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HISTOIRK
DE lUAisct:
XVI
Cet ouvrage
a obtenu de rAcadémie des Inscriptions
et Belles- Lettres
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et de rAcadémie Française
en 4856 et en 4859
LE GRAND PRIX 60BERT
PAS» — IMPRIUEIB DB J. CLAYS, RUB tAIKT-BBirOIT, 7
HISTOIRE
DE FRANCE
DEnnS LES TEMPS LES PLUS BECULfiS JUSQD'EIt 1789
HENRI MARTIN
TOME XVI
aUATRIÈME ÉDITION
PARIS
FUHNE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
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SEPTIEME PARTIE
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
LIVRE XCIX
LES PHILOSOPHES [suite).
Voltaire et les ENCTCLOFiDitTBS. — Voltaire à Berlin et à Feniei. — Can-'
dide. — Développemeotft de la philosophie do xviii* siècle. — Métaphysique de
Condillac. — Morale d*Helrétiii8. — Mouvement des sciences. D'Alembert. —
Sciences de la Nature. Bdffoh. Histoire Naturelle. Histoire el Théorie de
la Terre. Èjpoquet de la Nature. Histoire des animaux, Natdbaubmb. — Diderot.
Ses premiers écrits. Son association avec d'Alembert. Universalité de Diderot.
h'Efuyclopédie. Le Discours préliminairt. Esthétique de Diderot. Matérialisme.
1748 — mil.
Il est temps de retourner à l'histoire des idées, qui, durant
presc(ue tout ce siècle, se déroule parallèlement à l'histoire des
faits, l'une grandissant à mesure que l'autre décroit. Quand on
passe des intrigues politiques et des combats matériels aux com-
bats de l'intelligence, des généraux et des favorites de Louis XV
aux écrivains, aux philosophes, on croit passer *des pygmées aux
XVI. i
, • •
% .L^Sf'P.IrtL'e'SOPHES. [1750-17531
• •*• •, •• •• •
Titans. Ici ^.\p5*êrrCVf» nîêmcs sont des excès d'énergie et d'au-
ilacfç : ^Ifes; attestent encore la vigueur des esprits dont l'élan
/V:;\ô:és?re/**
* Pendant la première période du xvni® siècle, un seul homme
a occupé presque incessamment la scène; espèce de Briarée de
la philosophie, visant à tout, pensant sur tout, frappant partout,
comme s'il eût eu cent tètes et cent hras. Il n'en sera plus ainsi
désormais : Voltaire ne perdra rien de son activité ni de son
génie; il croîtra encore en autorité parmi les nations; mais son
autorité ne sera plus unique et incontestée dans l'armée des nova-
teurs : sa hardiesse sera dépassée dans le bien et dans le mal, et
de nouveaux héros vont se précipiter à découvert, avec une impé-
tuosité plus emportée, dans cette arène toujours plus remplie et
plus tumultueuse, où Montesquieu, jusque-là son seul rival,
n'était apparu qu'à rares intervalles, à pas mesurés et bien cou-
vert d'armes défensives.
La carrière de Voltaire est nettement tranchée en deux moitiés
par son départ pour Berlin en 1750. Nous n'avons point à racon-
ter ce séjour en Prusse, qu'il a retracé lui-même de sa plume
inimitable, et nous n'entreprendrons pas d'esquisser l'histoire de
cette Académie toute française de Berlin, qui a exercé sur l'esprit
de l'Allemagne septentrionale une si notable influence : ce sujet
a été traité dans un ouvrage récent avec tout le développement
désirable *. Ce qui importe à constater ici, c'est que ce fut là que
l'athéisme se produisit systématiquement et sans voile, avant que
d'oser le faire en France, et là aussi que Voltaire, qui n'avait
encore combattu, plus ou moins ouvertement, que contre les
religions positives et le spiritualisme cartésien, eut un premier
engagement contre l'athéisme et défendit après avoir toujours
attaqué, marquant ainsi le point fixe où il eût voulu arrêter le
mouvement de destruction. Dans ses cyniques ouvrages, La Met-
trie, médecin de Frédéric, combinant la physique mécanique de
Descartes, séparée de sa métaphysique, avec le sensualisme, niait
toute morale, toute conscience, toute distinction du bien et du
mal , et faisait du monde un ensemble éternel de mouvements
1. Histoire de F Académie du sciencts de Berlin, par M. Bartholmeas, couronnée par
l'Académie françaiae. *
[1750.1758) VOLTAIRE ET •Fr.*DJfcp/l C. 3
sans moteur, et de riioinmc une machiné scni^dvr;/ -Voltaire
répondit par le poCme de la Loi naturelle, éloquent' ifiaDÎTest^ du ;..
déisme et de la morale universelle '. Frédéric, juge du câfiftp'/Vy/.'-' ,
laissait toute liberté aux combattants, et toutes les opinions, le ' * •*'
catholicisme excepté, avaient place dans son Académie : le chris-
tianisme protestant y était représenté avec gloire par le géomètrç
philosophe Euler, que la France peut revendiquer jusqu'à un cer-
tain point, puisqu'il écrivit comme Leibniz, une partie de ses
ouvrages en français, notamment ses Lettres à une princesse d! Alle-
magne. Le goût du maître faisait toutefois prédominer la philo-
sophie sceptique et railleuse, ce qui ne déplaisait pas trop au plus
illustre de ses hôtes.
Il y eut pour Voltaire, dans cette société étincelante de verve
et de gaieté sarcastique, quelques mois d'un véritable enchante-
ment. Partagé entre le travail et le plaisir, le plaisir de l'esprit,
qui avait toujours été le premier et qui était maintenant l'unique
pour lui, il n'avait jamais si pleinement vécu. Loin d'oublier la
mère- patrie dans cette petite France philosophique dont il parta-
geait la royauté avec Frédéric, il devenait plus patriote de loin et
achevait son œuvre si nationale du Silcle de Louis XIV, en môme
temps que YEssai sur les modurs des nations. Le feu jaillissait à
jet continu de sa plume comme de sa bouche.
Le prestige dura peu. C'est le cœur et non l'esprit qui fait les
liens durables. Le charme que Frédéric savait donner à son com-
merce ne pouv^t longtemps déguiser la sécheresse de son âme :
s'il eût pu épuiser en une soirée tout l'esprit de ses amis, il les
eût rejetés le lendemain comme.une écorce vide; homme incom-
préhensible, né pour imposer l'étonnement et non l'alTection,
admirable dans la conversation et dans la correspondance fami-
lière, médiocre la plume à la main, quand le monarque allemand,
devenu auteur français , se débattait sous le génie d'une langue
étrangère *, forçant l'Europe au respect par ses prodiges guer-
riers, par sa sagesse administrative, et se rendant la fable des
1. Écrit en 1751, publié en 1756 et condamné par le parlement, quoique les
dogmes chrétien* n*y fussent point attaqués; mais la secte janséniste Tétait.
2. Ses Mémoires politiques et militaires, notre principale autorité pour les guerres
de ce temps, sont infiniment supérieurs à ses œuvres parement littéraires ; mais il y
a pourtant loin de là à César et à Napoléon.
4 .. •.^E^K:«Pnit6sOPHES. [1753-17551
cours pAf iljis:tiïiveV^*(fe mauvais poCte et par un vice ignoble et
.. .révpltaîali • *
%//;••/•. Js^égoïsme tyrannîque de Frédéric, la susceptibilité et la fougue
de Voltaire, les jalouses intrigues de Maupertuis, président de
l'Académie, qu'écrasait le voisinage de cette colossale renommée,
amenèrent bientôt des refroidissements, de mauvais procédés, des
brouilles suivies de réconciliations mal assurées. On sait à quelle
rupture scandaleuse aboutit enfin cette amitié si vantée, pré-
sage de l'issue que devaient avoir toutes les alliances entre l'abso-
lutisme et la philosophie (1753). Tout le monde connaît l'histoire
de la captivité de Voltaire à Francfort entre les mains des recru-
teurs du roi de Prusse : Alexandre tournait à Denys de Syracuse.
Frédéric eut honte pourtant ; il mit de l'adresse et de la grâce à
réparer ses torts ; le philosophe et le roi renouèrent plus tard,
mais de loin : ils ne pouvaient s'empêcher d'avoir du goût l'un
pour l'autre ; mais Voltaire ne pardonna qu'à demi, comme le
prouvent ses terribles Mémoires secrets.
Échappé des griffes prussiennes, Voltaire n'avait pas voulu
revenir à Paris, où l'antipathie, ou plutôt la peur du roi, ne
lui permettait point de sécurité. Il erra quelque temps en Lor-
raine et en Alsace : inquiété par le clergé , il se rendit à Genève
par Lyon ; l'ovation populaire qu'il reçut dans cette dernière ville
lui manifesta le progrès que son nom et sa pensée avaient fait en
France. Il choisit le lieu de son établissement définitif avec une
grande habileté : il acheta deux maisons près de Genève et de
Lausanne, puis une troisième dans le pays de Gex, le château de
Fernei, qui devint sa résidence habituelle quelques années après,
lorsque les troubles politiques l'eurent dégoûté de la ville de
Calvin. Il eut ainsi le pied tout à la fois sur la France, sur Berne
et sur Genève ; il s'assura, en cas d'orage, le temps de mettre sa
personne à l'abri , et, en temps ordinaire, la facilité de surveiller
l'impression de ses œuvres, soit avouées, soit anonymes, aux-
quelles l'intérêt du commerce autant que le goût des lettres
garantissait la tolérance des magistrats genevois. Descartes avait
cherché jadis une retraite obscure pour penser : Voltaire se fit
une solitude éclatante pour agir; les Délices et Fernei lui firent
comme un petit royaume : toute l'Europe le voyait de loin, assis.
[1755-17561 VOLTAIRE A FEUNEl. 5
comme le dieu des tempêtes, entre les Alpes et le Jura, et la phi-
losophie eut son lieu de pèlerinage, où les adeptes des idées
nouvelles devaient, durant vingt ans et plus, venir saluer leur
patriarche, et où affluèrent jusqu*aux souverains.
Voltaire avait inauguré dignement sa prise de possession par
sa belle ÉpHre à la Liberté (1755) : les Alpes et les héroïques tra-
ditions de THelvétie républicaine l'avaient bien inspiré ; cepen-
dant, cette période fut la plus pénible de sa vie morale. Les illu-
sions perdues auprès de Frédéric avaient laissé de Tamertume
dans son Âme ; les fléaux qu*en ce moment même la nature et
les rois déchaînaient à Tenvi sur Thumanité, ébranlèrent son
imagination et attristèrent son cœur. Un tremblement de terre ,
qui remua l'Occident depuis le Sahara jusqu'à la mer du Nord,
Ycnait de ruiner les principales villes du Maroc et de renverser
Lisbonne sur des milliers de cadavres (novembre 1755); la guerre
de Sept Ans commençait par les gigantesques pirateries de ces
Anglais que Voltaire avait célébrés comme une nation de sages
et continuait par l'extravagante invasion française que madame
de Pomijadour précipitait sur l'Allemagne. Entouré de tant de
malheurs, de crimes, de folies, le disciple de Shaftesbury et de
Bolingbroke sentit se briser dans son esprit cette théorie de '
l'optimisnie qui avait été longtemps le lien de ses pensées, et à
laquelle le cours de la vie avait déjà porté bien des atteintes. De
là, le po6me sur le Désastre de Lisbonne et le roman de Candide ^
même pensée exprimée sous deux formes si opposées : ici , un
hymne de douleur rapide, déchirant, pathétique jusqu'au sublime,
s'élevant vers Dieu comme la plainte de la malheureuse huma-
nité ; là, une longue et acre satire, où le toru est bien de l'opti-
misme devient le texte d'inépuisables railleries en action ; rire
amer, gaieté sardonique, qui mord le cœur d'une dent aiguô.
Candide est de tous les ouvrages de Voltaire celui qui a été le plus
mal jugé ; on lui en a fait un crime égal à l'impardonnable éga-
rement de la Pucelle; on y a vu un jeu cruel, une dérision impie
du genre humain , l'œuvre d'un génie salanique ; on a tout à
fait méconnu l'état moral de l'écrivain à l'époque où l'œuvre fut
conçue. Ce livre est assurément très -pénible à lire ; mais le lec-
teur ne souffre que parce que l'auteur a souffert. Cette âme si
6 Les philosophes. [itsôj
mobile, si armée par sa mobilité contre la douleur, n'éprouva
peut-être* jamais de telles anxiétés qu'au moment où elle éclatait
ainsi en rires convulsîfs.
Candide est, à vrai dire, une démission de tout système. Vol-
taire abandonne toute explication de l'homme et de l'univers, et
reste suspendu dans le vide à un déisme vague et obscur, sans
causes finales, sans enthousiasme et sans consolations.
Il n'a plus de système : d'autres vont faire un système d'après
lui, au delà de lui, malgré lui; on va conclure de son sensualisme
inconséquent au fatalisme et au matérialisme pur, de son déisme
dépourvu de base et de sanction à l'athéisme ou au scepticisme
universel. Des penseurs plus éloquents et plus autorisés, des cœurs
plus honnêtes que La Mettrie, vont suivre jusqu'au bout la vieille
route d'Épicure et de Lucrèce, le grand chemin du néant.
On n'y marche pas tout droit. Le mouvement est varié, compli-
qué, embarrassé de contradictions singulières. Il faut nous enga-
ger dans ce labyrinthe dont chaque détour offre un enseignement
et signale un écueil à la postérité. Dès l'entrée apparaît la plus
éclatante des contradictions que nous dénoncions. Un nouveau
système de métaphysique est formulé à l'usage des scnsualistcs et
des fatalistes par un philosophe qui n'est ni l'un ni l'autre, et qui;
spiritualiste et presque idéaliste, prête au matérialisme, sans le
vouloir, l'arme la plus redoutable.
Voltaire avait introduit Locke en France et imbu tous ses
ouvrages des principes de Locke ; mais il n'avait rien ajouté à ces
principes et n'avait point publié son propre Traité de mHaphysiqm^
qui, d'ailleurs, n'a ni la méthode ni la rigueur d'un système.
Chose caractéristique : l'homme qui donne au xvui*^ siècle sa for-
mule métaphysique, si éminenl que soit son mérite, trop rabaissé
de nos jours, n'est point un des grands génies de l'époque, un de
ces noms éclatants qui retentiront à jamais dans la mémoire des
multitudes. C'est que le xvin® siècle est un siècle polémique et
politique bien plus que métaphysique : ce n'est pas là qu'est sa
gloire.
L'abbé de Condillac', esprit lucide, écrivain coirect et pur,
1. Né à Grenoble en 1715.
(1746J CANDIDE. ÇONDCLLAa 7
moins pratique, moins mêlé à la vie active, mais plus dialecticien
et surtout plus géomètre que Locke, semblait, par la nature de
son intelligence, devoir se rattacher au cartésianisme plutôt qu'à
la doctrine importée d'Angleterre. Dans le premier chapitré de
son premier ouvrage, Y Essai sur V origine des connaissances hu-
maines (1746), il débute, en effet, par réfuter le doute de Locke,
reproduit à satiété par Voltaire : « Si le corps peut penser? » et
démontre, d'une façon solide et lumineuse, l'unité, la simplicité,
l'indivisibilité de l'âme ou du sujet pensant. Il va plus loin, et
semble induire non-seulement que l'âme existe, mais qu'elle est
la seule existence certaine. « Soit que nous nous élevions dans les
cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sor-
tons point de nous-mêmes, et ce n'est jamais que notre propre
pensée que nous apercevons. » — « Les modifications de l'âme,
dit- il ailleurs, deviennent les qualités de tout ce qui existe hors
d'elle. 1
Que doit-on attendre de ce point de départ, sinon un dévelop-
pement, ou, tout au plus, une réforme du rationalisme? un effort
pour relever l'école métaphysique française? S'il y a danger, on
peut croire que ce sera du côté du scepticisme idéaliste, de cette
théorie qui refuse la certitude au monde extérieur, insuffisam-
ment démontré parla raison pure.
Étrange infirmité de l'esprit humain! c'est ce même philosophe
qui va pousser le système de la sensation plus loin que Locke, le
constituer, du moins en apparence, avec une rigueur que n'a
point eue celui-ci, et balayer de ce système tout ce qui fait encore
obstacle au matérialisme.
Écarter de la métaphysique les hypothèses et les ambitions témé-
raires; savoir se borner aux limites que la nature a fixées à l'esprit
humain, tel est le but que Gondillac se propose. « Le premier
objet, dit-il, doit être l'étude de l'esprit humain, non pour en
découvrir la nature inexplicable, mais pour en connaître les opé-
rations. Il faut remonter à l'origine de nos idées, en développer
la génération et les suivre jusqu'aux bornes prescrites par la
nature, pour fixer l'étendue de nos connaissances et renouveler
l'entendement humain, en le limitant à ses vrais objets. »
Dès les premiers pas, a-t-on objecté, ne sommes-nous point déjà
8 LES PHILOSOPHES. (1746-17541
hors ûe Tobservation et de l'analyse, qui commenceraient, elles,
par constater quelles sont et ce que sont nos idées^ avant d'en
rechercher l'origine dans le berceau de notre obscure enfance?
Remonter par un à priori à cette origine, qu'on ne peut observer
directement, n'est-ce pas précisément débuter par une hypothèse?
€ Mon dessein, poursuit-il, est de rappeler à un seul principe
tout ce qui concerne l'entendement humain. » Ici, point de doute,
nous sommes bien dans l'a priori et dans l'hypothèse!
Ce principe, c'est que toutes nos idées, toutes nos connaissances,
viennent des sens; que la perception ou sensation est la première
opération de l'Âme et celle qui, en se transformant, devient suc-
cessivement toutes les autres. La conscience, l'attention, la rémi-
niscence, ne sont que les trois degrés de la sensation transformée,
puis subissent de nouvelles transformations. Locke est ainsi
dépassé. Il avait réservé, à côté du principe passif de la sensation,
le principe actif de la réflexion ; ici, la sensation est tout. Condil-
lac, cependant, croyait à l'activité propre de l'âme. On peut citer
de lui tel passage ti ès-ex])licite sur la force, sur le rôle actif de la
réflexion, passage qui parait inconciliable avec les formules de
son système; c'est que, pour arriver à son principe unique, il
avait confondu l'actif et le passif, la réflexion et la sensation, et
croyait la sensation même active. Mais ses disciples ne devaient
pas s'arrêter à cette confusion de termes et devaient pousser la
théorie à ses conséquences logiques , en suivant le sens commun
quant à la passivité de la sensation.
Ce n'était pas la peine d'écrire un traité des Systèmes contre les
systèmes (1749), d'attaquer si vivement, au nom de l'observation
et de l'expérience, les principes abstraits et les hypothèses de
Platon ou de Descartes, de Malebranche ou de Leibniz, pour
aboutir soi-même à un système beaucoup moins spécieux que ceux
qu*on attaquait. Descartes, du moins, avait assuré son premier
principe et ne fait d'hypothèses qu'en partant de ce qui est au-
dessus des hypothèses.
C'est dans le Traité des sensations (1754) que la théorie de Con-
dillac est achevée*. Nous ne le suivrons pas dans son fameux
1- Ce traité fut préparé en collaboration avec une femme, mademoiselle Ferrand,
qui mourut avant la rédaction de Tœuvre commune*
[1754] CONDILLAC. 9
roman métaphysique de la Statue animée. Un philosophe fataliste
et matérialiste n'eût pas disposé autrement son plan; ce ne sont
plus seulement les idées innées, mais les facultés essentielles de
Tesprit qui paraissent niées ici ; Tesprit n'est plus qu'une table
rase; l'àme est absolument vide avant que la sensation soit venue
écrire sur cette table. Cette statue^ cette étendue inerte qu'il prend
pour sujet et qui n'offre pas le moindre rapport avec l'être réel,
avec l'homme naissant, nature active par essence et dès son ori-
gine, il l'éveille à la vie, on ne sait comment, par une première
sensation, principe, non-seulement de toutes les idées, mais des
faculfés mêmes, qui ne sont que des habitudes acquises et non des
dispositions préexistantes. Le désir, la volonté, ne sont, comme
les idées et les facultés, que des sensations transformées. Nos idées
sont toutes relatives à notre manière de sentir et représentatives
des objets de nos sensations : il n'y a donc point d'idées absolues
et générales. Le moi de la Statue, sa personnalité, n'est que la col-
lection des sensations qu'elle éprouve et de celles que la mémoire
lai rappelle. Les idées morales mêmes ne sont point indépen-
dantes des sens : la moralité des actions ne consiste que dans leiir
conformité avec les lois ; or, ces actions sont visibles, et les lois
également, puisque les lois sont des conventions faites par les
hommes; conventions, il est vrai, qui ne doivent point être arbi-
traires, mais dictées par la nature d*après nos besoins et nos
facultés.
Tout cela est bien peu métaphysique, si la métaphysique est la
science des principes et des causes : les lois sont autrement dcil-
nies par Montesquieu !
Nous n'ignorons pas que Condillac sous-entend toujours l'être
un et simple, la substance sous les phénomènes; mais, après lui,
on supprimera ce sous- entendu, et, d'ailleurs, cet être, s'il existe,
existe sans liberté. Condillac a beau se débattre contre cette con-
séquence : il a beau écrire un traité du Libre Arbitre et chercher
à prouver l'existence de Dieu; la sensation ne saurait donner ni
Dieu ni la liberté ; elle ne peut arriver ni au principe de causalité
ni aux idées générales.
Il a fallu que l'esprit français fût absorbé par une préoccupation
singulière, pour qu'un tel système régnât quasi sans conteste sur
\0 ' LES PHILOSOPHES. tl754J
la métaphysique pendant plus d*un demi-siècle * ; il a fallu qu*on
fût bien dévoyé du chemin de la vérité abstraite et bien absorbé
parla lutte des réalités. Depuis un autre demi-siècle, la doctrine
de la sensation, chassée de la philosophie, mais réfugiée dans les
sciences, n'a laissé que trop de traces dans les idées et dans les
habitudes des générations actuelles.
Quelles qu'aient été les erreurs de Condillac et leurs funestes
conséquences, il gardera sa place dans la chaîne sacrée de la phi-
losophie; il a eu le mérite de faire cesser entre les facultés et les
idées une confusion où s'étaient égarés ses plus illustres devan-
ciers; il a cherché à analyser les facultés de l'âme et à reconnaître
leur lien et leur ordre, et, quoiqu'il n'y ait pas réussi, on doit
lui tenir compte de Fexemple et de l'effort. Il a rendu un service
plus grand encore; si l'on dégage sa véritable pensée de ses for-
mules erronées, on reconnaît que personne depuis Descaries n'a
apporté un appui plus efficace à la doctrine de l'unité de l'être
humain. Descartes avait dit que tout le propre de l'âme n'est que
dépenser; cette définition excessive et incomplète, à moins de
forcer le sens du mot penser, Lissait une certaine prise, soit à la
critique matérialiste, soit aux vieilles opinions scolastiques sur
les deux âmes, la raisonnable et la sensitive. Condillac, en définis-
sant l'âme une substance qui sent, une substance capable de sen-
sation, complète Descartes ^. Il établit explicitement ce qui était
au fond dans Descartes, que l'âme seule sent à l'occasion des
organes, que tout est dans l'âme, et applique franchement ce
1. Jusqu'à La Romiguière, qui, tout en défendant Condillac contre Timputation de
matérialisme, renversa sa théorie, en substituant à la sensation le principe actif et
volontaire de l'attention comme point de départ de tout un système des facultés et
des opérations de l'âme. Avec lui commença de se relever, en France, la métaphy-
sique. Ou a trop oublié que La Romiguière a précédé Royer-Collard , et que la
renaissance philosophique date en France de 1811, et non de la Restauration. — Il
y a eu, au xyiii* siècle, des anneaux intermédiaires entre Condillac et La Romi-
guière. Ainsi, Euler, dans les considérations métaphysiques que renferment les
Lettres à un« princetse iT Allemagne , démêle très-bien l'attention de la sensation ; mais
il se trouble après ce premier pas et n'arrive pas jusqu'à un yrai système des facultés
de rame. Le naturaliste philosophe de Genève, Charles Bonnet, dans son Essai ana-
lytique sur les facultés de Came (1760), reste encore en deçà d'Euler et plus prés de
Condillac.
2. Et Leibniz. Descartes dit : l'âme est une pensée. Leibniz dit : l'âme est une
force, une activité. Condillac dit : Tâme est une sensibiliti.
11754] CONDILLAC.
principe à tous les êtres animés que Descartes avait relégués da
le monde de la mécanique. Je sens, donc je suis, donc j'ai une an
(ou, plutôt» je suis une âme], n'est pas ntoins vrai que je pens
donc je suis; seulement, on n*en peut pas faire la buse d'un
métliode, puisque, pour philosopher, il ne suflit pas d'être une
passivité qui sent, il faut être une activité qui pense ; c'est là que
CondlUac s'est trompé fondameutalement*.
Condillac, homme de mœm*s graves, d'esprit circonspect,
n'alla peut-être pas même, pour son propre compte, jusqu'au
déisme et ne se mit jamais en hostilité avec la religion dont il
portait l'habit. Il était bien loin d'admettre les conséquences mo-
rales qui se peuvent déduire logiquement de la métaphysique
scnsualiste, et la sienne, comme on vient de le voir, ne Tétait que
par malentendu. Un autre tira ces conséquences sans réserve et
sans scrupule.
Cet autre fut Helvétius ^ homme d'esprit et de plaisir, d'un
excellent naturel , mais beaucoup plus propre à jouer dans le
monde Iç rôle d'un riche bienfaisant, demi-littérateur, demi-Mé-
1. n n'est pas permis de quitter Condillac sans rappeler deux ouvrages pleins de
Tues profondes et hardies, la Grammaire et la Langue des Calculs, qui auraiebt suffi
pour illustrer sa ntémoire. On a voulu attribuer à sa théorie sur la formation des
langues et sur la nécessité des signes un caractère matérialiste qu'elle n'a pas. 11 a
fort bien tu, comme Rousseau, que le« signes et les suiis n'ont rien d'arbitraire, que
les premiers sont naturels, et que ceux qui viennent après sont imaginés selon l'ana-
logie. Il reconnaît que, de même que les besoins précèdent les connaissances, les
connaissances précédent les mots, puis(]ue nous ne faisons des mots que pour
exprimer des idées que noos avions déjà ; seulement les mots, les signes artificiels
(non point arbitrairu), sont nécessaires pour nous fournir les moyens d'analyser les
pensées qui se présentent simultanément dans notre esprit, pour décomposer les
opérations de Tàme et nous donner des idées distinctes de ces opérations , ainsi que
des objets extérieurs.
En somme, sa théorie est que l'homme pense, mais ne raisonne pas^ sans le secours
du langage ; que les idées simples qui nous sont communes avec les animaux, précédent
le langage ; que les idées générales, auxquelles les animaux ne peuvent s'élever faute
de la faculté qui découvre les signes, ne se manifestent qu'à l'aide du langage.
Nous ne discuterons pas, mais nous devons mentionner son fameux axiome : que
toute science n'est qu'une suite de propositions identiques; qu'on va du même au
même ; qu'une science de raisonnements consiste non dans un progrés d'idées, mais
dans un prog^rés d'expressions; c'est-à-dire que tout est renfermé dans l'idée pre-
mière qu'il s'agpt seulement de développer. — Son vaste Cours d'Études, conifmsé
pour l'éducation de l'héritier de Parme, oflfVe partout à la fois les préceptes et les
exemples de la méthode analytit^ue où il excelle.
2. Ké en 1715, et fils du célèbre médecin de ce nom«
12 LES PniLOSOPUES. 11758]
cène, qu'à se lancer dans les hautes spéculations de la pensée
abstraite.
Fermier général, il avait donné le spectacle tout nouveau d'un
défenseur du pauvre, dans ces fonctions qui ne montraient d'or-
dinaire aux contribuables que des tyrans. Retiré des affaires avec
une grande fortune dont il faisait le plus honorable usage, il en-
treprit un ouvrage de théorie, où il résuma et exposa sans voile
les opinions qui avaient cours autour de lui dans la société.
Le livre de V Esprit parut en 1758. Le titre est mal justitîé.
L'analyse de l'esprit humain n'est que l'introduction et non le
sujet du livre. Le but d'Helvétius est de déterminer quel est le
mobile des actions et des jugements humains ; en d'autres termes,
quel est le principe de la morale. U débute par répéter Gondillac
en le poussant à l'extrême. U avance que la cause de notre supé-
riorité sur les animaux est dans la différence de notre organisa-
tion physique, et surtout dans la forme de nos mains. Gondillac
n'eût pu le désavouer; car il avait dit que, si les bétes n'ont pas
les mômes facultés que nous, c'est que l'organe du tact est moins
parfait chez elles; mais ce que Gondillac n'eût jamais accordé, et
ce qui se déduit pourtant logiquement du système de la sensation,
c'est que la liberté morale est une chimère. « Nos volontés, dit
Helvclius, étant des effets immédiats ou des suites nécessaires des
impressions que nous avons reçues, un traité philosophique de la
liberté ne serait qu'un traité des effets sans cause. »
Il va sans dire qu Helvétius soutient Locke et Voltaire contre
Gondillac sur la question : Si le corps peut penser? Il va plus loin.
Le mot matière ne signifie plus que la collection des propriétés
connnunes à tous les corps; c'est-à-dire, apparemment, que la
matière, comme l'esprit, ne sont que des mots; qu'il n'y a pas de
substance ; qu'il n'y a que des qualités sans sujet. La propriété de
sentir est, dans son opinion , commune à tous les corps môme
inorganiques.
De cette métaphysique, il se hâte de passer à la morale.
L'homme n'étant qu'un être sensible (il veut dire sensitif), ne
peut avoir naturellement qu'un but , le plaisir des sens. Tout y
aboutit directement ou indirectement. Le bien est ce qui contri-
bue à nos plaisirs ; le mal, ce qui blesse nos intérêts. L'intérêt est
(17581 HELVÉTIUS. 43
la vraie mesure de nos jugements el le principe de nos actions.
La probité est l'habitude des actions utiles à la société. La vertu
est ce qui est conforme, le vice , ce qui est contraire à l'intérêt
public ; les actions sont indifférentes en elles-mêmes, c'est-à-dire
qu'il n'y a ni vice ni vertu par rapport à nous-mêmes , à notre
intérieur, ni vice ni vertu en soi. Ces sortes de vertus relatives à
nous-mêmes sont des vertus de préjugé (la pudeur, par exemple).
Ce qui est vice au point de vue religieux n'importe pas au bien
public. Il faut plaindre le vicieuï d'avoir ces goûts et ces passions
qui le forcent de chercher son bonheur dans l'infortune d'autrui ;
car, enfin, on obéit toujours à son intérêt: l'univers moral est
soumis aux lois de l'intérêt, comme l'univers physique aux lois
du mouvement. Il est aussi impossible d'aimer le bien pour le
bien que d'aimer le mal pour le mal.
L'homme humain est celui pour qui la vue du malheur d'au-
trui est une vue insupportable , et qui, pour s'arracher à ce spec-
tacle, est, pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux.
L'homme inhumain est celui pour qui le spectacle de la misère
d'autrui est un spectacle agréable. La plus haute vertu , comme
le vice le plus honteux, est en nous l'effet du plaisir plus ou moins
vif que nous trouvons à nous y livrer. — La nature n'est rien que
l'habitude, — Les deux mobiles presque uniques des sociétés sont
la faim chez les sauvages, l'amour (physique) chez les civilisés.
— Une multitude de peuples Vivent ou ont vécu en société sans
idée de Dieu '.
Comment donc parvenir à perfectionner la société ? — En ap-
prenant aux individus à trouver leur avantage dans le bonheur
public. L'éducation est tout. L'esprit étant une table rase chez
l'homme naissant, les intelligences sont naturellement égales. La
différence d'éducation fait seule leur inégalité. Le hasard seul
développe le génie chez certains hommes.
On voit par quel enchaînement d'idées Helvétius arrive, dans
l'ordre moral, à se passer de Dieu; dans l'ordre politique, à in-
duire implicitement une égalité qui n'est pas l'égalité des droits
(il n'y a plus ici ni droits ni devoirs), mais une prétendue iden-
1. Il connait aussi bien Thistoire que la nature humaine; c'est tout direî
14 LES PHILOSOPHES. [i758)
tité de fait entre les hommes. Il arrive à une démocratie matéria-
liste par le même chemin qui a mené Hobbes , plus logique et
plus profond, à un despotisme athée. Hobbes avait bien vu que le
pouvoir absolu était seul capable de maintenir un ordre matériel
quelconque dans une société sans idéal et sans droit : il faut le
lion pour commander aux loups.
Il importe de signaler ici le premier germe de la fausse démo-
cratie qui devait être , pour un temps que nous ne pouvons me-
surer encore, Tobstacle capital à l'institution de la cité nouvelle.
Des génies fort supérieurs à Helvétius devaient s'égarer avec lui
dans celte voie. Nous reviendrons là-dessus. Quant à sa théorie
deTégoïsme ou de Tintérôt, contentons-nous de quelques mots
en passant. Il est bien sûr que l'honmie ne peut partir que de soi,
et qu'il y a toujours dans ses sentiments un rapport quelconque
à lui-même ; il serait puéril de discuter sur ce point ; mais , si l'on
appelle égolsme ou intérêt tout sentiment qui nous intéresse d'une
manière quelconque, on fait violence à la langue ; si Ton prétend
que tout sentiment qui nous intéresse n'a que nous-mêmes pour
but, on fait violence au sens commun. L'égoïsme, dans la langue
de tout le monde, c'est ce qui nous renferme en nous-mêmes,
ce qui ne considère autrui que comme la matière de nos jouis^
sances ; tout ce qui nous fait aimer hors de nous, tout ce qui
nous porte vers autrui ou vers les idées générales, qui se résu-
ment toutes médiatement ou immédiatement en Dieu, toute affec-
tion dirigée vers les autres créatures ou vers le Créateur, tout
amour individuel, collectif ou divin, est le contraire de l'égoïsme,
et nier la réalité de ces affections, nier, par exemple, qu'on aime
le bien pour le bien, c'est ignorer profondément la nature hu-
maine et la nature de l'être en général.
Le caractère distinctif d'Helvétius est cette audace de logique
vulgaire qui décèle non point l'étendne , mais, au contraire , les
bornes d'un esprit court et faux : les rapports complexes et mys-
térieux des choses lui échappent; il nie ce qu'il ne voit pas et
n'est jamais retenu par le sens commun , qu'il prend pour un
préjugé *.
1. Voir aae bonne analyse d'Helvétâos dans le Cmm Shistoirt dt la Philosophie
moderne^ de M. Cousin, I** série, t. III, leçons iv, V.
[17581 HELVÉTlUSw 15
Ce livre médiocre eut un effet qui dépassa de beaucoup sa va-
leur propre : faut-il dire que la société contemporaine, qui avait
posé devant l'auteur, reconnut son image? t C'est un homme qui
a dit le secret de tout le monde ! > Ce mot terrible d'une femme
d'esprit*, qui condamnait toute une génération, n'était vrai
qu'avec de grandes restrictions. Une furieuse tempête éclata dans
les régions officielles : ce livre avait paru, sous le nom de l'au-
teur, avec privilège du roi, un censeur complaisant l'ayant
approuvé sans vouloir le comprendre. La Sorbonnc et l'arche-
?èque de Paris fulminèrent ; la cour dépouilla Helvétius d'une
charge honorifique qu'il avait chez la reine; le parlement allait
décréter contre lui; il se rétracta dans les termes les plus expli-
cites et, l'on en doit convenir, les moins dignes. Sa doctrine
n'était pas de celles qui font les martyrs. Personne ne prit au sé-
rieux cette rétractation, et ce n'était pas là ce qui pouvait arrêter
le mouvement d'idées auquel Helvétius avait servi d'organe. Trop
de gens étaient heureux, sans en vouloir convenir, qu'on leur
eût donné la théorie de leur pratique.
Jusqu'où cette théorie pouvait-elle conduire? Helvétius, s'il
l'eût bien compris, eût été plus épouvanté encore que Condillac
ne dut l'être de voir ce qu'Helvétius- avait fait du système de la
sensation. Tous les vices et tous les crimes étaient implicitement
justifiés. Hielvétius , qui est bon par nature , fait et conseille le
bien , parce qu'il trouve plaisir à le faire : tel monstre de dé-
mence, qui aura détruit en lui-même les sympathies de l'instinct,
n'aura qu'à appliquer le même principe en sens inverse, pour en
faire sortir l'idéal du crime dans tel livre qui semble écrit par
Tibère à Caprée, et pour anéantir, après la vertu , la nature elle-
même; la nature, en effet, n'est qu'un mot comme le reste, selon
le livre de YEsprit.
Il suffit d'indiquer ces extrémités d'une logique monstrueuse;
il n'est pas besoin d'insister sur de sinistres exceptions. Le mal
qui frappe en grand celte société de mœurs douces et molles ,
n'est pas l'énergie du crime, la surexcitation des sens tournée au
délire orgiaque et sanglant, comme sous l'ère des Césars, mais la
1. Madame de Boaffler%
46 LES PHILOSOPHES. [1758]
sophistication des esprits, le dessèchement des cœurs, l'abaisse-
ment des âmes par la de&truction de tout idéal. Helvétius a
maxime, pour ainsi dire, la décadence prédite par Leibniz *.
L'idéalité disparue des sciences morales, toute flamme est-elle
donc éteinte? tout ce qui échauffe le cœur, tout ce qui élève l'es-
prit est-il évanoui? Ce siècle, si plein, après tout, de mouvement
et de vie, va-t-il s'affaisser et croupir asphyxié dans un marais?
— C'est impossible! L'ardeur inquiète des imaginations et des
intelligences saura bien se créer un aliment : la passion , indes-
tructible au fond de l'âme de la France, a bien pu être refoulée ,
mais non étouffée par les petits vices et les petits sophismcs. Non,
l'égoïsme sensuel n'est pas encore le secret de tout le monde ! L'en-
thousiasme, chassé du domaine intérieur, du monde des esprits,
se réfugie d'abord dans les sciences de la Nature , dans le grand
spectacle de ce monde extérieur qui se dévoile de plus en plus à
nos regards. Nous avons vu avec quel zèle sincère et quelle éner-
gie Voltaire a chanté, commenté, popularisé Newton et provoqué
la vérification vraiment sublime d'une des théories newtonienhes
par nos courageux voyageurs français; mais Voltaire n'est, en
physique, qu'un brillant vulgarisateur : ce n'est pas là le génie
initiateur qu'attend chez nous la philosophie de -la Nature. Il y
touche avec éclat, comme à toutes choses ; mais il ne. fait que la
traverser; il est trop bien Thcritier de cette littérature française
si absorbée dans l'analyse de l'homme , il est trop bien le repré-
sentant de l'esprit social, le type môme de la civilisation raffinée,
pour être l'homme de la nature. Le sentiment des harmonies
mystérieuses de l'univers, et ce qu'on a pu nommer la religion
de la vie , manquent à son déisme rationcl : il ne connut jamais
la patience et le recueillement nécessaires pour surprendre les
secrets de Tlsis éternelle.
Voltaire a contribué à répandre la science sans l'accroître : les
avants français de la première moitié du siècle font avancer
diverses parties de la connaissance humaine ; mais aucun d'eux
n'a cette vue synthétique qui embrasse et renouvelle l'ensemble
d'une grande science : aucun n'a le sceau des génies créateurs.
1. Voir notre t. XV, p. 349.
11743-1749] SCIENCES. D'ALEMBERT. 17
Nous avons déjà uommé quelques-uns des hommes éminents qui
soutiennent l'iionneur de l'Académie des sciences, les Mairan ',
les Clairaut, les Fontaine, etc. La France savante garde la haute
position qu'elle a conquise. Peut -être est-ce dans les mathéma-
tiques qu'elle a encore une prépondérance- décidée. Un esprit
supérieur s'y est révélé : d'Alembert, destiné plus tard à un rôle
actif, quoique circonspect, dans une sphère moins paisible que
celle de la géométrie. Fils naturel de la fameuse chanoinesse
Tencin, abandonné, par ordre de sa mère, sur les marches de
l'église Saint- Jean -le -Rond, recueilli et élevé par une pauvre
vitrière, qui reste toujours pour lui sa véritable mère, quand
l'autre voudrait en vain plus tard revendiquer un fils devenu
illustre, il sort très-jeune de l'obscurité par des talents précoces
au service d'un caractère indépendant et d'un esprit habile.
En 1743, à vingt- six ans, son ti*aité de Dynamique le place au
sommet de la science contemporaine : son principe de YÉgalitè
entre les changements qu* éprouve le mouvement des corps et les forces
employées à produire ces changements, détermine une vraie révo-
lution dans la géométrie appliquée à la mécanique^. En 1746,
il invente un nouveau calcul, le Calcul intégral aux différences par-
tielles, instrument puissant pour les progrès ultérieurs. En 1749, il
résout le problème de la précession des équinoxes; puis il publie
des Recherches sur différents points importants du système du monde.
n parvient au pliïs haut rang parmi les hommes rares qui ont su
marier à la solidité des sciences l'élégance des lettres; mais cet
esprit clair, ferme, méthodique, qui n'a que de la lumière sans
chaleur et de la raison sans imagination, est impropre aux
sciences de la vie, comme Voltaire, mais par d'autres causes.
D'Alembert brille dans les mathématiques appliquées à la théo-
rie des sciences physiques, de l'astronomie, de la mécanique^ de
1. On lui doit, outre ses découvertes dan» les sciences exactes, d*avoir, le premier
chez nous, fait connaître les vrais caractères de la langue et de l'écriture chinoises,
et préparé, sous plus d'un rapport, les gprandes découvertes modernes sur Tidéo-
graphie égyptienne. Il fut auprès de l'Europe le vulgarisateur des travaux du père
Parenuin, ce jésuite qui joua un rôle si important et si original à la Chine, où il
avait été conservé comme mathématicien, après la persécution de 1722.
' 2. Pendant ce temps, dans la mécanique pratique, les ingénieuses inventions do
Vaucanion familiari«eut le public avec les progrès de la science.
XVI. 2
18 LES PHILOSOPHES. [1751-!769]
la physique générale. Les mathématiques pratiques, au moins
la géographie et la géodésie , conservent également leur supé-
riorité en France. Banville, continuateur de Delisle, recrée la
géographie antique et rend d'inappréciables services à This-
toire. Jacques Gassini élève une perpendiculaire à la méridienne
commencée par son père et achevée par lui : la France est ainsi
mesurée de GoUioure à Dunkerque et de Saint-Malo à Strasbourg.
Le troisième Gassini (César-François) rectifie les travaux de son
père et de son aïeul, et entreprend, avec Gamus et Montigni, la
grande carte de France en 1751 *.
Dans Tastronomie d'observation , les étrangers rivalisent avec
la France : il y a là une noble émulation. Les voyages scienti-
fiques continuent. A deux reprises, en 1761 et 1769, d'abord
parmi les périls de la guerre, puis après la paix de Paris, des
astronomes français vont au bout du monde , dans les mers de
rinde et de la Chine, en Sibérie^ en Californie, observer les deux
passages successifs de Vénus sur le disque du soleil : on connaît
désormais la distance du soleil à la terre, à trois cent mille lieues
près, c'est-à-dire à environ un centième près, tandis qu'aupara-
vant l'incertitude était de huit à dix millions de lieues. Les noms
de Le Gentil , du génovéfain Pingre, de l'abbé Chappe, méritent
; place auprès de ceux des Bouguer, des La Condamine, des Clai-
; raul. L'abbé Chappe meurt martyr de la science dans ces mômes
régions où tant de hardis aventuriers doivent un jour arracher
l'or des entrailles de la terre au prix de moins nobles souf-
frances ^. Un autre savant voyageur, l'abbé de La Caille, a donné
la méthode la plus facile pour calculer la longitude en mer d'après
l'observation de la lune ('1755). On commence, d'après son plan,
YAlmanadinaïUique, qu'on ne termine pas et que les Anglais nous
1. La première organisation du génie civil date de cette époque. Gassini forma un
corps d'ingénieurs p-^ir exécuter sa carte. Il mourut en 1784 et l'œuvre fut achevée
eu 1790 par son fils, Jacques-DoMLlique. On a peu d'exemples d'une pareille héré-
dité de talents spéciaux.
2. A la même période appartient an autre Toyage célèbre, le premier Toyage
autour du monde qu'ait exécuté un vaisseau français, celui de Bougainville ( 1764-
1766). Les Anglais et les Hollandais avaient déjà fait une quinzaine de ces expédi-
tions. La découverte de Taiti et les observations sur les mœurs de ses habitants,
à une époque où l'on était si préoccupé de Vétat de nafiir» et de tout ce qui semblait
sVn rapprocher, valut une grande popularité à la relation de Bougainville.
11760-1775] GÉOGBAPHIE. ASTRONOMIE. 19
enlèvent Thonneur d'achever (1767). Lalande, élève de La Caille,
or^nise, pour ainsi dire, Tastronomie, en groupant les adeptes
de c^Ue belle science : il écrit son grand Traité (T astronomie (1764)
et prend, durant quinze ans, la part principale à la rédaction de
la Connaissance des Temps (1760-1775). Hessier publie, en 1771,
le catalogue des Nébuleuses.
L'histoire doit aussi un souvenir aux habiles artistes qui per-
fectionnent les instruments de la science, nouveaux organes qui
centuplent la puissance des organes que nous a donnés la nature ;
ainsi Lepaute, qui a fait faire de si grands pas à l'horlogerie,
tandis que sa femme, collaboratrice de Clairaut et de Lalande,
prenait part aux progrès de l'astronomie; ainsi Leroi et Bertaud,
auteurs des montres marines expérimentées sous toutes les lati-
tudes par le père Pingre.
Dans quelques autres branches de la connaissance humaine, la
France ne fait pas ime aussi grande ligure. La chimie, cette
science nouvelle qui se dégage de plus en plus des vieux rêves
alchimiques, présente chez nous des travaux estimables; mais
les découvertes essentielles sur les gaz, sur les vrais éléments des
corps, se font à l'étranger. La théorie de la chimie est cependant
encore à faire, et la France doit prendre avant peu une glorieuse
revanche. Des doctes leçons que professe Rouelle * au Jardin des
Plantes, va éclore ce Lavoisier destiné à systématiser la science
qui introduit l'homme dans le mystérieux laboratoire de la nature,
et qui lui révèle non plus seulement les propriétés, mais la com-
position et la décomposition des corps inorganiques.
Ce n'est pas non plus à la France que revient la gloire des écla-
tantes découvertes qui s'opèrent dans la partie la plus obscure et
jusqu'alors la plus insaisissable de la physique, dans l'électricité.
Et cependant, avant Franklin, un Français, Duhamel-Dumon-
ceau, savant universel, avait affirmé l'identité du fluide élec-
trique et de la foudre '. Franklin développe cette idée, en fiiit la
théorie, puis la prouve par de courageuses expériences qu'exé-
1. (Test à lai qu'appartient la classification des sels.
2. Parmi d'innombrables travaux de botanique, d'ag^ronomie, de météorologie , do
pbysiqae, de chimie, on lui doit la première théorie des engrais. — ^ Sur ses litres,
vovez Hoëffer, HuL de la Chimie, t II, p. 3%.
20 LES PHILOSOPHES. [1722 1752)
cutcnt on môme temps en France Dalibard et Lemonnier'{1752).
Nous touchons enfin à l'histoire naturelle proprement dite et à
sa branche la plus élevée, la science de la nature animée. Puranl
la première moitié du siècle, un esprit sagace, pratique, ingé-
nieux et actif, avait jeté un vif intérêt sur quelques parties de la
zoologie. C'était ce Réaumur, qui se signala en appliquant si
heureusement la physique et l'histoire naturelle à l'industrie, et,
réciproquement, les observations recueillies dans les pratiques
industrielles aux études scientifiques. Il enseigne l'art de convertir
le fer en acier (1722), l'art de fabriquer le fer-blanc (1725), com-
mence pour la porcelaine (1727-1739) les essais que poursuivent
plus tard, avec un plein succès, les chimistes Darcet et Mac-
quer, et qui aboutissent à la belle création de Sèvres ; il invente
un nouveau thermomètre par l'application d'une idée de New-
ton (1731)'; il a reconnu, après Palissi, l'intérêt mystérieux
qu'offrent à la science les vastes bancs de coquillages fossiles
qu'on appelle falun en Touraine et qui doivent se retrouver sur
tant d'autres points (1720); enfin, après une foule de mémoires
sur l'histoire naturelle, il publie, de 1734 à 1742, ses célèbres
Mémoires pour servir à l'Histoire des Insectes, vrai chef-d'œuvre,
malheureusement incomplet. Personne n'a répandu plus d'attrait
sur la science : rien de plus fin ni de plus délicat que l'art avec
lequel il pénètre dans ce monde si nouveau et si varié des petits
êtres. On sent en lui la vie et non plus seulement la mathématique
de la nature ; il est un des précurseurs de l'éclatant génie qui va
se lever sur les sciences naturelles.
Les découvertes se multiplient : de grands faits, des lois impor-
tantes, quoique isolées encore, sont reconnus, soit dans la géo-
logie, soit dans la voie zoologique ouverte par Réaumur; ainsi,
un des esprits les plus originaux et les plus élevés du siècle, le
Genevois Charles Bonnet, reconnaît, tout jeune encore, que cer-
tains insectes se reproduisent sans accouplement (1740), et con
firme, par ses expériences, la découverte plus étonnante encore
1. La constraction de cet inâtrument, seal employé en France pendant un siècle,
repose sur le choix des deux points extrêmes de la graduation, à savoir : la conjirc-
lation de l'eau et rébullition. On n'y a opéré qu'on changement nominal dans le
nombre des degrés.
(174017501 RÉAUMUR. NATURALISTES. îi
de Trembicy sur les polypes et sur plusieurs espèces de vers qui
se reproduisent indéfiniment par incision, à la manière de ceux
des végétaux qui se multiplient par boutures. Ces êtres singuliers
paraissent^ comme rétablit le grand botaniste Bernard de Jus-
sieu, relier les deux règnes de la vie animale et de la végétation,
tandis que la nature inorganique elle-même semble rattachée à
la nature vivante par Texistence animale que constate Peyssonel
chez les coraux, les madrépores et d'autres immobiles habitants
des mers.
Une vive attention se porte sur notre terre et sur les êtres qui
l'habitent, sur les origines et les phases inconnues de cette terre
et de ces êtres. Cette curiosité redouble à mesure que Ton plonge
un regard plus hardi, par delà notre atmosphère, dans les pro-
fondeurs du monde sidéral. Quand l'homme étend si loin ses
notions, i! faut à plus forte raison qu'il connaisse son habitation «
les races qui la partagent avec lui, et sa propre race. C'est là évi-
demment que doit se manifester quelque grande intelligence qui
relie synthétiquemént tous ces faits et toutes ces idées, et qui fas-
cine les imaginations en faisant comme un soleil de tous ces rayons
éjvars. La nature seule peut tenir lieu d'idéal , en quelque sorte ,
et rendre une poésie aux âmes inquiètes que le matérialisme a
bannies des mondes supérieurs.
A côté des découvertes, et surexcitées par elles, les hypothèses,
tan} honnies par Voltaire et par l'école expérimentale, subsistent
dans les sciences naturelles et y entretiennent une fermentation
salutaire. Un livre mêlé de rêveries, de suppositions sans fonde-
ment et de vues profondes, le Telliamed, ou Entretiens d'un phi-
losophe indien avec un missionnaire français ', vient d'exciter
l>eaucoup d'étonnement et une espèce de scandale. L'auteur y
avance que les montagnes ont été formées par les courants de la
mer, comme le prouvent les dépôts de substances et de coquilles
marines réi)andus dans l'intérieur des terres; que tous les êtres
vivants, l'homme comme les autres, sont sortis de la mer. Vol-
taire se moque beaucoup de l'homme- poisson et des montagnes
1. Ourrage posthume (fan ancien consal de France en Egypte, nommé de Maillet,
et qui arait dégoiaé son nom sous l'aiiagramme de Ttlliamed. Mort en 1738.
22 LES PHILOSOPHES. [1707-17391
formées par les coquilles; mais le système neptwnien ne semble
pas si ridicule à tout le monde.
Tous ces essais sont les préludes des grandes choses qui vont
éclore.
Sur une hauteur que dominent de longues collines d'un aspect
sévère, au centre d'un paysage assez recueilli et solitaire, quoique
dans le voisinage de la petite ville bourguignonne de Montbard,
une vieille tour s'élève du milieu d'un bois d'arbres verts : c'est
dans ce domaine, à quelques lieues de la patrie de Bossuet, que
naquit, le 7 septembre 1707, l'enfant qui devait être le rival en
éloquence de l'auteur du Discours sur Ihistoire universelle , le
Bossuet du naturalisme.Georgcs-Louis Leclerc de Buffon, fils d'un
conseiller au parlement de Dijon, se montra résolu, dès sa pre-
mière jeunesse , h consacrer aux sciences la liberté et les moyens
d'action que lui assurait une grande fortune. Mais il ne manifesta
point d'abord de vocation spéciale, et il exerça largement son
esprit dans diverses parties de la connaissance humaine où ne
figurait point la zoologie. Il parcourut une partie de la France et
de l'Italie, et visita les Alpes avec deux amis anglais qu'il accom-
pagna ensuite dans leur patrie : ce furent là tous les voyages de
cet homme qui devait parcourir incessamment la terre entière par
la pensée. Il débuta, après son séjour en Angleterre, par traduire
la Statique des végétaux, de Haies, et le traité des Fluxions, de
Newton. Comme pour payer son tribut à l'esprit du temps, il
attaque les hypothèses dans sa préface. Divers mémoires de géo-
métrie, de physique, d'économie rurale et forestière, le font con-
naître à son retour d'Angleterre. On remarque déjà quelque chose
de colossal dans son imagination et dans ses procédés : il fait ses
expériences sur une échelle énorme; il veut renouveler le miroir
avec lequel Archimède dérobait les feux du soleil pour incendier
les flottes ennemies. L'Académie des sciences l'avait appelé dans
son sein dès l'âge de vingt-six ans : les plus sagaces parmi les
savants pressentaient son avenir. En 1739, l'intendant du Jardin
royal des Plantes, Dufay, physicien et naturaliste estimable, connu
par des découvertes sur l'électricité, se sentait dépérir, jeune
encore, d'une maladie de langueur. Le Jardin des Plantes n'avait
guère été jusqu'à lui qu'une succursale de la Faculté de médecine;
11739-17491 BUb^FON. 23
il avait commencé d'en élargir les collections et renseignement,
cl comprenait qu'il y avait quelque chose de plus grand à entre-
prendre. Il signa, d'une main mourante, la demande au ministre
de lui donner Buffon pour successeur. BufTon accepta ce noble
legs, qui décida de ses destinées et qui lui fournit les moyens de
fixer et de réaliser les pensées vastes, mais vagues encore, qui
s'agitaient dans son cerveau. Il résolut de faire du Jardin des
Plantes le temple de la nature et de s'en faire le pontife et l'his-
torien.
L'histoire naturelle devient dès lors le but unique de ses écla-
tantes facultés. Doué d'une force de volonté extraordinaire, pen-
dant près de soixante ans, il consacre chaque jour le même
nombre d'heures au travail. Ni les plaisirs du jeune âge, ni les
infirmités de la vieillesse n'empiètent jamais sur l'étude. Dans sa
jeunesse, il se faisait arracher violemment de son lit à cinq heures
du malin, quand il était rentré à deux heures des soupers de
Paris. Organisation puissante, mais incomplète, ce qui lui manque
renforce d'autant ce qu'il possède. Sa sérénité, son équilibre,
reposent moins sur l'harmonie des éléments essentiels de l'homme
que sur l'atrophie de l'élément qui enfante les orages, sur l'ab-
sence des passions du cœur. Tout est sacrifié à l'intelligence. La
vie physique n'est pas comprimée chez lui, comme chez les pen-
seurs ascétiques : elle est livrée, au contraire, à l'instinct avec
insouciance, tandis que toute la vie morale se concentre^ dans la
science, aimée à la fois pour elle-même et comme instrument de
gloire. La gloire est sa seule passion. Ni l'amour de la femme, ni
la haine des abus sociaux, n'excitent ou ne troublent son âme.
L'amour de l'humanité, au lieu de la forme militante du temps,
prend chez lui la forme scientifique. Il aime l'humanité en l'éclai-
rant, en élargissant ses horizons. Il ne prendra pas pour devise,
comme un autre grand homme plus dévoué et plus malheureux :
Vitam impendere vero*; tout en servant la vérité, ou ce qu'il croit
la vérité, il la voilera quelquefois; il ménagera tout; il sacrifiera
beaucoup pour obtenir de poursuivre en paix son œuvre : la
magnificence de cette œuvre est son excuse devant la postérité.
1. Sacrifier sa Tie à U vérité. Devise de Rousseau.
Î4 LES PHILOSOPHES. [1739-1749)
Quelles prodigieuses visions durent l'assaillir, lorsque la nature
se présenta à lui comme un seul être dont il avait à décrire les
formes et à raconter les vicissitudes ! lorsque jaillit de son cerveau
le plan d'une histoire générale de la terre et de la vie sur la
terre ! La conception s'élance sur des ailes d'aigle : l'exécution se
traîne à pas de tortue, même pour le plus fort et le plus actif.
Toute une existence ne suffit pas à réaliser la pensée d'un seul
instant , et Buffon ne devait, suivant l'expression du grand histo-
rien de la littérature au xvni* siècle*, parcourir que quelques
rayons du cercle immense qu'il s'était tracé. Les études prépa-
ratoires lui manquaient : il s'efforce d'y suppléer par la puissance
du travail et de la méditation^; il voit devant lui un fanal qui le
guidera sur l'obscur océan des êtres; c'est ce qu'on nommera
plus tard la théorie des faits nécessaires, vrai flanibeau, en effet,
de ce monde physique où tout est soumis à des lois qui s'en-
chaînent rigoureusement. Idée sublime, mais d'une témérité
héroïque : quel œil humain ne se troublera pas sur l'enchaîne-
ment des /a/f5fîécc55aîr«/ Descartes s'y est perdu!... Ce n'est que
par ces téméraires qu'avance l'esprit humain.
Les organes physiques font défaut à Buffon comme les études
spéciales : son œil myope est impropre à l'observation; il se
complète en s'associant son compatriote Daubenton , habile
et infatigable expérimentateur qui est l'œil et la main où
Buffon est la pensée*. Buffon traite seul les généralités de la
géologie, partage les études zoologiques avec Daubenton , ne
fait qu'effleurer théoriquement la botanique et abandonne cette
science aux deux frères Jussieu, Antoine et Bernard, bien
dignes, par leur esprit étendu et généralisateur, de marcher
aux côtés de Buffon dans la route de la philosophie naturelle *.
1. M. Villemain.
2. Le meilleur creuset^ disait-il, c'est Vesprit,
3. Daubenton fut quelque chose de plus : il « avait le premier compris le prin-
cipe général, le lien commun de tous les faits qui devaient servir de base à Tana-
tomie comparée. Il avait pris l'homme pour terme de rapport, et les animaux pour
terme de comparaison. •• Serres, Organogénie, ap. Enryrhp. nouvelle y t. VII, p. 14.
4. La fimille des Jussieu devait être, dans la botanique, ce qu*éUiit la famille des
Cassini dans Tastronomie et la géodésie. Un troisième frère, Joseph, avait partagé,
comme botaniste, les fatigues et les périls de rexpédition de La Condamine, Bouguer
et Godin aa Pérou.
[1749 1753] BUFFON. niSTOïKE NATURELLE. 85
Le Cabinet d'histoire naturelle est créé par leurs efforts réunis*.
Après dix ans d'incubation, la pensée de Buffon éclôt. Les trois
premiers volumes de V Histoire naturelle paraissent en 1749. Le
public reste saisi d*étonnement devant la majesté du sujet et celle
du langage. Au lieu de la phrase hachée, du trait jaillissant de
Montesquieu, au lieu de la parole ailée de Voltaire, on retrouve
Fample phrase des anciens, aux larges et harmonieuses périodes,
avec là clarté française de plus : c'est la parole qui expose et
affirme, au lieu de la parole qui discute et qui combat ; ce sont les
idées des temps nouveaux exprimées avec l'accent solennel du
xvii* siècle et de l'antiquité romaine. S'il n'est pas de génie hu-
main qui égale la majesté de la Nature, comme on l'a dit de Buffon
par une excusable hyperbole, on peut dire au moins que jamais
les merveilles de l'univers n'ont été célébrées dans une langue
plus digne d'elles.
Bon nombre de beaux esprits, par frivolité, et une partie des
savants, par d'autres motifs, ne virent guère d'abord dans Buffon
que le grand coloriste^ que le style : Buffon lui-même y aida par sa
maxime : le style c'est r homme; mais il fallait savoir l'entendre,
t Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses
pensées, » c'est-à-dire toute l'œuvre, moins l'inspiration première
et le plan général, t Le style doit graver des pensées et non des
paroles... Les idées seules forment le fond du style : l'harmonie
des paroles n'en est que l'accessoire... Un beau style n'est tel que
par le nombre infini des vérités qu'il présente... ^ »
La masse du public, elle, se laissa aller à l'impression de force
et de grandeur qu'elle reçut, sans trop l'analyser; mais les hommes
capables de comprendre ce que Buffon appelle le fond du style, c'est-
à-dire les conceptions qui revêtaient cette forme magnifique, furent
pénétrés d'une consciencieuse et profonde admiration : leur senti-
ment éclaira et conquit celui de la foule, A mesure que l'œuvre co-
lossale de Buffon s'étendait avec sa gloire, durant près de quarante
1. Ce n*avait été d*abord qu*un simple droguier^ ou collection de plantes médici-
nales. Dufay avait commencé d'y ajouter des minéraux ; Buffon ébauclia les galeries
zoologiqnes, qui n^oot pris leur magnifique développement qu'avec Ltienne Geoffroy-
Ssûnt-Hilaire.
2. Discours de réception à l'Académie française; 1753.
«6 LES PHILOSOPHES. [1749)
années. Toutefois, Buffon ne devait être complètement et définiti-
vement apprécié que de nos jours.
Dès le début, il monte seul droit au sommet qui Tattire, en
signalant le danger des routes battues. Il voit déjà les sciences
8*engager dans ce labyrinthe obscur des faits de détail où elles
menacent de se disperser en rompant le lien qui les unit, c La
métaphysique des sciences, s'écrie-t-il , est négligée , plus peut-
être que dans aucun autre siècle : on se perd dans les méthodes
de calcul et de géométrie, dans les formules et les nomencla-
tures! » Et il attaque vivement les classifications, comme des di-
visions arbitraires de ce qui est lié dans la Nature par des transi-
tions infiniment multipliées. < Il n*y a ni genres ni espèces dans
la Nature : il n'y a que des individus M » — Erreur de croire que
la Nature travaille sur un seul plan : la variété de son dessein et
de ses opérations est infinie. — Erreur de conclure d'un être à
l'autre , d'un règne à l'autre.
On dirait, à de telles paroles, qu'il n'aperçoit que la variété et
non l'unité de la Nature; mais on s'abuserait sur sa vraie pensée.
Cette variété lui apparaît comme formant un ordre, une chaîne ,
une série ou des séries de degrés presque insensibles , s'étcndant
en tout sens de l'être le plus parfait à la matière la plus informe.
Ce sont les divisions de cette chaîne qu'il nie : il la voit continue
et non subdivisée*. En tennes scolastiques, il n'admet d'autre
universel que la Nature.
Buffon a raison sur divers points dans ses critiques contre son
contemporain et son rival, le Suédois Linné, le prince des classi-
ficateurs, qui avait, en 1735, ébauché, avec un génie aussi pro-
fond que patient, une méthode générale des deux règnes organi-
1. n en Tint bientAt à une opinion tout opposée quant aux espèces.
2. Voir liût. Naturelle, premier Discoure; de la Manière d*itudier et de traiter Vhis"
Mre naturelle, — C'est dans la Contemplation de la ffaturtf publiée de 1764 à 1765
|Mir Charles Bonnet, un des plus éminents adeptes de la philosophie naturelle, que la
ehaine des êtres es^t présentée sous Taspect d*une échelle continue à série unique.
Buffon n*a point développé d'opinion formelle à cet égard; mais ce qu'il dit contre
l*unité du plan de la nature semble écarter d'arance le système de Bonnet et favo-
riser la théorie formulée de nos jours par M. Isidore 6eoffW>y-Saint-Hilaire Rur les
Sériée pairallèlee. Voir aussi les indications 'contenues dans Tari. Chowxu i Hi^t. des
Oiseaux. Quant à ridée de Tunité de type, elle n*est pas impliquée dans la négation
de Tunité du plan de la nature. Buffon n'avait point encore effleuré cette idée.
[1749] BUFFON. HISTOIRE NATURELLE. 27
ques de la Nature. Néanmoins , la guerre faite par Buffon* aux
méthodes est exagérée et contraire, dans ses conséquences
extrêmes, aux intérêts de la science. Si les classifications n'ont
pas une valeur absolue et ne peuvent embrasser la totalité des
rapports naturels des êtres, elles ne sont pas cependant arbitraires,
puisqu'elles embrassent une partie de ces rapports, et valent d'au-
tant plus qu'elles en embrassent davantage. Ce sont des concep-
tions nécessaires de l'esprit humain, et Buffon lui-même est bien
obligé de s'en faire une, puisqu'il classe les objets et les êtres sui-
vant les convenances qu'ils ont avec l'homme, et spécialement
avec l'homme civilisé d'Europe, méthode très- peu scientifique;
aussi finit-il par l'abandonner, dans la suite de ses travaux, pour
se rapprocher de Linné et s'appliquer à perfectionner de main de .
maître ce qu'il avait décrié *.
S*il dédaigne trop d'abord les méthodes spéciales, il pose la
méthode générale et transcendante en termes dignes de Des-
cartes. < La description exacte et la connaissance des faits parti-
culiers n'est pas toute l'histoire naturelle. Il faut s'élever de là à
quelque chose de plus grand ; c'est de généraliser les faits , de les
lier ensemble par la force des analogies, et de tâcher d'arriver à
la connaissance des effets généraux, causes des faits particuliers,
causes secondes auxquelles notre esprit peut du moins s'élever,
puisque les vraies causes lui sont insaisissables. »
Il applique immédiatement ces principes : de la région abs-
traite où il a plané un moment, il s'abat comme un aigle sur son
sujet et prend possession de notre globe avant de toucher aux
êtres qui le peuplent. Il résume et coordonne, dans V Histoire et
Théorie de la Terre, les travaux et les obsen'ations des Réaumur,
1. Voir soD bean travail rar les ningeê. La méthode de Linné, perfectionnée, a
tabsisté dans la zoologie. Dans la botanique mémei Linné ne s'était arrêté que pro-
visoirement à une classification fondée sar un seul caractère, celui du sexe, et cher-
chait cette méthode plus générale et plus naturelle que poursuivait en même temps
chez nous Bernard de Jussien, et qu'ils trouvèrent tous deux. — Ce fut Jussieu qui
rapporta d'Angleterre, dans son chapeau, le fameux cèdre du Liban, l'aîné de tuus
les cèdres qui existent en France. On lui doit l'acclimatation en France de beaucoup
de végétaux étrangers. — Un autre botaniste français, Adanson, arriva également
à la méthode naturelle, à celle qui s'attache aux caractères les plus généi*nux, lei
plus compréhensifs, dans ses Familles des Plantes (1763). Il avait conçu le plan gi-
gantesque d'one Encyclopédie naturelle complète.
S8 LES PHILOSOPHES. [1749}
des Bourguet, des Buache et de tant d'autres pionniers de la géo-
logie, depuis le vieux Palissi, comme il fera, dans l'histoire des
ôtres organisés, pour les découvertes des Peyssoncl, des Duhamel-
Dumonceau, des Needham, des Bonnet, des Trembley, etc.; il
ajoute ses conclusions, et sa Théorie de la Terre, complétée, trente
ans après, par son immortel ouvrage des Époques de la Nature,
restera pour toujours le fondement de la science qui révélé à
l'homme les fastes des âges antérieurs à l'homme, l'histoire
d'avant l'histoire, l'histoire où l'on suppute, non par siècles, mais
par périodes inconnues, qu'ont écrites sur l'écorce du globe le
feu primitif ou l'Océan, son successeur.
L'Histoire ds la Terre est, en effet, comme le dit l'auteur, une
théorie, c'est-à-dire une généralisation des faits connus, reliés par
des inductions vraisemblables, et non un système , c'est-à-dire
une hypothèse arbitraire imaginée à priori. Buffon n'y affirme pas
même encore l'incandescence primitive du globe : il n'y avance
formellement que le long séjour de la mer sur nos continents ,
séjour tout à fait étranger et bien antérieur au déluge biblique,
et attesté par tant d'immenses dépôts d'animaux marins, le dé-
placement probable du lit de la mer dans les âges anté-historiques,
la formation de la plupart des couches terrestres par les eaux, et
quelques autres grands phénomènes procédant de la môme
cause 7}eptunienne. C'est à part, dans les mémoires intitulés
Preuves de la Théorie de la Terre^ qu'il présente , sur la formation
de notre globe, une hypothèse dont il ne fait nullement dépendre
l'ensemble de ses vues positives sur la nature. Cette hypothèse ,
c'est que la terre et les autres planètes ne seraient que des frag-
ments du soleil détachés de sa masse par le choc d'une comète.
La science a démontré l'irapossiblité de la donnée de Buffon. Une
autre hypothèse plus heureuse est commune à Leibniz et à Buf-
fon : c'est que notre planète a été d'abord à l'état de liquéfaction
ardente et que c'est dans cet état qu'elle a pris sa forme ; que
rintérieur de la terre doit donc être une matière vitrifiée et chaude
encore. Mais à Buffon seul appartient l'histoire conjecturale du
passage de l'état vv^canien primitif à l'état neptunien, vraie révé-
lation du génie. Quel qu'ait été, en effet, l'état primitif, et quel
que soit l'état actuel du noyau du globe, les deux règnes succès-
Î17W1 BUFFON. THÉORIE DE LA TERRE. «9
sifs du feu et de Feau à la surface ne peuvent plus faire doute.
€ Cet homme, s'écriait avec stupeur le sceptique Hume en lisant
les premiers volumes de Buffon, cet homme donne à des choses
que nul œil humain n*a vues une probabilité presque égale à
l'évidence I...»
Ce cri d*admiration eût été mieux justifié encore par le li\re
vraiment sans égal dans lequel Buffon , septuagénaire , en 1 778,
donne le dernier mot d'un demi-siècle de travaux et vivifie les
conceptions définitives de sa science par une puissance d'imagi-
nation inouïe. Les Èpoqxies de la Nature semblent écrites sur le
granit par quelque Titan contemporain des révolutions et des
progrès successifs de notre planète. Ce ne sont plus là des dis-
cussions, des considérations scientifiques : c'est la cosmogonie
elle-même évoquée des abîmes du temps. On voit bouillonner la
masse ardente de la planète en fusion ; on la voit s'affaisser vers
les pôles et se renfler à l'équateur par la diminution graduelle de.
cette chaleur immense. Les matières vitrifiées se consolident. Les
montagnes primitives s'élèvent comme des boursouflures à la
surface d'un globe gigantesque de métal fondu. La chaleur con-
tinue à baisser; l'Océan aérien de vapcui^ qui flottait autour du
globe se condense, retombe et couvre la face de la terre. La vie
apparaît : les êtres innombrables, dont les dépouilles doivent for-
mer les roches calcaires, éclosent dans les eaux. De prodigieuses
cavernes, creusées en même temps que les montagnes s'élevaient,
par un effet inverse, s'affaissent, engloutissent une partie de
l'Océan et découvrent les continents. Le règne végétal prend nais-
sance ' ; végétation primitive qui se transformera en houilles , en
bitmnes, en tourbières, comme les premiers animaux en terrains
coquilliers. Les volcans s'allument par la lutte des eaux et du feu
intérieur. Les terrains nouveaux, les montagnes secondaires, sont
formés par la mer, qui envahit et abandonne alternativement les
parties diverses de la terre ferme , et qui détermine la figure des
continents par la direction de ses mouvements. La séparation des
deux grands continents, d'abord unis par le nord , la rupture de
plusieurs isUnnes, \m remet en communication avec l'Océan de
]. Bufibn fait naître ainsi la végétation apré» ranimalité, au lieu d*admettre une
première végétation maritime correspondante aux premiers animaux.
30 LES PHILOSOPHES. (17781
vastes golfes, lacs ou mers intérieures , achèvent de donner à la
terre son aspect actuel. La vie, cependant, perfectionne ses formes :
les quadrupèdes et les autres créatures terrestres sont nés près
des pôles et descendent vers Téquateur, ainsi que les végétaux , à
mesure que la terre se refroidit. Les proportions de ces premiers-
nés de la terre sont gigantesques, formés qu'ils sont sous l'empire
d'une puissance calorique encore énorme ; mais la création ani-
male n'est point unique ni uniforme ; la grande et primitive appa-
rition des quadrupèdes a eu lieu vers le nord de l'Asie, d'où ils
gagnent le reste de notre hémisphère et le nord de l'Amérique
avant la séparation des continents; mais l'Amérique méridionale
demeure fermée à nos races animales ; elle a sa création à part,
plus récente et plus faible *.
Le gi*and et dernier œuvre de la création, I'hommb, apparaît
enfin, après les quadrupèdes, sur les hautes terres du nord de
l'Asie, et ferme la genèse de notre planète. Il n'y a qu'une seule
race humaine, qui se modifie par les climats et les diverses condi-
tions d'existence. Les premiers hommes, faibles et misérables,
s'unissent, s'arment , s'emparent de l'élément du feu, se fixent
sur la terre par la culture. La première société humaine s'orga-
nise sur les hauts plateaux de l'Asie , entre les 40® et 55* degrés
de latitude nord *. Aux révolutions de la Nature, aux guerres des
éléments succèdent les révolutions et les guerres du genre humain.
Il a fallu six cents siècles à la Nature pour arriver à un état or-
1. Ce gn^nd fait, deriné par Buffon, a été non-seulemeut oonfirmé, mais amplifié
par les découvertes modernes. L'Australie a aussi sa série animale particulière, et
l'on retrouve quelque chose d'analogue dans Vile de Madagascar, qui est peut-être
le reste d'un continent disUnct de l'Afrique. Noos ne pouvons même indiquer ici
tant d'antres belles lois révélées par Buffon touchant la distribution des êtres sur la
surface du globe.
2. Cest précisément dans cette région qu'était la mystérieuse ilne, dont la philo-
logie et Tethnogn^phie ont retrouvé de nos jours les traditions, et où les aïeux de
notre race indo-européenne ont vécu dans le voisinage des races sémitique, chamitique
et mongolique. — Buffon semble avoir emprunté cette donnée à VHittoin de Ccutro-
nomie ancienne^ de Bailli, publiée en 1775 et années suivantes. Bailli allait plus loin :
d'après des conjectures ingénieuses dont la science a renversé les bases, il croyait
entrevoir là les traces d'une haute civilisation primitive^ antérieure aux âges histo-
riques. — Buffon croit done que TEurope a été peuplée par l'Asie, puis l'Amérique
septentrionale par le nord de TAsie et de TEurope; que les hommes ont franchi
risthme de Panama, dont les montagnes avaient arrêté les animaux, et se sont ré-
pandus de lÀ dans l'Amérique méridionale.
[17781 BUFFON. ÉPOQUES DE LA NATURE. 31
donné et paisible; combien en faudra-Ml pour que les hommes
arrivent au même point? Si le monde était en paix, combien la
puissance de l'homme ne pourrait-elle pas influer sur celle de la
Kature en s'y appliquant tout entière ? Quelles modiflcations ne se
sont pas déjà opérées par le défrichement et le dessèchement du
sol, par la domestication des animaux» par la culture et la greffe
des plantes, par le peuplement des terres vides ! Quels progrès
moraux et physiques ne doit-on pas encore espérer dans l'espèce
humaine! Les terreurs superstitieuses qui la courbaient devant
des phénomènes menaçants et inconnus se sont dissipées, à me-
sure qu'elle a vu le calme s'établir dans la Nature et qu'elle a
appris à en comprendre les opérations. La crainte et le faux hon-
neur ont d'abord dominé le genre humain ; puis a régné le plai-
sir aveugle et stérile ; l'homme a reconnu enfin que sa vraie gloire
est la science, et la paix son vrai bonheur.
Cette magnifique histoire de la Terre se termine ainsi par un
hymne à la perfectibilité humaine.
Les erreurs qu'on peut signaler dans les Époques de la Nature
tenaient à l'état très-imparfait de la science * ; les vérités sont à
Buffon.
La puissance avec laquelle BufTon a ressaisi , dans les ténèbres
des âges, la succession des effets généraux de la Nature, restera
sans doute son plus beau titre de gloire. Il a voulu pénétrer plus
avant et saisir ces causes, cette essence des choses, qui, suivant
lui-même , sont inaccessibles à notre esprit. La grandeur est tou-
jours la même ici, mais non plus la clarté. Les variations , les
1. La plus grave de ces erreurs est relative au refroidissement progressif do globe.
La nature, soivant Buffon, mourra par le froid avant quatre-vingt-treize mille ans.
Il ignorait ce que la science a établi depuis, que la chaleur propre de la terre, crois-
suite à mesure qu'on descend dans Tintérieur du globe, au moins jusqu^à une pro-
foodcor inconnue, est presque nulle à la surface, comparativement à la chaleur
solaire. Le refiroidissemeut intérieur total n'amènerait donc nullement une tempé-
ratore polaire sur Tensemble de la surface terrestre. C'était Mairan qui avait signalé
le premier la chaleur propre de la terre, en Tattribuant à un feu central ; mais il
avait cm à tort cette chaleur actuellement supérieure à celle du soleil, et Buffon
l'était égaré sur ses pas. — Buffon suppose à la terre, depuis le jour où elle a
commencé de se refroidir, environ soixante-quinze mille ans d'existence. Les pre-
miers êtres organisés auraient commencé à paraître vers le milieu de cette période.
Ces chiffres, qui parurent énormes à IMmagination de ses lecteurs, disparaissent
dans la profondeur presque incommensurable des temps calculés depuis par Fourier,
comme nécessaires à ce même re^idissement.
32 LES PHILOSOPHES. [1753-17781
contradictions où la force de l'imagination emporte parfois cette
vaste intelligence, servent encore du moins à mettre successive-
ment en vive lumière les faces diverses de risis atuc mille noms. On
ne saurait certes dire que le génie métaphysique ait manqué à
Buffon; mois la méthode lui fait défaut; il n'observe pas toujours
le précepte de Descartes sur les idées claires et distinctes, ni le
sien propre sur Tordre et l'enchaînement des pensées.
Si Ton écarte les voiles dont Buflbn enveloppe ses conceptions,
désireux qu'il est de ne pas suivre le parti philosophique dans
sa lutte ouverte contre les croyances traditionnelles ', si l'on veut
savoir quelle est au fond la religion de ce prophète de la Nature,
voici ce qu'on entrevoit : voici les idées, nous ne dirons pas aux-
quelles il s'était arrêté, mais parmi lesquelles il flottait, vers le
milieu de sa carrière scientifique, quelques années après la
publication de ses premiers volumes, et qui sont comme l'esprit
de YHistoire des Animaux.
La nature est une puissance vive, immense, universelle, qui
embrasse tout, qui anime tout. Elle ne' crée ni n'anéantit rien;
elle change, dissout, renouvelle. Le temps, l'espace et la matière
sont ses moyens. Elle agit sur la matière par des forces générales
qui limitent et mesurent l'espace et le temps. Les principales de
ces forces sont l'attraction et l'impulsion , la seconde réductible
dans la première, et la chaleur. La matière est divisée en molé-
cules : les unes sont à l'état brut, soumises seulement à l'attrac-
tion et à l'impulsion ; les autres, pénétrées par la chaleur, se sont
élevées à l'état organique et vivant : le vivant et l'animé est une
propriété physique de la matière, et non un degré métaphysique
des êtres. Les corps bruts sont de simples agrégats : pour les
corps organisés, il n'en est pas de même ; ici intervient un nou-
veau principe ; c'est bien l'action de la chaleur qui détermine les
molécules organiques à se grouper en ce combinant avec des
parties brutes qu'elles entraînent ; mais la forme de ces groupe-
1. Attaqué vivement par le journal janséniste {NouvetUê êccUtiastiquu) dès 1750,
il fat censuré par la Sorbonne en 1754, après la publication du 4* volume de VHût.
NcUurellt. Il protesta de sa sonmission à TÊglise, et fit à Ui Scrbonne toutes les
satisfactions qu'elle voulut; par compensation, il souleva le roile un peu plus qu*il
n'avait fait encore, dans les volumes suivants, où se trouvent les Vues sur la A'^lvrf.
[1753-1778] BUFFON. VUES SUR LA NATURE. 33
ments, la diversité des êtres, est déterminée par une autre cause,
par des forces spéciales, des moules intérieurs, dans lesquels
prennent forme successivement et indéfiniment, par la généra-
tion, les individus d'une même espèce *. Les individus api)arents
ne sont que des phénomènes : ils ne sont rien dans Tunivers ; les
espèces sont les seuls êtres de la Nature, êtres perpétuels, aussi
anciens , aussi permanents qu'elle; chaque espèce ne fait qu'une
unité dans la Nature, qui méconnaît les nombres dans les indivi-
dus et ne les voit que comme des omhres fugitives dont l'espèce
est le corps '.
On voit comhien ses conceptions avaient changé depuis le
temps où il proclamait qu'il n'y a ni genres ni espèces dans la
Nature, qu'il n'y a que des individus. Maintenant, il nie encore
les genres, les petites familles dans la grande, mais il substitue
les espèces aux individus. Il avait passé par une transition à
laquelle il eût dû s'arrêter; c'est que l'individu est Têtre réel;
que l'espèce est une abstraction nécessaire, un concept fondé
dans la nature des choses ' ; mais on peut étendre ceci des espèces
aux genres ; il y devait revenir.
Si l'individu n'est qu'un phénomène, une association momen-
tanée de molécules, déterminée par le moule intérieur, qui est
comme l'âme collective de l'espèce, il est superflu d'établir que
rindividu n'a point d'àme ou d'unité, par conséquent, point de
spontanéité, point d'activité propre. L'animal, dit Buffon, comme
Descartes, est tout mécanique; mais Buflbn n'entend par là que
déterminé fatalement dans tous ses actes, et non point insensible.
Il accorde au contraire à l'animal, du moins aux animaux supé-
rieui's, toutes les passions, tous les sentiments de l'homme. Des
sentiments, sans sujet sentant, sans individualité! dira-t-on?
1. Les moules intérieun de BufTon ne sont autre chose qae les forces plantlques
00 formes rmbstantielles de la philosophie ancienne et sculas tique.
2. En poussant ces principes à leurs dernières conséquences, on trouve que, si les
individus ne sont que des phénomènes, les espèces ne sont que des formes, des
furces informantes; les seuls êtres réels sont les molécules, si toutefois les molécules
nesotit pas indéfiniment divisibles (et la métaphysique démontre qn*elles le sont};
auquel cas il n'y aurait qu'un seul être véritable, la substance universelle, la Nature.
— Notre résumé est tiré principalement des Vues sur la Nature^ intercalées dans
VUist. des Animaux.
3. Lût. naturelle j t. IV, ch. del'iine; 1753.,
3L\1. 3
34 LES PIllLOSOPDES. 11753-1778]
mais c*est là Tobjection générale à tout système matérialiste, qu*il
s'agisse de Thomme ou des animaux.
Avant de nier les individus, BufTon avait commencé par repous-
ser l'hypothèse de la préexistence des germes, conçue par Swam-
merdam et Malebranche, modifiée par Leibniz, et soutenue par
deux contemporains éminents, Charles Bonnet et Haller. Il avait
prétendu y substituer un système ingénieux et complexe de la
génération, où les générations spontanées, tant raillées par Vol-
taire avec les montagnes de coquilles et l'honmae-poisson *, jouent
un rôle très-considérable. Pour lui, les êtres inférieurs, animaux
ou végétaux, spécialement tous les animalcules, naissent par
Tassemblage spontané des molécules organiques, tandis que les
êtres plus développés, plus perfectionnés, se reproduisent par une
succession constante de générations. Si tous les êtres organisés
venaient à disparaître, les molécules organiques les remplaceraient
bientôt par l'apparition de nouvelles espèces.
A travers un mélange de vues profondes, de données chimé-
riques, ou appuyées sur des observations insuffisantes, de rêves
qui semblent empruntés aux crédules imaginations du xvi* siècle
ou de Tantiquité , on peut signaler la transition vers la théorie
qu'on nomme aujourd'hui de rèpigènèse, et qui substitue à la
préexistence du germe, de l'unité physique se développant excen-
triquement, la formation concentrique des parties vers un centre
invisible*. Buflbn, malgré quelques variations, est d'accord avec
Hippocrate et Galien, sur l'égal concours des deux sexes à la
reproduction.
BufTon n'aurait -il donc pas d'autre Dieu que la Nature? Ses
invocations splendldes au Créateur, mêlées de métaphores bibli-
ques, ne seraienl-eDes que des précautions oratoires?... Il semble
que le fond de sa pensée recèle le panthéisme naturaliste ou
physique , point de vue opposé au panthéisme mathématique et
spiritualiste de Spinoza ; l'un, s'étant absorbé dans la contempla-
1. Oo se rappelle les plaisanteries de Voltaire sur les anguilles de Needham.
2. Cette belle théorie, ébauchée par Uarrey, reprise an xnii* siècle par Needham
et Wolf, n'a pénétré définitivement dans la science française et ne s*y est dégagée
des ob>carités et des hypothèses de son origine, pour entrer dans sa période posi-
tive, qu'à une époque qui dépasse les limites de notre livre. V. le lumineux traité
d'Organogénit, de M. Serres, publié dans VEnc^hpédU Soucelle,
11753-17781 NATURALISME DE BUFFON. 35
tîon de l'être en soi, de l'unité; l'autre, ne considérant que l'être
manifesté dans le multiple ; l'un, s'enfermant dans l'idéal, l'autre,
dans le réel. Tout le panthéisme allemand , Goethe , Schelling ,
Hegel, comme toutes les écoles à tendances analogues en France,
doivent sortir de Spinoza combiné avec Buffon. Spinoza n'avait
laissé d'héritiers que quelques penseurs solitaires. Après Buffon,
ces idées prennent un essor immense, mais d'abord outre Rhin,
d'où elles reviennent parmi nous. Le Dieu- Nature, le créateur
identifié avec la création , la force divine sans conscience d'elle-
même et ne prenant cette conscience réfléchie que dans l'homme
déifié * , sont là en principe.
C'est parce que le Dieu personnel et libre , le Dieu qui aime et
qui est aimé, manque à cet univers, cause et eflet tout ensemble,
qu'on sent parfois, à travers la resplendissante Nature de BufTon,
passer un souffle glacial, comme le souffle de ce froid par lequel
notre globe doit mourir. L'amour n'est point là : l'âme des choses
est absente.
Et pourtant, ce naturalisme n'est point le matérialisme. Deux
principes contradictoires luttent chez Buffon, sans pouvoir trou-
ver leur équilibre. Ce n'est pas seulement son obscure théorie
des moules intérieurs qui est étrangère au matérialisme : celui-ci
n'admet que des individus physiques, les atomes, ayant en eux
toutes les propriétés; les moules intérieurs, au contraire , sont des
êtres métaphysiques; si ce ne sont pas des archétypes platoni-
ciens existant dans le monde intelligible, dans la pensée de Dieu,
s'ils sont dans la Nature , ils y sont on ne sait où , on ne sait
comment, indépendamment de toute étendue. Mais c'est ailleurs,
dans un sujet beaucoup plus clair, que Buffon manifeste un spiri-
tualisme parfaitement décidé. C'est dans le discours sur la nature
de l'homme. U est ici plus que cartésien. Il déclare que l'existence
de l'âme est certaine, que nous ne faisons qu'un, cette existence
et nous; qu'au contraire, l'existence de notre corps et des autres
objets extérieurs est douteuse pour quiconque raisonne sans pré-
jugé; il établit, avec la logique la plus serrée, qu'il est impossible
1. L^homme individael, dit Buffon, par Thistoire, par la science, prend connais-
Kinee dn genre humain et de lui-même, et devient le genre humain et l'univers,
pour ainsi dire.
36 LES PHILOSOPHES. [1753-1778]
de démontrer Texistence de là matière. Nous signalions tout à
riioure la transition de Spinoza à Goethe et à Hegel : nous trou-
vons maintenant la transition du scepticisme de Berkeley à l'idéa-
lisme transcendcntal de Fichte. On ne peut plus douter ici de la
sincérité de BufTon, comme dans ses hymnes au Dieu de Moïse.
Il ne s'agit plus de figures poétiques : il n'y a rien dans toute son
œuvre de plus fortement raisonné que ce qui regarde l'unité, la
personnalité de l'âme humaine; il y a là de ces arguments aux-
quels pei^sonne ne peut répondre. Un illustre historien * a re-
marqué, avec étonnement, que BufTon semble beaucoup plus
pei-suadé de l'immortalité de Yàme que de l'existence de Dieu.
BufTon, en effet, ici comme en bien d'autres choses, est au pôle
opposé de Voltaire.
La logique du sens commun ne s'est point arrêtée à ces ano-
malies du génie philosophique : l'atlûisme^ et le matérialisme
sont restés unis pour la foule, quoi(pi*il soit moins rare de ren-
contrer en France des gens qui croient en Dieu et doutent de
l'àme, que des gens qui croient à Y Aine et ne croient pas à la
personnalité de Dieu.
Il est singulier que ce soit le philosophe de la Nature qui ait
prétendu maintenir entre l'homme et l'animal une différence
absolue que les métaphysiciens tendaient à supprimer depuis
Leibniz. C'est que le spiritualisme de BufTon est un cartésianisme
exaiiéré, pris dans la lettix* plus que dans l'esprit et rejoignant
do nouveau le spinozisme |>ar ce cùté-ci, à savoir : que la raison,
entendue dans le sens étroit du mot, est l'àme ou l'esprit même,
l'unité métaph\si(iue attribuée à Thomme seul. Tout ce qui n'est
pas la raison, tout ce qui est commun à riiomme et à l'animal,
ist matériel. Sensation ou sentiment est pour lui une seule et
même chose. L'dme y demeure étrangèi-e. Les sensations ou sen-
timents n'aboutissent qu à un certain sens intérieur matâ-teL com-
mun à riiumme et à l'animal, et qui est chez BufTon une réminis-
cence oliscurcie de la seconde ànie, de l'âme sensitive des anciens
1. M. VilUmiuii.
3?. Koo» empïovoQs À nnnr«t ce tenue dans rate«f«ktt fvifaire; air le natanlisne
prvte au luot Sa* * nn «on» mv>»tH|iie bcft«co«p miMai nate par le tanM de
tbëàme «{oe par cdw «TsUiei
1173S.I778J MÉTAPHYSIQUE DE BUFFON. 37
et des scolastiques. Condillac , moins élevé, moins sublime , mais
plus exact, plus logicien, plus rigoureux à défmir ses termes, le
réfute parfaitement bien dans son remarquable Traité des ani-
maitx, et y montre clairement que la sensation est dans Tâme
aussi bien que la pensée; que, pour sentir, il faut avoir une àme,
une unité, et que les animaux en ont une *.
La métaphysique de Bufifon a d'étranges conséquences morales,
n condamne les passions du cœur et de Timagination, comme
des eiTCurs du^erw intérieur matériel. Notre âme nous a été donnée
pour connaître et non pour sentir. Le sage se suffit à lui-même.
€ Pourquoi Tamour fait-il Tétat heureux de tous les êtres, et le
malheur de l'homme? — C'est qu'il n'y a que le physique de cette
passion qui soit bon; c'est que le moral n'en vaut rien. » Il ne
voit dans le moral de l'amour que la vanité, a En voulant se forcer
sur le sentiment, l'homme ne fait qu'abuser de son être, et creuser
dans son cœur un vide que rien n'est capable de remplir '. »
L'honune normal de Buffon serait ainsi l'homme dépouillé de
la meilleure moitié de l'àme humaine, une intelligence sans afifec
tion '.
Il y a cependant encore ici, heureusement pour VHistoire natu-
relle, des contradictions entre le théoricien et l'observateur peintre
et poète. Après avoir nié l'amour moral chez l'homme, il le
retrouve et l'admire chez certains animaux, surtout chez Iîs
oiseaux, dont il dépeint, avec tant de grâce et même d'émotion,
les attachements durables et les mœurs de famille. Dans ses des-
criptions des animaux, il oublie souvent les systèmes pour se
laisser aller à l'inspiration naïve des choses. Il s'intéresse à ses
héros, à tous ces habitants de la terre et de l'air qu'il suit, avec
les yeux de l'esprit, au fond de leurs déserts et de leurs forêts. Il
plaint leurs tribus asservies et dégénérant sous la tyrannie de
l'homme. Il semble parler de peuples déchus, quand il montre
les races supérieures essayant de s'organiser, avec une lueur d'in-
1. Par compensation, Buflbn établit très-bien, contre Condillac et Helvéïius, que
la supériorité de l'homnae sur les animaux n'est pas l'effet d'un peu plus de perfec-*
tion dans les oi^anes.
2. Discours sur la nature des animaur,
3. Il fait t^ràce toutefois à Tamitiéi parce qu'elle est un attachement de raison et
non une passion.
38 LES PHILOSOPHES. [1753-17781
tellîgence, une sorte de choix, de concert et de vues communes,
puis dispersées par la terreur de Thomme et diminuant de facultés
et de talents. « Ce qu'ils sont devenus, ce qu'ils deviendront encore,
n'indique peut-être pas assez ce qu'ils ont été, ce qu'ils pourraient
être encore. Qui sait, si l'espèce humaine était anéantie, auquel
d'entre eux appartiendrait le sceptre de la terre! » Il leur accorde
ainsi la perfectibilité, et son imagination l'emporte jusqu'à en
faire des êtres moraux, des espèces bonnes et généreuses, d'autres
cruelles et perfides, quasi des espèces vertueuses ou criminelles :
il leur prête des sentiments et une conduite en rapport avec le
rang et le caractère que leur assignait le symbolisme antique,
d'après les convenances extérieures.
C'est là précisément ce qui fait de VHistoire naturelle un livre
unique, dont les défauts mêmes, au point de vue de la science,
sont des beautés incomparables au point de vue littéraire. Toutes
les formes de la louange ont été épuisées sur ses tableaux, de-
meurés comme les types mêmes de l'éloquence.
Une autre inconséquence, chez Buflbn, a des résultats plus heu-
reux encore. Le génie tend naturellement à la vérité, comme la
plante au jour et à l'air libre. Détourné, ployé, il fait toujours un
effort instinctif pour se redresser et rejoindre la lumière. Buffou
était arrivé à substituer l'aveugle Nature à la Providence, et à nier,
pour tous les êtres, l'homme excepté, l'unité animique, l'individua-
lité réelle; et cependant, il en vient, par la marche synthétique d'un
esprit qui généralise et simplifie tout ce qu'il touche, à l'idée la plus
religieuse qui puisse présider aux sciences naturelles, à cette idée
de l'unité de type et de composition organique, qui montre si clai-
rement dans l'univers l'immanence d'une intelligence suprême; loi
si élevée que l'on conçoit à peine comment elle a été accessible à
l'homme, et si simple et si claire que Ton conçoit encore moins
qu'elle n'ait pas été acceptée universellement aussitôt qu'aperçue;
loi fondamentale du monde physique, qui renferme en elle une
autre loi plus sublime encore , transition du monde matériel au
monde moral, la loi du progrès. Aristole, Ne\vton, et de moins
vastes génies, l'avaient entrevue'. Buffon la saisit et l'embrasse
1. Un esprit harfli et chercheur, Maupertuis, venait, dans une dissertation latine
U753-1778] UNITÉ DE TYPE. 39
d'un large coup d*œil; il était réservé à un de ses successeurs de
la réduire à l'état de science*. L'essentiel de la théorie, l'analogie
ou correspondance des organes dans les animaux les plus divers, est
très^lairement énoncée, dès 1753, dans un des premiers chapitres
de VHistoire des QuadriAphdes (art. Ane); après des considérations
puissamment motivées, Bufibn conclut, qu'en créant les animaux,
€ rÉtre-Supréme semble n'avoir voulu employer qu'une idée, et
la varier en même temps de toutes les manières possibles. > Il est»
dit-il un peu plus tard ', un plan toujours le même , toujours
suivi, de l'homme au singe, du singe aux quadrupèdes, des qua-
drupèdes aux cétacés, aux oiseaux, aux poissons, aux reptiles. Ce
plan est un exemplaire fidèle de la nature vivante... et, lorsqu'on
veut l'étendre et passer de ce qui vit à ce qui végète , on voit que
ce plan se déforme par degrés des reptiles aux insectes, des
insectes aux vers, des vers aux zoophytes, des zoophytes aux
plantes, et, quoique altéré dans toutes ses parties extérieures,
conserve néanmoins le même fond, le même caractère, dont les
traits principaux sont la nutrition , le développement et la repro-
duction, traits généraux et conununs à toute substance organisée,
traits éternels et divins... »
Comment comprendre qu'il ait eu un pied sur ces sommets
lumineux et l'autre dans les brumes obscures du matérialisme!
Au reste, Buffon, toute sa vie, fut combattu entre des idées
opposées : sa tête semble un chaos sublime, sillonné de mille
éclairs et plein des germes des mondes futurs. A côté de la grande
pensée de l'unité du type physique, il pose une autre conception ,
qui, sans en être rigoureusement déduite, s'y laisse rattacher
volontiers ' , mais qui est absolument inconciliable avec le rôle
fondamental que BufTon attribuait, vers le même temps, aux
espèces, aux moules intérieurs. La nature des animaux, dit-il, peut
se varier et même se changer absolument avec le temps et sous
imprimée en AUema^e bous un pseadonyme, de matérialiser cette idée, en avançant
que tontes les espèces animales sortaient d*un premier animal, prototype de tous
les autres. Il j soutient aussi que toutes les molécules sont sensibles et intellit^entes.
V. OEuerts de Diderot, Paris, 1821 ; t. Il, p. 149-197.
1. Etienne Geoffroy-Saint-Hilaire.
2. En 1756 ; HUt. des Singet.
3. On peut admettre Tunité de type sans admettre la mutabilité des espèces.
40 LES PHILOSOPHES. [1753-17781
l'influence du climat. Les espèces se dénaturent, c'est-à-dire se
perfectionnent ou se dégradent.
L'espèce, à ce point de vue, n'est plus une réalité positive et
mystique à la fois, mais seulement le premier degré de la série
des classiflcations : pour que cette opinion ne réduise pas la
Nature à n'être qu'une illusion universelle, qu'une succession
d'apparences à travers lesquelles se joue la substance unique, il
faut qu'elle soit jointe à une ferme croyance dans l'individualité
des êtres persistant sous les variations des formes.
Il n'est pas facile de s'arracher à ce génie qui exerce une fasci-
nation pareille à celle de la Nature elle-même. Terminons en
rappelant que Buffbn prévit, appela, prépara tous les progrès
ultérieurs de la géologie et des autres sciences naturelles, et par-
ticulièrement cette mystérieuse paléontologie par laquelle Cuvier
devait nous révéler toute une création ensevelie dans les entrailles
de la terre. On peut dire que BufTon contenait en lui les grands
naturalistes destinés à illustrer la science du xix® siècle par leur
rivalité mCme : ceux qui l'ont renié, aussi bien que ceux qui l'ont
avoué pour leur maître, procédaient de lui, comme tous les méta-
physiciens modernes ont procédé de Descartes. Si son œil s'est
troublé sur les hauteurs vertigineuses de la métaphysique, il a vu
clair dans l'immensité du monde extérieur, et le temple qu'il a
élevé à la Nature restera à jamais l'objet de l'admiration des
hommes, bien qu'un nuage en voile le sanctuaire*.
Les théories de Buflbn n'eurent pas immédiatement une grande
expansion directe : la plupart des savants spéciaux, qu'il avait
blessés par son injuste dédain pour les classiflcations de Linné,
repoussèrent son autorité; le public l'admira plus qu'il ne le
comprit ; mais l'enthousiasme de la Nature réagit d'une manière
générale sur la philosopliie militante. Le naturalisme, à demi
voilé par la prudence de BufTon et combattu chez lui par un reste
de métaphysique cartésienne, éclata chez un autre écrivain d'un
caractère bien différent , aussi impétueux, aussi débordé, aussi
1. Sur Buffon.V. 8on^'og«,par Vicq d'Azyr;— id., par Condorcet ; — Etienne Geof-
froy-Saint-Hilaire, Enqfrhpèdie tiouvelli, art. Bdffom; — Cuvier, Biographie «nicfr-
ieUê, art. Buffon ; — Flourens, Vie de Buffon ; — Villemain, Tableau de la l-tUratuie
f-^nçaise au xviii» tiède, t. !•', ii« partie, p. 351. — Hérault de Séchelles , i'n$
eititê à MontbarJ ; — Madame Necker, Mémoires.
il71M745] DIDEROT. 41
rempli d'abandon et d*audace, que Buffon était solennel et réservé ;
écrivain, d'ailleurs, inspiré par sa propre spontanéité plus que
par l'exemple ou l'influence de qui que ce fût.
Denis Diderot, né en 1713 d'un coutelier de Langres, élevé chez
les jésuites, comme Voltaire, et destiné d'abord à l'état ecclésias-
tique, puis clerc de procureur à Paris, témoigna de bonne heure
un goût très-vif pour les langues anciennes et modernes, pour les
mathématiques, pour toutes les connaissances accessibles à l'es-
prit humain, en même temps qu'une insurmontable répugnance
à s'enfermer dans un cadre spécial quelconque. Abandonné do
son père à cause de son refus de prendre un état, il vécut long-
temps d'expédients, éprouvant contre mille petites misères le
prodigieux ressort de son indépendante nature, supportant la
pauvreté tantôt avec une insouciante gaieté, tantôt avec des amer-
tumes vite oubliées, et préférant la libre fantaisie à tout. Son
mariage avec une fille aussi pauvre que lui, honnête créature,
mais trop inférieure à lui par l'intelligence et d'une humeur diffi-
cile, amena sa réconciliation avec sa famille, mais ne fixa pas
longtemps la mobilité de ses passions. Il avait commencé d'écrire.
A la sollicitation d'une maltresse avide et besogneuse, il fit pour
un libraire une imitation plutôt qu'une traduction de YEssai sur
le Mériu et la Vertu^ de Shaftesbury, l'ami de Locke (1745), singu-
lier début d'une carrière remplie de contrastes. Les principes de
Shaflesbury, auxquels Diderot semble alors adhérer, sont ceux du
vrai théismcy comme il l'appelle, c'est-à-dire non pas du déisme
matérialiste et inconséquent de Bolingbroke et de Voltaire, mais
du déisme spiritualiste et platonicien, tel qu'il va bientôt repa-
raître glorieusement en France ; Shaflesbury est un précurseur
de Rousseau, c Point de vertu, dit-il, sans croire en Dieu; point
de bonheur sans vertu *. » Diderot n'a pas beaucoup d'accent dans
ce livre; ce n'est pas là le cri passionné du cœur, ni l'expression
d'une profonde méditation de l'intelligence. '
Un second ouvrage, original cette fois, dicté par les mômes né-
l. Sbaftesbory, comme Newton, a?ait pressenti les conséquences da système 'le
Locke et fait de graves réserves; il eût avoué, s'il eût vécu, Téclatante protestation
de Clarke contre le sensualisme. V. le Cours iTHùtoirt de la Philosophie moderne^ de
M. Cousin, !'• série, t. IV; École icoseai$e, Introduction. — V. Essai sur le Mérite^ etc.,
dans le t. I«r des OEunm de Diderot; Paris, Briére. 182 1.
4« LES PHILOSOPHES. H747-1751J
cessités pécuniaires, paraît bientôt sous Tanonyme : ce sont les
Pensées philosophiques (1747), animées de celte vigueur de ton,
de ce chaud coloris qui sera le caractère distinclif de Fauteur. Il
y a encore du déisme dans les Pensées. C'est là que se trouve ce
mot tant cité : Élargissez Dieu ; a montrez-le à l'enfant, non dans
le temple, mais partout et toujours! » Cependant, au fond, le
scepticisme domine. Le sens spirituel, le sens de l'abstrait et de
l'invisible, manque absolument à l'auteur, quoiqu'il soit mathé-
maticien; le sens de la nature extérieure , du visible et de l'ima-
ginable, est très-puissant chez lui; on sent partout frémir, chez
Diderot, la chair et le sang, comme, chez Voltaire, les nerfs et les
esprits les plus subtils. La philosophie de la raison pure étant
incompatible avec ses tendances natives, il eût pu s'arrêter à celle
du sentiment, comme faisait en ce moment, sous Hutcbeson , la
naissante école écossaise, et comme allait faire en France un plus
éclatant génie; mais la fougue de la chair et du sang, l'esprit de
dispute et de paradoxe, la fausse méthode qui veut soumettre les
choses de l'âme soit aux démonstrations de la géométrie, soit à
l'observation expérimentale des sciences physiques , enfin , cette
espèce de vanité qui pousse instinctivement certains esprits à vou-
loir toujours dépasser en hardiesse les plus hardis, lui firent mé-
connaître non pas le principe du sentiment, mais ses consé-
quences et ce qu'on peut nommer sa méthode , et l'entraînèrent
dans tous les excès d'idées.
De vastes projets bouillonnaient dans sa tète : pendant qu'il en
préparait l'exécution, deux remarquables écrits lui furent suggé-
rés par les expériences que le génie philanthropique et scienti-
fique du temps essayait alors pour rendre au commerce de leurs
semblables des malheureux que la nature met, en quelque sorte ,
hors de l'humanité. Ce sont la Lettre sur les Aveugles (1748^ et la
Lettre sur les Sourds et Muets ( 1751 ) ; la première, à l'occasion des
opérations que Réaumur et autres faisaient avec succès pour l'en-
lèvement de la cataracte ; la seconde , à propos des travaux de
Pereira, le précurseur de l'illustre abbé de l'Épée , qui avait pré-
senté à l'Académie des sciences, en 1748, des sourds et muets
instruits par ses soins. La Lettre sur les Aveugles renferme une
foule d'observations et de considérations aussi savantes qu'ingé-
117481751] DIDEROT. 43
nieuses ; mais il s*y mêle des visées malsaines et purement néga*
tives. Diderot y fait attaquer, par Saunderson , savant aveugle »
mort récemment en Angleterre, les preuves de la Providence fon»
dées sur Tordre du monde. Il lui fait mettre en avant un prétendu
chaos d'où la Nature se serait élevée peu à peu à un ordre impar-
fait, à force de combinaisons diverses, comme si la Nature était
un être doué de réflexion, un démiurge d'intelligence bornée qui
apprit à mieux faire à force d'écoles. La conclusion en faveur du
Dieu de Clarke et de Newton ne semble guère qu'une précaution
oratoire.
Cette Lettre^ dont l'anonyme avait été pénétré par la police,
valut à Diderot trois mois d'emprisonnement à Vincennes; capti-
vité célèbre dans les annales de la philosophie , et sur laquelle
nous aurons à revenir. L'échappée irréligieuse de Saunderson
avait été le prétexte, et la vraie cause, une plaisanterie qui avait
piqué une maltresse du comte d'Argenson.
La Lettre sur les Sourds et Muets oiïre des vues intéressantes
sur l'ordre dans lequel les idées apparaissent au sourd-muet, et
que Diderot appelle ordre naturel ou de la langue animale : il est
probable que l'abbé de l'Épée en a proûlé *.
Ces écrits , mêlés de travaux de mathématiques, n'avaient été
que des épisodes pour Diderot, alors attaché à une colossale en-
treprise qui devait rester sa principale gloire. Des libraires,
en 1748, lui avaient proposé de traduire ÏEnqjclopèdie anglaise
de Chambers, compilée, en majeure partie, sur des livres français.
Une grande pensée illumina le cerveau, échauflale cœur de Dide-
rot. Plus d'une tentative avait eu lieu, dès le xvi® siècle, et même
dès le moyen âge, pour réunir dans un même cadre le tableau
général des connaissances humaines; mais les sciences étaient
alors trop pauvres de faits et trop dénuées de méthode, pour que
ces premières encyclopédies fussent autre chose que des embryons
informes. Les immenses progrès accomplis depuis cent cinquante
1. Cette Littn contient aussi une appréciation très-frappante de la langue fran-
çaise, • plus propre, dit-il, aux sciences et à la philosophie, moins à la poésie et à
IVloquence, que le grec^ le laUn, l'italien ou Tanglais. C'est la langue de l'câprit et
du bon sens; les autres sont les langues de l'imagination et des paHsions. Notre
langrue sera celle de la Térité, si jamais elle revient sur la terre. » V. OEuore* de
Diderot, t. II; 1821. 11 y aurait une réserve à faire quant à Téloquence.
44 LES PHILOSOPHES. .1750)
ans firent juger à Diderot que le moment était venu de rassem-
bler, de consacrer les fruits de ces progrès et de mettre le dépôt
du savoir de l'homme à Tabri des révolutions, pour l'assurer à
la postérité, à l'être qui ne meurt pas. L'imparfaite publication de
Chambers ne pouvait servir que de point de départ. Diderot s'as-
socie d'Alembert, l'homme le plus apte, par sa science et par son
esprit ordonné et persévérant , à partager la direction de ce pro-
digieux ouvrage. Tous deux réclament le concours des écrivains
d'élite en tout genre et réussissent à former la plus imposante
association littéraire laïque , destinée à faire» pour l'ensemble des
connaissances humaines et dans l'esprit des temps nouveaux , ce
qu'ont fait, pour la théologie et l'érudition, les congrégations
savantes du catholicisme. Tous les grands noms du xvni^ siècle
sont là. Ce n'est rien moins que le monument universel de l'es-
prit humain, la Bible de la perfectibilité, que l'on rêve.
Le prospectus de V Encyclopédie est lancé par Diderot en no-
vembre 1750. Le sentiment de l'utile, des applications et des amé-
liorations positives, est ce qui domine dans ce morceau d*une
large facture. Diderot y établit que l'œmTc a un double objet :
1** V Encyclopédie proprement dite, c'est-à-dire l'arbre généalo-
gique, l'ordre et Tenchaînement des connaissances humaines;
2® le dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers;
ce second objet est l'essentiel et l'autre n'en est que l'introduc-
tion. L'ordre encyclopédique est arbitraire , à ses yeux : il le traite
comme Buffon traite les classifications; la nature est une, a dit
Buffon ; la science est une , ajoute Diderot, avec Condillac. Cela est
vrai ; mais, dans l'unité de la science comme dans celle de la
Nature, il y a des divisions fondamentales tenant à l'essence des
choses; à la vérité, pour saisir ces diversités essentielles dans
l'unité, il faut une autre métaphysique que celle de Locke ou de
Condillac. Diderot, pour le système qu'il a adopté, comme le
meilleur relativement, s'en réfère à Bacon, « à ce génie extraor-
dinaire, qui, jetant le plan d'un dictionnaire universel des sciences
et des arts, dans un temps où il n'y avait, pour ainsi dire, ni
sciences, ni arts... dans l'impossibilité de faire l'histoire de ce
qu'on savait, faisait celle de ce qu'il fallait apprendre. » C'est le
plus bel éloge et le plus mérité qu'on ait fait de Bacon.
11750-1751] DrOEROT. ENCYCLOPÉDIE. 45
La matière du dictionnaire encyclopédique peut se réduire à
trois chefs : les sciences, les arts libéraux , les arts mécaniques.
Diderot expose noblement les vues d'utilité pratique qui ont porté
les auteurs à rattacher aux principes des sciences et des arts libé-
raux rhistoire de leur origine et de leurs progrès. Là, les maté-
riaux, du moins, abondaient, sauf quelques exceptions; mais les
ails mécaniques, jusque-là enfermés dans le secret de leurs
obscurs ateliers, avec les hommes qui les cullivaienl, étaient
comme un monde inconnu à découvrir. Diderot y déployait une
activité, une variété, une souplesse de facultés, vi*aiment incom-
parables. Il pénétrait dans toutes les fabriques : il apprenait , il
exerçait quasi tous les métiers pour pouvoir les décrire. Il résume,
en deux pages de son prospectus, des travaux d'Hercule : lui, trop
souvent exagéré, emphatique, il est simple, ici, parce qu'il est
vraiment grand. Il sent bien la haute moralité d*une œuvre qui
est la réhabilitation du travail manuel, du travail qu'on appelait
autrefois servile; il se fait l'historien, autant qu'on peut l'être, de
cette longue suite de générations sacrifiées qui n'avaient jamais
eu d'histoire et auxquelles la civilisation doit son bien-être, et
l'intelligence ses indispensables instruments : il élève un monu-
ment aux classes ouvrières « par l'exposé de la science des mé-
tiers, legs admirable des génies anonymes de ces classes humi-
liées '. o Par un instinct prophétiijue, Diderot se dévoue à la glo-
rification de l'industrie, au moment où elle va entrer dans cette
carrière de prodiges jusqu'ici plus éclatants encore, peut-être,
que profitables au bonheur réel de l'humanité , mais qui fourni-
rontau genre humain de puissants instruments de bonheur, quand
il saura remettre le progrès moral au niveau du progrès maté-
riel ^.
Les deux premiers volumes de Y Encyclopédie suivirent de près
le Prospectus de Diderot. Le Discours préliminaire de d'Alembert,
1. J. Reynaud, Encydopéditi nouvelle , art. Encyclopédie. — M. Reynaud résunie
les divers systèmes eucyelopédiques proposés depuis Bacon jusqu'à celui dont il
présente à son tour Tesquisse.
2. De 1765 date la première des (rrandes inventions par lesquelles T Ecossais James
Watt, perfectionnant les découvertes et les machines de Salomun de Caux, de Papin,
de Newcomen, appliqua la vapeur à Vindustrie et décupla la puissance manufactu-
rière de r Angleterre, d^abord, puis de tous les peuples civilisés.
46 LES PHILOSOPHES. [11511
qui sert de péristyle à ce vaste édifice , fut reçu avec un grand
applaudissement. Il débute, cela va sans dire, par résoudre, dans
le sens de Locke et de Gondillac, le problème de l'origine de nos
connaissances; cependant, sa métaphysique est bien meilleure;
qu'on ne devrait s'y attendre. Il établit qu'une espèce d'instinct,
plus sûr que la raison môme , nous fait affirmer l'existence des
objets extérieurs, y compris notre propre corps , la raison ne dé-
montrant rien à cet égard. C'est une bonne rectification de Des-
cartes et la seule réfutation possible du scepticisme idéaliste.
D'Alembert part donc de l'existence indubitable de notre corps
et de la nécessité de le conserver, pour montrer l'engendrcment
des notions humaines. Nous ne le suivrons pas dans sa génération
historique de nos connaissances : l'ordre en est fort à discuter;
tout système sur cette question de fait sera toujours contestable ,
bien plus que l'ordre encyclopédique môme, qui peut être ramené
 des principes métaphysiques. Quant à l'acquisition des idées d'es-
prit et de matière, et de celle de Dieu , il reste dans les données
reçues et va jusqu'à quelques mots de prudence et de précau-
tion sur la nécessité de la révélation ; mais on ne saurait attribuer
 la même cause les opinions qu'il émet ensuite sur la certitude,
lorsque, avec le môme sens qu'il a montré dans l'affirmation in-
stinctive de la réalité des corps, il pose le principe du sentiment
à côté de l'évidence rationnelle. Le sentiment est de deux sortes :
1° la conscience ou sentiment du bien, qui s'applique aux vérités
morales 9 et qui nous subjugue avec le même empire que l'évi-
dence de l'esprit attachée aux vérités spéculatives; on peut l'appe-
ler l'évidence du cœur, comme on peut appeler l'évidence de l'es-
prit le sentiment du vrai; 2° le sentiment du beau, à qui nous
devons le génie et le goût : le génie est le sentiment qui crée, et
le goût, le sentiment qui juge *.
Tout cela est excellent ; c'est Descartes rectifié et complété à
l'aide de Pascal : ce sont les mêmes principes qu'Hutcheson en-
seigne en ce moment à l'Ecosse , avec moins de précision et de
luniiùre peut-être que ne fait d'Alembert. Il semble que la voie
véritable soit rouverte : la doctrine du sentiment, appliquée à
1. Diderut, dans Tarticle Beau, nie cependant que le Be.iu soit exclusivement affaire
de scuiimeut et uou de raison et d'eotendemcnt.
[1751] D'ALEMBERT. DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 47
interroger la conscience du genre humain , suffit pour faire re-
trouver toutes les vérités nécessaires ; mais les principes abstraits
ne portent pas d'eux-mêmes leurs fruits , si Pâme vivante ne les
féconde de son souffle : partis de telles prémisses, d*Alembert
n'aboutit qu'au scepticisme , Diderot, qu*à un naturalisme confus,
et les vérités qu'ils ont énoncées n'empêcheront pas Helvélius,
quelques années plus tard , de nier, ainsi que nous l'avons vu ,
le sentiment comme tout le reste.
Les vues élevées et justes du Discours préliminaire n'en gardent
pas moins leur valeur, et il importe de signaler les améliorations
apportées au système de Bacon par les deux directeurs de VEnqj-
dopédie. La théologie révélée n'est plus en dehors de la philoso-
phie humaine, a La théologie révélée n'est autre chose que la
raison appliquée aux faits révélés : elle tient à l'histoire par les
dogmes, et à la philosophie par les conséquences. » La poésie ,
aussi, n'est plus une simple imitation de la Nature, une simple
fille de mémoire , mais une faculté créatrice : tous les beaux-arts
sont frères de la poésie et c se relèvent de l'injure qu'ils souffraient
dans le système du philosophe anglais * . > Les mathématiques ,
au lieu d'être juxtaposées comme appendice à la suite de la science
de la Nature, sont placées au premier rang dans la métaphysique
de la Nature. On voit bien que Descartes a passé entre Bacon et
d'Alembert. Celui-ci, au reste , dans son beau tableau du progrès
des sciences, rend à Descartes, sinon toute la justice qui lui est
due, au moins toute celle qu'il peut obtenir au xviii« siècle. Il y a
loin de ce respectueux langage aux railleries de Voltaire. En
somme, la classification de d'Alembert et de Diderot, faite par un
sceptique et un matérialiste, est beaucoup plus spiritualiste que
celle du religieux Bacon ^ : le Discours préliminaire n'est point
au-dessous de la renommée qu'il a obtenue parmi les contempo-
rains ; malgré les objections qu'il peut soulever, ce travail d'un
esprit judicieux, sagace, étendu, qui s'exprime dans une langue
1. J. Reynaud, Enqfclopédie noutelle, art. Encyclopédie,
2. Il est bon encore d'observer que d'Alembert blâme le dédain de son siècle pour
Tétude ùcs anciens, reconnaît, comme le fait sans cesse Voltaire, que les ouvra<jes
dexprit (de pare littérature) sont, en général, inférieurs à ceux du siècle précédent
et en donne très- bien les raisons.
6S LES PHILOSOPHES. (1751-175
élé;;aiite, claire et sobre, reste un des meilleurs ouvrages qi
nous possédions après ceux des génies de premier ordre.
L*inimense entreprise ne marcha pas longtemps sans encombre
les adversaires de la philosophie avaient compris la portée (
VEnnjchpedie; ils voyaient que les novateurs se disciplinaient c
corps d'armée, qu'ils avaient un camp, un quartier -généra
L'éloi^nemenl de Voltaire, la vieillesse anticipéede Montesquiei
qui déclinait, avaient donné de vaincs espérances : le destin de
philosophie ne reposait plus sur une ou deux têtes , pour illustn
qu'elles fussent. Les jésuites avaient demandé à être chargés d(
articles de théologie : cette espèce de transaction avait été refusé
Les jésuites Siiisirent la première occasion de prendi*e roffensiv
Eu novembre 1751, un abbé de Prades, collaborateur de VEnc\
clop^dits s'avisa de soutenir, en Sorbonne, une thèse où le déisn
\oltairicu et le sensualisme étaient à peine déguisés; l'abbé, cei
suiv [K\v la Faculté, s'enfuit à Berlin, où Frédéric et Voltaire li
liivnt fête. IVndant ce temps, à Paris, on mettait la thèse sur \
compte de Diderot. Les adversaires eurent beau jeu : l'impressio
de VtMcychpèdie fut suspendue par am^t du conseil du 7 f<
vrior 175:?. On saisit les [lapicrs de Diderot : les jésuites com|
taienl s'en emparer et finir le livre à leur guise. Le cri de l'op
nion s'éleva. Lamoignon de Malesherbes, premier président c
la Cour dos aides, directeur de la librairie et, par conséquent, c
la censure, était dévoué de cœur à la liberté de penser et d'écrire
il agit de son mieux; le comte d'Argenson, qui avait persécui
Diderot, puis patroné, puis abandonné YEnnfchpédie^ fut n
gagné. La cour céda : les auteurs furent priés de continuer w
œuvre honorable à la nation , et le troisième volume parut e
noveuibre 1753, avec une préface où Diderot constatait la vi<
toire.
La victoire n'était pas complète ni définitive : on n'avan(
qu(*l(|ue temps en paix qu'au prix de concessions et de ménag
ments ({ue le prudent d'Alembert imixosait à Diderot et qui fa
salent gémir Voltaire, c Vous admettez des articles dignes d
Journal de Trévoux! » écrivait Voltaire, a II y a d'autres articles
nioins au jour, où tout est réparé , > répondait d'Alembert. a L
temps km distinguer ce que nous avons pensé de ce que nou
(1754-1757 J L'ENCYCLOPÉDIE. 49
avons dit*. » Sans méconnaître l'excuse de gens qui écrivaient
entre la censure et les lettres de cachet, il est bien permis de dire
que ce n'est point ainsi qu'on régénère le monde. Diderot, qui
eut toujours Tàme et la main ouvertes, se tenait le plus qu'il pou-
vait en dehors de ces dissimulations et, s'il ne disait pas toute sa
pensée , ne disait rien contre sa pensée. Plusieurs de ses articles
qui touchent à la philosophie politique, très-remarquables en eux-
mêmes, le sont encore davantage par leur rapport avec de plus
grandes œuvres qui vont bientôt se lever à l'horizon. Dans l'article
AutoHté, très-hardi de langage, il n'en est toutefois encore qu'à
la doctrine transitoire du contrat entre le peuple et le prince ,
contrat que ni le prince, ni le peuple, ne peuvent changer. Mais
l'article Droit s'élève dans de plus hautes régions. Il y pose la
conscience générale comme base du droit : o La volonté géné-
rale (la volonté du genre humain)', dit-il expressément, est
toujours bonne, o Le principe du Contrat social est là.
Il est impossible même d'indiquer ici les principaux travaux
des nombreux collaborateurs de VEnq^clopèdie. Saisissons seule-
ment l'occasion de donner un souvenir à un homme éminent et
malheureux, qu'il n'est pas permis d'oublier dans une revue des
penseurs et des écrivains français, au grammairien philosophe
Dumarsais, mort pauvre et obscur en 1756.
Dans les colonnes de V Encyclopédie avaient apparu non i)as
seulement des noms nouveaux, mais une école, une secte nou-
velle, alliée des philosophes sans être confondue avec eux, la
secte des économistes. Nous aurons à parler plus tard de leurs
personnes et de leurs doctrines. Sur les confins des deux groupes
philosophique et économique , un jeune magistrat , dont la vaste
intelligence était applicable à tout et s'intéressait à tout, enri-
chissait VEncyclopédie par des travaux de la plus haute portée sur
la philosophie de l'histoire, la métaphysique et la linguistique;
mais ce n'est pas non plus encore le lieu de s'étendre sur ce
nom de Turgot, auquel on pouvait dès lors prédire quelque
grande destinée.
1. V. la correspondance de Voltaire «t de d*.Alembert. D'Alembert contredit lui-
mémey 6\ir plus d'an point, son Discoun préliminaire. Son article i-ortmt par ex<;raple,
ébranle le libre arbitre. Voltaire n'en demandait pas tant.
x\i. 4
50 LES PHILOSOPHES. I1757-1759J
Le parti dévot, sur ces entrefaites, ayant repris quelque ascen-
dant à la cour après Tattentat de Damiens (1757), Forage recom-
mença contre la philosophie. Une déclaration royale, d*une
violence inouïe, fut lancée contre les auteurs, imprimeurs,
libraires, colporteurs d'écrits attentatoires à la religion ou à
l'autorité royale : c'était la mort à chaque ligne. Le simple délit
de publication sans autorisation pouvait conduire aux galères
perpétuelles '. C'était moitié atroce, moitié ridicule; car il était à
peu près sûr qu'on ne pendrait personne et que, si l'on envoyait
aux galères quelques malheureux colporteurs, des lettres de
cachet étaient le plus grand péril qui menaçât les écrivains. La
déclaration demeura un vain épouvantai!. Tout se borna, durant
quelque temps, à une guerre de plume, à une pluie de pam-
phlets antiphilosophiques, soudoyés par la cour et par le clergé,
et rédigés en général par des mercenaires aussi dépourvus de
talent que de foi religieuse *. On essaya de retourner contre les
philosophes l'arme du ridicule, et Palissot les traduisit sur la
scène dans mie comédie à prétentions aristophanesques , qui
attira de terribles représailles de Voltaire. Le parlement et l'ar-
chevêque de Paris s'attaquèrent enfin directement à YEncyclo-
pèdie : le parlement et le conseil du roi frappèrent à la fois ; le
privilège des éditeurs fut révoqué (mars 1759). Ordre avait été
donné au directeur de la librairie, Malesherbes, comme en 1752,
de saisir les papiers de Diderot. Malesherbes se hâta de le préve-
nir secrètement. « Je n'ai pas le temps d'en faire le triage, »
L Anciennes Loi9 françaiêes, t. XXII, p. 272; 16 ayril 1757.
2. A la tète de ces pamphlétaires était le critique Fr^ron , rédacteur du journal
V Année littéraire et prototype de ces écrivains sans moralité qui défendent par spécu-
lation, avec une fureur de commande, les croyances qu'ils n*ont pas. Il n'était pas
absolument sans talent; mais on a fort exag^éré sa valeur dansll'espèce de réhabili-
tation paradoxale qu'on lui a faite. Un adversaire plus honorable de Voltaire fut
Lefranc de Porapig^an, homme de conviction, qui se ridiculisa par une exce^ive
vanité, mais qui rencontra quelques éclairs de haute poésie. — On possède un bien
€urieux monument de Tesprit de réaction à la cour : c'est une lettre où se trouve le
passage suivant : « Qu'est devenue notre nation? les parlements, les encyclopé-
distes, l'ont changée compléteipent. Quand on manque assez de principe pour ne
reconnaître ni divinité ni maitre, on devient bientôt le rebut de la nature, et c'est
ce qui nous arrive! >« On ne devinerait pas quel est le sévère champion du trône et
de rautel qui revendique ainsi les principes de Bossuet : ce n'est rien moins que
madame de Pompadour! — Lettre au duc d'Aiguillon, 1759; ap. Lacretelle, t. lY.
(1759-1765) LES ROIS ET L'ENCYCLOPÉDIE. 54
«
répondit le philosophe désolé. « Envoyez-les chez moi ! » Qui fut
dit fut fait, et Ton ne saisit que ce qu'il plut à Diderot *.
Les velléités de persécution d'un gouvernement servi de la
sorte par ses propres agents ne pouvaient aller bien loin. Le nou-
veau ministre dirigeant, M. de Choiseul, n'aimait pas et craignait
un peu les encyclopédistes ; mais il aimait encore moins le clergé
et il ménageait beaucoup Voltaire , qui tonnait contre la suspen-
sion du grand œuvre, pendant que le pape Clément XIII y applau-
dissait dans un bref de septembre 1759. Femei l'emporta à demi
sur le Vatican. On obtint que la police fermât les yeux sur la
reprise clandestine de l'impression. d'Alcmbert, cependant, fati-
gué de cette longue lutte, ne voulut plus participer à la direc-
tion : Diderot, plus courageux et plus constant, supporta seul le
fardeau jusqu'au bout. Frédéric II , puis l'impératrice de Russie,
Catherine II, également désireux de se faire honneur aux dépens
de Louis XV, offrirent, l'un après l'autre, à Diderot de venir
achever VEnqfclopèdie dans leurs États (1760-1763) : l'habile
Catherine, à peine assise sur un trône rougi du sang de son
époux, commençait, envers les hommes qui régnaient sur l'opi-
nion européenne, ce système de flallerics que Voltaire paya si
magnifiquement par le vers :
C'est da Nord aujourd'hui que nous vient la lumière.
Voltaire pressait Diderot d'accepter les propositions de Cathe-
rine : il refusa par loyauté envers les libraires, qui, pendant ce
temps, le trahissaient en mutilant ses articles à son insu pour les
rendre moins offensifs. L'ouvrage fut enfin terminé, tant bien
que mal, en 1765; mais le clergé le condamna dans son assem-
blée d'août 1765 et dénonça la distribution secrète des exem-
plaires : le gouvernement enjoignit aux souscripteurs de livrer à
la police les exemplaires qui ne leur avaient été adressés qu'avec
sa permission; puis il les leur rendit en partie après des inci-
dents assez piquants ^ : il était impossible de montrer moins de
dignité et de volonté que ne faisait ce triste pouvoir.
1. Mémoireê »ur Diderot^ par sa fille, madame de Vandeul, ap. Mémoires, Correspon-
dance et Ouvrages inédits de Diderot, 2« édit., 1834, t. I", p. 31. — V. aussi VAver"
tissement en tête du t. XIII des Œuvres de de Diderot; 1821.
2. V. YolUire-, Mélanges, et V Avertissement en tête du t. XIU des Œuvres de Diderot.
5Î LES PHILOSOPHES. [1754-17691
Des suppléments furent ajoutés au corps de l'ouvrage; mais,
lorsqu'en 1769 on voulut réimprimer le tout, le parlement Tin-
terdit. Les éditions, par compensation, se multiplièrent au dehors,
et toute TEurope lettrée put contempler plus ou moins librement
la Babel édifiée par les philosophes français.
Babel , en effet , mais construite avec bien des matériaux pré-
cieux. Il y eut autre chose qu'un orgueil impie dans cette espèce
d'apothéose de Tesprit humain : il y eut l'amour sincère de l'hu-
manité, cette religion terrestre qui survit à la religion de l'idéal
et de l'étemel et qui permet d'en espérer le retour, tant qu'elle
n'est pas elle-même étouffée sous l'égoïste scepticisme et le maté-
rialisme pratique. Les auteurs avaient prévu et espéré que leur
œuvre serait dépassée par le progrès des sciences : le cercle des
connaissances s'étendant indéfiniment, on peut dire que ï Ency-
clopédie doit être à refaire de siècle en siècle ; il n'y a donc point
à reprocher à celle du xvni« d'être incomplète ; l'esprit de cri-
tique négative qui domine dans une grande partie des articles
et le manque d'unité morale dans l'ensemble sont des reproches
mieux fondés.
Ce n'était pas dans une publication, en quelque sorte officielle,
comme Y Encyclopédie, que les novateurs pouvaient exprimer toute
leur pensée. Les ouvrages que Diderot publiait sous l'anonyme
ou faisait circuler manuscrits ont une grande importance à cet
égard. Telle est Y Interprétation de la Nature (anonyme; 1754). 11
commente et s'approprie les idées les plus hasardeuses de BulTon,
de Maupertuis, du grand médecin vitaliste Bordeu, en renfor-
çant, par ses propres élucubrations , tout^ce qui prête au pan-
théisme naturaliste. Pour écarter la nécessité du moteur univer-
sel, il suppose, ainsi que les anciens atomistes, leur imaginaire
molécule active par elle-même et ayant toujours agi, et ne s'em-
barrasse pas d'expliquer comment est venue l'impulsion première,
essentielle, sans une volonté, sans une cause déterminante; mais,
en même temps, il abandonne les atomistes, comme tous les
autres métaphysiciens, sur cette homogénéité de la matière, qui
aboutit, dans le panthéisme, à l'unité de la substance et de l'être:
il prétend, au contraire, la matière diversifiée à l'infini, non plus
seulement dans les phénomènes, mais en substance : la Nature
[1754] PANTHÉISME DE DIDEnOT. 53
n'est plus pour lui que la combinaison des différentes matières
hétérogènes. H atteint ainsi, bien au delà de Buffon, le pôle
opposé au spinozisme, ne voyant plus que la diversité et perdant
absolument de vue l'unité ' : le Dieu-Nature disparaît après le
Dieu intelligent et libre; mais il le rappelle par la plus bizarre
conception qui soit jamais entrée dans Timagination d'un philo-
sophe. Maupertuis ne s'était pas contenté d'attribuer le sentiment
(désir, aversion, mémoire et intelligence) à toutes les molécules,
même à l'état brut : dans l'animal , il faisait perdre à chaque
molécule la conscience de soi, pour former de toutes les con-
sciences confondues des molécules la conscience du tout. Diderot
adopte cette idée incompréhensible^, et insinue, tout eii ayant
l'air de protester contre la conséquence qu'on en peut déduire,
que la collection totale des molécules, ou l'univers, a une con-
science totale, et que le monde est Dieu. C'est là le dernier mot
du naturalisme et ce mot est lui-même la plus obscure de toutes
les énigmes : conscience et individualité n'étant qu'une même
chose , qui pourrait dire ce que signifie une conscience collec-
tive ou totale?
Bien des éclairs brillent toutefois dans ces ténèbres : l'idée
que tous les phénomènes de la pesanteur ou de l'attraction, de
l'élasticité, du magnétisme, de l'éleclricité, pourront être rame-
nés un jour à un même principe, saisit l'esprit par sa giandeur,
en même temps qu'elle contredit implicitement la prétendue
multiplicité des substances. Une autre donnée, que Diderot
emprunte à Bordeu, à savoir que chaque organe est, en quelque
1 . Baflbn n*admetta!t entre la molécule brute et la molécule organique et sensible
qu'une différence de degré, qu*une distance franchissable. Diderot croit toutes les
molécules sensibles, et, en même temps, par une étonnante contradiction, il veut
que Tanimalité ait ea, de toute éternité, ses éléments particuliers épars dans la masse
de la matière.
2. 11 la développe plus tard dans son étrange Rév9 di SÀhmbfrt et prétend que
les atomes, pour former un corps organisé, non-seulement s'associent, mais se cou»
fondent. Se confondre, c*est mêler ses parties : des êtres simples, étant nécessaire-
ment impénétrables les uns aux autres, ne sauraient se confondre. Si les prétendus
atomes ont des parties, ils ne sont point des atomes, c'est-à-dire des indMtibUt; ils
ne sont que des corpuscule.», des agrégats indéfiniment divisibles : ils ne sont point
des êtres réeb. — Ô'tte idée est la négation de toute existence distincte et aboutit,
après avoir nié Dieu et î'âme, à nier même les atomes, en sorte qu'il ne reste plut
qu'un inconcevable mélange de néants combinés.
54 LES PHILOSOPHES. [1754-1756)
sorte, an animal distinct, mérite une sérieuse attention. La vieille
erreur de Tàme sensitive, balayée par Descartes, enveloppait une
vérité dont Paracelse et Van-Helmont avaient commencé de
soulever le voile avec leurs archèes ou âmes locales ou orga-
niques. Si le spiritualisme a raison de mettre dans l'àme toute
sensation, toute impression dont le moi a conscience, le natura-
lisme, ou plutôt le >italisme, a-t-il tort de dire que la sensibilité
est partout dans Vôtre organisé et que les organes ont une vie
propre, quoique subordonnée à la vie centrale, et probablement
des centres secondaires dont le moi n'a pas conscience?
Ce livre singulier était terminé, dans le manuscrit, par une
espèce d'invocation plus singulière que tout le reste, une invoca-
tion à un grand peut-être,
€ 0 Dieu ! je ne sais si tu es ; mais je penserai comme si tu
voyais dans mon âme; j'agirai comme si j'étais devant toi!... »
Ce peut-être est le vrai dernier mot de Diderot, par delà le
dogmatisme naturaliste. Jouant, en artiste, en enfant! avec ces
armes terribles qui ébranlent le monde , il n'eut jamais la con-
viction absolue, le fanatisme des doctrines qui passionnaient son
imagination , et la date comparée de ses ouvrages nous montre
des échappées de déisme au plus fort de la propagande matéria-
liste et athée. Il s'était arrêté, pour mettre sa conscience en
repos, à ce paradoxe : que les opinions sur cette matière sont
indifférentes à la conduite de la vie.
Au reste, il n'y avait point pour lui, à vrai dire, de conduite
de la vie, puisqu'il n'y avait point de libre arbitre, c II n'y a de
vertu et de vice, i dit -il dans une lettre intime ', que la bien-
faisance ou malfaisance natives. » On voit ce que vaut dans sa
bouche ce mot de vertu, qu'il répète sans cesse avec un enthou-
siasme si sincère : ce n'est que le goût et l'activité du bien, sans
effort, sans mérite et sans choix. Il admire un homme vertueux
comme un beau produit de la nature.
Pour être juste envers Diderot, il faut voir en lui non point
un homme de méthode et de logique, mais un homme de spon-
tanéité et de passion : esprit et cœur dont la perpétuelle jeunesse
1. Insérée dans la Correspondanct de Grimm, année 1756.
Ii757-!758| ESTilÉTIOLE DE DIDEROT. 55
.n'aura jamais une ride jusqu'à son dernier jour; verve toujours
jaillissante au service de toute idée et de tout homme qui réclame
le secours de son temps et de sa plume. La part faite à ses pas-
sions privées, il donne, du reste de sa vie, la moitié à faire ses
livres, l'autre moitié, la plus grande, à faire les livres et les
affaires de ses amis, des indifférents, de tout le monde : méta-
physique ou morale, physique ou mathématiques, romans licen-
cieux ou contes moraux, fantaisies de toute forme, théâtre, cri-
tique littéraire ou critique des beaux -arts, tout est bon au
pantophile Diderot, comme l'appelle si bien Voltaire. Ainsi, entre
Y Encyclopédie et V Interprétation de la Nature, il rêve la gloire du
théâtre : il veut enrichir la scène française d'un nouveau genre,
ou plutôt de différentes nuances de drame intermédiaires entre
la tragédie et la comédie : ce sont la comédie sérieuse, la tragé-
die bourgeoise, le drame moral et philosophique. Ses proposi-
tions sont soutenues par des raisons plausibles, sans exagération
ni déclamation, et il se garde bien d'insulter à nos chefs-d'œuvre
nationaux, comme le feront après lui de ridicules imitateurs, les
Le Tourneur, les Mercier. — La comédie peut- elle enseigner la
vertu au lieu de faire seulement la guerre au vice? — La tragédie
peut-elle s'étendre aux malheurs privés? En d'autres termes, la
scène peut-elle embrasser la vie humaine sous tous ses aspects?
— n y a là au fond le sentiment d'un art et d'un théâtre démo-
cratiques; mais peut-être la réponse à ces propositions ne doit-
elle être affirmative que sous une réserve : — oui, la scène peut
embrasser la vie humaine sous tous ses aspects, mais pourvu que
la poésie dramatique reste poésie, qu'elle se maintienne à la hau-
teur de la vérité idéale et ne s'ouvre pas au prosaïsme d'une
réalité confuse et sans choix.
La comédie larmoyante de La Chaussée était déjà dans la direc-
tion indiquée par Diderot; mais la force dramatique et la hauteur
des vues avaient manqué. Diderot essaya de prêcher d'exemple. Il
échoua (1757-1758). Lui, si chaleureux, si piquant, si coloré, si
entraînant dans la fantaisie, dans la critique, dans les mélanges,
si touchant et si simple parfois dans l'anecdote, il n*est pas recon*
naissable au théâtre : son pathétique tourne en emphase, ses
moralités en pédantisme, son naturel en puérilité. Quelques
56 LES PHILOSOPHES. I1761-1781J
années après, un autre profita de ses leçons mieux que lui-même
et réalisa en partie ce que Diderot avait conçu. Ce fut Sedaine,
cet artisan illettré que la nature avait fait écrivain dramatique et
qui s'empara du théâtre en dépit de tous les obstacles. L'accueil
enthousiaste que Diderot fit au Philosophe sans le savoir (1765) est
peut-être le trait de sa vie qui lui fait le plus d'honneur et la
preuve la moins contestable de son excellent naturel.
De nouvelles sources d'intérêt furent ainsi ouvertes à la scène,
au moment où le changement des mœurs et des idées refroidis-
sait le public pour notre grand théâtre du xvir siècle : bientôt
les imitations de Shakspeare par Ducis ' et la traduction des
œuvres de ce prodigieux génie , si infidèle , si défigurée qu'elle
fût, donnèrent à ces tendances une impulsion que Voltaire s'efforça
d'arrêter en réagissant, au nom du goût et de l'esprit national,
contre les importations étrangères dont il avait été le premier
promoteur. Les suites de cette révolution littéraire, qui fut sus-
pendue par un retour vers ce qu'on nomma le classique, c'est-à-
dire vers l'antiquité plus ou moins bien comprise, puis qui reprit
son cours et poursuit ses phases de nos jours, dépassent les
limites de notre cadre et appartiennent à l'histoire de la France
nouvelle.
La critique, soit littéraire, soit artiste, ne doit pas moins à
Diderot que la théorie de l'art dramatique. Il en a fait un art de
sentiment et d'imagination, au lieu d'une froide anatomie litté-
raire. Il a semé des richesses infinies d'images et de pensées
dans la Correspondance de Grimm, dans les Salons, etc. ^ : sa
nature sympathique lui a fait inventer la critique des beautés ^^
plus hasardeuse, mais plus féconde peut-être que l'autre. On ne
peut s'empêcher d'admirer la puissance, la fertilité, la variété,
l'émotion perpétuelle et universelle de cette âme toujours vibrante,
et, pourtant, on se sent plutôt ébloui par des météores tourbillon-
1. A partir de 1769.
2. L<j8 Expositions périodiques des onvrages des peintres et des scniptears membres
de rAcadémie avaient commencé en 1757. Diderot écrivit, à partir de 1761, une série
de Salons; trois seulement avaient été publiés après sa mort; cinq autres ont été
récemment mis au jour par un éditeur passionné pour la gloire de Diderot,
M Walferdin. V. Revue de Paris d'août à novembre 1857.
3. Sainte-Beuve^ art. tur Diderot^
11761-1781] ESTHÉTIQUE DE DIDEROT. 57
nant dans un ciel orageux, qu'éclairé et conduit par une lumière
sereine ; c'est que Diderot est panthéiste dans Tart comme dans
la philosophie; c'est que son principe n'est point l'idéal, mais la
vie sous toutes les formes, sans préférence, sans degrés, sans
hiérarchie. Il ne dislingue pas les rangs entre RaphaCl et Rubens '.
On doit pourtant lui rendre ce témoignage que, malgré la licence
trop souvent cynique de son langage, il n'approuve pas la pein-
ture libertine, la profanation de l'art : sa sensualité est celle
de la nature et non du Parc-aux-Gerfs, de Rubens et non de
Boucher.
Ce serait chose fort diCBcîle que de dessiner avec quelque pré-
cision cette figure si mobile de Diderot, de modeler, pour ainsi
dire, cette tête immense, la plus encyclopédique du siècle, qui
contient tout, mais qui ordonne si mal ce qu'elle contient. Le
sentiment qui s'enferme dans les choses finies, qui s'y tourmente,
s'y exagère, s'y boursoufle, faute de savoir s'élever dans les
sphères sans bornes pour lesquelles il est fait ; la passion sans
frein, l'activité sans règle, l'expansion aveugle du cœur et des
sens, et cependant l'admiration exaltée de la vertu ; un goût très-
douteux dans les œuvres personnelles, le manque de mesure et
de convenance en tout, et cependant un sens souvent exquis dans
l'appréciation des œuvres d'autrui; l'emphase et la sincérité; une
véracité naïve et la facilité de s'échauffer en comédien sur des
idées d'emprunt; une licence outrée et la faculté de comprendre
les nuances les plus délicates de toutes les sortes de pudeur ; on
n'en finirait jamais si l'on voulait rassembler tous les contrastes
de cet étonnant caractère. L'amour de l'humanité, la haine de
l'oppression, la croyance à la perfectibilité du genre humain, plus
nette et moins flottante peut-être que chez Voltaire, l'unissent au
patriarche de Femci : il en est l'opposé quasi à tout autre égard.
Voltaire dit : Raison (raison pratique, expérimentale); Diderot
dit : Nature. Diderot se rattache, comme tradition, à quelques
incrédules de la première moitié du xvii« siècle, aux Cyrano, aux
Théophile. Il procède de ceux-là, comme Voltaire de Chaulieu et
1. L'universalité de sa sympathie fait qne, le premier depuis la Renaissance^ il re-
commence à comprendre quelque chose à Tarchiteclure gothique; il a une vue fine et
profonde sur la nature de Teffet qu'elle produit.
58 LES PHILOSOPHES. (1761-17811
de Saint-Évreraont; mais, par-dessus leur tête, il donne la raain,
dans un passé plus éloigné, à quelque chose de plus fort, à Rabe-
lais et à la première génération du xv i® siècle : il tient à Rabelais,
ainsi que Voltaire à Montaigne , mais par un lien plus serré et
plus apparent.
Où marche-t-on, cependant, avec des guides tels que Diderot et
ses amis? Comme presque tous les novateurs, ceshonunes , bouil-
lonnants de vie, sont bien meilleurs que leurs idées. On voit un
spectacle contraire et bien plus triste dans les époques où l'idée
du vrai, ressaisie en vain par l'esprit, ne produit plus le fruit du
bien dans l'âme éteinte , et où le sentiment de l'homme est au-
dessous de sa pensée. Aux philosophes du xviii* siècle, le cœur fait
illusion sur leurs doctrines. Mais, les hommes disparus, les idées
restant, où mèneront-elles? Voltaire tâche, sans succès, d'enrayer
le char lancé sur une pente terrible : il n'a pas les paroles sacrées
qu'il faudrait pour arrêter les coursiers effrénés. Diderot lui-
même, qui a montré, dans le Rêve de (TAlembert et le Supplément
au Voyage de Bougainville, jusqu'où il pouvait aller en fait de
dévergondage d'imagination et de logique matérialiste, Diderot
est débordé! Il défend l'amour moral contre Buffon : il défend,
contre Helvétius, à qui il avait fourni ses meilleures pages, les
idées générales de justice et de probité; il nie que le plaisir des
sens soit le but unique de l'homme ; il réfute la morale de l'inté-
rêt au nom du sentiment'. Impuissants efforts! Qu'est-ce que
l'idéal partiel et abstrait de la justice, séparé de l'idéal universel
et vivant, qui est la justice comme il est toutes les perfections?
One sert la réserve du sentiment sans liberté et sans immortalité ?
— Point de libre arbitre, point de morale; point de personnalité,
d'immortalité, point de vertu; car point de sacrifice'. De quel
1. En particulier, da moins; car les encyclopédistes n'écrivaient pas pabliqnement
lesnns ot>ntre les autres. — Diderot réfute également le tentir^ c'eitjugtTj d'Helyétius.
Il pose la disiiiietion du physique et du moral, « aussi solide, dit-il, que celle d'ani-
mal qui sent et d*animal qui raisonne. •* V. Œuvres de Diderot, t. III, p. 251 ; les
admirables et inconséquentes lettres à Falconet, et Mémoires tur Diderot^ par Nai-
geon. — Voltaire, à propos du livre de l*E*pri(, avait protesté, de son côté, avec un
grand sens, en faveur du libre arbitre, au nom du sentiment, da ce principe auquel
Diderot en appelait sans en vouloir tirer lea conséquences légitimes et que Voltaire
n'était point habitué à invoquer.
2. Il y a de généreuses inconséquences ; mais elles n'autorisent pas à nier la lo-
[1761-1781] OU VA-T-ON? 59
droit demander à un être qui va ôlre anéanti demain, de sacrifier
ses satisfactions aux lois d'un ordre social qui n'a point de cause
finale au delà de ce monde?
Si aucune voix ne s'élève, assez puissante pour rappeler l'âme
humaine à elle-même, en vain Tenthousiasme confus du natura-
lisme, en vain les besoins mystérieux de notre essence morale
essaieront-ils de se faire illusion en donnant forme au culte de
la Raison et de la Nature; en vain iront- ils jusqu'à d'étranges
retours vers les théogonies naturalistes de l'antiquité, et enfante-
ront-ils des sectes où les appétits matériels s'envelopperont de
formes mystiques! Tout cela passera comme des ombres : rien
ne restera debout. La passion, dont la flamme ne saurait subsister
sans l'aliment de l'idéal, disparaîtra après lui ; les idées s'efface-
ront après les sentiments; le naturalisme théorique lui-même
s'affaissera sous le dédain de toute théorie. La société décrépite,
alors, tâchera de retourner vers son berceau. L'impuissance, la
démission des âmes, ramènera non pas la foi, mais la forme des
vieux rites traditionnels; on aura les anciennes croyances à la
surface, et, au fond, l'indifférence absolue, dernier enfantement
du scepticisme. Le matérialisme pratique régnera seul dans le
vide sur le monde moral détruit. L'abus de l'esprit aura tué l'es-
prit*.
gique. Il ne faut pas non plus objecter le panthéisme spiritaaiiste des stoïciens ou de
Spinoza, suivant lequel Tàme raisonnable^ Tâme du sage, se rejoint à sa source, à
TAnie Suprême. Une telle doctrine, altérant, sans la détruire, la notion d'immor-
talité, détruit la nature et non la vertu.
1. Rien n*e8t plus décisif sur l'impuissance de la philosophie matérialiste que les
aveux qui échappent à Voltaire et à Diderot. « Vinfdmi est bonne pour la canaille,
gprande et petite ! ►» s'ésrie Voltaire dans une de ses boutades. — Diderot, dans son
Projet (Tirutruction publique pour la AuMttf, reconnaît que l'athéisme, fait pour un petit
nombre de penseurs, ne saurait convenir à une société. — Quelle est la conclusion
logique de ceci, si ce n'est Tésotérisme et l'hypocrisie officielle ?
LIVRE C
LES PHILOSOPHES {svite).
BoussEAU. — Le Spiritoalisme ramené par le sentiment. Philosophie religieuse et
démocratique. — Origines et jeunesse de Rousseau. — Discoun sur les sciences.
Dis-ours sur rinégaliU Essai «wr Toriginê des langues. Nnuvelle Hiloïês, Emile. Le
Vicaire savoyard. Cokteat social. Ltttres de la Montagne,
1749 — 1767
Au bord du plus grand lac, au pied des plus hautes montagnes
de l'Europe, s'élève, entourée des plus admirables spectacles de
la nature, une cité dont le rôle historique a été, depuis la Réforme,
hors de toute proportion avec son étroite enceinte et sa faible
population. C'est Genève, cette colonie républicaine du protestan-
tisme français, fondée par la première émigration au xvi* siècle,
sous les auspices d'un génie intolérant et dur, mais énergique et
persévérant; puis agrandie et transformée par la seconde émigra-
tion au xvir siècle, sous l'influence plus humaine de l'esprit
d'examen et de la liberté de conscience. Un large développement
moral, intellectuel et matériel avait coïncidé, à Genève, avec l'af-
faiblissement du vieux fanatisme calviniste. Cette ville de vingt
mille âmes renfermait déjà une multitude d'hommes distingués
non plus seulement, comme auparavant, dans la théologie et la
prédication, mais dans les lettres, dans les sciences, dans le haut
commerce : parmi ces hommes, précurseurs de générations bien
plus éclatantes, il suffit de citer le Languedocien Abauzit, vrai
type de philosophe religieux, de libre penseur qui conserve le
véritable esprit chrétien. La science et la liberté, à Genève, ne
repoussaient pas le sentiment religieux eu môme temps que le
[1712-17221 ENFANCE DE ROUSSEAU. 61
fanatisme; le proleslanlisine ne sentait pas le besoin de passer
par rincrédulité pour aboutir à la philosophie.
Le 28 juin 1712, un enfant naquit à Genève d'un horloger,
Français d'origine, et de la fille d'un ministre du saint Évangile.
Le père était un artisan habile, cultivé, passionné, intelligent,
mais de peu d'ordre dans l'esprit et dans la conduite : la mère,
charmante femme, de goûts artistes, d'esprit délicat et de cœur
tendre, mourut en donnant le jour à l'enfant. Jean-Jacques Rous-
seau naquit avec des nerfs irritables et des organes délicats, où
couvaient les germes des maux qui devaient rendre sa vie physique
presque aussi tourmentée que sa vie morale : sa sensibilité précoce
eût dû être contenue par la culture de la raison pratique; elle fut
surexcitée par une éducation mal dirigée, qui le livra sans défense
à son imagination, et qui ne lui apprit point à conquérir l'empire
sur lui-même. A six ans, abiiorbé par la lecture des romans, il
avait déjà pris l'habitude de vivre dans un monde imaginaire dont
il ne sortit jamais complètement, et qui devait lui faire la réalité
si difScile et si répulsive, mais aussi contribuer à le préserver du
matérialisme théorique et pratique. < Je n avais aucune idée des
choses, dit-il, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je
n'avais rien conçu; j'avais tout senti. » [Confessions, liv. 1.) Aussi,
avec un sens naturel admirable, il n'acquit jamais, dans le com-
merce de la vie, le sentiment des justes rapports des choses pra-
tiques, de leur valeur positive et respective.
Aux romans succéda l'histoire : Plutarque, aux d'Urfé, aux
Scudéri et aux La Calprenède. Même identification avec les héros
de l'antiquité qu'avec ceux des romans. Chez cet étrange enfant, ce
ne sont pas des faits passés qui entrent dans la mémoire : ce sont
des actes immédiats qui se renouvellent dans l'âme. Un jour qu'il
racontait à table l'aventure de Scévola, on fut effrayé de le voir
avancer et tenir la main sur un réchaud ardent pour représenter
l'action de son héros.
Deux grands courants, venus, l'un du moyen âge à travers les
romans du xvii* siècle, l'autre de Rome et de Sparte, deux idéa-
lités qui semblent opposées, mais qui se peuvent concilier à une
certaine hauteur, l'amour chevaleresque et la vertu politique, se
mêlent donc pour former cette âme. Voltaire avait été relève de
62 LES PHILOSOPHES. [17îi-l728J
Bayle el de Ninon : Rousseau esl indirectement l'élève de Pé-
trarque et directement celui de Lycurgue et de Phocion. D'autres
éléments se combinent avec ceux-là. La tradition protestante
genevoise, éclairée par le libre examen et dégagée de l'étroit
esprit sectiiire, confirme, par une sanction religieuse, les maximes
républicaines des grands hommes de Plutarque, et entretient l'en-
Tant dans le milieu le moins éloigné de la liberté antique que pût
oflTir ce siècle. Le goût des champs, du silence, de la solitude,
autre rapport avec les anciens, annonce déjà cet amour de la
nature qui sera chez lui, non pas une théorie ou une science,
comme chez d'autres, mais la source même de l'inspiration et le
refuge de l'âme.
Mais l'équilibre était déjà rompu dans cette belle organisation
morale. Le développement prématuré de la sensibilité avait affaibli
les ressorts de l'âme, comme une croissance trop prompte affai-
blit le corps. L'imagination était d'une puissance irrésistible, le
sentiment profond, l'intelligence étendue et prompte; mais la
volonté était faible; le caractère ployait sous le faix des idées et
des passions, et ne devait se raffermir un jour que par une régé-
nération de la volonté, achetée au prix d'angoisses de mort.
Déjà, dans les amours enfantins de cet être qui s'ignorait encore
lui-môme, se manifestait cette tendresse mêlée de sensualité qui
devait faire le tourment de toute son existence. Bientôt l'adoles-
cent se heurte aux premiers angles de la dure réalité : l'émule d'i4r-
tamène et de Scévolaest mis à l'apprentissage d'un Milgaire métier.
Il s'y dégrade très-vite. Cette nature, docile à toutes les impres-
sions, se laisse facilement modifier par l'atmosphère qui l'envi-
ronne. Cet enfant idéaliste, tendre et fier contracte de petits vices
de dissimulation, de fausse honte, d'habitudes serviles. La passion
de la lecture, qui lui reste de ses jours meilleurs, le sauve des
grands vices et des mauvaises mœurs.
On sait comment l'apprentissage se termina par une fuite en
Savoie, et comment son évasion le jeta sous le patronage de la
femme singulière qui exerça tant d'influence sur sa destinée, de
madame de Warens. 11 change de religion à Turin , déjà très-
capable, à seize ans, de sentir l'odieux d'une apostasie, puisqu'il
ne changeait point par conviction, mais trop faible de volonté
[i78a.»741] JEUNESSE DE ROUSSEAU. 63
pour échapper, par un énergique effort, à la situation fausse dans
laquelle il s'est étourdiment engagé. Il tombe dans la domesti-
cité. Il semble aller à sa perte. Tout le monde connaît Tanecdote
du ruban, enfantillage qui aboutit, par le vertige de la mauvaise
honte, à un véritable crime, remords de sa vie entière, expié par
un aveu héroïque.
La Providence lui envoie une main secourable qui l'arrête sur
le penchant de Tabîme : c'est ce pauvre curé •révoqué, cet abbé
Gaime, qui dépose les germes de la philosophie religieuse, à côté
du principe romanesque et du principe républicain, dans son àme
troublée, égarée, mais non pervertie; le grand homme paiera un
jour la dette de l'enfant en immortalisant son bienfaiteur. L'abbé
Gaime deviendra le Vicaire savoyard.
Revenu de Turin en Savoie avec un cœur nouveau, pour ainsi
dire, il promène son humeur inquiète d'Anneci à Lyon, en Suisse,
à Paris, se montrant sans aptitude aux carrières suivies et régu-
lières, s'enthousiasmant successivement pour les objets les plus
divers; mélange d'aventurier', d'homme à projets, d'enfant et de
rêveur; mais le rêveur domine toujours. Errer, en laissant un
libre vol à ses rêves, à travers une nature pittoresque et sauvage,^
est pour lui le bonheur suprême. La misère l'effleure à peine : il
oublie la faim de la veille et ne songe pas à celle du lendemain.
Que de poèmes incorinus jaillirent de son âme, emportés sans
retour par le vent des Alpes avec les nuages du ciel ! quels torrents
d'imagination et de passion, qui n'ont laissé qu'à peine arriver
jusqu'à nous quelques échos lointains à travers les bosquets de
Clarens et les rochers de Meillerie !
C'est en voyant de près, dans ses pérégrinations vagabondes,
la condition du paysan français et en la comparant au bien-être
de la Suisse', qu'un premier germe de haine entre dans son cœur
contre les oppresseurs du peuple et contre l'injuste régime poli-
tique et fiscal qui pèse sur la France. L'amour idéal de la liberté
1. D'avm<«rtfr qui ne fait point de dettes et qui ne fait d'autre dupe que lui-même ;
il ne faut pas l'oublier.
2. y., dans le livre IV des Confeuiont, Tanecdote de ce paysan aisé qui affecte la
misère, cachant son vin à cause des aides, son pain de froment à cause de la taillCi
et se Jugeant perdu si Ton pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim.
64 LES PHILOSOPHES. llHO-1741)
antique commence ainsi à prendre pied sur la terre. En môme
temps que la pitié pour nos campagnards, s'éveille en lui une
ardente sympathie pour la France, pour la nation en général,
sympathie qui vivra toujours au fond de son âme, lors même qu'il
nous traitera le plus sévèrement dans ses écrits. Notre littérature
est le principe de ce qui est chez lui une passion, de ce qui est un
goût vif dans toute l'Europe, où l'amour des lettres françaises
balance le mauvais effet des manières des Français : l'Europe hait
les Français quand elle les voit et les aime quand elle les lit. Jean-
Jacques, lui, aimera toujours ceux qu'il nomme « la nation la plus
vraie, toute légère et oublieuse qu'elle soit • ; » il souffrira plus
qu'eux-mêmes de leurs revers militaires. Le plus Français de cœur
entre nos philosophes, celui qui doit combattre les effets dissol-
vants du cosmopolitisme prêché par ses pareils et réchauffer le
sentiment de la patrie, le père nourricier de cette génération qui
sauvera notre nationalité, est un étranger par la naissance!
Il était revenu de nouveau à Chambéri, où il menait cette
bizarre existence que l'on sait entre madame de Warens et Claude
Anet. Cette femme, douée de toutes les qualités, moins celle qui
est le caractère essentiel de son sexe, exerça sur Rousseau un
ascendant qui lui fut avantageux à beaucoup d'égards, mais altéra
en fait chez lui la délicatesse morale quant à l'amour et jeta un
nuage sur son idéal, sans pouvoir toutefois lui faire partager le
triste système qu'on lui avait inculqué à elle-même. Là est l'ori-
gine de bien des contradictions dans la vie de Rousseau.
Une telle situation ne pouvait le satisfaire : son âme se révoltait
et se dévorait elle-même. 11 tomba malade : son organisation,
fortement ébranlée, fit naître ces pensées de fin prématurée qui
l'obsédèrent si longtemps et tourna son esprit vers les idées reli-
gieuses. Madame de Warens l'empêcha de succomber aux terreurs
du jansénisme qui l'avaient un moment saisi : elle lui prêcha un
catholicisme de sa façon, où le purgatoire remplaçait l'enfer. 11
9
1. M Je n*aperçois pas chez les Français plus de vertus que chez les antres peuples :
mais ils ont consené un précieux reste de leur amour... Il ne faut jamais désesi>érer
d'un peuple qui aime encore ce qui est juste et honnête, quoiqu'il ne le pratique
plus... On est encore forcé de les tromper pour les rendre injustes, précaution dont
je n'ai pas vu qu'on eût ^^raud besoin pour d'autres peuples. »» Correspondu »r« ;
an. 1770 ; lettre à M. de Belloi.
[1741-1747] ROUSSEAU A PARIS. 65
se plongea dans la philosophie et les sciences, et se fatigua en
vain à accorder entre eux les métaphysiciens modernes ; puis il se
rejeta sur son vieil ami Plutarque et sur Montaigne. Montaigne,
si terrible à Pascal , fut pour Rousseau un nourricier bien-aimé,
sinon toujours salutaire : des Ames diverses peuvent arracher
les oracles les plus divers à ce Protée aussi varié que la nature
même.
Nous n'avons point à retracer les péripéties à la suite desquelles,
refusant de renouveler une situation intolérable pour sa dignité
et pour son cœur, mais gardant une profonde reconnaissance là
oii ne pouvait être l'amour, il quitta sans retour la Savoie et prit,
pour la seconde fois, la route de Paris, afin d'aller faire fortune
au proGt de madame de Warens. Son moyen de fortune (il en
avait déjà inventé beaucoup ! ] était une méthode pour noter la
musique en chiffres. Sa vocation décisive était, à ce qu'il croyait,
celle du musicien (1741 ).
La méthode ne réussit pas, mais lui valut quelques relations
dans le monde parisien. Il tenta une autre aventure et partit pour
Venise comme secrétaire de l'ambassadeur français. Il se tira des
fonctions diplomatiques beaucoup mieux qu'on ne l'eût pu croire ;
mais la brutalité de son ambassadeur, grand seigneur aussi plat
qu'inepte, lui ferma brusquement la carrière. Son retour à Paris
marque une date funeste dans sa vie ( 1745), l'époque de sa liaison
avec Thérèse Levasseur. Malheureuse union entre l'idéal et la
vulgaire réalité, qui , par une réaction inévitable, sépare absolu-
ment, chez Rousseau, la vie de Tâme tt de l'imagination d'avec la
\ie extérieure, au lieu de chercher leur harmonie. La pauvreté
vient rendre plus pesante la triste chaîne qu'il s'est donnée : le
contraste s'accuse de plus en plus poignant entre l'homme qui
sent sa valeur et la condition que lui fait la société. Fier et timide,
il s*entend mal à parvenir. Ses plus belles années s'écoulent en
vain ; ses essais d'opéras n'arrivent pas jusqu'à la scène : il est
réduit, pour ne pas mourir de faim, à trente-cinq ans, à se faire
le secrétaire de la femme et du fils d'un fermier général. De ce
temps datent les fautes tant reprochées, qui doivent peser sur le
reste de sa carrière et laisser dans l'avenir une ombre sur son
nom. Deux enfants, nés de ses relations avec Thérèse , sont envoyés
XVI. 5
66 LES PHILOSOPHES. 11747-1749]
à rhôpîtal ( 1747-1748). La misère le pousse : les exemples d'une
société corrompue Tenveloppenl; autour de lui, peupler les
Enfants-Trouvés paraît chose toute simple ; n'ayant que des senti-
ments et des tendances sans principes arrêtés, l'esprit d'imitation
l'emporte.
Le temps des fautes précède de bien peu celui de la gloire!
Jamais Rousseau n'avait songé, jusqu'alors, à chercher dans la
littérature sa subsistance ou sa réputation. Il ne se croyait ni le
savoir ni la facilité nécessaires, et n'attachait aucune importance
t quelques vers, à quelques essais de jeunesse. Cependant, lié
avec presque tous les gens de lettres, il s'était attaché surtout à
Diderot avec la passion qu'il portait en toutes choses et s'était
chargé, à sa prière, des articles de musique pour V Encyclopédie.
Sur ces entrefaites, Diderot fut emprisonné au donjon de Vin-
ccnnes, à l'occasion de sa Lettre sur les Aveugles.
L'heure décisive était arrivée où Rousseau allait se révéler à
lui-môme et au monde.
Il allait et revenait sans cesse de Paris à Vincennes, la tôte
échauffée par la persécution de son ami, qui ravivait toutes ses
propres souffrances. Une sourde fermentation l'agitait; son esprit
flottait d'ans un chaos plein de germes et de rayons, qui demandait
la forme et la vie. Un jour, il parcourait, en marchant, le journal
littéraire le Mercure de France : ses yeux rencontrèrent une ques-
tion mise au concours par une société littéraire de province, par
l'Académie de Dijon :
Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer
les mooursf
Un éclair illumina son cerveau : tout un monde d'idées débor-
dèrent, l'assaillirent avec une telle impétuosité, qu'il se laissa
tomber au pied d'un arbre dans une sorte d'extase. Il vécut un
siècle en une demi-heure. Toutes ses sympathies pour la nature,
pour les mœurs simples, pour la vie indépendante et solitaire,
toutes ses douleurs, tous ses griefs, toutes ses irritations vagues
contre une société savante, élégante, délicate et dépravée, raffinée
d'esprit et desséchée de cœur, qui analyse tout et ne sent plus
rien, qui méconnaît les mystères de l'àmc en voulant tout réduire
en observations et en expériences, qui, à force de donner des
(1749] DrSCOUKS SUR LES SCIENCES 67
noms décens à ses vices, a appris à n'en plus rougir, qui élouCfe
les supériorités naturelles sous des supériorités de convention
absurdes et honteuses, qui fonde les jouissances et les connais-
sances de quelques-uns sur la misère et l'ignorance du grand
nombre, contre une société, enfin, perfectionnée, florissante au
dehors, minée au dedans, pareille à ces arbres creusés et réduits
à l'écorce, qui cachent leur destruction imminente sous les feuil-
lages et les fleurs; tout prend corps; tout se coordonne; l'inspira-
tion jaillit : elle jaillira sans interruption comme un torrent de
flamme pendant douze années \
L'Académie de Dijon n'avait entendu poser le problème que sur
le rétablissement des sciences dans l'ère moderne. Rousseau ne
1. Confessiontj l. vin. — Sicondi Lettre à M, de Malnherbea. — Rousseau juge de
Jean-Jacques, eecond Dialogue. — Une question préjudicielle est à juger ici. Une accu-
sation grave a été portée contre Rousseau. Morellet, Marmontel, La Harpe, ma-
dame de Yandeul, ont répété sur tous les tons, d'après Tassertion de Diderot, que
Bonssean n'avait résolu la question par la négative que d'après l'avis de Diderot et
contre sa première impression. Si ce fait était vrai, le récit de Jean-Jacques serait
un roman ; sa théorie un long jeu d'esprit, et sa vie même un paradoxe calculé et
dramatisé. Il y a des exemples d'auteurs fameux qui ont changé de thème initial par
calcul d'effet, par choix d'artiste, et sont arrivés à une espèce de foi littéraire et
conventionnelle dans leur thèse ; mais ces auteurs n'ont peint qu'avec leur imagina-
tion et ont tout tiré de leur tète; l'homme et Técrivain étaient sép<irés chez eux.
Chez Roussean, l'homme et l'écrivain sont absolument identifiés; c'est, comme
Pascal, avec le eang de son cceur qu'il écrit, et, comme il Ta dit cent fois lui-même,
il n'est écrivain que lorsque l'inspiration de l'âme le force d'écrire : sans inspiration,
il n'écrirait qu'en rhéteur vulgaire, ou plutôt il n'écrirait pas, il ne pourrait pas
écrire. 11 est absolument le même dans ses relations intimes, dans sa correspondance
la plmi familière, que dans ses grandes œuvres, et plus d'un témoignage antérieur
à son premier écrit atteste les tendances qui le menaient où il arriva, par exemple,
une lettre de 1748. [Histoire de Rousseau^ par Musset-Pathay, t. II, p. 363.) Au reste,
le doute est impossible pour quiconque a été effleuré le moins du monde par les
angoisses morales qu'exprime si puissamment Rousseau : il y a là un accent que ne
saurait méconnaître Phomme qui a passé par les épreuves intérieures. Les rhéteurs
et les sophistes n'ont pas le secret d'un tel langage.
Ce qui est probable, c'est que, si Rousseau conservait quelques scrupules, quelques
hésitations, Diderot, avec son goût naturel pour le paradoxe, n'aura pas manqué de
le5 combattre et de pousser à rendre la solution aussi excessive, aussi absolue que
possible. Rousseau convient que Diderot mit quelque peu la main à ses premiers ou-
vrages et en exagéra les couleurs. L'étourderie de Diderot et sa mauvaise humeur
contre Rousseau depuis leur rupture auront trompé sa mémoire sur les circonstances :
la malignité de ses amis aura fait le reste.
V., sur ce débat tant de fois renouvelé, deux pages admirables de sagacité et
d'équité dans le beao chapitre que M. Villemain a consacré à Rousseau. ( Tableau du
xviii* siècle, t. II, xxiy* leçon.) V. aussi, dans ce chapitre, tout ce qui regarde la
formation du talent de Rousseau.
68 LES PHILOSOPHES. [«749]
s'enferme pas dans ce cadre historique; c'est YètMissement môme
des lumières parmi le genre humain qu'il considère, qu'il juge...
et qu'il condamne !
a Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et
nos arts se sont avancés vers leur perfection. — C'est une loi gé-
nérale. — Le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tout
temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits
pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous
avait placés. — L'astronomie est née de la superstition, l'éloquence
de l'ambition.. . Toutes les sciences, et la morale même, de l'or-
gueil humain : les sciences et les arts doivent donc leur naissance
à nos vices. La culture des sciences affaiblit les qualités guerrières,
encore plus les qualités morales. — L'imprimerie, cause de désor-
dres affreux et toujours croissants en Europe..., est l'art d'éter-
niser les extravagances de l'esprit humain. »
Le vrai sens de ces hyperboles éclate bientôt : < Tous ces abus
viennent de ce qu'on préfère les talents aux vertus. On substitue
à l'ignorance un dangereux pyrrhonisme. Nos lettrés vont sapant
les fondements de la foi et anéantissant la vertu. Ils sourient à ces
vieux mots de patrie et de religion. La fureur de se distinguer
est leur seul dogme. — Dans nos maisons d'éducation, l'on
aj)prend tout à la jeunesse, excepté ses devoirs. Le nom de patrie
ne frappe jamais son oreille. — Les anciens politiques parlaient
de mœurs et de vertu : les nôtres ne parlent que de commerce et
d'argent'. »
Puis un cri de regret mal contenu pour ces arts qu'il flétrissait
tout à l'heure : a La dissolution des mœurs, suite du luxe, cor-
rompt le goût. — Malheur aux artistes qui naissent dans des temps
frivoles et efféminés! Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous
avez sacrifié de beautés mdles et fortes à notre fausse déli-
catesse!... »
1. Il regarde comme contribuant à la corruption, aotant que les sciences, « tout
ce qui facilite la communication entre les diverses nations et altère les mœars pro-
preit à leur climat et à lenr constitution politique. Tout changement dans les cou-
tumes tourne au pr^udice des mœurs. » Ibid. C'est la réaction contre le cosmopoli-
tisme poussée à l'extrême. Mais il est à remarquer que ceci n*est applicable qu*à un
peuple à la fois libre et primitif, et, par conséquent, ne peut concerner aocun des
grands états européens, qui tous out perdu leur forme et leurs mœurs premières.
(1749] DISCOURS SUK LES SGIENGE& 69
Après une nouvelle pointe contre les philosophes incrédules,
il termine ainsi : t La vraie philosophie, c'est de rentrer en soi-
même et d'écouter la voix de sa conscience dans le silence des
passions. »
Rentrer en soi^mime : c'était la plus grande parole qui eût été
prononcée de ce siècle. Descartes avait rappelé l'esprit à lui-môme :
Rousseau y rappelle l'&me.
L'exagération et la rhétorique altèrent parfois l'expression d'une
colère si sincère au fond; mais le caractère essentiel n'en est pas
moins marqué pour toujours : la révolte du sentiment contre
l'esprit critique, la réaction de la conscience contre l'abus du rai-
sonnement, l'appel à la simplicité primitive contre le rafSnement
des mœurs. Rousseau est debout.
Le prix de Dijon fut enlevé, c Le Discours prend par-dessus les
nues, » écrivait Diderot, qui pardonnait à Rousseau, en faveur des
paradoxes, les vérités sévères. La société fit comme Diderot : elle
applaudit au coup qu'on lui poitait; mais la plupart crurent
n'applaudir qu'à un tour de force hardi. C'était la sensation d'àmes
blasées qui se plaisent parfois à être rudement réveillées.
Plusieurs réfutations furent tentées, cependant. Jean-Jacques
répond à tous, s'animant par la lutte et s'attachant avec opiniâ-
treté aux parties les plus hasardées de sa thèse, mais accusant en
même temps son vrai but avec une énergie croissante.
< La science n'est pas faite pour l'homme en général. C'est
assez pour lui de bien étudier ses devoirs, et chacun a reçu toutes
les liunières dont il a besoin pour cette étude. »
c La science n'est faite, avait- il déjà dit, que pour quelques
génies privilégiés qui doivent être placés à la tète de la société
par les gouvernants, d
€ L'homme est fait pour penser et pour agir, non pour réflé-
chir. »
c On croit toujours avoir dit ce que font les sciences quand on
a dit ce qu'elles devraient faire. L'étude de l'univers devrait éle-
ver l'homme à son Créateur : elle n'élève que la vanité humaine. »
Suit une attaque à outrance contre la philosophie ancienne et
moderne, fille de l'or^il humainy qu'il semble accuser en masse
d'un ésotérisme athée. Il revient plus loin sur cet emportement,
70 LES PHILOSOPHES. [1749]
en montrant comment les faux philosophes ont succédé aux vrais :
c Les premiers avaient enseigné les devoirs et la vertu : les autres
se distinguent en se frayant des routes contraires*. »
On eût pu s'imaginer jusque-là que c'était un puissant auxi-
liaire qui arrivait à la religion établie; mais il frappe la théologie
c!es mêmes armes que la philosophie.
a La scolastique substitue l'orgueil scientifique à l'humilité
chrétienne et avilit la sublime simplicité de l'Évangile. L'É\'an-
gile est le seul livre nécessaire à un chrétien et le plus utile de
tous à quiconque même ne le serait pas.
c n est vrai que la philosophie de T&me conduit à la véritable
gloire ; mais celle-là ne s'apprend pas dans les livres.
c L'ignorance raisonnable... est celle qui nous rend indiffé-
rents pour toutes les choses qui ne contribuent point à rendre
l'homme meilleur.
Tout en reconnaissant que les peuples ignorants peuvent n'en
être pas moins vicieux, il vante beaucoup les peuples primitifs,
c A travers l'obscurité des temps » on aperçoit chez plusieurs
â'entre eux de fort grandes vertus, surtout une grande horreur
pour la débauche, mère féconde de tous les autres vices. —
L'honune et la femme sont faits pour s'aimer et s'unir; mais»
passé cette union légitime, tout commerce d'amour entre eux
est une source affreuse de désordres dans la société et dans les
mœurs. — Les femmes seules pourraient ramener l'honneur et
la probité parmi nous; mais elles dédaignent des mains de la
vertu un empire qu'elles ne veulent devoir qu'à leurs charmes;
ainsi, elles ne font que du mal '. »
Voici la morale de Rousseau nettement dessinée. Ce ton res-
semble peu à celui de Voltaire.
1. Dans ses attaques contre la philosophie, il fait des réserves en fifireor d*iui phi-
lotophe illwtre, dans lequel on reconnaît Montesquieu. Il garda toiyoors ce penchant
pour l'auteur de VEsprit dês Lois, dont il avait compris la pensée à fond et qo'il ne
considéra jamais comme on adversaire. U ménage aussi beaucoup Thistorien de la
Nature,. Bufibn.
2. M Cet ascendant des femmes n'est pas un mal en soi, avait-il dit dans son Dû*
court ; c'est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre humain :
mieux diri;;é, il pourrait produire autant de bien qu'il fait de mal aujourd'hui
Les hommes seront toujours ce qu'il plaira aux femmes. •
(1749-1753J DISCOURS SUR LES SCIENCES. 7i
Ceci est plus loin encore de Fauteur du Mondain.
c Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux
pauvres ; mais, s'il n'y avait point de luxe, il n'y aurait point de
pauvres. — Tout est source de mal au-dessus du nécessaire phy-
sique. Multiplier ses besoins, c'est mettre son âme dans une plus
grande dépendance, i
Après des prémisses si rigoureuses, ses conclusions ne sont
pourtant nullement d'un enthousiaste ni d'un utopiste.
c Faut-il réduite aujourd'hui les hommes au simple néces-
saire? — Pas plus que brûler les bibliothèques. — Nous ne
ferions que replonger l'Europe dans la barbarie, et les mœurs
n'y gagneraient rien... En vain vous ramèneriez les hommes à
cette première égalité conservatrice de l'innocence et source de
toute vertu : leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours. Il n'y
a plus de remède, à moins de quelque grande révolution, presque
aussi à craindre que le mal qu'elle pourrait guérir, et qu'il est blâ-
mable de désirer et impossible de prévoir. — Laissons donc les
sciences et les arts adoucir, en quelque sorte, la férocité des
hommes qu'ils ont corrompus. »
On remarque enOn, dans une de ses répliques, un axiome
auquel il donnera plus tard un immense développement.
€ L'homme est naturellement bon. — Avant que ces mots affreux
de tien et de mim fussent inventés, avant qu'il y eût des maîtres et
des esclaves, avant qu'il y eût des hommes assez abominables pour
oser avoir du superflu pendant que d'autres hommes meurent de
faim, — en quoi pouvaient consister ces vices, ces crimes qu'on
reproche avec tant d'emphase au genre humain * ? »
En 1753, l'académie de Dijon propose une nouvelle question
beaucoup plus brûlante que la première.
Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes? — Est-elle
autorisée par la loi naturelle f
Rousseau va s'enfoncer pendant huit jours dans la forêt de
Saint- Germain, méditant, ravivant les âges écoulés, retrouvant,
par la puissance de son imagination , la forêt primitive dans le
1. Réponte à M. Bordet. — > Y. aussi Lettre à M. Tabbi Rainai, — Lettre à M. Grimm.
— Repense au roi de Polojru. — Lettre iur une nowelle réfutation^ etc. — Préface de la
comédie de Narcisse. (1751-1753.)
7Î LES PHILOSOPHES. [1753]
parc royal dont les vieux chênes abritent sa rêverie. Il en sort
armé de son second Discours.
Il a frappé d'abord sur l'esprit, sur le progrès intellectuel ; il
va frapper maintenant sur la richesse , sur le pk*ogrès matériel ,
sur l'économie sociale ; il ouvre même le Discours sur V Inégalité
par quelque chose de bien plus excessif encore et semble con-
damner toute société. Il débute par montrer l'homme primitif,
le sauvage, plein de force, d'adresse, de coui^ge, vivant solitaire,
le cœur en paix et le corps en santé, sans vices ni vertus morales,
puisqu'il ne sait ce que c'est que devoir et que justice, mais
ayant pour vertu naturelle cette pitié innée envers son semblable,
qu'on remarque même chez les animaux, et qui était beaucoup
plus impérieuse dans Yétat de nature que dans Yétat de raisonne-
ment*; l'amour même troublait à peine sa paix, heureux qu'il
était € d'ignorer les ravages de l'imagination et les préférences
qui font le moral de l'amour, sentiment factice né de l'usage de
la société. >
Il répète sur ce sujet, avec une amertmne passionnée, les
étranges p/incipes posés géométriquement par le calme Buffon.
« En somme, l'état sauvage, c'était l'immobilité de l'espèce,
sans éducation ni progrès, c'esi-à-dire l'élat animal. — La vie
animale, avait-il déjà dit dans sa lettre à M. Bordes, n'est point
le pire des états pour l'homme : il vaut encore mieux ressembler
à une brebis qu'à un mauvais ange. »
L'homme, cependant, même dans l'état animal, était distingué
des animaux par deux qualités spécifiques : la libre activité * et la
perfeclibilité. < Il serait triste pour nous d'être forcés de conve-
nir que celte faculté, presque illimitée, est la source de tous les
malheurs de l'homme. — Si la nature nous a destinés à être
sains, j'ose presque assurer que Tctat de réflexion est un état
1. Dans sa préface, il fonde le droit naturel sar deux principes antérieurs à la rai-
son, l'amour de soi et la sympathie pour le semblable. Le droit naturel s'étend, dans
nne certaine mesure, aux animaux, comme tenant en quelque chose à notre nature
par la sensibilité dont ils sont doués.
2. L*homme qui vivrait de la vie animale n'aurait cette liberté que virtuellement
et n'en aurait pas la conscience réfléchie : il n'aurait en tait que la spontanéité et
non la liberté morale, n'ayant pas d'idées général«*s auxquelles rapporter ses
actions.
11753 DISCOURS SUU L'INÉGALITÉ. 73
contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé.
— Le premier qui se fit des habits ou un logement se donna en
cela des choses peu nécessaires, puisqu'il s'en était passé jus-
qu'alors.— En devenant sociable et esclave, l'homme devient
faible, méchant, craintif, rampant. »
Partant de cette idée : que les communications entre les
hbmmes n'étaient pas nécessaires, et que la perfectibilité avait
besoin, pour se développer, du concours fortuit de plusieurs
causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, il juge inso-
luble le problème de l'origine des langues.
< Après avoir prouvé que l'inégalité est à peine sensible dans
l'état de nature, il me reste à montrer son origine et ses progrès
dans les développements successifs de l'esprit humain. Il me
reste à considérer les différents hasards qui ont pu perfectionner
la raison humaine en détériorant l'espèce, et, d'un terme si
éloigné , amener enfin l'homme et le monde au point où nous
les voyons. »
Cette histoire conjecturale de la civilisation et de l'inégalité est
l'objet de la seconde partie du Discours.
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire :
Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire,
fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de
misères, n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arra-
chant les pieux et comblant le fossé , eût crié à ses semblables :
— Gardez- vous d'écouler cet imposteur : vous êtes perdus si
TOUS oubliez que les fruits sont à tous , et que la terre n'est à
personne ' . »
Cette fameuse phrase contre la propriété a bien des fois retenti
dans les luttes redoutables où se sont débattus, de nos jours, les
problèmes fondamentaux de l'association humaine. U suffit de
remarquer ici que le sentiment qui Ta dictée, étant un regret
rétrospectif de l'indépendance sauvage, n'a rien de commun avec
l. Comparer etcc Pascal; édit. de M. E. Havet, 1852; p. un, 94. — Boileaa,
Satir» XI, vers 143-173. — Fénelon, utopie de la Bétique, Tilimaquê, 1. VU. — Di-
derot, contre le tien et le mien; Encyclopédie, art. Bacchionites. — Cervantes, don Qui"
chotU; discours de don Quichotte aux chevriers, trad. de M. L. Yiardut. — Id. de
M. Fume, 1858. — C'est Cervantes qui ouvre la marche.
74 LES PHILOSOPHES. I1753J
les théories qui attaquent la propriété au point de vue d'une
communauté organisée.
Rousseau, au moment où il vient de récrire, avoue qu'alors les
choses en étaient très- probablement arrivées au point de ne pou-
voir plus durer comme elles étaient, cette idée de propriété, der-
nier terme de l'état de nature, dépendant de beaucoup d'idées et
de progrès antérieurs.
Il passe donc en revue ces progrès et décrit la transition de
l'état sauvage à l'état des peuples barbares; la famille, puis la
tribu formées; l'amour, la jalousie, lamour- propre ou idée de
la considération et de la distinction, avec ses conséquences, la
civilité, le point d'honneur, transformant les hommes élevés au
sens moral par la multiplication de leurs rapports. Il commence
à corriger un peu les excès de sa thèse : ce n'est plus la vie ani-
male, c'est la vie de tribu, c'est la vie des chasseurs et des pas-
teurs qui a été la vraie jeunesse du monde, l'époque la plus
heureuse et la plus durable, malgré les cruautés et les vengeances
qui l'entachaient et qui avaient aflaibli déjà la sympathie pour le
semblable, la vertu naturelle du sauvage. Il approuve maintenant
les premières industries, celles qui ne demandaient que la main
d'un seul homme ou d'une seule famille. « Les hommes vivaient
alors libres, sains, bons et heureux, autant qu'ils pouvaient
l'être par leur nature. » Le mal commence dès qu'un homme
fait travailler pour lui d'autres hommes en se chargeant de leur
subsistance. « L'égalité disparait; la propriété s'introduit; l'escla-
vage et la misère germent et croissent avec les moissons, — La
métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention
produisit cette grande révolution... Ce sont le fer et le blé qui ont
civilisé les hommes et perdu le genre humain. >
La culture amène le partage des terres : de la main-d'œuvre
naît la propriété; la propriété, à son tour, amène les premières
lois. L'inégalité croissait, mais aussi les réactions des pauvres
contre les usurpations des riches; le droit du plus fort disputait
incessamment la terre au droit du premier occupant. Les riches,
dans leur intérêt et sous le prétexte de l'intérêt de tous, proposent
et font accepter l'établissement de règlements de justice et de
paix. « Telle fut ou dut être l'origine de la société et des lois, qui
(1753] DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ. 75
détruisirent sans retour la liberU naturelle (c'esl-à-dire l'indépen-
dance) et fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inéga-
lité. »
La loi de nature n'a plus lieu qu'entre les diverses sociétés qui
se partagent le genre humain et qui luttent entre elles comme
faisaient auparavant les individus.
Des lois primitives, il passe à la formation des gouvernements
chargés de maintenir ces lois. Il nie, comme Montesquieu, que la
société ait commencé par le gouvernement absolu et que ce gou-
vernement et la société même dérivent de Tautorité paternelle, le
fils adulte étant naturellement l'égal de son père et ne lui devant
que du respect et non de l'obéissance. Le pouvoir arbitraire n'est
pas le commencement, mais la corruption, le terme extrême des
gouvernements; au reste, la date ici n'importe pas; le pouvoir
arbitraire étant, par sa nature, illégitime, n'aurait pu, en aucun
cas, servir de fondement aux droits de la société^ ni par conséquent
servir à rendre stable et légitime l'inégalité d'institution.
On voit que, tout en regrettant l'établissement de l'ordre social,
il n'en nie point la Ugitimité, une fois établi : ceci est essentiel à
constater.
Si le pouvoir arbitraire est illégitime, à plus forte raison l'es-
clavage, c La liberté (personnelle) est un don que nous tenons de
la nature en qualité d'hommes; les parents n'ont aucun droit
d'aliéner celle de leurs enfants à un despote, à un mattre. Les
jurisconsultes qui ont gravement prononcé que l'enfant d'un
esclave naîtrait esclave, ont décidé, en d'autres termes, qu'un
homme ne naîtrait pas homme. »
Des diverses formes de gouvernement, la démocratie est la
meilleure, parce qu'elle est la moins éloignée de la nature ; toutes
les magistratures, dans les divers gouvernements, sont d'abord
électives, puis, les dissensions amenées par les élections amènent
le peuple à permettre aux chefs de se rendre héréditaires; puis
les chefs héréditaires transforment leur office en un bien de
famille, en une propriété. L'inégalité a donc trois degrés princi-
paux : l"* établissement de la loi et de la propriété légale; 2o insti-
itution de la magistrature; 3« changement du pouvoir légitime en
arbitraire, appuyé sur les armées permanentes et mercenaires.
76 LES PHILOSOPHES. [1753]
a A ce dernier terme de l'inégalité, le cercle se referme : on
retrouve Tégalité dans le néant; les notions du bien et du juste
s'évanouissent derechef; on revient à la loi du plus fort et à un
nouvel état de nature , qui est le fruit d'un excès de corruption.
La force maintient le despote, la force le renverse... jusqu'à ce
que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouverne-
ment, ou le rapprochent de l'institution légitime, i
Après les inégalités politiques, il analyse les inégalités civiles et
conclut que la richesse est la dernière des distinctions entre les
hommes, < à laquelle toutes les autres se réduisent à la fin ; obser-
vation qui peut faire juger de la mesure dont chaque peuple s'est
éloigné de son institution primitive, et du chemin qu'il a fait vers
le terme extrême de la corruption. »
En résumé, « un espace immense sépare l'état naturel de l'état
civil; l'âme et les passions humaines s'altèrent insensiblement
dans ce long passage. L'homme originel s'évanouissant par degrés,
la société n'offre plus qu'un assemblage d'hommes artificiels et
de passions factices, qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles
relations, et qui n'ont aucun vrai fondement dans la nature.
L'homme sauvage vit en lui-même; l'homme sociable ne sait
vivre que dans l'opinion des autres. »
Comme dans le Discours contre les sciences, il est moins absolu,
toutefois, qu'on ne pourrait s'y attendre, dans ses conclusions. Il
parait admettre implicitement que le droit civil n'est pas toujours
et nécessairement opposé au droit naturel. Il reconnaît que la
justice distributive veut que les citoyens soient distingués à pro-
portion de leurs services. L'inégalité sociale est contraire, suivant
lui, au droit naturel, lorsqu'elle ne concourt pas en même pro-
portion avec l'inégalité naturelle. « Il est manifestement contre la
loi de nature qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbé-
cile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regor-
gent de superfluités tandis que la multitude affamée manque du
nécessaire. »
Si excessif au début, il semble donc se réduire finalement k
condamner, dans Tordre politique, les fonctions et les distinc-
tions héréditaires, et, dans l'ordre civil, l'excessive inégalité des
fortunes.
mz] DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ. 77
Il faut distinguer dans Rousseau le sentiment inspirateur d'avec
le thème positif, qui est le même dans les deux Discours sous deux
aspects différents; mais ce n'est point assez. Ce thème si para-
doxal, si offensant, non pas seulement pour notre orgueil, mais
pour nos aspirations les plus légitimes , si durement négatif de
ce grand dogme du progrès, qui est le fond même de l'esprit
moderne , on ne doit pourtant pas le traiter à la légère. Dans
la décadence des sociétés , il existe une tendance nécessaire du
génie à remonter aux sources de la vie , à étreindre , comme
l'Antée de la Fable, le sein de la terre nourricière, de la Mère
Nature, pour raviver à son contact une force épuisée. Le grand
historien latin oppose les Mœurs des Germains^ des barbares, en
exemple à Rome corrompue; les philosophes et les poètes grecs
et romains retournent plus loin, à l'âge d'or, à l'état d'innocence.
Les anathèmes contre la civilisation revendiquent une origine
plus haute encore et plus mystérieuse. Dans les symboles de la
Genèse sont identifiés la première chute et le premier progrès :
l'homme perd son innocence et son bonheur pour avoir goûté du
fruit de l'arbre de science et négligé le fruit de l'arbre de vie. Par
un contraste que signale Rousseau*, tandis que les Grecs divi-
nisent l'inventeur de l'agriculture et le chantre inspiré qui fonde
les villes par l'harmonie. Moïse, arrachant son peuple du milieu
de la savante Egypte, montre, dans le pasteur Abel, le bicn-aimé
du Seigneur et, dans le maudit Gain, tout à la fois le premier
homicide, le premier agriculteur et le premier fondateur des
cités *.
L'homme, oscillant de réaction en réaction, n'a jamais embrassé
simultanément jusqu'ici les faces opposées de l'universelle vérité.
Rousseau suit la loi commune. U proteste contre tout progrès,
parce que le progrès intellectuel , séparé du progrès moral ',
1. Il 7 a ici quelqae réserve à faire. Le prognrés moral n'avait pas suivi le progrés
des connaissances : la société avait reculé moralement à certains égards; mais elle
avait avancé sous d'autres ; l'expansion du sentiment d'humanité était un incontes-
table bienfiût de la philosophie.
2. Dans un autre livre, l'EuoJ sur Vorigint de* Langue»,
3. Zoroastre, au contraire, représente l'acte de semtr dt fortt grains sur la lerrs bien
friparét comme Facts Is plus purdslaloi ds Dieu. Vendidad, fargard III. -^ Djemcbid,
kdéfricksw, est béni d'Onniod. Ibid., fargard II.
78 LES PHILOSOPHES. (1758!
oubliant son point de départ et les bases immuables des choses,
est arrivé à méconnaître sa propre raison d'être; que l'homme,
enfin, s'est séparé de la Nature et de Dieu.
Avertissement prophétique, cri d'angoisse de l'âme, qui m
pouvait se transformer en thèse rationnelle sans se heurter àl
l'impossible! Condamner tout progrès chez un être perfectible^
c'était vouloir que le Créateur eût fait une œuvre vaine; c'était
s'obliger à remonter au delà de l'état de tribu, auquel Rousseau
était entraîné par son imagination et qui est déjà le résultat d'une
infinité de progrès, jusqu'à un état primitif et absolu. Rousseau
pousse donc résolument jusqu'à l'animalité; mais, là, sa raison
lui montre les différences essentielles entre l'homme et l'animal,
qui ont fait que cet état n'a pu durer, n'a peut'4tre jamais existé,
comme il l'avoue dans sa préface. Ce qu'il ne voit pas, c'est que
rbomme-animal, s'il a existé, a dû être la plus misérable des
<;réalures, précisément parce qu'il était la seule perfectible. La
Nature même, en ne vêtissant pas l'homme et en le rendant moins
fort, moins agile, moins armé que les grands animaux de proie,
le forçait providentiellement à sortir de la Nature et à développer
ses facultés endormies. Le chasseur sauvage, tel que nous le con-
naissons, déjà fort éloigné de cette condition primitive, mène
encore une existence bien précaire, et Rousseau se fait d'étranges
illusions, encore partagées par beaucoup de ses contemporains,
sur la prodigieuse population des sauvages et des barbares, popu-
lation, au contraire, infiniment moindre que celle des sociétés
civilisées, par la raison toute simple que les subsistances sont
chez elle infiniment plus rares et moins assurées.
