈME. 

DU  SLDLIME  DANS  LES  ARTS. 

*  Exprimer  l'idéal  et  l'inluii,  telle  est  la  loi  de  l'art;  et  tous 
les  arts  ne  sont  tels  que  par  leur  rapport  au  sentiment  du  beau 
et  de  l'infini  qu'ils  éveillent  dans  l'àme,  à  l'aide  de  cette  qua- 
lité suprême  de  toute  œuvre  d'art  qu'on  appelle  l'expression. 

Tous  les  arts  vrais  sont  expressifs,  mais  diversement. 

Le  domaine  de  la  musique  est  le  sentiment;  il  y  a  entre  un 
son  et  l'àme  un  rapport  merveilleux.  Le  pouvoir  propre  de  la 
musique  est  d'ouvrir  à  l'imagination  une  carrière  sans  limites  ; 
elle  éveille  plus  que  tout  autre  art  le  sentiment  de  l'infini, 
parce  qu'elle  est  vague. 

La  sculpture  ne  fait  guère  rêver,  car  elle  présente  nettement 
telle  chose  et  non  pas  telle  autre.  C'est  à  l'artiste  à  donner  une 
âme  à  son  œuvre  qui  parle  à  notre  âme. 

Entre  la  sculpture  et  la  musique,  ces  deux  extrêmes  opposés, 
est  la  jjeinture.  Comme  la  sculpture  elle  marque  les  formes 
visibles  des  objets,  mais  en  y  ajoutant  la  vie,  et  comme  la  mu- 
sique, elle  exprime  les  sentiments  les  plus  profonds  de  l'âme. 
Plus  pathétique  que  la  sculpture,  plus  claire  que  la  musique, 
elle  s'élève  au-dessus  de  toutes  deux.  Mais  l'art  par  excellence 
qui  surpasse  tous  les  autres  parce  qu'il  est  incomparablement 
le  plus  expressif,  c'est  la  poésie. 

Dans  \a  2^einture  et  la  sculpture,  lorsqu'elles  représentent  des 
êtres  animés,  le  sublime  se  rencontre  dans  l'expression  des 
physionomies  et  les  poses  du  corps  :  un  homme  courroucé  prêt 
à  frapper  de  mort  —  J.-C.  ahbné  dans  la  douleur  au  jardin  des 
Olives  (l). 

(1)  *  On  peut  citer  ici  le  fameux  Groiopo  du  déluge  par  le  sculpteur  Kessels.  Un  Jeune 
i^poux  debout  sur  la  cime  la  plus  élevée  d'un  rocher  déj^i  couvert  par  les  eaux  du  déluge 
attire  à  lui  hors  des  flots  sa  jeune  épouse  évanouie,  qui  tient  dans  ses  bras  raidis  son  enfant 
déj.'i  mort.  I^e  visage  du  personnage  principal  exprime  un  toi  mélange  de  sentiments 
divers  de  crainte,  de  courage,  d'amour,  de  désespoir,  qu'on  ne  peut  le  considérer  sans 
éprouver  au  plus  haut  degré  le  sentiment  du  stiblime.—  Mattliieu  Kessels,  ué  à  Maestriclit, 


-     31      — 

Elles  ont  plus  de  moyens ,  quand  elles  rcprêsenleiil  des 
scènes  de  la  nature  ou  des  événements  :  bataille  —  naufrage  — 
massacre  —  déluge.  L'architecture  est  sublime  parla  hardiesse  et 
l'étendue  de  ses  constructions  fun  temple,  une  tour,  une  pyra- 
mide, un  obélisque].  Quant  à  la  musique,  elle  peut  devenir  su- 
blime, i"  par  la  combinaison  des  accords,  c'est-à-dire,  par  le 
l'oncours  harmonieux  de  voix  et  de  sons,  2^  par  le  ton  grave  et 
solennel  ou  la  hardiesse  de  ses  conceptions  ;  3o  par  la  fugue 
(désordre,  désaccord  apparent)  ;  4o  par  la  suspension  soudaine, 
inattendue  (point  d'orgue,  silence),  etc.  (1). 

Au  sublime  dans  les  arts  appartient 

LE    SUBLIJIl-:   DANS    LES    ÉCRITS    (2). 

On  appelle  suhlime  dans  les  écrits  la  description  d'un  objet 
sublime,  ou  l'expression  d'une  idée,  d'un  sentiment  sublime, 
telle  qu'il  en  résulte  le  plus  grand  effet.. 

Pour  qu'il  y  ait  sublime  dans  les  écrits,  il  faut  donc  l''  que 
l'objet,  que  l'idée  et  le  sentiment  soient  eux-mêmes  sublimes  ; 
2"  que  l'expression  n'affaiblisse  pas,  mais  égale  la  grandeur,  de 
l'objet,  de  l'idée  et  la  force  du  sentiment. 

Ce  n'est  donc  pas  dans  les  mots  et  les  phrases,  ni  dans  les 
iropes  et  les  figures,  quelque  brillantes,  quelque  sonores 
qu'elles  soient,  mais  dans  la  nature  des  objets  qu'on  décrit,  des 
sentiments  ([u'on  exprime,  c[u'il  faut  chercher  le  fondement  du 
sublime  dans  les  écrits.  Ainsi,  le  passage  suivant,  dans  lequel 
Horace  exprime  l'idée  commune  que  la  mort  n'épargne  personne, 
n'est  point  sublime,  quoique  les  images  dont  il  se  sert,  soient 
frappantes  et  hardies  : 

mort  à  Home  en  1836,  est  considéré  comme  un  des  plus  grands  sculpteurs  de  ce  siècle.  Le 
Gouvernement  Be!{;e  a  fait  l'acquisition  de  tous  les  ouvrages  laissés  par  ce  grand  artiste  ; 
ils  sont  placés  au  Musée  royal  do  Bruxelles. 

(1)  "  Pour  se  faire  une  idée  de  la  puissance  d'expression  que  possède  la  musique  dans 
le  domaine  de  l'imagination  et  du  sentiment,  qu'on  assiste  à  l'exécution  à  grand  orchestre 
<ln  Dies  irœ  de  Clunubini.  Le  travail  sourd  et  mystérieux  de  la  poussière  qui  se  ranime 
dans  les  tombeaux,  le  progrès  iocessant  et  grandissant  de  ce  phénomène,  qui  se  termine, 
comme  dans  la  vision  d'Ezéchiêl,  par  le  mouvement  subit  et  grandiose  de  tout  un  peuple 
qui  se  dresse  debout  comme  un  seul  homme;  l'angoisse  à  rapproche  du  jugement;  la 
triomphale  apparition  du  Souverain  Maître  ;  la  terreur  des  uns,  la  joie  des  autres  et  la 
supplication  finale  de  l'Église  pour  sesenfcnts,  voilà  ce  qua  l'artiste  a  su  exprimer  avec 
une  merveilleuse  habileté. 

(2)  Il  ftiut  bien  distinguer  le  suhlime  dans  les  écrits  dont  nous  parlons  dans  ce  chapitre 
du  style  sublimr,  par  lequel  on  entend  ordinairement  en  Rhétorique  un  stylo  grave, 
noble,  véliém'Mit. 


—    s^    — 

Pallida  Mors  aequo  puisât  pede  pauperuui  labernas, 

Reguinque  lurœs.  (I.  -4,  lo). 

Il  en  e;l  de  même  du  Ps.  138,  où  David  dépeint  avec  une 
i^ranie  lùrcc  de  pensées,  une  grande  richesse  d'expressions  el 
d'images,  Yuhiquiié  de  Dieu.  Ce  passage  est  beau,  magnifique, 
mais  il  n'est  pas  sublime. 

Ainsi  l'expression  peut  gâter  l'effet  du  sublime  réel  ou  le 
faire  valoir.  L'Ecriture  sainte,  par  une  tournure  aussi  simple 
qu'énergique,  nous  montre  Dieu  créant  la  lumière  par  une  seule 
parole  de  sa  houclte  :  Dixit  Deus  :  Fiai  lux  ;  et  facta  est  lux  {Gen.  I). 
Remplacez  les  expressions  de  l'Ecriture  par  celles-ci  :  Dieu 
■créa  la  lumière  par  une  seule  parole,  la  pensée  restera  la  même, 
mais  l'expression  est  trop  faible,  et  le  sublime  du  style  dis- 
paraît. 

Pour  que  l'expression  atteigne  la  grandeur  de  l'objet  sublime, 
elle  doit  se  distinguer  par  trois  qualités  principales  :  la  simpli- 
cité, la  concision  et  l'énergie. 

La  simplicité  exclut  la  profusion  des  ornements,  la  recherche 
et  l'affectation,  défauts  qui  d'ailleurs  nuisent  à  la  clarté. 

La  concision  demande  qu'on  ne  développe  pas  trop  l'idée  prin- 
cipale. Elle  bannit  par  conséquent  la  prolixité,  qui  affaiblit  tou- 
jours le  sentiment  du  sublime,  lequel,  par  là-même  qu'il  est 
trop  violent,  ne  peut  durer  longtemps. 

L'énergie  naît  en  partie  des  deux  qualités  précédentes  ;  cepen- 
dant, elle  veut  de  plus  que  l'écrivain  ne  s'arrête  jamais  qu'aux 
circonstances  les  plus  saillantes,  qui  sont  les  plus  propres  à 
émouvoir.  Une  seule  circonstance  triviale  ou  déplacée  peut 
détruire  entièrement  l'effet  du  sublime. 

Cependant,  si  l'écrivain  ne  sent  pas  lui-môme  toute  la  force, 
toute  la  grandeur,  tout  le  sublime  de  l'objet  qu'il  dépeint,  de  la 
pensée  qu'il  exprime,  jamais  son  style  ne  réunira  ces  trois 
qualités;  il  sera  guindé,  enflé,  aflecté,  prolixe  et  faible. 

La  première  de  toutes  les  conditions  requises  pour  peindre 
le  sublime,  c'est  donc  que  l'écrivain  en  soit  lui-même  pénétré 
et  saisi.  Il  n'y  a  que  le  feu  qui  échaulTe;  l'écrivain  doit  brûler 
lui-même,  s'il  veut  embraser  les  autres  ;  ce  qui  ne  vient  pas  du 
cœur,  ne  va  pas  au  cœur. 

Si  vis  me  flere,  doleuduiu  est 
Primum  ipsi  tibi.  (IlOR.  ad  Pis). 


Il  y  a  deux  défauts  essentiellement  opposés  au  sublime  dans 
les  écrits,  ce  sont  la  froideur  et  Venllure.  La  froideur  consiste  à 
dégrader  un  objet,  ou  une  pensée,  ou  un  sentiment  sublime,  en 
le  rendant  par  des  couleurs  trop  faibles.  On  tombe  dans  Ven- 
flure:  1"  quand  on  s'elTorce  d'élever  fort  haut  un  objet  commun, 
vulgaire,  et  c'est  là  Veuflure  proprement  dite  ;  2o  quand  on  veut 
porter  au-delà  des  bornes  prescrites  par  la  nature,  un  objet, 
une  pensée,  un  sentiment  sublime;  c'est  le  sublime  outré  ou  le 
gigantesqtie. 

Voici  quelques  exemples  du  sublime  dans  les  écrits,  où  le 
maître  pourra  appliquer  les  règles  et  les  principes  ci-dessus 
énoncés.  On  remarquera  sans  peine  combien  le  sublime  chré- 
tien l'emporte  sur  celui  du  paganisme. 

Description  du  cheval,  par  Job,  XXXIX. 

Le  souffle  de  ses  narines  répand  la  terreur.  Il  frappe  du  pied 
la  terre  ;  il  bondit,  il  s'élance  avec  audace,  il  court  au-devant 
des  hommes  armés;  il  méprise  la  peur,  il  brave  les  épées.  Les 
flèches  sifflent  autour  de  lui,  le  fer  des  lances  et  des  dards  le 
frappe  de  ses  éclairs;  il  écume,  il  frémit,  il  dévore  la  terre;  il 
n'est  point  elTrayé  du  bruit  des  trompettes.  Lorsqu'on  sonne  la 
charge,  il  dit  :  allons. 

Aboyez  la  description  de  la  puissance  et  de  la  grandeur  de 
Dieu,  par  le  même,  XXVI,  et  par  Isaïe,  XL. 

Voici  comment  Chateaubriand  décrit  une  tempête  dans  une 
forêt  : 

«  Vers  l'heure  où  les  matrones  indiennes  suspendent  la 
»  crosse  du  labour  aux  branches  du  savinier,  et  où  les  per- 
r>  ruches  se  retirent  dans  le  creux  des  cyprès,  le  ciel  commença 
»  à  se  couvrir.  Les  voix  de  la  solitude  s'éteignirent  ;  le  désert 
»  fit  silence,  et  les  forêts  demeurèrent  dans  un  calme  univer- 
»  sel.  Bientôt,  les  roulements  d'un  tonnerre  lointain,  se  pro- 
»  longeant  dans  ces  bois  aussi  vieux  que  le  monde,  en  firent 
»  sortir  des  bruits  sublimes.  Craignant  d'être  submergés,  nous 
»  nous  hâtâmes  de  gagner  le  bord  du  fleuve  et  de  nous  retirer 
»  dans  une  forêt.  » 

« Cependant  l'obscurité  redouble  ;  les  nuages 

3 


—    ôi   — 

»  abaissés  entrent  sous  l'ombrage  des  bois.  La  nue  se  déchire, 
»  et  l'éclair  trace  une  rapide  losange  de  feu.  Un  vent  impé- 
»  tueux,  sorti  du  couchant,  roule  les  nuages  sur  les  nuages  ; 
»  les  forêts  plient;  le  ciel  s'ouvre  coup  sur  coup,  et,  à  travers 
»  ses  crevasses,  on  aperçoit  de  nouveaux  cieux  et  des  cam- 
»  pagnes  ardentes.  Quel  affreux,  quel  magnifique  spectacle  ! 
»  La  foudre  met  le  feu  dans  les  bois  ;  l'incendie  s'élend  comme 
»  une  chevelure  de  flammes  ;  des  colonnes  d'étincelles  et  de 
»  fumée  assiègent  les  nues,  qui  vomissent  leurs  foudres  dans 
»  le  vaste  embrasement.  Alors,  le  grand  Esprit  couvre  les 
»  montagnes  d'épaisses  ténèbres  ;  du  milieu  de  ce  vaste  chaos, 
»  s'élève  un  mugissement  confus,  formé  par  le  fracas  des 
»  vents,  le  mugissement  des  arbres,  le  hurlement  des  bêtes 
»  féroces,  le  bourdonnement  de  l'incendie  et  la  chute  répétée 
»  du  tonnerre,  qui  siffle  en  s'cteignant  dans  les  eaux.  » 

L'Inscription  de  la  porte  de  l'enfer,  dans  le  poëme  de  Dante. 

«  C'est  ici  de  l'Enfer  le  passage  effroyable  : 
»  C'est  ici  le  chemin  vers  la  race  coupable  : 
»  C'est  ici  le  séjour  du  crime  et  des  tourments. 
»  L'éternel  en  jeta  les  sacrés  fondements. 
»  La  sagesse  et  l'amour  gouvernent  sa  puissance, 
»  La  justice  m'a  fait  pour  servir  sa  vengeance  ; 
»  Je  fus  fait  avant  tout  et  n'aurai  point  de  fin. 
»  Vous  qu'amènent  ici  les  ordres  du  destin, 
»  Sur  le  seuil,  en  entrant,  déposez  l'espérance.  » 

(Ch.  III). 

DÉVOUFMENT. 

*  Un  échafaudage  venait  de  s'écrouler  tout  entier.  Une  seule 
planche  restait  à  cinquaHte  pieds  au-dessus  du  sol,  et  sur  cette 
planche  deux  ouvriers.  La  planche,  assez  solide  pour  en  soute- 
nir un  seul,  allait  se  briser  sous  un  double  poids.  Les  deux 
hommes  se  regardent,  ils  avaient  tout  compris.  «  Non,  Pierre, 
dit  le  plus  jeune  à  son  camarade,  c'est  à  moi.  Toi,  tu  as  une 
femme  et  des  enfants.  »  Et  il  se  précipite  sur  le  pavé. 

On  lira  encore  avec  intérêt  les  endroits  suivants,  que  nous 
nous  contenterons  d'indiquer  : 

Homère,  Iliade:  I,  44—53;  528-5:30.  IV,  iiG— 558.  V,  770— 


-     ôi)     - 

7.72.  VI,  311.  XV,  80— 84.  XVJii,  -^to--..    ,.^    -„     „^     _, 

^'> — ho  1  Ib'i — 
-173.  XXII,  20. 

Hom.  Odys.  V,  291—332.  XII,  403—425.  XXII,  1— 120-,  297— 
309. 

Virgile,  Géorg.  I,  322—334,  III,  83—88. 

Enéide  I,  81—150.  II,  170—175;  199—224;  438—505.  III, 
.571— 577.  VI,  255—258;  204—272;  573—027;  792—880.  VIII, 
219—207.  IX,  100;  123—125.  X,  100—104.  XII,  276—310  ;  097- 
765. 

Le  discours  de  Mardochée,  Racine,  Esther,  Acte  I,  se.  m  ;  en 
outre,  dans  la  même  tragédie,  Acte  II,  se.  ix  :  J'ai  vu  l'impie, 
etc.,  passage  imité  du  Psaume  XXXVI,  36. 

La  propliétie  de  Joad  dans  Athalie,  Acte  III,  se.  vu. 

Voyez  en  outre  le  chapitre  sur  la  poésie  lyrique. 

QUELQUES  OBSERVATIONS  SUR  LE  SUBLIME. 

i°  Un  objet  est  d'autant  plus  sublime  qu'il  réunit  un  plus 
grand  nombre  de  formes  indiquées  plus  haut. 

Ainsi,  dans  un  naufrage  :  la  mer  bouleversée,  le  ciel  obscurci, 
le  bruit  et  la  force  des  vents,  le  mugissement  des  flots,  le 
sifflement  des  cordages,  les  nues  sillonnées  par  les  éclairs,  le 
fracas  du  tonnerre,  les  cris  de  détresse  nous  offrent  le  sublime 
sous  les  traits  les  plus  frappants  (Virg.  Énéid.  I).  De  même 
dans  un  incendie  (Virg.  Énéid.  II),  dans  une  bataille,  les  difi"é- 
rentes  sources  du  sublime  se  réunissent.  Le  spectacle  du  ciel 
étoile,  pendant  le  silence  d'une  nuit  obscure,  se  prête  à  une 
analyse  très-instructive  des  causes  de  l'émotion  sublime  qu'il 
produit. 

2°  Un  objet  sublime  de  sa  nature  peut  cesser  de  produire 
l'impression  esthétique  du  sublime,  lorsqu'il  est  accompagné 
de  circonstances  telles,  que  l'àmc  est  entièrement  absorbée 
par  un  sentiment  étranger  au  sublime,  ce  qui  peut  avoir 
lieu  dans  quatre  circonstances  : 

A)  Lorsqu'il  présente  pour  nous  un  danger  réel.  Le  sentiment 
([ti'on  éprouve  au  milieu  d'une  tempête,  n'est  pas  ce  sublime 
esthétique  que  l'on  ressent  h  la  vue  de  la  peinture  poétique 
de  la  même  scène  sur  un  tableau  ou  dans  un  livre. 


r,,  r  i<  I,-. -«»./(( ///f  ^<  (//(  rrj/t'' /;;r'.vt'/j/(' (,'/<  nu'me  tt'mj>s 

un  côté  liiiU'ux,  .u)it  au  physique,  soit  nu  moral,  de  manière  que 
le  sentiment  ou  le  ijoùt  se  trouve  blessé.  Ainsi,  l'aspect  d'un 
aiiimnl  hideux,  quoique  doué  d'une  force  prodigieuse,  tel  que 
le  rhinocéros,  ne  produira  pas  l'efi'et  sublime  de  la  vue  du 
lion. 

C)  Donc  aussi,  lorsque  l'objet  sublime  ojfence  la  morale.  Le 
mal  moral  répugne  à  la  seine  raison.  Le  vice  ne  saurait  donc 
être  jamais  sublime.  Cependant  il  y  a  des  cas  où  le  crime,  par 
l'idée  de  l'audace  extraordinaire,  de  l'énergie  peu  commune 
qu'il  comporte,  remplit  l'àme  d'une  admiration  ou  d'une  ter- 
teur  sublime.  On  oublie  alors  en  quelque  sorte  le  crime, 
pour  ne  plus  voir  que  l'espèce  de  courage  et  d'héroïsme  qui 
l'accompagne.  Telles  peuvent  être  les  circonstances  d'un 

.assassinat.  Satan,  dans  le  Paradis  perdu,  est  certainement  un 
personnage  sublime,  de  ce  sublime  infernal  ou  satanique, 
comme  parle  un  écrivain  moderne,  qui  résulte  de  son  or- 
gueil indomptable,  de  sa  haine  invincible,  de  sa  jalousie  de 
démon.  Toutefois,  le  sentiment  sublime  disparaîtra  du  mo- 
ment où  l'idée  et  l'horreur  du  crime  l'emportent  sur  l'admi- 
ration qu'inspire  l'héroïsme  de  l'action. 

D)  Quand,  avant  toute  réflexion,  Con  découvre  que  l'objei 
sublime  par  sa  nature  blesse  la  vérité  ou  la  vraiseînblance  (1). 

3"  Remarquons,  en  unissant,  la  difïérence  qu'il  y  a  entre 
le  sublime  et  le  beau. 

A)  L'impression  du  sublime  est  sérieuse,  grave,  austère; 
celle  du  beau  est  douce  et  attrayante. 

B)  L'émotion  du  sublime  est  moins  durable,  parce  qu'elle 
est  plus  forte.  Elle  transporte  l'homme  hors  de  lui,  le  met 

(1)  '  Coiiiino  lois.iu  ',  au  n  ilieu  du  bri  it  de  la  tumiôte,  de Lamarline  tait  anivcr  tout  A 
oup  au  soiniiK  t  du  Cainiel.  à  ravers  U's  iiuaRes  du  ciel...  un  na\  ive  voguant  à  pleines 
voiles,  d'où  i\  lat  ceiil  tii  is  a;  sa&sins  qui  '.  im;i:ei  t  sai.  ir  le  \  ieux  solitaire  de  \.\  montagne. 

[Chvls  d'vn  anie). 


-      57      - 

dans  un  cial  do  violence  (ju'ii  ne  peut  ^xniUiiir  longtemps.  Il 
n'y  a  rien  de  tonl  cela  dans  les  émolions  du  beau;  elles  sont 
calmes  et  durables. 

C)  Dans  les  beaux-arts,  le  beau  dépend  en  grande  partie 
de  la  pcrCeclion  de  la  forme  ;  dans  les  écrits,  le  style  en  est 
une  condition  essentielle.  Le  sublime  naît  surtout  du  fond, 
et  semble  même  dédaigner  la  perfection  de  la  forme. 

D)  Le  sublime  et  le  beau  s'associent  rarement  dans  un  même 
objet,  et  ne  le  peuvent  qu'ti  leurs  dépens.  L'essence  du  beau 
consiste  i)lutôt  dans  Vachère,  le  fini;  celle  du  sublime,  dans 
Y  in  fini. 

E)  Enfin  le  beau  est  attaclié  à  un  plus  grand  nombre  d'ob- 
jets que  le  sublime. 

*  Voici  deux  exemples  dans  lesquels  la  plupart  de  ces  re- 
marques trouveront  leur  application.  Dans  le  premier  sont  réu- 
nies presque  toutes  les  formes  du  beau;  dans  le  second,  on  a 
eu  recours  principalement  à  la  S»^  forme  du  sublime  (les  idées 
négatives). 

On  remarquera  aisément  dans  ce  dernier  morceau,  comment 
faute  de  goût,  les  extrêmes  se  touchent,  et  combien  le  sublime 
est  voisin  du  burlesque. 

*  Description  d'un  tableau,  par  Fénklon. 

Représentez-vous  un  rocher  qui  est  dans  le  côté  gauche  du 
tableau.  De  ce  rocher  tombe  une  source  d'eau  pure  et  claire, 
qui,  après  avoir  fait  quelques  petits  bouillons  dans  sa  chute, 
s'enfuit  au  travers  de  la  campagne.  Un  homme  qui  était  venu 
puiser  de  celte  eau,  est  saisi  par  un  serpent  monstrueux;  le 
serpent  se  lie  autour  de  son  corps,  et  entrelace  ses  bras  et  ses 
jambes  par  plusieurs  tours,  le  serre,  l'empoisonne  de  son  venin 
et  l'ôtoufTe.  Cet  homme  est  déjà  mort;  il  est  étendu;  on  voit  la 
pesanteur  et  la  raideur  de  tous  ses  membres  ;  sa  cliair  est  déjà 
livide;  son  visage  affreux  représente  une  mort  cruelle. 

Un  autre  homme  s'avance  vers  la  fontaine;  il  aperçoit  le  ser- 
pent autour  de  l'homme  mort,  il  s'arrête  soudainement;  un  de 


-     58     - 

ses  pieds  demeure  suspen(iu  ;  il  lève  un  bras  en  haut,  l'autre 
tombe  en  bas;  mais  les  deux  mains  s'ouvrent,  elles  marquent 
la  surprise  et  l'horreur. 

Là  auprès  est  un  grand  chemin,  sur  le  bord  duquel  paraît  une 
femme  qui  voit  l'homme  effrayé,  mais  qui  ne  saurait  voir 
l'homme  mort,  parce  qu'elle  est  dans  un  enfoncement,  et  que 
le  terrain  l'ait  une  espèce  de  rideau  entre  elle  et  la  fontaine. 
La  vue  de  cet  homme  effrayé  fait  en  elle  un  contre-coup  de 
terreur.  Ces  deux  frayeurs  sont,  comme  on  dit,  ce  que  les  dou- 
leurs doivent  être  :  les  grandes  se  taisent,  les  petites  se 
plaignent.  La  frayeur  de  cet  homme  le  rend  immobile;  celle  de 
cette  femme,  qui  est  moindre,  est  plus  marquée  par  la  grimace 
de  son  visage;  on  voit  en  elle  une  peur  de  femme  qui  ne  peut 
rien  retenir,  qui  exprime  toute  son  alarme,  qui  se  laisse  aller  à 
ce  qu'elle  sent  ;  elle  tombe  assise,  elle  laisse  tomber  ce  qu'elle 
porte,  elle  tend  les  bras  et  semble  crier. 

On  voit  encore  au  côté  gauche  quelques  grands  arbres  qui 
paraissent  vieux,  et  tels  que  ces  antiques  chênes  qui  ont  passé 
autrefois  pour  les  divinités  d'un  pays.  Leurs  tiges  vénérables 
ont  une  écorce  dure  et  âpre,  qui  fait  fuir  un  bocage  tendre  et 
naissant,  placé  derrière.  Ce  bocage  a  une  fraîcheur  délicieuse  ; 
on  voudrait  y  être.  On  s'imagine  un  été  brûlant,  qui  respecte  ce 
bois  sacré.  Il  est  planté  le  long  d'une  eau  claire  et  semble  se 
mirer  dedans.  On  voit  d'un  côté  un  vert  foncé  ;  de  l'autre,  une 
eau  pure,  où  l'on  découvre  le  sombre  azur  d'un  ciel  serein. 
Dans  cette  eau,  se  présentent  divers  objets  qui  amusent  la  vue, 
pour  la  délasser  de  tout  ce  qu'elle  a  vu  d'affreux.  Sur  le  devant 
du  tableau,  les  figures  sont  toutes  tragiques;  mais  dans  le  fond, 
tout  est  paisible,  doux  et  riant  :  ici,  on  voit  des  jeunes  gens 
qui  se  baignent  et  qui  se  jouent  en  nageant;  là,  des  pêcheurs 
dans  un  bateau;  les  uns  se  penchent  en  avant  et  semblent  près 
de  tomber  :  c'est  qu'ils  tirent  un  filet;  deux  autres,  penchés  en 
arrière,  rament  avec  effort.  D'autres  sont  sur  le  bord  de  l'eau 
et  jouent  à  la  mourre  (1);  il  paraît  dans  les  visages  que  l'un 
pense  à  un  nombre  pour  surprendre  son  compagnon,  qui  paraît 
être  attentif  de  peur  d'être  surpris.  D'autres  se  promènent  au 
delà  de  cette  eau  sur  un  gazon  frais  et  tendre.  En  les  voyant 

(1)  Jeu  qui  consiste  à  montrer  une  partie  dos  doigts  levée  et  Tautre  fermtie,  et  à  deviner 
en  même  temps  le  nom))re  de  ceux  qui  sont  élev<5s. 


.      _     39     - 

dans  un  si  beau  lieu,  peu  s'en  faut  qu'on  n'envie  leur  bonheur. 
On  voit  assez  loin  une  femme  qui  va  sur  un  àne  à  la  ville  voi- 
sine, et  qui  est  suivie  de  deux  hommes.  Aussitôt,  on  s'imagine 
voir  ces  bonnes  gens  qui,  dans  leur  simplicité  rustique,  vont 
porter  aux  villes  l'abondance  des  champs  qu'ils  ont  cultivés. 
Dans  le  même  coin  gauche  paraît  au-dessus  du  bocage  une 
montagne  assez  escarpée,  sur  laquelle  est  un  château. 
Du  côté  droit  du  tableau.... 

*  Un  rêve,  par  Victor  Hugo. 

J'ai  fait  un  rêve.  —  J'ai  rêvé  que  c'était  la  nuit.  11  me  sem- 
blait que  j'étais  dans  mon  cabinet  avec  deux  ou  trois  de  mes 
amis,  je  ne  sais  plus  lesquels.  Nous  parlions  à  voix  basse,  mes 
amis  et  moi,  et  ce  que  nous  disions  nous  effrayait.  Tout  à  coup, 
il  me  sembla  entendre  un  bruit  quelque  part  dans  les  autres 
pièces  de  mon  appartement  :  un  bruit  faible,  étrange,  indéter- 
miné. Mes  amis  avaient  entendu  comme  moi.  Nous  écoutâmes  : 
c'était  comme  une  serrure  qu'on  ouvre  sourdement,  comme  un 
verrou  qu'on  scie  à  petit  bruit.  11  y  avait  quelque  chose  qui 
nous  glaçait  :  nous  avions  peur.  Nous  pensâmes  que,  peut-être, 
c'étaient  des  voleurs  qui  s'étaient  introduits  chez  moi,  à  cette 
heure  si  avancée  de  la  nuit.  Nous  résolûmes  d'aller  voir.  Je  me 
levai,  je  pris  la  bougie;  mes  amis  me  suivaient,  un  à  un.  Nous 
traversâmes  la  chambre  à  coucher  à  côté  ;  puis,  nous  arrivâmes 
dans  le  salon.  Rien.  Les  portraits  étaient  immobiles  dans  leurs 
cadres  d'or  sur  la  tenture  rouge.  11  me  sembla  que  la  porte  du 
salon  à  la  salle  à  manger  n'était  point  à  sa  place  ordinaire. 
Nous  entrâmes  dans  la  salle  à  manger  ;  nous  en  fimes  le  tour. 
Je  marchais  le  premier.  La  porte  sur  l'escalier  était  bien  fer- 
mée, les  fenêtres  aussi.  Arrivé  près  du  poêle,  je  vis  que  l'ar- 
moire au  linge  était  ouverte,  et  que  la  porte  de  cette  armoire 
était  tirée  sur  l'angle  du  mur,  comme  pour  le  cacher.  Cela  me 
surprit.  Nous  pensâmes  qu'il  y  avait  quelqu'un  derrière  la  porte. 
Je  portai  la  main  à  cette  porte  pour  refermer  l'armoire  ;  elle 
résista.  Étonné,  je  tirai  plus  fort;  elle  céda  brusquement  et 
nous  découvrit  une  petite  vieille,  les  mains  pendantes,  les 
yeux  fermés,  immobile,  debout  et  comme  collée  dans  l'angle 
du  mur.  Cela  avait  quelque  chose  de  hideux,  et  mes  cheveux 
se  dressent  d'y  penser.  Je  demandai  à  la  vieille  :  Que  faites- 


—     40      - 

VOUS  là?  Elle  ne  répondit  pas.  Je  lui  demandai  :  Qui  èles-vous? 
Elle  ne  répondit  pas,  ne  bougea  pas  et  resta  les  yeux  fermés. 
Mes  amis  dirent  :  C'est  sans  doute  la  complice  de  ceux  qui  sont 
entrés  avec  de  mauvaises  pensées  ;  ils  se  sont  échappés  en 
nous  entendant  venir;  elle  n'aura  pu  fuir  et  elle  s'est  cachée  là. 
Je  l'ai  interrogée  de  nouveau;  elle  est  demeurée  sans  voix, 
sans  mouvement,  sans  regard.  Un  de  nous  l'a  poussée  à  terre, 
elle  est  tombée.  Elle  est  tombée  tout  d'une  pièce,  comme  un 
morceau  de  bois,  comme  une  chose  morte.  Nous  l'avons  re- 
muée du  pied,  puis  deux  de  nous  l'ont  relevée,  et  de  nouveau 
appuyée  au  mur.  Elle  n'a  donné  aucun  signe  de  vie.  On  lui  a 
crié  dans  l'oreille  ;  elle  est  restée  muette,  comme  si  elle  était 
sourde.  Cependant,  nous  perdions  patience,  et  il  y  avait  de  la 
colère  dans  notre  terreur.  Un  de  nous  m'a  dit  :  Mettez-lui  la 
bougie  sous  le  menton.  Je  lui  ai  mis  la  mèche  enflammée  sous 
le  menton.  Alors  elle  a  ouvert  un  œil  à  demi,  un  œil  vide,  terne, 
aflreux,  et  qui  ne  regardait  pas.  J'ai  ôté  la  flamme  et  j'ai  dit  : 
Ah!  enfm  !  répondras-tu,  vieille  sorcière?  Qui  es-ln?  —  L'œil 
s'est  refermé  comme  de  lui-même.  —  Pour  le  coup,  c'est  trop 
fort,  ont  dit  les  autres.  Encore  la  bougie  !  encore  !  il  faudra  bien 
qu'elle  parle.  J'ai  replacé  la  lumière  sous  le  menton  de  la 
vieille.  Alors,  elle  a  ouvert  ses  deux  yeux  lentement,  nous  a 
regardés  tous  les  uns  après  les  autres,  puis,  se  baissant  brus- 
quement, a  soufflé  la  bougie  avec  un  souffle  glacé.  Au  même 
moment,  j'ai  senti  trois  dents  aiguës  s'imprimer  sur  ma  main, 
dans  les  ténèbres.  Je  me  suis  réveillé  frisonnant  et  baigné 
d'une  sueur  froide. 


CIÎAriTRE  V. 

Du  goût. 

A)  Du  goût  en  général. 

*  «  Ce  terme  de  goût  a  diverses  significations  :  il  y  a  diffé- 
»  renée  entre  le  goût  qui  nous  porte  vers  les  choses,  et  le 


-    il    - 

»  (joùt  qui  nous  eu  fait  discerner  les  qualitéi,  en  nous  atta- 
»  chant  aux  règles  (1).  » 

Le  fjoùt,  dans  son  acception  la  plus  large,  n'est  autre  que 
le  senliment  du  beau,  ou  la  faculté  qu'h  l'âme  de  sentir  les 
beautés  de  la  nature  et  de  l'art,  et  d'en  être  agréablement 
affectée. 

Dans  cette  acception,  le  goût  est  avant  tout  un  exercice 
de  la  sensibilité,  et  non  pas  le  résultat  de  la  réflexion.  On 
sent  le  beau  avant  de  le  juger.  Il  en  est  de  même  du  goût 
physique  (2). 

Pris  dans  ce  sens,  le  goût  est  le  partage  de  tous  les  hommes, 
parce  que  le  sentiment  du  beau  est  inné  en  tous.  Voyez  l'en- 
fant se  jeter  avec  avidité  sur  les  fleurs  et  les  images;  le  simple 
habitant  des  champs,  repaître  ses  yeux  des  ondulations  d'une 
moisson  agitée  par  le  vent;  le  sauvage  lui-même,  contempler 
avec  plaisir  le  spectacle  du  lever  du  soleil,  s'exalter  aux  sons 
discordants  d'un  instrument  de  musique  Ijarbare,  et  trahir  son 
goût  jusque  dans  son  tatouage  dégoûtant  (3). 

Quoique  essentiellement  un  exercice  de  la  sensibilité,  le 
goût  est  cependant  aussi  le  résultat  de  hi  raison.  Elle  l'aide 
dans  ses  opérations,  leur  donne  une  plus  grande  étendue  et 
les  rectifie. 

Un  tableau  qui  s'offre  soudain  à  mes  yeux,  petit,  avant  toute 
réflexion  et  dés  la  première  vue,  ni'éniouvoir  et  me  plaire.  Mais 
lorsque  j'en  approche  le  flambeau  de  la  raison  pour  examiner 
les  couleurs,  le  mélange  des  ombres  et  de  la  lumière,  la  pureté 

(1)  La  Rochefoucauld. 

(2)  '  Voir  l'intéressant  ouvrage  de  M.  Descuret,  Théorie  rdorale  du  (/oiit.chap.  I.  Phy- 
siologie comparée  du  goût  physique  et  du  goût  intellectuel.  *  Si  le  goût  ne  relevait  que  du 
témoignage  de  la  sensibilité  dans  rappréciation  du  beau,  on  pourrait  dire  de  /jitstibus 
non  esl  dispulandum,  parce  que  la  sensibilité  est  diverse  d'une  personne  à  une  autre. 
Et  dès  lors  il  n'y  aurait  plus  de  vraie  beauté.  Mais  le  fondement  du  goût,  comme  nous 
l'avons  dit  p.  12,  se  trouve  dans  la  raison  dont  les  décrels  s'imposent  à  tous  les  hommes, 
et  dès  lors  il  y  a  à  distinguer  entre  le  bon  goût  et  le  mauvais  goût,  entre  la  vraie  beauté 
et  des  beautés  relatives  et  changeantes,  beautés  de  circonstances,  de  modes  et  de  caprices. 

(3)  *  Moins  l'i'une  est  développée,  moins  il  lui  faut  de  vrai  et  de  beau  pour  la  contenter. 
Mûllendorfl",  Du  beau,  p.  15. 


—     42     - 

des  contours,  la  finesse  des  traits,  la  proportion  des  parties, 
en  un  mot,  lorsque  j'en  examine  les  détails,  je  découvre  néces- 
sairement des  beautés  que,  au  premier  coup  d'oeil,  je  n'avais 
pas  goûtées,  parce  que  la  raison  ne  me  les  avait  pas  encore 
dévoilées. 

De  tout  cela  il  résulte  que,  si  le  goiit,  dans  son  sens  général, 
est  commun  à  tous  les  hommes,  il  n'est  pas  le  même  chez  tous; 
obscur,  borné,  lent  chez  les  uns,  il  est  vif,  rapide,  subtil  chez 
les  autres,  selon  que  le  sentiment  inné  du  beau  est  plus  vif  et 
mieux  dirigé  par  les  lumières  de  la  raison.  Le  goût  est  donc 
perfectible,  et  il  n'est  bon  que  pour  autant  qu'il  est  perfec- 
tionné ou  cultivé.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  bon  goût,  le  goût 
littéraire,  le  seul  dont  il  soit  question  dans  l'appréciation  des 
beautés  de  l'art. 

B)  Du  bon  goût. 

Deux  moyens  contribuent  surtout  ii  perfectionner  le  goût  : 
1"  l'exercice  fréquent  du  sentiment  du  beau  ;  S**  l'application 
de  la  raison  aux  objets  du  goût. 

I,  Exercice  du  sentiment  du  beau,  A)  dans  les  objets  de  la 
nature. 

Toutes  nos  facultés,  physiques,  morales  et  intellectuelles, 
se  perfectionnent  par  l'exercice/ 

Aimez  donc  à  contempler  les  beautés  de  la  nature;  habi- 
tuez-vous de  bonne  heure  à  ne  pas  être  spectateur  insensible 
des  merveilles  qui  vous  environnent  de  toutes  parts.  Une 
fleur,  un  paysage,  un  site,  ont  frappé  vos  regards,  arrétez- 
vous-y,  contemplez-les,  tâchez  de  recueuillir  et  de  fixer  les 
impressions  qu'ils  ont  fait  naître  dans  votre  âme.  L'âme 
accoutumée  de  bonne  heure  h  goûter  les  beautés  de  la  nature, 
est  toute  disposée  t^i  goûter  celles  de  l'art. 

B)  Dans  les  objets  de  l'art.  Lisez  fréquemment,  mais  tou- 
jours avec  attention,  les  meilleurs  écrivains,  ceux  qui  sont 
communément  regardés  comme  des  modèles  de  l'art  (Ho- 
mère, Sophocle,  Virgile,  Horace,  Fénelon,  Bossuet,  Racine, 


^     43     - 

Corneille,  etc.).  Tâchez  de  découvrir  les  beautés  de  leurs 
ouvrajçes,  arrêtez-vous  davantage  aux  endroits  qui  vous 
frappent,  qui  vous  émeuvent,  qui  vous  plaisent  le  plus;  re- 
venez-y plus  tard  encore;  ce  qui  est  vraiment  beau,  plaît 
toujours  :  Decies  repetita  placebit,  dit  Horace.  Mais  ne  lisez 
pas  trop  de  livres.  Le  vieil  adage  :  Non  muUa,  sed  multum, 
préférez-  la  qualité  à  la  quantité,  trouve  ici  surtout  son  appli- 
cation. 

II.  Application  de  la  raison  aux  objets  du  goût. 

Nul  doute  que  le  jeune  homme,  à  peine  entré  dans  le  sanc- 
tuaire de  la  poésie,  ne  se.  sente  agréablement  affecté  h.  la 
première  et  rapide  lecture  de  la  tempête  décrite  par  Virgile 
au  premier  livre  de  son  Enéide,  et  qu'en  lisant  le  vers  qui 
termine  cette  belle  description,  il  ne  se  dise  intérieurement  : 
«  Cela  est  beau  !  »  Mais  lorsque,  guidé  par  la  raison  et  la 
réflexion,  il  en  parcourra  toutes  les  parties,  qu'il  en  exami- 
nera le  plan,  la  marche,  la  liaison  et  le  choix  des  détails,  la 
beauté  et  la  grandeur  des  images,  la  vérité  des  pensées,  le 
naturel  des  sentiments,  la  cadence  des  vers,  le  choix  des 
expressions,  alors  l'émotion  de  son  âme  croîtra  jusqu'h  l'en- 
thousiasme et  le  ravissement. 

Formez-vous  ainsi,  par  celle  élude  des  modèles,  aux  règles 
d'une  saine  critique;  familiarisez-vous  avec  les  principes  im- 
muables du  vrai  el  du  beau,  dont  la  nature  est  la  source,  et 
dont  les  grands  écrivains  ont  fait  dans  leurs  écrits  une  si  belle 
application.  Gomme  eux  éludiez  la  nature.  Ce  sera  le  moyen  le 
plus  sûr  de  ne  pas  vous  tromper,  lorsqu'il  faudra  juger  des 
productions  littéraires  ou  artistiques,  qui  ne  sont  que  des  imi- 
tations de  la  nature. 

C)  Du  goût  parfait. 

L'esprit  et  le  génie  peuvent  faire  l'homme  savant  et  pro- 
fond ;  ils  ne  suffisent  pas  pour  faire  le  poète  ou  l'artiste.  Il 


-    ii    — 

faul  encore  le  goût,  le  goiit  parfait,  qui  est  la  chose  essen- 
tielle, surtout  dans  l'art  d'écrire  (1). 

Scribendi  recLe  sai'erk  est  et  principium  oL  fons  (llor.  ad  Pis.) 

Ce  goût  parfait  est  comme  le  gouverneur  des  enfants  du 
génie.  Il  règle  les  forces  rivales  de  l'imagination,  de  la  sen- 
sibilité et  de  la  raison. 

A  quoi  recounaît-on  ce  goût  parlait?  A  la  promptitude,  h  la 
délicatesse,  h  \i{  justesse  de  ses  oracles. 

1°  Le  goût  prompt  sent  vite  et  vivement  les  beautés  et  les 
défauts  d'un  ouvrage.  Son  contraire  est  le  goût  lent,  engourdi. 

2"*  Le  goût  délicat  démêle  les  moindres  beautés,  les 
défauts  les  plus  cachés,  en  saisit  les  moindres  nuances, 
quelque  compliqué  que  paraisse  le  travail. 

Celui  qui  n'aperçoit  que  les  beautés  ordinaires,  les  plus  sail- 
lantes, comme  les  défauts  les  plus  frappants,  sans  remarquer 
ce  qu'il  y  a  de  fm,  de  suIjLU,  d'ingénieux  dans  une  composition, 
n'a  pas  le  goût  délicat. 

3"  Le  goût  pur  ou  juste  discerne  les  vraies  beautés  de  celles 
qui  ne  sont  qu'apparentes,  le  vrai  sublime  de  ce  qui  est  ou- 
tré et  extravagant,  le  naturel  de  l'aft'ecté,  le  vrai  du  faux, 
dans  les  idées,  dans  les  images,  dans  les  sentiments.  De  plus, 
il  compare  les  beautés  de  divers  genres,  et  assigne  à  chacune 
d'elles  le  rang  qui  lui  convient.  Au  goût  pur  est  opposé  le 
goût  faux,  qui  est  assez  commun  ("2). 

La  définition  du  goiit  parfait  sera  donc  : 

Le  sentiment  éclairé  des  beautés  d'un  art,  délniilion  qui  nous 


(1)  *  Pradon,  disait  Racine,  a  autant  do  génie  q;ic  moi  ;  mais  j'écris  mieux  que  lui. 

i'i]  '  II  ne  faut  pas  confondre  le  discernement  du  beau  avec  l'appréciation  do  la  valeur 
artistique.  I^a  beauté  peut  se  trouver  dan.s  un  objet  de  peu  de  valeur  artistique,  et  celle-ci 
peut  exister  sans  offrir  la  moindre  beauté.  Expl.  les  toi-minta  iagniii,  comme  les  clirono- 
prammes  en  vers  latins  acrosiiches,  etc. 


-      4îi     — 

semble  indiquer  heureusomeiU  le  triple  élément  dont  se  com- 
pose le  goùl  :  hi  seusibiliU',  la  raison  et  ïimagination  (i). 

Pour  ilonuei'  au  goût  ce  degré  de  penccliou,  il  faut  joindre 
aux  moyens  indiqués  dans  le  paragraphe  précédenl,  !>»  des 
exercices  fréquents  et  soignés  de  rédaction,  savoir  :  des  tra- 
ductions, des  imitcdions  et  des  compositions  littéraires  ;  2"  l'amour 
de  la  vertu. 

Les  plus  grandes  beautés  étant  celles  de  l'ordre  moral,  l'on 
n'en  sentira  pas  le  charme,  si  l'on  n'est  pas  homme  vertueux  (2). 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  l'aille  être  exempt  de  toute  imperfec- 
tion ou  incapable  de  toute  faute;  mais  il  est  nécessaire  que  le 
cœur  ne  soit  pas  dépravé  par  le  vice  ou  des  habitudes  dégra- 
dantes. 

Les  passions  viles  ravalent  et  abrutissent  les  facultés  de 
l'homme,  et  l'empêchent  de  sentir  ce  qui  est  noble  et  sublime. 
Tout  ce  qui  tient  à  la  divinité,  à  ia  pureté  de  la  morale,  c'est- 
à-dire,  les  sujels  les  plus  nobles  qui  puissent  inspirer  le  poète, 
ne  pourront  alfecter  une  âme  dans  laquelle  le  sentiment  de  la 
vertu  est  éteint.  «  L'on  ne  peut  nier,  dit  le  piiilosophe  Ilerder 
»  que  là  oii  les  mœurs  sont  entièrement  dépravées,  le  goût  le 
»  soit  aussi.  Quand  l'àme  est  esclave  de  la  volupté....,  l'ordre 
»  des  facultés  est  dérangé  et  renversé,  les  facultés  elles  mêmes 
»  s'affaiblissent  et  s'émoussent,  parce  qu'on  n'en  fait  qu'un 
»  mauvais  usage.  » 


(1)  *  -Vprès  avoir  examiné  les  ilifltTentes  accepiions  Jn  mot  goût,  il  sera  facile  de  juger 
de  la  valeur  des  définitions  suivantes  :  Un  discernement  délicat,  vif  et  précis  de  toute  la 
beauté,  la  vérité,  la  justesse  des  pensées  et  des  expressions.  RolVn.  —  Le  goût  est  le  senti- 
ment des  coavenanees.  La  Harpe.  —  C'est  la  faculté  de  recevoir  du  plaisir  des  beautés 
de  la  nature  et  do  l'art.  Blah:  —  Le  goiit  n'est  autre  chose  que  l'avan'age  de  découvrir 
avec  finesse  et  avec  promptitude  la  mesure  du  plaisir  que  chaque  chose  doit  donner  aux 
homme».  Motitesr/uiei'.  —  Le  goût  n'est  autre  chose  que  la  faculté  de  juger  de  ce  qui»^ 
plaît  ou  déplaît  au  plus  grand  nombre.  J.-J,  Rousseav.  —  C'est  le  sentiment  dos  beautés  et 
des  défauts  dans  les  arts.  Voltaire.  —  C'est  le  sentiment  vif,  prompt  des  finesses  de  l'art, 
de  ses  délicatesses,  de  ses  beautés  et  même  de  ses  défauts  les  plus  séduisants.  Ma>  mo- 
nte!.—  C'est  l'esprit  de  convenance  dans  la  pensée  et  dans  le  style.  Patin.  —  C'est  le  bon 
sens  du  génie.  Chateaubriand.  —  C'est  le  sentiment  appréciateur  des  productions  de  la 
nature  et  de  l'art.  Descuret.  —  Le  goût,  c'est  la  raison  du  génie.  Victor  Hugo.  (Préf. 
deCromwell}. 

(2)  *  La  raison  s'en  trouve  dans  la  nature  du  beau  et  de  ses  relations  avec  le  bon.  Voir  p  1?. 
note  1.  Les  mauvaises  pass  ons  prennent  le  xohiptveuo:  pour  le  beau  tandis  que  le  beau 
est  tout  à  la  fois  le  vrai  et  le  bon,  MûLr.ENDORFF. 


-     46     - 
D)  De  la  variété  des  (joùts. 

L'expérience  prouve  que  le  goût  varie  chez  les  différents 
peuples  (1). 

Ainsi  dans  l'architecture,  quelle  variété  de  goût  chez  les 
Egyptiens,  les  Grecs,  les  Arabes  et  les  peuples  de  l'Europe 
moderne. 

Il  varie  encore  chez  les  hommes  d'une  même  nation.  Les 
uns  sont  plus  affectés  par  telle  beauté,  les  autres  par  telle 
autre;  l'un  sent  mieux  les  beautés  du  contour,  l'autre  celles 
des  couleurs,  de  la  lumière;  un  troisième  goûte  davantage 
la  beauté  des  proportions,  le  rapport  des  parties;  l'un  pré- 
fère le  sérieux,  l'autre  le  comique;  l'un  sent  mieux  le  doux, 
le  tendre,  l'autre  ce  qui  est  fort,  grand,  sublime. 

Jusques-là,  les  goûts  ne  sont  que  différents;  et  celte  diver- 
sité peut  provenir  de  l'éducation,  du  caractère,  de  la  difTérence 
de  l'âge,  du  tempérament,  etc.  Mais  il  arrive  quelquefois  que 
les  goûts  sont  tout  à  fait  opposés,  et  que  l'un  regarde  comme 
laid  ce  que  l'autre  admire  comme  beau.  Dans  ce  cas,  il  faut 
nécessairement  que  l'un  des  deux  ait  tort.  Or,  est-il  des  règles 
qui  puissent  nous  aider  à  discerner  le  faux  d'avec  le  vrai  en 
matière  de  goût? 

lo  La  nature  elle-même  est  une  règle,  en  tant  qu'elle  est 
applicable;  et  elle  s'applique  dans  les  imitations  de  la  nature, 
comme  dans  les  descriptions  de  caractères,  de  mœurs,  d'ac- 
tions, de  lieux.  On  n'a  alors  qu'à  comparer  la  copie  à  l'original. 

2c  Une  seconde  règle,  c'est  le  goilt  commun,  général.  Chacun 
Vloit  regarder  comme  beau  ce  que  tous  les  hommes  s'accordent 
à  admirer.  Le  goût  juste  et  vrai  est  celui  qui  est  conforme  au 
sentiment  le  plus  général  des  hommes  cultivés  et  instruits.  Il 
y  a  certains  ouvrages  de  l'antiquité,  tels  que  l'Iliade,  l'Enéide, 
etc.  qui  réunissent  tous  les  sutlrages. 

Mais  ce  sentiment  général  ne  peut-il  pas  lui-même  se  cor- 
rompre? Sans  doute  il  le  peut,  mais  jamais  pour  longtemps  : 

(1)  Voir  :  Théorie  morale  du  yoàt,  cliap.  II,  III,  IV,  V. 


-      47      - 

la  nature  rentre  bientôt  dans  ses  droits  (1).  Aussi,  aucun  mau- 
vais ouvrage  ne  peut  devenir  immortel,  quels  que  soient  d'ail- 
leurs les  applaudissements  qui  l'accueillent  à  son  apparition. 
L'envie,  la  haine,  la  corruption  des  mœurs,  les  préjugés  et 
l'esprit  de  parti,  peuvent  pour  quelque  temps  corrompre  le 
goût  général,  et  lui  faire  condamner  ce  qui  méritait  l'éloge  ;  mais 
l'on  revient  de  ces  faux  jugements,  dès  que  la  source  impure 
en  est  tarie.  L'immortel  Racine  est  une  preuve  frappante  de 
de  cette  vérité.  Son  chef-d'œuvre,  Athalie,  fut  mal  jugé  à  son 
apparition,  grâce  à  de  basses  jalousies.  La  postérité  a  rendu 
justice  au  génie  que  révèle  presque  chaque  vers  de  cette  ad- 
mirable tragédie  (2). 


CHAPITRE  VI. 

Du  génie  et  du  talent. 

Le  génie  diffère  entièrement  du  goût  (3),  L'homme  de  génie 
n'a  pas  toujours  le  goût  pur  et  délicat,  et  l'homme  doué  dti 

(1)  *  Voyez  la  réaction  qui  se  manifeste  partout  contre  le  faux  goût  que  le  Romantisme 
avait  fait  pénétrer  dans  la  littérature  il  y  a  cinquante  ans.  Qu'est  devenu  ce  fameux 
Cénacle  dont  le  président,  V.  Hugo,  donnait  cet  oracle  :  Le  laid  et  le  grotesque  sont  deux 
types  nouveaux  introduits  dans  la  poésie  moderne.  {Crom'ceU,  Préf.). 

(2)  *  Conçoit-on  que  l'Académie  de  Belgique  ait  accordé  les  honneurs  de  l'impression  à 
un  poème  sur  Le  Beau  par  M.  Ch.  Potvin,  où  l'on  nous  dépeint  les  charmes  du  printemps 
on  nous  montrant 

-  Primevère  et  pissenlit  Tandis  que  : 

•"  Sortant  par  nichées  "  L'oiseau  mêle  aux  fleurs  du  bois 

y  Du  bois  qui  leur  fit  un  lit  «  Son  cri,  fleur  céleste  !  » 

«  De  feuilles  sécliées.  <i 
Puis,  faisant  le  panégirique  du  poète,  il  s'écrie  : 

«  L>ii,  sans  vote  et  sans  rapière 
»  D'un  refrain  brise  des  rois, 
»  Ou  construit  nos  fiers  beflrois, 
»  Ces  Marseillaises  de  pierre.  » 
Et  plus  loin  :  "  Les  battements  de  son  pouls 

»  Vont  devenir  des  chefs-d'œuvre. 
Et  rien  d'étonnant  :  "  Car,  du  sang  de  lion  lui  coule  dans  les  veines. 
"  Car,  il  naquit  avec  un  ros8l.!,'nol  au  coeur,  i 

(3)  *  Trois  facultés  entrent  dans  la  faculté  complexe  qui  se  nomme  le  gotïl  :  l'imagina- 
tion, le  sentiment,  la  raison.  Elles  sont  assurément  nécessaires  au  génie,  mais  elles  ne 
lui  suffisent  pas.  Ce  qui  le  distingue  essentiellement  c'est  l'attribut  de  puissance  créatrice. 
L'homme  de  génie  n'est  pas  maître  de  la  forct^  qui  est  en  lui.  Deux  choses  le  caractérisent  : 
la  vivacité  du  besoin  qu'il  a  de  produire,  et  la  puissance  de  produire.  Cousin. 


—      4H      - 

goûl  le  plus  parfait  peut  manquer  de  génie  (1}.  Ordinaire- 
ment, on  entend  par  gé)iie  une  grande  supériorité  d'esprit  et 
de  talent  :  c'est,  dit  M.  De  Donald,  l'extrême  de  l'esprit 
humain  :  c'est,  dit  un  autre  grand  philosophe,  la  perfection 
de  l'intelligence. 

L'homme  de  génie  voit  plus  dans  les  olîjels  que  les  autres, 
en  découvre  plus  de  rapports,  trouve  plus  facilement  les  moyens 
d'arriver  à  son  but,  a  plus  de  ressources  pour  vaincre  les  ob- 
stacles qu'il  rencontre,  est  plus  maître  de  ses  facultés,  conçoit 
mieux,  sent  plus  fortement,  a  des  idées,  des  sentiments  que 
d'autres  n'auraient  pas  soupçonnés.  L'homme  de  génie,  en  un 
mot,  invente,  crée.  L'esprit,  dit  le  célèbre  Ancillon,  conçoit,  com- 
prend, saisit,  discute;  le  talent  met  en  œuvre  ou  perfectionne; 
le  génie  crée. 

Les  caractères  les  plus  saillants  du  génie  sont  donc  : 
a)  une  imagination  ardente,  h)  un  esprit  inventif,  c)  le  don 
ou  le  talent  de  faire  tout  avec  une  grande  facilité  et  une 
grande  promptitude. 

Ordinairement,  le  génie  est  restreint  à  une  science  particu- 
lière, à  un  art  spécial  ;  de  là,  différentes  sortes  de  génies  :  des 
génies  philosophiques  :  Socrate,  Platon,  chez  les  anciens  ;  Leih~ 
nits,  Destcartes,  chez  les  modernes  —  des  génies  mathématiques  : 
Archimède,  Maignan,  Pascal,  Neioton  —  des  génies  militaires  ; 
Alexandre  le  Grand,  Najjoléon,  Turenne —  des  génies  politiques  : 
Richelieu,  Talleyrand  —  des  génies  poétiques  :  Homère,  Pindare, 
Horace,  Goethe,  P.  Corneille,  Caldèron,  Lope  de  Véga,  etc.  —  des 
génies  oratoires  :  Démostliènes,  Cicéron,  Bossuet  —  des  génies 
artistiques  :  Phidias,  Apelles,  Rubens  —  des  génies  musicaux  : 
Haydn,  Mozart,  Beethoven,  etc.  (2). 

Quelquefois  même,  le  génie  se  borne  à  des  parties  particu- 
lières d'une  science  ou  d'un  art.  La  Fontaine,  par  ex.,  est  un 


(1)  Shakespeare  est  un  grand  géuie.  mais  il  n'a  pas  le  goût  pur.  V.  Hugo,  De  Lamartine 
possèdent  du  génie,  mais  trop  peu  de  goût,  Boileau  montre  un  goût  très-juste,  mais  il  n'est 
pas  homme  de  génie. 

(2)  *  L'art  est  la  reproduction  libre  de  la  beauté,  et  le  pouvoir  en  nous  capable  de  Ta 
reproduire  s'appelle  le  géuie.  Cousin. 


—     40      - 

excellent  fabuliste,  mais  un  très-médiocre  écrivain  de  comé- 
dies. P.  Corneille  est  incomparablement  plus  grand  comme 
poète  tragique  que  comme  poète  comique.  Boileau  se  distingue 
dans  la  satire,  tandis  qu'il  ne  réussit  pas  dans  le  genre  lyrique. 
Aristophane  et  Molière  ont  le  génie  de  la  comédie,  ils  n'au- 
raient très-probablement  pas  réussi  dans  un  autre  genre  de 
poésie.  J.-B.  Rousseau  a  du  mérite  comme  poète  lyrique,  il  a 
échoué  dans  la  comédie.  Des  génies  universels,  qui  embrassent 
indifféremment  plusieurs  professions,  sont  des  phénomènes 
très-rares.  Celui  qui  ose  se  mettre  à  tout,  n'excelle  pour  l'ordi- 
naire en  rien,  lloudart  de  la  Motte,  pour  avoir  écrit  des  odes, 
des  fables,  des  tragédies,  des  comédies,  des  églogues,  des 
cantates,  des  opéras,  peut  bien  passer  pour  un  homme  d'es- 
prit, mais  non  pas  pour  un  homme  de  génie  (1). 

Le  génie  est  un  don  de  la  nature,  qui  néanmoins  se  déve- 
loppe, se  perfectionne  par  l'élude  et  l'exercice.  C'est  une 
plante  qui  pousse  d'elle-même;  mais  la  qualité,  comme  la 
quantité  de  ses  fruits,  dépend  beaucoup  de  la  culture  qu'elle 
reçoit.  C'est  surtout  au  goût  qu'il  incombe  de  diriger  le 
génie,  d'en  surveiller,  d'en  rectifier  les  opérations  et  les 
travaux. 

Alterius  sic 

Altéra  poscit  opem  res  et  conjurât  amice. 

Le  talent,  qu'on  distingue  ordinairement  du  génie,  est  une 
aptitude,  une  facilité  particulière,  qui  fait  réussir  dans  un 
certain  art.  C'est  encore  la  nature  qui  le  donne  ;  c'est  le  goûî, 
l'exercice,  l'étude,  qui  le  perfectionnent  (2). 


(1;  L.  Racine,  Œuvres,  t.  VI.  Réflexions  sur  la  Poésie,  chap.  X,  ]>.  125. 

(2;  Réflexions  critiques  sur  la  Poésie  et  sur  la  Peinture,  par  Tabbé  Du  Bos.  T.  ÏI, 
sect.  I,  II,  III,  IV.  —  Traité  sur  le  Génie,  par  J.  A.  Schlégel  dans  su  traiiuction  il.  s 
Principes  de  la  Littérature,  par  rabbé  Batteus. 


-     50      - 

CHAPITRE  VII. 

De  l'enthousiasme. 

U enthousiasme  est  cet  état  du  poète  où  une  force  extraor- 
dinaire et  irrésistible,  surhumaine  et  divine,  s'empare  de  son 
âme,  la  remplit  toute  entière,  l'entraîne,  la  ravit  (1). 

Le  cœur  du  poète,  saisi  par  VentJwusiasme,  ressemble  à  un 
volcan  qui  vomit  des  laves  brûlantes.  Platon,  qui  avait  été  lui- 
même  ravi  par  ses  élans,  l'appelle  une  fureur  divine  (2);  Socrate, 
une  sainte  ivresse  d'esprit,  excitée  par  les  Muses.  Les  latins  ex- 
priment donc  trcis-convenablement  l'état  de  l'enhousiasme  par  le 
mot  furere.  Aristote  le  désigne  parle  nom  d'Extase,  et  St.  Jean 
Chrysostôme,  de  Nature  divine.  Aussi  les  anciens  croyaient-ils 
qu'un  Dieu  remplissait  le  cœur  du  poète,  {'ivOtoç,  ïvQovcTiâ'Uiv^ 
Sî/GoL/o-tao-ptô;).  Est  Deus  in  nobis,  disait  Ovide,  agitante  calesci- 
mus  illo  :  hnpetus   hic  sacrœ  semina  mentis  liabct.  Fast.  lib.  L 

Dans  cet  état,  le  poète  est  entièrement  absorbé  par  son  ob- 
jet; il  ne  voit,  il  n'entend,  il  ne  sent  rien  hors  de  là;  même  ses 
sens  extérieurs  semblent  suspendus,  rien  ne  fait  plus  impres- 
sion sur  eux.  Alors,  ce  qui  n'est  que  possible,  devient  réel 
pour  le  poète;  ce  qui  est  absent,  devient  présent;  ce  qui  est 
futur,  existe  déjà.  Alors,  les  plus  belles  pensées,  les  idées  les 
plus  nettes  et  les  plus  vraies,  des  conceptions  sublimes  et 
neuves,  s'élèvent  dans  son  esprit,  s'y  pressent  comme  les  flots 
de  la  mer  qu'un  tourbillon  roule  devant  lui  ;  des  sentiments 
inconnus  à  l'homme  ordinaire  remplissent  et  agitent  son  âme  ; 
les  expressions  les  plus  vives,  les  plus  fortes,  lui  viennent  en 
abondance.   On  dirait  qu'un  Dieu  parle  par  sa  bouche.  Ni  sa 


(1)  lUa  conoitatio  déclarât  vim  in  animo  e.isc  divmam.  Cic.  de  Diviu.  I,  37.  Atque  sic  a 
Numinis  hominibus  eruditissimisque  accepiinus,  cœteraruin  rcruiii  studia  et  doctrjna  et 
(irœceptis  et  arte  constare;  poétain  natura  ipsa  valere,  et  mentis  viiibus  excitari,  et 
'luasl  divino  quodain  spiritu  inflari.  Cic.  pro  Arcliia  poet.  VIII. 

(-2)  Ion,  Phèdre,  Apol.  Socr.    ÈyvoVJ     TTîpt    TMV     7roty;râ)V     TOVTO,    071    QV 

cocfiîa.  Tîoloïzv,  â  t:oiouv,  alla  a-jaii  Ttvt  /.at  èvS'&uctâÇovrcÇ, 
waTTSp  ol  S'îouàvTîi;  xaî  ol  /pri<7[>.(iiào'i.  Chap.  vu. 


-      51      - 

plume  ni  sa  langue  ne  sont  assez  rapides  pour  exprimer  tout 
ce  qu'il  voit,  tout  ce  qu'il  sent.  Ses  paroles  sont  des  flammes 
nui  éclairent  le  lecteur  et  l'échaufTent,  même  longtemps  après 
qu'elles  ont  brillé  à  son  esprit,  et  qui  laissent  dans  son  àme 
lies  traces  ineiïaçables.  De  plus,  tout  ce  qu'il  dit,  coule  comme 
de  source,  sans  efl"ort  et  sans  travail. 

De  même  qu'il  n'est  pas  dans  le  pouvoir  du  poète  d'étoufl'er 
ou  de  diriger  Venthousiusme,  de  même  il  ne  dépend  pas  de  lui 
de  l'exciter  ou  de  le  prolonger.  L'enthousiasme  vient  soudain, 
comme  le  souffle  d'un  vent  impétueux,  il  disparaît  soudain  (1). 

C'est  Venthousiasme  qui  fait  le  véritable  poète.  Le  poète, 
dit  Platon,  est  un  être  léger,  ailé,  sacré,  et  qui  ne  peut  chan- 
ter que  lorsqu'il  est  rempli  de  la  divinité,  hors  de  lui  et 
privé  de  réflexion  (2). 

Cependant,  l'enthousiasme  n'est  pas  toujours  également 
fougueux;  quelquefois,  surtout  quand  l'amour  ou  la  religion 
l'inspire,  il  se  montre  doux,  affectueux  et  tendre, 

*  Abstraction  faite  de  l'inspiration  divine,  avec  laquelle 
l'enthousiasme  profane  n'a  rien  de  commun,  on  peut  dire 
(lue  l'Ecriture  sainte  offre  les  modèles  les  plus  sublimes  de 
l'enthousiasme  poétique  (Isaïe,  Moïse,  David).  —  Parmi  les 
poètes,  se  dis'.inguent  sous  ce  rapport  Pindare,  Homère, 
Horace,  Virgile,  ]\Iilton,  Shakespeare,  Dante,  J.  Racine, 
Klopslock,  etc. 

Lisez  en  particulier  : 
Pindare,  Olymp.  8.  v.  55. 

M/j  (SaXérw  (xt  ÀîGm  "^pc/r/jï  (^Oôvoz,  etc. 
Horace,  I,  15.  Elieu,  quantus  equis,  etc.  12.  Quem  vimmlll,  3. 

(1)  Ce  que  nous  venons  de  dire  ne  s'applique  pas  à  cet  enUiousiasme  feint  qu'un  poète 
médiocre  parvient  quelquefois  à  exciter  en  soi,  en  se  battant  les  flancs  pour  se  mettre 
dans  une  fureur  factice. 

(2)  Koùcpov  ykp  yùYf^cf.  T.oirizrjÇ  eori,  -/.ai  Trr/îv&v,  y.a.1  tepov  '/.xi 
oh  Tïoôrtoov  oiifjzi  ttoisïv  TTpîv  av  ïvQîôq  re  yivY,Tcci  y.xi  èVvtppwv, 
/.ai  6  voy;  f;.-/)/.éri  £V  alirà  tvr,.  z.  z.  À.  ion. 


—     î)2     - 

Jiistum  et  tcnacem,  etc.  23.  Quo  me,  Dacche,  rapis,  etc.  Ep.  VII. 
Quo,  quo  scelesli  nn'fis?  etc. 

Virgile,  Enéide,  liv.  VI,  86-97,  Bella,  horrida  hella,  etc.  827- 
836,  IlUv  autem,  paribus  quas  fn.lgere  cernis  in  armis,  etc.  873-880. 
Quantos  illcvinnn,  etc.  VII,  641-646,  Pandite  nunc  Ueliconu,  Dew. 
etc.  VIIT,  537-540,  Heu,  cpianiœ  miseris  cœdes  Laurentihus  instant  ' 
etc. 

J.  Racine,  Atlialie,  Acte  I,  se.  4.  0  mont  de  Sinaï.  Act.  III. 
se.  7,  Mais  d'où  vient  que  mon  ca^ur  frémit  d'un  saint  efj'roi?  etc. 

J.-B.  Rousseau,  I,  3.  Qu'aux  accents  de  ma  voix  la  terre  se  ré- 
veille, etc. 

De  Lamartine,  Poésie  sacrée  : 

Mais  la  harpe  a  frémi  sous  les  doigts  d'Isaie,  etc. 
V.  Hugo,  La  Naissance  du  duc  de  Bordeaux  : 

Guerriers,  peuple,  chantez  ;  Bordeaux  lève  lu  tète!  etc. 

St.  François  d'Assise  : 

«  Amour  de  charité,  pourquoi  m'as-tu  ainsi  blessé?  Mon 
»  cœur,  arraché  de  mon  sein,  brûle  et  se  consume  :  il  t.c 
»  peut  fuir,  parce  qu'il  est  enchaîné  :  il  se  consume  comme 
»  la  cire  dans  le  feu  :  il  meurt  tout  vivant,  il  languit  sans  re- 
»  lâche  :  il  veut  fuir  :  et  se  trouve  au  milieu  d'une  fournaise 
»  Hélas!  où  me  conduira  cette  terrible  défaillance?  C'est  mou- 
»  rir  que  de  vivre  ainsi,  tant  l'ardeur  de  ce  teu  est  grande!  >■ 

Voyez  en  outre  les  modèles  indiqués  au  chapitre  qui  traite  df- 
l'Ode  sacrée. 


CHAPITRE  YIII 

De  la  poésie. 

Savoir  dépeindre  les  beautés  qui  nous  affectent,  exprimer 
les  sentiments  qu'elles  ont  fait  naître  en  nous,  de  manière  h 
exciter  ces  mêmes  affections  dans  les  autres,  c'est  être  poète. 

«  Sentir  vivemcMiî  et  avoir  le  taie  it  < l'exprimer  le  sentiment 


-    i)ô    - 

»  qu'on  éprouve,  voilà  ce  qui  fait  le  poète,  »  dit  Goethe  (1). 

La  poésie  donc,  prise  dans  un  sens  i^énéral,  est  Vexpression 
(lu  beau.  C'est  aiusi  qu'on  pourrait  donner  le  nom  de  poésie  à 
toute  la  création,  qui  n'est  que  l'expression,  le  retlel  ue  la 
beauté  suprême  du  Créateur. 

Mais  en  considérant  la  poésie  comme  art,  on  la  définira 
ïarl  d'exprimer  le  beau;  et  alors  la  création  est  plutôt  poé- 
tique, c'est-à-dire,  objet  de  poésie. 

Il  y  a  différentes  manières  de  peindre  le  beau.  De  là,  les 
dilTérenls  arts  libéraux  (2).  Le  sculpteur  le  (ait  à  l'aide  du 
ciseau,  le  peintre  au  moyen  des  couleurs  et  du  pinceau,  et  le 
poète  par  la  parole  (3).  11  ne  s'agit  que  de  celte  dernière  ma- 
nière, quand  on  parle  de  la  poésie  proprement  dite,  qu'on 
[lûurra  définir  :  l'expression  du  beau  par  la  parole,  ou  d'une 
manière  plus  précise,  le  langage  de  la  passion  et  de  l'imagina- 
tion excitées.  Et  comme  ce  langage  est  presque  toujours 
soumis  aux  lois  rigoureuses  de  la  mesure  et  du  rliythme,  on 
peut  y  ajouter  :  langage  assujetti  à  une  mesure  régulière. 

En  effet,  les  plus  belles  productions  poétiques  sont  écrites  en 
\ers.  De  là  est  venu  que  quelques  lilléraleurs  ont  refusé  le 
nom  de  poème  à  tous  les  ouvrages  écrits  en  prose  (4). 


(1)  Lebendiges  Gi'fûli!  (1er  Zustiiude,  ui;d  Fâhigkeit  es  auszudnicke]i,  niaclit  deii  Toeten. 

(2)  On  est  convenu  d'appeler  Ar(S  ?t'j(Va^M' ceux  où  l'esprit  a  le  plus  de  pari,  qui  dé- 
pendent surtout  de  l'intelligence,  qu'on  cultive  pour  eux  mêmes,  et  dont  le  principal  but 
est  de  plaire,  de  toucher  :  pocsie,  peinture,  sculpture,  architecture,  etc.  par  opposition 
Hux  arts  mécaniques,  qui  demandent  surtout  le  travail  des  mains  ou  celui  des  machines, 
l'I  dont  le  but  innnédiat  est  l'utilité.  On  appelle  les  premiers  arts  Ubh-aux,  parce  que, 
liiez  les  anciens,  c'étaient  les  hommes  libres  qui  les  cultivaient  parti('uliérement  [ingenuo: 
ttrtes,  beaux-arts),  tandis  qu'on  abandonnait  aux  esclaves  l'exercice  des  arts  mécanique?. 

Î3)  '  L'art  par  excellence,  celui  qui  surpasse  tous  les  autres,  jiarce  qu'il  est  incompara- 
i>iement  le  plus  expressif,  c'est  la  poésie.  La  parole  est  l'iiistiiunent  de  la  poésie  ;  la  poésie 
la  façonne  à  son  usage  et  l'idéalise  pour  lui  faire  exprimer  la  beauté  idéale. 

(4)  Cette  opinion  exclusive  semble  provenir  en  partie  du  grand  respect  qu'on  a  pour  les 
:inclens  poètes,  nos  modèles,  et  qui  tous  ont  employé  les  vers.  Mais  ils  y  étaient  en 
'luelque  sorte  forcés,  parce  que  leurs  poèmes  étaient  chantés,  accompagnés  de  la  musique, 
'iUi,  chez  eux,  ne  jilaisait  que  par  le  rhylhme.  [David,  Orphée,  Pindnre,  etc.).  .\ussi,  la 
mesure  du  vers  se  prête  mieux  ;"i  l'enthousiasme,  ;'i  l'inspiration  du  poète,  et  contribue 
beaucoup  par  sa  marche,  tantôt  rapide,  tantôt  lente,  tantôt  douce,  tantôt  bruyante,  tantu 


—     54     — 

Il  y  a  des  ouvrages  qui,  sans  être  écrits  en  vers,  se  rap- 
prochent des  poèmes  proprement  dits  par  leur  prose  harmo- 
nieuse, par  exemple,  les  saintes  Ecritures,  le  Télcniaque  do 
Fénelon,  les  pastorales  de  Gessner,  les  Martyrs  de  Chateau- 
briand, etc.,  etc.  Toute  composition  poétique  se  distingue 
nécessairement  par  un  nombre,  une  cadence,  qui  ne  se  trouve 
pas  dans  le  style  purement  prosaïque  ou  philosophique.  Nous 
disons  nécessairement,  et  cette  nécessité  est  le  résultat  de  la 
vivacité  de  l'émotion  dans  laquelle  se  trouve  l'àme  du  poète. 
La  passion  éveillée,  l'imagination  frappée,  ne  parlent  pas  lu 
langage  ordinaire.  «  Comme  le  ton  chantant,  dit  Jean  Paul,  est 
déjà  à  lui  seul  de  la  musique,  sans  la  mesure,  ainsi  il  y  a  de  la 
poésie  sans  une  mesure  déterminée  (1).  »  De  même  donc  qu'il 
peut  y  avoir,  et  qu'il  y  a  en  effet  des  productions  en  vers  qui 
ne  sont  rien  moins  que  des  poèmes,  de  même  il  peut  y  avoir,  e: 
il  y  a  en  effet  des  poèmes  qui  ne  sont  pas  écrits  en  vers.  *  Ne 
croyez  pas,  dit  Horace,  que  pour  être  poète,  il  suffise  de  savoii- 
mesurer  un  vers  (2)....  Celui-là  seul  mérite  ce  nom,  à  qui  le 
ciel  a  donné  le  génie,  Tenlhousiasme  divin,  et  une  voix  faite 
pour  annoncer  de  grandes  choses.  » 


CHAPITRE  IX. 

Différence  entre  la  poésie  et  la  prose. 

La  poésie  diffère  de  la  prose  dans  sa  nature,  dans  son  but  et 
dans  les  moyens  d'atteindre  son  but. 
1°  La  poésie  est  un  langage  animé,  exalté,  passionné;  la 


simple,  tantôt  majestueuse  et  soleunelk',  à  peindre  la  nature  des  objets,  k  éveiller  l'atten- 
tion, et  à  rendre  ainsi  les  impressions  plus  fortes  et  plus  profondes.  La  mesure  du  vers  n^^ 
dift'érant  pas  du  rhylhme  musical,  on  peut  dire  que  le  langage  mesuré  est  plus  naturel  .i 
un    âme  inspirée  ;  car  di;  Vinspiration  au  chant,  il  n'y  a  qu'un  pas. 

(     Wie  der  Sington  sclioii  fur  sich  allein  Musik  ist  oline  Takt,  se  giebt  es  Poésie  schou 
oîine  Metrum.  Vorschule  zar  Aesthelil!. 

2)  Neque  enim  concludere  versum 

Dixeris  esse  satis. 

Ingenium  cui  sit,  cui  mens  divinior  atque  os 

Magna  sonaturuni,  dos  noaiinis  hujus  (Poetaî]  honoreni         Sati-e  I,  4,  40-44. 


-     5?)     - 

prose  au  contraire  est  un  langage  calme,  froid  et  réfléchi.  La 
poésie  est  chaut  plutôt  que  langage  (1). 

2"  Le  but  de  la  poésie  est  de  faire  naître  dans  l'âme  le 
sentiment  du  beau.  Voilii  pourquoi  elle  s'adresse  ii  l'imagi- 
nation et  h.  la  sensibilité.  Le  prosateur  veut  instruire,  éclai- 
rer, donner  des  connaissances.  Voilà  pourquoi  il  s'adresse  à 
rintelligence. 

«  Les  sciences,  dit  Lessingr,  ont  pour  but  la  véi"ité  ;  les  beaux- 
»  arts  au  contraire  ont  pour  but  l'agréable  (2).  »  C'est-à-clirc 
que,  comme  s'exprime  Sulzer,  «  le  but  immédiat  des  beaux - 
ans,  c'est  de  toucher  vivement  (3).  »  Il  est  plus  exact  de  din; 
avec  Cousin  :  La  fin  de  l'art  est  l'expression  de  la  beauté  mo- 
rale à  l'aide  de  la  beauté  physique  (4). 

3"  De  la  différence  dans  le  but  résulte  naturellement  la 
différence  dans  les  moyens.  Le  prosatenr  veut  instruire,  son 
devoir  est  donc  d'être  clair,  simple  et  précis.  Il  doit  se  gar- 
der d'obscurcir  sa  pensée,  d'en  détourner  l'attention  par  des 
images  et  des  ornements  inutiles  à  son  but.  Le  poète  veut 
toucher,  il  parle  ii  l'imaginationa  à  la  sensibilité  ;  il  doit  en 
conséquence  recourir  aux  images,  orner  et  embellir  son  su- 
jet, l'animer  par  des  sentiments.  De  plus,  comme  le  prosateur 
a  pour  but  d'instruire,  il  ne  doit  jamais  sortir  des  bornes  de 
la  réalité;  dire  ce  qui  est,  et  le  dire  dans  un  langage  assorti 
h  son  sujet,  voilà  son  devoir.  Mais  le  poète,  quand  la  réalité 
ne  répond  pas  assez  à  ses  vues,  il  en  franchit  les  limites,  il 
entre  dans  un  monde  possible,  un  monde  plus  beau  et  plus 
parfait  que  n'est  le  monde  réel.  C'est  là  Vidéal  que  poursuit 
le  poète  (Héros  de  l'Iliade;  Apôtres  dans  la  Messiade  de  Klop- 
stock;  Démons  dans  le  Paradis  perdu  de  Milton). 

(1)  Wie  Singen  zum  ReJen,  so  verhâlt  sich  Poésie  zur  Prose. 

Jean  Paul.  Vorscliule  zur  Aestlietik. 

(2)  Der  Endzweck  der  Wissenchaften  ist  Wahrheit  ;  der  Endzweck  der  Kùnste  hingegeu 
ist  Vergnûgen.  Œuvres  complètes,  t.  VI. 

(3;  Ihr  unmitelbarer  Zweck  ist  lebhafte  RûliruDs. 
(4)  De  t'art.  Leçon  8. 


-     56     - 

Cet  idéal  est  «  une  beauté  parfaite  qu'on  ne  perçoit  ni  par 
»  les  yeux,  ni  par  les  oreilles,  ni  par  aucun  autre  sens  externe; 
»  ce  n'est  que  parla  pensée  et  par  l'esprit  qu'on  la  saisit  (1).  » 
C'est  l'idée  d'une  beauté  absolue,  de  Dieu,  que  lui-mônae  a 
imprimée  dans  l'esprit  de  l'homme,  et  qui  se  reflète  d'abord 
dans  les  œuvres  de  la  création.  Cet  idéal,  est  un  modèle,  un 
type  parfait  existant  dans  l'esprit,  et  que  le  poète  cherche  b 
réaliser,  à  individualiser  en  le  reproduisant  dans  un  objet  cor- 
porel (2). 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  on  comprend  qu'il  n'y  a 
que  l'homme  de  génie  qui  puisse  s'élever  au-dessus  de  la  na- 
ture et  de  la  réalité,  créer  des  mondes  imaginaires  et  atteindre 
à  Vidéal.  L'on  comprend  encore  pourquoi  et  dans  quel  sens  on 
dit  de  la  poésie,  qu'elle  se  nourrit  de  fictions.  C'est  que  le  poète, 
s'élevant  au-dessus  de  la  réalité  et  rivalisant  avec  la  nature, 
orne,  embellit,  perfectionne  tout  d'après  le  type  du  l)eau  qui 
existe  dans  son  esprit.  L'on  concevra  enfin  comment  il  est  per- 
mis de  dire  que  Vavt  est  une  imitation  de  la  nature.  C'est  que  le 
poète  et  l'artiste  lisent  sans  cesse  dans  le  livre  de  la  nature, 
qui,  elle-même,  est  un  emblème  de  la  beauté  parfaite  et  su- 
prême de  son  sublime  auteur.  Mais  tout  en  s'efforrant  d'expri- 
mer le  plus  parfaitement  possible  l'idée,  l'image  du  beau  qui 
est  dans  leur  esprit,  et  tout  en  prenant  pour  cette  opération  la 
nature  pour  guide  et  pour  règle,  ils  tâchent  de  la  surpasser  et 
de  la  vaincre;  de  façon  que  Vavt  est  i^liitôt  une  lutte  avec  la  na- 
tiire,  qu'une  imitation  de  la  nature  (3). 

*  Ce  n'est  qu'avec  une  grande  réserve  qu'on  peut  dire  que 
le  but  immédiat  de  la  poésie,  comme  de  tous  les  arts  libé- 
raux, est  de  plaire  ;  et  que  l'on  est  poète  et  artiste,  dès  que 


il]  Neque  oculis,  neque  auribus,  neque  ullo  sensu  percipi  potest  :  cogitatione  taiituiii  et 
)i)ente  complectlmur.  Orat  ,  II,  20. 

[2)  »  Lorsque  Phidias,  dit  Cicéron,  sculptait  Jupiter  et  Minerve,  il  ne  contemplait  pas 
quelque  être  mortel,  pour  en  emprunter  les  formes  sublimes  qu'il  voulait  donner  à  ces 
divinités;  mais  au  fond  de  son  àme  brillait  uni;  beauté  «extraordinaire.  Kt  ce  fut  en  fixant 
s?s  regards  sur  celte  beauté  intellectuelle,  ce  fut  en  s'y  attacliant  de  toutes  les  puissances 
«le  son  àme,  qu'il  trouva  l'image  admirable  du  dieu  et  de  la  déesse.  »•  Or.  II,  30. 

|3)  •  L'école  des  réalistes  (Eniéric  Da\id,  Kéralry,  etc.)  voudrait  réduire  l'art  à  une 
imitation  servile  de  la  nature.  C'est  favoriser  le  matérialisme  et  la  corruption  D'après  ce 
principe  une  photographie  doit  l'emporter  sur  les  chefs-d'oeuvre  de  Uaphaél.  MtOIendorU. 
—  Boutericef;.  Aesthetik,  1"  theil. 


—    m    — 

l'on  atteint  ce  but.  (1).  Cette  assertion  serait  vraie  sans  la 
perturbation  qu'a  subie  la  nature  humaine  par  suite  du  péché 
originel.  Car  le  vrai,  le  beau  et  le  bon,  ces  trois  éléments  qui 
sont  logiquement  distincts  dans  notre  entendement,  sont 
objectivement  inséparables  (2). 

Avec  ce  premier  but,  le  poète  doit  avoir  une  autre  fin  plus 
noble,  c'est  le  bon,  ou  même  l'utile,  pour  répondre  aux  légi- 
times exigences  de  la  raison  et  mériter  tous  les  suffrages  : 

Omne  tulit  punclam  qui  miscuit  utile  dulci, 

Leclorem  deleclando  parilerque  monendo.    Hor.  ad  Pis. 

Comme  il  n'est  pas  seulement  poète,  mais  avant  tout 
membre  de  cette  grande  famille  qu'on  appelle  V humanité,  il 
doit  se  proposer  l'amélioration  morale  de  ses  semblables. 
Car,  comme  le  dit  de  Bonald,  le  bon,  l'utile,  doit  être  la  fin 
dernière  de  l'art  (3). 

Si  donc  il  existe  des  productions  poétiques  qui  oulcagent  la 
vertu,  les  mœurs,  la  vérité,  et  dont  l'homme  de  bien  ne  saurait 
supporter  la  lecture,  il  ne  faut  pas  en  accuser  la  poésie,  ni 
Vart,  mais  le  poète  qui  a  fait  de  l'art  un  abus  sacrilège.  La  vio- 
lation de  la  morale  ne  vient  pas  de  l'art,  mais  de  l'objet  auquel 
l'artiste  fait  servir  l'art. 

Disons  donc  avec  Ilerder  «  que,  de  même  qu'on  abuse  de 


(1)  *  Ceux  (lui  disent  que  le  poète  songe,  avant  tout,  à  plaire,  auront  beaucoup  de  peine 
d'en  trouver  la  preuve  dans  la  poésie  lyrique,  qui  est  la  poésie  par  excellence.  A  quel 
auditoire  le  chantre  royal  d'Israël  a-til  voulu  plaire  en  faisant  pleurer  avec  lui  les  cordes 
<lu  repentir  de  sa  harpe  ? 

(2)  *  Il  faut  bien  se  mettre  en  garde  contre  la  théorie  de  l'arl  'pour  l'nvl,  de  l'art  indépen- 
dant de  la  morale,  que  de  Lamennais  appelle  une  absurdité.  Le  beau,  fleur  du  vrai,  doit 
nècessairouieut  se  résoudre  dans  le  bon.  Voilà  iiouiquoi,  comme  dit  S.  Thomas  ('),  l'artiste 
qui  fait  une  œuvre  d'art  moralement  mauvaise,  quelque  parfaite  qu'en  soit  l'exécutioi;. 
p^he,  non-seulement  contre  la  morale,  mais  encoi-e  contre  l'art.  On  n'a  pas  réussi  parce 
qu'on  a  su  plaire,  il  faut  voir  à  qui  on  plait,  depuis  que  le  péché  originel  a  vicié  nos  sens 
et  soulevé  la  triple  conciipiscence.  Mùllendorff.  —  Le  beau  qui  n'est  que  beau,  n'est 
beau  qu'à  demi  ;  il  faut  qu'il  s'empare  du  cœur  pour  le  tourner  vers  le  but  légitime  d'nn 
poème.  Fknelon. 

(3)  Mélanges  littéraires-,  etc.  t  II. 

Ci  S.  Thom.  1,  2,  q.  r)7,  art.  a,  4  c. 


-     58     - 

»  tout  dans  la  création,  même  des  choses  les  plus  nobles,  aiii:-! 
»  la  poésie  aussi  peut  devenir  un  doux  poison  et  un  plais: 
»  mortel.  Pourtant  la  faute  n'en  est  pas  à  la  poésie,  mais  ; 
»  l'abus  qu'on  en  fait  (2).  »  L'on  ne  peut  pas  nier  néanmoins 
que  la  forme  poétique  imprimée  à  un  objet  vicieux,  fortifie  l'in- 
pression  funeste  que  celui-ci  est  de  nature  à  produire.  Enefle;, 
le  passage  du  plaisir  que  donne  le  côté  poétique  d'un  tel  objet, 
à  celui  que  fait  naître  son  côté  immoral,  est  fort  glissant.  Et 
voilà  pourquoi  aussi  nous  prétendons  que  l'artiste  ne  doit  pas 
prostituer  son  art;  qu'au  contraire,  imitant  les  premiers  poète:- 
de  tous  les  peuples,  il  doit  chanter  la  Divinité  et  la  religion, 
tracer  aux  hommes  leurs  devoirs,  embellir  et  relever  ce  qui  es; 
beau,  grand  et  honnête,  transmettre  à  la  postérité  les  paroles 
et  les  actions  vertueuses  des  hommes  illustres  (1).  Voilà  pour- 
quoi nous  vouons  au  mépris  ces  poètes  qui,  dédaignant  de  cé- 
lébrer dans  leurs  vers  la  sagesse,  la  vérité  et  la  vertu,  abuser i 
d'un  talent  précieux  pour  propager  le  vice  et  l'erreur,  et  nou- 
disons  avec  Platon  :  a  Méprisez  le  poète  qui  consacre  son  taleni 
»  au  vice;  méprisez-le  comme  une  prostituée  :  mais  regarde;-. 
»  comme  l'ami  des  Dieux  celui  qui  fait  servir  son  talent  à  1  ; 
»  vertu  et  à  la  sagesse  (2).    » 

Puisque  la  poésie  a  pour  but  de  toucher  le  cœur,  de  l'émoi' - 
voir,  jugeons  de  là  combien  cet  art  est  utile  et  nécessaire  mémo 
à  l'orateur,  lequel,  s'il  veut  réussir,  a  besoin  d'être  poète,  c'es;- 
à-dire,  de  sentir  fortement  et  de  s'exprimer  de  même.  Il  ne  Idi 
suffit  pas  de  montrer  la  vérité  et  l'erreur,  de  distinguer  le  vitt- 
de  la  vertu,  de  convaincre  l'esprit  par  de  solides  arguments.  (;<; 
n'est  pas  le  seul  moyen  de  se  rendre  maître  de  la  volonté  ; 
mais  il  doit  en  outre  frapper  l'imagination,  ébranler  les  cœurs 
par  des  peintures  vives  et  animées  ;  sans  quoi  il  pourra,  à  la 
vérité,  bien  parler,  mais  il  ne  sera  jamais  éloquent,  c'est-à-dire, 
il  ne  persuadera  jamais,  il  ne  maîtrisera  jamais  les  esprits,  il 
ne  sul)juguera  jamais  les  volontés. 


(1)  Hor.  ad  Pis.  396  407. 

(2)  *  L'Écriture  sainte  fait  également  l'élogu  de  ces  hommes  dont  le  ijénie  a  trouvé  l'Im- 
inonie  et  les  accords  pour  chanter  leurs  poùmes;  ces  hommes  riches  en  vertu,  et  !o 
appliqués  à  la  recherche  du  beau.  Eoclésiastique,  44. 


—      5!)      - 

CHAPITRE  X. 

Quels  objets  sont  du  ressort  de  la  poésie. 

Tout  ce  qui,  soit  dans  la  nature  visible  ou  invisible,  soit 
dans  les  œuvres  de  l'art,  est  esthétique,  c'est-à-dire,  propre 
ù  émouvoir  l'âme  agréablement,  h  mettre  l'imagination  dans 
une  activité  où  elle  se  plaît,  tout  cela  est  poétique,  est  objet 
<le  poésie.  Ainsi  idées,  vérités,  êtres  spirituels,  objets  corporels 
et  sensibles,  produits  de  l'art,  vertus,  passions,  actions,  objets 
réels,  objets  possibles,  tout  ce  qui,  ou  perçAi  en  réalité,  ou  imité 
par  l'art,  nous  cause  des  émotions  agréables,  tout  cela  est  du 
domaine  de  la  poésie  (1). 

Mais  on  demande  si  le  terrible,  Vhorrible,  le  hideux,  le  dé- 
goûtant sont  poétiques? 

Les  objets,  les  événements  qui  inspirent  la  terreur,  peuvenl 
émouvoir  l'âme  agréablement,  alors  même  qu'ils  sont  vus  de 
près,  pourvu  que  l'on  se  sente  â  l'abri  du  danger  (2).  C'est 
ainsi  qu'on  court  chercher  des  émotions  à  la  vue  des  incen- 


'1)  Mlch  liait  kein  Baud,  fesselt  keiue  Schranke, 

Frey  schwingich  mich  durch  aile  Râume  fort,  etc. 
Schiller,  die  Hiddiguvg  dcr  Kiinstc: 

Nul  lien  nem'enchaine,  nulle  borne  ne  m'arrête; 

Je  m'élance  libre  à  travers  tous  les  espaces  ; 

Mon  empire  immense,  c'est  la  pensée. 

Et  mes  ailes,  la  parole; 

Ce  qui  se  meut  aux  ciuux,  ce  qui  se  meut  sur  la  terre. 

Ce  qu'en  secret  !a  nature  enfante, 

M'ost  dévoilé,  m'est  descellé  ; 

Car,  rien  n'arrête  le  libre  élan  du  Renie  poétique  : 

Cependant,  rien  de  plus  beau,  quoi  que  je  choisisse, 

Qu'une  belle  àyne  revêtue  d'une  balle  forme. 
("2/  •  Le  sentiment  du  beau  qui  est  altéré  par  le  désir,  comme  nous  l'avons  dit,  veut  ètr« 
libre  aussi  de  toute  crainte.  Le  peintre  Horace  Vernet  se  Ht  attacher  au  mât  d'un  vaisseau 
pour  contempler,  pendant  une  tempête,  la  beauté  majestueuse  de  ce  terrible  spectacle. 
Mais  dès  qu'il  partagea  l'émotion  commune  des  autres  passagers,  dès  qu'il  connut  li 
l)3\i;\  l'artiste  s'évanouit,  et  il  no  resta  plus  que  l'iioiiiuifi 


-      00      - 

(lies,  des  naufrages,  des  batailles,  etc.  Il  est  doux,  dit  Lu- 
crèce, de  voir  du  rivage  un  vaisseau  lutter  contre  les 
vagues  qui  menacent  de  l'engloutir,  comme  de  regarder  une 
bataille  d'une  hauteur  d'où  l'on  voit  en  sûreté  la  mêlée  (1). 
Et  avec  quel  plaisir  ne  lit-on  pas  la  description  de  scènes 
effrayantes,  de  celles-là  mêmes  où,  peut-être,  on  a  failli  pé- 
lir,  pourvu  que  présentement  le  danger  soit  passé? 

Haec  olim  men)inisse  juvabit.  Virg.  Enéid.  1. 

De  même  V horrible  nous  plaît,  nous  attache,  quand  un  pin- 
ceau habile  le  reproduit,  tandis  que,  vu  de  près,  il  nous 
repousse,  il  nous  inspire  l'aversion.  On  n'aurait  pu  suppor- 
ter la  vue  d'Athalie  égorgeant  les  enfants  de  son  flls  Ocho- 
sias;  cependant  on  se  plaît  à  lire  le  sombre  tableau  que 
Racine  trace  de  ce  carnage  dans  Athalie,  Acte  I. 

Il  en  est  de  même  de  Laocoon  et  de  ses  deux  fils,  déchirés 
f3ar  des  serpents.  La  vue  de  cet  horrible  .'peclacle  aurait  été 
insupportable,  tandis  que  le  récit  de  Virgile  (En.  IL),  les  sta- 
'ues  et  les  tableaux  qui  reproduisent  cet  affreux  événement, 
ont  pour  nous  des  charmes  toujours  nouveaux.  Voir  de  près  un 
homme  poursuivi  par  les  Furies  infernales,  ou  un  monstre  tel 
que  nous  en  dépeint  Camoens  dans  la  personne  d'Adamastor, 
n'inspirerait  qu'un  sentiment  désagréable.  Et  cependant  c'est 
avec  plaisir  qu'on  lit  les  Eximénldes  d'Eschyle,  et  l'apparition 
d'Adamastor  dans  le  cinquième  livre  de  la  Lusiade. 

Nous  disons  qu'on  pinceau  habile  est  seul  capable  de  repro- 
'luire  Vhorrihlc  de  manière  à  le  rendre  intéressant,  parce  qu'un 
écrivain  à  imagination  ardente,  mais  dont  le  goût  n'est  pas 
assez  pur,  est  exposé  à  pousser  la  peinture  de  l'horrible  troi> 
loin,  et  à  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur  des  scènes  drgoû- 
laulcs  qui  le  révoltent.  Un  exemple  montrera  la  vérité  de  ce 


Suave  mari  niagno,  turbantibiis  roquova  venlis, 
B  terra  alterius  mapnuin  speclare  laboreni  ; 
Suave  etîam  belli  oeriaiiiina  iiiaçiia  tueri 
Per  camiios  iiistriicta,  lui  sino  parle  peric'i. 

DeXat.  re:-.,  !..  II. 


-     Cl     — 

que  nous  avançons.  11  est  de  Dante,  h  qui  l'on  ne  contestera  pas 
le  génie  et  une  extrême  richesse  d'imagination,  mais  dont 
l'imagination  était  inculte,  sauvage,  et  le  goût  peu  épuré.  Voiri 
comment,  dans  son  Enfer,  il  dépeint  le  comte  Ugolin  rongeani 
la  tète  de  littrigicn  : 

«  Nous  quittâmes  cette  oinjjre  (Tribaldello)  et  nous  vîmes 
»  deux  damnés  dans  une  fosse,  où  la  tête  de  l'un  dominait  et 
«  couvrait  celle  de  l'autre;  comme  un  homme  afTamé  dévore  du 
»  pain,  l'un  d'eux  dévorait  la  tête  de  son  compagnon,  là  ou  le 
»  cerveau  s'unit  à  la  nuque  :  il  lui  rongait  le  crâne,  comme 
»  autrefois  Tidée  se  plut  à  broyer  sous  sa  dent  le  crâne  de  Mé- 
>)  nalippe.  Je  m'exprimai  en  ces  termes  :  0  toi  qui  montres  unt; 
•)  haine  si  féroce  etc....  Le  coupable  détourna  la  bouche  de  son 
»  féroce  repas  ;  et,  après  l'avoir  essuyée  aux  cheveux  delà  tète 
0  qu'il  avait  rongée  par  derrière,  il  dit  :  etc..  A  peine  Us^oliu 
»  eut-il  parlé  qu'il  reprit  le  misérable  crâne  auquel,  en  roulant 
»  les  yeux,  il  donna,  avec  la  fureur  d'un  chien,  des  coups  de 
»  dents  qui  pénétrèrent  jusqu'à  l'os.  » 

Ce  que  nous  venons  de  dire  des  objets  horribles,  s'applique 
également  aux  objets  hideux  et  difformes  :  eux  aussi  ne 
peuvent  plaire  que  par  l'imitation.  Il  y  a  dans  la.  nature,  dit 
Aristote,  des  choses  dont  nous  redoutons  et  repoussons  la 
vue,  mais  dont  la  peinture  a  pour  nous  de  grands  charmes. 

Boileau  dit  de  même  : 

Il  n'est  pas  de  serpent  ni  de  monstre  odieux 
Qui,  par  l'art  imité,  ne  puisse  plaire  aux  yeux. 

Art  poét.,  III. 

Ce  n'est  donc  pas  l'original  ({ui  intéresse,  mais  l'imitation  : 
c'est  l'art  et  le  talent  de  l'artiste  qu'on  admire.  La  vue  de  Ther- 
site  n'aurait  sans  doute  inspiré  que  de  l'aversion  ;  néanmoins  le 
tableau  qu'en  fait  Homère,  nous  charme.  Iliade,  chant  II, 
v.  21G-2UI. 

Il  est  évident  que  ce  qui  est  dégoûtant,  ne  peut  être  poé- 
tique en  soi.  Il  n'est  qu'un  seul  cas  où  il  soit  permis  di* 
peindre  des  objets  qui  inspirent  le  dégoût;  c'est  quand  on  a 


-     ()2     - 

pour  but  direct  de  rendre  un  objet  méprisable,  cl  d'en  inspi- 
rer l'aversion  et  l'horreur. 

Voyez  le  tableau  que  fait  Virgile  du  cyclope  Polyphème,  En.  III, 
(J16-GG5;  celui  des  Harpies,  au  même  livre,  225-234.  Pour  faire 
connaître  toute  la  perfidie  et  les  cruautés  d'Hélène,  Virgile, 
sans  doute,  s'est  décidé  à  nous  offrir,  au  Vie  livre  de  son  Enéide 
le  tableau  vraiment  dégoûtant  de  Déiphobe  affreusement  mu- 
tilé (v.  494-497).  Hors  ce  cas  de  nécessité,  nous  ne  pensons  pas 
qu'il  soit  permis  au  poète  de  nous  offrir  des  peintures  dégoû- 
tantes. 

C'est  donc  avec  raison  qu'on  reproche  à  Virgile,  d'avoir  inu- 
tilement rapporté  une  circonstance  désagréable  et  nauséabonde 
en  parlant  de  la  mort  de  Tdiélus,  tué  par  Euryale  : 

Pupuream  vomit  ille  animam,  et  cum  sanguine  mixta 
Vina  refert  niorieus.  Enéid.  IX,  349. 

Et  de  la  barbe  brûlée  d'Ebuse  :  Olli  ingens  barba  reluxit 

'Sidoremque  amhusta  dedil.  En.  XII,  300. 

Une  remarque  indispensable  :  jamais  on  ne  peut  se  livrer 
entièrement  et  longtemps  au  plaisir  que  procure  l'imitation,  même 
motivée,  du  dégoûtant.  Il  en  est  de  même  des  tableaux  ou  des 
scènes  d'une  cruauté  révoltante. 

*  L'obscène  ou  l'imnaoral  ne  peut  jamais  être  poétique;  en 
llattant  les  sens  il  trouble  et  rivolte  en  nous  l'idée  chaste  et 
pure  du  beau.  Pour  s'en  convaincre  il  suffit  de  se  rappeler 
les  notions  données  plus  haut  sur  la  nature  du  beau,  des 
arts  et  de  la  poésie. 


-     05     - 

ClIAPITRF]  XL 

Origine  de  la  poésie. 

La  poésie  est  trop  naturelle  h  l'homme  pour  n'avoir  pas 
existé  de  tout  temps;  non  pas  comme  art,  mais  comme  ex- 
pression naturelle  du  beau  (!}.  On  ne  peut  guère  s'imagi.ier 
que  le  premier  homme  ait  été  spectateur  insensible  des  mer- 
veilles qui  l'environnaient  dans  le  séjour  délicieux  où  le 
Seigneur  l'avait  placé,  et  que,  ravi  d'admiration,  il  n'ait  pas 
exprimé  les  émotions  de  son  âme  dans  un  langage  animé 
(germe  de  la  poésie  lyrique).  Les  pasteurs  des  premiers 
temps,  eux,  qui  vivaient  dans  l'aisance  et  l'abondance,  n'au- 
laient-ils  pas  chanté  leur  félicité,  les  délices  champêtres, 
leurs  avanlures  agréables  ou  désagréables,  par  des  chants 
(!t  des  entreliens  passionnés?  (poésie  pastorale  —  épique  — 
dramatique).  Dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les  peuples, 
il  y  a  eu  des  sacrifices  solennels,  (jui  ont  donné  naissance  à 
des  hymnes,  h  la  musique  et  à  la  danse.  C'était  là  qu'on  pleu- 
rait les  calamités  et  les  malheurs  publics,  qu'on  se  réjouis- 
sait des  victoires  remportées,  et  qu'on  célébrait  la  gloire  des 
héros.  (Poésie  dramatique,  élégiaque  et  lyrique). 

C'est  ainsi  que  presque  tous  les  genres  de  poésie  se  re- 
trouvent, quoique  informes  encore,  aux  temps  les  plus  recu- 
lés. Pour  perpétuer  ces  chants  inspirés  par  les  occasions 
solennelles,  quelques  hommes  leur  donnèrent  bientôt  une 
forme  plus  régulière.  D'autres,  guidés  par  l'instinct  poétique, 


(1)  •  La  poésie  est  plus  sérieuse  et  plus  utile  que  le  vulgaire  ne  le  croit.  La  religion 
a  consacré  la  poésie  à  son  usage  dès  l'origine  du  genre  humain.  Avant  que  les  hommes 
eussent  un  texte  d'Ecriture  divine,  les  sacrés  cantiques  qu'ils  savaient  par  cœur,  conser- 
vaient la  mémoire  de  l'origine  du  monde  et  la  tradition  des  merveilles  de  Dieu.  Fénelon. 
Lettre  à  l'Académie. 


-     u     - 

firent  une  étude  particulière  de  ces  chants  inspirés  d'abord 
par  la  nature,  et  en  composèrent  d'autres  à  leur  tour,  mais 
d'une  manière  encore  plus  régulière.  Voilà  comment  la  poé- 
sie devint  uu  art. 

Le  premier  poète  dont  nous  ayons  une  production  poétique 
revêtue  d'une  forme  régulière,  c'est  Moïse  (1).  Son  cantique 
sur  le  passage  de  la  mer  rouge  est  le  premier  poème  que 
nous  ait  légué  l'antiquité.  L'art  de  la  poésie  a  été  probable- 
ment cultivé  longtemps  avant  lui,  puisque  l'Ecriture,  en  par- 
lant de  Jiibal,  descendant  de  Gain,  ajoute  qu'il  fut  le  père  de 
ceux  qui  jouent  des  instruments  de  musique.  Ipse  pater  fuit 
canentium  cithara  et  organo.  Gen.  IV,  v.  20. 

Après  les  Hébreux,  ce  sont  les  Grecs  qui,  les  premiers, 
nous  ont  transmis  des  productions  poétiques  faites  selon  les 
règles  de  l'art.  (Orphée  —  Homère  —  Pindare  —  Hésiode,  etc.) 


(1)  *  Nous  ne  parlerons  pas  des  poésies  indienoes  renfermées  dans  les  livres  saorés 
de  l'Inde  ancienne,  et  surtout  de  celles  du  Ri;/-  Vfch',  qu'on  tait  remoiifer  à  répoqre  de 
Moïse.  Ces  œuvres  ne  sont  pas  du  domaine  publie. 


ESSAI  DE  POÉTIQUE, 


SECONDE    PARTIE. 


DES  DIVERS  GENRES  DE  POÉSIE. 

Division  générale. 

Sans  nous  arrêter  aux  différentes  manières  dont  on  pour- 
rait classer  les  diverses  productions  poétiques,  nous  pren- 
drons pour  base  de  cette  classification  la  matière  ou  le  sujet 
du  poème.  Ainsi, 

1"  Quand  le  poète  exprime  ses  propres  sentiments,  dépeint 
l'état  de  son  âme,  c'est  la  poésie  lyrique,  qui  très-probable- 
ment a  existé  avant  toute  autre. 

2"  Quand  il  expose  et  décrit  une  action,  une  série  de  faits 
et  d'événements,  c'est  la  poésie  narrative. 

3"  Quand  il  dépeint  les  objets  animés  ou  inanimés  de  la 
nature,  les  produits  des  arts,  les  mœurs,  les  caractères,  etc., 
c'est  la  poésie  descriptive. 

4"  Enfin,  quand  il  expose  des  vérités  générales,  qu'il  déve- 
loppe des  principes,  c'est  \a  poésie  didactique. 

Ces  genres  peuvent  plus  ou  moins  se  trouver  mêlés  et- 
réunis  dans  un  même  ouvrage  (poème  épique).  Cependant  il 
est  toujours  un  genre  qui  domine,  et  c'est  d'après  ce  genre 
dominant  qu'on  classe  le  poème. 

Le  draîne  a  un  caractère  particulier  :  là,  le  poète  disparaît 
entièrement  pour  laisser  agir  les  personnages  qu'il  crée,  il 

s 


—     66     - 

»ist  vrai,  mais  qui  le  font  oublier.  Le  drame  n'est  donc  pas  un 
chant,  mais  une  action  ;  or,  une  action  n'est  pas  un  poème  ; 
le  drame  fait  par  conséquent  un  genre  de  poésie  à  part  (1). 


CHAPITRE  I. 

De  la  poésie  lyrique. 

La  poésie  lyrique  est  l'expression  poétique  (Tun  sentiment  dé- 
terminé. C'est  un  épanchement,  une  effusion  du  cœur,  c'est 
le  cri  spontané  d'une  âme  inspirée. 

Le  sentiment  est  donc  le  caractère  dominant  de  la  poésie 
lyrique,  comme  il  en  est  la  source.  Mais  elle  n'admet  pas  les 
sentiments  ignobles  et  vulgaires,  incompatibles  avec  l'idée  du 
beau.  Conçoit-on  en  effet  que,  pour  chanter  des  objets  in- 
dignes, jamais  homme  ait  saisi  la  lyre?  Or,  la  poésie  lyrique 
est  essentiellement  ehant. 

La  modulation  ou  le  son  cadencé  est  le  moyen  ordinaire  et 
naturel  dont  l'homme  se  sert  pour  manifester  les  émotions  de 
son  âme.  Aussi,  un  littérateur  allemand  appelle  la  poésie  ly- 
rique l'expression  musicale  du  sentiment  par  la  parole  (2).  Et  si  ce 
genre  de  poésie  porte  le  nom  de  lyrique,  c'est  qu'anciennement 
ces  productions  poétiques  étaient  chantées  dans  les  assemblées 
publiques  et  accompagnées  de  la  lyre  (X;>pa)  (3),  ou  de  quelque 
autre  instrument  de  musique. 


il)  *  La  poésie  .ayant  comme  art  trois  modes  principaux  :  le  chant,  le  récif,  l'action,  se 
partage  en  trois  grands  genres  :  le  genre  lyrique  (odes,  élégies,  etc.;,  le  genre  épique 
(é|)opées,  pastorales,  etc.)  et  le  genre  drnmalique  (tragédies,  comédies,  etc.).  La  poésie 
didactiqu.e  et  la  poésie  légère,  forment  un  genre  mixte.  {Platon,  Képubl.  IH,  et  Arislote, 
roét.) 

(2)  Pliil.  Mayer,  Théorie  und  Litter.atur  der  deutschen  Dichlimgsarten.  T.  I,  p.  36. 

(3)  C'est  le  nom  du  plus  ancien  Instrument  à  cordes  chez  les  Egyptiens  et  les  Grecs.  On 
le  croyait  inventé  jiar  Mercure.  Chez  les  Egyptiens,  la  lyre  n'avait  que  trois  cordes  ;  les 
Grecs  y  .ajoutèrent  quatre  autres.  Dans  la  suite  le  nombre  des  cordes  monta  à  onze. 


-     67     - 

Les  sentiments  qu'exprime  la  poésie  lyrique  peuvent  se 
réduire  i\  trois  catégories  :  celle  des  sentiments  forts  et 
véhéments,  celle  des  émotions  enjouées  ou  tendres,  et  celle 
qui  tient  comme  le  milieu  entre  la  première  et  la  seconde 
catégorie.  De  Ih,  trois  genres  de  productions  lyriques  :  le 
genre  sublime,  le  genre  moyen,  le  genre. simple  et  badin. 

ARTICLE  PREMIER. 
Productions  lyriques  appartenant  au  genre  sublime. 

Ce  genre  comprend  :  ï Hymne  ou  VOde  sacrée,  YOde  héroïque 
ou  pindarique,  le  Dithyrambe  et  le  Paean. 

L'Hymne  (1). 

L'Hymne  [t^vo;)  chante  Dieu,  ses  perfections,  la  religion, 
et  tout  ce  qui  se  rattache  à  la  divinité  et  à  la  religion. 

Les  sentiments  qui  dominent  dans  l'hymne,  sont  l'admira- 
tion, la  vénération,  la  reconnaissance,  l'adoration,  la  dévotion 
et  l'amour.  Le  ton  en  est  solennel,  plein  de  feu  et  de  majesté. 
Voyez  le  Grand  Hymne  de  Feith,  à  la  fin  de  ce  premier 
article. 

L'Ode  héroïque  ou  pindarique  (2). 

L'Ode  {àd-n  chant)  héroïque  chante  les  héros,  les  demi- 
dieux,  les  grands  hommes,  leurs  vertus  et  leurs  exploits. 

Musa  dédit  fidibus  Divos,  puerosque  Deorum, 

Et  pugilem  victorem,  et  equum  certamine  primum, 

Et  juvenum  curas  et  libéra  vina  referre.    Hor.  ad  Pis  ,  83. 


(1)  '  L'Hymne  se  distingue  par  son  caractère  reUijteux  et  populaire;  il  suppose  le  con- 
cert de  toute  une  multitude.  Chez  les  Grecs  les  hymnes  recevaient  des  noms  particuliers, 
comme  le  Paean  consacré  à  Apollon,  et  devenu  un  terme  générique,  comme  le  Dithyreinbe 
composé  en  l'honneur  de  Bacchus,  et  d'où  la  tragédie  est  sortie. 

;2)  Pindariqite,  parce  «lue  Pindare  s'est  distingué  dans  ce  genre  d'ode. 


-      08     - 

L'Ode  avec  plus  d'éclat  et- non  moins  d'énergie, 
Elevant  jusqu'au  ciel  son  vol  ambitieux, 
Entretient  dans  ses  vers  commerce  avec  les  dieux. 
Aux  atldètes  dans  Pise  elle  ouvre  la  barrière, 
Chante  un  vainqueur  poudreux  an  bout  de  sa  carrière. 

Roil.  Art.  poL'l.,  ch.  II. 

Le  Dithijrambe. 

Comme  son  nom  l'indique,  le  dithyrambe  était  un  eliant 
consacré  à  Baccljus  A(S-jpaaj3o;  (1),  mais  il  renferma  plus 
tard  la  louange  d'autres  divinités,  et  même  d'hommes  cé- 
lèbres, de  héros.  Les  modernes  ont  étendu  l'idée  attachée  au 
dithyrambe,  et  appellent  de  ce  nom  toute  ode  se  distinguant 
par  le  feu  et  l'enthousiasme.  D'après  ce  qu'Horace  en  dit,  le 
dithyrambe  était  un  genre  de  poésie  hardi,  élevé,  impétueux, 
audaces  dithyramhos. 

Laurea  donandus  (l'indarus)  ApoUinari, 
Seu  per  audaces  nova  dithyrambes 
Yerba  devolvit,  numerisque  fertur 

Loge  solutis.  IV.  2,  v.  9. 

L'antiquité  ne  nous  en  a  laissé  aucun  modèle.  Arinn  de  I\Ié- 
thymme  (dans  l'île  de  Lesbos)  (G24  av.  J  -G.)  passe  pour  en  être 
l'inventeur,  dans  ce  sens  qu'il  a  donné  une  forme  régulière  à  ce 
genre  de  poésie  connu  avant  lui  (2).  L'on  peut  cependant  rap- 
porter au  genre  des  dithyrambes  la  13e  Olympique  de  Pindare 
(Tpt(ToX-jf/7riovt/.av),  la  -19'^  ode  du  livre  II  d'Horace  .•  Bacchum 
in  remotls  ;  ainsi  que  ia  25e  du  livre  III  :  Qno  me,  Bacche.  —  De- 
mie, Cas.  Delavigne  et  de  Lamartine  se  sont  exercés  dans  le  di- 
thyrambe avec  succès  ;  le  premier,  dans  son  Immortalité  de 
l'âme;  le  second,  dans  son  Dithyrambe  sur  la  naissance  du  roi  de 
Rome;\e  troisième,  dans  sa  Poésie  sacrée. 

Les   allemands    Schiller,    Goethe  et  Stolberg   ont   composé 


(1)  *  Surnom  qu'Euripide  donné  k  R.icolms  par  allusion  à  sa  double  naissance  f Dionysos). 

(2)  Hérodote,  I,  2:î,  qui  raconte  la  léiende  du  dauphin  sauvant  ce  poète  des  flots  de  la 
mer. 


-      t!)      - 

([uelques  dithyrambes.  Celui  qui  en  composa  le  plus,  c'est  Wit- 
lanoiv  (1730-1778).  Le  fameux  critique  Ilei'dei"  remarque  pour- 
tant que  les  dithyrambes  de  Willanow  sont  plus  parfaits  sous  le 
rapport  de  la  forme  que  du  fond,  et  (jue  le  feu  du  poète  éblouit 
plus  qu'il  ne  brûle  (I). 

Le  Paean. 

On  peut  joindre  au  dithyrambe  le  paean  des  anciens.  C'était 
d'abord  un  hymne  chanté  en  l'honneur  d'Apollon,  soit  avant, 
soit  après  le  combat.  IMus  tard,  on  donna  ce  nom  ii  lout  chant 
de  Victoire  en.  l'honneur  d'une  divinité  ou  d'un  héros  quel- 
conque et  même  à  toute  chanson  joyeuse. 

OBSERVATIONS    tiÉNÉHALES    SUR    l'ODE  (2). 

Enthousiasme.  —  Début.  —  Ecarts.  —  Digression.  —  Dé- 
sordre. —  Brièveté. 

I.  Vode  est  l'expression  poétique  d'un  sentiment  profond  et 
déterminé.  C'est  une  exclamation  continuée,  produite  par  une 
grande  pensée,  par  un  grand  objet.  C'est  le  langage  d'une 
sublime  inspiration,  le  langage  d'un  cœur  fortement  ému. 
Le  poète  inspiré,  exalté,  s'oublie  lui-même  et  s'élève  au- 
dessus  de  sa  nature. 

L'enthousiasme,  voilà  donc  un  premier  caractère  par  lequel 
l'ode  sacrée  et  l'ode  héroïque  se  distinguent  de  toute  autre 
production  lyrique. 

II.  On  comprend  que  le  début  du  poète  ainsi  agité  ne  sau- 
rait être  froid  et  paisible.  Ce  ne  serait  plus  la  nature.  Le 


1)  Voyez  Gt'rivVixs.  Neuere  Geschiohte  der  Poetisclien  National-Litteralur  Uer  Deut- 
seheD,  T.  IV,  p.  222. 

(2)  Le  mot  ode,  pris  clans  sa  signification  étymologique,  s'applique  à  tout  poème  qui  se 
prête  au  cliant  ;  il  comprend  doue  toutes  les  productions  lyriques,  jusqu'à  la  chanson 
inclusivenienl.  Mais  dans  les  temps  modernes,  on  a  réservé  le  nom  d'ode  à  ces  productions 
lyriques  qui  expriment  des  sentiments  élevés  et  sublimes,  c.  à  d.,  à  ce  que  nous  appelons 
Ode  sacrée  et  Ode  lit-roiqv.e.  Les  régies  de  i'ode  s'appliquent  doue  à  plus  forte  raison  au 
dithyrambe. 


-      70     - 

début  portera  au  contraire  l'empreinte  de  l'agitation,  de  l'en- 
thousiasme où  est  le  poète,  et  se  distinguera  par  des  idées, 
des  images  frappantes,  des  figures  hardies,  des  constructions 
et  des  tournures  extraordinaires,  un  ton  solennel  et  entraî- 
nant. 

Tel  est  le  début  de  plusieurs  odes  d'Horace  :  I,  12.  Quem 
vivum.  — 31.  Quid  dedicatum poscit.  —  III,  1.  Odiprofanum  vul- 
f/us.  —  3.  Justum  et  tenacem.  —  5.  Cœlo  tonantem.  —  G.  Delicta 
tnajormn.  —  25.  Qito  me,  Baccite.  —  Ej)ode  Vil.  Quo,  quo  scelestij 
ruitis?  —  Et  de  J.-B.  Rousseau  :  I,  3.  Qu'aux  accents  de  mavoix 
Ja  terre  se  réveille. —  10.  Paraissez,  Roi  des  rois  — 11.  Peuples, 
élevez  vos  concerts . —  III.  2.  Est-ceune  illusion  soudaine.  —  4.  Où 
courez-vous,  crueh  ? 

III.  Des  sentiments  impétueux  se  pressent,  se  confondent 
dans  l'âme  du  poète,  cherchent  h  se  produire  au  dehors 
d'une  manière  désordonnée.  Ils  ne  sauraient  lui  laisser  assez 
de  calme  pour  unir  ses  idées,  et  marquer  la  liaison  qui 
existe  entre  elles.  De  lii  ces  transitions  négligées,  ces  pas- 
sages rapides  d'une  idée,  d'une  image  îi  une  autre,  cette 
union  de  choses  qui  semblent  disparates,  mais  entre  les- 
quelles l'imagination  ardente  du  poète  a  découvert  un  lien. 
C'est  ce  qu'on  appelle  écarl. 

L'on  en  voit  un  bel  exemple  dans  le  32c  chap.  du  Deutéro- 
nome,  où  Moïse  met  dans  la  bouche  de  Dieu,  qui  vient  de  dis- 
siper les  ennemis  de  son  peuple,  ces  paroles  :  Dixi.  —  Ubinant 
sunt?  J'ai  parlé.  ([Is  ont  aussilôl  disparu,  ils  ne  sont  plus).  Où 
nont-ilsf  De  même  dans  Horace  :  I,  15.  Pastor  quum  traheret.  — 
II,  19.  Bacchum  in  remotis,  et  dans  Tode  déjà  citée  de  Victor 
Hugo  sur  la  Naissance  du  duc  de  Bordeaux  :  Rattachez  la  nef  à  la 
rive,  etc. 

IV.  Le  poète,  ainsi  dominé  par  un  sentiment  impétueux, 
est  quelquefois  assailli  par  une  image  ou  par  une  pensée  qui 
l'attire  pour  ainsi  dire  hors  de  son  sujet,  et  sur  laquelle  il 
s'appesantit.  II  est  conduit  à  un  objet  é\ranger  en  apparence 


-     71      — 

mais  qui  pourtant  a  un  certain  rapport  avec  celui  quil'oocupe. 
€'est  ce  qu'on  appelle  digression. 

Voyez-en  un  bel  exemple  dans  l'ode  d'Horace  à  Virgile  :  I,  3. 
«Sic  te,  Diva  potens,  où  le  poète  après  avoir  souhaké  à  son  ami 
une  heureuse  navigation,  enlevé  tout  à  coup  |>ar  la  pensée  des 
dangers  qu'il  court,  s'emporte  contre  le  premier  navigateur  : 
Illi  robur,  etc. 

V.  Lorsque  le  poète  est  entraîné  par  un  sentiment  aussi 
véhément  que  celui  qu'on  lui  suppose  ici,  il  est  naturel, 
comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  que  ses  pensées  se  con- 
fondent, et  qu'il  les  exprime  avec  un  désordre  semblable  ^ 
celui  qui  règne  dans  son  âme.  C'est  ce  désordre  dont  parle 
Boileau,  quand  il  dit  : 

Son  style  (de  l'ode)  impétueux  souvent  marche  au  hasard  : 
Chez  elle,  un  beau  désordre  est  un  effet  de  l'art. 

Art.  poét.,  chant  II  (1). 

Remarquez  cependant  que  ce  désordre  est  plutôt  absence  de 
l'ordre,  soit  historique,  soit  chronologique,  qu'un  désordre 
dans  le  sens  rigoureux  du  mot,  puisque  l'imagination  exaltée 
du  poète  voit  des  rapports  et  des  liaisons,  qui  échappent  sou- 
vent à  l'œil  de  celui  dont  l'imagination  est  plus  calme. 

Ces  trois  derniers  caractères  ne  détruisent  pas  du  tout,  et  ne 
doivent  pas  détruire  Vunité  de  l'ode,  qui  consiste  en  ce  qu'il  y 
règne  constamment  un  sentiment  principal,  qui  est  comme  la 
source  d'oti  découlent  les  autres,  comme  le  centre  auquel  ils  se 
rapportent,  quelque  divers  et  variés  qu'ils  soient. 

VI.  Une  chose  essentielle  à  l'ode  et  qui  découle,  comme 
les  quatre  caractères  dont  nous  venons  de  parler,  de  l'enthou- 
siasme, c'est  la  brièveté.  Un  sentiment  violent  ne  peut  durer 
longtemps,  sans  épuiser  celui  qui  l'éprouve.  De  même,  l'ex- 


(1)  *  Ces  vers,  suivant  Mannontel,  ont  fait  faire  beaucoup  d'extravagances  et  justifia 
uue  foule  de  mouvements  factices  simulant  l'ivresse  à  jeun  et  l'entliousiasme  A   froid. 
Boileau,  dans  sa  détestable  Ode  S"y  la  prise  de  Namw,  sert  liii-méiu»  d'exenipl» 
Quelle  docte  et  sainte  ii'res^e  anjoiird'liui  me  fait  la  loi  *  etc. 


—     7-2     — 

pression  d'un  tel  sentiment,  si  elle  est  diffuse,  si  elle  est 
prolixe.  Unit  par  fatiguer  l'esprit  du  lecteur.  Et  pour  commu- 
niquer h  l'ode  cette  brièveté,  le  poète  doit  faire  succéder  avec 
rapidité  les  idées  aux  idées,  les  images  aux  images,  les  sen- 
timents aux  sentiments. 

Ces  principes  supposent  toujours  que  le  sujet  est  de  nature 
à  produire  des  sentiments  véhéments  et  impétueux,  ce  qui 
n'arrive  que  dans  l'ode  sacrée,  dans  l'ode  héroïque  et  le  dithy- 
rambe, où  le  sujet  est  constamment  grand  et  sublime  (1). 

OBSERVATIONS   PARTICULIÈRE   SUR   L'ODE. 

Souvent  le  poète  lyrique,  dans  tout  le  cours  de  ses  chants,  ne 
nous  dépeint  que  l'état  de  son  âme,  les  sentiments  qui  l'oc- 
cupent-, la  cause  de  ses  émotions  n'est  indiquée  qu'à  la  fin, 
comme  dans  l'ode  d'Horace  à  Diane  et  Apollon  :  Dianam  tenerœ. 
1,21. 

D'autres  fois,  il  commence  par  exposer  ce  qui  a  donné  nais- 
sance à  son  enthousiasme  ;  et,  à  peine  l'a-t-il  indiqué,  qu'il 
l'abandonne  pour  se  livrer  tout  entier  aux  sentiments  dont  il  est 
plein.  Telle  est,  par  exemple,  l'ode  d'Horace  à  Virgile  :  Sic  te^ 
Diva  poteïis,  I,  3. 

Quelquefois,  l'objet  qui  a  frappé  le  poète  et  allumé  en  lui  le 
feu  dont  il  brûle,  remplit  l'ode  du  commencement  à  la  fin. 
Telle  est  l'ode  d'Horace  à  Mercure  :  Mercuri  facunde.  Ij  10. 

Quelquefois  encore,  le  poète  ne  fait  connaître  le  sujet  de  son 
chant  que  vers  le  milieu,  comme  dans  l'ode  d'Horace  :  Intcger 
vitœ.  I,  22. 

D'autres  fois,  le  poète  laisse  deviner  le  sujet  qui  l'a  inspiré; 


(1)  '  On  no  saurait  trop  prémunir  les  jeunes  gons  contre  la  tentation  de  l'aire  Ue  la  poésie 
lyrique,  La  fougue  de  l'âge  ne  les  porte  déjà  que  trop  vers  un  genre  dont  les  licences  poé- 
tiques semblent  propres  à  favoriser  la  paresse  et  la  négligence,  en  décorant  du  beau  nom 
û'écart,  de  di'jre.^sion,  de  désordre  poétique  et  d'enthousiasme  lyrique,  ce  qui  n'est  sou- 
vent au  fond  qu'absence  de  bon  sens  et  d'idées,  défaut  de  liaison  et  de  suite,  manque  de 
style  et  de  correction,  enlin,  hardiesse  et  lio<yice  de  tout  genre.  Aussi,  en  France,  n'est  il 
pas  permis  aux  élèves  de  faire  des  vers  français.  Loin  de  nous  de  nier  Tutillté  de  cet 
exercice.  Mais  nous  conseillons  aux  jeunes  poètes  de  s'exercer  d'abord  à  traduire  en  vers 
les  plus  belles  odes  d'Horace,  et  de  s'essayer  dans  le  genre  descriptif  ou  narratif.  C'est 
inoins  facile,  mais  aussi  c'est  plus  utile  que  de  faire  du  phébm  rimé. 


il  se  sent  rorlemenL  ému  par  quelque  objet,  il  se  livre  tout 
entier  à  son  sentiment,  et  semble  oublier  l'objet  qui  l'a  frappé. 
Telle  est  l'ode  d'Horace  à  Galliope  :  Descende  cœlo.  III,  4. 

Il  peut  se  faire  que  le  poète,  sous  l'empire  d'un  sentiment 
qui  se  développe  et  qui  grandit  peu  ;i  peu,  passe  tout  à  coup 
d'un  genre  inférieur  à  un  genre  plus  relevé.  Ainsi,  une  produc- 
tion lyrique  qui  s'annonce  comme  devant  être  une  chanson, 
s'élève  tout  à  coup,  par  l'enthousiasme  qui  s'empare  du  poète, 
jusqu'au  sublime  de  l'ode. 

Les  odes  sont  ordinairement  divisées  en  strophes  ou  stances, 
dont  la  première  sert  de  règle  à  toutes  les  suivantes.  Chez  les 
Grecs,  où  le  chant  était  accompagné  de  la  danse,  les  stances 
s'appelaient  Strophes,  A)ttislrophcs,  Epodes  (1). 

POÉSIE    LYRIQUE    CHEZ    l.E.S    HÉnilELX, 

Rien  de  plus  relevé  que  l'objet  de  l'ode  sacrée  ou  l'hymne  ; 
car,  ce  n'est  rien  moins  (|ue  Dieu,  ses  attributs  intinis,  son 
immensité,  sa  puissance,  son  inépuisable  richesse,  les  abîmes 
de  son  éternité  !  Les  chants  de  l'Ecriture  sainte,  des  Prophètes, 
d'isaïe  surtout,  de  Job,  de  David,  de  Moise,  etc.,  occupent 
donc  la  première  place  parmi  les  productions  lyriques  du 
genre  sublime.  C'est  là  qu'on  trouve  le  véritable  enthou- 
siasme; c'est  Kl  que  J.-B.  Rousseau,  Le  Franc  de  Pompi- 
gnan,  etc.,  ont  été  puiser  le  leur.  En  effet,  aucun  peuple  n'a 
plus  cultivé  la  poésie  lyrique  et  ne  s'est  plus  distingué  en  ce 
genre,  que  les  Hébreu.x. 

Les  morceaux  suivants  méritent  surtout  d'être  lus  et  appro- 
fondis :  Le  ciuttique  de  Moise,  après  le  passage  de  la  mer  rouge. 
Exode,  XV.  —  Celui  de  Débora  et  de  Barac.  Juges,  V.  —  Le  can- 
tique de  David,  délivre  de  ses  ennemis.  Liv.  des  Rois,  II,  ch.  22. 

il)  Ce  que  l'on  chantait  pendant  que  les  danseurs  tournaient  dans  un  sens,  s'appelait 
alrophe  l'jTOOIiYi,   toun ;  ce  qu'on  chantait  pendant  qu'ils  se  mouvaient  dans  un  sens 

contraire,  portait  le  nom  A'aïUislrophe  (o.V7i.(j~00'BY^,  rerouri;  et  ce  que  l'on  chantait 
enfln,  quand  les  danseurs  eséculaicnl  ler.r  danse  sans  tourner  ni  dans  un  sens  ni  dans  un 
autre,  portait  le  nom  ^'ipode  (^STTWOOÇ  ), 


-     74     - 

V.  2-51.  —  Le  citatit  de  triomplte  des  Israélites  sur  les  ruit^es  de 
Bahylone.  Isaie,  XIV.  —  Les  psaumes  9.  Confitelor  tibi  Domine. 
— 17.  Diligam  te,  Domine.  —  18.  *  (1)  Cœli  enarrant.  —  28.  Af- 
ferte  Domino,  fdii  Dci.  —  45.  Deus  noster,  refugium.  —  46.  Otnnes 
gcntes,  plaudite.  —  47.  Macjnvs  Dominus.  —  49.  *  Deus  deorum 
Dominus.  —  65.  Jubilate  Deo,  omnis  terra.  —  75.  *  Notus  in  Judœa 
Deus.  —  77.  Attendite,  popule,  —  80.  Exultate  Deo.  —  81.  Deus, 
■quis  similis.  —  96.  *  Dominus  regnavit,  exultet  terra.  —  113  Bene- 
âic,  anima  mea,  Domino,  psaume  admirable,  tout  rempli  de 
pensées  et  d'images  sublimes  (2). 

'  Nous  donnons  ici  la  traduction  du  cantique  de  Déhora,  véri- 
table modèle  de  chant  héroïque.  L'enthousiasme  de  la  victoire, 
dit  Gollombet,  y  multiplie  les  formes  du  langage  les  plus  rapides 
et  les  plus  vives.  Assurément,  il  n'y  a  rien  de  tel  dans  Pindare 
et  dans  tout  son  désordre  si  vanté. 

Il  faut  se  rappeler  qu'après  vingt  ans  d'oppression  les  Israé- 
lites furent  délivrés  du  joug  de  leurs  ennemis,  par  la  victoire 
merveilleuse  qu'une  poignée  de  soldats  des  tribus  de  Nephthali 
et  de  Zabulon,  conduits  par  Barac  et  par  la  prophétesse  Débora, 
alors  juge  en  Israël,  remportèrent  sur  les  troupes  nombreuses 
du  général  Sisara,  malgré  ses  neuf  cents  chariots  armés  de 
faux.  Ce  fut  entre  le  Thabor  et  le  torrent  de  Cison  que  cette 
sanglante  bataille  eut  lieu.  (An.  1286  avant  J.-C). 

"  Chaut  héroïque  de  DÉBORA. 

O  vous,  qui  vous  êtes  signalés  parmi  les  enfants  d'Israël,  en 
■exposant  volontairement  votre  vie  au  péril,  bénissez  le  Sei- 
gneur! —  Rois,  écoutez;  princes,  prêtez  l'oreille  :  c'est  moi, 
qui  chanterai  un  cantique  au  Seigneur,  qui  consacrerai  un 
hymne  au  Seigneur,  le  Dieu  d'Israël.  —  0  Dieu,  quand  tu  sor- 
tais de  Séir,  et  que  tu  passais  par  le  pays  d'Edom  (3),  la  terre 
trembla,  les  deux  et  les  nuées  se  fondirent  en  eau.  —  Les 
monts  s'écoulèrent  devant  la  face  du  Seigneur  ;  le  Sinai  se 
fondit  devant  la  face  du  Seigneur,  le  Dieu  d'Israël.  Aux  jours  de 


(1)  L'aatérixqne  '  Indique  les  Ps.  paraphrasés  par  J.-B.  Rousseau. 
[i)  'Voir  Lus  p.taumes  tradm'ls  d'apr&s  /f  texte  hébrei' par  M.  If!  cliaiiobi''  Gharâ. 
HMcian  profeismir,  Liège,  1880. 
l'.Vi  Pour  donner  la  loi  sur  le  Sinaï. 


Samgar  (1),  fils  d'Analh  ,  au  temps  de  Jaliel,  les  sentiers  de 
Juda  reposèrent,  et  ceux  qui  devaient  y  aller,  marchaient  par 
des  voies  détournées  (2).  —  On  avait  cessé  de  voir  de  vaillants 
hommes  dans  Israël;  ils  se  reposaient,  jusqu'à  ce  que  Débora 
se  soit  levée,  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit  élevé  une  mère  dans 
Israël.  —  Le  Seigneur  a  choisi  de  nouveaux  combats  (3).  Lui- 
même  a  renversé  les  portes  de  ses  ennemis.  On  ne  voyait  ni 
bouclier  ni  lance  parmi  les  quarante  mille  guerriers  d'Israël. — 
Mon  cœur  aime  les  princes  d'Israël.  0  vous  qui  vous  êtes  exposé.»* 
volontairement  au  péril,  bénissez  le  Seigneur!  —  Parlez,  vous 
autres,  vous,  qui  montez  sur  des  chars  éclatants,  vous,  qui  êtes 
assis  sur  le  tribunal,  et  qui  vous  avancez  dans  le  chemin.  — 
Que  là  où  les  chars  ont  été  brisés,  et  l'armée  étoulTée,  que  là- 
même,  on  publie  la  justice  du  Seigneur  et  sa  clémence  envers 
les  forts  d'Israël.  Alors  le  peuple  du  Seigneur  s'est  rué  contre 
les  portes  de  l'ennemi,  et  s'est  acquis  la  principauté  et  l'em- 
pire. —  Lève-toi,  lève-toi,  Débora;  lève-toi,  excite-toi,  et  chante 
un  cantique.  Lève-toi,  ô  Barac,  saisis  tes  captifs,  fils  d'Abi- 
noëm.  —  Les  restes  du  peuple  de  Dieu  ont  été  sauvés.  C'est  le 
Seigneur  qui  a  combattu  dans  ces  vaillants  hommes.  —  Il  s'est 
servi  d'Ephraïm  (4)  pour  exterminer  les  Amalécites;  il  s'est 
servi  encore  depuis  de  Benjamin  (5)  contre  tes  peuples,  ô  Ama- 
lec.  Des  princes  sont  descendus  de  Machir,  et,  aujourd'hui,  il 
est  sorti  de  Zabulon  des  hommes  capables  de  mener  une  armée 
au  combat.  —  Les  chefs  d'issachar  avec  Débora  ont  suivi  les 
traces  de  Barac,  qui  s'est  jeté  dans  le  péril,  comme  s'il  se  fùl 
précipité  dans  un  abîme.  Pour  Ruben,  il  était  alors  divisé 
contre  lui-même,  les  plus  vaillants  ne  savaient  que  discuter. — 
Pourquoi  reposes-tu  dans  tes  champs,  pour  entendre  le  bêle- 
ment des  troupeaux?  Ruben  étant  divisé  contre  lui-même,  les 
plus  vaillants  de  cette  tribu  ne  se  sont  occupés  qu'à  contester. 
—  Galaad  se  reposait  au-delà  du  Jourdain,  et  Dan  voguait  dans 
ses  vaisseaux.  Asser  demeurait  sur  le  rivage  de  la  mer  tran- 
quille dans   ses  ports.  —  Mais  Zabulon  et  Nephthali  se  sont 


(l)  Troisième  juge  d'Israél. 

{2J  Par  crainte  des  Chananéens. 

(3)  G.  à  d.,  une  nouvelle  luanière  de  faire  la  guerre,  car  Dieu  (It  commander  sou  arin^a 
par  une  femme,  et  les  soldats  étaient  sans  armes 

(4)  Josué  était  de  la  tribu  d'Ephraïm. 

(5)  Aod,  qui  délivra  les  Israélites  du  joug  du  roi  Eglon,  était  de  la  Iribu  de  Beiijamiu. 


-    ro    - 

exposés  à  la  mort,  au  pays  de  Méromé  —  Les  rois  sont  venus; 
ils  ont  combattu  contre  eux;  les  rois  de  Clianaan  ont  combattu 
à  Tiianach,  près  des  eaux  de  Jlageddo,  et  il^  n'ont  pu  rempor- 
ter aucun  butin.  —  Du  haut  du  ciel,  on  a  combattu  contre  eux  ; 
les  étoiles,  demeurant  dans  leur  rang  et  dans  leur  cours  ordi- 
naire, ont  combattu  contre  Sisara.  —  Le  torrent  de  Cison  a 
roulé  leurs  cadavres  ;  le  torrent  de  Cadumin,  le  torrent  de  Ci- 
son.  0  mon  âme,  foule  aux  pieds  les  corps  de  ces  braves!  — 
Leurs  chevaux  se  sont  fendu  la  corne  du  pied,  dans  l'impétuo- 
sité de  leur  course,  les  plus  vaillants  fuyant  à  toute  bride,  et  se 
renversant  les  uns  sur  les  autres.  —  Malheur  à  la  terre  de  Mé- 
roz!  a  dit  l'ange  du  Seigneur;  malheur  à  ses  habitants,  parce 
qu'ils  ne  sont  pas  venus  au  secours  du  Seigneur  et  de  ses  forts  ! 
—  Bénie  entre  les  femmes,  Jahel,  femme  de  Haber,  Ginéen  î 
bénie  soit-elle  en  sa  tente  !  —  11  a  demandé  de  l'eau,  elle  lui  a 
donné  du  lait;  elle  lui  a  offert  de  la  crème  dans  la  coupe  des 
princes.  —  Elle  a  pris  un  clou  de  la  main  gauche,  et  de  la  droite 
le  marteau  des  ouvriers  ;  et,  choisissant  l'endroit  de  la  tète  de 
Sisara  où  elle  donnerait  son  coup,  elle  lui  a  enfoncé  so"  clou 
dans  la  tempe.  —  Il  tomba  à  ses  pieds  et  perdit  sa  force  ;  il 
rendit  l'esprit,  après  s'être  roulé  et  agité  devant  elle;  et  il  de- 
meura étendu  mort  sur  la  terre,  dans  un  état  misérable.  — 
Regardant  par  sa  fenêtre,  sa  mère  poussait  des  gémissements 
à  travers  le  treillis.  Elle  criait  de  sa  chambre  :  Pourcmoi  son 
char  larde-t-il  à  revenir?  pourquoi  les  pieds  de  ses  coursiers 
sont-ils  si  lents?  —  Et  la  plus  sage  d'entre  les  l'en. mes  de  Si- 
sara répondit  ainsi  à  la  belle-mère  :  —  «  Peut-être  que  main- 
tenant on  partage  le  butin,  et  qu'on  choisit  pour  Sisa'"i  la  plus 
belle  d'entre  les  captives  ;  on  lui  donne  en  partage  des  vête- 
ments de  diverses  couleurs,  les  broderies  éclatantes,  les  bro- 
deries, les  ornements,  pour  parer  le  vainqueur,  o  —  Ainsi 
périssent  toufe  tes  ennemis,  ô  Seigneur!  Mais  que  ceux  qui 
t'aiment,  brillent  comme  le  soleil  à  son  lever! 


Chants  de  l'Efjlise. 

Ou  pourrait  ajouter  à  ces  morceaux  dii  l'Ecriture  le  beau 
cantique  de  S.  Ambroise  Te  Deum  laudunuL^  ;  le  Laiula  Sioii 


de  S.  Thomas  d'Aquin,  nvoo  les  hymnes  cie  l'Eglise  Vexilla 
Régis  proileunt  et  Victimœ  Pa.schali  (1). 

l'OKTES    LYRIQLRS    GP.ECS    ET    LATINS. 

Le  premier  rang  dans  \c  domaine  de  là  poésie  lyrique 
après  les  Hébreux  est  dû  aux  Grecs.  Leurs  poètes  les  plus 
distingués  par  la  lyre  sont  : 

Orphée,  né  en  Thrace,  vers  1230  avanlJ.-C.  On  lui  attribue 
des  Hymnes  d" Initiation  (Telzzai),  au  nombre  de  quatre-vingt- 
huit  (-2). 

Des  hommes  savants  prétendent  que  l'auteur  de  ces  hymnes 
est  un  certain  Onomacrite  (516  av.  J.-C). 

Miisce,  né  ;t  Atliènes,  disciple  d'Orphée.  Les  anciens,  parmi 
plusieurs  autres  ouvrages  dont  ils  croient  Musée  l'auteur,  men- 
tionnent aussi  des  hymnes,  mais  tout  s'est  perdu.  L'iiomonyme 
auteur  du  petit  poème  erotique  intitulé  Héro  et  Léandrc  (il  n'a 
pas  400  vers)  appartient  au  G^  siècle  après  J.-C.  —  •  De  Linus, 
on  ne  connaît  que  le  nom.  —  Ampliion  ne  nous  est  connu  que 
par  les  vers  qu'Horace  a  consacrés  à  sa  mémoire  : 
Dictus  et  Amphion,  Thebanœ  conditor  arcis 
Saxa  movere  sono  tesludinis  et  prece  blanda 
Ducere  quo  vellet.  Ad  Pis.  344. 


(1)  *  Les  lij'mnes  les  plus  estimées  remontent  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise.  I,e  mètre 
généralement  employé  alors  était  l'îambique  de  quatre  pieds.  Elles  respirent  la  foi,  et 
sans  être  dépourvues  de  poésie,  sont  sobres  d'ornements.  Celles  d'auteurs  modernes, 
(Gtoffln  et  Santeuil)  sont  ingénieuses  mais  manquent  de  simplicité.  Au  moyen  âge  on 
composa  A&nproxes,  dans  lesquelles  la  quantilé  syllabique  est  remplacée  par  la  rime  à  la 
manière  de  la  versitlcation  romane.  Les  Proses  les  plus  célèbres  sont  :  Victimuf  pMcaU , 
chant  triomphal  attribué  à  l'abbé  Notker,  moine  de  S'-Gal  (880,.  Selon  Oénébrard  cette 
prose  serait  antérieure  à  S.  Augustin  qui  semble  en  citer  des  strophes; —  Venï  Sanci'^ 
Spiritus  attribuée  par  les  uns  au  roi  Robert  (XI°  siècle)  par  d'autres  à  Hurman,  religieux 
de  Richenou,  en  Souabe;  —  Stabal  Mater  d'Innocent  III,  ou  du  frère  mineur  Jacopone  de 
Benedetti  (voir  plus  loin);  —  D  l'S  »\'"  du  cardinal  Frangipani,  appelé  Malabranca 
Dominicain,  docteur  de  Paris  (1294).  D'autres  prétendent  que  c'est  l'ancien  chant  funéraire 
des  Romains,  comme  un  auteur  moderne  soutient  que  le  Lauda  Sion  est  leur  ancienne 
marche  triomphale  quand  ils  montaient  au  capitole 

(2)  On  appelait  initia'ions  des  cérémonies  rdli^ieuses,  par  lesquelles  on  expiait  des 
sacrilèges  commis  par  des  individus  ou  par  des  villes  entières.  Elles  .sont  aussi  citées 
sous  le  titre  de  puripcotioiis  (y.X^CCOU.OI.)  ou  d'ab^oUttions  (TïtXpc/.'U'JîlÇj. 


-     78     - 

Jlomère,  Les  hymnes  qui  nous  sont  parvenus  sous  le  nom 
d'Homôre  peuvent  être  rangés  parmi  les  plus  anciens  monu- 
ments de  la  poésie  grecque,  mais  ils  n'appartiennent  pas  à  l'au- 
teur de  VlUade.  Ces  hymnes,  au  nombre  de  34,  portent  l'em- 
preinte d'époques  et  d'auteurs  fort  difTérents  et  sont  ou  de 
simples  poèmes,  ou  des  introductions  à  des  poèmes  épiques, 
ou  de  véritables  épopées,  telles  que  les  anciens  poètes  avaient 
coutume  d'en  chanter  avant  d'entreprendre  un  poème  de  longue 
haleine,  et  où  ils  renfermaient  l'éloge  de  quelque  divinité  (l). 

Sapho,  de  Lesbos  (600  av.  J.-C),  inventrice  du  vers  Saphique. 
Elle  nous  a  laissé  deux  odes  remarquables  par  la  sensibilité,  la 
chaleur  et  l'harmonie. 

Alcée,  de  Mitylène  (000  av.  J.-C),  inventeur  de  la  strophe  qui 
porte  son  nom.  Ce  poète  ne  nous  a  rien  laissé.  Cependant,  c'est 
assez  le  louer  que  de  dire  qu'Horace  a  fréquemment  imité  ses 
odes,  et  même  en  a  traduit  quelques-unes. 

Pindare,  natif  de  Thèbes  en  Béotie  (520  av.  J.-C),  le  chef 
(les  lyriques  grecs.  Outre  des  fragments  d'odes,  d'hymnes  et 
de  dithyrambes,  nous  avons  de  lui  quarante-cinq  hymnes  ou 
chants  de  victoire,  en  l'honneur  des  vainqueurs  couronnés 
aux  jeux  de  la  Grèce,  et  des  divinités  qui  présidaient  h  ces 
fêtes.  Le  poète  ne  se  borne  pas  cependant  h  l'éloge  du  vain- 
queur, il  y  mêle  aussi  l'éloge  de  ses  aïeux  et  des  dieux  pro- 
tecteurs de  sa  patrie.  Ce  qui  distingue  ces  hymnes,  c'est 
l'accent  sublime,  ce  sont  des  métaphores  hardies,  des  pen- 
sées fortes,  des  images  grandioses,  une  suave  et  douce 
harmonie  dans  la  marche  du  vers.  A  force  d'être  concis,  il 
devient  parfois  obscur.  Les  grammairiens  ont  divisé  les 
hymnes  de  Pindare  d'après  les  différents  jeux  dont  ils  im- 
mortalisent le  vainqueur,  en  hymnes  Olympiens,  Pythiens, 
Néméens  et  Istlimiens  Ci). 


;1)  •  Six  seulement  méritent  une  mention  particulière  :  les  hymnes  à  ApoUon  Délieu,  à 
Apollon  Pijthien,  à  //ermt'.s",  à  Aphrodite,  k  Démrler  et  ?i  Dionysos. 

(2)  I.yrlcorum  longe  Pindarus  priuoeps  spiritus  magnificentia,  sententii?,  flguris,  beatis- 
sima  rerum  vertooniinque  copia  et  velut  tiuodam  elonuentiic  (lumine;  propter  cjuîe  eiim 
lloralius  mérite  (.rpilidit  neitiini  imitiiliileiti.  Qnintil  ,  Tnsf.  orat.,  lib.  X,  1. 


—     71)     — 

Eschyle,  Sophocle  et  Euripide.  Ces  trois  poêles  se  sont  élevés 
au  genre  lyrique  dans  les  chœurs  de  leurs  tragédies.  Voyez 
chapitre  V  de  celte  Seconde  Partie. 

Callimaque,  natif  de  Cyrène  (vers  300  av.  J.-C).  Ses  hymnes^ 
au  nombre  de  six,  se  recommandent  par  l'élégance  du  style, 
mais  ne  révèlent  point  un  génie  sublime,  au  défaut  duquel  Cal- 
limaque a  voulu  déployer  une  grande  érudition  (1). 

Chez  les  Latins  :  Horace.  *  Q.  Iloratius  Flaccus  naquit  à  Ve- 
nusium  eu  Apulie,  le  8  décembre  de  l'an  65  av.  J.-C,  d'un 
affranchi,  qui  s'était  enrichi  comme  huissier  aux  ventes 
publiques.  Il  étudia  d'abord  ;\  Rome,  puis  à  l'âge  de  vingt 
ans,  il  se  rendit  à  Athènes,  pour  s'y  livrer  à  l'étude  de  la  phi- 
losophie. De  retour  à  Rome,  où  presque  tout  son  patrimoine 
avait  été  englouti  par  les  guerres  civiles,  il  acheta  une 
charge  de  secrétaire  du  trésor,  et  consacra  ses  loisirs  à  la 
poésie.  Remarqué  de  Varius  et  de  Virgile,  il  fut  présenté  à 
Mécène  et  ensuite  h  Auguste,  qui  lui  fit  rendre  ses  biens,  et 
chercha  inutilement  à  le  combler  d'honneur.  Ce  fut  à  sa  cam- 
pagne dans  la  Sabine,  ou  dans  une  terre  près  de  Tibur,  dont 
Mécène  lui  avait  fait  présent,  qu'Horace  composa  la  plupart 
de  ses  poésies.  Elles  consistent  en  quatre  livres  ù'Odes,  un 
cinquième  livre  d'Epodes,  deux  livres  de  Saf/re.s,  deuxd'EpUres 
et  VArt  poétique.  Horace  est  un  des  plus  beaux  génies  de 
l'antiquité.  Dans  ses  odes,  il  se  montre  tantôt  brillant,  éner- 
gique, mais  moins  sublime  que  Pindare  (2),  tantôt  naïf,  déli- 
cat et  gracieux  comme  Anacréon;  il  imite  souvent  le 
rhythme  des  poètes  grecs,  surtout  d'Alcée,  d'Archiloque  et 
de  Sapho.  Rien  de  plus  parfait  que  ses  odes,  dont  le  style 

(1)  On  trouvera  des  détails  ultérieurs  Sur  ces  auteurs  et  leurs  ouvrages  dans  Schoell, 
Histoire  de  la  Uttérature  grecque  profa/ie,  f .  I,  dans  Rendez,  Manuel  de  l'histoire  de  la 
tiUératii/i'e grecqi'e,  et  dans  Weytingh,  Historia  Grœcorittn  et  Romanoriim  lilleraria, 
Mechlii  iae. 

(2)  *0n  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  que  dans  le  genre  sublime,  on  ne  sent  sou- 
vent chez  Horace  qu'un  enthousiasme  factice,  un  élan  calculé,  un  désordre  savant 
étrangers  à  la  véritable  chaleur  de  l'inspiration. 


-      MO      - 

est  d'une  rare  élégance.  Nous  parlerons  ailleurs  de  ses  autres 
poésies.  Horace  mourut  subitement  h  l'âge  de  57  ans,  six 
semaines  après  Mécène,  et  douze  ans  après  Virgile. 

Les  odes  qui  se  disliiiauent  par  l'enthousiasme  sont  :  Liv.  I, 
iO.  MercKvi  facunde.  —  i'-l.  Qucm  virum. —  14.  Pastor  cum  tra- 
heret.  —  21.  Dianam  tenerw.  —  31.  Quid  dedicatum.  —  35.  0  Diva 
qraturn.  —  II,  J9.  Bacchum  in  rcmolis.  —  III,  1.  Odi  profanum 
vulguft.  — 3.  Jii.stum  et  tenacem.  —  5.  CœJo  tonantem.  —  11.  Des- 
cende cœlo.  —  25.  Qko  me,  Bacche.  —  IV,  2.  Pindarum  quisqiiis. 
—  3.  Quem  tu,  Mclpomene.  —  A.  Qualem  ministrum. — 6.  Dive, 
quem  proies.  —  Epode  7.>ne.  Quo,  quo  scelesti,  ruitis.  —  10.  Altéra 
jam  terifur,  et  le  Poème  séculaire. 

Principaux  poètes  lyriques  français. 

Malherbe  (1 550-1628),  le  créateur  de  la  poésie  lyrique  en 
France,  brille  moins  par  l'enthouisiasme  et  le  mouvement 
lyrique  que  par  un  style  doux,  harmonieux,  correct,  noble  et 
simple  en  même  temps.  Cependant,  il  montre  parfois  une  âme 
ardente  et  une  imagination  vive.  Voyez  l'éloge  de  Malherbe 
dans  l'Art  Poétique  deBoileau,  ch.  I  :  Er^fln  Malherbe  vint,  etc., 
V.  121-142,  et  son  ode  à  M.  Duperrier  (1),  pour  le  consoler  de 
la  mort  de  sa  fille  [Leçons  de  littérature] ,  et  vous  aurez  une  idée 
du  talent  de  ce  poète. 

Nous  allons  citer  quelques  strophes  de  son  chef-d'œuvre. 
C'est  une  ode  adressée  à  Louis  XIII,  lorsque  ce  prince  allait 
réduire  les  Rochelois.  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  cette  ode 
soit  parfaite.  Les  expressions  sont  quelquefois  faibles,  et  les 
images  peu  justes.  Mais  malgré  ces  défauts,  que  le  temps  où 
vécut  le  poète  excuse,  elle  révèle  du  talent  poétique. 

(1)  *  Qui  ne  connaît  ces  belles  strophes  : 

Mais  elle  était  de  ce  monde,  où  les  plus  belles  choses 

Ont  le  pire  destin  ; 
Et,  rose,  die  a  vécu  ce  que  vivent  les  roses, 

Ij'espace  d'un  ni:itiii. 
I.a  uiort  a  des  rigueurs  à  nulle  aulr -s  pareilles  ; 

On  a  beau  la  prier, 
I,a  cruelle  qu'elle  est  se  bouclie  les  oreilles. 

Et  nous  laisse  crier. 
Le  pauvre  en  sa  cabane  où  le  cliaume  le  couvre. 

Est  sujet  à  ses  lois  ; 
Et  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre, 

N'en  défend  pas  nos  rois. 


—     81     - 
A  LOUIS  XIII. 

Donc  un  nouveau  labeur  à  tes  armes  s'appreste. 
Prends  ta  foudre,  Louis,  et  va,  comme  un  lion, 
Donner  le  dernier  coup  à  la  dernière  teste 
De  la  rébellion. 

Fay  choir  en  sacrifice  au  démon  de  la  France 
Les  fronts  trop  élevez  de  ces  âmes  d'enfer, 
Et  n'épargne  contre  eux,  pour  notre  délivrance, 
Ni  le  feu  ni  le  fer... 

Les  sceptres  devant  eux  n'ont  point  de  privilèges; 
Les  immortels  eux-mêmes  en  sont  persécutez, 
Et  c'est  aux  plus  saints  lieux  que  leurs  mains  sacrilèges 
Font  plus  d'impiéiez. 

Marche,  va  les  détruire,  éteins-en  la  semence; 
Et  suy  jusqu'à  leur  fin  ton  courroux  généreux, 
Sans  jamais  écouter  ni  pitié  ni  clémence, 
Qui  te  parle  pour  eux. 

Ils  ont  beau  vers  le  eiel  leurs  murailles  accroistre. 
Beau  d'un  soin  assidu  travailler  à  leurs  forts, 
Et  creuser  leurs  fossez  jusqu'à  faire  paroistre 
Le  jour  entre  les  morts... 

Là  rendront  tes  guerriers  tant  de  sortes  de  preuves 
Et  d'une  telle  ardeur  pousseront  leurs  efforts. 
Que  le  sang  étranger  fera  monter  nos  fleuves 
Au-dessus  de  leurs  bords. 

Par  cet  exploit  fatal,  en  tous  lieux  va  renaître 
La  bonne  opinion  des  courages  français  ; 
El  le  monde  croira,  s'il  doit  avoir  un  maître, 
Qu'il  fAUt  que  tu  le  sois... 

Thvophile  de  T'iaw  (1590-1626).  Son  imagination  ardente  et  vive 
est  souvent  irrégulière,  extravagante,  parfois  même  libertine. 
Sa  versification  et  sa  diction ,  qui  se  font  remarquer  par  la 
vigueur,  la  facilité  et  l'aisance,  manquent  quelquefois  de  cor- 
rection et  de  noblesse  (1). 

(1,  Théophile  était  d'abord  calviniste,  il  abjura  plus  tar.l  cette  secte,  poi  r  rentrer  daus 
le  sein  de  l'Église  catholique.  Voyez  plu*  loin  sou  Madrigal  sur  Henri  IV. 


—     8'2     - 

Racan  (1589-1070).  Ses  0(33s  révèlent  une  imagination  vive, 
de  l'élévation  et  de  l'enthousiasme  ;  mais  elles  manquent  de 
pureté  et  de  correction.  11  a  mieux  réussi  dans  le  genre  pasto- 
ral. Voyez  ch.  2,  art.  4. 

J.  Racine  (1039-1099).  Il  a  porté  la  poésie  lyrique  à  un  très- 
haut  degré  de  perfection  dans  les  chœurs  d'Esther  et  d'Athalie, 
dans  ses  odes  et  ses  cantiques.  L'enthousiasme,  le  mouvement 
lyrique,  une  douce  harmonie,  une  versification  heureuse,  le 
mettent  au-dessus  de  J.-13.  Rousseau.  Voyez  plus  loin  la  bio- 
graphie de  ce  poète  illustre. 

J.-R.  Rousseau  (1070-1741).  Il  nous  a  laissé  des  imitations  des 
psaumes,  des  odes  et  des  cantates.  Une  heureuse  imitation  des 
anciens,  la  fidélité  aux  bons  principes,  la  pureté  du  langage  et 
du  goût,  une  grande  harmonie,  une  correction  de  style  remar- 
quable, une  rigoureuse  exactitude  à  observer  les  règles,  de  la 
grandeur  et  de  la  noblesse  dans  les  idées,  rarement  du  sublime, 
peu  d'invention  :  voilà  les  caractères  de  sa  muse  lyrique,  qui 
manque  d'ordinaire  de  ce  qui  fait  le  véritable  poète  lyrique, 
c'est-à-dire,  de  l'enthousiasme.  Ses  plus  belles  odes  sont,  outre 
celles  que  nous  avons  déjà  indiquées,  la  le  du  liv.  III,  Tel  que  le 
vieux  pasteur;  la  5e,  Ce  n'est  donc  point  assez,  et  la  5e  du  liv.  IV, 
C'est  trop  longtemps.  Voyez  ce  que  nous  disons  de  ce  poète  à 
l'article  Cantate. 

Le  Franc  de  Rompignam  (1709-1784).  Il  rend  avec  un  talent 
rare  les  beautés  des  prophètes.  Style  noble,  idées  grandes  et 
sublimes,  pas  de  faux  éclat,  le  terme  propre  :  voilà  les  qualités 
de  ses  odes,  où,  d'ailleurs,  il  manie  la  langue  en  maître.  — 
Voyez  Leçons  de  littérature,  et  nommément  son  ode  sur  la  Mort 
de  J.-B.  Rousseau;  et  à  l'art.  II  de  ce  chapitre,  sa  traduction  du 
Ps.  Super  flumina. 

Gilbert  (1751-1780).  Il  a  du  talent  poétique,  des  idées  fortes 
et  élevées,  des  sentiments  nobles,  des  images  grandes  et 
sublimes  ;  mais  son  style  est  incorrect,  ses  mouvements  ne 
sont  pas  toujours  assez  naturels,  ses  transitions  quelquefois 
trop  brusques.  11  montre  toujours  un  grand  respect  pour  la  reli- 
gion et  le  goût.  La  mort  l'enleva  trop  tôt  au  commerce  des 
Muses. 

*  Né  en  Lorraine,  de  parents  pauvres,  il  vint  à  Paris,  avec 
l'espoir  d'y  trouver  une  ressource  dans  son  talent  poétique.  11 


-     85     ~ 

fil  d'abord  des  odes.  Aigri  de  les  voir  si  peu  accueillies,  il 
embrassa  le  genre  de  la  satire.  11  attaqua  surtout  les  faux  phi- 
losophes {Le  dix-huitième  siècle.  —  Moi  apologie,  etc.),  ce  qui 
lui  fit  des  ennemis,  sans  le  tirer  da  la  misère.  Il  mourut  à 
l'Hôtel-Dieu,  à  Paris,  à  l'âge  de  29  ans.  Huit  jours  avant  sa 
mort,  il  composa  celte  belle  élégie  {Le poète  mourant),  dont  tout 
le  monde  connaît  la  célèbre  strophe  : 

Au  banquet  de  la  vie,  infortuné  convive, 

J'apparus  un  jour  et  je  meurs  : 
Je  meurs,  et  sur  ma  tombe,  où  lentement  j'arrive, 

Nul  ne  viendra  verser  des  pleurs. 

(Voir  L^eçons  de  littérature). 

Lebrun,  Ponce-Denis  Ecouchard  (1729-1807).  Ses  odes,  qui 
indi(iuent  un  caractère  versatile,  ont  de  l'énergie,  de  l'élévation 
et  de  l'enthousiasme.  Le  style  en  est  harmonieux,  parfois  enflé. 
Moins  correct  que  i.-h.  Rousseau,  il  est  plus  poète,  et  mérite 
une  place  parmi  les  poètes  lyriques  de  sa  nation  (1). 

*  Lebrun  Pierre-Antoine,  né  et  mort  à  Paris  (1785-1873)  qui  à 
douze  ans  avait  fait  la  tragédie  de  Coriolan  et  s'était  rendu 
célèbre  à  vingt  ans  par  l'ode  (ï Austerlitz ,  donna  le  signal  d'une 
féconde  révolution  littéraire  surtout  dans  le  genre  dramatique. 
Voyez  plus  loin  l'art.  Tragédie.  Ses  premiers  essais  lyriques 
respirent  le  plus  ardent  patriotisme.  En  1817,  l'Académie  avait 
proposé  pour  prix  les  Avantages  de  l'étude  L'cpîlre  de  P.  Lebrun 
remporta  la  palme,  contre  des  émules  tels  que  Casimir  Dela- 
vigne  et  Victor  Hugo.  H  partit  pour  la  Grèce  et  y  amassa  un 

;l;  "  Le  surnom  <le  Pindare  que  lui  donna  Clienier,  est  une  dérision.  Son  style,  qui  n'est 
r^as  sans  force  et  sans  noblesse,  a  quelque  chose  de  raide  et  de  sec;  et,  comme  l'a  dit 
Saiute-Beuve,  l'accent  déclamatoire  y  perce  à  tout  moment.  Adepte  du  parti  pliilosophique 
de  Voltaire,  ai-rri  par  les  railleries  auxqu  iUes  il  fut  en  butte,  11  se  livra  entièrement  à 
l'àpreté  de  son  caractère,  et  exhala  sa  bile  en  six  cents  épigrammes  Napoléon,  croyant 
récompenser  en  lui  l'auteur  de  VOde  à  la  grande  armée,  publiée  peu  de  jours  après  la 
bitaille  d'.\usterlitz  ;1805j,  lui  accorda  une  pension  de  60OO  francs.  Lebrun-Pindare  ap- 
prenant que  l'ode  était  d'un  jeune  émule  de  2<)  ans  appelé  Lebrun  (Pierre  Antoine)  pour 
se  venger  de  son  homonyme,  accepta  la  pension  et  la  conserva  jusqu'à  sa  mort.  Voici  le 
d»bul  de  cette  Ode  : 

Suspends  ici  ton  vol  ;  d'où  viens-tu,  Renommée  » 

Qu'annoncent  tes  cent  voix  à  l'Europe  alar.née  î 

Guerre!  —et  quels  enr.emii  veulent  être  vaincus? 

Alterna ids,  Suédois,  Ruïse.î,  lèvent  la  lance; 
Ils  menacent  la  France. 

Reprends  ton  voU  déesse  et  dis  qu'ils  ne  sont  plus. 


—     .si     - 

riche  li'ésor  d'impressions  el  d'images  qu'il  publia  en  1828  sous 
le  litre  modeste  de  Voyages  de  Grèce,  pour  faire  ses  adieux  à  lu 
poésie.  Cependant  dix  ans  plus  tard  il  célébra  l'entrée  de 
Lamartine  à  l'Académie,  (où  lui-même  siégeait  depuis  1828)  en 
y  lisant  sa  belle  ode,  le  Ciel  d'Athcites,  toute  brillante  d'un  pur 
reflet  de  ce  beau  ciel  (1).  Le  plus  grand  nombre  de  ses  poésies 
étaient  à  peu  près  inconnues  quand  il  se  décida  enfin,  en  1844, 
à  les  publier. 

REMARQUE  SLR  LA  POÉSIE  MODERNE. 

C'est  dans  le  genre  lyrique  que  la  poésie  du  XIX-  siècle 
s'est  le  plus  distinguée,  en  se  débarassant  du  lyrisme  factice 
du  siècle  précédent,  où  l'ode  n'était  guère,  le  plus  ordinai- 
rement, qu'une  combinaison  solennelle  de  figures  de  rhéto- 
rique. Lamartine,  V.  Hugo,  Alfred  de  Vigny,  quelquefois 
Casimir  Delavigne,  et  après  eux  Reboul,  Brizeux,  Laprade, 
etc.  surent  remonter  aux  sources  de  la  véritable  inspiration. 
Ils  sentirent  vivement  par  eux-mêmes  et  traduisirent  dans 
une  langue  neuve  des  sentiments  faits  pour  être  compris  par 
les  générations  contemporaines. 

De  Lamartine,  *  dont  le  véritable  nom  est  Alphonse  de 
Prat,  né  au  château  de  Saint-Point  (Màcon),  en  1790  est 
mort  h  Paris  en  1869.  Le  nom  de  Lamartine,  qu'il  a  pris,  est 
celui  d'un  oncle  maternel.  Élevé  par  une  pieuse  mère  dans 

;1,  *  Celui  qui,  loin  de  toi,  né  sous  nos  pâles  deux, 

Athènes,  n'a  point  vu  le  sokil  qui  féclaire. 
En  vain  il  a  cru  voir  le  ciel  luire  à  ses  yeux  ; 
Aveugle,  il  ne  sait  rien  d'un  soleil  glorieux. 

Il  ne  connaît  que  la  luniii'To  ! 
Alhène,  mon  Atliéne  est  le  pays  du  jour. 
C'est  là  qu'il  luit:  C'i'St  là  ([Ue  la  lumière  est  belle  : 
Là  que  \\ri\  euivré  la  puise  avec  amour. 
Que  la  sérénité  ti.int  son  brillant  séjour, 

Innnol  lie,  immense,  éternelle. 
Jusques  au  fond  du  ciel  limpide  et  transparent 
Comme  au  fond  d'une  source,  on  voit;  tout  l'ieil  y  plonge  : 
L'air  scinllle,  moiré  conune  reau  d'un  courant, 
Pur  comme  de  beaux  yeux,  clair  comme  un  front  d'eufuut. 

Doux  comme  l'tté  dans  un  songe. 


-      HV)      — 

la  solitude  de  sa  propriété  de  Milly,  il  entra  plus  lard  au 
collège  de  Belley,  où  il  acheva  son  éducation  sous  la  direc- 
tion des  Pères  de  la  Foi,  auxquels  il  a  dédié  une  de  ses  odes  : 
Adieux  au  Collège  de  Belley  (1).  Après  plusieurs  voyages  en 
Italie,  qui  ne  contribuèrent  pas  peu  h  exalter  son  imagina- 
lion,  il  entra  en  1814  dans  les  gardes  du  corps  du  roi 
Louis  XVIII,  qu'il  ne  quitta  qu'h  la  fin  des  Cont-Jours.  Les 
Médilations  poétiques  qu'il  publia  d'abord  (1820),  curent  un 
succès  prodigieux,  grâce  h  l'élément  chrétien  qu'il  y  substi- 
tue Il  l'antique  mythologie  paiennc.  Ensuite  parurent  les 
Nouvelles  méditations  (1823),  le  Chant  du  Sacre  (l-2o),  et  les 
Harmonies  poétiques  et  religieuses  (1829),  son  meilleur  ou- 
vrage. On  y  remarque  les  mêmes  beautés  de  style  que  dans 
les  Méditations,  mais  avec  un  progrès  véritable  dans  le  fond, 
dans  l'inspiration  plus  intime,  plus  religieuse,  plus  pure.  Car, 
en  effet,  grand  nombre  des  Méditations  poétiques  offrent  de 
véritables  dangers  pour  les  jeunes  lecteurs  (2). 

Un  sentiment  luiljiLuellemcnl  religieux  ,  des  descriptions 
brillantes,  un  style  niagnifuiue,  quelquefois  sublime,  de  grands 
mouvements,  parfois  des  idées  et  des  expressions  vagues  et 

1    '  Kile  se  termine  par  cette  stroplie  : 

A  son  dernier  soupir,  mon  àme  défaillante 

Bénira  les  mortels  qui  firent  mon  bonheur. 

On  entendra  redire  a  ma  bouche  mourante 
Leurs  noms  si  chéris  de  mon  cœur. 
(2)  ^Xe  vrai  chiistianisme  est  encore  plus  absent  des  Aouvclles  médilations  que  des 
premières;  la  relitriosité  y  est  encore  plus  vague  Le  poète  s'j' perd  davantage  dans  de 
vaines  et  puériles  rêveries,  dans  des  contemplations  vaporeusement  sensuelles  qui  lui 
fout  confondre  la  présence  de  Dieu  dans  l'univers  avec  la  présence  euchaiistique  dans 
nos  temples  et  le  poussent  ainsi  à  matérialiser  le  culte,  la  morale  et  les  mystères  du 
cliristianisme.  Dans  ses  Hctrnionics  poHiques  l'auteur  ne  s'écarte  pas  moin?  du  christia- 
nisme positif  et  orthodoxe  malgré  certaines  pièces  admirables,  comme  le  trè^chrétien 
H>/m)(e  au  Clirist.  -  Ce  que  possède  éminemment  Lamartine,  c'est  le  don  de  l'iiarmonie. 
Malheureusement,  ces  phrases  si  sonores,  ces  vers  si  mélodieux,  sont  souvent  très  iiauvres 
de  pensée.  Le  délayage  est  un  de  ses  défauts  habituels.  A-t-il  une  belle  idi'-e,  il  faut  qu'il  la 
tourne  et  la  retourne,  qu'il  l'étende  jusqu'à  la  fatigue  et  l'ennui.  Au  milieu  d'une  foule  de 
négligences,  de  solécismes,  d'incorrections  de  tout  genre,  il  prodigue  les  gi'ands  mots 
enflés  d'épithètes,  et  veut,  comme  dit  Shatiespeare,  dorer  l'or  et  ji^'r/'iimer  la  rose. 
(Godekroy). 


-     86     - 

outrées,  les  règles  de  l'art  quelquefois  violées,  des  mots  nou- 
veaux, une  abondance  qui  déi;,énôre  en  prolixité  :  voilà  ce  que 
l'on  trouve  dans  ces  poésies  lyriques.  Ajoutons  que  quelques 
passages  font  soupçonner  l'auteur  de  pencher  vers  le  pan- 
théisme. Voyez  dans  les  Leçons  de  littérature  les  pièces  sui- 
vantes :  ht  Poésie  sacrée  —  le  Vallon  —  Bonaparte {[). 

'  Nous  ne  ferx)ns  qu'indiquer  les  autres  productions  litté- 
raires de  Lamartine,  indignes,  sous  tous  rapports,  de  l'auteur 
des  Harmonies.  —  Voyage  en  Orient  (1835),  Jocehjn  (1835),  La 
chute  d'un  Ange  (1838),  recueil  d'extravagances  et  de  monstruo- 
sités. Ces  trois  ouvrages  ont  été  mis  à  Vlndex.  Recueillements 
poétiques  (1839),  où  l'iiuteur  mêle  le  blasphème  au  déisme. 
L'histoire  des  Girondins  (1847)  empreinte  de  sentiments  répu- 
blicains, tendant  à  faire  ressortir  Vidée  que  le  sang  ne  souille  pas. 
Les  co)?/î(ieiîces  (1849),  Toussaint  Louverture,  drame  en  cinq  actes 
et  en  vers  (1850),  Geneviève  (X'èoï),  Le  tailleur  de  pierres  de  Saint- 
Point  (1851),  Gruziella  (1852),  Nouvca^t  voyage  en  Orient  (1853), 
V7sîons  (18o2),  fragment  d'un  poème  sur  les  transmigrations  de 
ràme(!),  plusieurs  volumes  d'histoire;  enfin,  forcé  par  des  em- 
barras financiers,  l'auteur  des  Harmonies  se  condamna  à  une 
sorte  de  travaux  forcés  littéraires  par  la  publication  périodique 
(1856)  de  son  Cours  familier  de  littérature,  dont  plusieurs  Entre- 
tiens dénotent  heureusement  que  de  Lamartine  dans  ses  vieux 
jours  est  revenu  de  ses  erreurs  (2). 

Ed.  Turquety,  né  k  Rennes  en  1801  mort  en  1867  {Amour  et 
Foi  —  Poésies  catholiques  —  H>imnes  sacrées  —  Primavera  — 
Fleurs  à  Marie —  Poésies  religieuses,  à  l'usage  de  la  jeunesse.)  La- 
martine fit  le  premier  sonner  en  France  la  lyre  religieuse  et 
chrétienne,  Turquety  fait  un  pas  de  plus  :  ses  accents  sont 
entièrement  catholiques.  Ses  poésies  ne  respirent  pas  cette 
vague  religiosité  des  Harmonies  et  des  Méditations,  mais  une  foi 
pure  et  sincère,  une  conviction  profonde.  Il  est  allô  prendre, 
conime  s'exprime  un  écrivain  moderne,  sa  lyre  aux  murs  du 
sanctuaire  (3).  Sa  diciioii,  en  général,  harmonieuse,  gracieuse 
et  souple,  manque  parfois  de  correction  ;  ses  pensées,  souvent 

(1)  On  a  recufilli  les  meilleures  pièces  de  ses  Méditations  et  Ue  ses  Harmonies  en  un 
seul  volume.  Bruxelles,  De  Mat. 

(2)  'Ajoutons  comme  publications  posthumes:  le  Manuscrit  de  ma  mère  i^SlQ);  Sou- 
venirs et  portraits  (1871)  ;  Poésies  inédites  {lifl'i\  etc. 

(3)  Ch.  Nodier. 


-     87     - 

grandes  et  vigoureuses,  sont  vagues  quelquefois.  Moins  véhé- 
ment que  Lamartine  et  Y.  Hugo,  il  a  de  la  verve  et  du  mouve- 
ment lyrique  ;  mais  ce  mouvement  ne  se  soutient  pas  toujours 
jusqu'au  bout.  6n  peut  aussi  lui  reprocher  quelques  comparai- 
sons un  peu  forcées,  certaines  tournures  prétentieuses,  l'usage 
trop  fréquent  de  l'exclamation,  quelques  vers  faibles.  Enfm,  il 
nous  semble  qu'il  multiplie  trop  les  images  pour  rendre  une 
même  idée,  et  qu'il  se  livre  trop  exclusivement  aux  sentiments 
de  la  tristesse  et  de  la  mélancolie,  toujours  chrétienne,  il  est 
vrai,  mais  poussée  trop  loin. 

Parmi  ses  poésies,  nous  recommandons  surtout  les  sui- 
vantes :  Ode  aux  Catholiques  —  Rosa  mystica  —  Psaume  —  Amour 
—  l'Église  —  le  Pape  —  l'Enfant  Jésus  —  le  Martyre  —  le  Rayon, 
ce  fut  ta  grâce.  —  Sa  meilleure  pièce  par  l'élévation  des  pensées 
et  par  l'ampleur  du  style,  c'est  Mes  poètes,  dans  le  recueil  Poé- 
sies catholiques  (1836). 

LE  RAYON,  CE  FUT  TA  GRACE. 

Une  fleur  fragile  et  petite 
Croissait  aux  fentes  du  rocher  ; 
Elle  allait  tomber  au  plus  vite, 
Quand  un  rayon  vint  la  chercher. 

Et  sa  tige  fut  relevée. 
Et  l'étranger,  seul,  à  l'écart, 
La  respire  à  son  arrivée, 
La  redemande  à  son  départ. 

0  sois  béni,  toi,  que  j'embrasse 
De  toute  l'ardeur  de  ma  foi  ! 
Car  le  rayon,  ce  fut  ta  grâce  : 
La  fleur  tombante,  c'était  moi. 

Jean  Reboul,  poète  et  boulanger,  né  à  Nîmes  en  1796,  mort 
en  1865.  Comme  Turquety,  Reboul  est  poète  chrétien  et  catho- 
lique. Du  génie,  de  l'enthousiasme,  des  sentiments  élevés,  des 
images  neuves  et  hardies,  distinguent  sa  poésie.  Les  comparai- 
sons parfois  peu  justes,  les  incorrections  de  style  qu'on  y  ren- 
contre quelquefois,  n'exciteront  pas  la  critique,  si  l'on  considère 
la  condition  du  poêle.  *  Sa  première  pièce  fut  un  chef-d'œuvre, 


-     88      - 

VAuge  et  l'enfant  (1828)  dont  le  canevas  se  trouve  dans  le  poète 
allemand  Grillparzer,  mais  que  le  poêle  français  a  de  beaucoup 
surpassé.  Aussi  de  Lamartine  lui  adressa-t-il  une  de  ses  Har- 
monies :  le  Génie  dans;  robacuritc.  En  1836,  Reboul  publia  ses 
Poétiies,  où  l'on  distingue  r.4i(m()/ie  an  Christ,  la  Lampe,  un  Soir 
(Vhiver,  etc.  Son  poème  biblique  du  Dernier  Jour  (1840)  est 
inférieur  à  ses  odes.  De  ses  trois  tragédies,  le  Martyre  de 
Vivia  (1858)  a  obtenu  quelque  succès.  Son  dernier  ouvrage  est 
intitulé  les  Traditio)inelles  (1857). 
Nous  citerons  sa  première  ode  : 

L'ANGE  ET  L'ENFANT. 


Un  ange,  au  radieux  visage, 
Penché  sur  le  bord  d'un  berceau, 
Semblait  centempler  son  image, 
Gomme  dans  l'onde  d'un  ruisseau. 

Charmant  enfant  qui  me  ressemble, 
Uisait-il,  oh  !  viens  avec  moi  ! 
Viens,  nous  serons  heureux  ensemble, 
La  terre  est  indigne  de  toi. 

Là,  jamais  entière  allégresse; 
L'âme  y  souffre  de  ses  plaisirs, 
Les  cris  de  joie  ont  leur  tristesse, 
Et  les  voluptés  leurs  soupirs. 

La  crainte  est  de  toutes  les  fêtes  ; 
Jamais  un  jour  calme  et  serein. 
Du  choc  ténébreux  des  tempêtes. 
N'a  garanti  le  lendemain. 

Eh  quoi!  les  chagrins,  les  alarmes. 
Viendraient  troubler  ce  front  si  pur! 
Et,  par  l'amertume  des  larmes, 
Se  terniraient  ces  yeux  d'azur  ! 

Non,  non,  dans  les  champs  de  l'espace, 
Avec  moi,  tu  vas  t'en  voler; 
La  Providence  te  fait  grâce 
»  Des  jours  fjue  lu  devais  couler. 


-     J<9     - 

»  Que  personne  dans  ta  demeure 

»  N'obscursisse  ses  vêtements; 

»  Qu'on  accueille  ta  dernière  heure 

»  Ainsi  que  tes  premiers  moments. 

»  Que  les  fronts  y  soient  sans  nuage, 

»  Que  rien  n'y  révèle  un  tombeau; 

»  Quand  on  est  pur  comme  à  ton  âge, 

»  Le  dernier  jour  est  le  plus  beau.  » 

Et,  secouant  ses  blanches  ailes, 
L'Ange  à  ces  mots  a  pris  l'essor 
Vers  les  demeures  éternelles... 
Pauvre  mère!...  ton  fils  est  mort. 

Victor  Hi(f/o.  '  Né  à  Besancon  ^^1802)  d'une  mère  vcndvcnne  et 
d'un  père  rcpnhlicaln,  qui  devint  général  sous  l'empire,  le  jeune 
Hugo  passa  ses  premières  années  à  voyager  en  France,  en 
Suisse,  en  Italie,  en  Espagne,  etc.,  faisant  ses  études  successi- 
vement au  couvent  des  Feuillantines  à  Paris,  au  séminaire  des 
nobles  de  Caslille,  pour  les  poursuivre  de  nouveau  à  Paris  dans 
une  institution  préparatoire  à  l'école  polytechnique,  l'institut 
Cordier.  Dès  1817,  il  obtint  une  mention  honorable  au  concours 
de  l'Académie  pour  sa  pièce  les  Avantages  de  Vétude  (1)  De  1819 
à  1822,  il  fut  couronné  trois  fois  par  l'académie  des  jeux  floraux 
de  Toulouse  pour  ses  odes  :  les  Vierges  de  Verdun,  le  Rélahlisse- 
ment  de  la  statue  de  Henri  IV,  et  Moïse  sur  le  Nil.  Stimulé  par 
l'exemple  de  Lamartine,  il  publia  un  premier  volume  d'Odes  et 
Ballades  (1822),  dont  la  plupart  n'ont  rien  de  commun  avec  les 
deux  genres  que  les  littérateurs  désignent  sous  ces  dénomina- 
tions. Ces  odes  sont  presque  toutes  politiques,  et  respirent 
l'ardent  royalisme  de  l'auleur  à  cette  époque.  Sans  être  des 
chefs-d'œuvre,  plusieurs  renferment  de  belles  et  grandes  pen- 
sées. Classiques  pour  la  forme,  elles  sont  déjà  romantiques  par 
le  sentiment  et  l'idée.  Quant  aux  ballades,  ce  sont  de  petits 
poèmes  gracieux,  qui  ne  disent  rien  à  l'âme  ni  au  cœur,  et  dont 
plusieurs  ne  sont  pas  sans  danger  pour  le  jeune  lecteur.  Bien- 
tôt après  parut  un  nouveau  volume  û'Odcs  et  Ballades  (182G).  Le 

(!)  *  Lebrun  obtint  le  prix  destiné  ù  V.  Hugo,  dit  on,  et  <iu'0D  n'csa  lui  accorder,  parce 
qu'il  n'était  encore  qu'un  enfant. 