Il serait inutile d'insister sur des erreurs historiques ou des
abus de logique que Rousseau a réparés ou amoindris singulière-
ment dans ses ouvrages postérieurs, si la guerre qu'il avait faite à
la civilisation, aux sciences et aux lettres, aux élégances de l'es-
prit et des mœurs, interprétée par des natures violentes et gros-
sières ou par des intelligences faussées, n'eût pu fournir un jour
des prétextes à la barbarie, prête à sortir de l'excès même de la
civilisation et de l'inégalité. Les écrivains ne savaient point encore
(et c'est l'excuse de bien des témérités) quelle puissance et quelle
responsabilité emporte la parole, et que le temps approchait où
11753J DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ, 79
tout verbe allait se faire acte. Qui sait si telle proposition sur
rinutilité des sciences n'a pu servir d'argument ou d'excuse aux
juges de Lavoisierl
De même quant à cette condamnation du tien et du mieny qui
n'est chez lui qu'un vague regret d'utopie rétrospective. Le mien
est la conséquence du moi : la propriété sort logiquement de la
personnalité. Le mal moral est né avec la propriété et la société :
rien de plus évident; il n'y aurait pas de mal moral si l'homme
n'avait pas de relations avec autrui ni de connaissance de soi , et
si, par conséquent, il n'y avait point de moralité dans les actions
humaines : le mal est né avec le bien. Dès qu'un homme a eu
dompté ou dépouillé un animal, un autre homme n'a pu lui en-
lever sa conquête sans injustice, et le droit de propriété a été réa-
lisé, droit qu'il ne faut pas confondre avec la propriété légale ou
reconnuey comme dit Rousseau. Rousseau ne fait pas ici les dis-
tinctions qu'il faut faire entre le droit ou la loi qui dérive de la
nature des choses et la loi conventionnelle, ni entre le droit de
propriété en général et la propriété foncière , application particu-
Uère du principe de propriété qui n'a eu lieu, communément, que
par institution sociale. La propriété mobilière est antérieure à la
société et contemporaine de l'humanité môme : la propriété fon-
cière, base de nos sociétés occidentales actuelles, a son origine
dans les âges historiques. Rousseau dit : La terre n'est à personne ;
il fallait dire : La terre est au genre humain. Dès les premiers
âges de l'histoire , les tribus, les nations, ont commencé à se par-
tager ce commun domaine; bien des siècles après, les domaines
des nations les plus avancées en civilisation ont été partagés à
leur tour entre les individus. L'appropriation du sol ne constitue
pas un droit absolu et sans conditions : la première des condi-
tions est la culture; un peuple nomade et qui ne cultive pas n'ac-
quiert point de droit réel sur la terre ; la seconde condition, pour
les nations assises sur le sol, est de reconnaître, en quelque sorte,
la suprématie du genre humain par le respect des lois de l'huma-
nité et du droit des gens. On doit à l'étranger le libre passage, la
libre rc^sîdence , le libre échange , sauf les réserves qu'exige la
sûreté de TÉtat. De môme que la nation qui occupe une région
de la terre a des devoirs envers le genre humain, les particuliers.
80 LES PHILOSOPHES. It753j
propriétaires, ont des devoirs envers la nation et envers les non-
propriétaires : ils doivent à la nation, garantie de leurs propriétés,
une part de leur revenu, et, à leurs concitoyens non-propriétaires,
des moyens de travail et d'existence qui rendent indirectement à
ces déshérités une part du commun héritage.
Ce n'est pas le lieu de toucher à une autre question soulevée
par Rousseau , celle de l'origine du pacte social : sa solution
n'était pas sérieuse ; il reprendra bientôt le problème avec plus
de calme et de profondeur.
U y a encore une réserve à faire relativement aux attaques de
Rousseau contre les philosophes ses contemporains * : non-seule-
ment, tout en frappant justement leurs doctrines, il est injuste
envers leur caractère et leurs intentions, mais il les voit cause là
où ils ne sont qu'efTet; la philosophie sceptique ou matérialiste
était la fille et non la mère de Tégoisme licencieux et de l'incré-
dulité, issus eux-mêmes du bigotisme et de l'hypocrisie.
On a pu reprocher à Rousseau des exagérations de langage
comme d'idées : son style, si plein et si fort, résonnant d'une
mâle harmonie qui donne à la prose française un rhythme et un
nombre inconnus, et dont l'accent rappelle ce qu'on raconte du
mode dorien de ses chers Spartiates , ce style sans rival, mais
non pas toujours égal à lui-môme , est parfois tendu jusqu'à la
roideur, emporté jusqu'à la déclamation , ou. entaché d'emphase
par l'abus de l'apostrophe et de l'interjection. L'admission un peu
tardive dans ce monde parisien , qui était l'unique et nécessaire
école du bon goût; la difficulté naturelle qu'il avait au travail,
car, en tout l'opposé de Voltaire, il n'arrivait qu'avec efTort à
l'expression de sa surabondante pensée; le désir de frapper fort à
tout prix, à la manière des prédicateurs, pour émouvoir les tètes
dures et les âmes molles de ses contemporains, enfin, et surtout
peut-être , l'inOuence et l'exemple de Diderot , durent être les
causes très-diverses qui le firent trop souvent forcer son style, en
même temps que dépasser son sentiment vrai. On aperçoit ainsi
comment le plus passionné de cœur, le plus sincèrement inspiré
entre les écrivains du xviu® siècle, a pu contribuer, avec Diderot,
1. £t à ses erreurs historiques au préjudice des philosophes anciens.
[1753-1755] DISCOURS SUR L'INÉGALfTÉ. 84
à enfanter les habitudes de rhétorique déclamatoire, d'effet théâ-
tral, de passion de tête et à froid, qui ne tardèrent pas à pénétrer
dans les lettres françaises et à parodier, pour ainsi dire , Tadmi-
rdLle et nouvelle expression que Rousseau lui-même avait don-
née à tous les sentiments énergiques et profonds de notre àme.
Bien des qualités charmantes de l'esprit français, celles que ré-
sume Voltaire, manquaient à Jean-Jacques; mais elles étaient
compensées par d'autres qualités d'un ordre supérieur; des dé-
fauts contraires à notre génie national, peu sensibles ou glorieu-
sement rachetés chez le maître, débordèrent chez les élèves '.
Ces défauts, chose plus grave, devaient, après la littérature-,
envahir la vie réelle, la vie politique qui allait éclore en France.
On en vît les conséquences dans la Révolution. Quand l'exaltation
et Tenthousiasme deviennent des formes convenues et habilûelles,
il arrive un moment où ni les auditeurs ni l'acteur politique lui-
môme ne savent plus distinguer le sentiment réel d'avec l'hyper-
bole de convention, ni rentrer dans l'un en se dégageant de l'au-
tre. Il en est alors de la vertu civique comme autrefois de l'amour
chevaleresque. Le froid du doute vous ressaisit au cœur : vous
chancelez sur le piédestal gigantesque où vous vous êtes impru-
demment hissé; l'esprit critique, relevant sa tête railleuse, vous
appelle au fond de l'abîme, et vous retombez d'une chute eflVoya-
ble aux bras du scepticisme et du néant.
Nous ne poursuivons si rigoureusement les traces et les échos
de Rousseau qu'à cause de l'immense portée de ses paroles : nous
aurons bientôt d'ailleurs à reconnaître à quel point la balance du
bien et du mal penche en sa faveur, dans le jugement à porter
sur son influence. Moins par ses propositions formelles que par
son accent, cet homme, dès qu'il a ouvert la bouche, a ramené
le sérieux dans le monde et rappelé en lui-même l'homme dis-
jKîrsé dans les choses extérieures. Il ne s'agit plus là de jeux d'es-
prits forts ni de maximes de vague bienveillance et de tolérance
indifférente pour le vice comme pour la vertu. Le Connais-toi toi
même de Socrate et de Descartes retentit de nouveau. Pour relroii-
1. Pas chez tons : de grands écrivains ont maintena la belle tradition de Roas-
seaa, depuis Bernardin de Saint-Pierre et madame de Staël jusqu'à la génération
actuelle.
XVI. C
82 LES PHILOSOPHES. (17551
ver r homme , cet autre Diogène , inspiré d'une plus pure idéalité
que l'ancien , fouillera jusque dans les dernières profondeurs et
soulèvera les montagnes.
Le Discours su^ l'Inégalité, publié seulement en 1755, n'avait
pas eu le même retentissement que son devancier. L'éclat , le
succès de scandale, s'était fait sur le Discours contre les sciences.
L'étonnement dissipé , il eût fallu maintenant méditer, juger à
fond : c'était trop fort pour le public. L'académie de Dijon eut
peur de sa propre audace et n'osa couronner l'auteur pour la
seconde fois : le pouvoir, cependant , ne prit pas trop garde aux
hardiesses de Rousseau, qui avait imprimé son livre en Hollande,
et se tint pour satisfait de quelques réserves sur l'autorité de la
Genèse et sur la sanction divine accordée aux puissances. Les phi-
losophes, moins maltraités que dans le premier Discours , se par-
tagèrent : Diderot applaudit; Voltaire garda des ménagements,
mais fut effrayé et irrité. Il avait accueilli l'attaque aux sciences ,
comme un paradoxe original, par une plaisanterie inofîensive
( Timon); mais, cette fois, il fut bien obligé de prendre au sérieux
cette guerre systématique à l'adoucissement des mœurs , au pro-
grès du bien-ôtre, à tout ce qui faisait pour lui le charme de la
vie. Il prit en aversion ce barbare éloquent. Il n'était pas fait pour
juger équitablement de telles choses : il voyait très-bien les exa-
gérations et les erreurs de la surface, et ne se donnait pas la peine
de regarder au fond *. L'opposition fut dès lors décidée entre eux.
Rousseau se dessinait de plus en plus. Dès la publication de son
premier écrit, il avait résolu d'offrir la meilleure preuve de sa
sincérité et de soutenir sa parole par son exemple. Il avait vécu
jusqu'alors selon le sentiment sans règle; il veut vivre désor-
mais selon la vertu et dans la plus grande simplicité que puisse
comporter l'état social.
Il examine quels sont ses devoirs. Il considère son union avec
1. Dans une réponse à Charles Bonnet, qui Ta vait attaqué sous le nom de PhiUh
polis, Rousseau venait cependant de faire une grande concession. Il avait reconnu
que ** rétat de société découle de la nature du genre humain, à l'aide de circonstancef
extérieures qui pouvaient être ou n'être pas, ou, du moins, arriver plus tôt ou plm
tard... L'état de société ayant un ternie extrême auquel les hommes sont les maîtres
d'arriver plus tôt ou plus tard, il n'est pas inutile de leur montrer le danger d'aller
si vite. »
f«753-l755] VIE PRIVÉE DE ROUSSEAU. 83
Thérèse comme un véritable mariage; mais, hélas! dès les pre-
miers pas dans cette nouvelle route, le raisonnement l'égaré au-
tant qu'auparavant l'imitation irréfléchie. Que faire des enfants à
naître ? — Il est pauvre, forcé au travail ; il se croit menacé d'une
mort prématurée; il ne peut les élever lui-même : sa femme en
est incapable; la mère de sa femme en est indigne; elle en fcmit
des aventuriers et des mendiants. — Mieux vaut que l'État les
adopte pour en faire des ouvriers ou des paysans. — Il continue
donc à les envoyer à l'hôpital et s'étourdit en se persuadant qu'il
agit comme < un membre de la République de Platon. »
Le repentir vint, comme l'attestent bien des passages touchants
de la Correspondance et de VÉmile^ et le cœur, trop tard écouté ,
réfuta les sophismes de l'esprit * . Rousseau avait prouvé , par ses
chutes mêmes, la légitimité de la réaction qu'il prêchait au nom
du sentiment contre l'abus du raisonnement.
Il eût pu, cependant, sortir de cette pauvreté qui le jetait dans
de si déplorables extrémités : un receveur général voulut le
prendre pour caissier. Il essaya, s'y tourmenta, s'y rendit ma-
lade. Son naturel était aussi antipathique aux soins réguliers,
aux obligations matérielles, aux affaires, que ses principes étaient
incompatibles avec le métier depublicain, sous la tyrannie fiscale
qui opprimait la France. Il renonça à son emploi , comme à toute
chance de fortune. Il ne voulait pas non plus se faire un gagne-
pain de sa plume : écrire était pour lui un sacerdoce et non un
métier; écrire pour vivre eût étouffé l'indépendance de son génie;
il lui fallait, pour être lui-même et pour être utile, se dégager de
tout intérêt, de tout besoin de plaire, et ne pas dépendre du suc-
cès. Il se fit copiste de musique, pour vivre sans dépendre de per-
sonne que du public. Ce fut alors qu'il quitta l'épée, la dorure, le
luxe, que le monde imposait même à Findigence de l'artiste et de
l'écrivain, et qu'il adopta ce simple costume sous lequel Ta repré-
senté Delatour. Le grand portraitiste du xvni* siècle a peint tour
à tour Voltaire et Rousseau à peu près au même âge , vers qua-
rante ans. C'est le plus émouvant contraste qu'on puisse voir que
celui de ces deux figures, admirables toutes deux, l'une de rayon-
1. Il eut encore trois enfanta, de 1750 à 1755; pois il résolut de ne plus s^expo-
1er à renouveler ces tristes abandons.
84 LES PHILOSOPHES. 11752-1754]
nement extérieur, de verve élincelante, de grâce charmante et
moqueuse ; Fautre, de beauté recueillie , de douceur mélanco-
lique et de flamme intérieure.
Un autre acte plus grave atteste la conscience que Rousseau
entendait mettre dans sa vie. Il alla abjurer à Genève, dans Tège
mûr, la religion romaine qu'il avait embrassée au sortir de l'en-
fance, et reprit le culte de sa patrie (1754). Nous verrons bientôt
comment il entendait concilier la philosophie avec ce qu'il regar-
dait comme le fond du christianisme.
Rousseau venait de remporter un genre de succès qui contras-
tait avec sa réforme et son austérité nouvelle, poussée jusqu'à une
rudesse affectée, qui n'était que de la timidité et de la défiance de
soi-même. Devenu à la mode par sa rupture môme avec la mode,
il repoussait presque brutalement les avances du monde pour
n'en pas redevenir l'esclave. Un de ses opéras, cependant, fut enfin
représenté, sur ces entrefaites, d'abord à la cour, puis à la ville
(de 1752 à 1753). Les simples et gracieuses mélodies du Devin de
village furent très-goûtées à la cour. Ce fut l'occasion d'un nou-
veau sacrifice : moitié par timidité, moitié par principes, il s'ex-
cusa d'être présenté au roi; il ne refusa pas les présents (espèce
de droits d'auteurs] que recevaient d'ordinaire les auteurs des ou-
vrages représentés devant la cour, mais il ne voulut point d'une
pension qui eût enchaîné son indépendance.
On était alors au commencement de cette guerre entre la mu-
sique française et la musique italienne, qu'avait suscitée l'arrivée
des Bouffes à Paris, et qui devait durer jusqu'aux approches de
luttes plus redoutables, jusqu'à la veille de la Révolution. Les
concessions de Rameau aux méthodes ultramontaines n'avaient
pas suffi, et ce maître n'avait, d'ailleurs, rien d'italien dans le
génie. Rousseau prit parti, avec des formes aussi tranchantes et
aussi absolues que celles du Discours contre les sciences, dans sa
Lettre sur la Musique française (1753) : il prétendit que la France
ne pouvait avoir de musique, la musique n'étant que mélodie , la
mélodie dépendant du caractère de la langue, et la langue fran-
cise étant incompatible avec toute mélodie. Nos vieux airs popu-
laires, Lulli et son école, et le Devin lui-même, donnaient bien
quelques démentis à cette thèse, qui souleva autant de scandale
11753-1755] DEVIN. LETTRES SUR LA MUSIQUE. 85
et bien plus de colères que la thèse contre la société. Des démen-
tis plus glorieux devaient peu se faire attendre. Grétri et Gluck
n'étaient pas loin.
Le i>aradoxe de Rousseau n*était que l'application contestable
d'une idée ingénieuse et profonde; aussi vit-on sortir de ces dé-
bats un très-beau livre, qui dépassait de beaucoup la portée de la
querelle , assez mal définie peut-être en elle-même par Jean-Jac-
ques *, et qui relie les travaux de musique de Jean-Jacques à sa
philosophie : ce fut VEssai sur l'Origine des langues et sur le prinr
cipe de la mélodie.
Ce double titre annonçait l'identité essentielle de la parole et de
la mélodie dans la pensée de Jean-Jacques : l'idée fondamentale
du livre allait plus loin encore; c'était l'unité primitive de la pa-
role, de la poésie, de la musique et de l'art plastique.
Ce livre annonçait aussi les modifications qui s'opéraient dans
l'esprit de Jean-Jacques , puisqu'il essayait de résoudre un pro-
blème qu'il avait naguère jugé insoluble. Remontant pour la se-
conde fois jusqu'au berceau de l'humanité , mais avec un esprit
moins irrité et moins prévenu , Jean-Jacques montre l'homme,
des qu'il a reconnu dans l'homme un être qui sent et qui pense
comme lui, saisi par le désir ou par le besoin de lui communi-
quer ses sentiments et ses pensées. L'homme invente d'abord les
signes représentatifs , les gestes qui peignent les objets '. La langue
du geste eût pu suffire si nous n'avions eu que des besoins phy-
siques. Ce n'est ni la faim ni la soif, mais l'amour, la haine , la
pitié, la colère, qui ont arraché aux hommes les premières voix.
Les premières langues, celles d'Orient, n'ont rien de méthodique
ni de raisonné : vives et figurées (le sens figuré naquit avant le
sens propre), chantantes et passionnées, elles réunissent tous les
arts, toutes les expressions de la vie dans leur principe, l'art plas-
tique dans le geste, la musique dans la parole, la poésie dans Fun
1. Il s'a^ssaiti en effet, surtout, d'un débat entre la musiiiue d'expression, de dé*
damaUon dramatique, et la musique d'imagination et de libre fantaisie.
2. M LHnvention de Tari de communiquer nos idées dépend d'uue faculté propre à
rhomme. Les animaux ont quelque sorte de langue naturelle, non acqui.se et inva*
nab!e. La langue de convention n'appartient qu'à Thomme. Voilà pourquoi l'homme
fait des progrès, soit en bien, soit en mal, et pourquoi les animaux n'en font point. •
^ Comparer avec la Grammaire de Condillac et avec Buflbn.
86 LES PHILOSOPHES. [1713-1755]
et dans l'autre et en toutes choses. Les premières langues ne
furent point arbitraires. « La plupart des radicaux y durent être
des sons imitatifs ou de Taccent des passions ou de l'effet des
objets sensibles. Les mots y eurent ainsi une valeur intrinsèque.
Les sons, l'accent, le nombre, qui sont.de la nature, étaient
très-variés et laissaient peu à faire aux articulations ( consonnes),
qui sont de convention : on chantait donc au lieu de parler.
« A mesure que les besoins croissent, que les affaires s'em-
brouillent, que les lumières s'étendent, le langage change de ca-
ractère : il devient plus juste et moins passionné; il substitue aux
sentiments les idées ; il ne parle plus au cœur, mais à la raison.
Par là môme l'accent s'éteint, l'articulation s'étend, la langue de-
vient plus exacte, plus claire, mais plus traînante, plus sourde et
plus froide. •
L'art d'écrire est le dernier terme de cette transformation,
a L'écriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément
ce qui l'altère; elle n'en change pas les mots, mais le génie; elle
substitue l'exactitude à l'expression : l'on rend ses sentiments
quand on parle, et ses idées quand on écrit *. •
Il y a donc eu trois périodes dans la formation des langues :
1® la langue chantée et mimée; 2° la langue parlée; 3® la langue
écrite.
« Toute langue où Ton peut mettre plusieurs airs de musique
sur les mêmes paroles n'a point d'accent musical déterminé. Les
langues de l'Europe moderne sont toutes du plus au moins dans
le môme cas, môme l'italienne. La langue italienne, non plus que
la française, n'est point par elle-même une langue musicale ; la
différence est seulement que Tune se prête à la [musique, et que
l'autre ne s'y prête pas. »
Si la musique n'est que l'accent même de la parole humaine,
il est clair que Rousseau a raison. Mais la question est de savoir
si la musique peut être une langue distincte de la parole, se suf-
fisant à elle-même dans l'élan indéterminé de l'âme vers la na-
]. «Les climata du Nord^ dit-il plus loin, enfantent la seconde espèce de langues,
celles qui naissent des besoins : le premier mot n*y est plus : aimn-moi^ mais
aidez-moi. Nos langues valent mieux écrites que parlées : les langues d*Orieut, au
contraire. >»
11753-1755] ESSAI SUR LES LANGUES. 87
ture, vers l'idéal, vers Tinfini (symphonie), ou se complétant et
s*expliquant par les indications du geste et de la parole dans Tex-
pression des sentiments déterminés (musique dramatique). Les
grandes créations de Fart musical répondent affirmativement. Les
arts, y compris celui de la parole, n'ont pu se développer qu'en
rompant l'unité première de la vie : c'est là une condition de
notre faible et imparfaite nature, incapable de rien développer
autrement qu'en décomposant! Quelle admirable puissance, tou-
tefois, dans l'écrivain qui, du sein des sociétés vieillies, évoque
ainsi le printemps de l'humanité et, par une faculté inconnue de
son siècle et du siècle précédent, retrouve le passé le plus lointain
à ses sources, dans le fonds éternel de l'homme ! Nous revoyons
avec lui les premières familles végétant d'une existence purement
physique sur ces terres luxuriantes de la Haute Asie, où l'homme
peut se passer de l'homme; puis, dans les régions ardentes et
arides, la nécessité rapprochant les groupes épars; l'amour mo-
ral, la poésie et les langues naissant aux rendez-vous des puits
du désert en même temps que la tribu, que la société; l'homme
adolescent, enfin, prenant possession avec ivresse de lui-même et
de la nature dans cette ^ie pastorale où la tradition universelle ,
transmise d'échos en échos jusqu'aux romans et aux peintures
qui la travestissent si étrangement, a toujours placé l'âge d'or.
C'est là que Rousseau fixe son idéal; il continue de jeter l'ana-
thème aux grandes villes, aux sociétés compliquées; mais il n'en
est plus, comme dans le ùiscours sur rinégalité , à regretter qu'on
n'en soit pas resté à la langue de gestes et à condamner la réflexion,
qu'il avoue nécessaire , môme pour développer le sentiment pri-
mitif de sympathie pour le semblable.
La partie du livre spéciale sur la musique renferme des consi-
dérations de la plus haute esthétique : il réfute victorieusement
le matérialisme qui ne voit dans les effets des beaux-arts que
l'ébranlement physique de nos organes, a Les objets sensibles
tirent leur principal pouvoir des affections de Tàme qu'ils nous
représentent, »
VEssai sur l^origine des langues réclame une place importante
dans l'histoire de la pensée de Rousseau : ce beau travail marque,
avec l'article Économie politique, écrit en 1755 pour YEncyclopèdie^
88 LES PHILOSOPHES. [17561
la transition des deux Discours à VÈmile et au Contrat social,* Le
génie de Rousseau perd de sa fougue sans rien perdre de sa
force ni de sa flamme ; il se tempère et s'assied dans son œuvre.
Rousseau ne donne point au terme Économie politique le sens
spécial que d'autres lui assignent en ce moment môme; son
article est un traité de politique , qui sera développé et com-
plété dans une œuvre plus décisive sur laquelle nous ne tar-
derons pas à revenir. Nous remarquerons seulement que les
traces de l'utopie sauvage ont disparu en présence des ques-
tions pratiques et positives, et que la loi et la propriété sont ici
pleinement acceptées.
En même temps, Rousseau donne une sanction nouvelle et dé-
finitive à sa réforme personnelle, en quittant cette société pari-
sienne hors de laquelle il semblait impossible de vivre, dès qu'on
en avait goiité les fébriles délices. Divers motifs l'ivaient décidé :
l'extrême difficulté de rester fidèle à ses principes au milieu de
Paris, le peu de succès qu'il avait, de sa personne, dans le monde
(très-aimable dans l'inliiiiité, éloquent dans le monologue et dans
la haute discussion, il manquait absolument du trait, de l'à-pro-
pos, de l'esprit de saillie qui donnaient la royauté des salons),
enfin, et surtout, son profond amour des champs et de la nature.
Il avait eu un moment la pensée de retourner dans sa patrie : il
y renonça, en partie parce qu'il se croyait plus libre d'écrire à
l'étranger que sous la main des patriciens genevois , en partie
parce qu'il voyait Voltaire s'établir en ce moment môme à Ge-
nève et qu'il pressentait son impuissance à l'empèrher d'y intro-
duire les mœurs de Paris. Une amie, madame d'Épinai, lui offrit
une retraite à quelques lieues de Paris, dans un parc voisin de
la forôt de Montmorenci (avril 1756). C'était cet Ermitage où il
avait compté trouver la paix et qu'illustrèrent les orages de son
cœur.
Les vastes travaux dans lesquels il s'était plongé , les grands
ouvrages philosophiques et politiques simultanément poursuivis,
ne suffirent point pour absorber son dme. Une nouvelle modifica-
tion morale s'opéra chez lui. L'ivresse de vertu , allumée dans sa
tète, avait passé dans son cœur, et il ne devait jamais se démen-
tir quant à la simplicité des mœurs et au mépris des vanités mon-
[1756-1757] NOUVELLE UÉLOfSE. 89
dc'iines; mais le rude stoïcisme qu'il s'était imposé était trop con-
traire à sa nature ardente et tendre; il lui restait encore trop de
jeunesse pour soutenir cet effort jusqu'au bout. La vie de Paris
Tavait fortifié en l'iri itant, la vie des champs l'attendrit. Il scnlit
alors le vide profond d'un cœur que l'inepte Thérèse ne pouvait
remplir : la puissance de passion, les exquises facultés de senti-
uient qu'il avait reçues de la nature se tournaient contre lui pour
son tourment ; il pleura sur lui-môme, ne pouvant se consoler de
n'avoir pas aimé véritablement une seule fois , de viiâllir sans
avoir été jeune et de mourir sans avoir vécu.
La Xouvelle Hèloïse sortit de cette crise de tendresse, comme les
deux Discours étaient sortis de la crise d'héroïsme qu'il avait eue
sept ans auparavant. Ses œuvres ne furent jamais autre chose que
l'expansion de sa vie intérieure. Pour donner le change à ses
douleurs, il avait appelé l'imagination à son aide ; il s'était envi-
ronné de créations idéales qu'il ne songeait point d'abord à faire
descendre sur la terre. Peu à peu ces doux fantômes prirent corps
et action; il saisit la plume, il écrivit à peu près sans plan les
deux premières parties de son roman; puis la honte de démentir
ses maximes sévères lui fit chercher un but moral : de là les der-
nières parties, ou le règne du devoir après le règne de la passion.
L'on comprend qu'une œuvre ainsi composée n'ait pas l'unité de
conception et d'exécution, le développement savant et logique,
l'irréprochable ordonnance d'une Clarisse^ et qu'elle n'en ait pas
davantage la variété, la propriété des caractères; qu'elle ne soit
pas, comme l'épopée bourgeoise de Richardson , le miroir uni-
versel de la société : une œuvre semblable n'est le miroir que de
son auteur. Un acteur qui serait emporté par son émotion , au
lieu de la dominer, et qui s'identifierait tout entier avec une seule
passion et un seul caractère, ne serait pas un acteur : il ne serait
qu'un personnage; il est vrai que ce personnage pourrait être
sublime. Tel est Rousseau, surtout dans le^ premières parties :
incapable des qualités dramatiques qui font que l'on s'identifie
successivement avec toutes les variétés de la nature humaine, il
est sans égal dans ce long tôte-à-tôte avec lui-même. Malgré quel-
que empreinte des défauts qu'on lui a reprochés, une foule de
lettres de sa Julie sont des chefs d'œuvre d'éloquence, de passion
90 LES PHILOSOPHES. [1756-1757]
et de profondeur', et les dernières parties sont signalées par une
pureté morale, une sagesse de vues et une élévation religieuse,
bien nouvelles pour la France du xvm® siècle.
Si belles que soient la plupart des portions du livre, Tensemble,
le nœud , est inacceptable. Rousseau n'a pas réussi à relier les
deux moitiés de son œuvre. Néanmoins," le rôle de Wolmar, qui
fait le nœud et que le sentiment et la raison repoussent égale-
ment, offre un grand intérêt en dehors de l'action du livre. Rous-
seau , qui attaquait naguère les philosophes incrédules avec tant
d'amertume, fait ici un appel à la tolérance et à la conciliation,
lorsqu'il peint, en face de philosophes religieux , le sceptique ou
même l'athée honnête homme , sauvant par une heureuse incon-
séquence la morale pratique du naufrage de l'idéal. La conclusion
est : Supportez -voxis les uns les autres. On ne l'accepta d'aucun
côté, et lui-môme n'y fut point assez fidèle.
Malheureusement pour Rousseau , il ne put s'enfermer dans le
monde imaginaire qu'il avait créé. Au milieu de ses rêves, « ivre
d'amour sans objet, » un objet réel lui apparut et devint le but de
ses vagues transports. Il ne s'était pas trompé dans son choix.
Madame d'Houdetot se montre , dans tout ce que nous savons
d'elle, la plus sincère, la meilleure et la plus honnête entre les
femmes du monde où elle vivait. Il l'avait connue ou appréciée
trop tard : elle était engagée, et ces natures-là ne s'engagent'
qu'une fois et pour la vie ; c'est parce qu'elle était digne de lui
qu'elle ne pouvait être à lui. Rousseau ne devait jamais savoir
ce que c'est que l'amour partagé. Il ne s'arracha aux étreintes de
cette ardente et douloureuse passion qu'avec le cœur déchiré et
le corps brisé par les réactions de l'âme. Des incidents amenés
par son amour comblèrent ses chtigrins en le brouillant avec
madame d'Épinai, et, par suite, avec le groupe encyclopédiste^
à la tête duquel était son meilleur ami , Diderot. L'étourderie,
l'exagération, l'indiscrétion de Diderot et la susceptibilité ombra-
geuse de Rousseau rendirent les torts, mais non le malheur,
1. Les lettres de Saint-Preux sur les mœars et sur les femmes de PariSi tout à fait
épisodiques, peuvent être considérées comme le complément, mais comme un com-
plément supérieur, des Considérations sur Us Mœwrs^ de Duelos. Rousseau 8*jr montra
non point censeur morose, mais observateur aussi équitable que pénétrant.
117571758] LETTRE SUR LES SPECTACLES. 91
réciproques. Lorsque Rousseau quitta V Ermitage, malade, épuisé,
au cœur de Thiver, il avait perdu amour, amitié, tout ce qui donne
du prix à la vie * .
Son génie lui restait, et les devoirs qu'impose le génie. Il
accepta la destinée sévère qui lui était faite et se replongea dans
ses grandes œuvres ; puis il s'interrompit un moment pour ser-
vir sa patrie de sa plume. D'Alembert, afin d'être agréable à
Voltaire, avait vivement engagé les Genevois, dans l'article Genève
de V Encyclopédie, à introduire parmi €ux les jeux du théâtre.
Rousseau répondit par la Lettre à d'Àlemhert sur les spectacles (1758).
n y reprend contre le théâtre le thème des jansénistes et de Bos-
suet, avec le môme principe : moins sentir, moins vivre, pour
moins pécher; avec le même excès d'austérité et avec les mômes
injustices, en particulier, contre Molière. Cependant il ne con-
damne pas les passions en elles-mêmes, comme faisaient les jan-
sénistes : < L'amour est louable en soi, dit-il, comme toute
passiou bien réglée ; mais les excès en sont dangereux et inévi-
tables. » Il ne demande pas plus la suppression des théâtres, dans
les grandes cités et les sociétés très- avancées, que la destruction
des bibliothèques ; mais il ne veut pas qu'on établisse les jeux
scéniques dans les petites villes et dans les pays qui ont conservé
des mœurs simples, c Les fêtes et les spectacles qui conviennent
1. Les monvmeoto de U pawion de Roosseaa, sa correspondance avec madame
dHoudetoi, n*ont pas été détruits, comme on Tavait cm long^mps. Une grande
lettrCf qui appartient à la fin de cette crise, et qui en retrace en traits de feu les cir-
constances les plus émourantes, a été publiée, en 1822, dans la deuxième édition de
r^wtoire di Jean-Jacquet Rouisectu (par Musset-Pathay ), t. U, p. 545. — C*est à cette
lettre qa*est emprunté le mot sublime des Confessions (1. IX) : « Je Taimais trop
pour Toaloir la posséder! » — Un billet, écrit dans le paroxysme de la passion, a
paru, le l*' janrier 1848, dans la Bibliographie univenellêy Journal du libraire et de P ama-
teur de livrée. Enfin, il existe en manuscrit une troisième lettre où Jean-Jacques,
guéri, ou du moins résigné, exprime les sentiments les plus touchants et les plus
désintér^sés, et donne à celle qu'il avait aimée des conseils d'une grande élévation
morale. Un grand nombre de lettres de madame d'Houdetot à Jean-Jacques snb-
nstent également et la présentent sous un jour très-avantageux. Nous devons la
communication de ces précieux docimients à M. J. Ravenel, qui a préparé depuis
longtemps les matériaux d'une nouvelle édition de Jean-Jacqnes, édition vraiment
définitive, et dont nous ne saurions trop hâter de nos vceuz U publication. Les
lettres de Jean-Jacques n'ont pas été complètement publiées jusqu'ici, et une foule
de celles qui lui ont été adressées, et qui sont toutes inédites, ofiVent un vif intérêt
pour rhistoire de sa vie et de son époque.
92 LES PHILOSOPHES. [1760 1761)
aux peuples libres, dit-il, sont les jeux guerriers etgymnastiques,
les courses, les exercices de force et d'adresse, les bals et les
assemblées publiques des jeunes gens des deux sexes, aussi con-
venables que leur mélange intime et habituel est dangereux. » A
travers quelques exagérations et quelques paradoxes, il y a dans
sa Lettre bien des vues saines et fortes.
Julie, ou la Nouvelle Héloïse, terminée après les malheureuses
amours de Rousseau, imprimée en Hollande, puis introduite en
France sous la protection de M. de Malesherbes, parut enûn dans
l'hiver de 1760 à 1761. Le succès fut immense et enleva toutes
les femmes. Les plus corrompues, les plus artificielles, sentirent
la nature et la vie véritable murmurer au fond de leur cœur :
« Il n'existe plus ni mœurs ni vertus en Europe, a dit Rousseau;
mais, s'il existe encore quelque amour pour elles, c'est à Paris
qu'on doit le chercher. » Le siècle était touché à fond. Le senti-
ment, cette âme de la France, se réveille sous la tyrannie du
scepticisme et de l'analyse dissolvante. La société française, plus
ployoe peut-être par le vice que le reste de l'Europe, mais plus
capable d'élan pour se relever, vibre puissamment. Un livre qui
eût été dangereux pour une société innocente et simple produit
un ébranlement salutaire sur une société viciée : il la fait remoruer
à ramour, suivant le mot de Jean-Jacques.
*Lcs œuvres capitales de Rousseau, cependant, s'étaient ache-
vées parmi les agitations de son âme : il avait resserré la carrière
d'abord si vaste qu'il s'était tracée, n'espérant plus que le soulDe
de l'inspiration pût se soutenir assez longtemps poui* tout réali-
ser. Il avait renoncé à des plans ébauchés, détruit des parties
d'ouvrages commencés, et s'était restreint à deux livres, dont
l'un, le Contrat social, n'était qu'un fragment d'un ensemble
abandonné, d'un grand travail sur les institutions polUiques ;
l'autre, VÉmile, n'avait dû être d'abord qu'un simple mémoire
sur l'éducation, destiné à une jeune mère qui voulait élever son
fils elle-même :.ce sujet, fécondé, agrandi par la pensée de
Rousseau, devint une vraie théorie morale de la nature humaine,
de la formation et de la vie de l'homme, une immense analyse
dos développements de l'être humain depuis le berceau jusqu'à
IM'e un.i\
I176îi EMILE. 93
Rousseau avait été conduit tout naturellement à écrire sur
Téducation. — L'homme est gâté. Comment refaire rhomaie? —
S'il y a un moyen, il n'y en a qu'un seul : Téducation. Toutes
les révolutions qui changeraient la société sans changer l'indi-
vidu, l'àme, l'être réel, seraient absolument inutiles. L'àme chan-
pée, tout change. L'éducation seule peut atteindre Tâme. C'est
l'homme vicié par le paganisme, c'est l'àme humaine et non pas
directement la société que l'Évangile est venu réformer il y a
dix -huit siècles. L'homme est gâté de nouveau : il faut que de
nouveau il se réforme.
Qu'est-ce que l'enfant? — Ou plutôt, qu'est-ce que l'homme?
Comment élever l'enfant?
VÉmUe est la réponse essayée à ces deux questions.
Il ne s'agit plus, comme dans la donnée primitive du livre,
d'une méthode pratique et immédiatement réalisable : il s'agit
d'une conception élevée à la plus haute généralité, et par consé-
quent placée dans un ensemble de conditions à peu près impos-
sibles à réunir en fait. Il s'agit de s'élever jusqu'à un idéal accom-
pli, qu'on proposera ensuite pour but approximatif à la pratique.
La plupart des critiques sur les impossibilités de YÉmile sont donc
mal fondées '.
Il y a des objections plus légitimes à faire à Rousseau. Il
débute par une rechute dans son utopie sauvage : — « Tout est
bien, sortant des mains de l'auteur de la nature ; tout dégénère
entre les mains de l'homme... il dénature le sol, les animaux,
rhomme môme... il le faut dresser pour lui et le contourner à
sa mode... sans cela tout irait plus mal encore, dans l'état où
sont désormais les choses... • Il a l'air de ne conclure à l'édu-
cation que comme à un mal nécessaire ^. Il oppose donc encore
ici une nature abstraite et faite pour l'immutabilité à cette nature
réelle et progressive de l'homme qu'il sait pourtant fort bien
1. - Peut-être les difficultés sont-^lles insurmontables dans le monde tel qu'il est...
Je montre le but : je ne db pas qu'on y puisse arriver; mais celui qui en approchera
daranuge aura le mieux réussi. ** [Émiltj 1. II.)
2. Madame d'Êpinai raconte dans ses Mémoires^ si hostiles à Rousseau, qu*un jour
il h scandalisa fort en prétendant que « l'enfant n'était pas fait pour être élevé, ni
les parents pour l'élever. »» C'était là un de ces accès d'humeur qui le faisaient rétro-
grader parfois vers son début.
94 LES PHILOSOPHES. [176Î1
définir, ailleurs *, et dont ï Emile n'est lui-même que l'admirable
mise en scène.
Plus loin, il oppose l'une à l'autre, non plus une abstraction
et une réalité, mais deux réalités, deux ordres d'existence éga-
lement nécessaires : l'homme et le citoyen. « Il faut opter entre
faire un homme ou un citoyen : on ne peut faire à la fois l'un
et l'autre. » La raison de cette antithèse, c'est qu'il conçoit
rhomme naturel comme absolument indépendant , l'homme
social comme entièrement dépendant ; en sorte qu'il faut , sui-
vant lui, anéantir le premier pour créer le second. La patrie, la
cité, ne se présente à lui que sous cette forme antique, dans
laquelle le citoyen n'existait plus que comme membre de l'État.
Il ne conçoit aucune transition naturelle entre l'état de nature et
l'état social, et il ne peut en concevoir, parce que la cité, la
nation, est, à ses yeux, une création, entièrement libre, de la
volonté humaine, une pure œuvre d'art, un pur contrat d'asso-
ciation. Il ne voit pas ce qu'il y a de naturel et d'instinctif dans
le groupement des races, la part de la Providence dans la forma-
tion des nationahtés. Il est au pôle opposé à cette école fataliste,
dite hiuorique, qui ne voit dans les nations que des espèces
de végétations naturelles, soumises à des lois de développement
nécessaires.
Ce n'est pas seulement vis-à-vis de ses membres, mais vis-à-
vis des autres sociétés, que la patrie lui apparaît exclusivement
sous la forme et dans l'esprit antiques. S'il ne comprend pas
qu'on soit à la fois l'homme de la nature et l'honmie de la cité,
il ne comprend pas davantage qu'on soit à la fois citoyen de la
patrie et citoyen du genre humain. Des patriotes, ses disciples,
corrigeant ses leçons par celles des philosophes, ses rivaux^ feront
un jour entrevoir au monde l'idéal des nationalités fraternelle-
ment associées dans l'humanité, en même temps qu'ils proclame»
1. u Tandis que chaque espèce a son instinct propre, rhomme, n*en ayant peut-
être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous..... Il est dédommagé de celui
qui lui manque peut-être par des facultés capables d*y suppléer d*abord et .de rele-
ver eusuite fort au-dessus de celle-là. » ( Discourt «ur t inégalité, V* partie.) — « On
ne peut douter que l'homme ne soit sociable par sa nature^ ou du moins, fait pour
le devenir... Il a donc des sentiments innés relatifs à son espèce. » { ÉmUe.)
[1763] EMILE. 95
ront dans une formule immortelle les droits unis de Yhomme et
du citoyen*.
L'origine des erreurs de Rousseau est dans la logique toute
mathématique qu'il applique aux choses de la vie et qu'il pousse
en avant sur une seule ligne, là où la résultante devrait sortir
de la combinaison de lignes diverses. 11 ne veut pas voir que le
monde en général, et chaque organisme en particulier, n'est
qu'une combinaison, par conséquent une transaction perpétuelle
entre des principes divers. Il n'aperçoit qu'un principe exclusif
dans chaque chose, dans chaque être, et n'arrive pas à la conci-
liation des contradictoires, c'est-à-dire des vérités qui semblent
opposée, des devoirs qui semblent se combattre. L'individu, la
famille, la patrie, l'humanité, doivent pourtant se concilier : les
limites sont obscures, sans doute, mais comme celles de la liberté
et de la Providence, le contradictoire par excellence, et comme
tous les mystères de la vie.
Il n*arrive pas, dison»-nous; mais il entrevoit cependant la.
solution, lorsqu'il échappe à la logique pour rentrer dans sa vraie
nature, dans le sentiment et dans le sens pratique. Après avoir
posé l'homme naturel et le citoyen comme incompatibles, il finit
en effet par se demander si pourtant on ne pourrait pas les réu-
nir, et renvoie la réponse après qu'on aura étudié l'homme dans
tous les degrés de sa formation, c'est-à-dire à la conclusion de
YÉmUe. Il répond déjà implicitement en reconnaissant qu'un père
doit des hommes à son espèce, à la société des hommes sociables,
des citoyens à l'État ^.
n y a, poursuit-il, deux formes d'éducation : l'une publique
et commune, l'autre particulière et domestique. L'éducation
publique n'existe plus et ne peut plus exister; il n'y a plus ni
patrie ni citoyens chez les modernes (dans les monarchies euro-
péennes),
n ne développe donc pas ici ses idées sur l'éducation publique :
1. Un philosophe de nos joon a donné une belle fonnnle à la même pensée :
Vhommt complet dans la aociété complèle. ( Pierre Leroux.) La valeur de cette formule
est tout à foit indépendante des doctrines particulières de son auteur.
2. C'est là que se trouve une allusion touchante à ses propres fautes. •< Il n'y a ni
pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui dispensent un père de nourrir ses en-
&nta et de les élever lui-même. » (Emile, 1. 1.)
96 LES PHILOSOPHES. 117621
on les entrevoit éparses dans d'autres écrits •. Il voudrait qu'elle
fût surtout une gymnastique; des exercices d'adresse et de force;
des travaux manuels rendus attrayants; des notions pratiques
données par les choses mêmes; le chant, le dessin. Dans les
notions d'un autre ordre, celles dont l'enfant peut sentir l'utilité
pratique, comme lire, écrire, compter. Les notions d'histoire
nationale, sous forme de récits, sans livres, sans dates, doivent
venir à la fin, avec celles de morale, de religion naturelle, de
devoir en général. L'instruction doit être donnée par des institu-
teurs laïques et, autant que possible, mariés. Tout ceci se rap-
porte, comme on voit, à ce premier degré d'instruction nécessaire
à tous, que l'État doit à tous, et que l'État en France, comme
dans les autres pays catholiques, ne donnait alors à personne,
négligence dont la société française a porté et porte encore cruel-
lement la peine.
Reste l'éducation domestique ou naturelle. C'est celle-là qu'il
va développer, en se faisant le précepteur d'un élève imaginaire,
qu'il choisit d'esprit moyen et de corps sain, dans un climat
moyen, en France, de manière à en faire un type de l'homme
aussi général que possible.
Mais une autre œuvre doit devancer celle du précepteur. Il
avait rappelé tout à l'heure les femmes à l'amour véritable : il
les rappelle maintenant à la maternité. Déjà Buflbn avait, au nom
de la raison et de la nature, prolesté contre le barbare esclavage
du maillot et reproché aux mères l'oubli qu'elles faisaient du
devoir d'allaiter leurs enfants; mais la raison avait parlé en vain.
La voix du sentiment devait être plus puissante. Il n'y a rien
au-dessus de ce fameux morceau qui commence ainsi : « Voulez-
vous rendre chacun à ses premiers devoirs ; commencez par les
mères, etc. i C'est avec un mélange de passion et de logique
irrésistible que Rousseau nnntre les moeurs se réformant d'elles-
mêmes, la famille se reconstituant et, avec elles, toutes les ver-
tus qui lui font cortège, dès que les mères daigneront nourrir
leurs cnfmtts.
Donner à l'enfant plus de liberté et moins d'empire sur autrui;
1. Dans rarticlc Économie politique; dans les Comidùnlions sur le go::vern:men! de
Pulojne^ etc.
U762J É M l L E. 91
ne pas lui commander et ne pas lui obéir; le gouverner, non par
le raisonnement, mais par le possible et l'impossible; qu'il ne
dépende que des choses; que rexpérience soit sa seule maîtresse;
que la première éducation soit purement négative; empêcher
plutôt que faire; empêcher les habitudes de se former, pour
réserver la liberté; empêcher les vices de naître; il n'y en a
point d'originels ' ; garantir le cœur du mal et l'esprit de l'er-
reur, au lieu d'enseigner directement la vertu et la vérité : tels
sont les préceptes les plus généraux que donne Rousseau à l'égard
de l'enfance.
La nécessité des premières notions morales arrivée, il faut
d'abord les borner à l'utilité immédiate. L'idée de la propriété ,
fondée originairement sur le travail, et l'idée des engagements,
des conventions libres, sont le point de départ. Ainsi Rousseau,
qui condamnait la propriété quand il condamnait la société,
maintenant qu'il se résigne à la société, met la propriété à la
base : cela est très- logique. Seulement, il associe à l'idée de la
propriété celle de l'assistance obligatoire aux pauvres'.
Le véritable emploi de l'enfancfe a été de préparer des instru-
ments à l'àme en fortifiant le corps par une espèce de physique
expérimentale toute d'instinct : les études ne doivent commen-
cer que vers douze à treize ans, lorsque la curiosité de savoir
s'éveille , avec la prévoyance , chez l'enfant touchant à l'adoles-
cence, et qu'il demande l'a quoi bon de toute chose. Les études
doivent 'porter d'abord sur les objets sensibles, sur les phéno-
mènes de la nature, puis sur la pratique des arts naturels ou
individuels, qui mène à celle des arts industriels ou collectifs.
Que l'enfant apprenne à estimer les arts en raison de leur
utilité, et non de leur rareté ou de leur difficulté. Ici, même
évolution d'idées que pour la propriété : l'agriculture et la métal-
1. Rooflseao tranche ici un peu vite une bien mystérieuse question. Vhommt §st
wUweUemeTU bon. Cela est vrai, abstractivement, de l'espèce ; mais de Tindividu ? —
Quelles diTersités natives les enfants apportent en ce monde ! — Les religions de
l'Orient et de la Gaule, et toute l'ancienne philosophie spiritualiste, de Socrate à
Origëue, avaient essayé de résoudre le problème de ces diversités par l'hypothèse de
la pré€siêtenci,
2. y Quand les pauvres ont bien voulu qu'il y eût des riches, les riches ont promis
de nourrir tous ceux qui n'auraient de quoi vivre ni par leur bien ni par leur tra-
vail, n Émile^Uy. 11.)
ivi. 7
98 LES PHILOSOPHES. [Hoîi
lurgie, maudites naguère pour avoir civilisé le genre humain,
sont préconisées comme les plus respectables des arts. L'élève
idéal, ^mi7e, apprendra un art manuel, un métier. « L'enfant
est riche! — Qu'importe!... Vous vous fiez à l'ordre actuel de la
société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions
inévitables, et qu'il est impossible de prévoir ni de prévenir
celle qui peut regarder vos enfants... Nous approchons de l'étal
de crise et du siècle des révolutions. Je tiens pour impossible
que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps
à durer. »
Dix ans auparavant, Rousseau n'apercevait la Révolution que
comme une possibilité vague et lointaine, sur laquelle il n'était
pas môme permis de chercher à fixer ses regards. Les choses
avaient fort avancé depuis * .
Voltaire, et bien d'autres, rirent beaucoup du gentilhomme
menuisier de Rousbcau; trente ans ne s'étaient pas écoulés, que
plus d'un haut personnage eut à regretter de ne pas savoir
trouver un gagne-pain dans la scie ou le rabot ^.
Ce n'est pas seulement par prudence, mais par devoir, qu'Emile
est instruit au travail. Tout citoyen, suivant Rousseau, doit, en
travail pei'sonnel, à la société, le prix de son entretien •.
La jeunesse approche. La sensation a régné seule dans le pre-
mier âge ; puis la raison s'est éveillée; le sentiment va parler à
son tour. « Nous avons fait, dit le précepteur, un être agissant et
1. Rousseau parle bien plus nettement encore, quelques années après, dans un
passage de sa correspondance, où il exprime r opinion que la Guerre de Sept ans eût
amené la catastrophe immédiate de la monarchie française, sans les talents du mi-
nistre Choiseul.
2. Rousseau fait son élère artisan et non laboureur, parce que « rartisan est libre et
que le laboureur est esclave. » Il suppose un état social où Vartisan trouve toujours
du travail au bout de &es bras, et ne prévoit pas les grands encombrements de la
nouvelle société industrielle.
3. 11 ne prétend pas que ce travail doive être nécessairement manuel. On lui a
vivement reproché l'exagération de certain passage : u Un rentier que TÉtat paie
pour ne rien faire ne diffère guère, à mes yeux, d'un brigand qui vit aux dépens des
passants. » Assurément une pareille hyperbole est injustifiable ; mais elle n'a pas le
sens qu'on lui a donné : Rousseau ne songe pas ù discuter la légitimité de la rente ;
il attaque le rentier, non parce qu'il touche le revenu du capital qu'il a prêté à
l'État, mais parce qu'il profite de ce revenu pour ne rien faire, pour ne pas payer
s:i detie de travail à la société, pour consommer sans produire, comme on dirait au-
j »urd'hui.
tt762) EMILE. 99
pensant; pour achever Thomme, reste à faire un ôtre aimant. »
Il est à observer que Tordre de développement assigné à
rhomme par Rousseau est conforme à Tordre du grand ternaire
psychologique : force, intelligence, amour.
Voici Vàge des passions, Tàge de la vie véritable! — Faut-il
étouffer les passions? faut-il les empêcher de naître? — Polie!
Les passions sont de la nature. — Mais toutes les passions sont-
elles de la nature? — Non.
Ici se marque Topposition radicale entre Rousseau et les théo-
riciens qui ont prétendu organiser Tbumanité sur la satisfaction
de toutes les passions factices et nées de circonstances acciden-
telles, sur Tabandon à toutes les fantaisies enfantées par l'imagi-
nation déréglée, et qui ont effacé toute distinction entre les pas-
sions. Rousseau n'a pas proscrit la fantaisie chez Tenfant pour
Tautoriser chez Thomme.
« Sentir les vrais rapports de Thomme, tant dans Tespèce que
dans Tindividu ; ordonner les affections de Tâme selon ces rap-
ports, en dirigeant Timagination , voilà le sommaire de toute la
sagesse humaine dans Tusage des passions. >
Suit la génération des passions ou naturelles ou légitimes, car
il en est de légitimes qui ne sont pas immédiatement naturelles :
\^ Amour de soi, d'où procèdent l'amour du semblable et tous
les sentiments bienveillants, et qu'il ne faut pas confondre avec
Tamour-propre ou sentiment de la distinction, père des senti-
ments haineux et jaloux ;
2* Amour de la femme ; le penchant de Tinstinct et de la nature
n'en détermine pas Tobjet : c'est la raison qui le détermine à
notre insu*. « On a fait Tamour aveugle, parce qu'il a de meil-
leurs yeux que nous, et qu'il voit des rapports que nous ne pou-
vons apercevoir. L'amour n'est pas une passion naturelle, il est la
règle et le frein des penchants de la nature. »
Il répond ici et à Buffon et à lui - même ^.
1, Il entend, non pas la raison réHéchie, mais une sorte de raison intuitive, qui
est du sentiment.
2. Y. ci-dessus, p. 72. — Ha limité jusqu'ici le sens du mot nature à la force
instinctire ; mais il ne le fait paa toujours, ce qui jette parfois de l'équivoque. Tout
à l'heure, il entendra par nature, ce qui nous semble bien préférable, rensemble des
focultés de rhomme^ et non plus seulement la base physique.
ICO LES PHILOSOPHES. [i76îl
S'* Amilié. Elle résulte indirectement de l'éveil donné à Fâme
par la sensibilité sexuelle encore sans objet : elle précède en
fait la passion essentielle, l'amour, mais elle procède de lui en
principe.
4° Amitié généralisée ou amour de l'humanité.
Cette revue des affections du jeune homme se termine par des
réflexions d'une grande beauté sur cette nécessité d'attachements,
qui est à la fois le résultat de notre imperfection et le principe
de notre bonheur. < Dieu seul jouit d'un bonheur absolu et soli-
taire. Si quelque être imparfait pouvait se suffire à lui-même,
il serait seul : il serait misérable... » Vérité applicable à tous les
degrés de l'être fini, si perfectionné qu'on le suppose. L'être fini
n'est pas destiné à vivre seul, face à face avec l'infini; il est créé
incomplet pour se compléter par le semblable et le différent à la
fois. C'est là la cause finale de l'indestructible différence des
sexes. Lorsque Rousseau, plus tard, rêve l'autre vie sous la forme
il'vU.e éternelle contemplation solitaire, ce n'est plus le philosophe
qui parle, ce n'est que l'amant malheureux et l'ami délaissé,
l'àme fatiguée cl blessée qui aspire au repos.
Rousseau est également admirable, quand il montre à une
société dissolue les conséquences de la pureté des mœurs, con-
servée jusqu'à une époque avancée de la jeunesse, et qu'il enseigne
à détourner l'ardeur des sens par l'activité môme du corps, de
l'esprit et du cœur. Pour cet âge critique, dont dépend la vie
entière, il a réservé, accumulé, tout ce qui peut saisir, enlever
une jeune âme, à laquelle tout est nouveau dans le monde de
l'esprit : histoire, poésie, morale, linguistique, études du bien et
du beau, et, enfin, à la cime rayonnante de cet édifice intellectuel
qui monte jusqu'aux cieux, les suprêmes révélations de Dieu et de
l'àme immortelle.
On a pourtant combattu , et avec raison , le système d*après
lequel Rousseau conduit son élève presque à l'âge d'homme avant
de lui faire connaître et son Créateur et lui-même , à cause de
l'impuissance où il croit l'enfant de se faire de Dieu une idée rai-
sonnable. C'est là une exagération de la méthode négative adoptée
par Rousseau envers l'enfant. Il existe une objection décisive:
dans quelque condition que l'on suppose l'enfant, à moins de le
C176Î] LE VICAIRE SAVOYARD. 104
séquestrer de toute communication avee ks homipes , Il est abso-
lument impossible que, jusqu'à seize ou dix-boîf dû$,"il n'entende
point parler de Dieu ; par conséquent, on ne peut lui épar^erilinsi.
le danger redouté par Rousseau, de 8*en former de fausses icTéés.':
Peut-être Rousseau eût-il pu développer l'idée de Dieu d'après les
principes qu'il applique au développement de Thomme» et, puis-
qu'il gouverne l'enfant par l'idée de force, de nécessité, lui pré-
senter Dieu d'abord sous cet aspect, puis comme intelligence et
comme amour.
Quoi qu'il en soit , s'il a erré » quel magnifique rachat de cette
erreur, que la Profession de foi du vicaire savovard ! Le lecteur ne
peut se défendre d'un véritable saisissement , lorsque le philo-
sophe, lorsque l'homme, rejetant les fictions de l'écrivain , entre
directement en scène avec le prêtre de Turin, son premier maître,
et se pose, en face des Alpes et du soleil levant, les questions fon-
damentales de la nature et de la destinée humaine. Les fastes
de l'esprit humain n'avaient pas vu de moment aussi solennel ,
depuis l'heure où le doute de Descartes s'était résolu dans son
immortelle affirmation.
La philosophie du sentiment allait avoir, comme celle.de la
raison pure, son Discours de la méthode.
La raison s'est obscurcie de nouveau : le doute est revenu ;
Tâine en souffrance flotte dans l'infinie variété des opinions hu-
maines. Que faire y
Borner nos recherches à ce qui nous Intéresse Immédiatement
et savoir ignorer le reste. — Laisser là les philosophes et leurs
raisonnements, qui ne nous donnent que des résultats négatifs,
et prendre un autre guide, la lumière intérieure, la conscience.
— Admettre pour évidentes les idées auxquelles, dans la sincérité
de notre cœur, nous ne pourrons refuser notre consentement ,
pour vraies celles qui nous paraissent avoir une liaison nécessaire
avec ces premières, et ne pas nous tourmenter des autres , quand
elles ne mènent à rien d'utile pour la pratique.
C'est donc l'évidence du cœur, l'évidence morale, et non
plus l'évidence rationnelle et mathématique, qui devient le
principe de certitude. La route que prétend suivre Rousseau
n'est pas la route transcendante de Descartes , mais celle qui
402 L,ï;S-.pHlX,p*SOl>'HES. [1762]
est à la portôQ ddsf lûiptes*] îa grande route de l'esprit humain *.
« Mafîs, qàe%^ûrs-je , conllnue-t-il , pour juger les choses?... Il
.•facOi.âvQrft tout ni'examîner moi-môme. >
'•. : •• Il ne se dépouille pas de toute contingence, comme avait fait
Descartes : il se place immédiatement entre les phénomènes :
« J'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. > Il cherche
à prouver que les causes ou objets des sensations qui se passent
en nous sont hors de nous : il eût été plus fidèle à son principe
en affirmant la réalité des objets , du non-^moi^ comme vérité de
sentiment. Arrivé plus ou moins légitimement à la réalité de la
matière (c'est-à-dire de ce qu'il sent hors de lui et qui agit sur
ses sens), il rentre en lui et y découvre un principe actif, par la
faculté de comparer. « Nos sensations sont passives, i avaît-il déjà
écrit, « mais nos perceptions ou idées naissent d'un principe
actif. » Nous voici loin de Condillac et de la sensation transformée.
Voilà le point de départ de la renaissance métaphysique! Seule-
ment Rousseau ne remonte pas encore à la première manifesta-
tion du principe actif et laisse à un philosophe plus méthodique '
de démontrer l'activité de l'àme déjà en exercice dans l'attention
qui précède la comparaison.
« Assuré de moi-même, de mon activité propre, poursuit-il , je
regarde hors de moi. Cette matière que mes sens me révèlent, le
mouvement n'est pas de son essence ; son état naturel est d'être
en repos. Je reconnais deux sortes de mouvement dans les corps :
l'un communiqué, l'autre spontané et volontaire; le premier est
celui de la matière inorganisée , du monde dans son ensemble ,
assujetti à des forces générales qui ne sont pas des êtres , mais
des lois constantes; le second est le mien, celui de l'homme, et,
je crois aussi , par analogie, celui des animaux. Les premières
causes du mouvement ne sont pas dans la matière. D'effets en
effets, il faut toujours remonter à quelque volonté pour première
1. La raison pratique^ que Kant oppose à la raison pur«, n*est pas aatre chose qae
le sentiment ou la conscience de Rousseau. L'œuvre puissante, mais outrée, de KaDt,
la Critique de la Raison pure^ est une exagération de l^œuvre de Rousseau. Kant sort
de Rousseau, comme Hegel et Schelling de Spinoza et de Buffon.
2. La Romiguière. — Rousseau voit très-bien que Tidée de nombre et toutes les
idées de rapporU ne nous sont pas données par le principe passif de la sensation,
quoique la sensation en fournisse les occasions et les matériaux.
l\16i] LE VICAIRE SAVOYARD. 103
cause; car supposer un progrès de causes à l'infini, c'est n'en
point supposer du tout. Le principe de toute action, de tout
mouvement, est dans la volonté d'un être libre : donc une volonté
meut l'univers et anime la nature *. »
La matière mue témoigne une volonté. La matière mue selon
de certaines lois montre une intelligence. L'unité du système du
monde atteste une intelligence unique. 11 est d'une monstrueuse
invraisemblance de prétendre que l'ordre de l'univers résulte
d'une combinaison fortuite des éléments : il est impossible que
la matière passive et morte ait produit des èlrcs vivants et sen-
tants, qu'une fatalité aveugle ait produit des êtres intelligents,
qie ce qui ne pense pas ait produit des êtres qui pensent. Peut-il
y avoir dans l'efTet plus qu'il n'y a dans la cause?
Intelligence, puissance, volonté, bonté , sont les premiers attri-
buts que je reconnaisse dans cet être actif par lui-même , qui
meut et ordonne l'univers, et que j'appelle Dieu.
Nouveau retour sur soi-même. Quel est le rang de l'espèce hu-
maine dans l'univers? — Ici apparaît un douloureux contraste.
Relativement à l'univers, l'espèce humaine tient le premier rang,
au moins sur la terre, et couronne l'ordre général; relativement
à elle-même, elle n'offre que confusion et désordre. Faut-il accu-
ser la Providence? — Non. L'homme est libre ^. 11 peut choisir.
Il peut errer. De là le mal sur la terre. — Mais d'où viennent les
erreurs de l'homme? — De sa dualité. On entrevoit en lui deux
principes, dont l'un l'élève au vrai et au bien, dont l'autre le ra-
1. Il déclare ue poaToir comprendre les molécules organiques vivantes (BuSbn),
à plus forte raison la matière brute, sentant sans avoir des sens (Maupertuis, Di-
derot). 11 nie avec raison aux prétendues molécules le mouvement spontané. Com-
Vient, en effet, sans volonté, sans raison d'impulsion interne, se mettraient- elles en
SMuvement? Mouvement nécessaire est un terme vide de sens. Quant aux mots de force
lie, de force aveugle répandue dans la nalure^ ils ne sont pas dépourvus de tout
I, comme le dit Rousseau; mais ils ont un double sens. Force désigne, dans son
le plus précis et le plus profond, un être; dans un langage moins exact, une loi.
univertelle signifie : ou être universel, uniié de la nature^ ce qui supprime la
lié des molécules, ou loi émanée de Véire unioerselj ce qui ramène la volonté ini
: panthéisHie ou déisme.
2. Être libre, c'est n'être déterminé p»r rien d'étranger à soi. — « Pour empêcher
imme d'être méchant, fiillait-il le borner à l'instinct et le faire béte ! La Providence
Lvait-elle donner le prix d'avoir bien fait à qui n'eût pas le pouvoir de mal faire ? •»
'est la réponse de Rousseau lui-même aux regrets exprimés dans les deux Discourt
l'état de nature où l'ou ignorait le bien et le mal.
404 LES PlIILOSOPHEa [1762]
baisse en lui-même et Fasservit aux sens. L'un est la substance
pensante et sentante, simple et indivisible, l'esprit; l'autre est la
substance étendue et divisible, la matière.
Si Rousseau eût étudié davantage Leibniz, il n'eût peut-être pas
été aussi afilrmatif sur les deux substances et sur le rôle qu*il
attribue à la matière. La solution qu'il donne de Torigine du mal
se rattachait à une hypothèse sur la nature des choses , qui eût
été fort déplacée dans la Profession de foi du vicaire et qu'il s'est
bien gardé d'y introduire, mais qu'il énonce à diverses reprises
dans sa Correspondance *. Rousseau, chose singulière, inclinait au
dualisme des anciens philosophes grecs; il penchait à croire la
Matière incréée et coétemelle à l'Esprit, et à voir en Dieu, moins
le Tout-Puissant, l'Être absolu et infini, que le Démiurge, l'Ar-
rangeur de la Matière ; si ce monde n'était pas meilleur, c'était
apparemment que la Matière y avait mis des obstacles que l'Esprit
n'avait pu vaincre : Dieu n'était vraiment souverain que dans le
monde spirituel de la vie future, où tout sera son œuvre. Rien ne
montre si bien la faiblesse de l'esprit humain que de voir le
restaurateur du sentiment religieux faire rétrograder l'idée
théologique de vingt siècles, méconnaître la suprême et néces*
saire unité de la création , par un excès opposé à celui du pan-
théisme, et naufrager sur cette formule équivoque de Dieu pur
esprit, dont Malebranche et Fénelon avaient pourtant si bien
signalé l'écueil.
En dehors de cette opinion étrange, Rousseau répond , qi
aux maux immérités, ou paraissant immérités, de l'homme,
la nécessité de l'épreuve , par le progrès moral acheté au prix
la douleur, par les compensations de l'autre vie.
€ Quelle est, poursuit-il, celte vie de l'àme par delà la morti
— L'âme est-elle immortelle par sa natvi/ref — Je l'ignore; toul
fois, je conçois comment le corps se détruit par la division di
parties, tandis que je ne conçois pas comment l'àme, être simph
peut mourir. » Il eût pu ajouter que le terme de mort^ ne signi-^
fiant que dissolution des composés, n'a aucun sens, appliquée^
wi être simple; anéantissement est un mot, ce n'est pas une idée;
1. Lettre à Voltaire, d'août 1756. — Lettre à M. ***, jantier 1769.
11762] LE VICAlRE SAVOYABD. 105
car il est absolument impossible de concevoir qu'une chose qui
est cesse d'être.
€ Le souvenir du bon ou du mauvais emploi de la vie actuelle
fera dans l'autre la félicité des bons et le tourment des méchants,
quand, délivrés des illusions des sens, nous jouirons de la con-
templation de l'Être suprême et des vérités étemelles en lui.
J*i^ore si les tourments des méchants seront éternels : j'ai peinç
à le croire. »
Ce doute est une réserve diflQcile à comprendre dans un livre
si hardi ; car il pose la négative d'une façon très-décidée en maint
endroit de sa correspondance. Cette partie de la Profession de foi
du vicaire doit être complétée par deux lettres de la plus haute
importance, l'une à Voltaire, d'août 1756, l'autre à un anonyme,
de janvier 1769*.
« Les vérités essentielles, poursuit-il, ainsi déduites de l'impres-
sion des objets sensibles et du sentiment intérieur, reste à cher-
cher quelles maximes j'en dois tirer pour remplir ma destination
sur la terre, selon l'intention de Celui qui m'y a placé. Ces règles,
je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature. Nous
croyons suivre l'impulsion de la nature, et nous lui résistons : en
écoutant ce qu'elle dit à nos sens, nous méprisons ce qu'elle dit à
nos cœurs... Il est au fond des âmes un principe inné de justice
et de vertu, indépendant de l'expérience, base de nos jugements,
malgré nous-mêmes : je l'appelle conscience. Les actes (immé-
diats] delà conscience ne sont pas des jugements, mais des sen-
1. La lettre à Voltaire fut écrite au moment où celui-ci abandonnait l'optimisme
nn scepticisme désolant. Roossean y propose de corriger la maxime optimiste :
mi 6Mn, qni semble nier le mal particulier, trop certain, en le tout est bien^ c*est-
re : tout e$t bien par rapport au tout. Il croit que m chaque être matériel est disposé
mieux qu'il est possible par rapport au tout, et chaque être inlelligent et sensible,
qu'il est possible par rapport à lui-même. Mais il faut appliquer cette régie
durée totale de chaque être sensible, et non à quelque instant particulier de sa
, tel que la rie humaine, ce qui montre combien la question de la Providence
àeeOe de l'immortalité de TAme et à celle de l'éternité des peines, que ni
id moi, ni jamais homme pensant bien de Dieu, ne croirons Jamais Si Dieu
, fl est parfait; s'il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s*il est sage et
tout est bien ; s'il est ju^ et puissant, mon Ame est immortelle. » 11 recon-
^on ne peut donner la démonstration tneonteitablef mathématique ^ de Dieu ni
rime immortelle ; c'est le sentiment qui prouve ces deux vérités fondamentales.
rétemité des peines, Y. aussi la lettre à M. Vernes, de février 1758, et la
re à M. ••*, janvier 1769.
106 LES PHILOSOPHES. (1761)
timenls. Les sens nous égarent : la raison même nous trompe;
la conscience ne nous trompe jamais. » La morale de rîntérêl est
contre nature : nous sommes naturellement remplis de sentiments
tout à fait étrangers & Tintérét matériel, de sentiments qui nous
emportent soit vers nos semblables, soit vers l'idéal sous tous ses
aspects. 11 n'est pas vrai que la morale varie du tout au tout selon
les temps et les lieux : ses principes essentiels sont les mêmes
partout à travers la diversité des coutumes. — Les sentiments
naturels parlent pour Tintôrôt commun : la raison rapporte tout
à l'individu; on ne peut établir la vertu par la raison seule. Le
méchant (c'est-à-dire celui qui n'écoute pas la conscience] rap-
porte tout à lui et se fait centre de toutes choses : le bon s'ordonne
par rapport au tout , au centre commun , qui est Dieu , et aux
cercles concentriques , qui sont les créatures. Si la Divinité
n'est pas, s'il n'y a pas de centre, le méchant a raison et le bon est
insensé*.
Le vrai bonheur n'est pas de ce monde : en attendant la vie
véritable, contemplons, méditons Dieu dans ses œuvres, sans lui
rien demander, ou, du moins, ne lui demandons que de nous re-
dresser si nous tombons de bonne foi dans quelque erreur dan-
gereuse. En s'élcvant à Dieu, l'âme se donne à elle-même, par
son propre effort, ce qu'elle demande à son créateur.
Il y a au fond de ceci une tendance vers la théorie pélagienne,
qui considère la création morale comme une fois faite, et qui,
absorbée par un seul côté du vrai, le côté de la liberté, ne voit
pas le concours, le support nécessaire de Dieu en tout, ne voit
pas, en un mot, Dieu immanent dans le monde. Si l'on peut con-
tester qu'il soit raisonnable de demander à Dieu de modifier à
notre bénéfice individuel les phénomènes de l'ordre physique, de
l'ordre de nécessité, gouverné par des lois générales, c'est préci-
sément dans l'ordre moral , dans l'ordre de liberté , qu'il faut lui
demander assistance ; Dieu n'est pas seulement un océan où l'àme
puise à volonté , mais un océan vivant où l'àme est plongée , et
sans l'action perpétuellement vivifiante duquel l'àme ne pourrait
rien, ne serait rien. Dieu est le lieu des esprits^ disait Malebranche.
l. Le défaut de sanction dans la morale des philosophes (incrédules), dit-il plot
loiu, rend cette morale impuissante.
11762] LE VICAIRE SAVOYARD. 407
Rousseau , nous l'avons déjà indiqué , tombe parfois dans l'excès
opposé au panthéisme.
Il n'en a pas moins ramené triomphalement les deux seules
idées nécessaires, Dieu et l'àme immortelle, et il les a ramenées ,
comme il se l'était proposé, uniquement par les moyens qui sont à
la portée individuelle de tous les hommes, par l'impression des
objets sensibles ou l'observation de la nature, et par le sentiment
intérieur ou la conscience. Il a laissé volontairement en dehors de
sa méthode un ordre de preuves d'une immense autorité , mais
qui exige une science au-dessus de la portée commune ; c'est-à-
dire les preuves historiques fondées sur le consentement du genre
humain, sur le sentiment universel, qni nous montrent ces deux
idées servant de base aux sociétés humaines depuis l'origine des
chose *.
La religion naturelle, c'est-à-dire résultant de la nature morale
de l'homme, une fois établie, il se demande comment une autre
religion que la naturelle peut être nécessaire; ce qu'elle peut
ajouter d'utile à la morale. — Si l'on n'eût écouté que ce que
Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y aurait jamais eu qu'une re-
ligion sur la terre. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité;
l'essentiel est là; le culte extérieur est affaire de police humaine.
— Les témoignages humains sur les points de fait sont nuls quand
ils ne sont pas confirmés par la raison; lors môme qu'ils n'y sont
pas contraires, ils sont prodigieusement difficiles à vérifier.
n renouvelle contre les miracles les objections de Spinoza et
soulève des difficultés contre l'autorité absolue des révélations
contenues dans des livres : a L'autorité infaillible de l'Église ,
arguée par les catholiques, n'avance à rien, s'il faut un aussi
grand appareil pour prouver cette autorité que pour prouver
directement les livres saints, o
Il ne conclut pourtant pas formellement au rejet de la Révéla-
tion positive et ne rejette que Tobligalion de la reconnaître pour
être sauvé. C'est là que se trouve ce magnifique témoignage rendu
à l'Évangile et à son auteur, qu'il élève au-dessus de tous les
1. On a cherché quelques exceptions ponr rimmortalité de l'âme; il u*y en a pas
{ pour l'existence de Dieu. — Rousseau en vient aux preuves historiques dans sa Lettre
à Parchevéquê de Paris,
108 LES PHILOSOPHES. [17GS)
livres et de tous les hommes*. Ce témoignage n*a jamais été
démenti , mais il est expliqué par des écrits postérieurs , par les
Lettres de la Montagne et par la lettre du 15 janvier 1769. 11 admet,
sur les preuves morales ^ la Révélation (de Jésus-Christ) comme
émanée de TËsprit de Dieu, c sans en savoir la manière et sans
se tourmenter pour la découvrir » . Il admet que l'histoire de la
vie de Jésus n*a pas été essentiellement altérée, et, tout en écartadt
la preuve par les miracles^ ne nie pas « les choses extraordinaire! '
que Jésus, éclairé de l'Esprit de Dieu, a pu opérer par des voies^
naturelles, inconnues à ses disciples et à nous o. Il distingue entre
le christianisme de Jésus-Christ et celui de saint Paul, a qui n'avait
pas connu Jésus».
Ainsi, son dernier mot, sa pensée intin^e, est la reconnaissance
de la mission divine du Christ, et, par conséquent, du gouverne-
ment de la Providence sur la terre, combiné avec la suffisance de
la religion naturelle pour le salut. On sent quelle distance il y a
du déisme chrétien de Rousseau au déisme épicurien de Voltaire.
Le déisme de Rousseau diffère peu de ce qu'on appelle aujour-
d'hui Yunitarisme.
Rousseau convient que les religions particulières peuvent avoir
leurs raisons d*être dans le climat, dans le génie des peuples,
qu'elles sont bonnes quand on y sert Dieu convenablement; mais
il condamne, au nom de la morale , celles qui sont basées sur
l'intolérance et sur le dogme que hors de l'Église il n'y a point
de salut, ou , en d'autres termes , sur le dogme de l'infaillibilité
combiné avec celui des peines étemelles.
0 Tenez votre âme en état de désirer toujours qu'il y ait un
Dieu, et vous n'en douterez jamais. — Évitez l'orgueilleuse incré-
dulité comme l'aveugle fanatisme. Osez confesser Dieu chez les
philosophes; osez prêcher l'humanité aux intolérants ! Vous serez
seul de votre parti, peut-être... il n'importe... Dites ce qui est
vrai, faites ce qui est bien : ce qui importe à l'homme est de rem-
1. On retrouve un peu trop, dans ce passage si justement célèbre, la tendance à
•exagérer les oppositions pour renforcer les conclusions. Pour glorifier le Christ, Il
n'était pas nécessaire de diminuer Socrate, ni de tant mépriser le peuple Juif, le
peuple des Machabées, pour faire ressortir la sublimité de ce qui en est sorti. Les
pieux contemplatifs du désert, les Esséuieus, n'avaient pas été indignes de préparer
le berceau du Messie.
11762J LE VICAIRE SAVOYARD. 409
plir se^ devoirs sur la terre, et c'est en s'oubliant qu'on travaille
pour soi. L'intérêt particulier nous trompe : il n'y a que l'espoir
du juste qui ne trompe point! i
Telles sont les hautes et religieuses conclusions de cette célèbre
Profession de foi, la plus grande chose que nous ait léguée le
XVIII* siècle.
. Est-ce à dire que le déisme de Rousseau , même si l'on s'abstient
♦,, de toucher à la question des religions positives, suffise à satisfaire
l'esprit humain? Cette croyance est vraie; elle est pure, mais en-
fermée dans d'étroites limites. Ces limites étaient nécessaires : il
est des temps où l'esprit doit se resserrer pour concentrer ses
forces : il fallait, pour résister au matérialisme , et surtout au
scepticisme, se replier sur les dogmes certains et fondamentaux,
sauver le tronc aux dépens des branches * et se retrancher dans ce
qui est directement et immédiatement nécessi^ire à la vie morale.
L'àme humaine n'est pourtant pas destinée à rester emprisonnée
dans ce cercle immuable, pas plus que la société à s'immobiliser
dans cette vie pastorale tant regrettée par Rousseau. Pour le pro-
grès de l'intelligence, pour le développement môme du sentiment
moral et religieux, il faut que le regard de l'âme essaie d'entre-
voir ce qu'il ne lui est pas donné d'embrasser. Dans la vie pra-
tique, en tout ce qui n'est pas devoir positif et certain, nous diri-
geons-nous autrement que sur des probabilités et des hypothèses?
Et nous les bannirions de la vie idéale! nous nous abstiendrions
d'étendre les inductions de notre esprit , de diriger les élans de
1. Ce mot, répété par Rousseau dans ÉmiU, est de Duclcs, dans une lettre inédite
i Rousseau. Ceci Ta entraiué bien loin ! Il ne se contente pas d'omettre, il rejetle
tous les développements de la théologie, et ne voit que des mots sans idées dans tous
en dogtneê mystérieux parmi lesquels il range la Trinité même. 11 n'en parle pas au-
trement que Montesquieu ou que Voltaire : il est évident qu'il n*a pas voulu cher-
cher à s'en rendre compte. — £n écartant la théologie chrétienne, il ne tire pas
même les conséquences nécessaires de ridéalisme platonicien. Il considère Dieu
comme raateur de tout bien^ pas assez comme étant le bien même ; justice, vérité,
bont^i n*étant autre chose que Dien même, ou le Parfut, considéré sous des points
de vue particuliers. Faute d'approfondir cette idée, Rousseau n'explique pas com-
ment de prétendus athées ne sont souvent que des âmes qui vivent moralement de
quelques fragments de Dieu, si l'on peut le dire. Un athée qui croit à la vertu ou à
Tordre, n'est point athée : il appelle Dieu vertu ou ordre : voilà tout. Seulement, ne
connaissant de Dieu que ce point de vue, son idéal isolé et fractionné n'est qu'une
abstraction sans support, sans lien, sans complément, et sa foi a l'air d'une incon-
séquence, puisqu'elle n'a ni sanction ni cause.
410 LES PHILOSOPHES. (i76ÎI
notre cœur vers la sphère de Tonlologie el de la théodîdêe, vers
les degrés pressentis, vers l'échelle sans fin de la vie future! Quelle
lacune immense laisse la vie présente, si Ton n'a une conception
un peu déterminée de l'autre vie et si l'on ne conclut des rela-
tions présentes aux relations d'outre -tombe! Le domaine de l!
certitude est-il d'ailleurs immuable pour l'homme ?
Après ce vaste et sublime épisode, Rousseau rentre dans son
sujet et achève son œuvre. Il a élevé l'homme , il va élever la
femme et les conduire tous deux jusqu'à la crise décisive où leurs
existences s'uniront pour former l'être humain complet. Une
partie des premiers livres d'Emile s'appliquait aux deux sexes par
ce qu'ils ont de commun : le cinquième livre, intitulé Sophie^ par
un souvenir touchant de madame d'Houdetot , renferme tout ce
qui regarde spécialement l'éducation de la femme. Les différences
entre les deux éducations sont caractérisées avec une haute saga-
cité. La conclusion de Rousseau sur les deux sexes , c*est l'égalité
morale dans la diversité des fonctions. Il réfute à la fois, implici-
tement ou explicitement, les traditions vulgaires sur l'infériorité
delà femme*, et les erreurs des utopistes qui ont voulu, dans
l'antiquité , ou qui voudront , après lui , assimiler la femme à
l'homme et l'appeler aux mômes fonctions civiles. Erreurs sous
1. La raison de rinfériorité attribuée par' les anciens à la femme était prise sur-
tout dans Tordre physique. L'homme était pour eux le principe actif, la femme le
principe passif; d*où, par une déduction en apparence logique, Thomme était Tes-
prit, la femme la matière. La question a dû changer de face avec le monde moderne,
quand on a reconnu que la femme a la prépondérance dans l'ordre da sentiment^ si
Thomme a le même avantage dans Tordre de la raison. L*homme a la supériorité
dans deux des attributs essentiels du ternaire psychologique/ la force et Tintelligence ;
la femme dans un seul, Tamonr; mais cet attribut, le dernier dans Tanalyse abstraite
de la génération métaphysique, est le premier dans Tordre de la réalité; il est le
souffle même de la vie. A Thomme appartiennent et la détermination scientiiiqae des
idées et Tadministration des choses extérieures, TacUon, ToBuvre en général; aussi,
les grands politiques, les grands théologiens et métaphysiciens, les gprands moralbtcs
dogmatiques, et même les grands artistes, sont-ils en général des hommes et non des
femmes : Thomme donne la forme à tout; mais la femme donne le fond à presque
tout, inspire presque tout; elle ne fait pas; elle fait faire. Ce n'est, du reste, q;Qe
dans la raison théorique, dans les Cultes de généralisation, que la femme est infé-
rieure à Thomme : elle a, comme le montre Rousseau, la supériorité dans la raison
pratique. — La raiion pratique, la logique des causes secondes, séparée de la raison
métaphysique et des principes généraux, se transforme trop souvent en esprit cri-
tique et négatif, et les deux éléments essentiels de la femme, sentiment et raison
pratique, sont alors en lutte chez elle.
[nes] SOPHIE. iu
•
lesquelles, en cherchant bien, on retrouverait cette idée aussi
absurde au point de vue physiologique qu'au point de vue moral,
que la femme n'est qu'un homme imparfait. Rousseau, cepen-
dant , accorde à l'homme la formule du commandement dans le
ménage et lui maintient son litre de chef (l'homme, en effet , est
le cheff la tête, comme la femme est le cœur du couple humain) ;
mais il commente Yobèissance de la femme d'une façon très-
rassurante pour sa dignité, tout en définissant admirablement
la nature de l'esprit féminin.
« La raison des femmes est une raison pratique qui leur fait
trouver très-habilement les moyens d'arriver à une fin connue ,
mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. Dans la société des
sexes, la femme est l'œil , Thomme est le bras , mais avec une
telle dépendance l'un de l'autre *, que c'est de l'homme que la
femme apprend ce qu'il faut voir , et de la femme que l'homme
apprend ce qu'il faut faire. Dans l'harmonie qui règne entre eux ,
on ne sait lequel met le plus du sien ; chacun suit l'impulsion de
l'autre; chacun obéit, et tous deux sont les maîtres.... L'homme
conmiande, la femme gouverne celui qui commande... elle règne
en se faisant commander ce qu'elle veut faire.
« La recherche des vérités abstraites, les généralités des sciences,
ne sont point du ressort des femmes. Leurs études doivent être
toutes pratiques. C'est à elles à faire l'application des principes
que l'homme a trouvés, et c'est à elles de faire les observations
qui mènent Thommeà l'établissement des principes. Les hommes
étudient les idées et la nalure extérieure : les femmes étudient
les hommes. Les choses de génie appartiennent à l'homme : les
femmes sont les meilleurs juges des choses de goût. Les hommes
philosopheront mieux que les femmes sur le cœur humain; mais
elles liront mieux qu'eux dans le cœur des hommes. C'est aux
femmes à trouver, pour ainsi dire, la morale expérimentale, à
nous à la réduire en système. La femme a plus d'esprit, et
l'homme plus de génie : la femme observe et l'homme raisonne.
1. « La dépendance des sexes est réciproque, dit-il ailleurs; cependant la femme
dépend pins de l*homme, que Thomme de la femme. «« Cette différence incontestable
tient également chez la femme et à son infériorité de force physique et à sa supé-
riorité de furcc affective. Elle dépend plus, parce qu^elIe a plu:s besoin et d'assistance
physique et d'affections morales ; elle dépend plus parce qu'elle aime plus.
!42 LES PHILOSOPHES. [1762]
De ce concours résulte la lumière la plus claire et la science la
plus complète que puisse acquérir de lui-même Tesprit humain. •
La question entre Féducation publique et la privée n'existe pas
quant aux femmes, suivant Rousseau. Toute fille doit être élevée
par sa mère, c Une des raisons pour lesquelles, en général, les
mœurs sont meilleures dans les pays protestants , c'est qu'on n'y
connaît pas l'éducation des couvents*. » L'éducation maternelle
se concilie très-bien, chez Rousseau, avec une autre idée essen-
tielle, c'est que les filles doivent jouir d'une grande liberté, d'une
grande latitude de vie extérieure , et les femmes mariées vivre
dans leur intérieur; que les assemblées, les lieux publics, sont
faits pour celles dont le choix n'est pas encore arrêté et non pour
celles dont l'existence est fixée. Dans tous ses ouvrages, il appuie
énergiquement sur cette idée : il oppose sur ce point les coutumes
des anciens Grecs et celles des Anglais aux coutumes de la France,
tout en insistant sur la nécessité d'embellir parles arts, et par une
certaine élégance dans la simplicité , cette vie domestique où il
veut renfermer les femmes, et d'où il voit leur légitime influence
se répandre incessamment sur les choses extérieures, interdites à
leur action directe.
Rien de plus délicat et de plus juste que ses vues sur ce principe,
que les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes.
Quand elles ont perdu leur ascendant et que leurs jugements ne
sont plus rien aux hommes, c'est, suivant lui, le signe certain de
la décadence sociale. Le désir de conquérir leur approbation, et,
à plus forte raison, leur amour, est ce grand mobile des actions
des hommes qu'Helvétius défigurait grossièrement en le bornant
au désir de conquérir les plaisjrs des sens. Il y a cependant ici
une contradiction apparente dans Rousseau, lorsqu'il déve-
loppe les grandes choses qu'inspire l'enthousiasme de l'amour
et, ])ourtant, avoue o que tout est illusion dans l'amour >. C'est
qu*il donne deux sens au mot amour de même qu'au mot nature.
Il ne voit ici dans l'amour que l'élan vers l'idéal : on prend l'ob-
jet aimé pour le type de perfection que l'on a dans l'âme, alors,
ce n'est pas la maîtresse , c'est l'idéal qu'on aime. C'était bien là,
1. Féoelon, aa fond, penM de mémo. Y. le livre de VÉdmeaUon det FiUêi»
[1762] SOPIJIE. 413
en effet, le caractère dominant de l'amour chevaleresque. Mais
Rousseau avait déjà indiqué une autre espèce d'amour, ce senti-
ment d'affinité ou de sympathie fondé non plus sur les illusions
de l'âme, mais sur les convenances essentielles de nature, cet
amour où l'on aime une personne et non plus un type » une per-
sonne imparfaite et qu'on sait imparfaite, mais perfectible. Ce
sentiment est l'amour véritable et comprend en quelque manière
l'autre espèce d'amour, car nous n'aimerions pas si la personne
aimée n'offrait un certain rapport avec le type de son sexe, tel
que notre nature particulière nous dispose à le concevoir. Là où
l'affinité entre deux êtres de sexe différent serait complète , là où
ils s'élèveraient vers l'idéal d'un effort absolument pareil , ils ne
seraient pour ainsi dire qu'une seule personne morale , et la for-
mation de cette association indestructible est sans doute la véri-
table cause finale de la diversité des sexes. Rousseau n'arrive pas
à mettre en harmonie sa double conception de l'amour, ni à
définir clairement sa pensée; c'est que , se bornant à considérer
Famour dans les relations de la vie actuelle , il ne le suit pas au-
delà du temps , et que ce sentiment, comme tout ce qui tient de
l'infini, n'a point sa cause finale ni sa loi dans ce monde. Rous-
seau a là-dessus des éclairs dans sa Julie , mais ce ne sont que
des éclairs ; il y avait à développer, à compléter Dante et Pétrar-
que au delà du cercle des croyances du moyen âge : Rousseau
n'a point accompli cette œuvre.
Il montre du moins une grande sagesse pratique dans l'appli-
cation au mariage de ce principe des convenances naturelles qu'il
avait reconnu dans l'amour, a Là où cette sorte de convenance ,
la seule essentielle, est primée par les convenances d'institution
et d'opinion, et où les mariages se font par l'autorité des pères ,
le bonheur du mariage et les bonnes mœurs sont sacrifiés à l'or-
dre apparent de la société * . d
1. M Les parents choisissent Téponx de leur fille et la consultent ponr la forme.
Cest le contraire qu'on doit faire : la fille doit choisir et consulter ses parents. —
Voolez-vous faire d'heureux mariages ? oubliez les Institutions humaines, et consul-
tez la nature. Les rapports conventionnels ne sont pas indifférents ; mais IMiifluence
des rapports naturels l'emporte tellement sur la leur, que c'est elle qui décide du
sort de la vie. » Il tient d'ailleurs tout le compte que Ton doit tenir des rapports
d'éducation.
XVL 8
4U LES PHILOSOPHES. [1762]
C'est ici , au moment de marier son élève, qu'il résout la ques-
tion déclarée d'abord insoluble, l'accord de l'homme et du ci-
toyen , en reconnaissant qu'il faut être citoyen avant d'être mari
et père. Il ne dépend pas toujours de nous d'exei^r les droits et
de remplir les devoirs du citoyen; mais rien ne peut nous dis-
penser de les connaître : quand nous n'avons plus de patrie , de
patrie libre, il nous reste au moins un pays; le pays peut rede-
venfr la patrie *. Le maître révèle donc à l'élève les principes du
droit politique, que nous allons retrouver développés dans le
Contrat social ^, et il termine son ouvrage par des conseils et des
considérations d'une délicatesse et d'un bon sens admirables, sur
les droits et les devoirs des jeunes époux , et sur les moyens d'as-
surer le bonheur domestique autant que le permet l'imperfection
humaine. C'est bien ici la vraie civilisation, la civilisation du
progrès moral , qui redresse la brutalité réelle déguisée sous nos
raffinements sociaux'.
UÉmiley malgré les objections que soulèvent certaines de ses
parties, est peut-être la plus profonde étude qui existe dans notre
langue et dans aucune langue moderne sur la nature humaine :
il est certainement le livre qui fait le plus penser, lors même
que l'auteur ne pense pas juste. Quel génie n'a-t-il pas fallu
pour arriver à de telles conclusions en partant du début impos>
sible des deux Discours, et pour faire du paradoxe la route de la
sagesse ! On peut dire , sans exagération , que ce livre a été une
arche de salut lancée par la Providence sur les flots du scepti-
cisme et du matérialisme, et qu'il a recueilli tous les sentiments
essentiels , tous les principes fondamentaux de la vie morale
1. Il imite d' exécrable le proverbe : Ubi bené, ibi patria,
2. « Le droit politique est encore à naître Grotius a, aa fond, les mêmes prin>
dpes que Hobbes. Le seul moderne en état de créer cette science eût été Tillustr»
Montesquieu ; mais il n'eut g^rde de traiter des principes du droit politique. U se
tontenta du droit positif des gouvernements établis. » [Emile, l. V.)
3. Comparer Rousseau sur la femme, pour suivre le développement des idées,
avec les publications de notre temps qui ont traité de la femme en général, du ma-
riag;e, de Téducation des filles, particulièrement l'admirable livre de M»* Necker de
Saussure, de V Éducation projreetive; le Mariage chrétien, de M"»* de Gasparin, où se
trouve ce grand mot : m Le mariage est le but du mariage; *> VHiitoire morale dee
femmêi, de M. Ernest Legouvé, ouvrage sain et solide^ à la fois très- favorable à la
véritable émancipation des femmes et très -opposé aux utopies qui dénaturent la
femme sous prétexte de l'affranchir.
[176Î] CONTRAT SOCIAL. 145
prêts à s'abîmer. — Qu'on suppose Rousseau de moins dans le
xvui« siècle, et qu'on se demande sérieusement, sincèrement, où
aurait abouti la marcbe de l'esprit humain i
UÉmUe résume véritablement l'œuvre entière de Rousseau,
car son autre monument , ce Contrat social, destiné à une si écla-
tante influence sur cette Révolution qu'il venait de prédire et
qu'il préparait, n'est que le développement d'une partie de V Emile.
ÉmiU est le livre de l'homme en général , de l'homme sous tous
ses aspects ; le Contrat social est le livre de l'homme politique, du
citoyen.
Rousseau ne s'y propose point un type absolu et abstrait; ce
qu'il recherche, ce sont <l les lois telles qu'elles peuvent être, avec
les hommes tels qu'ils sont », et la conciliation de l'utile et du
juste. € L'ordre social, dit-il , ne vient pas de la nature : il est
donc fondé sur des conventions. »
Peu d'axiomes ont donné lieu à des débats aussi solennels. On
a protesté contre le principe du Contrat social, des conventions
originaires, au nom du développement nécessaire de l'huma-
nité, ou des lois providentielles. Rousseau lui-môme a reconnu
dans VÉmile que l'homme « est né sociable, ou, du moins, fait
pour le devenir » ; on en a conclu qu'il s'était contredit. Il ne
s'est pas contredit ; mais il a eu le tort de ne pas s'expliquer. Là
encore se retrouve l'éternelle dualité : oui, la Providence avait
fait les hommes pour la société, mais elle avait fait les hommes
Ubres, et les hommes se sont associés vulonlairemcnt et non con-
traints par les lois physiques de la nature ; la libre société des
hommes n'est pas la société fatale des abeilles. Les hommes
s'étanl associés volontairement, il y a donc un contrat social
explicite ou implicite, et ce contrat, immuable dans ses principes
et toujours modifiable dans les applications, est ou doit être à la
lois l'œuvre de la liberté humaine et la manifestation de ces lois
éternelles de justice et de raison que l'homme n'a pas créées et
ne saurait changer.
La plus ancienne société et la seule naturelle , poursuit Rous-
seau, est celle de la famille. Encore le domaine des conventions
apparaît-il dès ce premier degré. Sitôt que l'homme a l'àgc de
raison, lui seul, étant juge des moyens propres à le conserver.
116 LES PHILOSOPHES. [17621
devient par là son propre maître, et, si les enfants devenus
hommes continuent de rester unis au père, ce n'est plus naturel-
lement ou par nécessité, c'est yolontairement. Si donc la perma-
nence de la famille elle-même est déjà un fait de volonté et d'or-
dre moral , à plus forte raison la société ne peut-elle avoir d'autre
origine que les libres conventions. La force, étant le contraire du
droit, n'a pu fonder le droit social. Quand on admettrait qu'un
peuple peut s'aliéner à un roi, à une dynastie, là ne serait pas
non plus l'origine de la société : pour que le peuple pût s'alié-
ner, il fallait bien que le peuple préexistât. La loi de la plu-
ralité des suffrages, en vertu de laquelle on prétend que le peuple
pourrait se donner, est elle-même une. convention, et suppose ,
une fois au moins, l'unanimité. Quel est le mobile de cette con-
vention première par laquelle un peuple est un peuple?
Ce mobile a été « la nécessité (morale et non physique) de s'as-
socier pour vaincre les obstacles qui, dans l'état de nature , nui-
sent à la conservation de l'homme, o
Ce n'est plus là l'hypothèse paradoxale ni l'amer langage du
Discours sur l Inégalité : ce n'est plus le courroux du misanthrope,
c'est la raison du sage qui parle *.
Le problème du Contrat social est de « trouver une forme d'as-
sociation qui défende et protège de toute la force conmiune la
poi^onne et U^s biens de cliaque associé, et par laquelle chacun ,
s'uuissimt à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi
libre qu*auixiravant. Le Contrat social en donne la solution. Les
clauses de co contrat, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été
fonnollemcnt énoncées, sont partout tacitement admises et re-
connues, justju'à co que le pacte social ait été violé. Bien enten-
duos. elles so réiluisont à une seule : l'aliénation totale de diaque
a$2kvié a>ec tous ses droits à toute la communauté > et rengage-
mont nviproque du public avec les particuliers.
Lhonum^ est donc tout entier absorbe par le citoyaa !
K V. ^•t 4<*»ta$s p, Tî H «ÙT, * A» Vyiai de ^«rùiY f^piEt* vitercO, fepttcte fi»-
4ft«>ecu' ««;îH$$^:^»e a« ofc^tràfre «rie ^^:!t^ »iMm> «< V«*Ità»e a ce ^«e la natnre
[1762J CONTRAT SOCIAL. iM
Il est indispensable de bien étudier la pensée de Rousseau
avant de la juger.
Il y a une première réserve qu'il est à peine nécessaire d'indi-
quer, lorsqu'il s'agit de l'auteur de la Confession du vicaire sor
voyard. L'individu n'a pu aliéner à la communauté que les droits
qu'il avait. Il n'avait pas le droit de transgresser les lois éter-
nelles, les lois de la conscience; la société n'a donc pas le droit
de rien lui prescrire contre ces lois : une telle prescription serait
la plus éclatante violation du contrat social , et l'individu reste
donc, dans le for intérieur, juge de la société elle-même.
Maintenant, quelle est la nature de la souveraineté attribuée à
la république ou corps politique , à cette personne publique for-
mée de l'union de toutes les autres? Il ne s'agit pas, est-il besoin
de le répéter? de la souveraineté absolue , qui ne peut être qu'en
Dieu , mais d'une souveraineté relative et purenient politique.
Cette souveraineté s'exerce-t-elle, en général et en particulier,
sur tous les actes de la vie de tous et de chacun? — Non. Le pacte
social donne bien au corps politique un pouvoir absolu sur tous
ses membres, dans ce sens que le souverain ou l'être collectif est
seul juge des sacrifices qu'il impose à ses membres dans l'intérêt
commun ; la patrie a droit d'obliger tous les citoyens à sacrifier
leurs affections, leurs biens et leur vie pour son salut; mais la vor
lonté générale doit être générale dans soa objet comme dans son
essence : en d'autres termes, le souverain ne peut se manifester
que par des lois, et la loi est ce que fait le peuple quand tout le
peuple statue sur tout le peuple. Le souverain ne peut statuer sur
des faits particuliers ou des personnes. S'il s'agit d'un fait particu-
lier, ce n'est plus alors qu'une affaire contentieuse où les individus
intéressés sont une des parties, et le public, moins ces particu-
liers, est l'autre partie. Le souverain ne peut ni favoriser ni léser
un particulier. Le souverain ne peut rien imposer nominative-
ment à un particulier *. « Une seule injustice évidente faite à un
1. Si rÊtat a besoin de la terre d*an particalier, il ne peut la loi enlever par na
acte de souveraiueté; il peut l'exproprier par un acte administratif, en vertu de la
laprématie du domaine public sur le domaine privé, mais moyennant une indemnité,
et cette indemnité, il ne lui appartient pas de la fixer lui-même, puisqu'il est ici
partie et non pas onité souveraine ; Vindemuité doit être fixée par des arbitres.
418 LES PHILOSOPHES. [1761]
particulier dissoudrait le pacte social, en droit rigoureux, et si
Toh n'avait égard à la faiblesse humaine. — Qu'on nous dise
qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, j'admirerai cette sen-
tence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote qui se con-
sacre volontairement et par devoir à la mort pour le salut de son
pays; mais, si Ton entend qu'il soit permis au gouvernement de
sacrifier un innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime
pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventées,
et la plus directement opposée aux lois fondamentales de la
société. »
Hclvétius avait écrit : « Tout devient légitime et même vertueux
pour le salut public. » Rousseau met en note : a Le salut public
n'est rien si tous les particuliers ne sont en sûreté '. • On peut
juger si c'est à Rousseau ou à l'école qu'il a tant combattue que
remonte la responsabilité de l'interprétation donnée dans nos
tempêtes à la doctrine du salut public. Si les disciples mêmes de
Rousseau, emportés par l'excès des passions et des dangers , ont
appliqué les maximes qu'il avait condamnées , ce n'est pas à lui
qu'il est juste de s'en prendre.
Avouons-le pourtant, cette seconde réserve, si considérable
qu'elle soit, n'est pas suffisante et ne peut l'être. L'absorption de
l'homme par le citoyen étant posée en principe, les droits de la
personne humaine ne sauraient être suffisamment sauvegardés.
Le souverain , tel que le définit Rousseau , ne peut léser spéciale-
ment aucun particulier; mais il peut léser la liberté en général.
« Le souverain, répond Rousseau, n'étant formé que des particu-
liers qui le composent, n'a ni ne peut avoir d'intérêt contraire au"
leur. » Il est vrai , la volonté générale est toujours droite quand
elle est vraiment générale, mais elle peut être étouffée, comme
Rousseau le reconnaît, par les volontés privées, quand il se forme
des sociétés particulières, des intérêts spéciaux, dans la société
générale, et que l'unité moAtle se perd. D'ailleurs, c'est le prin-
1, Mélangée : Béfulatiath du livre de VEsprit, — Le passage qui précède est tiré de
l'article Économie politique de Y Encyclopédie^ qui est, en partie, Tébauche du Contrat
social. — Rousseau, dans les Lettres de la Alontagwij s'élève énergiquement contre lea
emprisonnements arbitraires, et blâme Genève de s'être trop occupée « de rautorité
du peuple en général et pas assez de la liberté. »
Xim CONTRAT SOCIAL 119
cipe môme de Rousseau qu'il faut repousser en tant qu'exclusif :
on ne s'aliène pas tout entier, on n'aliène qu'une portion de soi-
même à la communauté. La souveraineté du peuple n'est que la
souveraineté individuelle multipliée par elle-même : la souve-
raineté de chacun, ou la liberté, n'est limitée que par la souve-
raineté d'autrui, ou Tégalité. Dans toute décision collective, l'im-
perfection humaine ne permettant pas d'atteindre la véritable
expression de la souveraineté par l'unanimité , mais seulement
l'approximation très-imparfaite parla majorité, la liberté indi-
)iduelle, la vraie souveraineté , n'est donc point assurée* si l'on
ne limite expressément les droits de la majorité par la consécra-
tion de droits individuels imprescriptibles, le droit d'aller et de
venir, le droit du travail, le droit de propriété, le droit de com-
muniquer sa pensée à ses semblables, la liberté de conscience
avec toutes ses conséquences, les droits de la famille '. Seulement
fe salut public, qui ne peut jamais autorisera sacrifier injuste-
iQent une personne humaine, peut légitimer la suspension mo-
nientanée de certains des droits individuels, dans le cas extrême
où la patrie, menacée dans son existence par l'étranger, suspend
les lois normales de la paix pour les lois exceptionnelles de la
guerre défensive.
La question de la propriété offre l'application la plus importante
des principes^ que nous venons de discuter. Rousseau fait naître
la propriété légitime du contrat social : a Par le passage de l'état
de nature à Tétât civil... la possession , qui n'est que l'effet de la
force ou le droit du premier occupant, devient la propriété fon-
dée sur un titre positif. » Née de la société, la propriété pourrait,
suivant lui, être abrogée par la société, qui n'a nul droit de toucher
au bien d'un ou de plusieurs citoyens, mais qui pourrait légiti-
mement s'emparer des biens de tous, en changeant les bases de
l'organisation sociale, « comme cela se fit à Sparte au temps de
Lycurguc^». Le droit existait avant If loi, peut-on répondre; la
1. 1^ difficalté est dans la limite entre ces droits individuels et le droit collectif;
ir\^h cette difficulté est partout dans ce monde, qui n'est qu'un assemblage de prin-
c pes se limitant les uns les autres. Pour ne citer qu'un exemple, en fait d'éducation,
les sectaires qui nient -le droit de la famille au nom de l'État, ou le droit deTÉtat
au Tiom de la famille, sont également dans le faux.
2. V. Éinilej 1. V, plus explicite que le Contrat social.
120 LES PHILOSOPHES. U'Ot]
propriété était légitime avant d'être légale. Il est vrai que , en
fait, la propriété foncière est chez nous très-postérieure à la so-
ciété; mais le contraire eût pu être; supposons qu'un homme eût
occupé isolément , par la culture ininterrompue , un espace de
terre coirespondant à sa puissance de travail et aux besoins de su
famille; n'y aurait-il pas eu là déjà un droit véritable, avant tout
contrat entre cet homme et d'autres hommes? — xMais, sans dé-
battre davantage les origines, quand on admettrait que le droit
de propriété fût né de la société , s'ensuivrait-il que la société pût
l'abroger par une décision prise à la majorité des suffrages?
Rousseau lui-même est revenu implicitement sur cette assertion,
la plus périlleuse qui soit échappée à sa plume. Dans un ouvrage
postérieur, qui est , sous bien des rapports, le correctif du Contrat
social comme celui-ci est le correctif du Discours sur IHnègalité,
dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne^ il recon-
naît que l'unanimité doit être requise pour toucher aux lois fon-
damentales qui tiennent à l'existence du corps social, tandis
qu'une forte majorité doit suffire pour les changements de formes
politiques. La loi fondamentale par excellence, comme il le dit
en vingt endroits, c'est la loi de la propriété. Donc, tous les ci-
toyens, moins un seul, voudraient mettre leurs biens en commu-
nauté, que l'unique opposant devrait être respecté dans son droit.
Au reste, l'unanimité elle-même ne saurait changer la nature dos
choses : elle pourrait bien modifier, restreindre les objets aux-
quels s'applique la propriété, lui enlever le sol, par exemple,
mais non pas supprimer le droit de propriété en essence; il re-
naîtrait toujours*.
Il y a donc des droits, soit de la conscience, soit de la nature,
que le souverain ne peut supprimer, parce que ce n'est pas lui ,
mais un autre souverain, le souverain éternel et absolu, qui les a
institués; mais toutes les lois que le souverain a faites, il peut l('s
défaire. Rousseau ici est entièrement dans le vrai, quand il pro-
clame la souveraineté inaliénable. « Nul n'est tenu aux cngagc-
1. n ne faudrait pas croire, de ce qui précède, que la communauté des biens fut
ridéal social de Rousseau : le meilleur état social était, à Ses yeux, celui où tous
auraient quelque chose, et où personne n'aurait rien de trop; uue république de
petits propriétaires agriculteurs. ( Contrat social^ liv. I^ ch. viii.)
H'Cil CONTRAT SOCIAL, 121
ments pris avec lui-môme.» Cette maxime du droit civil est appli-
cable au corps politique aussi bien qu'aux particuliers. Le souve-
rain ne peut s'imposer de lois qu'il n'ait plus droit de révoquer '.
L'institution du gouvernement n'est point un contrat entre le
souverain et ses délégués. Le souverain ne contracte pas , il or-
donne. Un peuple qui promettrait purement et simplement
d'obéir à un homme, se dissoudrait par cet acte. «A l'instant
qu'il y a un maître, il n'y a plus de souverain , et le corps poli-
tique est détruit. »
On peut remarquer que Faxiome démocratique de Rousseau
est la contre-épreuve de l'axiome monarchique de Louis XIV :
€ La nation, en France, ne fait pas corps; l'État, c'est le roi. »
La souveraineté, poursuit Rousseau, est indivisible ainsi qu'ina-
liénal^le. Le souverain , le peuple en corps , a seul qualité pour
faire des lois; mais tous les actes d'exécution-, d'admiuistration ,
môme le droit de déclarer la guerre et de faire la paix , n'étant
point des lois, des actes de souveraineté , peuvent être délégués à
des magistrats. Le souverain ne peut être représenté que par lui-
même; il ne peut avoir des représentants, mais seulement des
commissaires qui préparent la loi : « Toute loi que le peuple en
personne n'a pas sanctionnée est nulle. »
Plus lard , dans les Considérations sur le gouvernement de Po^
logrne (chap. vi), Rousseau revient sur cette rigueur absolue. « La
loi de la nature, dit-il, ne permet pas que les lois obligent qui-
conque n'y a pas voté personnellement, ou, du moins ^ pœr ses
représentants; » et il admet la représentation, moyennant mandats
impératifs et coniptes rendus. Il entre ainsi suflisamment dans la
pratique, pour les états fédératifs, et il ne lui reste qu'un seul pas
à faire pour les états unitaires ^ : remplacer le mandat impératif,
1. Les seuls actes obligatoires pour le souverain sont les traités avec d'autres sou-
TeraÎDS, d'autres personnes collectives, ses pareilles.
2. Trop rempli de Tidéal de la cité antique, il ne semble point avoir franchi ce pas ;
du moins, il n*admet, avec bien de la peine, l'existence d'un gprand état libre, qu*&
condition qu'il n*aura pas de capitale. Les restes de son ancienne utopie coïncident
avec les maux trop réels qu'il a sous les yeux pour lui faire maudire Paris et toutes
les g^ndes villes. Le contraste du luxe de la capitale et de la misère des campagnes
était alors bien plus choquant encore que de nos jours , et rendait sa colère trop
excusable. — La république fédérative resta son idéal : il laissa un plan de gouver-
nement fédéral, qu'un comte d'Entrai«^ucs, à qui il l'avait confié, ne craig^iit pas de
122 LES PHILOSOPHES. 11762)
conlraire à la nature de ces états, par la fréquence des élections,
qui ramènent le représentant devant les représentés et donnent à
ceux-ci le moyen indirect de sanctionner ou de désavouer la loi.
Le principe de la souveraineté, poursuit-il, est partout le mémo.
Ceux qui ont voulu distinguer diverses espèces de souveraineté
ont confondu la souveraineté, qui est une, avec les gouverne-
ments, qui peuvent et doivent être divers selon les temps et les
lieux. Le gouvernement n'est pas le souverain : il n'est que le
ministre du souverain. Il n'y a qu'un seul bon gouvernement pos-
sible pour un peuple dans un, moment donné; mais dive;^ gou-
vernements peuvent convenir au même peuple en divers temps.
La république est l'état où le souverain , le peuple en corps , a
conservé ses droits, et qui est régi par des lois, quelle que soit la
forme d'administration.
La loi étant l'acte général par lequel tout le peuple statue sur
tout le peuple, il s'ensuivait implicitement de cette définition que
la France n'avait pas de lois , puisque le souverain n'y était pas
consulté; elle n'était régie que par les décrets d'un magistrat
liérédilaire qui avait usurpé l'exercice de la souveraineté, le pou-
voir législatif*.
La définition de la république, selon Rousseau, n'exclut aucune
forme du pouvoir exécutif, pas même la forme monarchique hé-
réditaire, sauf le droit inaliénable du peuple de révoquer son pre-
mier magistrat; toutefois, la république monarchique, de même
que la république aristocratique héréditaire, ne sont point pour
lui de bonnes républiques, parce qu'il juge la liberté du peuple
et l'hérédité des chefs naturellement incompatibles.
détruire, en 1789, de peur que cet ouvrage ne nuîsît à la monarchie. — Il est à re-
marquer que les disciples de Rousseau sont, pour la plupart, devenus, dans la Ué-
volution, les adversaires les plus violents du fédéralisme et les soutiens de la répa-
blique une et indivisible.
1. Il avait considéré d*abord TAngleterre elle-même comme n'ayant pas de vraies
lois : « Le peuple anglais, dit-il, n'est libre que durant l'élection des membres du
parlement; sitôt l'élection achevée, il redevient esclave. » {Contrat social^ 1. III
ch. XT.) Il désavoue cette exagération dans les Lettres de la Montagne et dans le Gow-
tememtnt de Pologne^ et, tout en jugeant l'Angleterre trés-ëloignéc de l'idéal politique,
il ne condamnerait pas absolument cette constitution, où deux éléments héréditaires
se tiennent en échec et où l'élément électif ouvre et ferme le trésor public, ai les
élections étaient annuelles et le suffrage universel.
17«) CONTRAT SOCIAL. 123
On a prétendu que Rousseau n'admettait de gouvernement légi-
time que la démocratie pure : nous venons de montrer qu'il n'en
est rien ; on a prétendu , d'autre part , qu'il avait déclaré la dé-
mocratie impossible. Il dit, en effet, que, rigoureusement, il n'a
jamais existé de véritable démocratie et qu'il n'en existera
jamais. C'est qu'il appelle ici démocratie, conformément à Tély-
mologie, le gouvernement où tout le peuple, ou la plus grande
partie du peuple, exercerait directement le pouvoir exécutif;
aristocratie, le gouvernement où quelques-uns exercent ce même
pouvoir; monarchie, le gouvernement concentré dans les mains
d*un seul magistrat, dont les magistrats inférieurs tiennent leurs
pouvoirs*.
On voit que les termes de Rousseau ne sont pas du tout ici ceux
du langage usuel, qui nomme démocratie toute constitution où le
peuple élit le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, et peut mo-
difier ses lois.
Le gouvernement le plus perfectionné, le plus propre à réaliser
le but final, la liberté et l'égalité, est, suivant Rousseau, celui où
le peuple exerce le pouvoir législatif (on a vu qu'il finit par
admettre les représentants), délègue l'exécutif à un petit nombre
de magistrats et charge un corps spécial (tribuns, éphorcs?) de
veiller à la conservation des lois et de maintenir les droits res-
pectifs du législatif et de l'exécutif. Il admet toutefois, dans le
Gouvernement de Pologne ^ qu'un grand état puisse ôtrc obligé de
concentrer l'exécutif sur une seule tête, même viagèrement,
pourvu qu'à mesure que l'exécutif se concentre , on renforce les
moyens de le contenir. La fréquence des assemblées du peuple est
le plus essentiel de ces moyens '.
Les questions de formes politiques sont très-développées ; d'au-
tres ne sont qu'indiquées dans le Contrat social. Sur la pénalité,
1. Ainsi, ime répobliqae administrée par on président qui nomme les antres fono-
tionnaires est pour loi nna monardiie.
2. Il y a, dans le Contrat social, nne proposition singulière, contradictoire atec
tout rordre d'idées de r^ilf et aTec tout le mouvement dn monde moderne; c'est
la nécessité, ponr one sodétè qui se forme on a réforme, d*nn lég^latenr unique qui
se donne comme inspiré do ciel; espèce de vision de Moïse à traters Calvin, exhuma-
tion de rantiqnité et forme mystique de cette conception qui voit dans la société nna
œarre d*art qn'un aeol homme doit mouler tout d'une pièce.
124 LES PHILOSOPHES. [1762]
sur les impôts, Rousseau se rapproche de Montesquieu , mais il
est moins pratique ; comme lui, il admet la légitimité de la peine
de mort (il flétrit énergiquement la torture dans les Lettres de la
Montagne), Pour les impôts, il faut se reporter à Tarticle Économie
politique de Y Encyclopédie. Il recommande les impôts somptuaires
et les droits dédouane, appuie sur l'impôt progressif, comme
Montesquieu : a Celui qui n'a que le simple nécessaire ne doit
rien payer du tout : la taxe de celui qui a du superflu peut aller,
au besoin^ jusqu'à la concurrence de tout ce qui excède son né-
cessaire. D Appliqué au salut de la patrie en danger, ce principe
est légitime; mais, si l'on prétend l'appliquer aux besoins ordi-
naires, on ira à des conséquences fort éloignées de la pensée de
Rousseau, qui eût voulu qu'on tâchât de prévenir l'accumulation
des richesses , mais non pas qu'on spoliât les riches*. L'impôt
progressif, c'est l'arbitraire contre les riches.
Rousseau arrive enfin à la grande question de la religion civile
ou religion de l'état : o Jamais état ne fut fondé, que la religion
ne lui servit de base. »
Dans l'antiquité , les dieux et les lois , la théologie et le droit
public, étaient identifiés, chaque peuple voyant dans son dieu la
personnification de sa nationalité. Jésus, en établissant sur la terre
un royaume spirituel, sépare la théologie de la politique; mais
bientôt, l'empire ayant passé aux chrétiens , au christianisme de
Jésus se substitue le christianisme des papes, qui cherche à res-
saisir l'unité, et le royaume de l'autre monde redevient , sous un
chef visible, le plus violent despotisme dans celui-ci. Cependant,
comme le prince et les lois civiles subsistent à côté, un perpétuel
conflit de juridiction rend toute bonne politie impossible dans
1. La Déclaration dès Droits ^ proposée à la Convention par Robespierre^ mais non
Totée, semble procéder de cette maxime hasardeuse de Roasseaa. La propriété y
est définie : « Le droit de jouir de la portion de biens que nous g^arantit la loi. »
— li y a, dans VÉconomie politiqiue de Rousseau, un passage remarquable sur les
finances. Il y montre comment un état ne peat subsister si ses revenus n*augmeii-
tent sans cesse. « De mémo que les distinctions sociales tendent à se résumer dans
la richesse, les divers ressorts du gouvernement tendent à s'absorber dans le res-
sort financier, à mesure que le gouvernement se relâche. L'administration des
finances doit travailler avec beaucoup plus de soin à prévenir les besoins qii*à
augmenter les revenus... sinon, à la fin, la nation s'obère; le peuple est foulé ; le gou-
vernement perd toute sa vigueur, et ne fait plus que peu de chose avec beaucoup
d'argent, m
Il7eîl CONTRAT SOCIAL. 125
la chrétienté. Plusieurs peuples ont essayé de rétablir l'unité en
sens inverse des papes, c'est-à-dire le culte subordonné à l'état ,
mais en vain. Partout où le clergé fait corps, il est maître et lé-
gislateur dans sa partie. (Ceci est erroné quant à TAnglelerre et à
la Russie, où le clergé est véritablement subordonné à l'état.)
Il y a trois espèces de religion : 1® la religion de l'homme ou
religion intérieure , le christianisme de l'Évangile, le vrai théisme,
le droit divin naturel; 2® la religion du citoyen, religion poli-
tique, extérieure et nationale, le droit divin civil et positif, tel
que le connaissaient les anciens; 3^ le christianisme romain ou
religion du prêtre, qui, donnant aux hommes deux législations,
deux patries, les empêche d'être à la fois dévots et citoyens. Poli-
tiquement, cette troisième religion est absolument mauvaise. La
seconde est bonne politiquement à certains égards, mauvaise
moralement. La première est sainte et vraie ; c'est la société des
âmes, que la mort même ne désunit pas ; mais elle nuit à l'esprit
social , en détachant les cœurs des citoyens des^ choses de la
terre.
Il semble contradictoire qu'une religion sainte et vraie puisse
nuire à la société. Il y a là encore un des abus de la logique ab-
solue de Rousseau. La contradiction qu'il signale entre le chris-
tianisme et le patriotisme , il l'établit ailleurs entre le patriotisme
et l'humanité. Toutefois, historiquement, H n'a pas entièrement
tort. Par l'imperfection de notre esprit, presque toujours trop
faible pour embrasser à la fois les faces diverses de la vérité, le
chrétien , ainsi que le cosmopolite, ï humanitaire, comme on a dit
de nos jours, sont trop disposés à oublier la patrie , l'un pour
le ciel , l'autre pour l'humanité.
Rousseau parait donc juger la religion de Ihomme insuffisante
pour l'état. D'une autre part, en déclarant mauvaise moralement
la religion du citoyen, la religion d'état , il semble imposer une
nouvelle et capitale restriction à l'absorption de l'homme dans le
citoyen.
Que veut-il donc? — Ceci. Prendre à l'antiquité le principe de
la religion civile, mais le limiter à ces dogmes généraux, com-
muns à toutes les sociétés, fondement de tous les cultes, émana-
tion nécessaire de la conscience hmnaine; substituer ces dogmes
126 LES PHILOSOPHES. [176il
de rhumanité aux do^nncs locaux et partiels, qui rendaient les
peuples ennemis les uns des autres; fondre ainsi La religion de
rhomme et celle du citoyen, et proclamer ces croyances essen-
tielles au nom du souverain, non comme dogmes religieux sans
lesquels on ne peut se sauver dans l'autre vie, ce qui ne regarde
pas rétat , mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels on
ne peut être citoyen. CMe pi^ofession de foi civile est la base com-
mune sur laquelle chacun peut édifier tel système de croyances
que bon lui semble; les sectes sont libres; mais le souverain a
droit de bannir quiconque ne souscrit pas à la profession de foi
civile j non comme impie, mais comme insociable : il a droit de
prononcer même la peine de mort contre quiconque la renie après
l'avoir professée.
Les plus hautes vérités sont ici mêlées à de dangereuses erreurs,
procédant de la même cause que toutes les erreurs du Contrat
social, rinsufûsance de garanties pour la liberté individuelle.
Oui, l'état a le droit et le devoir de proclamer les principes
généraux de la morale religieuse; ce droit et ce devoir n'ont pu
lui être déniés que par Vanarchie absolue ou par une secte qui
aspire à étouffer la nationalité sous une théocratie étrangère :
l'état doit régler sur ces principes la législation , et renseigne»
ment; il doit les enseigner, les mettre en action, mais il n'a
point à imposer de 'profession de foi aux individus ni à péné-
trer dans les consciences pour savoir si on la croit. Il ne doit
demander compte aux citoyens que de leurs actes, et non de leurs
croyances. Le citoyen qui aurait témoigné ne pas croire aux
dogmes généraux ne doit encourir d'autre peine que l'exclusion
des fonctions qui tiennent à l'enseignement de ces dogmes.
Rousseau eût effacé avec effroi les quelques lignes malheureu-
sement empruntées à Platon sur la peine de mort contre les
athées, s'il eût entrevu se dresser à l'horizon l'échafaud de Ghau-
mette et de Clootz!
On peut appliquer le même principe au bannissement qu*il de-
mande contre quiconque ose dire : Hors de V Église point de salut !
a attendu que l'intolérance théologique et la civile sont insépa-
rables, et qu'il est impossible que ceux qui croient à cette maxime
respectent la liberté civile des autres et se regardent comme leurS
[«762] CONTRAT SOCIAL. 127
firères. > Les opinions spéculatives, quelles que soient leurs con-
séquences, n'encourent point de pénalité matérielle : elles ne
doivent exposer qu*à de certaines exclusions qui sont dans la na-
ture même des choses ; ceux , par exemple, qui nient les droits de
la patrie, ne peuvent enseigner aux enfants de la patrie les de-
voirs du citoyen.
La philosophie politique du xviii* siècle nous a légué deux mo«
nuroents, sinon égaux, du moins tous deux impérissables, quoi-
que imparfaits comme toutes les œuvres de Thomme : le livre de
la liberté et celui de Tégalité , V Esprit des lois et le Contrat social.
Rousseau fait reculer la théorie en deçà de Montesquieu sur cer-
tains points; ailleurs, il la fait avancer à pas de géant, et surtout
il déchire les voiles dans lesquels s*était enveloppée la prudence
de Montesquieu ; les questions de la souveraineté et du gouver-
nement ont été éclairées par lui d*une lumière qui ne s'éteindra
plus. Les ténèbres des Bodin, des Grotius, des Hobbes, des PufTen-
dorf, sont à jamais dissipées par Théritier d'AIthusius, de Spinoza,
de Locke, de Sidney : on ne confondra plus désormais la souve-
raineté de droit et le pouvoir de fait. Rousseau et Montesquieu, si
diCEèrents de physionomie, si contraires parfois dans les détails,
se contredisent au fond moins qu'ils ne se complètent. Les partis
ont opposé l'une à l'autre ces deux grandes mémoires : l'histoire
doit les réunir.
Jusqu'à la publication de ses deux œuvres capitales, Rousseau
n'avait souffert que dans ses affections privées. Les jours de la
persécution politique et religieuse se levaient pour lui. L'autorité
avait fermé les yeux sur les hardiesses de VHéloïse : des person-
nages d'un rang élevé et d'un sens droit, qui pensaient voir dans
la nouvelle philosophie religieuse le salut de la société , avaient
cru pouvoir rassurer également Rousseau sur Y Emile; c'était le
maréchal de Luxembourg , qui avait offert à Jean-Jacques une
sincère amitié à la place de celles qu'il avait perdues; c'était un
prince du sang, Gonti, qui cherchait dans le commerce des lettres
sérieuses quelque aliment à l'activité d'un esprit fait pour les
grands emplois de la politique; c'était le magistrat même chargé
de la censure, M. de Malesherbes. Celui-ci alla jusqu'à obliger
Rousseau d'imprimer V Emile en France, tandis que le Contrat
1Î8 LES PHILOSOPHES. [\n%\
social, comme les précédents ouvrages de Rousseau , s'imprimait
en Hollande.
Le Contrat social parut au commencement de 1762. La circula-
tion en fut d'abord tolérée. VÉmile suivit à quelques semaines de
distance. La première impression du public fut Tétonnement et
l'incertitude : on ne mesure pas un pareil monument du premier
coup d'œil ! Des admirations profondes et d'amères critiques écla-
tèrent à la fois. Pendant que les matérialistes dogmatiques affec-
taient un dédain qui couvrait mal leur colère, le sceptique d'Alem-
bert, malveillant pour Rousseau, mais judicieux avant tout,
avouait que ce livre mettait Rousseau à la tête de tous les écrivains.
La question ne fut pas laissée aux débats de l'opinion, et les espé-
rances des protecteurs de Rousseau furent trompées. La cour et
le parlement, au moment où ils accablaient les jésuites, après des
péripéties sur lesquelles nous reviendrons plus tard , se crurent
dans la nécessité de ne plus ménager les écrivains qui attaquaient
la religion romaine. Rousseau, par un principe très-digne de res-
pect*, avait toujours signé ses livres, au lieu de se couvrir, comme
Voltaire et autres, de l'anonyme ou de pseudonymes transparents,
et de fournir prétexte au pouvoir d'épargner Fauteur en prohi-
bant les ouvrages. Ses amis furent sans force pour le protéger.
Le prince de Conti ne put empêcher qu'on lançât un décret de
prise de corps contre lui et obtint seulement qu'on fermât les
yeux sur sa fuite. Rousseau ne se décida à partir que pour ne pas
compromettre son hôte, le maréchal de Luxembourg (juin 1762).
Il se retira en Suisse, à Yverdun, afin d'attendre ce qu'on ferait à
Genève. VÈmile fut brûlé et l'auteur dècrétèf à Genève comme à
Paris ! Une réaction peu sincère d'orthodoxie calviniste parmi des
pasteurs et des anciens, sociniens au fond pour la plupart, déguisa
la rancune des patriciens genevois contre le ci'oyen qui rappelait
à la démocratie ses droits. Rousseau , comme il l'avait prédit , se
trouva seul sous le coup d'un double orage, entre les champions
des religions officielles et ceux du matérialisme.
Expulsé du pays de Vaud par les oligarques bernois, il se ré-
fugia sur les terres de Frédéric II, â Motiers, dans la principauté
1. M Vitam impeudere vero. w
(176Î-I7H41 LETTRES DE LA MONTAGNE. 129
de Neufchàlel, et put y respirer quelque temps sous la protection
du monarque philosophe. Ce fut là qu'il reçut la nouvelle de sa
condamnation par la Sorbonne , avec un mandement habilement
rédigé contre lui, au nom de l'archevêque de Paris, par un ecclé-
siastique de quelque talent. Sa réponse fut un chef-d'œuvre, la
Lettre à M, de Beaumontj complément du Vicaire savoyard (no-
vembre 1762). Sur ces entrefaites, las d'attendre en vain que ses
conciloyens réclamassent contre la conduite arbitraire du conseil
genevois à son égard , il abdiqua son droit de cité , faisant ainsi
usage de ce droit extrême de renoncer à sa patrie , qui ne nous
semble légitime que dans deux cas : lorsque la conscience est vio-
lentéei ou la subsistance impossible *. Genève sentit alors, un peu
tard, de quelle auréole elle se dépouillait : l'opinion se souleva,
et la polémique qui eut lieu sur cet étroit théâtre, devenu si écla-
tant pour la seconde fois depuis deux siècles, enfanta les Lettres de
la Montagne^ supplément et correctif d'Emile et surtout du Contrat
social (1764) *.
Ici s'arrête ce torrent d'éloquence et de passion qui avait coulé
sans interruption pendant près de quinze années , et dont la
Lettre à C archevêque de Paris et les Lettres de la Montagne étaient les
derniers flots. Rousseau était résolu à ne plus rien publier de son
vivant, mais non pas , heureusement, à ne plus écrire. Il croyait
avoir payé sa dette à ses contemporains et projetait d'employer
ses dernières années à une œuvre sans modèle , au moins parmi
les modernes, et qui servît de preuves morales et de commen-
taires à ses livres devant la postérité.
Il eût souhaité d'achever sa vie, dans la contemplation et les
paisibles rêveries, au fond des vallées du Jura, ou dans quelque
île solitaire des lacs de la Suisse romane. Son indigne compagne
1. Rousseau, si ferme sur les devoirs de citoyen, admet peut-être trop facilem ent
la faculté de renoncer à ce titre, par suite de son opinion sur la nature toute yo lou-
taire du pacte social : il ne voit pas assez que Dieu nous donne une patrie comme il
nous donne un père. Inutile d'observer qa*il interdit de quitter la patrie lorsqu'elle a
besoin de nous. {Contrai social^ liv. IIJ, ch. xviii.)
2. Cest dans la vu* Lettre que se trouve le passage si souvent cité : <• Quand les
hommes sentiront-ils qu'il n'y a point de désordre aussi funeste que le pouvoir arbi-
traire avec lequel ils pensent y remédier? Ce pouvoir 3st lui-même le père de tous
les désordres : employer un tel moyen pour les prévenir, c'est tuer les gens afin quMIs
niaient pas la 6èvre. >•
XW. 9
430 LES PHILOSOPHES. (1765-1767
ne lui permit pas de réaliser ses vœux. Thérèse, qu'ennuyait la
solitude , abusa de la disposition ombrageuse de cette âme
blessée pour lui faire croire à des dangers imaginaires, à une
persécution de la part des bigots protestants. Il quitta le pays, le
cœur navré, l'esprit obséd/» d'une noire mélancolie. Il s'était dé-
cidé à accepter les offres du philosophe écossais Hume et à s'éta-
blir en Angleterre, malgré le peu de sympathie que lui inspirait
le peuple anglais. Il traversa la France sous le coup du décret du
parlement, et Taccueil qu'il reçut à Strasbourg, puis à Paris, fut
de nature à raviver son affection pour les Français. Le ministre
Choiseul, qui ne voulait ni le soutenir ni le faire arrêter, l'obligea
de hâter son départ. Il traversa la mer en janvier 1766.
La fatale issue de ce voyage est assez connue. Rousseau était
condamné à passer par trois degrés de souffrances : après les
douleurs privées, les persécutions publiques; après les persécu-
tions réelles, les maux imaginaires, les plus cruels de tous. Peut-
être le climat de l'Angleterre, la terre brumeuse du spleen , con-
tribua-t-il à déterminer l'explosion de Thypocondrie qu'avaient
déjà pronostiquée bien des symptômes incompris. La maladie
morale qui envahît Jean-Jacques se manifesta sous cette forme
qu'on peut nommer la manie de la défiance. Quelques légèretés
de Hume se transformèrent dans l'esprit de l'exilé en un complot
pour le perdre et le déshonorer. Hume, étonné et indigné, se
hâta, sans plus d'examen, de dénoncer Rousseau comme un
monstre d'ingratitude et ne trouva que trop d'échos parmi les an-
ciens amis de l'auteur d'Emile, qui eussent pardonné à Rousseau
sa gloire, mais qui ne lui pardonnaient pas ses principes. Ils le
confondaient avec les défenseurs des superstitions et l'appelaient
le déserteur de la philosophie, au moment où il sauvait la philoso-
phie. Voltaire, d'abord ému par les malheurs de Rousseau, puis
rendu à son aversion par quelques attaques des Lettres de la Mon-
tagne, se joignit, pour l'accabler, au parti athée, avec toute la
fougue de son caractère. Le malheureux Jean-Jacques vit se for-
mer contre lui une ligue trop réelle, mais que son imagination
grandit dans des proportions gigantesques, impossibles. Il se
figura être environné d'une conjuration universelle, dans laquelle
ses ennemis avaient entraîné toute la génération contemporaine ,
Ï1767-I7701 MALIIRURS DE ROUSSEAU. i:H
pour avilir son caractère et flétrir sa mémoire devant la posté-
rité. Bien loin de s'exagérer son influence, il s'exagéra son isole-
ment au milieu de son siècle ; il n'entendit pas les nombreux
échos qui répondaient à sa voix, ou lescrut menteurs et railleurs ' ;
il méconnut la sincérité de la plupart des disciples passionnés qui
aUluaient vers lui et ne goûta pas la consolation suprême, pour
un cœur tel que le sien, de jouir du bien qu'il avait fait aux
hommes ^. Ce fut là, sans doute , une sévère expiation des fautes
qu'il avait pu commettre en ce monde.
De retour en France (1767), où le décret qui subsistait contre
lui ne fut ni révoqué ni appliqué, et où le pouvoir ne songea
plus à l'inquiéter, il vécut trois années en province sous un
pseudonyme, puis revint ouvertement à Paris, pour se justifier
en personne des imputations de ses ennemis et lutter contre ce
qu'il nommait le grand complot : il apportait avec lui les pièces
du procès destinées à la génération future, le manuscrit des Con-
1. A son retour d* Angleterre, Amiens lai fît une réception triomphale : les anto-
rites municipales Toolurent lui envoyer le vin de la ville. Il fut d*abord touché; puis,
«n réfléchissant sur cet accueil, il s^magina qu'on s'était raillé de lui.
2. Les origines de la m>iladie noirt de Jean -Jacques dataient de loin ; ses anciens
amis, devenus ses ennemis, citaient comme des preuves d'égoïsme, d'ingratitude, de
fausseté, d'exagération mensongère, beaucoup d'incidents qui nMndiquaicnt que la sur-
excitation d'une Ame Jetée au delà des rapports moyens de la vie et incapable de
les juger au point de vue commun. — Que ferait et qu'éprouverait, au milieu du
monde physique où nous vivons, un être dont les sens seraient dix fois plus délicats
et plus irritables que les nôtres? — Il endurerait des souffrances continuelles et
insupportables; le moindre rayon lui blesserait les yeux; le moindre contact lui
ébranlerai^ tous les nerfs. Tel est Rousseau dans le monde moral. Si sa sensibilité
e&t été contenue et modérée par une autre éducation, il eût toujours été malheureux :
les êtres trop puissamment doués quant à la passion et à l'idéalité sont nécessaire-
ment malheui'enx ici-bas ; mais il n'eût ressenti que les grandes et inévitables dou-
leurs, et il n'eût pas été torturé par ces misères fantastiques de toutes les heures
qai finirent par rompre sans retour l'équilibre de ses facultés. — Une lettre touchante,
de mars 1768, atteste qu'il avait par moments le sentiment de cette situation anor-
male : « Quelque altération qu'il survienne à ma tète, écrivait-il, mon cœur restera
toujours le même. » Plus tard, il avoua à un ami, Corancez, qui nous a laissé la
meilleure relation que nous possédions sur ses dernières annéeS| qu'il avait quitté
TAngleterre dans un véritable accès de folie. Se croyant poursuivi, en Angleterre,
par les agents du ministre Choiseul, ce fut en France qu'il vint chercher un refuge I
Cette crise mentale coûta à la postérité une édition d'Emile^ revue et augmentée,
avec un travail sur Téducation publique. Roussean brûla le manuscrit dans un
transport de frayeur sans motif. — Avec les causes morales avaient concouru, pour
déterminer l'hypocondrie, des souffrances physiques de la nature la plus propre à
affecter le système nerveux, et des insomnies continuelles.
132 LES PHILOSOPHES. [17701
fessions. L'étal maladif qui troublait la rectitude de son jugement
sur les choses particulières, tout en lui laissant la plus admirable
lucidité sur les choses générales, et la résolution de se montrer
sans voile, de tout dire, pensées et paroles, actions et relations,
exécutée au pied de la lettre, expliquent, excusent, sans les justi-
fier, les quelques détails, inutiles et repoussants, qui blessent la
décence et le goût, les révélations sur les faiblesses d'autrui, la
complaisance avec laquelle Timagination du pénitent ravive les
souvenirs des erreurs que la conscience désavoue, enfin cet orgueil
qui s'exalte, sous l'oppression du malheur et de l'injustice humaine,
jusqu'à défier devant Dieu aucun de ses semblables d'oser se dire
meilleur que lui *. Il y aurait témérité à entreprendre de caracté-
riser, quant au point de vue littéraire, l'inconcevable magie de
cette création où Rousseau est à la fois et le poète et le poème.
Personne n'avait jamais écrit, personne n'écrira peut-être jamais
de pareils mémoires !
' Nous retrouverons Rousseau dans ses derniers jours. Nous
avons vu ses œuvres et sa vie. Nous allons constater les effets de
sa parole, au moins les effets immédiats qu'elle produisit sur
ses contemporains; car les conséquences ultérieures de cette
parole dépasseraient de beaucoup le cadre de notre histoire ;
elles dépasseront la génération au soin de laquelle nous vivons;
l'action de Rousseau sur la France et sur le monde n'est pas
terminée.
1.11 faut pourtant observer quUl dit meilleur et non plut vertueux^ ce qui est bien
différent. — On a trop oublié que Rousseau avait défendu de publier aet Mémoires
avant le commencement du xix« siècle^ époque à laquelle il pouvait croire que tous
ses contemporains auraient disparu. La famille de madame de Warens était complé-
tentent éteinte dés 1745, et les faiblesses systématiques de cette femme étrange
tuaient éiè, en quelque sorte^ publiques à Chambtri«
LIVRE CI
LES PHILOSOPHES {suite}.
Roubsbàu bt les phixx)80phe8. Lb8 ^coMomsTES. — Inflaence de Kousseaà
Bur les écrÎTaiiift. Voltaire modifié par Rousseau. Réformes réclamées par Yol-
taite. Voltaire et les parlements. Calas. — Résistance de la philosoj«hie maté-
rialiste. Propagande athée de d'Folbach. — Communisme. Morelli. — Mabli. Ses
i<!éeâ politiques et soeiales. — Inflaence de Rousseau sur les mœurs et sur les.
arts. Grétri. Gluck. Louis David. — Économie politique. Phtsjocrateb. Quesuai.
GoumaL TuBoav, économiste et philosophe.
1762 — in h.
Nous avons essayé de décrire l'état de la société avant la venue
des philosophes, puis le règne des philosophes avant ravéncincnt
de Rousseau : une troisième période s'ouvre à partir de la Julie,
de YEmiU et du Contrat social. Avant d'indiquer les effets de cette
éclatante apparition sur la société, sur le public, il faut en consta-
ter l'influence sur ceux-là mêmes qui étaient habitués à diriger
l'opinion publique, sur les écrivains. Rousseau était tombé au
milieu d'eux comme un projectile enflammé.
Les effets produits par Rousseau sur la phalange philosophique
furent très-divers, très-opposés môme, mais très-puissants. Les
oscillations, les modilications de l'àme de Voltaire se suivent de
page en page dans ses écrits. Dans le temps même où il témoigne
une malveillance croissante contre la personne de l'auteur à* Emile
et contre certaines de ses idées, il est entraîné invinciblement
vers les principales doctrines de Rousseau ; il entre, comme mal-
gré lui, dans des voies où il n'avait jamais porté ses pas. On dirait
que c'est pour se venger de cette salutaire violence qu'il poursuit
^U LES PHILOSOPHES. 11762 1774]
Rousseau de son aveugle colère. Sous cette agitation passionnée,
il y a pourtant un développement logique dans les changements
opérés chez Voltaire. Il n'en est pas ainsi chez Diderot, le plus
grand,. le seul grand de la secte encyclopédique; là, les fluctua-
tions, les contradictions, redoublent. Dans le gros du bataillon
matérialiste, on ne se contredit pas : on a la logique de la médio-
crité ; on enchérit sur Talhéisme de la veille par esprit de réaction.
Le patriarche de Femei a toujours la suprématie nominale sur
farmée encyclopédique, mais cette armée est peu disciplinée : elle
obéit quand il s*agit de tirer ou sur les religions positives ou sur
la personne de Rousseau, et aussi, il faut* bien le reconnaître,
quand il s*agit de défendre l'humanité ; mais, quand le chef
veut ménager les idées de Rousseau ou maintenir son propre
déisme, les lieutenants passent outre. Il ne s'agit ici que des idées
religieuses ou métaphysiques de Rousseau; quant à ses idées
politiques, tous en subissent l'influence à un très-haut degré. Seu-
lement, ceux-ci les restreignent, ceux-là les faussent ou les
exagèrent.
L'avènement, l'invasion de Rousseau, détermine donc, dans la
vie de Voltaire, une troisième phase très-féconde, très- essentielle
à étudier. Dans la première phase, Voltaire avait eu pour fonds,
pour point d'appui, l'optimisme de Bolingbroke. Dans la seconde,
il avait perdu ce point d'appui sans en retrouver d'autre. Dans la
troisième, rafl'ermi par un secours qu'il n'avoue pas, enflammé
d'une émulation qu'il se dissimule à lui-même, il s'assimile en
partie les vues de son illustre et malheureux rival, et ravive en
même temps et développe, avec une énergie soutenue, toutes ses
aspirations propres, toutes les données qui sortent spontanément
de la nature de son esprit : le vieil arbre reverdit avec une puis-
sance de régénération admirable et porte de nouveaux fruits, qui
auraient peut-être séché en germe sans le bienfaisant orage qui
a passé sur son front.
Un écrit politique anonyme, les Idées républicaines^ par un citoyen
de Genève, est le premier écho de Rousseau chez Voltaire. Il attaque
avec aigreur le Contrat social, le réfute ajuste titre sur quelques
points, à tort sur d'autres, où il n'entend pas la vraie pensée de
Rousseau ; mais, au fond, il le subit en le complétant par ce grand
(I76i-17741 VOLTAIRE. IDÉES RÉPUBLICAINES. 435
principe : a Dans une république digne de ce nom, h liberté de
publier ses pensées est le droit naturel du citoyen. » C'est donc à
Voltaire, à ce qu'il semble, que revient l'honneur d'avoir formulé
nettement la liberté de la presse comme un droit fondamental. II
combat, au nom de la liberté, les lois somptuaires recommandée»
par Rousseau; il blâme, comme lui, a la distinction odieuse et
humiliante de nobles et de roturiers. » Il avait accepté la souve-
raineté du peuple, en établissant que « le gouvernement civil est
la volonté de tous, exécutée par un seul ou par plusieurs en vertu
des lois que tous ont portées. » Mais il restreint cette participation
de tous par une singulière définition de la société, c Une société
étant composée de plusieurs maisons et de plusieurs terrains qui
leur sont attachés, il est contradictoire qu'un seul homme soit le
maître de ces maisons et de ces terrains, et il est dans la nature
que chaque maître ait sa voix pour le bien de la société. — Ceux
qui n'ont ni terrain ni maison dans cette société doivent-ils y avoir
leur voix? — Us n'en ont pas plus de droit qu'un commis payé
par des marchands n'en aurait à régler leur commerce ; mais ils
peuvent être associés. »
Voici donc la monarchie et la démocratie niées ensemble au
profit de la république des propriétés foncières. La société com-
posée de maisons et de terrains!... Rousseau pensait que la
société est composée d'hommes ! — On peut voir là le germe de
ces opinions équivoques , qui, tout en reconnaissant d'une ma-
nière abstraite la souveraineté du peuple, excluent systémati-
quement* la plèbe des droits politiques, sans motiver celte exclu-
sion aussi crûment que Voltaire.
Malgré cette négation du droit des non-propriétaires^, Voltaire,
revenu aux sentiments qui lui avaient autrefois inspiré Drutus et
la Mari de César ^ et qu'il avait paru oublier pour la guerre exclu-
sive au fanatisme f émit désormais, en mainte occasion, des
maximes républicaines. Il avait dit, dans les Idées d'un citoyen de
1. Nous disons s^tématiquement ; car on peut admettre le principe du vote uni-
rersel , sans le croire immédiatement applicable à tout peuple dans tout état de
société.
2. Non-seulement des prolétaires, mais des capitalistes et industriels qui ue seraient
pas propriétaires fonciers.
136 LES PHILOSOPHES. (1762-17741
Genève^ que a le plus lolérable des gouvernements est le républi-
cain, parce que c'est celui qui rapproche le plus les hommes de
l'égalité naturelle.» Il revient là -dessus, dans l'article Démociutie
de ce Dictionnaire philosophique, par lequel il prétendait suppléer
aux réticences de Y Encyclopédie et donner franchement le dernier
mot sur toutes sortes de matières. « Le peuple, » dit- il, conmie
Rousseau, o ne veut jamais et ne peut vouloir que la liberté et
l'égalité. 0 II oppose les crimes des monarchies à ceux bien plus
rares des républiques. L'article Politique, du même Dictionnaire,
contient une allégorie très-vive et très-leste sur la fin des monar-
chies, sur les manœuvres trop maltraités qui finissent par chas-
ser le maître, t Tout ce que je vois, dit-il dans une lettre du
2 avril 1764, jette les semences d'une révolution qui arrivera
immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin.
Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière
s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera
à la première occasion, et, alors, ce sera un beau tapage. Les
jeunes gens sont bien heureux; ils verront de belles choses. »
Ces belles choses dont Voltaire parlait d'une façon si dégagée
lui eussent inspiré autant d'épouvante que d'admiration , s'il lui
eût été donné d'en être le spectateur. Ce n'était pas sur ce ton
que Rousseau avait annoncé les immenses commotions qui s'apprê-
taient.
Voltiiire ne se pique pas toujours d'être conséquent avec lui-
m^me; à côté du républicain, du révolutionnaire, le grand pro-
priétaire, le seigneur de paroisse, se fait jour parfois tout à coup
par une boutade quasi féodale, cr La prétendue égalité des hommes
est une chimère pernicieuse. — S'il n'y avait pas trente manœuvres
pour un maître, la terre ne serait pas cultivée. — J'ai établi des
écoles sur mes terres, mais je les crains. » (Art. Fertilisation.)
Ces fantaisies seigneuriales l'arrêtent peu : en dépit de ses légè-
retés et de ses contradictions, il avance toujours; son ardeur et
son activité semblent croître avec les ans. Rousseau avait surtout
posé des principes et fait appel à des sentiments généraux : Vol-
taire, après avoir fait si longtemps, de son côté, de la critique
générale, se met à réclamer incessamment des réformes positives,
déterminées, partielles, mais émanant toutes d'un même esprit
[17661 VOLTAIRE ET BECCARLX. 137
et allant à un même but, le progrès de l'humanité dans les lois et
rémancipatlon de la société laïque.
Un jeune Milanais, le marquis Beccaria, venait de publier, avec
un grand retentissement, le Traité des délits et des peines , reflet
de cette pensée française qui envahissait rapidement ^Europe^
Voltaire accueille à bras ouverts et commente cette œuvre, qui
résume, sinon avec profondeur, du moins avec la chaleur la plus
vraie et la candeur la plus sympathique, toutes les aspirations
de la philanthropie moderne vers une législation plus humaine
et plus juste (1766). L'expérience du vieillard ne suit pas le jeune
homme dans tous ses élans; Voltaire ne croit pas, comme Becca-
ria, la peine de mort absolument illégitime^, mais il invite le
législateur à en rendre l'application la plus rare possible et à
employer, en général, les criminels aux travaux publics. Point
d'exécution capitale qu'après révision du procès dans le conseil
du prince : cela existe en Angleterre et en Allemagne; cela existait
jadis en France. Plus de question, siu*tout de question préalable :
l'AngleteiTe l'a depuis longtemps abolie; d'autres états suivent
son exemple avec succès*. Point de peine d^ mort pour vol
domestique; plus de confiscation des biens des condamnés (elle
n'existait pas dans la plupart des pays de droit romain, ni dans
le Bourbonnais, le Berri, le Maine, le Poitou, la Bretagne). Vol-
taire attaque toute la partie de la pénalité dictée par le fanatisme,
les peines contre les hérétiques, les supplices atroces contre les
sacrilèges, la révoltante exécution du cadavre des suicides; il
glisse en passant une note sur un abus étranger à la pénalité,
mais plus odieux encore à l'humanité, sur l'infdme mutilation
des soprani pour l'usage de la chapelle du pape. Il compare notre
procédure secrète, imitée de Tinquisilion sous François 1*% à
la procédure publique des Romains, réclame contre le dur trai-
1. Le livre de Beccaria fut traduit et remanié par l'abbé Morellet, économiste et
philosophe déiste, qui venait de publier, en 1762, le Manuel des Inquieiteurtf tirant
ainsi le monstre de l'Inquisition hors de son antre pour l'exposer à l'horreur uni*
verselle.
2. Il est à remarquer que cette opinion de Beccaria, qui a eu tant d'échos depuis,
n'a été professée par aucuu des gprands génies du xviu' siècle. [
3. La Russie, l'Autriche, la Prusse, la Hesse. £n Russie, la réforme n'était pas
bien sérieuse, le knout se prêtant facilement à remplacer les intruments classiques
de la torture.
438 LES PHILOSOPHES. [1766-17741
teinent infligé aux accusés et contre l'injustice d'accorder des
avocats aux prévenus de simples délits et de les refuser aux pré-
venus de crimes : il montre que l'Ordonnance criminelle de 1670,
qui a beaucoup aggravé celle de 1539 et qui est la seule loi uni-
forme pour tout le royaume, semble, à bien des égards,. avoir
pour but la perte des accusés, et non la découverte de la vérité.
Il s'indigne que l'accusé reconnu innocent ne soit point indemnisé
de sa captivité ni de ses souffrances. (Après soixante ans de révo-
lutions, il aurait à s'indigner encore!) Il flétrit la vénalité des
charges de judicalure, qui n'existe qu'en France. Il appelle de
ses vœux l'uniformité de jurisprudence, puis celle de législation *.
Ailleurs, il préconise le jury anglais, le jugement du citoyen
par ses pairs : il avait, dès 1742, vanté l'institution des juges de
paix, établie en Hollande.
Quant à cet autre grand objet, l'affranchissement de la société
civile, il y revient sans cesse dans le Dictionnaire philosophique et
partout. Il avance que c'est à l'état à entretenir les ministres
des autels, sauf à disposer du superflu des biens ecclésiastiques,
s'il y en a -, et qu'on ne doit pas souffrir d'ordres religieux ayant
des supérieurs étrangers. Il demande que l'autorité séculière ne
se mêle plus de faire observer, par force, l'abstinence du ca-
rême et le repos des jours de fêtes. Le mariage, quant à ses effets
civils et en tant que contrat, les testaments, les inhumations,
doivent rentrer dans le pur droit civil. La séparation de corps
entre époux, sans faculté de se remarier, est contraire à la morale
et au bon ordre.
Il provoque également des réformes en toutes sortes d'autres
matières : dans des questions d'édilité, d'hygiène publique,
1. Puur appréi'ier ce qu'on doit à Voltaire et à ses auxiliaires déToaés, il iuat se
rappeler où eu étaient encore, quelques années auparavant, les hommes les plus émi-
neuts parmi les légistes ; par exemple, d'Aguesseau admettant l'utilité de la question
et faisant renouveler ces barbares ordonnances du XTi« siècle, qui condamnaient à
mort les coupables de rapt de séduction, sans distinction de sexe, c*est-à-dire qui me-
naçaient du supplice une fille qui se serait fait épouser par un mineur malgré ses pa-
rents [décembre 1730). — Ane. Lois françaises, t. XXII, p. 338.
2. Pour juger ce système, il faut le comparer, non pas à la théorie qui rejette Ten*
tretieu des cultes sur la libre contribution des particuliers, mais à l'état de choses où
le clergé catiiol que possédait une très-grande partie du sol français et 90 millions
de dîmes sur le reste.
J76M774) VOLTAIRE. RÉFORMES. 439
comme le retour à Fusage des anciens sur la translation des ci-
metières hors des villes; dans les questions d'éducation , comme
l'introduction des études historiques et mathématiques au sein
des collèges.
Il suffît de résumer les propositions de Voltaire pour en signaler
l'importance : la plupart de ses desiderata sont devenus les lois
de la France nouvelle; quelques-unes des améliorations qu'il
appelle sont encore à établir ou à rétablir. Sur le terrain des ré-
formes civiles, il marche du pas le plus ferme et le plus assuré :
rien n'égale la justesse de son coup d'œil.
La question religieuse n'est pas si simple ni si facile à juger.
Là, deux tendances inverses se manifestent chez Voltaire : d'une
part, il se rafiermit dans le déisme et se rapproche des croyances
nécessaires qu'il avait repoussées; de l'autre part, comme pour
se faire pardonner sa religion naturelle par les matérialistes, il
redouble d'acharnement contre les religions positives et contre la
Bible. Il ne se contente pas de seconder la guerre de Rousseau contre
la religion romaine, religion, dit-il, qui, a se choisissant un chef
hors de l'état, est nécessairement dans une guerre publique ou
secrète avec l'état; maladie qu'il faut guérir par degrés en abolis-
sant les taxes honteuses qu'on paie à l'évôciue de Rome , en dimi-
nuant le nombre des couvents, en supprimant, avec le temps, les
confréries, les pénitents, les fuusscs reliques *. » Le fameux mot
d'ordre : Écrasons l'infâme! ne menace plus seulement le fana-
tisme et la superstition, mais enveloppe le christianisme tout en-
tier, que Voltaire confond avec les sectes chrétiennes; il ne dis-
tingue même plus la morale du dogme; il foule aux pieds les
sentiments les plus respectables; il flétrit les traditions les plus
touchantes et les plus saintes avec une licence qui ne rappelle que
trop l'auteur de la Pucelle.
L'excuse de tels excès, si quelque chose en peut atténuer le
blâme, est dans les crimes par lesquels le fanatisme humilié s'ef-
force de venger sa défaite et de ressaisir l'empire. De 17G2 à
1. îdiu di Lamothê'lê'Vayir. — Parmi les défensean de la Bible et de la tradition,
Von ue peut guère citer que Tabbé Guénée, homme d'esprit, qui met du goût dans
rérudition et deTurbanité dans la polémique. Ses Lettres Je qelques Juifi, etc., sont
à peu prés le seul livre de talent qu*on ait écrit contre Voltaire.
m LES PHILOSOPHES. [176«-1765]
1766, le vieil esprit routinier et impitoyable des cours de justice
jette le défi à l'esprit du siècle, par une série d'atrocités judiciaires
Lien propres à lancer hors de toute mesure un homme de passion
et d'entraînement tel que Voltaire. Des minorités bigotes et fu-
rieuses s'imposent dans les parlements à des majorités flottantes
ou sceptiques, et les obligent , comme compensation de la guerre
à mort que la magistrature fait en ce moment aux jésuites, à
fouiller dans l'arsenal des vieilles lois, plein d'instruments d'exter-
mination, € pour venger la religion des hérétiques et des impies. •
Le 19 février 1762, le pasteur protestant Rochette est pendu, par
sentence du parlement de Toulouse , pour avoir exercé en Lan-
guedoc le ministère évangélique. Trois jeunes gentilshommes
protestants, les frères Grenier, sont décapités en même temps,
sous prétexte de rébellion, pour avoir pris les armes dans un
moment où ils craignaient d'être égorgés par des catholiques
ameutés au son du tocsin à l'occasion de l'arrestation de Rochette.
Le 9 mars 1762, un autre réformé toulousain, le négociant Calas,
expire sur la roue : le parlement de Toulouse l'avait condamné
comme assassin de son propre fils, qui, selon toute apparence,
s'était donné la mort à lui-même. Suivant une fable empruntée
par le parlement à la crédulité grossière des confréries de péni-
tents , Calas avait tué son fils pour l'empêcher de se faire catho-
lique ! La veuve et les enfants de la victime, après avoir passé eux-
mêmes par. les horreurs de la question , se réfugient à Genève et
vont implorer la pitié de Voltaire. On sait le reste. L'histoire ne
peut avoir trop d'éloges pour la magnanimité avec laquelle ce
vieillard, déjà en butte aux clergés de toute l'Europe, osa entrer
en lutte ouverte avec cette magistrature si redoutée et la fit recu-
ler devant lui. Il sut employer toutes les armes, même celle de
la modération, pour persuader, pour entraîner le public, le bar-
reau, la cour enfin : il obtint, après exécution! l'application de ce
principe de révision qu'il réclamait théoriquement entre la con-
damnation etrexéculion. Un tribunal extraordinaire de cinquante
maîtres des requêtes cassa l'arrêt du parlement de Toulouse, ré-
habilita la mémoire de Calas et ordonna que sa famille fût indem-
nisée (9 mars 1765 ). Jamais la justice et la vérité n'avaient rem-
porté une plus belle et plus difficile victoire.
[1762-1766] CALAS ET LA BA«RE. i44
L'année même du supplice de Calas, les mêmes abominations
avaient failli se renouveler dans le même lieu. Une jeune fille
protestante avait été enlevée à ses parents, d'après les ordonnances
toujours en vigueur, et enfermée dans un couvent pour la forcer
à changer de religion , pour Vinstruirey comme on disait. Elle
s'i chappa et, dans sa fuite, elle périt par accident. Le père, appelé
Sirven, fut accusé du même crime que Calas : il s'enfuit, avec sa
femme et son autre fille, à travers les neiges des Cévennes. La
femme y mourut de misère et de douleur; le père et la fille re-
joignirent la famille Calas à Genève. Us y trouvèrent la même
protection, tandis qu'on les condamnait par contumace à Tou-
louse; mais leur affaire ne fut pas si promptement vidée et, avant
que leur innocence eût été judiciairement reconnue, les parle-
ments s'écroulèrent.
Ils avaient eu le temps, auparavant, de se souiller de nouvelles
cruautés. En 1766, un crucifix placé sur un pont d'Abbeville
ayant été mutilé pendant la nuit , l'évêque d'Amiens cria ven-
geance. Deux jeunes officiers de dix-huit ans , La Barre et d'Étal-
londe, furent accuses de ce sacrilège. D'Élallonde s'enfuit ; La
Barre fut condamné par le présidial d'Abbeville, sur de vagues
présomptions, à être brûlé vif, après avoir eu la langue et la main
droite coupées! Appel fut porté au parlement de Paris. Le parle-
ment confirma la sentence, en accordant au condanmé la faveur
d'être décapité! Celte fois, Voltaire échoua. La tète de La Barre
tomba le l*' juillet 1766. Les tribunaux semblaient frappés de
vertige, lors même que les passions ou les intérêts religieux
n'étaient pas en jeu : Voltaire, comme nous l'avons dit ailleurs ,
ne réussit pas mieux à leur arracher une victime plus éminente ,
le comte de Lally; mais il prépara la réhabilitation de ce malheu-
reux général, et sauva la vie ou l'honneur à plusieurs autres
accusés prêts à succomber sous d'injustes préventions ; il semblait
aspirer à se faire le réparateur de toutes ces erreurs et de toutes
ces iniquités judiciaires qui prouvaient si bien la nécessité des
réformes qu'il invoquait.
Il pratiquait ainsi l'Évangile en fait , pendant qu'il l'attaquait
de nom.
En même temps, son déisme prenait un caractère de plus en
4'»2 LES PHILOSOPHES. {\U%-mk]
plus précis et providentieL II se déclare très-énergîquement en
faveur des causes finales et contre le naturalisme. < Je ne vois
dans la nature, comme dans les arts, que des causes finales. —
Il n'y a point de nature : il n'y a que de l'art. » Il veut dire que
Dieu est le grand artiste, et le monde une œuvre d'art (Dict. phiL,
art. Dieu ; — Nature). II oppose Spinoza lui-même au naturalisme
matérialiste : c'est le commencement de la justice pom* ce grand
homme méconnu même de Rousseau. En approchant du seuil de
l'autre vie, il incline enfin à l'immortalité de l'âme. Il admet la
possibilité en nous < de cette monade indestructible qui sent et
qui pense, » si souvent en butte à ses railleries, c Espérons que
notre monade , qui raisonne sur le grand Être étemel , pourra
être heureuse par ce grand Être même *. » Il avoue que, partout
où il y a une société établie, une religion (il ne dît pas une religion
dÉtat) est nécessaire, pourvu que le culte soit simple, et le sacer-
doce sans superstition : u Les lois veillent sur les crimes connus,
et la religion sur les crimes secrets. » Les romans, la poésie, qu'il
a tant de fois employés à la critique dissolvante, deviennent des
armes en faveur de sa foi à la Providence ^. Son langage s'élève,
comme sa pensée, dans les mâles et ûères épltres enfantées par
la verve inépuisable de ses vieux ans.
J'ose agir sans rien craiudre, ainsi que j'ose écrire I
Le vengeur de Calas pouvait se rendre ce noble témoignage.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance!
Tout est bien aujourd'hui , voilà Tillusion.
C'est ainsi qu'il corrige, dans les éditions nouvelles, la conclu-
sion désolée du Désastre de Lisbonne,
Son dernier mot est un acte de foi pour la religion du progrès :
Que tout soit mal ou bien, faisons que tout soit mieux I
C'était contre ses alliés accoutumés que tous ces traits étaient
1. Dès 1758, au lendemain de Candide, il avait vu clair sur la question de Toptl-
misme. « C*est l'éternité à venir qui fait l'optimisme, et non le moment présent, »
écrivait-il à un pasteur de Genève, résumant ce que lui avait écrit Rousseau. Mais,
cette éternité à venir, il n*en avait guère encore le sentiment à cette époque.
2. V. VUist.deJenng; VÉpUre à lauUar du Trois Impoêteurê; VÉpttre à BoiUau,
[17as-17741 VOLTAIRE CONTRE LES ATHÉES. 143
dirigés; c'était contre leur athéisme qu'il protestait en gravant sur
le fronton de l'église de Femei l'inscription fameuse : Deo erexit
Voltaire, où l'on a voulu voir à tort la révélation d'un téméraire
orgueil*.
n hésita longtemps avant de faire une guerre directe à leurs
ouvrages : le pacte contre Tenneini commun le retenait. Eux-
mêmes, d'ailleurs, malgré la colère fanatique qu'avait soulevée
parmi eux l'attaque de Rousseau, ne se hasardèrent que peu à peu
à enseigner dogmatiquement dans leurs livres les maximes pro-
fessées depuis bien des années dans leurs salons. Il fallut qu'ils
sentissent le vieux monde de plus en plus ébranlé et qu'ils crus-
sent la puissance de leur secte singulièrement agrandie. II fallut
surtout qu'ils eussent un centre d'action très -fortement constitué.
Pour créer ce centre, d'Alcmbert était trop prudent et trop scep-
tique ; Diderot, trop mobile, trop clairvoyant aussi , n'avait pas
une foi assez feniio dans le néant et apercevait parfois l'impossi-
bilité d'une société athée. Un homme d'une moindre portée, mais
qui joignait à une persévérance passionnée les conditions de for-
tune et de position nécessaires pour agir sur une grande échelle ,
s'empara de ce rôle : ce fut le baron d'Holbach , Allemand établi
en France, très-instruit dans les sciences naturelles, à l'avance-
ment desquelles il eût pu contribuer par des vues originales ,
mais qui ne fit de sa physique que le support d'une mauvaise
métaphysique. D'Holbach réunit autour de lui et met à l'œuvre
des hommes de savoir et de talents inégaux , mais associés par
une même soif de destruction et par une même sincérité dans
leur fanatisme négatif. Il s'empare de Diderot, non pas exclusive-
ment, mais du moins autant que l'on peut saisir ce protée que
personne n'enchaîna jamais. Le fougueux directeur de VEnqjclo-
pèdie écrit h la fois, pour lui-même et pour ses amis, des livres
déistes et des livres athées : les Additions aux Pensées philosopher
ques, le Traité de la suffisance de la Religion naturelle (1770), d'au-
1. Il est regrettable que ce soayenir soit gâté par les scènes, les unes paériles, les
autres condamnables, qui se passèrent à Fernei , lorsque Voltaire B*amiisa à se faire
affilier au tiers-ordre de Saint- François, prétendit recevoir la communion des mains
de son curé, en bon seigneur de paroisse, malgré l'opposition de son évéque, et
souscrivit à cet eflfet une profession de foi catholique, pour se mettre à couvert du
côté des tribunaux français. Rousseau ne jouait pas avec ces choses !
U4 LES PHILOSOPHES. [1770)
très productions de Diderot encore, pourraient être avouées par
Voltaire, sinon par Rousseau même; Y Histoire philosophique des
deux Indes, de l'abbé Rainai (1770), qui doit à Diderot ses pages
les plus vivement colorées*, est encore ui\e œuvre de déisme;
mais, pendant ce temps, Diderot esquisse pour son compte de cy-
niques fantaisies, et prodigue sa verve aux élucubrations matéria-
listes de d'Holbach, de son lieutenant Naigeon, d'Helvétîus, comme
à cette correspondance par laquelle Grimm amuse sept ou huit
princes étrangers du mouvant spectacle qu'offre la France philo-
sophique et litténire; inépuisable, infatigable, il écrit presque
tout ce qui a une certaine supériorité dans les livres de ses amis;
homme étrange, qu'on ne saurait accuser de mauvaise foi, mais
qui a le don périlleux de se passionner en artiste pour des idées
contradictoires, selon qu'elles se succèdent à la surface de son
esprit.
Une foule de livres agressifs sortent de la secrète officine de
THolbach, pour aller recevoir la lumière en Hollande et revenir
se faire brûler en France , où le bûcher n'est plus qu'un moyen
de propagation ^. On les fait passer pour les œuvres posthumes
de divers savants ou académiciens qui n'avaient osé, disait-on,
révéler leur pensée de leur vivant : les principaux sont mis sur
le compte de l'érudit le plus profond du siècle, de Nicolas Fréret,
mort en 1749. Les premiers de ces ouvrages étant surtout dirigés
contre les dogmes révélés. Voltaire les approuve, malgré des
tendances suspectes : un théologien savant et laborieux, mais
lourd, et qui défend, avec les dogmes du christianisme, les
vieilles maximes de l'intolérance, l'abbé Bergier, répond à un de
ces livres, V Examen critique des apologistes du christianisme, par la
Certitude des preuves du christianisme, à quoi un nouveau cham-
pion réplique par la Certitude des preuves du mahomètisme : celui-ci,
Allemand francisé comme d'HolLach et Grimm, est ce Clootz,
depuis célèbre dans la Révolution sous le nom d'Anacharsis ,
1. Le vaste ouvrage de Rainai, trop vanté autrefois, trop dédaigné aujoard*hui,
est diffus, déclamatoire, parfois inconséquent, mais plein de faits et animé d'une
passion sincère.
2. On en brûla vingt-cinq on trente en 1770. V. le curieux rapport de M. Walcke-
naër à TAcadémie des Inscriptions sur Fréret.
[1770-1774) PROPAGANDE ATHÉE. . U5
disciple de Diderot qui doit tomber sous les coups des disciples
de Rousseau, quand les idées seront devenues des glaives!
Le Système de la Nature lève enfin tous les voiles (1770) : c'est
la tliéorie, exposée magistralement, de ce naturalisme matéria-
liste insinué dans Y Interprétation de la Nature et dans quelques
autres ouvrages antérieurs de Diderot, et réfuté par Rousseau.
A ce coup. Voltaire éclate. Pour la première fois, il condamne
publiquement une production émanée de la confrérie philoso-
phique et se trouve rangé, bon gré, mal gré, à côté de l'auteur
iïÉmUe.
Ces mômes livres, si hostiles à la religion de Rousseau, subis-
saient l'impulsion de sa politique, tout en partant de principes
si différents. Rousseau ayant condamné tous les établissements
monarchiques ou aristocratiques qui méconnaissaient le droit du
peuple, il fallait bien trouver moyen d'enchérir sur lui. Il avait
donné les raisons : on prit les déclamations*. Ce fut contre le
despotisme une émulation de cris dont le diapason alla toujours
montant, jusqu'au distique farouche de Diderot :
Et ma main ourdirait les entrailles du prêtre,
A défaut d*un cordoo pour étrangler les rois !
Fureur dithyrambique qui n'empôcha pas le tyrannîcîde Diderot
de professer une adoration naïve pour Catherine II, l'impéra-
trice philosophe, qu'il alla voir en Russie et qui le combla de
caresses et de bienfaits calculés.
On rencontre, dans un ouvrage posthume de Diderot (la Poli-
tique des Souverains, écrite en 1774, publiée seulement en 1798),
des passages plus sérieux et plus réfléchis que cette sauvage bou-
tade d'un souper philosophique.
« Sous quelque gouvernement que ce fût, le seul moyen d'être
libre, ce serait d'être tous soldats. U faudrait que, dans chaquQ
condition, le citoyen eût deux habits, l'habit de son état et l'habit
militaire. >
1. Ce n*est pas qu'il n'y eût dans ces livres « quelques principes Trais de droit
public et de liberté, » comme le recoanait un historien qui n*est pas suspect de favo-
riser le matérialisme, M. Villemain; mais ces principes, dépourvus de lien et de
sanction, ne pouvaient faire une doctrine.
XVI. 40
446 LES PHILOSOPHES. [1770-1774]
Voilà l'institution de la garde nationale formulée.
« Il n*y a de bonnes remontrances que celles qui se feraient la
baïonnette au bout du fusil. »
Et , enfin , ce mot terrible , qui renfermait une lugubre pro-
phétie :
c Le supplice public d'un roi change l'esprit d'une nation pour
JAMAIS. »
C'est la raison d'état révolutionnaire succédant à la raison d'état
monarchique et catholique. Rousseau, du moins, eût dit : c Le
supplice d'un roi coupable. »
Le distique n'avait pas été publié, non plus que ces axiomes,
et Catherine, d'ailleurs, redoutait peu pour ses mougiks les prédi-
cations de la propagande française'. Un autre monarque les jugea
moins inoffensîves. C'était Frédéric II. Il servit de second à son
ancien ami Voltaire et composa une réfutation du Système de la
Nature, au point de vue du déisme, et même du libre arbitre,
qu'il avait autrefois combattu. Il était bien d'intervenir ainsi en
philosophe et non en roi ; mais on peut garantir qu'au fond le
roi avait été plus blessé que le philosophe, par un livre où Ton
réclamait pour les sujets le droit de déposer leurs princes et
l'abolition des grandes armées qui soutiennent les trônes. Fré-
déric s'était déjà trouvé fort dépassé par Rousseau, quoiqu'il eût
lui -môme paru établir, dans un écrit théorique, la supériorité
de la république sur la monarchie ' : lui qui avait commencé
si bruyamment la révolution philosophique parmi les rois, il
commence presque la réaction, ou, tout au moins, il s'arrête,
s'il ne recule pas, pendant que le mouvement gagne les cours
de Russie, d'Italie, môme d'Autriche et d'Espagne, môme la cour
de Rome!...
Le mouvement, au sein des cours, ne pouvait s'étendre que
dans de certaines limites ; mais les écrivains avaient franchi toutes
les limites : après les religions particulières, on avait attaqué la
religion naturelle; après les formes passagères des sociétés, on
attaquait le fond. Un livre, le Code de la Nature, qui a été attribué
à Diderot , quoiqu'on n'y rencontre pas plus ses idées que son
1. Il en donne une raison très-remarquable : c*est qu'il y a plus de suite et d* unité
dans la politique des républiques.
I1749J MOKELLr. COMMUNISME. 147
Style, dénonçait la propriété, non plus comme liée à la société
qui a remplacé rindépendance sauvage, mais comme ayant ren-
versé la vraie société, la communauté, loi providentielle de la
sociabilité humaine. Le véritable auteur, demeuré fort obscur, se
nommait Morelli. C'était un rêveur solitaire, fort en dehors de
tout sens pratique, comme l'attestent les naïvetés de son livre;
mais la portée de ce livre en dépasse de beaucoup la valeur
intrinsèque, quoique tout n'y soit pas méprisable. C'est là le
point de départ du babouvisme, du communisme moderne et de
tous les systèmes fondés exclusivement sur le principe de la fra-
ternité. La théorie communiste, héritière des franciscains du
moyen âge et des philosophes utopistes du xw^ siècle, ne procède
pas du matérialisme, quoiqu'elle puisse devenir un effrayant fléau
en s'y combinant. Morelli est religieux : il professe la perfectibi-
lité providentielle du monde physique et moral ; il pose comme
principe de tout développement moral le sentiment de notre
insuffisance individuelle, du besoin que nous avons d'autrui, par
conséquent de la bienfaisance, et montre Tidée de la bienfaisance,
de la bonté, élevée au degré suprême, éveillant en nous la notion
de la Divinité, plutôt et plus sûrement que le spectacle nïême de
l'univers. Il fait un grand éloge du christianisme primitif et voit
fort bien que la tendance à la communauté y a existé, mais moins
bien pourquoi elle a cessé d'y être. La tendance à l'unité et à
l'égalité sociale absolues est une inévitable réaction de l'esprit
humain dans la décadence des civilisations, où une extrême iné-
galité est associée à une extrême corrui)tion ; mais cette tendance
se tempère et s'équilibre avec d'autres forces quand la société se
rassoit. Les chrétiens fussent sortis du régime de la communauté,
quand même l'Église n'eût pas dévié de l'esprit évangélique,
comme le lui reproche Morelli.
C'est que la liberté, la libre disposition de soi-même, le plus
indomptable de tous les besoins de Thomme et le grand mobile
de tout progrès, de toute activité, est incompatible avec cette
réglementation universelle où aboutit nécessairement le commu-
nisme, et qui est déjà complètement formulée dans le Code de
Morelli. Là se trouve déjà, presque dans les mômes termes, le
fameux axiome de cluicun selon ses facultés; à chacun selon ses
148 LES PHILOSOPHES. [174017581
besoins^ idéal vers lequel il est Irès-juste de tendre, mais dont on
ne saurait faire une loi positive, une loi exécutoire, sans anéantir
toute personnalité sous le despotisme du magistrat. Là aussi se
rencontre cette doctrine : que tout mal vient des institutions de
la société actuelle ; que tout mal disparaîtrait si les institutions
sociales étaient réformées ; doctrine qui supprime la responsabi-
lité individuelle et qui diffère totalement de celle de Rousseau :
Fauteur d'Emile voulait réformer l'homme pour réformer h
société. Là encore on s'efforce de combiner l'abolition de toute
propriété avec le maintien du progrès social dans les sciences,
dans les arts, dans les plaisirs et les commodités de la vie, el
aussi avec le maintien de la famille ; Morelli fait môme régir k
société à tous les degrés par les pères de famille, et s'il admet le
divorce, ce n'est pas sans des restrictions sévères.
La transition est naturelle de Morelli à un philosophe intermé-
diaire entre lui et Rousseau, et qui, presque aussi dépourvu de
talent littéraire que l'auteur du Code de la Nature, s'est élevé è
une grande renommée par la seule force de la pensée et surtoal
du caractère. L'abbé de Mabli *, émule et non disciple de Rous-
seau, marchant parallèlement au citoyen de Genève, le seconde
contre le matérialisme et la monarchie, le com^lète sur certains
points, l'exagère, le restreint ou le fausse sur d'autres. Il avait
débuté, dès 1740, par un livre où il vantait l'éclat de la civilisa-
tion moderne et relevait la société de son temps au-dessus de
anciens. Ses idées se transformèrent librement, consciencieuse
ment : il publia deux ouvrages sur le droit public de l'Europe ; i
prétendait fonder la politique internationale sur la morale et k
justice; aussi, pour être conséquent, avait-il quitté la diplomati<
active, dans laquelle il avait eu des chances de fortune (1748-1757)
Ses Observations sur les Grecs et sur les Romains (1749-1751) pra
fessent, sur la simplicité, la pauvreté, les mœurs rigides, de
maximes qui ont été celles de l'abbé de Saint- Pierre et qu
deviennent celles de Rousseau. On y remarque cet axiome
c L'égalité est le seul principe solide de la liberté. » En 1758, i
écrit un traité des Droits et des devoirs, si vigoureux, si original
1. Frère de Condillac, oé eo 1710.
1758] MABLL 449
si prophétique, que, publié après la mort de l'auteur, en pleine
révolution (1789), il aura l'air d'un livre de circonstance!
Les principes politiques sont ceux de Rousseau : Mabli est
même plus absolu contre toute magistrature héréditaire, ou
môme viagère ; mais le haut intérêt du livre est dans les appli-
cations. Mabli affirme que le citoyen a droit, dans tout État,
d'aspirer au gouvernement le plus propre à faire le bonheur
public et qu'il est de son devoir de travailler à l'établir. Il part
de là pour rédiger un véritable manuel à Tusage des révolutions.
On doit passer par degréa de la monarchie à la république. Le
premier des moyens est de s'éclairer. Toutes les agitations pro-
fitent à la liberté, si la nation est éclairée, ou au despotisme, si
elle est ignorante et abrutie. Il ne faut pas faire comme ces gens
qui s'effraient du moindre mouvement dans le corps politique et
n'aspirent qu'à un repos qui est la mort morale de ce corps. La
fuerre civile même est préférable au despotisme. Les Anglais
doivent passer de la monarchie mixte à la république. Ils l'ont
manquée pour avoir été trop vite sous Cromwell : ils ont trop
fait en 1640, pas assez en 1688. Les Français doivent commencer
par rétablir leurs anciens États-Généraux. Point de réformes par-
tielles, qui ne porteraient pas sur le principe du mal, sur le
despotisme royal, et qui supprimeraient ces forces secondaires,
ces corporations, ces privilèges, mauvais en eux-mêmes, mais
utiles temporairement pour maintenir quelques points de résis-
tance contre le despotisme.
Il ne voit pas que ces privilèges servent d*arcs- boutants à la
royauté, tout en lui résistant, et que le despotisme, une fois isolé,
croulera plus facilement; mais il redevient bientôt d'une éton-
nante clairvoyance. Après avoir excité le parleiiient et tous les
corps et ordres à défendre ce qui leur reste et à tâcher de recou-
vrer ce qu'ils ont perdu, non dans leur intérêt, mais comme
exemple au peuple , il dit que le parlement peut être le grand
instrument. Le parlement aurait dû (en 1756) « avouer qu'il
avait outre -passé ses pouvoirs en consentant à de nouveaux
impôts et établir le principe que la nation seule a droit de
s'imposer, tracer un tableau historique des usurpations des rois
et, en conséquence,, demander la tenue des États- Généraux...
150 LES PHILOSOPHES. [17501705]
Vous auriez vu l'elTct prodigieux qu'auraient fait sur le public
de pareilles remontrances. Vos plus petits bourgeois se seraient
subitement regardés comme des citoyens : le parlement se serait
vu secondé par tous les ordres de TÉtat ; un cri général d'appro-
bation aurait consterné la cour... Les occasions reviendront. »
Ce ne sont pas là des conjectures. C'est de l'histoire écrite
d'avance !
Mabli est convaincu que le parlement en viendra à demander
les États- Généraux, tout jaloux qu'il en soit. Sa seconde vue
l'abandonne en ceci, qu'il ne prévoit pas, à trente ans de dis-
tance, la force et l'audace avec lesquelles le Tiers abolira les
ordres privilégiés et, à plus forte raison, le parlement lui-même.
Il croit que le parlement mènera les États en se plaçant à la tète
du Tiers. Il trace un plan de réforme progressive où Ton rédui-
rait la royauté à peu près au rôle que doit lui assigner la Consti-
tution de 1791, où on lui ôlerait môme la nomination à la plupail
des fonctions, mais où les privilégiés conserveraient d'abord leur
rang comme individus, sinon comme ordres séparés, dans les
États- Généraux périodiques, a 11 faut, dit- il, retremper, refaire
par degrés un peuple amolli et corrompu. »
Mabli fait ensuite une nouvelle excursion dans l'antiquité par
les Entretiens de Plwcion (1763), livre qui offre un contraste assez
bizarre avec le Traité des droits, et qui est tout du passé connue
l'autre est de l'avenir *, sauf sur la question de l'harmonie à éta-
blir entre le patriotisme et l'humanité. Mabli est ici en avant de
Rousseau, quoiqu'il n'ait pas encore sur les nationahlés ces idées
précises que personne n'a eues au xviii'^ siècle et qui ne se sont
trempées que dans le feu des batailles.
Il revient bientôt à sa grande pensée, provoquer le rétablisse-
ment des assemblées nationales, et veut donner l'histoire pour
appui à la théorie démocratique. De là les Observations sur l'his-
toire de France, ouvrage où une interprétation nouvelle remplace
les données de Boulainvilliers, de Dubos, de Montesquieu, en
prenant à chacun des systèmes antérieurs ce qu'il a de favorable
1. Il y professe le culte exclusif, absolu, des anciens, et témoigne un mépris tout
à fait antique pour les artisans et les mercenaires; il veut, comme Voltaire, qu'on
n'appelle aux droits politiques que les possesseurs.
11765-17881 MABLI. ÉRUDITION. 154
aux institutions libres '. Mabli ne sait pas remontera nos origines
Férilables, au monde celtique, comme on le fera, pendant la
Révolution, avec plus d^instinct que de science : il est induit à
bien des illusions par le parti pris de retrouver l'unité nationale
et les assemblées générales du peuple dans des âges où la natio-
nalité n'existait pas, où il y avait des Franks et des Gallo-Romains,
mais où il n'y avait pas de Français. Il ne voit pas que le peuple,
proprement dit, ne s'est formé que par le mouvement social
du XI* au XII* siècle, et qu'il n'y a point eu de vraies assemblées
nationales françaises avant le xiv* siècle. La génération contem-
poraine n'y regarde pas de si près : affranchie moralement des
chaines du passé, habituée par ses maîtres à juger les traditions
du haut de sa raison, elle ne sentait plus trop le besoin d'étayer
ses doctrines de preuves historiques ; elle n'en accueille pas moins
avec joie et reconnaissance le secours qui lui arrive, et le mou-
vement de l'opinion est tel en faveur de Mabli, que les érudits de
profession n'osent pas même contester les parties les plus erro-
nées de son système ^.
1. 1765-1788. — Sur les Observations^ etc., voy. Aug. Thierry, Considérations sur
rBiêi, de France, ch. m ; Œuvrex compWety t. VIT, p. 81.
2. Les grandes publications éradites, legs des générations précédentes, se pour*'
sniTsient avec persévérance, sans exciter beaucoup d'intérêt chez un public préoo-,
eapé de questions plus brûlantes. — Un dernier monument de la science bénéd'c^
tîoe, l*ilrl de vérifier les dates (V* éd., 1749; 2«, 1770), ferme dignement la longue
•érie des travaux de ces doctes congrégations , prêtes à disparaître avec l'ancienne
société. — Des érudits laïques, à la tête desquels^ il faut placer Lacurne de Sainte-
PaUie, commencent à rechercher curieusement les monuments primitifs de la cheva-
lerie et de la poésie du moyen âge , enfouis depuis des siècles sous des imitations
^i ont fait oublier les originaux. ~~ Le Cabinet des Cfiartee est fondé en 1762, par
Berlin, ministre de la maison du roi , pour réunir tons les monuments de législation
Royale, seigneuriale et municipale, épars dans les archives publiques et privées, et
Breqnigni commence, avec La Porte du Theil, la collection de Diplâmes, Chartes, etc.,
inlerrompue par la Révolution et reprise en 1832. — Le père Lelong, de l'Oratoire,
«▼mit entrepris, en 1719, sous le titre de Bibliotltèque hittorique de la France, la table
générale des documents relatifs à notre histoire : cet immense travail est complété
pftr Fevret de Fontette (1768). Des écrivains d'un gprand savoir, de Guignes, Lebeau,
Fiin dans son Histoire des Huns, l'autre dans son Histoire du Bae-Emjïire, étudient les
liècles obscurs où les invasions des barbares d'Europe et d'Asie ont bouleversé et
rmonvelé le monde. — V Histoire de France , entreprise fort à la légère par l'abbé
Velli, bien que continuée avec de plus sérieuses études par Villaret et Garnier,
pèche trop par la base pour être rangée dans la même catégorie. — Il n'est pas per-
mis d'oublier, dans les fastes de l'érudition, le président de Brosse (du parlement
de Dijon), qui n'était pas seulement un savant profond, mais un écrivain du talent
45« LES PHILOSOPHES. [!776-i784J
C'est dans la Législation, publiée en 1776, que Mabll réunit
Tensemble de sa théorie. Son idéal utopique est très-voisin de
celui de Morelli. S'il ne condamne pas absolument toute pro-
priété, il attaque la propriété foncière comme étant le principe
de rinégalllé sociale, et ne s'aperçoit pas que cette inégalité, au
moins dans de certaines limites, a précédé le partage des terres.
Il se figure , de môme que Morelli , le régime de la communauté
organisé dans la société primitive , et ses arguments sur la pos-
sibilité de cette société , sur le point d'honneur employé comme
stimulant et récompense du travail, au lieu d'avantages maté-
riels, sont la source de tout ce qui a été écrit de notre temps sur
le même thème. La différence capitale, c'est qu'il n'espère pas
que la propriété, une fois enracinée par le temps, puisse être
supprimée ; il s'accorde avec Rousseau pour reconnaître que le
législateur doit désormais la faire respecter comme sacrée, afin
d'éviter des maux plus grands et la destruction même de la
société. Il ne croit pas, surtout, qu'on puisse associer l'égalité
absolue avec les jouissances d'une civilisation raffinée *. Loin de
là : pour se rapprocher de cette égalité dans la mesiu-e du pos-
sible, il juge nécessaire de simplifier extrêmement les mœurs
publiques, de réduire les finances et les dépenses, d'étendre par-
tout le réseau des lois somptuaires, d'entraver, de diminuer le
commerce et l'industrie ^.
Parmi bien des propositions impraticables ou incompatibles
avec la liberté individuelle, il émet des vues, les unes au moins
spécieuses, les autres saines et fécondes, et depuis réalisées en
le plas rare et le pins original , trop pea la aujourd'hui. Y. les pa^s intéressantes
que lui a consacrées M. Villemain ; Tableau de la Liltératurt françoM au dtx-huitUmt
siècle^ !'• partie, t. II, p. 191.
1. Dans ses Principe* de Moralt (1784), il combat ceux qui prétendent quHnie
bonne politique •• rendrait l'expansion de toutes les passions utile à la société, >» et
semble d*ayance réfuter Fourier. Il n'est cependant pas stoïcien : il repousse le stoï-
cisme civique qui fonde la morale sur le dévouement à la société, de même que le
mysticitme qui la fonde sur l'amour de Dieu ; il prend pour base l'amour de soi et
▼eut qu'on aille de l'amour de soi à l'amour de ses concitoyens, de l'humanité et de
Dieu, comme étant la vraie route du bonheur. Ainsi sa morale est utilitaire, autant
qu*une morale spiritualiste peut Fétre. Au fond, c'est celle de Franklin.
2. Le chef de secte qui tenta d'établir la conminnauté par la force, GrœeAvj
Babeuf, s'écartant du Code de la Nature pour se rapprocher des préceptes de MabU
repoussait les arts et les raffinements sociaux.
l«7761 MABLI. 453
X^rlie : il veut l'assistance de TÉtat contre les accidents de la
xiature (une espèce d'assurance mutuelle nationale), Végalité des
partages entre les enfants, V abolition des substitutions; il veut qu'on
lome les successions collatérales à un cerfain degré, etc. '.
€ Il y a une épreuve infaillible pour juger de la sagesse d'une
loi : elle consiste à se demander si la loi proposée tend à mettre
plus d'égalité entre les citoyens. »
Il souhaite que les grandes monarchies se transforment en
républiques fédératives, dont les diverses parties s'administrent
séparément, mais se gouvernent par les mômes lois, se con-
certent par assemblées centrales et ne fassent qu'un corps vis-à-
vis de l'étranger. Il fait un pas au delà de Rousseau en recon-
naissant que les grandes démocraties représentatives peuvent être
régies avec plus de raison et de stabilité que les petites répu-
bliques où la loi se vote sur le forum. — Il admet le maintien
de la peine de mort contre les grands crimes. — Il veut l'arme-
ment des citoyens, comme en Suisse; l'éducation publique et
générale sur le pied de l'égalité, et, comme Rousseau, la foi en
Dieu et à la vie future pour bases de l'éducation et de lasociété;
mais il va plus loin et, trop souvent entraîné par l'imitation
aveugle des anciens, il veut une véritable religion d'État, une
religion politique au delà du théisme, et retombe dans tous les
abus qu'entraîne infailliblement ce principe.
En résumé, Mabli reste un des chefs les plus éminents de
l'école politique et sociale qui cherche l'unité et l'égalité à tout
prix, môme au prix du développement individuel ; on ne peut
toutefois le donner sans réserve aux communistes; son imagina-
lion est avec eux, mais sa raison s'arrête à un socialisme mitigé.*
Nous avons déjà signalé les grands génies qui penchent du
côté opposé, Montesquieu et Voltaire , mais par disposition natu-
relle et sans système exclusif. Nous verrons tout à l'heure se for-
mer une école systématique, une vraie secte, qui, si on la dégage
de certaines inconséquences de son origine, apparaît tendant à la
liberté individuelle absolue, môme aux dépens de l'unité natio-
1. If reconnaît que la trup grande abondance d'hommes est un mal comme la
dépopulation. Ceci est remarquable et marque une phase nouvelle de l'économie poli-
tique : depuis le moyen âge, on avait toujours crié à la disette d*hommes
454 LES PHILOSOPHES. (I7CÎ 1780J
nale et de Fégalité. C'est par la secte des Économistes que se fermé
rimmense cercle intellectuel du xvnr siècle.
Nous allons toutefois, auparavant, jeter un coup d'œil sur
Vétat des mœurs et des arts, et reconnaître les modifications qu'a
subies la société depuis la première moitié du siècle. Nous l'avons
vue jadis brillante, fardée, insoucieuse, comme aux clartés factices
du bal de l'Opéra*. Nous la retrouvons toujours enivrée d'elle-
même, mais d'une ivresse bien différente, pleine d'élans im-
pétueux, de pensées hardies et contradictoires, d'espérances
illimitées, et" s'avançant, avec la confiance de la jeunesse, aux
lueurs de l'orage, vers un avenir inconnu. La vieille société, bla-
sée, raffinée , a fait place rapidement à une société rajeunie et
ardente, disputée entre toutes les influences du ciel et de l'abtme,
et flottant à travers tous les extrêmes , entre le déisme stoïque et
civique de Rousseau, l'épîcuréisme délicat, humain et libéral de
Voltaire, l'athéisme et l'expansion sans frein des holbachiens.
Partout des contrastes inouïs : une licence systématique succède ,
dans les romans de Diderot et de son école, à la frivolité libertine
de leurs devanciers; un cynisme audacieux s'affranchit des
réticences de bon goût, qui préservaient les convenances en im-
molant la morale; la Pacelle, qui avait scandalisé lors de son
apparition, en 1755, devient un titre de gloire aux yeux d'une
grande partie du public, et, cependant, l'amour, l'idéal, sont de
retour parmi nous; les éternelles divinités du cœur et de l'ima-
gination sont restaurées dans leurs temples avec tant de ferveur,
que la légèreté égoïste et vaniteuse ou la sensualité banale n'oseot
plus s'avouer dans les liaisons du monde. C'est que tout mainte-
nant se fait ou prétend se faire sérieusement, môme le mal. Le
sentiment, la passion, la nature, sont les dieux auxquels on sa-
crifie ou sincèrement ou par mode. Le devoir même retrouve des
autels. L'amour légitime, s'il ne règne pas, n'est plus ridicule.
Les mœurs de famille recommencent d'être vantées par la plupart
et pratiquées par plusieurs. La voix de Rousseau a été entendue :
les mères nourrissent leurs enfants; la liberté naturelle rentre
dans l'éducation du premier âge ; les vieilles et dures méthode
1. V. notre t. XV, p. 327 et suivantes.
1176M780] LA SOCIÉTÉ. ÉTAT MOUAL. 155
qui opprimaient, qui étouffaient la spontanéité de Tenfancc, sont
discréditées, abandonnées. Cette génération de transition prépare
une génération plus virile de corps et de cœur, où tout sera éner-
gique et fort pour le bien et pour le mal. Les idées de rénovation
sociale sont dans toutes les têtes , à la surface dans les cerveaux
légers, à fond chez d'autres , qu'elles enflamment jusqu'au fana-
tisme. Les hommes ont un but maintenant : cela seul change tout.
Les mots de liberté, de citoyen, de patrie, d'égalité, ont la vogue
parmi tout ce qui pense, tout ce qui lit, tout ce qui parle;
l'homme à la mode s'appelait hier Richelieu, il s'appellera tout
àTheureLa Fayette.
Aucun siècle n'avait été moins dépendant des traditions : le mol
d'ordre universel semblait être : Guerre à toute autorité; guerre
à tout préjugé. Cependant l'humanité ne peut vivre dans l'absolu
ni s'affranchir de cette nécessité de relier l'avenir au passé, qui
^sllaloi même du progrès. Connaître ses précédents en les ju-
geant est une grande partie de la science de la vie. Le xvin* siècle
n'échappe point à cette loi. Il a volontiers accueilli l'ancienne
france hypotliétique de Mabli; il étudie, avec Montesquieu, l'An-
gleterre contemporaine ; mais il se rattache surtout, avec Rous-
seau, et aussi avec Montesquieu et Mabli eux-mêmes, à une tradi-
tion plus authentique que la première, plus directe, quoique plus
lointaine, que la seconde. L'admiration pour les anciens renaît de
toutes parts, non plus littéraire, comme au \\\\^ siècle, mais poli-
tique, comme au xvi®, et avec bien plus de force et d'eflicacité. Le
lK)n Rollin a préparé, sans s'en douter, l'œuvre des philosophes poli-
tiques. Ce n'est plus aux littérateurs latins, courtisans des Césars,
niais aux citoyens romains de Tère républicaine et à leurs devan-
ciers des cités fielléniques, que l'on va demander des leçons et des
exemples. Phase nouvelle de la Renaissance, où l'immortelle
antiquité, après nous avoir aidés à refaire notre pensée et nos
arts, va nous aider à refaire nos lois et nos sociétés, et à déli-
vrer l'ère moderne du joug de l'âge intermédiaire! Mouvement
légitime, malgré les erreurs, les excès, les maladresses d'une
•nîitation qui se prend trop souvent à la forme là où il ne faut
chercher que l'esprit, que le souffle moral. Si profltables que
puissent nous être les excellents exemples de la liberté anglaise ,
^56 LKS PHILOSOPHES. I1748.)772|
notre ligne nationale vient d'ailleurs. Bien des esprits supérieurs,
tout un grand parti, s'épuiseront à suivre Delolme, le vulgarisa-
teur de Ja constitution anglaise, en croyant suivre Montesquieu,
et à tenter de transplanter sur notre sol les formes mélangées
d'hérédité et d'élection, d'aristocratie et de démocratie, parti-
culières à la Grande-Bretagne , que la race anglaise elle-même
rejette dès qu'elle s'établit hors de l'Angleterre dans des condi-
tions nouvelles '. La monarchie, qui a fait notre unité matérielle,
était fille de l'empire romain ^. La démocratie, qui a mission de
faire notre unité morale, doit retrouver en elle-même la Gaule
primitive modifiée par la Grèce, par les deux Rouies* et par le
christianisme.
1. Los Ançlo-Ami^rîcaîns ont bien conservé les drux chambra^ maïs en les rendant
toutes deux électives.
2. Non pas seulement, toutefois, de l'empire romaiu ; deux autres traditions s'étaient
combinées avec celle-là ; la tradition féodale et germanique, et la tradition hébraïque
des Oints du Seigneur, introduite à la suite du christianisme.
3. Celle de Tancienne république et celle des jurisconsultes, de ces hommes admi-
rables , qui ont sauvé Thonneur du genre humain parmi les ignominies de l'ère
des Césars ; apôtres de l'équité , qui ont fondé le droit civil , pour consoler le
mande du droit politique momentanément perdu. — Dans le cours de Thistoire
du xvii* siècle, nous avons rappelé les titres du plus illustre successeur de ces
grands hommes, de notre Domat. Le jurisconsulte cartésien et janséniste avait
eu, à son tour, un héritier au xviii* siècle, Vinfatigable Pothier. Ltranger à mt
temps par ses mœurs, par ses croyances, par ses préjugés mêmes, Pothier s'y ratta-
chait par les services qu'il rendit à la cause du progrès. Tandis que la théorie récla
niait les réformes juridiques par la voix des philosophes, la pratique en préparait,
avec Pothier, la réalisatio/i. Calme, simple et pieux comme Domat, dont il avait les
opinions et les sentiments, moins la profondeur métaphysique, Pothier passa toute
sa vie à Orléans. (1699-1772), d'abord dans les modestes fonctions du présidial, puis
dans la chaire de droit français, où il avait été nommé par d'Aguesseau, qu'il avait
beaucoup aidé dans la confection de ses nombreuses ordonnances sur Tunité de la
jurisprudence. Pothier publia, de 1748 à 1752, ses Pandectes justiniennea ^ rédigées
dans un nouvel ordre , sous les auspices et avec l'assistance de d'Aguesseaa. Domat
avait débuté par la pensée de rétablir rordre dans rinforme compilation de Tribo-
nien, et c'est de là qu'il était parti pour s'élever à la théorie même du droit civil :
Pothier réalisa la première pensée, moins haute, mais éminemment utile, de Domat.
Pour la première fois, on eut le vrai corps du droit romain, restauré et coordonné
d'après la méthode rationnelle et géométrique. Après les œuvres de génie, ce sont
là les plus beaux travaux de la science et de la patience au service d'un esprit droit
et d'une âme juste. En 1760, Pothier publie la Coutume d^Orléans, avec Commen-
taires. Ces Commentaires^ qui embrassent toutes les diversités de notre droit cou-
tumier, en forment peut-être le traité le plus complet et le plus méthodique. Le
Traité des Obligations parait en 1761 , puis tous les autres traités sur les contrats.
La simplicité négligée, la bonhomie de Pothier, laissent désirer un peu plus d'élé-
vation et d'élégance *, mais ce qui assure à ce jurisconsulte le respect de la posté-
[1760-1780] PROIT. POTHIEU. THÉÂTRE, 157
Ce grand mouvement d'opinion se traduit partout dans les
habitudes. A côté des indices que nous en avons signalés se pro-
duisent d'autres symptômes moins graves, mais que Tliistoire ne
doit pas négliger. Ainsi, le costume commence à devenir moins
fastueux et moins artificiel, à la fois par une modification spon-
tanée et par l'imitation des Anglais. Les étoffes unies, les couleurs
sérieuses, reparaissent chez les hommes, et, chez les femmes,
cette élégante simplicité tant célébrée par Rousseau dans ses
héroïnes. Les pauiers et les vastes coiffures auraient déjà dis-
paru, si l'étiquette de cour ne les maintenait contre l'esprit nova-
leur. Les femmes ne tarderont pas à rendre à leur chevelure
sa liberté et ses couleurs naturelles. Le retour à la nature est
invoqué dans les petites choses comme dans les grandes.
Les signes les plus marqués d'une révolution morale se mani-
festent dans les arts. Les sentiments de patriotisme, de nationa-
lité française, se font jour dans la tragédie, applaudis par Rous-
seau, malgré la forme monarchique qu'ils revêtent encore, et
quoiqu'il n'y ait guère à louer que l'intention chez le poëte de
Belloi. Les tendances nouvelles sont exprimées avec plus de bon-
heur sur une autre scène. De 1760 à 1780 s'épanouit dans tout son
éclat cette école si française de l' opéra-comique , ce drame fami-
lier eu prose mêlée de chant, qui réalise en partie les vœux de
Diderot et qui dément le système de Rousseau sur l'incapacité
musicale delà France, tout en puisant à pleines mains l'inspiration
chez Rousseau lui-même, mais chez Rousseau tempéré et adouci.
Sedaine et d'autres écrivains prêtent un heureux concours aux
musiciens, au gracieux Dalairac, à Monsigni, artiste tout de sen-
tunent , qui chante d'instinct^ comme le dit son illustre émule, ce
Grétri *, dont les simples et rapides mélodies, brillantes d'une
étemelle jeunesse, nous ravissent encore par le contraste même
avec les œuvres colossales de cette musique moderne qui suc-
combe sous les complications de sa science et sous le poids de ses
rite , ce n*est pas seulement sa logique et sa lacidité ; c'est sartout le caractère
euentiellement moral de sa méthode : fidèle à la tradition de Domat, il procède
Urajonrs du for intérieur, du tribunal de la conscience, du juste en eoi, au droit positif.
Il sera la source principale du Code civil pour les contrats, la meilleure partie de
ce Code, et il en restera le meilleur commentaire,
l. Né à Liège en 1741.
i:8 LES PHILOSOPHES. [1760-Ï78C
cnorines machines. Les caractères essentiels de Grétri et de se
rivaux sont le naturel, l'esprit vif et charmant, sans.subtilité, sans
emportement ni insolence de verve, la passion pénétrante, naïve
et tendre. Il n'y a plus là rien d'une société corrompue. On croil
sentir dans cet art rajeuni la fraîcheur d'un souffle printanier :
c'est comme ces chants d'oiseaux qui , dans une des créations du
grand symphoniste allemand , précèdent de si près les éclats d€
la tempête.
Un étranger, un Allemand, vient compléter la jeune école fran-
çaise en faisant vibrer des cordes plus sévères et en s'emparant du
grand opéra. Gluck avait lutté longtemps contre l'insigniBancc
des canevas italiens; son génie tout dramatique ne se révèle que
lorsqu'il a enfin trouvé des sujets dignes de sa pensée et un libret-
tiste capable de le comprendre. « J'ai voulu, a-t-il écrit, réduire
la musique à sa véritable fonction , celle de seconder la poésie
pour fortifier l'expression des sentiments et l'intérêt des situa-
tions, sans interrompre l'action et la refroidir par des ornements
superflus. Je pense qu'elle doit ajouter à l'action ce qu'ajoutent i
un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l'ac-
cord de la lumière et des ombres, qui animent les figures sans ei
altérer les contours. » Il s'était imposé à l'Italie , très-contraire i
ses principes , mais étonnée de sa grandeur. Il sent son affinité
avec l'esprit français : il vient s'établir à Paris; il épouse notn
langue, qu'il achève de relever des anathèmes de Rousseau (1774)
La France accueille avec enthousiasme ce glorieux fils adoptif, a
Poussin de la musique; mais l'Italie, reprenant l'ofifensive, dî»
pute la France à Gluck, ou plutôt à elle-même, sur le granc
théâtre de Paris (1778), et la guerre des gluckistes et des piccinistes
du système français et du système italien, se prolonge chez nouî
jusqu'à la veille de la Révolution.
Grétri et Gluck avaient des génies bien différents, mais leurs
vues étaient les mômes, t iMa musique , écrivait Grétri , n'est paî
aussi énergique que celle de Gluck ; mais je la crois la plus vraie
de toutes les compositions dramatiques : elle dit juste les paroles
suivant leur déclamation locale. Je n'ai pas exalté les tôles par ur
superlatif tragique; mais j'ai révélé l'accent de la vérité que j'a
enfoncé plus avant dans le cœur des hommes. » Pour lui aussi
117601780) GRÉTRI. GLUCK. 45^
Texpression était tout : il ne pouvait se Taire à Tidéê de séparer
un instant la musique des paroles ; dans les ouvertures mômes et
les ritournelles, il voulait qu'elle ne cessât pas d'avoir un rapport
direct avec ce qui précédait ou ce qui allait suivre, et ses airs de
danse même participent à l'action *.
Le système français pur imposait sans doute de trop étroites
limites à l'inspiration musicale : on a vu l'excès contraire dans
cette école italienne qu'un éblouissant génie a fait triompher de
nos jours et que l'esprit français n'a pas tardé à modifier de nou-
veau en se rapprochant de ce milieu qu'avait trouvé le grand
Mozart.
Au point de vue philosophique, s'il fallait choisir entre les
deux données exclusives, le doute ne serait pas permis. La
question de système technique tient de trop près à la question
de caractère moral. Gluck entend la musique comme les an-
ciens Grecs ; sa verve austère présage celle qui fera retentir, non
plus l'Opéra , mais les champs de bataille, des accents de nou-
veaux Tyrtées.
Le môme esprit apparaît dans les arts plastiques. Si les Pigalle,
les Falconet, tout en maintenant à la sculpture française une su-
périorité relative en Europe^, ne lui donnent pas une impulsion
bien déterminée, le mouvement est très-décidé dans l'architecture
après 1760. On vise à la sévérité, à la simplicité des lignes anti-
ques; les formes contournées et fantasques, les ornements bi-
zarres et maniérés, sont bannis. Pour citer des exemples , l'hôtel
des Monnaies, les beaux édifices de la place Louis XV (Garde-
Ueuble et hôtel de la Marine), et, dans des proportions plus
grandioses, sinon irréprochables, la Sainte-Geneviève ou Pan-
théon de Souffiot, attestent la profonde modification du goût,
mais n'annoncent point encore le travers où donnera plus tard
l'école classique , lorsqu'elle se mettra purement et simplement
1. Il dit déjà de Mozart ce qu'on doit dire plus tard de Beethoven et des autres
Allemands du xix« siècle ; «< 11 met la statue dans rorchestre et le piédestal sur le
thé&tre. « V. sur Gluck et Grétri la Biographie univendle,
2. Les principaux ouvrages de Falcouet furent commandés par des gouveniements
étrangen>. Le plus célèbre est le colosse équestre de Pierre-le-Grand, à Saint-Péters-
bourg. — Fendant ce temps, la sculpture de genre et de buste gardait toute sa finesse
•t sa Tcrité : Houdon eat le Delatour de la' statuaire.
!60 LES PHILOSOPHES. [1760-1789J
à calquer los temples grecs , comme s'il y avait en architecture
un type absolu qui ne dût pas se transformer suivant les climats
et les usages.
Même révolution dans la peinture. A la licence vulgaire de
Boucher ont succédé la grâce spirituelle et voluptueuse de Frago-
narJ et l'a sentimentalité bourgeoise de Greuse, qui transporte sur
ses toiles le drame tel que l'appelait Diderot. Les paysagistes
d*opéra, qui avaient gardé le convenu de Watteau sans sa poésie,
disparaissent devant Joseph Vernet , le peintre de la mer ou du
moins des ports de mer, modèle du talent sérieux, consciencieux,
achevé, s'il n*est pas celui du génie naïf et inspiré •.
Ce ne sont là que des préludes. La grande peinture historique,
morte depuis plus d'un demi-siècle , va renaître avec un éclat
extraordinaire. Par un jeu étrange de la Providence, c'est le petit-
neveu du peintre du Parc-aux-Cerfs qui peindra la foudre éclatant
sur les dômes de Versailles ! Un jeune homme, d'une nature âpre
et forte, parent, élève de Boucher, mais cherchant déjà par d'au-
tres voies un but encore mal défini , est envoyé à Rome comme
lauréat en 1775; il v trouve les études relevées sous l'inQuence de
Winckelmann et de son Histoire de Vart chez les anciens (publiée
en 1764). C'est là, sous le double courant de l'enthousiasme esthé-
tique de Winckelmann et de l'enthousiasme répubhcain de Rous-
seau et de Mabli, que se forme Louis David. Les uns lui donnent
ses sujets et son inspiration; l'autre lui donne sa forme et cette
tendance à faire de la statuaire en peinture , comme les sculp-
teurs du commencement du xvm* siècle avaient fait de la peinture
en statuaire.
Nous n'avons point à développer ici les mérites ni les défauts
de ce grand artiste. L'auteur des Iloraces, de la Mort de Socrate, de
BruluSf à\i Serment du jeu de paumes de Lèonidas, l'ordonnateur
de ces fêtes imitées de l'antique que les souvenirs ne savent point
assez dégager des circonstances terribles parmi lesquelles on les
1. Beaucoup de noms distini^ués sont à citer dans la peinture de genre : l'élégant
Lancret ; Desportes, habile peintre d'animaux ; Chardin, excellent dans les scènes
familières; Lépicié, portraitiste; Oudri, peintre de chasses; Bachelier, peintre de
fleurs ; Hubert Robert, le peintre des ruines romaines ; l^antara ; Loatherbourg, si
Tante par Diderot. — L'invention du renioilarje par Picaut venait de fournir un grand
secours pour sauver les anciens chefs-d'œuvre, menacés, altérés par le temps.
[1775-1789) PEIWTURE. DAVID. 161
a célébrées, appartient à Tbistoire de la France nouvelle. Nous
D*avlons ici à rappeler que ses origines.
Il nous faut revenir des beaux-arts à celle des régions philoso-
phiques qui est la plus éloignée de la sphère du beau, à rÉcoNOMiE
POLITIQUE. Les philosophes dont nous avons jusqu'ici exposé les
doctrines n'ont fait, comme les anciens , de l'économie sociale
qu'une dépendance de la politique. L'école dont il nous reste à
parler subordonnera, au contraire, la politique et tout le reste à
l'économie, mais à une économie transcendante qui s'efforce
d'identifier le juste etTutiie, les lois morales et les lois physiques.
Les physiocrales sont la dernière phalange à passer en revue dans
la grande armée de l'esprit français au xviii* siècle. Venus les der-
niers, ils seront appelés les premiers à expérimenter leurs doc-
trines, parce qu'ils sont ou paraissent les moins opposés, sinon
au fond des choses existantes, du moins à la forme du pouvoir
établi.
Durant de longs âges , tout ce qui concerne la formation et la
distribution de la richesse a été livré à l'empirisme, à la routine,
aux préjugés populaires , aux intérêts plus ou moins bien com-
pris, plus ou moins mobiles, des gouvernements et des corpora-
tions industrielles , aux interprétations plus ou moins arbitraires
des préceptes religieux. La science de la richesse n'avait pas même
de nom parmi les connaissances humaines et l'on ne semblait
pas soupçonner que cette sorte de phénomènes pût avoir des lois
qui lui fussent propres. Les républiques commerçantes du moyen
âge montrent les premières une certaine suite dans les règlements
qui portent l'empreinte de leurs âpres rivalités; elles ébauchent
le système protecteur, ou plutôt prohibitif, que leur emprunte
la monarchie espagnole et qu'un ministre italien, le chancelier
Birague, introduit de toutes pièces en France sous Catherine
de Médicis. SuUi réagit avec force, au nom de l'intérêt agricole,
contre une législation commerciale qui prohibe l'exportation des
matières premières. Le mouvement mercantile a toutefois le des-
sus. L'opinion publique est pour lui, comme l'attestent les cahiers
des États-Généraux de 1614. Le système, non plus de prohibition
absolue, mais de droits différentiels, qui développe, par la pro-
tection de l'État, les manufactures et le commerce maritime, est
XVI. 41
46Î LES PHILOSOPHES. (1750-1759]
en pleine vigueur au xvu* siècle avec Cromwell en Angleterre ,
avec Golbert en France. Les rivalités de commerce enveniment les
vieilles rivalités politiques : Tantagonisme est partout. Le système
mercantile a des fortunes diverses : sur trois grands états qui
Rappliquent, l'Espagne se ruine , la France et l'Angleterre pro-
spèrent. Li Hollande, il est vrai, a réussi, de son côté, par le
système de liberté que réclame son rôle de commissionnaire des
nations.
Le commerce extérieur n'est qu'un des termes du problème
de la richesse : si la France et l'Angleterre suivent les mêmes
errements à cet égard, elles ont donné des solutions différentes à
deux autres questions capitales : l'organisation intérieure de l'in-
dustrie et l'assiette de l'impôt. L'industrie, à peu près libre dans
la constitution primitive des corporations du moyen âge, a été
chez nous resserrée, parquée, garrottée toujours plus étroitement
de siècle en siècle : seulement Golbert a cherché à faire tourner
au profit des intérêts nationaux et d'une perfection typique de
fabrication les règlements restrictifs inventés par l'intérêt égoïste
des artisans privilégiés et de la fiscalité royale. 11 a réussi d'abord;
mais, après lui, ses règlements restant immobiles pendant que les
besoins et les goûts se modifient, l'instrument de progrès est
bientôt devenu obstacle. Quant à l'impôt , nous n'avons eu que
trop souvent à insister sur sa mauvaise assiette, sur son mode de
perception bien pire encore et sur les iniques privilèges qui en
concentrent le fardeau presque entier sur les classes inférieures.
Golbert n'a pas été maître d'en changer le système, et toutes les
améliorations pratiques qu'il y a introduites ont disparu avec lui.
L'Angleterre, au contraire, à l'exemple de la Hollande, a relâ-
ché, puis brisé presque partout les chaînes industrielles du moyen
âge : l'impôt, chez elle, mieux assis et mieux perçu, ne va point
tarir la richesse publique à sa source, en écrasant le laboureur
sur son sillon : les impôts de consommation sont moins vexa-
toires qu'en France; l'impôt foncier porte sur la propriété et non
sur le travail. Le riche ne réclame pas le honteux privilège de
rejeter sa part des charges publiques sur le pauvre.
Aussi l'Angleterre continue à s'enrichir, tandis que la France,
une fois la brillante époque de Golbert éclipsée, languit, n'avance
[1750-1759] ÉCONOMIE POLITIQUE. 463
plus que lentement et à pas inégaux » et se laisse dépasser par sa
rivale.
L'opinion publique, cependant, avait, dèe longtemps, séparé la
protection extérieure de la réglementation intérieure : les États-
Généraux de 1614 avaient réclamé la liberté de Tinduslrie; des
doutes avaient été plus d'une fois émis, devant Colbert même, sur
la valeur du système réglementaire et restrictif; la tradition a
conservé la réponse du négociant Legendre au grand ministre.
€ Que faut-il faire pour vous aider? — Nous laisser faire, » Peu
d'années après, Bois-Guillcbert proteste à la fois contre les règle-
ments intérieurs et contre la protection extérieure: il montre
que le système mercantile repose sur une base fausse quant au
rôle attribué aux métaux précieux ; qu'il y a de grandes illusions
dans ce qu'on nomme la balance du commerce; qu'un état s'enrichit,
non point en attirant et en retenant chez lui la plus grande quantité
possible d'or et d'argent, mais en multipliant les fruits de la terre
et les biens d'industrie , et en facilitant la consommation. Il sou-
tient que la police des relations industrielles et commerciales
appartient à la nature et non aux hommes ; en d'autres termes ,
que les phénomènes économiques doivent être absolument aban-
donnés à la libre concurrence des individus; en même temps, il
affirme que non-seulement tous les citoyens d'un même peuple ,
mais tous les peuples de la terre, sont solidaires d'intérêt; que
tout échange doit être également profitable aux deux parties;
qu'on ne peut vendre sans acheter; qu'on ne peut léser autrui
sans se léser soi-même. Loin de voir dans la concurrence le com-
bat universel, il proclame ainsi, dans Tordre économique, au nom
des intérêts, la même loi de solidarité humaine que le christianisme
et la philosophie proclament dans l'ordre moral au nom du devoir.
Ce génie singulier et hardi est le vrai père des économistes.
Les deux principes essentiels auxquels se rattache toute l'école
économique sans distinction de nuances, la substitution de la
liberté à l'autorité dans les rapports individuels et de la solidarité
à l'antagonisme dans les rapports internationaux, sont là révélés
avec toute leur grandeur, toute leur vérité abstraite et tous leurs
périls ; — péril , si Ton rend cette vérité exclusive d'autres vé-
rités; péril, si la liberté implique la négation des droits et des
164 LES PHILOSOPHES. [17501759)
devoirs collectifs; péril, si la solidarité internationale désarme
prématurément la nationalité au profit du cosmopolitisme.
Les théories générales de Boîs-Guillebert , mêlées de beaucoup
de bizarreries et d'erreurs historiques , ne sortent point d'abord
d'un petit cercle d'esprits méditatifs : la théorie spéciale de Vau-
ban sur l'impôt (abolition des privilèges, abolition de la plupart
des impôts de consommation, impôt direct assis proportionnelle-
ment sur les revenus fonciers et autres , ) se répand davantage ; la
théorie spéciale de Law sur le crédit, qui emporte avec elle toute
une réorganisation de l'économie sociale, arrive jusqu'à l'épreuve
de l'expérimentation, exalte, puis bouleverse la France ; les idées
de crédit sont balayées de chez nous pour longtemps par la réac-
tion qui suit l'échec de celte tentative colossale, tandis que le cré-
dit fonctionne heureusement en Angleterre, où il s*est introduit
avec moins de fracas et de témérité. L'idée de la liberté indus-
trielle n'est point entraînée dans cette déroute et gagne incessam-
ment du terrain parmi nous, en même temps que les violentes
révolutions survenues dans le domaine des valeurs convention-
nelles rejettent les esprits vers la source inépuisable des richesses
réelles, vers la terre , vers l'industrie du sol. Sur ces entrefaites,
les doctrines de Bois-Guîllcbert sur le libre échange international
et sur l'inanité de la balance du commerce et de l'accaparement
des espèces métalliques, pénètrent chez quelques écrivains anglais,
puis nous reviennent d'outre-mer avec les ouvrages de David
Hume et de Josias Tucker. David Hume , métaphysicien , écono-
miste et historien, réunit l'appel à la liberté avec la défense du
luxe, qu'il soutient par un argument très-neuf et très-spécieux :
« Ce sont, dit-il, les arts de luxe qui ont enfanté la classe indus-
trieuse et commerçante , la bourgeoisie , et c'est la bourgeoisie
qui a pris l'initiative des réformes, et qui les a fait prévaloir mal-
gré l'aristocratie. » 11 réfute très-bien la vieille maxime : « Le
profit de l'un fait le dommage de l'autre! » et démontre qu'une
nation commerçante a plus d'intérêt à être entourée de nations
riches que de nations pauvres, a par la même raison qu'on peut
faire de meilleures affaires avec un homme opulent qu'avec un
homme sans ressources '. »
1. D. Hume, Euai sur le commerce, etc.
[1750-1759] LAISSEZ FAIRE. LAISSEZ PASSER. 465
Le nombre des penseurs qui se préoccupent de ces pro])Iènies
va croissant parmi nous. Le moment est venu où Tesprit systéma-
tique du XVIII* siècle et de la France doit inévitablement s*en em-
parer pour s'efforcer d'en faire une science méthodique et posi-
tive. Deux hommes puissants par le caractère , par l'énergie de.
convictions, et favorisés par leur position dans la société , pren-
nent la direction du mouvement. L'un est l'intendant du com-
merce Vincent de Goumai, l'aulre est le docteur Quesnai , mé-
decin du roi. Goumai, habile et loyal négociant avant de devenir
membre du bureau du commerce, n'est arrivé à la théorie que par
une longue pratique des faits; c'est en vivant, comme témoin et
acteur, à travers les mille accidents et les variations incessantes
du commerce extérieur et intérieur, qu'il a cru reconnaître t des
lois uniques et primitives , fondées sur la nature môme , par les-
quelles toutes les valeurs existant dans le commerce se balancent
entre elles et se fixent à une valeur déterminée, comme les corps
abandonnés à leur propre pesanteur s'arrangent d'eux-mêmes
suivant l'ordre de leur gravité spécifique '. o Si la nature règle
les relations économiques par des lois nécessaires , l'homme ne
doit point intervenir par des lois arbitraires : Laisser faire et
UISSER PASSER.
Laissez faire et laissez passer ! c'est-à-dire, plus de règlements qui
enchaînent la fabrication et font du droit de travailler un privi-
lège : plus de prohibitions qui empêchent les échanges; plus de
droits excessifs et multipliés qui entravent la circulation et res-
treignent la consommation; plus de tarifs qui fixent les valeurs
des denrées et des marchandises. Le blé est une marchandise
comme une autre : il doit circuler et sortir librement. L'argent
est une marchandise comme une autre : les conditions du prêt
d'argent, les conventions qui règlent l'intérêt, doivent être libres;
l'État ne doit pas plus tarifer l'argent que les autres matières né-
gociables; il ne doit travailler à faire baisser l'intérêt qu'indirec-
tement, en évitant d'augmenter, par ses propres emprunts, le
nombre des demandeurs de capitaux.
La liberté, le laissez -faire, est-ce la négation absolue de l'action
1. Turgpoty Éio^ê dt Goumai»
166 LES PHILOSOPHES. 11750-17591
publique , de rinlcrvention de Tétat en matière d'industrie et de
commerce? Ce n'est point la pensée de Goumaî, qui approuve
fort les encouragements, les récompenses, les primes. L'état ne
doit pas entraver; mais il ne lui est nullement interdit d'exciter
et d'aider, d'éclairer et de soutenir la libre activité des citoyens.
Hommes d'état, donnez des lumières, donnez un appui aui
hommes de travail, mais laissez chacun user comme il l'entend
de ces lumières et de cet appui. L'intérêt des particuliers étant le
même que l'intérêt général et tout homme connaissant mieux
son propre intérêt qu'un autre homme, à qui cet intérêt est indif-
férent, l'intérêt général sera mieux servi par la libre activité
individuelle des intéressés que par la direction insouciante ou
arbitraire des agents de l'état. Le régime de liberté saura, beau-
coup mieux que le régime restrictif, accroître la richesse publique
et prévenir les variations brusques et violentes dans le prix des
denrées nécessaires, variations qui sont si douloureuses pour les
peuples et si dangereuses pour les gouvernements. Le système
restrictif et réglementaire est également préjudiciable à l'état et
au plus grand nombre des citoyens ; car il met le pauvre à la
merci du riche. La liberté générale de fabriquer, d'acheter et de
vendre est le seul moyen d'asisurer, d'un côté , au vendeur, un
prix capable d'encourager la production, de l'autre, au consom-
mateur, la meilleure marchandise au plus bas prix compatible
avec la juste rémunération du producteur.
Tels étaient les principes que propagoa puissamment M. de
Gournai, non point par ses écrits, car il n'a publié aucun ouvrage
original*, mais par sa parole et par son action personnelle. Le
chef du bureau du commerce, son supérieur hiérarchique,
M. Trudaine*, était gagné à ses doctrines, l'aidait à en essayer
quelques applications partielles et prudentes, et l'autorisait à les
répandre au sein des administrations provinciales et des classes
1. On ne possède de lui que deux traductions d^ourrages anglais, mais il a inspiré
de nombreux écrits contre les entraves de Tindustrie. Parmi les publicistes à sa
suite, on remarque le nom de R)land de la Plilière, inspecteur des manufactures,
auteur de l'article Maîtrises^ dans V Encyclopédie : c'est le futur ministre et martyr de
la Kévulution.
2. C'est sous Trudaine, directeur des ponts et chaussées, que furent construits les
ponts d'Orléans, de Tours, de Saunmr, de Moulins.
(1750-1759) GOURNAI. QUESNAI. ^Iw
commerçantes et industrielles, dans les tournées Técondes qu*il
fit de province en province durant plusieurs années. Ce fut dans
un de ces voyages qu'il provoqua rétablissement de la Société
bretonne pour le perfectionnement de ragricullure , de Tindus-
trie et du commerce (1756), société dont l'exemple fit surgir un
grand nombre d'associations analogues dans le reste de la France * .
Goumai mourut prématurément, à quarante -sept ans, en 1759,
et la postérité eût pu méconnaître l'importance du rôle qu'il
avait rempli, si ses mérites n'eussent été mis en pleine lumière
et ses vues excellemment résumées par l'homme illustre qui
devait tenter de les réaliser en grand et qui avait été, tout jeune
encore, le compagnon de ses voyages et do son apostolat écono-
mique, par Turgot.
M. de Goumai, quoiqu'il eût l'esprit généralisateur à un très-
haut degré, avait été surtout l'homme pratique. Le théoricien,
l'oi^anisateur systématique de la science nouvelle, fut le médecin
François Quesnai. Goumai et lui avaient marché, d'abord sépa-
rément, puis de concert, dans des voies parallèles, mais non pas
identiques. Les origines de Goumai étaient commerciales : celles
de Quesnai*, agricoles. Bien que fils de jurisconsulte, Quesnai
avait été élevé en paysan, et le goût de la campagne, la préoccu-
pation des intérêts mraux, l'avaient suivi constamment dans la
carrière où il avait été engagé par d'autres penchants et d'autre?
aptitudes. La chirurgie fit sa fortune : il aida son célèbre con-
frère La Peironnie à tirer leur art de la condition subalterne où
le retenaient les médecins; secrétaire perpétuel de l'académie de
Chimrgie fondée en 1731 à l'instigation de La Peironnie, auteur
de très -bons ouvrages de pathologie, il pratiqua avec un égal
succès la chirurgie et la médecine, et, devenu premier médecin
du roi et médecin de madame de Pompadour, il profita des fonc-
tions qui lui donnaient accès dans l'intimité du roi et de la favo-
rite pour ouvrir à ses doctrines économiques l'oreille des maîtres
de la France. Ce fut une existence bien singulière que celle de
cet homme simple, droit, ouvert et absolu, parmi tous ces types
1. Sociétés de Tours, de Paris, de Lyon, de Montauban, etc.; 1761.
2. Né à Mérei, près Montfort-l'Âmauri, le 4 juin 1694.
468 LES PHILOSOPHES. [1750-1774J
de corruption et de mensonge qui peuplaient Versailles. Louis
et sa maîtresse Taimaient autant qu'ils pouvaient aimer quelque
chose : il leur plaisait par le contraste avec les autres et avec
eux-mêmes. Louis, si mal disposé pour tout le reste des philo-
sophes, appelait Quesnai son penseur*, Técoutait volontiers et,
chose rare chez lui, ne l'écoutait pas sans fruits, comme Tattestenl
des édits royaux dont nous parlerons plus tard et qui furent àui
à rinfluence personnelle de Quesnai, autant qu'aux avis de a
bureau du commerce dont Goumai était l'âme : ces fruits, il faut
le dire, ne tardèrent pas à être empoisonnés par la dépravatiot
de Louis et de son entourage. Le côté politique du système de
Quesnai explique la différence que faisait Louis entre les écono-
mistes et le reste des novateurs. Quesnai prétendait consolider le
trône et ne touchait pas à Vautel.
Ce n*est pas certes qu'il soit un novateur timide : aucun ne
manifeste une semblable intrépidité de certitude dans les con-
ceptions de son cerveau; aucun n'a des ambitions aussi colos-
sales. Cet apôtre du gouvememefit physique est le dogmatique le
plus abstrait, comme le plus tranchant, de son siècle. Ce théori-
cien de la richesse matérielle s'est formé l'esprit en étudiant te
spiritualisme transcendant de Malebranche !
C'est qu'il ne prétend point fonder la science spéciale de
richesse, mais la science générale dont relèvent toutes les ai
la science de la vie sociale et des relations humaines. La
de la richesse n'est pour lui qu'une dérivation de la connaii
du droit naturel. C'est toute une philosophie sociale qa*il
asseoir sur la connaissance des lois naturelles qui régli
rapports de l'homme avec la matière et de l'homme avec Hm
relativement à la matière.
La société humaine est un fait nécessaire ; la Provû
a assigné des lois nécessaires, du moins des lois qu'elle ne
transgresser sans se blesser elle-même. L'utile et le juste
identiques pour toute société : la morale et l'intérêt, le di
1. Il lui donna des lettres de noblesse, aTeo trois fleurs de pensée pour bl
la devise : Propter cogitationêtn mentis. C'était, da reste, un anachronisme
fond et un assez mauvais jeu de mots dans la forme. Y. des détaili
Qaesnai dans madame da HansseU
117501774] OUESNAL PH YSIOCRATIE. 169
le devoir, sont essentiellement unis *. La mission du gouverne-
ment, de l'autorité, est, non pas de faire des lois, mais de rféda-
rer, de proclamer les lois nécessaires et naturelles, et d*en assurer
le maintien. Uévidence est le principe qui doit conduire gouver-
nants et gouvernés, c'est-à-dire qu'on peut rendre les lois natu-
relles tellement évidentes, que la société ne puisse plus supporter
de Jois arbitraires ^. L'enseignement public est le grand moyen
d'initier les hommes à Yévidence : l'enseignement est le premier
devoir de l'État, le devoir fondamental.
Mais quelles sont ces lois naturelles et nécessaires?
Le droit naturel est le droit que l'homme a aux choses propres
à sa jouissance. — L'ordre naturel est la constitution physique
çue Dieu même a donnée à l'univers, et par laquelle tout s'opère
dans la nature. — Les lois naturelles sont les conditions essen-
tielles auxquelles les hommes sont assujettis pour s'assurer tous
les avantages que l'ordre naturel peut leur procurer '. De ces
lois dérivent la société et les règles de la société. Le droit naturel
de rhomme est, en fait, augmenté et non diminué par la société.
— L'ordre naturel social fonde sur l'expérience incontestable du
bien et du mal physique la connaissance évidente du bien et du
mal moral, du juste et de l'injuste par essence. — L'ordre légi-
ttae consiste dans le droit de possession assuré et garanti , par
force d'une autorité tutélaire et souveraine, aux hommes réunis
société.
Le droit naturel aboutit donc directement au principe de la
>piété et s'y résume tout entier.
La propriété a trois phases engendrées légitimement l'une de
t> ■ FlM éB droits sans devoin, pas de dcroirs sans droits, » dit très-bien Lemer-
ét La BiYière, on des principaux disciples de Qnesnai.
t «On feni réduire à une science physique, exacte, ividmtt et complète, celle du
4t Tordre, des lois et du gouvernement naturel. » ^- Phytiocratit, t. I«r ; 1767 ;
ide réditeur (Dupont de Nemours), qui a réuni, sous le titre de PhyHocratit^
it de la Nature, les principaux écrits de Quesnai. — La Physiocralie
I fééditée dans la collection des Économistes; Guillaumin, 1846.
Lm loif naturelles sont ou physiques ou morales, u On entend par loi physique
\tomt téglé de tout événement physique de Tordre naturel évidemment le plus
an genn humain. On entend par loi morale la règle de toute action
de Vordre moral conforme à Tordre physique écidemm$nt le plus avan<
an genre humain. » Quesnai, Droi( naturel; ap. Phynocrate», I^* part., p. 52;
■aamin, 1646.
470 LES PHILOSOPHES. [t750-1774]
l'autre : !• propriété personnelle, identique à la liberté, ou prch
priélé des facultés que nous a données la nature et qui sont
rinstniment de travail nécessaire à notre conservation; 2» pro-
priété mobilière, ou propriété des objets consommables acquis
par notre travail; 3« propriété foncière, appropriation du sol qui
produit les objets consommables, acquise par les avances de
défrichement et par la culture continue. L'appropriation du sol
rentre, comme les deux autres espèces de propriétés, dans les
lois naturelles, en ce sens qu'étant plus productive que la pro-
priété collective, elle était nécessaire pour assurer aux sociétés
le plus grand développement dont elles soient susceptibles *.
L'appropriation individuelle augmente beaucoup sans doute
l'inégalité que la nature a mise entre les hommes; mais l'inéga-
lité des conditions ne blesse pas Yordre de la justice par essence.
f La loi de la propriété est bien la même pour tous les hommes.
Les droits sont tous d'une égsle justice ^ mais ils ne sont pas tous
d'une égale valeur^ parce que leur valeur est totalement indépen-
dante de la loi. Chacun acquiert en raison des facultés qui lui
donnent les moyens d'acquérir ; or, la mesure de ces facultés n'est
pas la môme chez tous les hommes '. » En d'autres termes, l'éga-
lité que réclament les lois naturelles, c'est l'égalité des droits et
non l'égalité des biens.
La société, une fois fondée sur la propriété, comment s'orga-
nise-t-elle? comment se gouvernc-t-elie?
La terre produisant au delà de ce qui est nécessaire à la sub-
sistance de celui qui la cultive, et certains des propriétaires ayant
en outre accru leur portion du sol par héritage, par achat, etc.,
ils ont pu cesser de cultiver eux-mêmes et confier la culture de
leurs terres à d'autres citoyens moyennant le partage des fruits.
D'autres encore, n'étant ni propriétaires, ni cultivateurs, se sont
mis à manipuler, à transformer, à faire circuler les produits du
sol pour l'usage des propriétaires et des cultivateurs, et donnent
1. u Le bonheur derespèce hnmaine conslstta dans la mnltiplicité de ses Jouissances.
Pour rendre les jouissances communes, il faut que les propriétés soient exclusives, n
Abrégé ieê principes été rÉconomiê poliU<iutf 1772 (attribué au margrave Ch. Fr. de
Bade); ap. Phy$iocrai€s, l'* part., p. 368.
8. Lemerder de La Rivière, Ordre fMtwrel et esantiel de* iociétés poliliquei, ch. ii.
11750-1774J OUESNAf, M\
leur industrie en échange de leur subsistance. Il s'est donc formé
trois classes : 1** la classe productive, ou des cultivateurs; 2^ la
classe propriétaire ou disponible^ disponible pour les études libé-
rales, les fonctions publiques, etc.; 3® la classe stérile, ou des
artisans et des trafiquants, stérile, non pas qu'elle soit inutile,
mais parce que, la terre seule étant productrice de richesse, le
travail des artisans et des commerçants ne sert qu'à conserver la
richesse produite et n'y ajoute point de richesse nouvelle.
La terre seule étant productrice de richesse, les charges publi-
ques ne doivent être assises que sur le produit de la terre. Mais
il faut distinguer, dans ce produit, le revenu brut et le revenu
net, ce que n'a pas fait M. de Vauban dans sa Dîme royale. Du
revenu brut, il faut déduire les frais de culture et d'amélioration
du sol, la subsistance du laboureur et de ses aides, et. sa juste
rémunération. Reste le revenu net du propriétaire, seul revenu
disponible qui existe dans la société. C'est sur ce revenu net ou
rente foncière que doit porter exclusivement l'impôt. L'impôt
levé sur les autres classes retombe toujours finalement sur le
propriétaire, qui touche -un moindre revenu si le fermier est
appauvri, et le mauvais système de perception crée, dans ce cas,
une nouvelle classe non plus seulement stérile, mais nuisible et
parasite, la classe des financiers et des agents fiscaux. Il ne doit
pas se faire de fortunes financières dans l'administration de Tim-
pôt. Le crédit des financiers est une mauvaise ressource pour
l'état, qui doit subsister par l'impôt et non par l'emprunt. Les
fortunes pécuniaires sont des richesses clandestines qui ne con-
naissent point de patrie.
L'état, le souverain, est copropriétaire du revenu net avec les
propriétaires particuliers : c'est à la raison, à Vémdence, à fixer
la part qui lui revient légitimement sans léser les particuliers.
Les cultivateurs doivent disposer à peu près des trois cinquièmes
du revenu brut, deux cinquièmes pour leurs frais, leurs reprises,
leurs agents agricoles, et un cinquième pour solder les travaux
de la classe stérile qui leur sont nécessaires. Les deux cinquièmes
restants forment le revenu net à partager entre les propriétaires
et l'état. j
La part de l'état soldée, les droits du propriétaire sont illimités
472 LES PHILOSOPHES. [1750-n74:
sur Tusage du reste de son revenu * et sur la disposition de sa
terre, de môme que les droits du cultivateur, de Tartisan, de tout
homme en général, sont illimités sur les fruits de son travail,
qui sont sa propriété mobilière , et sur l'emploi de ses facultés,
qui sont sa pro^néié personnelle. Toute entrave au travail, à l'in-
dustrie, au commerce, est une violation des lois naturelles, des
lois de Dieu !
Le rétablissement des lois naturelles aura pour conséquence
d'accroître le revenu net du propriétaire et les reprises du culti-
vateur, de diminuer les profits des chefs d'industrie et des com-
merçants, élevés artificiellement par le système protecteur, et
d'abattre les industries factices au bénéfice des industries natu-
relles, de celles pour lesquelles la nature a doué chaque pays
d'une aptitude spéciale.
Le gouvernement ne doit favoriser que les dépenses produo-
tivrs et le commerce des denrées du cru. Les travaux de main-
d'œuvre et d'industrie pour l'usage de la nation ne sont qu'un
objet dispendieux et non une source de revenu. Us ne peuvent
pi'ocurer de profit dans la vente à l'étranger qu'aux seuls pays où
la main-d'œuvre est à bon marché par le bas prix des denrées,
condition fort désavantageuse au produit des biens-fonds, et
par conséquent au revenu net et à l'état.
Il faut songer à l'accroissement des revenus plus qu'à l'accrois-
sement de la population. Ce sont moins les hommes que les
lichesses qu'on doit attirer dans les campagnes; car, plus on
emploie de richesses à la culture, moins elle occupe d'hommes»
plus elle prospère et plus elle donne de revenu. La culture ne
prospère que par les grandes exploitations et les riches fermiers.
1. Toutefois, il manque à un devoir essentiel , s*il thésaurise , 8*11 laisse donnir
son argent au lieu de le fkire rentrer dans la circalation annuelle, ou s*il remploie
à des dépendes de fantaisie, au luz$ de décoration, tant qu*il reste à fidre des
dépenses utiles à l'accroissement du capital social , car «« Vaugmentation des capi-
taux est le principal moyen d'accrottre le travail, et le plus grand intérêt de la
société. L'argent, en réalité, appartient, non aux particuliers, mais aux besoins de
l'état, à la nation : personne ne doit le retenir. i> C'est le langage de Law; mais
la pensée diffère en ceci que, là où Law voyait un droit de contrainte dans la main
de Tétat , Quesnai voit seulement un devoir moral pour le particuliœ. — Maxitnet
générales du gouvernement économique d'un royaume agricole; ap. PhysiocnUes, I^* part.,
p. 94.
(1750-17741 Ot'ESNAI. 173
Les lois naturelles et nécessaires déterminent, non-seulement
le fond de Torganisation sociale, mais la forme du meilleur gou-
vernement, du gouvernement fait pour l'homme et propre à tous
les climats et à tous les peuples. La nécessité de proléger la pro-
priété personnelle et mobilière oblige, dès Torigine des sociétés,
à établir des chefs, des magistrats ; mais le gouvernement écono-
mique^ le gouvernement normal, ne s'établit qu'avec la propriété
foncière, qui donne à la société de bien plus grands intérêts à
défendre et lui fait sentir le besoin d'une autorité plus concentrée
et plus forte. L'autorité tutélaire et souveraine (Quesnai et ses
disciples emploient le terme de souverain dans la vieille acception
et confondent, comme les publicistes antérieurs à Rousseau, le
souverain avec le gouvernement), l'autorité souveraine doit être
unique, c'est-à-dire réunir le législatif et l'exécutif. Point de
contre- forces (de distinction ou de balance des pouvoirs). Point
d'aristocratie. La division des sociétés en différents ordres de
citoyens, dont les uns exercent l'autorité souveraine sur les
autres, détruit l'unité de la nation et substitue les intérêts de
classes à l'intérêt général, qui est la prospérité de l'agriculture.
Le souverain doit être investi d'une autorité despotique pour
transformer les lois de Vévidence en lois positives et en assurer
l'exécution. Seulement, les magistrats ont charge d'examiner si
les ordonnances du souverain sont conformes à Yévidence, et
les magistrats eux-mêmes doivent être surveillés par Y évidence
publique. Chez une nation éclairée par une bonne instruction
publique sur les lois naturelles de Tordre, le gouvernement ne
voudrait ni ne pourrait vouloir établir des lois positives nuisibles
à la société et au souverain même. S'il le faisait, il y aurait
égarement d'esprit : ni les magistrats ni le peuple ne devraient
obéir.
Quesnai et ses disciples ne disent pas, mais il résulte implici-
tement de leurs principes que, dans ce cas, si le souverain s'obsti-
nait, il serait suspendu de fait, et que le pouvoir passerait à son
héritier, le pouvoir souverain, selon les physiocrates, devant être
héréditaire, afm que tous les intérêts présents et futurs de son
dépositaire soient intimement liés avec ceux de la société par le
partage proportionnel du produit net. Là où régnerait Vévidence,
474 LES PHILOSOPHES. [1750.177iJ
toutes les garanties politiques, à commencer par Télection,
seraient en effet superflues.
Nous avons tâché d'indiquer en quelques pages, d'après le chef
de l'école et ses commentateurs, les lignes principales de la
cience nouvelle à laquelle Quesnai applique le titre, jusqu'alors
vague et flottant, d'économie politique \ et qui, absorbant la poli-
tique et la morale, est pour lui la science par excellence.
On ne peut se défendre d'une profonde impression, mêlée de
sentiments bien divers, devant le vaste et audacieux édiiice élevé
par cet esprit puissant. On est étourdi, troublé par cet amalgame
de vues neuves et sublimes, de hautes vérités, de conjectures
hasardeuses, de données arbitraires ou môme chimériques, trans-
formées en dogmes prétendus évidents. On sent que tous les com-
bats économiques de l'avenir auront lieu dans la lice ouverte par
Quesnai, comme tous les combats de la métaphysique se sont
livrés et se livreront sur le terrain de Descartes.
Si l'on tâche de démêler cette première impression , de juger
après avoir senti, on reconnaît, d'une part, que la théorie nou-
velle n'est autre chose que le principe fondamental de Montes-
quieu : a Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de
la nature des choses . » développé au point de vue spécial de la
liberté huuidine appliquée à l'appropriation de la matière et à
l'organisation économique; de l'autre part, on voit, en face du
Contrat social de Rousseau, s'élever une conception différente du
pacte primitif* : c'est la société fondée immédiatement sur le
droit individuel, et non sur cette aliénation de chacun à tous,
posée à la base par Rousseau. On a nommé la loi chrétienne la
loi de grâce : la loi des économistes est la loi de justice. A chacun
son droit. Les économistes repoussent l'opposition établie par
1. Littéralement : loi de la maison politique^ loi sociale.
2. Le terme de Imt naturtïUi $t néceêsaires^ employé par les économistes, semble
impliquer la négation du Contrat social; mais ce terme dépasse leur véritable pen-
sée ; il s'af^it pour eux de nécessité morale , et non de fatalité , puisqu*ils avouent
que la société primitivtj avant l'établissement de la propriété foncière , était bonne ,
mais seulement moins bonne que la société où l'appropriation est éublie. Cest
donc pour obéir librement à la loi providentielle du progrès que les hommes ont
passé d'une forme de société à une autre. V. Dupont de Nemours; Physiocratie ,
Discours dt l'éditeur.
MW-1774] ÉCONOM[STES. 175
Rousseau entre l'état de nature et l'état social : Tun est pour eux
la dérivation naturelle et nécessaire de l'autre.
Cette différence dans le point de départ doit se retrouver dans
la définition du principe de propriété. Rousseau, tout en le recon-
naissant pour le fondement de la société, le fait procéder des lois
positives, sans nier qu'il ait son origine indirecte dans la sociabi-
lité naturelle à l'homme; les économistes le rattachent directement
aux lois naturelles. C'est au moment où commence contre le
principe de propriété une guerre destinée à se renouveler plus
babile et plus opiniâtre, plus passionnée et plus subtile tour à
lour durant plusieurs générations, que ce principe est affirmé
avec une énergie dogmatique et une précision mathématique
sans exemple, en sorte que la défense se propoilionne d'avance
k l'attaque. Les économistes domicnt la théorie de ce que le pro-
testantisme avait puissamment mis en pratique. Les nations pro-
lestantes avaient déveloj)pé simultanément l'individualité humaine
et la propriété, et montré ainsi de fait que l'un est l'appendice de
l'autre, comme devaient l'enseigner les économistes. Le dévelop-
pement agricole antique avait coïncidé avec l'établissement de la
propriété foncière ; le développement industriel moderne coïn-
cide avec le nouveau mouvement du principe de propriété dû à
l'individualisme, ou, pour mieux dire, à la liberté protestante,
principe poussé un moment jusqu'à cette exagération de nier le
droit d'expropriation pour utilité publique. Les peuples protes-
tants sont certainement ceux chez lesquels la propriété est le plus
solidement assise, et, avec elle, la famille. La propriété avait été,
en général, imparfaitement reconnue et faiblement respectée par
les puissances laïques ou ecclésiastiques dans les états catholiques;
nous avons cité à cet égard les maximes de Louis XIV, qui n'ont
pas besoin de commentaire.
Les économistes se relient également, quant au principe de
propjiété, à une tradition plus ancienne, à la tradition du peuple
essentiellement juridique et propriétaire, du peuple romain.
Comme Montesquieu, comme Rousseau, comme Mabli, ils ont
aussi le pied dans l'antiquité républicaine; mais ils y entrent par
une autre porte. C'est précisément cette partie de leurs doctrines,
celle qui se rattache à l'esprit de la propriété romaine, qui triom-
476 LES PHILOSOPHES. [1750 177*1
phera la première dans le mouvement de 89 et dans le Code gvil,
sorti de ce mouvement.
L'origine des erreurs qui obscurcissent les grands horizons
qu'ils ont ouverts n'est pas difficile à pénétrer. C'est la confusion
qu'ils font de l'absolu et du relatif, du nécessaire et du meilleur,
de l'évident et du probable, de la perfection et de la perfectibilité.
Ils saisissent un instant la loi du progrès , puis la perdent en
voulant la fixer dans les faits sous une forme immuable. Quoi de
plus téméraire que de prétendre réaliser une fois pour toutes le
gouvernement de la nature, les lois nécessaires, Yèvideticef II n'y a
que Dieu qui sache pleinement la physiocratie. Dieu n'a donné à
l'homme que la faculté d'entrevoir successivement ce qu'il liû
faut de lumière pour avancer pas à pas dans sa longue route à
travers les âges. Les économistes ont eu la gloire d'apercevohr de
grandes lois, mais ces lois sont destinées à s'appliquer non poh^
à des phénomènes purement physiques, mais à des êtres libres e
passionnés; elles sont, de plus, destinées à se combiner dans 1(
monde réel avec d'autres lois non moins essentielles, avec les loi
qui partagent le genre humain en nationalités distinctes. Tou
incontestable que puisse être leur évidence abstraite, leur appli
cation, modifiée par des éléments d'une autre nature, ne peu
donc jamais s'opérer que selon les règles toutes contingentes d
la probabilité. Il est chimérique de prétendre appliquer Vlvidenc
au gouvernement et d'en chercher le type absolu ', quand le
philosophes politiques les plus hardis , Rousseau lui - même
reconnaissent le gouvernement modifiable selon les temps €
les lieux. La politique des économistes est l'anéantissement d
toute science, de toute expérience politique : les admirable
études de Montesquieu et de Rousseau sont pour eux non ave
nues; leur formule de gouvernement, dans son inconcevabl*
naïveté, se résume en quatre mots : le despotisme tempéré pa
une maison de fous. Despotisme fort différent, il faut en convc
nir, de celui de Louis XIV et de tous les despotes connus ; cai
1. Ce type, suivant eux, est réalisé depuis quatre mille ans à la Chine, et il
comptent qu'une grande impératrice ysl en offrir un second exemple en Russie
V. Dupont de Nemours : Origine et progrès d'une science muvelle; ap. Phytiocrates
I'« partie, p. 364.
Ii750-17741 PHYSIOCRATE.^ 477
pour eux, une fois le gouvernement de Vèvidence bien défini et bien
constitué, le prince qui porterait une atteinte quelconque à la
propriété, ce qui comprend la liberté individuelle dans toutes s«s
applications, ce prince serait évidemment fou et n'aurait plus droit
à l'obéissance.
Il y a, dans leur despotisme rationnel, plus qu'un abus de
logique : il y a manque de logique. Us sont certainement entraî-
nés, à leur insu peut-être, et par les vieilles habitudes monar-
chiques et par le désir de gagner le pouvoir établi ; car, s'ils
eussent raisonné en toute indépendance et en toute rigueur, ils
fussent arrivés non point au despotisme, mais à la liberté poli-
tique illimitée, ou, pour mieux dire, à Yanarchie, dans le sens
étymologique du mot. A quoi bon un gouvernement, si l'on est
en possession de V évidence? si la raison pure règne parmi, les
hommes? Il suffit d'écoles pour initier à Vèvidence les jeunes
générations, et d'mie maréchaussée pour mettre hors d'état de
nuire les fous qui attenteraient à Yévidence. Des économistes émi-
nents de la période suivante, plus conséquents que Quesnai, que
Dupont de Nemours ou que Lemercier de la Rivière, arrivèrent, en
effet, sinon à cette extrémité, du moins à considérer le gouver-
nement comme un mal nécessaire dont il faut restreindre l'action
dans les plus étroites limites possibles. Ce sont les propres termes
de Jean-Baptiste Say.
C'est encore par la confusion de l'absolu et du relatif, par la
recherche exclusive d'un seul côté de la vérité, que les écono-
mistes, qui tout à l'heure proclamaient le despotisme, au moins
dans les mots, arrivent à méconnaître les droits et les intérêts de
rÉtat. • S'imaginer, dit Turgot, qu'il y a des denrées que l'État
doit s'attachera faire produire à la terre plutôt que d'autres; qu'il
doit établir certaines manufactures plutôt que d'autres, et, en
conséquence, prohiber certaines productions, en commander
d'autres... Ëtablir certaines manufactures aux dépens du Trésor
public, accumuler sur elles les privilèges, les grâces, c'est se
méprendre grossièrement sur les vrais avantages du commerce ;
c'est oublier que, nulle opération de commerce ne pouvant être
que réciproque, vouloir tout vendre aux étrangers et ne rien
acheter d'eux est absurde. On ne gagne à produire une denrée
XVI. 12
174 LES PIIILOSOPBES. [r501774)
pliJtAt qu'une aotre qu'autaot que cette denrée rapporte, «tous
frai» déduits, plus d'argent à celui qnf la fait produire à sa terre
ou qui la fabrique. Ainsi, la valeur Ténale de chaque denrée,
tous fniift d^'duits, est la seule règle pour juger de l'avantage
(\\w n'tire VfAui d'une rertaine es|)èce de productions; par con-
H/;queiit, toute rnaniifarture dont la valeur vénale ne dédommage
p;iH avec |ïrofit des frais qu'elle exige n'est d'aucun avantago,
et jcK sommes employées à la soutenir, malgré le cours natu-
rel dn e(»mmerce, sont un impôt mis sur la nation en pure
perle '. »
(les principes sont très-vrais abstractivement au point de vue
éc()n()mi(|ne; mais, l'économie devant nécessairement se com-
biner ave(* la politique, leur application littérale peut être erronée
et périlleuse dans certains cas. L'État peut avoir intérêt à ne pas
dépendre d'un autre État pour certaines denrées ou marcban-
disrs, et il se peut (ju'en augmentant sa sécurité par les mesures
(|u*il prend pour assurer la production nationale de ces marchan-
dises, il doive indirectement de bons résultats économiques à des
mesures contraires aux principes généraux de l'économie. L'Ëtat
fait également une mauvaise opération économique, quant au
produit direct, en établissant de certaines manufactures dispen-
dieuses, mais, si ces manufactures développent le goût et donnent
ti l'industrie libre une impulsion et des exemples utiles, l'État y
retrouvera son avantage. De môme encore, un grand État doit
s'assurer une marine à tout prix : si des droits différentiels lui
sont momentanément nécessaires, il fait bien de les établir ou de
les maintenir.
Sur les questions capitales de la richesse, de Tiinpôt et de la
hiérarchie des classes sociales, les économistes s'égarent en tirant,
par une déduction spécieuse et subtile, d'un axiome banal des
conséquences arbitraires. De ce que la terre, fécondée par le tra-
vail de l'homme, serait la source de toute richesse *, conclure que
l'industrie n'ajoute point de valeur à cette valeur première, que
la classe industrielle et commerçante est stérile, et que l'impôt ne
1. Étog€ de Goumai; ap. Œuvres de Turgot, 1. 1", p. 274; Gaillamnio, 1844.
2. Il faudrait dire la matière et non la terre, car Taxioine est faux, pria an pied de
\k lettre. La pèche est source de richesse aussi bien que iabouragt et pitmragê.
[1750-17741 PHYSIOCRATES. 179
doit être assis que sur ia renie foncière, ce serait, en réalité , sa-
crifier cetle propriété terrienne, que Ton glorifie, à celte induslrie
que l'on ravale. Le revenu net, dans la langue commune, dans la
langue du bon sens, ce n'est pas la renie foncière , c'est tout re-
venu, tout profit qui excède les frais du travail , en comprenant
dans les frais la subsistance du travailleur. Le revenu net, quelle
que soit son origine, peut être légilimement soumis à l'impôt '.
Quanta la distinction de classe productive et de classe stérile, une
seule observation suffit à en montrer tout le chimérique : l'homme
qui achète et l'homme qui conduit la charrue appartiendraient à
la classe productive ; l'homme qui la fabrique , à la classe stérile !
Oucsnai et toute l'école rétrogradaient fort en deçà de Gournai ,
qui avait donné sur ces matières des définitions parfaitement
saines. oLes seules richesses réelles de TÉlat, disait-il, sont les
produits annuels de ses terres et de l'industrie de ses habitanls.
— Un ouvrier qui a fabriqué une pièce d'étoffe a ajouté à la masse
des richesses de l'État une richesse réelle. — La somme que l'État
peut employer annuellement à ses besoins est toujours une partie
aliquote de la somme des revenus qui sont annuellement produits
dans l'État, et la somme de ces revenus est composée du revenu
net de chaque terre et du produit de l'industrie de chaque parti-
culier*.»
Gournai, cependant, chose singulière! avait été amené à par-
tager l'opinion de Quesnai, que les impôts sont toujours, en der-
nière analyse , payés par le propriétaire foncier et que l'impôt
devrait être exclusivement reporté sur le fonds. Il n'était pas con-
séquent avec sa doctrine sur la réalité des richesses produites
par l'industrie. Ce ne fut pas dans l'école économique française
que cette inconséquence fut redressée : l'honneur en appartint à
un étranger, à l'illustre Adam Smith : le philosophe écossais,
adopté par les économistes français de la génération suivante , fil
voir le principe de la valeur dans le travail de l'homme, appliqué
1. l\ n*est pas exact de dire que le détenteur de capitaux mobiUers saurait toujours
retFouTer, dans la hausse du loyer de son argent, la compensation de Timpôt que
lui demanderait TÉtat. Le capitaliste ne fait pas toujours la loi à Temprunteur, pas
plutf que Tentrepreneur ne fait toujours la loi au salarié. Cela dépend d'une propor-
tion variable entre roffire et la demande.
2. Étogt de Gournai; ap. Œuvres de Turgot, 1. 1«% p. 266, 273, 274.
180 LES PHILOSOPHES. [!750-1774|
imiiK^^diatemoiit ou non au sol , rétablit en principe, dans la
science nouvelle, Tégale fécondité des diverses applications du
travail et la légitime participation des diverses sortes de revenus
aux charges de TÉtat, admit enfîn, dans de certaines limites, la
modification des principes économiques par la raison d*État ^
Quesnai et ses disciples avaient encore professé des maximes
dangereuses sur la grande culture , sur le commerce extérieur,
sur le salaire. Ils vantent la grande culture exclusive et le système
du minimum de bras , et ce système a dépeuplé les campagnes
anglaises pour entasser des populations immenses dans les villes!
Ils prétendent que le commerce extérieur et maritime ne profite
point à la nation, que les richesses des commerçants ne sont pas
des richesses nationales, et les commerçants anglais ont dix fois
sauvé l'Angleterre par leurs richesses ! L'intérêt social n'est pas
tant de tirer du sol la plus forte rente possible que de faire vivre
de la terre et sur la terre le plus d'hommes possible '. La plus
forte des sociétés serait celle où dominerait l'élément des petits
propriétaires cultivateurs, assez éclairés pour combiner leurs
travaux dans certains cas et sur certaines terres *. Il va sans dire
que cet élément doit être toutefois équilibré par une masse suffi-
sante d'industriels échangeant leurs fabrications contre les pro-
1. Adam Smith : de la Richesse des natione (pablié m mnglais en 1776 ; trmdnil ai
français en 1781).
2. L*axiome de Quesnai, d'ailleurs, est arbitraire : les arantag^ réciproques de
la grande et de la petite culture se balancent suivant toutes sortes de cinymstances
murales et physiques. On peut consulter, sur cette matière, les exoeUentes études
de M. H. Passj.
3. Kou&?eau l'avait bien vu, et un homme singulier, mélange d*e^rit noTatear et
d'esprit rétrograde et féodal , qui avait commencé d^ébaorher réconomie politique
pour son propre compte , en même temps que Goomai et que Q^Msnai , te marquis
de Miral>eau , avait d'abord prêché la petite culture , conforme anx tiaditiona et aux
habitudes des campagnes françaises; mais Qaesnai Tarait gagné,. et il Voceopaît
dorénavant à délayer les doctrines communes de Técole dans un filtras énonnt
où brillent bien des lueurs que personne n*a plus le courage d*7 cherdier aujour-
d'hui De ce chaos devait naitre le grand Mirabeau, élève et victime d'an père qui
fut l'ami diM hommes en général et le tyran de sa famille en particulier. Lei oaTnges
les plus cités du marquis de Mirabeau sont : VÀmi des homme» (1756), la Hbro-
rie Je C impôt (1760) , qui le fit mettre pour un moment à la Bastille, et la PhU»-
eophie nirale i 1763 ). — Quant à hi théorie du pain cher, il ne fiiot pas la reprocher 4
Quesnai : il entend seulement par U qu*on ne fasse pas baisser artillcieUement te
prix des grains et qu*on n'empêche pas le producteur agricote d'obtenir ime juste
rémunération.
[I750.Ï7741 PHYSIOCRATES. 484
éiiits du sol. Le sentiment de Quesnai était juste à cet égard, si ses
/ormules étaient mauvaises : car il admet que les agents de Tagri-
culture, dans une société bien constituée, doivent être, vis-à-vis des
agents de Tindustrie et du commerce, dans la proportion de 2 à 1 .
Quant au salaire , Quesnai et Turgot prétendent que Touvrier
ne produit pas au delà de sa subsistance , ce qui mène logique-
ment à ne pas lui accorder plus qu'il ne produit, et ils soutien-
nent qu'en fait, par la concurrence , il ne gagnera jamais beau-
coup au delà de sa stricte subsistance. Le principe est faux et la
conséquence serait une iniquité sociale. Ce n'est pas seulement
l'humanité, c'est la stricte justice qui veut que l'ouvrier gagne
au delà de sa subsistance. N'a-t-il pas, lui aussi, des avances qu'il
doit retrouver dans son salaire? avance de temps et de subsis-
tance dépensés à apprendre son métier, à attendre le travail,
avance d'outils, etc.? Les maximes des premiers économistes,
poussées à la rigueur, réagiraient de l'ouvrier industriel sur
l'ouvrier agricole, sur l'entrepreneur d'industrie, sur l'entrepre-
neur même d'agriculture , pour aboutir à concentrer dans les
mains du propriétaire foncier tout l'excédant de la production
sur la consommation. Rien n'est certes plus éloigné de leurs in-
tentions, mais ils sont engagés, par leur malheureuse définition
de la richesse, dans un cercle vicieux d'où ils ne peuvent sortir. « Il
faut l'aisance pour les derniers citoyens, dit Quesnai, afin qu'ils
puissent consommer et aider à la reproduction par la consomma-
tion. > C'est évident, mais contraire aux propositions précédentes.
Au fond, ces hommes justes et humains sont dévoués à l'intérêt
des masses. Gournai, Quesnai , Turgot, sont convaincus que les
systèmes contraires à la liberté économique, au libre usage des
facultés individuelles , « favorisent toujours la partie riche et
oisive de la société au préjudice de la partie pauvre et laborieuse.!
Dupont de Nemours va jusqu'à dire que les hommes sont beaucoup
plus malheureux dans les civilisations mal constituées , où l'on
méconnaît les lois naturelles, qu'ils ne l'étaient dans l'état d'asso-
ciation primitive, narce que, dans ces sociétés mal civilisées , le
petit nombre des riches porte sans cesse atteinte à la propriété
du grand nombre des pauvres *.
1. Phy»iocratie ; Diicours de l'éditeur, p. 33. — Un fait important atteste eoinbic-.i
48S LES PHILOSOPHES. (17501774)
Nous avons essayé d'analyser les doctrines des physîocrales :
nous les retrouverons tout à l'heure essayant de faire passer leurs
idées dans les faits et de prévenir , par une transformation paci-
fique, l'ère des révolutions qui approche. Avant de reprendre le
récit des dernières années de la monarchie, arrêtons-nous quel-
ques moments sur un homme qui dirigera cet essai de réforme et
qui sera la principale gloire de l'école économique, mais qui,
sans être exempt d'erreurs , trop grand pour être entièrement
absorbé par aucune secte, tient à la fois à tout ce qu'il y a de bon
et de vrai dans les diverses tendances du xvni* siècle. Turgot,
l'homme d'État des économistes , se distingue de ses confrères,
non point en ce qu'il juge leur théorie trop hardie, mais en ce
qu'il possède au contraire une théorie plus large. II admet, comme
eux, la liberté complète chez l'individu et l'unité dans le pouvoir;
mais il ne conçoit pas cette unité sous une seule forme, et, qui pis
est, sous une forme inférieure. Ce n'est pas lui qui irait s'enchaî-
ner au terme odieux de despotisme. Il ne croit pas qu'on puisse
réaliser, d'un seul coup et pour toujours, le progrès indéfini du
genre humain. Vèvidence, ce rêve mathématique des économistes,
se transforme chez lui en une foi éclairée au perfectionnement de
la raison. Turgot n'est pas sans doute le génie le plus fort et le
plus original, mais il est peut-être l'esprit le plus compréhensif
de tout le xvm* siècle. Les autres économistes, malgré leurs pré-
tentions à la philosophie générale, sont des hommes si)éciaux : lui,
est un philosophe dans toutes les acceptions du mot , un honune
à vue complète. Il manquerait quelque chose de tout à fait essen-
tiel à riiistoire des idées modernes si l'on n'étudiait chez Turgot
le piiilosophe, avant de suivre le politique au travers des événe-
ces énergiques défenseurs de la propriété étaient loin de vouloir sacrifier le droit
des masses à Tintérét des propriétaires. En 89, lorsqu'on proposa Tabolition gratuite
des dimes, Dupont de Nemours, le commentateur, l'héritier deQuesnai, se lera,
à côté de Sieyès, pour détourner rAsse.niblée de faire aux propriétaires ce présent
immense aux dépens de la nation , et réclama le rachat des dimes et rapplicatioo
du prix de rachat à des usages d*intérét social. Dupont eût touIu qu'on payât aveo ce
prix les dettes de TÉtat : nous ne pensons pas que ce fût là remploi le plus légitime.
Le bien d'^^irlis ' avait été primitivement le bien des pauvres ; le grand commvnai
chrétien. Il fallait le rendre à sa destination, faire des dîmes le budget des masses
prolétaires, la dotation de Tinstruction primaire et de l'assistance publique, le fonda
primitif des caisses de secours et de retraite, et de tous les services destinés à
attéuuer les effets de l'inévitable inégalité des biens.
U748-1750] TURGOT. 483
ments. Une des premières places dans Timposante galerie du
xvni* siècle appartient à cette belle et noble figure, si austère et
si sympathique, si placide et si énergique à la fois. Après tant et
de si éclatants débals, c'est Turgot qui donne la conclusion la
plus générale.
Le plus jeune des grands penseurs du siècle , Anne-Robert-
Jacques Turgot, était né à Paris, le 10 mai 1727 , d'un père qui
avait exercé longtemps avec honneur la charge de prévôt des
marchands*. Destiné d'abord à l'Eglise, il passa des jésuites de
Louis-le-Grand au séminaire de Saint-Sulpice, puis à la Sor-
bonne : homme fait au sortir de l'enfance , il était déjà ce qu'il
devait être toute sa vie; également éloigné d'une soumission
aveugle aux croyances de ses maîtres et d'une réaction aveugle
contre toute croyance, il n'avait, dès sa première jeunesse, que
deux préoccupations : le bien public et la science, la science dans
son universalité. A vingt et un ans ( 1748), il adresse à BufTon les
objections d'un profond physicien sur certaines parties de son
système encore inédit : à vingt-deux (1749), avant de connaître
Goumai ou Ouesnai, il écrit à un de ses amis sur une des ques-
tions les plus importantes de l'économie politique, sur le papier-
ffionnaie, une lettré qui réfute invinciblement la théorie de Law :
il y montre la différence essentielle entre la monnaie mélallique ,
valeur qui est la mesure commune des autres valeurs, et la mon-
naie de crédit, simple signe, simple promesse, sans valeur intrin-
sèque. Il prouve l'absurdité du système qui prétendrait remplacer
l'impôt par des émissions périodiques de papier-monnaie, Tavi-
'issement rapide de cette monnaie et tous les désordres qui s'en-
suivraient. Après cette lettre , on peut encore soutenir le papier-
monnaie à cours forcé comme mesure politique dans certains cas
e^ttraordinaires, mais il est impossible de le soutenir comme me-
sure économique,
L'année d'après (1750), il prononce, en qualité de prieur de
Sorbonne, deux discours tels que ces voûtes gothiques n'en ont
jamais entendu. Ce n'est pas du bruit et du scandale comme fera
^' Ce fut le prévôt Michel Turgot qui fit construire le grand égout de la rive
aroite, rebâtir en pierre le pont au Change, graver le grand plan de Tarii», vrai
chef-d'œuvre du genre, etc.
484 LES PHILOSOPHES. H^so;
un peu plus tard Tabbé de Prades : c'est la philosophie de Fbis-
toire répandant une lumière sereine dans l'obscur refuge de la
scolastique.
Le premier de ces discours expose « les avantages que réta-
blissement du christianisme a procurés au genre humain. » C'est
l'amélioration morale de l'homme et de la société , le progrès de
l'humanité et de la justice dans les relations privées, publiques,
internationales , l'introduction du piincipe de l'amour de Dieu
dans le monde ^ Il réfute d'avance l'admiration outrée de Rous-
seau pour la société tout artificielle de Sparte et fait la critique
des législateurs qui ont fixé les erreurs de leur siècle en voulant
fixer leurs lois, et qui, presque tous, ont négligé de ménager une
place aux corrections nécessaires, ne laissant que la ressource des
révolutions. C'est l'arrêt de toutes les constitutions qui ne portent
pas dans leur sein leur propre révision.
Le second discours a pour sujet c les progrès successifs de l'es-
prit humain. > C'est le développement historique de la grande
parole de Pascal; mais Turgot ne limite pas le progrès indéfini
aux connaissances : il l'étend à la moralité humaine , protestant
ainsi contre la négation de Rousseau au moment même où celui-ci
la formule. Turgot ne fait de réserve que pour les beaux-arts, c La
connaissance de la natiu*e et de la vérité est infinie comme elles.
Les arts, dont l'objet est de nous plaire, sont bornés conune nous.
Ils ont un point fixe de perfection que le génie des langues, l'imi-
tation de la nature, la sensibilité de nos organes , déterminent. •
Cependant il reconnaît que la poésie^ parfaite chez les anciens
quant aux images et au style, est susceptible d'un progrès conti-
nuel sur beaucoup d'autres points. Il en est de même des autres
arts : leur domaine s'étend avec Thomme lui-même.
On ne peut voir sans admiration ce séminariste de vingt-trois
ans tracer d*une main ferme l'esquisse de l'histoire universelle,
1. Le christianisme a immensément développé ce principe et en a &ii le lund
même de la reli^on ; mais l'assertion de Turgot est cependant trop abaoliie : il ne
faut pas uier entièrement Vamour de Diea à rantiqnité. — Torgot ne dit pas nn mot
qu'il ne pense ; mais, devant la Sorbonne, il ne peut dire tout ce qu'il pense. « Je
reconnais, écrit -il ailleurs, le bien que le christianisme a fiût ao moode, mais le plus
grand de »es bienfaits a ^té d*avoir éclairé et propagé la religion natuKlle. • iUUrt$
sur la Toléran^t; ap. OEucnt de Turgot, t. U, p. 687.)
(1750-17511 TLUGOT. 485
non plus en vue d*une tradition spéciale, comme Bossuet, mais en
vue du genre humain tout entier, comme Voltaire, et avec une
dignité et une autorité morale qui manquent trop souvent à Vol-
taire. U Essai sur les mœurs des nations est encore inédit en 1750;
il faut le rappeler pour constater Toriginalité de l'œuvre de Tur-
got. La seule objection sérieuse à faire à Turgot , c'est que , in-
fluencé par la métaphysique de la sensation, il voit trop dans le
progrès le résultat des phénomènes extérieurs et pas assez la ma-
nifestation des énergies internes de l'homme.
Des plans immenses s'agitaient dans cette jeune téta : il voulait
développer tout ce qui était en germe dans ses deux Discours ; il
Voulait refaire YHistoire universelle de Bossuet au point de vue
pliilosophique, et n'en faire que la première partie d'un vaste
ensemble comprenant de plus un Traité de géographie politique
un Traité du gouvernement. Il voulait montrer c le genre humain
»ujours le même dans ses bouleversements, comme l'eau de la
dans les tempêtes, et marchant toujours vers sa perfection. •
On possède les plans détaillés des deux premières parties. Dans
l^ Géographie politique, il fait des réserves très-fortes, excessives
^^éme, contre le principe de Montesquieu touchant Vinfluence des
c^/imott, o influence ignorée,» dit-il. « Il faut avoir épuisé les causes
^^norales avant d'avoir droit d'assurer quelque chose de l'influence
J)hysique des climats *. » Il voit très-bien Terreur de Montesquieu
^ur Yexcessive population du Nord barbare. Il jette en avant des
"vues grandioses sur les moyens que doit chercher le genre humain
de tirer de notre globe le meilleur parti possible, par la combi-
naison desdifTérents principes qui composent les terrains (engrais
minéraux), par la distribution des eaux, etc.
L'esquisse de YHistoire universelle est dessinée par l'optimisme
1. C'est dam celte même esquisse que se trouve le passage suivant : « Chaque
peuple qui a devancé les antres dans ses progrès est devenu une espèce de centre
autour duquel s*est formé comme un monde politique composé des nations qu*il con-
naissait, et dont il pouvait combiner les intérétit avec les siens : il s*est formé plusieurs
de ces mondes dans tonte l'étendue du globe , Indépendants les uns des autres , et
iiico:iDns réciproquement; en s'étendant sans cesse autour d'eux, ils se sont rencon-
trés et confondus, jusqu'à ce qu'enfin la connaissance de tout l'univers, dont la poli-
tique saura combiner tontes les parties, ne formera plus qu'un seul monde politique,
dont les limites sont confondues avec celles du monde physique. »
Cest tonte l'histoire en quelques lignes ! (OEuvrti de Turgot, t. H, p. 616.)
486 LES PHILOSOPHES. 11750-175IJ
le plus hardi, a II a été bon que les passions régnassent avant la
raison dans la politique, parce que la raison aurait été moins
puissante si elle eût régné plus tôt. Comme elle est la justice
même, elle eût empêché la guerre, et, avec la guerre, la forma-
tion des grands états, et, par conséquent, le progrès des idées,
des arts, de la police ou art du gouvernement. Le genre humain
serait resté à jamais dans la médiocrité. La raison et la justice
auraient tout Hxé; or, ce qui n*est jamais parfait'ne doit jamais
ôlre entièrement fixé. Les passions tumultueuses , dangereuses ,
sont devenues un principe d'action, et, par conséquent, de pro-
grès. Tout ce qui tire les hommes de leur état, tout ce qui met
sous leurs yeux des scènes variées, étend leurs idées, les éclaircit,
les anime, et, à la longue, les conduit au bon et au vrai, où ils
sont entraînés par leur pente naturelle. L'univers, ainsi envisagé
on grand, dans tout l'enchaînement, dans toute l'étendue de ses
progix^'s, est le spectacle le plus glorieux à la sagesse qui y pré-
side. »
Il n'y a rien dé plus grand dans le xviu* siècle que ce procès
plaidé |xir Turgot contre Rousseau sur la destinée du genre
humain.
A chaque ligne on rencontre des aperçus sagaces et profonds
sur les phénomènes principaux de l'histoire. « L'inégahté entre
les soxos est en mison de la barbvirîe; elle est extrême dans les
états despotiques. La condition dos femmes s'améliore dans les
républiques. — C'est dans les i>otits état<i et dans les républiques
que la science du gou\ernon)ent s'osl formée, que Tégalité s'est
ciMistMTiH^, que Tesprit hunuiin a fait des progrès rapides, etc. »
Il s'auïl ici do rogalité dos droits, car, ailleurs, il justitie, coaune
une i\>ndilion du progr>s ot sans on moconnaitre les conséquences
funi'stt^ à tant d*o^^nls, rinôcalité sociale amenée par la division
dos travaux. Il avoue néanmoins que celte division nécessaire fait
que la plus grande |K)rtie dos hommes , occupée de travaux obs-
curs ot in\>S5iîor?, ne ivut suivre le progrès des autres bomoies.
r\^ là le torriWe problè:no qu il ne rwout pas, et le plus fort
ai>!ument d«,* Rvhis^n^u. i^cst colle iDôgalite sociale, qui, après
avoir an>om^ lo lM^^^n^$ des lumioi'vs le plus souvent aux dépens
^io U jus4kv. eiU|Vche le |¥r\v:Tvs de piMrtcr «s fruits en se gêné-
imo-nsil TUHGOT. 18T
raVisant, met obstacle au maintien ou à rétablissement de la
liberté et de l'égalité politiques *, et trop souvent amène ou ra-
mène le despotisme : inégalité qui trouvera peut-être un jour son
remède dans ce qui l'aggrave aujourd'hui , dans l'extension des
moyens d'action de l'homme sur la nature. Les machines , qui
asservissent l'homme, pourront l'affranchir un jour.
Une dernière page est caractéristique. C'est le tableau des de-
voirs difficiles du législateur dans l'état actuel de l'Europe. Cepen-
dant, conclut-il, a il est si vrai que les intérêts des nations et les
succès d'un bon gouvernement se réduisent au respect religieux
pour la liberté des personnes et du travail , à la conservation
inviolable des droits de propriété, à la justice envers tous... que
l'on peut espérer qu'un jour la science du gouvernement devien-
dra facile... Le tour du monde (politique) est encore à faire ; la
vérité est sur la route, la gloire et le bonheur d*étre utile sont
au bout. B
L'avenir de Turgot est dans cette page : il essaiera d'être ce
législateur.
Nous avons vu Turgot combattant, en partie d'avance, les deux
i^iicours de Rousseau. Dans une lettre adressée à une femme
^teur, à madame de Graffigni , et qui n'est pas destinée à la
publicité, il devance au contraire Emile; il attaque l'éducation à
rebours, qui commence par les abstractions et qui enchaîne les
wifants que la nature appelle à elle par tous les objets, t Mettez
'es enfants en pleine nature, » s'écrie- 1- il dans ces quelques
P^esoù il semble résumer l'idée première de l'œuvre immor-
ale du Genevois (1751). Sur les mariages d'intérêt, sur les
maximes contraires aux mariages d'inclination, sur les autres
préjugés de ce genre, qui détruisent les mœurs et la famille , et,
en général, sur tout ce qui est morale ou sentiment, on croirait
entendre Rousseau *.
^' ■• Liberté! je le dis en soupirant, les hommes ne sont peut-être pas dignes de
^' légalité! Us te désireraient, mais Us ne peuvent t'atieiiidre. » (Letlrt à madame de
^^aflSjfni, 1751 î ap. Œuvres de Turjçot, t. II, p. 786.)
^- £t aassi sur les limites des droits paternels, x Dans les choses où il s'agit du
wnheur des enfsnts, le devoir des pères se borne au simple conseil. C'est la façon
<^^ penser contraire qui a fait tant de malheureux pour leur bien, qui a produit tant
^ ntoriages forcés, sans compter les vocations, etc. »» V. la seconde Lettre sur la Tolé-
*^*»- Le Code civil a réalisé la pensée de Turgot.
488 LES PIlfLOSOPUES. [i753-17541
D'autres letlres pniticulières, heureusemeni conservées, et qui
sont de véritables traités dogmatiques, exposent le fond de la
pensée du jeune sage sur les droits et les devoirs de l'État en ma-
tière de religion. Ce sont les Lettres sur la Tolérance (1753-1754),
titre impropre , car la liberté des cultes n'est pas pour lui une
tolérance, mais un droit positif. Aucune religion, suivant lui; n'a
droit à la protection exclusive de l'État; toutes ont droit à la
liberté, à moins que leurs dogmes ou leur culte ne soient con-
traires à l'intérêt de l'Éiat. Il se hâte d'expliquer cette restriclion,
dont il serait facile d'abuser, en disant qu'on doit tolérer un
dogme, même un peu contraire au bien de TÉtat , pourvu qu'il
ne renverse pas les fondements de la société. Une religion fausse
tombera plutôt par le progrès de la raison et l'examen paisible
que par la persécution, qui fanatiserait ses sectateurs; ses minis-
tres, tout au moins, seront forcés de devenir inconséquents et de
donner à leurs dogmes des adoucissements qui les rendront sans
danger. Il corrige ainsi d'avance ce qu'il y aura d'excessif dans
les conclusions du Contrat social , qui prescrira d'appliquer aux
croyances intolérantes leurs propres maximes et de les chasser de
l'État.
Après avoir établi que la société, fondée en vue des intérêts
communs des hommes pendant la vie présente, n'a aucun droit
d'imposer à ses membres une règle , une religion en vue de la
vie future, ni de la leur interdire, sauf le cas précité, il admet
cependant que la société doit au peuple une éducation religieuse,
et qu'il est de la sagesse des législateurs de choisir une religion
pour l'offrir, non pour l'imposer, à l'incertitude de la plupart
des hommes , tout en protégeant la pleine liberté des autres
sectes. Il cherche les conditions que doit offrir cette religion
d'État, ne les trouve pas dans le catholicisme romain , doute que
h protestantisme , même arminien , quoique préférable sous le
rapport politique, les remplisse encore toul à fait, et se demande
si la religion naturelle , mise en système et accompagnée d'un
culte, en défendant moins de terrain, ne serait pas plus inatta-
quable*.
1 . Comparer avec la correspondance de Voltaire et de Frédéric, année 1766 ; sur
la possibilité (Tune religion déiste.
11753-I754J TURGOT. 189
Ici Turgot, à son lour, excède les limites que Rousseau posera
et qui sont les vraies. La société doit renseignement aux enfants
comme elle doit la justice aux hommes : elle tient de Dieu, son
premier auteur, puisqu'il a fait l'homme sociable, le droit et le
devoir de prendre pour base de son enseignement et de ses lois
la religion naturelle ^ c'esl-à-dire la morale religieuse et les
croyances générales qui sont le fond même de la conscience du
genre humain et le principe de Tordre en ce monde , mais elle
n'est pas compétente pour établir une religion positive, un culte
avec des prêtres et des rites, pour donner une forme déterminée
au sentiment religieux. Ceci dépasse le domaine de la raison
publique : il faut un souffle mystérieux dont le corps politique ne
dispose pas.
Jamais les principes de droit, de justice et de liberté n'ont élé
plus noblement exprimés que dans la seconde de ces Lettres,
Jamais on n'a plus fièrement dénié fout droit aux lois positives
contraires à l'équité, a L'intolérance est une tyrannie, et passe
le droit du prince comme toute loi injuste. Si les sujets d'un
prince intolérant, comme de tout autre tyran , sont en état de lui
r.sister, leur révolte sera juste. Ce principe, que rien ne doit
borner les droits de la société sur le particulier que le plus grand
bien de la société, me paraît faux et dangereux. Tout homme est
né libre, et il n'est jamais pemiis de gêner cette liberté , à moins
qu'elle ne dégénère en licence, c'est-à-dire qu'elle ne cesse d'être
liberté en devenant usurpation. Les libertés, comme les propriétés,
sont limitées les unes par les autres. La liberté d'agir sans nuire
ne peut être restreinte que par des lois tyranniques. On s'est beau-
coup trop accoutumé dans les gouvernements à immoler toujours
le bonheur des particuliers à de prétendus droits de la société. On
oublie que la société est faite pour les particuliers ; qu'elle n'est
instituée que pour protéger les droits de tous, en assurant l'ac-
complissement de tous les devoirs mutuels *. »
1. Dans ane lettre bien postérieure, il accuse <• la fausseté de cette notion rebattue
par presque tous les écrivains républicains , que la liberté consiste à n'être soumis
qu'aux lob, comme si un homme opprimé par une loi injuste était libre. >*
Cette tiofton a une vérité relative, si l'on compare l'état despotique, où l'homme
ttt soumis à l'homme, à Tétat républicain, où il n'est soumis qu*à une règle géné-
rale et abstraite ; mais elle n'a une vérité absolue que si les lois jKmtivet sont con-
190 LES PHILOSOPHES. [1754-1755/
Il y avait un abîme entre les faits contemporains et les théo-
ries (le Turgot. Le jeune philosophe, avec la généreuse confiance
qui le caractérisa toujours, ne crut pas ce gouffre impossible à
combler. En 1754, au plus fort de la guerre des billets de confes-
sion, parmi les querelles du parlement et du clergé et les persé-
cutions ravivées contre les protestants, il imprima, sous l'ano-
nyme, un écrit intitulé le Conciliateur. Il l'envoya aux conseillers
d*État, aux ministres, et le fit paiTcnir jusqu'au roi. Il n'y mon-
trait de ses principes que ce qui était nécessaire pour le but pra-
tique qu'il poursuivait. Il distinguait entre la tolérance ecclésias-
tique, qu'il reconnaissait impossible à demander aux prêtres, et
la tolérance civile, qu'il demandait comme nécessaire aux gouver-
nements. Le prince, disait-il, n'est pas juge du péché envers
^Dieu, mais seulement du délit envers la société. Il voudrait que,
d'une part, on tolérât les protestants et les jansénistes, qu'on ne
fît pas de différence entre eux et les autres citoyens, et, de l'autre
part, que l'on ne forçât point les prêtres à administrer les sacre-
ments malgré eux; mais que, pour pouvoir rendre aux prêtres
cette liberté, on ôtàt aux sacrements tout effet civil , et que la
constatation de la naissance, l'acte de mariage et l'inhumation
fussent indépendants des actes religieux. Il demandait, en un
mot, avant Voltaire, cette fondation de Vètat civil , que devaient
réaliser les institutions émanées de 89.
Ce n'était pas au gouvernement de Louis XV qu'il appartenait
d'accomplir de telles choses; seulement un faible essai de paci-
fication religieuse, en 1754, sembla coïncider avec l'œuvre de
Turgot.
Ce fut sur ces entrefaites que Turgot s'adjoignit à YEnq^dopèdie
(vers 1755). Tout ce qu'il y inséra sur des matières très- diverses,
philologie, métaphysique, physique, droit public, est au premier
rang de ce vaste recueil. Il déploie des connaissances profondes,
des vues aussi ingénieuses que sagaces, sur l'origine, le mélange
et les révolutions des langues (art. Étymologie); dans l'article
Existence, comme dans tout ce qui, chez lui, touche à la méta-
physique, sans dépasser formellement Condillac, il manifeste des
formes aux lois éterneUea. Y. la lettre au docteur Price, 1778 ; ap. Œuvreê de Turgot,
t. II, p. 806.
1175W759J TU R GO T. 191
tendances analogues à celles de Rousseau, et qui, s'il eût appli-
qué plus spécialement sa ferme et lucide intelligence à la science
des principes, Feussenl vraisemblablement conduit où arriva
La Romiguière, un demi-siècle après. L'article Exp nsibilitè ren-
ferme, suivant un juge compétent, Condorcel, « une physique
nouvelle, une physique mathématique fondée sur les principes et
les découvertes de Newton *. » L'article Fondation montre le
théoricien de la liberté aussi ferme sur les vrais droits de l'État
que sur ceux de l'individu. Il y balaie les sophismes par lesquels
on essaie de transformer en propriétaires des êtres de raison,
des corporations, comme si la propriété était autre chose qu'un
développement de l'individualité, et comme s'il y avait place pour
un troisième droit entre le droit de l'individu et le droit de la
société^. Le gouvernement, dit-il, a le droit incontestable « de
€iisposer des fondations anciennes, d'en diriger les fonds à de
nouveaux objets, ou, mieux encore, de les supprimer tout à fait,
l'utilité publique est la loi suprême et ne doit être balancée ni
par un respect superstitieux pour ce qu'on appelle Vintention des
fondateurs (comme si des particuliers ignorants et bornés avaient
eu droit d'enchaîner à leurs volontés capricieuses les générations
qui n'étaient point encore), ni par la crainte de blesser les droits
prétendus de certains corps, comme si les corps particuliers
avaient quelques droits vîs-à-vis de l'État. Les citoyens ont des
droits, et des droits sacrés pour le corps même de la société; ils
existent indépendamment d'elle ; ils en sont les éléments néces-
saires, et ils n'y entrent que pour se mettre, avec tous leurs
droits, sous la protection de ces mêmes lois, qui assurent leurs
propriétés et leur liberté. Mais les corps particuliers n'existent
1. Il 7 yoit très-bien le parti qu'on peut tirer de la vapeur^ et ceci avant les
grandes applications de J. Watt.
2. Le seul être collectif qui soit dans une catégorie à part, c'est la société, parce
que son existence est nécessaire et perpétuelle ; qu'elle est la seule association qui
ne doive janoais se dissoudre ni se liquider. — Les juristes de la monarchie avaient,
au fond, la même opinion ; ils ne reconnaissaient, en droit, que deux sortes de pro-
priété : celle de l'État et celle des particuliers. « Les ecclésiastiques et autres gens
âe main-morte ont été censés dans tous les temps incapables de posséder auciihe
sorte d'immeubles dans notre royaume ; c'est ce qui a donné lieu aux rois, nos prédé-
cesseurs, de les assujettir au paiement des droits d'amortissement, pour les relever
Recette incapacité. »• (Ordonnance du 14 octobre 1704, citée par M. Laferriere,
But. du droit français, t. II, p. 40.)
192 LES PHILOSOPHES. [1759-1761 j
point par eux-mêmes ni pour eux; ils ont été formés pour la
société, et ils doivent cesser d'exister au moment qu'ils cessent
d'être utiles. »
Voilà les principes posés : la Révolution n'a plus qu'à les
appliquer.
Turgot ne continua pas jusqu'au bout sa coopération à YEncy-
clopèdie. Les persécutions renouvelées. contre ce grand ouvrage
en 1759 l'arrêtèrent. Son mâle courage, sa volonté inébranlable,
le défendent contre tout soupçon de faiblesse. S'il ne voulut point
s'engager plus avant dans la guerre philosophique*, c'est qu'il
se jugeait appelé à rendre de plus grands services dans un autre
rôle que le rôle d'écrivain. La noble passion d'agir, la seule pas-
sion qu'il ait connue, s'emparait de lui, et, déjà, peut-être, il
aspirait, dans le secret de sa pensée, à tenter d'arrêter la monar-
chie sur la pente de sa ruine. Dès 1751, bien que cadet d'une
famille noble de Normandie, et par conséquent sans fortune', il
avait renoncé aux dignités et aux richesses que semblait lui pro-
mettre l'état ecclésiastique. Il n'était pas homme à mettre en
balance sa conscience et sa fortune. Sa vertueuse ambition s'ou-
vrit une autre voie. Il traversa la magistrature pour arriver au
conseil d'État. Maître des requêtes en 1753, il fut nommé, en 1761,
à l'intendance du Limousin, où il put essayer à loisir ses facultés
d'homme d'État et se préparer à une plus éclatante, mais non à
une plus respectable mission; car il devait être, durant treize
ans, le bienfaiteur de cette province; il y offrit véritablement
l'idéal de l'administrateur.
Son amour des sciences et des lettres ne se refroidit jamais;
mais il dut abandonner ses vastes plans d'histoire et de philoso-
phie ; il concentra ses travaux théoriques sur une seule branche de
la science , l'économie politique , dans laquelle il croyait voir la
1. II moutra bien à ses amis qa*il ne les avait point abandonnés, lorsque, en 1767,
la Sorbonne s'avisa de condamner le Bilitairt de Marmontel pour des propositions
contre les persécutions religieuses. De tous les coups portés dans cette occaidon k
la Sorbonne, le plus rude fut celui de son ancien agrégé, Turgot. U mit en regard,
sur deux colonnes parallèles, les propositions réprouvées par la Sorbonne et ki
propositions opposée», dont l'approbation implicite par la Sorbonne résultait de la
condamnation des autres. On ne pouvait rien voir de plus odieux ni de plus absurde,
y. Mém. de Marmontel, t. HT, p. 45.
2. Le droit d'aînesse était très-rigoureux dans la Coutume de Normandie.
[\m] TURGOT. <93
grande chance de salut pour la société croulante. Ses Réflexions
mr la formation et la distribution des richesses parurent en 1769.
C'est le mieux fait et le plus durable de tous les livres qu'aient
produits les économistes français : sauf siu* le point, essentiel il
est vrai, de- la productivité des travaux industriels, Turgot pose
tous les principes qui seront développés par Adam Smith. Son
Mémoire sur les prêts d'argent (1769) développe la question de
l'intérêt déjà décidée dans le précédent ouvrage. Il y réfute invin-
ciblement les doctrines des théologiens scolastiques, adoptées par
les juristes sous la pression du droit canon, et leurs subtilités
aboutissant à Tabsurde expédient des constitutions de rente avec
aliénation de capital * ; il montre les lois contre le prôt à intérêt
tournées, éludées, renversées par la force des choses, et distingue
très-bien la question de bienfaisance et de charité chrétienne
d'avec la question de propriété, de droit et de liberté, deux ordres
de vérité non pas contraires, mais distincts. Le problème a été
débattu de nouveau ; il Test encore, avec plus de passion et d'opi-
ûiûtrelé que jamais. De puissants dialecticiens ont cherché, dans
le droit naturel et social , dans l'économie politique retournée
contre elle-même, des arguments à opposer à ceux de Turgot et
de son école ; ils n'ont pas réussi à prouver qu'on puisse abolir
le prêt à intérêt sans porter un coup mortel à la liberté des
transactions et à la formation des capitaux, par conséquent
à la richesse nationale, et sans atteindre la propriété dans son
essence.
Quant à la limitation du taux de l'intérêt par la loi, Turgot et
les autres économistes condamnent toute intervention de l'État,
et il est difficile de nier la valeur théorique de leur sentence ;
ïnais il est également difficile de ne pas reconnaître que la
lation qui a maintenu la limitation de l'intérêt d'après une
1* Ce système était nue des causes de rînfériorité commerciale et industrielle des
P^ys cathoUques. L'absurdité consistait en ceci, que, si Tintérét n'était pas légritime,
l'emprontear à 5 pour 100 eût dft être libéré au bout de vingt ans ; la rente per-
pétuelle, dans ce cas, était une usure perpétueUe à partir du jour où l'emprunteur
*^4it achevé de rembourser le capital par annuités. — Il est étrange de voir ce que
P^tTempire de la tradition, même sur de très-bons esprits. Pothier, si savant, si
<li^>t, si éclairé, à tant d'autres égards, mais timide en tout ce qui touche à la théo-
logie, est d'une incroyable faiblesse sur cette matière, et ne trouve que des arguties
^"neot fofbonniquts.
XVI. 13
494 LES PHILOSOPHES. [176M77*
moyenne approximative a peu d'inconvénients pratiques, ou dt
moins que sa suppression offrirait, et pour longtemps peut-être
des inconvénients beaucoup plus graves.
Il faut encore citer, parmi les travaux économiques de Turgot
son beau Mémoire sur les miiies et carrières, où il se montre éga
lement supérieur et à la législation de son temps, et, du moin
comme logique, à celle qui la remplacera *.
Turgot devait employer les dernières années du règne d
Louis XV à commencer Tapplication de ses doctrines, selo
son pouvoir, sur une petite échelle, et à tâcher d'en faire pén<
trer Tinfluence dans le gouvernement central. Le penseur i
rhomme pratique ne faisaient qu'un chez lui ; nous retrouveroi
bientôt l'homme politique aux prises avec les événements. I
penseur est tout entier en deux mots : liberté, perfectibilité. Noi
aurons à revenir sur la lacune qui subsistait dans l'application i
sa doctrine à la liberté politique, lacune bien moindre toutefo
que chez les autres économistes; quant à la perfectibilité, so
disciple et son ami Condorcet a résumé ses idées en que]qu(
lignes : « Turgot regardait une perfectibilité indéfinie comn:
une des qualités distinctives de l'espèce humaine... Cette perfei
tibilité lui paraissait appartenir au genre humain en général et
chaque individu en particulier. Il croyait, par exemple, que 1(
1. L'ancienne législationi d'après le droit impérial romain, réservait la proprié
des mines au domaine comme droit régalien ; en fait, l'État n'exploitait pas et oo
cédait des monopoles avec tous les abus ordinaires. La législation actoeUe ooi
menceupar poser ce prétendu principe : que la propriété du sol emporte la proprié
du dessus et du dessous (Code civil, art. 552), puis, dans-Ia loi spéciale des min
(la loi de 1810), elle réduit à fort peu de chose, au profit de l'Etat, ce droit da pr
priétaire qu'elle vient d'exagérer si étrangement en théorie. Turgot, avec une loi
autre logique, établit qu'il n'y a aucun rapport naturel entre la propriété d^un éban
et celle de la mine qui est dessous ; que le propriétaire a le droit exclusif de fooilli
dans son champ, mais que, s'il trouve une mine, elle lui appartient, non oomn
extension de sa propriété, mais par droit de premier occupant *, que, s'il est prévei
dans cette occupation par une autre fouille partie d'un champ étranger et pons»
sous le sien par voie souterraine, il n'a rien À réclamer.
Relativement à l'Etat, on peut dire qu'il en est du dessous comme du dessos. I
société aurait pu maintenir Tindivision de la surface; elle peut maintenir rindivisif
du tréfonds ; mais , si elle ne Ta pas fait par une loi positive, le droit de pfemii
occupant est le plus naturel, moyennant que ce premier occupant donne à la aodé
les garanties nécessaires. Il va sans dire que l'État conserve, vis-à-vis du premi*
occupant et du propriétaire de la surface, le droit exceptionnel d'expropriation pot
cause d'utilité publique.
11761-1774] TURGOT. i|95
progrès des connaissances physiques, ceux de l'éducation, ceux
de la méthode dans les sciences, ou la découverte de méthodes
nouvelles, contribueraient à perfectionner l'organisation, à rendre
les hommes capables de réunir plus d'idées dans leur mémoire,
et d'en multiplier les combinaisons : il croyait que leur sens
moral était également capable de se perfectionner. Selon ces
principes, toutes les vérités utiles devaient jBnir un jour par être
généralement connues et adoptées par tous les hommes. Toutes
les anciennes erreurs devaient s'anéantir peu à peu, et être rem-
placées par des vérités nouvelles. Ce progrès , croissant toujoui's
de siècle en siècle, n'a point de terme, ou n'en a qu'un absolu-
ment inassignable dans l'état actuel de nos lumières. — Il était
convaincu que la perfection de l'ordre , de la société , en amène-
rait nécessairement une, non moins grande, dans la morale ; que
les hommes deviendraient continuellement meilleurs, à mesure
qu'ils seraient plus éclairés *. »
Pour résumer complètement Turgot, il faut rassembler toutes
les idées du siècle : sur la tolérance et l'humanité, c'est Voltaire;
sur la religion, la morale et l'éducation, c'est Rousseau; sur
l'économie politique , c'est Gournai et Quesnai ; sur la liberté ,
c'est Voltaire , et, avec lui, encore Gournai et Quesnai; sur la
métaphysique, c'est Condillac, avec une tendance supérieure; sur
la perfectibilité , c'est plus et mieux que Voltaire et que Diderot,
c'est la seule réponse sérieuse à Rousseau. Rousseau raffermit
rhomme individuel sur ses destinées immortelles ; il trouble
ITionime social en lui montrant la chute morale dans le progrès
intellectuel et matériel. Turgot, sans résoudre à beaucoup près
par son affirmation toutes les profondes objections de Rousseau ,
nous console et nous raffermit. Il donne à la perfectibilité des
encyclopédistes la seule base solide en l'unissant au déisme spiri-
tualiste de Rousseau , et se trouve ainsi le trait d'union entre les
écoles opposées*. Génie moins éclatant, moins impétueux, mais
plus universel que ses grands contemporains, il marque le point
1- Condorcet, Vie de Turyot, p. 273.
^' Le problème de la perfectibilité n'a pas , en effet , plus que celui de l'optimisme ,
••solution dans là vie actuelle isolée. Les encyclopédistes ne pouvaient le résoudre ,
^ qui ne voyaient que la perfectibilité de l'espèce en ce monde, et non la pcrfccti-
wlité de l'âme individuelle au delà de ce monde.
406 LES PHILOSOPHES. 11761-177
culminant de l'esprit humain au xvui* siècle, et ferme cet ^
philosophique par un hymne d'espérance et d'iuMnortalité sur \
tombe déjà enlr'ouverte de la vieille société !
Turgot n'est inférieur que sur un seul point, sur la politiqi
proprement dite : d'une part, le principe de Timproductivilé
l'industrie le mène à méconnaître les droits politiques des no
propriétaires ; de l'autre part, à l'exemple de ses amis les écon
mistes, il méconnaît les distinctions essentielles posées par Hc
tesquieu et par Rousseau, et reproduit ce qu'on peut nomnr
l'erreur nationale de d'Argenson sur l'unité du pouvoir confc
due avec l'unité de la souveraineté *. Sa confiance excessive ds
l'empire de la raison, du bien et du vrai, l'empêche de voir co;
bien cette unité est peu compatible avec la liberté. Lui qui ché
la liberté avant tout, il en offre moins les moyens pratiques q
Rousseau, à qui l'on a reproché de la sacrifier à l'égalité.
La gloire de Turgot, dans son ensemble, n'appartient qu'à
France et à la philosophie ; néanmoins une partie de cette glo
lui est commune avec ses maîtres du groupe économique. Le r
pect de la postérité est bien dû aux hommes qui ont formulé (
grandes maximes :
L'autorité n'a pas de lois à faire ; elle n'a qu'à reconnaître
lois naturelles.
C'est-à-dire : la fonction de la société, comme celle de l'homn
est d'adhérer et de concourir librement aux lois de la Pro
dence.
Aucune autorité humaine n'a droit de faire violence à la nati
des choses.
C'est-à-dire : toute loi contraire à la nature, à la justice, à
morale, à la révélation de Dieu dans la conscience humaii
toute loi contraire à la loi , est nulle de plein droit : il n'y a ]
de droit contre le droit.
Ils ont mêlé aux vérités qu'ils ont proclamées des erreurs (\
Turgot n'a pas toutes partagées : abusés par leur chimère
Ycvidencey ils n'ont pas vu que la liberté et l'égalité politiqi
étaient la condition de toutes les autres libertés, et leur négati
1. V. la lettre au docteur Price ; 1778.
\m'\m] RÉSUMÉ. 197
delà science politique, la formule de despotisme gouvernemen-
tal, si bizarrement imaginée par ces champions de la liberté
économique , ont été d'un funeste exemple pour les sectes qui ,
depuis, ont pris les questions sociales au point de vue opposé à
l'économie libérale et qui ont trop souvent montré pour la liberté
politique une indifférence plus logique chez des écoles fatalistes
que chez une école de libre personnalité.
lisse sont trompés en s'imaginant atteindre l'absolu, mais ils
n'en ont pas moins déterminé le but vers lequel les sociétés
doivent avancer progressivement. Si, en effet, on se demande :
faut-il marcher à la liberté économique ou aux restrictions? —
à l'échange pacifique ou aux luttes de tarifs, mères des guerres
de commerce • ? — à l'harmonie ou à l'antagonisme ? — La
réponse pourra-t-elle être douteuse? — Il en est du libre échange
universel comme de la paix universelle ; c'est un idéal et non une
chimère; c'est un but tinal dont il faut chercher à s'approcher
le plus possible, quoiqu'on ne doive peut-être jamais l'atteindre
complètement.
Les économistes ont eu raison de vouloir la liberté; on peut
même dire qu'ils n'en ont point assez voulu ou du moins point
assez défini les moyens' nécessaires. Un bon gouvernement ne
doit pas seulement respecter la liberté, comme dit Turgot ; il doit
Totturer. La société doit assurer le libre développement des facul-
tés de chacun de ses membres par l'instruction publique '*, par la
protection accordée aux faibles, aux mineurs d'âge ou de condi-
tion, par les restrictions, les seules légitimes, que prescrivent,
en matière d'industrie, la morale, l'hygiène, la justice. Elle doit
rtparer, dans la mesure du possible, par les institutions, les effets
de rinévitable inégalité factice due à l'héritage, inégalité si sou-
vent inverse de celle des facultés naturelles. S'il n'est pas vrai
que les ouvriers ne doivent gagner que leur subsistance, il est
^ qu'en fait , la plupart ne gagnent pas plus , quand ils la
!• A ce qoe Targot appelle ** la paérile et sanguinaire illusion d'un commerce
«closif. « QEuv. de Turgot, t. II, p. 802.
2* Les physiocrates n*ont point du tout nié cette vérité. Tout le xviii* siècle ,
*^ <li8tinction d*école, a demandé l'instruction publique par l'État. Il faut bien se
f^it d'attribuer aux premiers économistes la responsabilité des aberrations do
«rtaina de leurs héritiers.
198 LES PHILOSOPHES. [1767.17^^^
gagnent , et qu*cn général , ils gagnent beaucoup moins qu*ils t^ ^
produisent, La société leur doit toutes les réparations, toutes le
compensations compatibles avec la liberté et le droit d'autrui.
lia liberté, enfin, veut que la société assure le champ à l'industrii
honnête contre la concurrence de la fraude. — La liberté veul
que l'État protège la concurrence individuelle contre le mom
pôle ; en d'autres termes, que l'État fasse ou réglemente tout
qui ne peut être fait par la libre concurrence. A l'État de prépa —
rer, de niveler, d'entretenir la carrière où se déploie la liberté^
à l'État d'adoucir les, chocs trop violents des forces libres dai
celte carrière ; à l'État d'assurer la liberté de chacun par l'autoril
de tous.
Après avoir parcouru en détail le champ immense de la phih
Sophie du x\\\\^ siècle, si l'on gravit sur un point culminant poux:^
embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble du mouvement des esprits^
en écartant les contradictions, les boutades individuelles, les idéc^
accessoires, on distingue trois courants principaux d'idées sociales,
qu'on peut nommer les deux démocraties et le libéralisme. L'une
des deux écoles démocratiques veut épurer, contenir, simplifier
et fortifier l'homme ; elle repousse la royauté temporelle et l'aris-
tocratie comme injustes et démoralisantes, la royauté spirituelle
comme incompatible avec la raison et avec la responsabilité pc^
sonnelle de l'homme vis-à-vis de Dieu. L'autre école réclame la
libre expansion de tous les penchants humains, sans distiogoer
les passions essentielles des artificielles, les simples des compo;*
sées, et ne repousse les vieilles autorités que comme tout freit:
quelconque. L'une comprend la souveraineté du peuple comnMf i
ressortissant au vrai droit divin, c'est-à-dire l'individu «oôinil'
au peuple, le peuple à Dieu, à la justice, à la morale, à la chariUf'^
universelle. L'autre n'admet au-dessus de l'homme d'autre lâ
qu'un progrès fatal et nécessaire, et aboutit à la souverHnelé
absolue du nombre ou de la force : elle ne verra guère dans It
Révolution que la conquête des jouissances matérielles pour les
déshérités, tandis que la première y cherchera surtout la con-
quête de l'égalité politique et de la dignité humaine. La démo-
cratie spiritualiste inclinera trop à restreindre, en vue de l'égalité
et de la réforme morale, cette expansion individuelle que la
\\m] RÉSUMÉ. 199
seconde école fait déborder d'une main, tout en rétouflfanl de
l'aulre sous la loi du nombre. Il est réservé à la troisième école ,
à l'école libérale, de définir la liberté, non plus par le fait, mais
par le droit, de la déduire de la responsabilité morale posée par
la démocratie spiritualiste et de la limiter seulement par la liberté
d'autnii. Dans les sectes fatalistes sera le grand obstacle à la vic-
toire et à l'organisation définitive de la Révolution. Les temps
nouveaux ne s'accompliront pas avant que l'école fataliste, dégui-
sée sous tant de formes, tour à tour mystiques et matérialistes,
n'ait cédé devant le double principe de la personnalité divine et
humaine, et n'ait compris que celui qui ne recherche que le pain
du corps n'a pas même le pain. Ils ne s'accompliront pas avant
que le libéralisme et la démocratie ne se soient confondus dans
une doctrine plus large , sous un de ces souffles religieux qui
renouvellent le monde.
r» »
LIVRE Cil
LOUIS XV [SUITE ET FIN)
MiMiBTERB DE CiioiSEDL. — Procès du père La Valette. Comptes rendus sur les con-
stitutions des Jésuites. Les J^sciteb abolis en France. Suppression de l'ordre
par le pape Clément XIV. — Luttes de la cour et des parlements. — Mort de
madame de Pompadour. — Invasion des économistes dans la politique. Premien
essais de liberté commerciale et industrielle. — Nouvelles querelles avec les par-
lements. Procès de La Chalotais. — Mort du dauphin. — Projets de Choiseol
pour relever la France. Améliorations dans l'armée et la marine. Acquisitioa
de la Corse. Paoli. — Affaires de Pologne. Catherine et Frédéric II. Confédé-
ration de Bar, Massacres de TUkraine. Les Polonais et J.-J. Rousseau. Dumonries
en Pologne. Guerre des Russes et des Turcs. Projets entre la Prusse et TAo-
triche pour le partage de la Pologne. — Mariage du nouveau dauphin et de Mant-
Antoinette. — Terrai, contrôleur-général. Système de banqueroute. — Chute de
Choiseul. — Règne de la Ddbasri. Triumvirat de Maupbou, Terrai et
d'Aiguillon. Destruction des parlements. — La Russie adhère aux plans
de Frédéric II. Partage de la Pologne. Le ministère d'Aiguillon abandonne
la Pologne. — L'Angleterre complice. — Pacte de famine. Le roi accapareur. —
Mort de Louis XV.
1763 — mil
II nous reste à parcourir les dernières vicissitudes politiques
de l'ancienne société française ; qui se précipite d'un mou-
vement de plus en plus accéléré vers la catastrophe. La fin du
règne de Louis XV ne montre que des ruines qui s'accumulent
et préparent la grande ruine : les arcs-boutants et les con-
tre-forts s'écroulent ; le corps de l'édifice ne tardera pas à
s'abîmer.
La première de ces ruines est celle de la compagnie de lésus,
arr-boutant, non pas sans doute de l'Ëtat, mais au moins de
réglisc romaine. Le progrès des doctrines philosophiques ne con-
i750J LES JÉSUITES. 204
tribue qu'indirectement à ce grand événement, qui n*a point été,
Domme on Ta prétendu , préparé longtemps d'avance et qui sort
de causes occasionnelles, éloignées et imprévues.
n n'est pas nécessaire de revenir ici sur l'esprit de l'institut ni
sur le rôle de ses membres, qu'on a vus continuellement à
Vœuvre dans cette histoire depuis deux siècles : leur action poli-
tique et religieuse est assez connue ; seulement nous n'avons pas
eu jusqu'ici à signaler leur action commerciale , si étendue et si
envahissante, et qui devait leur devenir si fatale. Les moines pri-
mitifs avaient été défricheurs et laboureurs, au profit de la civili-
sation : les jésuites se faisaient trafiquants et monopoleurs , non
pas au profit d'un progrès industriel et commercial qui n'avait pas
besoin d'eux, mais au profit de leur richesse , de leur puissance
corporative. Ces défenseurs des dogmes du passé , ces prétendus
restaurateurs du moyen âge , qui ressemblaient si peu au moyen
âge, ne s'accommodaient que trop bien aux tendances matérielles
du monde moderne. Ils trafiquaient un peu en France, où la vigi-
lance de la magistrature les contenait , mais beaucoup dans nos
colonies; ils exerçaient à Rome des monopoles vraiment odieux,
car ils faisaient suspendre , par voie d'autorité, tous les procès
qu'on leur intentait et payaient leurs dettes quand bon leur sem-
blait; à Goa, dans l'Amérique espagnole, au Brésil, ils écrasaient
le commerce des laïques, non-seulement par une concurrence
qui s'arrogeait tous les droits et repoussait toutes les charges,
ïûais par la contrebande, facile à qui n'avait point à redouter les
^ites douanières. Ils lésaient ainsi à la fois les gouvernements et
les particuliers, et une sourde irritation couvait contre eux au
fond de bien des cœurs.
Ds ne se contentaient pas de dominer l'Amérique espagnole et
portugaise : ils avaient dépassé par leurs missions les limites de
'^colonisation européenne, et, ce qu'ils n'avaient pu faire au
f^^ada, parmi les indomptables tribus des Peaux RougeSy ils l'ac-
complissaient au Paraguai, chez des races faibles et dociles. Ils
avaient converti, organisé, civilisé à leur manière les sauvages de
^contrées; ils avaient là tout un royaume jésuite, cinquante
Rrandes paroisses gouvernées despotiquement par autant de pères
de la Mission , ressortissant eux-mêmes au père .provincial , vrai
202 LOUIS XV. [1750-1756)
roi du Paraguai; étrange gouvernemenl, fondé sur un conrniu-
nisme théocratique qu'ils semblaient avoir inâité de rancien em-
pire du Pérou sous les Incas. Fin introduisant le christianisme
chez ces peuplades, en les attachant au sol, en les multipliant par
la culture , ils leur avaient fi[^.une condition incomparablement
meilleure que la vie misérable et quasi-animale qu'elles menaient
auparavant dans les bois, ou que celle qu'avaient rencontrée
d'autres Indiens sojus la tyrannie destructrice des conquérants
espagnols. Si la morale avait à blâmer ailleurs les opérations
commerciales de la société de Jésus, ici, l'humanité n'avait donc
qu'à applaudir à ses succès, bien qu'il faille se garer de certaines
exagérations et se garder de présenter comme une société modèle
un peuple enfant , destiné par son éducation à une éternelle en-
fance, une société où la personnalité humaine était à naître, où la
propriété n'existait pas, où la famille existait à peine , le pouvoir
paternel éiaîd tout entier dans les mains des moines-rois, avec le
sol et avec le commerce des productions du soP.
Le Paraguai, cependant, appartenait nominalement à la cou-
ronne d'Espagne. En 1750, une transaction eut lieu entre l'Es-
pagne et le Portugal pour un écl|K9ge de territoire : l'Espagne
céda le Paraguai contre la colonie iTtî Sacramento (rive orientale
de la Plata) ; elle céda la terre sans les hommes et stipula que les
habitants seraient transférés sur terre espagnole. Les Indiens,
encouragés par les jésuites, refusèrent de se laisser emmener loin
de leur pays comme des troupeaux, soutinrent un combat contre
les troupes espagnoles, et, poursuivis, traqués avec barbarie, se
dispersèrent dans les forêts et dans les pampas (1753-1756).
L'échange, néanmoins, par suite de complications nouvelles, ne
fut pas réalisé ; mais les deux gouvernements gardèrent rancune
1. Une bulle de Benoit XIV, du 25 décembre 1741, atteste que les jésuites, pater-
nels au Parag^i , n'étaient pourtant point partout sans rf proches envers les Indiens.
Cette bulle leur défendait « de mettre en servitude lesdits Indiens , les vendre, les
acheter, les échanger..., les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, les dépouil-
ler de leurs biens et de leurs effets, » etc. V. l'Arrêt du parlement de Paris , contre
les jésuites, du 6 août 1761 : Ap. Anciennes lois françaises^ t. XXII, p. 357. — Ils
avaient essayé la traite des noirs : « En Afrique, ils avaient tenté d'éUblir des
comptoirs, pour fournir des esclaves aux pêcheries de perles, qu'ils exploitaient
dans rinde. » Desalles, Histoire des Antilles, t. Y, p. 435. — Cet écrivain donne des
détails très-intéressants sur les affaires des jésuites aux Iles.
[1756-1758] PAKAGUAL POMBAL. 203
aux jésuites, quoique la Société eût désavoué après coup une ré-
sistance assurément fort légitime.
Les cabinets de Madrid et de Lisbonne avaient , comme on Ta
montré tout à l'heure, des griefs mieux fondés. Ce fut en Portu-
gal que Torage éclata d*abord. C'était le pays de l'Europe où les
jésuites exerçaient la domination la plus absolue, et leur intro-
duction dans ce royaume, si brillant au xvi^' siècle , si abaissé de-
puis, avait coïncidé avec le commencement de sa décadence ; ils
avaient étouffé le génie actif et hardi de la patrie de Gama et d'Al-
buquerque; telle était du moins la conviction qui, longtemps
mûrie au fond d'une âme forte et sombre, dirigea le coup qui les
écrasa. Le ministre qui régissait le Portugal sous le nom du faible
roi Joseph !•', le marquis de Pombal , n'appartenait point à cette
école voltairienne qui avait pénétré, vers cette époque , dans les
conseils de la plupart des gouvernements : réformateur aussi ,
mais réformateur dans un sens purement national, il était si peu
philosophe , qu'il prit l'inquisition pour contre-poids contre les
jésuites et se servit plu^d'une fois des auto-da-fé comme moyen
de popularité ^ Une double ^ne remplissait son âme ; les grands
entravaient sa politique ^^oissaient, par leur arrogance, son
orgueil de parvenu; il les haïssait comme Richelieu les avait haïs,
et il haïssait les jésuites comme Philippe-le-Bel avait haï les tem-
pliers. Il éclata contre la Société, au commencement de 1758, par
des manifestes où il dénonçait les jésuites au pape, les accusait
d'avoir dérogé aux principes de leurs fondateurs par des trafics
illicites et des complots contre l'État. Il leur interdit le commerce,
puis la prédication et la confession , en se servant contre eux des
èvèques et des dominicainss qui composaient le tribunal de l'in-
qai&ition : ils avaient tout opprimé; tout leur devenait hostile. Lé
pape Benoit XIV mourut avant d'avoir donné une réponse défini-
tÎTe au gouvernement portugais (mai 1758).
Sur res entrefaites, une tragédie domestique , qui entraîna l'ef-
froyable ruine des deux premières familles de Portugal , préci-
1- La procédure de Tinquisition portugaise avait été modifiée, en 1728, par Tintro-
uQction des avocats et la communication des chefs d^accosation et des noms des
^^ins à Taccusé, et Pombal la modifia encore en 1758 ; mais la pénalité n'avait
P>» changé.
204 LOUIS XV. 11758-1761
pita, par contre-coup, la destruction des jésuites dans ce royauoK
et en rendit les circonstances plus cruelles. Le roi Joseph I*' pro
menait le déshonneur dans les. plus illustres maisons, par cett(
fureur de voluptés qu'il avait héritée de son père, mais que celui-c
avait du moins renfennée dans l'enceinte d'un couvent changé ei
harem. Dans la nuit du 3 septembre 1758, le roi, en allant voi
secrètement la marquise de Tavora , nouvelle victime de ses se
ductions, fut atteint au bras de deux coup de feu. Trois moi
s'écoulèrent : on croyait les recherches sur ce régicide infruc
tueuses et abandonnées, quand, tout à coup, on arrêta tous le
Tavora et les d'Aveiro, qui avaient partagé avec les Tavora le
outrages du roi et avaient voulu partager la vengeance. Le ISjaiï
vier 1759, sept membres ou alliés de ces deux maisons, y comprii
la belle-mère de la maîtresse du roi , condamnés par une com-
mission extraordinaire où siégeait Pombal, périrent dans d'affreui
tourments. Tous les jésuites, pendant ce temps , étaient gardés i
vue dans leurs maisons; trois d'entre eux avaient été déclarés cou
pables, par les juges des d'Aveiro et des Tavora, d'avoir autorisé
comme confesseurs ou casuistes, le projet de régicide. Un bref fu
demandé au nouveau pape Clément XIII (Rezzonico), pour auto
riser leur dégradation et leur supplice. Clément XIII différan
l'envoi du bref, le ministre fit saisir, embarquer pour les État
romains et jeter sur la plage de Civita-Vecchia tous les jésuite
portugais, au nombre de plus de six cents (septembre 1759)
Le pape, courroucé, fit brûler en place publique le manifeste di
Pombal. Le ministre répondit en confisquant les biens de la Sa
ciété et en rompant toutes relations diplomatiques avec Rome
Chose bien caractéristique, après de telles violences, Pomba
n'osa pourtant déchirer les privilèges ecclésiastiques, et, au liei
de faire condamner pour lèse-majesté le principal des jésuite
inculpés, Malagrida, il le fit déclarer hérétique par l'inquisitioi
et livrer comme tel au bras séculier. Malagrida monta sur h
bûcher d'un auto-da-fé (20 septembre 1761 )! On laissa mourir ei
prison ses deux compagnons d'infortune.
Les actes extraordinaires dq Pombal n'obtinrent point au dehor
l'approbation que semblait promettre l'antipathie de l'opinior
dominante contre les jésuites. Dans cette période du xvin® siècle
%-îGl] POMBAL ET LES JÉSUITES. m3
Vesprit d'humanité et de justice était plus fort qu'aucun esprit de
parti. L'utilité du but ne parut pas justifier la barbarie et l'hypo-
crisie des moyens. Les philosophes ne virent là qu'une guerre
civile entre le despotisme et l'inquisition, d'un côté, les jésuites,
de l'autre; Voltaire déclara hautement que, dans le procès de Ma-
lagrida, « l'excès du ridicule était joint à l'excès d'horreur. » Ce
qu'il y eut de plus curieux, c'est que les Anglais, ces farouches
ennemis du papisme , laissèrent percer un assez vif mécontente-
ment de l'expulsion de la grande société papiste , avec laquelle ils
faisaient une lucrative contrebande. Peut-être aussi leur politique
se croyait-elle intéressée à ce qu'on laissât subsister un corps qui
pouvait bien être une force pour le pape, mais qui était une cause
d'affaiblissement pour les nations catholiques.
L'exemple donné par Pombal eut pourtant les mômes résul-
tais que si l'on eût approuvé la conduite de ce ministre. On répu-
gnait à Pombal; mais on n'en reconnut pas moins avec joie qu'il
était bien plus facile d'abattre les jésuites qu'on n'eût pu l'imagi-
ner. Un si petit état, et si superstitieux, l'ayant osé, comment la
France ne l'oserait-elle pas? Ce à quoi personne ne pensait la veille,
tout le monde y pense maintenant. L'attaque vient des deux côtés
à la fois, de la favorite et du parlement : le jansénisme et la cor-
niption de cour contractent une bizarre alliance offensive. Nous
avons dit plus haut comment madame de Pompadour, lorsqu'elle
opéra l'évolution habile qui la transforma de maîtresse en amie
et en conseillère du roi, essaya de se mettre en règle avec l'Église
<^t de s'entendre avec les jésuites, et comment ceux-ci, engagés
avec le parti du dauphin, repoussèrent les avances de la favorite ,
flui dut accepter la guerre (1752-1757). C'était donc par rigo-
risme que la Société , tant blâmée pour ses maximes accommo-
dantes, s'était mise cette fois en danger *.
Ine action honorable l'avait engagée dans le péril : une action
n^lhonnète l'y enfonça. Le père La Valette, supérieur général
^^ jésuites dans les îles du Vent , avait fait de la maison de son
ordre, à Saint-Pierre de la Martinique, un vaste établissement de
^' ^las tardf cependant, les chefs de la Société, à Paris, essayèrent de revenir sur
^°f* pas et firent faire quelques avances secrètes à madame de Pompadour; mais il
****^ trop tard. J/em. de madame du llausset. édit. Barrière, p. 103.
206 LOUIS XV, (1755-175$
banque et de commerce en correspondance avec les places le
plus importantes de l'Europe ; il monopolisait tout le mouvemei
commercial des Petites-Antilles françaises. Le gouvernement, à 1
sollicitation des colons, lui avait défendu, ainsi qu'à ses confrères
de s'occuper d'autre chose que du ministère ecclésiastique. Sou
tenu par ses supérieurs, il ne tenait compte de la défense. En 175î
le père La Valette ayant tiré de nombreuses lettres de change su
ses principaux correspondants, Lionel et Gouffre, chefs d'un
maison de commerce de Marseille, les marchandises qu'il envoyai
en France afin de couvrir ces lettres de change furent piratée
par les Anglais ' : Lionel et Gouffre recoururent, pour leur rem
boursement, au père de Saci, procureur-général des missions è
France, qui fournit d'abord quelques fonds, mais qui ne se cru
pas autorisé aux mesures nécessaires pour faire face à tout, san
en référer à ses supérieurs. Le généralat de la compagnie étai
alors vacant : il y eut d'inévitables délais; les échéances, cepen
dant, se précipitaient; les Lionel déposèrent leur bilan (févrie
1756). Le nouveau général Ricci, d'abord décidé à payer et
faire continuer le commerce, voyant l'éclat fait et d'autres récla
mations analogues en train de se produire sur diverses places
changea de résolution et ordonna de cesser les remboursement
et de désavouer La Valette. Le syndic de la faillite Lionci ayai
actionné devant les juges-consuls de Marseille les pères La Valett
et de Saci, La Valette fit défaut; de Saci déclina la responsabilit
des opérations de son subordonné. La Valette fut condamné
payer plus de 1,500,000 fr. aux ayants droit des Lionci; il y eu
ajournement en ce qui regardait de Saci (novembre 1759).
Juges et créanciers s'étaient entendus pour donner tout le temp
de la réflexion aux jésuites , mais le général Ricci était habitu
aux mœurs de Rome, où les jésuites étaient au-dessus des lois, c
1. Une autre ressource manqua également à La Valette : il avait annoncé PenTi
en France des reliques de saints personnages de son ordre, martyrisés autrefois pi
les sauvages : les prétendues reliques étaient des lingots d'or. Les caisses arrivèrei
au couvent des jésuites de Bordeaux ; elles ne contenaient, au lieu de lingots et c
reliques, que des os d'animaux : le capitaine du navire les avait ouvertes. Les jésoitt
ne purent réclamer : le connaissement du navire ne signalait que des ossemeot
(Desalles , Histoire des Antilles j t. V, p. 432.) — C'est le livre qui expose le miev
Taffaire de La Valette.
11601 PROCÈS LA VALETTE. 207
OÙ Topimon était sans force. Il garda la silence. La Valette lit
Yianqueroute de plus de 3 millions. Les Lionel, n*ayant plus rien
k ménager, aciionnèrent le corps entier des jésuites de France
comme solidaire. Les consuls prononcèrent conformément aux
conclusions des demandeurs (29 mai 1760).
Le contre-coup de cette affaire se fit bientôt sentir au loin. Le
comptoir que les jésuites avaient à Gênes fut fermé par le gou-
Ycraement génois : Venise défendit aux jésuites vénitiens de rece-
voir dorénavant des novices. En France, le lieutenant-général de
police, Ségur, leur interdit le débit des marchandises pharma-
ceutiques; rénorme magasin d*apothicairerie qu'ils avaient à
Lyon fut supprimé.
Us avaient fait défaut et mis opposition à la sentence des consuls,
nieur restait une dernière chance. Les procès des réguliers étaient
attribués par privilège au grand conseil, tribunal d'exception,
favorable aux gens d'Église, et qui eût sans doute cherché à les
éclairer sur leurs vrais intérêts et à les faire payer à l'amiable.
Un père Frey, jésuite de Paris, qui passait pour fin politique , les
décida à ne pas user de ce privilège et à porter l'affaire à la
grand'chambre du parlement de Paris! Leur triomphe, assuré,
suivant lui , n'en serait que plus éclatant devant un pareil tribu-
nal! L'esprit de vertige s'était emparé de cette corporation si
renommée pour sa prudence mondaine. Elle remettait entre les
mains de ses plus grands ennemis une cause que les juges les plus
bienveillants n'eussent pu lui faire gagner sans forfaire à toute
justice I
Les chefs de la Société, à Paris , comptaient sans doute en ce
moment sur le succès d'une cabale ourdie à la cour pour abattre
Choiseul et livrer le pouvoir à la coterie du dauphin. Ce prince,
dont les vertus privées semblaient une réaction et une protesta-
lion contre les vices de son père , méritait personnellement toute
^nae' ; mais, bien qu'il fût loin de manquer d'instruction ni
même d'esprit, il s'était assez mal entouré, et sa dévotion étroite
et ses préventions l'entraînèrent à servir par de petits moyens un
L Ayaot eu le maUienr de blesser mortellement à la chasse un de ses écuyers , il
**^t&doiuia, au détriment de sa santé, cet exercice^ qui était le plus vif de ses goûts,
^ne toucha plus jamais une arme à feu.
208 LOUIS XV. 11760-1761
complot peu digne de son caractère. Le duc de La Vaûguyon
gouverneur des enfants de France, fanatique haineux et intrigant
dont Choiseul avait froissé Tambition sournoise , obtint du dau-
phin qu'il remît au roi un mémoire écrit jmr un jésuite sous U
nom d'un conseiller au parlement. C'était une dénonciation contn
Choiseul, qu'on accusait de conspirer avec les parlements poui
forcer le roi à détruire la Société de Jésus, le tout assaisonné dej
détails les mieux calculés pour piquer l'amour- propre d(
Louis XV. L'intrigue échoua. Le ministre sortit victorieux d'une
explication avec le roi , explication suivie d'une scène très-vive
avec le dauphin. Ce fut alors que Choiseul laissa échapper ce mot
qui devait lui fermer le retour au pouvoir après la mort de
Louis XV : « Monsieur, je puis avoir le malheur d'être votre sujet;
mais je ne serai jamais votre serviteur! » (Juin 1760) *.
Ce qu'il y eut de piquant dans cette affaire , c'est que Choiseid,
jusque-là, quoique attaché aux intérêts de madame de Pompa-
dour, s'était fort peu occupé des jésuites, et qu'il prit en grande
partie dans leur propre mémoire l'idée du plan qu'il suivit depuis
contre eux, sans y apporter toutefois, à beaucoup près, l'acharne-
ment dont ils l'ont accusé , car il n'était point du tout vindicatif.
La magistrature y mit bien autrement de passion.
Le procès de Marseille, cependant, était arrivé au parlement d(
Paris. Le général en personne, cette fois , avait été mis en cause
par le syndic de la faillite Lionel. Les jésuites nièrent la solidarité
prétendue par leurs adversaires et soutinrent que chacune d<
leurs maisons, ou collèges, était administrée à part, quant ai
temporel. C'était à leurs Constitutions de décider le point de fait
Le parlement ordonna l'apport des Constitutions à sa barn
(17 avril 1761). Le 8 mai, en pleine connaissance de cause, sm
les conclusions de l'avocat-général Le Pelletier de Saint-Fargeau^:
il confirma la sentence des juges-consuls.
Ce n'était là que le premier coup. Une fois les Constitutions Ai
1. Mém. de Choiseul, t. l^^, p. 1-56. — Ce ne sont pas des mémoires suivis; c*ci
un recueil de divers morceaux écrits de la main de Choiseul, et dont plivûenr
sont très-intéressants. — Mém. de BesenvaU t. 11.
2. Père de celui qui, après avoir joué un rôle de quelque importance dans 1:
Convention nationale, fut immolé par un poignard royaliste aux màues de Lcrais XVI
\\1^\\ CONSTITUTIONS DES JÉSUITES. 209
\a Société arrachées aux ténèbres de ses archives , le parlement
àe Paris ne les lâcha plus, et presque tous les parlements des pro-
mees, à son exemple, nommèrent des commissions pour exa-
miner à fond tout ce qui regardait l'institut d'Ignace. Le général
Ricci comprit enfin la situation. A la nouvelle de l'examen ordonné,
il écrivit à Choiseul la lettre la plus curieuse ( 13 mai 1761 ). Il y
laisse échapper l'aveu que plusieurs points des Constitutions de
la Société, telles que les a formulées le fondateur, sont incompa-
tibles avec les principes politiques de certains états ; mais il re-
présente que, comme la Société abandonne les points en question
là où les souverains l'exigent, on ne doit pas prononcer sur la
théorie de ses lois sans consulter la politique qui l'explique ou la
mûdifle^ Le pape Clément XIII adressa au roi les plus vives
instances pom* le salut de la Société (9 juin 1761 }. Louis répondit
fevorablement ^u Saint-Père ; il promit d'arrêter l'ardeur de son
parlement et de se réserver de prononcer sur les Constitutions
des jésuites. Choiseul lui-même n'avait point encore de parti
pris : il avait dit au roi, en apprenant l'arrêt du parlement sur
Texamen des Constitutions, qu'il pouvait encore choisir entre la
destruction ou le maintien des jésuites; mais que , s'il ne voulait
pas les détruire, il devait arrêter le parlement aux premiers pas.
Le roi y était disposé : ce fut le chancelier de Lamoignon qui le
pria de temporiser^. Louis se fit remettre les Constitutions et
nomma des commissaires dans son conseil pour lui en rendre
compte; mais il n'interdit pas au parlement de continuer, de son
côté, son examen.
Le parlement de Paris alla en avant. Le 8 juillet, l'abbé Terrai,
conseiller-clerc, personnage qu'attendait une fâcheuse célébrité ,
présenta aux chambres assemblées un rapport <r sur la doctrine
niorale et pratique des prêtres et écoliers soi-disant de la Société
'le Jésus. » Une nouvelle commission fut chargée par le parle-
Dïent de vérifier les assertions accablantes du rapport. Le roi
^ade gagner du temps. Le 4 août, il envoya au parlement
^e déclaration qui sursoyait pour un an à toute décision sur tout
ce qui concernait la Société. Le parlement enregistra, mais n'en
1. Flassan, Histoire de la Diplomatie Française, t. VI, p. 489.
^ ^im. de Besenval , t. II , p. 56 ; d'après le témoignage de Choiseul.
XVI. U
240 LOUIS XV. [17ftl/
publia pas moins deux arrêts foudroyants qu'il avait préparés
(6 août). Le premier condamnait au feu une multitude de livres
composés par des jésuites depuis deux siècles, comme enseignant
ime doctrine meurtrière et abominable contre la sûreté de la vie
des citoyens et môme des souverains , défendait provisoirement à
tous sujets du roi d'entrer dans la Société ou de s'y afQlier, in-
terdisait toutes fonctions d'enseignement aux prêtres, écoliers, etc.,
de ladite Société, à partir du 1®' avril prochain, sauf à ceux qui
se prétendraient autorisés par lettres patentes vérifiées en parle-
ment, de représenter ces lettres * ; déclarait tous étudiants qui,
après les délais fixés, continueraient de fréquenter les écoles des
jésuites, en quelque lieu que ce pût être, incapables d'aucuns
degrés ou fonctions publiques; demandait aux universités , aux
autorités municipales et judiciaires, des mémoires sur les moyens
de pourvoir à l'éducation de la jeunesse qu'instruisaient les jé-<
suites. Le second arrêt recevait l'appel comme d'abus interjeté par
le procureur-général contre toutes les bulles et brefs des papes
qui avaient fondé ou confirmé la Société, et contre a les Constitu-
tions d'icelle; » notamment quant au pouvoir despotique attribué
au général, pouvoir indépendant de toute autorité temporelle ou
même spirituelle, puisque la papauté s'était liée envers la Société '
au point de lui accorder que , s'il intervenait de la part du saint-
siége quelque acte de révocation ou de réformation , la Société
pourrait tout rétablir dans l'ancien état , de sa propre autorité et
sans autorisation du saint^siége!
Le 29 août, des lettres-patentes du roi suspendirent pour uu
an l'exécution des arrêts du 6 août. Le parlement enregistra, à
la charge que la surséance n'eût lieu que jusqu'au !«' avril, et
qu'aucuns vœux ni affiliations ne fussent reçus dans l'intervalle;
c'est-à-dire qu'il maintint à peu près ses arrêts.
Un premier essai de transaction fut tenté, sur ces entrefaites,
par la cour de France. Le roi envoya au Saint-Père un projet de
déclaration qui serait signé par les supérieurs des maisons de la
Société, et qui contenait , entre autres articles, une adhésion aux
libertés gallicanes. La seule concession qu'on put obtenir du pape
1. Plus de la moitié des collègues des jésuites (quatre-vingts sur cent quarante-
huit) s'étaient établis sans titre légal.
Vtr6I-176îJ ARRÊTS CONTRE LES JÉSUITES, îl!
et du général, ce fut de fermer les yeux sur Tadhésion que donne-
raient les jésuites français, mais sans le leur permettre par écrit,
afin de se réserver, dans un temps meilleur, d*anéantir la décla-
ration comme subreptice \
L'expédient était dérisoire. Le roi ne voulut pas rompre encore.
Les commissaires du conseil consultèrent les archevêques et
évéques présents à Paris sur l'utilité dont pouvaient être les jé-
suites et sur les moyens de remédier au despotisme de leur chef.
L'esprit du haut clergé était bien changé par la longue domina-
tion moliniste : sur cinquante et un prélats, un seul se déclara
pour l'abolition des jésuites; cinq, pour qu'on les maintînt seule-
ment comme collèges et non comme institut; tous les autres sup-
plièrent le roi de les conserver, a comme la religion elle-même , »
mais avouèrent la nécessité de graves modifications dans leur
institut. On s'arrêta à proposer au général de déléguer ses pleins
pouvoirs pour la France à cinq vicaires provinciaux , qui prête-
raient serment aux lois du royaume entre les mains du chance-
Uer, s'engageraient à faire enseigner les Quatre articles de 1682,
n'admettraient aucun jésuite étranger en France sans permission
du roi, subiraient l'inspection des parlements dans leurs collèges
(janvier 1762). Un édit rédigé sur ces bases, le 11 mars 1762, fut
envoyé au parlement de Paris , comme si l'on eût été assuré que
cet ultimatum serait accepté à Rome *.
On sait la réponse attribuée au général Ricci : Sint ut sunt , aut
nmsint! (Qu'ils soient ce qu'ils sont, ou ne soient plus'!) Le
mol a été contesté ; ce qui est sûr, c'est le refus. L'acceptation
était impossible. Pour une théocratie cosmopolite, s'encadrer
<ians un état et dans une église nationale, passer sous le joug des
lois clviles,^c'était le suicide. Mieux valait mourir en combattant
que mourir en se reniant soi-même. Le pape chercha à réveiller
^ qui pouvait subsister de fanatisme en France : n'osant recou-
rir aux foudres éteintes du moyen âge, il tâcha du moins de re-
1- Flâssân, t. VI, p. 494.
2- Flassan, t. VI, p. 498. — ifercure historique, t. CLI, p. 640 ; t. CLII , p. 382.
3- Le mot est accepté comme authentique par les historiens diplomatiques, Fias-
■*"> Saint-Prieàt : le Mercure de la Haie l'attribue non à Ricci, mais à Clément XIII
Iw-juéme.
2!2 LOUIS XV. 117C2|
muer Tordre ecclésiastique en faveur des jésuites et de se mettre
en communication directe, contrairement aux lois du royaume,
avec l'assemblée périodique du clergé réunie à Paris au printemps
de 1762. Le cardinal de la Roche-Aimon, président de rassem-
blée, refusa de recevoir le bref papal et le remit au roi, qui le fit
renvoyer au Saint-Père.
Louis XV s'était décidé, ou plutôt résigné, avec son insouciance
ordinaire*; Choiseul, une fois son parti pris, avait secondé la
Pompadour avec sa vivacité accoutumée. La lutte avait été ardente
à la cour ; la reine , le dauphin et leurs amis avaient fait des
efTorts désespérés afin de sauver la Société. De vieilles habitudes
de bienveillance dévote pour les jésuites se combinaient bizarre-
ment chez le roi avec la peur du couteau de Châtel^ ravivée par
le régicide de Portugal ; Choiseul le prit par une autre peur, celle
des parlements et du peuple , qu'il lui montra exaltés contre la
Société jusqu'au point de soulever une nouvelle Fronde, si l'on
maintenait les jésuites. En fait, il était trop tard pour reculer.
Aucun homme d'état n'eût pu le conseiller. La vraie politique, la
seule digne, eût été de frapper du haut du trône, et d'en finir par
une déclaration royale qui devançât les arrêts des parlements.
Louis XV aima mieux laisser toute la responsabilité et tout l'hon-
neur aux cours de justice.
Tout l'hiver de 1761 à 1762. avait été rempli par ces fameux
comptes rendus aux divers parlements, où s'étaient épanchés,
avec une passion ardente, inépuisable et parfois éloquente , les
ressentiments séculaires de la magistrature contre la grande con-
grégation. Les noms parlementaires des Chauveliu (fils du mi-
nistre), des Terrai, des Laverdi, des Castillon, surtout des Hont-
clar et des La Chalotais, égalèrent un instant en popularité les
grands noms philosophiques du siècle. Une génération qui ne
croyait point au christianisme se remit à prendre parti,' avec les
accusateurs officiels de la Société , dans les vieilles controverses
qui déniaient aux jésuites d'être des chrétiens orthodoxes. Pour
un de ces hommes, du moins, la popularité est restée de la gloire :
1. Il donna son aveu par une plaisanterie t « Je ne serais pas f^hé de Toir le
père Desmaretz en abbé (en petit collet au lieu de robo longue). » Desnmreta était
le confesseur du roi. àlém. de Besenval, t. II, p. 58.
It762] COMPTES RENDUS ET ARUÉTS. 2i3
le caractère de La Chalotais soutint dignement la renommée que
^ lui avaient value sa brûlante polémique contre la Société et son
remarquable Essai sur l'Éducation nationale. C'était en patriote et
en homme d'état qu'il avait condamné les jésuites '.
Le parlement de Rouen n'avait pas attendu la permission du
roi pour frapper. Dès le 15 février, il avait annulé et condamné
au feu les statuts de la Société , et ordonné à tous les jésuites de
vider leurs maisons et collèges situés dans son ressort; puis il
leur avait imposé, comme condition d'admissibilité individuelle à
des fonctions quelconques , un serment d'adhésion aux Articles
de 1682 et de rupture avec la Société et le général. Tous les col-
lèges du ressort du parlement de Paris furent vidés le !«' avril,
conformément aux arrêts du 6 août 1761, et livrés à de nouveaux
professeurs, oratoriens et autres. Des arrêts analogues à ceux de
Rouen se succédèrent à Bordeaux, à Rennes, à Metz, à Pau , à
Perpignan, à Toulouse, à Aix. Le 6 août, le parlement de Paris
jugea par défaut, contre le général de la Société se disant de Jésus,
rappel comme d'abus, reçu un an auparavant, et déclara a ledit
institut inadmissible, par sa nature, dans tout état poUcé, comme
contraire au droit naturel et tendant à introduire , dans l'église
et dans les états, non un ordre qui aspire véritablement et uni-
quement à la perfection évangélique, mais plutôt un corps poli-
tique dont l'essence consiste dans une activité continuelle pour
parvenir, par toutes sortes de voies, d'abord à une indépendance
absolue et successivement à l'usurpation de toute autorité; no-
tamment en ce que, pour former un corps immense répandu
' dans tous les états sans en faire réellement partie... ladite Société
s'est constituée monarchique... en sorte qu'autant elle se procure
démembres dans les différentes nations, autant les souverains
perdent de sujets qui prêtent, entre les mains d'un monarque
!• «• Je prétends revendiquer ponr la nation nne édacation qui ne dépende que de
"^^i puce qa*iine nation a un droit inaliénable et imprescriptible d'instruire ses
°i€mbres; parce qn*enfin les enfants de l'état doivent être élevés par l'état. » —
"°PP^t du fMrocureur-général Caradevc de La Chalotais au parlement de Bretagne. — Il
importe de remarquer que la question est posée ici non point entre le monopole
^ ^ liberté, suivant la formule dont on a tant abusé de nos jours, mais entre la
P*^*^* et la théocratie étrangère. — Le rapport de Montclar, dit M. Villemaiii, est
M chcM'ceuvre de méthode et de clarté.
«14 LOUIS XV. I176i]
étranger, le serment de fidélité le plusabsolu el le plus illimité...,
corps qui, par son existence môme au milieu de tout état où il
serait introduit, tend évidemment à effectuer la dissolution de
toute administration et à détruire le rapport intime qui forme le
lien de toutes les parties du corps politique * ».
Le parlement eût pu se dispenser, de faire précéder ces sérieuses
et solides conclusions de prémisses qui se réfutaient par leur exa-
gération même, d*un amas énorme de citations combinées afin
d*imputer à la Société des jésuites la justification systématique de
tous les vices et de tous les crimes. Quoi qu*il y ait à dire sur la
morale des jésuites*, leur vrai crime est d'être un état dans
l'État, un corps étranger dont la présence parasite est, comme le
parlement le dit très-bien, un principe de dissolutmi^ un principe
morbide dans le corps national.
Le parlement termine en déclarant les vœux des jésuites non
valables et la Société déchue de sa première admission et de son
rétablissement (sous Henri IV) ( aux conditions duquel elle ne
s'était, d'ailleurs, jamais conformité], et irrévocablement exclue du
royaume. Il défend à toutes personnes de proposer ou solliciter
jamais le rappel de la Société, à peine de poursuites criminelles.
Il enjoint à tous les membres de la Société de vider leurs maisons
sous huitaine , sans pouvoir se réunir de nouveau , et impose à
ceux d'entre eux qui aspireraient à des fonctions quelconques,
le même serment qu'avait dicté le parlement de Rouen.
L'arrêt fut promulgué au nom du roi. Un autre arrêt, du même
jour, confirmé et modifié, quelques mois aiM:*ès, par un règle-
ment du conseil, pourvut à l'administration des collèges, aux
pensions ahmentaires des ex-jésuites et au paiement des créan-
ciers, qui, pour le dire en passant, ne furent jamais complètement
payés.
L'effet sur l'opinion fut immense : avoir vu crouler si facile-
ment ce colosse aux pieds d'argile, cela semblait un rêve ! Ce qui
restait des jansénistes, et, en général, la vieille bourgeoisie, semi-
gallicane, semi-voltairienne, battait des mains avec transport. Les
philosophes et les politiques voyaient dans la chute des jésuites le
1. Anciennet loi$ françaises ^ t. XXII, p. 328.
2. V. nos t. VIII, p. 313-320, et XI, p. 73-70.
I176Î-1764] JÉSUITES ABOLIS EN FRANCE. 215
premier coap porté à l'édifice du passé et le présage de la ruine
prochaine dé tous les moines, de tous ceux, du moins , qui
menaient la yie active et relevaient de chefs étrangers *.
La joie, cependant, n'était point unanime : il y avait de l'oppo-
sition, des plaintes amères, une agitation sourde parmi les nom-
breux affiliés ou pénitents des jésuites , parmi les esprits qu'ef-
frayait le progrès de l'incrédulité et qui regardaient les jésuites
comme les grenadiers de Varmèe de la foi. Les pamphlets pleu-
vaient. On sut que le pape avait cassé, en consistoire secret, les
arrêts des parlements; mais il n'osa donner aucune publicité à
son allocution. Quelques évéques publièrent des mandements
hostiles, et, ce qui était le plus grave , quelques parlements hési-
taient à suivre leurs confrères et n'avaient pas encore fait vider
les collèges de leurs ressorts ; les parlements de Metz , de Gre-
noble, de Dijon, gardaient des ménagements; celui d'Aix n'avait
voté la suppression qu'à une voix de majorité; les parlements de
Besançon et de Douai étaient tout à fait favorables à la Société.
Quelques arrêts du conseil, sur les questions d'exécution, avaient
un caractère dilatoire qui inquiétait le parlement de Paris et ses
alliés des provinces. Le parlement de Paris, secondé par le minis-
tère, n'épargna rien pour pousser le roi à un acte irrévocable. Le
parlement fit brûler une virulente instruction pastorale de l'ar-
chevêque de Paris , qui avait comparé la Société de Jésus à la
^inu cité de Jérusalem ^. Le roi relégua l'archevêque à quarante
!• V. le livre de d'Alembertf Delà Destruction det Jésuites^ 1765 (pnblié sons l'ano-
^J^) ; et Corrtspondancê de Voltairey passim. — « L'esprit monastique « avait dit
u Chalottis aa parlement de Bretagne, est le fléau des états : de tous ceux que cet
**Pnt inime, les jésuites sont les plus nuisibles, parce qu'ils sont les plus puissants ;
^^ donc par eux qu'il faut commencer à secouer le joug de cette nation perni-
Api^ k suppression des jésuites, le gouvernement s'occupa de remédier à quel-
^I^'^^s des abus du monachisme. Un édit de mars 1768 défendit de s'engager dans
» profession monastique, avant vingt et un ans pour les hommes et dix-huit ans
P^T les filles. On appelait cela un remède! qu'on juge de ce qu'était le mal! — Le
Binie édit tend à diminuer le nombre des couvents par des réunions; la plupart
''"v^ent plus qu'on petit nombre de religieux. Une partie des moines allaient d'eux-
'"^Qies an-devant de la sécularisation. Il y eut chez les bénédictins une espèce de
ichisme : beaucoup d'entre eux demandaient au pouvoir civil la suppression de ce
^^1 T avait dans leurs régies de plus contraire à l'esprit du siècle. Le pouvoir civil
recnla.
^- Parmi de nombreuses apologies des jésuites, condamnées au feu par le parle-
Î46 LOUIS XV. Ii76^
lieues de Paris (janvier 1764). Le 22 février, le parlemeut ordonn
que tous les jésuites, sans distinction , prêtassent serment , sou
huitaine, de ne plus vivre sous Tempire de leur Institut, d'abju
rer les maximes condamnées et de n'entretenir aucune cotres-
pondance avec leurs anciens chefs. Un petit nombre seulement
obéirent. Le 1®' juin, le parlement supprima deux brefs du
pape.
Le parlement l'emporta. La mort de madame de Pompadour
(15 mars 1764) n'ébranla pas Choiseul et ne profita point aux
jésuites. Une déclaration royale de novembre 1764 supprima en-
tièrement la Société en France, permettant aux anciens membres
de la Société de vivre en particuliers dans le royaume, sous l'au-
torité spirituelle des ordinaires et en se conformant aux lois. Le
parlement aggrava leur position par un arrêt qui les assujettit i
résider dans leur diocèse natal, à se présenter tous les six mon
devant les substituts du procureur-général aux bailliages et séné
chaussées, et leur interdit d'approcher de Paris plus près que di3
lieues*.
Après le Portugal, la France avait frappé; après la France, a
fut le tour de l'Espagne. Ici, les motifs purement nationaux qu
avaient poussé le gouvernement portugais se combinèrent avei
les inspirations philosophiques de l'esprit du siècle. Le roi étai
pourtant, de sa personne, fort étranger à ces inspirations
Charles 111, le seul monarque estimable et quelque peu sensé qui
les Bourbons aient donné à l'Espagne, tout en remplaçant sur l
trône l'hypocondrie fainéante de ses tristes prédécesseurs par un
activité salutaire que soutenait le sentiment du devoir, avait con
serve des traditions de sa famille ime dévotion rigoureuse et mi
nutieuse ; mais sa dévotion n'était point servile vis-à-vis de Romi
et ses ministres avaient de la philosophie pour lui. Les d'Aranda
les Campomanes, les Roda, les Monino (depuis plus connu sou
le nom de Florida-Blanca), étaient plus ou moins coroplétemen
enveloppés dans le mouvement des idées françaises. Us n'euren
ment, on remarque un certain Appel à la Raison, par Caveirac, Papologiste de 1
Saint-Barthélemi. Une autre Apologie plus célèbre est celle du jeune jésuite Cerott
esprit ardent et passionné, qui devint depuis un révolutionnaire de 1789.
1. Anciennes lois françaises, t. XXII, p. 424.
V\765-1766) CHARLES 111 ET LES JÉSUITES. 217
pas besoin de suggérer au roi, contre les jésuites, des préventions
qui existaient-dans son esprit dès le temps où il régnait à Naples :
les souvenirs de l'affaire du Paraguai, antérieure à son avènement
au trône d'Espagne, avaient été ravivés par les plaintes des vice-
rois de rAmériqùe espagnole sur les accaparements commerciaux
des jésuites. Charles III, néanmoins, hésita beaucoup avant de ^
prendre un parti violent. Il commença de s'irriter, lorsqu'en 1765,
on crut reconnaître la main des jésuites, en môme temps que
celle des Anglais, dans les trouhles graves qui éclatèrent parmi
les populations hispano-américaines, à l'occasion d'un nouveau
système d'impôt. L'Espagne eut bientôt le contre-<;oup de ces
mouvements : un des ministres de Charles III, l'Italien Squillace
s'était rendu impopulaire à la fois comme étranger, comme nova-
leur et comme despote, chez un peuple fier et routinier, peu dis-
posé à accepter le progrès par le despotisme ; Squillace s'étant
avisé de prohiber les grands chapeaux rabattus et les grands man-
teaux (chambergos, capas), ces deux pièces essentielles du cos-
tume national, Madrid se souleva en fureur; la garde du roi fut
mise en déroute; le roi fut obligé de capituler avec l'émeute, et
le ministre dut quitter l'Espagne (23-27 mars 1766).
Le caractère espagnol eût pu suffire, à la rigueur, pour expli-
quer naturellement la sédition ; cependant Charles III, profondé-
ment ulcéré, attribua %on affront à la Société de Jésus. Ce ne
fm^nt point, comme on l'a imaginé, des manœuvres secrètes de
Choiseul qui circonvinrent le roi d'Espagne; ce fut le résultat
d'une enquête fort sérieuse, poursuivie secrètement par ordre de
Charles, qui persuada ce prince de la culpabilité des jésuites.
Leur plan, à ce que Charles affirma à l'ambassadeur de France ,
était de lui faire imposer par la révolte de tout autres conditions
que le renvoi d'un ministre et de le mettre en tutelle dans les
"^ns d'un parti qui voulait enlever à l'Espagne le bénéfice du
P^ de progrès qu'elle avait commencé de faire *. Les jésuites au-
^- I)eu concordats passés en 1737 et en 1753 avaient porté quelque atteinte à
'^domination ultramontalne : un décret de 1763, qui ftitabrof^é, puis rétabli, avait
^«icotip modifié et afiViibli l'Inquisition. V. W. Coxe, VEspagne sous Us Bourbons,
^> p. 68 ; et , dans Saint-Priest, De la Suppression de la Société de Jésus , l'analyse
^ dépêches de Tambassadeur de France à M. de Choiseul.
2<8 LOUIS XV. [1767]
raient visé à se dédommager en Espagne de leurs désastres de
France et de Portugal *.
Ce qui est sûr, c'est que Charles TII, loin d'être l'instrument du
cabinet de Versailles, n'avertit Louis XV et Choiseul qu'au mo-
ment même où il allait agir, après un an de préparatifs mysté-
rieux. Le 2 avril 1767, une pragmatique royale non-seulement
supprima la Société de Jésus , mais expulsa les jésuites de toute
la monarchie d^Espagne, avec défense à tout Espagnol de discuter
la mesure prise par le roi, môme pour l'approuver, à peine de
lèse-majesté, « parce qu'il n'appartient pas aux particuliers, disait
la pragmatique, de juger et d'interpréter les volontés du souve-
rain. > La violence de l'exécution répondit à cet étrange langage.
Le même jour, à la même heure, dans toute l'étendue des pos-
sessions espagnoles, d'un bout du monde à l'autre , les jésuites
furent arrêtés et embarqués ou dirigés sur des ports de mer*.
Tous les vaisseaux qui les portaient firent voile pour les ports de
l'état romain. Charles III renvoyait les jésuites au pape comme
étant, en réalité, ses sujets et non ceux de la couronne d'Espagne.
A l'instigation du général Ricci lui-même, qui régnait à Rome
sous le nom du vieux Clément XIII , la cour de Rome répondit à
la notification de Charles III qu'elle ne recevrait pas les bannis,
quoique Charles III eût promis d'asssurer leur subsistance. L'Es-
pagne n'en tint compte. Quand les premiers navires espagnols,
chargés de jésuites , arrivèrent devant Civita-Vecchia , ils furent
reçus à coups de canon ! La colère et le désespoir avaient donné le
vertige à Ricci ! Les Espagnols , ne voulant pas employer la force
contre le pape , reprirent le large et allèrent se présenter succes-
sivement devant Livourne, devant. Gênes, devant les ports de la
Corse , occupés par les Français ; on les refusa partout , jusqu'à
ce qu'enfin Choiseul , sur les instances de Charles III , eût con-
1 >
1 . Les Jésuites jugés par les rois^ les icéques et le pape , publié par L. Viardot^
p. 18-25; 1857, in-12. C'est la traduction de tout ce qui concerne les jésuites dans
V Histoire espagnole de Charles III^ de don Ant. Ferrer del Rio, histoire écrite d*aprés
la correspondance de Charles III et les autres docuifients des archives de Simancas.
L'auteur espagnol, d'ailleurs très-catholique, conclut, par les faits, à la culpabilité
des jésuites.
2. Il n'y eut d'exception que pour les vieillards d'âge fort avancé et les malades.
Instruction du comte d'Aranda; ibid. p. 34.
1^767] JÉSUITES CHASSÉS D'ESPAGNE. 219
senti à accorder un asile en Corse aux bannis d'Espagne. Ces mal-
heureuses victimes de l'obstination barbare de leur propre chef,
plus encore que de la dureté espagnole, entassées à bord des bâti-
ments de transport, avaient été ballottées durant plusieurs mois
à travers la Méditerranée : on assure que beaucoup d'entre eux
succombèrent aux fatigues et aux angoisses de ce lugubre voyage.
La cour de Rome se relâcha enfin de sa cruelle résolution et reçut
au moins ceux des jésuites qu'on amena d'Orient et d'Amérique.
Leurs confrères de France venaient d'être frappés d'un nouveau
coup. Hs s'étaient fort peu soumis aux prescriptions des parle-
ments et ils avaient essayé de profiler des querelles renouvelées
entre les parlements et la cour pour susciter des embarras et des
périls à leurs vainqueurs. A la nouvelle de la pragmatique espa-
gnole, le parlement de Paris déclara les jésuites ennemis publics,
leor enjoignit de sortir tous du royaume sous quinzaine et sup-
plia le roi de s'entendre avec les princes catholiques afin d'obte-
nir du pape l'extinction totale de la Société (9 mai 1767) *. Toutes
les mesures dirigées contre l'existence de la Société étaient rati-
fiées par l'opinion; mais les rigueurs contre les personnes dépas-
saient le sentiment public : si les jansénistes étaient implacables
enyers leurs persécuteurs héréditaires, les philosophes, plus
humains, plus chrétiens, pour ainsi dire, de sentiment que les
chrétiens orthodoxes, ne refusèrent pas leur pitié ni même, par-
fois, leurs secours à tant de proscrits , dont la plupart n'avaient
été que les instruments passifs de la politique de leur ordre. Les
philosophes commençaient d'ailleurs à craindre que le dur génie
• <lu jansénisme, ravivé par la chute de la faction rivale, ne devînt
plus dangereux pour la liberté et la tolérance que le jésuitisme
lui-même. Chose singulière, ce fut, en grande partie, par huma-
nité, que Choiseul entra dans les vues des parlements , relative-
ment à l'abolition totale de la Société. Fort éloigné de la haine
adiamée que les apologistes des jésuites lui ont supposée , il pen-
^'iitau contraire, qu'une fois l'ordre aboli par le Saint-Père, on
pourrait laisser partout les bannis rentrer paisiblement et vivre
^û particuliers chacun dans leur pays natal.
!• ifercuf» historique, t. CLXII, p. «35.
220 LOUIS XV. [17C8-17691 j
Le roi d'Espagne , si violent contre les jésuites de ses états ^
hésita cependant lorsque Choiseul , d'une part, Pombai, de l'autre^
lui proposèrent de se concerter contre l'ordre entier. Le pape
vint en aide aux ennemis de la Société par une imprudente pro-
vocation. Les deux états bourboniens d'Italie, Naples et Parme,
avaient suivi l'exemple de l'Espagne et chassé les jésuites. Clé-
ment XIII s'attaqua au plus faible et déclara le duc de Parme
excommunié de fait et déchu de sa principauté, par la bulle In
cœnâ Domini, comme un vassal rebelle de l'Église (20 janvier 1768).
Dès lors ce fut Charles III qui pressa Louis XV d'agir. Le roi d'Es-
pagne était lent à se décider, mais inébranlable dans ses résolu-
lions une fois prises. La prise de possession d'Avignon et du Com-
tat par les Français, l'invasion de Bénévent par les Napolitains,
vengèrent l'affront de la maison de Bourbon. Venise, Modène , la
Bavière môme, ce foyer du jésuitisme allemand, chassèrent les
jésuites. Marie-Thérèse ne s'y décida pas; toutefois, les chaires de
théologie et de philosophie avaient été enlevées aux jésuites dans
les états autrichiens. Les 16, 20 et 24 janvier 1769, les ambassa-
deurs d'Espagne, de Naples, puis de France, présentèrent au pape
la demande de suppression de la Société de Jésus. Le vieux pon-
tife, frappé au cœur, mourut dans la nuit même qui précédait le
consistoire où la question devait se traiter (3 février 1769).
Les jésuites firent des efforts désespérés pour enlever l'élection
d'un pape zélé (zelante) : ils frappèrent à toutes les portes; ils
implorèrent la protection du nouvel empereur Joseph II, qui fit
un voyage à Rome, incognito^ pendant le conclave. Joseph ne mon-
tra qu'indifférence et que dédain , non-seulement à la Société , mais .
au sacré collège. Le parti jésuitique manqua l'élection de deux
voix. Le cordelier Ganganelli, d'opinion douteuse, fut élu par une
espèce de moyen terme ( 19 mai 1769). Bien différent de son pré-
décesseur, du rigide, médiocre et opiniâtre Clément XIII, le nou-
veau pape. Clément XIV, était spirituel, instruit et tolérant, un
autre Benoit XIV, avec moins de vivacité d'esprit et des manières
plus douces : il n'avait commis peut-être qu'une faute dans sa
vie , c'était de s'être laissé aller au mal contagieux des cardinaux,
à la fureur de la tiare (rabbia papale) l Son ambition lui coûta
cher! A peine installé, la terrible affaire des jésuites lui devint
U769-I7701 LES BOURBONS ET ftOME. Î24
un perpétuel cauchemar ^ Il ne songea qu*à gagner du temps,
sans rien déterminer, et se trouva bientôt entre les menaces
ouvertes de Charles III, dont Tirapatience excitait l'indifférent
Louis XV, et les menaces sourdes des jésuites, qui Talarmaient
sur sa vie par de sinistres rumeurs. Le poison devint son idée
fixe : Choiseul traita ces alarmes avec sa légèreté accoutumée*;
Voltaire avait mis à la mode l'incrédulité en matière de poi-
son. Le roi d'Espagne offrit au pape des soldats pour le défendre,
comme si le genre de péril que redoutait Clément se pouvait
repousser avec des baïonnettes. Afin d'obtenir un nouveau délai,
le Saint -Père écrivit à Charles El une lettre où il s'engageait
formellement à l'abolition de la Société et reconnaissait que
t ses membres avaient mérité leur ruine par l'inquiétude de
leur esprit et l'audace de leurs menées (avril 1770). » Cette pro-
messe écrite le mettait entièrement à la discrétion des Bourbons,
n fit une autre concession , en supprimant la fameuse bulle In
cœnâ Dominiy qui excommuniait de fait tous les princes, magis-
trats, etc., qui touchaient aux biens de l'Église ou portaient une
atteinte quelconque à ses privilèges.
Les jésuites luttèrent jusqu'au bout avec l'énergie du désespoir.
Lear général rechercha la protection des puissances hérétiques ou
sditsmatiqaes hostiles à la maison de Bourbon : il tenta d'intéres-
ser Frédéric II , la tzarine et l'Angleterre même à la cause de la
Société. Sur ces entrefaites, Choiseul tomba du ministère, par des
causes qui seront indiquées plus loin (décembre 1770) : la So-
ciétése crut sauvée et vengée. Les jésuites présentèrent à Louis XV
un mémoire où ils demandaient la mise en jugement de divers
^ents diplomatiques de Choiseul, espérant arriver ainsi jusqu'à
l'ancien ministre lui-même. Leurs illusions furent bientôt dissi-
pées. La cour d'Espagne était bien plus acharnée que Choiseul à
'cur perte, et Louis XV n'osa compromettre le Pacte de famille en
refusant la continuation de son secours à Charles III. Les jésuites
1* n avait pu donner des espérances aux deux partis, mais Thistorien espagnol de
^wles ni, don Ânt. Ferrer, établit qu'il n'avait pas pris, comme on Ta dit, avant
*>D élection, l'engagement de supprimer les jésuites. Les Jésuites jugés ^ etc., p. 60-63.
'• «'Personne ne serait sûr de mourir dans son lit, si tous les intrigants devenaient
*^ assassins. » — Dépêche de Choiseul , citée par Saiiit-Priest : Suppression ds la
^«fe de Jésus,
t^t LOUIS XV. [1771-177
s'efforcèrent alors de redoubler les terreurs de Clément XIV.
prédictions de mort pleuvaient de toutes parts : le général Rlcc/
s'était abouché secrètement avec une devineresse qui prophétisa//
la vacance prochaine du saint-siège. Les cours liguées l'empor-
tèrent toutefois. Le dernier prétexte de résistance manquait:
Marie-Thérèse, entraînée par l'empereur son fils, avait consenti à
la suppression de la Société. Le bref d'abolition parut le 20 juillet
1773. Le Saint-Père y passait en revue les accusations portées
contre les jésuites, et, sans les admettre absolument, il reconnais-
sait que (c les membres de cette Compagnie n'ont pas peu troublé
la république chrétienne, et que , pour le bien de la chrétienté, il
valait rrieux que l'ordre disparût. Les dernières maisons de l'or-
dre furent fermées : le général Ricci fut enfermé au ch&teau
Saint -Ange, et la cour de Versailles restitua encore une fois au
pape Avignon et le Comtat Venaissin, que Ghoiseul avait eu l'in-
tention de garder et que la Révolution devait bientôt réunir défi-
nitivement à la France.
Les prévisions de Clément XIV ne se réalisèrent pas sur-le-
champ. Durant quelques mois après ce grand acte , sa santé se
soutint, sa gaieté était revenue. Un jour (c'était vers la fin de la
-semaine sainte de 1774), il sentit une commotion intérieure sui-
vie d'un grand froid : des symptômes funestes se succédèrent et
ne le quittèrent plus; tout le système physique se désorganisa;
la raison s'égara : l'infortuné pontife ne recouvra la possession de
lui-même que pour mourir après de longues tortures (22 sep-
tembre 1774). Le cri de Rome fut qu'il mourait par Vaqua tofaiia.
La question est restée incertaine. Le cardinal de Remis , ambas-
sadeur de France à Rome à l'époque de la catastrophe, après une
enquête secrète sur les circonstances de la maladie et de la mort
de Clément XIV, avait rédigé une relation qui devrait se trouver
aux archives des affaires étrangères et qui a disparu; le cardinal
de Bernis était convaincu de l'empoisonnement de Clément XTV,
et, d'après son témoignage , le pape Pie VI, successeur de Clé-
ment, n'en doutait pas plus que lui *. Mais, d'une autre part, le _
1. M Le genre de maladie du pape, et surtout les circonstances de sa mort, font
croire communément qu'elle n*a pas été naturelle... Les médecins qui ont assisté à
Touvcrture du cadavre s'expliquent avec prudence, et les chirurgiens avec moins
11774] CLÉMENT XIV. L'ORDRE ABOLI. 223
ministre espagnol MoAino (Florida-BIanca) et le ministre napoli-
tain Tanucci n'y crurent point et pensèrent que Clément était
mort de peur du poison, et par Tabus du contre-poison, mais non
par le poison; ils accusent les jésuites d'avoir vraiment tué le
pape, mais par un système de terreur organisé autour de lui,
et de se vanter d'un crime qu'ils n'ont pas commis pour se faire
croire plus redoutables qu'ils ne sont *.
Le rôle de la grande association créée au xvi« siècle pour com-
battre le libre essor de l'esprit et de la personnalité humaine
n'était pas terminé : la victoire du xviii^ siècle n'était pas définitive.
Les jésuites étaient destinés à reparaître et à voir s'eflacer devant
eux le jansénisme et presque entièrement le gallicanisme lui-même,
cette tradition qui avait autrefois préservé la France de partager la
décadence profonde des royaumes d'obédience, des peuples catho-
liques ultramontains. Ce n'était point par leur propre force que les
jésuites devaient renaître et envahir l'église catholique , mais par
là faiblesse d'autrui, par l'aflaissement des âmes. Deux causes de-
vaient produire leur retour : l'une était la tendance à la concen-
tration , l'effort vers l'unité à tout prix dans l'église , après les
terribles coups de la Révolution; l'autre était l'insuffisance du
résultat qu'eut dans l'ordre religieux et moral la philosophie du
xvni» siècle, les principes, ou fatalistes et matérialistes , ou pure-
ment critiques, ayant gêné l'expansion et entravé les développe-
ments des principes de régénération et de vie. De là, pour un
de droonspectioD. n Dépêche de Bernis, 28 septembre. — m Quand on sera instruit,
tntant ijae je le suis, par les documents certains que le feu pape m*a communiqués,
<H>troQTera la suppression (de la Société) bien jmite et bien nécessaire. Les circon-
i^ces qui ont précédé, accompagné et suivi la mort du dernier pape, excitent à la
foii rhorrenr et la compassion. » Dépèche du 26 octobre 1774. — •« Je n'oublierai
ï^'oaii trois ou quatre effUsions de cœur que le pape (Pie YI ) a laissées échapper avec
^^t par lesquelles j'ai pu juger qu'il était fort instruit de la fin malheureuse de
^"^ prédécesseur, et qu'il voudrait bien ne pas courir les mêmes risques. » Dépèche
dn28 octobre 1777. V. Saint-Priest, Suppression de la Société de Jésus. M. de Saint-
^^^ a fait de vaines recherches pour retrouver la relation annoncée au ministre
pirle cardinal de Bemis, dans sa lettre du 26 octobre 1774. Il est à remarquer que
^mii n'avait point d'animosité personnelle contre les jésuites, et que, dans le cours
^ négociations, il avait montré assez de longanimité à leur égard pour s'attirer de
^ reproches de la cour d'Espagne.
^' Us Jésuites jugés jtar ht rois^ etc., p. 173-178. — Le père Theiner, dans son
^^ioiTîdu pontificat de Clément XIV, panégyrique de ce pontife, et par conséquent,
livre très-contraire aux jésuites, n'admet pas non plus le poison.
i
224 LOUIS XV. [1763J
temps, une réaction vers le passé, réaction non de foi vivante cl
d'enthousiasme, mais de découragement, d'impuissance et de peur,
réaction religieuse à la surface, déguisant mal un fond d'indiffé-
rence pour les intérêts moraux et pour les choses du monde inté-
rieur. Le christianisme des jésuites, celui qui se contente des appa-
rences , est seul capîible de se prêter à cette société que le regard
prophétique de Bossuet avait. vue par delà le xvni® siècle encore à
naître * !
Une autre série d'événements s'était déroulée parallèlement à
l'affaire des jésuites, pour aboutir à une catastrophe encore plus
éclatante et qui devait ébranler bien plus profondément la vieille
société française. La lutte de la magistrature et de la cour s'était
renouvelée à l'occasion des finances, comme de coutume, mais
avec de plus larges proportions, et, après une courte trêve , avait
été poursuivie jusqu'au bout comme le combat de deux systèmes
de gouvernement, dont l'un finit par terrasser l'autre, à la veille
de s'abîmer lui-môine.
Le récit de la Guerre de Sept Ans a dû suffisamment faire pres-
sentir dans quel état pouvaient se trouver les finances à l'issue de
cette déplorable guerre. Les charges annuelles étaient énormes :
les rentes perpétuelles, à elles seules, s'élevaient à 93 millions et
demi, au capital de 2 milliards 157 millions, et il existait, en
outre, une masse très-considérable de rentes viagères et de ton-
tines, sans parler de la dette flottante et des aliénations de reve-
nus. Les anticipations sur les revenus futurs allaient à 80 nodllions.
On n'était pas même quitte des charges extérieures de la guerre.
On dut payer, de 1762 à 1769, 33 à 34 millions pour l'arriéré des
1. V. notre t. XVI, p. 433. — Sur les péripéties de Taffaire des jésuites, V. le
Mercure hist.^ années 175(i-1774, t. 140-176 : les tables de chaque volume iodiquent
tout ce qui se rapporte aux jésuites. — Saint-Priest, Suftprenion de la Sociélé et
Jésus; travail fait principalement sur les correspondances diplomatiques inédites. —
Flassan, Hist. de la Diplomatie française^ t. VI, liv. iv. — Vie prtW« de Louis XK,
t. IV, p. 44-63. — W. Coxe, Hist. d'Espagne sous lu Bourbons^ t. IV, ch. LXIV; t. V,
chap. Lxv. — De la Destruction des Jésuites en France^ à la suite des Mém. de madame
du Hausset, p. 166. — Bachaumont, Mém, secrets^ passim. — Voltaire, Siècle de
Louis XV\ — Histoire du parlement de Paris ^ ch. LVlii. — Mém, de Tabbé Georgel |cx-
jésuitc), t. I«r. L'accord du jésuite Georgel et de TAnglais Coxe contre Choiaeul est
curieux. — Les jésuites jugés par les t-ow, etc. , publié par L. Viardot. — Hist, du
pontificat de Clément XIV, par le P. Theiner, prôtre de l'Oratoire.
11763J FINANCES. ^ 2S5
subsides octroyés à rAutriche avec le sang de la France , afin de
soutenir une guerre tout autrichienne ! On paya à des spécula-
teurs anglais les dettes du Canada , qu'on n'avait pas payées aux
malheureux Canadiens, et dont les titres avaient été rachetés à
vil prix par ces étrangers.
Le gouvernement s'acquitta envers les étrangers, mais il dé-
buta par manquer à ses engagements envers la nation. Deux édits
et une déclaration du roi supprimèrent les doublements et triple-
ments de capitation et le troisième vingtième à partir de janvier
1764, mais prorogèrent pour six ans le second vingtième, qui
devait aussi finir à la paix, et les deux sous pour livre du dixième,
qui avaient survécu au dixième lui-même; on prorogea égale-
ment pour cinq ans les dons gratuits des villes, qui devaient finir
en 1765, terme après lequel, suivant les propres paroles de Fédit
qui les avait exigés, « ils ne pouvaient être continués sous quel-
que prétexte que ce pût être. > On rétablit le centième denier sur
les mutations des immeubles fictifs, plus six sous pour livre. Tous
ces fonds ne devaient pas même être employés à l'amortissement
delà dette, mais bien être versés au Trésor : c'était le premier
vingtième, évalué à 20 millions par an , qu'on affectait au réta-
blissement de la caisse d'amortissement créée en 1749; par con-
séquent, le premier vingtième, au lieu de finir dix ans après la
paix, conformément à la parole royale, était prorogé indéfini-
ment, ou, du moins, il serait transformé en un nouvel impôt fon-
cier, dont la juste proportionnalité serait établie, ainsi que l'égali-
satioD de la taille, au moyen d'un cadastre général des biens-fonds,
îue Ton exécuterait en sept ans. La promesse d'exécution d'un
cadastre, projet déjà conçu sous Dubois, ne reposait sur aucune
garantie. Enfin, les édits royaux ordonnaient la liquidation, c'est-
4-dire la réduction forcée et le remboursement des rentes autres
que celles de l'Hôtel de* Ville, des charges diverses, arrérages,
rentes viagères et tontines ; ce qui était une violation manifeste de
•^ foi publique*.
Le parlement de Paris , au lieu d'enregistrer , fit de vives re-
montrances, demanda que les opérations de la caisse d'amortisse-
1- BaiUi, BitL financUn de la France^ U II.
\\i. 45
2î6 LOUIS XV. 11763!^
ment et de celle des arrérages fussent placées sous sa surveillance^
qu'un terme prochain fût assigné aux deux premiers vingtièmes
et aux dons gratuits. Il repoussa les nouveaux impôts et la liqui-
dation forcée (19 mai 1763). Le roi imposa l'enregistrement dans
un lit de justice (31 mai).
L'opinion publique s'indigna. Sur ces entrefaites, la statue
équestre du roi, œuvre de Bouchardon, fut inaugurée sur la place,
depuis si tragiquement fameuse, qui portait alors le nom de
Louis XV. Aux quatre angles du piédestal étaient adossées la
Force, la Paix, la Prudence et la Justice. Un matin, on trouva
aux pieds de l'effigie royale l'inscription suivante :
0 la belle statue! ô le beau piédestal!
Les Vertus sont à pied et le Vice à cheval.
Puis cette autre :
Il est ici comme à Versailles :
Il est sans cœur et sans entrailles.
L'opinion applaudit avec énergie aux nouvelles remontrances
qui suivirent le lit de justice (24 juin, 10 août). Le parlement de
Paris y tenait un langage qu'il n'avait jamais fait entendre à une
oreille royale. Il y flétrissait, dans les termes les moins ménagés,
«l'infraction manifeste des engagements les plus authentique-
ment contractés, des paroles les plus solennellement données par
le roi. » Il attaquait à fond les lits de justice comme renversant
tout ordre légal *. Il aftirmait que « la vérification des lois au
parlement est une de ces lois qui ne peuvent être violées sans
violer celle par laquelle les rois mêmes sont,... On y compromet
l'autorité du roi avec la constitution la plus essentielle et la plus
sacrée de la monarchie!... » Les remontrances de la cour des
aides accompagnèrent celles du parlement de Paris (23 juillet).
Ce tribunal spécial, sous la direction éclairée et généreuse de son
I. Mercure his'.onqw, t. CLV, p. 47, 137. — Les plaintes du parlement attestent
qu'au moment même où l'économie politique remettait Tagn^culture en honnearf les
agents du fisc foulaient aux pieds les principes admis par Colbert et par tous les
hommes d*Êtat dignes de ce nom en faveur des classes af^ricoles. « On voit jour-
nellement des malheureux contraints au paiement d'impôts par la vente de leurs
grains, de leurs bestiaux, mc^nie de leurs outils. » Ibid., p. 147.
{1763J PARLEMENTS. COUR DES AIDES. Î27
premier {Hrésident Malesherbes, prenait une autorité morale toute
nouvelle. «La cour des aides se refuse, disent les remontrances,
à croire que, si Ton eût remis sous les yeux du roi ses promesses
solennelles, il eût jamais pu prendre sur lui de se contredire aussi
ouvertement. > Malesherbes présente ensuite, au nom de sa Cour,
un tableau largement tracé du désordre de la perception et du
mélange d*anarchie et de tyrannie qui caractérise Tadministration
des finances; il montre les honteux secrets de cette administra-
tion dérobés par tous les moyens à la connaissance des cours
supérieures et de tous les corps réguliers. La royauté avait jadis
établi des tribunaux spéciaux, afin d'enlever les procès d'impôts
aux tribunaux ordinaires; maintenant ces tribunaux spéciaux
eux-mêmes étaient paralysés par le despotisme pur et simple des
intendants et de leurs délégués. Si les tribunaux voulaient prendre
connaissance des concussions et des violences fiscales passées en
habitude, le conseil d*État cassait leurs arrêts ou évoquait les
causes pour les étouffer. La cour des aides ajoute que , si Ton
osait accuser d'exagération les peintures^ tant de fois présentées ,
de la misère qui accable les campagnes sous ce régime arbitraire,
les cours alors supplieraient le roi d* écouter ses peuples euannêmes
par la voix de leurs députés dans une convocation des États-Généraux
du royaume*.
C'était le premier écho de la pensée de Mabli , le premier appel
officiel aux jours de 89 !
Les parlements des provinces relevèrent dignement l'exemple
que leur avait donné Paris. Les remontrances du parlement de
Rouen furent au moins aussi remarquables par leur caractère
élevé et philosophique, que celles que nous venonsde citer (Saoût).
Ce parlement, dès 1760, en redemandant ses États Provinciaux de
Normandie, supprimés depuis un siècle, avait revendiqué avec
force, pour la nation en général, le droit antique et imprescriptible
(^accepter librement la loi, droit qui appartient aux magistrats
dans l'intervalle des États. Les remonstrances de 1763 manifestent
Tinfluence des économistes, dans ce qu'avancent les magistrats
1. Mémoiret pour servir à TAtif. du droit public en matière Simpôte^ ou Recueil de ce
^it'eil passé de plus intéressant à la cour des aides, de 1756 à 1775; Bruxelles, 1779,
M», p. 108 et saiv. — BaUli, HUt, financière de la France, t. II, p. 159-164.
228 LOUIS XV. [1763/
normands sur ce droit de propriété a antérieur & tout établisse-
ment politique. » La définition du droit du citoyen et des limites
du droit de Fétat est dans Tesprit le plus libéral. Le parlement de
Rouen revendique l'état des revenus et des charges publiques; il
prie le roi d'abolir la honte et le scandale des acquits de comptant^
et de réduire la multitude indéfinie et inextricable des impositions
à une seule et unique, c'est-à-dire de demander à la Normandie
sa contribution proportionnelle aux besoins de l'état et de la lui
laisser répartir sur elle-même *.
Le parlement de Rouen soutint son opposition avec plus de
vigueur encore que les cours de Paris. Les édits ayant été inscrits
de force sur ses registres par le gouverneur de la province , il
protesta et défendit l'exécution des édits dans son ressort, à peine
de concussion (19 août). Son arrêt fut annulé par le conseil
d'Ëtat et biffé de force ; il répondit en annulant l'annulation. Le
conseil riposta en termes violents. Le parlement de Rouen démis-
sionna en masse (19 novembre)^.
On vit même résistance et incidents analogues à Toulouse , à
Grenoble, à Besançon, etc. L'esprit rétrograde était d'accord avec
l'esprit novateur pour la résistance. Le fanatique parlement de
Toulouse, fumant encore du sang de Calas et des pasteurs du
désert, combattait le despotisme comme il avait tué les protes-
tants, au nom des traditions. Les choses en vinrent au point que
le gouverneur du Languedoc, le duc de Fitz-James , consigna les
membres du parlement aux arrêts dans leurs maisons. Les parle-
ments d'Aix et de Bordeaux protestèrent avec indignation contre
cet outrage inouï fait à la justice. Le parlement de Bordeaux prit
l'offensive contre l'administration par l'établissement d'une com-
mission pour réprimer les excès des agents du fisc ( novembre 1 763.)
Le gouvernement transigea. La politique de Ghoiseul, plus me-
surée et plus profonde qu'on ne l'eût pu présumer de sa légè-
1. Floquet, HUt. du parlement de Normandie ^ t. YI, p. 370*381. — Mêtaen kùt,
t. CLV, p. 263.
2. Dans la protestation contre Tenreg^trement forcé, il avait déclaré qu'il récla-
merait sans cesse Tautorité des lois fondamentales du royaume, qui associent le par-
lement au ministère de la léipslation. Merc. historique^ t. CLV, p. 297. V. auni, dans
ses remontrances, les détails poignants sur les iniquités de la ferme des aides et de
la gabelle. Jferc. historique de septembre 1763.
H763] TRANSACTION. LAVERDI. 229
reté impérieuse , était de ménager les grands corps qui pouvaient!
être les étais comme ils étaient les obstacles de la monarchie en
déclin. La paresse de Louis XY subissait cette politique contre la-
quelle se révoltait son orgueil. Une déclaration du 21 novembre
demanda aux parlements , chambres des comptes et cours des
aides, des mémoires sur les moyens de perfectionner et de simpli>
fier l'état des finances, promit quelques diminutions sur les dons
gratuits et sur d'autres impôts, supprima le centième denier sur
les successions collatérales, impôt que le parlement de Rouen
avait attaqué , avec une exagération toute physiocratique , comme
attentatoire à la-propriété. Le gouvernement donna des espérances
sur l'abréviation de la durée des vingtièmes et revint aussi sur
la réduction forcée de ses dettes, annoncée sous le nom de liqui-
dation. Le parlement de Paris enregistra la déclaration, bien que
l'inflexible parlement de Rouen lui eût écrit pour l'en détourner.
Le système de transaction continua. Un nouveau contrôleur-
général, M. de Laverdi , fut pris sur les bancs du parlement de
Paris, où il s'était signalé dans l'afTaire des jésuites (12 décembre
1763). D débuta par envoyer au Trésor une forte somme , que les
fermiers-généraux avaient coutume d'offrir en présent aux con-
trôleurs-généraux à leur entrée en charge. Il constata que les
fermiers-généraux avaient bénéflcié de 18 millions en six ans sur
les appointements de leurs employés, en leur retenant les trois
vingtièmes et d'autres impôts, sans en tenir compte au Trésor.
Ce trait peut faire comprendre où en était la comptabilité. Les
bonnes intentions ne manquaient point à Laverdi pour rétablir
Tordre ; mais il fallait autre chose que des intentions!
L'orage parlementaire n'était pas complètement apaisé. Les
cours provinciales frémissaient encore. Le parlement de Toulouse
décréta de prise de corps son ennemi, le duc de Pilz-James, gou-
verneur du Languedoc et pair de France (11 décembre). Le mi-
nistère profita de cette entreprise pour commettre le parlement de
Paris avec les cours provinciales. On poussa le parlement de Paris
à réprimer cet empiétement sur ses droits exclusifs de cour des
pairs, droits exclusifs que ne reconnaissaient pas les autres par-
lements, qui se prétendaient ses égaux en tout. Le parlement de
Paris cassa l'arrêt du parlement de Toulouse , tout en faisant de
230 LOUIS XV. 11764)
vives remontrances contre les exécuteurs d'actes arbitraires et en
s'attribuant la connaissance de l'affaire. Les autres parlements
protestèrent en faveur de leur confrère de Toulouse ( décembre
1763, janvier 1764).
Le gouvernement répondit aux remontrances du parlement
de Paris par une déclaration du roi, où Louis XV se défendait
d'avoir voulu régner autrement que par l'observation des lois et
des formes sagement établies dans son royaume. Il ordonnait le
silence sur tout ce qui avait donné lieu à la déclaration du 21 no-
vembre 1763. Le parlement de Paris enregistra*. Les arrêts du
conseil qui avaient occasionné la démission diT parlement de
Rouen furent annulés , et cette cour reprit ses fonctions comme
en triomphe (10-14 mars 1764), ainsi que les parlements de Tou-
louse et de Grenoble, qui étaient dans le même cas. C'était le pas
rétrograde le plus humiliant qu'eût encore fait le gouvernement
de Louis XV. La déclaration qui demandait aux cours supérieures
des mémoires sur les finances, et les demandes semblables adres-
sées ensuite par ces cours aux tribunaux inférieurs, avaient
imprimé aux esprits un mouvement dont le cabinet s'effraya
bientôt. Les écrits politiques pullulaient. On se vantait déjà d'être
aussi libre qu'en Angleterre. Le cabinet arrêta cette effervescence
par une défense de publier aucun écrit concernant l'administra-
tion des finances : les auteurs de ces écrits étaient seulement au-
torisés à les remettre aux « personnes destinées par état à en juger
(28 mars 1764). »
Le gouvernement continua, par compensation, ses avances et
ses concessions à la magistrature. Le contrôleur- général Orri,
vers 1730, à la demande des fermiers- généraux, qui trouvaient
les cours des aides trop molles et trop lentes dans la répression
des délits en matière d'impôts , avait fait ériger quatre commis-
sions extraordinaires dont les juges, aux gages des fermiers, expé-
diaient les procès sans appel et gagnaient leur argent par une
célérité qui n'avait d'égale que leur barbarie. La Chambre de Va-
1. Le procès du duc de Fits-James ne fut pas terminé là; mais ane déclaration
i*oyale finit par l'assoupir (janvier 1766). Le parlement de Paris n'enregistra la dé-
claration que sous forme de grâce accordée par le roi, ce qui laissa le duc entaché. Il
n'en devint pas moins maréchal de France. Mém, du duc d'Aiguillon, p. 18.
If T64-1765) CONCESSIONa 231
lence^ surtout, avait dû une odieuse célébrité à un juge, CoUot,
qui passa par la plume vengeresse de Voltaire*. Trois de ces
commissions, à partir de 1764, furent remplacées par de nouvelles
commissions prises dans les cours des aides, et offrant au moins
des garanties de moralité et d'indépendance personnelle. La cour
des aides de Paris n'enregistra l'établissement de celle de ces
commissions qui la concernait qu'en représentant au roi que , si
les moyens extraordinaires de répression étaient nécessités par la
multiplicité des fraudes, les fraudes elles-mêmes ne se multi-
pliaient que par l'excès et la mauvaise assiette des impôts , sur-
tout de la gabelle forcée.
Unéditde décembre 1764 sur l'amortissement et sur le paie-
ment des dettes arriérées laisse encore percer le désir de gagner
la magistrature. Cet édit transformait la dette exigible , que le
gouvernement était hors d'état de rembourser, en dette conso-
lidée, ordonnait, pour augmenter le fonds de l'amortissement, la
retenue d'un dixième sur tous les effets au porteur, arrérages de
rentes, bénéfices des fermiers, des trésoriers, etc., gages, éraolu-
roents, t excepté sur ceux des officiers de justice et de police. »
Une chambre était établie dans le parlement de Paris pour régler
tout ce qui concernait l'amortissement. Les dons gratuits étaient
encore diminués. Le second vingtième devait cesser d'ôtre perçu
au 31 décembre 1767, et le premier au 1" juillet 1772.
Cette période de conciliation ou de. trêve fut encore signalée
par un édit qui réglait l'administration des villes et bourgs et leur
''^ndait l'élection de leurs magistrats municipaux (août 1764).
Cet édit, remarquable par le caractère d'uniformité qu'il impose
^ l'administration financière des corps de ville, renferme de
bonnes dispositions sur l'intervention des assemblées de notables
^3ns tous les actes importants des officiers municipaux ; mais il
^^Ustrait aux chambres des comptes la révision des comptes mu-
nicipaux pour l'attribuer aux bailliages et sénéchaussées, et, en
^Dpel, aux parlements; la comptabilité n'y devait pas gagner. Un
^Utre édit de mai 1765 compléta le premier, réserva au roi la
•domination des maires sur présentation de trois candidats, et
1. Y. r Homme aux quarante éctu.
Mî LOUIS XV. Ii76«l
régla la composition des assemblées de notables, qui ne devaient
être formées que de dix à quatorze membres élus au second degré
dans des conditions très-aristocratiques. Ce qu'il y avait de bon
dans le précédent édit ne fut point exécuté , et le désordre ne fit
que s'accroître dans les fmances des communes * .
Un personnage dont l'importance était une grande honte pour
la France venait de disparaître peu après le rapprochement de la
cour et des parlements. Madame de Pompadour était morte le
15 avril 1764, à quarante-deux ans. L'habitude avait assuré son
règne jusqu'à sa dernière heure. A peine eut-elle les yeux fermés,
qu'elle fut oubliée. Louis XV vit avec une profonde indifférence
la mort trancher ce lien de dix-neuf ans. La disparition de la
favorite n'eut point de conséquences immédiates dans le gouver-
nement : Choiseul ne semblait plus désormais avoir besoin d'ap-
pui. On eut pourtant plus tard à regretter cette femme! elle avail
fait tout le mal qu'elle pouvait faire; on n'avait plus rien à
craindre d'elle, et l'on devait tomber plus bas !
Elle avait fait quelque bien dans ses dernières années, en appro-
chant du roi son médecin Quesnai, et, par lui , les idées écono-
miques ^. Il n'est pas probable toutefois que ces idées eussent
obtenu grand résultat auprès de l'insouciant monarque , si elles
n'eussent en même temps filtré dans ses conseils par d'autres
canaux, comme nous l'avons indiqué ailleurs. Quoi qu'il eu fût,
une série de mesures très-significatives et de grande portée annon-
çaient que la seule des sectes novatrices qui fût acceptée de la
royauté et des parlements commençait à pénétrer du domaine d€
ta théorie dans celui des faits. Dès le 17 septembre 1754, le mi-
1. Anciennes lois françaises^ t. XXII, p. 405, 434.
2. Elle protégea aussi Lemercier de La Rivière , qui n'était pas seolement on dei
disciples les plus distingués de Quesnai, un économiste éminent, mais aussi ou
administrateur énergique, habile et patriote. Il se conduisit admirablement au
Antilles, où il avait été nommé intendant des ties du Vent au plus fort des déaastrcf
de la guerre de Sept- Ans ^ en 1759. Le crédit du roi était mort; il y substitua 11
sien; il emprunta, en son nom privé , plusieurs millions à Taide desquels il relevi
la Martinique à peine sortie d*un siège glorieux, mais ruineux. Il ne put cependant
empêcher la Martinique de succomber lors d'un second siège entrepris par les Anglaii
avec des forces écrasantes, en 1762; mais ce malheur lui fournit de nouvelles occa*
sions de manifester un dévouement et un désintéressement sans bornes. Il se mina
pour tâcher de diminuer les pertes de l'état, et fut très -imparfaitement et très-
tardivement indemnisé de ses avances. Il y eut lÀ du Joseph Dupleix sur une moindre
(1754-1761] MORT DE POMPADOUR. LES GRAINS. 233
nislère , frappé d'entendre toujours répéter que l'Angleterre de-
vait sa prospérité agricole à la libre exportation , avait accordé
rentière liberté du comnaerce des grains dans l'intérieur du
royaume, sans passe-ports ni permissions de province à province,
avec la pleine liberté d'exportation à l'étranger pour les deux
généralités du Languedoc et pour celle d'Auch. On avait le des-
sein d'étendre successivement la libre exportation aux autres pro-
vinces. En 1758, un arrêt du conseil avait. permis le commerce et
la circulation des laines, tant nationales qu'étrangères , dans tout
le royaume, sans droits d'entrée ni de sortie. Le bureau du com-
merce et ses agents fermaient les yeux sur les innovations qui
s'opéraient dans les fabriques , en dépit des règlements , à Lyon ,
àNimes et ailleurs. Des encouragements furent donnés au défri-
chement des terres incultes (août 1761), Une déclaration de dé-
cembre 1762 réduisit à un terme de quinze années les brevets d'in-
vention, auparavant illimités pour la plupart, à la grande gène
de l'industrie. Le 25 mai 1763, la permission de libre circulation
des grains à l'intérieur, sans droits, fut renouvelée, avec permis-
sion de former des magasins de blé. Enfin , le célèbre édit de
juillet 1764, précédé de considérants tout physiocratiques, accorda
la pleine liberté d'exportation par navires français et d'importa-
tion par tous navires, avec un droit d'un pour cent à l'importa-
tion , d'un demi pour cent à l'exportation. La liberté d'exporta-
tion devait être suspendue sur tout point du territoire où le blé
aurait été , durant trois marchés, à douze livres dix sous le quin-
tal. On faisait pressentir que cette restriction ne serait que pro-
^ire, et jusqu'à ce q^'on eût assez bien compris les avantages
^\k. Après la paix, renvoyé à la Martinique, il y essaya, avec succès, Tapplica-
^ de la liberté da commerce préchée par les économistes. Les intérêts contraires
i te principe obtinrent sa révocation. Voici mie lettre qui donne une idée du carac-
tère et de la valeur morale de Thomme ; il répond au duc de Choiseul : « J'étais au
lit, U jambe ouverte, par les suites d*nne fièvre maligne, lorsqu'en 1758, je reçus
Icpreoùer ordre de m^embarquer; je ne vis que les ordres du roi, et je partis. Je
'^encore an lit, la Jambe ouverte par un nouvel accident, au moment ou je reçois
votre lettre pour une opération semblable-, je ne verrai que les ordres du roi, et je
P^ni. Quant à mes affaires domestiques, elles ne me feront certainement pas
l^^l^Qcer, lorsque ma santé même n*en a pas le pouvoir. Je suis un, monseigneur;
tOQt sacrifice de ma part pour le service du roi ne me coûtera jamais rien. » — Inutile
<l'obienrer que le roif ici, veut dire patrit. — Nous prenons ces détails dans Tintéres-
*^^ Notice 9ur Lmercier de La Rivièrt, par M. F. Joubleau; Paris, 1858.