-     90     - 

poète  s'y  montre  moins  monarchique  et  moins  classique,  mais 
par  contre,  les  sujets  qu'il  traite  sont  plus  variés.  Il  y  respecte 
encore  la  loi  du  Christ.  Cependant  s'il  ose  y  dire  encore  : 

Ma  douce  Muse  est  innocente  et  belle, 
L'astre  de  Bethléem  a  des  regards  pour  elle, 

néanmoins,  on  ne  saurait  parcourir  tous  les  morceaux  de  ce 
recueil  sans  prudence.  Vinrent  les  Orientales  (1828),  riches  en 
poésie  colorée,  mais  vides  de  pensées.  On  y  remarque  les  pre- 
miers symptômes  du  déplorable  système  adopté  depuis  par 
l'auteur  :  la  théorie  de  l'étrange  et  du  bizarre,  l'abus  de  l'anti- 
thèse et  le  mépris  de  toute  règle  (1).  Les  Feuilles  d'Automne  {iS3i) 
dont  l'objet  est  de  chanter  les  joies  de  la  famille,  le  meilleur  de 
ses  recueils  poétiques,  renferment  cependant  des  strophes  qui 
indiquent  que  l'auteur  glisse  déjà  sur  la  pente  fatale  de  l'incré- 

(1)  *  L'enfant  grec. 

Les  Turcs  ont  passo  là,  :  tout  est  ru-ne  et  deuil.... 
Tout  est  désert  :  mais  non,  seul  près  des  murs  noircis. 
Un  enfant  aux  yeux  bleus,  un  enfant  grei-,  assis. 

Courbait  sa  tète  humiliée. 
n  avait  pour  asile,  il  avait  pour  appui 
Une  blanche  aubépine,  une  fleur,  comme  lui 

Dans  le  grand  ravage  oubliée. 

—  Ah  :  pauvre  enfant,  pieds  nus  sur  les  rocs  anguleux, 
Hélas  !  pour  essuyer  les  pleurs  de  tes  yeux  bleus 

Comme  le  ciel  et  comme  l'onde. 
Pour  que  dans  leur  azur,  de  larmes  orageux. 
Passe  le  vif  éclair  de  la  joie  et  des  jeux. 

Pour  relever  ta  tête  blonde. 
Que  veux-tu?  bel  enfant,  que  te  faut  il  donner 
Pour  rattacher  galment  et  gaiment  ramener 

En  boucles  sur  ta  blanche  épaule 
Ces  cheveux  qui  du  fir  n'ont  pas  subi  l'affront, 
Et  qui  pleurent  épars  autour  de  ton  beau  front, 

Connne  les  feuilles  sur  le  saule  « 
Qui  pourrait  dissiper  tes  chagrins  nébuleux  » 
Est-ce  d'avoir  ce  lis,  bleu  comme  tes  yeux  bleus. 

Qui  d'Iran  borde  le  puits  sombre' 
Ou  le  fruit  du  tuba,  de  cet  arbre  .«i  grand 
Qu'un  cheval  au  galop  met  toujours  en  courant 

Cent  ans  à  sortir  de  son  ombre! 
Veux -tu,  pour  me  sourire,  un  bel  oiseau  des  bois. 
Qui  chante  avec  un  chant  plus  doux  que  le  hautbois , 

Plu.s  éclatant  que  les  cymbales  >. 
Que  veux-tu  *  fleur,  boau  fru  t  ou  l'oiseau  merveilleux  ? 

—  .Vmi,  dit  l'enfant  grec,  dit  l'enfant  aux  yeux  bleus, 

..Je  VL-ux  de  la  poudre  et  des  balles.       (Orientales). 


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dulité.  Les  Cha)Us  du  Crépuscule  {[S3b),  les  Voix  i)Uéricurcs  (1837), 
les  Rayous  et  les  Ombres  (1840),  les  Contemplations  (1856),  ne 
renferment  que  les  chants  lugubres  du  doute  et  du  désespoir, 
et  nous  montrent  l'écrivain  se  dépouillant  de  son  auréole  de 
poète,  à  mesure  qu'il  perd  les  lumières  de  la  foi.  Au  milieu  de 
ses  étranges  divagations  son  génie  poétique  pâlit  visiblement. 
Aussi,  de  chute  en  chute,  V.  Hugo  a-t-il  fini  par  s'embourber 
dans  la  fange  de  cet  ignoble  ouvrage,  les  Chansons  des  rues  et 
des  bois  (1865),  où  l'absurde,  le  grotesque  et  le  puéril  le  dis- 
putent au  dégoûtant,  à  l'impie  et  h  l'obscène  (1).  Napoléon  le 
Petit  (Bruxelles  1852)  et  Les  cliàtitnents  (1853)  série  de  pam- 
phlets politiques,  renferment  des  morceaux  d'une  force,  d'une 
énergie  et  d'un  coloris  extraordinaires;  tel  VExpiation  ou  les 
trois  actes  de  la  chute  de  Napoléon,  Moscou,  Waterloo,  Sainte- 
Hélène.  Mais  on  y  voit  sans  cesse  l'auteur  confondre  dans  ses 
attaques  le  catholicisme  et  l'empire.  —  L'année  terrible  (1872), 
recueil  inspiré  par  les  sinistres  événements  de  1870-1871,  con- 
tient des  théories  sociales  extrêmement  dangereuses.  —  L'art 
d'être  grand-père  (1873),  presque  entièrement  rempli  du  charme 
de  l'enfance,  est  l'adoration  de  l'aïeul  pour  ses  petits-enfants. 
Mais  ici  encore  se  retrouvent  des  sorties  violentes  contre  le 
christianisme.  —  Nous  ne  parlerons  pas  d'une  œuvre  détes- 
table par  l'inspiration  et  dont  pas  une  page  ne  rappelle  le  poète  : 
Le  Pape.  —  Enfin,  vient  de  paraître  le  nouveau  poème  de 
V.  Hugo,  intitulé  VAne  (1880).  C'est  l'âne  de  la  fable,  l'une  qui 
parle  et  qui  s'adresse  au  philosophe  Kant  pour  lui  faire  part, 
dans  un  discours  de  cent  cinquante  pages,  de  ses  impressions 
sur  l'humanité;  mélange  de  sottises,  d'impiétés  et  de  choses 
étonnantes. 

(1)  *  Voici  un  échantillon  de  cette  affreuse  poésie  : 

L'Ascension  huinavw.  Chansoi-. 

L'homme  et  Dieu  sont  parallèles....  Tiou  créa  le  preiuinr  verbe  ((), 

Dans  tout  génie,  il  s'incarne;  [l'homme)  Et  GutemberK  1^  second.— 

Le  monde  est  sous  son  orteil  ;  L'erreur  tombe ,  ou  révacue , 

Et  s'il  n'a  qu'une  lucarne.  Les  dogmes  sont  muselés, 

n  y  pose  le  soleil.  —  L'homme  est  l'invincible  Hercule  ; 

Le  progrès  est  en  litigo  Joie  aux  fleurs  et  pnix  aux  blés  :  —  (!) 

Entre  l'homme  et  Jéhova  ;  Il  veut.  Tout  cède  et  tout  plie. 

La  gretfe  (l'homme)  ajoute  à  la  tige  :  (Dieu)  l\  construit,  quand  il  détruit;  (::) 

Dieu  cacha,  l'homme  trouva.  —  Et  sa  science  est  remplie 

Il  (Dieu)  est  grand,  l'homme  fécond;  Des  lumières  de  la  nuit.  —  (;i) 


-      !)-2      - 

*  Nous  parlerons  ailleurs  de  ses  ouvrages  en  prose.  L'excès  en 
tout,  dans  les  idées  et  dans  la  forme,  l'abus  de  l'anlilhèse,  la 
recherche  des  elTels,  l'envie  d'élonner,  tous  ces  défauts  propres 
aux  époques  de  la  décadence  compromettent  les  beautés  ré- 
pandues dans  ses  nombreuses  productions  poétiques,  et  lui 
ont  valu  le  nom  de  Fou  subliwc. 

Comparé  à  Lamartine  V.  Hugo  a  les  mêmes  défauts  litté- 
raires; mais  on  trouve  chez  lui  plus  de  génie,  plus  d'enthou- 
siasme et  une  inspiration  plus  ardente.  Il  est  moins  soutenu, 
moins  soigné,  ses  vers  ont  souvent  une  raideur  et  une  dureté 
affectées  (1);  ses  plus  belles  pensées  sont  souvent  suivies 
d'idées  communes,  vulgaires  ou  extravagantes  ;  il  se  plaît  h 
confondre  le  beau  avec  le  laid,  le  bizarre  avec  le  sublime. 

*  Victor  de  la  Prade,  né  en  1812,  ancien  professeur  de  litté- 
rature française  à  la  faculté  des  lettres  à  Lyon,  a  publié  les 
Parfums  de  Madeleine  {\S39),  la  Colère  de  Jésus  (1840),  Odes  et 
Poèmes  {[SU),  Poèmes  ci'augéliques  {[Soi),  les  Symphonies  (1855). 
Ces  deux  derniers  ouvrages  lui  ont  ouvert  les  portes  de  l'Aca- 
démie française.  Dans  ses  premières  productions,  le  spiritua- 
lisme mêlé  à  une  sorte  de  panthéisme,  peut  égarer  le  lecteur 
■dans  des  rêves  malsains.  Les  Symphonies  (1855),  les  Idylles 
héroïques  (1858),  les  Voix  du  silence  (1865)  marquent  un  progrès 
continu  dans  la  foi  et  dans  le  talent  du  poète.  Il  y  célèbre  les 
rapports  de  l'àme  avec  le  monde  extérieur  ;  mais  tout  n'y  est 
pas  irréprochablement  chaste.  Les  chants  patriotiques  publiés 
pendant  la  guerre  de  1870  manquent  de  vigueur.  Son  dernier 
poème,  le  Livre  d'un  père  (1876)  est  vraiment,  comme  on  l'a  dit, 
le  premier  senti  et  écrit  entièrement  pour  les  enfants. 

*  La  poésie  de  M.  de  Laprade  est  d'une  grande  élévation,  mais 
on  éprouve  une  certaine  fatigue  h  lire  d'une  façon  suivie  ces 
vers  dont  l'allure  est  trop  constamment  grave  et  solennelle. 
Ce  qui  distingue  ses  poésies  religieuses  c'est  un  grand  respect 
pour  la  foi  el  pour  les  mœurs.  On  peut  lui  reprocher  quelques 


;1)  *  C'est  en  imitation  di;  ces  vers  si  durs  (ju'on  a  fait  les  suivants,  à  propos  des  efforts 
inutiles  de  V.  Hugo  pour  arriver  à  l'Aoadéniie.  Ce  ne  fut  qu'à  force  d'intrigues  qu'il  y 
parvint  en  1841. 

Où,  ô  Hugo:  huc!iera-l-on  ton  nom! 

Justice  enlin  rendu  que  ne  t"a-t-on! 

Quand  donc  ati  corps  qu'Académie  on  nomme. 

De  roc  en  roc  grimperas-tu,  rare  homme  ! 


—     !)3      - 

pensées  obscures,  et  l'alms  des  licences  pocliques  dans  la  ver- 
sification. Nous  ne  dirons  rien  de  la  légende  spiritualisle  qu'il 
publia  en  18'i-i  (Psyché),  ([ui  nous  semble  atteindre  un  but  dia- 
métralement opposé  à  celui  que  l'auteur  s'était  proposé.  On  lui 
reproche  avec  raison  certaines  pages  trop  crûment  sensuelles. 
Nous  parlerons  ailleurs  de  ses  productions  satiriques  et  de  son 
épopée  champêtre  Pernette  (1868).  Citons  quelques  strophes  de 
la  dédicace  de  ses  Poésies  évungéllques,  qu'il  olTre  à  sa  mère 
malade. 

DÉDICACE. 
A  ma  mère. 

Il  est  à  vous  ce  livre  issu  de  la  prière. 
Qu'il  garde  votre  nom  et  vous  soit  consacré; 
Ce  livre  où.  j'ai  souffert,  ce  livre  où  j'ai  pleuré, 
Ainsi  que  tout  mon  cœur,  il  est  à  vous,  ma  mère  ! 

J'y  mis  tout  ce  que  j'ai  d'espérance  et  de  foi, 
Ma  plus  ferme  raison,  mes  ardeurs  les  plus  hautes, 
Mon  âme  entière...  hormis  ses  erreurs  et  ses  fautes  ; 
L'œuvre  en  est  donc  à  vous,  ma  mère,  plus  qu'à  moi... 

Né  dans  un  temps  rebelle  à  prononcer  :  Je  crois! 
.l'ai  payé  le  tribut  à  ses  erreurs  funèbres; 
Mais,  pour  me  retrouver,  du  fond  de  ses  ténèbres. 
Je  vous  voyais  marchant  au  chemin  de  la  croix... 

Oui,  lorsqu'au  fond  du  mal  tombe  une  âme  asservie, 
Sans  retour  vers  l'honneur,  quand  un  homme  se  perd, 
Clierchons  à  son  foyer  méprisable  ou  désert.... 
Une  mère  chrétienne  a  manqué  dans  sa  vie. 

Merci,  mon  Dieu,  merci,  vous  frappez  en  aimant! 
Vous  n'avez  à  mon  Ame  épargné  nulle  épreuve, 
Vous  mélangez  de  fiel  toute  onde  où  je  m'abreuve, 
Vous  m'avez  fait  un  cœur  qui  saigne  à  tout  moment. 

Tout  mon  être  est  en  soi  trouble  et  tristesse  amère, 
Je  marche  sans  espoir  et  sans  force,  ô  Seigneur  ! 
Mais  j'ai  reçu  de  vous  bi-;n  plus  <\ue  le  bonheur  : 
Vous  m'avez  donné  to.i.  en  me  donnant  ma  mère. 


—    ot    - 

Sur  ce  lit  de  douleur  où,  le  cœur  résigné, 

"Vous  souffrez  vaillamment,  pour  que  Dieu  nous  pardonne, 

Avant  le  prix  céleste  au  martyre  assigné, 

Mère,  je  veux  aussi  vous  mettre  une  couronne. 

Voici  ma  poésie  :  elle  sème,  en  pleurant, 

Ses  fleurs  sur  votre  front  ceint  dti  bandeau  d'épines, 

Il  ne  m'appartient  pas  ce  don  que  je  vous  rends  ;  (rime  défectc) 

Eclose  en  moi,  la  fleur  a  chez  vous  ses  racines. 

Mais  l'instant  du  soleil  pour  vous-même  est  venu  ; 
11  faut  qu'à  votre  nom  j'attache  une  auréole. 
Dieu  voudra  que  ton  feu,  dans  l'ombre  contenu, 
Grande  âme  de  ma  mère,  éclate  en  ma  parole!... 

*  Charles  Nodier  (1783-1844),  de  l'Académie  française,  connu 
surtout  comme  philosophe  et  historien,  a  publié  un  grand 
nombre  de  petits  romans  et  deux  volumes  de  poésies  :  Essais 
iVun  jeune  L'a/v/c  (1804)  et  Poésies  diverses  (1827).  Il  montre  dans 
ses  fables,* contes,  romances,  élégies,  beaucoup  d'esprit,  de 
grâce,  de  sentiment  et  une  imagination  fortA'ive,  parfois  exaltée. 
Son  style  est  brillant.  Voyez,  dans  les  Leçons  de  litlérature,  son 
Hymne  à  la  Vierge,  dont  nous  nous  plaisons  à  citer  cette  strophe 
si  connue  : 

Hélas  !  ces  héros  éphémères 
Qu'élèvent  de  sanglants  pavois, 
Sont  inexorables  aux  mères  : 
Ils  ne  comprendraient  pas  ta  voix. 
Mais  Dieu,  dans  son  amour  immense, 
Permet  que  ton  pouvoir  commence 
Où  finit  celui  des  humains. 
D'un  seul  regard  lu  le  désarmes, 
Et  l'on  dit  qu'une  de  tes  larmes 
Eteint  la  foudre  dans  ses  mains. 

*  Ulrich  Cullinçmer  (ilSb-lSOG),  auteur  de  Goffinou  les  mineurs 
sauves,  Mélanges  poétiques  (1824),  Fables  et  méditations,  Recueil 
d'élégies,  Charles  VII  et  Edith,  poèmes.  Elégance  de  style  et 
naturel,  versification  gracieuse  et  facile,  de  l'âme  et  une  cer- 
taine indolence  rêveuse,  voilà  ce  qui  distingue  ses  poésies. 
VEnfant  malade  mériterait  d'être  cité,  mais  il  faut  se  borner. 


—     115      - 

*  Sainte-Beuve  iCharlcs-AuniisUn]  (1804-1809),  connu  particu- 
lièrement par  ses  Critiques  et  portraits  littéraires,  poète  et  écri- 
vain versatile,  sans  principes  fixes  ni  littéraires  ni  religieux, 
qui,  passant  successivement  d'un  camp  à  un  autre,  prête  le 
flanc  aux  critiques  de  tous  les  partis.  Trop  exalté  par  les  uns 
il  a  été  trop  déprécié  par  les  autres.  Il  débuta  (1829)  pav  Joseph 
Delonnc  jeune  homme  désespéré  avant  d'avoir  vécu,  rêvant  un 
monde  meilleur  dès  le  maillot.  Ses  Cousoiations  (1830)  passent 
pour  son  meilleur  ouvrage;  poésie  intime  et  originale,  où  règne 
un  accent  mélancolique  et  tendre,  et  un  certain  mysticisme 
religieux  qui  cache  mal  le  libre-penseur.  Les  beaux  vers,  les 
vers  raciniens,  n'y  sont  pas  rares,  mais,  comme  l'a  dit  un  cri- 
tique, ils  sont  souvent  gâtés  par  les  intempérance  du  roman- 
tisme. Les  Pensées  d'Août  (1837),  sont  fort  médiocres.  Ce 
critique  si  sévère  pour  les  autres  n'est  pas  lui-même  un  écri- 
vain pur  et  correct. 

Principaux  poètes  lyriques  Belges. 

*  Théodore  Weustenraad,  né  h  Maestricht  en  1805,  mort  h 
Jambes  près  de  Namur  en  1849,  a  publié  les  Chants  du  réveil 
(1831),  la  Ruelle  au  banquet  de  Warfusée,  drame  en  5  actes  et 
en  prose  (1835),  Recueil,  Célina  et  quelques  pièces  flamandes, 
Poésies  lyriques  (1848). 

*  On  se  tromperait  fort,  si  l'on  jugeait  du  cœur  et  du  carac- 
tère de  l'auteur  d'après  les  sentiments  âpres,  misanthropiques 
et  parfois  peu  religieux  que  respirent  surtout  ses  premières  poé- 
sies. L'imagination  domine  chez  lui,  et  donne  souvent  à  ses 
pensées  une  force  et  une  énergie  qui  lui  font  dépasser  les 
limites  du  bon  goût.  En  voici  un  exemple  dans  la  description 
qu'il  fait  de  la  royauté  de  notre  Seigneur,  bafouée  par  les  juifs 
dans  sa  passion. 

*  Triomphe!  le  peuple  l'emporte! 
Pilate  a  livré  Jésus-Christ  ; 
Déjà,  s'avance  sous  escorte 
Le  Roi  que  les  Juifs  ont  proscrit  ; 
Déjà,  de  la  cour  du  Prétoire 
La  victime  a  franchi  le  seuil. 


-     PC)     - 

Sois  fier,  peuple,  de  ta  victoire! 
Le  monde  en  portera  le  deuil. 

Tout  à  coup,  l'œil  hagard,  s'élance  dans  l'arène 
Un  juif  aux  clievcux  roux,  h  la  démarche  obscène  ; 
Sur  le  Christ  pâle  et  calme,  il  fond  en  rugissant, 
Et,  d'un  ignoble  geste  où  le  mépris  éclate, 
Lui  jette  sur  l'épaule  un  haillon  écarlate. 
Plein  de  boue  et  de  sang. 

Et  le  peuple  applaudit,  et  sa  voix  de  tonnerre, 

Eclatant  en  cris  convulsifs, 
Fait  répéter  aux  échos  du  Calvaire  : 

Salut!  salut,  ô  Roi  des  juifs  ! 

Allons!  au  tour  d'un  autre.  Il  faut  large  vengeance. 
Un  vieux  Pharisien  en  chancelant  s'avance; 
La  foule  devant  lui  s'écarte  avec  respect; 
Sur  les  pieds  nus  du  Christ  lentement  il  s'incline, 
Se  relève,  lui  met  la  couronne  d'épine, 
Et  lui  donne  un  soufflet. 

Et  le  peuple  applaudit,  et  sa  voix  de  tonnerre,  etc.,  etc. 

Silence  !  il  manque  un  acte  au  sacre  symbolique, 
Pour  qu'il  soit  accompli  selon  le  rite  antique. 
Le  Christ  attend  son  sceptre  :  un  nègre  circoncis. 
Vieil  esclave,  échappé  des  cachots  du  Prétoire, 
Lui  fixe  entre  les  mains  un  roseau  dérisoire, 
Et  lui  crache  entre  les  sourcils. 

Et  le  peuple  applaudit,  etc.,  etc. 

*  Le  Remorqueur  et  le  Haut  Fourneau  ont  particulièrement 
fixé  sa  réputation  de  poète.  Ce  sont  deux  poèmes  de  cinq  cents 
vers  environ  chacun,  où  l'on  remarque  de  belles  et  grandes 
pensées,  des  images  vives  et  hardies,  des  vers  d'une  énergie 
extrême,  de  l'enthousiasme,  du  feu,  du  génie,  mais  souvent  un 
manque  de  goût.  Le  poète  sacrifie  fréquemment  l'harmonie  du 
style  h  l'harmonie  imitative,  la  pensée  à  l'image,  et  même  la 
langue  à  la  pensée.  Il  se  complaît  un  peu  trop  à  vaincre  la  diffi- 
culté du  sujet  dans  des  descriptions  romantiques,  c'est-à-dire, 
esclaves  des  détails. 


—      !)7      — 
Nous  re  citerons  que  quelij'ses  slroplies  du  poi-me 

*  Le  Remorqueur. 

Regardez!  le  voilà!  Quelle  noble  stature  ! 
Que  de  génie  empreint  sur  sa  puissante  armure  ! 
Vingt  siècles  de  progrès  vivent  sous  ce  métal; 
Eléphant  par  la  force,  et  cheval  par  la  grâce, 
Tigre  par  la  vitesse,  el  lion  par  l'audace, 
Il  ne  reconnaît,  lui,  ni  maître  ni  rival. 

Ni  maître  !  —  Il  en  est  un!  —  L'homme,  voilà  son  maître  ! 
L'homme  qui  le  conçut  et  qui  lui  donna  l'être, 
L'homme  qui  fait  d'un  geste  obéir  le  Tilan, 
Et  qui  va,  tout  à  l'heure,  à  ce  colosse  inerte, 
A  ce  spectre  debout  dans  l'arène  déserte, 
Imprimer  par  la  flamme  un  formidal)le  élan. 

Autour  de  l'enceinte  gardée, 
Devançant  l'heure  du  départ. 
Déjà  la  foule  débordée 
Monte,  se  répand  au  hasard, 
Et  dans  sa  joie  et  son  délire, 
Appelle  à  cris  tumultueux 
Le  sombre  acteur,  dont  elle  admire 
Les  membres  forts  et  vigoureux. 

Un  éclair  a  jailli  de  son  ventre  torride. 
Ses  naseaux  ont  sifflé,  ses  poumons  ont  gémi; 
•Sa  croupe,  verte  et  noire,  a,  sous  un  choc  rapide, 
Subitement  frémi  ; 

Une  fiévreuse  ardeur  dans  ses  veines  circule, 
Il  lance,  à  droite,  à  gauche,  un  torrent  de  vapeur, 
II  trépigne,  il  s'agite,  il  s'avance,  il  recule. 
Honteux  de  sa  torpeur. 

Il  la  secoue  enfin,  il  est  libre,  il  arrive, 
Il  s'attelle  au  convoi  d'un  pas  majestueux, 
Rugit  d'orgueil,  se  tait,  el,  l'oreille  attentive, 
Attend  le  signal  des  adieux. 


—     1)8     — 

Triomphe!  il  est  donné,  le  peuple  le  répète, 
Et  la  voix  des  clochers,  et  la  voix  des  canons, 
En  hymnes  l'i-alernels  éclatent  sur  sa  tôle 
Prolongés  par  l'écho  des  monts. 

Alors,  ses  crocs  tendus,  la  masse  monstrueuse 
S'ébranle  lentement,  à  bonds  heurtés  et  lourds  ; 
Bientôt,  de  choc  en  choc,  sa  marche  paresseuse 
Roule,  en  s'accélérant  toujours. 

Un  orage  de  bruit  inonde  l'atmosphère. 
Le  gaz  à  flots  stridents  s'échappe  plus  pressé, 
El  le  géant  vainqueur  s'élance  ventre  à  terre 
Sur  le  chemin  qu'il  s'est  tracé. 

Plus  prompt  que  la  parole. 
Plus  sûr  que  le  regard. 
Il  part,  il  fuit,  il  vole 
Au  but  fixé  par  l'art  ; 
Monts,  plaines,  tout  s'efface 
Sous  son  ardent  sillon. 
Tout  s'unit  dans  l'espace, 
Et  rien  n'est  horizon  !... 

Sous  l'arche  d'un  tunnel  sonore 
Il  s'est  englouti,  le  géant, 
Emportant  d'un  pas  de  centaure 
Un  peuple  muet  et  béant  ; 
Noir  convoi  de  spectres  funèbres 
Qu'aux  feux  croisés  de  ses  éclairs 
Il  semble,  au  milieu  des  ténèbres. 
Mener  en  hurlant  aux  enfers. 

0  terreur  !  si  la  sombre  voûte   , 

S'écroulait!...  si  jamais  un  choc 

Le  rejetait  hors  de  sa  route 

Brisé,  broyé  contre  le  roc, 

Quel  deuil  alTreux  !...  Mais  l'homme  veille, 

Mais  Dieu  pour  nous  est  toujours  là. 

Écoutez  ce  bruit  qui  s'éveille. 

Grandit,  éclate...  Le  voilà  ! 


—      iH»      - 

Sous  un  soleil  vif  el  splendide, 
11  reparaît  à  l'horizon, 
Déroulant  sa  crinière  humide 
Autour  des  arbres  du  vallon, 
Répandant  à  flots  sur  l'argile 
L'or  de  ses  rubis  sulfureux, 
Et  lassant  par  son  vol  agile 
Le  vol  de  l'oiseau  dans  les  cieux. 

Mais  il  a  fourni  sa  carrière, 
Le  pacifique  conquérant  ; 
Il  rentre  dans  la  Cité-Mère, 
Suivi  de  son  cortège  errant; 
Il  rentre  chargé  des  richesses 
De  vingt  cil  es  qu'il  étonna, 
Et  distribuant  ses  largesses 
Au  peuple  qui  le  couronna. 

'  Van  Hasselt  (André),  membre  de  l'académie  royale  de 
Bruxelles,  né  à  Maestricht  en  1805,  mort  à  Bruxelles  en  1874, 
publia  d'abord  les  Primevères  (1834),  œuvre  romantique  digne  de 
l'école  de  Victor  Hugo.  Il  fit  paraître  grand  nombre  de  poésies 
de  circonstance,  réunies  ensuite  en  recueils  sous  le  titre  de 
Poésies  (1852),  Nouvelles  poésies  (1857),  Poèmes  (1863),  Théâtre  du 
jeu)ie-à(je  {\S6i),  Les  quatre  incarnations  du  Christ,  j)Ocme  social 
(1868),  Le  livre  des  ballades  {iS12),  Le  livre  des  paraboles  (1872). 
L'auteur  semble  avoir  voulu  s'arrêter  sur  la  pente  où  le  roman- 
tisme l'avait  d'abord  placé.  Cependant  il  n'a  pas  pu  s'empêcher 
de  glisser  encore  dans  quelques  abus  consacrés  parla  nouvelle 
école.  Le  style  est  correct  et  plein  de  coloris,  mais  il  manque 
de  vie.  L'auteur  écrit  plus  de  la  tête  que  du  cœur,  et  l'imagi- 
nation, chez  lui,  joue  le  rôle  principal.  De  là  il  arrive  que  le 
style  a  souvent  l'air  un  peu  prétentieux.  On  dirait  que  l'auteur 
vise  à  faire  penser,  mais  plutôt  par  la  singularité  de  l'expres- 
sion que  par  la  profondeur  de  l'idée.  Ainsi,  le  poète  appelle  la 
piété,  un  trésor  austère  —  le  deuil,  une  ombre  amère  —  un  chêne, 
l'arbre  musicien  —  l'enfer,  un  sinistre  entonnoir  plein  d'ombre  et 
jilein  de  flammes —  le  firmament,  un  grand  désert,  un  océan  sans 
borne,  dont  les  aiyles  vont  arpenter  le  seuil  —  la  France,  un  peuple 
Moïse  —  son  histoire,  un  poème  écrit  par  l'épée  sur  les  pages  de  ses 


drapeaux.  —  L'auteur  parle  en  outre  d'uu  carqvois  plein  de 
flèches  lyriques  —  de  saluer  de  loin  Juvénal,  à  travers  la  cage  où 
rugissaient  les  tigres  de  ses  vers  —  d'un  hymve  formé  de  splendeurs 
inconnues  —  des  étoiles  qui  ouvrent  leurs  yeux  de  diamant  —  de  la 
France,  reine  qui  sentait  trembler  le  7nonde  sous  son  large  orteil  — 
des  crotales  des  digitales  —  de  la. pâleur  qui  masque  le  visage.  Enfin, 
on  rencontre  dans  une  pièce,  rangée  parmi  les  odes,  les  expres- 
sions, bouge,  taudis,  cgout,  sentine,  chenapans,  ho,gne,  chiourme, 
chourineurs  et  truands,  grinches,  peigres,  cloaqtie.  Plusieurs  pièces 
sont  à  l'abri  de  toute  critique.  Nous  parlerons  ailleurs  de  ses 
paraboles,  cli.  II,  art.  G.  Son  œuvre  de  prédilection  semble 
avoir  été  Les  quatre  incarnations  du  Christ  dont  le  titre  seul 
laisse  à  désirer,  parce  qu'il  semble  indiquer  une  erreur  ihéolo- 
gique  dont  il  n'est  pas  nKÎme  question.  L'ouvrage  est  partagé 
en  quatre  chants,  le  premier  chante  le  Glirist  promis  et  venu;  le 
deuxième,  la  ruine  du  paganisme  avec  l'empire  romain  par  la 
doctrine  du  Christ;  le  troisième,  l'union  des  esprits  dans  l'ex- 
pédition des  croisades,  et  le  quatrième,  l'union  des  cœurs  dans 
l'avenir  par  la  paix  universelle  et  le  retour  de  l'âge  d'or.  L'au- 
teur vise  au  grandiose  et  tombe  souvent  dans  le  ridicule.  Il  y 
pose  plus  en  savant  qu'en  poète  (1).  Nous  citons  le  début  du 
poème  qui  a  remporté  le  prix  au  concours  de  poésie  française, 
ouvert  à  l'occasion  du  25e  anniversaire  de  la  fondation  des 
chemins  de  fer  en  Belgique  (1859). 

*  L'esprit  de  l'homme  est  grand.  Il  sonde  toutes  choses. 
La  nature  pour  lui  n'a  plus  de  pages  closes, 
Livre  prodigieux,  dont  les  textes  vivants 
Nous  parlent  par  la  voix  des  forêts  et  des  vents  ; 
Pour'son  œil  clairvoyant  Isis  n'a  plus  de  voiles; 
Il  sait  dans  tous  les  cieux  les  orbes  des  étoiles. 
Et  quel  travail  se  fait,  œuvre  obscure  des  temps, 
O  Gybèle  féconde,  en  tes  flancs  palpitants. 

(1)  *  Van  Has.selt  a  publié  aussi  uu  recueil  di-  soixant.;-sept  '^élites  pièces  de  poésie 

intitulé  Eludes  rhythmiques,  pour  prouv(;r  que  la  Inngue  française  se  prête,  à  un  certain 

point,  au  rhythme  provenant  du  mélance  des  syllabes  lon,'ues  et  des  brives,  qui  donne 

tant  de  cliarnie  au  laiin,  au  grec,  au  flamand,  à  l'allemand,  etc.  Expl.  "      ïJ:;zr::ir~"      " 

La  bariiue  suivait  su-  IN^au  pro.'b  ide 

Le  cours  d  i  liMn. 

Les  bi  Isjs  pondaient  sa  voile  blonde 

Dans  l'air  seri-iii. 


-       iOl      — 

Il  s'ouvre  dans  les  airs  des  roules  inconnues. 

Il  prend  avec  sa  main  la  l'oudre  dans  les  nues, 

Ainsi  qu'un  oiseleur,  un  oiseau  dans  ses  rets. 

De  tout  sphinx,  comme  Oedipe,  il  connaît,  les  secret»-'. 

Dans  sa  langue  nouvelle,  idiome  éleclri(iue, 

11  fait  dialoguer  l'Europe  et  l'Amérique, 

Et,  dans  un  même  instant,  ses  signaux,  faits  d'éclairi, 

Parlent  et  sont  compris  au  bout  de  l'univers. 

Océan,  pour  franchir  tes  goufîies  et  tes  lames, 

Ses  nefs  n'ont  plus  besoin  de  voiles  ni  de  rames; 

Dans  leur  sein,  pour  donner  la  vie  à  la  torpeur, 

(lomme  un  sang  généreux  il  verse  la  vai)eur. 

Du  fer,  du  feu,  de  l'eau,  rompant  le  long  divorce, 

11  associe  en  eux  la  pensée  à  leur  force. 

Des  éléments  il  fait  ses  dociles  agents, 

Des  ouvriers  soumis  et  presque  intelligents. 

C'est  ainsi  que,  domptant  par  degrés  la  matière. 

Il  la  vaincra,  Seigneur,  quelque  jour  toute  entière; 

Et  si,  devant  toi  seul,  il  demeure  ébloui. 

Dans  la  création  il  est  presque  chez  lui. 

*  Lesbroussanl  (Philippe),  né  ù  Gand  en  1781,  mort  en  1855, 
de  l'académie  royale,  auteur  du  roman  Famiy  Seymour  (1805), 
du  vaudeville  Vlntvujue  en  Vau-  ou  les  aérostats  (1814),  et  d'un 
recueil  de  Poésies  (1827).  Ce  fut  M.  Lesbroussard,  alors  profes- 
seur de  littérature  française  à  l'université  de  Liège,  qui  se 
chargea  en  1844  d'introduire  dans  la  république  des  lettres  les 
premiers  essais  poétiques  d'un  jeune  poète  belge,  dont  nous 
allons  parier  : 

*  Mlle  Louisa  Stappaerts  {M^^  Ruelcns)  publia  Poésies  religieuses 
(1843),  les  Pâquerettes  (1844),  Impressions  et  Rcv  ries  (1845).  Ces 
deux  derniers  ouvrages  sont  précédés  d'une  préface  fort  flat- 
teuse de  M.  Lesbroussard.  Fleurs  des  Blés  (1859).  Talent,  fraî- 
cheur, facilité,  harmonie,  fruits  d'une  inspiration  spontanée 
toujours  morale  et  religieuse  :  voilà  ce  que  l'on  trouve  dans  les 
divers  recueils,  et  de  plus,  dans  le  dernier,  de  la  vigueur  et  de 
la  force.  Parfois  on  y  découvre  quelques  incorrections  ou  de 
légères  négligences.  Nous  citons  une  des  Pâquerettes. 


-      10-2      - 

'   Uû  cerisier. 

Lorsque  j'étais  enfant,  qu'un  petit  coin  de  terre 

Me  servait  d'iiorizon; 
Lorsque  je  m'enivrais  de  l'air,  de  la  lumiùre, 
De  la  brise,  des  Heurs,  de  l'onde,  du  gazon  ; 

Lorsque  j'aimais,  rieuse,  à  plonger  dans  le  sable 

Mes  petits  pieds  tout  nus, 
A  suivre  un  papillon  rapide,  insaisissable, 
A  chanter  des  oiseaux,  les  refrains  bien  connus  ; 

J'avais  dans  mon  jardin  un  vieux  pan  de  muraille 

Que  le  temps  ébréchait, 
Y  laissant  chaque  jour  une  nouvelle  entaille, 
Et  sur  ce  mur  poudreux  un  cerisier  montait. 

Dans  la  niche  qu'y  fit  une  pierre  crevée 

Habitait  un  moineau. 
Soignant  avec  amour  sa  gentille  couvée, 
Pour  qui  le  cerisier  formait  un  vert  rideau. 

Quand  les  fruits  étaient  mûrs,  toujours  d'intelligence, 

El  l'enfant,  et  l'oiseau, 
A  ses  rameaux  chargés  venaient,  sans  défiance, 
Dérober  à  l'envi  le  plus  brillant  joyau. 

Et  ce  plumage  brun,  et  cette  blonde  tête, 

Au  soleil  rayonnaient!... 
La  joie  était  si  vraie,  et  si  pure  la  fête, 
Qu'en  voyant  ce  bonheur  les  anges  souriaient. 

Oh!  que  ce  souvenir  seml)le  rempli  de  grâce; 

Qu'il  me  revient  touchant! 
Non,  jamais  ici- bas  rien  n'efface  la  trace 
Que  conserve  l'esprit  de  nos  [ilaisirs  d'enfant. 

*  Benoit  Quinet,  (1)  né  i>  Mons  en  1819,  a  publié  la  Voix  d'inic 
jeune  orne  (1839),  la  Prière  civique  (iSii),  Danlun  chez  les  contcm- 


(1)  '  Nous  ne  parlons  pas  de  rinipie  Edgir  Quinet,  écrirai.!  fiançais,  dont  Ips  œuvres 
poétiques  sont  tombées  dans  roubll  dés  leur  naissa;;ce  :  les  d-îux  épopées  Napoléon  (1?.36) 
et  Pi-o^m  '■Unie  '1S38);  les  Esclaves  (1853),  drame  en  cinq  tctes  et  ea  vers. 


—      103     — 

porains  (1849),  poésies  satiriques,  dont  nous  parlerons  plus 
loin:  Pages  détachées  (-1851),  Lilia  (185G);  un  drame,  l'Homme 
au  masque  de  fer.  Le  poète  s'est  exercé  dans  presque  tous  les 
genres.  C'est  peut-être  un  inconvénient;  peul-ôlre  aussi  l'au- 
teur chercbe-t-il,  d'après  le  conseil  de  Boileau,  à  connaître  son 
génie  jiarticuUc):,  pour  se  livrer  ensuite  exclusivement  à  un  seul 
genre.  Jusqu'ici  la  prédilection  du  poète  semble  être  pour  la 
satire.  Quoi  qu'il  en  soit,  toutes  ses  poésies  renferment  des 
beautés  d'un  ordre  élevé,  et  trahissent  chez  l'autour  l'existence 
ri»  feu  sacré  (1).  Le  mécanisme  du  vers  prête  parfois  à  la  cri- 
tique. Quant  aux  sentiments  et  aux  princijyes,  de  même  qu'aux  inten- 
tions et  au  but,  tout  y  est  bon  ;  et,  sous  ce  rapport,  l'auteur  ne  mérite 
que  des  éloges  (2).  Son  dernier  ouvrage  :  Au  village  (iSSl)  est  un 
recueil  d'une  dizaine  de  pièces  charmantes  sur  tout  ce  que  la 
villégiature  peut  olïrir  d'intéressant. 

*  Espérance. 

Bien  sombre  est  la  prison...  mais  par  la  meurtrière, 
Le  prisonnier  a  vu  le  ciel  qui  lui  sourit  ; 
Et  tandis  qu'il  murmure  une  ardente  prière, 
Des  pensers  de  bonheur  lui  traversent  l'esprit. 

Qu'en  lui,  plus  que  jamais,  l'espérance  soit  forte! 
L'aurore  des  beaux  jours  bientôt  se  lèvera; 
Puis  il  verra  s'ouvrir  une  secrète  porte; 
Et,  libre  de  ses  fers,  alors  il  sortira. 

Doux  rêve  !...  ce  captif,  oh  !  oui,  c'est  ma  pauvre  âme; 
Et  sa  triste  prison,  c'est  mon  adversité; 
Le  ciel  qui  lui  sourit,  c'est  l'espoir  qui  m'enflamme. 
Et  la  pitié  de  Dieu  sera  ma  liberté. 

*  Il  est  à  remarquer  que  la  Belgique  a  produit  bon  nombre 
de  poètes,  qui  n'ont  vu  dans  le  conimeixe  des  Muses  qu'un 
agréable  passe-temps,  et  qui  n'ont  pas  voulu  faire  de  l'art  des 
vers  une  profession  et,  beaucoup  moins  encore,  un  métier. 
Les  pièces  éparses  en  diiférenls  recueils,  ou  dans  les  publi- 

(i;  R^rue  calltol'que.  Tome  XII,  1854— 18ô5,  page  280. 
(2)  Journal  historique.  Tome  XX,  page  319. 


—      )  04      — 

cations  périodiques,  attestent  que  ce  ne  sont  pas  les  esprits 
les  moins  puissants,  ni  les  âmes  les  moins  heureusement 
inspirées,  qui  se  sont  servis  avec  tant  de  sobriété  de  la  lyre 
belge.  Nous  en  citons  quelques  exemples. 

*  Espcro)is  ! 

In  fuie  constatis. 
[Devise  de  MalinesJ. 

Le  ciel  se  couvre  au  loin  d'épais  et  froids  nuages; 
Aucun  astre  ne  brille  au  sombre  firmament; 
Partout  à  l'horizon  s'amassent  des  orages  : 
Mais  l'aube  d'un  beau  jour  reluit  à  l'Orient. 

Enfants  dégénérés,  le  doute  nous  dévore  ; 
L'or  et  la  volupté  se  disputent  nos  jours  ; 
Mais,  dans  les  airs  émus,  la  croix  s'élève  encore, 
Sur  les  autels  du  Christ,  l'encens  fume  toujours  ! 

Sans  guide  et  sans  pudeur,  la  foule  indifférente 
Regarde  avec  dédain  les  temples  ébranlés; 
Mais  il  est  des  cœurs  purs,  et  leur  prière  ardente, 
Comme  un  tribut  d'amour,  s'élève  des  cités  ! 

L'édifice  sacré  sur  ses  bases  chancelle; 
Mais  le  Verbe  divin  se  répand  en  tout  lieu; 
La  foi  brise  les  monts,  l'Eglise  est  éternelle, 
Et,  comme  au  Golgotha,  Jésus  est  toujours  Dieu  ! 

Du  sage,  ivre  d'orgueil,  la  parole  insultante 
Lance  un  arrêt  de  mort  à  ses  adorateurs  ; 
Mais,  depuis  deux  mille  ans,  l'Eglise  triomphante 
A  béni  les  cercueils  de  ses  blasphémateurs! 

La  sombre  impiété,  fière  de  ses  misères, 
Marche,  de  jour  en  jour,  vers  des  succès  nouveaux  ; 
Mais  l'arbre  de  la  foi,  des  tombes  de  nos  pères, 
Etend  sur  l'avenir  de  vigoureux  rameaux! 

Comme,  aux  jours  de  Tibère,  un  peuple  déicide 
Couvrait  son  front  d'épines  et  ses  lèvres  de  fiel, 
La  multitude  aveugle,  en  son  ardeur  perfide, 
Ose  vouer  sa  haine  au  Fils  de  l'Eternel! 


-      1(15     - 

Mais  aussi,  comme  ;ilors,  les  célestes  phalanges 
Déposent  leur  couronne  à  ses  pieds  railieiix. 
Un  seul  de  ses  refj;ariis  l'ait  voler  les  arcnauLies, 
Un  souffle  de  sa  voix  fait  iressaiUir  les  cieux  ! 

Celui  qui  marche  en  paix  sous  sa  divine  égide, 
Peut  braver  les  enfers  et  la  foule  en  coui'roux  ; 
Quand  son  bras  triomphant  nous  protège  et  nous  guide, 
Qui  peut  courber  nos  fronts  ou  lutter  contre  nous? 

J.-.r.  ThonisskN.  {Revue  cailiolique  IHAO). 

11  existe,  ce  nous  semble,  entre  celte  pièce  et  la  suivante,, 
publiée  une  dizaine  d'années  avant,  des  traits  de  parenté  qu'on 
ne  peut  méconnaître. 

*  Rui)ics. 

Arrêtons-nous  ici,  loin  des  pas  du  vulgaire. 
Dont  j'osais  de  ma  voix  troubler  les  chœurs  joyeux. 
Ici,  mon  âme,  on  peut  pleurer  sur  sa  misère  : 
Comme  en  loi,  c'est  le  deuil  qui  règne  dans  ces  liiiux. 

Vois  ces  débris  épars,  souillés  dans  la  poussière  ! 
D'un  peuple  de  héros  ce  fut  là  le  séjour. 
La  cité  vers  les  cieux  levait  sa  tète  altière... 
Sa  fortune,  sa  gloire  a  passé  sans  retour. 

Le  temple,  dont  le  front  dominait  le  rivage, 
Voit  tomber  lentement  ses  murs  découronnés; 
Et  du  dieu,  dont  le  temps  a  mutilé  l'image. 
Gisent  en  mille  éclats  les  membres  profanés. 

Ce  fronton,  qui  là-bas  s'abaisse  sous  le  lierre, 
Des  merveilles  de  l'art  étalait  le  tableau. 
Regardons  et  Usons...  A  peine  si  la  pierre 
Peut  nous  ofl'rir  encor  l'empreinte  du  ciseau. 

Rien  n'a  résisté!  —  rien...  Temples,  palais  et  dômes 
Sous  le  doigt  de  la  mort  ont  croulé  de  concert, 
Et  leurs  seuls  ossements,  comme  de  blancs  fantômes, 
De  leur  lugubre  aspect  attristent  le  désert. 


—         10(3        — 

Le  peuple  cependant,  au  sein  de  la  vicloire, 
Disait  dans  son  ivresse  :  «  Ils  seront  éternels! 
»  Ces  murs  h  nos  neveux  porteront  notre  histoire, 
»  Ecrite  en  lettres  d'or  sur  leurs  lianes  immortels.   » 

Illusion!...  Le  temps,  dans  ses  rudes  étreintes, 
A  vaincu  ces  palais  frappant  du  front  les  cieux; 
Et  le  pâtre,  foulant  tant  de  gloires  éteintes, 
Ignore  jusqu'au  nom  de  ce  peuple  orgueilleux. 

Des  plantes  du  désert  la  verdure  rampante 
Mine  et  ronge  le  pied  des  monuments  poudreux, 
Couvre  les  chapiteaux,  et  s'enlace  et  serpente 
Sur  le  bloc  de  granit  qui  supportait  les  dieux  ! 

C'est  qu'ici  la  nature,  un  instant  asservie, 
A  repris  chaque  jour  un  pied  de  son  terrain. 
L'homme  à  la  subjuguer  épuise  en  vain  sa  vie; 
De  tout  ce  qu'il  a  fait  rien  ne  sera  demain. 

Mais  d'où  vient  que  mon  œil  aime  à  voir  ces  ruines 
Dresser  leurs  noirs  sommets  le  long  de  ces  coteaux. 
Et  joncher  les  vallons,  et  franchir  les  collines, 
Comme  un  torrent  grossi  roule  partout  ses  eaux? 

Mais  d'où  vient  que  mon  âme,  en  proie  à  la  souffrance, 
Auprès  de  ces  tombeaux,  loin  de  l'homme  et  du  bruit, 
Piespire  un  air  plus  pur,  et  trouve  l'espérance 
Sous  le  sombre  linceul  de  ce  peuple  détruit? 

11  semble  qu'une  voix  mystérieuse  et  tendre 
Vient  parler  à  mon  cœur  du  fond  de  ces  débris, 
Pareille  aux  doux  accents  qu'on  croit  encore  entendre, 
Quant  les  chants  ont  cessé  dans  les  sacrés  parvis. 

Tristement  entraîné  sur  la  pente  fatale. 
Arrêtant  mon  regard  à  tout  objet  de  deuil, 
Je  me  dis  en  voyant  la  pierre  sépulcrale  : 
«  Les  peuples,  comme  moi,  n'owt-ils  pas  leur  cercueil? 

»  Oui,  ce  qui  maintenant  m'éblouit  et  m'étonne, 
»  S'avance  comme  moi  vers  l'éternelle  nuit. 
»  La  hache  de  la  mort  incessamment  résonne... 
»  Allons  où  va  le  monde  ;  allons  où  Dieu  conduit  ! 


-      107      - 

)^  Que  ce  fragile  corps  rentre  dans  la  poussière! 
»  De  ces  liens  impurs  s'élant;arU  vers  les  cieux, 
»  Mon  àme  puisera  dans  des  flots  de  lumière 
»  Une  vigueur  nouvelle  et  de  plus  nobles  feux.  » 

(J.-i.  T  ,  candidat  en  droit.  Annales  littéraires 
et  }i}nlosoj)lnqiics.  Liège,  1837). 

*  M.  r;ibbé  ./.  R>jl;crs  a  publié  dans  différenles  Revues  sous  le 
titre  de  Voix  de  ma  solitude,  une  série  de  poésies  très-remar- 
quables sous  le  rapport  de  la  noblesse  du  sujet,  de  la  grandeur 
des  pensées  et  de  la  vivacité  du  coloris,  (Liège,  1855,   1857) 

Un  volume  séparé  renferme  un  poèma  de  circo.istance  :  Le  8  Dé- 
cembre ou  le  chant  de  l'Immaculée.  Nous  parlerons  ailleurs  du 
grand  poème  en  douze  chants  sur  Saint-Bernard  que  l'auteur  a 
publié  en  1876.  Nous  citons  la  finale  des 

*  Derniers  moments  du  Clirist. 

.     .     .     I^a  niorl  ouvre  les  tombes. 

Les  esprits  ont  quitté  leur  ténébreux  séjour. 
La  foule  devant  eux  fuit,  comme  les  colombes 
A  rapproche  du  vautour  (i). 

Quel  prodige  nouveau  les  frappe  et  les  consterne? 
Entendez-vous  ces  voix  et  ces  gémissements? 
Le  pontife  à  l'autel  en  pleurant  se  prosterne; 
Le  Temple  est  ébranlé  jusqu'en  ses  fondements. 

Une  invisible  main  sévit  au  Sanctuaire  : 

Le  voiie  séculaire 

Est  soudain  déchiré... 

Le  profane  vulgaire 
Tremble  h  l'aspect  du  lieu  trois  fois  sacré. 

Est-ce  le  Dieu  qui  venge,  ou  le  Dieu  qui  pardonne 
Que  révèle  ce  signe  à  ses  adorateurs? 
De  lugubres  accents,  se  mêlant  h  des  pleurs, 
A  l'aveuiîle  Sion  annoncent  ses  .malheurs  : 


(1)  *  Ce  détail  n'est  pas  tout  à  fait  exact.  Les  niorts  ne  sont  sortis  de  leurs  tombeaux 
•qu'après  la  résurrection  du  Christ. 


IdS     - 

»  Ton  culte  est  aboli  !  ton  ci-ime  nons  l'ordonne, 
«   Ingrate!  nous  jKirtous  ;  iého\  a  l'atiandonne  (1)  !   » 

La  foudre  au  même  iiittant  pai't  d'un  ciel  enflammé; 
Le  calvaire  est  fendu,  le  grand  drame  s'achève; 
Sur  le  bois  i-édempteur,  un  dernier  cri  s'élève  : 
«  Mon  père,  tout  cf-t  coi^^ommé!  » 

Et  ceux  qui,  blaspiiérnanl  sa  céleste  docti'ine, 
Des  miracles  de  Dieu  rejetaient  le  bienfait, 
Muets,  saisis  d'effroi,  se  frappant  la  poitrine, 
Descendent  maintenant  de  la  triste  colline 
Où  leur  bras  meurtrier  consomma  le  forfait. 

*  .-Irf.  Dechamps,  ministre  d'Etat,  a  publié  également  quelques 
poésies  bien  remarquables.  Voyez,  dans  les  Leçons  de  littérature, 
La  jeune  mère,  et  surtout  la  pièce  intitulée  :  .4  mon  frère  Victor^ 
Missionnaire  Rèdemptoriste,  actuellement  cardinal  archevêque  de 
Malines. 

*  Les  Essais  littéraires,  publiés  par  la  société  de  litlérature 
française  du  petit  séminaire  de  St-Troud  (18ol-18y5),  ren- 
ferment plusieui^s  morceaux  dignes  d'être  cités  à  l'appui  de 
ce  que  nous  avançons  touchant  les  poètes  Belges.  Le  grave 
Journal  Historique  trouve  que  «  les  morceaux  de  ce  recueil 
offrent  en  général  des  pi^euves  de  talent ,  quelques-uns 
mêmes,  de  génie.  »  (Tome  XVIIl,  262). 

*  Reste  h  dire  un  mol  des  poètes  Belges  qui  se  sont  servis 
de  la  langue  flamande.  On  sait  de  quelle  manière  heureuse 
le  baron  de  Reilîenberg  a  mis  un  terme  aux  luttes  si  vives 
entre  les  deux  éléments  constitutifs  de  notre  littérature  na- 
tionale, en  s'écriant  : 

N'ayons  qu'un  cœur  pour  aimer  la  patrie, 
Et  deu.x  lyres  pour  la  chanter! 

(1)  Voir  l'extrait  (le  Flavii'O  José;.lio  à  la  imge  iO  de  ctt  Essai. 


-      10!)      — 

Cri  de  ralliement  que  noire  chansonnier,  Antoine  Clesse, 
a  rendu  populaire  par  ce  refrain  si  connu  : 

Soyons  unis!....  Flamands,  Wallons, 
Ce  ne  sont  là  que  des  prénoms  ; 
Belge  est  notre  nom  de  famille, 
De  famille  ! 

*  Parmi  les  poètes  Belges  qui  ont  chanté  sur  la  lyre  fla- 
mande, nous  croyons  devoir  signaler  comme  étant,  si  non  le 
plus  grand,  du  moins  le  plus  sympathique,  Cliarles-Louis 
Ledegauck,  né  Ji  Eecloo  en  1807,  mort  à  Gand  en  1847.  Fils 
d'un  modeste  instituteur,  il  n'eut  pas  le  bonheur  de  pouvoir 
faire  des  études  humanitaires.  Seul,  sans  maître  et  presque 
sans  ressource,  il  aborda,  à  l'âge  de  vingt-trois  ans,  l'étude 
des  langues  anciennes,  et,  peu  d'années  après,  il  obtint  le 
grade  de  docteur  en  droit  avec  la  grande  distinction.  Il  fut 
successivement  nommé  juge  de  paix,  conseiller  provincial, 
professeur  agrégé  à  l'université  de  Gand,  et  enfin  inspecteur 
provincial  de  l'enseignement  primaire.  Bel  exemple  de  ce 
que  peut  le  talent  assisté  du  travail. 

*  Mélancolique  de  nature,  il  choisit  de  préférence  les 
sujets  tristes,  et  son  bon  goût  le  prémunit  contre  l'exagération 
si  propre  à  ce  sentiment.  Tout  ce  qu'il  a  produit,  dit  le  prof. 
Heremans,  se  distingue  par  l'élégante  netteté  de  la  pensée, 
la  savante  disposition  des  détails  et  la  simplicité  charmante 
de  l'expression.  La  douceur  et  l'harmonie  caractérisent  sa 
versification,  et  son  style  est  généralement  correct  et  châtié. 

*  Nous  avons  de  lui  :  Fleurs  de  mon printemjis,  la  Paix{l),  Bau- 
douin de  Constantinople,  le  Manoir  de  Somcri/hem,  la  Folle,  le  Sar- 
rasin, le  Mendiant,  la  Calomnie,  et  enfin  sa  trilogie  les  Trois  villes 
sœurs,  (odes  à  Gand,  Bruges  et  Anvers).  Cette  œuvre  exciia  un 
6ntl>ousiasme  inoui  dans  les  Flandres.  C'était  le  chant  du  cygne 
du  poète,  qui  mourut  l'année  suivante. 

(1)  Ce  poème  sur  la  paix  lui  valut  U!!(î  inédai'.l.!  (l"or  de  la  part  du  roi  I.éopold  l. 


—    11(1    — 

Si,  d'api'ès  Goelhe,  être  poète,  c'est  sentir  vivement  et  savoir 
traduire  ce  qu'on  sent,  Lerleganck  est  un  grand  poète.  Voici  de 
quelle  manière  il  trace,  à  son  insu,  son  propre  portrait. 

«  Oui,  l'àme  du  poète  est  semblable  à  l'onde  qui  réfléchit  tout 
»  ce  qui  passe  au-dessus  de  son  cristal  mouvant;  qui,  sans  se 
»  troubler,  fait  revivTe  des  soleils,  mais  se  ride,  s'agite  et 
»  gronde,  lorsque  les  vents  se  combattent  à  sa  surface,  et  dont 
^)  la  voix  terrible  annonce  les  commotions  et  les  tempêtes,  dès 
»  que  les  nuages  s'amoncellent  d'ans  les  cieux.  » 

Dans  son  dernier  ouvrage,  il  dépeint  la  décadence  de  la  ville 
de  Bruges  de  la  manière  suivante  .• 

*  «  Tu  portes  encore  le  sceau  de  ton  antique  noblesse,  un 
»  rayon  de  la  gloire  d'autrefois  t'illumine;  mais  hélas  !  la  main 
^)  de  la  mort  s'esfappesantie  sur  toi.  Je  te  retrouve,  ô  Bruges, 
»  belle  comme  aux  jours  de  ton  glorieux  passé;  mais  hélas!  le 
»  souffle  de  la  vie  t'a  quittée... 

»  Que  te  sert  de  siéger,  reine  éplorée,  au  milieu  du  jardin 
»  de  la  Flandre?  La  couronne  comtale  échappe  de  ton  front,  et 
I)  te  laisse  comme  une  vierge  méprisée.  C'est  en  vain  que  tes 
»  halles  dominent  l'Océan,  nul  pavillon  étranger  ne  leur  porte 
»  ses  tributs  ni  ses  hommages.  Que  te  sert  d'être  fière  de  tes 
»  rues  larges  et  majestueuses?  Depuis  longtemps,  le  tumulte 
»  du  peuple  ne  les  anime  plus,  et  l'herbe  couvre  le  sol  de  tes 
»  places  et  de  tes  marchés.  Que  te  fait  la  splendeur  des  palais 
»  de  tes  grands  et  de  tes  riches  ?  Les  portes  et  les  fenêtres  en 
»  restent  soigneusement  fermées,  comme  si  dans  chaque  de- 
»  meure  sommeillait  un  cadavre.  Pourquoi  vanter  la  splendeur 
»  de  tes  temples?  Les  races  princières  de  la  Flandre  y  reposent 
»  dans  leurs  tombes  d'airain,  muets  et  tristes  témoins  de  ta 
»  grandeur  d'autrefois  et  de  ton  incroyable  décadence... 

«  Oui  !  alors  (du  temps  des  croisades  et  des  Breydel),  alors, 
»  on  te  nommait  le  plus  beau  joyau  de  la  Flandre;  ta  gloire 
»  s'étendait  au  loin;  alors,  reine  puissante,  tu  montrais  h  l'Oc- 
»  cident  ta  fière  couronne  rayonnante  de  majesté,  et  pas  une 
»  ville  commerciale  de  la  vieille  Europe,  qui  ne  s'empressât  de 
»  te  rendre  un  hommage  mérité. 

»  Seule,  la  ville  des  Doges,  la  fiancée  des  vagues,  pouvait  se 
»  vanter,  peut-être,  d'égaler  ton  luxe  et  tes  richesses;  alors, 
»  tu  trouvais  dans  ton  propre  sein  la  source  de  la  puissance  et 


-    ni    - 

»  de  la  grandeur  ;  alors,  lu  prouvais  à  la  terre  qu'aux  rivages 
»  de  la  Flandre  aussi  peut  s'allumer  le  llanibeau  de  la  civilisa- 
»  lion;  alors,  tu  parlais  fièrement  à  rélranyer;  alors,  tu  étais 
»  grande,  ô  Bruges,  et  maintenant  !1... 

*  J.-F.  Willems,  né  à  Boucliout  (Anvers)  en  1793,  mort  à  Gand 
en  1840,  a  publié  un  grand  nombre  de  pièces  lyriques,  parmi 
lesquelles  son  poiinie  Aux  Belges  (18I8).mérite  particulièrement 
d'être  signalé  comme  un  des  plus  beaux  morceaux  sortis  d'une 
plume  flamande.  Promoteur  du  mouvement  flamand,  il  consacra 
pendant  plus  d'un  quart  de  siècle,  toute  son  activité  et  tous  ses 
talents  à  faire  revivre  en  Belgique  le  goût  et  l'étude  "de  sa 
langue  maternelle.  Il  s'est  acquis  une  grande  célébrité  par  la 
publication  en  flamand  moderne  (1834)  du  fameux  poème  Rei- 
naert  de  iws. 

*  J.-A.  De  Laet,  né  à  Anvers  (1815),  membre  de  la  Chambre 
des  Représentants,  est  un  des  écrivains  les  plus  corrects  et  les 
plus  goûtés  de  la  littérature  flamande.  Nous  citons  son  Chant 
du  poète,  extrait  de  ses  Poésies  (1848). 

'  HET  LIED   DES  DIGIITERS. 

Noch  rykdommen  heb  ik  noch  schalten  van  goud, 
Voor  my  zyn  geen  trotsche  paleizen  gebouwd, 
My  voert  er  geen  vierspan  naer  't  vorstelik  slot, 
En  toch  ik  en  ruil  met  geen  koning  myn  lot!... 

Geen  lyfwacht  beveiligt  myn'  slaep  in  de  nacht, 
By  my  houdt  alleenig  de  huishond  de  wacht; 
Geen  léger  gehoorzaemt  myn  wenk  en  myn  blik, 
En  toch  is  geen  koning  zoo  machtig  als  ik  ! 

My  staet  er  geen  gulzige  tafel  gedekt, 

Myn  eetlust  en  wordt  met  geen  kruiden  gewekt, 

'k  En  lesch  mynen  dorst  met  geen  smaekvoUen  wyn, 

En  toch  kreeg  geen  koning  myn  mael  voor  het  zyn! 

Want  draeg  ik  noch  mantel  noch  kroone  noch  staf, 
God  schonk  my  toch  meer  dan  hy  koningen  gaf, 
God  schonk  my  de  heilige  gave  van  't  Lied 
En  gaf  my  de  schepping  voor  hâve  en  gebied. 


-       H  >i      - 

De  Ruimle  en  de  Tyd  slellen  vorsten  de  wet; 
My  zyn  er  nooh  pei'ken  noch  païen  gezet. 
Ik  denk,  en  de  schalten  van  'l  Oosten  zyn  niyn, 
Myn  beker  vloeil  over  vun  keurigen  wyn  ; 

Ik  droom,  en  myn  tafel,  met  lîloemen  omzel, 
Brengt  kosteliker  spys  dan  een  vorstlik  banket; 
Ik  vvenk,  en  myn  hul  is  een  prachtige  zael 
Bewaekt  van  een  lyt'wacliL  zoo  trouw  als  het  stael... 

Want  draeg  ik  noch  mantel  noch  kroone  noch  staf, 
God  schonk  my  toch  meer  dan  hy  koningen  gaf, 
God  schonk  my  de  heilige  gave  van  'l  Lied, 
Hy  gaf  my  de  schepping  voor  hâve  en  gebied. 

Hy  stelde  over  Ruymte,  over  Tyd  my  tôt  vorst, 
En  sloot  myne  magt  in  myne  eigene  borst  ! 
Daeroni  ook  aenbld  ik  uw  goedheid,  myn  God  ! 
■  En  ruile  met  koning  noch  keizer  myn  lot. 

.JV  an  Bcer'^,  né  à  Anvers  (1821),  a  publié  des  élégies,  des 
légendes,  des  nouvelles,  et  des  odes  qui  ont  plus  d'une  fois 
remporté  le  prix  dans  des  concours  publics.  Nous  citons 
quelques  strophes  de  son  poème  Le  Remorqueur  qu'on  pourra 
comparer  avec  Le  Remorqueur  que  publia  avant  lui  le  poète 
Weusteuraadt .  Voir  p.  97. 

DE  STOOMWAGEN. 

...Daar  staat  hij,  op  zijn  drie  paar  raadren 

Nog  rustend,  tôt  zijn  meesler  koml  ! 
Hoor,  't  is  of  in  zijn  koopren  aadren 

Het  romlen  van  een  vuurberg  gromt  ! 
Rood  gloeiend  vonklen  reeds  zijn  oogen, 

Als  peilden  zij  de  onpeilbaren  baan, 
Waarop  hij,  bliksmend  voorlgevlogen, 

Straks  zich  in  't  ruim  mag  domplen  gaan  ; 
Zweet  lekt  hem  uit  den  muil  en  vonken. 

En,  bij  het  immer  zwaarder  ronken, 
Dreunt  soms   een  siddring  door  zijn  schonken, 

Als  bromde  hij  :  «  'k  ben  klaar,  kom  aan  !  » 


-     113      - 

Ha!  lang  genoeg  in  de  ijzreii  longen 

Den  vreeselijken  reuzenslrijd 
Van  't  waler  met  hel  vuur  bedw-ongen  ! 
Daar  komt  de  meesler,  die  den  vunrdraak  rijdt, 

Hem  luchlig  op  den  rug  gesprongen! 
Daar  lieet'L  het  monster  de  aflocliisklok  gehooi'd, 

Wier  belle  stem  hem  vroolijk  toeroepl  :  «  voorl  !   » 

«  Voorl!  »  —  en  woest  stuivend  proest  en  spuiL 

De  draak  een  dubble  golf  van  dampen 
Voor  zich,  en  slaal  zijne  zware  klanipen, 
Traag  kuchend,  van  weêrsknnien  uit. 
«  Voort  !  »  —  en  het  horlen  en  het  slampen 

Wordt  kort  en  korler;  —  «  voort!  »  en  luid 
Gill,  over  heggen,  over  dalen, 
Die  't  siddrend  wijd  en  wijd  herhalen, 
Nu  's  monslers  wild  triomlgetluit. 

En  daar  spinvt  hij  en  sluwt,  als  een  wapprende  pluini, 
Zijn  gloeyenden  adem  door  't  daverend  ruim; 
Daar  schokt  hij  en  snokt  hij,  in  ramlende  vaarl, 
Door  stof  en  door  nevel  zijn  eindloozen  staart  ! 

En,  bij  'l  hellende  stoomen,  Ziel  ginder  een  toren, 

Ziet  huizen  en  boomen,  Opdagen  van  verre, 

Ziet  bergen  en  stroomen  Aannikken  naar  voren, 

Verscliijnen,  Eu  —  rijzende  slerre  — 

Verdwijnen,  Wegkentlen 

In  't  vlugtend  verschiel.  En  wenllen 

In  'l  niet... 


*  La  plupart  de  ces  auteurs  flamands,  tout  eu  respectant 
les  mœurs,  retracent  par-ci  par-lîi  des  tableaux  trop  tendres, 
et  trop  peu  voilés  pour  les  jeunes  lecteurs. 

*  O'i  peut  dire  des  Exercices  académiques  fLettt^roefeningen) 
de  la  Sociétt'*  de  littérature  flamande  Utile  duki  du  petit 
séminaire  de  St-Trond,  publiés  en  1852  et  1857,  ce  que  nous 
avons  dit  plus  haut  des  Essais  littéraires  (p.  108). 

8 


—     114     — 

Principaux  poètes  lyriques  hollandais. 

La  Néerlande  peut  avec  raison  être  fière  de  son  grand 
Vondel  (1)  (lo87-1679),  le  prince  et  le  père  de  ses  poètes, 
homme  d'un  rare  et  vaste  génie.  Il  porta  la  poésie  lyrique, 
dans  son  pays,  à  un  degré  de  perfection  auquel  peu  de  poètes 
après  lui  ont  su  atteindre.  Ses  odes  et  les  chœurs  de  ses  tra- 
gédies révèlent  une  extrême  fécondité  d'imagination,  des 
sentiments  vifs  et  profonds,  des  vues  neuves  et  hardies; 
elles  portent  toutes  l'empreinte  de  l'enthousiasme  qu'inspi- 
raient au  poète  les  objets  les  plus  dignes  de  l'enflammer, 
Dieu,  la  patrie,  l'honneur  et  la  belle  nature.  Le  style,  ordi- 
nairement noble  et  majestueux,  est  parfois  peu  correct  et 
peu  soigné;  mais  l'auteur  rachète  ces  défauts  par  des  beautés 
d'un  ordre  supérieur.  Parmi  un  grand  nombre  de  ses  chœurs, 
nous  choisirons  ici  celui  dans  lequel  il  dépeint  les  attributs 
de  Dieu.  *  C'est  un  extrait  de  sa  tragédie  intitulée  Lucifer  qui 
passe  pour  son  chef-d'œuvre.  C'est  là  qu'on  trouve  cette 
belle  description  du  bonheur  de  nos  premiers  parents  dans 
le  Paradis  terrestre  que  Milton  semble  avoir  imitée  dans  son 
Paradis  perdu  qui  parut  quatorze  ans  après  Lucifer. 


(1)  *  Vondel  f.Ioost  van  den)  né  à  Cologne  de  parents  Anversois  anabaptistes,  établis  à 
Amsterdam  ;  il  se  convertit,  et  mourut  dans  le  sein  de  l'Église  catholique,  en  faveur  de 
laquelle  il  composa  son  beau  poème  :  Les  mystères  de  l'autel,  en  3  chants.  11  a  laissé 
aussi  des  Satires  dignes  de  Juvénal,  des  traductions  en  vers  des  Métamorphoses 
d'Ocidc,  de  tout  Virgile,  des  Psaumes  de  David,  des  Odes  et  de  l'Art  portique  d'Horace, 
de  diverses  tragédies  de  Sénèque,  de  Sophocle,  etc.  Il  composa  des  hymnes,  des  fables, 
des  épigrammes,  des  alléijories,  des  énigmes,  des  épitres,  des  élégies,  une  épopée  sur 
S.  Jean-Baptiste  le  précurseur  de  J.-Ch.,  et  un  nombre  inflnl  de  pièces  fugitives.  Nous 
parlerons  ailleurs  de  ses  trayédtes,  chap.  V.  Les  œuvres  de  Vondel  sont  une  lecture 
généralement  dangereuse  pour  la  jeunesse,  à  cause  du  langage  trop  libre,  en  vogue  à, 
l'époque  o\i  vivait  l'auteur. 


-    113    - 

REY  VAN  ENGELEN  (1). 

ZANG. 

Wie  is  het,  die,  zoo  hoogh  gezeten, 

Zoo  diep  in  't  grondelooze  liclit, 
Van  tyt  noch  eeuwigheit  gemelen, 
^  Noch  ronden,  zonder  legenwight, 

By  zicii  beslaet,  geen  sleun  van  buiten 

Ontleent,  maer  op  zich  zelven  rust, 
En  in  zyn  wezen  kan  besluiten 

Wat  om  en  in  hem,  onbewust 
Van  wancken,  draeit,  en  wort  gedreven 

Om  't  een  en  eenigh  middelpunt; 
Der  zonnen  zon  de  geest,  het  leven, 

De  ziel  van  ailes  wat  ghy  kunt 
Bevroèn,  of  nimmermeer  bevroeden; 

Het  hart,  de  bronaèr,  d'Oceaen, 
En  oirsproeng  van  zoo  veele  goeden, 

Als  uit  hem  vloeien,  en  bestaen 
By  zyn  genade  en  alvermoogen, 

En  wysheit,  die  hun  't  wezen  schonck,  ' 
Uit  niet,  eer  dit  in  top  voltogen 

Palais,  der  heenilen  hemel  blonck. 
Daer  wy  met  vleuglen  d'oogen  decken, 

Voor  aller  glansen  Majesteit; 
Terwyhve  's  hemels  lofgalm  wecken, 

En  vallen,  uit  eerbiedigheit, 

(1)  CHŒUR  D'ANGES. 

STROPHE. 

Qui  est  Celui  dont  le  trùne  est  si  élevé,  et  qui  habite  dans  les  abîmes  de  la  lumière  ?  Celui 
que  ne  mesure  ni  le  temps,  ni  l'espace,  ni  l'éternité,  et  qui  sans  contre-poids,  sans  appui, 
n'existe  que  par  lui-même,  ne  repose  que  sur  lui-même  ? 

Celui  dont  Tétre  contient  tout  ce  qui  tourne,  et  se  meut  en  un  cercle  immuable  autour 
de  ce  centre  un  et  unique. 

La  lumière  dont  brillent  les  soleils,  rame  et  la  vie  de  tout  ce  que  l'esprit  peut  concevoir? 
La  source,  rocéan  et  Torigine  de  tant  de  biens  découlant  de  sa  bonté,  de  sa  toute-puis- 
sance et  de  sa  sagesse,  qui  sut  du  néant  faire  jaillir  pour  eux  Tétre  et  la  vie,  lorsque  ce 
palais,  ce  ciel  des  cieux,  ne  brillait  pas  encore. 

Nous  nous  couvrons  la  face  de  nos  ailes  devant  l'éclat  de  tant  de  majesté.  Nous  enton- 
nons les  hymnes  célestes,  prosternés,  anéantis  de  respect  et  de  crainte.  "Vous,  dites-nous 
qui  est-il»  Nommez-le-nous  I  Qu'une  bouche  de  Séraphin  nous  le  dise  ;  si  toutefois  l'intel- 
ligence peut  le  saisir,  et  la  voix,  l'exj  rimer. 


-      110      - 

Uit  vreeze,  in  zwym  op  'l  aenzicht  neder; 

Wie  is  hel?  noeml,  beschryTl  ons  hem, 
Met  eene  serat'yne  veder  ! 

Of  schorl  hel  aen  begryp  en  stem  ? 

TEGENZANG. 

Dat  's  Godt.  Oneindigh,  eeuwigh  wezen 

Van  aile  ding,  dat  wezen  heeft. 
Vergeef  het  ons  ;  ù  noit  volprezen 

Van  al  wat  leeft,,  of  niet  en  leeft, 
Noit  uilgesproken,  nocli  te  sprecken, 

Vergeef  het  ons,  en  schelt  ons  quyt 
Dat  geen  verbeelding,  tong,  noch  teeken 

U  melden  kan.  Ghy  waert,  gliy  zyt, 
Ghy  blyft  de  zelve.  Aile  Engelkennis 

En  uitspraeck,  zwack  en  onbequaem, 
Is  maer  ontheiliging,  en  schennis  ; 

Want  ieder  draeght  zyn  eigen  naem, 
Behalve  ghy.  Wie  kan  u  noemen 

By  uwen  naem  ?  Wie  wort  gewyt 
Tôt  u\v  Orakel?  wie  durf  roemen  ? 

Ghy  zyt  alleen  dan  die  ghy  zyt, 
U  zelf  bekent  en  niemant  nader. 

U  sulx  te  kennen,  als  ghy  waert 
Der  eeuwigheden  glans  en  ader. 

Wien  is  dat  licht  geopenbaert? 
Wien  is  der  glansen  glans  verschenen? 

Dat  zien  is  nogli  een  hooger  heil 

ANTISTROPHE. 

C'est  Dieu!  Tétre  éternel,  infini,  de  tout  ce  qui  a  l'éfrL'.  ParJonnenous,  Toi,  qu'aucune 
langue  créée  ni  incréée  ne  saurait  louor  assez  !  Toi,  qu'on  ne  saurait  dire  assez,  et  qu'on 
ne  dira  jamais,  pardonne-nous,  si  ni  génie,  ni  langue,  ni  signe  nu  peut  l'exprimer.  Tu  fus, 
tu  es,  lu  restes  le  même!  Prétendre  te  connaître  ou  te  nommer,  c'est  te  profaner;  car, 
toute  chose  a  un  nom,  toi  seul  excepte. 

Qui  dira  ton  nom*  Qui  so  vantera  d'iitro  initié  à  tes  m/îtéresî  Toi  seul,  tu  es  ce  que  tu 
es  ;  toi  seul,  tu  te  connais. 

A  quels  yeux  a-t-il  été  donné  de  te  connaître  comme  tu  fs,  l'éclat  et  la  source  des  éter- 
nités) pour  qui  le  voile  qui  couvre  la  spleiideur  de  toute  splendeur,  a-t-11  été  levé! 

C'est  là  une  félicité  plus  grande  que  cjllo  que  nous  empruntons  de  toi;  elle  surpasse 
celle  dont  nous  soujmes  capables;  nous,  nous  vieillissons  en  existant,  mais  toi,  jamais  ! 
C'est  ton  ôtro  qui  nous  soiitleut.  Kxaltez  la  divinité  !  Chantjz  sa  louange  ! 


-      117      - 

Dan  wy  van  u\v  genade  ontleenen  ; 

Dat  overscliryl  het  perck  en  peil 
Van  ons  vermogen.  Wy  verouden 

In  onzen  duer;  ghy  nimmermeer. 
Uw  wezen  moeL  ons  onderhouden. 

Verhefl  de  GodtheiL!  Zinç,'t  haer  eer! 

TOEZANG. 

lîeiligh,  lieiliL'h,  noch  eens  heiliph, 

Driemael  heiligh  :  eer  zij  Godtl 
Buiten  Godi  is  't  nergens  veiligh. 

lîeiligh  is  het  hoogh  gebodt. 
Zyn  geheimenis  zy  kondigh. 

Men  aenbidde  zyn  bevel. 
Dat  men  overal  verkondigh, 

Wat  de  trouwe  Gabriel 
Ons  met  zyn  bazuin  quam  leeren. 

Laet  ons  Godt  in  Adam  eeren. 
Al  wat  Godt  behaeght  is  wel. 

Lucifer,  le  hedryf. 

Les  poètes  néerlandais  qui,  après  Vondel,  méritent  d'être 
cités  comme  ayant  excellé  dans  le  genre  lyrique,  sont  : 

Les  frères  Guillaume  et  Onno  Zivicr  van  llaren.  Le  premier 
(1710-1768)  s'est  fait  un  nom  immoriel  par  son  Lconidas,  et  l'ode 
intitulée  la  Vie  humaine,  qui  révèle  un  génie  original  et  un  brû- 
lant enthousiasme.  Le  second  (1713-1779)  ne  le  cède  à  son  frère 
ni  pour  le  génie  ni  pour  la  verve  poétique. 

G.  Bilderdyl-,  né  à  Âmsterclnm  (17o6-1831),  que  Witsen- 
Geisbeek  appelle  le  grand,  rincomparable  Bilderdyk  (1).  Il  est 
sans  contredit  le  plus  grand  poète  que  la  Néerlande  possède. 


Saint,  saint,  saint,  trois  fois  saint  !  Honneur  à  Dieu  :  liors  df  lui  le  bien-être  n'existe  pas. 
Saint  est  le  grand  eoniiiiandeiuent  !  que  son  mystère  soit  res pc-cté  !  qu'on  adore  sa  volonté  ! 
qu'on  publie  partout  ce  que  la  voix  tin  fidèle  Gabriel  nous  a  révélé  !  Honorons  Dieu  dans 
Adam!  Ce  qui  plait  à  Dieu  est  bon.  LrciKKK,  acte  \". 

(1)  BiograpliisL-li  antliologisch  eu  critiscli  Wcordenboek  der  nederduitsche  DiclUen. 
Amsterdam,  1821. 


-       IIS      - 

Génie  universel,  il  a  embrassé  et  cultivé  avec  succès  presque 
tous  les  genres.  Voyez  chap,  4,  art.  1. 

*  C.-G.  Bilderdijh,  (née  Schiveickhardt),  femme  du  précédent, 
naquit  ù  La  Haye  (177(5-1830)  et  publia  un  grand  nombre  de 
poésies  de  divers  genres,  même  des  tragédies.  Cette  poétesse 
n'est  pas  sans  renom  dans  la  république  des  lettres. 

Rliijnvis  Feith  (1753-1824),  à  qui  ses  odes  et  ses  poésies  ont 
mérité  une  réputation  extrêmement  brillante.  Il  a  composé  plu- 
sieurs tragédies  qui  manquent  généralement  d'action.  Son 
poème  le  Tombeau,  et  son  ode  sur  l'Immortalité  passent  pour 
des  chefs-d'œuvre.  Lui  et  Bilderdyk  sont  les  plus  belles  gloires 
littéraires  de  la  Hollande.  Nous  citerons  la  traduction  de  l'ode 
intitulée  : 

LE  GRAND  HYMNE. 

0  toi,  qui  ne  commenças  jamais,  ô  Dieu  éternel!  la  création 
élève  vers  toi  son  chant  de  reconnaissance  ;  mais  toutes  les 
louanges  des  mondes  ne  sauraient  égaler  ta  grandeur. 

Cependant  ton  regard  s'attache  avec  amour  aux  œuvres  de 
tes  mains  :  c'est  ainsi  que  l'œil  d'un  père  contemple  son  fils 
chéri,  ou  plutôt,  qu'une  mère  fixe  ses  tendres  regards  sur  le 
faible  enfant  qu'elle  presse  contre  son  cœur  brûlant. 

L'hymne  de  la  nature  est  compris  par  toi,  ô  Majesté  suprême  ! 
Dieu  infini,  tu  daignes  entendre  l'insecte  qui  bourdonne  ta 
louange. 

Le  séraphin  brûle  devant  toi,  tu  comprends  son  chant 
d'amour!  pour  toi,  le  ver  lui-même  n'est  point  sans  voix,  et,  du 
milieu  du  vaste  univers,  tu  dislingues  ses  faibles  accents. 

L'ouragan  mugit  ta  louange,  les  tonnerres  annoncent  ta  puis- 
sance qui  écrase  les  rochers  ;  et  le  frémissement  du  zéphyr 
porte  au  loin  ta  bonté,  lorsque  le  printemps  vient  visiter  la 
terre. 

La  forêt  de  sapins,  élevant  fièrement  ses  cimes  altières, 
célèbre  ta  clémence  par  son  bruissement  harmonieux,  et 
l'humble  violette  l'exalte  en  distillant  la  rosée  rafraîchissante. 

Toutes  tes  créatures  chantent  ta  louange  !  mais,  quand  toutes 
se  tairaient,  encore  leur  paisible  bonheur  nous  apprendrait 
que  la  source  de  tant  de  bénédictions  doit  être  Xlnfmi. 


—     IJO     - 

'  H.  Tollens,  né  à  Rolterdan:  (1780),  mort  à  Ryswyk  (1856), 
un  des  poètes  les  plus  estimés  de  la  Hollande,  plutôt  par  le 
choix  des  sujets  qu'il  traite  que  par  son  talent.  On  vient  de  lui 
ériger  une  statue  dans  sa  ville  natale.  —  P.-C.  Hooft,  né  à  Am- 
sterdam (1581),  mort  à  La  Haye  (1647),  l'émule  et  l'antagoniste 
de  Vondel,  à  qui  il  ne  pardonna  pas  son  retour  au  catholicisme. 
Voyez  à  l'article  de  la  tragédie.  —  /.  Immcrzeel,  de  Dordrecht 
(1776-1841').  —  J.-F.  Helmers,  né  à  Amsterdam  (1767-1813), 
dont  nous  parlerons  à  l'article  de  la  poésie  didactique,  chap.  4, 
art.  1.  —  ./.  Dcllami,  né  à  Flessingue  (1757),  mort  à  29  ans, 
après  avoir  fait  un  grand  abus  de  son  talent  poétique. 

*  Ce  que  nous  avons  dit  de  la  circonspection  avec  laquelle 
il  faut  lire  les  poètes  flamands  cités  plus  haut,  trouve  une 
application  encore  plus  grande,  quand  il  s'agit  des  auteurs 
hollandais  dont  nous  venons  de  parler,  vu  que  presque  tous 
sont  protestants. 

Voyez  :  Keurvan  gedichten  tiit  de  werken  van  Tollens  en  Bilder- 
dyk  (St-Truiden,  Van  West-Pluymers),  et  Xoorlezingen  van  neder- 
duitsche  Dichtstiikhen  (Mechelen,  Hanicq),  surtout  les  odes  sui- 
vantes de  Dilderdyk  :  Zeevaart  (Navigation),  de  Mensch  (l'Homme), 
ainsi  que  de  Nacht  (la  Nuit),  het  Geweten  (la  Conscience),  de 
FeiUi . 

Principaux  j)oèles  lyriques  italiens. 

F.  Pétrarque,  natif  d'Arezzo  (1304-1374),  appelé  le  père  de  la 
bonne  poésie  italienne  e\i  le  restaurateur  des  lettres  dans  sa  patrie. 
Il  donna  en  effet  à  la  langue  italienne  de  l'élégance,  de  la  pu- 
reté, de  la  fixité  ;  il  fit  renaître  dans  son  pays  le  vrai  sentiment 
de  l'antiquité  classique.  Des  pensées  nobles  et  élevées,  des 
sentiments,  tantôt  tendres,  tantôt  profonds,  un  langage  élégant, 
doux  et  mélodieux,  distinguent  les  odes  de  Pétrarque.  Cepen- 
dant, il  n'a  pas  toujours  su  éviter  les  pointes  et  le  faux  bel 
esprit,  défaux  assez  ordinaires  aux  poètes'  italiens.  *  On  lui 
reproche  avec  raison  le  caractère  de  mollesse  qu'il  a  communi- 
qué à  sa  langue  et  à  ses  vers,  et,  encore  plus,  ses  injustes  dé- 
clamations contre  Rome,  surtout  dans  les  sonnets  105,  106  et 
107.   Ses  poésies  latines  et  en  particulier  son  grand  poème 


—      120     — 

Africa  qu'il  croyait  être  son  chef-d'œuvre,  sont  fort  inférieures 
à  ses  poésies  italiennes. 

G.  Chiahrera,  né  à  Savone  (1552-1037).  Le  grand  mérite  de  ce 
lyrique  consiste  dans  un  style  noble  et  harmonieux.  Il  s'était 
proposé  pour  modèle  le  grand  lyrique  grec,  d'où  lui  est  venu  le 
surnom  de  Pindave  de  V Italie.  Mais  on  trouve  chez  lui  une  trop 
grande  pompe  d'épithètes,  une  trop  grande  richesse  d'images 
et  d'idées  majestueuses  en  sorte  que  parfois  ses  odes  res- 
semblent à  des  parodies.  Nul  plus  que  lui  n'a  possédé  cet  élan 
divin  qui  fait  le  poète  lyrique. 

Fulvio,  comte  Tcsti,  né  à  Ferrare,  (1503-1046).  Ce  qui  carac- 
térise ce  poète,  c'est  la  richesse  dans  les  pensées  et  la  force 
dans  l'expression,  beaucoup  de  grâce  et  de  facilité  Horace  est 
son  modèle. 

V.  de  Filicaja,  de  Florence  (1642-1707).  Il  contribua  beau- 
coup à  donner  à  la  poésie  italienne  de  la  force  et  du  nerf. 
Il  n'est  pas  moins  hardi  dans  les  images  que  Chiabrera,  à  l'école 
duquel  il  s'est  formé  ;  mais  on  rencontre  chez  lui  un  sentiment 
profond  de  patriotisme  et  de  religion,  et  plus  de  naturel.  Il 
a  plus  de  génie  que  d'art.  Les  jeux  d'esprit  sont  beaucoup  plus 
rares  chez  lui  que  chez  d'autres  poètes  italiens,  mais  il  est  par- 
fois faible  dans  l'expression,  et  manque  quelquefois  de  grâce. 

L'abbé  B.  Menzini,  de  Florence  (1646-1704).  Il  se  distingue  par 
la  fécondité  d'imagination  et  l'élégance  du  style,  mais  il  manque 
de  chaleur  et  de  force  dans  les  pensées.  On  estime  son  Art  poé- 
tique. 

Guidi,  né  à  Pavie  (1650-1712),  se  disait  l'égal  de  Piudare  Ses 
Poésies  lyriques  son  remarquables  par  le  dédain  de  toute  règle. 
Son  style  a  de  la  grâce  sa  versification  de  la  facilité.  Ajoutez  à 
cela  des  pensées  et  des  images  nobles.  Il  a  plus  d'awdace, 
d'imagination  et  d'enthousiasme  que  Chiabrera.  Mais  on  lui 
reproche  de  tomber  dans  l'extravagance  et  de  surcliarger  son 
style  d'ornements. 

Mansoni  {Charles-Alexandre,  comte),  né  à  Milan  en  1784, 
mort  en  1873,  peut-être  le  plus  beau  génie  de  l'Italie  au 
19''  siècle.  *  Voltairien  et  philosophe  jusqu'à  l'âge  de  25  ans, 
il  ne  produisit  d'abord  que  deux  œuvres  insignifiantes  :  Sur 
la  mort  de  Charles  Imbonati  (1806)  et  Uranie,  poème  mythe- 


—    l'il    - 

logique  (1809).  Nous  aimons  îi  citer  trois  vers  de  la  première 
pièce,  qui  furent  comme  une  profession  de  foi  du  poète  qu'il 
a  fidèlement  gardée  pendant  toute  sa  vie,  et  qui  auraient  pu 
faire  présager  son  prochain  retour  h  la  foi  de  ses  pères  : 
«  Ne  faire  aucun  pacte  avec  la  bassesse;  ne  trahir  jamais  la 
»  sainte  vérité;  ne  proférer  jamais  une  parole  qui  encourage 
»  le  vice,  ou  qui  ridiculise  la  vertu  (1).  » 

*  Sa  conversion  au  catholicisme  fut  signalée  par  l'appa- 
rition de  ses  Hymues  sacres  (1810),  qui  produisirent  un  grand 
bouleversement  dans  la  poésie  lyrique  italienne,  restée 
jusqu'alors  païenne.  En  1820  apparut  le  comte  de  Carma(jnole, 
et,  en  1823,  Adelchi,  deux  tragédies  qui  valurent  à  l'auteur 
de  vives  critiques,  de  ce  qu'il  s'y  était  alTranchi  de  la  règle 
des  unités.  Les  chœurs  qui  y  sont  mêlés,  ii  la  manière  antique, 
révèlent  surtout  son  talent  poétique.  Une  ode  sur  Napoléon  I, 
Le  cinq  mai  (1822),  et  un  roman  Lvs  fiancés  (1827),  traduit 
dans  toutes  les  langues,  ont  définitivement  fixé  la  renommée 
de  Jlanzoni.  En  elïet,  ce  dernier  poème  est  écrit  dans  une 
langue  incomparable  qui  n'a  été  égalée  ni  par  Lcopardi  ni 
par  Gucrrazzi,  chef  de  l'école  romantique  en  Italie.  Depuis 
lors,  il  a  vécu  dans  la  retraite,  insoucieux  de  sa  gloire,  mais 
passionné  pour  la  vie  de  famille,  et  tout  adonné  à  la  pratique 
de  la  vertu.  Néanmoins  il  publia  encore  quelques  écrits  de 
circonstance  :  Ilistuire  de  la colonncinfdme {ISi'i)  Observations 
sur  la  morale  catholique  (1832)  etc. 

Des  pensées  nobles  et  relevées,  des  sentiments  impétueux 
et  toujours  naturels,  des  images  hardies  et  brillantes,  un 
génie  vaste,  un  enthousiasme  entraînant,  une  rare  élégance 
et  une  douce  harmonie  de  style  :  voilà  le  résumé  des  qualités 
poétiques  de  ce  grand  lionnne. 

(1)  Non  far  trepua  coi  vili;  i!  santo  vero 

^î;^i  non  trudir;  né  profeiir  mai  veiljo 
Clie  plauda  al  viziu,  o  la  vertu  dérida. 


-    l'I'l   — 

'  Chœur  du   4e  acte  d'Adelchi. 

Les  tresses  pandantes  de  ses  cheveux,  éparses  sur  sa  poi- 
trine opressée,  les  bras  défaillants,  le  visage  humide  de  la 
sueur  du  trépas,  Hermangarde  est  étendue  sur  sa  couche,  cher- 
chant le  ciel  d'un  regard  qui  s'éteint. 

Les  lamentations  cessent,  un  concert  de  prières  s'élève  autour 
d'elle,  tandis  que,  suspendue  sur  son  front  glacé,  une  main 
légère  étend  le  dernier  voile  sur  l'azur  céleste  de  ses  yeux. 

Élève,  ô  douce  âme  tourmentée,  élève  à  Dieu  une  pensée  qui 
soit  pour  lui  ;  résigne-toi  et  mœurs  ;  c'est  hors  de  la  vie  qu'est 
le  terme  de  ton  long  martyre.  Hélas  !  durant  les  nuits  sans 
sommeil,  sous  les  voûtes  muettes  du  cloître,  à  la  face  des 
autels,  au  son  des  cantiques  des  vierges,  il  lui  revenait  sans 
cesse  à  la  pensée  le  souvenir  redouté  de  ces  jours  où,  chérie 
encore  et  sans  pressentiment  de  l'avenir,  elle  respira  avec 
ivresse  l'air  vivace  du  pays  des  Francs,  et  apparut  au  milieu 
des  femmes  Saliennes,  objet  d'envie  pour  elles  toutes. 

0  souvenirs  !  ô  Meuse  vagabonde  !  ô  tièdes  sources  d'Aquis- 
gran,  où,  dépouillant  sa  cuirasse  hérissée  de  mailles,  ton  sou- 
verain aimait  à  déposer  la  noble  sueur  des  combats...  Mais 
chasse,  ô  douce  âme  tourmentée,  chasse  ces  souvenirs  de  la 
terre;  élève  vers  Dieu  une  pensée  qui  soit  pour  lui;  résigne-toi 
et  meurs.  Dans  la  terre  qui  doit  couvrir  ta  dépouille  fragile, 
reposent  d'autres  infortunées,  des  épouses  veuves  par  le  glaive, 
des  mères,  qui  ont  vu  pâlir  leurs  enfants  transpercés  par  le  fer. 
Le  malheur,  dans  sa  providence,  t'a  rangée  parmi  les  opprimés  : 
descends  donc  reposer  avec  eux,  meurs  tranquille  et  pleurée. 
Personne  n'insuUera  h  tes  cendres  absoutes.  Meurs,  et  que, 
dans  le  trépas,  ton  visage  redevienne  calme  et  serein...  Tel, 
par  de-là  les  montagnes,  le  soleil  couchant  se  dégage  des  voiles 
orageux  qui  l'enveloppaient,  et,  teignant  de  pourpre  l'occident 
inquiet,  annonce  au  laboureur  prévoyant  un  jour  plus  beau  que 
celui  qui  finit. 

*  Sihio  Pellico,  dont  nous  parlerons  à  propos  du  roman  et  de 
la  tragédie,  naquit  à  Saluées  (1788-1858)  et  publia  en  1837  un 
volume  d'odes,  de  méditations,  d'hymnes,  dans  lesquels  sa 
douce  et  pieuse  lyre  chante,  de  la  manière  la  plus  suave,  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  et  de  plus  tendre. 

*  St-Frauçois  d'Assise  (1182-1 2'2G)  improvisait   des  cantiques, 


-     125     - 

ordonnant  ensuite  à  Frère  Pacifique,  qui  dans  le  siècle  avait  été 
poète,  de  réduire  les  paroles  à  un  rhylhme  plus  exact.  Voyez 
une  de  ses  strophes  sur  l'Amour  de  diarité,  page  52  de  cet  Essai. 
'  Jacopone  de  Bencdetti,  né  à  Todi  (vers  1245-1306),  d'abord 
avocat  distingué,  puis  frère  mineur  (1),  composa  plusieurs  can- 
tiques spirituels,  publiés  à  Venise  (IG17),  parmi  lesquels  on 
remarque  le  Stabat  Mater  dolorosa,  ainsi  que  le  Stabat  Mater  s pe- 
ciosa,  appelé  le  Stabat  de  la  Crèche.  Voici  ce  que  dit  du  premier, 
le  pieux  Ozanam.  «  La  liturgie  catholique  n'a  rien  de  plus  tou- 
chant que  cette  complainte  si  triste,  dont  les  strophes  mono- 
tones tombent  comme  des  larmes  ;  si  douce,  qu'on  y  reconnaît 
bien  une  douleur  divine  et  consolée  par  les  anges  ;  si  simple 
enfin,  dans  son  latin  populaire,  que  les  femmes  et  les  enfants 
en  comprennent  la  moitié  par  les  mots,  l'autre  moitié  par  le 
chant  et  par  le  cœur.  »  [Les  poètes  franciscains  en  Italie,  au  trei~ 
zième  siècle,  page  211). 

Principaux  j)oètes  h/riques  anglais. 

'  J.  Dr!/dpn(lG31-1700)  débuta  par  des  chants  lyriques,  et  fut 
nommé  poète  lauréat  par  Charles  II.  Il  composa  un  grand 
nomljre  de  comédies  et  de  tragédies,  dont  les  meilleures  sont 
Don  Sébastien  et  la  Conquête  de  Grenade.  On  a  encore  de  lui 
quelques  satires.  S'étant  fait  catholique  (1688),  Guillaume 
d'Orange  lui  enleva  son  bénéfice  de  poète  lauréat.  C'est  alors 
qu'il  publia  ses  meilleurs  ouvrages,  des  traductions  en  vers  de 
Virgile,  de  Juvénal,  de  Perse,  et  la  plus  belle  de  ses  Odes,  la 
Fête  d'Alexandre  pour  la  Fête  de  Ste-Cécile.  Dryden  occupe  la  pre- 
mière place  parmi  les  poètes  classiques  de  l'Angleterre  pour 
l'élégance,  l'harmonie  du  style  et  le  goût. 

Graij,  (1716-1771).  Ses  odes  à  V Adversité,  au  Printemps  et  à 
la  Musique,  son  ode  intitulée  le  Barde,  le  placent  au  premier 
rang  des  lyriques  de  son  pays.  Ses  ouvrages  sont  peu  nom- 
breux, mais  ils  saisissent  l'àme. 

Campbell  né  à  Glasgow,   mort  à  Boulogne  (1777-1844).  Des 

(1)  *  En  126S,  sa  jeune  épouse  fut  ensevelie  sous  les  décombres  d'une  estrade  réservée 
pour  (les  jeux  publi(,-s,  que  l'on  célébrait  à  Todi.  Cette  mort  soudaine,  les  habitudes 
austères  que  déi!élait,  chez  une  personne  nourrie  dans  les  délicatesses  de  l'opulence,  un 
cilice  dont  on  trouva  sa  femme  revêtue,  furent  pour  Jacopone,  connue  un  coup  de  foudre  ; 
il  cacha  sous  les  éRaremenls  du  désespoir  les  premiers  transports  d'une  pénitence 
héroïque,  et  demanda  en  127S  à  être  admis  chez  les  Frères-Mineurs. 


—     12i     - 

sentiments  tendres,  sombres  et  mélancoliques,  des  accents 
mâles,  mais  rarement  sublimes,  trop  peu  d'abandon,  parfois 
des  passages  remarquables  par  leur  enthousiasme  poétique,  un 
style  pur  et  élégant,  une  suave  harmonie,  une  versification 
douce  et  gracieuse,  tels  sont  les  caractères  de  ses  odes.  Nous 
citerons  ici  un  fragment  de  son  poème  intitulé  le  Plaisir  de  l'espé- 
rance, poème  didactique,  cju^il  publia  à  l'âge  de  21  ans.  C'est  le 
chant  d'une  mère  qui  veille  auprès  de  son  enfant. 

«  Dors,  image  de  ton  père,  dors,  mon  enfant.  Tu  n'auras  pas 
»  de  chagrins,  tu  ne  pousseras  pas  de  soupirs  qui  ne  soient 
»  ressentis,  répétés  par  le  cœur  de  ton  père  et  le  mien! 

»  Beau  comme  son  père,  mon  fils  aura  tous  ses  traits  ;  il  aura 
»  son  âme  aussi;  mais  hélas  !  puisse-t-il  être  plus  heureux  que 
»  lui  ! 

»  Ail  !  je  l'espère,  ta  gloire,  tes  vertus,  ton  amour  filial,  ban- 
»  niront  de  mon  cœur  déchiré  les  souvenirs  cruels  du  passé  ! 
»  Ah!  charme  par  ton  sourire  la  solitude  de  ta  mère,  et  fuis 
»  le  dédain,  fuis  l'ingratitude  du  monde. 

»  Dis-moi,  quand  ravie  à  la  terre  et  à  loi,  mon  fils,  je  repo- 
»  serai  ma  tète  à  l'ombre  du  saule  funéraire, 

»  Viendras-tu,  tendre  ami,  t'agenouiller  un  moment  sur  ma 
»  tombe  et  consoler  mon  ombre  gémissante? 

»  Oh  !  viendras-tu,  le  soir,  répandre  sur  mon  étroite  pierre  le 
»  tribut  des  larmes  du  souvenir? 

»  Et,  la  tête  appuyée  sur  la  main,  rêver  au  dernier  adieu  que 
»  te  laissera  ma  tendresse, 

»  Et,  confiant  au  vent,  qui  tout  bas  murmure,  les  soupirs 
»  amers,  penser  à  mon  amour,  penser  à  mes  malheurs  (I)  !  » 

Byron  *  {Gcorge-Nori  Gordon,  lord)  (1788-1824),  d'une  des 
plus  illustres  familles  de  la  Grande-Bretagne,  publia  un 
grand  nombre  de  poésies  qu'il  est  difficile  de  rattacher  5  des 
genres  particuliers,  sa  règle  étant  de  n'en  suivre  aucune. 

(1)  Cetto  picVe  si  simple  et  si  naïve  rappelle  les  naïfs  Verseîets  à  son  premier  né,  attri- 
bués à  ClolMe  de  SurviUe  (1 -US- 1-195),  et  connnen(.'ant  pnr  ces  mots  :  O  cher  enfantelet, 
vray  pouvlraU  de  ton  père,  etc. 

M.  ViUemain  prt-tnnd  que  cette  production  est  une  œuvre  factice,  due  h  la  plume  d'un 
marquis  de  Survilic,  qui  v^cut  au  18"  siècle,  et  fui  mis  à  mort  en  1798.  *  On  est  pil-néra- 
lement  convaincu  à  prés-ent  que  c'est  Tcouvre  de  l'éditeur.  JI.  de  VanderLourg,  qui  publia 
en  1S03  tout  uu  recuuil  de  poésies  charmantes,  sous  le  nom  de  Clotilde. 


-    m^    - 

Cependant  le  genre  lyrique  domine  partout.  A  vingt  ans,  il 
fit  paraître  les  Heures  de  loisir.  Ses  principaux  ouvrages  sont  : 
le  Pèlerinage  de  Cliilde  Ilarold  (1811),  le  Corsaire,  Lara  (1812- 
,1814),  Parisina,  Mazeppa,  plusieurs  drames  et  une  sorte 
d'épopée  (Don  Juan).  Byron  est  le  poète  romantique  par 
excellence,  à  prendre  ce  mot  dans  le  sens  qu'il  a  eu  pendant 
quarante  ans,  pour  désigner  les  Hbi-es-penseurs  de  la  litté- 
rature. Comme  eux,  il  afîecte  le&  transitions  brusques,  les 
pensées  vagues  et  obscures,  les  sentiments  outrés,  le  mépris 
de  la  langue,  et  une  certaine  fierté  d'allure  mêlée  de  mé- 
lancolie. 

*  Génie  sauvage  et  frondeur,  il  foule  aux  pieds  le  respect  de 
toute  chose.  «  Ennuyé  de  la  vie,  le  désespoir  au  cœur,  le  doute 
dans  l'inlelligence,  l'âme  en  ruines,  Byron  s'est  mis  à  chanter 
son  désespoir,  ses  regrets  et  ses  haines.  La  religion,  l'histoire, 
l'humanité,  la  nature,  lui  apparaissent  à  travers  le  voile  d'une 
sombre  misanthropie.  Jamais  un  enseignement  salutaire,  rare- 
ment une  pensée  consolante,  mais  toujours  l'ironie,  le  dédain, 
le  sarcasme,  le  scepticisme  et  l'exaltation  du  néant  (1).  » 

Nous  citons  un  passage  de  Childe-IIarold,  où,  en  décrivant  la 
puissance  et  la  majesté  de  la  mer,  il  laisse  encore  percer  sa 
haine,  son  mépris  de  l'humanité.  S'il  salue  la  puissance  de 
l'océan,  c'est  parce  que  l'homme  est  impuissant  à  le  dompter. 
'  «  Déroule  tes  vagues  d'azur,  profond  et  sombre  océan. 
»  D'innombrables  flottes  te  parcourent  en  vain  !  sur  la  terre, 
»  l'homme  marque  son  passage  par  des  ruines  ;  mais  sa  puis- 
»  sance  expire  sur  tes  bords.  Les  naufrages  qui  surviennent 
»  sur  la  plaine  liquide,  sont  ton  œuvre...  A  peine  si  l'ombre  de 
»  l'homme  se  dessine  un  moment  sur  ta  surface,  alors  qu'il 
»  s'enfonce  comme  une  goutte  d'eau  dans  la  profondeur  de  les 
»  abîmes  !  —  Tes  routes  ne  portent  point  l'empreinte  de  ses 
»  pas;  tes  domaines  ne  sont  point  sa  proie...  Ces  armements 
B  qui  vont  foudroyer  les  remparts  des  cités  bâties  sur  le  roc, 
»  épouvanter  les  nations  et  faire  trembler  les  monarques  dans 

(1)  Études  de  litliratiire  contemporaUic ,  par  J.-J.  Tlionisgen,  R>:vue  cathoVque,  1S4S, 
Juillet. 


-     «26     - 

»  leurs  capitales;  ces  Lévialhans  de  chêne,  aux  gigantesques 
»  flancs,  qui  font  prendre  à  ceux  qui  ont  pétri  leur  argile,  le 
»  vain  titre  de  seigneurs  de  l'Océan,  d'arbitres  de  la  guerre, 
»  que  sont-ils  pour  toi?...  Gomme  le  flocon  de  neige,  ils  se 
»  fondent  dans  l'écume  de  tes  flots  !  —  Glorieux  miroir  où  la 
»  face  du  Tout-Puissant  se  rélléchit  dans  la  tempête!  Galmeou 
»  agité,  soulevé  par  la  brise  ou  l'aquilon,  glacé  vers  le  pôle, 
»  sombre  et  bruyant  sous  la  zone  torride,  tu  es  toujours  im- 
»  mense,  illimité,  sublime;  tu  es  toujours  l'image  de  l'éternité, 
»  le  trône  de  l'Invisible  !  Les  monstres  de  l'abîma  sont  formés 
»  de  ton  limon  ;  toutes  les  zones  t'obéissent  :  partout,  tu 
»  t'avances  terrible,  inpénétrable,  solitaire!  »  (Giiap.  IV). 

Th.  Moore,  né  à  Dublin  (1779-1852),  *  débuta  par  des  poésies 
fugitives,  traduites  ou  imitées  des  classiques  latins  et  grecs 
(Anacréon  et  Catulle).  Il  publia  ensuite  ses  Mélodies  irlandaises 
(1810),  poésies  toutes  nationales,  les  Lettres  interceptées,  quelques 
satires  et  deux  poèmes  du  genre  Oriental.  D'abord  rival,  il  fut 
depuis  ami  intime  de  Byron.  Moore  se  distingue  parla  grâce  du 
style  et  le  coloris  de  l'imagination.  On  regrette  de  voir  ce  poète 
qui  était  catliolique,  consacrer  parfois  son  talent  à  chanter  des 
sujets  voluptueux,  ou  à  lancer  des  traits  satiriques  contre  les 
prêtres.  Il  est  avant  tout /)oèfe  national. 

Une  rare  fécondité,  la  fidélité  au  bon  goût,  la  hardiesse,  quel- 
quefois la  sublimité  des  pensées,  la  vérité  et  la  force  des  sen- 
timents, la  douceur  et  la  grâce  du  style,  telles  sont  les  qualités 
brillantes  des  odes  de  Moore.  Voici  son  ode  à  VIrlande. 

«  Me  souvenir  de  toi!  oh  !  oui,  tant  qu'il  y  aura  de  la  vie  dans 
mon  cœur,  jamais  il  ne  t'oubliera,  si  délaissée  que  tu  sois  :  — 
plus  chérie  dans  ta  douleur,  ton  obscurité,  tes  orages,  que  le 
reste  du  monde,  h  ses  heures  les  plus  brillantes. 

Si  tu  étais  ce  que  je  désire,  grande,  glorieuse,  libre,  la  pre- 
mière fleur  de  la  terre,  la  première  perle  de  l'océan,  je  te  sa- 
luerais, l'orgueil  du  bonheur  sur  le  front;  mais  t'aimer  plus  que 
je  ne  t'aime  aujourd'hui,  mon  cœur  le  pourrait-il? 

Non,  ton  sang  qui  coule,  tes  chaînes  qui  se  rouillent,  te 
rendent  plus  douloureusement  chère  à  tes  enfants.  Gomme  les 
petits  de  l'oiseau  du  désert,  ils  boivent  l'amour  dans  chaque 
goutte  de  vie  qui  tombe  de  ton  cœur.  » 


—     J27     - 

Principaux  poètes  lyriques  allemands. 

Klopstod;  né  en  Saxe,  mort  il  Hambourg  (1724-1803),  le 
Pindare  de  l'Allemagne.  C'est  proprement  avec  lui  que  renaît 
la  littérature  allemande,  et  que  commence  son  époque  clas- 
sique. Dédaignant  de  traduire  ou  d'imiter  servilement  les 
étrangers,  il  puisa  les  sujets  de  ses  chants  dans  son  propre 
cœur,  dans  la  religion  et  dans  l'histoire  de  sa  nation.  Un 
amour  pur,  une  amitié  tendre,  la  piété,  la  religion  et  l'amour 
de  la  patrie,  ce  sont  là  les  grands  objets  qui  l'inspirent.  Des 
pensées  fortes  et  hardies,  des  images  frappantes,  des  émo- 
tions profondes,  un  enthousiasme  sublime,  un  style  et  un 
mètre  harmonieux  :  voilà  ce  qui  caractérise  ses  hymnes  et 
ses  odes  héroïques.  Ajoutons  que  toujours  il  respecte  les 
mœurs.  Cependantil  a  ses  défauts  :  à  force  de  s'élever  haut, 
il  se  perd  quelquefois  dans  le  vague  et  devient  obscur;  ses 
constructions  sont  souvent  trop  compliquées  et  trop  diffi- 
ciles à  débrouiller.  On  doit  lui  reprocher  aussi  des  longueurs 
et  trop  de  hardiesse  dans  la  formaiion  de  mots  nouveaux. 
Toutes  ses  odes,  au  nombre  de  219,  peuvent  être  divisées  en 
trois  classes.  Les  premières  respirent  Pindare  et  Horace, 
elles  sont  nobles  et  soutenues.  Les  secondes  rappellent  les 
Bardes  du  Nord,  elles  sont  hérissées  de  mythologie  Scan- 
dinave et  obscures.  Les  troisièmes  portent  le  caractère  des 
chants  de  David  et  des  Prophètes,  elles  sont  grandes  et  su- 
blimes. Les  plus  belles  de  ses  odes  sont  les  suivantes  : 
le  Chaut  du  Printemps  —  les  Mondes  —  les  Astres  —  les 
Chœurs  —  la  Vue  de  Dieu  —  les  deux  Muses  —  à  Celui  qui  est 
présent  partout  —  ma  Patrie  —  la  Colline  et  la  Forêt  —  au  Sau- 
veur —  le  grand  Alléluia. 

*  Outre  la  Messiade,  poème  épique,  il  composa  encore  des 
Élégies,  trois  tragédies  :  la  Mort  d'Adam,  Salomon,  David;  et 
un  chant  héroïque  et  patriotique,  Hermann. 


-       l 'J  s       - 

Ses  odes  forment  le  foniJorncnt  le  plus  solide  de  sa  gloire. 

Nous  citons  ici  la  traduclion  de  sa  première  ode,  le  Chant  du 
Printemps. 

«  Je  ne  me  plongerai  pas  dans  l'océan  des  mondes;  je  n'élève- 
rai pas  mon  vol  jusqu'à  ces  régions  où  les  premières  créatures, 
les  chœurs  des  enfants  de  la  lumière,  adorent  profondément,  et 
s'abîment  dans  leurs  ravissenients. 

C'est  devant  une  goutte  d'eau,  c'est  devant  la  terre  que  je 
m'arrête,  c'est  là  que  je  veux  chanter  et  adorer  :  gloire  à  Dieu  ! 
cette  goutte  découla  aussi  de  la  main  du  Tout-Puissant. 

Quand  la  main  du  Tout-puissant  lança  dans  les  cieux  les 
globes  immenses,  quand  elle  fit  jaillir  les  torrents  de  la  lumière, 
quand  parurent  les  Pléiades;  alors,  toi  aussi,  ô  terre,  ô  goutte 
légère,  tu  découlas  de  la  main  du  Tout-Puissant! 

Quand  des  torrents  de  feu  frémirent,  et  que  brilla  notre 
soleil,  (juand  des  flots  impétueux  de  lumière  se  précipitèrent 
du  sommet  des  cieux,  et  ceignirent  l'Orion,  alors,  toi  aussi,  ô 
terre,  toi,  goutte  d'eau,  tu  t'échappas  de  la  main  du  Tout- 
Puissant. 

Que  sont  ces  myriades  de  créatures  qui  habitèrent  autrefois 
cette  goutte?  Et  qui  suis-je,  moi?  Gloire  au  créateur!  Je  suis 
plus  que  les  mondes  qui  jaillirent  de  sa  main,  plus  que  les 
Pléiades  qui  se  formèrent  par  l'assemblage  des  rayons  lumi- 
neux. 

Mais  toi,  ver  printanier,  toi,  qui,  tout  couvert  d'or  et  d'azur, 
joues  à  mes  pieds,  tu  vis,  et  peut-être  n'es-tu  pas  immortel! 

J'étais  venu  pour  adorer  et  je  pleure  !  Pardonne,  pardonne 
aussi  ces  larmes  au  faible  mortel,  ù  loi,  qui  seras  toujours  ! 
Tu  me  dévoileras  tous  les  secrets,  ô  loi,  (^ui  me  feras  traver- 
ser la  sombre  vallée  de  la  mort!  j'apprendrai  alors  si  ce  ver 
brillant  possédait  une  âme  immortelle. 

N'es-lu  qu'une  poussière  vivante,  fils  du  printemps?  deviens 
donc  de  nouveau  poussière,  ou  tout  ce  que  veut  l'Eternel  î 

Mes  yeux,  répandez  de  nouveau  des  larmes  de  joie  !  Toi,  ma 
lyre,  exalte  le  Seigneur! 

Ma  harpe  est  de  nouveau  entourée  de  rameaux  de  palmier,  je 
chante  le  Seigneur.  Me  voici.  Tout  ce  qui  m'entoure,  annonce 
sa  toute-puissance,  tout  est  merveille! 

Rempli  d'un  profond  respect  je  contemple  l'uiiive/s  ;  car,  toi, 
qui  n'as  pas  de  nom,  tu  l'as  créé  ! 


—     129     — 

Zéphyrs,  qui  soufflez  autour  de  moi,  et  qui  versez  une  déli- 
cieuse fraîcheur  sur  mon  visage  embrasé,  venls  merveilleux, 
c'est  le  Seigneur  qui  vous  a  envoyés,  c'est  l'Infini. 

Mais  voilà  les  venls  qui  se  calment;  à  peine  respirent-ils  en- 
core. Le  soleil  du  malin  devient  bridant,  de  sombres  nuages  se 
roulent  en  avant,  il  est  visible  Celui  qui  approche,  l'Eternel  ! 

Cependant  les  venls  se  déchaînent,  ils  frémissent,  ils  tourbil- 
lonnent. Comme  la  forêt  tremblante  s'incline!  Comme  le  fleuve 
agité  se  soulève  !  Tu  es  visible  aux  mortels,  autant  que  tu  peux 
l'être  :  oui,  tu  es  visible,  Être  infini  ! 

La  forêt  baisse  ses  cimes,  le  neuve  précipite  ses  fiols  !  et 
moi,  je  ne  me  prosterne  pas  le  front  contre  tei-re?  Seigneur, 
Seigneur,  Dieu  de  bonté.  Dieu  de  miséricorde,  toi,  si  présent, 
aie  pitié  de  moi  ! 

Seigneur,  es-tu  courroucé,  lorsque  la  nuit  forme  ton  vête- 
ment? Cette  nuit  est  bénédiction  pour  la  terre.  Non,  mon  père, 
tu  n'es  pas  courroucé  ! 

Elle  vient  verser  la  fraîcheur  sur  l'épi  nourrissant,  sur  la 
grappe,  qui  réjouit  le  cœur.  Non,  mon  père,  tu  n'es  pas  cour- 
roucé. 

Tout  est  calme  devant  loi,  ô  Dieu  présent!  Autour  de  moi, 
tout  est  silence.  L'insecte  au  vêtement  d'or,  lui-même  est  atten- 
tif. Aurait-il  une  âme?  serait-il  immortel? 

Ah  !  Seigneur,  que  mes  louanges  n'égalent-elles  l'ardeur  de 
mes  désirs  !  Tu  te  révêles  avec  une  magnificence  toujours  crois- 
sante. Autour  de  toi,  la  nuit  devient  de  plus  en  plus  épaisse  et 
féconde  en  bénédiction. 

Voyez-vous  le  témoin  du  Seigneur  qui  paraît?  Voyez-vous 
i'éclair  rapide  qui  fend  les  airs?  Entendez- vous  le  tonnerre  de 
Jéhova?  L'entendez-vous?  l'entendez-vous,  le  tonnerre  du  Sei- 
gneur, qui  ébranle  la  nature  ! 

Seigneur,  Seigneur,  Dieu,  grâce  et  miséricorde!  Qu'il  soit 
adoré,  qu'il  soit  béni,  ton  saint  nom  ! 

Et  les  vents  orageux?  ils  portent  le  tonnerre.  Comme  ils  mu- 
gissent !  comme  ils  pèsent  sur  la  lorèt  semblable  à  une  mer 
colirroucée  !  El  voilà  qu'ils  se  taisent.  Le  noir  nuage  s'avance 
lentement  dans  les  cieux. 

Voyez-vous  le  nouveau  témoin  de  Dieu  qui  approche,  le  rapide 
éclair?  Entendez-vous  au  haut  des  nues  le  tonnerre  du  Sei- 


—     130     — 

gneur?  11  crie  :  Jéhova!  Jéhova  !  et  la  forêt  brisée  par  la  foudre 
fume  ! 

Mais  non  pas  notre  chaumière!  Notre  Père  a  ordonné  à  son 
destructeur  de  passer  devant  notre  chaumière. 

Ah  !  déjà  j'entends,  j'entends  dans  les  airs  et  sur  la  terre  le 
frémissement  d'une  pluie  bienfaisante  !  Maintenant,  une  douce 
fraîcheur  pénètre  dans  le  sein  de  la  terre  altérée,  et  le  ciel  est 
déchargé  du  poids  de  sa  bénédiction. 

Voyez!  voilà  que  Jéhova  ne  vient  plus  dans  l'orage;  Jéhova 
vient  dans  le  doux  frémissement  du  paisible  zéphyr,  et,  sous 
ses  pieds,  se  courbe  l'arc  de  la  paix  ! 

J.-P.  Uz  (1720-1796).  Ses  hymnes  se  rapprochent  beaucoup 
des  odes  de  Klopstock,  pour  le  sentiment  religieux  et  la  subli- 
mité des  pensées.  Les  plus  parfaites  de  ses  odes  sont  des  odes 
philosophiques;  elles  sont  riches  en  pensées  fortes  et  en 
images  hardies.  11  s'anime,  il  brûle,  lorsqu'il  dépeint  l'orgueil 
des  grands,  la  corruption  des  mœurs,  la  mollesse  de  ses  com- 
patriotes et  les  ravages  de  la  guerre.  Sa  diction  est  assez  pure 
et  correcte,  la  versification  excellente.  Les  odes  suivantes  mé- 
ritent une  attention  particulière  :  Louange  de  Dieu  —  Au  Soleil  — 
Dieu  au  printemps —  Dieu  dans  l'orage  —  VAllemagyie  opprimée. 
*  Grand  partisan  de  la  rime,  il  voulut  ridiculiser,  sous  le  nom 
de  Millonieas,  les  partisans  des  vers  blancs.  Il  a  publié  aussi  un 
poème  didactique,  la  Théodicée,  et  un  poème  comique. 

J.-A.  Cramer,  né  en  Saxe,  (1723-1788).  Du  mouvement  lyrique, 
des  sentiments  profonds,  de  l'enthousiasme,  qui  cependant 
quelquefois  ne  se  soutient  pas  assez,  et  dégénère  en  déclama- 
tions oratoires,  des  métaphores  hardies,  un  style  vif  et  rapide, 
une  versification  excellente,  une  rime  facile,  des  tableaux  ani- 
més, tels  sont  les  caractères  de  ses  odes,  dont  la  plus  remar- 
quable est  celle  qui  porte  pour  titre  :  David. 

C h. -G.  Ramier  {il 2b-\19S),  appelé  V Horace  allemand,  mais,  ce 
nous  semble,  à  tort.  L'unique  analogie  qu'il  y  ait  entre  Horace 
et  Ramier,  c'est  qu'à  l'exemple  du  lyrique  romain,  il  a  pris  pour 
olijet  de  ses  chants  une  tète  couronnée,  Frédéric  le  Grand.  Son 
vrai  mérite,  c'est  son  style  correct,  poli  et  élégant;  chaque  con- 
struction choisie  et  travailllée  avec  soin.  *  On  a  encore  de  lui 
des  Cantates,  des  Fables  et  des  Chansons. 

Chr.-Fréd.-Dan.  Scliubart  (1739-1791).  Des  idées    sublimes, 


-      131     — 

une  diction  animée,  mais  parfois  l'enflure  eirafTeclation,  carac- 
térisent ses  odes. 

J.-iV.  Goethe  (1749-1832).  Plusieurs  de  ses  productions 
lyriques  peuvent  être  rangées  parmi  les  odes,  quoiqu'il  n'ait 
donné  ce  nom  à  aucune;  ainsi,  par  exemple,  le  chant  de 
Mahomet,  ma  Déesse,  le  voyage  au  Ilarz,  En  hiver,  la  Navi- 
gation, Prométhée,  le  Divin.  —  Un  sublime  enthousiasme,  des 
images  brillantes,  un  style  doux,  harmonieux,  caractérisent 
ses  odes.  Nous  parlerons  ailleurs  de  ce  Voltaire  allemand. 

Chrèt.  de  Stolberg  (1748-1821).  Ses  odes  sont  remarquables 
par  un  grand  enthousiasme,  la  force  du  sentiment,  l'énergie  de 
l'expression,  la  nouveauté  des  pensées,  la  tendresse  et  l'élé- 
gance, une  versification  facile  et  heureuse. 

F.-L.  de  Stolberg  (1750-1819).  Ses  odes  se  distinguent  par 
un  mouvement  hardi  et  sublime,  par  des  images  élevées,  un 
style  vigoureux,  une  inspiration  exaltée.  Quelquefois  pour- 
tant, on  s'aperçoit  trop  des  efforts  qu'il  fait  pour  s'élever  à 
cet  enthousiasme  qui  est  le  propre  de  la  lyre,  et  l'on  dirait, 
comme  s'exprime  un  critique  allemand,  qu'il  saisit  le  luth 
des  deux  mains,  afin  de  faire  plus  de  bruit.  Ses  sujets  favoris 
sont  la  liberté  et  la  patrie.  Nous  citerons  ici  la  traduction  de 
son  ode  le  Torrent  du  rocher  (dcr  Felsenstrom)  (1). 

«  Immortel  jeune  homme  !  tu  t'élances  de  l'antre  du  rocher. 
Aucun  mortel  ne  vit  le  berceau  du  fort,  nulle  oreille  n'entendit 
balbutier  le  héros  dans  sa  source  bouillonnante  ' 

Que  tu  es  beau  ayec  tes  boucles  argentées  !  que  tu  es  ter- 
rible, enveloppé  du  tonnerre  des  rochers  au  loin  retentissants! 
Le  sapin  tremble  devant  toi,  tu  emportes  le  sapin  avec  sa  ra- 
cine et  son  sommet  élevé!  Les  rochers  fuient  devant  toi!  lu 


fl)  Le  comte  F.L.  de  Stolberg  vit  le  jour  à  Bramstedt  dans  le  Holstein.  Xé  dans  la  reli- 
gion protestante,  Il  rentra  en  1800  dans  le  sein  de  l'Église  catholique,  et  mourut  à  Munster, 
dans  les  sentiments  de  la  plus  touchante  piété.  Le  plus  beau  de  ses  ouvaages  est  son 
Histoire  de  la  Religion  de  J.-C,  dans  lequel  il  se  montre  à  la  fois  profond  philosophe, 
sa\  ant  historien  et  fervent  catholique. 


—      loi     — 

aileiiis  les  rochers,  et,  eu  rianl,  Iules  roules  clevjiil  toi  comme 
des  cailloux. 

Le  soleil  te  revêt  des  rayons  de  la  gloire!  Il  peint  les  nuages 
floltanls  de  tes  ondes  poudreuses  des  couleurs  de  l'arc  céleste  ! 

Pourquoi,  si  pressé,  descends-tu  vers  le  lac  vert?  N'es-lu  pas 
bien  plus  près  du  ciel?  Ne  le  plais-tu  pas  dans  le  bocage  sus- 
pendu des  chênes? 

Oh  !  ne  te  hâte  pas  de  courir  au  lac  vert  !  jeune  homme,  lu  es 
fort  encore  comme  un  dieu,  libre  comme  un  dieu  ! 

Là-bas,  il  est  vrai,  le  sourient  le  calme  profond,  les  ondula- 
toins  paisibles  du  lac  silencieux,  tantôt  argenté  par  la  lune  qui 
s'y  baigne,  tantôt  vermeil  par  le  rayon  du  soir  qui  vient  le 
dorer. 

Mais,  ô  jeune  homme,  qu'est  donc  le  repos  soyeux,  qu'est 
donc  le  sourire  de  la  lune  gracieuse,  la  pourpre  el  l'or  du  soleil 
couchant,  pour  celui  qui  se  voit  dans  les  chaînes  de  l'esclavage. 

Ici,  lu  bouillonnes  sauvage  selon  les  désirs  de  Ion  cœur;  là- 
bas,  sur  le  lac  asservi  régnent  lanlôl  les  vents  inconstants, 
tantôt  le  silence  de  la  mort  ! 

Oh!  ne  le  hâte  pas  ainsi  de  le  mêler  au  lac  vert!  jeune 
homme,  lu  es  encore  fort  comme  un  dieu,  libre  comme  un  dieu  !  » 

Schiller  (1759-1 803).  Des  sentiments,  tantôt  véhéments, 
tantôt  tendres,  des  pensées  nobles,  une  grande  richesse 
d'images,  un  style  pur  et  correct,  coulant  et  doux,  une  ver- 
sification mélodieuse,  tels  sont  les  caractères  de  sa  muse 
lyrique.  Son  chef-d'œuvre  lyrique  est  sans  contredit  le  Chant 
de  la  cloche,  *  qui  présente,  da.is  h  poésie  la  plus  élevée,  le 
rapprochement  entre  les  dilTérenles  phases  de  la  fusion  du 
métal  et  les  principales  circonstances  de  la  vie  humaine, 
considérées  au  point  de  vue  pratique  (1). 

*  Le  P.  ^f.  Dcjfi.s  (1720-1800),  de  la  compagnie  de  Jésus,  écrivil, 
sous  l'anagramme  de  Suied,  le  Barde,  des  odes  el  des  chants, 
dans  lesquels  on  reconnaît  facilement  un  disciple  de  Klopslo^k. 


(1)  Voyez-en  la  traduction  en  prose  dans  la  Bibli-olltèqiie  choisie,  par  une  sociiW-  rf»? 
gen^  de  lelh-es,  sous  la  direction  de  M.  Lawenlie,  1'  livraison    limile  Deschanips  l'a 

tra'liiit  eu  Vers. 


-      !  53      - 

Les  leçons  publiciues  qu'il  donna  au  collège  de  Marie-Thérèse, 
à  Vienne,  ne  contribuèrent  pas  peu  à  épurer  le  goût  poétique 
dans  le  midi  de  l'AUernogne. 

*  Henri  Hciiw,  né  à  Uusseldorf  (1790)  de  parents  juifs,  se  fit 
protestant  et  mourut  à  Paris  (1850)  paralysé  et  aveugle  depuis 
longtemps.  Il  composa  en  allemand  deux  tragédies  et  un  grand 
nombre  de  poésies  lyri(iues,  de  chansons,  d'épigrammes,  de 
contes.  Établi  h  Paris  il  devint  français  d'habitudes  et  de  lan- 
gage et  s'attacha  h  imiter  à  la  fois  Voltaire  et  Byron  dans  leur 
haine,  leurs  moqueries  de  tout  ce  qui  tient  à  la  religion. 
Comme  on  a  parfois  entendu  une  louange  de  Dieu  sortir  des 
lèvres  de  l'esprit  immonde,  nous  recueillons,  parmi  les  impié- 
tés de  cet  auteur  protestant,  le  tableau  si  majestueux  et  si 
iloux  qu'il  fait  du  Sacré-Cœur  de  Jésus,  enveloppant  le  monde 
des  rayons  de  sa  grâce  et  pacifiant  l'humanité  (1). 

*  Le  Cœur  de  Jésus. 

«  Au  haut  du  ciel  brillait  le  soleil  environné  de  nuages.  La 
mer  était  calme.  J'étais  assis  auprès  du  gouvernail  du  navire, 
perdu  dans  mes  pensées  et  mes  songes.  Comme  j'étais  là,  à 
demi-éveillé,  à  demi-sommeillant,  je  vis  le  Christ,  le  Sauveur 
du  monde.  Dans  une  blanche  robe  flottante,  il  marchait  im- 
mense, gigantesque,  sur  la  terre  et  la  mer.  Sur  la  terre  et  la 
mer,  il  étendait  ses  inains  en  bénissant,  et  sa  tète  plongeait  ou 
sein  des  cieux.  Comme  un  cœur  dans  sa  poitrine,  il  portait  le 
soleil,  le  soleil  rouge,  flamboyant;  et  ce  rouge,  ce  flamboyant 
soleil  de  son  cœur  versait  sur  la  terre  et  la  mer  les  rayons  de 
sa  grâce,  sa  lumière  charmante,  bienheureuse,  cjui  éclairait  et 
réchaufTait  l'univers. 

Des  sons  de  cloches,  des  sons  de  fête  retentissaient  de  toutes 
parts,  doux  sons,  qui,  comme  des  cygnes  attelés  de  guirlandes 
de  roses,  semblaient  mener  le  navire  glissant  sur  les  ondes  ; 
oui,  ils  le  menaient,  en  se  jouant  jusqu'à  la  verte  rive  où  de- 
meure l'homme  dans  la  grande  ville  aux  tours  superbes. 

0  miracle  de  paix!  que  la  ville  était  calme.  On  n'entendait 
plus  de  murmures  confus  de  la  foule  afl'airée  et  tumultueuse. 
Dans  ses  rues  propres  et  sonores  marciiaient  des  hommes  vêtus 

;1)  La  plupart  Jes  éoiils  de  Heiii'i  Heine  sont  à  Viiule.r. 


-    iôi    — 

de  blanc,  et  portant  des  palmes.  Partout  où  deux  d'entre  eux 
se  rencentraient,  ils  se  regardaient  avec  une  sympathique  inti- 
mité. Tressaillant  d'amour,  l'âme  remplie  d'abnégation  et  de 
douceur,  ils  se  baisaient  au  front,  puis  ils  tournaient  les  yeux 
vers  le  grand  cœur  flamboyant  du  Christ,  dont  le  sang  rouge 
tombait  avec  joie  sur  la  terre  en  rayons  de  réconciliation  et  de 
grâce,  et,  trois  fois  heureux,  ils  disaient  :  Loue  soit  Jivus  Christ  !  » 

Les  poètes  lyriques  allemands  que  nous  venons  de  citer, 
étant  tous  protestants,  à  l'exceplion  de  F.-L.  Stolberg  et  du 
P.  Denis,  il  ne  faut  pas  s'étonner,  si  l'on  rencontre  dans  leurs 
chants  l'apologie  de  leur  secte  et  de  celui  qui  l'a  fondée. 

ARTICLE  DEUXIÈME. 

Productions  lyriques  appartenant  au  genre  moyen. 

A  ce  genre,  on  peut  rapporter  VÉlégie,  VHéroide,  VOde 
morale  ou  philosophique,  la  Cantate,  le  Sonnet  et  VÉpithalame. 

U  Élégie. 

L'Élégie  est  proprement  un  chant  qui  exprime  la  douleur, 
la  mélancolie,  la  tristesse;  quelquefois  cependant,  les  senti- 
ments d'une  joie  douce  et  tendre. 

Des  plaisirs  passés,  un  bonheur  perdu,  des  parents,  des 
amis,  enlevés  par  la  mort  ou  d'autres  accidents,  des  affections 
contrariées,  des  espérances  trompées,  la  caducité  des  choses 
d'ici-bas,  tels  sont  les  sujets  ordinaires  de  l'Élégie  (1). 

Yersibus  impariter  junctis  querimonia  [trimuni. 

Post  etiam  inclusa  est  voli  sententia  compos.  JIov.,  ad  Pis.,  75. 

(1)  Ll>s  mots  grecs  c/âVOÇ,  tiXytXoL  ne  désignaient  d'abord  qu'un  poème  Ij'riqiie 
composé  de  distiques,  c'est-à  dire,  d'iiexaniétres  et  de  pentamètres  alternants,  sans 
aucun  cgard  à  la  nature  du  fond.  On  appelait  S/cVcta  les  inscriptions  sur  les  statues, 
sur  les  tombeaux,  etc.,  ainsi  que  les  chants  de  guerre,  parce  qu'ils  avaient  ce  mètre.  Ce 
n'est  que  depuis  Simonide  qua  le  mot  î/£70^  a  désigné  ce  genre  de  poésie  dont  il  s'agit 
ici.  Voyez  Schœll.  Hlst.  de  la  litt.  grecque  profane,  t.  I,  1.  il,  cLap.  A',  ou  Rouh'z,  Manuel 
de  l'Iiisi.  de  la  litt.  grecque. 


—     135     - 

La  plaintive  Elégie,  en  longs  habits  de  deuil, 
Sait,  les  cheveux  épars,  gémir  sur  un  cercueil. 

Boil.  Art,  poét.,  ch.  II.  ' 

L'on  pourrait  appeler  l'élégie  un  monologue  passionné.  Cepen- 
dant, les  sentiments  qui  y  régnent  ne  doivent  pas  être  violents, 
mais  doux  et  tempérés.  Le  but  de  l'élégie  n'est  pas  d'exciter 
des  émotions  fortes  et  violentes,  mais  une  douce  pitié,  une 
compassion  tendre. 

L'on  voit  d'abord  que,  pour  réussir  dans  l'élégie,  il  faut  bien 
sentir,  et  peindre  ensuite  le  sentiment  avec  des  couleurs  vives  et 
naturelles. 

Il  faut  que  le  cœur  seule  parle  dans  l'Elégie. 

J5oi7.  Art.  poét.  ch.  II. 

Tout  ce  qui  offre  l'appareil  de  l'étude  et  dû  travail,  tout  ce  qui 
sent  l'art  et  l'affectation,  est  donc  entièrement  opposé  au  carac- 
tère de  l'élégie. 

Remarques.  A.  L'homme  trouve  d'ordinaire  des  charmes  à 
s'appesantir  sur  les  objets  qui  lui  causent  du  chsgrin  ou  de  la 
joie.  Le  poète  élégiaque  aussi  aime  à  s'appesantir  sur  ce  qui 
l'afflige;  il  s'y  arrête  longtemps,  et,  après  avoir  quitté  le  sujet 
de  ses  peines,  il  y  revient  encore,  il  peint,  il  développe  son 
malheur,  quelquefois  jusqu'à  la  satiété.  Il  parle  de  la  cause  des 
maux  qu'il  endure,  et  des  suites  qu'ils  peuvent  avoir,  accusant 
tantôt  sa  propre  imprudence,  tantôt  ses  semblables,  etc. 

B.  L'on  ne  peut  pas  exiger  du  poète  élégiaque  de  grands 
ornements  poétiques,  tels  que  des  comparaisons  brillantes,  des 
métaphores  hardies,  ni  un  ordre  rigoureux.  Sa  Muse  aura  au 
contraire  l'extérieur  un  peu  négligé  ;  une  grande  parure  sied 
mal  à  la  douleur,  et  le  désordre  lui  est  plus  naturel. 

C.  Le  poète  élégiaque  atteindra  son  but  plus  facilement,  s'il 
a  soin  de  marquer  le  temps,  le  lieu  et  la  situation  particulière, 
dans  lesquels  il  est  sensé  exhaler  ses  plaintes  (la  nuit  —  la 
solitude  —  le  bord  des  tombeaux). 

Poésie  élégiaque  chez  les  Hébreux. 

L'Écriture  sainte  nous  offre  une  fotile  de  beaux  exemples 
dans  le  genre  élégiaque,  tels  que  les  Threni,  c'est-h-dire,  les 


—      130     — 

Lamentations  du  prophète  Jérémie;  plusieurs  psaumes  de 
David,  tels  que  : 

2t  DetiS  DcHs  meus,  vcspice  in  me.  —  ,'>7.  Domine,  ne  in  furore 
tuo.  —  4.'?.  Deus,  auribus  nostris  aiidivimus.  —  .OO.  Miserere  meij. 
Deus.  —  54.  Exaudi,  Deus,  orationem  meam.  —  ââ.  Miserere  mei, 
Deus,  quoniam. —  56.  Miserere  mei,  Deus,  miserere  mei. —  59.  Deus 
repulisti  nos.  —  68.  Salvutn  me  fac,  Deus.  —  69.  Deus  in  adjuto- 
rium.  —  83.  Quarn  dilecta  tabernacula. —  87.  Domine,  Deus  salulis 
mcœ.  —  108.  Deus,  laudcm  meam.  —  139.  Eripe  me,  Domine.  — 
14'^.  Domine,  exaudi. 

Les  plus  touchants  de  tous  les  psaumes  élégiaques,  sont  le 
41e  Quemadmodum  desiderat  ccrrus,  et  le  137e,  Super  fluminaBa- 
hylonis,  que  nous  transcrirons  ici  avec  la  belle  paraphrase  de  Le 
Franc  de  Pompignan  : 

Super  flumina  Babylonis,  illic  sedimus  et  flevimus  :  cuni 
recordaremur  Sion  : 

In  salicibus  in  medio  ejus,  suspendimus  organa  nostra. 

Quia  illic  interrogaverunt  nos,  qui  captivos  duxerunl  nos, 
verba  cantionum  : 

Et  qui  abduxerunt  nos  :  Ilymnum  cantate  nobis  de  canticis 
Sion. 

Quomodo  cantabimus  canticum  Domini  in  terra  aliéna? 

Si  oblitus  fuero  tui  Jérusalem,  oblivioni  detur  dextera  mea. 

Adhaereat  lingua  mea  faucibus  meis,  si  non  meminero  tui  : 

Si  non  proposuero  Jérusalem,  in  principio  Iteliliie  meœ. 

Jlemor  esto  Domine  filiorum  Edom,  in  die  Jérusalem  : 

Qui  dicunt  :  Exinanite,  exinanite  usque  ad  fundamentum  in  ea. 

Filia  Babylonis  misera  :  beatus  qui  retribuet  tibi  relribulio- 
nem  tuam,  quani  retribuisti  nobis. 

Beatus  qui  tenebit,  et  allidet  parvulos  tuos  ad  petram. 

Captifs  chez  un  peuple  inhumain, 
Nous  arrosions  de  pleurs  les  rives  étrangères, 

Et  le  souvenir  du  Jourdain, 
A  l'aspect  de  l'Euphrate,  augmentait  nos  misères. 

Aux  arbres  qui  couvraient  les  eaux, 
Nos  lyres  tristement  demeuraient  suspendues  ; 

Tandis  que  nos  maîtres  nouveaux 
Fatiguaient  de  leurs  cris  nos  tribus  éperdues. 


-      157     — 

«  Chantez,  nous  disaient  ces  tyrans, 
Les  hymnes  préparés  pour  vos  fêtes  publiques  ; 

Chantez,  que  vos  conquérants 
Admirent  de  Sion  les  sublimes  cantiques.  » 

Ah!  dans  ces  climats  odieux, 
Arbitre  des  humains,  peut-on  chanter  ta  gloire! 

Peut-on,  dans  ces  funeste  lieux. 
Des  beaux  jours  de  Sion  relever  la  mémoire  ! 

De  nos  aïeux  sacré  berceau. 
Sainte  Jérusalem,  si  jamais  je  t'oublie, 

Si  tu  n'es  pas  jusqu'au  tombeau 
L'objet  de  mes  désirs  et  l'espoir  de  ma  vie  ; 

Rebelle  aux  efforts  de  mes  doigts, 
Que  ma  lyre  se  taise  entre  mes  mains  glacées, 

Et  que  l'organe  de  ma  voix 
Ne  prête  plus  de  sons  à  mes  tristes  pensées  ! 

Rappelle-toi  ce  jour  affreux. 
Seigneur,  où  d'Esaii  la  race  criminelle 

Contre  ses  frères  malheureux 
Animait  du  vainqueur  la  vengeance  cruelle. 

«  Egorgez  ces  peuples  épars; 
Consommez,  criaient-ils,  les  vengeances  divines; 

Brûlez,  abattez  ces  remparts, 
Et  de  leurs  fondements  dispersez  les  ruines.   » 

Malheurs  à  tes  peuples  pervers. 
Reine  des  nations,  fille  de  Babylone  ! 

La  foudre  gronde  dans  les  airs; 
Le  Seigneur  n'est  pas  loin  :  tremble,  descends  du  trône. 

Puissent  tes  palais  embrasés 
Eclairer  de  tes  rois  les  tristes  funérailles  ! 

Et  que  sur  la  pierre  écrasés. 
Les  enfants  de  leur  sang  arrosent  tes  murailles  ! 

(Le  Franc  de  P.) 

Le  livre  de  Job  renferme  plusieurs  élégies  bien  touchantes  ; 
les  chapitres  suivants  méritent  surtout  d'être  lus  :  chap.  III. 


—     138     — 

Pereat  (lies.  — VII.  Militia  est  vita.  — X.  Tœdet  animam  meam. 
—  XIV.  Homo  natus  de  muliere. — XVII.  Spiritus  meus  atte- 
nuahitur.  —  XIX.  Usquequo  affligitis.  —  XXX.  Nimc  autem 
dérident. 

Quoi  de  plus  touchant  que  les  plaintes  du  roi  David  à  la 
nouvelle  de  la  mort  de  Saùl  et  de  Jonathas?  Liv.  II  des  Rois, 
chap.  1. 

0  Israël,  considère  ceux  qui  ont  été  frappés,  qui  sont  morts 
sur  tes  hauts  lieux. 

Israël,  les  braves  ont  été  tués  sur  les  montagnes;  comment 
les  forts  sont-ils  tombés? 

N'allez  pas  l'annoncer  dans  Geth  ;  ne  le  publiez  pas  dans  les 
places  d'Ascalon,  de  peur  que  les  filles  des  Philistins  ne  s'en 
réjouissent,  de  peur  que  les  filles  des  incirconcis  ne  tressaillent 
de  joie. 

Montagne  de  Gelboé,  que  la  pluie  ni  la  rosée  ne  descendent 
jamais  sur  vous  ;  que  vos  champs  ne  soient  pas  les  champs  des 
prémices;  là  gît  le  bouclier  des  forts,  le  bouclier  de  Sal'il, 
comme  si  Saiil  n'eût  pas  été  sacré  par  l'huile  sainte. 

Jamais  la  flèche  de  Jonathas  ne  revint  altérée  de  la  graisse 
et  du  sang;  jamais  l'épée  de  Saûl  ne  sortit  oisive  des  combats. 

Saiil  et  Jonathas,  aimables  et  beaux  dans  la  vie,  n'ont  point 
été  séparés  même  dans  la  mort;  plus  rapides  que  l'aigle,  plus 
forts  que  les  lions. 

Filles  d'Israël,  pleurez  sur  Saûl,  qui  vous  ornait  de  pourpre, 
qui  vous  ennivrait  de  délices,  qui  vous  donnait  l'or  de  vos  vête- 
ments. 

Comment  sont  tombés  les  forts  dans  le  combat?  Comment 
Jonathas  a-t-il  été  tué  sur  les  liauteurs? 

Je  pleure  sur  loi,  Jonathas,  mon  frère,  le  plus  beau  d'entre 
les  hommes,  plus  aimable  que  l'amour  d'aucune  femme.  Comme 
«ne  mère  aime  son  fils  unique,  ainsi  je  t'aimais. 

Comment  sont  tombés  les  forts?  comment  a  été  brisée  leur 
armure? 

Ajoutez  à  ces  beaux  passages  do  VEcriture  le  touchant  can- 
tique qui  rappelle  les  douleurs  de  la  Mère  de  Dieu,  Stabat 


-     139     - 

3Iater  (1),  et  cel  autre,  où  l'Église  gémit  sur  ses  enfants 
morts,  Dies  irœ  (2). 

Nous  ne  pensons  pas  que,  parmi  les  écrivains  anciens  ou 
modernes,  on  puisse  citer  un  poète  qui  ait  porté  l'élégie  à  ce 
point  de  perfection.  *  Aussi  dirons-nous  avec  un  illustre  lit- 
térateur moderne  :  «  Ils  n'auraient  pas  le  sentiment  du  beau, 
ceux  qui  n'admireraient  pas  celte  magnifique  plainte,  ce 
tableau  gigantesque  du  dernier  jour  du  monde,  ces  cris 
d'effroi  et  do  détresse,  auxquels  succède  une  supplication  si 
•  douloureuse  ;  ces  images  terribles  que  viennent  tempérer  les 
souvenirs  les  plus  doux  de  l'Évangile,  ceux  du  bon  Pasteur, 
delà  pécheresse,  du  larron;  cette  consternation  profonde, 
se  dissipant  par  degrés,  aux  accents  les  plus  touchants  du 
repentir  et  de  l'espérance.  »  Voir  p.  31,  note  1. 

Poètes  clcgiaqucs  grecs. 

Callinus,  d'Ephèse  (G84  av.  J.-C).  On  ne  possède  plus  de  Cal- 
linus  qu'un  petit  fragment  qui  appartient  à  un  poème  lyrique, 
par  lequel  le  poète  excitait  ses  compatriotes  à  combattre  vail- 
lamment contre  les  Magnésiens,  leurs  ennemis. 

Tyrtée,  d'Athènes,  ou  de  Sparte,  ou  de  Millet  (G84  av.  J.-C). 
11  nous  reste  trois  chants  guerriers,  et  plusieurs  fragments  des 
élégies  par  lesquelles  Tyrtée  entraînait  les  Spartiates  au  com- 
bat contre  les  Messéniens;  ils  respirent  un  brûlant  enthou- 
siasme et  un  patriotisme  extraordinaire.  Voici  un  extrait  du 

*  Second  chant  de  guerre. 

Qu'il  est  iDeau  de  tomber  au  premier  rang,  en  combattant 
pour  la  patrie!...  Ah!  mourrons,  s'il  le  faut,  pour  notre  terre, 
natale!  pour  notre  famille,  pour  la  liberté!  Héros  de  Sparte, 
combattons  étroitement  serrés.  Qu'aucun  de  vous  ne  se  livre  à 

(i;  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  de  Tauteur  de  cette  hymne  élégante,  que  d'autres  attri- 
buent a\i  pape  Innocent  III,  page  111. 

(2,  On  attribue  le  Dies  irœ  à  diverses  personnes,  sans  avoir  îles  motifs  plausibles  de 
s'arrêter  à  telle  ou  telle.  Plusieurs  pensent  qu'un  Franciscain,  Thomas  CeUano,  en  est 
l'auteur.  Voir  page  77,  note. 


-      140      — 

la  crainte  ou  à  la  fuite.  Prodigues  de  vos  jours,  dans  une  fureur 
généreuse,  précipitez-vous  sur  l'ennemi.  Gardez-vous  d'aban- 
donner ces  viellards,  ces  vétérans,  dont  l'âge  a  roidi  les  ge- 
noux. Quelle  lionte,  si  le  père  périssait  plus  avant  cjue  le  fils 
dans  la  mêlée,  de  le  voir  avec  sa  tète  chenue,  sa  barbe  blanche, 
se  débattant  dans  la  poussière,  et,  lorsque  l'ennemi  le  dépouille, 
couvrir  encore  de  ses  faibles  mains  sa  blessure  sanglante!.... 
O  Spartiates!  marchons  donc  à  l'ennemi.  Marchons,  le  pas  as- 
suré, chaque  héros  ferme  h  son  poste  et  se  mordant  les  lèvres  (1). 

Mimnerme,  de  Colophon  (590  av.  J.-C.).  Les  vers  qui  nous  eu 
restent,  respirent  une  douce  mélancolie;  le  poète  y  déplore  la 
brièveté  de  la  vie,  la  rapidité  avec  laquelle  la  jeunesse  s'éva- 
nouit, ainsi  que  les  maux  qui  affligent  l'humanité.  Il  est  le  pre- 
mier qui  employa  le  mètre  élégiaque  dans  des  sujets  tristes  et 
lugubres. 

Philétas,  de  Cos.  Properce  le  prit  pour  son  modèle. 

Simonide,  de  Céos  (558-468  av.  J  -C).  Il  est  regardé  comme 
l'inventeur  de  l'élégie  moderne  ou  de  l'élégie  lugubre,  telle 
qu'elle  fut  cultivée  par  les  Romains  et  par  les  poètes  des 
siècles  suivants.  On  lui  attribuait  un  talent  particulier  de  tou- 
cher et  d'attendrir,  de  peindre  avec  vérité  les  situations  et  les 
infortunes  qui  excitent  la  pitié. 

CalUmaque,  de  Cyiène(2G0  av.  J.-C).  Il  ne  nous  est  resté  que 
quelques  fragments  de  ses  élégies,  qu'on  regardait  comme  son 
principal  litre  de  gloire. 

On  peut  encore  envisager  comme  autant  d'élégies  le  Tombeau 
d'Adonis,  idylle  de  Bion,  et  le  Tombeau  de  Bioi},  idylle  de 
Moschus. 

*  Saint  Grégoire  de  Nazianze  (328-389),  célèbre  père  de 
l'Église,  né  dans  le  bourg  d'Azianze,  près  de  la  ville  de  Na- 
zianze en  Cappadoce,  étudia  ti  Césarée  de  Palestine  et  ii 
Alexandrie  d'Egypte,  puis  se  rendit  h  Athènes  avec  S^  Basile, 
son  compatriote.  Trois  fois,  il  déposa  le  fardeau  de  l'épis- 


(1)  Si  Ton  mi't  ces  deux  poètes  ati  nombre  des  poètes  élégiariues,  ce  n'est  pas  parce  q«e 
rolijet  de  leurs  chants  est  triste,  mais  parce  qu'Us  ont  donné  k  leurs  cliants  de  guerre  la 
l'onne  éléi/iaque,  c'est  à-dire,  qu'ils  ont  emiiloyt?  le  distique,  et  que  les  Grecs  appelaient 
él'-gie  tout  ce  qui  était  écrit  dans  ce  mètre. 


—     141      — 

€opat,  pour  se  retirer  dans  la  solitude  et  s'y  livrer  à  la  médi- 
tation, à  la  prière  et  à  l'étude.  Jaloux  de  disputer  aux  Grecs 
païens  la  gloire  des  vers,  il  chanta,  principalement  pour  la 
jeunesse,  afin  de  lui  montrer  que  la  vraie  poésie  se  trouve 
ailleurs  qu'au  fond  des  fables  païennes,  et  qu'il  vient  des 
cimes  du  Carmel  de  tout  autres  inspirations  que  des  sommets 
du  Parnasse.  «  Il  pensait  aussi  que,  attirées  par  l'harmonie 
du  langage,  les  âmes  goûteraient  mieux  la  sévère  beauté  de 
la  doctrine  chrétienne.  Il  confiait  à  un  long  poème,  brillant 
et  varié,  les  pieux  et  tendres  secrets  de  sa  vie,  célébrait  avec 
une  docte  fidélité  les  enseignements  de  la  foi,  s'élevait  à  Dieu 
par  des  hymnes  d'amour,  se  repliait  sur  lui-même,  et  sondait 
les  douloureux  mystères  de  sa  vie.  S'  Grégoire  soupirait  ainsi 
ses  plaintives  méditations,  et  devançait  la  forme  poétique  de 
l'auteur  des  Méditations  poétiques  (Collombet).  »  C'est  pourquoi 
nous  parlons  de  cet  écrivain  à  propos  de  l'élégie.  Nous  avons 
de  lui  178  poèmes  ou  pièces  de  vers,  et  beaucoup  d'épi- 
grammes.  Le  poème  sur  les  vicissitudes  de  sa  propre  vie  a  été 
traduit  par  Le  Franc  de  Pompignan.  L'abondance,  l'élégance, 
la  grâce,  la  facilité,  sont  les  caractères  distinctifs  de  son 
style.  Nous  donnons  ici  la  traduction  du  commencement 
d'une  de  ses  plus  profondes  méditations  sur  la  nature  et  la 
destinée  de  l'homme. 

*  L'Homme. 

«  Hier,  abaUu  par  mes  tristesses,  éloigné  de  tous  les  hommes, 
j'étais  assis  dans  un  bois  ombreux,  el  dévorais  mon  âme;  car, 
au  milieu  des  soulTrances,  le  remède  que  j'aime,  c'est  de  con- 
vei'ser  en  secret  avec  mon  cœur.  L'air  bruissait  avec  les  oiseaux 
clianleurs,  qui,  perchés  sur  les  rameaux,  charmaient  par  un 
doux  concert  mon  âme  grandement  attristée.  Cependant,  du 
liaut  des  arbres,  les  cigales  à  la  poitrine  harmonieuse,  ces 
amies  du  soleil,  remplissaient  de  leurs  cris  sonores  le  bois  tout 
entier,  tandis  qu'une  onde  fraîche,  qui  doucement  coulait  à  Ira- 


—      142     — 

vers  Ihumide  forêt,  venait  baigner  mes  pieds.  Et  moi,  déchiré 
toujours  par  les  plus  vives  peines,  j'étais  insensible  à  tout  cela  ; 
car  le  cœur,  lorsqu'il  est  inondé  d'amertume,  ne  veut  pas  s'ou- 
vrir aux  douces  impressions.  Mon  esprit  donc,  emporté  dans 
des  tourbillons  de  sentiments,  soutenait  la  lutte  de  ces  pensées 
contraires  :  Qu'ai-je  été?  que  suis-je?  (jue  dois-je  être  (1)!....» 

*  Sync^ius,  né  à  Gyrène  (350-431),  d'abord  philosophe  néopla- 
tonicien, puis  chrétien  et  évèque  de  Ptolémaïs,  est,  comme  le 
précédent,  un  poète  de  renaissance,  et,  comme  lui,  fait  en- 
tendre sur  sa  lyre  des  accents  que  l'on  croyait  réservés  seule- 
ment au  XIXe  siècle.  iMalheureusement,  il  n'a  pas  su  s'affranchir 
entièrement  de  l'influence  de  l'école  d'Alexandrie.  Des  dix 
Hymnes  que  nous  avons  de  lui,  les  quatre  premiers  embrassent 
les  sujets  les  plus  élevés;  mais  les  six  derniers  renferment  des 
croyances  plus  orthodoxes.  Voici  le  début  du  premier  hymne  : 

*  «  Viens  donc,  lyre  harmonieuse,  et,  après  les  chansons  de 
Téos,  après  les  accents  lesbiens  (2),  fais  entendre,  sur  le  mode 
dorien,  des  hymnes  plus  augustes.  —  La  pure  inspiration  delà 
Sagesse  me  presse  de  disposer  les  cordes  de  la  lyre  pour  de 
pieux  cantiques;  elle  m'ordonne  de  fuir  la  douceur  empoisonnée 
des  terrestres  cupidités.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  la  force,  et  la 
beauté,  et  l'or,  et  la  réputation,  et  les  pompes  des  rois,  au  prix 
(le  la  pensée  de  Dieu?  —  Qu'un  autre  dirige  avec  art  un  cour- 
sier ;  qu'un  autre  tende  habillement  un  arc  ;  qu'un  autre  garde 
des  monceaux  d'or,  et  nage  dans  l'abondance;  qu'un  autre  se 
pare  d'une  chevelure  flottant  sur  ses  épaules;  qu'uni  autre  soit 
célébré,  parmi  les  jeunes  hommes  et  les  jeunes  filles,  pour  la 
beauté  de  son  visage;  —  Quant  à  moi,  qu'il  me  soit  donné  de 
couler  en  paix  une  vie  obscure,  inconnue  de  tous  les  mortels, 
pourvu  qu'elle  connaisse  les  choses  de  Dieu.  — ...  Entends  le 
chant  de  la  cigale,  qui  boit  la  rosée  du  matin.  Regarde  :  les 
cordes  de  ma  lyre  ont  retenti  d'elles-mêmes.  Un  souffle  harmo- 
nieux vole  partout  autour  de  moi.  Quel  va  donc  être  le  fruit 
céleste  de  mes  chants?.,  o 


(1)  On  trouvera  (Ufférents  extraits  îles  œuvres  de  saint  Grégoire  traduits,  mais  d'une 
manière  peu  fidèle,  dans  les  tomes  6  et  7  de  la  Bibliothèque  clioisie  des  Pères  de  l'Église 
grecque  et  latine,  par  Guillon. 

(2)  Téos  était  la  patrie  d'Anacréon  ;  Lesbos,  celle  de  Saptio. 


-      143      - 

Poètes  éléyiaqncs  latins. 

A.  Tibulle  (43-19  av.  J.-C).  Il  est  des  poètes  élégiaques  ro- 
içains  le  plus  harmonieux,  le  plus  pure,  le  plus  élégant,  le  plus 
doux,  le  plus  naturel.  Il  a  saisi  le  vrai  ton  de  l'élégie.  Quoique 
son  langage  ne  soit  pas  impudique,  il  est  pourtant  trop  sen- 
sible et  trop  passionné,  pour  que  ses  élégies  puissent  être 
mises  entre  les  mains  de  la  jeunesse.  On  a  de  lui  quatre  livres 
d'Elégies  (1). 

Propercc,  né  à  Ilispellum  en  Ombrie  (o^  av.  J.-C).  Il  est  supé- 
rieur c\  Tibulle  sous  le  rapport  de  la  vivacité  des  couleurs  et  de 
la  force  des  expressions  Mais  il  ne  soutient  pas  toujours  le  ton 
de  l'élégie  ;  il  est  affecté,  et  ne  respecte  pas  la  décence  et  la 
pudeur.  Il  a  composé  également  quatre  livres  d'Elégies. 

P.  Ovide,  (le  Sulmone  (43  av.  J.-C  — 17  ap.'  J.-C).  Il  a 
composé  14o  élégies  renfermées  dans  trois  recueils,  dont  le 
l"  porte  le  titre  les  Amours,  le  ^^  les  Trisles,  et  le  3''  Lettres 
écrites  du  Pont.  Toutes  ses  élégies  révèlent  un  génie  inépui- 
sable, une  facilité  de  versification  inimitable,  mais  elles  sont 
défigurées  par  des  images  voluptueuses,  des  jeux  de  mots, 
des  sentiments  faux  et  outrés,  et  une  monotonie  fatigante. 
Ovide  est  moins  tendre  que  Tibulle,  plus  licencieux  que 
Properce.  *  Il  fut  exilé  à  Tomes  en  Scythie,  près  de  l'embou- 
chure du  Danube,  sur  la  rive  gauche  du  Pont-Euxin.  Cest  \h 
qu'il  composa  ses  élégies  et  qu'il  mourut. 

*  i¥.-.'l.  Prudence  (2),  né  à  Saragosse  (348),  fut  sucessivement 
avocat,  juge,  gouverneur  de  plusieurs  villes,  attaché  à  la  cour 
d'Honorius,  et  passa  la  fm  de  sa  vie  dans  la  solitude,  la  culture 
des  lettres  et  l'exercice  de  la  piété.  Il  avait  près  de  soixante 
ans,  quand  il  saisit  la  lyre  pour  chanter,  dans  ses  hymnes, 
l'histoire  des  glorieux  martyrs  de  la  foi.  Le  sentiment  doulou- 

(1)  *  Voici  Vopinion  de  Quintilien  sur  ces  auteurs  :  »  Elegia  Grsecos  provocainus,  cu.)us 
inihi  tersus  atque  elegans  maxime  vliletur  auctor  Tibullus.  Sunt  qui  Propertiuin  malint; 
Ovidius  utroque  lascivior,  sicut  durior  Gallus.  -  Instit.  oral.,  X,  1.  Tibulle  est  né  la  même 
année  et  le  même  jour  qu'Ovide,  et  mort  la  même  année  que  Virgile,  à  l'âge  de  24  ans. ,11 
était  chevalier  romain. 

(2)  Pas  confondre  avec  S.  Prudence,  évéqui  de  Troyes  en  Champagne,  de  845  à  ^Cl. 


-     Hl     - 

reux  qui  domine  dans  ses  chants,  lui  assigne  sa  place  ici.  Il  est 
le  premier  poète  chrétien  de  l'Eglise  latine.  Ses  œuvres  lyriques 
forment  deux  collections  :  l'une,  le  Cathemcrinôn  liber,  jjrésenle 
douze  hymnes,  pour  les  difTérenles  parties  du  jour  et  pour  cer- 
taines solennités;  l'autre,  le  Peristephanôn,  renferme  quatorze 
hymnes,  en  l'honneur  d'autant  de  martyrs.  Ces  hymnes  sont  par- 
fois de  véritables  drames,  comme  celui  de  St-Romain,  qui  n'a 
pas  moins  de  1140  vers.  Ses  poésies  sont  parfois  âpres  et  ro- 
cailleuses, mais  toujours  pleines  de  feu,  souvent  pleines  de 
charmes.  Rien  n'égale,  en  suave  fraîcheur,  quelques  strophes 
qui  se  rencontrent  au  milieu  de  l'hymne  sur  l'Epiphanie,  et  que 
le  poète  adresse  aux  S'*  Innocents  (Cathm.,  XII,  v.  125)  : 

«  Salut,  fleurs  des  martyrs,  vous  que,  au  seuil  même  de  la 
vie,  le  persécuteur  du  Christ  enleva,  comme  un  ouragan  mois- 
sonne des  roses  naissantes.  —  Vous,  premières  victimes  du 
Christ,  tendre  troupeau  d'agneaux  immolés,  vous,  au  pied  même 
dé  l'autel,  vous  jouez  naïvement  avec  vos  palmes  et  vos  cou- 
ronnes. —  ...Qu'a  servi  un  si  noir  forfait?  que  revient- il  à  Hérode 
de  son  crime  odieux?  Seul,  parmi  tant  de  funérailles,  le  Christ 
se  dérobe  au  trépas.  —  Au  milieu  des  flots  de  sang  de  ses  com- 
pagnons d'âge,  l'enfant  de  la  Vierge  a  seul  trompé  ce  fer  qui 
était  aux  mères  leurs  nourrissons. — Tel  échappa  jadis  aux  édils 
insensés  de  l'impie  Pharaon,  celui  qui  était  la  figure  du  Christ, 
Moïse,  libérateur  de  ses  concitoyens  (1).  » 

*  Jean  de  Santeul,  né  à  Paris  (1030-1097),  chanoine  de  St- Vic- 
tor, a  laissé  un  volume  d^Hymncs  d'une  bonne  latinité;  mais  il 
leur  manque  l'onction  de  la  piété.  Nous  dirons  la  même  chose 
des  Hymnes  de  Gofjln,  né  à  Reims  (1070-1749).  L'un  et  l'autre 
ont  fourni  des  hymnes  au  bréviaire  de  Paris.  Voir  p.  77,  note. 


{!)  *  L'Église  a  adopté  ces  vers  dans  le  bréviaire  romain,  cominu  hymnes  do  l'office  des 
Saints  Innocents;  les  voici  : 


Salvete,  flores  martyrum, 
Quos  lucis  ipso  in  liinine 
Cliristi  insecutor  sustulit, 
Cou  turbo  nascentes  rosas. 

Vos  prima  Cliristi  victima, 
Grex  immolatorum  tener. 


Aram  sub  ipsam  simplices 
l'aima  et  coronis  liulitis 

Quid  [.rofioii  tantum  ne fas  ? 
Quid  ciimen  Herodein  j;ivatf 
Unus  tôt  inter  fuuera 
Impunu  Cliristus  tolUtur. 


—     145     — 

Poètes  élégiaques  chez  les  anglais. 

Hammond  (1710-1742),  Schenstone  (1714-17G3)  et  surtout  Gray 
(171G-1771)  ont  acquis  quelque  réputation  par  leurs  productions 
élégiaques.  Nous  citerons  le  commencement  du  Cimetière  de 
campagne  de  Gray,  élégie  qui  se  recommande  par  de  grandes 
pensées,  des  sentiments  délicats,  de  magnifiques  images,  une 
douce  mélancolie  et  un  style  harmonieux. 

LE  CIMETIÈRE  DE  CAMPAGNE. 

«  Le  couvre-feu  bruyant  annonce  la  chute  du  jour  ;  les  troupeaux 
mugissants  foulent  lentement  les  pâturages,  et  le  laboureur 
fatigué,  quittant  ses  travaux,  retourne  à  sa  chaumière  :  je  suis 
seul  dans  le  monde  et  dans  les  ténèbres. 

Le  paysage,  tout  à  l'heure  si  vivant,  s'obscurcit  et  s'efïace  ; 
il  se  fait  dans  toute  la  nature  un  calme  solennel,  qui  n'est  in- 
terrompu que  par  le  bourdonnement  monotone  de  l'escarbot 
qui  prend  son  vol,  par  le  tintement  affaibli  des  clochettes,  qui 
berce  au  loin  les  troupeaux. 

On  entend  aussi  partir  de  cette  vieille  tour,  cachée  sous  des 
touffes  de  lierres,  la  lugubre  plainte  du  hibou  contre  le  profane 
qui,  osant  porter  ses  pas  si  près  de  son  asile,  vient  troubler  la 
paix  de  son  antique  solitude. 

Sous  les  rameaux  de  ces  ormes,  à  l'ombre  de  ces  ifs,  voyez  les 
petits  tertres  que  forme  le  gazon  ;  c'est  là  que  reposent  à  jamais, 
chacun  dans  sa  tombe,  les  rustiques  ancêtres  du  hameau. 

Ni  le  souffle  de  la  brise,  ni  l'air  embaumé  du  matin,  ni  les 
chants  de  l'hirondelle,  impatiente  de  s'élancer  de  son  nid  con- 
struit avec  une  paille  légère,  ni  les  cris  perçants  du  coq,  ni  le  cor 
retentissant,  ne  les  réveilleront  plus  de  leur  profond  sommeil  ! 

Pour  eux,  ne  pétillera  plus  la  flamme  du  foyer,  et  la  ména- 
gère empressée  ne  fera  plus  ses  apprêts  du  soir  :  leurs  enfants 
ne  courront  plus  au-devant  d'eux  fêter  par  leurs  caresses  le 
retour  d'un  père,  ou,  sautant  à  l'envi  sur  leurs  genoux,  se  dis- 
puter leurs  baisers. 

Souvent  la  glèbe  obstinée  s'ouvrit  devant  eux  en  sillons;  la 
moisson  se  courba  souvent  sous  leurs  faucilles.  Avec  quelle 
franche  gaité,  ils  promenaient  leur  charrue  dans  la  plaine,  ou, 
d'un  bras  puissant,  abattaient  les  bois  sous  leurs  coups  répétés  ! 

Que  l'aniblLion  ne  se  rie  pas  de  leurô  utiles  travaux,  de  leurs 

10 


—     116     — 

joies  domestiques  et  de  leur  obscure  destinée,  et  que  la  gran- 
deur n'écoute  pas  avec  un  dédaigneux  sourire  les  courtes  et 
simples  annales  du  pauvre. 

Le  blason  et  ses  vanités,  la  puissance  et  ses  pompes,  tout  ce 
que  la  beauté,  tout  ce  que  l'opulence,  purent  jamais  donner, 
tout  cela  doit  aussi  atteindre  l'heure  inévitable  :  les  sentiers  de 
la  gloire  n'aboutissent  ..  qu'à  la  tombe...,  »  etc. 

Poètes  élégiaques  français. 

'  A  la  fin  du  XVIIIe  siècle,  la  France  n'avait  encore  aucun 
auteur  élégiaque  (voir  p.  84).  Plus  d'un  essai  avait  cependant 
été  fait,  tel  que  l'élégie  de  Ronsard,  Contre  les  buscherons  de  la 
forest  de  Gastine;  celle  de  Jean  de  la  Perusc  (1530-1556),  A  un  en- 
fant 7nort  presque  en  naissant  ;  l'ode  de  Mallicrbe  à  son  ami  du  Fév- 
rier,  sur  la  mort  de  sa  fille  Marguerite.  Voir  p.  80. 

Vinrent  ensuite  La  Fontaine  (1621-1695),  dont  l'élégie  sur 
ZaZ)is(/r«ce  de  Fouguet  est  justement  célèbre,  et  Henriette  de  Co- 
ligny,  comtesse  de  la  Sure  (1618-1673),  dont  les  élégies  se  dis- 
tinguent par  la  facilité,  la  délicatesse  et  le  naturel. 

Trenewi^  (1763-1818).  Les  tombeaux  de  saint  Denys,  la  Princesse 
Amélie  ou  l'Héroïsme  de  lajiièté  fraternelle,  V Orpheline  du  Temple 
ou  Malheurs  de  Mad.  la  Duchesse  d'Angoulcme,  le  Martyre  de 
Louis  XVI,  la  Captivité  de  Pie  VII,  se  font  remarquer  par  un  style 
tendre,  doux,  harmonieux  et  élégant.  *  Si  les  vers  sont  corrects, 
le  talent  de  l'auteur  n'est  que  médiocre.  Poursuivant  avant  tout 
le  succès,  il  saisit  toutes  les  occasions  de  faire  des  vers,  comme 
ces  oiseaux  que  tout  bruit  fait  chanter,  disait  Chateaubriand. 
Ses  œuvres  intéressent  comme  un  dernier  écho  de  l'élégie 
classique. 

Millevoye  (1782-1816).  Une  profonde  sensibilité,  de  la 
grâce,  de  l'abandon,  de  l'élégance,  tels  sont  les  caractères  de 
ses  élégies,  parmi  lesquelles  se  distinguent  le  Poète  mourant 
et  la  Chute  des  feuilles.  Nous  citerons  la  dernière  : 

LA  CHUTE  DES  FEUILLES  (1). 

De  la  dépouille  de  nos  bois. 
L'automne  avait  jonché  la  terre  ; 

(1)  *  «  Cette  pièce,  que  cliacun  sait  par  cfcur,  et  qui  est  l'expression  délicieuse  d'une 


-     147     — 

El  dans  le  vallon  solitaire, 

Le  rossignol  était  sans  voix. 

Triste  et  mourant  à  son  aurore, 

Un  jeune  malade,  à  pas  lents, 

Parcourait  une  lois  encore 

Le  bois  cher  à  ses  premiers  ans  : 

«  Bois  que  j"aime,  adieu,  je  succombe. 

»  Votre  deuil  a  prédit  mon  sort, 

»  Et  dans  chaque  feuille  qui  tombe, 

»  Je  vois  un  présage  de  mort. 

»  Fatal  oracle  d'Epidaure, 

»  Tu  m'as  dit  :  «  Les  feuilles  des  bois 

»  A  tes  yeux  jauniront  encore, 

»  Et  c'est  pour  la  dernière  fois. 

»  La  nuit  du  trépas  t'environne, 

»  Plus  pâle  qu'une  fleur  d'automne, 

»  Tu  t'inclines  vers  le  tombeau. 

»  Ta  jeunesse  sera  llétrie 

»  Avant  l'herbe  de  la  prairie, 

»  Avant  le  pampre  du  coteau.  » 

»  Et  je  meurs  !...  De  la  vie  à  peine 

»  J'avais  compté  quelques  instants  ; 

»  Et  j'ai  vu,  comme  une  ombre  vaine, 

»  S'évanouir  mon  beau  printemps. 

»  Tombe,  tombe,  feuille  éphémère  ! 

»  Et,  couvrant  ce  triste  chemin, 

»  Cache  au  désespoir  de  ma  mère 

»  La  place  où  je  serai  demain. 

»  Mais,  si  mon  épouse  voilée, 


mélancolie  toujours  sentie,  suffit  à  sauver  le  nom  poétique  de  Millevoye.  Il  a  laissé  au 
courant  du  flot  sa  feuille  qui  surnage;  son  nom  se  lit  dessus,  c'en  est  assez  pour  ne  plus 
mourir.  ^  (Sainte-Beuve,  Portraits  lilU'-ra'res,  I,  403;. 

Nous  ne  parlerons  pas  de  ces  quelques  ballades  un  peu  fades,  ni  des  traductions  de 
Vlliade,  des  dialogiies  çimés,  des  tragédies,  des  égîogues  ni  de  quelques  autres  poèmes 
<iui  forment  le  recueil  de  ses  (ouvres  complètes,  mais  dont  rien  ne  mérite  une  mention 
spéciale.  Vu  l'époque  où  l'auteur  a  vécu,  on  ne  sera  pas  étonné  d'apprendre  qu'il  n'était 
qu'un  poète  épicurien,  mais  sans  avoir  un  cieur  ni  un  esprit  méchant.  Il  a  pu  dire  : 

.Tamais  dans  mes  tableaux  l'obscène  nudité 

Ne  vient  effaroucher  la  pudique  beauté  ; 

Jamais  surtout  mes  vers,  qu'aucun  fiel  n'envenime, 

N'inunole  un  honnête  liomme  au  besoin  d'une  rime  : 

Je  hais  le  satirique  et  son  rire  moqueur. 


—     HH     - 

»  Au  détours  de  la  sombre  allée, 

»  Venait  pleurer,  quand  le  jour  fuit, 

»  Eveille  par  un  faible  bruit 

»  Mon  ombre  un  instant  consolée.   » 

Il  dit,  s'éloigne...  et  sans  retour! 

Sa  dernière  heure  fui  prochaine. 

Vers  la  fin  du  troisième  jour 

On  l'inhuma  sous  le  vieux  chêne. 

Sa  mère  (peu  de  temps,  hélas  1) 

Visita  la  pierre  isolée  ; 

Mais  son  épouse  ne  vint  pas  ; 

Et  le  pâtre  de  la  vallée 

Troubla  seul,  du  bruit  de  ses  pas, 

Le  silence  du  mausolée  (1). 

*  C/iémer  (André  de),  né  à  Constantinople  (1762),  mort  à  Paris 
sur  l'échafaud  (1794)  pour  avoir  blâmé  dans  ses  écrits  les  excès 
de  la  révolution,  et  pour  s'être  offert  comme  défenseur  de 
Louis  XVI,  devant  la  Convention.  Il  réussit  surtout  dans  l'élégie, 
à  laquelle  il  a  rendu  la  simplicité  et  la  grâce  antiques.  Malheu- 
reusement, il  a  imité  trop  souvent  la  licence  de  ses  anciens 
modèles.  La  jeune  captive  fut  composée  en  prison,  à  l'adresse 
d'une  jeune  personne  d'un  nom  illustre,  M"e  de  Coigny,  victime 
de  la  révolution  comme  l'auteur.  Ces  vers  respirent  un  charme 
de  douceur  et  de  tendresse,  qui  en  fait  un  des  chefs-d'œuvre 
de  la  poésie  moderne  ;  c'est  la  plus  pure  des  élégies  tendres  ; 
c'est  un  style  dont  la  richesse,  pleine  de  symboles  et  d'images, 
a  quelque  chose  de  riant  et  de  nouveau  comme  la  jeunesse 
(^Villemain,  Cours  de  litt.,  tom  IV,  310). 

*  La  jeune  captive. 

»  L'épi  naissant  mûrit,  de  la  faux  respecté; 

»  Sans  crainte  du  pressoir,  le  pampre,  tout  l'été, 

»  Boit  les  doux  présents  de  l'aurore  : 
»  Et  moi,  comme  lui  belle,  et  jeune  comme  lui, 
»  Quoi  que  l'heure  présente  ait  de  trouble  et  d'ennui, 

»  Je  ne  veux  point  mourir  encore. 

(1)  '  Cema<iso!''e.  qui  signifin  un  tombeau  fastueux,  est  une  tache  dans  ce  petit  chef- 
d'œuvre. 


-      MO     - 

))  Qu'un  stoïque,  aux  yeux  secs,  vole  embrasser  la  mort  : 
^)  Moi,  je  pleure  et  j'espère;  au  noir  soulde  du  nord, 

»  Je  prie  el  je  relève  ma  lèle. 
»  S'il  est  des  jours  amers,  il  en  est  de  si  doux  ! 
»  Hélas  !  quel  miel  jamais  n'a  laissé  de  dégoûts? 

»  Quelle  mer  n'a  point  de  tempête? 

»  L'illusion  féconde  habite  dans  mon  sein. 

»  D'une  prison  sur  moi  les  murs  pèsent  en  vain  ; 

»  J'ai  les  ailes  de  l'espérance. 
»  Echappée  aux  réseaux  de  l'oiseleur  cruel, 
0  Plus  vive,  plus  heureuse,  aux  campagnes  du  ciel, 

»  Philomôle  chante  et  s'élance. 

s  Est-ce  à  moi  de  mourir?  Tranquille,  je  m'endors 
')  Et,  tranquille,  je  veille;  et  ma  veille  aux  remords, 

»  Ni  mon  sommeil  ne  sont  en  proie. 
»  Ma  bienvenue  au  jour  me  rit  dans  tous  les  yeux  ; 
»  Sur  des  fronts  abattus,  mon  aspect  dans  ces  lieux 

»  Ramène  presque  de  la  joie. 

»  Mon  beau  voyage  encore  est  si  loin  de  sa  fin! 
»  Je  pars,  et  des  ormeaux  qui  bordent  le  chemin, 

»  J'ai  passé  les  premiers  à  peine. 
«  Au  banquet  de  la  vie  à  peine  commencé, 
»  Un  instant  seulement,  mes  lèvres  ont  pressé 

»  La  coupe  en  mes  mains  encor  pleine. 

»  Je  ne  suis  qu'au  printemps,  je  veux  voir  la  moisson  ; 
»  Et,  comme  le  soleil,  de  saison  en  saison, 

»  Je  veux  achever  mon  année. 
9  Brillante  sur  ma  tige  et  l'honneur  du  jardin, 
»  Je  n'ai  vu  luire  encor  que  les  feux  du  malin; 

»  Je  veux  achever  ma  journée.  »... 

Ainsi  triste  et  captif,  ma  lyre  toutefois  ^ 

S'éveillait,  écoutant  ces  plaintes,  cette  voix, 

Ces  vœux  d'une  jeune  captive  ; 
Et,  secouant  le  joug  de  mes  jours  languissants, 
Aux  douces  lois  des  vers,  je  pliais  les  accents 

De  sa  bouche  aimable  et  naïve. 

Au  moment  où  la  porte  de  son  cachot  allait  s'ouvrir  pour  le 


—     IJiO     - 

laisser  conduire  à  léciiafaud,  il  crayonna  encore  quelques  vers 
qu'il  n'eut  pas  le  temps  d'achever,  et  dont  la  dernière  rime, 
restée  dans  sa  plume,  devait  être  probablement  le  mot  trépas. 
Assis  sur  le  premier  banc  de  la  fatale  charette,  à  côté  du 
peintre  Roucher,  son  émule,  il  s'écria  en  se  frappant  le  front  : 
Pourtant  j'avais  quelque  chose  là  ! 

'  Derniers  vers  (V André  Cliénicr. 
«  Comme  un  dernier  rayon,  comme  un  dernier  zéphyre 

Anime  la  fin  d'un  beau  jour. 
Au  pied  de  l'échafaud,  j'essaie  encore  ma  lyre! 

Peut-être,  est-ce  l^enlôt  mon  tour  ! 
Peut-être,  avant  que  l'iieure  en  cercle  promenée 

Ait  posé  sur  l'émail  brillant. 
Dans  les  soixante  pas  où  sa  route  est  bornée. 

Son  pas  sonore  et  vigilant, 
Le  sommeil  du  tombeau  pressera  m.a  paupière! 

Avant  que  de  ses  deux  moitiés 
Ce  vers  que  je  coinmence  ait  atteint  la  dernière, 

Peut-être,  en  ces  murs  effrayés. 
Le  messager  de  mort,  noir  recruteur  des  ombres. 

Escorté  d'infâmes  soldats, 
Remplira  de  mon  nom  ces  longs  corridors  sombres  ! 


André  Chénier  avait  un  frère,  Marie-Joseph  Chénier,  poète 
comme  lui,  mais  qui  lui  est  infiniment  inférieur. 

*  Fontanes  (Louis,  marquis  de),  de  l'académie,  pair  de  France, 
né,  en  1761,  d'une  mère  catholique  et  d'un  père  protestant, 
mort  en  1821,  un  des  poètes  protecteurs  du  bon  goût.  Une  tra- 
duction en  vers  de  VEssai  sur  Vltommc,  de  Pope,  lui  attira 
d'abord  l'attention  du  public  lettré.  Son  àme  se  dépeint  mieux 
dans  ses  petits  poèmes,  parmi  lesquels  on  remarque  la  Char- 
treuse de  Paris,  poème  élégiaque  (1783),  la  Forêt  de  Navarre,  les 
Tombeaux  de  St-Denis  et  surtout  le  Jour  des  morts  à  la  campagne, 
imité  de  Gray,  qu'il  surpasse  en  donnant  à  son  ouvrage  une 
forme  plus  dramatique.  11  composa  encore  un  Essai  sur  Vastro- 
nomie,  un  poème  didactique,  le  Verqer,  et  travailla  longtemps  à 
un  grand  poème  épique,  la  Grèce  sauvée,  qui  resta  inachevé.  Le 
peu  de  poésies  qu'il  a  laissées,  lui  ont  valu  néanmoins  une  belle 
place  parmi  les  littérateurs  les  plus  célèbres  de  notre  époque. 


—     151     - 

parce  qu'elles  se  distinguent  toutes  par  l'élégance  et  la  pureté 
du  style.  «  Les  vers  de  Fontanes,  dit  M.  Viliemain,  d'un  tour 
»  noble,  harmonieux  et  concis,  se  portaient  naturellement  sur 
t>  les  pensées  religieuses;  ils  en  recevaient  l'inspiration.  Ma- 
»  jestueuse  et  rapide  dans  l'épître  oîi  il  a  célébré  l'éloquence 
»  des  Livres  saints,  cette  inspiration  est  attendrissante  et  naïve 
»  dans  le  poème  de  la  Chartreuse  ;  une  tristesse  pleine  de  dou- 
»  ceur  et  de  poésie  anime  cette  espèce  d'élégie  ;  la  mélodie  des 
»  paroles  s'y  confond  avec  l'émotion  de  l'àme,  et  l'on  croit  en- 
»  tendre  au  loin  quelques  sons  à  peine  affaiblis  de  la  lyre  de 
»  Racine.  » 

Ce  qui  manque  à  de  Fontanes,  c'est  l'imagination. 

N'oublions  pas  de  dire  que  de  Fontanes  a  été  le  guide  de 
Chateaubriand  dans  la  carrière  des  lettres.  <.<  Je  reçus  de  lui,  dit 
»  l'auteur  du  Génie  du  christianisme,  d'excellents  conseils  ;  je  lui 
»  dois  ce  qu'il  y  a  de  correct  dans  mon  style  ;  il  m'apprit  à  res- 
»  pecter  l'oreille  ;  il  m'empêcha  de  tomber  dans  l'extravagance 
»  d'invention  et  le  rocailleux  d'exécution  de  mes  disciples.  » 
{Mémoires  d'Où  Ire-Tombe,  t.  V.)  Voyez  dans  les  Leçons  de  littéra- 
ture :  Les  Mondes,  VOrigine  de  V astronomie,  les  Alpes,  la  Bible,  le 
Jour  des  morts  à  la  campagne,  Thémistocle  et  Aristide.  Nous  cite- 
rons un  extrait  de 

*  La  chartreuse  de  Paris,  pendant  la  nuit. 
«  Cependant  sur  ses  murs  l'obscurité  s'abaisse  ; 
Leur  deuil  est  redoublé,  leur  ombre  est  plus  épaisse  : 
Les  hauteurs  de  Meudon  me  cachent  le  soleil  ; 
Le  jour  meurt,  la  nuit  vient,  le  couchant  moins  vermeil 
Voit  pâlir  de  ses  feux  la  dernière  étincelle. 
Tout  à  coup  se  rallume  une  aurore  nouvelle, 
Qui  monte  avec  lenteur  sur  les  dômes  noircis 
De  ce  palais  voisin  qu'éleva  Médicis  ; 
Elle  en  blanchit  le  faîte,  et  ma  vue  enchantée 
Reçoit  par  ses  vitraux  la  lueur  argentée. 
L'astre  touchant  des  nuits  verse  du  haut  des  cieux 
Sur  les  tombes  du  cloître  un  jour  mystérieux, 
Et  semble  y  réfléchir  cette  douce  lumière 
Qui  des  morts  bienheureux  doit  charmer  la  paupière. 
Ici,  je  ne  vois  plus  les  horreurs  du  trépas; 
Son  aspect  attendrit  et  n'épouvante  pas. 


—      1  î)2     — 

Me  trompé-je?  Ecoutons  :  sous  ces  voûtes  antiques 
l'arviennent  jusqu'à  moi  d'invisibles  cantiques. 
Et  la  Religion,  le  front  voilé,  descend  ; 
Elle  approche  :  déjà  son  calme  attendrissant 
Jusqu'au  fond  de  votre  âme  en  secret  s'insinue  ; 
Entendez-vous  un  Dieu  dont  la  voix  inconnue 
Vous  dit  tout  bas  :  «  Mon  fils,  viens  ici,  viens  à  moi, 
»  Marche  au  fond  du  désert,  j'y  serai  près  de  toi  ?  » 

*  Madame  Wahlor,  née  à  Nantes  (1796-1871),  auteur  des  Poé- 
sies du  cœur  (1835),  et  de  plusieurs  pièces  de  circonstance 
adressées  à  Napoléon  III  et  à  l'Impératrice  (1851-1855V  Elle  a 
publié  un  certain  nombre  de  Romans  et  un  drame  L'école  des 
jeunes  filles  (1841).  Ses  poésies  attestent  des  sentiments  poé- 
tiques et  du  goût.  Elle  excelle  dans  le  genre  tendre  et  gracieux 

*  L'orpheline. 