23i LOUIS XV. (n65-l7S5i
de la liberté du commerce. Les entrepôts internationaux étaient
autorisés \
Le 13 février 1765, des lettres patentes permirent aux habitants
des campagnes et des lieux où il n'y avait point de maîtrises et
corps de métiers, de filer toute espèce de matières , de fabriquer
et apprêter toutes sortes d'étoffes, en se conformant aux règle-
ments, et de les vendre dans les villes mômes où il y avait des
corps de métiers, en les faisant visiter et marquer au bureau des
marchands de chaque ville. Le bruit courut, d'une part, qu'on
allait abolir les maîtrises ; de l'autre , qu'on allait rendre l'état
civil aux protestants^. Le vent soufflait aux choses nouvelles!
Toutes les mesures du gouvernement n'étaient pourtant pas
conformes aux doctrines économiques. Ainsi la réduction de l'in-
térêt à quatre pour cent entre particuliers (juin 1766) ne pouvait
être aj)prouvée ni par les théoriciens , qui niaient toute interven-
tion de l'état dans la fixation de l'intérêt, ni par les hommes
pratiques, qui voulaient qu'au moins l'état ne fît que seconder le
cours naturel des choses. L'argent valait, en réalité, plus de
quatre pour cent, et le ministère n'avait eu d'autre but que d'at-
tirer l'argent des particuliers dans un nouvel emprunt de 5 mil-
lions de rentes viagères, en rendant le placement sur l'état plus
avantageux que le placement privé. L'établissement d'une nou-
velle compagnie pour la traite des noirs ( 1767) était encore quel-
que chose de bien plus contraire aux principes de la liberté éco-
nomique comme de toute philosophie et de toute humanité.
Los économistes avaient fait de tels progrès , qu'ils faillirent
empiulor la liberté de commerce pour les colonies, c'est-à-dire le
reu\ei*sement de tout le système colonial. La question fut débat-
tue, durant deux années entières, dans le bureau du commerce.
Le conseil du roi nu\iutint, en général, le régime de la navigation
réservée, nmis fit quelques concessions : deux ports francs furent
établis à Siùnte-Lucie et à Saint-Nicolas des Antilles; les droits
furent diminués entiv la France et les colonies, et, en mai 1768,
1, Mtrcurt fciworif.., t. CLVII, p. 143.
2. V. les lettre» patentes, dams le Jf^rc. kitêoriifm*^ X. CLVIU, p. 421. — Dans les
é«iit»t ou n^appelle plos les protesunts le:» notir^iur concfriu, mais les sigets du roi
qui aumitni éu de U religioo prétendue rêfonnêe.
[1763-1768] ÉDITS ÉCONOMIQUES. GUYANE. Î35
la pleine liberté de commerce fut octroyée à la Guyane. C*étaît
un faible dédommagement pour les désastres que la coupable
imprévoyance du ministère avait récemment attirés sur cette co-
lonie. Après la paix de 1763, Gboiseul, rêvant des compensations
pour les pertes de la France, avait jeté les yeux sur le vaste terri-
toire tropical qu'on avait autrefois nommé France Équinoxiale ^ et
s'était figuré qu'on pourrait trouver là de quoi remplacer la Non-
ulk France du nord, le Canada. L'entreprise, si chanceuse dans
tous les cas, fut conduite avec une imprudence déplorable. On
ne prit pas la peine d'étudier ces belles et dangereuses contrées,
où la puissante fécondité de la nature recèle tant de pièges pour
l'homme. On attira, par de brillantes promesses, des cultivateurs
de diverses provinces, et surtout des Allemands et des Alsaciens ,
plus disposés à l'émigration , selon les tendances des races teuto-
niques, que les paysans de langue française : on les embarqua
pêle-mêle avec bon nombre d'enfants perdus des grandes villes ,
propres, tout au plus, à ces industries de luxe impossibles dans
une colonie naissante; on les jeta sur les rives du Kourou et les
Ilots du Salut, dans la saison des pluies diluviales du tropique ,
sans avoir fait les préparatifs nécessaires pour les recevoir. Au
lieu des maisons en bois qui leur étaient promises, on les entassa
dans de mauvais hangars; les vivres qui leur arrivèrent étaient
avariés; la mortalité se mit entre ces malheureux, et leurs tristes
campements ne furent bientôt plus que des cimetières. Sur envi-
ron 12,000, peut-être 2,000 au plus échappèrent; ils communi-
fnèrent le fléau qui les dévorait aux anciens colons de Cayenne,
loi furent décimés et presque détruits à leur tour (1763-1764).
Vers le même temps, une pareille tentative, sur une moindre
fchelle, coûta la vie à quelques centaines de pauvres gens qu'on
Toulut établir, sans précautions, à Sainte-Lucie *.
La prospérité de Saint-Domingue, de la Guadeloupe, de la
Martinique, des îles de France et de Bouchon , qui s'étaient rele-
vées aussitôt après la paix et dont les riches denrées coloniales
allaient toujours se multipliant , fit oublier trop facilement à la
France ce lugubre épisode delà Guyane, celle terre aux tragiques
1. V. Desalles, Hitt, du ÀniilUt^ t. V, p. 368-389. — Mém. de Vergeanes, p. 259»
236 LOUIS XV. (1768-17671
destinées. Le progrès des Antilles françaises ne fut point arrêté par
quelques troubles qu'occasionnèrent dans ces lies rétablissement
de la milice et deux causes plus générales, les tendances arbitraires
des gouverneurs et l'esprit mal endurant des créoles.
A l'intérieur de la France, l'agriculture s'améliorait en dépit
des entraves fiscales et autres : les pays d'élections , plus oppri-
més par le fisc que les pays d'Étals, étaient précisément ceux où le
progrès se manifestait, grâce à la supériorité du système de fermage
adopté dans le Nord sur le système de métayage, conservé dans
le Midi. Depuis que les économistes avaient mis le labourage à la
mode, que les sociétés agronomiques se formaient de toutes parts,
l'exemple et les secours des grands propriétaires , qui se tour-
naient de nouveau vers le sol , encourageaient les fermiers, et la
liberté du commerce des grains leur inspirait une ardeur toute
nouvelle, signalée par l'exhaussement général des baux. Le pauvre
paysan se ressentait des ménagements qu'on avait pour le fermier
aisé. La population croissait, quoique lentement*et faiblement:
trop de causes sociales entravaient son essor! En 1767, le savant
et laborieux abbé Expilli, aussi bien renseigné qu'on pouvait
l'être avec les ressources statistiques imparfaites de ce temps,
l'évaluait à 22 millions d'âmes (il ne donnait que six cent mille
habitants à Paris); deux autres statisticiens, Messance et La
Michaudière, l'estimaient à 22 millions et demi. Elle devait
s'accroître encore de 3, peut-être de 4 millions d*àmes jus-
qu'à la Révolution , grâce aux améliorations dues à l'esprit du
siècle *,
La paix intérieure, cependant, n'avait pas été de longue durée,
ou, plutôt, elle n'avait jamais été complètement rétablie. Il ré-
gnait en Bretagne, depuis plusieurs années, une agitation qui
finit par ne plus se contenir dans les limites de cette province et
par gagner tout le royaume. Cette agitation avait deux causes :
l'aiïaire des jésuites et la violation des vieilles libertés bretonnes,
qui, tant de fois faussées et comprimées, étaient toujours reven-
1. Lavoisier et Lagraage évaluent la population, de 1789 à 1791, à vingtpcinq mil-
lions drames; Dupont de Nemours, en 1791, à vingt-sept millions. Parmi les amé-
liorations pratiques dues aux philosophes , il faut citer la translation des cimetières
hors des villes. L^arrèt du parlement de Paris à ce sc^jetest de man 1765.
(1762-1764) AGRICULTURB. BRETAGNE. t37
diquéesavec une opiniâtpe constance. Quant aux jésuites , c'était
le pays où ils avaient reçu les plus terribles coups , mais aussi
celui où ils avaient les partisans les plus obstinés et les plus re-
muants. Le gouverneur, duc d'Aiguillon , courtisan noir et pro-
fond S qui tenait à la fois aux corrompus et aux dévots de la
cour, et qui était tout ensemble le digne neveu de Richelieu et le
protégié du dauphin , s'était trouvé engagé dans les intérêts des
jésuites, pour plaire au prince son patron. Avant que la question
fût définitivement tranchée, il avait donc organisé, dans les États
Provinciaux mêmes , une opposition contre le parlement où do-
minait La Ghalotais; mais il poursuivait un double but inconci-
liable : dominer l'opinion de la Bretagne et lui arracher ses
privilèges. Les États, où il avait d'abord exercé une influence
prépondérante, grâce à l'usage récemment introduit d'astreindre
les villes à l'agrément des commissaires royaux pour le choix de
leurs députés, les États se retournèrent bientôt contre lui avec
violence et s'unirent au parlement. Un ordre du conseil, du 12 oc-
tobre 1762, ayant porté de nouvelles et profondes atteintes aux
constitutions de la Bretagne, l'hostilité devint presque unanime.
U parlement de Rennes, de concert avec les États, adressa au
roi, en juin et novembre 1764, des remontrances très-fortement
motivées contre l'administration du duc d'Aiguillon et contre les
mesures que ce gouverneur avait suggérées au conseil d'État.
Inmiition illégale des conmiissaires royaux dans les élections
municipales et provinciales et dans le choix des répartiteurs et
collecteurs provinciaux, perception arbitraire d'impôts non volés
par les États et non enregistrés au parlement, dilapidations, con-
structions fastueuses entreprises dans les villes aux dépens de la
province endettée , pendant que les campagnes sont écrasées sous
k poids des corvées* et qu'on viole, à cet égard, tous les enga-
gements pris entre les États et les conmûssaires royaux : tels sont
^' Il avait débuté dans sa oarrière de courtisan par sacrifier au roi sa maltresse,
^"'^àaio^ de La Toumelle, depnis dachesse de ChAteauroux.
2. « Un malheureox corroyeur , qai paie quarante sous de capitation , et qui n'a
P^ Tirre qae ce qu'il peut gagner dans la journée, sera tenu d'entretenir environ six
^'Stt de chemioi entretien éralué à neuf livres chaque année. » De plus, on le trans-
P<>ruit d'ane route sur une autre, loin de chei lui, etc. — Merc. hittorique^ t. CL VII,
P- 632-647.
238 LOUIS XV. li76Sl
les principaux griefs articulés. Le fond'de toutes ces remontrances^
de quelque pari qu'elles viennent, est invariablement le môme^
c'est le réveil de ce sentiment de justice qui ne veut pas qu'une—
peuple soit soumis à des charges qu'il n'a point librement con —
senties. Le droit philosophique réveille ici le droit traditionnel.
Choiseul n'aimait pas d'Aiguillon, qu'il regardait comme un_j
aspirant au ministère : il l'eût volontiers sacrifié; 'mais ChoiseuLl
n'était pas tout-puissant, et d'Aiguillon était fortement appuyée.
Ce n'était pas le dauphin qui pouvait grand'chose pour lui; mai^
les familiers du roi représentaient à Louis la cause de d'Aiguillons
comme étant celle de l'autorité royale. Les Bretons n'obtinrent,
rien. Le parlement de Rennes suspendit son service. Le roi le
manda en corps à Versailles et lui signifia de reprendre préa-
lablement ses fonctions avant qu'il fût répondu h ses remon-
trances. Le parlement de Rennes démissionna en grande majorité
(mai 1765).
Le parlement de Pau en fit autant, le même mois, par suite de
querelles avec son premier président , livré à la cour. Un prési-
dent et trois conseillers furent arrêtés à Pau. La magistrature
entière s'émut : les cours supérieures protestèrent à l'en vî. Pen-
dant ce temps, le parlement de Paris s'engageait dans une qu^
relie avec le clergé, qui , dans son assemblée périodique» venait
de manifester ses regrets de l'expulsion des jésuites et de trans-
gresser la loi du silence en revenant sur l'étemelle question de la
bulle Unigenitus. Le parlement cassa les actes de l'assemblée du
clergé de 1765, et même, rétrospectivement, les actes de 1760 et
1762, comme contraires aux lois du royaume, qui interdi-
saient à ces assemblées de s'occuper , sans la permission du roi ,
d'autre chose que des intérêts économiques du clergé. Le conseil
cassa l'arrêt du parlement : le clergé avait accordé 12 millions de
don gratuit au roi. Les actes de l'assemblée du clergé furent en-
voyés dans tous les couvents d'hommes et de femmes , pour les
faire souscrire. Le conseil finit par renouveler la loi du silence et
par évoquer au roi tout ce qui regardait les actes des assemblées
du clergé.
La fermentation continuait en Bretagne, où le débat était de-
venu une sorte de duel entre La Ghalotais et d'Aiguillon , l'un
[1765J D'AIGUILLON ET LA CHALOTAIS. 239
représentant le despotisme et le jésuitisme, l'autre Tesprit philoso-
phique et Tesprit parlementaire accidentellement coalisés. La
Ghalotals était venu plusieurs fois à Versailles pour tâcher d'abattre
son ennemi; celui-ci, ou ses adhérents, ne se contentèrent pas
d'avoir résisté avec succès auprès du roi et s'efforcèrent de perdre
l'énergique procureur-général. Des pamphlets, des satires, des
écrits à la main, symptômes ordinaires des moments agités, dans
les pays où la presse n'est pas libre , circulaient en Bretagne , et
de Bretagne à Versailles : deux lettres anonymes, écrites dans les
termes les moins respectueux » furent adressées au roi en per-
sonne. Là-dessus, colère de Louis XV; trouble dans le cabinet. Les
lettres sont remises au comte de Saint' Florentin pour en recher-
cher l'auteur. Saint -Florentin était ce médiocre et méprisable
secrétaire d'état tapi, depuis quarante ans, dans le coin du
ministère où s'expédiaient les lettres de cachet et les ordres
de persécution contre les protestants. Il était, comme Riche-
lieu, l'oncle de d'Aiguillon. Quelques jours après, Saint-Flo-
rentin déclare au roi qu'un jeune maître des requêtes, M. de
Galonné, a reconnu l'écriture de La Chalotais. Louis XV prend
feu, sans réfléchir à quel point il est invraisemblable qu'un pro-
cureur-général, en correspondance avec la chancellerie, avec les
ministres, avec tout ce qu'il y a de considérable à Versailles et à
Paris, ait écrit des lettres anonymes au roi sans déguiser son écri-
ture. On veut établir, à l'Arsenal, une commission extraordinaire
pour juger le coupable et ses complices, car les lettres anonymes
nesontdéjà plus qu'un incident d'un vaste complot contre l'auto-
rité royale : on recule toutefois devant le parlement de Paris ; la
commission est nommée et dissoute dans les vingt-quatre heures,
ctlaTournelle criminelle est saisie régulièrement de l'instruction
(ISjuiUet 1765).
L'affaire tratne, mais sans s'assoupir. Après bien des débats sur
le parti à prendre, le roi se décide : le 1 1 novembre , La Ghalo-
WSjSon fils et trois conseillers, dont deux du nom de Charctte,
sont arrêtés à Rennes; les membres démissionnaires du parle-
Dicnt (le Rennes sont sommés de reprendre leurs fonctions pour
juger leurs confrères. Ils refusent : on s'y attendait; une commis-
sion du conseil d'État est expédiée à Rennes, afin de suivre le
240 LOUIS XV. [1765-17661
procès à la place du parlement. Le dénonciateur Galonné accepte
remploi de procureur-général dans la commission! Ce jeune
homme, plein d'esprit, d'audace et d'immoralité, était résolue
tout pour parvenir. Les lettres anonymes ne suffisaient pas au
but que se proposaient les partisans du despotisme et les ven-
geurs des jésuites. Galonné fait enlever les correspondances in-
times de La Ghalotais, de son flls, de ses amis, et, secondé par un
autre maître des requêtes, Lenoir, depuis lieutenant -général de
police, il échafaude, sur ces correspondances, un acte d'accusa-
tion où le concert patent des parlements pour la défense de leurs
communs principes est transformé en une espèce de conspiration
ayant pour chef La Ghalotais : l'union ménagée par ce procureur-
général entre son parlement et les États de Bretagne est le com-
mencement d'une sédition préparant mie révolution dans le
royaume, d'après les principes du Contrat social, cité et commenté
dans les lettres de La Ghalotais.
De là, un éclat et un scandale immenses : au bruit que l'écha-
faud va se dresser pour le courageux procureur-général de Rennes,
la France entière se déchaîne contre Galonné, contre d'Aiguillon,
contre ceux des ministres qui leur prêtent appui. Tous les parle-
ments renouvellent leurs démonstrations menaçantes. Ghoiseul,
jusque-là réservé et neutre en apparence, représente avec force au
roi l'invraisemblance ou l'exagération des accusations, le danger
de laisser accréditer, près d'un public enclin aux nouveautés, la
croyance que des hommes tels que La Ghalotais et ses principaux
collègues des parlements jugent les doctrines de J.-J. Rousseau
applicables. D'Aiguillon, lui-même s'effraie, change de batteries,
veut rejeter tout l'odieux de l'affaire sur Galonné. La plupart des
membres de la commission se récusent * : la commission est dis-
soute, et le procès renvoyé par-devant le parlement de Rennes
rétabli, c'est-è-dire par-devant la minorité non démissionnaire,
grossie de quelques défectionnaires qui retirent leurs déoiissions
1. La commission avait pourtant fait une chose utile : eUe av|dt jugé deux cent
trente cinq accusés que faisait languir dans les prisons de J^nnes la suspension de
la justice. Les détails sinistres que donnent à cet égard les Mémoires de d* Aiguillon
(p. 24) font ressortir les conséquences de cette interruption du senrice judiciaire,
qui était devenue l'arme habituelle des parlements.
il765J MORT DU DAUPHIN. 241
et de nouveaux conseillers créés par le roi. Le parlement de Paris
recommence ses remontrances en Taveur du vrai parlement de
Rennes, et les accusés déclinent la compétence dix parlement (TAi^
guUlon.
La viplence des passions avait été un moment calmée , ou du
moins suspendue, par un triste événement. Le dauphin, Louis de
France, était mort le 20 décembre 1765, à trente-six ans. C'était
un caractère mélancolique, qui tenait à la fois de Louis XIII et
du duc de Bourgogne. La guerre ou les affaires eussent ravivé
cette âme indifférente aux plaisirs et aux passions qui gouver-
nent la plupart des honunes; mais la jalouse défiance de son
père lui interdisait tout emploi sérieux de son activité. L*ennui le
consumait. Une maladie de poitrine, occasionnée par une impru-
dence, aggravée par la négligence volontaire d'un homme qui ne
tenait pas à la vie, l'emporta après quelques mois de langueur. Il
y eut comme un écho des regrets qui avaient jadis environné la
tombe du duc de Bourgogne, et les mêmes illusions se reprodui-
ârent. Plus d'une voix s'écria, dans les orages de 89 : Ah! si le
dauphin avait vécu! — Il est probable que, si le dauphin avait
vécu, il eût accéléré plutôt que dissipé les orages. Son cœur était
pur et sincère, mais il plaçait mal sa confiance. Les La Yauguyon
et les d'Aiguillon, ou d'autres personnages semblables, eussent
été pour lui de fâcheux conseillers, et l'on peut croire qu'il eût
subi aveuglément l'induence de Rome et du clergé. « Si je suis
appelé au trône, disait-il, et que l'Église me commande d'en des-
cendre, j'en descendrai. » Un tel prince se fût bien vite brisé dans
une réaction impossible contre l'esprit du siècle '.
n laissait trois fils et deux filles. Les trois fils étaient destinés
tous trois à porter la couronne : ils furent Louis XVI, Louis XVIII
cl Charles X. L'aîné devait périr écrasé sous les débris de l'an-
cien régime : la royauté traditionnelle , un moment relevée au
niilieu d'une société nouvelle , devait retomber par deux fois avec
^es deux autres frères.
Un éclair de sensibilité sembla passer chez Louis XV : « Pauvre
France! s'écria-t-il ; un roi de cinquante-cinq ans et un dauphin
^' Mémoireê du marquis d'Argenson^ p. 69. — Notice de Sénac de Meilhan , à la
*^^« de madame du Uau^set, p. 185.
XVI. 16
Î4« LOUIS XV. 11766-17
de onze ! > La peur de la mort I*avait saisi en voyant mourir s
fils. Il fit scyn testament : il réforma , sinon ses mœurs, au moi
le scandale de ses mœurs; il se rapprocha de sa famille. 1
homme aussi dégradé ne pouvait guère que changer de vice, et
gens éclairés commençaient à craindre qu'au règne de la c
bauche ne succédât celui d*une basse et tyrannique bigoter
Mais les velléités de réforme n'allèrent pas loin chez Louis XV,
la mort de la veuve de son fils, de la dauphîne Marie-Thérèse
Saxe, personne aimable et sensée, qui avait pris quelque ascc
dant sur lui, contribua à le rendre à ses habitudes (mars 176'
Cette mort réveilla les bruits de poison qu'on avait répandus sot
dément lors de la perte du dauphin, et la coterie de d'Âiguillo
de la Vauguyon, des jésuites, qui avait espéré se servir de lada
phine depuis la mort de son mari , ne craignit pas de propaj
d'odieuses calomnies contre le duc de Choiseul. On infecta de i
infâmes soupçons l'esprit du nouveau dauphin, depuis Louis X\
et l'on parvint ainsi à l'aliéner irrévocablement du seul mioisl
qui eût fait quelques efforts intelligents pour suspendre la ho
teuse décadence de la monarchie durant la dernière période
Louis XV.
Louis XV, cependant, avait paru vouloir prouver au public q
la pexte de son fils n'affaiblirait point la puissance royale. Il avi
répondu avec éclat aux remontrances incessantes dos cours
justice et aux hardis exposés de principes qu'elles étalaient
l'envi depuis quelques années. Le 3 mars 1766, il signifia, en
de justice, au parlement de Paris, que ce qui s'était passé à Renr
et à Pau ne regardait pas les autres parlements. La harang
royale , lue par un conseiller d'État , gourmandait , en lenB
amers, l'indécence et la témérité des remontrances combiné
par lesquelles se manifestait ce pernicieux système (Tunité que
roi avait déjà proscrit, a Je ne souffrirai pas, disait le monarqij
qu'il se forme dans mon royaume une association de résistance
ni qu'il s'introduise dans la monarchie un corps imaginaire q
ne pourrait qu'en troubler l'harmonie. » Les maximes des pari
ments, résumées en peu de lignes, étaient condamnées comr
des nouveautés, que démentaient l'institution delà magistrature
les vraies lois fondamentales de l'État. Le roi, à son tour, exp
[1766] LE ROI ET LES PARLEMENTS. t43
sait, de son point de vue, ces lois Tondamentales. c En ma per*
sonne seule réside la puissance souveraine, dont le caractère pro^
pre est V esprit de conseil, de justice et de raison; à moi seul appar-
tient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage...
Tordre public tout entier émane de moi ; mon peuple n'est qu'un
avec moi , et les droits et les intérêts de la nation , dont on ose
faire un corps séparé du monarque , sont nécessairement unis
avec les miens et ne reposent qu'en mes mains. »
Il concluait en annonçant que, si le parlement de Paris ne don-
nait l'exemple de la soumission aux autres Cours du royaume , ce
spectacle scandaleux d'une contradiction rivale de sa puissance
souveraine le réduirait à la triste nécessité d'employer tout le
pouvoir qu'il avait reçu de Dieu à préserver ses peuples des suites
funestes de telles entreprises.
Les lois fondamentales selon le roi n'étaient ni plus ni moins
imaginaires que les lois fondamentales selon le parlement; mais
cette théorie de droit divin et de mystique infaillibilité royale,
celte langue de Louis XIV et de Bossuel parlée par le roi du Parc-
auxCerfs, durent retentir aux oreilles des hommes du xviu» siècle
comme une ironique parodie des temps écoulés.
Le roi fit rayer sur les registres un arrêté du parlement, du
il février, sur les affaires de Bretagne. A une députation du par-
lement de Rouen, mandée pour entendre également annuler deux
de ses arrêtés, il dit qu'il avait prêté serment, non point à la
nation, comme les parlements osaient le dire, mais à Dieu seul.
Les autres parlements reçurent des admonitions semblables.
Le parlement de Paris décida, néanmoins, le 19 mars, que les
* officiers du parlement de Rennes, accusés, seraient conservés en
leur honneur et réputation , tant que leur procès ne leur aurait
pas été fait par juges compétents. Le 20 , il arrêta de nouvelles
^'emontrances, mais reconnut, comme waxtwîes inviolables^ a qu'au
^^ seul appartient la puissance souveraine; qu'il n'est comptable
9^'à Dieu... que le lien qui unit le roi à la nation est indissoluble
par sa nature; que le pouvoir législatif réside sans partage dans
^ personne du souverain. » Il semblait que ce fût là mettre bas
les armes; et cependant le parlement, s'il abandonnait le droit
philosophique et national, n'abandonnait rien de ses prétentions
244 LOUIS XV. [1766-17671
propres et maintenait, par un long et subtil commentaire, son
droit de résister au roi au nom du roi et dans Tintérêt du roi ,
d'opposer en quelque sorte à la volonté accidentelle et variable
de l'homme la volonté permanente de l'institution, de l'abstrac-
tion royale.
C'était toutefois un avantage pour la cour d'avoir fait confesser
par le parlement de Paris les principes du droit monarchique ea
présence des théories démocratiques qui se répandaient dans le
monde; mais cet avantage ne décidait rien. Quelques mois se
passèrent sans accidents dignes de remarque. Le 22 novembre, le
roi se décida à évoquer à sa personne le procès des magistrats
bretons, que le parlement d'Aiguillon n'osait ni condamner dI
absoudre. Le 24 décembre, des lettres patentes déclarèrent éteintes
et assoupies toutes poursuites et procédures relatives à cette
affaire, le roi ne voulant pas, était-il dit, « trouver de coupables. »
La Chalotais et ses coaccusés furent élargis , mais exilés à Saintes.
Là-dessus, nouvelles représentations du parlement de Paris, des
autres parlements', des États de Bretagne, demandant qu'on ue
laisse point planer un reste de soupçon sur des magistrats tidèles,
qu'on les rappelle, qu'on les rétablisse sur leurs sièges. Le roi
répondit que « leur honneur n'était pas compromis, o mais qu'il
ne leur rendrait jamais sa confiance ni ses bonnes grâces. Les
dures vérités que contenaient certaines des lettres trouvées
dans le secrétaire de La Chalotais avaient piqué au vif Louis XV.
Les magistrats exilés continuèrent à demander justice et non
grâce. La Bretagne continua de s'agiter. Le parlement dAigitUlon
était en butte à l'hostilité et au mépris de la grande majorité du
pays. Des provocations, des rixes, des duels, attestaient la fermen-
tation publique. Le pouvoir s'efforçait en vain d'effrayer les mé-
contents en multipliant les lettres de cachet. L'exaspération fut
portée au comble par l'annonce d'un grand règlement que la
cour prétendait imposer aux États de Bretagne, afin de donner
force de loi à la plupart des innovations arbitraires que s'était
1. Le parlement de Bordeaux se si^niala par son énergie. Un de ses arrêts fat cassé
par le conseil, ptmr avoir énoncé, u comme une portion de la liberté personnelle du
Français et de sa propriétéf des systèmes dont TefTet serait destructif de toute mo-
narchie (2 octobre I7b7). » Mercure historique, i, CLXllI, p. 522.
(1768-1769J CONCESSIONS. «45
permises le duc d*Âiguillon. Ghoiseul saisit avec habileté le mo-
ment d'intervenir derechef auprès du roi et lui fit comprendre
qu'il fallait faire une concession pour en obtenir une autre. Le
Ëtats de Bretagne furent convoqués en session extraordinaire
(février 1768), et le roi donna commission pour les tenir à un
duc et pair et à un conseiller d*état à la place de d'Aiguillon et de
l'intendant de Bretagne, FlessellesS aussi impopulaire que le
gouverneur. Satisfaits quant aux personnes, les États transigèrent
sur les principes. Us discutèrent paisiblement ce règlement
accueilli d'abord avec tant de colère et en admirent au moins
une partie. A la vérité, ils demandèrent toujours justice pour La
Gbalotais et insistèrent opiniâtrement sur le rétablissement du
parlement de Rennes, tel qu'il était avant les démissions de
mai 1765. La position de d'Aiguillon n'était plus tenable : il se
démit de son gouvernement et revint s'établir à la cour, où,
bien accueilli de Louis XV et pourvu d'un commandement dans
les troupes de la maison du roi , il ne songea plus qu'à se venger
de Ghoiseul par tous les moyens.
Le roi finit par céder devant l'obstination bretonne. Le vrai
parlement de Rennes fut rétabli en juillet 1769, non pas intégra-
lement toutefois, car Louis XY, fidèle à sa rancune, ne voulut
jamais consentir au rappel de La Ghalotais. Le parlement de
Rennes ne se contenta pas de cette incomplète réparation et pré-
tendit venger ses amis et poursuivre ses ennemis jusque dans
Versailles, ce qui finit par amener la crise décisive de la longue
guerre entre l'autorité absolue et la magistrature.
Ihirant ces péripéties , les embarras financiers , qui avaient été
la première occasion des levées de boucliers parlementaires ,
allaient toujours s'aggravant. Les promesses royales antérieures
^ la paix avaient été violées en 1763 : les promesses de 1763 et
^e 1764 furent violées en 1767. L'établissement de deux nou-
veaux sous pour livre sur les droits des fermes, la prorogation
l^ur six ans de divers droits faisant partie des fermes générales,
la prorogation du second vingtième pour deux , puis pour trois
^% celle des dons gratuits des villes et d'autres impôts encore
^' PréTÔtdet marchands de Paris, en 1789, et massacré le jour de la prise de la
^'^tille. Les noms tragiques de la Révolution commencent à retentir dans l'histoire.
«46 LOUIS XV. 11767-1769]
(janvier-juin 1767), provoquèrent des remontrances réitérées et
inefficaces chez les parlements, les cours des aides et les chambres
des comptes. Laverdi avait été submergé par le désordre cpi'il
avait eu un moment la prétention de refouler. La comptabilité
était anéantie : toute vérification était impossible ; il y eut tels
comptes du Trésor qui ne furent établis que dix, douze ou même
quinze ans après l'expiration de l'exercice dont ils devaient re-
tracer les opérations !
Laverdi s'était déconsidéré par son extrême insuffisance et
rendu odieux au public et suspect à Choiseul par l'appui qu'il
avait prêté au duc d'Aiguillon dans les affaires de Bretagne, se
retournant ainsi contre les parlements, des rangs desquels il était
sorti. Choiseul parvint à le faire remplacer par un homme à lui,
le conseiller d'état Mainon d'Invau (21 septembre 1768). Laterdi
laissait la dette augmentée de 115 millions depuis la paix : la
caisse d'amortissement n'était qu'un leurre , car on empruntait
bien plus qu'on n'amortissait. En janvier 1769, les anticipations
sur les revenus allaient à 32 millions et demi.
M. d'Invau ne débuta point heureusement au contrôle-général.
Ses expédients, tout semblables à ceux de son prédécesseur, étant
repoussés par le parlement de Paris, qui^se repentait d'avoir en-
registré les édits bursaux de 1767, la cour en revint à un lit de
justice dès le 1 1 janvier 1769 : les édits imposés par le roi proro-
geaient encore le second vingtième jusqu'en juillet 1772 et divers
droits sur les consommations jusqu'en 1788, créaient 4 millions
de rentes viagères et bouleversaient, par des combinaisons nou-
velles et peu équitables, les engagements contractés en décembre
1764 pour le remboursement des dettes arriérées. Le premiei
président d'Aligre adressa au roi un très-bon discours contre 1«
édits ; il concluait en affirmant que les deux grands remèdes , eo
matière de finances, étaient la réduction des dépenses et la sim-
plification de la perception'. Plusieurs parlenients de province
1. Il résume fort bien la marche financière du gouvernement : « Les emprunts ei
Icb impôts sont devenus, depuis nombre d'années, la source et le supplément les
uns des autres... Faute d'un assignat suffisant dès le moment de leur création, il
deviennent, à Téchéance de la première année, le germe d'an impôt nécessaire, et
l*impôt, qui ne suffit pas , est bientôt soutenu d'un emprunt qui annonce nn nouve
impôt pour l'année suivante. » Merc, hûtoriqut^ t. CLXVl, p. 179-1B8.
[17691 FINANCES. 247
dépassèrent en vigueur le parlement de Paris : celui de Grenoble
et d'autres encore défendirent la perception du second vingtième
et luttèrent à coups d'arrêts contre le conseil.
Le contrôleur-général n'eût pas mieux demandé que de suivre
l'avis du premier président d'Aligre. Il essaya d'un moyen terme,
n présenta au conseil un plan de réduction des dépenses , avec
suppression de beaucoup d'offices de fmances , continuation des
deux vingtièmes pour dix ans et création d'une loterie de 100
millions, où Ton recevrait moitié argent, moitié effets royaux au
cours de la place, et où les lots consisteraient en rentes viagères.
Le plan fut rejeté. M. d'Invau agit en homme d'honneur : il
donna sa démission et refusa la pension d'ancien ministre, qu'il
n'avait pas gagnée , dit-il. Sur la recommandation du chancelier
de Maupeou, ancien premier président du parlement de Paris ,
appelé depuis un an à la chancellerie, le roi nomma au contrôle-
général un homme qu'on lui avait représenté comme aussj hardi
que laborieux et que fertile en ressources : c'était l'abbé Terrai,
parlementaire ainsi que Laverdi et que Maupeou, mais, de môme
que ce dernier, mal vu autrefois dans sa compagnie à cause de ses
complaisances pour la cour, et relevé dans l'opinion depuis l'affaire
des jésuites (23 décembre 1769).
Avant d'entamer le récit des graves événements intérieurs qui
suivirent l'avènement de ce nouveau ministre des fmances et qui
remplirent le reste du règne de Louis XV, il faut jeter un coup
d'œil au dehors et suivre à travers l'Europe la politique de Ghoi-
seul. De grandes catastrophes se préparaient hors de France
comme en France.
La pensée constante de Choiseul , il est juste d'en tenir compte
4 sa Mémoire, était de relever la France du traité de 1763.
Rétablir, réorganiser ses forces de terre et de mer, la mettre
€n étal de prendre un jour sa revanche; en attendant, lui pro-
curer quelques dédommagements de ses perles, sans donner lieu
à un renouvellement prématuré de la guerre ; fortifier, resser-
rer le système des alliances de la France, sans se dissimuler que,
^6 ses deux alliées, l'Autriche et l'Espagne, la première, qui
^vait coûté si cher, était infiniment moins sûre que l'autre;
appuyer donc ses principales espérances de concours sur l'Es-
«48 LOUIS XV. l176i-17C
pagne et l'encourager avec la plus vive sollicitude dans la vo
de progrès où la poussaient les conseillers de Charles III; enfii
surveiller et lâcher d'aggraver les embarras que commenç;
d'éprouver l'Angleterre, afin de la détourner de l'action extérieur
telles étaient les idées qui dirigèrent la conduite de Choiseul apr
la paix de Paris. Nous verrons tout à l'heure quelle fut la fun«
lacune de son plan diplomatique; mais la première partie de s
projets, le rétablissement des forces de la France, fut exécuté
autant qu'il dépendit de lui , avec beaucoup de vigueur et d'înU
ligence.
L'accusation de dissiper les finances , souvent élevée cont
Clioiseul, était injuste. Ce ministre, si fastueux et si peu ménag
de sa propre fortune, fit le plus souvent un emploi judicieux d
deniers de l'État. Ce n'est point par les départements ministéri^
qui relevaient de lui, ce n'est pas même, principalement, p
les acquits d^ comptant de Louis XV et par les gaspillages de
cour que les finances allaient à la banqueroute : la grande can
de ruine n'était pas , nous l'avons dit maintes fois , le chiffre (
l'impôt qui entrait au Trésor, mais le chiffre de ce qui s'exto;
quait en dehors du Trésor, et le régime de privilèges et d'aln
qui pesait à tous les degrés sur la société et qui était devenu, poi
ainsi dire, la société même.
Quant à Choiseul, il avait diminué considérablement les dépens
des affaires étrangères, en réduisant ou en supprimant la plupa
des subsides permanents que la France avait coutume de paye
depuis le siècle précédent, à la Suède, aux princes d'Allemagn
à la Suisse, parfois au Danemark, subsides fort onéreux et d'u
très-faible utilité : le seul service que nous eût rendu jusqu'alc
l'alliance autrichienne était d'avoir facilité cette économi
qu'un homme versé dans l'administration a évaluée à 20 millio
par an *.
Les affaires de la guerre, surtout, furent très-bien conduit
par Choiseul. Il avait soutenu les dernières années de la guei
de Sept Ans avec 60 millions par an de moins que son prédéo
seur, le maréchal de Bclle-Isle, qui avait exigé jusqu'à 180 m
1. Séuac de Meilhan, à la suite de madame du ITau:>8et, p. 187.
(1762! RÉFORMES DE CIIOfSEUL. 249
lions. Aussitôt la paix assurée, il remit les dépenses et refTectif de
l'armée à peu près sur le même pied qu'avant la guerre { l'effectif
i cent cinquante-deux mille sept cent cinquante-huit hommes, la
dépensée 70 millions environ) mais il accomplit en même temps,
sans augmenter les charges, une réforme militaire de la plus
grande portée. La composition de l'armée était extrêmement irré-
gulière : les divers corps d'une même arme différaient entre eux
par le nombre de bataillons, d'escadrons, de compagnies, ce qui
rendait l'instruction très-difflcile et les manœuvres d'ensemble
impossibles; les créations de corps s'étaient faites au hasard; les
licenciements, de même. L'uniformité de composition fut presque
complètement établie; les cadres furent fixés d'une manière in-
variable, en sorte que l'on n'eut plus désormais, selon les circon-
stances, qu'à augmenter ou diminuer le nombre des soldats de
chaque régiment, mais non plus à créer ou à réformer des régi-
ments. L'armée acquit par là une consistance, une solidité qu'elle
n'avait jamais eue. Les colonels perdirent la nomination de leurs
subordonnés et furent astreints à commander eux-mêmes leurs
régiments en tout temps; le recrutement des compagnies fut re-
tiré des mains des capitaines, qui cessèrent le triste rôle de trafi-
quants d'hommes. Les engagements furent portés à huit ans , au
lieu de six ; après un engagement renouvelé, ou seize ans de ser-
rée, le soldat eut droit à demi-solde en se retirant; après vingt-
quatre ans, droit à la solde entière , ou aux Invalides. Des camps
de manœuvres furent réunis de temps à autre pour exercer les
troupes et les officiers généraux , qui en avaient plus besoin en-
core que les régiments '. Les ordonnances de 1762 préparèrent la
nouvelle armée qui devait venger les affronts de la guerre de
Sept Ans, l'armée non-seulement de la guerre d'Amérique , mais
<Je la Révolution.
La marine réclamait ^une réforme peut-être plus profonde en-
core. Un grand nombre des officiers qui s'étaient si mal conduits
!• Mémoires de Choisenl, 1. 1**, p. 77-160. — Journal du règm ds Louis XV^ t. II,
P* I^. — Ordonnancss de décembre 1762. — On voit, dans les Mémoires de Choiseul,
V^ Vadministration n'entretenait de médecins et de chirurgiens dans les hôpitaux
^littires que depuis 1769. Jusque-là les médecins n'avaient point eu de gagr^, et
'^ chirurgiens avaient été payés par les entrepreneurs chargés du service des
*^*piUux.
Î50 LOUIS XV. [\U%-\1W
furent mis à la retraite. La bureaucratie fut réduite, et lesappoin*
tementsdes officiers de marine furent augmentés, comme Favaicnt
été ceux des officiers de Tarmée de terre. Choiseul voulait aller
beaucoup plus loin : il projetait de supprimer le corps privilégié
des gardes de la marine, exclusivement composés de gentils-
hommes, et de recréer la marine royale à nouveau, en y recevant
tous les officiers de ports, les corsaires , les capitaines marchands
qui s'étaient distingués dans la dernière guerre. Il y eut un tel sou-
lèvement dans la noblesse, que le ministre dut reculer devant la
cour entière liguée *. On ne Tempôcha pas, du moins, de réorga-
niser rartillerie de marine (1767) et de former un <x)rps de dix
mille canonniers qu'on exerça une fois par semaine pendant dix
ans, et qui montrèrent en 1778 ce qu'ils savaient faire! Les con-
structions navales furent poussées avec une grande activité et sur
une grande échelle. A la fin de 1770, la France comptait soixante-
quatre vaisseaux et cinquante frégates à flot. Les arsenaux, les
magasins, furent remplis. Les belles forêts des Basses-Pyrénées
étaient jusqu'alors inutiles à la marine : le Gave de Pau fut rendu
navigable et les mâtures des Pyrénées descendirent par le Gave et
TAdour jusque dans le port de Bayonne , aux acclamations des
populations basques et béarnaises ^.
Les tentatives d'action au dehors furent d'abord moins heu-
reuses. On a vu la déplorable issue de l'entreprise de Guyane.
Choiseul réussit mieux dans la Méditerranée, en Corse, que dans
le Nouveau -Monde.
La Corse était, depuis quelques années, presque entièrement
affranchie. Un grand honmie d'état, Pascal Paoli, avait fait surgir
l'ordre, la discipline, un gouvernement régulier, du sein de cette
anarchie éternelle. Après des luttes aussi obstinées contre ses
compatriotes que contre l'étranger, il était parvenu à dompter, à
diriger avec persévérance vers la guerre nationale la farouche
énergie que les Corses ont coutume de dépenser dans les guerres
de famille. Établi au centre de la Corse, à Corte, il dominait sur
l'Ile entière, à l'exception de quelques places maritimes. Les Fran-
1. Vie f)rM9 de Lmtt XV, t. IV, p. 95-97.
9. Un novTeao Code d« la Marine en seiae lîTret, qni modifiait la grande Ordon-
dt 1689, Ali promnlgué le 25 mars 1763.
L-7C5H768Î MARINE. COKSE. 251
a.is avaient occupé trois de ces places en 1756, sans intervenir
ia.Tis les hostilités entre Génois et Corses, et sans se départir du
caractère de médiateurs qu'ils avaient pris en 1751 ; mais ils
rataient retirés au bout de deux ans, et Géncs avait dû recon-
a»tlre non-seulement l'impossibilité de soumettre les rebelles par
ses propres forces, mais Textréme difficulté de conserver ses der-
niers postes. Gènes pria les Français de revenir, en 1764, à peu
près aux mêmes conditions qu'auparavant, et leur remit la garde
d'Ajaccio, de Calvi, de Baslia et de San-Piorenzo. On recommença
de négocier. Les Corses envoyèrent à Versailles le colonel Butla-
fuoco, pour demander qu'on reconnût Tindépendance de leur
république, moyennant un tribut équivalant à ce que la Corse
produisait autrefois à Gênes. Le profit n'avait jamais dépassé
40,000 francs pour Gênes, à cause des frais de garnison. Butta-
fuoco fit en même temps une autre démarche, qui attestait à quel
point les conceptions idéales des philosophes commençaient à
pénétrer dans la vie réelle. 11 demanda un projet de constitution
i Jean-Jacques Rousseau, qui était encore en Suisse, et l'invita à
se rendre en Corse, au nom du gouvernement auquel présidait
Paoli. L'admiration exprimée par Rousseau , dans une note du
Contrat social, pour la patriotique constance des Corses, lui avait
fait des disciples dévoués parmi les chefs lettrés de ces barbares
héroïques. Rousseau avait prédit que la Corse était destinée à
étonner le monde : la prophétie se réalisa, mais autrement que
Délavait entendu le prophète. L'enfant corse, qui devait étonner
^ monde, allait bientôt naître sur le rocher d'Ajaccio *.
Si Rousseau s'était décidé à passer en Corse, il aurait eu la dou-
leur d'y voir consommer l'oppression de ses amis.
Le cabinet de Versailles montra peu de loyauté envers les
Corses. Il les berça de vaines espérances et laissa arriver les choses
jusqu'au point où les Génois, perdant tout espoir de jamais recon-
quérir l'île, ne voulant point abaisser leur orgueil jusqu'à subir
l'indépendance de leurs anciens sujets et ne pouvant s'acquitter
des dettes qu'ils avaient contractées envers la France, proposèrent
^ux-mômes à Louis XV la cession des droits de leur république.
1. 1^ 15 août 17G9.
252 LOUIS XV. [1768-17691
Le 15 mai 1768, un traité, signé à Versailles, autorisa le roi de--
France à exercer tous les droits de souveraineté sur toutes les
places et ports de la Corse, comme nantissement de ses créance^
sur la république de Gênes. La cession était déguisée sous cett^
forme de nantissement, aGn de pallier Tagrandissement de 1^
France aux yeux de sa rivale TAngleterre, et même de sa jalons.*^
alliée TAutriche. La France, par article séparé, donnait à Gêo^
une indemnité de deux millions.
Les Corses apprirent avec une profonde indignation le priir
qu'on réservait à tant d'eflbrts et de courage. Malgré Fimmease
disproportion des forces, ils résolurent de défendre jusqu'au bout
leur liberté. Paoli espérait que les Anglais, qui l'avaient toujours
encouragé, ne verraient pas tranquillement la France se saisir
d'une position aussi considérable dans la Méditerranée. Aux pre-
miers mouvements que firent les garnisons françaises pour s'é-
tendre dans l'intérieur et assurer les communications entre les
places qu'elles occupaient, Paoli essaya bravement de leur barrer
le passage. Il ne put se maintenir sur l'étroite péninsule du cap
Corse, qui forme la pointe septentrionale de l'île , mais il occupa
fortement la base de cette péninsule. Le lieutenant général de
Chauvelin débarqua sur ces entrefaites avec quelques renforts et
fit publier dans l'Ile des lettres patentes du 5 août, par lesquelles
le roi de France sommait ses nouveaux sujets de reconnaître sa
souveraineté, à peine de rébellion. Le conseil général et suprême
d'État de la Corse répondit par une proclamation très-digne et
très -touchante, où il déclarait que la nation corse ne se laisse-
rait pas traiter comme u/n troupeau de moutons envoyé au marché
(28 août).
Les actes répondirent aux paroles : Chauvelin, après un léger
avantage aux bords du Nebbio , voulut poursuivre Paoli au delà
du Golo avec des forces insuffisantes : les Français , déployés sur
un trop grand espace, furent assaillis impétueusement par une
levée en masse, qui les rejeta jusque sous le canon de Bastia, avec
l>erte de mille ou douze cents hommes (septembre -octobre). II
fallut, au printemps de 1769, envoyer toute une armée, sous un
nouveau commandant en chef, le comte de Vaux. Cet officier-
général, disposant de quarante-deux bataillons et de quatre lé-
[i7«9-l770J COHS£. PAOLf. Î53
^ons (corps l^ers, mi-partie d'infanterie et de cavalerie), fit un
plan de campagne qui enveloppait Tile entière. Paoli était hoi-s
Tétat de se soutenir contre une attaque aussi formidable. Un
Héroïque combat, au pont du Golo, fut le dernier soupir de la
Liberté corse*. Corte, siège du gouvernement, dut capituler. 11
i*eût pas été impossible de perpétuer une guerre de partisans dans
les maquis et dans les montagnes; mais Téternel fléau de la Corse,
la division, renaissait avec les revers; Paoli, abandonné de la plu-
part des siens , et plus propre , d'ailleurs , à diriger un gouverne-
ment régulier qu'à jouer le rôle d'un chef de guérilla, s'embar-
qua, à Porto- Vccchio, sur un vaisseau anglais, avec l'élite de ses
amis (13 juin 1769). L'Angleterre, qui ne lui avait fourni d'autre
secours que des munitions, des armes et quelques volontaires, lui
offrit du moins un honorable asile.
Les Français usèrent avec assez de modération d'une victoire
peu glorieuse. Le général de Vaux, et, après lui, le gouverneur
Marbeuf, tâchèrent de réconcilier les Corses à la domination fran-
çaise, en leur montrant de la bienveillance et de l'équité. Une
amnistie, des chemins construits par les troupes, des établisse-
menls utiles, des encouragements à l'agriculture et au commerce,
le maintien du régime municii)al des podestats , la concession
tfÉtats-Provinciaux sous le titre de consulte générale , signalèrent
celle politique conciliante. La première consulte générale, con-
voquée à Bastia, le 15 août 1770, prêta serment au roi de France;
néanmoins, des meurtres, des brigandages, des révoltes partielles,
étouffées dans le sang, souvent renaissantes, ne cessèrent de pro-
tester contre la conquête. Les améliorations matérielles dues aux
nouveaux maîtres étaient, d'ailleurs, trop compensées par les abus
<le l'administration et de la flscalité françaises. On peut dire que
^acquisition de la Corse ne se légitima qu'en 89, lorsque les
Corses devinrent citoyens libres d'une nation libre et ratifièrent
solennellement leur réunion à la France , ratification confirmée
'•'une façon plus éclatante encore en 1796, lorsque les Corses,
l* Voltaire raconte que, dans un engagement sar le Golo, les Corses se firent un
'^part de leurs morts, pour avoir le temps de charger derrière eux aTant de faire
^^ mnite nécessaire; leurs bles&és se seraient mêlés parmi les morts pour raffer-
""» le rempart!
254 LOUIS XV. Ii770
après avoir été séparés de la France par les événements de
guerre révolutionnaire et par l'influence de leur héros Paoli
rejetèrent le joug anglais et revinrent spontanément à la France-^
sous rinfluence d*un autre héros corse , devenu le valnqaeur d»-
FAutriche, en attendant qu'il fût le dominateur de l'Europe.
La conquête de la Corse devait être la dernière extension terr^B
toriale de l'ancienne France *.
On pourrait s'étonner que l'Angleterre eût vu si paisiblemecna
ses rivaux s'emparer d'un poste aussi propre à dominer la m^^i
Tyrrhénienne et les côtes d'Italie, et surtout aussi inquiétant potMT
les possesseurs de Minorque. L'Angleterre, en effet, soutenait laa/
sa fortune de la guerre de Sept Ans. Cette fortune, par un doub/e
effet contraire, grandissait comme fatalement dans l'Inde, où iovt
lui prolilait, exploits et fautes, génie et crimes, mais, en Amé-
rique, elle paraissait déjà prête à crouler par son propre poids.
Le gouvernement britannique ne montrait plus la vigueur ni la
prudence nécessaires pour maîtriser la situation intérieure et pour
maintenir l'ascendant extérieur que l'Angleterre avait conquis par
ses victoires : il retirait sa main des affaires de l'Europe et n'en
dirigeait pas mieux les affaires du dedans. Des agitations confuses
et stériles absorbaient ministres et parlements. Le favori du roi,
lord Bute, avait démissionné peu de temps après la paix : des
changements réitérés dans l'administration avaient ramené ud
moment au pouvoir William Pitt, devenu lord Chatam ; mais une
santé ruinée paralysait cette âme si forte, peu propre, d'ailleurs,
aux affaires en dehors des moments héroïques, et Pitt ne fut que
l'ombre de lui-même durant son second ministère. Il ne retrouva
quelque chose de son éloquence et de son autorité qu'en retour-
nant sur les bancs de Topposition. Pendant ce temps, Londres
était en proie aux troubles, sans grandeur et sans but sérieux*,
1. Jftm. de Domourics, t, I«», Ut. i^.— Iffrcwre hùtoriquê, années 17e8-lT70.
V. les ul>le:i. — Botta, S/ortVi d'it^ia, t, IX, Ht. xlvi. — La conquête de la Corse
amciui une querelle avec les Tunisiens , qui continuaient à pirater comme aupara-
T«nt au détriment des Corées. Une escadre franco-maltaise bombarda Biserte et
Suce, en juillet et août 1770, et obligea le bey dt Tnnis à capitaler. En 1765, la
France et TEIspagne rfnnies avaient donné une semblable correctioa aux Marocains.
2. Non pas toutefois sans résultats pour ravenir; car ce fut de ces mouvements
qne datèrent les progrès de la démocratie en Angleterre , par la publicité que les
1763-1769] FRANCE. ANGLETERRE. AMÉRIQUE. Î55
[ue suscitait un agitateur vflgaire , le fameux Wilkes. Une crise
le céréales, que nous retrouverons tout à Theure en France,
ourmentait les comtés d'Angleterre, et un nuage noir grossissait
i l'autre bord de l'Atlantique. Dès le lendemain de la conquête
lu Canada, l'antagonisme s'était déclaré entre les deux conque-
ants, l'Anglais d'Europe et l'Anglais d'Amérique. La mère patrie
Lvait prétendu obliger les colonies à porter leur part de la dette
norme (150 millions sterling) qui pesait sur elle, et qui avait été
^ntractée en partie pour chasser les Français d'Amérique : cette
lart était revendiquée sous forme de taxes et de droits établis
[MUT actes des parlements. Les colonies répondaient qu'on ne taxe
pas des hommes libres sans leur consentement, et qu'elles n'avaient
point à reconnaître , en matière d'impôts, l'autorité d'un parle-
ment où elles n'étaient pas représentées. Nous aurons k revenir
sur cette querelle , qui aboutit à de si grands événements et qui ,
en 1768 , laissait déjà entrevoir la possibilité d'une séparation
violente et prochaine.
Les soucis que donnaient les colonies contribuèrent beaucoup à
rendre l'Angleterre si modérée, ou si faible, dans la question de
la Corse. Quelques vaines protestations furent ses seules armes.
On a dit que Choiseul n'avait rien ménagé pour se procurer des
diversions contre l'Angleterre et que ses agents avaient encouragé
puissamment les mécontents anglo-américains; il ne subsiste au-
cunes traces de ces influences prétendues*.
Les Anglais ont accusé Choiseul d'intrigues beaucoup plus
odieuses : l'ambassadeur d'Angleterre en Espagne, lord Rochford,
prélendit avoir découvert un complot tramé entre Choiseul et le
uûnistre espagnol Grimaldi, pour incendier la marine et les arse-
naux de Portsmoulh et de Plymouth, durant l'hiver de 1764 à
1765, et attaquer la Grande-Bretagne au milieu de ce désarroi.
Cette accusation est sans preuve, tandis qu'il est certain qu'un
%lais, du nom de Gordon, qui n'agissait pas sans instructions
v^^nutox, malgré d'antiques défenses^ commencèrent à donner aux débats do par-
«njentj et par rinlroduction des meetings.
!• Soos Louis XV], les ministres Maurepas et Vergennes firent des recherches
^^^ vérifier ces bruits et ne retrouvèrent aucune pièce qui les confirmât. Flassan,
*• VU, p. 152.
256 LOUIS XV. [176»
venues de très-haut, fut exécuté, en^769, pour avoir tenté d'in
cendicr le port de Brest.
Ce qui n*est pas douteux, c'est que Cboiseul ne cessa d*entrete
nir les ressentiments du cabinet espagnol contre la Grande
Bretagne, qu'il cultiva soigneusement les germes de guerre qu
abondaient de ce côté, et que, pendant les premières années qu
suivirent le traité de Paris, trop absorbé par ce qui regardai
TAngleterre et l'Espagne, il fut loin de donner une attention suffi
santé aux affaires du Continent. Les conséquences de celte négli
gence furent déplorables.
La catastrophe préparée par la longue anarchie de la Pologn<
approchait.
La guerre de Sept Ans, quoique la Pologne n'y eût point été
engagée, avait rendu plus profond l'abaissement de cette répu-
blique. Les plans du prince de Conti et du comte defiroglie, pour
la relever, ayant été abandonnés, par suite du pacte de la France
avec TÂutriche et la Russie, on avait laissé les Russes traverser,
fouler, occuper la Pologne, sans même prévenir son gouverne-
ment, et y conserver des positions militaires, sous le nom de ma-
gasins, même depuis la paix. L'indépendance nationale n'étai
plus guère qu'un mot pour les Polonais.
Deux partis, cependant, parmi les magnats, songeaient secrète
ment à régénérer leur patrie par des moyens opposés. Tous deu3
voulaient l'abolition de l'anarchie et du liberam veto; mais l'un, l
parti des Potocki, des Branicki, des Mokranowski, aspirait à éta
blir l'ordre par la liberté aristocratique, en ôtant au roi la distri
bution des emplois pour la remettre à un conseil souverain, plu
sieurs allant jusqu'à projeter l'abolition de la royauté ; l'autr
parti, celui des Czartoriski, prétendait, au contraire, rendre l
royauté héréditaire, et, en attendant, réformer les finances
détruire les abus , augmenter le pouvoir royal , affaiblir le fana
tisme jésuitique et améliorer la condition des dissidents, des non
catholiques, dont l'oppression et le ressentiment étaient un dange
permanent pour la Pologne. Ces vues avaient été celles d'un nii
nlstre français très-éclairé, le vertueux marquis d'Argenson. Il m
«'uKJHsait pas ici d'une préférence théorique donnée à ce qu'oi
appelle la stabilité de l'hérédité sur la mobilité de l'élection ; il ;
1^7 m POLOGNE. 257
.-v^ait des raisons plus positives et plus spéciales. Si la Pologne eût
t^^ une démocratie véritable, il eût pu être bon de la débarrasser
l*mn fantôme de royauté; mais elle était une anarchie nobiliaire,
Lperposée à une immense servitude. La monarchie pure étant
)nc repoussée par l'esprit de liberté des nobles, et la république
dLémocratique étant impossible, puisque le vrai peuple n'existait
pas, le gouvernement le plus convenable à la Pologne pouvait être
^ue combinaison de l'hérédité et de Télectlon, plus ou moins
rapprochée du système anglais, au moins tant que le vrai peuple
ne serait pas formé et pour l'aider à se former. Le salut était dans
l* émancipation civile d'abord, puis politique des paysans, et un
roi héréditaire eût, plutôt que l'aristocratie, favorisé tout au moins
la première de ces deux phases.
La logique devait être, jusqu'à la fln, bannie des affaires de
Pologne. La mobilité violente du caractère polonais, tel que l'avait
fait une longue habitude de désordre, était peu compatible avec
cette concentration indispensable d'idées et de forces qui ne voit
et ne suit qu'un seul objet durant longues années. Les Czarto-
riski, partisans de la royauté et auteurs d'un plan que la France
eût dû aider sans réserve, s'étaient brouillés avec le roi Auguste III
et, par conséquent, avec la France, qui soutenait la maison de
Saxe depuis le mariage du dauphin avec une princesse de cette
maison. Ils se lièrent avec l'Angleterre, ce qui eut peu de consé-
quences, et surtout avec la Russie, ce qui en eut de très-grandes.
En affectant de servir les intérêts russes, ils rêvèrent d'employer
la Russie, à son insu, à relever la Pologne. Quant au parti opposé,
il était destiné à se noyer dans la masse du parti anarchique de la
petite noblesse, qui s'attribuait le titre exclu^f de patriote, parce
qu'il voulait aveuglément maintenir les traditions et les abus enra-
cinés dans la patrie. La fausse politique de Ghoiseul appuyait le
parti anarchique, sans y attacher grande importance. Ghoiseul
était persuadé que la France n'avait pas à s'occuper sérieusement
^e la Pologne ; que les quatre puissances qui entouraient cette
république se feraient équilibre pour empêcher son démembre-
ment; que, la Russie et la Prusse s'entendissent -elles pour en
arracher quelques lambeaux, elles ne tarderaient pas à se brouiller
parleur contact même, a Lors même que, contre toute vraisem-
XVI. 17
Î58 LOUIS XV. 1176
blance, » écrivait* sous sa dictée son parent Praslin, a les quati
puissances (Russie, Autriche, Prusse, Turquie) s'arrangeraiei
pour partager la Pologne, il est encore très-douteux que cet évén
ment pût intéresser la France ! »
La Pologne était abandonnée d*avance. Lorsque le roi Ai
guste III vint à mourir, le 5 octobre 1763, tout était déjà perdi
Tandis que les deux partis réformateurs visaient à profiter de Ti
terrègne pour réaliser leurs projets, on avait de tout autres de
seins à Saint-Pétersbourg et à Berlin.
Le plan de Catherine était de faire un roi piast, un roi de naii
sance polonaise, à sa dévotion, de relever les dissidents comtni
point d'appui et de réduire la Pologne en vassalité sans la démem
brer. Frédéric II, au contraire, visait à un démembrement. H ;
pensait dès sa première jeunesse, quand il n'était que princ
royal : en 1733, à la mort d'Auguste II, il avait présenté un mé
moire à son père pour le presser d'envahir cette Prusse polonais
qui séparait si malencontreusement la Prusse ducale du Brandc
bourg; maintenant, maître de toute la vallée de l'Oder par la coi
quôte de la Silésie, il aspirait à s'étendre sur la Warta, le gran
affluent de l'Oder, en môme temps qu'à réaliser les convoitises d
sa jeunesse sur l'embouchure de la Vistule : il ambitionnait i
régulariser le territoire incohérent de la Prusse aux dépens de !
Pologne océidentale, déjà serrée entre la Poméranie et la Sili
sie , comme entre les deux branches d'une paire de ciseau:
En 1762, Frédéric avait fait agréer à son allié dévoué, Pierre n
un premier projet de partage, que la chute du malheureux t&
avait ajourné, mais auquel le persévérant et astucieux Prussic
ne désespérait pas de ramener Catherine II. Ils étaient déjà d*ai
cord sur un point essentiel, le maintien de l'anarchie polonais
Us travaillèrent à s'entendre sur la conduite présente, en réseï
vaut leurs vues d'avenir. Le roi de Prusse accepta le candidat de
tzarine : c'était un neveu des deux princes Czartoriski , Stanisia
Auguste Poniatowski, ancien amant de Catherine.
Le cabinet de Versailles ne sut ni s'opposer ni transiger
1. Mémoire lu au conseil le 8 mai 1763; cité par Saint-Priest; le Partage éê
Pologne en 1772. — Praslin était alors le ministre nominal, mais Choiseal le minist
réel des affaires étrangères.
11-7631765] L'EUROPE ET LA POLOGNE. 859
L.ouis XV essaya d'abord assez mollement, d'accord avec TAu-
tiriche, de soutenir les prétentions de la maison de Saxe; mais le
nouvel électeur, Christian de Saxe, étant mort peu de semaines
après son père Auguste III, on abandonna son fils en bas âge et
ses frères, qui n'avaient aucune chance. Le parti le plus raison-
nable eût été alors de s'entendre, sans bruit, avec les Czartoriski,
et peut-être même d'agréer les avances secrètes du canâidat de la
tzariae, de Poniatovf^ski : Catherine, elle-même, offrit à la France
d'agir de concert. Il eût été habile d'accepter, pour appuyer ensuite
dans leurs projets de réforme, contre le machiavélisme de Cathe-
rine, les hommes qu'elle soutenait en ce moment. On n'en fit
rien : Choiseul rejeta les propositions de la tzarine, garda ses liai-
sons avec le parti opposé aux Czartoriski et tâcha d'engager les
Turcs à protester contre toute intervention russe en Pologne.
Louis XV, pendant ce temps, prescrivait aux agents français, par
le canal du comte de Broglie, chef de la diplomatie secrète, de ne
pas contrecarrer l'élection de Poniatowski. La politique de la
France n'était pas seulement d'accord avec elle-même !
Sur ces entrefaites, les diétines préparatoires s'étaient réunies.
Les Czartoriski eurent le dessous. Ils appelèrent les Russes! Le
plus grand des crimes politiques, l'appel à l'invasion étrangère,
était passé en habitude dans ce malheureux pays. Les régénéra-
teurs de la Pologne firent comme les filles d'Éson, livrant leur
père au couteau de la magicienne pour le rajeunir !
Aa même moment apparut une double déclaration de la France
et de l'Autriche, qui ne recommandaient aucun candidat, mais
approuvaient d'avance toute libre élection, que l'élu fût un piast
ou un étranger. La France promettait formellement de soutenir
la libre élection (15 mars 1764). Le mois d'après, Catherine II et
Frédéric II s'engagèrent, par un traité (1 1 avril), à empêcher qu'on
établît l'hérédité et le pouvoir arbitraire en Pologne , à protéger
te dissidents et à faire élire un piast. Ils publièrent une décla-
ration contre tout projet de démembrement. Les ambassadeurs
nisse et prussien à Varsovie avaient déjà empêché la publication
^'un projet d'abolir la royauté pour la remplacer par un sénat, et
signifié l'opposition de leurs maîtres à toute altération de la con-
slilutioa polonaise dans quelque sens que ce fût. Cette vive solli-
260 LOUIS XV. [1764^
citude, de la part de tels voisins, pour la constitution polonaise ,^
suffisait pour juger cette constitution.
La diète de convocation, qui précédait celle d'élection, s'ouvrL -
le 7 mai. En présence des baïonnettes russes, les patriotes, pam^.
les incidents les plus dramatiques, déclarèrent la diète rompue
se retirèrent. Le parti Czartoriski resta et tenta d'accomplir
réforme :11 promulgaune foule de règlements utiles; mais, quan^
il voulut toucher à l'impôt, et surtout au liherum veto, et rempla*
cer l'unanimité par la pluralité des suffrages, la Russie et h
Prusse l'arrêtèrent court. La diète, ou plutôt la minorité qui s'éta//
constituée en diète après la retraite de la majorité, plia sous Fin-
terdiction de l'étranger quand il s'agissait de sauver la Pologne e(
ne retrouva d'indépendance que lorsqu'il s'agit de repousser les
requêtes des dissidents, comme si le fanatisme religieux eût hérité
de l'énergie que ne réveillait plus le sentiment national. On alla
jusqu'à enlever aux dissidents quelques-uns des droits qu'ils
avaient conservés ou recouvrés! Les Czartoriski durent céder à la
réaction insensée qui éclatait autour d'eux.
Les mouvements tentés par les patriotes, en Pologne et en Lithoar
nie, échouaient, malgré quelques brillants coups de main, durant
ces débats législatifs à Varsovie. Le cabinet de Versailles n'était
point en mesure et ne se souciait guère de remplir la promesse de
secours qu'il avait jetée si légèrement, et le cabinet autrichien,
qui était plus à portée d'agir et dont le concours était nécessaire
à la France, ne voulait nullement donner ce concours. La mort
de madame de Pompadour, que Marie -Thérèse ne craignait pas
de déplorer officiellement, comme « une très -grande perte pour
le roi et pour la France ',» venait de relâcher le lien de l'alliance
austro-française; Marie-Thérèse et Raunitz ne comptaient pas sur
Choiseul comme sur la Pompadour et ne pardonnaient pas à ce
ministre d'avoir une politique à lui, au lieu d'être l'instrument
passif de la politique autrichienne.
La France et l'Autriche firent cependant une démarche écla-
tante, mais toute négative : ce fut de retirer leurs ambassadeur^^
de Varsovie, par manière de protestation contre la violation de 1a-
1 . Correspondance du ministre des affaires étrangères dans Saint-Priest, 47.
ft764) PONIATOWSKL Î6I
liberté électorale. Cela n'aboutit qu'à livrer entièrement le terrain
aux Russies et aux Prussiens. Poniatowski fut élu le 7 septembre
1764, sur la recommandation officielle des deux puissances. Au
Ueu de cent mille cavaliers qui jadis inondaient le champ sacré
de Vola , il n'était venu que quatre mille nobles à la diète où
furent célébrés pour la dernière fois les rites des royales élections
de Pologne.
L'opinion publique s'émut peu en France. On était habitué à
Toir les étrangers imposer des rois à la Pologne ; on n'aperçut là
qu'une nouvelle crise d'un mal invétéré ; on ne comprit pas que
cette crise diCTérait des précédentes et qu'elle annonçait la fin.
L'opinion, d'ailleurs, comme le fait remarquer le plus récent
historien du Partage de la Pologne (M. de Saint-Priest) , n'était
point alors favorable aux Polonais. Le fanatisme que les jésuites
avaient inspiré à ce malheureux pays, les tragiques souvenirs de
l'affaire de Thom*, le refus de rendre aux dissidents l'égalité des
droits, dépopularisaient la cause de l'indépendance polonaise dans
cette société dominée par une philosophie cosmopolite qui com-
prenait beaucoup mieux les questions d'humanité que celles de
nationalité. Rousseau et Mabli n'avaient point encore jeté le poids
de leur autorité dans la balance. La Pologne heurtait l'opinion
française , ou plutôt européenne , que Frédéric , et surtout Cathe-
rine, flattaient avec un art infini. Le grand Frédéric n'avait plus
qu'à vivre sur sa renommée ; mais la tzarine s'y prenait de façon
àeBacer le roi de Prusse lui-même aux yeux des philosophes.
Ole envahit, dans les afiections du patriarche de Fernei, la place
qu'avait occupée Frédéric dans ses meilleurs jours ; elle supplie
d*Alembert de diriger l'éducation de son fils ; elle met la grâce la
^us séduisante à imposer ses bienfaits à Diderot ; elle envoie des
secours aux Calas et aux Sirven; elle traduit en russe, de sa main
impériale , le Bèlisaire de Marmontel ; elle annonce aux philo-
^phes qu'elle a enlevé plus de cinq cent mille serfs à l'église
Daoscovite, désormais salariée par l'État (il est vrai que c'est pour
î^tribuer à l'État les serfs d'église) et qu'elle réunit à Pétersbourg
1^ délégués de toutes les populations soumises à son empire, pour
^- V. notre t. XV, p. 138.
262 LOUIS XV. 1176M7C7]
préparer avec eux un corps de jurisprudence universelle et uni-
forme. Elle expédie à Voltaire, par un officier de ses gardes,
l'instruction qu'elle a rédigée de sa main pour la commission
chargée de dresser le projet du nouveau code. Presque tout est
français dans cette instruction russe, qui n'est guère qu'une mo-
saïque des idées et des formules contradictoires de Louis XIV, de
Montesquieu, des économistes, auxquels elle emprunte leur ctefpo-
iisme rationnel, mais dans les termes les plus adoucis*, et même
des parlementaires. Elle se croit assez sûre de son fantôme de
sénat pour lui accorder le droit de refuser l'enregistrement des
lois contraires à la constitution de l'état. Des chapitres entiers
sont copiés dans V Esprit des Lois. Les mots de citoyen, de patrie,
sont prodigués dans un livre destiné aux représentants de cent
tribus barbares, incapables d'attacher aucun sens à ces grands
mots. Des maximes justes, des considérations ingénieuses, mais
surtout la tolérance religieuse proclamée du haut d*un trtoe
impérial, et une certaine tendance vers l'émancipation progressive
des serfs ^, ferment les yeux aux philosophes sur ce qu'il y a d'illu-
soire et de fantastique dans cette grande comédie de législation
philosophique destinée aux Cosaques, aux Baskirs et aux Kal-
mouks. La nature humaine est assez complexe pour que Catherine
ait été à moitié sincère dans son rôle et qu'elle ait cru de bonne
foi à sa gloire de législatrice. Le gouvernement de Louis XY prit
aussi la chose au sérieux, car il interdit en France toute publicité
à ï Instruction de Catherine, apparemment comme trop favorable
aux prélenlions parlementaires'.
1. Elle porta au comble renthousiasme des écoDomisteB, en appelant Lemercier
de La RiTiére pour Taider dans la confection de son oode. Lemercier dépava on
peu répoque du rendez-vous que lui avait donné Catherine. Quand il arriva, die
avait autre chose en tète et ne s*en souciait déjà plus. Lemercier revint fort désap-
pointé.
2. Catherine , toutefois , ne s'engage qu*avec réserve sur ce point. Elle émet un
doute sur Futilité du servage pour le bien de Tétat, établit qne, cependant, il ne
faut pas afiVanchir les serfs par grandes masses , mais que , pour le progrès de
l'agriculture, il serait essentiel que le serf eût quelque chose en propriété. — Ce
progrès n'a pas eu lieu : les serfs russes vivent toujours en communauté, et les révo-
lutions de l'avenir en montreront les conséquences. (Écrit en 1853.) — Un dascao-
dant de Catherine commence courageusement en ce moment la g^rande expériences
de la transformation des serfs en paysans propriétaires. (1859.)
3. Catherine, plus hardie que Montesquieu, que Voltaire, que Rousaean, se pro —
11764-17671 CATHERINE IL Î63
Le jeu sérieux, pour Catherine, se jouait en Pologne. Les
Czartoriski renouvelaient leurs essais de réforme. Le nouveau roi,
faible et léger, point malintentionné, était disposé à seconder
ses oncles. La diète de couronnement, qui succéda à celle d'élec-
tion, entama le liberum veto en votant, à la pluralité, diverses
réformes et une loi de douanes. Une amnistie rouvrit la Pologne
aux patriotes qui s'étaient exilés après leur infructueuse prise
d'armes. Catherine proposa de laisser la Pologne lever une armée
permanente de cinquante mille hommes , à condition d'alliance
offensive avec la Russie. On refusa : on lui offrit seulement une
alliance défensive.
Catherine commença de se retourner contre ses anciens proté-
gés : Frédéric II l'y poussa de toute sa force. Il savait que Sta-
nislas-Auguste rêvait d'épouser une archiduchesse et de se rendre
héréditaire, et que l'Autriche l'entretenait dans cette espérance,
U avait un double motif pour exciter Catherine à s'absorber dans
les affaires de Pologne; le premier était de faire échouer les projets
de Stanislas et de ses oncles; le second était de faire perdre de
vue à Catherine un grand dessein qui ne convenait nullement à
la politique prussienne. La tzarine, jalouse de ï alliance du Midi,
formée par Choiseul, prétendait organiser une alliance du Nord,
où la Russie aurait la prépondérance. Choiseul eut vent de ce
dessein, et, dès lors, il se rejeta, avec toute l'impétuosité de
son caractère, vers ces intérêts du Nord et du continent qu'il
avait tant négligés : il reprit la direction immédiate des affaires
étrangères et chercha partout à susciter des embarras à Catherine,
mais par hostilité contre la Russie , bien plus que par sympathie
pour la Pologne : les mouvements de la Pologne ne furent pour
lui qu'un moyen, quand son salut eût dû être le but.
La tyraimie russo- prussienne continua de se couvrir devant
l'Europe du masque de la tolérance; des sommations réitérées
QOQce contre la peine de mort, sauf une toute petite réseire : « Lorsqu'un citoyen
Pnvé de la liberté a encore des relations et une puissance qui peuvent troubler la
^qaillité de la nation. » {Ifutruelion l***, p. 77.) C'était sans doute en vertu de
^^ réserve aue le t2arevitch Ivan , petit-neveu de Pierre le Grand , jadis écarté
^Q trône par Elisabeth, venait d*étre égorgé, le 16 août 1764, dans la prison où il
^^ renfermé depnis Venfance. Elisabeth et Pierre III avaient épargné ce préten-
^^ dépossédé, mais Catherine n'avait pas de cea scrupules.
264 LOUIS XV. [17S7J
furent adressées à ki diète polonaise par les deux puissances, en •
faveur des dissidents, en môme temps qu*un casus belli était posé
pour les atteintes au libemm veto et que les régiments russes
allaient vivre en gamisaires sur les terres du roi Stanislas et de
ses amis, afin de punir leurs velléités de résistance. Les réforma-
teurs cédèrent sur le point capital, sur le liberum veto : la masse
de la nation, c'est-à-dire la petite noblesse, montra une folle joie,
comme si la liberté eût été sauvée : c'étaient les patriotes qui,
à leur tour, s'appuyaient sur les Russes contre les réformateurs!
Les dissidents, cependant, n'avaient point obtenu pleine satis-
faction ; les protestants se confèdèrèrent dans la Prusse polonaise,
sous la direction d'un agent de Frédéric; quarante mille Russes
entrèrent en Pologne pour les soutenir. Le gros de la noblesse
catholique, également à l'instigation des Russes et des Prussiens,
forma une autre confédération pour l'abolition des réformes que
le parti Czartoriski avait établies depuis 1764! Les agents russes
firent entendre que la tzarine permettrait le détrônement de Ponia-
towski (mars-mai 1767). C'est quelque chose d'effrayant que de
voir à quel point une nation peut perdre l'instinct politique et
méconnaître ses vrais dangers et ses vrais ennemis. Les délégués
de la grande confédération de Radom, à peine réunis, furent
cernés par les troupes russes et contraints de signer un acte qui
réclamait la garantie de la Russie pour toutes les lois à établir
dans la prochaine diète et la satisfaction complète des dissidents.
Les Russes exercèrent les dernières violences dans les élections à
la diète : lorsqu'elle fut rassemblée (octobre 1767), ils la forcèrent
de déléguer des pouvoirs illimités à une commission qui tint ses
séances chez l'ambassadeur de Catherine et ne fit guère qu'écrire
sous sa dictée. Les évèques de Cracovie et de Kiovie, le palatin de
Cracovie et son fils, ayant essayé de lutter contre cet insolent
despotisme, furent enlevés et envoyés en Sibérie. La commission
décréta l'égalité des dissidents avec les catholiques, sauf quelques
réserves quant à l'éligibilité au trône et quant aux catholiques
qui changeraient de religion; la nécessité du vote unanime fut
consacrée pour toutes les décisions des diètes sur les affaires
d'Ëtat. Il fut statué que ces lois ne pourraient plus être abrogées
même par l'unanimité ! L'indigénat fut accordé en Pologne à une
C1767-1768J CONFÉDÉRATION DE BAB. Î65
foule de Russes , afin de former le noyau d'une noblesse de reli-
gion grecque. On introduisit quelques améliorations : il fallait
"bien justifier la suprématie moscovite. Le droit de vie et de mort
sur les paysans fut enlevé aux seigneurs. Des tribunaux furent
institués pour les procès entre seigneurs et serfs. On abolit
les compositions en argent pour crimes, reste de là barbarie
antique.
Choiseul, si tardivement converti à la cause polonaise, tâchait
de r^agner par son activité le temps qu'il avait laissé perdre. La
Turquie, cédant à ses instances, intervenait enfin diplomatique-
ment avec quelque énergie ; mais il lui fut impossible d'ébranler
l'Autriche. L'empereur François I" était mort le 18 août 1765, et son
successeur, le jeune Joseph II , qui avait été élu roi des Romains
le 27 mars 1764, par le concours de Frédéric II, était mal disposé
pour l'alliance française et enclin à un rapprochement avec la
Prusse, n n'avait pas plus que son père la réalité du pouvoir, que
Marie-Thérèse gardait dans sa main jalouse et forte encore ; mais
le ministre Kaunitz ménageait l'avenir dans Joseph et servait
d'intermédiaire entre le fils et la mère. On ne put obtenir de l'Au-
triche qu'une promesse secrète de neutralité entre les Turcs et les
Russes, si la Turquie secourait la Pologne par les armes.
la malheureuse Pologne s'était enfin réveillée sous l'excès de
l'oppression. Un homme d'un esprit élevé et hardi, Krasinski,
évêque de Kaminlek (ou Kamenetz), avait organisé une vaste
conjuration contre la tyrannie étrangère. L'explosion ne devait
^▼oir lieu qu'au moment où les Turcs déclareraient la guerre à
la Russie. Le mouvement éclata avant l'heure. Le 29 février 1768,
un simple gentilhomme, nommé Pulawski, donna le signal de la
^euse Confédération de Bar. La noblesse podolienne s'insurgea,
^Ison exemple fut suivi dans les provinces voisines. Malheureuse-
ment, dès le premier jour, la cause de la confédération fut com-
promise par le mélange des vieux sentiments nationaux avec ce
fenatisme religieux que l'ancienne Pologne n'avait pas connu et
VA ne compensait point, parce qu'il pouvait inspirer d'exaltation
^ patriotes , la force d'opinion qu'il prêtait aux ennemis de
indépendance polonaise. Les confédérés juraient de défendre la
'^ligion catholique , au prix de leur vie, « jusqu'à ce qu'elle fût
266 LOUIS XV. V-U%]
entièrement fondée et rétablie dans leur patrie*, » c'est-à-dire
jusqu'à ce qu'elle eût ressaisi la domination exclusive et remis les
dissidents sous le joug^ Ils portaient la croix sur le cœur, comme
les anciens croisés; leur devise était : Jésus et Marie; le crucifix et
la Madone étaient les insignes de leurs étendards.
A la nouvelle de l'insurrection, l'évoque Krasinski avait couru à
Versailles pour « jeter la Pologne dans les bras de la France. • D
promit à Choiseul la déchéance de Poniatowski et l'acceptation
du roi que la France désignerait, et qu'on rendrait héréditaire.
Choiseul promit de l'argent et dépêcha aux confédérés un pléni-
potentiaire (niai 1768). Les difficultés, pour les confédérés,
étaient énormes : pas de forteresses ni de points de ralliements;
presque pas d'armes de guerre; et, qui pis est, les paysans hos-
tiles, espionnant pour les Russes, dans les provinces russiennes,
où les paysans sont du rite grec. L'ambassadeur russe, Repnin,
vrai vice-roi de la Pologne , avait forcé le sénat polonais de récla-
mer le secours de la tzarine contre les rebelles : la force ou la tra-
hison , tout lui était bon ; il avait fait surprendre les confédérés
pendant des pourparlers. L'agent français. Taules,, trouva l«ir
principal groupe dans un piteux état, refoulé momentanément par
les Russes sur le territoire othoman; Taules, ne voyant rien qui
ressemblât à un vrai corps d'armée et ne comprenant rien à une
guerre de ce genre, en conclut que tout était perdu, ne donna
point d'argent et s'en alla. ^
En ce moment même, cependant, la guerre de partisans se
propageait comme un incendie. Les Russes, sérieusement alar-
més, recoururent à un moyen exécrable. Ils appelèrent les Co-
saques Zaporogues (ou Zaporoves), cette république de brigands
retranchée depuis des siècles dans les lies et dans les rochers du
Borysthène. Les Zaporogues descendirent conune une bande de
loups enragés, entraînant avec eux les paysans grecs de l'Ukraine
et de la Podolie, qu'animait une haine invétérée contre les nobles
catholiques, leurs maîtres. Catholiques, protestants et juifis,
hommes, femmes et enfants, furent exterminés dans toute
l'Ukraine polonaise. On égorgea seize mille personnes dans la
1. Saiiit-Priest, Partage de la Pologne^ § 3.
[1768-1769] MASSACRES D'UKRAINE. «67
«
seule ville d'Aumane. II y eut en tout plus de cinquante mille
morts. Les confédérés de Bar et les paysans catholiques de la
Grande-Pologne se vengèrent sur les dissidents, auxiliaires des
Russes. La Pologne devint un théâtre d'horreur universelle.
Catherine trouva encore moyen d'éluder, aux yeux de l'Europe,
la responsabilité des forfaits qu'elle avait soldés, et de laver le
sang avec du sang. Elle sacrifia les malheureux qu'elle avait sou-
levés et fît livrer des masses de paysans ukrainiens aux tribunaux
de la république de Pologne : les potences s'élevèrent par milliers
pour les meurtriers, au milieu des ruines sanglantes où étaient
entassés les cadavres des victimes. La conrédération zaporogue,
aussi redoutable à ses amis qu'à ses ennemis, finit par être dis-
soute par les Russes.
Une violation du territoire othoman , commise par les Russes
en poursuivant un parti polonais, détermina enfin la Porte à l'in-
tenrention armée qu'avait provoquée Choiseul. Le sultan Mustapha
déclara la guerre à la tzarine, après une dernière sommation d'é- *
^facuer la Pologne (septembre 1768). Choiseul comptait beaucoup
sur le khan de la Petite-Tatarie, Krim-Gheraï , musulman demi-
fnincisé , qui se faisait traduire Molière et qui a été un des pre-
loiers introducteurs des idées européennes dans l'islamisme. Ce
khan, vassal de la Turquie, se jeta sur la Nouvelle-Servie et enleva
trente-cinq mille colons grecs, français, allemands, que Catherine
, avait attirés et fixés, à force de promesses, entre le Dniester et le
Borysthène. 11 allait pousser plus loin ses entreprises, quand il
QK)umt, très à point pour la Russie et avec des symptômes fort
suspects. Cette mort subite désorganisa les Tatars de la mer Noire
^ priva les armées othomanes d'un guide intelligent et courageux.
Catherine eut le temps de se reconnaître. Elle congédia les députés
assemblés pour la confection du fameux code et ne songea plus
qtt*à la guerre. Une banque fut établie avec cours forcé des billets,
POQT attirer dans les mains du gouvernement russe tout l'argent
^e l'empire. Frédéric II commença de payer à la tzarine un sub-
side annuel de trois millions, signifia aux Suédois qu'il prendrait
I^i*ti contre eux s'ils s*alliaient aux Turcs , et donna des avis à
^therine sur le plan de la campagne.
Au printemps de 1769, les Russes prirent l'offensive et entrèrent
268 LOUIS XV. 11769]
en Bessarabie. Leur première attaque contre la place forte de
Choezim fut repoussée. Ils revinrent à la charge et se heurtèrent
contre des masses énormes amenées par le grand vizir. Fermes
et patients, mais peu nombreux et mal commandés, les fautes de
leurs chefs devaient les perdre : l'effroyable indiscipline de l'ar-
mée othomane les sauva; cette armée, qui cernait les Russes et
les avait réduits à l'extrémité, fut tout à coup dispersée par une
panique (septembre 1769). La Moldavie et la Yalachie furent tout
entières abandonnées aux vainqueurs, étonnés de l'être.
Les confédérés de Bar ne se découragèrent pas : quoique en
proie à ces divisions intestines qui étaient l'étemel fléau de la
Pologne , ils avaient profité de la puissante diversion des Turcs
pour étendre la guerre jusqu'en Lithuanie. L'indignation soulevée
par les atrocités des chefs russes , des Drev^itz, des Suwarow, ces
tigres à face humaine, grossissait les rangs des patriotes. Les
délégués des cent soixante-dix-neuf districts de Pologne et de
Lithuanie se réunirent, en novembre 1769, à Biala, sur la fron-
tière de la Silésie autrichienne, et résolurent de faire les derniers
efforts pour chasser l'étranger. Les agents de la confédération
furent chargés de consulter les philosophes politiques de la France
sur la constitution à donner à la Pologne, une fois délivrée : mer-
veilleuse puissance de l'esprit du siècle! L'insurrection, commen-
cée au nom du saint-père de Rome, aboutissait à Rousseau. La phi-
losophie se partagea dès lors entre la cause russo-prussienne et la
cause polonaise. Catherine avait séduit Voltaire et Diderot; les
Polonais invoquèrent Rousseau et Mabli» qui n'avaient jamais
partagé les illusions de Femei et de l'Encyclopédie sur la Sémira-
mis du Nord.
L'attitude du roi Stanislas-Auguste , des Czartoriski et du sénat
était significative : malgré les menaces de Catherine, le parti Czar-
toriski avait maintenu la neutralité officielle du gouvernement
polonais entre la Russie et la Turquie ; les troupes de la couronne
avaient cessé de seconder les Russes contre les confédérés. Une
transaction entre les deux partis polonais était possible et dési-
rable*. Malheureusement ni les confédérés ni leur protecteur
1. i< II faut, écrivait Rousseau un peu plus tard, faire couper la tète au roi que
les étrangers tous ont donné, ou, sans avoir égard à sa première élection, qni est
1769-i770] GUERRE DE POLOGNE. DUMOURIEZ. 269
Choiseul ne le comprirent. Choiseul envoya des artilleurs, des
ingénieurs, de Fargent, avec un officier qui s'était signalé en
Corse, le colonel Dumouriez, depuis si célèbre (juillet 1770);
mais cet agent, dans l'intérêt de la maison de Saxe, s'opposa à
ceux des chefs polonais qui voulaient la fusion des partis, et con-
tribua à faire prononcer, par la confédération, la déchéance de
Poniatowski. Dumouriez servit mieux les Polonais dans les com-
bats que dans les conseils. Sur la fin de 1770, la confédération,
adossée aux Garpathes, maltresse de quelques places à peu près
fortifiées, victorieuse dans divers engagements, était dans la meil-
leure situation militaire où elle se fût encore trouvée.
Succès trompeurs, qui ne devaient qu'accélérer la catastrophe !
Pendant ce temps, les événements qui se passaient au sein de
Vempire othoman renversaient les espérances de Choiseul et des
confédérés. Il courait , parmi les Grecs , des prophéties déjà an-
ciennes, sur une nation blonde qui devait chasser les Turcs d'Eu-
rope. Cette tradition et la conformité de religion tournaient
depuis longtemps vers la Russie les regards des Grecs et des
Slaves, sujets de la Turquie. L'Allemand Munich, l'homme le plus
intelligent qui eût gouverné ou servi la Russie depuis Pierre le
Grand, avait le premier essayé d'exploiter les sympathies gréco-
slaves. Catherine avait repris cette idée , et l'appliquait en grand.
Ble avait suscité contre l'empire othoman une vaste conjuration
iontles foyers principaux étaient le Monténégro et la Morée. Le
mouvement du Monténégro éclata prématurément et fut com-
primé; mais l'agitation continuait en Grèce. Dans l'automne de
1769, onze vaisseaux de ligne russes franchirent le Sund et arri-
vèrent dans les ports anglais. Des officiers et des matelots anglais
8*installèrent à bord de ces navires pour diriger l'ignorance des
Diarins russes. L'Angleterre sacrifiait ses intérêts politiques essen-
tiels à l'intérêt commercial du moment (elle avait à obtenir le
^'Cûouvellempnt d'un traité de commerce avec la Russie) et au
plaisir de contrecarrer la France. L'escadre partie du golfe de
Rolande enti:a dans la Méditerranée en novembre 1769. La France
^ toate nnUité, Vélire de DoaTeau ; » c'est-à-dire écraser sous un exemple terrible le
^^ inTéiéré de Vappel à Tétranger, oa bien accepter sans réserve le repentir du
wuptble couronné.
270 LOUIS XV. 11770]
et l'Espagne n'attaquèrent pas les Russes, de peur que rAngleterre
ne les soutînt. On n'était pas prêt à la guerre maritime, et
surtout Louis XV la redoutait, si Choiseul l'appelait de ses vœux.
L'opinion, d'ailleurs, ne provoquait pas la guerre à cette occasion.
Catherine faisait célébrer d'avance , par toutes les trompettes de
la renommée, la délivrance de la Grèce, du pays de Sophocle et
de Léonidas, et le vieux Voltaire pleurait de joie en pensant
qu'Athènes allait être libre.
Catherine avait projeté d'envelopper l'empire othoman dans
une quadruple attaque par terre et par mer, et de Tabattre d'im
seul coup. Les forces russes ne répondaient pas à ce plan gigan-
tesque. A l'apparition des premiers vaisseaux russes, les monta-
gnards du Magne, qu'on appelait déjà à Femei les Lacèdèmoniens,
se soulevèrent, entraînèrent quelques populations moréotes et
Missolonghi, cette ville aux destinées lugubres et glorieuses. Hais
les Russes n'avaient presque aucunes troupes de débarquement;
ils ne furent pas en état de défendre leurs alliés contre le torrent
d'Albanais que la Porte précipita sur le pays rebelle. L'insurrec-
tion fut étouffée dans des flots de sang. Russes et Grecs s'étaient
trompés réciproquement sur leurs forces respectives : il en coûta
cher aux malheureux Grecs. Quant aux Russes, ils se consolèrent
par une grande victoire navale. Le 5 juillet 1770, leur flotte
détruisit celle du capitan-pacha dans le golfe de Tchesmé, entre
Chio et la côte de Smyrne. Us pouvaient frapper un coup plus
décisif. L'Anglais Elphinston, véritable auteur de leur victoire,
voulait forcer les Dardanelles, qui n'étaient point en défense, et
faire voile droit à Constantinople. Le commandant russe, Alexis
Orloff, le meurtrier de Pierre III, refusa d'avancer jusqu'à l'arrivée
d'un renfort. Ce délai sauva la capitale de l'empire turc. Le Hon-
grois Tott, agent de Choiseul, organisa l'artillerie othomane et
mit les Dardanelles en défense.
Des trois autres attaques lancées par Catherine, deux échouè-
rent, l'expédition de Géorgie et l'armement maritime préparé
dans le Don ; mais la troisième réussit. Tandis qu'un corps d'ar-
mée faisait face aux Turcs sur le Danube, un autre corps se
retournait contre la Moldavie tatare ou Bessarabie. Le 30 juil-
let 1770, l'année othomane, qui marchait au secours de la Bessa-
11770] RUSSIE. TURQUIE. GRÈCE. 274
rabie, fut mise en déroute après un combat sanglant sur le Kag-
houl» entre le Danube et le Dniester. Les Tatars, qui habitaient
entre le Dniester et le Borysthène, se soumirent, et la plupait
furent transférés en Ukraine pour faire place , aux bords de la
mer Noire, à des colons russes. Le 26 septembre, Bender, la place
de guerre de la Bessarabie, fut emportée d'assaut après une
héroïque défense; à la fin de la saison, les Turcs abandonnèrent
Ismall, qui commande les bouches du Danube, et tout ce qui
•est au nord de ce fleuve. *
Le contre-coup des désastres de Tempire othoman devait être
fatal aux Polonais et à Choiseul, et très-favorable aux projets que
noarrissait Frédéric. Dès qu'il avait vu la Russie engagée contre
les Turcs , le roi de Prusse avait fait insinuer à Catherine que,
pour détourner TAulriche de s'opposer au progrès des armes
russes en Turquie, il conviendrait de s'entendre sur le partage
de quelques provinces polonaises entre la Russie , l'Autriche et la
Prusse*. Catherine n'en avait tenu compte; mais Frédéric s'était
préparé les moyens de l'obliger à ouvrir l'oreille. Après des
intrigues habilement conduites afin d'augmenter le refroidisse-
ment entre la France et l'Autriche, il avait demandé une entrevue
au jeune empereur Joseph II, à Neisse, en Silésie. Les ressenti-
ments de la cour de Vienne contre le conquérant de cette belle
province semblèrent tout à fait oubliés. On convint de rester
neutre en cas de rupture entre la France et l'Angleterre. On
effleura la question d'un démembrement de la Pologne. Mais
Joseph II, qui dépendait de sa mère, n'avait pas le pouvoir de
conclure. A la suite de cette conférence, l'Autriche se montra
lî^aucoup plus sympathique aux Polonais; elle invita le conseil
général de la confédération à se transférer à Éperies, en Hongrie,
pour y être à l'abri des armes russes. Joseph II y visita les chefs
polonais et leur témoigna beaucoup d'intérêt, quand il rêvait déjà
le meurtre de leur patrie. Ces avances étaient un moyen d'in-
qniéter et d'influencer la tzarine. En juillet 1770, Frédéric vint
rendre à Joseph II sa visite à Neustadt, en Moravie ; cette fois, le
ministre Kaunitz, et, avec lui, la pensée de Marie-Thérèse, accoin-
1- CEuvret de Frédéric II, t. VI, p. 27,-iiouv. édit. in-8o; Berlin, 1846-47.
Î72 LOUIS XV. 117701
pagnaient Joseph. Les nouvelles de Tchesmé et du Kaghoul furent
apportées à Neustadt par un serasker turc , qui venait solliciter la
médiation de Frédéric entre le sultan et la tzarine. Frédéric offrit
le partage de la médiation à TÂutriche. Les deux futurs média-
teurs résolurent de proposer à la Russie une compensation en
Pologne pour les provinces turco- danubiennes que rAutriche ne
pouvait laisser entre les mains de Catherine , et convinrent de
prendre des parts équivalentes pour maintenir Téquilibre.
En attendant, TAutriche , qui s'était mise en devoir de rajeunir
de vieilles prétentions sur les starosties de sa frontière, occupa le
district polonais de Zips, enclavé dans la Hongrie, et Frédéric
recommença sur la plus grande écheUe ses atroces exactions sur
la Prusse polonaise, où if enlevait tout, argent et denrées, garçons
pour en faire des soldats, filles pour les marier à ses Prussiens,
avec des dots arrachées aux parents.
Les embarras et les périls se multipliaient autour de Choiseul,
qui avait pris l'empire othoman pour point d'appui contre la
Russie et qui sentait ce point d'appui se dérober sous sa main. Il
cherchait en vain à se faire illusion sur la défection de rAutriche
et sur son union avec la Prusse : les protestations mensongères
de Kaunitz ne l'abusaient pas ; le mariage tout récent du dau-
phin et d'une archiduchesse (Louis XVI et Marie -Antoinette! le
18 mai 1770), mariage souhaité, imposé, pour ainsi dire, par
Marie -Thérèse, n'avait empêché en rien l'entrevue de Neustadt
La France marchait à une double guerre continentale et mari-
time, au milieu d'une violente crise financière. Sans doute, on
pouvait encore prévenir le démembrement matériel de la Pologne,
car la tzarine, en ce moment, continuait de s'y refuser : si l'on
voulait sacrifier à Catherine et les confédérés de Bar et les réfor-
mateui*s de l'autre parti, on pouvait maintenir, sans changement
nominal dans le territoire, un fantôme de république, Pologne
de nom, Russie de fait. Cela n'était pas sérieux. Choiseul ne pensa
IKis à un arrangement avec Catherine, mais il essaya de regagna
l'Autriche. Il fit offrir le trône de Pologne à Marie- Thérèse pour
l'époux d'une de ses filles , le duc de Saxe-Teschen •. L'Autrich*
1. Celai qui vint avec sa femme bombaider DIlo on 1792.
l
[17701 CHOISEUL ET LA POLOGNE. 273
refusa. Il était donc très -probable, si Ton voulait véritablement
délivrer la Pologne , qu'on aurait à lutter contre la Russie , la
Prusse et FAutriche réunies. D'un autre côté, la guerre avec
l'Angleterre était imminente. L'Espagne disputait à l'Angleterre
la possession des lies Malouines; les Espagnols avaient déjà
reconni aux voies de fait dans ces parages lointains, et le cabinet
de Madrid réclamait le secours de la France. Les bruits de guerre
maritime avaient déjà un contre-coup dans l'Archipel. L'escadre
rosse était désorganisée par le rappel des marins anglais. L'An-
gleterre concentrait ses ressources navales, et puis elle commen-
çait à trouver que les Russes allaient un peu vite en Orient.
La guerre générale n'eut pas lieu. Choiseul, depuis quelque
temps miné par d'autres intrigues, tomba du pouvoir le 24 dé-
cembre 1770, et, avec lui, la dernière et faible chance de salut
qui restait à la Pologne * .
Nous avons dû traverser bien des ignominies depuis la mort de
Louis le Grand , mais rien de comparable à ce qui a préparé et
suivi la chute de Choiseul. Il semble qu'on s'enfonce toujours
plus avant dans les cercles infernaux d'un abîme, non point de
flammes, mais de boue.
Après la mort de la reine Marie Lesczynska (24 juin 1768) *,
Louis XV, d'abord assez fortement affecté de ce nouvel avertis-
sement , n'avait pas tardé à s'affranchir de l'espèce de décence
relative qui avait reparu à la cour durant deux ou trois ans, et
s'était l'eplongé dans la crapule avec une nouvelle frénésie ,
entraîné par le vieux Richelieu , cet étemel tentateur. On pré-
tend qu'une sœur de Choiseul , madame de Gramraont , per-
sonne très-altière, très -intelligente, très -énergique, dévouée à
son frère (il en courut contre eux des bruits d'inceste), avait
aspiré sans succès à l'héritage de madame de Pompadour, ou,
plutôt, de madame de Châteauroux, à qui elle ressemblait davan-
tage. La fierté des Choiseul n'était pas celle qu'inspire la vertu.
1. Domoariez avait préparé un large plan de campagne pour 1771 : il prétendait
organiser nne armée régulière en Pologne et faire une pointe jusqu'en Russie ; mais
il y aurait eu sans doute, dans Texécution , beaucoup à rabattre de cette conception
"aventureuse. V. ses Mémoires, 1. 1**, ch. vu et viii.
2. Son père, le vieux Stanislas, l'avait précédée, le 23 février 1 766, et la Lorraine
ivait été définitivement réunie à la France.
XVI. 18
274 LOUIS XV. 11768-1769'
Quoi qu*il en soit, Louis se prit dans de tout autres filets. Vers
rauloume de 1768, le pourvoyeur du Parc- aux- Cerfs, le trop
fameux valet de chambre Lebel, ne sachant à quoi recourir pour
dissiper Tcnnui du monarque blasé , se hasarda un jour à lui
amener une fille entretenue par un chevalier d'industrie nommé
du Barri , qui faisait servir ses grâces de mauvais lieu à Tacha-
landage d'un tripot. L'histoire est bien forcée d'effleurer ces tur-
pitudes : celte créature devait régner sur la France ! Jeanne Vau-
bernier inspira au débauché sexagénaire une telle ivresse, qu'il
ne voulut plus s'en séparer. Il Rétablit à Versailles ; il la maria
de nom au frère aîné de son ancien amant; il la fit présenter à la
cour sous le nom de comtesse du Barri ; il l'introduisit auprès de
ses filles, et, plus tard, auprès de la jeune épouse de son petit-fils!
Les salons de Louis le Grand furent envahis par des hôtes incon-
nus , échappés des repaires les plus honteux de la débauche pari-
sienne. Celle cour dépravée, habituée depuis un demi-siècle à
tous les scandales , recula pourtant comme au contact d'animaux
immondes. Les femmes les plus tarées refusaient d'approcher
l'étrange favorite. Le fier Choiseul ne put se résigner à ménager
une telle influence : il repoussa les avances de la comtesse; il
s'efforça de faire rougir le roi de succéder à toute la France. Tout
fut inutile. Quand on vit le vieillard entièrement et définitive—
ment subjugué , une portion de la cour commença de fléchir. IM^
se forma un parti du Barri : les ennemis de Choiseul se rappro —
chèrent de celte nouvelle puissance, et le duc d'Aiguillon servili
d'intermédiaire à une coalition, au moins indirecte, entre 1^
cabale dévote et le parti des mauvais lieux! Le feu dauphir^
n'était plus là pour imposer à ses amis le respect d'eux-mêmes e^^
de leur cause !
De nouveaux personnages cependant s'étaient introduits dai^."
le ministère, sous les auspices de Choiseul, sauf à s'unir avec
ennemis s'il y avait profit. Ce n'étaient pas des médiocrités dociU
ou peu dangereuses comme leurs prédécesseurs aux sceaux
uu contrôle général. Maupeou, nommé chancelier en 1768,
T<îrr«i. appelé au contrôle général en décembre 1769, sur
irroininandation de Maupeou, son ancien collègue au parlemei
(iU\\v\\\ (l(î ces hommes de coups de main et d'aventures, comi^ci
H769] DU BARRI. MAUPEOU. TERRAI. 275
il en surgît dans les temps d'orage ; également audacieux, sans
scrupule et sans foi , Tun, le chancelier, sous les formes d'abord
souples, puis arrogantes d'un affranchi des Césars, l'autre, le
contrôleur, sous les formes cyniques d'un satyre, dont il avait le
visage et les mœurs. On avait représenté l'abbé Terrai au roi et
à Choiseul, comme seul capable de trouver, et surtout de sou-
tenir imperturbablement les moyens extrêmes devenus néces-
saires pour prévenir l'écroulement immédiat des finances. Terrai,
en effet, avait un esprit net et vigoureux au service de son inuno-
ralité. Une dépravation insensée avait mené le gouvernement à
la ruine financière : une dépravation intelligente allait suspendre
pour un moment cette ruine. Terrai ne savait ce que c'est que
le juste et l'injuste; mais il connaissait fort bien le possible et
rimpossible.
Il vit qu'à la fin de 1769 la dépense excédait le revenu de
63 millions* ; la dette exigible atteignait 110 millions; les antici-
pations sur les revenus futurs dépassaient 161 raillions; l'année
1770 était dévorée d'avance, avec les deux premiers mois de 1771,
et les banquiers et financiers refusaient de faire de nouvelles
avances pour 1770. Les principaux services allaient se trouver
désorganisés. Devant l'opposition du parlement et la chute du cré-
dit, l'on ne pouvait recourir à de nouveaux impôts, à de nouveaux
emprunts, à de nouvelles anticipations. Quelques héritiers des
traditions de Law proposaient le papier- monnaie. Terrai n'y
croyait pas. Puisqu'on ne voulait point aborder les grandes ré-
formes, il ne restait donc que deux ressources : l'économie et
la réduction de la dette, c'est-à-dire la banqueroute partielle.
L'économie, telle qu'on pouvait la proposer à ce gouvernement,
^it tout à fait insuffisante à elle seule; et la réduction, de son
^té, pour suffire, eût dû être poussée jusqu'à la banqueroute
^tale, ce qui semblait par trop téméraire, môme à Terrai. Il
^''essa son plan d'après les deux ressources réunies. Il proposa
^es diminutions de dépenses sur la maison du roi et sur les divers
^nistères, et il commença la série de ses opérations sur la dette.
î^. Cest le chiffre donné par M. Maynon d'Invan. D'après les documents que
^**^e la famille de l'abbé Terrai, le déticit réel aurait môme atteint 76,774,000 fr.
"^o^ig ignorons sur quoi porte cette différence d'évaluation.
Î76 LOUIS XV. (moi
Le 7 janvier 1770, il suspend ramortissement pour huit ans et
destine son fonds (18 millions par an) à rembourser les anticipa-
lions; le 18 janvier, il convertit les tontines en simples rentes via-
gères (spoliation dont il n'évalue pas le produit à moins de
150 millions, répartis sur un assez grand nombre d'années); le
20 janvier, il réduit à quatre et à deux et demi pour cent les arré-
rages d'une masse d'effets antérieurement consolidés à cinq pour
cent ; les 29 janvi :t et 4 février, nouvelles retenues sur les pensions,
avec effet rétroactif, sur les bénéfices des fermes, etc.; 18 février,
suspension indéfmie du paiement des rescriptions sur les recettes
générales, billets des fermes et autres effets remis aux finan-
ciers qui avaient avancé des fonds au Trésor; il y en avait au
moins pour 200 millions; on assigne à ces effets un intérêt de
quatre et demi à 5 p. Vo, et l'on établit pour eux un nouvel
amortissement. Un emprunt de 160 millions, à 4 p. %, est
ouvert sur l'Hôtel de Ville (la classe privilégiée des rentes); on
admet, pour moitié, dans les versements, les effets dont les arré-
rages et intérêts ont été réduits le 20 janvier, et, pour l'autre moi-
tié, les rescriptions suspendues le 18 février. C'est une nouvelle
consolidation indirecte et partielle. En même temps, l'intérêt
légal des constitutions de rente est reporté à 5 p. % , pour ra-
nimer la circulation de l'argent. Les mesures violentes n'en con-
tinuent pas moins. A côté d'un nouvel emprunt de 25 millions sur
les receveurs généraux , un emprunt forcé de 28 millions est levé
sur les secrétaires du roi et autres officiers royaux (février). On
suspend pour quatre ans tous les remboursements à opérer par
les corps, communautés, etc., qui ont emprunté, soit pour le roi,
soit pour eux-mêmes, et les fonds sont détournés à l'amortisse-
ment des rescriptions et assignations (25 février) ; bientôt on cd
vient à violer les dépôts judiciaires, dont on remplace les espèces
par des effets du Trésor, effets discrédités sur la place. D'un autr^
côté, on presse, on tord, pour ainsi dire, les impôts, afin de leuf
extorquer tout ce qu'ils peuvent rendre. Terrai, après avoir remi^
1. Ou annonça que les retenues seraient progressives, et, en effet^ les pension^
moyennes subirent une réduction proportionnellement plus forte que les petites «
mais les plus grosses, celUs des courtisans et des gens en favear, furent épargnées-
Totit était mensonge! V. Monthion, Particularités sur Us ministres des finatues,
p. ICB.
(17701 L'ABBÉ TERRAI. 277
les services à flot, arrive ainsi , au bout de l'année , à diminuer la
dépense de 36 millions et à augmenter la recette d'une quinzaine
de millions. Il annonce au roi qu'une dizaine de millions d'éco-
nomies achèveront de rétablir l'équilibre * .
L'exécution avait été aussi énergique que les moyens étaient
déloyaux. La plupart de ces mesures avaient été publiées sous
forme d'arrêts du conseil ; les moins scandaleuses, présentées au
parlement sous forme d'édits et de déclarations , y avaient passé
avec moins de difficulté qu'on ne l'eût pu croire. Le parlement
toléra une banqueroute présentée comme inévitable : les intérêts
particuliers des magistrats étaient peu affectés par les spoliations
de Terrai , leur fortune consistant principalement en terres et en
rentes sur l'Hôtel de Ville. Cet égolsme diminua beaucoup leur
force morale. La cour applaudissait au hardi contrôleur-général ;
mais de nombreux intérêts étaient foulés, broyés ; des procès, de
nombreuses banqueroutes , des suicides , accroissaient le mécon-
tentement public; cependant l'indignation, dans les classes in-
floeDtes, n'était pas aussi vive qu'elle le serait dans les sociétés
actaelles, où tout repose sur le respect des engagements pécu-
niaires de l'État. Bien des gens mettaient leur philosophie à se
consoler, comme Voltaire, d'une banqueroute par une épi-
gramme.
Une grande association, qui avait eu un moment, jadis, la for-
tonede la France dans ses mains, acheva de s'écrouler durant la
première année du ministère de Terrai. La Compagnie des Indes,
œuvre de Colbert, relevée avec un éclat si prestigieux par Law,
^ppée à la catastrophe du Système, avait été , en général, plus
^e indirectement aux relations et à la marine de la France que
profitable à ses actionnaires ; mais, depuis l'époque où, trop bien
d*accord avec un gouvernement aussi pusillanime et plus cou-
pable qu'elle, elle avait repoussé la puissance et la grandeur
incomparable que lui offrait Dupleix,elle n'avait plus marché que
de désastres en désastres. Après la paix, on fit une tentative pour
'* relever. En 1764, la Compagnie rétrocéda au roi les îles de
'^ce et de Bourbon et les comptoirs d'Afrique. Le roi lui re-
l. (hmptes rendue, etc., concernant les finances de France^ depuis 1758 jiM^ti'en 1787 ;.
^*»»«wme, 1788, in-4*.
tnS LOUIS XV. (1764-17701
mit les douze mille actions qui appartenaient au Trésor, moyen-
nant quelques charges, et l'autorisa à s'administrer elle-même,
sans commissaires royaux , et à faire un appel de fonds à ses
actionnaires. Un banquier genevois établi à Paris, qui avait fait
loyalement une grande fortune et qui devait jouer un grand rôle
politique pendant les dernières années de l'ancien régime et
les premières de la Révolution, M. Necker, avait pris la prin-
cipale influence parmi les actionnaires, et peut-être une admi-
nistration éclairée et honnête eût -elle relevé le commerce de la
Compagnie; mais une intrigue ourdie autour du contrôleur-
général amena la retraite des administrateurs élus et le rétablis-
sement du régime du commissariat (1768). L'état des affaires pa-
rut bientôt donner raison aux économistes, qui battaient depuis
longtemps en brèche le privilège de la Compagnie. Des mémoires
pour et contre ce privilège furent publiés en 1769 par M. Necker
et par l'abbé Morellet, représentant de la secte économique. Le
ministère avait son parti pris, car c'était le contrôleur -général
dlnvau qui avait lui-même engagé Morellet à écrire. Un arrêt du
conseil, du 13 août 1769, de l'avis des députés du commerce, dé-
clara libre le trafic de l'Inde ; seulement les retours devaient con-
tinuer de se faire à Lorient, restriction qui diminuait fort les
avantages du libre commerce (6 septembre).
La Compagnie , écrasée par ses dettes , n'essaya pas de lutter
contre la concurrence du commerce libre. Elle fit cession de biens^
entre les mains du roi, qui se chargea de satisfaire les créanciers*
et de servir la rente des actions à 5 p. % (8 avril 1770). L^
contrôleur-général, en sus de cette cession, qui portait sur un^
valeur de 100 millions, trouva encore moyen d'extorquer aujc^
actionnaires, en augmentant leur rente, un dernier versement:;^
d'une quinzaine de millions, tandis qu'en réalité c'était l'état quK
leur redevait 20 millions*.
Ainsi finit la Compagnie française des Indes, pendant que hm
Compagnie anglaise, son heureuse rivale, s'avançait à pas de
géant vers la conquête de l'Inde entière et possédait déjà le terri-
toire et le revenu d'un grand empire. (Elle avait, avant 1772, outr^
1. Mém. de l'abbé Morellet, 1. 1", c. vm. — Mercure hitL, t. CLXVIII. — Mém,
M. Necker pour la Compagnie des Indes,
[1770] COMPAGNIE DES INDES. 279
les profits du commerce, 120 millions de revenus, dont Télat
s'attribuait à peu près 50.) D'autres opérations, plus obscures,
agitaient plus le peuple que la ruine de la Compagnie des Indes,
ou même que la banqueroute de Tabbé Terrai, et ces opérations
eurent de bien plus terribles conséquences. Nous reviendrons bien-
tôt sur la question des céréales : il suffit de faire remarquer en ce
moment le contraste choquant que Ton eut à signaler entre la
mine de tant de particuliers spoliés par le ministre et la misère
du peuple causée par la cherté des grains, d*une part, et, de
i'autre, les dépenses énormes qu'ordonna le roi pour le voyage et
la réception de la nouvelle dauphine. On prétend, sans doute avec
e:2[agération, que ces dépenses dépassèrent 20 millions. Parmi les
xxiagnificences de ces fêtes, des présages funestes semblèrent an-
iTàoncer le sort réservé à la tragique union de Louis XVI et de
ÎWarie- Antoinette! Le feu d'artifice olTert par la ville de Paris aux
x-oyaux époux, le 30 mai, sur cette place Louis-Quinze qui devait
^tre un jour la place de la Révolution, se termina par une panique
où s'étoufla, où s*écrasa la foule immense à laquelle on n*avait pas
préparé des débouchés suffisants : plusieurs centaines de per-
sonnes périrent.
Quelques semaines après ce malheureux événement, le parle-
ment de Paris, assez complaisant tout à Theure sur les finances,
rentra violemment en lutte avec la cour sur un autre terrain.
La Chalotais, le parlement de Rennes, les États de Bretagne,
avaient continué à demander justice de d* Aiguillon, depuis que le
roi l'avait retiré de cette province. L'ex-gouvemeur, outre les
griefs relatifs à son administration , était accusé d'avoir suborné
des témoins dans le procès de La Chalotais; on faisait môme
entrevoir le soupçon d'une tentative d'empoisonnement contre le
procureur -général captif, chose bien plus invraisemblable que le
^^te. D'Aiguillon lui-même pria le roi de lui donner pour juge
le paifement garni de pairs. La cour des Pairs fut convoquée à
Versailles, sous la présidence du roi en personne (4 avril 1770) ,
Ufin, dît le chancelier Maupeou, a de laver la pairie des crimes
fj'uu pair, ou un pair des crimes qui lui sont imputés. » Ce procès
solennel se développait régulièrement depuis près de trois mois,
avec de nombreuses péripéties, lorsque Louis XV le trancha brus-
«80 LOUIS XV. [1170)
quement, par un lit de justice, le 27 juin. Le roi, considérant, dit-
il, que les incidents de la procédure tendent à soumettre à l'in-
spection des tribunaux le secret de son administration, Fexécution
de ses ordres et l'usage per'sonnel de son autorité , convaincu que
la conduite du duc d'Aiguillon et de ceux dénommés dans les
informations (La Chalotais et autres) est irréprochable, annule les
procédures, les plaintes réciproques, etc., et impose le silence le
plus absolu sur le tout.
On ne pouvait être plus inconséquent ni plus dédaigneux de
toute forme judiciaire. Les incidents du procès n'avaient rien
qu'on n'eût dû prévoir; mais le chancelier ne cherchait que le
prétexte d'une grande querelle avec le parlement. Le parlement,
en effet, accueillit avec indignation cette intervention arbitraire
du pouvoir personnel dans le cours de la justice, intervention qui,
du reste, avait eu de nombreux précédents et avait assuré l'impu-
nité de bien des coupables, avec des circonstances et dans des
occasions moins éclatantes. Le parlement, par arrêt du 2 juillet,
déclara que les informations, contrairement aux lettres patentes
du 27 juin, contenaient des commencements de preuves graves de
plusieurs délits compromettant l'honneur du duc d'Aiguillon , et
que le duc devait donc s'abstenir de faire aucunes fonctions de
pairie, jusqu'à ce qu'il se fût purgé par jugement. C'était jeter le
gant en face à l'absolutisme royal
Le conseil cassa l'arrêt du parlement. Après d'inutiles remon-
trances, le parlement arrêta de nouveau que le procès ne pouvait
être censé terminé par un acte arbitraire de l'autorité absolue
(31 juillet). Le 14 août, le parlement de Rennes fit brûler par le
bourreau deux mémoires et consultations en faveur du duc d'Ai-
guillon , et refusa d'enregistrer des lettres patentes qui cassaient
un arrêté par lui rendu contre des membres de Vex-parlement
d Aiguillon. Le roi fit emprisonner deux conseillers et enregistrer
de force, à Rennes, les arrêts du conseil. Le parlement de Rennes
proteste et envoie aux autres cours communication des informa-
tions qu'il a faites contre d'Aiguillon et ses fauteurs. Les autres
cours prennent parti pour les parlements de Paris et de Rennes.
M. de Galonné, qui, de procureur -général près la commission,
instituée pour juger La Chalotais, est devenu intendant de Metz,
11170) PROCÈS D'AIGUILLON. 281
se voit refuser séance par le parlement de Metz, jusqu'à ce qu*il se
soit justifié des inculpations portées contre lui dans les pièces
communiquées par le parlement de Rennes. Le gouverneur de '
Metz, par ordre du roi, fait biffer l'arrêté contre Galonné. Pareils
orages éclatent à Bordeaux, à Toulouse, à Besançon. Le 1*' sep-
. tembre, le conseil casse un arrêt du parlement de Bordeaux, où
l'on prétend , dit l'arrêt du conseil, « que Sa Majesté tient d'une
loi constitutive le pouvoir qu'elle ne tient que de Dieu. »
Le 3 septembre, le chancelier mène le roi au Palais tenir un
nouveau lit de justice tout exprès pour se faire remettre les pièces
da procès de d'Aiguillon et pour faire retrancher des registres tout
ce qui touche à cette affaire. Le roi se sert à lui-même d'exempt
et de recors! Le 6 septembre, le parlement de Paris prend un
arrêté où il déclare que c la multiplicité des actes d'un pouvoir
absolu exercé de toutes parts contre l'esprit et la lettre des lois
constitutives de la monarchie est une preuve non équivoque d'un
projet prémédité de changer la forme du gouvernement , et de
substituer, à la force toujours égale des lois, les secousses irrégil-
lières du pouvoir arbitraire. » La continuation de la délibération
est ajournée au 3 décembre, après les vacances.
Ces vacances, qui devaient être les dernières, furent employées
par le chancelier à préparer les machines de guerre dont il avait
depuis longtemps le plan dans la tête.
Le 27 novembre , un édit royal, renouvelant la déclaration du
3 mars 1766, proscrit derechef les termes d'unité et de classes,
interdit toute correspondance entre les parlements, toute suspen-
sion du service, toute résistance après que le roi a répondu aux
^montrances de ses cours, sous peine de privation d'offices. Le
parlement répond en rappelant que c'est à lui que la royauté a dû
l'abaissement des grands vassaux, le maintien de l'indépendance
^c la couronne contre les entreprises de la cour de Rome, et la
(^nservation du sceptre, de mâle en mâle, à l'aîné de la maison
royale; il récrimine, avec une extrême virulence, contre les
fanestes conseillers du trône, et supplie le roi de livrer à la ven-
Séance des lois les perturbateurs de l'état et les calomniateurs de
^ magistrature (3 décembre). Le 7 décembre, troisième lit de
justice de l'année. Le roi mande le pariement à Versailles, et lui
282 LOUIS XV. imo
impose renregistrement de Tédil du 27 novemLre, en fulminan
contre des prétentions qui réduiraient le pouvoir législatif du ro
à la simple proposition des lois. Le duc d'Aiguillon était veni
prendre son siège parmi les pairs et braver arrogamment se
juges. Le 1 0 décembre, les membres du parlement en masse offren
au roi le sacrifice de leur état et de leur vie ; c'était une forme di
démission. Le roi leur ordonne de reprendre leurs fonctions. Il
se déclarent dans l'impossibilité d'obéir jusqu'au retrait de l'édil
« Il semblerait, écrivent-ils au roi, qu'il ne reste plus à votre par-
lement qu'à périr avec les lois, puisque le sort des magistrats doil
suivre celui de l'état. » (13 décembre.) Le roi envoie des lettres
de jussion. Le parlement persiste à suspendre la justice (19-20 dé-
cembre).
On avait déjà vu plus d'une fois, sous ce règne, des situations
analogues en apparence; mais la question n'avait jamais été enga-
gée si à fond ni dans de pareils termes. Tout le monde sentait
qu'on allait à de grandes ruines. Un événement grave précéda le
dénoûment de la querelle parlementaire. Choiseul n'était plu!
premier ministre de fait, comme il l'avait été longtemps : Maupeoi
et Terrai avaient soustrait leur ministère à son influence et mi
naicnt sa politique depuis un an. Choiseul voulait la paix a
dedans , la guerre au dehors. Maupeou et Terrai voulaient 1
contraire, et tous deux, aspirant secrètement au premier rAI
dans le cabinet, s'entendaient contre l'ennemi commim av(
M"« du Barri. L'habitude soutenait Choiseul auprès du roi :
peur de la guerre le perdit enfin. Quand Louis reconnut à qa
point son ministre l'avait engagé avec l'Espagne contre l'Angl
terre, il se décida à le sacrifier. Le 24 décembre, Choiseul reç
son congé par une lettre d'une sécheresse brutale, qui lui expi
mait le mécontentement que ses services causaient au roi, l'exil]
dans son château de Chanteloup, et lui ordonnait de s'y rend
sous vingt-quatre heures.
On vit alors ce qui ne s'était peut-être jamais vu : la cour fidi
à la disgrâce ! La plus grande et la plus brillante partie de la co
déserta Versailles pour courir s'inscrire à l'hôtel de Choiseul, pi
pour faire escorte à l'exilé sur la route de Chanteloup. Le duc
<îhartres , arrière-petit-fils du régent, força la consigne de l'hôi
[J770-n711 CHUTE DE CIIOISEUL. Î83
de Choiseul, afin d'aller embrasser le ministre déchu. C'était le
premier acte politique du jeune prince qui devait être Philippe-
Égalité. La conduite de la cour était un symptôme menaçant de
l'esprit d'indépendance qui pénétrait partout, au moment môme
où la royauté s'apprêtait à saisir d'une main défaillante le despo-
tisme le plus illimité. Toute la partie éclairée et lettrée de la
nation témoigna les mômes sentiments que la cour. On sentait
que tout ce qui restait de l'honneur fratiçais à Versailles en sortait
avec Choiseul.
Les esprits furent bientôt remués par de nouvelles émotions.
Un mois s'était passé en lettres de jussion réitérées jusqu'à cinq
fois, pour sommer le parlement de rouvrir le cours de la justice,
et en incidents relatifs à la résistance des magistrats. Le roi hési-
tait à frapper le coup décisif. La du Barri réussit où Maupeou eût
sans doute échoué. Bien stylée par le chancelier, elle avait fait
placer dans son appartement le portrait de Charles I*' par Van-
Dyck, et, le montrant à Louis XV : « La France! (elle donnait au
roi de France des noms de laquais de comédie) La France! disait-
elle, ton parlement te fera aussi couper la tôte! »
Le parlement de Paris n'était pas fait pour de si terribles coups !
n ne songeait pas même à se donner, comme sous la Fronde, la
protection d'une émeute, et n'avait pas la moindre idée de résis-
tance matérielle.
Dans la nuit du 19 au 20 janvier 1771, des mousquetaires ré-
'veiUërent tous les membres du parlement en les sommant, de par
te roi, de signer, oui ou non, s'ils voulaient reprendre leur service.
lâ grande majorité signa non, La nuit suivante , des lettres de
<^het enjoignirent aux auteurs des signatures négatives, au
«ombre de plus de cent vingt, de se rendre en divers lieux d'exil,
^^ec signification d'un arrôt du conseil qui confisquait leurs
^barges. Les trente-cinq ou quarante magistrats qui avaient signé
^uî se rétractèrent le 21 janvier. Le public les salua de vives
acclamations à leur sortie du Palais. Ils partirent à leur tour pour
''^xil.
Les membres du conseil d'état furent chargés provisoirement
^^ rendre la justice au Palais (23 janvier) et s'installèrent en grand
appareil militaire, au milieu des huées du peuple. Le greffier en
284 LOUIS XV. [rn\]
chef, Gilbert des Voisins, sacrifia un poste de 100,000 francs de
revenu et se fit exiler, pour garder sa foi au parlement : les aulres
greffiers ne cédèrent que devant des menaces de prison pour eux
et de déclaration d'inhabilité à toutes charges pour leiirs enfants;
malgré de semblables menaces, les procureurs éludèrent rordre
d'exercer leurs offices : il va sans dire que les avocats s'abstinrent.
Les huissiers mêmes laissaient éclater leur répulsion contre le par-
Icmeni postiche. Le chancelier poursuivit son œuvre, sans se soucier
des protestations passionnées envoyées par les parlements de pro-
vince, par les cours des aides, les chambres des comptes, la cour
des monnaies, le Ghâtelet, par la magistrature tout entière. Le
22 février, un édit commença enfin de révéler la pensée de Maupeou.
Le préambule s'exprimait, dans un langage que n'eussent i)as
désavoué les philosophes, sur la nécessité de réformer les abus
dans l'administration de la justice; condamnait cette vénalité des
offices, a introduite par le malheur des temps, » qui c éloignait
souvent de la magistrature ceux qui en étaient les plus dignes; »
reconnaissait que le roi devait à ses sujets une justice prompte et
gratuite; que l'étendue excessive du ressort du parlement de Pans
était infiniment nuisible aux justiciables, obligés d'abandonner
leurs familles pour venir solliciter une justice lente et ruineuse
par la longueur et la multiplicité des procédures. En conséquence,
le roi établissait dans les villes d'Arras, Blois, Châlons, Clermont—
Ferrand, Lyon et Poitiers six conseils supérieurs connaissant
dernier ressort de toutes matières civiles et criminelles, sau
quelques exceptions (pour les affaires de pairie, par. exemple)
chacun dans un certain nombre de bailliages. Les membres de
conseils ne devaient toucher aucun droit de vacations, épices ovm^
autres, en sus de leurs gages.
On ne saurait nier l'habileté du plan de Maupeou : abriter \€^
despotisme sous le masque du progrès, prendre le rôle de Fré-
déric et de Catherine, était chose toute nouvelle pour Louis XV.
Le 9 avril, à la suite d'un affront fait, dans une procession, par*
la chambre des comptes et la cour des aides an parlement postiche^
un édit supprima la cour des aides, que ses éloquentes et contî^
nuelles remontrances avaient rendue odieuse, démembra son
ressort entre le parlement de Paris et les nouveaux conseils sup6—
l«771J PARLEMENT DÉTRUIT. 585
rieurs , et ordonna le remboursement de ses offices. Les princi-
paux membres de cette cour furent exilés de Paris. Le roi tint,
le 13 avril, un lit de justice où furent enregistrés, avec Tédit qui
abolissait la cour des aides, deux autres édits, dont le premier
supprimait tous les anciens offices du parlement, avec rembour-
sement (on revenait sur la confiscation annoncée), et les rempla-
çait par soixante-quinze offices gratuits, sans hérédité, sans véna-
lité ', sans épices; le second édit supprimait le grand conseil, ce
tribunal parasite, sans territoire et sans attributions fixes, qui avait
eu tant de démêlés avec le parlement. Les membres du grand
conseil formaient le nouveau parlement, avec quelques anciens
membres de la cour des aides et quelques avocats obscurs, recom-
mandés par l'archevêque de Paris ou par d*autres ennemis de la
vieille magistrature *. Le roi, après avoir défendu toute interces-
sion en faveur du parlement déchu, se retira en disant avec une
énergie d'emprunt : c Je ne changerai jamais! »
Ce fut ainsi que le parlement de Paris alla rejoindre sa grande
ennemie, la Société de Jésus. Tous les grands corps, tous les élé-
ments fondamentaux du passé, sont détruits les uns après les
autres par la royauté, qui reste seule suspendue sur Tabime,
dans sa pleme puissance apparente et sa faiblesse réelle. L'im-
pression est profonde , immense, sans être unanime. Voltaire et
quelques encyclopédistes, qui tout à Thcure déploraient avec le
public la ruine de Ghoiseul , hésitent, s'étonnent et finissent par
applaudir à Maupeou réformant les abus et chassant les juges de
La Barre et de Lally. Mais l'opinion, pour la première fois, n'est
pas avec Voltaire; elle est avec Mabli, sur cette question. Les
paroles de liberté, de droit, de légalité, sorties du sein des corps
judiciaires, l'avaient fortement émue. Elle méprise trop le minis-
•
Icrepour lui savoir gré de ses réformes'. L'esprit d'opposition
1- Le noQYeaD parlement deYait présenter au roi des candidats pour les offices qui
^endnient à vaquer.
^' Le premier président du parlement Maupeou fut Tintendant de Paris, Berthier
<ieSau?igni^ dont le fils devait périr tra^quement, en 1789, avec son beau-père Fou-
lon, intendant des finances sous Terrai. — V. Journal historique de la révolution opérée
^^ la conetitution de la monarchie française par M. de Maupeou ; 7 vol.
^' Un réiçlement, publié le 17 mai, simplifia la procédure en appliquant les formes
^u conseil d'état aux nouveaux tribunaux, sauf les modifications nécessaires.
286 LOUIS XV. imi]
fait oublier en ce moment les tendances rétrogrades, les fautes, les
crimes môme des parlements, pour ne rappeler que leurs longs
services contre la féodalité et contre Tultramontanisme, que le lien
qui a uni ces grands corps, durant tant de siècles, aux destins de
la national i lé française. L'opposition est partout, autour du trône,
sur les marches du trône môme. L'avocat- général Séguier avait
dit en face au roi , dans le lit de justice, « que l'interversion des
lois a été plus d'une fois, dans les plus grandes monarchies, la
cause ou le prétexte des révolutions. » Sur vingt-neuf pairs pré-
sents, onze avaient opiné contre l'enregistrement des édits, et, ce
qui semblait plus grave, tous les princes du sang, excepté le
comte de La Marche, fils du prince de Conti, s'étaient abstenus de
paraître au lit de justice. Ils avaient adressé au roi une protesta-
tion très-vive , où ils arguaient d'illégalité tout ce qui s'était fait
depuis le mois de novembre dernier, soutenaient que l'inviola-
bilité des magistrats comptait parmi les lois fondamentales de 1^
monarchie et déniaient formellement au roi le droit de rendra
une loi telle que celle du 27 novembre *. Le roi exila les princes
dans leurs terres.
Le parquet avait démissionné, et dix des anciens membres di^a-
grand conseil avaient refusé de siéger dans le parlement Maupeov^ —
La plupart des bailliages et présidiaux refusaient de reconnaitr
les nouvelles juridictions. Le Châtelet de Paris, le premier d
tribunaux inférieurs, se fit briser plutôt que de céder (27 mai>
Parmi les magistrats du Châtelet envoyés en exil, on remarque L
nom de d'Esprémesnil , avocat du roi. Les parlements provii^ ^
ciaux défiaient hautement les destructeurs de la magistratur"«*^^
parisienne, qui allaient les détruire à leur tour; le parlement dL
Rouen , entre autres , avait déclaré intrus et parjures les
trats, avocats, etc., « qui se sont ingérés dans les fonctions d
parlement de Paris (15 avril), » et avait conjuré le roi de conv
quer les États -Généraux. Il n'y avait point de troubles matériels*
la rue était tranquille; mais la fermentation était dans les esprits
1. La protestation est signée du duc d'Orléans, du duc de Chartres, soa fils,
prince de Condé, du duc de Bourbon, son fils, du comte de Clermout et du prince
Conti. Le roi appelait ce dernier mon cousin l'avocat^ à cause de ses relations et
ses opinions parlementaires.
[1771] PARLEMENTS MAUPEOU. 287
des nauvelles à la main bravaient la police et répandaient partout
les détails des turpitudes de Versailles; des placards terribles,
œuvres non point de factions ou de conspirations qui n'existaient
pas encore, mais de colères individuelles, apparaissaient de temps
en temps sur les places publiques. On lut un jour, au bas de la
statue de Louis XV, ces paroles : Arrêt de la cour des monnaies,
qui ordonne qu'un Louis mal frappé sera refrappé.
Le ministère poursuivit son ouvrage. Toutes les juridictions
cpii résistaient furent brisées : c'était la table de marbre, qui jugeait
en dernier ressort ce qui regardait les eaux et forêts; c'étaient le
bureau des finances, le siège général de l'amirauté, etc.
D'août en novembre 1771, tous les parlements provinciaux et
plusieurs chambres des comptes, cours des aides, etc., furent
dissous et réorganisés sur le nouveau pied. Non-seulement la
hante bourgeoisie, mais la noblesse, adversaire accoutumée des
gens de robe, se montra en général sympathique au désastre de
la magistrature, soit qu'elle fût emportée par le sentiment général
d'hostilité contre l'entourage du roi, soit qu'elle pressentît, dans
la chute d'un établissement aussi ancien et aussi considérable, le
péril imminent de toute la vieille société. Deux gouverneurs de
province démissionnèrent plutôt que de prêter la main à la des-
Imiclion des parlements de Toulouse et de Rouen. Le haut clergé
seul se réjouit avec imprévoyance du coup qui vengeait les
i^soites.
L'abbé Terrai avait les mains libres, depuis qu'il n'y avait plus
*. craindre de refus d'enregistrement. Les économies qu'il avait
demandées n'ayant pas été exécutées , il augmenta les impôts ,
toilles, vingtièmes, gabelles*, dons gratuits; il rendit la justice
l^ucoup plus coûteuse que lorsqu'elle n'était pas gratuite, en
^%nentant énormément les droits de greffe, de contrôle, etc.;
^ créa des taxes nouvelles et une multitude de petits offices nou-
^®aux; il supprima d'autres offices; il renversa les ordonnances
Municipales de 1764, en rétablissant, pour les charges munici-
E^es , la vénalité qu'on venait d'abolir pour les cours de justice ;
X. Au moment de la chute des parlements, Tadministration avait préparé un plan
1^^^^ le nivellement de Timpôt du sel. Terrai y renonça et augmenta purement et
^^^plement \& gabelle d*un cinquième.
288 LOUIS XV. [177J-177Î1
en vrai financier du moyen âge, il doubla, au profil du fisc,
non-seulement les péages qui appartenaient au roi, mais ceux
qui appartenaient aux seigneurs ; il révoqua toutes les aliénations
des domaines et de divers droits, les unes sans aucun rembour-
sement aux aliénataires, les autres en chargeant le trésor de leur
payer une faible rente; il fit évaluer arbitrairement tous les
offices, et taxa les titulaires à 1 pour 100 par an du capital, en
sus des retenues que subissaient tous les gages et rentes *; il abolit
toutes les exemptions de droits, d'aides, de gabelles, de traite
foraine et de franc -fief, sans indemnité aux villes ou aux parti-
culiers qui les avaient achetées : il se procura 50 millions par des
émissions de rentes viagères à 10 pour 100; il arriva, par d'in-
nombrables opérations bursales, à augmenter la recette de 34 mil-
liohs et à rembourser une assez grande partie des effets suspen-
dus, de façon à remettre à flot des financiers dont il avait besoin;
il se vanta d'avoir dépassé l'équilibre de 5 millions en faveur de
la recette pour 1773; mais, ce qui est sûr, c'est que, dans sob
propre plan pour 1774, le déficit, qu'il avoue en partie, se retrouv*
dépasser 40 millions. (Il en avoue passé 27.) Il avait demandé d^^
économies à la cour ; elle avait répondu par de nouveaux accrois
sements de dépenses ^.
On pense bien qu'un ordre véritable était incompatible ar^c
une telle immoralité. Terrai avait déjà détourné en partie l^
fonds de son nouvel amortissement, après avoir détruit l'anci^*-
Il avait renouvelé le bail des fermes générales à 135 million^ •
tout étant convenu, il annonce aux fermiers que leurs places so^^
grevées de croupes (parts de faveur) et de pensions pour 2 n^i^''
lions. Les fermiers se récrient : il les menace de ne pas te^^^
rendre les fonds déjà avancés. Il faut en passer par les 2 millior^^-
Ce trait, parmi cent autres, indique la vraie physionomie de ^^
ministère de coupeur de bourse.
Terrai achetait, par toutes les exactions et les malversation^
imaginables, l'appui du parti Du Barri, La Pompadour, au moii
1. Terrai fixa ces retenues à un dixième sur les rentes viagères et les g^es,
cinquième sur les intérêts des cautionnements et les bénéfices des fermiers-g«n
raux, et un quinzième sur les rentes perpétuelles.
2. 7 millions pour la maison civile du roi et l'apanage du comte d'Artois, etc;
1772-1773] OPÉRATIONS DE TERRAI. «89
?ait eu une personnalité, une volonté; mais la Du Barri s'appe-
lit Ugian; il n'y avait point de bornes à l'avidité de la volée de
arpies qui entourait cette courtisane facile et fantasque. D res-
lit une dernière ombre de contrôle à la chambre des comptes ,
i seule des grandes cours que l'on eût épargnée et qui eût aban-
onné ou mollement soutenu la cause commune de la magistra-
ire. La chambre des comptes essayait de se relever dans Topi-
ion par des remontrances sur les abus financiers. Terrai se
ébarrassa de ce faible obstacle : il ôta à la chambre des comptes
1 connaissance de la validité des pièces qui constataient les rem-
K)Qrsements faits au nom du roi par les gardes du trésor, les
résoriers généraux du clergé et ceux des pays d'États, puis la con-
laissance de la comptabilité des receveurs des tailles (mai 1772 ).
Tétait la comptabilité tout entière s'ablmant dans le gouffre téné-
Iveux des acquits au comptant*.
Si l'on considérait à distance cet arbitraire absolu qui enserrait
a France, c'était quelque chose d'effrayant; de près, c'était
)re8que aussi ridicule qu'odieux. Toute opposition formulée en
ictes était punie par des lettres de cachet; mais ces lettres de ca-
het qui emprisonnaient ou faisaient circuler d'un bout du
oyaume à l'autre une multitude de personnes notables, enlevées
leurs familles et à leurs affaires, étaient révoquées aussi légère-
aent qu'elles étaient lancées. Le contrôleur- général était le pre-
oier à rire des bons mots qui couraient sur ses déprédations; il
calait bien qu'on lui reprochât d'être un voleur, pourvu qu'on ne
ni reprochât pas d'être un sot^. Le sérieux et le nerf manquaient
L ce despotisme débile et aviné, pour devenir une vraie tyrannie,
le n'était pas que la vigueur personnelle faillit à Maupeou ni à
Terrai; mais, au-dessus et au-dessous d'eux, tout faiblissait et
^^aSadssait dans la victoire même. Du côté opposé, on faiblissait
^usâ. Les membres des parlements de Grenoble et de Dijon
Bavaient demandé à rentrer dans l'organisation nouvelle. Une
1. Sur les exactions de Terrai, V. Bailli, Hist, financière de la France, t. Il,
P> 1B4-188; et les Mémoires concernant V administration des finances sous Terrai;
^-ondres, 1776, passim.
2. Un voleur, pour le compte du roi; sa g^rande fortune privée et les énormes
P*^(^ directs oa tolérés de son ministère permettent de croire qu'il ne pillait pas
l*^ttr soQ compte.
XVI. 49
290 LOUIS XV. [177M77Î1
grande partie de ceux du parlement de Douai, et, dans les parle-
ments de Besançon, de Toulouse, de Bordeaux, de Rennes, de
Metz, des minorités du quart au tiers, firent la même soumission.
I^s parlements de Paris et de Rouen restèrent unanimes dans
l'abstention; mais une partie de leurs membres finirent par se
résigner à accepter la liquidation de leurs offices, ce qui était re-
connaître en quelque sorte la légalité du Nouveau régime. La
majorité des avocats, à Paris, s'étaient décidés à prêter serment à
la rentrée de novembre 1771 '. Les États-Provinciaux, même en
Bretagne , plièrent devant une menace de suppression. Un grand
nombre de gentilshommes normands, qui avaient signé une pro-
testation contre la violation de l'antique charte normande^ menacés
d'exil ou de prison, se rétractèrent individuellement.
Les Condé, puis les d'Orléans, ennuyés de vivre loin de la cour,
lésés dans leurs intérêts par des mesures fiscales, demandèrent à
rentrer en grâce : ce n'étaient pas là les princes de la Ligue ni
môme de la Fronde! Le seul Conti soutint son caractère jusqu'au
bout (Clermont était mort en juin 1771). Ces nombreuses défail-
lances ne rendaient pas l'attitude du public moins hostile. Paris
était morne. La Bretagne surtout était si sombre, qu'on eût dit
que, de son silence et de son immobilité allait sortir, au premier
jour, quelque chose de terrible. Les pamphlets, avidement accueil-
lis, se multipliaient contre le roi. Il était évident que, si tout était
suspendu, rien n'était fini.
Si considérable que fût l'agitation causée, par la chute de Ghoi-
seul et des parlements, ce mouvement n'affectait guère que les
couches supérieures de la société ; mais des profondeurs du peuple
montaient de sourds murmures bien autrement menaçants, et
provoqués par une autre cause. Maupeou n'était là pour rien,
mais Terrai y était pour beaucoup , et , avec lui , le roi en per-
sonne!
Il faut reprendre d'un peu plus haut la redoutable question des
céréales.
L'édit de 1764 en faveur de la libre exportation, si ardenunent
*
1. On avait supprimé les offices de procureur au parlement et créé cent charges
d'avocats faisant fonctions de procureurs, en dispensant des g^des nniTenitaires
les acquéreurs de ces charges.
11765-1768) QUESTION DES GRAINS. 291
appelé par les économistes et par la plupart des parlements, avait
d*abord donné de bons fruits. Les moissons abondantes, qui
avaient peut-être sauvé la France dans les dernières années de la
guerre de Sept Ans, s'étaient reproduites en 1765 et 1766 : l'intérêt
des producteurs et celui des consommateurs avaient pu se conci-
lier par un prix moyen ; mais, à partir de 1767, la situation devint
tout autre ; de mauvaises récoltes amenèrent la cherté; le peuple
s'en prit à l'exportation ; elle n'avait pourtant pas dépassé la va-
leur annuelle de 15 millions de francs en 1765 et 1766, et dimi-
nuait depuis*; cette quantité était fort peu de chose relativement
à la consommation de la France ; mais la cherté allait fort au delà
du déficit que pouvait causer l'exportation , qui , d'ailleurs , sauf
dans des circonstances assez rares ^, cesse d'elle-même dès que
le blé enchérit. Des troubles graves remuèrent la Normandie dans
les premiers mois de 1768 : le peuple criait aux accapareurs. Ce cri
de la faim accuse souvent les hommes là où il ne faudrait accuser
}ue les choses ; mais, cette fois, le peuple n'avait pas tout à fait tort.
Dès le 5 mai 1768, le parlement de Rouen avait supplié le roi de
nspendre cette liberté d'exportation qu'il sollicitait naguère avec
Ant d'instance'. Ce parlement ne fut point écouté. De nombreux
agents avaient acheté le blé en grenier, quoique les édits qui dé-
tendaient de vendre ailleurs qu'au marché n'eussent pas été révo-
lues; ils manœuvraient pour détourner les fermiers d'envoyer
leurs grains aux marchés ; ils faisaient sortir de Normandie des
masses de grains, tandis que le pouvoir ministériel interdisait à
la chambre de commerce de Rouen de contre-balancer ces opéra-
tions par des achats de blé hors de la province. Le parlement de
Rouen avait commencé à poursuivre les monopoleurs. Un ordre
«iprès du roi arrêta les poursuites. Le parlement de Rouen éclata
par une lettre au roi, pleine des accusations les plus hardies. « Les
achats les plus considérables ont été faits en même temps, pour
1. Mémoires de Choiseul, t. !•', p. 73.
2. Par exemple , si le blé, cher dans le pays , est beaucoup plus cher encore à
"étranger
3. Pendant ce temps, le parlement de Dauphiné, province que la disette n'avait
^^^Xit encore atteinte, demandait, au contraire, au roi la liberté indéfinie, sans bornes
^ «aos droits, du commerce des gprains, et vantait les progrès qu'avait faits la cul-
depuis redit de 1764. (Avril 1768.)
Î9« LOUIS XV. [1768]
un môme compte, sm* divers marchés de l'Europe. Les entre-
prises des particuliers ne peuvent être aussi immenses. Il n'y
a qu'une société dont les membres sont puissants en crédit, qui
soit capable d'un tel effort; on a reconnu l'impression du pouvoir,
les pas de l'autorité... le négociant spéculateur ne s'y est pas
trompé : les enarrhements (achats en greniers) ont été faits à
l'ombre de l'autorité, par gens qui bravaient toutes les défenses;
nous en avons la preuve dans nos mains... La défense de pour-
suivre manifeste l'existence des coupables, la crainte qu'ils ne
soient découverts, le désir de les soustraire à la peine. Cette défense
du trône change nos doutes en assurance!... n (29 octobre 1768.)
Le ministre de la maison du roi, Bertin, agent confidentiel
de toutes les affaires privées de Louis XV, répondit au parlement
de Rouen que ses réflexions t n'étident que des conjectures, et
des conjectures peu conformes au respect dû au roi ; que le parle-
ment les avait accueillies sans preuves, et n'avait pas approfondi les
faits ! » Le parlement de Rouen adressa sa réplique au roi même,
c Ouand nous avons dit que ce monopole existait, et qu'il était
protégé, à Dieu ne plaise, sire, que nous eussions eu vue Votre Ma-
jesté! mais peut- être quelques-uns de ceux à qui vous distribue!
votre autorité. »
Le successeur de Louis le Grand en était à se défendre, et à se
mal défendre, d*étre un accapareur de grains!... Cet inconce-
vable dialogue atteste positivement l'existence de ce* qu'on a
nommé le pacte de famine*.
Ou'était-ce donc que le pacte de famine, ce spectre sanglant
évoqué tant de fois, comme le démon des vengeances, dans les
journées les plus funèbres de la Révolution?
Nous ne remonterons pas jusqu'aux spéculations inhumaines
qui avaient eu lieu dans d'autres temps , et auxquelles font allu-
sion divers passages de Saint-Simon et môme un sermon de
Massillon ; nous ne rechercherons pas les abus auxquels avaient
sans doute donné lieu les baux des blés du roi, c'est-à-dire les mar-
chés passés ]>ar le gouvernement |K)ur Tapprovisionnement soit
1. Noos ATons puisé ces importaots déUib dans le rmste ouvrage de M. FIo-
quet, si plein de documents utiles et curieux, Ui*i. du pariantnt de Normandie^ i. VII,
p. 421-432.
11765-17681 PACTE DE FAMINE. 293
de la capitale, soit des années, vers 1729 et 1740. Il ne s'agit ici
que de la fameuse Société Malisset, organisée de 1765 à 1767. Il
est probable que la première pensée de l'administration , c'est-à-
dire du contrôleur- général Laverdi, de Trudaine de Monti-
gni (fils de l'ami de Gournai) et des autres intendants des finances,
fut seulement, tout en assurant l'approvisionnement de Paris,
d'établir un certain niveau dans le prix des grains, par les opéra-
tions d'une société qui achèterait dans les bonnes années et em-
magasinerait pour revendre dans les mauvaises. Le but était non-
seulement licite, mais louable. Ce fut là sans doute ce que
Louis XV ne manqua pas de se dire lorsqu'il s'intéressa, pour le
compte de sa cassette particulière, dans les affaires de la société*.
D colora à ses propres yeux sa basse cupidité en se persuadant
ju'il servait l'agriculture. Le but était louable, disons-nous. Le
moyen était dangereux. Il eût été dangereux même dans un temps
le liberté et de publicité : à une époque où les spéculations les
plus oppressives et les plus iniques étaient passées en habitude
±ez les traitants, où le ministère couvrait les opérations finan-
inères et facilitait tous les abus, où les hommes puissants avaient '
les lettres de cachet à leur disposition pour punir les indiscrétions
et comprimer les plaintes, une société appuyée par le gouverne-
ment ne pouvait guère être qu'une machine de monopole et
qu'étouffer dans le commerce des grains cette concurrence qu'ap-
pelaient les économistes. Il fallait dissimuler la main du gouver-
nement, dissimuler l'existence même de la société; on se cachait
à cause des préjugés : on justifia les préjugés. La société était à
peine constituée, que des manœuvres criminelles commencèrent
pour exagérer la hausse. Un ancien secrétaire de l'ordre du
clergé. Le Prévost de Beaumont, ayant eu connaissance du pacte
constitutif de la compagnie Malisset, s'était mis en devoir de le
communiquer au parlement de Rouen, qui avait constaté les effets
8M18 pouvoir remonter jusqu'à la cause. Les pièces furent enle-
l. Cette cassette était administrée par Bertin. Avant de spéculer sur les grains,
I^is avait beaucoup manié les effets publics. Il avait toujours toutes sortes de
P*P>en, et, lorsqu'on préparait au conseil quelque édit qui en discréditait telle ou
telle espèce , il ne signait pas qu'il n'eût prévenu la baisse en se défaisant des
^^ menacés : c'est-à-dire qu'il jouait à coup sûr. Vie privée de Louis XV, t. IV,
h 152.
594 LOUIS XV. [1768-1769]
vées avant d'arriver au parlement de Rouen, et Le Prévost dispa-
rut ! — On le retrouva vingt-deux ans après, au fond d'une pri-
son d'état! Il fallut le li juillet pour le rendre à la liberté.
L*administration, d'abord plutôt dupe que complice, s'alarma
quand elle vit la cherté devenue disette. On fit passer des secours
en Normandie ; on donna des primes à l'importation des grains,
avec exemptiondesdroits de fretaux navires importateurs(31 octo-
bre 1768). Le parlement de Paris, cependant, s'était ému à son
tour. Une assemblée générale de police de la ville de Paris, con-
voquée par le parlement et composée des députés de toutes les
cours et communautés, arrêta que le parlement serait prié d'ob-
tenir du roi qu'on revint sur les déclarations de 1763 et 1764;
qu'on ne tolérât plus les achats de grains hors des marchés ; que
amx qui a^'aient des magasins fussent obligés d'envoyer leurs
blés aux marchés, et que l'exportation fût suspendue pour un
an (28 novembre 1768). Le parlement rendit arrêt en consé-
({uonce : le conseil cassa l'arrêt. Le ministère voulait maintenir
les principes de la liberté commerciale*.
La réaction antiéconomiste, cependant, débordait avec toute
rim|)étuosité française. £lle avait passé du peuple dans les par-
lements : elle gagna, jusqu'à un certain point, les philosophes
eux-mêmes, précisément au moment où les économistes obt^
naicnt au dehors les succès les plus flatteurs parmi les disciples
étrangers de la philosophie française'. Le ton d'hiérophantes
qu'affectaient les principaux disciples de Quesnai, leurs préten-
tions à l'infaillibilité, Yévidence par eux attribuée à certains prin-
cipes très-contestables, la forme trop souvent obscure, pédan-
tesquc et diffuse de leurs aphorismes (Turgot toujours excepté),
avaient choqué les écrivains de Y Encyclopédie ^ et, avant eux, le
patriarche de Femei. Voltaire avait raillé les économistes, quoi-
que sans amertume, dans Y Homme aux quarante écus et ailleurs,
et commandait en chef cette levée de boucliers en faveur des
traditions de Colbcrt, dans laquelle se distingua le champion
I. Parnil lei mesures dictées par les principes d'une saine économie, H (kai citer
l'atmllUoii du parcours et vaine pâture en Champagne (mars 1769).
II, Kn 1709, une chaire d'économie fiublique est fondée à Milan pour Beccarîa, sons
llu» AUHpioei du comte Firmian, gouverneur du Milanais. — Pareille chaire est éta-
Ml* h Nftptes par le ministre Tanucoi.
11768-1769] GALIANI. Î95
flialheureux de la Compagnie des Indes, le banquier Necker*.
Rousseau s'abstenait, malgré les efforts du marquis de Mirabeau
pour l'entraîner dans le camp des économistes. Rousseau ne
demandait plus que la paix et le silence ; le despotisme rationnel
n'était pas fait d'ailleurs pour le séduire. Le patriote Forbonnais,
sans être l'ennemi de la liberté industrielle et commerciale,
avait critiqué, au point de vue pratique, dans ses Observations
ècanomiqxus, les théoriciens cosmopolites qui lui paraissaient
compromettre l'existence de la marine et des colonies. Mabli
attaqua plus à fond que Voltaire et que Forbonnais : il opposa
au droit naturel de la propriété, selon les économistes, son hypo-
thèse particulière sur la communauté primitive, et, à leur despo-
tisme rationnel, les principes politiques qui lui étaient communs
avec Rousseau et Montesquieu. Sur le second point, on peut dire
qu'il eut victoire complète^. Mais, de tous les coups adressés aux
économistes, le plus retentissant, et par sa vigueur, et parce qu'il
portait sur la question vive du moment, partit de la main d'un
nouveau venu, d'un étranger, de l'abbé Galiani, Italien francisé,
qui avait longtemps charmé les salons philosophiques de Paris
par la folle verve napolitaine dont s'enveloppait son génie hardi
et pénétrant : t Tète de Machiavel sur un corps de bouffon , »
t dit un éloquent écrivain '. Les Dialogues sur le Commerce des
Grains (fin 1769), œuvre piquante d'un brillant esprit et d'une
subtile dialectique \ n'opposent point théorie à théorie , comme
avait fait Mabli. Galiani repousse toute théorie absolue , et sou-
1. Necker remporta le prix en 1773 , dans an concours ouvert par l'Académie
ftmçaise sur Véloge de Colbert. ^ L'article Population , dans le Dictionnaire philo-
tapaûque de Voltaire, mérite d'être signalé dans ce débat contre les économistes.
Voltaire y réfute très-bien Montesquieu et les économistes sur la prétendue dépo-
Maftion de VEurope moderne , et, ce qui est plus remarquable encore, il réfute
d'ftTaoce Malthus : « On ne progresse point en proportion géométrique. Tous les
eiileiils qu'on a faits sur cette prétendue multiplication sont des chimères absurdes.
Ija nature a pourvu à conserver et à restreindre les espèces.»— Les espèces, oui, mais
Ibri aux dépens des individus. La question est obscure et pleine d'anxiétés pour
l*cipèoe qui a conscience et responsabilité d'elle-même, pour l'espèce humaine.
2. Doute» tur l'Ordre naturel det Sociétés politiques ; 1768. C'est peut-être le mieux
tiidt des ouvrages de Mabli.
3. Louis Blanc, Hist. de la Révolution, t. I*', p. 543.
4. Diderot les retoucha, mais n'eut à y mettre que de la correction ; la flamme
7 était.
296 LOUIS XV. ri769.ino\
tient que les phénomènes de la vie économique des nations cl
de leurs rapports internationaux sont trop compliqués pour
qu'on puisse les gouverner par un principe unique ; que la mar-
chandise qui est la vie même des peuples, le blé, n*est pasnne
marchandise comme une autre; qu'on aurait dû détruire toiu
les obstacles intérieurs à la circulation avant d'ouvrir les fron
tières, attendu que le premier de tous les commerces pourui
peuple est celui qu'il fait avec lui-même; qu'il serait insensé au
gouvernements de laisser les choses aller d'elles-mêmes en s
confiant à ce niveau naturel qui tend toujours à se rétablir
attendu que les populations pourraient fort bien mourir de faii
dans l'intervalle. Il fait entendre qu'on ne peut procéder aini
|)ar mesures isolées, et qu'il ne faut toucher à rien, si l'on n
veut toucher à tout. Il conclut non par la prohibition, mais pa
la proposition d'un droit fixe à l'exportation , qu'on emploiera
à racheter les péages, les droits de halle, de marché, de minag^c
qui gênent le commerce intérieur*; on n'exporterait que ch<
les peuples qui accorderaient la réciprocité. Un de ces Dialogm
contient un passage dont la sagacité recevra bientôt une terriU
justification : c'est sur la fausse sortie du blé. « La sortie ne sa
qu'apparente, lorsque les monopoleurs le feront passer hors d(
frontières, soit dans une petite souveraineté enclavée dans I
royaume, soit dans les villes frontières, sans le vendre... Ils aflEs
meront la province, feront disparaître le blé, et, lorsqu'il sei
monté excessivement, ils le feront rentrer comme s'il venait d<
pays les plus éloignés... Les îles de Jersey et de Guernesey seroi
l'entrepôt furtif des blés de Bretagne, et d'autres pays le seroi
des autres provinces...^ »
1769 n'avait pas été plus heureux que 1768; l'année 1770 ava
commencé de même. Les émeutes se multipliaient dans diverse
provinces. Le gouvernement parut céder à la clameur publiqu<
Déjà Terrai avait empêché la publication de la réponse de l'ahl
1. L'objection de Galiani était très-fondée : tons ces droits, joints à la vieille p
lice des grains, qu*on n'avait point abolie, rendaient presque illusoires les édits q
accordaient la libre circulation.
2. Dialogues sur le commerce des blés^ ap. Mélanges d'économie politique, t. II, p. I&
Guillaumin, 1848.
(i770 1771) QUESTION DES GRAINS. 297
Morellet à Galiani, réponse suggérée par Choiseul, qui protégeait
la libre exportation , sans la prendre pour une panacée , comme
les économistes. C'était le premier échec de Choiseul à Fintc-
rieur. Turgot, qui, dans son intendance de Limoges et d'Angou-
lême, montrait noblement que la liberté économique n'impli-
quait point à ses yeux l'inertie de l'autorité, ni la négation des
devoirs sociaux*, Turgot, qui ne voulait pas croire au monopole,
s'efforça en vain de décider le contrôleur-général à maintenir le
libre commerce des grains, en favorisant la formation d'entrepôts
particulieis. Un arrêt du conseil, du 14 juillet 1770, suspendit pro-
nsoirement l'exportation.
Le peuple n'y gagna rien. La cherté continua , et l'on vit bien
que l'exportation n'était pas la vraie cause du mal. C'étaient donc
les accaparements à Tintérieur? les monopoles exerces ou proté-
gés par les agents du pouvoir? Le peuple n'en douta plus, et les
parlements pensèrent comme le peuple. Le parlement de Paris
rendit encore, avant de disparaître, plusieurs arrêts contre les
accapareurs, et, en janvier 1771, à la veille de sa destruction, il
délibérait encore sur VaUfaire des blés. Les économistes expliquaient
la cherté par la panique générale qui décuplait Teffet de l'insuf-
fisance réelle des récoltes; l'importation étrangère n'était pas
venue arrêter le mal, parce que l'Angleterre, aussi maltraitée que
nous, avait suspendu le commerce habituel de ses grains ; que la
Turquie, à cause de la guerre, en avait fait autant; que la Pologne
était ravagée et ruinée. Tout cela était très-vrai , mais ce n'était
pas toute la vérité. Terrai n'avait suspendu la libre exportation
que pour la remplacer par un régime complètement arbitraire ^,
et pour travailler tout à son aise la matière des blés en finance ,
comme dit Choiseul dans ses Mémoires. La société Malisset, dont
le roi était le principal intéressé, eut ses coudées franches après
la destruction des parlements et fit exactement ce qu'avait prédit
!• Il avait, conformément à un arrêt du parlement de Bordeaux, enjoint aux aisés
^ se cotiser pour subvenir à la subsistance des pauvres pendant la disette ; obligée
*^ propriétaires à entretenir leurs métayers jusqu'à la récolte prochaine; fait ache-
^ des blés à Tétranger; organisé des ateliers de charité, et donné Texemple par
d* grands sacrifices personnels, quoiqu'il ne fût pas riche.
«• Il avait maintenu nominalement la libre circulation à Tintérieur: mais, en fait,
••paralysa par les règlements de décembre 1770 etiauvier 1771.
298 LOUIS XV. 11771-1114^
Galiani. Terrai, par exemple, défendait Texportation en Langue-
doc , quand la récolte y était devenue meilleure , afin de faire
enlever les grains à vil prix par ses agents^ ; pendant ce temps,
il ouvrait les ports de Bretagne et en tirait des masses de grains
qu'il envoyait entreposer à Jersey pour les faire revenir quand la
hausse aurait été poussée artiOciellement à son comble. Le qoar^
tier- général du monopole était aux moulins et aux magasins
royaux *de Corbeil , mais l'impulsion partait de Versailles , et les
courtisans admis dans les petits cabinets du roi ne pouvaient s'em-
pêcher de baisser les yeux lorsqu'ils voyaient sur son secrétaire
des carnets où étaient inscrits jour par jour les prix des blés dans
les divers marchés du royaume. C'était ainsi que Louis XV
interprétait les leçons de Ouesnai! On en vint à un tel cynisme,
que l'éditeur de VAlTuanach royal de 1774 plaça au rang des offi-
ciers de finances un sieur Mirlavaud, trésorier des grains au compte
de Sa Majesté, On se ravisa trop tard : l'édition était lancée quand
on voulut l'arrêter. Les ministres, cependant, tâchaient de détour-
ner les rancunes populaires, en faisant accuser calomnieusement
les parlements d'avoir causé la disette par leur patronage à l'ex-
portation et même par accaparements. Le peuple crut ministres
et parlements les uns contre les autres. Le mal trop réel de la
spéculation grandit jusqu'à des proportions fantastiques dans
l'imagination de la multitude. Les classes souffrantes s'habituèrent
à considérer les cl£isses supérieures, gens de cour, magistrats,
financiers, comme une légion de vampires ligués pour sucer le
sang des misérables , et d'implacables haines , ravivées de temps
en temps par des incidents nouveaux , couvèrent dans les cœurs
jusqu'aux jours du cataclysme social où elles débordèrent comme
un torrent furieux. Au fond de tous les excès populaires de la
Révolution, si l'on regardait de près, on apercevrait le spectre
hâve et décharné du Pacte de famine ^.
Nous avons vu à l'œuvre Maupeou et Terrai ; un troisième per-
1. Le Doavean parlement de Toulouse, quoique fabriqué par Manpeoa, rendit,
en 1772, pour le maintien de la libre exportation, un arrêt qui fut cassé par le
conseil.
2. y., dans le Moniteur de 89, le factum où se trouve le traité constitutif de la
société Malisset._C'est le. manifeste des haines populaires; tous les faits sont yrais,
mais interprétés par la passion enflammée de l'époque.
[17711 LE ROI MONOPOLEUR. 29^
sonnage complétait le triumvirat ministériel qui avait remplacé
Choiseul; triumvirat fort mal uni, car Maupeou avait fait tousses
efforts pour écarter le nouveau venu, qui n'était autre que le duc
d*Aiguillon. D'Aiguillon n'était enfin parvenu à son but, au minis-
tère des affaires étrangères, qu'en juin 1771, et grâce à son inti-
mité avec M"® Du Barri. Ce ministère était resté quelques mois
en intérim, et, quant à la guerre et à la marine, on y avait placé
d'obscures médiocrités , dont .l'histoire n'a pas même à rappeler
le nom ; cela pouvait faire pressentir le rôle que jouerait au dehors
Tadministration qui succédait à Choiseul.
Lorsque d'Aiguillon entra aux affaires, les chances de guerre
avec l'Angleterre avaient déjà disparu. L'Espagne, n'espérant plus
être soutenue par la France , avait fait satisfaction à l'Angleterre
m loi rendant le poste qu'elle lui avait enlevé dans les Malouines.
Kar compensation, la grande affaire de Pologne se précipitait vers
la catastrophe préparée par le machiavélique génie de Frédéric.
Le roi de Prusse ne voulait pas unir ses armes à celles de l'Autriche
pour défendre la Turquie contre les Russes; l'Autriche n'avait
pas voulu s'unir à la France pour défendre la Pologne contre
Catherine et Frédéric ; le partage de la Pologne était le seul expé-
dient qui pût prévenir le démembrement de la Turquie et accom-
moder les trois redoutables voisins. Frédéric avait fait une nou-
ille tentative auprès de la tzarine, durant l'hiver de 1770 à 1771 ;
il loi avait dépêché son frère, le prince Henri, qui en obtint enfin
QQ consentement éventuel au partage, mais donné d'assez man-
idse grâce et nullement définitif; Catheriiie eût bien mieux aimé
les provinces turques qu'un lambeau de cette Pologne qu'en réalité
détenait quasi tout entière*. L'Autriche était décidée, de son
cAté, à empêcher la cession des provinces danubiennes à la Russie ;
Marie-Thérèse, par un traité du 6 juillet 1771 , traité qui fut caché
à la France, promit au sultan de lui faire restituer les conquêtes
nisses et de ne pas souffrir qu'il fût porté atteinte à l'indépen-
1- Il n'y a pas un mot qui ne soit un mensonge dans tout ce que Frédéric et son
"f^W ont débité sur le Toyage du prince Henri. Frédéric, dans les écrits de ses dep-
^^ ins, a entrepris de tromper la postérité et de faire de Thistoire une grande
^^oitore, en rejetant sur ses complices Tinitiative du forfait politique qu'il avait si
^piement et si savamment calculé.
300 LOUIS XV. inn\
dance de la Pologne. Ce traité était violé d'avance dans sa dernièri^
clause !
Catherine, cependant, espérait encore regagner la cour de
Vienne en lui faisant sa part en Turquie, et, par là, é\iter de
céder à Frédéric. Elle fit insinuer à Vienne qu'elle pourrait admettre
la France dans la médiation quant à la Pologne. Marie -Thérèse,
qui conservait quelque répugnance pour le partage souhaité pai
son fils , entra dans cette ouverture. Kaunitz dut en faire part au
cabinet de Versailles. La chute de Choiseul, ennemi personnel de
Catherine, eût facilité la négociation. D'Aiguillon ferma l'oreille;
il fit plus : imaginant de remplacer l'alliance autrichienne pai
l'alliance prussienne , il révéla les secrètes avances de l'Autrichi
et de la Russie à Frédéric , et dit à l'envoyé du roi de Prusse qu<
la France se souciait peu de ce qui se passait en Pologne et ne »
mettrait pas en mouvement à cette occasion; ceci, en même temp
qu'il promettait à l'agent des confédérés de Bar, Wielhorski, h
continuation des secours français, et qu'en effet, pour obéir au roi
il faisait partir pour la Pologne Viomesnil , afin de remplace]
Dumouriez, qui s'était brouillé avec les confédérés à la suite d'ui
combat malheureux contre les Russes *.
Frédéric s'empressa de dénoncer à Vienne la duplicité du mi-
nistre de Louis XV, et l'Autriche n'eut plus qu'à s'entendre défi-
nitivement avec la Prusse, comme le souhaitaient Joseph n ei
Kaunitz. Au reste, la combinaison entre la Russie, rAutriche et la
France eût certainement échoué , parce que Marie-Thérèse, qui
eût pu consentir à une extension du territoire russe du côté de
la Crimée, n'eût jamais accordé les provinces du bas Danube, e1
que Catherine n'eût jamais renoncé à ces provinces sans une com-
pensation en Pologne.
Sur ces entrefaites, les confédérés, qui avaient déclaré, Tannée
précédente, Poniatowski déchu du trône, cherchèrent à s'emparei
de sa personne. Le 3 novembre, au soir, un de leurs partis assaillit,
blessa et fit prisonnier le roi de Pologne dans les rues mêmes
1. Cet échec était dû au moins autant à rindifiérence, à la trahison, pour mieoj
dii*e, du cabinet de Versailles, qu'à Tindiscipline des Polonais. On avait fait manqaei
volontairement une levée de fantassins saxons et des convois d'armes qu'avait pré-
parés Dumouriez. — V. Mém. de Dumouriez, t. !•', ch. viii.
11771-17721 PARTAGE DE LA POLOGNE. 301
de Varsovie. Poniatowski n'échappa que grâce au repentir d'un
des conjurés. Il y eut une explosion de cris contre ces fanatiques
qui avaient, disait-on, juré la mort de leur roi aux pieds d'upe
madone. Voltaire ne s'y épargna pas. Frédéric prit ce régicide pour
prétexte d'occuper et de rançonner la majeure partie de la Grande-
Pologne. Les exploits des confédérés et de quelques Français qui
combattaient dans leurs rangs ne compensèrent pas le mauvais
effet de cet incident. Au commencement de 1772, les Franco-Polo-
nais surprirent Cracovie : un officier français, Choisi, s'enferma
dans le château et s'y défendit héroïquement contre les Russes;
mais le commandant en chef, Viomesnil, ne fut point en état de
le secourir du dehors, et la garnison fut réduite à se rendre le
15 avril. Les prisonniers français, envoyés en Russie, furent aban-
donnés de leur gouvernement, et Voltaire et d'Alembcrt sollici-
tèrent en vain leur liberté de Catherine.
Le démembrement de la Pologne se consommait pendant ce
temps. Catherine s'étant enfin décidée à renoncer aux provinces
danubiennes, il n'y avait plus d'obstacle aux projets de Frédéric.
Le 17 février 1772, une convention secrète fut signée à Péters-
bom-g entre la Russie et la Prusse. Les parts étaient faites entre
tes deux alliés; on convenait d'offrir à l'Autriche la sienne et de
s'unir contre elle si elle s'opposait au partage. Cette menace était
une arme qu'on offrait à Joseph 11 et à Kaunitz pour vaincre les
scrupules de Marie-Thérèse. L'Autriche se laissa faire violence de
très-bonne grâce; car elle accéda en principe au partage dès le
4 mars, sauf à régler les conditions. Marie-Thérèse, depuis, pré-
tendit n'avoir accédé au partage que dans l'espoir de décourager
sescopartageants par l'exagération des prétentions qu'elle mani-
festerait : elle fut désolée, dit-elle, de voir le roi de Prusse et la
tzarioe lui accorder pleinement ses demandes • . La sincérité de ce
t*îit est bien suspecte ; car les demandes, fort exagérées, en effet,
de Timpératrice-reine, furent longtemps disputées, opiniâtrement
soutenues, et le traité définitif ne fut signé, le 5 août, qu'après que
'Autriche se fut quelque peu modérée,
lorsque le cabinet de Versailles voulut se montrer surpris de
*• Correspondance de Tambassadeur français Breteail , dans Flassan , t. VU ,
P- lu.
302 LOUIS XV. imi
ce qu'il avait eu tout le loisir de prévoir et se plaindre de Vallu
qui l'avait trompé, Kaunitz répondit à d'Aiguillon par des récrimi
notions assez arrogantes, mais dans lesquelles il y avait un me
vrai : a Vous ne nous auriez pas soutenus! » Seulement, l'Ài
triche ne voulait point être soutenvs : Ghoiseul en avait fa
l'épreuve'.
Les confédérés étaient accablés, dispersés; la Pologne entier
envahie, étouffée sous les armées des trois puissances, lorsque
traité de partage fut signifié à Varsovie le 2 septembre 177
La tzarine s'attribuait 3,000 lieues carrées et 1,500,000 âm
dans la Lithuanie et la Livonie polonaise; le roi de Prussi
la Prusse polonaise, comprenant 900 lieues carrées et860,0(
âmes; l'Autriche 2,500 lieues carrées, et 2,500,000 àmesdai
la Russie Rouge et les palatinats polonais à la gauche de
Yistule. L'Autriche avait voulu qu'au moins le crime fût trë
lucratif. Le principal auteur du partage avait été le plus m
deste : il avait renoncé à Dantzig, que la Russie, à Tinstigatic
de l'Angleterre, lui avait refusé; Frédéric était bien sûr que
Prusse, maîtresse de la basse Yistule, aurait Dantzig et la Posnan
tôt ou tard. Les prétextes qu'on imagina d'alléguer, les prétend
droits que revendiquèrent les chancelleries sur les territoires usu
pés, étaient quelque chose de plus odieux encore que n'eût été
cynique aveu du droit de la force. Un simulacre de diète, conv
quée en avril 1773, ratifia sous les baïonnettes, à deux voix <
majorité, la mutilation de la république polonaise^.
Ainsi commença ce meurtre d'un grand peuple, qui ouvrit poî
la vieille Europe l'ère des bouleversements et de la destnictioi
l'ère sombre dans laquelle, à l'ancien droit anéanti, le droit noi
veau ne succède point encore. Voltaire et les encyclopédiste
aveuglés par leurs préventions antipolonaises et par le cosmop
litisme qui obscurcissait en eux l'idée de nationalité, ne coi]
prirent pas, applaudirent ou se turent. Rousseau avait compri
Il voyait bien qu'il s'agissait là d'autre chose que d'une victoi
sur le fanatisme et le servage. Des trois auteurs du grand attenta
1. Saint- Priest; Partage de la Pologne^ § V.
2. Catherine et Frédéric, le partage consommé, oublièrent parfaitement la cai
des dissidents, si longtemps leur prétexte.
(I77«] PARTAGE DE LA POLOGNE. 303
l'an, Catherine, en porta légèrement le poids dans sa main rouge
da sang de deux tzars; le second, Frédéric, trop desséché de cœur
pour se repentir, mais trop éclairé pour ne pas pressentir le juge-
ment de la postérité, a essayé de diminuer la responsabilité prin-
cipale qui devait peser sur sa mémoire; le troisième, Marie-Thé-
rèse, a laissé échapper plus d'une fois l'aveu de ses remords,
t Comte de Barck , » disait - elle un jour à l'ambassadeur de
Suède, c l'affaire de Pologne me désespère... C'est une tache à
mon règne! — Les souverains, repartit le ministre embarrassé,
ne doivent de compte qu'à Dieu. — C'est aussi celui-là que je
crains*. »
La Pologne mutilée devait traîner encore sa triste existence une
TiDgiaine d'années, en s'efforçant en vain de se réformer et de se
léorganiser sous la main impitoyable de ses oppresseurs'. Cette
noble nation a péri , victime d'un idéal irréalisable, le droit de
runanimité, la souveraineté individuelle absolue, autant que d'une
coupable contradiction entre l'idéal et la réalité, entre la liberté
de quelques-uns et le servage *du grand nombre. Si elle se relève,
ce ne sera pourtant que pour ressaisir cet idéal dans les limites
du possible : si la Pologne ne représente pas la liberté, la person-
1. Saint -Priest, § 5. — Marie -Thérèse était un de ces caractères complexes,
^ peu d'ouverture et de naturel, où le convenu tient la première place, et qui
attaquent de sincérité envers les autres et envers eux-mêmes , mais sans être véri-
lÉblement hypocrites ; le cri du cœur s'échappe parfois.
8. Elle .essaya trop tard de mettre à profit les conseils qu'elle avait demandés à
SoMMftu et à Mabli. Le travail de Mabli avait été écrit dès 1770; celui de Rousseau,
twJementen 1772. — Mabli, faisant plier ses maximes à ce qu'il considère comme
WÊ néeeasité en Pologne, se prononce pour la royauté héréditaire; Rousseau,
«outre ; mais il vent l'abolition du libtrum veto, et propose un plan d'éducation natio-
vie, et un plan trèa-sage, très-pratique, pour l'admission des villes aux droits poli*
%N8 et pour l'émancipation progressive des serfs, qui seraient initiés d'abord à la
ftirté individuelle , puis à la liberté municipale , puis à la liberté nationale : « Il
tei oommenoer par les rendre dignes de la liberté, affhmchir leurs âmes avant d'af-
ftkiehir leurs corps. Nobles Polonais, ne vous flattez jamais d'être libres tant que
^MM tiendres vos frères dans les fers. » 11 conseille, au lieu d'armée rég^lière^ une
'^viaaisation analogue k celle des milices helvétiques et des landwehrs actuelles de
TAUtmagne. 11 console d'avance la Pologne du partage qui va s'accomplir, en
^^vinçant qu'un démembrement partiel de ce vaste et faible corps sera peut-être
^Occasion de son salut : - Polonais, s'écrie-t-il, vous ne sauriez empêcher que vos
^tsins ne vous engloutissent; faites au moins qu'ils ne puissent vous digérer. Si
^^Nisfidtes en sorte qu'un Polonais ne puisse jamais devenir un Russe , la Russie ne
^^ugoera pas la Pologne, m
304 LOUIS XV. [ni\
naJité humaine dans ce monde slave que dévore le despotism<
elle n'a pas de raison de renaître.
Après la signification du partage, Louis XV avait semblé se n
veiller un moment. Il eut la velléité de venger la Pologne, comn
il avait eu la velléité de la défendre. D'Aiguillon craignit que le r
ne s'en prît à lui : il affecta un grand courroux; il offrit à FAngl
terre de s'entendre sur la question de Pologne ; le cabinet angla
refusa ; il ne voulait qu'empêcher les Prussiens de prendre Dan
zig et se tenait pour satisfait d'y avoir momentanément réusî
D'Aiguillon proposa au roi d'envahir la Belgique, puis d'arme
de concert avec l'Espagne, pour attaquer les Russes dans l'A
chipel et obliger Catherine à une transaction. On fit , en effc
quelques armements maritimes au commencement de 1773. L'Aj
gleterre signifia qu'elle porterait secours aux Russes. Louis X
recula, comme d'Aiguillon y avait compté, et tout fut dit. Si
rôle du gouvernement français fut pitoyable dans l'affaire de B
logne, celui du gouvernement anglais fut odieux; le cabinet (
Saint-James peut bien passer pour le quatrième des meurtrie
de la Pologne * .
Une intervention maritime contre les Russes en 1773 eût pu, i
effet, modifier beaucoup la situation. Après avoir complété Tocc
pation de la petite Tatarie par la conquête de la Crimée, ils avaie
franchi le Danube ; mais là s'étaient arrêtés leurs succès ; ils fure
chassés de la Bulgarie par les Turcs, et une grande révolte susc
tée chez les Cosaques du Don et du Jaik par un faux Pierre III,
Cosaque Pugatschew , conunença de gagner la Moscovie et i
mettre en péril le trône de Catherine. Une révolution qui s'éti
opérée en Suède quelques mois auparavant (août 1772), avi
l'appui pécuniaire et les encouragements du cabinet de Versaille
pouvait accroître les dangers de la Russie. Le jeune roi Gu
tave III, par un coup d'état militaire, avait renversé, au profit t
la prépondérance royale, le gouvernement du sénat, l'espèce t
république aristocratique établie depuis la mort de Charles XII
1. Ed. Burke, Annual Réguler^ an. 1763, t. XVI, c. v.
2. Cette révolution divisa nos écrivains , comme le partage de la Pologne : e
désola Mabli, qui avait prédit les plus belles destinées 4 la constitution suédoise,
réjouit Voltaire, qui voyait dans Gustave III un nouveau monarque philosophe. Q%
[17741 RUSSÏK. AL'TniCIIE. TUUQUIE. 305
et, maître de disposer de la Suède, il était fort désireux d'en
employer les ressources à reconquérir les provinces enlevées par
Pierre le Grand aux Suédois. L'inaction de la France ne permit
pas à Gustave de tenter une entreprise dont l'alliance russo-prus-
sienne rendait le succès impossible. Les Turcs ne surent point
lirer parti de leurs avantages. Au printemps de 1774, les Russes
rentrèrent en Bulgarie : le grand vizir se laissa bloquer dans son
!amp et réduire à une capitulation désastreuse. Azow, Jeni-Kalé,
linburn, la partie de la petite Tatarie entre le Borysthène et le
îug, furent cédés à la tzarine. L'empire othoman renonça à la
suzeraineté de la Crimée, qui devint indépendante en attendant
ju'elle devint russe, et la libre navigation dans les mers otho-
ffianes fut accordée aux Russes ( 10 juillet 1774). Catherine, débar-
rassée de la guerre étrangère, écrasa les Cosaques rebelles, et la
Russie s'affermit à loisir dans ses usurpations. L'avide Autriche,
de son côté, non contente d'avoir compensé, aux dépens de la
Pologne, ses pertes des guerres de 1733 et de 1740, se lit payer
par la Turquie, aux dépens des Moldaves, les services promis et
non rendus, et obtint la cession d'un canton important de la Mol-
davie, la Bukowine, qui commande le haut du Pruth.
Tandis que les puissances de l'Europe orientale s'agrandissaient
par un crime hardi, le gouvernement de la France s'affaissait dans
les vices énervants. Despote avili, il ne réussissait pas à se faire
craindre, quoique beaucoup de citoyens fussent atteints par son
arbitraire dans leur liberté ou dans leurs intérêts, et que la Bas-
tillcî fût toujours pleine. Personne ne lui résistait , mais tout le
iQonde le méprisait. Il était douteux que celte patience durât
longtemps encore. La cheité du blé , qui subsistait toujours , en
partie par la faute de la nature, en partie par celle des hommes,
*ve débuta par abolir la torture après son coup d'état. — Tous les philosophes,
!!Sicepté Frédéric, avaient été d'accord pour déplorer une autre révolution en sens
n'verse, arrivée en Danemark au mois de janvier précèdent ; celle qui jeta des
liarches du trône à Téchafaud le médecin-ministre Strucnséc. La pleine liberté de la
^c^lise établie, les privilèges de la noblesse entamés, l'autorité assez pesante du
'lergé luthérien réduite, le divorce facilité, avaient signalé l'administration, louable
^ beaucoup d'égards, imprudente sous quelques autres, du parvenu que l'amour
l*nne reine avait imposé au faible roi Christiern VII. Une antre reine, la mère de
-^rittiem, abattit le ministre bourgeois et philosophe, par une conspiration de la
f*afcttte noble-ise luthérienne. Les réformes de Struensée périrent avec lui.
306 LOUIS XV.' 117731
occasionnait de fréquentes émeutes, surtout dans le Midi' : le
peuple ne s'en prenait encore matériellement qu'aux boulangers,
aux officiers municipaux, aux agents subalternes du pouvoir
royal ; mais il commençait à comprendre que le grand accapa-
reur était à Versailles^. Quant aux classes aisées, leur opposition
offrait un mélange des vieilles habitudes de gaieté railleuse et du
sérieux qui gagnait l'esprit français. La plaisanterie devenait un
glaive : l'ironie montait jusqu'au génie. Maupeou avait trop
compté sur la légèreté et l'humeur oublieuse de la France : il
avait espéré que, le premier feu jeté, on s'habituerait à ses parle-
* ments. On ne s'y habituait pas, et un de ces coups dont un éta-
blissement nouveau ne se relève point leur fut porté, en 1773,
par un procès vulgaire dont un homme d*un prodigieux esprit fil
un événement européen. Nous n'avons point à nous étendre ici
sur Beaumarchais, homme d'entreprise et de finance, homme de
cour, homme de plaisir, homme d'intrigue, homme de letlreî
enfin et philosophe à son loisir, espèce de Voltaire inférieur, maiî
chez qui les affaires sont au premier rang, et les lettres au second*.
On sait comment d'un petit incident, de quinze louis exigés par k
femme d'un conseiller pour obtenir une audience de son mari,
Beaumarchais sut faire sortir l'avilissement de toute la nouvelle
magistrature, et comment il apprit au public ce que coûtait 12
jiistice gratuits de Maupeou. Si Beaumarchais se montre quelque
part le fils légitime de Molière, c'est moins dans ses deux comé-
dies, si charmantes et si étincelantes, mais un peu factices et d'ur
goût équivoque, que dans les dialogues des Mémoires contn
Goëzman et Marin. Il suffit de dire, pour sa gloire, que Voltain
en fut jaloux et converti : le patriarche se crut presque menace
d'un successeur et déserta la cause des parlements Maupeou.
Les chefs de ce gouvernement si décrié ne savaient pas môm<
s'entre- soutenir contre Thoslilité publique. Chacun des triumvir
1. Le maire d'Albi fut tué dans une de ces séditions ; à Montauban, l'émeute n
fut réprimée que par une fusillade meurtrière. Sur un autre point, les soldats refii
sèreiit de faire feu.
2 On se rappelle le cri de la foule, aux 5 et 6 octobre . «< Allons chercher I
boulanjer à Ver.^ailles. » Le crime royal avait cessé, la tradition restait.
3. Né à Paris en 1732.
rmS) BEAUMARCHAIS. LA DU BARRI. 507
▼isait à devenir premier ministre. Maupeou, dans les premiers
temps, pour maintenir Tadultère alliance du parti Du Barri et de
Tancien parti du dauphin, alliance où l'on avait entraîné jusqu'au
pieux Christophe de Beaumont, allait, le matin, communier à
Saint-Denis devant madame Louise, celle des filles du roi qui
a^ait pris l'habit de carmélite, et, l'après-midi, revenait étaler
ta simarre à la toilette de la maltresse du roi. Depuis qu'il se
croyait triomphant, il avait commencé d'être un peu moins ram-
pant devant la favorite, et son collègue Terrai cherchait à profiter
de son ingratitude pour le supplanter et se faire chancelier et
cardinal. Terrai avait toute l'étoffe d'un second Dubois. Un trait
aehëvera de peindre ce qu'était alors Versailles. On vit, un jour,
le nonc^ du pape et le grand aumônier, le cardinal de la Roche-
Aimon , présenter les mules à la Du Barri au sortir du lit. On
IKore que la favorite poussa la démence jusqu'à rêver de se faire
épouser. Elle eût tout franchement demandé la cassation de son
mariage avec le comte Du Barri, parce que les faiblesses qu'elle
tfait eues pour le frère du comte en faisaient une espèce
^inceste!
La peur de l'enfer reprenait le roi par accès, et c'était là ce qui
liait suggéré un moment à la Du Barri la burlesque idée de jouer
le rôle de Maintenon. Tandis que les premiers dignitaires de
ftglise prostituaient la pourpre romaine aux pieds d'une courti-
aane, un simple prêtre avait osé faire entendre une voix chré-
lieime dans Versailles. L'abbé de Beauvais, prêchant le sermon
du jeudi saint de 1773 devant le roi et la favorite , jeta à la cour
alapéfiée l'allusion suivante : c Salomon, rassasié de voluptés, las
M d'avoir épuisé, pour réveiller ses sens flétris, tous les genres de
< plaisir qui entourent le trône, finit par en chercher d'une espèce
« nouvelle dans les vils restes de la corruption publique!... »
n s'attendait tout au moins à une disgrâce , sinon à la Bastille ;
fl eut un évéché*... Louis XV récompensa ce rude avertisseur,
1. Mim, secrets de Bachaamont, t. VI, mars-mai 1773 ; — VII, avril 1774. —
-^tebéde Beauvais, malgré ce nom aristocratique, appartenait à. une fomille d'arti-
ce que remarquent les Mémoires de Bachanmont comme une rare exception
Il les évéques. — Du reste, Beauvais était aussi intolérant que rigide et tenait
remploi de la force eu matière de religion.
308 LOUIS XV. (1774
mais ne profita pas de l'avis : les Du Barri , effrayés , rabîmèreni
plus que jamais dans la fange; la favorite appela à son aid(
toutes les ignominies du Parc-aux-Cerfs*. Là où elle cherchai
un point d'appui, elle trouva la ruine, et Louis trouva la mort
L'immonde vieillard fut enfin frappé par son propre vice, et s;
dernière victime l'entraîna dans la tombe. Une enfant à pein»
nubile , fille d'un meunier des environs de Trianon , avait et
entraînée à force de promesses et de menaces , et livrée à Loui
par les proxénètes royaux. Elle portait dans son sein les germe
de la petite vérole, dont elle mourut bientôt après : elle les com
muniqua au roi. Le 29 avril 1774, la maladie se déclara che
Louis XV, compliquée d'un mal honteux qui couvait dans soi
sang vicié ^. La Du Barri et ses alliés tinrent bon quelques jour
contre ceux qui parlaient de pénitence et de sacrements. Toute
fois , la situation empirant , Louis envoya sa favorite chez le da<
d'Aiguillon, à Ruel, et, le lendemain, il communia, en déclaran
que « quoiqu'il ne dût compte de sa conduite qu'à Dieu seul^ il s<
repentait d'avoir causé du scandale à ses sujets. » (6 mai.) L'ab
solulisme agonisant bégayait encore ses formules parmi les râle
ments de la mort.
Comme au fameux voyage de Metz en 1744, Versailles, Paris, li
France, attendaient avec anxiété, jour par jour, heure par heure
les nouvelles de la santé du prince qu'on avait nommé jadis Loui
le Bien-Aimé; mais, cette fois, on ne tremblait que d'une seul
crainte, c'était qu'il ne revînt à la vie. Quand on sut qu'il avai
enfin expiré, le 10 mai à deux heures de l'après-midi , il sembl
qu'un poids énorme fût levé de toutes les poitrines'. Ses reste
gangrenés, qui infectaient l'air, furent transportés au grand trc
et sans pompe à Saint- Denis, parmi les sarcasmes de la foule qu
bordait le chemin.
1. Nous parlons par métaphore; car le vrai Parc-aux-Cerfs, la maison de la ru
Saint-Méderic, avait été revendue par le roi en 1771.
2. Ses trois filles, qui n^avaient pas eu la petite vérole, donnèrent un bel exempl
de dévouement filial, en s'en fermant avec lui pour le soigner.
3. Les Mémoires de Bnchaumont citent un mot assez fort de Vabbé de Saint<
Geneviève. Déjeunes philos<iphes le plaisantaient sur Vinciiicacité de Tiiiterventio
de sa sainte dans la maladie du feu roi. — •• De quoi vuus plai^nez-voiis V leur rûpl
qua-t-il; est-ce qu'il n'est pas mort? » — J/e/w. de Bauhaumout, t. VII, p. 208.
r
[17741
MOIIT DE LOUIS XV.
309
Louis XV avait vécu soixante-quatre ans, régné cinquante-neuf:
il avait passé sa vie à détruire peu à peu le prestige que les deux
g-rands rois bourbons, Henri IV et Louis XJV, avaient donné à la
royauté moderne, prestige déjà fort affaibli dans la vieillesse de
Louis le Grand. L'intronisation de ces agents de dissolution, de
cos personnifications du mépris, est un signe providentiel qu'une
institution et qu'ime race royale sont condamnés.
LIVRE cm
LOUIS XVI ET TURGOT
Louis XVI et sa famille. Maiirepas appelé au pouvoir. Chute du triumvirat. Turgot
contrôleur général. Ses plans de réforme : la Grande municipalité du royaume, etc.
— Rétablissement des parlements. — Réformes économiques. Liberté du com-
merce des grains. Attaque de Neckeb contre les plans de Tnrgot. Coalition des
privilégiés contre Turgot. Les philosophes divisés sur la question économique.
Combat:^ de Voltaire en faveur de Turgot. (luerre des farines. La sédition fomentée
par les privilégiés est comprimée. — Célèbres remontrances de la cour des aides
contre le système fiscal. Malesherbes, leur auteur, appelé au ministère. Nom-
breuses améliorations économiques. — Réformes militaires du comte de Saint-
Germain. — Abolition de la corvée. Suppression des jurandes et maîtrises : éta-
blissement de la liberté du commerce et de Tindustrie. Résistance du parlement et
attaques violentes contre Turgot. Lit de justice. — Liberté du commerce des vins.
— Les princes, Maurepas, la cour et le parlement s'unissent contre Turgot. Chute
de Turgot et de Malesherbes.
1774 — 1776.
Le règne infortuné de celui qui devait être le dernier roi de
Tancienne France s*était ouvert aux acclamations unanimes de la
capitale et du royaume. La France n'éprouvait que la joie d'être
délivrée de l'immonde vieillard qui avait fait si longtemps la
honte de la nation. On connaissait peu le nouveau roi, qui avait
vécu jusque-là fort à l'écart, comme, avant lui, son père; mais
on disait qu'il ne ressemblait en rien à son aïeul ; cela suffisait au
peuple.
Les sentiments de la cour étaient moins décidés. Les courtisans
se sentaient dans les mains d'un jeune homme de vingt ans^ qui
ne manifestait aucun des goûts de son âge ni de son rang, et qui
semblait ne leur ofTrir aucune prise. Un roi sans vices et sans
117741 LOUIS XVf. 341
passions était pour eux une énigme inquiétante. Ceux même des
gens de cour qui se réjouissaient de voir finir l'ignoble domina-
tion du parti Du Barri craignaient que Versailles ne passât d'un
extrême à l'autre. Un mot de Louis XVI , encore dauphin , avait
jeté une sorte de panique parmi les courtisans. Tandis qu'à Paris,
par une sanglante épigramme contre son aïeul, on le surnom-
mait Louis le Désiré, des seigneurs de la cour lui ayant un jour
demandé quel surnom il préférerait: c Je veux, répondit-il,
qu'on m'appelle Louis le Sévère \ » On redoutait donc à Versailles
un règne dur et sombre. L'expression de brusquerie et de mau-
vaise humeur qui était assez habituelle au jeune monarque forti-
fiait ces appréhensions. L'éducation qu'il avait reçue de son gou-
verneur La Vauguyon avait augmenté sa sauvagerie naturelle,
dont la cause n'était point dureté, comme on le supposait , mais
timidité et répugnance pour les mœurs dont il était témoin. Qui
eût examiné plus attentivement cette physionomie, d'où avait
disparu la majesté mêlée d'élégance, le grand air bourbonien
conservé par Louis XV jusque dans sa dégradation, y eût reconnu,
sous une expression vulgaire , un fonds de bonté et surtout de
grande honnêteté. Ce n'étaient pas les traits qui étaient vulgaires,
mais le port, le geste, l'obésité précoce, le maintien gauche et
disgracieux, la parole hésitante et embarrassée. 11 n'était à son
aise qu'au milieu de ses livres, car il était instruit et il aimait fort
les sciences naturelles, ou, mieux encore, dans son atelier de
serrurerie; s'il avait une passion, c'était le travail manuel; il
suivait les préceptes de VÉmile par goût et non par système : la
nature lui avait donné les facultés d'un habile et probe artisan;
les lois humaines avaient fait de lui le chef d'un empire pour son
malheur et pom* celui de son peuple.