»  Au  pied  des  saints  autels,  j'avais  prié  longtemps  ; 
Des  cierges  consumés  la  flamme  vacillante, 
Errant  autour  de  moi,  jetait  de  temps  en  temps. 
Comme  un  dernier  adieu,  leur  clarté  plus  brillante; 
Rien  plus  pâles  ensuite,  ils  n'éclairaient  plus  rien  ■, 
¥A,  sur  le  simple  autel,  les  pieuses  reliques, 

Les  images  gothiques 
Semblaient  fuir,  se  couvrant  d'un  voile  aérien  ; 
Et  mes  yeux,  fatigués  de  répandre  des  larmes, 
A  cette  obscurité  trouvaient  alors  des  charmes. 

J'écoutais  s'affaiblir  les  derniers  bruits  du  soir, 

Et,  sur  les  bleus  vitraux,  je  regardais  encore 

Si  le  jour  qui  fuyait  me  laisserait  y  voir, 

Près  de  mon  saint  patron,  la  Yierge  que  j'adore! 

Mais  elle  et  tous  les  saints  ne  s'apercevaient  plus  ; 

Et,  sous  un  rideau  noir,  on  eût  dit  que,  dans  l'ombre 

De  celte  nuit  plus  sombre. 
Ils  étaient  tour  à  tour  pour  jamais  disparus  ! 

Et  moi,  fermant  l)ientôt  mes  paapières  lassées, 
Je  ne  me  souvins  plus  de  mes  peines  passées. 
Mon  front  appesanti  s'inclina  sur  ma  main. 
Et,  près  de  m'endormir,  je  vis  dans  un  nuage 


-      i!)5     — 

Des  anges  occupés  à  tracer  un  chemin, 
Où  leurs  ailes  laissaient  un  lumineux  passage; 
L'un  d'eux  me  souriait  comme  pour  me  bénir; 
Puis,  en  me  soulevant  doucement  de  la  terre, 

Semblait  avec  mystère 
M'avertir  que  ma  vie  était  près  de  finir. 

Et  je  sentis  alors  qu'avec  de  blanches  ailes 
Je  parcourais  dans  l'air  des  régions  nouvelles; 
Des  sons  mélodieux  me  berçaient  mollement; 
Leurs  accords  inconnus  parcouraient  la  surface 
De  cet  azur  que  Dieu  nomma  le  firmament, 
Se  perdaient,  renaissaient  et  mouraient  dans  l'espace. 
Une  clarté  nouvelle  alors  frappa  mes  yeux  ; 
Et  mon  ange  gardien,  qui  me  servait  de  guide. 
Cessa  son  vol  rapide... 
«  Où  sommes-nous?  »  lui  dis-je;  il  me  répond  :  «  Aux  cieux.  » 

Et  la  Vierge  Marie,  en  m'appelant  sa  fille. 

Me  dit  :  «  Approche,  enfant,  je  te  rends  ta  famille.  » 

Alors,  je  vis  ma  mère;  elle  m'ouvrit  ses  bras. 

Mon  père  souriait  à  ma  joie  enfantine; 

Des  chérubins  jetaient  des  roses  sous  mes  pas. 

Et  des  voix  répétaient  :  «  Tu  n'es  plus  orpheline.  » 

Soudain,  je  crus  sentir  un  baiser  maternel  : 

Sous  ce  premier  baiser  tressaillant  toute  entière, 

Je  rouvris  ma  paupière... 
Hélas!  j'étais  encor  seule  au  pied  de  l'autel  ! 
Et,  voyant  le  bonheur  fuir  sans  pouvoir  le  suivre, 
Je  regardais  le  ciel  et  je  pleurais  de  vivre.   » 

*  Madame  de  Gircwdin  (M"c  Deljiltuic  Gay)  (1),  née  à  Aix-la- 
Chapelle  (1804),  morte  à  Paris  (1855).  A  l'âge  de  iS  ans,  elle 
obtint  un  prix  extraordinaire  au  concours  de  l'académie  fran- 
çaise, pour  une  pièce  de  poésie,  les  Sœurs  de  Ste-Camille,  épi- 
sode de  la  peste  de  Barcelone.  En  1827,  dans  un  voyage  à  Rome, 
elle  fut  reçue  membre  de  l'académie  du  Tibre  et  couronnée  au 
Capitole.  Elle  publia  un  grand  nombre  de  poésies  et  s'exerça 

(1)  *  Fort  différent'»  de  M'  Sophi".  Gay  (1770-1S52).  femme  divorcée  de  M.  Liotlier,  une 
(les  célébrités  féminines  du  Dira.'toire,  poète  et  niuskie nne ,  dont  la  mort,  comme  la  vie, 
fut  celle  d'une  femme  du  moiide. 


-      iU     - 

dans  tous  les  genres  ;  poésies  lyriques,  chants  guerriers,  élé- 
gies, satires,  drames,  tragédies,  comédies,  romans,  elle  fit  tout 
cela,  mais  sans  exceller  en  rien.  Ses  vers  faciles,  élégants, 
harmonieux  ne  nous  paraissent  pas  mériter  les  éloges  exces- 
sifs de  Chateaubriand  et  de  Lamartine.  Les  élégies  se  dis- 
tinguent par  le  sentiment.  Voyez,  dans  les  Leçons  de  littérature, 
la  Mort  du  Christ  et  la  Veuve  de  Nahn.  Voici  un  extrait  du  poème 

*  Les  Sœurs  de  Ste-Camille,  pendant  la  jieste  de  Barcelone. 

«  Ainsi,  fidèle  aux  lois  que  sa  vertu  s'impose. 
Dans  ces  lits  alignés  où  la  douleur  repose. 
Elle  voit  un  vieillard,  et,  vers  lui  s'avanrant. 
Elle  offre  à  sa  souffrance  un  baume  adoucissant. 
Mais  le  vieillard,  qui  touche  à  son  heure  dernière. 
Ne  peut  plus  soulever  sa  mourante  paupière  : 
Il  n'entend  pas  la  voix  qui  vient  le  consoler; 
De  sa  bouche  aucun  son  ne  peut  plus  s'exhaler  : 
Du  poison  tout  son  corps  atteste  le  ravage.  — 
■  Faudra-t-il  remporter  l'inutile  breuvage? 
Les  lèvres  du  vieillard  ne  peuvent  plus  s'ouvrir  ; 
Déjà  le  drap  de  mort  est  prêt  à  le  couvrir. 
a  Arrêtez,  dit  la  sœur,  peut-être  il  vit  encore, 
»  Espérons  tout  du  ciel  que  ma  douleur  implore!  » 
Et,  ne  prenant  conseil  que  de  ses  vœux  ardents. 
Du  mourant,  avec  force,  elle  entr'ouvre  les  dents. 
Fait  couler  dans  son  sein  la  liqueur  salutaire, 
Et  bientôt  sous  ses  doigts  sent  revivre  l'artère. 
Le  vieillard  se  ranime,  —  0  moment  fortuné; 
Il  jette  sur  la  sœur  un  regard  étonné; 
Il  contemple  ses  traits  où  l'espérance  brille, 
Croit  renaître  au  ciel  même  et  s'écrie  :  a  0  ma  fille!  » 
Le  Seigneur  l'a  bénie;  et,  ce  vieillard  mourant. 
C'est  un  père  adoré  que  sa  faveur  lui  rend.  » 

*  Madame  Tastu  (Amable  Voïart),  né  à  Metz  (1798),  auteur  de 
nombreuses  publications  en  prose  et  en  vers,  écrites,  pour  la 
plupart,  en  vue  de  l'éducation  des  jeunes  personnes.  On  estime, 
parmi  ses  poésie,  la  Chevalerie  française  (1820),  les  Oiseaux  du 
Sacre  (1824)  (dont  tout  le  mérite  se  réduit  à  la  correction  et  la 
facilité  du  vers)  et  quelques-unes  de  ses  poésies  publiées  en 


-     155 


recueil  (1826,  1834  et  1837).  Son  style  est  facile,  naturel,  har- 
monieux, et  se  plie  à  toutes  les  variétés  du  langage  poétique, 
tantôt  gracieux  et  tendre,  tantôt  plein  de  force  et  d'énergie.  Son 
vers  est  correct  et  d'une  facture  plus  savante  qu'il  n'est  habituel 
aux  femmes.  On  vante  ses  Feuilles  de  saule  et  son  Ange  gardien. 
Nous  citons 

Le  dernier  jour  de  Vannée. 


Déjà  la  rapide  journée 
Fait  place  aux  heures  du  som- 
[meil, 
Et  du  dernier  fils  de  l'année 
S'est  enfuit  le  dernier  soleil. 
Près  du  foyer,  seule,  inactive. 
Livrée  aux  souvenirs  puissants. 
Ma  pensée  erre,  fugitive, 
Des  jours  passés  aux  jours  pré- 

[sents. 
Ma  vue,  au  hasard  arrêtée. 
Longtemps,  de  la  flumme  agi- 

[tée 
Suit  les  caprices  éclatants, 
Ou  s'attache  à  l'acier  mobile 
Qui  compte  sur  l'émail  fragile 
Les  pas  silencieux  du  temps. 
Un   pas    encore,    encore    une 

[heure, 
Et  l'année  aura  sans  retour 
Atteint  sa  dernière  demeure, 
L'aiguille  aura  fini  son  tour. 
Pourquoi  de  mon  regard  avide, 
La  poursuivre  ainsi  tristement. 
Quand  je  ne  puis  d'un  seul  mo- 
[ment 
Retarder  sa  marche  rapide? 
Du  temps,qui  vient  de  s'écouler, 
Si  quelques  jours  pouvaient  re- 

[naitre, 
Il  n'en  est  pas  un  seul,  peut- 
[ètre, 
Que  ma  voix  daignât  rappeler! 
Mais  des  ans  la  fuite  m'étonne  ; 
Leurs  adieux  oppressent  mon 

[cœur  : 
Je  dis  :  c'est  encore  une  fleur 
Que  l'âge  enlève  à  ma  couronne. 
Et  livre  au  torrent  destructeur  ; 


C'est  une  ombre  ajoutée  à  l'om- 

[bre 
Qui  déjà  s'étend  sur  mes  jours  : 
Un    printemps    retranché    du 
[nombre 
De  ceux  dont  je  verrai  le  cours  ! 
Écoutons  '...  Le  timbre  sonore 
Lentement  frémit  douze  fois. 
Il  se  tait...  je  l'écoute  encore, 
Et  l'année  expire  à  sa  voix. 
C'en  est  fait;  en  vain  je  l'appelle, 
Adieu  !...  Salut  !  sa  sœur  nou- 
[velle. 
Salut  !  quels  dons  chargent  ta 
[main? 
Quel  bien  nous  apporteton  aile? 
Quels  beaux  jours  dorment  dans 
[ton  sein? 
Que  dis-je?  à  mon  âme  trem- 
[blante. 
Ne  révèle  point  tes  secrets. 
D'espoir, de  jeunesse, d'attraits, 
Aujourd'hui,  tu  parais  brillante, 
Et  ta  course  insensible  et  lente 
Peut-être  amène  des   regrets. 
Ainsi  chaque  soleil  se  lève, 
Témoin  de  nos  vœux  insensés. 
xVinsi  toujours  son.  cours  s'a- 
[chève, 
En  entraînant,  comme  un  vain 
[rêve, 
Nos  vœux  déçus  et  dispersés. 
Mais  l'espérance  fantastique. 
Répandant  sa  clarté  magique 
Dans  la  nuit  du  sombre  avenir. 
Nous  guide  d'année  en  année, 
Jusqu'à  l'aurore  fortunée 
Du  jour  qui  ne  doit  pas  finir. 


—     1  ri6      - 

*  G!(ir«)/(i  (Alexandre),  (1788-1 847),  de  Tocadémie,  auteur  de 
quatre  tragédies,  Pélaye,  les  Macchabées,  le  comte  Julien  et  Viv- 
<jinic,  abandonna  de  bonne  heure  le  théâtre  pour  se  consacrer 
:"i  la  poésie  lyrique,  et  publia  d'abord  ses  Poèmes  et  chants  élé- 
(/iaques  (1823),  parmi  lesquels  on  estime  surtout  ses  Elégies 
savoyardes  (1824).  On  a  encore  de  lui  Le  Prêtre,  en  vers,  (182G) 
et  deux  romans  chrétiens,  Césaire  (1830)  et  Flavicn  ou  Rome  au 
désert  (1835)  et  des  Poésies  dédiées  ù  la  jeunesse  (i83G).  Son  style 
est  pur,  correct  et  di^ne,  souvent,  de  nos  grands  maîtres. 
Nous  citons  en  entier  le  petit  Savoyard,  élégie  en  trois  petits 
chants,  le  Départ,  Paris,  le  Retour,  publiée,  en  1824,  au  profit  de 
l'Œuvre  des  Savoyards.  11  serait  difficile  d'en  rien  retrancher. 

*  LE  PETIT  SAVOYARD. 

Chant   premier.    —    Le   Dép.\rt. 

«  Pauvre  petit,  pars  pour  la  France. 
'')  Que  te  sert  mon  amour?  Je  ne  possède  rien. 
»  On  vit  heureux  ailleurs;  ici,  dans  la  soufi'rance. 
»  Pars  mon  enfant,  c'est  pour  ton  bien. 

»  Tant  que  mon  lait  put  te  suffire, 
»  Tant  qu'un  travail  utile  à  mes  bras  fut  permis, 
>->  Heureuse  et  délassée  en  te  voyant  sourire, 
»  Jamais  on  eût  osé  me  dire  : 
»  Renonce  au  baiser  de  ton  fils.  » 

«  Mais  je  suis  veuve  ;  on  perd  sa  force  avec  la  joie  ; 

»  Triste  et  malade,  où  recourir  ici? 
»  Où  mendier  pour  toi?  chez  des  pauvres  aussi  ! 
»  Laisse  ta  pauvre  mère,  enfant  de  la  Savoie, 

»  Va,  mon  enfant,  où  Dieu  t'envoie. 

»  Mais,  si  loin  que  tu  sois,  pense  au  foyer  absent. 
»  Avant  de  le  quitter,  viens,  qu'il  nous  réunisse. 
»  Une  mère  bénit  son  fils  en  l'embrassant; 
»  Mon  fils,  qu'un  baiser  te  bénisse. 

»  Vois-tu  ce  grand  chêne  là-bas? 
»  Je  pourrai  jusque  là  t'accompagner,  j'espère? 
»  Quatre  ans  déjà  passés,  j'y  conduisis  ton  père; 
Mais  lui,  mon  fils,  ne  revint  pas. 


-     157     - 

»  Encor,  s'il  était  là  pour  guider  ton  enfance, 
»  Il  m'en  coûLeruit  moins  pour  t'éloigner  de  moi  ; 
»  Mais,  tu  n'as  pas  dix  ans,  et  tu  pars  sans  défense. 
»  Que  je  vais  prier  Dieu  pour  toi  ! 

»  Que  feras-tu,  mon  fils,  si  Dieu  ne  te  seconde? 
»  Seul  parmi  les  méchants  (car  il  en  est  au  monde), 
»  Sans  ta  mère,  du  moins  pour  t'apprendre  à  souffrir  ! 
»  Oh!  que  n'ai-je  du  pain,  mon  fils,  pour  te  nourrir! 

»  Mais  Dieu  le  veut  ainsi;  nous  devons  nous  soumettre; 

»  Ne  pleure  pas  en  me  quittant; 
»  Porte  au  seuil  des  palais  un  visage  content. 
B  Parfois,  mon  souvenir  t'aftligera  peut-être  ; 
»  Pour  distraire  le  riche,  il  faut  chanter  pourtant. 

»  Chante,  tant  que  la  vie  est  pour  toi  moins  amère; 
»  Enfant,  prends  ta  marmotte  et  ton  léger  trousseau  ; 
»  Répèle,  en  cheminant,  les  chansons  de  ta  mère, 
»  Quand  ta  mère  chantait  autour  de  ton  berceau. 

»  Si  ma  force  première  encor  m'était  donnée, 
»  J'irais  te  conduisant  moi  même  par  la  main; 
»  Mais,  je  n'atteindrais  par  la  troisième  journée; 
»  Il  faudrait  me  laisser  bientôt  sur  ton  chemin  ; 
»  Et  moi,  je  veux  mourir  aux  lieux  où  je  suis  née. 

»  Maintenant  de  ta  mère  entends  le  dernier  vœu  : 
»  Souviens-toi,  si  tu  veux  que  Dieu  ne  t'abandonne, 
»  Que  le  seul  bien  du  pauvre  est  le  peu  qu'on  lui  donne. 
»  Prie,  et  demande  au  riche  :  il  donne  au  nom  de  Dieu. 
»  Ton  père  le  disait;  soit  plus  heureux  :  adieu.  » 

Mais  le  soleil  tombait  des  montagnes  prochaines. 
Et  la  mère  avait  dit  :  «  Il  faut  nous  séparer;  » 
Et  l'enfant  s'en  allait  à  travers  les  grands  chênes, 
Se  tournant  quelquefois,  et  n'osant  pas  pleurer. 

Chaut  deuxième.  —  Paris. 

«  J'ai  faim  :  vous  qui  passez,  daignez  me  secourir. 
»  Voyez,  la  neige  tombe  et  la  terre  est  glacée. 
»  J'ai  froid  :  le  vent  se  lève  et  l'heure  est  avancée, 
»  Et  je  n'ai  rien  pour  me  couvrir. 


—    ms    - 

» Tandis  qu'en  vos  palais  tout  flatte  voire  envie, 

»  A  genoux  sur  le  seuil,  j'y  pleure  bien  souvent. 
»  Donnez,  peu  me  suffit  ;  je  ne  suis  qu'un  entant, 
»  Un  petit  sou  me  rend  la  vie. 

»  On  m'a  dit  qu'à  Paris  je  trouverais  du  pain  ; 
»  Plusieurs  ont  raconté,  dans  nos  forêts  lointaines, 
»  Qu'ici  le  riche  aidait  le  pauvre  dans  ses  peines, 
»  Et  bien  !  moi,  je  suis  pauvre  et  je  vous  tends  la  main. 

»  Faites-moi  gagner  mon  salaire  ; 
t>  Où  me  faut-il  courir?  dites,  j'y  volerai. 
»  Ma  voix  tremble  de  froid  ;  eh  bien  !  je  chanterai, 

»  Si  mes  chansons  peuvent  vous  plaire. 

»  Il  ne  m'écoute  pas,  il  fuit  ; 
»  Il  court  dans  une  fête  (et  j'en  entends  le  bruit") 

»  Finir  son  heureuse  journée. 
»  Et  moi,  je  vais  chercher,  pour  y  passer  la  nuit, 

»  Cette  guérite  abandonnée. 

»  Au  foyer  paternel,  quand  pourrai-je  m'asseoir? 

»  Rendez-moi  ma  pauvre  chaumière, 
»  Le  laitage  durci  qu'on  partageait  le  soir  ; 
»  Et,  quand  la  nuit  tombait,  l'heure  de  la  prière, 
»  Qui  ne  s'achevait  pas  sans  laisser  quelque  espoir. 

»  Ma  mère,  tu  m'as  dit,  quand  j'ai  fui  ta  demeure  : 
»  Pars,  grandis  et  prospère,  et  reviens  près  de  moi. 
»  Hélas  !  et  tout  petit,  faudra-t-il  que  je  meure, 
»  Sans  avoir  rien  gagné  pour  toi? 

»  Non,  l'on  ne  meurt  point  à  mon  âge  ; 
»  Quelque  chose  me  dit  de  reprendre  courage. 
»  Eli!  que  sert  d'espérer!  que  puis-je  attendre  enfin? 
»  J'avais  une  marmotte,  elle  est  morte  de  faim.  » 

Et  faible,  sur  la  terre,  il  reposait  sa  tête  ; 
Et  la  neige,  en  tombant,  le  couvrait  à  demi. 
Lorsqu'une  douce  voix,  à  travers  la  tempête, 
Vint  réveiller  renfant  par  le  froid  endormi. 


—      1  îi!)      - 

«  Qu'il  vienne  à  nous  celui  qui  pleure,  » 
Disait  la  voix,  mêlée  au  murmure  des  vents; 
«  L'heure  du  péril  est  notre  heure; 
»  Les  orphelins  sont  nos  enfants.  » 

Et  deux  femmes  en  deuil  recueillaient  sa  misère. 
Lui,  docile  et  confus,  se  levait  à  leur  vçix  ; 
II  s'étonnait  d'abord;  mais  il  vit,  dans  leurs  doigts, 
Briller  la  croix  d'argent  au  bout  du  long  rosaire  ; 
Et  l'enfant  les  suivit  en  se  signant  deux  fois. 

Chant  troisième.  —  Le  Retour. 

Avec  leurs  grands  sommets,  leurs  glaces  éternelles, 
Par  un  soleil  d'été,  que  les  Alpes  sont  belles  ! 
Tout  dans  leurs  frais  vallons  sert  à  nous  enchanter  : 
La  verdure,  les  eaux,  les  bois,  les  fleurs  nouvelles. 
Heureux  qui  sur  ces  bords  peut  longtemps  s'arrêter! 
Heureux  qui  les  revoit,  s'il  a  pu  les  quitter  ! 

Quel  est  ce  voyageur  que  l'été  leur  envoie. 
Seul,  loin  dans  la  vallée,  un  bâton  à  la  main? 
C'est  un  enfant...,  il  marche,  il  suit  le  long  chemin 
Qui  va  de  France  à  la  Savoie. 

Bientôt  de  la  colline  il  prend  l'étroit  sentier  : 
Il  a  mis  ce  matin  la  bure  du  dimanche, 
Et  dans  son  sac  de  toile  blanche 
Est  un  pain  de  froment,  qu'il  garde  tout  entier. 

Pourquoi  tant  se  hâter  à  sa  course  dernière? 
C'est  que  le  pauvre  enfant  veut  gravir  le  coteau, 
Et  ne  point  s'arrêter  qu'il  n'ait  vu  son  hameau,    ■ 
Et  n'ait  reconnue  sa  chaumière. 

Les  voilà  tels  encor  qu'il  les  a  vus  toujours. 
Ces  grands  bois,  ce  ruisseau  qui  fuit  sous  le  feuillage  ! 
II  ne  se  souvient  plus  qu'il  a  marché  dix  jours  ; 
Il  est  si  près  de  son  village  ! 

Tout  joyeux,  il  arrive  et  regarde;  mais  quoi  ! 
Personne  ne  l'attend  !  Sa  chaumière  est  fermée!  » 

Pourtant  du  toit  aigu  sort  un  peu  de  fumée. 
Et  l'enfant,  plein  de  trouble  :  «  Ouvrez,  dit-il,  c'est  moi...» 


-     •100     — 

La  porte  cède,  il  entre  ;  et  sa  mère  attendrie, 
Sa  niôre,  qu'un  long  mal  près  du  foyer  relient, 
Se  relève  à  moitié,  tend  les  bras  et  s'écrie  . 
«  N'est-ce  pas  mon  fils  qui  revient?  » 

Son  fils  est  dans  ses  bras,  qui  pleure  et  qui  l'appelle. 
«  Je  suis  infirme,  hélas!  Dieu  m'afflige,  dit-elle; 
»  Et,  depuis  quelc^ues  jours,  je  te  l'ai  fait  savoir, 
»  Car  je  ne  voulais  pas  mourir  sans  te  revoir,  » 

Mais  lui  :  «  De  votre  enfant  vous  étiez  éloignée; 
»  Le  voilà  qui  revient,  ayez  des  jours  contents  ; 
»  Vivez,  je  suis  grandi,  vous  serez  bien  soignée  ; 
»  Nous  sommes  riches  pour  longtemps.  » 

Et  les  mains  de  l'enfant,  des  siennes  détachées, 
Jetaient  sur  ses  genoux  tout  ce  qu'il  possédait  : 
Les  trois  pièces  d'argent  dans  sa  veste  cachées, 
Et  le  pain  de  fromen;,  que  pour  elle  il  gardait. 

Sa  mère  l'embrassait  et  respirait  à  peine, 
Et  son  œil  se  fixait,  de  larmes  obscurci, 

Sur  un  grand  crucifix  de  chêne 
Suspendu  devant  elle  et  par  le  temps  noirci. 

«  C'est  Lui,  je  le  savais,  le  Dieu  des  pauvres  mères 
»  Et  des  petits  enfants,  qui  du  mien  a  pris  soin  ; 
»  Lui,  qui  me  consolait,  quand  mes  plaintes  amères 
»  Appelaient  mon  fils  de  loin. 

»  C'est  le  Christ  du  foyer  que  les  mères  implorent, 
»  Qui  sauve  nos  enfants  du  froid  et  de  la  faim. 
»  Nous  gardons  nos  agneaux,  et  les  loups  les  dévorent; 
y>  Nos  fils  s'en  vont  tout  seuls...  et  reviennent  enfin. 

»  Toi,  mon  fils,  maintenant  me  seras-tu  fidèle? 
»  Ta  pauvre  mère  infirme  a  besoin  de  secours  : 
»  Elle  mourrait  sans  toi.  »  L'enfant  i\  ce  discours, 
Grave  et  joignant  les  mains,  tombe  à  genoux  près  d'elle, 
Disant  :  «  que  le  bon  Dieu  vous  fasse  de  longs  jours  !  » 

•  Belmontet  (Louis),  né  à  Montauban  (1799),  publia  un  grand 
nombre  de  poésies,  prestjue  toutes  lyriques  et  de  circonstance. 


—      IRI      - 

Il  fut  longtemps  l'ennemi  de  la  nouvelle  école,  dite  romantique, 
et  cependant  ses  poésies,  surtout  ses  premières,  ne  se  recom- 
mandent guère  par  le  bon  goût.  On  peut  y  voir  à  quel  point 
l'esprit  de  parti  gâte  le  talent.  Les  Tristes,  qu'il  publia  (1824),  en 
imitation  des  Tristes  d'Ovide,  renferment  la  pièce  si  eonnue,  Les 
petits  orphelins,  couronnée,  en  1821,  par  l'académie  de  Toulouse. 
Il  fit,  en  collaboration  avec  Alex.  Soumet,  la  tragédie  Une  fête 
de  Néron,  qui  eut  d'abord  beaucoup  de  succès.  (Mort  en  1880). 

*  Madame  Desbordes-Valtnore,  née  à  Douai  (1787-1859),  publia 
un  volume  d'Elégies  et  romances  (1818),  suivi  des  Elégies  et  poé- 
sies nouvelles  (1824),  Poésies  inédites  (1S29),  Les  pleurs  (1833), 
Pauvres  fleurs  {iS39),  Contes  en  vers  pour  les  enfants  (1840),  Bou- 
quets et  prières  (1843),  et  d'autres  ouvrages  destinés  à  la  jeunesse, 
Poésies  posthumes,  le  Pauvre  Pierre  où  l'on  retrouve  malheureu- 
sement l'écho  du  dix-huitième  siècle.  Ses  écrits  se  font  remar- 
quer généralement  par  une  grâce  naïve,  un  tour  d'expression 
heureux  et  une  émotion  pénétrante.  C'est  de  toutes  les  femmes 
qui,  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  ont  écrit  des  vers,  celle 
qu'on  peut  appeler  le  plus  vraiment  poète.  «  D'autres  ont  chanté 
»  plus  haut  et  plus  fort,  mais  non  pas  avec  plus  de  suavité  ni 
»  d'âme.  »  D'ordinaire  elle  ne  chante  que  pour  les  personnes 
de  son  sexe.  Voyez,  Leçons  de  littérature.  Le  vieux  crieur  du 
Rhône. 

*  Vigny  (Alfred,  comte  de),  membre  de  l'institut  (1799-1863). 
Militaire,  il  passa  quatorze  ans  dans  les  camps,  n'ayant  d'autre 
livre  de  lecture  qu'une  bible,  et  composa,  dans  ses  moments 
de  loisir,  la  plupart  des  poésies  publiées  en  1829,  sous  le  titre 
de  :  Poèmes  antiques  et  modernes,  parmi  lesquels  on  remarque  le 
Déluge,  Moïse,  Dolorida,  la  Eille  de  Jcplité,  le  Trappiste,  la  Neige, 
le  Cor,  Eloa.  Ce  dernier  poème  valut  à  l'auteur  une  des  premières 
places  dans  la  nouvelle  école.  Il  y  chante  la  chute  d'un  ange, 
l'ange  de  la  pitié,  né  d'une  larme  du  Christ  près  du  tombeau  de 
Lazare.  Satan  y  est  dépeint  d'une  touche  aussi  ferme  que  celui 
de  Millon.  Malheureusement  l'idée  mère  de  ce  brillant  poème 
est  dangereuse.  Il  a  écrit  plusieurs  romans,  traduit  Oz/ieZ/o  en 
vers,  et  fait  quelques  essais  dramatiques,  mais  sans  succès. 
Son  style  est  élégant  et  tiélicat,  mais  un  peu  all'ecté,  et,  comme 
on  l'a  dit,  sa  négligiiice  mcmc  est  laborieuse.  lia  réalisé  le  difficile 
problème  de  penser  comme  les  roma  iti;;ues  et  d'éciire  commô 

il 


—      16-2     — 

les  classiques.  On  considère  M.  de  Vigny  comme  un  poète  élé- 
giaque  d'un  ordre  supérieur.  C'est  le  poète  du  désespoir;  tous 
ses  dénoûments  sont  des  catastrophes.  Il  possède  à  un  plus 
haut  degré  que  Lamartine  le  génie  créateur  et  l'énergie  des 
pensées  (Godefroy).  Nous  citons  la  belle  pièce  intitulée 

*  Le  Cor{\). 
I. 

J'aime  le  son  du  cor,  le  soir,  au  fond  des  bois, 
Soit  qu'il  chante  les  pleurs  de  la  biche  aux  abois. 
Ou  l'adieu  du  chasseur  que  l'écho  faible  accueille, 
Et  que  le  vent  du  nord  porte  de  feuille  en  feuille. 

Que  de  fois,  seul  dans  l'ombre  à  minuit  demeuré, 
J'ai  souri  de  l'entendre,  et  plus  souvent  pleuré  ! 
Car  je  croyais  ouïr  de  ces  bruits  prophétiques 
Qui  précédaient  la  mort  des  paladins  antiques. 

0  montagnes  d'azur  !  ô  pays  adoré  ! 
Rocs  de  la  Frazona,  cirque  du  Marboré, 
Cascades,  qui  tombez  des  neiges  entraînées, 
Sources,  gaves,  l'uîsseaux,  torrents  des  Pyrénées; 

Monts  gelés  et  fleuris,  trône  des  deux  saisons, 
Dont  le  front  est  de  glace,  et  les  pieds  de  gazons  ! 
C'est  là  qu'il  faut  s'asseoir,  c'est  là  qu'il  faut  entendre 
Les  airs  lointains  d'un  cor  mélancolique  et  tendre. 

Souvent  un  voyageur,  lorsque  l'air  est  sans  bruit, 
De  celte  voix  d'airain  fait  retentir  la  nuit; 
A  ses  chants  cadencés  autour  de  lui  se  mêle 
L'harmonieux  grelot  du  jeune  agneau  qui  bêle. 

Une  biche  attentive,  au  lieu  de  se  cacher. 
Se  suspend  immobile  au  sommet  du  rocher; 
Et  la  cascade  unit,  dans  une  chute  immense. 
Son  éternelle  plainte  au  chant  de  la  romance. 

(1)  L"effet  du  cor  dans  les  bois  et  les  montagnes  rappelle  à  l'esprit  du  poète  le  fameux 
cor  (VOUfant)  de  Roland,  et  la  fin  malheureuse  de  ce  Paladin,  qui  tomba  dans  une 
embuscade,  au  col  de  Roncevaux  (dans  les  Pyrénées),  et  périt  avec  la  fleur  de  la  cheva- 
lerie française. 


—      Kio     — 

Ame  des  chevaliers,  revenez-vous  encore? 
Est-ce  vous  qui  parlez  avec  la  voix  du  cor? 
Roneevaux!  Roncevaux!  dans  ta  sombre  vallée, 
L'ombre  du  grand  Roland  n'est  donc  pas  consolée  ! 

II. 

(4)  Tous  les  preux  étaient  morts;  mais  aucun  n'avait  fui. 
Il  reste  seul  debout,  Olivier  près  de  lui  ; 
L'Afrique,  sur  les  monts,  l'entoure  et  tremble  encore. 
«  Roland,  tu  vas  mourir,  rends-toi,  criait  le  More; 

')  Tous  tes  pairs  sont  couchés  dans  les  eaux  des  torrents.  » 

Il  rugit  comme  un  tigre  et  dit  :   «  Si  je  me  rends, 

»  Africain,  ce  sera  lorsque  les  Pyrénées, 

»  Sur  l'onde  avec  leurs  corps  rouleront  entraînées.  » 

—  «  Rends-toi  donc,  répond-il,  ou  meurs,  car  les  voilà;  » 
Et,  du  plus  haut  des  monts,  un  grand  rocher  roula. 

Il  bondit,  il  roula  jusqu'au  fond  de  l'abîme. 

Et  de  ses  pins,  dans  l'onde,  il  vint  briser  la  cime. 

—  «  Merci!  cria  Roland,  tu  m'as  fait  un  chemin,  » 
Et,  jusqu'au  pied  des  monts,  le  roulant  d'une  main, 
Sur  le  roc  affermi,  comme  un  géant,  s'élance; 

Et  prête  à  fuir,  l'armée  à  ce  seul  pas  balance. 

III. 

Tranquilles  cependant,  Charlemagne  et  ses  preux 
Descendaient  la  montagne,  et  se  parlaient  entre  eux. 
A  l'horizon  déjà,  par  les  eaux  signalées, 
De  Luz  et  d'Argelès  (2)  se  montraient  les  vallées. 

L'armée  applaudissait.  Le  luth  du  troubadour 
S'accordait,  pour  chanter  les  saules  de  l'Adour  (3)  ; 
Le  vin  français  coulait  dans  la  coupe  étrangère  ; 
Le  soldat,  en  riant,  parlait  à  la  bergère. 


(1)  Au  retour  de  son  expédition  contre  l'Espagne,  Charlemagne  confia  le  coinmandement 
(le  l'arrière-garde  de  rarmée  au  célèbre  héros  Roland,  qui  est  regardé  comme  son  neveu. 
On  le  représente  ici  au  moment  où  les  Mores  venaient  de  massacrer  tous  ses  soldats. 

(2)  Localités  de  la  France,  dans  les  Hautes-Pyrénées. 

(3)  Rivière  de  France,  qui  sort  des  Pyrénées. 


-     164     — 

Roland  gardait  les  monts;  tous  passaient  sans  eiïi'oi. 

—  Assis  nonchalamment  sur  un  noir  palefroi, 
Qui  marchait  revêtu  de  housses  violettes, 
Turpin  (1)  disait,  tenant  les  saintes  amulettes  : 

»  Sire,  on  voit  dans  le  ciel  des  nuages  de  feu  ; 
»  Suspendez  votre  marche  :  il  ne  faut  tenter  Dieu. 
»  Par  monsieur  saint  Denis!  certes,  ce  sont  des  âmes 
y)  Qui  passent  dans  les  airs  sur  ces  vapeurs  de  flammes. 

»  Deux  éclairs  ont  relui,  puis  deux  autres  encor.  » 

—  Ici,  l'on  entendit  le  son  lointain  du  cor.  — 
L'empereur  étonné,  se  jetant  en  arrière, 
Suspend  du  destrier  la  marche  aventurière. 

«  Eniendez-vous?  »  dit-il.  —  «  Oui,  ce  sont  des  pasteurs 
»  Rappelant  les  troupeaux  épars  sur  les  hauteurs, 
»  Répondit  l'archevêque,  ou  la  voix  étouffée 
»  Du  nain  vert  Obéron,  qui  parle  avec  sa  fée.  » 

Et  l'empereur  poursuit;  mais  son  front  soucieux 
Est  plus  sombre  et  plus  noir  que  l'orage  des  cieux. 
l\  craint  la  trahison  ;  et,  tandis  qu'il  y  songe, 
Le  cor  éclate  et  meurt,  renaît  et  se  prolonge. 

«  Malheur!  c'est  mon  neveu!  malheur!  car,  si  Roland 

»  Appelle  à  son  secours,  ce  doit  être  en  mourant. 

»  Arrière!  Chevaliers,  repassons  la  montagne! 

»  Tremble  encor  sous  nos  pas,  sol  trompeur  de  l'Espagne  !  » 

IV. 

Sur  le  plus  haut  des  monts,  s'arrêtent  les  chevaux  ; 
L'écume  les  blanchit;  sous  leurs  pieds,  Roncevaux, 
Des  feux  mourants  du  jour,  à  peine  se  colore. 
A  l'horizon  lointain  fuit  l'éLendard  du  More. 

—  «  Turpin,  n'as-tu  rien  vu  dans  le  fond  du  torrent?  » 

—  »  J'y  vois  deux  chevaliers;  l'un  mort,  l'autre  expirant. 
»  Tous  deux  sont  écrasés  sous  une  roche  noire; 

'   »  Le  plus  fort,  dans  sa  main,  élève  un  cor  d'ivoire  ; 
»  Son  àme,  en  s'exhalant,  nous  appela  deux  fois.  » 

Dieu  !  que  le  son  du  cor  est  triste  au  fond  des  bois  ! 

(1)  Turpin,  archevêque  Je  Reims,  fut,  dit-ou,  secrétaire,  ami  et  compagnon  J'arrrtes  de 
Ctiarlemagne. 


—     1G5     - 

*  Charles  Loyson  (1791-1820)  fit  paraître  un  volume  A'Epltres 
et  cVElégies  (1819),  où  l'on  remarque  VEnfant  heureux,  imité 
dune  élégie  allemande  de  Grillparzer  et  dont  l'idée  refleurie 
avec  grâce,  dit  un  critique,  a  fait  depuis  le  plus  frais  bouton 
d'or  de  la  couronne  poétique  de  Reboul(p.  88).  En  effet,  Loyson 
commence  ainsi  : 

Un  ange  aux  plumes  argentées, 
Au  chevet  d'un  berceau  quombragaient  à  demi 
Ses  ailes,  dans  les  airs  mollement  agitées. 
Planait  d'un  vol  léger  sur  l'enfant  endormi. 
L'immortel,  incliné  vers  la  douce  figure,  etc. 

Puis  il  finit  par  ce  vers  : 

<'  Sois  heureux,  »  lui  dit-il;  et  l'enfant  était  mort. 

Comme  poète,  Loyson  est  juste  un  intermédiaire  entre  Mille- 
voye  et  Lamartine.  Il  reprochait  à  ce  dernier  «  ce  vague  qui 
plaît  dans  la  poésie,  mais  qui  doit  en  être  l'âme  et  non  le 
corps.  » 

*  Gcraud  (Edmond),  mort  fort  jeune  en  i831,  publia  un  recueil 
de  dix-sept  élégies,  qui  se  font  remarquer  par  un  ton  général  de 
douce  mélancolie.  M.  Charles  Nodier  en  faisait  du  cas,  et  ne 
lisait  jamais,  sans  ressentir  une  impression  profonde,  l'élégie  : 
la  Cha-pelle  (lu  rivage. 

*M"e  Angélique  Gordon  publia,  en  1826,  sans  nom  d'auteur,  un 
petit  volume  d'Essais  j^oétiques  d'un  jeune  solitaire,  revendiqué 
secrètement  par  une  personne  qui  ne  l'avait  pas  écrit.  C'est 
pourquoi  l'auteur  en  publia  une  seconde  édition  sous  le  titre 
d'Elégies  chrétiennes  (1835).  Les  Derniers  adieux  de  sainte  Sco- 
lastique  à  saint  Benoit,  son  frère,  mériteraient  d'être  cités, 
grâce  au  sentiment  religieux  qui  y  respire,  comme  "dans  toutes 
les  autres  pièces  du  recueil. 

Casimir  Delavigue,  né  au  Havre,  en  1794,  mort  en  1843, 
composa  plusieurs  élégies  sous  le  nom  de  Messéniennes,  où  il 
déplore  les  malheurs  de  la  France,  comme  le  sort  des  guer- 
riers mprls  à  la  bataille  de  Waterloo,  la  spoliation  du  Musée, 
la  mort  de  Jeanne-d'Arc,  celle  de  Napoléon,  du  général 
Foi,  etc.  Ce  poète  a  tâché  de  tenir  le  milieu  entre  les  deux 


—     lOC)     - 

écoles  rivales,  le  dassidsme  et  le  romantisme.  Sa  diction  est 
antique,  tout  en  exprimant  des  idées  appartenant  à  la  nou- 
velle école;  les  termes  nouveaux,  les  inversions  trop  hardies 
et  les  autres  défauts  du  romantisme  ne  la  défigurent  que 
rarement.  Le  sentiment  qui  domine  dans  ses  Messéniennes, 
c'est  l'amour  de  la  patrie.  On  y  remarque  de  l'enthousiasme, 
mais  il  n'est  pas  soutenu  :  à  côté  de  phrases  vigoureuses,  qui 
élèvent,  qui  ravissent  l'iime,  une  phrase  commune  et  pro- 
saïque vient  soudainement  paralyser  l'élan  que  l'àme  avait 
pris  d'abord.  Le  style  est  en  général  correct  et  clair,  mais  il 
manque  parfois  de  vigueur  et  de  nerf.  On  rencontre  ca  et  là 
des  pensées  vagues  ou  fausses,  des  phrases  froides  ou  décla- 
matoires, beaucoup  trop  d'apostrophes  et  d'exclamations.  *  La 
perfection  toute  classique  de  ses  vers,  l'élégance  et  l'armonie 
de  sa  diction  lui  assignent  parmi  les  poètes  secondaires  un 
rang  distingué.  Voyez,  dans  les  Leçons  de  Littérature,  son 
élégie  sur  la  Mort  de  Jeanne-d\irc. 

*  Charles  Brugnot,  de  Dijon  (1802-1834),  dont  les  Poésies,  pu- 
bliées en  1833,  par  M.  Folsset,  se  distinguent  par  la  nouveauté 
et  le  ton  du  sentiment. 

*  Hégésippe  Moreau,  né  à  Paris  (1810),  mort  à  l'hospice  de  la 
charité,  en  1838,  fit  de  bonnes  études  au  petit  séminaire  de 
Meaux  et  à  celui  d'Avon,  près  de  Fontainebleau,  grâce  à  la 
charité  d'une  dame  de  Provins,  chez  laquelle  sa  mère  était 
entrée  en  condition.  Malheureusement,  après  avoir  achevé  ses 
humanités,  le  jeune  Moreau  fut  envoyé  à  Paris,  au  milieu  de 
cette  multitude  égoïste  qui  peuple  la  grande  ville,  et  qu'il 
appelle  lui-même  une  mer  orageuse.  Sans  parents,  sans  amis, 
sans  argent,  le  jeune  poète  ne  fit  qu'y  traîner  une  misérable 
existence,  au  milieu  des  soulTrances  matérielles  et  des  misères 
morales.  En  perdant  le  doux  trésor  de  la  foi,  qu'il  avait  su 
chanter  poétiquement,  il  s'oublia  jusqu'à  manquer  de  respect  à 
la  mémoire  des  prêtres  qui  l'avaient  élevé.  Néanmoins,  il  eut 
le  bonheur,  avant  de  mourir,  de  revenir  de  ses  égarements,  et 
de  recevoir  les  derniers  sacrements  de  l'église.  Comme  Gilbert, 


—     107     — 

il  n'avait  pas  trente  ans.  «  Moreau  avait  un  sentiment  profond 
de  l'art  et  de  la  poésie.  Son  vers  facile,  harmonieux,  correct  et 
ferme,  exempt,  à  la  fois,  de  trivialité  et  d'emphase,  va  droit  au 
but,  et  se  distingue  toujours  par  une  admirable  clarté.  C'était 
un  vrai,  un  grand  poète.  Malheureusement,  si  le  poète  brille, 
on  s'aperçoit  que  l'homme  est  incomplet...  Quand  un  rayon  de 
foi  pénétrait  dans  son  ûme,  le  poète  était  sublime;  tandis  que, 
aussitôt  qu'il  s'abandonnait  au  scepticisme,  il  ne  trouvait  plus 
que  des  chants  obscènes,  ou  des  impiétés  révollx^ntes  (1).  » 
Cet  esprit  original,  gai  et  mélancolique,  bienveillant  et  caustique, 
léger  et  réfléchi,  a  essayé  tous  les  genres,  odes,  élégies,  chan- 
sons, satires,  chants  religieux,  drame,  etc.  Quel  regrets  il  doit 
avoir  éprouvés,  en  mourant  chrétien,  d'avoir  ainsi  profané  son 
talent,  lui  qui,  quand  il  le  voulait,  savait  faire  sortir  de  sa  lyre 
de  si  magnifiques  accents  de  foi  et  de  prière.  Une  visite  à 
l'église  qui  abrite  le  tombeau  de  la  patronne  de  Paris,  en  fournit 
un  exemple.  {Myosotis,  V.) 

Une  visite  à  Saint-Etienne-du-Mont. 

Vous  demandez,  amis,  comment  s'est  échappée 
De  ma  plume  profane  une  sainte  épopée? 
Ecoutez  :  l'âme  en  deuil  et  la  tristesse  au  front, 
Un  soir,  je  visitai  Saint-Etienne-du-Mont  ! 

A  cette  heure  sacrée,  heure  où  la  nuit  commence. 

Quelques  rares  chrétiens  peuplent  seuls  l'ombre  immense. 

C'est  l'enfant,  à  la  bouche  encor  blanche  de  lait. 

Qui  dans  ses  doigts  vermeils  égrène  un  chapelet. 

Et  semble  demander,  dans  sa  fraîche  prière, 

Un  souris  fraternel  aux  chérubins  de  pierre  ; 

La  pâle  mère  en  deuil,  devant  un  crucifix. 

Au  vainqueur  de  la  mort  redemandant  son  fils  ; 

Le  vieillard  qui,  mourant  de  ses  lourdes  sandales, 

Gomme  pour  dire  :  ouvrez,  heurte  aux  funèbres  dalles  ; 

Et  prêt  à  s'endormir  de  son  dernier  sommeil, 

Aux  pieds  de  Jésus-Christ,  s'étend  comme  au  soleil.... 

Dans  le  temple,  au  hasard,  j'aventurais  mes  pas 

Et  j'effleurais  l'autel,  mais  je  ne  priais  pas. 

(i;  Études  sur  les  poètes  conteynporaina,  par  J.-J.  Thonissen.  Revue  catholique,  1?31. 


—     ICS     — 

Autrefois,  pour  prier,  mes  lèvres  enfantines, 

D'elles-mêmes,  s'ofivraient  aux  syllabes  latines, 

Et  j'allais  aux  grands  jours,  blanc  lévite  du  chœur, 

Répandre  devant  Dieu  ma  corbeille  et  mon  cœur. 

Mais  depuis,  au  courant  du  monde  et  de  ses  fêtes 

Emporté,  j'ai  suivi  les  pas  des  faux  prophètes  ; 

Complice  des  docteurs  et  des  pharisiens, 

J'ai  blasphémé  le  Christ,  persécuté  les  siens... 

Mais,  de  vagues  remords  assailli  de  bonne  heure  : 

Où  puiser,  ai-je  dit,  la  paix  intérieure?... 

Combien  déjeunes  cœurs  que  le  doute  rongea! 

Combien  de  jeunes  fronts  qu'il  sillonne  déjà  ! 

Le  doute  aussi  m'accable,  hélas  !  et  j'y  succombe  : 

Mon  âme  fatiguée  est  comme  la  colombe 

Sur  le  flot  du  désert  égarant  son  essor; 

Et  l'olivier  sauveur  ne  fleurit  pas  encor... 

Ces  milles  souvenirs  couraient  dans  ma  mémoire  ; 

Et  je  balbutiai  :  «  Seigneur,  faites-moi  croire,  » 

Quand,  soudain,  sur  mon  front  passa  ce  vent  glacé 

Qui,  sur  le  front  de  Job,  autrefois  a  passé. 

Le  vent  d"hiver  pleura  sous  le  parvis  sonore  ; 

Et,  soudain,  je  sentis  que  je  gardais  encore 

Dans  le  fond  de  mon  cœur,  de  moi-même  ignoré, 

Un  peu  de  vieille  foi,  parfum  évaporé. 

Cependant  mon  genou,  fléchi  pour  la  prière, 

Se  heurta  contre  un  livre  oublié  sur  la  pierre, 

Et  la  secrète  voix  qui  parle  aux  cœurs  élus, 

Murmura  dans  le  mien  :  a  Prends  et  lis,  »  et  je  lus. 

Je  lus  avec  amour  ces  quatre  chants  sublimes 

Dont  l'auteur  s'est  voilé  de  quatre  pseudonymes  ; 

Mais  où,  sur  chaque  mot,  le  poète  à  dessein 

Imprima  son  génie,  à  défaut  de  son  seing; 

Page  de  vérité,  qu'à  sa  ligne  dernière 

Le  Golgotha  tremblant  sabla  de  sa  poussière. 

Quand  je  me  relevai  plus  léger  de  remords. 

Comme  au  dedans  de  moi,  c'était  fête  au  dehors! 

La  vitre  occidentale,  allumant  sa  rosace. 

D'une  langue  de  feu  m'illumina  la  face; 

Les  deux  blancs  chérubins,  levant  leur  front  courbé. 


-      160     - 

Avec  plus  de  ferveur  prièrent  au  jubé; 

Et  l'orgue,  s'éveillant  sous  un  doigt  invisible, 

D'un  long  et  doux  murmure  emplit  la  nef  paisible. 

Et  je  versai  des  pleurs,  et  reconquis  h  Dieu, 

Au  tombeau  de  Racine,  alors  je  fis  un  voeu. 

Ce  vœu,  je  l'accomplis  en  écrivant  ces  pages. 

Les  temps  étaient  passés  des  saints  pèlerinages  ; 

Je  ne  pouvais  aller,  courbé  sous  le  bourdon, 

Boire  au  Jourdain  captif  le  céleste  pardon. 

Au  rivage  où  fleurit  la  parole  divine, 

Ma  mme  ira  du  moins  !  Pars,  muse  pèlerine, 

Conduite  à  Bethléem  par  l'étoile  des  rois. 

Au  Gloria  des  cieux  mêle  ta  douce  voix; 

Rallume  l'àtre  éteint  de  Marthe  et  de  Marie  ; 

Consulte  le  Voyant,  au  puits  de  Samarie, 

Et,  fidèle  au  gibet  de  ton  Dieu  méconnu. 

Sous  le  sang  rédempteur  prosterne  ton  front  nu  ; 

Puis,  malgré  l'incrédule  et  ses  bruits  de  risée, 

Relève  fièrement  ta  tête  baptisée  ! 

—  Dieu  bénira  mes  chants  ;  sur  les  autels  divers, 

Puisqu'on  sème  des  fleurs,  on  peut  jeter  des  vers... 

Que  je  succombe,  ou  non,  à  l'œuvre  expiatoire, 

A  Celui  qui  m'inspire,  à  Dieu,  louanfjc  et  gloire! 

*  Deschamps  Antowj  (1800-18G9)  frère  d'Emile  (voir  art.  Ro- 
mance) avait  l'instinct  de  la  poésie  à  un  degré  tel,  qu'il  devint 
un  personnage  étrange,  une  sorte  de  fou  lucide  ayant  parfaite- 
ment connaissance  de  son  état  mental.  11  est  vraiment  le  poète 
de  la  douleur  intime  et  inguérissable,  qui  pense,  prie,  pleure 
en  vers.  Ses  Dernières  paroles  (1835)  où  se  fondirent  ses  publi- 
cations antérieures,  telles  que  les  Satires  poétiques,  méritaient 
de  vivre  Voici  quelques  vers  adressés  à  Lamennais  qui  sont 
d'un  vrai  poète  et  d'un  vrai  chrétien. 

*  «  Qui  descend  donc  ainsi  sur  la  place  publique, 

»  Jetant  un  peuple  entier  à  l'hydre  politique, 

»  Au  lieu  de  ses  devoirs  lui  parler  de  ses  droits? 

»  Prêtre  de  Jésus-Christ,  parle  nous  de  la  croix; 

»  Parle-nous  de  la  croix,  de  celte  croix  austère 

»  Que  ton  maître  a  portée  au  sommet  du  Calvaire, 

»  Que  porte  le  vulgaire  et  que  porte  le  roi, 

»  Que  tu  portes  toi-même,  et  que  je  porte,  moi.  » 


—     170  •  — 

*  Jean  Pohnius  fie  comte  X.  Lahenshi)  (1790-1855),  publia  Pre- 
mières Poésies  (1827),  Empédoclc  vision  poétique  suivie  de 
pièces  diverses  (1829)  et  un  grand  poème,  Erostro.te  (1839). 
L'auteur  occupe  une  place  honorable  dans  la  poésie  contempo- 
raine, mais  les  inégalités  de  ses  œuvres  le  tiennent  loin  du 
premier  rang.  Empédocle  est  son  meilleur  ouvrage  ;  VExil  d'Ap- 
polon  est  original  et  justement  loué  ;  les  premiers  vers  de  la 
Terre  promise  ont  une  grandeur  vraiment  biblique  : 

*  «  Quant  Moïse,  veilli,  sentit  venir  sa  fin, 

Dieu  lui  dit  :  «  Gravis  la  montagne, 
»  Et  de  là  tu  verras,  au  loin  dans  la  campagne, 

«  Chanaan  t'apparaîlre  enfin.   » 
Le  soleil  se  couchait  :  un  bandeau  vert  et  pâle 
Masquait  à  l'horizon  la  mer  occidentale  ; 
Et  plus  près,  se  peignant  sur  un  ciel  rose  et  pur, 

S'étendaient  des  pleines  fertiles, 

Des  bois,  des  coteaux  et  des  villes, 

Bordés  de  montagnes  d'azur!  » 

*  Lalouche  (Hyacinthe  Thabaud  de)  (1785-1851)  composa  un 
grand  nombre  d'ouvrages,  roman,  feuilletons,  comédies,  et 
pièces  de  vers.  De  plus,  quelques  poèmes  imités  de  l'anglais 
ou  de  l'allemand.  Critique  sévère  pour  les  autres  il  est  loin 
d'être  un  modèle.  Les  Adieux  {i^^^)  et  les  Agrestes  (1844)  dont  le 
style  est  presque  toujours  pénible,  froid  et  banal,  dénotent 
l'impiété.  Il  publia  les  œuvres  posthumes  d'André  Ghénier,  ce 
qui  souleva  d'ardentes  polémiques. 

Guérin  (Maurice  et  Eugénie  de)  nés  au  château  de  Caylac  en 
Languedoc  (1805-1839;  1810-1848),  laissèrent  quelques  écrits 
dispersés  que  des  amis  jugèrent  dignes  d'une  réputation  pos- 
thume. Deux  recueils  parurent  avec  éclat  en  18C1  et  eurent  de 
nombreuses  réimpressions  sous  des  titres  nouveaux.  Maurice 
fut  plus  particulièrement  un  paysagiste  ;  les  œuvres  d'Eugénie 
appartiennent  davantage  à  la  poésie  lyrique.  Songeur  et  mélan- 
colique, Maurice  ouvrait  son  âme  à  toutes  les  émotions,  hélas, 
souvent  plus  sensuelles  que  morales,  et  mérita  d'être  appelé 
par  ses  amis  l'André  Ghénier  du  panthéisme.  Son  style  a  du 
naturel,  de  la  verve,  de  l'abondance,  mais  l'auteur  ignore  le 
mécanisme  du  vers.  Eugénie  lui  est  supérieure  au  point  de  vue 


—     171     - 

poétique  comme  sous  le  rapport  du  sentiment  moral.  Ses 
œuvres  sont  empreintes  de  ce  sentiment  d'amour  fraternel  qui 
lui  fit  deviner  tous  les  dévouements  d'une  mère. 

*  M"e  Louise  Bert in  {iS0o-iSG3).  Les  Premii:res  G/rt>;es  publiées 
en  1842,  avaient  valu  malheureusement  à  l'auteur  un  éloge  fort 
flatteur  de  Victor  Hugo.  Mais  les  Nouvelles  Glanes  vinrent  heu- 
reusement nous  montrer  le  poète  complètement  rattaché  au 
sentiment  religieux  le  plus  élevé,  surtout  dans  la  partie  du 
recueil  intitulée  Méditations,  prières  et  asjiirations.  En  général  on 
peut  admirer  la  pureté  et  la  correction  presque  irréprochable 
de  la  forme,  aussi  bien  que  le  fond  dans  ce  recueil.  Voici  les 
vers  magnifiques  dans  lesquels  elle  chante  l'amour  divin. 

*  «  Quand  Dieu  voulut  combler  les  immenses  abîmes 
Qu'avaient  creusés  les  monts  en  soulevant  leurs  cimes, 
D'abord  il  y  rersa  les  flots  toujours  mouvants, 

Et  puis,  pour  les  gonfler,  il  appela  les  vents. 
Qui  vinrent  aussitôt  des  quatre  coins  du  monde 
Mêler  leur  voix  terrible  aux  tumultes  de  l'onde  ; 
Et  la  mer,  satisfaite  et  fière  en  son  courroux. 
Lui  cria  ;  C'est  assez,  Seigneur,  arrêtez-vous  ! 

Mais,  hélas!  lorsqu'il  donne  à  notre  cœur  avide. 

On  dirait  que  ses  dons  y  grandissent  le  vide; 

Quand  pour  lui,  sans  relâche,  il  puise  à  son  trésor, 

Il  l'entend  murmurer  et  convoiter  encor. 

Ah  !  c'est  qu'incessamment  ce  cœur  languit  et  souffre  ! 

En  vain  on  jetterait  dans  le  fond  de  ce  gouffre 

Et  la  mer,  et  le  ciel,  et  tout  ce  qui  s'y  meut, 

Pour  dire  :  c'est  assez.  Seigneur,  c'est  vous  qu'il  veut!  » 

*  Alfred  de  Musset  (1810-1857).  Un  des  poètes  les  plus  riche- 
ment doués  de  la  nature,  et  qui  a  le  plus  scandaleusement 
abusé  de  ses  talents.  Dès  sa  première  jeunesse  il  fut  atteint  du 
mal  de  notre  siècle,  le  scepticisme  de  l'esprit  et  la  corruption 
du  cœur,  et  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  tout  vint  aggraver  en  lui  ce 
mal  dont  il  finit  par  mourir.  C'était  l'homme  du  doute  et  de 
l'abus.  Au  point  de  vue  purement  littéraire  il  montre  des  qua- 
lités si  différentes  et  si  contradictoires  qu'on  a  dit  qu'il  y  avait 
deux  hommes  en  lui.  Il  professait  une  égale  admiration  pour 
Racine  et  pour  Shakespeare,  ces  deux  génies  si  différents.  Mais 


-      172     - 

un  scepticisme  tout  rempli  de  noire  mélancolie  et  le  cynisme 
souvent  éhontô  de  situations  et  de  peintures  immorales  rendent 
la  lecture  de  ses  poésies  extrêmement  dangereuse.  C'est  en 
vain  qu'on  y  chercherait  la  peinture  d'un  des  grands  et  éternels 
sentiments  de  l'àme.  Il  ne  décrit  dans  le  cœur  humain  que  les 
fièvres  du  vice.  Du  reste,  frondeur  par  nature  il  ne  s'inquiète 
pas  plus  des  règles  de  l'art  que  de  l'estime  du  lecteur.  Ses  poé- 
sies sont  souvent  décousues  et  semblent  faites  de  pièces  et  de 
morceaux.  Comme  les  poètes  vulgaires  il  a  parmi  ses  défauts 
l'incorrection,  les  négligences  et  toutes  sortes  de  rimes  dou- 
teuses, les  hiatus  prémédités,  les  enjambements  voulus. 

»  J'ai  fait  de  mauvais  vers,  c'est  vrai  ;  mais,  Dieu  merci, 
Lorsque  je  les  ai  faits,  je  le  voulais  ainsi.  » 

D'autrefois  il  s'en  excuse,  comme  à  propos  de  ce  barbarisme  : 
«  C'est  le  point  capital  du  mahométanisme.  »  Il  s'en  aperçoit, 
et  interrompant  son  récit,  il  fait  six  vers  pour  dire  qu'il  s'est 
trompé  : 

«  On  dit  mahométisme,  et  j'en  suis  bien  fâché. 
Il  fallait  me  lever  pour  prendre  un  cWcliounaire, 
Et  j'avais  fait  mon  vers  avant  d'avoir  cherché. 
Je  me  suis  retourné,  —  ma  plume  était  par  terre, 
J'avais  marché  dessus,  —  j'ai  soufflé  de  colère, 
Ma  bougie  et  ma  verve,  et  je  me  suis  couché.  »  (I) 


(1)  *  On  connaît  son  ode  à  la  Lune  : 
C'était  dans  la  nuit  brune  ; 
Sur  le  clocher  jauni 

La  lune 
Comme  un  point  sur  un  i. 

liUne,  quel  esprit  sombre 
Promène  au  bout  d'un  lil 

Dans  l'ombre 
Ta  face  et  ton  iirofil  ? 

Es  tu  l'œil  du  ciel  borgne  ? 
Quel  chérubin  cafard 

Nous  lorgne 
Sous  ton  masque  blafard? 

N'es-tu  rien  qu'une  boule  ! 
Qu'un  grand  faucheux  bien  gras 

vjui  roule 
Sans  p.-'.ttes  et  sans  bras  î 


Es-tu,  je  t'en  soupçonne, 
Le  vieux  cadran  de  fer 

Qui  sonne 
L'heure  aux  damnés  d'enfer? 

Qui  t'avnit  éloignée 
I/atnre  nuit?  ï'étais-tu 

Cognée 
A  quelque  arbre  pointu? 

Ah!  lune  moribonde 
Le  beau  corps  de  Phébé 

La  blonde 
Dans  la  mer  est  tombé  ! 


—     173     - 

*  ./.  A.  P.  Brizeirx  (1S03-'1858).  Su  famille  était  originaire 
d'Irlande  et  vint  s'établir  en  Bretagne.  Le  jeunes  Brizeux  eut 
le  bonheur  d'être  élevé  par  une  mère  chrétienne  qui  le  confia, 
à  l'âge  de  huit  ans,  aux  soins  d'un  excellent  curé  de  village,  le 
recteur  d'Arzanno.  Il  continua  ses  études  au  collège  d'Arras  et 
débuta  dans  les  lettres  par  une  comédie  anecdotique  :  Racine 
<ju  ht  troiaième  représentation  des  Plaideurs  (1827).  Un  voyage  en 
Bretagne  lui  indiqua  sa  véritable  carrière  poétique,  et  il  écrivit 
le  poème  idyllique  Marie.  L'amour,  la  religion  et  la  belle  nature 
ont  inspiré  ces  élégies  ravissantes.  Api'ès,  il  publia  Les  ter- 
naires ou  la  Fleur  d'or,  recueil  de  notes  d'un  voyage  à  la  fois 
idéal  et  réel,  d'un  bourg  de  Bretagne  aux  villes  d'Italie.  L'artiste 
y  apparaît  bien  plus  que  le  poète.  En  1845  il  publia  les  Bretons, 
épopée  rustique  qui  rappelle  Hésiode  et  Virgile.  La  foi  robuste 
de  la  Bretagne,  ses  croyances  naïves,  ses  mœurs,  ses  paysages, 
la  cabane  du  pêcheur,  les  scènes  du  foyer,  le  spectacle  de  la 
mer,  Brizeux  a  tout  mêlé  et  tout  uni  avec  art  dans  cette  vaste 
composition.  Aussi  le  poème,  malgré  sa  longueur,  est  toujours 
intéressant.  Après  les  Bretons,  couronnés  par  l'Académie,  il 
publia  les  Histoires  poétiques,  où  l'on  trouve  un  certain  nombre 
de  pièces  vraiment  chrétiennes.  Viennent  ensuite  Primel  et 
Nota  et  la  Bretagne. 

Brizeux  était  un  poète  très  instruit,  mais  sa  science  nuit 
parfois  au  sentiment  poétique.  Il  excelle  à  raffiner  une  peinture; 
mieux  que  personne  il  sait  faire  entendre  les  accents  de  l'ingé- 
nuité rustique.  Brizeux  dont  le  talent  fut  toujours  au  service 
des  plus  nobles  sentiments,  n'a  pas  été  cependant  un  poète 
religieux.  Son  christianisme  était  mêlé  de  scepticisme  mélan- 
colique. 

*  Clésieux  (Achille,  comte  du),  né  en  180G,  est  un  Breton,  un 
chantre  chrétien  comme  Brizeux,  mais  avec  plus  de  foi,  plus 
de  sincérité.  Ardent  catholique,  il  n'a  eu  qu'un  but  dans  toutes 
ses  œuvres,  l'exaltation  de  ses  croyances.  Dans  VExilet2jatrie, 
il  a  chanté  la  résignation  du  juste  à  la  volonté  de  Dieu  et  les 
douceurs  de  l'espérance  chrétienne,  qui  se  résument  dans  le 
dernier  chant  :  levai  de  Vâme.  Dans  son  poème  âWrmelle  il  dé- 
développe surtout  la  pensée  de  l'intervention  divine  dans  toutes 
les  affections  humaines.  La  poésie  de  du  Clésieux  déborde  de 
foi  et  d'amour  et  va  directement  à  l'àme  parce  qu'elle  sort  de 


—    m    - 

l'àme;  mais  la  forme  laisse  à  désirer  sous  le  rapport  de  la  rime 
et  du  rythme;  néanmoins  l'auteur  à  mérité  une  place  à  part 
dans  la  littérature  de  notre  siècle,  comme  l'attestent  les  éloges 
de  deux  hommes  bien  différents  d'opinion,  Chateaubriand  et 
Sainte-Beuve. 

*  Roger  de  Beauvoir  (iSOQ-iSGG).  Auteur  du  Chevalier  de  Saint- 
Georges,  les  Aventurières,  la  Cape  et  l'Epée,  Colombes  et  Couleuvres, 
les  Œufs  de  Pâques,  et  d'une  comédie  la  Raisin  (1855).  Le  poète 
avait  connu  tous  les  entraînements  de  la  vie  ;  au  plaisir  succé- 
dèrent la  satiété  et  le  dégoût.  Alors  il  se  tourna  vers  le  foyer 
et  chanta  les  saintes  affections  du  cœur.  La  forme  laisse  à 
désirer. 

*  il/me  Louise  Colet  (1810-1876)  élevée  au  château  de  Savannes, 
poète  à  l'âge  de  quinze  ans,  admise  très-jeune  dans  les  cercles 
littéraires  des  écrivains  les  plus  célèbres,  louée  et  flattée  non 
sans  raison  pour  son  talent  poétique,  couronnée  quatre  fois  par 
les  suffrages  de  l'Académie,  joua  un  grand  rôle  en  France  même 
dans  la  politique.  Son  talent  est  de  bon  aloi.  Mais  Voltairienne 
d'esprit  et  de  cœur  ce  n'est  pas  de  l'indifférence  qu'elle  éprou- 
vait mais  une  haine  violente  contre  tout  ce  qui  touche  au  catho- 
licisme. Ses  œuvres  sont  fort  nombreuses. 

*  Lacaussade  (Auguste),  natif  de  l'île  Bourbon  donna  en  1852 
les  Poèmes  et  paysages  riches  en  peintures  séduisantes.  En 
1862  il  fit  paraître  un  recueil  tout  différent,  tout  imprégné  de 
mélancolie,  les  Epaves,  débris  des  espérances  détruites  surtout 
pour  les  poètes. 

c  0  mer,  sous  tes  fureurs  sauvages. 

Combien  d'esquifs,  combien  de  vaisseaux  engloutis  ! 

Quelques  débris  sur  nos  rivages 
Sont  les  seuls  messagers  de  ceux  qui  sont  partis  ! 

Ils  sont  partis,  le  vent  aux  voiles, 
A  leurs  mâts  pavoises  le  soleil  radieux  ! 

Puis  la  nuit  vint,  nuit  sans  étoiles! 
Ils  dorment  maintenant  sous  les  flots  oublieux. 

Pareil  est  votre  sort,  poètes  ! 
Vous  partez  :  l'air  est  calme  et  le  flot  aplani. 

Rêvant  d'idéales  conquêtes, 
Vous  rencontrez  l'abîme  en  clierchant  l'infini.  » 


—     175     — 

*  Nous  finirons  par  citer  la  première  des  Méditations  poé- 
tiques de  Lamartine,  chef-d'œuvre  de  poésie,  mais  qui  con- 
firme la  vérité  de  la  remarque  suivante,  faite  par  plus  d'un 
judicieux  critique  :  En  général,  la  poésie  comtemporaine 
s'est  pliée  ii  des  notes  larmoyantes,  sans  deuil  senti  et  sin- 
cère; de  \l\,  quelque  chose  de  vague  et  de  faux,  qui  ne  sau- 
rait toucher;  des  douleurs  factices,  pour  lesquelles  on 
n'éprouve  rien  ;  des  plaintes  monotones,  répétées  sur  un  ton 
une  fois  donné  et  copié  des  maîtres. 

*  U Isolement. 

«  Souvent  sur  la  montagne,  à  l'ombre  du  vieux  chêne, 
Au  coucher  du  soleil,  tristement  je  m'assieds; 
Je  promène  au  hasard  mes  regards  sur  la  plaine 
Dont  le  tableau  changeant  se  déroule  à  mes  pieds. 

Ici  gronde  le  fleuve,  aux  vagues  écumantes  ; 
Il  serpente,  et  s'enfonce  en  un  lointain  obscur  ; 
Là,  le  lac  immobile  étend  ses  eaux  dormantes 
Où  l'étoile  du  soir  se  lève  dans  l'azur. 

Au  sommet  de  ces  monts  couronnés  de  bois  sombres, 
Le  crépuscule  encor  jette  un  dernier  rayon; 
Et  le  char  vaporeux  de  la  reine  des  ombres 
Monte,  et  blanchit  déjà  les  bords  de  l'horizon. 

Cependant,  s'élançant  de  la  flèche  gothique, 

Un  son  religieux  se  répand  dans  les  airs  ; 

Le  voyageur  s'arrête,  et  la  cloche  rustique 

Aux  derniers  bruits  du  jour  mêle  de  saints  concerts. 

Mais,  à  ces  doux  tableaux,  mon  àme  indifTérente 
N'éprouve  devant  eux  ni  charme  ni  transports  ; 
Je  contemple  la  terre  ainsi  qu'une  ombre  errante  : 
Le  soleil  des  vivants  n'échaufl"e  plus  les  morts. 

De  colline  en  colline,  en  vain  portant  ma  vue, 
Du  sud  à  l'aquilon,  de  l'aurore  au  couchant. 
Je  parcours  tous  les  points  de  l'immense  étendue, 
Et  je  dis  :  Nulle  part,  le  bonheur  ne  m'attend. 


-      170      - 

Que  me  font  ces  vallons,  ces  palais,  ces  chaumières, 
Vains  objets  dont,  pour  moi,  le  charme  est  envolé? 
Fleuves,  rochers,  furets,  solitudes  si  chères, 
Un  seul  être  vous  manque,  et  tout  est  dépeuplé  ! 

Que  le  tour  du  soleil  ou  commence,  ou  s'achève. 
D'un  œil  indifférent,  je  le  suis  dans  son  cours  ! 
En  un  ciel  sombre  ou  pur,  qu'il  se  couche  ou  se  lève. 
Qu'importe  le  soleil?  je  n'attends  rien  des  jours. 

•Quand  je  pourrais  le  suivre  en  sa  vaste  carrière, 
Mes  yeux  verraient  partout  le  vide  et  les  déserts. 
Je  ne  désire  rien  de  tout  ce  qu'il  éclaire  : 
Je  ne  demande  rien  à  l'immense  univers. 

Mais,  peut-être,  au  delà  des  termes  de  sa  sphère, 
Lieux  où  le  vrai  soleil  éclaire  d'autres  cieux, 
Si  je  pouvais  laisser  ma  dépouille  à  la  terre, 
Ce  que  j'ai  tant  rêvé  paraîtrait  à  mes  yeux  !  » 

*  Poètes  clcgiaqncs  belges. 

La  tendance  du  génie  belge  n'est  guère  vers  la  mélancolie. 
De  là  notre  pénurie  de  poèmes  élégiaques.  Les  feuilles  mortes  de 
M.  Gustave  Foissy  et  les  Elégies  (1836)  de  M.  Louis  Laharre, 
n'eurent  pas  de  succès. 

Parmi  les  poêles  qui,  en  passant,  ont  fait  vibrer  la  corde 
élégiaque  de  leur  lyre,  on  peut  citer  :  Edouard  Wachen  (1819- 
1860)  un  de  nos  meilleurs  poètes,  qui  publia  Fantaisies;  Fleurs 
d'Allemagne;  Heures  d'or.—  Edouard  Srnits  (4789-1851)  Œuvres 
poétiques.  —  Denis  Sotiau  (1824-1860)  dont  nous  citons 

'  Les  cloches  du  dimanclie. 

«  0  cloches  du  dimanche,  en  écoutant  vos  voix, 
Je  crois  voir  se  dresser  tous  mes  jours  d'autrefois, 
Les  jours  légers  et  purs  de  ma  riante  enfance, 
Légers  comme  l'oiseau,  purs  comme  l'innocence, 
Beaux  jours  comptés  à  peine  au  sublier  du  temps, 
Et  sur  lesquels  bientôt  auront  passé  vingt  ans. 

Je  te  revois  surtout,  ù  magique  dimanche  ! 
Où,  lévite  au  front  rose  avec  la  robe  b'.anche, 


—     177     — 

Sur  le  sacré  parvis,  heureux  de  tant  d'honneur, 
J'olTrais  l'encensoir  d'or  aux  prêtres  du  Seigneur; 
Où,  le  genou  ployé  devant  le  tabernacle, 
Je  suivais,  l'àme  au  ciel,  les  phases  du  miracle 
Renouvelé  pour  nous  chaque  jour  sur  l'autel 
Avec  le  sang  divin  du  Sauveur  immortel. 

Ali!  parmi  tant  de  jours  dont  mon  âme  est  ravie 

Je  revois  tout  à  coup  le  plus  beau  de  ma  vie  !.... 

Le  temple  a  revêtu  ses  plus  vives  couleurs  ; 

Les  lauriers,  épandant  leurs  suaves  odeurs. 

D'un  feuillage  plus  vert  réjouissent  la  vue  ; 

Les  chants  sont  plus  puissants,  et  l'orgue  plus  émue  ; 

Les  cierges  lumineux  mêlent  leurs  flammes  d'or 

Aux  nuages  d'encens,  et  l'odorant  trésor 

Monte,  monte  toujours,  sur  l'aile  des  prières. 

Pour  aller  parfumer  le  séjour  des  lumières. 

Le  ministre  de  Dieu,  pour  mon  cœur  épuré, 

Prépare  et  va  bientôt  rompre  le  pain  sacré. 

Mon  àme  a  tressailli  devant  l'Eucharistie, 

Et  j'ai  scellé  ma  foi  dans  la  première  hostie  ! 

Comme  l'amour  de  Dieu  déborde  de  mon  sein  ! 

Je  lève  avec  orgueil  aux  voûtes  du  lieu  saint, 

Ce  front  pur  que,  pendant  tout  le  divin  mystère, 

Tremblant  et  recueilli,  je  courbais  vers  la  terre; 

Je  suis  chréiien  !...  je  crois  !  Tout  sourit  à  mes  yeux. 

Tout  prends  à  mes  regards  une  teinte  des  cieux.  » 

*  Eugène  Dubois  (;IS'21  -iSlO)  Penser  et  oublier  ;  Chants  anlcnnais  ; 
Poésies  diverses.  Nous  citons 

*  L'adoration  sur  la  montagne. 

«  De  sentier  en  sentier  j'ai  gravi  la  montagne. 
Dans  les  bois  de  sapins  où  le  soir  m'accompagne, 
Seul,  loin  du  monde  impur,  je  me  suis  arrêté. 
A  l'horizon  de  feu  le  soleil  se  balance  : 
C'est  l'heure  de  splendeur  et  de  magnificence 
Où  la  création  pressent  l'éternité. 


—     178     — 

0  Seigneur!  ô  Seigneur!  que  tes  œuvres  sont  belles! 
Que  l'humaine  parole  est  débile  auprès  d'elles  ! 
Que  nous  sommes  néant,  même  pour  t'admirer! 
Au  désir  infini  mon  âme  s'est  ouverte  ; 
Agenouillé  dans  l'herbe  et  tête  découverte, 
Je  veux  m'humilier,  adorer  et  pleurer. 

Je  t'adore,  mon  Dieu,  dans  ce  soir  solitaire. 
Dans  celte  paix  du  ciel  qui  descend  sur  la  terre, 
Dans  ce  brouillard  de  feu  sur  l'azur  déroulé! 
De  ses  flots  de  parfums  la  nature  t'encense  ; 
Pour  t'en-tendre  passer  l'univers  fait  silence, 
Et  devant  ta  grandeur  le  soleil  s'est  voilé. 

La  nuit  s'est  étendue,  et  les  bruits  de  la  terre 
Ne  montent  plus  au  front  de  ce  mont  solitaire  ; 
Les  astres  perlent  d'or  le  grand  firmament  bleu. 
Dans  mon  esprit  serein  s'étend  un  calme  immense, 
Et,  plein  de  ta  grandeur,  méditant  en  silence. 
Je  m'incline  et  t'adore,  ô  Père  inconnu,  Dieu  !   » 

Citons  encore  : 

*  Baron  de  Rei/fenberg  (1795-1850)  Poésies  diverses  :  Fables; 
Apologues  ;  Les  Harpes.  —  PJùlippe  Gravcn  (1785-1853)  Mélanges 
poétiques.  —  Julien  Chamard  (1825-1860)  Quivrcs  posthumes.  — 
Henri  Co/^ou  (1814-1854)  Mélanges.—  Etienne  Henaux  (1818-1843) 
Le  mal  du  pays. 

Et  parmi  les  poètes  vivants  :  'Pierre  PeBccher,  qui  révèle  de 
rares  qualités  poétiques  dans  un  volume  Religion  et  Amour 
(j  835). —  Louis  Alvin  :  Souvenir  de  ma  vie  littéraire. —  il/'nc  De  Félix 
de  la  Motte  :  Violettes,  Fictions  et  Réalités.  —  Godcfroid  Kurth.  — 
Emile  Valentin  :  Ephémères  et  Moiisticjues.  —  Eugène  Gens  :  Le  tes- 
tament d'un  poète.  —  Gustave  Sclioonbroodt  :  Premières  poésies. — 
Adolphe  Prins  :  Poésies. 

'  Ce  que  nous  avons  dit  du  génie  belge  relativement  à  la 
poésie  élégiaque,  trouve  surtout  son. application  lorsqu'il  s'agit 
des  poètes  flamands,  à  tel  point  qu'on  pourrait  leur  appliquer  à 
tous,  ce  que  l'on  a  dit  d'un  des  plus  célèbres  d'entr'eux  M.  Jean 
VunBeers  :  «  S'il  s'oublie  parfois  dans  la  mélancolie,  il  retrouve 
»  bientôt  le  ton  vraiment  flamand  où  se  mêlent  la  force  et  la 
»  bonté,  la  douceur  et  l'énergie.  »  {Patria  Bclgica  III  p.  549). 


-      170      - 

*  Nous  citons  un  extrait  de  l'élégie  de  Lcdegank  sur  la  mort 
de  son  père,  adressée  à  son  ami  Rens. 

Pourquoi  arracher  le  bandeau  de  la  plaie  encore  béante, 

et  te  faire  le  récit  de  ses  derniers  moments?  Au  bord  de 
l'océan,  quand  le  ciel  est  pur,  que  le  silence  du  soir  règne  sur 
l'immensité  des  flots,  et  (jue  l'occident  enflammé  se  baigne 
dans  une  mer  de  lumière,  as-tu  jamais  vu  descendre  le  soleil 
dans  le  sein  des  vagues  étincellantes?  Aussi  tranquille,  aussi 
douce  fut  l'heure  de  son  trépas,  aussi  calme,  aussi  majestueux 
son  passage  à  l'éternité...  A  son  chevet,  épuisée  parles  veilles, 
ma  mère  pleurait  à  genoux....  Un  prêtre  priait  avec  nous,  et 
murmurait'ces  paroles  pleines  de  tristesse,  commodes  accords 
d'une  harpe  inconnue...  Pour  la  dernière  fois,  il  le  signa  du 
signe  auguste,  ancre  de  notre  espérance,  et  par  lequel  nous 
prions  tous,  et  puis...  Hélas!  qui  pourrait  demander  ce  qui  se 
passa  ensuite?...  J'étais  là  consterné,  comme  si,  pour  moi, 
l'univers  se  fut  anéanti.  —  Je  ne  sais  quel  esprit  de  doute  s'em- 
para de  mon  âme,  jusqu'à  ce  que,  dans  la  maison  de  Dieu,  le 
désespoir  me  quitta,  en  m'agenouillant  près  du  cercueil.  Je  vis 
devant  l'autel  les  cierges  saints,  les  ornements  funèbres,  les 
prêtres  du  Seigneur,  revêtus  de  leurs  sombres  habits  de  deuil  ; 
j'entendis  leur  chant  majestueux  répétant  lentement  les  hymnes 
de  la  mort,  la  voix  mélancolique  de  l'orgue  qui  faisait  trembler 
les  voûtes;  tout  cela  m'émut...  Je  crus  que  son  esprit  errait 
autour  de  moi,  que  c'était  ma  bouche  qui  proférait  ces  accords, 
et  annonçait  {ju'il  vivait  encore  ;  longtemps  je  m'entretins  avec 
lui...  Tout  à  coup  le  bruit  sourd  delà  terre  sur  le  cercueil  m'ar- 
racha à  ce  rêve  et  me  dit,  comme  une  voix  de  la  tombe,  que 
tout  était  fini,  et  que  je  pleurais  en  vain...! 

Poètes  clègiaques  allemands. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  Klopstock  et  de  GOthc.  Il  faut  y 
ajouter  Tieihjc  (ITôti)  A'ose^arfen  (1758-1818),  Fr.  Schlégel  (i77'2- 
•1829),  Uz  (1720-1796)  et  Hulbj  (Christophe),  de  Mariensée(1748- 
4776)  *  dont  les  élégies  respirent  l'enthousiasme  religieux.  Ses 
Pressentiments  d'une  mort  prématurée  sont  un  morceau  achevé  et 
bien  touchant,  lorsqu'on  songe  que  l'auteur  expira  à  l'âge  de 
vmgt-huit  ans. 

Voici  une  élégie  de  Hôlty. 


—     180     — 
SUR  LA  TOMBE  DE  MON  PÈRE. 

a  Heureux  ceux  qui  meurent  dans  le  Seigneur!  EL  toi,  mon 
père,  toi,  tu  partages  leur  bonheur!  les  Anges,  une  couronne  à 
la  main,  t'ont  appelé  ;  et  tu  es  entré  dans  le  repos  du  Seigneur. 
Tu  foules  maintenant  des  millions  d'étoiles;  la  terre,  cette 
poignée  de  poussière,  échappe  à  ton  regard;  esprit  subtil,  tu 
franchis  en  un  instant  des  espaces  immenses,  et  contemples  la 
face  auguste  du  Dieu  de  l'univers. 

Tu  vois  ouvert  devant  toi  le  livre  des  mondes;  tu  abreuves 
tes  lèvres  avides  à  la  source  de  la  vie  ;  les  obscurités  de  ton 
esprit,  qui  te  jetèrent  dans  un  labyrinthe  d'erreurs,  se  sont 
dissipées,  et  ton  regard  est  pur  comme  un  ciel  serein. 

Cependant,  le  front  ceint  de  la  couronne  de  victoire,  tu 
abaisses  encore  vers  moi  ton  regard  paternel  ;  tu  fais  monter 
pour  moi  tes  vœux  vers  le  trône  de  Jéhova,  et  Jéhova  exauce 
tes  vœux. 

Quand  ma  courte  vie,  cette  goutte  échappée  à  l'océan  de 
l'éternité,  touchera  à  son  terme,  quand  je  combattrai  le  dernier 
combat,  descends,  ah  !  descends  alors  sur  ma  couche  de  mort  : 
Qu'alors  ta  palme  répande  sur  mon  front  sa  rafraîchissante 
haleine,  semblable  au  souffle  des  arbres  de  la  vie,  afin  que, 
sans  terreur,  j'aille  voir  ces  vallées  mystérieuses  d'où  les  morts 
s'élanceront  un  jour,  pleins  d'une  vie  nouvelle  : 

Afin  que,  brillant  de  gloire  et  partageant  ta  félicité,  je  par- 
coure avec  toi  l'étendue  des  cieux  ;  qu'avec  toi  j'habite  la  même 
étoile;  qu'avec  toi  je  repose  au  sein  de  la  Divinité. 

Toi  cependant,  rosier  chéri,  revêts-toi  de  verdure,  pour 
semer,  un  jour,  sur  celte  tombe  solitaire  la  pourpre  de  les 
fleurs.  El  vous,  ossements  confiés  à  la  terre  comme  une  se- 
mence précieuse,  sommeillez-y  comme  dans  un  paisible  sanc- 
tuaire. » 

*  Citons  encore,  Novuli-^,  dont  le  véritable  nom  est  Frédéric 
de  Hardenberg  (1772-1801),  el  qui  composa  en  1797,  miné  par  la 
tristesse,  ses  Hymnes  à  la  nuit,  chefs-d'œuvre  de  mélancolie,  de 
pureté  et  de  foi.  Ce  jeune  homme,  qui  n'avait  certes  de  protes- 
tant que  le  nom,  a  célébré  dans  ses  In/mnes  la  bonté  divine 
dans  l'Eucharistie  et  le  culte  de  Marie,  avec  la  ferveur  d'une 
vierge  catholique.  Qu'on  en  juge  par  cet  exlruil. 


'    —      IM      — 

*  A  Marie. 

«....Laisse- toi  fléchir,  ô  ma  douce  Mère!  donne-moi  un  signe 
de  ta  clémence.  Tout  mon  être  repose  en  toi,  et  je  ne  te  de- 
mande qu'un  moment. 

Souvent,  dans  mes  rêves,  je  t'ai  vue  si  belle,  si  compatis- 
sante, portant  sur  ton  sein  un  Dieu  enfant,  qui  semblait  avoii' 
pitié  de  moi,  enfant  comme  lui.  Mais  toi,  tu  détournais  de  moi 
ton  auguste  regard,  pour  t'élever  dans  les  cieux. 

Qu'ai-je  fait  pour  l'olTenser?  Mes  ardentes  prières  ne  sont- 
elles  pas  h  loi?  Ton  sanctuaire  n'est-il  pas  le  reposoii"  de  ma 
vie?  Ueine  sainte,  Reine  trois  fois  bénie,  prends  donc  mon 
cœur,  prends  ma  vie. 

Marie,  je  t'ai  vue  dans  mille  tableaux,  mais  nul  ne  l'a  peinte 
telle  que  je  t'ai  vue  dans  mon  âme.  Je  sais  seulement  que, 
depuis  celle  apparition  divine,  le  bruit  du  monde  passe  autour 
de  moi  comme  un  rêve,  et  que  le  ciel  est  descendu  dans  mon 
cœur.»  (Trad.  par  de  Monlalemberl). 

l'héroïde. 

C'est  un  petit  poème  en  forme  d'épître,  dans  lequel  le  poète 
présente  des  personnages  distingués  de  la  fable  ou  de  l'his- 
toire, ou  même  de  sa  création,  qui  écrivent  îi  d'autres  les 
sentiments  de  leur  cœur. 

L'héroïde  a  ceci  de  commun  avec  l'élégie,  qu'elle  exprime 
le  plus  souvent  des  sentiments  de  douleur,  des  plaintes 
excitées  par  le  malheur,  mais  surtout  par  l'amour  trompé. 
Comme  l'élégie,  l'héroïde  est  aussi  quelquefois  la  messagère 
de  la  joie  et  du  bonheur. 

L'héroïde  diffère  de  l'élégie  en  ce  que,  dans  celle-ci,  le 
poète  parle  en  son  propre  nom;  dans  l'héroïde,  au  contraire, 
c'est  le  personnage  créé  par  le  poète  qui  parle,  et  auquel  le 
poète  peut  prêter  les  émotions  de  son  âme.  De  plus,  l'hé- 
roïde admet  des  sentiments  plus  forts  et  un  accent  plus  véhé- 
ment que  l'élégie.  Ce  poème,  qu'on  pourrait  appeler  une 
élé{jie  éplstolaire  ou  une  cpîtve  élegiaque,  porte  le  nom  d'hé- 


—     li<-2     - 

roïde,  parce  que,  chez  Ovide,  qu'on  regarde  comme  le 
créateur  de  ce  genre  de  poésie,  les  personnages  sont  ordi- 
nairement des  héroïnes,  qui  écrivent  des  épîtres  ii  leur 
époux. 

Pour  que  ce  poème  nous  attache,  il  importe  beaucoup  que 
les  personnages  nous  soient  connus,  et  qu'ils  nous  inspirent 
quelque  intérêt,  soit  par  leur  naissance,  soit  par  la  position 
où  ils  sont  censés  se  trouver. 

Du  sentiment,  des  tableaux  vifs,  un  style  naturel,  simple 
et  aisé,  voilà  ce  qui  doit  caractériser  l'héroïde. 

Plusieurs  poètes  modernes  ont  cultivé  ce  genre  de  poésie. 
En  France,  Dorât  (1736-1780)  :  il  manque  souvent  de  sentiment 
et  de  naturel,  montre  trop  d'esprit  et  un  désir  de  plaire  qui 
déplaît.  —  Blin  de  Sainmore  (1733-1807)  :  ses  héroïdes  sont  en 
très-grand  nombre;  il  y  est  communément  faible,  monotone  et 
verbeux.  —  Fontenelle  (1657-1757)  :  il  est  trop  spirituel  et  trop 
froid.  —  La  Harpe  (1740-1803)  :  il  montre  plus  d'esprit  que  de 
sentiment,  plus  d'étude  que  de  naturel.  Celui  qui,  en  France,  a 
le  mieux  réussi  dans  l'héroïde,  c'est  Colardeau  (1732-1776).  En 
Angleterre,  Pope  (1688-1744),  s'est  fait  une  grande  réputation 
par  son  Epître  d'Héloïse  à  Abailard,  que  des  poètes  étrangers 
ont  à  l'envi  ou  traduite,  ou  imitée.  Les  Italiens  font  grand  cas 
des  héroïdes  de  Bruui  (f  1635);  les  Allemands,  de  celles  de 
Dusch  (1725-1787),  de  Schriebeler  (1741-1771),  de  Marguerite 
Klopstock  (-j-1758),  de  Kosegarten,  d'A.-G.  Schlégel,  né  en  1767, 
de  Kuffner,  né  en  1778,  et  de  Wieland  (1733-1813). 

Ovide  est  le  seul  poète  chez  les  anciens  qui  ait  écrit  des 
héroïdes.  Mais  ces  productions  révèlent  aussi  trop  souvent  cette 
volupté,  cette  affectation  dans  les  pensées  et  dans  les  senti- 
ments, et  cette  exhubérance  d'esprit,  qu'on  remarque  dans  ses 
élégies  (1). 

l'ode  morale  ou  philosophique. 

Les  vérités  morales,  les  vertus,  les  vices,  les  crimes,  les 
arts  et  les  sciences  sont  les  objets  de  VOde  morale  ou  philo- 

(1)  Lascivus  quidem  in  Heroïcis  quoque  Ovidius,  et  uiinium  amator  ingenii  sui  :  laudau- 
dus  tamen  in  partibus.  Quint.  Inst.,  lib.  XI. 


—     183     - 

sophique.  Les  pensées  que  ces  objets  inspirent  au  poète,  se 
transforment  en  sentiments;  les  idées  qu'ils  font  naître  dans 
son  esprit,  se  changent  en  images  :  il  veut,  non  pas  instruire, 
mais  communiquer  les  émotions  de  son  âme. 

Quand  l'ode  morale  roule  sur  des  vices  régnants,  elle 
prend  le  ton  mordant  et  acéré  de  la  satire,  et  s'appelle  Ode 
satirique. 

Plusieurs  odes  d'Horace  appartiennent  à  ce  genre,  par 
exemple  :  Liv.  I,  li.  Tu,  ne  quœsicris.  —  22.  Intecjer  vitce.  — 
34.  Parcus  deorum  cultov.  —  II,  2.  Nidlus  argcnto.  —  3.  /Equam 
mémento. —  10.  Rectiiis  vives.  —  14.  Eheu!  fugaces.  —  15.  Jam 
pauca  aratvo.  —  16.  Otium  divos.  —  18.  Non  ebur.  — III,  1.  Odi 
profanum  vulgus .  — 2.  Angustam,  amice.  — 3.  Justum  et  tcnacem. 
—  IC.  Inclusam  Danaën.  —  24.  Intactis  ojmlentior.  —  IV,  7.  Diff'u- 
gere  nives,  etc. 

Les  poètes  français  qui,  après  J.-B.  Rousseau,  ont  cultivù 
l'ode  morale,  sont  entre  autres  Gresset  (1709-1777)  et  Louis 
Racine  (1 692-1 7G4). 

La  versification  de  Gresset  est  harmonieuse,  son  style  est 
animé,  facile  et  gracieux. 

Les  odes  de  Louis  Racine  manquent  de  feu,  à  la  vérité,  mais 
se  recommandent  par  la  noblesse  des  pensées,  la  justesse  des 
expressions  et  la  richesse  des  rimes. 

En  Allemagne,  l'ode  morale  a  été  particulièrement  cultivée 
par //a^edorn (1708-1754),  Haller{ilOSAlll),  Ramier,  Gemmin- 
î/e»  (1726-1191),  Creutz  (-]-  1770),  Uz,  Klopstoch,  Scliiller  el  Kose- 
garten. 

LA    CANTATE. 

La  cantate,  {cantare  chanter),  comme  le  nom  l'indique  déjh, 
est  un  poème  fait  pour  être  chanté  et  accompagné  de  la  mu- 
sique, et  exprimant  alternativement  des  réflexions  et  des  sen- 
timents. Le  poète,  contemplant  une  scène  de  la  nature,  une 
circonstance  de  la  vie  humaine,  un  fait  historique,  une  vérité 
de  morale,  de  politique  ou  de  religion,  sent  s'élever  dans  son 
esprit  de  grandes  pensées,  dans  son  ccèur  des  sentiments 


—     184     — 

divers.  Il  peint  l'objet  qui  l'a  frappé,  il  exprime  les  pensées 
et  les  sentiments  qui  se  sont  élevés  dans  son  âme,  voilh  la 
cantate.  Ainsi,  il  y  a  deux  parties  dans  une  cantate  :  l'une 
destinée  h  présenter  l'objet  qui  est  la  source  des  émotions, 
on  l'appelle  récit;  l'autre,  à  exprimer  le  sentiment  ou  la  ré- 
iTexion  que  cet  objet  a  fait  naître,  et  on  l'appelle  fair.  Chaque 
récit  est  suivi  d'un  air.  Celui-ci  peut  aussi  être  remplacé  par 
un  chœur.  Quelquefois,  le  choeur  constitue  une  troisième 
partie  de  la  cantate,  et  sert  h  résumer  les  émotions  que  les 
récits  ont  fait  naître,  et  qui  ont  été  exprimées  dans  les  airs. 
Le  récit  et  l'air  ont  toujours  un  mètre  différent.  La  règle  qui 
veut  qu'il  n'y  ait  pas  dans  la  cantate  au  delà  de  trois  récits  et 
de  trois  airs,  strictement  observée  par  J.-B.  Rousseau,  a  été 
négligée  par  les  poètes  modernes,  et  sans  préjudice,  ce  nous 
semble,  pour  le  genre.  La  cantate  admet  la  même  noblesse 
dans  les  idées,  la  même  élévation  dans  les  sentiments  que  l'ode, 
mais  elle  n'en  a  pas  les  écarts  et  le  désordre  ;  dans  l'air,  le 
style  est  ordinairement  plus  animé  et  plus  vif.  Quand  le  sujet 
de  la  cantate  est  un  objet  religieux,  emprunté  h  l'histoire 
sainte,  ou  particulièrement  à  la  passion  de  J.-C,  on  l'appelle 
Oratorio. 

Ce  genre  de  poésie  paraît  avoir  été  inconnu  aux  anciens,  du 
moins  comme  genre  particulier.  Ceux  d'entre  les  peuples  mo- 
dernes qui,  les  premiers,  l'ont  cultivé  avec  succès,  sont  les 
Italiens.  Leurs  meilleurs  poètes  en  ce  genre  sont  :  Apostolo 
Zé«o  (1669-1750),  Rolli  (1687-1764,  Métastase  (1698-1782).  Ce  fut 
J.-B.  Rousseau  qui,  chez  les  Français,  eut  l'honneur  de  créer  la 
cantate,  et  il  n'a  pas  eu  d'égal  jusqu'ici.  *  Ses  cantates  sont 
19  petits  poèmes  particulièrement  soignés,  d'une  harmonie  de 
style  extraordinaire,  et  dans  lesquelsl'auteur  déploie  une  verve, 
un  enthousiasme  qu'on  recontre  très  rarement  dans  ses  autres 
productions  lyriques.  Voyez  dans  ses  œuvres,  entre  autres  can- 
tates, Bacclnis —  Circù  —  Contre  Vhiver  —  Pour  l'hiver —  Sur  un 
arbrisseau. 


-      185     - 

Nous  citons  la  cantate. 

*  Poio'  l'hivci'. 
Récit. 
Vous,  dont  le  pinceau  téméraire 
Représente  l'hiver  sous  l'image  vulgaire 

D'un  vieillard  faible  et  languissant, 
Peintre  injurieux,  redoutez  la  colère 

De  ce  dieu  terrible  et  puissant  : 
Sa  vengeance  est  inexorable, 
Son  pouvoir  jusqu'aux  cieux  sait  porter  la  teri'cur  ; 
Les  eflorts  des  Titans  n'ont  rien  de  comparable 
Au  moindre  effet  de  sa  fureur. 

Air. 

Plus  fort  que  le  fils  d'Alcmène, 
Il  met  les  fleuves  aux  fers  ; 
Le  seul  vent  de  son  haleine 
Fait  trembler  tout  l'univers. 

11  déchaîne  sur  la  terre 

Les  aquilons  furieux; 

Il  arrête  le  tonnerre 

Dans  la  main  du  roi  des  dieux. 

Plus  fort  que  le  fils  d'Alcmène,  etc. 
Récit. 

Mais,  si  sa  force  est  redoutable, 

Sa  joie  est  encor  plus  aimable  : 

C'est  le  père  des  doux  loisirs; 
11  réunit  les  cœurs,  il  bannit  les  soupirs. 
Il  invite  aux  festins,  il  anime  la  scène  ; 
Les  plus  belles  saisons  sont  des  saisons  de  peino; 

La  sienne  est  celle  des  plaisirs. 
Flore  peut  se  vanter  des  fleurs  qu'elle  nous  donne, 

Cérès  des  biens  qu'elle  produit  ; 
Bacchus  peut  s'applaudir  des  trésors  de  l'automne 
Mais  l'hiver,  l'hiver  seul  en  recueille  le  fruit. 

Les  dieux  du  ciel  et  de  l'onde. 
Le  soleil,  la  terre  et  l'air. 


—     186     — 

Tout  travaille  dans  le  monde 
Au  triomphe  de  l'hiver. 

C'est  son  pouvoir  qui  rassemble 
Bacchus,  les  P».is  et  les  Jeux  : 
Ces  dieux  ne  régnent  ensemble 
Que  quand  il  règne  avec  eux. 
Les  dieux  du  ciel  et  de  l'onde,  etc. 

La  cantate  a  été  cultivée,  dans  les  derniers  temps,  par  Casi- 
mir Delavig  ne  el  par  Lamartine.  Voyez  dans  les  Leçons  de  littéra- 
ture, sa  cantate  Pour  les  enfants  d'une  maison  de  charité. 

Les  Anglais  vantent  les  cantates  de  Dryden  (1631-1701)  et  de 
Pope;  les  Allemands,  celles  de  Ramier,  de  Kuttncr  (1739-1789), 
de  Krummacher  (né  en  1708),  de  Gerstenberg  (1737-1823),  de 
Gieseke  (1724-1765)  et  de  Niemci/er  (1754-1828). 

LE    SONNET. 

Le  Sojmet  est  un  petit  poème  de  quatorze  vers  d'une  me- 
sure égale,  dont  les  huit  premiers  forment  deux  quatrains,  et 
les  six  derniers  deux  tercets.  Les  deux  quatrains  roulent  sur 
deux  rimes,  les  deux  tercets  sur  trois  rimes  différentes.  Les 
deux  premiers  vers  du  premier  tercet  doivent  rimer  ensemble; 
le  troisième  peut  rimer  avec  un  vers  quelconque  du  second 
tercet.  Chaque  quatrain  et  chaque  tercet  doivent  avoir  un  sens 
complet.  Cependant,  les  différentes  pensées  exprimées  dans 
les  quatrains  et  les  tercets  doivent  toutes  concourir  à  déve- 
lopper une  pensée  principale .  Le  sujet  est  ordinairement  grand. 
Une  belle  et  grande  pensée  finit  le  dernier  tercet. 

Le  Sonnet  est  d'origine  italienne  (1).  Ce  fut  Pétrarque  qui  porta 
ce  genre  de  poésie,  dans  son  pays,  à  une  haute  perfection.  Il 

(1)  *  II  est  cependant  certain  que  la  France  possédait  des  sonnets  provençaux  en  1300, 
d'un  nommé  Bertrand,  de  Marseille;  qu'un  certain  Girard  de  Bourneuil,  qui  mourut 
en  1278,  en  avait  déjà  composé,  et  que  Thibaut,  comte  de  Champagne,  qui  vivait  en  1226, 
déjà  vieux,  cite  les  siens  plus  de  llX)  ans  avant  Pétrarque.  Guil"  de  Lorris,  qui  mourut 
sous  le  règne  de  S.  Louis, en  12-10,  dit  expressément,  dans  son  Roman  de  la  Rose ,  que 
les  Français  composaient  sonnets  courtois.  Mais  le  sonnet  fut  véritablement  abandonné 
pendant  prés  de  deux  siècles  en  France,  pour  y  rentrer  i)ar  l'Italie,  sous  le  règne  de 
François  I". 


-      187     - 

eut  pour  imitateurs  Laurent  de  Mcdicis  (1448-1492),  dont  les 
sonnets  ont  de  l'élévation,  et  sont  écrits  dans  un  style  élégant  ; 
Bojavdo  (1430-1494)  et  presque  tous  les  poètes  de  sa  nation. 

*  Chez  les  Italiens,  le  corps  du  sonnet  se  remplit  de  quelques 
images  brillantes  ;  le  dernier  vers  amène  une  épigramme,  ou 
quelque  sentence  inattendue,  ou  enfin,  quelque  opposition  écla- 
tante de  mols^  qui  étonne  un  moment  l'esprit.  C'est  là  peut- 
être  l'origine  des  concctii,  c'est-à-dire,  l'afTectalion  d'esprit  atta- 
chée aux  mots  plus  qu'aux  choses. 

*  Les  sonnets  les  plus  célèbres,  chez  les  Italiens,  après  ceux 
de  Pétrarque,  sont  :  Celui  du  P.  Onofrio  Minzoni {ISo  siècle)  sur 
la  mort  de  J.-Ch.,  où  il  dépeint  Adam  ressucité  au  pied  de  la 
croix.  —  Celui  de  Gianni  (1759-1822)  sur  Judas.  Satan  vient 
saisir  Judas  à  l'arbre  fatal  où  il  s'est  pendu,  l'emporte  joyeux 
dans  les  enfers,  et,  en  présence  de  son  horrible  cour,  lui  rend 
le  baiser  que  le  traître  avait  donné  à  Jésus-Christ  : 

E  con  la  bocca  fumi gante  e  nera 
Gli  rese  il  bacio  che  avea  dato  a  Christo. 

*  Celui  de  Filicaja  sur  l'invasion  de  l'Italie,  lequel  se  termine 
par  cette  belle  pensée  :  «  Ah!  que  n'es-tu  moins  belle,  ou  que  n'es- 
tu  2)lus  forte!  » 

*  Celui  du  grand  Michel- Ange  (1474-1564),  l'auteur  de  la  coupole 
de  St-Pierre  à  Rome.  Peintre,  sculpteur,  architecte,  poète,  il 
déplore  dans  un  sonnet,  (lu'il  composa  étant  presque  nonagé- 
naire, la  vanité  de  tout,  même  des  beaux-arts. 

*  Pensées  graves  et  futiles,  religieuses  et  mondaines,  il  n'est 
rien  que  le  sonnet  italien  n'ait  eu  à  exprimer.  Les  tours  de 
force  ne  lui  ont  rien  coûté.  Ainsi,  J.-B.  Casli  a  composé  200  son- 
nets, pour  exprimer  sa  mauvaise  humeur  contre  l'importunité 
d'un  créancier,  qui  lui  redemandait  trois  jules  (environ  90  cen- 
times). 

*€hez  les  Espagnols,  le  sonnet  a  été  également  fort  cultivé. 
Ste  Thérèse  en  a  composé  un  sur  VAmour  de  J.-Ch.  L'immortel 
auteur  de  Don  Quichotte,  Cervantes,  en  a  fait  un  grand  nombre. 
Une  espèce  de  sonnet  particulière  à  l'Espagne,  c'est  Yeslramhote, 
qui  contient  un  tercet  de  plus  que  l'autre.  Cervantes  en  a  fait 
un  dans  le  genre  burlesque,  qui  est  excellent.  A  propos  du 
tombeau  élevé  à  Philippe  II,  dans  la  cathédrale  de  Séville,  il  se 
moque  avec  beaucoup  de  grâce  de  la  forfanterie  des  Andalous, 
les  gascons  de  l'Espagne.  Voici  ce  sonnet  : 


—      188      — 

*  a  Vive  Dieu!  celte  grandeur  me  passe,  et  je  donnerais  un 
doublon  pour  la  décrire;  car,  qui  ne  s'étonne,  et  ne  s'émerveille 
devant  tant  de  pompe,  devant  ce  monument  insigne?  —  «  Par 
la  vie  du  Gh.!  cliaque  pièce  vaut  plus  d'un  million,  et  c'est  une 
honte  que  cela  ne  dure  un  siècle.  0  grande  Séville!  Autre  Rome 
triomphante  en  courage  et  en  richesse!  —  Je  gagerais  que 
l'àme  du  défunt,  pour  jouir  de  ce  lieu,  a  laissé,  aujourd'hui,  le 
ciel  dont  elle  jouit  éternellement.  »  —  Entendant  cela,  un  bra- 
vache s'écrie  :  «  Rien  de  plus  vrai  que  ce  que  dit  Votre  Grâce, 
seigneur  soldat,  et  qui  dirait  le  contraire,  en  a  menti.  »  —  Et 
tout  aussitôt  il  enfonce  son  chapeau,  cherche  la  garde  de  son 
épée,  regarde  de  travers,  s'en  va,  et il  n'y  eut  rien. 

Le  dernier  trait. 

Calô  el  chapeo,  requirio  la  espada, 

Mirô  al  soslayo,  fuese....  y  no  hubô  nada, 

qu'on  ne  peut  traduire  en  français,  fait  pâmer  d'aise  tous  les 
Espagnols,  qui  savent  par  cœur  Vestrambote  de  leur  célèbre 
compatriote.  (Viardot,  Etude  sur  l'Espagne,  p.  214). 

Parmi  les  poètes  français  qui  nous  ont  laissé  des  sonnets,  les 
suivants  méritent  d'être  nommés  : 

Ronsard  (1525-1585),  chez  lequel  on  remarque  une  imagina- 
tion féconde  et  ardente;  mais  il  manque  de  goi'it  et  corrompt  la 
langue,  en  adoptant  des  mots  grecs  el  latins,  et  tous  les  dia- 
lectes français. 

Desportes  (1546-160G),  dont  l'imagination  est  brillante,  le  style 
simple,  naturel,  délicat  el  gracieux. 

Maynard  (1582-1646).  Sa  versification  est  nette,  précise,  élé- 
gante, travaillée  avec  soin.  Quoiqu'il  manque  parfois  de  verve, 
il  a  de  la  facilité  et  de  l'aisance  ;  le  tour  est  simple  et  naturel. 
Boileau  nous  parait  avoir  jugé  ce  poète,  ainsi  que  le  suivant, 
avec  trop  de  sévérité. 

MalleviUe  (1597-16Î7).  Sa  diction  est  animée  et  vive,  généra- 
lement facile  et  agréable  ;  les  images  sont  parfois  brillantes, 
mais  les  métaphores  presque  toujours  extravagantes. 

Des  Barreaux  {\Q>Q1-\(ri'i).  Il  s'est  fait  un  nom  immortel  par 
son  sonnet  Grand  Dieu,  tes  jugements,  qui  se  recommande  par 
l'élévation  et  l'énergie,  *  et  qui  finit  par  une  belle  pensée,  ren- 
due par  une  belle  image.  Gependanl  il  s'y  trouve,  ce  semble, 
quelques  idées  fausses  et  trop  répétées,  des  expressions  im- 
propres et  une  rime  défectueuse. 


—      i8!>     — 

Grand  Dieu,  les  jugements  sont  remplis  d'équitù! 
Toujours,  tu  prends  plaisir  à  nous  être  propice. 
Mais  j'ai  fait  tant  de  mal,  que  jamais  ta  bonté 
Ne  me  pardonnera  qu'en  blessant  ta  justice. 

Oui,  Seigneur,  la  grandeur  de  mon  impiétô 

Ne  laisse  à  ton  pouvoir  que  le  choix  du  supplice. 

Ton  intérêt  s'oppose  à  ma  félicité, 

El  ta  clémence  môme  attend  que  je  périsse. 

Contente  ton  désir,  puisqu'il  l'est  glorieux  ; 

OfTense-loi  des  pleurs  qui  coulent  de  mes  yeux  ; 

Tonne,  frappe,  il  est  temps;  rends-moi  guerre  pour  guerre. 

J'adore  en  périssant  la  raison  qui  l'aigrit; 
Mais  dessus  quel  endroit  tombera  ton  tonnerre, 
Qui  ne  soit  tout  couvert  du  sang  de  JésKs-CJirist  ? 

'  P.  Sccwron  (IGIO-IGGO),  poète  burlesque,  eut  pendant 
quelque  temps  une  grande  vogue;  mais  il  tomba  dans  le  trivial, 
et  finit  par  fatiguer.  On  connaît  son  fameux  sonnet  burlesque, 
dans  le  genre  de  celui  des  Espagnols  : 

*  Superbes  monuments  de  l'orgueil  des  humains, 
Pyramides,  tombeaux,  dont  la  vaine  structure 
A  témoigné  que  l'art,  par  l'adresse  des  mains 
El  l'assidu  travail,  peut  vaincre  la  nature; 

Vieux  palais  ruinés,  chefs-d'œuvre  des  Romains, 
Et  le  dernier  effort  de  leur  architecture  ; 
Colisée,  où  souvent  les  peuples  inhumains 
De  s'enlr'assassiner  se  donnaient  tablature  ; 

Par  l'injure  du  temps,  vous  êtes  abolis, 

Ou  du  moins,  la  plupart,  on  vous  a  démolis. 

Il  n'est  point  de  ciment  que  le  temps  ne  dissoude. 

Si  vos  marbres  si  durs  ont  senti  son  pouvoir, 

Dois-je  trouver  mauvais  qu'un  méchant  pourpoint  noir, 

Qui  m'a  duré  deux  ans,  soit  troué  par  le  coude? 

Enfin,  J.  B.  Rousseau,  de  Lamartine,  Casimir  Delavigne, 
Sainle-l>euve  et  Alfred  de  Musset  ont  composé  des  sonnets  plus 
ou  moins  réussis. 

*  On  n'attache  plus  guère  à  ce  genre  de  poésie  l'imiiorlance 


-      190     - 

qu'il  avait  eue  en  France,  pendant  plus  de  cent  ans  après  que 
Jouchim  Du  Bellay  eut  rôlaMi  le  sonnet  en  lionncur  (1549).  On 
en  vint  au  point  que  la  cour  et  la  ville  furent  partagées  en  deux 
factions,  les  uranins  et  les  jobelins,  à  l'occasion  du  sonnet  pour 
Uranie,  composé  par  Voiture,  et  de  celui  sur /o6,  par  Benserade. 
Boileau  paya  donc  une  sorte  de  tribut  à  l'opinion  générale,  en 
retraçant  laborieusement  les  règles  du  sonnet,  et  finissant  par 
dire  (Art poét.,  ch.  II)  : 

Un  sonnet  sans  défaut  vaut  seul  un  long  poème. 

En  Allemagne,  les  poètes  suivants  ont  bieu  mérité  de  ce 
genre  de  poésie  :  Wccfe/ier/ùi  (1584-1651)—  0/)i<r  (1597-1639)  — 
.4.  Grijpliius  {\G\6-IQQ4:)  —  Bi\rger  —  Fr.  Sclilégel  —  Slrcckfu.ss 
(né  1779)  et  Ruckcrt{né  1789). 

l'kpithalame. 

L'Epithalame  ('ETrtSraXâfjnoy  ^iloc,  chant  nuptial)  était  un 
poème  fait  h.  l'occasion  d'un  mariage,  et  qui  exprimait,  d'un 
côté,  des  louangues  pour  les  nouveaux  époux,  de  l'autre,  des 
vœux  pour  leur  bonheur. 

Ce  genre  de  poésie  est  d'antique  origine.  Stésichore,  qui  vivait 
dans  la  42e  Olympiade,  en  est  regardé  comme  l'inventeur. 

Parmi  les  Idylles  de  Théocrite,  nous  en  trouvons  une  consa- 
crée à  célébrer  le  mariage  de  Ménélas  avec  Hélène  (18e  idylle). 
Avant  Théocrite,  Hésiode  avait  chanté  les  noces  de  Thétis  et  de 
Pelée.  Catulle,  poète  romain,  a  lait  un  épithalame  sur  le  ma- 
riage de  Munlius  avec  Julie;  le  cardinal  de  i^crjiùs  (1715-1794), 
sur  le  mariage  de  Louis,  dauphin  de  France,  avec  Marie-Tiié- 
rèse,  infante  d'Espagne. 

ARTICLE  TROISIEME. 
Productions  lyriques  appartenant  au  genre  simple. 

LA    CHANSON. 

La  Chanson  est  un  petit  poème  dans  lequel  on  exprime  des 
sentiments  calmes,  doux,  tendres  et  délicats.  Comme  le  poète 
y  est  moins  agité  que  dans  l'ode,  son  imagination  y  sera  aussi 


—    11)1    — 

moins  fougueuse;  les  figures,  les  images,  y  seront  moins  ex- 
traordinaires, moins  hardies  ;  l'enciiaînement  des  pensées  y 
sera  plus  clair,  et  les  digressions  y  seront  moins  fréquentes. 
Le  style  de  la  chanson  doit  se  distinguer  par  le  naturel,  la 
simplicité,  Vaisance,  la  douceur,  la  clarté  et  une  mélodieuse 
harmonie.  Cette  dernière  qualité  est  en  quelque  sorte  l'âme 
de  la  chanson. 

On  peut  diviser  les  chansons  : 

A).  En  cantiques,  qui  expriment  des  sentiments  religieux, 
et  dont  le  but  est  d'inspirer,  de  nourrir  et  d'accroître  la  piété. 

B).  En  chansons  nationales  :  qui  chantent  l'amour  de  la 
patrie,  pour  cimenter  entre  les  citoyens  l'union  et  la  con- 
corde, inspirer  le  courage  et  l'ardeur  dans  les  combats,  en 
un  mot,  pour  alimenter  et  accroître  le  patriotisme. 

C).  En  chansons  morales,  propres  à  l'aire  naître  des  affec- 
tions morales,  comme  l'amoui'  du  devoir,  de  la  vertu,  l'aver- 
sion pour  le  vice,  etc. 

D).  En  chansons  élégiaques,  qui  expriment  la  tristesse,  le 
deuil,  l'affliction. 

E).  En  chansons  satiriques,  dont  le  but  est  de  critiquer  les 
mœurs,  les  ridicules,  les  défauts  et  les  vices.  On  les  appelle 
aussi  Vaudevilles,  nom  qui  s'applique  encore  il  certaines 
pièces  de  théâtre,  dont  l'objet  est  un  événement  comique 
emprunté  au  temps  présent. 

F).  En  chansons  erotiques  ("Epco;),  qui  roulent  sur  l'amour. 

G).  En  chansons  bachiques  :  le  vin  et  les  plaisirs  de  la  fable 
en  constituent  le  sujet.  Ces  deux  dernières  espèces  de  chan- 
sons sont  désignées  aussi  par  le  nom  d'odes  anacréonliques, 
parce  que  les  odesd'Anacréon  chantent  généralement  l'amour 
et  les  plaisirs  de  la  table. 

Chaque  peuple  a  un  nombre  presque  infini  de  chansonniers  ; 
il  serait  impossible  de  les  citer  tous.  Voici  les  principaux  : 


—     iO-2     — 

Chez  les  Grecs  :  Tyrlée,  Alcman,  Sapho,  Alcée,  Anacrcon.  Nous 
n'ajouterons  rien  ici  sur  Tyrtée,  Sapho  et  Alcée,  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut.  Quant  à  Alcmun,  natif  de  Sardes  en 
Lydie,  il  florissait  vers  G70  av.  J.-C.  11  est  regardé  comme  le 
père  de  la  poésie  erotique. 

Aimcréon  naquit  à  Téos,  l'an  av.  J.-C.  559.  Ses  odes  ou  plutôt 
ses  chansons  sont  des  modèles  de  naïveté,  de  simplicité,  de 
gaîté,  d'abandon,  de  naturel.  Les  vers  son  faciles,  délicats  et 
doux,  sans  art  et  sans  apprêt.  11  est  à  regretter  qu'il  soit  trop 
libre  et  trop  licencieux.  *  Pour  lui,  tout  finit  à  la  mort;  nul 
poète  n'est  plus  exclusivement  sensualiste  et  terrestre  ;  aussi 
rien  n'est-il  plus  borné  et  plus  monotone  que  sa  poésie.  Voici 
la  traduction  littérale  d'une  de  ses  odes  les  plus  renommées. 

*  La  Colombe. 

Aimable  colombe,  Sur   les    monts ,   à  travers    les 
D'où  viens-tu?  d'où  viens-tu?  [champs, 

D'où  tant  de  parfums  Et  me  reposer  sur  les  arbres. 

Que,  en  fendant  les  airs,  Mangeant  quelques  graines  saii- 
Tu  exhales  et  répands?  [vages? 

Qui  es-tu,  et  quel  soin  t'occupe?  A  présent,  je  mange  le  pain 

Que  j'enlève  des  mains 

—  Anacréon  m'a  envoyée  D'Anacréon  lui-même  ; 

Vers  un  enfant,  vers  Bathyllos.  Il  me  donne  à  boire 

Cylhérée  m'a  vendue  Du  vin  qu'il  a  goûté  ; 

Pour  une  chansonnette.  Quand  j'ai  bu,  je  danse, 

Voilà  pourquoi  d'Anacréon  Et,  de  mes  ailes. 

Je  suis  la  fidèle  servante.  Je  couvre  mon  maître. 

Et  maintenant,  de  lui.  Si  je  me  couche,  je  m'endors 

Quelles  lettres  je  porte  !  Sur  sa  lyre  même. 
Il  dit  qu'il  va  bientôt 

Me  rendre  à  la  liberté.  Tu  sais  tout  :  bon  vo^-age. 

Mais,  dût-il  me  laisser  aller.  Ta  m'a  rendue,  ô  homme. 

Je  reste  esclave  près  de  lui.  Plus  babillarde  qu'une  corneille. 
A  quoi  bon  irais-je  voler 

*  Il  seml)le  que,  en  Grèce,  chaque  profession  avait  un  genre 
de  chanson  qui  lui  était  particulier.  La  chanson  des  moison- 
neurs  de  Tliéocrite  appartient  à  ce  genre.  La  voici  : 


—    iOô    — 

*  Dêméter  (Cérès),  déesse  des  grains,  déesse  des  blés  que  cette 

Se  montre  facile  aux  moissonneurs,et  soit  très-féconde,  [moisson 

Liez  les  gerbes,  moissonneurs,  et  que  le  passant 

Ne  dise  pas  :  Ouvriers  paresseux,  voilà  un  salaire  bien  perdu. 

Que  les  tuyaux  de  vos  gerbes  regardent  le  vent 

Borée  ou  Zéphyre  :  ainsi  s'engraisse  l'épi. 

Ceux  qui  battent  le  blé,  qu'à  midi  les  fuie  le  sommeil  ; 

C'est  alors  que  le  grain  se  sépare  mieux  de  la  paille. 

Commencez,  moissonneurs,  quand  s'éveille  l'alouette, 

Finissez,  quand  elle  dort;  reposez-vous  au  fort  de  la  chaleur. 

Amis,  enviable  est  le  sort  de  la  grenouille;  elle  n'a  pas  souci 

Qui  lui  versera  à  boire,  car  elle  peut  boire  à  son  aise. 

Sus  donc  !  avare  intendant,  fais  cuire  des  lentilles  ; 

Ne  va  pas  te  blesser  les  doigts  en  fendant  du  cumin. 

{Thêoc.  Idylle  10). 

Chez  les  Romains,  Catulle  —  Horace  :  plusieurs  de  ses  odes 
peuvent  être  envisagées  comme  de  véritables  chansons,  p.  ex. 
Liv.  I,  .!?7.  Natis  in  usum.  —  ?9.  Icci,  heatis.  —  32.  Poscimus.  — 
30.  Et  thure.  —  38.  Persicos  odi.  —  IL  0.  SeiHimi  Gades.  — 
i2.  Nolis  longa.  —  i3.  Illeet  ncfasto.  —  III.  i3.  0  fons  Blandusiœ. 
—  17.  yEli,  vetusto.  —  21.  0  nata  mecum.  —  t?.3.  Cœlo  siqnnas.  — 
^S.  Festo  quid. 

Chez  les  Français,  les  Troubadours  ou  les  Provençaux.  C'est 
le  nom  qu'on  donne  aux  bardes  de  la  Provence,  c'est-à-dire,  du 
midi  de  la  France  et  de  l'Espagne,  et  qui  fleurirent  de  1090  à 
1290. 

On  les  appelle  avec  raison  les  rapsodes  du  moyen  ûge.  Les 
sujets  sur  lesquels  roulent  ordinairement  leurs  chants,  sont  la 
religion,  la  guerre,  des  aventures  de  tout  genre,  et  surtout 
l'amour.  Leur  langue  est  riche,  tendre,  harmonieuse,  gracieuse 
et  aisée.  Leurs  productions  se  divisent  en  Canzpni,  en  Sirventes 
et  en  Tensons.  Les  Canzoni  sont  des  chansons,  tantôt  gaies  et 
amoureuses  {Soûlas,  consolation),  tantôt  élcgiaques  (Lais),  tan- 
tôt pastorales  (Pastourelles),  tantôt  didactiques  et  satiriques, 
tantôt  religieuses.  —  Les  Sirventes  sont  des  chansons  en  l'hon- 
neur des  princes,  des  héros  et  des  chevaliers  du  temps;  quel- 
quefois aussi,  des  chansons  patriotiques  et  guerrières. —  Les 
Tensons    sont    des   luttes,   c'est-à-dire,   des   dialogues  à  vives 

-13 


—     194     — 

reparties,  roulant  sur  l'amour  et  l'éloge  des  femmes.  Plusieurs 
de  ces  productions  sont  licencieuses  (1). 

Le  chef  des  poètes  provençaux  fut  Guillaume,  duc  de  Guïenne, 
né  en  1070;  le  meilleur  et  le  plus  noble  d'entre  eux,  Thibault, 
roi  de  Navarre  et  comte  de  Champagne;  et  celui  qui  ferme  la 
liste  de  ces  poètes,  Jean  Estèves  de  Blesières,  qui  vécut  vers 
128G  (2).  Nous  citerons  ici  de  Thibault,  comte  de  Champagne, 
la  Oianson  pour  exciter  à  la  croisade. 

Signor,  saciez,  ki  or  ne  s'en  ira 
En  celé  terre,  u  Diex  fu  mors  et  vis, 
Et  ki  la  crois  d'outre  mer  ne  prendra, 
A  paines  mais  ira  en  paradis  : 
Ki  a  en  soi  pitié  et  ramembrance 
Au  haut  Seignor,  doit  querre  sa  venjance. 
Et  délivrer  sa  terre  et  son  pais. 

Tout  li  mauvais  demorront  par  deçà, 
Ki  n'aiment  Dieu,  bien,  ne  honor,  ne  pris, 
~    Et  chascuns  dit  :  «  Ma  femme  que  fera? 
Je  ne  lairoie  à  nul  fuer  mes  amis.  » 
Cil  sont  assis  en  trop  foie  attendance, 
K'il  n'est  amis  fors  que  le  cil,  sans  dotance, 
Ki  pour  nos  fu  en  la  vraie  crois  mis. 

Or  s'en  iront  cil  vaillant  bacheler, 
Ki  aiment  Dieu  et  l'onour  de  cest  mont, 
Ki  sagement  voelent  à  Dieu  aler, 
Et  li  morveus,  li  cendreus  demourront  : 
Avugle  sunt,  de  ce  ne  dout-je  mie, 
Ki  un  secours  ne  font  Dieu  en  sa  vie. 
Et  por  si  pot  pert  la  gloire  del  mont. 

Diex  se  laissa  por  nos  en  crois  pener, 
Et  nous  dira  au  jour  où  tuit  venront  : 
«  Vos,  qui  ma  crois  m'aidâtes  à  porter, 
Vos  en  irez  là,  où  li  angele  sont; 
Là  me  verrez,  et  ma  mère  Marie, 

(1)  On  confond  parfois  avec  les  Troubadours  les  Trouvères.  Ce  sont  les  poètes  du  Nord  de 
la  France.  On  peut  les  regarder  comme  étant  les  poètes  épiques  du  moyen  âge  (1100  1500). 

{2}  Voyez  Ilallam,  Hist.  de  la  Litt.  de  l'Europe,  etc.  Hebenstreit,  Wissenschaaiich- 
lilterarische  Encyclopaedie  des  Aesthetik,  p.  5S9.  Vienne  1843.  RainouarA,  Chois  de 
poésies  originales  des  Troubadours.  MUlot,  Hist.  litf.  des  Troubadours.  Paris  1"74,  t.  III. 


—     195     — 

El  vos,  pai"  qui  je  n'oi  oncques  aie, 
Descendez  tuit  en  enfer  le  parfont.  » 

Chascuns  quide  demeurer  toz  haitiez, 
Et  que  jamais  ne  doive  mal  avoir, 
Ainsi  les  tient  ennemis  et  péchiez. 
Que  ils  n'ont  sens,  hardement,  ne  pooir  : 
Biau  sire  Diex,  ostez-nous  tel  pensée, 
Et  nos  metez  en  la  vostre  contrée 
Si  maintenant  que  vos  puisse  uéoir. 

Douce  dame,  roine  coronée, 
Proiez  por  nos,  virge  bien  eurée, 
Et  puis  après  ne  nos  puit  méschéoir. 

Les  poètes  français  qui,  depuis  le  moyen  âge  jusqu'à  nos 
jours,  ont  cultivé  avec  succès  la  chanson,  sont:  Olivier Basselin 
(11418),  Villon  (1  1461),  Marot  (1495-1541),  Mélin  de  S^  Gelais 
(f  1558),  Malherbe,  ChauUeu  (1639-1720),  La  Monnoije,  Desau- 
giers,  M.-Ant.  (1772-1828),  qui  se  distingue  par  la  verve,  le 
naturel,  la  franche  gaîté.  *  Il  garde  d'ordinaire  une  décence 
relative  dans  l'expression,  et  le  respect  pour  les  choses  saintes. 

*  Panard  (1694-1765),  dont  les  complets  sont  d'une  tournure 
beaucoup  plus  heureuse  que  ceux  de  tous  les  autres  chanson- 
niers de  son  temps. 

*  Augustin  de  Piis,  secrétaire-interprète  du  comte  d'Artois 
(Charles  X),  un  des  fondateurs  du  théâtre  du  vaudeville,  pour 
lequel  il  composa  beaucoup,  excella  dans  la  chanson  anecdo- 
tique.  Sont  style  est  d'une  grande  correction.  Heureux,  s'il  eût 
toujours  respecté  la  religion  et  les  mœurs.  Lui-même  sentit  ses 
torts,  et  chercha  à.  les  expier  par  une  vie  chrétienne. 

*  Armand  Gouff'é  (1775-1845)  publia  plusieurs  recueils  de  chan- 
sons, sous  le  titre  de  Ballon  d'essai  (1802),  Ballon  perdu  (1804), 
etc.  Tout  le  monde  connaît  son  Eloge  de  l'eau  et  son  Corbillard  (1). 

(1]  *  En  voici  deux  strophes  : 

Que  j'aime  à  voir  un  corbillard  !  Le  riche,  en  mourant,  perd  son  bien  ; 

Ce  début  vous  étonne  ;  Moi,  je  vois  tout  en  rose  ; 

Mais  il  faut  partir  tôt  ou  tard ,  Je  n'ai  rien,  je  ne  perdrai  rien. 

Le  sort  ainsi  l'ordonne.  C'est  toujours  fjuelque  chose 

Et,  loin  de  craindre  l'avenir,  Je  me  dirai  :  D'un  parvenu 

Moi,  dans  cette  aventure.  Je  n'ai  pas  la  tournure  ; 

Je  n'aperçois  que  le  plaisir  Pourtant,  à  pied  je  suis  venu. 

De  partir  en  voiture.  Et  je  pars  en  voiture. 


—    i[}()    — 

—  Em.  Debrcaux  (1790-1831),  auteur  de  la  Colonne,  T'en  souviens- 
tu,  etc. 

Bcranyer  (Jean-Pierre  de),  (1780- 1857),  célèbre  poète  chan- 
sonnier français.  *  On  ignore  généralement  qu'il  a  composé 
autre  chose  que  des  chansons.  Son  premier  essai  poétique  fut 
un  poème  épique,  Clovis,  qu'il  se  proposait  de  polir  et  de  repolir 
pendant  douze  ans,  avant  de  le  livrer  au  public.  En  attendant, 
il  composa,  sous  l'influence  des  idées  de  Chateaubriand,  des 
odes  sacrées  sur  le  Déluge,  le  Jugement  dertuer,  le  Rétablissement 
du  culte  ;  il  fit  une  idylle  religieuse,  en  quatre  chants,  intitulée 
le  Pèlerinage,  des  comédies,  des  tragédies,  et  enfin,  une  Médi- 
tation sur  les  vicissitudes  des  choses  humaines.  C'est  la  nuit, 
dans  un  cimetière,  à  l'occasion  de  la  chute  des  Rois  de  France 
ol  de  la  fortune  de  Napoléon,  qu'il  se  livre  à  ces  graves  ré- 
flexions. Nous  citons  ces  vers,  en  note,  comme  une  pièce  aussi 
curieuse  que  rare  (I).  Il  y  a  loin  de  ces  poésies  aux  chansons 

{1,  'méditation. 

Nos  grandeurs,  nos  revers,  ne  sont  point  notre  onvracce. 
Dieu  seul  mène  à  son  gré  notre  aveugle  courage. 
Sans  honte  succombez,  triomphez  sans  orgueil. 
Vous,  mortels,  qu'il  plaça  sur  un  pompeux  écui.'il  ! 
Des  hommes  étaient  nés  pour  le  trône  du  inonde. 
Huit  siècles  l'assuraient  à  leur  race  féconde  ; 
Dieu  dit  :  soudain,  aux.  yeux  de  cent  peuples  surpris. 
Et  ce  trône,  et  ces  rois,  confondent  leurs  débris. 
Les  uns  sont  égorgés,  les  autres,  en  partage. 
Portent  au  lieu  de  sceptre  un  bâton  de  voyage, 
Exi'-'s  et  contraints,  sous  le  poids  des  rebuts. 
D'errer  dans  l'univers  qui  ne  les  connaît  plus. 

Spectateur  ignoré  de  ce  désastre  immense. 
Un  homme  enfin,  sortant  de  l'ombre  et  de  l'enfance, 
Pai-alt.  —  Toute  la  terre,  à  ses  coups  éclatants. 
Croit,  dés  le  premier  .jour,  l'avoir  connu  longtemps. 
I!  combat,  il  subjugue,  il  renverse.  Il  élève; 
Tout  ce  qu'il  veut  de  grand,  sa  fortune  l'achève. 
Nous  voyons,  lorsqu'à  peine  on  connaît  ses  dessains. 
Les  peuples  étonnés  tomber  entre  ses  mains. 
Alors  son  bras  puissant,  apaisant  la  victoire. 
Soutient  le  monde  entier  qu'ébranlait  tant  de  gloire. 
Le  Très-Haut  l'ordonnait.  Où  sont  les  vains  morteis 
Qui  s'opposaient  tai  cours  des  arrêts  éternels  ? 
Faibles  enfants  qu'un  char  écrasa  sur  la  pierre, 
Voiiù  leurs  corps  sanglants  restés  dans  la  poussière. 

Au  milieu  des  toml)eaux,  qu'environnait  la  mit, 
.\.in.si.je  méditais,  par  leur  silence  instruit. 


-      lî)7     — 

impies  et  ordui-iùres  qu'il  a  publiées  dans  la  suite,  et  dans  les- 
quelles il  profane  un  indubitable  talent,  a  Aussi  a-t-il  fait  un 
mal  immense  au  peuple,  h  ce  peuple  ([u'il  aime,  et  pour  lequel 
il  chante.  Il  lui  a  appris  iX  se  rire  de  Dieu,  le  verre  en  main;  à 
prendre  Jésus-Christ  pour  un  fou,  à  estimer  que  la  chasteté  de 
la  femme,  c'est-à-dire,  l'honneur  de  nos  mères,  de  nos  sœurs, 
n'est  qu'un  préjugé  ridicule  (i),  et,  en  fait  de  gouvernement,  à 
secouer  le  joug  de  tout  pouvoir,  pour  ne  vouloir  cpie  la  répu- 
blique. Et  quand  cette  république  est  arrivée  à  l'improviste 
en  1848,  et  que  Chateaubriand  se  réveillait  pour  dire  au  chan- 
sonnier :  Eli  bien!  votre  République,  vous  Vavez?  —  Oui,  je  l'ai, 
répondait  l'homme  d'esprit,  mais  f  aimerais  mieux  la  rêver  que  de 
la  voir.  »  (Sainte-Beuve,  Causerie  du  lundi).  Nous  citons  la 
chanson,  ou  plutôt  l'élégie 

*  Les  Hirondelles. 

Captif  au  rivage  du  Maure, 

Un  guerrier,  courbé  sous  les  fers, 

Disait  :  Je  vous  revois  encore, 

Oiseaux  ennemis  des  hivers. 

Hirondelles,  que  l'espérance 

Suit  jusqu'en  ces  brûlants  climats. 

Sans  doute  vous  quittez  la  France, 

De  mon  pays,  ne  me  parlez-vous  pas? 


Les  tils  viennent  ici  se  réunir  aux  pères 

Qu'ils  n'y  retrouvent  plus,  qu'ils  y  portaient  naguères, 

Disais-je,  quand  l'éclat  ties  premiers  l'eux  du  jour 

Vint  du  chant  des  oiseaux  ranimer  ce  séjour. 

Le  soleil  voit,  du  haut  des  voûtes  éternelles. 

Passer  dans  les  palais  des  familles  nouvelles  ; 

Familles  et  palais,  il  verra  tout  périr  ! 

Il  a  vu  mourir  tout,  tout  renaître  et  mourir. 

Vu  des  hommes  produits  de  la  cendre  des  hommes  ; 

Et,  luf;ubre  (laiiiheau  du  sépulcre  où  nous  sommes. 

Lui-même,  à  ce  long  deuil,  fatife'ué  d'avoir  lui, 

S'éteindra  devant  Dieu,  comme  nous  devant  lui.  (1812). 
1)  ■  Croirait-on  que  Déranger  a  cru  se  justifier  en  disant  :  "  Celles  de  mes  chatsons  qui 
ont  été  traitées  3'lmpics  par  MM.  les  procureurs  du  Roi,  ne  sont  que  des  représailles,  et 
montrent  le  danper  qu'il  y  a  pour  la  religion  à  se  faire  instrument  politique.  Quant  aux 
autres  {celles  qui  sont  immorales;,  elles  ont  été  des  compagnes  fort  utiles  données  aux 
graves  couplets  politiques,  qui,  sans  elles,  n'auraient  pas  pu  aller  fort  loin.  »  On  sait  que 
les  chansons  de  Béranger  sont  à  Vindex. 


—     1 98     — 

Depuis  trois  ans,  je  vous  conjure 

De  m'apporler  un  souvenir 

Du  vallon,  où  ma  vie  obscure 

Se  berçait  d'un  doux  avenir. 

Au  détour  d'une  eau  qui  chemine 

A  flots  purs,  sous  de  frais  lilas, 

Vous  avez  vu  notre  chaumine....  i 

De  ce  vallon  ne  me  parlez-vous  pas  ? 

L'une  de  vous,  peut-être,  est  née 

Au  toit  où  j'ai  reçu  le  jour; 

Là,  d'une  mère  infortunée 

Vous  avez  dû  plaindre  l'amour. 

Mourante,  elle  croit  à  toute  heure  .' 

Entendre  le  bruit  de  mes  pas; 

Elle  écoute,  et  puis  elle  pleure... 

De  son  amour,  ne  me  parlez-vous  pas? 

Ma  sœur  est-elle  mariée? 

Avez-vous  vu  de  nos  garçons 

La  foule  aux  noces  conviée, 

La  célébrer  dans  leurs  chansons? 

Et  ces  compagnons  du  jeune  âge, 

Qui  m'ont  suivi  dans  les  combats, 

Ont-ils  revu  tous  leur  village...? 

De  tant  d'amis  ne  me  parlez-vous  pas? 

Sur  leurs  corps,  l'étranger,  peut-être. 

Du  vallon  reprend  le  chemin; 

Sous  mon  chaume,  il  commande  en  maître, 

De  ma  sœur  il  trouble  l'hymen. 

Pour  moi,  plus  de  mère  qui  prie. 

Et  partout  des  fers  ici-bas  .. 

Hirondelles,  de  ma  patrie, 

De  ses  malheurs,  ne  me  parlez-vous  pas  ? 

*  Pierre  Dupont,  né  à  Lyon  (1821-1870),  qui,  par  le  seul  efl"et 
de  son  organisation  naturelle,  est  à  la  fois,  poète  et  compositeur. 
Il  improvise  instantanément  l'air  et  les  paroles  de  ses  chan- 
sons, comme  par  une  double  inspiration.  En  1842,  il  obtint  un 
prix  de  l'académie  française.  Dès  1846,  sa  chanson  des  Bœufs 
lui  fit  une  très  grande  popularité.  Il  en   composa  un  grand 


—     199     — 

nombre  d'autres,  ainsi  qu'un  petit  poème  la  Fin  de  la  Pologne, 
les  Deux  Anges,  etc.  Malheureusement,  d'autres  chansons  où  les 
souvenirs  bucoliques  avaient  fait  place  aux  inspirations  socia- 
listes de  l'époque,  le  compromirent  sérieusement  sous  l'empire. 
Cependant  il  a  su  éviter  la  licence  de  Béranger.  En  1864,  les 
journaux  ont  annoncé  l'entrée  de  l'auteur  à  La  Trappe.  Dans  sa 
jeunesse,  il  avait  été  élève  au  séminaire  de  Largentière,  grâce 
à  un  vieux  prêtre,  un  peu  son  parent. 

*  Nadaud,  Gustave  (iS^i)  dont  les  chansons  se  distinguent  par 
l'esprit  et  la  franchise,  mais  dont  quelques-unes  sont  un  peu 
libres  dans  leur  folle  gaieté. 

*  Lonlay  (Eugène,  marquis  de)  (1815)  dont  le  pape  n'aurait  pas 
honoré  d'un  bref  les  vilaines  chansons,  comme  il  l'avait  fait 
pour  les  chants  religieux. 

'  De  nos  jours  la  chanson  en  France  n'a  plus  rien  de  commun 
avec  la  poésie,  depuis  qu'elle  s'est  mise  exclusivement  au  ser- 
vice de  la  foule  pour  devenir,  ce  qu'on  appelle,  la  chanson  des 
cafés-concerts.  Multipliées  à  l'infini  elles  n'ont  ni  originalité,  ni 
gaieté,  ni  sens  moral;  et  l'imagination  y  est  aussi  rare  que  dans 
une  contrainte  d'huissier,  dit  Charles  Nisard. 

*  La  Belgique  a  aussi  ses  chansonniers.  Le  plus  célèbre 
est  Antoine  Clesse,  né  à  La  Haye  d'une  mère  belge,  établie  à 
Mons  (1816).  Comme  Béranger,  Clesse  est  ouvrier;  comme 
lui,  il  débute  par  un  poème  du  genre  relevé,  Godefroid  de 
Bouillon,  couronné  en  1839;  comme  lui,  il  consacre  doréna- 
vant sa  muse  à  la  chansonnette.  Mais  ce  qui  le  distingue 
avantageusement  du  chansonniers  français,  c'est  sa  moralité, 
c'est  la  conviction  qu'il  a  de  la  haute  mission  de  la  Poésie. 
«  Sa  véritable  grandeur  aujourd'hui,  dit-il,  c'est  sa  moralité! 
On  ne  dira  pas  en  parcourant  ce  livre  :  Ce  sont  les  chansons 
d'un  grand  poète;  j'espère  qu'on  pourra  dire  :  Ce  sont  les 
chansons  d'un  honnête  homme.  »  Il  publia  successivement 
Rubens,  poème  (1840)  —  Un  poète,  comédie  (1841)  —  Poésies 
diverses  (1841). 

L'auteur  s'est  exercé  dans  presque  tous  les  genres  de  la 
chanson  indiqués  au  commencement  de  cet  article. 


—     200     — 

Dans  les  chansons  nationales,  sont  talent  se  déploie  souvent 
avec  toute  sa  vigueur 

*  Le  nom  de  famille. 
Belges,  chantons  !  Dieu  reçut  nos  serments  ! 
Les  vieux  échos  des  basses  infamies, 
Pour  diviser  les  Wallons,  les  Flamands, 
En  font  encore  deux  races  ennemies. 

Halte-là  !  sur  nos  bataillons, 

Le  même  étendard  flotte  et  brille  ! 

Soyons  unis!...  Flamands,  Wallons, 

Ce  ne  sont  là  que  des  prénoms, 

Belge  est  notre  nom  de  famille, 
De  famille! 

Flamands,  Wallons,  en  secouant  les  fers 
Dont  les  chargeait  le  Temps  aux  mains  ridées, 
Ont  su  traduire  en  langages  divers 
Les  mêmes  lois  et  les  mêmes  idées  : 

Sur  la  liste  des  nations, 

Un  nom  de  plus  se  grave  et  brille. 

Soyons  unis  !...  etc. 

Pour  agrandir  quelques  vastes  Etats, 
Si,  contre  nous,  l'on  brûlait  une  amorce, 
Flamands,  Wallons,  nous  serions  tous  soldais. 
Au  cri  sacré  :  L'union  fait  la  force  ! 

Qui  de  nous  craindrait  les  canons? 

Dans  les  cieux,  la  liberté  brille! 

Soyons  unis!...  Flamands,  Wallons, 

Ce  ne  sont  là  que  des  prénoms  : 

Belge  est  notre  nom  de  famille, 
De  famille  ! 

La  pièce  suivante  peut  être  rapportée  à  ce  genre. 
*  Le  Conscrit  (1) 
«  Quel  bruit  fatal!...  Il  t'appelle  au  combat! 
»  Je  le  savais  :  depuis  hier,  je  veille. 
»  Vile  debout,  enfant  :  le  tambour  bat, 
»  Mais  ce  n'est  pas  le  riche  qu'il  éveille. 

(1)  Voyez-en  une  traduction  en  vers  par  Van  Duyse,  jilus  loii;. 


—     201      — 

»  Le  fils  du  riche  ne  doit  pas 
»  Quitter  une  mère  chérie... 
»  Dieu  seul  sait  si  tu  reviendras 
»  Sourire  encore  dans  mes  bras! 
»  Adieu!...  défends  bien  la  patrie, 
»  La  patrie. 

L'enfant  partit.  Loin  d'elle,  avec  fierté, 
Il  put  songer  à  sa  môre  éplorée  : 
Il  combattait,  mais  pour  la  liberté  : 
C'était  du  moins  une  guerre  sacrée  ! 

Chaque  jour,  la  vieille,  au  saint  lieu 

Priant  comme  une  mère  prie, 

Disait  :  «  Tu  ne  veux  pas,  mon  Dieu, 

»  Que  ce  soit  un  dernier  adieu  : 

»  Sauve  mon  fils  et  la  patrie, 
»  La  patrie  ! 

Dieu  l'entendit...  La  vieille  mère,  un  jour. 
Soudain  tressaille  à  des  chants  de  victoire! 
Qui  donc  pénètre  en  son  pauvre  séjour? 
L'heureuse  mère  ose  à  peine  le  croire  : 

Un  jeune  officier,  sur  son  cœur, 

La  presse,  sourit  et  s'écrie  : 

»  0  mère,  vois  ma  croix  d'honneur  ! 

»  Plains  ceux  qui  n'ont  pas  le  bonheur 

»  D'avoir  défendu  la  patrie, 
»  La  patrie  !  » 

*  L'auteur  excelle  dans  la  chanson  morale.  11  atteint  ce  point 
difficile  de  l'art  dont  Horace  parlait  :  Omue  tulit  2nmctum  qui 
miscuit  utile  diilci.  Ouvrier,  il  s'adresse  surtout  à  l'ouvrier,  et 
lui  dédie  ses  chants  populaires.  «J'eus  la  pensée,  dit-il,  de  com- 
poser, sous  ce  titre,  une  série  de  petits  poèmes,  dans  le  but  de 
donner  à  l'ouvrier  les  conseils  d'un  ami  et  d'élever  son  âme,  en 
y  fortifiant  les  sentiments  les  plus  sacrés  :  l'amour  de  Dieu,  de 
la  patrie,  de  la  famille,  et  partant,  de  l'humanité.  »  Le  poète  a 
parfaitement  réussi,  car  en  moralisant,  il  est  toujours  resté 
poète  ;  et  ses  vers  et  sa  morale  seront  goûtés  par  d'autres 
encore  que  ceux  à  qui  il  les  a  proprement  destinés.  Exemple  : 
y ul  ne  doit  rougir  de  son  père.  Le  ton  du  poète  n'est  pas  toujours 


—     202     — 


aussi  sérieux  ;  d'ordinaire,  il  conserve,  tout  en  moralisant,  l'en- 
jouement, la  grâce  et  la  malice  du  chansonnier.  On  en  trouve 
un  exemple  charmant  dans  le  Bon  curé. 

Quant  à  la  chanson  élégiaque ,  poésie  difficile,  qui  demande 
beaucoup  de  tact  et  de  goût  pour  rester  dans  les  limites  du 
genre,  sans  empiéter  sur  Vélégie,  ni  tomber  dans  la  complainte, 
l'auteur  a  su  y  réussir,  grâce  à  la  sensibilité  exquise  qui  le 
dirige.  Citons  la  pièce  intitulée  : 

*  Ce  que  je  vis  sur  la  grand'place  de  Mans,  un  jour  de  foire. 


Au  son  de  la  musique, 

Pauvre  enfant  inconnu, 

Sur  la  place  publique. 

Tu  danses  presque  nu. 

C'est  l'hiver  :  sur  tes  planches. 

Le  froid  rougit  et  fend 

Tes  mains  que  Dieu  fit  blanches^, 

Pauvre  petit  enfant  ! 

Tout  son  corps  se  dessine 
Sous  un  mince  coton  ; 
Clinquant  et  mousseline 
Lui  forment  un  jupon. 
Quelle  bise  à  cette  heure  !... 
En  vain  je  m'en  défend  : 
11  danse,  et  moi  je  pleure  ! 
Pauvre  petit  enfant  ! 

Paillasse  sur  la  caisse 
Appelle  les  badauds  ; 
Et  la  foule  s'empresse 
Autour  de  ses  tréteaux  ; 
C'est  d'un  heureux  augure  : 
Paillasse  est  triomphant  ! 
Il  presse  la  mesure  : 
Danse,  mon  pauvre  enfant  ! 


Mais  paillasse  s'arrête 
Essoufflé,  Dieu  merci  ! 
En  inclinant  la  tête, 
L'enfant  s'arrête  aussi. 
Dieu  !  son  corps  qui  transpire 
Se  glace  au  froid  du  vent... 
Il  doit  pourtant  sourire! 
Pauvre  petit  enfant  ! 

L'annonce  est  commencée  : 
L'enfant  ne  s'en  va  pas  ! 
Nulle  mère  empressée 
Ne  le  prend  dans  ses  bras... 
A  ses  petits,  l'hyène 
Offre  un  sein  réchauffant  : 
Quelle  mère  est  la  tienne, 
Pauvre  petit  enfant? 

Un  homme  en  blouse  passe 
Et  dit,  tout  près  de  moi, 
A  son  fils  qu'il  embrasse  : 
«  Je  travaille  pour  toi  î 
»  Tu  grandiras,  j'espère  ; 
»  Ah  !  quand  tu  seras  grand, 
»  Travaille  pour  ton  père, 
»  Heureux  petit  enfant  !  » 


*  Malgré  son  caractère  pacifique,  le  poète  est  quelquefois 
forcé  d'aborder  le  genre  satirique.  «  Quand  parfois,  dit-il,  ma 
plume  a  dû  me  défendre,  elle  l'a  fait  sans  hésiter,  franchement 
et  sans  fiel.  »  Et,  en  effet,  sans  dédaigner  certain  mordant, 


-     203     — 

■c'est  plutôt  par  la  fine  raillerie,  et  avec  une  certaine  bonliomie 
pleine  de  malice  et  de  sel,  qu'il  répond  à  ses  détracteurs 
comme  dans  quelques  couplets  intitulés  :  Me  voilà  donc  un  per- 
sonnage. 

'  Pour  le  genre  erotique,  qui  chante  l'amour  profane,  l'auteur 
ne  s'y  arrête  pas.  Par  contre,  il  aime  à  chanter  le  bonheur  de  la 
vie  de  famille,  et  à  rendre,  avec  une  charmante  naïveté,  une 
folle  gaieté,  tempérée  par  une  légère  teinte  de  mélancolie,  tout 
^îe  que  son  cœur  renferme  de  tendresse  pour  sa  petite  fille, 
d'affection  pour  ses  amis.  Voyez  un  gracieux  petit  tableau  d'une 
fête  en  famille  intitulée  le  Jour  des  Rois. 

*  La  chanson  bachique,  l'auteur  ne  pouvait  l'oublier.  Ce  genre 
demande  de  l'entrain,  du  feu,  certain  enthousiasme  qui  pro- 
voque le  mot  pour  rire.  Mais  l'écueil  est  tout  près.  Avec  quel 
bonheur,  le  poète  a  su  manier  la  lyre  d'Anacréon,  sans  toucher 
aux  deux  cordes  qui  ont  procuré  un  triomphe  si  facile,  mais  si 
triste,  à  tant  de  chansonniers,  la  grivoise  et  l'impie.  On  a  dit, 
et  avec  raison,  que  la  Muse  de  Clesse  est  plutôt  sensible  que 
gaie,  et  que  son  enjouement  môme  a  quelque  chose  de  sérieux. 

*  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  pas  étendre  nos  éloges  sans 
restriction  à  toutes  les  chansons  de  ce  recueil,  et  en  particulier 
à  deux  ou  trois  d'entre  elles,  dont  nous  ne  comprenons  guère  la 
moralité  dans  un  pays  foncièrement  catholique,  et  que  nous  ne 
nous  expliquons,  de  la  part  de  l'auteur,  que  par  l'oubli  de  ces 
belles  paroles  de  sa  préface  :  jamais  le  désir  de  briller  ne  me  fera 
subir  les  exigences  des  partis,  ni  le  joug  des  coteries. 

*  Auguste  Daufresne  de  la  Chevalerie,  major  de  cavalerie,  né  à 
Walcourt  (1814-1879)  a  publié  successivement  Chansons  (1855), 
Poésies  et  chansons  nouvelles  (1860),  Jésus-Christ,  scènes  et  récits  en 
vers,  tirés  de  l'Evangile  (1865),  Gerbe  jioélique  de  ballades  et  de 
légendes  chrétiennes  (1873)  Une  versification  facile,  de  la  fraî- 
cheur et  du  coloris  dans  le  style,  des  sentiments  nobles  et 
dignes  du  chrétien  militaire,  une  âme  aimante  et  sensible,  voilà 
ce  que  l'on  remarque  dans  les  poésies  si  variées  de  cet  auteur. 
Quoique  la  chanson  y  occupe  la  plus  grande  place,  cependant 
l'ode,  la  ballade,  le  sonnet,  la  légende,  s'y  rencontrent  égale- 
ment, avec  le  caractère  et  le  ton  qui  leur  sont  propres.  Jéhova 
.et  le  Christ,  hommage  à  Mgr  de  Montpellier,  évêque  de  Liège, 
«st  une  véritable  ode  sacrée  du  genre  le  plus  relevé.  Les  Roga- 


—      '20  i      - 

tions,  l'Histoire  du  Christ  racontée  à  un  enfant,  un  Psaume  de  David- 
le  Rêve  de  V enfant,  Page  de  l'imitation,  la  Première  communion  deif 
enfants,  à  l'Innocence,  sont  de  charmants  petits  poèmes  où  dé- 
Ijordent  les  convictions  religieuses,  embellies  de  ce  ton  loyal  et 
de  cette  teinte  chevaleresque  qu'elles  empruntent  au  caractère 
militaire  de  l'auteur.  L'amour  de  la  patrie  et  l'attachement  au 
lieu  natal  ne  l'ont  pas  moins  heureusement  inspiré  dans  les- 
morceaux  :  le  Poète  ardennais,  ma  Bivicre  natale,  Waterloo, 
VArdeniie,  le  Duc  de  Brabant  à  Jérusalem,  Cantate  militaire.  Le 
seul  défaut  que  nous  signalerons  à  l'auteur,  et  qui  se  fait  re- 
marquer surtout  dans  les  chansons,  c'est  le  manque  de  conci- 
sion, de  cette  concision  qui,  par  une  seule  image,  une  seule 
pensée,  un  seul  mot,  sait  dépeindre  toute  une  situation,  dévoi- 
ler tout  un  horizon  d'idées,  tout  un  abîme  de  sentiments.  Faire 
jaillir  ce  trait  du  dernier  vers  de  la  strophe,  voilà  le  secret  du 
chansonnier,  et  l'auteur  n'y  réussit  pas  toujours.  —  Quant  aux 
Scènes  et  récits  en  vers,  tirés  de  l'Evangile,  voici  la  déclaration  que 
l'auteur  a  cru  devoir  mettre  en  tête  de  l'ouvrage.  «  C'est  l'amour 
du  Christ  qui  nous  l'a  fait  entreprendre;  c'est -aussi  cet  amour 
qui  nous  a  saisi  d'un  saint  respect  pour  la  parole  évangélique. 
Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  rencontrer  dans  ce  livre  des  pièces 
où  la  poésie  semble  voiler  son  éclat  :  des  vers  faciles,  pro- 
saïques même,  des  récits  naïfs,  des  scènes  d'une  grande  sim- 
plicité Nous  avons  cru  devoir  imposer  ce  sacrifice  à  notre 
amour-propre,  pour  laisser  intact,  autant  que  possible,  le  texte 
sacré  et  conserver  le  parfum  du  récit  évangélique.  » 

*  Le  poète  parcourt  la  vie  de  Jésus,  en  154  tableaux,  réunis  sous 
quatre  titres  :  Préparation,  Action,  Sacrifice  et  Triomphe.  Il  serait 
difficile  de  faire  un  choix  parmi  toutes  ces  belles  poésies,  qui 
toutes  sont  marquées  au  coin  du  bon  goût,  du  sentiment,  de  la 
piété  et  de  la  foi.  Honneur  au  vaillant  soldat  qui,  loin  de  rougir 
de  ses  convictions  religieuses,  ne  demande  pour  prix  de  ses 
veilles  poétiques,  que  «  de  pouvoir  procurer  ainsi  quelque  gloire 
à  Notre  Divin  Maître  dans  ces  temps  malheureux  où  son  nom 
est  livré  publiquement  à  l'insulte.  »  (Préface). 

Avant  de  citer  une  de  ses  chansons,  nous  sommes  heureux-, 
de  placer  ici  une  petite  pièce  inédite,  intitulée  : 


—     208     — 


*  La  couronne  et  l'enfant. 
Un  enfant  s'avançait  vers  l'agreste  Madone 
Qui  depuis  bien  longtemps  protégeait  le  hameau; 
Il  avait  à  la  main  une  fraîche  couronne, 
Dont  il  se  proposait  de  lui  faire  cadeau. 
JNlais  à  peine  aux  genoux  de  l'antique  statue, 
Il  pouvait  arriver...  Sur  la  pointe  du  pié, 
L'œil  humide  de  pleurs  et  d'une  voix  émue, 
Il  implorait  tout  haut  la  céleste  pitié. 

c(  De  grâce  !  disait-il,  ô  ma  Mère  divine, 

»  Inclinez  votre  front...  Je  voudrais,  en  ce  jour, 

»  Y  poser  un  instant  ma  couronne  enfantine...  » 

Et  Marie,  ô  douceur  !  ô  miracle  d'amour  ! 

Sous  les  petites  mains  courbe  sa  tète  blonde, 

Kt  sourit  à  l'enfant  qui  la  ceignit  de  fleurs. 

Depuis  lors,  pour  prouver  ce  doux  miracle  au  monde, 

Elle  reste  penchée  aux  yeux  des  voyageurs. 

*  La  source  d'Ardenne. 


{)  source  solitaire 
Qui  jaillis  du  rocher. 
Dans  la  grande  rivière. 
Tu  veux  donc  t'épancher? 

Pourquoi  fuir  notre  Ardenne, 
Ton  gracieux  berceau? 
Sois  la  pure  fontaine 
Qui  sourit  au  liameau. 

L'Ourthe  majestueuse, 
Crois-moi,  quitte  à  regrets. 
Pour  entrer  dans  la  Meuse, 
Nos  monts  et  nos  forêts. 


A  ton  onde  limpide. 
Dans  les  bosquets  touffus, 
La  bergère  timide 
Vient  baigner  ses  pieds  nus. 

Près  de  toi,  l'enfant  cueille 
Le  bleu  myosotis, 
La  rose  chèvrefeuille. 
L'anémone  et  l'iris. 

A  l'ombre  du  vieux  chêne 
Dont  tu  baignais  le  pic, 
Le  vieillard  sent  sa  peine 
S'adoucir  de  moitié. 


Oh  !  demande  au  rivage 
De  la  ]\Ieuse  et  du  Rhin, 
Que  de  fois  sur  leur  plage 
Coula  le  sang  humain  ! 


La  fauvette  charmante 
Vient  boire  sur  tes  bords  ; 
C'est  pour  toi  qu'elle  chante 
Ses  plus  jolis  accords. 

Nul  n'est  puissant,  chère  onde. 
Qu'aux  dépens  du  bonheur. 
Et  l'humble  dans  ce  monde 
Est  hôîii  du  Seieneur. 


—     206     — 

*  Mathieu  [Adolphe]  de  l'académie  de  Belgique, né  àMons(l804)y 
auteur  d'un  grand  nombre  de  publications  poétiques,  réunies 
en  9  volumes  intitulés  :  Juvenilia,  Olla  podrida,  Poésies  du  clo- 
cher, Givre  et  gelées  (1823-1852),  Epitrc  d'Horace,  Senilia,  Heures 
de  grâce,  Souvenirs,  Rognures  (1855-1871).  Exilé  pour  avoir 
chanté  la  mort  d'un  régicide  son  parent,  et  privé  du  droit  d'ob- 
tenir aucun  diplôme  universitaire,  il  se  livra  à  la  poésie.  (Patria 
Belgica,  III,  455.)  Sous  le  rapport  de  la  forme  et  du  fond,  l'au- 
teur est  de  l'école  romantique.  C'est  un  poète  philosophe.  Il  est 
en  outre,  fort  malheureusement  inspiré  par  l'esprit  de  parti. 
Mais  son  défaut  dominant  est  cette  exhubérance  que  Boileau  a 
si  judicieusement  signalée  comme  la  marque  de  la  stérilité.  Sa 
meilleure  chanson,  sous  plus  d'un  rapport,  et  dont  nous  cite- 
rons quelques  strophes,  c'est  : 


*  La  bière  et  le  vin. 


La  bière  est  au  vi»i  ce  que 
bon  sens  est  à  l'esprit. 


Amis,  faut-il  chanter  la  bière? 
Amis,  faut-il  chanter  le  vin? 
Le  vin,  dont  la  France  est  si  fière, 
Inspira  plus  d'un  écrivain  ; 
Mais  moi  dans  ma  prudence  extrême, 
N'osant  faire  un  choix  hasardeux. 
Je  me  suis  dit  ce  matin  même  : 
Chantons-les,  ma  foi,  tous  les  deux! 
Loin  des  partis  et  du  tumulte. 
Plus  sages  que  bien  des  mortels, 
N'ayons  qu'un  culte 
Et  deux  autels  ! 

Lorsque  leur  mousse  ardente  brille 
Au  bord  du  verre  en  écumant. 
Dans  l'un,  c'est  l'esprit  qui  pétille, 
Dans  l'autre,  le  raisonnement. 
L'un  est  plus  vif,  l'autre  plus  calme, 
Et,  sans  doute,  au  lieu  de  juger 
Auquel  des  deux  revient  la  palme. 
Mieux  valait  la  leur  partager. 


-     207      - 

Le  vin,  aux  trompeuses  amorces, 
Nous  enivre  en  nous  exaltant  ; 
La  bière  répare  les  forces, 
Rend  le  cœur  dispos  et  content  ; 
L'un  est  perfide,  l'autre  franche  ; 
On  ne  peut  se  griser  toujours  : 
Essayons  du  vin  le  dimanche 
Et  de  la  bière  tous  les  jours. 

Qu'une  nation  qu'on  offense 
Pour  ses  droits  vienne  à  se  lever. 
L'un  fait  voler  à  leur  défense. 
L'autre  enseigne  à  les  conserver  ; 
L'un,  c'est  l'éclair  qui  sur  le  monde 
Laisse  un  sillon  ensanglanté  ; 
L'autre,  c'est  l'ouvrier  qui  fonde, 
Et  fonde  pour  l'éternité. 

Un  duc  (i),  —  étrange  fantaisie. 

Que  mon  confesseur  blâme  à  tort  !  — 

Dans  un  baril  de  Malvoisie, 

Voulut,  dit-on,  trouver  la  mort. 

N'allons  pas  lui  jeter  la  pierre, 

Mais  proclamons  avec  fierté 

Qu'on  est  bien  plus  sûr,  dans  la  bière, 

D'en  savourer  la  volupté. 

Horace,  ce  gai  sybarite, 
Le  gros  Horace,  dans  ses  vers, 
Du  vin,  sa  muse  favorite, 
A  vanté  les  charmes  divers  ; 
Collé,  Panard  et  Delavigne, 
En  invoquant  Phébus  le  Blond, 
Ont  fait  comme  lui...  mais  la  vigne 
N'a  pas  détrôné  le  houblon. 

Dans  ta  retraite  bien  aimée. 
Mon  bon  Horace,  en  vérité. 
Double  eût  été  ta  renommée, 
El  double  ta  félicité, 

(1)  Le  duc  (le  Clarence,  frère  d'ÉdouarU  IV  d'Angletei  re,  qui  lui  laissa  le  choix  de  son 
supplice. 


—     20S     — 

Si,  le  front  couronné  de  lierre, 
•    On  t'avait  vu,  l'amphore  en  main, 
Comme  au  vin,  trinquer,  à  la  bière, 
Au  bonheur  du  peuple  romain. 

Les  autres  strophes  ne  valent  pas  celles-ci. 

*  «  Le  Flamand,  essentiellement  chanteur,  a  de  tout  temps 
associé  la  forme  poétique  de  la  chanson  à  tous  les  actes,  h 
toutes  les  circonstances,  joyeuses  ou  tristes,  familières  ou  so- 
lennelles de  sa  vie.  Aussi  peut-on  dire  que  la  chanson  flamande, 
dès  les  premiers  temps,  admit  tous  les  tons  comme  tous  les 
sujets.  Ainsi  que  l'élégie  ionienne,  dont  elle  eut  la  variété  et  la 
plénitude  d'actualité,  la  chanson  flamande  commença  par  être 
impersonnelle  et  en  quelque  sorte  narrative.  C'est  pourquoi 
elle  demeura  longtemps  anonyme  (1).  Rien  n'égale  la  fraîcheur 
des  chansons  des  Trois  Rois,  les  Nouls  et  les  cantiques  en 
l'honneur  de  la  Vierge.  Ce  sont,  en  quelques  sortes,  des  idylles 


(1)  *  Ea  154-1,  Jan  Roulans,  imprimeur  à  Anvers,  réunit  un  grand  nombre  d'anciennes 
cliansons;  sous  le  titre  de  Liedehensboeh,  et  récemment  les  bibliophiles  flamands  ont 
publié  un  recueil  (Oudvlamnschc  Uedereii  en  gedichten  der  XI V'^'  en  XV'^'  eeuivj  où  l'on 
trouve  des  chansons  allégoriques  et  religieuses  de  Jan  van  Huht,  prêtre  Brugeois,  et  des 
pièces  satyriques  d'un  anonyme  du  Limbourg.  C'est  là  qu'on  a  rencontré  le  fameux 
Kerelx-Ued,  dont  voici  la  première  strophe  : 

Wi  willen  van  den  kerels  singhen, 

Si  sijn  van  quader  aert  ; 

Si  willen  de  ruters  dwinghen, 

Si  draghen  enen  langhen  baert, 

Haar  cleedren  die  sijn  al  ontnait, 

Een  hoedekin  up  haer  hooft  ghecapt, 

ïeaproen  staet  al  verdraijt  ; 

Haer  cousen  ende  haer  scoen  ghelapt. 

\\'ronglen,  wey,  broot  ende  caes 

nat  heit  hi  al  den  dach  ; 

Daer  omme  es  de  kerel  so  daes,  (dwaas) 

Hi  êtes  meer  dan  hys  mach. 
■  Ati  XVI"  siècle  la  lutte  entre  les  catholiques  et  les  protestants  so  lit  une  arme  de  la 
poésie  et  inonda  le  pays  d'une  foule  de  chants  religieux  et  satiriques,  la  plupart  anonymes. 
Du  côté  des  protestants  se  fit  surtout  remarquer  le  secrétaire  du  Taciturne,  Philippe 
Marnlx  de  Sainte-Aldeyond£  (1Û38-159S).  D'autre  part,  plusieurs  femmes  poètes  se  tirent 
un  grand  renom  par  leur  zèle  à  combatlre  les  lutlwriens  et  les  calvénistes  :  Atina  Byns 
d'Anvers  (14941567),  Josine  des  Pkuiqucs  (1478-1535;,  prieure  du  couvent  S  Agnès  ;1 
Oand;  Kalherina  Boudncynx,  de  Bruxelles  (15S0-t)>  fennne  savante  possédant  le  latin, 
le  français  et  Tespagnol;  et  même  Marguerite  d'Autriche,  fille  de  l'empereur  Maximilien 
et  de  Marie  de  Bourgogne  ;  Tauteur  anonyme  des  Perles  de  l'Evangile,  poème  qui  fut 
traduit  en  latin  et  en  fran(;ai5;  et  enfin  Caret  van  Mander  (1548-1006]  né  à  Meulebeke. 
dont  les  chants  religieux  furent  réunis  sous  lo  titre  de  la  Hi'rpe  d'or. 


—     209     — 

mystiques.  Mais,  quel  que  soit  le  sujet  de  la  vieille  chanson 
flamande,  elle  exprime  toujours  quelque  chose  de  cordial  et  de 
franc,  La  manière  ne  viendra  qu'avec  la  renaissance.  Quant  à 
l'esprit,  il  est  peu  abondant,  et,  en  tout  cas,  il  n'est  jamais 
cherché.  En  revanche,  rien  de  frivole  :  partout  un  sentiment 
suivi,  sérieux,  profond.  Il  éclate  jusque  dans  les  rondes  ou 
dan^liedchens.  Ce  n'est  que  dans  les  hoerden,  farces  ou  satires, 
que  l'on  signale  quelques  gausseries.  »  {Patria  BelgicalU,  505). 

*  Parmi  les  chansonniers  flamands,  nous  distinguons 
Th.  Van  Ryswyck,  né  à  Anvers  (1811),  mort  en  1849.  Ses 
chansons  populaires,  qui  ne  forment  que  la  dixième  partie  de 
ses  nombreuses  publications,  passent  pour  son  chef-d'œuvre. 
Son  style  qui  n'est  pas  toujours  correct,  dénote  cependant  un 
grand  poète  et  un  écrivain  distingué. 

*  Van  Duyse  (Prudens),  né  h  Termonde,  en  1805,  mort  à 
Gand  (1839).  C'est  un  des  plus  chauds  partisans  du  mouve- 
ment en  faveur  de  la  littérature  flamande,  poète  lyrique  et 
dramatique  d'une  fécondité  inépuisable,  fort  érudit,  mais 
porté  h  l'exagération.  On  lui  reproche  un  style  un  peu  pesant. 
Il  a  traduit  bon  nombre  de  chansons  de  Glesse  et  de  Dau- 
fresne,  et,  souvent,  la  copie  est  restée  à  la  hauteur  de  l'ori- 
ginal. En  voici  un  exemple. 

*  DE  LOTELING. 
[Le  Conscrit].  Voir  p.  200. 

Wat  noodgeschreeuwl...  Hy  roept  u  naer  den  slryd. 
De  gansche  nacht  zag  my,  al  biddend,  waken. 
Ten  stryde,  kind!...  Hoor  tromlen  wyd  en  zyd  : 
Dit  tromlen  zal  geen  ryke  wakker  maken. 

Geen  rykmanskind  dat  dienen  moet; 

Geen  die  zyn  moeder  moet  begeven. 

Zal  onze  Heer  u  laten  leven 

Voor  haer  die  zelve  u  heeft  gevoed  ? 

Vaerwel  !  stryd  dapper  voor  den  lande, 
Den  lande  !  » 


—     210     — 

De  zoon  trok  op,  en  tlacht  zoo  dikwyls  fier, 
"Ver  van  zyn  huis,  aen  zyne  brave  mocder. 
Ily  streed  vol  moed  voor  Vryheids  eerbanier, 
En  vond  een  vriend  in  elken  legerbroeder. 

En  daeglyks  bad,  met  vochlig  oog. 

De  moeder,  zoo  als  moeders  bidden, 

«  God,  dael  beschermend  in  hun  midden, 

Opdat  ik  hem  nog  kussen  moog'  ! 

Bied  hulp  aen  hem  en  aen  den  lande, 
Den  lande  !  » 

Wat  vreugdekreet!...  Ilaer  moederharte  springl 
Van  blydschap  op  :  't  victorie  !  stygt  naer  hoven. 
Welke  is  die  man,  die  in  haer  hulje  dringt? 
De  goede  vrouw  en  durfl  het  naeuw  gelooven. 

Een  officiel'  drukl  ze  aen  zyn  hart, 

En  roept  :  «  De  Ileer  was  myn  behoeder. 

Zie  eens  myn  eerekruis,  o  moeder. 

Beklaeg  ze,  die  by  Belgies  smart, 

Niet  mochten  sf.ryden  voor  den  lande, 
Den  lande  !   » 

*  On  pourrait  citer  encore  :  /.  M.  Dautzenberg,  né  à  Ileerlen 
(Limbourg),  en  1808,  mort  en  1809.  —  F.  De  Potter,  né  à  Gand 
(183 i).  —  F.  A.  Snellaert,  né  à  Courlrai  (1809),  membre  de  l'Aca- 
démie de  Belgique,  et  le  P.  E.  Wecmacs,  S.  J. —  P.  F.  Van  Kerck- 
hoven  {[Sl8-lSbl).  —  Ph.  BlommaeH  (1808-1871).  —  Van  Achevé 
[Maria  Fr.  DoolaegheJ  (1803).  —  F.  De  Deck  (1810).  —  IL  Peeters 
(1825).  —  Joris  Giehens  (181G).  —  F.  J.  Blieck  (1805).  —  J.  Brou- 
wers  ^1831).—  /.  A.  Droogenhroeck  (1835).—  D''  E.  Van  Oge  (1840). 
—  /.  A.  Alhcrdingk  Thijm  (1820).  —  Jean  Broeckaert  (1837).  — 
Léonard  Bugst  (1847).  —  Courtmans  fgcb.  Bcrchmans)  (1812).  — 
F.  Rens  (1805-1874).  —  G.  Gezelle  (1830).  —  Nolet  de  Bruuwere 
van  S<ee?a»rJ(1815\  —  Em.  i/iei(1834).  —  IL  Godschalck  (H.  V. 
Doorne  (181-2).  -  C.   Vcrhulst  (1835-1873).  —  Fr.  De  Cort  (1834). 

Chez  les  Allemands  :  les  Minncsinger  ou  les  Chanteurs  d'amour, 
ainsi  appelés,  parce  que  le  grand  thème  de  leurs  chants  était 
l'amour,  quoique  quelques-uns  d'entre  eux  composassent  aussi 
des  fables,  des  cantiques,  des  drames,  des  poésies  chevale- 


-     -211      - 

resqiies  et  des  poèmes  épiques.  Ils  fleurirent  surtout  sous  les 
empereurs  de  la  dynastie  de  Souabe-Hohenstaufen  (1170-1300). 
C'est  pourquoi  on  les  appelle  aussi  les  poè/es  Souabcs. 

Les  Minnesinger  marchèrent  sur  les  traces  des  Provençaux, 
dont  ils  traduisirent  même  parfois  les  productions.  Leur  diction 
est  naturelle,  leurs  descriptions  sont  gracieuses  et  naïves,  mais 
elles  décèlent  peu  d'invention,  de  choix,  d'ordre  et  de  goût.  On 
porte  le  nombre  des  Minnesinger  ù,  300,  parmi  lesquels  figurent 
les  empereurs  Henri  IV,  Frédcric  H,  Conrad  IV,  Wencel,  roi  de 
Bohème,  le  margrave  OUion  de  i5randebourg,  et  beaucoup 
d'autres  personnages  nobles.  Les  principaux  Minnesinger  sont 
Henri  de  Veldeck,  Wolfram  d'Eschenbach,  l'Homère  et  l'Ariostede 
la  période  des  poètes  souabes,  Henri  d'Offerdinr/en,  Nicolas 
Klingsohr,  Walther  von  der  Vogelweidc  et  Conrad  de  Wi'irz- 
bourg  (1). 

Dans  les  temps  modernes,  l'Allemagne  a  produit  une  foule 
de  chansonniers,  parmi  lesquels  méritent  d'être  cités  :  Glcim 
(1729-1830),  Bilrger,  Klopstock,  Weisse  (1726-1804),  Gôthe,  Schil- 
ler, riedgc,  Salis  (1761-1831),  Matthisson  (1762-1832),  Korner 
(1790-1813),  Tiek  et  Uliland,  né  en  1787.  Les  chansons  de  ce 
dernier  se  distinguent  par  une  grande  richesse  d'imagination, 
des  sentiments  tendres  et  mélancoliques,  une  diction  noble, 
pure,  simple  et  concise.  Elles  respirent  le  patriotisme,  l'amour 
de  la  vertu  et  de  la  liberté.  /.  L.  Pyrker,  archevêque  d'Erlau, 
en  Hongrie,  a  publié  un  petit  recueil  de  chansons,  qu'il  com- 
posa dans  sa  jeunesse,  sous  le  titre  de  Lieder  der  Sehnsucht  nach 
der  Aipen  [Soupirs  après  les  Alpes).  Chaque  page  de  ce  recueil 
respire  le  naturel,  la  simplicité,  la  naïveté,  la  facilité  et  la 
grâce.  Voici  un  exemple  : 

ADIEU  AUX  ALPES. 

«  Adieu!  je  ne  vous  reverrai  plus  jamais  !  tel  est  l'ordre  irré- 
vocable du  cruel  destin  !  En  vain,  j'ai  essayé  de  l'adoucir  par  les 
vœux  secrets  de  mon  cœur,  par  les  larmes  que  je  lui  offrais  en 
sacrifice.... 

L'haleine  qui  descend  de  vos  pelouses  verdoyantes,  se  glisse 
comme  un  baume  bieniaisant  dans  l'àme  brisée.  Sous  l'épais- 
seur de  vos  forêts,  séjour  chéri  du  repos  et  du  bonheur,  le 

(1)  Voyez  Heinsius,  Teut  oder  LelirLuch  des  çesanimteii  deutschen  Sprachunten  icht?. 


-     t2I-2     — 

cœui'  se  senl  si  soulagù;  là,  sous  leurs  Irais  ombrivges,  il  re- 
trouve le  calme  et  la  paix  :  l'agréable  murmure  de  vos  fontaines 
précipitant  du  sommet  de  vos  roches  escarpées  leurs  ondes 
argentines,  verse  dans  nos  cœurs  de  douces  consolations. 

Je  dois  donc,  pèlerin  fatigué,  m'arracher  à  vos  cimes  élevées  ! 
Adieu  donc,  vous  aussi,  troupeaux  chéris,  et  vous,  chaumières 
rustiques,  et  vous,  pâturages  verdoyants,  oîi,  si  souvent,  j'ai 
ranimé  mes  forces  affaiblies!  Quel  que  soit  désormais  mon  sort, 
toujours  votre  image  remplira  mon  âme;  et,  bien  souvent  en- 
core, l'œil  humecté  des  douces  larmes  du  regret,  je  me  repor- 
terai sur  les  ailes  du  désir  au  milieu  de  vos  scènes  ravissantes.  >; 

LA    ROMANCE. 

La  romance  (i)  est  le  récit  en  vers  d'une  aventure  tragique 
ou  touchante,  qui  demande  des  larmes.  Elle  lient  donc  à  la 
poésie  lyrique  par  la  forme,  et  à  la  poésie  épique  par  le  fond. 
Le  style  de  la  romance  doit  être  naturel,  simple,  naif,  facile, 
gracieux  et  tendre.  Ce  genre  de  poésie  a  été  principalement 
cultivé  par  les  espagnols,  chez  qui  la  romance  est  née.  Elle 
prend  chez  eux  tous  les  tons,  tragique,  comique,  burlesque, 
funèbre,  sacré,  etc.  *  Aussi  les  poètes  des  autres  nations 
n'ont-ils  fait,  pour  la  plupart,  qu'imiter  ou  traduire  les  ro- 
mances espagnoles.  De  nos  jours  la  musique  plus  que  la 
poésie  fait  le  succès  des  romances,  qui,  pour  la  plupart,  se 
heurtent  à  l'écueil  de  la  fadeur,  de  la  sentimentalité  et  de  la 
monotonie. 

*  Chez  les  Français,  Florian,  Berquin  et  Millevoye  se  font 
remarquer  par  le  naturel,  la  simplicité,  la  grâce  et  la  mélan- 
colie de  leurs  romances.  Chateaubriand  en  a  composé  une  sur 
un  air  plaintif  des  montagnes  de  l'Auvergne;  elle  est  devenue 
populaire,  grâce  à  son  extrême  siniplicité  :  Combien  j'ai  douce 
souvenance,  etc. 

"  Deschamps  (Emile),  né  en  IT'Jl,  frère  d'Anlony,  s'est  rendu 
célèbre  par  sa  traduction  en  vers  de  la  Cloche  de  Schiller,  dé- 

(Ij  De  la  lanirae  romane.  Voyez  plus  bas,  uU.  II,  art.  ii,  uotd  1. 


-      ^213- 

clarée  iiilnuluisible,  el  par  ses  Romances  cspagiiolcs,  véritables 
petits  poèmes  épiques  sous  une  forme  lyrique.  La  plus  rcmar- 
({uable  est  celle  sur  Pvoclrigue,  dernier  Rois  des  Goths. 

*  Un  poète  belge,  ravi  trop  tôt  au  commerce  des  Muses, 
l'abbé  Léon  //ai/oi.s,  professeur  de  poésie  à  Bonne-Espérance, 
mort  en  1843,  auteur  des  Bccrcalions  poétiques  de  la  jeunesse  (18i3) 
et  d'un  .4>';  épistolairc  en  vers  (1842),  dont  nous  parlerons  ail- 
leurs, a  publié  également  quelques  romances  fort  jolies,  entre 
autres,  Ruùies  d'Italica,  ville  romaine  prés  de  Séville  en  Espagne, 
imité  de  Vespagnol  de  Rioja.  —  La  veille  dit  eombat  naval.  —  T.e 
naufrar/c  du  Camoéns.  —  Nous  citons 

*    Les  derniers  moments  du  Tasse. 

La  foule  monte  au  capilole; 
Ltà,  m'attend  un  laurier  mortel, 
Mais,  je  n'aurai  pour  auréole 
Que  celle  que  Dieu  donne  au  ciel. 

Qu'importe,  ô  ma  patrie. 

Ta  fleur  bientôt  flétrie, 
Quand,  loin  de  toi,  longtemps  tu  me  laissas  gémir? 
Je  vais  finir  une  vie  inquiète, 
Et  Rome  enfin  reconnaît  son  poète, 

Quand  son  poète  va  mourir  ! 

Longtemps  errant  de  ville  en  ville, 
Ah!  j'ai  dû  mendier  mon  pain  ; 
Longtemps  je  n'eus  aucun  asile, 
Avant  d'être  admis  dans  ton  sein. 

Enfin,  pour  moi,  s'apprête 

Une  brillante  fête. 
Mais  le  char  triomphal  vide  devra  courir. 
Entendez-vous  une  foule  inquiète 
Se  demander  :  où  donc  est  le  poète? 

Et  le  poète  va  mourir  ! 

Eh  quoi  !  mourir  lorsque  rayonne 
Le  seul  de  mes  jours  qui  fût  beau; 
Romains,  effeuillez  ma  couronne, 
EfTeuillez-la  sur  mon  tombeau  ! 

Ah  !  je  sens  fuir  la  vie. 

Et  le  trépas  m'envie. 


-      2 1  i      - 

Après  tant  de  douleurs,  un  seul  joui'  de  plaisir! 
Déjà  mon  œil  se  couvre  de  ténèbres; 
Peuple,  apprêtez  vos  ornements  funèbres. 
Votre  poète  va  mourir  ! 

*  Ce  même  sujet  a  été  chanté  par  le  poète  flamand  Léonard 
Butjst  (1847),  Tasso's  laatste  dag. 

LA    BALLADE. 

La  Ballade  (1),  telle  que  Marot  la  fit  fleurir  en  France,  est 
une  petite  pièce  de  trois  couplets  et  d'un  envoi,  c'est-h-dire, 
d'un  quatrième  couplet,  qui  fait  connaître  le  personnage  au- 
quel elle  est  adressée,  en  vers  égaux  et  avec  un  refrain.  La 
ballade,  ainsi  conçue,  est  généralement  hors  d'usage. 

Les  Italiens,  les  Anglais,  les  Ecossais  et,  après  eux,  les 
Allemands  appellent  ballades  une  espèce  de  narration  poétique, 
arrangée  de  manière  h  pouvoir  être  chantée.  Ils  ont  ainsi 
confondu  la  ballade  avec  la  romance  :  car,  dans  l'une  et  dans 
l'autre,  le  sujet  est  une  action  ordinairement  empruntée  aux 
mœurs,  aux  coutumes,  à  l'histoire  du  moyen  âge  ;  la  forme 
de  l'une  et  de  l'autre  est  lyrique.  S'il  y  a  une  différence,  c'est 
que  la  romance  est  plus  courte,  plus  gaie,,  plus  animée  que 
la  ballade,  dont  le  ton  est  plus  grave,  plus  sérieux. 

Les  écrivains  allemands  les  plus  distingués  dans  la  ballade 
sont  :  llerder  (1744-1803),  qui  transporta  sur  le  sol  de  sa  patrie 
les  ballades  italiennes  et  espagnoles.  —  Bïirger,  qui  n'a  été 
surpassé  dans  la  ballade  que  par  Gôthe  et  Schiller.  Sa  Léonore 
est  un  modèle  du  genre.  —  Uhland,  dont  les  ballades  sont  des 
chefs-d'œuvre  sous  le  rapport  de  la  forme ,  du  ton  et  de  la 
précision  des  pensées.  —  Gôthe,  dont  le  Roi  des  Aulnes  (der  Erl- 
kônig)  et  le  roi  de  Thule  (der  kônig  in  Thule)  sont  devenus 
célèbres  dans  l'Europe  entière.  Nous  citons  la  première  de  ces 
deux  ballades. 

(1)  Du  grec  pa/ZlilW,  de  rilalien  ballare,  de  respagnol  bailar,  du  français  ba^to". 
'iui  se  disait  pour  danser,  parce  qu'on  chantait  la  ballade  eu  dansant. 


-      215     - 
'  Le  Roi  des  Aulnes. 

«  Qui  voj'age  si  tard,  par  la  nuit  et  le  vent?  C'est  le  père  et 
son  fils,  petit  garçon,  qu'il  serre  dans  ses  bras,  pour  le  garantir 
de  l'iiumidilé  et  le  tenir  bien  chaud. 