La rudesse de ses manières et ses dispositions chagrines
devaient s'adoucir lorsqu'il connaîtrait les affections de famille ,
si puissantes sur les natures simples ; mais à cette époque les
Satisfactions de la vie privée lui étaient encore inconnues : il
subsistait entre lui et sa jeune femme comme une glace que rien
^ ^vait pu fondre. La Vauguyon , par haine contre Choiseul, sup-
1 . Droz, IlUt. du règne de Louis XVI, t. I«', p. 118.
312 TUnCOT. h774]
posé beaucoup plus Autrichien qu'il ne Tétait en réalité, avait
suggéré au dauphin des préventions tenaces contre la fille de
Marie-Thérèse, instrument par lequel son ambitieuse mère i)ré-
tendait, disait-on, gouverner la France. Il y avait plus : c'est que
Louis XVI n'était pas jusque-là véritablement l'époux de Marie-
Antoinette. Une infirmité secrète, un vice de conformation dont
l'art des médecins parvint à triompher un peu plus tard , lui fai-
sait désespérer d'avoir jamais des héritiers*.
Le vrai caractère de Louis XVI, ignoré à son avènement,
méconnu plus tard par d'autres causes, apparaît dans deux docu-
ments vraiment précieux, et qui produisent des impressions bien
différentes. L'un est le Journal écrit de sa main pendant son
règne*; l'autre, rédigé par lui avant son avènement, est intitulé :
Mes réflexions sur mes entretiejis avec M. le duc de Vauguyon^, Le
Journal est d'une incroyable monotonie : la chasse, les repas et
la messe envahissent toutes les pages : — a J'ai manqué deux
chasses. — J'ai mal digéré. » — Il ne trouve guère d'autres évé-
nements à consigner dans ces formidables journées qui déci-
dèrent de son sort et de celui de la France ! il inscrit dans ses
comptes des dépenses de quatre sous! On ne rencontre là qu'inno-
cence et pauvreté d'esprit. Les Réflexions sont toute autre chose.
Dans ce travail , très-médité , le sens droit , mais un peu banal de
Louis, atteint parfois beaucoup plus haut qu'on ne pourrait s'y
attendre : il y a quelquefois de l'élévation, toujours de la sensi-
bilité. C'est comme un reflet du duc de Bourgogne qui arrive à
Louis XVI par le feu Dauphin son père. Quant aux principes,
c'est l'absolutisme tempéré par le sentiment chrétien. Le roi est
le pouvoir unique. La législation est à lui seul. Il a le droit de
mettre des impôts pour les nécessités de l'état (sans consulter
ses sujets), mais le devoir de l'économie. Quelques maximes de
Rousseau et des économistes se glissent à travers ces données du
passé. Par exemple, le souverain ne doit légiférer que par des
acteS généraux. Il y a de longues considérations sur la connais-
1. DroZi Hist. du règm de Louis XVI, t. 1*^, p. 122. Il y a de fréquentes allusions
à cette circonstance dans les Mémoires secrets, dits de Bachaumont.
2. Publié par extraits dans le t. Y de la Revue rétro$pective»
3. Paris, 1851, in-8o.
It774] LOUIS XVI ET LA RETNE. 313
sance des hommes, sur la fermeté, sur l'irrésolution : « Je suis
content, dit-il, de ce que je trouve dans mon cœur (sur la fer-
meté)!... » Il s'efforce ainsi de se rassurer sur lui-même et de
s'affermir d'avance. Le sort de Charles P' le préoccupe déjà : ce
nom exerce sur lui une sorte de fascination lointaine! Ce petit
livTe serre le cœur. Le Journal n'obtiendrait qu'une dédaigneuse
compassion; c'est l'homme dans la trivialité des routines quoti-
diennes où il s'absorbe; mais les Réflexions inspirent une estime
et une sympathie douloureuses ; c'est l'homme replié dans sa
conscience et s'élevant au-dessus de sa nature par la force du
sentiment moral et religieux.
Louis XVI est tout le contraire de ce qu'il voudrait ^Ire, c'est-
à-dire l'indécision môme. Plus tard, les variations de la faiblesse
passeront chez lui pour les combinaisons de la fausseté et le jette-
ront à l'échafaud! Comme Louis XV, il voit bien et agit mal; il a
le jugement droit, et il n'en tire aucun parti pour l'action, non
par insouciance égoïste comme son aïeul, mais par défiance de
liii-même, par défaut de volonté et d'esprit de suite. Nature vouée
au malheur, victime safts défense, destinée, comme les hosties
des religions antiques, à expier les erreurs et les crimes d'autrui,
ce sont là les plus durs mystères de l'histoire et de la Providence.
Qu'avait-il fait pour naître roi?
Louis offre le plus parfait contraste avec ses proches aussi bien
ïp'avec la cour. La nouvelle reine ne tient pas plus de sa mère,
Marie -Thérèse, qu'elle ne ressemble à son époux. Vive, imi)é-
toeuse, toute spontanée, violente et généreuse, également empor-
tée dans ses affections et dans ses antipathies, se gouvernant en
toute chose par sentiment et non par réflexion, réagissant d'instinct
contre ce convenu qui est la loi suprême chez sa mère, à plus forte
^son contre cette insupportable étiquette du xvn'^ siècle qui a
survécu en France, sous Louis XV, à la dignité et à l'élégance des
'ïïCBurs, et qu'on a vue disparaître à Vienne depuis l'avènement de
^ maison de Lorraine, Marie-Antoinette a tout le mouvement, toute
* îtiitiative qui manquent à son époux; mais, à cette époque, elle
^^ possède encore aucune influence sur lui, et, comme on le verra
^op bien, il n'est pas à désirer qu'elle acquière cette influence.
**^*ès-mal élevée, très-ignorante , on n'a rien fait pour lui former
i ,
3U TUBGOT. [\m\
le jugement et pour régler et contenir ce naturel aussi énergique
dans ses défauts que dans ses heureuses qualités : l'esprit de con-
duite lui manquera entièrement. Ainsi ce bouleversement de l'éti-
quette, cette simplicité familière, cette liberté de vie qu'elle se
donne avec éclat, pourraient être une force, un principe de popu-
larité pour une jeune reine remplie d'attrait et de charme *. Mais
il faudrait que Marie -Antoinette sût faire profiter la politique de
la satisfaction accordée à ses goûts; que le public pût voir, dans
cet abandon des anciens usages , une adhésion à la philosophie
nouvelle, un gage offert au progrès. Si, au contraire, la reine se
rattache d'une main aux préjugés et aux privilèges qu'elle ébranle
de l'autre, on ne verra plus que caprice et légèreté dans les inno-
vations qu'elle introduit à la cour, et bientôt on acceptera les
interprétations plus funestes encore à l'honneur du tr6ne qu'in-
sinuent déjà ses ennemis. Le système de diffamation sous lequel
doit succomber la fille de Marie-Thérèse a commencé dès qu'eDe
a mis le pied en France. Dès le premier jour elle s'est trouvée en
butte à la cabale de La Vauguyon et des ex-jésuitcs, qui regardent
son mariage comme l'œuvre de leur ennemi Choiseul, et au parti
Du Barri , qui craint l'ascendant qu'elle peut prendre à la cour*.
Toujours, tant que régnera Marie -Antoinette, il se rencontrera
quelque intérêt ou quelque passion acharnée à la continuation de
cette œuvre ténébreuse. C'est sur les marches du trône que se
forge longtemps à l'avance la hache populaire qui abattra cette
tète royale. Les sourdes trames des premiers ennemis de la reine
seront reprises parle propre frère du roi, parle comte de Provence,
ce bel esprit sans cœur qui sera un jour Louis XVIII, jeune
homme sans jeunesse, âme froide et fausse, sceptique qui n'a pris
de son siècle que les négations '.
1. Grande, admirablement bien faite... La femme de France qui mardiait k
mieux, portant la tète élevée sur un beau cou grec. — Mém. de madame Vigée-
Lebrun, 1. 1*»", p. 64.
2. Voir les Mémoires de Vexgésuite Georgel, un des ennemis de la reine, t. I*'.
3. Les bruits les plus infamants sur les mœurs de la reine furent bien antcriears
à Ka brouille avec le duc de Chartres, et c'est à tort que les écrivains royalistes o&t
fait partir ces bruits du Palais-Royal, qui ne fit que les répéter plus tard. V. ce que
disent les Mémoires de Bachaumont sur les chansons qui couraient contre la reise
en 1776; t. IX, p. 54, 61, 69; et ce que raconte Tabbé Bandeau dans sa ChroMfl»
secrète, dés 1774, ap. Revue rétrospective, t. III, p. 3B1 ; 1B34. Baudeau impute les
117741 LA REINE ET LES PRINCES. 3i:>
Louis XVI a encore un autre frère, Charles, comte- d'Artois, qui
diffère également de ses deux aînés. Celui-là, étourdi, bruyant et
libertin, avec le cœur ouvert et Thumeur facile, a les défauts de
la jeunesse sans qualité saillante ni caractère déterminé. Parmi
les princes du sang, les Condé, avec des dispositions assez mili-
taires , semblent toutefois trop médiocres pour être appelés à un
rôle un peu notable; le duc d'Orléans, petit-fils du régent, n'aime
que les plaisirs de la vie privée. Deux princes seulement sont aptes
à faire figure dans les temps qui se préparent ; l'un est ce Conti ,
intelligence active et inquiète, qui a figuré souvent dans nos récits,
mais dont une vie déréglée précipite la vieillesse ; l'autre est le
fils du duc d'Orléans, Philippe, duc de Chartres, ami des débauches
bruyantes et de toute espèce de bruit et de mouvement; il prend
de son siècle le goût des innovations , quelles qu'elles soient ,
comme le comte de Provence en prend le scepticisme. On le trou-
vera partout où se produira une idée nouvelle ou un fait nouveau,
sans qu'il y ait là ni un amour fort éclairé et fort sérieux du pro-
grès, ni des calculs d'ambition aussi profonds qu'on le supposera
plus tard. Il remue pour remuer, sera toujours emporté par les
événements et ne les dirigera jamais.
Louis XVI débuta par un acte de sévérité mal soutenu, suivi
d'un acte de faiblesse. Il envoya dans un couvent M"« Du Barri ,
et lui permit bientôt d'en sortir pour se retirer dans sa belle
terre de Louvecienne, près Marli *. Le public comptait bien que
le ministère suivrait la favorite. Louis XVI n'avait point encore
de parti pris à cet égard; mais, sentant qu'aucun des triumvirs
ne méritait confiance , il chercha en dehors du cabinet un con-
seiller intime qui pût guider son inexpérience. La reine, docile à
l'itopulsion de sa mère, eût souhaité le rappel de Choiseul : Marie-
Thérèse, quoique Choiseul se fût montré beaucoup trop français
pour la satisfaire, l'eût mieux aimé aux affaires étrangères que
d'Aiguillon, qui avait recherché l'appui de la Prusse. La cour for-
mait assez généralement le même vœu, et le public n'y était point
défavorable; mais les préventions du roi furent invincibles. Il
liorreun qu'on débite sur la reine à la cabale du chancelier et des tantes du roi. L'ac-
CQsation nous parait injuste ou exap^érée quant à Mesdames tanlcs.
1. Elle mourut sur réchnfaud pendant la Terreur,
316 TLIIOOT. Uni)
déclara que riiomme qui avait uianqué de respect à son père ne
serait jamais son ministre. Il soupçonnait Choiseul d'avoir fait
plus que d'offenser son père , et des insinuations aussi atroces
qu'invraisemblables avaient laissé trace dans son esprit.
La première pensée du roi se porta sur un homme d'état éloi-
gné des affaires depuis dix-sept ans, sur M. de Machault. Louis
savait que son père avait conservé beaucoup d'estime pour cet
ancien contrôleur- général, quoique mal vu du clergé, dont il
avait menacé les privilèges pécuniaires' : Machault, sans être, à
beaucoup près, un homme d'état complet, avait une probité incon-
testable, de larges vues de réforme en finances et la force de
caractère nécessaire pour les réaliser. C'était un choix sensé;
aussi, dès qu'on put entrevoir l'intention du roi, les intérêts con-
traires au bien public se coalisèrent-ils pour détourner Louis de
son dessein. La Yauguyon était mort, mais l'ex-jésuite Radon-
villiers, ancien sous-précepteur du roi, organe du parti clérical,
les ministres d'Aiguillon et LaVrillière^ circonvinrent madame
Adélaïde, une des tantes du roi, qui avait des prétentions poli-
tiques et du crédit sur son neveu. Madame Adélaïde jeta un
autre nom à Louis, celui d'un autre ministre renversé du pou-
voir par madame de Pompadour, huit ans avant Machault; c'était
le spirituel , égoïste et léger Maurepas, oncle de d'Aiguillon et
beau-frère de La Vrillière. II avait soixante-treize ans. Madame
Adélaïde prétendit que la retraite et l'âge l'avaient rendu sage et
sérieux, tout en respectant les grâces de son esprit et sa vive intel-
ligence. Maurepas figurait, comme Machault, sur la liste des per-
sonnes recommandées par le feu dauphin. Louis crut sa tante et
fit rappeler un page qui déjà montait à cheval pour porter à
Machault une lettre qui le mandait à Versailles. On prétend que
l'adresse seule fut changée, et que la lettre écrite pour Machault
servit pour Maurepas*. Louis ne voulait d'abord, dit-on, que con-
1. V. dans Soulavie, Mém. du règne de Louis XVI, t. 1*', la liste de plusieurs per-
sonnages recommandés par M. le Dauphin à celui de ses enfants qui succédera à
Louis XV. Cett4î liste est curieuse.
2. Saint-Florentin, devenu duc de La Vrillière.
3. Droz, Histoire de Louis XVI, t. 1er, p. 125-127. — Mém, de madame Campan
(lectrice des tantes de Louis XVI), t. I«r, p. 89. — La lettre est dans les Mémoires
de Bachaumont, t. VII, p. 19C; Londres, 1777.
11774) MAUREPAS. 317
suUer Maurepas; niais ce rusé vieillard, après le premier enlre-
lien, se trouva tout à coup premier ministre de fait, presque sans
que le roi y eût pensé ^ C'était ainsi que Louis XVI appliquait ses
maximes sur la fermeté, sur la connaissance des hommes, sur la
distinction que doivent faire les rois entre Yesprit solide et Vesprit
léger. Il remettait l'état, à la veille des tempêtes, dans les mains
d'un homme que te marquis de Mirabeau appelait à trop juste
titre le Perroquet de la régenœ, qui croyait prévenir une révo-
lution avec un bon mot, et qui était incapable d'une autre poli-
tique que celle qui faisait dire à Louis XV : Cela durera bien autant
que moi !
Le public n'avait guère d'opinion an*ètée sur Maurepas, qu'il
avait depuis si longtemps perdu de vue; mais il attendait avec une
extrême impatience la chute du triumvirat et des parlements
Maupeou, deux questions qu'il confondait et qui étaient pourtant
distinctes. Les ministres faisaient des efforts désespérés pour se
maintenir. L'abbé Terrai présenta au roi un compte rendu finan-
cier fort habilement rédigé^ : il glissait sur toutes ses odieuses
opérations, faisait valoir l'augmentation de recettes due à ses soins,
représentait que, si l'équilibre par lui rétabli s'était dérangé de
nouveau, s'il avait été obligé de recommencer les anticipations et
les autres expédients, la faute en était aux accroissements de
dépenses survenus dans les autres départements ministériels et
dans la maison du roi^, contrairement aux promesses de réduc-
1. Son plan de domination était simple ; il dit au jeune roi qu*un administrateur
ne peot bien exécuter que ses propres idées ; qu'il faut, par conséquent, les adopter
ou le renvoyer; eu même temps il invita chaque ministre à ne faire aucune pro-
position importante sans en avoir conféré avec lui. Ainsi un ministre ne devait pro-
poser que ce qui convenait à Maurepas, et le roi devait approuver tout ce que
proposait un ministre. Le Mentor était présent lorsqu'on soumettait au roi un tra-
Tail, et, s'il était mécontent, il pouvait user de son privilège d'entretenir Louis XVI
i toute heure, pour lui démontrer que le moment était venu de ne pas suivre les
idées de l'administrateur, et de le renvover. »> Droz, Hist. du rèyne de Louis AT/, t. I*»",
p. 128. — Le comte de Maurepas ne prit d'autre rang officiel que celui de ministre
d'état sans portefeuille.
2. Il est juste de dire que cette pièce n'avait pas été composée en vue des cii-
constauccs; d'après des documents restés dans la famille de l'abbé Terrai, ce même
compte rendu avait déjà été présenté à Louis XV le 20 mars 1774.
3. Les dépenses des maisons du roi et des princes avaient été portées de 26 mil-
lions à plu» de 3(5, depuis qu'on avait lonné les maisons de la dauphine, des frères
et des belles-fcœui*s du dauphin. — V. Comptes rendus des finances ^ de 1751 à 1787 ,
•
318 Tuncoï. [m\
lions qu'on lui avait faites. II concluait en établissant qu*on ne
pouvait plus espérer d'accroissement notable dans le produit des
impôts, portés au maximum ; que l'économie était donc absolu-
ment nécessaire. « Je ne puis plus ajouter à la recette, que j'ai
augmentée de 60 millions ; je ne puis plus retrancher sur la
dette, que j'ai réduite de 20 millions... A vous, sire, de soula-
ger vos peuples en réduisant les dépenses. Cet ouvrage, si digne
de votre sensibilité, vous était réservé. »
L'abbé Terrai parlant de sensibilité, c'était le loup pleurant sur
les moutons ; mais son travail n'en était pas moins spécieux et !
propre à faire impression sur Louis XVI. Il soutint les paroles par
des actes, en s'empressant de proposer une mesure qu'il savait
être dans le cœur du jeune roi. La première ordonnance signée
par Louis XVI, proclamant que la félicité des peuples dépend
principalement d'une sage administration des finances, annonça
que les arrérages des rentes, charges, intérêts et dettes diverses,
et les remboursements promis, seraient acquittés fidèlement; que
les fonds en étaient faits; que le roi s'occupait de réduire les
dépenses tenant à sa personne et au faste de la cour; enfin, que le
roi remettait à ses sujets le produit du droit qui lui appartenait à
cause de son avènement à la couronne*.
Le droit de joyeux avènement avait été affermé 23 milUons
Sous Louis XV, et en avait coûté 41 aux contribuables! Les fer-
miers avaient gagné près de 100 pour 100.
En même temps, le pain baissait, par suite d'une fausse spécu-
lation de la société du Pacte de Famine, qui n'avait pu placera
l'étranger, suffisamment pourvu, des grains exportés de France
par permissions secrètes, et qui était obligée de les ramener sur
les marchés français* : de premières réformes s'effectuaient à la
cour^, conformément à la promesse du roi ; on relâchait peu
p. 1 15, 169. — Les maisons des deux frères du roi et de leurs femmes coûtaient
ensemble 7,312,000 livres, qui en représenteraient 12 ou 13 d'aujourd'hui! —
/6., p. 141. Bien des souverains n'avaient pas des maisons semblable»!
1. Enregistré le 30 mai au parlement de Paris. — V. Anciennes Lois françaaa,
t. XXllI, p. 4-7. — Marie-Antoinette abandonna, de sou côté, le droit appelé droU
de ceinture de la reine.
2. Méin. sur V administration de Vabbé Terrai^ p. 22G. — Mercure hist., t. CLXXVI,
p. 673.
3.» Les extraordinaires les menus, le grand cunimun, les gouverneurs des maisous
[1774] CHUTE DE D'AIGUILLON. 319
à peu bon nombre des personnes détenues par lettres de cachet.
L'impression sur le public ne fut pas telle qu'on l'espérait à
Versailles. La main par laquelle passait le bienfait lui ôtait son
prix. On approuvait la remise du joyeux avènement, mais on blâ-
mait le langage de l'ordonnance, qui consacrait le droit tout en
s'abstenant de l'appliquer : ce prétendu droit n'était, disait-on,
qu'une exaction féodale non reconnue par les parlements. Le bon
accueil fait par le roi et la reine à la députation du parlement
Maupeou (5 juin) indisposait la bourgeoisie. Le prix du pain ne
tarda pas à remonter et à tromper les espérances des classes
pauvres.
L'opinion avait cependant obtenu une première satisfaction : le
duc d'Aiguillon n'était plus ministre. Détesté de la reine , il avait
eu l'imprudence de patroner à peu près ouvertement les propos
et les chansons que répandaient contre Marie -Antoinette les
anciennes cabales hostiles au mariage autrichien, grossies de gens
de cour que la reine blessait par son étourderie moqueuse. Marie-
Antoinette demanda justice de l'insolence du ministre, et Maure-
pas ne crut pas pouvoir soutenir son neveu, quoiqu'il lui dût en
partie sa nouvelle position. D'Aiguillon eut défense de reparaître
à la cour. Des deux ministères qu'il occupait, celui des affaires
étrangères fut confié au comte de Vergennes, qui avait fait preuve
de talents diplomatiques dans les ambassades de Constantinople et
de Stockholm (8 juin); l'autre, le ministère de la guerre, fut
donné au comte de Mui, dévot rigide, administrateur laborieux,
le plus considéré d'entre les amis du feu Dauphin.
Après quelques semaines d'intervalle, eut lieu un second chan-
gement moins retentissant, mais de bien plus de portée réelle que
le renvoi de d'Aiguillon. Le ministre de la marine, de Boines,
homme d'intrigue, que l'on regardait comme le lieutenant du
chancelier Maupeou, fut destitué. Maurepas, à l'instigation de sa
feamie, conseillée elle-même par un prêtre philosophe, l'abbé
royales, les spectacles de la cour, sont supprimés..., la chasse du daim et celle du
faucon... Réforme considérable aux grandes et aux petites écuries... Le roi a donné
ordre qu'on ne servirait à la cour qu'une seule table, qui serait commune à Sa
Majesté, à la reine, à Monsieur, à Madame, à monseigneur le comte et à madame
la comtesse d'Artois. » — 3Iercure /iw/., t. CLXXVI, p. (571.
320 TLIU.OT. 1*774]
(lcVéri,fit remplacer de Boines par Turgol , sur qui son admi-
iiislratioii de la généralité de Limoges* fixail depuis longtemps
les regards et les espérances des hommes éclairés. Turgot était
resté volontairement dans cette intendance secondaire; il s'élail
attaché au pauvre Limousin par le bien qu'il y faisait, et il avait
refusé, dés 1762, deux intendances de premier ordre, Rouen et
Lyon^. Il ne se crut pas le droit de refuser, avec le ministère, les
grands devoirs et les grandes épreuves auxquels il était dés long-
temps préparé. Il accepta le département tout spécial qu'on lui
olTrait, conune transition à une action plus directe et plus géné-
rale sur le sort de la patrie ( 19-22 juillet 1774).
MauiYpas, trop sceptique pour chercher la vraie gloire, aimait
les louanges et les succès de salons : on lui avait persuadé que les
luunmos qui régnaient sur l'opinion lui sauraient intiniment de
giv du choix de Turgot, et, d'une autre part, il ne pensait pas que
Sii suprtMuatie ministérielle eût jamais rien à redouter d'un phi-
losophe aussi étranger à la cour par ses goûts que par ses rela-
tions, et aussi impropre à ces intrigues qui, pour les hommes tels
que .Maui^eiKis, sont toute la politique. La sensation produite par la
nomination de Turgot fut vive, en effet, dans la classe lettrée,
mais assez médiocre dans la nmltitude [parisienne, qui connaissait
peu l'intendant de Limoges. Le roi et la reine n'en furent jias
moins accueillis avec froideur dans la première visite qu'ils firent
sur ivs entrefaites à Paris. Maupeou et Terrai étaient toujours en
pLiiv; IVxil des anciens magistrats ne cessait point encore; le
l^niu était toujours cher.
MauivjKis se décida et décida le roi. Sans parti pris, sans
sASlèuu\ pix^t à les essayer tous, selon les circonstances, le vieux
miuistiv lùnait rien en lui qui pût le porter à la résistance contre
imo pivssioii un peu forte de l'opinion. Le 24 août, Maupeou eut
iUHhv do ivudiY les sceaux, qui fuix^nt conliés à Hue de Miro-
mosniK auciou pivmier président de ce parlement de Rouen qui
HNttil lutté avet* tant d'énergie contre le despotisme. C'était, pér-
it t4utu\(iiiu «»| |k«rùe dt rAngoumois.
)à. \\ MVMlt \\i\\W )vM««r eu làmousin pour y établir la tailU tarifée d'après la dt*cln-
r«ll»U iHi^tti»» s\w'i\ MVMit obteuuc le 30 décembre 1761. — V. OEuc. de Tmjîot,
11774) CHUTE DE MAUPEOU ET TERRAI. 3t\
sonnellement, un Iiomme de peu de valeur, quant à la capacité et
quant à la moralité; sa parenté avec Maurepas fut son principal
titre. Terrai fut congédié le même jour. Turgot fut transféré de la
marine au contrôle -général : c'est là qu'il était appelé par les
vœux-^des gens éclairés. Le vieux Quesnai eut la joie, avant de
mourir*, de voir cet illustre adepte de son école en possession
des Hnances. Madame de Maurepas, qui gouvernait son mari
comme son mari gouvernait le roi , fit donner la marine au lieu-
tenant-général de police Sarline. Elle eut cette fois la main moins
heureuse que lorsqu'elle s'était laissé guider par le condisciple de
Turgot, par l'abbé de Véri : Sartine, habile chef de police, auteur
de diverses améliorations matérielles dans Paris ^, mais compro-
mis, par ses honteuses complaisances, dans les infamies de
Louis XV, n'apportait dans le gouvernement qu'un esprit d'arbi-
traire et de corruption, et n'avait d'ailleurs aucune aptitude
au noble ministère qu'on lui confiait. On n'en fit que trop l'expé-
rience.
Maupeou et Terrai , on doit le reconnaître, tombèrent dans des
attitudes bien différentes. Maupeou, qui s'était introduit au pou-
voir en rampant, avait commencé de relever la tôte dès qu'il
s'était cru affermi : il supporta la disgrâce avec une fierté inat-
tendue : « J'avais fait gagner un grand procès au roi, dit-il; il
oveut remettre en question ce qui était décidé; il en est le
a maître. » Il refusa la démission de sa charge inamovible de
chancelier et ne fit jamais aucune démarche pour reparaître à la
cour'. Terrai n'eut pas cette tenue altière dans sa chute. Le roi
l'obligea de restituer 450,000 fr. de pot-de-vin , qu'il s'était fait
donner sur le bail des fermes, récemment renouvelé, conformé-
ment à un abus déjà ancien et qui cessa avec l'avènement de Tur-
got. On contraignit en outre Terrai de rembourser une somme à
peu près égale pour des travaux qu'il avait fait faire au compte
1. 11 moarut le 16 décembre 1774.
2. Il avait introduit les réverbères en 1766, à la place des vieilles lanternes de La
Reinie, par voie de cotisation volontaire entre les propriétaires. La Halle au blé et
rÊcole g^tnite de dessin datent de son administration , mais aussi les maisons de jeu
oAciellement reconnues et taxées.
3. Il ne mourut qu'en 1792, à soixante-dix-huit ans.
XVI. 21
3tl TLRGOT. (17741
de Fêtât, près de son diàteau de La Motte*. Terrai ne s'en fût pas
tiré à ce prix si l*on eût consulté le peuple.
La chute des deux ministres fut, en effet, célébrée à Paris et
ailleurs par des démonstrations dont la violence rappelait et présa-
geait des tempts bien diff^fents de la douceur des mœurs régnantes.
Maupeou et Terrai furent pendus en effigie sur la montagne
Sainte- Genenèfe, et Terrai, en personne, faillit être jeté à l'eau
en passant la Seine an bac de Chobi. Les écoliers, au Cours-Ia-
R.*iiie, ârent tirer et démembrer par quatre ânes un mannequin
en sûnarre de cfaazice&er. INendant plusieurs soirées, les clercs de
b b^cdie, méiês au peuple de la Cité, Tinrent chanter, crier et
bncer ies fttsèes Jusque socs ks fenêtres du premier président du
porienneat Xanpeoo. Les ardiers préposés à la garde du Palais
ayant txaté ie sy opposer, on tomba sur eux, on les mit en fuite,
et an Qsmçt fut assommé sur la place'.
L"!wmme iTêtat qoi nxilait épargner à la France l'ère des ven-
!£eiiace<u{uie ûiisaient pressentir les ressentiments populaires avait
cmfcnenof son laborieux ministère.
Le :!4 joûl, te jour même où il avait été appelé à remplacer
Terni* Turjot, au sortir d*une entrevue avec le roi, résuma par
ëcrit tes propositions qu'il avait développées devant Louis XVI ,
afin de tes fixer dans la mémoire du jeune monarque. — Point de
femiqueroules ; point d'augmentation d'impôts; point d'emprunts.
K se âiut^ en temps de paix, emprunter que pour liquider les
«{ectes JUDcteniies, ou pour rembourser d'autres emprunts faits à
ittt Jenier plues onéreux. — Réduire à tout prix la dépense d'une
^tu^taitxe de millions au-dessous de la recette. — Obliger les chefs
vK's autres départements à se concerter avec le ministre des
lUMUK^ pour tes dépenses de leurs ministères, et à discuter avec
% a
lui ces dépenses devant le roi. — Plus de grâces directes ni indi-
iwt^^s $ur les iuipi>ts; plus d'intérêts gratuits dans les fermes, plus
de crvHiiK^Sx de brevets gratuits. — L'économie est la préface né-
i. Il V A\tAi% U, ;iiu UMr>i «i» kft Sràie» <ie farauds magmiiw loués à la compagnie
*• INk^»^ ^t**,, I. CIXXMU p- S». — ifêm. sur raiminitL de Vabbé Terrai,
^« )KH^. — tH\^ft. I. l**, |k, |;jt^ ^*^ j^i ^ t«mp6 ( Journal kUtoriqme) ne craignit pas
• 0^ |»\Hi»AUWr »Hr W iMMM ^ c« Mallwttfvvx» qoi s*appeUit BouteiUe. - On a cassé la
^^^Mft. - K\\>k iMMiUU ^li^jjk t«» |ilai«aiit«m« sur la Lanterne.
(1774J PLANS DE TUKGOT. 3Î3
cessaire des réformes qui, sans diminuer beaucoup les revenus
publics, doivent soulager le peuple, parramèlioratim de la culture,
par la suppression des alms dans la perception, par une répartition
plus équitable des impôts. Il faut commencer par s'affranchir de la
domination des financiers.
a Je ne demande point à Votre Majesté d*adopter mes principes
sans les avoir examinés... mais, quand elle en aura reconnu la
justice et la nécessité, je la supplie d'en maintenir Texécution avec
fermeté, sans se laisser effrayer par des clameurs qu*il est impos-
sible d'éviter. — Je serai seul à combattre contre les abus de tout
genre, contre la foule des préjugés qui s'opposent à toute réforme
et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens inté-
ressés à éterniser le désordre. J'aurai à lutter contre la bonté na-
turelle, contre la générosité de Votre Majesté et des personnes qui
lui sont les plus chères. Je serai craint, bal même de la plus
grande partie de la cour. On m'imputera tous les refus ; on me
peindra comme un homme dur, parce que j'aurai représenté à
Votre Majesté qu'elle ne doit pas enrichir même ceux qu'elle aime
aux dépens de la subsistance de son peuple. Ce peuple auquel je
me serai sacriilé est si aisé à tromper, que peut-être j'encourrai
sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre.
Je serai calomnié, et peut-être avec assez de vraisemblance pour
m'ôter la confiance de Votre Majesté... »
Il termine en rappelant que le roi a pressé affectueusement ses
mains dans les siennes, comme pour accepter son dévouement.
— « Votre Majesté se souviendra que c'est sur la foi de ses pro-
messes que je me charge d'un fardeau peut-être au-dessus de mes
forces ; que c'est à elle personnellement, à l'homme honnête, à
l'homme juste et bon, plutôt qu'au roi, que je m'abandonne... * >
Louis, touché et subjugué à la fois par l'accent de la vertu et
par l'autorité d'un grand caractère, renouvela l'engagement de
soutenir son ministre, et Turgot entra d'un pas assuré dans la
carrière dont il avait si bien mesuré de l'œil tous les périls. Il
n'avait exposé au roi, pour employer ses propres termes, que la
préface de l'œuvre qu'il méditait : il se réservait d'ouvrir sa pensée
1, OEuvrêi de Turgot, t. II, p. 165.
324 TURGOT. ' [mk]
entière à Louis, après qu'une première série de réformes impor-
tantes aurait déblayé le terrain pour la construction de l'édifice
nouveau. L'analyse donnée plus haut de ses théories et de celles
de ses amis les économistes' a déjà montré ce qu'il pensait sur
les questions de l'impôt et du travail ; c'était, au moins comme but
final, l'impôt unique et direct, et la liberté illimitée du commerce
et de l'industrie. Quant aux institutions administratives, politiques
et sociales, moyen nécessaire non-seulement d'établir ou de
maintenir les réformes économiques , mais d'atteindre un but
plus élevé encore, le développement du patriotisme, de la moralité,
et de l'intelligence populaires, nous possédons un plan écrit
d'après ses idées et sous ses yeux par un de ses amis intimes (par
Dupont de Nemours, selon toute apparence). Il est intitulé : Mé-
moire au roi sur les municipalités. Ce titre modeste enveloppe toute
une Constitution du Royaume.
L'esprit du xvni*^ siècle est tout entier dans le début de ce mémoire.
Turgot, ou l'interprète de Turgot, oppose nettement la raison à la
tradition, le droit aux faits. Il ne s'agit pas de savoir ce qui est ou ce
qui a été, mais ce qui doit être. Ce n'est pas à la science à décider,
mais à la conscience. « Les droits des hommes réunis en société ne
sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. » Il faut
laisser de côté la diversité des formes actuelles pour établir une
organisation uniforme, basée sur les droits et les intérêts de tous.
Turgot expose, avec une grande lumière, les causes qui font qu'il
n'y a point d'esprit public en France. « Le mal vient de ce que la
nation n'a point de constitution. > C'est un peuple dont les membres
n'ont entre eux que très-peu de liens sociaux. Presque personne
ne connaît ses devoirs ni ses rapports légaux avec les autres
membres de l'état. On attend les ordres spéciaux du prince en
toute occasion, et le prince est obligé de statuer sur toutes choses,
sur celles mômes qu'il lui est impossible de connaître, et à lui, et
à ses ministres, et aux délégués de ses ministres ! Les individus,
n'ayant ni garanties ni fonctions déterminées dans l'état et n'étant
point habitués à s'en considérer comme les membres actifs, se
considèrent au contraire comme en guerre avec l'état, et chacun
1. V. ci-dessus, p. 199.
11774J PLANS DE TUIIGOT. . 3î5
cherche à se dérober à sa part de Timpôt'. Le gouvernement a
étouffé systématiquement Tesprit public dans son germe en inter-
disant aux communes rurales de se cotiser pour les travaux pu-
blics qui pourraient les intéresser.
Il s*agit de trouver des formes, des institutions, d*après les-
quelles la plupart des choses qui doivent être faites se fassent
d'elles-mêmes (c'est-à-dire par les citoyens), sans que le roi ait
besoin d'y concourir autrement que par la protection générale
qu'il doit à ses sujets.
C'est de ces institutions que l'auteur ex pose le plan, institutions
calculées pour attacher les individus à leurs familles, les familles
à leur village ou à leur ville, les villes et villages à Yarrondis-
sèment, les arrondissements aux provinces, les provinces à l'état.
l^" La base de tout l'édiâce est un conseil de l'instruction natio-
nale. Il y a des méthodes et des établissements pour former des
géomètres, des physiciens, des peintres; il n'y en a pas pour
former des citoyens. Le conseil fera composer des livres clas-
siques où l'étude des devoirs de citoyen sera le fondement de
toutes les autres. L'instruction religieuse (donnée par le clergé)
ne suffit pas pour la morale à observer entre les citoyens. Chaque
l)aroisse aura son maître d'école chargé d'enseigner cette morale,
et le même esprit sera introduit dans les établissements de tout
degré (ainsi, c'est de l'éducation surtout qu'il s'agit : l'instruction
n'est que le moyen; l'éducation est le but). En dix ans la nation
ne sera pas reconnaissable.
2** Il n'est pas nécessaire d'attendre ce résultat pour passer à la
seconde partie du projet; c'est-à-dire pour commencer à trans-
former en vraies municipalités les villages actuels, simples assem-
blages de cabanes et d'habitants, aussi passifs que leurs pauvres
demem*es. Les objets de l'administration municipale des villages
doivent être : !• la répartition des impôts; 2® les ouvrages publics
et les chemins vicinaux; 3® la police des pauvres et leur soulage-
1. De là cette fatale habitude de tromper le fisc sans scrnpale, qid existe encore et
qui rend si difficile rétablissement de IMmpôt sur le revena mobilier, si juste pour-
tant ! — L'habitude de tout attendre de TÊtat a également survécu à nos soixante-
dix ans de Révolution, tant les maux dénoncés par Tnrgot avaient de profondes
racines !
326 . TUKGOT. 11774)
ment; 4® les relations de la communauté avec les villages voisins
et avec Tarrondissement quant aux travaux publics, et la trans-
mission des vœux de la communauté sur cet article à Fautoiité
compétente. Le cadastre et la répartition équitable de Timpôt se
feront ainsi d'eux-mêmes. Les travaux communaux serviront à
employer les pauvres dans la morte saison.
Le système du vote dérive du principe pbysiocratique que li
terre seule est productive. Les possesseurs du sol seront seuls
appelés, di'après ce principe, à régler les intérêts économiques de
la société. Ils voteront à proportion de leurs propriétés : c'est la
terre qui sera ainsi représentée, et non Thomme, et Félectorat
de Turgot n*est, sur ce point, que la transformation et non Tabo-
lition du principe féodal ' . II ne faut pas oublier toutefois que,
selon Turgot, les droits ne doivent être que là où sont les charges,
et que les propriétaires doivent seuls payer et doivent tous payer.
Il laisse entrevoir ici ce but final au roi et lui montre, au ]t)out de
la carrière, l'abolition des impôts spéciaux pesant sur les seuls
roturiers et des impôts de consommation, qu'on remplacera par
un impôt direct. Alors il n'y aura plus qu'une seule espèce de
votants, de même qu'une seule espèce de contribuables. Quant à
présent, les privilégiés, quand il s'agira de répartir la taille, vote-
ront avec les taillables dans la proportion de leurs propriétés
affermées et soumises à la taille d'exploitation^, déduction faite
des propriétés qu'ils exploitent par eux-mêmes et qui sont
exemptes. Les nobles voteront avec les roturiers pour la réparti-
tion des vingtièmes; les ecclésiastiques voteront avec les nobles et
les roturiers pour les travaux publics, le soulagement des pauvres
et la répartition des impôts que le roi pourra établir à la place
des indirects, c'est-à-dire que votera quiconque paie un impôt
1. Si éloigné qa*on soit des physiocrates sur ce point, il est permis d'admettre
nne différence entre l'électorat national et Télectorat municipal. En admettant que,
dant nne iiociété normalement constituée et pleinement développée, tout citoyen
Intervienne dans les intérêts généraux de Tétat , il n'est pas aussi évident que tout
citoyen qui se trouve momentanément dans une commune, sans y avoir dMntérét
constitué , et qui Vaura peut • être quittée demain , doive intervenir dans lea affliires
de cette commune. On peut admettre ici des conditions de tempe et d'établissement,
sinon de propriété.
2. Il entend mettre la taille d'exploitation à la charge des propriétaires, 4 l'expi-
ration des baux existants.
117741 PLANS m: TURGOr. 3«7
direct et à proportion de ce qu*il paie *« On pourra simplifier plus
tard ces complications (en arrivant à Timpôt unique).
Les assemblées de villages nommeront un maire ou président
et un greffier.
3^ Un établissement analogue, dans les villes, doit remplacer les
municipalités actuelles, petites républiques à l'esprit de localité
égoïste, sans liens les unes avec les autres ni avec l'état, tyran-
niques pour les campagnes qui les environnent et pour leurs pro*
près travailleurs industriels et commerçants. Dans les villes, les
propriétaires de maisons seuls voteront, à raison de la valeur de
leurs terrains. Les villes, ayant des intérêts plus compliqués que
les villages, éliront des officiers municipaux chargés de l'admi-
nistration et responsables devant les électeurs; dans les grandes
villes, il y aura un magistrat de police nommé par le roi. Elles
seront subdivisées en assemblées de quartiers. Les octrois des
villes seront abolis; les dettes contractées par les villes pour le
compte du roi seront payées par le roi ; celles contractées dans
rintérét des villes seront payées par les propriétaires par annuités.
Des secours à domicile remplaceront les secours donnés dans les
hôpitaux. Les greniers d'abondance seront supprimés, et l'appro^
visionnement des villes abandonné au libre conunerce.
4^ Les municipalités des villes et des villages ressortiront, pour'
les intérêts et les travaux communs à une certaine étendue de
territoire, à des municipalités d'arrondissement, composées de
députés de toutes les villes et villages. Ces municipalités de second
degré voteront en outre des secours aux paroisses frappées par
les fléaux de la nature et décideront de certains débats inté-
rieurs qui auront pu survenir dans les assemblées de premier
degré.
b^ Les municipalités d*arrondissement ressortiront à leur tour
à des municipalités provinciales, composées de députés nommés
par les assemblées d'arrondissement : ces assemblées de troisième
degré seront chargées des intérêts provinciaux et secourront les
maux qui dépasseraient les facultés des arrofidissements.
6^ Au-dessus des municipalités provinciales s'élèvera enfin la
1. Les manoavrien de campagne feront déchargés de la taille.
328 TURGCTT. 11774)
grande municipalité ou municipalité générale du royaume, for-
mée des députés élus par les assemblées des provinces, et dernier
terme de toute la hiérarchie. Les ministres y auront séance et
voix. Le roi, à l'ouverture de la session, déclarera, en personne
ou par son ministre des finances, les sommes dont il aura besoin
pour les dépenses de l'état et les travaux publics qu'il aura jugé à
propos d'ordonner, et laissera l'assemblée libre d'y ajouter tels
autres travaux qu'elle voudra et d'accorder aux provinces souf-
frantes tels secours qu'elle jugera nécessaires. L'assemblée émet-
tra des vœux sur toutes les matières que bon lui semblera.
Les députés aux municipalités proTinciales et nationale seront
indemnisés.
Ici se trouve une théorie de l'assistance à tous les degrés, depuis
l'individu jusqu'à la province.
Chacun doit, dans la mesure du possible, pourvoira ses propres
besoins par ses propres forces. L'individu qui peut travailler et
peut trouver du travail n'a rien à demander à personne. — S'il
tombe dans un besoin qui excède réellement ses facultés, c'est à
ses plus proches, à ses parents, à ses amis, 'qu'il doit s'adresser
avant de recourir à toute autre assistance; et ses parents, ses amis,
ne doivent être autorisés à invoquer le public qu'après rfvoir fait
eux-mêmes ce qu'ils peuvent en sa faveur. Celte marche doit être
suivie depuis le simple particulier jusqu'aux provinces demandant
les bienfaits de l'état (c'est-à-dire que la municipalité, frappée
d'une grôle, d'une épizootie, etc., demandera d'abord l'assistance
des municipalités avec lesquelles elle est en relations habituelles,
puis celles-ci la recommanderont à l'arrondissement, et ainsi de
suite).
On commencerait par constituer Ie$ municipalités rurales ;
un mois après , les urbaines ; trois ou quatre mois après , on
lancerait un grand édit sur la hiérarchie complète des muni-
cipalités.
Turgot avait d'abord espéré qu'un an de ministère lui suffirait
pour préparer la réalisation de son projet; puis il l'ajourna, d'une
année encore, à l'automne de 1776, pour avoir le tem|)s de pré-
parer le terrain par des lois favorables aux classes laborieuses, et
de revoir, de récrire le travail préparé par son ami, en le com-
[1774] PLANS DE TURGOT. 3i9
plétant par des projets de lois assurant pleinement la liberté
individuelle et la liberté de Findustrie et du commerce , avant de
le soumettre au roi. Ces lois devaient être la part des classes
étrangères à la propriété foncière et aux droits qu'on destinait
aux propriétaires.
Il n'est pas besoin d'insister sur la grandeur de ce plan. Quant
à la combinaison singulière qui conduit un philosophe spiritua-
liste à proposer un système électoral matérialiste, quant au point
qui choque le plus les notions de droit civique établies par Rous-
seau , il importe d'observer que Turgot n'est séparé de la dédao-
cratie que par une erreur économique : s'il eût admis, comme
tout le monde le fait aujourd'hui , la productivité de tout travail
utile, il fût arrivé à reconnaître, au moins virtuellement, le droit
politique chez tout citoyen; car l'école économique reconnaissait
le principe de propriété dans les bras du travailleur aussi bien
que dans la terre du possesseur, et ne faisait de difTérence que
dans la productivité.
Au reste , même sur ce point , il ne faut pas oublier que substi-
Huer au despotisme des intendants et des fermiers généraux et
aux privilèges pécuniaires de la noblesse, du clergé, de tous les
exempts, l'administration des intérêts économiques du pays par
la classe entière des propriétaires fonciers, était un progrès
immense. Seulement il est à croire que les propriétaires fonciers
eussent bientôt jugé que ce privilège politique était trop chèrement
acheté par l'obligation de porter le fardeau entier de l'impôt.
Ce qu'il y a d'erroné ou de contestable dans les plans de
Turgot lui vient des autres, de l'école à laquelle il s'est agrégé;
ce qu'il y a de beau, de vrai, de profond, lui appartient exclu-
sivement, à l'exception de cette grande idée de l'instruction
publique donnée comme base à la société, idée dont il par-
tage la gloire avec toute l'école physiocratique , ou plutôt avec
tout le xvin« siècle. C'est bien lui qui a conçu la nation animée
d'un mouvement régulier dans toutes ses parties; la vie publique
éveillée à tous les degrés de l'échelle territoriale ; et cette belle
théorie de l'assistance qui conserve dans le pauvre la dignité de
l'homme et du citoyen, en assimilant la pauvreté individuelle
à la pauvreté collective, en appliquant le même principe aux
330 TUUGOT. [1774)
secours accordés aux particuliers qu'aux secours accordés à une
communauté quelconque : c'est bien la vraie solidarité, la vraie
fraternité sociale, conçue par le grand apôtre de l'individualité,
c'est que chez lui individualisme ne veut dire que liberté , et non
point égoïsme. A lui l'honneur . d'avoir cherché à combiner le
fédéralisme avec l'unité , l'unité sans la concentration bureaucra-
tique qui étouffait et qui étouffe encore la France. Quels progrès
depuis les plans de d'Argenson, qui ne voyait que la royauté et
la commune, rien entre deux * ! Ici les communes sont à la fois
indépendantes dans leurs intérêts particuliers et solidement reliées
à l'état d'échelon en échelon pour les intérêts communs. Le roi ,
le pouvoir central, garde le dernier mot pour les choses de l'état;
mais les assemblées de divers degrés sont souveraines pour les
affairés de commune, d'arrondissement et de province, et peuvent
proposer pour les affaires d'état, le roi se réservant d'accomph'r
les réformes qu'il jugera nécessaires, lors môme qu'elles ne
seraient pas proposées par l'assemblée.
Turgot pensait-il que la faculté de proposer se serait transfor-
mée avec le temps en pouvoir de délibérer, et que la grande'
municipalité, partageant le pouvoir législatif avec le roi, serait
devenue une assemblée nationale unitaire, substituée k la vieille
forme des Trois États? avait-il pour but final quelque chose qui
ressemblât à la tentative de 91 î — Nous ne le croyons pas :
Turgot n'admet pas les gouvernements mixtes. Il n'est nulle-
ment enchaîné en théorie au pouvoir héréditaire d'un seul,
comme ses amis les physiocrates ; mais il veut l'unité du pouvoir
central , monarchique ou républicain ; un roi ou une assemblée ,
point un roi ou un pouvoir exécutif élu, d'une part, et une ou
deux assemblées, de l'autre. Il ne veut point, au sommet de l'état,
cette distinction des pouvoirs recommandée par Montesquieu et
par Rousseau. Trop confiant dans la raison humaine, il ne voit
pas, comme nous l'avons déjà dit, à quel point il est difficile,
ou plutôt impossible , de concilier cette formidable confusion du
législatif et de l'exécutif avec la liberté qu'il aime par-dessus tout.
S'il avait à constituer un état à priori, il ne serait donc nulle-
1. V. notre t. XV, p. 356.
(1774J OPÉRATIONS DE TURGOT. 331
ment éloigné d'une république unitaire; mais, en fait, il est le
ministre d*un roi , et c*est ce qu'on ne doit point oublier. S*il ne
veut point d'une assemblée partageant le pouvoir législatif, à plus
forte raison ne peut-il accepter l'idée de rappeler les Étals-Géné-
raux. S'ils reviennent tels qu'ils ont été, c'est un retour en
arrière ; c'est une consécration nouvelle de l'existence des ordres
privilégiés, de l'ordre social du moyen âge : s'ils deviennent autre
chose, c'est une révolution. Il ne veut ni l'un ni l'autre. Il veut
l'abolition des privilèges et l'établissement de l'unité sociale pai
voie de réforme. Il veut la réforme par la royauté , et ne |)eul
vouloir autre chose. C'est là la signification de son nom dans
l'histoire*.
Du moment où il a été appelé au contrôle-général, Turgot ne
perd pas un jour, pas une heure, pour rapprocher le jour tant
désiré où il pourra dévoiler toute sa pensée à Louis XVI. Il a
commencé par se rendre compte de l'état des recettes et dépen-
ses; il a trouvé le revenu brut, pour 1775, à 377 millions ; le
revenu net, charges déduites, à 213 millions et demi; la dépense
du trésor royal, à 235 ; le déficit, à 21 et demi : il n'hésite pas à le
porter à 36 et demi, en ajoutant à la dépense 15 millions poui
diminuer l'améré et la dette exigible, qui, depuis la banqueroute
de Terrai, est déjà remontée à 235 millions* : en môme temps,
il supprime la place de banquier du roi , brûlant ses vaisseaux
vis-à-vis des traitants : il pose en principe que, sauf empêchement
absolu, toutes les dépenses doivent se faire au comptant, e1
économise par là 6 millions de commissions par an à l'état.
Louis XVI le seconde en faisant porter de sa cassette une somme
au trésor pour payer une année d'arrérages des pensions de la
guerre, de la marine et de la maison du roi. Louis semblait cher-
cher à purifier cette cassette tant de fois remplie, sous son aïeul ,
des deniers arrachés à la faim du peuple.
1. y. Mémoire au roi, ap. OEw, do Turgot, t. II, p. 603. — M. J. Roynaad a ré*
snmé, avec beaucoup de force et de clarté, les idées et les travaux philosophiques et
politiques de Tui^ot, dans l*art. Tubqot do VEncyclopédii nouvelte. Y. aussi VÉloge
de Turgot f par M. H. Baudrillart, étude consciencieuse, écrite au point de vue de
l*école économique actuelle et couronnée par rAcadémie française.
2. rompre* rendtu de» finances^ de 1758 à 1787^ p. 126 et suiv.— Mercure historique^
t. CLXXVII, p. 407 (octobre 1774 ).
332 TURGOT. [1774]
Le 13 septembre 1774, un arrêt du conseil rétablit la pleine
liberté du commerce des grains à l'intérieur, révoque les règle-
ments restrictifs' renouvelés par Terrai le 23 décembre 1770,
supprime tout achat et emmagasinement au compte de l'état et
des municipalités, coupant court ainsi aux opérations de la société
du Pacte de Famine, et encourage l'importation des grains étran-
gers. L'exposé des motifs , adressé à la raison publique par Tur-
got , est un éloquent manifeste en faveur de la liberté commer-
ciale. Parmi les motifs allégués contre l'intervention de l'état
dans le commerce des grains, l'on remarque l'aveu très- net de la
possibilité qu'ont les agents du gouvernement de se livrer, à son
insu , à d^ manœuvres coupables. Turgot avait bien fini par être
obligé de croire aux monopoles. L'arrêt du conseil du 13 sep-
tembre 1774, tout en signalant le retour du mouvement écono-
mique arrêté en 1770, ne dépasse nullement les limites de la
prudence; on ne rétablit que la déclaration de 1763 , et non celle
de 1764; le roi ajourne la liberté de la vente hors du royaume
jusqu'à ce que les circonstances soient devenues plus favorables.
Quelques semaines après (2 novembre) i des lettres patentes
annoncent que le roi se réserve de statuer sur les règlements par-
ticuliers à la ville de Paris. La récolte ayant encore été peu satis-
faisante, on a senti le danger, conune effet moral, de fermer
immédiatement les greniers d'abondance à Paris.
Une lettre ministérielle du 14 septembre avait prévenu les
fermiers -généraux qu'il ne serait plus dorénavant accordé de
croupes ou parts de faveurs dans les bénéfices des fermes à des
personnes étrangères et inutiles à la régie. Désormais les places
de fermier- général ne seraient plus données qu'à des personnes
qui auraient occupé d'une manière satisfaisante, pendant plu-
sieurs années, des emplois supérieurs dans la ferme. Les fer-
miers furent aussi prévenus que, dans les contestations relatives
aux impôts , les cas douteux seraient désormais jugés en faveur
des contribuables, contrairement à la monstrueuse jurisprudence
que la ferme avait fait passer en usage. Le 15 septembre, un arrêt
1. Ces règlements obligeaient les négociants en grains de faire inscrire à la police
leur» nod», leurs demeures, le lieu de leurs magasins, les actes relatifs à leurs entre-
prises, et défendaient de veudre les grains hors des marchés.
11774] MESURES DE TURGOT. 333
du conseil abolit les 8 sous pour livre ajoutés par Terrai, en 1771 ,
à tous les droits de péage royaux ou seigneuriaux, et qui étaient
une source d'intolérables vexations. Un autre arrêt, du 25 sep-
tembre , annule le bail de la ferme des domaines^ aliénés pour
trente ans par Terrai à quelques-unes de ses créatures, à des
conditions désastreuses pour l'état et qui constituaient un véri-
table dol. Une régie remplace la ferme. Le bail de la régie des
hypothèques a le même sort ' .
Une grande question politique , soulevée par le fait même de
l'avènement de Louis XVI, devenait cependant de jour en jour
plus pressante : c'était la question de la magistrature. Â peine
Turgot fut-il entré en action au contrôle- général, que le roi se
trouva en demeure de prononcer entre les anciens parlements
et les parlements Maupeou. La solution devait nécessairement
précéder la rentrée des tribunaux après les vacances judiciaires.
Le roi hésita longtemps : hésitation excusable , il faut l'avouer ;
la solution était pleine d'embarras et de périls. Turgot^ lui, n'hé-
sitait pas. Dès sa jeunesse, il^ avait pris parti contre les parle-
ments, et, convaincu que les tribunaux manquaient à leurs de-
voirs en suspendant le cours de la justice, il n'avait pas craint de
braver l'opinion en siégeant comme maître des requêtes dans la
chambre rayale de 1753, pendant l'exil du parlement de Paris.
Il avait toujours regardé comme un mal, comme un principe
d'anarchie, l'immixtion des tribunaux dans la politique et dans la
législation : il se refusait absolument à y voir une garantie régu-
lière contre l'arbitraire et la fiscalité, et c'était ailleurs, nous
l'avons vu, qu'il entendait chercher ces garanties; il projetait de
transporter l'enregistrement des lois et le droit de remontrances
dans la grande municipalité du royaume, et de réduire les cours
supérieures aux seules fonctions judiciaires. Il n'était pas seule-
ment opposé en théorie aux prétentions parlementaires : il con-
naissait en fait l'esprit stationnaire de l'ancienne magistrature ; il
savait que leur intérêt de propriétaires avait pu seul rendre une
partie des magistrats favorables à la liberté du commerce des
blés, mais qu'à tout autre égard ils s'opposeraient au bien comme
1. E. Daire, No'ice hitt. nir Turgot^ ap. OEuv. de Turgot, t. !•', p. Q9. — Anciennes
L)is françciéts, t. XXJII, passim. — Mercure hist,, t. CLXXVU, 402, 595.
334 TU ROOT. 11774)
ils s'étaient opposés au mal, aux réformes comme aux exactions;
que toute innovation les aurait pour adversaires. II s*opposa donc
avec énergie au rétablissement des anciens parlements, et, par la
plus bizarre des combinaisons , Turgot, Voltaire, les économistes
et les plus politiques des philosophes, se trouvèrent coalisés invo-
lontairement sur ce terrain avec le parti du clergé et les vieux
courtisans du despotisme , avec les tantes et l'aîné des frères du
roi, avec les débris de la cabale d'Aiguillon et Du Barri. Il n'est
pas besoin de dire à quel point différaient les motifs et le but de
ces alliés d'un jour.
Le ministre des affaires étrangères, Vergennes, partisan de la
monarchie absolue, puis l'aîné des frères de Louis XVI, Monsieur,
présefitèrent successivement au roi plusieurs mémoires, où ils le
conjuraient de ne pas désavouer la victoire de son aïeul et de ne
pas remettre la couronne en tutelle. La reine, le jeune comte
d'Artois, qu'elle gouvernait alors, les princes, et tout le parti de
Choiseul, à la cour, pesaient en sens contraire. Ils n'eussent pas
réussi à faire pencher la balance; piais le courant de l'opinion
poussait du même côté. Il y avait une distinction délicate à éta-
blir entre Maupeou et l'œuvre de Maupeou, entre la cause et
l'effet; le public ne fait guère de ces distinctions; il n'a jamais
qu'une idée à la fois et ne démêle pas les actes d'avec les agents.
L'idée qui le dominait en ce moment, c'était la réaction contre
le despotisme : les parlements avaient combattu le despotisme ;
donc il fallait rappeler les parlements; on oubliait et Calas, et
La Barre, et la vénalité des charges, et les épices, et tant d'au-
tres griefs si bien fondés ! Il faut convenir que la difficulté était
très -grande à conserver le personnel déconsidéré de la nouvelle
magistrature, et, si on ne le conservait pas, comment le rempla-
cer, les hommes capables et honnêtes, dans la robe, étant pour
la plupart engagés par le point d'honneur avec les anciens par-
lements?
Ces difficultés pratiques, que l'on eût pu sans doute surmonter
avec de la volonté et de la persévérance, agirent moins sur le fri-
vole mentor de Louis XVI que le désir d'être applaudi à l'Opéra.
Quand Maurepas fut bien assuré que le vent du jour soufflait du
côté de l'ancienne magistrature , il suivit le vent. Louis XVI,
[17741 PARLEMENTS RÉTABLIS. * 335
contre son instinct, suivit Maurepas. Ce fut la seconde des gi*andes
fautes de son règne.
Louis s'efforça de rassurer Turgot en lui répétant qu'il pouvait
compter sur son ferme appui, et tâcfaà de se persuader à lui-même
que les parlements ne seraient plus à craindre, après les précau-
tions que l'on avait prises pour les contenir. Ce n'était point, en
eSct, le rétablissement pur et simple des anciens tribunaux que
Maurepas lui avait conseillé. Maurepas, d'après un plan suggéré
par le garde des sceaux Miromesnil, avait proposé de rappeler les
anciens titulaires, mais en leur imposant, à peu de cbose près, le
régime de Maupeou. Des lettres patentes rappelèrent donc officiel-
lement d'exil tous les anciens membres du parlement de Paris et
les invitèrent à se trouver au Palais, en robe de cérémonie, le
12 novembre, jour de la rentrée annuelle des vacances. Le roi
vint en gi'and appareil tenir un lit de justice , escorté de tous les
princes et pairs, entre lesquels on remarquait Conti, qui reparais-
sait pour la première fois à la cour. Louis harangua les rt^maniz
en termes assez sévères :
t Le roi, mon très -honoré seigneur et aïeul... forcé par votre
résistance à ses ordres réitérés, a- fait ce que le maintien de son
autorité et l'obligation de rendre la justice à ses sujets exigeaient
de sa sagesse. — Je vous rappelle aujourd'hui aux fonctions que
vous n'auriez jamais dû quitter. Sentez le prix de mes bontés et
ne les oubliez jamais. »
Il terminait en annonçant qu'il voulait ensevelir dans l'oubli
tout le passé, mais qu'il ne souffrirait pas qu'il fût jamais dérogé
à l'ordonnance dont on allait entendre la lecture.
Le garde des sceaux lut ensuite plusieurs édits qui rétablis-
saient les anciens officiers du parlement de Paris ; supprimaient
les nouveaux offices; rétablissaient le grand conseil et le recom-
posaient des membres du parlement Maupeou; supprimaient les
conseils supérieurs, en augmentant les anciennes attributions des
présidiaux, afin de conserver une partie des avantages que la
création des conseils supérieurs avait offerts aux justiciables; ré-
tablissaient les cours des aides de Paris et de Clermont-Ferrand;
rétablissaient la communauté des procureurs, etc. Ces édits étaient
accompagnés de l'ordonnance annoncée par le roi, et qui réglait
336 TURGOT. 11774]
la discipline du parlement. Les deux chambres des requêtes, foyer
le plus ordinaire des orages parlementaires, étaient supprimées.
Les assemblées des chambres ne pourraient être convoquées que
sur la décision de la grand'chambre , et hors le temps du service
ordinaire, qui ne devait jamais être interrompu. Toute interrup-
tion de service, tout envoi de démissions combinées, serait con-
sidéré comme forfaiture, et jugé, à ce titre, par le roi en cour
plènihre, assisté des pairs et de son conseil : le grand conseil, dans
ce cas, remplacerait de plein droit le parlement rebelle. La fa-
culté de remontrances était maintenue; mais, en cas de réponse
négative et d'enregistrement opéré en la présence du roi, rien
ne devait plus suspendre Texécution des volontés royales'.
Vaines précautions! vaines restiûctions! L'esprit de corps est
immuable : toujours il renoue la chaîne de ses traditions; Ton
peut être assuré que le parlement recommencera ses entreprises.
Déjà un sourd murmure a parcouru ses bancs durant la lecture
de Tordonnance disciplinaire; les orateurs officiels, en répondant
au roi, ont maintenu toutes les positions antérieures, et le duc de
Chartres, saisissant avidement une occasion de popularité, a fait
une espèce de protestation lorsque le garde des sceaux a rempli la
formalité de recueillir les opinions. Le 9 décembre, le parlement
convoque les princes et les pairs pour délibérer sur des remon-
trances qui sont votées dans une seconde séance par tous les
assistants, moins les frères du roi, le comte de La Marche et six
pairs , entre autres l'archevêque de Paris. Le duc de La Roche-
foucauld demande les États -Généraux, auxquels, dit-il, la cour
des p^irs n'a pas le droit de suppléer. Â la sortie du Palais les
ducs d'Orléans et de Chartres et le prince de Conti sont salués par
les acclamations populaires; un silence glacé accueille les frères
du roi. L'archevêque de Paris est hué. Néanmoins, sur la réponse
négative du roi, on ne réitère pas les remontrances et l'on se con-
tente de consigner sur les registres du parlement une protestation
contre la forme du lit de justice et contre tout ce qui pourrait
être introduit au préjudice des lois, maximes et usages du
royaume : le prince de Conti lui-même a conseillé d'en rester là
1. Ancimne* Los françaises^ t. XXill, p. 43, 86.
I177i-1775j MESURES PROGRESSIVES. 337
provisoirement; mais on agit sous main auprès de Maurepas et de
Miromesnil, et, neuf mois après le lit de justice, l'ordonnance à
laquelle il ne devait jamais être dérogé est déjà ébréchée par le
rétablissement des deux cbambres des requêtes*.
Toutes les cours provinciales, et le Châtelet de Paris, furent ré-
tablis successivement dans le cours d'une année, à la grande
joie des populations, qui ne voyaient là qu'une victoire de l'esprit
de liberté ^. La restauration du vénérable La Chalotais à la tète du
parquet de Rennes fut surtout un jour de fête et pour la Bretagne
et pour la France entière. L'exil de cet homme si justement popu-
laire avait cessé presque aussitôt après l'avènement de Louis XYL
Si l'esprit de La Chalotais eût bien été celui des parlements^ la
joie publique eût été complètement légitime et Turgot n'eût pas
refusé de s'y associer!
La prévision des obstacles que ce retour des parlements com-
pliquait d'une façon si redoutable ne faisait que redoubler l'éner-
gique activité de Turgot. Plusieurs mesures importantes se suc-
cèdent de la fin de 1774 au printemps de 1775. Le 2 janvier 1775,
exemption des droits d'insinuation, centième denier, franc-fief, etc. »
est accordée à tous les baux de terres jusqu'au terme de vingt-neuf
ans. — Une déclaration du 3 janvier 1775 abolit les contraintes
solidaires pour la taille entre les principaux habitants des pa-
roisses. Cette inique solidarité, renouvelée des lois fiscales de
l'empire romain, rendait, dans les pays de taille personnelle,
quelques laboureurs, un peu plus aisés que les autres, respon-
sables de l'impôt de toute la paroisse, les empêchait de jamais
savoir ce qu'ils auraient à payer au fisc et amenait chaque année
la ruine d'un grand nombre de familles laborieuses; aucune loi
n'avait peut-être nui davantage au progrès de l'agriculture. —
Des dispositions intelligentes sont prises pour combattre une épi-
1. Dro*, Hitt. de Louis XV!, t. !•', p. 155158. — Mercure hist., t. CLXXVU,
p. 633; t. CLXXVUI, p. 113, 226. — Anciennes Lois françaises, t. XXm, p. 119^
134.
2. Le parlement de Rouen ayait été réinstallé en même temps que celai de
Paris. Ceoz de Rennes et de Douai le furent en décembre 1774 ; ceux de Bordeaux
et de Toulouse, en février 1775; celui de Dijon, en mars; celui de Grenoble, eu
avril; de Metz, en septembre; de Pau, en octobre. — Anciennes Lois françaises^
t. XXIII, p. 43.
XVI. 22
1
338 TU ROOT. 11775!
zootie qui désole le Midi : Vicq-d'Azyr, le plus éminent des dis-
ciples de Buffon , est nommé commissaire du gouvernement. -
Divers droits à l'entrée du royaume et à l'entrée de Paris, princi-
palement sur le poisson de mer, sont supprimés, réduits ou
égalisés. — L'Hôtel -Dieu avait le monopole du commerce de la
viande à Paris pendant le carême; la liberté de ce commerce est
accordée aux débitants ordinaires. — Deux chaires sont créées au
Collège de France, l'une pour le droit de la nature et des gens.
l'autre pour la littérature française. Une école de clinique esl
fondée, sous l'inspiration de Vicq-d'Azyr. La Société royale (Aca-
démie) de Médecine est autorisée, malgré l'opposition routinière
de la vieille Faculté. — En mars 1775, Turgot charge d'Alembert,
l'abbé Bossut, le célèbre mathématicien', et un homme destinée
une grande renommée, Condorcet, déjà secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences, d'un ensemble de recherches théoriques
et expérimentales sur le système de canalisation du royaume*:
les trois commissaires, dignes du ministre , n'acceptent qu'à la
condition que leurs fonctions seront gratuites. — Un arrêt du
conseil du 23 avril exempte de tous droits les livres venant de
l'étranger.
L'influence de Turgot se fait sentir jusque dans les matières
les plus étrangères aux finances. L'année d'avant son avènement
au ministère, il avait adressé, comme intendant, un mémoire au
ministre de la guerre, contre les abus du régime de la milice,
régime qui venait d'être modifié depuis la chute de Ghoiseul. La
pensée de Turgot était d'organiser des régiments provinciaux
permanents, dont on ne prendrait jamais les hommes, comme on
1 . Une chaire d'hydro-dynamique fut fondée pour lui en septembre 1775. — En
mars 1776 eut lieu l'ouYerture d*un cours d^anatomie comparéei la plus féconde des
sciences naturelles.
2. Un très-beau travail, prototype de tous ces souterrains artificiels aujourdliui
si multipliés en France, avait été commencé récemment par l'ingénieur Laurent
C'était le canal souterrain de Saint-Quentin, destiné à réunir les bassins de la Somme
et de l'Escaut, et, par conséquent (la Somme étant déjà jointe à l'Oise par le canal
de La Fére), à mettre Paris en communication avec les Pays-Bas. Le canal souter-
rain avait, dans les plans de Laurent, des proportions beaucoup plus rastes que
celles qu'il a reçues définitivement : il devait avoir jusqu'à 7,000 toises. Laurent
avait auparavant canalisé la Somme et rendu cette rivière navigable dans toute la
partie supérieure de son cours. — V. Mem. secrets de Bachaumont, t. VII, p. 281.
(1774-17751 MESURES PROGRESSIVES. 339
le faisait arbitrairement dans la milice, pour les incorporer dans
Tarmée active; de faire des levées annuelles dans toutes les pa-
roisses; de laisser les miliciens chez eux avec demi-solde, en les
rassemblant chaque année un temps suffisant pour les former
aux armes et à la discipline. C*eût été une véritable armée de ré-
serve. Il admettait le remplacement*. Une ordonnance du !•' dé-
cembre 1774, sans suivre tout le plan de Turgot, lui emprunta
ce qu'elle eut de meilleur. Trente régiments provinciaux, formés
par le tirage au sort, entre tous les garçons et veufs sans enfants,
de dix-huit à quarante ans, compteront de 66,000 à 67,000 hommes.
Le service est de six ans. Le remplacement est autorisé. Toutes
les exemptions de tirage sont maintenues pour le& nobles, ecclé-
siastiques, fonctionnaires et employés de tout ordre et de tout
rang, royaux, seigneuriaux , municipaux , hommes de robe et
leurs clercs, médecins et chirurgiens^ agriculteurs, manufactu-
riers et commerçants de certaines catégories; les fils des fonc-
tionnaires supérieurs, et jusqu'aux valets des nobles, des gens
d'église et des autres privilégiés sont exempts I Que cet impudent
privilège soit conservé et sanctionné en présence de Turgot
ministre, cela dit tout sur la force et la profondeur des iniquités
sociales à détruire^.
Ceux qui vivent de ces iniquités, tout ce qui s'attache aux abus
par intérêt ou par vanité, ont compris que l'ennemi est dans la
place. Les grands projets de Turgot transpirent. Il a déjà contre
lui les parlements, qui n'oublient pas son opposition à leur réta-
blissement, le clergé, qui s'indigne de voir la philosophie envahir
les conseils de la couronne, les fermiers-généraux, qui voient
poindre le système des impôts en régie et de l'abolition des aides,
les courtisans intéressés dans les croupes * et autres affaires de
1. CEuMtt de Tnrgot, t. II, p. 115. La prohibition da remplacement a été songent
demandée an nom de Tégalité et du devoir civique. Nous croyons qu'il y a ici confu-
sion. Quand la patrie est en danger et le territoire envahi, tout citoyen doit le ser^»
Tioe personnel ; mais^ tant que subsistera le système des armées permanentes, inter-
dire les transactions de remplacement relatives au service ordinaire de ces armées
aurait d'énormes inconvénients. Le remplacement n'est incompatible qu'avec le prin*
cipe des gardes nationales, de la nation armée.
2. Anciennes Lois française» ^ t. XXIII, p. 87.
3. On a la liste des croupes on parts de bénéfices sur les fermes accordées aux
personnes de la cour par le dernier bail du temps de Louis XV. La danphine (Marie-
340 TURGOT. 11775]
finances qui vont être supprimées, et toute la masse des gens de
cour et des ofTiciers de la maison du roi, qui savent les pensions
de faveur, les sinécures, les gaspillages, menacés à fond. L'ancien
régime tout entier commence à se liguer contre le réformateur, et
Turgot n*a pas même avec lui la philosophie tout entière, à cause
de la brouille des économistes avec une partie des encyclopédistes.
Ceux-ci estiment et honorent le ministre, mais ne Tappuient pas
sans réserve. La question des grains est une occasion de rupture.
La cherté continue, sans arriver jusqu'à la disette; des agitations
sourdes remuent le pays; à ce sujet, une attaque part contre
Turgot, non pas du camp des rétrogrades, mais d'un des prin-
cipaux salons philosophiques de Paris. La brillante sortie de
Galiani contre les physiocrates est renouvelée par un autre ami de
la philosophie, qui partage les opinions religieuses de Rousseau et
de Turgot, mais qui, en économie politique, a déjà pris position
avec éclat comme le défenseur des traditions de Colbert.
Au commencement du printemps de 1775, le banquier Necker ,
l'ancien champion de la Compagnie des Indes*, l'auteur de
YÉloge de Colbert, se présente au contrôle-général, un manuscrit à
la main. C'était un traité sur la Législation des grains, conçu dans
des principes différents de ceux du ministre et fort vanté d'avance
dans Paris. Necker venait offrir à Turgot de s'assurer par ses
propres yeux si le livre pouvait être publié sans inconvénient pour
le gouvernement : Turgot, avec une hauteur un peu dédaigneuse,
répond qu! on ne craint rien; que le livre, quel qu'il soit, peut pa-
raître; que le public jugera. Necker se retire avec une égale fierté,
et le livre est publié^.
La hauteur était de trop ici : c'était le défaut de Turgot, défaut
Antoinette) et Mesdames, filles de Lonis XV, y sont inscrites à cAté des demoiselles
du Plarc-auz-Cerfiil Y. Mim. êur FadminiêtratUm d$ Vabbé Terrai, p. 241.
1. Depuis la chute de la Compagnie des Indes, Necker avait fait de grandes opé-
rations financières avec le gouvernement. On lit, dans une lettre adressée à Necker
par les bureaux sous rabbé Terrai, l'étrange passage qui suit : » Nous vous supplions
m de nous secourir dana la journée ; daignêi venir à notre aide... Nous avons recours
tf à votre amour pour la réputation du trésor royal. » Droz , Histoire de Louis XV F,
t. !•', p. 216. — On voit bien là, comme le dit M. Dros, non-seulement dans quelle
détresse, mais dans quelle êurpituds Tadministration était tombée, au moment même
où elle revendiquait un despotisme plus absolu que celui da Louis XIV.
3. Mim. da Morellet, t. I«r.
11775] TURGOT ET NECKER. 34i
qui procédait d'une conviction intolérante à force d'énergie et de
sincérité; mais c'était pourtant une grande scène et un grand
exemple que ce pouvoir se désarmant lui-même et ouvrant la lic€
à ses adversaires devant la raison publique prise pour juge !
Turgot n'avait point affaire à un méprisable rival! Moins spiri-
tuel , moins ingénieux que Galiani , Necker était plus chaleureux
et plus émouvant : son éloquence sentimentale, quoique effleurant
parfois l'emphase et la recherche, était faite pour produire de
vives impressions. Ce n'était pas d'un penseur vulgaire que de
prendre appui sur ce qu'il y avait eu de plus fort dans le passé ,
sur les souvenirs de Golbert, tout en regardant par-dessus les
réformes annoncées par les économistes pour annoncer les misères
nouvelles qui se mêleraient aux bienfaits de la libre concurrence,
et en réclamant, au nom des prolétaires, des pauvres, des faibles,
contre l'abandon de toute intervention de l'État dans les phéno-
mènes économiques» La passion avec laquelle ce livre a été décrié
et célébré de nos jours encore, suffit pour en attester la portée. A
propos des grains , c'est l'économie politique tout entière qui est
en jeu. Necker s'en prend moins à ce qu'a fait Turgot qu'à ce
qu'il veut faire. La première partie, qui traite de l'exportation,
émet des vues souvent justes. Il soutient, contre l'école de Quesnai,
que la population contribue plus à la force d'un État que les
richesses; que la liberté constante et absolue d'exporter les blés
n'est pas nécessaire au progrès de Fagriculture; que les établisse-
ments d'industrie sont le seul moyen d'élever la consommation
au niveau de la plus grande culture. Il va jusqu'à affirmer que la
liberté constante d'exporter les grains nuit aux manufactures. Il
établit une distinction entre l'intérêt des propriétaires de blé et
les encouragements nécessaires à l'agriculture. Il proclame la
supériorité du commerce des manufactures nationales avec l'étran-
ger sur le commerce des blés. Turgot, emporté par la logique phy-
siocratique, a écrit quelque part * que « le territoire n'appartient
point aux nations , mais aux individus propriétaires des terres. »
Necker pense plus justement que le territoire appartient et aux
nations et aux propriétaires; qu'il y a deux droits à concilier;
1. Leitrt a«i docteur Price^ 1778; ap. OEwt. de Targot, t. II, p. 808.
342 TURGOT. [1775]
que, par conséquent, le droit dii propriétaire de disposer des fruits
de sa terre et de sa terre elle-même n*est point illimité'. Le
devoir de Tétat , suivant lui , est de protéger le faible contre le
fort; or « l'homme fort, dans la société, c'est le propriétaire :
rhomme faible, c'est l'homme sans propriété. • Bientôt, entraîné
à son tour par sa thèse, il évoque des images passionnées; il sou-
lève des problèmes redoutables. Il compare les propriétaires et
les prolétaires à des lions et à des animaux sans défense qui
vivraient en société, t On dirait qu'un petit nombre d'hommes,
après s'être partagé la terre, ont fait des lois d'union et de garantie
contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les
bois pour se défendre contre les bêtes sauvages. Cependant , on
086 le dire, après avoir établi les lois de propriété, de justice et de
liberté, on n'a presque rien fait encore pour la classe la plus nom-
breuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété ?
pourraient-ils dire. — Nous ne possédons rien ! — Vos lois de jus-
tice? — Nous n'avons rien à défendre. — Vos lois de liberté? —
Si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons!... b
n serait facile de montrer à quel point ces lois bien définies
importent à tous; mais Necker lui-même se résume dans un lan-
gage moins oratoire , plus philosophique et plus calme : a II faut
qu'en accordant aux prérogatives de la propriété autant qu'il est
possible, on ne perde jamais de vue les vieux titres de l'hu-
manité. »
Ses conclusions pratiques, relativement à la question des grains,
Bont de ne permettre l'exportation que lorsque le blé sera au-
dessous d'un certain prix qu'on reviserait tous les dix ans ; d'or-
donner qu'il y ait une provision modique dans les mains des
boulangers, du !•' février au 1*' juin de chaque année, c'est-à-dire
durant les mois les plus exposés à la hausse; de laisser le com-
merce intérieur libre tant que le blé n'aura pas atteint un prix
supérieur de moitié à celui où l'exportation aura été défendue;
ce prix dépassé, défendre de vendre hors des marchés, et, dans
les marchés mêmes , défendre d'acheter pour emmagasiner. Ses
l. Pour la disposition de la terre, il est fecile de citer an exemple : Tétat a le
droit d'interdire au propriétaire de vendre sa terre à un étran^r, c'est-à-dire d'alié-
ner une portion du sol national à quelqu'un qui n'est pas citoyen.
[1775] NECKER. 343
objections contre la pleine liberté intérieure n'ont pas la même
valeur que celles contre la libre expoitation absolue, et les expé-
dients qu*il propose sont plus que contestables. Son hostilité
contre les marchands de blé n'est pas fondée : l'intervention des
marchands de blé , dans l'état normal , ne fait pas renchérir la
denrée d'une façon générale , mais nivelle les prix ' .
En somme, Necker, de même que Gallani, a raison de contester
l'absolu économique : on a blâmé des hyperboles dangereuses
dans son livre, et, de son temps même, un des lieutenants de
Turgot, rillustre Condorcet, lui a répondu que ce n'était pas la
liberté du propriétaire, mais le monopole du privilégié, qui oppri-
mait le non-propriétaire ^. Il est certain qu'entre les deux, le plus
grand oppresseur était le monopoleur, ce qui n'établit pas que
Necker eût entièrement tort. L'inégalité des biens était alors beau-
coup plus grande encore qu'aujourd'hui, et la législation que nous
devons au mouvement de 89 n'avait pas encore diminué la force
d'accumulation de la propriété. L'injustice, chez Necker, était
d'imputer à ses adversaires une prétendue négation absolue des
devoirs de l'état* Ils ne niaient pas le devoir social , ces hommes
qui voulaient organiser sur une échelle immense l'instruction
publique : seulement ils savaient que le meilleur, le seul moyen
de délivrer le prolétaire de la misère , c'est de le délivrer du vice
et de l'ignorance, et que la première de toutes les lois écono-
miques, c'est une bonne loi d'enseignement. Turgot et ses amis
ne niaient pas davantage, nous l'avons déjà dit et nous allons le
montrer encore, que l'état dût travailler au soulagement des
pauvres dans les temps difflciles;- mais ils entendaient concilier
cette intervention avec la liberté. Chez Necker, il faut bien le dire,
la protestation en faveur des prolétaires reste à l'état de sentiment :
U n*a aucun plan général de protection pour eux ; car ce n'est pas
avoir un plan que d'évoquer la tradition de Colbert, tradition que
1. y. Necker, de la Législation des grains^ ap. Mélanges éconofniqueSf t. I*'^, collect..
Gnillaumin.
2. Condorcet, Lettre tur le commerce des grains; ap. MélanQes icùnomiques^ t. H,
§. 491 . — H Cest, dit-il, dans les abus du crédit, du privilège et de l'arbitraire, et
Aon dans le droit de propriété, que consiste la force Aineste du riche contre 1»
ayre. C'est ce même droit de propriété qu'il s'agit d'assurer au pauvre. >*
344 TURGOT. [1775)
Golbert même, s*il pouvait revivre, transformerait de fond en
comble.
Chez Turgot, derrière toute idée il y a un acte; chez Necker,
ridée ne sait pas prendre corps. L'un , au pouvoir, est un grand
homme d'état; l'autre n'y sera qu'un habile fmancier, et, quand
il essaiera quelque chose en dehors des combinaisons de crédit,
il ne fera que reprendre quelques lambeaux du plan de son de-
vancier.
Le temps est venu cependant où la pensée doit sortir de la sphère
des généralités : les questions qu'agitent les livres commencent à
descendre sur la place publique; l'ère des discussions paisibles
va se fermer. Au moment où parut le livre de Necker, l'émeute
grondait de toutes parts.
La cherté avait augmenté vers le printemps, comme il arrive
toujours dans les mauvaises années. L'irritation des classes souf-
frantes était en raison même des espérances qu'avait données le
nouveau règne : le peuple appréciait mal les obstacles qu'oppo-
sait la nature aux bonnes intentions du pouvoir. Le 18 avril, des
paysans ameutés envahirent la ville de Dijon, attaquèrent la mai-
son d'un conseiller au parlement Maupeou, bien connu pour ses
relations avec la société du Pacte de Famine, saccagèrent to'it sans
rien piller, et voulurent tuer le gouverneur, M. de La Tour-du-
Pin, qui les avait, dit-on, exaspérés par un mot aussi insensé que
barbare. Comme les paysans lui disaient qu'ils n'avaient pas de
quoi acheter du pain : « Mes amis, > aurait-il répondu, « l'herbe
commence à pousser ; allez la brouter. » L'évôqud de Dijon par-
vint enfin à calmer cette foule exaspérée et à arrêter le désordre*.
A la nouvelle des troubles de Bourgogne, Turgot fit suspendre
les droits d'octroi et de marché sur les grains et farines dans les
villes de Dijon, Beaune, Saint-Jean-de-Lône et Montbard, moyen-
nant indemnité aux propriétaires de ces droits. Ce n'était que le
commencement d'une série de mesures analogues, qui, du 22 avril
au 3 juin, aboutirent à la suppression ou à la très-forte réduction
de tous les droits de ce genre dans toute la France, sauf à Paris,
qui restait soumis provisoirement à un régime particulier. C'était
1. Lettre de D^oo, citée dans la Bêtation à la soite des Mêm. nir l'admini$t. dt
Terrai, p. 256.
(1775] GUERRE DES FARINES. 345
là un des meilleurs moyens de faire baisser les grains. Le 24 avril,
un autre arrêt du conseil accorda des prîmes à l'introduction des
blés étrangers : on voit, dans cet arrêt, que le gouvernement mul-
tipliait les travaux publics dans tous les pays où les besoins étaient
urgents; qu'on avait établi des ateliers de filature, de tricot, etc.,
à Paris, où Ton employait hommes, femmes et enfants. On ne
pouvait donc reprocher l'inaction au pouvoir. Dès avant l'arrêt du
25 avril, Turgot avait fourni des fonds h des négociants pour faire
venir des blés par la voie du Havre*.
Les mouvements, continuaient cependant, et prenaient, dans les
contrées qui environnent Paris et qui en sont les greniers, un
caractère tout à fait différent de l'émeute de Dijon, émeute facile
à expliquer par des causes ordinaires. En Brie, en Soissonnais,
dans la Haute-Normandie, dans le Yexin, des bandes d'hommes à
figures sinistres couraient le pays, ameutant les populations, for-
çant les fermiers à livrer les grains à vil prix, envahissant les
marchés des villes, se portant d'un point sur un autre, le long de
la Seine, comme s'ils suivaient un mot d'ordre et que leur but
principal fût d'empêcher les blés étrangers débarqués au Havre
d'arriver jusqu'à Paris. H parait certain que des granges furent
incendiées et des blés jetés à la rivière par des gens qui criaient
famine! Le 1^' mai, les bandes avaient pillé le marché de Pon-
toise ; le 2, elles entrèrent à Versailles jusque dans la cour du
château ! Le roi parut au balcon, leur parla et ne fut point écouté,
n se troubla et fit proclamer que le pain serait taxé à deux sous la
livre. Les vociférations cessèrent alors, et le tumulte se dissipa,
mais les bandes annoncèrent publiquement qu'elles iraient le len-
demain à Paris.
Turgot accourut de Paris, désolé d'une faiblesse qui menaçait de
rendre impossible tout plan d*administration. H força en quelque
sorte le roi de revenir sur la concession faite à l'émeute et de
l'autoriser à défendre à qui que ce fût d'exiger des boulangers
le pain au-dessous du prix courant; mais Louis persista du moins
1. Ancienne» LoU française», t. XXIII, p. 151, 155. — BeLuion à la suite des Jfem.
•tir Vadminiet. de Terrai ^ p. 257. — Dans le préambule de Tarrét da 24 avril, le
ministère expliquait pourquoi le blé était cher : les malveillants n« manquèrent pas
âe dire qu*il approuvait la cherté.
340 TUnCOT. [1775]
à inlonlirc aux troupes de faire feu. Pendant ce temps, les bandes
enlraiont dans Paris (3 mai); les marchés étaient gardés, mais les
boutiques dos boulangers ne Tétaient pas, et les séditieux les
pillèrent tout à leur aise, en présence d'une foule immense, moins
complice que spectatrice. La police montra plus que de la mol-
lesse ; le lieutenant-général de police Lenoir, comme le ministre
Sartine, à qui il avait succédé, était très-hostile au système de Tur-
got et très-désireux de le voir échouer. L'énergie de Turgot fut
au niveau des cii*constances : il exigea la destitution immédiate du
Ueutonant-général de police; le 4 mai, les boutiques des boulan-
gers (\irent ocaipées militairement ; les mouvements des troupes
tîcartènmt les curieux, et la sédition, réduite à ses forces réelles,
n'osa plus non tenter dans Paris, Le parlement, cependant, s'était
nhmu malgré une lettre du roi qui lui défendait d'intervenir en
cor|>$ d,ius ces troubles, dont le conseil attribuait la connaissance
4 la chambre de la Toumelle; il rendit un amèt qui revendiquait
riiistruotion de TafTaire pour la Grand'Chambre et qui suppliait le
roi do faiiv baisser le prix des grains à un taux proportionné aux
lH^>ins du iH^uple. Un tel arrêt, affiché en regard de l'ordonnance
du roi qui maintenait le prix courant du pain, était sinon une
grande perfidie, tout au moins un grand péril. Si Paris était
calmé , le désordre redoublait dans les campagnes et dans les
petites villes, et plusieurs grandes cités, Lille, Amiens, Auxerre,
avaient été en proie aux mômes troubles que la capitale et le
même jour*. Le bruit de l'imprudente concession accordée parle
roi à Versailles s'était propagé avec la rapidité de l'éclair. On
répandait de faux arrêts du conseil pour confirmer la parole du
roi; la multitude en profitait pour exiger le pain, la farine, le
grain, à vil prix; en môme temps les bandits continuaient à cre-
ver les sacs, à assaillir les bateaux sur les rivières, et des agents
inconnus engageaient secrètement les principaux détenteurs de
grains à cacher et à ne pas vendre, parce que la cherté croîtrait
encore.
Le conseil prit toutes les résolutions que dicta Turgot. La dis-
tiîbution de l'arrôt du parlement fut arrêtée, et la planche rom-
1. Le Midi eut aoMi les émfitttat vers la même époque.
[1775] GUERRE DES FARINES. 3^7
pue chez riraprîmeur. Une petite armée de 25,000 hommes fut
mise sur le pied de guerre et occupa la capitale, l'Ile de France et
surtout le cours des rivières. Elle était commandée par un maré-
chal de France (Biron), sous la direction supérieure du contrôleur-
général, nommé ministre de la guerre en cette partie. Une ordon-
nance royale défendit, sous peine de la vie, de former des attrou-
pements, de forcer les maisons des boulangers ou les dépôts de
grains et farines, de contraindre les détenteurs à livrer les grains
et farines au-dessous du cours, annonça que Tordre était donné
aux troupes de faire feu en cas de violence et que les contreve-
nants seraient jugés prévôlalement, rigoureuses mesures que
Louis XYI ne signa pas sans une espèce d'effroi*. Le 5 mai, le
parlement fut mandé à Versailles pour un lit de justice. Le garde
des sceaux expliqua au parlement les motifs qui engageaient le
roi à charger une juridiction sommaire, une juridiction de guerre,
de la répression des troubles, a Lorsque les premiers troubles
seront totalement calmés, le roi laissera, lorsqu'il le jugera con-
venable, à ses cours et à ses tribunaux ordinaires le soin de recher-
cher les vrais coupables, ceux qui, par des menées sourdes, peuvent
avoir donné lieu aux excès qu'il ne doit penser, dans ce moment-ci,
qu'à réprimer. »
Lorsque le garde des sceaux recueillit les voix pour la forme,
le prince de Conti et un conseiller au parlement osèrent seuls
manifester leur opposition. Le roi congédia l'assemblée, en défen-
dant de faire aucunes remontrances. — « Je compte que vous ne
mettrez point d'obstacle ni de retardement aux mesures que j'ai
prises, afin qu*il n'arrive pas de pareil événement pendant le temps
demonrhgne!.., i
Le parlement sentit les conséquences qu'aurait sa résistance
dans de telles conjonctures et n'osa en courir la responsabilité.
En intervenant mal à propos dans la question de la taxe du pain,
il s'était ôté la possibilité de défendre son terrain légitime, la jus-
tice ordinaire, contre la juridiction exceptionnelle. Il n'était pas
fâché, au fond, de voir rejeter sur d'autres la charge impopulaire
de la répression : il ne protesta que pour sauver les apparences
1. Sa Majesté dit, en sortant, à M. Turgot : «< Au moins n'avons-nous rien à nous
reprocher?... » Relation à la suite des Mém, tur Terrai, p. 264.
348 TUKGOT. 11775]
et se tint tranquille, tandis que le ministère agissait*. Les grands
moyens employés par Turgot réussirent pleinement : nulle part
rémeute ne devint insurrection et n'essaya de tenir sérieusement
contre les troupes; la sécurité des routes et des marchés fut réta-
blie : les agents de l'administration avaient prévenu sous main
les gros fermiers qu'on n'entendait pas les taxer arbitrairement,
mais qu'il fallait tenir les marchés garnis et ne pas exiger des
prix exorbitants. Les arrivages de grains étrangers , d'ailleurs,
commençaient d'arrêter naturellement la hausse ". La nouvelle
de l'emprisonnement de deux des principaux agents du Pacte de
Famine, comme moteurs présumés de la sédition, dut contribuer
aussi à ramener les esprits. On avait arrêté beaucoup de gens de
diverses conditions, entre autres plusieurs curés de campagne,
qui avaient déclamé en chaire contre le contrôleur-général. On
crut nécessaire de faire des exemples. Le 1 1 mai, deux des acteurs
de l'émeute du 3 furent pendus en Grève, par sentence de la com-
mission prévôtale de Paris. C'était un ouvrier gazier et un perru-
quier, qui, sans être innocents, n'étaient pas plus coupables que
bien d*autres , et qu'on ne pouvait considérer comme étant du
nombre de ces r/îeneurs dénoncés par le garde des sceaux. On peut
dire que leur mort fut la première application que le parti du
progrès fit de ces rigueurs salutaires et de ces nécessités du
scUut public , dont on devait faire plus tard un si terrible abus.
C'est peut-être le seul reproche qu'il soit permis d'adresser à
Turgot.
Les exécutions capitales, du moins, n'allèrent pas plus loin. Le
jour même du supplice de ces malheureux, une amnistie, qui
n'exceptait que les chefs et instigateurs, rassura les paysans, qui
s'étaient réfugiés en foule dans les bois, et les garantit contre
toutes poursuites ultérieures, à condition de rentrer paisiblement
dans leurs paroisses et de restituer en nature ou en argent, à la
véritable valeur, les grains et farines pillés ou extorqués au-dessous
1. Le parlement montra même, sur ces entrefaites, un zèle monarchique inat-
tendu : il fit brûler deux brochures contre le pouvoir absolu , où les principes du
Contrat tocial étaient méléA ceux des Bemonlrancei parlementairei (30 juin). Le
parlement prétendit qu'il n'appartenait point aux écrivains de traiter de ces matières.
I>roz,t. !•', p. 171.
2. Le ministère y dépensa 10 millions.
[1775] GUERRE DES FARINES. 349
du cours*. En môme temps, le conseil adressa aux curés, par l'in-
tennédiaire des évoques, une circulaire à lire et à commenter au
prône. C'était à la fois un exposé des causes qui font naturelle-
ment hausser et baisser le prix des grains, et un manifeste contre
les auteurs du complot formé pour affamer Paris et les provinces
voisines. Le ministère affirmait dans cette pièce que la sédition
n'avait point été occasionnée par la rareté réelle des blés ; qu'ils
avaient toujours ^té en quantité suffisante dans les marchés;
qu'elle n'était pas non plus produite par l'excès de la misère;
qu'on avait vu la denrée portée à des prix plus élevés', sans que
le moindre murmure se fût fait entendre. — Sa Majesté n'a ni le
pouvo'ur ni le moyen de baisser à son gré le prix des denrées ; ce
prix est entièrement dépendant de leur rareté ou de leur abon-
dance... La sagesse du gouvernement peut rendre les chertés
moins rigoureuses en facilitant l'importation des blés étrangers,
en procurant la libre circulation des blés nationaux, en mettant,
par la facilité du transport et des ventes, la subsistance plus près
du besoin, en donnant aux malheureux, et en multipliant pour
eux toutes les ressources d'une charité industrieuse ; mais toutes
ces précautions ne peuvent empêcher qu'il y ait des chertés...
suite nécessaire des mauvaises récoltes. — Lorsque le pewple, était-il
dit enfin, connaîtra quels sont les auteurs de la sédition^ il les verra
avec horreur.
Cette phrase, qui semblait annoncer que la foudre allait tomber
sur de grands coupables, n'était pas de Turgot, mais de l'arche-
vêque de Toulouse, Loménie de Brienne, prélat novateur et ambi-
tieux, qu'on avait chargé de revoir la circulaire et qui se donnait
beaucoup de mouvement pour arriver au conseil.
La circulaire fut mal accueillie du clergé, qui trouva mauvais
qu'un philosophe comme Turgot s'ingérât de lui prescrire ses
devoirs. Beaucoup de gens blâmèrent le gouvernement d'avoir
. dénoncé un complot qui ne fut pas prouvé. En eSet, Saurin et
Doumercq, ces deux agents du monopole des blés du roi sous
Louis XY et sous Terrai, qui avaient été#rrétés, parvinrent à se
1. Des indemnités avaient déjà été allouées par le ministre à des propriétaires
pillés.
2. Le blé avait été beaucoup plus cher du tempe de Terrai et dn Paett dt Famint.
350 TURGOT. 11775]
disculper; un président de Tex-conseil supérieur de Rouen (parle-
ment Maupeou ), également emprisonné, fut relâché aussi ; les curés
arrêtés en furent quittes pour quelques mois de prison , et la
fameuse phrase de la circulaire « resta une vaine menace, » dit
l'historien de Louis XVI, « soit que les troubles n'eussent pas de
moteur caché, soit qu'on ne pût réunir contre les coupables des
preuves suffisantes, ou que Louis XVI ne •permit pas de les publier * . >
Ce qui est certain , c'est que Turgot était convaincu de l'existence
d'une conspiration tramée par le prince de Conti et par quelques
membres du parlement : Conti , ce prince philosophe et adver-
saire du despotisme, finissait tristement une carrière qui avait eu
des moments honorables, en se mettant à la tète de tous les
brouillons contre la philosophie arrivée au pouvoir sous d'autres
auspices que les siens. Bien des soupçons s'étaient élevés aussi
contre le ministre Sartine. On ne peut douter qu'il n'y ait eu,
sinon complot formel et organisé, au moins propagation perfi-
dement systématique de tous les bruits qui pouvaient pousser à
la sédition, et argent répandu pour l'encourager*. Il y eut dans
la Guerre des Farines, ainsi que l'on nomma ces troubles, une
coalition monstrueuse d'éléments contraires : les agents et les
victimes du Pacte de Famine s'y donnèrent la main; les passions
populaires s'y mêlèrent aux passions les plus rétrogrades; une
violente et aveugle fraction du i)euple servit contre l'ami du
peuple les partisans du monopole et du despotisme qu'elle s'ima-
ginait combattre. Us croyaient que le monopole était encore à
Versailles, comme sous Louis XV. De là, ces placards furieux affi-
chés jusque dans les Tuileries et provoquant à brûler Versailles.
Les insensés défenseurs des vieux abus et du vieux régime souri-
rent au lieu de trembler : ils ne virent là qu'un embarras pour
leur adversaire, qu'un moyen d'abattre Turgot' !
1. Droz, 1. 1*', p. 167. — Plus loin, p. 168, cet historien consciencienx se décide
tout à hit à admettre qne « des hommes poissants eicitaient les troubles, m
2. Voici un des faits les plos avérés : dans la séance du parlement dn 4 mai, nn
conseiller raconta qoe, dorant la bagarre de la veille, apercevant une femme plus
animée que les autres, il Tavait engagée à se retirer de la mêlée, en lui offrant on
écu pour acheter du pain ; mais que cette furie lui avait répondu ironiquement, en
fidsant sonner sa poche : « Va, va, noua n^avons pas besoin de ton argent : nous en
avons plus que toi ! » — Relation à la suite des Mém, iur Terrai, p. 265.
3. Sur la Guerre dee Farines, Y. RtUUion à la suite des Jf<m. «vr l'adminUt. de
11775] TURGOT ET VOLTAIRE. 351
Turgot ne tomba pas : Tordre matériel se rétablît ; mais ce
n'était point assez. Les classes moyennes avaient pris assez légè-
rement ces incidents si graves : influencées indirectement par
Taristocratie , leur adversaire naturel, et par la fraction des
encyclopédistes qui, avec fort peu d'intelligence politique, se
groupait autour de Necker contre Turgot , les classes moyennes
ne donnaient pas au gouvernement tout Tappui moral qu'il avait
droit d'attendre d'elles. Les traitants ,. qui avaient envoyé tant de
milliers de malheureux aux galères ou à la mort pour crime de
contrebande, criaient effrontément contre la barbarie de Turgot.
Les pamphlets, les caricatures, les chansons, se multipliaient,
accueillis par le public sinon avec une faveur décidée , du moins
avec beaucoup trop dindulgence. Voltaire fut admirable de bon
sens et d'énergie. Lui qui avait raillé naguère les exagérations et
les bizarreries des économistes, il n'hésita pas un instant à recon-
naître qu'ici leur cause était celle de la philosophie et du progrès,
et il se lava glorieusement de sa connivence avec Haupeou et la
Du Barri • par le concours dévoué qu'il apporta à Turgot. Déjà,
dans l'ingénieuse allégorie du Voyage de la Raison, monument
d'une fugitive alliance entre les monarchies européennes et la
philosophie , il avait félicité le gouvernement français de mériter
à son tour les éloges dus à ses confrères, le feu pape en tète;
il est vrai que c'était le pape qui avait aboli les jésuites. Deux
autres de ses écrits abordent directement la question du jour,
la libre circulation des grains à l'intérieur, répandent sur ces
sérieuses matières économiques tout le charme , tout le piquant
d'une verve inimitable, et réfutent indirectement Necker, et direc-
tement un allié compromettant de Necker : c'était l'avocat Lin-
guet, le paradoxe incarné, l'apologiste de Tibère, de Néron, de
l'esclavage, des jésuites et du despotisme pur, seul protecteur,
suivant lui, des pauvres contre l'oppression des riches; écrivain
facile et non pas sans vigueur, qu'égaraient l'amour du bruit et
la recherche d'une fausse originalité. Voltaire, suivant sa*cou-
Terrai. — Mercun hitt.^ t. CLXXIX , p. 48 et suiv. — Journal dei ÉconomUtti^
t. X, p. 279. — Soulavie, Mém, du règnt de LouU XVI, t. lU. — Drox, t. I*', p. 164
et suiv.
1. Connivence dont les motifs étaient parfaitement désintéressés, ne l^oublions
pas. •
3r>i TURGOT. [!775l
tume, touchait à tout à propos de tout, et le second de ses deux
écrits, la Diatribe à V auteur des Éphémèrides ^ fut supprimé par
arrêt du conseil du 19 août, à cause de certains passages sur le
rùle du clergé dans les derniers troubles. Turgol fit prier Voltaire
de modérer l'expression de ses sympathies, dans l'intérêt de la
cause. Le neillard continua toutefois à célébrer le Messie poli-
tique de la philosophie et à travailler à lui ramener les esprits
indécis*.
Chaque jour, quelque incident nouveau montrait plus claire-
ment à quel point le moindre progrès serait disputé. L'époque du
sacre était venue 11 juillet 1775). Turgot eût voulu, par raison
d'économie , que cette cérémonie se célébrât à Paris. Le sacre à
Reims était une affaire de S millions. La tradition l'emporta : les
droits de Reinis fbr^nt maintenus. Turgot s'efforça , chose plus
imp-fcrrAnïe . Je liai Df uii.\litier le s^^mient du sacre et supprimer
ks Afux f.nuule*. Tune ancienne, lautre moderne, par lesquelles
le p."! sVètU-^iic 1 ^xienniner les hérétiques et à maintenir la
peine ciç*i:jùe cccitre les duellistes, \laurepas déconseilla cette
inriO«ucictt et Looi* XVI n osa suivre l'avis de Tui'got ^. On dil
qu Jiu iiïOttwtît vie prvnoïKvr le barbare serment du moyen âge,
Iahiîs * trvHibla et balbutia des mots inintelligibles. Malheureux
pririvv, itxapiible de prendre nettement parti dans le combat du
pgis^« et de rauniir !
Ce tut, au ov»ntniire, le clergé qui modifie les formules du
vVarvcDpl* la brilUato •■rora
i^i t'«nMoc« toftn let beuut Jocre.
Cn n«NiTt«a aoodt tst pr^ il'éclcro :
AM 4:9||iAnlt poor to^Joon.
V«^» l'M<«»te phUwophto,
C^« tut si Io«ct«mp« poonoirie.
DÉctvr M» trtenphaBtc» lois.
L* Write vliBt «Tve «Ile, rtc.
.«.<)Mb 4Imx lépttndent cvs bienfaits?
— > Oisl IB M«l biMUM : « Et le Tolgmin
MmwumK ïm Ueos qa'U « fUts!
^|f|^ èMM et 4«i rt^ardftii It Mcre, n*e«t de succès que sar la question éco-
V A« tt«« ^ t^^ spiproYiikMiner Reims par rantorité, il laissa le soin de
IlitMMMtM M Ubrt coBmtrc«9 en tt bornant à suspendre Toctroi de ia
I #«l lotti nk abondance.
|i775] LE SACRE. LE CLERGÉ. 353
sarce et qui en ôta ce que pouvait accepter l'esprit moderne!
Tandis qu'on exhumait encore une fois devant le xviii* siècle le
souvenir des rois franks et des rois féodaux , la sainte ampoule
de Clovis, la couronne et Tépée de Charlemagne, les pairs de
Hugues Capet et de Philippe-Auguste, on chassait le peuple de la
place que la tradition lui avait maintenue dans le rituel, comme
une protestation qui ne laissait point périmer le droit primordial.
L'officiant (le coadjuteur de Reims) supprima la question au
peuple : t Voulez- vous N... pour roi? » Les hommes du passé
rompaient eux-mêmes le compromis entre le droit divin et la
souveraineté nationale que recelait l'antique cérémonial *.
Au retour du sacre, Turgot adressa au roi un très-beau mé-
moire sur la tolérance. Il affirme que c'est un devoir de ne pas
tenir des engagements criminels; il réclame la liberté des cultes
au nom de la raison d'état, du droit naturel et des vrais principer
religieux *.
Pendant ce temps, l'assemblée du clergé, réunie de juillet à
septembre 1775, demande qu'on achève l'œuvre de Louis le
Grand et de Louis le Bien Aimé; qu'on dissipe les assemblées des
protestants, tolérées par un relâchement funeste; qu'on les exclue
de toutes fonctions publiques ; qu'on interdise la célébration de
leurs mariages et l'enseignement de leurs enfants. Le clergé se
plaint qu'on laisse les enfants à leurs mères ; il appelle cela « ravir
de tendres enfants aux ministres de notre sainte religion. » Sur
les réclamations des ordres mendiants, qui se plaignent de voir
leurs noviciats déserts, il demande que les vœux de religion,
reportés à vingt et un ans par l'ordonnance de 1768, soient auto-
risés à seize ans comme auparavant. Enfin, dans sa colère contre
le siècle, après avoir condamné un grand nombre de publica-
tions philosophiques, il déclare que < le monstrueux athéisme est
devenu l'opinion dominante'. »
Ces doléances de l'esprit de persécution furent portées au roi
par l'archevêque de Vienne, frère du poète Lefranc de Pompi-
1. Droz, t. !•% p. 171. — OEuv, de Turgot, t. !•', Notice hist., p. c. — Relation
du nacre j ap. Mercure hist., t. CLXXIX, p. 78 et suiv.
2; Œuvres de Turgot, t. II, p. 492.
3. Droz, t 1", p. 182. — Hachaumont, t. Vm, p. 269-312.
XVI. 23
354 TUnGOT. (1775]
gnan et son allié dans la guerre contre Voltaire. Ce prélat, sin-
cère dans son intolérance , avait pour acolytes l'archevêque de
Toulouse, Loinénie de Brienne, ministre en expectative, et un
jeune ecclésiastique destiné à devenir bien plus fameux encore,
Fabbé de Talleyrand-Périgord, deux hommes d'Église qui croyaient
tout au plus en Dieu, mais qui, du moins, avaient tâché en par-
ticulier de s'opposer aux résolutions qu'ils étaient obligés de sou-
tenir officiellement.
Cette assemblée si rétrograde avait cependant refusé d'auto-
riser la fête du Sacré Coeur de Jésus, que les ex-jésuites tâchaient
d'introduire par la société secrète des Cordicoles, C'était une con-
cession à l'esprit antijésuite du parlement, qui répondit aux
avances du clergé en condamnant au feu la Diatribe à Vautmr
des Éphèmérides, déjà prohibée par le conseil. L'avocat-général
Séguier proclama, dans son réquisitoire, l'étroite union delà
magistrature et du clergé. Les deux vieux adversaires se réunis-
saient contre l'ennemi commun*.
D'autres remontrances, conçues dans un esprit bien différent,
avaient été présentées au roi avant celles du clergé (6 mai 1775).
C'étaient ces remontrances de la cour des aides, demeurées si
justement célèbres comme la pièce historique la plus instnictive
qui soit émanée des corps de magistrature. A propos de quelques
observations sur les conditions de son rétablissement, la cour des
aides, ou plutôt son premier président, l'excellent Malesherbes,
avait tracé im tableau complet du système d'impôts qui pesait sur
la France et des effroyables abus qui en résultaient. Le roi pou-
vait tout embrasser d'un coup d'œil, le passé et le présent. C'est
là qu'on voit ces détails si poignants et si souvent reproduits sur
la gabelle du sel, de ce don, < un des plus précieux que la nature
ait faits à la France , si la main du financier n^ repoussait sans
cesse ce présent que la mer ne cesse d'apporter sur nos côtes...
Il est des parages où les commis de la ferme assemblent les
paysans, dans certain temps de l'année, pour submerger le sel
que la mer a déposé sur le rivage!... » C'est là encore qu'appa-
raît à nu la démoralisation causée par le régime des douanes
1. Mém. de Bachaumont, t. VIII, p. 241 — Droz, 1. 1*', p. 183. -- E. Daire, Intn-
(iuction aux Œuvres de Turgot^ p. xcix.
n7751 LA COUR DES AIDES. 355
intérieures et des impôts inégaux, démoralisation dont il nous
reste de déplorables traces ; Tauteur montre les populations habi-
tuées à ne pas regarder comme un délit la contrebande, c'est-à-
dire la fraude contre l'état* ; c il y a des provinces entières où
les enfants y sont élevés par leurs pères, n'ont jamais acquis
d'autre industrie, et ne connaissent d'autres moyens pour sub-
sister. » Et cela avec les galères ou même le gibet en perspec-
tive ! La ferme générale combat cette corruption par une bien
pii% : elle achète secrètement la femme pour dénoncer le mari ,
le fils pour dénoncer le père ! Elle a obtenu qu'en matière de
fraude l'accusation équivale à peu près à la condamnation ; on
n'est pas obligé de prouver le délit : le procès-verbal des commis
faisant foi , c'est à l'accusé de prouver son innocence, et Dieu sait
quelle foi méritent les commis intéressés à trouver toujours des
coupables^. Dans la plupart des cas, l'accusé n'a qu'un seul juge,
la plupart des affaires d'impôt ayant été soustraites aux tribunaux
spéciaux et renvoyées devant l'intendant de la généralité, et de
là , en appel , au conseil des finances , c'est-à-dire à un intendant
des finances, puisque le contrôleur -général qui compose ce
conseil avec cet intendant ne peut entrer dans le détail du con-
tentieux. Lors même qu'il n'y a pas évocation, les appels des
tribunaux aboutissent encore à ce juge unique du conseil des
finances. N'avoir qu'un seul juge, c'est n'avoir point de juge, c'est
n'être jugé que par l'arbitraire, La concession faite aux cours des
aides, en 1767, par Tabolition des commissions extraordinaires,
a donc été presque entièrement illusoire.
La tyrannie insolente que la ferme et tous ses employés, jus-
qu'aux plus infimes, exercent sur la masse laborieuse, sur tout
ce qui n'est pas privilégié ou protégé, repose sur un code inconnu,
immense chaos de règlements qui ne sont rassemblés nulle part
1. Témoin Tespëce de popularité de Mandrin, le héros de la contrebande.
2. V. dans le Recueil de la cour dee aidée, p. 485 et sniv., Thistoire de Monnerat,
soupçonné de contrebande (on Taviût pris pour un autre) , arrêté, enseveli, laos
aucune forme de justice, dans un cachot souterrain, pendant six semaines, chargé de
fers, au pain et à Teau, puis détenu vin£^ mois dans une autre prison. Uerrear
reconnue, remis en liberté, il fait assigner en dommages et intérêts Ta^judicataire
«les fermes par^devant la cour des aides. Le conseil d*état évoque et enterre l*affklre,
et casse les arrêts par lesquels la cour des aides essaie de maintenir sa juridiction et
de faire justice. C*est un exemple entre mille.
356 TURGOT. (17751
et OÙ les financiers pénètrent seuls. Le contribuable ne sait
jamais ce qu'il doit payer; le fermier, souvent, ne sait pas mieux
ce qu*il doit exiger; mais il a fait passer en jurisprudence que le
doute s'interprète toujours à l'avantage de la ferme, t L'homme
du peuple est obligé de souffrir journellement les caprices, les
hauteurs, les insultes même, des suppôts de la ferme. » 11 est
entièrement à la merci des tyrans fiscaux , de même qu'il avait
été autrefois à celle des tyrans féodaux.
Comment s'étonner des haines traditionnelles qui poursuivent
encore aujourd'hui tout ce qui tient aux contributions indirectes ^
« Des branches entières d'administration sont fondées sur des
systèmes d'injustice, sans qu'aucun recours ni au public, ni à
l'autorité supérieure, soit possible. » 11 n'y a ni plus de clarté ni
plus d'équité dans ce qui regarde les impôts directs. La corvée,
par exemple, n'a été établie par aucune loi, pas même par un
arrêt du conseil imprimé ! Non-seulement le roi s'est attribué le
droit exclusif et absolu de faire des lois, mais, maintenant, on
met des impôts même sans loi du roi. Le vingtième a bien été
établi par des édits, mais les rôles en sont occultes; impossible
aux particuliers de les consulter. La tour des aides avait obtenu ,
en 1756, que la publicité fût donnée à ces rôles : les ministres ont
fait révoquer cette concession au feu roi. Quant à la taille et à
ses accessoires, les rôles ne peuvent être secrets ; mais il n'existe
pour les communautés ni pour les particuliers aucun moyen de
discuter ni de réclamer d'avance. On n'est instruit de ce qu'on
doit qu'au moment de payer. La cour des aides avait ordonné ,
en 1768, à chaque élection de lui envoyer un état annuel des
tailles. Le conseil a cassé l'arrêt de la cour. Toutes les garanties
ont été englouties les unes après les autres par une marée mon-
tante d'arbitraire. Les élus chargés du département de la taille
étaient jadis, comme leur nom l'indique, des délégués popu-
laires ; on en a fait des officiers royaux , puis ils ont été présidés
par l'intendant de la généralité ; puis l'intendant a décidé seul ,
les élus étant réduits à la voix consultative, et les cours souve-
raines ont reçu défense de se mêler des questions concernant
l'assiette de l'impôt; puis enfin, en 1767, la connaissance a été
retirée aux élus de ce qui regarde les accessoires de la taille,
(17751 LA COUR DES AIDES. 357
c'esl-à-dire la partie mobile de l'impôt, partie à peu près égale
au principal qui reste fixe; Tintendant non-seulement statuant
seul, mais connaissant seul désormais, quant aux accessoires de
la taille et aussi aux diminutions et remises.
La cour des aides ne discute pas les limites des droits de la
couronne, comme avaient fait sans cesse les parlements ; elle laisse
de côté toute métaphysique politique*, et concentre son attaque
poumla rendre irrésistible. L'ennemi qu'elle saisit corps à corps,
c'est le despotisme bureaucratique^ : c'est la puissance clandestine,
impersonnelle, irresponsable des commis; dans l'immense majo-
rité des cas qui intéressent le plus grand nombre des citoyens^ ce
n'est pas en effet le ministre, ce n'est pas même l'intendant, c'est
un subalterne inconnu qui décide en toute souveraineté sous la
signature de son supérieur qui le couvre. La cour des aides attaque
avec une extrême énergie ce système d'arbitraire et de clandes-
tinité suivi avec persévérance par l'administration pour enlever
aux peuples, à tous les degrés, le moyen de faire entendre leur
voix au prince, ce système qui a fait disparaître, dans presque
toute la France, toute représentation générale ou locale , qui a été
jusqu'à dépouiller les corps et communautés du droit d'adminis-
trer leurs propres affaires, qui en est venu à cet excès puéril de
concentration universelle de a déclarer nulles les délibérations
des habitants d'un village, quand elles ne sont pas autorisées par
l'intendant, en sorte que, si cette communauté a une dépense à
faire, quelque légère qu'elle soit, il faut prendre l'attache du sub-
délégué de l'intendant... >
Après soixante-dix ans de révolution, les conmiunes ne sont
1. n y a cependant à citer nu passage qni renfénne nne Tue trés-flne et très-
remarquable. Le rédacteur compare la France avec les pays de despotisme oriental
où il n*y a ni lois ni corps constitués, et avec les pays où les prérogatives du prince
et de la nation ont été respectivement fixées. « En France, dit-il, la nation a toigouni
.en un sentiment profond de ses droits et de sa liberté : nos maximes ont été pins
d'une fois reconnues par nos rois ; ils se sont même glorifiés d'être les souverains
d'un peuple libre. Cependant les articles de cette liberté n'ont jamais été rédigés.
( Recueil dé ce qui s'est passé à la cour des aides, etc.; Bruxelles, 1779, p. 652.) Il y a en
effet dans l'histoire autre chose que les institutions et que les faits officiels. Il y a les
mœurs et les idées; c'est surtout dans l'histoire de France qu'il ne faut jamais l'ou-
blier ; car nous sommes la moins formaliste des nations.
2. Le terme est barbare, mais expressif, et nous ne lui trouvons pas d'équivalent.
358 TURGOT. M775]
point encore affranchies ; mais on voit, du moins, ce qu*U faut
penser du reproche si souvent adressé à la Révolution d'avoir
étouffé les libertés conununales\
En poursuivant partout le systèine de clandestinité, la cour des
aides ne pouvait manquer de rencontrer les lettres de cachet :
elle voudrait bien réclamer leur entière abolition ; elle demande,
du moins, qu*on donne aux gens arrêtés par voie extraordinaire
les moyens de débattre leur innocence, avec indemnité s'ils «ont
reconnus innocents^ et que tout ordre d'arrestation extraordinaire
soit revisé par des magistrats spéciaux.
Les Remontrances essaient d'indiquer partout le remède à côté
du mal. — Simplifier les droits et taxes : c n n'y a de bonnes lois
que les lois simples. » — Ordonner aux fermiers de publier des
tarifs exacts et une collection courte et claire des règlements. —
Rendre au peuple le droit de nommer des représentants pour as-
sister au département des impôts avec Tintendant et les élus
actuels , et attribuer à cette assemblée tout ce qui r^^arde les
impôts directs. — Révoquer la capitation ou en changer entiè-
rement la nature arbitraire*. Fixer l'époque où cessera le ving-
tième, fort augmenté sous l'abbé Terrai; changer, en attendant,
la nature de cet impôt par un cadastre une fois fait. Plus d'impôt
dont la somme totale ne soit pas fixée d'avance. Le particulier
doit avoir à payer sa part proportionnelle dans un total déterminé,
et non point une portion déterminée de son revenu faisant partie
d'un total inconnu*.
La cour des aides termine en réclamant la publicité à tous les
degrés dans l'administration, c Le vœu unanime de la nation est
d'obtenir des États-Généraux, ou au moins des États-Provinciaux.»
1. Qae U oentraliaation adminlitrtliTe, aT60 tons mb tlms, soit d*origiiie monar-
chique et non réToIntlonnaire, c'est ce qui ressort de Tétude attentiTe de Tancien
régime; M. de Tocquerille noos a rendu le serrice de mettre cette Térité au-dessus
de toute discussion et à là portée de tout le monde, en multipliant, en concentrant
les preuves dans une OBUTre décisive : TÀncim Régime «I la Rivoinlùm, dernier effort
d'une belle intelligence que la mort allait nous ravir.
9. Les nobles et tous les privilégiés, dans les provinces, avaient trouvé moyen de
faire réduire leur capitation à un taux excessivement modique, tandis que celle des
taillables égalait presque le principal de la taille. OBw. de Turgot, t. II, p. 258.
3. Cest-Mire qaUl ne doit y jtvoir que des impôts de répartition, et point d'im-
p^ de quotité.
(1775) MALESHERBES ET MAUUEPAS. 359
Il faudrait commencer par avoir auprès du roi des députés des
provinces pour toutes leurs affaires en général , comme il y en a
déjà pour les intérêts spéciaux du commerce. Il faudrait qu*on
pût recourir publiquement au conseil ou au ministre contre un
intendant, comme aux cours souveraines contre un tribunal in-
férieur*.
Halesherbes ne concluait pas comme Turgot, puisqu'il récla-
mait des États-Généraux, et son projet de réforme était beaucoup
moins vaste et moins profond que celui du contrôleur-général ;
mais la présentation officielle au nom d*unc cour souveraine lui
donnait un grand poids, et Timpression générale des Remon-
trances^ malgré certaines divergences dans les points de vue, était
très-favorable aux plans de Turgot. Aussi le contrôleur-général
avait-il lui-même engagé le premier président delà cour des aides
à presser son travail, et tous deux étaient-ils d'accord pour tâcher
de faire nommer une commission de magistrats et d'administra-
teurs qui examinerait les Remontrances et chercherait les moyens
pratiques de réforme. Cette commission eût été l'instrument es-
sentiel de Turgot.
Le vieux Maurepas le sentit : l'autorité croissante de Turgot
commençait sinon à l'inquiéter, du moins à l'importuner. Le
sévère et sombre tableau retracé par Malesherbes l'effaroucha, n
ne voulait laisser le gouvernement s'engager à fond sur rien. Il
ne songea qu'à enterrer les Remontrances et le projet de commis-
sion, fit répondre par le roi que les réformes nécessaires sur les
objets qui en seraient susceptibles devaient être, non pas l'ou-
vrage d'un moment, mais le travail de tout son règne, et, par le
garde des sceaux, que,5'i/ existait réellement (ie5a&u5, il ne faudrait
les faire connaître qu'au moment de les corriger; que la cour des
aides ne devrait donc pas s'étonner des moyens extraordinaires
1. Mim, pour strvir à l'hist. du Droit public, etc., ou Recueil de ce qui s'eel pauim
la cour des aides^ de 1756 à 1775, p. 628-693. — Il y a dans cette piôce, ea debon de
son objet spécial, bien des vues jadicieoses. Le rédacteur, par exemple, montre
^n*nne des causes qui arrêtent le développement de la prospérité et de la grandeur
de la France, c'est qu'il est plus avantageux cbez nous d'être commis ou même frau-
deur que soldat, d'être officier de finance qu'agriculteur, que commerçant ou qu'in-
dustriel. — Forbonnais avait dit la même chose en posant des chifiVes qui montrent
l'homme de finance gagnant trois fois plus que l'industriel.
360 TUROOT. 11775)
pris pour empêcher la publication de ses Remontrances, Ces
moyens consistaient à enlever la minute des registres de la cour
(30 mai 1775) . Maurepas n'y gagna pas grand'chose ; car la pièce
qu'il voulait faire disparaître fut imprimée secrètement, quelques
semaines après, à Tinsu de Malesherbes*.
La présentation des Remontrances fut le dernier acte important
de Maiesherbes comme premier président de la cour des aides.
Maurepas avait reconnu enfin l'impossibilité de soutenir plus
longtemps contre le mépris universel son beau-frère, le vieux La
VrilUère , honteux débris d'un honteux régime. La reine , excitée
par ses familiers, qui avaient de l'ambition pour elle, tâchait d'in-
troduire quelqu'un de ses protégés dans le cabinet à la place de
La Vrillière. Maurepas craignait sur toute chose que la reine ne
prit de rinllucnce : il se rejeta du côté de Turgot et fit nommer
au ministère de la maison du roi précisément l'auteur des Remon--
trances. Maiesherbes refusa par deux fois et ne se résigna que
lorsque Turgot lui eut fait un devoir positif d'accepter, en lui re-
présentant qu'un esprit de dissipation et de frivolité allait envahir,
avec la société de la reine, la place qu'il refusait , et que la cause
des réformes serait perdue (mi-juillet 1775).
C'était un indice assez significatif que de voir au ministère
chargé des rapports avec le clergé et des lettres de cachet le cor-
respondant de Rousseau, le magistrat qui avait revu en secret les
[^preuves de V Emile ! La présence de cet homme de bien semblait
purifier les bureaux où avait siégé durant un demi -siècle le lâche
L^omplaisant de Louis XV et de tous les grands, l'instrument ser-
^He du vice et du fanatisme. Le premier soin de Maiesherbes fut
ie visiter les prisons d'état et de délivrer le plus grand nombre
ïu'îl put des victimes de l'arbitraire. Il ne lui fut pas possible de
les délivrer toutes, ni de donner des juges à ceux des détenus qui pa-
raissaient coupables ou dangereux. L'infortuné Le Prévôt de Beau-
nont, qui avait dénoncé le Pacte de Famine, resta en prison. Ce
Mîul fait montre à quel point la machine du despotisme était for-
loincnt montée. Les hommes d'état qui désiraient le plus sincère-
wont la briser étaient pris et entraînés dans ses rouages dès qu'ils
•• ^toiêtil dtcêpti **f»l patêé m la cour éti aidety p. 694, 695 . — Mémoiret de Bacliau-
I1775J MALESHERBES. REFOIIMES. 361
touchaient au pouvoir. Malesherbes lui-même signa quelques
lettres de cachet*. Il proposa , conformément aux Remontrances,
de remettre à un tribunal spécial l'arme funeste dont il avait hâte
de se débarrasser. En cas d'arrestation par ordre exprès du roi, le
nouveau tribunal serait saisi dans tes vingt- quatre heures.
Louis XYI approuva ; mais Maurepas entrava sourdement , et le
tribunal ne fut point établi.
n en fut de môme d'un autre abus monstrueux que Malesherbes
avait voulu rendre moins criant. Il s'agissait des arrêts de 9uir^
séance à l'abri desquels les courtisans avaient l'habitude de bra-
ver leurs créanciers et d'ajourner indéfiniment le paiement de
leurs dettes. Malesherbes demandait que les arrêts de surséance ne
fussent accordés que par un conseil , une espèce de tribunal» et
que les débiteurs favorisés par ces arrêts fussent relégués hors de
la cour et de Paris tant qu'ils en garderaient le bénéfice. Le roi
applaudit, et rien ne fut fait'.
Turgot continuait cependant d'avancer à travers tant d'obstacles.
11 achevait d'effacer les traces des déprédations de Terrai. Après
le bail des domaines et le bail des hypothèques, il avait cassé le
bail des poudres et remis cette administration en régie : parmi
les régisseurs figurait l'illustre chimiste Lavoisier (fin mai). On
travaillait à remplacer par des nitrières artificielles les vieux pro-
cédés vexatoires de recherche du salpêtre dans les maisons. Lavoi-
sier perfectionna la poudre , et nos armées en eurent le bénéfice
dans la guerre d'Amérique.
Un édit de juin 1775 supprime avec indemnité les offices de
marchands privilégiés et porteurs de grains de la ville de Rouen
et le droit de banalité appartenant à cette ville. Le maintien de
ces privilèges eût rendu absolument illusoire , pour Rouen et les
pays voisins, la liberté du commerce des grains proclamée par le
gouvernement. Une compagnie de cent douze marchands avait le
droit exclusif d'acheter les grains sur les marchés de Rouen, des
Andelis, d'Elbeuf, de Duclaîr et de Caudebec, et de les revendre
aux boulangers et aux particuliers. Une autre compagnie de
quatre-vingt-dix porteurs, chargeurs et déchargeurs de grains
1. Et Turgot en demanda. — V. 2a Bastille dévoilée,
2, Drox, Hitt, dt Louis XYI, t. I«S p. 178-180.
36Î TURGOT. [1775J
avait seule le droit de se mêler du transport de la denrée. Enfin la
ville de Rouen possédait cinq moulins jouissant du droit exclusif
de mouture pour ses habitants, droit qui se résolvait en une sur-
taxe sur les boulangers. Sous les entraves réglementaires de la
monarchie moderne, la France portait encore les mille chaînes
locales du moyen âge*.
Quelque temps après, un arrêt du conseil permet aux boulan-
gers forains d'apporter et de vendre librement leur pain dans la
ville de Lyon (novembre 1775).
En août 1775, des commissaires sont nommés poiu* examiner
les titres de tous seigneurs et autres propriétaires de droits sur les
grains, mesure préparatoire du rachat de ces droits.
La caisse d'amortissement, fondée en 1764 et désorganisée par
Terrai, est supprimée : on emploiera d'autres moyens pour rem-
bourser (30 juillet) ; Turgot n'est nullement opposé au piincipe
de l'amortissement, car il vient de l'imposer dorénavant à tout
corps et communauté qui voudra contracter un emprunt. Les
désordres administratifs des corps de ville et de toutes les autres
corporations ne motivaient que trop cette mesure (24 juillet).
Un impôt est établi pour la continuation des travaux des canaux
de Bourgogne et de Picardie ( !«' août).
Le 7 août, arrêt du conseil qui réunit au domaine et met en régie
les messageries et diligences. Les lourds coches à dix ou onze
lieues par jour sont remplacés par des véhicules plus actifs et
marchant en poste sur toutes les grandes routes. Promesse est
faite d'organiser le service sur les routes de traverse , et il est
expliqué que l'exploitation par l'état n'est qu'une transition pré-
parant un régime de liberté. Turgot avait bien compris quelle
puissante assistance la facilité des voyages et la multiplication des
rapports apporteraient à la cause du progrès*.
Le 18 août, Turgot et Malesherbes font rendre au conseil un
1. Une déclaration du 12 janvier 1776 supprima des entraves d*an autre genre
qui empêchaient le développement des verreries en Normandie. On apprend par cette
pièce que c'était vers 1711 que Tusag^e des carreaux de vitre s'était substitué à celui
des panneaux de verre en losange. Ànc, Lois françaises, t. XXIII, p. 29.
2. ÛEw. de Turgot, t. II, p. 424, et t. I««"; Notice, etc., p. lxxxyu; sur l'hosti-
lité du clergé contre cet établissement. — Le coche ou carrosse de Bordeaux mettait
quatorze jours pour arriver à Paris : la luryoltne arriva en cinq jours et demi.
[177ft] RÉFORMES. 363
arrêt qui inflige à un tribunal colonial » le conseil supérieur du
Gap (lie de Saint-Domingue), un bl&me sévère pour avoir employé
en justice des lettres interceptées; c considérant que tous les prin-
fl dpes mettent la correspondance des citoyens au nombre des
c choses sacrées, dont les tribunaux, comme les particuliers,
c doivent détourner les yeux, et qu^ainsi le conseil supérieur
c devait s'abstenir de recevoir la dénonciation qui lui était faite * . »
Un édit d'août 1775 supprime, à mesure dés extinctions, avec
remboursement aux familles, les offices anciens, alternatifs,
triennaux, mi-triennaux, de receveurs des tailles, et crée un seul
et unique receveur de toutes les impositions (directes) par chaque
élection, bailliage, viguerie, etc., où il existe des offices de rece-
veur. La simplification des emplois fiscaux prépare la simplifica-
tion des impôts.
29 août : suppression de la corvée militaire (corvée pour le
transport des convois), remplacée par un impôt de 1,200,000 fr.
sur les pays d'élection et pays conquis. Turgot avait donné , dans
sa généralité de Limoges, l'exemple du rachat de cette corvée par
abonnement, exemple suivi par huit autres intendants. L'arrêt
du conseil applique le même principe à la plus grande partie du
royaume.
La pleine liberté du commerce des grains à l'inulrieur est
étendue au transport d'un port à l'autre du royaume ( 12 octobre).
La haute police du grand monde, créée ou largement déve-
loppée dans les dernières années de Louis XV, est mise à la
réforme •.
Des lettres patentes du 22 décembre 1775 affranchissent le pays
de Gex .de la gabelle, des aides, du monopole du tabac, moyen-
nant un abonnement payé par les propriétaires fonciers et équi-
valant à la somme que la ferme retirait de ce petit coin de terre.
D ne s'agissait que d'une trentaine de mille livres, qui en coûtaient
peut-être dix fois autant au pays par les vexations, les désordres,
les obstacles à la production. C'était un témoignage délicat de
reconnaissance envers Voltaire que de commencer à expérimenter
1'. Anciennes Loti françaises^ t. XXITI, p. 229. — Uarrét ordonne que les aoteun
de rinterception soient poursuivis selon la rigueur des ordonnances»
2, Mémoires dç Bachaumont, t. VIII, p. 236.
364 TURGOT. [i775)
aux portes de Fernei les plans du ministre qu*il soutenait avec
tant de zèle '. La plume infatigable du patriarche continuait d'en-
fanter écrit sur écrit en faveur du gouvernement présent.
L'esprit de réforme avait conquis une troisième place dans le
cabinet. Le ministre de la guerre, le maréchal du Mui, venait de
mourir. Le choix du successeur embarrassait : Turgot et Malesherbes
proposèrent à Maurepas , toujours dominé par la préoccupation
d'écarter les protégés de la reine, un vieil officier -général qui
vivait dans la retraite et dans la pauvreté, au fond d'un village
d'Alsace. C'était le comte de Saint-Germain, un des rares généraux
qui, dans la guerre de Sept Ans, avaient soutenu, avec Chevert,
l'honneur des armes françaises. Quelques griefs, exagérés par son
imagination ardente, lui avaient fait quitter l'armée au milieu de
la guerre : il avait passé au service du Danemark, réorganisé l'ar-
mée danoise sur un plan nouveau, puis abandonné ce pays après
la catastrophe de ses infortunés protecteurs, Struensée et Caroline-
Hathilde. Retiré en Alsace et ruiné par une banqueroute, il ne
vivait que d'une modique pension, partageant son temps entre
la culture de son jardin, la rédaction de mémoires sur la consti-
tution de l'armée , et les exercices d'une dévotion mystique où il
était tombé sur ses vieux jours.
Maurepas vit un élément de popularité dans le piquant et dans
l'imprévu d'un tel choix. Il n'eût pas laissé un troisième adepte
de la philosophie pénétrer dans le conseil ; mais il compta que
Saint-Germain, réformateur sans être philosophe, ne ferait pas
cause commune avec Malesherbes et Turgot, quoiqu'il dût sa
place à leur recommandation. Samt- Germain fut dwc appelé à
Versailles, et l'on raconta avec admiration, à la ville et à la cour,
que l'envoyé qui lui portait sa nomination au ministère l'avait
trouvé occupé à planter ses légumes de ses propres mains. Le
public, épris d'un subit engouement pour ce nouveau Cincin-
natus, oublia trop que les vieux héros de Rome ne quittaient pas
l'armée en temps de guerre pour des mécontentements privés.
Quoi qu'il en soit , le choix était bon quant aux vues : Saint-
Germain avait des plans bien conçus, au moins sur l'organisation
^ 4rimir« MM., t. CLXXX, p. 388.
(1775] SAINT-GERMAIN. 365
de Farmée active. Il avait des lumières, mais Févénement allait
montrer qu'il n'avait pas le caractère sans lequel les lumières ne
sont rien chez un administrateur. La réforme militaire ne pou-
vant valoir que par l'ensemble et devant frapper sur des intérêts
puissants et remuants , il ne fallait pas laisser à ces intérêts le
temps de se reconnaître ; il fallait mettre à profit Ih faveur de
l'opinion pour imposer la réforme en bloc. On Témietta, pour
ainsi dire. Saint -Germain avait bien aperçu ce qu'il convenait
de faire ; mais Maurepas, toujours ennemi des grands partis, con-
seilla au roi de ne promulguer que successivement les ordon-
nances réformatrices, et Saint- Germain ne sut pas insister avec
autorité ni faire comprendre au roi en quoi sa position difTérait
de ceUe deTurgot, qui avait à opérer des changements aussi vastes
que compliqués, et auxquels l'élément du temps était indispen«
sable. Saint -Germain voulait à la fois se donner un point d'appui
et assurer la durée de ses réformes après lui par la création d'un
conseil permanent de la guerre, sans l'avis duquel il fût interdit
de changer dorénavant les lois militaires. Le conseil de la guerre
resta en projet : Maurepas n'entendait point qu'on limitât l'omni-
potence ministérielle.
Saint - Germain débuta par une amnistie aux déserteurs qui
rejoindraient les drapeaux, avec substitution des galères à la
mort pour ceux qui déserteraient à l'avenir, sauf le cas de dé-
seilion à l'ennemi ( 12 décembre 1775); puis il procéda à la
réfbrme des corps privilégiés de cavalerie de la maison du roi,
corps d'officiers faisant le service de soldats et avançant au
tableau avec les vrais officiers, création contraire à tous les
vrais principes militaires , mais politiquement utile à la splen-
deur et à la force de la monarchie absolue. On put reconnaître
dès lors combien l'énergie de Saint- Germain était au-dessous de
ses projets. Il ne sut point résister aux clameurs des grands sei-
gneurs qui commandaient ces corps. Il supprima les mousque-
taires, qui, précisément, avaient les états de service les plus bril-
lants ; mais il conserva en partie les autres compagnies et surtout
les gardes-du-corps, les plus nombreux et les plus dispendieux,
et il se laissa aller à accorder le rang d'officiers à tout le corps
de la gendarmerie , créant ainsi un abus nouveau quand il pré-
366 TURGOT. [1775-1776]
tendait abattre les anciens (décembre 1775 — février 1776). Il
supprima les régiments provinciaux , institution qu'il eût mieux
valu perfectionner, et n'en laissa subsister que le tirage et Fin-
scription pour disponibilité. Il supprima l'École Militaire et le
collège préparatoire de La Flèche, et fit ordonner que les enfants
nobles élevés aux frais du roi dans ce collège seraient désormais
distribués dans des collèges ordinaires, d'où, à quinze ans, on
les enverrait dans des régiments parmi douze cents cadets gen-
tilshommes que le roi y entretiendrait ( !«' février 1776). Un autre
règlement du 28 mars 1776 répartit les futurs cadets entre une
dizaine de collèges dirigés par des bénédictins, des oratoriens,
des minimes, éducation qui parut singulière pour former des
gens de guerre*. Le 25 mars 1776, parurent des ordonnances
d'une incontestable utilité sur le nombre et les appointements
des gouverneurs de villes et de provinces ; sur la formation des
troupes en divisions, de manière à avoir, au lieu de régiments
isolés, une véritable armée organisée en grands corps et dressée
aux manœuvres d'ensemble; sur la suppression de la finance de
tous les emplois militaires ; sur une augmentation de solde que
l'augmentation du prix de toutes les denrées rendait juste et
nécessaire; sur l'avancement réglé avec ordre et justice; enfin
diverses mesures destinées à doter l'armée de cette constitution
uniforme que Choiseul avait déjà fort avancée; tout cela était
excellent; mais, peu de temps après avoir proclamé l'abolition
de la vénalité des charges de guerre , Saint-Germain laissa ven-
dre, pour couvrir quelques dépenses de son ministère, cent
charges de capitaines de cavalerie. Ce n'était pas ainsi que Turgot
menait la réforme.
Toutes les innovations de Saint -Germain n'étaient point d'ail-
leurs également judicieuses. Dans son règlement disciplinaire ,
mélange de bonnes dispositions et de minuties monacales, il
s'avisa d'introduire les punitions corporelles en usage chez les
Allemands et les Anglais, mais que l'armée française n'avait
1. On trouva encore pins étrange , dans le règlement disciplinaire dn 25 mars,
rarUcle où le minière déclarait que rintention du roi était de ne souffrir dans
ses troupes ** aucun officier affichant Tincrédulité. » Ànc. Lois françaises, t. XXIII,
p. 472.
(1776) RÉFORMES. 367
jamais connues. Le vieil honneur gaulois se souleva : il y eut des
rébellions, des suicides, quand il s'agit d'appliquer aux soldats la
punition des coups de plat de sabre, c Je n*aime du sabre que le
tranchant! > s'écria un grenadier, dont le mot courut toute la
France. Un sous- officier s'enfonça dans le cœur l'arme dont on
l'avait forcé de frapper un soldat! Les officiers approuvaient la
susceptibilité de leurs soldats , et la discipline se relâcha au lieu
de se resserrer • .
Une prompte réaction s'opéra dans l'opinion contre Saint -
Germain, et l'inégalité de son humeur, mélange de brusquerie
et de faiblesse , lui fit autant d'ennemis que l'inconséquence de
sa conduite. La confusion qui se fit dans la masse peu éclairée
entre ses réformes et celles de Turgot fut im obstacle de plus
pour celui-ci.
Turgot poursuivait sa marche avec une fermeté que rien ne pou-
vait ébranler, avec une activité que rien ne pouvait lasser, et cela
parmi de longues et cruelles attaques de goutte qui altéraient
déjà sa forte constitution. Il se hâtait d'autant plus qu'il avait
moins à compter sur le temps et sur la vie.
Les premiers résultats financiers de son administration étaient
le meilleur argument à donner au roi en faveur de ses plans éco-
nomiques. Dans l'état des recettes et dépenses pour 1776, le dé-
couvert se trouvait réduit de 36 millions et demi à 23 et demi. Il
n'y avait découvert que parce qu'on remboiursait plus de 31 mil-
lions sur l'arriéré : le découvert n'existait donc plus sur la dé-
pense ordinaire : il y avait au contraire excédant de recettes.
Dans le courant de janvier 1776, Turgot présenta au roi en
conseil une série de projets de lois qui faisaient faire de nouveaux
et de très-grands pas à son système. Les principaux étaient :
l^ l'abolition de la corvée pour les chemins et son remplacement
par un impôt sur les propriétaires de bien&-fonds ; 2^ l'aboUtion
des droits établis à Paris sur les blés et farines, et de toute cette
vieille police des grains , si vexatoire , si incohérente , qui eût
l. Vie du comte de Saint'Germain, en tète de sa Correspondance avec Paris Duver-
nei ; Londres, 1789 ; 2 vol. in-8«. — Mém. du comte de Saint-Germain ; Amsterdam,
1779; in-12. — Ànc, Lois françoMes, t. XXIU, passim. — Droz, HieL de Louit XVI,
t. !•% p. 184 et soiv.
368 TOHGOT. [1776]
rendu tout commerce de blé absolument impossible à Paris et aux
environs si Ton eût exécuté les règlements à la lettre: c'était là le
complément nécessaire des édits de 1763 et de 1774 sur la libre
circulation des grains à l'intérieur * ; 3* l'abolition des offices
créés sur les halles, quais et ports de Paris' ; 4® la suppression
des jurandes, maîtrises et corps de métiers, et la pleine libcrié
pour tout citoyen d'entreprendre toute espèce d'industrie, confor-
mément au droit naturel.
D'autres projets transpiraient et devaient suivre ceux-ci : 1° la
réforme de la maison civile du roi, dont la monstrueuse dépense
était triple de celle de la maison militaire' et que Turgot avait
dessein de réduire de 14 millions par des diminutions graduées
qui ne seraient complètement réalisées qu'au bout de neuf ans;
2® la transformation des deux vingtièmes, impôt vaguement assis
et arbitrairement réparti, en une subvention tcm(or/aie établie sur
les bases d'une rigoureuse proportionnalité; 3« la modification
profonde de la gabelle, si odieusement inégale; 4** la suppression
ou la conversion des droits féodaux du domaine royal en une
redevance annuelle, comme exemple du roi aux seigneurs,
qu'on pousserait à consentir au rachat ou à la conversion de
leurs droits, en réformant les dispositions des coutumes qui
s'y opposaient; enfin, 5»la validation des mariages des protes-
tants ^
Toute la société officielle et privilégiée, depuis les titulaires des
1. La déclaration de 1763 avait laissé subsister tous les règflements particuliers
des villes : on a vu tout à l'heure ceux de Rouen ; ceux de Paris étendaient leur
action à vingt lieues à la ronde, interceptaient les relations entre l'est et l'ouest, et,
combinés avec ceux de Rouen, enlevaient absolument au libre commerce le bassin
de la Seine. A Lyon, les greniers d'abondance et l'élévation des droits produisaient
à peu près le même effet. — Une déclaration royale autorisa l'exportation sans droits
pour le ressort du parlement de Toulouse et pour le Roussillon.
2. Il y avait jusqu'à 3,200 chargeurs, déchargeurs, routeurs, etc., de grains. —
(JBwD. de Turgot, t. h', p. 61. — Les commissionnaires courtiers de vins étaient
conservés.
3. La maison militaire coûtait 8 millions; la maison civile du roi, plus de 23 ; les
maisons de la reine, des princes et princesses, plus de 13 ! — V. Comptes rendus des
^nances, de 1758 à 1787, p. 169.
4. Parmi les écrits publiés pour préparer la voie et former l'opinion, l'on remarque
les Af/Iextons sur la Jurisprudence criminelle , par Condorcet (contre le code des ga-
belles). — V. Mélmges économiques, i II.
[17761 TURGOT ET LE PARLEMENT. 3G9
pairies et des grandes charges de la maison du roi jusqu'aux
gardes des métiers et aux titulaires des maîtrises, s'agita comme
une ruche, ou, plutôt, comme un immense essaim de frelons
troublé dans son domaine. La Guerre des Farines avait échoué. On
prépara une résistance désespérée sur un autre terrain. Déjà Top-
position s'était manifestée dans le conseil même. Maurepas n'avait
rien dit; mais le garde des sceaux, Miromesnil, l'homme de
Maurepas, n'avait pas eu honte de défendre la corvée, cette
odieuse imitation des abus féodaux, par laquelle la monarchie du
xvni« siècle avait achevé d'écraser les taillables des campagnes : il
avait combattu, au nom des privilèges nécessaires de la noblesse,
l'établissement d'un iippôt sur les propriétaires pour la confection
et l'entretien des routes. Turgot répondit à Miromesnil avec sa
vivacité ordinaire : « M. le garde des sceaux semble adopter le
« principe que, par la constitution de l'état, la noblesse doit être
< exempte de toute imposition. Cette idée paraîtra un paradoxe
« à la plus grande partie de la nation. Les roturiers sont certai-
a nement le plus grand nombre, et nous ne sommes plus au
« temps où leurs voix n'étaient pas comptées*. » Le roi se pro-
nonça pour Turgot, et signa les édits ^.
L'opposition se concentra dans le parlement, devenu, comme
Turgot l'avait bien prévu, le quartier-général de tous les intérêts
stationnaires ou rétrogrades. Le parlement prit l'offensive dès le
30 janvier. Un jeune conseiller, d'Éprémesnil , qu'attendait une
tumultueuse renommée, dénonça à la compagnie, en présence
des princes et des pairs, une brochure anonyme contre la corvée^
et, à cette occasion, déclama dans les termes les plus virulents
conti-e la secte des économistes et contre Turgot, désigné aussi
clairement que s'il eût été nommé. L'avocat-général Séguier le
prit de haut avec le pamphlet dénoncé, écrit futile, « plus digne
de mépris que de censure. » Le parlement supprima l'écrit ,
qui n'était rien moins que l'œuvre de Voltaire. Trois brochures
1. Œuvres de Tufgot, t. II, p. 269-270.
2. Louis XYI , pris d'émulation , voulut aussi travailler personnellement à la
réforme. Il exhuma et rajeunit un règlement de Colbert pour la destructioa des
lapins qui ravageaient les champs voisins des forêts royales (21 janvier 1776), mon-
trant ainsi, comme le dit son historien (M. Droz), ses bonnes intentions et le pea
d'étendue de son esprit.
XVI. 24
370 TURGOT. [1776)
en faveur du ministère venaient de partir coup sur coup de roffi-
cine de Fcrnei *.
Le 9 février ^, les édits annoncés furent envoyés au parlement
pour Tenregistrement. La corvée était abolie comme injuste : Tur-
got espérait qu'un tel stigmate, imprimé par la main du roi,
même sur cette exaction, en rendrait le retour impossible. L'im-
pôt qui la remplaçait, et qui ne devait pas dépasser 10 millions
environ, portait sur tous les propriétaires de biens-fonds ou de
droits réels sujets aux vingtièmes, ce qui laissait les dîmes ecclé-
siastiques en dehors. Turgot n'avait pas « voulu se faire deux
querelles à la fois. » Le préambule de l'édit sur les jurandes
i*epoussait, du haut du trône, au nom du droit naturel, l'extra-
vagante prétention qui faisait du droit naturel et universel de
travailler un droit domanial que les sujets devaient acheter du
prince. On avait observé, dans la suppression des offices et dans
l'abolition des jurandes, tous les ménagements que demandaient
la prudence et la justice.
L'abolition des jurandes ne devait être immédiate qu'à Paris :
pour les provinces, elle n'aurait lieu qu'après que le gouverne-
ment aurait pris connaissance des dettes des communautés et
assuré leur remboursement. A Paris même l'exécution de l'édit
était suspendue pour certaines professions intéressant la foi
publique, la police générale ou la sûreté et la vie des hommes,
Torfévrerie, l'imprimerie, la pharmacie, jusqu'à ce qu'on leur eût
donné des règlements particuliers^. Des syndics de quartiers rem-
plaçaient les ofTiciers des communautés pour les mesures d'ordre
et de police. Tous les genres de commerce et d'industrie étaient
libres à tous, même aux étrangers non naturalisés, moyennant
déclaration devant le lieutenant-général de police. Quant aux
ouvriers travaillant pour des entrepreneurs , ce serait à ceux-ci
1. fiadiaumoDt, t. IX, p 37-41. — Mercure hùL, t. CLXXX, p. 324. — Une des
trois brochures était intitulée : Lettre d'un laboureur de CKampagne à M. Necker.
2. Ce même jour, un arrêt du conseil ordonne que les boites de remèdes distri-
buées gratuitement dans les campagnes soient triplées. — Le 6 février, un autre
anét avait réduit la largeur des grandes routes de 60 à 42 pieds, rendant ainsi un
anei grand espace à Tagriculture.
3. Dès que Turgot admettait la nécessité de réglementer certaines professions ,
il est difficile de ne pas considérer la boulangerie comme devant figurer parmi ces
exceptions.
(1776] CORVÉE. JURANDES. DROITS FÉODAUX. 371
à représenter au lieutenaDt de police l'état des gens qu'ils em-
ploient. Les règlements sur les métiers insalubres ou dangereux
étaient maintenus, ainsi que quelques autres dispositions pres-
crites par la morale publique. Le lieutenant-général de police
jugerait sommairement, sur rapports d'experts, les contestations
pour défectuosité d'ouvrages, et celles entre ouvriers et entrepre-
neurs, jusqu'à concurrence de cent livres; au-dessus de cent
livres, les tribunaux ordinaires seraient saisis. Toutes les con-
fréries, forme religieuse des corporations comme les jurandes en
étaient la forme civile, étaient abolies.
Sur six édits envoyés par le roi, le parlement n'en enregistra
qu'un, portant suppression de la caisse de Poissi, création fiscale
qui imposait des charges inutiles au commerce de la boucherie
parisienne, sous prétexte de lui assurer des ressources. Pour
l'examen' des cinq autres, le parlement nomma une commission
dont le prince de Conti voulut être membre : la commission fit,
le 17 février, un rapport en suite duquel des remontrances furent
arrêtées pour demander au roi le retrait des édits. Le 23 février,
l'avocat-général Séguier, qui faisait du temps de Louis XV des
phrases si retentissantes sur le despotisme, fulmina un réquisi-
toire furieux contre une brochure intitulée : les Inconvénients des
droits féodaux, que Turgot avait fait rédiger par le premier commis
des finances, Boncerf. Cette pièce, écrite avec modération, cher-
chait à démontrer aux seigneurs qu'il était de leur intérêt d'ac-
cepter le rachat des droits féodaux, et sa plus grande hardiesse
consistait à soutenir que, si les seigneufs refusaient les oflres des
vassaux, le roi pourrait trancher la question législativement.
L'avocat-général proclama les droits féodaux, les corvées, les
banalités, a portion intégrante de la propriété; » il se déchaîna
contre ceux qui, cachés sous le voile du mystère, « sèment dans le
public des idées capables de renverser la propriété de tous les
citoyens, et cherchent à ébranler les fondements de l'état ^ •
Le parlement ratifia par son vote cette confusion monstrueuse
entre la propriété de privilège et d'exception et la propriété de
droit commun. Il condamna la brochure au feu et décréta l'au-
1. Mercure hiat.^ t. CLXXX, p. 324 et suiv.
372 TURGOT. H776]
teur d'ajournement personnel. Il reniait ainsi ce qu'il y avait de
plus honorable dans son passé, ses vieilles luttes contre l'esprit
féodal. Le conseil d'éttt, par contre, supprima les consultations
et remontrances que les corporations d'arts et métiei's avaient
fait publier par Linguet et autres avocats : l'auteur de la brochure
contre les droits féodaux fut mandé à Versailles et placé sous la
protection immédiate du roi. La guerre était ouvertement décla-
rée. Les remontrances du parlement furent présentées le 4 mars.
Nous n'en possédons pas le texte. On assure que le parlement y
énonçait le principe que le peuple, en France, est taillable et cor-
véable à volonté, et que c'est une partie de la constitution que le
roi est dans l'impuissance de changer. Il est probable que le texte
ne s'exprimait pas avec cette crudité brutale. Le roi répondit par
Tordre d'enregistrer, et par la défense de poursuivre l'auteur de
la brochure contre les droits féodaux. Le parlement arrêta d'ité-
ratives remontrances et chargea son premier président (d'Aligrc)
« d'obtenir du roi la fin de ce débordement d'écrits économiques, •
«t de représenter le danger qu'il y a de laisser imprimer « des
<icrits séditieux , tendant à porter tous les peuples aux soulève-
ments, doht on vient d'avoir l'exemple dans la Bohême. »
Les i>aysans bohèmes venaient en effet de se soulever contre les
intolérables exactions de leurs seigneurs, et le gouvernement de
Marie-Thérèse n'avait pu rétablir l'ordre que par des concessions
è ce peuple justement exaspéré * .
Le roi renouvela l'ordre d'enregistrer sans délai, et, comme
«ertains des ministres tâchaient d'excuser la résistance de la magis-
trature : « Je vois bien, leiir dit-il avec brusquerie, qu'il n'y a ici
que M. Turgot et moi qui aimions le peuple! »
Louis était tout à fait en ce moment sous l'influence du contrô-
leur-général, et Maurepas commençait sérieusement à craindre
de voir le roi lui échapper.
Le parlement continuant à désobéir , le roi le manda à Ver-
sailles le 12 mars. La philosophie et le progrès retournaient
contre les vieux abus les formes qu'avaient coutume d'cjnployer
1. Ï^B teignean exigeaient cinq jours de corvée par semaine! Les cinq jours
forent réduits 4 trois. — Y. Mercure hUt., t. CLXXIX.
0
11776] TURGOT ET LE PARLEMENT. 37;
le despotisme et La Hscalilé. Le lit de justice fut, celte fois, sui-
vant le mot de Voltaire, un \\i ds bienfaisance.
Les orateurs du parlement n*en tinrent pas moins un langage
qui eût à peine convenu aux plus mauvais jours de Louis XV.
Après que le garde des sceaux eut motivé assez faiblement les
mesures auxquelles il prêtait malgré lui son concours, le premier
président répondit par une harangue emphatique, où il peignait la
morne tristesse partout répandue, le peuple consterné, la capitale
en alarmes, la noblesse plongée dans Taffliction. L'édit qui rem-
place la corvée < est accabjant si Ton impose tout ce qui serait
nécessaire, insuffisant si on ne l'impose pas. »
L'impôt prétendu accablant pour les privilégiés était léger
apparemment pour les malheureux taillables! « Cet édit donne
une nouvelle atteinte à la franchise naturelle de la noblesse et du
clergé. •
Faire dériver les privilèges du droit naturel dépassait les limites
de l'absurde!
Le premier président continue par des déclamations plus per-
fides encore que violentes sur les autres édits, et qui s'adressent ii
l'opinion du dehors. Ils montrent la subsistance du peuple parisien
en danger par la suppression de la police des grains, tout ordre
public détruit par l'abolition des jurandes, les remboursements
des offices supprimés écrasant les finances et menant à la banque-
route. L'avocat-général Séguier enchérit sur le chef de sa compa-
gnie. Il tdche d'établir, par une théorie empruntée aux physio-.
crates eux-mêmes, que, le propriétaire payant déjà en définitive
tous les impôts, on le ruine par une nouvelle charge. Il se plaint
que cette contribution confonde la noblesse et le clergé avec le
reste du peuple. La seule chose raisonnable qu'il objecte à l'édit
sur la corvée, chose, du reste, contradictoire avec son premier
argument, c'est que, le commerce profitant des routes comme la
propriété foncière, on devrait lui en faire payer sa part. Il conclut
en demandant que les routes soient faites par l'armée. Quant aux
jurandes, il affirme que ce sont précisément ces gênes, ces en-
traves, ces prohibitions tant décriées, qui font la gloire, la sûreté,
l'immensité du commerce français; il s'efl'orce d'effrayer le roi
par le tableau fantastique de la ruine universelle qui suivra la
374 TURGOT. (1776)
chulc des corporations : une indépendance effrénée succédant à la
liberté réglée qu'on possède (quelle liberté!) détruira infaillible-
ment le commerce, l'industrie, l'agriculture même! Il veut bien
convenir , toutefois, que les corporations ne sont pas sans abus,
et qu'il y a lieu à quelques réformes. Il invoque, en termes pathé-
tiques, les glorieuses mémoires de saint Louis, d'Henri IV, de
Louis XIV, de Colbert, principaux auteurs, dit-il, de la réglemen-
tation de l'industrie. Une seule idée juste est noyée dans tout ce
fatras, x^'est la nécessité d'assurer la loyauté de la fabrication*.
Il fut passé outre à l'enregistrement. Tandis que le parlement
peignait le peuple dans la consternation, les ouvriers, ivres de
joie, couraient la ville dans des carrosses de remise surchargés
d'hommes, encombraient les guinguettes retentissantes de chants
d'allégresse tels que le vieux Paris n'en avait jamais entendu, et
bénissaient la liberté et son auteur avec un délire inexprimable.
Les paysans eux-mêmes, si lents à comprendre le bien qu'on veut
leur faire, mais si persévérants à poursuivre l'espérance une fois
entrevue, commençaient à s'émouvoir profondément. Dans les
classes moins directement favorisées par les mesures du pouvoir,
tout ce qui n'était pas aveuglé par l'intérêt ou par le préjugé ne
pouvait s'empêcher d'être touché par ces préambules des édits,
qui respiraient une confiance si généreuse, une si noble ardeur
pour le bien et pour le vrai, une bonté si active et si communica-
tive. L'opinion s'éclairait d'heure en heure. Une publication tout à
fait opportune mettait le parlement en contradiction flagrante avec
son passé. On avait imprimé un extrait de ses registres, où l'on
montrait que, lorsque Henri III, en 1581, dans un but purement
fiscal, avait institué les jurandes et maîtrises dans un grand
nombre de villes où elles n'existaient pas, le parlement avait
résisté, deux années durant, à cette innovation, et qu'il avait fallu
un lit de justice pour établir le régime des jurandes, comme il en
fallait un maintenant pour l'abattre. On eût pu aussi rappeler, en
faveur des édits, les vœux des États-Généraux de 1614, si favo-
rables à la liberté de l'industrie*.
1. V. le procés-verbal de la séance, ap. Ànc. Lois françaises^ t. XXIII.
2. Mém. de Bachaamont, t. IX, p. 78. — Mercure Met., t. CLXXX, p. 318. — Deux
Jonn avant le lit de justice (10 mars) , une déclaration royale avait resti-eint les
117761 LIBRE COMMEHCE DES VINS. 375
L'état prospère du commerce, l'abondance et la facile circula-
tion des capitaux, étaient d'excellents arguments en faveur de
Turgot. L'argent était tombé à 4 pour 100, non, comme sous
Louis XV, par une mesure arbitraire du pouvoir, mais par le
mouvement naturel des affaires. Ce taux fut adopté pour base des
opérations d'une banque que Turgot autorisa, sans privilège
exclusif, sous le nom de Caisse d'escompte, et dont les négociants
virent l'établissement avec la plus vive satisfaction (24 mars 1776).
C'était aussi sur le pied de 4 pour 100 que Turgot négociait vers
le même temps un emprunt de 60 millions en Hollande, pour
rembourser des dettes d'un intérêt plus élevé, seul genre d'em-
prunt qu'il crût permis en bonne administration ^
Un nouveau bienfait répandit l'allégresse dans des provinces
entières. Un édit d'avril 1776 fit pour les vins ce que l'édit de
septembre 1774 et les édits complémentaires avaient fait pour les
blés. La circulation et le commerce des vins furent déclarés libres
par tout le royaume, en acquittant les droits d'octrois ou autres :
tous les droits n'étaient pas supprimés, mais toutes les prohibi-
tions l'étaient. Les douanes intérieures se trouvaient ainsi abolies
pour les deux grandes productions de notre sol, et, avec les douanes
royales, ces barrières municipales ou seigneuriales dont le moyen
âge avait hérissé la France. Les aristocraties municipales de Bor-
deaux et de Marseille, par exemple, ne pourraient plus fermer la
mer aux vins de la Haute-Guienne, du Languedoc, de la Provence
et du Dauphiné, dans l'intérêt exclusif du territoire des deux
grandes villes^. Tout était accessible à tous. Turgot réalisait ce
inhumations en usage dans les églises et les cloîtres, ordonné l'agrandissement des
cimetières ou leur translation hors de Tenceinte des villes. Le parlement lui-même
avait rendu un arrêt analogue pour Paris dés 1765^ et le cardinal-archevêque de
Toulouse, Loménie de Brienne, avait fait adopter la même réforme dans son diocèie
en 1775 et poussé rassemblée du clergé à la proposer au roi. Ce fut la seule mesure
progressive qu'il put faire adopter à l'assemblée. — V. Ancienneê Lois françaitêt,
t. XXIII, p. 391.
1. OEuv. de Turgot, t. II, p. 341. — Bailli , Hist. financière de la France ^ t. II,
p. 212.
2. La police marseillaise punissait du fouet les voituriers qui introduisaient du vin
en contrebande. — Les villes mêmes qui se plaignaient le plus du monopole de
Bordeaux ou de Marseille en exerçaient un pareil dans leur banlieue, et se fer-
maient aux ^ins étrangers, c'est-à-dire aux vins des cantons voisins. La petite ville
de Veines en Dauphiné, réclamant auprès du conseil, en 1756, la confirmation de ses
370 TURGOT. [1770]
qu'avait fionliailr'» cl ce que n'avait pu faire celui de ses devanciers
qu'on a(T(?cUûl de lui opposer, le grand Colbert.
Le lil (i(î justice, les excellentes mesures qui l'avaient suivi, le pro-
grès (le ro|)inion désintéressée, semblaient indiquer TafTermisse-
HHMit {graduel deTurgot. Malheureusement la situation intérieure ne
répondait [)as au mouvement des faits. Chaque succès augmentait
lo nombnî et l'acharnement des ennemis de la réforme, et il était
bien difllcile que la faible organisation morale de Louis XVI suffît
longlemps à une dépense d'énergie qu'il fallait renouveler chaque
jour. Le iwulement, encouragé des marches mêmes du trône h
iHmlluuor la lutte, avait rendu, le 30 mars, un arrêt dans lequel il
énonçait que, « quelques esprits inquiets ayant altéré, par des opî-
" liions systématiques, les principes anciens et immuables qui
iioivont servir do règle à la conduite des peuples, » il en était déjà
nHj^ulté en divers lieux des commencements de troubles contraires
à rmitorité du ivi et aux droits de propriété des seigneui's. La
iHUir ontounait donc à tous les sujets du roi censitaires, vassaux
et jusiiciablos dos stngneurs particuliei's, de s'acquitter, comme
juir lo |Kissi\ dt^ driMts et devoirs dont ils sont tenus, soit envers
It^ roi» st>it envers les seigneurs, et défendait d'exciter, soit par
dos pnfcjH^» siàt |vir dt^ écrits indiscrets, à aucune innovation
tHviUraiiv auxdAs droits et usages légitimes'. Le peuple des cam-
l^nos, on otTot» coiuineiiçait à s'agiter et à résister, en Bretagne
ol ailloui^» d\ino part aux oni|Joyés de la ferme, de l'autre aux
iXHWvaiuvs t\\HlaU^. iVêtaiont les premières étincelles de l'embra-
mnont do ^'l).
Lo S mai. nouvel arn>t ivntrt* un livre de l'école économiste, le
l\ufiùt ,Ve/uin/t»«'*, à la suite d'un iiHiutsitoire furibond de Séguier,
priviW^i;««« axiHUÙI luutimMtil ^mt» U |^ir^>KiWtMin «les Tins étramgtrt lai était indis-
|MmMM1^v p>«rvi^ ^uip» An» ir«rU« «f^ i^wt^^^t» feufebiteul» ne ToaJnieot pas consommer
1«« Ttii« de «on lernuùre, « «tteiMlu le«r auàaxaùi» quaUiê. » Âne. Lois françtùMs,
t. X.Xni. p. 53»i-
1. .Int-vime» Luis framçjwt, t. XXIIK p. ^\.\V
2. Ce liTie porta;! on nom qui devait s*iUu$infr dans l:i RèTolntion , le nom de
Lai\jiiiDai:(. II était roarniifre da frère aîné du c^lètw^ représentant breton. Beanconp
plus Yirulent que récrii contre les droiu ff lAiHjr, il pariait de la mêctsnté de rinsur-
rection dans ceruins cas extrêmes. Le ftnrfait m^omArj^ proposé en modèle éuit
remperear Joseph U. — V. Mrrcure hist., t, CLXXX, p, 708. — Soulavie, Mém. dm
Wjae de Louis XI I. t. III, p. 95.
(1776! LIGUE CONTRE tURGOT. 377
qui traita réconomisme de doctrine meurtrière, « produit de Tef-
fervescence que Tamour de la liberté indéfinie, dont toutes les
nations sont tourmentées, a fait naître dans tous les cœurs. » Les
promoteurs de ces systèmes séditieux, « prédicants insensés et fu-
rieux, osent se promettre de détruire tous les gouvernements, sous
prétexte de les réformer. »
Turgot releva cette insolente harangue par une lettre fort vive
adressée directement à Séguier. Le parlement riposta en se plai-
gnant au roi de TofFense faite à son avocat-général. L'opposition
de Turgot au retour du parlement n'était que trop justifiée, et
Voltaire était excusé d'avoir applaudi à Maupeou. La situation
n'était plus tolérable. Tout i)lan de réforme était impossible, si
l'on ne brisait de nouveau cette égoïste et intraitable oligarchie de "
la robe.
Louis XVI n'était pas à la hauteur d'une telle résolution. Le
parlement avait de puissants alliés, et la ligue hostile à Turgot
resserrait d'heure en heure son cercle autour du monarque, obsédé
d'intrigues incessantes. Toute la maison royale et la majorité du
conseil étaient unies contre le ministre réformateur. Maurepas avait
compris que sa position de Mentor du roi n'était plus tenable à
côté de Turgot; qu'il fallait se ranger derrière Turçot ou l'abattre.
Il s'était donc rapproché de la reine et des princes. La reine et le
/îomte d'Artois, aussi légers, aussi inconsidérés l'un que l'autre,
étaient hostiles au contrôleur-général à cause de son économie:
les tantes du roi, à cause de sa philosophie; Monsieur, le seul
esprit supérieur de la famille, mais esprit gâté par le mauvais
cœur, affectait le rôle de défenseur des privilèges, rôle qu'il aban-
donna plus tard quand il eut reconnu la force de la Révolution
naissante. Il lança secrètement contre Turgot un pamphlet veni-
meux où il avait saisi et grossi, avec une insigne malignité, les
petits défauts du ministre pour le tourner en ridicule; mais il ne
se contentait pas de railler la raideur un peu dédaigneuse, le
manque d'aisance et d'élégance qu'on remarquait dans 'les ma-
nières et dans la conversation de Turgot, et que rachetaient si bien
sa noble figure, son maintien imposant et les jets lumineux de sa
parole; il défigurait odieusement son caractère et ses principes*.
1. Ce pamphlet, intitulé le Songe de M. de Maurepas^ ou les Mannequint du gouverne'
378 TU ROOT. [m]
Pendant ce temps, Maurepas employait tout* l'art d'un vieux
<:oiirtisan à jeter rincertitudc et la crainte dans l'esprit de LouisXVI,
à miner Turgot sans l'attaquer de front, à faire entrevoir au roi,
dans les réformes du ministre, la subversion de la monarchie.
Turgot dédaigna trop de se défendre; il crut trop à la puissance
de la raison et de la justice; il eut trop de foi dans le roi et garda
envers le vieillard qui l'avait appelé au pouvoir, et qui maintenant
travaillait à l'en chasser, des ménagements qui ne le ramenèrent
pas et qui lui facilitèrent l'entreprise. Il pensa n'avoir excité la
jalousie de Maurepas que poiu* s'ôlre aflrancbi de la loi que celui-
ci avait faite à ses collègues de ne point travailler en particulier
avec le roi. Il renonça à ses tôle-à-tôte avec Louis XVI. C'étaits'ôlcr
le seul moyen de résister à l'intrigue.
Louis flottait, en proie à une perplexité cruelle. Las de lutter
pour son ministre, comme si ce n'était pas lutter pour lui-même,
fatigué même , il faut bien le dire, de l'essor trop élevé que Ic^
génie de son ministre imposait à sa médiocrité, il hésitait néaiK
moins encore à manquer aux promesses tant répétées de sou^
tenir Turgot. Il balançait entre la peur d'exécuter les projets de^
novateurs et la peur de les abandonner. On employa, dit-on,
pour le décider, un moyen qui sentait le bagne plus ({ue la cour.
Louis XVI, malgré son honnêteté native, avait conservé, des deux
règnes antérieurs, la déplorable habitude de violer le secret de la
poste et de se faire rendre compte des lettres qui présentaien
quelque intérêt politique. On imita l'écriture de Turgot dans un<
correspondance qui renfermait des sarcasmes contre la reine
des plaisanteries contre Maurepas et des paroles blessantes pou
le roi, et qui fut transmise à Louis XVI. Le roi tomba dans 1
piège*.
Maurepas jugea le moment venu de frapper le dernier coup
Turgot n'avait plus qu'un seul appui dans le conseil, Malesherbes
car Saint- Germain s'isolait, sans comprendre que son sort étal
ment français^ fat répanda mannftcrit le 1*' avril 1776. Maarepas alors ne s'était p
encore entendu avec Jforuteur, car il y est ridiculisé comme Turgot. — V. Soulani
Mém. du règne de Louis XVI ^t, III| p. 107. — Mém. de Bachaumont , t. IX , l*' art
1776.
1. Ce fait fut révélé à Dupont de Nemours, Vami de Turgot, par M. d*Angenller
à qui Louis XVI l'avait confié. — V. OEuv. de Turgot, Notice Am<., 1. 1" p. cxi.
11776) CHUTE DE TURGOT. 379
attaché & celui du chef de la réforme. Maurepas résolut de lui
ôter cet appui. Malesherbes n'avait pas brillé dans le ministère :
esprit étendu et lumineux, âme sereine et pure, il était excellent
dans le conseil, mais impuissant dans l'exécution. La bonté de
Turgot était celle qu'exprime si I}ien l'auteur du testament latin
de Richelieu : Severus in paucos fui, ut essem omnibus bonus : la
bonté de Malesherbes n'avait pas ces réserves nécessaires; coura-
geux contre les choses, il était faible contre les personnes. Trop
sage pour se méconnaître, il n'avait accepté le pouvoir que mal-
gré lui et n'aspirait qu'à le quitter. Turgot l'y retenait pour ainsi
dire de force; s'il faisait peu dans son ministère spécial, du
moins sa voix et l'autorité de son nom populaire étaient acquises
à toutes les propositions du contrôleur-général, et l'affection qu'il
avait inspirée au roi était d'un grand secours à Turgot. Maurepas
se débarrassa d'abord de Malesherbes. Il lui fit, un jour, une que-
relle calculée, assez vive pour que Malesherbes crût de sa dignité
d'envoyer sa démission sur-le-champ. Maurepas avait compté
là-dessus. Le roi pressa en vain Malesherbes de retirer sa démis-
sion. Leur entretien finit par un qaot touchant de Louis XYI :
Vous êtes plus heureux que moi, vous pouvez abdiquer !
La conduite du roi fut tout autre envers Turgot. On insinua au
contrôleur-général de donner sa démission. Il ferma l'oreille. Il
voulait tomber comme un soldat frappé à son poste. Le 12 mai,
il vint entretenir le roi d'un nouveau projet &'édit précédé, comme
à son ordinaire, d'un exposé des motifs. « Encore un mémoire! »
dit Louis avec. humeur. Il écouta avec dégoût, et, à la fin, il lui
demanda : « Est-ce tout? — Oui, Sire. — Tant mieux! » répH-
qua-t-il, et il s'en alla. Deux heures après, Turgot reçut sa lettre
de renvoi. « Elle n'était pas telle, » dit un historien peu favorable
au parti du progrès, cque pouvait au moins s'y attendre un
homme à qui, quelques mois auparavant, le roi avait mandé : Il
n'y a que vous et moi qui cimions le peuple* ! d
1. Monthion, Particularilés tur le$ minittr$ê det financUf p. 192. -* On dit qnê n
chute fut accélérée par le ressentiment d'une personne haut placée | probablemeat
la reine), qui avait obtenu de Louis XYI un bon de 500,000 iîTres sur le Trésor.
Turt^ot fit révoquer le bon au roi. Trois jours après il tomba. — Bailli, Bûi. /bia»>
cièrty t. II, p. 214. — Cette anecdote parait confirmée implicitement -par la lettvt
d'adieu de Turgot au roi.
380 LOUIS XVI ET TURGOT. ^"^^ilei
Turgot répondit par une lettre, telle assurément que n'en a^ T2y/
jamais écrit ministre révoqué.
a ... J*ai fait, Sire, ce que j'ai cru de mon devoir, en vôtf5
a exposant avec une franchise sans réserve et sans exemple fe
« difficultés de la position où j'étais, et ce que je pensais de h
« vôtre... Tout mon désir est que vous puissiez toujours croire
« que j'avais mal vu, et que je vous montrais des dangers chiinc-
« riques. Je souhaite que le temps ne me justifie pas *. »
Versailles, le Palais, les salons aristocratiques , la société pri-
vilégiée tout entière, ripostèrent par une explosion de joie aux
acclamations populaires qui avaient accueilli autour des barrières
de Paris et dans les chaumières l'abolition des jurandes et delà
corvée. La vanité, la routine et la frivolité se félicitaient à grand
bruit de leur victoire : la sagesse se voilait le front. Les hommes
vraiment éclairés voyaient tout un monde de pacifiques espé-
rances s'abîmer avec Turgot. « Ah ! » s'écria le vieux Voltaire,
dont la sensibilité devenait plus expansive et plus passionnée avec
l'âge, â ah ! quelle funeste nouvelle j'apprends! La France aurait
« été trop heureuse! que deviendrons-nous?... Je suis atterré...
« nous ne nous consolerons jamais d'avoir vu naître et périr
« l'âge d'or... Je ne vois plus que la mort devant moi, depuis que
« M. Turgot est hors de place... ce coup de foudre m'est tombé
« sur la cervelle et sur le cœur *. »
1. OEuv, de Turgot, t. I"; Noiict hi$t.j p. cxiv. — Il avait écrit un jour au roi
que les monarques gouvernés par les courtisans n'avaient qu'à choisir entre la des-
tinée de Charles !•' ou celle de Charles IX. — Soulavie, Mém. sur le rècftie de Louis A'K/,
t. II, p. 55. Louis XVI connut plus tard ce plan sur la grande organisation munici-
pale et représentative que Turgot n'avait pas eu le temps de lui soumettre. On a
de sa main quelques annotations sur ce plan, datées de février 1788. Elles ne sont
pas à l'avantage de son intelligence. Durant les douze années écoulées depuis la chute
de Turgot, il semble n'avoir fait de pas qu'en arrière. A la veille de la Révolution,
la réforme de Turgot lui parait une utopie téméraire, et il n'est préoccupé que de la
nécessité de maintenir Vélat actuel^ le régime des trois ordres, la hiérarchie sociale
fondée sur la naissance, etc. — V. Soulavie, Mifn. du règne de Louis XVI, t. III,
p. 147 et suiv. Nous nous sommes déjà expliqué sur ce compilateur, dont le misé-
rable caractère et les jugements versatiles sont indignes de tout crédit, mais qui a
eu à sa disposition une multitude de documents précieux, que l'historien est obligé
de lui emprunter avec précaution et à ses risques et périls.
2. Correspond, de Voltaire, année 1776. — Un jeune prédicateur se fit interdire
par l'archevêque do Paris pour avoir fait en chaire, à Saint-Germaki-l'Auxerrois.
dans la paroisse royale, un éloge passionné de Turgot. C'était Téloquent et enthou-
H77fiJ TUKGOT ET VOLTAIRE. 381
Le patriarche de Femci ne reprit possession de lui-inôme que
pour formuler ces mêmes sentiments avec plus de calme dans sa
noble Épître à un homme. Voltaire était ici la voix de la postérité.
Turgot eût- il réellement donné cet âge d'or, autant qu'un âge
d'or est possible en ce monde? Eût-il ouvert à la France une ère
de progrès réguliers, au lieu de l'ère des conquêtes débattues
dans le sang et les ruines? Les erreurs qui se mêlaient aux vérités
dans le système physiocratique n'eussent -elles pas fait avorter la
réforme?— La principale de ces erreurs, au point de vue admi-
nistratif, c'était l'impôt unique sur la propriété foncière. Mais,
avant d'arriver à cette application complète de la théorie, le plan
de Turgot comportait une vaste série de réformes, toutes excel-
lentes, toutes incontestables : la condition de la France eût été
assez profondément améliorée pour lui permettre de supporter,
sans de grands bouleversements, l'épreuve d'un système d'impôts
très- défectueux, sans doute, mais non pas impossible en fait
comme il le serait aujourd'hui après l'énorme développement des
valeurs mobilières et industrielles. L'épreuve, ne réussissant pas,
n'eût-elle pas amené tout simplement la modification de l'éco-
nomie de Quesnai et de Turgot par l'économie d'Adam Smith, et
l'admission des industriels et des commerçants aux droits comme
aux charges attribués d'abord aux seuls détenteui*s du sol? La
grande municipalité ne fût-elle pas arrivée avec le temps à dépas-
ser le but de Turgot, à conquérir le vote délibératif et les attri-
butions d'une assemblée nationale, et n'eût-elle pas préparé les
voies à une lointaine démocratie par des transformations pro-
gressives?
Cela n'eût pas été iiTéalisable, peut-être, si Louis XVI avait eu
l'énergie de Louis XIV avec les opinions de Turgot. Mais, dans
ce cas même, la résistance des deux premiers ordres, de la ma-
gistrature et de tous les privilégiés, n'eût-elle pas réduit le pou-
voir réformateur à évoquer la force terrible des masses et à
passer par-dessus le régime intermédiaire que Turgot voulait
inaugurer? — Vaincs hypothèses ! inutiles débats ! La Providence
ne nous réservait pas ces faciles destinées rêvées par la philan-
siaste abbé Fauchet, si fameux depuis dans la Révolution. — V. Bachaumont, t. IX,
p. 128.
382 LOUIS XVJ ET TLllfiOT. [1776]
tliropie. La parole de Rousseau était justilîée. La réforme par lui
déclarée impossible avait échoué sans retour. Ce que n'a pu faire
l'homme qui a le cœur de L'Hôpital avec la tête de Bacon \ ce que
n'a pu faire Turgot, personne ne le fera. La monarchie n'a pas
voulu être sauvée. La réforme a échoué ; la Révolution est inévi-
table, a Le rôle des philosophes, des sages, est fmi : la place est
aux hommes du destin^. »
1. Expression de Maleaherbes.
2. J. Reynaud, Enq/clopédie nouvelle, art. Tukoot. — Il y a toujours, dans la vie
des peuples, comme dans celle des individus, un temps de choix et de liberté , puis la
fiitalité vient : elle n*est que la fille de nos fautes. C'est nous qui faisons la fatalité ,
et, venant de Thomme, elle n'est point absolue.
LIVRE CIV
LOUIS XVI {SUITE)
Guerre d'Amérique.— Ouvxbtube de l^Êre de la Révolutiow.— Clugni, con-
tr61enp-^Déral. Réaction. La loterie. Rétablissement de la corvée. Rétablissement
des maîtrises et Jorandes. Mort de Clu^i. La réaction arrêtée. Necker, directeur
des finances. Rétablissement de l'ordre dans la comptabilité et du crédit public.
Réformes diverses. — Voltaire à Paris. Mort de Voltaire et de Rousseau. — Réyo*.
LCTiOR d'Amérique. D^la&ation de» droits. Soulèvement de Topinion en
faveur des intwrgenU» R61e curieux de Beaumarcbais. Le gouvernement fournit des
secours indirects aux imuryents. Déclaration d'indi£pendanck des États-Unis.
La Fayette en Amérique. Le s^uvemement entraîné par l'opinion. Traité d'al-
liance entre la France et les États-Unis. Rupture avec l'Angleterre. Bataille na-
vale d^Ouessant. Linde négligée. Perte de Pondichéri. Expédition de d'Estaing
en Amérique. Prise de la Dominique. Perte de Sainte-Lucie. Conquête du Sénégal.
— Médiation de la France entre l'Autriche et la Prusse. Paix de Teschen. —
L'Espagne s'allie à la France. — Prise de Saint-Vincent et de la Grenade. Échec
de Savannah. Exploits de la marine française. Les Espagnnols envahissent les Flo-
rides. Succès de Gnichen contre Rodney. Expédition de Rochambeau aux Étatii-
Unis. — Violences de la marine anglaise contre les neutres. NmUralUé armée du
Nord, L'Angleterre attaque la Hollande et envahit ses colonies. — Conquête de
Minorque. Prise de Tabago. — Capitulation d'York-Town : une armée anglaise se
rend prisonnière aux Franco-Américains. Reprine des colonies hollandaises d'Amé-
rique. Prise de Saint-Christophe. — Chute de Necker. — Perte d'une bataille
navale aux Antilles. Attaque infructueuse de Gibraltar. — Efibrts tardifs dans
l'Inde. SuFFRSN. Six batailles navales en deux ans. Reprise de Trinquemalé. Bossi
renvoyé dans l'Inde. Haïder-Ali et Tippo-Saëb. SuâVen sauve Bussi assiégé dans
Goudelour par les Anglais. Il est arrêté par la paix. — Nouveaux traités de Paris.
L'Angleterre reconnaît l'indépendance des États-Unis. La France ne garde de ses
conquêtes que Tabago et le Sénégal , et recouvre ce qu'elle a perdu pendant la
guerre. L'Espagne garde Minorque et les Florides.
1776 — 1783
Les actes du successeur de Turgot apprirent au peuple ce qu'il
avçit perdu. Maurepas» quittant l'apparence modeste dont il avait
enveloppé son omnipotence, s'était attribué le titre de chef du
384 LOUIS XVI. [HTCl
conseil des finances, comme pour marquer nettement la dépen-
dance où il entendait tenir le ministre (14 mai 1776); puis il
avait fait appeler au contrôle-général l'intendant de Bordeaux,
M. de Clugni. L'avènement du nouveau ministre fut signalé par
la chute immédiate du crédit public. Les Hollandais ne voulurent
pas réaliser l'emprunt de 60 millions à 4 pour 100, qu'ils avaient
promis à Turgot : le beau plan général d'emprunt à 4 pour 100
pour convertir la dette, qui en coûtait 5 à l'État, dut être aban-
donné : les actionnaires de la caisse d'escompte ne versèrent pas
les 10 millions qu'ils s'étaient engagés à prêter au roi ; il fallut
même, pour n'avoir pas la honte de voir fermer cette caisse
palronée avec éclat par le pouvoir, restituer 2 milUons déjà reçus
à compte sur ces 10 millions. Le contrôleur-général ne sut trou-
ver de ressources pour remédier au discrédit que dans l'insti-
tution d'une loterie royale, institution immorale à laquelle le
parlement avait eu le mérite de s'opposer en diverses occasions
ot qui faisait du roi le croupier d'une grande maison de jeu.
La loterie royale fut créée par un simple arrêt du conseil, sans
enregistrement (30 juin 1776). Le langage prêté au roi était d'une
bassesse nauséabonde. Après avoir exposé que les Français avaient
la mauvaise habitude de porter leur argent à des loteries étran-
gères, <* Sa Majesté, » poursuivait l'arrêt, a a jugé que, la prohi-
bition ne pouvant être employée contre les inconvénients de cette
nature, il ne pouvait y avoir d'autre remède que de procurer à
ses sujets une nouvelle loterie dont les différents jeux, en leur
présentant les hasards qu'ils veulent chercher, soient capables de
satisfaire et de fixer leur goût. »
Le faible Louis XVI souscrivit ces ignominies de la même
main qui avait signé, la veille, les nobles préambules de Turgot.
Quelques semaines après (août 1776), une déclaration royale
rétablit Yancien usage pour les réparations des chemim, c'est-à-dire
la corvée! Les rédacteurs de la déclaration avaient l'effronterie
d'accuser l'administration précédente d'avoir négligé ces répa-
rations pendant les deux ans qui venaient de s'écouler. Turgot
avait supporté sa chute avec le calnie des vrais philosophes;
mais il ne put, sans verser des larmes, voir remettre au cou des
malheureux campagnards la chaîne qu'il avait brisée.
[17701 CORVÉES ET JURANDES RÉTABLIES. 385
On revint sur raffranchissement de Tinduslrie en même temps
que sur Tabolition de la corvée. L*édit qui supprimait les maî-
trises et les jurandes fut rapporté (mai 1776) : on n'osa pas toute-
fois rétablir purement et simplement les anciens abus ; on recréa
à Paris les six corps de marchands et quarante-quatre commu-
nautés d'arts et métiers ; mais on laissa subsister la franchise
d'un certain nombre de professions. Le cumul des métiers non
incompatibles fut autorisé ; les femmes ne furent plus exclues des
maîtrises ; les frais de réception furent réduits ; les marchands et
les artisans libres qui s'étaient établis à la faveur de l'édit de
Turgot purent continuer à exercer leur industrie moyennant un
léger droit annuel. Le même régime fut étendu aux provinces
qui n'avaient pas, comme Paris, commencé à jouir du bénéfice
de la liberté, et qui n'eurent à regretter dans l'édit de Turgot
qu'une promesse et une espérance *.
Les économistes étaient frappés dans leurs personnes en même
temps que dans leurs œuvres. On n'osa exiler Turgot : le roi n'eût
jamais pu s'y résoudre; mais on supprima le recueil périodique
de l'abbé Bandeau, les Éphémérides du citoyen, et une compagnie
de traitants essaya de faire condamner comme calomniateur ce
violent dénonciateur des malversations fmancières. Bandeau se
défendit lui-même devant le Châtelet, et, d'accusé, se fit accusa-
teur aux applaudissements de l'auditoire. Il fut acquitté et exilé
en province avec un autre économiste fort connu, Roubaud^.
Le retour de la corvée et des jurandes eut pour corollaire le
. renouvellement des barbares ordonnances contre la contrebande :
la déclaration publiée à ce sujet (2 septembre 1776) fait tonner le
roi « contre les gens malintentionnés qui ont abusé les peuples
de l'espérance de la suppression des fermes des gabelles, aides et
tabacs, en se permettant même contre les fermiers, leurs commis
et préposés, des déclamations injurieuses... Cette licence a produit
ses effets... Des troiîpes nombreuses de contrebandiers armés ont
fait des incursions dans plusieurs parties de notre royaume : la
fraude s'est répandue dans celles de nos provinces qui sont dans
l'étendue de nos fermes des gabelles, aides et tabacs (les pays dïv
1. Anciennei Lois françcàsesj t. XXIV, p. 68-74.
2. Mém. de Bachaumont, t. IX, p. 191.
XVI. t3
386 LOUIS XVI. [17761
Icction); les employés et préposés de nos fermiei's, exposés à des
rébellions , spoliations et violences de la part des fraudeurs, quel-
quefois même de la part des habitants des villes et paroisses, ont
souvent succombé aux excès commis contre eux ou ont été con-
traints, pour s'y soustraire, d'abandonner leur service*. »
A ce tableau fidèle de Tirritation populaire, il faut ajouter qu'on
ne ramenait les paysans à la corvée que par la force et qu'en les
faisant travailler littéralement sous le bâton. Il s'amassait là des
colères et des malédictions formidables!...
Maurepas commença de prendre l'alarme. L'impopularité et la
gêne financière au dedans; au dehors des difficultés graves, les
chances croissantes d'une grande guerre ; ce n'était pas avec un
aide tel que Clugni qu'on pouvait faire face à une situation qui
s'aggravait de jour en jour. Maurepas avait résolu de sacriOer le
contrôleur-général, lorsque celui-ci tomba malade et mourut
(18 octobre 177G). Réacteur vulgaire, il s'était montré sans appli-
cation, sans talents et sans mœurs; un contemporain a donné de
son ministère la définition suivante : « Quatre mois de pillage
dont le roi seul ne savait rien^. v
Clugni eut pour remplaçant officiel un conseiller d'état assez
obscur, Taboureau des Réaux; mais l'initiative et la conduite
réelle des finances durent passer, selon les intentions de Maure-
l)as, à un personnage qui fut donné pour second à Taboureau.
L'expérience venait de prouver au vieux ministre l'impossibilité
de gouverner avec des commis et des routines traditionnelles : il
se résigna à l'absolue nécessité de faire rentrer dans les affaires
le mouvement et le progrès, dans des proportions moins gran-
dioses et moins décisives que sous Turgot, mais suffisantes néan-
moins pour ajourner les orages. Un seul homme éminent, parmi
ceux que leur capacité spéciale désignait pour l'administration,
offrait à Maurepas le double avantage d'être mal avec ses ennemis
les économistes et bien avec l'opinion publique : c'était l'ancien
défenseur de la Compagnie des Indes, le panégyriste de Colbert,
l'adversaire ou plutôt le rival de Turgot, l'ex-banquierNecker'.
1. AncAenne^ Lois françaises ^ t. XXIV, p. 102.
2. Mémoires lie iMarmontel, t. II, p. 204. — Il fallait dii"e cinq mois.
3. V. ci>(leâsus, p. 340.
in7C) NECKER AUX FINANCES. 387
La bourgeoisie financière et commerçante regardait ce riche et
habile Genevois comme son représentant le plus distingué; les
philosophes peuplaient le salon où sa femme héritait, avec moins
de grâce, mais avec une moraUté plus élevée, du sceptre des
du Deffant et des Geoffrin ; ce salon où grandit M»* de Staël.
Necker était entré en relations avec Maurepas par l'envoi d'un
mémoire où il indiquait les moyens de combler le déficit et la
possibilité de pourvoir aux nécessités éventuelles d'une guerre en
inspirant confiance aux capitalistes. Maurepas se décida à essayer
du Genevois. Porter au contrôle-général un étranger, un ban-
quier, un protestant surtout, lui parut cependant trophardi. II
éluda la difficulté en faisant créer pour Necker le titre nouveau
de directeur du trésor royal (21 octobre 1776).
Necker débuta par refuser toute espèce d'appointements, vou-
lant prouver qu'il ne restait rien en lui de l'homme d'argent, et
que la fortune avait été à ses yeux un moyen et non un but. Ce
désintéressement pécuniaire lui coûtait peu : il n'était avide que
de renommée. On a trop et t^op bien écrit sur ce personnage
célèbre pour qu'il soit nécessaire d'insister beaucoup ici sur son
caractère. Son portrait si connu, sa figure et son port révèlent au
premier regard ses qualités et ses défauts : plus de hauteur et de
roideur que de force ; une intelligence active et pénétrante, avec
de l'indécision dans l'esprit ; ime philanthropie un peu empha-
tique, vraie pourtant; beaucoup de faste, de vanité, de vie exté-
rieure ; le besoin d'agir, le besoin de paraître, mais aussi le besoin
d'être ; car c'est une nature sincère et droite, après tout, et qui
aime la vertu comme elle aime la renommée, mais qui n'est
point assez philosophique pour ctre heureuse par la vertu sans le
succès.
Une hausse considérable dans les elTets publics attesta les
bonnes dispositions des capitalistes, dispositions partagées par la
majeure partie de la population. On savait que M. Necker voulait
le bien comme M. Turgot, quoique par des moyens différents, et
l'appréciation de ces difl'érences n'était à la portée que du très-
petit nombre. Il n'y eut d'opposition que chez les économistes et
dans le clergé. Quelques i)rélats se plaignirent au roi des impor-
tantes fonctions confiées à un hérétique. « Si le clergé veut
388 LOCJIS XVI. 11776-17771
acquitter les dettes de l'état, » aurait répondu Louis, « il pourra
se mêler de choisir des ministres*. »
Necker commença par se souvenir à propos de son ancien
métier en travaillant à faire rentrer Tordre dans la comptabilité.
Il provoqua un règlement pour la liquidation des dettes et le
paiement des dépenses de la maison du roi : les chefs de service,
qui prenaient directement les ordres du roi, furent invités à
remettre à Sa Majesté un plan d'économie chacun pour son dé-
partement. Toutes les pensions , assignées sur diverses caisses,
furent concentrées au trésor. On annonça qu'il ne serait plus
dorénavant attribué d'intérêts de faveur à personne dans les
fermes, régies ou affaires de finances. Diverses régies furent
réunies en une seule. Ce n'étaient pas encore les réformes, mais
c'était la préface des réformes. Une autre mesure fut moins loua-
ble, la création d'un emprunt dont une partie devait se rem-
bourser par voie de tirage au sort, l'autre partie, se convertir en
rentes viagères. Turgot n'eût point admis un pareil expédient.
Les rentes viagères reposent sur un principe d'égoïsrae trop nui-
sible à l'ordre social! Cette création de rentes, faite, du reste, à
des conditions avantageuses, grâce à la confiance qu'inspirait
Necker, fut vivement attaquée au parlement par le conseiller
d'Éprémesnil, qui demanda les États-Généraux; mais cet appel
l)rématuré demeura sans écho ; le parlement en était encore à la
satisfaction du renvoi de Turgot et n'avait point de malveillance
pour Necker. Il se contenta de recommander en termes généraux
l'économie au roi et enregistra sans difficulté (7 janvier 1777}^.
1. Mercure hist. et polit. y t. CLXXXI» P^ 589. — Les Mémoires secrets^ dits de Rî-
chaumont (t. IX, p. 272), attribuent à Maurepas cette réponse, avec une naance
d'ironie conforme à son caractère.
2. Sisraondi, Hiit. det Françaisj continué par A. Renée , t. XXX, p. 109. — Il y
cut dans le parlement, sur ces entrefaites, une certaine agitation causée par les mou-
vements des ex-jésuites, qui, disait-on, réunissaient les tronçons épars de leur ordre,
avaient organisé une grande maison de commerce à Lyon, propageaient les affiliations
du Saoré-Cœur et répandaient un commentaire de V Apocalypse qui annonçait, pour
r&nnée courante, 1777, le rappel des jésuites et la domination du pape tellement
établie, « que l'état serait dans Téglise. » Ce livre fut condamné au feu, et un édit
royal interdit aux ex-jésuites les fonctions de renseignement et les fonctions sacer-
dotales dans les villes, et les obligea de souscrire aux Quatre Articles pour posséder
des bénéfices ou des vicariats ruraux (mai 1777). — V. Droz, Hist. du règne de
Louis XVI, t. I", p. 265, et Anciennes Lois françai^es^ t. XXV, p. 61.
[1777] UÉFOnMES DE NECKEU. 389
La suppression des intendants du commerce , puis de ceux des
finances, et le remplacement de ces conseillers inamovibles par de
simples commissions, manifesta l'intention déconcentrer Tautorité
tout entière dans le cabinet du ministre, changement fort discutable
pour un temps régulier, mais indispensable peut-ôtre pour une
période de réformes radicales. Le ministre qui devait en appa-
rence profiter de ce changement s'y était vivement opposé, comme
à toutes les innovations suggérées par son subordonné; entre
rhonnète et médiocre défensem* de la routine et l'homme des
promesses et des séduisantes espérances, Maurepas avait fait son
choix : Taboureau donna sa démission. Il ne fut point remplacé
nominalement au contrôle -général : le directeur du trésor fut
seulement nommé directeur- général des finances, c'est-à-dire
que Necker eut l'autorité sans le titre, mais aussi sans l'entrée au
conseil (29 juin 1777).. Maurepas ne fut pas fâché d'avoir le pré-
texte de la religion pour retenir son protégé dans cette position
inférieure. Le cabinet de Versailles n'en devint pas moins, pour
le public français et européen, le ministère Necker,
Les premières mesures de quelque intérêt qui suivirent la re-
traite de Taboureau furent la prorogation pour dix ans des octrois
municipaux, que le trésor partageait avec les villes (2 août) ; l'ai)-
plication aux postes d'un régime qui était la transition de la
ferme à la régie, et qui indiquait les vues ultérieures de Nec-
ker (17 août)*; un bon règlement sur les impôts directs (4 no-
vembre), portant qu'aucune cote d'imposition ne pourrait être
augmentée qu'à l'époque d'une vérification générale et publique
du produit des fonds de la paroisse, vérification opérée en pré-
sence des collecteurs , du syndic de la paroisse et de trois autres
notables élus par la communauté. Le vingtième d'industrie est sup-
primé dans les campagnes, où il occasionnait beaucoup de vexa-
tions aux contribuables et peu de profit à l'état. La langue de
Turgot reparait dans cette pièce. On y parle des lois de la justice et
de règalité ; on y donne la vraie raison de l'accroissement légi-
time de rimi)ôt^. Un des objets de ce règlement était de vérifier
1. Les fermiers s'engagèrent à 1,800,000 fr. comptant, ploa à partager les bénéfices
aTec l'état. — Andetmes Lois françaises^ t. XXV, p. 96.
2. ** Pour maintenir l'équilibre dans les finances, il est nécessaire que les revenus
390 LOUIS XVÎ. 117771
les déclarations des propriétaires sur les vingtirmcs, impôt pour
lequel les taillables étaient taxés à la rigueur, et les privilégiés
selon ce qu'il leur plaisait de déclarer. Ce fut l'occasion d'une
première querelle entre Necker et le parlement, qui avança, dans
ses remontrances, que les vingtièmes étaient un don gratuit. ^Toui
propriétaire, disaient les remontrances, a le droit d'aecorder des
subsides, par lui-même ou par ses représentants. S'il n'use pas de
ce droit en corps de nation, il faut bien y revenir indirectement...
La confiance aux déclarations personnelles est donc la seule in-
demnité du droit que la nation n'a pas exercé, mais n'a pu perdre,
d'accorder et de répartir elle-même les vingtièmes. »
Le parlement aurait eu raison, s'il eût entendu par là que tout
imposable a droit d'être consulté sur l'impôt; mais, appliquée aux
seuls privilégiés et dirigée contre la péréquation des impôts , sa
doctrine n'était que la consécration des iniquités sociales sous une
forme anarchique*. La justice avait dicté le règlement sur les
impôts : l'humanité inspira à Necker la formation d'une commis-
sion chargée d'examiner les moyens d'améliorer les hôpitaux de
Paris, création de la charité du moyen âge, qui avait grand besoin,
pour se perfectionner, de la philanthropie éclairée du xvin* siècle.
L'aspect de l'Hôlel-Dieu, de la Salpêtrière, de Bicêtre, était hideux :
les malades, les vieillards, les fous, étaient entassés les uns sur les
autres dans ces vastes réceptacles des misères humaines. A l'Hô-
tel-Dieu, on voyait parfois un convalescent, un mourant et un
mort étendus côte à côte dans un même lit ! Â Bicêtre, un seul lit
contint jusqu'à neuf vieillards ! La réforme de ces odieux abus,
dont la tradition rend encore aujourd'hui les hôpitaux un objet
d'effroi pour les classes pauvres, fut décrétée, le 22 avril 1781 ,
du roi saivent, du moins à une certaine distance, le prognrès de la valenr des biens,
puisque ce progrès, effet inéTitable de l'accroissement annuel du numéraire, aug-
mente dans la même proportion tous les objets de dépense. ** — Ànc, Loi» françaises,
t. XXV, p. 146
1. Droz, Hist. de Louis XVI, 1. 1**, p. 282. — A cette première année de radminis-
tration de Neclter appartient un édit intéressant pour l'histoire des institutions
sociales : c^est une autorisation aux propriétaires et fermiers du Boulonnais de clore
leurs prés, malgré la coutume du pays qui ne permettait de clore que la cinquième
partie des propriétés et accordait à tous la jouissance des prés et riez (terres incultes),
du 1*' au 15 mars ; c'était un reste de l'antique comnmnauté du clan qui achevait de
disparaître. — Ane. Lois française*^ t. XXV, p. 136.
11777] LES HOPITAUX. 391
sur un rapport de Necker au roi. L'active charité de M"® Necker
avait créé un excellent modèle sur de petites proportions, dans
l'hospice qui porte encore aujourd'hui le nom de son époux;
mais la réforme, préparée, décrétée par Necker, ne fut exécutée
que sous son second ministère, à la suite d'un rapport rédigé, en
1787, par le savant Bailli*.
La création à Paris d'un mont-de-piété, institution italienne qui
avait déjà été introduite en Flandre et en Artois (9 décembre 1777),
la fondation de prix annuels en faveur des nouveaux établisse-
ments de commerce et d'industrie [28 décembre), méritent encore
d'être signalés.
Tout cela ne peut encore passer que pour des préludes, de la
part d'un ministre annoncé avec tant d'éclat; mais de grands
événements obligeront bientôt, sinon de suspendre les réformes
intérieures, au moins de les subordonner à un autre intérêt capi-
tal. La politique extérieure va reprendre pour quelque temps le
premier rôle.
Le monde tressaille partout au bruit des armes. Il semble que
de grandes voix appellent de toutes parts la France à rentrer dans
l'arène. L'orgueilleuse triomphatrice de 1763, l'Angleterre, voit
son empire colonial croulant en Amérique, ébranlé dans l'Inde.
Pendant ce temps, un jeune empereur, plein d'une ambition in-
quiète, Joseph II, cherche autour de lui l'occasion d'agir et de
s'agrandir, n'importe aux dépens de qui; plus lo'in, l'insatiable
Russie, une main sur les dépouilles de la Pologne, étend l'autre
sur la Turquie et foule déjà aux pieds le traité de Kaïnardji,
qu'elle a dicté la veille.
Tout à coup la curiosité publique est vivement éveillée par la
nouvelle que l'empereur est arrivé incognito à Paris (18 avril
1777). Le comte de Falkenstein, pseudohyme transparent de
l'illustre voyageur, descendu dans un simple hôtel garni, est par-
tout, voit tout, comprend tout. En quelques jours il connaît Paris
comme Louis XVI ne le connaîtra de sa vie. Il va saluer aux Inva-
lides la création du Grand Roi, que Louis XVI n'a jamais visitée;
1. Ane. Lois françaises , t. XXV, p. 96. — Par on règlement pour l'extinction de la
mendicité, on voit que les ateliers de charité établis à Paris sons Turgot avaient été
maintenus. — Ibid., p. 74.
392 LOUIS XVI. U777)
il s'indigne, à l'Hôtel-Dieu, devant ce spectacle d'inhumanité que
sa réprobation signale aux intentions réformatrices du ministère;
il pénètre dans l'humble asile où l'abbé de L'Épée, négligé du pou-
voir, persécuté par l'autorité ecclésiastique*, se dévoue à l'œuvre
admirable de l'éducation des sourds et muets, qu'il tire de leurs
limbes pour les rendre à la vie morale et sociale. Joseph II excite
dans Paris une sorte d'entliousiasme et provoque des comparai-
sons peu flatteuses avec la pesante inertie du roi et la frivolité de
la reine. Après six semaines de séjour dans la capitale, il fait ra-
pidement le tour de la France et sort du royaume par Genève,
sans aller voir Voltaire qui l'attend : soit égard pour la dévotion
de Marie -Thérèse, soit crainte de paraître inféoder la majesté
impériale à cette autre majesté philosophique. Des grands écri-
vains du siècle, il n'a visité que Buffon dans son temple du Jardin
des Plantes.
L'empereur avait moins réussi dans les provinces qu'à Paris; il
avait trop laissé paraître la jalousie que lui inspiraient la puis-
sance et l'unité de la France. Il avait d'ailleurs un autre motif de
mauvaise humeur ; il n'avait pu obtenir du roi aucun engage-
ment politique. Tout le monde avait bien pensé que Joseph venait
tenter de resserrer l'alliance franco-autrichienne, fort relâchée
depuis quelques années; mais on ne savait pas trop ce qu'il enten-
dait tirer de cette alliance. Le ministre des affaires étrangères
Vergennes, d'accord avec Maurepas pour combattre les tendances
autrichiennes de Marie -Antoinette, avait prémuni Louis XVI
contre les projets hostiles à la Turquie que l'on supposait à l'em-
pereur*. C'était en ce moment tout le contraire. Joseph, mécon-
tent de Catherine H, qui l'avait obligé d'arrêter ses nouveaux
empiétements en Pologne , était disposé à une alliance défensive
avec la France contre la Russie, afin d'interdire à celle-ci de
s'étendre davantage aux dépens des Turcs. On éluda ses insinua-
1. L'archevêque TaTait interdit des fonctions sacerdotales comme janséniste. —
Le gouvernement ne vint en aide à Tabbé de L'Épée que Tannée suivante, et bien fai-
blement. En novembre 1778, une partie des biens du couvent des Célestins, qui venait
d'être supprimé, fut appliquée à la maison des sourds et muets. — Anr. Lois frtm-
çaises, t. XXV, p. 459. ~ La commission formée pour les réunions et les suppressions
de monastères commençait à produire quelques résultats.
2. Flassan, t. Vll^ p. 138.
(1778) JOSEPH II A PARTS. 393
tions; on eut peur de voir renaître la Gv,erre de Sept Ans et de
s'engager sur le continent lorsqu'il y avait probabilité d'un nou-
veau choc contre les Anglais. Un autre étranger, plus grand que
Joseph II dans l'histoire, l'avait précédé à Paris dans un autre but:
c'était Benjamin Franklin , qui venait solliciter les secours de la
France en faveur des Anglo- Américains soulevés contre l'Angle-
terre {décembre 1776).
Le mauvais accueil fait aux projets de Joseph II n'en fut
pas moins une faute énorme. On n'eût pas eu la guerre sur
le continent; car le vieux Frédéric n'en voulait plus et n'eût
pas soutenu les Russes, qu'on eût contenus, sans combat. Jo-
seph, rebuté, se rapprocha de Catherine et seconda plus tard,
au lieu de s'y opposer, les entreprises de la tzarine sur l'empire
othoman * .
L'émotion causée en France par le voyage de Joseph II s'eflfaça
bientôt devant l'agitation passionnée que soulevait le plus grand
événement du siècle, la Révolution d'Amérique. Il y eut toutefois à
cette préoccupation du public une grande diversion dans les pre-
miers mois de 1778, diversion qui ne pouvait d'ailleurs que re-
doubler le mouvement des esprits, et qui fut causée par un nou-
veau voyageur. Celui-ci, qui remua Paris bien autrement encore
que Joseph II, portail aussi une couronne, mais ne la tenait pas
de ses ancêtres. Après vingt-huit ans d'absence. Voltaire arriva à
Paris le 10 février 1778.
Tant qu'avait vécu Louis XV, par une espèce de convention
tacite entre Versailles et Femei, Voltaire s'était abstenu de repa-
raître aux bords de la Seine. Depuis, la crainte d'être un embarras
pour Turgot, et la crainte de la réaction qui semblait devoir suivre
la chute du ministre philosophe, l'avaient retenu tour à tour;
mais l'avènement d'un ministre protestant n'avait pas tardé à lui
prouver combien ce torrent du siècle auquel il avait ouvert les
barrières était devenu irrésistible. Il se décida : aucune défense
officielle ne lui interdisait la capitale. Une fois arrivé, il savait bien
qu'on n'oserait le chasser. Le clergé, en effet, sollicita inutilement
1. Soulavie, Mémoires du règne de Louis XVI, t. V, p. 49. Soulavie cite en entier nn
luémoire très- intéressant, trouvé dans les papiers de Louis XV] ; c'est une critique
de Tadministration de M. de Vergennes, qu*il attribue au comte de Grimoard.
394 LOUIS XV f. 11778J
son expulsion du roi et dut s'estimer heureux que le prince des
novateurs ne fût pas présenté à Louis XVI. La reine et le comte
d'Artois le voulaient; car ils se laissaient emporter au courant de
la vogue, n'avaient encore aucun parti pris en faveur du passé et ne
redoutaient des novateurs que l'économie. Monsieur, qui affectait
la réserve et la gravité, ne se prononçait pas dans le môme sens.
Le rigide et dévot Louis XVI refusa de voir Yennemi de la religion
et des bonnes mœurs; mais ce fut tout. S'il laissa prêcher contre
Voltaire dans sa chapelle, il laissa, par compensation, le directeur
de ses bâtiments commander au sculpteur Pigalle la statue du
vieillard de Femei, et le ministre de sa maison* défendre aux
journaux de l'attaquer. Cette défense fut ensuite révoquée sur les
cris du clergé; mais qu'importait à ce flot de l'opinion qui entraî-
nait tout, à cette voix publique qui étouffait toute opposition sous
son acclamation immense !
La ville et la cour (le temps est passé où l'on disait la cour et la
ville) , toute une génération, tout un peuple de grands seigneurs,
de magistrats, de gens de lettres, d'artistes, de savants, se presse
dans les salons de l'hôtel où Voltaire a accepté une somptueuse
hospitalité^; chacun mendie une parole, un sourire du grand
homme, qui trône là au milieu des encyclopédistes comme un
monarque entouré de ses pairs. < Le regard de Louis XIV n'avait
pas produit plus d'effet sur une cour dont il était adoré que n'en
produisait le regard étincelant de Voltaire". » Au dehors, une
foule enthousiaste se dédommage de ne pouvoir être admise dans
le sanctuaire, en attendant la sortie de l'illustre vieillard ou son
apparition aux fenêtres, et en lui faisant partout un cortège triom-
phal. Ses moindres mots courent Paris et la France. On compte
ses pas; on commente toutes ses démarches; on rapporte avec
attendrissement qu'il s'est précipité sur les mains de Turgot en
fondant en larmes et en s'écriant : < Laissez-moi baiser cette
main qui a signé le salut du peuple ! > On raconte la scène impo-
sante qui a eu lieu lorsque le docteur Franklin, ce savant illustre
l. Amelot, créatare de Maurepas et successeur de Malesherbes.
8. L'hôtel du marquis de Villette , au coin de la rue de Beaune et du quai
Voltaire.
3. Lacretelle, Hitt. de France fundant le XYiii* néc/e, t. V, p. 159.
[1778] VOLTAfllE A PARIS. 395
devenu un des principaux moteurs d'une glorieuse révolution, cet
homme qui a
JUtî la foadre au ciel et le sceptre aux tyrans *,
est venu prier Voltaire de bénir son petit-fils : « Dieu et la liberU!
s*est écrié le vieillard de Fernei, voilà la seule bénédiction qui
convienne au petit-fils de Franklin!» Paroles augustes qui con-
sacrent la bouche qui les prononce comme le front qui les re-
çoit, paroles qui purifient les derniers jours du patriarche du
xvin* siècle, et sont comme la formule du baptême conféré par la
France philosophique à son enfant d'adoption, au nouveau monde
républicain éclos par delà les mers!
Cette représentation continuelle , animée de tant d'émotionsv
les fatigues causées par les répétitions d'une tragédie, dernier
enfant de sa veine poétique qu'il amène d'une main défaillante
sur cette scène française où Œdipe a commencé sa gloire il y a
soixante ans, épuisent l'ardent vieillard^. Le sang s'échappe de sa
poitrine haletante. En quelques jours, il semble à l'extrémité.
Moment d'attente et d'anxiété universelle ! On ne s'inquiète pas
seulement de voir finir, mais de voir comment finira Voltaire. Un
événement singulier et nouveau a consterné le clergé deux ans
auparavant : un prince du sang, ce Conti qui a joué depuis trente
ans un rôle fort mêlé et fort équivoque, est mort le 2 août 1776,
après avoir refusé les sacrements d'une croyance qui n'était plus
la sienne. Le clergé espère réparer, et fort au delà, l'impression
de cette mort philosophique, s'il peut induire le patriarche même
de Yimpièté à mourir dans le giron de l'église. Un prêtre réussit
à pénétrer auprès de Voltaire. Le philosophe, dans de moins
graves circonstances, n'a montré que trop de facilité à s'accom-
moder aux rites du catholicisme, ou plutôt à jouer avec ces rites.
Cette fois encore, souhaitant d'éviter le bruit et de mourir en
repos, il cède, se confesse et souscrit une déclaration de foi catho-
1. Eripuit cœlo fulmen t<xptrumque tyrannis.
Ce beau vers, attribué à Tur^t, est, dit^on, du poëte latin Manilius.
2. L'adoiirable interprète des créations de Voltaire et des chefis^'oeuTre du siècle
passé, Lekaio, venait de disparaître de cette scène, après avoir porté Fart dtama»
tique au plus haut degré où il fût encore parvenu en Fiance.
396 LOUIS XVr. (1778!
m
lique, demandant pardon à l'église du scandale qu'il a pu lui
causer (2 mars 1778).
La victoire du clergé n'est pas de longue durée. La prodigieuse
vitalité de Voltaire le relève pour un moment des portes du tom-
I)eau; il ne songe plus qu'à effacer le souvenir de ce qu'autour de
lui on appelle un acte de faiblesse, de ce que d'autres nomment
une profanation, et ses derniers jours ne sont qu'une suite de
triomphes. Le 1^*^ avril, il se rend à l'Académie, qui lui a envoyé
députution sur députation et qui se transporte en corps au-devant
de lui, honneur qu'elle ne rend pas môme aux tètes couronnées.
La plupart des membres ecclésiastiques protestent par leur absence.
Voltaire reconnaît l'accueil du grand corps, littéraire par un très-
beau projet de refonte de l'éternel Dictionnaire, qu'il veut inau-
gurer en se chargeant de la lettre A*. Le vivace vieillard fait des
projets comme s'il ne devait jamais quitter ce monde. De l'Acadé-
mie, il passe à la Comédie-Française. Les détails de cette scène de
délire, de cette apothéose qui paya soixante ans de combats, sont
dans toutes les mémoires. Le burin a cent fois reproduit le Cou-
ronnement de Voltaire, ce sacre du roi des philosophes, célébré aux
cris de : Vive Mahomet! Vive la Henriade! et aussi, il faut bien
l'avouer, de : Vive la Pucelle ! Dans cette soirée, qui résume un
siècle, c'est Voiture tout entier qui triomphe par le mal comme
par le bien. C'est ce soir-là que le vieillard put se redire dans
l'ivresse de la victoire :
_ ^
«Tai plus fait dans mon temps que Luther et Calvin,
Il n'avait pas tenu à Marie-Antoinette que la couronne de France
ne vînt s'incliner devant la couronne du poete-jAilosophe. La
reine, qui était déjà venue applaudir à la première représentation
d'/rènc, en l'absence de l'auteur, était en route pour la Comédie-
Française, quand un ordre exprès du roi l'obligea de rebrousser
\. ««Ce plan consistait à suivre l'histoire de chaque mot depuis l'époque où il avait
paru dans la langue, à marquer les sens divers qu'il avait eus dans les différents siè-
cles..., à employer, pour faire sentir ces différentes nuances, non des phrases faites
an hasard, mais des exemples choisis dans les auteurs qui avaient eu le plus d'auto-
nié. " — Condorcet, Vie de Voltaire. C'est ce plan que l'Académie commence d'exé-
cuter aujourd'hui.
11778) MORT DE VOLTAIRE. 397
cbcmin. Li maison d'Orléans, qui dessinait de plus en plus son
rôle d'amie du progrès, fit à Voltaire, quelques jours après, une
véritable ovation chez^M""® de Montesson et au Palais-Royal. L'i
réception de Voltaire chez les francs-maçons fut encore un épisode
digne de mémoire. Leur secret n'était que le sien : humanité, tolé-
rance; et, là, le bien était sans mélange.
Il avait eu sa récompense : il pouvait mourir. Surexcité, con-
sumé par cette exaltation continuelle, il demanda le sommeil à un
moyen factice, au laudanum; il se trompa sur la dose. Cet acci-
dent fut sans remède. Il tomba dans un engourdissement léthar-
gique dont il ne sortit plus que par intervalles. Il refusa, dans ces
intervalles, de renouveler sa confession de foi catholique. Un der-
nier mouvement de joie ranima un instant son cœur quand il
apprit le succès de ses efforts pour la réhabilitation de la mémoire
du malheureux Lally. Il expira, le 30 mai 1778, à onze heures du
soir; il avait vécu quatre-vingt-quatre ans et fait retentir le monde
de son nom pendant soixante.
Le public réclamait impérieusement les honneurs funèbres pour
le grand homme : le vieil archevêque et son clergé étaient décidés
à les refuser. Le faible gouvernement de Louis XVI, inquiet,
embarrassé, ne sut rien trouver de mieux que de défendre aux
journaux de ])arler de l'illustre mort , soit en bien , soit en mal.
L'abbé Mignot, neveu de Voltaire, tira le gouvernement de peine
en enlevant le corps de son oncle et en le faisant inhumer dans
son abbaye de Scellières en Champagne, avant que Tévêque diocé-
sain eût le temps de s'y opposer. C'est là que, treize ans après,
la grande Constituante devait envoyer chercher les restes de Vol-
taire pour les transférer solennellement dans le monument qu'elle
consacra à nos grands hommes * .
A peine l'astre de Voltaire était-il descendu sous l'horizon, que
l'autre grande étoile du xviii® siècle s'éteignit à son tour.
Par un contraste singulier, mais qui n'est pas sans exempte
chez les hommes les plus disposés à la vie intérieure, c'était dans
1. Y., sur le séjour de Voltaire à Paris et les incidents relatifs à rinterrention du
clergé, les Mém. de Hachaamontf t. XI, passim. — Corresjxmd, de Grimm, t. X, ayril^
juin. L*e»pèce d'éloge funèbre : « Il est tombé dam l'abîme funeste, n etc., est de
Diderot.
398 LOUIS XVI. [I778I
le centre tumultueux de la grande ville*, dans ce désert dhommcb,
comme on Ta dit, que Rousseau était venu chercher une solitude
souvent troublée par les autres et surtout par lui-môme. Il y vivait
depuis huit ans, toujours plus détaché des choses présentes (son
travail sur le Gouvernement de Pologne fut son dernier tribut aux
intérêts de ce monde), et flottant entre les moments de repos
moral où la paix de la conscience lui faisait goûter ce sentiment
contemplatif de l'existence, qu'il appelle Iql douceur de vivre^^ et
les accès multipliés de sa sombre hypocondrie. De là le double
caractère de ses derniers écrits posthumes, étranges alternatives
d'amertume et de résignation, d'aberration et de sagesse. Il n'est
pas de lecture plus douloureuse que celle de ses Dialogues, où il
se débat contre les fantômes de son cerveau et s'épuise à se justi-
fler contre des accusations imaginaires. Un jour, il distribue lui-
même dans la rue un appel pathétique aux Français ; un autre
jour, il veut aller déposer le manuscrit des Dialogues sur le maitre-
autel de Notre-Dame, comme pour mettre sa défense sous la pro-
tection immédiate du Dieu de vérité. Et, avec cette conviction
d'un complot atroce qui l'a déshonoré, qui l'a perdu dans l'esprit
de la génération présente, qui lui a aliéné jusqu'aux petits enfants,
aucun fiel, pas un mot de haine contre ses persécuteurs : il ne
demande vengeance ni aux hommes ni à Dieu, a On ne l'entend
jamais dire de mal de personne ; » il rend pleine justice à ses
ennemis, tant réels que supposés ; il approuve, au fond de son
humble retraite, les honneurs éclatants rendus à Voltaire*. A côté
des preuves mille fois. répétées de l'idée fixe qui l'égaré, jamais
chez lui plus d'élévation morale, jamais une douceur si évangéli-
que, jamais un sentiment religieux si profond, si pur et si tendre
que dans ces Rêveries, qui sont comme son adieu à la terre. Sa
1. Rue Plihriére, aujourd'hui rue Jean-Jacqucs-Ronsseau.
2. X Ce n*ost point par des plaisirs entassés qu'on est heureux, mais par un état
permanent qui n'est point composé d*actcs distincts, h Correspondance; lettre du
17 janvier 1770.
3. Voyez les Relations de Corancez et de Bernardin de Saint- Pierre. Celui-ci
raconte un petit fait d'un autre ordre, mais assez caractéristique. Un jour, Rousseau,
à la promenade, aima mieux endurer une soif ardente que de toucher à des fi*uits en
plein vent sans la permission du propriétaire. Cet incident, puéril en apparence, in«
dique avec quelle rigueur il tâchait de mettre d'accord sa conduite et ses principes.
— Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, t. XII.
11770) MORT DE ROUSSEAU. 399
sublime intelligence et son cœur aimant planent, pour ainsi dire,
sur le naufrage de la raison pratique.
Avec les souffrances de Fâme, les infirmités croissaient : la
pauvreté devenait plus dure au vieillard *, dont la fierté repoussait
les secours matériels, de môme que sa défiance écartait le plus
souvent les consolations morales. Ce qu'il consentit enfin d'ac-
cepter, ce fut un asile à la campagne pour abriter ses derniers
jours : il voulut finir au sein de la nature, qu'il avait tant aimée ;
il s'y sentait plus près de Dieu. Entre diverees retraites offertes,
Ermenonville fut choisi, beaux lieux qu'une admiration ingé-
nieuse avait déjà peuplés des souvenirs de sa Julie, Mais l'infortuné
n'apportait point la paix de l'âme dans cet Elysée. Il n'en jouit
que d'une manière bien imparfaite et que durant bien peu de
temps.
Sa fin est restée enveloppée de mystère. On a prétendu (et cette
opinion a été adoptée par beaucoup de ses plus sincères admira-
teurs), qu'en proie à d'incurables douleurs physiques et morales,
et se sentant désormais impuissant à faire le bien en ce monde,
il crut pouvoir abréger sa vie et « se jeter avec confiance dans le
sein de l'éternité^.»
Les principes de Rousseau contre le suicide ne suffiraient pas
à écarter sans réplique cette opinion ; ces principes, assis plutôt
sur le devoir envers l'humanité que sur le devoir envers Dieu,
n'étaient pas suffisamment absolus, et le libre arbitre pouvait
d'ailleurs être altéré en lui par la surexcitation mentale. Mais d'au-
tres motifs, puisés dans la comparaison des témoignages contem-
porains, nous paraissent péremptoires. La première relation de la
mort de Rousseau, celle du médecin Lebègue de Presle , semble
encore la plus digne de foi pour le fond, bien qu'il y ait un peu
trop d'emphase dans la forme et qu'on y fasse trop discourir
Jean-Jacques.
Le 3 juillet au matin, Jean-Jacques se serait donc senti trè&-
malade, pris d'une grande anxiété et de vives douleurs d'entrail-
les : il eut le sentiment que la dernière heure approchait : il fit
1. Pauvreté qui ne l'einpéchait pas de partager son pain arec la tante octogénaire
qui Tavait élevé.
2. Relation de Corancez.
400 LOUIS XVI. in781
ouvrir les fenêtres pour revoir encore la verdure et le soleil. « Le
soleil m'appelle... Voyez-vous cette lumière immense?... voilà
Dieu... Dieu m'ouvre son sein... Être des êtres!...» La crise qui
se prépare depuis quelques heures éclate ; frappé d'une apoplexie
séreuse, il tombe, le visage contre terre... Aux cris de Thérèse,
son hôte, M. de Girardin, accourt; on le relève; peu de moments
après, il n'était plus * !
Par une calme et brillante nuit d'été, son corps fut déposé en
silence à l'ombre des peupliers, dans un îlot d'un petit lac, au
fond de cette belle et mélancolique solitude d'Ermenonville, où
les âmes sensibles et méditatives affluèrent comme à un saint
pèlerinage^, et où Ton eût dû laisser reposer ses restes mortels,
en lui élevant dans Paris cette statue qu'il demandait si justement
à ses contemporains, que la grande Constituante lui avait promise,
et qu'il attend encore.
Voltaire avait fini au milieu de toutes les splendeurs sociales :
il était mort, pour ainsi dire, sur le théâtre, au bruit des applau-
dissements. Rousseau s'était éteint dans le silence et le mystère
des bois; chacun selon sa nature. Le contraste avait subsisté entre
eux jusqu'au bout; et cependant un infaillible instinct public a
réuni pour toujours dans la tradition nationale ces deux hommes
qui se complètent l'un par l'autre. Un poète aux mâles accents,
Marie-Joseph Chénier, a été la voix de la postérité :
O Voltaire ! sou nom n'a plus rien qui te blesse !
1. Les douleurs d'eutrailles firent naître Tidée d'un empoisonnement. On sut qu'on
rarait relevé sanglant dans sa chambre, avec un trou à la tète. On en conclut qu'il
8*était achevé d'un coup de pistolet, que M. de Girardin avait voulu dissimuler le
suicide et obtenu des médecins un procés-verbal attribuant la mort à un épanchc-
ment de sérosité dans le cerveau. Le masque moulé sur nature par le statuaire Houdon
dément cette hypothèse. Il n'y a point de trou de balle , mais seulement Vindica-
tion d'une double contusion avec déchirure de la peau. D'ailleurs, un coup de pis-
tolet à bout portant n*eût pas produit im simple trou, mais eût fait éclater le cràno
et rendu le moulage impossible. Il y a donc toute apparence que Rousseau est véri-
tablement mort d'apoplexie. — Voyez tous les arguments des deux opinions con-
traires résumés dans Musset- Pathay, Histoire de Jean-Jacquee Rousseau, t. I***, p. 429
et suiv. ; et dans G.-H. Morin, Essai sur la vie et le caractère de Jean-Jacques Housseau,
p. 269 et suiv. ; 1B51. Ce dernier ouvrage, fidèle à son titre, ofire le résumé complet
de tout ce qui concerne la personne de Rousseau. Nous pouvons ajouter personnelle-
ment, d'après la tradition conservée dans la famille de Houdon, que ce grand artiste
a toujours nié le prétendu suicide de Rousseau.
2. La mode s'en mêla : tout le monde y courut; la reine y vint.
J17781 VOLTAIRE ET ROUSSEAU. 401
Un moment divisés par Thumaine faiblesse,
Vous recevez tous deux l'encens qui vous est dû :
Réunis désormais, vous avez entendu,
Sur les rives du fleuve où la haine s'oublie,
La voix du genre humain qui voas réconcilie*.
Quelles que soient, en effet , les transformations de Tavenir, la
postérité ne les séparera ni ne les reniera jamais. Le sentiment
religieux de Tavenir, dans les larges horizons qu*il saura embras-
ser, laissera une place, au moins parmi les avenues du temple, à
l'homme qui a si vaillamment défendu l'humanité et la justice,
qu'elles qu'aient été sur son front les taches et les ombres. Plus
près du sanctuaire sera placé l'homme qui, pareil au fugitif de
Troie, du milieu de la cité croulante du passé, a emporté les
dieux, les vérités éternelles , dans le pan de son manteau, pour
les transmettre aux générations futures. Voltaire est jugé , pour
les amis comme pour les ennemis; la mémoire de Rousseau est
plus débattue. On connaît Voltaire en le parcourant, en l'effleu-
rant comme il effleurait toutes choses ; il s'ouvre à tous en pleine
lumière. On ne connaît Rousseau qu'en l'abordant avec simplicité,
en l'étudiant patiemment, en vivant avec lui, en poursuivant
l'unité de sa pensée à travers les modifications réelles et les con-
tradictions apparentes. La postérité, toutefois, ne s'est pas laissé
et ne se laissera point abuser sur le caractère de l'œuvre ni sur
celui de l'écrivain, que les attaques viennent des doctrines rétro-
grades ou du scepticisme. A travers les erreurs et les exagérations
de son esprit, les égarements moraux de la première moitié de sa
vie, l'altération mentale partielle de l'autre moitié, elle saura dis-
tinguer la justesse de ses vues et surtout de ses sentiments fonda-
mentaux, et la profonde sincérité de son cœur^.
1. M.-J. Chénier, ÉpUre à Voltaire, La Convention, obéissant au sentiment qne
Chénier exprima plus tard avec éloquence, réunit leurs restes sous les voûtes da
Panthéon. — Le sentiment public n'a pas vu si clairement le rapport de Montes-
quieu et de Rousseau.
2. Résumons ici ce que nous avons dit sur les doctrines anft/>ro<]fr«Mtvej de Rousseau.
Rousseau a vu une grande vérité, à savoir : que le progrès des idées et des connais-
sances peut marcher sans un progrés parallèle dans les mœurs et dans les senti-
ments, et qu'alors il y a décadence réelle sous le progrès apparent. Il a exagéré
cette vérité ; mais les théoriciens récents du progrés l'ont méconnue, pour la plu-
part, à cause de l'insuffisance de leur sentiment moral. Il y a sur Rousseau, dans Ift
Corretpondance de Grijnm (t. X, p. 70; juillet 1778; nouv. édit. 1830), un passage
XM. 26
402 LOUIS XVI. (1778)
Mais ne nous engageons pas dans un avenir qui dépasse les
limites de notre œuvre. Les dernières années de l'ancienne société
nous appartiennent seules encore.
beaucoup plus impartial qu'on ne saurait s'y attendre, et qui renferme un aven sin-
g^ier dans la bouche de Grimm. « Cette âme, naturellement susceptible et défiante,
victime d^une p^sécution peu cruelle j à la vérité, mais du moins fort étrange^ aigrie par
des malheurs qui furent peut-être son propre ouvrage, mais qui n'en étaient pas
moins réels, tourmentée par une imagination qui exagérait toutes les affections
comme tous les principes , plus tourmentée peut-être par les tracasseries d'une
femme (Thérèse) , qui , pour demeurer seule maltresse de son esprit , avait éloigné
de lui ses meilleurs amis en les lui rendant suspects ; cette âme, à la fois trop forte
et trop faible pour porter tranquillement le fardeau de la vie, voyait sans cesse
aatour d'elle des abîmes et des fantômes attachés à lui nuire. ( Suivent des détails
szacts sur l'idée qu'avait Rousseau d'une grande ligue formée contre lui , idée fixe à
laquelle il rapportait les moindres incidents de sa vie. } Sur tout objet étranger à la
manie dont nous venons de parler, son esprit conserva jusqu'à la fin toute sa force
et toute son énergie. *>
Rien n'est plus juste que ces réflexions, et c'est ce qui rend inexcusable la con-
duite de Grimm envers Rousseau; car il avait très-bien vu, vingt ans auparavant,
poindre la maladie morale de ce g^iand et malheureux homme, et il avait fait tout ce
qu'il fallait pour en activer le progrés. C'est dans le passage que nous venons de
citer qu'il faut écouter Grimm, et non dans les Mémoires, ou plutôt le roman
de M** d'Épinai , espèce de contre-partie des Confessions trouvée chez Grimm,
remaniée à loisir, et à laquelle on a voulu attribuer une autorité qu'elle ne mérite
en aucune façon. La parole du fils de M"* d'Epinai doit avoir du poids dans
cette question : « J'ai été témoin bien souvent, écrivait -il, des vifs reproches que
M** d'Épinai a faits à Grimm... sur les procédés durs qu'il avait eus pour le
pauvre Jean-Jacques, qui ne les avait pas mérités. » — V. Œuvres inédites de
J.-J. Rousseau, publiées par Musset-Pathay, 1825, in-8o, p. 389. — On a nie Rous-
seau à fond dans ces derniers temps. Nous nous bornerons à nt>r, de notre côté,
qu'il puisse exister un vrai génie, un de ces g^rands et légitimes interprètes de l'âme
et du cœur humains, sans un homme derrière Vécrivain : nous ne disons certes pas sans
un idéal vivant, mais sans un homme^ sans un être vrai, quelles que soient s^ incon-
séquences. — Et où veut-on qu'il puise, s'il n'avait la source vive en lui? — Si un
méchant et un menteur pouvait écrire VÉmiU, il est clair qu'on devrait conclure au
scepticisme absolu sur tout homme et sur toute parole humaine. — Nous termi-
nons sur Jean-Jao^ues en citant un panégyrique que le nom de son auteur rend sans
doute dig^e d'intérêt.
u Ce ne sont point , a écrit Mirabeau , ses grands talents que j'envierais à cet
homme extraordinaire, mais sa vertu, qui fut la source de son éloquence et Tâme de
ses ouvrages. J'ai connu J.-J. Rousseau, et je connais plusieurs personnes qui l'ont
pratiqué;... il fut toujours le même , plein de droiture, de franchise et de simpli-
cité, sans aucune espèce d'art pour cacher ses défauts ou montrer ses vertus. Quoi
qu'on pense ou quoi qu'on dise de lui pendant encore un siècle ( c'est l'espace et le
terme que l'envie laisse à ses détracteurs), il ne fut jamais peut-être un homme
aussi vertueux, puisqu'il le fut avec la persuasion qu'on ne croyait*pas à la sincérité
de ses écrits et de ses actions. Il le fut malgré la nature, la fortune et les hommes,
qui Vont accablé de souffrances, de revers, de calomnies, de chagrins et de per-
sécutions. Il le fut malgré les faiblesses qu'il a révélées dans les mémoires de sa
11703-1764] AMÉRIQUE ANGLAISE. 403
L'année 1778 est solennelle. La disparition de Voltaire et de
Rousseau est un grand signe. Le brillant xviii® siècle s'en va; un
âge orageux et sombre s'élève à l'horizon. L'ère des idées se
ferme : l'ère de l'action va s'ouvrir.
Entre la mort de Voltaire et celle de Rousseau furent tirés les
premiers coups de canon de la guerre d'Amérique.
Il nous faut retourner de quelques pas en arrière pour rappeler
les commencements de cette révolution, qui ne fut rien moins que
l'affranchissement d'un monde.
Nous avons indiqué ailleurs* le camctère et les progrès des colo-
nies anglaises de l'Amérique du Nord. Après la paix de 1763, le
gouvernement anglais voulut leur faire supporter leur part des
charges énormes que la guerre avait infligées à la Grande-
Bretagne : c'était juste. Mais l'Angleterre prétendit imposer au
lieu de demander. Les Américains se soumettaient sans difficulté
aux lois de douane, aux taxes commerciales que le parlement bri-
tannique établissait pour tout l'empire; mais, quand il s'agissait
de taxes intérieures et spéciales aux colonies, on consultait leurs
assemblées, leurs parlements provinciaux. Le gouvernement de
George III, sous la malfaisante inspiration de lord Bute, qui domi-
nait encore le ministère, quoiqu'il ne fût plus ministre, prétendit
se passer de leur consentement, en vertu de précédents remontant
à des époques où plusieurs des colonies n'avaient point encore de
législatures. Le parlement anglais voyait dans le droit de taxer
les colonies une extension de sa prérogative; il seconda volontiers
la couronne sur ce point. Les Américains eussent probablement
accordé ce qu'on voulait d'eux si on le leur eût demandé. Ils le
refusèrent, parce qu'on l'exigeait. La révolution d'Amérique
naquit donc, et c'est là sa grandeur, d'une question de droit bien
plus que d'une question d'intérêt matériel. Dès 1764, au bruit des
projets du cabinet anglais, une Déclaration des Droits de VHommô
vie. J.-J. Rousseau arracha mille fois plus à ses passions qu'elles n'ont pa lui déro-
ber... Quelque abus qu'on puisse faire de ses propres confessions, elles prouveront
toujours la bonne foi d'un homme qui parla comme il pensait, écrivit comme il par-
iait, vécut comme il écrivit, et mourut comme il Avait vécu. » V. Musset-Pathay, //iil.
de J.-J, Rousseau, t. 1*', p. 300.— Mirabeau était trop grand pour ne pas aimer la
vertu, quoiqu'il ait eu le malheur de ne point la pratiquer.
1. V. notre t. XV, p. 466.
404 LOUIS XVI. [17651
fut formulée dans la Nouvelle-Angleterre. Dès lors on put recon-
naître qu'il y avait un abîme entre la vieille Angleterre et cette
nationalité naissante, entre une société de fait et de tradition et
une société de droit et de raison; grande erreur de ne voir dans
TAmérique , comme on Ta dit quelquefois, qu'une Angleterre ren-
forcée,
La création d'un papier timbré (22 mars 1765) fut le signal de la
crise. L'Amérique, prévenue des intentions du gouvernement an-
glais, était déjà en fermentation ; les presbytériens, animés de sen-
timents démocratiques , avaient profité de cette situation agitée
pour s'organiser en association générale, ce qu'on les avait tou-
jours empêchés de faire, et cette association religieuse devint un
vigoureux instrument politique. L'acte du timbre fut accueilli par
des démonstrations de deuil et d'indignation profonde. La législa-
ture de la Virginie, province d'où allait sortir le libérateur de
l'Amérique, déclara l'acte du timbre inconstitutionnel; ses Résolve
tUms n'eurent pas le caractère théorique de la Déclaration des Droits
publiée dans les provinces du Nord ; mais le débat prit chez elle
la physionomie la plus menaçante. Dans ce pays de cavaliers et
d'èpiscopaux^ on fit ouvertement appel à la mémoire de Cromwell,
comme on l'eût pu faire sur les rives puritaines du Connecticut.
Le mouvement fut plus violent encore dans la Nouvelle-Angleterre,
foyer de la démocratie américaine. On ne se contenta pas d'an-
' noncer la résistance, on commença de l'organiser. A Boston, cette
glorieuse ville qui était et qui est toujours le vrai centre moral
de l'Amérique du Nord, autant qu'un centre est possible dans ce
monde si varié et si libre, à Boston, les défenseurs du droit consti-
txUiormel s'assemblaient sous un grand orme ; on le nomma l'ar^r^^
de la liberté. Les rejetons de l'arbre de Boston couvrirent bientôt
i TAmérique anglaise; ils devaient plus tard passer les mers.
A la suggestion de la législature du Massachusets, la province
dont Boston était la capitale, un congrès extraordinaire de repré-
■ sentants des colonies se réunit à New- York. Le congrès, avec
autant de modération que de fermeté, établit que les habitants
des colonies avaient les mêmes droits que les natifs de la Grande-
Bretagne; que, ne pouvant être représentés dans le parlement,
ils devaient l'être par des assemblées locales exclusivement inves-
[1766-17681 RÉVOLUTION D'AMÉRIQUE. 405
ties du droit de les taxer. Le congrès adressa une supplique à la
couronne et une adresse aux deux chambres pour réclamer
l'abrogation de Tacte du timbre. Comme moyen de coercition,
on résolut de frapper l'Angleterre dans son plus cher intérêt,
dans son commerce, et partout se formèrent des associations
dont les membres s'engageaient à repousser les produits britan-
niques, au prix de toutes les privations, jusqu'à ce que réparation
eût été accordée aux colonies. On fit plus : on empocha le débar-
quement et la distribution du papier timbré, et, l'administration
de la justice civile et le commerce se trouvant ainsi suspendus de
fait, la législature du Massachusets se posa hardiment en face dâ
parlement anglais et autorisa les citoyens à se passer du timbre
dans les transactions.
Le gouvernement britannique s'étonna et mollit. Lord Chatham
avait soutenu, dans le parlement, la justice de la cause des colons.
Le ministère fit révoquer l'acte du timbre ( 1 8 mars 1 766 ) , mais
en maintenant théoriquement le droit législatif absolu du parle-
ment. Lord Chatham rentra au pouvoir; mais, comme nous
l'avons déjà dit ailleurs, lord Chatham , usé par de cruelles souf-
frances physiques, ne fut que l'ombre de lui -môme durant son
second ministère.
L'Amérique se réjouit de sa victoire et du retour de ce grand
homme aux aflaires ; mais elle se réjouit, pour ainsi dire, sous
les armes, et fit bien ; car les collègues de lord Chatham, d'accord
avec le parlement, ne tardèrent p^is à faire une nouvelle tentative
d'arbitraire en enjoignant aux colonies de livrer de certaines
fournitures aux troupes. La législature de New- York refusa; elle
fut suspendue par acte du parlement , jusqu'à ce qu'elle eût obéi;
puis le parlement vota la création de droits sur le papier, sur le
verre, sur le thé, etc. (1767).
L'assemblée du Massachusets donna le signal de la résistance
par une circulaire aux autres législatures coloniales. Les repré-
sentants du Massachusets y revendiquaient à la fois leurs droits
naturels comme hommes , et leurs droits légaux comme Anglais.
Le gouverneur de la province cassa l'assemblée. La législature
suivante prit les mêmes errements. Elle fut cassée à son tour
(1768). Les législatures des autres colonies approuvèrent haute-
405 LOUIS XVI. [1768-1770]
ment rassemblée du Massachusets , et le peuple de cette province
remplaça l'assemblée dissoute par une convention extraordinaire.
La convention, prohibée par le gouverneur comme illégale, se
sépara, mais en laissant derrière elle un comité d'organisation,
tandis que le gouverneur, de son côté, recevait des troupes d'An-
gleterre et les installait dans Boston.
L* Amérique anglaise s'agitait pour un grand but. L'Angleterre,
pendant ce temps, était en proie à des troubles qui semblaient
révéler des symptômes de dissolution politique plutôt que de
régénération. En 1769, à l'occasion de l'arrestation du fameux
Wilkes, poursuivi pour des pamphlets, il y eut à Londres de vio-
lentes émeutes. Le peuple promena par la ville un char portant
une jeune fille, avec l'inscription : Liberté. Sur l'un des côtés du
char on lisait : «Charles P% couronné en 1626, décapité en 1649; »
sur l'autre : « Jacques II , couronné eu 1685, chassé en 1688; » et
derrière le char : « George III, couronné en 1760, puis... i
Lord Chatham, étranger aux derniers actes du ministère, se
retira et laissa ses collègues sous le poids de leur impopularité.
Ik n'en gardèrent pas moins la majorité dans un parlement soli-
daire de leurs fautes et firent un pas de plus dans la voie fatale
où ils étaient rentrés. Us crurent intimider les colons en faisant
passer au parlement un acte portant que les délinquants d'Amé-
rique pourraient être jugés dans la Grande-Bretagne. L'exaspé-
ration des colonies arriva au comble. Une nouvelle législature du
Massachusets répondit en demandant l'éloignement des troupes
anglaises, la mise en accusation de son gouverneur, et en protes-
tant contre la suppression du jury. Lesautres provinces suivirent le
mouvement. Les associations contre l'importation des produits
anglais se renouvelèrent sur la plus vaste échelle : on nota d'in-
famie quiconque ne s'y enrôlait pas, et les esprits les plus sages
et les plus mesurés se familiarisèrent dès lors avec la pensée d'un
recours aux armes en dernier ressort ' . Le premier sang versé à
Boston, le 5 mars 1770, dans un engagement tumultueux entre
les soldats et le peuple, sembla rejaillir dans toute l'Amérique.
Le gouvernement britannique hésita pour la seconde fois. Un
1. V. une lettre de Washington, d'avril 1769, dans sa Kte, traduite par M. Guizot,
t.I«,p. 142.
H770-1774) RÉVOLUTION D'AMÉRIQUE. 407
nouveau chef du cabinet, lord North, sur les cris des marchands
anglais, que ruinait Tintemiption du commerce avec TAmérique,
fit supprimer les droits récemment établis, excepté celui sur le thé
(1770). Concession puérile. Dans une telle question de principe,
c'était tout ou rien. Les Américains se relâchèrent de leur rigueur
envers les produits anglais ;- mais ils maintinrent l'exclusion du
thé apporté par navires anglais. Il y eut à peine une trêve. L'irri-
tation se raviva bientôt à propos d'un acte du parlement suivant
lequel le gouverneur et les juges, dans chaque colonie, devaient
être désormais appointés par la couronne et non plus par les
assemblées coloniales. La législature du Massachusets nia formel-
lement aux deux chambres le droit de faire des lois pour les colo-
nies : c'était la première fois que la suprématie du parlement
était repoussée eh termes exprès et généraux. La résistance légale
tendait à devenir révolution { 1772 ).
L'arrivée de fortes cargaisons de thé , envoyées par la Compa-
gnie des Indes, décida la crise. Une troupe de Bostoniens, dégui-
sés en sauvages, abordèrent les navires entrés dans le port de
Boston et jetèrent les caisses de thé à la mer. Cet exemple fut
imité dans les autres provinces ( 1773). D'une autre part, l'assem-
blée du Massachusets vota la mise en accusation des juges qui
consentaient à recevoir leurs appointements de la couronne. Le
port de Boston fut mis en interdit par le parlement à une énorme
majorité, malgré une opposition où se signalèrent Fox et Burke :
lord Chatham, après deux ans de silence, était venu apporter en
vain à l'opposition le secours de sa vieille gloire (1774). Lord
North, le chef du ministère, plaisanta fort spirituellement sur
l'invocation des droits naturels par les colons : il n'avait vu ces
droits -là écrits sur aucun parchemin.
On ne plaisantait pas, de l'autre côté de l'Atlantique. La lutte
de la liberté fut inaugurée sous les formes religieuses emprun-
tées à la Bible par les nations protestantes. Un jeûne général fut
ordonné par toutes les législatures, à l'exemple de l'assemblée de
Virginie ( l^ juin 1774); puis les législatures formèrent, par voie
de députations, un nouveau congrès général comme en 1765.
Celui-ci devait porter de bien autres conséquences.
L'association générale contre l'interdiction des produits anglais
i08 LOUIS XVI. (17741
n'attendit pas la réunion du congrès pour se réorganiser sous la
forme la plus solennelle. Elle s'engagea à ne se dissoudre qu'après
la réouverture du port de Boston et la pleine et entière reconnais-
sance des droits des colonies. La sympathie la plus universelle
et la plus efficace aida Boston à supporter la suspension de son
existence commerciale. Les villes voisines refusèrent de profiter
du malheur de la noble cité. Une admirable unité de sentiments
éclatait dans l'Amérique anglaise, à l'exception d'une faible mino-
rité de royalistes et d'aristocrates. Les provinces du Sud renon-
cèrent, avec une résignation digne d'être un étemel exemple, à
tous les objets de luxe et de comfort que leurs riches propriétaires
semblaient dans la nécessité de demander à l'Angleterre.
L'exaltation publique redoubla à l'arrivée de nouvelles lois qui
changeaient la constitution du Massachusets (8 août 1774). La
province entière refusa de s'y soumettre. On déclara infâme et
traître quiconque accepterait une place dans la nouvelle consti-
tution. On commença de refuser l'impôt, c'est-à-dire les anciennes
taxes constitutionnellement établies. Le gouverneur ajourna la
session annuelle de la législature. L'assemblée fut élue et réunie,
malgré la défense du gouverneur à Concord , à vingt milles de
Boston , tandis que le congrès général s'ouvrait à Philadelphie,
capitale de la Pensylvanie (5 septembre 1774). Les instructions
des députés au congrès, fermes mais mesurées, écartaient encore
toute idée de séparation entre les colonies et la mère patrie, et
ne réclamaient que le redressement des griefs. Mais, en même
temps, le congrès décida qu'on secourrait par la force Boston et
le Massachusets, si le gouvernement anglais employait la force
^ntre cette ville et cette province , et il prit des mesures afin de
régulariser la prohibition de l'importation anglaise, de préparer
la prohibition de l'exportation pour l'Angleterre et la création de
manufactures américaines; il recommanda aux marchands amé-
ricains de ne point abuser des circonstances pour augmenter le
prix des denrées. Le congrès formula une déclaration des droits
c fondés à la fois sur les lois immuables de la nature, sur les
principes de la constitution anglaise et sur les chartes et lois
positives, » et adressa une requête au roi, un mémoire au peuple
anglais, des circulaires aux colonies anglaises et au Canada.
[1774-17751 RÉVOLUTION D'AMÉRIQUE. 409
L'adresse aux Canadiens était pleine de citations de Montesquieu.
Le langage de toutes ces pièces, remplies d'éclat et de force, attes-
tait une société qui entend s'asseoir sur le droit et la raison avant
tout, comme nous l'avons dit, mais sans repousser la tradition et
en lui faisant sa juste part. Pourquoi l'eût -elle repoussée, en
effet? Les libertés traditionnelles venaient d'elles-mêmes aboutir
à la grande liberté philosophique du xvni® siècle, comme les
rivières à l'Océan! La Révolution française ne put combiner avec
cette facilité les deux grands éléments de la vie des nations, le
droit philosophique et le droit historique; elle n'avait pas sous la
main la tradition immédiate de libertés toujours en action : de là
cette sublime témérité avec laquelle elle se lança dans la raison
pure et le droit absolu. L'Amérique, plus heureuse, a eu tout de
suite son équilibre : nous cherchons encore le nôtre.
Le congrès se sépara en convoquant une autre assemblée
générale pour mai 1775. Les populations s'armèrent de toutes
parts et attendirent. Le parlement anglais fut renouvelé sur ces
entrefaites. La majorité resta ministérielle. Lord Chatham, Fox et
Burke s'efforcèrent inutilement de faire prévaloir des principes de
conciliation. La pèche de Terre-Neuve fut interdite aux colonies
de l'Amérique du Nord. Défense fut faite de transporter des armes
et des munitions dans ces colonies. Le Massachusets fut déclaré
rebelle. Lord North lui-même, cependant, esprit indécis au fond
sous des apparences hautaines, fît voterune sorte de plan de trans-
action vague et confus : les colonies se seraient reconnues, en
termes généraux, obligées de participer aux dépenses communes.
Cela n'était pas sérieux et ne pouvait arrêter le cours des événe-
ments. Les hostilités étaient conunencées. Le peuple » dans les
provinces de Rhode-Island et de Connecticut, avait occupé des
postes, enlevé des canons : le gouverneur du Massachusets voulut,
de son côté, s'emparer d'un dépôt d'armes et de munitions formé
par les colons à Concord, où s'assemblait la législature de cette
province insurgée. Le corps de troupes envoyé de Boston pour
cette expédition fut repoussé avec perte par les milices du Massa-
chusets, qui vinrent hardiment bloquer les Anglais dans BostoQ
(avril 1775) et furent bientôt renforcées par les provinces voi-
sines. La législature du Massachusets décréta un papier-monnaie
410 LOUJS XVI. [1775J
provincial*. Le nouveau congrès général décréta une armée et un
papier-monnaie pour toutes les colonies réunies, prohiba tout
commerce avec les possessions anglaises qui n'étaient pas de la
Grande-Alliance, déclara le pacte politique rompu entre le Massa-
chusets et la Grande-Bretagne, et invita les habitants de cette co-
lonie à établir un nouveau gouvernement. Le 6 juillet 1775, le
congrès vota cependant un manifeste où il protestait encore contre
Faccusation de séparatisme et disait souhaiter le rétablissement de
l'union avec la mère-patrie : il adressa une dernière requête au
roi et de nouvelles adresses aux Anglais et aux Irlandais; mais,
en même temps. Benjamin Franklin, revenu d'Angleterre, où il
avait été longtemps l'agent officiel de la Pensylvanie, et où il avait
tenté tous les moyens d'arrêter le gouvernement britannique sur
une pente funeste ^, Franklin fut chargé de préparer un plan de
confédération et union perpétuelle pour le cas où les griefs ne
seraient pas réparés. Les douanes furent fermées, et les ports
ouverts à toutes les nations qui voudraient protéger le commerce
des colonies associées, la Grande-Bretagne étant exclue. Il fiit
décidé que les partisans de la tyrannie seraient rendus respon-
sables des violences commises par les troupes anglaises contre les
bons citoyens. Le congrès nonmoia général en chef Georges
Washington, de la province de Virginie.
La guerre grandissait. Un corps d'armée anglais, débarqué à
Boston, n'avait pas réussi à faire lever le blocus. Les gouverneurs
des provinces du sud, chassés par les colons, étaient réduits à faire
une guerre de pirates sur les côtes et avaient tenté sans succès de
soulever en masse les noirs des colonies à esclaves. Les Américains
1. L*hÎ8toire des aatignatt d*Amériqne est cnriease à comparer sveo l'histoire des
nôtres. Les colonies anglaises étaient déjà familiarisées et avec l'usage et avec le
décri du papier -monnaie. Le papier da Massacbosets, à la paix de 1763, perdait onze
douzièmes de sa valeur. Durant la guerre de rindépendance, en septembre 1779, le
papier dn congrès perdit dix-neuf vingtièmes; en mars 1780, trente -neuf quaran-
tièmes; à la fin de 1780, soixante-quatorze soixante-quinzièmes. La circulation cessa,
rers cette époque , dans les états du nord et du centre , dura encore un an dans le
sud, et s'éteignit quand le papier ne valut plus qu'un millième. Le congrès, en 1784,
décida de racheter le papier suivant la valeur relative pour laquelle chacun Pavait
reçu. Il y en avait pour deux milliards environ de valeur nominale. — Après les
assignats, les États-Unis eurent un moment le maximum à la fin de 1777 ; mais ils j
Tenoncèrent promptement.
2. Y. les ifemotrM de Franklm.
I1775-1776J RÉVOLUTION D'AMÉRIQUE. ill
tâchèrent d'entraîner le Canada dans leur cause. Le gouvernement
britannique, après avoir d'abord imposé les lois anglaises au
Canada, venait de lui rendre ses anciennes lois. Les nobles étaient
reconnaissants de cette restauration du passé ; le reste de la po-
pulation ne pensait pas de même, et la grande majorité des Ca-
nadiens refusa de prendre les armes contre les Anglo-Américains
et favorisa leur invasion. Les forts de la frontière, puis Montréal,
tombèrent au pouvoir du corps expéditionnaire envoyé par les
insurgés. L'attaque de Québec fut moins heureuse (31 dé-
cembre 1775). L'évéque et les nobles soutinrent les Anglais; les
Américains et leurs amis français, n'ayant pu enlever la place
d'assaut, la bloquèrent; mais les Anglais reçurent des renforts
considérables, et, après des efforts héroïques, les Américains furent
obligés d'évacuer le Canada au printemps de 1776.
Le gouvernement anglais était enfin revenu du mépris absurde
qu'il avait d'abord manifesté pour les mutineries des colons : faute
de soldats nationaux, il cherchait partout à acheter des merce-
naires. Sur le refus de Catherine II , qui n'avait pas voulu lui
vendre ses Russes, il se fit livrer à prix d'or de la chair à canon
par les petits princes allemands. La Hesse fut son principal marché
de chair humaine*. Il est difficile d'exprimer à quel degré d'ab-
jection et de dépravation étaient tombées certaines de ces maisons
souveraines, et particulièrement cette branche de Hesse-Cassel,
si glorieuse au temps des guerres de la Réforme^! L'opposition
1. L'exemple avait été donné par le duc Ferdinand de Brunswick (le Brunswick
de la Révolution).
2. On a cité une lettre inouïe, incroyable, du landgrave de Hesse- Cassel k un de
ses officiers ; il faut la reproduire sans commentaire :
M Vous ne pouvez vous figurer la joie que j*ai ressentie en apprenant que, de
mille neuf cent cinquante Hessois qui se sont trouvés au combat , il n'en est échappé
que trois cent quarante-cinq ; ce sont justement mille six cent cinquante hommes
de tués , et partant six cent quarante - trois mille florins que la trésorerie me doit,
suivant notre convention.* La cour de Londres objecte qu'il y a une centaine de
blessés qui ne doivent pas être payés comme morts; mais j'espère que vous vous
serez souvenu des instructions que je vous ai données à votre départ de Cassel,
et que vous n'aurez pas cherché à rappeler à la vie par des secours inhumains les
malheureux dont vous ne pouvez sauver les jours qu'en les privant d'un bras on
d'une jambe. Ce serait leur faire uu présent funeste, et' je suis sûr qu'ils aiment
mieux mourir avec gloire que de vivre mutilés et hors d'état de me servir. Rappe-
lez-vous que, de trois cenu Lacédémoniens qui défendaient les Thermopyles, il n'ea
442 LOUIS XVr. [17761
parlementaire protesta en vain contre cet ignoble trafic et contre
rappel fait par le gouvernement aux sauvages qu'il déchaînait
comme des bétes féroces sur les colonies.
A mesure que les colons anglo-américains confirment plus di-
gnement leurs principes par leurs actions, l'intérêt qu'ils inspirent
en France va grandissant et envahissant tout. Des sentiments très-
divers, mais également énergiques, passionnent la société tout
entière. Tout ce qu'on a lu, tout ce qu'on a conçu théoriquement,
tout ce qu'on a puisé dans V Esprit des lois, dans le Contrat social!
va se voir réalisé, vivant. Ceux même que la philosophie n'a pas
conquis, ceux qui n'aimeraient pas dans le& Américains les
hommes libres , aiment les ennemis de l'Angleterre. Les uns y
voient le triomphe de l'idéal nouveau, la grandeur de l'humanité ;
les autres la vengeance de la patrie. Les plus opposés aux nou-
veautés en France accueillent les nouveautés en Amérique comme
funestes à l'ennemi de la France*, et bien peu, entre les futurs
adversaires de notre Révolution, comprennent le mot de Joseph II :
€ Mon métier est d'être royaliste*. » Cette société, qui va bientôt
se diviser d'une manière si terrible, est pour un moment d'accord
et ajourne les problèmes intérieurs pour suspendre son âme aux
nouvelles de l'autre hémisphère.
Le gouvernement français, qui sent le vent souffler la guerre
autour de lui, et qui redoute cette guerre*, est en proie à de vives
préoccupations. L'opinion pèse sur lui avec force. Les avis, les
excitations, lui arrivent de tous côtés. Entre les nombreux mé-
moires adressés au roi par des particuliers, on en remarque
deux, écrits par un homme d'un esprit vif et hardi, d'une re-
revint pas un seul. Que je serais heareax si j'en pouvais dire autant de mes braves
Hcssois ! »
1. Et aussi par une sympathie naturelle et involontaire : V homme aime naiuTetr-
Ument lajiàsticef tant que ses passions et ses intérêts ne sont pas engagés contre la
justice.
2. Mot de Joseph II à une dame qui lui demandait, dans un cercle parisien, sou
ventiment sur les inmrgents,
3. Il n'avait nullement préparé^ comme on Ta dit, la Révolution d'Amérique, pas
même au commencement des troubles, du temps de M. de Choiseul. Ce ministre
envoya bien un agent en Amérique pour observer ce qui se passait; mais il ne
lui donna pas même d'audienje à son retour, tant il était étranger aux mou-
vements dont on lui a voulu faire un crime ou un honneur. — V. Mém. de La Fayette,
1. 1", p. 11.
(1775-1776J BEAUMARCHAIS ET L'AMÉRIQUE. 443
nommée bruyante et orageuse, d*un caractère contesté et d*une
activité prodigieuse : ce Beaumarchais, qui n'est pour les uns
qu'un dangereux intrigant, soupçonné de prétendus forfaits', qui
est, pour les autres, pour le grand nombre, l'héritier présomptif
de Voltaire et Thcureux vainqueur du parlement Maupeou^. Em-
ployé par Louis XV dans la diplomatie secrète, il avait des rela-
tions multipliées dans les divers partis anglais et s'était lié tout à
la fois avec un des ministres et avec le démagogue Wilkes. Dans
son premier mémoire (21 septembre 1775), il exagère les périls
intérieurs de l'Angleterre, qu'il présente comme à la veille d'une
révolution ! C'est une illusion que se sont faite souvent les poli-
tiques, à l'aspect de troubles qui suffiraient à renverser d'autres
gouvernements, mais qui, là, ne produisent qu'un ébranlement
momentané, grâce aux habitudes d'ordre légal et aux exutoires
ouverts au flot populaire.
Beaumarchais voit plus clair sur l'Amérique , qu'il déclare per-
due pour la métropole. Dans le second mémoire (29 février 1776),
il cherche à démontrer la nécessité de secourir les Américains,
si l'on veut sauver les Antilles françaises et même conserver la
paix. Victorieuse , l'Angleterre retombera sur nos lies ; vaincue ,
elle fera la même tentative pour se dédommager de ses pertes. Si
l'opposition parlementaire l'emporte et réconcilie les deux Angle-
terres , elles se réuniront contre nous. On ne peut conserver la
paix entre la France et l'Angleterre qu'en empêchant la paix
• entre l'Angleterre et l'Amérique et en équilibrant les forces des
deux partis par des secours secrets aux Américains. Il propose de
secourir l'Amérique par l'intermédiaire de particuliers et en
exigeant le secret '.
Le ministre des affaires étrangères , Vergennes , hésitait beau-
coup ; le roi et Maurepas encore plus. Les tracasseries , les inso-
• 1. Ses eimemis ne craignirent pas de lui imputer des empoisonnements.
2. Il venait d'accroître sa popularité par son Barbier de Séville, œuvre d*un goût
équivoque, et qu*eût hésité d'avouer la belle époque de la Comédie, mais présentant
des types originaux et remplie de verve et de traits piquants, où Ton reconnaissait
Tadversaire de Goezmau.
3. lieaumarçhaîê, sa vie, ut écriu et son temps, par M. de Loméuie. Ce travail, très*
consciencieux, offre des matériaux fort intéressants pour T histoire des demiërea
années de Taucieu régime.
414 LOUIS XVI. tl77e)
lences de la marine anglaise envers nos bâtiments firent gagner
du terrain à Beaumarchais , qui écrivait lettre sur lettre au roi
et au ministre. La question fut examinée à fond en conseil et
traitée par écrit. Nous n'avons pas le mémoire de M. de Ver-
gennes, mais nous possédons celui de Turgot. C'était en avril 1776,
un mois avant la chute de l'illustre contrôleur-général. Turgot
part d'un point de vue singulier et inattendu chez lui. Écartant
ses sympathies et raisonnant sur la base du pur intérêt, il dit que
rintérét de la France serait que l'Angleterre réussît à subjuguer ses
colonies, parce que, si elles étaient ruinées, l'Angleterre en serait
affaiblie, et que, si elles restaient fortes, elles garderaient tou-
jours le désir de l'indépendance et demeureraient un embarras
pour la métropole. Le coup d'œil d'aigle de Turgot reparaît bien
vite dans la suite du mémoire. Quelle que soit l'issue immédiate
de l'insurrection, annonce-t-il , l'issue définitive sera la recon-
naissance de l'indépendance des colonies par l'Angleterre même,
une révolution totale dans les rapports de politique et de com-
merce entre l'Europe et l'Amérique , et l'émancipation finale de
toutes les colonies européennes, a Je crois fermement que toutes
les métropoles seront forcées d'abandonner tout empire sur leurs
colonies, de leur laisser une entière liberté de commerce avec
toutes les nations, de se contenter de partager avec les autres
cette liberté et de conserver avec leurs colonies les liens de l'ami-
tié et de la fraternité. — Il importe que l'Espagne se familiarise
dès à présent avec cette idée '. »
Turgot pense, comme Vergennes, qu'il faut éviter la guerre
offensive. Il invoque, à cet égard, les raisons morales, ainsi que
l'état des finances et des forces de terre et de mer ; on a besoin
de temps pour régénérer ces branches de la puissance du roi ; il
y aurait danger d'éterniser notre faiblesse en faisant de nos forces
renaissantes un usage prématuré. Enfin, la raison décisive, c'est
qu'une guerre offensive réconcilierait la métropole et les colo-
nies, en décidant la première à céder. Turgot, dans ses conclu-
1. Bien peu de temps après que Turgot eut formulé cette prophétie, une grande
insurrection éclata contre TEspagne parmi la race indigène du Pérou et fut le pré-
■age de la révolution générale qui s'opéra trente ans plus tard dans rAmérique
espagnole.
[1776] TURGOT ET L'AMÉRIQUE. 415
sions, ne s'éloigne cependant pas des propositions de Beaumar-
chais; car il conseille de faciliter aux colons les moyens de se
procurer, par la voie du commerce, les munitions et môme l'ar-
gent dont ils ont besoin, sans sortir de la neutralité officielle et
sans secours directs.
Rétablir sans bruit nos forces maritimes, nous mettre en état
d'armer deux escadres à Toulon et à Brest; si la guerre devient
inmiinente, tout disposer pour une descente en Angleterre, afln
d'obliger l'eniiemi à concentrer ses forces, et profiter de cette
concentration de l'ennemi pour envoyer des expéditions, soit
aux Antilles, « soit dans l'Inde, où nous nous serions préparé
des moyens d'action. » Éviter toutefois la guerre tant que cela ne
sera pas absolument impossible, parce qu'elle empêcherait pour
longtemps, et peut-être pour toujours, une réforme intérieure
absolument nécessaire.
Tels furent les derniers conseils du ministre réformateur à la
veille de sa chute ^ Ces conseils furent suivis quant aux secours
indirects à l'Amérique et quant au rétablissement de nos forces
maritimes* : plus tard, on n*y sut pas choisir ce qu'il y avait de
meilleur pour le cas de guerre.
1. CEuortê de Turgot, t. II. — Il y a dans ce mémoire une obsenratioo digne do
remarque, c'est que TAugleterre avait intérêt d*attaquer du commencement d*aTriI
à la fin d'octobre, parce que l'élite de nos matelots occupés à la pèche et nos ▼ais-
seaux occupés au commerce d'Amérique offraient une proie facile ; la France et l'Es-
pagne avaient intérêt d*attaqoer d'octobre à janvier^ parce que c'était le temps où
les pêcheurs anghûs allaient vendre leurs cargaisons en Espagne, en Portugal, en
Italie.
2. Le 10 juin 1776, ordre fût donné d'armer vingt vaisseaux de ligne à Brest et à
Kochefort. Le 27 septembre, parut une série d'ordonnances qui réformaient l'admi-
nistration de la marine, abolissaient la puissance exorbitante des hommes de plume
et de bureau, remettaient sous la direction des officiers militaires tout ce qui regarde
la disposition, la direction et l'exécution des travaux maritimes ; déterminaient la
forme et les fonctions des conseils permanents et du conseil extraordinaire de la ma-
rine, éventuellement chargé par le roi d'examiner la conduite et les opérations des
commandants d'escadres, de divisions et de vaisseaux détachés (institution indispen-
sable pour faire sentir aux chefs de la marine la responsabilité qu'ils avaient parfois
si honteusement éludée sous Louis XV), etc., etc. Le principal mérite de ces réformes
parait appartenir au chevalier de Fleurieu, directeur des ports et des arsenaux,' que
le mhiistre Sartine avait eu le bon sens de* prendre pour conseil. — V. les ordon-
nances dans les Anciennes Loit françaises^ t. XXIV, p. 141, et l'appréciation de ces
ordonnances dans L. Guérin, Hisi. marit. de France, t. II, p. 386. — Une des meil-
leures dispositions était celle qui réunissait les officiers de port ou officiers bleuté rotu-
446 LOUIS XVI. [1776J
Vergennes s'était enfin décidé et avait décidé le roi à accepter
les propositions de Beaumarchais. La faveur personnelle de Beau-
marchais auprès de Maurepas, dont il charmait la vieille frivolité,
fit peut-être plus que les meilleures raisons d'état. On donna en
secret * un million à Beaumarchais pour fonder une maison de
commerce qui approvisionnerait l'Amérique d'armes, de muni-
jtions, d'équipements militaires : les arsenaux seraient ouverts à
cette maison, mais elle serait tenue de remplacer ou de payer les
objets qui lui auraient été livrés. Les Américains rembourseraient
ces avances en denrées avec le temps et les facilités nécessaires
(juin 1776). Beaumarchais obtint un second million du gouver-
nement espagnol, sur la recommandation du cabinet de Ver-
sailles, trois autres millions d'armateurs qu'il s'associa, et se
lança dans une entreprise où l'homme de progrès et de sympa-
thie se combinait singulièrement en lui avec le spéculateur. Il
aimait tout, la gloire, l'argent, la philosophie, le plaisir, et le
bruit par-dessus toutes choses. D'autres maisons de commerce
furent également subventionnées dans le môme but. L'agent
américain Silas Deane étant arrivé sur ces entrefaites à Paris, on
lui refusa officiellement les deux cents canons, les armes et les
effets pour vingt-cinq mille hommes qu'il demandait à la France;
mais on l'adressa officieusement à Beaumarchais, qui procura tout,
môme, avec les canons, des officiers d'artillerie et du génie pour
aider les Américains à s'en servir. Parmi les officiers de diverses
armes qui s'enrôlèrent par cet intermédiaire, on remarque les
noms de Casimir Pulawski, le héros polonais, et de La Rouarie,
qui fut depuis le premier organisateur de l'insurrection contre-
révolutionnaire de la Vendée ^.
Les nouvelles d'outre-mer, durant l'année 1776, devinrent de
plus en plus émouvantes. On sut que les Américains avaient
riers pour la plupart, aux officient de vaisseaux sortis du corps privilé^çié des gardes
de la marine, et faisait prendre rang aux officiers de port après les officiers de vaisseatu
de même grade. La division de la marine en deux corps, dont l'un écrasait l'autre de
son orgueil, avait eu les plus mauvais résultats.
1. Ce fut un secret même pour les Américains. — D'après une lettre de M. de Ver-
gennes au roi, du 2 mai 1776 (Y. Flassan, t. VU, p. 149), on fit passer en outre des
secours directs d'argent au congrès, sous le couvert d'un nommé Montaudoin.
2. Loménie, Beaumarchais, etc. Lu plupart, suivant le témoignage de La Fayette,
étaient des aventuriers qui réussirent assez mal outre-mer.
H776] INDÉPENDANCE DES ÉTATS-UNIS. 4!7
abandonné le drapeau anglais pour prendre l'étendard aux treize
bandes, signe de l'alliance des Treize États-Unis, Boston était
libre : dès le mois de mars, les troupes anglaises avaient été
obligées d'évacuer cette généreuse ville* et de se rembarquer
pour la Nouvelle-Ecosse. Au mois de mai, sur l'avis de l'envoi
d'une armée de mercenaires étrangers, le congrès général publia
un manifeste où il démontrait aux colonies la nécessité d'abolir
«
entièrement l'autorité britannique, et adressa à toutes les législa-
tures coloniales la même invitation qu'il avait faite, l'année
d'avant, au Massachussets, à savoir, d'adopter la forme du gou-
vernement la plus convenable au bien de leurs constituants en
particulier et de V Union en général*.
Le 4 juillet 1776, date qui ne s'effacera jamais de la mémoire
des hommes, parut la déclaration d'indépendance des États-Unis
d'Amérique , rédigée par Franklin , Jefferson , John Adams, etc.
Le préambule et les conclusions de cette pièce sont le Contrat
social en action.
€ Quand, dans le cours des événements humains, il devient
nécessaire à un peuple de rompre les liens politiques qui l'unis-
saient à un autre peuple et de prendre, parmi les puissances de
la terre, la place séparée et le rang d'égalité auxquels les lois de
la Nature et celles du Dieu de la Nature lui donnent droit de pré-
tendre, le respect qu'il doit aux opinions du genre humain exige
qu'il déclare les raisons qui le forcent à cette séparation.
€ Nous regardons comme incontestables et évidentes les vérités
suivantes : que tous les hommes ont été créés égaux et qu'ils
ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables ;
que parmi ces droits sont la vie, la liberté et la recherche du
bonheur; que, pour assurer, ces droits, les gouvernements ont
été établis parmi les hommes et qu'ils tirent leur juste autorité
1. La popularité du nom de Boston en France fut signalée par une circotistanc^
marquée de cette frivolité que nous mêlons aux choses les plus gpraves. On sabstitna
an jeu anglais du whM, déjà en possession d*une vogue quMl a reprise de nos jours,
un autre jeu appelé le botton.
2. Parmi les nombreux écrits qui provoquèrent cette grande résolutloli, on re-
marque le célèbre pamphlet Common sensé (le Sens commun) , de ce Thomas Payne
qui, après avoir contribué à la Révolution d'Amérique, vint chercher un rôle dans
celle de France.
XVI. Î7
418 LOGIS Xyi. li^^C]
du consentement de ceux qui sont gouvernés ; que , quand un
gouvernement ne tend point à ces fins, le peuple est en droit de
le changer ou de Tabolir et d'en établir un nouveau , fondé sur
les principes qui lui paraîtront les plus convenables à sa sûreté
et à sa félicité... »
Suit l'exposé des griefs qui réduisent les colonies d'Amérique à
la nécessité d'user de ce droit suprême.
a En conséquence , nous les représentants des États-Unis de
l'Amérique, assemblés en congrès , prenons à témoin de la droi-
ture de nos intentions le Juge suprême de l'Univers, publions et
déclarons solennellement, au nom et par l'autorité du bon peuple
de ces colonies, que ces provinces unies sont et ont droit d'être
des états libres et indépendants ; qu'elles sont absoutes de la fidé-
lité qu'elles devaient à Sa Majesté Britannique ; que toute liaison
entre elles et la Grande-Bretagne est et doit être rompue ; et que,
comme états indépendants, elles ont pouvoir de déclarer la guerre
et de faire la paix, de former des alliances, d'établir un commerce,
en un mot, de faire tout ce que les autres états indépendants ont
droit de faire; et, pour le soutien de cette Déclaration, comptant
d'ailleurs sur la protection de la divine Providence, nous enga-
geons mutuellement nos vies, nos biens et notre honneur
sacré. »
Tel fut l'acte de naissance de la plus libre, et l'on dira bientôt
de la plus vaste société qui ait jamais été dans le monde ' . Le
mariage du christianisme protestant et de la philosophie du
xviii^ siècle avait engendré cette grande progéniture. Deux
hommes de premier ordre devaient être les sauveurs et les guides
de son enfance, et chacun d'eux représentait plus particulière-
ment une des deux origines : Washington, la tradition, mais pro-
gressive et transformée , le protestantisme éclairé et tolérant ;
Franklin, l'esprit du siècle, le mouvement de Locke à Rousseau,
la philosophie , mais religieuse.
1. L'acte d'union entre les treize états fut publié trois mois après la Déclaration
dCindépendance (4 octobre 1776). Chaque état restait mattre de sa constitution et de
son administration intérieure. Au congrès général appartenaient le droit de guerre
et de paix, et toutes les relations extérieures, la monnaie, les poids et mesures, les
postes, la quotité et remploi des impôts nationaux, enfin tout ce qui regardait les
années de terre et de mer.
[1776-1777] WASHINGTON. FRANKLIN. 449
La jeune République devait avoir de sévères épreuves à sup-
porter. Au moment môme où paraissait la Déclaration d'indépen-
dance, l'armée et la flotte anglaises renforcées revenaient de la
Nouvelle-Ecosse et attaquaient les îles de l'état de New-York. Des
complots loycUistes éclataient à l'intérieur. Les trahisons de la
minorité antinationale furent réprimées par des rigueurs néces-
saires, mais l'armée ennemie obtint d'abord de grands succès.
Malgré leur courage et les talents militaires de leur chef, les mi-
lices américaines plièrent devant la discipline des Anglo-Alle-
mands. Elles perdirent une bataille dans Long-Island et furent
obligées d'évacuer New-York. Les Anglais envahirent encore le
New-Jersey et Rhode-Island. La cause de la liberté semblait aux
abois. L'armée de Washington fut un instant réduite à trois mille
hommes manquant de tout. Le général américain refit son armée
et lassa la mauvaise fortune par des prodiges de constance. Ses
belles opérations durant l'hiver de 1776 à 1777 relevèrent le cœur
de ses concitoyens. Il rentra dans le New-Jersey, tint en échec les
forces bien supérieures des Anglais, et couvrit Philadelphie, siège
du congrès. On put, dès cette première campagne, juger ce que
valait cet homme, mélange de Fabius et d'Épaminondas', pareil,
comme on Ta si bien dit', à ces monuments dont la grandeur ne
frappe pas au premier coup d'œil, précisément à cause de la par-
faite harmonie de leurs proportions, et parce qu'aucune partie
n'étonne le regard. < Le plus raisonnable des grands hommes ',»
il était bien la personniflcation du plus rationaliste des peuples,
et son auguste bon sens, suivant l'heureuse expression d'un de nos
contemporains^, n'était que la qualité distmctive des Anglo-Amé-
ricains portée au sublime.
Pendant ce temps, l'autre gloire de l'Amérique, Franklin, avait .
quitté sa patrie pour mieux la servir. Après avoir rédigé l'immor-
telle Déclaration, il était parti pour conquérir l'alliance française.
1 . Épaminondas, moins toutefois Télan poétique et artiste qu'eut le Thébain, oomBoe
presque tons les grands hommes de la Grèce.
2. Théod. Fabas, Encyclopédie nouvelle, art. washinoton. Cet article et Particle
^TATS^UKis, du méo^e auteur et dans le même recueil, sont deux des meilleurs mor-
ceaux d'histoire philosophique qui aient été écrits de nos jours.
3. Théod. Fabas.
4. M. Eugène Pelletan.
4i0 LOUIS XVI. IIT76-17771
Il débarqua à Nantes le 17 décembre 1776. Les États-Unis avaient
admirablement choisi leur plénipotentiaire. Sorti de ces classes
ouvrières mises en lumière et relevées dans l'opinion par Diderot,
non pas protestant, conmie la masse des siens, mais philosophe
déiste, de nuance intermédiaire entre Voltaire et Rousseau, phy-
sicien de premier ordre, dans ce siècle si passionné pour les
sciences naturelles, simple dans ses manières et son costume
comme Jean-Jacques et les héros de Jean-Jacques , et cependant
le plus spirituel et le plus fin des hommes, d*un esprit tout fran-
çais par le ton et la grâce , merveilleux mélange de probité et
d'habileté au plus haut degré l'une et l'autre, à la fois grand
homme de l'antiquité par certains aspects et l'homme moderne
par excellence, rachetant, autant que possible, ce qui lui man-
quait d'idéalité par cet excellent équilibre moral qui lui était
commun avec Washington, et plus nuancé, plus compréhensif et
moins sévère que celui-ci, il devait prendre et il prit la France
du xviii® siècle par tous ses sentiments, par toutes ses idées; il
conquit les sages par le bon sens de son génie, les enthousiastes
par l'éclat de son rôle, les frivoles par l'originalité de sa situation
et de sa physionomie. Il fut, au bout de peu de jours, aussi popu-
laire à Paris qu'à Boston ou à Philadelphie.
Tandis que Franklin travaille à gagner le gouvernement après
la société française, et à changer l'appui indirect en alliance dé-
clarée, les secours de France commencent d'arriver. Neuf vais-
seaux chargés par Beaumarchais abordent assez à point à Ports-
mouth en Virginie, au mois d'avril 1777. Quelques semaines après,
un autre bâtiment jette sur la côte de la Caroline un jeune homme
de vingt ans, un grand seigneur français, qui a écarté tous les
obstacles, le courroux de sa famille, les défenses expresses du roi,
et, ce qui est autrement difficile à braver, la douleur d'une jeune
femme aimée et près d'être mère, pour accourir offrir son épée
à la nouvelle République. C'était ce La Fayette qui devait donner
à l'Europe, bouleversée par le flux et reflux perpétuel des opinions
et des intérêts, et dégradée par la versatilité des âmes, l'illustre
exemple d'une constance politique de soixante années, et mourir
en 1834 tel qu'il s'était révélé en 1777 sur les plages de l'Améri-
que. Son inébranlable dévouement pour la liberté a pu errer par-
11777) LA FAYETTE. GUERRE D'AMÉRIQUE. 424
fois sur le choix de la route, dans les heures sombres de nos
orages, mais jamais un seul jour délaisser le but.
Le jeune officier français, nommé sur-le-champ par le congrès
officier-général dans Farmée de Washington , partagea les rudes
travaux de son chef avec une valeur intelligente et une abnéga-
tion que le grand homme paya d'une afFectioa et d'une confiance
sans réserve. L'ennemi s'était préparé à de piiissants efforts. Un
second corps d'armée anglais, descendu du Canada et maître du
lac Champlain, s'avançait vers le Haut Hudson et Albany sous les
ordres du général Burgoyne ; si le général Howe, qui faisait face
à Washington sur la Delaware, eût donné la main à Burgoyne
par le bas de l'Hudson, l'Amérique eût été coupée en deux, et la
cause républicaine réduite aux plus extrêmes périls. Heureu-
sement le général Howe tourna du côté opposé, s'embarqua
pour la baie de la Ghesapeake et alla prendre Philadelphie à
revers. Washington perdit contre lui la bataille de Brandywine
(il septembre 1777), et fut contraint de lui abandonner la
viUe qui avait été le séjour du congrès. Hais ce succès eut plus
d'éclat que de solidité. Washington se maintint à peu de distance
de Philadelphie et continua d'occuper le général Hov?e. Pendant
ces opérations, Bui^oyne, qui avait débuté par des succès et dé-
bouché victorieusement du bassin des grands lacs dans celui de
l'Hudson, était arrêté dans les forêts et les montagnes du Haut
Hudson par les généraux américains Gates et Arnold. Après une
longue série de combats, Burgoyne, cerné, décimé, se rendit pri-
sonnier de guerre avec tout son corps d'armée (17 octobre 1777).
L'effet fut prodigieux en Europe. Il devint de plus en plus diffi-
cile au gouvernement français de se maintenir dans la position
équivoque où il s'était engagé. Les Anglais renouvelaient ince»-
samment leurs aigres plaintes sur la présence des agents des
rebeUes en France S sur l'accueil fait aux corsaires américains
dans les ports français, sur les envois et les armements faits en
France pour le compte des rebelles. Le cabinet de Versailles désa-
vouait les envois et les faisait parfois suspendre, chassait les cor-
1. En 1776, le cabinet anglids aTnit demandé rextra<fition dè-SIlas Dèsne, Mi/fl
rtftell* dé Sa Majesté Britannique. Il n'est pas besoin de dir» -là' réponse. — V. toat
ce qui regarde la diplomatie dans Fla8san,.t. VII, lif. VI.
4M LOUIS XVI. [1777]
saires, qui, renvoyés d'un port, rentraient dans un autre', décla-
rait ne tolérer les agents du congrès que comme simples parti-
culiers et récriminait contre les violations de pavillon et les visites
vexatoires de nos bâtiments que les Anglais se permettaient jusque
sur nos côtes. Le 4 juillet 1777, le ministre de la marine signifia
aux chambres de commerce qu'il protégerait et réclamerait les
vaisseaux dont les Anglais s'empareraient sous prétexte de com-
merce avec l'Amérique. Des escadres s'armaient à Toulon et à
Brest. Cependant le ministre des affaires étrangères, dans une
réponse officielle au cabinet de Saint-James, le 15 juillet, protes-
tait encore de la fidélité de la France aux traités. L'Angleterre
riposta en proposant un traité de garantie mutuelle pour la sûreté
des possessions des deux couronnes en Amérique.
Cette impertinente proposition fut reçue avec le dédain qu'elle
méritait; mais la situation n'était plus tenable : il n'y avait plus
ni dignité ni sûreté. Tout était changé depuis le mémoire de
Turgot au roi et ses conseils n'étaient plus applicables. D'une
part, la réunion des deux Angleterres contre nous était à redou-
ter maintenant, non point si nous faisions la guerre, mais si nous
ne la faisions pas. Les Anglais pouvaient, d'un moment à l'autre,
reconnaître l'indépendance des États-Unis au prix d'une alliance
offensive contre la France^. De l'autre part, leâ Américains avaient
fait le grand pas : c'était avec une république constituée que l'on
avait à traiter maintenant, république qui, une fois assurée de
l'alliance française, verrait dans cette alliance la garantie de son
indépendance nationale et n'y renoncerait pas plus qu'à cette
indépendance même.
Les agents américains redoublaient leurs instances, secondés par
une énorme pression de l'opinion. Tout était emporté : après le
public, la cour et jusqu'aux familiers de la reine. Le roi, la reine
et les ministres presque seuls résistaient : Maurepas et Vergennes,
par timidité ; Necker, par esprit financier et en prévision des diffi-
1. Ces corsaires étaient, en majeore partie, des Français mêlés de quelques Amé-
ricains.
2. Beaucoup d'Américains inclinaient de ce côté par souvenir de leur origine. Le
général Gates, le vainqueur de Burgoyne, écrivit dans ce sens à des Anglais influents.
— Droz, Hitl. du règne de LouU XYI, 1. 1", p. 262.
(1777-17781 TRAITÉ AVEC LES ÉTATS-UNIS. 4«3
cultes pécuniaires ; le roi et la reine , par instinct monarchique ,
et Louis, de plus, pac scrupule de conscience sur la légitimité de
cette guerre. Louis céda à contre-cœur et le dernier*, mais enfin
il céda, conditionnellement toutefois, comme on le verra. Le
16 décembre 1777, à la nouvelle du désastre de Burgoyne, Mau-
repas prit courage^, et M. de Vergennes informa les trois com-
missaires du congrès, Franklin, Silas Deane et Arthur Lee, que le
roi était décidé à reconnaître Findépendance de leur patrie et à
conclure avec eux un traité de commerce et une alliance défen-
sive éventuelle.
Un double traité fut signé en conséquence, le 6 février 1778. Le
premier statue qu'il y aura paix et amitié entre la France et les
États-Unis d'Amérique. Les parties contractantes se promettent de
se traiter mutuellement, quant aux relations commerciales, sur
le pied de la nation la plus favorisée et de se protéger récipro-
quement sur mer. La France s'engage à intervenir auprès des
États Barbaresques, afin d'obtenir qu'ils respectent le pavillon
américain. Le droit d'aubaine est aboli de part et d'autre. Les
navires dç Tune des deux puissances pourront commercer en
toute liberté avec les ennemis de l'autre,, sans exception que pour
la contrebande de guerre. Tout Français qui prendra des lettres
de marque d'une puissance étrangère contre les États-Unis, ou
tout Américain, contre la France, sera puni comme pirate. Le Roi*
Très-Chrétien accordera aux sujets des États-Unis un ou plusieurs
ports-francs où ils pourront amener et débiter toutes les denrées
et marchandises provenant desdits treize états.
Par le second traité, les deux parties prennent leurs mesures
pour le cas oh la Grande-Bretagne, c par ressentiment de la liai-
son et bonne correspondance » que le traité précédent vient
d'établir, romprait la paix avec la France : c au cas que la guerre
se déclarât entre la France et la Grande-Bretagne, » pendant la
durée de la présente guerre entre les États-Unis et l'Angleterre,
Sa Majesté et les États- Unis feront cause commune. — Le but
1. Une plaisanterie de fort maurais g^ût attesta qu'il ne partageait pas Fenthou-
siasme général pour Franklin. — Y. les Mém. de M°>* Campan, 1. 1*', p. 234. Ploa
tard, cependant, il témoigna de Tadmiration pour Washington.
2. Mém. de La Fayette, t. !•', p. 77.
4Î4 LOUIS XVI. (1778)
essentiel et direct de la présente alliance défensive est de mainte-
nir efficacement la liberté, la souveraineté et l'indépendance des
États-Unis, tant en matière de gouvernement que de commerce.
— Les deux parties feront, chacune de sa part et de la manière
qu'elles jugeront le plus convenable, tous les efforts en leur pou-
voir contre l'ennemi commun. — Dans le cas où l'une ou l'autre
partie formerait quelque entreprise particulière où elle aurait
besoin du concours de l'autre, on réglerait par une convention
particulière le secours à fournir et les avantages qui en doivent
être la compensation. — Au cas que les États-Unis jugeassent à
propos de tenter la réduction de la puissance britannique qui
reste encore dans les parties septentrionales de l'Amérique ou
dans les îles des Bermudes, ces pays ou tles, en cas de succès,
seront confédérés avec les États-Unis et ea dépendront. — Sa Ma-
jesté Très-Chrétienne renonce pour jamais à la possession d'au-
cune partie du continent de l'Amérique septentrionale, qui esta
présent ou qui a été récemment sous le pouvoir du roi et de la cou-
ronne de la Grande-Bretagne. — Au cas que Sa Majesté Très-Chré-
tienne jugeât à propos d'attaquer aucune des lies dans Ip golfe du
Mexique ou près de ce golfe, qui sont à présent sous le pouvoir
de la Grande-Bretagne, toutes lesdites lies, en cas de succès,
appartiendront à la couronne de France. — Aucune des deux
parties ne conclura ni paix ni trêve avec la Grande-Bretagne sans
en avoir obtenu, au préalable, le consentenient formel de l'autre,
et elles s'engagent mutuellement à ne pas mettre bas les armes
avant que l'indépendance des États-Unis soit assurée par le traité
ou les traités qui termineront la guerre. — Sa Majesté Très-
Chrétienne et les États-Unis conviennent d'inviter ou d'admettre
d'autres puissances, qui peuvent avoir essuyé des torts de la
part de l'Angleterre, à accéder à la présente alliance. — Les deux
parties se garantissent mutuellement pour toujours, savoir :
les États-Unis, à Sa Majesté Très -Chrétienne, les possessions pré-
sentes de la couronne de France en Amérique, ainsi que celles
qu'elle y pourra acquérir par le futur traité de paix; et Sa Majesté
Très-Chrétienne, aux États-Unis, leur souveraineté, liberté et in-
dépendance, etc., ainsi que leurs possessions et les accessions ou
c juquôtes que leur confédération pourra obtenir durant la guerre.
117781 TRAITÉ AVEC LES ÉTATS-UNIS. 415
sur aucun des états possédés & présent ou ci*devant par la Grande-
Bretagne en Amérique*.
Cette alliance éventuelle» cette manière détournée de provoquer
un choc devenu inévitable, avait quelque chose de bizaire et de
peu digne; mais il avait fallu, pour vaincre les scrupules du
timoré Louis XVI, supposer une agression matérielle des Anglais
préalablement & toute action collective contre eux.
Il est une autre observation importante & faire sur ce pacte
d'alliance; c'est que le système politique nommé aujourd'hui
amériçmisme^ c'est-à-dire la prétention des États-Unis d'exclure
les puissances européennes du continent américain, est déjà for-
tement indiqué par la renonciation au Canada et à l'Acadie, obte-
nue de la France.
A la nouvelle de ce second Traité de Paris qui allait mettre à
néant celui de 1763, si âmeste à la France et si glorieux pour
l'Angleterre, le cabinet anglais, consterné, fit un dernier effort
pour transiger avec les Américains; l'effort le plus sérieux cpi'il
eût encore tenté. U ne s'agissait plus de pardon, mais de trqitè
avec le congrès. Lord North présenta au parlement un projet de
réunion et d'accommodement basé sur la représentation des co-
lonies dans le parlement (17 février 1778).
Il était trop tard. Un peuple ne rétracte jamais un acte tel que
la Déclaration d'indépendance. Le congrès refusa de négocier tant
que le& flottes et les armées ennemies n'auraient pas quitté les
parages des États-Unis, et que l'indépendance n'aurait pas été for-
mellement reconnue (22 avril).
Le 13 mars, l'ambassadeur de France avait notifié au cabinet de
Saint-James le traité d'amitié et de commerce signé entre la
France et les États-Unis de l'Amérique septentrionale , a qui sont
on pleine possession de l'indépendance prononcée par leur acte du
4 juillet 1776. » — Sa Majesté Très-Chrétienne croyait devoir dé-
clarer à la cour de Londres que les parties contractantes n'avaient
stipulé en faveur de la nation française aucun avantage conmier-
cial que les États-Unis n'eussent la liberté d'accorder également k
toute autre nation. — Le roi était persuadé que la cour de Londres
1. V. les traités dans Martens, Recueil dt Traités, t. II, p. 587 ^ fuir.
426 LOOIS XVL (I77gl
trouverait dans cette commanication de nouvelles preuves des
dispositions de Sa Majesté pour la paix, et que Sa Majesté Britan-
nique, animée des mêmes sentiments, prendrait des mesures effi-
caces pour empêcher que le commerce des sujets français avec
les États-Unis ne fût troublé. — Dans cette juste confiance, l'am-
bassadeur de France pourrait croire superflu de prévenir le mi-
nistère britannique, que le roi son maître étant déterminé à proté-
ger efficacement la liberté légitime du commerce de ses sujets et à
soutenir l'honneur de son pavillon. Sa Majesté a pris en consé-
quence des mesures éventuelles, de concert avec les États-Unis de
' l'Amérique septentrionale'. ■
L'Angleterre ne répondit que par le rappel de son ambas-
sadeur. L'embargo fut mis en France sur les vaisseaux an-
glais (18 mars). L'Angleterre rendit la pareille. Le 21 mars, les
trois plénipotentiaires américains furent reçus en audience solen-
nelle par le roi, à Versailles. De longs applaudissements accueil-
lirent, dans le palais de Louis XIY, les représentants du nouveau
mojide républicain. Franklin et ses collègues ne sortirent de chez
le roi de France que pour se transporter officiellement chez la
jeune épouse de l'homme qui devait, onze ans après, inaugurer la
Révolution française sur les ruines de la Bastille, chez M"® de
La Fayette.
Quand La Fayette, au quartier-général de Washington, lut ces
paroles du gouvernement français dans la notification du 13 mars :
Les États-Unis... en possession de Vindèpendcofice prononcée par leur
acte de tel jour... t Voilà, s'écria-t-il, une grande vérité que nous
leur rappellerons un jour chez eux^. »
La scène la plus émouvante s'était passée, sur ces entrefaites,
dans le parlement d'Angleterre. On sentait que les tardives pro-
positions du ministère n'avaient point de chance d'être accueillies
par l'Amérique : une fraction de l'opposition proposa de recon-
naître rindépendance des colonies. A cette nouvelle, le vieux lord
Ghat|iam, malade, épuisé, se fit porter de son lit à la chambre
des lords, et là, pâle, enveloppé de ses couvertures comme d'un
suaire, appuyé sur ce fils qui devait être le second Pitt, il protesta
1. Flassan, t. VII, p. 167.
2. Mém. de La FayeUe, t. I«r, p. 177.
11778J MORT DE LOED GHATHAM. 427
avec désespoir contre l'idée du démembrement de l'empire bri-
tannique, contre la séparation de ces Anglo-Américains qu'il avait
défendus contre l'arbitraire comme citoyens anglais, mais qu'il
ne reconnaîtrait jamais comme nation indépendante. Il conjura
ses compatriotes de périr plutôt que d'abaisser le pavillon de
l'Angleterre devant la maison de Bourbon. Un des chefs de l'op-
position, le duc de Richmond, ayant fait entendre que l'Angle-
terre était hors d'état de soutenir le choc de la maison de Bourbon
unie aux Américains, et continuant à soutenir la nécessité de
reconnaître l'indépendance américaine et de maintenir la paix
avec la France, lordChatham, transporté d'indignation, se souleva
de son siège pour répondre; mais la violence des sentiments qui
l'agitaient avait brisé le reste de ses forces : il retomba évanoui.
On l'emporta au milieu de la consternation générale. Il languit
quelques semaines et mourut.
La mort de ce puissant ennemi de la France semblait un signe
fatal pour l'Angleterre. On pouvait croire qu'il emportait la fortune
de sa patrie.
Il n'y avait plus à hésiter. Le gouvernement français avait déjà
laissé passer la saison la plus favorable à l'attaque. Il fallait bien
choisir où porter les coups et frapper vite et fort. Le 15 avril, une
escadre de douze vaisseaux et cinq frégates partit de Toulon sous
les ordres du vice-amiral d'Estaing, le dernier officier qui eût
soutenu sur mer l'honneur du drapeau français dans la déplo-
rable guerre de Sept Ans*. Cette escadre conduisait en Amérique
un ministre plénipotentiaire accrédité par Louis XVI auprès du
congrès, "Gérard de Rainevàl, qui avait été le signataire des deux
traités du 6 février.
Les instructions de M. Gérard, en date du 30 mars, étaient,
entre autres^ de décliner les demandes de subsides, de veiller à ce
que les opérations militaires fussent concertées avec le comte d'Es-
taing et d'éviter dé prendre des engagements formels relativement
1. Après la chute des établissements français dans l'Inde, qoand notre pavillon
avait disparu des mers d'Orient, d'Estaing, parti de Tile de France aveo nn bfttimènt
de la Compagnie des Indes et une petite frégate, avait emporté et détrait les comp>
toîrs anglais du golfe Persique, puis ceux de Sumatra, et enlevé plusieurs navires de
la Compagnie des Indes anglaises. — V. L. Guérin, Histoire maritime de France, t. Il,
p. 346.
428 LOUIS XVI. 11778]
à la conquête du Canada et autres possessions anglaises. Le cabinet
de Versailles n'était pas fâché que les États-Unis conservassent
dans leur voisinage quelque sujet d'inquiétude qui leur flt sentir
le prix de l'alliance française. Washington» par d'autres motifs,
devait aider sur ce point le ministre français et faire sentir qu'il
fallait délivrer le territoire des treize états confédérés avant d'agir
au dehors. Sur les subsides, le gouvernement français se relâcha;
du moins il ât une avance de 3 millions en 1778 et d'autres
avances les années suivantes*.
L'envoi de l'escadre de Toulon était une bonne mesure; mais
ce fut tout ce qu'on fit de bien. Le roi et les ministres spéciaux
étaient également incapables de voir la guerre en grand et
d'arrêter de bons plans de campagne. Le ministre de la marine,
Sartine, avait montré de l'activité^ et publié des règlements utiles, ^
mais sa portée ne dépassait pas le matériel de l'administration en
temps de paix : quant aa ministre de la guerre, ce n'était plus le
vieux Saint*Germain, qui, usé,, déconsidéré par ses bizarreries et
ses inconséquences, avait donné sa démission au commencement
de septembre 1777'; on l'avait remplacé par un personnage de
fort mince valeur, le prince de Montbarrei, que poussaient d'ob-
scures inQu^ices et des intrigues de femme. Aussi ne sut-on pas
profiter de ce que l'Angleterre, de son côté médiocrement gou-
vernée, n'était pas prête à la guerre. Le cabinet de Versailles com-
mença, y compris M. de Vergennes, par ne pas voir que la guerre
était inévitable et par se flatter que l'Angleterre reculerait; puis,
une fois la lutte certaine, il ne vit pas qu'il fallait charger à fond
1. Garden, ^j toin des traildi de paix, t. IV, p. 301, 387. Un miUion en. 1779, 4 mU-
lions en ]780, 4 en 1781, et jusqu'à 6 eu 1782.
2. En juin 1778, nous eûmes soixante-quatre vaisseaux armés de cinquante à cent
dix canons (Mercure de France de juin 1778). Ces soixante-quatre rùmuax noua,
avaient été laissés par Choisenl, avec cinquante frégates.
3. Il mourut le 15 janvier 1778. — Ses seuls actes un peu importants, depuis la
chnte du grand ministère réformateur auquel il avait quelque temps snrvéco, avaient
été la désorganisation de l'hôtel des Invalides (il n^y laissa que quinze cents hommes
en tout, et dispersa le reste dans les provinces (17 juin 1776) et la réorganisation
da rÉoole miUtaire (17 juUlei 1777), sur un plan asaes singulier. C'était U forma-
tion d'un corps de (»dets g^tilstiommea payant^ pension, et auxquels on réunirait
gratis les meilleurs élèves des nouveaux collèges militaires fondés dans les provioces
en remplacement de l'ancienne École. ~ Ano, LoU fronçatisf, t. XXIV, p. 58. On
ridiculisa beaucoup l'idée de faire le roi mattre de pension.
[1778) FRANCE ET ANGLETERRE. 429
sur-le-champ et s'efforcer de couper les deut bras de Fennemi :
rAmérique et Tlnde. Jamais le gouvernement royal n'a voulu rieïi
comprendre à Flnde. Les énormes progrès des Anglais, qui réali-
saient dans rindoustan, sous Clive et Hastings, les plans de
Dupleix et de Bussi, avec des crimes de plus, ne purent tirer de
son insouciance le cabinet de Louis XVL On était pourtant très-
bien informé à Versailles des circonstances favorables et du parti
que la France pouvait tirer d'une alliance avec Haïder-Ali, ce héros
musulman qui avait fondé un grand état dans le midi de la pres-
qu'île et imposé à la présidence anglaise de Madras une paix dés-
avantageuse, en 1769. On n'envoya rien dans l'Inde, et la puis-
sante flotte qu'on avait armée à Brest fut retenue plusieurs
semaines dans l'inaction, parce que le vieux roi d'Espagne,
Charles ni, avait offert sa médiation au lieu de ses secours. Le
gouvernement espagnol avait bien voulu participer aux secours
indirects fournis par la France aux mswrgents, mais il hésitait fort
à s'engager ouvertement dans leur cause : l'exemple lui semblait
trop dangereux pour ses propres colonies.
L'Angleterre répondit à l'offre de médiation, qu'il fallait que la
France, avant tout, retirât sa note du 13 mars*. Même après cette
réponse, Louis XVI hésitait encore à faire partir la flotte de Brest :
il en était toujours à vouloir essuyer le premier coup de canon,
scrupule d'autant plus puéril qu'il était impossible que d'Estaing
n'en vint pas aux mains dans les mers d'Amérique.
Ce premier coup de canon fut enfin tiré. Les- Anglais avaient paru
les premiers dans nos mers. Une flotte anglaise de vingt vais^
seaux, aux ordres de l'amiral Keppel, étant veâue faire une recon-
naissance vers Brest, rencontra deux frégates françaises à la hau-
teur de l'île d'Ouessant (17 juin). La guerre n'étant pas déclarée,
Keppel ne flt pas tout d'abord assaillir les frégates. Il les somma
de venir à la poupe de son vaisseau pour répondre à ses questions.
Là plus avancée des deux frégates, la Licorne, refusa. 0& tira sur
elle : enveloppée, elle lâcha sa bordée et se rendit. La seconde
frégate, la Belle-Poule, commandée par La Clochelterie, fit force
de voiles pour échapper; poursuivie et atteinte près de la côte
1. Flassan, t. VII, p. 171
430 LOOIS XVI. [1778J
par la frégate anglaise VArèthusôj elle la désempara après un com-
bat de cinq heures, la força de se retirer vers sa flotte, et rentra
yictorieuse à Brest, aux acclamations de la marine et de la popu-
lation.
Ainsi fut inaugurée la guerre d'Amérique.
Keppel, informé de la supériorité de la flotte française par les
papiers trouvés sur la Licorne, rentra à Portsmouth. La flotte de
Brest, aux ordres du lieutenant-général d'Orvilliers, sortit enfin
le 8 juillet. Ses longs retards avaient permis aux flottes mar-
chandes des Antilles anglaises et du Levant de regagner paisible-
ment les ports anglais et d'y apporter de grandes ressources en
hommes et en marchandises. Elle était forte de trente-deux vais-
seaux de ligne et divisée en trois escadres, commandées, la pre-
mière, par d'Orvilliers en personne; la seconde, par le lieutenant-
général Duchaflaut; la troisième, par le jeune duc de Chartres,
qui avait pour conseil le chef d'escadre La Hotte-Piquet. Le
23 juillet, la flotte française reconnut l'ennemi entre l'ile d'Oues-
sant et les Soriingues. Keppel, renforcé, avait remis en mer. Après
quatre jours de savantes évolutions, qui attestèrent les progrès
de notre marine en matière de tactique depuis la paix de 1763',
les deux armées navales s'engagèrent le 27 juillet au matin. Elles
comptaient chacune trente vaisseaux, deux de nos vaisseaux s'étant
trouvés séparés de notre flotte par un accident de mer; les Anglais
avaient plus de trois-ponts que nous. Les historiens spéciaux ont
décrit les belles manœuvres de cette journée vivement disputée
durant quelques heures. Les Anglais durent reconnaître avec an-
goisse la supériorité de notre artillerie de marine réorganisée par
Choiseul. Dans l'aprè&midi, l'amiral français fit, pour couper la
ligne ennemie, une tentative qui eût dû être décisive; malheu-
reusement son signal ne fut pas immédiatement compris de l'es-
cadre que commandait le duc de Chartres. Le duc vint en personne
demander des explications à d'Orvilliers, puis retourna exécuter
les ordres de son chef; mais un temps précieux avait été perdu :
la flotte anglaise ne fut pas coupée; elle fut seulement arrêtée
1. D'OnrillieTS avait pour major-général Du PaTUlon, inrenteur d'une noovelle tac-
tique navale qui apporta lei perfectionnements les plus décisifii à la langue des signaux.
— V. la Biographie tmiMne/ie, art. dd patillox, par M. de RosseL
11778) BATAILLE D'OUESSANT. 431
dans un mouvement commencé. Elle alla se reformer hors de la
portée du canon et ne revint plus à la charge, quoiqu'elle eût le
vent et que les Français l'attendissent. Une grande partie des
vaisseaux anglais étaient désagréés et à peu près hors d*état de
manœuvrer. Le lendemain, les Anglais se dirigèrent vers Plymouth
et les Français vers Brest.
La victoire demeura donc inachevée; mais c'était certes
beaucoup pour une marine sur laquelle pesaient les souvenirs de
la guerre de Sept Ans, que d'avoir repoussé avec quelque avan-
tage, à force égale ou même un peu inférieure, le choc de la prin-
cipale flotte anglaise parfaitement commandée! Aussi les pre-
mières nouvelles de la journée d'Ouessant furent-elles reçues avec
colère à Londres et avec allégresse à Paris. Le duc de Chartres,
revenu à Paris pendant que la flotte se réparait à Brest, fut
couvert d'applaudissements à l'Opéra; les maisons furent illu-
minées en son honneur autour du Palais-Royal. Au bout de
quelques jours, cependant, des bruits accusateurs amenèrent une
réaction dans l'opinion. On prétendit que ce prince n'avait montré
qu'hésitation et que mollesse ; qu'il n'avait pas obéi à l'amiral ni
écouté le chef d'escadre La Motte-Piquet, chargé d'être son guide
sous le titre de son second. On alla jusqu'à raconter qu'il s'était
caché à fond de cale. Ce qui était vrai dans ces rumeurs, c'est que
l'amiral d'Orvilliers avait écrit au ministre de la marine que a le
défaut d'attention des premiers vaisseaux de cette escadre (celle
du duc de Chartres ) à ses signaux avait seul privé le pavillon
français du plus grand éclat dans la journée du 27 juillet. » Mais il
n'est pas moins vrai que La Motte-Piquet, un des plus vaillants et
des plus habiles marins qu'eût la France, loin de rejeter la faute
sur le duc de Chartres, prit pour lui le reproche de l'amiral et s'en
justifia très-vivement. U est très-possible qu'il n'y ait point eu de
coupable dans tout cela, et que la lenteur de la manœuvre ait tenu
aux difficultés du nouveau système de signaux, qui n'était pas
encore passé dans les habitudes. L'accusation de lâcheté contre le
duc de Chartres était injuste : ce prince manquait de force d'&me
et de dignité morale, mais non pas de courage physique.
Cet incident devait avoir de graves conséquences dans l'avenir : le
duc de Chartres imputa à la reine et aux familiers de la reine la pro-
432 LOUiS XVI. tiîTS]
pagation des bruits injurieux à son honneur ; déjà brouille ayec la
reine, à la suite de relatiDns d'abord très-bienteiliantes, il conçut
pour elle une implacable haine qui leur devait être également
fatale à tous deux.
• Les conséquences immédiates avaient déjà été fâcheuses. L'a-
miral et le ministre de la marine s'entendirent pour amener le
prince à quitter son commandement maritime. Le roi ne voulait
pas le destituer brusquement. Ces tiraillements retardèrent la
remise à la voile de la flotte. Sur ces entrefaites, les Anglais enle-
vaient de toutes parts nos bâtiments de commerce, grâce à la
coupable négligence du ministre de la marine, qui ne les avait
pas fait protéger par des croisières ni par des escortes* ; tous les
convois anglais, au contraire, passaient librement. La flotte remit
à la mer le 17 août : le duc de Chartres avait obtenu d'y repa-
raître un moment pour couvrir sa disgrâce ; mais il se fit bientôt
ramener à Brest et changea son grade de lieutenant-général des
armées de mer contre le titre de colonel-général des hussards.
La flotte fit une troisième sortie : cette fois, ce fut faute d'argent
et d'hommes qu'elle dut rentrer (8 octobre). La solde n'était pas
imyée depuis plusieurs mois. Sartine, dans sa correspondance
avec l'amiral, en rejette la responsabilité sur Necker, qui, plus
tard, devait à son tour, avec plus de vraisemblance, accuser de
désordre et de gaspillage le ministre de la marine. On envoya
enfin quelques croisières au secours du commerce et l'on com-
mença de faire des prises, qui, cette année, dans nos parages,
furent loin de compenser celles de l'ennemi.
Cette première campagne dans les mers d'Europe avait donc été
stérile ou même dommageable comme résultat matériel, hono-
rable, comme eflet moral, pour notre marine^, et peu honorable
pour le gouvernement, qui se montrait fort au-dessous dé la si-
tuation'.
1. Les ennemis en prirent poor quarante et quelques millions, et enleTèrent besu-
coup de nos matelou.
2. Il y eut plusieurs beaux combats particuliers : deux frégates françaises prirent
deux fréfiri^tes anglaises, égales ou supérieures. Un Taisseau français força à la re
traite un Taisseau et une frégate anglais. — L. Guérin, HisL maritime de Franc*, t. Il,
p. 430.
3. y. les détails de U campagne dans L. Guérin, //»(. mantime, t. II, p. 405-432;
[1778-1779] PERTES DANS L'INDE. 433
Sa coupable négligence avait eu dans l'Inde des conséquences
faciles à prévoir. Aux premières nouvelles, non pas de la guerre,
mais de Timminence de la guerre, le conseil suprême de Calcutta,
qui gouvernait l'Inde anglaise, se mit en devoir d'assaillir à l'im-
proviste le peu qui restait aux Français dans ces vastes régions
(juillet 1778). Ghandemagor et les comptoirs de Masulipatam et
de Karical se rendirent sans coup férir. Un corps d*armée et une
petite .escadre se portèrent sur Pondichéri , que les Français
avaient relevé de ses ruines. Une escadrille française, égale en
force à celle des Anglais (cinq bâtiments de 24 à 64 canons de
chaque côté), lui livra un combat indécis (10 août). Quelques
jours après, le chef d'escadre français Tronjoli quitta la rade de
Pondichéri et fit voile pour l'Ile-de-France. Il ne pouvait, pré-
tendait-il, se ravitailler à la côte ni attendre de renforts, tandis
que les Anglais allaient se renforcer et l'accabler'. Si coupable
qu'ait été cet offlcier, le ministère était au moins aussi coupable
que lui. Le brave gouverneur de Pondichéri, Bellecombe, aban-
donné dans une place presque ouverte, avec une faible garnison,
ne capitula qu'après soixante-dix jours de siège et quarante jours
'de tranchée, et à la condition d'être transporté en France avec ses
compagnons d'armes (17 octobre 1778).
Quelques mois après (20 mars 1779), les Anglais s'emparèrent
de Mahé presque sans coup férir. Cette place, si forte par sa seule
situation, n'avait ni soldats ni munitions. Le pavillon français dis-
parut encore une fois de l'Inde.
Il flottait du moins avec honneur dans les mers d'Amérique!
L'escadre partie de Toulon, sous le vice-amiral d'Ëstaing, con-
trariée par les vents, avait mis près de trois mois pour gagner
l'embouchure de la Delaware (13 avril-7 juillet). Cette lenteur
sauva le corps d'armée anglais qui occupait Philadelphie et qui
eut le temps de se rembarquer et de regagner New-York. Si d'Ës-
taing fût arrivé trois semaines plus tôt, les troupes de terre et
— Hist, impartiale de la dernière guerre (par de Lonchamps), t. I«r, p. 349 et suiv.,
Amsterdam et Paris, 1785. — Hist, det troubles de l'Amérique anglaiee, par Fr. SoulèSi
t. III, p. 81-101. Paris, 17B7. — Adolphas, Histoire d'AngUterrê tous George JU,
Uv. XXXV.
1. Les Anglais étaient trés-sapérieurs sur terre; mais leurs forces navales étaient
fort médiocres en ce moment dans ces mers.
XVI. SS
434 LOUIS XVI. [1778]
l'escadre ennemie deTamiral Howe eussent été prises, comme dans
un piège, entre l'armée de Washington et l'escadre française, su-
périeure en nombre. Les nouveaux alliés voulurent se dédom-
mager de cette belle occasion perdue : une double attaque par
terre et par mer fut combinée contre Rhode-Island, importante
position maritime, conservée par Tennemi au cœur des États-
Unis du Nord. Les passes qui conduisent à New-Port, chef-lieu de
l'île, furent brillamment forcées par d'Estaing*, secondé par
d'excellents officiers, entre lesquels se signala ^Suffren, destiné à
une grande et prochaine renommée. Un vaisseau, cinq frégates et
une corvette anglais se brûlèrent pour ne pas tomber au pouvoir
des assaillants. Les Français allaient débarquer pour coopérer avec
les Américains, déjà descendus dans l'Ile de Rhode, quand on si-
gnala l'escadre de l'amiral Howe, grossie de plusieurs bâtiments.
D'Estaing traversa de nouveau les passes pour aller au-devant de
l'armée navale* anglaise, qui prit chasse devant lui et qu'il attei-
gnit. Le signal de la bataille allait être donné, quand un furieux
ouragan sépara les deux escadres, les ballotta, les désempara
durant quarante heures (11-13 août). La tempête calmée, le
vaisseau de d'Estaing, démâté, rasé comme un ponton, n'échappa
aux attaques d'un vaisseau ennemi que grâce à l'indomptable
.fermeté de l'amiral français. D'Estaing rallia ses navires; mais il
, ne crut pas possible de reprendre les opérations contre New-
Port et J9t voile pour Boston, ce qui obligea les Américains de
lever le siège de New-Port et d'évacuer Rhode-Island.
Cet insuccès d'une entreprise si bien commencée menaçait de
rompre l'union, fragile encore, des Français et des Anglo-Améri-
cains. Ceux-ci se dirent abandonnés, presque trahis. Il j eut
beaucoup d'aigreur entre les chefs, des rixes entre la population
et ses auxiliaires étrangers. La Fayette, que de grands services
militaires avaient investi d'une juste popularité , s'employa avec
zèle et autorité à calmer les esprits, et l'offre généreuse que fit
d'Estaing de se mettre, lui, vice-amiral de France, sous les ordres
d'un simple légiste devenu général (Sullivan), pour agir sur terre
avec ses troupes de débarquement, effaça des ressentiments peu
1. Il avait auparavant enlevé une trentaine de b&timents de commerce et de trans>
port, et 1,500 recmes anglaises.
11778] ÉTATS-UNIS. ANTILLES. 43o
fondés. La concorde ne fut plus troublée de tout le reste de la
guerre.
D'Ëstaing, conformément à ses instructions, après avoir aidé à
mettre D iton en état de défense contre la marine anglaise puis-
samment renforcée , quitta bientôt après les parages des États-
Unis pour les Antilles, où il trouva les colonies françaises dans
la joie d'une importante conquête. Le gouverneur des îles du
Vent, ce marquis de Bouille qm' devait jouer un grand rôle dans
le parti de la contre-révolution, venait d'opérer une descente dans
nie de la Dominique et de forcer la garnison anglaise à se rendre
après une faible résistance (6-8 septembre), débarrassant ainsi la
Guadeloupe et la Martinique du plus nuisible voisinage. Malheu-
reusement cet avantage fut balancé par la perte de l'île de Sainte-
Lucie, qui n'était défendue que par une poignée de soldats et de
miliciens, et qui tomba au pouvoir d'une escadre anglaise
(13-14 décembre). D'Estaing s'efforça sur-le-champ de reprendre
Sainto-Lucie. Il avait douze vaisseaux contre six : il attaqua vi-
goureusement l'escadre ennemie; mais celle-ci, embosséedans la
baie appelée le Grand-Gul-de-Sac et protégée par deux batteries
de terre, rendit, par son excellente position et sa défense opi-
niâtre, la supériorité du nombre inutile. Les troupes de débar-
quement furent moins heureuses encore : dépourvues d'artillerie;
elles se brisèrent contre les batteries et les retranchements que
les Anglais avaient établis à la hâte sur des mornes d'un difficile
accès, et battirent en retraite, après trois assauts, en abandonnant
sept ou huit cents morts ou blessés ( 18 décembre). D'Estaing,
averti qu'une forte escadre ennemie était attendue des États-Unis,
dut abandonner l'entreprise et se retirer à la Martinique.
Nous fîmes encore, cette année-là, une autre perte inévitable en
Amérique. Les Anglais occupèrent les ties de Saint -Pierre et de
Miquelofl, que le traité de 1763 avait interdit de fortifier, et ren-
voyèrent en France la population , au nombre de deux à trois
mille âmes. Us tinrent ainsi la grande lie de Terre-Neuve tout
entière (septembre 1778). Les nouvelles de cet hiver furent à leur
avantage sur le continent américain aussi bien qu'aux Antilles.
Une double expédition, venue de New- York par mer et de la Flo-
ride par terre, envahit le plus méridional des treize Ëtats unis,
436 LOUIS XVI. [177M7791
la Géorgie, et s'empara de la capitale, Savannab, et de la plus
grande partie du pays (décembre 1778 — janvier 1779).
U n'en fut pas de même dans les mers d'Afrique. Dans les mois
de janvier et de février 1779, une escadrille française reprit sur
les Anglais Saint- Louis du Sénégal, cédé par le traité de 1763, y
concentra les ressources défensives de Gorée , qu'on abandonna
comme un poste moins avantageux, et détruisit les comptoirs
anglais de la Gambie, de Sierra -Leone et de toute la côte depuis^
le cap Blanc jusqu'au cap Lopez. On fit pour plus de 15 millions
de prises.
Les pertes matérielles se balançaient, et les désastres prédits au
gouvernement anglais par l'opposition ne se réalisaient pas jus-
qu'ici ; mais ce qui devait profondément blesser l'orgueil britan-
nique, c'est que non-seulement la marine française s'était montrée
égale à la marine d'Angleterre dans les grandes évolutions de
flotte contre flotte, mais qu'elle avait eu l'avantage sur elle dans
presque tous les combats particuliers. Un assez grand nombre de
frégates anglaises avaient été vaincues et conduites en triomphe
dans les ports français par des bâtiments égaux ou même infé-
rieurs'
La France s'animait de plus en plus à la lutte. Quand La Fayette
.revint sur la frégate américaine l* Alliance pour reprendre sa place
dans l'armée française, il ne trouva chez le roi et chez les ministres
ni la volonté ni, il faut le dire, le pouvoir de punir sa glorieuse
désobéissance : le roi fut bienveillant; la reine, avec sa vivacité
accoutumée, fut complètement subjuguée par l'enthousiasme
universel qu'inspirait le jeune et illustre volontaire de la liberté
(février 1779).
Les classes navales en France avaient été augmentées de onze
mille cinq cents matelots par ordonnance de janvier 1779. L'acti-
1. La plus héroïque de ces combats fat oelai da Triton, de trente canons, contre
nn bâtiment anglais de quarante. Le capitaine français, Calnélan, avait été emporté
blessé à mort; il apprend que son équipage commence à faiblir; il se fait reporter
ior le tillac : « Mes enfants! >• s*écrie-t-il, « j*ai peu d'heures à vivre; que je n*aie
pas la douleur de mourir sans vous voir maîtres de la frégate anglaise. Allons, met
en&nts, un dernier coup de force! elle est à vous! «» L'Anglais est pris, et Caluélan
meurt content. — Hitt. d$ la dernière guerre, t. II, p. 5. — La marine royale anglaise
avait d^à perdu cinquante -six bâtimenti au printemps de 1779. Jbid., p. 82.
(1778-17791 AFRIQUE. MARINE. 437
vite de nos chantiers et de nos armements ne se ralentissait pas.
Nos corsaires, encouragés par deux ordonnances de juillet 1778,
qui leur accordaient de grands avantages , s'organisaient sur la
plus vaste échelle et formaient de véritables escadres auxiliaires
de la marine royale *. Les corps recommençaient les dons patrio-
tiques. Les États d'Artois avaient offert une frégate de trente-six
canons. Le parlement anglais avait voté, de son côté, soixante-dix
mille matelots et soldats de marine pour l'année où l'on entrait
L'Angleterre prévoyait que le nombre de ses ennemis allait s'ac-
croître et que le Pacte de famille entraînerait le roi d'Espagne ,
tandis qu'elle ne pouvait pas môme compter sur le concours actif
du Portugal, qui eût bien voulu échapper à son oppressive
alliance *.
L'Angleterre avait espéré voir se renouveler la diversion conti-
nentale qui lui avait si bien réussi dans la guerre de Sept Ans. Il
s'était élevé en Allemagne une grande querelle où la France pou-
vait se trouver engagée. L'électeur de Bavière, Maximilien-Joseph,
était mort le 30 décembre 1777. Avec lui s'éteignait cette branche
Wilhelmine de Bavière, qui avait joué un rôle si considérable dans
l'histoire politique et religieuse de l'Empire. Son héritier légal
était le chef de l'autre branche bavaroise, de la branche Rodol-
phine, c'est-à-dire l'électeur palatin Charles-Théodore. Mais l'em-
pereur Joseph II, qui, depuis longtemps, jetait des regards de
convoitise sur la Bavière, exhuma, tant en son nom propre, comme
chef de l'Empire, qu'au nom de sa mère, comme reine de Bohême
et archiduchesse d'Autriche , de ces vieilles prétentions que le
chaos des archives germaniques ne manquait jamais de fournir en
pareil cas. Il réclama la majeure partie de la succession et arracha
le consentement de la vieille Marie -Thérèse pour faire entrerses
troupes en Bavière. L'électeur palatin, qui n'avait pas d'enfant
légitime, se laissa gagner par la promesse d'un grand établisse-
ment pour son fils naturel et céda presque tout l'héritage à TAu-
1. Une compagnie de Nantes anna six frégates de trente-six canons et denz cor»
▼ettes ; une compagnie de Bordeaux anna douze bâtiments légers. L'état leur four-
nissait Tartillerie g^tis et leur abandonnait les deox tiers des prises; Fantre tien
était pour la caisse des inTalides de la marine.
2. Le Portugal arait un nouveau roi , don Pèdre UL La mort de Joseph !•' avait
amené la chute du fameux ministre Pombal.
438 LOUIS XVL H778J
triche (janvier 1778), sans tenir compte des droits de son neveu,
le duc de Deux-Ponts. Joseph II avait compté sans le vieux Fré-
déric. Le roi de Prusse savait encore monter à cheval et n'était pas
homme à laisser sa rivale rAiitriche s'accroître, sans coup férir,
d'une grande province. Il se fit le champion de l'héritier pré-
somptif qu'on sacrifiait, du duc de Deux-Ponts, et de l'électeur de
Saxe, qui revendiquait les alleux de la Bavière, auxquels les
femmes succédaient : il commença par sonder prudemment les
cours de Versailles et de Saint-Pétersbourg, rappelant à l'une le
traité de Westphalie dont elle était garante, faisant valoir près de
l'autre l'intérêt qu'elle avait à maintenir l'équilibre de l'Alle-
magne. L'Autriche, pendant ce temps, réclamait le secours éventuel
de la France contre la Prusse, en vertu du traité de 1756, comme si
ce malheureux traité eût inféodé la France à toutes ses ambitions.
La situation du cabinet français était délicate : la reine com-
mençait d'acquérir auprès de son mari un crédit inaccoutumé *
et n'oubliait pas assez qu'elle était née Autrichienne, nom funeste
qui devait être un jour un arrêt de mort pour la fille de Marie-
Thérèse! Cependant le souvenir des avis d'un père mourant et
l'intérêt évident de la France l'emportèrent à demi auprès de
Louis XVI. Maurepas et Vergennes étaient anti-Autrichiens, autant
que le comportaient la légèreté de l'un et la circonspection de
l'autre. La Franoe signifia sa neutralité à l'Autriche, en s'en réfé-
rant à la diète de l'Empire pour savoir si le traité de Westphalie
avait été ou non respecté. Néanmoins, pour apaiser un peu l'em-
pereur, qui se plaignait amèrement de cette défection, on eut la
faiblesse de lui fournir en secret le subside de 15 millions promis
par les traités *. Par compensation , le cabinet français servit Fré-
déric en agissant à Constant! nople afin d'arrêter les hostilités qui
s'étaient rouvertes entre les Russes et les Turcs, à cause de la
manière dont Catherine II interprétait le traité de Kaïnardji '.
1. Uart des chimrgiens avait vaincu Tobstacle qui avait rendu jusque-là leur union
stérile : elle avait donné au roi , le 19 septembre 1778 , une fille qui fut Madame ,
duchesse d'An^ouléme.
2. Soulavie , Mém, du règne de Louis JK/^ t. Y, p. 56. — Mém, de M>°* Campan,
t. U, p. 29.
S. Les Russes avaient violé ce traité dés 1777, en intervenant à main armée dans
les affaires de la Crimée.
{1778-1779J SUCCESSION DE BAVIERE. 439
Le roi de Prusse, certain de n'avoir rien à redouter de la France,
prit l'offensive et se jeta sur la Bohême, que Joseph II défendit en
personne, assisté des vieux généraux de la guerre de Sept Ans
(juillet 1778). Le jeune empereur évita le choc décisif que cher-
chait le vieux roi. Les Prussiens, après avoir fourragé la Bohême ,
rentrèrent en Silésie et enlevèrent aux Autrichiens cette extrémité
méridionale de la Silésie qu'ils avaient conservée à la paix de 1763
(septembre-novembre). Les hostilités, soutenues contre le gré de
Marie-Thérèse , n'allèrent pas plus loin. L'impératrice-reine de-
manda la médiation de la Russie , puis de la France : c'était
renoncer implicitement à ses prétentions, ou plutôt à celles de
son fils. La base de l'accommodement fut arrêtée dès le mois de
janvier 1779. Joseph II, néanmoins, suscita difficulté sur difficulté,
jusqu'à ce qu'on eût reçu la nouvelle de la convention signée à
Constantinople le 21 mars. La Turquie avait accepté, sur le traité
de Kaïnardji, les interprétations russes qui livraient à Catherine
la Crimée sous l'ombre d'une indépendance fictit^, et minaient
l'autorité de la Porte sur la Moldavie et la Yalachie ; la Russie
consentant d'évacuer la côte de la mer Noire entre le Bug et le
Dniester, qu'elle venait d'occuper militairement. La Russie avait
maintenant les mains libres et pouvait tenir les engagements du
pacte qui la liait à la Prusse. Joseph II se résigna. Les traités signés,
le 10 mai 1779, à Teschen en Silésie assurèrent à l'Autriche, pour
toute part dans la succession de Bavière, la portion de la régence
de Burghausen entre le Danube, l'Inn et la Salza. Tout le reste
demeura à l'électeur palatin, avec substitution au duc de Deux-
Ponts : l'électeur de Saxe fut indemnisé en argent par le Palatin *.
De cette crise, qui avait failli absorber la Bavière dans la monar-
chie autrichienne, sortit donc une nouvelle maison de Bavière,
plus puissante que l'ancienne, puisqu'elle réunissait les deux éleo-
torats bavarois et palatin. Le gouvernement français n'avait pas
été héroïque dans cette affaire, mais il avait évité un piège très-
dangereux, conservé la libre disposition de toutes ses ressources
contre l'Angleterre et obtenu un bon résultat en Allemagne.
L'expérience du passé n'avait pas été tout à fait perdue.
1. V. les néfi^ociatioDS dans Flassan, t. VU, liv. vu ; — Frédéric H, Œuvres poil-
kumes, t. V ; Mém. de la guerre de 1778.
440 LOUIS XVI. [1779]
4
Non-seulement la France avait évité de s*engager contre de nou-
veaux ennemis, mais elle s*était assuré un allié entraîné peu à
peu de la neutralité à une pleine coopération. Le roi d'Espagne
avait renouvelé ses tentatives de médiation au commencement
de 1779. n avait proposé une longue trêve entre l'Angleterre et
les États-Unis, trêve où interviendrait la France et qui mettrait
l'Angleterre et ses anciennes colonies dans la même position res-
pective où s'étaient trouvées l'Espagne elle-même et les Provinces
Unies des Pays-Bas sous le régime de la trêve de 1609. C'eût été
reconnaître en fait l'indépendance des États-Unis : l'Angleterre
refusa. Dans la prévision de ce refus, le 12 avril 1779, le cabinet
de Madrid avait signé une convention éventuelle de concours
armé avec la France contre l'Angleterre. Le 16 juin, l'ambassa-
deur d'Espagne à Londres prit congé du cabinet de Saint-James
par un manifeste que suivit immédiatement une déclaration de
guerre. Il n'était question dans ce manifeste que des griefs parti-
culiers de rSlpagne, fondés sur des violations de territoire en
Amérique et de pavillon sur toutes les mers : avec les Anglais, de
pareils griefs ne manquaient jamais ; l'Espagne , de peur de
l'exemple, évitait de lier sa cause ostensiblement à celle de l'in-
surrection américaine.
Ce fut seulement alors que la France, après un an de guerre,
publia aussi un manifeste, que réfuta le célèbre historien Gibbon ^
La réponse de Gibbon provoqua de nouvelles répliques, parmi les-
quelles se signala la plume mordante de Beaumarchais. Le vain-
queur du parlement Maupeou semblait prétendre à devenir le
vainqueur de l'Angleterre et faire de cette guerre sou affaire per-
sonnelle.
La campagne de 1779 avait commencé sur nos côtes par une
petite expéditi(m contre l'île de Jersey (J3n avril). L'arrivée for-
1. Yen le même temps pamrent des lettres patentes da roi , qui faisaient hon-
neur au gouvernement français. Louis XVI défendait d'inquiéter, jusqu'à nouvel
ordre, les pécheurs anglais, «< pour donner un exemple d'humanité que le roi espé-
rait voir suivre par les Anglais. » 6 juin 1779. — Ane. Lois françaises , t. XXVI,
p. 92. Le gouvernement français, à la suggestion indirecte de Turgot, avait anté-
rieurement ordonné à nos marins de traiter l'illustre navigateur Cook, s'ils le ren-
contraient, comme tm officier d'une fmissance iUliét, Franklin invita aussi les Améri-
eains 4 ne voir dans Cook et son équipage que les amis de tout le genre humain.
[1779] ALLIANCE ESPAGNOLE. 441
«
tuite d'une escadre anglaise lit échouer l'entreprise et obligea
l'escadrille française à se réfugier dans la baie de Cancale. Les
Anglais l'y poursuivirent et détruisirent les bâtiments dont elle
se composait, après que les équipages se furent réfugiés à terre
(13 mai). Cet échec, qui nous coûta deux frégates et quelques
bâtiments légers, (iit compensé par le retard occasionné à l'es-
cadre ennemie, qui portait des secours à l'armée anglaise d'Amé-
rique, et qui fut ensuite arrêtée longtemps par les vents contraires
et par la crainte de tomber dans la flotte française de Brest.
La flotte française, forte de trente vaisseaux de ligne, remit à la
voile le 3 juin, sous les ordres de d'Orvilliers. On fondait de hautes
espérances sur la grandeur des forces franco-espagnoles, bien
supérieures à celles de l'Angleterre. L'Espagne avait eu, dès Tannée
précédente, soixante vaisseaux de ligne , dont trente-deux armés.
On avait réuni sur nos côtes une armée de quarante mille hommes
commandée par le lieutenant-général de Vaux. La Fayette devait
figurer dans l'état-major. La flotte française devan aller chercher
la flotte espagnole et revenir embarquer ce corps d'armée pour le
jeter sur l'fle de Wight et Portsmouth, pendant que les Espagnols
commenceraient le blocus de Gibraltar avec leurs troupes de
terre soutenues d'une escadre. Le plan était beau : les mesures
furent très-mal prises par le ministère'. Les transports destinés à
la descente furent séparés, moitié au Havre, moitié à Saint-Malo,
ce qui rendait leur réunion très-difficile". Sartine obligea d'Or-
villiers d'aller trop tôt à la rencontre des Espagnols, avec seule-
ment trois mois de vivres, en lui promettant un convoi de
ravitaillement quand il reviendrait à la hauteur d'Ouessant,
accompagné de la flotte alliée. Le cabinet de Madrid n'avait pas
encore en ce moment rompu officiellement avec l'Angleterre :
ses armements n'étaient pas prêts; d'Orvilliers dut dévorer son
impatience durant de longues semaines; la jonction ne s'opéra
que le 26 juillet.
Les armées navales combinées comptèrent alors, par la réunion
de diverses escadres, jusqu'à soixante-huit vaisseaux de ligne,
1. Mim, de Rochambeau, t, I^'* p. 233.
2. Des préparatifs d*embarquement pour un troisième corps de dix-huit miU*
hommes, destiné à une diversion,'8e faisaient en même tempe 4 Donkerqne.
442 LOUIS XVf. [1779]
SOUS le commandement en chef de d'Qnrilliers. Jamais force plus
imposante n*a?ait para smr les mers. La terreur fut profonde en
Angleterre , quand on sut que cette flotte immense se dirigeait
Ters la Manche. Les Anglais, affaiblis par les escadres détachées
en Amérique et dans Tlnde, n'avaient plus que trente-huit vais-
seaux pour couvrir les Iles-BritaniAques ; presque tous leurs régi-
ments étaient aux colonies, et leurs milice, bien que levées avec
un zèle patriotique, étaient une faible défense. L'agitation de
l'Irlande aggravait encore leurs périls : il ne s'agissait plus seu-
lement de la vieille haine des Gaéls catholiques contré les domina-
teurs protestants d'origine anglaise ou écossaise : les Anglo-
Irlandais eux-mêmes, indignés des lois égoïstes par lesquelles
l'Angleterre, depuis un siècle, fermait les ports d'Irlande au
profit du monopole anglais', menaçaient de tourner contre la
Grande-Bretagne les armes qu'ils venaient de prendre sous pré-
texte de combattre l'invasion française. Déjà l'Irlande, à l'exemple
de l'Amérique,^ repoussait les produits anglais. L'Angleterre sem-
hiait toucher à sa ruine.
La puissance réelle des anpées combinées ne répondait pour-
tant pas entièrement à l'apparence. L'incapacité des marins espa-
gnols, demeurés étrangers aux récents progrès de la tactique
navale, diminuait beaucoup l'utilité de leur concours'. D'une
autre part, le scorbut, cette cruelle maladie que l'amélioration de
l'hygiène et une rigoureuse propreté, imitée un peu tardivement
des Anglais, ont aujourd'hui presque bannie de notre marine,
désolait la flotte française. Le seul vaisseau la VUle-de-Paris avait
perdu deux cent quatre-vingts hommes ! D'Orvilliers vit mourir
dans ses bras son fils unique. Son patriotisme et sa pieuse rési-
gnation lui donnèrent la force de continuer la campagne. Le
1. Non-seulement les Irlandais étaient presque entièrement exclus du oommeroe
avec les colonies angolaises, mais l'exportation de leurs produits naturels ou manu-
facturés les plus importants leur était interdite ! — Les Irlandais émigraient en
grand nombre pour TAmérique : il y en avait beaucoup dans l'armée de Washing-
ton. — Hitt. de la demièn guem, t. II, p. 84.
2. Si les Espagnols manquaient de savoir, ils ne manquaient pas de courage ; ils
furent justement fiers d'un combat livré à la hauteur de Cadix, où trois frégates
espagnoles prirent 4 l'abordage trois frégates anglaises. — Hisl. dt la derniin gmm,
%, II, p. 237.
[1779] D'ORVILLlERa FLOTTES COMBINÉES. 443
7 août, les flottes alliées furent en vue d'Ouessant. Elles n'y trou-
vèrent pas le convoi prorais. Elles tournèrent vers la côte anglaise,
et, contrariées parles vents, n'aperçurent le cap Lizard que le 14.
Ce fut dans ces parages que d'Orvilliers reçut, par une frégate,
l'avis que le projet d'attaque sur Portsmouth était abandonné et
qu'on devart opérer la descente à Falmouth, à l'extrémité de la
Comouarlle : changement absurde , car le port et la rade de Fal-
mouth sont aussi mauvais l'un que l'autre et incapables d'abri-
ter une flotte. Quoi qu'il en fût, d'Orvilliers s'efforça d'abord
d'atteindre la flotte ennemie ; mais l'amiral anglais Hardy se
réfugia dans la rade de Plymouth, et l'on ne put lui enlever
qu'un vaisseau de soixante-quatre, mauvais marcheur (17 août).
Les vents d'est rejetèrent la flotte combinée hors de la Manche :
l'armée navale anglaise se montra une seconde fois vers les Sor-
lingues, mais pour fuir sur-le-champ à toutes voiles. La flotte
franco-espagnole se raï)attit de nouveau sur Ouessant : au lieu du
convoi de vivres qu'elle espérait y rencontrer, elle ne trouva que
l'ordre de rentrer à Brest (13 septembre).
Quand on eut enfln les moyens de la ravitailler, il était trop
tard pour remettre à la mer. H n'y eut pas même de tentative
d'embarquement des troupes de terre.
Ce prodigieux déploiement de forces n'avait abouti qu'à humi-
lier l'Angleterre, en promenant des pavillons ennemis dans ses
eaux, sans qu'elle osât répondre à leur défl; mais on n'avait
obtenu aucun résultat positif, pas même celui d'intercepter les
flottes marchandes anglaises*. Le public, mal éclairé sur les
faits, rendit l'amiral responsable de l'impéritie du ministre de
la marine. < D'Orvilliers , accablé de sa douleur paternelle plus
encore que de l'injustice des honunes, abandonna le service et
alla finir ses jours loin du monde ^. » Il n'avait manqué à ce
1. La Fayette avait proposé, dès son arrivée, d*aller rançonner les riches villes
deLiverpool, de Bristol, etc., qui n*étaient nullement en défense. « L'économie, la
timidité des ministres, dit-il, firent manquer ce coup hardi. ** Le grand établisse-
ment maritime de Portsmouth n'était pas mieux armé et eût pu être détruit à coup
sûr. — Mém. de Hochambeau, 1. 1*', p. 340.
2. L. Guériu, Hist, marit. de France, t. II , p. 463. — Bût. de la demUre gverre,
t. II, p. 197-213, 223-229. — Peu après la rentrée d^ la flotte, eut lieu, à l'entrée
de la Manche, un des plus héroïques combats de navire à navire qu'aient recueillis
u& LOUIS xTi. mm
sxTvA factîAp qoe des occMon? phg iâiiM Jilc& et qif iny dii^
tioo miniflénefle pins inldligaile poor praidre plaoe panni m»
plus grands marins.
L'Ansleirrre , échappée anx mmarry dlnnaoD, écarta une
partie de ses dangers en rendant enfin jnstke à Ilrlande, an
moins en matière oommercîak, et en levant les prohîbîtîons
d*exportatîon et de négoce aret les colonies décembre 1779,.
La camfja^e arait été plus fimctnease anx AntîDes qo*cn
Eorope. Le 16 juin, une escadrille, envoyée de la MartinîqQe par
dXstaîng, aTait jeté trois on quatre cents soldats on volontaires
sor nie anglaise de Saint-Vincent. La samison et la milice de
rUe étaient fort supérienres en nombre anx assaillants ; mais les
Caraïbes de Saint-Vincent, dernier reste de la popnlati<m primi-
ti?e des Antilles, qoi se soutenaient d*aToir été cmdlement
o^irimés par les Anglais et protégés par les Français, aocon-
mrent joindre les assiégeants, et les Aidais capitnlèrenL
ITEstaing se dirigea ensuite contre File de la Grenade avec toute
sa flotte, que des renforts araient portée à ringt-cinq Taisseanx
de cinquante à quatre-ringts canons : il descendit à terre en per-
sonne avec treize cents soldats, sans artillerie '2 juillet), et, dans
la nuit du 3 au 4, emporta d^assaut le mom^ de FHôpital, posî*
tion abrupte et fortement retranchée, qui commandait la ville
In anmlei ■ttritimes : la lotte des deux frégates la SmmiamUÊ et ii Qmibtc f6 œ-
«obre im. foi m doel de géants. D en Cnt lire le terrible et tnwrtaiit rècH dns
TBùlain maritime de Léon Gnérin, t. II, p. 465 et snhr. Les forces, la rslenr, 1*1»-
bOeiè, écaicnt égales : la fortune déeâda en finear des Français. La frégate aaglaâe
^aUna dans les flimif ■ avee soa intrépide eonmandant Fariner. Les restes motâ-
lés de soa éqotpage Hncnt ffgneilKs et tiaités en frères sar le navire français,
eneombré Ini-inêMe de morts et de mourants et désemparé de ses trois mita. La
rentrée de la SmrmillauU à Brest fat à la fois on triomphe et mi conroi ftméUe. Le
capitaine da Cooëdie, qm avait été snMtme de eoorage et d'hnmaaité, moarot de
ses blessures trois mois après. Les Anglais forent renroyés libres, comme ne s'étaaft
pas rendus. Les Anglais ne devaient pas, plus tard, montrer cette magnanimité
«oren les débris de rhéroiqne équipage du femgmr. — Les corsaires français , qui,
en vertu d'une ordonnanee rendue sous le ministère de Choiseol, en 1765, avaient
Baintenant le droit de porter le pavillon blaac coomie la marine royale, s*étaieBt
signalés par de nombreux exploits pendant la campagne de 1779. Un eonpatzioCe de
Jean Bart, le Dnnkerqoois Rojer, se ren<fit snrtoot terrible à la marine anglaisa et
fit une énorme quantité de prises. Les corsaires français, armés en véritables firé»
gâtes, frisaient disparaître devant eux les petits corsaires anglais. — Y. Airt. dt Is
éêmiin gaem, t. II, p. 234 et sniv.
11779] D'ESTAING. AMÉRIQUE. 445
et les autres forts de la Grenade. C'était la revanche de Sainte-
Lucie. Le gouverneur se rendit à discrétion. Deux jours après , la
flotte anglaise de l'amiral Byron, forte de vingt et un vaisseaux
de ligne , parut en vue de la Grenade , qu'elle venait trop tard
secourir. Si l'on eût laissé le pavillon anglais sur les forts de la
Grenade , la flAtte fût venue se placer entre le feu des forts et
celui de nos vaisseaux. Malheureusement on négligea ce strata-
gème, et la flotte anglaise, qui eût pu être écrasée, ne fut que
repoussée avec quelque perte. Un vaisseau de soixante canons,
appartenant à Beaumarchais , se signala parmi les navires de la
marine royale. Le Fier-Rodrigue avait été armé pour convoyer les
bâtiments de commerce expédiés en Amérique par son proprié-
taire : le fait est assez curieux pour être recueilli par l'histoire * .
Après ces conquêtes , qui assuraient aux Français une supério-
rité décidée dans les Antilles, d'Estaing retourna au secours des
alliés de la France. Il alla combiner, avec les Américains des
Carolines, une attaque contre Savannah, capitale de la Géorgie ,
prise par les Anglais l'hiver précédent. Les détachements anglais
épars dans la Géorgie réussirent à se jeter dans la place, qui
se défendit opiniâtrement. Les assiégés , renforcés de beaucoup
d'esclaves noirs , égalaient à peu près en nombre les assiégeants.
D'Estaing , voyant les opérations traîner en longueur , voulut em-
porter de vive force les boulevards ennemis ; l'assaut fut repoussé
, et coûta un millier d'hommes aux Franco-Américains qui se reti-
rèrent en bon ordre; d'Estaing, au premier rang en toute occa-.
sion, avait reçu deux blessures. Parmi les morts se trouva le brave
Casimir Pulawski, chef d'une petite légion qui fut comme le pre-
mier modèle des fangeuses légions polonaises de la République
et de l'Empire (septembre -octobre). Les Français se rembar-
quèrent, et leur flotte, qui avait souffert de plusieurs coups de
vent, se sépara en trois escadres : une des trois retourna en Europe
avec d'Estaing.
L'expédition de Savannah, malgré son insuccès, avait eu indi-
rectement un résultat avantageux. Les Anglais, à l'arrivée des
Français sur les côtes des États-Unis , avaient cru New-York me-
1. Loménie, Biaumarchais^ sa vit et son ttmpê. ,
4i6 LOUIS XVI. [1779]
nacé et avaient abandonné, pour se concentrer à New-York, cette
position de Rhode-Island qu'on avait tenté en vain de leur arra-
cher Tannée précédente. D'Estaing leur avait, de plus , enlevé on
vaisseau de cinquante canons et deux frégates.
L'année 1779 se termina, dans les mers américaines , par un
combat très-glorieux pour nos armes. Sur la côte de la Marti-
nique, le 18 décembre, le chef d'escadre La Motte-Piquet osa s'en-
gager avec trois vaisseaux contre quatorze vaisseaux anglais, pour
défendre une flottille marchande dont il sauva la moitié ; puis il
débarrassa ses trois vaisseaux du milieu des ennemis et rentra
dans la rade de Fort-Royal.
L'an 1779 avait été triste pour l'Angleterre : elle avait fait trêve
à ses discordes intérieures avec un énergique sentiment natio-
nal; elle s'était épuisée en dépenses gigantesques; elle avait jeté
jusqu'à 20 millions sterling (500 millions) dans le gouffre de la
guerre, et cependant elle s'était trouvée très-inférieure en forces
aux alliés. Menacée dans ses foyers, elle avait fait dans ses pos-
sessions lointaines des pertes sensibles qui paraissaient en présa-
ger de plus funestes. Elle semblait glisser sur la pente de la ruine.
Des Indes mêmes, où les Français n'étaient plus rien, arrivaient
de sombres nouvelles : un corps d'armée anglais avait capitulé
devant les Mahrattes ; Haïder-Ali s'apprêtait à reprendre les
armes. Sur le continent d'Amérique, les Espagnols venaient de
saisir l'offensive avec une vigueur et une activité imprévues.
De la Louisiane occidentale, cette terre française abandonnée à
l'Espagne par le traité de 1763, un corps de troupes s'était jeté
sur la Louisiane orientale, que les Anglais, ses possesseurs actuels,
appelaient la Nouvelle-Floride : entamée dans l'automne de 1 779,
cette province * passa tout entière aux mains des Espagnols avant
le printemps de 1781, sans que les Anglais, obligés de faire
face en tant de lieux à la fois, cassent les moyens d'y porter
secours.
L'Angleterre eut, au commencement de 1780, des motifs de
consolation. Un marin anglais de très-grands talents, mais d'ha-
bitudes fort désordonnées, l'amiral Rodney, était retenu en France
1. BàtoD-Rouge, Mobile, Penaacola, eto.
11780) GUERRE MARITIME. RODNET. 447
pour dettes antérieures à la guerre. Il dît un jour, devant le ma-
réchal de Biron, que» < s*il était libre et à la tète de la marine
britannique, il aurait bientôt détruit les flottes de France et
d'Espagne. — Essayez, monsieur, répondit le maréchal, vous êtes
libre ! » Et il paya ses dettes. Rodney, rendu à l'Angleterre par ce
mouvement chevaleresque qui devait nous coûter assez cher,
reçut aussitôt le commandement de vingt-deux vaisseaux le ligne
destinés à secourir Gibraltar, que les Espagnols serraient de près,
et à nous disputer ensuite les Antilles. Il réussit complètement
dans la première partie de sa mission, enleva une flotte mar-
chande espagnole avec son escorte, accabla, sur la côte d'Anda-
lousie, une faible escadre espagnole à laquelle il prit ou détruisit
six vaisseaux de ligne, ravitailla Gibraltar et partit triomphant
pour les Antilles (janvier-février 1780). Un de ses lieutenants prit
un vaisseau français de soixante-quatre canons, qui escortait un
convoi. Nous perdîmes encore cette année, dans les mers d'Eu-
rope, un vaisseau de soixante canons et plusieurs frégates, entre
autres la célèbre Belle-PoiUe, qui se défendit cinq heures, avec ses
vingt-six canons, contre un vaisseau de soixante-quatre.
Ces échecs, dont aucun ne fut sans gloire , car aucun des bâti-
ments perdus n'avait cédé qu'à des forces supérieures, furent com-
pensés par des prises très-considérables. On cite, entre autres, un
corsaire irlandais au service de France , qui enleva plus de qua-
rante navires de commerce dans une seule croisière. Un convoi
de soixante-deux bâtiments, dont la cargaison valait 1 million et
demi sterling (37 à 38 millions), et que montaient trois mille
matelots, tomba au pouvoir d'une flotte franco-espagnole vers le
cap Saint-Vincent (9 août). On prit aux Anglais un certain nombre
de frégates et de bâtiments légers. Notre marine eut à regretter ,
dans une de ces rencontres, le brave corsaire Royer, blessé &
mort en forçant & la retraite une escadrille anglaise supérieure à
la sienne.
• Rodney, sur ces entrefaites , se trouvait en demeure de réaliser
ses menaces. Après avoir battu les Espagnols en Europe , il était
en présence des Français aux Antilles ; d'Estaing ne les comman-
dait plus. Chéri des matelots et des soldats, très-populaire dans
la masse de la nation, cet amiral était en butte & l'hostilité du
448 LOUIS XVI. [1780]
Corps de la marine, le plus jaloux, le plus intraitable de tous les
corps, qui le regardait comme un intrus parce qu'il ne sortait
pas des gardes de la marine et qu*il avait d*abord servi dans les
troupes de terre. L'intrigue parvint à Técarter cette année du
commandement le plus actif et le plus brillant, celui d'Amérique.
Il fut du moins remplacé par un marin digne de lui succéder, le
lieutenant -général comte de Guichen. Rodney et Guichen en
vinrent aux mains, le 17- avril, dans les eaux de la Dominique ;
les Français avaient vingt -quatre vaisseaux, les Anglais vingt et
un'. Après de très -belles manœuvres des deux parts, Rodney,
qui avait le dessus du vent, cessa le feu et se retira pendant la
nuit, après avoir été obligé de quitter son vaisseau amiral mis
hors de combat. II alla à Sainte -Lucie réparer sa flotte, qui avait
plus soufiTert que la (lotte française , et revint bientôt à la charge.
Le 15 mai, une seconde action peu décisive eut lieu entre la Mar-
tinique et Sainte- Lucie. Le 19, l'avant-garde anglaise, forte de
sept vaisseaux, se trouva engagée contre l'arrière-garde et le
centre des Français. Le vent étant tombé tout à coup , le gros de
la flotte anglaise fut longtemps sans pouvoir secourir son avant-
garde; elle la dégagea enfin, mais tellement désemparée, que,
dans la nuit, ces vaisseaux mutilés durent être remorqués vers
Sainte -Lucie; il y en eut un de soixante-quatorze qui coula. Le
reste de la flotte se retira sur la Barbade. L'amiral français payait
cher sa gloire : son fils, lieutenant de vaisseau, était au nombre
des victimes de cette troisième journée.
Rodney, malheureux dans ses attaques contre la flotte Iran-
çaise, ne réussit pas davantage à intercepter une escadre espa-
gnole de douze vaisseaux, qui amenait aux îles un grand convoi
de troupes et de marchandises. Les amiraux de Guichen et Solano
effectuèrent leur jonction sans obstacle (19 juin). La Jamaïque et
les autres îles anglaises étaient dans la terreur; mais le peu d'ac-
icord des deux amiraux, les lenteurs, les incertitudes des Espa-
' gnols, et surtout une épidémie qui ravageait leurs équipages et
leurs régiments, et qu'ils communiquèrent aux Français, paraly-
sèrent la flotte combinée. Ces grandes forces et cette campagne si
1. On commençait à ne plus compter les biltiments de cinquante canons comme
▼aisseaux de ligne. Chacune des deux flottes n'avait, qu'un senl de ces vaisseaux.
(I7(0J GUIGHEN ET RODIVET. ANTILLES. 449
bien commencée n'eurent aucun résultat * . Vers l'automne , de
(juichen, au lieu de se rendre au^ Ëtats-Unis, où on l'espérait,
retourna, siiiivant ses instructipps , escorter en personne, jusque
dans les eaux de Cadix, la ^otte n^archande des Antilles, que
d'Ëstaing, avec l'escadire franco^espa^ole de Cadix, convoya
ensuite vers la France ^t
Les éléments furent, cette a^née^ pour les colonies anglaises des
Antilles, de plus terriblîss epnemis que les hommes. La Jamaïque
avait été , le 23 février» cruellement majjlraitée par un ouragan ;
elle ejï subit un second ^ès- violent au commencement d'octobre.
Le 10 de ce mois, une tempête 4'uOJe fu|:eur inouïe, une véritable
convulsion de la pâture ^ bouleversa de fond en comble la riche
et belle tle de la S«arbade, écrasa plusieurs milliers d'habitants
sous les ruines de leurs demeures, dévasta également Sainte-
Lucie, naufragea une multitude de navires , dont deux vaisseaux
de ligne et une grosse frégate , jet désempara beaucoup d'autres
bfttiments de guerre. Les lies française firent aussi de grandes
pçrt^, mais beaucoup moindres qjje celles des Anglais, aggra-
vées par la destruction d\une partie de la jSoUe marchande de la
Jan^que, qui était en mer jpendant ces efCroyablcs orages.
Durant les luttes stériles des Antilles, les affaire^ des Angl^
s'étaiejit relevées aux |ltats-IJ.ni3. Une expédition, partie d/s New-
Yor]^, avait pris Charles -Toivn, capitale de la Caroline du Sud,
et envahi toute cette province (avril-mai 1780). Le général Gates,
le vainqueur de Burgoyi^e , ùii ^ttu ien essayant de la recouvrer
(aoXU). Toujt le Sud paraissait lort compi*omis : les Ëtats-Unis
Vépuisaient j^i leur tour, Bt jsonajis le scicours de la France ne leur
avait été si nécessaire* Aussi aocueillirejQtrils avec autant de joie
que de reconnaissaiice leur jOulèle ami jLa Fayeljte, qui , ne voyant
plus pour cette année de ^(^ei de descente en Ajigleterre, yenait
rejoindre Washington, cette Ibis ^vec l'autorisation di^i ^cabinet ,de
Versailles, et annçmççgit l'^yée 4*W jco^ps de troupes Irm^à^,
1. L'amiral espagnol Solano ftrt plns^eoretiz an printemps snivant : ce fttt lui qui,
en mai 1781, secondé par les Français de Saint-Domingue, décida la conquête de
P^iupcola et de to^itç 1^ Flori4^.0Qd4e9LtaIç.
;?. L. Gnéria, mu. maritime, %. II, p. ^3. r- ^. de la dêmére guitre, t. II,
p. 420, 475-481. — Hitt. ^ troubUt de f Amérique ^nglaiee, V III, p. 275-282,
305-306.
XVI. S9
450 LOUIS XVI. [1788]
avec un convoi d*armes et d'équipements pour les Américains.
Cinq mille soldats français abordèrent en effet à Rhode-Island,
le 12 juillet, sous les ordres d'un général distingué, le comte de
Rochambeau, qui avait ordre de reconnaître pour conunandanten
chef Washington, investi du grade de lieutenant-général dans
l'armée française. Ils n'étaient escortés que par une petite escadre
de sept vaisseaux de ligne, et les Anglais gardaient la supériorité
maritime aux États-Unis; mais la jonction du corps français avec
les Américains de Washington et de La Fayette obligeait du moins
l'ennemi à concentrer ses principales forces de terre et de mer
pour couvrir New -York et observer Rhode-Island. Les opérations
offensives de l'autre corps d'armée anglais contre les provinces
du Sud en furent ralenties. Le général en chef Clinton ne put
envoyer au conquérant de Charles - Town , à lord Comwallis,
des renforts suffisants, et la cause américaine commença de se
rétablir dans le Sud. L'Amérique et La Fayette, son interprète
ordinaire, conjurèrent le gouvernement français d'achever son
œuvre, en envoyant aux États-Unis une force navale suffisante •
tout l'avantage, dans cette guerre de côtes, appartenait à celui
des deux adversaires qui pouvait porter rapidement ses troupe^
par mer où bon lui semblait.
Ces vœux, qui ne pouvaient plus être exaucés que pour la cam^ — '
pagne suivante, arrivèrent à des ministres nouveaux. Sartin^^
vivait mal avec Necker, comme il avait mal vécu avec Turçot.^
bien que ce ne fût point par la même cause. S'il avait le mérite^
de pousser vivement les constructions navales*, par compensa-^
tion, non -seulement il n'entendait rien à la guerre, mais Ic^
désordre régnait dans son administration. Il avait dépassé de^
17 millions, en 1780, les fonds énormes alloués à la mariner
( 126 millions) , et cependant la solde n'était pas payée et tous les^
services étaient sans cesse en retard, comme on ne l'avait que
trop éprouvé dans les plus importantes occasions. Necker, fort de
l'appui de l'opinion et des éloges qu'il avait reçus jusque dans le
1. On avait lancé quinze vaisseaux de ligne depuis deux ans, et Von avait ouvert
la campagne de 1780 avec soixante-dix-neuf vaisseaux; les Anglais se vantaient
d*en avoir cent deux. — L. Guérin, t. II, p. 489. — Hitt, de ta dernièTi gturre^ t. II j
p. 355.
11786J- ROCHAMBEAU. CASTttlES. SÉGUR. 451
parlement d'Angleterre, où Topposition se servait de son nom
pour flageller les ministres de George III , Neeker déclara qu'il
fallait opter entre sa démission ou la révocation de Sartine. Mau-
repas, devenu très -jaloux du directeur des finances, eût bien
voulu, mais n'osa le sacrifier. Sartine fut congédié. Maurepas
proposa à Neeker de réunir dans ses mains la marine et les
finances, à V exemple de Colbert. Il espérait l'accabler sous le poids
de ce double ministère. Neeker évita le piège, et ce fut lui qui
joua Maurepas. D'accord avec la reine, il profita d'un accès de
goutte qui retint le vieux ministre quelques jours au lit, pour
enlever la nomination d'un protégé de Marie-Antoinette, le
marquis de Castries (14 octobre 1780). Cette fois, la reine avait
honorablement placé sa confiance. M. de Castries était trop
étranger à la marine ; mais , du moins , c'était un homme de
tête et de cœur, fort estimé pour sa conduite dans la guerre de
Sept Ans.
Deux mois après, le ministre de la guerre disparut à son tour.
L'incapable courtisan qui avait succédé à Saint-Germain, le prince
de Montbarrei, fut remplacé par le marquis de Ségur (décembre
1780). C'était encore une créature de la reine et un nouvel échec
pour Maurepas. Ségur, brave officier et administrateur intelligent,
avait les qualités nécessaires pour aider Castries à pousser les
opérations avec vigueur : il était même plus spécial à la guerre que
Castries à la marine.
La France renforçait donc ses moyens d'action et se mettait en
devoir d'en faire un meilleur usage. L'Angleterre était retombée
dans ses discordes. L'opposition s'était déchaînée de nouveau
après les revers de 1779 et avait fait arriver aux communes des
masses formidables de pétitions contre l'influence de la' couronne
et la corruption parlementaire. Le langage des orateurs et des pér
titionnaires était si menaçant, que le refus d'impôt et la guerre
civile semblaient imminents. Les communes s'effrayèrent; l'oppo-
sition eut un moment la majorité; elle la reperdit cependant , et
le ministère North se maintint (avril 1780). Mais des troubles vio-
lents éclatèrent sur ces entrefaites par une autre cause. Avant les
concessions commerciales à l'Irlande , d'importantes concessions
avaient été accordées aux catholiques en 1778. On les avait relevés
45Î LOOIS XVI. 117WJ
de rincapacité d'hériter * et d'acquérir des biens-fonds, et l'on
avait abrogé la peine de la prison perpétuelle portée contre leurs
prêtres et leurs religieux, moyennant serment de fidélité à la
maison régnante et abjuration de la croyance an pouvoir du pape
sur le temporel. La haine et l'effroi du papisme s'étaient conser-
vés dans toute leur âpreté parmi les presbytériens d'Ecosse. Ces
violentes populations avaient crié à la trahison et accueilli l'acte
du parlement par des émeutes et par le sac des maisons des ca-
tholiques à Edimbourg et à Glascovr. Deux grandes associations
se formèrent en Ecosse, puis en Angleterre, pour combattre le ré-
tablissement du papisme, et choisnrent toutes deux pour président
lord George Gordon , personnage d'une exaltation poussée jus-
qu'au délire. Le 2 juin 1780, une foule immense, sur Vinvita-
tion de lord Gordon, se porta à Westmmster pour imposer au
parlement la révocation des concessions faites aux catholiques.
Beaucoup de membres des deux chambres furent insultés et
maltraités aux abords de Westminster; néanmoins les chambres
refusèrent de délibérer sous la pression de l'émeute, et la mul-
titude hésita à violer le sanctuaire de la législature. Elle ne
s'apaisa pas, cependant, et, durant plusieurs jours, les désordres
allèrent croissant La sédition saccagea et incendia d*abord les
chapelles qu'on tolérait aux catholiques, puis leurs maisons, puis
les maisons de plusieurs hauts fonctionnaires et memlnres du
parlement, qui avaient proposé ou appuyé les mesures de tolé-
rance : les prisons avaient été forcées ; chaque nuit, les flammes
rougissaient le ciel au-dessus de la grande ville. Les passions bru-
tales de la populace sans nom qui remplit les vieux quartiers de
Londres étaient surexcitées au dernier point, et l'on commençait
à détruire pour détruire ou pour piller : la Banque fut sérieuse-
ment menacée; mais le gouvernement s'était enfin décidé à appe-
ler des troupes dans Londres. La sédition ne tint pas devant la
fusillade et fiit étouffée tdans le sang de plusieurs centaines de
mutins. Les cbefb de l'opposition. Fox, Burke, et jusqu'au déma-
gogue Wilkes, s'étaient prononcés énergiquement contre l'émeute
et pour la tolérance. Cet otage, en épouvantait les classes
1. Par un acte du règne de Gaillamne m, rhmtier catholique était évincé, quand
le pk» proche parent, après liii> éuritde VifflintiaMÊ,
[1780] TROUDL£S A LONDRES. 453
moyenDCS, fit diversion aux luttes légales du parlement, et rafTer-
mit pour quelque temps ie ministère. Il obtint encore la majorité
dans un nouveau parlement, et put, malgré la fatigue et les souf-
frances de l'Angleterre, disposer, pour 1781, de sommes qui dé-
passaient de beaucoup celles qu'avait jamais eues entre les
mains aucune administration anglaise. Le budget de la guerre
atteignit 25 millions sterling (625 millions) ^
La guerre avait été moins désavantageuse aux Anglais en 1780
que l'année précédente ; mais tout annonçait que la campagne
suivante exigerait de leur part des efforts inouïs pour n'être point
accablés. Leur diplomatie n'était pas heureuse. Leur orgueil
égoïste^ leur mépris pour les droits d'autrui, étaient châtiés par
un isolement absolu, tandis que la France trouvait partout, soit
des alliés, soit une neutralité bienveillante. Dès le 26 juillet 1778,
presque à l'ouverture des hostilités, le gouvernement français
avait publié im règlement maritime favorable aux droits des
neutres. Il avait été défendu à nos armateurs d'arrêter les navires
neutres, même sortant des ports ennemis ou s'y dirigeant, excepté
ceux qiii porteraient des secours à des places bloquées ou assied
gées, ou qui seraient chargés de contrebande de guerre. Ces der-
nières marchandises seraient confisquées ; mais le navire arrêté
n'aurait le même sort que si la contrebande formait les trois
quarts de son chargement, ou s'il avait à bord, soit un subré-
cargue, commis ou officier ennemi, soit un équipage formé, pour
plus d'un tiers, de sujets ennemis. Les neutres furent peu sa-
tisfaits de ces dernières restrictions; mais les sévices de l'Angle-
terre leur firent bien vite oublier ce léger grief. Les Anglais, fou-
lant aux pieds le principe établi dans leurs traités avec la Hollande
comme dans les traités d'Utrecht, à savoir, que le pavillon couvre
la marchandise, moins la contrebande de guerre, traitaient de
contrebande toute marchandise pouvant servir à la marine, et
arrêtaient sur l'Océan tous les navires neutres frétés pour la
France, comme trafiquant avec des places bloquées, attendu que
les ports de France sbnt naturellement bloqués par les ports d'Angle*
terre.
ê
1. Hût. de la dernièn guerre^ t. II, p. 921,
454 LOUIS XYI. (1779]
L'irritation devint générale contre eux. Le Danemark se plaignit
et n'obtint qu'une réparation très-insuffisante. Le roi de Sbède fit
mieux que de se plaindre : il arma, et imposa par cette énergique
démonstration (avril 1779). La Hollande se plaignit comme le
Danemark et arma comme la Suède ; mais ses paroles et ses actes
ne lui valurent que de nouveaux affronts. L'Angleterre comptait
sur la criminelle connivence du pouvoir exécutif, de ce Nassau
dégénéré qui vendait sa patrie en échange de l'appui que lui
donnait le cabinet de Saint- James contre les amis de la liberté.
Non-seulement elle ne respecta pas davantage la neutralité hol-
landaise, mais elle somma impérieusement les Provinces-Unies
de renoncer à cette neutralité et de lui fournir les secours stipu-
lés par les anciens traités d'alliance (juillet- novembre 1779). La
France réclamait non moins péremptoirement l'entière observa-
tion de la neutralité, à laquelle les Provinces-Unies avaient dérogé
en admettant le principe anglais qui qualifiait de contrebande de
guerre les munitions navales destinées à la France. Les mesures
restrictives adoptées en représailles par le gouvernement français
contre le commerce hollandais portèrent leurs fruits : la ville
<l'Amsterdam , puis la plupart des villes de Hollande, puis une
partie de celles des autres Provinces- Unies, se prononcèrent suc-
cessivement en faveur de l'entière neutralité et des vrais principes
du droit maritime. Le parti républicain , relevé et soutenu avec
autant d'habileté que d'énergie par l'ambassadeur français, La
Yauguyon, qui ne ressemblait guère à son père, le funeste gou-
verneur de Louis XYI, fit, malgré la faction du stathouder*, con-
voyer les vaisseaux marchands par des escortes armées. Le 31 dé-
cembre 1779, un convoi escorté par quelques vaisseaux de guerre
hollandais fut arrêté dans la Manche par une escadre anglaise. Le
chef d'escadre hollandais fit feu sur les agresseurs pour constater
leur violence et sa résistance ; puis, trop inférieur pour pouvoir
livrer bataille, il amena pavillon et suivit à Spithead ses na-
vires de conmierce emmenés par les Anglais. Les bâtiments de
1. Flassan remarque, comme une circonstance rare dans l*histoire diplomatique,
que La Yauguyon «< ne donna pas la plus légère somme d*argent pour gagner on
corrompre personne, et ne conquit la supériorité au parti français que par la voie
de la persuasion. — Flassan, t. VU, p. 289.
11780] HOLLANDE. DROIT MARITIME. 455
commerce furent déclarés de bonne prise par l'amirauté an-
glaise. L'Angleterre, n'espérant plus l'alliance de la Hollande,
l'aimait mieux ennemie que neutre. Cet adversaire, riche et faible,
offrait à l'avidité britannique des colonies florissantes à piller et
des rentes énormes à ne plus payer*.
A défaut de la Hollande, le cabinet de Saint-James espérait, en
ce moment, gagner enfin une puissante alliée, la Russie, qui
n*avait presque aucun commerce avec la France , en avait un
très-grand avec l'Angleterre, et semblait d'ailleurs disposée à tout
sacrifier aux intérêts de son ambition en Orient. Catherine II
avait fait insinuer au gouvernement anglais que, s'il consentait
à s'unir à elle contre l'empire otl^oman, elle accepterait l'alliance
anglaise sous la forme d'une médiation armée de la Russie dans
la guerre de l'Angleterre avec ses colonies, la France et l'Espagne.
Catherine était disputée entre deux influences : celle du favori
Potemkin, qui inclinait vers l'Angleterre, et celle du premier mi-
nistre Panin, attaché au grand Frédéric et mal disposé pour les
Anglais. Lorsque le cabinet anglais adressa officiellement à la
tzarine les propositions qu'eUe-môme avait provoquées, Panin
trouva moyen de traîner l'affaire en longueur. Sur ces entrefadtes^
les Espagnols ayant saisi, dans la Méditerranée, deux bâtiments
russes qui trafiquaient avec les Anglais, Catherine demanda sa-
tisfaction à l'Espagne et arma quinze vaisseaux de ligne pour
appuyer sa réclamation. Les Anglais croyaient tout gagné, lorsque
Panin, avec une habileté merveilleuse, persuada à la tzarine de
saisir cette occasion pour s'assurer la gloire d'établir en Europe
le système du vrai droit maritime et pour se mettre avec éclat à
la tête des puissances neutres. Le droit préoccupait fort peu Cathe-
rine, mais elle allait volontiers à tout ce qui brille ; elle permit
à Panin d'envoyer aux puissances belligérantes et aux cours ,de
Suède et de Danemark une déclaration où la Russie posait en
principe : 1® que les vaisseaux neutres ont droit de naviguer
de port en port et sur les côtes des nations en guerre; 29 que les
effets appartenant aux sujets des puissances belligérantes doivent
être respectés sur les vaisseaux neutres; 3® qu'il n'y a d'autres
1. J.^8 Hollandais avaient, comme noua TaTona déjà dit, des capitaux immenses
placés en Angleterre.
456 LOUIS XVL [tlM)
•
objets de contrebande que les armes, éqùipetnënts et munitions
de guerre ; 4'' que les seuls ports bloqués soiit ceux devant les*
quels se tient à demeure et à proximité tiïie fôix^e iiavàlé eiiiie-
mie (mars 1780).
Ces principes étaient les Seuls qiie puisse avoUer le droit des
gens, et c*est une des singularités de ThiStoire quMls aient été
proclamés si bruyamment par Un dès gouvernements les tnoiùs
soucieux du droit qui aient paru sur la térfé.
Les maximes de Tamirauté anglaise se trouvaient radicalement
niées par la déclaration de la Russie , que le gouvernement fran-
çais se h&ta d*accepter comme n*étant que Vexpressioti dé ses
propres principes (25 avril 1780). L'Espagne en fit autant. La
Suède et le Danemark contractèrent Rengagement de soutenir par
les armes les principes qu'avait posés la Russie, et les trois puis*
sauces du nord s'engagèrent à former au besoin une flotte com-
binée de trente -cinq vaisseaux dans ce but, et à tenir la Baltique
fermée aux vaisseaux de guerre des états belligérants *. La Hol-
lande eût dû se hâter d'adhérer à la neutralité armée du Nord ;
mais le stathouder eut encore ;ie pouvoir de traîner l'accéssioii
en longueur, malgré de nouveaux outrages *, et ce fut l'Angleterre
qui déclara la guerre à la Hollande par un manifeste du 20 dé-
cembre 1780. Pendant ce temps, les ambassadeurs hollandais
signaient enfin la neutralité armée à Pélet^bourg (5 janvier I78I);
mais la Russie, comme on l'avait espéré à Londres, répondit qu'il
était trop tard et ne voulut plus couvrir le pavillon des Provinces-
Unies. Catherine II , qui ne teûait essentiellement qu'à une seule
chose, à ses vues sur la Turquie, et qui avait cédé, sur la question
maritime, à l'impulsion d'autrul, ne montra pas une énergie bîeb
soutenue dans cette affaire, et finit par qualifier elle-même la
neutralité armée de nudité armée *.
1. Le Portugal même fit une tentative pour se soustraire à' la tyrannie anglaise.
Les corsaires anglais faisaient de ses ports des marchés où ils venaient trafiquer de
leurs prises sur les neutres comme sur les ennemis. Le gouvernement portugaik ferma
le port de Lisbonne auk Vaisseaux de guerre qui 8*y présentaient avec des prisée.
L* Angleterre cria si fort, que le roi de Portugal annula son règlement. — Hiêt, de
la dtmtèfd guerre, t. H, p. 495.
2. Les Anglais enlevèrent de vive force des navires américains dans le port hol-
landais de rne Saint-Martin, aux Antilles (août 1780).
3. Flassan, t. VII, liv. VII, Uv. VIU. — Garden, t. IV, p. 316-319. La Pruaeo
[178e.l78tl NEUTRALITÉ AltMÉE. 457
Les possessions hollandaises d'Amérique âTAidnt été assaillies
sur-ie^amp. Au commencement de févHer 1781 ^ l'amiral Rodney^
après une tentative infructueuse pour i*epl^Udl*e aux Français TOe
de Saint-Vincent, se porta Sur les Antilles hollandaises, qui étalent
sans défehse. La petite, mais riche tle dé Saint -Eustache, et ses
annetes Saint- Martin et Saba, tombèrent au pouvoir des Anglais
avec un tt^ès-grand norobt*é de navires de commerce soit hollan-
dais^ soit étrangers , qu'attirait à Saint-Eustache la franchise du
port. Rodney usa de sa facile victoire , non pas en général d'une
force régulière, mais en chef de flibustiers. Toutes les propriétés
mobilières, privées comme publiques, furent confisquées; toutes
les marchandises furent mises à l'encan au profit des chefs et de
l'armée. De très-grandes valeurs en marchandises appartenaient
à ded négociants anglais; on n'en tint compte : les Américains
firent acheter par intermédiaires des approvisionnements qu'ils
devaient employer contre l'Angleterre; on ferma les yeux. La
perte immense qu'essuyèrent les Hollandais (75 millions, dit-on)
fût ainsi peu profitable à la Grande-Bretagne. Rodney lui-même
reperdit ime très-grande partie de son énorme butin : la plupart
des bâtiments sur lesquels il avait embarqué le fhiit de ses pira-
teries furent pris par une croisière française.
Deux des florissants établissements de la Guyane Ûollandaise ,
Demerari , Essequibo , furent envahis à leur tour, mais traités
d*une manière plus conforme aux usages des peuples civilisés^.
Les premiers coups portés semblaient justifier l'audace de l'An-
gleterre à se donner un ennemi de plus; mais les redoutables
préparatifis de la France et de l'Espagne troublèrent bientôt la
joie de ces succès sans péril et sans gloire^
La campagne de 1781 s'était ouverte dans nos mers par un coup
dé maiki qu'un intrépide aventurier, le baron de RuUecourt, tenta
attr nie de Jersey avec un corps fhmc d'Un millier d'hommes^
Cette pôif^^née de volontaires, partis des petites lies de <!lhausey sur
de 6im^es barques, abordèrent de nuit sur la côte périlleuse de
Jersey, où quelques-uns dé leurs transports se brisèrent avec perte
ATait adhéré le 8 mai 1781; rAutriche, le 9 octobre 1781 ; le Portugal même, se-
couant le joug anglais, accéda le 13 juillet 1782. — ^ V. Garden, t. V, p. 1-49, sur
Tensemble de cette affaire.
458 LOUIS XVI. [17811
de aeux cents hommes : ils escaladèrent toutefois les falaises,
pénétrèrent par surprise dans Saint-Hélier, capitale de l'île, s'em-
parèrent du gouverneur et des magistrats, et leur firent signer
ime capitulation. Le succès de cette incroyable témérité paraissait
assuré, lorsque la garnison anglaise de la citadelle refusa de
reconnaître la capitulation et refoula les Français par son artille-
rie. La population sortit de sa stupeur, courut aux armes; des
renforts arrivèrent du reste de l'île. Rullecourt se fit tuer à la tète
de sa petite troupe. La plupart de ses compagnons furent pris :
les autres parvinrent à se jeter dans les bateaux et à regagner la
côte de France (6 janvier 1781 ).
Cet épisode ne pouvait exercer d'influence sur les grands arme-
ments. On voyait bien que Sartine n'était plus au ministère : le
plan de campagne avait été parfaitement conçu, et les ressources
furent prêtes à point. Dès le mois de mars , une première flotte
partit de Brest pour les Antilles. Nous reparlerons tout à l'heure
des événements auxquels elle apporta un concours décisif. Vers
la fin de juin, une seconde escadre de dix-huit vaisseaux de ligne,
conduite par de Guichen, mit à la voile de Brest pour aller rallier
à Cadix la flotte espagnole de Cordova, qui n'avait pas su, au mois
d'avril, empocher les Anglais de ravitailler, sauis coup férir,
Gibraltar aux abois. Le 21 juillet, la flotte combinée, forte de cin-
quante vaisseaux de ligne, quitta la rade de Cadix, en même temps
qu'un grand convoi portant dix mille hommes de troupes espa-
gnoles commandées par un général français, le duc de Grillon,
sous l'escorte de deux vaisseaux de ligne et d'autres bâti-
ments. Le convoi franchit le détroit de Gibraltar, et, contrarié
quelque temps par les vents, jeta enfin, le 21 août, les troupes de
débarquement sur les plages de Minorque. Le gouverneur anglais,
qui n'avait que trois mille hommes à sa disposition, n'essaya
même pas de défendre la ville et le port de Mahon ni les autres
places de l'île , laissa cent soixante pièces de canon , un grand
nombre de navires, de riches magasins, passer, sans coup férir,
dans les mains des assaillants , et se renferma en toute h&te dans
le fort Saint-Philippe, où il se défendit opiniâtrement contre le
corps d'armée espagnol, renforcé successivement de Barcelone et
de Toulon.
[1781] GUERRE MARITIME. MAHON PRIS. 469
Pendant ce temps, la grande flotte, après avoir protégé l'entrée
du convoi dans la Méditerranée , était revenue dans la Manche.
Cette fois, c'était TjEspagnol Cordova qui commandait en chef.
L'amiral anglais Darby , qui croisait avec vingt et un vaisseaux ,
faillit tomber au milieu de ce formidable armement et n'eut que
le temps de se réfugier dans la rade de Torbay. L'amiral français
Guichen et le major-général de la flotte espagnole, Massaredo, pres-
sèrent ardemment Cordova de consentir à l'attaque ; le défllé, pour
entrer dans la rade, offrait quelque péril ; mais aucunes fortiflca-
tions, du côté de terre, ne protégeaient le mouillage de Torbay.
Le vieil amiral, usé par l'âge, refusa, et le conseil de guerre, où les
Espagnols étaient en majorité, se prononça dans le même sens *.
Bientôt après, les maladies et le mauvais temps obligèrent la flotte
combinée à se dissoudre : les Français rentrèrent à Brest dès le
1 1 septembre; les Espagnols retournèrent à Cadix. C'était à renon-
cer complètement à ces réunions hétérogènes qui combinaient de
si grandes masses pour rien.
L'espèce de fatalité qui pesait sur notre flotte de la Manche
venait, pour la troisième fois, de rendre sa grande supériorité
inutile : les nouvelles d'Amérique en dédommagèrent la France.
Cette année, le sort de la guerre se décida enfin aux États-Unis.
Dès le 24 mars, une flotte de vingt et un vaisseaux de ligne était
partie de Brest pour la Martinique, escortant un grand convoi, et
si bien outillée, qu'elle put faire le voyage en trente- six jours.
L'opinion publique eût souhaité qu'on replaçât d'Estaing à la tête
de ce bel armement ; mais le commandement avait été donné au
lieutenant-général de Grasse. C'était un officier brave et dévoué ;
les événements devaient montrer si ses talents répondaient à une
si grande tâche. On n'eut pas lieu de se repentir tout d'abord de
ce choix. La fortune favorisait nos armes. L'amiral Hood essaya
en vain, avec dix-huit vaisseaux anglais, de fermer la baie de
Fort-Royal à de Grasse, qui introduisit son convoi dans la baie et
qui se renforça de quatre vaisseaux auparavant bloqués dans cette
rade (28-29 avril). L'amiral Hood, après un combat soutenu
1. Mémoires inédits de l'amiral Willanmez, cités par le capitaine de Talnaaa BoueW
Willaumez, Revut de* Deux Mondée du I*' avril 1852.
460 LOUIS XVf. (1781)
vaillamment à forces inférieures , échappa , grftce à rhabileté de
ses manœuvres , et se retira vers l'île d'Antigoa, où Rodney, son
commandant en chef, vint le rejoindre de Saint* Eustache avec
trois vaisseaux. La flotte française, laissant aller Hood, était reve-
nue faire une fausse attaque sur Sainte-Lucie (9-13 mai] ; pendant
ce temps , une escadrille avait jeté un corps de troupes françaises
sur Tabago , la plus méridionale des Iles-sous-le-Vent. Quelques
jours après, toute la flotte se porta du même côté avec de nouvelles
troupes de débarquement. La garnison anglaise de Tabago capi-
tula le 2 juin, sans que Rodney eût pu lui porter secours.
Au commencement de juillet, l'amiral de Grasse fit voile de la
Martinique pour le cap français de Saint-Domingue , y prit trois
mille soldats de débarquement et quelque argent, franchit avec
bonheur le double canal de Bahama , où s'engageaient rarement
les flottes, et alla mouiller, le 30 août, k l'entrée de la Ghesapeake,
cette baie immense qui s'enfonce de quatre-vingts lieues au coeur
des États-Unis.
On l'y attendait avec impatience. Les opérations militaires
avaient été fort actives sur le continent américain depuis le com-
mencement de l'année. Les Anglais, renforcés d'Europe, avaient
jeté par mer, de New-York, un corps de troupes dans la rivière
James, en Virginie. Cette attaque, poussée au cœur de rAmérique,
avait une portée bien plus décisive que l'invasion de la Géorgie
ou de la Caroline du Sud : la possession de la Virginie devint le
grand objet de la guerre. La Fayette eut l'honneur d'être chargé
de défendre la Virginie; le général américain Greene reprit Tof*-
fensive par l'intérieur des terres, du côté des Carolines. Le gêné»
rai anglais du Sud, lord Gomwallis, chargeant ses lieutenants de
disputer le terrain à Greene, traversa la Caroline du Nord et vint
rejoindre en Virginie le détachement de New-York avec le gros
de ses troupes. Il laissa un corps de réserve, avec une flottille, à
Portsmouth, dans le bas de la rivière James, et se porta en avant
à la tète de cinq mille hommes d'élite. La Fayette, qui n'en avait
que trois mille, la plupart miliciens, se trouva en grand péril
(mai 1781). Tandis que, dans la vieille Europe, on avait vu ré-
cemment des centaines de milliers de soldats s'entr'égorger sans
aboutir à changer les limites d'une province , ces poignées
(178S] LA FAYETTE EN AMÉRIQUE. 461
d*homine6 décidaient en Amérique des destinées d'un monde
naissant!
La Fayette, avec une prudence et une habileté bien remarqua^
bles chez un générai de vingt*^uatre ans» se replia pas h pas, sans
se laisser entamer, jusqu'à l'extrémité septentrionale de la Vir-
ginie, afin de conserver ses commumcations avec la Pensylvanie.
Renforcé par les Pensylvaniens , il cessa de reculer, sauva, par
une marche rapide, les magasins militaires des états du Sud, et,
devenu à peu près égal en nombre à l'ennemi, il eut Tart de se
faire croire très-supérieur en forces. Gomwaliis , à son tour,
recula vers la rivière James et ne s'arrêta plus qu'il n'eût re-
joint sa réserve, dans le bas et au midi de ce large fleuve. La
Fayette n'était pas en état de l'attaquer. Comvirallis se rassura, se
reporta au nord de la rivière James et vint se mettre à cheval sur
la rivière d'York, près de l'embouchure de cette rivière dans la
baie de Chesapeake. La Fayette prit poste sur la rivière d'York
au-dessus de l'ennemi el fit couper les communications de Gom-
waliis avec les Garolines et menacer Portsmouth, où était restée
la réserve anglaise. Gette réserve abandonna Portsmouth et rallia
Gomwaliis à York-Tovrn (juillet-août). QuandT La Fayette lui-même
eût dirigé l'armée ennemie, elle n'eût pas opéré autrement. Les
poaitians d'York-Town et de Glocester, excellentes pour une
armée maîtresse de la mer, devenaient un véritable piège pour
qui cessait d'avoir la supériorité maritime. Or, le 30 août, comme
nous l'avons dit, la flotte française vint fermer la baie de Chesa-
peake, bloquer la rivière James et la rivière d'York, et débarquer
Irois mille Français qui se réunirent àLaFayette^
Le 5 septembre, on signala une flotte ai^laise : c'était l'escadre
de New-York, sous l'amiral Graves, renforcée d'une partie de la
flotte des Antilles aux ordres de Hood. De Grasse, sans attendre
on bon nombre de ses matelots occupés à débarquer les soldais^
alla au^evant des Anglais avec vingt-quatre vaisseaux de ligne
Cûnire vingt L'amiral Graves, reconnaissant la force des Français,
1. Le gouvernement français avait accompagné ces secours militaires d'importants
secours d'argent : outre ses prêts directs aux Américakis, il avait garanti, puis pris
à sa charge un antce emprunt de dix miULoos qu'ils avaient «ssi^i de faire ep Hol-
Jaade.
46S LOUIS XYI. II7SI]
proGta de Tavantage du Tent pour éviter une action générale;
mais son avant-garde , commandée par Hood, Tut fort maltraitée
par Favant-garde française, que conduisait Tillustre navigateur
Bougainviile et que soutint le corps de bataille. La nuit permit à
Graves de se rallier et de se réparer. D n'essaya pas de renouveler
le combat et reprit la haute mer, tandis que de Grasse retournait
à son blocus, enlevant sur son chemin deux frètes anglaises
qui tentaient de pénétrer dans la rivière dTork. De Grasse trouva,
à la hauteur du cap Henry, h rentrée de la baie de Chesapeake,
Tescadre française de Rhode-Island, que le comte de Barras*,
quoique son ancien, venait spontanément mettre sous ses ordres
avec une abnégation trop rare parmi les che£s militaires. De
Grasse eut alors jusqu'à trente-huit vaisseaux de ligne sous son
pavillon, force qui interdisait à Tennemi toute espérance d'un
secours maritime.
Le chef d*escadre Barras avait apporté de l'artillerie de si^
et des munitions ; de Grasse, qui se disait obligé de repartir pour
les Antilles, pressa La Fayette d'attaquer sur-le-champ. Le jeune
général eut la sagesse de s'y refuser et la vertu de préférer à sa
gloire personnelle l'intérêt de la cause et le sang du soldat ; il
était à peine supérieur en nombre à un ennemi bien retranché,
et il savait que Washington et Rochambeau, après avoir feint de
menacer Nevr-York pour empêcher le général Clinton d'envoyer
des renforts en Virginie, arrivaient à marches forcées; qu'ils
étaient déjà au fond de la baie de Chesapeake. De Grasse consentit
à prolonger son séjour, envoya prendre par ses bâtiments légers
six mille soldats qu'amenait le général en chef américain, et, le
28 septembre, huit mille Américains et autant de Français inves-
tirent les deux corps de la petite armée anglaise dans York-Tovm
et Glocester, sur les deux bords de la large rivière d'York. La tran-
chée fut ouverte devant York-Tovm dans la nuit du 6 au 7 octobre ;
la nuit du 14, deux colonnes, l'une d'infanterie légère américaine,
conduite par La Fayette, l'autre, de grenadiers et de chasseurs
français', aux ordres du maréchal de camp Yiomesnil, enlevèrent
1. Oncle du conventionnel.
2. Ils avaient été tirés de ce fiunenz régiment d* Auvergne, dont Rochambeau avait
été longtemps colonel, et dans les rangs duquel était mort d'Assas. «< Mes enfants, »
[1781] PRISE D'YORK-tOWN. 463
à la baïonnette deux redoutes qui couvraient la gauche des lignes
ennemies. Le 19, lord Comwallis capitula pour York-Town, Glo-
cester et la flottille, et se rendit prisonnier de gueire avec sept
mille soldats et mille matelots; deux cent quatorze canons et une
trentaine de bâtiments tombèrent au pouvoir des vainqueurs. Un
vaisseau de cinquante et plusieurs autres navires avaient été
brûlés. La flotte anglaise, renforcée jusqu'au nombre de vingt-
sept vaisseaux, ne reparut, le 27 octobre, devant le cap Henry, que
pour recevoir la nouvelle de ce désastre, et fut trop heureuse elle-
même d'échapper.à de Grasse.
Un long cri de joie retentit dans toute TAmérique : après Dieu,
ce fut la France que tout un peuple salua comme Fauteur de sa
délivrance. L'indépendance des États-Unis était désoimais assurée,
a L'humanité, » écrivait La Fayette, ca gagné son procès : la liberté
ne sera jamais plus sans asile^ » Beaux jours où la France, rajeu-
nie, épurée, forçait, par le seul ascendant de l'opinion, le pou-
voir traditionnel qui la gouvernait encore à mettre son épée
au service de la justice et de la raison, jours d'une gloire sans
tache que ne doivent pas effacer de notre mémoire les triomphes
gigantesques d'un âge postérieur, mêlés d'erreurs fatales et suivis
de si cruels revers !
Washington et La Fayette eussent voulu compléter la victoire
en retenant près d'eux l'amiral de Grasse pour les aider à chasser
les Anglais de la Caroline du Sud et de la Géorgie. De Grasse ne
crut pas pouvoir prolonger . sa coopération et retourna aux An-
tilles. Quoi qu'il en fût, la chute des postes anglais dans le Sud
n'était plus qu'une question de temps. De toute la Caroline, le
général Greene avait déjà refoulé les ennemis dans la seule place
de Gharles-Tovm, et les progrès des Espagnols en Floride ache-
vaient de rendre la position des Anglais intenable. Les Espagnols,
maîtres de la Floride occidentale, avaient opéré un nouveau dé-
barquement dans la Floride orientale et emporté Saint-Augustin,
capitale dis celte grande presqu'île (août 1781). Les garnisons
anglaises de Savannah et de Charles-Town allaient être prises
lenr cria Rochambeatt an moment de donner le signal, *> n'oublies pas Auvergne <anj
lacbi!... *> Ils s'en souvinrent. — Mém. de Rochambeau, 1. 1*', p. 294.
1. Mém, de La Fayette, t. II, p. 50.
Mi LOCiS XTt fmi
eotn les EfpagDdb et ki AnCricaDs, et liBv-lio^
lait plus être bieD Innglmy mmâam*,
La prise d*iiiie partie tnm oonsnÀ de tnxqiei cl de «""H?^^,
sorti de Brest pour les deux Indes, lot poor tes Aogiaîs une fyUe
coDSûbtioo des désastres d'Amérique 12 déœoilv^.