«  Mon  enfant,  qu'as-tu  îi  cacher  ton  visage  avec  tant  d'inquié- 
tude? »  —  «  Papa,  ne  vois-tu  pas  le  Roi  des  Aulnes....  le  Roi 
des  Aulnes,  avec  sa  couronne  et  sa  queue?  »  —  «  Rien,  mon 
fils,  qu'une  ligne  de  brouillard.  » 

«  Viens,  charmant  enfant,  viens  avec  moi....  A  quels  beaux 
»  jeux,  nous  jouerons  ensemble!  Il  y  a  de  bien  jolies  fleurs  sur 
»  le  bord  du  ruisseau,  et  chez  ma  mère  des  habits  tout  brodés 
»  en  or.  » 

«  —  Mon  père,  mon  père,  entends-tu  ce  que  le  Roi  des 
Aulnes  me  promet  tout  bas?  »  —  «  Sois  tranquille,  enfant,  sois 
tranquille  ;  c'est  le  vent  qui  murmure  parmi  les  feuilles  séchées.  » 

«  Beau  petit,  viens  avec  moi  ;  mes  enfants  t'attendent  déjà  ; 
»  ils  dansent  la  nuit,  mes  enfants  ;  ils  te  caresseront,  joueront 
»  et  chanteront  pour  loi.  » 

«  —  Mon  père,  mon  père,  ne  vois-tu  pas  les  enfants  du  Roi 
des  Aulnes,  là-bas  où  il  fait  sombre?  »  —  «  Mon  fils,  je  vois  ce 

que  tu  veux  dire ,  je  vois  les   vieux  saules,  qui  sont  tou 

gris.  »  « 

«  Je  t'aime,  petit  enfant,  ta  figure  me  charme;  viens  avec 
»  moi  de  bonne  volonté,  ou,  de  force,  je  t'entraîne.  »  —  «  Mon 
père,  mon  père,  il  me  saisit,  il  m'a  blessé,  le  Roi  des  Aulnes  !  » 

Le  père  frisonne,  il  précipite  sa  marche,  serre  contre  lui  son 
fils  qui  respire  péniblement,  et  atteint  enfin  sa  demeure.... 
L'enfant  était  mort  dans  ses  bras.  » 

Schiller  a  porté  la  ballade  à  son  apogée  dans  les  pièces  sui- 
vantes :  l'Anneau  de  Polyerate  (der  ring  des  Polycrates),  les 
Gi'ues  d'Ihxjcus  (die  Kraniche  des  Ibycus),  Héro  et  Léandre,  la 
caution  (die  Bûrgschaft),  le  Vlonrjeur  (der  Taucher),  le  chevalier 
Toggenhoxirg  (der  rilter  Toggenburg),  le  Combat  contre  le  dragon 
(der  Kampf  mit  dem  Drachen).  Ce  sont  des  chefs-d'œuvre  de 
narration  poétique,  animés  et  riches  en  frappantes  images. 
Nous  citerons  ici  sa  ballade  intitulée  : 


—     21G     — 

LE  PLONGEUR. 

«  Qui  donc,  chevalier  ou  vassul,  oserait  plonger  dans  cet 
abîme  ?  J'y  lance  une  coupe  d'or  :  le  gouffre  l'a  déjà  dévorée  ; 
mais  celui  qui  me  la  rapportera,  l'aura  pour  récompense.  » 

Le  roi  dit,  et,  du  haut  d'un  rocher  rude  et  escarpé,  suspendu 
sur  la  vaste  mer,  il  a  jeté  sa  coupe  dans  le  gouffre  de  Charybde. 
«  Est-il  un  homme  de  cœur  qui  veuille  s'y  précipiter?  » 

Les  chevaliers,  les  vassaux,  ont  entendu;  mais  ils  se  taisent, 
ils  jettent  les  yeux  sur  la  mer  indomptée,  et  le  prix  ne  tente 
personne.  Le  roi  répète  une  troisième  fois  :  «  Qui  de  vous 
osera  donc  s'y  plonger?  » 

Tous  gardent  le  silence,  mais  voilà  qu'un  page,  à  l'air  doux 
et  tranquille,  sort  du  groupe  tremblant  des  vassaux.  11  jette  sa 
ceinture,  il  ôte  son  manteau,  et  tous  les  hommes  et  les  femmes 
admirent  son  courage  avec  effroi. 

Et,  comme  il  s'avance  sur  la  pointe  du  rocher  en  mesurant 
l'abime,  Charybde  rejette  l'onde,  un  instant  dévorée,  qui  dé- 
gorge de  sa  gueule  profonde,  avec  le  fracas  du  tonnerre. 

Les  eaux  bouillonnent,  se  gonflent,  se  brisent,  et  grondent 
comme  travaillées  par  le  feu;  l'écume  poudreuse  rejaillit  jus- 
qu'au ciel,  et  les  flots  sur  les  flots  s'entassent  :  comme  si  le 
gouffre  ne  pouvait  s'épuiser,  comme  si  la  mer  enfantait  une 
mer  nouvelle  ! 

Mais  enfin  sa  fureur  s'apaise,  et  parmi  la  blanche  écume 
apparaît  sa  gueule  noire  et  béante,  telle  qu'un  soupirail  de  l'enfer; 
de  nouveau,  l'onde  tourbillonne  et  s'y  replonge  en  aboyant. 

Vite,  avant  le  retour  des  flots,  le  jeune  homme  se  recommande 
à  Dieu,  et...  l'écho  répète  un  cri  d'effroi!  les  vagues  l'ont  en- 
traîné, la  gueule  du  monstre  semble  se  refermer  mystérieuse- 
ment sur  l'audacieux  plongeur...  il  ne  reparaît  pas! 

L'abîme  calmé  ne  rend  plus  qu'un  faible  murmure,  et  mille 
voix  répètent  en  tremblant  :  «  Adieu,  jeune  homme  au  noble 
cœur  !  »  Toujours  plus  sourd,  le  bruit  s'éloigne,  et  l'on  attend 
encore  avec  inquiétude,  avec  frayeur. 

Quand  tu  y  jetterais  ta  couronne,  et  que  tu  dirais  :  «  qui  me 
la  rapportera,  l'aura  pour  récompense  et  sera  roi...  »  un  prix  si 
glorieux  ne  me  tenterait  pas  !  —  Ame  vivante  n'a  redit  les 
secrets  du  gouffre  aboyant. 

Que  de  navires  entraînés  par  le  tourbillon  se  sont  perdus 


—     217     - 

dans  ses  prolondeurs  ;  mais  il  n'a  reparu  que  des  mâts  et  des 
vergues  brisées  au-dessus  de  l'avide  tombeau.  —  Et  le  bruit 
des  vagues  résonne  plus  distinctement,  approche,  approche, 
puis  éclate. 

Les  voilà  qui  tourbillonnent,  se  gonflent,  se  brisent,  et  gron- 
dent comme  travaillées  par  le  feu;  l'écume  poudreuse  rejaillit 
jusqu'au  ciel,  et  les  flots  sur  les  flots  s'entassent,  puis,  avec 
le  fracas  d'un  tonnerre  lointain,  surmontent  la  gorge  profonde. 

Mais  voyez  :  du  sein  des  flots  noirs,  s'élève  comme  un  cygne 
éblouissant;  bientôt,  on  dislingue  un  bras  nu,  de  blanches 
épaules,  qui  nagent  avec  vigueur  et  persévérance....  C'est  lui  ! 
lie  sa  main  gauche,  il  élève  la  coupe,  en  faisant  des  signes 
joyeux  ! 

Et  sa  poitrine  est  haletante  longtemps  et  longtemps  encore; 
enfin,  le  page  salue  la  lumière  du  ciel.  Un  doux  murmure  vole 
de  bouche  en  bouche  :  a  II  vit  !  11  nous  est  rendu  !  le  brave 
jeune  homme  a  triomphé  de  l'abîme  et  du  tombeau!  » 

Et  il  s'approche,  la  foule  joyeuse  l'environne  ;  il  tombe  aux 
pieds  du  roi,  et,  en  s'agenouillant,  lui  présente  la  coupe.  Le 
roi  fait  venir  son  aimable  fille,  elle  remplit  le  vase  jusqu'aux 
bords  d'un  vin  pétillant  et  le  page  ayant  bu  s'écrie  : 

a  Vive  le  roi  longtemps  !  —  Heureux  ceux  qui  respirent  à  la 
douce  clarté  du  ciel!  le  gouffre  est  un  séjour  terrible  :  que 
l'homme  ne  tente  plus  les  dieux,  et  ne  cherche  pas  à  voir  ce 
iiueleur  sagesse  environna  de  ténèbres  et  d'effroi. 

»  J'étais  entraîné  d'abord  par  le  courant,  avec  la  rapidité  de 
l'éclair,  lorsqu'un  torrent  impétueux,  sorti  du  cœur  du  rocher, 
se  précipita  sur  moi;  cette  double  puissance  me  fit  longtemps 
tournoyer  comme  le  buis  d'un  enfant,  et  elle  était  irrésistible. 

»  Dieu,  que  j'implorais  dans  ma  détresse,  me  montra  une 
pointe  de  rocher  qui  s'avançait  dans  l'abîme;  je  m'y  accrochai 
d'un  mouvement  convulsif,  et  j'échappai  à  la  mort.  La  coupe 
était  k\  suspendue  à  des  branches  de  corail,  qui  l'avaient  em- 
pêchée de  s'enfoncer  à  des  profondeurs  infinies. 

»  Car,  au-dessous  de  moi,  il  y  avait  encore  comme  des 
cavernes  sans  fond,  éclairées  comme  d'une  sorte  de  lueur  rou- 
geàtre,  et,  quoique  l'étourdissement  eût  fermé  mon  oreille  à 
tous  les  sons,  mon  œil  aperçut  avec  efl'roi  une  foule  de  sala- 
mandres, de  reptiles  et  de  dragons,  qui  s'agitaient  d'un  mou- 
vement infernal. 


—     218     — 

»  C'était  un  mélange  confus  et  dégoûtant  de  raies  épineuses, 
de  chiens  marins,  d'esturgeons  monstrueux  et  d'effroyal^les 
requins,  hyènes  de  mer,  dont  les  grincements  me  glaçaient  de 
crainte. 

»  Et  j'étais  là  suspendu  avec  la  triste  certitude  d'être  éloigné 
de  tout  secours,  seul  être  sensible  parmi  tant  de  monstres 
difformes,  dans  une  solitude  affreuse,  où  nulle  voix  humaine  ne 
pouvait  pénétrer,  tout  entouré  de  figures  immondes. 

»  Et  je  frémis  d'y  penser...  En  les  voyant  tournoyer  autour 
de  moi,  il  me  sembla  qu'elles  s'-avançaient  pour  me  dévorer.... 
Dans  mon  effroi,  j'abandonnai  la  branche  de  corail  où  j'étais 
suspendu;  au  même  instant,  le  gouffre  revomissait  ses  ondes 
mugissantes  ;  ce  fut  mon  salut,  elles  me  ramenèrent  au  jour.  » 
Le  roi  montra  quelque  surprise  et  dit  :  «  La  coupe  t'appar- 
tient, et  j'y  joindrai  celte  bague  ornée  d'un  diamant  précieux,  si 
tu  tentes  encore  l'abîme,  et  que  tu  me  rapportes  des  nouvelles 
de  ce  qui  se  passe  dans  ces  profondeurs  les  plus  reculées.  » 
A  ces  mots,  la  fille  du  roi,  tout  émue,  le  supplie  ainsi  de  sa 
bouche  caressante  :  «  Cessez,  mon  père,  cessez  un  jeu  si  cruel  ; 
il  a  fait  pour  vous  ce  que  nul  autre  n'eût  osé  faire.  Si  vous  ne 
pouvez  mettre  un  frein  aux  désirs  de  votre  curiosité,  que  vos 
chevaliers  surpassent  en  courage  votre  jeune  vassal.  » 

Le  roi  saisit  vivement  la  coupe,  et  la  rejetant  dans  le  goufiVe  : 
«  si  tu  me  la  rapportes  encore,  dit-il,  tu  deviendras  mon  plus 
noble  chevalier,  et  tu  pourras  aujourd'hui  même  donner  le  baiser 
de  fiançailles  à  celle  qui  prie  si  vivement  pour  toi.  » 

Une  ardeur  divine  s'empare  de  l'âme  du  page  ;  dans  ses 
yeux,  l'audace  étincelle  :  il  voit  la  jeune  princesse  rougir,  pâlir, 
et  tomber  évanouie;  un  si  digne  prix  tente  son  courage,  et  il  se 
précipite  de  la  vie  à  la  mort.  » 

La  vague  rugit  et  s'enfonce...  Bientôt  elle  remonte  avec  le 
fracas  du  tonnerre...  Chacun  se  penche,  et  se  jette  un  regard 
plein  d'intérêt  :  le  gouffre  engloutit  encore  et  revomit  les 
vagues,  qui  s'élèvent,  retombent  et  rugissent  toujours.  .  mais 
sans  ramener  le  plongeur.  » 

Chez  les  Néerlandais,  la  ballade  a  été  cultivée  dans  les  der- 
niers temps  par  Bilderdyk  :  De  Vloek  van  't  Diirchtslot  Moy  (la 
Malédiction  du  château  de  Moy),  Het  Nachtspook  (le  Spectre),  etc., 
et  par  Tollens  :  De  Echtscheidwg  (le  Divorce),  etc. 


—     21!)      — 

'  Dans  la  littérature  flainande  la  ballade,  qui  se  confond  sou- 
vent avec  la  légende,  remonte  aux  temps  les  plus  reculés  et 
prête  sa  forme  à  une  foule  de  productions  poétiques.  Dans  ces 
ballades  le  récit  est  brusque  et  procède  par  bonds,  môme  quand 
il  s'étend  jusqu'à  trente  couplets,  et  se  déroule  en  dialogue  jus- 
qu'au dénouement,  presque  toujours  tragique.  Nous  donnons  le 
titre  de  quelques  unes  de  ces  productions  du  XlIIe  siècle. 

*  Van  den  onden  Hillehrant,  toute  germanique;  Naav  hct  Oost- 
land  wiUenioij  rijden,  que  les  paysans  de  la  Campine  récitent  à 
la  St-Jean  ;  Heer  Ilalewyn,  le  sorcier  ;  Het  daghet  in  den  Oosten, 
ballade  qui  pendant  plus  de  trois  cents  ans  fit  les  délices  de  la 
Belgique.  Le  poète  y  chante  les  funérailles  d'un  chevalier 
vaincu,  dont  le  corps  inanimé  fut  retrouvé  dans  les  champs  par 
sa  malheureuse  fiancée.  Van  den  moenc  van  sente  Berlyns  par 
Jacques  van  Maerlant  ;  Van  den  lande  van  Over-see,  appel  à  la  croi- 
sade du  môme. 

*  Chez  les  modernes  de  Monih  van  Sint-Basiel  par  Const.  de 
Meyere  (1845-1867),  Scholastica  par  P.  J.  Koets  S.  J.  (1818-1868), 
de  Klcine  Savoyaard  par  J.  Poelhekke  (né  1819),  SinleDimpiina's 
marteldood  par  S.  Daems  (né  1838),  Jacobs  Droomgezicht  door 
II.  Claeys  (né  1838)  (1). 

*  On  peut  citer  parmi  les  ballades  les  pièces  suivantes  d'au- 
teurs belges  modernes  écrites  en  vers  français  :  Le  nuage  blanc, 
Voyage  à  la  lune  par  Aug.  Le  Pas;  Duncan  le  îiotr,  imité  de  l'anglais 
par  Lesbroussart,  la  Ville  assiégée  par  Alp.  Michiels,  et  les  ballades 
de  Van  Hasselt. 

Parmi  les  poètes  français  qui  ont  écrit  des  ballades,  on  peut 
citer  Léonard  (1749-1791),  Florian  (1755-1794),  Berquin  (1749- 
1791,  Millevoye  et  V.  Hugo,  dont  nous  citerons  la  ballade  qui 
porte  pour  titre  :  le  Géant  (2). 

LE  GÉANT. 

0  Guerriers  !  je  suis  né  dans  le  pays  des  Gaules. 
Mes  aïeux  franchissaient  le  Rhin  comme  un  ruisseau; 
Ma  mère  me  baigna  dans  la  neige  des  pôles  (3), 
Tout  enfant;  et  mon  père,  aux  robustes  épaules, 

(1)  *  Voir  Spiefjel  van  ned^rlanische  leUeren,  door  P.  Alberdlngk  Thijm. 

(2)  *  Cette  pièce  manque  de  ce  «iractère  fantastique,  mystérieux  et  mélancolique  qui  est 
propre  à  la  ballade.  De  plus,  le  grandiose  y  touche  de  i^rès  à  l'extravagant  et  au  ridicule. 

f.3)  *  Le  pays  des  Gaules  est  bien  loin  des  pôles. 


—     2-20     - 

De  trois  grandes  peaux  d'ours  décora  mon  berceau. 
Car  mon  père  était  fort!  (1)  l'âge  à  présent  l'enchaine. 
De  son  front  tout  ridé  tombent  ses  cheveux  blancs. 
11  est  faible,  il  est  vieux.  Sa  fin  est  si  prochaine 
Qu'à  peine  il  peut  encor  déraciner  un  chêne, 
Pour  soutenir  ses  pas  tremblants  ! 

C'est  moi,  qui  le  remplace!  et  j'ai  sa  javeline, 
Ses  bœufs,  son  arc  de  fer,  ses  haches,  ses  colliers  ; 
Moi  !  qui  peux,  succédant  au  vieillard  qui  décline. 
Les  pieds  dans  le  vallon  m'asseoir  sur  la  colline, 
Et,  de  mon  souffle,  au  loin  courber  les  peupliers  ! 

A  peine  adolescent,  sur  les  Alpes  sauvages, 
De  rochers  en  rochers,  je  m'ouvrais  des  chemins  ; 
Ma  tête  ainsi  qu'un  mont  arrêtait  les  nuages  ; 
Et  souvent,  dans  les  cieux  épiant  leurs  passages. 
J'ai  pris  des  aigles  dans  mes  mains! 

Je  combattais  l'orage,  et  ma  bruyante  haleine 

Dans  leur  vol  anguleux  éteignait  les  éclairs  ; 

Ou,  joyeux,  devant  moi  chassant  (2)  quelque  baleine, 

L'Océan  à  mes  pas  ouvrait  sa  vaste  plaine. 

Et,  mieux  que  l'om'agan,  mes  jeux  troublaient  les  mers. 

J'errais,  je  poursuivais  d'une  atteinte  trop  sûre 
Le  requin  dans  les  flots,  dans  les  airs  l'épervier-. 
L'ours,  étreint  dans  mes  bras  (3),  expirait  sans  blessure, 
Et  j'ai  souvent,  l'hiver,  brisé  dans  leur  morsure 
Les  dents  blanches  du  loup-cervier  ! 

Ces  plaisirs  enfantins,  pour  moi,  n'ont  plus  de  charmes. 
J'aime  aujourd'hui  la  guerre  et  son  mâle  appareil. 
Les  malédictions  des  familles  en  larmes. 
Les  camps  et  le  soldat  bondissant  dans  ses  armes, 
(Jui  vient  du  cri  d'alarme  égayer  mon  réveil  ! 

Dans  la  poudre  et  le  sang,  quand  l'ardente  mêlée 
Broie  et  roule  une  armée  en  bruyants  tourbillons. 
Je  me  lève,  je  suis  sa  course  échevelée, 

;i)  *  Que  penser  de  cette  preuve  de  la  force  du  père  du  géant? 

(2)  *  A  quel  mot  se  rapportent  ces  attributs? 

[3)  *  Un  ours  devait  être  pour  ce  géant  <1  peu  près  ce  'ju'est  pour  nous  une  souri 
Comment  se  figurer  qu'il  l'étreigne  dans  ses  bras?    . 


-     2-il      - 

El,  comme  un  cormoran  fond  sur  l'onde  troublée, 
Je  plonge  dans  les  bataillons  (i)! 

Ainsi  qu'un  moissonneur  parmi  des  gerbes  mûres. 

Dans  les  rangs  écrasés,  seul  debout,  j'apparais. 

Leurs  clameurs,  dans  ma  voix,  se  perdent  en  murmui'es; 

Et  mon  poing  désarmé  martelle  les  armures. 

Mieux  qu'un  chêne  noueux  choisi  dans  les  forêts  (2)  ! 

Je  marche  toujours  nu.  Ma  valeur  souveraine 
Rit  des  soldats  de  fer  dont  vos  camjis  sont  peuplés. 
Je  n'emporte  au  combat  que  ma  pique  de  frêne 
Et  ce  casque  léger,  que  traîneraient  sans  peine 
Dix  taureaux  au  joug  accouplés  ! 

Sans  assiéger  les  forts  d'échelles  inutiles, 
Des  chaînes  de  leurs  ponts,  je  brise  les  anneaux. 
Mieux  qu'un  bélier  d'airain,  je  bats  leurs  murs  fragiles 
Je  lutte  corps  à  corps  avec  les  tours  des  villes; 
Pour  combler  les  fossés,  j'arrache  les  créneaux  (3). 

0  !  quand  mon  tour  viendra  de  suivre  mes  victimes. 
Guerriers  !  ne  laissez  pas  ma  dépouille  au  corbeau  ; 
Ensevelissez-moi  parmi  des  monts  sublimes. 
Afin  que  l'étranger  cherche,  en  voyant  leurs  cimes. 
Quelle  montagne  est  mon  tombeau  ! 

LE    RONDEAU. 

Ce  poème,  d'origine  française,  est  composé  de  treize  vers 
de  même  mesure  et  sur  deux  rimes.  Ces  treize  vers  sont  di- 
visés comme  en  trois  stances.  La  première  est  de  cinq  vers, 
la  seconde  de  trois  et  la  troisième  de  cinq.  A  la  fin  du  tercet, 
on  répète  les  premiers  mots,  ou  le  premier  mot  seulement, 
du  rondeau.  On  les  répète  encore  après  le  dernier  vers.  Cette 
répétition  s'appelle  refrain.  Il  faut  que  le  refrain  forme  un 


(1)  *  Image  également  fiusse,  puisqu'il  s'aj^it  d'uu  bataillon  d'hommes  d'une  taille  ordi- 
naire, conuue  il  le  dit  lui-mjme  deux  strophes  plus  loin. 

(2;  ■  Même  observation. 

(3)  "  Tout  cela  est  faux,  et  partant,  ridicule.  Ces  murs  et  ces  tours  lui  venaient  à  peine 
i\  la  hauteur  da  sa  botte.  Pourquoi  combler  ces  fossés  ( 


—     222     — 

sens  lié  avec  ce  qui  précède,  et  qu'il  revienne  les  deux  fois 
dans  un  sens  dilTérent.  Un  exemple  éclaircira  ce  que  nous 
venons  de  dire  du  rondeau.  Celui  qu'on  va  lire  est  de  Voiture 
(1598-1648). 

Ma  foi,  c'est  fait  de  moi,  car  Isabcau 
M'a  conjuré  de  lui  faire  un  rondeau. 
Cela  me  met  en  une  peine  extrême  : 
Quoi,  treize  vers,  huit  en  eau,  cinq  en  ême! 
Je  lui  ferais  aussi  tôt  un  bateau. 
En  voilà  cinq,  pourtant,  en  un  monceau. 
Formons-en  six  en  invoquant  Brodeau  ; 
Et  puis,  mettons,  par  quelque  stratagème  : 
Ma  foi,  c'est  fait. 

Si  je  pouvais  encor  de  mon  cerveau 
Tirer  cinq  vers,  l'ouvrage  serait  beau. 
Mais  cependant  me  voilà  dans  l'onzième  ; 
Et,  si  je  crois  que  je  fais  le  douzième, 
En  voilà  treize  ajustés  au  niveau. 
Ma  foi,  c'est  fuit. 

LE   TRIOLET. 

Le  Triolet  se  compose  de  huit  vers  sur  deux  rimes.  Le  pre- 
mier se  répète  après  le  troisième,  et  le  sixième  est  suivi  des 
deux  premiers. 

Pour  construire  un  bon  triolet, 

Il  faut  observer  ces  trois  choses  : 

Savoir,  que  l'air  en  soit  follet 

Pour  construire  un  bon  triolet; 

Qu'il  entre  bien  dans  le  rolet. 

Et  qu'il  tombe  au  vrai  sens  des  pauses. 

Pour  construire  un  bon  triolet. 

Il  faut  observer  ces  trois  choses.         Scarbon. 

LE    MADRIGAL. 

Le  Madrigal  est  une  petite  pièce  de  poésie  qui  n'a  de  prix 
que  par  le  vers  qui  la  termine.  Ce  vers  doit  renfermer  une 


-     223     — 

pensée  fine  et  ingénieuse.  Le  nombre  des  vers  du  madrigal  ne 

doit  pas  rester  au-dessous  de  quatre,  ni  aller  au-dessus  de 

quinze.  Voici  un  madrigal  de  Pradon  (1632-1698),  en  réponse 

h  quelqu'un  qui  lui  avait  écrit  avec  beaucoup  d'esprit  : 

Vous  n'écrivez  que  pour  écrire  ; 

C'est  pour  vous  un  amusement  : 

j\Ioi  qui  vous  aime  tendrement, 

Je  n'écris  que  pour  vous  le  dire.      Pradon. 

On  ne  se  souvient  que  du  mal, 

L'ingratitude  règne  au  monde. 

L'injure  se  grave  en  métal, 

Et  le  bienfait  s'écrit  en  l'onde.     Bertaut. 

*  A  la  vue  d'une  petite  figure  équestre  de  Henri  IV,  Théophile 
de  Vian,  dont  nous  avons  parlé  (p.  81),  improvisa  les  vers  sui- 
vants : 

Petit  cheval,  gentil  cheval, 

Doux  au  montoir,  doux  au  descendre, 

Bien  plus  petit  que  Bucéphal, 

Tu  portes  plus  grand  qu'Alexandre.      De  Vl\u. 

Tu  veux  te  défaire  d'un  homme, 
El  jusqu'ici,  tes  vœux  ont  été  superflus  : 

Hasarde  une  petite  somme. 
Prête-lui  trois  louis,  tu  ne  le  verras  plus. 

De  Gombauld  (1570-1066). 


CHAPITRE  IL 

De  la  poésie  narrative. 

Le  poème  narratif  est  celui  qui  raconte  ou  chante  une  action. 

Il  existe  donc  une  différence  essentielle  entre  le  genre  ly- 
rique et  le  genre  narratif.  Le  premier  repose  entièrement  sur 
les  sentiments  que  le  poète  lui-même  éprouve,  ou  qu'il  est 
censé  éprouver.  Le  second  roule  sur  une  action,  un  événe- 
ment. Sans  doute,  dans  le  poème  narratif,  on  trouve  aussi 


—     22  i     — 

des  sentiments,  mais  ce  sont  les  sentiments  des  personnages 
qui  prennent  part  ii  l'action,  et  non  pas  les  sentiments  du 
poète.  Ordinairement  même,  celui-ci  disparaît,  et  fait  expri- 
mer aux  acteurs  eux-mêmes  les  émotions  qu'ils  éprouvent. 
Le  sentiment  entin  n'est  pas  ce  qui  domine  dans  l'épopée. 

On  peut  rapporter  au  poème  narratif  :  1"  le  Poème  épique 
ou  héroïque;  2"  V Epopée  romanesque;  3°  le  Poème  héroï- 
comique;  4"  la  Poésie  pastorale;  5"  V Apologue  ou  la  Fable; 
6°  VAlléfjorie  et  la  Parabole;  1"  la  Narration  poétique;  8"  le 
Roman  ;  9"  le  Conte  et  la  Légende. 

ARTICLE  PREMIER. 

Le  poème  Epique  ou  Héroïque. 

Le  poème  épique  ("Etto;,  'ETroTioita,  mot,  narration,  récit 
poétique)  est  le  récit  poétique  d'une  vaste  et  mémorable  action. 

Objet,  nature,  but  du  poème  épique. 

a)  L'objet  de  ce  poème  est  donc  une  action  ;  mais  une  ac- 
tion qui  mérite  d'être  chantée  par  le  poète  épique;  une 
action  grande  et  héroïque,  propre  à  inspirer  l'admiration. 

Iles  gestœ  regumque  ducumque,  et  trislia  Ijella, 
Quo  scribi  possent  numéro,  monslravil  Homerus. 

HOR.,  ad  Pis.,  74-75. 

Cette  action  peut  avoir  été  véritable,  où  inventée  par  le 
poète  :  dans  ce  dernier  cas,  elle  doit  être  vraisemblable. 

b)  La  nature  du  poème  épique  est  d'être  un  récit,  et  c'est 
par  là  qu'on  le  distingue  de  la  Tragédie,  qui,  partageant  avec 
l'épopée  la  grandeur  et  l'importance  du  sujet,  est  toute  en 
action.  C'est  de  plus  un  récit  poétique,  orné  de  toutes  les 
beautés  de  la  poésie,  s'adressant  à  l'imagination  et  à  la  sen- 
sibilité. Par  là,  il  dilTère  de  Vllistoire,  dont  le  récit  ne 
s'adresse  qu'à  l'intelligence  et  rejette  les  ornements. 


—     225     — 

c)  Le  but  du  poète  épique,  c'est  d'exciter  ['admiration.  Il 
doit  donc  offrir  à  nos  yeux  des  faits  éclatants,  qui  demandent 
un  grand  courage,  une  âme  héroïque,  un  esprit  supérieur,  un 
caractère  élevé,  des  forces  peu  communes.  Surtout,  il  doit 
mettre  sous  nos  yeux  des  vertus  extraordinaires,  parce  que 
la  haute  vertu  aux  prises  avec  l'adversité,  soumise  à  de 
grandes  épreuves,  excite  l'admiration  de  tous  les  hommes; 
elle  est  la  mère  des  plus  grandes  entreprises.  Jamais  ni 
l'action  principale,  ni  le  héros  du  poème,  ne  peuvent  être 
repréhensibles  aux  yeux  de  la  morale. 

Nous  diviserons  cet  article  en  trois  paragraphes,  dont  le 
V''  traitera  du  sujet  ou  de  Vaction;  le  2%  des  acteurs  ou  des 
caractères;  le  3"  de  la  marche  du  poème  et  de  la  narration. 

§  i. 

DE   l'action. 

L'action  doit  avoir  trois  qualités  :  elle  doit  être  une,  grande, 
intéressante. 

A)  L'action  doit  être  une,  c'est-à-dire,  que  le  poète  doit 
choisir  une  seule  entreprise,  un  seul  fait  ;  en  chantant  plu- 
sieurs entreprises,  il  en  affaiblit  l'intérêt. 

Cette  unité  n'exclut  pas  cependant  les  différents  incidents, 
pourvu  qu'ils  se  rattachent  à  l'action  principale,  qu'ils 
naissent  les  uns  des  autres,  et  qu'ils  concourent  tous  au 
même  dénoûment.  L'unité  n'exclut  pas  non  plus  les  accidents 
ou  épisodes. 

De  l'épisode.  —  On  comprend  par  là  certains  accidents 
qui  suspendent  pour  quelque  temps  le  cours  de  l'action  prin- 
cipale, pour  varier,  orner  et  embellir  le  sujet.  Tels  sont,  par 
exemple,  l'épisode  de  Cacus  (Enéide,  liv,  VIIL),  celui  d'Eu- 


—     220     - 

ryale  et  de  Nisus  (Enéide,  liv.  IX),  et  dans  Tlliade,  l'entretien 
d'Hector  et  d'Andromaque,  liv.  VI  (1). 

Nous  citons  plus  loin  ce  dernier  épisode. 

Pour  que  les  épisodes  soient  un  véritable  ornement  dans 
le  poème,  il  faut  : 

1^  Qu'ils  y  soient  introduits  naturellement  et  liés  au  sujet 
principal  du  poème  d'une  manière  vraisemblable. 

2°  Qu'ils  présentent  des  objets  différents  de  ceux  qui  pré- 
cèdent et  de  ceux  qui  suivent;  afin  de  varier  le  sujet  et  de 
délasser  le  lecteur. 

3°  Loin  d'affaiblir  l'intérêt  de  l'action  principale,  ils  doivent 
nu  contraire  concourir  h  le  rehausser. 

4"  Les  épisodes  doivent  être  élégants  et  particulièrement 
soignés. 

L'unité  de  l'action  épique  suppose  nécessairement  que 
cette  action  est  entière  et  complète,  c'est-à-dire,  qu'elle  a  un 
commencement,  un  milieu  et  une  fin,  ce  qu'on  désigne  par  les 
termes,  exposition,  nœuds  et  dénoûment  dont  nous  parlerons 
au  §  3. 

B)  L'action  doit  être  grande,  éclatante,  importante.  L'action 
épique  a  de  la  grandeur  :  1"  si,  pour  s'accomplir  elle  de- 
mande une  grande  force,  soit  de  corps,  soit  d'âme  ;  si,  en 
un  mot,  elle  est  héroïque  ;  2"  si  elle  regarde  les  intérêts 
d'une  grande  multitude,  d'une  nation  entière,  ou  de  toute 
l'humanité  {VIliade,  la  Jérusalem  délivrée,  la  Tunisiade,  la 
Messiade)  ;  3"  si  elle  demande  la  réunion  de  beaucoup  d'ef- 
forts et  d'efforts  variés,  à  cause  des  grands  obstacles  qu'elle 
rencontre. 

L'antiquité  et  le  moyen  âge  sont  surtout  riches  en  actions  de 
ce  genre.   Il  est  donc  bon  de   choisir   le   sujet   des    poèmes 

(1)  Voyez  dans  Aristote,  ch.  XII,  XVII,  XXII,  les  clilfôrontes  significations  que  le  mot 
épisode  avait  lîar.s  le  drame  prec. 


—      i27      - 

^■'piques  dans  les  temps  éloignés  de  nous.  D'abord,  Timagina- 
lion  agrandit  encore  les  événements  qui  sont  loin  de  nous  : 
Major,  e  longinquo  revercntia,  a  dit  Tacite  ;  et  de  plus,  en  puisant 
les  actions  dans  les  temps  reculés,  le  poète  peut  user  plus 
librement  des  fictions.  Dans  les  sujets  modernes  le  poète  ne 
peut  donner  un  libre  cours  à  son  imagination,  forcé  de  se  ren- 
fermer dans  le  cercle  étroit  de  la  vérité  historique;  sa  narration 
en  devient  sèche  et  aride.  Et,  s'il  se  permet  quelques  fictions,  le 
lecteur  lui  reprochera  à  l'instantrinvraisemblance,et  le  charme 
disparaît. 

C'est  en  grande  partie,  au  choix  d'une  action  trop  récente, 
qu'on  doit  attribuer  le  peu  de  succès  qu'ont  eu  Lucain  dans  sa 
Pharsulc  et  Voltaire  dans  sa  Henriade. 

C)  L'action  doit  être  intéressante,  pour  plaire  au  lecteur, 
prévenir  l'ennui. 

Sources  de  l'intérêt.  1)  La  grandeur  de  l'action  elle-même, 
dont  nous  venons  de  parler. 

2)  Les  héros  du  poème  :  voyez  §  2.  {Énée  dans  l'Enéide, 
(^fiarles-Quint  dans  la  Tunisiade). 

3)  La  religion.  Sous  ce  point  de  vue  la  Jérusalem  délivrée  a 
un  grand  intérêt  pour  les  chrétiens. 

■i)  La  nature,  l'humanité.  Tout  le  monde  s'intéresse  aux 
malheurs  d'autrui.  Qui  ne  plaindrait  Ulysse,  Télémaque?  Qui 
ne  gémirait  sur  les  malheurs  d'Énée,  de  Vasco  de  Gama? 

5)  La  composition  même  du  poème,  le  plan,  la  conduite  de 
l'action,  la  peinture  des  caractères,  la  beauté  des  descrip- 
tions. 

Entui  6)  Les  obstacles  qui  s'opposent  au  dessein  du  héros. 
11  y  a  peu  d'intérêt  \l\  où  il  n'y  a  pas  de  difficultés  h  vaincre. 
On  appelle  ces  obstacles  le  nœud  ou  Vintrigue  du  poème. 
Voyez  §  3. 

Plus  un  poème  réunit  de  ces  éléments  d'intérêt,  plus  il  est 
parfait.  Ils  se  trouvent  tous  dans  la  Jérusalem  délivrée  et  la 
Tunisiade. 


2i2S     — 

§  2. 

DES    ACTEURS    OU    DES    CAliACTÉlîES. 

On  entend  par  acteurs  ou  caractères  les  personnages  qui 
prennent  part  à  l'action  du  poème,  soit  en  la  secondant,  soit 
en  la  contrariant. 

Ces  personnages  doivent  être  naturels,  distincts  et  origi- 
naux; ils  doivent  avoir  chacun  un  caractère,  une  manière  de 
penser,  de  sentir  et  d'agir  qui  leur  appartienne  et  qui  les 
distingue  de  tout  autre  personnage.  C'est  ce  qu'on  appelle 
donner  des  mœurs  aux  acteurs. 

En  donnant  aux  personnages  leur  caractère,  il  faut  avoir 
égard  aux  mœurs  de  la  nation  dont  on  les  fait  membres,  au 
temps,  où  on  les  suppose  avoir  vécu,  à  la  condition  dans  la- 
quelle ils  se  trouvent,  à  l'âge  qu'ils  ont,  et  ensuite  les  peindre 
avec  des  couleurs  tellement  vives  et  propres  qu'il  soit  impos- 
sible de  les  confondre  entre  eux  (1). 

Respicere  exemplar  vitse  morumque  jubebo 
Doctum  imitatorem,  et  veras  hinc  ducere  voces. 

Hor.,  ad  Pis.,  317-318. 

Généralement  parlant,  il  faut  que  les  acteurs  soient  grands  et 
importants.  Ce  qui  ne  résulte  pas  tant  du  rang  (lu'ils  occupent 
dans  la  société,  que  de  leur  élévation  d'âme,  de  leur  mérite 
personnel.  Ils  doivent  se  distinguer  du  commun  des  hommes 
par  une  supériorité  marquée;  ici,  comme  partout,  le  poète  doit 
tendre  à  Vidcal. 

Il  n'est  pas  nécessaire  que  tous  les  acteurs  soient  moralement 
parfaits  ;  on  admet  aussi  des  caractères  repréhensibles  ;  on  s'y 
attache  même,  parce  qu'ils  sont  plus  conformes  à  la  nature  hu- 
maine, dont  toutes  les  perfections  sont  toujours  mêlées  de 
quelques  faiblesses  ;  ensuite,  à  cause  du  contraste  entre  leurs 
éminentes  qualités  et  leurs  faiblesses,  et  du  spectacle  plus 
intéressant  encore  d'une  lutte  vive  et  ardente  entre  leurs  vertus 
et  leurs  passions.  Toutefois,  ils  ne  doivent  pas  être  sujets  âdes 
faiblesses  honteuses,  qui  les  aviliraient  à  nos  yeux.  11  importe 

(1)  Voyez  Hor.,  ail  Pis.,  v.  156-17G. 


-      -I-2\)      - 

encore  de  faire  eoiUrasler  les  caractères  entre  eux  :  d'opposer 
à  un  caractère  féroce  un  caractère  généreux  {ArgcnH  et  Tmi- 
o'èdé);  à  un  caractère  sage,  un  caractère  rusé  {Codcfroy  e\.  Ala- 
diii);  à  un  caractère  bouillant,  impétueux,  un  caractère  calme, 
grave  (Lalinus  et  Turnus). 

Le  caractère  de  chaque  personnage  doit  être  toujours  sou- 
tenu et  égal  à  lui-môme  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin. 

Servetur  ad  imum 
Qualis  ab  incœpto  processerit,  et  sibi  conslet. 

Ho}\,  ad  Pis.,  v.  1-:7. 

Ainsi,  ni  les  discours,  ni  les  actions,  ne  doivent  jamais  dé- 
mentir le  caractère  que  le  personnage  a  revêtu.  C'est  surtout 
ici  qu'il  faut,  de  la  part  du  poète,  du  génie,  un  jugement  sain 
et  une  grande  connaissance  du  cœur  humain.  Homère  et  le 
Tasse  ont  excellé  dans  l'art  de  bien  peindre,  de  bien  dessiner 
les  caractères  ;  sous  ce  rapport,  Virgile  est  inférieur  à  l'un  et  à 
l'autre. 

Les  caractères  poétiques  se  divisent  en  deux  genres  :  les  uns 
sont  généraux,  les  autres  sont  particuliers.  Les  premiers  sont 
indiqués  d'une  manière  générale  par  les  mots  :  sage,  brave, 
i'éT/Mt'iU';  les  seconds,  par  l'espèce  particulière  de  sagesse, 
de  bravoure,  de  vertu.  Les  premiers  ne  sauraient  inspirer  un 
intérêt  soutenu. 

Du  héros.  —  Les  poètes,  parmi  les  personnages  en  choi- 
sissent un  qu'ils  élèvent  au-dessus  de  tous  les  autres,  et 
dont  ils  font  le  héros  de  l'action.  Cela  favorise  l'unité  et  l'in- 
térêt du  poème.  Au  héros  doivent  être  réservées  les  actions 
les  plus  éclatantes  et  les  exploits  décisifs  ;  jamais  il  ne  doit 
être  éclipsé  par  un  autre  personnage;  jamais  il  ne  doit  lan- 
guir dans  l'inaction,  mais  il  faut  qu'il  domine  dans  tout  le 
poème,  tantôt  en  prenant  une  part  réelle  à  l'action,  tantôt  en 
la  dirigeant  par  ses  ordres  ou  ses  conseils;  il  faut,  en  un 
mot,  que,  lors  même  qu'il  ne  paraît  pas  sur  la  scène,  jamais 
on  ne  le  perde  de  vue  (1). 

;i)  *  Achille  ilans  riliade. 


—      250     — 

Du  merveilleux.  —  D'ordinaire,  les  dieux  interviennent 
dans  le  poème  épique,  soit  pour  favoriser  le  héros,  soit  pour 
lui  créer  des  obstacles.  Cette  intervention  s'appelle  le  met- 
veilleux  (la  machine,  rô  3-erov)  ;  elle  est  fondée  sur  la  croyance 
profondément  gravée  dans  le  cœur  de  tous  les  peuples,  qu'il 
y  a  une  providence  divine  qui  règle  tous  les  événements 
humains.  Or,  c'est  dans  les  actions  d'une  influence  aussi 
universelle  que  le  sont  les  actions  épiques,  que  cette  provi- 
dence est  censée  se  manifester  le  plus  clairement. 

Chez  les  anciens,  la  puissance  suprême  qu'on  croyait  gouver- 
ner toutes  les  choses  humaines,  portait  le  nom  de  Destin 
(Fatum) ;  nous  l'appelons  Providence.  Ils  personnifiaient  le  des- 
tin dans  le  règne  de  l'imagination,  en  lui  subordonnant  les 
divinités  comme  ministres  de  ses  arrêts,  tandis  que  d'autres 
divinités  s'efforçaient  de  renverser  les  décrets  du  fatum. 

Le  merveilleux  est-il  essentiel  au  poème  épique? 

Les  poètes  les  plus  distingués,  tant  anciens  que  modernes 
{Homère,  Virgile,  Milton,  Le  Tasse,  Klopstock),  ont  tous  fait 
usage  du  merveilleux,  et  il  faut  avouer  que  c'est  là  surtout 
que  leurs  poèmes  ont  trouvé  cet  éclat,  cette  gi'andeur  et  cet 
intérêt  qui  leur  valent  l'admiration  de  tous  les  peuples. 
L'épopée,  si  elle  n'est  animée  ni  relevée  par  le  puissant  res- 
sort de  la  machine,  reste  froide  et  imparfaite  ;  témoin  la  Phar- 
sale  de  Lucain,  à  laquelle  il  ne  manque  que  le  merveilleux 
pour  être  plus  qu'une  histoire  mise  en  vers. 

En  effet,  le  merveilleux  anime  et  relève  l'action,  excite  Tad- 
miralion,  augmente  l'intérêt,  ennoblit  le  sujet,  en  étend  le  plan, 
y  répand  une  agréable  variété,  et  donne  lieu  à  de  sublimes 
tableaux.  C'est  lui  qui,  comme  dit  très-bien  Delille,  «  met  à  la 
»  disposition  du  poète  tous  les  lieux,  tous  les  événements,  tous 
»  les  hommes,  le  ciel,  la  terre  et  les  enfers  ;  lui  seul  peut  satis- 
»  faire  le  besoin  que  nous  avons  de  choses  extraordinaires;  lui 
»  seul  peut,  au  grés  du  poète,  retarder,  prolonger  l'action 
»  épique.  Sans  ce  commerce  de  protection  d'une  part  et  d'obéis- 


—     231     — 

»  sance  de  l'autre,  il  n'y  a  plus  entre  le  ciel  et  la  terre  que 
»  l'attraction  et  les  lois  du  mouvement  ;  tout  rentre  dans 
»  l'ordre  des  événements  communs  et  ordinaires  dont  l'imagi- 
»  nation  est  bientôt  dégoûtée.  » 

Observations,  a)  Le  poète  doit  cependant  employer  le  mer- 
veilleux avec  circonspection.  Généralement  parlant,  il  ne  lui 
est  pas  permis  d'inventer  un  nouveau  système  de  merveil- 
leux qui  ne  soit  pas  fondé  sur  la  croyance  populaire. 

b)  Le  poète  ne  doit  pas  en  surcharger  son  récit  ;  son  pre- 
mier devoir  est  de  rester  dans  les  bornes  de  la  vraisemblance. 

Nec  Deus  intersit,  nisi  dignus  vindice  nodus 
Incident.  Hor.,  ad  Pis,  191. 

Recourir  aux  moyens  surnaturels,  pour  lever  des  difficul- 
tés dont  la  sagesse  et  la  force  humaines  peuvent  triompher, 
c'est  à  la  fois  dégrader  la  Divinité  et  les  héros  du  poème. 

c)  Un  écueil  que  le  poète  épique  doit  surtout  éviter  avec 
soin  dans  l'usage  du  merveilleux,  c'est  de  ne  faire  paraître 
les  héros  que  comme  des  instruments  et  des  machines  mises 
en  action  par  les  puissances  célestes.  Dès  lors,  la  nature 
humaine  avec  ses  passions  disparaît  et  avec  elle  l'intérêt. 

Ici,  se  présente  comme  d'elle-mêrae  la  question  :  quel  mer- 
veilleux le  poèfe  moderne  doit-il  employer  dans  l'épopée? 

Celui  qui  est  conforme  aux  croyances  du  temps  et  de  la  nation 
dont  il  chante  les  exploits  et  les  gloires.  A-t-il  emprunté  le 
sujet  de  son  poème  aux  temps  et  aux  peuples  païens,  il  ne 
saurait  faire  usage  d'un  merveilleux  différent  de  celui  que  font 
figurer  dans  leurs  épopées  Homère  et  Virgile  (1). 

L'épopée  roule-t-elle  sur  un  sujet  chrétien,  tel  que  serait, 
par  exemple,  la  chute  de  nos  premiers  parents,  la  rédemption 
du  genre  humain,  la  sortie  du  peuple  hébreu  de  l'Egypte  et  la 

(1)  Il  est  pourtant  à  prévoir  qu'un  tel  poème  n'aurait  guère  de  succès  :  il  n'en  est  pas  de 
l'épopée  comme  de  la  tragédie.  Ici,  le  poète  disparaît;  mais,  dans  l'épopée,  on  ne  cesse  df 
ravoir  sous  les  yeux.  Peu  de  poètes  chrétiens  ont  emprunté  le  sujet  de  leurs  épopées  à 
rantiqulté  païenne.  Glover,  qui  Ta  fait  dans  son  Léonidas,  a  préféré  se  passer  du  nwr- 
veiUeux. 


—     232     — 

conquête  de  Chanaan,  la  défaite  de  Sennachérib,  la  double  des- 
truction de  Jérusalem,  la  conversion  de  Constantin  le  Grand,  il 
est  évident  alors  que  le  merveilleux  païen  ne  peut  être  em- 
ployé sans  blesser  la  vraisemblance.  Le  poète  recourra  donc 
au  merveilleux  plus  grand,  plus  noble,  que  lui  offre  le  Christia- 
nisme. Il  fera  intervenir  dans  le  cours  de  l'action  les  anges 
comme  ministres  de  la  Providence,  et  les  démons  comme 
adversaires  des  desseins  et  des  arrêts  de  la  Divinité.  C'est  là 
le  merveilleux  qu'ont  employé  avec  succès  MiUon,  Le  Tasse, 
Klopstoch. 

Un  des  plus  grands  poètes  épiques  modernes,  savoir  Pyrker, 
a  fait  usage  dans  son  Rodolj^lie  de  Habsbourg  et  dans  sa  Tuui- 
siade,  d'un  merveilleux  qui  consiste  à  faire  intervenir  dans 
l'action  les  mânes  des  morts.  Nous  en  dirons  un  mot  quand 
nous  parlerons  des  productions  épiques  de  l'auteur. 

§  3. 

De  la  marche  du  poème  et  de  la  narration. 

Nous  avons  déjà  dit  que  l'action  épique  pour  être  une, 
doit  être  complète,  et  avoir  un  commencement,  un  milieu  et 
une  fin,  ces  trois  parties  du  récit  qu'on  appelle  Vexposition^ 
le  corps  du  récit  ou  les  nœuds,  et  le  dénoùment. 

A.  Lexposition  fait  connaître  le  sujet  du  poème  ;  cet  ex- 
posé doit  être  clair,  simple  et  modeste  (1),  mais  toujours 
grand  et  noble.  L'exposition,  dit  Boileau,  est  comme  l'avaut- 
cour  d'un  magnifique  palais  qui  se  fait  remarquer  par  une 
noble  simplicité  (2),  Qu'il  n'y  ait  donc  rien  de  vague  ni  de 
boursouRlé.  Ordinairement,  on  fait  déjà  dans  l'exposition 
entrevoir  les  nœuds  du  poème  et  soupçonner  le  dénoùment 
(Virgile,  Le  Tasse,  Pyrker). 

\]  Que  le  début  soit  siniiilo  et  n'ait  rien  d'affecté. 

N'allez  pas  dès  l'abord  sur  Pégase  monté, 
Crier  à.  vos  lecteurs  d'une  voix  de  tonnerre  : 
"  Je  chante  le  vainqueur  des  vainqueurs  de  la  terre.  "  [Art  pOt'U.,  TU). 

;2)  2"  Réflexion  critique. 


—      '2ôù      — 


La  place  de  l'exposition  est  au  début  du  poème.  Taiitùl 
avec  elle  commence  le  récit,  tantôt  il  est  rélégué  plus  loin 
par  forme  iVcpisodc.  Homère  s'est  servi  de  la  premièi'e  ma- 
nière; Virgile  et  Fénelon,  de  la  seconde. 

L'exposition  est  communément  suivie  de  Vinvocation,  dans 
laquelle  le  poète  s'adresse  h  quelque  divinité,  pour  qu'elle 
lui  dévoile  les  circonstances,  les  causes,  les  ressorts  secrets 
de  l'action  qu'il  est  censé  ne  pouvoir  connaître  de  lui-même. 
Cette  invocation  imprime  au  récit  du  poète  un  caractère 
d'inspiration  et  de  dignité  qui  dispose  le  lecteur  îi  admettre 
plus  facilement  l'intervention  merveilleuse  des  êtres  sur- 
naturels. Quelquefois  le  poète,  à  l'exemple  d'Homère,  réunit 
Vinvocation  à  l'exposition. 

B.  Les  nœuds.  L'exposition  faite,  le  poète  doit  commencer 
sans  ambages  le  récit  de  l'action  dont  il  veut  nous  rendre 
témoin.  H  peut  lui-même  faire  la  totalité  du  récit  ou  en 
mettre  une  partie  dans  la  bouche  d'un  de  ses  personnages. 
Cette  variété  dans  le  récit  offre  plusieurs  avantages;  elle 
prévient  la  monotonie,  elle  soutient  l'attention,  elle  rend  les 
scènes  plus  présentes  et  plus  saisissantes.  C'est  ce  qu'Ho- 
mère fait  presque  toujours,  Virgile  plus  rarement. 

Nous  avons  vu  que  le  sujet  du  poème  épique  demande 
nécessairement  des  obstacles  h  vaincre.  C'est  ce  qu'on 
appelle  Yintrigue  ou  le  nœud  du  poème.  H  y  en  a  de  deux 
sortes  :  le  nœud  principal,  qui  doit  être  unique,  et  les  nœuds 
secondaires  qui  peuvent  être  multipliés.  Ainsi,  dans  l'Enéide, 
la  colère  de  Junon  forme  le  nœud  principal  et  domine  tout  ; 
mais  de  cet  obstacle  au  dessein  d'Enée  naissent,  parmi  mille 
petites  complications,  les  trois  nœuds  secondaires,  la  tempête, 
l'amour  de  Didon  pour  Énêe  et  l'opposition  de  Turnus. 

Les  nœuds  doivent  être  naturels  et  vraisemblables,  sortir  du 
sujet  même,  croître  et  se  multiplier  îi  mesure  que  l'action 


-     23i     — 

avance,  afin  de  porter  la  curiosité  et  l'inquiétude  du  lecteur 
à  leur  comble. 

C.  Le  dénoûment  résulte  soit  de  la  victoire  sur  le  dernier 
obstacle,  soit  de  la  défaite  du  héros.  Il  peut  donc  être  heu- 
reux ou  malheureux,  d'après  le  sujet.  Le  plus  souvent  le 
poème  épique  se  termine  d'une  manière  favorable  au  héros, 
comme  VIliade,  VOdyssée,  VEnéide,  la  Jérusalem  délivrée.  Ce 
dénoûment  répond  mieux  à  l'attente  et  au  désir  du  lecteur. 

Quel  qu'il  soit,  le  dénoûment  doit  être  amené  par  des 
causes  naturelles,  et  cependant  imprévues,  arriver  à  propos, 
lorsque  l'inquiétude  est  portée  jusqu'aux  dernières  limites, 
être  rapide,  décisif  et  complet  de  manière  à  satisfaire  complè- 
tement l'attente  du  lecteur. 

Quant  à  la  durée  de  l'action  épique,  on  ne  peut  lui  assigner 
de  bornes  fixes.  L'action  de  l'Iliade  ne  dure  que  quarante- 
sept  jours,  celle  de  l'Odyssée  cinquante-huit,  celle  de  l'Enéide 
un  an  et  quelques  mois. 

Quant  t\  la  Narration  elle  doit  être  animée,  pathétique, 
pleine  de  force  et  de  feu,  puisque  le  poète  est  supposé  être 
inspiré  par  la  muse,  et  frappé  par  la  grandeur  des  objets 
qu'il  présente  au  lecteur,  sans  cependant  être  lyrique.  Elle 
doit  être  enrichie  de  toutes  les  beautés  de  la  poésie  :  expres- 
sions grandes  et  nobles,  images  brillantes,  traits  sublimes 
dans  les  descriptions  et  les  tableaux,  tendresse  dans  les  sen- 
timents ;  toute  affectation,  toute  enflure  doit  en  être  proscrite. 
Les  ornements  doivent  être  graves;  les  objets  qu'on  expose 
grands  et  touchants;  le  goût  en  bannit  tout  ce  qui  serait 
trivial,  plat,  rebutant,  dégoûtant. 

Il  convient  que  le  genre  du  vers  réponde  à  la  grandeur  et 
à  la  noblesse  des  idées  et  des  sentiments  du  poème  épique. 
C'est  pourquoi  les  Grecs,  les  Latins,  les  Allemands,  les  Néer- 
landais emploient  V Hexamètre,  et  les  Français,  le  vers 
Alexandrin. 


—     25fi     — 

On  peut  cenclure  de  ce  que  nous  venons  de  dire  du  poème 
épique,  qu'il  existe  peu  de  productions  poétiques  qui  soient 
aussi  nobles,  aussi  instructives,  aussi  dignes  d'o"xercer  le 
génie  du  poète  et  d'attirer  l'attention  du  lecteur  (1). 

Poètes  épiques  ancie)is.  —  Clœz  les  Ilcbreiw. 

'  L'histoire,  dans  la  bible,  ressemble  souvent  à  une  véfital)le 
épopée,  par  la  composition,  l'enchainement  des  faits,  les  ob- 
stacles, le  dénoûment,  la  peinture  des  mœurs,  la  vérité  des 
caractères,  l'héroïsme  des  personnages,  l'intervention  de  la 
divinité  et  la  grandeur  des  résultats  de  l'action.  Rien  de  plus 
poétique,  par  exemple,  que  l'histoire  de  Judith. 

Poètes  épiques  grecs. 

Orp])ée  (vers  1230  av.  J.-C.)  .  Expédition  des  Arcjouaules.  Cette 
production,  qui  paraît  avoir  pour  auteur  un  poète  plus  récent, 
est  plutôt  une  relation  poétique  d'un  voyage  qu'un  poème.  Les 
caractères  y  sont  faiblement  dessinés  ;  les  images  poétiques 
y  sont  rares,  et  les  incidents  sont  à  peine  touchés;  les  événe- 
ments qui  auraient  dû  enthousiasmer  le  poète,  tels  que  les 
jeux  célébrés  sur  les  rives  de  Troie  en  l'honneur  de  Cizicus,  les 
exploits  imposés  à  Jason  et  exécutés  par  lui,  les  combats,  les 
tempêtes,  les  dangers  divers  y  sont  seulement  indiqués. 

Coluthus  (500  av.  J.-C.)  :  Enlèvement  d'Hélène.  Ce  poème,  de 
385  vers,  n'a  pas  beaucoup  de  mérite  ;  il  manque  de  grâce  ;  il 
est  froid  et  sec. 

Tryphiodore  (500  av.  J.-C.)  :  La  destruction  de  Troie.  Quoique 
supérieur  au  précédent,  ce  poème  est  généralement  sec  et  sur- 
chargé d'images.  Il  renferme  quelques  épisodes  fort  intéres- 
sants. 

Quintus  Caluher  (400  av.  J.-C.)  (2)  :  Les  Paralipomènes  d'Homère, 
en  quatorze  chants.  Cett  épopée  est  une  continuation  de  l'Iliade 
depuis  la  mort  d'Hector  jusqu'à  la  destruction  de  Troie.  Elle 
respire  le  mauvais  goût  du  siècle.  Elle  est  remplie  de  lon- 


(1)  Voyez  la  Disquisilio  I  de  carminé  epiro  Viri/iliano  qui  se  trouve  ù  la  tête  du  2*  vo- 
lume des  œuvres  de  Virgile  publiées  par  CUr.  G.  Hoyne. 

(2)  Quintus  est  surnommé  Calaber,  parce  que  le  cardinal  Bessarion  trouva  son  épopéo 
<îans  un  monastère  en  Calabre. 


-      2ôG     - 

gueurs,  de  nombreuses  répélilions  el  d'extravagances.  Le  style 
est  assez  pur. 

Apollonius  de  RJwdes  (194  av.  J.-C.)  :  Expédition  des  Anjo- 
nautes.  La  versification  de  cette  production  est  belle  et  élégante, 
le  style  pur,  mais  le  poème  manque  d'invention,  et  les  carac- 
tères y  sont  trop  uniformes. 

Tous  ces  auteurs  épiques  sont  effacés  par  Homère,  qui  lui- 
môme  n'a  été  surpassé  par  personne.  Homère,  dont  le  lieu 
de  naissance  est  fort  incertain  (!},  est  avec  raison  regardé 
comme  le  père  de  l'épopée  et,  en  quelque  sorte,  de  la  poésie, 
parce  qu'il  est  le  premier  poète  grec  dont  les  ouvrages  soient 
parvenus  jusqu'à  nous.  Il  nous  a  légué  deux  grands  poèmes 
épiques  :  Ylliade  et  VOdyssée,  chacun  et  XXIV  chants. 

LIliade.  —  Le  sujet  de  l'Iliade  est  la  Colère  d' Achille,  ou  la 
discorde  entre  Achille  et  Agamemnon,  et  les  événements  qui 
en  furent  les  suites,  jusqu'à  la  mort  de  Patrocle. 

L'action  de  l'Iliade  est  grande,  moins  en  elle-même  que  par 
la  célébrité  qui  s'était  attachée  à  la  guerre  de  Troie,  par 


l'I)  *  On  ne  sait  rien  île  certain  sur  la  naissance,  ta  vie  et  l'épocxue  d'Homère.  I/liypothèse 
(lUi  révoque  en  doute  l'existence  même  de  ce  poète,  a  été  savamment  soutenue  par  l'italien 
Vico  (1688-1744),  par  l'allemand  'VTo.7'il'757-lS"24j  et  par  le  français  Durjas-Monlhcl  :17'6- 
1834).  Sept  villes  prétendent  lui  avoir  donné  le  jour.  Leurs  noms  forment  le  vers  suivant  : 
Snv/nia,  Cliios,  Colophon,  Salamis,  Rhodos,  Airjos,  Alhenœ.  On  dit  qu'il  ouvrit  ime 
école  à  Cliios,  et  que,  devenu  aveugle,  il  mendia  son  pain.  —  '  Les  philologues  du  siècle 
dernier,  avec  leur  manie  de  convertir  tous  les  faits  de  l'histoire  ancienne  en  mythes,  ne 
voulaient  plus  voir  dans  les  récits  d'Homère  qu'un  amas  de  Actions  populaires,  originai- 
rement astronomiques  et  qui  peu  iï  peu  s'étaient  transformées  en  légendes.  Pour  eux, 
Hélène  ne  fui  plus  que  la  lune  r'^liAcV/;:^Cî/."/;vy]),  et  le  siège  de  Troie  par  les  Achéens 
devint  une  représentation  imaginaire  de  l'investissement  du  soleil  par  les  brouillards. 
L'école  mythique,  en  un  mot,  dissipa  Homère  en  vapeurs.  51ais  les  fouilles  archéologiques 
faites  par  M.  Henri  Schliemann  dams  la  Troade  (et  dans  le  Péloponèse)  prouvent  qu'il  y  a 
eu  positivement,  sur  l'emplacement  qu'occupe  aujourd'hui  Hissarlik,  en  Troade,  un  Ilion 
antérieur  au  temps  homérique,  et  que  cet  Ilion  a  été  détruit  par  un  incendie,  dont  on 
voit  nettement  les  traces.  On  y  a  trouvé  quantité  d'images  de  la  divinité  AlMna  glati- 
rôpii  d'Homère,  comme  à  Myrènes,  on  a  découvert  parmi  les  objets  enfouis  dans  les 
-sépulcres,  la  divinité  propre  à  cette  ville,  Hrra  hoôpis  d'Homère.  Il  y  a  eu  là,  au  temps 
antéhomérique,  une  dynastie  de  princes  tels  q\i'Homère  déiieint  les  Atrides,  comme 
l'attestent  plusieurs  cadavres  royaux  ayant  encore  leurs  diadèmes,  découverts  précisé- 
ment à  l'endroit  désigné  par  Pausanias  comme  contenant  les  tombeaux  d'Agameninon, 
d'Egysthe  et  d'Oreste.  (Voir  la  ileruière  livraison  de  la  Jicvue  des  Questions  liistorigues, 
îivril  1S79). 


—      '237     — 

cette  ligue  formidable  de  princes  grecs,  par  la  durée  du  siège, 
et,  surtout,  par  les  suites  de  la  querelle  entre  Achille  et 
Agamemnon,  telles  que  la  mort  d'une  foule  de  héros,  la  divi- 
sion entre  les  rois  de  la  Grèce  et  entre  les  dieux  eux-mêmes. 

La  durée  de  l'action  n'est  que  de  47  jours;  l'action  n'em- 
brasse donc  point  tous  les  événements  de  la  guerre  de  Troie, 
mais  seulement  le  moment  le  plus  critique  ;  elle  commence 
à  la  discorde  d'Achille  et  d'Agamemnon,  et  finit  ci  la  mort  de 
Patrocle,  circonstance  qui  amène  la  réconciliation  d'Achille 
et  d'Agamemnon,  et  ramène  le  premier  sur  le  champ  de  ba- 
taille. Viinité  n'est  donc  pas  rigoureusement  observée  dans 
l'Iliade  ;  car,  le  sujet  des  six  derniers  livres  est  postérieur  à 
la  réconciliation  des  deux  héros  (1). 

Les  acteurs  du  poème,  soit  hommes,  soit  dieux,  sont  peints 
avec  un  art,  une  précision  et  une  variété  admirable.  Chacun 
reçoit  du  pinceau  du  poète  une  physionomie  et  un  caractère 
particulier.  Les  dieux,  à  qui  il  fait  jouer  de  grands  rôles  dans 
son  poème,  peuvent  nous  paraître  manquer  quelquefois  de 
dignité,  mais  il  les  représente  tels  qu'on  les  croyait  alors. 
Et  si  ses  héros  nous  semblent  quelquefois  grossiers,  sau- 
vages et  cruels,  c'est  qu'il  les  dépeint  tels  qu'ils  étaient. 

Achille  est  le  héros  du  poème.  C'est  un  caractère  impé- 
tueux, colère,  arrogant  et  opiniâtre,  mais,  en  môme  temps, 

(1)  Les  critiques  s'épuisent  à  chercher  un  moyen  tie  mettre  de  l'unité  dans  l'Iliade.  Les 
uns  prétendent  que  le  sujet  de  cette  épopée  n'est  pas  la  colère  d'Achille,  mais  la  satisfaction 
que  donne  Jupiter  à  son  pelit-flls  offensé  par  le  elief  des  Grecs  De  cette  sorte  on  peut 
justiller  les  six  derniers  chants.  Mais,  comment  concilier  cette  opinion  avec  l'exposition 
du  poème!  Les  autres  disent  qu'Homère  chante  non  seulement  la  colère  d'Achille  contre 
Agamemnon,  mais  aussi  sa  colère  contre  les  Troyens  par  suite  de  la  mort  de  Patrocle. 
En  ce  cas,  Homère  chante  deux  actions. —  *  Il  nous  semble  que,  dans  toutes  ces  discussions, 
on  oublie  un  peu  qu'Homère  n'a  jamais  écrit  ses  poèmes,  qui  sont  antérieurs  à  l'invention 
de  l'écriture  ;  que  ses  vers  n'ont  été  conservés  d'abord  et  pendant  longtemps  que  par  la 
mémoire  ;  que  le  premier  écri  vain  connu  qui  parle  d'Homère,  est  Hérodote,  né  cinq  cents 
ans  après  lui;  et,  enfin,  que  l'Iliade  et  l'Odyssée  ont  été  arrangées  et  divisées  en  24  chants, 
par  Aristarque,  huit  siècles  après  leur  origine.  Tout  sera  dit  si  on  admet ,  avec  la  critique 
moderne,  la  distinction  entre  les  épopées  naturelles  ou  spontanées,  et  les  épopées  artip- 
cielles  ou  d'imitation.  Voir  p.  241. 


-     :258     - 

brave,  noble  et  généreux.  Il  éclipse  par  sa  valeur  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  distingué  parmi  les  héros  de  l'Iliade.  *  Cependant 
les  affections  du  lecteur  sont  pour  Hector. 

On  ne  peut  se  lasser  d'admirer  l'extrême  fécondité  d'Ho- 
mère, l'art  avec  lequel  il  a  su  varier  un  sujet  monotone  de  sa 
nature,  et  faire  croître  h  chaque  pas  l'intérêt. 

Le  style  d'Homère  est  aisé,  naturel,  simple,  animé  et  vi- 
goureux; sa  narration  est  généralement  concise;  peut-être 
emploie-t-il  trop  constamment  le  dialogue  :  les  combats  sont 
supérieurement  bien  décrits  (1).  C'est  en  quoi  Virgile  ne  peut 
pas  lui  être  comparé  :  il  est  froid  h  côté  d'Homère.  Le  grand 
mérite  d'Homère,  c'est,  dit  Voltaire,  d'avoir  été  un  peintre 
sublime,  et  c'est  en  cela  qu'il  surpasse  Virgile  (2). 


(1)  *  Napoléon  admirait  le  plan  des  batailles  d'Homère  comme  d'un  général  expérimenté, 
tandis  qu'il  traitait  celles  de  Virpile  de  fantaisies. 

(2)  *  Nous  citons  la  fin  de  l'épisode  des  adieux  d'Hector  et  d'Andromaque,  au  sixième 
chant  de  l'Iliade  (466-502),  d'après  la  traduction  littérale  qu'en  a  faite  F.  CoUombet,  et  à 
laquelle  il  a  laissé,  dit-il,  "  sa  rudesse  antique,  ses  idiotismes,  ses  répétitions  pleines 
d'elfet,  ses  épithètes  caractéristiques,  si  soigneusement  évitées  par  les  traducteurs,  chez 
qui  les  nuances  helléniques,  orientales,  primitives,  ont  fait  place  à  des  couleurs  modernes, 
recherchées  et  septentrionales.  " 

Hector  va  combattre  ;  Andromaque  est  saisie  de  terreur  ;  elle  le  supplie  de  ne  pas  se 
précipiter  dans  les  périls.  Son  cœur  est  défaillant;  le  guerrier  s'efforce  de  la  rassurer. 

Ainsi  parlant,  l'éclatant  Hector  tendit  les  bras  vers  son  fils  ; 
Mais,  sur  le  sein  de  sa  nourrice  à  la  belle  ceinture ,  l'enfant  , 

Se  rejeta  en  criant,  effrayé  à  l'aspect  d'un  père  chéri. 
Redoutant  l'airain  et  le  cimier,  à  la  crinière  de  cheval. 
Qu'il  voyait  se  balancer  teriible  au  sommet  du  casque. 
Le  père  bien-aimé  se  pi  it  ù  sourire,  et  de  même  la  noble  mère. 
Aussitôt,  l'éclatant  Hector  ùte  son  casque  de  sa  tête. 
Le  dépose  fout  étincelant  s>ir  le  sol  ; 

Puis,  lorsqu'il  a  embrassé  son  (ils  chéri,  et  qu'il  l'a  balancé  dans  ses  mains, 
n  dit,  en  implorant  Zeus  et  les  autres  dieux  : 
"  Zeus,  et  vous  encore  autres  dieux,  accordez-moi  que  ce  fils, 
"  Mon  enfant,  devienne,  comme  moi,  l'honneur  des  Troyens  ; 
"  Qu'il  soit  un  héros  fort,  et  règne  puissamment  sur  Ilion, 
"  Et  qu'un  jour  on  dise  :  Certes,  celui-i  i  est  encore  plus  brave  que  son  père, 
"  En  le  voyant  raveiàr  du  combat.  Qu'il  en  rapporte  les  dépouilles  sanglantes, 
■  Après  avoir  tué  le  guerrier  ennemi,  et  que  sa  mère  se  réjouisse  dans  son  cœur.  ■< 

.Vinsi  parlant,  il  déposa  entre  les  mains  de  son  épouse  chérie 
Son  enfant  ;  elle  le  regut  sur  son  sein  parfumé, 
Kt  sourit  en  pleurant.  Son  époux  est  ému  de  litié  en  la  regardant  ; 
De  la  main,  il  la  caresse,  lui  adresse  la  parole  et  lui  dit  : 
"  Chère  épouse),  ne  vas  pas  l'attrister  avec  excès  dans  ton  cœur, 


—     23!)     - 

Cependant  Homère  a  aussi  ses  défauts  :  ses  répétitions 
nombreuses  déplaisent,  ses  harangues  nous  paraissent  par- 
fois trop  longues,  ses  descriptions  trop  détaillées,  et  ses  com- 
paraisons, en  général  très-belles,  sont  trop  multipliées  et 
manquent  quelquefois  de  dignité,  de  justesse  et  de  variété. 
Quelques-unes  de  ses  peintures,  comme  celle  qui  représente 
un  fleuve  sortant  de  son  lit  pour  suivre  un  homme,  et  Vulcain 
accourant  tout  enflammé  pour  le  forcer  ii  rentrer  dans  ses 
rives,  pourraient  nous  paraître  ridicules.  Cependant  il  se  peut 
que  la  plupart  de  ces  défauts  doivent  être  uniquement  attri- 
bués au  goût  et  aux  mœurs  du  siècle  d'Homère,  trop  peu 
connus  de  nous.  D'ailleurs,  comme  le  dit  très-bien  Adolphe 
Schlégel,  il  vaut  mieux  être  trop  indulgent  envers  les  grands 
poètes  que  d'être  injuste  à  leur  égard  (1). 

La  grande  morale  de  l'Iliade  consiste  à  montrer  les  suites 
funestes  de  la  discorde,  quand  elle  éclate  entre  des  princes 
confédérés. 

Pour  connaître  l'estime  que  les  anciens  avaient  pour  Ho- 
mère, il  suffit  de  savoir  que  Lycurgue  l'honora  comme  un 
législateur;  Alexandre  le  Grand,  comme  le  maître  le  plus 


"  Car  nul  homme  ne  saurait,  contre  le  destin,  me  précipiter  chez  Adés  ; 

«  Et  je  dis  que  nul  d'entre  les  mortels  n'u  échappé  à  la  destinée, 

"  Illustre  ou  obscur,  une  fols  qu'il  était  né. 

"  Retourne  donc  à  ta  demeure,  soigne  tes  occupations, 

v  La  toile,  le  fuseau,  et  ordonne  aux  suivantes 

■'  De  se  mettre  à  leur  ouvrage  ;  la  guerre  sera  le  souci  de  tous 

«  Les  hommes  qui  sont  nés  dans  l'Ilion,  de  moi  surtout.  " 
Ayant  ainsi  parlé,  l'illustre  Hector  prit  son  casque 

A  crinière  de  cheval,  et  son  épouse  chérie  s'en  alla  il  la  maison. 

Regardant  souvent  derrière  elle,  en  versant  des  larmes  abondantes. 

lîientot  elle  arriva  à  la  riche  demeure 

De  l'exterminateur  Hector  ;  elle  trouva  là-dedans  de  nombreuses 

Suivantes,  et  excita  chez  toutes  des  gémissements  ; 

Klies  pleuraient  dans  sa  maison  Hector  vivant  encore. 

Car  elles  ne  pensaient  pas  qu'il  dût  revenir 

Du  combat,  échappant  à  la  valeur  et  aux  mains  des  Achéens.  « 
;1)  Du  men-ciVenx  en  poésie.  —  Le  célèbre  critique  allemand  Hcrder  a  mis  au  jour  des 
idées  irès-judlcieuses  sur  ce  que  nous  sommes  tentés  d'envisager  comme  des  défauts  dans 
Homère.  Voyez  dans  ses  Kiitmclte  'WoMcr,  Ziceytes  ^\'(':idrlit'i>. 


—      2^0      - 

liabilc  de  l'art  miliiaire;  Eschiiie  et  Démostlièties,  comme  le 
plus  grand  orateur;  Piiidare,  Moschus  et  Virgile,  comme  le 
plus  grand  poète  (i). 

L'Odyssée.  —  Le  sujet  de  VOdyssée  est  le  Relour  d'I'Iysse  à 
Ithaque.  Ce  poème  suffirait,  s'il  n'existait  pas  d'Iliade,  pour 
immortaliser  Homère.  Comme  l'Iliade,  l'Odyssée  est  souve- 
rainement intéressante  par  la  distribution  du  poème,  par 
l'exécution  du  plan,  par  la  narration,  par  les  caractères,  par 
les  images  et  par  les  descriptions.  On  dit  ordinairement  que 
l'Odyssée  est  inférieure  h  l'Iliade,  et  on  croit  trouver  la  raison 
de  cette  infériorité  dans  la  viellesse  d'Homère  et  l'affaiblisse- 
ment de  son  génie.  Ne  faudrait-il  pas  plutôt  la  chercher  dans 
le  sujet  même,  et  dans  le  but  que  se  proposait  l'auteur?  Dans 
l'Odyssée,  Homère  peint  la  vie  privée,  domestique,  avec  ses 
divers  accidents.  Dans  l'Iliade,  au  contraire,  il  peint  des  évé- 
nements, des  personnages  publics.  Par  là  même,  le  ton  de 
l'Odyssée  ne  peut  être  aussi  élevé  que  celui  de  l'Iliade,  ne 
peut  avoir  le  même  éclat  ni  la  même  vigueur.  Pour  bien 
apprécier  l'Odyssée,  il  faudrait  n'avoir  pas  été  ébloui  par  les 
beautés  de  l'Iliade.  Du  reste,  le  sujet  de  l'Odyssée  est  plus 
attrayant,  peut-être,  plus  varié  que  celui  de  l'Iliade;  l'unité 
d'action  y  est  mieux  observée  ;  jamais  on  ne  perd  un  instant 
de  vue  Ulysse,  le  héros  du  poème.  L'Odyssée  contient  beau- 
coup d'histoires  intéressantes  et  d'aventures  merveilleuses, 
de  charmantes  peintures  de  mœurs  et  de  paysages,  des 
images  touchantes  d'hospitalité  et  d'amitié;  enfin,  elle  res- 
pire partout  la  raison  et  la  vertu.  C'est  un  véritable  tableau 
de  la  vie  humaine,  qui  doit  nous  apprendre  combien  il  faut  à 
l'homme  de  courage  et  de  prudence  pour  surmonter  les  ob- 


(1)  «Est  eniin  mirabile,  Homerum  leguin  ao  reipublicai  interpretem  Lycurgo,  oratcrem 
^[îischini  et  Deniostlieni,  bellatorem  Alexandre,  poêtam  VirglUo,  Pindaro  et  Moscho  pro- 
liatuin  esse.  »  Clodius  super  Quint.  Judicio  de  Homero. 


—     2il      — 

Stades  qui  s'opposent  à  sou  bonheur,  et  pour  éviter  les  écueils 
dont  il  est  entouré  (1).  Cependant,  malgré  la  douceur  et  les 
charmes  d'un  style  toujours  soutenu,  les  douze  derniers 
chants  du  poème  languissent,  et  manquent  trop  souvent 
d'intérêt  (2). 

'  REMARQUE   IMPORTANTE. 

'  L'étude  moderne  de  la  lilléralure  a  été  amenée  à  établir 
une  dislinclion  enlre  les  épopées  naturelles  ou  antéhisloriques  el 
les  épopées  artificielles  ou  d'imilalion.  Les  premières  ont  été 
conçues  en  dehors  de  toute  pensée  litléraire,  et  échappent  à 
toute  application  des  règles  de  l'art.  Les  chantres  de  ces  poé- 
sies, presque  toujours  inconnus,  n'ont  pas  inventé  les  éléments 
de  leurs  compositions;  ils  ne  sont  que  des  metteurs  en  œuvre 
des  données  du  génie,  des  moeurs,  des  annales,  des  croyances, 
des  traditions  de  tout  un  peuple.  Dérivées  de  la  poésie  lyrique, 
ces  épopées  ont  été  transmises  par  des  poètes  chanteurs,  aèdes 
grecs,  trouvères  français,  scaldes  Scandinaves,  bardes  gaéliques,  ro~ 
manceros  espagnols,  minnesing ers  allemands  et  flamands,  etc. 

On  place  dans  cette  catégorie  d'épopées  d'abord,  VIliade  et 
YOdijssée,  le  Muhâbhârata,  épopée  en  langue  sanscrite  attribuée 
à  Vyasa  au  X^  siècle  avant  J.-G.  —  le  Ràmùgana,  grande  épo- 

!l)  Hor.  Ep.  I,  2. 

(2)  •  Reste  à,  dire  un  mot  des  poètes  cycliques  [y.W.AOÇ,  cercle),  poètes  postérieurs  à. 
Homère,  et  dont  les  ouvrages  embrassent,  pour  ainsi  dire,  dans  un  cercle  l'histoire  de  tous 
les  faits  qui  se  rapportent  à  Troie.  Ils  entreprirent  ainsi  de  compléter  l'Iliade.  S'ils  ont 
réussi  à  imiter  jusqu'à  l'illusion  la  langue  du  vieux  poète,  ils  n'ont  pas  su  inspirer  leurs 
vers  de  son  génie. 

Parmi  lesjyoétes  cycliques,  les  uns  ne  nous  ont  laissé  que  des  fragments  (imprimés  h  la 
suite  de  VHomàre  de  Wolf),  tels  que  Arclinus  de  Millet ,  auteur  de  VAel/ii02)is  et  du  Sw: 
(le  Troie;  —  Eumélus  de  Corinthe,  auteur  de  la  Titanomachie,  de  VEuro}ne  et  d'un 
poème  sur  Coritilhe;  —  Stasimis  de  Cypre,  auteur  de  \'Épopi'-e  njpriaque,  en  12  chants, 
depuis  les  noces  de  Thétis  jusqu'au  commencement  de  l'UiiuXe;  —  Leschês  de  Lesbos, 
auteur  de  la  Petite  Iliade ,  depuis  le  combat  pour  les  armes  d'Achille  jusqu'à  la  prise  de 
Troie;  —  Eugamnon  de  Cyrène,  auteur  d'une  Télé'jonie  ou  histoire  d'Ulysse  jusqu'à  son 
retour  à  Ithaque;  —  Hégias  de  Trèzène,  auteur  du  Retour  des  héros  grecs,  vainqueurs 
d'Ilion  ;  —  auxquels  on  ajoute  Stésichore  d'Himàre  et  Chccrilus  de  Samos. 

Les  autres  lioétes  cycliques  dont  les  œuvres  ont  été  réunies  par  les  grammairiens 
d'Alexandrie,  sous  le  nom  de  Cycle  épique,  comme  les  plus  classiques,  sont,  après  Homère 
et  Hésiode,  Pisandre  de  Camiros,  dans  l'Ile  de  Rhodes,  auteur  d'une  Héracléide  sur  les 
douze  travaux  d'Hercule;  —  Panyasis  d'HaUcarnasse,  oncle  d'Hérodote,  auteur  d'une 
Héracléide  en  douze  chants,  dont  Quintilien  faisait  grand  cas;  Antimaque  de  Claros,  en 
lonie,  appelé  le  Coloplionien,  auteur  d'une  Thébaïdi  digne  d'Homère  par  la  force  et  la 
majesté,  au  dire  de  Plutarque. 

10 


—     212     — 

pce  de  rinde  ancienne  pai-  Valmiki,  IX«  siècle  après  J.-C.  —  les 
Nibelungen,  l'Iliade  du  XIIIc  et  Giidriai  l'Odyssée  germanique  du 
XlIIe  siècle.  —  Puis  les  chansons  de  gestes  du  moyen-âge 
comme  la  Chanson  de  Roland,  et  les  poèmes  légendaires  des 
différents  peuples  de  l'Europe. 

Eminemment  populaires,  ces  épopées  exerçaient  une  influence 
considérable,  indépendante  de  la  valeur  littéraire,  tandis  que 
l'épopée  artificielle,  œuvre  d'art  avant  tout,  ne  peut  être  appré. 
ciée  que  par  des  esprits  cultivés. 

Les  épopées  artificielles  dues  à  des  poètes  qui  ont  vécu  dans 
des  époques  savantes,  où  l'histoire  existait,  n'admettent,  comme 
des  œuvres  de  premier  ordre,  qu'un  petit  nombre  de  productions 
restées  classiques  dans  chaque  littérature  ;  ce  sont  :  L'Enéide 
de  Virgile,  la  Pliarsale  de  Lucain,  la  Tliébaklc  de  Stace,  la  Dà-ine 
comédie  de  Dante,  la  Jérusalem  délivrée  du  Tasse,  les  Lusiades  de 
Camoëns,  le  Paradis  perd»  de  Milton,  \^  Henriade  de  Voltaire,  la 
Messiade  de  Klopstock.  —  A  un  rang  inférieur  se  présentent 
chez  toutes  les  nations  une  foule  de  poèmes  épiques,  dont  nous 
parlerons  ailleurs. 

Poètes  épiques  latins. 

£'nut!(s(240  av.  J.-G.)  :  les  Annales  du  peuple  romain.  —  Névius 
(238  av.  J.-C.)  :  la  Première  Guerre  punique.  —  Yalérius  Flacons 
(89  av.  J.-C.)  :  Expédition  des  Argonautes,  en  8  livres.  Une  dic- 
tion noble,  élégante  et  une  grande  érudition  distinguent  ce 
poème,  qui  ne  manque  pas  de  chaleur  et  de  verve.  —  Stace 
(61-90  ap.  J.-C.)  :  la  Thébaïde  ou  la  guerre  entre  Etéocle  et  Polynicc, 
en  12  livres;  VAchilléide,  en  deux  livres,  ouvrage  inachevé.  On 
rencontre  dans  ces  deux  productions  des  endroits  magnifiques, 
d'autres  qui  sont  outrés.  En  général,  l'art  s'y  fait  trop  voir.  — 
Silius  Italiens  {2b-i00  ap.  J.-C.)  :  la  Deuxième  Guerre  punique,  en 
17  livres.  Un  style  élégant  et  pur,  des  idées  fortes,  tel  est  le 
mérite  de  cette  épopée,  à  laquelle  on  peut  reprocher  de  Man- 
quer de  génie  et  d'énergie.  —  Claudioi  (305  après  J.-C.)  :  l'En- 
lèvement de  Proserpine:  Une  diction  correcte,  des  vers  coulants, 
des  traits  de  génie,  une  grande  force  d'esprit,  voilà  ce  qui  dis- 
tingue ce  poème.  Cependant  Claudien  ne  se  soutient  pas,  il  est 
quelquefois  enflé  ;  d'autres  fois,  il  est  bas  et  faible. 

*  St  Avitus,  archevêque  de  Vienne  (Dauphiné),  auteur  de  5  pe- 
tits poèmes  sacrés,  en  vers  hexamètres  :  la  Création,  la  Chute 


—     243     - 

et  la  Punition  (VAdam,  le  Déluge,  le  Passage  de  la  mev  Rouge.  Les 
trois  premiers  forment  une  sorte  d'ensemble  qu'on  peut  appe- 
ler le  Paradis  perdu.  M.  Guizot  a  trouvé  des  ressemblances 
frappantes,  jusque  dans  quelques-uns  des  plus  importants  dé- 
tails, entre  ce  poème  et  celui  de  Milion.  St  Avitus  est  mort 
en  525. 

*  Sannazar,  né  à  Naples  (1458-1  oSO),  mit  vingt  ans  à  écrire 
un  court  poème  en  trois  chants  sur  la  Naissance  de  J.-Ch.  [de 
Partu  VirgiuisJ.  Ses  vers  sont  beaux  et  dignes  de  Virgile,  mais 
le  mélange  de  la  ]Mythologie  avec  l'Evangile  nous  rend  le  poème 
insupportable. 

*  Vida,  né  h  Crémone  (1490)  et  mort  évéque  d'Allje  (15GG), 
écrivit,  à  la  demande  du  Pape,  un  poème  en  six  chants,  la 
Christiade,  qui  est  calqué  sur  l'Enéide.  Les  vers  sont  bien  frap- 
pés. 3Iais  la  longueur  des  discours  et  les  expressions  emprun- 
tées c\  la  Mythologie  déparent  ce  poème. 

Nous  parlerons  ailleurs  de  ses  poésies  didactiques. 

*  Mentionnons  ici  le  poème  épique  sur  l'établissement  du 
ChiMstianisme  au  Japon,  i:omposé  en  vers  latins  par  notre  com- 
patriote Simon  Franck,  prèlre,  né  à  Jemeppe,  près  de  Liège 
(1741),  mort  d'une  maladie  contagieuse  (177'2),  contractée  en 
visitant  les  malades.  Plusieurs  de  ses  poésies  ont  été  insérées 
dans  les  Muscc  Leodienses  (2  vol.j  1761),  entre  autres  une  ode 
remarquable  In  impies  sœculi  nos  tri  scriptorcs. 

Tous  ces  poètes  épiques  latins  sont  éclipsés  par  Lucain  et 
Virgile. 

Lueain(39-Gô  après  J.-G.)  (1)  :  la  Pltarsale  ou  le  Triomphe  de 
César  sur  la  guerre  civile.  Ce  poème,  que  l'auteur,  enlevé  par  une 
mort  prématurée,  n'a  pu  achever,  roule  sur  un  sujet  grand  et 
de  nature  à  intéresser  les  Romains.  L'unité  d'action,  dans  ce 
qui  nous  en  est  resté,  est  bien  observée.  Les  caractères  sont, 
en  général,   tracés  d'une  manière  forte  et  vigoureuse  ;   mais 

(1)  "  il/.  A?inœus  Lucain  naquit  à  Cordoue  et  fut  amené  à  Rome,  dos  l'âge  de  8  mois, 
auprès  de  son  oncle  Séuèiiue.  Enfant  de  riclie  famille,  il  fit  un  voyage  en  Grrce  pour 
achever  son  éducation.  A  son  retour,  il  fut  comble  d'iionneurs  par  l'empereur  Néron,  dont 
il  devint  l'apologiste.  Mais,  ayant  eu  le  malheur  de  l'emporter  dans  les  luttes  poétiques 
sur  sou  émule  impérial,  il  en  fut  persécuté.  Lucain,  pour  se  venger,  entra  dans  la  conspi- 
ration de  Pison,  fut  découvert  et  condamné  à  choisir  sou  propre  supplice.  H  se  fit  ouvrir 
les  veines,  et  mourut  âgé  à  peine  de  vingt-six  ans.  C'est  de  quoi  il  faut  se  souvenir  en 
jugeant  son  poème.  La  postérité  lui  reproche  deux  insignes  bassesses  :  il  déifia  Néron,  et 
fut  le  dénonciateur  de  sa  propre  mère  auprès  du  tyran. 


-    m    - 

l'oiii{)ée,  le  héros  du  poème,  est  toujours  éclipsé  par  la  supé- 
riorité des  talents  de  César.  Plusieurs  descriptions  sont  pleines 
de  feu,  d'autres  outrées  et  boursoufflées  ;  les  discours  sont 
longs,  froids,  monotones  et  affectés.  L'érudition  et  l'esprit  y 
remplacent  souvent  l'enthousiasme  et  la  variété.  La  narration 
de  Lucain  est  sèche  et  dure;  l'absence  du  merveilleux,  impos- 
sible à  cause  du  choix  d'une  action  trop  récente,  laisse  un 
grand  vide  dans  son  poème.  En  général,  Lucain  a  de  la  verve 
poétique,  mais  il  n'a  ni  le  jugement  assez  juste,  ni  le  goût  o.ssez 
pur. 

Virgile  (70-19  av.  J.-C.)  (1),  auteur  de  l'Enéide,  dont  le  sujet 
est  Y  Etablissement  d'Enée,  prince  troijen,  en  Italie.  Celte  action 
a  toutes  les  qualités  requises  pour  être  digne  de  l'épopée.  Elle 
est  grande  en  elle-même,  puisqu'il  ne  s'agit  de  rien  moins  que 
d'aller,  à  travers  mille  dangers,  fonder  un  nouveau  peuple  ; 
elle  est  grande  dans  ses  suites,  puisqu'elle  enfante  les  Césars 
et  donne  naissance  ii  l'empire  romain.  Elle  est  intéressante  : 
quel  Romain,  en  etfet,  n'y  lira  pas  avec  plaisir  le  commen- 
cement de  la  puissance,  de  la  grandeur  et  de  la  gloire  de 
sa  nation?  L'unité  est  parfaitement  observée  dans  l'Enéide; 
mais  les  caractères,  loin  d'être  suffisamment  développés,  y 
sont  il  peine  indiqués.  Enée  lui-même,  le  héros  du  poème, 
inspire  un  trop  faible  intérêt.  Il  est  pieux,  vaillant;  mais  il 
donne  trop  peu  de  preuves  de  sa  vaillance,  et  sa  conduite 
envers  Didon,  n'est  pas  à  l'abri  de  justes  reproches.  Les  ca- 


{!)  '  P.  Virr/Ue  naquit  an  village  d'Amies,  près  de  Mantoue,  fut  élevé  A  Crémone  et  à 
Naples,  et  étudia  à  fond  les  lettres  grecques.  Grâce  à  sou  talent  poétique,  les  biens  de  son 
père  échappèrent  à  la  confiscation  fuite  en  faveur  des  soldats  des  triumvirs  (43  av.  J.-Ch  )• 
Il  composa  d'abord  les  Églogues,  puis  les  Géorglques ,  enfin  VÈnéldP,  à  laquelle  il  travailla 
pendant  12  ans,  sans  pouvoir  l'achever.  Ces  cliefs-d'ceuvre  lui  méritèrent  la  protection  de 
Pollion,  de  Mécène  et  les  bienfaits  d'Au-rusle.  Octavie,  la  sreur  de  cet  empereur,  lui  fit 
compter  dix  grand.s  sesterces  pour  chaque  vers  de  l'éloge  de  Marcollus,  sou  fils  (6*  liv.  de 
ri-;néide),  environ  r)?,iXU  francs.  En  revenant  avec  Auguste  d'un  voyage  en  Grèce,  Virgile 
tomba  malade  à  Mégare,  et  mourut  en  abordant  à  Brindes,  dans  sa  52*  année.  Son  corps 
fut  transporté  sur  le  fleuve  du  Pausilippe,  près  de  Naples.  n  ordonna  par  testament  de 
jeter  au  feu  sou  Éni^ide.  L'empereur  s'y  opposa.  Virgile  était  l'ami  intime  de  ^■arius  et 
d'Horace.  Ses  contemporains  vantent  sa  droiture  et  la  pureté  de  ses  mœurs.  La  qualit>" 
qui  domine  en  lui  comme  poète,  c'est  la  .sensibilité. 


—     -^  i  ;> 


ractères  les  mieux  dessinés  sont  Didon  cl  Tunnis.  Les  épisodes 
sont  bien  liés  au  sujet.  Les  batailles  de  Virgile  sont  inl'é- 
rieures  en  chaleur  h  celles  d'Homère;  mais,  dans  la  descente 
d'Enée  aux  enfers  (liv.  VI),  Virgile  surpasse  à  son  tour  l'au- 
teur de  l'Odyssée.  En  résumé,  Homère  a  un  génie  plus  élevé 
et  plus  fécond;  il  a  su  répandre  presque  autant  de  variété 
dans  un  événement  de  quelques  jours,  que  Virgile  dans  les 
événements  de  plusieurs  mois.  Homère  est  plus  hardi,  a  plus 
de  naturel,  plus  de  facilité,  plus  de  force,  de  sublime,  mais 
aussi  plus  d'irrégularités  et  plus  de  négligences;  Virgile  est 
moins  entraînant,  mais  plus  doux,  plus  tendre,  plus  correct, 
plus  élégant  et  plus  fleuri.  Homère  a  pour  lui  la  force  de  l'in- 
vention, le  ^f'/i/t?;  Virgile,  la  beauté  du  fini,  l'arf.  Virgile  a 
constamment  les  regards  fixés  sur  Homère,  son  modèle,  que, 
(]uelquefois,  il  imite  moins  qu'il  ne  le  traduit.  L'Enéide  est- 
elle  inférieure  ou  égale  h  l'Iliade?  Adliuc  sub  Judice  Us  est  {\\. 

C'est  peut-être  le  lieu  de  dire  iin  mot  des  CoUons,  t;enre  de 
poésie  lié  d'un  excès  d'admiration  et  de  respect  pour  les  vers 
d'Homère  et  de  Virgile.  Le  mot  dérive  du  latin  ccnto,  en  grec 
•/.Évrpcov,  et  signifie  proprement,  dans  ces  deux  langues,  une 
couverture,  un  habit  faits  de  divers  morceaux  d'étoffe,  pour  la 
confection  desciuels  il  a  fallu  beaucoup  de  point  d'aiguilles 
(y.iv-oo-j,  aiguille).  De  là,  il  a  servi  pour  désigner  un  ouvrage 
de  poésie  composé  de  vers  pris  dans  plusieurs  auteurs,  et 
presque  toujours  d'Homère  ou  de  Virgile.  11  parait  que  le  poêle 
latin  Ausotie  (né  à  Bordeaux,  en  309,  mort  vers  394)  en  a  fourni 
l'idée  par  son  Cenlo  yiuplialis,  poème  assez  licencieux,  entière- 
ment composé  de  vers  et  d'iiômisticlies  de  Virgile.  Ce  sont 
principalement  les  Livres  saints  qu'on  a  cru  dignes  d'èlre  ren- 
dus par  les  vers  des  deux  princes  des  poètes  anciens.  Ainsi, 
Probu  Falcovia^  poétesse  chrétienne  du  4c  siècle,  épouse  du 
proconsul  Adel/hm,  a  composé  (vers  379)  un  Centon  de  Virgile 
qui  forme  une  Histoire  de  VAncicn  el  du  Nouveau  Testament.  De 

(i;  Voyez  sur  tous  ces auteiirs  et  leurs  ouvr?ges  W'iylingh,  Historiu  liU.  Grœc.  el  Rom., 
Malines,  et  S:hœll,  Histoire  abr^^gé  de  la  liUh-altire  romaine.  Paiis  1815, 1. 1  et  II. 


-      2i6     — 

même  Eudoxie  (j  4G0),  appelée  Atliéiunti  avant  sa  conversion, 
fille  du  philosophe  païen  Léontius  et  femme  de  Théodose  II, 
empereur  d'Orient,  a  fait  des  Cento»s  d'Homère  sur  la  Vie  deJ.-C, 
composés  de  vers  de  VlUade  et  de  VOdyssée.  11  est  vrai  que 
d'autres  attribuent  cet  ouvrage  à  Pelage  Patrice,  qui  vécut  sous 
l'empereur  Zenon  (vers  470).  Etienne  de  Pleurre,  chanoine  de 
St  Victor,  a  également  composé,  en  Centons  de  Virgile,  une  Vie 
deJ.-Ch.  et, les  Actes  des  premiers  martyrs.  Presque  toutes  ces 
pièces  n'ont  d'autre  mérite  que  celui  de  la  mémoire  et  de  la 
patience  (1). 

POÈTES    ÉPIQUES    MODERNES. 

Chez  les  Italiens  : 

Dante  AUghieri  {126o-1321),  qui  est  regardé  avec  raison 
comme  le  père  de  la  poésie  italienne.  Il  écrivit  un  grand 
poème  sous  le  nom  de  divina  comedia,  composé  de  cent  chants 
et  de  trois  actes  ou  récits  :  YEnfer,  le  Purgatoire  et  le  Paradis. 
Ce  poème,  tout  en  nous  montrant  un  génie  fécond,  une  éru- 
dition immense,  une  imagination  vive,  vaste  et  riche,  de 
grandes  beautés  poétiques,  des  morceaux  brillants  et  pathé- 
tiques, est  hérissé  de  réflexions  scolastiques,  astrologiques 
et  Ihéologiques,  ce  qui  le  rend  souvent  obscur  et  ennuyeux  ; 
il  manque  d'ailleurs  d'ordre  et  de  naturel.  Le  grotesque  rap- 
proché du  terrible,  les  idées  chrétiennes  mêlées  aux  idées 


(1)  *  Voici  un  extrait  du  dernier  ouvrage  cité  : 

Trahison  de  Judas. 
Aen. 
VI,  C21.   Vendiilit  hic  auro  patriani,  doniinunique  poteuteni.- 

V.  130.     Constituit  signum,  —  et  sœvo  sic  pectoi-e  latur  :  XTI,  SSS. 

Cmn  dabit  aniplexus,  atque  oscula  dulcia  figet, 
H,  Xll.    Pestinate  viri  —  coUo  dare  bracliia  circuin.  VI,  ~M. 
IV,  136.    Tandem  progrcditur  magna  stipaute  catfirva 
X  [1,278.  Pars  gladio  stringunt  manibus,  etc. 

Vient  ensuite  le  di'sespoir  de  Jiidaa  : 
XII,  603.  Et  nodum  informis  letlii  trabe  nectit  ab  alla: 

VI,  49.      Et  rabie  fera  corda  tument;  et  spiritus  cris        Georg.  H',  3(W. 
Oeorg.  IV,  301.  Multa  reluctanti  ob,struitur,  —  colloiiue  pependit.    Aen.  I,  719. 

On  peut  voir  aussi  un  écliantillou  de  plus  de  CO  vers  grecs  des  Centons  U'Hoitwresuv  la 
Vie  de  J.-Cft.  dans  les  Annales  de pJnlosophie  chrHienne,  1. 18,  p.  52. 


—     247     - 

païennes,  prouvent  que  l'auteur  n'a  pas  connu  les  règles  du 
bon  goût.  La  narration  est  trop  sèche,  trop  didactique  ;  le 
dialogue  perpétuel  fatigue.  On  peut  envisager  la  divine  comé- 
die comme  un  voyage  poélico-théologique  h.  travers  l'enfer,  le 
purgatoire  et  le  paradis.  Le  but  du  poème  est  de  montrer  le 
malheur  de  l'homme  séparé  de  son  Dieu  par  le  péché,  les 
châtiments  qui  suivirent  cette  séparation,  l'expiation  de  ces 
peines,  la  réconciliation  avec  Dieu  et  l'état  des  bienheureux. 
Il  est  difficile  de  dire  h  quel  genre  de  poésie  appartient  pro- 
prement cette  production,  si  c'est  au  genre  épique,  ou  au 
genre  didactique,  ou  à  l'un  et  l'autre  à  la  fois. 

*  Dante  Alighieri,  né  à  Florence  (1265),  fut  non  seulement 
grand  savant  et  grand  poète,  mais  encore  vaillant  soldat  et 
ardent  patriote.  Guelfe  de  cœur,  il  devint  un  des  magistrats 
suprêmes  de  Florence.  Mais  la  division  s'étant  mise  entre  les 
citoyens,  il  fut  exilé  de  sa  patrie.  Il  erra  depuis  de  ville  en  ville, 
luttant  contre  la  misère,  et  mourut  à  Ravenne  (132i).  Sa  divine 
Comédie  est  le  premier  poème  qui  ait  été  écrit  en  langue  ita- 
lienne; jusque-là,  on  n'avait  écrit  qu'en  latin.  Il  est  divisé  en 
tercets  ou  rimes  triplées. 

Le  Trissin  (1478-1550).  Il  composa  un  poème  épique,  en 
27  chants,  dont  le  sujet  est  Vltalie  délivrée  des  Goths  par  Béli- 
saire,  sous  l'empire  de  Justinien.  C'est  le  premier  poème  épique 
moderne  régulier  travaillé  sur  le  plan  des  anciens.  On  y  retrouve 
du  génie,  un  style  pur,  une  narration  simple,  mais  les  carac- 
tères sont  peu  marqués  ;  on  ne  connaît  les  personnages  que 
parleurs  meubles  et  leurs  habillements;  les  détails  sont  trop 
longs,  souvent  bas  et  insipides,  et  le  récit  languit  quelquefois. 
*  On  lui  reproche  avec  raison  d'avoir  souillé  son  iG«  chant  de 
violentes  déclamations  contre  les  papes,  et  d'oflrir  ailleurs  des 
tableaux  qui  offensent  la  pudeur. 

Le  Tasse  (lo44-lo9o),  le  plus  grand  des  poètes  épiques  ita- 
liens. Il  composa  un  poème  épique,  en  20  chants,  dont  le 
sujet  est  la  Délivrance  de  Jérusalem  du  joug  des  Infidèles,  par  les 
forces  combinées  de  la  chrétienté.  C'est  la  première  épopée  des 


—     248     - 

temps  modernes.  Le  sujet  en  est  grand,  héroïque,  intéressant 
et  bien  conduit.  On  y  trouve  une  grande  richesse  d'invention, 
beaucoup  de  variété  et,  cependant,  la  plus  parfaite  unité.  De- 
puis le  commencement  jusqu'à  la  fin,  on  a  sans  cesse  en  vue 
la  conquête  de  Jérusalem.  Le  poème  commence  ii  l'époque  où 
les  chrétiens  réunis  devant  Jérusalem  ont  déjh  fait  tous  les 
préparatifs,  et  sont  sur  le  point  d'attaquer  la  ville  sainte. 
L'action  ne  dure  que  quelques  jours.  Tous  les  épisodes  sont 
bien  liés  au  sujet,  excepté  celui  d'Olinde  et  de  Sophronie.  Les 
caractères  sont  variés,  clairement  dessinés  et  soutenus,  en 
quoi  le  Tasse  surpasse  Virgile  et  égale  peut-être  Homère.  Le 
chef  de  l'entreprise  est  Godefroid  de  Bouillon,  caractère  pru- 
dent, brave  et  modéré.  A  proprement  parler,  le  héros  du 
poème  est  Renaud,  digne  d'être  comparé  à  Achille,  et  dont  le 
caractère  violent,  emporté,  ardent  et  héroïque,  contrebalancé 
par  la  faiblesse  que  montre  le  héros  en  se  laissant  séduire 
par  les  artifices  d'Armide,  produit  un  contraste  intéressant. 
Le  poète  fait  grand  usage  du  merveilleux,  qu'il  pousse  quel- 
quefois jusqu'à  l'invraisemblance,  comme  dans  les  fictions  de 
la  forêt  enchantée,  de  l'ermite  Pierre  conduisant  dans  une 
caverne,  au  centre  de  la  terre,  les  messagers  envoyés  à  la 
recherche  de  Renaud,  du  voyage  miraculeux  aux  Iles  fortu- 
nées. Trop  souvent  les  démons  et  les  saints  du  Christianisme 
sont  mêlés  avec  des  enchanteurs,  des  sorciers  et  des  divinités 
païennes.  Les  objets  qu'il  nous  présente  sont  toujours  grands, 
mais  quelquefois  gigantesques  et  trop  peu  vraisemblables. 
Les  descriptions  surtout  sont  belles,  mais  on  reproche  à  l'au- 
teur des  tableaux  trop  voluptueux.  Le  style  est  clair,  doux, 
concis,  soutenu,  élégant  et  toujours  d'accord  avec  les  choses  ; 
parfois,  il  échappe  à  l'auteur  une  locution  un  peu  forcée  ou 
triviale,  et  de  ces  concetti  qu'on  trouve  si  fréquemment  chez 
les  poètes  italiens.  Les  batailles  sont  animées,  mais  infé- 


—    -2i*^    - 

rieures  h  celles  d'Homère;  les  discours  sont  trop  dill'us.  Le 
Tasse  excelle  plus  dans  les  descriptions  que  dans  l'expres- 
sion des  sentiments;  sous  ce  rapport,  il  est  inférieur  à  Vir- 
gile; quand  il  veut  être  touchant,  il  est  quelquefois  apprêté 
et  sort  du  naturel.  Le  Tasse  occupe  avec  raison  le  troisième 
rang  parmi  les  poètes  épiques  (i). 

*  Torquato  Tasso,  dit  le  Tasse,  naquit,  à  Sorrente  (1544),  d'une 
lamille  noble.  Dès  l'âge  de  18  ans,  il  composa  un  poème  cheva- 
leresque, Renaud,  qui  fit  une  grande  sensation,  lorsqu'il  parut. 
Appelé  ù  la  cour  de  Ferrare  par  Alphonse  II,  il  fit  jouer  son 
drame  pastoral,  VAminta,  qui  est  resté  sans  égal,  et  termina 
en  1573  sa  Jérusalem  délivrée,  ce  poème  immortel,  entrepris  par 
un  jeune  homme  de  vingt  et  un  ans.  Son  premier  mérite,  c'est 
d'avoir  choisi  le  plus  beau  sujet  qui  pût  écliaufler  le  génie  d'un 
poète  moderne.  Ce  qui  y  domine,  c'est  l'imagination.  Il  est 
presque  toujours  faux,  quand  il  veut  faire  du  sentiment  (2).  En 
1577,  il  quitta  l)rusquement  Ferrare,  persécuté  à  cause  de  son 
amour,  vrai  ou  faux,  pour  la  sœur  du  duc,  qui,  à  son  retour 
(1579),  le  fit  retenir  pendant  sept  ans  dans  une  maison  de  fous. 
Sorti  de  là,  le  Tasse  parcourut  l'Italie,  en  proie  à  la  misère  et 
à  la  folie.  11  allait  être  couronné  à  Rome,  lorsqu'il  y  expira  (1505), 
au  couvent  de  St  Onuphre,  sur  le  Janicule.  —  Il  existe  une  édi- 
tion épurée  de  la  Jérusalem  délivrée. 

Chez  les  Portugais  : 
Camoëns  (1524-1579},  auteur  de  la  Lusiade  (3),  en  10  chants, 
dont  le  sujet  est  la  Découverte  des  Indes  Orientales  par  Vasco 
de  Gamma,  sujet  grand  et  intéressant,  surtout  pour  les  Portu- 
gais. Ce  poème  se  distingue  par  une  grande  verve  poétique, 
une  imagination  forte  et  par  des  descriptions  hardies.  Vasco 
est  le  héros  du  poème,  et  lui  seul  s'y  fait  remarquer.  Le 

(1)  Voyez  Hallo.m,  Histoire  de  la  Littérature  de  rEurope  pendant  le  15",  IG'  et  17' siècle, 
traduite  de  Tanglais  par  A.  Borghers.  Paris  1S39. 

2j  '"Homère  semble  avoir  été  particulièrement  doué  de  génie,  Virgile  de  sentiment, 
le  Tasse  d'imagination.  -  Chateaubriand,  Grnie  du  Clirixlkuiisme. 

'3)  On  Lusiadas,  les  Lusiarlas,  c'est-adire,  les  Portugais,  autrefois  appelés  Lusitcr.is, 
de  Lysus,  appelé  aussi  Lysas,  tils  et  compagnon  de  Bacchus.  Pline,  liv.  3,  chap.  I. 


—     2ti0     — 

merveilleux  y  est  extravagant  et  absurde  :  le  christianisme 
s'y  trouve  mêlé  quelquefois  avec  le  paganisme,  de  telle  sorte 
que  les  dieux  de  la  Mythologie  y  jouent  le  rôle  de  véritables 
divinités,  et  que  le  Christ  et  la  Vierge  n'y  paraissent  que 
comme  des  agents  subalternes.  Vénus,  par  exemple,  favorise 
le  dessein  des  Portugais  d'introduire  et  de  propager  dans  les 
Indes  la  vraie  foi  !  Les  détails  géographiques  et  historiques 
sont  insipides  et  fatigants.  Ces  défauts  se  trouvent  en  par- 
tie rachetés  par  un  style  pur  et  plein  de  charmes,  naturel  et 
clair,  par  une  narration  aisée  et  limpide,  par  une  versifica- 
tion coulante  et  harmonieuse. 

*  Lui:  de  Camoens,  d'une  famille  noble  mais  pauvre,  se  fit 
soldat,  et  alla  d'abord  combattre  en  Afrique,  où  il  perdit  l'œil 
droit;  ensuite,  il  partit  pour  les  Indes  Orientales,  où  il  com- 
posa son  poème.  Dans  un  naufrage  sur  les  côtes  de  la  Cochin- 
<:'hine,  il  se  sauva  à  la  nage,  tenant  d'une  main  son  manuscrit 
hors  de  l'eau.  De  retour  à  Lisbonne,  il  y  publia  son  poème  (1509), 
mais  n'obtint  aucune  des  faveurs  qu'il  devait  espérer,  et  fut 
réduit  à  vivre  d'aumônes  ;  on  croit  même  qu'il  mourut  à  l'hôpi- 
tal, h  l'âge  de  G2  ans. 

Chez  les  Espagnols  :  Don  Alonzo  de  Ercilla,  qui  composa  un 
poème  épique,  en  37  chants,  intitulé  Araiœana,  et  dont  le  sujet 
est  la  Conquête  de  l'Arauco  en  Amérique,  par  le  poète  lui-même. 
Tout  le  poème  est  plus  géographique  qu'épique  ;  il  renferme 
quelques  descriptions  riantes,  mais  il  manque  de  plan,  d'unité 
et  d'intérêt  dans  l'action,  de  feu  et  de  chaleur  dans  l'exécution, 
de  variété  dans  la  narration,  de  décence  dans  les  caractères  et 
les  fictions.  De  longues  digressions,  des  épisodes  mal  rattachés 
au  sujet,  rendent  la  lecture  de  ce  poème  fatigant.  La  diction 
est  naturelle  et  correcte. 

•  Ercilla  naqnil  à  Bermeo  (1525),  fut  élevé  à  la  cour  de 
Charles-Quint,  et  accompagna  l'infant  Philippe  II  en  Italie,  dans 
les  Pays-Bas  et  en  Angleterre.  C'est  de  là  qu'il  partit  pour  aller 
servir  en  Amérique  et  combattre  les  Araucans  révoltés.  Entouré 
d'ennemis,  n'ayant  d'autre  lit  que  la  terre,  ce  jeune  homme 
écrivait,  le  soir,  les  événements  du  jour  sur  de  petit  morceaux 


-     251      - 

de  papier  ou  de  cuii",  et  composa  ce  poème  qui,  contre  son 
intention,  devait  immortaliser  le  peuple  qu'il  combattait.  Il 
mourut  à  Madrid,  vers  1595. 

Citez  les  Anglais  :  Ossian,  barde  breton  du  3c  ou  A'^  siècle,  qui 
chanta  en  langue  celtique  ou  gallique  deux  poèmes  épiques, 
Fingal  et  7c-mora.  Nous  disons  qui  c/<an/a  deux  poèmes  épiques, 
parce  qu'Ossian,  comme  tous  les  anciens  bardes,  chanta  ses 
poésies  que  la  tradition  orale  conserva  dans  la  vieille  Ecosse 
pendant  plusieurs  siècles.  Elles  furent  enfin  traduites  en  anglais 
receuillies  et  réduites  en  forme  de  poème  par  le  célèbre  Mac- 
pherson.  Les  exploits  de  Fingal  et  de  Témora  sont  le  sujet  de 
ces  épopées.  On  y  remarque  une  grande  force  de  style,  unie  à 
une  grande  simplicité,  beaucoup  de  verve  poétique,  de  la  gran- 
deur dans  les  images,  de  la  force  dans  les  sentiments,  des  ca- 
ractères hardiment  tracés,  beaucoup  d'endroits  tendres  et 
sublimes,  des  comparaisons  frappantes.  Les  images  et  les 
comparaisons  sont  ordinairement  empruntées  aux  objets  que  le 
poète  avait  sous  les  yeux  :  aux  rochers,  aux  montagnes  de 
l'Ecosse  ;  elles  sont  sombres  comme  les  objets  qui  les  four- 
nissent. Le  merveilleux  dont  Ossian  fait  usage,  consiste  uni- 
quement dans  des  rêves  et  des  apparitions  de  héros  morts, 
mais  qui  ne  prennent  aucune  part  à  l'action  (1). 

Milton  (1608-1674)  n'illustra  pas  moins  son  pays  que  le 
barde  écossais  :  il  est  auteur  du  Paradis  perdu.  Le  poète  an- 
nonce comme  sujet  de  son  poème  la  première  désobéissance  de 
l'homme,  et  ce  fruit  de  l'arbre  défendu  qui  fit  entrer  dans  le 
monde  la  mort  et  tous  nos  malheurs.  Il  nous  semble  que  l'expo- 
sition eût  mieux  répondu  au  contenu  du  poème,  si  elle  avait 
été  ainsi  conçue  :  «  Je  chante  les  efforts  que  fit  Satan  pour 


'1)  Voyez  un  rapproclieinent  entre  Ossian  et  Homère  dans  la  Théorie  dey  schônen 
Kïtnste,  par  Sulzer,  t.  III.  Voyez  aussi  Notice  historique  sur  l'étal  actuel  de  la  question 
relative  à  l'authenticité  des  poèmes  d'Ossian,  par  M.-P.-L.  Guinguené.  Cette  notice  pr*'- 
céde  les  Poésies  d'Ossian,  publiées  par  Dentu.  Paris  ISIO.—  '  Dès  l'apparition  de  ce  poème 
le  premier  des  critiques  anglais,  Jonhson ,  déclara  que  c'était  une  mystiflcation.  Ce  fut  de 
l'Ecosse  même  que  sortit  le  plus  redoutable  adversaire,  Malcolm  Lainft.  Il  prétendit 
prouver  que  ce  poème  n'était  qu'uue  llclion  d'un  auteur  du  XMII'  siècle.  U  est  vrai  que 
Macpherson  n'a  jamais  produit  le  texte  celtique  original  qu'il  disait  avoir  traduit.  Quoiqu'il 
en  soit,  un  livre  qui  excita  un  enthousiasme  si  général,  qui  fut  admiré  par  les  Renies  les 
plus  divers,  Goethe,  M*  de  Staël,  Napoléon,  ne  saurait  être  un  livre  vulgaire. 


arracher  nos  premiers  parents  au  paradis,  séjour  de  bon- 
heur. »  Car,  il  nous  paraît  que  Satan  est  le  héros  du  poème; 
c'est  lui  qui  agit  véritablement  ;  Adam  et  Eve  pâtissent  plutôt 
qu'ils  n'agissent.  Pourrait-on  d'ailleurs  appeler  héroïque  l'ac- 
tion d'Adam  et  d'Eve,  qui  consiste  à  transgresser  la  volonté 
de  leur  Créateur?  Quoi  qu'il  en  soit,  et  quel  que  soit  le  sujet 
qu'on  assigne  h  cette  épopée,  plusieurs  critiques  le  regardent 
comme  n'étant  pas  d'un  heureux  choix;  il  est  trop  théolo- 
i;'ique  et,  pour  ainsi  dire,  trop  peu  humain.  En  effet,  les 
acteurs  principaux  sont,  non  pas  des  hommes,  mais  des 
anges,  des  démons.  Il  est  grand,  cependant,  parce  qu'il  dé- 
cide, non  pas  du  sort  de  quelques  particuliers,  ou  de  quelques 
nations,  mais  de  toute  la  race  humaine. 

Le  Paraàia  perdu  ofTre  un  mélange  de  grandes  beautés  et  de 
grands  défauts.  Les  caractères  y  sont  bien  soutenus,  mais  en 
trop  petit  nombre;  le  mieux  dessiné  est  sans  contredit  celui  de 
Satan.  Malgré  les  difficultés  que  devait  lui  présenter  la  nature 
du  sujet,  l'auteur  y  a  déployé  une  étendue  d'imagination  et  une 
richesse  d'invention  vraiment  étonnantes.  Il  a  su  avec  un  art 
rare  mêler  et  varier  les  incidents.  Le  lecteur  tantôt  marche 
avec  lui  sur  la  terre,  tantôt  s'élève  avec  lui  au  ciel,  tantôt  des- 
cend avec  lui  dans  les  cachots  de  l'enfer.  Ses  fictions  sont,  en 
général,  hardies  et  heureuses,  mais  quelquefois  extravagantes 
et  ridicules  ;  les  images  sont  tantôt  frappantes  et  sublimes, 
tantôt  gracieuses,  parfois  outrées;  plusieurs  comparaisons  sont 
trop  détaillées,  quelques-unes  obscures,  parce  que  l'auteur  les 
emprunte  à  des  sciences,  à  des  arts  peu  connus  du  lecteur  et 
aux  fables  de  l'antiquité.  Les  discours  sont  trop  longs  et  trop 
multipliés;  les  idées  païennes  y  sont  souvent  mêlées  aux  idées 
chrétiennes.  L'auteur  semble  trop  aimer  d'étaler  son  érudition 
en  fait  de  physique,  d'astronomie,  de  géographie  et  de  théolo- 
gie. De  là,  ces  discussions  sur  le  libre  arbitre  et  la  prédestina- 
tion, qui  affaiblissent  l'intérêt,  et  répandent  sur  son  poème  un 
air  froid  et  sévère.  Par-ci  par-là,  le  protestantisme  ne  manque 
pas  de  percer.  Le  ciel  de  Milton  nous  parait  trop  matériel  :  on 
y  mange,  on  y  boit,  on  y  dort;  il  y  a  des  montagnes,  des  vents  ;. 


—    2^3    - 

la  nuit  même  y  succède  au  jour.  Le  style  du  Paradis  /)t'rrfi',  à 
l'cxceplion  de  quelques  passages  trop  raffinés  et  trop  recher- 
chés, est,  en  général,  noble  et  sublime.  Cependant  le  sublime 
de  Milton  est  d'un  autre  genre  que  celui  d'Homère.  Celui-ci  est 
plein  de  feu  et  mêlé  de  mouvements  impétueux;  celui-là  esl 
calme  et  majestueux.  Homère  nous  échaufi"e,  nous  entraîne; 
Milton  nous  élève,  nous  étonne.  Milton,  dit  ïompson  dans  son 
poème  des  Saisons,  Milton  est  un  génie  universel  comme  le 
sujet  qu'il  traite,  un  génie  étonnant  comme  le  chaos  qu'il  dé- 
peint, un  génie  beau  comme  la  lleur  du  jardin  des  délices, 
enfin,  un  génie  sublime  comme  le  ciel  qu'il  décrit.  Le  merveil- 
leux n"est  pas  dans  le  Paradis  j)erdu  ce  qu'il  est  dans  d'autres 
épopées,  un  ornement  accessoire,  mais  il  constitue  la  base  de 
l'épopée  (I). 

*  Jean  Milton,  né  à  Londres,  était  fils  d'un  notaire.  Il  passa  sa 
vie  dans  l'étude  et  les  voyages  jusqu'à  la  révolution  de  1C40,  à 
laquelle  il  prit  une  part  active,  surtout  par  ses  écrits.  Il  devint 
même  secrétaire  de  Cromwell.  Après  la  mort  du  Protecteur,  il 
fut,  au  retour  des  Stuarts,  arrêté  comme  régicide.  Le  poète 
Davenant  le  sauva.  Il  se  retira  dans  la  solitude,  y  vécut  pauvre 
et  retiré,  mais  non  pas  inactif,  quoique  aveugle.  Il  composa 
alors  son  Paradis  perdu,  qu'il  dictait  à  sa  femme  et  à  ses  deux 
filles.  Vendu  par  lui,  en  1GG7,  il  produisit  30  livres  sterling. 
Milton  mourut  sans  avoir  connu  le  mérite  de  son  ouvrage.  Ce 
ne  fut  que  20  ans  après  sa  mort  qu'^disso»  en  proclama  la  supé- 
riorité. La  traduction  de  Milton  en  vers  français,  par  Delille,  est 
sans  couleur  comparée  à  l'énergie  de  l'original.  C'est  un  beau 
poème,  bien  versifié  que  celui  de  Delille,  mais  ce  n'est  pas  le 
poème  de  Milton. 

Glover  (17i2-1785)  composa  un  poème  épique,  en  douze 
chants,  sur  la  résistance  qu'opposa  le  fameux  Léonidas,  roi  de 
Lacédémone,  aux  Perses,  près  des  Thermopyles.  Le  choix  du 
sujet  est  heureux,  le  plan  du  poème  bien  conçu  et  bien  exé- 

(l)  Le  même  sujet  que  Milton  chante  dans  son  Paradis  perdu,  a  été  chanté,  avant  lui, 
en  vers  latins  par  le  jésuite  Masénius  (1600-1081).  Le  titre  du  poème  latin  est  Sarcotis. 
Milieu  est  encore  auteur  d'un  poème  épique  intitulé  le  Paradis  reconquis.  Cette  épopée, 
qu'on  ferait  mieux  de  considérer  comme  un  drame,  est  de  beaucoup  inférieure  au  Paradis 
perdu.  Ou  n'y  trouve  pas  les  grandes  idées,  les  Images  frappantes,  la  sublimité  de  génie, 
ni  la  force  d'imagination  du  dernier  poC-me.  Il  existe  une  édition  purgée  du  Paradis  perdu. 
publiée  par  M.  l'abbé  Ronsier.  Paris  1842. 


—     2?ii     - 

culé,  les  caractères  sont  fortement  dessinés,  et  Fintérèt  bien 
soutenu  jusqu'à  la  fin.  On  y  admire  des  comparaisons  neuves  et 
brillantes;  les  épisodes,  assez  multipliés,  sont  bien  liés  au 
sujet.  Le  style  manque  d'harmonie.  L'auteur  a  rejeté  de  sa  com- 
position le  merveilleux  (1). 

Chez  les  Allemands.  *  Avant  tout,  il  convient  de  signaler  le 
chant  des  Niehelungen  (der  Niebelunge  Nôt),  le  plus  original 
et  le  plus  ancien  poème  épique  de  l'Allemagne.  L'auteur  en 
est  inconnu.  Les  uns  l'attribuent  ;i  Henri  d'Oflerdingen,  les 
autres  à  Wolfram  d'Eschenbach,  ou  h  Conrad  de  Wurtzbourg, 
qui  vivait  sous  le  règne  d'Adolphe  de  Nassau.  On  convient 
généralement  que  l'auteur,  quel  qu'il  soit,  est  un  Minnesinger 
du  XlIP  siècle.  Le  poème  tire  son  nom  d'une  tribu  des  Bur- 
gundes,  appelée  Alebeliingen  ou  Nifïungen.  L'action  se  passe 
au  V'^  siècle,  sur  les  bords  du  Rhin  et  sur  les  frontières  de 
l'Autriche  et  de  la  Hongrie.  L'événement  n'est  au  fond  qu'une 
de  ces  traditions  germaniques  connues  sous  le  nom  de  Sagas, 
mêlée  ii  celles  du  Nord.  Le  sujet  de  tout  le  poème  semble 
être  la  vengeance  que  tire  Chriemhild  du  meurtre  de  son  époux, 
vengeance  qui  entraîne  la  destruction  entière  de  la  tribu  des 
iSlebelungen  par  les  Huns.  Voici  une  rapide  analyse  de  tout 
le  poème. 

*  Siegfried,  fils  de  Sigismond,  roi  de  Santen  (2),  sur  le  Rhin, 
aspire  à  la  main  de  Chriemhield,  sœur  d'un  des  principaux 
chefs  des  Niebelungen,  appelé  Gunther.  Celui-ci  lui  promet  sa 
sœur,  si  Siegfried  veut  l'aidera  se  rendre  maître  de  la  princesse 
Brunhild,  fille  du  Roi  d'Islande,  qu'un  talisman  rendait  invin- 
cible. Siegfried  réussit  à  lui  enlever  ce  talisman,  et  en  fait 
hommage  à  Chriemhild,  qu'il  obtient  en  môme  temps  comme 
épouse.  Brunhild,  furieuse  et  jalouse,  fait  assassiner  son  vain- 
queur Siegfried,  sans  que  Gunther  ose  s'y  opposer  (3).  Chrim- 

(1)  Voyez  note  1,  page  231. 

(2)  Santen  était  la  résidence  du  roi  de  Nidcrhtnt  Taysijas). 

(3J  Comme  Achille,  Siegfried  était  invulnérable  excepté  dans  un  endroit  entre  les  deux 
«'•paules.  S'étant  baigné  dans  le  sang  d'un  dragon  qu'il  venait  de  tuer,  tout  son  corps  fut 


—     2ijî)     - 

hikl,  de  son  côté,  devenue  veuve,  brûle  de  se  venger  sur  Brun- 
hild,  aussi  bien  que  sur  le  làclie  Gunther  et  toute  la  tribu  qu'il 
eoram  inde.  A  cet  effet,  elle  épouse  Eizel,  le  fameux  Attila,  roi 
des  Huns.  On  invite  les  Niebelungen  au  festin  de  noces  ;  mais, 
h  un  signal  donné,  tous  sont  massacres  par  les  lluns. 

*  L'ouvrage,  écrit  en  431 G  strophes  de  quatre  vers,  renferme 
40  chants-  ou  aventures,  et  est  divisé  en  trois  parties;  mais  la 
dernière  semble  appartenir  à  une  époque  moins  ancienne  que 
les  deux  premières.  Cç  qui  distingue  ce  poème  des  autres  pro- 
ductions de  ces  temps  reculés,  c'est  l'ordre  et  l'unité.  On  ad- 
mire en  outre  avec  quel  génie  le  poète  a  traité  son  sujet,  quelle 
force  et  qu'elle  naïveté  de  caractères  il  a  su  mettre  en  scène, 
quelle  variété,  quelle  richesse  et,  néanmoins,  qu'elle  simplicité 
homérique  il  y  a  dans  ses  tableaux.  C'est  vraiment  l'Iliade  de 
l'Allemagne,  au  dire  de  Schegel  et  de  Gœlhe  (1). 

Bodmer  (lG98-i783)  composa  plusieurs  épopées,  parmi  les- 
quelles la  Koachilde  ou  Xoc  sauvé,  en  douze  chants,  mérite  le 
premier  rang.  Pourtant,  elle  est  loin  d'être  parfaite.  Elle  révèle 
un  travail  pénible,  peu  de  génie  et  peu  d'enthousiasme.  La  ver- 
sification manque  d'harmonie,  et  le  tout  d'intérêt.  Bodmer  était 
plutôt  né  pour  exercer  la  critique  que  pour  cultiver  la  poésie. 

Klopstock.  Il  composa  la  Messiade,  en  20  chants,  dont  le 
sujet  est  la  Bédemption  du  genre  humain,  sujet  grand  et  inté- 
ressant pour  l'humanité  tout  entière.  L'unité  y  est  parfaitement 
observée.  De  belles  images,  des  pensées  profondes,  des  ca- 
ractères élevés,  dessinés  avec  variété,  justesse  et  énergie 
[Ca'iphe,  Philo,  Nicomède,  Satan,  le  Messie),  des  tableaux  vifs 
et  gracieux,  un  style  soutenu  et  souvent  sublime,  distinguent 
cette  épopée.  Les  épisodes  de  Portia,  de  Diléam,  de  l'Ange 
rebelle  repentant,  des  enfants  ressuscites  de  Jaïre  et  de  la 
veuve  de  Naïm,  sont  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant 
dans  la  Messiade. 

couvert  (Vune  corne  magique  sauf  à  rendroit  où  une  feuille  tombée  d'un  arbre,  empêcha 
le  contact  du  liquide.  Ce  fut  h  cet  endroit  que  le  féroce  Hagen  le  frappa  à  la  chasse. 

(1)  '  Les Xiebelungen  ont  été  traduits  en  liam.-als  par  M'  Moreaii  de  la  MelUdre.Xoir  une 
analyse  éieni'.ue  de  ce  poème  à  la  fin  du  V'  volume  des  Œuvres  complètes  de  Ctialeaii- 
briaiid. 


-    2ri(i    - 

On  reproche  au  poète  d'être  trop  long  dans  les  discours,  de 
les  avoir  trop  multipliés,  de  donner  quelquefois  dans  le  vague 
et  l'incompréhensible,  d'outrer  le  sublime,  de  le  prodiguer  et 
de  fatiguer  par  là  l'esprit  du  lecteur.  Les  derniers  chants  dé- 
cèlent wn  travail  pénible  ;  l'intérêt  s'affaiblit,  malgré  les  images 
et  les  autres  ornements  de  style  que  l'auteur  y  a  prodigués.  On 
peut  dire  que  le  tout  est  plus  lyrique  qu'épique  (i).  En  effet,  il 
devrait  y  avoir  plus  d'action  et  moins  de  chant.  Les  personnages 
s'y  font  plutôt  connaître  par  de  longs  discours  que  par  des 
actions.  De  plus,  l'auteur  semble  avoir  eu  peur  de  s'arrêter  aux 
actions  humaines,  et  de  déroger  ainsi  à  la  dignité  du  poème, 
car  il  passe  rapidement  sur  plusieurs  faits  auxquels  il  aurait 
dû,  ce  nous  semble,  s'arrêter  davantage,  tels  que  la  trahison 
de  Judas,  le  reniement  de  Pierre,  etc.,  tandis  que  sur  d'autres, 
comme  sur  le  crucifiement,  il  insiste  trop  (2). 

*  Klopstoch  naquit  à  l'abbaye  de  Quedlimbourg  (Saxe),  dont 
son  père  était  procureur  (1724).  Envoyé  au  collège  de  Naum- 
bourg,  à  l'âge  de  15  ans,  il  conçut  déjà  le  projet  de  son  grand  . 
poème.  Pendant  qu'il  achevait  ses  études  à  l'Université  de  Leip- 
sick,  un  ami  lui  déroba  le  manuscrit  des  trois  premiers  chants, 
et  les  livra  à  l'impression  (1748).  L'ambassadeur  danois  à  la 
cour  de  France  en  fut  si  enchanté  qu'il  s'empressa  de  recom- 
mander l'auteur  à  son  souverain,  le  roi  Frédéric  V,  qui  procura 
à  Klopstock,  d'ailleurs  peu  fortuné,  l'aisance  et  de  nobles  loi- 
sirs (1751).  C'est  à  Copenhague  qu'il  publia  son  grand  poème. 
11  mourut  à  Hambourg,  en  récitant  l'épisode  de  Marie,  sœur  de 
Lazare,  tel  qu'il  se  trouve  au  12e  chant. 

Pyrfcer  (1772-1848),  archevêque  d'Erlau,  est  auteur  delà  Ti/;î(- 
siade,  poème  en  12  chants,  qui  a  pour  sujet  la  Conquête  de  Ttoiis 
en  Afrique,  par  Charles-Quint.  Cesl  le  premier  poème  épique 
national  qui  ait  paru  en  Allemagne.  L'action  est  une  :  partout  le 
héros  du  poème,  Charles  V,  est  présent  à  notre  esprit,  éclip- 
sant tous  les  autres  personnages.  L'action  est  grande;  car  ii 
s'agit  non  pas  de  sauver  un  seul  peuple,  mais  toutes  les  nations 
européennes  du  honteux  esclavage  dont  les  menaçait  Chérédiu 


(1)  Clodius,  ami  de  rauteur,  appela  la  Messiade  un  hymne  épique. 

(2)  Voyez  Cferi'Jnws,  Neuere  GescUichle  der  poeUschen  National  Litteratur  der  Deut- 
sclien.  Leipsig  1840,  t.  IV  Cet  ouvrage,  écrit  mallieureusenient  dans  im  esprit  tout  à  fait 
anlii-atholique,  est  le  meilleur  dans  son  genre  que  nous  connaissions. 


—     257     — 

11 
tyran  d'Afrique.  Par  là  même,  l'aclion  oflVe  un  grand  intérêt 

pour  tous  les  peuples  de  l'Europe.  L'épisode  de  Mathilde  est 
extrêmement  touchant  et  bien  lié  au  sujet.  La  narration  est 
pleine  de  vie,  riche  et  simple  i\  la  fois,  correcte  et  claire  ;  la 
versificalion  est  très-coulante.  Les  caractères  sont  bien  dessi- 
nés cl  l)ien  soutenus.  L'on  rencontre  dans  celte  épopée  des 
images  hardies,  de  belles  et  sublimes  descriptions,  des  compa- 
raisons neuves,  toujours  justes  et  naturelles,  des  réflexions 
morales  très-frappantes,  que  l'auteur  a  su  mêler  au  sujet  avec 
un  art  admirable  et  d'une  manière  presque  imperceptible.  Le 
poète  a  fait  usage  d'un  merveilleux  inconnu  jusqu'alors  :  il  con- 
siste à  faire  paraître-sur  la  scène  les  mânes  de  l'Antiquité.  L'on 
voit  tour  h  tour  passer  sous  ses  yeux  les  grands  personnages 
des  temps  anciens,  Annihal,  Rcgulus,  Mahomet,  lîerman,  Atlila, 
etc.  Ce  qu'on  peut  reprocher  à  Pyrker,  c'est  d'avoir  trop  multi- 
plié les  comparaisons,  et  d'avoir  opposé  trop  peu  d'obstacles  à 
l'entreprise  du  héros  (1). 

Le  môme  auteur  a  composé  un  autre  poème  épique  en 
12  chants,  Rodolphe  de  Habsbourg.  Le  sujet  est  im  Combat  entre 
Rodolphe,  empereur  d' Allemagne,  et  Oltocar,  roi  de  Bohême.  Otlo- 
car  succombe,  Rodolphe  entre  victorieux  à  Vienne,  et  affermit 
par  sa  victoire  le  trône  impérial.  Ce  poème  mérite  sous  le  rap- 
port du  style,  de  la  versificalion,  des  épisodes  et  des  caractères, 
les  mômes  éloges  que  le  précédent  (2). 

On  pourrait  regarder  comme  autant  de  petits  poèmes  épiques 
son  Moïse,  en  3  chants,  et  ses  Machabces,  en  4  chants,  qu'on 
trouve  parmi  ses  Perles  de  l'antiquité  sacrée. 


(1)  Le  merveilleux  de  Pyrker  est  un  merveilleux  nouveati,  dont  l'idée  lui  est  venue  de 
deux  passages  Je  l'épitre  de  saint  Paul  aux  Éphésieus.  Par  les  mauvais  es2)yUs  répandus 
dans  ki  airs,  contre  lesquels  rapùtre  exhorte  les  (idèles  à  s'armer  des  armes  de  Dieu 
(VI,  12),  l'auteur  entend  les  âmes  des  damnés,  qui,  d'après  le  poùte ,  n'entreront  dans  le 
lieu  des  éternels  supplices  qu'après  le  jugement  universel  (  '  opinion  condamnée  par 
l'É),'lise.i.  Par  les  puissances  qui  sont  dans  tes  deux  (III,  10",  le  poète  comprend  les  chws 
du  purgatoire.  Ca  merveilleux  froid  et  sombre  manque  de  vraisemblance,  parce  qu'il 
n'est  fondé  ni  sur  les  enseignements  de  rKglise,  ni  sur  les  croyances  des  fidèles.  L'inter- 
vention des  Anges  et  des  Démons,  le  merveilleux  de  Klopstock  et  de  Milton,  était  et  plus 
vraisemblable  et  plus  noble.  Voyez  notre  Examen  critique  et  littéraire  de  la  Tunisiadte. 
S'-Trond.  1811. 

(i)  Voir  notre  Examen  critique  et  littéraire  de  la  Rodolphiade.  S'-Trond.  1847. 


i7 


—     -2\)S     — 

*  De  Vcpopéc  en  France  au  moyen  ogc. 

*  h'ôpopêe  du  moyen-ùge  se  conrond  avec  les  Chcutsons  de 
(jattes,  poèmes  ayant  un  fondement  historique  ou  légendaife, 
célébrant  les  héros  et  les  événements  de  guerres  nationales.  Le 
mot /ycsfes  exprimait  la  suite  des  hauts  faits  accomplis  par  un 
peuple  ou  par  une  famille  de  héros.  Les  chansons  de  gestes 
racontent  donc  la  vie  d'un  héros,  sa  mort,  l'histoire  de  ses 
enfants  et  souvent  même  de  ses  derniers  neveux. 

Ces  poèmes,  écrits  en  tirades  d'une  seule  et  même  rime, 
plus  ou  moins  longues,  sont  en  vers  de  dix  ou  douze  pieds. 
Ceux  en  vers  de  dix  pieds  sont  les  plus  anciens. 

11  faut  chercher  l'origine  de  la  clianson  de  gestes  dans  les 
Cantilènes  ou  cantates  guerrières  composées  sous  les  Carloviu- 
giens  pour  célébrer  les  événements  contemporains,  et  récitées 
en  langue  franque  ou  en  latin.  Les  plus  anciennes  chansons  de 
gestes  ne  remontent  pas  au  delà  du  milieu  du  Xle  siècle  (i). 

Les  Trouvères  divisent  ces  poèmes  en  trois  groupes  princi- 
paux, d'après  la  matière.  Jean  Bodel  a  dit 

Ne  sont  ({ue  trois  matières  à  nul  homme  entendant 
De  France,  de  Bretagne  et  de  Rome  la  grant. 

La  matière  de  France,  la  plus  riche  et  la  plus  populaire  aux 
Xl[c  et  XIlIc  siècles,  avait  pour  point  culmunant  Charlemagno 
et  comprenait  toutes  les  légendes  dont  il  était  le  héros  ou  celles 
relatives  aux  personnages  associés  à  sa  mémoire.  La  matière  de 
Bretagne  a  pour  principal  héros  le  roi  fabuleux  Artus,  et  pour 
tliôme  les  exploits  des  chevaliers  de  la  Ïable-Ronde  à  la  re- 
cherche du  Saint-(!raal(^).  La  matière  de  Rome  résume  tous  les 

;1)  *  Voici  quelques  Vers  de  la  cantilèiie  de  S"-Eitlaru',  le  plus  ancien  monument  de 
poésie  romane  au  X"  siècle. 

Buona  pulcella  tut  Eulalia  ; 

Bel  avret  corps^,  bellezour  anima. 

Voldrent  la  veintro  li  Dec  inimi, 

A'oldrent  la  faire  diavle  servir. 
]vulalie  fut  une  bonne. jeune  fllle;  —  Elle  avait  beau  corps,  plus  lielle  àme;  —  Voulurent 
la  va.iu(U"e  les  ennemis  de  Dieu,  —  Voulurent  lui  faire  servir  le  diable. 

(2)  *  SaitU-Graal,  synonyme  de;  san-fjreal  (vase  saint)  ou  de  sang-réal  (sawj  roya'i  est 
le  terme  par  lequel  on  désignait  la  coupe  qui  servit  au  Sauveur  pendant  la  Cène  de  l'Aque, 
et  postérieuiement'le  sans  niéme  que  la  coupe  reçut  alors.  Rien  de  i  lus  nu rveilleux,  de 
plus  fabuleux  quo  la  prétendue  histoire  de  cette  coupe,  faite  d'une  s^'Uli."  i  iiTre  précieuse 
apportée  du  ciel  par  les  anges,  et  dont  JosepU  d'Arimatliie  se  scr\  it  pour  recueillir  le  sang 
du  Sauveur  au  pied  de  la  cioix.  Emprisonné  par  les  Juifs  pendant  quarante  ans,  avec  ce 


—     ->51)     — 

vagues  souvenirs  de  ranli'{uilé  grcciiue  ou  ramaine,  sacrée  ou 
profane  (1). 

"  Le  plus  remarquable  et  l'un  des  plus  anciens  poèmes  hé- 
roïques français  du  moyen  Cige  c'est  la  Chanson  de  Roland  ou  de 
Roncevaux.  Il  se  distingue  des  autres  en  ce  que  le  caractère 
épique  y  est  permanent;  c'est  vraiment  une  épopée  :  unité 
d'action,  concision,  exposition  simple  d'un  sujet  national,  exé- 
cution grandiose,  style  uni,  grave  et  d'une  chaleur  pénétrante. 

*  Le  texte  primitif  est  antérieur  à  celui  du  XU»  siècle  qu'on 
possède.  De  4000  vers,  le  poème  a  été  porté  successivement  h 
10,000.  Le  sujet  du  poème  est  l'expédition  de  Charlemagne  en 
Espagne  et  la  défaite  éprouvée  en  778  par  l'arrière-garde  de 
son  armée,  lors  du  retour.  Il  se  divise  en  cinq  chants.  Au 
début,  Charlemagne  a  conquis  l'Espagne  entière.  Feignant  de 
se  soumettre,  l'ennemi  combine  avec  un  traître  la  destruction 
des  vingt  mille  combattants  commandés  par  Roland.  Assailli 
dans  les  Pyrénées,  Roland  consent  trop  tard  à  avertir  l'empe- 
reur de  sa  situation  en  sonnant  du  cor  (2).  Au  troisième  chant, 
Roland  reste  seul  debout  au  milieu  du  champ  de  carnage.  Les 
sons  des  clairons  de  Charlemagne  répondent  enfin  aux  appels 
de  Roland.  Mais  la  mort  gagne  celui-ci;  sa  poitrine  s'est  brisée 
dans  le  suprême  effort  qu'il  a  fait  pour  se  faire  entendre  de 
l'emperem'.  Il  veut  rompre  son  épée,  Durandal  la  louée,  pour 
(jue  les  Sarrasins  ne  s'en  emparent  pas.  Il  en  frappe 'en  vain 
les  rochers,  la  trempe  de  l'arme  résiste.  Alors  Roland  s'étend 
sur  l'herbe,  cache  sous  lui  son  épée,  tourne  le  visage  du  côté 
de  l'ennemi  et  meurt.  Le  quatrième  chant  raconte  la  vengeance 
que  tire  Charlemagne.  Un  nouveau  combat  plus  terrible  s'en- 
gage à  Roncevaux.  Le  Sultan  accouru  d'Afrique  au  secours  des 
Sarrasins  est  vaincu  et  frappé  mortellement  de  la  main  même 

vase  précieux,  (1«Mivré  par  Vtspasien,  retiré  pr^s  de  rEuphrate  oVi  le  roi  converti  des 
Aial)es  lui  l);Uit  un  palais,  Josepli  d'Aiiinatlde  part  enfin  pour  l'Europe  avec  ses  coni- 
pa^noîis  et  son  trésor,  en  traversant  la  mer  sur  un  radeau,  ijui  n'est  autre  qu'un  vèteim-nt 
de  l'évéque,  aborde  enfin  en  Angleterre,  et  place  le  saint  vase  dans  le  château  de  Cor- 
benie  (de  corpore  beuedicto). 

(1)  "A  cette  division  par  matières  répond  imparfaitement  la  division  en  fî/o?e*'.  —  On 
appelle  cycles,  dans  la  littérature  du  moyen  Age  de  l'Europe,  les  divers  groupes  entre  les- 
(luels  on  partage  les  chansons  de  gestes  d'après  les  événements  et  les  héros  ou  les  époques 
qui  en  fournissent  le  sujet.  On  en  distingue  ordinairement  cinq,  dans  l'ordre  suivant  : 
Cycle  carlociiujien,  cycl'  d'Arlus  ou  de  la  Table  ronde,  cycle  de  Vantiqullé.  cycle  de 
Ifi  croisade  et  cycle  irrovincial. 

'?)  Voyez  le  Cor,  p.  \&2. 


-    '■2a)    - 

de  Charlemagne.  Le  cinquième  clianl  est  consacré  à  la  mort  de 
la  belle  Aude,  fiancée  de  Roland,  et  au  chàLimenl  du  iraîlre 
Ganelon  (1). 

L'épopée  chez  les  Français.  Le  premier  qui  à  la  renaissance,  en 
France,  s'essayât  dans  l'épopée,  fut  Jîonsard  (1525-1585).  Il  célé- 
bra dans  sa  Franciade  l'Etablissement  des  Francs  dans  les 
Gaules.  Ce  poème,  comme  les  autres  compositions  de  Ronsard, 
est  hérissé  de  mots  grecs  et  latins  ;  il  décèle  de  la  verve  poé- 
tiique,  mais  peu  de  jugement  et  de  goût.  Les  idées  sont  com- 
munes et  empoulées,  les  épithètes  souvent  bizarres,  le  tout  est 
froid.  La  Franciade  de  Ronsard,  le  Moïse  sauvé  de  St  Amant  (1594- 
iô60),  la  Pucelle  ou  la  France  délivrée  de  Chapelain  (1595-1674), 
Clovisou  la  France  chrétienne  de  Desniarcts{[bdô-iQlG),  Alaricon 
Iloine  vaincue  de  Scudéry  (1G01-1GG7),  le  David  de  Coras  (163U- 
1077),  la  Colombiade  ou  la  Foi  portée  au  nouveau  monde  de  TJu 
i)0cca(7e  (1710-1802),  sont  autant  de  productions  ennuyeuses,  à 
peu-près  aussi  mauvaises  par  le  fond  que  par  le  style,  enseve- 
lies aujourd'hui  dans  la  poussière  et  dans  l'oulMi  (2). 


{1,  '  Voici  un  échantillon  de  la  ver-sification  de  ce  poème  : 
RoUanz  s'en  turnet,  le  camp  vait  recercier  ; 
De  suz  un  pin,  de  lez  un  églenlier, 
Sun  cumpaignum  ad  travet  Olivier. 
Contre  sun  piz  estreit  Vad  enbraciet. 
Si  euni  il  poet  al  arcevesque  en  vient.  " 
Sur  un  escut  rad  as  altres  culchiet, 
E  l'arcevesques  Tad  asolt  et  seigniet. 
Idunc  agreget  li  doels  et  la  pitiet. 

Roland  s'éloigne,  il  parcourt  de  nouveau  le  champ  ;  —  sous  un  pin,  près  d'un  églantier,  — 
Il  a  trouvé  son  compagnon  Olivier,  —  Contre  sa  poitrine  il  l'a  étroitement  pressé.  —  Comme 
il  peut,  il  revient  aussi  vers  rarclievéque  —  Sur  un  écu,  il  a  couché  Olivier  auprès  des 
autres,  —  Et  Tarchevèque  les  a  absous  et  béais.  —  Alors  s'augmente  le  deuil  et  la  pitié. 
('2;  '  Il  ne  faut  pas  croire  que  tout  soit  également  à  dédaigner  dans  ces  ouvrages,  ou  que 
ces  auteurs  fussent  entièrement  dépourvus  de  génie.  C'est  plutôt  le  goût  qui  leur  a  fait 
défaut  généralement,  mais  pas  toujours.  Ainsi,  au  cinquième  livre  de  la  France  cl'livyre. 
Chapelain  ne  dépeint-il  pas,  en  vers  dignes  de  Corneille,  le  br.ive  ïalbot  environné 
d'ennemis,  méditant  sans  désespoir  un  trépas  digue  de  son  courage  : 
Tel  est  un  lier  lion,  roi  des  monts  de  Cyrène, 

Lorsque,  de  tout  un  peuple  entouré  sur  l'ar  'le. 

Contre  sa  noble  vie,  il  voit  de  toutes  parts. 

Unis  et  conjurés,  les  éj  ieux  et  les  dards. 

Reconnaissant  pour  lui  la  mort  inévitable. 

Il  résout  à  la  mort  son  courage  indomptable  ; 

Il  y  va  sans  faiblesse,  il  y  va  sans  effroi. 

Et,  la  devant  soutl'rir,  la  veut  souffrir  en  rci. 

»  Serrons-nous,  dit  Talbot,  et,  roidissant  nos  àin  -s. 


-      t2(i  1      - 

Le  père  Lcmoine  (IG02  1G71),  auteur  du  Sainl-Loui^  ou  la  cou- 
ronne reconquise  sur  les  infidèles,  en  XVIII  livres,  a  mieux  réussi 
(jue  les  poètes  précédents,  quoique  son  poème  soit  encore 
extrêmement  imparf  lit.  La  Harpe,  après  avoir  rendu  hommage 
à  la  fécondité  d'imagination  dç  l'auteur,  continue  ainsi  :  «  Le 
»  poète  invente  beaucoup,  mais  le  plus  souvent  mal;  son  mer- 
»  veilleux  n'est  le  plus  souvent  que  bizarre;  il  ne  sait  ni  fonder, 
>)  ni  graduer  l'intérêt  des  événements  et  des  situations.  Mais, 
^)  dans  ses  vers,  il  a  de  la  verve,  et  l'on  trouve  des  morceaux 
»  dont  l'invention  est  forte,  quoique  l'exécution  soit  très-impar- 
:.  faite  (i). 

Les  poètes  épiques  français  les  plus  distingués  sont  Fêne- 
lon  et  Voltaire. 

Fénelon  (16ol-i71o)  raconte,  en  24  livres,  les  Aventures  de 
Télémaque,  fils  d'Ulysse.  L'action  est  épique,  est  nue.  Les  des- 
criptions sont  belles,  riches,  gracieuses,  surtout  celles  des 

Réveillons,  rallmiions  nos  généreuses  flammes  ; 
Et,  s'il  faut  succomber,  succombons  v.nillamment.  " 
Ainsi  encore.  Chateaubriand  trouve  que  les  vers  suivants  de  Coras,  dans  son  David, 
•'  soiit  remarquables,  parce  qu'ils  sont  assez  beaux  connue  vers ,  et  que  le  mouvement  qui 
les  termine  pourrait  être  avoué  d'un  grand  poète  »  Le  prophète  Samuel  raconte  à  Dav  <l 
riiistoire  des  rois  d'Israël  : 

Jamais,  dit  le  grand  saint,  la  fiére  tjrannii'. 
Devant  le  Roi  des  rois,  ne  demeure  impunie; 
Et  de  nos  derniers  chefs  le  juste  châtiment 
En  fournit  à  toute  heure  un  triste  monument, 
contemple  donc  Héll,  le  chef  du  tabernacle. 
Que  Dieu  fit  de  son  peuple  et  le  chef  et  l'oracle  : 
Son  zèle  à  sa  patrie  eut  pu  servir  d'appui. 
S'il  n'eut  produit  deux  fils  trop  iiidignes  de  lui. 


M;:is  Dieu  fait  sur  ses  fils,  dans  le  vice  obstli.és. 

Tonner  l'arrêt  des  coups  qui  leur  sont  destinés. 

Et,  par  un  saint  héraut,  dont  la  voix  les  menace. 

Leur  annonce  leur  perte  et  celle  <',e  leur  race. 

O  ciel  :  quand  tu  lanças  ce  terrible  décret, 

<Juel  ne  fut  pas  d'Héli  le  deuil  et  le  regret  ! 

Mes  yeux  furent  témoins  de  toutes  ses  alarmes. 

Et  mon  front  bien  souvent  fut  mouillé  de  ses  larmes. 
(i;  *  "  Ce  poème  informe,  dit  Chateaubriand  dans  son  Ginie  du  Christianisme,  a  jKjur- 
tant  quelques  beautés  qu'on  chercherait  en  vain  dans  la  Jérusalem  délivrée  [liu  Tasse], 
Il  y  règne  une  sombre  imagination,  très -propre  ;'i  la  peinture  de  cette  Egypte  jdelne  de 
souvenirs  et  de  tombeaux,  qui  vit  passer  tour  à  tour  les  Pharaons,  les  Ptolémées,  les 
solitaires  de  la  Thébaïde  et  les  Soudans  des  Barbares.  •>  Tout  le  monde  connaît  sa  belle 
description  de  l'intérieur  des  Pyramides.  (Voir  les  Leçons  de  littérature]. 


-     2()-2     — 

scènes  touchantes  et  paisibles,  telles  que  les  incidents  de  la 
vie  pastorale,  les  plaisirs  de  la  vertu,  la  prospérité  d'un  pays 
qui  jouit  de  la  paix,  etc.  Une  grande  douceur  et  une  grande 
sensibilité  régnent  dans  tous  les  tableaux.  Les  épisodes  sont 
amenés  avec  art  et  bien  liés  au  sujet,  les  nœuds  adroitement 
tissus.  Les  six  premiers  livres  sont  les  meilleurs;  dans  la 
suite  du  poème  et  surtout  dans  les  douze  derniers  livres,  la 
narration  est  un  peu  languissante.  Les  combats  manquent  de 
vigueur.  C'est  en  tout  une  heureuse  imitation  de  TOdyssée 
d'Homère,  pleine  de  grandes  et  d'utiles  leçons,  écrite  dans 
un  style  aisé,  naturel,  tendre,  animé,  harmonieux,  gracieux 
et  élégant.  La  plupart  des  reproches  qu'on  a  adressés  ii  l'au- 
teur du  Télémaque,  tombent,  si  l'on  saisit  bien  son  but  :  il 
a  voulu  former  l'esprit  et  le  cœur  d'un  jeune  prince,  en  faire 
un  roi  sage  et  vertueux  ;  et  si  l'oii  juge  son  poème  en  vue  de 
ce  noble  dessein,  on  se  convaincra  aisément  que  l'auteur  n'a 
rien  laissé  à  désirer  pour  la  perfection  de  son  poème,  et 
qu'il  a  complètement  atteint  son  but  (1). 

*  François  de  Salignac  de  Lamothc-Fcnelon  naquit,  au  château 
de  Fénelon  en  Querci,  d'une  famille  noble  et  ancienne.  A  peine 
ordonné  prêtre,  il  fut  chargé  de  l'instruction  des  nouvelles  cov- 
verlies,  ensuite  d'une  mission  dans  le  Poitou.  A  son  retour,  le 
roi,  Louis  XIV,  le  choisit  pour  être  précepteur  de  son  pclit-fils, 
le  duc  de  Bourgogne.  Cette  éducation  achevée,  Fénelon  fut 
promu  à  l'archevêché  de  Cambray  (1C94).  Le  Télémaque,  qui 
avait  été  composé  pour  l'instruction  du  royal  élève  de  Fénelon, 
lui  fut  soustrait  par  un  domestique  infidèle,  et  publié  clandes- 
tinement à  Paris,  en  1699.  Louis  XIV  y  vit  une  satire  de  son 
règne,  arrêta  l'impression  et  disgracia  l'auteur  malgré  ses  pro- 
testations. 


(r  Ceux  qui  regardent  la  versinration  comme  une  qualité  essentielle  de  l'épopée,  pré- 
tendent que  le  Trh'-maque  n'est  qu'un  roman.  Nous  envisageons  cette  production  connue 
uu  vrai  poème  épique  ou  héroïque.  Nous  y  retrouvons  absolument  le  sujet,  la  marche,  le 
ton.  la  dignité,  la  noblesse  des  caractères,  les  nœtids,  le  dénoùment  d'une  épopée;  il  n'y 
manque  que  X'exposition. 


—     203     — 

Voltaire  (169i-']778)  composa  la  Hoiriadc  ou  le  Triomphe  de 
Hoiri  TV  sur  la  ligue,  en  10  cliaiils.  Celle  aclion  esl  grande  cl 
inléressante  en  elle-même,  runilù  y  est  assez  bien  gardée,  la 
durée  est,  celle  du  siège  de  Paris.  Mais  ce  poème  a  le  grand 
défaut  de  la  Pliarsale  de  Lucain  :  il  est  d'une  date  trop  récente, 
et  par  là  peu  susceptible  de  fictions.  Cependant  Voltaire  les 
a  mêlées  à  la  vérité;  mais  son  merveilleux  n'est  pas  d'un  bon 
choix;  ses  agents  surnaturels  sont  souvent  des  êtres  allégo- 
riques :  la  Diacorde,  la  Politique,  le  Fanatisme,  etc.,  êtres  pure- 
ment fantaslicjues  qu'on  ne  voit  point,  quoique  le  poète  les 
fasse  agir  et  discourir.  La  descente  de  Henri,  conduit  par 
St  Louis,  aux  enfers  (cli.  VII)  esl  d'un  meilleur  genre,  et  a  plus 
de  noblesse  et  de  dignité.  Cette  fiction  est  une  imitation  de  la 
descente  d'Enée  aux  enfers,  mais  le  poète  français  est  resté  au- 
dessous  de  son  modèle.  La  Henriade  manque  généralement 
d'invention,  de  plan,  de  conduite,  d'intérêt,  de  mouvement,  de 
chaleur  et  d'enthousiasme.  Elle  est  hérissée  de  réflexions  et  de 
dissertations  philosophiques,  et  laisse  parfois  entrevoir  la  haine 
anti-religieuse  de  l'auteur.  L'on  y  remarque  plus  d'esprit  et 
d'imagination  que  de  génie.  Les  événements  y  sont  entassés  et 
racontés  trop  superficiellement.  Le  style  est  en  général  pur, 
clair,  élégant,  souple,  facile,  mais  monotone,  froid  et  parfois 
incorrect.  Les  sentiments  sont  généralement  nobles  et  élevés, 
les  comparaisons  bien  ménagées,  presque  toujours  belles  et 
justes,  les  images  vives  ;  la  versification,  souvent  brillante, 
languit  parfois  (1). 


(1)  *  «  Voltaire  a  brisé  lui-même  la  corde  la  i)lus  harmonieuse  de  sa  lyre,  en  reAisant  «h- 
clianter  cette  milice  sacrée,  cette  armée  des  Slartyrs  el  des  Anges,  dont  ses  talents  auraient 
im  tirer  «n  parti  admirable. .-  Chateaubriand,  Génie  du  ClirisHanùme. 

'  "  La  Henriade  n'a  pas  enrichi  le  trésor  de  l'imagination;  souvent  même,  elle  n'a  pas 
égalé  l'histoire  ;  elle  est  au-dessous  des  faits.  »  Villemain,  Cours  d'histoire. 

'  "  A  un  ùge  ou  l'on  croit  à  la  possibilité  de  tout,  parce  (lU'on  n'a  la  mesure  de  rieu. 
Voltaire  (il  avait  29  ans)  entreprit  ce  poème  épique,  sans  but  déterminé  ni  doctrines  ar- 
rêtées, et  avant  desavoir  ce  que  c'était  qu'un  poème  de  ce  genre.  Il  esquissa  un  poème  de 
la  Ligue,  en  six  chants,  qui  devint  la  Henriade,  en  dix  chants.  Voltaire  fit  une  Ligne  de 
convention;  il  n'avait  pas  étudié  le  seizième  siècle.  Aussi,  ce  glacial  poème  fut  d'un  bout 
à  l'autre  une  contrevérité  historique.  Le  sujet  en  était  le  triomphe  du  catholicisme  par  la 
conversion  de  Henri  IV,  et  il  jette  tout  l'intérêt  stir  le  i>arti  protestant;  saint  Louis  devient 
une  façon  de  philosophe  incrédule  du  XVIII'  siècle,  qui  s'élève  contre  l'éternité  des  peines 
de  l'enfer  chant  IX;....  La  Henriade,  ce  poème  historique  glacé  par  la  philosophie,  ne 
peut  que  jeter  les  plus  misérables  préjugés  dans  les  esprits  qui  ne  sont  ]ias  pourvus  d'une 
solide  instruction  historique  et  théologique.  Ce  qui  infecte  les  autres  livres  de  Voltaire,  se 
trouve  ici  en  germes.  »  F.  CoUomhrt. 


—     26i     — 

*  Frai^rois-Marie  Arouct  de  Voltaire  était  fils  d'un  ancien  no- 
taire. Il  fit  de  brillantes  études  au  collège  Louis  le  Grand,  alors 
dirigé  par  les  Jésuites.  Introduit  très-jeunè  dans  certaines 
sociétés  de  beaux  esprits,  il  y  puisa  une  grande  liberté  de 
penser.  Aussi  fut-il  accusé  d'être  l'auteur  d'une  satire  contre 
Louis  XIV,  et  enfermé  à  la  bastille.  Il  avait  alors  22  ans.  C'est 
au  sortir  de  cette  prison  qu'il  prit  le  nom  de  Voltaire,  d'un 
petit  domaine  appartenant  à  sa  mère  (1716).  Deux  ans  après,  il 
fit  représenter  sa  première  tragédie,  Œdipe,  qui  eut  un  grand 
succès  (1718),  et  lui  valut  une  médaile  d'or  (1).  En  1720,  il  fut 
de  nouveau  enfermé  à  la  Bastille,  d'où  il  ne  sortit  après  G  mois 
que  pour  aller  en  exil,  en  Angleterre.  C'est  là  qu'il  perdit  entiè- 
rement la  foi  par  son  commerce  avec  les  philosophes  incrédules 
de  ce  pays.  Trois  ans  après,  il  revint  clandestinement  à  Paris 
et  y  publia  plusieurs  ouvrages,  dont  l'un  fut  brûlé  par  la  ma-n 
du  bourreau,  et  força  l'auteur  à  prendre  la  fuite.  Enfermé  dans 
le  château  de  Cirey  (en  Champagne),  il  y  étudia  les  sciences,  et 
y  composa  plusieurs  tragédies.  En  1740,  il  se  rendit  à  la  cour 
du  roi  de  Prusse,  et  parvint,  par  son  intermédiaire,  à  se  re- 
mettre en  grâce  auprès  du  ministre  de  France.  Aussi  fut-il 
nommé  historiographe  de  France,  gentilhomme  de  la  chambre 
du  roi  et  membre  de  l'académie.  Mais  fea  faveur  dura  peu.  Il  se 
rendit  de  nouveau  à  la  cour  de  Berlin,  auprès  de  Frédéric  II 
(1750),  qui  le  logea  à  Potsdam,  et  lui  fit  une  pension  de 
20,000  fr.  Mais  le  mauvais  caractère  de  Voltaire  lui  fit  des  en- 
nemis, et  le  roi  lui-même  finit  par  se  brouiller  avec  son  adula- 
teur (J753).  Après  avoir  erré  de  toute  part.  Voltaire  finit  par  se 
fixer  à  Ferney,  près  de  Genève,  et  y  passa  les  20  dernières 
années  de  sa  vie.  A  84  ans,  s'étant  rendu  à  Paris  pour  y  faire 
représenter  Irène,  il  y  mourut,  comme  un  autre  Julien  l'apostat, 
en  blasphémant  et  dans  le  désespoir  le  plus  affreux.  On  se  rap- 
pela alors  qu'au  milieu  de  l'entrée  triomphante  qu'il  avait  faite 
h  Paris,  vingt  ans  auparavant,  il  s'était  écrié,  fier  du  progrès  de 
l'incrédulité  :  Encore  "M)  ans,  et  le  Christ  aura  beau  jeu.  Il  l'eut  en 
efiet. 


(1)  *  En  tête  de  la  tragédie  d'Œdipe,  se  trouve  une  lettre  de  Voltaire  au  R.  Père  Porée, 
son  ancien  professeur,  dans  laquelle,  on  lui  olIVant  son  travail,  il  lui  rend  compte  de  son 
leuvre  dans  les  termes  les  plus  respectueux,  et  finit  en  disant  :  Adieu,  mon  clier  et  révé- 
rend père,  je  suis  pour  jamais  i'i  vous  et  aux  vôtres,  avec  la  tendre  reconnaissance  que  je 
vous  dois,  et  que  ceux  qui  ont  été  élevés  par  vous  ne  conservent  pas  toujours,  etc. 


—     26S     — 

«  Le  grand  crime  de  ce  coupable  écrivain,  dit  le  comte  de 
Maistre,  est  l'abus  du  talent  et  la  prostitution  d'un  génie  fait 
pour  célébrer  la  vertu;  il  a  prononcé  contre  lui-môme  cet  ana- 
thème  : 

Un  esprit  corrompu  ne  fut  jamais  sublime.  » 

Chateaubriand  se  propose  dans  les  Martyrs  de  chanter  les 
Combats  des  chrétiens,  ou  le  Triomphe  des  Fidèles  sur  les  esprits 
de  l'Abîme,  par  les  etforts  glorieux  de  deux  époux  martyrs.  Cet 
ouvrage,  honoré  communément  du  titre  de  poème  épi (j ne,  ren- 
ferme, considéré  sous  ce  point  de  vue,  une  foule  de  beautés, 
mais  plus  de  défauts  encore.  Des  idées  heureuses,  frappantes 
et  ingénieuses,  des  images  hardies,  des  sentiments  tantôt 
tendres,  tantôt  véhéments  et  profonds,  des  portraits  tracés 
d'une  main  vigoureuse,  des  scènes  touchantes,  des  descrip- 
tions superbes,  des  comparaisons  neuves  et  ordinairement 
justes,  une  vaste  érudition,  une  imagination  féconde,  une 
profonde  connaissance  du  cœur  humain,  un  style  en  général 
relevé,  soigné,  élégant,  fleuri,  coulant  et  harmonieux,  voilà 
ce  qu'on  admire  dans  les  Martyrs.  Mais  c'est  là  aussi  à  peu 
près  tout  le  mérite  de  ce  poème,  envisagé  comme  épopée.  Car 
l'action  manque  de  dignité  et  de  grandeur.  L'on  peut  dire  que, 
dans  les  17  premiers  chants,  il  n'y  a  ni  action,  ni  nœud,  ni 
héros;  on  n'y  voit  qu'une  série  de  récits,  trop  longs,  peu 
liés  au  sujet  et  par  là  ennuyeux.  Le  dénoûment  est  double  : 
d'après  l'idée  que  le  poète  a  fait  concevoir  dès  les  premiers 
chants,  c'est  la  mort  d'Eudore  et  de  Cymodocée  qui  doit 
mettre  fin  à  la  persécution,  mais  en  réalité,  c'est  plutôt  Con- 
stantin qui  amène  le  dénoûment.  L'épisode  de  Velléda  est  un 
hors-d'œuvre  peu  intéressant  et  dangereux  pour  les  jeunes 
imaginations;  il  nous  semble  même  peu  vraisemblable.  La 
description  du  ciel  et  de  l'enfer,  où  l'auteur  h  surmonté  de 
grandes  difficultés,  et  qui  off're  d'ailleurs  des  traits  frappants 


—     200     — 

est  toujours  un  peu  trop  matérielle  ;  on  y  trouve  même  des 
détails  peu  vraisemblables  et  qui  semblent  prêter  au  ridicule. 
I/auteur  n'a  pas  assez  évité  le  mélange  d'idées  pa'iennes  et 
chrétiennes.  Ajoutons  îi  cela  que  les  descriptions  sont  trop 
multipliées  et  trop  diffuses,  les  comparaisons  parfois  vagues 
et  obscures.  Le  style  est  quelquefois  atfecté  et  incorrect. 

Si  nous  examinons  les  Martyrs  d'après  le  but  littéraire  qui  a 
guidé  le  poète,  et  qui  consiste  h  montrer  que  le  génie  chrétien 
peut  lutter  avantageusement  avec  le  génie  païen,  nous  croyons 
que  l'auteur,  trop  occupé  de  ce  but,  oublie  souvent  le  dessein 
annoncé  dès  le  commencement  de  l'ouvrage,  et  d'après  lequel 
il  devait  montrer  la  victoire  du  christianisme  sur  le  paganisme. 
En  effet,  ce  but  littéraire  perce  trop  ;  et  si  d'un  côté  la  muse 
chrétienne  énonce  des  pensées  plus  grandes,  plus  fortes,  plus 
sublimes,  que  la  muse  païenne,  celle-ci  revêt  ses  idées  d'une 
expression  plus  attrayante,  plus  séduisante,  plus  poétique, 
en  un  mot,  que  la  muse  chrétienne  :  ce  qui  s'éloigne  naturelle- 
ment du  dessein  du  poète. 

En  résumé,  les  Martyrs  sont  plutôt  un  roman  sérieux  qu'un 
poème  épique.  En  les  examinant  avec  attention,  l'on  trouvera 
que  les  règles  du  roman  y  sont  exactement  observées.  Donnez 
aux  Martyrs  pour  sujet  l'amour  d'Eudore  et  de  Cumodocce,  et 
vous  verrez  entre  toutes  les  parties  du  poème  une  liaison  natu- 
relle et  un  rapport  parfait.  Alors,  les  longs  récits  du  poème  ont 
un  sens  raisonnable;  les  nombreux  incidents  qui  viennent  re- 
tarder l'union  d'Eudore  et  de  Cymodocée,  forment  une  intrigue 
intéressante;  et  le  dénoûment,  qui  consiste  dans  l'union  des 
deux  amants  par  le  martyre,  offre  une  scène  tellement  pleine 
d'intérêt  qu'on  chercherait  vainement  quelque  chose  de  sem- 
l)lable  dans  un  roman  quelconque. 

*  Fra»r.-Renc,  vicomte  de  Chateaubriand,  né  à  Saint-Malo 
(1768),  fit  de  rapides  études,  obtint,  à  17  ans,  un  brevet  de 
sous-lieutenant  au  régiment  de  Navarre,  et,  à  19,  de  capitaine; 
s'embarqua  pour  l'Amérique,  avec  le  projet  de  chercher  par 
terre  un  passage  au  nord-ouest,  vécut  pendant  un  an  au  milieu 
des  sauvages,  y  ébauchant  son  poème  des  Natcltez  ;  revint  en 
Europe,   en  4792,  s'enrôla  parmi  les  royalistes,  fut  blessé  au 


-     £^7      - 

siOge  de  Thionville  el  transporté  mourant  à  Jersey,  vécut  plu- 
sieurs années  à  Londres,  réduit,  pour  vivre,  à  donner  des 
leçons  de  français;  y  publia  son  premier  ouvrage  (1797),  Essai 
sur  les  révolutions,  etc.,  ouvrage  mauvais  et  dangereux,  que 
Tauteur  a  réfuté  et  critiqué  lui-même  par  après.  Une  lettre  de 
sa  sœur  Julie,  écrite  au  nom  de  sa  mère  mourante,  fut,  l'occa- 
sion de  la  conversion  de  Chateaubriand.  De  retour  en  France 
(1800),  il  publia,  en  1802,  le  Génie  du  christianisme,  livre  qui  fu 
un  événement,  et  donna  le  signal  d'une  sorte  de  restauration 
religieuse.  11  n'est  pas  fait  pour  les  jeunes  gens.  Il  en  existe 
un  abrégé  en  2  volumes  qui  est  très-agréable  à  lire.  Nommé 
ambassadeur  par  Napoléon,  il  donna  bientôt  sa  démission, 
indigné  de  l'odieuse  exécution  du  duc  d'Enghien  (1804).  Pour 
l'honneur  des  lettres,  il  conçut  le  projet  d'une  épopée  chré- 
tienne et  alla  visiter  la  Grèce,  l'Asie,  l'Egypte,  qui  devaient  être 
le  théâtre  de  l'action.  De  là,  les  Martyrs  (1809),  dont  nous 
venons  de  parler,  et  Vltinéraire  de  Paris  à  Jérusalem  (1811),  le 
dernier  ouvrage  littéraire  de  l'auteur.  Lancé  dans  la  politique^ 
Chateaubriand  ne  donna  plus  aux  lettres  que  deux  œuvres  in- 
dignes de  lui  :  les  Mémoires  d' Outre-Tombe  (1836),  monument  de 
vanité,  et  la  17e  de  Rancé  (1844),  enfant  rachitique  de  la  veil- 
lesse  de  Fauteur.  Il  mourut  à  Paris  (1848);  ses  restes  furent 
transportés  à  Saint-Malo  et  déposés,  selon  son  vœu,  au  rocher 
du  Grand-Bé,  Ilot  d'aspect  romantique,  situé  dans  la  rade. 

En  1844,  I\I.  Gnillemi)t,  avantageusement  connu  par  sa  traduc- 
tion des  Psaumes  et  des  cantiques,  a  publié  un  poème  en  douze 
chants,  qui  a  pour  sujet  la  France  délivrée  des  Anglais  2^ci^' 
Vliéroïne  Jeanne  d'Arc.  Nous  ne  pensons  pas  que  l'auteur  ait 
voulu  donner  au  public  dans  cette  production  un  poème  épique. 
Ce  n'est  absolument  qu'un  poème  historique,  un  exposé  fidèle 
du  grand  exploit  de  la  Pucelle,  fait  en  vers  et  d'après  l'ordre 
chronologique  des  événements.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  ce 
poème,,  ce  sont  les  morceaux  lyriques. 

Bien  d'autres  ont  essayé  en  vain  de  doter  la  France  d'un  véri- 
table poème  épique  : 

"  Malftlatre  [Jacques  de  Clinchamp  df/,  (1733-1 7G7),  connu  par 

sa  belle  traduction  du  psaume  Super  flumina,  composa   une 

espèce  d'épopée  sous  le  titre  de  Narcisse  dans  l'île  de  Vénus 

(voyez  en  un  extrait,  les  Deux  Ser^icnts,  dans  les  Leçons  de  litté- 

■  roture). 


—     2f.S     — 

*  Ant.-Léon  Thomas  (1732-1785),  de  l'académie,  auleur  de  la 
Pétrcide,  poème  épique  sur  le  czar  Pierre  le  Grand.  Le  pocle 
s'était  proposé  de  lui  donner  douze  ciiants,  mais  il  n'a  pu  en 
achever  que  six,  publiés  en  1802. 

*  Millevoye  fit  un  inutile  effort  pour  s'élever  jusqu'à  l'épopée 
en  chantant  Charlcmagne  à  Pavie,  conquérant  de  la  Lombardie, 
en  six  chants,  et  Alfred  (roi  d'Angleterre)  en  quatre  chants. 
Caractères  faibles,  action  vide,  plan  nul,  en  voilà  les  défauts. 

*  Le  même  insuccès  arriva  à  Lucc  de  Lancival  (il GQ-\S10)  dSiUS 
son  Achille  à  Scyros  (1807),  imité  de  Stace,  où  l'on  rencontre 
cependant  quelques  descriptions  agréables  (voyez  VEducation 
d'Achille,  dans  les  Leçons  de  littérature).  Il  est  auteur  d'une 
satire  fort  spirituelle  Folliculus,  et  de  quelques  tragédies,  dont 
la  meilleure  est  Hector. 

*  Franç.-Aug.  Parsevallc-Grandmuison  (1759-1834),  de  TAca- 
déniie,  fut  plus  heureux,  sans  réussir  néanmoins,  dans  son 
Philippe- Auguste  (1825),  poème  en  douze  chants,  auquel  il  tra- 
vailla pendant  vingt  ans.  Malgré  des  beautés  de  premier  ordre, 
cet  ouvrage  est  médiocre,  le  plan  est  défectueux,  l'action  lan- 
guissante et  le  dénoûment  vicieux.  L'auteur  fit  encore  un  sin- 
gulier livre,  composé  en  entier  de  morceaux  traduits  des  an- 
ciens et  des  modernes,  sous  le  titre  d'Amours  épiques  (1804). 

*  MM.  Barthélémy  et  Méry,  dont  nous  parlerons  ailleurs,  pu- 
lilièrent  un  poème  en  VIII  chants,  Napoléon  en  Egypte,  poème 
liistorique  dans  le  genre  de  la  Pharsale  ;  il  brillepar  les  détails, 
mais  n'a  rien  d'épique. 

*  Alexandre  Soumet  (1786-1845),  de  l'académie^  a  entrepris 
presque  tous  les  grands  genres  de  poésie.  Nous  en  parlerons  à 
l'article  de  la  tragédie.  Nous  ne  voulons  signaler  ici  que  ses 
deux  grands  poèmes,  auxquels  il  consacra  dix  ans  de  travail 
(1831-1840)  :  Jeanne  d'Arc,  sujet  qu'il  avait  déjà  traité  sous  la 
ibrme  de  la  tragédie  et  qui  parut  un  an  après  la  mort  de  l'au- 
teur, et  sa  Divine  épopée,  conception  hardie,  où  il  chante  la 
llédemption  de  l'enfer,  comme  pour  faire  la  contre-partie  du 
Paradis  perdu  de  Milton.  Soumet  est  un  poète  intermédiaire 
entre  les  classiques  et  les  romantiques. 

*  Crcuzc  de  Lesser  (1771-1839)  osa  tenter  la  poésie  épique 
dans  son  poème  de  la  Tahlc-ronde  (1811)  où  il  a  su  renfermer 
flans  un  seul  volume  la  vaste  collection  des  romans  consacrés 


-      iiO!)      — 

ù  l'aconter  les  hauts  i'ails  des  laineux  chevaliers  de  cet  ordre. 
Par  sa  nature  le  sujet  choisi  a  dû  être  traité  dans  le  genre  de 
TArJoste  plutôt  que  dans  celui  du  Tasse.  Ce  n'est  pas  un  poème 
épique.  lîeaucoup  moins  son  Amudis  (1813)  dont  la  multitude 
des  tableaux  trop  libres  fait  comme  l'essence. 

*  D'Arlùieonrt  (1789-185G)  publia,  après  douze  ans  de  travail, 
un  poème  en  vingt-quatre  chants  sur  Gharlemagne  (1818)  en 
visant  l'empereur  Napoléon.  Lu  avec  plaisir  à  son  apparition,  il 
n'oiïre  de  nos  jours  qu'une  lecture  insupportable. 

*  Edgar  Qu'uict  (1803-1875).  Voyez  p.  102,  note. 

*  Floreutia  Ducos  (1789-1873)  publia  en  1851  un  poème  épique 
en  vingt-quatre  chants,  VEpopcc  loidonsainc  ou  la  guerre  des 
Albigeois.  Raymond,  fils  de  Raymond  YI,  comte  de  Toulouse  en 
est  le  héros.  Le  merveilleux  de  la  magie  y  joue  un  grand  rôle. 
L'auteur  proteste  de  son  respect  pour  les  croyances  religieuses 
catholiques. 

*  F.N.  Campenon  (1772-1843),  osa  croire  que  le  sujet  de  VEnfant 
prodigue  pouvait  être  favorable  à  l'épopée,  et  n'a  produit  qu'une 
œuvre  mal  exécutée. 

'  iV.  L  Lemercier  (^1775-1840)  a  composé  quatre  grands  poèmes 
épiques  ou  mi-épiques  et  mi-didactiques,  l'Atlantiade  ou  la  Théo- 
gonic  de  Newton,  en  six  chants  —  Moïse  ou  la  révolte  de  Coré, 
Dathan  et  Abi'ron,  en  quatre  chants,  qui  fournit  à  l'auteur  l'oc- 
casion d'exposer  ses  idées  de  matérialisme  et  d'atliéisme.  — 
Ilumùre  et  Alexandre,  poèmes  encore  plus  médiocres,  sans  nul 
talent  narratif.  —  Ce  que  ces  poti^mes  offrent  de  plus  original 
mais  de  moins  scienlique,  ce  sont  les  tableaux  historiques 
mêlés  au  récit. 

n  est  encore  auteur  de  plusieurs  poèmes  dans  le  genre  cy- 
clique, dont  le  plus  original  et  le  plus  bizar.'-e,  est  la  Panhgpo- 
crisiade,  on  le  Spectacle  infernal  du  XVI^  siècle,  comédie  épique  en 
10  chants  qui  nous  transporte  dans  une  immense  comète,  ofi 
les  démons,  pour  se  distraire  de  leurs  tourments,  se  donnent  la 
comédie,  et  représentent  sur  un  vaste  théâtre,  tout  ce  qui  se 
passe  dans  le  monde. 

'  Amédée  Pommier,  né  en  1804,  a  fait  un  poème  intitulé 
l'Enfer.  Non  pas  un  enfer  mythologique  ou  imaginaire,  comme 
celui  de  Soumet;  mais  l'enfer  du  dogme  catholique,  l'enfer 
inexorable  et  éternel.  Poème  curieux  en  cent  dix-sept  strophes, 


-     -210     - 

uii  les  plus  belles  qualités  poétiques  se  lieurtent  aux  déi'auLs 
les  plus  détestables  de  goût  et  de  style. 

*  Atrcelot  (1794-1854)  a  publié  un  poème  plutôt  historique 
cju'épique  sur  Marie  de  Dru.bantj  femme  de  Philippe  le  Hardi 
(1274). 

'  Emile  Pchanl  publia  en  18G9  les  deux  premiers  volumes- 
d'un  grand  poème,  en  forme  de  Chanson  de  gestes  sur  Olivier  de 
(,7t.b\so«  ou  la  Bretagne  au  XIV<i  siècle.  M.  de  Laprade  en  faisait 
grand  cas. 

*  Victor  Hugo  a  entrepris  un  poème  épique  colossal  intitulé  la 
Légende  des  siècles  divisant  en  quinze  parties  les  temps  qui 
depuis  l'origine  du  monde  s'écouleront  jusqu'à  la  fin  du  monde. 
C'est  un  mélange  incohérant  de  poèmes  extravagants  cousus 
les  uns  aux  autres  tant  bien  que  mal. 

'  Malgré  tous  ces  elTorts,  la  France  attend  encore  son  Ho- 
mère. 

La  Néerlande  n'a  pas  produit  de  véritable  épopée.  De  Geuzen 
(les  Gueux),  par  Onno  Zwier  van  Harcn,  sont  plutôt  un  poème  épi- 
que-hjrique.  Bilderdyk  qui,  aidé  de  Feilh,  retouchaet  polit  cette 
production,  l'appelle  un  recueil  d'odes  nationales,  qui,  dans 
leur  ensemble,  forment  un  tout  complet. 

*  M.  Vabbé  J.  Rghers,  directeur  du  collège  épiscopal  de  Piure- 
monde,  a  publié  (1870)  un  grand  poème  en  vers  français  et  en 
douze  chants  sur  S.  Bernard.  C'est  un  poème  héroïque  et  non  pas 
une  épopée  ou  poème  épique  (1),  mais  d'un  genre  tout  nouveau. 
«  H  n'existe  pas  un  poème  chrétien  du  caractère  de  celui-ci.  Je 
»  suis  seul  dans  la  carrière.  J'ai  chanté  une  œuvre  dont,  jus- 
»  qu'à  présent,  j'ose  le  dire,  l'art  ne  s'était  pas  approché...  Je 
))  chante  le  moine,  parce  que  l'ignorance  le  bafoue  ;  je  le 
>)  couvre  de  fleurs,  je  le  parfume  de  poésie,  parce  que  la  cor- 
»  ruption  le  couvre  de  boue.  Je  chante  le  moine,  parce  que  sa 
»  force  morale  est  grande,  magnifique,  incomparable...  »  fintr.j 
Ce  moine  c'est  .?.  Bernard,  le  personnage  le  plus  célèbre  du 
moyen  âge,  et  son  œuvre,  comme  moine,  c'est  la  fondation  de 
l'abbaye  de  Cluirvaux.  L'auteur  a  cru  reconnaître  dans  ce  sujet 


(1)  Le  poèine  hcroiqne,  ilit  de  BoiiaUt,  raooute  les  aciious  héroiques  et  les  aventures 
irun  (.-rand  personnage;  il  est  fini,  quand  le  héros  est  parvenu  au  but  de  ses  travaux. 
L'inteiiion  du  poénio  l'-jnqiie  est  plus  générale  et  raetion  plus  sociale.  Le  résultat  en  est, 
non  la  gloire  personnelle  d'un  homme,  mais  la  fondation  ou  la  conservation  d'une  société.-i 
Les  deux  genres  sont  soumis  aux  mêmes  règles. 


-     -271      - 

toutes  les  qualilès  voulues  d'une  action  épique,  et  il  l'.i  liai  lé 
avec  toute  la  dignité  et  la  solennité  que  demande  l'épopée.  Il  y 
a  fait  preuve  de  qualités  poétiques  remanjuables  :  imagination 
brillante,  sensibilité  exquise,  goût  sûr  et  délicat,  et  une  éton- 
nante facilité  de  versification.  Sur  plus  de  7000  vers,  on  ren- 
contre à  peine  queliues  uns  qui  prêtent  à  la  critique,  grâce  à 
vingt  années  de  travail.  Les  douze  cliants  sont  partagés  en 
paragraphes  numérotés,  formant  autant  de  tableaux  variés  et 
magniîiques.  Forcé  de  suivre  l'ordre  historique  de  la  vie  de  son 
héros,  le  poète-^a  dû  sacrifier  vn  -purVxc  la  principale  ressource 
de  lintérèl  d'un  poème,  les  inlrigues  et  les  nœuds.  La  durée 
de  l'action  est  trop  longue.  Somme  toute,  c'est  une  œuvre  re- 
marquable. 

'  L'apparition  de  l'épopée  Belge  Amhiorix  écrite  en  vers  11a- 
mands  par  '^olei  de  Bronwere  can  Stceland  (1S42),  traduite  en 
vers  français  par  P.  Lehrocqmj  (1846)  fut  un  véritable  événement 
ttans  la  littérature  nationale.  On  crut  un  moment  que  la  Bel- 
gique venait  d'être  dotée  d'une  Iliade  en  miniature.  Mais  bientôt 
on  s'aperçut  qu'il  n'eu  était  rien.  Le  Journal  hisloriquc  ne  contri- 
bua pas  peu  à  dessiller  les  yeux  par  la  critique  si  remarquable 
qu'il  fit  de  cette  œuvre  dans  son  XIIlc  volume  (p.  3(50-399).  Le 
sujet  de  ce  poème  est  le  stratagème  par  lequel  Amhiorix,  chef 
des  Eburons,  attira  l'armée  romaine  dans  une  embuscade  et  la 
tailla  en  pièces.  (Voir  les  Commentaires  de  César,  V,  20  à  37).  Le 
poème  n'a  que  cinq  clumls  de  trois  cents  vers  environ. 

ARTICLE  DEUXIÈME. 

L'épopée   romanesque   (1). 

La  plus  noble  production  du  moyen  âge  (1200-1500),  c'est 
fépopce  romanesque  ou  le  Roman  de  Chevalerie,  ainsi  appelé, 
parce  qu'il  était  écrit  primitivement  en  langue  romane  (2).  Il 
a  pour  sujet  les  aventures  des  chevaliers,  les  faits  merveil- 


(i;  ■  On  pourrait  établir  ici,  entre  la  chanson  de  geste  dont  nous  avons  parlé,  et 
Vfjiop'k'  romanesque  la  même  dislinclion  qu'entre  l'épopée  naturelle  et  Vcpopée  arlifl- 
i';cHc 'page  2-11);  l'une  spontanée,  est  indépendante  des  règles  c'.e  l'art,  l'autre  en  est  le 
résultat. 

(2)  La  langue  romane  était  un  mélange  de  la  langue  latine  et  de  la  langue  gotlii  lUe  ou 
(jauloise,  parlée  d'abord  en  Espagne  et  en  France,  et  qui  p;issa  ensuite  en  -VUeinagne. 


leux  des  liéros  du  moyen  âge,  leurs  guerres  et  leurs  ba- 
tailles, leurs  combats  contre  les  monstres,  leurs  tournois  et 
les  autres  exercices  corporels  auxquels  ils  se  livraient. 

Le  fond  de  l'épopée  romanesque,  c'est  l'amour  uni  au  cou- 
rage et  à  la  bravoure,  que  rebaussent  encore  des  sentiments 
religieux.  Le  merveilleux  qui  y  figure  consiste,  non  pas  à 
faire  intervenir  des  dieux,  comme  chez  les  anciens,  mais 
des  magiciens,  des  nécromanciens,  des  nains  (1),  des  dragons 
et  des  géants,  des  hommes  invulnérables,  des  coursiers 
ailés,  des  fées  (2),  des  sylphes  (3),  des  gnomes  (4),  etc. 

Différence  entre  l'épopée  classique  ou  antique  et  l'épopée 
romanesque. 

De  même  qu'en  Grèce  l'âge  héroïque  donna  naissance  à  la 
poésie  et  surtout  à  l'épopée  (Homère,  Pindare,  Hésiode,  Sa- 
plwcle,  etc.),  ainsi  trouvons-nous  l'origine  de  la  poésie  roma- 
nesque aux  temps  héroïques  de  l'ère  chrétienne, 'c'est-à-dire 
au  temps  de  la  chevalerie  en  Europe.  Née,  selon  l'opinion  la 
plus  probable,  sur  le  sol  de  l'Espagne,  elle  se  répandit  ensuite 
en  Italie,  en  France  et  en  Allemagne. 

Quoique  l'épopée  classique  (o)  et  l'épopée  romanesque 

(1;  Du  grec  VCf.yJOÇ,  et  du  latin  nanus. 

(2)  Les  uns  dérivent  le  nom  de  fce  du  mot  latin  f alita,  pyophiHesse  ;  les  autres,  du  mot 
celtique  faer,  enchanteresse,  devineresse.  Par  fées,  on  entend,  dans  les  romans,  certaines 
puissances  imaginaires  et  surnaturelles,  possédant  le  don  de  connaître  l'avenir  et  d'opérer 
des  prodiges.  Elles  étaient  ou  les  protectrices,  ou  les  adversaires  des  héros  ;  elles  habitaient 
des  bourgs  et  des  châteaux,  et  obéissaient  ;ï  une  reine:  On  prétend  que  la  croyance  aux 
fées  fut  apportée  en  Europe  par  les  Arabes  qui  envahirent  l'Espagne.  Cotte  croyance 
parait  être  fort  ancienne,  puisque  Arnobe,  dans  ses  Livres  contre  les  gentils,  parle 
d'hommes  qui  faluas  reverentur. 

(3)  Par  syt])hes  et  sylplddes,  on  entend  les  esprits  élémentaires  de  l'air.  Tous  ces  êtres 
fantastiques  étaient  pliis  parfaits  que  l'homme,  mais  toujours  soumis  à  la  mort.  Voyez 
Dictionnaire  infernal,  par  J.  CoUin  de  Planaj.  Bruxelles,  1845. 

(•j;  Vicc  (jnonxes,  on  entend  des  peuples  invisibles  qu'on  supposait  habiter  sous  terre,  et 
qu'on  regardait  comme  les  gardiens  des  mines,  des  pierres  précieu.'es,  en  un  mot,  des 
trésors  que  la  terre  recèle  dans  son  sein.  Ils  occupaient  dans  la  poésie  du  Nord  la  place 
qua  les  fées  occupaient  dans  celle  de  l'Orient  et  de  l'Occident. 

(5)  Ou  donne  ordinairement  le  nom  de  classiques  aux  productions  des  anciens  qui  nous 
servent  de  modèles  on  fait  de  style  et  de  goût.  On  le  donne  ensuite  ti  tout  ce  qui  est  fuit 
selon  ces  productions  moJèles. 


-^  275     - 

roulent  l'un  el  l'autre  sur  des  actions  héroïques,  on  remarque 
cependant  entre  elles  plusieurs  diflerences. 

1"  L'action  du  roman  de  chevalerie  n'a  ni  la  grandeur,  ni 
l'étendue,  ni  l'importance,  ni  conséquemment  l'intérêt,  de 
l'épopée  classique. 

2"  Tandis  que  dans  l'épopée  classique,  l'amour  ne  joue 
qu'un  rôle  secondaire,  il  domine  dans  l'épopée  romanesque, 
où  le  poète  unit,  dans  un  même  héros,  à  une  bravoure  rare 
un  amour  qui  paraîtrait  quelquefois  une  faiblesse  ridicule, 
s'il  n'était  accompagné  d'un  grand  héroïsme. 

3"  L'épopée  romanesque  admet  certains  sentiments  doux 
el  tendres,  voisins  de  la  sensiblerie,  indignes  entièrement  de 
l'épopée  classique. 

4"  Dans  l'épopée  classique  le  merveilleux  consiste  dans 
l'intervention  des  dieux;  dans  l'épopée  romanesque,  le  mer- 
veilleux lait  intervenir  des  spectres,  des  magiciens,  etc., 
choses  fort  intéressantes  pour  le  peuple  du  moyen  âge,  et 
entièrement  assorties  aux  idées  vulgaires  de  ce  temps. 

5"  L'épopée  romanesque  le  cède  surtout  à  l'autre  sous  le 
rapport  du  goût  et  de  l'art.  Quant  h  la  moralité,  les  cheva- 
liers s'y  font  remarqiier  par  leur  courage,  leur  générosité, 
leur  courtoisie,  leur  fidélité  et  leurs  sentiments  religieux. 

6"  De  tout  cela,  la  différence  du  style.  Dans  l'épopée  clas- 
sique, le  style  est  toujours  sérieux,  grand,  noble;  dans 
l'épopée  romanesque,  il  est  tantôt  grave,  tantôt  gai,  tanlôl 
noble,  tantôt  familier. 

Epopées  romanesques  ou  Bomcms  de  chevalerie. 

Citez  les  Italiens  :  le  Morgante  maggiore,  en  28  chants,  par 
PhZcï  (1431-1487).  Les  aventures  de  Roland  constituent  le  sujet 
de  ce  poème,  peu  remarqualile.  Il  renferme  des  combinaisons 
extravagantes,  des  déljauclies  d'imagination,  des  satires  contre 
la  religion.  De  plus,  il  manque  d'unité,  de  style  et  de  clarté.  On 

48 


y  admire,  la  vivacité  de  la  narralion,  la  gaîlc  boullonnc  des 
caractères  et  l'élégance  de  la  versification. 

VOrlando  inamorato  (Roland  amoureux)  du  comte  Boiordo.  Ce 
poème,  que  l'auteur  a  laissé  inachevé,  se  recommande  par  une 
extrême  richesse  d'imagination,  un  grand- art,  beaucoup  d'in- 
vention, des  caractères  fortement  dessinés  et  fidèlement  obser- 
vés. On  souhaiterait  y  voir  plus  de  décence. 

L'Orlando  furioso  (Roland  furieux),  en  46  chants,  par  Arioste 
{1474-4533).  Ce  poème  paraît  être  une  continuation  du  Roland 
amoureux  de  Bdiardo  ;  c'est  un  labyrinthe  de  contes  fabuleux, 
parsemé  d'allusions  h  des  faits  contemporains,  h  des  situa- 
tions personnelles,  parfois  défiguré  par  des  traits  satiriques, 
des  réflexions  malignes,  des  métaphores  et  des  pensées  re- 
cherchées, des  images  outrées,  des  peintures  peu  décentes. 
Le  mélange  du  sacré  avec  le  profane  y  est  fréquent.  Le  poème 
manque  d'unité  ;  il  est  régulier  dans  le  plan  et  dans  la  con- 
duite de  l'action;  les  transitions  sont  souvent  brusques;  les 
caractères  ne  sont  pas  toujours  assez  bien  dessinés;  les  dis- 
cours sont  quelquefois  faibles  et  froids  ;  mais  les  descriptions 
se  font  remarquer  par  la  richesse  et  par  la  force.  Le  style, 
parfois  négligé,  est  en  général  riche  et  correcte,  facile  et 
clair,  rapide  et  agréable.  Les  comparaisons  se  distinguent 
par  leur  beauté.  Arioste,  pour  la  facilité  de  la  diction  et  la 
fécondité  de  l'imagination,  est  digne  d'être  mis  à  côté  d'Ovide. 

Le  Ricciordctto,  en  30  chants,  de  Fortigucrra  (1G74-1735).  Le 
<lésordre  et  une  bizarrerie  singulière,  peu  de  respect  pour  la 
religion  et  la  décence,  déparent  cet  ouvrîige,  qui  du  reste  est 
écrit  dans  un  langage  facile  et  coulant,  et  ofi^re  beaucoup  de 
traits  d'esprit. 

*  Chez  les  Esparpwh  le  héros  le  plus  en  vogue  est  le  Cid  (ou 
Seid,  Seigneur),  personnage  moitié  historique,  moitié  fabuleux 
du  Xle  siècle,  plus  rusé  que  brave,  mais  qui,  se  développant, 
s'épurant  à  travers  une  foule  de  poèmes,  depuis  les  premiers 
chants  des  Romanceros  jusqu'aux  tragédies  de  Guillen  de  Castro 


-      -275     - 

et  de  Corneille,  est  devenu  un  type  d'honneur  oaslillan  et  de 
fierté  chevaleresque.  Le  premier  Pocme  du  Cid  Carnpeador  ;iam- 
piditctorj  date  du  XIIc  siècle.  La  chronique  ruinée  (1552)  chante 
sa  jeunesse;  et  Xinienez  Agellon  (1579")  célèbre  les  Exploits 
fumeux  de  l'invincible  chevalier. 

Citez  les  Français  :  Turpin,  ou  les  e/forts  de  Cltarlcniaijne  et  (lèses 
j)airs  ou  paladins  pour  chasser  les  Sarrasins  de  la  France  et  d'une 
partie  de  l'Espagne.  Ce  poème  porte  le  nom  de  son  auteur,  que 
quelques-uns  croient  avoir  été  Turpin,  archevêque  de  Reims 
(j  800),  tandis  que  d'autres  l'attribuent  à  un  poète  du  IG»^  siècle. 
Selon  l'opinion  la  plus  probable,  c'est  l'œuvre  d'un  moine  ap- 
pelé Robert,  qui  vécut  vers  l'an  1095  (1). 

'Le  Roman  d'Enéas,  composition  romanesque  française  du 
Xlle  siècle,  est  une  des  trois  principales  transformations  de 
l'épopée  grecque  et  latine  au  moyen  âge  ;  elle  est  calquée  sur 
VEnêide,  comme  le  Roman  de  Troie  le  fut  sur  ïlliade,  et  le  Roman 
de  Thèbes  sur  la  Thébaïde.  On  attribue  ces  trois  œuvres  au  trou- 
vère Benoit  de  Sainte-More.  VEnéas  suit  le  plan  de  Virgile,  mais 
en  appropriant  les  détails  aux  mœurs  du  temps.  Enée  devient 
un  chevalier,  et  la  magie  remplace  le  merveilleux.  Aussi  VEnéas 
est-il  moins  une  épopée  qu'un  roman  en  10,000  vers. 

Le  Roman  de  la  Rose,  commencé  par  Guillaume  de  Lorris 
{j  1240),  achevé  par  Clopinel,  autrement  appelé  Jean  de  Mclmn 
(y  1280).  C'est  un  roman  allégorique  et  satirique,  imité  de  l'/lrf 
d'aimer  d'Ovide,  composé  de  22,000  vers  de  huit  syllabes  (2), 
On  y  trouve  de  l'érudition,  une  grande  richesse  d'images,  des 
réflexions  morales  assez  judicieuses,  une  versification  facile, 
un  style  simple  et  naïf.  C'est  k\  aussi  tout  le  mérite  de  cette 
production,  que  défigurent  souvent  des  longueurs,  des  digres- 
sions hors  du  sujet,  des  transitions  brusques,  et  des  peintures 
licencieuses.  On  lui  a  disputé  le  titre  de  roman  de  chevalerie, 
parce  que  les  exploits  militaires  n'y  entrent  que  comme  des 
incidents. 


;i)  Ce  roman  a  servi  de  type  à  tous  les  autres;  il  a  fourni  à  Aiiost».'  uik-  partie  des 
matériaux  de  son  poème. 

,2'  "  Le  poète  raconte  un  songe.  Il  voit  dans  un  verger  une  rose  qu'il  lui  est  interdit  de 
cueillir.  Vingt  abstractions  personniflées,  telles  que  Danger,  Dame  ClwsleU,  etc.,  dé- 
fendent la  fleur.  Le  héros  a  pour  auxiliaires  BA- Accueil,  Dame  Oiseuse,  etc.  Les  copies 
manuscrites  de  ce  roman  sont  innombrables.  Ou  ne  s'explique  pas  aujourd'hui  la  vogtie 
dont  a  joui  ce  livre. 


—     '■2H\     — 

L'Aslrce  d'Honoré  d'Urfé  (1^07-1025).  Une  narration  vive  et 
fleurie,  dit  Boileau,  des  fictions  très-ingénieuses,  des  caractères 
aussi  fièrement  imaginés  qu'agréablement  variés  et  bien  suivis, 
mais  une  morale  vicieuse,  ne  prècliant  que  l'amour  et  la  mol- 
lesse, blessant  même  parfois  la  pudeur,  distinguent  ce  roman. 
'  L'œuvre  est  en  prose  mêlée  de  vers. 

Le  Grand  Cijrits  et  la  Clélie  de  M"'-'  Scudùrie  (1G07-1701)  (1).  Ces 
romans  se  font  remarquer  par  un  style  enflé,  des  caractères 
forcés  et  puérils,  des  aventures  invraisemblables,  et  par  une 
longueur  ennuyeuse.  (Chaque  roman  a  dix  volumes). 

Cassandre,  Cléopâtre  et  P'iaramond  de  La  Calprenède  (1610- 
1GG3).  Ces  romans  ne  manquent  point  d'intérêt,  et  montrent  que 
la  nature  avait  doué  l'auteur  d'une  imagination  féconde.  Les 
règles  de  l'intrigue  et  de  l'unité  y  sont  assez  sévèrement  ob- 
servées, et  les  caractères,  quoique  parfois  outrés  et  puérils, 
sont  en  général  bien  dessinés.  La  Calprenède,  comme  Scudéi^y, 
paï'aît  avoir  pris  pour  modèle  de  ses  romans  Polexandre,  roman 
de  Gomherville  (1600-1674). 

'Toutes  ces  volumineuses  élucubrations  de  galanterie  héroï- 
que, régissaient  la  belle  société  du  temps,  en  lui  olTrant,  sous 
prétexte  d'histoire,  la  peinture  quintessenciée  d'elle-même. 
fVapcreauJ. 

Amadis  des  Gaules.  Ce  roman  parait  avoir  d'abord  été  écrit  en 
français,  au  12e  siècle.  Vasco  de  Lobeira,  Portugais,  le  traduisit 
en  espagnol.  D'Herberai  des  Essarts  (f  1552)  traduisit  l'ouvrage 
castillan  en  français.  De  Tressan  (1705-1782)  en  fit  une  nouvelle 
traduction,  en  l'abrégeant  de  la  moitié.  L'Amadis  des  Gaules 
est  plein  d'esprit  et  d'agrément;  la  narration  est  facile  et  gaie, 
mais  on  y  rencontre  des  tableaux  trop  sensuels. 

Chez  les  Anglais  :  La  Reine  des  fées,  par  Sjjenser  (1520-1596).  Les 
caractères  de  ce  roman  sont  vigoureux  et  variés,  les  pensées 
et  les  tableaux  animés  ;  le  ton  est  grave  et  solennel,  la  versifi- 
cation heureuse.  L'auteur  recherche  les  formes  vieillies  et  les 
redondances;  il  est  gai  et  enjoué,  mais  parfois  extravagant;  il 
se  permet  par-ci  par-là  une  satire  contre  le  pape. 

(1)  *  M'"  Madeleine  de  Scudéry  était  la  sœur  de  Georges  de  Scwléry,  autuiir  d'un  grand 
nombre  de  drames  et  de  répopée  Alaric,  poème  remarquable  par  l'emphase  et  le  mauvais 
sov'it.  On  connaît  les  vers  de  Boileau  : 

Bienheureux  Scudéri,  dont  la  fertile  plume 

Peut  tous  les  mois  sans  peine  enfanter  un  volume,  etc. 


-     -217     — 

VAvcadie  de  Ph.  SUhicij  (153»-158G),  révèle  une  vaste  ériuU- 
lion,  des  sentiments  profonds,  une  imagination  vive  et  féconde  ; 
il  est  d'ailleurs  écrit  dans  un  beau  style  et  une  versification 
coulante.  Mais,  il  a  les  mêmes  défauts  que  les  romans  de 
Mlle  Scudéry. 

Cliez  les  Allemauds  :  Idris  et  Zénide,  le  nouvel  Amadis  et  rObcron 
de  Wieland  (1731-1813).  De  beaux  tableaux,  d'intéressantes 
fictions,  une  narration  attrayante,  un  style  riche  et  harmonieux, 
telles  sont  les  qualités  de  ces  productions,  mêlées  malheureu- 
sement de  peintures  voluptueuses  et  très-dangereuses  pour  les 
mœurs. 

(Cécile  et  la  Rose  enchantée,  par  Schulze  (1789-i8I7).  Ce  roman 
se  fait  remarquer  par  des  pensées  délicates,  des  images  frap- 
pantes et  un  diction  douce,  coulante  et  très-harmonieuse.  Par- 
fois, l'auteur  est  trop  difl"us. 

*  Chez  les  Néerlandais,  les  plus  anciennes  productions  litté- 
raires sont  du  genre  épique,  et  antérieures  à  leurs  manuscrits 
dont  les  plus  anciens  remontent  au  milieu  du  XlIIe  siècle  (1250). 
Nous  avons  parlé  p.  254  des  Niehelungcn  filet  Nevelimjenlied] 
cette  Iliade  dont  les  Pays-Bas  furent  en  partie  le  théâtre,  et  dont 
le  texte  Néerlandais  se  réduit  à  queLiues  fragments  (1).  Le 
texte  Néerlandais  de  Goedroen  n'a  pas  encore  été  retrouvé. 
C'est  rOdyssée  du  moyen  âge  dont  les  scènes  principales  se 
passent  sur  les  côtes  de  nos  Plandres.  Il  s'agit  des  aventures 
d'une  jeune  fiancée,  transportée  en  Angleterre  par  le  vainqueur 
de  son  fiancé,  et  finalement  délivrée  de  son  esclavage. 

'  Le  reste  de  ces  poésies  primitives  ne  sont  que  des  traduc- 
tions du  latin  ou  des  chansons  de  gestes  françaises,  résultat  iné- 

;i)  ■  Extrait  îles  funérailles  île  Sierifried,  roi  ilos  Pays  Bas. 
Doe  liet  ilie  eile'.e  vrouwe  In  tlie  Ucrke  ilrapen 
Zeyevrilo  den  iloeilen,  ilen  heren  van  Neilerland. 
Ay,  wat  men  al  vrouwen  iloe  daer  droeve  vand  ! 
Doe  men  brachte  ter  kerken  Zeycvrite  dien  liera, 
Songen  aile  die  papen  uter  mate  sere; 
Doe  quam  die  eoninc  Gunlheer  daer  tonlike  gevr.ren, 
Eude  Haijen  quant  met  heme;  dat  sepie  u  te  waren.... 
Si  waren  beiile  druwe,  dat  doe  ic  u  verstaen, 
Doe  begonste  men  misse  over  die  siele  saen.... 
Syn  sarc  was  pereet  doe  omirent  middacli  ; 
Men  liielTene  van  der  baren  daer  lii  doe  op  lacli  ; 
Daer  '.vas  menecli  druwe,  doe  ic  u  bccant. 
In  enen  dieren  pellen,  dat  men  den  doeden  want:... 
Ay,  wat  men  al  oirranden  doe  ten  outare  droech 
Voer  des  heren  siele:  Hi  îiaide  eren  genoeoh  !  eîf. 


—     27S     — 

vi table  du  voisinage  de  la  France.  Elles  se  divisent  aussi  en 
Kard-ScKjei},  Arthur-Sagen  etc.  d'après  le  nom  du  héros.  On  a 
cru  que  le  Roelantslied  of  de  slag  van  Roncevale,  dont  le  chant 
était  déjà  populaire  chez  les  normands  à  la  bataille  de  Hastinps 
(lOGO),  a  été  primitivement  écrit  en  'flamand  (1).  C'est  à  tort 
qu'on  a  attribué  une  origine  flamande  au  poème  CJtarlcs  et  Ele- 
gast  [Cucvle  en  ElegasteJ.  Le  texte  que  nous  possédons  est  une 
traduction  du  français  faite  dans  le  Brabant  vers  1240.  Le  texte 
français  est  perdu.  On  suppose  dans  ce  singulier  poème  que 
Dieu,  pour  éprouver  Charlemagne,  comme  jadis  Abraham,  lui 
commande  de  sortir  la  nuit  de  son  palais  pour  se  faire  voleur. 
Une  suite  d'aventures  heureuses  récompensent  l'obéissance 
aveugle  du  héros.  —  Nous  parlerons  ailleurs  des  légendes  de 
saints  faites  en  imitation  des  chansons  de  gestes. 

Parmi  les  productions  romanesques  du  siècle  dernier  on  ne 
peut  citer  que  les  Gevallen  van  Friso  [Aventures  de  Friso.,  roi  des 
Cangarides  et  des  PvasiatesJ,  par  Guill.  Van  Haren  (1710-1768)  : 
«  Riche  en  comparaisons  heureuses  et  peintre  vigoureux,  l'auteur 
déploie  encore  les  plus  rares  connaissances  en  histoire  et  en 
antiquités,  »  dit  Siegenbeek.  '  Mais  le  grand  défaut  de  l'ouvrage 
c'est  le  peu  d'intérêt  que  nous  inspirent  les  aventures  d'un 
prince  indien  qui  devient  enfin  le  fondateur  du  royaume  des 
Frisons. 

ARTICLE  TROISIÈME. 

POÈME  HÉROÏ-COMIQUE. 

Ou  appelle  poème  héroi-comique  celui  dont  le  sujet  est 
simple,  commun,  familier  et  pi^esque  toujours  risible,  mais 
dont  le  style  a  la  nobfesse  et  la  dignité  de  l'épopée. 

On  appelle  encore  poème  héroi-comique  celui  dont  le  sujet, 
gi^and  et  noble  en  lui-même,  est  traité  d'une  manière  bur- 
lesque et  risible.  Dans  ce  cas,  le  poème  héroï-comique  est 
ordinairement  une  parodie  du  poème  épique. 

(1)  •  Cette  opinion  s'est  singulièrement  fortifiée  depuis  1840,  grâce  auK  découvertes  de 
MM.  Rueleus,  Stallaerl,  Serrure,  et  particulièrement  par  la  trouvaille  d'un  fragment 
de  565  vers  du  texte  primitif,  faite,  en  1864,  à  Looz  (Linibourg\  par  M.  l&chanoine  Daris. 
professeur  au  St'minaire  de  Liège. 


—     279     - 

Le  plaisir  que  procure  le  poème  liéroï -comique,  consisle 
surtout  dans  le  contrast».  du  fond  avec  la  forme.  Celui-là  est- 
il  sérieux,  grave  et  noble,  celle-ci  est  alors  badine,  risible  et 
burlesque;  celui-là  est-il  au  contraire  risible  et  vulgaire, 
celle-ci  devient  grave,  sérieuse  et  noble. 

Le  but  du  poème  héroï-comique  est  ou  d'exciter  le  rire, 
ou  de  punir  et  de  corriger  des  défauts.  Dans  le  dernier  cas,  il 
prend  le  ton  de  la  satire,  et  peut  comme  tel  être  rangé  parmi 
les  productions  didactiques.  Tel  est,  par  ex.,  lleiuel^en  de  vos 
(Reineke  le  renard),  la  production  la  plus  parfaite  du  moyen 
âge  (v.  p.  283),  et  le  Dispensaire  de  l'anglais  Gartli  (1671-4718). 

Unité  d'action,  intérêt,  nœuds,  dénoûment,  peinture  des 
caractères,  ornements  poétiques,  merveilleux,  ce  sont  là 
autant  de  qualités  que  ce  genre  de  poésie  exige  avec  presque 
la  même  rigueur,  que  le  poème  épique. 

Cependant,  tout  doit  être  assorti  à  la  nature  du  sujet  et  au 
but  du  poète. 

Poèmes  héroï-comiques  remarquables. 

Chez  les  Grecs  :\a.  Batrachomyomachie  ou  Combat  entre  les  Souri.^ 
et  les  Grenouilles,  poème  qu'on  attribue  à  Homère  (1). 

Chez  les  Italiens  :  la  Secchia  rapita  (le  seau  enlevé)  ou  Guerre 
entre  les  Moclénois  et  les  Bolonais,  au  sujet  d'un  seau  enlevé,  par 
Alessandro  Tassoni  (1565-1635).  Ce  poème,  très-intéressant 
et  même  instructif,  se  fait  remarquer  par  une  gracieuse  facilité, 
une  gaieté  légère,  une  élégante  versification  et  un  style  excel- 
lent. La  décence  y  aurait  dû  être  mieux  gardée  (2). 

"*  Chez  les  Espagnols  :  Un  remarquable  poète  du  XIVc  siècle, 
connu  sous  le  nom  d'Arcliijjrêtre  de  Hita,  et  que  d'autres  ap- 
pellent Juan  Piuiz,  chanta  la  guerre  acharnée  que  se  font  tous 

(i;  Les  critiques  ne  s'accorilent  pas  sur  le  véritable  auteur  de  la  Batrachomyomachi-' . 
Les  uns,  coiuuie  Hérodote,  Martial,  .Suidas,  l'attribuent  à  Homère;  les  autres,  comme 
Phttarque  et  Riccius  dans  ses  Di.iserlationpx  Honierkœ  (Dissert.  I),  croient  qu'un  certain 
Pigretes  composa  ce  poème.  Voyez  la  Bibliotheca  gro:ca  de  Fabrichts,  t.  1, 1.  II,  c.  n. 

(2)  *  Ci-eu  zé  de  Lesser  en  a  fait  une  imitation  fort  ingénieuse  en  vers  français,  mais 
d'une  gaieté  pas  toujours  très-décente. 


—     280     — 

les  ans  don  Carnaval  et  dame  Carême.  Le  premier,  assis  à  table 
au  milieu  de  ses  ménestrels,  est  assailli  par  dame  Carême,  à  la 
tête  d'une  armée  de  poissons  de  mer  et  d'eau  douce;  l'autre, 
parmi  ses  champions,  voit  les  porcs  et  les  poulets  gras.  La 
bataille  se  livre  :  trop  alourdi  par  la  mangeaille,  don  Carnaval 
est  vaincu  et  chassé  de  son  palais.  Mais,  au  bout  de  quarante 
jours,  il  revient  à  la  charge,  et  dame  Carême,  exténuée  par 
l'abstinence,  est  à  son  tour  mise  en  fuite  au  premier  choc.  Le 
prince  Pâques  succède  à  Mardi-Gras.  fViardot,  Etude  sur  l'Es- 
pagne]. 

Chez  les  Français  :  Je  Lutrin,  eu  6  chants,  de  Boileau  (1636- 
1711).  Une  dispute  entre  un  trésorier  et  un  chantre  sur  la 
place  que  devait  occuper  un  lutrin,  fait  le  sujet  de  cette  pièce, 
où  l'auteur  a  ohservé  tout  ce  que  l'on  peut  exiger  d'un  poète 
héroï-comique.  L'action  est  une;  le  merveilleux  consiste  en 
des  personnages  allégoriques,  comme  la  Discorde,  la  Mol- 
lesse, la  Nuit,  la  Piété,  T lié  mi  s  ;  tous  les  caractères  sont 
peints  d'une  manière  remarquable,  les  discours  sont  bien 
soutenus,  les  peintures  variées  et  riches.  Le  lecteur  admire 
à  chaque  page  l'extrême  fécondité  d'imagination  du  poète. 
C'est,  dit  M.  de  Lamoignon,  un  ouvrage  bâti  sur  la  pointe 
d'une  aiguille.  C'est  un  château  en  l'air,  qui  ne  se  soutient 
que  par  l'art  et  la  force  de  l'architecte.  En  effet,  l'esprit,  le 
jugement,  l'imagination,  la  verve,  l'harmonie,  tout  s'y  réunit 
pour  en  faire  un  chef-d'œuvre. 

Le  Ver-Vert  de  Gressct  (1709-1777),  en  4  chants.  Le  héros  de 
la  pièce,  c'est  le  perroquet  Ver-Vert,  dont  le  poète  chante  les 
malheurs  et  les  disgrâces.  Des  fictions  riches  et  ingénieuses, 
des  détails  intéressants,  des  couleurs  vraies  et  délicates,  un 
ton  gai  et  badin,  un  style  pur,  une  versification  harmonieuse, 
y  attachent  le  lecteur,  sans  jamais  blesser  la  vertu. 

*  J.-B. -Louis  Gressct,  né  à  Amiens  (1709),  crut  pendant 
quelque  temps  qu'il  avait  la  vocation  à  l'état  religieux,  professa 
les  humanités  à  Tours  et  à  la  Flèche,  et  s'établit  définitivement 
à  Paris  (1735).  Il  publia  d'abord  Ver- Vert  {1133),  charmant  badi- 


—     281     — 

nage,  dont  nous  venons  de  parler,  puis  la  Chartreuse,  le  Lutrin 
vivant,  des  tragédies,  qui  réussirent  peu,  et  des  comédies,  dont 
la  meilleure  esl  le  Méchant  ('17-47).  En  17-48,  il  fut  admis  à  l'aca- 
démie. Peu  après,  il  se  retira  à  Amiens  et  renonça  à  la  poésie, 
pour  se  livrer  tout  entier  à  des  exercices  de  piété.  11  brûla  lui- 
même  plusieurs  de  ses  ouvrages.  Il  est  mort  en  1777. 

Chez  les  Anglais  :  la  Boucle  de  Cheveux  enlevée,  par  Pope.  C'est  un 
poème  dénué  d'action,  de  caractères,  d'idées  et  de  variété.  Les 
descriptions  y  sont  monotones,  les  plaisanteries  froides.  Le 
merveilleux  des  sylphes  est  peu  intéressant.  Le  combat  des 
piques  contre  les  trèfles,  des  cœurs  contre  les  carreaux,  n'a 
pas  plus  d'intérêt.  Tout  le  poème  ne  respire  que  la  galanterie. 
Le  style  est  élégant. 

Le  Hiidihras  de  Butler  (lG12-iG90)  ou  Guerre  civile  de  l'Angle- 
terre, sous  Cliarles  Jcr.  Poème  d'une  inépuisable  gaîté;  mais  il 
est  trop  diffus,  il  entre  dans  des  détails  puérils,  et  se  permet 
des  plaisanteries  grossières  et  indécentes.  "  Hudibras  n'est  que 
le  calque  de  Dcn  Quichotte. 

Le  Dispensaire  ou  Bataille  entre  les  Médecins  et  les  Apothicaires, 
par  Samuel  Garth  (1671-1718)  imitation  du  Lutrin.  La  versifica- 
tion de  ce  poème,  dit  un  Anglais  judicieux,  est  coulante  et  ré- 
gulière, mais  elle  manque  de  vigueur  ;  le  style  en  est  clair  et 
net,  les  parodies  et  les  allusions  heureuses  (1). 

Chez  les  Allemands  ;  le  Frosch-Mai'i scier  de  Rollen]iagcn(lÎj\2- 
JG09).  C'est  une  imitation  libre  de  la  r>atrachomyomachic 
d'Homère. 

Le  Brétailleur,  en  6  chants,  le  Mouc]ioir,  en  5  chants,  le  Mur- 
mnrateur  en  Enfer,  en  5  chants,  Vhacton,  en  5  chants,  de  Zacha- 
riœ  (1726-1777).  Quoique  Zacharia3  soit  inférieur  à  Coileau  et 
loin  d'avoir  l'enjouement  du  poète  français,  qui  lui  a  servi  de 
modèle,  il  mérite  néanmoins  l'éloge  d'avoir  mieux  réussi  dans 
le  poème  héroïque,  qu'aucun  autre  poêle  de  son  pays. 

:1)  ■  Voltaire  en  a  traduit  ainsi  le  d^but  : 

Muse,  raconte-moi  les  débats  salutaires 

Des  médecins  de  Londre  et  dos  apothicaires. 

Contre  le  genre  humain  si  lon^rtemiis  réunis. 

Quel  Dieu,  pour  nous  sauver,  les  rendit  enneniis  ? 

Comment  laissèrent-ils  respirer  leurs  malades. 

Pour  frapper  <1  grands  coups  sur  leurs  chers  camarades  r 

(.'omment  changèrent-ils  leur  coifllire  en  armet, 

La  seringue  en  canon,  la  pilule  en  Ijoulet... 


—     282     — 

*  Chez  les  Belges  :  La  Cinéide  ou  la  vo.chc  reconquise,  par  de 
Weyer  de  Streel  (M.  Ch.  du  VivierJ.  C'est  sous  ce  pseudonyme 
qu'un  spirituel  écrivain  Liégeois  publia  en  1852  un  grand  poème 
héroï-comique,  en  24  chants,  sur  un  épisode  de  l'histoire  natio- 
nale du  ISe  siècle,  l'enlèvement  d'une  vache,  Hélène  ineompara- 
hle,  qui  devint  l'occasion  d'une  guerre  longue  et  sanglante.  Le 
poème  est  bien  conduit,  malgré  des  incidents  trop  nombreux, 
et  des  épisodes  un  peu  longs.  La  narration  est  généralement 
vive  et  rapide,  parfois  obscure  à  force  de  concision,  parfois 
diffuse  à  force  de  détails.  Le  vers  y  est  facile  et  soigné.  L'en-' 
semble  est  un  peu  monotone  et  sec. 

*  La  Cnît'/V?c  s'écarte  entièrement  du  poème  héroï-comique  tel 
que  Boileau  et  Gresset  l'ont  créé  en  France.  Il  s'approche  da- 
vantage de  l'épopée  romanesque  des  Italiens.  Mais  le  goût 
italien  est-il  compatible  avec  le  génie  de  la  langue  française.' 
Par  exemple,  le  vers  du  Dante,  mitigé  cependant  par  une 
figure,  peut-il  justifier  la  crudité  de  l'imitation  qu'en  a  faite  le 
poète  au  chant  19  de  sa  Cinéide? 

*  C'était  du  reste  une  entreprise  dificile  que  d'égayer  le  lec- 
teur, pendant  24  chants,  et  de  mettre  de  l'esprit  en  sept  mille 
vers.  Il  en  est  de  l'esprit  comme  des  essences.  On  ne  les  aime 
qu'en  petite  dose  et  en  de  petits  flacons.  Dans  les  grands,  elles 
s'évaporent  et  perdent  leur  force  et  leur  parfum.  Nous  citons  : 

*  l'assemblée  des  démons. 

Les  uns,  pareils  aux  monts  dont  le  front  touche  aux  nues. 
Pourraient  frapper  le  ciel  de  leurs  tètes  cornues, 
Grifferaient  de  leurs  pieds  le  centre  des  enfers, 
Et  de  leur  queue  immense  enceindraient  l'univers  : 
Les  autres,  tout  petits,  légers  comme  vétille, 
Passeraient,  sans  toucher,  par  le  trou  d'une  aiguille. 
Ceux-ci  sur  deux  piquets  ont  un  corps  d'éléphant, 
La  tête  d'un  taureau,  des  bras  d'orang-outang  : 
Ceux-là  de  l'écureuil  ont  la  tête  follette. 
Et  tète  de  linot  sous  bonnet  de  coquette. 
D'autres,  de  pied  en  cap  armés,  frappant  d'estoc, 
Vont  à  franc  étrier  à  cheval  sur  un  coq. 
On  en  voit  se  ruer  vers  la  noire  assemblée, 
Accroupis  sur  le  dos  d'une  écrevisse  ailée. 


—     '■2SÔ     — 

Les  démons  d'avocats  du  chien  ont  le  gosier, 
Dents  et  griffes  de  chat,  une  queue  en  papier  : 
Ceux  des  graves  docteurs,  d'un  air  plein  de  mystère, 
Vont  pas  à  pas,  lançant  aux  yeux  force  poussière. 
Ceux  des  abbés  musqués  arrivent  sac  au  dos. 
Plein  d'offices  mal  dits  et  de  pieux  bons  mots. 
Ceux  des  vieux  libertins  portent  ample  perruque, 
Où  s'accroche  un  vieux  singe  enfourché  sur  leur  nuque. 
Ceux  des  jeunes  dandys  ont  moustache,  toupet. 
Verbe  haut,  fière  allure  et  tête  de  baudet. 
Enfin,  il  n'est  figure,  accoutrement  bizarre 
Dont  l'infernal  caprice  à  l'envi  ne  les  pare 

'  La  litlératurc  flamande  revendique  avec  raison  son  poème 
licroï -comique  du  Renard  (lieinaert  de  Vos}.  Des  recherches  appro- 
fondies ont  démontré  qu'au  Xe  siècle  la  première  relation  des 
combats  entre  le  loup  et  le  renard,  tels  qu'ils  se  trouvent  dans 
ce  poème,  a  été  faite  en  Flandre  en  vers  latins.  De  là,  le  poème 
est  passé  en  France,  et  dès  le  commencement  du  XIII"  siècle 
un  poète  flamand,  Willem,  l'a  revêtu  de  la  forme  si  spirituelle 
et  si  naïve  qu'on  lui  reconnaît  à  présent.  Le  but  du  poète  est 
didactique,  mais  la  forme  est  satirique.  C'est  la  critique  popu- 
laire du  luxe  et  des  plaisirs  corrupteurs  des  moeurs  de  ce 
siècle. 

ARTICLE  QUATRIÈME. 

Poésie  pastorale. 

Le  poème  pastoral  (Idylle,  Eglogue)  est  un  poème  clans  le- 
quel le  poète  dépeint  le  bonheur  de  la  vie  champêtre,  eu 
déroulant  à  nos  yeux  le  tableau  de  tout  ce  que  ce  genre  de 
vie  h  d'agréable,  tout  en  nous  cachant  ce  qui  pourrait  en  in- 
spirer le  dégoût.  Il  décrit  l'innocence  et  la  simplicité  de  cette 
vie,  sans  parler  de  la  rudesse  de  mœurs  et  de  la  misère  qui 
souvent  l'accompagnent.  S'il  dépeint  les  infortunes  insépa- 
rables de  la  vie  humaine,  quelque  heureuse  qu'elle  soit  d'ail- 
leurs, il  passe  sous  silence  les  revers  qui  dégoûteraient  de 
la  vie  champêtre. 


—     -ISi     — 

Al  secura  quies,  el  nescia  fallere  vila, 
Dives  opum  variarum  ;  al  lalis  olia  fundis, 
Speluncce,  vivique  lacus  ;  at  frigida  Tempe 
]\IugiLusque  boum,  mollesque  sub  arbore  sonini 
Non  absunl  ;  illic  sallus  et  lustra  ferarum. 

Vi)'(/.,  Géorg.,  II,  4G7-7I. 

La  vie  pastorale  peut  être  envisagée  de  trois  manières  : 

l»  Telle  (lu'elle  est  aujourd'hui,  la  condition  des  bergers,  des 
pêcheurs,  etc.,  est  basse,  laborieuse,  servile;  leurs  occupations 
sont  désagréables,  leurs  idées  ordinairement  ignobles  et  gros- 
sières. 

2^  Telle  qu'elle  était  dans  les  temps  anciens,  du  temps  des  , 
patriarches  surtout.  C'était  alors  une  vie  simple,  heureuse, 
paisible  et  aisée.  Les  troupeaux  composaient  les  véritables 
richesses,  l'état  pastoral  était  en  honneur,  les  fils  des  rois  et 
des  princes  ne  se  croyaient  pas  déshonorés  en  gardant  les 
troupeaux. 

3"  Telle  qu'elle  n'a  jamais  existé  et  qu'elle  n'existera  jamais. 
Ce  serait  un  état'  où  l'on  joindrait  à  l'innocence,  à  l'aisance  du 
premier  âge,  le  goût  délicat  et  les  manières  polies  des  temps 
civilisés. 

Le  premier  de  ces  états  étant  trop  bas,  le  troisième  trop 
raffiné,  le  poète  pastoral  choisira  toujours  le  second. 

Règles.  —  Ordinairement,  le  poète  pastoral  fait  rouler  son 
poôme  sur  une  action,  ce  qui  est  beaucoup  plus  intéressant 
que  les  descriptions  de  vallons,  de  rivières,  de  pâturages,  etc. 

1"  Avant  tout  le  poète  doit  fixer  le  lieu  de  la  scène  à  la  cam- 
pagne. L'idylle  fuit  les  palais  et  les  villes;  elle  se  plaît  aux 
champs,  au  fond  des  vallées,  sur  le  bord  des  ruisseaux,  à 
l'ombre  des  forêts.  Il  faut  ensuite  que  la  scène  soit  précisée 
de  manière  qu'on  ne  la  confonde  pas  avec  quelque  autre,  et 
qu'on  en  ait  une  idée  bien  distincte.  Il  convient  enfin  que  le 
lieu  de  la  scène  soit  assorti  au  sujet  de  chaque  pastorale. 
Celui-ci  est-il  triste,  que  la  scène  inspire  la  tristesse;  est-il 
gai,  au  contraire,  que  la  scène  le  soit  aussi. 


Dans  la  5'-^  églogue  de  Virgile,  remarquez  comme  lu  scène 
présente  un  aspecl  sombre  : 

Sive  sub  incertas  zephyris  nmtanlii)us  umin'as, 
Sive  anlro  poLius  succedimus.  Adspice  uL  anlruni 
Silveslrl  raris  sparsil  labrusca  racemis. 

Théocrite  a  excellé  dans  l'art  de  peindre  le  lieu  la  scène. 

*  Voici  l'exposition  de  la  21e  idylle  de  ce  poète  : 

Deux  vieux  pêcheurs  étaient  couchés  ensemble. 

Ils  s'étaient  amassé  de  l'algue  sèche  sous  leur  hutte  de  jonc, 

El  reposaient  contre  un  mur  de  ieuillage.  Près  d'eux 

Gisaient  les  instruments  de  leur  travail,  des  paniers, 

Des  roseaux,  des  hameçons,  des  appâts  couverts  d'algue, 

Des  lignas,  des  nasses,  des  labyrinthes  d'osier. 

Des  filets,  des  rames  et,  sur  des  rouleaux,  une  vieille  nacelle. 

Sous  leur  tète,  une  petite  corbeille  de  jonc  ;  leurs  vêtements 

servaient  de  coussin. 

C'était  là  tous  les  instruments  de  travail  des  pécheurs,  toute 

leur  richesse. 
Le  seuil  n'avait  pas  de  porte,  pas  de  chien  ; 
Tout  cela  leur  semblait  superflu,  car  la  pauvreté  les  gardait. 
Nul  voisin  sous  la  main  ;  vers  leur  cabane,  que  la  pauvreté 
Pressait  de  toutes  parts,  la  mer  s'étendait  mollement. 
Le  char  de  la  lune  n'avait  pas  encore  achevé  la  moitié  de  son 

cours. 
Lorsqu'un  travail  ami  éveillait  les  pêcheurs,  et  que  de  leurs 

paupières 

Secouant  le  sommeil,  ils  excitaient  ce  chant  dans  kair  esprit. 

L'indication  du  temps  où  l'action  se  passe,  est  un  puissant 
moyen  d'intéresser.  Aussi  Tliéocrite  et  Virgile  n'oublient-ils 
pas  de  l'indiquer,  lorsqu'ils  le  jugent  à  propos. 

Frigida  vix  cœlo  noctis  decesserat  umbra, 
Cum  ros  in  tenera  pecori  gratissimus  herba  ; 
Incumbens  tereti  Damon  sic  cœpit  olivic. 

ViRG.  Eglog.  VIII,  V.  14-17. 

"2'  Les  acteurs  dans  la  pastorale,  seront  des  bergers,  ou, 
en  général,  des  hommes  livrés  k  des  occupations  cham- 


—    -À^a    — 

pétres,  comme  les  pêcheurs,  les  moissonneurs,  les  vigne- 
rons, les  chasseurs,  les  jardiniers,  etc.  Simples  et  naïfs, 
exempts  de  fortes  passions,  qu'ils  ignorent  les  grands  cha- 
grins et  les  cuisantes  inquiétudes.  Les  malheurs  qui  les 
menacent  doivent  ressembler  h  ces  nuages  pluvieux  h  travers 
lesquels  le  soleil  ne  laisse  pas  de  percer  (J).  Doués  de  bon 
sens  et  de  réflexion,  ils  ne  seront  pas  trop  spirituels,  ni  rai- 
sonneurs. Il  est  naturel  qu'ils  s'entretiennent  de  ce  qui  se 
passe  sous  leurs  yeux,  et  de  ce  qui  les  touche  de  près  : 
comme  de  leurs  malheurs  et  de  leurs  prospérités,  de  leurs 
agréments  et  de  leurs  chagrins  domestiques,  de-leurs  affec- 
tions, de  leurs  occupations,  etc.  S'ils  parlent  d'évènementï> 
politiques,  que  ce  soit  avec  un  certain  embarras,  qui  tra- 
hisse leur  ignorance  en  cette  matière.  Jamais  ils  ne  doivent 
paraître  savants  ni  subtils.  Le  poète  mêlera  adroitement  ii 
leurs  entretiens,  des  récits  variés  sur  des  sujets  moins 
arides. 

3"  Quant  au  fond  de  l'églogue,  il  est  épique,  lorsque  le  sujet 
est  une  action,  comme  dans  la  7'"°  églogue  de  Virgile;  ou 
Ji/rique,  quand  l'églogue  n'exprime  que  des  sentiments.  C'est 
ainsi  qu'il  y  a  des  églogues  qui  sont  de  véritables  élégies, 
comme  l'épitaphe  de  Bion,  la  5'"^  églogue  de  Virgile,  qui  a 
pour  sujet  la  mort  de  César. 

4"  Qu'int  à  la  forme  de  la  pastorale,  elle  est  épique,  lorsque 
le  poète  lui-même  parle,  comme  dans  la  2'"''  idyle  de  Théo- 
cA-iie,  la  4'"'^  églogue  de  Virgile,  la  4""^  idylle  de  Gessner, 
Mirtil,  et  la  6'"%  Amynias.  La  forme  est  dramatique,  quand 
le  poète  met  le  récit  dans  la  bouche  de  ses  personnages, 
comme  dans  la  1"^  églogue  de  Virgile  et  la  2™*=  de  Gessner, 
Idas  et  Mycon.  La  forme  est  épique-dramatique,  lorsque  le 

(1)  Heyne,  dans  sa  dissertation  sur  le  iioèine  buoolique  mise  à  la  tète  ilu  1"  voluine  de 
.■*on  édition  de  Virgile. 


—     2S7     - 

poète  parle  lui-même  et  fait  aussi  parler  les  acteurs.  Voyez 

la  8""^  idylle  de  Théocrite  et  la  8™"  églogue  de  Virgile. 

Remarques.  i«  Les  poètes  modernes  ont  créé  des  genres  de 
poésie  pastorale  différents  du  genre  de  Tliéocrite  et  de  Virgile. 
Ils  ont  fait  des  drames  pastoraux.  De  ce  genre  sont  :  Evandre 
et  Alcimna  de  Gessner,  en  trois  actes  ;  son  Erastc,  en  un  seul 
acte;  YAminte  du  Tasse,  le  Berger  fidèle  (Pastor  fido)  de  Guarini 
(1537-1612),  Philis  de  Scyros  fia  FilU  di  SciroJ  de  Bonarelli  (1563- 
1008),  et  le  Gentil  berger  à'Allan  Ramsay  (1686-1758). 

Le  style  de  YAminte  est  en  général  diffus,  trop  fleuri,  trop  uni- 
forme, trop  travaillé  pour  la  passion.  A  côté  de  passages  pleins 
de  grâce  se  trouvent  des  tableaux  licencieux.  L'on  voit  partout 
Théocrite,  Virgile,  Anacréon  et  Moschus. 

Le  Berger  fidèle  de  Guarini  est  imité  de  YAminte.  Des  compa- 
raisons outrées,  des  pensées  fausses,  des  jeux  de  mots  et  des 
peintures  voluptueuses  flétrissent  cette  production.  Il  y  a  plus 
(Félégance  et  de  pureté  de  goût  dans  YAminte,  mais  plus  de 
variété  et  de  chaleur  dans  le  Pastor  fîdo. 

Bonarelli,  dans  sa  P/u7is  de  Scj/ros,  est  souvent  aflectc,  raffine, 
guindé.  Le  style,  poli  à  l'excès,  est  doux  et  harmonieux.  Bo- 
narelli imite  le  Tasse  et  Guarini;  mais  il  n'a  ni  les  sentiments  du 
premier,  ni  la  fécondité  du  second. 

2o  Outre  des  drames  pastoraux,  les  poètes  modernes  ont  aussi 
fuit  des  Epopées  jjastorales.  Sous  ce  nom,  on  désigne  ces  pasto- 
rales dont  l'action  a  une  grande  étendue.  Tel  est,  p.  ex.,  le/j)'e- 
micr  Navigateur  de  Gessner,  en  2  chants;  Daphnis,  en  3;  \aMort 
d'Abel,  en  5  ;  Herman  et  Dorothée  de  Gôthe  ;  PnrUienaïs  ou  Voyage 
aux  Alpes,  par  Baggesen  (1764-1826)  ;  les  Hôtes  du  Nord  (die  nor- 
dischen  Giiste),  par  G.  de  Gaal,  né  en  1783. 

3o  Ils  ont  fait  des  pastorales  allégoriques,  dans  lesquelles  les 
poètes  eux-mêmes  ou  d'autres  personnages,  prennent  des  noms 
de  pasteurs  et  s'entretiennent  sur  différents  sujets,  même  scien- 
tifiques et  littéraires.  C'est  un  moyen  très-commode  de  parler 
d'une  manière  délicate  de  soi,  de  ses  bienfaiteurs,  de  ses  enne- 
mis, de  distribuer  l'éloge  et  le  blâme  d'une  manière  cachée,  mais 
d'autant  plus  piquante.  De  cette  nature  sont,  la  le  et  la  9c  églogue 
de  Virgile,  et  plusieurs  idylles  de  M'»c  Deshouliéres. 

4o  Cependant,  quelquefois  l'églogue  sort  de  sa  sphère  natu- 
relle, et  chante  des  objets  plus  relevés  que  les  délices  cliam- 


—     2K8     — 

pûlœs,  comme  la  '15e  idylle  de  Tliéocrile,-  les  Adouiasuses,  la 
4e  églogue  de  Virgile,  Sicelides  Mnsw,  et  le  Messie  de  Pope.  Alors 
aussi  le  style  peut  et  doit  être  plus  noble  et  plus  grave. 

Boileau,  dans  son  Art  poétique,  a  tracé  les;  règles  de  l'idylle 
d'une  manière  qui  ne  laisse  rien  à  désirer. 

Telle  qu'une  bergère  au  plus  beau  jour  de  fête, 
De  superbes  rubis,  ne  charge  point  sa  tête, 
Et,  sans  mêler  à  l'or  l'éclat  des  diamants, 
Cueille  en  un  champ  voisin  ses  plus  beaux  ornements,  etc. 

Chant  II. 

5'J  Quant  à  Vorigine  du  poème  pastoral,  il  faut  distinguer  le 
chant  des  pasteurs  de  celui  des  hommes  d'esprit  qui  nous  ont 
dépeint  les  délices  et  le  bonheur  champêtres.  Celui-là  remonte 
avec  la  vie  pastorale  au  commencement  du  monde  (Gen.  lY). 
Celui-ci  a  pour  inventeur,  d'après  les  uns,  Diomus,  d'après  les 
autres,  Stésicho)-e(sLV.  J.-C.  550),  d'après  d'autres  encore,  Th'éo- 
crite,  de  Syracuse.  On  peut  avec  raison  regarder  ce  dernier 
comme  l'inventeur  de  la  poésie  pastorale,  parcequ'il  a  porté  ce 
genre  de  poésie  à  sa  plus  grande  perfection,  et  qu'il  est  le  pre- 
mier qui  nous  ait  laissé  des  compositions  pastorales.  —  Le 
genre  pastoral  ne  paraît  pas  avoir  été  inconnu  aux  Hébreux: 
car,  plusieurs  livres  de  l'ancien  Testament  peuvent  être  envi- 
sagés comme  des  idylles.  Tels  sont  le  livre  de  Riitli^  le  livre  de 
Tohie  et  le  cantique  des  cantiques. 

POÈTES   ANCIENS    ET   MODERNES    QUI    ONT   EXCELLÉ 
DANS   LA    PASTORALE. 

Chez  les  Grecs  :  Théocrite  (275  av.  J.-C),  qui  a  donné  à  ses 
pastorales  le  nom  d'Idylles  (el^vllioC),  c'est-à-dire,  images^ 
portraits.  La  simplicité,  la  naïveté,  la  grâce,  le  mettent  au  pre- 
mier rang  des  poètes  bucoliques  anciens  et  modernes.  Quelques- 
unes  de  ses  idylles  appartiennent  au  genre  des  mimes,  d'autres 
au  genre  lyrique.  On  lui  reproche  d'être  trop  diffus  dans  les 
descriptions,  de  rendre  ses  personnages  parfois  trop  grossiers, 
et  de  présenter  des  tableaux  voluptueux. 

*  Théocrite  était  natif  de  Syracuse  ;  mais  il  quitta  la  Sicile  à 
cause  des  troubles  politiques  qui  l'agitaient,  et  passa  une  par- 
tie de  sa  vie  à  la  cour  des  deux  premiers  Ptolémées.  Il  revint 


—     289     — 

plus  tard  dans  sa  patrie,  auprès  de  Hiéron  II,  et  mourut  à  un 
âge  fort  avancé.  On  a  de  lui  30  idylles. 

MoscJius  et  Bion,  tous  deux  contemporains  du  précédent.  Ils 
n'ont  ni  la  simplicité,  ni  la  naïveté,  ni  l'élégance  de  Théocrile  ; 
ils  sont  trop  ornés  et  font  quelquefois  parade  d'esprit. 

*  Bion,  né  à  Smyrne,  était  le  maître  et  l'ami  de  MoscJtus,  nalil 
de  Syracuse. 

'  Mélcagre,  poète  grec,  né  en  Syrie  (150  av.  J.-C),  nous  a 
laissé  une  idylle  magnifique  sur  le  Printemps. 

Chez  les  Romains  :  Virgile.  Ses  pastorales  portent  le  nom 
à'Efjlogites  {ÏY.\oyy.'i),  c'est-à-dire,  choix  de  petites  pièces  de 
poésie.  Elles  se  distinguent  par  des  grâces  naturelles,  par  l'élé- 
gance, la  délicatesse  et  la  pureté  du  style.  Virgile  ne  produit 
sur  la  scène  que  des  bergers,  tandis  que  Théocrite  y  introduit 
des  moissonneurs,  des  pêcheurs,  etc. 

Calpurnius,  natif  de  Sicile,  poète  du  troisième  siècle  après 
J.-C.  11  existe  onze  églogues  publiées  sous  son  nom,  dont  quatre 
sont  attribuées  à  Némésien,  qui  vécut  au  même  siècle.  Calpur- 
nius est  inférieur  à  Virgile;  son  style  est  souvent  emphatique, 
parfois  ignoble  et  barbare.  Il  a  imité  Virgile,  et  plus  encore 
Théocrite. 

Chez  les  Anglais  :  Pope,  imitateur  de  Théocrite  et  de  Virgile. 
Ses  pastorales  ne  se  recommandent  que  par  la  versification, 
qui  est  facile  et  coulante.  Il  en  faut  dire  autant  de  P/it7jjjs(1671- 
1749).  Ceux  qui  ont  le  mieux  réussi  sont  Gay  (1G88-1732)  et 
Shenstone  (1714-1763);  ils  ont  le  mieux  saisi  le  ton  simple  et 
naturel  du  genre. 

Cliez  les  FroMçais  :  Ronsard  (1524-1585).  On  trouve  chez  lui 
une  imagination  forte  et  brillante,  un  esprit  fécond;  mais  il 
manque  de  discernement  et  de  goût  ;  sa  muse  pastorale  est 
trop  raffinée  et  trop  savante. 

*  Ronsard,  né  près  de  Vendôme,  fut  successivement  page  et 
diplomate  auprès  de  différents  princes.  Charles  IX  en  fit  son 
compagnon  inséparable.  Couronné  aux  jeux  Floraux,  il  reçut 
une  statue  de  Minerve  d'argent  massif.  Il  était  prêtre. 

*  Rémi  Belleaif,  auteur  des  Bergeries  (1528-1577). 

Racan  {Honorât  de  Beuil,  marquis  dej,  de  l'académie  (1589- 
1670).  Il  est  le  premier  qui,  en  France,  se  soit  distingué  par  la 
pastorale.  Ses   Bergeries   se  recommandent  par  beaucoup  de 


—     290     — 

naturel,   de   délicatesse  et   une  grande  douceur  d'harmonie. 

*  C'est  une  pièce  de  théâtre  en  cinq  actes  qu'on  ne  lit  plus 
guère.  A  côté  des  passages  les  plus  monstrueux,  il  s'y  trouve 
des  vers  d'une  grâce  naïve  et  charmante. 

Segrais  (1625-1701),  Ses  idylles  ont  la  simplicité  naturelle, 
mais  noble  et  décente  qui  convient  au  genre.  Son  style  est  pur 
et  élégant.  Les  romans  espagnols  et  français  lui  ont  servi  de 
modèles  pour  l'invention. 

Mme  Deshoulières  (1634-1694).  Cette  femme,  qui  avait  un  vrai 
talent,  mais  dont  on  a  exagéré  le  mérite  poétique,  a  beaucoup 
contribué  au  développement  de  la  poésie  pastorale  en  France; 
on  lui  reproche  un  peu  de  monotonie,  un  ton  trop  constamment 
élégiaque  et  parfois  des  vers  faibles.  Ses  meilleures  pastorales 
sont  :  les  Moutons,  les  Fleurs,  les  Oiseaux,  le  Ruisseau.  Nous  cite- 
rons sa  belle  Pastorale  allégorique  au  chap.  VI.  La  fille  de  cette 
femme  poète  a  aussi  laissé  quelques  pastorales. 

Fontenelle  (1657-1757).  Ses  pastorales  manquent  de  simpli- 
cité, de  naturel  et  d'élégance;  les  idées  sont  trop  raffinées,  mais 
la  versification  est  négligée. 

Léonard  (1744-1793).  Des  pensées  naturelles,  naïves,  délicates, 
distinguent  ses  pastorales;  la  versification  est  douce,  simple  et 
facile. 

Berquin  (1749-1791).  Une  versification  facile  et  agréable,  la 
simplicité,  la  tendresse,  le  naturel,  sont  les  caractères  de  sa 
muse  pastorale,  qu'il  déshonore  quelquefois  par  des  peintures 
licencieuses.  Comme  Léonard,  il  a  imité  plusieurs  idylles  de 
Gessner,  telles  que  les  Deux  tombeaux,  le  Berger  bienfaisant,  les 
Petits  enfants,  la  Tempête. 

*  André  Chénier  (voy.  p.  150)  :  ses  Idylles,  presque  toujours 
antiques,  sont  parfois  dignes  de  Théocrite.  Malgré  de  nom- 
breuses incorrections,  elles  séduisent  et  entraînent  par  le 
charme  des  vers.  On  distingue  entre  autres  la  Liberté,  le  jeune 
Malade  et  surtout  l'Aveugle,  tendre  et  sublime  idylle  sur  Homère. 

Chez  les  Allemands  :  Gessner  (1730-1788),  qu'on  appelle 
avec  raison  le  Théocrite  de  l'Allemagne,  parce  que  de  tous  les 
auteurs  modernes  qui  se  sont  exercés  dans  le  genre  pastoral, 
Gessner  est  celui  qui  s'est  le  plus  rapproché  des  anciens. 
On  a  de  lui  des  Idylles,  le  premier  yavigateur,  Daphnis, 


-     -291      - 

Evandre  et  Aldmna,  Erasie  et  la  mort  d'Abel.  La  simplicité, 
un  aimable  abandon,  la  naïveté  et  la  tendresse,  l'harmonie, 
la  variété  et  l'élégance,  la  beauté  des  images  et  des  senti- 
ments rendent  ses  écrits  bien  supérieurs  aux  idylles  de  l'an- 
tiquité; ils  font  aimer  la  nature  et  plus  encore  la  vertu,  en 
nous  dépeignant  tantôt  la  tendresse  paternelle  et  la  piété 
filiale,  tantôt  la  beauté  de  la  vertu  et  la  laideur  du  vice, 
tantôt  le  respect  pour  la  divinité  et  la  bienfaisance  envers 
les  hommes.  Cependant,  Gessner  est  tombé  parfois  dans  le 
ton  doucereux  et  alfecté.  On  est  choqué  également  de  l'usage 
delà  Mythologie,  qui  ne  nous  intéresse  plus  guère.  Dommage 
encore  que  Gessner,  au  lieu  de  puiser  ses  sujets  dans  un 
monde  purement  idéal,  ne  les  ait  pas  puisés  dans  la  Suisse 
pastorale,  sa  patrie. 

J.-A.  Vûss  (1751-1826).  Son  soixante-dixième  Anniversaire  (der 
siebenzigste  Gebwrstdag)  lui  a  mérité  une  place  distinguée 
parmi  les  poètes  bucoliques.  Cette  production  est  un  modèle  de 
naturel,  de  simplicité  et  de  vérité. 

Baggesen.  Son  Voyage  aux  Aljjes,  que  nous  avons  mentionné 
plus  haut,  est  écrit  dans  un  style  vigoureux,  simple  et  fleuri  ; 
l'harmonie  de  ses  vers  mérite  les  plus  grands  éloges.  Mais,  on 
doit  lui  reprocher  l'usage  des  êtres  mythologiques  dans  un 
sujet  tout  à  fait  moderne. 

G.  de  Gaal,  auteur  des  Hôtes  du  Nord.  Le  sujet  de  cette  épopée 
pastorale  est  une  visite  dont  deux  personnages  haut  placés 
honorent  un  paysan  de  la  Suisse.  La  manière  vraiment  at- 
trayante dont  l'auteur  a  su  traiter  pendant  le  cours  de  douze 
chants  un  sujet  si  simple,  décèle  la  puissance  et  la  fécondité  de 
son  génie. 

Kleist  (1715-1759)  et  Bronner  (né  en  1758),  quoique  de  beau- 
coup inférieurs  à  Gessner,  font  néanmoins  honneur  à  l'AUe- 
niagne. 

Chez  les  Néerlandais  :  J.-B.  Wcllekens,  né  à  Alost  (1 058-1726), 
peut  être  regardé  comme  le  père  de  la  poésie  bucolique  en 
Hollande.  *  Artiste-orfèvre,  peintre  et  poète  il  était  surtout  bon 
catholique.  A.  Moonen  prédicateur  prolestant  (1644-1711),  avait 


-     292      - 

écrit  des  bergeries  avant  lui,  mais  sans  succès  :  ses  bergers 
sont  trop  savants.  Les  pastorales  de  Wellekeus,  au  contraire, 
se  distinguent  par  la  simplicité  et  le  naturel.  De  Uaen  (1707- 
1748)  est  peut-être  le  seul  qui,  dans  le  genre  pastoral,  se  soit 
approché  de  Wellekens. 

Entre  les  poètes  bucoliques  modernes,  Tollens  et  Loosjes  mé- 
ritent une  mention  particulière.  Celui-ci  a  imité  avec  succès 
le  Théocrite  suisse,  l'immortel  Gessner. 

*  En  1853,  un  poète  hollandais,  M.  Lcesberg,  de  La  Haye,  a  fait 
imprimer  un  petit  nombre  d'exemplaires  d'un  recueil  de  poésies 
pastoralcti,  remarquables  sous  tous  les  rapports.  Le  style  est 
pur,  correct,  simple  et  toujours  soigné.  La  versification  est 
coulante  et  d'une  rare  harmonie. 

ARTICLE  CINQUIÈME. 

r Apologue  (i)  ou  la  Fable. 

L'Apologue  est  le  récit  d'un  fait  particulier  et  fictif,  présenté 
comme  réel,  attribué  à  des  êtres  quelconques,  et  qui  rend 
sensible  une  vérité  morale,  qu'on  appelle  la  moralité  ou  le 
sens  moral. 

Le  fond  donc  de  VApologiie  est  une  action,  et  cette  action 
est  attribuée  à  des  êtres  quelconques  :  (des  dieux,  des 
hommes,  des  animaux,  des  arbres,  des  plantes),  ou  bien  à 
des  êtres  allégoriques,  comme  la  crainte,  l'espérance,  l'ima- 
gination, l'esprit,  la  fortune,  etc.,  auxquels  le  poète  suppose 
de  la  vie,  de  l'intelligence,  du  sentiment,  et  la  faculté  d'ex- 
primer leurs  idées  et  leurs  sentiments. 

L'action  de  la  fable  doit  être  présentée  comme  réelle,  et  non 
pas  seulement  comme  probable  ou  possible.  Ce  ne  serait  plus 
une  fable,  mais  un  exemple.  Elle  doit  de  plus  réunir  ii  peu 
près  les  mêmes  qualités  que  celle  de  l'Epopée. 

1''  Elle  doit  être  une,  en  sorte  que  toutes  les  circonstances 
concourent  au  même  but,  qui  est  d'établir  la  morale.  La  fable 

(1)  Du  grec  y.'KO/.OyOÇ,  récit,  récit  allégorique. 


—     293     - 

des  deux  Pigeons  de  la  Fontaine  pèche  contre  cette  règle. 
2"  Elle  doit  être  complète,  avoir  un  commencement,  un 
milieu  et  une  fin;  c'est-îi-dire,  une  exposition,  une  intrigue 
et  un  dénoûment. 

3"  Elle  doit  être  vraisemblable,  eu  égard  aux  caractères, 
aux  situations,  au  temps,  au  lieu,  tels  que  le  poète  les  a  in- 
diqués et  que  nous  les  concevons.  Ce  serait  donc  y  manquer 
que  de  peindre  l'âne  spirituel,  le  renard  stupide,  le  lion 
timide,  le  lièvre  courageux;  et  si  les  acteurs  sont  des  êtres 
allégoriques,  de  peindre,  par  exemple,  le  buisson  doux,  le 
chêne  rampant  et  flatteur,  l'espérance  avec  des  regards 
sombres,  la  flatterie  dure  et  brusque,  etc. 

Quant  II  la  moralité,  elle  peut  être  placée  avant  ou  après  le 
récit.  Placée  avant,  elle  procure  au  lecteur  le  plaisir  de  com- 
parer avec  elle  les  diverses  parties  du  récit.  Placée  après, 
elle  a  cet  avantage  qu'elle  tient  l'esprit  du  lecteur  en  suspens, 
qu'elle  aiguise  sa  curiosité.  En  tout  cas,  la  morale  doit  être 
une,  vraie,  c.-à-d.,  découler  réellement  du  fait;  claire, 
c.-à-d.,  qu'on  doit  pouvoir  la  saisir  sans  étude;  brève,  afin 
qu'elle  s'imprime  fortement  dans  l'esprit;  et  intéressante, 
c.-ii-d.,  qu'elle  ne  doit  être  ni  trop  abstraite,  ni  trop  com- 
mune et  vulgaire.  Remarquez  qu'on  peut  se  dispenser  de 
l'exprimer,  quand  elle  est  assez  claire  d'elle-même,  comme 
dans  la  Cigale  et  la  Fourmi. 

Les  caractères  des  personnages  doivent  être  dessinés  avec 
précision,  et  ne  pas  se  démentir;  il  en  faut  au  moins  deux. 
Il  importe  de  plus,  que  ces  caractères  soient  connus  de  la 
plupart  des  lecteurs.  Voilà  pourquoi  le  fabuliste  aime  à  in- 
troduire sur  la  scène  des  animaux,  parce  que  le  caractère 
d'une  foule  d'entre  eux  est  généralement  connu. 

La  scène,  ou  le  lieu  de  l'action  doit  être  dépeinte  d'une 
manière  claire  et  intéressante. 


-     2it4      - 

La  narration  de  la  fable  doit  être  : 

1"  Simple,  éloignée  de  ce  qui  sent  la  recherche,  l'affecta- 
tion, l'effort  et  le  travail;  plus  elle  est  naïve,  plus  elle  plaît. 

2"  Concise.  La  concision  est  l'âme  de  la  Fable,  dit  La  Fon- 
taine; donc,  point  de  faits  superflus,  inutiles  et  étrangers, 
point  de  redites. 

3°  Claire.  La  clarté  résulte  de  la  liaison  qui  existe  entre  le 
récit  et  le  sens  moral. 

4°  Riante,  gracieuse,  poétique,  dans  les  descriptions  et  les 
tableaux. 

Origine  de  l'Apologue. 

On  ne  peut  assigner  avec  précision  l'époque  qui  vit  naître 
l'apologue.  Il  paraît  être  très-ancien,  puisque  nous  le  rencon- 
trons déjà  chez  les  Hébreux.  On  sait  que  Nathan  reprocha  à 
David  son  crime  sous  l'emblème  d'une  belle  allégorie  (les 
Rois,  I,  II,  ch.  xii).  Joalham,  par  la  fable  des  arbres  qui  vont 
se  choisir  un  roi  et  qui,  après  avoir  essuyé  le  refus  des  plus 
nobles  de  la  forêt,  s'adressent  au  buisson,  reproche  aux  habi- 
tants de  Sicheni  la  folie  qu'ils  viennent  de  commettre,  en  élisant 
Abimélech  pour  leur  souverain  (liv.  des  Juges,  ch.  IX):  Joas, 
roi  d'Israël,  répond  aux  messagers  qu'Amasias,  roi  de  Juda, 
députa  vers  lui  pour  lui  proposer  la  guerre^  par  la  fable  sui- 
vante :  «  Le  chardon  du  Liban  envoya  vers  le  cèdre  qui  est  au 
»  Liban,  et  lui  fit  dire  :  donnez  votre  fille  en  mariage  à  mon  fils  ; 
»  et  les  bêtes  de  la  forêt  du  Liban  passèrent,  et  loulèrent  aux 
»  pieds  le  chardon.  »  (Les  rois,  I,  IV,  ch.  xiv,  v.  9).  Cette  fable 
veut  dire  qu'Amasias  est  aussi  impuissant,  comparé  à  Joas,  que 
le  chardon  comparé  au  cèdre. 

Esope  instruisait  presque  en  même  temps  par  ses  fables  les 
villes  et  les  rois  d'Asie;  et,  à  Rome,  Ménénius  Agrippa  ramena 
le  peuple  révolté  au  devoir,  par  la  fable  des  Membres  révoltéft 
contre  V estomac  (Tite-Live,  II,  32).  Mais  déjà  avant  Esope, 
Hésiode,  sous  l'emblème  de  la  fable  de  VEpervier  et  du  Rossigr^ol, 
avait  donné  aux  hommes  le  conseil  de  ne  pas  lutter  inutilement 
contre  la  force  et  la  puissance  [les  Travaux  et  les  journées,  v.  200- 
210).  Le  premier  qui,  chez  les  Romains,  traita  l'apologue  comme 


—     29»     — 

un  genre  de  poésie,  ayant  ses  règles  particulières,  fut  Horace 
Sa  fable  du  Rat  des  champs  et  du  Rat  de  ville  (Sat.  L.  II,  C)  est 
digne  d'attention.  Phèdre  perfectionna  la  fable  ésopique,  en  la 
revêtant  des  charmes  du  sentiment  et  de  la  poésie. 

Le  penchant  naturel  de  l'homme  pour  l'exemple,  l'allégorie  et 
la  parabole;  la  crainte  de  déplaire  en  révélant  des  vérités  salu- 
taires, mais  pénibles  à  entendre  ;  le  plaisir  que  procure  la  fable  : 
tout  cela  doit  avoir  beaucoup  contril)ué  à  faire  cultiver  ce  genre 
de  production.  L'apologue  est,  à  la  vérité,  un  moyen  d'instruire 
agréable,  facile,  bref  et  sûr.  L'homme  aime  les  exemples  et 
tout  ce  qui  est  récit.  La  morale  contenue  dans  la  fable  arrive 
sans  obstacle  à  son  âme,  le  fait  sur  lequel  elle  repose  et  qui 
paraît  d'abord  ne  pas  devoir  se  rapporter  à  lui,  lui  dérobe  son 
approbation  et  détruit  pour  un  instant  ses  préjugés.  Il  se  plaît 
à  voir  agir  des  êtres  pour  lesquels  il  n'est  prévenu  ni  en  bonne 
ni  en  mauvaise  part  ;  il  est  attentif  à  leurs  actions,  il  en  tire 
des  conclusions  justes,  vraies,  dont  il  n'a  pas  de  suite  soup- 
çonné, mais  dont  il  ne  tardera  pas  de  comprendre  le  rapport  à 
lui-même.  Il  finit  par  s'appliquer  ces  paroles  d'Horace  .  Mutaio 
nomine  de  te  fabula  narratur  (Sat.  L.  I,  s.  1,  v.  69). 

Fabulistes  distingués  tant  anciens  que  modernes. 

'  Che:  les  Arabes  :  Lokman,  de  la  tribu  d'Ad,  qui  paraît  avoir 
vécu  vers  le  temps  de  David,  d'autres  disent  du  temps  d'Abra- 
ham. On  lui  attribue  diverses  aventures  singulières,  fort  ana- 
logues à  celles  de  l'Esope  des  Grecs.  Plusieurs  de  ses  fables  se 
retrouvent  dans  celles  d'Esope.  De  savants  orientalistes  ont 
même  cru  que  les  fables  de  Lokman  sont  fort  récentes,  et 
qu'elles  ne  sont  qu'une  imitation  de  celles  du  fabuliste  grec. 

*  Chez  les  indiens  :  Pilpay  ou  Bidpay,  vizir  d'un  roi  de  l'Inde, 
nommé  Dabshelim,  vécut  à  une  époque  inconnue;  selon  les  uns» 
2000  avant  J.-C,  selon  d'autres,  plusieurs  siècles  plus  tard.  Il 
est  l'Esope  indien.  Ses  fables  forment  une  espèce  de  roman 
politique  et  moral,  dont  les  principaux  personnages  allèguent 
des  apologues  ou  fables  à  l'appui  des  opinions  qu'ils  avancent, 
et  des  conseils  qu'ils  donnent.  Plusieurs  de  ces  apologues  ont 
été  mis  en  vers  par  La  Fontaine.  L'ouvrage,  écrit  primitivement 
en  sanscrit,  fut  traduit,  au  vie  siècle,  en  langue  perse  (pehlvi), 
puis  en  hébreu,  d'où  il  fut  traduit  en  latin  et  en  français.  Tout 


—     296     — 

le  recueil  se  compose  d'une  introduction  et  de  quatre  livres, 
renfermant  62  fables.  Nous  citons  la 

*  Fable  d'un  Renard  et  d'une  Poule. 

Sire,  poursuivit  Damna,  il  y  avait  dans  un  bois  un  renard  qui 
cherchait  de  tous  côtés  de  quoi  manger.  Il  vit  au  pied  d'un 
arbre  une  poule  qui  grattait  la  terre;  mais  un  tambour  qui  était 
suspendu  à  cet  arbre,  faisait  du  bruit  toutes  les  fois  que  les 
branches  agitées  par  le  vent  le  touchaient.  Le  renard  allait  se 
jeter  sur  la  poule,  lorsqu'il  entendit  le  bruit  du  tambour.  Ho! 
ho  !  dit-il  en  le  regardant,  ce  corps  doit  avoir  de  la  chair  à  pro- 
portion de  sa  grandeur,  et  vaut  mieux  que  la  poule.  En  disant 
cela,  il  monta  dans  l'arbre;  et  la  poule,  le  voyant  monter,  s'en- 
fuit. Il  fit  tous  ses  efforts  pour  déchirer  le  tambour.  L'ayant 
crevé,  il  fut  fort  surpris  de  n'y  trouver  qu'une  simple  peau. 
Alors  poussant  des  soupirs,  il  s'écria  :  Malheureux  que  je  suis  ! 
j'ai  perdu  un  morceau  délicat  pour  l'apparence  d'un  morceau 
plus  gros. 

Chez  les  Grecs  :  Esope.  Il  vécut  du  temps  de  Crésus  et  de 

Solon,  570  av.  J.-C.  Il  a  donné  son  nom  au  genre.  Quelques 

littérateurs  ont  douté  si  les  fables  qui  sont  parvenues  jusqu'h 

nous  sous  son  nom,  lui  appartiennent  réellement.  Quoi  qu'il 

en  soit,  elles  renferment  de  belles  instructions,  de  sages 

principes  de  politique  et  de  philosophie,  mis  à  la  portée  de 

ses  contemporains.  Elles  se  rapportent,  pour  la  plupart,  aux 

événements  du  temps  où  vivait  le  poète.  Le  style  en  est 

simple  et  clair.  On  ne  sait  pas  si  elles  furent  d'abord  écrites 

en  prose  ou  en  vers. 

*  Babrius,  auteur  d'un  recueil  de  fables  en  vers  lambiques. 
On  n'en  connaissait  que  quelques  fragments  épars  dans  les 
anciens,  lorsqu'on  1840,  un  savant  de  Macédoine,  établi  en 
France,  M.  Minoïde  Minas,  fut  envoyé  en  Grèce  par  le  gouver- 
nement, afin  d'y  chercher  des  manuscrits,  et  y  déterra  celui 
des  fables  de  Babfius,  dans  le  couvent  de  sainte-Laure,  au 
mont  Alhos.  L'écrivain  paraît  avoir  vécu  entre  le  2e  et  le 
4e  siècle.  Son  style  semble  déceler  une  époque  de  décadence 


-     297     — 

déjà  avancée.  Aussi  simple  que  Plièdre,  il  le  surpasse  souvent 
par  son  élégance  exquise  et  par  la  finesse  de  son  esprit  délicat. 
Il  possède  en  outre  la  grâce  et  la  variété  de  La  Fontaine.  Nous 
citons  sa  fable  des  Oiseaux  et  du  Choucas,  qui  est  supérieure  à 
celle  du  Geai  paré  des  plumes  du  Paon  de  La  Fontaine. 

*  Les  Oiseaux  et  le  Choucas. 

Un  jour,  Iris,  brillante  messagère  du  ciel,  annonça  aux  oi- 
seaux que,  dans  la  demeure  des  dieux,  on  proposait  un  prix 
pour  la  beauté. 

Elle  fut  soudain  entendue  de  tous  ;  et  tous  se  trouvèrent  pris 
du  désir  des  présents  divins. 

D'un  rocher  inaccessible  aux  chèvres  ruisselait  une  source, 
qui  versait  son  eau  transparente  et  doucement  tempérée.  Là 
accourut  toute  la  tribu  des  oiseaux;  ils  se  lavaient  le  bec  et  les 
pieds,  secouaient  les  ailes,  se  peignaient  le  plumage.  Vint 
aussi  à  cette  source  un  choucas,  vieux  fils  de  la  corneille,  qui 
ajustant  à  son  corps  humecté  une  plume  de  chaque  oiseau,  se 
trouva  seul  paré  de  couleurs  très-variées,  et,  plus  fier  que 
l'aigle,  s'envola  vers  les  dieux.  Zeus  était  émerveillé  et  lui  don~ 
nait  la  victoire,  si  l'hirondelle,  en  sa  qualité  d'athénienne,  ne 
l'eût  convaincu  d'imposture,  en  lui  arrachant  la  première  une 
plume.  Le  choucas  lui  dit  :  «  Ne  va  pas  agir  à  mon  égard  en 
sycophante.  »  Dès  lors,  se  mirent  à  le  lacérer  et  la  tourterelle, 
et  la  grive,  et  la  pie,  et  la  huppe,  qui  joue  sur  les  tombeaux, 
et  le  vautour,  meurtrier  des  timides  oiseaux,  et  tous  les  autres 
pareillement;  et  l'on  reconnut  le  choucas. 

«  Enfant,  pare-toi  de  tes  charmes  naturels  ;  car,  si  tu  brilles 
■)  d'un  éclat  emprunté,  l'on  t'en  dépouillera.  » 

Chez  les  Romains  :  Phèdre  (3S  av.  J.-C.  —  44  ap.  J.-C),  natif 
de  Thrace,  il  vivait  à  Rome,  où  il  était  venu  comme  esclave 
sous  Tibère.  Il  a  pris  Esope  pour  son  modèle.  La  simplicité,  la 
pureté,  la  clarté,  la  brièveté  et  l'élégance  sont  les  qualités 
caractéristiques  de  ses  fables.  Il  n'y  a  pas  un  mot  de  trop,  pas 
un  qui  ne  soit  à  sa  place,  pas  un  qui  puisse  être  échangé 
pour  un  meilleur.  Ses  vers,  quoique  travaillés  avec  un  art  infini, 
sont  extrêmement  faciles,  coulants,  et  ne  trahissent  pas  le 
moindre  effort. 


—     298     - 

*  Les  cinq  livres  de  Fables  de  Phèdre  ne  furent  trouvés  et  im- 
primés qu'en  1596,  par  Fr.  Pitliou.  On  refuse  à  Phèdre  le  génie 
de  la  fable  :  au  lieu  d'allier  la  finesse  à  la  naïveté,  il  est  tantôt  fin 
sans  être  naïf,  tantôt  naïf  sans  être  fin.  On  ne  trouve  pas  chez 
lui  l'observation  intime  des  mœurs  des  animaux.  Il  n'y  a  aucun 
trait  fin  sur  leur  allure  extérieure,  leurs  habitudes  ;  ce  sont  des 
interlocuteurs  sous  des  noms  de  bêtes.  Mais  c'est  par  le  style 
qu'il  attache  :  sévère,  et  pourtant  facile  ;  travaillé,  et  pourtant 
simple.  Néanmoins,  on  lui  reproche  d'employer  fréquemment 
l'abstrait  pour  le  concret  :  coHi  longitudinem,  etc.  (NisardJ. 

Cliez  les  Français  :  *  On  sait  maintenant  qu'on  doit  à  Marie  de 
France  (xiiF  siècle)  le  premier  recueil  de  fables  que  l'on  con- 
naisse en  français,  et  qu'elle  avait  intitulé  Ysopet  (petit  Esope). 
Elles  se  font  remarquer  par  une  raison  supérieure,  un  esprit 
simple  et  naïf  dans  le  récit,  et  par  une  justesse  fine  dans  la 
morale.  La  simplicité  du  style  fait  douter  si  La  Fontaine  n'a  pas 
plutôt  imité  Marie  qu'Esope.  Il  lui  est  entièrement  redevable, 
ce  semble,  des  sujets  de  la  Femme  noyée,  du  Renard  et  le  Chat, 
du  Renard  et  le  Pigeon,  etc. 

La  Fontaine  (1621-1695)  occupe  la  première  place  parmi 
les  fabulistes  modernes.  Il  égale  toujours  Phèdre,  son  mo- 
dèle, le  surpasse  souvent,  et  n'a  été  jusqu'ici  surpassé  par 
personne.  Le  naturel,  la  simplicité  et  surtout  la  naïveté,  la 
gaîté,  une  facilité  et  un  goût  exquis,  une  grande  variété,  une 
versification  harmonieuse  et  une  grande  vivacité  dans  le 
dialogue,  voilà  ce  qui  caractérise  les  fables  de  La  Fontaine. 
Son  style  est  toujours  adapté  aux  choses  :  il  est  tantôt  noble 
(le  Vieillard  et  les  Jeunes  hommes),  tantôt  piquant f/^s  Animaux 
malades  de  la  peste),  tantôt  gracieux  et  riant  (les  Lapins), 
tantôt  touchant  (les  deux  Amis),  tantôt  sublime  (les  Vautours), 
toujours  élégant  et  soigné,  toujours  harmonieux,  toujours 
inimitable.  Presque  chaque  vers  est  devenu  proverbe.  Les 
vieux  poètes  français  et  particulièrement  Marot  lui  ont  servi 
de  modèles  pour  le  style.  Nous  ne  citerons  ici  aucune  de  ses 
fables  ;  elles  sont  entre  les  mains  de  tout  le  monde.  Cepen- 


—     2H9     — 

dant,  celles  que  nous  venons  d'indiquer  méritent  surtout 
d'être  lues,  ainsi  que  les  suivantes  :  le  Chêne  et  le  Roseau  — 
le  Paysan  du  Danube  —  le  Gland  et  la  Citrouille  —  le  Singe  et 
le  Chat  —  le  Coche  et  la  Mouche  —  la  Laitière  et  le  Pot  au 
lait  —  le  Chat,  la  Belette  et  le  Lapin  —  le  Hat  qui  s'est  retiré 
du  monde  —  le  Statuaire  et  la  statue  de  Jupiter. 

Jean  La  Fontaine,  né  à  Château-Thierry,  était  fils  d'un  maître 
des  eaux  et  forêts.  A  l'âge  de  20  ans,  il  entra  au  séminaire  en 
vue  de  la  vie  religieuse.  Mais  après  un  an,  il  en  sortit  pour  se 
lancer  dans  les  plaisirs  du  monde.  Il  quitta  la  charge  que  son 
père  lui  avait  cédée,  et  se  rendit  à  Paris  (IGGO),  oii  il  trouva  de 
puissants  protecteurs,  entre  autres  le  surintendant  Fouquet, 
dont  la  disgrâce  fut  l'occasion  du  premier  chef-d'œuvre  de  sa 
plume  :  Elégie  aux  nymphes  de  ï'awa:('1662).  Le  prince  de  Condé, 
le  duc  de  Bourgogne,  Henriette  d'Angleterre,  le  favorisèrent  ; 
Racine  et  Molière  étaient  de  ses  amis;  mais  il  n'obtint  jamais 
les  faveurs  de  Louis  XIV.  Ses  fables  virent  le  jour  en  1668, 
1678  et  1694.  11  fut  reçu  à  l'académie,  en  1684.  Pendant  vingt 
ans,  il  trouva  un  refuge  auprès  de  Mme  de  La  Sablière,  et  c'est 
là  qu'il  composa  la  plupart  de  ses  fables.  Après  la  mort  de  sa 
bienfaitrice,  le  vieillard  fut  accueilli  par  M'"e  d'Hervart.  C'est 
chez  elle  que,  touché  de  repentir,  il  revêtit  le  cilice  qui  ne  le 
quitta  plus.  On  vit  alors  La  Fontaine,  pleurant  en  pleine  acadé- 
mie sur  la  licence  de  quelques-uns  de  ses  écrits,  se  condamner 
pour  le  reste  de  ses  jours  aux  exercices  de  la  plus  austère 
piété.  Il  mourut  deux  ans  après.  On  raconte  que  la  garde  qui 
le  soignait  dans  sa  dernière  maladie,  disait  à  son  confesseur, 
l'abbé  de  Pouget  :  «  Hé  !  ne  le  tourmentez  pas  tant  ;  il  est  plus 
bête  que  méchant.  Monsieur,  Dieu  n'aura  jamais  le  courage  de 
le  damner.  »  (Sainte-Beuve] . 

La  Motte-Houdart  (1672-1731)  est  de  beaucoup  inférieur  au 
précédent;  il  a  de  l'esprit  et  de  l'imagination,  mais  il  est  loin 
d'être  aussi  simple  qu'Esope,  aussi  élégant  que- Phèdre,  aussi 
naïf  que  La  Fontaine.  La  moralité  est  ordinairement  aisée  et 
bien  déduite.  Voici  un  exemple  : 


—     ÔOO     - 
La  Pie. 

Un  traitant  avait  un  commis. 
Le  commis  un  valet,  le  valet  une  pie. 
Quoique  de  la  rapine  ils  fussent  tous  amis, 
Des  quatre,  l'animal  était  la  moins  harpie  : 
Le  financier  en  chef  volait  le  souverain  ; 
Le  commis  en  second  volait  l'homme  d'afTaire  ; 
Le  valet  grapillait  :  il  eût  voulu  mieux  faire  ; 
Et  des  gains  du  valet  Margot  faisait  sa  main. 
C'est  ainsi  que  toute  la  vie 
N'est  qu'un  cercle  de  voler ie. 
Le  valet  donc  à  son  petit  magot 
Trouvait  toujours  quelque  mécompte. 
'<  Qu'est-ce,  dit-il,  quel  est  le  coquin  qui  m'affronte? 
Dans  mon  taudis,  il  n'entre  que  Margot.  » 

A  tout  hasard,  il  vous  l'épie 

Et  la  prend  bientôt  sur  le  fait  : 

Il  voit  notre  galante  pie, 

Du  coin  de  l'œil  faisant  le  guet, 
Prendre  à  son  bec  la  pièce  de  monnaie, 
Et  puis  dans  le  grenier  courant  cacher  sa  proie. 
C'était  là  que  Margot  avait  son  coffre-fort, 
Amassant  sans  jouir  :  bien  d'autres  ont  ce  tort. 
«  Oh  çà,  dit  le  valet  en  surprenant  sa  belle. 
Je  te  tiens  donc  et  mon  argent  aussi. 

Voyez  la  gentille  femelle  ! 

J'en  suis  d'avis,  on  volera  pour  elle  : 
Elle  en  aurait  le  gain,  j'en  aurais  le  souci.   » 
Il  prononce,  h  ces  mots,  la  sentence  mortelle. 
Margot,  à  sa  façon,  se  jette  à  ses  genoux. 
<(  Grâce,  lui  cria-t-elle,  un  peu  plus  d'indulgence  : 
Au  fond,  je  n'ai  rien  fait  que  vous  ne  fassiez  tous  ; 

Ou  par  justice,  ou  par  clémence, 
Donnez-moi  le  pardon  qu'il  vous  faudrait  pour  vous.  » 

Ce  caquet  était  raisonnable; 

Mais  le  valet  inexorable 
Lui  coupe  la  parole  et  lui  tord  le  gosier. 
Le  plus  faible,  c'est  l'ordre,  est  puni  le  premier. 


—     SOI      - 

*  //.  iîic/iC)' (1685-1748)  a  publié  d'abord  une  traduction  en  vers 
des  Eglogues  de  Virgile  et  des  Héroides  d'Ovide,'  deux  tragédies, 
Sabinus  et  Coriolan,  douze  livres  de  fables,  des  cantates  et 
d'autres  poésies  fugitives.  Les  fables  sont  estimées.  Elles  se 
distinguent  par  la  naïveté  et  la  douceur. 

Florian  (1755-1794),  *  est  sans  contredit  le  second  des 
fabulistes  français.  Il  y  a  cependant  de  La  Fontaine  h.  lui  la 
même  distance  que  de  Molière  à  Marivaux.  Ses  fables  plaisent 
surtout  par  le  gracieux  et  le  joli.  Mais  le  fabuliste  est  parfois 
trop  philosophe,  il  montre  trop  desprit,  il  est  trop  étudié, 
trop  recherché,  et  la  moralité  est  presque  toujours  épi- 
grammatique. 

*  J.-B.  Claris  chevalier  de  Florian,  né  au  château  de  Florian, 
dans  les  Cévennes,  fut  de  bonne  heure  accueilli  par  Voltaire, 
auquel  sa  famille  était  alliée.  D'abord  page  du  duc  de  Pen- 
thièvre,  il  servit  ensuite  dans  les  dragons,  puis  revint  se  fixer 
à  Anet,  auprès  du  duc,  son  bienfaiteur.  C'est  là  qu'il  composa 
la  plupart  de  ses  poésies.  On  a  de  lui  des  nouvelles,  des  pasto- 
rales, des  romans  en  prose,  des  comédies,  dont  Arlequin  est  le 
héros,  des  fables  et  une  traduction  fort  libre  de  Don  Quichotte. 
En  1788,  il  fut  reçu  à  l'académie,  et  incarcéré  pendant  la  révo- 
lution, en  1793.  Il  mourut  l'année  suivante  à  Sceaux,  âgé  de 
38  ans.  Nous  citons  sa  fable  de 

L'ANE  ET  LA  FLUTE. 

Les  sots  sont  un  peuple  nombreux, 

Trouvant  toutes  choses  faciles  : 
Il  faut  le  leur  passer  souvent  ils  sont  heureux  ; 

Grand  motif  de  se  croire  habiles! 

Un  âne,  en  broutant  ses  chardons, 
Regardait  un  pasteur  jouant,  sous  le  feuillage, 

D'une  flûte  dont  les  doux  sons 
Attiraient  et  charmaient  les  bergers  du  bocage. 
Cet  âne  mécontent  disait  :  ce  monde  est  fou  ! 

Les  voilà  tous,  bouche  béante, 
Admirant  un  grand  sot  qui  sue  et  se  tourmente 

A  souffler  dans  un  petit  trou. 


—     302     — 

C'est  par  de  tels  efforts  qu'on  parvient  à  leur  plaire; 
Tandis  que  moi...  Suffit...  Allons-nous-en  d'ici, 

Car  je  me  sens  trop  en  colère. 

Notre  àne,  en  raisonnant  ainsi, 
Avance  quelques  pas,  lorsque  sur  la  fougère, 
Une  flûte,  oubliée  en  ces  champêtres  lieux 

Par  quelque  pasteur  amoureux, 
Se  trouve  sous  ses  pieds.  Notre  âne  se  redresse  ; 
Sur  elle,  de  côté  fixe  ses  deux  gros  yeux  ; 
Une  oreille  en  avant,  lentement  il  se  baisse, 
Applique  son  naseau  sur  le  pauvre  instrument. 
Et  souffle  tant  qu'il  peut.  0  hasard  incroyable  ! 

Il  en  sort  un  son  agréable. 

L'âne  se  croit  un  grand  talent 
Et,  tout  joyeux,  s'écrie,  en  faisant  la  culbute  : 

Eh  !  je  joue  aussi  de  la  flûte. 

*  Voyez  plus  loin  ce  même  sujet  traité  par  un  fabuliste  espa- 
gnol. 

Remarque. 

*  La  fable  dans  la  poésie  moderne,  a  cessé  d'être  un  petit 
drame  pour  devenir  un  simple  dialogue.  De  plus,  les  fabulistes 
modernes  veulent  tous  avoir  des  idées  nouvelles  et  inventer  le 
sujet  de  leurs  fables.  C'est  là  un  grand  écueil,  dit  Saint-Marc 
Girardin. 

*  Le  Bailhj  {[lôG-\S32),  surtout  connu  par  ses  fables.  Il  a  plus 
d'abandon  que  Florian,  mais  moins  d'élégance.  Quelques-unes 
de  ses  fables  sont  d'une  longueur  excessive.  Voyez,  dans  les 
Leçons  de  llUérature,  le  Chameau  et  le  Bossu,  l'Aigle  et  le  Serpent. 
On  a  encore  de  lui  des  opéras,  des  poésies  fugitives,  de  petits 
poèmes,  entre  autres  le  Gouvernement  des  animaux  ou  VOurs 
réformateur. 

*  Ant.  Arnault  (1760-1835),  de  l'Institut,  pubha,  en  1812,  un 
recueil  de  Fables  piquantes  et  agréables  dont  il  a  inventé  tous 
les  sujets,  h  un  seul  près,  mais  dont  quelques-unes  ont  trop  le 
ton  de  la  satire.  Une  des  meilleures  est 

*  Le  Chien  et  le  Chat. 

Pataud  jouait  avec  Raton, 
Mais  sans  gronder,  sans  mordre,  en  camarade,  en  frère. 


—     303     — 

Les  chiens  sont  bonnes  gens;  mais  les  clials,  nous  dit-on, 

Sont  justement  tout  le  contraire. 

Aussi,  bien  qu'il  jurAt  toujours 

D'avoir  fait  patte  de  velours, 
Katon,  et  ce  n'est  pas  une  histoire  apocrypiie, 
Dans  la  peau  d'un  ami,  comme  fait  maint  plaisant. 

Enfonçait,  tout  en  s'amusant, 

Tantôt  la  dent,  tantôt  la  griffe. 

Pareil  jeu  dut  cesser  bientôt  : 

«  Eh  quoi  !  Pataud,  tu  fais  la  m.ine  ! 

Ne  suis-je  pas  ton  bon  ami? 
—  Prends  un  nom  qui  convienne  à  ton  humeur  maligne. 

Raton,  ne  sois  rien  à  demi. 

J'aime  mieux  un  franc  ennemi 

Qu'un  bon  ami  qui  m'égratigne.  » 

*  Laurent  de  Jussieu,  né  en  1792,  auteur  du  célèbre  roman 
Simon  de  Nantua,  a  publié  un  joli  l'ecueil  de  Fables  et  contes  en 
uers  (1829  et  1844).  Il  vise  surtout  à  moraliser  les  enfants  et  le 
peuple.  De  là,  ce  ton  doux,  expansif,  simple  et  touchant  d'un 
père  qui  parle  à  ses  enfants. 

J.-P.-G.  Viennet,  né  en  1777,  de  l'académie,  et  dont  nous  par- 
lerons plus  loin,  a  publié  un  recueil  de  Fables  (1855)  fort  estimé. 
Néanmoins,  on  peut  dire  que  ce  sont  plutôt  des  allégories  sati- 
riques que  des  apologues.  La  plupart  ont  des  intentions  poli- 
tiques, et  forment  le  digne  pendant  des  anciennes  épitres  de 
l'auteur.  Elles  n'ont  ni  la  simplicité,  ni  la  bonhommie,  ni  le 
naturel  des  fables  de  La  Fontaine.  Nous  citons 

*  L'Essieu  mal  graissé. 

D'une  voiture  de  roulage 
L'essieu  criait,  et  ses  cris  incessants 

Agaçaient  les  nerfs  des  passants  ; 

Et  tous  les  chiens  du  voisinage 
Répondaient  par  des  cris  encor  plus  agaçants. 

Vous  savez  bien  que  c'est  l'usage 
Des  animaux  jappants  et  même  des  parlants. 
Un  charron,  dont  la  route  effleurait  la  boutique, 

Et  qu'ennuyait  celte  musique, 
Prit  un  pot  de  vieux  oing,  arrêta  le  roulier. 


,  —     50i     — 

Graissa  l'essieu  qui  faisait  ce  tapage; 
Et  l'essieu,  cessant  de  crier, 
Poursuivit  en  paix  son  voyage. 
^     Que  de  criards  devant  moi  sont  passés, 

Qu'un  peu  de  graisse  aurait  fait  taire! 
Mais  le  pays  n'en  produit  pas  assez  ; 
Et  la  paix  y  serait  trop  chère. 

■  Ginguené  (1748-181G).  Ses  fables,  pleines  d'esprit  et  de  plii- 
losophie,  sont  surtout  imités  de  l'italien.  Nous  citons 

*  Le  Coche. 

Au  bruit  d'une  quadruple  roue 
Qui  s'avance  !  Quelle  rumeur  ! 
Quels  flots  de  poussière  et  de  boue  ! 
Gare,  gare!  c'est  Monseigneur! 
Toujours  roulant  le  char  approche, 
Les  fouets  l'annoncent  en  claquant. 
Il  paraît  enfin  :  c'est  un  coche 
A  douze  places,  mais  vacant. 
Vides  d'esprit  et  de  courage, 
Sur  la  terre  combien  de  grands 
Ressemblent  à  cet  équipage! 
Bruit  au  dehors,  et  rien  dedans. 

'  Lachambeaudie  (1807-1872).  Au  lieu  de  peindre  des  vices 
individuels,  il  s'attaque  de  préférence  aux  préjugés  sociaux. 

*  Marquis  de  Fondras  (1810-1872)  qui  dans  l'espace  d'un  an 
publia  jusqu'à  trente  volumes,  débuta  par  des  fables  (1839).  Le 
style  en  est  clair  et  élégant,  la  moralité  souvent  fort  élevée. 

'  Louis  Tremblay  (1)  auteur  de  VEsope  chrétien,  qui  par  son 
but  religieux,  entre  dans  le  cadre  de  l'apologue  ancien.  11  lui 
manque  le  don  du  style. 

*  Léon  Halévy  (1802)  dont  les  deux  recueils  de  fables  furent 
couronnés  (1844,  185G)  peut-être  pour  leurs  tendances  poli- 
tiques. 

*  Louis  Ratisbonne  (1827),  neveu  du  célèbre  juif  converti  Al- 
phonse Ratisbonne,  publia  ses  fables  sous  le  titre  de  Comédie 

(U  *  Le  Baron  de  Râtelles  Tramblay,  A.  P.  (1745-1S19),  allié  à  des  descendants  de 
La  Fontaine,  publia,  à  ce  titre,  des  fables  entièrement  oubliées. 


-     305     - 

enfutiliiic.  Elles  ne  sont  pas  toujours  à  la  portée  du  jeune  Age. 
Exemple  : 

■  Attetids-moi  ! 

«  Ma  sœur,  ne  t'en  va  pas  si  viu-. 
S'écriait  Louise  :  attends-moi  ! 
—  Oui,  mais  alors  dépêche-toi, 
Si  tu  veux  que  j'attende,  arrive  tout  de  suite.  " 

De  cette  façon-Ui  je  sais  beaucoup  de  gens. 

Petits  et  grands,  fort  obligeants. 

Yoici  quelle  est  leur  théorie  : 

Sans  frais  aucuns  faire  le  bien. 
Je  vous  obligerai  :  seulement  je  vous  prie 

Ne  m'obligez  à  rien. 

*  Charles  Royer  (1803-1876).  Ses  fables  (18G3)ont  le  mérite  de 
s'adresser  à  tout  le  monde.  Poète  distingué  il  sait  conter  avec 
élégancejet  naturel,  avec  naïveté  sans  platitude.  Dans  sa  pre- 
mière [fable,  la  Cigale  et  la  Fourmi,  il  prend  le  contre-pied  de 
La  Fontaine.  La  morale  est  toujours  heureusement  tirée  du 
sujet.  Ainsi  dans  la  Colombe  et  le  Paon  : 

A  quelqu'un  désirez-vous  plaire  .' 
Vantez  en  lui  la  qualité 
Dont  le  ciel  ne  la  pas  doté  : 
H  vous  permettra  de  vous  taire 
Sur  son  mérite  incontesté. 

El  dans  les  deux  Chats  : 

Le  plaisir  de  causer  paraîtrait  monotone, 

Si  l'on  ne  se  croyait  permis 
De  dire  ù,  tout  propos  du  bien  de  sa  personne, 
Et,  pour  changer  un  peu,  du  mal  de  ses  amis. 

*  De  Mongis.  Ses  fables  respirent  l'amour  du  beau,  du  bon  el 
de  rhonnête.  On  y  reconnaît  le  cœur  et  l'esprit  de  Ihomme 
initié  aux  saintes  joies  de  la  famille. 

*  Boiirguin.  Il  a  le  mérite  d'une  versification  facile  et  d'une 
morale  très-sage. 

*  Anatole  de  Ségiir  (1831)  a  publié  en  1848  un  recueil  de 
Fahles  médiocres. 

20 


_     ÔOfi     — 

*  Chez  les  Belges  :  le  baron  de  Stassart,  né  à  ]\Ialines  (1780- 
1855)  débuta  dans  la  carrière  des  lettres  par  un  Recueil  d'idylles 
en  prose  (1800).  Il  est  surtout  connu  par  un  volume  de  Fables, 
qui  ont  obtenu  un  grand  succès  de  complaisance.  Elles  ont 
généralement  une  tendance  politique  ou  philosophique  contraire 
à  la  naïve  simplicité  de  la  fable.  On  a  encore  de  lui  quelques 
épîtres  en  vers,  deux  élégies,  des  imitations  d'odes  d'Horace, 
des  contes,  des  chansons,  des  épigrammes,  etc.  Voyez,  dans 
les  Leçons  de  littérature,  le  Trône  de  neige. 

*  Frédéric  de  Rouveroy,  né  à  Liège  (1771-1850)  a  laissé  un 
recueil  de  Fables  (en  '2  vol.)  qui  n'est  pas  sans  mérite.  Cepen- 
dant, on  y  chercherait  en  vain  une  de  ces  fables  modèles, 
comme  La  Fontaine  en  offre  un  si  grand  nombre.  Celle  qui 
passe  pour  son  chef-d'œuvre,  l'Ecureuil  et  le  Pœnard,  approche 
plus  du  genre  de  Florian.  Elle  est  peut-être  trop  brillante  de 
poésie;  mais  aussi,  elle  se  prête  admirablement  à  la  déclama- 
tion. La  voici  : 

L'Ecureuil  et  le  Renard. 

Au  haut  d'un  chêne,  un  écureil, 

Jeune,  éveillé,  plein  de  souplesse, 

Se  balançait  avec  adresse. 

Un  renard  le  guettait  de  l'œil  ; 
Mais,  le  lorgner  toujours  n'était  pas  son  atïaire. 
Le  papelard,  en  tapinois, 

S'approche  et  dit,  adoucissant  sa  voix  : 
«  Ah  !  cher  enfant,  ce  que  tu  viens  de  faire 

Prouve  une  extrême  agilité  ! 
Non,  les  oiseaux  n'ont  pas  cette  légèreté  ; 
Ils  voltigent  moins  bien  ;  crois-moi,  tu  les  effaces  ; 
Aux  vrais  talents,  tu  joins  toutes  les  grâces, 
Et,  du  fond  de  mon  cœur,  je  t'en  fais  compliment. 

Il  ne  te  manque  assurément 
Pour  te  rendre  immortel,  que  de  franchir  l'espace 

Qui  sépare  Ion  chêne  altier 

De  cet  élégant  peuplier. 
Va,  livre-toi  sans  crainte  à  ta  sublime  audace, 
Et  partout,  de  ce  pas,  je  cours  la  publier.  » 
La  louange  est  souvent  perfide. 
On  ne  peut  trop  s'en  défier. 


-      307     — 

L'écureuil  y  lui  pris.  D'un  regard  intrépide 
Mesurant  l'intervalle,  il  cherche  un  point  d'appui; 
La  queue  épanouie,  un  moment  il  balance, 
Rassemble  ses  efforts  et,  bientôt,  il  s'élance  ; 
Le  voilà  dans  les  airs  !  Déjà  l'espace  a  fui. 

Mais,  sur  la  branche  llexible. 
S'arrêter  est  impossible, 
Et  le  but  qu'il  atteint  se  dérobe  sous  lui; 
De  chute  en  chute,  il  tombe  sur  la  terre. 
Maître  renard  accourt  et  lui  dit  :  «  Mon  ami, 

Tu  n'es  donc  adroit  qu'à  demi? 
J'en  suis  vraiment  fâché,  car  j'ai  connu  ton  père  ; 
C'était  un  égrillard  bien  plus  rusé  que  toi  ; 

Il  n'eût  pas  sauté,  par  ma  foi  !... 
'Viens,  cher  enfant,  de  ma  patte  mignonne, 
Que  je  caresse  un  peu  ta  gentille  personne  ; 

Lève  les  yeux,  regarde-moi. 
Eh  !  mais,  comme  il  est  gras  !  à  peine  je  le  touche. 

L'eau  déjà  m'en  vient  à  la  bouche  ; 
En  vérité,  c'est  un  morceau  de  roi  !  » 

Un  léger  bruit  se  fait  entendre, 

Le  renard  écoute  un  moment, 

Tourne  la  tête...  et,  lestement, 

L'autre  s'échappe  sans  attendre 
L'événement. 
11  vole,  il  est  déjà  presque  au  sommet  du  chêne. 
Là  bien  en  sûreté,  sur  son  derrière  assis  : 
«  Seigneur  renard,  dit-il,  ayant  repris  haleine. 

Grand  merci  de  vos  bons  avis  ; 

Vous  ne  vous  plaindrez  pas,  j'espère, 
A  l'avenir,  par  moi,  de  les  voir  mal  suivis. 
Que  n'ai-je  à  vous  donner  un  conseil  salutaire. 
Dont  vous  puissiez  un  jour  vous  trouver  aussi  bien  ! 

Je  n'ai  pas  connu  votre  père  ; 

Mais  s'il  avait  tenu  le  mien..,, 
Il  l'eût  croqué,  je  crois  ;  car  c'était  un  compère 

Dans  la  forêt  très-respecté. 

Je  me  souviens  qu'on  m'en  a  raconté 
Le  trait  suivant,  notez-le,  je  vous  prie  : 


—      ÔOM      - 

C'est  qu'il  ne  jugea,  de  sa  vie, 
De  la  bonté  d'un  mets,  s'il  n'en  avait  tàk'-.  >• 
l^oreille  basse  et  la  mine  allongée, 
Vous  eussiez  vu  notre  pileux  renar'l, 
Furtivement,  se  glisser  à  l'écart, 
De  la  leçon  entre  eux  deux  échangée, 
Pour  tout  butin,  n'emportant  que  sa  part. 

■  J.-M.-C.  Mariquc  a  publié,  à  Namur  (1872),  un  recueil  de 
fablea,  dont  on  loue  la  correction,  la  précision  et  la  sobriété.  Si 
quelques  endroits  manquent  de  relief  ou  de  naturel,  la  plupart 
de  ces  fables  se  font  remarquer  par  la  vivacité  du  dialogue,  la 
rapidité  du  récit  et  l'originalité  de  l'invention.  Toutes  se  dis- 
tinguent par  la  clarté. 

*  Remacle  Maréchal  (1796- 1871)  natif  d'Ans  lez  Liège,  appari- 
teur à  l'Université  de  Liège,  publia  en  1862,  un  recueil  intitulé  : 
Fables  et  Apologues,  qui  rappelle  parfois  le  bon  sens,  la  naïveté 
et  les  charmes  de  La  Fontaine.  Avec  cette  bonhomie  qui  con- 
vient si  bien  à  la  fable,  il  traite  des  sujets  pour  la  plupart  ori- 
ginaux et  dénotant  une  rare  finesse  d'observation.  La  moralité 
de  ses  apologues  se  ressent  de  ses  fortes  convictions  reli- 
gieuses. Ainsi  dans  sa  fable  du  Papillon  délivre,  il  s'écrie  : 

«  Seigneur,  ainsi  tu  vois  se  débattre  mon  âme... 
»  Quand  donc  aussi  viendra  le  soleil  de  sa  flamme 
»  Sécher  le  flot  dormant  qui  la  captive  au  sol  ? 

»  Hélas,  quand  aussi  pourra-t-elle 

y>  Déployer  joyeuse  son  aile, 

»  Et  vers  ta  splendeur  élernellle, 

»  Libre  à  jamais,  prendre  son  volV  " 

Les  Néerlandais  n'ont  guère  de  fables  originales  ;  ils  n'ojit  que 
des  traductions  de  fables  étrangères,  comme  de  Gellert  et  de 
La  Fontaine  (1).  Les   fables  de  celui-ci  ont  été  traduites  en 

(1;  '■  Le  vieux  poète  Maerlant  parle  d'une  traduction  d'Esope  en  vers  flamands 
Die  men  Esopus  liiet  bl  naine 
Die  lievet  Calfstaf  ende  Noydekyn 
Gliediclit  in  rime  scone  ende  fyn. 
Il  existe  eu  eflet  un  Esopet  flamand  du  XIIP  siècle  composé  ite  6"  fables.  Nous  citons 
*  De  Wolfon  het  Lara. 
Een  wolf  ende  .  i .  lam  goedertieren 
Quameu  drinken  tere  rivieren  ; 


—     50i)     — 

lioUandais  par  Xoms:  trAmslerdam  (1738-1803);  mais  Nom;?/- 
est  resté  infiniment  au-dessous  de  son  original  ;  sa  traduction 
n'a  ni  le  naturel,  ni  la  naïveté,  ni  l'aisance  des  fables  de  La 
Fontaine  :  elle  est  dure  et  sèche.  *  Auteur  de  50  drames,  de 
nombreuses  satires  et  nouvelles,  il  mourut  oublié  à  l'hôpital  de 
sa  ville  natale.  — Celui  qui  a  le  mieux  réussi  ii  traduire  le  fabu- 
liste français,  c'est  M.  le  chanoine  Coninckx,  né  à  Saint-ïrond 
(1750-1839).  Sa  traduction  est  facile,  simple,  naïve  et  spirituelle. 
<.)n  croit  lire  La  Fonlaine  lui-même.  Nous  cilons,  le  Loup  rt  le 
Cheval. 

De  Wolf  en  het  Peerd. 

Als   t  koud  saizoen  nu  was  voorby, 
En  dat  een  zoeter  lucht  aen  velden,  bosch  en  wei 

Een  schooner  aenzien  had  gegeven, 

En  aile  dieren  deed  herleven, 
Zag  zelvcr  Wolf  op  't  groen  alleen  een  moedig  Paerd. 

fl  0  !  riep  hy  uit  met  groot  verlangen, 

»  Een  fraei  sluk  wild  voor  die  't  kon  vangen  ! 

»  0,  dat  ge  een  lam  of  liamel  waert, 
)  Ik  zweer  u,  gij  zoudt  haest  aen  't  spit  te  mynent  hangen. 

1)  Nu  moet  ik  door  bedrog  en  list 
■)  U  krygen.  »  Zoo  gedaen  :  hy  is  met  lange  schreden 
Naer  't  peerd  dat  hem  beziet,  ernsthaftig  toegetreden  : 
ily  noemt  zich  een  doktoor  die  veel  geheimen  wist, 
En  al  de  kruiden  kent  die  wassen  in  dees  weijen, 


Si  ghinghen  drinken  in  .  ii .  steden  : 
Die  ^volf  drank  boven,  dlain  beneden. 
Doe  seide  die  wolf  :  "  Du  bewulst  mi  al 
Dwater,  dat  ic  drinken  sal.  « 
■  Ay,  hère  !  sprac  dlani,  "  wat  segdi  ? 
Dwater  comt  van  u  te  mi.  « 

—  "  Ja,  seide  de  wolf  :  "  vloecslu  mi  top<  ■• 
Diam  antworde  :  •>  Herei  in  doe.  ^ 

—  .'  Du  doest,  'I  sprao  lii  ;  "  dus  dede  dijn  vadi  r 
Wilen  eer,  ende  dijn  Klieslaclite  aJgader.  •< 
Dlam  sprac  :  y  In  was  doe  niet  gheboren, 

l'wi  soudicker  af  hebben  toren  ?  » 

—  "  Noch,  "  seide  die  wolf;  -^  horic  di  sprcki-n  « 
le  wane  wel,  ic  saels  mi  wreken.  «^ 

Die  sloech  te  sticken  ende  swert. 
Dlam  Dochtan  hads  niet  verboert. 
Dus  vint .  i .  quaet  man  occasoen, 
Als  hi  den  goeden  quaet  wille  doen. 


-     510     - 

En  dat  hy,  zonder  zich  te  vleijtii, 

De  Peerdenziekten  hoe  genaemd, 

(Daervoor  is  liy  alom  befaemd) 

In  Nveinig  dagen  kan  genezen. 
Indien  zyn  Excellentz,  graef  Peerd,  zoo  goed  wil  wezer. 

Van  hem  zyn  kwael  te  leggen  uit, 
Hy,  Wolf,  zou  gratis  dan  liem  zeggen  door  wat  kruid 
Die  pyn  te  lielpen  zy  :  ^vanl  hem  hier  zoo  te  ontmoeteu 
AUeen  en  zonder-toom,  moet,  volgens  Ilippocraet, 

Een  teeken  zyn  van  eenig  kwaed. 
«  Ja,  zei  het  Peerd  hierop,  'k  helj  achter  aen  myn  voeten 

Een  klein  gezwel,  dat  doet  my  pyn.  » 
—  «  Myn  zoon,  sprak  meester  Wolf,  dat  zijn  precies  de  deelen 

Waermê  gy  moet  voorzigtig  zyn. 
»  Ik  hebbe  de  eer  gehad  van  's  Keizers  peerd  te  heelen. 

»  'k  Heb  ook  't  patent  van  chirurgyn.   •» 
Wolf  zocht  maer  hoe  hy  best  het  oogenblik  zou  vinden 

Om  zynen  ki'anke  te  verslinden. 
Het  Peerd  wordt  dit  gewaer,  en  geeft  hem  zoo  een  slag 
Dat  heel  zyn  kinnebak  vol  bloed  in  duigen  lag. 
((  Het  is  myn  schuld,  zei  Wolf,  ik  ben  niet  te  beklagen  ; 

»  Een  ieder  volge  zyn  talent. 
»  Gy  durft  van  drogen  hier  en  chirurgie  gewagen. 
»  Gy  die  als  vilders  knecht  zyt  overal  bekend.  » 

*  L'abbé  Couinckxa.  publié  encore  une  Paraphrase  des  Psaumes 
en  vers  flamands,  un  poème  français  sur  les  Quatre  Saisons,  et 
un  recueil  de  Poésies  morales  en  français,  en  flamand  et  en  latin. 
Le  poète  avait  plus  de  88  ans,  quand  il  composa  ce  dernier 
ouvrage,  et  dans  un  âge  si  avancé,  l'aimable  vieillard  avait  con- 
servé tout  son  jugement,  toute  sa  raison,  et  cette  aimable  gaîtê 
que  donne  le  témoignage  d'une  vie  passée  chrétiennement. 

*  P.-J.  Renier,  mort  à  Anvers  (1850),  a  publié  également  une 
traduction  en  vers  flamands  des  Fables  de  La  Fontaine  et  de 
quelques  autres  fabulistes  (Courtrai  1843).  L'auteur  imite  plu- 
tôt qu'il  ne  traduit;  et  quelques-unes  de  ces  fables  sont  entiè- 
rement de  la  création  du  poète  belge.  Ce  livre  est  devenu 
classique  dans  plusieurs  établissements,  ce  qui  en  fait  le  plus 
bel  éloge. 

*  J.-B.De  Corte,  chanoine,  a  publié,  en  18G1,  un  petit  recueil 


—     5H     — 

de  Fables,  dont  la  plupart  sont  d'heureuses  imitations  du  fal.u- 
liste  français. 

Citez  les  AïlcmmnJs,  les  principaux  fabulistes  sont  : 

Hagcdorn  (1708-1754).  Quoique  le  plus  souvent  imitées  des 
anciens,  ses  fables  sont  néanmoins  originales  et  se  ressentent 
du  philosophe  et  du  critique.  Le  style  en  est  simple,  correct  et 
harmonieux,  mais  parfois  trop  diffus. 

Cellert  (1715-1709).  Ses  fables  se  distinguent  par  une  extrême 
facilite,  une  grande  délicatesse  de  pensée,  un  style  expressif  et 
correct.  Quelquefois  il  tombe  dans  l'affectation  et  il  délaye  trop 
la  morale.  La  plupart  de  ses  fables  ont  été  traduites  en  français. 

Lichtivev  (1719-1783).  Le  svijet  de  ses  failles  est  en  général 
bien  inventé  et  bien  conduit.  Une  rare  facilité,  un  agréable 
badinage  et  une  versification  coulante  caractérisent  ses  apo- 
logues. 11  sait  relever  les  choses  les  plus  communes  par  des 
applications  et  des  tours  ingénieux.  Quelques-unes  de  ses 
fables  sont  trop  longues,  d'autres,  trop  recherchées  ;  dans 
d'autres,  la  morale  est  trop  abstraite. 

Lessing  (1729-1788).  On  ne  trouve  point  dans  ses  fables  celte 
gaîté,  ni  ces  pointes  heureuses  qu'on  remarque  dans  celles  de 
Gellert  et  de  Lichtwer;  mais  elles  se  recommandent  par  la 
brièveté,  la  simplicité  et  la  force  du  style. 

Les  Chats  et  le  Maître  de  la  maison,  de  Lichtwer. 

Hommes  et  animaux  étaient  ensevelis  dans  le  sommeil;  le 
garde  fidèle  du  logis  observait  lui-même  un  silence  profond, 
quand  des  toits  voisins  descendit  une  troupe  de  visiteurs  à  la 
queue  ondoyante. 

Dans  l'antichambre  d'un  richard,  ils  entonnèrent  leurs  chan- 
sons, chansons  capables  d'amollir  les  pierres  et  de  faire  enrager 
les  humains. 

Le  chef  de  la  bande,  beau-père  de  Rodilard,  battait  la  mesure 
avec  une  justesse  admirable,  et  deux  matous  décrépis  se  dé- 
menaient en  l'accompagnant. 

Bientôt,  tous  les  chats  se  mettent  à  danser;  ils  font  un  bruit, 
un  vacarme  qui  ébranle  la  maison  :  ils  sifflent,  ils  miaulent,  ils 
grondent,  ils  se  déchirent  h  coups  de  griffes,  au  point  d'éveiller 
le  maître  du  logis. 

Celui-ci,  armé    d'un    bâton,   fait   le  tour  de  la  chambre  au 


—     31-2     — 

milieu  de  l'obscurilé;  il  lance  des  coups  à  droite  el  à  gauclic, 
il  brise  le  miroir,  il  renverse  une  douzaine  de  tasses  ; 

Il  trébuche  contre  des  éclats  de  bois,  il  tombe;  dans  sa  chute, 
il  entraîne  l'horloge  et  se  casse  toutes  les  dents.  Un  :cle  aveugle 
n'est  bon  qu'à  miire. 

J.-G.  Willcmoiv  {llSo-illl),  P/e/feî (1736-1 809)  et  Gleim  {Il  19- 
1803)  ont  écrit  des  fables  qui  révèlent  du  talent  et  de  la 
facilité. 

'  Chez  les  Italiens,  il  n'y  a  pas  de  fabuliste  fort  distingué.  Le 
Dante  composa  un  seul  apologue;  après  lui,  on  cite  Alberti, 
Verdi  Zolti,  qui  en  publia  une  centaine  (1570),  Pavesi,  le  P.  Ro- 
herti,  jésuite,  et  l'abbé  Passeroni.  Il  est  à  remarquer  que  devix 
écrivains,  Pignotti  (1739-1812)  et  Casti  (1721-1803),  ont  fait  de 
la  fable  une  sorte  d'épopée,  ou  d'allégorie  satirique  en  plusieurs 
chants.  Ainsi,  ce  dernier  a  publié  sous  le  titre  de  Animali par- 
lanti,  les  anirnaux parlants,  une  critique  mordante  du  gouverne- 
ment. Disciple  de  Voltaire,  il  a  été  traduit  en  vers  français  par 
Andrieux. 

*  Chez  les  Espagnols  :  Samaniego  (1742-1806)  et  Tomas  de 
Y)'m)'<e  (1740-1793)  méritent  seuls  d'être  cités.  Ce  dernier  en- 
treprit, dans  ses  Fables  littéraires,  de  chercher  dans  les  mœurs 
des  animaux  de  quoi  mettre  en  action  des  vérités  littéraires. 
Et  il  a  réussi.  Ainsi,  le  singe  qui  montre  la  lanterne  magique, 
est  la  critique  des  auteurs  emphatiques  et  obscurs;  le  chien  de 
tournebroche,  est  à  l'adresse  de  ceux  qui  oublient  le  précepte 
d'Horace  :  qnid  valeant  humeri. 

Une  exécution  irréprochable,  et  une  grande  originalité  placent 
cet  auteur  parmi  les  meilleurs  fabulistes.  Florian  lui  doit  plu- 
sieurs de  ses  sujets  les  plus  heureux.  Nous  citons  : 

*  VAne  joueur  de  Jlâte. 

^la  muse,  peu  discrète,  Il  y  vit  une  flûte. 

Veut  rimer  bien  ou  mal  Qu'en  regagnant  sa  hutte 

Un  conte  original,  Un  berger,  l'autre  soir, 

Qui  lui  revient  en  tète  Avait  là  laissé  choir 
Par  hasard.  Par  hasard. 

Sur  l'herbe  d'un  grand  pré,  L'àne  s'approche  et  flaire 

Voisin  de  mon  village,  Au  bec  de  l'instrument; 

Un  baudet  du  bel  âge  Puis,  ne  sachant  qu'en  faire, 

S'était  un  peu  vautré  II  le  laisse,  en  soullant 
Par  hasard.  Par  hasard. 


—     513     — 

Coiame  de  la  pécore  S'ils  nous  avaient  ouïs 
L'haleine  en  plein  donna  Par  hasard  !  » 

Dans  le  tuyau  sonore,  ^,    ^ 

La  nùte  résonna  ^e  faut  qu'on  s  émerveille, 

Par  hasard.  ^''  ^^"^  '"^'S^^  ^^  ^^"^  ^^'^> 

Un  àne  à  courte  oreille 

(  Quels  sons  !  dit  la  bourrique  ;     Fait  un  heureux  écart, 

Quels  maîtres  de  musique  Par  hasard. 

N'en  seraient  ébahis, 

{Traduclion  de  François  Sohiratz.J 

'  L'Ours,  le  Porc  et  le  Singe. 

Un  ours  qu'un  Savoyard  dressait 

Pour  vivre  de  cette  entreprise, 

Sur  ses  deux  pattes  repassait 

Sa  leçon,  pas  trop  bien  apprise. 

r.ependant  le  lourd  animal 

Dit  au  singe  avec  suffisance  : 

'   Comment  trouves-tu  que  je  danse? 

—  Mon  ami,  lu  danses  trés-mal. 

—  Je  crois  que  tu  me  fais  injure  ; 
Piegardes-y  bien  :  mon  défaut 
I£st-il  de  manquer  de  tournure? 
N'ai-je  pas  l'aplomb  qu'il  me  faut?  » 
Se  trouvant  alors  sur  la  voie, 

Un  porc  cria  :  «  Bravo!  parfait! 

II  est  impossible  qu'on  voie 

Un  danseur  plus  leste  et  mieux  fait.    > 

La  louange  était  un  peu  forte  ; 

L'ours  fit  ses  comptes  à  part  soi, 

Kt,  modeste,  de  bonne  foi, 

On  dit  qu'il  parla  de  la  sorte  : 

<  Le  singe  tout  seul  me  blâmant, 

Je  doutais  encor,  je  l'avoue  ; 

Mais,  puisque  le  cochon  me  loue. 

Je  dois  danser  horriblement.  » 

Amis  auteurs,  en  conscience, 

Je  vous  dois  un  conseil  à  tous  : 

Le  goût  siffle-t-il?  patience; 

Sottise  applaudit?  pendez-vous. 

[Traduction  de  Don  Maria  MaanjJ. 


—      514     — 

ARTICLE    SIXIEME. 

L'allégorie. 

L" Allégorie  (xllo  et  àyopzûcù),  prise  dans  un  sens  très-large, 
consiste  à  désigner  un  objet  par  un  autre  qui  lui  ressemble  à 
plusieurs  égards.  C'est  une  gaze  légère  qui  enveloppe  l'objet 
dont  on  parle,  sans  le  dérober  entièrement  aux  yeux  ;  c'est 
une  glace  transparente,  à  travers  laquelle  on  aperçoit  aisé- 
ment l'objet  dont  il  s'agit;  c'est  un  déguisement  dont  l'élé- 
gance laisse  encore  distinguer  la  taille,  la  démarche,  le 
maintien,  les  grâces,  et  deviner  la  personne. 

11  y  a  des  Allégories  historiques,  philosophiques,  oratoires  et 
poétiques.  Nous  ne  parlerons  que  de  celles-ci. 

L'Allégorie  poétique  est  le  récit  poétique  d'une  action  qui  a 
une  grande  ressemblance  avec  une  autre  que  le  poète  a  prin- 
cipalement en  vue  de  faire  connaître.  C'est  donc  une  suite  de 
métaphores  (1),  ou  un  discours  qui  présente  un  double  sens  : 
l'un  est  le  sens  littéral,  l'autre  est  le  sens  figuré.  Le  poète 
laisse  au  lecteur  le  plaisir  de  les  comparer  et  de  découvrir 
leurs  ressemblances. 

Les  acteurs  qui  prennent  part  à  l'action,  sont  ou  des  êtres 
animés  (hommes,  animaux),  ou  des  personnages  allégoriques. 

Qualités  de  l'Allégorie. 

1"  Une  grande  ressemblance  entre  l'objet  désigné  dans  le 
sens  littéral,  et  celui  qu'on  a  en  vue  dans  le  sens  métapho- 
rique. Cette  ressemblance  doit  s'étendre  au  plus  de  circon- 
stances possible. 

'^"Vne  grande  clarté,  de  manière  que,  sans  effort,  on  puisse 
saisir  la  ressemblance  des  deux  objets  dont  l'un  sert  d'image 
à  l'autre. 

(IJ    i\)j.TtyOC)iy.'J  fat-it  comiuua'.a  metaoliora.  (QiiNor.  L.  VIII,  c.  6j. 


—     51  ^     — 

>V'  Des  images  élégantes  et  agréables,  le  but  de  l'allégorie 
n'étant  pas  seulement  de  développer  une  idée  avec  plus  de 
clarté,  mais  encore  de  l'embellir  et  de  lui  donner  plus  d'éclat. 

4"  Se  garder  de  pousser  l'allégorie  trop  loin,  jusque  dans 
les  détails  les  plus  minutieux.  On  tomberait  dans  un  jeu  de 
mots,  une  alTectation  et  une  puérilité  ridicules. 

Les  anciens  ont  appelé  le  corps  de  riionimc  im  peiil  monde 
(Microscomos).  L'Allégorie  est  juste;  mais  celui  qui  voudrait 
poursuivre  cette  allégorie  jusque  dans  les  plus  petits  détails  ; 
donner  à  ce  petit  monde  ses  planètes,  ses  montagnes,  ses  val- 
lons, ses  habitants,  etc.,  tomberait  dans  le  ridicule.  C'est  ainsi 
qu'on  pourrait  gâter  entièrement  lexcellente  allégorie  de  Pla- 
ton,  par  laquelle  il  compare  les  passions  à  des  coursiers  traî- 
nant un  char,  et  la  raison  au  conducteur.  Ce  serait,  en  efïet, 
absurde  de  vouloir  y  retrouver  le  timon,  les  roues  du  char,  le 
fouet,  etc.  Il  faut  donc  être  attendif  à  ne  pas  toucher  du  tout, 
ou  à  ne  toucher  que  fort  superficiellement  aux  qualités  de 
l'image  qui  n'ont  point  leur  semblable  dans  l'objet  naturel. 

5°  Eviter  de  mêler  aux  expressions  allégoriques  ou  figu- 
rées des  expressions  propres,  et  ne  jamais  passer  de  l'image 
à  l'objet  désigné,  ni  désigner  ce  dernier  sous  plusieurs 
images  disparates  (1). 

6°  Enfin,  il  ne  faut  pas  prodiguer  l'allégorie  :  on  devien- 
drait ennuyeux  et  fatigant. 

Comme  sources  de  l'Allégorie,  on  peut  assigner  :  a)  la  nature 
animée  et  inanimée  :  le  monde  visible  et  corporel  est  ordinai- 
rement une  image  du  monde  invisible  et  intellectuel;  b)  les 
mœurs,  les  usages,  les  occupations  d'un  peuple;  c)  l'histoire 
sacrée  et  profane;  d)  les  arts  et  les  sciences. 

L'Allégorie  a  la  même  origine  que  la  fable  :  le  besoin,  —  le 
défaut  d'expressions,  pour  rendre  surtout  les  idées  générales 
et  abstraites,  —  la  prudence  et  la  délicatesse,  quand  il  s'agit, 
p.  ex.,  de  distribuer  le  blâme  et  les  éloges,  —  la  facilité  d'in- 

(1    ••  Le  diar  Ue  TÉtai  navigue  sur  un  volcan.  •■    {PriHUiomnii'). 


.  _     3I()     — 

slruire,  —  enfin  la  passion  el  le  senllmenl,  voilà  d'où  naissent 
ordinairement  les  allégories. 

L'Ecriture  sainte  renferme  plusieurs  allégories  très-intéres- 
santes ;  l'-2<^  chap.  de  l'Ecclésiaste,  où  Salomon  trace  le  tableau 
de  la  vieillesse;  —  Ps.  80,  v.  9-16,  et  Isaïe  V,  où  le  peuple 
d'Israël  est  présenté  sous  la  figure  d'une  vigne  que  Dieu  a 
transplantée  de  l'Egypte  dans  la  terre  de  Ghanaan  ;  —  15e  chap. 
d'Ezéchiel,  où  les  habitants  de  Jérusalem  sont  représentés 
sous  la  figure  du  bois  de  la  vigne  qui  n'est  bon  qu'à  brûler;  et 
celle  du  19e  chap.,  qui  représente  les  princes  de  Juda  sous  le 
symbole  de  deux  lionceaux,  et  la  désolation  de  Jérusalem  sous 
celui  d'une  vigne.  Nous  transcrirons  ici  l'allégorie  d'Isaïe  : 

La    Vigne. 

a  Mon  bien-aimé  avait  une  vigne  plantée  sur  un  lieu  élevé, 
gras  et  fertile. 

»  Il  l'environna  d'une  haie  ;  il  en  ôta  les  pierres,  et  la  planta 
d'une  espèce  choisie;  il  bâtit  une  tour  au  milieu  et  il  fit  un 
pressoir.  Il  s'attendait  qu'elle  porterait  de  bons  fruits,  et  elle 
n'en  a  porté  que  de  sauvages. 

»  Maintenant  donc  vous,  habitants  de  Jérusalem,  et  vous, 
hommes  de  Juda,  soyez  les  juges  entre  moi  et  ma  vigne. 

»  Qu'ai-je  dû  faire  de  plus  à  ma  vigne  que  je  n'ai  point  fait? 
Ai-je  eu  tort  d'attendre  qu'elle  portât  de  bons  raisins,  au  lieu 
qu'elle  n'en  a  produit  que  de  mauvais? 

»  Mais  je  vous  montrerai  maintenant  ce  que  je  vais  faire  à 
ma  vigne.  J'en  arracherai  la  haie,  et  elle  sera  exposée  au  pil- 
lage. Je  détruirai  sa  muraille,  et  elle  sera  foulée  aux  pieds. 

»  Je  la  rendrai  toute  déserte  ;  elle  ne  sera  point  taillée  ni 
labourée  :  les  ronces  et  les  épines  la  couvriront,  et  je  comman- 
derai aux  nuées  de  ne  plus  pleuvoir  sur  elle. 

»  La  vigne  du  Seigneur  des  armées,  c'est  la  maison  d'Israël  ; 
et  les  hommes  de  Juda  étaient  le  plant,  auquel  il  prenait  ses 
délices.  J'ai  attendu  qu'ils  fissent  des  actions  justes,  et  je  ne 
vois  qu'iniquité;  et  qu'ils  portassent  des  fruits  de  justice,  et  ils 
n'excitent  que  des  plaintes.  » 

Plusieurs  poètes  anciens  et  modernes  ont  cultivé  ce  genre 
avec  succès  ;  entre  autres,  Claudien  :  Carmen  de  nuptiis  Honorii 
et  Mariœ  ;  —  Pétrarque  :  de  la  Chasteté,  de  la  Mort,  de  la  Renom- 


517     - 


mce,  du  Temps,  de  hi  Divinité;  —  Mclustasc  :  le  chemin  de  la  gloire: 

—  J.-B.  Rousseau  :  laMorosophic,  Minerve,  la  Vérité  ;  —  Voltaire: 
le  Temple  du  goût  ;  —  Boileau  :  le  Lutrin  (passim);  —  M'"c  Desliou- 
lières  :  Dans  ces  prés  jleuris  ;  —  Pojje  :  le  Temple  de  la  Benommée  ; 

—  J.-E.  Scliéf/cl  :  Guerre  entre  la  Beauté  et  la  Raison  ; —  Herder  : 
le  Chagrin,  le  Crépuscule,  la  Chenille  et  le  Papillon;  —  ScJnller  : 
Pégase  sous  le  -joug,  le  Pèlerin.  Ajoutez  plusieurs  odes  d'Horace 
telles  que  la  i4e  du  icr  livre  :  0  navis,  réfèrent,  et  la  10e  du 
2'^  livre  :  Bectius  vives,  Licini.  Nous  citerons  ici  la  i)el]e  allé- 
gorie pastorale  de  Mi'"e  Deshoulières.  (Voy.  la  notice,  p.  290). 


Dans  ces  prés  fleuris 
Qu'arrose  la  Seine, 
Cherchez  qui  vous  mène. 
Mes  chères  brebis. 
J"ai  fait,  pour  vous  rendre 
Le  destin  plus  doux, 
Ce  qu'on  peut  attendre 
D'une  amitié  tendre; 
Mais_,  son  long  courroux 
Détruit,  empoisoime 
Tous  mes  soins  pour  vous, 
Et  vous  abandonne 
Aux  fureurs  des  loups. 
Seriez-vous  leur  proie. 
Aimable  troupeau? 
Vous,  de  ce  hameau 
L'honneur  et  la  joie; 
Vous  qui,  gras  et  beau, 
Me  donniez  sans  cesse. 
Sur  l'herbette  épaisse. 
Un  plaisir  nouveau! 
Que  je  vous  regrette  ! 
Mais  il  faut  céder  : 
Sans  chien,  sans  houlette, 
Puis-je  vous  garder  ! 
L'injuste  fortune 
Me  les  a  ravis  : 
En  vain,  j'importune 
Le  ciel  par  mes  cris  ; 
11  rit  de  mes  craintes, 
Et,  sourd  à  mes  plaintes, 
Houlette,  ni  chien. 
Il  ne  me  rend  rien. 
Puissiez-vous,  contentes 
Et  sans  mon  secours, 
Passer  d'heureux  jours, 


Brebis  innocentes. 
Brebis,  mes  amours  ! 
Que  Pan  vous  défende  ; 
Hélas  !  il  le  sait, 
Je  ne  lui  demande 
Que  ce  seul  bienfait. 
Oui,  brebis  chéries, 
Qu'avec  tant  de  soin 
J'ai  toujours  nourries. 
Je  prends  à  témoin 
Ces  bois,  ces  prairies, 
Que,  si  les  faveurs 
Du  dieu  des  pasteurs 
Vous  gardent  d'outragi-:! 
Et  vous  font  avoir 
Du  matin  au  soir 
De  gras  pâturages, 
J'en  conserverai. 
Tant  que  je  vivrai, 
La  douce  mémoire  ; 
Et  que  mes  chansons, 
En  mille  façons. 
Porteront  sa  gloire 
Du  rivage  heureux 
Où,  vif  et  pompeux. 
L'astre  qui  mesure 
Les  nuits  et  les  jours. 
Commençant  son  cours, 
Rend  à  la  nature 
Toute  sa  parure, 
Jusqu'en  ces  climats 
Où,  sans  doute  las 
D'éclairer  le  monde. 
Il  va,  chez  Thétis, 
Rallumer  dans  l'onde 
Ses  feux  amortis. 


-     51S     - 

'  Quelques  écrivains  modernes  se  sont  parliculiéremenl  exer- 
cés dans  ce  genre  de  poésie. 

*  Constant  Dubos  (y  1845),  publia  les  Fleurs  (1808),  charmant 
recueil  d'idylles  et  d'allégories.  On  a  encore  de  lui  une  traduc- 
tion en  vers  des  Epiç/rammcs  choiaies  de  Marliul  (1841).  Nous 
citons 

*   La    Violette. 

Aimable  fille  du  printemps, 
Timide  amante  des  bocages, 
Ton  doux  parfum  flatte  mes  sens. 
Et  tu  semble  fuir  mes  hommages. 

(;;omme  le  bienfaiteur  discret 
Dont  la  main  secourt  l'indigence, 
Tu  me  présentes  le  bienfait 
Et  tu  crains  la  reconnaissance. 

Sans  faste,  sans  admirateur. 
Tu  vis  obscure,  abandonnée, 
Et  l'œil  encor  cherche  la  fleur, 
Quand  l'odorat  l'a  devinée. 

Sous  les  pieds  ingrats  du  passant, 
Souvent,  tu  péris  sans  défense  ; 
Ainsi,  sous  les  coups  du  méchant 
Meurt  quelquefois  l'humbje  innocence. 

l'ourquoi  tes  modestes  couleurs, 
Au  jour,  n'osent-elles  paraître? 
Auprès  de  la  reine  des  fleurs. 
Tu  crains  de  t'éclipser  peut-être? 

H  assure-toi  :  même  à  la  cour, 
La  bergère  sait  plaire  encore  ; 
On  aime  l'éclat  d'un  beau  jour 
Kt  les  doux  rayons  de  l'aurore. 

Viens  prendre  place  en  nos  jardins, 
Quitte  ce  séjour  solitaire; 
.fe  te  promets,  tous  les  matins, 
Une  eau  toujours  limpide  et  claire. 


-      510     — 

Que  dis-je?  non,  dans  ces  hosquels 
Reste,  ô  violette  chérie  1 
Heureux  qui  répand  des  Ijienrails 
Et,  comme  toi,  cache  sa  vie! 

*  Henri- AïKjKste  Barbier,  né  en  18G5,  se  rendit  célèbre,  à  la 
révolution  française  de  1830,  par  ses  Iambc>t,  publication  sati- 
rique fort  mordante.  Son  ouvrage  sur  l'Italie,  Il  pianto  (1832), 
son  Lazare  (1833),  sur  la  misère  du  peuple  en  Angleterre,  ses 
deux  satires  Erostrate  et  Pot-de-Vin  (1837),  son  opéra  de  Ben- 
voiuto  Cellini  (1838),  ses  Chants  civils  et  religieux  (1841),  ses 
Rimes  héroïques  (1843),  et,  enfin,  sa  traduction  en  vers  du  Jules 
César  de  Shakespeare  (1848),  tout  cela  a  été  accueilli  du  public 
avec  plus  ou  moins  de  froideur. 

Ses  ïambes  renferment  des  vers  d'une  grande  énergie  ;  mais 
la  crudité  affectée  des  termes  et  l'exagération  du  sentiment  en 
rendent  la  lecture  pénible  et  dangereuse  pour  le  bon  goût. 
Nous  citons  son  allégorie  de  la  France,  représentée  sous  l'image 
d'un  jeune  cheval  que  Napoléon  I  pousse  à  travers  l'Europe, 
sans  piété,  sans  relâche,  sur  mille  champs  de  bataille,  jusqu'il 
ce  que  le  coursier  le  désarçonne  en  tombant. 

*  Xapolcon  I. 

0  Corse  à  cheveux  plats,  que  ta  France  était  belle 

Au  grand  soleil  de  Messidor  1 
C'était  une  cavale  indomptable  et  rebelle, 

Sans  frein  d'acier  ni  rênes  d'or; 
F  ne  jument  sauvage  à  la  croupe  rustique, 

Fumante  encor  du  sang  des  rois, 
Mais  fière  et  d'un  pied  libre  heurtant  le  sol  antique. 

Libre  pour  la  première  fois  : 
Jamais  aucune  main  n'avait  passé  sur  elle 

Pour  la  flétrir  et  l'outrager  ; 
Jamais  ses  larges  flancs  n'avaient  porté  la  selle 

Et  le  harnais  de  l'étranger  ; 
Tout  son  poil  était  vierge,  et,  belle,  vagabonde, 

L'œil  haut,  la  croupe  en  mouvement. 
Sur  ses  jarrets  dressée,  elle  effrayait  le  monde 

Du  bruit  de  son  hennissement. 
Tu  parus,  et  sitôt  que  tu  vis  son  allure. 


-      020      - 

Ses  reins  si  souples  et  dispos, 
Centaure  impétueux,  tu  pris  sa  clievelure, 

Tu  montas  botté  sur  son  dos. 
Alors,  comme  elle  aimait  les  rumeurs  de  la  guerre, 

La  poudre  et  les  tambours  battants. 
Pour  champ  de  course,  alors  tu  lui  donnas  la  terre, 

Et  des  combats  pour  passe-temps, 
Alors  plus  de  repos,  plus  de  nuits,  plus  de  sommes. 

Toujours  l'air,  toujours  le  travail. 
Toujours  comme  du  sable  écraser  des  corps  d'hommes. 

Toujours  du  sang  jusqu'au  poitrail  ; 
Quinze  ans,  son  dur  sabot,  dans  sa  course  rapide, 

Broya  les  générations  ; 
Quinze  ans,  elle  passa  fumante,  à  toute  bride. 

Sur  le  ventre  des  nations. 
Enfin,  lasse  d'aller  sans  finir  sa  carrière, 

D'aller  sans  user  son  chemin, 
De  pétrir  l'univers  et,  comme  une  poussière, 

De  soulever  le  genre  humain  ; 
Les  jarrets  épuisés,  haletante  et  sans  force. 

Prête  à  fléchir  à  chaque  pas, 
Elle  demande  grâce  à  son  cavalier  corse  ; 

Mais,  bourreau,  tu  n'écoutas  pas  1 
Tu  la  pressas  plus  fort  de  ta  cuisse  nerveuse  ; 

Pour  étoufi'er  ses  cris  ardents, 
Ta  retournas  le  mors  dans  sa  bouche  baveuse; 

De  fureur,  tu  brisas  ses  dents. 
Elle  se  releva  :  mais,  un  jour  de  bataille. 

Ne  pouvant  plus  mordre  ses  freins, 
Mourante,  elle  tomba  sur  un  lit  de  mitraille 

Et,  du  coup,  te  cassa  les  reins.  flambe  VIIJ. 

*  CJic:  les  Belges  :  A)idrc  Van  IlasscU,  dont  nous  avons  déjà 
parlé  (p.  99).  Ses  j^araholes  sont  plutôt  des  aUégories,  d'après  la 
distinction  qu'on  établit  dans  le  paragraphe  suivant.  Elle  se 
distinguent  par  la  gracieuse  cadence  du  rythme.  Nous  citons 

*  La  forêt  abattue. 

Les  bûcherons  avaient  démoli  la  forêt 
Sous  leurs  haches  fatales, 


-     o2i      - 

Et  tout  le  peuple  vert  des  arbres  se  mourait 

Sur  les  mousses  natales. 
Plus  d'oiseau  qui  cliercliàt  leurs  abris  désolés 

Ni  leurs  branches  muettes, 
Car  tous  s'étaient  enfuis  de  leurs  nids  écroulés, 

Tous  ces  charmants  poètes. 
Bouleaux,  frênes,  ormeaux,  pêle-mêle  gisaient 

Arbres  de  toute  forme. 
Le  chêne  étant  tombé  près  d'eux,  ils  lui  disaient  . 

«  A  quoi  donc,  chêne  énorme, 
);  A  quoi  donc  te  sert-il  d'avoir  rempli  les  cieux 

»  De  tes  rameaux  sans  nombre, 
»  Et  d'avoir  obscurci,  superbe  et  glorieux, 

»  La  forêt  de  ton  ombre? 
»  A  quoi  donc  te  sert-il  d'avoir  été  géant, 

»  Glorieux  et  silperbe  ? 
»  Car  nous  voilà  couchés  dans  le  môme  néant 

»  Tous  ensemble  sur  l'herbe.  » 
—  «  Compagnons,  il  n'est  rien  de  commun  entre  nous,  » 

Leur  répondit  le  chêne  ; 
»  L'âtre  des  paysans  vous  dévorera  tous 

»  Dès  l'automne  prochaine. 
»  Car  vous  ne  serez  bon  qu'à  chauffer  leur  foyer, 

»  Quand  soufflera  la  bise, 
»  Et  les  enfants  riront  à  vous  voir  flamboyer 

»  Parmi  la  cendre  grise  ; 
»  Tandis  que  je  serai  trône  dans  un  palais, 

»  Colonne  dans  un  temple, 
»  Ou  nef,  que  l'Océan,  peint  de  mille  reflets, 

»  Dans  son  miroir  contemple.  » 
Amis,  ne  prenons  point  exemple  à  ces  jaloux 

Qui  n'ont  qu'un  but  futile  ; 
Mais  tâchons  de  laisser,  homme  ou  chêne,  après  nous 

Quelque  chose  d'utile. 

*  Louis  Bellefroid,  né  à  Liège  (1800),  mort  h  St-Trond  (1859), 
chanoine  honoraire  de  la  cathédrale  de  Liège,  professeur  de 
Rhétorique  et  d'Eloquence  sacrée  au  Petit  Séminaire  de 
St-Trond.  Quoique  la  poésie  ne  fût  qu'un  passe-temps  pour 

21 


—     322     — 

lui,  il  est  cependant  sorti  de  sa  plume  bon  nombre  de  petites 
pièces  de  circonstance  qui  mériteraient  certainement,  h  plus 
d'un  titre,  de  voir  le  jour.  La  plupart  sont  des  allégories,  véri- 
tables petits  chefs-d'œuvre  du  genre,  qui  se  distinguent  par 
la  délicatesse  de  sentiment,  la  finesse  d'esprit,  la  pureté  de 
goût  et  la  correction  du  style. 

Une  seule  fois  en  sa  vie,  le  modeste  écrivain  a  permis 
qu'une  de  ses  poésies  fut  livrée  à  la  publicité,  mais  sans  nom 
d'auteur.  C'était  en  1841,  à  l'occasion  du  morcellement  du 
diocèse  de  Liège,  par  l'érection  d'un  siège  épiscopal  à  Rure- 
monde.  Nous  citons  cette  allégorie  (les  Deux  pasteurs),  qui 
peut  soutenir  avantageusement  la  comparaison  avec  celle  de 
M""^  Deshoulières  (1). 

*  LES  DEUX  PASTEURS. 

Petite  pastorale  allégorique. 

«  C'en  est  donc  fait  :  en  vain,  je  m'attache  à  vos  pas  ; 

»  Mes  pleurs  ni  mon  amour  ne  vous  retiendront  pas. 

»Et  pourtant,  j'en  atteste  et  ces  rives  fleuries, 

»  Et  ces  bocages  frais,  et  ces  douces  prairies 

»  Où,  dociles  brebis,  on  vous  vit  tant  de  fois 

»  Folâtrer  en  suivant  ma  houlette  et  ma  voix  : 

»  Tout  ce  que  peut  le  cœur  d'un  pasteur  et  d'un  père, 

»  Tout  ce  qu'amour  inspire  à  la  plus  tendre  mère, 

»  Je  vous  l'ai  prodigué!  Veilles,  périls,  soucis, 

»  L'ai-je  épargné  pour  vous,  ô  mes  chères  brebis? 

»  Pour  vous,  j'ai  supporté,  sans  abri  pour  ma  tête, 

»  Les  rigueurs  des  saisons,  l'effort  de  la  tempête  ; 

»  J'ai  soutenu  l'assaut  des  autans  irrités  ; 

»  J'ai  vu  le  ciel  en  feu  frapper  à  mes  côtés. 

»  Pour  vous,  le  doux  sommeil  a  fui  de  ma  paupière; 

»  Pour  vous,  les  noirs  soucis,  devançant  la  lumière, 

»  Ont  aigri  de  leur  fiel  la  coupe  de  mes  jours. 

»  Pour  vous,  je  n'ai  pas  craint  les  farouches  vautours, 

(1)  Voir  sur  cet  homme  distingué  Jeux  notices  biographiques  fort  intéressantes  :  Journal 
historique,  tome  XXVI,  p.  350,  et  Revue  catholique,  tome  XI  de  la  IIP  série. 


—     323     - 

»  Ni  le  tigre  aiguisant  son  inutile  rage; 

»  Je  l'ai  trouvé  rôdant  autour  du  pâturage, 

»  Et  déjà  du  regard  dévorant  mes  agneaux. 

»  Pour  vous,  j'ai  tant  souffert.  Dans  les  plus  durs  travaux, 

»  J'ai  vu  se  dérouler  la  chaîne  de  ma  vie; 

»  Et  j'ai  senti  le  temps  sur  ma  tempe  flétrie, 

»  Au  midi  de  mes  jours,  imprimer  son  sillon; 

»  Et  voilà  que  le  sort  vous  ravit  au  vallon 

»  Où,  deux  lustres  entiers,  vous  guida  ma  houlette  ! 

»  0  mes  chères  brebis  !  ma  tendresse  inquiète, 

M  En  vain,  vers  vous  s'élance  et  s'attache  à  vos  pas  ; 

»  Mes  pleurs  ni  mon  amour  ne  vous  retiendront  pas.  » 

C'est  ainsi  qu'un  pasteur  aux  échos  du  rivage 
Retraçait  de  ses  maux  la  douloureuse  image... 

Bon  pasteur,  calme-toi  !   si  tu  verses  des  pleurs, 

Tes  brebis,  partageant  tes  cruelles  douleurs, 

A  tes  pleurs  ont  mêlé  des  pleurs  non  moins  amères  ; 

Mais,  aux  décrets  du  ciel,  à  ses  ordres  sévères. 

Tu  leur  appris  toi-même  à  soumettre  leurs  vœux. 

Rends  le  calme  à  ton  cœur.  Ne  vois-tu  pas  les  cieux, 

Accueillant  à  la  fois  et  tes  cris,  et  leurs  plaintes. 

Soulager  tous  les  maux,  calmer  toutes  les  craintes, 

Par  le  choix  de  celui  qui  prendra,  de  ta  main, 

Du  sceptre  pastoral  le  pouvoir  souverain. 

C'est  ton  enfant  ;  c'est  plus  :  c'est  un  autre  toi-même. 

Embrasé  comme  toi,  pour  le  Pasteur  suprême. 

Des  fidèles  ardeurs  d'un  courageux  amour, 

Son  grand  cœur  ne  craint  pas  de  braver  tour  à  tour 

Et  le  noir  ouragan,  et  le  tigre  en  furie. 

Comme  toi  prodiguant  son  repos  et  sa  vie, 

Vois  comme  il  met  sa  gloire  à  marcher  sur  tes  pas  ; 

Sur  tes  pas,  comme  il  vole  aux  travaux,  aux  combats  ; 

Comme  du  fond  des  bois,  à  la  fuite  obstinée, 

La  brebis  au  bercail  est  par  lui  ramenée. 

Ton  souffle  réchauffait  tes  agneaux  dans  ton  sein  ; 

De  ton  sein,  ils  n'ont  fait  que  passer  dans  le  sien. 

Oui,  tu  revis  en  lui,  c'est  ta  vivante  image. 

C'est  toi,  c'est  ton  grand  cœur,  c'est  ton  noble  courage. 

En  lui,  tout  le  bercail  te  chérit  aujourd'hui  : 

Sans  cesser  d'être  à  toi,  tous  les  cœurs  sont  à  lui. 


-    ^u    - 
La  Parabole. 

La  Parabole  (de  ■nacafix/loi,  comparer),  espèce  d'allégorie, 
présente  en  prose  ou  en  vers  une  action  réelle  ou  imaginaire, 
dans  le  but  d'inculquer  une  vérilé  ou  une  moralité. 

La  parabole  se  distingue  de  l'apologue  en  ce  qu'on  ne  peut 
y  introduire  comme  acteurs  que  des  êtres  raisonnables;  tan- 
dis que,  dans  la  fable,  les  animaux,  les  êtres  allégoriques, 
peuvent  très-convenablement  prendre  part  à  l'action.  Ensuite, 
la  parabole  s'adresse  davantage  au  cœur,  la  fable  plus  ;i 
l'esprit. 

La  parabole  est  soumise  aux  mêmes  règles  que  l'allégorie. 

Les  saintes  Ecritures  sont  riches  en  paraboles,  particuliè- 
remement  le  Nouveau  Testament  :  l'Enfant  prodigue,  —  la 
Dragme  perdue  et  retrouvée,  —  le  Mauvais  riche,  —  le  Sama- 
ritain, —  le  Semeur,  etc. 

Les  Allemands  ont  beaucoup  cultivé  ce  genre  ;  Herder  et 
Krummacher  s'y  sont  surtout  distingués, 

A  l'Allégorie,  il  faut  encore  rapporter  les  Proverbes, 
XÈnigme,  qui  comprend  la  Charade  et  le  Logogriphe. 

ARTICLE  SEPTIÈME. 

La  Narration  poétique. 

Par  Narration  en  général,  on  entend  le  récit  détaillé,  l'ex- 
posé circonstancié  d'un  fait,  d'un  événement  (1). 

Ce  fait  peut  être  réel  (historique,  mythologique,  tradition- 
nel), ou  feint,  inventé.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  doit  être 
comme  dans  le  poème  épique  (p.  2:24)  : 

1"  Un,  ce  qui  n'exclut  pas  les  événements  accessoires. 


fi;  n  y  a  cette  différence  entre  la  narralion  et  la  description,  que  la  narration  supiiose 
le  fait  passé  et  l'expose  comme  tel,  et  que  la  description  dépeint  l'objet  comme  présent. 


—    Â'2:\    — 


2''  Complet,  c'est-îi-dire,  qu'il  ait  un  commencement,  un  mi- 
lieu et  une  fin. 

o"  Intéressant,  et  de  nature  ti  plaire  et  h  piquer  la  curiosité, 
soit  par  l'histoire  en  elle-même,  soit  par  les  incidents,  les 
situations  des  personnages  qui  y  figurent,  ou  enfin  par  la 
manière  dont  le  fait  est  présenté. 

Le  fait  est-il  réel,  l'écrivain  n'a  qu'à  le  raconter  fidèlement. 
Est-il  au  contraire  feint,  alors,  l'art  de  l'écrivain  saura  don- 
ner au  fait,  aux  personnages,  à  toutes  ses  circonstances,  les 
couleurs  les  plus  vraisemblables  (Hor.  ad  Pis,  v.  382). 

Quelles  sont  les  règles  à  observer  dans  la  narration? 

Il  faut  1"  aborder  promptement  l'action,  sans  la  préparer 

par  de  longs  préambules  : 

Semper  ad  evenlum  festinat 

Hor.,  ad  Pis.,  v.  148. 

Si  l'origine  de  l'action  n'est  pas  assez  connue,  on  l'indi- 
quera, mais  brièvement,  et  sans  reprendre  les  choses  de  trop 

loin. 

Nec  gemino  bellum  ïrojanum  ordilur  ab  ovo. 

Ib.,  V.  140. 

2''  Le  style  doit  être  bref  ei  concis.  On  ne  doit  ni  mutiler  le 

fait,  ni  se  perdre  dans  des  détails  superflus. 

Soyez  vif  et  pressé  dans  vos  narrations. 

CoiLEAU,  Art.  poét.,  III. 

La  Brièveté  et  la  Concision  donnent  de  la  vie  au  récit,  mais 
elles  supposent  beaucoup  de  jugement  dans  l'écrivain. 

3"  Il  faut  être  Clair,  en  distinguant  le  fait  principal  des 
faits  accessoires,  et  en  observant  l'ordre  que  la  nature  elle- 
même  indique,  de  manière  que,  sans  peine  on  puisse  suivre 
l'action  dans  ses  développements.  • 

4"  Le  style  sera  de  plus  simple,  soigné,  coulant,  animé  et 
toujours  assorti  à  la  nature  du  sujet  quon  traite.  ISarratio  lu- 


-     320      - 

cida,  brevis,  verisimilis,  omni  qua  potest  gratia  et  venere  3xor- 
nanda.  Quinct.,  IV. 

Remarque.  La  narration,  comme  le  poème  épique,  admet 
des  épisodes.  Voyez  p.  225. 

ESPÈCES    DE    NARRATIONS. 

Il  y  a  surtout  trois  espèces  de  narrations  :  la  narration  his- 
torique, la  narration  oratoire,  la  narration  poétique.  Nous  ne 
parlerons  que  de  la  dernière. 

La  Narration  poétique  est  le  récit  d'une  action  feinte,  mais 
vraisemblable;  ou  encore,  le  récit  d'une  action  véritable, 
mais  exposée  de  manière  à  ce  qu'il  reste  un  vaste  champ 
ouvert  à  l'invention  du  poète,  qui  retranche  et  ajoute  ce 
qui  lui  semble  convenable. 

La  narration  poétique  diffère  donc  de  la  narration  historique 
en  ce  qu'elle  n'exige  pas  la  vérité  du  fait,  mais  seulement  la 
possibilité  et  la  vraisemblance  ;  en  ce  qu'elle  ne  cherche  pas 
h  instruire,  mais  à  flatter  l'imagination,  à  remuer  agréable- 
ment le  cœur  par  de  riants  tableaux,  des  descriptions  gra- 
cieuses, en  un  mot,  par  les  beautés  de  la  poésie. 

La  narration  poétique  diffère  du  poème  épique  en  ce  qu'elle 
n'a  ni  l'étendue,  ni  l'importance,  ni  par  conséquent  l'intérêt 
du  poème  épique;  en  ce  qu'elle  ne  demande  pas  un  héros 
qui  soit  comme  le  mobile,  le  centre  de  toute  l'action. 

Hors  la  liberté  de  recourir  aux  fictions  et  à  toutes  les  res- 
sources de  la  poésie,  la  narration  poétique  est  soumise  aux 
règles  que  nous  avons  indiquées  plus  haut  pour  la  narration 
en  général. 

Nous  citerons  ici  quelques  exemples  qu'on  pourra  lire  au 
long  dans  les  auteurs, 

Homère.  Iliade.  Liv.  II,  le  poète  raconte  comment  Ulysse 
réduisit  à  l'obéissance  le  rebelle  Thersite,  v.  211-277  —  V,  récit 


—     327     — 

de  la  mort  des  deux  fils  de  Darcs,  v.  9-30  —  VI,  les  adieux 
d'Hector  et  d'Andromaque,  v.  369-507  —  XI,  mort  d'Iphidamas 
et  de  Coon,  v.  221-263  —  XIII,  mort  d'Adamas,  v.  560-580; 
mort  de  Pisandre,  v.  601-619  —  XVI,  mort  de  Patrocle,  v.  779 
—  XVIII,  deujl  d'Achille  ;\  la  mort  de  Patrocle,  v.  1-51  — 
XXII,  douleur  de  Priam  et  d'Hécube,  à  la  vue  d'Hector  traîné 
par  Achille  autour  des  murs  de  Troie,  v.  395-ad  finem  —  XXIII, 
funérailles  de  Patrocle,  v.  108-257  —  XXIV,  Priam  dans  la  tente 
d'Achille,  redemandant  le  corps  de  son  fils  Hector,  v.  314-691  ; 
deuil  des  Troyens  aux  funérailles  d'Hector,  v.  704-ad  finem.  — 
Odyssée.  Liv.  III,  Nestor  raconte  les  maux  nombreux  que  su- 
birent les  héros  grecs  devant  Troie,  et  leurs  divisions,  v.  102- 
200  —  IX,  Ulysse  raconte  ses  aventures  avec  les  Cyclopes, 
V.  106-542  —  XI,  Ulysse  raconte  sa  descente  aux  enfers  — 
XXII,  mort  des  amants  de  Pénélope,  v.  1-329 —  XXIV,  récit  des 
funérailles  d'Achille,  v.  35-97. 

Virgile.  Géorgiqucs.  Liv.  I,  récit  des  prodiges  qui  suivirent  la 
mort  de  César,  v.  404-497  IV,  récit  des  douleurs  d'Orphée  et 
d'Eurydice,  v.  3i5-ad  finem  —  Enéide.  I,  Vénus  raconte  à  Enée 
l'origine  de  Carthage,  v.  335-363  —  II,  Laocoon  est  assailli 
par  deux  serpents,  v.  119-231;  Hector  apparaît  en  songe  à 
Enée,  v.  268-297  ;  mort  de  Priam,  v.  506-558  —  III,  aventure 
d'Enée  au  tombeau  de  Polydore,  v.  19-48;  récit  des  dangers 
qu'Enée  courut  de  la  part  des  Cyclopes,  v.  500-ad  finem  — 
IV,  chasse  d'Enée  et  de  ses  compagnons,  v.  130-160  —  V,  les 
différents  jeux  qu'Enée  célébra  dans  la  Sicile  —  VII,  combat 
entre  les  Troyens  et  les  Latins,  v.  434-510  —  IX,  douleur  de  la 
mère  d'Euryale  à  la  mort  de  son  fils,  v.  444-503  —  XI,  funé- 
railles de  Pallas,  v.  50-100;  combat  entre  les  troupes  de 
Camille  et  celles  d'Enée,  v.  590-648;  mort  de  Camille,  v.  799-832. 

Ovide.  Métamorphoses.  Liv.  III,  dragon  tué  par  Cadmus,  v.  55- 
94  —  IV,  Persée  délivre  Andromède  d'un  monstre  marin,  v.  662- 
705  —  VIII.  Philémon  et  Baucis,  v.  011-724  —  IX.  Hercule 
dévoré  par  un  poison  intérieur,  v.  159-206  —  XII,  Nestor 
raconte  son  combat  contre  les  Centaures,  v.  429-488  —  XIII, 
Ajax  et  Ulysse  se  disputent  les  armes  d'Achille,  v.  1-308;  ruine 
de  Troie,  v.  399-575  —  XV,  mort  d'Hippolyte,  v.  497-546  ;  pro- 
diges qui  suivirent  la  mort  de  César,  v.  779-802. 


—     Ô'2S     — 

ARTICLE  HUITIÈME. 
Le  Roman. 

Le  Roman  est  le  récit  poétique  d'une  série  de  faits  fictifs 
empruntés  ii  la  vie  domestique,  et  qui  réfléchissent  les  mœurs, 
le  caractère,  les  passions,  en  un  mot,  toute  la  vie  d'un 
homme.  C'est  en  quelque  sorte  l'épopée  bourgeoise. 

Il  faut  unité  d'action  et  vraisemblance  dans  le  roman, 
comme  dans  l'épopée.  Cependant  l'unité  peut  être  moins  sen- 
sible et  les  accidents  épisodiques  plus  nombreux,  pourvu 
qu'ils  soient  assez  intéressants  pour  ne  pas  faire  murmurer 
d'impatience  le  lecteur,  qui  désire  voir  la  fin  des  aventures. 

Le  romancier  doit  choisir  une  action  riche  en  petits  inci- 
dents, en  situations  touchantes,  en  caractères  variés.  Il  saura 
en  outre  adroitement  entremêler  cette  action  de  nœuds  natu- 
rels et  les  débrouiller  habilement;  il  conduira  et  dévelop- 
pera l'action  de  manière  h  accroître  constamment  l'intérêt. 
Cela  demande  une  profonde  connaissance  du  cœur  humain. 

Comme  dans  l'Epopée,  le  poète  choisit  un  personnage 
dont  il  fait  le  héros  du  roman. 

Le  roman  peut  être  en  récit  (épique),  ou  en  dialogue  (dra- 
matique), ou  sous  la  forme  épistolaire,  écrit  en  vers  ou  en 
prose.  Les  romans  de  nos  jours  sont  tous  écrits  en  prose. 

Le  style  du  roman  doit  être  simple,  familier,  naïf,  facile, 
aisé  et  coulant. 

Le  roman,  pouvant  rouler  sur  les  sujets  les  plus  variés, 
échappe  à  une  division  rigoureuse.  On  distingue  pourtant  des 
romans  historiques,  philosophiques,  politiques,  satiriques, 
lyriques  et  comiques  (1). 

(1)  *  On  distingue  encore  le  roman  cVaventuves,  le  roman  tVintriçues,  le  roman  de 
mœurs,  le  roman  intime,  le  roman  descriplif,  le  roman  réaliste,  etc. 


—     3-29     - 

Les  anciens  ne  paraissent  pas  avoir  connu  le  roman,  au  moins 
dans  la  forme  qu'il  a  aujourd'liui.  C'est  au  4c  siècle  après  J.-C. 
iiue  nous  rencontrons  les  premiers  romanciers.  Les  principaux 
sont  :  Hcliodorc,  d'Emèse,  en  Phénicie,  évoque  de  Tricca,  en 
Tliessalie,  qui  composa  dans  sa  jeunesse  un  roman  en  dix 
livres,  sous  le  titre  cVEthiopiqiie  ou  Histoire  de  Thcucjène  et  de 
Cliariclée.  *  Iléliodore  vivait  au  4e  siècle,  sous  Théodose.  Son 
roman  renferme  des  détails  intéressants  sur  l'Egypte.  Le  ma- 
nuscrit en  fut  trouvé  par  un  soldat,  qui  pillait  la  bibliothèque 
du  roi  de  Hongrie,  à  Bude,  en  1520.  —  CJiarifon,  d'Aphrodisée, 
en  Carie,  qui  écrivit  le  roman  de  Chéréas  et  de  Calirrhoé,  en  huit 
livres. 

Les  l'omans  des  auteurs  postérieurs,  tels  que  celui  rVAchiUcs- 
Tntius,  de  Lonqns,  etc.,  sont  ou  d'un  mérite  littéraire  inférieur 
au  roman  d'IIéliodore  et  de  Chariton,  ou  trop  voluptueux.  Tous 
sont  écrits  en  langue  grecque  (1).  Le  siècle  de  la  renaissance 
des  lettres  enfanta  à  la  fois  une  masse  de  romans  chez  tous  les 
peuples  civilisés.  Il  nous  est  impossible  de  rendre  compte  de 
tous  les  romanciers  modernes.  Il  y  en  a  beaucoup  dont  nous  ne 
pouvons  pas  même  prononcer  le  nom. 

Chez  les  Espagnols  :  Diégo-IIurtado  de  Mendoza  (1503-1575), 
auteur  des  Aventures  de  Lazarille  de  formes.  C'est  un  rornan 
comique,  plein  d'enjouement,  et  qui  prouve  que  l'auteur  avait 
l'esprit  observateur,  et  qu'il  possédait  une  profonde  connais- 
sance du  cœur  humain. 

Cervantes  (1547-1616),  auteur  du  Don  Quichotte  de  la 
Manche,  ouvrage  digne  d'être  placé  au  premier  rang.  Une 
profonde  connaissance  du  cœur  humain,  une  imagination 
féconde,  le  génie,  le  naturel,  la  bonne  plaisanterie,  la  finesse, 
la  grâce,  un  art  admirable  de  narrer,  le  talent  d'amuser  et 
d'instruire  à  la  fois,  un  style  facile,  pur,  riche  et  harmonieux  : 
voilà  ce  qui  rend  cet  ouvrage  immortel.  Peut-être  déplaît-il 
quelquefois  par  des  plaisanteries  trop  répétées  ou  trop  pro- 
longées. 

*  Michel  de  Cervantes  Saavcdra,  né  à  Alcala  de  Hénai'ès  (Nou- 

;i)  Voyez  Iluel,  de  VOri'jine  des  Ronuvas. 


—     330     -. 

velle-Castille),  d'une  famille  noble,  mais  pauvre,  servit  d'abord 
en  Italie  et  prit  part  à  la  bataille  de  Lépanle  (1571),  où  il  fut 
blessé  et  estropié.  En  retournant  en  Espagne,  il  fut  pris  par  des 
Corsaires  (1575)  et  resta  esclave  à  Alger,  jusqu'à  ce  qu'il  fût 
racheté  par  les  Pères  de  la  S'e  Trinité  (1580).  De  retour  dans  sa 
patrie,  il  vécut  dans  la  misère,  accablé  d'infirmités,  n'ayant 
pour  vivre  que  sa  plume. 

*  Il  publia  Gallatée,  roman  pastoral  (1584),  des  Nouvelles  (1613), 
quelques  pièces  de  théâtre  peu  estimées,  Persilcs  et  Sigis- 
monde,  etc. 

*  Son  vrai  titre  de  gloire  est  son  Don  Quichotte  (1605-1G15),  dont 
malheureusement,  certains  passages  trop  libres  rendent  la  lec- 
ture dangereuse  pour  la  jeunesse.  Il  en  existe  une  édition 
épurée. 

Francisco  de  Quéyedo  (1580-1 645),  auteur  de  V Aventurier  Buscon. 
La  gaîté,  de  brillantes  pensées  et  de  riches  images,  parfois  un 
peu  d'affectation,  caractérisent  cette  production. 

Chez  les  Français  :  Lesage  (1668-1747),  célèbre  par  le  Ba- 
chelier de  Salamanque,  les  nouvelles  Aventures  de  Don  Quichotte, 
le  Diable  boiteux  et  Gil-blas  de  Santillane,  son  chef-d'œuvre. 
Un  esprit  observateur,  un  agréable  badinage,  des  tableaux 
variés,  vrais  et  naturels,  une  invention  et  une  conduite  heu- 
reuses, un  style  agréable,  élégant  et  correct,  distinguent  ces 
romans.  L'on  doit  regretter  d'y  trouver  quelques  détails  de 
mœurs  un  peu  libres. 

Marivaux  (1688-1763).  Ses  romans  sont  en  général  agréables 
et  intéressants,  mais  souvent  gâtés  par  un  style  recherché,  des 
détails  trop  longs,  des  descriptions  trop  minutieuses,  des  pein- 
tures trop  libres  et  des  réflexions  trop  diffuses. 

Marmontel  (1719-1799),  auteur  de  Bélisaire  et  des  Incas,  deux 
romans  dont  le  fond  est  historique,  mêlé  de  fictions,  et  qui  ont 
la  morale  pour  but.  Le  premier,  Bélisaire  (1),  est  froid  et  sec, 
rarement  assaisonné  d'une  plaisanterie.  Les  incidents  sont  peu 
variés,  ce  qui  répand  sur  le  tout  une  certaine  monotonie.  Il  y  a 
quelques   scènes  intéressantes.  Le  style  est  pur  et  correct. 

(1)  Cet  ouvrage  est  à  l'index. 


—     35i     — 

L'abbé  Sabatier  (1)  nous  paraît  trop  sévèrement  juger  Bélisaire, 
quand  il  l'appelle  un  Roman  parsème  de  caractères  baroques, 
inondé  d'un  radotafic  insipide. 

Les  Incas,  dont  le  but  est  de  montrer  les  funestes  effets  du  fa- 
natisme, manquent  de  conduite  et  d'unité.  L'on  y  rencontre  pour- 
tant beaucoup  d'endroits  intéressants,  nobles  et  vigoureux,  et 
des  descriptions  magnifiques.  *  Il  en  existe  une  édition  épurée 
qui  mérite  d'être  lue. 

Florian  :  Gonzalve  de  Cordoue  ou  Grenade  reconquise.  Roman 
intéressant  et  bien  écrit  en  général.  On  rencontre  de  temps  à 
autres  des  pensées  trop  raffinées,  exagérées  et  peu  vraisem- 
blables. Son  Numa  Pompilius  a  beaucoup  moins  de  mérite  :  le 
style  en  est  affecté;  maniéré  et  mou;  les  personnages  romains 
y  paraissent  habillés  à  la  française  ;  leur  langage  est  fade 
comme  celui  des  bergers  de  Sciidérie. 

Bernardin  de  St-Pierre  (1737-1814).  Il  écrivit  Paul  et  Virginie 
et  la  Chaumière  indienne.  C'est  peut-être  celui  des  écrivains 
français  qui  s'est  le  plus  rapproché  de  Fénelon  par  la  douceur 
et  l'onction,  l'élégance,  la  pureté  et  l'harmonie  du  style.  Il 
révèle  dans  ces  deux  productions  une  imagination  vive  et  bril- 
lante ;  il  sait  d'ailleurs  ménager  les  couleurs  avec  un  art  admi- 
rable et  un  goût  exquis.  On  doit  reprocher  à  l'auteur  de  peindre 
les  passions  avec  des  couleurs  trop  vives,  et  de  prôner  la  reli- 
gion naturelle 

*  Il  naquit  au  Havre  et  eut  une  enfance  fort  romanesque.  Sou 
caractère  comme  ses  écrits,  ses  principes  comme  sa  vie, 
n'eurent  jamais  rien  de  fixe  ni  de  stable.  Il  voulut  d'abord  se 
faire  marin,  puis  missionnaire,  et  devint  enfin  soldat.  Après  un 
voyage  en  Hollande,  en  Russie,  en  Pologne,  à  l'île  de  France 
07GG),  il  revint  à  Paris  (1771),  s'y  consacra  aux  lettres  et  devint 
l'ami  intime  de  J.-J.  Rousseau,  avec  lequel  il  n'avait  malheu- 
reusement que  trop  d'analogie.  On  lui  reproche  d'avoir  manqué 
de  connaissances  positives  et  d'être  tombé  souvent  dans  la 
sensiblerie. 

Phil. -Louis  Gérard  (1737-1813),  écrivit  le  Comte  de  Valmont  ou 
les  Egarements  de  la  raison,  où,  sous  le  voile  d'une  agréable  fiction, 
il  montre  les  écarts  d'un  jeune  homme  entraîné  par  les  passions 

(1)  Les  trois  siècles  de  la  Littérature  française. 


et  par  des  sociétés  pernicieuses,  et  où  il  établit  à  la  fois  les 
preuves  qui  ramènent  tôt  ou  tard  à  la  religion  un  esprit  droit  et 
un  cœur  vertueux.  Cet  ouvrage,  écrit  sous  la  forme  épistolaire, 
dans  un  style  pur,  correct  et  facile,  se  fait  remarquer  par  la 
solidité  des  principes,  la  clarté  des  pensées,  par  de  vives 
images,  de  belles  descriptions  et  des  scènes  touchantes;  Le 
seul  repi'oche  qu'on  pourrait  faire  à  l'auteur,  ce  serait  d'avoir 
parfois  peint  la  passion  sous  des  couleurs  propres  à  amollir  le 
cœur. 

Chateaubriand,  auteur  (ïxUala,  de  René  et  des  Natchez.  Ces 
productions  se  distinguent  par  des  incidents, plus  simples  et 
moins  compliqués,  mais  plus  frappants,  qu'on  n'a  coutume  de 
les  rencontrer  dans  la  plupart  des  romans.  Les  sentiments  y 
sont  vifs  et  pathétiques;  les-descriptions  belles  et  majestueuses, 
mais  trop  multipliées  et  trop  chargées.  Le  style  est  en  général 
vigoureux,  hardi,  quelquefois  même  impétueux,  mais  parfois 
recherché  et  trop  étudié.  Quelques  tableaux  sont  absolument 
trop  voluptueux;  mais  ce  qu'on  doit  surtout  reprocher  à  l'au- 
teur, c'est  d'avoir,  contrairement  au  but  de  l'ouvrage  dont  ces 
romans  ne  sont  que  des  épisodes,  présenté  la  religion  chré- 
tienne sous  un  jour  trop  sévère,  trop  sombre  et  même  faux. 

*  Ch.  Nodier  (4780-1844).  Ses  romans  ne  dépassent  guère  les 
proportions  du  conte  ou  de  \a.noHvelle.  Ils  sont  fort  intéressants. 
L'auteur  respecte  les  miœurs  ;  néanmoins,  la  lecture  de  ses 
romans  n'est  pas  sans  danger,  à  cause  de  la  vivacité  des 
tableaux  qu'il  retrace,  et  du  langage  passionné  qu'il  prête  à  ses 
acteurs.  Jean  Sbogar  esl  considéré  comme  son  cbef-d'œuvre.  Le 
style  en  est  brillant,  mais  trop  tourmenté  peut-être. 

"Armand  de  Pontmartin,  né  .en  1811,  critique  et  littérateur 
distingué,  dont  les  articles  et  les  feuilletons,  écrits  pour  diffé- 
rents journaux,  ont  paru  ensuite  en  volunies,  sous  les  titres  de 
Contes  d'un  planteur  de  cltoux,  j\[cmoires  d'un  notaire,  etc.  Comme 
le  précédent,  cet  écrivain  respecte  les  mœurs  et  la  foi,  mais 
ses  œuvres  ne  peuvent  pas  être  mises,  sans  inconvénient,  entre 
l(^s  mains  de  tout  le  monde. 

'  Louis  Desnoyers  (1805-1860),  écrivain  spirituel,  connu  sur- 
tout par  les  Aventures  de  Jean-Paul  Choppart,  imprimées  d'abord 
pour  le  Journal  des  Enfants,  et  par  les  Aventures  de  Robert-Piobcrt. 
Ce  dernier  ouvrage,  qui  peut  être  mis  entre  les  mains  de  tout 


le  monde,  est  un  chef-d'œuvre  de  fine  plaisanterie,  de  critique 
spirituelle  et  d'originalité. 

•  Le  vicomte  J.-A.  Wuhli  (1782-1800)  ïil  ses  études  au  Collège 
des  Jésuites,  à  Liège.  Royaliste  et  catholique,  il  publia,  au  ser- 
vice de  cette  double  cause,  un  grand  nombre  d'ouvrages  litté- 
raires, dont  la  plupart  ont  eu  beaucoup  de  vogue,  tels  que  : 
Lettres  Ve)idéc)uics  ;  Tableau  jwétique  des  fêtes  chrétiennes,  un  des 
meilleurs  écrits  de  l'auteur;  le  Fratricide  ;  Journées  mémorables 
de  la  révolution  française  ;  Histoires,  contes  et  nouvelles;  Légendes; 
Souvcni^'s  et  im2)ressions  de  voyages.  On  reproche  à  l'auteur  une 
légère  tendance  à  l'exagération,  et  quelques  passages  trop  peu 
voilés  pour  cette  classe  de  lecteurs  auxquels  il  semble  s'adres- 
ser de  préférence. 

*  Victor  Hugo  :  Bug-Jargal.  L'auteur  nous  apprend  qu'à  l'âge 
de  seize  ans,  il  paria  qu'il  écrirait  un  volume  en  quinze  jours. 
Il  fit  Bug-Jargal  ou  la  révolte  des  noirs  à  Saint-Domingue,  en 
^791.  Sept  ans  plus  Vard  (1825),  l'auteur  le  remania.  Cet  ouvrage 
n'est  pas  dangereux  sous  le  rapport  des  mœurs,  mais  bien  sous 
le  rapport  du  goût.  On  y  vise  partout  à  l'extravagant  et  à  l'im- 
possiJDle.  Voyez-en  un  extrait,  intitulé  Une  lutte,  dans  les  Leçons 
de  littérature.  —  Han  d'Islande,  écrit  dans  le  même  ^enre  que  le 
précédent.  «  C'est,  dit  l'auteur  lui-même,  un  livre  de  jeune 
lîomme,  et  de  très-jeune  homme.  On  sent  en  le  lisant  que  l'au- 
teur n'avait  encore  aucune  expérience  des  choses,  des  hommes 
et  des  idées  ..  »  L'horrible,  l'épouvantable,  l'absurde,  y  do- 
minent. Il  est  plus  dangereux  que  Bug-Jargal  sous  le  rapport 
des  mœurs.  —  Le  dernier  jour  d'itn  condamné  (1829)  n'est  qu'un 
plaidoyer  pour  l'abolition  de  la  peine  de  mort.  Ce  livre,  de 
l'aveu  de  l'auteur  lui-même,  dans  la  comédie  qui  y  sert  de  pré- 
face, vous  fait  dresser  les  cheveux  sur  la  tête,  vous  fait  venir  la  chair 
de  poule,  etc.  Il  ne  renferme  rien  contre  les  mœurs.  Nous  en 
avons  donné  un  extrait  p.  39.  —  Notre-Dame  de  Paris  (1831),  le 
principal  roman  de  l'auteur,  et  qui  n'est  au  fond  qu'une  mon- 
strueuse caricature  du  moyen-âge.  Cet  ouvrage  a  été  mis  à  l'Index. 
—  Nous  ne  disons  rien  des  dernières  productions  de  cet  écri- 
vain, les  Misérables,  etc.,  qui  n'appartiennent  plus  à  la  saine 
littérature  (p.  91). 

*  Paul  Féval,  né  à  Rennes  en  1817,  brille  au  'premier  rang  des 


—     354     — 

réputations  littéraires  du  AT.Ye  siècle  (1).  A  19  ans  il  conquit  le 
grade  d'avocat.  Une  fantaisie  originale,  le  Club  des  phoques  (1841) 
attira  sur  lui,  comme  romancier,  l'attention  du  public,  qu'il  sut 
captiver  pendant  trente  ans  par  une  foule  inombrable  de  pro- 
ductions littéraires,  malheureusement  fort  licencieuses.  L'ima- 
gination et  la  passion  dominent  chez  lui.  Son  style  est  vif,  animé, 
mais  l'auteur  ne  se  donne  pas  le  temps  de  le  châtier  (2),  Le 
grand  secret  de  la  vogue  de  ses  écrits  c'est  qu'ils  sont  toujours 
intéressants.  Heureusement,  l'auteur  s'est  converti,  il  y  a 
quelques  années,  et  depuis  lors,  pour  réparer  le  mal  immense 
que  sa  plume  a  fait  dans  les  âmes,  il  travaille  sans  relâche  à 
réformer  ses  mauvais  écrits,  et  à  en  créer  des  nouveaux  aussi 
recommandables  sous  le  rapport  moral  que  sous  le  rapport  lit- 
téraire (3).  L'auteur  n'a  pas  réussi  comme  poète  dramatique. 