La France portait partout on ooncoors énergique è ses alKéSu
La Hollande afait grmd besoin de son awistanfr I/lndigne sltt-
hooder avait laissé partout les arscnaox vides et les ooloiiiessau
défense, et le parti républicain, redereon prépondérant, oiais usa
pas maître absolu du gouTememeot, avait lûen des efforts à fidie
pour contraindre le pouvoir exécutif à rendre aux ftOTÎnees-
Unies une force navale un peu respectable. Les marins boUaniais
prouvèrent, au combat de Dogger^s-bank , que le sang de Bufter
et deTromp n*était point tari dans leurs veines'; mais leur patrie
n*en fut pas moins obligée de demander aux Français une ven-
geance qu'elle ne pouvait eiercer dle-mème. Le gouverneur 4e
la Martinique, le brave et babile marquis de BouiUA, surprit fie
de Saint-Eustacbe dans des conditions qui rappdaîent la malhen-
reuse attaque de Jersey : il réussit mieux que Rullecourt, et quatre
cents Français, séparés de leurs navires qu'écartait la mer et 4e
leurs camarades qui ne pouvaient les secourir, firent mettre bas
les armes à buit cents Anglais. Saint-Eustacbe et les tles voisines
f uroit rendues à la ^llande avec les restes du butin de Rodne;
(26 novembre). Une escadrille française, quelques semaines qpris,
chassa les Anglais de la Gujane bollandaise.
Les Français entrqMirent, aussitôt après, une autre conquête
pour leur compte. L'amiral de Grasse, revenu de la Chesapeate
aux Antilles, après des tentatives sur la Barbade que les Tents con-
traires firent échouer, alla jeter Bouille avec six miUe bnmmgK
sur rile de Saini*Ghristq>he, berceau commun de la colonisation
et anglaise aux Antilles, et demeurée aux Anglais par le
1. Sur cette amp^goê, Y. Mém. de U Fa)r«tte. t. I*', p. 266-28Jk, 40»r4Sa. -^
Biêi, de$ iroubUê de r Amérique anglaise, X. TR, p. 359-400. — Hût. de la demièn gptne,
i. m, p. 126-152. ^ L. CSnéiia, Hkt, marttime, t, II, p. 499-510. — Mém. de RcK^tm-
beau, 1. 1*', p. 262-299. ^ Vie et correspondance de Washington.
2. Le 5 août 1781, deux petitee ctcwlrM anglaiae et hoikiidaiae wt Imérani, âmu
la mer du Nord, le combat le pbw jKdianié q«'on eût encore vu de cette gvaeie.
Elles se désemparèrent et s'écrasèrent l'uie Taotre sans résidtat.
(t78îl CONQUÊTES AUX ANTILLES. , 465
traité de 1763 (11 janvier 1782). La faible garnison anglaise aban-
donna la ville de la Basse-Terre, chef-lieu de l'Ile, et les batteries
de la côte, et se réfugia sur le morne fortifié de Brimstone-Hill,
où les Français Tassiégèrent. La flotte anglaise de l'amiral Hood
accourut de la Barbade au secours de Saint-Christophe. Elle
n'avait que vingt-deux vaisseaux contre trente. De Grasse veut
profiter de sa supériorité pour accabler l'ennemi. Il quitte la rade
où il était embossé et va aux Anglais. Hood recule, attire l'amiral
français au large, puis, par une manœuvre d'une grande habileté,
il tourne la flotte française et va se poster dans cette même rade
que de Grasse vient d'abandonner. De Grasse, furieux^ tâche de
réparer sa maladresse à force de témérité : il attaque par deux
fois Hood dans l'excellent poste que celui-ci lui a dérobé ; il est
repoussé par deux fois, et la flotte anglaise débarque un corps de
troupes qui s'efforce de secourir Brimstone-Hiil (25-26 janvier).
Par bonheur, le général des troupes de terre sait réparer la faute
ée Famiral : im petit détachement du corps de Bouille bat les
Anglais et les oblige à se rembarquer , et ce général , tout séparé
qu'il est de la flotte, continue vigoureusement le siège et force la
garnison de capituler sous les yeux de l'amiral Hood (13 février).
La capitulation comprit l'île de Nieves.
Hood, pris entre la flotte française et les batteries que Bouille
faisait dresser sur les hauteurs qui dominent la rade, était perdu
s*il avait eu affaire à un autre adversaire que de Grasse. Celui-ci
eut l'incroyable aberration de quitter son mouillage pour aller
chercher des vivres en personne à l'île de Nieves, au lieu d'y
envoyer ses frégates. Hood, la nuit, coupa ses câbles et s'échappa.
Le lendemain, il était hors de vue !
n était effrayant de voir notre plus belle flotte à la discrétion
d'mi homme capable de pareils vertiges et qui n'écoutait aucun
conseil. On devait craindre que la fortune ne finît par se lasser.
EUe nous favorisait pourtant encore, et l'île de Montserrat se
rendit après Saint-Christophe ( 22 février). Il ne restait plus aux
Anglais, de toutes les Antilles, que la Jamaïque, Antigoa, la
Barbade et Sainte-Lucie.
La chute du fort Saint-Philippe, cette puissante citadelle de
Port-Mahon, que les Anglais ne purent ravitailler et que l'épui-i
XVI. 30
466 LOUIS XVI. [178M782]
sèment de sa courageuse garnison força de se rendre le 5 fé-
vrier 1782, put être considérée, avec la prise de Saint-Christophe,
comme le complément de cette belle campagne de 1781. La Pro-
vence et le Languedoc virent avec la plus vive allégresse tomber
ce nid de vautours, d*où les corsaires britanniques s'élançaient
incessamment à la proie contre tout ce qui sortait de nos ports du
Midi. La perte d'un pareil poste était pour l'Angleterre plus qu'une
bataille perdue : c'était perdre un des fruits les plus précieux du
traité d'Utrecht.
Des événements considérables, sur lesquels nous aurons à
revenir, se passaient vers le môme temps aux Indes-Orientales, et
le pavillon français y avait reparu avec gloire. Partout, au dehors,
les présages sont favorables. Il n'en est malheureusement plus de
même au dedans. Tandis que la nation se montre complètement
relevée et de courage et de puissance, son faible monarque, inca-
pable de soutenir et de mettre à profit un tel retour de fortune,
vient de renouveler l'irréparable défaillance de 1776, de sacrifier
Necker comme il a sacrifié Turgot, et aux mêmes ennemis
(19 mai 1781). Pour ne pas interrompre le récit de la guerre
d'Amérique, nous ajournerons l'exposition des principaux actes
administratifs de Necker, ainsi que des circonstances qui ame-
nèrent sa chute et son remplacement par un honune de robe sans
consistance financière. Joli de Fleuri. Observons seulement que,
si sa chute produisit un grand effet sur l'opinion en France et
partout, elle n'eut pas de conséquences matérielles immédiates;
les fonds avaient été largement assurés pour 1781, et môme en
partie pour 1782, par le ministre qui avait trouvé 500 millions à
emprunter en quatre ans, à des conditions relativement modérées.
Son successeur compléta les ressources de 1782 par les vieux
expédients des ministres routiniers, rétablissements d'offices sup-
primés, augmentation des taxes et droits, etc.
La France avait perdu le ministre qui, après s'être opposé à la
guerre, avait su trouver les moyens de la faire. L'Angleterre,
quelques mois plus tard, chassa le ministre qui avait voulu la
guerre et l'avait mal faite. L'Irlande, soupçonnant l'intention de
retirer les concessions qu'elle avait obtenues, reprenait l'attitude
la plus menaçante, sans distinction de protestants ni de catho-
inSÎ) CHANGEMENTS MINISTÉRIELS. 467
liques, et commençait à refuser toute suprématie au parlement de
la Grande-Bretagne sur le parlement irlandais : les agitations
irlandaises, mais surtout la chute de Minorque et de Saint-Chris-
tophe, déterminèrent la chute de lord North, déjà fort ébranle par
le désastre d'York-Town. La chambre des communes vota une
résolution qui impliquait la renonciation à reconquérir les colGnies
révoltées et la concentration des elforts de l'Angleterre contre ses
ennemis européens. La Grande-Bretagne se résignait à ce démem-
brement de l'empire britannique, dont la pensée avait tué lord
Chatham. Lord North donna sa démission après douze ans du
ministère le plus malheureux que l'Angleterre eût depuis long-
temps subi (mars 1782). Le parlement avait, de 1775 à 1782, voté
pour la guerre plus de 100 millions sterling (2 milliards et demi!)*.
A la On de 1781 , l'Angleterre avait perdu quatre-vingt-deux na-
vires de guerre; ses ennemis tous ensemble, quatre-vingt-qua-
torze. Elle avait quatre-vingt-dix vaisseaux de ligne ; les Franco-
Espagnols, cent trente -six, sans compter les Hollandais. Le
parlement venait de voter cent mille matelots pour 1 782 !
Le nouveau ministère, où figuraient tous les noms importants
de l'opposition. Fox, Burke, Sheridan, lord Shelbume, les frères
Howe, l'amiral Keppel, lord Richmond, etc., tous, hormis ce jeune
héritier du nom de Pitt qui devait sitôt et si longtemps gouverner
l'Angleterre ; le nouveau ministère, fidèle à son origine, pacifia
l'Irlande en reconnaissant l'indépendance du parlement irlandais,
concession éclatante que devait un jour faire révoquer le second
Pitt parmi des flots de sang. Il essaya en même temps de traiter
avec les États-Unis et la Hollande, pour ne plus avoir en face de lui
que les anciens ennemis de l'Angleterre, la France et l'Espagne, la
maison de Bourbon. H offrit de reconnaître l'indépendance des
colonies américaines et n'envoya plus aucuns renforts aux gar-
nisons anglaises des États-Unis. La guerre ne fit plus que languir
1. 2 millions sterling en 1775; 5, en 1776; 5, en 1777; 10, en 1778; 12, en 1779;
12, en 1780; 12, en 1781, outre les emprunts. — Histoire de la dernière guerre,
t. m, p. 195, 309. — Dans les dernières discussions, un homme d'état, lord Mul-
grave, laissa échapper une assertion qui excita un grand scandale ; c'est que TAn-
gleterre n'avait jamais été supérieure à la France sur mer, quand la France appli-
quait toutes ses ressources à la marine. — V. Adolphus, Règne de George llf,
liv. XLII.
468 LOUIS XVI. (ITttJ
sur le continent américain, où les Anglais découragés se renfer-
maient dans les quelques places qu'ils conservaient, et où les
Américains, épuisés par tant d*efTorts, semblaient attendre que
les dernières positions des ennemis tombassent toutes seules.
Il n*en fut pas de même aux Antilles, où de grandes forces
navales se trouvaient en présence. L'amiral Hood, si habilemoit
échappé à de Grasse, avait été rejoint par une escadre ameaée
d'Europe i)ar Rodney, et celui-ci, en prenant le commandement
en chef, avait trente-huit vaisseaux de ligne sous son pavillon.
Les Français, réunis aux Espagnols, devaient être encore très-so-
[>érieurs, et leur plan était d'aller attaquer la Jamaïque avec cin-
quante vaisseaux et de nombreuses troupes de débarquement
l'assemblées à la Martinique, à Saint-Domingue et à Cuba.
Il fallait, avant tout, opérer, sur les côtes de Saint-Domingue,
la jonction enti*e la flotte française et la flotte espagnole. Jusque-
là, l'intérêt capital des Français était d'éviter la l)ataille, comme
l'intérêt des Anglais était de la livrer. De Grasse mit à la voile du
Fort-Ro)al de la Martinique, le 8 avril, avec trente et un vaisseaux
de ligne, deux de cinquante canons, et un convoi de cent cin-
quante voiles. Bougainville et Yaudreuil commandaient sous lui.
Il se dirigea vers le canal qui sépare la Dominique de la Guade-
loupe, pour débouquer au vent des îles. Rodney, qui l'observait
de Sainte-Lucie, se met à sa poursuite. Les Français s'éloignent,
favorisés par une brise dont l'avant-garde anglaise seule peut
profiter comme eux. De Grasse ne résiste pas à la tentation d'at-
tendre cette avant-garde et de prendre sa revanche sur Hood. La
division de Hood est en eflet assez maltraitée, mais non point ac-
cablée, et, lorsque le centre anglais parvient à lui porter secours,
de Grasse se décide à éviter un engagement général. Il y réussit
(9 avril). Rodney emploie la nuit à se rallier et à se réparer. De
Grasse fait liler son convoi sous l'escorte de deux vaisseaux de
cinquante et poui^suit sa route, laissant à la Guadeloupe deux
autres vaisseaux, séparés ou obligés de relâcher par accidents de
mer. Le 11 avril, on est presque hors de la vue des ennemis. Dans
la nuit du 11 au 12, un vaisseau de soixante-quatorze, endom-
magé par un maladroit abordage, s'attarde et ne peut plus suivre.
La plus vulgaire prudence prescrivait le sacrifice de ce bâtiment.
[1782) BATAILLE PERDUE. 469
De Grasse, sans prendre conseil de personne, vire de bord, re-
tour^je dégager le vaisseau retardataire et l'envoie à la Guadeloupe.
Ce mouvement insensé avait rendu le combat inévitable avec
vingt-huit vaisseaux contre trente-huit.
Le 12 avril, à sept heures du matin, le feu fut engagé sur toute
la ligne. Les Français montrèrent un inébranlable courage, et,
jusque vers midi, soutinrent la lutte sans désavantage marqué.
Rodney parvint enfin, par la supériorité de ses manœuvres, à
couper leur ligne et à gagner le vent. Dès lors le désordre fut
sans remède : chaque vaisseau français n'eut plus qu'à se défendre
en désespéré au poste où l'avaient jeté les hasards du combat et
de la mer. Encore, plusieurs vaisseaux de l'escadre de Bougain-
ville, tombés sous lèvent, se trouvèrent-ils à peu près dans
l'impossibilité de prendre part aux derniers efforts de leurs com-
pagnons d'armes. Le nombre devait l'emporter. Le savant major-
général des flottes françaises, du Pavillon, et l'intrépide La Clochet-
terie, qui avait ouvert glorieusement cette guerre par le combat
de la Belle-Poule, sont frappés à mort avec bien d'autres hommes
d'élite. Trois vaisseaux de soixante-quatorze et un de soixante-
quatre sont pris, après avoir perdu presque tous leurs officiers
et une grande partie de leurs équipages. Bougainville sauve un
cinquième navire près de succomber; mais personne, malgré
de généreux efl'orts, ne peut secourir efficacement de Grasse,
qui, monté sur le magnifique vaisseau de cent dix, la Ville-de-
Paris\ lutte jusqu'au soir avec furie contre quatre vaisseaux an-
glais qui l'écrasent de leurs feux combinés. Enfin, à six heures du
soir, un cinquième adversaire vient achever l'amiral français;
c'était l'amiral Hood. L'imprudent et infortuné de Grasse amène
enfin son pavillon. Il combattait depuis près de douze heures et
n'avait plus sur le pont de son vaisseau que trois hommes sans
blessure ; il avait le malheur d'être un des trois. Il s'était montré,
dans cette fatale campagne, le plus brave des soldats, le plus in-
capable des chefs.
La nuit avait mis fin à la bataille. Tandis que l'ennemi, qui avait
lui-même beaucoup soufTert, se remettait en ordre et se réparait,
1. C^était le navire offert à Louis XV, en 1762, par le corps de ville de Paris.
470 LOUiS XVI. [ilH]
le gros de la flotte française ga^a la haute mer, puis Saint-Do-
mingue; mais les deux vaisseaux de soixante-quatre qui a\^ient
relâché à la Guadeloupe, ayant repris la mer sans avoir les nou-
velles du combat, tombèrent dans l'escadre de Hood et vinrent
accroître le succès des Anglais.
C'était là une victoire bien consolante pour Tamour-propre
anglais, et la seule journée navale de cette guerre où les résultats
eussent été tout à fait décidés. Mais ce n'était là pourtant qu'une
victoire défensive. La Jamaïque était sauvée ; mais, loin que les
Antilles françaises ou espagnoles fussent livrées aux vainqueurs,
les Anglais ne crurent pas môme pouvoir essayer de reprendre
leurs îles conquises par les Français. Les trophées de leur triomphe
leur échappèrent : un des vaisseaux pris, le César, avait sauté, la
nuit d'après la bataille, avec son équipage et les Anglais qui Foc-
cupaicnt. Le vaisseau amiral français la Ville-de-Paris et un autre
navire, envoyés des Antilles en Angleterre, furent abîmés par une
tempête avec deux vaisseaux anglais qui les accompagnaient. Un
quatrième de nos vaisseaux devenus anglais fut coulé par deux
frégates françaises; un cinquième périt bientôt par un coup de
mer. Il ne resta guère aux vainqueurs de trophée que Tamiral
captif, qu'ils expédièrent à Londres. Les populations britanniques
firent de véritables ovations au vaincu, dont elles rehaussaient la
valeur avec une orgueilleuse générosité pour rehausser leur
"propre gloire. De Grasse ne comprit pas assez le vrai sens des
acclamations qu'on lui prodiguait et s'y prêta avec une vanité pué-
rile, soutenant mal la dignité de son malheur. L'opinion, en
France, lui en devint d'autant plus sévère*.
L'opinion nationale avait soutenu chez nous ce revers avec fer^
meté. On vit se renouveler le grand mouvement qui s'était mani-
festé après les derniers désastres maritimes de la guerre de Sept
Ans. De larges souscriptions s'ouvrirent dans les corps et parmi
les particuliers pour réparer les pertes de notre marine. Le corps
de ville de Paris donna l'exemple en oflrant un vaisseau de ligne
au roi. On assure que les souscriptions s'élevèrent à une somme
1. Hist. de la dernière guerre, t. III, p. 217-244. — Hiit. des troubles de l'Amérique
anglaise, t. IV, p. 61-71. — L. Guérin, Uist. niantime, t. II, p. 517-52G. — Âdolphas,
Règne de George lit, liv. XIJII.
11781-1782J DE GRASSE. 474
suffisante pour la construction de quatorze vaisseaux*. L'attitude
de la marine française en Amérique répondit aux manifestations
énergiques de la nation. Notre marine était si peu abattue, qu*elle
fit plusieurs expéditions offensives. Le capitaine La Peyrouse,
depuis si célèbre par son grand voyage et sa fin tragique et mys-
térieuse, détaché avec une escadrille, détruisit les établissements
anglais de la baie d*Hudson, entrepôt du commerce des pelle-
teries'. Un autre détachement s'empara des tles Turques, îlots
remplis de riches salhies, à l'extrémité sud -est de l'archipel
des Lucayes. Les Espagnols, de leur côté, prirent les îles de
Bahama.
Nos alliés tinrent loyalement leurs engagements : les proposi-
tions du nouveau ministère anglais, arrivées aux États-Unis en
même temps que la nouvelle de la défaite de l'amiral de Grasse,
furent repoussées sans hésitation par le congrès, et toutes les as-
semblées des Treize États déclarèrent ennemi de la patrie qui-
conque proposerait de traiter sans le concours de la France^. Les
Anglais n'en évacuèrent pas moins Savannah et Charles-Town
pour se concentrer à New-York.
La Hollande avait également rejeté les offres de traité séparé que
l'Angleterre lui adressait par l'intermédiaire de la Russie, infidèle
à la neutralité armée. ^
En Europe, les opérations n'eurent cette année d'activité que
sur un seul point. Une fois Minorquesreconquise, lacour d'Es^
pagne n'eut plus qu'une pensée, recouvrer à tout prix Gibraltar,
bloqué depuis trois ans, ravitaillé plusieurs fois, mais, néanmoins,
réduit à de dures épreuves. Le parti le plus sage semblait être de
compléter le blocus et de mettre à profit la supériorité des flottes
combinées pour tâcher d'empêcher tout nouveau secours. Les
Espagnols perdirent patience. Leurs premiers ouvrages de siège
avaient été détruits dans une vigoureuse sortie de la garnison
(novembre 1781) ; ils les rétablirent, les agrandirent. Une attaque
de vive force fut résolue contre l'inabordable rocher de Gibraltar.
1. Hiit. de la dernière gtterre, t. III, p. 246.
2. Il eut rhumanité d'épagner un magasin rempli de vivresi afin que les Anglais
qui s^étaient enfuis dans les bois retrouvassent de quoi subsister. — Hiit, de la der-
nière guerre^ t. III, p. 422.
3. Hitt, det troubles de l'Amérique anglaiee, t. IV, p. 76.
il% LOUIS XVI [i7WJ
Deux princes français, le comte d'Artois et le duc dé Bourbon,
accoururent pour assister à ce grand spectacle. Du côté de la terre,
une immense batterie de plus de deux cents pièces d'artillerie
s'étendait dans toute la largeur de la presqu'île. Du côté de la mer,
iix batteries flottantes, gros vaisseaux rasés, blindés d'énormes
pièces de bois que revotaient du liège et des cuirs verts, et munis de
réservoirs d'eau à l'intérieur, portaient cent cinquante-cinq canons
et mortiers, et devaient être soutenus par une flottille de canon-
nières et par la grande flotte franco-espagnole.
La flotte, commandée par le vieux Cordova, arriva le 12 sep-
tembre, au nombre de quarante-cinq vaisseaux de ligne, après
avoir enlevé sur sa route un grand convoi anglais destiné pour
le Canada et Terre-Neuve. Le lendemain, un déluge de feux se
croisèrent sur Gibraltar. Le détroit retentit, tout un jour et toute
une nuit, de cette tempête d'artillerie qui porta l'effroi jusque
chez les populations du Maroc. L'orage passa en vain. Vers la
terre, les myriades de projectiles lancés par les assaillants frap-
pèrent inutilement les rocs creusés dans lesquels se cachaient les
canons ennemis. Vers la mer, l'attaque fut mal concertée. Le
mouillage avait été mal reconnu. Une partie des batteries flot-
tantes touchèrent sur des bas-fonds. Les autres furent mal postées.
Les moyens inventés pour les garantir des boulets rouges se trou-
vèrent insuffisants. Elles furent incendiées, les unes par l'ennemi,
les autres par leurs équipages, obligés de les abandonner sous le
feu des Anglais, qui abîma la plupart de ces malheureux. La
flotte, par des incidents de mer, n'avait pu prendre part à
l'action.
Après cette malheureuse journée, on reprit le blocus; mais la
mer favorisa encore les Anglais. A la suite d'une tempête qui avait
maltraité et écarté la flotte combinée, l'amiral Hov^re, arrivé d'An-
gleterre avec trente-quatre vaisseaux de ligne, parvint à franchir
le détroit et à ravitailler de nouveau Gilbraltar. La flotte franco-
espagnole ne put le joindre que lorsqu'il avait déjà repassé le
détroit. L'avant-garde des confédérés, commandée par La Motte-
Piquet, canonna vivement et endommagea l'arrière-garde anglaise,
mais l'amiral Eovfe évita une affaire générale et regagna les
mers britanniques (10-21 octobre).
11782] ATTAQUE DE GIBRALTAR. 473
L'année 1782, si mal commencée pour les Anglais, leur était
devenue relativement heureuse, car, dans l'état de leurs affaires,
c'était du bonheur que de se défendre avec succès et de cesser de
perdre. Cette année avait coûté de grandes pertes d'hommes et de
matériel aux Espagnols et aux Français : quinze vaisseaux de ligne
et quatre frégates; les Anglais n'avaient perdu que quatre vais-
seaux et six frégates.
Ce n'était déjà plus au grand ministère, héritier de lord North,
que profitait ce demi-retour de fortune. Ce cabinet, si riche en
célébrités, s'était dissous en moins de quatre mois, pour des
questions de personnes : Fox, Burke, Sheridan, étaient sortis du
ministère, et, par une de ces singulières combinaisons qui ne
sont pas rares dans le gouvernement parlementaire, s'étaient coa-
lisés avec leur ancien ennemi, lord North, contre lord Shelbume
et les autres ministres en fonction, parmi lesquels venait de
prendre place le jeune William Pitt, tête et cœur de fer, vieux poli-
tique à vingt-trois ans, aussi fort de volonté, plus constamment
habile aux affaires et moins magnanime que son père.
Les succès des Antilles et de Gibraltar ne devaient pas suffire
pour rassurer l'Angleterre, ni pour imposer silence au désir de
paix qui se produisait depuis quelque temps chez elle avec énergie.
On savait qu'une colossale expédition franco-esp||nole s'apprêtait
pour le commencement de 1783; on ignorait où elle irait fondre,
et, cette fois, l'étoile de Rodney pouvait pâlir : une seule défaite
eût été irréparable. Pendant ce temps, les conquêtes de l'Inde, qui
promettaient de remplacer l'empire perdu par l'Angleterre en
Amérique, étaient gravement compromises. Le génie de la France,
qui s'était retiré avec Dupleix de ces riches contrées, y revenait
menaçant avec Suffren.
Dans l'intervalle de la paix de 1763 à la guerre d'Amérique, la
domination britannique dans l'Inde, malgré un échec partiel
contre Haïder, avait pris des proportions énormes. La Compagnie
anglaise, maltresse du Bengale et des Circars maritimes en son
propre nom, comme feudataire du fantôme impérial de Delhi et
du soubahdar de Dekhan , maîtresse du Camatic , au nom du
nabab , son protégé ou plutôt son esclave, régnait en despote sur
tout le littoral de l'est; elle dominait le centre du haut Indoustan,
474 LOCIS XVL tl779-l7«ll
en usant à son profit les derniers restes de Fantorité da Grand
Mogol, et le centre de la presqu'île, en substituant son influence à
celle qu'avait exercée autrefois notre Bussi sur le soubahdar du
Dekhan; elle était, enfin, très-fortement établie sur la côte de
Fouest. n ne lui restait plus que deux adversaires sérieux : dans
Fouest et le centre, Fempire des Habrattes , renaissance de FInde
antique parmi la dissolution de la grande monarchie mogole,
féodalité de kchatryas (la caste militaire) gouvernée par un con-
seil de brahmanes ; et, dans le sud , la monarchie guerrière de
Maîssour, improvisée par le musuhnan Haîder-Ali.
Au commencement de 1779, un corps d'armée anglo-indien,
qui s'était porté sur Pounah, capitale des Mahrattes, est cerné et
obligé de capituler. A ce signal, le vieux Haîder-Ali, en paix avec
les Anglais depuis dix ans, reprend les armes, s'allie aux Mahrattes
et au soubahdar du Dekhan, et se jette sur le Camatic. Quelques
centaines d'aventuriers français, débris des fameuses bandes de
Bussi, marchent joyeusement contre FAnglais sous les étendards
du sultan de Maîssour. Après des incidents que nous n'avons point
à décrire, le 9 septembre 1780, la moitié de Farmée anglaise du
Camatic est détruite dans les bois de Condjeveram. Presque toute
cette vaste nababie de Camatic, et la capitale, Arcate, tombent au
pouvoir de Haid|jr-Ali. Dans le courant de Fannée suivante (1781],
une grande révolte éclate dans la vUU sainte des brahmanes, à
Bénarès, contre les tyrans du Gange : Fatroce gouvernement de
Warren Hastings avait poussé à bout ces paisibles populations*.
Qu'une expédition française eût débarqué en ce moment sur
la côte de Coromandel, la puissance anglaise eût été anéantie
dans le Carnatic et dans les Gircars, et bien entamée partout
ailleurs.
Sartine et Montbarrei n'envoyèrent pas un soldat dans FInde!
1. Sons lord Clive, ane immense famine, non pas causée, mais aggravée par li
barbare avidité des spéculateurs anglais, avait fût périr des millions d'honmies. On
a cherché à justiBer personnellement lord Clive d*une manière assez spécieuse; mats
on n*a pu trouver d'excuses pour Hastings, bien que quelques historiens le traitent
avec une inexplicable indulgence : son génie politique est incontestable ; mais sa mo-
ralité était celle d'un chef de chauffeur». V. dans VHistoire de la fondation dt VEmpirt
anglaii dans F Inde, par M. Barchou de Penhoën (t. III, liv. IX), ces hideuses his-
toires de femmes et de vieillards torturés pour leur arracher leurs trésors !
1177917881 L'INDE. HAIDER-ALI. 475
Sartine envoya à rile-de-France, de 1779 à 1780, cinq vaisseaux
de ligne, dont un fut pris en route. Il était absurde d'expédier des
vaisseaux sans troupes de débarquement. Quoi qu'il en soit, le
chef d'escadre qui commandait à rile-de-France pouvait, du moins,
agir dans les mers de l'Inde, où les Anglais n'eurent d'abord que
deux vaisseaux et n'en comptèrent six qu'à la fin de 1779 ; mais ce
chef d'escadre était ce même Tronjoli qui avait honteusement
abandonné le valeureux Bellecombe dans Pondichéri. Il ne se
montra même pas sur les côtes indiennes, et, en 1780, il partit,
remettant le commandement au capitaine d'Orves, brave homme,
mais malade, usé de corps et de tête. Il semblait qu'on choisît
tout exprès pour l'Inde les officiers et les navires hors de service.
M. d'Orves ne parut sur la côte de Goromandel qu'en février 1781.
L'escadre anglaise était au Malabar. Haïder accourut au bord de
la mer pour s'entendre avec les Français. On pouvait tout tenter.
L'armée anglaise avait évacué Pondichéri pour se retirer à Gou-
delour, où Haïder la resserrait; Madras était à découvert, gardé
par cinq cents invalides. D'Orves ne voulut ni opérer avec son
escadre, ni débarquer les garnisons de ses vaisseaux pour renfor-
cer les auxiliaires français de Haïder, et s'en retourna à l'Ile-de-
France ^ Haïder, délaissé, continua vaillamment la lutte et livra
jusqu'à trois batailles en trois mois aux Anglais, qui avaient reçu
des secours considérables du Bengale (juillet-septembre 1781).
Trois fois il fut contraint de céder le champ de bataille à la disci-
pline européenne ; mais l'ennemi ne put jamais ni lui enlever
son artillerie, ni l'empêcher de se reformer et de se maintenir
dans le Camatic.
Les Anglais eurent ailleiurs des succès plus fructueux. De no-
vembre 1781 à janvier 1782, ils s'emparèrent de Negapatnam et
des autres établissements hollandais de la côte de Goromandel ,
puis de Trinquemalé , le meilleur port de l'île hollandaise de
Ceylan. Les Mahrattes, cependant, étaient en pleine négociation
avec le conseil suprême de Calcutta, qui leur offrait une paix
avantageuse, et Haïder lui-même, ne comptant plus sur les Fran-
1. Jfeni. mss. du vicomte de Souillac, aux Archives de la Marine, cités par M. Ch. Cu-
nat, Hiat. du bailli de Suffren, p. 86; 1852. — M. de Souillac était gouverneur de l'Ile-
de-France.
476 LOUIS XVI. (i7gl-17W|
çais, se disposait à traiter, lorsque enfin arriva dans ces mers un
homme décidé à employer toutes les forces de son héroïque génie
pour empêcher la puissance anglaise de se raffermir : c'était k
bailli deSuFFREN*.
Le nouveau ministre Castries, plus résolu qu'éclairé^ n'avait
pas vu assez vite la nécessité de réparer le temps perdu par l'enYm
de troupes de terre dansTInde; mais, du moins, il avait eu le bon
sens d'écouter d'Estaing sur le choix du chef à donner aux forces
navales qu'il expédiait en Orient. Le brave amiral reconmnauda
instamment un de ses anciens capitaines de vaisseau, dans lequel
il avait reconnu l'étoffe d'un grand chef d'armée. Suffren fut placé
à la tête de cinq vaisseaux de ligne ^ chargés de protéger contre
les Anglais l'importante colonie hollandaise du Cap de Bonne-
Espérance, puis d'opérer dans les mers indiennes. Une escadre
anglaise de cinq vaisseaux de ligne , trois frégates, dix vaisseaux
de la Compagnie des Indes, etc., était* partie pour la même desti-
nation. La possession du Cap devait être le prix de la course, et
les vaisseaux anglais, tous doublés en cuivre , étaient meilleurs
voiliers que les nôtres. Suffren rencontre l'ennemi aux lies do
Cap Vert, l'attaque audacieusement dans la rade portugaise de
Praya (île de San-Yago) (16 avril 1781), jette le désordre dans
l'expédition anglaise, gagne les devants, va mettre en défense le
Gap de Bonne-Espérance, y laisse des soldats, se porte à l'Ile-de-
France, décide son supérieur, le chef d'escadre d'Orves, à tâcher
de réparer la déplorable retraite du mois de février passé, et part
avec lui pour l'Inde, emportant la meilleure partie de la garnison
de rile-de-France, près de trois mille soldats que le zélé gouver-
neur Souillac leur confie sans ordre du ministère.
L'escadre débute dans les mers de l'Inde par enlever un vais-
seau de cinquante. Les vents protègent contre les Français les six
vaisseaux de l'amiral Hughes, qui se réfugient dans la rade de
Madras, y sont ralliés par trois des vaisseaux que Suffren a com-
battus à Praya , puis ressortent bravement pour offrir le com-
1. On l'avait appelé le commandeur, puis le bailli, à cause de ses grades succes-
sifs dans Vordre do Maite.
2. Sans frégates, faute impardonnable du ministère. Une armée sans troupes
légères!
[17821 SUFFREN. 417
bat. Les Anglais ont neuf vaisseaux contre douze, mais en beau-
coup meilleur état que les nôtres. Suffren commande en chef :
d'Orves vient de mourir à bord, expiant ainsi noblement des
fautes dues à TaCTaissement de la maladie. Si Suffren eût été bien
secondé , Tescadre anglaise eût été probablement détruite ; mais
la mollesse ou le mauvais vouloir de la moitié des capitaines,
mécontents de se voir commander par un officier moins ancien
qu'eux, rend la victoire indécise (17 février 1782). Ces infernales
jalousies étaient la honte et le fléau de notre marine. Les Anglais
toutefois semblent se reconnaître vaincus en s*éloignant du champ
de bataille, et Suffren atteint son but en empêchant Haïder de
traiter avec l'ennemi *, et en débarquant à Porto^Novo les troupes
chargées de coopérer avec le héros musulman ; puis il retourne
chercher, sur la côte de Ceylan, l'escadre anglaise renforcée de
deux vaisseaux. Le même jour que de Grasse est vaincu et pris
aux Antilles (12 avril 1782), Suffren livre un second et terrible
combat à Edward Hughes : la mauvaise conduite de deux vais-
seaux Fempéche d'obtenir un succès complet, et un orage sépare
les deux escadres. L'Anglais évite un nouvel engagement. Sur ces
entrefaites, Suffren reçoit du ministère l'ordre de retourner à
rne-de-France. Sa retraite eût anéanti l'éclatant effet moral de ses
exploits. Il désobéit généreusement, quoiqu'il n'ait ni port pour
s'abriter, ni gréements pour se réparer, presque plus de muni-
tions ni d'argent. Son génie et le dévouement passionné des ma-
telots, bien étrangers aux indignes calculs de certains de leurs
chefs , suppléent à tout.
Ce n'était plus néanmoins en vue d'un honteux abandon que le
ministre avait voulu rappeler Suffren à l'Ile-de-France : c'était
afin de concentrer une force imposante dans cette île, choisie
conune point d'attaque. Le ministre avait pris une résolution qui,
trois ans plus tôt, aurait eu des résultats immenses : il envoyait
dans l'Inde un homme dont le nom fascinait encore toutes les
imaginations et eût pu valoir une armée, le lidèle compagnon de
Dupleix, Bussi-Castelnau. Bussi, nommé commandant en chef,
arriva à l'Ile-de-France le 31 mai 1782 et s'y arrêta pour attendre
1. Le lendemain du combat naval (18 février ;, Tippou-Saëb, fiU de Uaïder-Ali,
avait détruit un corps anglo-indien dans le Taadjaoor.
478 LOUIS XVI. . 1178Î1
les renforts promis par le cabinet de Versailles. Mais il y eut du
malheur ou de l'imprudence dans les mesures adoptées : deux
convois considérables, trop faiblement escortés, furent pris au
sortir de la Manche ou rejetés vers les ports de France (décem-
bre 1781 — avril 1782). Bussi, malade, dévoré d'impatience et
d'inquiétude, envoya provisoirement à Suffren tout ce dont il
pouvait disposer, deux vaisseaux, une frégate et quelques soldats.
Suffren venait d'avoir un troisième choc contre l'amiral
Hughes. Aussi mal secondé sur terre que sur mer, il avait pressé
en vain le commandant des troupes débarquées de reprendre la
clef du beau pays de Tandjaour, Negapatnam, enlevé par les
Anglais à la Hollande. Ce commandant avait mieux aimé s'em-
parer de Goudelour, place mal située et qui n'offrait qu'une
simple rade foraine, et Suffren s'était résolu d'assaillir lui-môme
Negapatnam avec le concours de Haïder-Ali. D fallait auparavant
battre l'escadre anglaise qui couvrait cette place. Suffren l'attaque
avec vigueur; onze vaisseaux contre onze mieux équipés; car le
capitaine du douzième vaisseau français, un peu avarié, déserte
honteusement la ligne de bataille. Un autre capitaine, dont le
vaisseau de soixante-quatre est aux prises avec un anglais de
soixante-quatorze, amène son pavillon : deux de ces officiers bleus *,
que dédaignait la vanité des officiers du Grand-Corps, s'élancent
vers leur lâche commandant , le forcent de faire relever le pavil-
lon , font continuer le feu et sauvent le navire. L'ignominie de ce
capitaine est bien effacée par l'héroïsme de Cuverville , qui sou-
tient , avec un bâtiment de cinquante canons , l'effroyable feu de
deux vaisseaux de soixante-quatorze et de soixante-quatre, et,
haché lui-même , désempare le plus fort de ses ennemis. Quant à
Suffren , il est digne de luinnème, c'est tout dire. Il se multiplie,
assaillant tour à tour l'ennemi ou couvrant nos vaisseaux en péril.
Une partie de l'escadre anglaise a molli : Hughes se retire , mais
il regagne le mouillage de Negapatnam, et Suffren n'est pas assez
complètement vainqueur pour effectuer son projet (6 juillet 1782).
n se dédommage par la reprise de l'autre établissement hollan-
dais, Trinquemalé, et conquiert enfin un excellent port dont la
1. Officiers de port, employés comme auxiHaires avec brevet pour la campag^nc.
1178«1 SUFFREN. 479
possession change tout à fait la situation des deux partis dans ces
mers (25-31 août). Edward Hughes arrive trop tard au secours :
il ne trouve, à la vue de Trinquemalé perdu, qu'une quatrième
bataille (3 septembre). Treize vaisseaux de ligne français, deux
de cinquante et quarante canons, et trois bâtiments légers,
attaquent douze vaisseaux de ligne et six bâtiments légers. Tou-
jours mômes fautes, ou plutôt même trahison. Suffren, un mo-
ment abandonné au centre du combat, avec deux vaisseaux
contre cinq ou six, voit tomber sous un ouragan de fer son grand
mât et son pavillon amiral. Un hwrra de triomphe s'élève du vais-
seau amiral anglais. « Des pavillons ! des pavillons ! » s'écrie
Suffren ; a qu'on en mette tout autour du Héros ' ! » L'équipage
tout entier, partageant l'héroïsme désespéré de son chef, vomit
les boulets et la mitraille par tous les sabords : trois vaisseaux
anglais sont criblés, hachés par ce furieux effort; l'avant-garde
française dégage enfin son amiral, et les Anglais battent en
retraite à la nuit.
Cette journée sanglante retarda les projets des Anglais contre
Goudelour; mais elle eût dû avoir bien d'autres conséquences.
Le chef de l'odieuse cabale qui avait failli causer la perte de
Suffren se rendit à demi justice en demandant à repartir pour la
France avec ses complices , et l'escadre en fut enfin purgée ; mais
le mal qu'ils avaient fait paraissait irréparable. Hs avaient empê^
ché Suffren de fixer la fortune. Les forces françaises diminuaient:
deux de nos vaisseaux se perdirent par des accidents de mer ; les
Anglais , au contraire , reçurent cinq vaisseaux de renfort , et les
Hollandais, dont nous avions sauvé ou recouvré les colonies, ne
nous portaient aucun secours : une escadre de sept vaisseaux res-
tait immobile à Batavia; un autre armement, au Gap ! Les ch^
hollandais étaient paralysés par l'incurable perfidie du stathou-
der, que le parti républicain avait affaibli sans l'abattre.
Les vents, si souvent favorables à nos rivaux, vinrent
cette fois à notre aide. Un ouragan désempara l'escadre enne-
mie, au moment où elle faisait voile de Madras pour Bombay
(15 octobre), et la mit hors de combat pour plusieurs mois.
1. Nom de son vaisseau.
480 LOUIS XVI. [178a-t7S3]
SuCTren ne put profiter du malheur d'Edward Hughes : il avait
donné rendez-vous à Bussi en rade d'Achem (île de Sumatra),
pour revenir ensemble attaquer Madras, de concert avec Haîder-
Ali; mais les troupes, qui avaient enfin rejoint Bussi à rDe-de-
France, étaient tellement ravagées par une épidémie, et les vais-
seaux qui les convoyaient se trouvaient en si mauvais état, que
la jonction de Bussi et de Suffren, au lieu de se faire à Achem en
novembre, ne put s'opérer que le 10 mars 1783 sur la côte de
Geylan. Dans cet intervalle avait eu lieu un bien funeste événe-
ment : un des plus fiers et des plus profonds génies qu'ait enfan-
tés rOrient avait disparu de ce monde : Halder-Ali n'était plus
(7 décembre 1782). Coup terrible pour la cause française et pour
Suffren ! Ces deux grands hommes s'étaient compris et comp-
taient entièrement l'un sur l'autre.
Bussi et Suffren n'avaient plus qu'à soutenir de tous leurs
efforts le fils de Haïder, Tippou-Saeb, héritier, sinon de son
génie, au moins de son courage et de sa haine contre l'Angle-
terre. Mais la situation était bien changée lorsque Bussi débarqua
à Goudelour, le 15 mars 1783, avec deux mille cinq cents soldats.
Tippou , qui , au moment de la mort de son père, achevait d'enle-
ver le Tandjaour aux Anglais, avait été obligé d'abandonner cette
belle conquête et de quitter le Camatic pour voler au secours des
possessions maïssouriennes de l'ouest. Les Anglais, tranquilles
du côté des Mahrattes, qui venaient de conclure définitivement la
paix à la nouvelle de la mort de Haïder, avaient dirigé de Bom-
bay mie puissante diversion contre les provinces maïssouriennes
de Malabar et de Canara. Presque toute celle côte était rapide-
ment tombée en leur pouvoir, et l'intérieur du Maïssour était
entamé. Tippou, en marchant vers le Malabar, n'avait pu lais-
ser qu'une dizaine de mille hommes en Carnatic pour tenir la
campagne avec les Français. Bussi, très-inférieur en forces aux
Anglais , ne th*a peut-être pas même tout le parti possible de ce
qu'il avait de ressources : vieilli, tourmenté par la goutte, affaibli
par les suites de l'épidémie qui l'avait atteint à l'Ile-de-France,
ce n'était plus l'éclatant et infatigable compagnon de Dupleix : il
ne lui restait plus guère que son courage. 11 se laissa refouler
sur Goudelour pai* le général anglais Stuart, qui avait, à la vcritù.
(1783] SUFFREN ET BUSSI. 481
près de vingt mille soldats réguliers , dont quatre mille Anglais ,
contre neuf à dix mille, dont deux mille deux cents Français.
Le 13 juin, un furieux combat fut livré sous les murs de Gou-
delour. Devant le canon, Bussi se retrouva. Incapable de se tenir
à cheval, il se fit porter partout en palanquin au plus fort du
péril. Les Anglais perdirent mille à douze cents hommes et ne
purent forcer les lignes fançaises. Durant la nuit, cependant, sur
la nouvelle que Tennemi allait mettre^ en batterie des masses
d'artillerie, Bussi fit évacuer les dehors de la place et se renferma
dans Goudelour. La place se trouva bloquée entre Tarmée de
Stuart et l'escadre d'Ed¥rard Hughes, enfin revenu de Bombay.
Elle ne le fut pas longtemps. Dès le lendemain du combat , les
sentinelles du rempart signalèrent SufTren au large. Le 16 juin,
par de savantes évolutions, SuCTren parvint à écarter l'escadre
anglaise et à se mettre en communication avec Goudelour. Les
deux escadres manœuvrèrent quatre jours encore en vue de la
ville et des deux armées. Ce fut le 20 seulement qu'elles enga-
gèrent leur cinquième bataille depuis seize mois ! Les Anglais
avaient à la fois la supériorité du nombre et celle de l'arme-
ment : seize vaisseaux de ligne et deux de cinquante , contre
treize vaisseaux de ligne, deux de cinquante et un de quarante.
Mais, ce jour-là, tous firent leur devoir à bord de notre flotte.
Sur l'ordre de Suflren, tous nos vaisseaux approchèrent l'ennemi
à portée de pistolet. Ce fait suffit pour faire entrevoir tout ce que
la journée eut de terrible. Parmi tant d'incidents tragiques et
glorieux, il faut citer l'héroïsme du Flamand, vaisseau de cin-
quante, qui, après avoir beaucoup souffert et perdu son capitaine
dès le commencement de l'action, attaque et force à la retraite
un vaisseau de quatre-vingts qui voulait couper notre ligne. Les
Anglais plient, serrés de près, sous les volées incessantes de l'ar-
tillerie qui les désempare : les ténèbres viennent couvrir leur
retraite; l'amiral Hughes échappe à un nouveau combat par la
supériorité de sa marche, et va se réfugier à Madras. SufTren
reparaît triomphant le 23 juin devant Goudelour et débarque les
garnisons des vaisseaux, aux cris d'allégresse de l'armée, qui
réclame l'attaque des lignes anglaises dès le lendemain. On
reproche à Bussi d'avoir hésité et de n'avoir autorisé, le 25»
XVI. 31
48t LOUIS XYL [1783)
qu'une sortie partidle , qui fat mal conduite et que rennemi
repoussa. Malgré ce petit succès, coupée d'arec la mer, ayant en
face d'elle une garnison renforcée et pleine d'ardeur, harcelée
sur ses derrières par plusieurs milliers de cayaliers malssouriens
qui lui coupaient les Tivres, l'armée anglaise était très-compro-
mise. Sa défaite ne paraissait qu'ajournée. Les nouvelles étaient
excellentes pour les Français. Des convois français et hollandais
allaient arriver de rae-de-Prance. Tippou-Saéb, digne de son
père, venait de prendre dans Bednore le gros des forces anglaises
qui avaient ravagé le Malabar avec une cruauté et une rapacité
indignes d'une armée civilisée. Notre cause se relevait dans
llnde. Tout pouvait se réparer encore.
Sur ces entrefaites, le 29 juin, une frégate anglaise apporte à
SufTren et à Bussi une autre nouvelle. La paix était conclue ; l'Inde
restait définitivement aux mains de l'Angleterre en compensation
de l'Amérique perdue ' !..
De 1779 à 1781, l'Autriche et la Russie avaient fait quelques
tentatives pour ofirir leur médiation aux puissances belligérantes;
tentatives sans résultat , l'Angleterre ayant décliné toute négocia-
tion où les colonies rebelles seraient admises : Joseph II et Cathe-
rine, qui rêvaient ensemble le partage de l'empire othoman, ne
souhaitaient sans douté pas bien sincèrement que la paix rendit
aux puissances maritimes le loisir de traverser leurs projets;
mais la Russie suivait son inclination à se mêler de tout, et
l'Autriche tendait à renouer ses vieilles relations avec l'Angle-
terre*.
Le vieux Maurepas mourut , sur ces entrefaites ( 1 4 novembre
1. Sur les campâmes de Vlnde, V. Hist, du bailli de Suffrenj par Ch. Canat;
Rennes, 1852. — Hist. de la fondation de Fempire anglais dans rinde, par Bait^on de
Penhoën, 1. 111, liv. X-XI. — Le dernier des grands marins de Tancienne France
fut blessé morteUement en duel, le 8 décembre 1788, par on courtisan, le prince de
Mirepoiz, dont il ayait traité les neveux, officiers de marine, avec une sévérité méri
tée. La cause de sa mort fut tenue cachée. — V. Ch. Cunai, p. 345.
2. Joseph II essaya même de détacher TEIspagne de la France en lui offrant de lui
faire rendre Gibraltar (août 1780). Charles III repoussa loyalement cet app4t. —
Soulavie, Mém, du régne de Louis XVI, t. V, p. 59, diaprés un mémoire trouvé dans
les papiers de Louis XVI. — Suivant W. Coze {Hist, d^ Espagne sous les Bourbons,
t. V), le cabinet espagnol aurait été moins scrupuleux et eût volontiers traité, si
les Anglais eussent offert sérieusement Gibraltar.
781-1782] NÉGOCIATIONS. 483
781 ), ayant fait tout le mal qu'il pouvait faire à la France , en
battant Necker après Turgot. Sa mort, qui, plus tôt arrivée, eût
té un grand bien, ne fut qu'un événement insignifiant : les choses
arent après lui ce qu'elles eussent été, lui vivant. Personne ne le
emplaça complètement auprès du roi : la principale influence
assa toutefois au ministre des affaires étrangères, Vergennes,
m hérita du titre de chef du conseil des finances. Vergennes, loin
'être capable de porter le fardeau de premier ministre, n'était
las même à la hauteur des grandes circonstances dans son mi-
listère particulier. On ne tarda pas à en faire l'épreuve.
Au mois de mars 1782, dans les derniers jours du cabinet de
3rd North, ce ministre, ployant sous les revers de la campagne
irécédente, avait envoyé un agent à Paris pour sonder le gouver-
lement français. Les pourparlers furent continués au nom du
louveau cabinet qui remplaça lord North, et qui, cependant, prê-
tant le contre-pied du ministre déchu, avait songé d'abord à
raiter avec l'Amérique et la Hollande, en continuant la guerre
ontre la maison de Bourbon. Également repoussé à Paris par
Illustre plénipotentiaire des États-Unis, par Franklin (15 avril),
i en Amérique par le congrès même (mai), le ministère anglais
e résigna à entamer à Paris une négociation simultanée avec la
'rance, l'Espagne, l'Amérique et la Hollande. Louis XVI, ou plutôt
L de Vergennes , dans une note à l'envoyé anglais , accepta pour
Mise le traité de Paris, sauf les changements dont on conviendrait,
intre autres points, relativement aux Indes-Orientales, à l'Afrique,
L la pêche de Terre-Neuve et à un traité de commerce. Il ne
Murlait pas spécialement des Antilles. Ce point de départ était
iuble et promettait peu : accepter pour base le déplorable traité
le 1763!
La modification survenue dans le ministère anglais, la retraite
le M. Fox et de ses amis (fin juin 1782) ne changea pas la marche
le la négociation. Les intérêts de la France y furent bien molle-
nent soutenus. Le plus vif et le plus long débat porta sur ceux de
'Espagne. Charles III réclamait opiniâtrement Gibraltar. L'An-
gleterre défendit la citadelle du grand détroit par la diplomatie
:omme par les armes; néanmoins le principal ministre, lord Shel-
)ume, finit par se montrer disposé à céder , mais au prix de la
434 LOUIS XVI. l"Wl
restitution de Minorque et des Plorides et d'énormes concessions
dans les Antilles ; puis il s'effraya d'abandonner Gibraltar, même
pour une telle rançon, et offrit à la place la cession de Minorque
et des Florides. L'Espagne accepta.
Il n'y eut avec le cabinet français de difficulté grave que sur
un point, sur l'Ile de la Dominique. Louis XVI, poussé par quel-
ques-uns des ministres, notamment par Gastries, montra d'abord
quelque fermeté. Jamais on n'eût dû céder sur cette question. La
Dominique, si heureusement conquise, n'avait d'importance que
. comme position offensive contre les riches lies de la Guadeloupe
et de la Martinique. Lord Shelbume refusa d'y renoncer. Il fallait
accepter son refus et faire une dernière campagne. Toutes les
chances étaient pour nous. Une immense flotte franco -espagnole
se rassemblait à Cadix pour opérer au commencement de 1783.
D'Ëstaing, le chef favori du soldat et du matelot, enfin rappelé à la
tète de nos armées, allait commander soixante-six vaisseaux de
ligne et vingt-quatre mille soldats de débarquement, avec
La Fayette pour major-général. Cet ouragan d'hommes et de vais-
seaux devait fondre d'abord sur la Jamaïque, puis remonter au
Canada et à Terre-Neuve, et une escadi'e de dix vaisseaux devait
se détacher pour les Indes -Orientales. La Hollande, s'arrachant
aux intrigues du stathouder, était enfin en mesure de prendre
part sérieusement à la guerre d'Asie. L'Angleterre n'avait pas les
forces nécessaires pour repousser un si terrible choc, et tout
semblait lui annoncer de grands revers dans l'Inde et peut-être
la perte de ce qui lui restait en Amérique, îles et continent*.
Lord Shelbume connaissait les périls de l'Angleterre, mais il
connaissait le désir immodéré de paix qu'avait laissé transpirer
M. de Vergennes^. Il eut gain de cause ! Louis XVI consentit à
restituer la Dominique, et George m annonça au parlement bri-
tannique l'espoir d'une prochaine paix.
Un incident faillit tout renverser. A la fin de novembre, les
1. Mém. de La Fayette, t. Il, p. 3 et Boiv. — Soulavie, Règne de Louis XVI, t. Y,
p. 12-26. — Flaasan, t. VU, p. 362.
2. M Si votre cour eût moins annoncé le désir de terminer la guerre , elle au-
rait obtenu de nous de plus grands sacrifices. » Paroles de lord Shelbume à
M. de Bouille, citées dans le Mémoire au roi, ap. Soulavie, Règne de Louie XVI,
t. V, p. 17.
[178Î-1788] NÉGOCIATIONS. 485
commissaires américains, Franklin, J. Adams, J. Jay, H. Laurens,
signèrent à Paris des préliminaires de paix avjec le plénipoten-
tiaire anglais Oswald, au lieu d'attendre, conune il avait été con-
venu, que le traité de la France fût achevé pour signer en même
temps. A cette nouvelle, lord Richmond, le jeune Pitt et la plupart
des membres du cabinet anglais voulurent rompre la négociation
avec la France et offrir contre elle une étroite alliance aux Amé-
ricains. L'esprit chimérique de lord Richmond et la haine pas-
sionnée dont le second Pitt avait hérité contre la France les aveu-
glaient sur le précipice où ils entraînaient l'Angleterre. Lord
Shelbume se jeta en travers avec une énergie désespérée et les
arrêta*. Ils n'avaient pas voulu voir qu'une clause capitale des
préliminaires avec les États-Unis statuait que les conventions
n'auraient leur effet qu'après la paix de la France conclue, c'est-
à-dire que les Américains poursuivraient la guerre jusqu'à ce que
leurs alliés eussent satisfaction. L'Amérique était si peu dans les
dispositions rêvées par les Anglais, que le secrétaire d'État des
affaires étrangères aux ÉUits-Unis, Livingston, blâma fort le
manque de bienséance dont s'étaient rendus coupables les plénipo-
tentiaires, comme le reconnut Franklin, qui avait a cédé trop
facilement à ses collègues^. » Quant à l'idée d'une ligue avec
l'Angleterre contre la France, idée qui était certes bien loin de la
pensée de Franklin et de ses collègues, elle eût été huée dans le
congrès.
Les préliminaires de paix entre la France et l'Angleterre et
entre l'Angleterre et l'Espagne furent signés le 10 janvier 1783.
Le parlement les accueillit par un violent orage. Lord Shelbume
paya de sa place le service qu'il avait rendu à son pays en obte-
nant des conditions de paix bien moins désavantageuses que la
situation ne le comportait, mais bien éloignées de ce traité de
1763, auquel l'orgueil britannique eût voulu enchaîner l'histoire.
La singulière coalition Fox et North entra au pouvoir, mais
se garda bien de refuser la ratification du pacte qu'eUe avait
1. Garden, HUt. des Traités de paix^ t. IV, p. 329.
2. Lettre de M. de Vergennes, citée par P. Chasles; art Franklin; Ikfmê du Dtux
Mondeê, t. XXVI, p. 294; 1841. Cette étude sar Franklin, très-pea bienveillante et
plus spirituelle qu'exacte, doit être lue avec beaucoup de précaution.
486 LOUIS XYL [i7tt
blâmé. Des points secondaires sur Finterprétation de quelques
articles relatifs à TEspagne, mais surtout la transaction avec la
Hollande, retardèrent de plusieurs mois les traités définitifs. Le
cabinet de Versailles avait eu le tort de conclure les prélimi-
naires avant que les intérêts de la Hollande fussent réglés,
tort moins grave , comme procédé , que celui des conunissaires
américains envers la France, puisque les obligations n'étaient pas
les mêmes, mais plus grave en fait par les conséquences. L'An-
gleterre, trop sûre que le cabinet de Versailles ne rouvrirait pas les
hostilités, fut inflexible dans ses prétentions contre la Hollande, et
il fallut que celle-ci se résignât à ouvrir la mer des Moluques au
commerce anglais et à céder Negapatnam, la meilleure rade de la
côte de Coromandel.
On signa les traités définitifs le 3 septembre 1783.
L'Angleterre reconnaissait la pleine indépendance des États-
Unis d'Amérique , retirait ses troupes de New-York et des autres
points du territoire américain qu'elles occupaient encore, recon-
naissait pour limites aux États-Unis la rivière de Sainte-Croix, les
montagnes qui séparent le bassin du Saint-Laurent des bassins des
rivières nord -américaines, les grands lacs, le Mississipi jusqu'au
trente et unième degré de latitude nord. Au midi de cette lati-
tude, comme à l'ouest du Mississipi, l'Angleterre ne réservait ses
droits que pour les céder à l'Espagne. Les Américains avaient
la pèche libre à Terre-Neuve et dans le golfe du Saint -Laurent.
L'Angleterre restitue à la France les îles de Saint-Pierre et de
Miquelon, en toute propriété, c'est-à-dire sans renouveler l'inter-
diction de les fortifier, stipulée dans le traité de 1763. La France
renonce au droit de pèche sur la partie de la côte orientale de
Terre-Neuve entre le cap Bona-Vista et le cap Saint- Jean, et
l'acquiert sur la partie de la côte occidentale entre le Port-à-Choix
et le Cap Ray, transaction extrêmement désavantageuse; car la
côte orientale de Terre-Neuve, qui fait face au Grand -Banc et
au large, est bien meilleure pour la pêche que le Uttoral de
l'ouest*.
L Un exceUent Mémoire, adressé à Yergennes parles codsoIs de Saint-Malo, aTait
pourtant très-bien renseigné ce ministre sur la question de Terre-Neuve. — Y. oe
Mémoire dans SonlaTie, Règnt de LouU 2 F/, t. Y, p. 387.
11783] PAIX AVEC L'ANGLETERRE. 487
L'Angleterre rend à la Fiance, dans les Antilles, l'Ile de Sainte-
Lucie et renonce à Tabago. La France rend la Grenade et les
Grenadins, Saint -Vincent, la Dominique, Saint- Christophe,
Nieves , Montserrat. L'Angleterre renonce au Sénégal et à ses dé-
pendances (Podor, Galam, Arguin, Portendick), et restitue Gorée,
que les Français avaient évacuée pour se concentrer à Saint-Louis-
du-Sénégal et que les Anglais avaient occupée. La France garantit
à l'Angleterre le fort Saint-James et la Gambie. Les Anglais ont la
liberté de faire la traite de la gomme, de l'embouchure de la
rivière Saint -Jean jusqu'à Portendick. L'Angleterre restitue Pon-
dichéri et Karikal avec cession d'un petit territoire alentour ; elle
rend Mahé ; elle rend Chandemagor, « avec la liberté de l'entou-
rer d'un fossé pour l'écoulement des eaux » (quelle grâce!...), et
les comptoirs français d'Orixa, de Surate, etc. Elle promet aux
Français le rétablissement du libre commerce, tel que le faisait
l'ancienne Compagnie française des Indes. « Il est convenu que si,
dans le terme de quatre mois , les alliés respectifs ( dans l'Inde )
n'ont pas adhéré à la présente pacification ou fait leur accommo-
dement séparé, il ne leur sera plus donné aucune assistance directe
ou indirecte, b
C'était l'abandon complet du sultan de Maïssour * .
L'Angleterre consent à l'abrogation de la défense de fortifier
Dunkerque et de rétablir le port. L'afTront des vieux jours de
Louis le Grand est du moins eflacé par la France rajeunie.
Les deux couronnes conviennent de conclure un traité de com-
merce avant le l**^ janvier 1786 ^.
L'Angleterre cède Minorque et les deux Florides à l'Espagne.
L'Espagne rend les îles de Bahama.
La Hollande cède Negapatnam et promet de ne pas gêner la
navigation anglaise dans les mers orientales (mers des îles à
épices), si longtemps monopolisées par les Hollandais'.
Malgré tout ce qu'on pouvait dire sur cette paix , qui ne répa-
rait pas suffisamment les calamités de 1763, la France avait
1. Tippou-Saëb continua bniTement 1a latte et obtint une paix honorable.
-2, Tous les exemplaires du traité furent rédigés en français, <« sans tirer à consé-
^nence. »
3. y. les traités dans VHiit, des troubles ds l'Amérique anglcÀu, par Soulès, t. IV,
pièces.
488 LOUIS XVL [i788l
accompli une bien grande œuvre : la philosophie du xvinr siècle
avait eu sa croisade, plus heureuse que celles du moyen âge. Il en
sortait un phénomène nouveau dans le monde politique. Jusqu'ici
Ton n'avait guère vu extirper radicalement l'aristocratie que par
le despotisme : l'aristocratie , c'est-à-dire la Uberté de quelques-
uns, se perdait dans l'égalité de la servitude. Quand cette liberté
partielle, disons- le en passant, disparait de telle sorte que la
liberté ne soit plus nulle part, nous ne voyons pas ce qu'y gagne
la dignité ni le progrès du genre humain. L'Amérique donnait le
premier grand exemple contraire : l'exemple de la liberté dans
l'égalité, de la vraie démocratie, succédant à la liberté aristocra-
tique; première et triomphante application de la théorie du droit
selon le xviii» siècle. Ailleurs, sur un sol moins préparé et formé
d'éléments plus complexes , cette théorie, rapportée d'Amérique
aux lieux de son origine par nos chevaliers de la liberté , exigera
de bien plus terribles efforts et n'obtiendra que des succès bien
plus disputés et plus douloureux, dans son œuvre dix fois renver-
sée et dix fois recommencée!...
La France avait accompli les devoirs de sa mission providen-
tielle : ses intérêts moraux, les intérêts de sa gloire et de ses idées',
étaient satisfaits. Les intérêts de sa puissance matérielle avaient
été mal défendus par son gouvernement; le seul avantage solide
qu'elle eût obtenu , c'était d'avoir ôté aux Anglais Minorque, ce
frein de Toulon, bien plus dangereux pour nous dans leurs mains
que Gibraltar. La raison sérieuse alléguée par Vergennes pour
hâter la paix avait été l'état des finances. Dès le 27 septembre 1 780,
il écrivait au roi que c la situation... alarmante semblait ne lais-
ser de ressource que la paix la plus prompte. » Necker avait relevé
encore une fois le crédit public au commencement de 1781, par
un coup d'éclat dont nous reparlerons, et il eût encore trouvé les
moyens de soutenir la campagne de 1783 ; mais la funeste cabale
qui avait renversé Turgot n'avait pas tardé d'abattre Necker à son
tour, et Vergennes avait été un des membres les plus actifs de
cette cabale. La rechute des finances était donc sa condamnation.
« Les dépenses, disait -il au roi, sont un abîme qu'on ne peut
sonder ^»
1. Flassan, t. VU, p. 361. -— L'Angleterre était, de son côté, dans une extrême
11783] GRANDE OEUVRE DE LA FRANGE. 489
C'est dans cet abîme , en effet , que va s'engloutir la monarchie,
pour n'avoir pas su le combler à temps en y jetant les privilèges.
La guerre d'Amérique a tout à la fois ajourné et préparé la
Révolution ; elle a donné momentanément un dérivatif extérieur
aux sentiments les plus énergiques de la France; mais ces senti-
ments nous reviennent, précisés » fortifiés par l'aspect des faits
plus puissants que les livres et que les théories *, en même temps
que les grandes charges de la guerre, alourdissant le char de
l'État, que n'allège point par compensation une réforme radicale,
accélèrent l'impulsion qui le précipite sur la pente fatale.
détresse : sa dette annuelle avait monté de 4 millions 1/2 sterling à 9 millions 1/2;
l'impôt foncier et les autres impôts étaient énormes. — L'Angleterre avait perdu ,
depuis le commencement de la guerre , seize vaisseaux de cinquante à cent dix
canons, et quarante- neuf frégates ou corvettes de ving^ à quarante canons; la
France, dix-neuf vaisseaux ei vingt-neuf frégates et corvettes. Y. la liste dans VHiit.
de Suffren, par Ch. Cunat, pièces justifie, no 32. — La gn^crre avait coûté à la France
plus de 1,200,000,000; à l'Angleterre, plus du double.
1. La présence de Franklin à Paris, personnifiant la République sous une forme
si respectable, exerça une grande influence morale. Nos philosophes, en discutant
avec lui dans Paris la constitution américaine, se préparaient à discuter les lois futures
de la Révolution française. Un publiciste royaliste , Mallet-Dupan , nous a conservé
nn grand mot que Franklin, dit-il, répéta pins d'une fois à se* élèves de Paris : u Celui
qui transporterait dans l'état politique les principes du christianisme primitif chan-
gerait la face du monde. »
LIVRE CV
LOUIS XVI(sa/r£).
Ministère de Neckek. État financier de la France sons Necker et ses mom-
seurs, jusqu'en 1783. — Améliorations économiques et judiciaiies. Assembléei
proTinciales. Compta rendu des finances. Démission de Necker. — Réaction. Mort de
Maurepas. Calonne appelé aux finances.^ Mœu&s, id^es, lbttseb et scibhcb
après la guerre d'Amérique. — La société de la reine. Le Mariage de Figaro, —
Bernardin de Saint-Pierre. — Lagrange. Layoisier. Les aérostats. Condoroet—
Mouvement mystique. Mesmer. Saint-Martin. Franc-^naçonnerie. — Mirabeau.
1778 — 1789.
Il a été nécessaire d'ajourner l'exposé des opérations intérieures
de Necker, pour ne pas interrompre le récit des événements mili-
taires. Il faut maintenant résumer ces opérations pour arriver à
présenter sous ses divers aspects la situation de la France après la
paix de 1783.
Depuis son entrée aux finances jusqu'à l'ouverture des hostilités
contre l'Angleterre , nous avons vu Necker travailler à ramener
l'ordre dans là comptabilité, à préparer la réforme des sinécures
et des gaspillages de la maison du roi , la réforme de la percep-
tion des impôts, la réforme des hôpitaux. Une fois la guerre enga-
gée, son premier devoir et sa plus vive préoccupation dut être
de suffire aux frais de la guerre. Il le fit par l'emprunt, sans
impôts nouveaux et sans donner aux prêteurs d'autre gage,
d'autre assignation, que la promesse de réduire les dépenses pour
dégager une partie du revenu. Quoi qu'en aient dit ses adver-
[1778-1779] RÉFORMES DE N^GKER. 491
saires *, il fit ce qu'il y avait de mieux à faire ^; car Timpôt» même
écrasant, même exagéré jusqu'à Tlmpossible, ne lui eût pas donné
ce que lui donna l'emprunt , et la France se trouvait assurément
dans une de ces crises où il est légitime de grever l'avenir. Necker
emprunta, en pleine guerre, à des conditions que d'autres mi-
nistres, Turgot excepté, eussent à peine obtenues pendant la
paix*.
Il n'en poursuivit pas moins les réformes intérieures , autant
que la situation le lui permit. S'il fit peu de grandes choses , si
rien ne décela en lui de vastes plans comme ceux de Turgot , on
doit reconnattre du moins que toutes les modifications qu'il
apporta au régime des finances furent bien conçues. Il avait com-
mencé et il acheva de centraliser la comptabilité au trésor royal,,
de manière que le gouvernement pût se rendre compte annuelle-
ment de ses recettes et de ses dépenses, ce qui était devenu depuis
longtemps impossible, une trè&-grande partie des dépenses, assi-
gnées sur diverses caisses, n'étant pas consignées sur les regis-
tres du garde du Trésor. Il fit dresser le tableau général de»^n-
sions : cette simple mesure , en révélant au roi des cumuls et des
abus de tout genre dissimulés par la confusion financière, le
mettait en demeure d'autoriser une réforme que Necker n'osa
pourtant demander immédiatement. Necker reprit par en haut la
réduction des offices de finances que Turgot avait entamée par
enl)as. Il réduisit à douze les quarante -huit receveurs-généraux
et leur interdit toute disposition de fonds sans l'autorisation du
ministre; il fit réduire à deux les vingt -sept trésoriers de la
guerre et de la marine , avec même interdiction , et parvint ainsi
à enlever à ces deux ministères leur indépendance financière vis-
à-vis du ministre des finances. Plus de cinq cents offices, c*est-à-
1. Le plus violent fat Mirabeau. — V. son pamphlet de 1787 : Lettrt tur Pj,
niitration d€ M. Necker,
2. Au point de vue financier; car il y a nne réserve à faire au point de vue
moral, quant an mode employé dans la plupart de ses empnmts : les loteries et les
rentes via^res.
3. Il y eut toutefois des exceptions. Necker se trompa, ou fot trompé dans quel-
ques-unes de ses combinaisons viagères et tontinières par ses anciens confrères les
banquiers genevois, qui, du reste, lui procurèrent de très-grandes sommes , Jusqn*à
100 millions, dit-on.
495 LOUIS XVI. [1779-17M1
dire plus de cinq cents sinécures, portant privilèges en matières
d'impôts, furent supprimés dans la maison du roi ( 1779-1780).
Un arrêt du conseil du 1 5 août 1 779 , reconnaissant que c les
nombreux péages établis sur les grandes routes et sur les rivières
navigables... droits nés, pour la plupart, des malheurs et de la
confusion des anciens temps... arrêtent et fatiguent le commerce,
et forment autant d'obstacles à la facilité des échanges, > enjoint
à tous les propriétaires de ces droits de communiquer incessam-
ment leurs titres au conseil , afin qu'on puisse préparer le rachat
avec indemnité. — Un autre arrêt du conseil , de haute impor-
tance, du 9 janvier 1780, change profondément l'administration
des impôts indirects. L'intention de c s'affranchir de l'ancienne
dépendance des secours de la finance > y est formellement énon-
cée : Necker visait à n'avoir plus affaire à d'autres financiers
qu'aux banquiers souscripteurs d'emprunts. Le corps puissant
des fermiers généraux est démembré en trois compagnies : 1<^ la
ferme générale, qui ne conserve que les traites (douanes extérieures
et intérieures), les gabelles et le tabac; 2® la régie générale, qui a
les aides ou droits sur les boissons et autres droits sur la fabrica-
tion de divers objets de commerce; 3® V administration générale des
domaines et droits domaniaux^ à laquelle est adjointe la perception
des droits de greffe et d'hypothèques. Les fermiers généraux
auront droit, outre l'intérêt à 5 pour 100 de leur cautionnement
de 1 ,200,000 francs, à 30,000 francs de fixe, plus à une part dans
le produit que rendront les impôts affermés, au delà d'un mini-
mum qu'ils garantissent au roi. C'est la transition du système
d'affermage au système de régie, et la plus considérable peut-être
des mesures financières de Necker. L'État y gagna sur-le-champ
1 4 millions par an * . L'arrêt du conseil sur les fermes est suivi
d'une déclaration (13 février) annonçant que la taille, la capita-
tion et les accessoires de la taille ne seront plus augmentés
dorénavant que par des lois enregistrées dans les cours supé-
rieures. Le roi se réserve d'examiner si ces impôts sont répartis
dans une juste proportion entre les généralités; il annonce pareil
examen pour les gabelles, les traites et les aides.
1. DroK, HUt, du rèjnê de Loua XVI, 1. 1", p. 282.
(1779-1780] REFORMES DE NECKER. 493
Necker, à la vérité, avant de dicter au roi la promesse de ne
plus augmenter sans formes légales les impôts directs, les avait
lui-même accrus de 5 ou 6 millions par les mêmes procédés que
ses devanciers. Il fit en outre proroger pour dix ans le premier
vingtième (février 1780), prorogea également les huit sous pour
livre de tous les droits et la portion des octrois perçue au profit
du Trésor, se procura 10 millions en autorisant les hôpitaux à
faire des ventes d'immeubles pour en verser le produit au Trésor
en échange de titres de rente, avec accroissement du dixième tous
les vingt-cinq ans, afin de compenser la dépréciation des métaux.
n obtint enfin 30 millions de rassemblée du clergé, dont 16 mil-
lions en don gratuit et 14 en prêt remboursable en quatorze ans
sur les fermes (juin 1780).
Un arrêt du conseil qui promettait encore des ressources assez
notables fut celui qui ordonna la révision des domaines engagés.
D'après le principe de l'inviolabilité du domaine royal, le gouver-
nement avait droit, à chaque changement de règne, de revenir
sur les concessions faites. Necker, le 14 janvier 1781, fit enjoindre
aux détenteurs, à titre gratuit ou onéreux, de présenter les titres
et l'état de leurs possessions dans le cours de l'année, afin que
l'administration des domaines fixât la rente ou le supplément de
rente qui leur serait imposé, s'ils n'aimaient mieux restituer en
recevant leur remboursement. La plupart des aliénations étaient
des faveurs gratuites ou presque gratuites aux princes, aux cour-
tisans, aux gens en crédit.
Le ministère de Necker fut signalé, en dehors des questions
purement financières, par un certain nombre de mesures tant
sociales ou économiques que philanthropiques, appartenant dii'ec-
tement ou indirectement à l'influence de cet homme d'état; ainsi,
en matière industrielle, la défense d'exporter des métiers, outils
et instruments servant à la fabrication (3 mars 1779), défense
émanant du système protecteur; le règlement sur les manufac-
tures (5 mai 1779), essai d'un régime mixte entre la réglementa-
tion et la libre concurrence. Le code industriel, a devenu, par sa
complication et son ancienneté, d'une exécution difficile, » est
abandonné : chaque ville de manufacture est invitée à présenter
au conseil de nouveaux projets de règlements a adaptés aux temps
494 LOUIS XVI. I1778.17g0]
actuels ; » les étoffes réglées auront des marques particulières. En
dehors des règlements, les fabricants auront la liberté absolue de
faire des étoffes nouvelles ou différentes, sans autre interdiction
que celle d'y apposer les marques qui sont la garantie ofScieUe
de la bonne fabrication. Dans un autre ordre de choses, il faut
citer la suppression de la peine de mort pour vol de chevaux,
usitée dans la coutume de Flandre [juillet 1778); et surtout le
célèbre édit d'août 1779, portant suppression de la mainmorte et
de la servitude personnelle dans les domaines du roi. Ce n'était
encore, pour les droits de la nature et de l'humanité, qu'une
demi-victoire. Louis XYl, disputé entre ses bons sentiments et
ses préjugés, craignit de < blesser les lois de la propriété, i s'il
affranchissait, par un coup d'autorité, les serfs des seigneurs en
même temps que les siens. Un assez grand nombre de Français
demeurèrent, pour quelque temps encore , enchaînés à la glèbe
féodale et même privés du droit de se marier à leur gré et de
transmettre librement à leurs enfants le fruit de leurs travaux*.
Les mânes de Voltaire n'eurent pas la consolation de voir affran-
chir ces serfs du mont Jura, pour lesquels le vieillard de Femei
avait éloquemment plaidé contre la tyrannie du chapitre de Saint-
Claude. Les moines-seigneurs refusèrent de s'associer à la bien-
faisance du roi, à moins d'indemnité. Louis n'osa enlever aux
seigneurs que le droit de suite, en vertu duquel le serf de corps
échappé de la glèbe était suivi et ressaisi sur terre franche, avec
ses biens et acquêts, par la main du seigneur. Les tribunaux avalent
encouragé le faible monarque par leur exemple ; ils hésitaient à
accueiUir ce droit excessif, contesté, dès le moyen âge, par les
princes fondateurs de villes franches.
Une déclaration du 24 août 1780, qui n'eut pas moins de reten-
tissement, satisfit enfin aux énergiques réclamations de la philo-
sophie. La question préparatoire, qu'on infligeait à l'accusé pour
lui arracher l'aveu du crime, fut abolie en France, trop tard pour
l'honneur de notre gouvernement, car elle l'était déjà dans plu-
sieurs états bien inférieurs en civilisation à la France. La question
1. Le lerf de ténemerU ne pouvait laisser son bien à ses enfants que s'il faisait
ménage commun avec eux ; si l'enfant avait quitté le foyer paternel, le seigneur
héritait.
(1778-1780) RÉFORMES DE NECKER. 495
préalable, à laquelle on soumettait l'accusé condamné pour le
forcer de révéler ses complices, fut maintenue jusqu'en 1788, et
encore la déclaration du i"*^ mai 1788, qui la supprima, ne fut-elle
définitivement exécutée que par une loi de la Constituante (du
9 octobre 1789). Quelques jours après l'abolition de la question
préparatoire (30 août 1780), une déclaration sur le régime des
prisons ordonna la séparation des prévenus, des condamnés et
des prisonniers pour dettes, et promit la suppression de tous les
cachots souterrains, ces tristes monuments de la cruauté des
temps passés.
La formation d'une commission pour examiner les demandes
en suppression et union ou translation de titres de bénéfices et
biens ecclésiastiques indique que le clergé contiime à perdre du
terrain (10 mars 1780)*.
Necker remua fortement les esprits et souleva de vives contro-
verses en s'emparant d'un lambeau du plan de Turgot. Nous avons
exposé plus haut la vaste organisation projetée par Turgot, et qui
devait partir de la commune pour s'élever jusqu'à une espèce
d'assemblée nationale consultative. Necker laisse la base et le
couronnement de l'œuvre, et s'en approprie la partie intermé-
diaire en la dénaturant. Un arrêt du conseil, du 12 juillet 1778,
ordonne la formation, dans la province du Berri, d'une assemblée
composée de douze ecclésiastiques , douze gentilshommes pro-
priétaires et vingt-quatre membres du Tiers-État, dont douze
députés des villes et douze propriétaires habitants des campagnes,
sous la présidence de l'archevêque de Bourges, < pour répartir les
impositions (directes) dans la province, en faire la levée, diriger
la confection des grands chemins et les ateliers de charité, ainsi
que tous les autres objets que le roi jugerait à propos de confier
à ladite assemblée, i L'assemblée aura une session d'un mois ou
plus tous les deux ans; les suffrages y seront comptés par tète et
non par ordre ^; le roi y fera connaître ses volontés par un ou
deux commissaires. Dans l'intervalle des sessions, un bureau
1. Sur tontes ces mesures, Y. les t. XXV et XXVI des Ànc. Loi» françaim^ passim,
aux dates indiquées. — Bailli, HiaU financièrt dt la France^ t. II.
2. C'est déjà le doublement du Titre qui devait reparaître dans une plus solennelle
occurrence^ en 89.
496 LOUIS XVr. rt778-17Wl
d'administration suivra tous les détails relatifs à la répartition et
à la levée des impôts, etc., conformément aux délibérations de
rassemblée, à laquelle 11 rendra compte. L'aissemblée ou son
bureau ne pourra ordonner aucune dépense sans l'autorisation
du roi. Le roi permet à l'assemblée et au bureau de lui faire telles
représentations et telles propositions qu'ils croiront justes et
utiles, sans que la répartition et le recouvrement des impositions
établies ou à établir puissent éprouver ni obstacle ni délai. L'in-
tendant de la province pourra prendre connaissance des délibéra-
tions de l'assemblée et du bureau toutes les fois qu'il le croira
convenable. La manière définitive de procéder aux élections de
l'assemblée sera réglée ultérieurement ; pour la première fois,
le roi nommera seize personnes qui en proposeront trente-deux
autres à l'approbation de Sa Majesté * .
Par le règlement définitif, le nombre des membres fut modifié :
le clergé n'en forma plus que le cinquième au lieu du quart, et il
fut statué que l'assemblée se renouvellerait partiellement par ses
propres choix, approuvés du roi.
On voit combien il y avait loin de ces assemblées fondées sur
la distinction des trois ordres aux municipalités de Turgot, où l'on
n'eût figuré qu'à litre de citoyen propriétaire.
La pensée de Necker était d'appliquer successivement à toute la
France l'essai tenté dans le Berri et de faire sortir des mains des
intendants et de leurs subdélégués l'administration de l'impôt et
des intérêts locaux, pour la remettre aux représentants plus ou
moins directs des contribuables. L'innovation, toute boiteuse et
incomplète qu'elle était, fut généralement bien accueillie. On
voyait avec joie ébranler le régime des intendants, cette grande
machine de despotisme et d'aplatissement universels.
L'assemblée du Berri rendit quelques services; elle obtint que
la corvée fût remplacée par une augmentation de la taille et de la
capitatiou. Gela ne valait pas la mesure de Turgot; ce n'était plus
l'égalité devant l'impôt, mais cela valait toujours mieux que la
corvée. Les généralités de Grenoble, de Montauban, de Moulins,
demandèrent et obtinrent aussi bientôt leurs assemblées provin-
v
1. Ane. Lois françaises^ t. XXV, p. 354.
(1779-17801 ASSEMBLÉES PHOVIINCIALES. 497
ciales (27 avril, 11 juillet 1779; 19 mars 1780.) Une autre généra-
lité, apparemment par l'organe des personnes mêmes que le pou-
voir avait désignées, refusa l'assemblée provinciale qu'on lui offrait,
parce que cet établissement purement consultatif dérogeait au
droit des citoyens de voter l'impôt. On dit qu'il y eut des provinces,
au contraire, où les notables choisis par le gouvernement décla-
rèrent que, si, de la concession qu'accordait le roi, il résultait
quelque trouble dans l'ordre public , la concession devrait être
révoquée*. Cette timidité était fort exceptionnelle dans l'esprit du
temps.
L'établissement des assemblées provinciales ne pouvait pas
précisément trouble)- l'ordre public, mais pouvait causer des em-
barras et des tiraillements, si l'on n'arrivait pas jusqu'à l'assemblée
générale de Turgot. On pouvait compter que les administrations
provinciales, n'étant pas mises face à face les unes des autres dans
une grande assemblée, fatigueraient le gouvernement de leurs
doléances , chacune dans le but de soulager ses administrés aux
dépens des provinces voisines, et qu'on ne saurait à qui entendre.
Durant les derniers mois de 1780, des embarras bien autrement
imminents pressaient Necker. Sa bonne veine en matière d'em-
prunts semblait épuisée. Il n'avait obtenu dans toute l'année que
21 millions des prêteurs, et, encore, par l'intermédiaire et grâce à
la garantie des pays d'États ; il s'était vu réduit à anticiper de
155 millions sur les receltes des huit années à venir, la pire de
toutes les espèces d'emprunts^. L'opinion flottait, le crédit s'épui-
sait. Necker ressaisit l'une et releva l'autre par un grand coup. Il
démontra au roi que confiance et publicité sont inséparables ;
que, dès qu'on faisait de l'emprunt sa principale ressource, il
fallait ouvrir, ou du moins enlr'ouvrir aux yeux du public ce
secret des finances jusqu'alors enfermé avec un soin si jaloux dans
les cartons du contrôle général'. Bref, il obtint de Louis XVI la
1. MonthioD, Particularités sur lês ministres des finances, p. 252-253.
2. La dépense de 1780 s'éleva à 615,848,000 fr. — BaiUi, Uist. financière, t. Il,
p. 233.
3. Il n'y éUit pas même tout entier. Bailli montre fort bien, en effet, dans son
Histoire financière (t. II, p. 235), que les contrûleurs-généraux eax-mémes ne con-'
naissaient que très-imparfaitement J'état réel des recettes et des paiements chaque
année, les états au vrai n*étant arrêtés qu'au bout de plusieuc^i années >
XVI. 32
498 LOUIS XVI. (1781J
permission de publier le fameux Compte rendu des finances ( jan-
vier 1781).
L'effet fut prodigieux. La nation, qui avait jusqu'alors égale-
ment ignoré a et le montant des subsides qu'elle fournissait à la
couronne, et le rapport des dépenses avec les recettes annuelles
du Trésor, et la somme des engagements extraordinaires con-
tractés par l'état*, » la nation salua par un cri de joie celte lu-
mière qui se faisait dans les ténèbres fisciiles.On se sentit marcher
par la publicité à la liberté. On applaudit aux vues morales et
philanthropiques étalées par l'auteur du Compte rendu avec un
peu d*emphase, mais avec sincérité. On accepta, d'miefoî entière,
tous les chiffres, tous les résultats; l'extinction promise d'une
grande partie des pensions, celle des rentes viagères, les nou-
velles économies annoncées; le projet de transformer les ga-
belles, si monstrueusement inégales, en un impôt miiforme sur le
sel, et d'abolir les douanes intérieures^. On ratifia les éloges que
Necker ne s'épargnait pas à lui-même, en admirant que les
recettes en fussent venues à dépasser les dépenses ordinaires de
18 millions'. Les abus mêmes qu'avouait le Compte rendu ^ les
28 millions de pensions, somme double de celles qu'employaient
au même objet tous les rois de l'Europe ensemble, l'inégalité des
charges entre les provinces, l'énormilé de certaines dépenses su-
perflues, redoublaient la confiance publique. Puisqu'on ne crai-
gnait pas d'appeler le grand jour sur de tels désordres, c'est qu'on
était bien résolu à les corriger.
Le crédit fut pleinement reconquis : toutes les bourses s'ou-
vrirent; en quelques mois, en quelques semaines, Necker obtint
pour 236 millions d'emprunts ; presque autant qu'il en avait réa-
lisé dans les quatre années précédentes !
Ce fut l'apogée de sa fortune. L'apogée ne fut pas loin de la
chute.
Le Compte rendu^ on doit le reconnaître, n'était nullement ce
1. Bailli, t. II, p. 234.
2. Necker attaque , par de solides argumenta , le système économique de rim])6t
unique sur la propriété foncière et vante les impôts indirects comme étant ceux
dont le consommateur s'aperçoit le moins, argument souvent répété depuis.
3. Et même de plus de 27, en comptant 17 millions de remboursements pris sur la
recette ordinaire. — Comptt rendu^ p. 13.
1178!) COMPTE RENDU. 409
qu'avaient peusé les personnes peu familiarisées avec les questions
de finances, c'est-à-dire presque tout le monde. Ce n'était nulle-
ment l'exposé exact de la totalité des recettes et des dépenses, de
l'actif et du passif de l'État. Premièrement, les charges extraor-
dinaires de la guerre et les dispositions financières du service des
armées n'y sont point indiquées, omission qui se peut excuser par
des motifs assez plausibles. D n'y a rien non plus sur la dette
flottante ou arriéré exigible. Secondement, le tableau détaillé des
finances ne comprend pas le revenu total, montant à environ
430 millions, mais seulement les 264 millions versés et payés par
le Trésor; les 166 millions restants étant versés dans diverses
caisses, dont le ministre lui-même connaît mal les opérations. Ce
n'était pas la faute de Necker : il avait au contraire, comme nous
l'avons montré, pris les mesures nécessaires pour changer cet
état de choses, et ces mesures étaient en cours d'exécution. Troi-
sièmement, pour la part de l'impôt versée directement au Trésor,
le Compte rendu n'offre pas même le bilan spécial de l'année 1781,
où l'on entre. D ne donne qu'une espèce de moyenne abstraite des
revenus et des dépenses ordinaires, ne s'appliquant en particulier
à aucune année et faisant abstraction des circonstances particu-
lières à l'exercice courant; par exemple, de 119 millions versés
au Trésor par les receveurs-généraux, dans l'année normale,
Necker ne déduit pas 11 millions qui, en 1781, n'arriveront pas
au Trésor et seront appliqués à des dépenses extraordinaires; de
même, il ne déduit pas de certains fonds consommés d'avance et
qu'on ne touchera pas cette année. Son état de recettes dépassant
les dépenses était ainsi purement fictif et ne se rapportait qu'à
une situation normale qui pouvait ne pas revenir et qm' ne revint
point, à la vérité par le fait d'aulrui. a En dernier résultat, le
Compte rendu était un travail fort ingénieux, qui paraissait prouver
beaucoup et qui ne prouvait rien \ »
Ce ne furent pas toutefois les inexactitudes ou les illusions da
Compte rendu qui perdirent Necker : ce furent les vérités que ren-
fermait ce travail et les projets utiles qu'il annonçait.
Au début, Necker n'avait eu contre lui que le clergé et les éco-
1. DroK, Hùt. de Louiê XVI, 1. 1*', p. 297.
500 LOUIS XVI. (17811
nomistes. Depuis, à mesure qu*il conquérait davantage cette
opinion publique, cette opinion désintéressée à laquelle il en appe-
lait sans cesse, il s*était fait à chaque pas une nouvelle classe d*en-
nemis : les grandes familles administratives, le conseil d*état,
par la suppression des intendants des finances et de ceux du com-
merce, et par ces administrations provinciales qui menaçaient le
despotisme des intendants des provinces; les financiers, par la
réforme des fermes, par la suppression d'une foule d'emplois de
finances et la préférence accordée aux banquiers sur les anciens
traitants; les grands officiers de la couronne, par l'abolition de
toutes ces sinécures subalternes qui relevaient de leurs charges et
dont ils trafiquaient; une foule d'autres grands seigneurs, parla
menace suspendue sur les pensions, par la revendication des do-
maines royaux que la faveur avait aliénés, par le projet d'abolir
les péages de routes et de rivières ; les autres ministres, sauf
Castries et Ségur, par jalousie, rivalité personnelle ou attachement
aux anciens établissements qu'il renversait; les frères du roi,
parce qu'il n'ouvrait pas, sans compter , les caisses publiques à
leur avidité ou à leur prodigalité, qu'il n'entendait pas subir
l'égoïsme dominateur de l'un et les caprices de l'autre. La ligue
qui avait renversé Turgot était reformée contre son rival, moins
complète toutefois. La reine n'en était plus, et la reine était main-
tenant une puissance : la société particulière de la reine, ménagée
par le directeur des finances, le soutenait contre le reste de la
cour'. L'hostilité du clergé n'était ni très-violente ni unanime :
non-seulement les prélats politiques et philosophes appuyaient
Necker ; mais le vieux Bcaumont, si fougueux contre les jansé-
nistes et les incrédules, s'était laissé gagner par ce protestant phi-
lanthrope et par sa charitable femme, et un motif également ho-
norable de part et d'autre, le zèle pour les institutions de
bienfaisance, avait amené entre la direction des finances et Tar-
1. M Les déprédations des grands seigneurs qui sont à la tète des dépenses de U
maison du roi sont énormes, révoltantes... Neeker a pour lui Tavilissement où sont
tombés les grands seigneurs; il est tel, qu'assurément ils ne sont pas à redouter, et
que leur opinion ne mérite pas d'entrer en considération dans aucune spéculation
politique. •• [Mém. de Besenval.) — C'est l'opinion de la société de la reine, expri-
mée par un membre de cette société, qui n'était sévère que pour les abus dont pro-
fitaient les autres.
H78I1 LIGUE COiNTRK NECKER. 501
chevêche d'amicales relations dont Paris s'étonnait fort. Quant
aux parlements, ils avaient cessé d'être favorables depuis que
Necker avait manifesté le dessein de rétablir l'égalité , c'est-à-dire
l'équité, dans la perception des vingtièmes*, et qu'ils avaient pu
pressentir en lui un adversaire des privilèges, quoique bien timide
en comparaison de Turgot.
L'automne de 1780 avait vu la guerre sérieusement déclarée
entre Necker et Maurepas, dont la légèreté maligne savait trouver
de la persévérance quand il s'agissait de défendre sa position.
Necker avait eu d'abord l'avantage. Le Compte rendu marqua le
terme de ses succès. Le roi, assailli d'une nuée de remontrances,
de critiques, de pamphlets, qu'on faisait arriver jusqu'à lui sous
toutes les formes, commença de s'effrayer de ce qu'il avait laissé
faire et se demanda si on n'allait pas véritablement à la ruine de
la monarchie en révélant le secret des finances et en entamant le
système administratif de Richelieu et de Louis XIV. Vergènnes
seconda les épigrammes de Maurepas par de lourds mémoires au
rot, qui expriment la quintessence de l'absolutisme et manifestent
les illusions dont se berçaient encore les hommes du passé. 11 s'ef-
forçait d'y démontrer le danger de laisser « la plus délicate des
administrations du royaume dans les mains d'un étranger, d'un
républicain et d'un protestant. — Il n'y a plus de clergé, ni de
noblesse, ni de Tiers-État en France; la distinction est fictive et
sans autorité réelle. Le monarque parle: tout est peuple, et tout
obéit... M. Necker ne parait pas content de cette heureuse condi-
tion. U s'est engagé une lutte entre le régime de la France et le
régime de M. Necker. » Vergènnes termine assez adroitement en
représentant comme une grave offense au roi la prétention qu'étale
Necker de fonder le crédit sur la moralité du ministre des
finances, et non sur la parole royale^.
Sur ces entrefaites , un autre mémoire dans un sens opposé,
celui que Necker, en 1778, avait présenté au roi pour le décider
i . Le parlement de Rouen avait résisté aux modifications des Tingtiémes avec une
opiniâtreté qai avait été jusqu'à la démission collective, si sévèrement défendue par
redit de rétablissement des parlements. Cette démission, toutefois, n*eut pas de
suites. — V. HUt. du parlement de Normandie, par M. Floquet, t. VH, p. 63. — Le
parlement de Grenoble avait fait aussi beaucoup de bruit. "
2. V. les mémoires dans Soulavie, Règne de Louis AT/, t. IV, p. 149, 206.
502 LOUIS XVI. [178»J
à l'établissement des administrations provinciales, fut imprimé
clandestinement par Maurepas. L'cspril de cette pièce montrait
que les craintes de Vergennes sur le prétendu républicanisme de
Necker étaient bien chimériques; mais, en même temps, les idées
et les expressions du directeur des finances étaient de nature à
exaspérer ses adversaires et à soulever la partie de la magistra-
ture qui hésitait encore. D'une part, il formulait des maximes
d'absolutisme, tout conune Vergennes, seulement d'absolutisme
employé au service du progrès : c C'est le pouvoir d'imposer,
disait-il, qui constitue essentiellement la grandeur souveraine, •
érigeant ainsi en principe cet arbitraire royal qui avait toujours
été contesté en droit, quoique subi en fait. D'une autre part,
après avoir flétri le régime confus, abusif, presque ridicule des
intendants, il attaquait les parlements, a comme tous les corps
qui veulent acquérir du pouvoir en parlant au nom du peu-
ple... Bien qu'ils ne soient forts ni par l'instruction ni par l'a-
mour du bien de l'état, ils se montreront 'dans toutes les occa-
sions, si longtemps qu'ils se croiront appuyés de Topinion
publique. U faut leur ôter cet appui... Il faut soustraire aux re-
gards continuels de la magistrature les grands objets d'admi-
nistration... par une institution qui, en remplissant le vœu natio-
nal, convienne également au gouvernement (les administrations
provinciales)'.»
On peut juger quel orage cette révélation due à un abus de
confiance excita dans le parlement : l'impétueux d'Éprémesnil
éclata en déclamations furibondes; des magistrats plus graves
proposèrent de décréter, pour attentat aux lois de l'état, le ministre
qui conspirait l'abolition de l'enregistrement parlementaire. <r II
fallut que Louis XVI dit au premier président qu'un mémoire
destiné au roi seul ne pouvait être l'objet des recherches du par-
lement. Ce corps se dédommagea en refusant d'enregistrer Fédit
de création d'une assemblée provinciale (celle de Moulins) et en
1. y. le mémoire de Necker, ap. Soalarie, Bign$ de Louis XVI, t. IV, p. 121, aveu
les remarques de Louis XVI. Le roi s*y montre fort hésitant, fort timide, penchant
fort pour les formes anciennes, moins assuré que Necker du droit absolu d'imposer.
Il n'ose accepter Tidée de faire disparaître les pays d*Êtats et leurs dons gratuits sous
le régime uniforme des administrations prooineialss.
11781J DÉMISSION DE NEGKER. 503
arrêtant qu'il serait rédigé des remontrances contre ce mode
d'administration*. »
Nccker, attaqué avec emportement par les uns, avec déloyauté
par les autres, prit l'oiTensive en homme de cœur. Dans la position
qu'on lui avait faite, une marque éclatante de la confiance du roi
lui était indispensable. Ses projets étaient contrecarrés, déchirés
dans le conseil du roi en son absence. Il demanda l'entrée au
conseil, ce qui impliquait le rang de ministre d'état. Le roi hési-
lait. Maurepas l'emporta et fit répondre à Necker qu'il entrerait
au conseil s'il voulait abjurer les erreurs de Calvin. Law l'avait
fait en pareille occurrence; mais, pour un homme du caractère de
Necker, une telle proposition était un outrage. Necker se réduisit
à demander que le directeur des finances eût inspection sur les
marchés de la guerre et de la marine, et que l'édit qui créait
l'administration provinciale du Bourbonnais fût enregistré par
lettres de jussion. Il fut encore refusé*. Il avait rempli les coffres
par ses nouveaux emprunts. Les services étaient assurés pour une
année entière. On crut pouvoir être ingrat sans péril. Necker ne
jugea pas possible de conserver honorablement son poste : le
19 mai 1781, il adressa sa démission au roi. La reine le fit appe-
ler et tâcha en vain d'ébranler sa résolution. Quant à Louis XVI,
lassé de Necker comme il s'était lassé de Turgot, non-seulement
il reçut sa démission avec plaisir, mais il fut extrêmement piqué
de la forme insolite du billet que lui avait écrit le ministre démis*
sionnaire, sur petit papier, sans titre ni vedette, et cette infraction'
à l'étiquette ne contribua pas peu à fermer à Necker le retour au
pouvoir*.
Dans la masse moyenne de la population et dans la forte mino-
rité des hautes classes qui secondait le mouvement de réforme, la
1. Droz, t. !•% p. 300.
2. Suivant M** Campan [Mémoires, t. 1% p. 263), Maurepas aurait joaé à
Necker, comme na^niére à Turg^ot, un tour de faussaire. Il aurait fait falsifier
une lettre de Necker au roi, de manière à rendre la lettre inconTcnaute aux yeux
de Louis XVI.
3. Soulayie, t. IV, p. 217. — Voici le texte du billet : « La conversation que j'ai
« eue avec M. de Maurepas ne me permet plus de différer de remettre entre les mains
M du roi ma démission. J'en ai Tâme navrée. J*ose espérer qne Sa Maje<^té daignera
M garder quelque souvenir des années de travaux heureux, mais pénibles, et surtout
M du zélé sans bornes avec lequel je m'étais voué à la servir. »
504 LOUIS XVI. [1781]
chute de Necker fut ressentie comme une calamité publique.
L'effet fut beaucoup plus grand que lors de la disgrâce de Turgot,
•qui venait de mourir à cinquante-quatre ans*, heureux de n'être
pas condamné à voir s*abtmer dans le sang et les larmes cette
société qui n'avait pas voulu être sauvée par lui. Depuis cinq ans,
l'opinion s'était beaucoup développée, et bien plus de gens se
préoccupaient activement des affaires publiques : un moindre
mal produisit donc une impression beaucoup plus forte. L'atti-
tude des amis et des ennemis de Necker attesta les immenses pro-
grès qu'avait faits la classe moyenne, devenue vraiment la France.
Le mond^ officiel n'osa pas triompher tout haut. Le cri de Paris,
auquel répondirent les provinces, était trop violent. Il n'eût pas
été prudent de témoigner un sentiment de joie sur les prome-
nades ou dans les lieux publics. Avec les philosophes, avec la
bourgeoisie, une partie de la cour afflua chez le ministre déchu,
dans ce château de Saint-Ouen où un des auteurs de la chute de
Necker, le frère de Louis XVI, devait, trente-trois ans plus tard,
s'approprier les principes qu'il combattait maintenant. Les d'Or-
léans, les Condé, jusqu'au vieux Richelieu et à l'archevêque de
Paris, se montrèrent à Saint-Ouen dans un bizarre amalgame.
L'étranger fit chorus avec la France. L'Angleterre se réjouit de
n'avoir plus en face d'elle le grand trouveur de millions. Joseph H
et la tzarine firent exprimer à Necker leur haute estime : il n*eût
tenu qu'à lui d'aller administrer les finances de la Russie. 11 ne
voulut pas quitter la France; il attendit que la nécessité lui rame-
nât le roi; sa confiance en lui-même lui persuadait que l'attente
ne serait pas longue. Ce retour, cependant, n'eut lieu qu'au bout
de sept années, et, quand Louis subit de nouveau plutôt qu'il
ne rappela Necker, il était désormais trop tard pour l'un et pour
l'autre.
Si Necker eût patienté, le roi ne se fût peut-être pas décidé à le
destituer, et Maurepas, qui termina, quelques mois après, sa
funeste carrière (21 septembre 1781 ) , lui eût laissé la place libre.
Il est probable que Vergennes n'eût pas été assez fort pour l'a-
battre. Necker, maintenu au ministère, eût un peu reculé la
1. Le 20 mars 1781.
11781) MOUVEMENT D OPINION- 505
catastrophe vers laquelle on marchait , mais il ne l'eût que recu-
lée : il n'avait ni le caractère ni les vues qui eussent pu la préve-
nir, en admettant que la prévenir fût possible, et, s'il les avait
eus, le roi l'eût abandonné comme Turgot.
Quoi qu'on ait pu dire de sa vanité et de ses faiblesses, Necker
a été du petit nombre des hommes politiques qui ont aimé le
pouvoir comme moyen et non comme but, et qui ont toujours
identifié leur ambition personnelle à l'intérêt général. Cela suffit
à l'honneur de sa mémoire *.
Un conseiller d'état , Joli de Fleuri , fut appelé, malgré lui, au
périlleux héritage de Necker. U visait au ministère de la justice.
Le garde des sceaux Miromesnil le poussa aux finances pour l'y
compromettre et n'avoir plus à craindre sa rivalité ailleurs. Mau-
repas lui força la main. Il ne prit que le titre de conseiller au
conseil royal des finances , ne s'installa pas à l'hôtel du con-
trôle-général et affecta de se donner comme l'admirateur et le
continuateur de Necker, qu'il alla visiter dans sa populaire
retraite de Saint-Ouen. Ceci en dit plus que tout sur la puissance
qu'avait conquise l'opinion : Joli de Fleuri pensait tout bas le
contraire de ce qu'il manifestait tout haut; mais il sentait l'im-
possibilité de maintenir le crédit s'il s'avouait l'adversaire du
système de Necker.
Si la réaction se déguisait dans les finances, elle venait de se
révéler ailleurs par un coup d'une inconcevable folie. Un règle-
ment arrêté malgré le ministre de la guerre, M. de Ségur, trois
jours après la chute de Necker (22 mai 1781), décida que tout
sujet proposé pour le grade de sous-lieutenant devrait doréna-
vant faire preuve de quatre générations de noblesse paternelle, à
moins qu'il ne fût fils de chevalier de Saint -Louis! Toute la
bourgeoisie aisée, tous les fils de familles non nobles vivant noble^
ment, c'est-à-dire vivant de la propriété territoriale ou de profes-
sions libérales, et jusqu'aux enfants d'aïeux anoblis depuis un
siècle au moins, se trouvaient ainsi exclus de l'armée, à moins
1. Parmi les plans d'améliorations qui disparurent avec Ini, on remarque le pro-
jet d'indemniser les victimes des erreurs judiciaires, les citoyens accusés injustement.
— Soolayie, t. lY, p. 184. — Necker aussi connut la tristesse de Turgot^ la tristesse
de rhomme d'état qui se voit arracher des mains le bien d'un peuple!
506 LOUIS XVI. [17811
de commencer par porter le mousquet comme simples soldats,
condition qui, d*après le mode de formation de Taimée, était
envisagée tout autrement qu'elle ne Ta été depuis 1792. C'est-à-
dire qu'on rendait l'armée, après Voltaire et Rousseau, bien plus
féodale que sous Louis XIY, et même qu'à l'époque de sa créa-
tion au xv« siècle ! Ni Chevert, ni les fils des ministres de Louis XIV,
n'auraient pu être sous -lieutenants en 1781 *; pas plus, au reste,
que Bossuct ou Massillon n'eussent été évèques, car il en était des
mitres comme des épaulettes, bien qu'on n'eût pas fait là- dessus
de règlement officiel. Le roi était décidé à faire des bénéfices, de-
puis le plus modeste prieuré jusqu'à la plus riche abbaye et à la
crosse épiscopale, l'apanage exclusif de la noblesse^.
La monarchie ne pouvait se porter d'atteinte plus profonde à
elle-même. Elle exaspérait à la fois la bourgeoisie entière et une
classe redoutable de l'armée, les sous-officiers, qui sentaient qu'on
allait les murer, par le fait, dans leur humble condition, quoi-
qu'on n'eût pas aboli en droit l'exception qui les rendait aptes à
devenir officiers de fortune. Bourgeois et sergents se souvinrent
de l'oDcnse faite à la roture, quand ils se donnèrent la main au
pied des murs de la Bastille.
Le jour même de la nomination de M. de Fleuri aux finances
(25 mai), la seconde édition de VHistoire philosophique des deux
Indes, de l'abbé Rainai, édition plus hardie que la première et
signée de l'auteur, fut condamnée par le parlement. Rainai fut
obligé de quitter la France. La Sorbonne avait récemment voulu
inquiéter BufTon pour son dernier chef-d'œuvre, les Époques de la
Nature : il avait fallu que la cour intervint pour qu'on laissât en
repos l'illustre vieillard. L'assemblée du clergé, en 1780, avait
renouvelé ses plaintes contre la tolérance et ses demandes de per-
sécutions contre les philosophes et les protestants : elle avait im-
ploré du roi une nouvelle loi qui réprimât les abus de l'art
1. Auparavant, les gprades militaires étaient déjà censés réservés aux gentils-
hommeâ, mais on se contentait de certificats de complaisance, et tout homme vivani
noblement était admis sans peine. — V. le règlement ap. Ànciennet Lois françaiseê^
t. XXVII, p. 29. — L*année suivante, le ministre de la marine Castrics protestait
dignement en faisant recevoir dans la marine royale les capitaines au long cours,
suivant le projet de Choiseul. — V. HUt. de la demièrt guerre, t. III, p. 460.
2. V. des détails curieux dans les Mém, de M"* Campan, t. II, p. 236.
[1781-17821 RÉACTION. MORT DE MAUREPAS. 507
décrire*. Les puissances du passé ravivaient par moments leurs
prétentions avec l'emportement de la caducité révoltée, et pas-
saient tour à tour de Taflaissement à des paroxysmes de
colère.
On fut bientôt à même de reconnaître que l'esprit de Necker ne
présidait plus aux finances. Joli de Fleuri ne créa plus de nou-
velles administrations provinciales, restreignit autant que possible
celles qui existaient, augmenta de deux sous pour livre tous les
impôts indirects, gabelles, taxes et droits; proportionnalité très-
injuste, car elle faisait peser la plus forte part de la charge nou-
velle sur ceux qui étaient déjà les plus chargés, au lieu de com-
mencer par rétablir l'égalité entre les particuliers et entre les
provinces et les communautés (août 1781). c C'était, x> dit très-
bien M. Droz, a administrer à la Terrai. » Bientôt on vit re-
paraître une bonne partie des offices de finances , supprimés par
Necker, avec les privilèges qui y étaient attachés { octobre 1781 —
janvier 1782).
Maurepas mourut sur ces entrefaites (21 novembre 1781 ). Les
regrets du roi sur la perte de son vieil ami attestèrent son bon
cœur et son peu d'intelligence. Personne ne remplaça entière-
ment le fatal Mentor du roi ; mais Yergennes obtint la place la
plus considérable dans la confiance de Louis XVI, qui le fit chef
du conseil des finances au lieu de Maurepas. Yergennes fit un pas
de plus vers la position de premier ministre, en induisant le roi à
établir un comité des finances composé seulement du chef du
conseil des finances, du garde des sceaux et du contrôleur-
général, et auquel les autres ministres rendraient leurs comptes
(février 1783). Il n'alla pas plus loin : son ambition n'avait point
•
1. Sonlavie, Bigne de Louis XVI, t. V, p. 136. Le clergé reconnaît qa*on ne peut
appliquer la loi de 1757 , qui prononce la peine de mort contre les écriyains irréli-
gieux. Il réclame des peines moins $évères, mais plus fidèlement appliquées; des
amendes, Texclusion des emplois et des priTiléges de cito^'en, et la détention perpé-
tuelle pour les récidivistes incorrigibles; — pour les libraires, la perte du privilège;
— la suppression, ou l'extrême restriction du colportage ; — une inspection inqui-
sitoriale sur les mauvais livrss devrait être accordée au clergé de compte à demi avec
Tautorité civile. — Nous reviendrons tout k l'heure sur ce qui regarde les protes-
tants. — La piété de Louis XVI n'était nullement fanatique, et il sut du moins se
garder d'entrer dans la voie où le clergé voulait Tentrainer. Ses notes sur les Re-
moHlrances sont pleines de bon sens.
508 LOUIS XVI. ÏI7W1
assez d'énergie pour altcindre le but, et il n'eût su que faire de la
puissance suprême s'il l'eût obtenue.
Fleuri poursuivait ses augmentations d'impôts. Il établit, en
juillet 1782, pour durer trois ans après la paix, un troisième
vingtième évalué à 21 millions* : les deux sous pour livre devaient
en rapporter 30. Il prétendait faire marcher de front l'augmenta-
tion de l'impôt avec le système des emprunts, en présentant cette
augmentation de revenus comme une garantie aux prêteurs. Il
réussit d'abord jusqu'à un certain point, et trouva, depuis soni
entrée aux affaires jusqu'à la fin de 1781, 190 millions à emprun-
ter à des conditions moins bonnes , il est vrai , que son prédéces-
seur. Le parlement de Paris enregistrait tout, dans sa satisfaction
du renvoi de Necker. Joli de Fleuri , sorti d'une des principales
familles parlementaires , était personnellement au mieux avec la
Compagnie, et n'avait accepté la direction des finances que sur
les instances des chefs du parlement. Les parlements de province
se montrèrent moins dociles. Celui de Franche- Comté mit des
restrictions à l'édit des deux sous pour livre et n'enregistra le
troisième vingtième que jusqu'à la fin de la guerre. Le gouver-
neur de Franche- Comté, par ordre du roi, fit procéder d'autorité
à l'enregistrement pur et simple. Le parlement déclara nul l'en-
registrement et défendit la perception des nouvelles taxes, à peine
de concussion. Les scènes du temps de Louis XY se renouve-
lèrent. Le parlement de Franche-Comté lutta à coups d'arrêtés
contre le conseil, reprenant la vieille tactique de séparer la vo-
lonté du roi et celle des agents du roi. U demanda la convocation
des États-Provinciaux et celle des États-Généraux. La proposition
d'envoyer aux parlements, aux princes et aux pairs l'arrêté qui
contenait cette demande fut rejetée à cinq voix de majorité.
L'heure n'était pas venue encore, mais elle approchait. La que-j
relie aboutit à une transaction.
La fière Bretagne recommençait aussi à remuer. Ses États, en
1782, renouvelèrent d'énergiques réclamations contre l'injonction
étrange de n'élire pour députés chargés de suivre leurs affaires à
la cour que des hommes recommandés par le gouverneur de leur
1. L'industrie et les offices et droits étaient exemptés de ce noQveaa Tingtièiiie*
(1782) FRANCHE-COMTÉ. BRETAGNE, 509
province*. Ils résolurent de ne pas voler de subsides, si le roi ne
consentait à recevoir une députation chargée de lui exposer leurs
droits. Le roi reçut les députés, et, au lieu de les écouter, leur
enjoignit Tobéissance, en déclarant que ses ordres n'avaient rien
de contraire aux privilèges que a ses prédécesseurs avaient bien
voulu accorder à sa province de Bretagne. » Les États répondirent
par une lettre presque républicaine : «Nos franchises sont un con-
trat et non un privilège... Votre Majesté a juré d'observer nos lois et
notre constitution... Les conditions qui vous assurent notre obéis-
sance sont des lois positives. »
La noblesse soutint ce langage altier avec plus de vigueur que
les deux autres ordres, ce qui ne tenait pas à l'infériorité tl'éner-
gie dans la bourgeosie, mais à la façon peu démocratique dont
s'élisait la représentation du tiers. La noblesse s'opposa à ce qu'on
délibérât sur les subsides réclamés par le roi, jusqu'à ce quç les
États eussent recouvré leur indépendance. Le gouverneur fit en-
trer des troupes dans Rennes, en violation des lois qui inter-
disaient à la force militaire d'approcher de dix lieues la ville où
siégeaient les États de Bretagne. Par l'intrigue, plus encore que
par la menace, le gouverneur et l'évêque de Rennes parvinrent
enfin à gagner la portion la plus pauvre de la noblesse. La majo-
rité se soumit : une centaine de gentilshonmies persistèrent dans
leur protestation*.
Tout était inconséquence dans Louis XVI. Il s'effrayait quand
ses ministres lui proposaient de changer les formes anciennes
pour réaliser des réformes nécessaires, et, en même temps, il vio-
lait les vieilles lois par des boutades d'arbitraire, tout comme eût
pu faire son aïeul, ne sachant être franchement ni despote, ni ré-
formateur, ni conservateur.
Les symptômes d'agitation se montraient dans les conditions
les plus diverses. En Provence et en Dauphiné, c'était le bas clergé
1. Le recueil des Anciennes lois française*^ t. XXIY; p. 355, contient un arrêt dû
conseil cassant une délibcratiou des États de Bretagne, parce qu'ils ont nommé',
, pour les ordres de la noblesse et du tiers, d'autres députés que ceux recommandés
par le gouverneur (1776). Le second ordre du clergé (bas clergé) de Bretagne
réclama avec une grande énergie contre un autre arrêt du 4 novembre ItBO, qui
Texcluait de la députation. — Mémoires secrets^ t. XVll, p. 27.
2. Di-oz, t. I«r p. 386-390.
' '• ' .1..*......
i^ 540 LQUIS XVI. [f78M7881
qui fermentait. Les pauvres curés à portion congrue se rassem-
blaient pour formuler leurs plaintes et nommer des syndics et
des députés. Ceux du diocèse de Vienne c firent imprimer des
mémoires contraires au respect dû aux évèques, leurs supé-
rieurs, » dit la déclaration royale qui prohibe leurs assemblées
(9 mars 1782).
La guerre, cependant, était finie, très à point pour le ministre
ies finances, qui sentait la ressource des emprunts s'épuiser et la
confiance se retirer de lui à mesure que le public pénétrait davan-
tage sa vraie pensée, hostile aux réformes. Joh de Fleuri voulut,
néanmoins, faire des économies à sa manière. D'accord avec Ver-
gennes (et le garde des sceaux, qui composaient avec lui le nou-
veau comité des finances, il fit autoriser le Trésor, par arrêt du
conseil, à suspendre le paiement des lettres de change qui venaient
des colonies; c'était manquer à la foi publique envers ces colons
qui avaient tant contribué au succès de la guerre et prendre une
banqueroute pour une économie. Le ministre de la marine s'in-
digna qu'on eût mis son nom au bas d'une telle mesure sans le
consulter. Joli de Fleuri récrimina sur les dépenses de la marine,
comme naguère Necker contre Sartine, et parla de déprèdalùms.
Mais le fier et loyal Castries n'était pas un Sartine : il poussa- si
rudement Fleuri , que Vergennes n'osa soutenir celui-ci. Fleuri
donna sa démission, échappant ainsi, sans trop de regrets, aux
immenses embarras qu'il prévoyait (mars 1783).
Le garde des sceaux Miromesnil, du consentement de Ver-
gennes, fit donner pour successeur à Fleuri un autre conseiller
d'état, d'Ormesson, qui n'accepta qu'en tremblant, c Sire, je
suis bien jeune, » disait-il au roi en le remerciant d'un si diffi-
cile emploi, c Je suis plus jeune que vous, i répliqua Louis,
c et j'occupe une plus grande place que celle que je vous donne * . »
Leur malheur à tous deux n'était pas la jeunesse, mais l'inca-
pacité. La probité laborieuse de d'Ormesson ne pouvait suppléer
au manque de force et d'étendue dans l'esprit. Le nouveau con-
trôleur-général lutta contre l'avidité des courtisans : il résista
aux frères du roi qui, non contents de leurs énormes apanages.
1. MonthioD, Mmistret du /inancts, p. 272.
1^
11788] . FINANCEE 5H
prétendaient que l'État payât leurs dettes; mais il n'était propre
qu'à une résistance passive contre le mal, quand il eût fallu le
hardi génie des plus grandes entreprises. Bientôt il se brouilla
avec Vergennes, par suite d'une brouille entre celui-ci et Miro-
mesnil. Vergennes le desservit auprès du roi, qui acheta Ram-
bouillet 14 millions au duc de Penthièvre, sans en dire un mot
au ministre des finances. Louis, si économe dans sa vie privée,
était gagné à son tour par le vertige de ce qui l'entourait. D*Or-
messon voulait répondre à ce manque de confiance par sa démis-
sion. Sa femme pleura. Il resta et laissa échapper l'occasion d'une
honorable retraite, pour tomber, peu de jours après, d'une lourde
et légitime chute. Ses tentatives d'emprunt avaient échoué : ne
sachant où trouver de l'argent, il perdit la tète et se lança tout à
coup dans l'arbitraire : il cassa, sans aucun prétexte, le bail des
fermes, si bien réglé par Necker, et mit les fermes en régie. Peu
de temps auparavant, il avait obligé la caisse d'escompte, créée
par Turgot, conservée et développée par Necker, à.prètcr secrète-
ment 6 millions au Trésor. Le secret transpira. Les porteurs de
billets accoururent en foule à la caisse. Elle ne pat rembourser*.
D'Ormesson Tautorisa à suspendre pour trois mois le paiement en
numéraire des billets au-dessus de 300 livres, et donna cours
forcé aux billets. La panique se répandit : l'argent se resserra; le
paiement des arrérages de rentes faillit être suspendu.
On ne pouvait garder d'Ormesson. Castries, dans un mémoire
très-pressant, conjura le roi de rappeler Necker. Il y soutenait
que Necker seul pourrait faire accepter du public l'impôt après
l'emprunt, et qu'avec d'autres, on serait infailliblement poussé, de
désordre en désordre, jusqu'à la banqueroute générale'. Le roi
répondit que, c d*après la manière dont Necker l'avait quitté, i il
ne pouvait plus se servir de lui. On lui parlait du salut de son
£tat; il répondait par des susceptibilités puériles.
Necker écarté, il fut question de Foulon, personnage détesté du
peuple de Paris, qui lui réservait une fin terrible'. Sa réputation
1. Sea adminiatrateun avaient engagé la méilleare part de son numéraire dans
des opérations étrangères à sa vraie destination, ce qui fit qne les 6 millions suf-
firent à répuiser. — V. Mém, de Mirabeau, t. IV, p. 221.
2. Y. le mémoire dans S«)alavie, t. IV, p. 274.
3. Ex-intendant des finances, massacré après la prise de la Bastille.
.!• "
512 LOUIS XVI. . [1783J
était telle, qu'on disait que le ministère de l'abbé Terrai allait
renaître. Foulon ne fut point admis. Le roi repoussa aussi l'arche-
vêque de Toulouse, l'ambitieux et remuant Loménie de Brienne*,
Louis ne se souciait point de prélats, et surtout de prélats ne
croyant pas en Dieu, comme il le dit lui-même.
Une intrigue conduite par Vergennes, avec le concours des amis
de la reine et du comte d'Artois, fit agréer au roi un troisième
candidat ; c'était l'intendant de Valenciennes, un des hommes les
plus spirituels, mais certainement l'homme le plus taré qu'il y
eût dans l'administration, ce Galonné qui s'était signalé par tant
d'effronterie dans l'affaire de La Ghalotais, et qui ne s'était certes
pas moralisé depuis. Prendre Galonné après avoir renvoyé Turgot
et Necker, c'était faire comme un malade désespéré, qui appelle
un audacieux charlatan après avoir donné congé aux médecins
(2 novembre i783)V
Avant de résumer ce ministère de l'agonie, jetons un moment
les yeux sur l'état des mœurs et des idées dans les derniers jours
qui précèdent la grande catastrophe. Nous avons sondé, analysé,
autant qu'il a dépendu de nous, les origines morales (}u nouveau
monde qui commence en 1789. Notre récit s'arrête au seuil de ce
monde. Il nous reste à indiquer les dernières modifications qui
séparent l'incubation de l'éclosion. Voltaire et Rousseau de la Révo-
lution ; modifications dont, la plus considérable consiste dans un
1 . Brienne ne visait «pas au titre de contrôleur - général , incompatible avec §a
robe, mais à rentrée du conseil, d'où il eût pris la haute maiu sur les finances par
ses connaissances économiquei et administratives.
2. I.e contraste entre Topinion et le gouvernement s'accusait de plus en plus.
Pendant le ministère de d*Onnc«son, un arrêt du conseil, du 24 juin 1783, avait
accordé de nouveaux encouragements à la traite des noirs, et cela au moment oft
l'abolition de Vesclavage commençait à entrer non plus seulement dans les vagues
espérances, mais dans les projets positifs des esprits avancés ; où La Fayette, dans
son voyage en 17B4, en exprimait le vœu aux États-Unis du Sud et entreprenait à
ses frais, à Cayenne, une expérience sur rafiranchissement graduel des uoira, aux
applaudissements de Washington. •< Plût à Dieu, lui écrivait cet illustre ami,
u qu'un semblable esprit Tînt animer tout le peuple de ce pays!... Une émane ipa-
M tion subite amènerait, je crois, de grands maux ; mais, certainement, elle pour*
M rait, elle devrait être accomplie graduellement par l'autorité législative. » Lettre
du 10 mai 1786, ap. Mém. de La Fayette, t. II, p. 157. — Le vœu de Washington,
réalisé ailleurs , est malheureusement bien loin de sa réalisation dans la j>atrie de
ce grand homme, et il pourra en coûter cher à l'Amérique de ne Tavuir point
écouté!
(1783-1787J LA HEINE ET LA COUîl. W3
mouvement mystique bien imprévu au lendemain de Voltaire et
de V Encyclopédie.
Il n'est pas dans notre plan d'entrer dans l'histoire anecdotique
de la cour de Louis XVI. Les faits ont déjà sufllsamment mis en
scène ce malheureux roi^ capable de comprendre, incapable de
vouloir, incapable de s'assurer le mérite et de produire l'effet de ses
bonnes intentions; destiné à repousser ou à lâcher, l'une après
l'autre^ toute forte main qui se tend vers lui pourlesauver et à rejeter
inévitablement le peuple de l'attente trompée à la colère et de la con-
fiance à la haine. Nous avon^ aussi tâché d'esquisser le portrait de
cette infortunée Marie-Antoinette, qui, mal accueillie dès son ar-
rivée en France par le public, pour qui elle était le gage de l'impopu-
laire alliance autrichienne, poursuivie successivement par les ca-
lomnies des d'Aiguillon et des Du Barri, par les menées sournoises
du comte de Provence et de l'entourage du comte d'Artois*, par
la rancune emportée du duc de Chartres , semble prendre à
tâche de fournir incessamment de nouvelles armes à ces haines
par une manière d'être qui n'est qu'une perpétuelle imprudence ,
voit, sans savoir s'en défendre et presque sans s'en émouvoir,
transformer ses étourderies en crimes, ses faiblesses en infamies,
chercher non-seulement des fautes dans toutes ses relations avec
l'autre sexe, mais des vices monstrueux dans ses amitiés fémi-
nines, descend enfin à une entière déconsidération, et, sinon peut-
être irréprochable, certainement moins reprochable que la plupart
des dames de la cour, acquiert, sans la mériter, la réputation que
mérite son abominable sœur, Caroline de Naples^.
La reine est décriée ; on la raille, et on l'imite dans ses habi-
tudes, dans ses goûts, dans ses folies. Une marchande de modes,
admise dans l'intérieur de Marie-Antoinette, à la grande stu-
peur de tout ce qui garde quelque reste de culte à l'étiquette,
1. Nons disons de V entourage, car le comte d'Artois lui-même, eapleible de propos
plus que légers, ne Tétait nullement d'une trame haineuse et perfide.
2. Les promenades nocturnes sur la terrasse de Versailles, les fêtes nocturnes de
Trianon, les équipées an bal de l'Opéra, ne paraissent point avoir recelé les mystères
qu'y a cherchés la malveillance : M"* Campan, surtout, a justifié la reine d'une
manière plausible sur ce point et sur d'autres. Les débordements de Marie- Antoinette
sont imaginaires. L'histoire n'a point à se prononcer sur les deux attcuhements qu'on
lui attribue à quelques années d'intervalle. — V., mais avec réserve, les Mèm. du
comte de Tilli.
XVI. 3i
f
514 LOUIS XVl. («785-17871
M"*' Berlin, devient un personnage hislorique. Son influence
ébranle tout le système de nos vieilles industries en achevant la
révolution commencée par la Pompadour et la Du Barri, et en
substituant à la solide magnitîcence des anciennes étoffes un luxe
léger, frivole et fantasque. Tantôt la reine, et, après elle, toutes
les beautés à la mode, affectent une extrême simplicité et emprun-
tent la légère robe blanche de leurs femmes de chambre; tantôt
elles s'affublent de costumes de théâtre, d'immenses panaches;
elles élèvent sur leur tête un gigantesque échafaudage de gaze, de
fleurs et de plumes, si bien qu'une femme, comme le montrent
les caricatures du temps, a la tête au milieu du corps, et que tout
cercle a l'air d'un extravagant bal travesti.
Les salons rient de la mode tout en lui obéissant : les ateliers
crient que Y Autrichienne ruine nos fabriques lyonnaises, nos belles
manufactures de soieries, pour enrichir les fabriques de linon
brabançonnes et les sujets de son frère Joseph II *.
Tout le monde, au reste, artisans, bourgeois, courtisans môme,
est d'accord pour crier contre la société intime de la reine, contre
les Polignac et leurs amis, qui sont comme une petite cour dans
la grande : les courtisans, parce qu'ils jalousent les membres de
ce petit cercle favorisé; les autres classes, parce qu'elles s'ima-
ginent y découvrir la source de tous les mauvais conseils et le
point d'appui de tous les abus. Prévention exagérée; car cette
société, gouvernée par de petits intérêts et des passions impré-
voyantes, fait tantôt le mal, tantôt le bien, sans aucune vue géné-
rale. Un trait peut faire juger avec quel sérieux on y traite la
politique. Un des membres du cercle, le comte d'Adhémar, per-
sonnage assez insigniflant, avait le malheur d'ennuyer la reine;
Marie-Antoinette ne trouve rien de mieux, pour s'en débarrasser,
que de lui faire donner l'ambassade de Londres 2.
La majorité de la nation n'est pas moins hostile à la cour qu'aux
1. La France avait eHe-méme, dans ses provinces du Nord, des fabriques de linon
très-florissantes, qui ne sont tombées que devant Tinvasion des cotonnades.
2. Alèm. de M** Campan, t. I, p. 265. Il est vrai que M** Campan dit que la reine
80 reprocha plus tard cette légèreté. — D'après M"* Campan, ce serait à partir de
1783 que TinHuence des Polignac serait devenue tout à fait nuisible et qu'ils au-
micnt de plus en plus compromis le nom de la reine dans des intrigues dont elle au-
rait eu souvent la responsabilité sans la complicité.
(178S-1787J LA REINE. LA COUR. LA NOBLESSE. 515
amis de la reine, et à la noblesse en général qu*à la cour. La
bourgeoisie commente avec amertume les chiffres du Compte
rendu, la somme des pensions, celle des dépenses de la cour, des
apanages princiers, chiffres qui sont devenus une condamnation
depuis qu'ils ne sont plus une promesse de réforme ; elle s'irrite
plus âprement encore de la trop fameuse ordonnance sur les
grades militaires. Quant aux paysans, la corvée abolie et sitôt
' rétablie, l'idée d'abolition des droits féodaux et celle d'abolition
de la gabelle, lancées au milieu des essais de Turgot, ont porté
l'agitation au fond de la plus humble chaumière. La masse lourde
et profonde des campagnes s'ébranle sourdement dans l'attente
prochaine de ce jour de réparation , de ce jour du jugement sur
terre, invoqué si souvent en vain par leurs pères dans les révoltes
mystiques du moyen âge, et près de se lever enfin. Les com-
pagnes sont prêtes à suivre dès que la bourgeoisie aura donné le
signal.
Cette absorbante avidité de la noblesse, qui excite à un si haut
degré la colère de la bourgeoisie, est la conséquence inévitable de
l'œuvre de Richelieu et de Louis XIV. Abattre les existences
seigneuriale^ , attirer à l'ombre du trône les grands seigneurs
transformés en courtisans, c'était mettre à la charge de l'État la
petite noblesse, auparavant entretenue dans les châteaux par la
gi'ande, puis celle-ci elle-même, bientôt ruinée ou obérée par la
vie de cour. Les mésalliances, qui oui famé les terres seigneuriales
arec l'argent des financiers, n'ont fait que retarder celte nécessité
logique, qui implique les pensions, les grâces pécuniaires de tout
genre, l'attribution exclusive des grades militaires et des bénéfices
ecclésiastiques *, si l'on veut conserver une noblesse héréditaire,
souvent obstacle, mais toujours contre-fort indispensable de la
royauté. On n'arrive au bout de cette logique qu'à la veille de la
chute commune de la noblesse et de la royauté. — C'est-à-dire
qu'on exclut le Tiers-État de tout, lorsque le Tiei's-État est arrivé
à se sentir capable d*ètre tout; c'est-à-dire qu'on pousse l'inéga-
lité au dernier excès lorsque l'égalité est partout, à l'extérieur
comme à l'intérieur, dans le costume comme dans les esprits,
1. Ce qui pousse vers la Révolution les curés comme les sergents.
niO LOUIS XVL [17841
lorsque la reine a Eait disparaître les derniers vestiges de Téti-
quette de Versailles, « lorsqu ou ne distingue plus une duchesse
d*une actrice, » lorsque les grands seigneurs, laissant déserts les
salons de Louis XVI, courent Paris en redingote et en gros sou-
liers, et se font colleter dans les foules par les crocheteurs.
Tout est inconséquence, et Tinconséquence suprême se persoD-
nifie dans un incident, dans un nom, Figaeo ou la F0U0 Joumét.
Folle journée, en effet! Satumale dernière de Tancien régiine/
où ceux qui vivent des abus et ne veulent pas cesser d*en vivre se
coalisent pour obliger le gouvernement à laisser traîner les abus
sur la scène; où ceux qu*abrite Tarbitraire vont battre des mains
à qui sape Tarbitraire; ou les privilégiés s*épanouissent au spec-
tacle de la hiérarchie sociale croulant sous le rire éclatant de
Panurge devenu Figaro. Beaumarchais couronne ses mille aven-
tures par la plus hardie de toutes. Dans cette comédie, oeuvre
d*un Voltaire inférieur, qui semble avoir passé par les écoles lit-
téraires de la décadence espagnole et italienne, par les cancttti et
le fjongorisme, au lieu d*ètre, comme le vieillard de Fernei, le
légitime héritier de la littérature du grand siècle, Beaumarchais
ne s*est plus attaqué à un seul corps, ainsi qu'au temps du parli-
ment Maupeou; il frappe tous les corps, tous les ordres, tous les
établissements : il ramasse , il concentre, il rejette sur le théâtre
en riant tout ce qui a été semé sérieusement dans tant de livres.
Louis XVI ne s*y est pas trompé. Après s'être fait lire le manu-
scrit : a Si Ton jouait cette pièce, s'était-il écrié, il faudrait détruire
la Bastille!.,, on ne la jouera jamais ! d
On la joua, cependant !... la société de la reine, la cour presque
en masse, et, en tête, les grands seigneurs incapables et vicieux
sur lesquels tombent d'aplomb les sarcasmes de Beaumarchais, la
plupart des hommes en place et en dignité, jusqu'aux censeurs
royaux, jusqu'à des évêques, joignent la pression de leur influence
à la clameur de Paris. Beaumarchais l'emporte sur le garde des
sceaux et sur le roi même. Le Mariage de Figaro, joué une pre-
mière fois au château de Genevilliers devant le comte d'Artois et
la société de la reine, qui ne manqua d'y assister que parce qu'elle
était malade, fait son apparition au Théâtre -Français au mois
d'a\ril 1781. Beaumarchais lui-même est stupéfié de l'inmiensité
(1784! FirrAKO» 517
d*un succès dont son esprit» pliis vif que profond, n'a pas mesuré '
toute la portée'.
Beaumarchais remporte sur la vieille société une seconde vic^
, toire, en menant jusqu'au bout et en faisant pénétrer tout entière^
en France , malgré les plaintes réitérées du clergé, la double édi-
tion des œuvres complètes de Voltaire imprimée à Kebl , sur le
territoire du margrave de Bade. Condorcet est le second de Beau-
marchais dans cette vaste entreprise , que favorise la connivence
* de Maurepas, puis de Galonné, avec la même logique que la cour
protège Figaro. La grande opération de Beaumarchais, renforcée
d'une édition de Rousseau commencée avec moins de fracas, rem-
plit et déborde même Tintervalle qui sépare la mort de Voltaire
et de Rousseau d'avec la Révolution : commencée en 1779, elle ne
s'achève qu'en 1790, entre la prise de la Bastille et la translation
des restes de Voltaire au Panthéon ^ !
Ainsi, au moment où est parvenu notre récit, le x\m^ siècle se
résume et se contemple dans les œuvres de ses initiateurs avant
de passer à l'action. La littérature n'a plus à émettre des pensées
nouvelles, mais à vulgariser les pensées émises et à répandre les
testaments des grands morts. Les principaux contemporains de
Voltaire et de Rousseau les rejoignent successivement dans les
sphères d'outre-tombe. Condillac a disparu en 1780; d'Alembert,
en 1783; Diderot s'éteint en 1784; puis Mabli, en 1785; le pro-
phète de la nature, le grand BufTon, ferme la marche funèbre de
cette génération à jamais fameuse (1788). Les hommes de l'idée
semblent se hâter de faire place aux hommes de combat.
Les lettres, riches encore en talents de second ordre, n'enfan-
tent donc plus d'hommes de génie, sauf une seule exception pour
le grand écrivain qui a consolé parfois les derniers jours et re-
cueilli l'héritage de Jean-Jacques, pour le disciple fidèle qui déve-
loppe si heureusement cette religieuse poésie de la nature, absente
de notrç littérature et retrouvée i»ar Rousseau, ce Bernardin de
Saint-Pierre, qui sait, dans des tableaux d'une fraîcheur incom-
1. Les Mémoires de M"' Campan et ceux de M"* Vigc^e - Lebrun sont peu
exacts sur ce qui regarde Figaro. — V. BeautnaTchaù tt ton Temptt par M. de Lo-
BDéfiie.
S. Loménie, Beaumarchais et ton Tempt,
518 LOUIS XVI. Ii787-Î788;
parable el d'une naïveté sublime, réunir la beauté grecque et la
pureté chrétienne, et créer un type immortel de tendresse et de
pudeur dans sa Virginie, le plus touchant des chefs-d'œuvre'. En
somme, la littérature baisse, chose inévitable; mais les beaui-
arts, nous l'avons dit ailleurs, prennent, à leur tour, un caractère
altier, héroïque, et le progrès des sciences se précipite au lieu de
se ralentir. 11 s'y produit un magnifique mouvement de décou-
verte et de création. Là, tout vide qui se fait est comblé aussitôt :
à d'Alembort éteint succède Lagrange, Piémontais de naissance,
Français d'origine, fixé vingt ans à Berlin par le grand Frédéric,
puis attiré en France à l'instigation de Mirabeau , génie d'un
autre ordre qui a comprisle génie du savant (1787). Lagrange était
depuis bien longtemps présent à Paris par ses ouvrages et sa cor-
respondance, avant d'y être établi de sa personne. Nul , depuis
Descartes et Leibniz, n'a fait autant pour étendre la souveraineté
des mathématiques sur les sciences de la nature, pour diriger et
universaliser l'a lion de cet instrument abstrait par lequel la rai-
son pure dicte des lois aux choses sensibles sans les voir et sans
les toucher^. Lés mathématiques continuent de grandir, bien que
1. Bernardin de Saint-Pierre, descendant prétendu d'Eostache de Saint- Pierre,
né au Havre en 1737, produisit tard, comme son maître Rousseau, et après avoir
été, comme lui, longtemps et cruellement ballotté par la fortune. Ses voyages dans
les régions tropicales ouvrirent à son imagination des sources d'inspiration incon-
nues et lui fournirent ces riches couleurs dont on devait abuser après lui. Ses Études
de la nature, où tant de beautés littéraires et tant d'élévation de sentiment rachètent
bien une mauvaise physique, ne parurent qu'en 1784, et Pau! et Virginie qu'en 1788;
douce et mélancolique idylle qui précédait de si peu les gn^^ndes tragédies.
2. Dés sa première jeunesse, il a trouvé les éléments de sa Méthode des variationSf
procédé de calcul indépendant de toute considération géométrique, selon les termes
d'Kuler. Il généralise le principe de la moindre action et l'applique à la solution de
toutes les questions de dynamique. Il fait de belles recherches sur la propagation
du son. Il gagne le prix de l'Académie des sciences sur la théorie de la libration de
In lune et y montre toute la généralité du principe des vitesses virtueUes (1764). Il
l^airiie le prix sur la théorie des satellites de Jupiter et en donne la première théorie
mathématique (1766). Impossible même d'indiquer ici ses immenses travaux de mathé-
matiques et d'astronomie générale. Fn 1776, il démontre que les variations des grands
axes du .système solaire ne peuvent être que périodiques; ** la plus belle découverte
de l'astronomie physique, après celle de Newton, » a dit le savant Clayfair. — En
1781, il publie la Mécanique analytique, où, par une heureuse combinaison du principe
de d'Alembert et de celui des vitesses virtuelles, les progrès de la mécanique ration-
nelle sont réduits à ne dépendre que de ceux du calcul. Le grand théoricien devait
rendre d'éclatants services pratiques à la France de la Révolution par sa participa-
tion à rptnb'issement du système métrique, de la première École normale, de rÏ!À.-ole
polytechnique, etc. — V. biographie universelle, article LaGRAMOE.
i1772-1789j BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. LAC.RANGE. 549
d'Alembert et La^ange lui-même aient cru parfois le génie dj
riiomme arrivé au terme de la carrière. L'astronomie française
est dans tout son éclat : Bailli, Lalande, Messier, poursuivent leurs
travaux. Laplace commence de manifester ce puissant esprit qui
doit s'immortaliser pat' la Mécanique céleste. Dans d'autres branches
de la science, ont déjà paru Berthollet, Monge, Fourcroi, etc.;
groupe imposant que domine une des grandes figures scientifiques
du monde moderne, le réformateur, le régulateur, on pourrait
dire le créateur de la chimie, Lavoisier.
Bien des secrets avaient déjà été dérobés à la nature par les
chimistes ; mais on opérait encore dans les ténèbres, sans savoir
distinguer les uns des autres, par leurs caractères spécifiques, les
divers et subtils agents des phénomènes qui nous entourent, c'est-
à-dire les éléments véritables cachés sous les quatre éléments
apparents des anciens. Les trois quarts du xviu® siècle avaient été
employés à l'étude des.gaz*. En 1757, l'Anglais Black avait décou-
vert le fluide élastique irrespirable (gaz acide carbonique) et la
chaleur latente (que le thermomètre n'accuse pas). En 1771, un
autre Anglais, l'illustre Priestley, découvre l'échange des gaz entre
le règne animal et le règne végétal. Vers 1774, le Suédois Scheele
reconnaît la composition de l'air, mélange de trois fluides élas-
tiques (acide carbonique, azote, oxygène). L'hypothèse de Stahl,
l'existence supposée d'une substance qui aurait été le principe de
la combustibilité et qu'on croyait sortir du métal quand on le
calcine et y rentrer quand on le révivifie (le pMogistique), tyran-
nise toujours la science et empêche de trouver le lien de ces belles
découvertes et de beaucoup d'autres. Lavoisier, après de longues,
d'opiniâtres et dispendieuses expériences facilitées par cette lucra-
tive position de fermier-général qu'il n'a recherchée que pour
acquérir des moyens d'action scientiflques, et qui lui sera un joui
imputée à crime, Lavoisier ose enfln briser le joug du pMogistiqae
et avancer que la calcination des métaux n'est que leur combi-
naison avec l'air fixe (1772). Il modifie bientôt cette première idée.
En 1774, Burger ayant réduit des chaux de mercure sans charbon
dans des vases clos, Lavoisier examine l'air obtenu de cette
1. Gaz, de rallemand g<ui, geisi, esprit. C'est Van-Helmont qui leur douua le pr<y
mier ce nom.
5Î0 LOUIS XVI. rt'75-!789
manière et le trouve respirable. Peu après, Priestley établit que
c'est précisément la seule partie respirable de l'atmosphère. Aus-
sitôt Lavoisier conclut que la calcination et toutes les combustions
sont le produit de Tunion de cet air essentiellement respirable
avec les corps, et que Tair fixe, en particulier, est le produit de
l'union de Tair respirable avec le charbon. Combitiant cette
donnée avec les découvertes de Black et de Wilke sur la chaleur
latente, il considère la chaleur qui se manifeste dans les combus-
tions comme dégagée de l'air respirable, qu'elle était au|)aravant
employée à maintenir à l'état élastique; De cette double proposi-
tion sort la nouvelle théorie chimique (1775-1777), que Lavoisier,
secondé directement ou indirectement parCavendish, par Monge,
par Meusnicr, par BerthoUet, par Guyton de Morveau, par Laplace,
applique à toutes les modifications des corps appartenant aux
divers régnes, en un mot à la nature entière, et qu'il vulgarise,
après l'avoir créée, en trouvant les mots comme les choses. Le
vieux et obscur langage de l'alchimie achève de disparaître
devant une terminologie simple, logique et lumineuse*, et le
Traité éUwciUture de chimie (1789) montre que Lavoisier sait aussi
bien expo or qu'accomplir ses conquêtes sur les mystères de la
nature. « La chimie est aisée maintenant, » a dit Lagrange;
a elle s'apprend comme l'algèbre. » D'un art empirique, LaVoisier
a fait une science mathématique.
Les savants étrangers, après quelques efforts pour défendre la
tradition de Stalil, sont bien vile obligés de reconnaître l'empire
de la théorie nouvelle : la France est lîère d'avoir conquis le
sceptre de la science qui nous révèle, autant qu'il est permis à
l'analyse humaine, les véritables principes du monde matériel, et
qui introduit l'homme dans l'éternel laboratoire de l'Isis cachée.
Une autre découverte d'une nature moins générale et moins vaste,
mais qui manifeste avec un éclat extraordinaire les progrès de la
physique, vient, sur ces entrefaites, agir bien plus puissamment
sur l'iinagimition de la foule, en frappant ses yeux d'un spectacle
inouï. Le 5 juin 1783, les États particuliers du Vivarais, asscm--
blés dans la petite ville d'Annonai, reçoivent des frères Montgol-
1. Méthode de nomenclature cfUmqtie, 1787.
insai LAVOISIER. 524
Ger, directeurs d*une papeterie*, Tinvitation d'assister à une
expérience de physique. Un sac de toile doublé en papier, de
trente-cinq pieds de haut, gonflé par un procédé inconnu, s*élance
dans les airs, monte à plus de mille toises, et redescend lentement
à une demi-lieue de son point de départ En méditant sur l'ascen-
sion des vapeurs dans l'atmosphère et sur la formation des nuages,
les frères Montgollicr ayaient compris que, pour enlever jusqu'aux
nues une machine colossale, il suffisait de renfermer dans un
vaisseau léger un fluide moins lourd que l'air atmosphérique,
c'est-à-dire un nuage factice. Ils s'btaient procuré, par une com-
bustion entretenue dans le ballon à l'aide d'un réchaud , un gaz
moitié plus léger que Pair. L'art merveilleux de faire voyager
dans l'espace un corps parti de la terre était trouvé. Il se perfec-
tionne rapidement. Une société d'amateurs de physique, à Paris,
substitue au gaz de Montgolfler l'^r inflammable, dix fois plus
léger que l'air atmosphérique, l'enferme dans une enveloppe
imperméable de tafletas gommé, et, par un jour d'orage, lance
du Champ de Mars le nouveau ballon aux applaudissements d'une
innombrable multitude. Le ballon du Champ de Mars monte bien
plus vite et plus haut que celui des Montgolfler; il dépasse la
région des nuages et va retomber à Écoucn, à quatre lieues de
Paris (27 août 1783).
Le navire aérien inventé, les navigateurs ne sauraient manquer.
Ce n*est pas l'audacieux génie du xvm® siècle qui reculerait quand
il s'agit de conquérir à l'homme un nouvel empire et de prendre
possession « du domaine inmicnse'de l'air^. »
Joseph do Montgolfler adapta à sa machine un réchaud et une
nacelle : le 21 novembre 1783, le physicien Pilâtre de Rozier et le
marquis d'Arlandes se conflent à ce formidable véhicule et partent
du jardin de la Muette (bois de Boulogne), en saluant la foule
muette d'admiration et de terreur. Ils passent, dans leur nef
aérienne, par-dessus tout Paris et descendent volontairement, en
cessant d'entretenir le feu, sur la Butte-aux-Cailles, au midi de la
1. Nous rappellerons, à ce proiK», que rindostrie des papiers peinte, originaire de
•a Chine, sMntrodaisit en France vers 1780. .
2. Deacriplion dei expériences d§ la machiné aérostatique, etc., par Faujas de Saint-
Toad, t. II, p. 2.
5tS LOUIS XVI. (l78Si
grande ville. Quelques jours après, le physicien Charles renou-
velle heureusement Texpérience avec le ballon à air inflammable,
procédé plus sûr et plus propre aux longs voyages et aux grandes
ascensions. Bientôt le mécanicien Blanchard, enchérissant de har-
diesse sur ses devanciers, franchit la mer en ballon et vient des-
cendre de Douvres sur les falaises de Calais*.
La foule ne doute pas qu*on ne dirige bientôt, les navires de
Tdir comme les navires de TOcéan et qu'on ne circule en toute
liberté à travers l'atmosphère. C'est une ivresse inexprimable, à
peine un moment attristée par la catastrophe de Pilâtre de Rozier,
qui, nouvel Icare, tombe foudroyé du haut des nues au bord de
celle mer qu'a traversée Blanchard*. Est-il une victoire qui n'ail
coûté le sacrifice de quelque héros? — Le génie et la puissance
de l'homme seraient donc destinés à ne plus connaître de limites!
Les éléments vont être ses esclaves dociles! On pressent une foule
d'autres applications prodigieuses de ces théories scientifiques qui
s'agrandissent tous les jours'. On compte bien que cette puissance
croissante que l'homme déploie au dehors de lui, il saura la tourner
sur lui-même et faire disparaître ses maux physiques et moraux.
Aux rêves de l'orgueil s'associent les rêves non moins illimités de
1 . Il était accompagné d*un Anglais, le docteur JefTeries. Chacun des deux avait
arboré le pavillon de sa nation. On raconta avec fierté que, les aéronautes ayant été
forcés de jeter du lest et jusqu*à leurs habits pour s*alléger et se teuir à une hau-
teur sufl&sante, l'Anglais jeta son pavillon; le Français garda le sien, qui flotta seul
sur l'Angleterre.
2. Pilàtre avait voulu combiner le réchaud de Montgolfieret Fair inflammable de
Charles. C'était, comme le dit celui-ci, placer un réchaud sur un baril de poudre.
3. Il est surprenant que la navi^tion à vapeur n'ait pas été constituée dés ce
temps. En 1775, M. de Jouflroi avait inventé et fait manœuvrer sur la Saône un.ba-
telet mû par une machine à vapeur. — Y. le rapport fait à l'Académie des Sciences
sur la navigation à vapeur, en 1840. — Il y avait eu aussi des tentatives analogues
en Lorraine. — V. le Constitutionnil de septembre 1851. Tout éveillés que fussent
les esprits sur les nouveautés scientifiques, on ne comprit point alors la portée de
cette magnifique application du principe de Papin. — La télégraphie électrique eut
le même sort. Les premiers essais en furent tentés à Genève, en 1774, par an phy-
sicien français, Louis Lesage; mais on en resta là pour trois quarts de siècle, bien
que la nouvelle forme de l'électricité découverte par Volta en 1800 dût fournir à
cette invention merveilleuse des instruments décisifs. — A propos de Volta, il y a
lieu de rappeler ici que Duvernei, de l'Académie des sciences, avait exécuté, dès 1700,
Texpérience de la grenouille, que Galvani renouvela avec tant d'éclat et qui devint
le {jalvnnisme. V. Giornale di Scienzeper la Sicilia, n^ 41, cité par £d. Fouruier; Siéc/e
du 21 décembre 1853.
H783J MONTGOLFIEH. AÉROSTATS. 5î3
la philanthropie*. Plus de guerres! plus d'injustices! plus de
tyrannies! Les générations si éclairées et si fortes de l'avenir
pourraient-elles connaître encore des malheureux ou des mé-
chants! L'homme civilisé, après avoir réformé et purifié la civili-
sation, ira, comme un dieu bienraisant, dicter aux sauvages, du
haut de ses chars aériens, les lois de la science et de l'ordre véri-
table ^»
Songes dorés d'une vieille société qui se croit plongée dans la
fontaine de Jouvence! Hélas! la renaissance coûte plus cher : on
ne peut renaître sans passer par les angoisses de la mort !
La société du xviii® siècle se croit ime destinée plus facile : tout
1 . La philanthropie, comme la science, n'arait des rêves si hardis que parce qu'elle
aTait de belles réalités. Noos avons déjà mentionné Tabbé de L'Êpée, rouvrant aux
malheureux sourds et muets le commerce avec leurs semblables. Son successeur Si-
card allait les élever des idées simples que sug^géreat les sens aux idées générales
et abstraites, et réveiller en eux l'homme spirituel après l'homme matériel. — En
1784, le frère du savant physicien Haiiy fonde l'Institut des jeunes aveugles, autres
victimes arrachées, autant que l'homme le peut faire, aux rigueurs de la nature. —
Pendant ce temps, l'excellent et infatigable Parmentier emploie sa vie à chercher
les moyens de prévenir les disettes et de multiplier les substances alimentaires. La
pomme de terre, apportée du Pérou dès le xti« siècle, cultivée en Italie et dans le
midi de la France, n'était considérée que comme une racine bonne pour les animaux
domestiques. Tnrgot l'avait introduite en Limousin et en Auvergne. Parmentier la
démontre propre à l'alimentation de Thomme, fait les essais de culture en grand dans
les plaines des Sablons et de Grenelle^ avec le concours du roi, qui porte à sa bou-
tonnière des fleurs de pomme de terre offertes par Parmentier, et cette racine du
Nouveau-Monde, sans égaler en qualités nos céréales, leur devient un supplément
d'une immense utilité (1773-1784). Parmentier propage également la culture d'une
belle céréale américaine, le maïs, et s'efforce de perfectionner la fabrication du piiin.
2. Le même sentiment, sous une forme plus pratique et moins ambitieuse, avait
inspiré l'Anglais Cook, victime des sauvages auxquels il offrait les bienfaits de la civi.
Uiation, et dicta les instructions données par le directeur de la marine, Fleurieu, et
par Louis XVI en personne, au malheureux La Peyrouse, chargé d'exécuter, avec
deux frégates, un grand voyage de circumnavigation, dans un but à la fois politique,
commercial, philanthropique et scientifique (1785). Les recommandatious faites à La
Peyronse de chercher tous les moyens d'améliorer la condition des sauvages, et
d'éviter le recours à la force envers eux sans une nécessité absolue, ont quelque
chose de touchant. « Sa Majesté, » est-il dit, u regarderait comme un des succès les
plus heureux de l'expédition^ qu'elle pût être terminée sans qu'il en eût coûté la vie
à on seul homme.** — ^V. Lacretelle, Hùi. de France pendant le xviii* siècle^ t. VI, p. 75.
— Ce vœu d'humanité ne fut point exaucé. Après trois ans de travaux et de décou-
vertes achetées par des pertes cruelles, La Peyrouse et ses deux navires disparurent
entre les archipels de l'Océanie. Après des recherches demeurées inutiles durant bien
des années, on a fini par retrouver, sur les récifs de Vani-Koro, quelques débris do
naufîrage où se sont abîmées tant d'existences précieuses. M. P. Maigry a réuni les
éléments d'une Vie de La Peijrouse, qui offrirait beaucoup d'intérêt.
5î4 LOUIS XVI. 117831:891
en célébrant Rousseau, elle rejette bien loin ses réserves sévères
et les menaçantes prophéties de quelques esprits méditatifs. Les
uns associent les joies que promet la vie présente, si embellie, à
Tattente de la vie future; les autres emplissent la terre de tant
d'espérances, qu'elle leur semble suffire au genre humain. L'en-
thousiasme de l'humanité et de la perfectibilité se personnifie
dans un homme qui ferme en quelque sorte l'ère philosophique
du xvin*^ siècle, et qui en jettera tout à l'heure les dernières et
solennelles paroles au vent des tempêtes révolutionnaires prêtes
à l'engloutir. C'est ce Condorcet, volcan couvert déneige, comme
l'appelle un de ses contemporains, disciple affectionné de Turgot,
héritier de ses sentiments, moins l'idéalisme religieux et la rigi-
dité morale, esprit croisé de Turgot et de Voltaire, successeur de
Fontenelle dans les Éloges académiques, « ces oraisons funèbres
que la philosophie a enlevées à l'Église* » et où les savants rem-
placent les saints, mais bien éloigné de penser comme Fontenelle
sur les vérités dangereuses, et résolu de les laisser échapper de sa
main quand il devrait lui en coûter la vie; champion inébranlable
de la liberté civile, politique, économique et de la liberté indivi-
duelle, base de toute liberté^ ; un des hérauts de la croisade contre
l'esclavage des noirs', croisade qui prend des proportions crois-
santes à mesure qu'on approche de 89; trop porté à confondre
le monde moral et social avec le monde physique régi par les lois
mathématiques , et à tenter d'appliquer aux mouvements varia-
bles et passionnés de l'un les règles exactes et fixes de l'autre*;
1. J. Reynaud, Encyclop. noue, art. Condorcet.
2. Dans son livre de V Influence de la Hevolution d'Amérique sur V Europe, il condamne
la maxime, trop répandue chez les républicains anciens et modernes, que le petit
nombre peut être légitimement sacrifié au grand. — Mélangée économiques^ t. II»
p. 545; Guillaumin. — Kn même temps, partisan de l'unité politique, il publie, en
1781, une réfutation de Delolme et une critique de la constitution anglaise. Comme
Franklin, comme Turgot, qui allait plus loin, beaucoup trop loin, et qui confondait le
législatif et l'exécutif, il combat le système des deux Chambres et doit appliquer plus
tard à la République ce principe d'unité que d'Argen^on et Turgot appliquaient à la
monarchie. Unitaire entre tous, après de nobles et stériles efforts afin d'empêiher la
fatale scission des Jacobins et des Girondins, il ne sera confondu par des passions
aveugles avec le parti accusé de fédéralisme que pour avoir courageusement réprouvé
la violation de la Convention nationale au 31 mai et protesté contre la Constitutioa
de 93, comme ouvrant la porte au fédéralisme.
3. RèfU rions sur Vrsclarage des nègres, 1781.
4. Il ne faut pas toutefois repousser d'une manière absolue les tentatives des ma-
il788.|7»3î CONDOR CET. 525
contenant en lui presque tout ce qu'il y aura de vigoureux et d'o-
riginal, et, en partie, ce qu'il y aura d'erroné chez Saint-Simon et
chez les diverses écoles du xix« siècle qui chercheront surtout
la perfectibilité dans le progrès des sciences physiques et dans la
venue d'une ère industrielle; rêvant enfin, lui, l'élève de la philo-
sophie expérimentale, le fils de Voltaire! l'immortalité du corps
à défaut de celle de l'àme, et se déguisant ainsi sous une forme
obscure et fantastique l'indestructible sentiment de l'infini, il ne
donnera son dernier mot que dans une esquisse tracée au fond
de la retraite du proscrit', à deux pas de Téchafaud, monument
d'une foi en l'humanité que n'a pu ébranler la perte des douces
illusions de 1783 , hymne à la perfectibilité indéfinie de l'homme,
écrite en attendant la mort , oeuvre d'une grandeur morale qui
étonne d'autant plus, que le véritable idéal religieux, l'idéal de
la perfectibilité outre-tombe, né la soutient pas; grandeur qui ne
peut plus même être comprise dans les époques d'indifférence et
d'abaissement des âmes!
Le testament de Condorcet sera dans cette maxime, qui formule
d'avance tout ce qu'il y am*a de légitime dans les aspirations du
socialisme moderne :
« Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'amé-
lioration, sous le rapport physique, intellectuel et moral, de la
classe la plus nombreuse et la plus pauvre'. »
De Condorcet aux mystiques, de l'école de Fernei aux évocations
cabalistiques, qui pourrait croire qu'il y ait une transition natu-
relle? Elle est dans cette pensée que Condorcet laisse entrevoir au
bout de la carrière ouverte à la perfectibilité, dans ce rêve d'échap-
per à la mort physique, dernier terme où aboutit et où se renonce
le matérialisme, et qui porte l'esprit de l'homme en plein dans un
ordre exlra-stientifiquc, extra-philosophique. Le siècle de Voltaire,
thématicieits à cet égard. Il est impossible d'arriver à la certitude dans cette voie ;
mais on peut calculer utilement des chances de probabilité auxquelles les faits
moraux , {iris dans un ensemble social, se peuv^t ramener jusqu'à un certain
point. ■
1. J!$quiiSi d'un TobUau historique des progrès de l'esprit humain; écrit en 1793 ; pu^
blié en 1795, par ordre de la Convention nationale.
2. R'ipjiort à la Convention nationale sur l'Instruction publique. — Sur Condorcet, V.
ift Biographie, par M. Arago, 1B49, et l'art, de M. J. Keynaud, Encjfclop, nout.
oî6 LOtis XVI. [monwi
à son déclin, tend une main aux sciences occultes du moyen à^^e.
Rousseau avait opéré une grande et glorieuse réaction, au nom
du sentiment ,^ contre ce rationalisme mutilé dont on avait faille
serviteur de la sensation ; mais les limites où Rousseau avait eu
la sagesse d'enfermer son action pour en rendre reffel plus assure
ne suftisaient déjà plus aux cœurs ni surtout aux imaginations.
Il s'était interdit les mystères qui entourent l'homme de toutes
parts : on recommençait à vouloir les sonder, avec des tendances
et dans des directions très-diverses. Ceux-là mêmes, du moins
beaucoup de ceux qui niaient ou révoquaient en doute les prin-
cipes les plus simples et les plus universels de la pliilosophic
religieuse, se remettaient, comme les adeptes de la vieille alchi-
mie, à chercher ou plutôt à imaginer les causes occultes des
choses, le secret physique de la vie, et abdiquaient la méthode
expérimentale aussi bien que le rationalisme, tout en restant
sensualistes. D'autres, en affectant des formules et des pratiques
étranges et obscures, n'aspiraient. qu'à se faire un instrument
politique et social propre à remuer vivement les âmes par l'at-
trait de l'inconnu. II était enfin des esprits qui visaient plus haut
dans leur témérité sublime, voulaient refaire l'homme spirituel,
principe de l'homme social ou extérieur, et prétendaient non-
seuler.ient ramener l'homme à son vrai principe, à Dieu, mais lui
faire retrouver Dieu dans son cœur comme cause immanente et
perpétuellement active de son être, expliquer le monde par
l'homme et non plus l'homme par le monde, et rouvrir, dès celte
vie, les communications avec les sphères supérieures qu'avaient
cru posséder les voyants de tous les pays et de tous les siècles.
Les sociétés secrètes devaient être et furent le réceptacle de
toute cette fermentation d'idées et d'aspirations ardentes. A partir
de 1770, ou un peu avant, la franc maçonnerie, déjà très-réiKin-
due, a pris un développement immense et tend à changer de
caractère. D'abord simple instrument de tolérance, d'humanité,
de fraternité, agissant d'une manière générale et un peu vague
sur les sentiments de ses adeptes et de la société qu'ils inlluen-
^cent', elle tend à devenir instrument de mouvement et d'adion,
1. Les gouvernements qui voulaient passer pour éclairés favorisèrent d'abunl ' i
(1778-1784) MESMER. MAGNÉTISME. 5^
organe direct de transformation. Les trois espèces de mysticisme
que nous venons d'indiquer la travaillent et la pénètrent à la
fois : le mysticisme qu'on peut appeler sensualiste; le mysticisme
politique, qui n'a de mystique que l'apparence; le mysticisme
théosophique, qui est le véritable.
A partir de 1778, un médecin allemand a profondément reujué
Paris en annonçant la guérison de toutes les maladies par la
vertu d'un agent universel qu'il a découvert et qu'il dirige à son
gré. Tous les êtres, assure Mesmer, sont plongés dans un océan
de fluide par l'intermédiaire duquel ils agissent les uns sur les
autres. L'homme peut concentrer ce fluide et en diriger les cou-
rants sur ses semblables, soit par le contact immédiat, soit, à dis-
tance , par la direction du doigt ou d'un conducteur quelconque.
Ces courants portent avec eux la santé et la vie dans les corps
dont les fonctions sont troublées. Ils guérissent immédiaten)ent
les maux de nci'fs et médiatement les autres maux. Par analogie
avec les attractions de l'aimant ou du magnétisme minéral,
Mesmer qualifie cette influence de magnétisme animal. Certains
prodiges des anciennes religions, les cures miraculeuses par l'im-
position des mains, les extases collectives et autres phénomènes
extraordinaires opérés par des hommes sur d'autres hommes,
n'ont été, suivant l'audacieux novateur, que des phénomènes
mag9iètiqu£S,
L'impression produite par Mesmer est immense : il entraîne
les femmes, les jeunes gens, tous les esprits amoureux de l'in-
connu et saisis par les espérances sans bornes qui sont le carac-
tère du temps*. Bien des penseurs sont satisfaits de voir enfin
donner une autre explication des faits mystérieux de l'histoire
que la banale accusation d'imposture contre tous les thauma-
turges et tous les chefs des religions. Quant à la foule, elle se
précipite au baquet de Mesmer avec un entraînemçnt bien plus
général qu'elle ne courait autrefois au tombeau du diacre Paris.
franc-rnaçonnene comme la philosophie du xvni* siècle : on sait que le grand Fré«
déric était franc-maçon. Chose plus singulière, l'empereur François I**", Tépoux de
Marie Thérèse, Tétait aussi.
1. Ln correspondance de I^ Fayette avec Washington conserve des traces bien
curieuses de cet enthousiasme. — Atém. de La Fayette, t. Il, p. 93. Le jeune défen-
seur de la liberté américaine est entièrement subjugué par Mesmer.
:>:3 LOUIS XV C. 11781]
Nous ne raconterons pas ces Incidents bizarres, mais si connus,
où l'on voit presque se renouveler les convulsions de Saint-
Médard sous un aspect moins violent et moins sombre, ni les
luîtes opiniâtres de Mesmer et de ses disciples contre les corps
savants, luîtes qui aboutissent au célèbre rapport rédigé par
Bailli au nom d'une commission prise dans la Faculté de méde-
cine et l'Académie des sciences (1784). La science, par la voix de
Bailli, écarte comme arbitraire l'hypolbèse du fluide magnétique,
et, par conséquent, le pouvoir que s'attribuent Mesmer et ses
adc[)tes de diriger ce fluide, ne nie pas absolument les phéno-
mènes signalés, mais les attribue exclusivement à une cause
morale, au pouvoir de l'imagination. Nier ces phénomènes em-
porte, en effet, des difficultés historiques bien autrement graves
que les admettre dans une limite quelconque ; mais il est très-
douteux que l'explication de Bailli soit suffisante, quoiqu'on puisse
croire que la cause inconnue qui agit si puissamment sur le
système nerveux de l'homme soit beaucoup plus morale que
physique.
Les développements que reçut le Mesmérisme, et qui en trans-
formèrent tout à fait le caractère, allèrent dans la direction que
nous venons d'indiquer. On connaissait plus ou moins obîcurè-
ment le somnambulisme naturel et seç étonnants effets, expliqués
dans les temps passés par des causes surhumaines, bienfaisantes
ou malfaisantes. Le xvin® siècle avait négligé ces faits étranges.
Tout à coup se produit un somnambulisme artificiel. Les frères
Puy-Ségur, disciples de Mesmer, déterminent par l'action magné-
tique, quelle qu'en soit la nature, exercée sur des malades, non
plus les crises nerveuses du baqiLei de Mesmer, mais un sommeil
extatique durant lequel le somnambule a la vue intérieure de son
propre corps, celle du corps de la personne avec laquelle on le lie
d'un rapport magnétique, et, parfois même, à ce qu'on prétend,
dépassant toutes les bornes assignées à l'action et à la portée de
nos sens, étend au loin dans l'espace et môme dans le temps une
vue qui n'est plus celle du corps, c'est-à-dire retrouve la seconde
vue des voyants et des sibylles. Ici , le matérialisme encore enve-
loppé dans la théorie de Mesmer achève de disparaître , et nous
nageons en plein mysticisme. L'interprétation des traditions bis-
11775] SAINT-MARTIN. 529
toriques par le magnétisme se complète et embrasse tous les mys-
tères de l'antiquité. La séduction redouble, comme aussi l'oppo-
sition : les matérialistes s'exaspèrent d'une réaction si soudaine
et si imprévue; les savants s'effraient et s'indignent de voir le
vieux monde des sciences occultes reparaître tout à coup et défier
la philosophie expérimentale et les prudentes méthodes, mères
de tant de progrès. La philosophie spiritualiste elle-même peut
s'inquiéter à bon droit d'une telle disposition dans les esprits, si
pleine de périls et d'illusions. Cette disposition, toutefois, il faut
le dire, est superficielle chez le grand nombre; le génie du xviu*
siècle doit bientôt revenir sur l'espèce de surprise qu'il a subie et
reporter cette effervescente ardeur sur la politique ; néanmoins le
magnétisme et le somnambulisme continueront à exciter par
intervalles de vives préoccupations et à manifester des faits en
dehors des lois ordinaires de la physique, sans que ces faits
puissent être suffisamment fixés pour entrer dans le domaine de
la science : le problème restera problème.
Le mouvement mystique avait atteint son degré le plus élevé
ailleurs que dans le magnétisme. U s'était toujours maintenu çà
et là, depuis le xvi® siècle, des adeptes secrets de doctrines éma-
nées de la Cabale ou philosophie mystique des Juifs, et du néo-
platonisme alexandrin et gnostique réveillé par la Renaissance.
Un personnage singulier, Martinez Pasqualis, juif portugais, à ce
qu'on croit, introduisit, de 1754 à 1768, dans un certain nombre
de loges maçonniques françaises, un rite portant le titre hébraïque
des cohens (prêtres). Il s'agissait, dans les initiations des Marti--
rUiUs, comme s'appelèrent les disciples de Martinez, non-seule-
ment de communications intérieures avec le monde des esprits,
mais de manifestations visibles, c'est-à-dire d'évocations théur-
giques, de pratiques suspertitieuses mêlées à une idéalité d'ailleurs
élevée. Un jeune officier nonuné Saint-Martin ' fut initié à Bor-
deaux par Martinez. C'était une des âmes les plus religieuses et
les plus pures qui aient passé sur la terre. Il ne resta pas long-
temps engagé dans celte secte cabalistique; tout en admettant la
réalité des relations surhumaines qu'on y cherchait, il les écarta
1. La ressemblance de son nom avec celui de son maitre les a fait souvent con-
fondre.
vvi. 34
530 LOUIS XVI. [m]
comme dangereuses et s'enferma dans la pure Ihéosophie. Le
livre des Erreurs et de la Vérité, par un philosophe inconnu ', œuvre
d'une grandeur voilée et d'une fascination d'autant plus saisis-
sante qu'on y sent l'àme parlant à l'âme en dehors de toute pré-
occupation terrestre , le livre anonyme de Saint-Martin n'expose
pas méthodiquement le fonds commun du mysticisme hébraïque
et platonicien, la théorie de l'homme créé dans un état de lumière,
de liberté, d'immortalité, tombé par sa faute dans le domaine de
la nature corporelle et de la mort , dans la région des père^ et dn
mères, comme dit énergiquement Saint- Martin, mais pouvant
reiuonter vers son origine par le bon usage de ce qui lui reste de
liberté ^. Saint-Martin ne discute pas en philosophe ou en théolo-
gien; il ravive ces antiques idées par une effluve de sentiment
chrétien d'une singulière puissance : c'est la vie spirituelle elle-
même qui se montre en action dans sa parole. Quoi qu'on pense
du fond de sa doctrine, il est admirable quand il montre la
science humaine se dispersant dans les phénomènes, au lieu de
remonter vers la cause, et s'obslinant follement à expliquer l'uni-
vers sans Dieu, aU lieu d'expliquer l'univers par Dieu. Nous n'avons
pas à le suivre dans le développement de son à priori gigan-
tesque*, mais nous devons indiquer les traces de sa pensée dans
l'histoire. C'est à lui qu'appartient l'idée théocratique qui fera
explosion, après 1830, dans la secte saint-simonienne, secte bien
contraire d'ailleurs à l'esprit de Saint-Martin. Le Philosophe inconnu
veut le gouvernement d'un seul; le plus aimant, le plus éclairé,
l'homme réhabilité, doit s'affirmer, se poser, d'autorité divine. H
n'y a de gouvernement légitime que celui de l'homme réhabilité
1. Imprimé à Lyon, en 1775, sous la rubrique d'Edimbourg^.
2. C'est une de^ deux grandes explications contradictoires de la destinée humaine,
et Tantithése de celle de nos pères, des druides et des bardes , qui est la création
dans le plus bas degré de Tétre, avec progression ascendante.
3. Il publia d'assez nombreux ouvrages, tant originaux que traduits du grand mys-
tique allemand Jacob Bœhme, de 1775 à 1803, épot^ue de sa mort. — Nous ferons
remarquer seulement que Saint-Martin ne sort pas des données de la théologie chré-
tienne ordinaire sur le principe du mal, sur l'introduction du mal dans le monde par
on ôtre supérieur à Thomme et déchu avant lui ; tandis qu'un autre célèbre mystique
du xvjii* siècle, le Suédois Swedenborg, n'admet d'autres anges bons et mauvais que
les âmes des hommes transmigrées dans l'autre vie. — Le* Merveitlu du Ciel et de
ir.nfer, rie Swedenborg, furent traduites en 1783.
11781] CAGLIOSTRO. 531
sur les hommes qui ne le sont pas. Dans Tldéal , si Thumanilô
était réhabilitée tout entière et relevée à son état primordial, il n'j
aurait pas de gouvernements : tout homme serait roi.
Cette idée, longtemps avant le saint- simonisme, s*inflltra plus
ou moins obscurément dans la Révolution jusque chez Robes-
pierre, et les ennemis du redoutable chef des Jacobins en eurent
l'instinct; car Saint-Martin, fort étranger de sa personne aux
luttes désespérées des partis et à Tinlerprétation sanglaute qu'on
faisait de ses idées, fut enveloppé dans la persécution dirigée
contre Catherine Théot, dom Gerle et quelques autres révolution-
naires mystiques, peu avant le 9 thermidor, par les hommes qui
préparaient la chute de Robespierre
Il nous faut revenir à des années antérieures et à des person-
nages moins purs et plus agissants que Saint -Martin. On ne
peut s'abstenir de mentionner ici une bizarre figure qui apparut
dans Paris vers le temps où Mesmer quitta celte capitale, en 1781,
et qui , sans faire secte comme Mesmer, fit presque autant de
bruit que l'inventeur du magnétisme. Il s'agit du prétendu comte
de Cagliostro • , demi-charlatan , demi-enthousiaste , mû par l'am-
bition de jouer un rôle extraordinaire plutôt que par la cupidité,
et qui, grâce au prestige singulier de sa physionomie et de sa pa-
role, réussit à se faire prendre au sérieux par une foule de gens
considérables et à exercer une certaine influence sur les loges
maçonniques, tout en débitant les fables les plus absurdes sur
son origine et sur su vie, et en évoquant 1 }s âmes des morts,
comme un magicien de l'antiquité. Nous le retrouverons tout à
l'heure dans ce fameux procès du collier qui doit consommer la
déconsidération des personnes royales et accélérer la chute du
trône. Si l'on peut se fier à la déposition que lui arracha, en 1790,
le saint-office de Rome, il aurait alors révélé d'où lui venait l'ar-
gent qui subvenait à son errante et somptueuse existence. Cet ar-
gent serait sorti de la caisse d'une grande société secrète fondée,
depuis 1776, en Allemagne, par le professeur bavarois Weishaupl.
La mission de Cagliostro eût été de travailler à disposer la franc-
maçonnerie française dans le sens des projets de Weishaupt.
1. C'était un Sicilien nommé Joseph BaUamo.
53î LOUIS XVL Ifl'il
• L'esprit politique avait déjà pénétré fort avant dans la fraiic-
maçonnerie. Les maximes de liberté, d'égalité, de fraternité, que
la Révolution allait bientôt consacrer dans la formule impéris-
sable de son ternaire politique, faisaient le fond principal des haute
grades récemment superposés à la vieille hiérarchie maçonnique:
cette hiérarchie s'était fortement concentrée, en 1772, par la créa-
tion du Grand -Orient, d'où relevaient toutes les loges de France
et un certain nombre de loges étrangères, et la maçonnerie fran-
çaise, fidèle à son habitude de chercher des points d'appui sur les
marches mômes du trône, avait élu pour grand -maître, après le
prince de Conti, le jeune duc de Chartres. Presque tous les
hommes qui devaient prendre une part de quelque importance à
la Révolution figuraient dans les loges de Paris ou des provinces.
Condorcet, membre de la célèbre loge des Neuf-Sœurs, où fut
reçu Voltaire, a indiqué, dans son Esquisse des progrès de VEsprH
humain, quels coups Y idolâtrie monarchique et la superstition
avaient reçus des sociétés secrètes issues de Yordre des Templiers,
Dans les hauts grades se trouvaient d'ailleurs représentées les
tendances diverses, contraires môme, dont nous avons parlé, bien
qu'on fût uni par les sentiments de philanthropie, de progrès et
d'affranchissement.
Cette diversité, qui existait pareillement hors de France, l'Alle-
mand Weishaupt prétendit la faire disparaître, en môme temps
que transformer la grande association intellectuelle et morale en
une conjuration universelle. Cet homme, a un des plus profonds
conspirateurs qui aient jamais existé*, > imagina de refaire, pour
démolir le vieux monde, ce qu'avait fait Loyola pour sauver
l'église romaine : il organisa, à côté de la franc- maçonnerie et
avec l'espoir de l'absorber, une contre-société de Jésus, avec toutes
les maximes et toutes les pratiques des jésuites poussées au delà
des jésuites eux-mêmes : l'obéissance passive, l'espionnage uni-
versel, le principe que la fin justifie les moyens, etc.^.En quatre ou
1. Louis Blanc, Hisl. de la Révolution, t. II, p. 84. — V. tout le brillant chapitre
de M. Louis Blanc sur les révolutionnaires mystiques, sauf réserve et pour la différence
de nos points de vue et particulièrement pour l'interprétation donnée à la pensée de
Saint-Martin.
2. Il emprunta en même temps aux gouvernements la pratique de la violation du
secret des lettres.
11772-1782J ILLUMINISME. WEISHAUPT. , 533
cinq ans, il eut étendu sur TAUemagne un réseau vraiment for-
midable, et il eut, par ses adeptes, la main dans toutes les affaires
et Toreille dans le cabinet de tous les princes. U ne visait pas, au
moins dans le présent, à préparer des mouvements populaires,
mais à gagner les personnes considérables et à pousser ses affiliés
aux positions influentes, afin de circonvenir et de diriger les
gouvernements. Quel était donc le but de Villuminisme, nom que
la doctrine secrète de Weishaupt emprunta aux mystiques? Ce
but, pour lequel il déployait des facultés pratiques si surpre-
oantes, qu*il poursuivait en remuant tant de choses et tant
d'hommes avec une ardeur si Âpre du succès et si peu de souci de
la moralité , était l'utopie la plus insaisissable Qu'eût jamais pu
rêver un penseur solitaire loin du monde et de toute réalité. On
ne pouvait guère voir un tel contraste qu'en Allemagne ! Weishaupt
avait érigé en théorie absolue la boutade misanthropique de
Rousseau contre l'invention de la propriété et de la société, et,
sans tenir compte de la déclaration si nettement formulée par
Rousseau sur l'impossibilité de supprimer la propriété et la société
une fois établies, il proposait pour fin à Villuminisme l'abolition
de la propriété, de l'autorité sociale, de la nationalité, et le retour
du genre humain à Vheureux état où il ne formait qu*une seule
famille \ sans besoins factices, sans sciences inutiles, tout père
étant prêtre et magistrat. Prêtre, on ne sait trop de quelle reli-
gion ; car, malgré les fréquentes invocations au Dieu de la nature
dans les initiations, bien des indices font présumer que Weishaupt
n*avait, comme Diderot et d'Holbach, d'autre Dieu que la nature
elle-même. De sa doctrine découleraient ainsi VuHra-hègélianisme
allemand et le système i'an-archie développé récemment en
France, où sa physionomie accuse une origine étrangère ^.
L'histoire détaillée de Villuminisme allemand n'est pas de notre
1. C'est ici que se manifeste le plus clairement Tesprit chimérique de Weishaupt.
Rousseau, gardant le bon sens du génie jusque dans le paradoxe, savait très-bien
que le genre humain, & l'état sauvage, loin de former une nuU famille, ne pouvait
offrir que des individus isolés. Il n'était genre humain que virtuellement* il ne l'était
pas en fait, puisqu'il n'avait pas conscience de sou unité.
2. Quoique les mœurs françaises soient souverainement opposées au communisme,
Tesprit utopique, en France, quand il s'attaquera la propriété, est plus naturelle-
ment enclin à invoquer la communauté organisée que VatHurcMi : celle-ci est aile*
mande.
S34 LOUIS XVI. r!78f-n86I
sujet. 11 importe seulement d'observer que la grande majorité des
illaminés ne furent jamais initiés à la pensée entière de Weishaupt,
ce qui explique la facilité avec laquelle il engloba tant de gens qui
entendaient tout autrement que lui le progrès de Thumanité. Ce
fut en 1782, lors du congrès général tenu par les délégués des
francs- maçons de tous pays à Wilhemsbad, qu*il fit sa principale
tentative pour s'emparer de la franc- maçonnerie. Les illuminés
disputèrent la domination du congrès aux mystiques martinistes
et swedenborgistes, et obtinrent l'affiliation d*un grand nombre
de députés; mais ces adhésions, qui n'allaient pas jusqu'au fond
dos choses, n'eurent pas, hors de l'Allemagne, les suites qu'espé-
rait Weishaupt. La propagande des illuminés continua toutefois
ses progrès; mais il était bien difficile qu'une pareille organisa-
tion pût rester longtemps secrète : son existence fut révélée, de
1785 à 1786, au gouvernement bavarois : les papiers de Weishaupt
tombèrent dans les mains de l'électeur de Bavière, qui, dirigé
vraisemblablement par les ex-jésuites, fit imprimer et envoya ces
pièces à tous les gouvernements de l'Europe, pour les prévenir
du danger que couraient tous les autels et tous les trônes. On ne tint
pas grand compte de cet avis, et ce fut chez un prince souverain,
le duc de Saxe -Gotha, que Weishaupt proscrit trouva un asile
jusqu'à la fin de ses jours. Ce duc, le prince Ferdinand de
Brunswick, si fameux depuis la guerre de Sept Ans, et plu-
sieurs autres princes allemands étaient affiliés aux illuminés de
Weishaupt, pendant que le prince héritier de Prusse, neveu du
grand Frédéric, était complètement dominé par les mystiques
swedenborgiens et autres*. Les princes affiliés ne croyaient avoir
rien à craindre d'un réformateur qui ne leur avait pas tout dit, et
qui, d'ailleurs, dans les initiations, protestait contre tout appela
la force des masses, tant que les hommes seraient ce qu'ils sont,
et déclarait qu'il faudrait peut-être des mille et mille ans pour
arriver au but. On doit néanmoins reconnaître que, lorsque éclata
la Révolution française, nos armées rencontrèrent d'utiles auxi-
liaires parmi les illuminés des provinces rhénanes, qui voulaient
1. Ce fut i>oar complaire an gnnà Frédéric et pour arracher son nerea anx iHv-
wrinès, car on confondait tooteâ les sociétés secrètes sons ce nom, que Hirabeaa
écrivit sa Lettre sur Cajliostro et Larater; 1786.
11776) FRANCS-MAÇONS. MIRABEAU. 53^
probablement aller moins loin que leur ancien chef, maïs arriver
plus vile.
Weishaupt ne prit, du reste, aucune part personnelle aux
grands événements qui suivirent de près sa retraite à Golha, et
les relations que d'autres chefs illuminés, ses successeurs,
nouèrent avec la franc- maçonnerie parisienne, purent bien y in-
troduire quelques procédés propres à resserrer et à fortifier Funité
d*action de Tordre, mais n'y introduisirent nullement les prin-
cipes personnels de Weishaupt. Les doctrines communistes qui se
montrèrent plus tard sous une forme évangélique chez Fauchet,
sous une forme matérielle et violente chez Babeuf, venaient plutôt
de Morelli et de Mabh*, bien ou mal entendu, que du chef des
illuminés. La maçonnerie resta chez nous, jusqu'en 89, Tinstru-
ment général de la philosophie et le laboratoire de la Révolution,
non l'organe d'une secte tout exceptionnelle. En un mot, elle fut
à peu près ce que voulait d'elle un homme d'un génie aussi pra-
tique que celui de Weishaupt l'était peu, et qui avait projeté de la
réformer pour lui donner un but plus précis, au moment même
où Weishaupt songeait à la noyer dans son illuminisme. En 1776,
le jeune Mirabeau avait rédigé un plan de réforme où il proposait
à l'ordre maçonnique de travailler avec modération, mais avec
résolution et activité soutenue, à transformer progressivement lo
monde, à miner le despotisme, à poursuivre l'émancipation civile,
économique, religieuse, la pleine conquête de la liberté indi-
viduelle*.
Les hommes de pensée, avons -nous dit, faisaient place aux
hommes d'action. Tandis que Voltaire , Rousseau, et ce Turgot
qui faisait le lien de ces deux espèces d'hommes , descendaient
dans la tombe, avait commencé de se dessiner l'étrange et tumul-*
tueuse figure de Mirabeau, avec sa magnifique laideur illuminée de
tant d*éclairs, laideur de Titan également puissant pour le bien et
pour le mal, physionomie sillonnée par la foudre, où se com-
battent les signes de la passion la plus effrénée et du bon sens le
plus profond ; grand homme vicieux et bien fâché de l'être, plein
de regrets d'un passé qu'il ne peut effacer, d'habitudes qu'il ne
1. Mém. de Mirabeau, t. Il, liv. VI. — II poussait alors la modération jusqu^à
admettre les indemnités poar les seigneurs qui renonceraient aux droits féodaux.
&36 LOUIS XV (. [xm-m
peut rompre, et qui reste, dans le vice, trop haut d'esprit et même
de cœur pour ne pas sentir le prix de la vertu, de celte vertu qui
seule peut-être lui manque pour devenir le premier homme de
son temps et le chef incontesté du plus grand mouvement de
l'histoire.
Du moins, rendons-lui cette justice : à travers les misères mo-
rales et les déplorables transactions de sa vie, c'est avec une entière
sincérité qu'il poursuivra la conquête des institutions libres, assu-
rant ainsi à son orageuse mémoire l'amnistie de la postérité.
Victime de l'abus du pouvoir paternel, fils d'une race féodale
conservée dans toute sa force et sa violence primitives parmi
l'amollissement général de la caste nobiliaire, révolté cdhtre sa
race qui l'opprime, mais gardant d'elle les énergies, les instincts
et partie des sentiments , il combat le despotisme , toute espèce
de despotisme, comme un ennemi personnel : tratné de prison
en prison par les lettres de cachet qu'a obtenues son père, il écrit
ï Essai sur le Despotisme au château d'If (1772), à vingt-trois ans*;
Y Avis aux Hcssois, pour les engager à refuser obéissance à l'indigne
prince qui vend leur sang aux Anglais (1777), dans son refuge de
Hollande; le livre sur les Lettres de cachet, au donjon de Vincennes
(1778)^. Chacun de ses livres anonymes, dont l'éloquence abrupte
reproduit la vigoureuse originalité et les éclats d'idées de son
père, débrouillés du fatras et de la confusion du vieil écono-
miste, chacun de ses livres est une action. Ses écrits sont déjà ce
que seront ses immortels discours.
Lui, à son tour, après Turgot, il reprend le dessein de trans—
1 . « L*homme social est bon, qaoi qa*en ait dit Rousseau, n etc.
2. C'est là quMl réfute le despotisme éclairé de son père et des antres économistes.»i-
oomme incompatible avec la liberté civile, et qu'il écrit cette pbrase menaçante r=^
« Je demande sMl est av^jourd^bui un gouvernement en Europe, les confédêmtionstf
Helvétique et Batave et les tles Britanniques seules exceptées, qui, jugé d*après le^
principes de la Déclaration du congrès américain, donnée le 4 juillet 1776, ne fttS
déchu de ses droits. »
Ce livre est en quelque sorte le Omtrat social revu et limité au point de vue dc^
rapplication prochaine. Ainsi Mirabeau, tout en posant la souveraineté du peuple^
exclut, comme Voltaire et Mabli, les prolétaires du droit politique, exclusion sur la^ —
quelle il reviendra plus tard; et, sHl veut que le peuple soit armé (lAR^-rde natiouale)«i..
c'est la portion ponédante et fixée du peuple. Il réclame la responsabilité de tous le^
magistrats, la séparation totale du législatif, de l'exécutif et du judiciaire, Tabolitioi»
des substitutions, toutes les lois devant f^Toriser Tégalité.
(1778-17841 MIKABRAU. 537
former la monarchie, mais par des moyens et dans des conditions
tout autres. Le temps a marché. La réforme par en haut ne suffit
plus, n*est plus possible. Il faut à Mirabeau la révolution par la
nation, mais avec le roi en tôte. En deux mois, c'est encore la
royauté; ce n'est plus la monarchie. L'hérédité du trône n'est
plus un principe, mais un fait subordonné à la souveraineté du
peuple*.
La révolution avec la royauté est bien plus difficile encore que
n'eût été naguère la réforme par la royauté : les chances de réali-
sation, surtout les chances de durée, sont bien moindres; peut-
être n'y a-t-il pas encore impossibilité absolue, au moins pour
une courte période.
A peine sorti de sa longue captivité (vers la fin de 1780), Mira-
beau s'évertue à se racheter de sa déconsidération, à se rappro-
cher du pouvoir pour le conseiller, en même temps qu'il continue
ses écrits novateurs et, pour mieux dire, révolutionnaires. Il écrit
un mémoire à la reine : il rôve pour elle, afin de lui ramener la
popularité et d'occuper son activité , une sorte de ministère des
beaux-arts : il veut qu'elle fasse achever le Louvre; qu'elle forme
la galerie du Musée avec tous les chefs-d'œuvre des arts entassés
obscurément dans les combles des résidences royales; il émet, sur
l'embellissement de Paris, une foule d'idées ingénieuses ou gran-
dioses, en partie réalisées depuis. D'une autre part, il publie, sous
son nom et avec un grand éclat, à l'instigation de Franklin, ses
Considérations sur V ordre de Cincinnatus, où il attaque toute espèce
de privilèges nobiliaires, en attaquant l'espèce de chevalerie répu-
blicaine que viennent d'établir entre eux les officiers de l'armée
libératrice des États-Unis (septembre 1784)*. Il s'efforce d'avoir
un pied chez les ministres et J'autre sur le terrain le plus avancé
des écrivains les plus hardis. Durant plusieui-s années, sa parole
prophétique ne se lassera pas de retentir aux oreilles des puis-
sants, qui vont cesser de l'être! Mais quel prophète les puissances
destinées à périr ont-elles jamais écouté!
1. Lettrti 04 cachet^ ap. Mim. de Mirabeau, t. Y, p. 36.
2. Le péril de cette association était dans le dessein qa*aTaient les officiera
américains de transmettre la décoration de Cindnnatxu & leurs enfants. Ils y renon-
cérenl.
LIVRE CVI
LOUIS XVI (FIN)
Derniers jottrs db la monarchie. — Ministère de Caix)nne. Chaos des finanrrs.
— Procès du collier. — Calonne veut tenter à son tour la rféorme. Assemblée
DES NOTABLES. AvevL du déficit. Chute de Calonne. — Ministère de Brienne. I^
lutte recommence entre la couronne et les parlements. Le parlement de Paris de
mande les ^TATS-oéN^RAUX. — Abaissement au dehors; affaires de HoUaode.
— Brienne recommence Maupeou contre les parlements. La cour plinière. Li
noblesse soutient les parlements. Troubles en Bretagne , en Béam , en Dauphiné.
Assemblée de Yizille, Promesse des ilh' a ts •généraux pour 1789. Commence-
ment de banqueroute. Chute de Brienne. — Rappel de Necker. Seconde assem-
blée des Notables. Immense mouvement de la presse politique. Lutte entre le
Tiers-État et les privilégnés. Pamphlet de SiEvès ; Qu*e*t-CÊ qut It Tien-Ét-it?
Troubles de Bretagne. Mirabeau en Provence. Elections. Les cahiers. Ouvct^
ture des états -généraux. Le Tiers -État se déclare assemblés nationale.
Fin de l* Ancien Régime et de la Monarchie.
1783 — 17r9.
Presque aiissîlôt après que la fin de la guerre eut remis le pou-
voir royal face à face avec les périls intérieurs, nous avons vu
tomber le ministère des finances, le principal ministère, dans
les mains d'un nouveau contrôleur- général à qui Mirabeau
devait prêter, quelque temps, peu de temps, le secours de sa
plume.
Quelle était la valeur réelle de ce personnage si controversé?
Sur la moralité de Galonné il n'y a qu'une opinion ' ; sur sa capa-
cité, il y en a deux. Tous lui reconnaissent un esprit séduisant,
l. Sa conduite envers La Chalotais avait été plus ignominieuse encore que nous
ne ravons dit : il avait reçu les confidences de ce grand magUtrat avant d'ourdir
une trame perfide pour le perdre.
m] GALONNE. 539
le grande facilité de conception et de travail, un don singulier
'fascination; mais, en général, on a cru, ou qu'il se laissait
nporter lui-môme aux illusions dont il fascinait les autres, ou
ic sa légèreté perverse jouait les destinées de l'état au jour le
ur dans un grand jeu de hasard, a Le succès du moment est
ujours le dernier terme de votre vue, » lui écrivait Mirabeau
ms un jour de colère ; « jamais votre horizon d'idées ne s'étend
us loin*. » Un historien de notre temps* a cru reconnaître, au
mtraire, que la frivolité n'étiiit qu'à la surface et que Galonné
^ait suiA^i un dessein profond et un plan fortement conçu. Galonné
aurait achevé la ruine des finances, comme nous allons le voir,
ae parce que, persuadé que les demi-mesures seraient impuis-
mtes et que les privilégiés ne renonceraient à leurs privilèges
l'en présence d'une nécessité absolue et au bord d'un gouffre
Iroyable, il voulait les amener à leur insu jusqu'au bord de ce
)uffre et les terrifier en le leur dévoilant soudain.
Nous ne croyons pas à tant de suite et de profondeur chez cet
3mme. Nous ne croyons pas non plus à tout l'aveuglement que
autres lui prêtent. Il prenait les finances comme une aventure,
lais l'aventurier avait trop d'esprit pour ne pas au moins entrevoir
l'on finirait par arriver à une situation où tous les expédients
mnus deviendraient impossibles. «Rajustonsleschosesavecdexté-
té« soutenons-les tant que nous pourrons à force de charlatanisme
d'audace, vivons joyeuscnient au jour le jour, accordons à qui
amande, donnons à la cour une dernière fête ; puis, quand les
mpes seront vides, si nous ne pouvons plus les remplir, nous
3US lancerons sur la mer des grandes réformes et nous tranche-
ms du Turgot, le plus tard possible. En attendant, nous aurons
^cu et joui. » Voilà probablement le sentiment vrai de cet homme,
ni avoua à un grave personnage, au vieux Machault, qu'il ne
; fût pas chargé des affaires du roi sans le mauvais état des
ennes'.
1. y. le vigoureux factum de Mirabeau contre Calonne, ap. Mém, de Mirabeau^
IV, p. 192.
2. M. Louis Blanc, Hiit, de la Révolution française^ t. II, ch. y.
3. Il lui fit bien un autre aveu, au grand étonnement de Tancien ministre, qui
avait rien fait, suivant ses propres paroles, •« pour mériter une confidence si ex-
aordiuaire. » |1 lui raconta que , dans sa première entrevue avec le roi , il avait
540 LOUIS XVI. 11781:
Los affaires du roi étaient en effet dans une position déplorable
lorsque Galonné entra au contrôle-général : le trésor était vide*.
La vieille et la nouvelle finance, les traitants et les banquiers, le
crédit sous ses deux formes, étaient désorganisés par la rupture du
bail des fermes et par la suspension des paiements de la caisse
d'escompte; la dette consolidée s*était augmentée de 345 millions
depuis la chute de Necker, en deux ans et demi. Il existait un
arriéré de 220 millions sur la marine, de 170 millions sur divers
autres objets, 176 millions d'anticipations et 80 millions de déficit
sur Tannée courante, en tout 646 millions de dette flottante exi-
gible. Le revenu annuel était arrivé à 505 millions; mais il en
fallait retrancher 205 pour rentes constituées et intérêts d'avances
et de cautionnements, plus 45 pour remboursements d'annuités
et de loteries ; il ne restait que 255 millions disponibles, et les
dépenses ordinaires en exigeaient au moins 300. Le déficit annuel,
jusqu'au remboursement total des annuités et des loteries, c'est-
à-dire pendant bien des années, devait donc être d'une cinquan-
taine de millions^.