Chez  les  Anglais  :  Foé  (1663-1731),  qui  écrivit  les  Aventures  de 
Robinson  Crusoé.  Ce  roman  est  écrit  d'une  manière  si  simple  et 
si  naturelle  qu'on  le  prendrait  pour  la  relation  exacte  d'un 
voyageur  véridique.  Il  offre  une  instruction  très-utile,  en  mon- 
trant comment  l'homme,  abandonné  à  ses  propres  forces,  peut 
vaincre  les  difficultés  d'une  situation  en  apparence  désespérée. 
Il  est  à  regretter  que  cet  ouvrage  renferme  quelques  invectives 
indécentes  contre  la  religion  catholique  et  ses  ministres. 

Richardson  (1689-1761),  auteur  d'un  roman  intitulé  Clarisse. 
Une  imagination  riche,  mais  un  peu  sensuelle,  un  style  naturel 
et  facile,  mais  parfois  trop  diffus  et  trop  monotone,  une  grande 
simplicité  de  plan,  des  caractères  bien  développés,  mais  quel- 
quefois outrés,  ce  sont  là  les  qualités  saillantes  de  ce  roman. 

Fielding  {llOl-ilbi).  Ses  romans  se  recommandent  générale- 
ment par  la  gaîté,  des  caractères  animés,  vrais  et  hardis,  une 
diction  pure  et  variée.  Mais  il  y  a  trop  de  digressions,  des  détails 
trop  minutieux  et  des  réflexions  trop  longues.  Son  chef-d'œuvre 
est  Toni-Jones,  que   la   Harpe  appelle  le   premier   roman   du 

(1)  *  p.  Larousse  dans  son  Grand  Dict.  univor&pl  du  XIX'  siècle. 

(2)  *  Il  publiait  jusqu'à  quatre  romans-feuilletons  simultanément  clans  quatre  journaux 
différents. 

(3)  *  Entre  axilres  :  Jésuites  !  —  Les  étapes  d'une  conversion.—  Pierre  Blot.—  La 
première  Communion.  —  La  Fée  des  Grèves.  —  L'Homme  de  fer.  —  Les  contes  <ie 
Bretagne.  —  Chàleaupauvre.  —  Frère  tranquille.  —  Le  dernier  Chevalier.  —  La  Fille 
du  Juif  errant,  —  Le  Château  de  velours.  —  La  Louve.  — Le  Mendiant  noir.  — Les 
Romans  enfantins,  —  Le  Poisson  d'or.  —  Le  Loup  blanc.  —  Les  Couteaux  d'or.  — 
La  Heine  d«s  épées.  —  Les  Compagnons  du  silence,  etc.,  etc. 


—     Ô35     — 

monde.  C'est  un  contraste  continuel  des  qualités  naturelles  et 
de  l'hypocrisie  sociale.  L'unité  y  est  parfaitement  observée,  le 
dénoùment  bien  suspendu,  bien  animé;  les  tableaux  sont  iort 
variés  et  toujours  intéressants. 

Sterne  (1713-1768).  Son  Tristram  Shandy  est  remarquable  par 
la  plaisanterie,  par  la  profondeur  des  pensées,  la  finesse  des 
allusions  et  une  inépuisable  fécondité  d'imagination.  Mais  l'ou- 
vrage est  défiguré  par  plusieurs  tableaux  licencieux.  Ce  reproche 
s'adresse  également  à  son  Voyage  sentimental. 

Walter  Scott  (1771-1832),  auteur  d'une  foule  de  romans  dont 
les  plus  remarquables  sont  :  Waverley,  Ivanhoé,  VAntiquaire  et 
la  Prison  d'Edimbourg.  Une  profonde  connaissance  de  l'homme, 
des  mœurs  et  de  l'histoire  de  son  pays,  la  gaîté,  une  imagina- 
tion féconde,  de  belles  descriptions,  des  peintures  animées, 
mais  parfois  trop  passioimées,  des  réflexions  judicieuses,  un 
style  élégant,  coulant  et  varié  :  voilà  ce  qui  caractérise  les 
rosians  de  Walter  Scott.  Parfois,  l'auteur  décoche  un  trait  sati- 
rique contre  le  catholicisme,  et  déverse  le  ridicule  sur  ses 
ministres,  ses  croyances  et  ses  pratiques.  Il  existe  des  éditions 
épurées. 

*  Olivier  Goldsmith  (1730-1774),  auteur  des  Contes  moraux  et  de 
plusieurs  Romans,  dont  le  plus  célèbre  est  le  Vicaire  de  Wake- 
field,  roman  moral,  qui  a  eu  une  vogue  très-grande  en  Angle- 
terre et  ailleurs.  Le  but  de  l'ouvrage  est  de  montrer  l'homme  de 
bien  aux  prises  avec  l'adversité,  et  trouvant  sa  force  et  sa  ré- 
compense dans  sa  vertu.  Si  le  lecteur  protestant  est  familiarisé 
avec  l'idée  d'un  ministre  du  culte  qui  est  en  même  temps  père 
de  famille,  il  n'en  est  pas  de  même  du  lecteur  catholique.  Le 
spectacle  que  lui  en  offre  ce  livre,  le  froisse  et  en  fait  évanouir 
l'intérêt.  On  reproche  encore  à  l'auteur  d'avoir  dépeint  avec 
trop  de  fidélité  la  dépravation  de  certaines  classes  de  la  société 
en  Angleterre. 

*  Harriet  Beecher,  mistress  Stoivc,  célèbre  romancière  améri- 
caine (1814-1872),  auteur  du  roman  :  la  Case  de  l'oncle  Tom  (1852). 
Jamais  livre  ne  fut  aussi  populaire  dans  les  deux  parties  du 
monde  ;  en  Amérique  seule,  il  a  été  tiré,  la  première  année,  à 
305,000  exemplaires.  Cette  vogue  s'explique  et  par  l'actualité  du 
sujet,  l'abolition  de  l'esclavage,  et  par  la  vivacité  avec  laquelle 
l'auteur  dépeint  l'horrible  situation  de  cette  malheureuse  por- 


—     55()     — 

tion  de  l'humanité.  L'ouvrage  manque  de  eonduite,  comme  on 
dit,  et  de  plusieurs  qualités  littéraires,  mais  il  est  écrit  avec  le 
cœur  pour  la  défense  d'une  noble  cause,  et  il  entraîne  le  lecteur 
le  plus  difficile.  Il  est  bon  de  se  rappeler  que  l'auteur  est  pro- 
testant et  se  mêle  un  peu  de  propagande.  Ici  encore,  on  regrette 
quelques  tableaux  de  mœurs  américaines  d'une  trop  grande 
lid  élite. 

*  Fenimore  Coopcr  (1789-1851),  romancier,  appelé  avec  raison 
le  Wctlley  Scott  de  l'Amérique.  Ses  ouvrages  sont  fort  nombreux. 
Ses  principaux  romans  sont  la  Prairie,  l'Espion,  le  Pilote,  le  der- 
nier des  Mohicans,  etc.  Il  décrit  les  caractères  moins  bien  que 
Walter  Scott,  mais  il  met  plus  de  rapidité  dans  le  récit,  et 
l'action  avance  plus  vite  que  chez  le  romancier  anglais.  Géné- 
ralement ses  écrits  n'offrent  pas  de  danger  pour  les  mœurs. 

Jonathan  Swift  (J 067-1745),  célèbre  par  son.  roman  comique 
et  satirique,  les  Voyages  de  Gulliver,  rempli  d'allégories  et  d'allu- 
sions aux  circonstances  et  aux  personnages  politiques  de  son 
époque.  Il  excelle  dans  ce  genre  de  gaîté  que  les  anglais  ap- 
pellent humour.  Il  sait  garder  le  plus  rare  sérieux,  en  lançant 
les  traits  les  plus  risibles,  et  réussit  à  revêtir  de  vraisemblance 
ses  fictions  les  plus  folles.  Il  na  rien  d'offensant  pour  les 
mœurs.  Son  style  est  considéré  comme  classique. 

*  Nicolas  Wiseman,  Cardinal-Archevêque  de  Westminster,  né  à 
Séville  (1802-1865),  auteur  d'un  grand  nombre  d'ouvrages  scien- 
tifiques et  théologiques,  a  publié,  en  1853,  un  roman  historique 
fort  intéressant,  intitulé  Fahiola.  L'illustre  écrivain  y  a  voulu 
donner  un  spécimen  de  la  manièî"e  dont  on  pourrait  se  servir,  en 
vue  du  bien,  d'un  genre  de  littérature  aussi  futile  que  le  roman. 
Il  a  été  admirablement  secondé  dans  cette  entreprise  par  sa 
vaste  érudition,  sa  belle  imagination,  son  cœur  ardent  et  son 
rare  talent.  Peu  de  livres  satisfont  le  lecteur  autant  qne  Fahiola. 

*  J.-IL  Newman,  docteur  en  théologie,  recteur  de  l'Université 
catholique  de  Dublin,  etc.,  né  en  1801,  converti  au  Catholicisme 
en  1845,  publia  un  grand  nombre  d'ouvrages  d'une  érudition  et 
d'une  dialectique  remarquables.  Il  a  composé  un  roman  histo- 
rique et  religieux,  intitulé  Callista,  qui  a  été  accueilli  avec  une 
grande  faveur,  quoiqu'il  soit  inférieur  à  Fahiola. 

'  Charles  Dickens,  le  plus  célèbre  des  romanciers  de  l'Angle- 
terre, né  à  Portsmouth  (1812-1870).  Les  qualités  distinctives  do 


ses  romans  sont  l'observalion  minutieuse  de  la  réalité  et  la 
sensibilité  passionnée.  Plusieurs  de  ses  écrits  peuvent  être  lus 
sans  inconvénient  par  la  jeunesse,  entre  autres  ses  charmants 
Contes  de  NocL  Ses  drames  sont  médiocres.  Fils  d'un  simple 
employé  de  bureau  il  acquit  une  fortune  de  cent  mille  livres  de 
rente. 

Chez  lea  Allemands  :  Huiler.  Il  composa  trois  romans  politiques  : 
Usong,  Alfred,  Fabius  et  Caton. 

Wieland  (1753-1815)  :  Aventures  de  Don  Sylvio  de  Ronsalva, 
Agathon,  les  Ahdérites,  Diogène  de  Sinope  et  le  Miroir  d'or.  Le 
style  de  ces  romans  (parfois  un  peu  diffus),  est  digne  de  tous 
les  éloges  ;  mais  ici ,  comme  dans  presque  tous  ses  autres 
écrits,  l'auteur  est  souvent  trop  voluptueux  et  extrêmement 
dangereux, 

Gôthe  :  les  Souffrances  du  jeune  Werther,  les  Années  d'apprentis- 
sage de  Wilhelm  Meister,  les  Affinités  électives.  Ce  sont  des  ou- 
vrages remarquables  par  le  style,  qui  coule  comme  une  onde 
claire  et  paisible  ;  l'expression  est  simple,  naturelle,  choisie, 
vraie,  éloquente.  Le  contenu  de  ces  romans  est  tel  qu'ils  ne 
doivent  pas  être  mis  entre  les  mains  de  la  jeunesse.  Cela  s'ap- 
plique particulièrement  aux  Souffrances  du  jeune  Werther,  œnxre 
remplie  d'une  noire  mélancolie,  qui  produit  le  dégoût  et  le  mé- 
pris de  la  vie,  et  qui  déjà  a  porté  plusieurs  infortunés  au 
suicide. 

Van  der  Velde  (1779-1824),  appelé  le  Walter  Scott  de  l'Allemagne, 
n'a  pas  atteint  en  tout  le  poète  anglais  ;  cependant,  il  lui  est 
quelquefois  égal  par  des  tableaux  de  moeurs  fort  touchants.  Ses 
romans  manquent  souvent  d'unité  ;  le  style  en  est  naturel,  cou- 
lant, pur,  harmonieux  et  fleuri. 

Jean-Paul  Richter  (1763-1825).  Cet  auteur  aime  trop  le  lan- 
gage fleuri  ;  ses  comparaisons  et  ses  tableaux  sont  souvent 
neufs  et  frappants,  mais  souvent  aussi  recherchés.  Il  abonde 
en  esprit  et  en  gaîté.  Ses  expressions  et  ses  tournures  sont 
originales,  mais  souvent  obscures.  Ses  romans  manquent 
d'unité  et  de  conduite. 

*  Chez  les  Italiens  :  Manzoni  (voyez  p.  120)  a  composé  le  cé- 
lèbre roman  des  Fiancés,  qui  ne  laisse  rien  à  désirer  sous  le 
rapport  de  la  conduite  de  l'action,  de  la  vivacité  du  récit,  de  la 
vérité  des  tableaux,  de  la  variété  des  caractères  et  de  la  mora- 


—      558     — 

lité  du  but.  Seulement,  la  description  de  la  peste  à  Milan  est 
trop  longue,  et  quelques  scènes  trop  émouvantes  ne  sont  pas 
sans  danger  pour  le  jeune  lecteur.  Il  existe  une  édition  où  l'on 
a  remédié  à  ce  dernier  inconvénient. 

'  Silvio  Pellico,  né  à  Saluées  (1788-1854),  célèbre  poète  dra- 
matique, connu  principalement  par  son  livre  intitulé  Mes  prisons 
(histoire  de  sa  captivité,  depuis  1820  jusqu'à  1829),  publié 
en  1833.  Ce  livre  a  tout  le  charme  d'un  roman.  La  poésie  y  dé- 
borde, sans  que  l'auteur  ait  eu  l'idée  d'en  faire  un  poème.  C'est 
qu'il  est  écrit  du  cœur,  mais  du  cœur  d'un  chrétien,  ou,  comme 
on  l'a  dit,  d'un  martyr  qui  pardonne  à  ses  ennemis  (1).  Voyez, 
p.  122  et  plus  loin,  ce  que  nous  disons  des  Nouvelles  et  des 
Tragédies  de  ce  célèbre  écrivain. 

*  Le  R.  P.  Bresciani,  Jésuite,  auteur  de  plusieurs  bons  romans 
parus  dans  la  Civiltà  cattoUca,  et  dont  le  sujet  est  puisé  dans 
l'histoire  moderne  de  l'Italie  :  le  Juif  de  Vérone,  la  République 
romaine,  Lionello,  Ubaldo  et  Irène,  Don  Giovanni,  la  Comtesse  Ma- 
thilde  de  Cannosa  et  Yolande  de  Groningue.  L'action  y  est  fort  dra- 
matique, et  quelques  scènes  sont  trop  vivement  décrites  pour 
les  jeunes  lecteurs. 

*  Le  R.  P.  Piccirillo,  Jésuite,  auteur  de  VOrfanella,  histoire 
calabraise  pleine  d'intérêt,  écrite  également  pour  la  Civiltà  cat- 
toUca. Il  en  existe  une  traduction  en  français,  dans  laquelle  on 
a  modifié  le  seul  passage  qui  semblait  parler  trop  vivement  à 
l'imagination  des  jeunes  gens. 

Chez  les  Néerlandais  :  Feith.  Son  roman,  Ferdinand  et  Constan- 
tin, lui  a  mérité  une  place  distinguée  parmi  les  écrivains  du 
genre. 

Elis.  Wolf{r\ée  Bekker,  1738-1804)  et  Agathe Deken{'[lU-iSO/t). 
Amies  inséparables,  ces  deux  femmes  travaillèrent  le  plus  sou- 
vent de  concert  aux  mêmes  ouvrages,  et  produisirent  succes- 
sivement V histoire  de  Sara  Burgerhart,  l'histoire  de  Guillaume 
Lcvcnd,  les  lettres  d'Abraham  Blankaert  et  l'histoire  de  Cornéiie 
Wildschut.  Ces  productions,  malgré  le  défaut  de  la  prolixité,  se 
distinguent  en  général  par  une  peinture  vraie  et  naturelle  des 
mœurs  et  du  caractère  de  la  nation,  dans  les  différentes  classes. 


(1)  *  Il  est  bon  de  savoir  que  les  notes  ajoutées  à  ce  livre  par  Pierre  MaroncelU  ont  été 
mises  à  Vindex. 


—     330     — 

et  par  plusieurs  autres  qualités  précieuses,  qui  les  ont  fait 
placer  avec  raison  parmi  les  compositions  qui  font  le  plus 
d'iionneur  à  notre  littérature  (1). 

Les  romans  de  Loosjes  tendent  à  inspirer  l'amour  de  la  vertu 
et  à  corriger  les  mœurs  ;  plusieurs  révèlent  un  esprit  profond 
et  un  goût  pur;  le  style  en  est  facile  et  agréable.  Ses  meilleurs 
romans  sont  :  Susanne  Bronckhor^t ,  Maurice  Lynslagcr,  Hilde- 
(jonde  Buisman.  D'après  Siegenbeek  et  Witsen-Geysbeek  (2), 
Loosjes  mérite  le  premier  rang  parmi  les  romanciers  de  sa 
nation. 

*  Les  Belges  peuvent  se  vanter  de  posséder  un  des  plus 
grands  romanciers  modernes  dans  la  personne  de  Henri  Con- 
science, né  à  Anvers  (1812).  Instituteur  au  moment  de  la  révo- 
lution de  1830,  il  abandonna  son  école  et  ses  études  pour 
prendre  service  dans  l'armée,  dont  il  devint  le  poète  par  ses 
chansons  françaises.  Ce  furent  là  ses  premiers  essais  poétiques. 
Libéré,  après  avoir  obtenu  le  grade  de  sergent-major  (183G)  il 
fut  successivement  garçon-jardinier,  employé  aux  archives 
d'Anvers,  greffier  d'une  académie  artistique,  professeur  agrégé 
à  l'Université  de  Gand,  précepteur  des  enfants  du  Roi  Léo- 
pold  I,  chargé  de  leur  enseigner  la  langue  et  la  littérature 
flamandes,  enfm  Commissaire  d'arrondissement  à  Courtrai.  Le 
premier  livre  qu'il  publia,  V Année  des  miracles  1566  (1837),  n'est 
qu'une  suite  de  tableaux  dramatiques  de  la  période  espagnole 
des  Flandres.  La  même  année  parurent  ses  légendes  PJiantasia. 
Ce  qui  mit  le  sceau  à  sa  réputation  de  romancier  national,  ce 
fut  son  Lion  de  Flandre  (1838)  ,  dont  le  héros  est  le  comte 
Robert  de  Béthune,  l'adversaire  de  Philippe  le  Bel.  Ce  livre  se 
distingue  par  une  grande  vigueur,  poussée  quelquefois  à  l'ex- 
trême. Quelques  scènes  trop  passionnées  ne  sont  pas  sans 
inconvénient  pour  les  jeunes  lecteurs.  La  plupart  des  œuvres 
ijui  ont  succédé  à  ce  roman,  sont  d'un  genre  plus  gracieux  et 
plus  doux.  Le  poète  excelle  dans  la  peinture  des  mœurs  simples 
des  paisibles  habitants  de  la  Campine,  sa  patrie,  pour  lesquels 
il  professe  une  véritable  prédilection.  En  cela,  il  a  imité  beau- 
coup Walter  Scott.  Voici  les  principales  de  ces  productions  :  Ce 


(1)  Précis  de  Vliistoire  littéraire  des  P.iys-Bas,  par  SiegenheeH. 

;2)  Biographisch  amhologisch  en  critisch  "SVoordenLoek  der  nederduitsclie  Diuhters. 
Amsf.,  18-25. 


que 'peut  souffrir  une  mère  ;  Comment  on  devient  jjeintre  ;  Heures  du 
scit>'(1839);  l'Enfantdu  bourreau  ;  lanouvelle  Niobé ;  Rihketikke-tak ; 
le  Conscrit  ;  le  Genthilhomme  ]pauvre;  Hugo  de  Craenhoven  ;  Quintcn 
Metzys  ;  Quelques  pages  du  Livre  de  la  Nature  (184G)  ;  Jacques  d'Ar- 
tevelde  (iSAd)  ;  Ilosa  l'aveugle  (1851);  Maître  Gansendonck  ;  Bata- 
via, épisode  du  il^  siècle  ;  le  Bcmon  de  l'argent  ;  V Avare;  la  Grand' 
mère;  la  Plaie  des  villages;  le  Bonheur  d'être  riche;  Clovis  et  Clo- 
thilde ;  Clara  de  bois  ;  Lambert  Hensmans  ;  Mère  Job  ;  Simon  Turch  i  : 
Siska  de  Roosemael  ;  le  Mal  de  nos  jours  ;  la  Guerre  des  Paysans,  etc. 

*  Ce  dernier  ouvrage  est  bien  le  plus  beau  et  le  plus  intéres- 
sant qu'on  puisse  mettre  entre  les  mains  de  la  jeunesse;  d'au- 
tant plus  qu'il  ne  renferme  absolument  rien  qui  puisse  blesser 
la  pudeur.  Presque  toutes  les  productions  de  la  plume  de  Con- 
science ont  reçu  les  honneurs  de  la  traduction  en  Anglais,  en 
Allemand,  en  Danois,  en  Italien  et  mùme  en  Français.  Un 
prélat  distingué  de  l'/Vllernagne  (1)  n'a  pas  dédaigné  se  faire  le 
modeste  traducteur  de  notre  célèbre  compatriote.  On  reproche 
à  l'auteur  quelques  incorrections  de  style;  mais  il  n'y  a  que  les 
lettrés  qui  s'en  apercevront  (2). 

Tant  de  bonne  qualités  feront  passer  sur  quelques  défauts. 

Nous  pouvons  citer  encore  : 

'Aug.  S nieder s,  inniov,  né  à  Bladel  (Brabant  du  Nord),  roman- 
cier fécond,  dont  le  meilleur  ouvrage  est  de  Wolfjager,  a  publié 
successivement  :  Avond  en  morgen,  ArmeJulia,de  Gasthuisvrouw, 
de  Verstooteling,  Fortuinzoekers,  het  Bloemengraf,  liet  Sneeuiv- 
klokske,  etc.  Il  en  existe  des  traductions  par  Mr  et  M"ie  G.  Le- 
brocquy. 

*  J. -Renier  Snieders,  frère  du  précédent,  a  publié  de  Gouden 
Willem,  de  Lelie  van  het  gehucht,  Boctor  Marcus,  etc.  Comme  son 
frère,  il  se  distingue  par  l'aisance  du  style,  la  conduite  de  l'in- 
trigue et  la  moralité  du  but  qu'il  poursuit. 

(1)  Son  Éin.  le  baron  de  Diepenbrock,  cardinal,  priace-évèque  de  Breslau,  né  à  Bockhold, 
en  Westphalie  (1798),  mort  au  château  de  Joliannisberg,  en  Silésie  (1852,. 

(2)  *  Conscience  décrit  et  coûte  avec  un  art  merveilleux.  Le  lecteur  assiste  avec  lui  aux 
événements,  il  voit  les  faits  de  ses  yeux,  il  connaît  et  enteud  les  personnages  qui  sont  en 
scène,  il  partage  toutes  leurs  émotions,  il  est  entraîné  à  leur  suite,  il  ne  peut  les  quitter. 
Mais  ce  n'est  là  que  la  moitié  du  mérite  de  Conscience.  Il  montre  autant  de  jugement  que 
d'imagination,  et  le  génie  ne  l'égaré  pas...  Il  n'abuse  point  de  son  art  pour  présenter  au 
lecteur  ce  qu'il  ne  doit  pas  voir,  pour  le  séduire,  pour  exciter  eu  lui  des  passions  dange- 
reuses. L'action  de  ?a  Guerre  dt's  Prtys«)i.s,  toute  guerrière  au  fond,  est  chaste  et  reli- 
gieuse, patriotique,  nationale,  belge,  en  un  mot.  La  jeunesse  de  l'un  et  l'autre  sexe  i>eut 
lire  ce  livre  sans  le  moindre  péril.    {Journal,  historique,  t.  XIX). 


-    rvîi     — 

*  VanKevchlwvm  est  inférieur  aux  précédents,  surtout  sous  le 
point  de  vue  religieux.  Ses  principaux  ouvrages  sont  :  Daniel, 
Fevnand  de  Zceroovcv,  Gozcwijn,  r/raaf  van  Strycn. 

*  Eugène  Zettenam,  mort  h  l'âge  de  28  ans  (1855),  remporta 
plusieurs  fois  la  palme  dans  des  luttes  littéraires.  Il  a  un  véri- 
tabe  talent,  que  la  mort  a  empêché  de  mûrir.  On  a  de  lui  Bcrn- 
hart  de  Loef,  Mynhccr  Luclitervclde  el  une  suite  de  récits  intitulés 
VoJhsleiwn. 

*  P.  Eet'evisse,  de  Siltard,  a  décrit  avec  originalité,  dans  ses 
rioJ;I;enr>ide>'s,  les  mœurs  et  les  paysages  du  pays  de  Fauque- 
mont,  ainsi  que  les  maraudeurs  de  la  Campine,  dans  ses  Tcuten. 
Il  a  composé  encore  un  roman  historique  :  le  Sac  de  Maesti  iclit. 

'  M"'"  Courtmans,  née  BercJimans,  a  publié  un  grand  nombre 
de  romans  inspirés  principalement  du  sentiment  des  devoirs  de 
tous  les  jours  au  foyer  domestique.  Het  Geschcnh  van  den  jagt'r 
A  été  couronné  (1SG5). 

Observation. 

Dans  aucun  genre  de  poésie,  on  n'a  vu  paraître  plus  do 
productions  que  dans  celui  dont  nous  venons  de  parler, 
parce  qu'aucune  espèce  d'écrits  ne  trouve  plus  de  lecteurs. 
C'est  que  le  roman  est  plus  adapté  h  l'intelligence  et  îi  l'ima- 
ginaiion  du  peuple.  D'ailleurs  le  roman  que  M.  Villemain 
appelle,  le  poème  épique  des  nations  modernes,  ou  plutôt 
Vépopée  bourgeoise,  en  traçant  le  tableau  de  la  vie  ordinaire 
avec  ses  habitudes,  ses  vertus,  ses  folies,  ses  vices  et  ses 
crimes,  semble  se  rapprocher  davantage  de  nous;  il  nous 
reproduit,  pour  ainsi  dire,  nous-mêmes  dans  les  tableaux, 
(lu'il  met  sous  nos  yeux.  Enfin,  la  masse  des  hommes  se 
passionne  pour  tout  ce  qui  est  histoire  ou  anecdote  : 

Le  monde  est  un  enfant,  il  le  faut  amuser.         L.\  Font. 

Sans  doute  un  roman  bien  écrit,  dont  le  but  est  de  faire 
aimer  la  vertu  et  hair  le  vice  en  montrant  dans  quels  égare- 
ments et  quels  malheurs  entraînent  les  passions,  peut  être 
regardé  comme  une  production  très-utile.  Mais  la  plupart 


—     512     — 

des  romans,  qui  aujourd'hui  inondent  la  société,  ne  sont 
souvent  qu'un  tissu  incohérent  d'aventures  sombres,  hor- 
ribles, invraisemblables  et  incroyables,  de  circonstances 
minutieuses,  frivoles,  où  les  caractères  sont  outrés,  les 
sentiments  faussés,  les  tableaux  gigantesques,  les  images 
extravagantes,  les  pensées  vagues  et  obscures,  la  diction 
recherchée  et  inintelligil^le  ;  —  plus  propre  a  favoriser  l'oisi- 
veté et  la  dissipation,  à  corrompre  le  sentiment  et  le  goût, 
qu'à  remplir  aucun  but  raisonnable,  et,  par  conséquent, 
indigne  d'occuper  nos  loisirs.  Ajoutons  qu'un  grand  nombre 
de  ces  écrits  ont  des  tendances  plus  nuisibles  encore  :  ils 
peignent  le  vice  sous  les  plus  séduisantes  couleurs,  le  rendent 
aimable  et  excusable;  tandis  que  la  vertu  ne  paraît  que  dans 
l'ombre.  Ils  vont  plus  loin  encore  :  ils  échauffent  l'imagina- 
tion du  lecteur  par  la  peinture  de  passions  grossières  et  bru- 
tales, par  des  récits  remplis  d'images  voluptueuses  ;  ils 
alimentent  dans  le  cœur  le  feu  d'un  plaisir  vil;  ils  éteignent 
ou  affaiblissent  tous  les  sentiments  de  la  religion  et  de  la 
morale;  ils  engendrent  une  pernicieuse  mélancolie,  qui,  à 
son  tour,  enfante  le  dégoût  de  la  vie  pratique,  le  dégoût 
pour  tout  ce  qui  demande  du  travail  et  des  efforts;  ils  pro- 
voquent mille  désirs  insensés,  font  naître  mille  illusions 
chimériques,  qui,  ne  pouvant  se  réaliser  dans  la  vie,  condui- 
sent trop  d'infortunés  jusqu'au  désespoir,  jusqu'au  suicide. 

Quand  on  a  tout  perdu,  quand  on  n'a  plus  d'espoir, 
La  vie  est  un  opprobre,  et  la  mort  un  devoir. 

MÉROPE.  Acte  II,  se.  7. 

ARTICLE  NEUVIÈME. 
Le  Conte  on  la  Nouvelle. 

Le  Conte  est  le  récit  en  prose  ou  en  vers  d'un  événement 
particulier,  tiré  de  la  vie  privée,  singulier,  merveilleux,  dont 
le  but  est  ordinairement  d'amuser  le  lecteur. 


—     343     — 

Le  conte  diffère  donc  du  roman  en  ce  que  celui-ci  est  une 
suite  d'aventures,  et  que  le  conte  ne  roule  que  sur  un  seul 
événement,  qui  peut  être  réel,  mais  qui  le  plus  souvent  est 
fictif. 

Les  traditions  populaires,  les  histoires  fabuleuses,  four- 
nissent ordinairement  la  matière  du  conte.  Le  fond  en  est 
léger,  la  forme  est  tout.  Loin  de  s'enfermer  dans  les  limites 
d'une  stricte  vraisemblance,  il  franchit  même  quelquefois 
celles  du  possible. 

*  On  distingue  quatre  classes  de  contes  :  les  contes  merveil- 
leux, qui  nous  viennent  de  l'Orient;  les  contes  badins,  souvent 
licencieux  et  satiriques  qui  dominent  dans  la  littérature  de  l'Oc- 
cident et  qui  n'étaient  pas  inconnus  des  grecs  et  des  romains  ; 
les  contes  d'éducation,  destinés  à  former  l'enfance  ;  et  enfin  les 
contes  philosophiques  créés  par  Voltaire.  Quant  aux  règles  de 
l'unité,  des  caractères,  du  merveilleux,  du  style,  elles  sont  les 
mêmes  que  pour  l'épopée  romanesque,  toute  proportion  gardée. 

La  plupart  des  écrivains  français  qui  se  sont  exercés  dans  ce 
genre  ont  trop  peu  respecté  la  morale,  pour  que  nous  les  nom- 
mions même. 

*  Nous  signalerons  cependant  : 

'Chez  les  Français  :  le  Lutrin  vivant,  le  Carême  impromptu  de 
Ch^esset,  charmant  badinage,  que  déparent  quelques  longueurs. 
Le  Cheval  d'Espagne,  conte  en  vers  de  Florian,  qu'on  lira  avec  plai- 
sir et  avec  fruit.  C'est  une  suite  de  petits  tableaux  extrêmement 
bien  soignés.  Le  morceau  étant  un  peu  long,  nous  en  citons 
quelques  passages  comme  des  modèles  de  description,  qu'on 
chercherait  vainement  dans  les  recueils  de  poésies. 


(1)  Ce  sont  surtout  les  peuples  orientaux  qui  ont  excellé  dans  le  conte,  comme  les 
Indiens,  les  Perses,  les  Arabes,  etc.  Ces  derniers  rapportèrent  en  Espagne  et  en  Italie;  de 
là,  il  passa  dans  le  Sud  de  la  France,  où  il  ("ut  surtout  cultivé  par  les  Troubadours.  '  Le 
conte  merveilleux  commença  à  si;  populariser  en  France  lorsque  GaUand  donna  eu  VSl 
sa  ti-aductiou  de  l'arabe  des  Mille  et  une  IS'uUs.  Il  en  existe  une  édition  épurée. 


_      oii-     — 
•  LE  CHEVAL  D'ESPAGNE. 

On  court  bien  loin  pour  chercher  le  bonheur  ; 
A  sa  poursuite,  en  vain  Ton  se  tourmente  : 
C'est  près  de  nous,  dans  notre  propre  cœur, 
Que  le  plaça  la  nature  prudente. 

Certain  coursier,  né  dans  l'Andalousie, 
FvX  élevé  chez  un  riche  fermier  ; 
Jamais  cheval  de  prince  et  de  guerrier 
Xi  même  ceux  qui  vivaient  d'ambroisie. 
N'eurent  un  sort  plus  fortuné,  plus  doux. 
Tous  dans  la  ferme  aimaient  notre  andalous, 
Tous  pour  le  voir  allaient  dans  l'écurie 
Vingt  fois  le  jour;  et  ce  coursier  chéri, 
D'un  vœu  commun,  fut  nommé  Favori. 

Favori  donc  avait  de  la  litière 
Jusqu'aux  jarrets,  et  dans  son  râtelier 
Le  meilleur  foin  qui  fût  dans  le  grenier. 
Soir  et  matin,  les  fils  de  la  fermière, 
Encore  enfants,  ménageaient  de  leur  pain 
Pour  l'andalous  :  et  lorsque,  dans  leur  main, 
Le  beau  cheval  avait  daigné  le  prendre. 
C'étaient  des  cris,  des  transports  de  plaisir  : 
Tous  lui  donnaient  le  baiser  le  plus  tendre. 
Dans  la  prairie,  ils  le  menaient  courir, 
Et  le  plus  grand  de  la  petite  troupe. 
Aidé  par  tous,  arrivait  sur  la  croupe. 
Là,  satisfait  et  d'un  air  triomphant. 
Des  pieds,  des  mains,  il  pressait  sa  monture, 
Et  Favori  modérait  son  allure. 
Craignant  toujours  de  jeter  bas  l'enfant. 

De  Favori  ce  fut  là  tout  l'ouvrage 
Pendant  longtemps;  mais,  quand  il  vint  à  l'âge 
De  trente  mois,  la  femme  du  fermier 
Le  prit  pour  elle;  et  noble  cavalière, 
En  un  fauteuil  sise  sur  le  coursier, 
La  bride  en  main  dans  l'autre  la  croupière, 
Les  pieds  posés  sur  vm  même  étrier. 


—      .)  î  ;> 


Allait,  troltait  au  marche  l'aire  emplette, 
Chez  ses  voisins  acquitter  une  dette, 
Ou  visiter  son  père  déjà  vieux. 
A  son  retour,  notre  bonne  Sanchette 
Accommodait  Favori  de  son  mieux, 
Et  lui  doublait  l'avoine  et  les  caresses. 

Plus  on  grandit,  plus  on  devient  vaurien. 
Ce  Favori  que  l'on  traitait  si  bien, 
Ce  cher  objet  de  si  douces  tendresses, 
Fut  un  ingrat;  et,  quand  il  eut  quatre  ans. 
Il  s'indigna  dans  le  fond  de  son  âme 
D'être  toujours  monté  par  une  femme  : 
Est-ce  donc  là,  disait-il  dans  ses  dents, 
Le  noble  emploi  d'un  coursier  d'Ibérie? 
Avec  des  bœufs  j'habite  l'écurie 
D'une  fermière,  et  frémis  de  courroux 
Quand  on  me  voit  comme  un  ànon  docile. 
Au  petit  trot  cheminer  vers  la  ville. 
Ayant  pour  charge  une  femme  et  des  choux. 
Non,  je  ne  puis  soufTrir  cette  infamie; 
.fe  suis  né  fier,  et,  dussé-je  périr. 
Je  prétends  bien  dans  peu  m'en  affranchir... 
.\u  même  instant  s'élançant  dans  la  plaine. 
Il  casse  bride  et  disperse  dans  l'air 
Et  charge,  et  selle,  et  harnais,  et  croupière  ; 
Des  quatre  pieds  fait  voler  la  poussière, 
Et  disparaît  aussi  prompt  que  l'éclair... 

En  attendant.  Favori  ventre  à  terre 
Galope  et  fuit,  sans  perdre  un  seul  moment. 
11  aperçoit  bientôt  un  régiment 
De  cavaliers,  qui  marchaient  à  la  guerre... 
A  cet  aspect,  notre  coursier  s'arrête  : 
Il  sent  dresser  tous  ses  crins  ondoyants, 
Et  l'œil  en  feu,  les  naseaux  tout  fumants, 
Fixe,  immobile,  écoute  la  trompette  ; 
Puis  tout  à  coup,  frappant  la  terre  et  l'air, 
Il  bondit,  vole  h  travers  la  prairie, 
Arrive  auprès  de  la  cavalerie, 


-     340     — 

S'ébi'oue  (1),  hennit  et,  jetant  un  œil  fier 
Sur  ces  guerriers,  enfants  de  la  victoire, 
Il  semble  dire  :  Et  j'aime  aussi  la  gloire  (2). 

Le  colonel,  qui  voit  ce  beau  coursier, 
Veut  s'en  saisir  ;  il  vient  avec  adresse 
Auprès  de  lui,  le  flatte,  le  caresse 
Et,  par  un  frein,  en  fait  son  prisonnier. 
A  l'instant  même,  une  peau  de  panthère. 
Aux  griffes  d'or  tombantes  jusqu'à  terre, 
Couvre  le  dos  du  superbe  animal  ; 
Un  plumet  rouge  orne  sa  tête  altière, 
Lui  donne  l'air  coquet  et  martial; 
Sur  Favori,  le  colonel  s'élance. 
Presse  les  flancs  du  coursier  généreux; 
Et  Favori,  dans  son  impatience 
Mordant  son  frein,  fier  du  poids  glorieux. 
Vole  à  travers  les  escadrons  poudreux... 
Point  d'ennemis,  voilà  son  seul  chagrin. 
Mais  tout  à  coup  arrive  le  matin 
Un  officier,  qui  porte  la  nouvelle 
Que  la  bataille  est  pour  le  lendemain... 
On  part,  on  veut  arriver  pour  l'aurore. 
Toujours  à  jeun.  Favori,  néanmoins. 
Ne  se  plaint  pas,  mais  il  saute  un  peu  moins. 
Le  jour  se  passe,  il  faut  marcher  encore... 
Quand,  vers  minuit,  d'une  forêt  prochaine, 
Un  gros  parti  fond  sur  le  régiment. 
On  veut  se  battre  :  hélas  !  c'est  vainement  ; 

(\)  •  Ébrouer,  proprement  signifie  laver.  S'ébrouer  se  dit  des  animaux,  lorsciu'ils  font 
une  espèce  d'éternument,  et  plus  particulièrement  encore  du  cheval  qui  fait  un  ronflement 
A  la  vue  d'un  objet  qui  le  surprend  ou  l'eflVaie.  —  H  y  a  ici  un  hlatux. 
(2)  '  Ces  vers  rappellent  naturellement  ceux  de  Delille  : 

On  voit  sur  son  poitrail  ses  muscles  se  renfler. 

Et  ses  nerfs  tressaillir,  et  ses  veines  gonfler. 

Que  du  clairon  bryant  le  son  guerrier  l'éveille. 

Je  le  vois  s'agiter,  trembler,  dresser  l'oreille  : 

Son  épine  se  double  et  frémit  sur  son  dos  ; 

D'une  épaisse  crinière,  il  fait  bondir  les  flots; 

De  ses  naseaux  brillants,  il  respire  la  guerre  : 

Ses  yeux  roulent  du  feu,  son  pied  creuse  la  terre.... 

Tout  à  coup  il  s'élance  et,  plus  prompt  que  l'éclair. 

Dans  les  champs  oflleuré.s,  il  court,  vole  et  fend  l'air. 


-     3i7     — 

Nos  cavaliers,  harassés  de  la  route, 
Sont  enfoncés,  tués,  mis  en  déroute  ; 
Et,  dans  le  choc.  Favori,  tout  sanglant, 
Couvert  de  coups,  deux  balles  dans  le  nanc, 
Parmi  les  morts  resté  sur  la  poussière, 
Ne  voyait  plus  ([u'uii  reste  de  lumière... 

Notre  coursier,  dégoûté  de  la  vie. 
Vivait  toujours,  sans  trop  savoir  pourquoi  ; 
Quand,  un  matin,  un  écuyer  du  roi. 
Qui  parcourait  toute  l'Andalousie 
Pour  remonter  la  royale  écurie, 
Vit  Favori  de  plusieurs  sacs  chargé. 
Par  le  bâton,  au  moulin  dirigé 
Et  conservant  sous  ce  triste  équipage, 
Ce  coup  d'œil  noble  et  cet  air  de  grandeur 
D'un  roi  vaincu  cédant  à  son  malheur. 
Ou  d'un  héros  réduit  en  esclavage. 
Bon  connaisseur  était  cet  écuyer; 
De  Favori,  s'approchant  davantage. 
Il  l'examine,  et  demande  au  meunier 
Combien  il  veut  de  ce  jeune  coursier. 
L'accord  se  fait;  aussitôt,  on  délivre 
De  son  fardeau  notre  bel  animal  ; 
Son  nouveau  maître  à  l'instant  s'en  fait  suivre, 
Et  le  conduit  vers  le  palais  royal. 

Oh  !  pour  le  coup,  se  disait  à  lui-même 
Notre  héros,  la  fortune  est  pour  moi  : 
Plus  de  chagrin,  je  suis  cheval  du  roi. 
Cheval  du  roi,  c'est  le  bonheur  suprême... 

Ainsi  parlant,  il  entre  à  l'écurie  ; 
Tout  lui  promet  le  bonheur  qu'il  attend  : 
De  peur  du  froid,  sur  son  corps  l'on  étend 
Un  drap  marqué  des  armes  d'Ibérie; 
On  le  caresse,  et  sa  crèche  est  remplie 
D'orge  et  de  son  ;  il  est  pansé,  lavé 
Deux  fois  par  jour;  le  soir,  sur  le  pavé. 
Litière  fraîche  ;  et  cette  douce  vie 
Lui  rend  bientôt  son  éclat,  sa  beauté. 


-     018     — 

Son  poil  luisant,  sa  croupe  rebondie, 
Et  son  œil  vif,  et  même  sa  gaîté. 

Il  fut  heureux  pendant  une  quinzaine. 
11  possédait  tous  les  biens  à  souhait  ; 
Mais,  un  seul  point  lui  faisait  de  la  peine, 
C'est  que  le  roi  jamais  ne  le  montait... 

Notre  cheval,  ainsi  philosophant, 
Est  fort  surpris  de  voir  qu'on  lui  prépare 
Selle  et  bridon  du  travail  le  plus  rare  : 
Le  fils  du  roi,  le  jeune  et  noble  infant, 
Ce  même  jour  doit  faire  son  entrée  ; 
Et  Favori,  qui  sera  son  coursier. 
Porte  un  harnais  digne  du  cavalier. 
D'or  et  d'azur,  sa  housse  est  diaprée  ; 
De  beaux  saphirs,  sa  bride  est  entourée. 
Et  d'argent  pur  est  fait  chaque  étrier. 

Notre  héros,  dans  ce  bel  équipage. 
De  tant  d'honneurs,  n'a  pas  l'esprit  tourné  : 
Il  commençait  à  devenir  fort  sage. 

L'infant  sur  lui  doucement  promené. 
Suivi  des  siens,  entouré  de  la  foule. 
Vers  son  palai?,  à.  grand'  peine  s'écoule  ; 
Quand  Favori,  qui  ne  songeait  à  rien. 
Voit  une  femme  et  tout  à  coup  s'arrête, 
Dresse  l'oreille  en  relevant  la  tête. 
Et  reconnaît...  vous  le  devinez  bien?... 
Qui  donc?...  Sanchette...  0  moment  plein  de  charmes! 
Il  court  vers  elle,  il  hennit  de  plaisir, 
De  ses  deux  yeux  tombent  de  grosses  larmes... 
Sanchette  alors  raconie  en  peu  de  mots 
Que  Favori  fut  élevé  chez  elle  ; 
Puis  elle  dit,  non  sans  quelques  sanglots, 
Quand  et  comment  il  devint  infidèle. 
De  ce  récit,  le  prince  est  attendri  : 
Tenez,  dit-il,  je  vous  rends  Favori, 
Il  est  à  vous  avec  son  équipage  ; 
Montez  dessus,  retournez  au  village  ; 
A  pied,  j'irai  jusqu'au  palais  royal, 


-     3i!)     — 

Sans  que  ma  fùLe  en  soit  moins  honorée; 
Car  j'ai  bien  mieux  signalé  mon  entrée 
Par  un  bienfait  que  par  un  beau  clieval. 
Il  dit,  descend  et  ne  veut  rien  entendre. 
Sanclietle  alors  monta,  sans  plus  attendre, 
Sur  Favori,  qui,  content  désormais, 
Gagna  la  l'erme  et  n'en  sortit  jamais. 

*  Andvieux  si  connu  par  son  Meuniçr  de  Sans-Souci,  petit  chel- 
d'œuvre  de  grâce,  de  naturel  et  de  causticité.  Ses  autres 
contes  se  ressentent  trop  de  l'esprit  de  son  maître,  Voltaire. 

*  Chez  les  Behjes  :  F.-C.-J.  Grandgagnage,  né  à  Namur  (1797- 
1877),  président  de  chambre  à  la  cour  d'appel  de  Liège,  auteur 
des  Voyages  et  aventures  de  M.  Alfred  Nicolas  au  royaume  de  Bel- 
gique (1835),  critique  spirituelle  et  mordante  du  romantisme, 
dans  laquelle  l'auteur  a  peut-être  dépassé  le  but.  Ce  livre  n'est 
pas  fait  pour  les  jeunes  gens.  —  Les  Wallon7iades,  petits 
poèmes  assez  capricieux,  dont  l'objet  est  d'ordinaire  une  excur- 
sion ou  une  promenade.  La  partie  écrite  en  vers  est  généra- 
lement fort  restreinte;  la  prose  y  domine,  et  c'est  là  surtout  que 
l'auteur  dévoile  tout  son  talent  d'écrivain.  «  Narrateur  plein 
»  d'une  aimable  gaîté,  censeur  malin  et  lançant  ses  traits  avec 
»  une  sorte  de  bonhomie  spirituelle,  tour  à  tour  savant,  lin- 
»  guiste,  étymologiste,  historien,  poète,  artiste,  il  nous  occupe 
»  agréablement  depuis  la  première  page  de  son  livre  jusqu'à  la 
»  dernière.  »  fJourn.  hist  J.  On  regrette  que,  sur  certaines 
questions,  l'auteur  se  soit  laissé  dominer  par  des  préjugés, 
dont,  du  reste,  il  est  revenu.  D'Embour  à  Mont-Méry  (1844);  Mon- 
/"oj'f  (1845);  le  Désert  de  Marlagne  (1849);  Chaudf on  laine  (1853). 
Il  règne  dans  toutes  ces  wallonnades  une  inépuisable  gaîté. 
Remarquons  encore  une  fois  qu'il  n'écrit  pas  pour  la  jeunesse. 
Voici  un  extrait. 

'  Chaud  font  aine. 
L'auteur  établit  un  plaisant  parallèle  entre  Chaudfontaine  et  Spa. 

Or  donc  à  Chaudfontaine,  on  accourt  de  tous  lieux. 
Spa  non  plus  n'est  pas  mal;  mais  Chaudfontaine  est  mieux. 
Spa  se  farde  un  peu  trop,  sent  un  peu  trop  la  ville  ; 
Spa  fait  de  l'embarras  et  fait  le  difficile  ; 


—     380     — 

Spa  veut  de  beaux  habits,  veut  de  riches  atours, 

Gants  blancs,  souliers  laqués,  la  soie  et  le  velours; 

Spa  veut  trois  fois  par  jour  brosser  ma  redingote. 

Tandis  que  Chaudfontaine  admet  un  peu  de  crotte. 

Ici,  point  de  grand  bal,  point  de  salon  doré. 

Point  de  temple  profane  aux  dieux  du  jeu  livré  ; 

Mais,  des  toits  de  verdure  et  des  grottes  moussues, 

Des  berceaux,  des  coteaux,  des  eaux  et  point  de  rues  ; 

C'est  la  campagne  enfm,  campagne  au  naturel, 

Où  le  bon  vieux  sarrau  de  la  couleur  du  ciel, 

La  robe  de  coton  et  la  simple  cornette 

Sont  d'un  commun  accord  points  fixes  d'étiquette. 

Spa  se  targue  beaucoup  de  ses  petits  chevaux, 

Trottant  et  galoppant  par  les  monts,  par  les  vaux  ; 

Mais  Chaudfonlaine  aussi  n'a-t-il  donc  pas  ses  ânes? 

Et  quels  ânes,  bon  Dieu!  des  ânes  quadrumanes, 

Tant  leurs  pieds  montagnards,  adroits  comme  des  mains. 

Savent  vous  rendre  unis  les  plus  rudes  chemins, 

Tâtant  le  meilleur  sol,  évitant  chaque  pierre, 

Faisant  plutôt  rasseoir  que  voler  la  poussière, 

Et  quelquefois,  sur  l'herbe  en  des  ébats  plaisants, 

Dressant  vers  le  soleil  quatre  fers  bien  luisants. 

Et  cela  pour  jouer,  non  pour  tomber,  je  pense. 

J'en  pris  un,  l'autre  jour,  de  fort  belle  apparence; 

Il  s'appelait  Cocotte  ;  et,  pour  un  jeune  ànon, 

L'on  ne  peut  certes  pas  trouver  plus  joli  nom. 

En  avant  donc.  Cocotte!  En  avant,  ma  commère  ! 

Filons  !  La  côte  est  douce.  Allons,  filions,  ma  chère  ! 

*  Adolphe  Siret,  né  à  Beaumont  (Hainaut)  si  connus  par  ses 
Récits  lus  toriques. 

*  Chez  les  Allemands  :  Chr'istophe  Schmid,  né  à  Dinkelshi'ihl,  en 
Bavière  (17G8),  mort  à  Augsbourg  (1854),  auteur  des  Œufs  de 
Pâques  et  d'un  nombre  infini  d'autres  petits  contes,  dédiés  à  l'en- 
fance et  connus  de  tous  les  peuples  civilisés.  Ce  sont  de  char- 
mants petits  poèmes,  pleins  de  vie  et  de  sentiment,  travaillés 
avec  un  soin  extrême  d'après  un  plan  régulier,  ayant  leur 
nœuds,  leurs  épisodes  et  leur  dénoûment,  vrais  petits  chefs- 
d'œuvre  réunissant  au  plus  haut  degré  Yutile  et  l'agréable,  et 


—     351     — 

propres  à  intéresser  les  lecteurs  de  tout  âge  (1).  Il  disait  :  «.  Un 
»  conte  doit  être  un  chef-d'œuvre.  De  même  que  dans  un 
»  tableau  règne  l'unité,  et  qu'on  ne  saurait  y  découvrir  un  seul 
»  coup  de  pinceau  de  trop,  de  même  en  doit-il  être  d'un  vrai 
y>  conte.  Il  doit  produire  sur  le  lecteur  le  même  effet  que  pro- 
»  duit  une  belle  toile  sur  le  spectateur,  c'est-à-dire,  une  im- 
»  pression  bienfaisante  et  pure.  Le  lecteur  n'y  doit  rien  regret- 
»  ter,  et  rien  non  plus  ne  doit  l'y  troubler.  »  Il  avoua  que 
c'était  dans  la  lecture  assidue  des  récils  de  l'Ecriture  sainte 
qu'il  avait  appris  cet  art  de  narrer  et  de  décrire  qu'on  admire 
dans  ses  contes,  et  qu'on  retrouve  si  rarement  ailleurs.  Jamais 
écrivain  n'obtint  un  succès  aussi  vrai,  aussi  mérité,  grâce  sur- 
tout à  son  âme  si  belle  et  si  pure,  laquelle,  comme  un  doux 
soleil,  perce  dans  tous  ses  écrits  et  y  répand  la  paix,  la  joie,  le 
bonheur  dont  il  jouissait  lui-même. 

*  Un  écrivain  dont  il  convient  de  parler  ici,  quoiqu'il  ait  écrit 
en  français,  c'est  Rodolphe  Topffcr,  de  Genève  (1800-1846),  au- 
teur des  NouveUes  Genevoises,  le  Presbytère,  etc.  Il  excelle  dans 
la  peinture  des  sentiments  intimes  de  l'âme,  des  mouvements 
secrets  du  cœur,  des  détails  ordinaires  de  la  vie.  A  tout  mo- 
ment, le  lecteur  est  surpris  de  retrouver  sa  propre  histoire  dans 
celle  que  lui  raconte  l'auteur,  et  il  est  forcé  de  se  dire  :  c'est 
bien  ainsi.  {Revue  des  Revues,  t.  III,  p.  466). 

*  Chez  les  Italiens  :  Silvio  Pellico  publia  quatre  Nouvelles,  inti- 
tulées Tancrède,  Rosilde,  Helwig  et  Walfried,  Adello,  composées 
dans  la  prison  dite  les  plombs,  à  Venise,  pendant  la  captivité  de 
l'auteur,  qui  y  écnvii  a.ussi  Esther  d'Engaddi  ei  Iginia  d'Asti  [Mes 
Prisons,  ch.  38).  Longtemps  après,  il  en  composa  encore  sept, 
sous  le  nom  de  Chants  Historiques  :  les  Suluciens,  Aroldo  et  Clara, 
la  mort  de  Dante,  Ebelin,  Roccello,  etc.  C'est  un  nouveau  genre  de 
poésie  que  l'auteur  a  abordé.  «  Peu  d'histoires  offrent  la  ma- 
tière d'un  grand  poème  épique  ;  mais,  parmi  les  événements,  il 
y  en  a  beaucoup  qui  peuvent  présenter  un  digne  sujet  de  courts 
récits  héroïques  ou  touchants.  » 

[Chants  Historiques,  préface]. 

(1)  *  Aussi  ont-ils  été  traduits  dans  toutes  les  langues  policées  de  l'Europe,  en  anglais, 
en  italien,  en  hollandais  ou  flamand,  en  français  par  Jules  Janin,  à  la  demande  de  la 
duchesse  d'Orléans,  pour  le  comte  de  Paris;  en  suédois  par  la  reine  de  Suéde,  etc.  Des 
félicitations  furent  adressées  à  l'auteur  de  la  part  de  rimpératriee  du  Brésil,  et  plusieurs 
prélats  de  VÉglise  ont  même  recommandé  dans  des  Lettres  pastorales  ces  pieuses  et 
touchantes  histoires. 


La  Légende. 

Dans  l'origine,  on  appelait  Légende  le  livre  des  leçons  qut-, 
dans  les  premiers  temps  de  l'Eglise,  on  récitait  chaque  jour 
dans  les  assemblées  religieuses.  Plus  tard,  on  donna  le  nom 
de  Légendes  aux  histoires  des  saints  et  des  martyrs  qu'on 
lisait  dans  les  couvents.  Enfin,  on  applique  ce  nom  au  récit 
poétique  d'un  événement  édifiant,  puisé  dans  la  tradition  chré- 
tienne, dont  le  dénoûment  a  quelque  chose  de  merveilleux. 

Le  but  de  la  Légende  est,  en  général,  d'exciter  de  pieux 
sentiments  dans  le  cœur  du  lecteur.  Ce  but  excuse  l'absence 
de  vérité  et  de  réalité  que  la  Légende  ne  demande  pas  rigou- 
reusement. Il  ne  s'en  suit  pas  que  toutes  les  légendes 
reposent  sur  des  fictions.  Le  fond  de  plusieurs  d'entre  elles 
est  vrai,  quoique  le  merveilleux  et  les  circonstances  particu- 
lières qui  embellissent  ce  fond,  soient  souvent  la  fiction  d'un 
cœur  pieux  et  religieux. 

La  Légende  est  la  poésie  religieuse,  clirélienne  du  moyen 
âge.  C'est  peut-être  la  partie  la  plus  intéressante  de  la  littéra- 
ture chrétienne  de  ce  temps.  Plus  qu'aucune  autre  production 
littéraire  de  cette  époque,  elle  trace  la  ligne  de  démarcation 
entre  les  idées  païennes  et  les  idées  chrétiennes  ;  elle  contient 
un  vivant  tableau  des  moeurs  populaires  de  l'Eglise  naissante, 
et  de  la  vie  intérieure  de  la  société  chrétienne;  elle  est  un 
commentaire  populaire  de  l'Evangile,  elle  exerce  sur  le  déve- 
loppement de  la  poésie  des  siècles  suivants  l'action  la  plus 
puissante  et  la  plus  féconde  ;  elle  a  fourni  à  l'épopée,  au  drame, 
à  la  peinture,  à  la  sculpture  du  moyen  âge,  une  source  inépui- 
sable de  sujets  ;  toutes  les  nations  chrétiennes  jusqu'aux 
xvic  siècle  y  ont  puisé  leurs  plus  belles  inspirations. 

On  distingue  trois  cycles  de  légendes  ;  le  l''"'  est  le  cycle 
évangélique  :  il  renferme  les  légendes  relatives  aux  person- 
nages évangéliques.  Jésus-Christ  —  Marie  —  Joseph  —  les 
Apôtres,  etc.  On  désigne  aussi  ces  légendes  sous  le  nom 


d'Apocryphes  ou  d'Evangiles.  Le  2%  c'est  le  cycle  hacjiologique  : 
il  contient  les  légendes  concernant  les  saints  de  l'Eglise.  Le 
3'=  enfin,  c'est  le  cycle  symbolique  :  il  renferme  les  légendes 
qui  concernent  les  personnifications  imaginaires. 

Le  fond  de  toutes  ces  légendes  est  en  général  très-uniforme  : 
ce  sont  des  faits  appartenant  aux  premiers  temps  de  l'Eglise, 
enrichis  et  embellis  par  le  génie  de  la  foule. 

La  foi,  la  candeur  et  la  naïveté,  tels  sont  les  caractères  de 
toutes  ces  légendes  (1). 

Le  goût  de  la  Légende,  qui,  depuis  la  réforme,  s'était  sensi- 
blement affaibli,  s'est  ranimé  dans  les  derniers  temps.  Parmi 
les  nations  modernes  qui  l'ont  particulièrement  cultivée,  il  faut 
mettre  la  nation  allemande.  Voici  ses  poètes  les  plus  distingués 
en  ce  genre  :  Herder  (1744-1803)  la  Tourterelle  —  le  Brave  —  le 
Palmier —  la  Fourmi —  VOrgue —  les  Fils  retrouves  —  le  Nau- 
frage, etc. 

Kosegarten  :  la  Fontaine  de  St  Gangulphe  —  la  Vision  d'Arscnius 

—  le  Pain  de  St  Judocus  —  le  Retour  de  la  portière  —  la  Prière  de 
Ste  Scolastique  —  St  George  et  la  Veuve  —  le  Tombeau  de  St-Clé- 
ment,  etc. 

A.  Schlégel  :  St  Luc  —  Hclmine  de  Chézg  —  St  Jean  et  le  2^clit  Ver 

—  Jésus  et  la  Mousse,  etc. 

J.-L.  Pyrher,  archevêque  d'Erlau,  a  publié  un  volume  de 
soixante-neuf  légendes,  remarquables  par  la  facilité  et  la  naï- 
veté du  style,  par  cette  douceur,  cette  harmonie  dans  la  versi- 
fication, que  décèle  chaque  page  de  ses  brillantes  épopées. 

'  Chez  les  Belges  :  Le  R.  Père  Servais  Dirks  (né  ;\  Maestricht) 
de  l'ordre  des  Frères-Mineurs- PiécoUets,  a  publié,  en  18G0,  un 
volume  Nouvelles  et  Légendes  chrétiennes,  précédées  d'un  discours 
remarquable  sur  la  mission  du  littérateur.  Voici  les  titres  de 
ces  poésies  :  Le  fds  du  Scalde,  chronique  du  vue  siècle  —  I-e 
prisonnier  de  Glenvar —  Le  Juif  de  Tabanc'/i,  nouvelle  historique 

—  La  vision  de  Swana ,  légende  prussienne  —  Les  Caciques  de 

1)  Voyez  r  Université  catholique,  t.  IV,  p.  361  —  V,  p.  121  et  2'0  —  VI,  p.  1()S,  27G  et  -111 

—  VII.  p.  270  —  VIII,  p.  92  et  202. 

Le  protestant  Herder  a  noblement  défendu  la  légende  dans  le  19*  vol.  de  se.s  Œuvres, 
p. 235.  M.  le  comte  de  Montalembei't,  dans  son  Introduction  à  l'Histoire  de  sainte  Klisahctli 
de  Hongrie,  duchesse  de  Tliuringa,  a  émis  sur  la  légende  fjuelques  idées  qui  méritent 
d'être  pesées. 


OUI        


Tlascala,  histoire  mexicaine.  Les  vastes  connaissances  de  l'au- 
teur en  rendent  la  lecture  extrêmement  utile,  mais  par  contre 
aussi  un  peu  trop  sérieuse.  La  poésie  y  cède  trop  souvent  le 
pas  à  la  science. 

*  Auguste  Le  Pas,  né  à  Verviers  (1817),  décédé  à  Jupllle  lez 
Liège  (1876),  poète  le  plus  franchement  chrétien  de  la  Belgique 
moderne,  publia  en  1859,  à  Paris,  conjointement  avec  son  frère 
Léon  Le  Pas,  les  Légendes  des  Litanies  de  la  Ste  Vierge.  Nous  avons 
encore  du  premier  :  au  bord  de  la  Neva  (1845),  et  du  second  : 
Sous  le  manteau  de  la  cheminée,  légendes  et  contes.  «  Ces  poètes, 
dit  Alfred  Nettement,  unis  par  la  triple  fraternité  du  sang,  de  la 
foi  et  de  l'amour  de  l'art,  ont  l'aspiration,  le  souffle  poétique, 
l'imagination,  la  sensibilité  avec  des  dons  différents-,  Auguste 
a  quelque  chose  de  plus  doux,  Léon  quelque  chose  de  plus 
énergique.  »  —  Chaque  verset  des  Litanies  de  la  Vierge  a  sug- 
géré aux  poètes  le  sujet  d'une  légende;  telle  que,  le  pauvre 
Prêtre  (P.  Bernard)  ;  les  Ave  du  Frère  lai  ;  Gai  le  Ménétrier,  etc. 

*  CJiez  les  Néerlandais.  Gomme  pendant  des  chansons  de  gestes 
surgit  en  Flandre  la  légende  religieuse,  et  de  même  que  Charle- 
magne  el  Arthur  furent  les  héros  chantés  par  les  premières,  de 
même  leChrist  et  la  Vierge  furent  avant  tout  célébrés  par  celles-ci. 
Ainsi,  au  commencement  du  XIII«  siècle  apparaît  une  Vie  de 
Notre-Seigneur  (van  den  levene  ons  IlerenJ,  traduite  du  latin  en 
vers  flamands,  d'une  facture  épique,  malgré  son  extrême  naï- 
veté (1).  —  Avant  cela,  vers  1122,  avait  paru  la  légende  de 
St  Brandeau,  moine  irlandais  du  V-j  siècle.  L'amour  de  la  science 
l'ayant  conduit  au  scepticisme,  un  ange  l'oblige  à  parcourir  des 
mers  orageuses  et  à  décrire  les  merveilles  de  la  création  dont 
Dieu  le  rend  témoin.  —Un  petit  bijoux  littéraire  c'est  la  légende 
de  Béafrix,  religieuse  infidèle  que  la  Ste  Vierge  remplaça  pen- 
dant quinze  ans  pour  cacher  son  absence  du  couvent.  —  La 
légende  de  St  Servais  écrite  au  commencement  du  XIIIc  siècle 
par  Heinrych  van   Veldeken  (et  non  Hcgnrich  von   Veldechen  le 


1)  ■  Parlant  de  la  science  du  Christ,  le  poiJte  assure  qu'il  savait  le  français,  le  flamand 
et  le  latin  : 

m  conste  Franso;/s,  Dicls  ende  Lalyn. 
t  Marie  Magdelaine  s'accuse  entre  autres,  d'avoir  négligé  la  messe  et  ses  heures  : 
horde  misse  no  getide. 
Par  contre,  les  récits  de  la  passion  et  de  la  résurrection,  la  descente  aux  enfers,  le  tableau 
du  jugement  dernier  rappellent  i^i  la  fois  le  Heliand  et  la  Divine  comédie. 


-    :>35    — 

l'ameux  minnesinger,  auteur  de  VEnéis).  Né  dans  les  environs 
de  Hassell,  dans  le  Linibourg  Belge.  —  Van  Macrlant,  dont 
nous  parlerons  plus  loin,  né  près  de  Bruges  (1225)  traduisit  en 
vers  flamands  la  Vie  de  St  François  d'Assise,  composé  en  latin 
par  -?.  Bonaventnre.  Sa  Légende  de  Ste  Claire  ne  nous  est  pas 
parvenue  (i).  Au  XlIIe  siècle  Guillaume  d'Afllic/hem  traduisit  la 
vie  de  Ste  Lutgarde  écrite  en  latin  par  Thomas  de  Cantiprc  ;  et  au 
XlVe  siècle  Père  Gérard  récollet  du  couvent  de  St-Trond  donna 
une  nouvelle  traduction  de  la  même  vie,  et  de  plus  la  légende 
si  naïve  de  Ste  Christine  l'admirable. 

*  Chez  les  Français  la  légende  tient  beaucoup  de  la  nouvelle  : 

*  Charles  Perrault  (1628-1703)  publia  en  1G97  un  petit  volume 
intitulé  :  Contes  de  ma  mère  l'Ojjeou  Histoire  du  temps  passé.  Les 
titres  seuls  en  sont  déjà  charmants  :  La  Belle  au  bois  dormant, 
le  Petit  Chaperon  rouge,  Barbe-Bleue,  le  Chat  botté,  Cendrillon, 
Biquet  à  la  Houpe,  le  Petit  Poucet.  Ces  contes  de  fées,  d'un  style 
simple,  d'une  bonne  foi  naïve  et  quelque  peu  malicieuse,  sont 
de  petits  chefs-d'œuvre  dans  leur  genre.  La  rédaction  des 
contes  en  vers,  Peau  d'âne,  Grise  lidis,  les  Souhaits  ridicules  est 
très-inférieure. 

'  Charles  Xodier  avec  moins  de  simplicité,  mais  une  imagina- 
tion plus  vive,  a  imprimé  une  physionomie  moderne  à  celte 
sorte  de  contes  dans  la  Fée  aux  miettes,  Trilby,  Trésor  des  fèves 
et  Fleur  des  pois. 

'  Baour-Lormian  (1770-1854),  de  l'académie,  a  publié  deux  vo- 
lumes de  Légendes,  Ballades  et  Fabliaux  d'une  mince  valeur  poé- 
tique. Outre  ses  Veillées  poétiques  et  morales,  imitées  d'Young, 
on  a  de  lui  une  traduction  en  vers  de  la  Jérusalem  délivrée  son 
œuvre  capitale.  La  facture  du  vers  y  est  excellente  et  classique. 
Une  imitation  d'Ossian,  Poésies  galliques  eut  le  plus  grand  succès. 
Après  sa  traduction  de  Job,  c'est  son  meilleur  ouvrage.  Voyez- 
en  un  extrait  dans   les  Leçons  de  littérature  :  Hymne  au  soleil. 

'  D'Anglemont,  né  en  1798,  dont  les  poésies  furent  couronnées 
six  fois  par  l'académie,  auteur  de  deux  recueils  de  Légendes 
françaises  (1829  et  1833).  On  a  encore  de  lui  les  Pèlerinages  (1835), 
un  drame,  Paul  /<-■'•,  et  un  poème  en  i  chants,  Berthe  et  Robert. 
Nous  citons  : 

(1)  On  lui  attribue  aussi  la  légende  miraculeuse  de  Van  den  Houle  ;ie  bois  de  la  croix;. 
Il  versifia  encore  trente-six  miracle*  de  N.D.  d'après  Vincent  de  Beauvais. 


—  356  — 

*  LE  CHASSEUR  DES  ALPES. 

Que  j'abhorre,  mon  fils,  tes  projets  intrépides  ! 
Tu  vas  donc  confier  tes  destins  aux  forêts  ; 
Tu  veux  suivre  un  cliamois  en  ses  élans  rapides  ; 
Tu  veux  le  percer  de  tes  traits. 

Tu  ne  guideras  plus  en  nos  plaines  fleuries 
Le  troupeau  caressant  de  ces  jeunes  agneaux 
Qui,  sous  tes  yeux,  paissaient  les  herbes  des  prairies 
Et  bondissaient  au  bord  des  eaux. 

Tu  dédaignes  ces  fleurs,  par  tes  mains  cultivées, 
Qui  croissaient  pour  parer  les  fêles  du  printemps, 
Qui  te  charmaient  hier,  qui,  de  tes  soins  privées. 
Ne  vivront  plus  que  peu  d'instants  ! 

Les  routes  de  ces  monts  ne  te  sont  point  connues! 
Des  abîmes  nombreux  s'y  cachent  sous  les  pas  ! 
Ces  neiges  que  tu  vois  s'élever  sur  les  nues, 
Tombent  et  portent  le  trépas  ! 

lleste,  reste,  mon  fils,  reste  auprès  de  ta  mère. 
Du  déclin  de  mes  jours,  ô  toi,  l'unique  espoir  ! 
(rest  parmi  ces  glaciers  qu'a  disparu  ton  père! 
Je  crains  de  ne  pas  te  revoir. 

Ainsi,  du  Val-Rosa  parlait  une  habitante; 
Ses  Ijaisers  se  mêlaient  à  ce  touchant  discours... 
Mais  d'un  torrent  fougueux  c'est  en  vain  que  l'on  tente 
D'arrêter  le  rapide  cours. 

L'impétueux  chasseur  méprise  ses  alarmes  ; 
Il  part  en  lui  disant  :  «  Je  reviendrai  ce  soir.  » 
Pour  le  suivre  longtemps  de  ses  yeux  pleins  de  larmes. 
Sur  un  roc,  elle  va  s'asseoir. 

Dun  vieux  chêne  noirci  par  les  feux  de  l'orage. 
Un  corbeau  de  son  fils  lui  prédit  le  trépas; 
Cet  aspect  lui  ravit  un  reste  de  courage  : 
L'oiseau  sinistre  ne  ment  pas  ! 

Le  jour  tombe...  Elle  crie,  inquiète,  éperdue  : 
«  Mon  fils!...  »  A  ses  regards,  il  ne  vint  pas  s'oiTrir. 
L'aurore  la  trouva  sur  la  terre  étendue... 
Elle  avait  cessé  de  souffrir. 


-      557      - 

On  conte  que  depuis,  au  bord  du  précipice, 

Alors  que  de  la  vie  il  dédaigne  le  soin, 

Le  chasseur  voit  parfois  un  fantôme  propice 

Qui  lui  dit  :  «  Ne  va  pas  plus  loin  !  »      Lcgeiide  '2h. 

*  Hippohjte  Violeau  (né  à  Brest  1815)  a  publié,  en  1850,  un 
volume  de  Paraboles  et  Légendes,  dédiées  à  la  jeunesse,  et  antérieu- 
rement, Premiers  loisirs  poétiques  (1841),  Nouveaux  loisirs  poé- 
tiques (1842),  le  Livre  des  mères  et  de  lu  jeunesse,  poésies  (1S54), 
tous  ouvrages  recommandés  par  plusieurs  évêques.  Il  a  publié 
un  grand  nombre  de  romans  dans  la  collection  des  Fiomans  hon- 
nêtes. Sou  père,  maître  voilier,  mourut  en  mer  (1825),  et  laissa 
sa  famille  sans  la  moindre  ressource.  A  douze  ans,  Hippolyte 
apprit  h  lire  d'une  de  ses  sœurs,  et  un  commis  de  la  marine 
l'initia  à  l'écriture.  Après  nombre  d'années,  il  obtint  une  petite 
place  de  400  francs.  Une  pièce  devers  qu'il  envoya  à  un  journal 
de  Brest,  fut  approuvée.  Sa  famille  possédait  alors  vingt  francs. 
Ils  furent  sacrifiés  pour  procurer  au  poète  trois  mois  de  leçons. 
C'est  toute  l'instruction  qu'il  reçut  jamais.  Et  néanmoins,  en 
1842,  il  obtint  le  prix  aux  Jeux  Floraux,  et  ses  ouvrages,  sans 
annonces,  dédiés  seulement  à  la  Sainte  Vierge,  ont  parfaite- 
ment réussi.  Ce  qui  les  distingue,  c'est  la  facilité  du  vers,  qui 
coule  comme  de  source. 

-  Théophile  Gautier  (1811-1872)  publia  en  1832  Alhcrtus  ou 
l'âme  et  le  péché,  légende  théologique,  poème  des  plus  étranges 
que  l'on  connaisse,  mais  aussi  des  plus  obscènes.  Une  larme  du 
diable  est  une  œuvre  remplie  de  panthéisme.  —  La  comédie  de 
la  mort  est  une  suite  d'évocations  lugubres.  Deux  choses  ont 
manqué  à  l'auteur  pour  être  un  poète  distingué  :  ta  moralité  et  le 
sentiment  fGodefroijJ . 

*  Jules  Canonge,  né  en  1812,  a  publié  en  1839  un  poème  fort 
remarquable  sur  les  souffrances  du  Tasse  :  Le  Tasse  à  Sorente. 
Les  descriptions  sont  parfois  trop  longues  et  les  vers  faibles. 

*  Auguste  de  Belloy  (1815-1871).  Ses  Légendes  fleuries  sont 
pleines  de  charme  et  d'intérêt.  Poète  et  chrétien  il  a  chanté  les 
illusions  du  paganisme  et  les  grandeurs  de  la  Bible,  avec  cette 
épigraphe  :  Teste  David  cum  S ibijlla.  Ses  meilleurs  compositions 
sont  LiliUi  et  Orpha,  puisées  dans  la  Bible.  La  première  est 
étincellante  de  verve  et  d'esprit  ;  la  seconde,  épisode  ajouté  au 
livre  de  Paith,  est  d'une  vigueur  d'idées  plus  mâle.  Quelques 


—     358     — 

caprices  étranges  d'imagination  font  tficlie  dans  les  Légendes 
fleuries. 

'  François  Coppée  a  publié  en  1878,  un  petit  volume  :  Poèmes 
modernes  qui  renferme  une  sorte  de  légende  intitulée  Angelux^ 
modèle  d'exquise  sensibilité.  Le  récit  commence  par  un  dia- 
logue entre  deux  vieillards,  deux  amis,  le  curé  et  le  fossoyeur 
d'un  village,  causant  près  de  l'àlre  enfumé.  «  Pourquoi  notre 
cœur,  étant  si  pur,  est-il  triste?  »  Malheureusement  le  poète 
s'est  égaré  dans  une  dissertation  philosophique  sur  le  célibat. 


CHAPITRE  III. 

Poésie  descriptive. 

Les  anciens  n'ont  pas  envisagé  la  poésie  descriptive  comme 
constituant  un  genre  particulier  (1).  Les  poètes  modernes 
l'ont  cultivée  d'une  manière  spéciale,  et  on  peut  dire  qu'ils 
en  ont  fait  un  genre  de  poésie  à  part. 

On  entend  ^^^v  poésie  descriptive  celle  qui  dépeint  en  détail, 
les  objets  animés  et  inanimés  de  la  nature,  les  situations 
morales,  les  événements,  les  faits,  les  produits  des  arts,  les 
mœurs  et  les  caractères. 

Le  poète  doit  dona  peindre  l'objet  qu'il  décrit,  c'est-à-dire, 
le  placer  sous  un  jour  si'  frappant,  en  détailler  si  bien  les 
parties,  qu'un  peintre  pourrait  en  faire  le  tableau  ;  il  doit  le 
présenter  à  l'imagination  avec  des  couleurs  si  vives  et  tout  à 
la  fois  si  naturelles,  que  le  lecteur  croit  avoir  l'objet  sous 
les  yeux. 

Avoir  une  imagination  vive,  sur  laquelle  l'objet  à  dépeindre 
fasse  une  forte  impression  ;  posséder  le  talent  de  transmettre 
cette  impression  à  d'autres  dans  toute  sa  force,  être  maître 

(1)  Qu'on  se  rappelle  la  description  du  bouclier  d'.\clnlle  dans  Homère,  du  bouclier 
d'Hercule  dans  Hésiode,  de  celui  d'Énée  dans  A'irgilo. 


—     559     — 

de  la  langue,  telles  sont  les  qualités  que  le  poète  doit  possé- 
der pour  réussir  dans  le  genre  descriptif. 

L'art  de  démêler  Vessentid  d'un  objet  de  ce  qui  n'est  qu  ac- 
cessoire, de  distinguer  les  circonstances  intéressantes  de 
celles  qui  ne  le  sont  pas,  constitue  en  grande  partie  le  mérite 
d'une  description.  C'est  pourquoi  nous  allons  indiquer 
quelques  règles  i\  observer  dans  le  clioix  des  circonstances  : 

1"  Négligeant  celles  qui  sont  communes  et  insignifiantes 
le  poète  choisira  celles  qui  olîrent  quelque  chose  de  neuf, 
propres  à  échauffer  l'imagination  et  fixer  l'attention  du  lec- 
teur. Cependant,  une  circonstance  commune  peut  sous  un 
pinceau  habile  saisir  l'imagination. 

2"  Il  s'attachera  à  caractériser  l'objet  par  des  traits  précis 
et  vigoureux.  Ainsi,  il  ne  se  bornera  pas  à  des  généralités  ni 
à  des  idées  vagues  et  confuses.  Tout  doit,  autant  que  pos- 
sible, être  particularisé.  *  Il  ne  dira  pas  nu  arbre,  mais  ini 
peuplier,  un  chêne. 

3"  Les  circonstances  doivent  être  uniformes  et  tendre  au 
même  but.  C'est  là  ce  qui  constitue  Vunité  de  la  description, 
la  première  qualité  de  toute  production  littéraire. 

Denique  sit  quodvis  simplex  dumtaxat  et  unum. 

HOR.,  ad  Pis.,  23. 

Que  le  poète  ait  sans  cesse  devant  les  yeux  le  but  qu'il  se 
propose  d'atteindre;  qu'il  y  fasse  concourir  tous  les  détails, 
toutes  les  particularités  de  sa  description.  Veut-il  exciter  l'admi- 
ration, la  terreur,  la  compassion,  etc.,  que  toutes  les  circon- 
stances soient  présentées  de  manière  à  produire  ces  différentes 
émotions.  C'est  ainsi  que  dans  le  tableau  que  Virgile  trace  de 
l'Averne,  toutes  les  parties  concourent  à  faire  naître  le  senti- 
ment de  l'horreur.  C'est  un  autre  profond  formé  dans  un  roc 
couvert  d'une  épaisse  fon't;  devant  la  caverne,  s'étend  un  lac 
noirâtre,  dont  les  exhalaisons  empestées  éloignent  les  oiseaux  du  ciel . 
(Enéide,  VI,  237-242).  Voyez  encore  Hector,  apparaissant  en 


—     560     — 

songe  à  Enée,  dépeint  avec  des  couleurs  tellement  touchantes 
qu'elles  arrachent  des  larmes  au  lecteur.  (II,  270-279). 

Quelles  sont  les  qualités  du  style  descriptif? 
Il  doit  1°  être  clair,  afin  que  le  lecteur  puisse  saisir  l'objet 
sans  effort,  comme  s'il  le  voyait  (1). 
Le  style  sera  clair,  si 

A)  le  poète  a  lui-même  une  idée  claire,  distincte,  de  l'objet 
qu'il  traite  (2). 

B)  S'il  a  soin  d'exprimer  les  circonstances  dans  l'ordre 
que  la  nature  elle-même  indique,  ou  que  demande  l'effet 
qu'il  doit  produire.  Il  y  a  des  choses  qui  doivent  être  dites 
au  commencement,  d'autres  à  la  fin.  Dire  chaque  chose  à  sa 
place  est  un  des  plus  sûrs  moyens  d'être  clair.  *  D'ordinaire 
on  décrit  la  cause  avant  de  peindre  les  effets.  Voyez  la  Séche- 
resse décrite  par  le  Tasse  (3). 

2''  Simple,  c'est-à-dire,  éloigné  de  la  recherche,  de  l'affec- 
tation, de  l'exagération  et  de  l'enflure.  Donner  dans  ces  dé- 
fauts, c'est  non  seulement  obscurcir  la  pensée,  mais  encore 
pécher  contre  la  vérité  ou  la  vraisemblance,  fondement  de 
tout  bon  style  (4). 

3"  Concis.  La  concision  contribue  à  la  clarté,  et  sert  sur- 
tout à  frapper  l'esprit  du  lecteur  et  h  émouvoir  son  àme,  en 
donnant  au  style  de  la  vigueur.  Evitez  donc  la  irrolixité, 
défaut  ordinaire  de  ceux  qui  ne  savent  pas  écrire.  Sachez 

(1)  Magna  virtus  est,  dit  Quintilien,  rcs,  de  quibus  îoqtt hnur ,  clare  atque  ut  cerni 
videantur  enuntiare. 

(2)  Selon  que  notre  iàée  est  plus  ou  moins  obscure, 
L'expression  la  suit  ou  moins  nette  ou  plus  pure  : 
Ce  que  l'on  conçoit  bien  s'énonce  clairement. 

BOILEAU,  Art  POlH.,  I. 

(3)  Ordinis  hrec  virtus  erit  et  venus,  aut  ego  fallor, 
Ut  jam  nunc  dicat  jam  nunc  debentia  dici, 
Pleraque  ditl'erat  et  prœsens  in  tempus  omittat. 

HoR.,  ad  Pis.,  12-44. 
{4}  Soyez  simple  avec  art. 

Sublime  sans  orgueil,  agréable  sans  fard.  Bou,.,  ibUK 


—     361     — 

VOUS  borner,  et  ne  vous  perdez  pas  en  détails  inutiles,  n'épui- 
sez pas  votre  sujet  (I). 

Gardez-vous  cependant  de  tomber  dans  le  défaut  opposé,  de 
devenir  trop  bref,  de  ne  pas  suffisamment  détailler  votre 
objet  :  vous  ne  seriez  pas  compris  (2). 

La  concision  est  surtout  nécessaire,  quand  on  décrit  des 
objets  grands  et  majestueux,  parce  que  la  moindre  circonstance 
insignifiante  peut  paralyser  tout  l'efTet.  On  peut  être  plus  long 
dans  les  descriptions  gaies  et  riantes. 

4°  Vif,  animé.  Il  doit  être  l'expression  d'un  esprit  fortement 
frappé,  d'un  cœur  vivement  ému  par  son  objet.  Mettez-vous 
en  garde  contre  la  froideur,  qui  fait  de  la  description  un 
corps  sans  âme,  dont  le  lecteur  tinit  toujours  par  se  dégoûter. 

5"  Riche  et  pompeux.  C'est  surtout  dans  la  description  qu'il 
convient  que  le  style  soit  élégant,  embelli  d'images  et  de  fi- 
gures, orné  de  toutes  les  beautés  de  la  poésie,  autant  que  le 
sujet  le  comporte.  Nous  disons  autant  que  le  sujet  le  comporle, 
parce  qu'il  est  essentiel  à  toute  composition,  que  le  style, 
([ui  est  le  vêtement  de  la  pensée,  soit  adapté  i\  la  nature  du 
sujet  (3). 

(1)  Un  auteur  quelquefois  trop  plein  de  son  objet, 
Jamais  sans  l'épuiser  n'abandonne  un  sujet. 
S'il  rencontre  un  palais,  il  m'en  dépeint  la  face; 
Il  me  promène  après,  de  terrasse  en  terrasse  : 
Ici,  s'oflfre  un  perron,  là  régne  un  corridor; 
Là,  ce  balcon  s'enferme  eu  un  balustre  d'or; 

Il  compte  des  plafonds  les  ronds  et  les  ovales. 

Ce  ne  sont  que  festons,  ce  ne  sont  qu'astragales. 

.Te  saute  vingt  feuillets  pour  en  trouver  la  (In, 

Et  je  me  sauve  à  peine  au  travers  du  jardin. 

Fuyez  de  ces  auteurs  l'abondance  stérile, 

Kt  ne  vous  chargez  point  d'un  détail  inutile. 

Tout  ce  qu'on  dit  de  trop  est  fade  et  rebutant  ; 

L'esprit  rassasié  le  rejette  à  l'instant. 

Qui  ne  sait  se  borner  ne  sut  jamais  écrire.  CoiL.,  ibid. 

Omne  supervacuum  pleno  de  pectore  manat. 

HoR.,  ad  Pis.,  337. 

(2)  Brevis  esse  laboro  —  Obscurus  flo.  Hor.  2â. 

(3)  Soyez  riche  et  pompeux  dans  vos  descriptions  ; 
C'est  là  qu'il  faut  des  vers  étaler  Pélégance. 

BoiL.,  Art  poét.,  III. 


-     362     - 

Remarques.  1o  Pour  donner  de  la  vie  à  la  description  des 
objets  inanimés,  il  est  bon  d'y  introduire  des  êtres  vivants. 

2'^  Le  poète  a  la  liberté  d'ajouter  aux  circonstances  saillantes 
d'autres  qui  sont  de  son  invention.  C'est  ainsi  qu'il  embellira  la 
réalité,  qu'il  relèvera  jusqu'à  l'idéal. 

3»  La  beauté  des  descriptions  poétiques  dépend  en  grande 
partie  d'un  beureux  cboix  d'épithètes.  Toute  cpWicte  doit  ajouter 
une  idée  nouvelle  au  mot  qu'elle  qualifie,  ou  servir  au  moins  ù 
relever  sa  signification  connue  et  à  en  augmenter  l'effet.  [Epi- 
theton  ornans.)  On  se  gardera  donc  d'employer  des  épitbètes 
trop  rebattues  et  trop  vulgaires.  Souvent  une  épitbète  fait  une 
description  achevée.  (Horace,  I,  22.  —  Virgile,  Enéid.,  486-505 
et  535-553.) 

4°  Le  contraste  sert  encore  merveilleusement  à  donner  de  la 
force,  de  la  variété,  à  la  description.  L'ombre  et  la  lumière, 
opposées  l'une  à  l'autre,  se  relève  mutuellement. 

5o  Si  l'objet  qu'on  dépeint  est  cbangeant,  l'art  consiste  à  sai- 
sir le  moment  le  plus  propre  à  faire  de  fortes  impressions. 

6"  Dans  les  descriptions  de  longue  haleine,  il  est  bon,  pour 
éviter  la  monotonie,  d'interrompre  parfois  la  suite  des  tableaux 
par  des  réflexions,  de  courtes  narrations,  ou  par  l'expression 
de  quelque  sentiment. 

On  distingue  plusieurs  sortes  de  descriptions  : 

lo  Celle  des  lieux  (lopographie),  comme  d'un  port,  d'une  île, 
d'un  jardin,  d'un  vallon,  d'un  palais,  d'une  ville,  etc.  Dans  ce 
genre,  Tite-Live  est  le  modèle  le  plus  parfait. 

2"  Celle  des  temps  (cJironographicJ,  comme  de  la  nuit,  du  matin, 
du  midi,  du  printemps,  etc. 

3°  Celle  des  phénomènes,  des  scènes  de  la  nature,  comme  de  l'arc- 
en-ciel,  du  lever  et  du  coucher  du  soleil,  dune  éclipse,  de  l'au- 
rore boréale,  etc. 

49  Celle  des  objets  animés  et  inanimés  de  la  nature,  comme  d'un 
animal,  d'un  arbre,  d'une  plante,  d'une  fleur,  d'un  rocher,  etc. 

5"  Celle  des  faits,  des  évè)wmcnts,  comme  d'une  bataille,  du 
sac  d'une  ville,  d'un  naufrage,  d'une  tempête,  d'un  tremblement 
de  terre,  d'une  peste,  etc. 

6'^  Celle  des  objets  d'art,  comme  d'une  épée,  d'un  bouclier,  d'un 
casque,  d'un  tapis,  d'une  corbeille,  d'un  vase,  etc. 

7»  Celle  des  personnes,  soit  pour  l'extérieur,  Tair,  le  maintien 


—    ôcrj    — 

[portrait,  pvosopographic,  TrpôacoTrov,  yoâcpco);  soit  pour  l'inlé- 
rieur,  leur  esprit,  leurs  talents,  leur  caractère,  leurs  vertus  et 
leurs  vices  {caractères,  Hographie,  r,^o~,  ypâcpo)).   llomcrc  et  Ir 
Tasse  fournissent  les  plus  beaux  modèles  en  ce  trenre  de  des 
cription. 

Quand  la  description  est  tellement  vive  et  animée  qu'on  croit 
voir  les  objets  de  ses  yeux,  il  y  a  ce  qu'on  appelle  tableau  ou 
Iiypotypose  (•JTTOT-jTTWO't;). 

Quand  on  oppose  description  à  description,  tableau  à  tableau, 
caractère  à  caractère,  portrait  h.  portrait,  pour  marquer  leurs 
ressemblances  ou  leurs  différences,  il  y  a  j'arallcle. 

Exemples  de  descriptions  (1). 

1»  Une  Sécheresse,  par  le  Tasse.  [Jérusalem  délivrée,  ch.  -13). 

Cependant  le  soleil  étant  dans  le  signe  du  Cancer,  il  com- 
mença d'embraser  les  airs  d'une  extraordinaire  ardeur,  et  cette 
ardeur  immodérée  allait  chaque  jour  croissant  de  plus  en  plus... 
Partout  où  pénétraient  ses  rayons,  les  fleurs  étaient  brûlées, 
l'herbe  et  les  feuilles  desséchées,  les  fontaines  taries,  la  terre 
aride  et  pleine  de  fentes.  Le  ciel  était  comme  une  ardente  four- 
naise. Les  nuées  qu'on  voyait  quelquefois  dans  les  airs,  parais- 
saient moins  une  vapeur  humide  que  des  flammes  errantes.  Les 
zéphyrs,  enchaînés  dans  leurs  antres,  ne  faisaient  plus  sentir 
leur  rafraîchissante  haleine.  Un  vent  brûlant,  qui  venait  du 
rivage  du  Maure,  était  alors  le  seul  qui  régnât  sur  la  terre.  L'air, 
échauffé  pendant  le  jour,  conservait  la  nuit  toute  sa  chaleur. 
Au  lieu  de  rosée,  il  ne  tombait  du  ciel  que  des  exhalaisons 
enflammées.  L'aurore,  avare  de  ses  pleurs,  laissait  impitoyable- 
ment languir  les  plantes  altérées. 

^lais  ce  qui  tourmentait  le  plus  les  chrétiens,  c'était  la  soif 
ardente  dont  ils  étaient  consumés.  Le  barbare  Aladin  ayant  fait 
corrompre  la  plus  grande  partie  des  sources,  la  fontaine  de 
Siloé  leur  avait  fourni  seule  une  onde  pure  et  abondante;  c'était 
alors  un  faible  ruisseau,  dont  le  fond  paraissait  à  peine  couvert 
d'une  eau  épaisse  et  bourbeuse.  Quel  soulagement  pour  des 
infortunés,  à  qui  il  semblait  que  toutes  les  eaux  du  Nil  et  du 


(1)  '  Ce  sera  un  exercice  utile  pour  les  élèves  que  de  leur  faire  dire  à  quelle  catégorie  lU 
descriptions  appartient  chaque  exemple. 


—     304     — 

Gange  n'eussent  pas  été  suffisantes  pour  éteindre  le  l'eu  dont 
ils  étaient  embrasés.  Dans  cette  affreuse  disette,  leur  imagina- 
tion, pleine  de  ce  qui  faisait  l'unique  objet  de  leurs  vœux,  leur 
représentait  sans  cesse  ou  un  ruisseau  coulant  tranquillement 
dans  une  verte  prairie,  ou  un  torrent  descendant  avec  rapidité 
des  montagnes  ;  et  ces  vaines  images  n«  servaient  qu'à  irriter 
leurs  désirs  et  à  redoubler  leurs  maux  (1).  Le  guerrier  intré- 
pide, dont  le  courage  n'avait  jamais  été  ébranlé  ni  par  les  tra- 
vaux, ni  par  les  périls,  succombe  au  feu  secret  dont  son  sang 
est  allumé  ;  loin  de  pouvoir  supporter  encore  le  poids  de  ses 
armes,  il  ne  lui  reste  plus  assez  de  force  pour  se  soutenir  lui- 
même.  Le  superbe  coursier,  oubliant  sa  fierté,  la  tête  languis- 
samment  penchée  vers  la  terre,  dédaigne  de  se  nourrir  d'une 
herbe  desséchée  qui  n'a  plus  pour  lui  de  saveur.  Le  chien 
fidèle  ne  se  souvient  plus  de  l'attachement  qu'il  avait  pour  son 
maître;  étendu  sur  la  poussière,  où  sa  faiblesse  le  retient,  on 
le  voit  haleter  sans  cesse,  et  chercher  en  vain  dans  un  air  brû- 
lant quelque  rafraîchissement  à  l'ardeur  qui  le  dévore. 

2°   Combat  des  Gaulois  et  des  Francs,  par   Chateaubriand. 
(Les  Martyrs,  ch.  VI). 

Déjà  les  Francs  sont  à  la  portée  du  trait  de  nos  troupes 
légères.  Les  deux  armées  s'arrêtent.  Il  se  fait  un  profond 
silence  ;  César,  du  milieu  de  la  légion  chrétienne,  ordonne 
d'élever  la  cotte  d'armes  de  pourpre,  signal  du  combat;  les 
archers  tendent  leurs  arcs,  les  fantassins  baissent  leurs  piques, 
les  cavaliers  tirent  tous  à  la  fois  leurs  épées,  dont  les  éclairs 
se  croisent  dans  les  airs.  Un  cri  s'élève  du  sein  des  légions  : 
«  Victoire  à  l'empereur!  »  Les  barbares  repoussent  ce  cri  par 
un  affreux  mugissement  :  la  foudre  éclate  avec  moins  de  rage 
sur  les  sommets  de  l'Apennin  ;  l'Etna  gronde  avec  moins  de 
violence,  lorsqu'il  verse  au  sein  des  mers  des  torrents  de  feu  ; 
l'océan  bat  ses  rivages  avec  moins  de  fracas,  quand  un  tourbil- 
lon, descendu  par  l'ordre  de  l'Eternel,  a  déchaîné  les  cataractes 
de  l'abîme. 

Les  Gaulois  lancent  les  premiers  leurs  javelots  contre  les 
Francs,  mettent  l'épée  à  la  main  et  courent  à  l'ennemi.  L'en- 

(1)  Remarquez  combien  ce  contraste  accroît  le  tourment  de  la  soif. 


-      ÔGo      - 

nemi  les  reçoit  avec  intrépidité.  Trois  fois,  ils  retournent  à  la 
cliarge  ;  trois  fois,  ils  viennent  se  briser  contre  le  vaste  corps 
qui  les  repousse  :  tel  un  grand  vaisseau,  voguant  par  un  vent 
contraire,  rejette  de  ses  deux  bords  les  vagues  qui  fuient  et 
murmurent  le  long  de  ses  flancs.  Non  moins  braves  et  plus 
habiles  que  les  Gaulois,  les  Grecs  font  pleuvoir  sur  les  Si- 
cambres  une  grêle  de  flèches  ;  et  reculant  peu  à  peu,  sans 
rompre  nos  rangs,  nous  fatiguons  les  deux  lignes  du  triangle 
de  l'ennemi.  Comme  un  taureau  vainqueur  dans  cent  pâturages, 
fier  de  sa  corne  mutilée  et  des  cicatrices  de  sa  large  poitrine, 
supporte  avec  impatience  la  piqûre  du  taon,  sous  les  ardeurs 
du  midi  :  ainsi  les  Francs,  percés  de  nos  dards,  deviennent 
furieux  à  ces  blessures  sans  vengeance  et  sans  gloire.  Trans- 
portés d'une  aveugle  rage,  ils  brisent  le  trait  dans  leur  sein,  se 
roulent  par  terre,  et  se  délialtent  dans  les  angoisses  de  la  dou- 
leur. 

La  cavalerie  romaine  s'ébranle  pour  enfoncer  les  barbares. 
Glodion  se  précipite  à  sa  rencontre.  Le  roi  chevelu  pressait 
une  cavale  moitié  blanche,  moitié  noire,  élevée  parmi  les  trou- 
peaux de  rennes  et  de  chevreuils,  dans  les  haras  de  Pharamond. 

Un  combat  violent  s'engage  entre  les  cavaliers  sur  les  deux 
ailes  des  armées. 

Cependant,  la  masse  effrayante  de  l'infanterie  des  barbares 
vient  toujours  roulant  vers  les  légions.  Les  légions  s'ouvrent, 
changent  leur  front  de  bataille,  attaquent  à  grands  coups  de 
piques  les  deux  côtés  du  triangle  de  l'ennemi.  Les  Vélites,  les 
Grecs  et  les  Gaulois  se  portent  sur  le  troisième  côté.  Les  Francs 
sont  assiégés  comme  une  vaste  forteresse.  La  mêlée  s'échauffe  ; 
un  tourbillon  de  poussière  rougie  s'élève  et  s'arrête  au-dessus 
des  combattants.  Le  sang  coule  comme  les  flots  de  l'Euripe 
dans  le  détroit  de  l'Eubée.  Le  Franc,  fier  de  ses  larges  bles- 
sures, qui  paraissent  avec  plus  d'éclat  sur  la  blancheur  d'un 
corps  demi-nu,  est  un  spectre  déchaîné  du  monument  et  rugis- 
sant au  milieu  des  morts.  Au  brillant  éclat  des  armes  a  succédé 
la  sombre  couleur  de  la  poussière  et  du  carnage.  Les  casques 
sont  brisés,  les  panaches  abattus,  les  boucliers  fendus,  les 
cuirasses  percées.  L'haleine  enflammée  de  cent  mille  combat- 
tants, le  souffle  épais  des  chevaux,  la  vapeur  des  sueurs  et  du 
sang,  forment  sur  le  champ  de  bataille  une  espèce  de  météore. 


—     066     — 

(jue  traverse  de  temps  en  temps  la  lueur  d'un  glaive,  comme  le 
trait  brillant  de  la  foudre  dans  la  livide  clarté  d'un  orage.  Au 
milieu  des  cris,  des  insultes,  des  menaces,  du  bruit  des  ép6es, 
des  coups  de  javelots,  du  sit'llement  des  llèches  et  des  dards, 
du  gémissement  des  macbines  de  guerre,  on  n'entend  plus  la 
voix  des  chefs. 

'Ao  Le  char  de  Junon,  par  Homère.  (IL,  V.  —  Traduct.  de  Bituiihé. 

Hébé,  aux  deux  côtés  du  char,  fait  rouler  autour  de  l'axe  de 
fer  les  roues,  que  huit  rayons  décorent,  et  qui  sont  d'un  or 
incorruptible,  munies  encore  de  plusieurs  lames  d'airain  jointes 
avec  art,  ouvrage  merveilleux;  les  moyeux,  savamment  arron- 
dis, sont  d'argent  ;  on  place  le  trône  sur  d'éclatantes  courroies, 
et  deux  arcs  reçoivent  les  guides  ;  le  timon  d'argent  s'unit  au 
char  :  Hébé  lie  à  l'extrémité  du  timon  un  beau  joug,  formé  d'or 
où  elle  attache  les  rênes,  qui  brillent  du  même  métal. 

■4o  S.  Jérôme  et  S.  Augustin,  dans  leur  jeunesse,  par  Chateaubriand. 
(Les  Martyrs,  VI.) 

Jérôme,  issu  d'une  noble  famille  pannonienne,  annonça  de 
bonne  heure  les  plus  beaux  talents,  mais  les  passions  les  plus 
vives.  Son  imagination  impétueuse  ne  lui  laissait  pas  un  mo- 
ment de  repos.  Il  passait  des  excès  de  l'étude  à  ceux  des  plai- 
sirs, avec  une  facilité  inconcevable.  Irascible,  inquiet,  pardon- 
nant difficilement  une  offense,  d'un  génie  barbare  ou  sublime, 
il  semble  destiné  h  devenir  l'exemple  des  plus  grands  désordres, 
ou  le  modèle  des  plus  austères  vertus  :  il  faut  à  cette  àme 
ardente  Rome  ou  le  désert. 

Augustin  est  le  plus  aimable  des  hommes.  Son  caractère, 
aussi  passionné  que  celui  de  Jérôme,  a  toutefois  une  douceur 
charmante,  parce  qu'il  est  tempéré  par  un  penchant  naturel  à 
la  contemplation.  On  pourrait  cependant  reprocher  au  jeune 
Augustin  l'abus  de  l'esprit  ;  l'extrême  tendresse  de  son  àme  le 
jette  aussi  quelquefois  dans  l'exaltation.  Une  foule  de  mots 
heureux,  de  sentiments  profonds,  revêtus  d'images  brillantes, 
lui  échappent  sans  cesse.  Né  sous  le  soleil  Africain,  il  a  trouvé 
dans  les  femmes,  ainsi  que  Jérôme,  recueil  de  ses  vertus  et  la 
source  de  ses  erreurs.  Sensible  jusqu'à  l'excès  au  charme  de 


—     507     - 

l'éloquence,  il  n'attend  peut-être  qu'un  adorateur  inspiré  pour 
s'attacher  à  la  vraie  Religion.  Si  jamais  Augustin  entre  dans  le 
sein  de  l'Eglise,  ce  sera  le  Platon  des  Chrétiens. 

.5u  *  Rodolphe  de  IlabshoKrg.  Episode,  par  Pyrlicv  (Hodolphiade). 

Le  chantre  vénérable,  revêtu  d'une  robe  traînante,  entre  d'un 
pas  respectueux  dans  la  tente,  tenant  sous  son  bras  sa  lyre 
harmonieuse.  Il  s'incline  profondément  devant  l'Empereur,  et 
salue  d'un  modeste  regard  la  noble  assemblée.  Son  aspect 
frappe  le  Souverain;  il  lui  semble  qu'il  a  vu  encore  le  barde; 
mais  sa  tète  courbée  par  l'âge  et  ses  cheveux  blanchis  l'em- 
pêchent de  le  reconnaître.  Horneck,  l'air  épanoui,  s'assied  sur 
un  humble  siège,  placé  à  l'entrée  de  la  tente  ;  il  saisit  son  luth 
et,  de  ses  doigts  agiles,  en  parcourt  les  cordes,  dont  le  son  fait 
tressaillir  le  cœur.  Il  se  fait  un  profond  silence  dans  la  tente, 
chacun  paraît  retenir  son  haleine.  Tout  à  coup,  d'une  voix 
solennelle  et  au  son  des  cordes  frémissantes,  Horneck,  entonne 
ses  chants  : 

Le  vent  siffle  et  chasse  devant  lui  les  sombres  nuages.  La 
forêt  épaisse  secoue  de  grosses  gouttes  de  ses  arbres  touffus  ; 
le  torrent  mugit,  grossi  par  l'orage.  Sur  ses  rives  est  assis  en 
ce  moment  un  guerrier  descendu  de  cheval  ;  il  se  repose  des 
l'atigues  de  la  chasse.  Une  âme  héroïque  brille  dans  ses  traits 
épanouis  ;  dans  ses  yeux  azurés  éclatent  la  franchise,  l'amour 
et  la  foi.  11  considère  les  flots  qui  gémissent,  mugissent, 
hurlent,  et,  en  disparaissant  rapidement,  lui  rappellent  la  rapi- 
dité avec  laquelle  s'écoule  notre  vie.  Mais  voilà  que  le  coursier 
impatient  creuse  la  terre  de  son  pied;  l'ardent  limier  s'agite  et 
gémit;  car  il  a  inutilement  parcouru  la  forêt  :  nul  gibier  ne 
s'est  offert  à  ses  yeux.  Le  cavalier  se  lève,  il  s'apprête  h  re- 
tourner au  château  où  l'attend  sa  famille.  Mais  au  même  instant 
le  son  d'une  clochette  frappe  son  oreille.  Un  prêtre  du  Seigneur, 
venant  du  côté  de  la  forêt,  s'avance  k  la  hâte  vers  la  rive  du 
fleuve  :  il  est  vêtu  d'un  habit  de  lin,  dont  l'éclat  efîace  la  blan- 
cheur de  la  neige  ;  une  étole,  brochée  d'or,  descend  sur  sa  poi- 
trine; précédé  de  son  acolyte  il  presse  ses  pas  vers  la  demeure 
d'un  moribond,  qui  désire  se  nourrir  du  pain  des  anges.  Il 
arrive  sur  le  bord  du  torrent,  dont  la  vue  le  frappe  de  stupeur 
et  l'arrête  :  car  les  ondes  impétueuses  ont  emporté  le  pont. 


—     ÔCS     — 

Comment  le  traverser?  Cependant  l'épouse  du  mourant,  debout 
sur  la  rive  opposée,  s'écrie  d'une  voix  lamentable  :  «  Hélas!  la 
mort  frappe  violemment  à  la  porte,  et  l'époux  soupire  après 
l'aliment  qui  le  fortifie  pour  le  voyage  de  l'éternité.  »  Aussitôt, 
le  saint  prêtre  dépose  sa  chaussure  sur  le  penchant  rocailleux 
du  rivage  escarpé,  résolu  de  traverser  le  fleuve  furieux.  A 
cette  vue,  le  cavalier  accourt  ;  après  avoir  adoré  le  Sauveur  du 
monde,  il  offre  au  prêtre  son  coursier  et  heureux  de  le  voir 
accepté,  il  rejoint  ses  compagnons. 

Le  roi  du  jour,  près  d'achever  sa  carrière,  éclairait  l'univers 
de  ses  derniers  rayons.  Soudain,  les  portes  du' château  s'ouvrent 
sur  leurs  gonds  frémissants  ;  un  prêtre  entre  dans  la  cour  de 
l'antique  manoir,  conduisant  par  la  bride  un  superbe  coursier, 
le  même  qui  l'a  porté  à  travers  le  torrent;  il  vient,  plein  de 
reconnaissance,  le  rendre  au  maître  du  château.  Mais  celui-ci 
lui  dit  :  «  Loin  de  moi  de  reprendre  le  coursier  qui  porta  mon 
Sauveur;  il  ne  convient  pas  qu'il  serve  dorénavant  à  des  usages 
profanes.  Je  le  donne  à  l'église  du  Seigneur,  ainsi  que  le  champ 
attenant,  afm  que  vous  ne  soyez  plus  arrêté  par  aucun  torrent 
dans  l'exercice  de  votre  sublime  ministère.  »  Et  le  prêtre 
répondit  :  «  que  Dieu  vous  récompense,  noble  Seigneur,  du 
service  que,  d'un  cœur  généreux,  vous  avez  rendu  aujourd'hui 
au  ministre  de  son  culte  :  que  le  bonheur  vous  accompagne 
partout!  Ah,  mon  esprit  me  le  dit,  et  je  ne  me  trompe  pas  ; 
confiez  ce  secret  à  votre  cœur  fidèle  :  un  jour  la  couronne  du 
saint  empire  ceindra  votre  digne  front!...  » 

Qo  *  VoUaire,  par  le  comte  /.  de  Maistre.  (Soirées.) 

N'avez-vous  jamais  remarqué  que  l'anathème  divin  fut  écrit 
sur  son  visage?  Après  tant  d'années,  il  est  temps  encore  d'en 
faire  l'expérience.  Allez  comtempler  sa  figure  au  palais  de 
l'Ermitage...  Voyez  ce  front  abject  que  la  pudeur  ne  colora 
jamais,  ces  deux  cratères  éteints  où  semble  bouillonner  encore 
la  luxure  et  la  haine.  Cette  bouche,  —  je  dis  mal  peut-être, 
mais  ce  n'est  pas  ma  faute;  —  ce  rictus  épouvantable,  courant 
d'une  oreille  à  l'autre,  et  ces  lèvres  pincées  par  la  cruelle  ma- 
lice comme  un  ressort  prêt  à  se  détendre,  pour  lancer  le  blas- 
phème ou  le  sarcasme. 

Ne  me  parlez  pas   de  cet  homme,  je  ne  puis  en  soutenir 


—     Ô0!t     — 

ridée.  Ali  !  qu'il  nous  a  fait  de  mal  !  Semblable  à  cet  insecte,  le 
fléau  des  jardins,  qui  n'adresse  ses  morsures  qu'à  la  racine  des 
plantes  les  plus  précieuses,  Voltaire,  avec  son  aiguillon,  ne 
cesse  de  piquer  les  deux  racines  de  la  société,  les  femmes  et 
les  jeunes  gens;  il  les  imbibe  de  ses  poisons,  qu'il  transmet 
ainsi  d'une  génération  à  l'autre...  Avec  une  fureur  qui  n'a  pas 
d'exemple,  cet  insolent  blasphémateur  en  vient  ii  se  déclarer 
l'ennemi  personnel  du  Sauveur  des  hommes  ;  il  ose,  du  fond  de 
son  néant,  lui  donner  un  nom  ridicule;  et  cette  loi  adorable  que 
l'Homme-Dieu  apporta  sur  la  terre,  il  l'appelle  Vinfâmc!  Aban- 
donné de  Dieu,  qui  punit  en  se  retirant,  il  ne  connaît  plus  de 
frein.  D'autres  cyniques  étonnèrent  la  vertu,  Voltaire  étonne  le 
vice.  Il  se  plonge  dans  la  fange,  il  s'y  l'Oule,  il  s'en  abreuve  ;  il 
livre  son  imagination  à  l'enthousiasme  de  l'enfer,  qui  lui  prête 
toutes  ses  forces  pour  le  traîner  jusqu'aux  limites  du  mal.  Il 
invente  des  prodiges,  des  monstres,  qui  font  pâlir.  Paris  le 
couronna,  Sodome  l'eût  banni.  Profanateur  effronté  de  la  langue 
universelle  et  de  ses  plus  grands  noms,  le  dernier  des  hommes 
après  ceux  qui  l'aiment.  Gomment  vous  peindre  ce  qu'il  me  fait 
éprouver?  Quand  je  vois  ce  qu'il  pouvait  faire  et  ce  qu'il  a  fait, 
ses  inimitables  talents  ne  m'inspirent  plus  qu'une  espèce  de 
rage  sainte,  qui  n'a  pas  de  nom.  Suspendu  entre  l'admiration  et 
l'horreur,  quelquefois,  je  voudrais  lui  faire  élever  une  statue.... 
par  la  main  du  bourreau. 

lo  '  Faits  et  gestes  d'un  hanneton  et  cVitn  écolier  à  l'élude, 
par  Tuppfcr.  (Nouvelles  genevoises). 

C'était  le  temps  des  hannetons...  J'en  tenais  un  sous  un  verre 
renversé.  L'animal  grimpait  péniblement  les  parois,  pour  re- 
tomber bientôt  et  recommencer  sans  cesse  et  sans  fin.  Quel- 
quefois, il  retombait  sur  le  dos  :  c'est,  vous  le  savez,  pour  un 
hanneton  un  très-grand  malheur.  Avant  de  lui  porter  secours, 
je  contemplais  sa  longanimité  à  promener  lentement  ses  six 
bras  par  l'espace,  dans  l'espoir,  toujours  déçu,  de  s'accrocher 
à  un  corps  qui  n'y  est  pas.  «  C'est  vrai  que  les  hannetons  sont 
bûtes  !  »  me  disais-je. 

Le  plus  souvent,  je  le  tirais  d'aflaire  en  lui  présentant  le  bout 
de  ma  plume,  et  c'est  ce  qui  me  conduisit  à  la  plus  grande,  à  la 
plus  heureuse  découverte;  de  telle  sorte  qu'on  pourrait  dire 


_     370     — 

avec  Berquin  qu'une  bonne  action  ne  reste  jamais  sans  récom- 
pense. Mon  lianneton  s'était  accroché  aux  barbes  de  ma  plume, 
et  je  l'y  laissais  reprendre  ses  sens,  pendant  que  j'écrivais  une 
ligne,  plus  attentif  à  ses  faits  et  gestes  qu'à  ceux  de  Jules 
César,  qu'en  ce  moment  je  traduisais.  S'envolerait-il,  ou  des- 
cendrait-il le  long  de  la  plume?  A  quoi  tiennent  pourtant  les 
clioses  !  s'il  avait  pris  le  premier  parti,  c'était  fait  de  ma  décou- 
verte; je  ne  l'entrevoyais  même  pas.  Bien  heureusement,  il  se 
mit  à  descendre.  Quand  je  le  vis  qui  approchait  de  l'encre , 
j'eus  des  avant-coureurs,  j'eus  des  pressentiments  qu'il  allait  se 
passer  de  grandes  choses.  Ainsi  Colomb,  sans  voir  la  côte, 
pressentait  son  Amérique.  Voici  en  effet  le  hanneton  qui,  par- 
venu à  l'extrémité  du  bec,  trempe  sa  tarière  dans  l'encre.  Vite 
un  feuillet  blanc...  c'est  l'instant, de  la  plus  grande  attente! 

La  tarière  arrive  sur  le  papier,  dépose  l'encre  sur  la  trace,  et 
voici  d'admirables  dessins.  Quelquefois  le  hanneton,  soit  génie, 
soit  que  le  vitriol  inquiète  ses  organes,  relève  sa  tarière  et 
l'abaisse  tout  en  cheminant;  il  en  résulte  une  série  de  points, 
un  travail  d'une  délicatesse  merveilleuse.  D'autres  fois,  chan- 
geant d'idée,  il  se  détourne  ;  puis,  changeant  d'idée  encore,  il 
revient  :  c'est  un  S!...  A  cette  vue,  un  trait  de  lumière 
m'éblouit. 

Je  dépose  l'étonnant  animal  sur  la  première  page  de  mon 
cahier,  la  tarière  bien  pourvue  d'encre  ;  puis,  armé  d'un  brin  de 
paille  pour  diriger  les  travaux  et  barrer  les  passages,  je  le  force 
à  se  promener  de  telle  façon  ([u'il  écrive  lui-même  mon  nom! 
il  fallut  deux  heures  ;  mais  quel  chef-d'œuvre  ! 

La  plus  noble  conquête  que  l'homme  ait  jamais  faite,  dit 
Buffon,  c'est c'est  bien  certainement  le  hanneton! 

Pour  diriger  cette  opération,  je  m'étais  approché  du  jour. 
Nous  achevions  la  dernière  lettre,  lorsqu'une  voix  appela  dou- 
cement :  Mon  ami!  —  Je  regardai  dans  la  rue.  (Ici,  s'engage  un 
entretien.) 

Après  cet  entretien,  qui  m'avait  attiré  vers  la  fenêtre,  je 
retournai  à  mon  hanneton.  Je  suis  certain  que  je  dus  pâlir... 
J^e  mal  était  grand,  irréparable!  Je  commençai  par  saisir  celui 
(|ui  en  était  l'auteur,  et  je  le  jetai  par  la  fenêtre.  Après  quoi, 
j'examinai  avec  terreur  l'état  désespéré  des  choses. 

On  voyait  une  longue  trace  noire,  qui,  partie  du  chapitre 


—     571      — 

quatre  de  BcJlo  Crcdlico,  allait  droit  vers  la  marge  gauche  ;  Ih, 
l'animal,  trouvant  la  iranclie  trop  raide  pour  descendre,  avait 
rebroussé  vers  la  marge  de  droite  ;  puis,  étant  remonté  vers  le 
nord,  il  s'était  décidé  à  passer  du  livre  sur  le  rebord  de  l'en- 
crier, d'où,  par  une  pente  douce  et  polie,  il  avait  glissé  dans 
l'abîme,  dans  la  géhenne,  dans  l'encre,  pour  son  malheur  et 
pour  le  mien  ! 

Là,  le  hanneton,  ayant  malheureusement  compris  qu'il  se 
fourvoyait,  avait  résolu  de  rebrousser  chemin  ;  et,  en  deuil  de 
la  tète  aux  pieds,  il  était  sorti  de  l'encre,  pour  retourner  au 
chapitre  quatre  de  Bcllo  Galllco,  où  je  le  retrouvai  qui  n'y  com- 
prenait rien. 

C'était  des  pâtés  monstrueux,  des  lacs,  des  rivières  et  toute 
une  suite  de  catastrophes  sans  délicatesse,  sans  génie...  un 
spectacle  noir  et  affreux  !! 

Or,  ce  livre,  c'était  l'Elzévir  de  mon  maître,  Elzévir  in-quarto, 
Elzévir  rare,  coûteux,  introuvable,  et  commis  à  ma  responsa- 
bilité avec  les  plus  graves  recommandations.  Il  est  évident  que 
j'étais  perdu. 

8p  *    Un  songe,  par  .S.  Grégoire  de  Naziance. 

Un  songe  m'inspira  le  désir  de  vivre  de  la  vie  des  vierges. 
Pendant  mon  sommeil,  je  crus  voir  deux  jeunes  filles,  vêtues 
de  blanc,  qui  s'opprochèrent  de  moi  :  toutes  deux  belles,  de 
même  âge,  parées  de  leur  innocence  pour  tout  ornement;  — 
c'est  celui  qui  convient  le  mieux  aux  femmes.  L'or  et  les  dia- 
mants ne  ruisselaient  point  sur  leur  cou  ;  leurs  yeux  ne  bril- 
laient point  d'un  éclat  emprunté.  Leur  chevelure  blonde  ne 
s'épandait  pas  flottante  sur  leurs  épaules,  pour  jouer  avec  le 
zéphyr.  Un  ample  vêtement  les  couvrait  jusqu'aux  pieds;  leur 
front  et  leur  visage  étaient  cachés  sous  les  bandelettes  de  leur 
voile;  leurs  yeux  regardaient  la  terre.  Une  aimable  rougeur, 
autant  que  je  pus  distinguer  à  travers  le  voile,  couvrait  leur 
ligure.  Le  silence  tenait  leur  lèvres  closes,  comme  le  sont  les 
feuilles  de  la  rose,  lorsqu'elle  repose  encore  en  son  calice,  cou- 
vert de  la  rosée  du  matin.  A  leur  aspect  mon  cœur  tressaillit  ; 
car,  je  vis  bien  qu'elles  étaient  supérieures  à  la  condition  hu- 
maine. 

pour  elles,  elles  me  prodiguèrent  tour  à  tour  de  chastes  ca- 


—     57-2     - 

resses,  comme  si  j'eusse  été  le  fils  bien-aimé  de  Tune  et  de 
l'autre.  Et  comme  je  leur  demandais  leur  nom  :  (<  —  je  suis  la 
Virginité,  dit  l'une  d'elles;  je  suis  la  Sagesse,  dit  l'autre.  Amies 
du  Ghrist-Roi,nous  goûtons  dans  le  ciel  l'inaltérable  félicité  des 
anges.  Courage  donc,  ù  mon  fils!  unis  ton  cœur  à  notre  cœur, 
ton  esprit  à  notre  esprit,  tes  biens  à  nos  biens,  afin  que  nous 
puissions  te  transporter  brillant  de  lumière  à  travers  les  cieux, 
et  te  déposer  aux  pieds  rayonnants  de  l'immortelle  Trinité...  » 
A  ces  mots,  elles  disparaissent  dans  l'espace,  et  mon  œil  les 
suit  en  vain.  Ce  n'était  qu'un  songe. 

9"  '  Etudes  de  l'écolier  à  sa  feucivc,  par  Tôppfer. 

La  fenêtre  !  c'est  le  vrai  passe-temps  d'un  étudiant  ;  j'entends 
d'un  étudiant  appliqué,  je  veux  dire  qui  ne  hante  ni  les  cafés  ni 
les  vauriens.  Oh!  le  brave  jeune  homme!  il  fait  l'espoir  de  ses 
parents,  qui  le  savent  rangé,  sédentaire;  et  ses  professeurs, 
ne  le  voyant  ni  fréquenter  les  promenades,  ni  cavalcader  dans 
les  places,  ni  jouer  aux  tables  d'écarté,  se  plaisent  à  dire  qu'il 
ira  loin,  ce  jeune  homme-là.  En  attendant,  lui  ne  bouge  de  sa 
fenêtre. 

Lui...  c'est  donc  moi,  modestie  à  part.  J'y  passe  mes  jour- 
nées, et  si  j'osais  dire...  Non,  jamais  mes  professeurs,  jamais 
Grotius,  Puffendorf,  ne  m'ont  donné  le  centième  de  l'instruction 
que  je  hume  de  là,  rien  qu'à  regarder  dans  la  rue. 

Toutefois,  ici  comme  ailleurs,  on  va  par  degrés.  C'est  d'abord 
simple  flânerie  récréative.  On  regarde  en  l'air,  on  fixe  un  fétu, 
on  souffle  une  plume,  on  considère  une  toile  d'arraignée,  ou 
l'on  crache  sur  un  certain  pavé.  Ces  choses  là  consument  des 
heures  entières,  en  raison  de  leur  importance. 

...Dans  la  rue,  spectacle  toujours  divers,  toujours  nouveau  : 
gentilles  laitières,  graves  magistrats,  écoliers  polissons  ;  chiens 
qui  grognent  ou  jouent  follement;  bœufs  qui  mâchent,  re- 
mâchent le  foin,  pendant  que  leur  maître  est  à  boire.  Et,  s' 
vient  la  pluie,  croyez-vous  que  je  perde  mon  temps  ?  Jamais  je 
n'ai  tant  à  faire.  Voilà  mille  petites  rivières  qui  se  rendent  au 
gros  ruisseau,  lequel  s'emplit,  se  gonfle,  mugit,  entraînant  dans 
sa  course  des  déliris,  que  j'accompagne  chacun  dans  ses  bonds 
avec  un  merveilleux  intérêt.  Ou  bien  quelque  vieux  pot  cassé, 
ralliant    ses    fuyards    derrière   son   large   ventre ,   entreprend 


d'arrêter  la  l'iireur  du  torrent  :  cailloux,  ossements,  copeaux, 
viennent  grossir  son  centre,  étendre  ses  ailes;  une  mer  se 
l'orme  et  la  lutte  commence.  Alors,  la  situation  devenant  dra- 
matique au  plus  haut  degré,  je  prends  parti,  et  presque  toujours 
pour  le  pot  cassé;  je  regarde  au  loin  s'il  lui  vient  des  renforts, 
je  tremble  pour  son  aile  droite  qui  plie,  je  frémis  pour  laile 
gauche  déjà  minée  par  un  filet...  tandis  que  le  brave  vétéran, 
entouré  de  son  élite,  tient  toujours,  quoique  submergé  jusqu'au 
front.  Mais,  qui  peut  lutter  contre  le  ciel?  La  pluie  redouble  ses 
fureurs,  et  la  débâcle...  Une  débâcle!  Les  moments  qui  pré- 
cèdent une  débâcle,  c'est  ce  que  je  connais  de  plus  exquis  en 
faits  de  plaisirs  innocents...  Et  ce  n'est  là  qu'une  petite  partie 
des  merveilles  qu'on  peut  voir  de  ma  fenêtre. 

lOo  *  La  levrette,  par  Lamartine. 

Je  me  souvien 
It'avoir  eu  pour  ami,  dans  mon  enfance,  un  chien, 
Une  levrette  blanche,  au  museau  de  gazelle, 
Au  poil  onde  de  soie,  au  cou  de  tourterelle, 
A  l'œil  profond  et  doux  comme  un  regard  humani  ; 
Elle  n'avait  jamais  mangé  que  dans  ma  main, 
Répondu  qu'à  ma  voix,  couru  que  sur  ma  trace. 
Dormi  que  sur  mes  pieds,  ni  flairé  que  ma  place; 
Ouand  je  sortais  tout  seul  et  qu'elle  demeurait, 
Tout  le  temps  que  j'étais  dehors,  elle  pleurait; 
Pour  me  voir  de  plus  loin  aller  ou  reparaître, 
Elle  sautait  d'un  bond  au  bord  de  ma  fenêtre, 
Et,  les  deux  pieds  collés  contre  les  Iroids  carreaux, 
Regardait  tout  le  jour  à  travers  les  vitraux, 
(lu  parcourant  ma  chanbre,  elle  y  cherchait  encore 
La  trace,  l'ombre  au  moins  du  maître  qu'elle  adore. 
Le  dernier  vêtement  dont  je  m'étais  couvert. 
Ma  plume,  mon  manteau,  mon  livre  encore  ouvert, 
Et,  l'oreille  dressée  au  vent  pour  mieux  m'entend  re> 
Se  couchant  à  côté,  passait  l'heure  à  m'attendre; 
Dès  que  sur  l'escalier  mon  pas  retentissait, 
Le  fidèle  animal  à  mon  bruit  s'élançait, 
Se  jetait  sur  mes  pieds  comme  sur  une  proie, 
M'enfermait  en  courant  dans  des  cercles  de  joie. 


Me  suivait  dans  la  chambre  au  pied  de  mon  (autonil. 
Paraissant  endormi,  me  surveillait  de  l'cril.... 

M"  '  La  vache,  par   Victor  Hucjn. 

Devant  la  blanche  ferme  où  parfois  vers  midi, 
Un  vieillard  vient  s'asseoir  sur  le  seuil  attiédi, 

.  Où  cent  poules  gaiment  mêlent  leurs  crêtes  rouLies, 
Où,  gardiens  du  sommeil,  les  dogues  dans  leurs  bouges 
Ecoutent  les  chansons  du  gardien  du  réveil, 
Du  beau  coq  vernissé,  qui  reluit  au  soleil. 
Une  vache  était  là  tout  h  l'heure  arrêtée, 
Superbe,  énorme,  rousse  et  de  blanc  tachetée; 
Douce  comme  une  biche  avec  ses  jeunes  faons, 
Elle  avait  sous  le  ventre  un  beau  groupe  d'enfants, 
D'enfants  aux  dents  de  marbre,  aux  cheveux  en  broussailles, 
Frais  et  plus  charbonnés  que  de  vieilles  murailles, 
Qui,  bruyants,  tous  ensemble,  à  grands  cris  appelant 
D'autres,  qui,  tout  petits  se  hâtaient  en  tremblant, 

'  Dérobant  sans  piété  quelque  laitière  absente, 
Sous  leur  bouche  joyeuse  et  peut-être  blessante, 
Et  sous  leurs  doigts  passant  le  lait  par  mille  trous, 
Tiraient  le  pis  fécond  de  la  mère  au  poil  roux. 
Elle,  bonne  et  puissante,  et  de  son  trésor  pleine, 
Sous  leurs  mains,  par  moments,  faisant  frémir  à  peine 
Son  beau  flanc  plus  ombré  qu'un  flanc  de  léopard. 
Distraite,  regardait  vaguement  quelque  part. 
Ainsi  Nature 

Nous  indiquerons  ici  quelques  descriptions  que  les  élèves 
liront  avec  fruit  dans  leurs  auteurs  classiques. 

Homère.  Iliade.  Liv.  III,  combat  de  Paris  et  de  Ménélas, 
v.  314-368.  —  Combat  des  Grecs  et  des  Troyens,  IV,  v.  442-ad 
finem.  —  Le  char  de  Junon,  V,  v.  720-732;  le  bouclier  de  Mi- 
nerve, V.  738-744.  —  Combat  d'Ajax  et  de  Hector,  VII,  v.  20C- 
312.  —  Un  ouragan,  XII,  v.  251-264.  —  Combat  d'IIélenus  avec 
Ménélas,  XIII,  v.  580-GOO.  —  Le  Bouclier  d'Achille,  XVIII, 
V.  478-608.  -  Combat  d'Enée  et  d'Achille,  XX,  v.  156-339.  — 
Combat  des  dieux  dans  les  plaines  d'Ilion,  XXI,  v.  383-489.  — 
Combat  d'Hector  et  d'Achille,  XXII,  v.  224-386.—  Jeux  en  l'hon- 
neur de  Patrocle,  XXIII,  v.  257-ad  flnem. 


Odyssée.  Description  de  la  grotte  de  Calypso,  Y,  v.  35-74.  — 
Palais  d'Alcinoiis,  YII,  v.  84-132.  —  Jeux  donnés  par  Alci- 
nutis,  VIII,  V.  90-348.  —  Le  golfe  de  Phorcys,  XIII,  v.  OG-lPi. 

Virgile.  Géorg.  Une  tempête,  I,  v.  3iG-334.  —  Eloge  de 
l'Italie,  II,  V.  135-17G;  bonheur  de  la  vie  champêtre,  v.  458-ad 
finem.  —  Peste  parmi  les  troupeaux  en  automne,  III,  v.  478- 
ad  finem.  (Ovide,  même  sujet,  Métamorphoses,  VII,  v/518). 

Enéide.  Une  tempête,  I,  v.  81-147  ;  un  port,  v.  159-1G8.  — Un 
orage,  III,  v.  192-208-,  éruption  de  l'Etna,  v.  570-583;  portrait 
de  Polyphème,  v.  G55-G75.  —  La  renommée,  IV,  v.  173-189; 
l'Atlas,  V.  24G-251  ;  la  nuit,  v.  522-529.  —  Funérailles  deMisène, 
VI,  V.  212-235  ;  l'Averne,  v.  237-242,  Tout  le  reste  du  livre  est 
descriptif  :  le  vestibule  des  enfers,  Garon,  Cerbère,  le  palais  de 
Pluton,  le  Tartare,  l'Elysée,  les  portes  des  songes.  —  Au 
livre  VII  :  le  palais  de  Latinus,  v.  170-191  ;  portrait  d'Alecto, 
V.  324-329  ;  la  vallée  d'Arasancte,  v.  5G3-571  ;  armure  de  Turnus, 
V.  783-792;  portrait  de  Camille,  v.  803-ad  finem.  VIII,  antre  de 
Cacus,  V.  190-197;  les  forges  des  Cyclopes,  v.  41G-423;  les 
armes  et  le  bouclier  d'Enée,  v,  61G-ad  finem  ;  le  casque  d'Enée, 
V.  270-275  ;  combat  entre  Mézence,  Enée  et  Lausus,  v.  768-825. 
—  XI,  l'armure  de  Turnus,  v.  486-490;  l'armure  de  Chlorée, 
V.  768-777.  —  XII,  combat  singulier  entre  Enée  et  Turnus 
V.  G99-ad  finem. 

Ovide.  Métam.  Description  du  déluge,  I,  v.  2G2-317.  —  Com- 
bat de  Persée  contre  les  Céphéniens,  V.  v.  1-73.  Description  de 
la  peste,  VII,  v.  523-581.  —  Description  d'une  famine,  VIII, 
V.  788-813.  Combat  d'Hercule  avec  Achéloiis,  IX,  v.  35-61.  — 
Une  tempête,  XI,  v.  478-572. 

Télémaque.  Grotte  de  Calypso,  un  repas,  I.  —  L'Egypte,  por- 
trait de  Termosiris,  II.  Pygmalion,  III.  —  La  Béthique,  VIII.  — 
Les  obsèques  d'Hippias,  XVII.  —  La  caverne  Achérontia,  Pluton, 
le  Tartare,  XVIII.  —  Les  champs  Elysées,  XIX.  —  Voyez  les 
exemples  cités  à  l'article  du  Sublime,  de  la  Ballade,  du  Conte, 
etc. 

*  Remarque. 

Au  dix-huitième  siècle  la  poésie  descriptive  s'était  soudaine- 
ment développée.  L'amour  de  la  campagne,  des  bergers  et  des 
bergères  était  devenu  général,  mais  ne  produisit  que  des 
œuvres    froidement    méthodiques.     Lamartine,    chassant  les 


-     Ô7G     — 

nymphes  et  les  Sylvains,  introduisit  dans  le  paysage  les  deux 
acteurs  qui  lui  donnent  sa  valeur  morale  et  sa  sublimité, 
l'homme  et  Dieu,  qu'on  en  avait  écartés  systématiquement. 
Malheureusement  on  a  fait,  dans  ces  dernières  années,  un  abus 
excessif  de  la  description,  et  souvent  l'imitation  ingénieuse 
tâche  de  suppléer  à  la  stérilité  de  l'esprit  et  du  cœur. 

*  Parmi  les  poètes  modernes  qui  se  sont  distingués  dans  le 
genre  descriptif  citons  : 

*  Chez  les  Français  :  Joseph  Michaud  (1767-1839),  de  l'acadé- 
mie auteur  du  Printemps  d'un  proscrit^  en  6  chants  (1803),  com- 
posé par  l'auteur  en  exil.  On  y  rencontre  des  scènes  touchantes, 
des  tableaux  charmants  et  des  descriptions  marquées  au  coin 
du  bon  goût.  La  versification  est  soignée  et  facile. 

*  Boisjolin  (J.-F.-M.  Vielh  de),  né  en  1763,  auteur  du  poème 
les  Fleurs,  et  des  traductions  heureuses  de  la  Forât  de  Windsor 
de  Pope  et  de  la  Pèche  de  Thompson. 

*  François  Andrieux  (1759-1834),  de  l'académie,  auteur  d'un 
grand  nombre  de  comédies,  d'une  tragédie,  de  contes  et  de 
fables,  se  distingue  par  son  talent  de  narrer  et  de  décrire.  Son 
style  est  pur,  naturel,  gracieux,  mais,  malheureusement,  un 
peu  empreint  de  cet  esprit  voltairien  qui,  de  nos  jours,  est 
heureusement  passé  de  mode. 

*  Saint-Lambert  (François,  marquis  de),  (1717-1803),  auteur 
de  :  Poésies  fugitives,  le  Matin  et  le  Soir,  Contes  en  prose.  Fables 
orientales  et  les  Saisons,  (1765).  Ce  livre,  quoique  froid  et  mono- 
tone, renferme  des  peintures  élégantes,  et  se  place  parmi  les 
meilleurs  poèmes  descriptifs.  La  versification  en  est  médiocre, 
et  les  maximes  de  l'auteur  sont  généralement  dangereuses.  Il 
était  de  l'académie. 

*  Bernis{F.-h  de  Pierres  de),  (1715-1794),  de  facadémie,  auteur 
de  beaucoup  de  poésies  fugitives,  remplies  d'affectation  et  de 
figures.  Le  palais  des  Heures  ou  les  quatre  parties  du  jour  ren- 
ferment quelques  belles  descriptions.  Un  poème  sérieux,  la 
Pieligion  vengée,  ne  fut  publié  qu'après  la  mort  de  l'auteur. 
Voyez  p.  383. 

*  Bernardin  de  Saint-Pierre ,  dont  nous  avons  parlé,  s'est 
attaché  à  peindre  la  nature  dans  ses  Etudes  de  la  nature  (1784) 
et  ses  Harmonies  de  la  nature  {1190);  il  y  a  réussi  comme  poète, 
mais  nullement  comme  savant.  De  plus,  ses  ouvrages,  remplis 


-     377     — 

d'imagination  et  de  sentiment,  sont  vide^^  de  principes  solides 
et  de  religion  positive.  Yoy.  p.  331. 

*  Fontanes,  dont  nous  avons  parlé  p.  152,  auteur  du  poème 
le  Verger,  et  de  celui  de  V Astronomie  qui  renferme  de  brillants 
morceaux. 

'  Chrnedollc{\.  p.  383).  Auteur  du  (/('nie  Je  r/iom)»<?  (où  il  com- 
bat le  contrat  social  de  J.  J.  Rousseau)  et  de  plusieurs  petits 
poèmes  descriptifs,  le  dernier  Jour  de  la  moisson,  la  Gelée  d'Avril, 
le  Clair  de  lune  de  Mai  petit  chef-d'œuvre  de  calme  et  de  molle 
rêverie.  Ses  vers  sont  bien  faits. 

/.  /.  Ampère,  célèbre  par  son  érudition,  a  décrit  poétique- 
ment ses  nombreux  voyages  d'une  manière  pittoresque. 

'  Joseph  Autran,  né  à  Marseille,  1813,  est  essentiellement  un 
poète  descriptif.  Il  est  surtout  célèbre  comme  poète  de  la  mer. 
Il  publia  la  Me»- (1835), Poèmes  de  la  mer  (1840),  et  dans  le  genre 
champêtre.  Laboureurs  et  soldats  (1854),  la  Vie  rurale  (1850), 
Epîtres  rustiques  (iSGl),  Paraboles  de  Salomon  (1868),  la  Légende 
des  Paladins  {[815).  Dans  ses  Poésies  de  la  mer,  il  décrit  surtout 
le  sort  des  marins  et  des  pêcheurs,  comme  dans  la  Vie  rurale 
il  dépeint  les  impressions  changeantes  de  la  vie  rustique.  Cinq 
mille  exemplaires  de  ce  poème  s'écoulèrent  en  quelques  se- 
maines. Aussi  voulut-il  pour  épitaphe  :  Exallavit  humilcs. 

'  Nicolas  Martin,  né  à  Bonn  en  1814,  passa  sa  jeunesse  dans 
les  Flandres  et  devint,  comme  il  dit,  un  poète  allemand  pour  un 
quart,  flamand  pour  un  autre  quart  et  français  pour  le  reste. 
Ses  prosaïques  occupations  de  visiteur  des  douanes  sur  la  fron- 
tière de  Belgique  ne  purent  amortir  en  lui  l'ardeur  poétique 
qu'entretenait  surtout  sa  correspondance  avec  Karl  Simrok  de 
Bonn,  le  traducteur  des  Nicbclungcn.  En  1837  Martin  publia  son 
poème  d'Ariel,  suivi  d'année  en  année  de  plusieurs  autres,  parmi 
lesquels  le  Presbytère  (1856),  épopée  domestique,  «  un  vrai  chef- 
d'œuvre  de  poésie  moderne  et  de  style  tempéré  »  fCuvillicr- 
FleuryJ  qui  dépeint  le  curé  de  campagne  par  les  côtés  les  plus 
aimables,  les  plus  sympathiciues  et  même  les  plus;  gais. 

*  Auguste  Lacaussade  (1817)  célèbre  les  richesses  luxurieuses 
de  l'Ile  Bourbon,  son  pays  natal,  à  la  manière  de  Lamartine, 
dans  son  livre,  Poèmes  et  paysages.  Comme  son  maître,  il  aime 
le  vague  des  idées  et  l'incertitude  de  l'expression.  Voyez  p.  174. 

*  Ernest  Prarond  (1821)  s'est  essayé  dans  tous  les  genres  el  a 


—      o7H      — 

traité  iivec  certain  succès  la  poésie  dcsCfiptive  dans  Ica  Vyrc- 
nées,  paysarjes  et  impressions. 

*  Leconte  de  Lislc  {\820)  est  le  meilleur  poète  descriptif  de  son 
époque.  Ses  Poèmes  barbares  et  ses  Poèmes  antiques  ont  pour  but 
de  montrer  les  manières  diverses  suivant  lesquelles  l'homme 
adora  l'Etre  suprême  et  comprit  la  beauté,  sous  tous  les  climats 
et  dans  tous  les  temps.  Malheureusement  la  perfection  de  la 
forme  ne  peut  dédommager  le  lecteur  du  malaise  que  lui  cause 
une  poésie  sans  amour  et  sans  foi,  parsemée  de  paradoxes  et 
de  blasphèmes.  Lcconte  est  surtout  grand  peintre  d'animaux. 

*  André  Lcmoyne  (1822)  de  Saint-Jean  d'Angely,  d'avocat  de- 
venu ouvrier  typographe  par  suite  de  la  révolution  de  1848, 
traite  le  paysage  en  véritable  peintre.  Amoureux  de  la  forme 
jusqu'à  l'excès,  poète  du  détail  jusqu'au  scrupule,  il  met  un 
soin  minutieux  à  ciseler  ses  hémistiches  et  à  poursuivre  la  na- 
ture même  dans  l'infiniment  petit.  Il  se  préoccupera  «  des 
larges  papillons  jaunes  striés  de  noir.  »  Ses  paysages  ont  le  tort 
de  ne  présenter  l'homme  que  d'une  façon  toute  secondaire.  Il  a 
publié  Us  Fioscs  d'Antan  (1860),  les  Charmeuses  (1870),  Paysages 
de  mer  (187C),  Légendes  des  bois  et  Chansons  marines  (1878).  Ce  qui 
manque  à  ce  poète  c'est  le  cœur  et  l'âme. 

*  André  Theuriet  né  en  1833,  est  un  paysagiste  d'une  école 
toute  opposée  de  celle  du  précédent.  Lui,  observe  surtout  la 
nature  dans  ses  affinités  avec  le  cœur  de  l'homme.  Il  publia  le 
Chemin  des  bois  (1867)  dont  la  lecture  produit  un  certain  froid 
par  l'absence  de  l'impression  religieuse.  En  1874  parut  le  re- 
cueil le  Bleu  et  le  Noir,  poèmes  de  la  vie  réelle.  Le  meilleur  charme 
de  la  poésie  de  l'auteur,  c'est  qu'elle  est  profondément  sentie. 
Malheureusement  tout  n'est  pas  également  édifiant.  A  côté  dé 
belles  poésies,  chastes,  lumineuses,  élevées,  se  rencontre  la 
peinture  d'amours  constamment  païennes.  De  temps  en  temps 
une  pensée  chrétienne  vient  éclairer  l'œuvre  du  poète,  comme 
dans  Parce,  Domine,  et  dans  la  Prière  dans  les  bois. 

*  Achille  Millien,  né  en  1838,  a  mieux  compris,  que  ses  émules, 
les  charmes  de  la  nature,  oii  son  âme  découvre  sans  cesse  le 
souffle  de  Dieu.  Les  paysages  du  poète  parlent  au  cœur  en 
môme  temps  qu'ils  s'offrent  au  regard.  Malheureusement  la 
forme  n'est  pas  toujours  à  la  hauteur  de  la  pensée.  Les  images 
sont  souvent  mal  rendues,  le  ton  poétique  ne  se  soutient  pas, 


-      57!)      — 

el  les  tableaux  sont  parfois  peints  avec  trop  de  détails  minu- 
tieux. Nous  avons  de  lui,  Premicres  poésies  (1859-1803),  Nouvelle.^ 
poésies  {[SOA-i 81 '^)  qui  renferment  des  Léijcndes.  Presque  toutes 
les  pièces  de  ces  recueils  s'inspirent  de  l'amour  des  champs  el 
des  mœurs  rustiques.  Son  dernier  ouvropce  Poc^ncs  cl  Soum-t.-< 
(1879)  montre  que  la  poésie  pédestre  et  badine  ne  convient  pas 
à  son  talent.  En  résumé,  la  noblesse  de  sentiment  est  le  carac- 
tère distinctif  des  œuvres  poétiques  de  Millien. 

*  Jean  Aicard,  né  en  1848,  le  délicat  auteur  de  la  Chanson  de 
l'enfant,  a  révélé  de  remarquables  qualités  descriptives  dans 
les  Poèmes  de  Provence,  couronnés  par  l'académie  en  1874.  Ses 
descriptions  ont  à  la  fois  l'éclat  et  la  vie.  Il  sait  unir  à  l'amour 
serein  de  l'idéal,  le  sentiment  exact  de  la  réalité.  Il  a  publié 
encore  diverses  compositions  dans  le  Parnasse  contemx)orain , 
telles  que  les  Glaneuses  de  la  Camargue,  poème  empreint  d'une 
tristesse  profondément  sentie. 

'  En  Angleterre,  Pope  :  la  forêt  de  Windsor.  —  Tliomson  (1700- 
1748),  poète  écossais,  célèbre  par  son  poème  des  Saisons,  publié 
d'abord  par  chants  séparés  :  l'Hiver  {il 2G),  rzî'fé  (1727),  le  Prin- 
temps (1728),  puis  tout  entier  (1730).  C'est  un  modèle  du  genre 
réunissant  la  variété  et  la  vérité,  l'imagination  el  le  sentiment. 
On  a  de  lui  encore  deux  autres  poèmes  didactiques  :  la  Liberté 
el  le  Château  de  l'Indolence.  Il  composa  trois  tragédies,  Sojjho- 
nistes,  Agamemnon,  Tancréde  et  Sigismond,  et  des  poésies  di- 
verses, qui  n'ont  guère  contribué  à  sa  gloire  poétique. 

*  En  Allemagne  Opitz  :  Zlatna,  le  Vésuve.  —  Ilalter  :  les  Alpes.  — 
Kleisti  :  le  Printemps.  —  Zachariœ  :  les  Parties  du  jour. 

*  En  Néerlandc,  Ant.  Van  der  Goes  (1G47-1G84)  :  l'Yslroom.  — 
A'i'c.  vayi  ^yinler  (1718-1795)  :  les  Saisons,  Amstelstroom. 

Nous  parlerons  dans  le  cbapître  suivant  des  autres  poètes 
qui  se  sont  distingués  dans  la  poésie  descriptive. 


-     380     — 

CHAPITRE  IV. 

Poésie  didactique. 

Quoique  le  but  immédiat  du  poêle  soit  de  toucher  et  de plaive, 
il  peut  et  il  doit  même  avoir  pour  but  final  d'ctve  utile.  (Pre- 
mière partie,  chap.  IX).  Dans  aucun  genre  de  poésie,  ce  but 
d'utilité  ne  se  manifeste  plus  sensiblement  que  dans  la  poésie 
didactique.  Ici,  le  poète  se  propose  spécialement  d'instruire  et 
il  n'a  recours  aux  beautés  et  aux  charmes  de  la  poésie  que 
pour  faire  passer  plus  facilement  et  plus  sûrement  ses  leçons 
dans  l'esprit  du  lecteur.  Il  y  paraît  donc  sous  deux  faces  :  il  y. 
est  homme  de  science  par  le  fond  des  matières  qu'il  traite;  il 
y  est  poète  par  les  images,  les  sentiments,  qu'il  y  mêle. 
Comme  homme  de  science,  il  veut  instruire;  comme  poète,  il 
veut  toucher. 

Nous  appelons  poésie  didactique  {^ioûgym,  enseigner)  celle 
qui  expose  des  vérités,  des  principes,  des  préceptes,  — 
celle  qui  critique  les  vices,  les  défauts,  corrige  les  mœurs, 
—  mais  dans  un  style  poétique,  propre  h  frapper  l'imagina- 
lion  et  à  toucher  le  cœur. 

Pour  que  le  poète  didactique  atteigne  le  but  qu'il  se 
propose,  pour  qu'il  instruise  en  touchant,  il  faut  1^'  que  la 
matière  choisie  ait  de  l'intérêt,  et  qu'elle  mérite  de  fixer 
l'attention;  2"  qu'elle  soit  susceptible  d'être  développée  poé- 
tiquement, c'est-à-dire,  qu'elle  puisse  s'adresser  au  sentiment 
et  à  l'imagination. 

Nous  rapportons  au  genre  didactique  :  1"  le  Poème  didac- 
tique proprement  dit,  2°  la  Satire  et  la  Parodie,  3"  VEpitre, 
A"  YEpigramme  et  VEpitaphe. 

ARTICLE  PREMIER. 
Du  poème  didactique. 

Le  poème  didactique  est  un  poème  régulier  qui  expose, 
avec  une  cejlaine  étendue  et  dans  une  diction  poétique,  des 


—     5SI      — 

vérités,  des  idées  générales,  des  préceptes,  des  principes, 
afin  d'instruire  le  lecteur. 

Les  sujets  que  le  poète  peut  y  traiter  étant  fort  variés,  on 
peut  diviser  les  poèmes  didactiques  ;  1"  en  poèmes  didactiques 
philosophiques,  qui  ont  surtout  pour  sujet  des  vérités  morales, 
comme  Vexistence  de  Dieu,  ^immortalité  de  rame,  la  vérité  de 
la  religion,  la  liberté  de  l'homme,  la  vertu,  le  vice,  etc.  2''  en 
poèmes  didactiques  scientifiques,  qui  roulent  sur  les  sciences 
et  les  arts,  comme  la  peinture,  l'agriculture,  la  poésie,  l'élo- 
quence, l'histoire  naturelle,  l'astronomie,  etc. 

Le  mérite  principal  du  poème  didactique  consiste  dans  la 
justesse  des  pensées,  dans  la  solidité  des  principes,  dans  la 
convenance,  la  clarté  des  explications  et  des  exemples.  Il  y 
faut  en  outre  un  certain  ordre,  quoique  sous  une  forme  moins 
rigoureuse  qu'en  prose  ;  toujou'rs  est-il  nécessaire  qu'on  aper- 
çoive la  suite  et  l'enchaînement  des  idées.  Comme  partout, 
l'unité  y  est  de  rigueur. 

11  est  inutile  d'averlif  que  le  p.oème  didactique  n'est  pas  en- 
nemi des  ornements  poétiques.  Le  poète  aura  au  coutraire  soin 
d'embellir  son  sujet,  qui  de  sa  nature  est  sec,  aride  et  mono- 
tone; de  délasser  l'esprit  du  lecteur  par  des  descriptions  gra- 
cieuses, des  tableaux  intéressants,  des  images  brillantes  et 
par  des  épisodes  agréables,  mais  toujours  liés  à  la  matière 
qu'il  traite.  Il  convient  qu'on  s'aperçoive  partout  qu'il  ne  con- 
naît pas  seulement  la  vérité,  mais  qu'il  la  sent  fortement  ;  et, 
lorsque  le  sujet  se  prête  au  sentiment,  le  poète  peut  se  livrer  à 
ses  émotions  et  produire  des  scènes  très-lyriques,  très-tou- 
chantes. Toutefois,  il  doit  prendre  garde  de  prodiguer  les  orne- 
ments poétiques  jusqu'à  obscurcir  et  cacher  en  quelque  sorte 
les  idées  ;  de  poursuivre  trop  les  images  et  les  allégories  ;  de 
persister  trop  longtemps  dans  le  ton  lyrique  ;  d'entremêler  son 
sujet  d'épisodes  trop  nombreux  ou  trop  longs. 

Si,  d'une  part,  le  poète  doit  éviter  d'être  trop  poète,  il  doit, 
de  l'autre,  se  garder  d'être  trop  philosophe,  c.-à.-d.,  d'emprun- 
ter à  la  science  ou  à  l'art  non  seulement  la  matière,  mais  aussi 


-     3.S-2     - 

la  forme,  le  langage;  d'expliquer,  lorsqu'il  doit  décrire;  de  se 
servir  d'expressions  abstraites,  au  lieu  de  recourir  à  des  noms 
individuels,  à  des  images,  à  des  métaphores;  de  s'attacher  à 
un  ordre  trop  rigoureux  et  trop  scrupuleux,  qui  rappelle  trop 
les  divisions  logiques  ;  de  démontrer  les  vérités,  plus  par  des 
preuves  sèches  et  subtiles  que  par  des  inductions,  des  analo- 
gies, le  contraire  ou  l'expérience.  La  démonstration  par  apa- 
gogie  est  d'un  effet  extrêmement  poétique  :  elle  montre  dans 
Topinion  contraire  une  absurdité  que  personne  n'aime  à  se  voir 
attribuer.  Le  poème  de  la  religion  peut  servir  d'exemple. 

Poêles  didactiques  du  premier  genre. 

Chez  les  Grecs,  Hésiode  (800  av.  J.-C.)  :  la  Théogonie.  C'est  un 
IVagment  sur  la  généalogie  des  dieux  et  sur  leurs  combats.  Il 
y  règne  une  imagination  exaltée  qui  produit  des  tableaux 
gigantesques.  C'est  du  reste  le  plus  ancien  monument  que  nous 
ayons  de  la  mythologie  grecque. 

Chez  les  Romains,  Ovide  :  les  Métamorphoses,  en  15  livres, 
poème  qui  expose  en  vers  très-élégants  une  grande  partie  de 
l'ancienne  mythologie.  —  Les  Fastes,  en  6  livres  :  c'est  une 
espèce  de  calendrier,  où  sont  décrites  les  fêtes  religieuses  que 
les  Romains  célébraient  depuis  le  mois  de  janvier  jusqu'au  mois 
de  juin,  et  que  le  poète  a  entremêlées  d'intéressantes  narra- 
tions. On  ne  peut  mettre  que  des  extraits  de  ces  productions 
entre  les  mains  de  la  jeunesse.  Elles  renferment  trop  de  ta- 
bleaux impurs. 

Lucrèce  (95  av.  J.-G.)  :  De  Rerum  natura  (de  la  nature  des 
choses),  en  5  livres.  Ce  poème  est  une  exposition  poétique  du 
système  d'Epicure;  il  est  écrit  en  vers  élégants,  et  renferme 
des  descriptions  très-gracieuses.  C'est  un  assemblage  d'erreurs 
quelquefois  brillantes. 

Chez  les  Anglais,  Pope  :  Essai  sur  l'Iiomme.  Ce  poème  est  le 
chef-d'œuvre  de  Pope  et  le  fondement  de  sa  réputation.  Le 
style  en  est  rapide  et  vigoureux,  noble,  facile,  varié,  sans  être 
enflé  ni  recherché.  On  peut  cependant  reprocher  à  l'auteur  des 
répétitions,  des  descriptions  trop  diiïuses  et  des  principes  trop 
favorables  h  l'irréligion. 

Young  (1682-1765)  :  lesSuils  ou  Considérations  sur  l'instabilité 


des  choses  humaines,  SU)' la  corruption  de  l'homme  et  sur  l'imiiwr- 
talitê.  Cet  ouvrage  révèle  des  sentiments  profonds,  des  pensées 
fortes,  une  imagination  liardie,  féconde,  brillante.  Le  style  est 
riche  et  vigoureux,  quelquefois  outré  et  peu  correct,  trop  sou- 
vent allégorique,  et  par  là  ennuyeux  et  fatigant.  On  y  ren- 
contre des  répétitions,  quelques  déclamations  contre  le  pape, 
un  goût  prédominant  pour  les  sujets  sombres  et  lugubres. 

Chez  les  Français  :  De  Polignac  (lGGl-1741),  (^ui  combatlit  dans 
son  Anti-Lucrèce  les  principes  d'Epicure,  clianlés  par  le  poète 
latin.  Ce  poème,  écrit  dans  une  latinité  facile  et  coulante,  dans 
une  diction  claire  et  fleurie,  contient  des  pensées  saines  et 
solides,  des  raisonnements  simples,  convaincants,  de  sorte 
que  l'auteur  pouvait  dire  avec  raison  :  Eloquio  victi,  rc  vincimus 
ipsâ. 

Louis  Racine  :  la  Religion,  poème  en  G  chants  ;  la  Grâce,  poème 
en  4  chants.  Ce  qu'on  peut  louer  dans  le  premier  de  ces  deux 
poèmes,  c'est  la  justesse  du  dessin,  la  disposition  des  parties, 
la  vérité  des  couleurs,  le  ton  noble,  la  versification  exacte,  le 
style  pure  et  élégant.  Mais,  les  tours  sont  trop  peu  nombreux, 
trop  peu  variés  ;  par  là,  le  poème  devient  monotone,  sec  et  fati- 
gant. Le  second  est  plus  sec  et  plus  monotone  encore.  D'ail- 
leurs, il  n'y  a  pas  d'unité;  il  est  pauvre  en  sentiments  et  en 
poésie,  et  l'auteur  s'écarte  trop  souvent  de  son  sujet. 

DitZarrf  (1696-1769)  :  Grandeur  de  Dieu  dans  les  merveilles  de  la 
nature.  C'est  un  poème  sans  imagination,  sans  vie,  prosaïque, 
froid  et  monotone.  Les  noies  sont  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  encore 
sont-elles  pour  la  plupart  empruntées  au  Spectacle  de  la  nature, 
par  Pluche. 

De  Remis:  la  Religion  vengée,  poème  en  dix  chants.  Ce  poème 
est  inférieur  à  celui  de  L.  Racine,  qui  traite  le  môme  sujet.  11 
est  sec  et  monotone.  Il  y  a  cependant  de  belles  pensées;  le 
style  ne  manque  pas  de  noblesse.  îlais  les  raisonnements  ne 
sont  pas  toujours  assez  forts  et  assez  convaincants.  Voy.  p. 

Z)e?i/?e  (1638-1813)  :  la  Pitié,  —  l'Imagination.  Voyez  plus  bas, 
page 

*  Alexandre  Soumet  (voir  à  l'article  du  poème  épique,  p.  '2G8,  et 
de  la  Tragédie)  :  VlncrédulUé  {[810),  poème  en  3  chants,  inspiré 
par  une  foi  sincère. 

•  Chèncdollé  [Charles  Lioult  de),    (1769-1833)  :    le  Génie  de 


lliomme,  —  l'Invention,  poème  dédié  ù  Klopslock  ;  —  Etxdv.s 
poétiques.  Le  premier  et  le  dernier  de  ces  poèmes  forment  son 
vrai  titre  de  gloire  par  la  noblesse  des  sentiments  et  la  pureté 
du  goût  qui  y  régnent. 

Chez  les  Allemands,  de  Haller  :  de  VOriyine  du  mal,  ouvrage 
remarqualDle  par  la  solidité  des  pensées,  par  la  force  de  l'ex- 
pression et  riieureux  choix  des  images. 

Hagedorn  :  le  Bonheur,  —  l'Amitié.  La  clarté,  l'élégance  el 
l'harmonie  distinguent  ces  poèmes. 

Lichtwer  :  Le  Droit  de  la  Raison.  Le  choix  du  sujet  est  peu 
heureux,  et  l'exécution  peu  poétique. 

Tiedge  :  Uranie.  Ce  poème  renferme  des  recherches  sur  Dieu, 
l'immortalité  et  la  liberté.  Un  style  noble  et  fleuri,  une  versifi- 
cation coulante,  rendent  la  lecture  de  cette  production  e^itrê- 
ment  intéressante.  L'unité  aurait  pu  y  être  plus  parfaite. 

Chez  les  Néerlandais  :  *  Jacques  van  Maerlant  (1225-1300),  né  à 
Damme  (Flandre  Occ),  greffier  de  sa  ville  natale,  le  père  de 
tous  les  poètes  néerlandais  : 

Vader 
Der  dietsche  dichter  algader. 

Chargé  par  Florent  V,  comte  de  Hollande,  d'écrire  une  liis- 
toire  universelle  dans  l'idiome  de  son  pays,  il  traduisit  en 
rimes  flamandes  le  Spéculum  historiale  de  Vincent  de  Beauvais, 
composé  vers  1245,  et  ne  cessa  toute  sa  vie  de  travailler  à 
faire  entrer  la  langue  nationale  dans  la  république  des  lettres, 
où  le  latin  avait  régné  jusqu'alors  exclusivement.  Il  composa 
grand  nombre  d'ouvrages,  presque  tous  du  genre  didactique, 
genre  pour  lequel  la  littérature  néerlandaise  a  continué  de  pro- 
fesser un  goût  particulier.  Voici  quelques-uns  de  ses  écrits  : 
Rijmbybel  {Bible  rimée,  1278);  Bestiaire  ou  fleurs  de  la  nature: 
Vie  de  St  François  ;  Fleurs  ou.  sentences  cVAristote,  ou  Mystères  des 
Mystères  ;  Alexandre  ;  la  Guerre  de  Troie  ;  le  Sac  de  Jérusalem  ;  les 
Cinq  fleurs  des  i^aies  de  Notre  Seigneur;  la  Terre  d' outre-mer  et, 
enfin,  son  œuvre  la  plus  originale  dont  le  titre  est  Wapcnc. 
Mariyn  !  (Hélas  !  Martin  !)  (1). 

Vondcl  :  les  Mystères  de  l'Autel  [de  AltacrgclieimnisscnJ.  Xoyo'/. 
p.  H4. 

(ly  IIol.-^s!  demande -t  il  à  son  ami  Martin  d'Ulreclit,  \o  ninii.'e  pont-:!  enc-oiv  '.oii-'lemps 
tenir  I 


—     385     — 

Cals  (1577-1669).  Toutes  ses  productions  sont  du  genre  di- 
dactique ;  elles  se  distinguent  par  la  clarté,  la  facilité,  la  pureté 
de  style,  la  simplicité  et  la  naïveté  dans  la  diction;  par  des 
images  riantes  et  variées,  par  des  tours  gracieux  et  des  sail- 
lies ingénieuses.  C'est  l'Ovide  néerlandais.  Il  fait  les  vers  avec 
autant  de  facilité  que  le  poète  de  Sulmone  faisait  les  siens  ;  il 
tombe  aussi  dans  les  mêmes  défauts  ;  il  est  trop  abondant, 
dilTus,  quelquefois  minutieux  et  futile.  Parmi  ses  œuvres  brillent 
surtout  la  Vieillesse  (de  Ouderdom)  et  V Anneau  nuj^Jtial  (de  Trouw- 
ring).  *  La  trop  grande  naïveté  de  son  langage  rend  la  lecture 
de  ses  écrits  dangereuse  pour  les  jeunes  gens. 

Poi)'<crs  (1000-1075)  :  le  Masque  du  Monde  (het  Masker  van  de 
^vereld).  La  facilité,  la  grâce  et  l'abandon  avec  lesquels  ce  livre 
est  écrit,  rappellent  la  manière  de  Cats.  *  Il  pétille  d'esprit  et 
d'enjouement,  et  donne  les  conseils  les  plus  sérieux  sous  la 
forme  la  plus  plaisante.  Il  est  écrit  moitié  en  vers,  moitié  en 
prose  (1). 

Liévin  de  Mcyer  (1655-1730)  :  la  Colère  (de  Gramschap).  Ce 
poème,  écrit  d'abord  en  latin,  traduit  ensuite  en  vers  flamands 
par  l'auteur  lui-même,  est  riche  en  maximes  solides  et  en 
sages  conseils. 

Wilh.  van  Merken  (1722-1789)  :  Avantages  de  l'adversité  (Nut 
der  tegenspoeden).  Cette  femme.,  qui  n'a  pas  peu  contribué  à 
relever  la  littérature  de  sa  nation  vers  la  fin  du  18e  siècle, 
montre  dans  cette  production  que  les  adversités  de  cette  vie  ne 
doivent  pas  être  attribuées  au  hasard  aveugle,  mais  que  Dieu 
nous  les  envoie  pour  notre  bonheur. 

BilderdyJc  :  la  Maladie  des  savants,  —  le  Monde  des  esprits,  — 
le  Vrai  bien.  Le  chanoine  David  a  publié  séparément  ces  trois 
chefs-d'œuvre,  et  les  a  enrichis  de  notes  savantes.  '  Dans  le 
premier,  l'auteur  prouve  que  toute  jouissance,  même  celle  de 
l'étude,  si  elle  n'est  modérée,  fatigue,  abat  et  tue.  Dans  le 
second,  il  s'élève  aux  considéralions  métaphysiques  les  plus 
sublimes,  au  milieu  des  images  les  plus  poétiques  et  les  plus 
touchantes.  Dans  le  troisième,  il  démontre  que  le  vrai  bonheur 
n'est  pas  sur  la  terre,  et  que  les  biens  du  ciel  pourront  seuls 

(1;  Poiriers,  comme  le  poète  suivant,  était  Jésuite  ;  il  mourut  à  Maliiies.  Son  Masque. 
etc  ,  fut  imprimé  pour  la  première  lois  à  .\uvers,  en  1(31(5,  et  réimprimé  plus  de  vingt-cincj 
fois. 

23 


—     38(î     — 

rassasier  le  cœur  affamé.  Bilderdyk  passe  pour  le  premier 
des  poètes  néerlandais.  «  Nul  autre  écrivain  n'a  mieux  connu 
sa  langue  et  ne  l'a  écrite  avec  plus  de  pureté.  y>  (Journal  histo- 
rique]. 

*  On  admire  en  lui  la  fécondité  d'idées,  la  richesse  des 
images,  le  feu  sacré  qui  anime  tous  ses  vers,  ce  sérieux  sans 
aflectation,  ce  sublime  sans  effort,  qui  sont  les  vraies  marques 
du  génie.  L'expression  est  parfois  trop  nue  pour  de  jeunes 
lecteurs.  Ses  œuvres  forment  IG  vol.  in-8o. 

Feith  :  la  Veillesse  (de  ouderdom),  —  le  Tombeau  (het  Graf). 
Voyez  p.  118. 

*  Helmers  (1767-1813),  maçon-entrepreneur  et  cependant  poète 
de  premier  ordre,  célèbre  par  son  poème  la  Nation  hollandaise, 
son  chef-d'œuvre,  traduit  en  vers  français  par  Auguste  Clava- 
reau  (1825).  Le  style  en  est  remarquable,  le  ton  presque  con- 
stamment lyrique;  le  but,  l'éloge  de  la  nation  hollandaise  par 
l'histoire  de  ses  grands  hommes,  de  ses  découvertes,  de  ses 
conquêtes,  de  son  industrie,  etc.,  ce  qui  fait  qu'en  définitive  ce 
poème  appartient  au  genre  didactique.  Il  se  divise  en  G  chants, 
et  renferme  des  tableaux  pleins  de  poésie.  La  lecture  de  cet 
ouvrage  n'est  pas  sans  danger,  et  parce  que  l'auteur  était  pro- 
testant, et  parce  qu'il  y  trace  quelques  tableaux  d'une  révol- 
tante nudité.  On  a  encore  de  lui  deux  odes,  la  Nuit  et  le  Poète, 
un  recueil  de  poésies  fugitives  ainsi  qu'un  poème  sur  Socrate,  en 
3  chants,  et  un  autre  Dinomaché  ou  Athène  délivrée. 

*  Chez  les  Belges  :  Le  Mayeur  de  Merpres  et  Rogeries  (Adrien- 
Jacques- Joseph),  de  Mons  (1760-1846),  auteur  de  la  Gloire  Bel- 
gique, en  10  chants  (1830),  ouvrage  scientifique  plutôt  que 
poétique.  Les  notes  qui  l'accompagnent  sont  nombreuses,  inté- 
ressantes et  exactes.  Le  vers  est  soigné,  mais  par  là-mème, 
un  peu  raide  et  froid.  Le  poème  abonde  en  bons  et  beaux  sen- 
timents. 

Poètes  didactiques  du  seco)id  genre. 

Chez  les  Grecs,  Hésiode  :  "Epya  xat  -/j^.ipxi,  les  travaux  et  les 
Jours,  c.-à.-d.,  des  préceptes  sur  l'éducation,  l'économie  rurale, 
la  navigation  et  le  choix  des  journées.  Celte  production,  dont 
les  principes  ne  sont  pas  toujours  en  harmonie  avec  nos 
mœurs,  est  un  monument  historique  de  l'état  moral  et  social 
de  l'époque  oii  l'auteur  a  vécu. 


—     587     — 

.lm<i/s (270  avant  J.-C.)  :  qpatvoa-va,  la  Chasse.  —  Nicandre 
(140  av.  J.-C.)  :  S^-/)ptaxâ  et  'AJ.sçtoiâpua/.a,  des  Animaux  enveni- 
més et  Remèdes  contre  le  poison.  —  Oppien  (200  après  J.-C.)  : 
'AX'.surexâ,   la  Pèche,  et  Kuvy;ycTi/.â,  hi  Chasse. 

Chez  les  Romains,  Virgile  :  les  Gàmjiques.  Un  style  noble  et 
élégant,  d'agréables  descriptions,  d'intéressants  épisodes,  des 
images  riantes,  une  versification  harmonieuse,  mettent  ce 
poème  II  la  tête  de  toutes  les  productions  du  genre. 

Horace  :  l'Art  poétique.  Une  raison  saine  et  solide  a  dicté 
au  poète  romain  ce  code  de  lois  pour  la  poésie.  La  forme  est 
peu  poétique;  le  style  est  clair,  simple  et  précis. 

Columella  {sons  Tibère  et  Claudius)  :  de  Re  vusticay  —  de  Ar- 
boribus.  Maniliiis  (sous  Auguste)  :  VAstronomicon.  —  Gratius- 
Faliscus  (40  av.  J.-C.)  :  Cynegeticon  on  la  Citasse. 

Chez  les  Italiens,  Alamanni  (1473-1556)  :  Delta  Coltivazione. 
Une  versification  facile,  un  style  mâle  et  pur,  une  imagination 
riche,  distinguent  cet  ouvrage. 

Vida  (1480-156G)  :  Pocticorum  Ubri  III,  Bombijcmn  libri  II  et 
un  poème  sur  les  Echecs.  Les  préceptes  de  Vida,  dit  Ilallam  {[), 
sont  clairs  et  judicieux,  et  l'on  admire,  dans  les  Echecs  princi- 
palement et  dans  les  Vers  à  soie,  l'habileté  avec  laquelle  l'auteur 
a  su  faire  passer  dans  un  langage  élégant  et  classique  les 
règles  techniques  les  plus  arides,  et  les  descriptions  en  appa- 
rence les  plus  rebelles  à  toutes  les  conditions  poétiques. 
*  Voyez,  à  la  page  243,  ce  que  nous  avons  dit  de  sa  Christiade, 
qui  lui  a  valu  le  nom  de  Virgile  chrùlien. 

Ruccellaï  (1475-1525)  :  les  Abeilles.  C'est  une  traduction  libre 
du  4e  livre  des  Géorgiqucs,  faite  dans  un  style  merveilleusement 
doux  (2). 

Chez  les  Français,  Vauquelin  de  la  Fresnage  (1536-1G06)  :  Art 
poétique.  L'auteur  donne  de  bons  préceptes  et  des  détails  cu- 
rieux pour  l'histoire  littéraire. 

Rapin  de  Tours  (1621-1687),  célèbre  par  son  poème  des  Jardins, 
Hortorum  libri  IV.  Le  style  est  pur  et  élégant;  on  y  trouve  de 
gracieuses  descriptions,  très-variées  et  dignes  du  chantre  de 

r  Hist,  de  la  Lilt.  de  l'Europe. 
(2)  Tiraboschi ,  t.  X. 


—     3SS     - 

Mantoue.  On  peut  reprocher  à  lauleur  de  trop  se  répéter. 
*  Rapin  était  jésuite.  Il  a  composé  des  Odes,  des  Eglogues 
sacrées  et  une  épopée,  intitulée  Christus  jmtiens. 

Vanièrc  (1064-1739)  :  Prccdium  ruslicum.  Une  imagination 
vive  et  riclie,  une  poésie  harmonieuse,  un  style  pur,  correct  et 
coulant,  des  peintures  naïves  des  plaisirs  champêtres ,  une 
imitation  heureuse  de  Virgile,  assignent  au  Prœdium  ruslicum 
une  place  distinguée  parmi  les  productions  didactiques.  "  Cet 
ouvrage,  avait  d'abord  été  publiées  partiellement  par  ce  savant 
jésuite,  sous  les  titres  divers  :  Stagna,  les  Etangs,  Columbœ, 
les  Colombes,  etc. 

Du  Fresnoy  (1G11-1G65)  :  de  Arte  (jrapliica.  Du  Fresnoy  parait 
avoir  écrit  plutôt  pour  les  artistes  que  pour  les  amateurs  de  la 
peinture.  Son  ouvrage  est  hérissé  de  termes  techniques.  La 
poésie  y  est  vigoureuse,  mais  sèche  ;  le  style  peu  élégant,  mais 
correct  et  soutenu;  presque  chaque  vers  renferme  un  précepte. 

De  Marsi)  (1713-1763)  :  Carmen  de  Picturâ.  Le  poème  a  de  la 
chaleur  et  de  la  grâce;  le  style  est  souvent  harmonieux;  les 
tableaux  sont  variés  et  intéressants  ;  les  descriptions  sou- 
tiennent l'intérêt  par  leur  beauté  et  leur  grâce. 

Boileau  (1636-1711)  :  Art  poétique,  en  4  chants.  Boileau  ne 
se  distingue  pas  par  le  feu  de  l'imagination,  mais  par  l'ordre 
et  la  justesse  des  pensées,  par  la  pureté  et  l'élégance  du 
style,  par  la  beauté  du  tour,  par  la  netteté  de  l'expression, 
par  un  goût  sûr  et  délicat,  par  un  jugement  solide  et  éclairé. 

Vart  poétique  d'Horace,  son  modèle,  lui  est  inférieur  sous 
le  rapport  de  la  méthode,  de  la  grâce  et  de  la  clarté.  Boileau 
joint  toujours  l'exemple  au  précepte.  M.  J.  de  Chéuier  ap- 
pelle VArt  poétique  de  Boileau  un  chef-d'œuvre  qui  ne  produit 
pas  des  poètes,  mais  qui  les  formes  et  les  inspire  (1). 

Watclet  (1711-1786)  :  Vxirt  de  peindre.  Celte  production 
manque  d'intérêt  et  d'élégance.  La  versification  y  est  peu  châ- 
tiée. Il  y  a  de  l'unité  et  des  descriptions  naturelles. 

Lemierre  (1721-1793)   :   la  Peinture,   en  3    chants.   Imité    de 

(1)  Tab'.eau  liistoriquo  de  Tétat  ut  des  progrès  de  la  Littérature  française  depuis  l'il'.". 
ehap.  Vin. 


—     589     — 

du  Fresnoy  et  de  ^larsy.  Delille  s'exprime  fort  avantageusement 
sur  ce  poème.  *  Ses  9  tragédies  sont  presque  entièrement 
oubliées  ;  son  long  poème  des  Fastes  ou  usages  de  l'année  (1779) 
ne  fait  que  confirmer  sa  réputation  de  poète  médiocre. 

Esmcnard  (1770-1811)  :  la  Navigation,  en  8  chants  (1805). 
■  C'est  l'histoire  universelle  de  l'art  nautique.  L'auteur  a  suc- 
combé à  la  tâche. 

*  Rosset  (1722-1788)  a  essayé  le  premier  un  poème  français 
purement  géorgique;  mais  là  aussi  se  borne  tout  le  mérite  de 
son  Agriculture.  Ce  poème  parut  d'abord  en  G  chants  (1774); 
plus  tard,  en  9  (1782).  On  y  trouve  quelques  morceaux  bien 
faits.  Le  reste  est  monotone  et  froid. 

"  Daru  (Pierre-An. -Noël-Bruno,  comte  de),  (1767-1829),  de 
l'académie,  auteur  d'une  Traduction  en  vers  des  œuvres  d'Horace, 
une  des  meilleures  qui  existent,  et  d'un  poème  en  G  chants  sur 
V Astronomie,  qu'il  venait  d'achever  au  moment  que  la  mort  le 
frappa  (1829).  Lamartine  a  dit  que  ce  poème  promettait  d'éclai- 
rer le  tombeau  de  l'auteur  du  rayon  le  j)lu.s  tardif,  mais  le  plus  écla- 
tant de  sa  gloire. 

Jacques  Delille  1738-1813)  :  les  Jardins,  ou  l'art  d'embellir  les 
paysages,  en  4  chants  (1782);  l'Homme  des  chamjis,  ou  les  géor- 
gicjues  françaises,  en  4  chants  (1800).  Delille  est  un  des  meilleurs 
versificateurs  de  la  France;  son  vers,  presque  toujours  beau,  est 
quelquefois  maniéré  et  recherché.  Son  style  est  brillant,  souple 
et  varié;  ses  plans  manquent  souvent  d'unité;  ses  descriptions 
sont  riches,  gracieuses  et  pleines  d'harmonie. 

*  Il  publia  encore  une  traduction  en  vers  des  Géorgiqucs{[~00); 
la  Pitié  (les  infortunes  de  Louis  XYI  et  de  la  France),  en  4  chants 
(1803);  une  traduction  en  vers  de  VEnéidc  (1804)  et  du  Paradis 
perdu,  en  12  chants  (1803);  VJmaginaiion,  en  8  chants  (1806); 
les  Trois  Règnes  de  la  Nature,  en  8  chants  (1809)  ;  la  Conversation, 
en  3    chants  (1812);   des  Poésies  fugitives  et  un  poème  sur  la 

Veillesse,  auquel  il  travaillait,  quand  la  mort  vint  le  frapper.  Sur 
la  demande  de  Robespierre  de  faire  des  vers  pour  la  fête  de 
V Etre  suprême,  il  composa  son  Dilhyrombe  sur  l'immotttalité  de 
l'i'mc.  11  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  dans  l'enseigne- 
ment des  lettres.  Il  fit  de  longs  voyages  en  Asie,  en  Grèce,  en 
Suisse,  en  Allemagne  et  en  Angleterre.  La  fin  de  sa  vie  fut 
attristée  par  une  longue  et  complète  cécité.  Delille  n'a  pas  été 


-       ô!)0       -- 

prêtre,  quoiqu'il  ail  porté  pendant  quelques  temps  le  titre 
d'abbé,  à  cause  du  l^énéfice  de  l'aljbaye  de  St-Séverin  dont  il 
jouissait.  On  lui  refuse  généralement  le  génie  et  l'invention, 
mais  on  le  met  au  premier  rang  pour  l'éclat  de  la  versification 
et  pour  le  talent  descriptif.  Il  était  de  l'académie  française.  Le 
nom  de  Delille  passera  à  la  postérité,  environné  de  cette  gloire 
pure  que  donne  l'accord  d'une  belle  âme  et  d'un  beau  talent. 
'  Jean-Etienne  Despréaux  (1748-1820)  a  publié  en  1808  un 
poème  sur  VArt  de  la  danse,  calqué  sur  l'Art  poétique  de  Boileau 
Despréaux,  trouvant  plaisant  de  transformer  sans  trivialité  le 
maître  du  Parnasse  en  un  maître  à  danser.  Sans  avoir  un  mé- 
rite sérieux,  ce  poème  est  très-intéressant  par  celte  ingénieuse 
assimulation  (1). 

*  J.  Berchoux  (1765-1839)  débuta  par  une  épUre  fort  spirituelle 
sur  les  Grecs  et  les  Romains  ;  il  publia  ensuite  la  Danse  (180G), 
Voltaire  (1815),  espèce  d'invective  contre  le  xviiic  siècle,  qui 
eut  peu  de  succès,  et  la  Gastronomie,  en  4  chants,  petit  chef- 
d'œuvre  de  goût  et  d'esprit. 

*  Auguste  Barthélémy,  dont  nous  parlerons  à  Tarlicle  suivant, 
publia,  en  1844,  VArt  de  fumer,  petit  poème  en  trois  chants. 
C'est  plutôt  une  plaisanterie  satirique  qu'un  poème  didactique. 
On  y  remarque  beaucoup  de  négligence  dans  le  vers,  dans  le 
style  et  dans  l'ordonnance  du  poème.  Quelques  morceaux  sont 
soignés  et  bien  faits.  Nous  citons  le 

*  Parallèle  du  priscur  et  du  fume}',-. 

Mais  avant  tout  d'abord,  ici,  je  le  déclare. 
Je  chante  seulement  la  pipe  et  le  cigare  ; 
Quand  au  tabac  en  poudre,  il  a  beaucoup  d'appas, 
,1  en  conviens,  mais  qu'y  faire?  il  ne  m'inspire  pas. 

(1;  *  Boileau  avait  cUt  ; 

C'est  en  vain  qu'au  Parnasse  un  téméraire  autetii-,  etc. 

Despréaux  répète  : 

C'est  en  vain  qu'au  théâtre  un  novice  tlanseui 
Pes  eliarmes  de  sou  art  croit  être  prol'esseui'; 
S'il  n'a  reeu  du  ciel  grâce,  adresse,  élégance, 
Si  son  astre  en  naissant  ne  Ta  fait  pour  la  danse. 
l)ans  sa  lourde  structure  il  est  toujours  captif; 
Ses  bras  sont  maladroits,  et  son  jarret  rétif,  etc 


—     591      — 

S'il  vise  également  à  quelque  apothéose, 

Je  ne  puis  rien  pour  lui  :  qu'il  s'adresse  à  la  prose. 

On  est  loin  de  nier  les  charmes  bienfaisants 

Que  cette  poudre  noire  oITre  h  ses  partisans  ; 

Mais  si,  trop  aveuglés  par  ce  slernulaloire, 

Ils  voulaient  du  cigare  altcnucr  la  gloire, 

On  pourrait  sans  effort  rabaisser  leur  orgueil  ; 

Pour  décider  entre  eux,  il  suffit  d'un  coup  d'œil. 

Le  fumeur  est  décent  de  visage  et  de  geste  ; 

Sa  lèvre  arquée  exprime  une  fierté  modeste; 

Un  air  pliilosopjùque  est  empreint  dans  ses  yeux  ; 

Il  souffle  son  haleine  en  regardant  les  cieux. 

On  dirait  qu'il  suffit  de  ce  puissant  arôme 

Pour  mûrir  la  pensée  et  compléter  un  homme, 

Qu'il  donne  à  l'enfant  même  un  aspect  de  raison, 

Et  d'un  air  juvénil  (1)  rehausse  le  grison. 

Le  priseur,  au  contraire,  offre  dans  tout  son  être 

Certain  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  peut  méconnaître  : 

Son  galbe  est  ridicule,  et  son  maintien  chétif; 

Dès  qu'il  porte  la  main  vers  le  siège  olfactif, 

Sa  tète,  vers  la  terre  obliquement  s'incline  ; 

Il  étire  la  face  et  pince  la  narine; 

Il  a  beau  corriger  ses  gestes  maladroits, 

Arrondir  le  poignet  en  allongeant  les  doigts  : 

Quelques  soins  qu'ils  se  donne,  il  ne  peut  se  défendre 

D'un  air  patriarcal  qui  frise  le  Cassandre  (2). 

Eh  !  comment  ne  pas  rire,  à  voir  le  dénoûment 

De  sa  fatale  prise,  outre  l'éternument? 

Comme  le  stimulant  qu'il  porte  à  cet  organe 

Contraint  à  suinter  sa  muqueuse  membrane  : 

Tantôt,  une  topaze,  efTroi  du  linge  blanc. 

Au  bout  du  cartillage  étincelle  en  tremblant  ; 

Tantôt,  elle  envahit  la  gouttière  nasale 

Et  glisse  vers  la  bouche  en  pente  verticale, 

A  moins  que,  présenté  d'une  assez  prompte  main, 

Le  madras  à  carreaux  ne  l'éponge  en  chemin... 

Mais,  c'est  trop  discuter  avec  la  tabatière. 


il;  "  Juvénil  au  lieu  (Xejuvénile. 

'2   ■  Nom  d'un  vieillard  ridicule  dans  les  comédies  italienne* 


—     302     — 

Nous  avons  devant  nous  une  vaste  matière  ; 
Au  titre  de  ce  livre  il  faut  nous  conformer  ; 
A  l'œuvre  !  instruisons  l'homme  au  grand  art  de  fumer. 

Chez  les  Belges  :  Léon  Hayois,  dont  nous  avons  parlé,  p.  192, 
nous  a  laissé  un  Art  épistolaire  remarquable  :  *  par  le  fond 
d'abord,  qui  dénote  que  l'auteur  s'est  livré  à  de  profondes  et  de 
nombreuses  recherches,  en  lisant  tout  ce  que  les  auteurs  grecs, 
latins,  français,  espagnols,  ont  écrit  sur  cette  matière  ;  par  la 
forme  ensuite,  qui  atteste  que  l'auteur  s'est  proposé  pour  mo- 
dèles les  grands  écrivains  classiques  du  XVIIe  siècle.  Tout 
n'est  pas  parfait  dans  cet  ouvrage  :  le  vers  est  parfois  raide  ou 
faible,  le  style  quelquefois  un  peu  négligé.  Malgré  cela,  on  y 
reconnaît  une  main  ferme  et  habile,  qui  aurait  fini  par  faire  un 
chef-d'œuvre,  si  la  mort  lui  en  avait  laissé  le  temps.  Ce  poème 
renferme  près  de  deux  mille  vers,  et  se  partage  en  G9  para- 
graphes d'inégale  longueur.  On  peut  y  distinguer  une  grande 
division  en  trois  parties  .  la  première  donne  les  préceptes  gé- 
néraux de  l'art  épistolaire;  la  deuxième  présente  les  règles 
particulières  à  chaque  genre  de  lettres  ;  la  troisième  est  toute 
historique,  et  offre  un  coup  d'œil  rapide  sur  les  principaux 
épistolographes  anciens  et  modernes.  La  lecture  de  ce  poème 
est  très-intéressante,  grâce  aux  traits  d'esprit  dont  il  est  par- 
semé, et  aux  notes  nombreuses  qui  en  accompagnent  le  texte. 
Voici  un  extrait  de  la  2e  partie  : 

*  Du  ccrémonial. 

Votre  style  est  en  vain  digne  de  Sévigné, 
Si  vous  blessez  mon  œil,  mon  cœur  est  indigné; 
Si  par  la  cire  en  feu  votre  lettre  est  brûlée, 
Ou  par  vos  doigts  salie,  ou  d'encre  maculée, 
Si  vous  n'observez  pas  le  ccrémonial, 
Pliant  mal  votre  lettre  ou  la  cachetant  mal. 
Vainement,  vous  voulez  que  le  style  me  plaise. 
En  reliefs  brillants  vous  taillez  l'Antithèse; 
Vainement,  vos  pensers  sont  hardis  ou  profonds. 
Vos  lettres  à  mes  yeux  ne  sont  que  des  chiffons. 
Laissez  aux  harpagons  le  ridicule  usage 
D'épargner  le  papier,  n'employant  qu'une  page.  — 


—     31)3     — 

Te  n'écris  que  deux  mots.  —  Qu'importe!  le  papier. 

Comme  s'il  était  plein,  doit  se  trouver  entier. 

Le  papier  trop  épais,  dont  se  sert  le  vulgaire, 

Chez  un  homme  poli,  jamais  ne  se  tolère; 

L'usage  d'un  papier  trop  grossier  ou  trop  gris 

Se  pardonne  aux  manants  et  peut-être  aux  conscrits. 

Mais  vous,  hommes  bien  nés,  usez  d'un  papier  lisse, 

Qu'il  soit  fin,  qu'il  soit  blanc,  que  rien  ne  le  ternisse. 

Il  est  des  freluquets  dont  le  doigt  délicat 

Trace  les  sentiments  sur  papier  incarnat; 

La  lettre,  d'après  eux,  doit  être  efTéminée... 

Ecrite  en  papier  rose  et  d'odeurs  parfumée... 

Laissez,  ô  mes  amis,  laissez  à  ces  cœurs  mous 

Ces  usages  niais  si  peu  dignes  de  vous  ! 

N'imitez  pas  de  Paul  la  blâmable  coutume  : 

En  écrivant  sa  lettre,  il  mange,  ou  prise,  ou  fume; 

Par  la  sauce  d'un  rôt  engraissés  et  roussis, 

Les  doigts  font  du  papier  une  étoffe  en  glacis  ; 

Sa  lettre  vous  parvient  par  ses  prises  tigrée, 

Des  cendres  d'un  cigare,  indignement  poudrée  ; 

Et  l'odeur  de  tabac  du  papier  s'exhalant, 

La  dame  délicate  éternue  en  l'ouvrant. 

Quand  le  papier  est  plein,  la  lettre  n'est  pas  faite. 

Car  il  faut  qu'on  la  plie,  il  faut  qu'on  la  cacheté. 

Il  est  de  ces  manants,  de  ces  gens  impolis. 

Qui  souillent  leur  papier,  le  sillonnent  de  plis  ; 

Quand  leur  lettre  est  pliée  et  leur  adresse  écrite. 

Ou  dirait  un  paquet  qu'un  charlatan  débite. 

L'un  fait  une  enveloppe  et  la  fait  encor  mal, 

Un  côté  n'est  pas  droit,  un  autre  est  inégal  ; 

Il  y  place  du  pain,  il  l'entasse,  il  le  pousse 

Et  laisse,  au  lieu  de  sceau,  l'empreinte  de  son  pouce. 

Chez  les  Anglais,  Pope  :  Essai  sur  la  critique.  Il  n'y  a  pas  assez 
d'ordre  dans  le  plan,  et  l'imagination  est  peu  réglée.  Mais  il  y 
a  plus  d'idées  que  dans  l'Art  poétique  du  poète  français,  et 
tout  y  est  mûr  et  plein  de  sens.  Le  style  est  énergique,  coulant 
<'t  précis. 

Les  Allemands  ont  peu  cultivé  ce  genre.  On  pourrait  y  rap- 


-     594     - 

porter,  cependant,  quelques  pièces  de  Lessiny  —  de  Kiustncr 
(1719-1800)  :  les  Comètes  —  et  de  Dusch  (1725-1787)  :  les 
Sciences,  en  9  livres.  Ces  productions  ne  sont  pas  fort  remar- 
quables. 

ARTICLE  DEUXIÈME. 

La  Satire  et  la  Parodie. 

Ridentem  dicere  verum 
Quid  velat? 

HoR.,  Sat.  I,  1,  24. 

La  Satire  (1)  est  un  poème  dans  lequel  on  attaque,  d'une 
manière  mordante  et  piquante,  les  crimes,  les  folies  et  les 
ridicules  ou  de  tout  un  peuple,  ou  de  certaines  personnes, 
dans  le  but  de  flétrir  ces  défauts  et  de  les  corriger.  Telles 
sont,  par  exemple,  V impiété,  Vimmor alité,  \i\  jalousie,  Vavarice, 
la  })ro(ligalité,  Vorgueil  ridicule,  V hypocrisie,  la  bassesse,  etc. 

La  satire  attaque  d'une  manière  directe  les  vices  et  les  ridi- 
cules des  hommes  ;  et  par  là  elle  diffère  de  la  comédie,  qui  les 
attaque  d'une  manière  indirecte  et  générale. 

La  satire  est  ou  sérieuse,  ou  badine.  Celle-lh  attaque  les 
crimes,  les  grands  vices.  Son  but  n'est  pas  de  les  rendre 
ridicules  mais  d'en  inspirer  de  l'horreur.  De  ce  genre  sont 
les  satires  de  Juvénal  et  celles  de  Perse. 

La  satire  badine  s'en  prend  aux  folies  des  hommes,  aux 
ridicules,  aux  abus  qui  régnent  dans  la  société,  à  ces  vices 
qui  sont  plutôt  contraires  aux  coutumes,  à  la  bienséance,  au 
bons  sens,  qu'à  la  morale.  Elle  les  présente  dans  leurs 
formes  les  plus  risibles.  De  cette  nature  sont  les  satires 
d'Horace  et  celles  de  Boileau. 

(1)  Du  mot  Satura,  par  lequel  les  Latins  désignaient  un  plat  rempli  de  toutes  sortes  de 
fruits  qui  étaient  offerts  tous  les  ans  à  Cérès  et  à  Bacchus,  comme  les  prémices  de  la  récolte- 
Dans  le  sens  figuré,  Satura  désignait  un  poème  roulant  sur  divers  sujets  et  écrits  eu 
diverses  espèces  de  vers.  Plus  tard,  on  a  appliqué  le  mémo  nom  à  ces  écrits  dont  le  but 
ost  la  censure  des  folies  et  des  travers  des  hommes. 


-     305     — 

Le  poêle  satirique,  pour  corriger  les  ridicules  et  les  vices, 
doit  s'attaquer  aux  folies  et  aux  vices  de  son  temps  et  de  sa 
nation,  et  en  particulier  à  ceux  qui  dominent  dans  la  société. 
Ce  ne  sont  pas  non  plus  les  défauts  corporels  que  le  poêle 
satirique  ridiculise  :  ce  serait,  en  elTel,  injuste. 

La  satire  revêt  ou  la  forme  dramatique  (le  dialogue),  ou  la 
forme  épistolaire  (l'épître  satirique),  ou  la  forme  cpique  (le 
récit),  ou,  le  plus  souvent,  la  forme  didactique  proprement 
dite. 

Le  style  de  la  satire  sérieuse  doit  être  sévère,  concis,  vigou- 
reux; celui  de  la  satire  badine,  simple,  familier,  plein  d'es- 
prit, de  saillies  et  de  pointes. 

11  est,  généralement  parlant,  plus  facile  de  réussir  dans  la 
satire  sérieuse  que  dans  la  satire  badine,  parce  que  les  objets 
de  la  première  sont  plus  frappants,  et  qu'ils  émeuvent  plus 
fortement  l'àme  sensible;  tandis  que  les  objets  de  la  seconde 
sont  plus  cachés  et  en  quelque  sorte  légitimés  par  l'usage,  et 
que,  pour  les  ridiculiser,  il  faut  de  la  part  de  l'écrivain  plus  de 
génie,  plus  d'esprit,  plus  d'enjouement  et  de  fine  gaîté. 

Voici  les  qualités  que  doit  réunir  le  poète  satirique  :  un 
esprit  ingénieux,  pénétrant  et  subtil;  une  grande  connaissance 
du  cœur  humain  et  des  moeurs  ;  un  jugement  juste  et  sain  ;  un 
sentiment  profond  de  ce  qu'il  dépeint;  une  grande  modestie  et 
un  amour  sincère  de  la  vérité  ;  être  exempt  de  partialité,  de 
légèreté,  d'amertume,  de  haine,  de  passion;  se  mettre  en  garde 
contre  une  rigueur  excessive  et  les  personnalités  ;  ne  s'en 
prendre  jamais  aux  individus,  à  moins  que  leur  crime  n'exerce 
une  influence  trop  générale  sur  la  société,  et  que  cette  in- 
fluence ne  puisse  être  paralysée  par  d'autres  moyens. 

En  considérant  le  but  de  la  satire,  on  ne  peut  nier  qu'elle  ne 
soit  fort  utile.  Néanmoins,  le  poète  satirique  doit  se  garder 
d'outrager  les  personnes  pour  le  seul  plaisir  de  relever  leurs 
défauts  :  l'amour  de  la  vérité  et  des  vrais  intérêts  de  la  société 
doit  toujours  le  guider  et  l'inspirer. 

Pour  ce  qui  est  de  Vorigine  de  la  satire  dans  la  forme  qu'elle 
a  aujourd'hui,  Quintilien  revendique  entièrement  pour  ses  con- 
citoyens l'honneur  de  l'avoir  créée  :  «  Salira  quidem  iola  nontra 


—     596     - 

est.  »  (Inst.,  Liv.  X,  I).  Et  le  grammairien  Diomcde  confirme 
l'assertion  de  Quintilien  (I).  Il  existait  cependant  chez  les  Grecs 
une  espèce  de  satire  qu'Horace  désigne  sous  le  nom  de  poème 
satirique  ;  c'élaW,  un  Drame  que  les  Grecs  et  après  eux  les  Ro- 
mains faisait  succéder  à  la  tragédie,  et  dont  Euripide  nous  a 
laissé  un  exemple  dans  son  Cyclope  (2).  Mais  le  but  de  ce  drame 
satirique  était  seulement  d'égayer  par  des  bons  mots,  des  gros- 
sièretés et  des  bouffonneries,  le  spectateur  qui  venait  d'assister 
à  une  représentation  sérieuse. 

Là,  les  mêmes  personnages  qu'on  avait  vus  agir  dans  la 
tragédie,  déguisés  en  Satyres  et  en  Silènes,  imitaient  les  danses, 
le  langage  grossièremeut  plaisant  des  compagnons  deBacchus, 
désignés  sous  le  nom  de  Satyres  et  de  Silènes. 

Un  usage  selon  lequel,  aux  fêtes  de  Bacchus,  le  chœur 
adressait  à  certaines  personnes  des  discours  mordants  et  rail- 
leurs, donna  naissance  au  poème  satirique.  Il  ne  faut  pas  croire 
pourtant  que  les  Grecs  n'aient  pas  eu  aussi  des  poètes  sati- 
riques dans  le  sens  que  Quintilien  y  attache.  Plusieurs  poètes 
grecs  ont  fait  servir  le  vers  ïambique  à  la  critique  des  vices  et 
des  travers  de  leur  nation,  tels  qu'Archiloque  (715  avant  J.-C.), 
Simonide  (666  a.\anl  3 .-G.)  el  Hipponax  (500  avant  J.-C.).  Mais  le 
temps  a  emporté  tous  leurs  écrits,  à  quelques  fragments  près. 
Quintilien  donc  dit  vrai  en  ce  sens  que  les  Romains  n'ont  imité 
les  Grecs  ni  dans  la  forme  des  vers  ni  dans  le  genre  des  sujets, 
et  qu'ils  ont  porté  la  satire  à  une  très-haute  perfection.  Ce  fut 
Lucilius  (150  av.  J.-C.)  qui  le  premier  chez  les  Romains 
s'exerça  à  la  satire  (3).  11  ne  nous  reste  plus  qu'un  petit  nombre 
de  fragments  de  ses  trente  satires,  qui,  au  jugement  de  Quinti- 
lien, révèlent  une  érudition  rare,  sont  très-gaies  et  très- 
piquantes  (Instit.,  or.  LX).  La  satire  fut  perfectionnée  ensuite 
par  Horace,  Juvénal  et  Perse. 

il)  Satira  e.-t  carmeii  apud  Romanos,  nunc  quWem  inaleilicumetad  carpenda  hominum 
vilia  archoête  Comedioe  caractère  compositum,  quale  scripserunt  Lucilius,  et  Horatius,  et 
Persius.  Sed  olim  carmen,  quod  ex  variis  poëniatibus  constabat,  Satira  dicebatur,  quale 
scripserunt  Pacuvius  et  Ennius,  I.iv.  III. 

2;  D'après  Suidas,  ce  drame  eut  pour  inventeur  un  certain  Pr(itii>(i:f. 
".']  Est  Lucilius  ausus 

Priinus  in  hune  opeiis  coiuponere  carmina  moreni, 
Detrahere  et  pelleni.  nitidus  qua  quisqne  per  ora 
Cedei-et,  infrorsuui  turpis. 

Hon.,  Sst.  !ib.  ir,  s.  I,  V.  tJ2-C5. 


-      5!»7      - 

Horace,  dans  ses  satires,  est  gai,  agréable  et  piquant;  il 
ne  s'irrite  pas  contre  les  défauts,  mais  il  en  rit;  il  exhale, 
comme  dit  Boileau,  en  bous  mots  les  vapeurs  de  sa  bile{\); 
son  style  est  aisé  et  délicat.  *  On  a  trop  peu  étudié  le  plan 
de  ses  satires. 

Juvénal  (né  à  Aquinum,  mort  l'an  i^  ap.  J.-C).  Doué  d'un 
naturel  ardent,  d'une  profonde  sensibilité,  il  s'irrite  contre  les 
vices  de  son  temps;  c'est  l'indignation  qui  chez  lui  enfante 
les  vers.  Aussi,  ce  sont  des  flots  de  fiel  et  d'amertume,  —  Qu'il 
fait  couler  de  sa  mordante  plume.  Son  style  est  véhément, 
rarement  gai,  parfois  déclamateur  et  outré. 

Perse  (né  à  Volterre,  34  ap.  J.-C).  Il  est  plus  véhément 
qu'Horace,  mais  moins  gracieux.  Si's  satires  se  font  remar- 
quer par  des  sentiments  et  une  diction  nobles.  On  lui  re- 
proche des  ellipses  fréquentes,  des  métaphores  trop  hardies 
des  allégories  trop  recherchées  et  des  obscurités. 

Les  satires  d'Ennius  (250  av.  J.-C.)  et  de  Pacuvius  (218  av. 
J.-C.)  ne  portent  le  nom  de  sulires  que  parce  qu'elles  sont  un 
mélange  de  productions  diverses. 

L'Italie  compte  plusieurs  poètes  satiriques  distingués,  entre 
autres,  Arioste,  Maggi(j  1G99),  Menzini  (-1646-17G8). 

Les  Anglais  vantent  les  satires  de  Pope,  de  Donne  (1573-1671), 
de  Swift  (1667-1745),  d'Yoïou/,  de  C/H«rc/n7/ (1731-1764)  et  d'OW- 
ham  (1653-1683). 

Le  premier  poète  satirique  français,  c'est  Du  Bellay  (1524- 
1560).  Il  composa  une  satire,  dont  le  style  est  trôs-mordant  et 
qui  a  pour  litre  :  le  Poète  courtisan. 

iiéjrnicr  (1573-1613)  imita  dans  ses  satires  Perse  et  Juvénal. 
On  y  trouve  des  pointes  heureuses,  des  saillies  Unes.  Le  style 
y  est  aisé,  naïf,  coulant  et  vigoureux,  mais,  parfois,  ennuyeux 
par  la  diffusion  et  rebutant  par  la  licence  des  expressions. 
Yoici  un  extrait  de  sa  satire  : 

(1)  Sat.  VII. 


—     598     — 

*  Contre  toi  importun. 

J'entendais  l'autre  jour  la  Messe  à  deux  genoux, 

Quand  un  jeune  frisé,  relevé  de  moustache, 

De  galoche,  de  botte  et  d'un  ample  panache. 

Me  vient  prendre  et  me  dit,  pensant  dire  un  bon  mot, 

Pour  un  poète  du  temps  vous  êtes  bien  dévot!  — 

Sotte  discrétion  !  Voulant  lui  faire  accroire 

Qu'un  2^octe  n'est  bizarre  et  fâcheux  qu'après  boire, 

Je  baisse  un  peu  la  tête,  et,  tout  modestement, 

Je  lui  fais  à  la  mode  un  petit  compliment... 

Cherchant  h  me  sauver  de  cette  tyrannie. 

Il  le  juge  à  respect  :  —  Oh  !  sans  cérémonie, 

De  grâce,  me  dit-il,  vivons  en  compagnons. 

Ayant,  ainsi  qu'un  pot,  les  mains  sur  les  rognons. 

Il  me  pousse  en  avant,  me  présente  la  porte 

Et,  sans  respect  des  saints,  hors  du  temple,  il  me  porte. 

Sortis,  il  me  demande  :  Etes  vous  à  cheval  ? 

N'avez-vous  point  ici  quelqu'un  de  votre  troupe? 

—  Je  suis  tout  seul,  à  pied.  —  Lui  de  m'ofïrir  la  croupe. 
Moi,  pour  m'en  déprôter,  je  lui  dis  tout  exprès  :  — 

Je  vous  baise  les  mains,  je  m'en  vais  ici  près 

Chez  mon  oncle  dîner.  —  0  Dieu,  le  galant  homme^! 

J'en  suis.  —  Et  moi  pour  lors,  comme,  un  bœuf  qu'on  assomme, 

Je  laisse  choir  ma  tète  ;  et  bien  peu  s'en  fallut 

Que  cherchant,  par  dépit,  en  la  mort  mon  salut, 

Je  n'allasse  à  l'instant,  la  tête  la  première, 

Me  jeter  du  Pont-neuf  en  bas  dans  la  rivière. 

Il  fait  tant  qu'il  me  traîne  en  la  cour  du  palais, 

Oili  trouvant  par  hasard  quelqu'un  de  ses  valets, 

Il  l'appelle  et  lui  dit  :  Holà,  ho  !  Ladreville, 

Qu'on  ne  m'attende  point,  je  vais  dîner  en  ville.  — 

Dieu  sait  si  ce  propos  me  réjouit  l'esprit! 

Encore  n'est-ce  pas  tout.  Il  tire  un  long  écrit. 

Et  s'arrètant  tout  court  au  milieu  de  la  place, 

(Les  passants  étonnés  admiraient  sa  grimace) 

11  lit.  Pour  l'interrompre,  à  chaque  fin  de  vers, 

Je  disais  tout  exprès  quelques  mots  de  travers... 

—  Dites-moi,  je  vous  prie,  en  votre  conscience, 
Pour  un  homme  de  cour,  dépourvu  de  science, 


—      3il!)      — 

Ceci  n'esl-il  pas  rare?  —  Il  est  vrai,  sur  ma  loi, 
Lui  dis-je  en  souriant;  fiez-vous-en  t'i  moi.  — 
Il  m'accole  à  ces  mots,  et  tout  pétillant  d'aise. 
Doux  comme  une  épousée,  à  la  joue  il  me  baise. 
Puis  me  flattant  l'épaule,  il  me  fit  galamment 
La  grâce  d'approuver  mon  petit  jugement... 
Mais  comme  Dieu  voulut  qu'après  tant  de  demeures 
L'horloge  du  palais  vint  à  frapper  onze  heures. 
Mon  fat,  qui  pour  la  soupe  avait  l'esprit  subtil  : 
A  quelle  heure,  Monsieur,  votre  oncle  dîne-t-il?  '■ — 
Peu  s'en  fallut  alors,  sans  plus  longtemps  attendre, 
Que,  de  rage,  au  gibet  je  ne  m'allasse  pendre. 
Comme  il  continuait  cette  vieille  chanson. 
Voici  venir  quelqu'un  d'assez  pauvre  façon. 
Il  se  porte  au  devant,  lui  parle,  le  cajole; 
Mais  cet  autre,  à  la  fin,  se  monta  de  parole  : 

—  Monsieur,  c'est  trop  longtemps....  tout  ce  que  vous  voudrez, 
Voici  l'arrêt  signé.,..  Non,  Monsieur,  vous  viendrez... 

Quand  vohs  serez  dedans,  vous  prendrez  à  partie... 

—  Et  moi,  qui,  cependant,  n'était  de  la  partie, 
•l'esquive  sans  mot  dire  et  m'en  vais  à  grands  pas, 
La  queue  en  loup  qui  fuit,  les  yeux  tournés  en  bas. 
Le  cœur  sautant  de  joie,  et  triste  en  apparence. 
Depuis,  aux  bons  sergents,  j'ai  porté  révérence, 
Comme  à  des  gens  d'honneur,  par  qui  le  ciel  voulut 
Que  je  reçusse  un  jour  le  bien  de  mon  salut. 

Boileau  est  moins  naïf  que  le  précédent,  mais  il  l'emporte 
sur  lui  par  la  pureté  de  goût  et  la  correction  du  style.  Il  est 
toujours  décent,  serré,  précis,  clair  et  soigné.  Ses  vers  sont 
coulants  et  harmonieux,  souvent  riches  et  hardis  ;  les  tours, 
vifs  et  aisés.  Mais  il  est  ordinairement  trop  grave,  trop 
sévère  et  trop  aigre.  Il  attaque  dans  ses  satires  les  vices  en 
général  et  les  mauvais  auteurs  en  particulier. 

Les  satires  de  Voltaire,  de  Gilbert  et  de  C/ié>iier  (1764-1811), 
quoique  inférieures  à  celles  de  Régnier  et  de  Boileau,  ne  sont 
pas  pourtant  sans  mérite. 


—     400     — 

'  Sanlecque  (Louis  de),  clianoine  régulier  de  Ste  Geneviève,  à 
l'aris,  el  prieur  de  Gournay,  près  de  Dreux  (1652-1714),  com- 
posa un  grand  nombre  de  poésies  en  latin  et  en  français,  dont 
la  plupart  ne  furent  publiées  qu'après  sa  mort.  Dans  ses  satirea, 
il  s'est  attaché  à  marcher  sur  les  traces  de  Juvénal  plutôt  que 
sur  celles  d'Horace,  ce  qui  empêche  de  les  mettre  entre  les 
mains  des  jeunes  gens.  Boileau,  son  contemporain  et  son  anta- 
goniste, l'a  trop  déprécié,  quoiqu'il  soit  vrai  de  dire  que  la 
muse  de  Sanlecque  ne  met  pas  toujours  assez  de  ménagement 
dans  sa  critique.  Son  meilleur  ouvrage  est  le  petit  poème  sati- 
rique dc3  mauvais  gestes,  où  il  approche  souvent  de  la  manière 
de  Boileau,  et  que,  malheureusement,  il  n'a  pas  eu  le  temps 
d'achever. 

■  Sur  tes  mauvais  gestes  de  ceux  qui  parlent  en  public  et  surtout  des  prédicateurs. 

C'est  en  vain  qu'un  docteur  qui  prêche  rÉvanglle 

Jléle  chrétiennement  Tagréable  et  l'utile  ; 

S'il  ne  joint  un  beau  geste  à  rart  de  bien  parler. 

Si,  dans  tout  son  dehors,  il  ne  sait  se  régler, 

Sa  voix  ne  charme  plus,  sa  phrase  n'est  plus  belle  ; 

Dès  rexorde,  j'aspire  à  ia.  gloire  éternelle  ; 

Et,  dormant  quelquefois  sans  interruption, 

Je  reçois  en  sursaut  sa  bénédiction. 

—  Vous  donc  qui  pour  prêcher  courez  toute  la  terre. 
Voulez-vous  qu'un  grand  peuple  assiège  votre  chaire  < 
A'oulez-vous  enchérir  les  chaises  et  les  bancs. 

Et  jusques  au  portail  mettre  en  presse  les  gens? 

Que  votre  œil  avec  vous  me  convainque  et  me  touclie  : 

Ou  doit  parler  de  l'œil  autant  que  de  la  bouche. 

—  Qu'un  air  fade  jamais  n'efl'émine  vos  yeux. 
J'aimerais  mieux  encor  ces  prêcheurs  furieux 
Qui,  portant  vers  le  ciel  leurs  regards  eflroyables. 
Apostrophent  les  sain,ts  comme  on  chasse  les  diables  ; 
Et  qui,  voulant  iJrouver  que  le  Seigneur  est  doux. 
Gâtent  leurs  arguments  par  des  yeux  en  courroux. 
Surtout,  gardez-vous  bien,  mémoires  chancelantes. 
De  montrer  dans  vos  yeux  deux  prunelles  roulantes. 
Quelle  pitié  de  voir  Torateur  entrepris 

Relire  dans  la  voûte  un  discours  mal  appris  ! 
Vos  yeux  vous  rendent  sots  de  plus  d'une  manière  : 
Pourquoi,  quand  vous  criez,  fermez-vous  la  paupière  ? 
Tel  jadis  Andabate,  armé  de  son  poignard. 
Combattait  à  l'aveugle  et  vainquait  par  hasard. 
Mais  vous  qui  blâmez  tant  la  paupière  cousue. 
Ne  m'ouvrez  pas  des  yeux  où  rien  ne  se  remue. 
Quel  acteur  étes-vousï  Lorsque  vous  me  parlez, 
A'otre  gosier  s'enflamme  et  vos  yeux  sont  gelés. 
C'est  ainsi  qu'autrefois  on  voyait  des  idoles 
Sans  animer  leurs  yeux,  animer  leurs  paroles.... 


-     .401      — 

Tantôt,  je  ris  de  voir  une  paupière  agile 

Si  mouvoir  par  article,  et  joindre  ù  chaque  instant 

Le  jour  avec  la  unit  dans  un  (Pil  clignotant  ; 

Tautiit,  d'un  cours  réglé,  la  prunelle  agitée 

D'un  coin  de  l'ccil  à  l'autre  est  sans  cesse  eniporti-..-. 

Ainsi,  du  Marché  neuf  le  Maure  Ingénieux 

Fait  jouer  par  minute  un  ressort  dans  ses  yeux. 

L'un,  poussant  dans  les  airs  ses  regards  pleins  de  z.A- 

Jusqu'au  haut  de  son  œil  fait  enfuir  sa  ]irunelle  ; 

L'autre,  sans  y  penser,  nous  met  dans  l'embarras 

En  voyant  du  côté  nu'il  ne  regarde  pas. 

loi,  cet  œil  qui  craint  la  trop  grande  lumière. 

N'ose  voir  qu'au  travers  des  poils  de  sa  paupière  ; 

Là,  ce  jeune  étourdi  regarde  ii  tout  hasard. 

—  Mais  voyons  comment  l'œil  doit  jeter  sou  regard 
Veut-il  de  la  tristesse  exprimer  les  alarmes! 
Qu'une  faihlo  prunelle  y  nage  dans  les  lanne.<!. 
Veut-il  paraître  gai?  que  les  jeux  et  les  ris 
Fassent  autour  de  lui  mille  agréables  plis. 
Doit-il  être  en  fureur?  que  ses  vives  prunelles 
D'une  comète  en  feu  dardent  mille  étincelles. 

Doit -il  être  percé  des  traits  de  la  pitié* 

Que  la  langueur  l'abatte  et  le  ferme  à  moitié..:. 

—  Que  votre  bouche  aussi  s'ouvre  et  se  ferme  bien. 
Souvent,  d'un  seul  côié,  la  bouche  se  renverse 

Et  fait  prendre  à  ses  mots  un  chemin  de  traverse  ; 
Souvent,  la  bouche  ouverte,  on  a  beau  s'eftorcer. 
Chaque  lourde  syllabe  est  une  heure  à  passer. 
Ici,  cet  orateur  qui  pousse  une  invective, 
A  chaque  mot  qu'il  dit  fait  pleuvoir  sa  salive  ; 
Là,  je  ris  de  ce  fat  qu'on  \'oit  à  tout  propos 
Caresser  sa  pensée  et  rire  à  tous  ses  mots. 
L'un,  quand  son  front  se  ride,  ayant  un  loil  farouche. 
Pour  la  moindre  syllabe  ouvre  toute  la  bouche. 
Et,  craignant  que  sa  voix  n'avorte  entre  ses  dents. 
Lance  de  ses  poumons  des  mots  toujours  tonnants  ; 
L'autre,  pour  éviter  ces  manières  outrées, 
Ne  parle  qu'au  travers  de  ses  lèvres  serrées. 
Et,  comme  un  instrument  qui  ne  rend  que  des  sous. 
De  ses  mots  retenus  ne  nous  dit  que  les  tous. 
Enfln,  on  peut  compter.plus  de  mines  burlesques 
Que  n'en  grava  jamais  Callot  dans  ses  grotesques  ; 
Et  souvent,  tel  qui  croit  les  autres  grimaciers 
Est  au  haut  de  ma  liste  écrit  tout  des  premiers. 

—  Il  ne  faut  pas  aussi,  gravités  espagnoles, 
Qu'une  tète  immobile  énerve  vos  paroles. 
Ou  a  de  l'air  d'un  fat,  quand  on  est  trop  Caton. 
Que  ceux  qui  dans  leur  sein  enfoncent  leur  menton. 
Ne  mettent  pas  ainsi  leur  col  à  la  torture  ; 

I/art  ne  permet  jamais  de  forcer  la  nature  ; 
l'our  ceux  de  qui  la  tête  affecte  un  air  penché. 
Tartufe  eût  fait  comme  eux,  s'il  eiU  jamais  préch'-.  .. 
Songeons  à  ce  docteur  dont  la  voix  pédautesque 
Donne  un  nouveau  relief  à  son  air  soldatesque. 


±i 


-     402     - 

Vous  \(i  voynz  toujours,  c'ampt''  roniino  un  lutteur. 
Avec  ses  poings  termes  niorgner  sou  auditeur. 
Il  semble,  quand  il  veut  pousser  un  syllogisme. 
Qu'il  appelle  en  duel  tout  le  chrisliauisme. 
Ou  que,  de  sa  fureur  nous  prenant  pour  ti^moins. 
Il  veuille  délier  le  diable  à  coups  de  poings.... 
.le  connais  isarmi  nous  certains  sots  immodestes 
Qui,  pour  un  mot  tout  seul,  vont  nous  faire  cent  gestes, 
.l'en  sais  d'autres  aussi,  pour  le  moins  aussi  sots. 
Qui.  pour  un  geste  seul,  vont  nous  dire  cent  mots. 
Surtout,  n'imitez  pas  cet  homme  ridicule 
Dont  11!  bras  nonchalant  fiiit  toujours  le  pendule. 
Au  travers  de  vos  doigts,  ne  vous  faites  point  voir. 
Et  ne  nous  prêchez  pas  comme  on  cause  au  parloir. 
Chez  les  nouveaux  acteurs,  c'est  un  geste  à  la  mode 
Que  de  nager  au  bout  de  chaque  période  ; 
Cliez  d'autres  apprentis,  on  passe  pour  galant. 
Lorsqu'on  écrit  en  l'air  et  qu'on  peint  en  parlant. 
L'un  semble  d'une  main  encen.ser  l'assemblée  ; 
L'autre  à  ses  doigts  crochus  parait  avoir  l'onglée  ; 
C'ëlui-ci  prend  plaisir  à  montrer  ses  bras  nus; 
Celui-là  fait  semblant  de  compter  ses  écus  ; 
Ici,  ce  bras  manchot  jamais  ne  se  déploie  ; 
Lit,  ces  doigts  écartés  font  une  patte  d'oie. 
Souvent,  charmé  du  sens  dont  mes  discours  sont  pleins, 
•le  m'applaudis  moiniéiiie  et  fais  claquer  mes  mains  ; 
Souvent,  je  ne  veux  point  que  ma  phrase  finisse, 
A  moins  que,  pour  signal,  je  ne  frappe  ma  cuisse. 
Tantôt,  quand  mon  esprit  n'imagine  plus  rien, 
•J'enfonce  mon  bonnet,  qui  tenait  déjà  bien  ; 
Quelquefois,  en  poussant  une  voix  de  tonnerre. 
Je  fais  le  timbalier  sur  les  bords  de  ma  chaire. 

*  De  nos  jours,  la  France  compte  parmi  ses  poètes  satiriiiues 
H.  A.  Barhiev,  né  en  J805.  Voyez  ce  que  nous  disons  de  ce  poète 
à  la  page  319  de  cet  Essai. 

*  Auf/uste  Bartliclemii,  né  à  Marseille  (1796),  a  publié  un 
nombre  presque  infini  de  satires  poliliqucs,  la  plupart  du  temps 
en  collaboration  avec  Joseph  Ménj  1798-1800),  né  aux  Aygalades 
et  non  à  Marseille,  comme  on  le  dit  généralement  (1).  Leur 
première  production  collective  fut  un  recueil  d'épîtres-satires 
sur  le  XîXe  siècle,  intitulées  les  Sidienues  (1825);  vint  ensuite  la 
Villùliadc  ou  la  iwise  du  chàlcau  de  Rivoli  (1820),  poème  héroï- 
comique,  en  4  chants,  plus  tard  en  0,  suivi  de  plus  de  vingt 
productions  satiriques,  puis  la  Corbicridc,  porime  héroï-comique 
en  4  chants,  et  la  Bucriadc  ou  la  guerre  d'Alger,  poème  héroï- 
coinique  en  5  chants.  Ce  ne  fut  qu't'i  dater  de  la  Révolution 
de  juillet  et  surtout  de  l'apparition  de  Némésis  (1831),  qui, 

(1)  *  Nous  avons  parlé  'p.  268)  de  leur  épopée  Sapoléon  en  Énypta. 


-      UI5     — 

pendant  un  an,  de  semaine  en  semaine  lanoa  ces  52  satires 
politiques,  les  plus  véhémentes  peut-ètro  que  la  langue  fran- 
çaise puisse  comporter,  que  les  poésies  de  ;\IM.  Barthélémy  et 
Méry  acquirent  cette  popularité  si  étonnante,  et,  de  nos  jours, 
si  incroyable.  Méry  n'était  pas  fait  pour  ces  polémiques.  Son 
dard  était  celui  d'une  abeille,  mais  Bartiièlemy  piquait  comme 
un  serpent. 

*  A  partir  de  \h,  les  deux  écrivains  ont  publié  séparément 
une  foule  de  pièces,  la  plupart  de  circonstance.  Barthélémy 
donna  une  traduction  en  vers  de  YEnùide  (1835-I8.'38),  et  reprit 
en  i84i  le  fouet  de  la  satire  politique  dans  une  XouveUc  Némc- 
■■<i-i,  qui  comprend  24  pièces.  Malgré  de  beaux  vers,  cette  pro- 
duction n'eut  pas  beaucoup  de  succès.  Il  en  fut  de  même  du 
Zodiaque,  satires  nouvelles  (1846).  Depuis,  l'auteur  a  consacré 
sa  lyre  Ci  chauler  la  personne  et  les  actes  du  chef  du  second 
empire. 

*  Méry,  de  son  côté,  cultiva  presque  exclusivement  la  prose 
dans  une  foule  de  petits  romans  et  de  pièces  de  théâtre  (1). 

*  On  a  dit  que  les  satires  de  Barthélémy  réunissent  la  vélié- 
nience  de  Juvénal,  l'amertume  de  Gilbert  et  la  causticité  de 
Boileau.  A  notre  avis,  c'est  trop  dire.  Elles  se  distinguent  par 
l'énergie  de  la  pensée,  la  propriété  de  l'expression,  la  vivacité 
du  tour  et  du  mouvement.  Mais,  on  y  remarque  aussi  toutes  les 
taches  et  les  imperfections  de  la  précipitation  et  de  la  facilité 
du  travail.  Et  si  l'éclat  du  langage,  la  richesse  des  rimes  et 
l'harmonie  des  sons  peuvent  suppléer  au  vide  des  pensées  et  à 
l'absence  d'inspiration  dans  une  œuvre  éphémère,  ils  ne  le 
peuvent  pas  dans  un  ouvrage  qui  aspire  a  passer  à  la  postérité. 
Les  mômes  observations  s'appliquent  au  mérite  liltéraire  de 
Méry.  Quant  à  l'usage  que  ces  deux  poètes  ont  fait  de  leurs 
talents,  tous  sont  d'accord  qu'ils  en  ont  étrangement  abusé. 

*  Citons  encore  Amédée  Pommier  qui  publia  la  République  ou 
le  livre  du  fia)uj  (183G),  peinture  des  crimes  de  la  Terreur,  l'Aca- 
démie française  (iSSS),  causerie  sarcastique,  les  Colères  (1844), 


(1)  *  On  ne  connaît  pas  Méry,  quand  on  n'a  fait  que  le  lire;  il  fauilrait  l'avoir  entendu 
dans  ces  conversations  où  il  se  dépensait,  sans  s'épuiser,  en  paradoxes  intarissables  et  en 
rtincelantes  saillies,  qui  éblouissaient  connue  des  feux  d'artitlce.  Avec  autant  de  talent  et 
dis  fois  plus  d'esprit  qu'il  n'en  fallait  pour  laisser  une  œuvre,  il  ne  laisse  que  des  papes 
volantes,  parce  qu'il  ignorait  l'art  et  qu'il  craignait  le  travail.  On  dira  de  ses  livres  :  1^! 
>i'r,)p?  n'i'pai'gif  pas  dp  qu'on  a  fnH  sans  hd. 


—      /tOi      — 

livre  taxé  de  licence  et  d'audace  eflVénée.  En  général,  la  forme 
de  ses  satires  est  correcte,  la  rime  abondante,  mais  le  goûl  se 
trouve  fréquemment  offensé  (1). 

"  Victor  de  la  Prade  (1812)  prend  le  ton  incisif  et  mordant  de 
la  satire  dans  les  Poèmes  civiques  et  dans  Tribuns  et  Courtisans, 
où,  sous  forme  de  comédie,  il  attaque  les  abus  du  second  em- 
pire. 

"Louis  T'c»i7/oi  (1813)  l'écrivain  satirique  par  excellence.  Ses 
vers  ont  moins  de  véhémence,  mais  plus  de  gaîté  et  de  causti- 
cité mordante  que  sa  prose.  Il  n'est  pas  assez  apprécié  comme 
poète.  Ses  Satires,  sans  avoir  une  perfection  sans  tâche,  restent 
comme  un  des  meilleurs  ouvrages  du  genre.  La  note  dominante 
y  est  la  gaieté,  la  gaité  toute  française.  C'est  dans  ce  volume 
que  se  trouve  son  Art  jjoHique,  composition  presque  parfaite. 
La  qualité  dominante  de  son  style  est  la  sobriété  dans  l'expres- 
sion qui  laisse  sous  entendre  plus  qu'elle  ne  dit. 

*  Edouard  Pailleron  (1834)  a  publié  en  1861  les  Parasites,  où  il 
attaque  l'existence  inutile  ou  malsaine  de  certains  membres  de 
la  société.  Elles  ont  en  général  une  allure  gaie,  dégagée,  un 
ton  d'excellente  plaisanterie.  La  lecture  n'en  est  pas  sans  incon- 
vénient pour  la  jeunesse.  Le  petit  Baron  a  des  passages  d'un 
délicieux  comique.  Nous  citons  quelques  détails  sur  ce  gandin 
dont  les  cheveux  sont  harmonieusement  taillés,  mais  dont  la 
tête  est  vide. 

*  Le  i^etit  Baron. 

«  A  moi,  baron,  à  moi;  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 
Pour  un  instant,  mon  bon,  cessez  de  vous  sourire. 
Laissez  votre  lorgnon  et  vos  airs  dégoûtés, 
Rallumez  un  cigare,  et  voyez  dans  la  glace 
Si  quelque  chose  en  vous  n'est  pas  bien  à  sa  place  : 
Assevez-vous  et  m'écoutez. 


1}  "  Voici  comnieût  il  annonce  le  sujet  de  son  livre  les  Colères 
Comme  un  chirurgien,  malgré  l'infection, 
Met  sur  le  marbre  noir  de  la  dissection  ' 
Un  cadavre  avancé,  jmis,  relevant  sa  manche. 
Bistouri  dans  la  main,  tablier  sur  la  hanche. 
En  coupant  cette  chair,  s'exerce  à  son  métier. 
J'étale  devant  moi  mon  siècle  tout  entier. 
Ouvre  ma  trousse,  y  prends  le  scajiel  et  la  scie, 
ICI  de  ce  hideux  corps  vais  faire  rautopsie. 


-      105     — 

Le  s^oir  comme  le  joui',  à  pied  comme  en  voilure. 
Verre  à  l'œil,  canne  en  main,  raie  au  Iront,  barlie  pure. 
Pâle  et  frais,  lisse  et  net,  sans  un  grain,  sans  un  pli, 
Du  plus  loin  qu'on  vous  voit,  chacun  se  prend  à  dire  : 
Est-ce  qu'il  est  en  sucre?  est-ce  qu'il  est  en  cire? 
Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  qu'il  est  joli  ! 

Mais  ailleurs,  des  croquants  et  Tort  laids  et  fort  bètes. 
Des  savants,  des  penseurs,  des  peintres,  des  poètes, 
Tous  gens  mal  habillés,  tenez-le  pour  certain, 
D'autres  même  bien  mis,  tant  l'erreur  est  profonde, 
Des  femmes,  qui  plus  est,  en  un  mot,  tout  le  monde 
Dit  que  vous  ôtes  un  crétin. 

Un  a  tort  ;  mais  on  dit  que  garder  une  vitre 
Sur  l'œil,  fumer  sans  trêve  et  jauger  plus  d'un  litre, 
Ce  sont  de  ces  hauts  faits  dont  à  peine  l'on  rit  ; 
Et  qu'au  bois  tous  les  jours,  hormis  les  jours  de  fêtes. 
Mener  un  tilbury  serait-ce  en  arbalète  (1), 
N'exige  pas  un  grand  esprit. 

(^n  a  tort;  mais  on  croit  que  doter  sa  patrie 

De  vocables  tirés  de  l'argot  d'écurie. 

Mener  un  cotillon,  répéter  un  bon  mot. 

Et  se  faire,  en  tous  cas,  railler  de  qui  vous  pille, 

louer  par  un  escroc,  duper  par  une  fille, 

En  trois  lettres,  c'est  être  un  sot. 

On  a  tort;  mais  le  temps  ne  souffre  plus  qu'un  homme. 
Fût-il  beau,  bien  portant,  et  riche,  et  gentilhomme. 
Sans  avoir  les  vertus  requises  parBerquin, 
N'ait  de  tète,  baron,  que  pour  des  papillotes. 
De  mains  que  pour  des  gants,  de  pieds  que  pour  des  botk-"::  ; 
Bref,  qu'il  ne  soit  qu'un  mannequin.. 

(l'est  bien  vous,  mon  très-cher,  que  ce  discours  regarde. 
Quoi  !  vous  ne  soufflez  mot 

Voilà,  mon  pauvre  ami,  ce  que  l'on  ose  dire. 
Ifein?  votre  bouche  en  cœur  conliime  Ji  sourire? 

1'  I>ors.ju'un  clieval  est  attaché  seul  devant  les  deux  chevaux  de  timon  U"une  voiture. 


—     400     — 

Vous  êteS;  sur  mon  âme,  un  plaisant  animal. 
Dans  votre  orgueil  opaque,  il  n'est  rien  qui  vous  touche  ! 
Il  ne  sera  pas  dit  que  je  n'ai  pas  fait  mouche  ;  — 
«  Baron,  votre  hahil  vous  va  mal!  " 

'  Cite-  les  Belges  :  Benoit  Quùiet,  de  Mons,  dont  nous  avons 
parlé  déjà  à  l'article  de  la  poésie  lyrique  (p.  102).  Son  principal 
ouvrage,  intitulé  Dantan  chez  les  contemporains  illustres,  est  un 
recueil  de  satires  contre  les  idées  et  les  hommes  surgis  de  la 
révolution  de  1848.  «  Dantan,  c'est  le  nom  du  célèbre  statuaire 
français  qui,  dans  son  art,  s'est  approprié  le  monopole  de  la 
caricature.  Seulement,  Dantan  a  trouvé  la  grimace  2'>hysique;  et 
moi,  j'ai  cherché  la  grimace  morale,  »  dit  le  poète,  dans  sa  pré- 
face. Il  nous  y  apprend  encore  que  d'abord  il  avait  conçu  le 
plan  d'une  vaste  comédie,  pour  mettre  en  relief  les  idées  et  les 
hommes  de  cette  révolution,  à  la  fois  grotesque  et  formidable. 
Mais  il  a  laissé  là  la  comédie  et  écrit  des  satires.  De  là,  deux 
défauts  dans  ces  poésies  :  trop  de  discours  et  trop  peu  de  ta- 
bleaux ;  et  puis,  trop  de  facilité  et  trop  de  Mte  dans  le  travail. 
A  part  cela,  on  trouve  dans  ces  satires  de  la  verve,  du  feu,  de 
l'âme  et  de  l'esprit  de  l)on  aloi.  L'auteur  en  abuse  peut-être  un 
peu,  en  négligeant  de  faire  entrevoir  davantage  à  son  lecteur  à 
quoi  il  a  fait  allusion.  Dans  la  satire  intitulée  Confidence,  l'au- 
teur fustige  d'une  manière  sanglante  la  puérile  vanité  de  deux 
grands  écrivains,  de  Chateaubriand,  dans  ses  Mémoires  d'Oittrc- 
Tombe,  et  de  Lamartine  dans  ses  Confidences. 

*  C'est  peut-être  ici  qu'il  faut  mentionner  le  roman  satirique 
VAcadémie  des  fous  de  J.-B.  Coomans,  né  à  Bruxelles  1813, 
membre  de  la  Chambre  des  Représentants,  écrivain  des  plus 
spirituels,  auteur  de  plusieurs  romans  historiques  :  Vonch,  les 
Communes  belges,  Baudouin  bras  de  fer,  le  Moine  Robert,  la  Clef 
d'or,  Richildc,  le  Chapeau  de  Fortunatus,  etc. 

Après  Séb.  Brandi,  qui  en  1494,  composa  la  Nef  des  fous,  et 
Joachim  Rachel  (-}•  1696),  auteur  de  dix  satires  contre  les  vices 
de  son  siècle,  les  satiriques  les  plus  renommés  de  l'Allemagne 
sont  :  Liscow  (1701-1760),  Cunitz  (1654-1699),  llaller,  Hagedorn, 
Midiaclis (il \G-l~~2)  et,  à  la  tête  de  tous,  Rabencr  (1714-1771). 

Les  écrivains  Néerlandais  distingués  dans  la  satire  sont  : 
Vondel,  Bgns  et  Huygens,  qui  vivaient  au  seiziènie  siècle,  et 
Bildcrd'ih. 


—     407     — 
La  Parodie. 

La  Parodie  (-aoorJîa)  est  une  espèce  de  satire  faite  sur 
quelque  pièce  de  poésie  connue,  qu'on  détourne,  ou  en  en- 
tier, ou  en  partie,  à  un  autre  sujet  ou  à  un  autre  sens,  moyen- 
nant quelques  changeir.cnts,  dans  le  but  de  rendre  le  poème 
comique. 

La  forme  et  le  ion  de  la  parodie  sont  sérieux  comme  dans 
le  poème  parodié  ;  et  c'est  surtout  le  contraste  du  fond  avec 
la  forme,  de  la  parodie  avec  le  poème  parodié,  qui  plaît  et 
fait  rire.  On  choisit  pour  la  parodie  des  poèmes  du  genre  sé- 
rieux ;  surtout  du  genre  épique  et  du  genre  dramatique.  De 
là,  deux  sortes  de  parodies  :  la  parodie  épique  et  la  parodie 
dramatique. 

Hipponax  fut,  au  rapport  d'Aristote,  l'inventeur  de  la  parodie 
épique  ;  et  Hégémon  de  Thasos  (400  av.  J.-C),  au  dire  d'Athénée 
créa  la  parodie  dramatique.  Nous  rencontrons  à  la  vérité,  dans 
la  Batrachomyomachic,  attribuée  à  Homère,  et  dans  les  comé- 
dies d'Aristophane,  des  parodies  isolées,  mais  nous  ne  possé- 
dons pas  des  productions  entières  auxquelles  on  puisse  donner 
le  nom  de  parodies. 

Il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  poème  jKirodié  le  poème 
travesti.  On  travestit  {trans-vestire,  changer  d'habits)  en  tradui- 
sant librement  un  ouvrage  sérieux,  pour  le  rendre  ridicule  et 
burlesque.  Celui  donc  qui  travestit  conserve  le  fond  de  l'ouvrage 
mais  il  en  change  la  forme,  qui,  sous  sa  plume,  devient  ridi- 
cule. Celui,  au  contraire,  qui  jyarodie  conserve  la  forme  de  l'ou- 
vrage qu'il  parodie,  mais  il  en  change,  ou  en  entier,  ou  en  partie, 
le  foml,  qu'il  applique  à  un  autre  sujet. 

Plusieurs  poètes  modernes  se  sont  exercés  à  parodier  ou  à 
travestir.  Parmi  une  foule  d'autres,  on  dislingue  : 

Chez  les  Italiens  :  Lalli  (-}- 1637),  auteur  de  YEncide  travestie.  — 
Lorédano  (iGGd),  auteur  de  l'Iliade  giocosa. 

Chez  les  Français  :  Marivaux,  qui  a  laissé  Ylliadc  travestie, 
œuvre  de  peu  de  mérite.  —  Scarron  (1610-1060),  auteur  de 
Virgile  travesti,  ouvrage  rempli  d'expressions  triviales,  de  mots 
bas,  de  pensées  grotesques  et  de  peintures  puériles. 


—     108     - 

■  Cet  ouvrage  engendra  toute  une  génération  d'œuvres.  Fiivc- 
ticre,  Barcict,  Brébœuf,  Claude  Petit  Jehan  et  les  frères  Perrault 
ont  h  l'envi  travesti  l'Eucide  (1). 

Les  Français  se  sont  exercés  davantage  dans  la  parodie  dra- 
matique. La  première  tragédie  travestie  qui  parut  sur  le  théâtre 
l'ut  VAndromaquc  de  Racine,  intitulée  la  Folle  querelle.  Depuis 
lors,  nombre  de  poètes  ont  travesti  des  tragédies  :  les  plus 
connus  sont  Legrand  (iG6b-1723),  Lesagc,  Panard  (1G94-17G5), 
Piron  (1659-1770)  et  Bailli  (1739-1793). 

*  Le  poète  Méry  a  publié,  en  1859,  une  critique  dramatico- 
satirique  du  fameux  récit  de  Théramène,  la  mort  d'Hippohjte  (2), 
qui  n'est  ni  une  parodie,  ni  un  poème  travesti  proprement  dit, 
mais  une  scène  pleine  de  verve,  de  bon  sens,  de  raillerie 
aimable,  et  qui  a  obtenu  beaucoup  de  succès. 

*  Thésée,  au  désespoir. 

Quel  coup  me  l'a  ravi?  quelle  foudre  soudaine? 

Théramène  fil  s.e  mouche,  crache,  articule  gutturalement  :  Hum  ! 
Hum!  pour  éclaircir  sa  voix,  'prend  une  pose  classique  et  com- 
mence son  récit! . 

A  peine  nous  sortions  des  portes  de  Trézène, 
Il  était  sur  son  char,  ses  gardes  affligés 
Imitaient  son  silence,  autour  de  lui  rangés. 

1)  *  C'est  à  ces  derniers  qu'appartiennent  les  vers  suivants  si  souvent  cités  comme 
<>tant  fie  Scarron.  Au  VI'  livre  de  Virgile  il  est  dit  : 

Tout  près  de  l'ombre  d'un  rocher, 

J'aperçus  l'ombre  d'un  cocher 

Qui,  tenant  l'ombre  d'une  brosse, 

Nettoyait  l'ombre  d'un  earosse. 
[2]  '  On  sait  que  Fénelon,  tout  en  admirant  les  beautés  de  ce  morceau,  considéré  en  soi, 
(■n  a  fait  la  critique  eu  égard  aux  circonstances.  Eu  parlant  do  l'emphase,  il  dit  : 
'•  Racine  n'était  pas  exempt  de  ce  défaut,  que  la  coutume  avait  rendu  comme  nécessaire. 
Uien  n'est  moins  naturel  que  la  narration  de  la  mort  d'Hippoiyte  à  la  fin  de  la  tragédie  de 
Phèdre,  qui  à  d'ailleurs  de  grandes  beautés.  Théramène,  qui  vient  pour  apprendre  à 
Thésée  la  mort  funeste  de  son  fils,  devrait  ne  dire  que  ces  deux  mots,  et  manqué  même 
lie  force  pour  les  prononcer  distinctement  :  Hippohjle  esHnorl.  Un  monstre ,  envoyé  du 
fond  de  la  mer  par  la  coUre  des  dieux,  l'a  fait  périr.  Je  l'ai  vu.  Un  tel  homme  saisi, 
i^ierdu,  sans  haleine,  peut-il  s'amuser  à  faire  la  description  la  plus  pompeuse  et  la  plus 
fleurie  du  dragon*"  (Lettre  à  l'Académie  sirr  l'éloquence.  §  'VI,  de  la  Tragédie).  On 
répond  à  cela  que  c'est  précisément  ce  que  Racine  a  fait  dans  les  vers  qui  précèdent  les 
détails  exigés  ensuite  par  Thésée.  Quand  Théramène  s'est  écrié  :  Hippolyte  n'est  plus  ! 
Tliésée  éperdu  le  presse  de  questions  :  i)ie!(a'.'...  Mon  fils  n'est  plus!  Eh  quoi!.-.  Quel 
'Oup  me  l'a  ravi!  Quelle  fondre  soudaine  !  Alors  seulement  commence  le  récit  :  A  peine 
r>niis  sortions,  etc. 


—      iO!)     — 

Thésée. 

Un  instant...  Est-ce  ainsi  qu'un  précepteur  commence? 
Est-ce  correct?  dit-on  imiter  un  silcnce'l 
Quant  aux  gardes  rangés  autour  du  char,  vraiment, 
Je  ne  pui^  rien  comprendre  à  cet  arrangement. 
Les  gardes,  mon  ami,  sont  devant  ou  derrière, 
Jamais  autour  d'un  char.  Je  te  fais  la  prière 
De  soigner  un  peu  plus  ton  style  officiel. 
Ainsi,  pourquoi  mets-tu  portes  au__ pluriel? 

TliÉRAMÈNE,   humblement . 

Du  côté  de  la  mer,  nous  n'avons  qu'une  porte, 
C'est  juste,  mais  le  vers  eut  été  faux. 

Thésée. 

Qu'importe! 
.Mon  ami,  mettrais-tu  ce  vers  dans  tes  écrits  : 
A  peine  nous  sortions  des  jJortes  de  Paris  ? 
Nous  sortions  de  Pocis,  .dirais-tu. 

Théramène,  souriant. 

Cher  Thésée, 
Qn  l'a  dit  avant  nous,  la  eritique  est  aisée 

Thésée. 

A  peine  nous  sortions,  il  était....  Est-ce  ainsi 
Qu'un  précepteur  grec  parle  en  français  réussi  ? 

Théramène. 

Oui,  mon  expression,  je  crois,  est  mal  venue; 
Mais  le  début  toujours  m'a  gêné... 

Thésée. 

Continue  ; 
Et  songe  bien  que  j'ai,  pour  les  mots  de  travers, 
L'oreille  délicate,  en  prose  comme  en  vers. 

(Ensuite  Thésée  fait  du  monstre  sauvage,  du  cri  effroyable  de  la 
roix  lamentable,  du  cri  redoutable,  des  écailles  jaunissantes,  des 
cornes  menaçantes,  du  flot  épouvanté,  la  critique  la  plus  amusante 
et  la  plus  fine.  —  Théramène  reprend). 


—      ilO      — 

Thébamlne. 

Tout  fait,  et  sans  s'armer  d'un  courage  inutile. 
Dans  le  temple  voisin  chacun  cherche  un  asile. 

Thésée. 

Tas  de  polirons  !  Voyez  !  ils  prennent  tous  l'élan 
Vers  un  temple  voisin  !  Ils  ont  peur  d'un  merlan  ! 
Ces  lâches,  à  l'effroi  ne  mettent  point  de  bornes. 
Ce  peuple  de  bergers  craint  une  bête  à  cornes! 
Tu  quoqnc,  Théramène,  et  les  gardes  aussi  ! 
Quels  gardes  !  N'ayant  rien  à  garder  jusqu'ici, 
Ils  gardaient  :  mais,  sitôt  qu'avec  une  autre  pose 
Il  a  fallu  veiller  et  garder  quelque  chose, 
Ils  n'ont  plus  rien  gardé,  ces  gardes,  ils  ont  pris 
La  fuite  et  non  l'épée,  en  poussant  de  grands  cris  ! 

(Se  retournant  vers  les  yardes' . 
tlardes  nationaux  !  eh  !  bien,  je  m'associe 
Au  monstre  jaunissant  et  je  vous  licencie  ! 

Thér.vmène. 

Hippolyte  lui  seul,  digne  fils  d'un  héros. 

Arrête  ses  coursiers,  saisit  ses  javelots. 

Pousse  au  monstre,  et,  d'un  dard  lancé  d'une  main  sûre, 

Il  lui  fait  dans  le  flan  une  large  blessure. 

Thésée. 

S'il  prend  ses  javelots,  il  ne  peut  aussitôt 
Lancer  un  dard,  mon  cher,  il  lance  un  javelot. 
On  lance  ce  qu'on  prend.  Dirais-lu,  vieille  buse, 
Il  prend  ses  pistolets  et  lance  une  arquebuse  I 
Pourquoi  large  blessure?  Un  dard  est  fort  aigu, 
Fort  mince,  et  le  trou  fait  est  toujours  exigu. 

THÉR.4.MÈNE,  à  ^)«>'f. 

Ah  !  quel  homme  ennuyeux  !  J'avais  encore  à  faire 
Au  moins  quarante  vers  de  récit  ;  je  préfère 
Lui  lancer  tout  de  suite,  et  sans  ménagement. 
Le  distique  fatal  qui  fait  le  dénoùment. 


-    411    - 

Mais  reflccliissons  bien,  je  crois  qu'il  est  utile, 
Cette  fois,  de  soigner  la  pensée  et  le  style. 
[liant].  J'ai  vu,  Seigneur,  j'ai  vu  votre  malheureux  fils 
Traîné  par  les  chevaux  que  sa  main  a  nourris. 

Thésée,  bondissanl  de  douleur. 

Ah!  c'est  mon  fils...  permets  qu'un  instant  je  le  pleure. 

fil  verse  une  larme J . 
Ne  pouvais-tu  trouver  une  rime  meilleure?    . 
Fils  et  nourris!  Passons  sur  ces  deux  incidents, 
Cherchons  mieux...  les  chevaux  ont  pris  le  mors  aux  dents. 

Et  la  scène  se  termine  par  une  très-réjouissante  tirade,  à  la 
fin  de  laquelle  Thésée,  se  souvenant  qu'il  a  autrefois  collaboré 
aux  travaux  d'Hercule,  jure  de  purger  la  terre  du  terrible  mer- 
hi)},  qu'il  fera  empailler  pour  le  Muséum  du  Jardin  des  Plantes... 
de  Trézène. 

Chez  les  Allemands  :  Blumauer  (1755-1708).  Son  Enéide  tra- 
vestie décèle  un  esprit  gai  et  enjoué.  Quelquefois,  l'auteur  est 
trop  peu  réservé,  et  se  permet  des  railleries  contre  l'Eglise 
catholique. 

Bodmer  nous  a  laissé  quelques  parodies  dramatiques,  qui 
n'ont  pas  eu  grand  succès.  Des  tragédies  de  IT'cisse  et  de  Ger- 
i^tenhery  lui  en  Ont  fourni  la  matière. 

ARTICLE  TROISIÈME. 

LEpUre. 

Nous  venons  de  voir,  à  l'article  précédent,  qu'il  y  a  un 
genre  d'épUre,  qu'on  appelle  Efilre  satirique;  et,  en  traitant 
de  la  poésie  lyrique,  nous  avons  parlé  d'une  autre  espèce 
d'épître,  appelée  Hérdide.  Il  en  existe  une  troisième  espèce 
qu'on  nomme  Epitre  didactique  proprement  dite,  ou  Epître 
en  vers.  C'est  elle  qu'on  désigne  simplement  sous  le  nom 
d'Epître,  et  elle  ne  diffère  d'une  lettre  en  prose  que  par  la 
fonne  poétique  qu'elle  revêt.  Car  l'épître,  comme  la  simple 
lettre,  se  prête  à  tous  les  objets;  tantôt  elle  loue,  tantôt  elle 


-    n-i    — 

biàme,  tantôt  elle  raconte,  tantôt  elle  enseigne,  et  taniôt 
(^lle  présente  des  réflexions  sur  les  auteurs,  les  arts,  les 
sciences,  sur  la  vie  humaine,  sur  certains  caractères,  cer- 
tains événements, 

L'épître  étant  identique  pour  le  fond  avec  la  lettre  en  prose, 
étant  comme  celle-ci  une  conversation  familière  entre  des 
personnes  absentes,  elle  aura  aussi  un  style  naturel,  simple, 
aisé,  coulant,  gracieux,  varié  et  animé.  Et  plus  les  objets 
([u'on  traite  dans  l'épître  sont  simples,  plus  aussi  la  diction 
doit  l'être.  D'un  autre  côté,  le  style  peut  et  doit  s'élever,  si 
le  sujet  de  l'épître  est  grand  et  noble,  comme  dans  celle  do 
Boileau,  sur  le  passage  du  Rhin  [Ep.  iv). 

II  est  à  remarquer  que,  lors  même  qu'elle  s'adresse  seule- 
ment à  un  particulier,  l'épître  doit  néanmoins  renfermer  des 
vérités  qui  soient  d'une  application  générale.  Il  n'est  nullement 
nécessaire  que  le  poète  épuise  la  matière  qui  fait  l'objet  de 
l'épître;  il  suffit  qu'il  la  traite  sous  un  seul  point  de  vue  inté- 
ressant. 

Ceux  des  poètes  tant  anciens  que  modernes  qui  nous  ont 
laissé  les  meilleurs  modèles  d'épiire,  sont  : 

Horace.  Ses  épîtres  poétiques  sont  les  seules  qui  nous 
restent  de  la  belle  antiquité.  Ce  qui  en  fait  le  principal 
charme,  c'est  la  variété  qui  règne  dans  les  caractères  des 
personnes  auxquelles  elles  sont  adressées,  et  d'après  les- 
quels le  poète  change  et  varie  son  ton  et  ses  couleurs.  Le 
style  des  épîtres  est  plus  soigné,  plus  doux  et  plus  agréable 
que  celui  des  satires. 

Cliez  les  Français  :  Clément  Marot  (1495-1544).  Le  grand  mé- 
rite de  ce  poète,  c'est  d'avoir  débrouillé  le  premier  la  poésie 
naissante  chez  les  Français,  et  d'être  resté  de  nos  jours  encore 
le  modèle  du  genre  naïf  et  gracieux  qui  porte  son  nom.  La 
i-'ontaine  l'appela  son  maître  et  ne  dédaigna  pas  de  l'imiter. 
.I.-B.  Rousseau  le  prit  aussi  pour  modèle.  Ses  productions  ré- 


-     413     — 

vêlent  une  inuiginalion  féconde  et  beaucoup  d'esprit;  elles  sont 
écrites  dans  un  style  facile,  vif,  serré,  clair,  précis,  élégant, 
naturel,  naïf  et  gracieux.  Marol  ne  réussit  pas  dans  les  sujets 
relevés;  il  y  est  presque  toujours  outré  et  enflé.  Son  talent  st- 
montre  mieux  dans  les  sujets  simples,  badins  et  plaisants.  H 
est  extrêmement  sévère  sur  la  l'ime  ;  que  ne  respecte-t-il  autant 
la  décence!  '  Nous  citons  quelques  vers  de  son  i'jyitre  au  roi 
Fvauçois  I,  chef-d'œuvre  de  naïveté,  de  fine  plaisanterie  et 
d'adulation  délicate. 

'  Epïtrc  à  François  J. 

On  dit  bien  vrai  :  la  mauvaise  fortune 

Ne  vient  jamais  qu'elle  n'en  apporte  une, 

Ou  deux,  ou  trois  avecques  elle.  Sire. 

Votre  cœur  noble  en  saurait  bien  que  dire  ; 

Et  moi,  chétif,  qui  ne  suis  roi  «i  rien. 

L'ai  éprouvé  et  vous  conterai  bien, 

Si  vous  voulez,  comme  vint  la  besogne. 

—  J'avais,  un  jour,  un  valet  de  Gascogne. 

Gourmand,  ivrogne  et  assuré  menteur, 

Pipeur.  larron,  jureur,  blasphémateur, 

Sentant  la  hart  de  cent  pas  à  la  l'onde. 

Au  demeurant  le  meilleur  fils  du  monde  (1). 

Ce  vénérable  ilôt  fut  averti 

De  quelqu'argent  que  m'aviez  départi. 

Et  que  ma  bourse  avait  gros  apostume. 

Si  se  leva  plus  tôt  que  de  coutume. 

Et  me  va  prendre  en  tapinois  icelle  ; 

Puis,  vous  la  mit  très-bien  sous  son  aisselle. 

Argent  et  tout,  cela  se  doit  entendre  ; 

Et  ne  crois  point  que  ce  fût  pour  le  rendre, 

Car  oncques  puis  n'en  ai  ouï  parler. 

Bref,  le  vilain  ne  s'en  voulut  aller 

Pour  si  petit,  mais  encore  il  me  happe 

Saie  et  bonnet,  chausse,  pourpoint  et  cape. 

De  mes  habits,  en  effet,  il  pilla 

Dans  les  plus  beaux,  et  puis  s'en  habilla 

(1)  *  Ce  vers,  si  plaisant  après  réuiiniération  des  belles  qualités  de  ce  valet,  est  dovenu 
proverbe.  La  HariK. 


—     'Il  î-     — 

Si  justement,  qu'à  le  voir  ainsi  ùLfc 

Vous  l'eussiez  pris  en  plein  jour  pour  son  maître. 

Finalement,  de  ma  chambre  il  s'en  va 

Droit  à  retable,  où  deux  chevaux  trouva, 

Laisse  le  pire  et  sur  le  meilleur  monte. 

Pique  et  s'en  va.  Pour  abréger  mon  conte, 

Soyez  certain  qu'au  sortir  du  dit  lieu 

N'oublia  rien,  fors  de  me  dire  adieu. 

xVinsi  s'en  va,  chatouilleux  de  la  gorge, 

Le  dit  valet,  monté  comme  un  Saint-George, 

Et  vous  laisse  monsieur  dormir  son  soûl, 

(Jui,  au  réveil,  n'eût  su  finer  (payer)  d'un  sou. 

Ce  monsieur-là,  sire,  c'était  moi-même. 

Qui,  sans  mentir,  fus  au  matin  bien  blême, 

Quand  je  me  vis  sans  honnête  vôture 

Et  fort  fâché  de  perdre  sa  monture. 

Mais  pour  l'argent  que  vous  m'aviez  donné, 

Te  ne  fus  pas  de  le  perdre  étonné  ; 

Car  votre  argent,  très-débonnaire  prince. 

Sans  point  de  faute,  est  sujet  à  la  pince... 

(Il  décrit  sa  maladie  et  finit  par  l'éloge  du  Roi). 

Boilcau,  J.-B.  Rousseau,  ChauUeu,  Hainilton,  L.  Racine,  Gresscf, 
de  Bernis,  Voltaire,  ont  écrit  des  épitres  (1). 

*  Jean-Pons-GinUaume  Viennet,  de  l'académie  française  (1777- 
1868)  (voy.  p.  303),  est  surtout  connu  par  ses  épitres  sati- 
riques, au  nombre  de  39,  publiées  de  1803  à  1843.  La  plupart 
sont- politiques  ;  quelques-unes  sont  dirigées  contre  le  roman- 
tisme, auxquelles  Viennet  et  Baour-Lormian  ont  constamment 
opposé  une  résistance  absolue,  h'épitre  aux  Muscs  sur  les  Roman- 
fiques  (1824)  est  une  véritable  déclaration  de  guerre.  Six  tragé- 
dies, trois  comédies  et  deux  opéras,  sortis  de  la  plume  de 
Viennet,  et  dont  la  plupart  n'ont  pas  été  représentés  ou  n'ont  pas 
eu  de  succès,  constatent  que  sa  muse  n'était  pas  destinée  au 
théâtre.  Il  publia  en  outre  VAusterlide  (1808),  un  poème  sur 
Marengo,  Trois  dialogues  des  morts  (1824),  le  Siège  de  Damas,  en 
.")  chants  (1825),  Scdim  ou  les  Nègres,  en  3  chants  (1826),  la  Phi- 
lippide,  en  24  chants  (1828),  et  enfin  lui  recueil  de  Fo6/c5(1855\ 
dont  nous  avons  parlé  (p.  303). 

(1)  Consultez,  sur  ces  auteurs,  les  Trois  siècles  de  la  UUcvcUuro,  par  Tabbé  Sahatier  de 
Castres,  et  L'a  Harpe,  Cours  de  liH&ra'.urc, 


—    il 5    - 

*  Le  style  de  Viennet  est  clair,  brlUanl,  correct;  son  ver^^ 
bien  fait,  facile,  serré,  mordant  à  la  manière  de  Voltaire,  dont 
l'auteur  embrasse  trop  souvent  les  opinions,  les  préjugés  et  les 
haines.  Ses  90  ans  n'avaient  pu  éteindre  ni  sa  passion  des  vers, 
ni  sa  haine  contre  l'Eglise.  Il  travaille  presque  toujours  d'après 
un  plan  bien  conçu  et  bien  marqué.  Nous  citons  quelques  pas- 
sages de  son  épili'c 

'  Aux  Muscs,  sur  les  Ro)na)itiques. 

Allons,  Muscs,  debout;  faisons  du  romantique, 

Extravaguons  ensemble  et  narguons  la  critique.... 

Que  la  raison,  fuyant  aux  accords  de  ma  lyre. 

De  mes  sens  emportés  respecte  le  délire. 

Ma  pensée  est  captive  en  ce  vaste  univers  : 

Lançons-nous  dans  le  vague;  et  qu'au  bruit  de  mes  vers 

.Taillissent  au  hasard  sur  la  terre  éblouie 

Des  torrents  de  lumière  et  des  flots  d'harmonie. 

—  Quoi  !  vous  me  regardez  !  et  vos  yeux  secs  et  froids 

Semblent  me  demander  si  je  parle  iroquois  ! 

Vous  ne  comprenez  pas  ces  figures  sublimes  ! 

Nos  grands  auteurs  pour  vous  sont  donc  des  anonymes  ! 

A  douze  éditions,  leurs  vers  sont  parvenus^ 

Et  leurs  noms  immortels  ne  vous  sont  pas  connus  ! 

Dormez-vous  sur  le  Pinde!  et  faut-il  que  j'explique 

Ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  le  genre  romantique  ? 

Vous  m'embarrassez  fort;  car  je  dois  convenir 

Que  ses  plus  grands  fauteurs  n'ont  pu  le  défmir. 

Depuis  quinze  ou  vingt  ans  que  la  France  l'admire. 

On  ne  sait  ce  qu'il  est,  ni  ce  qu'il  veut  nous  dire. 

Steiidhall,  Morgan,  SchlégeL...  Ne  vous  effrayez  pas, 

Muses,  ce  sont  des  noms  fameux  dans  nos  climats, 

Chefs  de  la  propagande,  ardents  missionnaires. 

Parlant  le  romantique  et  prêchant  ses  mystères. 

11  n'est  pas  un  Anglais,  un  Suisse,  un  Allemand, 

Qui  n'éprouve  à  leurs  noms  un  saint  frémissement. 

Quand  on  connaît  le  slave,  on  comprend  leur  système; 

Et  s'ils  étaient  d'accord,  je  l'entendrais  moi-même; 

C'est  un  je  ne  sais  quoi  dont  on  est  transporté  ; 

Et  moins  on  le  comprend,  plus  on  est  enchanté.... 


-     -IKi     - 

—  Vous  me  direz  en  vain  que  ce  genre  est  bizarre, 

Qu'il  infecta  Paris  d'une  école  barbare,... 

Que,  pour  être  immortel,  il  faut  du  sens  commun.... 

Que  nous  fait  l'avenir,  si  nous  vivons  célèbres?" 

Si  le  siècle  applaudit  nos  œuvres  des  ténèbres, 

Si  nos  contemporains,  sur  la  foi  des  journaux. 

Nous  prennent  bêtement  pour  des  soleils  nouveaux,... 

Irai-je  démentir  et  la  cour,  et  la  ville. 

Traiter  tout  un  public  de  dupe  et  d'imbécile? 

J'aime  mieux  me  moquer  de  la  postérité,... 

J'aime  mieux  être  enfin  un  seigneur  en  nature, 

Un  Chapelain  vivant,  qu'un  Homère  en  peinture. 

■  Citez  les  Belges.  Sans  faire  profession  de  manier  l'arme  de  la 
satire,  plusieurs  poètes  Belges  se  sont  laissés  aller  à  lancer 
des  traits  malins  dans  des  pièces  fugitives  appartenant  à  difTé- 
rents  genres  de  poésie  .  Les  femmes  aux  exécutions  publiques,  par 
Ernest  Busclnnann  d'Anvers  (1814-1853).  La  femme  mauvaise  mère, 
par  Joseph  Demoulin.  Vieux  Grognard,  par  Ch.  Potvin.  La  séré- 
nade, chanson  de  paillasse,  par  Benoit  Quinet.  Le  tabac  en  poudre, 
épître,  par  P.  Bergeron  (1787-1855).  Nous  citons  Venterrement, 
par  Jules  Guillaume  : 

'  L'autre  jour,  près  du  cimetière. 

Je  me  promenais  au  hasard  ; 

Vers  cette  demeure  dernière. 

Je  vis  venir  un  corbillard. 

Le  char  aux  funèbres  tentures 

Sur  la  route  passa  d'abord, 

Puis,  après  lui,  quatre  voitures 

Des  vivants  escortant  un  mort. 

Dans  la  première,  clause  à  clause, 

On  discutait  les  derniers  vœux 

Du  défunt;  puis,  à  chaque  pause 

On  pleurait  ;  c'étaient  ses  neveux. 

Dans  la  seconde  :  «  quel  brave  homme,  » 

Disait-on;  «  citoyen  soumis, 

«  Bon  vivant!...  Et  probe,  économe, 

«  Un  cœur  d'or...  »  —  C'étaient  ses  amis. 

Et  dans  la  troisième  voilure, 

On  tenait  des  propos  légers. 


—     417     — 

On  riait  de  mainte  aventure... 
Ceux-là,  c'étaient  des  étranger?. 
Quand  passa  la  dernière,  avide 
Jy  plongeai  de  nouveau  mon  œil  : 
Le  dernier  carosse  était  vide, 
Celui-là  seul  était  en  deuil. 
CItc:   les  Allemands  :  Kastiicr,   Wieland,    U:,  Glcim  et   Kbcrt 
(1723-1705). 

ARTICLE  QUATRIEME. 

LEpigramme  et  l'Epitaphe. 

L'Epigramnic  plus  li!)re  (que  le  sonnet),  en  son  tour  plus  borné. 
N'est  souvent  qu'un  bon  mol  de  deux  rimes  orné. 

BoiL.,  Art  poét  ,  ch.  11. 

UEpigrammc  (ïizlyoy.v.jxc/^  n'était  dans  l'origine,  comme  son 
nom  l'indique,  qu'une  inscription  pour  des  offrandes  religieuses, 
des  temples,  des  édifices  publics,  des  statues,  des  monuments 
et  des  tombeaux.  Son  but  était  de  faire  connaître  brièvement 
la  signification  de  l'objet  qui  portait  l'épigramme,  souvent  sans 
aucun  mélange  de  sentiment.  Aussi,  l'épigramme  chez  les 
Grecs  n'a  presque  rien  de  commun  avec,  ce  que  nous  appelons 
de  ce  nom.  Chez  les  Romains,  l'épigramme  a  van  caractère  plus 
satirique,  et  se  rapproclie  davantage  de  l'épigramme  actuelle, 
qui  tient  J)eaucoup  de, la  satire. 

On  entend  aujourd'hui  par  Epigramme  un  petit  poème  ex- 
primant une  pensée  ingénieuse,  ou  un  sentiment  délicat, 
d'une  manière  brève,  fine  et  piquante  (i). 

L'épigramme  s'applique  à  tous  les  objets,  aux  objets  nobles 
et  élevés,  comme  à  ceux  qui  sont  médiocres  et  petits.  Néan- 


lîald  ist  lias  Epigrain  eiii  Pfeil, 

Tritll  mit  der  Spltze  ; 

Ist  bald  ein  Schwert, 

Tritll  mit  der  Schiirfe  ; 

Ist  iiianclimal  aucli  —  die  Grlechen  liebten's  so  — 

Ein  klein  Gemald',  ein  Stralil,  gesandt 

Zum  Brennen  niclit,  nur  zuui  Erleiicliten.        Kloi-stock. 

27 


—     418     — 

moins,  elle  paraît  préférer  le  genre  simple  et  médiocre. 

La  bncveté,  la  simplicité  et  la  force  sont  essentielles  à  l'épi- 
gramme.  Il  ne  faut  pas  obliger  le  lecteur  à  en  chercher  la 
pensée  dans  un  grand  nombre  de  vers.  Il  faut  de  plus  éviter 
de  tomber  dans  l'affectation,  défaut  assez  commun  aux  épi- 
grammatistes.  Enfin,  plus  l'expression  est  forte,  plus  aussi  la 
pensée  s'imprime  profondément  dans  l'esprit  et  y  reste, 

L'épigramme  doit  de  plus  être  intéressante  soit  par  le  fond 
lorsque,  par  exemple,  elle  renferme  une  belle  plaisanterie, 
un  trait  malicieux  ou  naïf,  une  vérité  piquante,  soit  par  le 
tour  vif  et  inattendu. 

L'épigramme  a  deux  parties  :  Vexposition  du  sujet  qui  a 
produit  la  pensée,  et  la  pensée  elle-même  qu'on  appelle  la 
pointe  ou  le  bon  mot. 

Vexposition  doit  être  simple  et  propre  à  éveiller  la  curio- 
sité. La  pensée  doit  être  fine,  délicate,  neuve,  intéressante,  et, 
en  outre,  exprimée  avec  tout  son  éclat  et  tout  son  sel.  Jamais 
\i\  pointe  ne  i^eut  être  faible,  commune,  moins  encore  fausse. 
Ce  serait  piquer  la  curiosité  du  lecteur  sans  la  contenter. 

Il  doit  exister  entre  Vexposition  et  la  pensée  un  rapport  intime. 
Celle-ci  doit  être  la  conséquence  naturelle  de  l'exposition. 

La  forme  de  l'épigramme  est  ou  épique,  quand  le  poète  fait 
lui-même  le  récit,  ou  dramatique,  quand  il  met  le  récit  dans  la 
bouche  d'un  ou  de  plusieurs  personnages. 

Selon  l'objet  qui  domine  dans  l'épigramme,  on  peut  distin- 
guer : 

a)  l'épigramme  morale  (gnomique,  sentencieuse),  qui  ren- 
ferme une  vérité,  une  maxime,  une  leçon  ; 

b)  l'épigramme  satirique  :  c'est  la  critique  de  quelque  défaut, 
de  quelque  travers  ; 

c)  l'épigramme  lyrique  ow  sentimentale,  qui  roule  sur  un  senti- 
ment ; 

d)  l'épigramme  panér/ijrique,  qui  contient  un  éloge. 

Jiemarquc.  Il  existe  une  certaine  analogie  entre  l'épigramme 


—     410     — 

el  le  madrigal.  L'une  et  l'autre  ne  diflèrent  que  par  le  caractère 
•le  la  pensée  :  celle  du  madrigal  doit  être  fine,  gracieuse,  tendre, 
délicate;  celle  de  l'épigramme  doit  être  vive  et  piquante  (1). 

Epi'jrammatistcs  anciens  et  modernes. 

Chez  les  Grecs.  Les  épigrammes  que  nous  ont  laissées  les 
(4recs,  conime  Homère,  Théocrite,  etc.,  ont  été  rassemblées 
par  Méléagre,  Philippe,  Agathias,  Planude,  Constantin,  etc., 
dans  un  recueil,  sous  le  nom  à' Anthologie. 

Chez  les  Romains  :  Martial  (né  à  Bilbao,  en  Espagne,  vers  l'an  40 
de  J.-C).  C'est  l'épigrammatiste  le  plus  fécond  qui  ait  jamais 
existé:  il  nous  a  laissé  environ  douze  cents  épigrammes.  La 
plupart  sont  d'un  autre  genre  que  celles  de  Catulle;  elles  se 
rapprochent  de  ce  que  les  modernes  ont  presque  exclusivement 
appelé  épigramme  ;  car  elles  se  terminent  par  une  pointe,  pour 
laquelle  l'auteur  réserve  tout  le  sel  de  son  ironie  (2). 

Beaucoup  de  ses  épigrammes  sont  fort  obscènes. 

Catulle,  né  l'an  8G  avant  J.-C.  Il  a  de  l'esprit,  son  style  est 
pur,  mais  les  idées  sont  loin  de  l'être.  (Voy.  p.  190). 

Ausone  (né  à  Bordeaux,  vers  l'an  309  de  J.-C,  mort  en  39i)., 
11  nous  a  laissé  environ  40  épigramme,  dans  le  genre  de  celles 
de  Martial.  Ausone  est  bien  inférieur  à  Martial;  il  n'est  pas 
moins  libre  que  son  modèle. 

Nous  possédons  en  outre  un  recueil  d'épigrammes  latines, 
sous  le  titre  d'Anthologia  vettts  latina  epigrammatmn  et  jjoëma- 
fum,  par  P.  Burman. 

Chez  les  Français  :  Marot,  dont  nous  avons  parlé,  p.  412. 

J.-B.  Rousseau.  Sous  le  rapport  de  la  poésie,  quelques-unes 
de  ses  épigrammes  se  font  remarquer  par  la  simplicité,  la  jus- 
tesse et  la  vigueur  de  l'expression  ;  mais  on  est  forcé  de  blâ- 
mer le  sujet  de  plusieurs  d'entre  elles.  *  La  plupart  cependant 
sont  faibles. 

Les  écrivains  français  qui,  après  Marot  et  Rousseau,  méritent 
d'êti'e  cités  comme  épigrammatistes,  sont  :  Gomhaud,  Maynard, 
lie  Cailhj,  Le  Brun  et  Boileau. 


1)  *  Voj'ez  p.  22  ce  que  nous  avons  ilit  de  la  pensée  uaïve  qui  lient  devenir  satirique. 

2)  11  a  lui-niéine  jugé  ses  épigraininos  dans  ce  vers  ; 

Sunt  bona,  sunt  quwdam  mediocria,  sunt  inala  |)lura. 


-      12U      - 

Les  épigrammatisLes  allemands  les  plus  célèbres  sont  : 
Opitx,  Locjuu  (1G04-1655),  ll'cr/u'c/.e  (1600-1710),  Uagcdorn,  Les- 
sing,  Kleist,  Giiclùngh  (il AS-[S'2S),  Krrtsclimann  (1738-1809),  Fall; 
(17G8-182G)  et  Schiller. 

La  Néerlande  a  aussi  quelques  {''crivaiiis  qui  ont  acquis  du 
renom  par  leurs  épigrammes.  Nous  citerons  Roemer,  Visscher 
(1547-1020),  surnommé  le  Martial  hollandais,  IJmjgens  (1590- 
1687),  Corilnclix,  et  celui  qui  a  traité  en  maître  tous  les  genres, 
le  Vondel  moderne,  le  célèbre  Bilderduk. 

Voici  quelques  épigrammes  qui  éclairciront  davantage  ce  que 
nous  avons  dit  sur  ce  genre  de  composition. 

In  simulacrum  Niohes. 

In  saxum  Niobe  mutabar  Apollinis  ira  : 
Yivam  Praxiteies  denuo  restituit. 

Anthol.  grecq.  (1). 

A  lin  Musicien. 

Tu  lais,  dit-tu,  ce  que  tu  veux 
De  cette  voix  qui,  sans  pareille. 
Nous  tirant  l'âme  par  Foreille, 
La  mène  entre  les  Ijienheureux  : 
Voici  le  froid  qui  se  réveille  ; 
Haut  et  bas,  on  te  voit  la  peau  : 
Si  tu  veux  que  je  te  conseille, 
Fais  de  ta  voix  un  bon  manteau. 

DE  L.\  GIR.\UDIÈRi:. 

*  La  réplique  gasconne. 

Ua  gascon,  abusant  des  droits  de  la  victoire. 

Pressait  son  prisonnier  de  vider  le  gousset... 

Dans  l'espoir  d'échapper  à  ceî  affreux  projet. 

L'autre  étale  d'abord  des  phrases  sur  la  gloire  : 

«  A  notre  exemple,  ami,  battez-vous  pour  l'honneur, 

«  Non  pour  l'argent.  »  —  v  Sandis,  lui  répond  le  vainqueur. 

l'I;  De  vive  que  j'étais,  les  dieux 

Me  firent  pierre  par  envie  : 
Or,  Praxitèle,  faisant  mieux. 
De  pierre  m'a  remise  en  vie.       Jean  Doubi.kt. 


-     iiJl     - 

)>  C'est  assez  l'aire  l'orateur; 

»  Il  est  temps  que  je  vous  débanquc; 

1)  Vous  vous  plaignez,  monsieur  lé  fat  ! 

1)  Que  voulez-vous?  chacun  se  bat, 

»  Cadédis,  pour  ce  qui  lui  manque.   » 

BARON    DE   STASSART. 

Sur  u)i  domestique  paresseux. 

Ta  bouclie  est  Tort  habile,  et  tes  pieds  sont  fort  lents  : 
Prends  tes  pieds  pour  manger,  et  pour  marcher  tes  dents. 

Traduit  de  Lessinu. 

■   La  rencontre. 

Dans  une  rue  étroite  arrêtés  face  à  l'ace, 
Deux  passants  très-pressés,  ne  pouvant  faire  un  pas, 
Se  disputaient  à  qui  ne  reculerait  pas, 
L'un  grave,  rélléchi,  l'autre  ardent,  plein  d'audace. 
^    0  De  tout  cet  embarras  à  la  fin  je  me  lasse, 

»  Dit  le  plus  vif,  d'un  ton  très-haut, 

')  Et  ne  suis  d'humeur  ni  de  race 

■)  A  me  déranger  pour  im  sol.  » 

—  «  Moi  bien,  répond  l'autre  aussitôt, 

»  Et  je  m'en  vais  vous  faire  place.  »  l.  v.  raoul. 

Nous  nous  plaisons  à  faire  suivre  encore  ici  quelques  épi- 
grammes  de  M.  l'abbé  Coninckx,  écrivain  Belge  vraiment  trop 
peu  apprécié. 

De  woekeraer  Anselmus  Diks 
Lag  ziek  te  bed,  en  scheen  geen  uer  te  zuUen  leven. 
Pastoor  hield  hem  voor  't  oog  een  zilvren  krusifiks. 

li  Vyf  kroonen  zal  ik  daerop  geven, 

Zei  Diks  ;  »  't  is  ailes  wat  ik  kan, 

«  Zoo  waer  ik  ben  een  eerlyk  man.  » 

C.y  weet  zeer  wel  hoe  Moses  met  zyn  stralen 

En  baerd  en  roede  en  tafelen  der  Wet 

Staet  afgebeeld  in  kerken  en  in  zalen, 

Waerby  dan  meest  wordt  bovenaen  gezet  :  Exodi  xmi. 

Een  jonge  heer  die  daerop  had  gelet. 


—     4-2-2     — 

Scheen  of  liy  wou  dien  letterzin  verklàren  ; 
Hy  zei  aen  't  volk  dal  by  hem  stond  vergaerd  : 
Die  Exodi  is  schroomlyk  lang  van  baerd 
Voor  een  persoon  van  twee  en  twintig  jaren. 

Een  advokaet  zeer  hoog  geleerd, 
Die  al  de  wetlen  van  oud  Romen 
Yier  jaren  lang  bad  bestudeerd, 
In  zyn  klein  stad  weêrom  gekomen, 
Werd  door  een  boer  geconsulteerd. 

—  Hoe  is  uw  naem?  —  Jan  Vanderneten. 

—  'k  Kan  u  niet  lielpen,  kameraed  : 
(.<  Gy  moesl,  zei  de  licentiaet, 

<>  Sempronius  of  Cajus  lieten.  » 

*  L'équivoque  et  le  calembour  touchent  de  près  à  IV/h- 
gramme.  En  voici  des  exemples  : 

*   Une  cartonnade, 

A  propos  des  fortifications  d'Anvers  de  ]M.  Pierre  Carton, 
entrepreneur. 

Carton,  pour  nous  mystifier. 
Offrait  de  nous  embastiller. 
Quoique  sa  compagnie  anglaise. 
Par  son  rabais,  nous  mît  à  l'aise. 
Maître  Renard  (i)  fit  fi!  dit-on, 
Des  forteresses  de  Carton. 
C'était  prendre  Anvers  pour  Canton 
Que  de  nous  proposer  de  faire. 
Sur  les  plans  de  Pierre-Carton, 
Des  murailles  de  carton-pierre. 

'   Une  dupinade. 

Sur  la  versatilité  et  l'inconstance  des  opinions  politiques  de 
M.  Dupin  (aîné),  jurisconsulte  et  magistrat  français. 

Tout  pouvoir  tour  à  tour  peut  dire  :  il  est  des  nôtres. 

Au  proscrit,  Z)»j:it»  dur  (du  pain  dur),  Dupin  mollet  aux  autres. 

Pour  reprendre  son  siège,  il  n'est  pas  indécis  : 

A  soixante  quinze  ans,  c'est  bien  Dupin  rassis. 

fil  Retianl,  s^ntr,-!!  belp  ■. 


—     423     - 

Honni,  conspué,  soit;  mais  aussi  bien  rente, 
Malgré  cent  camouflets,  c'est  Dupin  enchanté. 
La  dernière  fournée  est  pour  lui  tout  exprès  ; 
Mais  tout  cela,  morbleu  !  ne  fait  pas  Dupin  frais. 

Dupin,  voulant  rester  au  palais  de  justice, 
Se  vendra  désormais  comme  Dupin  d'cpice. 
Jamais  ses  auditeurs  plus  ou  moins  ébaudis, 
Depuis  son  dernier  speech,  ne  criront  :  Dupin!  bis! 
Oui,  que  d'un  bon  espoir  le  peuple  se  repaisse  . 
Si  tout  le  reste  est  cher,  voilà  Dupi)i  en  baisse. 

D'un  citoyen,  d'un  homme,  il  n'est  qu'un  faux  semblant. 
Il  fut  bleu  (1),  puis  fut  rouge,  il  serait  Dupin  blanc. 
Ce  digne  magistrat,  montrez-lui  quelque  lucre. 
Et  d'aigre  qu'il  était,  il  est  Dupin  de  sucre. 
Il  me  semble  qu'on  l'a  par  trop  cher  acheté  : 
Car,  voyez,  c'est  Dupin,  dernière  qualité. 

Oui,  l'Empereur,  sans  aucun  doute. 
S'est  fort  trompé  l'autre  matin  : 
Croyant  avoir  l'ami  Dupin  (la  mie  du  pain), 
Il  n'avait  qu'une  vieille  croûte. 

L'Epitaphe  (ÈTrtràçtov  ixïloz)  est  une  inscription  tumulaire, 
renfermant  un  trait  de  morale,  de  louange  ou  de  satire.  Elle 
doit  présenter  un  sens  précis  et  facile  à  saisir.  Le  naturel 
et  la  simplicité  sont  aussi  nécessaires  à  l'épitaplie  qu'à  l'épi- 
gramme;  et  l'enfiure  est  également  à  éviter  dans  l'une 
comme  dans  l'autre. 

Dans  les  épitaphes,  on  fait  quelquefois  parler  la  personne 
morte,  par  forme  de  Prosopopée. 

Il  faut  surtout  se  garder  dans  les  épitaphes  de  troubler  la 
cendre  des  morts,  c'est-à-dire,  de  se  permettre  des  réflexions 
blessantes.  Cependant  il  est  permis  de  transmettre  à  la  pos- 
térité par  les  épitaphes  la  conduite  coupable  de  ces  hommes 
qui  furent  les  fléaux  de  leur  nation  et  de  l'humanité. 


(1)  Les  bleus  sont  les  républicains,  les  rouges  sont  les  socialistes,  les  blancs  sont  les 
royalistes  légitimistes. 


—    lu    — 

Epitaphe  de  Robespierre. 

Passant,  ne  pleure  pas  son  sort  ; 
Car,  s'il  vivait,  tu  serais  mort. 

Ci-dessous  Antoine  repose 
Qui  ne  fit  jamais  autre  chose. 

De  la  GiRAUDiÈns. 

Sur  M.  le  marquis  de  Créqul. 

S'il  eût  encor  vécu,  que  de  faits  éclatants 
Auraient  enrichi  nos  histoires  ! 
Mais  au  lieu  de  compter  ses  ans, 
La  Parque  a  compté  ses  victoires.  séneck 

*  Pour  la  tombe  d'un  curé  de  campagne. 

De  toutes  les  vertus  donnant  ici  l'exemple, 

Du  presbytère  il  fit  un  temple.  de  St.\ssart. 

Voici  une  épigramme  outrée  et  puérile  sur  Charles-Quint. 

Pro  tumulo  ponas  orbem,  pro  tegmine  cœlum  ; 
Sidéra  pro  facibus,  pro  lacrymis  maria. 


CHAPITRE  Y. 

Poésie  dramatique. 

Le  drame  {dpdij.a,  action,  dpÛM,  agir)  est  la  représentation. 
cCune  action  quelconque.  Le  poète  ne  se  borne  plus  ii  décrire 
ou  à  raconter  les  faits,  comme  dans  l'épopée,  mais  il  les  met 
sous  les  yeux  des  spectateurs;  et  tout  en  disparaissant  lui- 
même  de  la  scène,  il  produit,  ti  l'aide  des  personnages  qu'il 
crée,  l'émotion  la  plus  torte  qu'il  soit  donné  au  poète  de  faire 
naître.  L'action,  les  personnages  et  les  passions  qui  les 
agitent,  leur  costume,  les  décorations,  le  lieu  où  l'action  se 


—    ir,\    — 

passe,  tout  cela,  mis  sous  les  yeux,  concourt  a  Taire  les  im- 
pressions les  plus  profondes  (1). 

Le  fond  du  drame  est  donc  une  action,  un  événement,  une 
entreprise.  Or,  il  est  dans  la  vie  humaine  deux  sortes  de  faits, 
les  uns  sont  sérieux,  grands,  importants,  terribles,  et  c'est 
la  matière  du  drame  tragique  (la  Tragédie)  ;  les  autres  au  con- 
traire sont  risibles,  gais,  amusants,  et  c'est  le  sujet  du 
drame  comique  (la  Comédie). 

ARTICLE  PREMIER. 

La  Tragédie. 

La  Tragédie  {'-2)  est  la  représentation  d'une  action  illustre, 
héroïque,  terrible,  exposée  aux  yeux  de  manière  à  faire 
naître  la  terreur  et  la  pitié. 

Observations  générales. 

1"  Le  spectacle  de  l'infortune  des  grands  frappant  plus 
vivement,  on  choisit  ord-inairement  une  action  éclatante,  dont 
les  principaux  personnages  sont  haut  placés  dans  la  société, 
et  dont  les  malheurs,  les  crimes  ou  les  vertus  exercent  sur 
le  sort  de  la  multitude  une  grande  intluence. 

Exemples  :  la  chute  crun  héi'os,  la  conquête  (run  Lrôno, 
l'expulsion  d'un  tyran,  une  conjui-alion  contre  l'Elat,  etc.  Ce 
n'est  pas  l'humble  arbrisseau  plié  par  l'orage,  mais  le  chêne 
majestueux  frappé  de  la  foudre  qui  attire  les  regards. 


il)  Segniùs  irritant  animos  clemissa  per  aurei», 

Quaiii  qua;  sunt  oculis  subjecta  flJeUbuj!,  et  qua; 

Ipso  sibi  tradit  spectator.  Hok.  ad  Pis.,  179-181. 

[i)  Du  Grec  Tpay(OC)ta;  do  ~Oa.yo;,  bouc  et  rodV/  chant,  soit  que  primitivement 
cetttj  sorte  de  drame  lut  consacra  ;ï  Hacchus,  aux  fêtes  duquel  on  immolait  un  bouc;  soit 
que,  et  ceci  parait  plus  plausible,  l'on  donnât  un  bouc  comme  prix  à  celui  qui  avait  com- 
posé la  meilleure  tragédie  ; 

Carminé  qui  tragico  vilem  certavit  ob  liircum.       Hor  ad  Pis.,  v.  220. 
Du  plus  habile  chantre  un  bouc  était  le  prix.  Boil.,  .\rt.  poét.,  ch.  II. 


—     4i2()     — 

Il  peut  cependant  se  faire  fiu'un  liomnie  sorti  des  rangs  inlé- 
rieurs  de  la  société  se  distingue  par  des  exploits,  des  vertus 
étonnantes,  dignes  d'être  le  sujet  de  la  tragédie. 

2°  Le  poète  tragique  a  pour  but  de  nous  intéresser  h  la 
vertu  malheureuse,  d'exciter  la  pitié  surtout  pour  l'inno- 
cence opprimée,  et  d'inspirer  l'indignation  et  l'horreur  du 
crime  (1). 

L'infortune  ne  doit  donc  pas  être  un  châtiment  mérité  (Œ^dipe). 
Un  scélérat  puni  n'inspire  pas  la  compassion  sur  la  scène. 

3"  Il  est  libre  au  poète  d'inventer  lui-même  l'action  avec 
tous  ses  détails  :  c'est  la  tragédie  ôlnvention  :  Cina  de  Cor- 
neille, Alzire  et  Zaïre  de  Voltaire.  Tl  peut  aussi  emprunter  à 
l'histoire  tous  les  matériaux  de  l'édifice  tragique  :  c'est  la 
tragédie  historique  :  Athalie,  Britannicus ^  Mithridate  de  Ra- 
cine, les  Horaces  de  Corneille,  Catilina,  Oreste,  la  mort  de 
César  de  Voltaire.  Ceci  est  préférable,  parce  qu'une  action 
connue  intéresse  plus  que  celle  qui  nous  est  entièrement 
inconnue. 

L'histoire  dit  Geoffroy,  répand  sur  la  tragédie  un  air  de 
vérité  qui  plaît  aux  bons  esprits  et  sert  beaucoup  l'intérêt, 
parce  qu'on  est  beaucoup  plus  porté  à  s'intéresser  aux  per- 
sonnes qu'on  connaît  qu'à  des  gens  inconnus.  Cependant 
alors  même,  le  poète  peut  inventer  certaines  circonstances, 
pourvu  qu'elles  soient  enlacées  naturellement  dans  le  reste  du 
tissus  (2). 

(1)  "EsTt  u.vJ  ~o  i/o^zohv  y.cf.l  ï'/.ztv/ov  ïv.  rviç  6'\'Z(x)::  yîVccQat. 

Arist.,  Art  poét.,  cli.  XIV. 

'  Chez  les  premiers  Grecs  la  tragédie  était  le  spectacle  d'une  lutte  inégale  entre  un 
mortel  et  une  divinité  jalouse.  L'homme  succombait  toujours,  victime  du  fatum  inexorable, 
mais  il  ne  cessait  d'intéresser  dans  sa  chute.  De  \h  la  p/'lié  et  la  terreuy.  Les  auteurs  mo- 
dernes mettent  la  fatalité  dans  le  ciieur  même  de  l'homme,  dans  la  véhémence  des  mau- 
vaises passions.  Plusieurs,  à  Texemple  de  Corneille,  ont  songé  bien  moins  à  émouvoir  la 
pitié  et  la  terreur  qu'à  exciter  Vadmiration,  et  Boileau  l'a  loué  d'avoir  "  inventé  ce  nouveau 
genre  de  tragédie  inconnu  à  Aristote.  »  (Lettre  h  Perrault  en  1700^ 

(1)  M.  Geofl'roy,  dans  son  jugement  sur  Mithridate  de  Racine,  divise  la  tragédie  histo- 
rique en  tragédie  de  caractère,  en  tragédie  d'intrigue  et  en  tragédie  mixte.  Uans  la  pre- 


—     4"i7      — 

Observations  spéciales. 
H.  '>tJ  raction. 

1"  Le  soin  essentiel  du  poète  tragique  doit  être  de  se  ren- 
fermer rigoureusement  dans  les  limites  de  la  vraisemblance. 
Il  faut  que  le  spectateur  puisse  croire,  non-seulement  que 
l'action  qu'on  met  sous  ses  yeux,  a  pu  avoir  lieu,  mais  encore 
qu'elle  a  pu  avoir  lieu  de  la  manière  dont  on  l'offre  à  ses  re- 
gards. 

Ici  la  vraisemblance  est  plus  nécessaire  encore  que  dans 
l  épopée,  parce  que  ce  n'est  pas  à  l'imagination  mais  au  cœur 
qu'on  s'adresse  principalement  dans  le  drame  :  le  public  n'en- 
tend pas  raconter,  mais  il  voit  agir  et  voilà  pourquoi  la  vraisem- 
blance doit  être  plus  complète  (1).  D'après  ce  principe,  les  tra- 
giques modernes  proscrivent  de  la  scène  le  merveilleux ,  et 
rejettent  le  précepte  d'Horace,  d'ailleurs  si  modéré  (2). 

2"  V Unité  d'action  n'est  pas  moins  essentielle  au  drame.  Il 
y  a  hVdessus  accord  unanime.  Il  faut  une  seule  action,  à  la- 
quelle se  rapportent  et  se  rattachent  intimement  tous  les 
incidents. 

Ainsi,  toutes  les  actions  particulières  du  drame  ne  peuvent 
être  que  secondaires,  elles  doivent  servir  à  développer,  à 
avancer  ou  à  arrêter  l'action  principale. 

De  V  Unité  d'action,  naît  l'unité  dans  le  but  du  poète,  l'unité  de 
l'intérêt,  l'unité  du  dénoûment. 

3"  L'action  doit  être  en  outre  complète,  entière,  c'est-à-dire 
que  le  spectateur  doit  en  voir  le  commencement,  les  déve- 

inifTe,  c'est  un  caractère  qui  est  râiiie  de  la  tragétiie,  qui  en  produit  tous  les  ineideiit.-^. 
Dans  la  deuxième,  ce  sont  les  incidents  qui  prédominent  et  qui  constituent  le  {,'rand  ressort 
du  drame.  Dans  la  troisième,  les  caractères  et  les  incidents  se  mêlent,  se  soutiennent  et  siî 
développent  mutuellement. 

(1)  *  L'oreille  est  crédule,  mais  rien  n'est  plus  sévère  que  le  jugement  des  yeux  ; 
Oculorum  est  sensus  acerrinnis.  Cic.  De  Orat.,  III,  -10. 

(2)  Nec  Deus  intersit,  nisi  dignus  vindice  nodiis 
Inciderit.  Ad  Pis.,  V.  101. 


~      4-iS     - 

loppements  et  la  Un.  Sans  cela  la  cunosité  du  spectateur  ne 
sera  pas  satisfaite. 

Mais  outre  Yunité  d'action,  on  exige  communément  Vunité 
(le  temps  et  de  Heu  (1). 

4"  Vunité  de  lieu  demande  qu'on  ne  change  pas  pendant  la 
l'eprésentation  le  lieu  de  la  scène,  mais  que  l'action  s'achève 
dans  le  même  endroit  où  elle  a  commencé.  L'on  prétend  que 
cette  unité  est  nécessaire,  parce  qu'en  changeant  les  décora- 
tions du  théâtre,  on  choquerait  la  vraisemblance  et  détrui- 
rait l'illusion. 

o"  V  Unité  de  temps  demande  que  l'action  qu'on  réprésente 
se  soit  accomplie  en  un  jour,  parce  que,  dit-on,  on  blesserait 
la  vraisemblance,  en  représentant  au  théâtre,  en  deux  ou  trois 
heures,  une  action  dont  l'accomplissement  aurait  exigé  un 
temps  beaucoup  plus  considérable.  Il  faudrait  même,  rigou- 
l'eusement  parlant,  que  l'action  n'eût  pas  duré  plus  longtemps 
que  la  représentation.  Mais  de  telles  actions,  grandes  et  im- 
jjortantes,  sont  rares. 

Le  spectateur,  tout  occupé  de  ce  qu'il  voit  sous  ses  yeux,  ne 
calcule  pas  si  strictement  le  temps  que  demande  ce  qui  se 
passe  hors  de  la  scène.  Au  théâtre  ce  n'est  pas  tant  l'esprit  et 
la  froide  raison  qui  agissent,  que  le  cœur  et  le  sentiment.  Et  les 
entr'actes  ne  servent-ils  pas  aussi  à  prolonger  l'action  dans 
l'imagination  du  spectateur? 

Ces  trois  unités,  d'action,  de  temps  et  de  lieu,  ont  été  généra- 
lement observées  par  les  anciens  et  les  tragiques  français  du 
dix-septième  siècle.  De  nos  jours,  les  poètes  français,  tout  en 
conservant  l'unité  d'action,  se  sont  affranchis  du  joug  des  deux 
autres  unités,  imitant  en  cela  les  auteurs  dramatiques  des 
autres  nations  de  l'Europe.  Leurs  drames  y  ont-ils  perdu,  y 
ont-ils  gagné?  La  question  est  difficile  à  résoudre.  Quand  on 
pense  que  ni  Aristote,  ni  Horace  ne  parlent  de  l'unité  de  lieu  ; 


(1)  Qu'en  un  lieu,  qu'en  un  jour  un  seul  fait  accompli 

Tienne  jusqu'à  la  lin  le  théâtre  rempli.        BoiL.,  ,\rt  pot^t,  cli.III. 


—      i^iO     — 

que  les  anciens  devaient  naturellement  joindre  à  l'unité  d'acliou 
celle  du  temps  et  du  lieu,  leurs  pièces  n'étant  pas  coupées  par 
des  entr'actes,  leur  théâtre  étant  beaucoup  plus  vaste  que  le 
théâtre  moderne,  et  le  chœur,  qui  l'occupait  sans  cesse,  ren- 
dant le  changement  de  la  scène  impossible;  quand  on  voit  que 
malgré  cela  ils  n'ont  pas  toujours  observé  l'unité  de  lieu  (i); 
quand  à  ce§  réflexions  on  ajoute  les  situations  forcées  et  ridi- 
cules dans  lesquelles  ont  été  poussés  quelquefois  les  poètes 
français  qui,  malgré  la  résistance  du  sujet,  ont  voulu  observer 
la  règle  des  unités,  invraisemblances  plus  condamnables,  que 
ne  l'aurait  été  l'infraction  modérée  de  la  règle  (2)  ;  quand  on  se 
rappelle  lesprit  vraiment  tragique  qui  souffle  dans  la  plupart 
des  pièces  de  Shakespeare,  de  Gothe,  de  Schiller,  etc.  oîi  pour- 
tant les  unités  ne  se  retrouvent  pas  ;  quand  d'autres  part  on 
considère  la  perfection  de  ces  pièces  dramatiques  dans  les- 
quelles les  dites  unités  ont  été  observées  avec  vraisemblance, 
on  se  sent  de  la  répugnance  à  condamner  les  unes  de  ce  seul 
chef  qu'on  n'y  voit  pas  gardées  les  unités  de  temps  et  de  lieu, 
et  on  ne  peut  pas  non  plus  s'empêcher  de  donner  la  préférence 
aux  autres.  11  est  incontestable  que  celles-ci  seront  toujours 
plus  parfaites  et  préférées  par  le  bon  goût.  C'est  qu'en  eflet 
l'unité  d'action  y  sera  plus  vive,  l'art  plus  admirable,  la  vrai- 
semblance plus  saillante,  partant  l'illusion  plus  forte  et  l'im- 
pression plus  profonde.  Or,  ce  sont  là,  ce  nous  semble,  les 
plus  grands  mérites  d'une  tragédie.  Ce  qui  a  rendu  aux  drama- 
tiques modernes  l'observation  des  trois  unités  dilTiciles,  c'est  la 
multitude  d'incidents  dont  ils  ont  enveloppé  l'action  (3). 

Quand  on  a  fait  choix  d'une  action,  il  faut  savoir  la  con- 
duire, c'est-à-dire  qu'il  faut  l'exposer  et  la  développer  de  ma- 
nière que  le  spectateur  puisse  facilement  la  saisir  et  la  suivre. 
Or  pour  que  l'action  soit  bien  conduite,  il  faut  : 

I.  La  diviser  en  actes  et  en  scènes.  On  appelle  acte  un  inci- 


(i;  Les  Emnénides  d'Eschyle  —  Ajax  de  Sophocle. 

(2)  Cinna  de  Corneille,  Pourceau unac,  le  Médecin  malgré  lui  de  Molière. 

(3)  '  lia  règle  des  trois  unités  a  ses  inconvénients  «  Celte  rèf)le  donne  beaucoi'.p  <h- 
contrailcs,  et  exclut  beaucoup  de  beautés,  x  iXit  le  grand  Corneille.  —  Mais  l'abus  des 
changements  de  décors  dans  le  même  acte  et  dans  la  même  scène  en  a  de  pl"s  grand.s. 
évidemment. 


~    ir>o    — 

(lent  parliculier  et  important,  lié  à  l'action  principale,  sur 
laquelle  il  influe  soit  en  la  préparant,  soit  en  l'avançant,  soit 
en  l'arrêtant,  soit  en  la  dénouant, 

La  division  de  l'action  en  actes  doit  être  telle  quelle  semble 
être  indiquée  par  la  nature  elle-même.  Chaque  acte  doit, 
tout  en  restant  une  portion  de  l'action  principale,  former  un 
tout.  Le  précepte  d'Horace  qui  exige  5  actes,  paraît  arbi- 
traire (ad  Pis.  189)  (1). 

Les  scènes  sont  les  différentes  parties  d'un  acte,  pendant 
lesquelles  les  mêmes  personnages  agissent;  elles  sont  mar- 
quées par  l'arrivée  ou  la  sortie  des  acteurs. 

1"  Elles  doivent  être  tellement  enchaînées  les  unes  aux 
autres,  qu'aucune  ne  soit  inutile,  et  que  chacune  serve  au 
développement  de  l'action ,  que  la  précédente  prépare  la 
suivante,  et  que  la  suivante  soit  la  suite  nécessaire  ou  du 
moins  naturelle  de  celle  qui  précède. 

2"  Jamais  un  personnage  ne  doit  arriver  sur  la  scène  ou 
abandonner  le  théâtre  sans  un  motif  raisonnable  qui  puisse 
être  connu  du  spectateur,  ou  du  moins  sans  que  naturelle- 
ment il  ait  pu  le  prévoir  ou  le  soupçonner. 

3"  La  scène  ne  doit  jamais  rester  vide  pendant  le  même 
acte.  Un  seul  personnage  cependant  peut  la  remplir.  De  \h 
l'usage  des  monologues,  où  l'acteur  resté  sur  la  scène  s'entre- 
tient avec  lui-même  sur  ce  qui  vient  de  se  passer,  délibère 
sur  des  difficultés  à  susciter  ou  à  vaincre,  etc. 

Le  moment  qui  suspend  le  cours  de  Faction,  et  qui  laisse  la 
scène  vide  pour  quelques  instants,  s'appelle  entr'actc  L'usage 

(1)  Le  nombre  des  actes  dépend  ontièrenieut  du  plus  ou  moins  d'étendue  du  sujet.  Il  est 
néanmoins  à  remarquer  que  le  précepte  du  poète  romain,  auquel  les  grands  tragiques 
français  se  sont  rigoureusement  astreints,  semble  découler  de  la  nature  des  tragédies 
grecques,  dont  il  ne  serait  pas  difficile  de  diviser  plusieurs  en  cinq  parties.  D'ailleurs  la 
nature  elle-même  parait  le  justifier  :  une  action  importante  admet  cinq  moments  prin- 
cipaux :  Vexposilion,  le  comme>icemenl  de  VlnlrlrjHe,  le  plua  haut  point  de  Vinlrl'jv.e, 
la  préparation  du  dénoùmeiit,  le  dénoionent  lui-même. 


—    iôl    — 

des  entr'acles  est  en  quelque  sorte  fonde  sur  la  forme  des 
tragédies  antiques,  dont  le  cliœur  remplissait  la  scène  et  fai- 
sait des  réflexions  ou  entretenait  le  spectateur  sur  des  choses 
relatives  à  l'action,  pendant  que  celle-ci  reposait.  Or  c'est  aux 
chœurs  du  drame  antique  que  répondent-'nos  cntr  actes.  Aussi 
dans  xilhalie  et  Esther,  il  n'y  a  pas  d'cnlr'acte  proprement  dit; 
la  scène  est  remplie  par  un  chœur  chaque  fois  qu'un  acte  finit. 
L'usage  des  entr'actes  est  utile  sous  plusieurs  rapports.  La 
continuation  de  l'action  peut  dépendre  d'incidents  qui  ne  sau- 
raient être  repi'oduits  aux  yeux  du  spectateur;  comme  dans  la 
TJicbaïdc  de  Racine,  le  combat  entre  les  deux  frères  Pohjnice  et 
Klcocle.  De  plus,  l'attention  du  spectateur  se  fatiguerait  trop,  si 
son  esprit  devait  suivre,  sans  se  reposer  jamais,  une  action  un 
peu  longue.  Enfin  une  interruption  bien  amenée  excite  de  plus 
en  plus  la  curiosité  du  spectateur,  lui  procure 'l'occasion  de 
reporter  un  moment  son  esprit  sur  ce  qui  est  passé  et  de  reve- 
nir sur  les  impressions  qu'il  a  déjà  rerues. 

II.  //  faut  bien  exposer  le  sujet.  Celte  exposition  se  fait  au 
premier  acte;  s'il  se  peut,  à  la  première  scène.  Elle  doit  ren- 
termer  les  germes  de  tout  ce  qui  suit,  comme  la  semence 
contient  la  plante  avec  ses  feuilles,  ses  fleurs  et  ses  fruits. 

Elle  ne  doit  pas  être  trop  claire,  mais  assez  claire  néanmoins 
pour  qu'à  l'instant  le  spectateur  comprenne  la  nature  du  sujet. 
C'est  donc  au  premier  acte  qu'on  fait  connaître  les  principaux 
personnages  qui  prennent  part  à  l'action,  leurs  desseins  et  les 
difficultés  qui  s'opposent  à  la  réussite  de  l'action;  mais  il  faut 
éviter  de  faire  connaître  trop  clairement  d'avance  les  princi- 
paux événements  et  surtout  la  calaslrophe  (dénoùment),  afin  de 
ménager  au  spectateur  la  plaisir  de  la  surprise.  Tout  au  plus 
peut-on  la  faire  cnlrevoiv  (I). 

L'exposition  doit  être  grande  ec  noble,  mais  modeste,  \oyey- 
p.  232. 


Que  (lès  les  premiers  vers  l'action  préparée 
Sans  peine  du  sujet  aplanisse  l'entrée  ; 
Le  sujet  n'est  jamais  assez  tut  expliqué. 

Bo:i.  ,  Art  poét,  cil.  HI. 


—     ATrl      ~ 

m.  //  (aut  faire  natlre  hahilement  des  obstacles  pour  aiinmen- 
1er  Fintérèt.  On  enleiid  par  obstacles  certains  incidents  qui 
entravent  l'action,  l'arrêtent  dans  sa  marche  et  menacent  de 
la  faire  échouer.  On  les  désignent  communément  sous  le  nom 
LVintrigue  ou  de  nœuds.  Ils  font  tout  l'intérêt  d'un  ouvrage 
dramatique  :  ils  aiguisent  l'attention  du  spectateur,  piquent 
sa  curiosité,  entretiennent  dans  son  âme  une  agréable  inquié- 
tude et  une  agitation  continelle.  Voyez  p.  233. 

Ce  trouble,  qui  naît  de  rincerlitude  où  se  trouve  le  specta- 
teur, si  les  personnages  deviendront  victimes  ou  vainqueurs  de 
l'intrigue,  doit  croître  à  mesure  que  l'action  avance.  Il  faut  que 
sous'ent  le  spectateur  s'imagine  toucher  a  un  heureux  dénoû- 
ment  des  obstacles,  et  que  subitement  il  voie  naître  de  nou- 
velles difficultés.  C'est  ainsi  que  le  poète  fait  flotter  l'ànie  dans 
l'inquiétude  et  qu'il  l'attache  fortement  à  la  table.  C'est  surtout 
aux  2e,  3e  et  4c  acte  que  les  noeuds  doivent  se  multiplier  et  se 
resserrer,  que  les  passions  diverses  doivent  se  heurter,  se 
livrer  des  combats  acharnés.  Il  est  superflu  d'ajouter  que  le 
poète  ne  doit  jamais  oublier  de  donner  aux  obstacles  qu'il  fait 
naître  des  causes  naturelles  et  probables. 

IV.  Il  faut  bien  préparer  le  dénoûment  ou  la  catastrophe.  On 
appelle  dénoûment  ou  catastrophe  (Karacrroocp/],  changement) 
cet  événement  particulier  qui  finit,  complète  l'action,  et  qui 
produit  dans  le  sort  des  principaux  personnages  un  change- 
ment important  et  décisif. 

La  catastrophe  est  amenée  ou  par  'p^rhiciie,  lorsqu'un  ou 
plusieurs  personnages  passent  d'un  état  malheureux  à  un  état 
lieureux,  (izi^ir.k-tiai,  Mithridaie  de  Racine),  ou  par  la  reconnais- 
sance (àyayvwpiCTLç),  lorsqu'on  découvre  qu'une  personne  n'est 
pas  celle  pour  qui  on  l'avait  prise  [Electre,  Oedipc-roi,  de  So- 
pliocle,  Méropc  de  Voltaire]. 

La  catastrophe  doit  être  i^'  probable  et  naturelle,  telle  que, 
tout  considéré,  on  ait  pu  la  prévoir  raisonnablement.  Elle  ne 
peut  donc  pas  être  amenée  par  une  circonstance  fortuite  ni 
forcée;  il  faut  que  l'action  elle-même  renferme  les  causes  vrai- 
semblables du  dénoûment. 


—     453     — 

2o  La  catastrophe  doit  arriver  à  propos,  c'est-à-dire  au  mo- 
ment où  l'intérêt  est  monté  au  plus  haut  degré  ;  si  elle  arrive 
plus  tôt,  l'attente  du  spectateur  n'est  pas, encore  suffisamment 
excitée;  si  elle  arrive  plus  tard,  l'intérêt  se  sera  déjà  affaibli. 

3"  La  catastrophe  doit  être  complète,  c'est-à-dire,  qu'elle  ne 
laisse  plus  de  place  à  aucune  demande,  qu'elle  satisfasse 
entièrement  notre  curiosité. 

4-0  La  catastrophe  doit  être  frappante  et  j^cissioimcc.  C'est  là 
en  effet  que  le  poète  déploie  tout  ce  qu'il  a  de  génie  pour 
porter  l'émotion  à  son  comljle. 

La  catastrophe  doit-elle  toujours  être  malheureuse?  *  Chex 
les  tragiques  grecs  elle  l'était  nécessairement.  (Voyez  note  426). 

Il  n'est  aucunement  essentiel  à  la  tragédie  de  finir  par  un 
dénoCunent  fatal.  Il  existe  en  effet  d'excellentes  tragédies  dont 
la  catastrophe  est  heureuse.  [Athalie,  Esther  de  Racine,  Mérope 
de  Voltaire).  Et  si  l'impression  que  fait  une  catastrophe  mal- 
Jieureuse  est  plus  forte,  l'émotion  produite  par  un  dénoùment 
favorable  répond  mieux  à  l'attente  du  spectateur,  et  est  plus 
propre  à  inspirer  l'amour  de  la  vertu. 

§  2.  Des  acteurs  et  des  caractères. 

Quand  le  poète  a  choisi  les  personnages,  il  doit  leur  donner 
des  mœurs. 

On  comprend  par  mœurs  tout  ce  qui  dénote  le  caractère, 
l'esprit,  la  manière  de  sentir  et  d'agir  des  personnages.  Voici 
les  règles  à  observer  dans  la  caractéristique  des  personnages. 
Voyez  p.  228. 

1"  Les  principaux  personnages  doivent  être  grands,  c'est- 
à-dire,  appartenir  au  rang  les  plus  élevés  de  la  société,  et 
surtout  h  cette  classe  d'hommes  qui  se  distingent  par  l'esprit, 
par  le  courage,  par  la  grandeur  de  leurs  vues  et  de  leurs 
desseins,  par  la  noblesse  de  leur  caractère.  Il  faut  néanmoins 
proportionner  leurs  mœurs  h  l'importance  du  rôle  qu'ils 
jouent,  et  se  garder  d'outrer  les  personnages. 

2"  Les  personnages  doivent  offrir  un  mélange  de  grandes 

28 


—     i34     — 

vertus  ot  de  qualités  supérieures,  auxquelles  peuvent  se 
mêler  néanmoins  quelques  faiblesses;  c'est  \h  la  nature,  et 
ce  sont  peut-être  ces  caractères  qui  attachent  le  plus  forte- 
ment le  spectateur. 

3"  Les  personnages  doivent  être  variés  autant  que  possible 
et  contraster  ensemble.  Le  contraste  donne  de  la  vie  il  l'ac- 
tion, fait  naître  des  difficultés,  et  ressortir  chaque  caractère. 

4"  Les  caractères  doivent  être  conformes  aux  mœurs,  aux 
usages  du  temps,  du  pays  et  du  peuple  auxquels  l'action  se 
rattache. 

5"  Enfin  les  personnages  doivent  soutenir  leur  caractère  (1). 

§  3.  Du  style. 

Le  style  de  la  tragédie  doit  avant  tout  se  conformer  à  la 
nature  de  l'action  :  il  doit  donc  être  en  général  grand,  noble, 
majestueux,  animé  et  rapide.  Mais  il  faut  de  plus  qu'il  soit 
adapté  au  caractère,  aux  situations  et  aux  passions  des  per- 
sonnages, conformément  au  précepte  d'Horace  :  Tristia  mœs- 
tum  etc.  ad  Pis.,  v.  10o-120. 

Un  style  affecté,  recherché  et  boursoutlé  ne  convient  nulle- 
ment à  la  tragédie.  Les  personnages  sont  occupés  d'une  action 
trop  grande  et  trop  sérieuse,  pour  pouvoir  courir  après  des 
expressions  ingénieuses  et  étudiées  (2). 

Cependant  la  muse  tragique  prend  un  ton  simple  et  modeste, 
([uand  elle  exprime  la  douleur,  la  peine  et  la  tristesse  (3). 

,  (1)  Qu'en  tout  avec  soi-monie  il  se  montre  d'accotHl, 

Et  qu'il  soit  jusqu'au  bout  tel  qu'on  l'a  vu  d'abord. 

EoiL.,  Art.  poét.,in. 
yi)  Teleplius  et  Peleus,  cum  pauper  et  exul,  uterquo 

Projicit  ampullas  et  sosquipedalia  vcrba, 
Si  curât  cor  spectantls  tetigisse  querela. 

HoR.,  ad  Pis.,  06. 
Ces  grands  mots  dont  alors  l'acteur  emplit  sa  bouche. 
Ne  partent  point  d'un  cœur  que  sa  misère  touche. 

BoiL.,  Art  poét.,  III. 
(3;  Et  tragicus  pleiumquc  dolet  sermone  pedeslri. 

HoR.,  ad  Pis.,  £ô. 


—     455     — 

Résumé. 

'(  Ci'éer  un  sujet,  dit  Voltaire,  inventer  un  nœud  et  un  dénoù- 
ment,  donner  à  chaque  personnage  son  caractère  et  le  soutenir; 
faire  en  sorte  qu'aucun  d'eux  ne  paraisse  et  ne  sorte  sans  une 
raison  sentie  de  tous  les  spectateurs;  ne  laisser  jamais  le 
théâtre  vide;  faire  dire  à  chacun  ce  qu'il  doit  dire  avec  noblesse 
sans  enflure,  avec  simplicité  sans  bassesse  ;  faire  de  beaux  vers 
qui  ne  sentent  point  le  poète,  et  tels  que  le  personnage  aurait 
dû  en  faire,  s'il  eût  parlé  en  vers  :  c'est  là  une  partie  des  de- 
voirs que  tout  auteur  d'une  tragédie  doit  remplir.  Resserrer  un 
événement  illustre  et  intéressant  dans  l'espace  de  trois  heures; 
former  une  intrigue  aussi  vraisemblable  qu'attachante;  ne  rien 
dire  d'inutile;  instruire  l'esprit  et  remuer  le  cœur;  parler  sa 
langue  avec  autant  de  pureté  que  dans  la  prose  la  plus  châtiée, 
sans  que  la  contrainte  de  la  rime  paraisse  gêner  les  pensées; 
ce  sont  là  les  conditions  qu'on  exige  aujourd'hui  d'une  tragédie, 
pour  qu'elle  puisse  arriver  à  la  postérité  avec  l'approbation  des 
(Connaisseurs.» 

On  lira  avec  plaisir  les  règles  que  Boileau  trace  de  la  tragédie 
dans  son  Art  poétique,  III  7-160.  —  (Montrer  dans  Athalie 
l'application  des  règles  et  des  principes  ci-dessus  énoncés). 

OrUllnc  de  la  Tragédie. 

C'est  chez  les  Grecs  que  nous  rencontrons  les  premières 
tragédies.  Ce  ne  fut  dans  l'origine  qu'une  espèce  d'hymne, 
(lu'on  chantait  en  chœur  aux  fêtes  de  Bacchus  et  d'autres  divi- 
nités. 

Afin  de  donner  de  la  variété  à  ce  chant,  et  quelque  relâche 
aux  chanteurs,  on  introduisit  plus  tard  un  personnage  qui,  dans 
l'intervalle  des  chants,  récitait  quelque  histoire  ou  représentait 
quelque  action  relative  à  la  divinité  dont  on  célébrait  la  fête. 
C'est  à  Thespis  qu'on  attribue  cette  innovation  (536  av.  J.-C). 
Jusque  là,  le  chœur  resta  le  fondement  du  drame.  Eschyle 
(525  av.  J.-C.)  perfectionna  la  tragédie,  comme  nous  allons 
le  dire.  Les  chants  du  chœur  cessèrent  d'avoir  du  rapport  aux 
fêtes  de  Bacchus,  mais  se  lièrent  à  l'histoire  représentée  par 
les  acteurs.  De  là  la  forme  régulière  du  drame,  que  perfection- 
nèrent Sophocle  et  Euripide.  Ainsi  !e  chœur  devint  insensible- 
ment une  partie  accessoire;  il  a  disparu  chez  les  modernes. 


—     45()     - 
Principaux  tragiques  anciens  et  modernes. 

Chez  les  Grecs  :  Eschyle,  d'Eleusis,  né  525  av.  J.-C.  Il  est 
regardé  comme  le  véritable  père  de  la  tragédie,  comme  celui 
qui  le  premier  lui  donna  une  forme  régulière.  Il  fit  de  la  fable 
qui  jusque  là  n'avait  été  que  la  partie  secondaire  de  la  tragédie, 
la  partie  principale,  lui  donna  une  étroite  liaison  avec  les 
choeurs,  adjoignit  à  l'acteur,  qui  jusque  là  avait  seul,  occupé  la 
scène,  un  interlocuteur,  et  introduisit  ainsi  le  dialogue,  auquel 
le  chœur  ne  prenait  pas  nécessairement  ou  ne  prenait  pas  tou- 
jours part.  Plus  tard  il  ajouta  un  troisième,  quelquefois  même 
un  quatrième  acteur.  Il  donna  à  ses  acteurs  des  masques,  un 
costume  décent  et  le  cothurne.  Ses  pièces  se  distinguent  par 
des  i  lées  hardies,  une  certaine  grandeur  un  peu  rude  ;  il  inspire 
la  terreur  et  rarement  la  pitié,  pourtant  il  évite  toujours  les 
catastrophes  révoltan/es.  Il  ne  réussit  pas  toujours  à  nouer  et 
à  dénouer  l'action  ;  il  néglige  parfois  les  unités  de  temps  et  de 
lieu.  Il  aime  mieux  produire  sur  la  scène  des  dieux  et  des 
demi-dieux  que  de  simples  humains.  Son  style  est  passionné, 
sublime,  quelquefois  obscur. 

Des  soixante-dix  ou  quatre-vingts  pièces  qu'il  a  écrites,  il  ne 
nous  reste  que  les  sept  suivantes  :  1°  Hpo^j-riBivc,  dc«7p.o)ry;ç, 
PrométJiée  clans  les  liens.  Tous  les  personnages  de  celte  pièce 
sont  des  divinités.  2"  'Errrà  km  S'-Zj^a;,  les  Sept  contre  Thèbes, 
c'est-à-dire,  la  défaite  de  Varmée  navale  de  Xerxès.  4"  'Aya^zavor^, 
Agamemnon.  Le  sujet  de  cette  pièce  c'est  Agameninon  revenant 
du  siège  de  Troie,  tué  par  Clytemnestre  etEgisthe.  5»  lLoY,(^6poi, 
les  Choéphores.  Le  sujet  est  Oreste  vengeant  la  mort  d'Agamem- 
non  sur  Clytemnestre.  0°  Eù/J.évtdï;,  les  Euménides.  Le  sujet  est 
Oreste  plaidant  sa  cause  devant  l'Aréopage,  et  acquitté  par  la 
voix  de  Minerve.  T"  'IvItioîz,  les  Suppliantes  ou  lesDanaïdes.  Le 
sujet  est  Danaiis  et  ses  filles  réclamant  et  obtenant  la  protec- 
tion des  Argiens  contre  Egyptus,  frère  de  Danaûs:,  et  ses  fils. 
Les  Perses  et  Agamemnon  l'emportent  en  mérite  sur  les  autres 
tragédies. 

Sophocle,  né  à  Athènes  (490  av.  J.-C).  Sopliocle  fit  paraître 
un  troisième  acteur  sur  la  scène,  abrégea  considérablement  les 
chants  du  chœur,  auquel  il  assigna  le  simple  rôle  de  spectateur, 
prenant  rarement  part  à  l'action  dans  ses  discours.  Il  est 
regardé  comme  le  poète  tragique  le  plus  parfait  de  l'antiquité. 


-      457      - 

Dans  ses  pièces,  l'action  est  toujours  nouée  avec  art,  et  la 
catastrophe  préparée  de  loin  ;  il  peint  admirablement  les  pas- 
sions grandes  et  héroïques  ;  le  langage  (ju'il  met  dans  la  bouche 
de  ses  personnages  est  toujours  assorti  à  leur  caractère,  aux 
lieux  et  aux  circonstances  où  ils  se  trouvent;  son  style  est 
noble,  sa  versification  riche  et  harmonieuse  (1). 

Des  soixante-dix  tragédies  qu'il  a  composées,  il  ne  nous  en 
reste  que  sept  dont  voici  les  titres  et  le  sujet  :  l»  Aïa;  [j.aa-i- 
yoY-jQo^,  Ajax  armé  du  fouet,  c'est-à-dire,  Ajax  furieux.  La  fureur 
d'Ajax,  sa  mort,  et  la  dispute  qui  s'éleva  au  sujet  de  ses  funé- 
railles. 2o  'HJixTpa,  Electre.  La  vengeance  qu'un  fils,  poussé 
par  un  oracle  et  pour  obéir  aux  décrets  du  ciel,  exerce  contre 
les  meurtriers  de  son  père,  en  faisant  mourir  sa  propre  mère. 
3o  Oidi~ovi  T-Jpavvoç,  Oediperoi.  Un  prince  employant  son  auto- 
rité pour  découvrir  l'auteur  d'un  grand  crime,  apprenant  ensuite 
que  lui-même  est  le  coupable,  qu'il  a  tué  son  père  et  épousé  sa 
mère  sans  connaître  ni  l'un  ni  l'autre,  et  se  punissant  lui-même  ; 
rOedipe  roi  est  le  chef-d'œuvre  de  Sophocle  et  la  plus  belle  tra- 
gédie de  l'antiquité.  4"  'Avriyo^y^,  Antigone.  Antigène,  sœur  de 
Polynice,  contre  la  défense  portée  par  Créon,  roi  de  Thèbes,  de 
donner  la  sépulture  à  Polynice,  pour  le  punir  d'avoir  porté  la 
guerre  dans  sa  patrie,  écoutant  les  conseils  de  l'amour  frater- 
nel plutôt  que  ceux  de  la  crainte,  ose  rendre  le  dernier  devoir 
h  son  frère,  et  tombe  victime  de  sa  généreuse  pitié.  5"^  Tpayîviai, 
(es  Trachiniemws,  ou  la  mort  d'Hercule.  Trachine,  ville  de  Thes- 
salie,  qui  est  le  lieu  de  la  scène,  et  les  filles  du  pays  qui 
composent  le  chœur,  ont  donné  à  cette  tragédie  le  titre  de  Trachi- 
niennes.  6»  ^l'iXozry'ryjç,  Ph'iloctète.  Ulysse  et  Pyrrhus  vont  cher- 
cher dans  l'île  de  Lemnos  Piloctète,  que  les  Grecs  y  avaient 
lâchement  abandonné,  et  à  la  présence  duquel  le  destin  avait 
attaché  la  prise  de  Troie  :  7o  Oldinouç,  km  KoJ.wvco,  Oedipe  à 
Colonc,  ou  la  mort  d' Oedipe  près  du  temple  des  Euménides,  à  Colone. 

Euripide,  né  à  Athènes  (480  av.  J.-C).  Euripide  sacrifie  quel- 
quefois l'unité  du  sujet  et, la  clarté  de  l'exposition  au  but  d'ex- 
<'iter  la  pitié  et  d'émouvoir  les  cœurs.  Aussi  n'a-t-il  pas  été 
surpassé  dans  la  peinture  des  passions.  Pour  r.  rnédier  au 
défaut  de  clarté  dans  l'exposition,  il  introduisit  dans  ses  tragé- 
dies les  prologues,  dans  lesquels  un  des  personnages  de  la  tra- 

r  Vojez  Sclilryel,  Ueber  (Iraiiiatikclie  Kunsl  iird  LUteralur,  t.  I. 


-      -Sô.S     — 

gédie  ou  quelque  diviniLé  expose  le  sujet  el  raconle  ce  qui  a 
précédé  le  commencement  de  l'action.  Le  cliœurj  dans  ses 
pièces,  ne  joue  qu'un  rôle  subordonné,  et  n'est  employé  que 
pour  la  pompe  du  spectacle  ;  aussi  est-il  parfois  trop  faiblement 
lié  au  sujet.  La  diction  d'Euripide  est  claire,  élégante,  harmo- 
nieuse et  coulante,  parfois  un  peu  étudié  el  aftectée  (1).  De  cent 
vingt  drames  dont  on  le  dit  l'auteur,  il  n'est  parvenu  jusqu'à 
nous  que  dix-sept,  dont  voici  la  liste  : 

lo  'E/.à[3y;,  Hécuhe.  Le  sacrifice  de  Polyxène,  immolé  par  les 
Grecs  aux  mânes  d'Achille,  et  la  vengeance  qu'Hécube  obtient 
de  Polymnestor,  assassin  de  Polydore,  le  plus  jeune  des  fils  de 
Priam.  2"  'Opl(7Ty]ç.  Oreste  et  Electre  sont  condamnés  par  l'as- 
semblée du  peuple  à  mourir.  Ménélas,  sur  l'arrivée  duquel  ils 
avaient  compté  pour  leur  délivrance,  excite  le  peuple  contre 
eux.  Ils  projettent  de  se  venger  en  tuant  Hélène,  mais  ceû.e 
princesse  est  sauvée  par  l'apparition  d'Apollon,  qui  marie  Oreste 
avec  Ilermione,  et  Electre  avec  Pylade.  3^  <I>otvtC(7à[.  les  Phéni- 
ciennes, peut-être  le  chef-d'œuvre  d'Euripide.  C'est  le  même 
sujet  que  celui  de  la  TltébaïJc  de  Sénèque  et  de  celle  de  Racin-e. 
^'^  Mridzioc,  Médée.  La  vengeance  que  tire  Médée  de  l'ingratitude 
de  Jason  auquel  elle  a  tout  sacrifié,  et  qui,  arrivé  à  Corinthe, 
l'abandonne  pour  épouser  la  fille  du  roi.  5'^  'IutioIvtoç  arsçavo- 
<y6ùoz,  IlippoJijte  j)orlant  une  couronne.  Cette  tragédie  offre  une 
femme,  victime  de  la  colère  de  Vénus  qui  lui  inspire  une  pas- 
sion criminelle.  Objet  d'horreur  à  ses  propres  yeux,  ainsi  qu'aux 
yeux  de  celui  qu'elle  aime,  elle  meurt  après  avoir,  par  une 
calomnie,  engagé  Thésée  à  devenir  le  meurtrier  de  son  fils. 
6o  "K.ly-.r.'jriq,  Alceste.  Une  épouse  qui  meurt  pour  prolonger  la 
vie  de  son  époux  ;  pièce  morale  et  touchante,  mais  sous  le  rap- 
port de  l'exécution  une  des  plus  faibles  de  l'auteur.  7o'Av^pop.à}^y;, 
Anclromaquc.  La  mort  du  fils  d'Achille,  qu'Oresle  tue  après  lui 
avoir  enlevé  Hermione.  8"  'lyÂ-idîz,  les  Suppliantes.  Les  femmes 
d'Argos,  dont  les  maris  ont  péri  devant  Thèbes,  suivent  Adraste 
leur  roi  à  Eleusis,  dans  l'espoir  d'engager  Thésée  à  prendre  les 
armes  pour  les  venger  et  pour  faire  accorder  aux  morts  la  sé- 
pulture qu'on  leur  refusait.  9'^  'Iciyéveta  r,  ev  Allldi,  Iphiyénie 
en  AuUde.  Le  sacrifice  d'Iphigénie  que  Diane  enlève  pour  lui 

(1)  Voyez  Schlégel,  Ueber  dramatische  Kimst  uiul  Litteratur,  t,  I,  et  Scltoell,  Hist.  de  la 
Litt.  etc.,  1. 1, 1.  m,  ch.  XI. 


-     Aô\)     — 

subsUluer  une  autre  victime.  -îO"  'Icpiyivsta  y,  vj  Ty.-jrjoiz, 
Iphigémc  en  Tauride.  La  fille  d'Agamemnon,  soustraite  par 
Diane  au  glaive  des  sacrificateurs  et  transportée  en  Tauride,  y 
sert  la  déesse  comme  prétresse  de  son  temple.  Oreste  a  été 
jeté  sur  les  côtes  de  ce  pays  ;  les  lois  de  Tauride  ordonnent 
qu'il  soit  sacrifié  à  Diane.  Reconnu  par  sa  sœur  à  l'instant  fatal, 
il  la  reconduit  dans  leur  patrie  commune.  Il»  Tpwatîeç,  les 
Troijcnncs.  Dans  le  partage  que  les  vainqueurs  de  Troie  ont  fait 
des  Troyennes  captives,  Hécube  est  échue  à  Ulysse.  Or,  le  Lut 
du  poète  est  de  nous  montrer  dans  cette  reine  une  mère  au 
comble  de  l'infortune.  i'-loBày.ycci,  les  Bacchantes.  L'arrivée  de 
Bacchus  à  Tlièbes  et  la  mort  de  Penlhée  mis  en  pièces  par  sa 
mère  et  sa  sœur.  18"  'Hoa/./ît^ai,  les  HcracJides.  Les  enfants 
d'Hercule  persécutés  par  Euryslhée,  se  sauvent  à  Athènes  et 
implorent  la  protection  de  cette  ville.  Les  Athéniens  la  leur 
accordent,  et  Eurysthée  est  la  victime  de  la  vengeance  qu'il  se 
préparait  à  faire  tomber  sur  eux.  14o  'Hlivr,,  Hélène.  La  scène 
est  en  Egypte  où  lilénélas,  après  la  destruction  de  Troie,  trouve 
Hélène  qui  y  avait  été  retenue  par  Protée,  lorsque  Paris  voulait 
la  conduire  à  lUion.  15»  'l&)v,  Ion.  Fils  d'Apollon  et  de  Creuse, 
qui  était  fille  d'Erechtée,  roi  d'Athènes,  Ion  a  été  élevé  parmi 
les  prêtres  à  Delphes.  Le  dessein  d'Apollon  est  de  faire  passer 
ce  jeune  homme  pour  le  fils  de  Xutus  qui  a  épousé  Creuse  (i). 
IG»  'Hpaz^y;;  p.aivôaîvoç,  Hercule  furieux.  Après  avoir  dans  sa 
fureur  tué  sa  femme  et  ses  enfants,  Hercule  va  se  soumettre 
aux  cérémonies  expiatoires  et  cliercher  le  repos  à  Athènes. 
17o  "îHty.zrjo.,  Electre.  Le  sujet  de  cette  jnèce  a  été  aussi  traité 
par  Eschyle  et  par  Sophocle. 

Chez  les  Latins  :  Les  Latins  ont  tout  emprunté  des  Grecs  et 
sont  toujours  restés  au-dess  ous  d'eux  pour  ce  qui  regarde  la 
simj^licité  et  la  force.  On  ne  rencontre  de  tragédies  chez  eux  qu'au 
temps  de  la  seconde  guerre  punique.  Livius  Andronicus,  Ennius, 
Lucius  Attius  et  Pacuvius  sont  regardés  comme  les  premiers 
poètes  tragiques  chez  les  Romains  :  ils  ne  nous  ont  laissé  que 
quelques  fragments.  D'ailleurs  tous  les  quatre  traduisirent  ou 
imitèrent  des  tragédies  grecques,  plutôt  qu'ils  ne  j^roduisirent 
sur  la  scène  des  événements  nationaux. 

Dans  le  siècle  d'Auguste,  la  tragédie  fut  cultivé  par  de  plus 

(i;  '  Racine  a  profité  de  cette  pièce  dans  son  Athalk'. 


-      i40     — 

beaux  génies  :  Ovide,  César,  Cicéron.  —  L.  Ann.  Scncque  est  le 
seul  dont  les  tragédies  soient  parvenues  jusqu'à  nous;  elles 
sont  au  nombre  de  dix  (l).  On  y  remarque  peu  de  connaissance 
de  l'art  dramatique  et  du  style  qui  lui  convient.  La  diction  est 
quelque  fois  boursouflée,  quelquefois  sèclie  et  monotone.  On 
y  rencontre  des  antithèses  recherchées ,  des  déclamations 
longues  et  emphatiques  et  une  diffusion  insupportable  dans  les 
pensées.  Néanmoins,  malgré  ces  défauts,  nous  y  trouvons 
parfois  des  idées  ingénieuses  et  fortes,  des  morceaux  éloquents 
et  dignes  du  théâtre.  Voici  le  titre  de  ces  dix  tragédies  : 
io  Médée ,  2"  Hippohjte ,  3»  Agamemnon ,  4"  la  Troade  ou  les 
Troyennes,  5»  Hercule  en  fureur,  6»  Thijeste,  7»  les  Phéniciennes  o\\ 
la  Théhaide,  8°  Oedipe,  O»  Hercule  sur  l'Octa,  IQo  Octavie.  Cette 
dernière  tragédie  est  ce  que  les  Romains  appelaient  iragœdia 
prœtextata,  c'est-à-dire  qu'elle  roule  sur  une  action  empruntée 
à  l'histoire  romaine.  Octavie,  fille  de  l'empereur  Claude  et  de 
Messaline,  a  été  obligée  de  donner  sa  main  à  Néron.  Celui-ci 
se  dégoûte  de  son  épouse,  ordonne  sa  déportation  et  sa  mort  ; 
tel  est  le  sujet  de  cette  tragédie.  Les  autres  tragédies  sont  des 
tragœdiœ  palliatœ,  c'est-à-dire,  qu'elles  roulent  sur  des  sujets 
grecs.  Comme  se  sont  des  productions  dramatiques  extrême- 
ment imparfaites,  nous  nous  croyons  dispensé  d'en  indiquer 
le  sujet  (2). 

Origine  du  théâtre  en  France  et  dans  l'Europe  moderne. 

Chez  les  Français.  Le  théâtre,  tel  que  nous  le  connaissons 
aujourd'hui,  ne  date  pas  du  commencement  de  l'ère  chrétienne. 
Il  existait  pourtant  des  drames  écrits,  et  on  avait  des  représen- 
tations accompagnées  de  paroles.  On  peut  les  rapporter  à  trois 
époques  :  la  Irc  s'étend  du  ier  au  6e  siècle  :  c'est  l'époque 
romaine.  Les  productions  de  cette  époque  sont  le  Querolus  du 
4«  siècle;  les  fragments  d'une  Médée  en  centons  de  Virgile; 
quelques  scènes  d'une  CUjtemnestre  grecque,  tragédie  scolas- 
lique  du  5c  ou  6e  siècle  ;   le  Moïse  d'Ézéchiel  le  tragique,  du 


(1)  Phisieurs  critiques  pensent  qu'il  n'y  a  que  quatre  tragédies  dont  Sénéque  soit  l'auteur  : 
Médée,  HippoJyle,  Agamemnon  et  les  Troyennes.  Quant  aux  six  autres,  ils  croient  que, 
sorties  de  la  plume  de  plusieurs  écrivains,  elles  ont  été  jointes  au  recueil  des  tragédies  do 
Sénèque  par  les  éditeurs  ou  les  copistes. 

(2)  Voyez  Schoell,  Hist.  abrégée  de  la  Littérature  roni.iinc,  t.  II,  pér.  IV. 


-     Ul     — 

2e  siècle;  le  Xptarô;  ■nct.ayMV  allribué  à  Sl-Gi'époire  de  Na- 
zianze  du  4o  siècle;  enfin  les  Liturgies  apostolifiues  où  le 
prêtre,  le  diacre  et  le  peuple  prennent  successivement  la  pa- 
role. La  2e  époque  s'étend  du  Gc  au  120  siècle;  c'est  l'époque 
hiératique;  les  jeux  scéniques  se  glissent  dans  certains  mo- 
nastères de  femmes  dès  le  commencement  de  cette  période; 
de  petits  drames  funèbres  terminent  les  obsèques  des  abbés 
et  des  abbesses  au  8c  et  au  9c  siècles  ;  les  vies  des  Saints  et  les 
légendes  des  martyrs  et  des  ermites  sont  chantées  dans  les 
carrefours,  divisées  en  scènes  et  représentées  dans  les  cou- 
vents au  lOc  siècle.  Cette  période  produisit  Hroswitha,  reli- 
gieuse de  Gandersheim;  elle  composa  plusieurs  pièces  drama- 
tiques. Enfin,  au  lie  et  '12e  siècles  le  drame  ecclésiastique 
atteint  son  apogée  et  se  déploie  dans  les  cathédrales,  aux  jours 
(les  grandes  fêtes,  accompagné  de  musique, 'soutenu  par  la 
peinture  et  la  sculpture.  Jusqu'ici  l'art  dramatique  était  entre 
les  mains  du  sacerdoce.  Au  13e  siècle,  avec  lequel  commence 
la  3e  période,  l'art  dramatique  passe  en  partie  entre  les  mains 
des  communautés  laïques  et  renonce  h  la  langue  latine  pour  la 
remplacer  par  l'idiome  vulgaire.  La  scène  est  insensiblement 
transportée  du  jubé  au  parvis,  du  parvis  dans  les  places  pu- 
bliques. C'est  cette  époque  qui  <:onstiluc  proprement  l'ère 
moderne  (1). 

Elle  enfanta  trois  sociétés  :  la  première  était  formée  par  les 
Confrères  de  la  jmssion  ;  \\s  représentaient  les  Histoires  de  l'an- 
cien et  du  nouveau  Testament,  la  Passion  de  J.-C,  le  Martyre  des 
Saints,  les  Ai^entures  les  plus  remarquables  arrivées  aux  croisés  et 
d'autres  sujets  de  piété.  Ces  représentations  s'appelaient  géné- 
ralement mystères  (2). 


(1)  Voyez  l'introduction  aux  Origines  du  Ihéâlre  moderne  ou  Histoire  du  génie  dra- 
idotique  depuis  le  1"  jusqu'au  16"  siècle  par  M.  CharU's  Magnié,  t.  I.  Paris,  1838,  et 
Théâtre  français  au  moyen  âge  par  L.  P.  N.  Monmerqué  et  Francisque  Michel, 
Paris,  1«39. 

('2j  Ce  sont  les  mêmes  sujets  qui  occupent  aux  13%  !•!",  15'  siècles  le  théâtre  chez  tous  les 
peuples  européens.  Anglais,  Italiens,  All<-mands,  Flamands.  AujcurtVhui  encore  on  re- 
présente tous  les  dix  ans  dans  un  petit  endroit  de  la  Bavière  supérieure,  appelé  Oberam- 
mergau,  la  Passion  de  J.-C.  de  la  même  manière  dont  on  le  faisait  au  moyen  Age.  I.o 
célèbre  pliiloiogue  Th'ersch  a.  cm  retrouver  dans  le  théâtre  d' Obcrammergan  la  forme 
du  théâtre  anliiine.  On  peut  lire  un  lableau  très  intéressant  de  la  représentation  qui  y  eut 
lieu  en  4S-10,  dans  les  Hislorisch-Polilisch  Bldller  lïlr  das  katholische  Deutschland, 
publiées  par  G.  Philips  et  G.  Gorres,  t.  VI,  p.  167,  308  et  349. 


—     442     - 

La  2c  société  est  celle  des  Enfants  de  la  Dasoclte;  ils  inven- 
tèrent les  moraliics,  espèces  de  personnifications  des  vices  et 
des  vertus  ;  ces  moralités  étaient  des  allégories  morales,  des 
préceptes  de  bonne  conduite  mis  en  scène.  Pour  en  donner  une 
idée,  nous  citerons  en  note  la  description  d'un  petit  drame 
allégorique  représenté  sur  une  magnifique  draperie  qui  ornait  la 
tente  de  Charles-le-Téméraire  (1). 

La  3c  société  est  celle  des  Enfants  sans  souci  :  ils  mêlaient  des 
scènes  gaies  et  burlesques  aux  représentations  liturgiques  ; 
ils  critiquaient  l'imbécilité  des  autres  et  se  moquaient  des  dé- 
fauts du  genre  humain.  Leurs  pièces  portaient  le  nom  de  Soties, 

Comme  la  religion  se  trouvait  fréquemment  offensée  dans  les 
mystères,  la  morale  souvent  blessée  dans  les  moralités,  le  sacré 
et  le  profane  indignement  mêlés  dans  les  Soties,  ces  diverses 
représentations  furent  successivement  interdites  par  le  Par- 
lement. Dès  lors  on  dut  se  borner  à  jouer  des  pièces  tout  à  fait 
profanes,  et  on  tourna  les  yeux  vers  l'Antiquité  païenne.  On  se 
jTîit  à  en  traduire  et  à  imiter  les  productions  dramatiques. 
■  Baif  (liSo-'ïhih),  Jodellc  (1532-1573),  Garnicr  (1540-1001),  Ro- 
irou  (1609-1650),  Du  Rijcr  (1005-1658),  Meyrct  (1009-1009),  voilà 
les  poètes  qui  contribuèrent  à  former  le  théâtre  français.  Leurs 
pièces  ont  encore  beaucoup  de  défauts,  beaucoup  d'entre  elles 
sont  faibles  et  irrégulières,  d'autres  licencieuses,  d'autres 
remplies  de  pointes  et  d'antithèses.  Il  était  réservé  à  Corneille, 
Racine,  Voltaire  et  Créhillon,  de  porter  la  tragédie  à  sa  per- 
fection. 


(1)  "  Dîner,  Souper  et  Banquet,  sont  trois  mauvais  compagnons  dont  il  faut  ae  défier. 
Ils  vous  engagent  souvent  plus  loin  qu'il  ne  faut,et  vous  jettent  dans  les  mains  A' Apoplexie, 
de  Ch-aveUe,  ùeFièvre,  de  Goutte  et  d'autres  personnages  de  très-mauvaise  connaissance. 
Banquet  surtout,  Banquet  est  plus  perfide  que  les  autres  :  il  ne  rêve  que  méchants  tours 
à  jouer  à  ses  convives.  Lorsqu'il  invite  à  ses  fêtes  Passe-Temps,  Bonne-Compagnie,  je- 
Boijàvous,  Friandise,  Toujours  disposé  às'y-rendre,  il  leur  sert  des  plats  à  sa  façon, 
dont  on  se  repent  d'avoir  goûté.  Comme  dans  les  anciens  festins  d'Egypte,  apparaissent 
ensuite  une  foule  de  squelettes  :  ce  sont  la  Mort  et  les  pâles  Maladies  qui  viennent  as- 
saillir ceux-là  qui  se  gaudissent  trop  dans  les  bomJiances  que  le  traître  a  préparées.  Alors 
Passe-Temps,  Bonne -Compaynie,  Friandise,  je-Boy-àvous  vont  se  plaindre  à  dame 
Expérience,  assise  sur  son  trône  le  sceptre  à  la  main  ;  Averro's  et  Gallien  se  (lennent  à 
C6té  d'elle  comme  juges.  Remède  est  le  greffier  de  ce  tribunal.  Dame  Expérience  se  fait 
amener  les  trois  coupables  :  Dîner,  Souper,  Banquet.  On  condamne  unanimement 
Banquet  b.  être  pendu;  quant  à  Dineret  à  Souper,  comme  Ils  sont  indispensables  après 
tout  pour  fournir  à  l'humaine  nécessité,  on  les  épargne,  mais  à  condition  qu'ils  mettront 
toujours  sis  heures  d'intervalle  entre  eux.  ^  Histoire  philosophique  et  littéraire  du  théâtre 
français,  depuis  son  origine  jusqu'à  nos  jours,  par  M.  Uippolyte  Lucas,  Paris,  1843. 


-    iiô    — 

*  En  Belgique,  Thistoire  du  théàlre  flaniand  ressemble  à  celle 
du  Drame  en  France.  Uni  d'abord  aux  cérémonies  du  culte,  il 
s'en  sépare  peu  à  peu  pour  rester  défmilivement  entre  lei^ 
mains  des  laïcs.  Néanmoins  les  sujets  demeurèrent  encore 
religieux  sous  le  nom  de  mystères.  Nous  en  avons  d'abord  un 
échantillon  curieux  dans  le  Maestrichlsc)ie  Paaschspel  (jeu  de 
Pâques  à  Maestricht)  en  dialecte  limbourgeois  (1330).  Plus  tard 
en  1444,  à  l'occasion  du  mariage  de  Gharles-le-ïéméraire,  on 
joua  au  Sablon  à  Bruxelles  Die  cerste  hliscap  van  Maria  (la  pre- 
mière allégresse  de  Marie)  avec  un  tel  succès,  que  le  magistrat 
décida  qu'on  jouerait  ainsi,  d'année  en  année,  une  des  sept 
joies  de  la  Vierge  (^).  Un  drame  célèbre,  le  Jeu  du  Saint.-Sa- 
crement  ('t  spel  van  den  Sacramenten  van  der  nyeuwervaerl) 
renferme  un  mélange  si  curieux  de  scènes  religieuses  et  pro- 
fanes, sérieuses  et  comiques,  sans  avoir  rien  d'oflensant, 
qu'on  peut  le  considérer  comme  la  pièce  la  plus  caractéristique 
du  seixième  siècle.  Ce  même  mélange  se  rencontre  dans  le 
drame  la  vie  de  St-Trond,  composé  à  Louvain  par  un  Domi- 
nicain (1545).  Le  diable  y  joue  un  grand  rôle,  comme  dcins  la 
plupart  des  pièces  du  moyen  âge  depuis  le  14c  siècle. 

Quant  au  drame  profane  des  Flamands,  il  est  un  des  plus 
anciens  de  l'Europe.  Comme  en  France  il  était  de  trois  genres  : 
zénexxy;.  {ahele  spelen — jeu  habile,  soigné),  moral  (simiespelen), 
comique  (sotternien).  Un  vieux  manuscrit  publié  à  Breslau  en 
1837,  renferme  trois  ahele  spelen,  un  sinne  spel  et  six  sotternien. 
Les  trois  drames  sérieux  sont  du  14c  siècle  et  sont  intitulés  : 
Esmoreit,  Gloriant  et  Lancelot.  D'ordinaire  la  pièce  comique 
suivait  immédiatement  le  drame  sérieux  (2). 


(1)  '  Le  théâtre  représentait,  en  trois  compartiments,  l'enfer,  la  terre  et  le  ciel,  d'où  l'on 
voyait  Lucifer  précipité  dans  rabime,  non  sans  meurtrissures. 

(2J  '  Voici  de  quelle  manière  la  sotie  ou  sotteniie  est  annoncée  par  un  des  acteurs  ù  la 
fin  du  drame  Esmoreit. 

»  Elc  blive  sittene  in  sinen  vrede. 
Niémen  en  wille  thuus  weert  gaau  : 
Ene  sotheit  sal  men  u  spelen  gaen. 
Die  cort  sa!  syn,  doe  ic  u  weten. 
Wie  lionglier  lieeft,  lii  uiach  gaen  eten.  •• 
C'est-à-dire.  Que  cliacun  reste  tranquillement  assis.  Que  personne  ne  retourne  chez  lui. 
On  va  vous  représenter  nne  farce.  Elle  sera  courte,  sachez-le.  Qui  a  faim  peut  aller  manger. 


—     iU     - 

*  C'est  ici  le  lieu  de  dire  un  mot  des  Chambt'es  de  Rhctovique  (1) 
(1450-i550),  ces  associations  populaires  répandues  jadis  dans 
('Jiaque  ville  et  dans  presque  tous  les  villages  de  la  Belccif[ue,  et 
dont  l'unique  but  était  la  culture  de  la  langue  maternelle,  de  la 
poésie  et  de  l'art  dramatique.  Parfaitement  organisées,  elles 
avaient  à  leur  tête  un  chef  appelé  prince  ou  empereur;  venait 
ensuite  le  doyen  ou  capitaine,  sous  les  ordres  duquel  se  trouvait 
le  trésorier.  Le  facteur  ou  poète,  connu  le  plus  souvent  unique- 
ment par  sa  devise,  était  l'âme  de  l'association  (2).  C'était  à  lui 
de  composer  les  drames,  de  résoudre  les  questions  mises  au 
concours,  de  former  les  jeunes  artistes  de  distribuer  les  rôles, 
etc.  Le  sot  ou  le  bouffon  devait  amuser  le  peuple.  Chaque 
Chambre  avait  son  drapeau  et  son  blason.  Les  souverains  du 
pays  et  les  plus  nobles  familles  tenaient  à  honneur  d'être 
membres  des  Chambres  de  Rhétorique. 

*  Parvenues  à  leur  apogée,  elles  établirent  les  grands  concours 
des  Chambres  entre  elles,  et  leurs  entrées  triomphales  ou  In- 
treyen.  La  plus  brillante  fut  celle  d'Anvers  en  15G1,  ;\  l'occasion 
du  triomphe  de  la  chambre  des  Violiercn.  Les  fêtes  durèrent 
un  mois  et  coûtèrent  plus  de  200,000  francs  (3). 

*  Si  cette  institution  des  Chambres  de  P\hôtoriqne  ne  produisit 
pas  beaucoup  de  grands  poètes,  elle  servit  admirablement  à  pré- 
server la  langue  nationale,  à  entretenir  le  goût  des  belles  lettres 
et  à  favoriser  l'éclosion  d'œuvres  remarquables  qui,  sans  elle 
n'auraient  pas  vu  le  jour.  La  tendance  morale  et  religieuse  y 
fut  toujours  dominante.  Si  le  seizième  siècle  modifia  cet  esprit, 
cependant  pendant  plus  de  cent  ans  l'ambition  de  tout  ami  des 
beaux-arts  était  de  passer  pour  un  bon  BJiétoricien  et  de  savoir 
écrire  Rhétoriquemcut  (4). 

Jiisqti'à  Corneille,  le  drame  est  presque  toujours  ou  plat 

(1)  '  Au  moyen  âge,  dans  la  classification  des  sept  arts  libéraux,  la  Rhétorique  com- 
prenait tout  ce  qui  concerne  l'art  de  dire  et  de  composer. 

(2)  *  Parmi  les  facteurs  les  plus  en  renom  on  distingue  le  poète  ihUlhys^  CasteJeyn 
(1488-1550)  des  chambres  de  Rhétorique  Fax  vohix  et  Kerxauic  (marguerite).  Il  était  prêtre 
et  devint  le  législateur  du  Parnasse  par  son  Art  de  r/uHoriqtie. 

(3)  Un  diplomate  anglais,  Richard  Clough,  a  signalé  dans  les  lettres  qu'il  envoya  à 
Londres,  le  luxe  de  ces  fêtes  où  l'on  vit  une  foule  de  sociétés  dramatiques,  dans  les  cos- 
tumes les  plus  riches  et  les  plus  variés,  1893  cavaliers,  23  chars  de  triomphe  et  187  chars 
occupés  par  des  artistes  de  tous  les  genres. 

(•1)  *  D'après  les  disciples  de  Casteleyn,  Dieu  avait  parlé  Rhétoriquemenl  ;\  Adam  et 
Eve,  et  Moïse  loua  le  Seigneur  en  vers  de  Rhéloricien. 


—     A  m     — 

OU  boursouflé.  C'est  lui  qui  le  premier  traça  des  limites  entre 
le  discours  ordinaire  et  la  diction  tragique.  Aussi  est-il  re- 
gardé avec  raison  comme  le  père  de  la  tragédie  française. 
Ce  qui  le  distingue,  c'est  la  hardiesse  dans  les  plans,  l'adresse 
h  conduire  les  intrigues,  la  dignité  des  caractères,  le  sublime 
dans  les  idées,  la  majesté,  l'élévation  des  sentiments,  une 
grande  fécondité  d'imagination,  une  énergie  et  une  vivacité 
rares  dans  l'expression.  Corneille  vise  plutôt  à  exciter  l'ad- 
miration et  l'étonnement  que  l'horreur  et  la  pitié,  et  il  sait 
exciter  cette  admiration  non-seulement  pour  l'héroïsme  de 
la  vertu,  mais  aussi  pour  l'héroïsme  du  crime,  en  frappant  le 
spectateur  par  la  hardiesse,  la  force  d'âme,  la  présence 
d'esprit  de  ses  personnages.  Cependant,  malgré  ces  qualités 
brillantes,  Corneille  est  tombé  dans  plusieurs  défauts  ;  ses 
caractères  ne  sont  pas  toujours  assez  naturels  ;  le  style ,  en 
général  noble,  est  parfois  atfecté,  déclamatoire,  incorrect  et 
trivial,  et  la  versification  est  souvent  négligée.  L'amour,  chez 
lui,  n'est  souvent  qu'épisodique  et  rendu  dans  un  langage 
fade  et  insipide.  Ses  plus  belles  pièces  sont  le  Ciel,  Horace, 
Cinna,  Pohjeude  et  Rodogiine. 

*  Pierre  Corneille,  né  à  Rouen  (1006-1684),  ctaiL  fils  d'un 
avocat  général.  Après  avoir  composé  quelques  comédies  il 
donna,  en  1035,  sa  première  tragédie,  Médée,  qui  fut  suivie 
immédiatement  de  celle  du  Cid,  imitée  de  Guilhcm  de  Castro 
(1030).  Celte  pièce,  que  plusieurs  regardent  comme  le  chel- 
d'œuvre  de  Corneille,  excita  un  enthousiasme  universel.  Le  mi- 
nistre Richelieu,  qui  y  voyait  l'apologie  du  duel  qu'on  venait 
d'interdire,  en  fit  faire  une  amère  critique,  et  voulut  la  faire 
condamner  par  racadénhe.  C'est  à  tort  qu'on  a  attribué  à  ce 
cardinal  des  sentiments  de  joulousie  ou  de  vengeance  à  l'égard 
de  Corneille  (1).  Celui-ci  composa  alors  successivement  ses 
meilleures  tragédies   :   Horace  (1039),   Cimui  (1039),   Polyeucic 

{V.  Voyez  un  excellent  ailiclo  sur  celte  question  dans  la  U'  livraison  de  la  Revue  catho- 
lique, année  1SC6. 


—    lie    — 

(lOiO),  Pompée  (1641),  Rodognnc  (1646).  L'année  suivante  Cor- 
neille fut  admis  à  l'académie  et  obtint  une  pension  de  Richelieu. 
Depuis  lors,  le  génie  du  grand  poète  commença  à  décliner  : 
Pertharite  (1653),  Oedipe  (16.59),  Sertorius  (1662),  Otlion  (1664) 
et  surtout  Agésilas  (1666)  et  Attila  (1667)  sont  infiniment  au- 
dessous  de  ses  premières  productions.  Parmi  ses  comédies  le 
Menteur  {IQi'i)  est  la  meilleure.  En  1656  Corneille  publia  Vlmi- 
tation  de  Jésus-Christ  en  vers,  et  quelques  autres  poésies 
pieuses.  Ce  grand  homme  était  extrêmement  simple  dans  ses 
moeurs  et  dans  ses  manières,  et  brillait  peu  dans  la  conver- 
sation. Il  pratiquait  toutes  les  vertus  domestiques;  il  resta 
toujours  avec  son  frère,  Thomas  Corneille  (1625-1709),  qui  tra- 
vailla également  pour  le  théâtre,  et  fut,  après  lui,  le  meilleur 
poète  dramatique  de  la  France  jusqu'à  la  venue  de  Racine. 
C'est  Thomas  qui  est  l'auteur  du  Festin  dePierre{\Qn2>),  comédie 
traitée  en  prose  par  Molière  (1). 

Racine  est,  tout  considéré  supérieur  au  précédent.  Sans 
être  aussi  abondant  que  Corneille,  il  est  plus  naturel  ;  ses 
tragédies  respirent  partout  l'antiquité  (Homère,  EuiMpide, 
Virgile)  et  montrent  une  grande  connaissance  du  cœur  hu- 
main. Ses  caractères  sont  tracés  avec  verve  et  d'une  manière 
naturelle.  Comme  Corneille,  il  excelle  dans  l'art  de  conduire 
et  de  dénouer  les  intrigues.  Il  a  un  talent  admirable  pour 
toucher  le  cœur  et  attendrir  l'âme.  La  sensibilité  est  son  carac- 
tère distinctif  comme  la  noblesse  est  celui  de  Corneille.  Il  le 
cède  à  celui-ci  pour  la  grandeur  des  caractères,  la  vigueur 
de  la  pensée  et  l'impétuosité  du  langage;  parfois  il  tombe 
comme  Corneille  dans  le  ton  efféminé  d'une  fade  galanterie. 
Sa  versification  est  correcte,  riche,  élégante,  douce  et  har- 
monieuse. «  Racine,  dit  Aug.  Schlégel,  est  un  poète  aimable 

(1)  *  Ou  dit  que  le  grand  Corneille  n'avait  pas  autant  de  facilité  que  son  frère  pour  trouver 
la  rime.  Comme  les  dictionnaires  des  rimes  n'existaient  pas  alors,  Pierre,  qui  travaillait 
dans  une  pièce  au-dessus  de  celle  de  son  frère,  ouvrait,  dans  le  besoin,  une  trappe  qui 
servait  de  communication  entre  les  deux  appartements,  et  demandait  à  Thomas  telle  ou 
telle  rime.  .Vussitôt  celui  ci  se  mettait  à  lui  énumérer  tous  les  mots  de  cette  désinence 
jusqu'à  ce  que  son  frère  satisfait  laissât  tomber  la  trappe.  Thomas  succéda  à  Pierre  à 
l'académie  française  en  U83. 


-     il7     - 

SOUS  tous  les  rapports.  >>  Ses  pièces  les  plus  remaniuables 
sont  :  Àndromaiiue ,  Milhr'ulatc,  Britminicus,  Iplùijéme,  Phèdre, 
Esther  et  surtout  cette  Atlialie  qui,  par  sa  haute  perfection, 
semble  faite  pour  désespérer  les  tragiques  futurs  (1). 

*  Jean  Racine,  né  à  la  Ferté-Milon  (tG30),  fut  élevé  ;\  Porl- 
Royal,  où  il  puisa  le  goût  de  la  littérature  classk[ue  et  eu  par- 
ticulier des  poètes  grecs,  dont  il  lisait  couramment  le  texte 
original.  Dès  l'âge  de  20  ans,  il  se  fit  connaître  par  son  ode  sur 
le  mariage  de  Louis  XIV  fia  Nympltc  de  la  ScineJ.  Guidé  par 
Molière  et  par  Boileau  il  réussit  bientôt  dans  la  carrière  drama- 
lique.  Il  fit  jouer  en  IGOi  la  Thchaïde ,  et  en  iCG5  Alexaiulre, 
pour  révéler  tout  son  talent  dans  Andromaque  (1067),  qui  fut 
suivie  des  Plaideurs  (IGG8),  comédie  imitée  des  Gi/q)cs  d'Aristo- 
phane, de  Britanicus  (1GG9),  Bérénice  (IGTO),  Bajazct  (iG72),  Mi- 
thridate  (1073),  Iphi(jcnie{[GlA)  et  enfin  de  Phèdre  (1077),  qui  fut 
sifflée,  grâce  à  une  cabale  dont  M"i<;  Deshouillères  fit  partie. 
La  religion  reprenant  alors  son  empire  sur  le  cœur  de  Racine, 
il  renonça  au  théâtre,  quoiqu'à  la  fleur  de  l'âge  et  au  comble  de 
la  gloire,  se  maria  et  se  consacra  tout  entier,  aux  soins  de  sa 
famille  et  aux  devoirs  de  la  charge  que  le  roi  venait  de  lui 
confier  en  le  nommant  son  historiographe  (1077).  Après  un 
silence  de  douze  ans,  voulant  fermer  la  bouche  à  ses  ennemis, 
(jui  attribuaient  sa  piété  à  une  faiblesse  d'esprit,  il  composa,  à 
la  prière  de  M'i'c  de  Maintenon,  la  tragédie  d'Eslher  (1089)  et 
celle  û'Athalie  (1091),  qui  furent  jouées  à  Saint-Cyr  par  les 
demoiselles  de  la  maison  royale.  Cette  dernière  pièce,  révélée 
au  public  seulement  par  l'impression,  en  fut  entièrement  mé- 
connue. Racine  lui-même  commença  à  douter  de  son  chef- 
d'œuvre.  Mais  Boileau  le  rassura,  bravant  le  courant  de  l'opinion 
générale,  et  lui    disant  :   «  Croyez-moi,  c'est  votre  meilleure 


1)  •'  Ce  grand  ouvragL»,  liit  un  sav.int  critique,  est  mis  irun  commun  accord  au  premier 
rang  de  toutes  les  tragédies  de  Racine,  pour  le  grandiose,  la  simplkitii  et  Tintérét  du 
sujet,  pour  la  terreur  dramatique,  pour  l'effet  théâtral,  pour  son  ordonnance  claire  et 
judicieuse,  pour  ses  caractères  tracés  avec  hardiesse  et  force  plutôt  qu'avec  llnesse,  pour 
la  sublimité  des  pensées  et  des  images.  Alhalie  égale,  si  elle  ne  surpasse,  toutes  les  autres 
productions  de  son  auteur  par  la  perfection  du  style,  et  elle  est  plus  exempte  de  toute 
es^pèce  de  défaut  (1).  »  »  La  Franco  se  gloritle  A'Athalie,  dit  Voltaire,  c'est  le  chef-d'œuvre 
de  notre  tliéiUre;  c'est  celui  de  la  poésie.  »  {HaUam,  Histoire,  etc.  IV). 

(1)  Lettre  à  M.  MafUi. 


—     4-48     — 

pièce;  je  m'y  connais;  on  y  reviendra.  i>  En  effel,  elle  fui  jouée 
au  théâtre  avec  un  succès  immense,  mais  seulement  sous  la 
Régence,  après  la  mort  de  Louis  XIV  et  celle  de  Racine.  Une 
maladie  du  foie  augmentée  par  de  fréquents  chagrins  emp»rta 
le  grand  poète  après  deux  ans  de  souffrances  (1699).  R  avait 
été  reçu  à  l'académie  en  1G73.  Racine  remporte  sur  Corneille 
en  ce  qu'il  n'a  pas  connu,  comme  lui,  les  défaillances  du  génie  : 
il  a  fini  par  son  chef-d'œuvre.  Un  autre  privilège  de  Racine  c'est 
qu'il  écrivait  en  prose  presque  aussi  bien  qu'en  vers.  Ses 
lettres,  et  particulièrement  celles  adressées  à  son  fils  Louis 
Racine,  l'auteur  du  poème  de  la  Religion,  mettent  à  nu  toutes 
les  qualités  de  sa  belle  àme. 

Voltaire  est  inférieur,  comme  poète  tragique,  aux  deux  pré- 
cédents. R  a  tâché  d'unir  dans  ses  productions  la  sensibilité  de 
de  Racine  à  la  noblesse  de  Corneille  et  au  genre  sombre  de 
Crébillon;  mais  le  succès  n'a  pas  toujours  répondu  à  ses  efforts. 
Son  style  et  sa  versification  sont  en  général  coulants  et  harmo- 
nieux ;  mais  ses  tragédies  sont  hérissées  de  sentences  et  de 
maximes;  ses  personnages  aiment  mieux  raisonner  que  agir; 
ses  plans  manquent  parfois  de  justesse,  ses  intrigues  de  fon- 
dements solides  et  de  vraisemblance.  Ses  meilleures  pièces 
sont  :  Bnitits,  Mahomet,  Zaïre,  Ahire,  Tancrède,  Mérope  et  l'Or- 
pheliii  de  la  Cliine. 

Crébillon  (1674-1762).  Moins  sublime  que  Corneille,  moins 
naturel  et  moins  tendre  que  Racine,  moins  brillant  et  moins 
pur  dans  sa  diction  que  Voltaire,  il  excelle  dans  l'art  d'effrayer, 
d'ébranler  et  de  terrasser.  Sa  muse  est  lugubre  et  terrible. 
Ses  pièces  les  mieux  travaillées  sont  :  Electre,  Atrée  et  Tlujeste, 
Piliadamiste  et  Zénohie. 

Outre  ces  quatre  auteurs,  avec  lesquels  finit  l'âge  d'or  pour 
le  théâtre  français,  on  peut  encore  citer  pour  quelques  pièces 
particulières  :  Thomas  Corneille  :  Ariane  et  le  Comte  d'Essex  — 
Ducis  (1733-1816)  :  Hamlet,  Macbeth,  Othello  —  La  Harpe  (1740- 
1803)  :  Warvic  et  Philoctète  —  Le  Franc  de  Pompignan  :  Bidon  — 
Andrieux  (1759-1 833)  :  Anaximandre  —  Lemercier  :  Agamemnon  — 
Casimir  Detavigne  :  Vêpres  Siciliennes ,  le  Paria  et  les  Enfants 
d'Edouard  —  '  A.  V.  Arnuitlt  (1766-1834)  :  Marins  (sans  rôle  de 
femmes),  les  Vénitiens  —  Ancclot  (1791-1 85i)  :  Louis  IX —  Luce  de 
Lancival  (1764-1810)  :  Hector  —  Drifaut  (1781-1857)  :  Ninus  H  — 


—     .449     — 

Alex.  Gi'raurf  (1788-1847)  :  les  Machabccs. —  Vicnnet.  —  Lalouv  de 
S.  Ybars  (1807)  :  Virginie.  —  V^  de  Laprade,  Harmodius. 

*  Chateaubriand  a  composé  une  tragédie  classique  en  5  actes 
avec  des  chœurs,  et  en  vers,  à  laquelle  il  a  travaillé  pendant 
20  ans.  Elle  est  intitulée  Moïse,  premicrc  idolâtrie  des  Hébreux- 
Il  suppose  que,  pendant  que  Moïse  prolonge  son  séjour  sur  le 
Sinaï  après  la  promulgation  de  la  loi,  Arzane,  reine  des  Ama- 
lécites,  vient  dans  le  camp  des  Hébreux  jouer  le  rôle  d'Armide 
dans  la  Jérusalem  délivrée  du  Tasse.  Nadali,  fils  du  grand  prêtre 
Aaron,  en  toml3ant  dans  les  filets  de  l'astucieuse  païenne, 
devient  la  première  cause  de  la  défection  des  Hébreux.  Cette 
pièce  renferme  de  beaux  passages,  mais  elle  n'est  pas  assez 
tragique,  et  les  décors  y  jouent  le  principal  rôle  (1). 

*Nous  croyons  qu'on  a  fait  sagement  en  conseillant  à  l'auteur 
de  ne  pas  courir  les  chances  de  la  représentation,  malgré  le 
talent  de  Talma,  qui  voulait  se  charger  du  rôle  de  Moïse. 

*  Alexandre  Soumet,  dont  nous  avons  parlé,  p.  2G8,  remporta 
plusieurs  fois  le  prix  de  l'académie  sur  Millevoye  et  Casimir 
Delavigne.  Ses  principales  tragédies  sont  :  Clylemnestre  (1820), 
Saûl  (1821),  Cléopatre,  Jeanne  d'Are  (1825),  Elisabeth  de  France 
(1828),  Une  fête  de  Néron  (en  collaboration  avec  Belmontet,  en 
1830),  la  Noi^ma  (1831),  Le  gladiateur  (en  collaboration  avec  sa 
fille  Gabrielle,  M'nc  Beuvain  d'Alténheim)  1841),  Le  chêne  du  Roi, 
Jeanne  Greij  (1844).  Toutes  ont  eu  du  succès,  mais  surtout  Cbj- 
temnestreelSaûl.  L'auteur  lient  le  milieu  entre  les  romantiques 
et  les  classiques.  Ses  conceptions  sont  neuves  et  hardies  sans 
être  extravagantes.  Il  brille  surtout  par  la  beauté  de  la  forme, 
par  l'harmonie  et  le  coloris  du  style. 

"  Autran  fit  une  vraie  tragédie  en  1848  La  Fille  d'Eschijlc. 

Francis  Ponsard  publia  en  1842  sa  tragédie  de  Lucrèce  qxxi  fui 
saluée  comme  l'aurore  d'un  heui'eux  retour  vers  la  poésie  clas- 
sique (2). 

(1]  «  Je  pense  moi-même,  dit  rauteur,  que  la  descente  de  Moïse  du  Sinal,  ù.  la  clarté  de 
la  lune,  portant  les  tables  de  la  loi  ;  que  le  chœur  du  3'  acte  avec  sa  double  musique ,  l'une 
lointaine  dans  le  camp,  rautre  grave  et  plaintive  sur  le  devant  de  la  scène;  que  le  chœur 
du  4"  acte,  groupé  sur  la  montagne  au  lever  de  l'aurore  ;  que  le  dénouement  en  action 
amené  par  le  sacriHce;  que  les  décorations  représentant  la  mer  Rouge  au  loin,  le  mont 
Sinaî,  le  désert  avec  ses  palmiers,  ses  nopals,  ses  aloés,  le  camp  avec  ses  tentes  noires, 
ses  chameaux,  ses  onagres,  ses  dromadaires;  je  pense  que  cette  variété  de  scènes  donne- 
rait peut-être  à  Moïse  un  mouvement  qui  manque  trop,  il  en  faut  convenir,  à  la  tragédie 
classique.  « 

(21  A'oyez  notre  jugement  sur  Lucrèce  dans  la  liefua  calhol'iw,  1. 1,  p.  456.  Liège,  1844. 

29 


—     450     — 

*  Cet  espoir  s'évanouit  dans  les  productions  subséquentes  de 
l'auteur  :  Agnès  de  Mcranic{\SAQ),  Charlotte  Corday  (1850),  Ulysse 
tragédie  avec  chœurs,  prologue  et  épilogue;  trois  comédies  : 
Horace  et  Lydie,  l'Honneur  et  l'Argent,  la  Bourse  (185G),  Is  Lion 
amoureux  (1865)  et  un  poème  intitulé  Homère.  Ses  compositions 
dramatiques  manquent  de  vie  et  de  mouvement;  son  style 
n'est  pas  assez  soutenu.  Le  premier  ouvrage  de  l'auteur  fut  une 
traduction  du  Manfred  de  Byron,  qui  passa  inaperçu;  son  der- 
nier, le  drame  Galilée,  qui  semble  animé  d'une  pensée  haineuse 
et  antichrétienne.  La  vérité  historique  y  est  également  outragée. 
Né  en  •1814,  l'auteur  est  mort  en  1867.  Il  était  de  l'Académie. 
Ponsard  osa  moins  que  les  romantiques  et  plus  que  les  clas- 
siques. 

*  Du  drame  moderne. 

'  Le  mot  drame  devrait  proprement  signifier  toute  mise  en 
scène  d'une  action.  Mais  il  ne  désigne,  dans  l'art  dramatique, 
à  côté  de  la  tragédie  et  de  la  comédie,  qu'un  genre  particulier 
qui  se  distingue  par  le  mélange  qu'il  fait  des  éléments  de  Tune 
et  de  l'autre.  Il  prend  la  réalité  humaine  dans  tous  ses  détails  ; 
il  provoque  à  la  fois  le  rire  et  les  larmes.  Les  grecs  connais- 
saient ce  genre,  Aristote  ne  le  condamne  pas.  Corneille  le  soup- 
çonna en  donnant  à  ses  produits  les  titres  de  tragi-comédies  et 
de  comédies  héroiques.  Le  Bon  Juan  de  Molière  appartient  à  cette 
catégorie.  Plus  tard,  on  donna  à  ces  pièces  intermédiaires  les 
noms  de  tragédies  bourgeoises,  de  comédies  larmoyantes,  etc. 
jusqu'à  ce  qu'elles  prissent  simplement  celui  de  drames,  qu'elles 
ont  gardé. 

*  Parmi  les  diiïérents  genres  de  drames  se  distingue  surtout 
celui  qui  vise  à  remplacer  la  tragédie.  C'est  le  drame  historique 
généralement  écrit  en  vers.  «  La  tragédie,  qui,  chez  les  anciens, 
avait  été  la  forme  nationale  de  la  haute  poésie  dramatique,  n'a 
plus  guère,  dans  la  littérature  moderne,  que  l'attrait  d'une 
restauration  savante.  On  peut  avoir  pour  elle  toute  l'admi- 
ration que  mérite  cette  belle  imitation  de  l'antique,  et  cependant 
reconnaître  que  le  théâtre  moderne,  pour  être  populaire  et  na- 
tional, comporte  plus  de  mouvement  et  de  variété»  (Godefroy)(l). 

(1)  *  Il  y  en  a  qui  pensent  que  l.i  perfection  ilraniatique  consisterait  peut-être  dans  le 
rapprochement  des  deux  genres,  de  la  tragédie  et  du  drame.  Si  Alhalie  est  restée  la  plus 
vivante  des  tragédies,  n'est-ce  pas  parce  que,  dans  son  unité,  elle  participe  du  mouvement 
et  de  la  variété  du  drame. 


-      loi      — 

'  Mais  on  ne  s'est  pas  borné  à  cela.  Le  drame  historique,  au  lieu 
(le  représenter  l'ensemble  d'un  caractère,  avec  ses  bonnes  et 
ses  mauvaises  passions,  ainsi  que  le  fait  la  tragédie,  le  subor- 
donne à  une  seule  passion  exagérée  qu'on  livre  aux  hasards 
des  événements,  en  sorte  que  l'intérêt  du  drame  n'est  plus 
dans  le  choc  des  passions  opposées,  mais  bien  plutôt  dans  une 
étrange  complication  d'événements.  L'attention  ainsi  est  par- 
tagée; le  travail  de  l'esprit  distrait  l'âme  de  ses  sensations,  et 
c'est  en  quoi  le  drame  sera  toujours  inférieur  à  la  tragédie. 
D'ailleurs  «  ce  grand  nombre  d'incidents  a  toujours  été  le  re- 
»  fuge  des  poètes  qui  ne  sentaient  dans  leur  génie  ni  assez 
»  d'abondance,  ni  assez  de  force  pour  attacher  durant  cinq  actes 
»  leurs  spectacteurs  par  une  action  simple,  soutenue  de  la 
»  violence  des  passions,  de  la  beauté  des  sentiments  et  de 
»  l'élégance  de  l'expression.  ■■<  (Racine,  Préf.  deBcrcniceJ. 

*  Mais  le  drame  est  dans  les  idées,  dans  les  moeurs  modernes, 
et  c'est  pour  cela  qu'il  renaît  si  facilement,  malgré  l'abandon  où 
le  conduisent  périodiquement  l'exagération  et  les  abus. 

Citons  les  principaux  auteurs  dramatiques  modernes. 

*  Pierre  Ant.  Lebrun  (voir  p.  83).  Marie  Stiiart  (1820)  eut  un 
succès  prodigieux.  Elle  forma  la  transition  de  la  tragédie  au 
drame.  Il  échoua  dans  le  Cid  d'Andalousie  (1825)  en  voulant 
reclifier  Corneille. 

*  Victor  Hugo,  dont  les  drames  excentriques  bravent  toutes  les 
règles  de  l'art,  de  l'histoire,  de  la  morale  et  du  goût  (voir  p.  89). 

Alex.  Ditmas  (1803-1870).  C/irjsfwe  (1830)  assemblage  de  pièces 
de  rapport  dépourvu  d'unité  et  de  vie.  Charles  VU  (1831)  imi- 
tation de  VAndromaque  de  Racine.  Caligula  (1837)  et  deux  imi- 
tations sans  grande  valeur  VOreslie  et  Ho.mlet.  Comme  tous  les 
romantiques,  il  s'était  fait  l'élève  de  Shakespeare. 

*  Em.  Z)esc/(a»i;j6' (1791-1871)' le  plus  fougeux  des  partisans  du 
drame.  Il  traduisit  d'abord  Roméo  et  Juliette  du  poète  anglais 
(1839),  puis  Ladij  Macbeth  (1844)  œuvre  remarquable. 

*  Alf.  de  Vigny  (voir  p.  ICI)  traduisit  VOllicUo  anglais,  sans 
succès,  à  cause  du  comique  de  bas  aloi  qui  s'y  trouve.  La  Ma- 
récJiale  d'Ancre  (1830),  le  drame  de  Chatterton  (1835)  ne  réus- 
sirent pas  mieux.  Il  traduisit  encore  le  Marchand  de  Venise 
qui  ne  fut  pas  joué. 

*  Emile  Aitgicr,  né  en  1820,  obtint  un  grand  succès  en  18C8 


-     452     - 

avec  son  drame  Paul  Forestier,  œuvre  efTrénée,  malsaine,  dont 
le  rôle  principal  est  un  long  contre-sens.  Lal>c  scène  cependant 
est  belle.  On  y  prouve  que  la  chasteté  est  la  condition  du 
vrai  talent. 

Anatole  de  Scgur,  né  en  1821,  a  publié,  en  1807,  un  drame  en 
4  actes,  Sainte-Cécile,  auquel  il  manque  l'unité  d'action,  puis- 
qu'il y  en  a  deux,  la  conversion  de  Yalérien  et  le  martyre  de 
S'e  Cécile.  L'ouvrage  a  reçu  un  prix  à  l'Académie. 

*  Ampère,  J.  J.  (1800-18G4)  publia  en  1859  César,  suite  de 
scènes  historiques,  qui  contiennent  de  remarquables  tableaux 
de  la  vie  à  Rome. 

*  Ernest  Legouvé,  né  en  1807,  commença  par  une  imitation 
d'Eurépide,  Médée,  puis  il  publia  les  Det(x  reines  où  il  justifie  le 
pape  Innocent,  défendant  l'inviolabilité  du  mariage  contre  Phi- 
lippe-Auguste. 

*  Louis  Bouilhet  (1 824-1869)  dont  les  drames  bourgeois  choquent 
souvent  toutes  les  convenances,  et,  comme  dans,  son  dernier 
ouvrage,  Jlfe  Aïssé,  mettent  sur  la  scène  les  turpitudes  les  plus 
odieuses. 

*  Lecontc  de  Lisle  (né  en  1820).  Les  Erinmjcs  (1873),  tragédie 
antique  en  deux  parties,  imitée  d'Eschyle,  dont  il  surpasse 
encore  l'àpreté  farouche. 

*  Jules  Barbier  (né  en  1822)  s'est  surpassé  dans  son  drame  de 
Jeanne  d'Arc  (1869).  Il  a  pris  dans  le  procès  de  l'héroïne  les  épi- 
sodes les  plus  émouvants  qu'il  a  mis  en  beaux  vers. 

*  Le  vicomte  Henri  de  Bornier,  né  en  1825,  a  conquis  d'un  coup 
la  gloire  dramatique,  en  1875,  par  la  Fille  de  Fioland,  drame 
émouvant  qui  séduit  par  la  grandeur  et  l'héroïsme  des  senti- 
ments et  la  vérité  de  certains  traits  magnanimes.  Il  ne  manque 
à  l'œuvre  que  le  coup  d'aile  du  génie. 

*  Ililarion  Ballande  (1820)  auteur  des  Grands  devoirs  (187G) 
histoire  émouvante  de  deux  familles  ennemies.  L'action  est 
bien  conduite  et  le  style  se  rapproche  de  celui  de  la  tragédie. 

*  A.  Marc-Bayeux  (1829)  publia  en  1874,  une  tragédie  non 
représentée.  Nos  ayeux,  œuvre  étrange,  inspirée  par  l'invasion 
de  1870.  Elle  est  fortement  écrite,  sinon  bien  conçue. 

*  Paul  Deroulcde,  né  en  1848,  neveu  d'Emile  Augier,  fit  jouer 
en  1877,  un  drame  VHetman  qui  eut  un  succès  d'entliousiasme 
attribué  au  souffle  patriotique  et  aux  allusions  passionnantes 


—     Vôù     — 

dont  il  est  rempli,  mais  la  pièce  dénote  ignorance  complète  du 
théâtre. 

*  Charles  Lowoh  (1852)  auteur  de  Jeun  Daciev  drame  emprunté 
à  la  Révolution. 

*  Ach.  Du  Clésicux  (Comte),  né  en  1802  ,  dans  le  dessein  d'amé- 
liorer le  tliéàlre  en  France,  a  fait  représenter  en  1877  un  drame 
en  3  actes,  intitulé  Anna.  C'est  l'éternelle  histoire  de  la  lutte  de 
la  passion  contre  la  vertu.  Mais  ici  le  vice  est  battu.  Cette  pièce 
honnête  effleure  cependant  quelquefois  la  boue. 

*  Edouard  TJelpit,  né  en  1844  à  la  Martinique,  est  poète  ama- 
teur. Fort  jeune  il  publia  un  volume  de  poésies  détachées  :  les 
Mosaïques,  et  trois  pièces  de  théâtre.  Mais  son  œuvre  capitale 
est  son  drame  Constantin,  dans  lequel  il  se  propose  de  défendre 
le  pouvoir  temporel  du  Pape.  La  pièce  est  bien  conçue,  bien 
écrite  et  sérieuse.  La  forme  est  en  général  à  la  hauteur  du 
sujet. 

*  Parodi,  né  en  Grèce  en  1842,  de  parents  italiens,  a  fait  re- 
présenter en  1876  une  tragédie  en  vers  intitulée  R(  me  vaincue, 
mais  dont  le  véritable  titre  aurait  dû  être  :  La  Vestale.  La  scène 
se  passe  au  lendemain  de  la  bataille  de  Cannes,  et  les  auEjures 
font  dépendre  de  la  vestale  le  salut  de  Rome,  menacée  par 
Annibal.  Il  y  a  de  grandes  qualités  et  de  grands  défauts  dans 
<;ette  pièce.  Un  beau  rôle  est  celui  de  l'aïeule  de  la  vestale? 
Posthumia,  qui  pour  sauver  sa  petite-fille,  cherche  à  tâtons, 
aveugle  qu'elle  est,  la  place  du  cœur  de  son  enfant  et  y  plonge 
un  poignard. 

Revenons  aux  tragiques  des  autres  pays. 

Chez  les  Anglais  :  Shakespeare  (15G4-1616).  11  est  le  chef  des 
romantiques  et  le  créateur  du  théâtre  en  Angleterre.  C'est  un 
génie  vaste  et  profond,  mais  inculte  et  sauvage,  que  le  goût 
n'a  pas  épuré.  Ses  compositions  dramatiques  sont  fort  irré- 
gulières :  il  ne  tient  aucun  compte  des  unités  de  temps  et  de 
lieu;  il  change  fréquemment  et  brusquement  de  scène  dans  le 
même  acte,  dans  la  môme  scène,  et  mêle  ensemble  les  choses 
les  plus  incompatibles  :  il  est  tantôt  grand,  sublime,  tantôt 
commun  et  trivial,  tantôt  sérieux,  tantôt  badis.  Son  imagination 
est  riche  et  hardie,  mais  trop  peu  délicate,  parfois  grossière 
et  dégoûtante  même.  Ses  pensées  sont  quelquefois  bizarres  et 


-     4Î>4     - 

outrées.  Il  multiplie  trop  les  incidents.  Ses  caractères  sont 
animés  et  hardiment  dessinés,  ses  sentiments  profonds  et  im- 
pétueux, ses  descriptions  vives  et  brillantes.  Les  sorciers,  les 
ombres,  les  fées  elles  esprits  de  toute  espèce  qui  figurent  dans 
ses  drames,  leur  donnent  un  air  sombre  et  romanesque.  L'art 
de  peindre  les  caractères  avec  les  couleurs  les  plus  fortes,  et 
de  faire  parler  à  chaque  passion  le  langage  qui  lui  est  propre, 
tel  est,  d'après  Blair,  le  grand  mérite  de  Shakespeare.  Ses  plus 
belles  pièces  sont  :  Roméo  et  Juliette,  Hamlet,  le  RoiLéar,  Mac- 
beth, Othello  et  Timon  d'Athènes. 

*  Shakespeare  (prononcez  Schekspiré),  né  à  Stratford,  dans  le 
comté  de  Warwick,  était  fils  d'un  marchand  de  laines.  Il  mena 
d'abord  une  vie  assez  vagabonde,  vint  à  Londres  où  il  fut  réduit 
à  garder  les  chevaux  à  la  porte  d'un  théâtre,  ou  à  faire  le  métier 
de  souffleur.  Il  devint  ensuite  acteur,  auteur,  et  enfin,  proprié- 
taire du  théâtre  du  Globe  dans  un  des  faubourgs  de  la  ville. 
Nous  avons  de  lui  35  pièces  de  théâtre.  Il  quitta  de  bonne  heure 
la  scène  (1610),  se  retira  dans  sa  ville  natale,  et  y  acheta  la 
maison  où  il  était  né,  pour  y  jouir  en  paix  de  la  fortune  qu'il 
avait  amassée.  Il  y  mourut  à  l'âge  de  52  ans.  On  a  découvert 
récemment  des  documents  qui  semblent  établir  que  Shakespeare 
était  catholique. 

F/efc/;er(157G-lG25),  Ben  Johnson  (1574-1 G37),  Massinger{\oSô- 
1669),  Dryden  (1631-1701),  Addisson  (1672-1719),  Rowc  (1673- 
1718),  Lillo  (1693-1739),  Ed.  Moore  (f  1754)  et  Bvooke  (i  1782) 
sont  des  tragiques  du  second  ordre  (1). 

Chez  les  Allemands  :  Zach.  Wcrncr  (1768-1823).  Ses  person- 
nages sont  bien  caractérisées,  son  langage  est  pur,  noble,  riche 
en  images  et  harmonieux.  Rarement  il  tombe  dans  le  ton  décla- 
matoire et  le  faux  éclat  (les  Ivreuzesbri'ider).  Ses  plus  belles 
pièces  sont  :  Attila,  le  Roi  des  Huns,  Wanda,  la  Reine  des  Sar- 
matcs,  le  Vingt-quatrième  Février.  Cette  dernière  tragédie  révèle 
une  profonde  connaissance  du  cœur  humain,  excite  la  plus  vive 
horreur  par  les  moyens  les  plus  simples,  et  se  distingue  sur- 
tout par  la  diction.  Elle  fut  suivie  de  Ctinigonde  la  Sainte,  remar- 
quable par  la  force  et  la  chaleur  des  sentiments.  La  Mère  des 
Maccliabées  finit  la  série  des  productions  dramatiques  de  l'auteur; 
cette  pièce  est  pleine  de  force,  de  dignité  et  de  grâce. 

(1)  Voyez  Hallam,  Hist.  de  la  LHt.,  etc. 


—     455     — 

J.  Collin  (1772-1811).  L'amour  de  la  patrie  est  le  caractère 
dominant  de  presque  toutes  ses  tragédies,  dont  le  plan  est  en 
général  heureusement  imaginé,  mais  dont  la  fin  manque  de  feu 
et  de  vigueur.  Ses  meilleures  pièces  sont  :  Rcgulus,  Coriolan, 
les  Horaces  et  les  Curiaces. 

Grilljyarzer  {né  en  1791)  auteur  de  SapJio  et  de  la  Toison  d'or. 
La  première  pièce  manque  de  dignité  dans  le  choix  du  sujet  et 
de  vérité  dans  les  caractères,  qui  sont  entièrement  modernes. 
La  seconde  pièce  se  fait  remarquer  par  d'excellentes  maximes" 
de  morale,  des  tableaux  brillants,  des  caractères  fortemen 
dessinés.  La  facilité,  la  clarté,  la  richesse  et  la  force  distinguent 
le  style  de  ces  deux  tragédies. 

Gothe  fit  pour  l'Allemagne  ce  que  longtemps  auparavant  Sha 
kespeare  avait  fait  pour  l'Angleterre  :  il  fit  dis  paraître  du 
théâtre  les  imitations  des  anciens  et  des  Français,  et  y  produi- 
sit des  pièces  de  sa  création.  Comme  le  tragique  anglais,  il 
s'affranchit  du  joug  des  unités  de  temps  et  de  lieu,  et  accorde, 
sous  le  rapport  des  règles  du  drame,  toute  liberté  à  son  esprit 
et  à  son  imagination.  Il  montre  d'ailleurs  un  vaste  et  fécond 
génie  :  ses  situations  sont  fortes,  mais  ses  dénoûments  sont 
parfois  peu  naturels  ;  son  style  se  fait  remarquer  par  une  sim- 
plicité, une  élégance,  une  pureté^  une  douceur  et  une  harmonie 
auxquelles  aucun  tragique  allemand  après  lui  n'a  su  atteindre. 
Les  pièces  où  il  a  déployé  le  plus  de  talent,  sont  trop  longues 
et  ne  se  prêtent  pas  à  la  représentation. 

Ses  pièces  les  plus  remarquables  sont  :  Gôtz  de  Berlichingen, 
Egmont,  Iphigénie  en  Tauride,  le  Tasse  et  Faust.  Dans  cette  der- 
nière pièce  le  poète  met  en  scène  un  docteur,  qui  ne  receuillant 
de  sa  science  que  le  doute  et  un  ennui  profond,  fait  alliance 
avec  le  diable,  dont  il  finit  par  devenir  la  victime.  C'est  une 
pièce  souverainement  dangereuse. 

Il  est  à  regretter  que  presque  toutes  les  productions  de  Gothe 
respirent  cette  sombre  mélancolie,  cette  indifférence  religieuse 
et  cette  incrédulité  qui  avaient  infecté  l'esprit  de  l'auteur  et  qui 
rendent  ses  oeuvres  extrêmement  dangereuses  sous  le  rapport 
de  la  morale  et  de  la  religion. 

*  Jean-Wolfgang  GOthe,  né  à  Francfort-sur-le-Mein  (1749),  se 
fit  connaître  dès  l'âge  de  25  ans  dans  la  république  des  lettres 
par  son  fameux  roman  de   Werthei^,   dont  nous   avons   parlé 


—     ibG     — 

(p.  337).  Le  succès  de  cette  publication  lui  valut  la  protection 
du  duc  de  Weimar.  Depuis  lors  jusqu'à  la  vieillesse  la  plus 
avancée,  Gôthe  ne  cessa  d'étonner  l'Allemagne  par  le  nonil)re, 
la  variété  et  la  supériorité  de  ses  écrits.  Napoléon,  pendant  son 
séjour  à  Erfurt,  voulut  voir  l'écrivain  célèbre  et  le  décora  de  la 
grand'croix  de  la  légion  d'honneur  (1807).  On  attribue  à  cette 
faveur  le  peu  de  part  que  Gôthe  prit  à  la  grande  lutte  du  pa- 
triotisme allemand  contre  la  France.  Les  admirateurs  môme  du 
génie  de  cet  homme  lui  reprochent  son  froid  égoïsme  et  recon- 
naissent que  ses  œuvres  manquent  du  feu  de  l'enthousiasme, 
parce  que  l'écrivain  manquait  de  cœur.  Il  est  mort  à  l'âge  de 
83  ans  (1832). 

Schiller.  D'après  le  jugement  de  Bouterweek,  il  est  le  seul 
poète  allemand  qui  mérite  le  nom  de  tragique.  Il  transporte, 
élève,  ennoblit.  Presque  toutes  ses  pièces  se  font  remarquer 
par  un  élan,  une  chaleur  et  un  enthousiasme  qu'on  ne  retrouve 
dans  aucun  autre  poète  dramatique  allemand.  Ses  caractères 
sont  en  général  tracés  avec  art  et  avec  énergie  ;  ses  situations 
sont  fortes,  frappantes  et  touchantes  ;  son  style  est  nolile  et 
simple  à  la  fois,  riche,  pur,  élégant,  animé.  Sa  versification  est 
extrêmement  douce  et  harmonieuse.  Comme  Gôthe,  il  n'a  pas 
observé  les  unités  de  temps  et  de  lieu,  et  tombe  parfois  dans 
l'invraisemblance  et  l'afTectation.  Il  y  a  quelques  pièces  dont  le 
plan  n'est  pas  heureusement  conçu  ni  suffisamment  exécuté. 
Plusieurs  dépassent  les  proportions  ordinaires,  même  de  la 
scène  allemande.  Ses  plus  belles  pièces  sont  :  Marie  Stuart, 
Jeanne  d'Arc,  Don  Carlos,  Guillaume  Tell  et  Wallenstein.  Cette 
dernière  pièce,  quoique  plus  irrégulière  que  les  autres,  est 
celle  où  le  talent  de  Schiller  éclate  le  plus. 

*  J- -Fréd.-Christophe  Schiller,  né  à  Marbach  (Wurtemberg), 
était  fils  d'un  capitaine.  Son  père  le  plaça  à  l'école  militaire, 
malgré  les  goûts  du  jeune  homme  qui  songeait  à  se  faire  mi- 
nistre de  la  religion  protestante  Après  avoir  étudié  plus  tard  le 
droit,  puis  la  médecine,  il  finit  par  entrer  comme  médecin  dans 
un  régiment  En  même  temps  il  cultivait  les  muses,  et  donna 
son  premier  drame  fies  Brigands]  à  l'âge  de  22  ans.  N'ayant  pu 
obtenir  de  quitter  le  service,  il  s'enfuit,  et  fut  nommé,  l'année 
suivante,  professeur  d'histoire  à  Jéna  (1789).  C'est  de  cette 
époque  que  datent  ses  plus  belles  œuvres  et  sa  gloire  littéraire. 


-      {57     — 

p]n  1793,  il  adressa  une  apologie  de  Louis  XVI  à  la  Convention. 
11  ne  resta  que  huit  ans  dans  la  carrière  de  l'enseignement,  sa 
faible  santé  ne  lui  permettant  d'en  supporter  le  labeur.  Il  se 
retira  en  1797  h  Weimar,  où  il  fut  comblé  des  bontés  du  duc 
régnant,  et  y  mourut  à  40  ans  (1805). 

*  Louis  Ticck  (1773-1853),  l'un  des  écrivains  les  plus  féconds 
de  l'Allemagne,  puljlia  un  grand  nombre  de  romans,  entre 
autres  Abdalali  (1795),  William  Lowell  (1796),  Pierre  Lehredit 
(1796),  Voyages  de  Sternbold  (1798),  tous  du  genre  fantastique 
(ju'il  abandonna  ensuite  pour  s'en  tenir  au  genre  historique 
dans  la  Révolte  des  Côvenucs  (182C),  la  Mort  du  poète  (Camoéns), 
le  Sabbat  des  Sorcières,  le  Jeune  menuisier,  et  Victoria  Accorombana 
dont  il  fait  une  sorte  de  Corinne.  Ses  tragédies  les  plus  célèbres 
sont  :  Octavicn  (1804),  Charles  de  Dernek  et  Geneviève  de  Drabant 
(1800)  qui  passe  pour  son  chef-d'œuvre,  malgré  l'alTéterie  et  la 
naïveté  factice  du  style,  et  ses  épisodes  trop  nombreux.  Toutes 
dépassent  les  bornes  de  la  représentation  et  semljlent  n'avoir 
été  composées  que  pour  être  lues.  C'est  comme  poète  comique 
et  satirique  que  l'auteur  est  principalement  célèbre.  11  avait 
une  prédilection  marquée  pour  les  contes  du  moyen  âge,  qu'il  a 
mis  en  drame  satirique,  tels  que  Barbe  bleue,  les  Quatre  fils 
Aymon,  le  Citât  botté  et  le  prince  Zerbino  ou  Voyage  à  la  recherche 
du  bon  goût,  dans  lesquels  il  se  moque  des  pédants  et  des  poètes 
vulgaires.  Il  publia  en  outre  des  nouvelles,  des  poésies  lyriques^ 
une  traduction  de  Shakespeare,  une  autre  de  Don  Quichotte,  et  un 
grand  nombre  de  critiques  littéraires  dans  différents  journaux. 
Parmi  les  hommes  dont  s'honore  la  littérature  allemande,  ïieclc 
est  certainement  un  des  moins  connus  en  France,  et  un  de 
ceux  qui  seraient  le  plus  dignes  de  l'être.  Malheureusement 
l'écrivain  a  subi  trop  les  influences  du  rationalisme  allemand 
pour  que  la  lecture  de  ses  œuvres  ne  soit  pas  sans  danger. 

Kotzebuc  (il G]  -iSld).  Tout  le  mérite  de  cet  auteur  se  réduit  à 
la  fécondité  de  son  imagination,  à  la  facilité  de  ses  dialogues  et 
<i  son  art  d'amener  des  coups  de  théâtre.  Du  reste,  il  manque 
de  génie  et  de  style.  C'est  sans  contredit  un  des  plus  dangereux 
dramatistes  allemands  par  le  mépris  qu'il  professe  pour  la  reli- 
gion et  les  mœurs.  Il  semble  s'être  plu  à  entasser  les  plus 
grandes  trivialités  et  les  plus  grandes  bassesses,  et  à  ravaler 
tout  ce  qui  est  bon  et  grand. 


-     458     - 

Chez  les  Néerlandais  :  P.  Corn.  Hooft  (4581-1647),  auteur  de 
Gérard  Van  Velsen  et  de  Bato.  Quoique  ses  tragédies  trahissent 
le  goût  encore  peu  épuré  de  l'époque,  et  que  le  style  y  soit 
quelquefois  recherché  et  trop  étudié,  elles  se  font  néanmoins 
remarquer  par  des  pensées  élevées,  des  tableaux  vrais  et  tra- 
cés avec  force,  des  expressions  nobles  et  un  heureux  choix 
d'images  (Voir  p.  119).  Il  est  en  tout  inférieur  à  Yondel. 

Vondel,  appelé  à  juste  titre  le  prince  et  le  père  des  poètes  néer- 
landais. L'originalité  de  son  génie,  la  force  de  son  imagination, 
la  vivacité  et  le  naturel  de  ses  sentiments,  son  langage  noble, 
majestueux  et  toujours  approprié  au  sujet,  le  mettent  au-des- 
sus de  tous  les  poètes  tragiques  de  sa  nation.  Le  sujet  de  ses 
tragédies,  qui  sont  au  nombre  de  trente-quatre,  est  ordinaire- 
ment tiré  de  l'Ecriture  sainte  ou  de  l'hisloire  de  son  pays.  Ses 
caractères  sont  tracés  d'une  main  forte,  ses  intrigues  sont  frap- 
pantes, bien  amenées  et  habillement  dénouées.  Les  trois  unités 
sont  exactement  observées.  On  rencontre  dans  les  drames  de 
Yondel  des  expressions  qui  aujourd'hui  pourraient  paraître 
triviales,  mais  qui  ne  l'étaient  pas  à  l'époque  oi^i  vivait  l'auteur. 
L'art  était  alors  à  sa  naissance.  Ses  plus  belles  tragédies  sont  : 
Palamède,  Gilbert  d'Amstel,  Lucifer,  Joseph  à  Dothaïn,  les  Frères 
bataves  et  Jephté.  Les  choeurs  de  ces  tragédies  sont  surtout 
remarquables.  *  Nous  avons  déjà  fait  observer  (p.  1 14)  que,  chez 
la  plupart  des  écrivains  de  l'époque  de  Vondel,  on  trouve  des 
idées  et  des  images  trop  peu  voilées. 

Parmi  les  tragique  modernes  de  la  Néerlande,  on  peut  citer 
Bilderdijh,  Loosje,  et  particulièrement  Feith,  qui,  par  sa  Tliirza, 
s'est  acquis  une  grande  réputation. 

Chez  les  Espagnols  :  Lope  de  Véga  (1562-1635).  C'est  un  homme 
d'un  vaste  génie,  d'une  imagination  extrêmement  féconde,  et 
qui  avait  des  connaissances  fort  variées.  On  dit  qu'il  composa 
2000  pièces.  Ses  productions  sont  fort  irrégulières,  et  pèchent 
fréquemment  contre  le  goût.  On  y  rencontre  cependant  des 
images  hardies,  de  grandes  beautés,  des  situations  intéres- 
santes, des  caractères  bien  tracés.  Le  style  y  est  brillant  et 
pompeux,  mais  parfois  outré  et  enflé  ;  la  versification  est  très- 
facile  et  coulante.  Cervantes  l'appelle  un  prodige  de  la  nature. 

Caldéron  (1600-1681).  C'est  le  Shakespeare  de  l'Espagne. 
Comme  le  poète  anglais,  Caldéron  néglige  les  unités  de  temps 


-     i59     — 

et  de  lieu;  comme  lui,  il  est  inégal  :  tantôt  sublime,  tantôt 
familier;  tantôt  sérieux,  tantôt  comique;  tantôt  naturel,  tantôt 
outré  et  enflé.  Son  style,  en  général  clair  et  précis,  est  parfois 
trop  déclamatoire  ;  les  mêmes  expressions,  le's  mômes  images, 
les  mêmes  comparaisons  reviennent  trop  souvent.  Nonobstant 
ces  défauts,  on  trouve  chez  lui  de  frappantes  l)éaulés,  une  iné- 
puisable fécondité  d'imagination  et  d'invention,  une  extrême 
facilité  dans  la  versification,  des  sentiments  élevés  et  profonds, 
des  caractères  noblement  tracés  et  des  intrigues  Intéressantes. 
On  fait  monter  le  nombre  de  ses  drames  à  quinze  cents. 

*  Elève  des  jésuites  il  fit  d'excellentes  études  et  publia  une 
comédie  à  l'âge  de  16  ans  :  le  Char  du  ciel.  Il  entra  dans  l'armée 
et  fit  les  guerres  de  Flandre.  Attaché  à  la  cour,  il  fut  chargé  de 
faire  les  comédies  pour  le  public  et  des  autos  sacvamentales  pour 
les  Eglises  de  toute  l'Espagne.  A  l'âge  de  51  ans  il  se  fit  prêtre 
et  ne  travailla  plus  pour  le  théâtre,  se  réservant  pour  les  autos, 
drames  qui  se  représentaient  avec  une  solennité  inouie  dans 
les  Eglises  pendant  l'octave  du  S.  Sacrement.  Elles  faisaient 
partie  du  culte  :  La  Vigne  du  Seigneur,  les  Epis  de  Ruth,  le  divin 
Orphée,  etc.  Pour  les  juger  il  faut  distinguer  ce  qui  est  du  génie 
de  l'auteur  et  des  mœurs  de  son  époque.  L'Espagne  a  célébré 
cette  année  le  deuxième  centenaire  de  son  grand  poète  par  des 
fêtes  sans  égales  dans^son  histoire. 

Chez  les  Italiens  :  La  tragédie  n'a  point  été  portée  à  un  haut 
degré  de  perfection  en  Italie.  Les  écrivains  qui  s'y  sont  fait  un 
nom  sont  rxucellaï,  le  Trissin,  Dolce  (1 508-1 5C8),  Mafféi  (f  1755), 
Pepoli{]-  179G),  Alfiéri  (1749-1803),  Manzoni  (Voir  p.  120  et  337) 
et  Sylvio  Pellico  qui  font  la  gloire  de  l'Italie  par  leurs  principes 
aussi  bien  que  par  leurs  talents.  Les  plus  belles  pièces  de  ce 
dernier  sont  Thomas  Morus  et  Francisca  de  Rimini.  *  Celle-ci  est 
la  plus  célèbre,  grâce  à  un  succès  d'entousiasme.  Pellico  publia 
encore  six  tragédies  :  Eufcmio  de  Messine,  Eslher  d'Engaddi, 
Iginia  d'Asti,  Gismonda  de  Mendrisio,  Léoniero  de  Dertoua  et  Héro- 
dias  (Voir  p.  122,  338  et  351). 

'  La  Grèce  moderne  possède  en  ce  moment  un  grand  poète  et 
en  même  temps  un  grand  archéologue  dans  la  personne 
d'Alexandre-Rizo  Rangabù,  né  à  Constantinople  en  1810.  On  a 
de  lui  deux  drames  en  5  actes,  Phrosgne  et  la  Veille;  des  poésies 
diverses  et  surtout  des  romans  :  le  prince  de  Marée,  Léila,  le  no- 


—    irto    - 

<«irc  ou  r«/)os  el  quelques  nouvelles.  A  une  grande  richesse 
d'imaginaliou,  il  joint  une  étonnante  souplesse  de  style.  Plu- 
sieurs de  ses  romans  ont  été  traduits  en  français. 


ARTICLE  SECOND. 

La  Comédie. 

La  Comédie  (1)  est  la  représentation  d'une  action  bourgeoise, 
iifTerte  sous  un  aspect  risible,  dans  le  but  de  corriger  certains 
défauts,  certains  vices  par  le  ridicule. 

La  comédie  choisit  ses  sujets  et  ses  personnages  dans  la  vie 
commune  et  bourgeoise.  Elle  n'attaque  pas  les  grands  vices  ni 
les  mœurs  dépravées  et  entièrement  corrompues  :  elle  ne  ferait 
pas  rire,  mais  elle  exciterait  l'indignation,  l'horreur,  et  tomberait 
dans  le  ton  sérieux  et  tragique.  Au  contraire,  la  comédie  s'en 
prend  aux  vices  qui,  sans  être  absolument  odieux,  sont  fort 
importuns  et  désagréables  dans  la  société,  excitent  ou  le  blâme 
ou  la  risée  des  hommes,  et  dénotent  une  certaine  faiblesse. Telles 
sont,  par  exemple,  l'avarice,  l'hypocrisie,  la  pédanterie,  la  mi- 
santhropie, la  prodigalité,  etc.  Son  arme  est  le  ridicule,  arme 
puissante  lorsqu'elle  est  bien  maniée.  En  effet,  le  ridicule  auquel 
un  vice  expose,  arrête  quelquefois  et  corrige  un  homme  jusque- 
là  sourd  à  la  voix  de  la  morale. 

On  divise  ordinairement  la  comédie  en  comédie  d'intrigue  et 
en  comédie  de  caractère.  Dans  la  première,  l'action  et  les  divers 
accidents  constituent  le  fond  de  la  fable,  les  mœurs  et  les  carac- 
tères n'y  sont  touchés  que  superficiellement;  dans  la  seconde, 
l'action  ne  sert  qu'au  développement  d'un  caractère  que  l'on 
veut  exposer  à  la  risée  générale  {l'Avare  de  Molière,  le  Menteur 
de  Corneille). 

Il  y  a  des  excès  à  éviter  dans  ces  deux  genres;  dans  le  pre- 
mier, de  multiplier  trop  les  incidents,  et  de  surcharger  l'intrigue 
de  surprises  et  de  complications  forcées  ;  dans  le  second,  d'ou- 
trer un  caractère  pour  le  rendre  ridicule.  Cependant  le  poète 


(I)  Du  grec  '/.OiU.OiO  ta,  qiii,  d'après  les  ilifférentes  manières  de  le  dériver  signifie  ou 
un  chant  de  joie,  un  chant  de  festin  (y.(tiU.OÇ  et  fOC)"/]),  ou  un  chant  de  village  ("/.WU"/;). 


—    .^(il    - 

peut  choisir  et  réunir  les  traits  les  plus  saillants  et  les  plus 
prononcés  sous  lesquels  la  nature  se  montre.  Il  y  a  un  avan- 
tage à  mêler  ces  deux  genres,  l'un  soutient  et  favorise  l'autre. 
L'intrigue  languit  sans  caractères,  et  les  caractères  ne  se 
montrent  et  ne  se  peignent  parfaitement  que  par  des  actions. 

On  distingue  trois  sortes  de  Comique  :  i"  le  Ilaut-comiqiic,  qui 
ne  flatte  que  l'esprit,  et  entretient  le  spectateur  dans  une  gaîté 
calme,  sans  exciter  les  bruyants  éclats  de  rire  ;  grave  et  ré- 
servé, il  épanouit  le  cœur  par  sa  vérité  et  sa  finesse.  Les  per- 
sonnes les  plus  sages  et  les  plus  éclairées  préfèrent  ce  comique. 

2"  Le  Bas-comique,  qui  consiste  dans  des  farces  bouffonnes, 
des  tours  de  soubrette,  des  caractères  grotesques  et  chargés. 
Ce  comique,  quand  il  ne  va  pas  jusqu'à  la  grossièreté  ne  laisse 
pas  d'avoir  encore  ses  charmes. 

30  Le  Comique-moyen.  C'est  celui  qui^  sans  aller  jusqu'à  la 
bouffonnerie,  n'est  ponrtant  pas  si  réservé  que  le  Haut-comique  ; 
on  le  préfère  avec  raison  au  théâtre,  parce  qu'il  est  de  nature 
à  intéresser  tous  les  spectateurs,  et  ceux  qui  appartiennent  à 
la  haute  classe,  et  ceux  qui  appartiennent  à  la  classe  bour- 
geoise. 

Tout  ce  que  nous  avons  dit  à  l'article  précédent  de  l'unité 
d'action,  de  temps  et  de  lieu,  des  personnages,  de  l'intrigue, 
de  rintérèt,  du  dénoûment,  s'applique  aussi  à  la  comédie.  Il 
existe  cependant  une  difl'érence  pour  le  choix  du  sujet  et  du 
lieu  de  la  scène.  Dans  la  tragédie,  ce  choix  est  entièrement 
libre;  parce  que  les  vertus,  les  crimes  et  les  infortunes  des 
grands  hommes  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays  se  ressem- 
blent. Mais  dans  la  comédie,  qui  est  d'ordinaire  le  tableau  fidèle 
des  folies  et  des  travers  du  temps  actuel,  le  poète  ne  nous  inté- 
ressera que  par  l'opposition  des  caractères  qu'il  expose  aux  yeux 
du  spectateur  avec  les  coutumes,  les  manières  et  les  bien- 
séances qu'il  suppose  être  connues  du  spectateur;  et  celui-ci 
n'est  censé  connaître  que  les  usages  de  sa  nation. 

Quant  au  style  de  la  comédie,  il  doit  en  génénal  être  simple, 
naturel,  familier,  léger,  vif,  plaisant  et  conforme  au  caractère, 
à  la  situation  et  au  but  des  personnages.  Point  de  mots  pom- 
peux, point  d'expressions  boursoufiées,  point  de  recherche,  ni 
de  bel-esprit.  Cependant,  le  sujet  doit  s'animer  quand  la  cir- 
constance le  demande  (llor.  93). 


—     i()2     — 

Au  surplus,  le  style  doit  varier  d'après  les  différentes  sortes 
de  comique. 

PRINCIPAUX   POÈTES   COMIQUES   ANCIENS   ET   JIODERNES. 

Ches  les  Grecs  :  C'est  encore  en  Grèce  qu'il  faut  cliercher  l'ori- 
gine de  la  comédie.  Elle  paraît  être  la  même  que  celle  de  la 
tragédie,  et  se  rattacher  aux  fêtes  et  aux  réjouissances  pu- 
bliques (1). 

On  divise  la  comédie  grecque  en  comédie  ancienne,  en  comédie 
moyenne  et  en  comédie  nouvelle.  Le  caractère  de  la  comédie  an- 
cienne consistait  dans  une  hardiesse  excessive  :  elle  pouvait 
impunément  plaisanter  la  magistrature,  attaquer  sans  ménage- 
ment les  citoyens,  les  désigner  par  leurs  noms  et  par  des 
masques  qui  leur  ressemblaient,  traduire  sur  la  scène  leurs 
vices  et  leurs  ridicules.  Les  poètes  qui  s'y  sont  distingués  sont  : 
Epichavme  de  Cos  (470  av.  J.-G.)  ;  Cratinus  d'Athènes  (4o6  av. 
J.-C);  Eupolis  (445  av.  J.-C),  imitateur  de  Cratinus  ;  Phérécrate 
d'Athènes  (420  av.  J.-C),  auteur  du  vers  appelé  Phérécratien  ; 
Platon  (420  av.  J.-C),  surnommé  le  comique  pour  le  distinguer 
du  philosophe. 

Ces  poètes  ne  nous  ont  laissé  que  quelques  fragments.  Le  plus 
célèbre  poète  de  la  comédie  ancienne  est  Aristophane,  proba- 
blement d'Athènes  (427  av.  J.-C).  Il  nous  reste  de  lui  onze 
pièces,  qui  offrent  un  tableau  fidèle  des  mœurs  des  Athéniens, 
mêlé  de  satires  amères  contre  le  peuple  et  les  citoyens  les  plus 
marquants  à  l'époque  de  la  guerre  du  Péloponèse,  parsemé 
d'obscénités  grossières  et  de  plates  et  ordurières  bouffonnerie. 
Ces  pièces  sont  des  comédies  de  caractère  ;  le  dialogue  y  est 
vif,  pressé  et  ironique.  Il  y  a  de  la  négligence  dans  l'invention 
et  la  conduite  de  la  fable.  Quoique  Aristophane  mêle  tous  les 
dialectes,  son  style  est  néanmoins  regardé  comme  le  modèle 
de  la  pureté  attique  (2). 


fl)  Schoell,  dans  son  Histoire  de  la  UUéralure  grecque,  iirétenU  que  la  tragédie  et  la 
comédie  chez  les  Grecs  ont  une  origine  différente.  Il  dérive  la  première  des  fêtes  de  Bacchus 
Ht  attribue  la  seconde  aux  fêtes  licencieuses  de  quelques  villages  ou  bourgs  de  l'Attique. 
T.  II,  cil.  XIII. 

(I)  Ses  onze  pièces  sont  : 

1°  î.es  Acharnéens  ('A^aûVc^).  2°  J.es  Cheraiicrs  ÇlmiZÏç).  Le  rôle  d'Agora- 
crite,  imbécile  auquel  on  parvient  à  faire  croire  que  la  nature  l'a  doué  de  tous  les  talents 


-     i63     - 

Cette  licence  des  poètes,  qui  n'épargnaient  pas  les  magistrats 
eux-mêmes  et  les  exposaient  à  la  risée  publique,  força  clans  la 
suite  LamadtKs  de  défendre  qu'on  nommât  sur  la  scùne  des 
personnes  vivantes.  De  là  naquit  la  comcdic  moyenne.  Celle-ci, 
sans  nommer  les  personnes,  continua  à  les  désigner  assez  clai- 
rement par  des  allusions,  de  manière  qu'elle  rendit  illusoire  la 
défense  du  magistrat  Lamachus.  Les  poètes  les  plus  distingués 
qu'enfanta  la  comédie  moyenne  furent  Antiphane  de  Rhodes,  Alexis 
de  Thuriiim,  Timoclùs,  Eidntlus,  Hcgésipe  de  Tarente.  Ces  poètes 
ne  nous  ont  laissé  aucune  pièce  par  laquelle  nous  puissions 
juger  de  leur  mérite. 

Le  décret  de  Lamachus  n'ayant  pas  réellement  comprimé  la 
licence  de  la  comédie  ancienne,  il  fut  porté  une  nouvelle  loi  qui 
ordonna  de  ne  traduire  sur  la  scène  que  des  personnes  et  des 
faits  imaginés,  et  de  supprimer  entièrement  les  chœurs.  Alors 
la  comédie  devint  ce  qu'elle  est  de  nos  jours  :  une  peinture  de 
mœurs  et  de  caractères,  relevée  par  des  intrigues  propres  à 
fournir  des  scènes  comiques  ;  le  tableau  des  vices  et  des  ridi- 
cules de  la  société.  Malgré  le  grand  nombre  de  poètes  que  pro- 
duisit la  comédie  nouvelle,  il  ne  nous  en  reste  aucune  pièce  en 
entier.  L'on  cite  comme  le  poète  le  plus  marquant  delà  comédie 
nouvelle  Ménandre  de  Céphisia,  bourg  de  l'Attique  (342  av.  J.-C). 
Les  fragments  qui  nous  en  restent  déposent  en  faveur  de  la 
pureté  de  son  style  et  de  la  vérité  du  dialogue.  Quintilien  en 
fait  un  brillant  éloge  au  iOc  livre  de  ses  Institutions  oratoires 
(Chap.  I). 

Chez  les  Romains.  La  comédie  romaine  n'était  d'abord  qu'une 
imitation  de  la  comédie  grecque,  non-seulement  pour  la  forme, 
mais  même  pour  le  choix  du  sujet,  pour  la  scène,  les  person- 
nages et  les  caractères.  Plus  tard  naquit  leur  comœdia  togata, 
dont  le  sujet  et  les  personnages  étaient  tirés  de  leur  histoire 


nécessaires  pour  gouverner  rÉtat,  a  fourni  à  Molière  ridée  du  Médecin  mà'oré  lui. 
^fli^s  Nuées  (Nstpc/ai).  Le  r61e  de  Slrepsiades  prenant  des  leçons  de  Socrate,  est 
roriginal  du  Bourgeon  genlilhomme  de  Molière.  4*  Les  Gni-jics  (i(py;/C£;j.  Racine  a 
imité  cette  pièce  dans  ses  P/a/rfei;i'5. 5°  La  Paiar  (EÎ0"/5V/;).  Ije^Oixeaux  (_  ijCjVl^tç). 
~r  Les  Femmes  célébrant  la  fête  de  Cérès  (QîGUOO^OOiffZovjtXl).  %°  Lysislrate 
(Aucicrrpâ-/)).  9»LesG»-e>iO!<i7tes  (hcf.-pO.yoC).  ny  Le  Conciliabule  des  Femmes 
('EXw/Xv^ClâÇC/U(7ai).    Cette  pièce  est  très-licencieuse.  11°  Plulus  (II/OÛTO:). 


-      A6  i      - 

tandis  que  la  comœdia  pcdliata  roulait  sur  des  sujets  empruntés 
auK  Grecs  (lior.  ad  Pis.  286). 

Ccccilii's,  Afranius,  Plante  et  Térencc  sont  les  comiques  ro- 
mains les  plus  distingués.  Les  deux  premiers  ne  nous  ont  laissé 
que  quelque  fragments.  Piaule,  de  Sarsine,  village  d'Ombrie 
(229  av.  J.-C),  nous  a  laissé  20  comédies,  dont  voici  la  liste  (1). 

Toutes  les  pièces  de  Piaule  sont  imitées  du  grec  et  peignent 
des  mœurs  grecques.  Néanmoins  il  est  un  des  poètes  les  plus 
originaux  des  Piomains  et  le  véritable  père  delà  comédie  latine. 
Les  expositions  de  ses  comédies  sont  peu  heureuses,  et  le 
dénoùment  en  est  ordinairement  forcé;  mais  il  y  règne  une 
véritable  force  comique  et  le  dialogue  est  admirable.  Sa  diction 
est  peu  harmonieuse,  mais  naturelle,  forte  et  en  général  élé- 
gante (2).  Il  dépasse  souvent  les  bornes  de  la  décence  et  de  la 
vérité. 

*  Ce  qui  distingue  les  comédies  de  Plante,  c'est  ce  génie 
créateur  et  éminemment  original  qu'on  retrouve  plus  tard  dans 
Shakespeare  et  dans  Molière,  et  qui  fait  défaut  à  Térence.  On 
dit  que  Plante  composa  130  pièces,  et  que,  comme  les  deux 
auteurs  modernes  que  nous  venons  de  citer,  il  jouait  souvent 
lui-même. 

Publius  Tércntius,  né  à  Garlhage,  192  av.  Jésus-Christ.  A 
l'exemple  de  Plante,  Térence  n'a  produit  sur  la  scène  que  des 
mœurs  et  des  caractères  grecs,  mais  ses  pièces  sont  plutôt  des 
imitations  que  des  copies.  Ses  plans  sont  en  général  bien  con- 
çus, ses  caractères  vrais  et  intéressants,  son  dialogue  est  celui 
de  la  bonne  société.  Il  montre  une  grande  connaissance  du 
cœur  humain  et  un  goût  délicat.  Son  style  est  classique,  pur  et 
facile  ;  il  n'a  pas  la  force  comique  de  Plante,  mais  il  a  travaillé 


(1)  1.  A)nphityvo>i,Voris'ma.\  de  la  coiiiéùie  lie  Molière.  2.  Asinaria,  ou  le  Père  indulgent. 
3.  A  ulularia  ou  la  Cassette.  Molière  l'a  imitée  et  surpassée  dans  son  Avare.  4.  Captivi, 
comédie  de  caractère,  peut-être  la  meilleure  pièce  de  Plaute.  5.  Citrcidio  ou  le  Parasite. 
G.  Casina  on  le  Sort  1°  Cistellaria,  la  Cassette  perdue  et  retrouvée,  comédie  d'intrigue. 
8.  Epidicus,  ou  le  Querelleur,  y.  Les  Bacchides.  10.  Moslellaria,  ou  le  Revenant.  Regnard 
l'a  imité  dans  son  Retour  imprévu,  et  Deslouches  dans  son  Tambour  nocturne.  11.  Les 
Mineclnnes,  ou  les  Frères  jumeaux,  imité  par  Regnard.  12.  Mtles  gloriosus,  ou  le 
Capitan.  13.  Mercalor,  le  JSégociant.  H.  Pseudolus,  X'Imposteur.  15.  Pœnulus,  ou  le 
jeune  Carthaginois.  16.  Persa,  la  Persane.  17.  Rudens,  le  Cable,  ou  le  Naufrage. 
18.  Stichus,  pièce  riche  eu  sentences  morales.  19.  Trinummus,  ou  le  Trésor  caché. 
20.  Truculentus,  ou  le  Grossier. 

(3)  Quinct.,  Inst.  Orat.,  X,  7.  Cic.  Offlc,  1,  2^1.  Schoell,  Hisl.  abrégée  de  la  litt.  rom.,  1. 1. 


—    4cy   — 

ses  sujets  avec  plus  d'art.  Son  comique  est  d'un  genre  plus 
noble  que  celui  de  Piaule  (1). 

'  ïérence  fut  esclave  du  sénalenr  Tereutius  Lucanus,  qui  lui 
fit  donner  une  bonne  éducation  et  l'affranchit.  On  pense  que 
Scipion  Emilien  et  Lélius,  dont  il  avait  acquis  l'amitié,  ne  furent 
pas  étrangers  à  la  composition  des  comédies  de  Térence.  En 
revenant  d'un  voyage  en  Grèce  et  en  Asie,  d'où  il  rapportait  des 
traductions  ou  des  imitations  de  108  pièces,  il  fit  naufrage  et 
perdit  tous  ses  manuscrits.  Il  en  mourut  de  chagrin  Ji  l'âge  de 
35  ans.  —  Il  existe  des  éditions  épurées  de  Térence. 

Chez  les  Italiens.  Ils  sont  les  premiers  d'entre  les  peuples  mo- 
dernes qui  aient  cultivé  la  comédie,  mais  sans  s'y  être  particu- 
lièrement distingués.  Leurs  comédies,  imitées  pour  la  plupart 
des  comédies  grecques,  manquent  en  général  d'ordre,  de  liai- 
son et  de  décence.  Leurs  poètes  les  plus  remarquables  sont  : 
VArioste,  VArétin  (1492-156G),  Cecchi  (-j- 1570),  délia  Porta  (-[- 1  Gl 5), 
et  dans  des  temps  plus  rapprochés,  Faguioli  (j  1742),  Gozzi 
(1718-1802)  et  surtout  Goldoni  (1707-1793),  chez  qui  l'on  trouve 
de  la  facilité,  de  l'invention  et  du  talent  pour  peindre  les 
mœurs. 

Chez  les  Espagnols.  Lope  de  Véga  et  Caldéron  sont  leurs  poètes 
comiques  les  plus  renommés.  Voir  p.  448. 

Chez  les  Allemands.  L'Allemagne  n'a  produit  que  des  poètes 
comiques  médiocres.  Ceux  qui  méritent  d'être  cités  de  préfé- 
rence sont  :  Gœthe,  Kotzebue,J.  Foss,  iliif/i»er  (1774-1832),  Schrô- 
der (1744-1816),  Lessimj ,  Raxvpach {né  en  1784),  et  Immerman{x\è 
en  1796).  Il  en  est  de  même  de  la  Néerlande,  qui  ne  peut  citer 
que  deux  poètes  qui  aient  acquis  que^iue  réputation  en  culti- 
vant le  genre  comique  :  ce  sont  Langendyl;  (1683-1756),  et 
]S'oms~. 

Chez  les  Anglais.  Ils  sont  riches  en  poèmes  comiques;  ils 
vantent  surtout  les  pièces  de  Shaliespeare,  de  Massinger  (1585- 
1669),  de  Dnjdcn,  d'Otivau,  de  C'o»î/rèye(1671-1729)  et  de  Shùri- 
dan  (1752-1816). 

(1)  Il  composa  six  comédies,  dont  voici  les  titres  :  1'  Andria,  2°  Eiinuchus,  3°  Heav- 
tonUmoroumenos  ou  le  Père  qui  se  imnil  lui-même  de  la  dureté  qu'il  a  exercée  contre 
son  fils.  4'  Adelphi  ou  les  Frères.  Moli<';re  l'a  imitée  dans  son  École  des  maris.  5*  Phormio 
ou  la  Corbeille  d'osier.  Molière  a  imité  cette  comédie  dans  sos  Fourberies  de  Scainn . 
G»  Hecyra  ou  la  Belle-Mère. 

30 


—     iCG     — 

CJiez  les  Français.  Leurs  comiques  les  plus  distingués  sont  ; 
Molicrc  (1620-1673),  Jîc</nard  (1655-1709),  Desfouc/ics  (1680-1754). 

Molière.  On  a  dit  de  lui  et  avec  raison,  qu'il  est  le  plus  grand 
comique  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays.  Il  n'attaque  que 
le  vice  et  la  folie.  Ses  comédies  se  font  remarquer  par  une 
grande  variété  de  caractères  particuliers  aux  temps  où  il  vivait, 
par  une  profonde  connaissance  du  cœur  humain,  par  un  tact 
rare  pour  tracer  les  travers  de  la  société,  par  une  grande  force 
comique  et  une  inépuisable  gaîté.  L'on  voit  que  Molière  avait 
fait  une  étude  approfondie  des  comiques  anciens.  Aussi  réunit- 
il  le  sel  d'Aristophane  au  coup  d'œil  de  Ménandre,  à  la  gaîté  de 
Piaule  et  à  la  finesse  de  Térence.  Cependant  Molière  a  aussi  ses 
défauts.  Parfois  ses  caractères  sont  outrés,  ses  dénoùments 
trop  peu  préparés  ou  amenés  d'une  manière  trop  peu  probable. 
Quelques-unes  de  ses  pièces  manquent  parfois  d'intérêt,  et  les 
discours  y  sont  souvent  trop  longs.  Il  mérite  encore  le  reproche 
d'être  quelquefois  descendu  jusqu'au  ton  de  la  farce  ;  sa  versi- 
fication et  son  style  ne  sont  pas  assez  corrects.  Il  est  à  regret- 
ter qu'un  si  beau  génie  n'ait  pas  toujurs  respecté  les  bien- 
séances :  plusieurs  de  ses  comédies  laissent  dans  l'àme  de 
dangereuses  impressions,  et,  tout  en  corrigeant  quelques  ridi- 
cules, elles  corrompent  les  mœurs.  Quelques-unes  de  ses 
pièces,  telles  que  le  Tartufle elle  Misanthrope,  forment  nn  genre 
de  comédie  élevé  et  plein  de  dignité,  qui  inspire  plutôt  l'hor- 
reur du  vice  que  le  rire.  Ses  plus  belles  pièces  sout  :  VAvarc, 
le  Misanthrope,  les  Femmes  savantes,  l'Ecole  des  maris  et  le  Tar- 
tuffe, pièce  dont  on  s'est  servi  pour  jeter  sur  la  religion  le  ridi- 
cule et  le  blâme  d'un  vice  dont  elle  n'est  pas  responsable. 

*  Jean-Baptiste  Poquelin,  fils  d'an  tapissier -valet  de  chambre 
du  roi,  fit  de  bonnes  études  au  collège  de  Clermont,  et  finit  par 
se  faire  comédien  sous  le  nom  de  Molière  (1640).  Ce  fut  à  la 
i-eprésentation  du  Malade  imaginaire  que,  en  prononçant  le  mot 
jnro,  il  fut  pris  d'une  convulsion,  et  transporté  mourant  chez 
lui,  où  il  expira,  trois  jours  après,  dans  les  bras  d'une  sœur  de 
liharité,  à  l'âge  de  51  ans.  L'académie  qui  n'avait  pu  l'admettre 
au  nombre  de  ses  membres  à  cause  de  sa  profession,  plaça  son 
buste  dans  la  salle  des  séances,  avec  ce  vers  de  Saurin  pour 
inscription  : 

Pïien  ne  manque  à  sa  gloire  ;  il  manquait  à  la  nôtre. 


-     407     - 

Paris  lui  a  élevé  un  monument.  On  ne  peut  s'empêcher,  à 
cette  occasion,  de  songer  aux  paroles  de  St-Augustin  :  Laudon- 
lur  itbi  non  siint,  cruciantiir  ithi  sunt. 

Regnard  est  le  meilleur  comique  français  après  Molière,  sur 
qui  il  s'est  entièrement  formé.  Son  but  paraît  être  plutôt  d'amu- 
ser que  de  corriger  les  mœurs.  Aussi,  la  gaîté  est-elle  le 
caractère  dominant  de  ses  comédies.  Regnard  saisit  parfaite- 
ment bien  les  ridicules,  et  les  peint  dans  leur  jour  le  plus  frap- 
pant ;  son  dialogue  est  toujours  naturel,  et  le  dénoùmcnt  de  ses 
pièces  ordinairement  piquant  et  agréable.  Sa  versification  n'est 
pas  toujours  correcte,  et,  ce  qui  est  beaucoup  plus  réprchen- 
sible,  il  ne  respecte  pas  assez  les  mœurs.  Ses  meilleures  pièces 
sont  :  le  Joueur,  le  Distrait,  les  Mènechmes,  le  Légataire  universel 
et  le  Retour  imprévu. 

*  Regnard  est  né  à  Paris  d'un  riche  marchand.  Après  avoir 
achevé  ses  éludes  il  se  mit  à  voyager,  fut  pris  par  des  Cor- 
saires algériens,  conduit  à  Constantinople  et  vendu  comme 
esclave;  il  revint  en  France  après  avoir  payé  sa  rançon,  visita 
la  Flandre,  la  Hollande,  le  Danemark,  la  Suède,  alla  jusqu'au- 
delà  de  Tornéa  et  inscrivit  sur  un  rocher  ce  vers  ambitieux  : 

Hic  tandem  stetimus,  nobis  ubi  defuit  orbis. 

*  De  retour  à  Paris,  il  acheta  une  charge  de  trésorier  de  France, 
et  se  mit  à  faire  des  comédies,  qui  sont  toutes  en  vers.. Ces 
pièces,  ainsi  que  les  relations  de  ses  voyages,  sont  très-dange- 
reuses sous  le  rapport  des  mœurs.  Il  mourut  à  Grillon,  à  l'âge 
de  54  ans. 

Destouches.  Il  montre  une  imagination  féconde  et  des  talents 
particuliers  pour  la  bonne  comédie.  Molière  a  plus  de  force 
comique  et  de  génie,  Regnard  plus  de  gaîté  et  de  vivacité,  mais 
Destouches  est  plus  heureux  et  plus  adroit  dans  ses  dénoû- 
ments  que  le  premier,  plus  décent  et  plus  moral  que  le  second; 
il  ne  perd  jamais  de  vue  le  vrai  but  de  la  comédie,  qui  est  de 
corriger  les  hommes,  de  guérir  leurs  travers  en  les  amusant. 
Son  dialogue  est  quelquefois  froid  et  diffus.  Ses  meilleurs 
pièces  sont  le  Glorieux  et  le  Philosophe  marié. 

*  Destouches,  né  à  Tours,  fut,  dès  sa  jeunesse,  attaché  à  l'am- 
bassadeur de  France  en  Suisse.  Il  fut  reçu  h  l'académie  en  1723. 
A  la  fin  de  sa  vie,  il  ne  s'occupa  que  de  théologie.  La  fausse 
Agnès  et  le  Tambour  nocturne  ne  furent  représentés  qu'après  sa 
mort. 


-     468     — 

Les  comiques  français  qui,  après  ceux  que  nous  venons  de 
juger,  ont  acquis  quelque  réputation,  sont  :  Doursault  (1638- 
1701)  :  la  Comédie  sans  titre,  Esope  à  la  cour.  —  Du  Fresny  (1G42- 
1724)  :  r Esprit  de  conlradiction,  le  Faux  sincère,  le  Jaloux  honteux. 
—  D'Ancourt  {\GQi-il2G)  :  le  Chevalier  à  la  mode,  les  Bourgeoises 
à  la  mode.  —  Legrand  (1G68-1720)  :  le  Roi  de  Cocagne  —  P'iron 
(1689-1773)  :  la  Mctromanie.  —  Gresscl  :  le  Méchant.  —  Demoiistier 
(1760-1801)  :  le  Conciliateur,  Alceste  ou  le  Misanthrope  corrigé.  — 
Delavigne  :  les  Comédiens  et  l'Ecole  des  vieillards. 

*  La  comédie  moderne  est  bien  pervertie;  aussi  dirons-nous 
avec  Godefroy  :  «  Prétendre  qu'on  corrige  les  mœurs  par  le 
ridicule,  est  une  plaisanterie  dont  il  n'est  plus  permis  d'être 
dupe.  Le  spectateur  n'a  jamais  reconnu  au  théâtre  que  les 
Liéfauts  de  son  voisin.  Pour  des  auteurs  dramatiques,  l'essentiel 
est  d'attirer  la  foule.  Afin  d'arriver  à  ce  résultat,  on  traite  la 
multitude  selon  son  goût;  on  se  moque  de  toutes  choses,  on 
déverse  l'ironie  sur  tous  les  grands  souvenirs,  on  tourne  en 
ridicule  les  beaux  sentiments,  et  l'on  reproduit  tous  les  vilains 
spectacles  de  notre  époque  ;  enfin  on  livre  la  scène  au  machi- 
niste, au  décorateur  et  au  metteur  en  scène,  dont  la  mission, 
devenu  un  art,  est  d'en  imposer  aux  spectateurs  par  ce  qu'on 
appelle  les  fourberies  de  la  scène.  » 

*  Le  nombre  des  poètes  qui  ont  écrit  de  véritables  comédies 
est  donc  bien  petit,  malgré  le  grand  nombre  d'auteurs  dont  les 
pièces  inondent  le  théâtre. 

*  Charl-Guil.  Etienne  (1778-1845)  a  fait  une  comédie  en  un  acte 
très-vive  et  fort  bien  versifiée;  Brucys  et  Palaprat  (\2>01);  les 
deux  Gendres  (1810)  eut  cent  représentations.  —  Henri  Latouchc 
(1785-1851)  dont  les  pièces  ont  succombé  sous  le  soulèvement 
de  la  pudeur  outragée  du  public.  —  Emile  Augier  (1820)  auteur 
d'une  comédie  en  deux  actes  la  Ciguë,  a  voulu  y  donner  une 
leçon  de  morale  à  l'adresse  de  l'indifférence  de  la  jeunesse  bla- 
sée de  nos  jours.  —  Camille  Doucet  (1812)  a  écrit  quelques 
jolies  comédies  d'une  gaîté  discrète.  —  A)ulré  Thcuriet  (1833) 
par  une  seule  pièce  s'est  acquis  une  place  distinguée  parmi  les 
poètes  dramatiques  :  Jean-Marie  (1871);  cette  pièce  en  vers  et 
on  un  acte,  est  pleine  de  vérité.  L'auteur  n'est  pas  classique, 
ni  romantique,  ni  réaliste  ;  il  est  poète. 


—     4G9     — 

CHAPITRE  VI. 

De   quelques  autres  productions   dramatiques. 

ARTICLE  PREMIER. 

La  Tragédie  bourgeoise. 

La  Tragédie  bourgeoise  ou  populaire  met  sous  les  yeux  des 
malheurs  domestiques,  des  accidents  fâcheux  tirés  de  la  vie 
oommune.  Le  dénoûment  est  ordinairement  fâcheux. 

Ce  genre  peut  être  intéressant,  utile  et  agréable  même. 
Représenter  l'infirmité  dans  l'indigence,  la  vieillesse  dans  le 
délaissement,  la  ruine  d'une  famille  honnête,  le  malheur  d'un 
fils  égaré,  des  crimes  domestiques,  etc.,  ce  sont  là  des  événe- 
ments qui  peuvent  fortement  émouvoir.  Mais  pour  qu'ils  n'ex- 
citent pas  une  compassion  stérile,  il  faut  représenter  ces  revers 
comme  des  malheurs  immérités. 

Il  faut  du  talent  surtout  pour  réussir  dans  ce  drame.  Car  ici 
l'on  n'est  pas  frappé  par  la  dignité  des  caractères,  par  l'appa- 
reil de  la  représentation,  par  de  grands  événements,  par  des 
noms  célèbres,  par  la  pompe  du  style,  comme  dans  la  tragédie. 
Ce  genre  ne  se  soutient  que  par  la  morale  et  par  l'intérêt.  L'in- 
térêt résulte  du  mouvement  que  le  poète  sait  imprimer  à  l'action. 
Les  deux  grands  écueils  à  éviter  dans  ce  genre  de  drame,  sont 
d'un  côté  le  romanesque  des  événements,  de  l'autre  l'a^roci^g  des 
caractères.  Les  faits  aussi  bien  que  les  personnages  doivent 
porter  l'empreinte  de  1-a  vie  bourgeoise.  Les  caractères  doivent 
oITrir  un  mélange  de  vertus  et  do  vices,  d'heureux  naturels  et 
de  penchants  vicieux,  de  bonnes  inclinations  et  de  corruption. 
Ce  genre  demande  dose  un  esprit  juste  et  observateur,  une 
imagination  vive,  une  sensibilité  profonde,  et  une  exacte  con- 
naissance du  cœur  humain  et  des  détails  minutieux  de  la  vie 
ordinaire. 

Le  style  de  la  tragédie  bourgeoise  doit  être  simple,  conforme 
aux  choses  et  aux  personnages,  pur  et  correct,  facile  et  noïf, 
énergique  et  toujours  naturel. 


—     470     - 

ARTICLE  DEUXIÈME. 

Comédie  larmoyante  ou  attendrissante. 

C'est  un  genre  de  comédie  sérieuse,  riche  en  situations  tou- 
chantes et  comiques,  qui  tantôt  excite  le  rire  par  la  peinture 
des  vices  et  des  ridicules,  tantôt  fait  couler  les  larmes  par  le 
tableau  attendrissant  des  revers  domestiques.  On  pourrait 
l'appeler  drame  tragico-comique,  parce  qu'il  partage  avec  la  tra- 
gédie et  la  comédie  le  fond  et  le  but.  Le  dénoùment  est  ordi- 
nairement heureux,  et  dissipe  les  craintes  et  les  inquiétudes 
que  l'infortune  avait  produites. 

La  Chaussée  (1691-1734)  est  communément  regardé  comme 
l'inventeur  de  ce  genre  de  drame  ;  il  en  trouva  un  modèle  dans 
les  scènes  touchantes  et  pathétiques  de  VAndrienne  de  Térence. 
Ses  meilleures  pièces  sont  le  Préjugé  à  la  mode,  Mélanide,  VEcole 
des  mères  et  la  Gouvernante. 

Voltaire  s'est  aussi  exercé  en  ce  genre  de  comédie  dans  les 
pièces  intitulées  :  Nanine  qIY  Enfant  prodigue,  et  Diderof  dans  le 
Père  de  famille. 

ARTICLE  TROISIÈME. 

Comédie  populaire  ou  farce. 

C'est  ainsi  que  l'on  appelle  une  petite  pièce  de  théâtre  dont 
l'objet  et  le  mérite  principal  consistent  à  faire  rire  par  une 
peinture  exagérée  des  ridicules  et  des  vices.  C'est  à  la  suite  de 
la  tragédie  et  de  la  comédie  qu'ordinairement  la  farce  paraît 
sur  la  scène,  dans  le  but  de  délasser  le  spectateur.  Elle  a  donc 
quelque  chose  de  commun  avec  le  drame  satirique  des  anciens. 

La  farce,  astreinte  aux  mêmes  règles  que  la  comédie,  a 
néanmoins  plus  de  latitude  et  de  liberté  pour  ce  qui  regarde  la 
conduite  de  l'action,  l'enchaînement  des  scènes,  le  tissu  des 
incidents  et  la  préparation  du  dénoùment. 

L'on  peut  mettre  au  rang  des  comédies  populaires  les  Plai- 
deurs de  Racine,  et  les  Fourberies  de  Scapin,  le  Médecin  malgré  lui, 
Pourccaugnac  de  Molière. 


—     471     — 

ARTICLE  QUATRIÈME. 

L'Opéra. 

VOpéni  est  un  drame  lyrique,  où  hi  musique  remplace  le  dia- 
logue, où  les  personnages  expriment  par  le  chant  ce  que  dans 
le  drame  ordinaire  ils  expriment  par  le  discours. 

Le  but  de  l'opéra  est  de  divertir. 
Il  y  a  deux  genres  d'opéra  :  le  genre  sérieux,  appelé  aussi  le 
grand  opéra,  et  le  genre  badin  ou  Vopéra  comique. 

L'ojjérasc'rt'e^a;  ressemble  pour  le  sujet  au  poème  épique;  il 
n'en  diffère  que  par  la  l'orme.  Il  se  divise  en  opéra  merveilleux; 
et  en  opéra  héroïque.  Dans  le  premier,  les  personnages  sont  des 
dieux  ou  du  moins  des  êtres  tirés  de  la  mythologie.  Le  second 
ressemble  pour  le  sujet  et  le  nombre  des  actes  à  la  tragédie, 
mais  il  en  diffère  par  plus  de  simplicité  dans  le  plan,  par  un 
dialogue  destiné  au  chant,  par  un  dénoûment  heureux,  enlîn, 
en  ce  que  les  actes  renferment  souvent  des  actions  entières  et 
que  le  théâtre  n'est  jamais  vide. 

L'effet  que  doit  produire  l'opéra  résulte  particulièrement  du 
concours  de  tous  les  arts  qui  y  sont  mis  à  contribution  :  archi- 
tectui-e  dans  la  construction  et  la.  disposition  du  théâtre,  pein- 
ture dans  les  décorations,  éclat  dans  les  costumes  dés  person- 
nages, musique,  danse,  chant  et  poésie. 

Les  sujets  empruntés  à  la  mythologie  sont  plus  favorables  au 
poète,  à  cause  de  la  magnificence  et  de  la  variété  dont  ils  sont 
susceptibles  ;  mais  ils  sont  moins  intéressants  que  ceux  que 
l'on  puise  dans  l'histoire.  Ceux  que  fournit  l'âge  de  la  chevalerie 
sont  moins  vraisemblables,  mais  se  prêtent  mieux  au  merveil- 
leux. 

L'opéra,  dans  la  forme  qu'il  a  aujourd'hui,  était  ignoré  des 
anciens  ;  ils  n'avaient  rien  qui  en  approchât,  si  ce  n'est  leurs 
chœurs  et  le  ton  chantant  qu'ils  mettaient  dans  le  récit.  Ce  fut 
vers  la  fm  du  15c  siècle  que  naquit  en  Italie  ce  genre  de  drame, 
et  nulle  part  ailleurs  il  n'a  été  cultivé  avec  autant  de  succès. 
Les  écrivains  italiens  qui  ont  excellé  en  cette  partie  sont  sur- 
tout :  Apostolo  Zt'HO  (1009-1750)  et  Métastase. 

En  France,  Perrin  (1080)  fut  le  créateur  de  l'opéra;  la  Motte, 
La  Fontaine  s'y  exercèrent  avec  quelque  succès,  et  Quinault 


—     il-2     - 

(1634-1688)  y  réussit  le  mieux.  On  peut  en  effet  regarder  Qui- 
nault  comme  le  véritable  créateur  de  l'opéra  ;  il  n'a  été  sur- 
passé en  ce  genre  par  aucun  poète. 

L'opéra  comique,  qu'on  appelle  aussi  opêrellc  ou  opéra  bouffon, 
puise  son  sujet  ou  dans  le  monde  imaginaire,  ou  dans  le  monde 
réel,  mais  toujours  dans  la  vie  bourgeoise;  il  ne  diffère  de  la 
comédie  que  par  la  forme.  On  pourrait  appeler  l'opéra  comique 
la  comédie  en  musique  ou  la  comédie  lyrique,  comme  on  appelle- 
rait fort  bien  le  grand  opéra  la  tragédie  en  musique  ou  la  tragé- 
die lyriqne. 

Il  y  a  deux  espèces  d'opéra  comique  :  l'opéra  comique  en 
vaudevilles  et  l'opéra  comique  à  ariettes.  Le  premier  est  une 
comédie  presque  toute  en  chansons  sur  des  airs  connus,  la 
prose  n'y  sert  que  de  liaison  et  de  transition  ;  le  second  est 
mêlé  de  chants  adaptés  à  des  paroles  qui  expriment  quelque 
sentiment. 

C'est  encore  en  Italie  que  l'opéra  comique  a  pris  naissance  : 
le  poète  qui  y  a  le  mieux  réussi  est  Goldoni.  Cependant  la  mu- 
sique de  ses  opéras  comiques  vaut  mieux  que  la  poésie. 

Les  Français  ont  mis  plus  de  soin  que  les  Italiens  à  rendre  le 
sujet  de  leurs  opéras  comiques  intéressant,  élégant  et  gracieux. 
Ceux  d'entre  eux  qui  ont  été  les  plus  heureux  à  composer  des 
opérettes  sont  :  Favart  {illOAldS),  Vadé  (;[120-ilb0),  Anseaumc 
(1729-1784),  Sedaine  ('1719-] 797)  et  Uarmontel. 

*  L'opéra  moderne  a  été  entièrement  absorbé  par  la  musique. 
Le  poème  et  le  poète  y  sont  complètement  négligés.  A  peine 
sont-ils  nommés  pour  la  forme.  Leur  œuvre  n'est  connue  que 
par  le  nom  de  l'auteur  de  la  musique,  c'est  :  la  Dame  blanche  de 
Boiëldieu,  le  C/ul/ci  d'Adam,  les  Hugcnots  de  Meyerbeer,  la  Muette 
de  Portici  d'Auber,  et  Ton  ignore  que  c'est  Scribe  qui  est  l'au- 
teur de  tous  ces  poèmes.  Dans  un  bon  opéra  la  poésie  devrait 
entrer  pour  une  large  part;  de  nos  jours,  l'opéra  est  devenu 
une  vaste  machine  compliquée,  pleine  de  fantasmagorie,  de 
contraste,  d'illusions,  une  chose  essentiellement  factice,  et, 
comme  spectacle,  offrant  le  tableau  le  plus  bizarre  de  grandeur 
et  de  puérilité,  de  beautés  sublimes  et  de  contre-sens. 

*  Le  concours  de  tous  les  beaux  arts  dans  cet  ensemble  prodi- 
gieux qui  se  déroule  aujourd'hui  sur  le  théâtre  lyrique  fait  con- 
cevoir aisément  combien  ces  spectacles  sont  dangereux  pour  la 


—      i73     — 

jeunesse  en  exallant  l'imagination  et  en  provocant  les  passions; 
les  plus  violentes,  quand  même  le  texte  du  poème  n'olïrirait 
rien  de  blessant  pour  les  mœurs  (1). 

*  Une  foule  d'écrivains  ont  travaillé  pour  le  théâtre  de  nos 
jours.  Nous  ne  dirons  (ju'un  mot  du  plus  célèbre  d'entre  eux. 
Le  vaudevilliste  Scvibe  (Anguste-Eugène),  de  l'académie,  né  en 
1791,  débuta  sur  le  théâtre  du  vaudeville  par  une  suite  non 
interrompue  d'échecs  (1811-1815).  Jamais  auteur  dramatique 
n'eut  en  si  peu  de  temps  autant  de  pièces  tuées  sous  lui, 
(comme  on  a  dit);  mais  on  ne  vit  jamais  pareille  opiniâtreté  à 
rentrer  dans  la  lice.  La  restauration  fut  pour  Scribe  un  long 
triomphe  de  quinze  années.  Au  Gymnase  seul  il  donna  150  pièces. 
Aussi,  pour  fournir  à  une  pareille  consommation.  Scribe  avait 
établi  un  véritable  atelier,  où  une  foule  de  collaborateurs  appor- 
taient chacun  sa  part  de  travail,  l'un  l'idée,  l'autre  le  plan,  un 
troisième  un  dialogue  ou  un  couplet.  Scribe  surveillait  tout,  diri- 
geait tout,  relisait,  retouchait,  refondait,  puis,  signait  en  mettant 
le  nom  du  principal  collaborateur  à  côté  du  sien,  —  Un  autre 
genre  dans  lequel  Scribe  n'a  pas  de  rival,  c'est  le  drame  lyrique 
ou  le  libretto  d'opéra.  C'est  lui  qui  a  écrit  la  Dame  blanche  (1825), 
/ail/«c»c(1828),  Robert  le  Z)mf*?e  (1831),  la  Juive  (1835),  le  Pro- 
jiliète  (1849),  etc.,  etc. 

'  Il  a,  en  outre,  composé  quelques  romans.  Le  mérite  litté- 
raire des  œuvres  de  Scribe  est  diversement  apprécié.  On  trouve 
qu'elles  se  ressentent  de  la  rapidité  du  travail.  On  doit  recon- 
naître néanmoins  chez  lui,  dans  l'art  de  nouer  et  de  dénouer 
l'intrigue,  une  facilité  naturelle  sans  exemple.  Ses  pièces  dé- 
passent le  chiiïre  de  350.  Presque  toutes  sont  dangereuses  pour 
de  jeunes  lecteurs,  si  ce  n'est,  peut-être,  le  Solliciteur  ou  l'art 
(l'obtenir  des  places,  une  des  pièces  les  plus  spirituelles  de  l'au- 
teur, et.  que  Schégel  préférait  au  Misanthrope,  et  encore  la 
Secrétaire  et  le  cuisinier,  l'Intérieur  d'un  bureau  ou  la  Chanson. 


(1)  *  Citons  quelques  opéras  avec  le  nom  du  poète  et  de  rauteur  de  la  musique.  — 
Ossian  de  Doscliainps  (ISOJ),  musique  de  Lesueicr  ;  Joseph  en  Egypte,  beau  et  senlimenlal 
opéra  biblique  (1S07)  d'Alex.  Dia-al,  musique  de  MéhuI;  la  Veslale  de  Jouy  par  Spontini 
(1807);  la  Reine  de  Chi/pre  de  Saint- Georges  par  Halévy  (1839);  Lucie  de  Lammermoor, 
la  Favorite,  Don  Pasquale,  Jérusalem,  elc,  de  Alph.  Royer  et  Gust.  Vaez,  musique 
lie  différents  auteurs;  Don  Quichot'e,  les  Xoces  de  Jeannette,  Faust  de  Jules  Barbier  et 
Michel  Carré;  le  Carnaval  de  Venise  de  Thorn.  Sauvage,  nmsique  d'Anibroise  Tliorna^  : 
VEden  de  Méry,  musique  de  Félicien  David. 


—     471     — 

L'Angleterre  n'a  pas  été  féconde  en  poètes  de  ce  genre.  Ceux 
qui  méritent  d'être  cités  sont  Gay,  Fielding  et  Shévidan. 

En  Allemagne,  on  a  cultivé  dans  les  dernières  années  l'opéra 
comique  beaucoup  plus  que  le  grand  opéra.  Les  meilleurs 
poètes  en  ce  genre  sont  :  TT'etsse  (1726-1805), //ii/er  (1699-1 7G9), 
Gœthe,  Jacobi {nm-iSli),  Gotter  (1746-1797),  Michaclis,  Kotzebue 
et  Kind,  né  en  1768. 

Un  genre  d'opéra  comique  particulier,  c'est  \'IiHerme::o  ou 
Vlntermvde  des  Italiens.  Il  consiste  en  une  action  fort  simple,  à 
laquelle  deux  personnes  seulement  prennent  part,  en  deux 
actes  représentés  isolément,  ou  entre  le  l'"  et  2e,  et  entre  le  S-^ 
et  le  4'3  acte  du  grand  opéra. 

Une  autre  espèce  encore  d'opéra  comique,  ce  sont  les  mono- 
drames et  les  duodrames.  Ce  genre  est  sérieux  et  passionné,  en 
un  seul  acte,  quelquefois  entièrement  en  prose,  entremêlé  par- 
fois de  musique. 

*  Nous  ne  parlerons  pas  des  pièces  dramatiques  en  prose. 
La  poésie  n'y  est  pour  rien,  l'art  théâtral  pour  peu  de  chose, 
et  l'immoralité  pour  beaucoup  trop.  Mais  un  genre  de  drame 
qui  tend  h  se  répandre  et  à  prendre  des  proportions  sérieuses 
ce  sont  les  pièces  qu'on  jouait  jadis  exclusivement  dans  les 
collèges,  et  qui  de  nos  jours  se  produisent  sur  la  scène  des 
cercles  catholiques.  Sans  rôle  de  femmes  et  sans  intrigue 
amoureuse  elles  forment  un  genre  h  part,  dans  lequel  plusieurs 
auteurs  anonymes  ont  déjà  réussi.  Un  danger  à  craindre  c'est  de 
viser  trop  à  faire  salle  comble  au  profit  de  l'œuvre  charitable  qui 
réunit  l'auditoire,  et  de  sacrifier  fart  au  mauvais  goût  rognant. 


CHAPITRE  VIL 

De  la  poésie  des  Livres  saints. 

Les  critiques  les  plus  distingués  de  tous  les  temps  ont  été 
tellement  frappés  des  beautés  qui  brillent  à  chaque  page  des 
divines  Ecritures,  qu'ils  n'ont  pas  hésité  d'attribuer  à  la  poésie 
des  Hébreux  la  supériorité  sur  les  productions  littéraires  de 
toutes  les  époques.  Ils  ont  remarqué  dans  les  Livres  saints  un 
mérite  et  un  génie  littéraires  qu'on  chercherait  en  vain  dans  les 


-     47?)     - 

chefs-d'œuvres  de  la  Grèce  et  de  Rome.  C'est  pourquoi  nous 
allons  présenter  quelques  réflexions  sur  la  poésie  sacrée. 

En  parcourant  les  monuments  immortels  de  cette  littérature 
des  Hébreux,  antérieure  de  plusieurs  siècles  à  toute  littérature 
profane,  on  s'aperçoit  d'abord  que  leur  poésie  était  métrique, 
quoiqu'on  ignore  la  nature  de  ce  mètre.  Toujours  est-il  que 
leur  poésie  est  un  langage  harmonieux,  cadencé  et  assujetti  à 
quelque  mesure.  Les  phrases  nombreuses  et  les  mots  arrangés 
symétriquement,  les  termes  tantôt  contractés,  tantôt  prolongés 
par  l'addition  de  quelques  lettres  ne  permettent  pas  d'en  dou- 
ter (1).  Mais  la  mesure  réelle  de  leur  poésie,  son  rhythme,  sa 
prosodie,  nous  sont  entièrement  inconnus. 

Chaque  période  est  divisée  ordinairement  en  deux  ,  quelque- 
fois en  un  plus  grand  nombre  de  parties,  presque  toujours  égales, 
et  qui  chacune  forme  un  vers  entier. Le  second  membre,  construit 
à  peu  près  de  la  même  manière  et  avec  le  même  nombre  de 
mots  que  le  premier,  renferme  ou  le  développement  ou  le 
contraste  du  sentiment ,  de  la  pensée  qu'exprime  le  premier 
membre. 

Cette  symétrie  n'étonnera  pas,  si  l'on  réfléchit  que  la  plupart 
de  ces  poésies  étaient  destinées  à  être  chantées  alternalivemenl 
par  deux  chœurs,  dans  les  fêtes  solennelles,  et  accompagnées 
d'instruments  de  musique.  Elle  se  rencontre  même  dans  les 
poèmes  qui  n'étaient  pas  destinés  au  chant,  tels  que  le  livre  de 
Job,  les  Prophcles  en  partie,  YEcclésiaste  et  les  Proverbes. 

Ce  qui  caractérise  les  poèmes  sacrés,  c'est  la  grandeur,  la 
noblesse,  la  sublimité  des  pensées,  la  force  des  sentiments, 
l'éclat  des  images,  la  beauté  des  figures  ;  c'est  un  style  simple, 
mais  énergique,  concis  et  hardi.  Les  phrases  sont  généralement 
courtes.  L'on  y  rencontre  rarement  des  détails  ou  des  mots 
superflus.  De  cette  concision,  naît  ce  ton  sublime  dont  le  lecteur 
est  frappé  presque  à  chaque  page. 

Les  métaphores,  les  allégories,  les  paraboles,  les  compa- 
raisons et  les  personnifications  sont  extrêmement  fréquentes 
dans  les  poèmes  des  Hébreux.  Et,  comme  elles  sont  presque 
toujours  tirées  de  la  nature  du  pays,  des  scènes  réelles  de  la 
vie,  des  cérémonies  religieuses,  des  événements  de  l'histoire 

(I)  Voyez  Loictli,  Leçons  sur  la  x>oésie  sacrée  des  Hébreux.  1. 1,  l"  partie,  leçon  3'".  - 
Mgr  Plantier,  Éludes  UUéraires  sur  les  2:>oétes  bibliques,  1. 1,  ch.  V.  ^ 


-     476     - 

sainle,  des  arts  et  des  occupations  ordinaires  du  peuple,  telles 
que  l'agriculture,  le  soin  des  troupeaux,  etc.,  elles  impriment 
à  ces  productions  poétiques  un  caractère  d'originalité  et  de 
nationalité  qui  leur  donne  une  dignité  particulière. 

Si  donc  on  veut  bien  comprendre  toute  la  beauté  des  Livres 
saints,  il  faut  avoir  une  exacte  connaissance  des  objets  auxquels 
les  figures  poétiques  sont  empruntées  ;  comme  on  doit  connaître 
les  mœurs  et  les  usages  des  Grecs  et  des  Romains,  pour  lire 
avec  fruit  et  avec  intérêt  leurs  productions  poétiques. 

C'est  ainsi  que,  quand  l'écrivain  sacré  veut  peindre  les  mal- 
heurs et  la  désolation  du  peuple,  il  fait  fréquemment  allusion  h 
un  sol  brûlant  et  altéré,  parce  que  la  Palestine  recevait  rare- 
ment les  bienfaits  de  la  pluie,  et  qu'elle  avait  souvent  à  souffrir 
lies  vents  brûlants  du  midi  et  de  l'ardeur  de  l'été  (Ézéch.  XIX, 
10-14;  Joël,  I,  16-20).  Veut-il  au  contraire  peindre  la  félicité  de 
la  nation  succédant  soudainement  à  ses  malheurs,  il  tire  ses 
comparaisons  d'une  eau  bienfaisante  qui,  tout  à  coup,  vient 
rafraîchir  l'atmosphère,  ou  d'une  source  qui  jaillit  dans  le  désert 
(Isaïe,  XXXV,  6-7.  XLI,  17-20).  Vous  l'entendez  fréquemment 
parler  de  torrents  qui  se  précipitent,  d'orages  qui  éclatent, 
d'abîmes  qui  s'entr'ouvrent  ;  eh  bien  !  vous  n'y  verrez  rien  que 
de  naturel,  si  vous  réfléchissez  que  la  Judée,  hérissée  de  mon- 
tagnes, est  exposée  à  des  inondations  soudaines  et  rapides. 
Quelles  belles  et  touchantes  figures  n'ont  pas  fournies  aux  poètes 
sacrés,  le  Liban,  image  de  la  grandeur  et  de  la  force,  avec  ses 
cèdres  menaçants  (Ps.  XXVI,  35;  Gant.  IV,  15  ;  V,  15;  Js.  II,  13; 
X,  34;  XIV,  8  ;  XXXV,  2;  XXXVII,  24;  LX,  13;  Jérémie,  XXII, 
6-24;  Zach.  XI,  1-2);  le  Garmel,  figure  de  la  beauté  et  de  la  grâce, 
avec  ses  vignes  et  ses  palmiers  (Gant.,  VII,  5;  Js.,  X,  18 j 
XXIV,  2;  XXXIII,  9;  Jérémie,  IV,  26;  Mich.,  VII,  14);  le  Jour- 
dain inondant  à  temps  réglés  ses  rives  altérées  (Zach.,  XI,  3; 
Jérémie,  XII,  5;  XLIX,  19);  le  mont  de  Sina  si  fameux  dans 
l'histoire  des  Juifs  (Ps  LXVII,  9)  ;  la  montagne  de  Sion,  où  Dieu 
manifestait  sa  gloire  (David,  Isaïe  et  Jérémie)  ;  le  séjour  des 
Israélites  dans  le  désert  sous  des  tentes  mobiles  (Js.,  XXIV, 
20);  la  vie  nomade  et  pastorale  des  patriarches,  le  pressoir, 
l'aire  à  battre  le  blé,  le  chaume,  etc.  (Js.,  XVII,  13;  Joël,  III, 
13  ;  Mich.,  IV,  13)  ;  les  rites  religieux,  les  vêtements  des  prêtres 
(Ps.  CXXXII),  et  enfin  les  événements  historiques  (Js.,  XXXIV, 
8-9;  Ps.  X,  7). 


—     Ail      - 

Mais  celle  des  figures  poétiques  qui  donne  au  slyle  des 
livres  saints  cet  accent  hardi  et  sublime,  qui  le  caractôrise, 
c'est  la,  personnification.  Toute  la  nature  s'anime  sous  le  pinceau 
des  écrivains  sacrés.  Tantôt  ce  sont  les  montagnes  qui,  à  l'as- 
pect de  Dieu,  tremblent  et  s'enfuient  (Ps,  XVII,  8  ;  XLV,  4  ; 
XGVI,  5;  CXIII,  46  ;  Is.,  V,  25);  tantôt  les  eaux  qui,  à  l'appari- 
tion du  Dieu  des  armées,  sont  saisies  d'efTroi  (Ps.  LXXVI,  16); 
tantôt  c'est  la  peste  et  la  mort  marchant  devant  le  Seigneur 
irrité  (Ilabac,  III,  5);  tantôt  ce  sont  les  abîmes  qui  gémissent, 
et  crient,  et  portent  les  mains  en  haut  (Habac,  III,  10);  tantôt 
c'est  la  mer,  le  sépulcre  et  la  mort  qui  élèvent  la  voix  et  qui 
disent  qu'ils  ne  possèdent  pas  la  sagesse  (Job.  XXVIII,  14,  22). 
Le  14e  chap.  dTsaïe,  où  le  prophète  annonce  la  chute  du  roi  de 
Babylone,  renferme  des  prosopopées  si  frappantes  que  nous 
croyons  devoir  le  transcrire  ici  : 

Comment  a  disparu  tout  à  coup  ce  maîfre  impitoyable?  qui  a 
mis  fin  au  tribut  qu'il  exigeait  de  nous  ? 

Le  Seigneur  a  brisé  la  verge  des  impies,  le  sceptre  des  domi- 
nateurs ; 

Celui  qui  frappait  les  peuples  dune  plaie  incurable,  celui  qui 
commandait  aux  nations  dans  sa  colère  et  les  persécutait  sans 
relâche. 

Toute  la  terre  s'est  reposée  en  silence  ;  elle  s'est  réjouie,  elle 
a  jeté  des  cris  d'allégresse. 

Les  sapins  et  les  cèdres  du  Liban  ont  vu  avec  joie  ta  ruine. 
Tu  dors,  ont-ils  dit,  qui  maintenant  s'élèvera  contre  nous? 

A  ton  approche,  le  séjour  de  la  mort  a  été  troublé  jusqu'au 
fond  de  ses  abîmes  ;  au-devant  de  toi  se  sont  élancés  les 
prince§  qui  l'habitent  :  les  maîtres  de  la  terre,  les  rois  des 
nations  sont  descendus  de  leurs  trônes. 

Tous  ont  élevé  leur  voix,  et  ont  dit  :  Eh  quoi!  tu  as  été  blessé 
comme  l'un  de  nous  ;  tu  es  devenu  semblable  à  nous  ! 

Ta  gloire  est  tombée  dans  l'abîme,  ton  cadavre  est  étendu 
sur  la  terre  ;  les  insectes  te  dévorent,  les  vers  forment  ton 
vêtement. 

Gomment  es-tu  tombé  du  ciel,  astre  brillant,  fils  de  l'aurore? 
Comment  es-tu  renversé  sur  la  terre,  toi  qui  frappais  les 
nations? 

Tu  disais  dans  ton  cœur  :  Je  monterai  par-dessus  les  cieux, 


—     -478     — 

j'établirai  mon  trône  au-dessus  des  astres,  je  me  reposerai  près 
de  l'Aquilon,  sur  la  montagne  du  testament. 

Je  m'élèverai  au-dessus  des  nues,  je  serai  semblable  au  Très- 
Haut. 

Mais  tu  seras  jeté  dans  l'enfer,  au  plus  profond  de  l'abîme. 

Ceux  qui  te  verront  se  pencheront  vers  toi,  te  regarderont  de 
près,  et  diront  :  Est-ce  là  cet  homme  qui  a  troublé  la  terre,  qui 
a  ébranlé  les  royaumes, 

Qui  a  fait  de  Tunivers  une  solitude,  qui  a  renversé  les  villes, 
et  qui  n'a  cessé  d'appesantir  ses  fers  sur  ses  captifs? 

Les  rois  des  nations  sont  morts  dans  la  gloire  :  tous  ont  leur 
tombeau. 

Pour  toi,  jeté  hors  du  sépulcre,  comme  une  racine  souillée, 
comme  des  lambeaux  couverts  de  sang,  confondu  avec  des  sol- 
dats tombés  sous  le  glaive,  précipité  sans  honneur  dans  la 
fosse,  comme  un  cadavre  hideux,  tu  n'auras  pas  de  tombe.... 

((  Le  style  poétique  des  livres  de  l'Ancien  Testament,  dit 
Blair,  est  plus  chaud,  plus  hardi,  plus  animé,  que  celui  d'aucun 
autre  ouvrage  de  poésie  que  nous  connaissions.  Il  est  fort  éloi- 
gné de  celte  expression  régulière  et  correcte  à  laquelle  la  poé- 
sie moderne  a  habitué  nos  oreilles  :  c'est  l'élan  de  l'inspiration; 
les  scènes  n'y  sont  pas  décrites  d'une  manière  calme  :  elles 
sont  représentées  et  mises  sous  nos  yeux  ;  les  personnes  et  les 
choses  y  sont  interpellées,  comme  si  elles  étaient  présentes  ; 
les  transitions  sont  souvent  brusques,  les  liaisons  insensibles  ; 
souvent  les  personnages  changent;  quelquefois  les  figures  sont 
entassées  et  jetées  avec  profusion  ;  une  sublimité  hardie  est  le 
caractère  de  ce  style,  et  non  une  élégance  correcte.  On  y  voit 
i'àme  de  l'écrivain  élevée  au-dessus  d'elle-même,  qui  veut 
donner  l'essor  aux  idées  dont  elle  est  renjplie,  et  qui  ne  peut 
trouver  des  expressions  proportionnées  à  leur  hauteur.  » 

Les  poètes  sacrés  les  plus  éminents  sont  :  l'auteur  du  Uvve 
de  Job,  David  et  trois  des  quatre  grands  Prophètes  :  haïe,  Jérc- 
mie  et  Ezéchiel. 

Le  livre  de  Joh  est  généralement  regardé  comme  le  plus 
ancien  monument  de  la  poésie  sacrée.  L'auteur  en  est  inconnu. 
Ce  livre  est  supérieur  à  tous  les  autres  poèmes  sacrés,  excepté 
ceux  d'Isaïe  et  de  David.  Il  se  fait  remarquer  par  des  descrip- 
tions hardies  et  sublimes,  par  une  imagination  animée,  brù- 


-     .i7i>     — 

lantc,  par  de  fréquentes  el  de  frappantes  métaphores.  L'auteur 
y  décrit  moins  les  objets  qu'il  ne  les  rend  visibles.  C'est  une 
production  qui  diffère  tout  à  fait  des  autres  poésies  sacrées. 
Les  images,  les  métaphores,  les  comparaisons,  tout  y  paraît 
sous  une  forme  particulière  et  originale.  On  n'y  rencontre  pas 
d'allusions  aux  moeurs,  aux  occupations,  aux  rites  religieux 
des  Juifs,  au  Liban,  au  Carmel  et  au  Jourdain  ;  c'est  que  la 
scène  est  placée  dans  l'Idumée,  contrée  de  l'Arabie. 

*  Job  paraît  avoir  vécu  avant  Moïse,  vers  le  XVIIIc  siècle 
avant  J.-C.  Voir  p.  137. 

David.  Ses  poésies  sont  du  genre  lyrique,  dont  il  a  fort  varié 
les  sentiments.  Tantôt  il  est  doux,  agréable,  tendre  et  onctueux, 
et  c'est  son  genre  ordinaire;  tantôt  il  est  grand,  mais  d'une 
grandeur  tempérée;  plus  rarement  il  s'élève  au  sublime,  en 
quoi  il  est  inférieur  ft  Joh  dans  le  genre  descriptif.  David  réussit 
le  mieux  quand  il  dépeint  la  bonté,  la  miséricorde  de  Dieu  et 
son  amour  pour  les  hommes,  quand  il  décrit  le  bonheur  du 
juste  ou  qu'il  adresse  à  Dieu  des  prières  ferventes.  Voir  p.  -130. 

*  David,  roi  et  prophète,  fils  d'Isaï  ou  Jessé,  né  à  Bethléem 
vers  1071  av.  J.-C,  conduisait  les  troupeaux  de  son  père,  lor- 
qu'il  fut  désigné  par  Samuel,  à  l'âge  de  15  ans,  pour  succéder 
à  Saul.  Après  la  mort  de  ce  dei'nier,  qui  périt  à  Gelboé,  il  se  fit 
reconnaître  roi  à  Ilébron  (1040).  Le  trône  lui  fut  disputé  par 
Isboseth,  et  il  ne  régna  seul  qu'au  bout  de  7  ans,  après  la  mort 
de  ce  prince.  David  fit  de  grandes  conquêtes,  enleva  aux  Jébu- 
séens  Jérusalem,  dont  il  fit  sa  capitale,  et  vainquit  les  rois  de 
Syrie  et  de  Mésopotamie.  Il  mourut  en  l'an  1001  av.  J.-C.  lais- 
sant le  trône  à  Salomon,  le  plus  jeune  de  ses  fils.  On  a  150  Ps. 
sous  le  nom  de  David.  Voir  p.  136. 

Tsaîe.  Il  est  le  plus  sublime  de  tous  les  poètes  sacrés  et  pro- 
fanes. La  majesté  est  le  caractère  dominant  de  ses  pensées. 
Les  sujets  qu'il  traite  sont  généralement  très-pompeux.  Ses 
pensées,  ses  images,  ses  métaphores,  ses  expressions,  tout 
porte  l'empreinte  d'un  brûlant  enthousiasme. 

*  Isaïe,  fils  d'Amos  et  neveu  d'Amasias,  roi  de  Juda,  fut  le 
premier  des  quatre  grands  prophètes.  Il  annonça  à  Ezéchias, 
de  la  part  de  Dieu,  d'abord  qu'il  allait  mourir,  ensuite  que  sa 
vie  serait  prolongée  de  15  ans.  Pour  confirmer  cette  promesse, 
il  fil  reculer  l'ombre  du  soleil  de  dix  degrés  sur  le  cadrar^ 


-     -180     — 

d'Achas.  Isaïe  fut  mis  à  mort  et  scié  en  deux  sous  le  règne  de 
l'impie  Manassé,  fils  d'Ezécliias,  vers  l'an  G94  avant  J.-C.  Il  avait 
alors  130  ans. 

*  Jérémie.  Il  est  surtout  connu  par  ses  Tlireni  ou  Lamentations. 
Rien  de  plus  touchant  que  ces  élégies  dans  lesquelles  le  pro- 
phète dépeint  et  déplore  les  malheurs  de  Jérusalem  dépeuplée 
et  ruinée  par  Nabuchodonosor.  Elles  forment  un  petit  poème 
en  cinq  chants  dont  les  quatre  premiers  sont  en  vers  acros- 
tiches et  abécédaires  (forme  poétique  assez  commune  aux 
auteurs  sacrés)  :  chaque  verset  ou  strophe  commence  par  une 
des  lettres  de  l'alphabet  hébreu,  rangées  selon  l'ordre  qu'elles 
y  gardent;  même  dans  le  troisième  chant,  il  y  a  pour  chaque 
lettre  de  l'alphabet  trois  versets  de  suite,  dont  le  premier  mot 
commence  par  cette  lettre.  Le  nom  hébreu  de  ces  22  lettres  a 
été  conservé  dans  les  traductions  pour  désigner  le  commence- 
ment de  chaque  strophe.  Le  cinquième  chant  est  une  prière  par 
laquelle  le  prophète  implore  les  miséricordes  du  Seigneur. 

*  Jérémie,  fils  du  prêtre  Heldias,  natif  d'Anathot,  près  de 
Jérusalem,  commença  à  prophétiser  sous  le  règne  de  Josias, 
l'an  629  av.  J.-G.  Les  Juifs  irrités  le  jetèrent  dans  une  fosse 
pleine  de  boue,  d'où  un  ministre  du  roi  Sédécias  le  fit  retirer. 
L'Ecriture  ne  nous  parle  pas  de  sa  mort,  mais  on  croit  qu'il  fut 
lapidé  h  Taphné,  l'an  590  av.  J.-G.  Les  prophéties  de  Jérémie 
contiennent  51  chapitres.  Ce  prophète,  dit  S.  Jérôme,  est 
simple  dans  ses  expressions,  sublime  dans  ses  pensées;  mais 
cette  simplicité  offre  souvent  des  termes  forts  et  énergiques. 
Il  y  a,  dans  ses  écrits,  quelques  visions  symboliques  faciles  à 
expliquer. 

*  Extraits  des  Lamentations  de  Jércmie,  sur  la  ruine 
de  Jérusalem. 

Comment  !  Cette  ville  naguère  si  peuplée,  la  voilà  assise  soli- 
taire et  déserte  !  La  maîtresse  des  nations  est  comme  une 
veuve  désolée;  celle  qui  commandait  en  reine  à  tant  de  pro- 
vinces est  réduite  à  payer  le  tribut  !  Elle  pleure  toute  la  nuit, 
et  ses  joues  sont  couvertes  de  larmes...  Ses  portes  ont  été 
arrachées,  le  Seigneur  en  a  brisé  les  gonds  ;  il  a  livré  ses 
princes  et  son  roi  entre  les  mains  des  gentils...  Les  rues 
de  Sion  pleurent  leur  solitude,  parce  qu'il  n'y  a  plus  personne 
qui  vienne  à  la  solennité  de  ses  fêtes  :  toutes  ses  portes  sont 


-     481     — 

détruites,  ses  prêtres  ne  font  que  gt'Mnir,  ses  jeunes  filles  sont 
défigurées,  et  elle-même  est  plongée  dans  l'amertume...  Ses 
vieillards  sont  assis  sur  ses  ruines  et  gardent  un  morne  silence, 
ils  ont  mis  de  la  cendre  sur  leur  tète,  ils  ont  pris  des  cilices,  et 
les  filles  de  Jérusalem  se  sont  courbées  vers  la  terre  dans  la 
douleur  qui  les  accable...  Ses  ennemis  sont  devenus  ses 
maîtres  et  se  sont  enrichis  de  ses  dépouilles;  ses  petits  enfants 
ont  clé  faits  esclaves,  et  ses  persécuteurs  les  ont  chassés 
cruellement  devant  eux  comme  un  misérable  troupeau...  Don- 
nez-nous à  boire,  donnez-nous  à  manger,  disaient  à  leurs  mères 
ces  innocentes  victimes,  lorsqu'elles  tombaient  de  faiblesse 
dans  les  rues,  et  qu'elles  expiraient  entre  les  bras  de  celles  qui 
leur  avaient  donné  le  jour...  La  fille  de  Sion  a  perdu  toute  sa 
beauté,  ses  princes  ont  été  dispersés  comme  des  béliers  qui 
ne  trouvent  point  de  pâturage...  Comment  l'or  s'est-il  obscurci? 
Comment  sa  couleur  éclatante  s'est-elle  ternie?  Gomment  les 
pierres  du  sanctuaire  ont-elles  été  dispersées  au  coin  de  toutes 
les  rues?  Comment  les  enfants  de  Sion,  qui  étaient  si  brillants 
et  couverts  de  l'or  le  plus  fin,  ont-ils  été  traités  comme  des 
vases  de  terre,  l'ouvrage  du  potier?  Les  bêtes  farouches  ont 
allaité  leurs  petits,  mais  la  fille  de  mon  peuple  est  aussi  cruelle 
que  l'autruche  du  désert.  La  langue  des  petits  enfants  s'est 
attachée  à  leur  palais  dans  rexlrême  soif  qu'ils  ont  soufferte  : 
les  enfants  un  peu  plus  grands  ont  demandé  du  pain,  et  il  n'y 
avait  personne  pour  leur  en  donner.  Ceux  qui  se  nourrissaient 
des  viandes  les  plus  délicates  sont  morts  de  faim  dans  les  rues; 
ceux  qui  prenaient  leurs  repas  sur  des  lits  de  pourpre  se  sont 
vus  réduits  à  être  couchés  sur  le  fumier...  Voyez,  Seigneur,  et 
considérez  l'avilissement  où  je  suis.  0  vous  tous  qui  passez  par 
ce  chemin,  considérez  et  voyez  s'il  est  douleur  pareille  à  la 
mienne  :  mon  ennemi  m'a  dépouillée  comme  une  vigne  que  l'on 
vendange,  ainsi  que  le  Seigneur  m'en  avait  menacée  dans  sa 
colère.  Du  haut  des  cieux,  il  a  envoyé  le  feu  dans  mes  os  et  il 
m'a  châtiée;  il  a  tendu  un  filet  à  mes  pieds  et  m'a  fait  tomber 
en  arrière...  Le  joug  de  mes  iniquités  m'a  accablée  soudain,  le 
Seigneur  les  a  roulées  dans  sa  main  et  les  a  imposées  sur  mon 
cou  comme  une  chaîne... 

*    Ezéchiel.  Ses   prophéties  sont   fort  obscures,  surtout  au 
commencement  et  à  la  fin.  Elles  sont  au  nombre  de  22.  L'auteur 

31 


—     482     — 

est  appelé  avec  raison  le  sombre  Ezcchiel.  Son  style  est  d'une 
énergie  extrême,  et,  par  là  même,  il  approche  parfois  du  lan- 
gage grossier,  comme  dit  S.  Jérôme.  11  est  rempli  de  sentences, 
de  comparaisons,  de  visions  énigmatiques.  Pour  dépeindre 
l'idolâtrie  de  Jérusalem  et  de  Samarie,  il  s'est  servi  d'images  et 
d'expressions  que  nos  mœurs  ne  supportent  pas.  Mais  il  ne  faut 
pas  juger  des  mœurs  anciennes  par  les  nôtres.  Chez  un  peuple 
dont  les  mœurs  sont  simples  et  pures  le  langage  est  moins 
châtié  que  chez  les  autres.  Les  expressions  qui,  dans  les 
langues  modernes,  paraissent  répréhensibles,  ne  le  sont  pas 
dans  les  langues  anciennes  ;  c'est  l'imagination,  comme  dit  le 
président  de  Brosses,  qui  a  corrompu  les  langues.  Les  Juifs,  dans 
la  suite,  ne  permirent  plus  de  lire  les  prophéties  d'Ezéchiei 
avant  l'âge  de  30  ans.  Inutile  de  dire  qu'elles  ne  peuvent  pas 
être  mises  en  entier  sous  les  yeux  des  jeunes  lecteurs. 

*  Ezéchiel,  fils  du  sacrificateur  Buzi,  fut  amené  captif  à  Baby- 
lone,  avec  Jéchonias.  Il  commença  à  prophétiser  l'an  595  av. 
J.-C.  Il  fut  transporté  en  esprit  dans  le  temple  de  Jérusalem, 
oii  Dieu  lui  montra  les  abominations  qui  s'y  commettaient.  Il 
eut  ensuite  plusieurs  visions  miraculeuses  sur  le  rétablissement 
du  peuple  juif  et  du  temple,  sur  le  règne  du  Messie  et  la  voca- 
tion des  gentils.  Il  continua  de  prophétiser  pendant  20  ans  ;  il 
fut  tué,  à  ce  que  l'on  croit,  par  un  prince  de  sa  nation,  à  qui  il 
avait  reproché  son  idolâtrie.  Dieu  lui  ordonna  plusieurs  actions 
symboliques,  qui  ont  fourni  aux  incrédules  des  plaisanteries 
bien  déplacées.  11  suffit  de  remarquer  que  la  plupart  de  ces 
choses  ne  se  passèrent  qu'en  vision,  et  que  ce  langage  typique 
était  alors  usité  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Asie.  —  Il  y  a 
eu  un  juif,  poète  grec,  du  nom  d'Ezéchiel  qui  florissait  vers  la 
lin  du  1er  siècle  après  J.-C.  On  a  de  lui  quelques  fragments 
d'une  tragédie  sur  la  sortie  des  Hébreux  hors  de  l'Egypte,  Moïse 
(Voir  p.  i40). 

*  Extrait  des  prophéties  d'E-échicl. 

En  ce  jour-là  je  fus  touché  de  la  main  du  Seigneur,  et, 
m'ayant  ravi  en  esprit,  il  me  transporta  dans  un  champ  plein 
d'ossements,  et  me  fit  tourner  aulour  d'eux.  Ils  étaient  tous 
desséchés  et  étendus  en  grand  nombre  sur  la  terre,  et  le  Sei- 
gneur me  dit  :  Fils  de  l'homme,  penses-tu  que  ces  ossements 
puissent  revivre?  Je  lui  répondis  :  Seigneur,  mon  Dieu,  vous  le 


-     .183     - 

savez.  Et  il  me  dit  :  Prophétise  et  dis  à  ces  ossements  :  Osse- 
ments desséchés,  écoutez  la  parole  du  Seigneur  :  Je  vais  vous 
ranimer  et  vous  vivrez.  Je  vous  donnerai  des  nerfs,  je  vous 
couvrirai  de  peau,  je  vous  ranimerai  et  vous  vivrez,  et  vous 
connaîtrez  que  je  suis  le  Seigneur.  —  Je  prophétisai  donc,  selon 
Tordre  que  le  Seigneur  m'en  avait  donné;  et  pendant  que  je 
prophétisais,  il  s'éleva  un  grand  bruit  et  il  se  fit  un  grand  mou- 
vement; alors  ces  os  se  réunirent  et  se  placèrent  dans  leurs 
emboîtures.  Tout  h  coup  je  les  vis  revêtus  de  nerfs  et  de  chairs 
et  couverts  de  peau  ;  mais  ils  n'étaient  pas  encore  animés.  Et 
le  Seigneur  me  dit  :  Prophétise,  fils  île  l'homme,  prophétise  et 
dis  à  l'esprit  :  Voici  ce  ([ue  dit  le  Seigneur  Dieu  :  Esprit,  viens 
des  quatre  parties  du  monde,  soufile  sur  ces  morts  pour  les 
rendre  à  la  vie.  —  Je  prophétisai  donc,  suivant  l'ordre  que  j'en 
avais  reçu  ;  et  au  mémo  temps,  l'esprit  entra  dans  ces  os,  les- 
quels furent  ranimés,  et  se  levèrent  sur  leurs  pieds  comme 
une  grande  armée.  Alors  le  Seigneur  me  dit  :  Fils  do  l'homme, 
tous  ces  os  représentent  les  enfants  d'Israël  (1). 

*  Le  grand  Bossuet,  l'aigle  de  Meaux,  avait  une  prédilection 
particulière  pour  les  grands  écrivains  dont  nous  venons  de 
parler,  et,  dans  ses  vieux  jours,  l'auteur  des  Elévations  sur  les 
mystères,  s'est  exercé  à  en  faire  passer  les  sublimes  beautés 
dans  la  langue  française,  en  mettant  en  vers  plus  de  40  mor- 
ceaux choisis  des  psaumes,  des  prophètes  et  des  évangiles  (de 
l'an  1700  à  1704,  l'année  de  sa  mort)  (2).  Mais,  com.me  Canova 
le  peintre  n'atteignit  point  Canova  le  sculpteur,  Bossuet  le 
poète  n'égale  pas  Bossuet  le  prosateur.  Qu'on  tienne  compte  de 
son  âge  et  du  but  qu'il  s'était  proposé  en  resserrant  son  génie 
dans  les  entraves  du  vers.  «  Je  ne  fais  des  vers,  dit-il,  que  par 
hasard,  pour  m'amuser  saintement  d'un  sujet  pieux,  par  un 
certain  mouvement  dont  je  ne  suis  pas  le  maître.  Je  veux  bien 
que  vous  les  voyiez,  vous  et  ceux  qui  peuvent  en  être  touchés. 
A  tout  hasard,  voilà  V hymne.  Vous  aurez  bientôt  les  mystères.  ■<> 
(Lettre  à  Madame  Cornuau).  C'était  donc  pour  l'édification  de 
ses  filles  spirituelles,  et  nullement  pour  le  public  qu'il  écrivait 
ses  poésies.  «  J'ai  des  raisons,  dit-il  ailleurs,  pour  ne  vouloir 


1)  ■  Les  plus  beaux  passages  de  rEcriture  sainte  oui  été  réunis  par  de  Lamariinf  dans 
son  dithyrambe,  la  Poésie  sacrée. 

2)  *  Voir  les  Œuvres  complètes  de  Bossuet  publiées  par  Lafho.l.  (.  XXAI. 


—     4iS4     — 

pas  qa'on  en  donne  des  copies  à  qui  que  ce  soit.  »  Voilà  com- 
ment la  pièce  que  nous  publions  ici  est  restée  inédite  jusqu'en 
1849,  époque  à  laquelle  le  savant  cardinal  Dom  Pitra  en  décou- 
vrit le  manuscrit  à  la  bibliothèque  de  La  Flèche.  On  reconnaîtra 
qu'il  n'est  pas  déplacé  à  la  suite  des  prophètes  (1). 

*  Cantique  de  Bossuet. 

Tibi  silentium  laus.  Ps.  LXV  ;  selon  l'hébreu  :  Le  silence  a-t 
votre  louange. 

Eternel,  je  me  tais,  en  ta  sainte"  présence, 

Je  n'ose  respirer  ;  et  mon  âme  en  silence 

Admire  la  hauteur  de  ton  nom  glorieux. 

Que  dirai-je?  Abymé  dans  cette  mer  profonde, 

Pendant  qu'à  l'infini  ta  clarté  nous  inonde, 

Pourons-nous  seulement  ouvrir  nos  faibles  yeux  '' 

Si  je  veux  commencer  à  chanter  tes  louanges, 
Et  que  déjà  meslé  parmi  les  choeurs  des  anges. 
Je  médite  en  moy-même  un  cantique  charmant, 
Dès  que  pour  l'entonner  ma  langue  se  dénoue, 
Je  cesse  au  premier  son,  et  mon  cœur  désavoue 
De  ma  tremblante  voix  l'indigne  bégaîment. 

Plus  je  pousse  vers  toy  ma  sublime  pensée, 

Plus  de  ta  majesté  je  la  sens  surpassée, 

Se  confondre  elle-même,  et  tomber  sans  retour. 

Je  l'approche  en  tremblant,  lumière  inaccessible  ; 

Et  sans  voir  dans  son  fond  l'estre  incompréhensible, 

Par  un  vol  étonné,  je  m'agite  à  l'entour. 

Cessez  ;  qu'espérez-vous  de  vos  incertudes, 
Vains  pensers,  vains  efforts,  inutiles  études? 
C'est  assez  qu'il  ai  dit  :  je  suis  celui  qui  suis. 
Il  est  tout,  il  n'est  rien  de  tout  ce  que  je  pense. 
Avec  ces  mots  profonds  j'adore  son  essence. 
Et  sans  y  raisonner,  en  croyant  je  poursuis. 

Dieu  puissant,  trois  fois  saint,  seul  connu  de  toy-même, 
A  qui  je  dis  sans  fin,  dans  mon  ardeur  extrême  : 

(1)  *  Il  est  intéressant  de  comparer  les  pensées  de  cette  pièce  avec  celles  du  Chœur  dea 
anges  de  Vondel  (p.  115),  cet  autre  aigle  au  vol  hardi.  —  Quant  aux  preuves  de  Tautheii- 
ticité  de  ces  vers,  qu'on  consulte  le  Correspondant ,  t,  X.XIV,  p.  498. 


—      iSÎ)     — 

Je  suis  à  loi,  Seigneur,  et  mon  cœur  est  rendu  ; 
(Mais  quoi?  puis-je  l'aimer  autant  qu'il  est  aimable?) 
Répands  dans  mon  esprit  ton  esprit  ineffable, 
Et  reçois  dans  ta  paix  mon  amour  éperdu. 

Descends,  divin  esprit,  pure  et  céleste  fiàme, 
Puissant  mOtleur  des  cœurs  qu'en  secret  je  réclame  ; 
Et  toy  qui  le  produis  dans  l'éternel  séjour. 
Accorde  sa  présence  à  mon  âme  impuissante. 
Fais-en,  car  tu  le  peux,  une  fidèle  amante, 
Et  pour  te  bien  aimer  donne  lui  ton  amour. 

En  terminant,  nous  exprimerons  l'espoir  de  voir  réaliser  le 
désir  si  légitime  que  témoigne  Mgr  Plantier,  évoque  de  Nimes, 
dans  ses  Etudes  ïittcraires  sur  les  poètes  bibliques,  de  faire  entrer 
un  jour  les  productions  de  ces  beaux  génies  dans  le  domaine  de 
l'enseignement  public  pour  devenir  l'objet  de  l'admiration  des 
amis  des  belles-lettres.  Nous  recommanderons  avant  tout  aux 
élèves  du  sanctuaire  l'étude  de  ces  beaux  modèles,  et  nous  leur 
dirons  avec  l'illustre  écrivain  :  «  S'il  est  une  poésie  qui  doive 
être  familière  au  lévite  chrétien,  c'est  incontestablement  celle 
de  nos  livres  sacrés.  On  passerait,  à  la  rigueur,  au  prêtre  de  ne 
pouvoir  raisonner  sur  le  génie  et  les  ouvrages  de  Simonide  ou 
de  Pindare  ;  la  connaissance  de  ces  auteurs  n'entre  ni  dans  les 
dépendances  de  son  ministère,  ni  dans  les  bienséances  de  son 
auguste  état.  Mais  qu'il  fût  étranger  au  mérite  littéraire  d'Ezé- 
chiel  ou  de  Jérémie,  c'est  ce  qu'on  ne  saurait  lui  permettre.  Je 
ne  sais  quel  instinct  de  délicatesse  et  de  foi  nous  dit  que,  dépo- 
sitaire par  vocation  de  nos  livres  sacrés,  il  doit  être  par  son 
savoir  le  confident  de  toutes  leurs  richesses,  même  artistiques; 
et  cet  instinct  est  si  général  et  si  vrai,  qu'un  prèlre  qui  refuse- 
rait de  s'en  faire  une  loi,  qu'un  prêtre,  qui,  par  une  gravité 
fausse,  ferait  le  méprisant  pour  la  littérature  de  nos  livres 
saints,  se  verrait  condamné  par  la  raison,  qui  lui  reprocherait 
de  se  montrer  ainsi  dédaigneux  h  cueillir  des  fleurs  que  l'Es- 
prit-Saint  lui-même  ne  s'est  pas  montré  dédaigneux  à  répandre; 
condamné  par  les  exemples  et  l'autorité  des  plus  illustres  doc- 
teurs chrétiens,  qui,  tous,  par  l'effet  d'une  môme  vénération 
pour  l'Ecriture,  ont  mêlé,  dans  son  étude,  une  pieuse  curiosité 
de  goût  aux  respectueuses  recherches  de  la  science,  et  passé 


—     48(»     — 

de  la  discussion  de  son  texte  h  l'analyse  de  ses  beautés  ;  con- 
damné enfin  par  la  malignité  même  du  siècle  et  des  impies, 
qui  ne  manquent  jamais  de  sourire  méchamment  quand  ils 
voient  un  prêtre  moins  initié  que  certains  critiques  du  monde 
aux  secrets  littéraires  de  cette  Bible  qu'il  devrait  cependant 
mieux  connaître,  puisque  c'est  à  lui  qu'est  remis  le  soin  de  la 
glorifier  et  de  la  défendre  (1).  » 


CHAPITRE  YIIl 

Un  mot  sur  le  Romantisme. 

La  question  du  Romantisme  n'a  plus  guère  l'importance 
qu'on  y  attachait  lorsque,  il  y  a  quarante  ans,  nous  publiâmes 
la  première  édition  de  notre  Essai.  On  était  alors  dans  toute 
l'effervescence  de  la  lutte.  Depuis  lors  les  faits  ont  marché, 
l'arbre  a  produit  ses  fruits,  et  la  question  est  jugée.  Résumons 
ce  que  nous  disions  autrefois. 

le  Son  origine.  —  Le  christianisme  étant  venu  enlever  au  pa- 
ganisme l'empire  du  monde,  et  opérer  une  révolution  complète 
dans  les  idées,  dans  les  croyances,  dans  les  mœurs,  la  poésie 
aurait  dû  naturellement  subir  les  mêmes  changements,  et  re- 
vêtir un  caractère  chrétien.  Néanmoins  les  poètes  entraînés  par 
les  charmes  poétiques  de  la  Grèce  et  de  Rome,  reproduisirent 
presque  toujours  dans  leurs  œuvres,  avec  la  forme  antique, 
l'esprit  des  poètes  païens.  La  société  était  chrétienne,  et  elle 
parlait  un  langage  païen. 

Lorsqu'on  France  Ch.ateaubriand  donna  le  premier  exemple 
et  le  premier  modèle  d'une  littérature  conforme  aux  idées,  aux 
mœurs  et  aux  croyances  de  la  société  chrétienne  [Génie  du 
Christianisme],  cet  exemple  fut  généralement  applaudi  et  suivi. 

Cette  littérature  chrétienne  on  la  nomma  iTÎomaHii(ifi<e  par  allu- 
sion à  celle  du  moyen-âge  écrite  en  langue  romane. 

2o  Son  caractère.  —  Ce  qui  caractérise  donc  le  romantisme, 
c'est  l'exclusion  des  divinités  mythologiques,  c'est  la  substitu- 
tion des  croyances  chrétiennes  à  celles  du  paganisme,  et,  dans 

'1    Études  etc.   t.  I,  eh  3. 


—     487     — 

ee  sens,  tout  littérateur  raisonnable  consentira  sans  répugnance 
à  être  romantique.  Le  christianisme  nous  fournit  d'amples  dé- 
domagements  de  la  perte  des  Bacchus,  des  Dryades,  des  Vénus, 
etc.,  si  toutefois  on  peut  les  appeler  pertes. 

*  Mais  non  content  d'avoir  substitué  l'élément  chrétien  à 
l'élément  païen  dans  la  littérature,  on  a  voulu,  pour  justifier  la 
création  d'une  nouvelle  école,  trouver  dans  la  poésie  roman- 
tique un  caractère  i3articulier  qui  la  distingue  de  la  poésie 
classique. 

On  a  dit  que  c'était  la  mclancoUe. 

D'autres  ont  prétendu  qu'il  s'efforce  de  rendre,  la  pensée  sans 
se  préoccuper  de  l'expression  ;  qu'il  s'attache  ait /"ond  beaucoup 
plus  qu'à  la  forme. 

D'autres  ont  affirmé  que  le  romantisme  est  une  poésie  spiri- 
tualiste,  terme  vague,  choisi  pour  rendre  une  idée  obscure. 

Quand  même  tout  cela  serait  vrai,  fallait-il  pour  cela  créer 
une  nouvelle  école  (1)? 

3»  Ses  excès,  —  Le  romantisme  ne  resta  pas  longtemps  ce 
qu'il  était  dans  les  idées  de  Chateaubriand.  Le  romantisme 
d'aujourd'hui  est  un  être  indéchiffrable,  monstrueux;  c'est  un 
véritable  lïberlinarje  littéraire.  Peindre  la  nature  dans  ce  qu'elle 
a  de  hideux,  de  dégoûtant,  comme  dans  ce  qu'elle  a  de  beau, 
de  noble  et  de  grand,  d'après  l'axiome  tout  ce  qui  est  dans  la  na- 
ture est  dans  l'art.,  admettre  toutes  les  idées,  s'abandonner  h 
toutes  les  impressions,  sans  choix  ;  mêler  et  confondre  tout  ; 
aimer  tout  ce  qui  est  vague,  sombre,  mélancolique,  fantastique, 
horrible  et  dégoûtant;  outrer  et  fausser  tout,  idées  et  senti- 
ments, jusqu'à  devenir  extravagant,  invraisemblable  et  mon- 
strueux ;  d'après  cet  autre  principe  de  V.  Hugo,  le  beau  c'est  le 
laid  ;  faire  la  guerre  à  toutes  les  règles  sans  distinguer  celles 
qui  reposent  sur  la  nature  de  celles  qui  ne  sont  qu'arbitraires  (2); 


(1)  *  Ces  trois  caractères  du  Romantisme  ont  existé  depuis  bien  longtemps.  Ainsi,  quant 
à  la  mélancolie,  déjà  au  4'  siècle,  5.  Grégoire  de  Nazianze  faisait  retentir  cette  corde 
sur  sa  lyre,  et,  au  5'  siècle,  Synésius  de  Cyrène  en  faisait  la  note  dominante  de  ses 
hymnes  (voir  p.  140  et  p.  141).  Et  quant  à  la  négligence  do  la  forme,  ce  romantisme  se 
rencontre  chez  les  écrivains  Romains  do  la  décadence,  11  y  a  deux  mille  ans.  Voyez  le 
traité  de  Tacite  intitulé  Dialogue  sur  les  causes  de  la  corruption  de  l'éloquence  et  vous 
croirez  lire  l'histoire  de  la  littérature  coniemporaine. 

(2)  *  Mettons  le  marteau  dans  les  théories,  les  poétiques,  les  systèmes.  Il  n'y  a  ni  règles 
ni  modèles!  (Préface  de  Cromwelli.  —  Le  romantisme  c'est  le  libéralisme  en  littérature. 
(Préface  de  Lucrèce;. 


—     488     — 

abuser  dans  la  pensée  et  dans  les  mots  des  eflels  de  l'antithèse 
et  du  contraste.  En  un  mot,  se  permettre  tout,  ne  respecter 
rien,  tels  sont,  ce  nous  semble,  les  caractères  du  romantisme 
des  derniers  jours.  Exemples. 

Combat  de  Cédar  (l'ange  déclm)  et  du  géant  Asrafiel, 
qui  se  mordent. 

l'CédarJ  Comme  un  bélier  jaloux  qui,  pour  abattre  un  tronc, 
Incline  obliquement  les  cornes  de  son  front, 
Le  souffle  du  lion  grondant  dans  sa  narine, 
D'un  seul  coup  de  sa  tète  enfonce  sa  poitrine. 
Asrafiel,  à  ce  choc  qui  le  fait  chanceler. 
De  ces  côtes  de  fer  sent  les  os  vaciller  : 
La  force  de  son  bras  manque  au  coup  qu'il  assène  ; 
Ses  poumons  écrasés  font  ronfler  son  haleine  ; 
Mais,  pressant  de  Cédar  la  nuque  entre  ses  doigts. 
Ses  deux  coudes  ouverts  il  l'écrase  du  poids. 
Et,  comme  un  sanglier  plonge  sa  dent  d'ivoire. 
Dans  son  épaule  nue  enfonce  sa  mâchoire. 
Tel  on  voit,  pour  ouvrir  ses  cinq  ongles  mordants. 
Le  dogue  secouer  le  tigre  avec  ses  dents. 
Cédar,  sans  étancher  son  sang  pur  qui  ruisselle, 
Glisse  son  front  rampant  sous  son  immense  aisselle, 
Et  par  ses  flancs  charnus  à  son  tour  Tétreignant, 
Emporte  de  sa  côte  un  grand  lambeau  saignant. 
On  dirait  qu'insensible  au  vil  sang  qui  les  souille. 
Pour  dévorer  son  cœur  jusqu'aux  côtes  il  fouille  ; 
Sa  dent,  qui  sur  ses  os  heurte  sans  s'ébrécher. 
Enlève  à  chaque  coup  des  lanières  de  chair; 
Un  ruisseau  de  sang  noir  sur  ses  lèvres  écume  ; 
Chaque  quartier  de  corps  sous  sa  mâchoire  fume. 
Sans  ralentir  sa  rage  il  les  secoue  au  vent. 
Elargit  sa  morsure  et  plonge  plus  avant. 
Et,  découvrant  le  cœur  sous  la  chair  déchirée. 
Il  y  plonge  en  lion  sa  dent  désespérée.... 

Cet  exemple  est  tiré  de  la  Chute  d'un  Ange,  qu'on  intitulerait 
avec  plus  de  raison  la  Chute  de  Lamartine. 

'  Voici  comment  V.  Hugo  décrit  ce  qu'il  appelle  VEglise  du 
dieu  bestial,  c'est-5-dire,  du  grand  Pan. 


—     489     — 

J'errais.  Que  de  charmantes  choses! 
Il  avait  plu  :  j'étais  crotté; 
Mais  puisque  j'ai  vu  tant  de  roses, 
Je  dois  dire  la  vérité. 

J'arrivai  tout  près  d'une  église, 
De  la  ver<e  église  au  bon  dieu,  (Pan) 
Où  qui  voyage  sans  valise 
Ecoute  chanter  l'oiseau  bleu. 

C'était  l'église  en  fleurs,  bâtie 

Sans  pierre,  au  fond  du  bois  mouvant, 

Par  l'aubépine  et  par  l'ortie, 

Avec  des  feuilles  et  du  vent. 

Le  porche  était  fait  de  deux  branches. 
D'une  broussaillc  et  d'un  buisson  ; 
La  voussure  tout  en  pervenclies 
Etait  signée  :  Avril,  maçon. 

Une  haute  rose  trimiôre 
Dressait  sur  le  toit  de  chardons 
Ses  cloches  pleines  de  lumière 
Où  carillonnaient  les  bourdons. 

Seul,  sous  une  pierre,  un  cloporte 
Songeait,  comme  Jean  à  Pathmos. 
Un  lis  s'ouvrait  près  de  la  porte, 
Et  tenait  les  fonts  baptismaux. 

Au  centre  où  la  mousse  s'amasse. 
L'autel,  un  caillou,  rayonnait, 
Lamé  d'argent  par  la  limace 
Et  brodé  d'or  par  le  genêt. 

Toute  la  nef  d'aube  baignée, 
Palpitait  d'extase  et  d'émoi. 
—  Ami,  me  dit  une  araignée, 
La  grande  rosace  est  de  moi. 

Tout  aimait,  tout  faisait  la  paire  : 
L'arbre  à  la  fleur  disait  :  Nini; 
Le  mouton  disait  :  Notre  père, 
Que  votre  sainfoin  soit  béni. 


190     — 


I 


El  l'on  mariait  dans  l'église, 

Sous  le  myrte  et  le  haricot, 

Un  oeillet  nommé  Gydelise 

Avec  un  chou  nommé  Jacquet.  j 

Au  lutrin  chantaient,  couple  allègre, 
Pour  des  auditeurs  point  ingrats. 
Le  cricri,  ce  poète  maigre, 
Et  l'ortolan,  ce  chantre  gras. 

Mon  pas  troubla  l'église  fée, 
Je  m'aperçus  qu'on  m'écoutait. 
L'églantine  dit  :  C'est  Orphée...  etc.  (1). 

Voici  ce  que  le  poète  nous  apprend  du  cheval 

'"  Pégase. 

C'était  le  grand  cheval  de  gloire. 

Né  de  la  mer  comme  Astarté, 

A  qui  l'aurore  donne  à  boire 

Dans  les  urnes  de  la  clarté... 

Les  constellations  en  flamme 

B'risonnaient  à  son  cri  vivant. 

Comme  dans  la  main  d'une  femme 

Une  lampe  se  courbe  au  vent... 

Moi  (V.  Hugo)  sans  quitter  la  plate  longe. 

Sans  le  lâcher,  je  lui  montrais 

Le  pré  charmant  couleur  de  songe 

Où  le  vers  rit  sous  l'antre  frais. 

...  Je  lui  montrais  le  pâturage 

Que  nous  appelons  paradis... 

Monstre,  à  présent,  reprends  ton  vol. 

Approche,  que  je  te  déboucle. 

Je  te  lâche,  ôte  ton  licol. 

Redeviens  ton  maître,  va-t-en  ! 

(1;  '  Que  d'enfantillages!  que  de  puérilités,  d'absurdités  et  de  galimatias!  Et  cepeudaut, 
jilùt  il  Dieu  qu'il  n'y  eût  que  cela  dans  les  œuvres  de  ce  chef  des  romantiques  :  mais  que 
de  blasphèmes,  d'infamies,  d'imiiiétés  et  d'obscénités  !  Remarquons  en  passant  que,  dans 
ce  même  ouvrage  dont  nous  venons  de  citer  un  morceau,  l'auteur  parle  —  des  fautes 
d'orthographe  de  Dieu  —  d'écheniUer  Dieu  —  de  laver  des  torchons  radieux  —  des 
rires  étincelants  dans  les  ombres  —  de  la  respiration  qui  est  douce  comme  une  mouche 
dans  l'azur  —  de  casser  le  vent,  etc. 


—      i91      — 

Gabre-toi,  piaffe,  redéploie 

Tes  l'arouches  ailes,  Titan, 

Avec  la  fureur  de  la  joie... 

Et  de  tes  quatre  pieds  terribles, 

Faisant  subitement  tout  voir, 

Malgré  l'ombre,  malgré  les  voiles, 

Envoie  à  ce  fatal  ciel  noir 

Une  éclaboussure  d'étoiles  !!... 

Vole,  altier,  rapide,  insensé. 

Comme  si  je  t'avais  lancé 

Flèche,  de  l'arc  de  ma  pensée!... 

Pourtant,  sur  ton  dos  garde-moi,... 

Je  veux  de  telles  unions 

Avec  toi,  cheval  météore. 

Que,  nous  mêlant,  nous  parvenions 

A  ne  plus  être  qu'un  centaure  !!  (i).f 

Nous  devons  cependant  faire  observer  que  les  excès  que  nous 
venons  de  signaler,  doivent  être  particulièrement  attribués  à 
cette  fraction  de  romantiques  qu'on  appelle  outres.  Il  existe  une 
seconde  fraction  de  romantiques,  appelés  modérés,  qui  con- 
damnent eux-mêmes  l'extrême  licence,  le  honteux  dévergon- 
dage dans  les(iuels  les  romantiques  outrés  se  sont  laissé 
entraîner,  et  tâchent  de  se  tenir  dans  les  bornes  d'une  certaine 
modération.  Ils  s'écartent  néanmoins  de  l'école  classique  en  ce 
qu'ils  affranchissent  l'artiste  de  toute  contrainte,  de  toute  gène, 
de  tout  travail,  en  un  mot,  des  règles  du  classicisme. 

*  Le  romantisme  outré  ainsi  mis  hors  de  cause,  et  la  néces- 
sité de  se  conformer  aux  règles  éternelles  du  goût  reconnue 
aussi  bien  pour  les  romantiques  modérés  que  pour  les  clas- 
siques, toute  la  différence  qui  existe  entre  ces  deux  écoles  se 
réduit  donc  à  la  différence  du  sujet  ou  de  l'élément  des  deux 
littératures  qu'elles  représentent,  et  qui  de  ;x<ïen  est  devenu 
de  nos  jours  chrétien.  «  Dès  lors,  dirons-nous  avec  l'auteur  du 
»  Journal  historique,  à  quoi  bon  appeler  un  mot  nouveau  pour 
»  désigner  la  poésie  actuelle?...  Pourquoi  inventerions-nous  un 
»  terme  nouveau   pour  désigner  la  poésie  chrétienne?   Les 

(1)  *  Après  cela  n'est-ll  pas  permis  de  se  demander  si  rhomine  qui  a  écrit  ces  vers  possMe 
encore  sa  raison,  et  ne  pourrait-on  pas  conclure,  avec  un  spirituel  critique,  que,  de  Taveu 
du  poète,  celui-ci  et  son  cheval  sont  si  bien  rtiélés  qu'ils  ne  font  plus  qu'une  seule  bôtc 


—    im    — 

règles  anciennes,  celles  qu'ont  observées  Homère  et  Virgile, 
seraient-elles  inapplicables  5,  des  sujets  tirés  de  nos  Livres 
saints  ?  Racine  écrivant  son  Athalie,  ne  s'est-il  pas  conformé 
au  même  code  que  lorsqu'il  écrivait  sa  Phèdre  ou  son  Iphi- 
génie?  Est-il  classique  dans  ces  deux  dernières  pièces,  et 
romantique  dans  la  première?  Nous  ne  saurions  comprendre 
cette  différence...  Soyons  et  demeurons  simplement  clas- 
siques, c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  raisonnable  et  de  plus  sur. 
Et  puisqne  le  romantisme  réel,  le  romantisme  pratique,  est 
si  différent  de  celui  dont  un  esprit  sage  peut  se  former  une 
idée  quelconque,  banissons  tout  bonnement  ce  mot  de  notre 
dictionnaire,  ou  plutôt,  réservons-le  exclusivement  pour 
cette  poésie  monstrueuse  dont  M.  Nyssen  nous  a  présenté  un 
tableau  si  bien  peint,  pour  ce  genre  ridiculement  horrible, 
qui  affecte  de  s'affranchir  des  règles  de  composition  et  de 
style  établies.  Cette  poésie  existe  trop  réellement,  il  faut 
qu'elle  ait  un  nom.  Mais  laissons-le  lui;  le  Parnasse  chrétien 
«  n'en  a  pas  besoin.  »  {Journ.  llist.,  t.  IX,  p.  330  et  331). 

Nous  terminerons  en  citant  les  paroles  que,  en  1824,  M.  Auger 
adressa  à  l'académie  française  ;  elles  renferment  des  avis  dignes 
d'être  écoutés  et  suivis  : 

«  Laissez  pour  morts  ces  héros  de  la  Grèce  et  de  Rome  que 
nos  poignards  tragiques  ont  épuisés  du  sang  ;  faites  revivre  les 
personnages  des  âges  chrétiens  et  chevaleresques,  mais  gar- 
dez-vous d'applikiuer  à  ces  sujets  des  temps  barbares  les  règles 
d'une  poétique  plus  barbare  encore,  et  n'imitez  pas  ce  peintre 
de  nos  jours  qui  voudrait  représenter  les  princes  et  les  guer- 
riers du  dixième  siècle  dans  le  style  gothique  des  vitraux  de 
leurs  chapelles  ou  des  marbres  de  leurs  tombeaux.  Abjurez,  il 
vous  est  permis,  les  dieux  de  l'antique  Olympe  :  nous  conve- 
nons avec  vous  que  l'Aurore  est  bien  vieille,  et  Flore  bien 
fanée...  Faites  apparaître  les  Fées,  les  Nécromans,  les  Sylphes  : 
ces  fictions  qui  ne  sont  pas  nouvelles  pour  nous,  puisque  les 
récits  de  Pérault  en  ont  bercé  notre  enfance,  peuvent  avoir  de 
la  grâce  et  amuser  l'imagination  ;  mais  ne  prodiguez  pas  les 
Revenants,  les  Larves,  les  Lamies,  les  Lémures,  les  Vampires 
grossières  créatures  de  l'ignorance  et  de  la  peur.  Soyez  reli- 
gieux et  graves  dans  vos  écrits  ;  mais  ne  soyez  pas  éternelle- 


—     il»3     — 

ment  tristes  ;  rappelez-vous  que  dans  les  livres  sacrés  tout 
nest  pas  du  ton  des  lamentations  de  Jérémie  ou  des  plaintes 
de  Job,  et  qu'on  y  trouve  aussi  des  hymnes  de  bonheur  ou  des 
cantiques  d'allégresse...  Peignez  la  nature  avec  vérité,  mais 
avec  choix,  sans  marquer  minutieusement  ses  moindres  traits... 
Peignez  surtout  le  cœur  humain,  mais  sans  recherche  et  sans 
exagération  :  c'est  un  abime,  dit-on  ;  portez-y  la  lumière,  au 
lieu  d'en  épaissir  les  ténèbres;  soyez-en  les  observateurs,  les 
historiens,  les  romanciers,  mais  n'en  soyez  pas  les  lycophrons 
et  les  sphinx.  Ayez  horreur  de  cette  littérature  de  Cannibales 
qui  se  repaît  de  lambeaux  de  chair  humaine,  et  s'abreuve  du 
sang  des  femmes  et  des  enfants  ;  elle  ferait  calomnier  votre 
cœur  sans  donner  une  meilleure  idée  de  votre  esprit.  Ayez 
horreur  avant  tout  de  cette  poésie  misanthropique,  ou  plutôt 
infernale,  qui  semble  avoir  reçu  sa  mission  de  Satan  même, 
pour  pousser  au  crime,  en  le  montrant  toujours  sublime  et 
triomphant,  pour  dégoûter  ou  décourager  la  vertu,  en  la  pei- 
gnant toujours  faible,  pusillanime  et  opprimée.  Quoi  que  vous 
écriviez  enfin,  respectez  cette  langue  qui  a  suffîu  à  l'expression 
de  toutes  les  pensées  et  de  tous  les  sentiments,  et  qu'on  ne 
viole  jamais  que  par  l'impuissance  de  la  bien  employer,   v 


PREMIERE  TABLE. 

TABLE  alphabétique  des  POÈTES  dont  il  est  parlé  dans 
cet  ouvrage.  L'astérisque  (*)  indique  la  page  où  se  trouve 
une  notice  biographique  ou  un  jugement  littéraire  sur 
l'écrivain. 


A. 

Achillès  Tatius  329. 
Addison  45i. 
Afflighem(Guil.d')355*. 
AfraniDs  46i. 
Aicard  379*. 
Alamanni  387* 
Alberdinck-Thym  210. 
Alberti3l2. 
Alcée  78*,  -190. 
Alcman  190*. 
.\lexis  de  Thurium  463. 
Alfieri  459. 
Allan  Ramsay  287. 
Amadis  de  Gaule  276*. 
Ampère  377*,  452*. 
Amphion  77. 
Anacroon  190*. 
Ancelot  270*.  448. 
Andrieux   349*,    376*, 

448. 
.Andronicus(Livius)439. 
Anglemont  (d')  355*. 
Anseaume  472. 
Anthologie  grecque  419, 

»  latine  419. 

Antimaque  241*. 
Anliphane  463. 
Apollonius    de    Rhodes 

235. 
Apostolo  Zeno  184,  471. 
Aratus  387. 
Archiloque  396. 
Archi  prêtre  de  Hita  (L') 

279*. 
Arclinus  de  Milet  241. 
Aretin  i65. 
Arion  68. 
Arioste274*. 


Aristophane  462*. 
Arnault  302*,  448. 
Athenaïs(Eudox.)246*. 
Attius  (Lucius)  439, 
Augier451*,  4G8*. 
Augustin  de  Piis  195*. 
Ausone  243*,  419*. 
Autran  377*. 
Avitus  (S.)  242*. 


B. 

Ba brins  296*. 
Baggesen  287,  291*. 
Baif  442. 
Bailli  408. 
Bailly  (Le)  302*. 
Ballande  452*. 
Baour-Lormian  355*. 
Barbier     (Henri  -  Aug.) 

319*,  402. 
Barbier  (Jules)4o2*, 473. 
Barreaux  (Des)  188*. 
Barsiet  407. 

Barthélémy  390*,  402*. 
Basoche  44^.*. 
Basselin  (Oliv.)  195. 
Beecher-Stowe  (mistrs.) 

335*. 
Beers  (Van)  112*. 
Bellami  !19*. 
Bellay  (du)  397*. 
Belleau  (Rémi)  289. 
Bellefroid  321*. 
Belloy  357*. 
Belmontet  160*. 
Benoît  de  Ste  More  273*. 
Benserade  190. 


Béranger  (de) 196*. 
Berchoux  390*. 
Bergeron  416. 
Bernardin  de  S.  Pierre 

331*,  376*. 
Bernis  (de)  190,   376*, 

383*. 
Berquin  212,  219,290*. 
Berlaut  223. 
Bertin  171*. 
Bertrand    de    Marseille 

186. 
Beuvain       d'Altenheim 

(M^)  449. 
Bible  [La]  Voyez  Poêles 

sacrés. 
Bidpay  (ou  Pilpav)  293*. 
Bilderdyk    117*,    218, 

385*. 
Bilderdyk  -  Schweick  - 

hardt  118*. 
Bioa  289*. 
Blesières  (de)  I9i. 
Blieck  210. 

Blin  de  Sainmore  182*. 
Blommaert  210. 
Blumauer  411*. 
Boccage  (du)  260. 
Bodel  2.58. 
Bodmer  235*,  411*. 
Boïardo  187,  274*. 
Boileau     280* ,     388* , 

399*. 
Boisjolin(Vielhde)376''. 
Bonarelli  287*. 
Bornier  (de)  432^ . 
Bossuet  484*. 
Boudewyns  208*. 
Bouilhet  432*. 
Bourguin  303. 


—      l!)!j      — 


Bourneuil    (Gérard    de) 

186. 
Boursaulb  468. 
Brandt  106. 
Brebœuf  407. 
Bresciani  338*. 
Brifaut  148. 
Brizeux  f73*. 
Broekckaert  210. 
BroDiier  291. 
Brooke  4-34. 
Brouwers  2tO. 
Brugnot  166*. 
Bruni  182. 
Buschman  416. 
Burger  190,  211,  21','. 
Butler  2X1*. 
Buyst2l0,  214. 
Byns  (Anna)  208*. 
Byron  124*. 


(:ailly{de)4l9. 
Calaber  (Quintus)  235*. 
Caldéron  438*. 
Callimaque  79*,    142*. 
Callinus  141*. 
Calprenède  (La)   276*. 
Galpurnius  289*. 
Camoëns  249^. 
Campbell  123*. 
Campenon  269*. 
Canitz  406. 
Canon ge  3-37*. 
Carré  473. 
Casteleyn  441*. 
Casii  187*,  312*. 
Cats  385*. 
Catulle  190,  419*. 
Cecchi  465. 
Cellano  139. 
Centons  245*. 
Cervantes   187*,    329*. 
Charaard  178*. 
Chants    de  l'église   76, 

138. 
Chansons  de  gestes  258. 
Chapelain  260*. 
Chariton  329. 
Chateaubriand  265», 

332*. 
Chaulieu  195. 
Chènedollé  377*,  383*. 


Cbénier(Andr.  de)  148', 

290*. 
Cbénier  (Jos.  de)  loO. 
Chiabréra  120*. 
Choerilus  2U. 
Churchil  .J97. 
Ciaeys  219. 
Claudien  242*. 
Clésieux173*  453*. 
Clesse  199*. 
Clopinel  275*. 
Colardeau  182*. 
Colet(.MIle)  174*. 
Coligny   (Henriette   de) 

1 46*. 
Collin  455*. 
Colson  178*. 
Columella  387. 
Coluthus  235*. 
Coomans  406*. 
Coufr.  de   la   Passion 

44  r. 
Congrèvo  465. 
Coninckx  309*,  420. 
Conrad  de  Wurtzbourg 

211,254. 
Conrad  IV  211. 
Conscience  339'. 
Cooper  336*. 
Coppée  358*. 
Coras  260*. 
Corneille  (P.)  4i5*. 
Corneille  (Th.)  446,  448. 
Courtemans    (M')     210, 

314*. 
Cramer  130'. 
Cratinus  462. 
Crébillon  448*. 
Creuzé   de  Lesser  279, 

268*. 
Creutz  183. 
Cycliques  241". 
Cycles  259. 


Daems  219*. 
D'Ancourt  468. 
D'Angiemont  355*. 
Dante  (Le)  2i6*. 
D'Arlincourt  269'. 
Daru  38&'. 

Daufresne  de  la  Cheva- 
lerie 203'. 


Dautzenberg  210. 

David  (Propb.)  479'. 

Debeck  210. 

De  Bernis  376*,  383'. 

Débora  74". 

De  Bornier  i52'. 

Debreaux  196. 

Dochamp  (Ad.)  108. 

Decort  210. 

Decorte  310. 

De  Decker  178'. 

De  Félix  (Me)  178. 

De  Fontanes  1.32*. 

DeGaal  291'. 

De  llaen  292'. 

De  Jussieu  303'. 

Deken  (Agathe)  338'. 

Le  Laet  111'. 

De  la  Fresnay  387. 

De  Lamartine  84',  175', 

375. 
Do  la  Prade92*,  404'. 
Délia  Porta  465. 
De  Lavigne  165*. 
Deliile  .389*. 

Del  pi  t  453*.  . 

De  Marsy  388'. 

De  Meyer  383'. 

De  Meyere  219'. 

DeMongis  305'. 

Demoulin  416. 

De  Musset  171*. 

Denis  (Père)  132*. 

De  Pleurre  246'. 

De  Polignec  383'. 

De  Pontmartin  332'. 

De  Potter  210. 

De  Reiffenberg  178'. 

Deroulède  452'. 

De  Rouveroy  306*. 

Desaugiers  195*. 

Desbarreaux  188'. 

Desbordes- Valmore  ^M") 
161'. 

Descbamps  (Ad.)  98. 

Deschamps  (Ant.)   169". 

Deschamps  (Emile)  212', 
451'. 

De  Ségur  305*,  452*. 

Deshouliores  (Mo)  290'. 

Deshoulières  (Mlle)  290". 

Desmarets  260. 

Desmouslier  468, 

Desnoyers  332". 


-     490     — 


Desplanques  208'. 
Desportes  188. 
Despréaux  390". 
De  Stassart  306- . 
Destouches  467*. 
De  Tressan  276. 
De  Viau  (Ttiéoph.)  SI". 
De  Vigny  16t*,  451-. 
D'Herberai  des   Essarts 

276'. 
Dickens. •^36*. 
Diderot  470. 
Diego  Hurlado  329". 
Dies  iras  "il,  4  39. 
Diomus  288. 
Dirks  (P.  Servais)  3o3-. 
Doice  459. 
Donne  397. 
Doolaeghe  210. 
Doorne  210. 
Dorât  182'. 
Doucet  468". 
Droogenbrouk  210. 
Dryden123*,  186. 
Du  Bellay  190,  397-. 
Du  Boccage  260. 
Dubois  177*. 
Dubos  318". 
Ducis  448. 

Duclésieux   173',   453*. 
Ducos  269'. 
Du  Fresnoy  388*. 
Du  Fresny  468. 
Dulard  383". 
Dumas  (Alex.)  451'. 
Dupont  198*. 
Du  Ryer  442. 
Dusch182,  391. 
Duval  473. 
Du  Vivier  282*. 

E. 

Ebert  417. 

Ecrevisse  341*. 

Enf.  de  la  Basoche  442. 

»     sans  souci  442. 
Eonius  242,  397. 
Epicharme  462. 
Ercilla  (Aionzode)  250*. 
Eschyle  436*. 
Esménard  389'. 
Esope  296' 
Essais  littéraires  108*. 


Estèvesde  Blèsières194. 
Etienne  468*. 
Eubulus  463. 
Eudoxie246*. 
Eugamuon    de    Cyrène 

241'. 
Eunoélns    de    Corinthe 

24r. 
Eupolis462. 
Euripide  396,  437*. 
Ezécbiel  (proph.)  481". 
Ezéchiel  (trag.)  440. 


Faguioli  465. 
Falconia  CProba)  245*. 
Falk  420. 
Favart  470. 

Feith(Rijnvis)  118*,  458, 
Fénelon  26!'. 
Féval  333'. 
Fieldiog  334*. 
Filicaja  120*,  187*. 
Flaccus(Val.)  242*. 
Fletcher  454*. 
Florian  301*,  331*,  313". 
Foé  334*. 
Fondras  304*. 
Fontanes  (de)  152*. 
Fontenelle  182*,  290*. 
Fortiguerra  274*. 
Franck  243*. 
Frangipani  77. 
Frédéric  II  211. 
Fulvio  120*. 
Furetière  407. 


Gaal(De)  291*. 
Garnier  442. 
Garth  28)'. 

Gauthier(Théoph.)  337' 
Gay  (Anglais)  289. 
Gay  (Sophie)  153*. 
Gay(DeIph.)  153*. 
Gellert  3)1*. 
Gemmiogen  183. 
Gens  178. 
Gérard  (Père)  355". 
Geraud  165". 
Gerstenberg  186. 
Gesner  290'. 


Gezeile  2)0. 
Giaoni  187". 
Giebens  2)0. 
Gieseke  186. 
Gilbert  82*. 
Ginguené  304'. 
Girard   de  Bourne  186. 
Girardin  (M«  de)   153". 
Giraud  448. 
G!eim2)1,  312. 
Glover  253*. 
Gôcking  420. 
Godschalck210. 
Goedroen  277*. 
Goffin  77,  144. 
Goldoni  465',  472'. 
Goldsmith  335*. 
Gombaud  223. 
Gomberville  276. 
Gordon  165. 
Gôlhe  13)*,  2)4*,  337*, 

453*. 
Gotter  474. 
GoufTé  19.5*. 
Gozzi  465. 
Grandgagnage  349'. 
Gratins  Faliscus  387. 
Gray  123*,  145'. 
Gresset  183*,  280*.  343". 
Grillparzer  455*. 
Gryphius  190. 
Guarini  287*. 
Gudrtoi  242*,  277*. 
Guérin  170*. 
Guidi  120*. 
Guillaume  416. 
Guillaume  de   Guiènne 

194*. 
Guillaume     de     Lorris 

275*. 
Guillemin  267". 
Guiraud  156*. 
Guttinger  94*. 

H. 

Haen  (de)  292'. 
Hagedom  34',  384". 
Halévy  304*. 
Haller  384*. 
Hammond  145. 
Hardenberg  180. 
Ha  y  ois  2)3",  392*. 
Hégémon  407. 


-      i!)7     - 


Ué£;fsii»pe  Moreau  16G". 
Hésésippe    de    Tarentc 

403. 
nésias  de  Trézène  2 H'. 
Heine  (Henri)  133-. 
Heliodore  329-. 
Helmers  MO",  SSC. 
Henaux  178. 
HeDridOlTerdingeu  211. 

254. 
Henri  de  Veldeck  33i. 
RenrilV  211. 
Herberay  (d')  27G. 
Herder  21V  317,  324. 
Hecrr.an  77. 
Hésiode  380". 
Hiel  210. 
Hiiler  4^74. 
Hipponax  390. 
H  lia  (de)  279. 
Holty  no-. 

Homère  78*.  235*.   279. 
Hooft  119-,4bS-. 
Horace  70"  412'. 
Hroswilha  441. 
Hupo    89',   270-,    333-, 

451'. 
Huygens  420. 

I. 

Immerman  463. 
Immerzeel  H 9. 
iDDOcent  m  139. 

Isaïe  479'. 


.lacobi  474. 
Jacopone  77',  123' 
Jérémie  480*. 
Job  478". 
.lodelle  442. 
.lonhsou  454. 
Jussieu  (de)  303". 
.lu vénal  397". 


Kaerle  en  Elegasle  278. 
Kastner  394. 
Kind  474. 
Kleist  291,  379. 
Klingshor  211. 
Klopslock427-,  253-. 


Klopstock    (Marguerite] 

182. 
Koets  219. 
Kortipr  211. 
Ko.seiiarloii     179.     182. 

353. 
Kotzehue  43T. 
Krelschmann  420. 
Kriimmaclier  18G,  324. 
Kiiffiier  182. 
Kurtb  178. 
Kuttner  186. 


I.abarre  170. 
Lacau?«ade    174',  377'. 
Lachambeaudie  304". 
La  chaiisi^ée  470*. 
Lafontaine  146,  298". 
La  Harpe  182',  448. 
Lalli  407. 
Lamartine  (de)  84'.  175", 

376'. 
Lamonnove  195. 
La  MoUe-Houdart299\ 
Langendyk  405. 
Latouche  170',  468'. 
Lalour  419. 
Le  BaiHy  302*. 
Lebrun  P.  A.  83'.  45f. 
Lebrun  P.  D.  83. 
Lecomle  de  Lisle  378", 

4o2-. 
Le  Dante  247'. 
[-edeganck  109'. 
Leesiaerg  292". 
Lefranc  de  Pomp.  82', 

448. 
Leeouvé  452". 
Legrand  408,  468. 
Le  Mayeur  386'. 
Lemercier  269',  448. 
Lemierre  388'. 
Lemoine  (le  Père)  261'. 
Lemoine  (.'\ndre)   378'. 
Léonard  219.  290'. 
Le  Pas  (André)  354". 
Le  Pas  (Aug.)  219,  354'. 
Lesage  330",  408. 
Lesbroussard  lor,  219. 
Leschès  de  Lesbos  241" . 
Lessing  3H*. 
Le  Tasse  247',  287'. 
Le  Trissin  247'. 


Lelteroefenhujcn     112'. 

IJchtwer  31  f,  384'. 

Lillo  455-. 

Linus  7''. 

Liscow  406. 

Livius  Andronicus  4  39. 

Logau  /i20. 

Lokman  295". 

Lomon  i53". 

Longue  ^29". 

Loi)iay  199-. 

Loosjes292,  339-. 

Lope  de  Vé^a  458'. 

Loredauo  407. 

Loypon  166*. 

Lucaiu  243". 

Luce  de  Lanslval  26S', 

/ii8. 
Luciiius  396". 
Luciu.?  Attius  439. 
Lucrèce  382". 


M. 

Maffeï  459. 
Maggi  397. 
MalxWhârata  241'. 
Malfilatre  267'. 
.Malherbe  80'.  195. 
Malleville  188'. 
iMaollius  387, 
MarizoTiil20*,337",'io9'. 
Marc-Uaveux  432'. 
Maréchal"  308'. 
Marguerite     d'Autriche 

208. 
Marie  de   France  298'. 
Marique  308". 
Marivaux  330',  407'. 
MarmoDlil  330'. 
MarnixdeS.Aldg.  208'. 
Ma  rot  412". 
Martial  419*. 
Martin  377*. 
Masénius  253". 
Massinger  465. 
Mathieu  200". 
Matthissou  211. 
Maynard  188". 
Médicis(Laur.  de)  187". 
Méhun  (de)  275'. 
Meléagre  289'. 
MelindeS.  Gel.  195. 
Ménandre  'i63*. 

32 


im    — 


Mendoza    (Hurtado  de) 

329*. 
Menzini  120". 
Merken  (Van)  385*. 
Méry  402*,  408. 
Métastase  184,317,471. 
Meyret  442. 
Michat'Iis  406. 
Michaud  376*. 
Michel-Ange  187'. 
Michiels  210. 
Millevoye  146",  268*. 
Million  379*. 
Milton  2SI*. 
Mimnerme  142*. 
Minnesinqers  210*,  2S4. 
Minzoni  (Ooofrio)  187'. 
Molière  306*. 
Moonen  291*. 
Moore  fEl.)  434, 
Moore(Thom.)  176*. 
Moreaii  (Hég.)  166*. 
Moschus  289*. 
Mullner  463. 
Musée  77*. 

N. 

Nadaud  199*. 
Némésien  289. 
Névius  242. 
Newmaii  336*. 
Nicandre  387. 
Niebelungcn  2o4*,  277. 
Niemever  186. 
Nodier  (Ch.)  94*,  332', 

3o5*. 
Nolet  do  Brauwere  210, 

271*. 
Nonnsz  309*. 
Noiker  77. 
Novalis  180. 


Oidham  397. 

Ononiarrite  77. 

Opitz  190,  3:9. 

Oppien  387. 

Orphée  "23;")*. 

Ossian  251*. 

Olhon    de  Brand.    211, 

Otway  46). 

Ovide  Uo*,  182*,  .382*, 


Pacuvius  397,  439. 
Paiileron  404*. 
Panard  19.'i*. 
Panyasis  241*. 
Parodi  453*. 
Parseval-Grand  268'. 
f'asseroni  312. 
Pavesi3r2. 
Pchant  270*. 
l'éhge  Patrice  246. 
Pellico(Silv.)338*,459*. 
Pepoli  450. 

Perles  de  l'Evangile  208. 
Perrault  335*,  407. 
Perse  397*. 
Péruse(De  la)  146. 
Petit-.Iehan  407. 
Pétrarque  119*,  316. 
Pfeffel3l2. 
Phèdre  297*. 
Phérécrate  462. 
Philélas  142. 
Philips  289. 
Piccerillo  338*. 
Pignotli  312, 
Pii^reles  279, 
Piis(de)  195*. 
Pilpay  29.5*. 
Pir;dare  78*. 
Piron  408,  468. 
Platon  (le  comique)  462. 
Plante  464*. 
Poelhekke  219. 
Poèmes  du  Ciel  274. 
Poêles  cycliques  241*. 
Poètes  sacres  235*.  474*. 
Poètes  sotiabes  211. 
Poiriers  385*. 
Polignac  (de)  38 i*. 
Polonus  170*. 
Pommier  269*,  403*. 
Pompigiian  (Lefr.)  82*. 
Ponsard  449*. 
Pontmarlin  (de)  332*- 
Pope   182*,   281*,   289*, 

382*,  393*. 
Potter  (de)  2i0. 
Potvin  47*.  416. 
Prade  (Vie.  de  la)  92'. 

404*. 
Pradou  223. 
Prarond  377*. 
Prins  178. 


Proba  Falconia  245'. 
Properue  145*. 
Provençaux  193*. 
Prudence  145*. 
Psaumes  73,  136. 
Pulci  273*. 
Pyrker2ir,  256*,  353*. 


Quévédo     (Fraur.     de) 

330*. 
Ouinault  472*. 
Ouinet     (Benoît)     lOi*. 

406',  416. 
Quinet  (Kdgar)  102*. 
Uuintus  Calaber    235*, 

R. 

Rabener  406. 
Racan  82*,  289*. 
Rachel  406. 

Racine  (.leau)  82*,  446*. 
Racip.e(Louis)183*,383*. 
Bâmdgana  241'. 
Ramier  130*,  183. 
Ramsay  287. 
RangaLé  459*. 
Rapin  387*. 
Raltisboniie  304'. 
Raupach  465. 
Reboul  87*. 
Regnard  467*. 
Régnier  397*. 
Reinckede  Fos279,283*- 
Renier  310. 
Reus210. 

RhynvisFeith  118*. 
Richardson  334*. 
Richer  301*. 
Richter  337*, 
Robert  275. 
Robert  (Roi)  77. 
Robert!  312. 
Roemer  420. 
Rogier  de  Beauvoir  '74*. 
Rollenhagen  28). 
Rolli  184. 

Ronsard  188*,  260*,  289*. 
Rosset  389*. 
Bolron  41-2. 
Roulaus  208. 
Rousseau  82*,  184*419*. 


—     4!»1) 


Rouveroy  (de)  306". 
Rowe  45  i. 
Royer  305- .  473. 
Ruccellaï  387*,  459. 
Ruckert  l<)0. 
Ruelens  (\^)  101  ". 
Ruiz  (Junn)  '279*. 
Ryer  (Andio  du)  442. 
Rykers  107*,  270*. 


Saint-Amand  200. 
Saiiit-Avitus  242*. 
Sainte-Bonve  9o'. 
Saiute-Thérè^e  187. 
Saiut-Fraur.d'Ass.l22*. 
Saint-Georges  473. 
Saiut-Gtéi^oire  de  Naz. 

U2-. 
SaiDt-I.ambert(de)376'. 
Snlis  2H. 
Samaiiiego  312. 
Sanlecque  400*. 
Sannazai-  243'. 
Satileul  7  7,  1  ï4'. 
Sapho  78*. 
Sauvage  473. 
Scanou  189*,  407*. 
Schiller  13i*, 21 4*,  456*. 
Schlégel    (A.    G.)    182, 

3o3. 
Schlégel  (F.)  179.  -190. 
Schlégel  (.i.  E.)  317. 
Schmid  (Chan  )  350*. 
Schoonbroodt  178. 
Schriebeler  182. 
SchiôJer  46o. 
Schiihart  )30*. 
Schiilze  277' 
Scribe  473*. 
Scott  (Walter)  335'. 
Scudéri  260. 
Scudéri  (Mlle)  27G'. 
Sedaiue  472. 
Segrais  290*. 
Sénèque  4'i0'. 
Shakespeare  453*. 
Sheustone  289. 
Shéridan  465. 
Sidnev  276*. 
Silius'ltalicus  242*. 
Silviol'ellicol22*,338', 

351*. 
Simonide  i42'. 


Siret  350. 
Snellaert210. 
Snieders(A.)  340'. 
Snieders(R.)  340*. 
Sophocle  430*. 
Soliau  17G*. 
Soumet  268".  383*,  449* 
Spenser  276'. 
Slabal  139. 
Slace242'. 

Stappaerls  (Mlle)   101* 
Stasinus  241*. 
S/assart  (de)  306*. 
Sterne  335". 
Sté^ichore  190. 
Stolberg  (Ch.)  131'. 
Stolberg(F.)  I3r. 
Streckfuss  190. 
Suze  (Comtesse)  146'. 
Swift  336*. 
Synésius  144'. 


Ta.sse  (lo)  247*,  287*. 
Tassoni  279*. 
Tastu  (M«)  154*. 
Térence  404*. 
Testi  120*. 
Théocrite  190,  288*. 
Thcoph.    Gautier    357' 
Théopb.  de  Viau  81*. 
Thespis  435. 
Theurict  378*,  468'. 
Thibaut  de  Ch.  180. 
Thomas  268*. 
Thom.'^on  378*. 
Tlionissen  105. 
Tibulle  145*. 
Tieck  437*. 
Tiedge  384*. 
Ti modes  463. 
Tollens  119*. 
Tomas  de  Yriarte  312* 
TopQer  351*. 
Tramblav  304*. 
Tremblay  304*. 
Treneuil  146*. 
Tressa n  (de)  276*. 
Trissin  (Le)  459. 
Troubadours  193". 
Trouvères  194*. 
Tryphiodore  235*. 
Turpin  275*. 


Turc|uelv  86". 
Tyrtée  l'il",  192. 


U. 

Uhiand  211*.  214'. 
Urfé  (HoD,  d')  276' 
Uz  130*. 


Vaez  473. 
Vadé  472. 
V'alentin  178. 
Yalerius  Fi.  242'. 
Valmiki  242. 
Yanacken  210. 
Yan  Beers  1 12*. 
Yan  der  Goes  379. 
Van  der  Velde  337*. 
Yan  Duyse  209*. 
Van    Haren    (G.)    117% 

278* 
Van    fiaren   (0.)    117*. 

270*. 
Van  Hasselt  99*,  320*. 
Van  Uiilst  208*. 
Van  nuist(C.)  210. 
Vanière  388*. 
Yan    Kerckhûven    210, 

341*. 
VauMaeriaut  219,384*. 
Van  Mande.'rl  20s*. 
Van  Merkcu  38.5*. 
Yan  0\en  210. 
Van  Ryswyk  209". 
Van  Win  ter  379. 
Vasco   de   l.abeiru   276. 
YauqueliudelaFr.  .'î87*. 
Veldeek(H.  de)  211. 
Verdi  Zolti  312. 
Veuillot  404*. 
Vida  243",  387*. 
Vielh  de  BoJ'-j.  376*. 
Vieunet303'.  414*. 
Vl.anv(de)10l*45r. 
Villon  193. 
Yioleau  357*. 
Virgile  244',  289'.  387*. 
Vischer  420*. 
Voiture  190,  222. 
Voltaire  263*,  448'. 
Yondel  114',  458'. 


—     1)00 


Voi)  derVogel%veide2l  I . 
Von  Vt'lilecUen  Soi-. 
Vos  291  •. 
Vyasa  2il. 

W. 

Wacken  l"»j'. 
Waldor-  (\î<-)  132'. 
Walhs  .333-. 
Vv'alllier  Scott  333*. 
Walther  von  rter  Vogeî- 

weide  211. 
Watelet  388\ 
Weckherlin  190. 
Weemaes2IO. 


Weisje  211,  474. 
Wellekens  291'. 
Wencel  (Roij  211. 
VVerner  4.!)'i'. 
Wernicke  420. 
Weustenraad  9iy . 
Weyer   de    Slreol 

282*.    • 
Wielaud  î"\  337 
Willanow  312. 
Willem  283. 
Willems  1 1  r. 
Wiscman  33G'. 
Wolf  338*. 
Wolfram   d'Escli. 


2||- 


Ximenez    Asellon    273. 


Youn.i»  382'. 
Yriarte(de)  31 2'. 

Z. 

Zacliariac  281*.  379. 
Zéno  (Apostolo)  184. 
Zetteruam  3il'. 


DEUXIEME  TABLE. 

Morceaux  choisis  et  extraits  des  auteurs  cités.  Uastérisque  {* 
indique  les  morceaux  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les  pre- 
mières éditions. 


Avantages  de  réliiiie  des  Belles-Lettres,  par  Df/i7/e i 

Le  boucher  moribond ,     .     .     .  2  ) 

Biaise  et  Lucas 23 

Une  apparition,  par  yof/ , 2j 

Une  vision,  par  Daniel 2(J 

'Le  conseil  des  dénions,  par  Chalectahriand 2() 

■Songe  d'Athalie,  par  Bacme 2<) 

Exemples  de  sublime,  par  CornciUo,  Bacii  c,  v\v 27 

Le  cheval,  par /o6 •'■! 

Tempéiie  dans  une  forêt,  par  Chaleaubriand 33 

Inscription  de  la  porte  de  l'Enlcr,  par  le  D«n?e 3't- 

■  Dévouement  sublime,  par  7?r/sci,'.r 3i 

'  Un  tableau,  par  Fénelon -'7 

■  Un  rêve,  par  l'.  Hugo 39 

■  Le  beau,  par  Ch.  Polvin 47 

Amour  de  charité,  par  S.  François  d'Assise 32 

Domaine  de  la  poésie,  par  Schiller 30 

IJgolin  aux  enfers,  par  le  I>aH/e fil 

*  Cbant  héroïque  de  Dp6ora 7i- 

'  Ode  il  Dupérier 80 


-    :iOi    — 

Ode  à  Louis  XIII,  par  .l/ci//«'rtt,' f^l 

■  Austerlitz,  par  Lebrun (^3 

"  Le  ciel  d'Athènes  » ^i- 

Le  rayon  ce  fut  ta  grâce,  par  Turquety >^" 

L'ange  et  l'enfant,  par /.  jRftoM/ ^^ 

'  L'enfant  grec,  par  V.  fliigo ^0 

■  L'Ascension  humaine,  par  V.  Hugo 0' 

■  Dédicace  à  ma  mère,  par  V .  de  la  Prade ^-^ 

■  Une  strophe  à  la  Vierge,  par  Ch.  Nodier ^^■ 

'  La  royauté  de  J.-C.  balTouee,  par  HV»s.'e«raa(/ ')•> 

■  Le  remorqueur,  »  »  9"' 

■  Le  génie  de  l'homme,  par  V'a/i //assc/? <00 

■  Un  cerisier,  par  Lof/îsa  S/a/j/;ae/75 '02 

■  Espérance,  par  fie«o/<  Quinet '03 

■  Espérons,  ode,  par /.-/.  rAo?Jïssc,v lOi- 

■  Ruines,  par  le  même lOo 

■  Derniers  moments  du  Christ,  par  fîiyfrers '07 

■  Le  poète,  traduit  de  A.erfeg'ancfe l'O 

■  Bruges,  du  mo'me l'O 

■  Le  chant  du  Poète,  par /)e  Laet '" 

■  Le  remorqueur,  par  V'aii  fieers ,     .     .     .     .  112 

Chœur  d'Auges,  par  V'ondfi/ "a 

Le  grand  hymne,  par  Fe/Z/i 118 

■  Chœur  d'Adelchi,  par  .Va«30Hi L22 

Le  plaisir  de  l'espérance,  par  CaHi;;?'('// I2i 

■  L'Océan,  traduit  de  Ihjron <25 

Ode  à  l'Irlande,  par  ^/^.  .1/oore L26 

Le  chant  du  printemps,  par  A'/ops/ocA' 128 

Le  torrent  du  rocher,  par  F.  c/e  5io/bt»7/ '31 

■  Le  Cœur  de  Jésus,  par  //.  fleine '33 

Super  flumina  Babylonis '36 

Traduction  du  S(/per /7«mi«a,  par /.("/"/'ajic  t/e /^omp/r/Jtart.     ...  136 

Elégie  sur  la  mort  de  Saiil  et  de  Jonathas,  par  Dau/cZ '38 

•  Chant  de  guerre,  traduit  de  Tijrlce 139 

'  L'homme, 'par  S.  Grégoire  de  Xazianze '  '5-1 

■  Hymne,  par  Sijnésius 142 

■  Hymne,  par  P>-»(/eHre ' 'li- 

Le  cimetière  de  campagne,  par  Gra;/ Ho 

La  chute  des  feuilles,  par  .Vi7/ei;o,yc 146 

■  La  jeune  captive,  par  ^.  C/it'/iJer 148 

■  Derniers  vers  de  CAt'rtie/' ISO 

■  La  chartreu.se,  par  de  Fonlanes I51 

■  L'orpheline,  par  M»  IFa/f/or 152 

■  Les  .eœnrs  de  Ste  Camille,  par  M' rfe  Gt/'rt/Y///i 134 


-      ti02     — 

■  Le  dernier  jour  de  l'acnée,  par  M' 7flt5/// 455 

"  Le  petit  Savoyard,  par  G'Mir«»rf 456 

■  Le  cor,  par  de  Vigny 462 

Un  ange,  par  Loyso?» 465 

■  Une  visite  à  St-Etienne-du-Mont,  par  ff.  Moreau 467 

■  A.  de  Lamenais,  par  .4n/.  Z)ec/iam;;s 469 

Vue  de  la  terre  promise,  par  Po/onjw& 4  70 

L'amour  divin,  par  Mlle  Ber^m 474 

Mauvaise  humeur  du  poète,  par  i4//'.  rf<?  A/Hsse/ 472 

Ballade  à  la  lune,  par /e  mc-me 472 

Déception  du  poète,  par  jLacflMSsade 474 

■  Isolement,  par  Lamar^i/ie 475 

Les  cloches  du  dimanche,  par  So^iau 476 

L'adoration  sur  la  montagne,  par  Z)«boîS 477 

Sur  la  mort  de  son  père,  ZedegfancA- 479 

'  Sur  la  tombe  de  mon  père, /TôV/i/ 480 

■  A  Marie,  par  A^om/ts , 481 

■  L'hiver,  cantate,  par /.-Z?.  Rousseau 485 

Sonnet  de  Cervantes 4  88 

•)       de  Des  Barreaux 489 

»       de  Scarron 489 

■  La  colombe,  par  Anacréon 492 

*  Les  moissonneurs,  par  r/!P0c'/'î7e 492 

Chanson.  Les  croisiers,  par  Thibault 494 

»       Le  Corbillard,  par  Go?//7V 495 

Méditation  poétique,  par  Béranger 496 

Chanson.  Les  Hirondelles,  par  Béranger 497 

"         Le  nom  de  famille,  par  .4.  C/esse 200 

'>          Le  conscrit,  par  le  même 200 

»         Ce  que  je  vis  sur  la  grand'place  a  Mons,  par  le  même.     .  202 

La  couronne  et  l'enfant,  par  Daufresne 205 

Chanson.  La  source  d'Ardenne,  par  le  même 205 

La  bière  et  le  vin,  par  Ma//j!eH 206 

Kerels-lied 208 

'•         De  loteiing,  par  Yan  Duyse 209 

>>         Adieu  aux  Alpes,  par  Pi/rA-er 244 

Les  derniers  moments  du  Tasse,  par  ^flî/o/s 24  3 

Le  roi  des  Aulnes,  traduit  de  Goethe 215 

Le  plongeur,                   »       »  Schiller 246 

Le  géant,  par  V.  Hugo 249 

Rondeau,  par  Voiture 222 

Triolet,  par  Scarron 222 

Madrigal,  par  Pradon 223 

>•          »    Bertaut,  idem  par  Gombaud 223 


—    r)03    — 

Madrigal  par  de  Viau 223 

Adieux  d'Hector  et  d'Andromaque,  traduit  d'Homère 238 

Trahison  de  Judas,  Ceoton  de  de  Pleurre 246 

Analyse  des  Niebclungen 234 

Analyse  de  la  chanson  de  Roland 250 

Extrait                 »                 >-          260 

Talbot,  par  Chapelain 260 

Samuel  ti  David,  par  Coras 26f 

l.cbfuvéra'ûles  de  Siegfried  àaus  hct  Xevelingenlied 277 

Dom  Carnaval  et  dame  Carême,  par  Riiiz 279 

Les  médecins  et  les  apothicaires,  par  Vo//aî>e 281 

L'assemblée  des  démons,  par  f/tMrei/er  f/e  S/rec/ 282 

Les  pêcheurs,  par  Thcocrite 285 

Fable  dun  renard  et  d'une  poule  de  Pi/pai/ 296 

Les  oiseaux  et  le  choucas,  traduit  de  Babriits 297 

La  pie,  par  La  Molte-lloudart 300 

L'âne  et  la  llûte,  par  Florian 301 

Le  chien  et  le  chat,  par  ^rnau// 302 

L'Kssieu  mal  graissé,  par  Yiennet 303 

Le  coche,  par  Guingcnic 304 

Attends-moi,  par  i?aasi/oti?!c 305 

Extraits  de  Royer 305 

L'écureil  et  le  renard,  par  de  Rouveroy 306 

Le  papillon,  par  7îe»)ac/c' 308 

De  wolf  en  hetlam,  du  Xill'^siécle 308 

De  wolf  en  het  peerd,  par  Co?t!«c/ca 309 

Les  chats  et  le  maître  de  la  maison,  traduil  de  Uchlwer  .     .  311 

L'âne  joueur  de  flûte,  traduit  de  y>(ar/e 312 

L'ours,  le  porc  et  le  singe,  tradnit  rf»  wK^me 313 

Allégorie.  La  forêt,  par  Sa/omo/( 310 

)           La  vigne,  par  ]saie 316 

>:          La  bergère  à  ses  brebis,  par  M' Z)es/iOw/t^rcs    ....  317 

La  violette,  par  Dubos 318 

Napoléon  I,  par  Barbier 319 

La  forêt  abattue,  par  Van  Hasselt.     .......  320 

Les  deux  pasteurs,  par  L.  Z?e//e/'rojrf 322 

Conte.  Le  cheval  d'Espagne,  par  Florian 345 

Le  cheval,  par  Delille 346 

Chaudfontaine,  par  Crandgagnage 349 

Légende.  Le  chasseur  des  Alpes,  par  d'Anglemoni 256 

L'écrivain  prolixe,  par  Boileau 361 

Description.  La  sécheresse,  traduil  du  Tasse 363 

Une  bataille,  par  Chateaubriand 364 

>'          Le  char  de  Junon,  traduit  d'//oni('re 366 


-     50i     - 

Description.  St-Jérùme  et  St-Augustin,  par  C/ia/eaH6rian(i    .     .     .  366 

»          L'empereur  Rodolphe,  par  Pyrker 367 

Voltaire,  par  J.  de  Mai.'slre 368 

Faitsetgestes  d'un  hanneton  et. l'un  écolier,  p;ir  Top/fer.  369 

"          Un  songe,  Tpar  S.  Grégoire  (Je  Xaziance 37J 

Etudes  de  l'écolier  à  sa  fenêtre,  par  Top/fer 372 

0          La  levrette,  par  Lamartine 373 

'>          La  vache,  par  V.  Hugo 374 

Parallèle  du  priseur  et  du  fumeur,  par  narlfu-lemy 390 

L'art  de  la  danse,  par  Despréaux 390 

Du  cérémonial,  par  Hayois 392 

Satire.  Contre  un  importun,  par  Régnier 398 

■)        Sur  les  mauvais  gestes  des  orateur?,  par  Sankcque  .     .  400 

.1       Le  petit  baron,  par  Prt!7/(?ro?i 404 

»        Extrait  des  colères,  par  Pojjmiier 404 

Parodie.  La  mort  d'Hippolyte,  par  Méry 408 

Epître  à  François  I,  par  iVaro^ •  413 

»       Aux  muses,  sur  les  romantiques,  par  V'/f)Uip/ 415 

»      Un  enterrement,  par /.  Gi/!7/fl!(me 416 

'épigramme,  par  A7op.s/oc/c 417 

pigrammes  diverses.  In  simulacrum  Niobae,  de  VAulh.  grecq.  .     .  420 

»                  r,         A  un  musicien,  par  de  la  Giraudière  .     .     .  420 

»                 "         La  réplique  gasconne,  par  de  Slassart.     .     .  420 

»                  »          Sur  un  domestique  paresseux,  par  Lessing  .  421 

»                  »          La  rencontre,  par /?ao!// 42t 

"          L'usurier,  par  Coninck.v 42t 

"          Exodi,  par  le  même 42 f 

n                 •>         L'avocat,  par  le  même 422 

»                 '•         Une  Cartonnade 422 

.)                  >'          Une  Dupinade 422 

Mpitaphes.  llobespierre 424 

■>          Antoine,  par  de  la  Giraudière 424 

"           Le  marquis  de  Gréqui,  par  Séneci 424 

»           Le  bon  curé,  par  de  Stassart 424 

Gharles-Ouint 424 

■  Dîner,  souper  et  banquet  (en  cote) 442 

*  Sotie  (en  note) 443 

C.hant  prophétique  sur  la  chute  du  roi  d»  Habylone,  par  Isnïe     .     .  477 

■  Extrait  des  lamentations  de /(;>'e»ue 480 

■  Le  champ  des  morts,  par  Ezéchiel 482 

■  Cantique,  par  Dossuet 484 

Tombât  de  Cédar  et  d'Asrafiel,  par  iama>V/))e 488 

■  L'église  du  dieu  Pan,  par  V.  Hugo 489 

*  Pégase,  par  le  même 490 


TABLE  DES  MAT11']RES. 


Pic  face 


PRiîMlÈHE  PAUTiE. 

<".iiM>.  I.  De  lu  litléralure  eu  géiîéral.  —  Défiuitions  (I).  —  Happorls 

avec  la  sociélc.  —  Utilité  (3). 
tiiiAP.  H.         Dos  facultés  principales  de  l'homme  (b).  Raison  —  volonté  — 

sens  —  imagination  (tî)  — sensibilité. 
(]nAi'.  III.       Dii  beau  (10).  —  .1/7.  /.  Du  beau  en  général.  — §  1,  Du  beau 
considéré  en  nous  (II).  —  Sentiments  esthétiques  :  simple, 
sublime  —  enthousiasme  —  goût.  §  2.  Du  beau  dans  les 
objets  [13).   Beau  physique  —  moral  —   intellectuel.  — 
L'idéal. 
Jrl.  II.  Formes  du  beau  §  I.  dans  la  nature  et  dans  l'art  (16). 
i^  2.  Formes  dn  beau  exclusivement  dans  l'art  (20).  Défini- 
tion de  l'art  —  son  objet  —  son  but. 
.1/7.  ///.  Du  beau  moral  cl  intellectuel  ('22). 
(jiAi'.  IV.        Du  sublime.  Définition  —  caractère  (24-). 

.-1/7.  /.  Du  sublime  dans  la  nature  physique. 
Art.  II.  Du  sublime  moral  (27). 
Art.  III.  Du  sublime  dans  les  arts  (30). 
Ob.^ervations  sur  le  sublime  et  sur  le  beau  (33). 
C.iiAi'.  V.         Du  iioùt  en  général  —  du  bon  goût  (40)  —  dn  goût  i)arfait  — 

de  la  vai  iélé  des  goûts  (40). 
("iiAi>.  VI.       Du  génie  et  du  talent  (47). 
<'itAP.  VII.      De  l'enthousiasme  (oO). 
fliiAP.  Vlll.     De  la  poésie  ib2). 

CnAP.  IX.        DilVérence  entre  la  poésie  et  la  pro-;e  (•'»4). 
r.iiAP.  X.        Objets  de  la  poésie  (bO). 
(jiAP.  X(.        Origine  de  la  poésie  (1)3). 


-     !iOC     - 

SECONDE  PARTIE. 
Des  divers  genres  de  poésie. 

Division  générale  (65). 

Cu.\p.  I.  De  la  poésie  lyrique  (GG). 

An.  1.  Genre  sublime  —  hymne  —  Ode  (67).  Dilliyrambe  — 
Paean.  —  Observations  .sur  l'ode.  Poètes  lyriques  Hé- 
breux (73),  Grecs  (77),  Latins  (79),  Français  (80).  Remarques 
sur  la  poésie  moderne  (8i).  Belges  (93),  Flamands  (Ml), 
Hollandais  (iM),  Italiens  (122),  Anglais  (124),  Alle- 
mands (127). 
Art.  II.  Genre  moyen.  —  L'élégie. —  Poètes  Hébreux  (134), 
Grecs  (i39),  Latins  (I'i3),  Anglais  (145),  Français  (140), 
Belges  (176).  Allemands  (180).  —  L'Héroide  (1*81),  L'ode 
morale  (182),  la  Cantate  {\So],  le  Sotinel  (186).  Chez  les 
Italiens  (187),  Espagnols  (188),  Français  (189),  Allemands 
(190).  L'Epithalame  (190). 
Art.  m.  Genre  simple.  —  La  Chanson  (190).  Chez  les  Grecs 
(192),  Romains  (193),  Français,  troubadours  (193),  Belges 
(200),  Flamands  (208),  Allemands  (211).  La  Romance  (213), 
la  Ballade  (213),  le  Rondeau  (222),  le  Triolet  (222),  le  Ma- 
drigal (223). 

CiiAi>.  H,         De  la  poésie  narrative  (223) 

Arl.  I.  Poème  épique  ou  héroïque  (224).  §  I,  de  l'action  (223), 
§  2,  des  acteurs  ou  des  caractères  (228),  §  3,  de  la  narration 
et  de  la  marche  du  poème  .(232).  Poètes  épiques  Hébreux 
(233),  Grecs  (236).  L'Iliade  et  l'Odyssée  (240).  Epopée 
naturelle  et  artificielle  (241).  Poètes  cycliques  (241),  F'oètes 
Romains  (242).  La  Pharsule  (243),  l'Enéide  (244).  Poètes 
Italiens  (2i6),  Le  Dante,  —  Le  Tasse.  —  Poètes  Portugais 
(249),  Espagnols  (230),  Anglais  (251),  Allemands  (254).  Les 
Niebelungen.  De  l'épopée  en  France  au  moyen  âge  (258). 
Cantilènes.  —  Chanson  de  gestes,  —  chanson  de  Roland 
(259).  Poètes  épiques  Français  (2G0).  Le  Télémaque  (261), 

—  la  Henriade  (263),  —  les  Martyrs  (265).  Poètes  épiques 
Néerlandais,  —  Rylcers  (270),  Nolet  (271). 

Art.  il.  L'épopée  romanesque  et  l'épopée  cla-ssique  (272). 
Chez  les  Italiens  (273),  Roland  furieux  (274).  Chez  les 
Espagnols  (275).  Chez  les  Français  (273).  Le  roman  d'Enéas. 

—  de  la  Ro.se,  —  d'Amadis  de  Gaule  (276).  Chez  les  Anglais 
(276),  les  Allemands  (277),  les  Néerlandais  (277),  Nevelin- 
genlied,  —  Goedroen,  —  Caerle  en  Elegaste  (278). 

Arl.  IIL  Poème  héroï-comique  (278).  La  Parodie.  —  Chez 


—     îJO"     — 

les  [taliens  (270),  les  Kspagnols  (280),  les  Français  (280),  le 
l.ulrin,  —  Vert-vert  (281).  Chez  les  Anglais  (281),  les 
Allemands  (281),  les  Belges  (282). 

An.  IV.  Poésie  pastorale  (283),  règles  (284),  forme  épique  ou 
dramatique  (28G).  Drames  pastoraux  modernes  (287),  épo- 
pées yiastorales  (287).  Poésie  pastorale  chez  les  Grecs  (288), 
les  Romain?  (28!)),  les  Anglais  (2S9\  les  Français  (289), 
les  Allemands  (2rO),  les  Néerlandais  (292). 

Arl.  V.  La  fable,  —  règles,  —  origine  (294).  Chez  les  Hébreux 
(294)  Arabes  (29o),  Indiens  (29o),  Grecs  (29G),  Romains (297), 
Fançais(300),  Belges (.306).  Flamands  (309).  Allemands (311), 
Italiens  (312),  Espagnols  (312). 

Art.  VI.  L'Allégorie  (314),  chez  les  Flébreux  (316),  Français 
(317),  Beiges  (320).  La  Parabole  (324). 

Art.  VII.  La  Narration  poétique  (324). 

Art.VIII.  Le  Roman (32S),chez les Grecs(329), Espagnols (329), 
Français  (330),  Anglais  (334),  Italiens  (337),  Néerlandais 
(338),  Belges  (339),  Réflexions  sur  le  Roman  (341). 

Arl.  IX.  Le  Coûte  et  la  Nouvelle  (342),  chez  les  Français  (343), 

Belges  (349),  Allemands  (3q0),  Italiens  (3ol).  La  Légende 

(352),  chez  les  Allemands  (3'33),  BeKges  (3-'i3),  Néerlandais 

(3.i)4),  Français  (3.1.3). 

CiiAP.  111.       Poésie  descriptive(3o8).Exemples(3G3),chezlosFrançais(37G), 

Anglais  (379),  Allemands  (379),  Néerlandais  (.379). 
CnAP.  IV.        Poésie  didactique  (380), 

Art.  I.  Deux  genres  (381).  Premier  genre  chez  les  Grecs  et  les 
Romains  (382),  Anglais  (382),  Français  (383),  Allemands  et 
Néerlandais  (384),  Belges  (38G).  Deuxième  genre  chez  les 
Grecs  et  les  Romains  (386),  Italiens  (387),  Français  (.390), 
Belges  (392),  Anglais  et  .Allemands  (393). 

Art.  II.  La  Satire  et  la  Parodie  (394),  chez  les  Grecs  et  les 
Romains  (396).  Anglais  (.397),  Français  (.398),  Belges  (406), 
Allemands  et  Néerlandais  (406).  La  Parodie  (406),  le  Poème 
travesti  (407). 

Arl.  III.  LEpître.  Chez  les  Latins  (411),  Français  (413), 
Belges  (410). 

.\rt.  IV.  L'Epigramme  et  lEpitaphe  (417). 
Cii.Ai'.  V.         Poésie  dramatique  (424). 

Art.  I.  La  tragédie  (42o).  §  4.  L'action  (428).  §  2.  Les  acteurs 
(433).  §  3.  Du  style  (434).  Origine  (435),  chez  les  Grecs  (436), 
les  Latins  (439).  Théâtre  moderne,  en  France  (440),  en  Bel- 
gique (413).  Chambres  de  rhétorique  (444).  Tragiques  Fran- 
çais (445).  Drame  moderne  (450),  Anglais  (453),  Allemands 
(4541,  Néerlandais  (458),  Espagnols  (458),  Italiens  (459), 
Grecs  modernes  (459). 


—    r;oH    — 

Arl.  U.  I.a  (lomédie  ;iG0),cli3z  les  Grecs  (462;.  Komaius  (403^ 

Italiens,  K-pagnols,  Allemands,  Néerlandais,  Anglais  (46y), 

Français  ('iGG).  ComéJie  moderne  (iG8). 
(.iiAi',  \l.        Autres  productions  dramatiques. 

Art.  I.  La  Traj^clie  bourgeoise  (460). 
Arl.  II.  La  Comédie  larmoyatilo  (4*0). 
Art.  in.  La  Comédie  populaire  ou  Farce  (470). 
Art.  IV.  L'Opéra  (471),  L'0[)éra  moderne  (472). 
"CnAP.  VIL       De  la  Poésie  des  Livies  saints  (474),  Rhytme  (47b),  Style  (478; 

E.xemple  (477,  480,  482). 
CnAP.  VIII.     Un  mot  sur  le  Romantisme.  Son  origine,— son  caractère (48(i 

—  ses  excès  (487).  Exemples  (488).  Conclusion  (491). 
4'  Table  alpliabéliqua  des  poètes  (4t)4). 
2"  Table  des  morceaux  choisis  (300). 
3'  Table  générale  (505). 


FIN. 


Rî         Nyssen,  J       J 
1126         Essai  de  poétique  ou 
N88        manuel  complet  de 

littérature 

5.  éd.  revue  complétée 


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