Galonné débuta brillamment. Il se fit bien venir de la majorité
du conseil ' en amenant Vergenncs à consentir la suppression du
comité des finances, qui faisait une position inférieure à ceux des
ministres qui n'en étaient pas membres. Il gagna les financiers en
rétablissant le bail des fermes (9 novembre 1783). Il releva le
crédit en supprimant le cours forcé des billets de la caisse d'es-
compte avant le délai fixé par son prédécesseur. Les banquiers et
un agent de change du Trésor mirent la caisse en mesure de faire
face; un procès-verbal favorable du passif et de l'actif de la caisse,
lancé habilement dans le public, ranima la confiance; mille
nouvelles, actions émises se placèrent sans difficulté , et la caisse
avoué à Louis XVI 220,000 fram*8 de dettes exigibles. • Un contrôleur - généra],
aTait-il dit au roi, peut trouver facilement les moyens de s'acquitter; mais je préfère
tout devoir aux bontés de Sa Majesté. >» Louis, sans dire un mot, alla prendre dans
un secrétaire 230,000 livres en actions de la compagnie des eaux de Paris, et les remit
à Calonne, qui garda les actions et aat payer autrement ses dettes I — V. Montbion,
Particularités *ur les mif^stns dei finances^ p. 279.
1. Il n*y avait que 360,000 francs en caisse : Calonne, dans son Miq^ire au roi,
pour produire plus d*effet^ dit qu'il n*y avait que deux sacs de 1,200 écus.
2. Bailli, Hist. ^nancière dt la Francs, t. II, p. 250.
3. Il entra au conseil, comme ministre d'état, le 23 janvier 1784.
11783-1784] FINANCES. 541
élargit ses opérations et reprit la plus grande faveur*. Galonné
profita de ce premier succès poui* fermer un emprunt de son pré-
décesseur qui n'avait pas été rempli, et pour en rouvrir un autre
de 100 millions en viager à des conditions séduisantes pour les
préteurs et onéreuses pour l'état (décembre 1783). Le parlement
enregistra, avec des représentations. Il n'en coûtait rien à Galonné
de répondre à des remontrances par des promesses. Il les avait
prodiguées d'avance dans le préambule de Tédit d'emprunt.
0 L'ordre, l'économie, l'arrangement, présidaient à toutes les
opérations; bientôt l'équilibre, rétabli entre les recettes et les
dépenses, allait conduire à la diminution du poids des impôts. »
L'emprunt réussit tellement, qu'il gagna 11 p. Vo sur le piix
d'émission. Les Hollandais, qui profitaient de la paix pour retirer
leur argent de la banque d'Angleterre et l'apporter en France,
aidèrent beaucoup à la promptitude du placement.
Un arrêt du conseil, du 14 mars 1784, sembla commencera
justifier les belles paroles de Galonné. L'hiver ayant été long et
dur, et suivi de grands débordements, le roi accorda 7 millions
en secours et réparations qui durent être retenus, en majeure
partie, par voie de retranchements, sur la maison du roi, sur les
bâtiments, les pensions, les grâces et les gros traitements. On
annonçait qu'on poussait activement les études préparatoires
(commencées sousTurgot) pour la suppression des douanes inté-
rieures. Au mois d'août 1784, on recréa une caisse d'amortisse-
ment, qu'on dota de 3 millions par an, et à laquelle on attribua
en outre les arrérages des rentes perpétuelles qu'on amortirait
avec ces 3 millions et des rentes viagères, à mesure de leur
extinction, évaluée à 12 millions de francs par an. Suivant les
calculs fournis à Galonné par un ami de Mirabeau , un habile
financier, nommé Panchaud , qui avait étudié le mécanisme de
l'intérêt composé, déjà employé heureusement par les Anglais, la
nouvelle caisse devait amortir en vingt-cinq ans plus de 1 ,260 mil-
lions de la dette tant flottante que consolidée, et libérer le Trésor
1. La caislb fut astreinte & aToir toujours en numéraire un quart au moins de la
▼aleur des billets circulant; son escompte fat fixé à quatre- vingt-dix jours au plus,
et à 4 pour 100 pour un mois, 4 et demi pour plus long terme. — Mim, de Bacbau-
moût, t. XXIII, p. 35.
54Î Lotis XVI. ami
de 91 millions d'arrérages et d'autres engagements annuels.
Calonne déclarait que la guerre même, si elle se renouvelait, ne
suspendrait pas les opérations de cet établissement libérateur*.
Les sages secouaient la tête; mais le public fut un moment
ébloui. Calonne fit un tour de force vraiment incroyable. S'il y a,
dans ce peuple trop oublieux, un groupe de population qui se
souvienne et qui garde obstinément ses affections et ses haines,
c'est sans doute la Bretagne. C'était dans le pays de La Chalotais
qu'on devait le mieux connaître Calonne! eh bien, il trouva
moyen de faire crier: Vive Calonne! dans Rennes même, & la
porte (le ce Palais de Justice témoin de son ignominie! Son pré-
décesseur, le garde des sceaux et le ministre de la maison du roi
avaient comploté de supprimer les États de Bretagne et de réduire
cette province à la condition des pays d'élection. Calonne fit aban-
donner celle dangereuse et inique entreprise, protesta, auprès des
Bretons les plus influents, qu'on l'avait calomnié autrefois, le leur
persuada à moitié, fit rendre aux États de leur province la libre
nomination de leurs députés, avec d'autres concessions, et en
obtint avec acclamation un don gratuit double de l'ordinaire
( novembre — décembre 1784 ) * !
La cour était bien autrement en joie que le public ; mais les
choses allaient précisément beaucoup trop bien au gré de ce petit
monde privilégié pour que cette satisfaction fût longtemps parta-
gée par la graqde société. Calonne riait le premier avec les cour-
tisans des graves maximes qu'il étalait devant le roi, devant les
parlements, devant le public. Il leur expliquait sa vraie théorie
économique , la large économie, qui consiste à dépenser beaucoup
pour paraître riche , et à paraître riche pour pouvoir emprunter
beaucoup. Les gens de cour entendaient mieux celle économie
que celle de Turgot ou de Necker! La pratique répondit à la
théorie. Le Trésor fut ouvert sans réserve aux princes, à la reine,
aux personnes en crédit. Les frères du roi ne se contentaient pas
de leurs immenses revenus : on paya leui's dettes; la reine dési-
rait Saint -Cloud; on acheta pour elle cette magnifique rési-
1. ilrici>n/iej loi» françaiie$, t. XXVII, p. 464. — Bailli, t. II, p. 253. — Dros,
t. Iw, p. 454.
2. Mém. de Bachaumout, t. XXVII, p 101. » Droz. t. !•', p. 402.
[1785] GASpiLLACîES. 643
dence du duc d'Orléans; le priuce de Guémené avait fait,
comme on Ta déjà dit, une banqueroute de 30 millions : on lui
racheta, pour le roi, à un prix exorbitant, le domaine de
Lorient et quelques autres propriétés féodales des Roban, afin de
l'aider à apaiser ses créanciers. Tout grand seigneur obéré qui
avait une terre à vendre venait Tofirii au roi ; il y eut, en trois
ans, pour 70 millions de ces acquisitions inutiles et onéreuses *.
Ceux qui voulaient échanger et non vendre des domaines n'étaient
pas moins bien reçus j et il n'est pas besoin de dire que ce n'était
jamais la couronne qui gagnait aux échanges; Galonné et ses amis
ûe s'oublièrent pas en obligeant autrui. Tous les moyens étaient
bons au contrôleur- général pour se faire des partisans. On vit
reparaître les croupes et parts de faveur dans les fermes et dans
les régies, les baux et les marchés sans enchère, à huis clos, les
augmentations et les survivances de pensions , et cela au moment
même où une déclaration royale (8 mai 1785) annonçait qu'il ne
serait plus accordé de pensions qu'à mesure des extinctions. Les
droits du fisc étaient non aveims à l'égard de quiconque avait
accès au contrôle- général. Chaque jour, Galonné accordait la
diminution ou la remise entière des droits qui pesaient sur la
transmission d'une charge ou sur la mutation d'une propriété
féodale. Ghaque année, le revenu des domaines, des aides, des
tailles et des gabelles perdit plus de 2 millions par des remises
de faveur. L'immensité des acquits de comptant , des dépenses
soustraites à la comptabilité régulière, dépassait, depuis la chute
de Necker, tout ce qu'on avait vu sous Louis XV. Les acquits de
comptant s'élevèrent, en 1785, à plus de 136 millions*, sur les-
quels plus de 21 millions sur ordonnances au porteur, sans qu'on
pût connaître à quelles personnes ni pour quels objets elles avaient
été délivrées ! Toutes les dépenses augmentaient dans des propor-
tions insensées. L'esprit de paresse et de désordre envahissait les
bureaux, à l'exemple du cabinet du ministre. Ge qui faisait huit
divisions et coûtait 300,000 francs du temps de l'abbé Terrai ,
1. Il fkat dédnirt du compte de Calonoe Rambouillet, acheté ayant son avène-
ment, malgré son prédécesseur.
2. Ils avaient été plus haut encore en I7B3 ; passé 145 millions. ~ V. Bailli, Hùu
fkwncièie^ t. II, p. 266.
544 LOUIS XVI. [mi-\m\
laborieux et rangé dans ses vices, était transformé, sous Galonné,
en vingt-lmit départements, qui dépensaient 3 millions.
A travers tant de dilapidations Toiles et coupables, une seule
espèce de dépense eût mérité des éloges, quoique le faste y eût
encore trop de part, si la continuation et Taché vement de ce <Ju*oii
entreprenait eussent été assurés par une administration pré-
voyante. C'étaient ces travaux partout commencés pour Tenibel-
lissvMnent et Tassainissement des grandes villes, et surtout les
travaux des ports de mer et des canaux , travaux dans lesquels le
gouvernement était secondé, quelquefois devancé par les provinces
et par les villes. A voir l'activité féconde qui se déployait pour
agrandir ou améliorer les ports du Havre, de Dunkerque, de
Dieppe, de la Rochelle, d'Agde, de Cette, pour achever la canali-
sation du Languedoc *, pour joindre par trois nouveaux canaux le
bassin du Rhône à ceux de la Loire, de la Seine et du Rhin '; à
voir cette tilanique entreprise de Cherbourg qui devait enfin réa-
liser la pensée de Colbert ' et donner à la France, en dépit de la
nature, un formidable port de guerre à rentrée de la Manche,
qui eût pu se croire à la veille de la chute d'une monarchie el
d'une société?
Pour subvenir aux exigences d'un tel présent, Calonne achevait
de dévorer l'avenir. Il payait, par an, à peu près 30 millions pour
intérêts d'avances faites au Trésor. Il vendit aux comtés de Bar-
sur-Seine el d'Auxerre le rachat des aides à perpétuité ; afin d'ob-
tenir des États de la Flandre maritime un prêt de 10 millions à
intérêt, il leur engagea, pour dix ans, moyennant une faible rede-
vance, les taxes sur les consommations, appelées Droi's des quatre
membres de Flandre, Il restaura le monopole du commerce de
l'Inde en fondant une nouvelle compagnie privilégiée, dont il
1. Canal de Beaucaire à Ai gués -Mortes.
2« Canaux du Centre, de Bourgogne et du Rhône au Rhin. — Les plans du canal
de Berri furent en outre arrêtés en 1786.
3. Et dépasser la pensée de Yauban, qui voulait seulement creuser un port pour
trente à quarante vaisseaux, vers le lieu appelé la Fosse du Galet. Le gigantesque
projet de changer la rade ouverte de Cherbourg en une rade que fermerait une île
artificielle d'une lieue de long, ùonstruite à une lieue de la côte, fut proposé par le
capitaine de vaisseau La Bretonnière, en 1777. On adopta son idée, mais non pas
ses moyens d'exécution, et, après la paix de 1783, on commença Ui construction de
la prodigieuse digue d'après le plan de l'ingénieur Cessart.
11784) GALONNE ET NECKER. 545
comptait tirer quelque avance à l'occasion *. Il battit monnaie
avec des créations d'offices dans les finances, rétablit tous ces
officiers alternatifs, tous ces doubles emplois qui avaient disparu
sous Turgot et sous Necker, et fît un énorme cadeau, toujours aux
dépens de l'état, aux receveurs-généraux qu'il venait de reporter
du nombre de douze à celui de quarante-huit. Il circulait encore
pour 32 millions de ces rescriplions dont le paiement avait été
autrefois suspendu par Terrai. Au lieu de faire racheter par la
caisse d'amortissement ces efiTets dépréciés. Galonné laissa opérer
ce rachat, à bas prix, par les receveurs-généraux et leur en tint
compte au pair.
Le premier emprunt de Galonné et les fruits de ses expédients
étaient consommés. Il fallait de nouvelles masses d'or, et déjà,
cependant, le public se désillusionnait. Une publication très-
inopportune pour le contrôleur-général eut lieu sur ces entre-
faites (fin 1784); ce fut le livre de Necker sur Y Administration des
finances^, œuvre des loisirs d'un ministre déchu et fort désireux
de se relever et d'en démontrer la nécessité au public. Ce livre,
loin de pécher par l'excès de hardiesse, indiquait un esprit déjà
dépassé par le mouvement des choses : Necker en était encore
aux réformes partielles et compatibles avec le maintien des pri-
vilèges; néanmoins le bon sens et la moralité qui caractérisent
ses vues offraient, avec ce qui se passait au contrôle-général ,
un contraste qui ne pouvait échapper à personne'. Ses plans sur
la modification du fonds et de la perception des impôts furent
très-bien accueillis de cette opinion publique à laquelle il avait
coutume de faire appel, et l'on fut indulgent pour la personnalité
outrée qui rend l'introduction de son ouvrage presque nauséa-
bonde. Le roi, au contraire, fut fort mécontent que Necker eût
imprimé et répandu son livre sans autorisation : une lettre d'en-
voi très-respectueuse ne le réconcilia pas avec l'auteur, et il fut
un moment question de signifier à Necker qu'il eût à quitter la
1. Le commerce de Tlnde, si déchu, avait remonté de 8 milliond à 20 millions
depuis la buppression du monopole.
2. 3 vol. in 8* : ne porte la rubrique d'aucune ville.
3. Il y a, dans son livre, une bonne réfutation de Timpôt unique sur le sol, voulu
par les physiocratcs (t. I"*, ch. vi). Il combat aussi, au point de vue pratique, Tidée
plus plausible de l'impôt unique sur les facultés présumées de chacun.
xvi. • 35
546 LOOIS XVL (17«4.n83!
France, ou même de déférer sou livre aux parlements pour viola-
tion des secrets de Tétat. Le roi ne se décida pas à aller si loin;
mais ie séjour de Paris Tut interdit à Tancien ministre'.
Cela ne ramena point à Galonné les esprits, qui commençaient
de s'aliéner. Un second emprunt de 125 millions, combiné d*une
façon nouvelle et attrayante pour les préteurs, mais fort désavan-
tageuse au Trésor', ne fut enregistré au parlement qu'après de
vives représentations, et sur Tordre exprès du roi (30 dé-
cembre 1784) '. Cet emprunt prit bien dans le premier moment,
grâce à son habile distribution; mais la confiance ne tarda pas à
baisser, et diverses compagnies financières, la Caisse d'escompte,
la Compagnie des eaux de Paris, la Banque espagnole de Saint-
Charles, firent une concurrence redoutable aux émissions minis-
térielles. Un agiotage effréné s'était jeté sur les actions de ces
compagnies. Calonne prit l'oOensive par un arrêt du Conseil qui
non-seulement prohiba pour l'avenir , mais annula dans le passé
les marchés à prime concernant les dividendes des actions de la
Caisse d'escompte (janvier 1785) ; puis il lança sur les agioteurs
un puissant adversaire, Mirabeau, qui, par des brochures mar-
quées de l'énergie et de la lucidité qu'il portait en toutes choses,
fit baisser le taux artificiel et immodéré des actions. Le gou?er-
nement espagnol, protecteur de la Banque de Saint-Charles, se
plaignit : Mirabeau fut abandonné et deux de ses écrits furent sup-
primés par arrêt du Conseil ; mais, en même temps, Calonne pour-
suivit la guerre contre les marchés à prime et déclara nulles
toutes les conventions par lesquelles l'un vend ce qu'il n'a pas et
l'autre achète sans avoir les fonds, c'est-à-dire tous les jeux ou
paris sur la hausse ou la baisse se résolvant en un paiement de
différence \ L'arrêt du Conseil ne validait de marchés à terme
1. Soulayie, Mim, nir le règne de Louit XVI, t. IV, p. 281. Il donne les pièces
originales
2. L'emprunt deyait être éteint en vingt-cinq ans, par des remboarsentents annuels
tirés au sort : les remboursements devaient être accompagnés d'une augmentation
progressive du capital restant, en sorte que les derniers préteurs, la-Yingt-cinquièine
annce, recevraient deux capitaux pour un.
3. Les parlements de province recommençaient à parler d'Ltats-Généraux : celui
de Besançon, dés juillet 1783, avant Calonne; celui de Bordeaux, en janvier 1783.
4. Il faut avouer que le caractère officiel donné aux marchés à terme sur la cote
de la Bourse n'est pas un indice de progrès dans la moralité publique !
rnsS] AGIOTAGE. 547
que ceux dont les titres seraient déposés en dedans le mois de
novembre (7 août). Galonné avait dépassé son but. Toute la
banque, tous les gens d'affaires étaient engagés dans les spécula-
tions qu'il proscrivait : une panique se déclara; l'argent se res-
serra brusquement et le papier des meilleurs banquiers ne fut
plus escompté qu'à 7 ou 8 p. Vo. La Caisse d'escompte ne voulut
plus avancer de fonds et demanda elle-même du secours au con-
trôleur-général.
L'emprunt des 125 millions n'y gagnait rien et baissait autant
ou plus que les actions. Galonné eut beau chercher à dissimuler
ses embarras en remboursant, par fanfaronnade et sans nécessité,
29 millions d'inscriptions pour lesquelles l'état ne payait que
5 p. 7o d'intérêt .(août 1785). Ses efiforts pour relever le coure des
effets royaux échouèrent^. Il dut revenir sur ses pas, et, après
avoir aidé les banquiers à sortir de la crise, il se relâcha, dans
un nouvel arrêt, des dispositions rigoureuses de l'arrêt du 7 août
(2 octobre 1785) et chargea des commissaires royaux de faire une
espèce de cote mal taillée entre les vendeurs et les acheteurs des
marchés à terme*. •
Galonné avait fait sa paix avec les gens de finances, qui voyaient,
dans les besoins croissants du Trésor, la source de nouveaux
profils; mais il ne put ressaisir l'opinion publique désabusée et il
eut à la fois contre lui les honiines éclairés et les masses souf-
frantes. Deux hivers rigoureux, dont le second avait été suivi
d'une extrême sécheresse, avaient infligé de grandes misères aux
campagnes. Le gouvernement favorisa l'introduction des bestiaux
étrangers, interdit l'exportation des grains, autorisa les paysans à
faire pâturer leurs troupeaux dans les bois du domaine et des
communautés religieuses, défendit l'accaparement des fourrages;
mais ces mesures protectrices, qui n'étaient pas toutes également
dictées par une saine économie politique, furent plus que com-
pensées par l'accroissement de rigueur dans les poursuites contre
1. Il 8*y était fort mal pris. ** Il confia, sans autorisation du roi, près de 12 mil*
lions d'assif^nations sur les domaines à des amis qui devaient les employer à soutenir
les effets publics, et qui, soit par ignorance, soit par friponnerie, soit par négligence,
en firent perdre au Trésor la plus grande partie. » — Droz, t. l**, p. 457.
2. Jfém. de Bachaumont, t. XXIX, p. 20<>, 249, 256; XXX, p. 1. — Àncienna
Lois françaises, t. XXVIII^ p. 7. — Mém, de Mirabeau, t. IV, p. IBl et suivantes.
548 LOUIS XVI. (17n-IT86J
les contribuables, et l'on vit avec indignation le fisc arracher vio-
lemment le denier du pauvre et négliger ses droits sur For du
riche et de Thomme en crédit*.
A travers tout le bruit que faisait Galonné, on entendait craquer
la machine financière, et aucune réforme, danâ aucun genre, ne
venait distraire Tattention publique. Le parlement lui-même,»
peu novateur, à Tinstigation d*un parent de Malesherbes, du pré-
sident de Lamoignon, avait présenté au roi un mémoire sur la
réforme des frais de justice et des épices (mai 1784) ; le mémoire
du parlement restait enterré à Versailles. L'année d'après, à l'oc-
casion d'un procès qui excita un grand intérêt, un magistrat do
parlement de Bordeaux, qui s'était illustré au parquet avantMe
passer dans la magistrature assise, le président Dupati, renouvela,
avec l'autorité de sa position, les attaques des philosophes contre
la procédure secrète, l'isolement de l'accusé et l'ensemble des
formes de notre justice criminelle. Le mémoire de Dupati ayant
été publié à Paris, le parlement, fort dépassé dans son zèle de
réforme, entama des poursuites contre le président bordelais. Le
roi couvrit Dupati contre le parlement , mais on ne toucha pas à
la jurisprudence criminelle (1785-1786) ^
Le gouvernement allait se disloquer au dedans avec Galonné; il
faiblissait au dehors avec Vergennes. Avant la fin de la guerre
d'Amérique, il s'était passé en Europe divers incidents qui avaient
peu satisfait l'opinion. Ainsi, à Genève, de 1779 à 1782, la majo-
rité de la population ayant voulu se soustraire à la domination
exclusive d'un petit nombre de familles, qui faisaient la loi dans
le conseil des deux cents, et ayant prétendu interpréter la consti-
tution genevoise dans un sens plus démocratique, l'aristocratie en
appela aux puissances garantes du pacte de 1739, c'est-à-dire à la
France, à la Sardaigne et à Berne. Les trois puissances intervinrent
par les armes (juin 1782), menacèrent de donner l'assaut à Genève
et forcèrent les Genevois de rentrer sous le joug de leurs patri-
ciens. Le public français ne vit pas volontiers traiter de la sorte
1. BaiUi, t. II, p. 261. — Mém, de Eachaamont, t. XXIX, p. 52,
2. L'écrit du président Dupati eu suscita beaucoup d^autres sur le même siget*
On remarque, parmi les auteurs, à c6té du nom de Condorcet, oelui de Brissot à€
Warville.
11780.1784J GENÈVE. CRIMÉE. 549
le parti de Rousseau dans sa propre ville, et étouffer la démo-
cratie en Europe par les mômes mains qui Taidaient à triompher
en Amérique. La monarchie bourbonienne eut à s'en repentir :
un grand nombre de Genevois, bannis parles patriciens restaurés,
se répandirent en Angleterre et en France, et plusieurs d'entre
eux figurèrent parmi les plus ardents promoteurs de la Révolution.
Quelque temps auparavant, on avait reproché à Vergcnnes
d'avoir souffert que la maison d'Autriche s'établit sur le Rhin, par
l'élection de l'archiduc Maximilicn à la coadjutorerie de Cologne
et de Munster (1780). L'intérêt de la France eût été de s'entendre
avec la Prusse pour empêcher ce choix; mais Vergennes n'avait
pas .été libre : il avait dû céder à l'ascendant de la reine.
Des événements plus graves se passèrent bientôt sur la mer
Noire. Un des motifs allégués par Vergennes pour hâter si fort la
paix avec l'Angleterre avait été la nécessité de s'apprêter à mettre
obstacle aux projets de la Russie et de l'Autriche sur l'empire
otboman. On a vu qu'en 1779, il avait fait consentir la Turquie,
pour avoir la paix, à accorder aux Russes la libre navigation de
la mer Noire, du Bosphore et de toutes les mers othomanes, l'in-
dépendance des Tatars et la réduction de la suzeraineté otho-
manc sur la Valachie et la Moldavie quasi à un vain titre,
c'est-à-dire que les concessions du traité de Kaïnardji avaient
été de beaucoup dépassées. Il semblait qu'au moins le cabinet
de Versailles dût se croire obligé de faire respecter le nouveau
pacte.
Les conditions n'en furent pas un instant observées. Catherine
n'eut pas plutôt fait la Crimée indépendante, qu'elle travailla à la
faire russe : l'un n'avait été que le moyen de l'autre. Elle suscita
contre le khan des Tatars, partisan de la Turquie , une révolte
qui l'obligea de prendre la fuite, et lit élire à sa place un succes-
seur qui vendit sa souveraineté à la Russie (fin 1782). Les Tatars
se soulevèrent pour défendre leur nationalité. Ils furent accablés
par les forces moscovites avec d'effroyables cruautés; les Russes
égorgèrent trente mille de ces malheureux, hommes, femmes et
enfants. Des colonies russes s'établirent en Crimée : Taman et le
4Couban furent occupés |)ar les soldats de Catherine. La tzarine
allait hardiment à ses lins, assurée qu'elle était de TAutriche par
550 LODIS XVI. [t7M.1784]
un traité secret. Depuis la mort de sa mère', Joseph II donnait
pleine carrière à sa double passion de réformes intérieures et
d'envahissements extérieurs; d*une part, il semblait se hâter de
devancer la France dans Tapplication des doctrines enseignées
]>ar les philosophes français, sans y mettre la réserve prudenunent
égoïste qu'avait gardée le grand Frédéric, son devancier dam
cette voie*; de l'autre part, il tâchait d'appliquer le système très-
peu philosophique de convenance, c'est-à-dire le droit du plus fort,
1. Marie-Tbéréae éUit morte en ooTcmbre 1780.
2. Sons Marie-Thérèse même, le courant du «ède arait fût qnelqnea Inèdies an
abus du moyen âge. Défeuse arait été fiaite aux ecclésiastiques d'assister à la rédac-
tion des testaments. Le droit d'asile avait été aboli, rinquLâtion supprimée en Mila>
nais, ainsi qae les prisons monasUques. La noblesse et le clergé avaient éuk soumit
i un imp^t foncier, beaucoup plus faible, il est vrai, que celui que payaient les
roturiers. Les paysans opprimés par leurs seigneurs avaient été autorisés à porter
api>el aux tribunaux du souverain. A peine Marie -Thérèse eut -elle fermé les}'eiix,
que Joseph se donna toute carrière. Il proclama dans son empire un sy»téme admi-
nistratif et judiciaire uniforme, devant lequel devaient disparaître les assemblées
nationales et provinciales, les coutumes locales, les juridictions féodales. Il ordonna
Tunité d'impôt, la suppression des dimes, des corvées, de toutes redevances person-
nelles; il abolit le droit d'aînesse. Secondant et poussant à toute extrémité, tn
profil de r£tat, le mouvement qui portait alors les princes ecclésiastiques et le cla^é
catholique allemand à restreindre l'autorité do pape (le mouvement dont Yan-
Lspen, Huntheim {Febronhu), Eybel, étaient les théorideos), il interdit les recours
à Home pour dispenses et cas réservés, les communications directes des évèqnet
avec Rome ; il réduiiût les revenus des plus riches évéchés, supprima des évéchés, en
créa d'autres, interdit tous rapports aux ordres monastiques avec des chefs étran-
gers , supprima plus de deux mille couvents et n'en garda que sept cents , à con^-
tion qu'ils se vouassent à l'enseignement ; il augmenta le nombre des curés , sup-
prima les séminaires dirigés par les évéques , prohiba les pèlerinages , diminua le
nombre des fêtes , fit composer pour la jeunesse un catéchisme politique et moral ,
imprima une forte impulsion à Tiastruction primaire, institua le mariage civil, au-
torisa le divorce dans certains cas, établit l'égalité devant la mort par l'uniformité
des cérémonies funèbres et des inhumations, eréa une multitude d'hôpitaux, d'asiles
pour les orphelins et les enfants pauvres, abolit la peine de mort, si ce n'est contrt
les assassins, établit la conscription militaire régulière et uniforme, institua enfin U
l.b;irté des culies en droit et la liberté de la presse au moins en fait.
Comme on l'a dit souvent, Joseph tenta d'avance dans les états autrichiens
presque toutes les réformes sociales que devait accomplir l'Assemblée Constituante
en France; mais il n'eut pas le même succès. La volonté arbitraire d'un seul
hoçime, s'attaquant à la fois aux vieilles libertés et aux abus, ne peut équivaloir à
l'action de tout un peuple sur lui-même. La Constituante, d'ailleurs, eut à agir sur
une nation dont il s'agissait seulement de consommer l'unité providentielle, préparée
|iar les siècles. Joseph II , au contraire , voulut imposer une unité artificielle à des
peuples divers. Il crut qu'on pouvait faire une nation. U se bris>a contre cette oeuvre
imp t»sible. — V . le tableau de son régne dans V Histoire de Joaeph 11^ par M. Pagaue!,
2« édit.i 1853.
[1788-17841 RUSSIE ET TURQUIE. 551
avec aussi peu de scrupule, mais beaucoup moins d'habileté que
n'avait fait Frédéric. Lorsque le cabinet de Versailles tenta de le
détourner de s'unir à Catherine contre les Turcs, il n'avoua pas
tout de suite son pacte avec la Russie, mais il laissa entendre que^
pour maintenir l'équilibre, il serait obligé « de s'étendre en raison
de ce que la Russie pourrait acquérir, o II se montra peu sensible
aux représentations de la cour de France sur l'immoralité de ce
monstrueux système.
Le cabinet de Versailles, alors, se tourna vers la Prusse et
entama une négociation avec Frédéric II pour arrêter l'œuvre de
destruction de l'empire othoman. Mais rien n'était plus loin de la
{lensée de Vergenncs qu'une grande guerre contre la Russie et
l'Autriche. Il avait fait d'avance la part du feu, et cette part n'était
rien moins que la Crimée et le Kouban, c'est-à-dire qu'il se rési-
gnait à ce que la Russie gardât .tout ce qu'elle avait pris , pourvu
que l'Autriche ne prît rien. Sur ces entrefaites, Joseph II ayant
signifié à la France l'intention où il étiiit de soutenir la tzarine^
son alliée, avec cent vingt mille hommes, l'ambassadeur français à
Constantinople, Saint- Priest, eut ordre de presser la Porte -Otho-
mane de céder aux exigences russes. Le divan, n'ayant plus aucun
espoir de secours, souscrivit, le 8 janvier 1784, à un nouveau
traité qui cédait à la Russie la souveraineté de la Crimée, de l'île
de Taman et du Kouban. L'empire othoman perdait défmitive-
ment sa fidèle avant -garde de la Petite -Tatarie. La pleine posses-
sion de la mer d'Azow et la prépondérance décidée sur la mer
Noire étaient assurées désormais aux Russes.
La prompte conclusion du traité déconcerta les prétentions de^
Joseph II, qui s'apprêtait à envahir la Valachie et la Moldavie, et
qui n'eut plus ni prétexte ni possibilité d'agir. «Du moins,»
dit Vergennes pour tâcher de justifier sa politique, « du moins
l'empereur n'a rien eu , et la satisfaction de la cour de Péters-
bourg, qui, à la vérité, pèse éminemment sur les Turcs, n'est
d'aucun préjudice pour la France *. » Vergennes cherchait à faire
illusion aux autres et peut-être à lui-même sur l'énorme conces-
sion arrachée par le désir de la paix.
1. Flassan, t. VII, p. 399. — Soulavie, Mémoires du règne de Louit XVI^ t. V,
p. 64-BO.
55S LOUIS XVL (178t.l7S4]
L'indiiïérence et rinaction absolue de rAn^eterre en pri*sence
des progrès de la Russie étaient peut-être plus surprenantes que
la faiblesse de la France. Si Yergennes eût cru à la possibilité
d*un rapprochement avec les Anglais, il eût été probablemeot
moins faible dans le Levant.
L'affaire de Turquie était à peine terminée, du moins pour on
moment ,' que Joseph H, désappointé du côté de TOrient, suscita
une nouvelle querelle en Occident. Vers la fin de 1781, las et
humilié de supporter des garnisons étrangères sur ses terres des
Pays-Bas, il avait renvoyé les troupes hollandaises des places delà
Barrière, devenues inutiles, suivant lui, depuis Talliance de la
maison d'Autriche avec les Bourbons, et il avait fait démanteler
toutes CCS places élevées à grands frais contre la France, excepté
Luxembourg , Ostende et les citadelles d*Anvers et de Namur : la
Révolution devait tirer profil de cette opération en 1792! La
Hollande réclama en vain les anciens traités. Joseph alla bien
plus loin : en 1784, après quelques empiétements de vive force,
il somma les Provinces-Unies de lui céder Maéstricht avec diverses
portions de territoire sur TEscaut et sur la Meuse, de lui payer
de grandes indemnités pour jouissance indue de ces territoires et
pour de prétendues créances; puis, découvrant tout à coup son
vrai but,^il offrit de se désister de ses réclamations movennant
l'ouverture de l'Escaut et la liberté du commerce maritime pour
ses sujets des Pays-Bas autrichiens. Les premières prétentions
de Joseph étaient absurdes : la dernière, essentiellement contraire
au droit positif, au droit fondé sur les traités, était conforme an
droit naturel, fort blessé assurément par les conventions qui
interdisaient aux populations riveraines de l'Escaut l'usage du
beau fleuve que Dieu leur a donné; on peut dire touleCois que ce
n'était pas au chef d'un empire aussi artificiel que l'Autriche à
réclamer le droit naturel.
Quoi qu'il en soit, Joseph voulut passer outre au refus de la
Hollande : il fit tenter le passage de l'Escaut par deux navires :
les Hollandais tirèrent dessus et les forcèrent d'amener pavillon.
L'empereur rappela son ambassadeur de La Haie. Les Hollandais
invoquèrent le secours de la France. Yergennes, qui négociait en
ice moment môme avec les Étals -Généraux un pacte d'alliance
(17 4 1785] JOSEPH II ET LA HOLLANDE. 553
auquel il attachait avec raison beaucoup d'importance, sentit
qu'il fallait à tout prix empocher les thaïlandais de se rejeter dans
les bras de l'Angleterre : il décida le roi à signifier à Vienne que
la France s'opposerait à toute agression contre les Provinces-
Unies (novembre 1784); deux corps d'armée furent rassemblés
en Flandre et en Alsace; mais, en môme temps, la France fit à
l'empereur de nouvelles offres de médiation. Joseph accepta
d'assez mauvaise grâce, et, après de longs débats, il se rabattit à
demander satisfaction pour l'aCTront infligé à son pavillon, quel-
ques cessions territoriales peu considérables et une indemnité en
argent. Ce dernier article faillit faire rompre les négociations : les
Hollandais ne consentaient à donner que 5 millions et demi de
florins; Joseph en exigeait 10 ; le cabinet de Versailles trancha la
question en payant les 4 et demi restants. On évita par cet expé-
dient peu héroïque une guerre qui fût probablement devenue
générale et eût partagé l'Europe en deux camps.
Le jour môme du traité définitif entre l'empereur et la Hol-
lande, un pacte d'alliance défensive fut signé entre la Hollande et
la France (10 novembre 1785) '.
Le public fut très- choqué de voir la France payer encore une
fois l'Autriche, et l'impopularité de la reine s'en accrut. Celte
négociation n'avait pourtant pas été mal conduite et le succès
pouvait justifier le gouvernement de Louis XVI, si l'on savait
maintenir avec vigueur et mener à bonne fin l'utile alliance qui
venait de rattacher à la France la république hollandaise, si long-
temps l'instrument de l'Angleterre. H n'en devait malheureuse-
ment rien être !
Yergenncs , qui péchait d'ordinaire par trop de circonspection,
en manqua dans une occasion assez grave. Probablement pour
gagner la reine , qui se plaignait de le voir toujours contraire à
^on frère et à sa maison, il se laissa aller' à favoriser un nouveau
dessein par lequel l'infatigable Joseph H cherchait à se dédom-
mager de ses échecs successifs. Joseph était revenu à son projet
favori de réunir la Bavière à l'Autriche. N'ayant pu s'en emparer
de haute lutte, il visait maintenant à l'obtenir par échange. Catlic-
1. y. la négociation dans Garden, Hist. det Traités de paix, t. Y, p. 52-71; — et
Flaasan, t. Vil, p. 39i'-110.
55i LOUIS XTI. [1785]
rine n , qai comptait bien reprendre râeame de démembrement
de la Turquie et qui pensait avoir encore besoin de Tempereor,
tâcha y en le secondant avec zèle, de lui faire oublier qu'elle ne
lui avait pas donné sa part en Orient. Le 13 janvier 1785, Félec-
teur palatin , duc de Bavière, s'engagea à céder la Bavière à Tem-
pereur en échange des Pays-Bas autrichiens , moins le duché de
Luxembourg et le comté de Namur. Joseph voulait acheter avec
ces deux provinces le consentement de la France. L'empereur
promit ses bons offices à Télecteur pour lui faire obtenir le
titre de roi de Bourgogne \ Un agent russe se chargea de com-
muniquer le traité d'échange à Théritier présomptif de Bavière,
au duc Maximilien de Deux-Ponts (depuis roi de Bavière), en lui
signifiant que, s'il refusait son aveu, on s'en passerait. Le duc de
Deux- Ponts refusa, comme en 1778, et en appela aux cours de
Vei-suiiles et de Berlin. Frédéric éclata avec une telle éneigie,
que le cabinet français désavoua toute participation au dessein
de Fcmpereur et pria Joseph d*y renoncer. Pour la quatrième
fois, Joseph recula devant les résistances soulevées par son am-
bition et mérita plus que jamais la réputation de « l'homme qui
commence tout et n'achève rien *. » Mais l'aCTaire n'en resta pas
là. Frédéric voulut élever une barrière qui empêchât l'empereur
de récidiver, et, fort mécontent de la cour de France, ce fut au
roi d*Angleterre qu'il s'adressa comme électeur de Hanovre. Il
organisa, le 23 juillet 1785, avec les électcui's de Hanovre, de
Saxe, de Mayence, leé princes de Mccklenbourg, de Hesse, de
Bade, etc., une confédération pour maintenir la constitution de
l'Empire,. les droits des états, les pactes de famille et de suc-
cession. Le l'approchement de l'Angleterre et de la Prusse , qui
était au fond de cette li^^ue germanique, était un fait grave et
alarmant pour les intérêts français : on devait en faire bientôt
l'épreuve. Jamais le cabinet de Versailles n'eût dû manifester des
vues susceptibles de lui aliéner la Prusse, à moins d'être bien
décidé à aller jusqu'au bout, ce qui n'était ni dans sa pensée ni
dans l'intérêt de la France '.
1. On se rappelle que len Pays-Bas formaient dans TEmpire le Cerc/eiiefiouryoyfM.
2. Mém. de La Fayette, t. II, p. 230.
3. Garden, llitt. des Traité» dt paix, t. IV, p. 269-2B2. » Soulavie, Mém, du icfjn9
de Louiê\Vl,\. V,i. 65-71.
11783] BAVIÈRE. LE COLLIER. 555
En somme, le gouvernement français baissait au dehors; il
reperdait peu à peu le terrain qu'il avait regagné par la guerre
d'Amérique. Au dedans, il allait rapidement à sa ruine. Les
choses, après avoir été si longtemps en suspens et en oscillation,
se précipitaient avec violence. Les grands scandales, qui sont les
signes précurseurs des catastrophes, prenaient un caractère
étrange, inouï. Le fracas de la banqueroute du prince de Gué-
mené se tut devant le procès bien autrement éclatant d'un autre
prince de la môme maison, du cardinal de Rohan, évêque de
Strasbourg et grand-aumônier de la couronne. La partie adverse
du cardinal dans ce procès n'était rien moins que la reine de
France ! Le jour de la Noire-Dame d'août , la cour remplissait la
galerie de Versailles ; l'office allait commencer; le cardinal grand-
aumônier était là, prêt à se rendre à la chapelle en habits ponti-
ficaux. Tout à coup, il est mandé chez le roi ; il ne revient pas et
le bruit se répand qu'il est parti pour Paris, escorté d'un officier
des garded du corps. C'était à la Bastille qu'on le conduisait! Le
5 septembre 1785, des lettres-patentes du roi traduisirent le car-
dinal de Rohan devant la grand'chambre du parlement, avec une
comtesse de La Motte-Valois, descendante d'un bâtard de Henri II,
comme ayant attenté à la majesté royale en usurpant le nom de
la reine pour acheter à crédit, à des joailliers, un magnifique col-
lier de diamants du prix de 1,000,000 francs.
Le clergé revendiqua le droit de l'accusé d'être jugé par ses
pairs, par son ordre, et non par la magistrature laïque. Rohan,
qui avait d'abord réclamé lui-même le parlement pour juge,
revînt sur ses pas, protesta et demanda d'être renvoyé aux juges
d'église. Le pape, en consistoire, suspendit Rohan des préroga-
tives du cardinalat pour avoir reconnu la compétence du parle-
ment et ne lui rendit ses honneurs qu'après avoir été informé de
sa protestation tardive. Le parlement passa outre et retint le pro-
cès : c'était la première fois qu'on abaissait la pourpre romaine
devant le juge séculier et la justice du droit commun. Quelques
années plus tôt, l'opinion ne se fût préoccupée que de cette grande
victoire de l'esprit du siècle; mais, depuis l'abolition des jésuites,
on ne songeait plus guère à Rome; le public avait l'œil sur la
cour plus que sur TÉglise; on s'arrêta peu aux incidents de la
556 LOUIS XVI. [\m\
Tonne, dans Tardcnte curiosité qu*on avait de pénétrer le fond de
celte stupéHanle affaire. De quelque façon que la question fût po-
sée judiciairement, le public la posait sans hésiter entre Rohan eL
Marie-Antoinette. Il s'agissait de savoir si le cardinal grand-aumô —
nier avait commis u~e escroquerie colossale, s'il avait été la dupe—
iinbécile d'un escroc femelle (M"* de La Motte), ou si, enfin, ilavaiHl
véritablement acheté en secret le coWier pour la reine et par l'ordre^::
de la reine, à l'insu du roi. Ou peut juger, avec la renommée que^
de nombreuses inconséquences et dix ans de diffamations avaien"
faite à Marie-Antoinette, de la facilité d'une foule de gens à accep
ter la dernière des trois solutions et à en tirer les plus étrange:^
commentaires. On connaissait cependant fort bien la haine per-
sonnelle de la reine contre le cardinal, haine qui remontait â
l'époque où elle était dauphinc et lui ambassadeur en Autriche' ;
mais on pensait que cette haine avait pu céder au repenti/-
de Rohan et à la passion qu'il avait affectée pour Marie-Antoinetti*;
que M»« de La Motte avait peut-être été réellement l'intennédiairc
secret de la reine et du cardinal. Les pièces du procès démontrent
que Rohan se crut, de très-bonne foi , en correspondance avec la
reine par M"* de La Motte et chargé par la reine d'acheter le col-
lier en gage de réconciliation.
L'affaire avait éclaté parce que les joailliers, inquiets de ne i)as
recevoir d'argent, s'étaient adressés directement, pour être payés,
à Marie- Antoinette. La reine se montra d'abord stupéfaite, puis
exaspérée ; elle porta plainte à Louis XVI , et sa violence eût
attesté, pour des esprits non prévenus, qu'elle n'avait pas cliangc
de sentiments à l'égard de Rohan et qu'elle n'était pas sa com-
plice. Le baron de Breteuil, ministre de la maison du roi^, ennemi
implacable de Rohan pour des rivalités diplomatiques , et l'abbé
de Venriont, ancien précepteur et conseiller intime de Marie-
Antoinette, précepteur qui ne lui avait rien appris, conseiller qui
1. Ambassadeur à Vienne en 1772, au moment da partage de la Pologne, Kohan,
bien sccoiidé ou plutôt dirigé par sou secrétaire, l'ex-jésuite Georgel, bomme d'es-
prit et d'intrigue^ avait averti son gouvernement de tout ce qui allait se faire et
s'était acquitté de ses fonctions d'une façon assez distinguée ; mais il s'était attiré
la h:iiae de Marie-Thérèse et celle de Marie-Antoinette par des lettres iutercei>tics,
où il parlait peu avantageusement de la jeune dauphine.
2. 11 avait succûdu à, Amclot dans lautoiuiie tie 17BJ.
J785) PROCÈS DU COLLIER. 557
ne lui donna jamais que de pernicieux avis, vrai Maurepas de
Marie- Antoinette, aussi égoïste et moins sagace que le fatal mi-
nistre de Louis XVI, Breteuil et Yermont, disons -nous, exci-
tèrent encore la reine et entraînèrent, par elle, le roi à mettre le
feu à cette mine creusée sous le trône et qu'il eût fallu étouffer à
tout prix. Les gouvernements faibles et déconsidérés ne peuvent
prolonger leur existence que dans le silence et l'ombre. Il fallait
être pris de vertige pour ouvrir le sanctuaire de la famille royale
aux réticences transparentes d'un débat judiciaire et aux malveil-
lants commentaires de la foule, comme on eût fait de l'intérieur
équivoque d'une maison mal famée, pour mettre l'honneur de la
couronne à la discrétion du parlement, d'un corps naguère ter-
rassé, puis relevé couditlonnellement par la royauté, et plus irrité
de l'outrage que reconnaissant de la réparation.
Ce malheureux gouvernement entassait fautes sur fautes. Quel-
ques semaines après s'être jeté dans les mains du parlement,
il se brouilla avec lui, à l'occasion d'un troisième emprunt envoyé
par Calonne à l'enregistrement. Il s'agissait de 80 millions en
rentes viagères, remboursables en dix ans et assignés sur l'os
aides et gabelles; dernier secours, disait le préambule de l'édit,
qui suffirait o pour effectuer l'accaparement total des dettes et ré-
tablir l'ordre dans les affaires. » De tcilts assertions faisaient pitié
et non plus illusion : le parlement, d'une voix unanime, pria le
roi de retirer l'édit. Le roi répondit par un exprès commande-
ment d'enregistrer. L'enregistrement eut lieu, mais avec des mo-
dilications et des explications par lesquelles le parlement en décli- •
uait la responsabilité devant le public. Le parlement fut mandé à
Versailles et l'enregistrement pur et simple fut imj osé en lit de
justice (23 décembre 1785). Pendant les pourparlers qui avaient
précédé ce coup d'autorité, Calonne s'était aliéné personnellement
le premier président d'Aligre et les meneurs les plus influents de
la compa;.nie. On en sentit le contre-coup dans le procès du car-
dinal de Rohan.
Le procès du collier se prolongea neuf mois entiers, sans lasser
l'attente ni la curiosité publiques. L'acharnement maladroit que
mirent les afiidés de la reine, surtout le ministre Breteuil, à pour-
suivre le cardinal seul en cherchant à rejeter hors du débat
• I
556 LOUIS XVI. 117851
rorine, dans Tardente curiosité qu*on avait de pénétrer le fond de
celte stupéflanle affaire. De quelque façon que la question fût po-
sée judiciairement, le public la posait sans hésiter entre Rohan et
Marie-Antoinette. Il s'agissait de savoir si le cardinal grand-aumô-
nier avait commis une escroquerie colossale, sMl avait été la dupe
iinbécile d*un escroc femelle (M"^ de La Hotte), ou si, enfin, il avait
véritablement acheté en secret le coWier pour la reine et par l'ordre
de la reine, à Tinsu du roi. On peut juger, avec la renommée que
de nombreuses inconséquences et dix ans de diffamations avaient
fdite à Marie-Antoinette, de la facilité d'une foule de gens à accep-
ter la dernière des trois solutions et à en tirer les plus étranges
commentaires. On connaissait cependant fort bien la haine per-
sonnelle de la reine contre le cardinal, haine qui remontait à
l'époque où elle était dauphine et lui ambassadeur en Autriche';
mais on pensait que cette haine avait pu céder au repentir
de Rohan et à la passion qu'il avait affectée pour Marie-Antoinette;
que M'»^ de La Motte avait peut-être été réellement l'intermédiaire
secret de la reine et du cardinal. Les pièces du procès démontrent
que Rohan se crut, de très -bonne foi, en correspondance avec la
reine par M"* de La Motte et chargé par la reine d'acheter le col-
lier en gage de réconciliation.
L'affaire avait éclaté parce que les joailliers, inquiets de ne pas
recevoir d'argent, s'étaient adressés directement, pour être payés,
à Marie- Antoinette. La reine se montra d'abord stupéfaite, puis
exaspérée; elle porta plainte à Louis XVI, et sa violence eût
attesté, pour des esprits non prévenus, qu'elle n'avait pas changé
de sentiments à l'égard de Rohan et qu'elle n'était pas sa com-
plice. Le baron de Breteui), ministre de la maison du roi*, ennemi
implacable de Rohan pour des rivalités diplomatiques, et l'abbé
de Vermont, ancien précepteur et conseiller intime de Marie-
Antoinette, précepteur qui ne lui avait rien appris, conseiller qui
1. Ambassadeur à Vienne en 1772, au moment du partage de la Pologne^ Kohan,
bien secoiidé ou plutôt dirigé par sou secrétaire, l'ex -jésuite Georgel, homme d'es-
prit et d'iutri^ue, avait averti son gouvernement de tout ce qui allait se faire et
s'était acquitté de ses fonctions d'une façon assez distinguée ; mais il s'était attiré
la haine de Marie-Thérèse et celle de Marie-Antoinette par des lettres interceptées,
où il parlait peu avantageusement de la jeune daupliine.
2. Il avait succède à Ameloi dans iautomae de 1783.
J785J PROCÈS DU COLLIER. 557
ne lui donna jamais que de pernicieux avis, vrai Maurepas de
Marie-Antoinette, aussi égoïste et moins sagace que le fatal mi-
nistre de Louis XVI, Breteuil et Vermont, disons-nous, exci-
tèrent encore la reine et entraînèrent, par elle, le roi à mettre le
feu à cette mine creusée sous le trône et qu'il eût fallu étouffer à
tout prix. Les gouvernements faibles et déconsidérés ne peuvent
prolonger leur existence que dans le silence et l'ombre. Il fallait
être pris de vertige pour ouvrir le sanctuaire de la famille royale
aux réticences transparentes d'un débat judiciaire et aux malveil-
lants commentaires de la foule, comme on eût fait de l'intérieur
équivoque d'une maison mal famée, pour mettre l'honneur de la
couronne à la discrétion du parlement, d'un corps naguère ter-
rassé, puis relevé conditionnellement par la royauté, et plus irrité
de l'outrage que reconnaissant de la réparation.
Ce malheureux gouvernement entassait fautes sur fautes. Quel-
ques semaines après s'être jeté dans les mains du parlement,
il se brouilla avec lui, à l'occasion d'un troisième emprunt envoyé
par Galonné A l'enregistrement. Il s'agissait de 80 millions en
rentes viagères, remboursables en dix ans et assignés sur les
aides et gabelles; dernier secours, disait le préambule de l'édit,
qui suffirait o pour eflectucr l'accaparement total des dettes et ré-
tablir Tordre dans les affaires. » De telles assertions faisaient pitié
et non plus illusion : le parlement, d'une voix unanime, pria le
roi de retirer l'édit. Le roi répondit par un exprès commande-
ment d'enregistrer. L'enregistrement eut lieu, mais avec des mo-
difications et des explications par lesquelles le parlement en décli- •
uait la responsabilité devant le public. Le parlement fut mandé à
Versailles et l'enregistrement pur et simple fut imi osé en lit de
justice (23 décembre 1785). Pendant les pourparlers qui avaient
précédé ce coup d'autorité, Galonné s'était aliéné personnellement
le premier président d'Aligre et les meneurs les plus influents de
la compai^nie. On en sentit le contre-coup dans le procès du car-
dinal de Rohan.
Le procès du collier se prolongea neuf mois entiers, sans lasser
l'attente ni la curiosité publiques. L'acharnement maladroit que
mirent les aflidés de la reine, surtout le ministre Breteuil, à pour-
suivre le cardinal seul en cherchant à rejeter hors du débat
568 LOUCS XVI. 11786)
M"* de La Motte, acheva de tourner Topinion en sens inverse. Le
public oublia le juste mépris longtemps infligé à ce prélat perda
de débauches et couvert de dettes, qui ne concevait pas, sui-
vant ses propres paroles, qu'un galant homme pût vivre avec
1,200,000 livres de rente, et qui, en* conséquence, complétait les
revenus de ses dignités ecclésiastiques * avec les fonds de la grande
aumônerie, payant ses maîtresses de Targent destiné à sou-
lager les pauvres. On ne s*indigna pas, on se contenta de rire
de l'effronterie de l'ex-jésuiteGeorgel, vicaire-général de la grande
aumônerie et confident de Rohan, qui commença en ces termes
un mandement pour le carême : t Envoyé vers vous, mes très-
chers frères, comme le disciple Timothée le fut au peuple , que
Paul dans les liens ne pouvait plus enseigner, » etc. Quel Timo-
thée et quel Paul!... II y eut aussi peu de pudeur d'un côté que de
l'autre, du côté de Breteuil que de celui des Rohan, qui avaient
pris parti pour leur parent et entraîné avec eux une des branches
de la maison royale, les Condé, alliés aux Rohan .par le mariage
du prince de Condé avec une personne de cette famille. On vit ces
illustres parents de l'accusé, les princes et les princesses des
maisons de Condé et de Rohan, suivant l'usage des procès crimi-
nels, faire la haie, en habits de deuil, sur le passage de messieurs
de la grand chambre les jours de séance, et a des princes du sang
se déclarer en sollicitation ostensible contre la reine de France^. »
Les intrigues secrètes firent encore plus que les sollicitations pu-
bliques.
L'arrôt fut enfin rendu le 31 mai 1786. Le procureur-général,
Joli de Fleuri, conclut à ce que le cardinal fût tenu : 1° de décla-
rer à la chambre assemblée que témérairement il s'était mêlé de
la négociation du collier, sous le nom de la reine ; que, plus
témérairement, il avait cru à un rendez-vous nocturne à lui donné
par la reine*; qu'il demandait pardon au roi et à la reine, en
1. L'évéché de Strasbourg, seul, lui valait 400,000 fr.
2. Mim, de M"« Campan, t. H, p. 286. Tel est du moins le récit de M"« Campan;
les Mém. de Bachaumont (t. XXXII, p. 86) ne parlent point de la présence des
Condé au Palais.
3. Rendez- vous d*un moment, dans un bosquet de Versailles, où une fille qui res-
semblait beaucoup à la reine, apostée par M"* de La Motte, joua le rôle de Marie-
Antoinette.
(17861 PROCÈS DU COLLIER. ' 559
présence de la justice ; 2^ de donner sa démission de la charge de
grand-aumônier; 3*» de s'abstenir d'approcher à une certaine
distance des lieux où serait la cour, etc. Ces conclusions, trop
raisonnables, du moins quant aux premiers points, ne pouvaient
satisfaire ni ceux qui voulaient que Rohan fût condamné pour
vol, ni ceux qui prétendaient flétrir la reine en déchargeant
honorablement Rohan de toute accusation. Ce dernier parti l'em-
porta ! A cinq voix de majorité, le cardinal fut acquitté purement
et simplement, tandis que la comtesse de La Motte et son mari,
qui avaient grossièrement dupé Rohan et mené toute la négocia-
tion du collier pour escroquer les diamants , étaient condamnés
h être fouettés et marqués, puis à être envoyés, la femme à la Sal-
pëtrlère, le mari aux galères.
Le parlement vengeait cruellement son afifront de 1771. Les
grands pouvoirs de la vieille société s'entre-tuaient. La foule
accueillit avec une joie délirante l'arrêt qui humiliait et abaissait
le trône : on fit une ovation au cardinal; on en fit une au fameux
thaumaturge Cagliostro , impliqué dans le procès à cause de ses
liaisons avec Rohan et acquitté comme lui *. La reine, transportée
de colère et d'indignation, fit exiler Rohan, par lettre de cachet,
au fond de l'Auvergne, faibles représailles d'une défaite qui en
présageait tant d'autres à la royauté !
Nous n'avons pu entrer dans les détails de cette longue et con-
fuse affaire; l'impression qui en résulte pour nous est l'impossi-
bilité que la reine ait été coupable; mais plus les imputations
dirigées contre elle étaient invraisemblables, plus la créance ac-
cordée à ces imputations était caractéristique et attestait la ruine
morale de la monarchie. C'était l'ombre du Parc-aux-Cerfs qui
couvrait toujours Versailles; la terrible nuit du 5 octobre devait
montrer, plus tard, que les spectres du Pacte de famine n'avaient
pas cessé non plus de planer sur le palais des rois.
Un voyage que fit Louis XVI en Normandie, peu de jours après
le dénoûment du fatal procès, offrit au monarque humilié quel-
ques compensations; il fut très-bien accueilli des populations
noriiiandes; l'entreprise de Cherbourg, digne couronnement de la
1. Mém. de Mirabeau, t. IV, p. 326. — i/^m. de Bachaumont, t. XXXII, p. 85-91.
— Les pièces du procès ont été réunies en 2 volumes in-12; Paris, 1786.
SOO ' LOUIS XVI. [1786)
guerre d'Amérique, était justement populaire dans FOuest; ily
oui un véritable enthousiasme lorsque le roi, en présence de
l'escadre et de la foule entassée dans les embarcations, sur la
gré\e, sur l'amphithéâtre de granit qui domine la plage, vint
s'installer sur un des fameux cônes de M. de Cessac déjà immer-
gés en pleine mer, pour voir amener et immerger un autre de
ces cùnes, destinés à former la digue*. Louis XVI fut récompensé
en ce moment de son zèle pour les progrès de la marine française :
c'était peut-être le seul côté par lequel il fût vraiment chef de
l'état (tin juin 1786)*.
Ce furent là ses derniers beaux jours. Une triste révélation
l'attendait à son retour à Versailles. Galonné était au bout de son
orgie financière. Pendant les pourparlers avec le parlement pour
le dernier emprunt de 80 millions (en décembre 1785) et en
attendant l'ouverture de cet emprunt , Galonné avait négocié des
rentes furtivement pourprés de 100 millions sur des emprunts de
1781 et de 178*2 déjà remplis: il alla ainsi jusqu'à 123 millions. On
ne junivait renouveler une telle ressource. Le troisième vingtième
allait expirer à la lin de 1786 et diminuer encore le revenu de
Jl nnllions. Le parlement n'était certes pas disposé à se prêtera
la pi'orogation de cet impôt, et la disposition des esprits rendait
un coup d'autorité fort chanceux. Le crédit expirait*. Les res-
sources du charlatanisme étaient épuisées; les derniers expé-
dients auxquels on pouvait recourir n'eussent plus fait marcher la
machine gouvernementale au delà de quelques mois. Le char
allait inévitablement s'arrêter et se briser du choc. Se sauver par
la route du cardinal Dubois et de l'abbé Terrai n'était plus pos-
1. C'étaient d'énorme» paniers en charpente, chargeai de pierres. — La charpente
fut détruite par les liots, mais les pierres sont restées la base de Tenrochement qu'on
a revêtu de maçonnerie et de blocs de granit. L'immense entreprise, suspendue
parfois durant nos orages politiques, mais toujours reprise avec une nouvelle ardeur,
s'est enfin achevée après plus de soixante années. — Il y a des détails intéressants
dans les Mémoires de Dumouriez, commandant de Cherbourg de 1778 à 1788 ; t. 1",
ohap. V.
2. Une série d'ordonnances sur la marine venaient d'améliorer le régime dci
classes et de supprimer la compagnie des gardes de la marine, foyer de tant d'abui
et d'un si funeste esprit de corps, pour la remplacer par des élèves de marine;
l»* janvier li86-, Ànc. LoU françauesj t XXYlll, p. 123.
3. Les assignations sur les revenus publics ne se négociaient que difficUemeut à
• et 10 pour 100 d'escompte.
f 17861 DEFICIT. 561
sible; on n'était plus assez fort pour faire banqueroute, et la jus-
tice oblige de reconnaître que Louis XYI, quand il en aurait eu
la force, n*en aurait pas eu la volonté.
Galonné se décida à faire à Vergennes, puis au roi, Taveu de
la situation réelle.
Depuis le renvoi de Turgot, c'est-à-dire depuis dix ans, le gou-
vernement avait dévoré 1,600 millions d'extraordinaire, dont
1,338 millions obtenus par voie d'emprunts en rentes*, et le reste,
par anticipations et créations d'offices. Pendant les trois années
de Galonné, en temps de paix, le déficit annuel s'était accru de
35 millions, quoique le revenu public eût augmenté de 1 40 millions
depuis Turgot, moitié par accroissement naturel des recettes,
moitié par nouveaux impôts et additions aux anciens. La France
payait à la couronne et aux ordres privilégiés environ 880 millions
par an, en impôts de tout genre, corvées comprises, sans compter
une grande partie des droits féodaux, pour lesquels la base d'éva-
luation nous manque^. Sur ces 880 millions, 510 étaient levés au
nom du roi, au lieu de 370 qu'on levait du temps de Turgot;
mais, déduction faite de 76 millions pom* frais de régie, de 224
pour rentes, gages, intérêts de cautionnements et autres créances
privilégiées, de 27 pour la partie des pensions ordonnancée direc-
tement sur le Trésor, il ne restait que 183 millions pour les dé-
penses de l'état, et ce faible reliquat de tant de tributs allait s'en-
gloutir, pour les trois quarts, dans le goufire des acquits de
comptant'.
Galonné commença donc par laisser entrevoir au roi des nuages
à l'horizon : il lui avoua, en termes généraux, un déficit ancien,
non mentionné dans le Compte rendu de Necker, et que lui-même
avait été obligé d'accroître ; puis, dans un mémoire écrit , après
avoir rappelé Yaffreass situation des finances à l'époque où le roi
1. 440 millions soas Necker, de 1776 à 1781 ; 411 sous Joli de Fleuri et d'Or-
messon, de 1781 à 1783, et 487 en pleine paix, sous Calonne, de 1783 à 1786. Dans
ces 487 , nous comprenons 30 millions d'emprunt que fit la ville de Paris pour le
compte du roi, en septembre 1786. Calonne avait, en outre, fait pour 79 millions
d'anticipations.
2. Bailli, en 1830, évalue ces 880 millions de 1786 à plus de 1,200; aujourd'hui
on pourrait les évaluer peut-être de 1,500 à 1,600.
^ Bailli, t. II, p. 263-1^66.
XVI. 30
56S LOUIS XVI. 11786]
les lui avait confiées et les eflbrts d*abord heureux qu*il avait
faits pour les relever, il déclara nettement que a le moment actuel
cachait un terrible embarras sous Tapparence de la plus heureuse
tranquillité; que la France ne se soutenait que par une espèce
d*artilice. — Il est nécessaire de prendre bientôt un parti qui fixe
le sort de l'état. — Il existe un déficit de 100 millions par an*.
On ne peut combler un vide aussi énorme que par de grands
moyens. Ces moyens ne doivent [las augmenter le fardeau des
im|)ôts, qu*il est même nécessaire de diminuer. — Le plan que
j*ai formé, ajoute4-il, me parait le seul qui puisse résoudre un
problème aussi difficile. Tose croire qu*on n*en a pas conçu de
plus vaste , de plus digne d'illustrer votre règne et d'assurer la
prospérité de votre empire... Ce sera peut-être l'affaire de six mois
ou d'un an au plus*. »
Le plan annoncé en termes si pompeux fut présenté en secret
au roi le 30 août 1786. Sans admettre que Galonné l'eût profon-
dément combiné trois ans d'avance et n'eût comblé le mal que
pour rendre le remède indispensable, on doit au moins confesser
qu'il avait, comme il le dit lui-même, pris promptement son
parti. L'idole des courtisans, le ministre des abus, signifiait que
le seul moyen de salut était t la réforme de tout ce qui existe de
vicieux dans la constitution de Tétat... Il est indispensable de
reprendre en sous -œuvre Tédifice entier pour en prévenir la
ruine... Sire, le succès élèvera votre nom au-dessus des plus
grands noms de celte monarchie et vous mériterez d'en être
appelé le législateur. »
Après un tableau, qui semble emprunté à Turgot, de l'inéga-
lité, de l'incohérence, de l'absence d'unité et d*harmonie qui ren-
daient le royaume impossible à bien gouverner, Galonné propo-
sait dViïacer toute distinction entre les pays d'États , les pays
d'élection , les pays d'administration provinciale et d'administra-
tion mixte. On appliquerait à tout le royaume un système d'ad-
ministi*ations provinciales reposant sur des assemblées de trois
degrés: 1** l'assemblée de i)aroisse; 2® l'assemblée de district;
3^ l'assemblée de la province. Ges assemblées feraient connaître le
1. Il dit plus tard 114.
^ « V, te Mémoira ap. SoateTie, t. YI, p. 117.
178G1 PLAN DE GALONNE. 563
rœii des populations sur la nature de Timpôt et procéderaient à
'assiette et à la répartition des chargea publiques. — Les ving-
ièmes, dont les privilégiés avaient trouvé moyen de rejeter le
irincipal fardeau sur les taillables, seraient remplacés par une
iubvention territoriale portant sur toute terre sans exception, pas
nême pour le domaine royal. Cette subvention serait perçue en
lature et progressive suivant la qualité des terres, dans une pro-
portion s'élevant du quarantième au minimum jusqu'au vingtième
lu produit au maximum. Pour faire accepter aux privilégiés la
mbvention territoriale, on les affranchirait de la capitation : la
:apitation roturière serait maintenue, ainsi que la taille, mais
avec une réduction notable. — La corvée en nature était abolie,
nais remplacée par une prestation pécuniaire réglée au sixième
le la taille et de la capitation roturière, et, par conséquent, payée
par les seuls roturiers. — Les douanes intérieures étaient abolies;
les droits de traite ou douanes des frontières étaient remplacés
par un tarif qui serait combiné en vue des intérêts de la poli-
tique et de rindustrie. — Les maîtrises seraient corrigées de leurs
abus. — On supprimerait les taxes et les droits qui entravaient
les fabriques, le commerce maritime et la grande pèche. — La
forme tyrannique de la gabelle, dans les pays sujets à la ferme
générale, serait adoucie, et le prix du sel diminué. — Le com-
merce des grains serait libre, sauf à suspendre Texportalion
quand les assemblées provinciales le demanderaient. — Les droits
de contrôle et d'insinuation seraient^onvertis en un seul droit de
timbre plus élevé, applicable à toutes personnes et étendu à des
objets qui en étaient jusqu'alors exempts. — Tous les domaines
de la couronne seraient vendus à titre d'inféodation et le prix de
leur vente concourrait à Textinclion de la dette publique. — La
caisse d'amortissement serait maintenue, en divisant les rem-
boursements sur un plus grand nombre d'années. — On diminue-
rait la dépense annuelle de 20 millions par des retranchements
sur tous les départements et sur la maison du roi.
Par cette transformation du système fiscal, les impôts existants
allaient être, suivant Galonné, diminués de 30 millions par an,
sans compter les 21 millions du troisième vingtième qu'on allait
cesser de percevoir, et la balance entre les ressources et les dé-
364 LOUIS XVI. [m:
penses ordinaires serait rétablie en un an par une augmentation
de 115 millions dans les revenus*.
Après avoir trompé les autres , Galonné se faisait illusion à lui-
même. Ce projet, formé de lambeaux dérobés à fous ses devan-
ciers, à Turgot,à Necker, à Macbault, à Silhouette, et même à
Colbeil et à Vauban, si étendu qu'il fût, ne suffisait plus comme
réforme politique et ne pouvait produire, conune réforme finan-
cière, les résultats immédiats que promettait Galonné. D'mie
part, tout ce qui n'était pas l'abolition radicale des privilèges en
matière d'impôts n'était plus capable de satisfaire l'opinion; de
l'autre part, la classification des terres, base de l'impôt progressif
que voulait fonder le contrôleur-général , devait exiger bien plus
d'un an de travaux préparatoires, et le paiement en nature, la
moins pratique des idées de Vauban, devenue encore moins pra-
ticable que de son temps par l'accroissement des complications
sociales, eût emporté des frais et des non -valeurs impossibles à
calculer avant l'expérience. Les calculs de Galonné étaient donc
tout à fait arbitraires. Son plan était hardi , puisqu'il s'attaquait
nettement aux immunités du clergé et lançait l'état dans l'in-
connu; mais il n'était pas encore assez hardi pour réussir, en
supposant le succès possible ^.
Vcrgennes, consulté par Galonné afin d'amortir d'avance son
opposition près du roi , avait courbé la tète devant les chiflres
effrayants présentés par le contrôleur-général. Louis XVI dit
avec étonnement : « Mais c'e;st du Necker tout pur que vous me
donnez là! — Sire, dans l'étal des choses, on ne peut rien vous
donner de mieux ! »
«
La réponse logique du roi eût dû être de chasser Galonné et de
rappeler Necker. Louis n'y songea pas, et Galonné, parodiant
Turgot, se fit promettre par le roi un appui inébranlable dans les
1. Précis tCun plan d'amélioration des finances^ présenté au roi le 20 août 1786, par
M. de Galonné. — V. l'analyse dans Bailli, t. II, p. 267. — Droz, t. 1", p. 461.
2. M. Droz (t. I«', p. 463) pense que les réformes de Calonne eussent pu a fonder
la prospérité du royaume. »» Nous croyons que ce respectable historien, qui a jugé
fort sainement les ministères de Turgot et de Necker, a été entraîné trop loin par la
réaction, très-morale d'ailleurs, contre le fatalisme historique. S'il a été des temps
M où l'on pouvait prévenir et diriger la Révolution française, <* ces temps étaient
passés, nous le croyons du moins, à l'époque où notre récit est parvenu.
(1786) TRAITÉ DE COMMERCE. 565
grandes choses qu*il allait entreprendre pour sauver la monar-
chie.
Il fallait s*assurer de n'être pas surpris par quelque embarras
extérieur pendant cette vaste opération. La mort du grand Fré-
déric, qui venait de s'éteindre après avoir rempli l'Europe de son
nom et de son influence durant un demi-siècle (17 août 1786) •,
le caractère inconsistant de son successem*, Frédéric-Guillaume II,
pouvaient donner lieu à des complications imprévues. Yergennes
pourvut de son mieux aux nécessités signalées par son collègue des
finances. Par un article du traité de 1783, les gouvernements de
France et d'Angleterre s'étaient engagés à conclure un traité de
commerce. Depuis trois ans, Yergennes éludait l'exécution de
cet article : il pressa la conclusion, afin d'attacher les intérêts
anglais à la conservation de la paix, et le traité fut signé le
26 septembre.
Le succès fut complet, quant au but que nous venons d'indi-
quer : les intérêts anglais furent conquis à la paix. Reste à savoir
si les intérêts français reçurent la même satisfaction !
Le traité de commerce contenait quelques stipulations géné-
rales dignes d'éloge. En cas de guerre entre les deux nations, les
négociants pourraient demeurer librement dans les états respec-
tifs, ou, tout au moins, auraient un an de délai pour arranger
leurs affaires. Les lettres de représailles, vrais restes de la guerre
privée du moyen âge appliquée aux rapports internationaux,
étaient abolies. Les Anglais renonçaient à leurs maximes exorbi-
tantes contre le droit des neutres et admettaient que le pavillon
couvre la marchandise qui n'est pas contrebande de guerre : les
objets propres à la construction et au gréement des navires ne
sont pas contrebande de guerre.
Quant aux marchandises et denrées des deux pays, les vins de
France sont assimilés pour les droits, en Angleterre, aux vins de
Portugal^ Le droit sur les vinaigres est réduit de plus de moitié.
Le droit sur les eaux-de-vie est diminué. Les huiles d'olive fran-
1. Son dernier acte important avait été la pleine émancipation civile des juifs (juil-
let ]78f>). — Mirabeau, durant son voyage en Prusse, avait eu Thonneur de contri-
liùer à cette résolution de Frédéric par un mémoire sur Tillustre philosophe juif
Motès Mendelssobn et sur la réforme politique des juifs.
566 LOUIS XVI. [m\
çaises sont assimilées à celles des nations les plus favorisées. Les
modes, les glaces et divers objets de luxe, ne paient plus qu'un
droit de 12 p. Vo. Par compensation, les droits sur toutes les
étofTes de laine et de coton, sur la faïence et la poterie, sont
réduits au môme taux de 12 p. %; les droits sur la quincail-
lerie, à 10 p. %; ceux sur la sellerie, à 15 p. %. Toutes les
étoffes de soie, ou mêlées de soie, restcHt prohibées en Angle-
terre, tandis qu'aucun des grands articles de fabrication anglaise
n'est plus interdit en France.
Les conséquences devaient être complexes. Durant Tannée qui
suivit le traité, il arriva chaque semaine, au bureau des affaires
étrangères, des paquets de lettres de remerciement de la Guyenne
et du Languedoc, et des paquets de lettres de plaintes de la Picar-
di'^ et de la Normandie '. Les propriétaires de vignes et d'oliviers,
et les fabricants d'articles de goût, à Paris, étaient en fête, pen-
dant que les manufacturiers luttaient avec angoisse ou fermaient
leurs ateliers. En somme, l'Angleterre importait chez nous deux
fois plus de marchandises qu'elle n'en tirait. On a dit que l'ému-
lation aurait bientôt relevé notre industrie. Cela est fort douteux.
Non -seulement la supériorité des capitaux accumulés dans l'in-
dustrie anglaise eût permis à nos rivaux de grands sacrifices pour
écraser la concurrence, mais l'application de la vapeur à l'indus-
trie comme moteur universel, par Wall et Arkwrighl, allait bien-
tôt décupler, centupler la force productive de l'Angleterre, et, si
le traité de commerce n'eût été brisé par la guerre de la Révolu-
tion , il est probable qu'avant que les fabricants français eussent
pu s'approprier ces grandes innovations, ils eussent été écrasés
pour longtemps *.
1. Flassan, t. VII, p. 428.
2. La découverte de Watt, heureux continuateur de notre Papin^ date de 1769 en
théorie, de 1776 dans la pratique. A partir de 1732, on commença d*en apprécier
toute la portée. — V. VÉloge historique de J. Wati^ par M. Ara^o, dans V Annuaire dv
bureau des longitudes de 1839. — V.» sur ce traité, Bailli, t. II, p. 247. — Monthion,
Particularités sur les ministres des finances, p. 296. — Flassan, t. VII, p. 421-4M0.—
Ueruedes Deux Mondes, t. <^XIV, 1843, p. 642; de la Politique commerciale de l'Angle-
terre^ par M. E. Forcade. — Il y eut, au sujet du traité de 1786, une bien sin^ilière
discussion dans le parlement anglais. Pitt, alors ministre, et Fox, alors chef de l'op-
position, y tinrent tous deux un langage absolument contraire à la double politique
qu'ils suivirent depuis et qu'ils personnifient dans l'histoire. Fox, depuis si bienveil-
(1786-1787) TRAITÉS DE COMMERCE. 567
Quelques mois après, un autre traité de commerce, qui n'avait
que des avantages et point d'inconvénients économiques, mais qui
pouvait avoir l'inconvénient politique de nous aliéner les Turcs,
fut conclu avec la Russie (janvier 1787) * .
Vergennes avait éfcarté les périls du dehors : il s'agissait main
tenant, pour Galonné, d'aviser à l'exécution de la réforme inté-
rieure. Y faire concourir les parlements était impossible : on
pouvait compter sur la plus violente résistance de leur part à la
diminution des privilèges. Leur imposer la reforme purement et
simplement à coups de lits de justice était trop fort pour ce gou-
vernement usé et débile. Galonné jugea indispensable de faire
appel à l'opinion dans des formes officielles et de chercher pour
le trône un point d'appui dans la nation. Le nom des États-Géné-
raux eût épouvanté le roi. Galonné s'avisa d'un moyen terme : il
rappela au roi et à Vergennes les assemblées de Notables convo-
quées à diverses époques, comme une espèce de grand conseil
extraordinaire, que le souverain choisissait dans l'élite de la
nation et dont il prenait les avis sur un objet déterminé. Ver-
gennes n'aimait aucune espèce d'assemblées; mais Galonné sut
lui persuader que c'était le seul moyen de prévenir toute résis-
tance parlementaire et d'écarter les réclamations du clergé
contre la subvention territoriale. Quant à Louis XVI, il fut séduit
lant pour la France, combattit tout rapprochement entre les deux nations avec une
extrême TÎolencef et Pitt, qui devait être poar la France un ennemi plus implacable
que son père lui-même, protesta dans les termes les plus philanthropiques et les
plus philosophiques contre le préju(^ qui fait d*un peuple Tennemi naturel et néces-
laire d'un autre peuple. C*était, suivant lui, calomnier la nature hutnaint. 11 est vrai
qu'il expliquait sa philanthropie en démcmtrant que le bénéfice de cette nouvelle
awùtié serait tout pour TAngleterre. Quant à Fox, il n*était pas complètement incon-
séquent ; c'était la monarchie de Louis XIV qu'il haïssait en France; ce fut la Révo-
lution qu'il aima.
1. C'était un traité analofçue à celui que VAngleterre avait avec la Russie, et dont
le pacte entre la Russie et la France empêcha le renouvellement. On se traitait ré-
ciproquement sur le pied des nations les plus favorisées. On réduisait beaucoup, de
part et d'autre, les droits sur les marchandisies des deux pays. On abolissait le droit
d'aubaine. On proclamait de nouveau le droit des neutres, tel que l'An^j^lelerre même
venait de le reconnaître, en ajoutant la clause que les bâtiments escortés ne pour-
raient être visités. A la suite de ce pacte, Marseille établit des relations fructueuses
a;Tec la mer Noire, où les Russes n'avaient point encore adopté un système dV-xilo*
sion et de prohibition. La Guerre de la Révolution interrompit bientôt ces rapports.
— V. Flassan, t. VIT, p. 430-439.
S68 LOUIS XVr. (ITICi
par ridée dMmiter Henri IV après la Ligue, et ne soupçonna
même pas la difTérence entre un héros victorieux qui fermait une
révolution et un faible prince qui allait en ouvrir une autre infi-
niment plus vaste et plus profonde. Aucun des trois personnages
qui arrêtèrent la convocation des Notables ne comprit que cette
réunion, n*ayant aucun caractère représentatif, serait absolument
sans autorité pour ce qu'on attendait d'elle; que, dès qu*OD
entrait dans la voie des assemblées, les Notables n'étaient bons
qu'à servir d'antichambre aux Ëtats- Généraux, et que, si les
États -Généraux étaient devenus inévitables, il ne fallait pas perdre
un jour, pas une heure, pour les convoquer! Chaque heure per-
due creusait l'abtme plus avant !
Un homme plus clairvoyant que le roi et que les deux minis-
tres avait, si l'on en croit sa correspondance, suggéré à Galonné
l'idée et le plan de convocation des Notables; mais Hirabeao
comptait bien que cette convocation précéderait de peu celle de
r Assemblée nationale ' .
Le mémoire sur le plan et la forme des Notables fut présenté
par Galonné au roi vers le 1 5 décembre : le garde des sceaui,
Miromesnil, avait seul été mis dans le secret après Vergennes. La
reine elle-même ne sut rien jusqu'au jour où le plan fut commu-
niqué au conseil et l'ordonnance de convocation arrêtée (29 dé-
cembre). Marie- Antoinette en garda une vive rancune à Galonné.
Dans le mémoire du contrôleur - général au roi , on remarque la
phrase suivante : c La succession des temps jei la révolution des
événements semblent avoir amené le moment où la monarchie,
longtemps agitée, est enfin parvenue au point de tranquillité et de
maturité qui permet de perfectionner sa constitution * !... Le pauvre
1. Mim. de Mirmbean, t. IV, p. 339, 340. — Son père, le Tienx physiocrate, jog^
fort bien à sa façon les Notables. « Cet homme (Calonne) assemble ane troupe de
guilhtê qa*il appelle nation, pour leur donner la vache par les cornes et leur dire :
«> Messieors, noos tirons tout, et le par-delà; nous mangeons tout, et le par-delà; et
•• nous allons tâcher de trouver le moyen de ce par-delà, sur les riches dont Tarant
•• n*a rien de commun avec les pauvres ; et nous vous avertissons qne \en riches,
« c^est vous ; dites-noos maintenant votre avis sur la manière. >» Jfem. de Mirabeau,
t- IV, p. 492.
8. y. U mémoire dans Soulavie, t. VI, p. 130. — On avait voulu faire quelque
J^oee en attendant les Notables. Le 6 novembre, un arr^t du conseil avait ordonné
***^» pendant trois ans, d*an plan pour la conversion de la corvée en une presta-
F^omiiaire
11787] LES NOTABLES. 669
roi avait été si bien fasciné par les belles phrases du ministre,
qu'il lui écrivait, le lendemain de la séance du conseil : « Je n*ai
pas (Jormi la nuit, mais c'était de plaisir! » L'innocence du roi et
ia fatuité du ministre aboutissaient à la même insanité de con-
fiance!
Les Notables furent convoqués à Versailles pour le 29 janvier
1787. Ils étaient au nombre de cent quarante- quatre, dont sept
princes du sang, quatorze archevêques et évoques, trente -six
ducs et pairs, maréchaux de France, gentilshommes, douze
conseillers d'état et maîtres des requêtes, trente -huit premiers
présidents, procureurs généraux et autres magistrats des cours
souveraines, douze députés des pays d'États, dont quatre du
clergé, six de la noblesse, deux du Tiers-État, vingt-cinq offi-
ciers municipaux. Le vrai Tiers- État, la grande masse nationale
des non -privilégiés, ne figurait, sur ces cent quarante- quatre
Notables, que par six ou sept municipaux : tous les autres étaient
nobles ou avaient privilèges de noblesse. A la vérité, parmi
les personnes convoquées, plusieurs prélats et gentilshommes
étaient connus pour leurs opinions philosophiques et réforma-
trices. Entre les noms nobîh'aires éclatait celui de La Fayette.
Mais il eût fallu être fort enclin aux illusions pour croire que les
sentiments de La Fayette pussent être ceux de la majorité. Tous
ces privilégiés se piquaient d'être des gens éclairés : la plupart
eussent concédé, en théorie, à peu près tout ce que réclamait
l'esprit du siècle; mais, en pratique, fort peu étaient disposés à
sacrifier leurs privilèges.
Quoi qu'il en fût, c'était une assemblée politique extraordi-
naire, dans un pays qui n'en avait vu aucune.» depuis plus d'un
siècle et demi *. On sentit que, si ce n'était pas du tout une solu-
tion, c'était un commencement. De là les alarmes de la cour et
l'attente agitée du public. Les courtisans , réveillés en sursaut du
songe riant où les avait bercés un trop séduisant enchanteur,
voyaient, avec stupeur et colère, la main qui les avait tant cares-
sés se lever pour les frapper. Le vieux maréchal de Richelieu,
cette personnification séculaire de tous les vices du despotisme,
1. Depuis les Notables de 1626, sous Richelieu.
570 LOUIS XVL 11787!
demandait quelle peine Louis XIV eût infligée au ministre qui lui
eût proposé d'assembler les Notables. Le jeune vicomte de Ségur
disait : Le roi donne sa démission. Le public espérait en raison de
l'effroi de la cour. On n'avait pas plus de confiance dans la fermeté
du roi que dans la moralité du ministre ; on se doutait bien que
Galonné n'appelait à un fantôme de représentation nationale que
parce qu'il était à bout de ressources, qu'il ne voulait que tirer de
l'argent; mais on comprenait ceci ; Versailles baisse; la France
monte. Il y eut un incident caractéristique : l'autorité avait envoyé
au Jowmal de Paris • une note annonçant la convocation des No-
tables. € La nation, • disait cette note, « verra avec transport que
son souverain daigne s'approcher d'elle. » Cette expression servile
produisit un si fâcheux effet, que l'autorité la fit supprimer dans un
autre journal (les Petites- Affiches)^.
Galonné, enivré de lui-môme, n'avait pas le moindre instinct
de la situation réelle. Il comptait être acclamé par les Notables,
acclamé par la nation. Il fêtait d'avance son triomphe assuré en
se plongeant sans réserve dans toutes les sortes de plaisirs. Le
jour de l'assemblée approchait; rien n'était prôt : il voulut répa-
rer, par un travail forcé, le tort de sa paresse; il tomba malade,
et, de délai en délai , trois semaines s'écoulèrent entre le jour
fixé par les lettres de convocation et l'ouverture effective de l'as-
semblée. Ce fut, pour le contrôleur-général, bien pis que du
temps perdu. L'opposition eut tout le loisir de se reconnaîlre et
de s'organiser. Les hommes les plus avancés d'opinions n'étaient
pas ceux que Calonne avait le plqs à craindre, au moins tout d'a-
bord. La Fayette apportait des dispositions nullement hostiles; il
était disposé à accepter ce qui pourrait être proposé de raison-
nabie et même à consentir des emprunts et à voter quelques taxes
provisoires ; il ne visait pas à imposer la convocation immédiate
des États-Généraux, mais seulement à obliger le roi, avant Je lui
porter aide, à reconnaître certains principes canstitutionnels. Dans
le présent, établir des assemblées provinciales, abolir les entraves
au commerce, rendre l'état civil aux protestants; dans l'avenir,
dans un avenir peu éloigné , arriver à une assemblée nationale :
1. Première feuille 9tioft(/tmn« publiée en France; fondée en 1777.
2. JHérn, de Bachaumont, t. XXXllI, p. 313; XXXlV,p. 1.
[17871 GALONNE ET LA FAYETTE. 571
tds étaient, au commencement de 1787, les vœux très-modérés
de l'ami de Washington*. Les plus dangereux adversaires, pour
Galonné, n'étaient ni les hommes qui voulaient plus que lui, ni
ceux qui voulaient moins ou ne voulaient rien du tout; c'étaient
ceux qui voulaient les mêmes choses que lui, mais qui voulaient
les faire à sa place. Si perfide autrefois envers La Chalotais, Ga-
lonné avait été, dans cette occasion, d'une confiance naïve; per-
fidie et naïveté avaient chez lui la même source, l'inconsistance. Il
devait savoir qu'un homme considérable par la position et redou-
table par l'esprit d'intrigue, l'archevêque de Toulouse, Loménie
de Brienne, visait depuis longtemps au ministère, et, non-seule-
ment il avait fait appeler Brienne à l'assemblée, ce qui était iné-
vitable, mais il l'avait laissé s'entourer des personnages les plus
disposés à lui servir d'auxiliaires. Il se prépara ainsi une coalition
entre les gens qui repoussaient toute réforme et ceux qui repous-
saient la réforme des mains de Galonné. Les nobles, dépourvus
d'esprit de corps, sinon d'esprit de caste, n'avaient point cabale
d'avance; mais les membres des deux grands corps du clergé et
de la magistrature s'étaient entendus en majorhé.
Ce n'étaient pas les griefs qui pouvaient leur manquer! Au
moment même où les Notables se réunissaient, Galonné achevait
d'anéantir le crédit. Il forçait les actionnaires de la Gaisse d'es-
compte à prier le roi de leur permettre de verser un cautionnement
de QUATRE-VINGTS MILLIONS! commc nouvelle garantie offerte au
public. Galonné eut la modération de n'accepter que 70 millions.
Cet énorme versement, qui attestait le grand développement
qu'avait pris la caisse, mais qui la mettait à sec, fut suivi d'une
panique générale, qui, des actions de la caisse, gagna tous les
effets circulants. C'était là une belle inauguration des Notables!
La mort de Vergennes (13 février 1787), après une maladie
que l'inquiétude avait aggravée, fut encore une cause d'affaiblis-
sement pour ce gouvernement prêt à crouler. Ce ministre, à dé-
faut de grandes facultés, avait beaucoup de qualités de second
ordre et cette considération qu'obtiennent les caractères circon-
spects dans un long exercice du pouvoir. Vergennes fut remplacé
Is Mém. de La Fayette, t. II, p. 167-198.
572 LOUIS XTL (lltTl
par le comte de Montoiorm, honnête homme, mais entièrtmeol
au-dessous de la position.
Le roi ouvrit l'assemblée, le 22 février, dans rhôtd des Menus,
à Versailles. Depuis longtemps, on avait cessé de crier : Fti>f la
reine! Cette fois, il n*y eut pas non plus un seul cri de : Tite k
roi! dans la foule immense entassée sur le passage du cortège'.
Le roi annonça en peu de mots aux Notables qu*il voulait
prendre leurs avis sur de grands et importants projets, pour
c améliorer les revenus de l'état, assurer leur libération entière
par une répartition plus égale des impositions, libérer le com-
merce des entraves qui en gênent la circulation et soulager, autant
que les circonstances le permettent, la partie la plus indigente de
ses sujets. • Le garde des sceaux, Miromesnii, débita une harangue
assez emphatique; puis Galonné entama, d'un ton cavalier, un
long discours dont il attendait un eOet prodigieux, discours bril*
lanté, spirituel et maladroit, qui blessa l'auditoire dès la première
phrase.
c Messieurs, ce qui m*est ordonné en ce moment m'honore
d'autant plus, que les vues dont le roi me charge de vous présen-
ter l'ensemble et les motifs lui sont devenues entièrement per-
sonnelles... »
Signifier dès le début, à l'assemblée, que les vues du ministre
étaient entièrement personnelles au roi, c'était en quelque sorte
fermer la discussion d'avance.
Galonné poursuivit par le pan^rique triomphal de son admi-
nistration : il se donna toutes les gloires, même celle de l'écono-
mie ; seulement, ce n'était pas Féconomie dure, sévère, parcimo-
nieuse, à la façon de M. Necker, qu'il désignait suffisaaunent sans
le nommer; c'était la large économie, au visage souriant, aux
dehors faciles, qui fait plus que l'autre en se montrant moins.
Après ce brillant tableau, il fallait pourtant arriver à confesser
que la connaissance acquise de l'état réel des finances, grâce au
bel ordre qu'y avait rétabli le ministre, ne présentait rien de
satisfaisant; que le déficit annuel était très-considérable. Il durait
depuis des siècles : l'équilibre n'avait jamais existé sous Louis XV.
1. Mém. de Bachaumoiit, t. XXXiV, p. 207.
(i787J GALONNE ET LES NOTABLES. 573
Le déficit, porté au delà de 74 millions avant Tabbé Terrai, était
encore de 37 lorsque M. Necker avait pris la direction des finances;
il avait nécessairement augmenté sous M. Necker, à cause de la
guerre; il était de 80 millions à la fin de 1783, indépendamment
d'une dette flottante de 600 millions. D avait encore augmenté
depuis; Galonné ne disait pas de quelle somme, c II est impossible,
ajoutait-il, de laisser Tétat dans le danger sans cesse imminent
auquel Texpose un déficit tel que celui qui existe ; impossible de
continuer de recourir chaque année à des palliatifs et à des expé-
dients qui, en retardant la crise, ne pourraient que la rendre plus
funeste. On ne peut pas toujours emprunter ; on ne peut pas impo-
ser plus ; on ne peut pas anticiper davantage : économiser ne
suffirait pas. Que reste-t-il qui puisse suppléer à tout ce qui
manque, et procurer tout ce qu'il faudrait pour la restauration
des finances?
— Les abus!
a Oui, messieurs, c'est dans les abus mêmes que se trouve un
fond de richesses que l'état a droit de réclamer et qui doivent
servir à rétablir l'ordre... Les abus ont pour défenseurs l'intérêt,
le crédit, la fortune et d'antiques préjugés que le temps semble
avoir respectés; mais que peut leur vaine considération contre
le bien public et la nécessité de l'état? Les abus qu'il s'agît aujour-
d'hui d'anéantir pour le salut public sont les plus considérables,
les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et
les branches les plus étendues... Tels sont ceux qui pèsent sur la
classe productive et laborieuse; les abus des privilèges pécuniaires,
les exceptions à la loi commune..., l'inégalité générale dans la
répartition des subsides et l'énorme disproportion qui se trouve
entre les contributions des différentes provinces et entre les
charges des sujets d'un môme souverain, etc., etc. Si tant d'abus,
sujets d*y/ne éternelle censure, ont résisté jusqu'à présent à l'opinion
publique qui les a proscrits ejt aux efforts des administrateurs qui
ont tenté d'y remédier, c'est qu'on a voulu faire, par des opéra-
tions p<irtiellcs, ce qui ne pouvait réussir que par une opération
générale. Les vues que le roi veut vous communiquer tendent
toutes à ce but; ce n'est ni un système ni une invention nouvelle;
c'est le résumé, et, pour ainsi dire, le ralliement des projets d'uti-
574 LOUIS XVI. (1787)
lité publique conçus depuis longtemps par les hommes d*état les
plus habiles. »
Il expose ensuite pourquoi, dans les époques antérieures, il tfa
pas été possible de parvenir à ce régime d'uniformité , à cette
unité du royaume que le temps est venu d'établir. Dans ce tableau
du passé, il appelle le règne de Louis XIV t ce règne éclatant...
où Télat s'appauvrissait par des victoires, tandis que le royaume se
flèpcuplait par l'intolérance, »
Après avoir condamné le système des privilèges sur lequel
reposait la vieille société, l'organe de la couronne condamnait le
système catholique dont Louis XVI avait encore juré le maintien
à son sacre, par le serment d'exterminer les hérétiques. Ce désa-
veu éclatant de la Révocation de l'édit de Nantes attestait que le
gouvernement était résolu à réparer, au moins en partie, la
grande iniquité de 1685. Le dessein était arrêté, en effet, de rendre
l'état civil aux protestants et de remplacer une tolérance de fait
par la reconnaissance d'un droit'. Le parlement avait pris les
devants, dès la fin de 1778, et délibéré sur la présentation d'un
vœu au roi, pour la constatation authentique des mariages, nais-
sances et décès des non-catholiques. Louis XVI, sous l'influence
du clergé, avail empoché la Compagnie de donner suite à celle
délibération-, qu'il approuvait au fond; mais, depuis, l'opinion
était devenue tellement impérieuse, qu'on n'osait plus reculer, et
le parlement venait d'émettre, le 2 février 1787, le vœu délibéré
en décembre 1778, afin d'enlever au ministère l'honneur de l'ini-
tiative^.
Galonné termina sa harangue en annonçant l'établissement
d'assemblées de trois degrés, chargées de répartir les charges
publiques dans les provinces qui n'avaient pas d'États-Provin-
ciaux'; le remplacement des vingtièmes par un impôt territorial
1. Depuis plus de vingt ans, les parlements avaient établi en jurisprudence de dé-
clarer non rececable quiconque attaquait la légitimité des enfants nés des mariages
protestants.
2. La Fayette avait travaillé fort activement, depuis 1785, à préparer ce jour de
justice : aidé de Malesherbes, il avait gagné deux des ministres, Castriea et BreteuiJ,
et ce dernier avait inspiré l'ouvrage de Ruhlière ( Éclaircistements ^ur les raiiMt dt h
Récorniion de Vidit de Santés) , qui fut comme la préface des mesures réparatrices.
— V. Eclaircissements, etc. ; et JUém. de La Fayette, t. II, p. 121, 180.
3. Nous avons vu que son but était d'établir runiformité à cet ég^rd et de fiure
(1787J GALONNE ET LES NOTABLES. 575
comprenant les biens ecclésiastiques; la suppression de la capita-
tion pour les membres des premiers ordres, et les diverses autres
mesures que nous avons indiquées plus haut en analysant le plan
du contrôleur-général.
La portée de cette séance et du discours de Galonné était incal-
culable. La frivole personnalité de l'homme rendait la gravité des
choses d'autant plus saisissante. On eût dit une de ces vulgaires
pythonisses qui, jouet du dieu intérieur, prononçaient parfois les
paroles fatidiques sans le vouloir et sans les comprendre. A partir
de ce jour, la Révolution commence. L'arrêt de mort de l'Ancien
Régime lui a été signifié par le pouvoir même qui est la tête de*ce
Régime. Le retour en arrière n'est plus possible.
L'impression sur les Notables fut bien différente de ce qu'avait
espéré Galonné. Les hommes du passé furent aussi irrités qu'ef-
frayés. Les partisans dû progrès ne furent nullement satisfaits.
Ce ton de forfanterie, ces vanteries effrontées, ces aveux forcés et
incomplets, cette absence d'honnêteté qu'on sentait dans cette
parodie de Turgot, avaient blessé les plus conciliants; personne
n'était disposé à se livrer sans de sévères garanties.
Le lendemain (23 février), dans une seconde séance présidée
par Monsieur [Louis XVIII), Galonné vint exposer en détail la pre-
mière partie de son plan et donner lecture de six mémoires sur
les assemblées provinciales, sur l'impôt territorial, sur le rem-
boursement des dettes contractées par le clergé pour le paiement
de ses dons gratuits ', sur la taille, sur le commerce des grains,
sur la corvée. 11 redoubla sur ses paroles de la veille ; il les enfonça,
pour ainsi dire, en pesant sur toutes les inconséquences, tous les
désordres, toutes les injustices du régime fiscal, presque dans les
mêmes termes qu'avaient employés les écrivains les plus agressifs.
n avait brûlé ses vaisseaux. Il voulait rendre la résistance impos-
sible; il fit connaître, dès ce jour-là, l'intention où il était d'im-
primer les mémoires présentés aux Notables ^.
disparaitre les Êtats-Provinciaux ; mais il cachait encore cette intention. Tout ce qui
regardait les assemblées de trois de^j^rés lui avait été suggéré par le rédacteur même
du grand plan municipal de Turgot, par Dupont de Nemours, quMl avait appelé au-
près de lui comme premier commis des flnances.
1. Calonne entendait que le clergé se libérerait au moyen d^aliénations.
2. y. les deux séances dans V Introduction au Moniteur; p. 180; Paris, Plon^ 1847.
576 LOUIS XYl. [1787J
L'assemblée avait été partagée en sept bureaux, présidés par les
deux frères du roi, le duc d'Orléans *, les trois prinœs de la
branche de Condé et le duc de Penthièvre, petit-fils de Louis XIV
et de M** de Montespan*. Le ministère avait décidé que cha-
que bureau compterait pour une voix, procédé très-vicieux et
qui pouvait faire prévaloir une majorité purement nominale sur
la majorité réelle. Dès l'ouverture des délibérations, les membres
des cours souveraines et les députés des pays d'État signifièrent
qu'ils ne pouvaient donner que leur avis personnel et qu'ils n'a-
vaient aucun pouvoir d'engager leurs ordres ou leurs compagnies.
C'était toucher au vif de la question. Les Notables se montrèrent
en général favorables à l'établissement des assemblées provin-
ciales, bien qu'avec des restrictions très-graves quant à la forme ',
et moins bien disposés pour les assemblées de paroisses et de dis-
tricts, c'est-à-dire qu'ils applaudirent à ce qui, dans les vues du
gouvernement, était avantageux à l'élément aristocratique. La
majorité demanda que la présidence des assemblées ne fût pas
donnée au plus âgé ou au plus imposé, comme le projetait le
gouvernement, mais que les présidents fussent exclusivement
choisis dans les ordres privilégiés : à la vérité, elle offrit, par
compensation, une concession au Tiers-État : c'était que ses repré-
S3ntants égalassent en nombre ceux des deux premiers ordres
ensemble *. Le débat s'anima bien autrement quand on en vint à
la subvention territoriale. Une minorité généreuse approuva hau-
tement l'attaque aux privilèges : la majorité n'osa les soutenir
ouvertement contre l'opinion publique, qu'elle redoutait bien plus
que le pouvoir. La cause du passé était tellement perdue, qu'elle
n'osait plus s'avouer elle-même. La majorité, ne pouvant se
défendre, attaqua. Elle mit en avant la proposition fort juste qu'on
ne devait pas voter un nouvel impôt sans connaître exactement
1. Depuis PhilipiH'Éjaiité. Son père était mort le 18 novembre 1785.
2. Fib du comte de Toulouse.
3. La majorité jugea le mélange des ordres inconstitutionnel et contraire à Tessence
de la monarchie.
4. Les privilégiés étaient loin d'avoir calculé la portée de cette concession. C*ost
là Toriginc de ce fameux doublement du Tiers^ qui, dans des circonstances bien plus
décisives, eut de si grandes conséquences. Deui bureaux allèrent jusqu'à proposer
que le Tiers eût deux voix sur trois.
117871 GALONNE ET LES NOTABLES. 677
les recettes et les dépenses, l'étendue et la nature du déficit. Les
partisans sincères du progrès approuvèrent ce qu'ils eussent
demandé de leur côté , et tous les bureaux réclamèrent la com-
munication de Yétat au vrai des finances. L^ainé des frères du roi
avait des premiers poussé à cette réclamation : il se montrait hos-
tile à Galonné, comme il l'avait été à Turgot, à Necker, à tous les
réformateurs; mais il commençait un rôle nouveau en tâchant
de cumuler la défense des intérêts privilégiés avec une afTectation
de popularité *
Galonné refusa la communication demandée. Le roi, disait-il,
veut avoir l'opinion des Notables sur les meilleurs moyens de sub-
venir aux besoins de l'état, non sur l'étendue de ces besoins suf-
fisamment constatés dans ses conseils. Les bureaux pei'sistèrent.
Galonné essaya de fléchir l'opposition de Brienne et de quelques
autres prélats influents, de ceux qu'on appelait les évoques admi-
nistrateurs, parce qu'ils étaient beaucoup plus hommes d'aflaires
que de religion et qu'ils avaient des lumières, point de préjugés
et guère plus de croyances. Gertains de ces orateurs des bureaux
étaient disposés à transiger avec les idées du ministre, mais non
pas avec sa personne. Il fut repoussé. Il s'adressa à un plus grand
nombre d'hommes importants : il fit indiquer par le roi , chez
Monsieur, le 2 mars, une réunion de quarante-deux membres de
l'assemblée, six de chaque bureau, leur présenta des bordereaux
de recettes et de dépenses, attaqua par des chiffres l'exactitude du
Compte rendu de Necker et avoua que le déficit annuel était arrivé
à 100 millions, sans compter une douzaine de miUions néces-
saires pour parer aux besoins imprévus ^. Sur les afQrmations du
ministre, l'archevêque de Bordeaux, M. de Gicé, déclara que la
confiance et le crédit ne pourraient renaître qu'autant qu'une véri-
fication exacte apprendrait à la France hi c'était M. Necker ou
M. de Galonné qui avait trompé le roi, et qu'après que justice
aurait été faite du coupable. Galonné, dans la discussion, ayant
avancé que le roi avait droit d'imposer à volonté et que ce prin-
cipe ne serait contesté par aucune des personnes présentes , de
1. V. dans Louis Blanc, Hist. de la Révolution, t. II, p. 186, quelques détails curieui,
fur le rêve de reconstruction de la féodalité que nourrit quelque temps Monsieur,
2. Il avoua, un peu plus tard, au lien de 112, 114 ou 115.
XVI, U7
578 LOUIS XVI. 117871
Wfs murmures s'élevèrent : Farchevôque de Narbonne, Dillon,
protesta énerglquement. L'archevêque d'Arles, Dulau, mit on
doute si toute autre assemblée que les États-Généraux avait droit
de voter des impôts. L'esprit et le talent de discussion déployés
par Galonné n'aboutirent qu'à un échec complet. La réunion se
prononça contre l'impôt territorial et continua de réclamer le
dépôt des états des finances.
Le lendemain, le roi fit signifier aux bureaux qu'ils avaient à
délibérer non sur le fond, chose décidée, mais sur la forme de
l'impôt territorial. Les bureaux répondirent que, s'il était impos-
sible de se dispenser d'établir l'impôt, il faudrait le percevoir en
argent et non en nature. Ds insistèrent plus que jamais sur la
communication des recettes et dépenses, pour qu'on pût fixer la
quotité, et, si l'on pouvait, la durée de l'impôt. Ils n'eussent voulu
l'admettre que comme un secours transitoire. Tout en repoussant
de fait, comme les autres, l'égalité devant l'impôt, le premier
bureau , présidé par Monsieur, se piqua de générosité et refusa
l'exemption de capitation ofTerte aux privilégiés. Tous les bureaux
demandèrent le maintien intégral des droits et privilèges des
provinces et des divers corps, protestant ainsi contre le régime
unifoi^xe annoncé par le ministre *. Il y eut des membres qui ne
cessèrent de s'opposer à l'impôt territorial , mais par des motifs
d'un autre ordre que leurs collègues. Le i)rocureur- général du
parlement d'Aix , le vieux frère d'armes de La Chalotais dans la
guerre contre les jésuites, M. de Gastilion, se signala par de hautes
paroles.
« Il n'est, dit-il, aucune puissance légale qui puisse admettre
l'impôt territorial tel qu'il est proposé, ni cette assemblée... ni les
parlements, ni les Ëtats particuliers, ni même le roi; les États-
Généraux en auraient seuls le droit ^. »
Une seconde séance générale eut lieu le 12 mars, sous la prési-
dence de Monsieur. Galonné présenta la seconde i>artie de son
1 . La Bretagne s^était vivement agitée en apprenant qu'on voulait au;;menter Tim-
p6t du sol dans les pa>8 de franc-salé, pour le diminuer dans les pays de gabelle, et
le gouvernement avait fait promettre que la Bretagne ne i>aierait pas plus que par
le p:is!ié.
2. Sur les débats des bureaux, Y. Mém, de Bachaumout, t. XXXIV, p. 215-260.
— Dioz, t. !•', p. 482.
[i787I GALONNE ET LES NOTABLES. 579
plan, sur la liberté de la circulation intérieure, les droits relatifs
au commerce, la gabelle, etc. Abolir les douanes intérieures et
les droits d'aides les plus nuisibles à la circulation, c'était, comme
il le dit très-bien, répondre, après cent soixante-treize ans, aux
Ëtat^-Généraux de 1614 et accomplir l'œuvre que le grand Colbcrt
n'avait pu mener à terme. Mais il gâta le bon efTet de ces paroles
par de nouvelles témérités de langage. Il parut vouloir persuader
aux Notables qu'eux et lui étaient d'accords < Sa Majesté , leur
dit-il, a vu avec satisfaction qu'en général vos sentiments s'ac-
cordent avec ses principes... que les objections qui vous ont frap-
pés... sont principalement relatives aux formes... >
Sur cette assertion , nouvel orage. Tous les bureaux protestent
avec virulence contre ce prétendu accord. Ils signiflent que leur
opposition porte sur le fond et non pas seulement sur la forme.
Monsiewr déclare c qu'il n'est ni hcmnète ni décent de faire dire
aux Notables ce qu'ils n'ont pas dit. » La seconde partie du plan
de Galonné est mise en pièces comme la première. L'abolition
des douanes intérieures est trop hardie. Les modifications de la
gabelle sont trop timides. Monsieur veut qu'on fasse disparaître
entièrement l'infernale machine de la gabelle et qu'on y supplée
par une taxe. L'aîné des frères du roi semblait prendre ce rôle
de chef de l'opposition , qu'il paraissait plus capable de remplir
que le duc d'Orléans. La Fayette demande que, par la loi qui
abrogera la gabelle, le roi ordonne la mise en liberté de tous les
malheureux que la gabelle a jetés dans les prisons ou aux galères
(par la contrebande). Galonné est attaqué personnellement pour
les scandaleux échanges ou achats de domaines dans lesquels il a
sacrifié l'intérêt de l'état. Le premier président de la Chambre
des comptes, Nicolaï, auteur de la dénonciation, ayant hésité à la
signer, La Fayette la reprend pour son compte.
Galonné commençait à sentir vaciller sous sa main le monarque
qui lui avait fait les mômes promesses qu'à Turgot et à Necker,
et qui allait les tenir de môme. Il gardait toutefois encore au
dehors son imperturbable assurance, et, le 29 mars, il lut, dans
une troisième séance générale, la troisième partie de son plan
sur l'inféodation des domaines et la réforme de l'administration
des eaux et forêts, comme si les deux parties précédentes eussent
P80 LOUIS XVf. 117871
été adoptées. Le lendemain, il lança dans le public les Mémoires
dont se composaient les deux premières parties, précédés d*un
avertissement qui motivait cette publication sur la nécessité a de
dissiper les inquiétudes qu'on avait voulu inspirer au peuple. —
Il n*est pas question de nouvel impôt, mais de la suppression-d*in-
justes exemptions, de l'emploi de moyens qui tendent tous à Tal-
légement des contribuables les moins aisés. — On paiera plus,
sans doute , mais qui ? •— Ceux-là seulement qui ne payaient pas
assez; ils paieront ce qu'ils doivent, suivant une juste proportion,
et personne ne sera grevé. Des privilèges seront sacrifiés!... Oui,
la justice le veut, le besoin l'exige. Vaudrait-il mieux surcharger
les non-privilégiés, le peuple? »
En même temps, il accusait les Notables en affectant de les
défendre, a Ce serait à tort que des observations dictées par le zèle,
les expressions d'une noble franchise, feraient naître l'idée d'une
opposition malévole *. »
Celle pièce, rédigée par le célèbre avocat Gerbier, fut répandue
à profusion et envoyée à tous les curés pour la propager dans les
paroisses. Il n'y avait rien eu de si grave jusqu'alors que cet appel
désespéré de l'organe de la couronne à l'opinion du peuple contre
les privilégiés. Un cri de colère et d'effroi retentit parmi les
Notables. Tous les bureaux portèrent plainte au roi contre la
publication séditieuse du contrôleur-général. L'assemblée, la cour,
plusieurs des ministres, se coalisèrent pour abattre Calonne : la
reine entra dans la ligue sous l'influence de son conseiller intime,
l'abbé de Vermont, dévoué à l'archevêque de Toulouse; Calonne
n'avait plus guère d'allié que Tétourdi comte d'Artois. L'opinion
publique ne répondait pas à son appel. Bien que satisfaite de le
voir déchirer tous les voiles et briser toutes les barrières , elle
soutenait contre le ministre dilapidateur l'opposition même rétro-
gi*ade ; elle applaudissait aux Notables par cela seul qu'ils étaient
une assemblée délibérante aux prises avec un ministre du pouvoir
absolu. Le temps du progrès par le despotisme éclairé était passé ^.
1. Biu-haumont, t. XXXIY, p. 343-373. — Dros, t. I*', p. 496.
2. Une circonstance locale contribuait à rendre Paris plus malTeillant pour Ca-
lonne ; c'était la construction du mur d*octroi et des nombreuses barrières qui em-
prisonnent la capitale. Paris, depuis qa*il afait fhutchi ses Tieuz boulevards, 8*était
;1787) GALONNE ET NECKER. 681^
Les pamphlets pleuvaient sur Galonné et répétaient avec empor-
tement ce mot redoutable i' États-Généraux, prononcé avec solen-
nité dans quelques bureaux. Le paradoxal Linguet , qui naguère
célébrait le pur despotisme et devait bientôt prêcher la banque-
route, invoque rassemblée des Trois-États. c G*est outrager la
nation, » écrit Carra, préludant à sa carrière de journaliste révo-
lutionnaire, c que de lui proposer, en Tabsence des États-Géné-
raux, qui tiennent à sa constitution, de consentir à refondre cette
constitution en assemblées provinciales, dont la véritable qualité
serait celle de caisses d'emprunt au gré du contrôleur-général. >
Un adversaire plus considérable, provoqué par Galonné, appor-
tait à la coalition un appui très-efOcace. G*était Necker. Galonné
avait contesté le Compte rendu. Necker demanda au roi la permis-
sion d*en débattre la véracité contre Galonné par -devant les
Notables. Louis XYI fit dire à Necker qu'il était satisfait de ses
services et qu'il lui ordonnait de garder le silence. Necker n'était
pas homme à obéir, quand il s'agissait de sa renommée ; il pré-
para un mémoire apologétique, et, en attendant, il parla; il remit
des notes aux principaux membres de l'assemblée. Sur ces entre-
faites, Galonné s'avisa d'avancer que Necker n'avait pas laissé au
Trésor, comme il le prétendait, une somme sufûsante pour ache-
ver les paiements de 1781 et pour commencer ceux de l'année
suivante. Sur le teirain du Compte rendu, Galonné eût pu assez
bien se défendre ; ici il avait absolument tort. Le successeur de
Necker, l'ex-contrôleur-général Joli de Fleuri, interrogé sur ce
point, déclara par écrit que Necker avait dit la vérité. Le garde
des sceaux Miromesnil, très-engagé dans la ligue contre Galonné,
(it parvenir la lettre de B'ieuri jusqu'au roi. Galonné, questionné
avec sévérité par Louis XVI, récrimina habilement contre les
intrigues dont on l'assaillait et imputa l'opposition des Notables
aux cabales de Miromesnil. Louis tourna sa mauvaise humeur
contre le garde des sceaux et agréa la proposition que fit Galonné
ie remplacer Miromesnil par M. de Lamoignon, président au par-,
lement de Paris et cousin de Malesherbes. Galonné voulut pousser
la victoire jusqu'au bout et faire congédier aussi Breteuil, ministre
répandu librement dana la campa^e comme aiyoard'hui Londre*, et fat tréa-mécoii"
teut de l'enceinte qu'on lui impoaa.
582 LOUIS XVf. [17871
de la maison du roi. Louis XVI ne s'y refusa pas; mais il voulut
prévenir la reine, qui protégeait Breteuil. La reine éclata, s'écria
que ce n'était pas Breteuil qu'il fallait renvoyer, mais Calonne,
qui avait compromis l'autorité du roi en appelant les Notables et
qui maintenant ne savait ni les contenir ni les gagner ; elle s'em-
porta, elle pria, elle pleura. Le faible roi, qui était venu chez
Marie - Antoinette pour signifier le congé de Breteuil , chargea
Breteuil de porter à Calonne sa destitution ; mais il garda , en
renvoyant Calonne , le garde des sceaux que Calonne venait de
faire (8-9 avril).
Les plans de Calonne ne disparaissaient pas avec lui , comme
les plans de Turgot et de Necker avaient disparu avec leurs auteurs.
Il n'était plus possible de retourner aux vieilles routines. On avait
fait entendre à Louis XVI que, des projets de Calonne, il n'y avait
à supprimer que Calonne. — Mais qui exécuterait ces projets? —
n y avait deux candidats sérieux, le candidat de la reine et celui
de l'opinion, Brienne et Necker, qui gardait encore sa popularité
malgré l'attaque à fond qu'un puissant champion avait récem-
ment dirigée contre son système d'emprunts *. Le roi ne pouvait
souffrir ni l'un ni l'autre. Le nouveau ministre des affaires étran-
gères, Montmorin, tenta un faible cflbrt en faveur de Necker : il
échoua, et, Necker ayant, le jour même du renvoi de Calonne,
publié sans autorisation son mémoire apologétique, la cabale de
la reine profita de cette désobéissance pour le faire exiler à vingt
lieues de Paris. Marie -Antoinette avait tout à fait oublié son
ancienne bienveillance pour le Genevois. Le parti de la reine
poussa provisoirement au contrôle-général un vieux conseiller
d'état sans conséquence, M. de Fourqueux, et, le 23 avril, le roi
alla en personne remettre aux Notables la quatrième partie du
travail de Calonne, annonça 15 millions d'économies et un
droit de timbre étendu à beaucoup d'objets qui en avaient été
exempts jusque-là, pour contribuer, avec la subvention territo-
riale, à combler le déficit. Le roi accordait aux Notables la pré-
séance pour les privilégiés dans les assemblées provinciales et la
1. I>énonaalion de Caghtage on toi tl aux NotabU$, par le comte de Mirabeau; ~~
I>« Lettre ^ur VadminUtration de M. Neckfr, par le même; mars 1787. Il y a de bonnes
raidous, tuais aussi de Texagération et de Tinjustioe.
fl787) CHUTE DE GALONNE. BRIENNE. 583
communicaifion complète de ces états de finances tant réclamés.
Les Notables n'en montrèrent pas plus de bonne volonté et pa-
rurent peu disposés à accueillir Timpôt du timbre. La crise finan-
cière s'aggravait d'heure en heure : toutes les affaires avaient
cessé; le Trésor était à la veille de suspendre ses paiements. Il
fallait se hâter de chercher quelque forte main pour lui remettre
le gouvernail. Montmorin, secondé cette Ipis par le nouveau
garde des sceaux Lamoignon, fit une seconde tentative sur le
nom de Necker. Louis XVI allait plier, quand Breteuil vint à son
aide contre les deux autres ministres et insista en faveur de
Brienne. Louis se résigna à Brienne pour échapper à Necker. L'ar-
chevêque de Toulouse fut nommé chef du conseil des finances, et
il fut entendu que le contrôleur-général ne serait que son pre-
mier commis (1'^'' mai). Brienne était un autre Galonné pour la
moralité, avec moins de talents et des prétentions de grand éco-
nomiste de plus. Personnage tout d'apparence, n'ayant rien au
fond que des vices et une petite ambition cupide et vulgaire, il
était de ces hommes qui, avec un esprit facile et beaucoup de ma-
nège, se font juger capables des grandes places tant qu'ils ne les
ont pas remplies: Il sut lier la reine à sa destinée ministérielle
comme aucun ministre ne l'avait encore fait. Marie-Antoinette
gouverna ostensiblement avec lui, assistant désormais à tous les
comités chez le roi et acceptant, appelant la redoutable responsa-
bilité d'un rôle pour lequel la nature l'avait si peu faite et qui
devait l'écraser avec tous les siens
Malesherbes fut ramené au conseil par son parent Lamoîgrion,
comme ministre d'état sans portefeuille. Ce n'était plus une ga-
rantie ni une force; c'était une victime de plus, et malheureuse-
ment l'illustre vieillard devait compromettre, dans ce ministère,
plus que sa vie, sa gloire, qui appartenait à la France !
Le 2 mai, Brienne annonça aux bureaux que les économies
annuelles seraient de 40 millions, et non de 15, mais qu'un
emprunt de 80 millions était indispensable. Sous l'impression
d'une telle promesse de réductions dans les dépenses, les Notables
consentirent l'emprunt, qui fut émis sous la forme de 6 millions
de rentes viagères. Tous les bureaux se jetèrent avec une avide
curiosité sur ces fameux comptes de finances qui leur avaient
684 LOUIS XVI. [17871
enfin été livrés. Ils n'y trouvèrent pas de grandes lumières. Il y
avait une telle absence d*ordre« de méthode et de sincérité dans
ces comptes*, qu*on ne vint pas à bout de démêler le déficit per-
manent des charges extraordinaires et accidentelles, ni par con-,
séquent de s'entendre sur le chifire du déficit réel. La plupart
l'évaluèrent approximativement à 140 millions. Les comptes de
•
1788 nous donnent à ce sujet des notions qui manquaient aux
Notables en 1787, et l'on peut reconnaître que le déficit penna-
nent ne dépassait pas 97 à 98 millions , y compris une douzaine
de millions pour besoins imprévus : Galonné, avec sa témérité
étourdie, l'avait exagéré, probablement pour tirer des Notables
le plus d'argent possible^.
Malgré les économies annoncées, Brienne déclara aux Notables
que la subvention territoriale était nécessaire, au chiflre de 80 mll-
Uons par an, avec l'impôt du timbre et une nouvelle forme de
capitation. De longs et vains débats se renouvelèrent dans les
bureaux. Les Notables appartenant aux ordres privilégiés, c'est-à-
dire l'immense majorité de l'assemblée, étaient inquiets des re-
proches qui leur arrivaient des provinces. La noblesse et le clergé
étaient fort mécontents que les Notables eussent admis en droit
VègaU répartition, au moins pour un impôt spécial, tout en
cherchant à l'éluder de fait. Il y eut, parmi ces discussions,
quelques incidents remarquables. La Fayette proposa qu'on sup-
pliât le roi de convoquer une assemblée nationale dans cinq ans,
c'est-à-dire pour 1792! t Quoi, monsieur, dit le comte d'Artois,
président du bureau, vous demandez les États-Généraux ? — Oui,
monseigneur; et même mieux que cela*. •
La Fayette ne fut pas soutenu. Il eut plus de succès dans deux
autres motions, l'une pour l'état civil des protestants, mesure à
laquelle le gouvernement, comme nous l'avons dit, était déjà
1. Il» ne farent pas tous livrés ; car « le roi fit lui-même le tria^ de ceux qu'il
Toolait bien montrer aux Notables, et de ceux qu*il lui plut de leur soustraire, et
qui, apparemment, contenaient on des dons on des déprédations. •• — Métn. de Be-
senval, t. III, p. 226.
2. V. les observations de M. Dros, BUt, du règne de Louis XVI, t. I*', p. 512-Ô14.
Il ne faut pas oublier que les charges extraordinaires et flottantes, quand on ne les
solde pas, aboutissent nécessairement à une consolidation qui augmente le déficit pei^
manent de Tintérét de ces fonds consolidés
S. Mim, de La Fayette, t. II, p. 177.
inS7i BRIENNE ET LES NOTABLES. 585
décidé; l'aulre, pour la réforme du code criminel. Il est juste
d'observer que ce*fut un évoque, M. de La Luzerne, qui appuya
et fit passer la motion sur les protestants, fait d*autant plus no-
table et d'autant plus nouveau, que révéque de Langres était
dévot et non pas philosophe. M. de la Luzerne alla plus loin et
accepta d'avance la liberté des cultes, en disant qu'il aimait mieux
des temples dans les villes que des proches au désert'. L'antique
esprit de saint Martin et du christianisme évangélique reparaissait
enfin pour donner la main à la nhiiosophie contre le catholicisme
persécuteur.
Les Notables, ne voulant pas prendre, aux yeux des provinces,
la responsabilité de voter ou même de proposer des impôts, fini-
rent par déclarer qu'ils s'en remettaient à la sagesse du roi pour
décider quelles contributions auraient le moins d'Inconvénients,
s*ii était vraiment indispensable de demander à la nation de nou-
veaux sacrifices; c'est-à-dire que les Notables donnèrent leur de-
mission entre les mains du roi.
La séance de clôture eut lieu le 25 mai. On entendit beaucoup
de périodes retentissantes, beaucoup de contre-vérités sur Vunioii
des cœurs et runité des principes , sur les grands résultats de l'as-
semblée. La confiance de Galonné avait passé dans son successeur;
mômes assurances qu'on va sortir de péril; que tout est fini...
quand tout commence! — Quelques années auparavant, on eût
obtenu grand effet d'une phrase telle que celle-ci :
« La corvée est proscriti* ; la gabelle est jugée; les entraves qui
gênaient le commerce intérieur et extérieur seront détruites, et
l'agriculture, encouragée par l'exportation libre des grains, devien-
dra de jour en jour plus florissante. »
Mais les choses valent selon les temps et les lieux : c'est ce que
les Bourbons n'ont pas su comprendre; c'était dix ans trop tard!
Brienne termina en protestant de la volonté du roi de limiter la
durée des nouveaux impôts, ainsi que de maintenir les formes et
Jes prérogatives des deux premiers ordres, essentielles à la mo-
narchie, et qu'il importait de ne pas confondre avec l'égale répar-
tition de l'impôt'.
1. Mém. de T-a Fayette, t. Il, p. 178.
2. V. tout ce qui regarde celte assemblée dans le recueil intitnlé : Àêaemblét det
586 LOUIS XVI. 1787;
Ce n'était pas au profit de la royauté que les Notables avaient
donné leur démission. On allait bientôt s'en apercevoir. Elle eût
pu toutefois en tirer un bénéfice momentané et gagner peut-être
encore du temps, si Brienne avait eu quelque peu de coup d'œil
politique. Tout le monde s'attendait à une séance royale où le
roi ferait enregistrer en bloc au parlement l'ensemble des édits
d'administration et de finances consentis dans des termes géné-
raux et indirects par les Notables. Il n'y eût point eu de violente
explosion d'opinion à ce sujet. Brienne eut l'incroyable maladresse
d'envoyer les édits un à un. Les trois premiers, sur la liberté du
commerce des grains, sur les assemblées provinciales, sur l'abo-
lition de la corvée, passèrent sans difficulté (17-22-27 juin). Res-
taient l'impôt du timbre et la subvention territoriale. Il était de
toute évidence qu'il fallait commencer par celui de ces deux
impôts dont le principe était populaire et que le parlement ne
pouvait repousser qu'en repoussant, au nom des privilèges, la
base de l'égale répartition, c'est-à-dire en se couvrant d'un dis-
crédit immense. Brienne fil tout le contraire. Il envoya l'édit du
timbre le premier! Le parlement, comblé de joie par celte faute,
se sentit maître de la situation : il réclama, à l'exemple des No-
tables , communication des états de finances , afin de se rendre
compte des besoins du trésor avant d'enregistrer (6 juillet). Le
ministère refusa. Au milieu dé l'orageuse délibération qui suivit
ce refus, un conseiller-clerc, Sabatier de Cabre, s'écria tout à
coup ; c On demande des états, ce sont des États-Généraux qu'il
nous faut! > Ce jeu de mots se transforma en une proposition for-
melle, et la Compagnie arrêta que des commissaires rédigeraient
des remontrances pour supplier le roi de retirer sa déclaration
sur le timbre et exprimer le vœu de voir la nation assemblée
préalablement à tout impôt nouveau (16 juillet) '.
Les Notables avaient abdiqué entre les mains du roi : le parle-
ment abdiquait dans les mains de la iNation.
C'était le renversement de toutes ses traditions; lui, jusque-là
si jaloux des États-Généraux, si désireux de ne pas les voir repa-
Notabhi, 1787; 2 vol. In 4*. — Les séances (^nérales se troavcnt aussi dans r/vi/n>-
duction au Moniteur,
1. Mcm. de Bachaumont, t. XXXV, p. 331.
[1787) PARLEMENT ET ÉTATS-GÉNÉRAUX. 587
raltre. Dès le lendemain, il fut effrayé de l'espèce de vertige dont
il avait été saisi. Les rédacteurs des remontrances atténuèrent la
portée de l'arrêté du 16 juillet en écrivant que les États-Généraux
seuls peuvent consentir un impôt perpétuel. La porte était ainei
rouverte aux transactions avec la cour. Le roi ne répondit pas sur
ce qui regardait les États et dépécha au parlement l'édit qui éta-
blissait la subvention territoriale et supprimait le^ deux vingtièmes.
Le parlement, alors, réclama les États-Généraux sans restriction,
a La nation, représentée par les États-Généraux, est seule en droit
d'octroyer au roi les subsides nécessaires (30 juillet) '. »
La majorité, qui ne songeait qu'à intimider la cour afin d'obte-
nir le retrait de la subvention territoriale, avait été entraînée par
deux minorités momentanément coalisées : Tune, personnifiée
dans la froide énergie d'Adrien Duport, une des futures puissances
de la Constituante, savait où elle allait, à la liberté démocratique,
à une Révolution où disparaîtrait le parlement et où les États-
Généraux eux-mêmes s'absorberaient dans l'unité de cette assem-
blée nationale appelée tout à l'heure par La Fayette ; l'autre, gui-
dée par la brillante et folle imagination de d'Ëprémesnil, rêvait
une restauration des libertés privilégiées du moyen âge, un
régime de monarchie aristocratique, où les trois ordres s'assem-
bleraient à des époques déterminées et confieraient, dans les inter-
valles de leurs assemblées, le maintien des droits publics au par-
lement. «
Le roi manda le parlement à Versailles, et les deux édits furent
enregistrés en lit de justice le 6 août. Deux mois auparavant, le
lit^de justice eût prévenu, ou du moins ajourné la lutte; mainte-
nant ce n'était plus qu'un épisode de cette même lutte. Le parle-
ment avait lancé un brandon qu'il ne dépendait plus de lui
d'éteindre. La veille et dans l'attente du lit de justice, il avait mi-
nuté d'avance une protestation où l'on remarquait cette phrase
accablante :
■N
a Le parlement, affligé d'avoir eu à donner, depuis douze ans,
son suffrage sur des impôts accumulés et dont les projets présentés
porteraient la masse jusques à plus de 200 millions d'accroisse-
1. 1/0171. de Bachaamont, t. XXXV, p. 373.
588 LOUIS XVI. [\m
ment depuis Tavéneinent du roi à la couronne, n'a pas cm avoir
des pouvoirs suffisants pour se rendre garant de Fexécution des
édits vis-à-vis des peuples... qui voient avec effroi les suites fâ-
cheuses d*une administration dent la déprédation excessive ne
leur parait pas même possible*, a
Le leridemain du lit de justice, le parlement déclara illégales et
nulles les transcriptions faites sur ses registres. Les jeunes con-
seillers étouffaient, sous leur supériorité numérique, les scrupules
et les appréhensions des vieux magistrats de la grand'chambre.
Une foule immense, qui encombrait le Palais et les alentours, ac-
cueillait de ses acclamations les magistrats signalés par leur oppo-
sition à la cour et par leur intervention dans Tappel aux États-
Généraux.
Un règlement publié, sur ces entrefaites, touchant la réduction
des dépenses de la maison du roi et de celle de la reine (9 août),
afin de commencer à remplir les promesses économiques de
Brienne, irrita plus les courtisans lésés qu'il ne satisfit le public*.
« Il est affreux , s'écriaient les gens de cour, de vivre dans un
pays où l'on n'est pas sûr de posséder le lendemain ce qu'on avait
la veille. Cela ne se voyait qu'en Turquie'. — Beau mérite, répli-
quait le public, que d'abandonner ce qu'on ne peut plus garder
et de ployer sous la nécessité! »
Le parlement, cependant, poussait sa pointe. Le 10 août, Duport
dénonça en règle les dilapidations, abus d'autorité, etc., de l'ex-
contrôleur-général Galonné. Le parlement accueillit la dénoncia-
tion et chargea le procureur-général d'informer. L'arrêté fut
cassé parle conseil; mais Galonné ne s'y fia pas et s'enfuit en
Angleterre. Tous les parlements des provinces renouvelèrent l'ar-
rêté du parlement de Paris. L'acte d'accusation de Galonné était,
aux yeux de la foule, celui de la cour et de la reine. Les pam-
phlets sortaient de terre de tous côtés. Les clercs de la basoche,
1. Mfm. de Bachaamont, t. XXXV, p. 3H9.
2. Les charges de la chambre et de la garde-robe étaient rédaites de moitié : la
grande et la petite écurie étaient réunies. Les gendarmes, les chevau>légers et les
gardes de la porte étaient supprimés, ce qui réduisait la cavalerie de la roaiso4i du roi
aux srardca du corps. — V. Anciennei Loii françaises, t. XX VIII, p. 416.— VËcoU
militn're fut supprimée de nouveau le 9 octobre 1787.
3. Mém, de Besenval, t. III, p. 256.
[1787] LE PARLEMENT ET LA COUR. 589
dans les cours du Palais, chansonnaient tout haut Madame Déficit.
Madame Déficit préparait Madame Veto ! L'irritation contre Marie-
Antoinette était arrivée à tel point que, sur Tavis du lieutenant de
police, Louis XVI interdit expressément à la reine de se montrer
dans Paris*.
Le parlement avait ajourné au 13 août la délibération sur les
moyens d'assurer l'exécution de son arrêté du 7. Le duc de Ni-
vernais, pair de France et minisire d'état sans portefeuille^, essaya
de calmer les magistrats en leur représentant la nécessité de
montrer la France unie et l'état armé de ressources suffisantes,
dans un moment où les affaires de Hollande menaçaient de rame-
ner la guerre. D'Éprémesnil le réfuta vivement, et , à la majorité
de quatre-vingts voix contre quarante, la Compagnie persista dans
ses arrêtés, déclara les édits du 6 août incapables de priver la na-
tion de ses droits et d'autoriser une perception contraire à tous les
principes, et ordonna l'envoi du présent arrêté à tous les bailliages
et sénéchaussées de son ressort. Des cris d'enthousiasme accueil-
lirent au dehors la nouvelle de cette décision. D'Éprémesnil fut
porté en triomphe. Le peuple ignorait que, dans le préambule de
l'arrêté, le parlement eût déclaré qu'on ne pouvait, sans violer
les constitutions primitives de la nation, soumettre le clergé et
la noblesse à la subvention territoriale, et que ces principes seraient
ceux des États-Généraux. Quand on le sut, on en tint peu de
compte. Un infaillible instinct avertissait la masse non privilégiée
que les États-Généraux ne profiteraient qu'à elle seule'.
La cour répondit par l'exil du parlement à Troies (15 août). Les
deux frères du roi furent chargés de faire enregistrer les édits,
l'un à la chambre des comptes, l'autre à la cour des aides. Mon-
sieur, qui passait pour exécuter, malgré lui, un ordre qu'il dés-
approuvait, fut applaudi par le peuple : le comte d'Artois fut
sifflé et hué. La chambre des comptes et la cour des aides deman-
dèrent le rappel du parlementet la convocation des États-Généraux.
Chaque jour le Palais et les quartiers environnants étaient le
1. Bachaumont, t. XXXV, p. 402.
2. C*eat le fabuliste, plus connu comme ami des lettres que comme personnage
politique.
3. Rachaumont, t. XXXV, p. 407. — Drox, t. II, p. 12.
590 LOUIS XVI. (17S7:
théâtre de rassemblements où Ton donnait la chasse aux mouchei
de la police et où Ton manifestait Tesprit le plus hostile. Les clubs,
cercles de lecture et de conversation empruntés à rAngleterre
depuis 1782, passaient par-dessus la défense qu*on leur avait faite
de s'occuper de politique et devenaient les foyers d*une opposition
qui soutenait celle de la rue. Le ministère ferma les clubs. Le
27 août, le parlement, du lieu de son exil, lança un nouvel arrêté
plus violent que les précédents. Deux jours auparavant, Brienne,
sous prétexte de la nécessité d'un pouvoir concentré en présence
d'une situation aussi tendue, s'était fait nommer principal mi-
nistre. Les maréchaux de Ségur et de Castries refusèreot de
reconnaître sa suprématie et donnèrent leur démission. C'était
l'honneur militaire de la vieille France qui s'en allait. L'igno-
minie extérieure arrivait avec l'anarchie du dedans. Le gouvcr^
nement, aux prises, à l'intérieur, avec les vieilles corporations,
ployait honteusement devant l'étranger.
Dans les derniers temps de H. de Yergennes, la diplomatie
française avait déjà reperdu bien du terrain : la considération,
toutefois, se soutenait encore. Elle se mina rapidement après lui.
Yergennes, par le traité de commerce de 1786, avait réussi à faire
en sorte que l'Angleterre eût intérêt à ne pas nous faire directement
la guerre, mais il n'était point parvenu à l'empêcher de nous la faire
partout indirectement par la diplomatie. A l'instant même où Pitt
remplissait la tribune anglaise de si belles paroles contre les
haines internationales, il mettait son principal soin à miner par-
tout les alliances et les intérêts de la France. Irrité du pacte com-
mercial de la France avec la Russie, il s'en vengea en Turquie.
Secondé par le gouvernement prussien, qui était tombé complè-
tement sous sa main depuis la mort du grand Frédéric, il affecta
tout à coup un grand zèle pour le maintien de l'empire othoman,
jusque-là si complètement livré par l'Angleterre à la discrétion
des Russes, et poussa les Turcs à reprendre l'offensive, afm que
la France perdit l'alliance commerciale de la Russie si elle soute-
nait les Turcs, ou vit anéantir son influence dans le Levant si elle
ne les soutenait pas. Les agents anglo-prussiens promirent au
Divan d'armer le roi de Suède et de soulever les Polonais contre
la Russie. Les Turcs, se croyant menacés par le fameux voyage
{1787J TURQUIE. HOLLANDE. 591
de Calherîne II en Crimée et par l'entrevue de la tzarine avec
Tempereur Joseph II au bord de la mer Noire, déclarèrent donc
la guerre aux Russes, dans un moment où Catherine ne songeait
pas à une attaqne immédiate ni même prochaine contre la Porte,
et oix Joseph II était plus préoccupé des troubles suscités dans les
Pays-Bas autrichiens par ses innovations que disposé à se battre
sur le Danube (août 1787). Les ambassadeurs français tentèrent
en vain d'éteindre le feu allumé en Orient par les Anglais.
D'autres intrigues, sur ces entrefaites, attaquaient de plus près
la France. L'Angleterre, et surtout son instrument, la Prusse,
agissaient plus ostensiblement en Hollande qu'en Turquie. Le
gouvernement français avait eu grand tort, comme le remarque
très-bien Mirabeau*, de ne point aflranchir la Hollande en même
temps que l'Amérique, c'est-à-dire de ne pas profiter de l'indigna-
tion excitée par les infâmes trahisons du prince d'Orange pour faire
abolir le stathoudérat. La question, que le gouvernement français
n'avait pas eu l'énergie de trancher durant la guerre d'Amérique,
restait pendante, depuis la paix, entre Findigne chef du pouvoir
militaire, soutenu par une coalition d'aristocratie et de populace,
et les principaux magistrats appuyés sur la partie éclairée et pa-
triotique du peuple des Sept Provinces. Les tentatives du stathou-
der pour faire massacrer dans des émeutes les chefs du parti ré-
publicain, les violences commises par les troupes à ses ordres
poussèrent à bout les patriotes. La province de Hollande suspendit
le prince d'Orange des fonctions de capitaine-général. Le stathou-
der invoqua l'intervention du roi de Prusse, frère de sa femme,
et l'ambassadeur anglais à La Haie souffla le feu de tout son pou-
voir. Le roi Frédéric-Guillaume hésita toutefois d'abord à se mettre
en opposition ouverte avec la France, et il y eut un essai de mé-
diation en commun par la France et la Prusse. Le stathoudcr,
excité par sa femme, vrai démon d'orgueil et de méchanceté,
refusa les conditions d'accommodement (janvier 1787).
M. De Vergennes vint à mourir. Il n'avait pas eu toute la vigueur
désirable ; mais, après lui, ce fut bien pis : il n'y eut plus, on peut
le dire, de diplomatie française. L'attitude de la Prusse devenait
1. Adrettt atu Datavei; 1788.
59Î LOUIS XVI. [1787;
menaçante. Le nouveau minisire des affaires étrangères, Monl-
morin, proposa au conseil de former un camp sur la frontière da
Nord, à Givet. Galonné avait fait les fonds nécessaires, quand il fut
congédié. La France tomba bien plus bas encore que sous Ga-
lonné ! Brienne détourna les fonds, et non-seulement on ne forma
pas un corps d'armée à Givet, sous le commandement de Rocham-
beau ou de La Fayette, comme il en avait été question, mais on
détourna les républicains hollandais d'appeler le frère d'armes de
Washington à la tête de leurs troupes, et on leur fit prendre pour
général un lâche intrigant allemand, le rhingrave de Salm, qui
n'était propre qu'à rendre la défense impossible. Le faible Mont-
morin n'avait osé réclamer ni soutenir Ségur et Castries, et l'his-
toire est obligée d'avouer que le collègue, l'ami du grand Turgot,
contribua, dans le conseil, à empêcher la France de faire son
devoir. L'énergie n'avait jamais été la qualité distinctive de
Malesherbes : affaibli par l'âge, il n'avait plus maintenant d'autre
idée que la peur des troubles au dedans et de la guerre au dehors.
On n'eût pas eu la guerre si l'on eût montré les armes françaises
à la frontière; car l'Angleterre ne se fût point décidée à attaquer,
et la Prusse n'agit que lorsqu'elle fut bien sûre que la France n'a-
girai t pas*. On n'eût pas eu la guerre; on eut la honte. Après la
démission des maréchaux de Ségur et de Castries, la catastrophe
ne se (it ims attendre. Le slathouder et son odieuse femme, après
avoir échoué dans un nouveau complot pour surprendre La Haie
et faire égorger les magistrats, appelèrent ouvertement les armes
étrangères. Vingt-quatre mille Pnissiens, commandés par ce
môme duc de Brunswick dont la gloire devait faire naufrage à
Yalmi , pénétrèrent rapidement en Hollande. Les patriotes, con-
sternés de l'inaction de la France, trahis par le rhingrave de Salm,
qui s'enfuit au lieu de défendre Utrecht, ne purent ppposer une
résistance efficace. Le stathouder rentra dans La Haie le 20 sep-
tembre 1787. Amsterdam capitula (10 octobre), et toute la Hol-
lande fut livrée au pillage et aux fureurs de la faction victorieuse
et de ses auxiliaires allemands.
L'important traité de 1785 entre la France et la Hollande répu-
1. Ségur, TabUau de C Europe, 1. 1», p. 342. — Dros, t. II, p. 28.
11787] AFFAIRES DE HOLLANDE. 593
blicaine fut annulé de fait par les nouveaux pactes que la Hol*
lande asservie dut subir avec l'Angleterre et la Prusse ( 1 5 jan-
vier 1788).
« La France vient de tomber ! je doute qu'elle se relève, o dit
l'empereur Joseph II '. Elle ne devait pas se relever, en effet, sous
le drapeau de la monarchie. C'était sous un autre drapeau qu'elle
devait chasser devant elle les étendards du frère de Joseph II et du
neveu de Frédéric le Grand.
L'ignominieux dénoûment des affaires de Hollande couvrit le
gouvernement d'un mépris général, que raviva la présence de
tous ces malheureux patriotes hollandais compromis, abandon-
nés , qui venaient demander à la France un refuge à défaut de
secours.
L'agitation causée par l'exil du parlement continuait. Tous les
tribunaux inférieurs, et même des corps étrangers à la magis-
trature, l'université, par exemple, avaient envoyé à Troics des
adresses et des députations. Les parlements provinciaux étaient
déchaînés et réclamaient, les uns après les autres, le rappel du
parlement de Paris, la convocation des États-Généraux, le procès
de Galonné. Leur langage devenait très-menaçant. « Les coups
d'autorité sans cesse renouvelés, » disait le parlement de Besan-
çon, a les enregistrements forcés, les exils, la contrainte et les
rigueurs mises à la place de la justice... blessent une nation ido-
lâtre de ses rois, mais libre et Qère, glacent les cœurs, et pour-
raient rompre les liens qui attachent le souverain aux sujets et les su-
jets au souverain. > Plusieurs parlements demandaient, au nom des
lois constitutionnelles du royaume, qu'au lieu d'organiser les assem-
blées provinciales, on rétablit les anciens États-Provinciaux avec
leurs droits beaucoup plus étendus, mais aussi çivec leur forme de
privilège et d'inégalité , c'est-à-dire qu'ils revendiquaient le régime
des Trois-Ordres contre le nouveau système de représentation
fondé sur le principe unique de la propriété foncière^. Le par-
1. Flassan, t. VII, p. 456.
2. Les attôemblées des deux degrés supérieurSi de Télection et de la province, ne
devaient être représentatives qu'à partir de 1791 , le roi nommant jusque-là moitié
des membres, qui se complétaient ensuite eux-mêmes. — V., comme spécimen, le
Règlement sur la [ot-mation des asHmbUes de Champagne^ ap. Ancimnes Lois françaises,
t. XXVIII, p. 366; 23 juin 1787.
XVI. 38
594 LOUIS XVI. [1787]
lient de Bordeaux alla jusqu'à défendre à rassemblée provinciale
du Limousin de se réunir. Il dépassa en hardiesse le parlement
de Paris : exilé à Libourne, il refusa d'enregistrer les lettres de
translation, comme illégales.
Les clioscs, poussées si avant par les cours provinciales, sem-
blaient s'apaiser en ce moment entre Versailles et Troics. Le mi-
nistère avait peur; la majorité du parlement de Paris s'ennuyait
de l'exil et s'inquiétait des suites ; Brienne lit des avances ; la majo-
rité ne les repoussa point et l'on aboutit à une transaction sons
logique et sans dignité. Le ministère retira les édits du timbre et
de la subvention territoriale, proclamés naguère indispensables
au salut de l'état. Le parlement, tout en déclarant ne pas se dé-
partir de ses arrêtés, enregistra le rétablissement des deux ving-
tièmes, à savoir : le premier indéflniment, et le second jus-
qu'en 1792; lesquels vingtièmes seraient désormais perçus, « sans
distinction ni exception, sur l'universalité du revenu des biens qui
y sont soumis (19 septembre 1787) '. »
Le pouvoir royal et le parlement sortaient tous deux amoindris
d'une lutte où il n'y avait eu que des vaincus. L'opinion salua
comme une victoire le rappel du parlement. La jeune basoche
et la multitude turbulente qui lui servait d'auxiliaire firent illu-
miner les alentours du Palais en cassant les carreaux des mai-
sons qui n'obéissaient pas. On brûla Galonné en effigie sur la
place Daupbine; on promena au milieu des huées d'autres man-
nequins représentant le ministre Breteuil et l'amie de la reine,
la duchesse de Polignac. Peu s'en fallut qu'on ne traitât de
même l'image de Marie-Antoinette. On sentait frémir dans la
foule des sentiments violents qui ne cherchaient qu'une occa-
sion d'éclater. La capitulation avec le parlement était un misé-
rable expédient et non une solution. L'orage grondait partout;
toutes les ûmes avides d'action aspiraient l'électricité qui rem-
plissait l'espace. < Du chaos tranquille, > écrivait Mirabeau, «la
France a passé au chaos agité : il peut, il doit en sortir une créa-
tion.» Et Mirabeau, qui n'avait pas été appelé aux Notables et
qui sentait sa destinée dans une plus grande assemblée, pous-
1. Ànc. lois fiauçaheâf t. XXVIU, p. 432.
11787] MIRABEAU ET BRIENNË. 595
sait les parlementaires à ne pas accepter Tajoumement des États-
fiénéraux à 1792, mais à les exiger pour 1789, date de rigueur,
disait-il; montrant tout ce qu*il y aurait d'insensé, de fatal
pour le gouvernement lui-même , à tenir la France en suspens
durant quatre années encore dans une telle crise *. On mar-
chait vite; cette date de 1792, que Mirabeau repoussait si abso-
lument par des raisons péremptoires , était celle que La Fayette
avait demandée quelques mois auparavant, sans trop espérer
Tobtenir!
Mirabeau ne fut point écouté. Brienne avait son plan. Ne pou-
vant plus recourir à l'impôt, il avait résolu d'en revenir à l'em-
prunt, mais sur l'échelle la plus hardie. 11 avait formé le projet
de présenter en bloc à l'enregistrement une somme de 420 mil-
lions d'emprunts , réalisables en cinq ans ', avec promesse de
convocation des États-Généraux avant 1792. Ce délai serait em-
ployé à rétablir les finances, et les États, arrivant dans une situa-
tion éclaircie et calmée, pourraient s'occuper à loisir des amélio-
rations qui assureraient l'avenir. C'était là du moins ce qu'on allait
dire au parlement. Quant au roi et à la reine , Brienne calma les
appréhensions que leur causait le nom d'États-Généraux , en leur
représentant qu'une fois les emprunts enregistrés , les finances
restaurées et les esprits amortis par une si longue attente, on
ferait des États-Généraux un vain spectacle, ou, même, on ne les
convoquerait pas du tout, puisqu'on n'aurait plus rien à leur de-
mander.
C'était avec ce mélange d'aveuglement et de fausseté puérile
que les derniers ministres de la monarchie s'apprêtaient au grand
combat de la Révolution.
Brienne, dans l'espoir de séduire l'opinion, ajouta à l'édit
d'emprunt l'édit tant réclamé qui rendait l'état civil aux protes-
tants, tout en déclarant, pour apaiser le clergé, que la religion
catholique serait toujours le seul culte public et autorisé dans le
royaume, et que la naissance, le mariage et la mort de ceux qui
!a professent ne pourraient , dans aucun cas , être constates que
1. Lettres des 30 octobre et 18 novembre 1787; ap. Mim. de Mirabeau, t. IV,
p. 459- H,7.
2. 120 millions en 1788 ; 90 en 1789; 80 en 1790; 70 en 1791 ; 60 en 1792.
596 LOUIS XVI. [1787]
suivant les rites et usagés de ladite religion*. Le 19 novembre,
dès le matin, le roi se transporta brusquement au parlement, qui
venait à peine de se rouvrir après les vacances et se trouvait en-
core très-incomplet. Brienne, qui avait travaillé les magistrats
par toutes sortes de séductions, espérait enlever la majorité et
combiner, par une forme équivoque de séance, le bénéfice d'un
enregistrement libre et celui d'un lit de justice obéi sans résis-
tance. Le garde des sceaux , Lamoignon , débuta par un discours
maladroit si l'on prétendait gagner et non contraindre les votes :
il ressassa toutes les maximes absolutistes des lits de justice de
Louis XV : t Au monarque seul appartient le pouvoir législatif,
sans dépendance et sans partage , » etc. , en y ajoutant ceci : Que
le roi ne pourrait trouver dans les États-Généraux qu'un conseil
pltis étendu, et serait toujours l'arbitre suprême de leurs repré-
sentations et de leurs doléances. Cependant, la délibéi*ation fut
librement ouverte : chacun donna et motiva son vote à haute
voix. Les chefs de l'opposition parlèrent longuement, éncrçique-
ment, mais avec convenance , et l'opinion qu'ils soutinrent était
celle de Mirabeau : accorder le premier emprunt (celui de 120 mil-
lions), moyennant les États-Généraux pour 1789. Le débat se pro-
longea six heures : la majorité était acquise à l'édit, avec suppli-
cation au roi de bâter les États-Généraux... Tout à coup le garde
des sceaux , au lieu de laisser le premier président compter les
voix, monta vers le trône, parla à l'oreille du roi, puis, sur l'ordre
obtenu de Louis, prononça l'enregistrement de l'édit, d'après la
fonnule usitée dans les lits de justice.
\:n long murmure parcourut l'assemblée, qui voyait transfor-
mer soudain en lit de justice une simple séance royale avec déli-
bération libre. Le duc d'Orléans se leva, et, troublé comme s'il
eût entrevu où le pas qu'il faisait devait le conduire , il dit a's
mots entrecoupés : « Sire..., cet enregistrement me parait illé-
gal!... » Louis XVI ne montrait pas moins de trouble, a Cela nfest
égal..., » répliqua-t-il. a Si ; c'est légal, parce que je le veux * !» La
rudesse despotique du langage cachait mal l'hésitation du cœur.
Louis fit lire le second édit, celui des protestants, et se retira,
1. Ane. Lois ff-ançaiftt^ U XXVIII, p. 472.
2. SaUier (oonseiUer au pariemeni); ÀnHalt$ françaises, p 128, 129.
11787-17881 LIT DE JUSTICE. PROTESTANTS. 597
laissant le parlement en séance. La protestation du duc d'Orléans
fui rédigée avec développement et inscrite au procès-verbal, et
l'assemblée rendit un arrêté par lequel, vu l'illégalité de ce qui
venait de se passer à la séance du roi , le parlement déclarait ne
prendre aucune part à la transcription de Tédit d'emprunt sur les
registres.
La folle démonstration absolutiste du garde des sceaux avait
'ruiné de fond en comble les plans de Brienne. La cour essaya la
rigueur. Le duc d'Orléans fut exilé à Villers-Gotterets; deux con-
seillers, qui passaient pour avoir excité ce prince, furent envoyés
prisonniers dans des châteaux forts. Le parlement répondit en
accueillant une motion d'Adrien Duport contre les lettres de ca-
chet, comme nulles, illégales, contraires au droit pMic et au droit
naturel. Le roi manda le parlement à Versailles, fit bifler l'arrêt,
et ordonna l'enregistrement de l'édit en faveur des protestants ,
malgré les réclamations des évêques présents à Paris *. Le parle-
ment, bien qu'il eût voulu tout suspendre, céda sur ce point, non
pas aux exigences de la cour , mais à l'impatience de l'opi-
nion. L'opposition rétrograde, que personnifiait d'Éprémesnil, se
signala par des déclamations fanatiques. «Voulez-vous, s'écria
d'Éprémesnil en élevant la main vers l'image du Christ, voulez-
vous le crucifier une seconde fois ! » Il n'y eut néanmoins que
dix-sept voix contre l'édit (19 janvier 1788).
Le parlement renouvela ses remontrances avec plus d'énergie
contre les châtiments arbitraires (11 mars). Duport et l'opposition
progressive l'emportaient et faisaient parler à la Compagnie un
langage que Turgot et Voltaire eussent été bien étonnés d'entendre
dans de telles bouches. < Les actes arbitraires violent des droits
imprescriptibles. — Les rois ne régnent que par la conquête ou
par la loi. «— La nation réclame de Sa Majesté le plus grand bien
qu'un roi puisse rendre à ses sujets, la liberté... — Sire, ce n'est
plus un prince de votre sang , ce ne sont plus deux magistrats
1. Les protestants restaient exclus des charges de judicature royales on seigneu-
riales, des offices manicipanx ayant fonctions do judicature, et des places qui don-
nent le droit d'enseignement public. — Ane, Loi» françaises, t. XXVIII, p. 474. — Les
Juges civils, en cas de refus des curés ou vicaires, procéderont 4 la publication des
bans, déclareront les parties unies en légitime mariage, inscriront ladite déclaration
sur un registre tenu en double, etc.
598 LOUIS XVI. 117M1
que votre parlement redemande au nom des lois et de la raison;
ce sont trois Français, ce sont trois hommes! b Ce qu*il y eut de
plus grave , en fait , dans les remontrances du parlement, ce fut
la phrase suivante : < De tels moyens, Sire, ne sont pas dans
votre cœur, de t^'ls exemples ne sont pas les principes de Votre
Majiîsté; ils viennent d'une autre source. » La magistrature se fai-
sant ofriciellement Fécho des clameurs populaires contre la
reine, c'était un des signes les plus évidents que la Révolution
commençait.
Cette Révolution, qui devait dépasser de si loin les plus grandes
révolutions du passé, préludait à la manière de la Fronde. Comme
au temps de Mazarin et d*Anne d'Autriche, la guerre était partout
entre les parlements et les gouverneurs des provinces, exécutant
les ordres du ministre en soutane et de la reine, sa protectrice.
Les gouverneurs faisaient transcrire de force Tédit sur les registres
des cours. Les parlements protestaient, se défendaient à coups
d'arrêts, et rendaient l'emprunt impossible. Il y en avait même
qui avaient refusé la prorogation du second vingtième accordée
par le parlement de Paris, et deux d'entre eux avaient fait des
remontrances contre l'édit qui rendait l'état civil aux protestants.
On n'en était pas encore aux luttes matérielles, mais on y mar-
chait à grands pas. Le parlement de Paris, qui s'était, quatre mois
durant , exclusivement attaché à faire la guerre aux lettres de
cachet, porta le dernier coup à l'emprunt par les remontrances
qu'il arrêta enfin, le 11 avril, contre l'enregistrement du 19 no-
vembre. Le roi répondit, le 17 avril, qu'on n'avait pas eu besoin
de résumer ni de compter les voix, parce que, lorsqu'il était pré-
sent à la délibération, il jugeait par lui-^ême et n'avait pas à tenir
compte de la pluralité. < Si la pluralité, dans mes cours, forçait
ma volonté, la monarchie ne serait plus qu'une aristocratie de
magistrats * . o
Le 29 avril, sur la dénonciation d'un jeune conseiller, Goislard
de Montsabert, le parlement prit l'offensive en ordonnant une
information sur la conduite des contrôleurs qui procédaient à la
vérification des déclarations des particuliers sur les vingtièmes.
1 . Intrttduction au Moniteur, p. 284.
IH'iS) BRIENNE ET LE PARLEMENT. 599
Le parlement prétendait que raugmcntalion progressive du pro-
. duit des vingtièmes, but de ces vérifications, était illégale. Après
avoir empêché la réalisation de l'emprunt; il s*attaquait aux res-
sources de Fimpôt.
Il n*y avait plus d*issue pacifique. La banqueroute était immi-
nente. De grands projets s'agitaient entre le principal ministre
et le garde des sceaux. Brienne, tourmenté, comme naguère
Galonné, d'un mal que le caractère sacerdotal rendait chez' lui
plus scandaleux encore et qui menaçait sa vie en se portant sur
la poitrine, se rattachait avec une âpreté désespérée au pouvoir et
aux avantages matériels du pouvoir : il troqua son archevêché de
Toulouse contre celui de Sens , beaucoup plus lucratif, et se fit
donner en sus une coupe de bois de 900,000 francs pour payer
ses dettes. Il porta son revenu en bénéflces jusqu'à 678,000 francs.
Cet excès de rapacité, chez l'homme qui imposait l'économie aux
autres, excitait une indignation générale et achevait la déconsi-
dération du pouvoir. L'opinion accueillait avec colère et mépris
les bruits de coup d'état à la Maupeou, qui prenaient chaque jour
plus de consistance. On racontait qu'un travail mystérieux se fai-
sait à Versailles, par ordre du ministère, dans une imprimerie
clandestine où les ouvriers étaient gardés à vue. Tous les com-
mandants militaires des provinces avaient ordre de se rendre à
leurs postes : des conseillers d'état et des maîtres des requêtes
étaient envoyés aux sièges des parlements; les uns et les autres,
avec des dépêches qui devaient être ouvertes , le 8 mai , partout
en même temps.
Des conciliabules de résistance se tenaient, sur ces entrefaites,
chez Adrien Duport : les hommes les plus influents du parlement '
y conféraient avec La Fayette, Gondorcet , le vertueux et libéral
duc de La Rochefoucauld , réservé à une fin si cruelle dans nos
orages, le duc d'Aiguillon, avide d'effacer les tristes souvenirs de
son père, l'évêque d'Autun,Talleyrand-Périgord, depuis si fameux
sous tant de régimes. Un ouvrier imprimeur trouva, dit-on,
le moyen de faire parvenir à d'Éprémesnil une épreuve des édits
1. On remarque parmi eux deux noms destinés à figurer, durant de longues an-
nées, parmi les hommes politiques, SémonTille et Tabbé Louis.
600 LOUIS XV L (1788!
secrètement mis sous presse par le ministère. D*Éprémesnil pro-
voqua et obtint sur-le-champ rassemblée des chambres et la con-
vocation des pairs, et pria le premier président de mettre en
délibération ce qu*il convenait de faire sur Tétat où se trouvait la
chose publique (3 mai).
La délibération aboutit à un arrêté de la plus haute impor-
tance , qui n*était rien moins qu*une Déclaration des droits an
point de vue parlementaire.
a La cour... les pairs y séant, avertie... des coups qui menacent
la nation en frappant la magistrature; — considérant que les
entreprises des ministres sur la magistrature... ne peuvent avoir
d'autre objet que de couvrir... sans recourir aux États-Généraui,
les anciennes dissipations... et â*anéantir les principes de la
monarchie ; — déclare que la France est une monarchie gouver-
née par le roi, suivant les lois; — que, de ces lois, plusieurs, qui
sont fondamentales, embrassent et consacrent le droit de la mai-
son régnante au trône, de mâle en mâle, etc. ; — le droit de la
nation d'accorder librement des subsides, par l'organe des États-
Généraux ; — les coutumes et les capitulations des provinces ; —
Tinamovibilité des magistrats; — le droit des cours de vérifier,
dans clmque province , les volontés du roi , et de n'en ordonner
Tenregistrement qu'autant qu'elles sont conformes aux lois consti-
tutives de la province, ainsi qu'aux lois fondamentales de l'état;
— le droit de chaque citoyen de n'être jamais traduit par-devant
d'autres que ses juges naturels, qui sont ceux que la loi lui désigne ;
— et le droit de n'être arrêté, par quelque ordre que ce soit, que
pour être remis sans délai entre les mains de juges compétents;
— proteste ladite cour contre toute atteinte qui serait portée aux
principes ci-dessus exprimés; — déclare unanimement... qu'en
conséquence aucun des membres qui la composent ne doit...
prendre place dans aucune compagnie qui ne serait pas la cour elle-
même, composée des- mêmes personnuges et revêtue des mêmes droits;
et, dans le cas où la force, en dispersant la cour, la réduirait à
l'impuissance de maintenir par elle-même les principes con-
tenus au présent arrêté, ladite cour déclare qu'elle en remet,
dès à présent , le dépôt inviolable entre les mains du roi , de
son auguste famille , des pairs du royaume » des États-Généraux
[1788] AKRÊTÉ DU PARLEMENT. 601
et de chacun des ordres réunis ou séparés qui forment la nation * .0
Tout ce qui, dans ces maximes, regarde les provinces, eût con-
venu au xv* siècle plus qu'au xviii®, et aux parlements provinciaux
plus qu'au parlement de Paris, autrefois si unitaire; ce n'était là
ni la Déclaration des droits américaine, ni celle que la France allait
bientôt jeter à la face du monde par l'organe de représentants
plus légitimes que le parlement; mais c'était une contre- mine
parfaitement dirigée et ouverte à temps pour éventer le travail
souterrain du ministère.
De nouvelles remontrances furent, en outre, rédigées pour
répliquer à la réponse du roi, du 17 avril.
c Les ministres, disent les parlementaires au roi, nous imputent
le projet insensé d'établir une aristocratie de magistrats... Quel
moment ont-ils choisi pour cette imputation? Celui où votre par-
lement, éclairé par les faits et revenant sur ses pas , prouve qu'il
est plus attaché aux droits de la nation qu'à ses propres exemples.
— La constitution française paraissait oubliée; on traitait de chi-
mère l'assemblée des États-Généraux. Richelieu et ses cruautés,
Louis XIV et sa gloire, la Régence et ses désordres, les ministres
du feu roi et leur insensibilité, semblaient avoir pour jamais
•effacé des esprits et des cœurs jusqu'au nom de la nation. Tous
les états par où passent les peuples pour arriver à l'abandon
d'eux-mêmes, terreur, enthousiasme, corruption, indîflérence, le
ministère n'avait rien négligé pour y laisser tomber la nation
française. Mais il restait le parlement. On le croyait frappé d'une
léthargie en apparence universelle : on se trompait. Averti tout
à coup de l'état des finances... il s'inquiète, il cesse de se faire
illusion, il juge de l'avenir par le passé; il ne voit pour la nation
qu'une ressource, la nation elle-même... Il se décide, il donne à
l'univers l'exemple inouï d'un corps antique... tenant aux racines
de l'état, qui remet de lui-môme à ses concitoyens un grand pou-
voir, dont il usait pour eux depuis un siècle, mais sans leur con-
sentement exprès... Il exprime le vœu des États^énéraux... Votre
Majesté... les promet, sa parole est sacrée... Les États- Généraux
seront donc assemblés!... A qui le roi doit-il ce grand dessein? A
1. Jniroduction au Moniteur, p. 284.
601 LOUIS XVI. [m\
qui la nation doit-elle ce grand bienfait?... — Non Sire, point do-
ristocratU en France; mais point de despotisme * ! »
Dès le lendemain (4 mai), les arrêtés du 29 avril contre les
contrôleurs des vingtièmes, et du 3 mai sur la déclaration de
principes, furent cassés par le conseil, et Tordre fut donné d'en-
lever les promoteurs des deux arrêtés, Goislard et d'Éprémesnii.
Ces deux conseillers, prévenus, se réfugièrent, de nuit, au Palais
même. Le parlement se rassembla de grand matin le 5 mai, ren-
dit arrêt pour mettre les magistrats menacés sous la sauvegarde
du roi et de la loi , déi)êcha une députalion à Versailles et décida
de ne pas désemparer jusqu'au retour des députés. La nuit d*après,
les gardes françaises entrèrent dans le Palais à travers une foule
irritée et grondante, et investirent la grand'cbambre, où siégeaient
les magistrats renforcés d*une dizaine de pairs. Un capitaine aux
gardes , le marquis d'Agoult , vint donner lecture d*un ordre du
roi qui lui prescrivait d'arrêter MM. Duval d'Éprémesnii et Gois-
lard partout où il les trouverait. II demanda qu'on les lui indi-
quât. — c Nous sommes tous Duval et Goislard ! » s'écria tout
d'une voix l'assemblée; t si vous prétendez les enlever, enlevez-
nous tous! »
L'officier se retira pour faire son rapport. Les députés revinrent
de Versailles sans avoir été reçus. L'ofiicier reparut à onze heures
du matin et réitéra sa sommation ; personne ne lui répondit. Il
fit entrer un exempt pour reconnaître d'Éprémesnii et Goislard.
L'homme de police, saisi par l'enlratnement sympathique de ce
spectacle, déclara quHl ne les voyait pas. Le capitaine d'Agoult
sortit de nouveau. Les deux conseillers et leurs collègues jugèrent
qu'on avait fait assez pour réserver le droit. On rappela d'Agoult,
et d'Éprémesnii se désigna lui-même et suivit cet officier après
une éloquente protestation. Goislard en fit autant, et le parlement
se sépara, après plus de trente heures de séance, en arrêtant des
remontrances pour la liberté de ses deux membres , c arrachés
avec violence du sanctuaire des lois. »
Le surlendemain 8 mai, au matin, le parlement fut mandé à
Versailles pour le lit de justice auquel on s'attendait. Le roi parla
l. Introduction au Moniteur, p 235.
11788) D'ÉPRÉMESNIL, LIT DE JUSTICE. 603
en termes sévères des écarts de tout genre auxquels s'étaicrtt
livrés les parlements depuis une année , annonça une vaste ré-
forme de Tordre judiciaire, conçue dans un esprit d'unité opposé
aux maximes séparatistes et provincialistes des parlements, et la
réunion des États-Généraux toutes les fois que les besoins de l'état
Texigeraient; puis il fut donné lecture de six édits ou déclarations
du roi. Le premier édit, sur l'administration de la justice, aug-
mentait la compétence des présidiaux, établissait entre les prési-
diaux et les parlements quarante -sept grands bailliages jugeant
en dernier ressort toutes les contestations civiles dont le fonds
n'excéderait pas 20,000 francs, et toutes les affaires criminelles,
sauf celles concernant les ecclésiastiques, gentilshommes ou au-
tres privilégiés. Le second édit supprimait les tribunaux d'excep-
tion, bureaux des finances, élections et juridictions des traites
(des douanes), maîtrises des eaux et forêts, greniers à sel, cham-
bres du domaine et du Trésor. Le troisième, en attendant la révi-
sion générale de l'ordonnance criminelle de 1670, révision tou-
chant laquelle tous les sujets du roi étaient autorisés à envoyer
leurs observations au garde des sceaux , le troisième édit abolis-
sait la sellette et toutes autres humiliations infligées aux accusés;
enjoignait aux juges de ne plus employer, dans les arrêts de
condamnation, la formule vague : pour les ms résultant du procès,
et d'énoncer expressément les crimes et délits dont l'accusé au-
rait été convaincu; portait à trois voix, au lieu de deux, la majo-
rité nécessaire pour les condamnations à mort; ordonnait un
sursis d'un mois entre la condamnation et l'exécution (afin que
le droit de gr&ce appartenant au roi ne fût plus rendu illusoire ) ,
le cas de sédition excepté; accordait aux accusés acquittés l'affiche
de l'arrêt d'acquittement aux frais du domaine; abrogeait la ques-
tion préalable (préalable à l'exécution), qui avait été maintenue
lors de l'abolition de la question préparatoire , en 1780. Le qua-
trième édit supprimait deux des chambres des enquêtes du par-
lement de Paris et réduisait les trois autres chambres à soixante-
sept membres en tout. Le cinquième , après un préambule qui
faisait ressortir assez habilement la nécessité que les lois commu-
nes à tout le royaume fussent enregistrées dans une cour aussi
commune à tout le royaume, enlevait aux divers parlements la
604 LOUIS XVI. [1788
vérification des ordonnances, ôdits, déclarations ou lettres pa-
tentes, et en investissait la cour plènière, institution que Fédit
prétendait antérieure au parlement et fondée sur Tancienne con-
stitution de Téiat*, et qui avait été mentionnée en 1774, dans
Fédit de rétablissement des parlements, comme une menace pour
le cas de forfaiture de leur part. La cour plènière se composerait
du chancelier ou du garde des sceaux, de la grand*chambre du par-
lement de Paris, y compris les princes et les* pairs, des grands
officiers de la maison du roi et d'un certain nombre d'autres
membres pris parmi les dignitaires ecclésiastiques et militaires,
dans le conseil d'état, dans les parlements de province et les au-
tres cours souveraines. « Dans le cas de circonstances extraordi-
naires où nous serions obligé d'établir de nouveaux impôts sur
nos sujets avant d'assembler les État&Oénéraux , Fenregîstrement
desdits impôts en notre cour plènière n'aura qu'un effet provi-
soire et jusqu'à Fassemblée desdits Ëtats, que nous convoquerons,
pour, sur leurs délibérations, être statué par nous définitivement. »
La longue série des mesures combinées par Brienne et Lamoi-
gnon se terminait par une déclaration qui mettait tous les parle-
ments en vacances jusque après l'entière exécution de l'ordonnance
sur l'organisation des tribunaux inférieurs. Il était interdit aux
parlements de s'assembler sous peine de désobéissance.
C'était refaire Maupeou sur une plus grande échelle. Bfais la
monarchie défaillante oubliait qu'il s'était passé dix-sept ans dans
l'intervalle, et quelles années!... Gomme Maupeou, Brienne et
Lamoignon essayaient de faire passer le despotisme sous le cou-
vert du progrès; la plupart des réformes proclamées dans la
législation criminelle et dans l'administration de la justice , sur-
tout la suppression des tribunaux d'exception , étaient chose ex-
cellente; mais la nation n'était plus disposée à s'endormir sur
quelques améliorations partielles, tandis qu'on éludait sa volonté
de conquérir la libre disposition d'elle-même et qu'on évoquait
un fantôme de cour suprême pour obtenir des impôts provisoires,
1. Le vieux nom de cour plènière n^avait jamaia désigné, an moyen âge, one assem-
blée politique on judiciaire. Le roi tenait courplènièrt aux grandes fêtes, c'est-à-dire
quMl donnait des festins et des tournois à ses vassaux et à ses hôtes ; les assemblées
d'affaires se nommaient plaids ou parlemmU,
[1788] LA GOtU PLÉNIÈRE. C05
que Ton espérait bien rendre définitifs. On visait, en fait, à se
passer des États-Généraux, et, en droit, on niait leur autorité; le
roi se réservait de statuer définitivement sur leurs délibérations, qu'il
ne leur demanderait peut-être même pas. Il ne leur reconnaissait
donc qu'une valeur consultative! Il y avait un abime entre les opi-
nions de la couronne et celles de la France.
La résistance avait commencé dans le lit de justice même : le
vieux premier président d'Aligre, après la lecture des édits, dé-
clara que le parlement ne pouvait, ne devait ni n'entendait pren-
dre aucune part à tout ce qui pourrait être fait dans la présente
séance. Il protesta devant Louis XVI contre le renversement de
la constitution de l'état, contre la violation récente du siège de la
justice souveraine, et contre le despotisme qu'on voulait mainte-
nant mettre dans les mains du roi, et que la nation française
n'adopterait jamais. Au sortir de la séance, la grand'chambre , à
L'unanimité, écrivit au roi pour décliner les fonctions que lui attri-
buaient les édits. Le lendemain, convoquée pour la première
séance de la cour plèniere, elle protesta de n'assister que passive-
ment à la séance : le gendre du garde des sceaux signa comme
les autres; son fils même tenait pour le parlement ! Le roi, comme
Louis XV devant le parlement Maupeou , déclara devant la cour
plénière qu'il persisterait toujours. Cependant, il n'osa convoquer
une seconde séance , la majorité des pairs ayant manifesté les
mêmes intentions que les magistrats. La chambre des comptes et
la cour des aides avaient suivi le mouvement. Le Châtelet donna
aux tribunaux inférieurs l'exemple de refuser le titre et les attri-
butions de grand bailliage, exemple qu'une partie des présidiaux
désignés pour ce titre tinrent à honneur de suivre.
Le mouvement de l'opinion , à Paris , ne descendit pas dans la
rue, comme on l'eût pu croire d'après les incidents des derniers
mois; certains des amis les plus vifs de la liberté s'inquiétèrent
même de voir la masse du peuple si engourdie*. L'instinct popu-
1. La Fayette avait écrit à Washington, le 9 octobre 1787, qne « la France arri-
verait peu à peu, 8an$ grande convulsion, à une représentation indépendante, et, par
conséfiuent, à une diminution de Tantorité royale ; mais que cela marcherait lente-
ment, t Le 25 mai 17B8, il lui écrit : <• Les affaires de France touchent à ane criae,
dout les bons résuluu sout d'autant plus incertains, que le peuple, en général, n'a
60G LOL'IS XVI. 11788}
laire, dans la capitale, sentait qu'au fond la cause du parlement
n'était nullement celle du peuple , et qu'il ne s'agissait encore
que d'une guerre civile de l'ancien régime contre lui-même, pré-
face de la guerre du peuple contre l'ancien régime. Ce qui était
instinct dans la masse était système chez des hommes considéra-
bles par l'intelligence, chez beaucoup de penseurs et de lettrés,
Mirabeau en tête, qui se réservaient et attendaient, sûrs de ne pas
longtemps attendre.
Tandis que Paris conservait un calme trompeur, les provinces
éclataient. Tout ce qui subsistait d'esprit provincial se soulevait
contre l'anéantissement des derniers restes des vieux concordats
qui liaient les provinces à la couronne. Le gouvernement, ayant
blessé les privilégiés sans satisfaire le peuple , avait presque toul
le monde contre lui. La noblesse d'épée, oubliant sa vieille anti-
pathie contre les gens de robe , soutenait partout les parlements
dans leurs violentes protestations. Les privilégiés, plus influents
dans les grandes villes de province qu'à Paris, donnaient l'impul-
sion ; la jeunesse et le peuple des villes étaient avec quiconque
remuait : la masse bourgeoise, moins ardente et plus disposée à
l'expectative, n'avait cependant ni estime ni confiance pour le
gouvernement, et n'attendait rien que des États-Généraux. Le
pouvoir n'avait pas même su faire énergiquement de l'arbitraire :
sa seule chance, fort douteuse, de prévenir la résistance dans les
provinces, eût été de frappera fond sur les parlements et d'exiler
nalle inclinatiun à en venir aux extrémités. Mourir pour la liberté n*est pas la devise
de ce côté de l'Atlantique. *»
La Uévolutiuii avait été prévue longtemps d'avance. Maintenant qu'on y touchait,
qu'on l'avait sur la tête, on ne la voyait plus, ou. du moins, on ne la voyait que con-
fusément et sans calculer les vraies distances. La Fayette ne comptait encore que
sur le mécontentemettt jassif ou non-cbéissance, comme étant le plus grand résultat que
pussent obtenir les amis de la liberté. « Le peuple, dit-il, a été si engourdi que j'en
ai été malade. » Toutefois ** les amis de la liberté se fortifient journellement. •• Il
commence à spérer une conslilution. — Mém. de La Fayette, t. II , p. 227. — Une
constitution! e t aussi le cri de Mirabeau. «« Tout est là! Elle n'est pat encore, *> ditnl,
par opposiiion à ceux qui invoquent la prétendue con>titution du royaume : •* Elle
ne peut naître qu'au sein des États-Généraux. » Cet esprit , bien plus fort et plus
péiiétrant que celui de La Fayette, se fait, d'ailleurs, une illusion, qu'il puise dans
sa force mémo, sur la facilité de terminer la crise. Il n'y voit qu'un défilé à fran-
chir. Les maux dont on fait tant de brait « pour la plupart n'existent pas. Il n'y a
pas un embarras qui puisse arrêter le talent le plus médiocre !... " — MJm. de Mira-
beau, t. V, p. 151, 154, 164.
[1788] PARLEMENT DE ROUEN. 607
les individus en suspendant les corps de magistrature. Les magis-
trats, demeurés en masse dans leurs villes, purent partout se con-
certer, se rassembler malgré les défenses du roi et lancer des
arrêtés foudrovants contre les commandants militaires et contre
ceux des tribunaux inférieurs qui abandonnaient la cause des lois
et qui acceptaient leurs attributions nouvelles. Le pouvoir répon-
dit trop tard en exilant certains parlements, en mandant d'autres
cours à Versailles, en publiant un arrêt du conseil qui supprimait
les protestations des cours, défendait de rendre des arrêtés sem-
blables, à peine de forfaiture, et mettait les tribunaux fidèles sous
la protectioti du roi (20 juin 1788).
Le mouvement imprimé ne s'arrêta pas. Le parlement de Rouen,
qui avait naguère proclamé que la loi est au-dessus du roi, n'avait
d'abord opposé qu'une résistance passive; il se réunit secrètement
le 25 juin, déclara traUres au roi, à la Jiation, à la province, par-
jures et notés d'infamie tous officiers ou juges qui procéderaient
en vertuides ordonnances du 8 mai, et décida qu'au roi « seraient
incessamment dénoncés, comme traîtres envers lui et envers
l'état, les ministres, auteurs des surprises faites à la religion de
Sa Majesté, et notamment le sieur de Lamoignon, garde des sceaux
de France. » L'ordre d'exil expédié par le roi en réponse donna lieu
à des incidents graves. Un des présidents reprocha au comman-
dant de la force armée son obéissance passive : « L'autorité du
roi est illfmitée pour faire le bien de ses sujets, mais tous doivent
lui donner des bornes quand elle '.oume vers l'oppression *. » La
position des chefs militaires devenait extrêmement difficile : ils
voyaient en face d'eux non plus seulement des robins et des bouti-
quiers, mais l'ordre de la noblesse auquel ils appartenaient et qui
exerçait sur eux une forte pression morale.
L'agitation de la Normandie n'alla pas jusqu'à l'insurrection ,
bien que Rouen fût profondément irrité des emprisonnements
arbitraires et des vexations de tout genre que se permettait le
commandant, marquis d'Harcourt, qui se conduisait comme en
pays conquis. D'autres provinces furent moins patientes. L'altière
Bretagne était en feu. Avant même l'arrivée des commissaires du
1. Floquet, llUt. du parlement de Normandie, t. VU, p. 234.
608 LOUIS XVI. (178s:
roî, le syndic des États, comte de Bolherel, avait protesté, an nom
des trois ordres, devant le parlement de Rennes, réclamant Vexé-
cution du œntrat de mariage de Louis XII et de la duchesse Anne.
Tous les corps appuyèrent cette démarche. Le commandant et
rintendant de la province furent hués et menacés en allant por-
ter les ordres du roi au Palais de Justice. La modération du com-
mandant arrêta seule la guerre civile. Le parlement s'étant réuni
malgré la défense du roi, un détachement de soldats marcha pour
le disperser. Une troupe de gentilshommes armés , suivis d'une
foule de peuple, accoururent pour protéger la délibération, qui
s'acheva en dépit de Fautorité militaire. Comme au temps du
combat des Tkewe, l'affaire aboutit à un duel collectif de quinze
gentilshommes contre quinze ofûciers. Les officiers d'un autre ré-
giment, celui de Bassigni, prirent parti pour la résistance et pro-
testèrent par écrit contre les ordres qu'ils avaient j-eçus.*La jeu-
nesse de Nantes arriva en armes au secours des habitants de
hennés. La noblesse, réunie à Rennes, à Vannes, à Saiitt-Brieuc,
déclara infâme quiconque accepterait une place, soit dans les nou-
veaux tribunaux, soit dans une nouvelle forme arbitraire des
États. Douze gentilshommes furent dépêchés à Versailles, por-
teurs d'une dénonciation contre les ministres. Le ministère les fit
mettre à la Bastille , licencia le régiment de Bassigni et fit mar-
cher seize mille soldats sur la Bretagne. Les deux autres ordres
s'unirent à la noblesse bretonne pour envoyer une seconde dépu-
tation, puis une troisième beaucoup plus nombreuse. Le ministère
s'étonna et n'osa traiter ces nouveaux députés comme les pre-
miers. Pendant ce temps, l'intendant, Bertrand de Molleville,
aussi violent que le commandant, le comte de Thiard, était mo-
déré, avait été pendu en effigie par le peuple et s'était enfui de
Bretagne*.
Les valions des Pyrénées eurent leurs orages comme les grèves
de la Bretagne. Les paysans propriétaires des montagnes ^, unis
à la noblesse, descendirent en masse sur Pau, s'emparèrent de
l'artillerie de la place et rouvrirent de force le Palais de Justice
1. V. Précit hif torique des événements de Bretagne; Renne», 1788.
2. u Dans nos campagnes , tout le monde est propriétaire. •• — Remontrances du
parlement de Pau.
[1788] BRETAGNE. BSARN. DAUPHLNÉ. 609
fermé par les ordres du roi. Le commandant môme de la pro-
vince, faisant capituler le pouvoir royal, invita le parlement de
Pau à se rassembler pour rétablir Tordre. Le roi envoya le duc
de Guiche, d'une famille très-influente, dans les Pyrénées , avec
des pouvoirs extraordinaires. Les Béarnais, nobles et plébéiens,
allèrent au-devant du duc en portant au milieu d'eux, comme un
palladium^ le berceau d'Henri IV et réclamant , sur cette enseigne
sacrée, le contrat que le roi avait fait avec eux comme seigneur
deBéarn*.
Ces incidents avaient un caractère émouvant et dramatique ;
mais les agitations du Dauphiné eurent une portée politique bien
plus décisive. Le 7 juin, sur la nouvelle que le parlement de Gre-
noble, suspendu, comme les autres, depuis un mois, était envoyé
en exil, le peuple de là ville courut aux armes, appela à son aide,
par le son du tocsin, les villages de la montagne, éleva des barri-
cades, refoula les deux régiments de la garnison , qui montraient
beaucoup dé répugnance à se battre, envahit l'hôtel du gouver-
neur, duc de Clermont-Tonnerre , et menaça le duc de le pendre
au lustre de son salon s'il n'invitait lui-même le parlement à se
réinstaller au Palais de Justice. Le parlement, un peu effrayé
d'une telle victoire, s'employa à calmer et à désarmer l'insurrec-
li;m, et, deux jours après , tous ses membres, se dérobant k leur
triomphe, partirent sans bruit et séparément pour l'exil auquel
le roi les avait condamnés, mais après avoir rédigé de nouvelles
remontrances trop bien motivées par les événements.
La direction du mouvement, abandonnée par le parlement, fut
saisie par d'autres. Une nombreuse assemblée de citoyens des trois
ordres se réunit à l'hôtel de ville de Grenoble et décida que les
États de Dauphiné, tombés en désuétude depuis bien des généra-
tions, s'assembleraient spontanément le 21 juillet. Jusqu'ici on
avait vu des résistances spéciales de corporations et des ^meutes
populaires : ce jour-là on vit la souveraineté nationale en acte
pour la première fois.
Cet acte ouvrait la Révolution française.
1. r.e Réam, de même que la Navarre, ne relevait pas de la couronne. — V. les
Item'mtr'ime^ du parlement de Pau^ trés-iutéressantes comme résumant les traditions
politiques de ces deux provinces . — Introduction au Moniteur, p. 345 et suiv.
XVI. * 39
CIO LOIIS XVL l'^r
Le mouvement dauphinois , en rfîef . avait on tout antre bat
que le retour aux privilèges du moyen âge. Bien différent des in-
surrections suscitées par la noblesse bretonne et béarnaise, il
était, ou il devint très-vite, beaoooop plus national que provincial.
' Le consentement des peopies réunis en assemblée nationale est
la liaso de l'état social, » disait la déclaration grenobloise. Cette
population d*é1ite, une fois la violence du premier moment apai-
sée, montra un bon sens, une tenue, un ordre admirable dans
l'agitation même, la noblesse jurait de mourir pour les droits de
sa province. Le Tiers-Etat visait plus haut. Cn juge royal deGre-
notilf^, Mounier, ami de Necker et grand partisan des institutions
* anglaises, qui ouvrait avec une haute énergie la carrière de la
Révolution, mais qui devait s'y arrêter promptement, dirigeait le
Tiers-État d'une main habile et ferme. L'archevêque de Vienne,
Pompignan, frère du po^te, poussait le clergé et honorait sa viei!-
^ -* lesse |>ar des sentiments de liberté |K)litique inespérés chez ce vi-
rulent adversaire de la philosophie.
Le ministère , cependant , avait mis vingt mille soldats sous les
ordres du maréchal de Vaux, pour comprimer le Dauphiné. Le
vieux maréchal écrivit qu'il était trop tard! La cour l'autorisa à
transiger. Il voulut qu'on lui demandât la permission de tenir
rasseniMéc dos États annoncée. On y consentit , sur sa parole de
la permettre. II défendit que l'assemblée se tînt à Grenoble : on
la convoqua au château de Vizille , ancienne résidence des Dau-
phins. \A, en invoquant la mémoire du héros du Dauphiné , do
Bavard, dont la sépulture est entre Grenoble et Vizille, on jura
l'union de? Dauphinois entre eux et avec les autres provinces, et
le refus de tout impôt nouveau jusqu'aux États-Généraux; on dé-
clara infâme et traître quiconque accepterait une place dans 1rs
nouveaux tribunaux; mais, en même temps, on proclama, comme
l'avait déjà fait l'assemblée de Grenoble, que les Dauphinois étaient
prêts à sacrifier, pour le bien de l'état, tous leurs privilèges par-
ticuliers, et ne rfvendiqurrnienl que les droits de Français*', que
riiiipôl établi pour remplacer la corvée serait acquitté par les trois
ordres et non plus seulement par les laillaLles; et que le Tiers,
1 '"e'.a «tait loin des parl^MueiiU uffîroiant que - le» loi» tTun raste rovauu.e ne
doivent p.is être uniformes, n
117881 ASSKMBLÉE DE VIZILLE. ù\\
dans les États-Provinciaux , aurait une représentation égale au
clergé et à la noblesse réunis en une seule chambre. Les deux
ordres privilégiés, emportés par un généreux élan, avaient adhéré
à toutes les propositions du Tiers, et Mounier, secrétaire de l'as-
semblée, en avait été le véritable directeur. A côté de lui s'était
signalé un jeune avocat de Grenoble , son allié maintenant , et
plus tard son adversaire dans la grande Constituante, Bamave.
L'assemblée s'ajourna au 1«'' septembre, après avoir demandé
au roi le retrait des édits, l'abolition des lettres de cachet, la con-
vocation des États-Généraux et la sanction du rétablissement des
États de Dauphiné * .
Les mouvements des autres provinces n'avaient pas un si grand
caractère; mais la fermentation était universelle. Les troubles
étaient permanents en Provence , en Languedoc , en Roussillon :
le Nord et l'Est protestaient avec moins d'emportement, mais non
pas avec moins de résolution. L'armée vacillait dans la main du
ministère. La justice était interrompue dans presque toute la
France. L'anarchie était universelle. Les caisses étaient vides : on
ne pouvait plus vivre d'anticipations, les banquiers se refusant à
toute avance. Le gouvernement tombait en débris. Le rôi se réfu-
giait dans une morne insouciance et passait sa vie à chasser. Le
principal ministre tranchait du Richelieu dans son cabinet : «J'ai
tout prévu, môme la guerre civile! — Le roi sera obéi! » Grands
mots qui retentissaient dans le vide. Tout se retirait : le ministre
qui partageait la faveur de la reine avec Brienne, Breteuil, donna
sa démission.
Brienne avait essayé d'une dernière ressource. Il avait convo-
qué, en juin, une assemblée extraordinaire du clergé, espérant
que l'ordre dont il faisait partie viendrait à son secours; que le
clergé, si menacé par l'esprit du siècle, comprendrait tout ce qu'il
avait à redouter d'une assemblée nationale, et se déciderait à
mettre la couronne en mesure de se passer des États-Généraux»
'soit par un emprunt que garantirait l'ordre ecclésiastique, soit
par l'abandon des biens monastiques à l'état. Le clergé ne com-
prit rien : comme la noblesse, il réclama énergiquement le*main-
I. Introduction au Moniteur, p. 341, 547. — Droz, t. II, p. 71. — Soulavie, t. VI,
p. 209. — Floquet, Uist» du parlement de Normandie, t. VII, p. 157
612 LOUIS \VI. [1788;
tien des capitulations provinciales contre une injuste unité : il prit
parti pour les parlements, ses anciens adversaires, et il réclama
aussi les États-Généraux sous bref délai. Chacune des puissances
de l'ancien régime répétait à son tour, comme maîtrisée par un
esprit invisible, la parole qui allait faire crouler rédifice du
passé.
En même temps qu'il évoquait le génie de la Révolution et
qu'il déclarait que a le peuple fraiiçais n'est pas imposable à vo-
lonté, » le clergé, rétrogradant au delà des Notables, protestait
formellement contre l'application de l'impôt aux possessions
ecclésiastiques, contre le désordre d'une fausse égalité, et revendi-
quait le renouvellement des lois de Louis XIY et de Louis XV sur
la garantie intégrale de ses immunités! Ce fut là-dessus que se
sépara la dernière assemblée de l'ordre du clergé de France '.
Le gouvernement, si l'on pouvait encore donner ce nom à l'an-
archie de Versailles, ploya devant le clergé; un aiTôl du conseil
interdit d'étendre la perception des vingtièmes sur les biens d'é-
glise ; 5 juillet). Un misérable don gratuit de 1,800,000 livres fut
tout ce qu'on put obtenir conditionnellement (Je l'assemblée.
La monarchie mourante se débattait en vain ; une force invin-
cible la poussait à cette convocation de la nation qui lui inspirait
une si profonde terreur. Brienne, n'espérant plus éviter les États-
Généiaux, tâcha du moins de rompre la coalition des trois ordres
contre la couronne. Le 5 juillet, un arrêt du conseil déclara qu'a-
prés plusieurs mois de recherches sur les anciens États-Généraux,
il avait été impossible « de constater d'une façon positive la forme
dos élections, non plus que le nombre et la qualité des électeurs
et des élus; » les conditions ayant varié suivant les temps et les
lieux. En conséquence, les États-Provinciaux et les nouvelles as-
semblées de divers degrés étaient invités à formuler leurs vœux
sur cette question , et tous les oflîciei's municipaux , officiers des
juridictions, syndics d'États-Provinciaux et assemblées pro\incia-
les, de districts et de paroisses, et, enfin, toutes personnes ayant
connaissance de pièces relatives aux États-Généraux, ainsi que
1. Introduction au Moniteur, p. 379 et suiv. — L'archevêque de Narbonne, Jî. de
Dillon, orateur du clergé, approuva cependant, sauf quelques réserves, la restitution
de l'état civil aux protestants. '
11788J ÉTATS-GÉNÉRAUX CONVOQUÉS. 613
toiis savants et personnes instruites, étaient invités à adresser au
garde des sceaux tous renseignements et mémoires sur le môme
sujet*.
La main qui avait voulu restaurer le despotisme déchaînait de
fait la liberté de la presse! Le calcul de Brienne était juste en ce
point, que le Tiers-État ne pouvait manquer d'entrer en lutte con-
tre les ordres privilégiés dans cette lice qu'ouvrait la royauté;
mais s'imaginer diriger les coups du Tiers-État au profit de la
royauté était un absurde anachronisme.
Il n'était plus possible d'éluder le prodigieux mouvement d'opi-
nion auquel le gouvernement venait lui-môme d'imprimer une
impulsion nouvelle. Le ministre, puis le roi, se résignèrent. Le
8 août, un arrôt du conseil fixa au 1^' mai 1789 la tenue des États-
Généraux et suspendit jusqu'à cette époque le rétablissement de la
cour plénière.
On en venait donc à cette date fatidique, désignée, dès l'année
précédente, par le doigt de Mirabeau! La vieille société, par l'or-
gane de son pouvoir suprême, marquait elle-môme son hcure^.
Un pareil appel, fait à temps, eût été accueilli par un transport
de joie et de gratitude unanime. La France fut remuée jusque
dans ses dernières profondeurs, mais elle ne se crut pas tenue h
la reconnaissance envers ceux qui l'appelaient malgré eux, aveu-
gles et fragiles instruments d'une œuvre immense. Tandis que
l'arrôt de convocatîon retentissait d'échos en échos, le ministre
qui Pavait fait rendre s'abîmait dans l'ignominie. Brienne , à
bout d'expédients, n'avait pas eu honte de s'emparer du produit
de souscriptions destinées à fonder quatre nouveaux hôpitaux
dans Paris, et des fonds d'une loterie ouverte pour soulager les
victimes d'une grôle qui venait de ravager nos plus fertiles con-
trées à soixante lieues à la ronde autour de la capitale! Le
1. Anciennes Loit françaites, t. XXVIII, p. 601.
2. Maleshecbes et d'autres hommes politiques avaient proposé au roi de convo-
quer, au lieu des États-Généraux, une assemblée nationale qui aurait sa base dans
les assemblées provinciales, c'est-à-dire la grande municipaliii de Turgot. — V. Droz,
t. II, p. 82. 11 était trop tard : la royauté n'avait plus la force de suppAner ainsi
les trois ordres pour les remplacer par Tunité fondre sur le principe unique de la
propriété. Le^ordres privilégiés eussent résisté, et le peuple n'eût pas soutenu une
révolution qui n'eût pas été démocratique et qui n'eût convenu qu'aux sommités du
Tiers État.
614 LOL'IS \VL im»)
10 août, il fil décréter par le conseil que les paiements de l'état
seraient suspendus pendant six semaines, puis qu'on paierait les
rentes et gages jusqu'au 31 décembre 1789, i^artie en argent et
partie en billets. Les remboursements étaient reculés d'un an.
Deux jours après, il fit autoriser la Caisse d'escompte, jusqu'au
1*' janvier, à ne pas rembourser ses billets en argent : cela parut
le prélude évident de la banqueroute, t La malédiction publique
fondit sur lui comme un déluge '.» La cour l'abandonna. Brienne
tenta une dernière chance de salut. Il offrit le contrôle général à
Necker. Le Genevois refusa de s'associer à un ministère perdu
dans l'opinion. Brienne donna sa démission (25 août), et Louis XVI
subit Necker en vaincu, comme il avait subi la convocation des
États-Généraux. Le garde des sceaux Lamoignon suivit Brienne
trois semaines après *.
Le second ministère de Necker ferme l'Ancien Régime et ouvre
la Révolution.
Necker rentra aux affaires sous de funèbres auspices. Le morne
silence de Paris avait fait place à de fougueuses explosions. La
joie du renvoi de Brienne , puis de Lamoignon , eut un caractère
d'emportement qui aboutit à des scènes sanglantes où l'autorité
fit tour à tour mépriser sa mollesse et maudire sa violence tar-
dive. Après trois jours d'illuminations, de fusées, de cris, de
chants, le guet, jusqu'alors immobile, fit , sur le Pont-Neuf, une
charge inattendue et brutale. Le lendemain , la jeunesse baso-
chienne revint en forces , armée de bâtons , et brûla en effigie
Brienne; une multitude aux visages sombres, aux vêtements dé-
labrés , se joignit aux jeunes gens. Les corps de garde du guet
furent assaillis et détruits , sauf à la Grève , où une décharge
meurtrière dispersa les assaillants. Les troubles fui'ent plus gra-
\cs encore à la chute de Lamoignon. Des bandes nombreuses se
portèrent aux hôtels de Brienne et de Lamoignon et à la maison
du chevalier du guet, avec des menaces d'incendie; les gardes
1. Mèm. de Mannontel, t. IV, p. 29, an xiii ( 1B04). — Inlroduction au Moniteur,
p. 300.
2. L'avcujjle faveur de la reine suivit Brienne dans m retraite, et lai valai encore
le chapeau de cardinal. Lamoi^on et Brienne finirent tous deux par le soidde; le
i-icuiier, le 18 mai 1789; le second, le 16 février 1794.
[1788: - RETOUll DE NECKER. 645
françaises et suisses marchèrent contre Témcute; sur deux points,
la foule se trouva prise entre les détachements de troupes char-
geant en sens opposé, et il y eut un vrai massacre. Il en resta de
farouches ressentiments dans les masses.
L'ordre matériel se rétablit néanmoins pour quelque temps à
Paris, et Necker fit de grands et d'intelligents elTorts pour soulager
les misères exceptionnelles qui aigrissaient le peuple et pour rele-^
ver le crédit et la circulation commerciale. Comme ministre des
finances, il justifia de nouveau la confiance qu'il avait inspirée à
la nation : les bourses fermées à Brienne se rouvrirent pour lui ;
les fonds montèrent de 30 p. Vo; il obtint des avances des capita-
listes et de certaines corporations, engagea généreusement sa
propre fortune comme garantie des engagements de l'état, fit
patienter les créanciers, révoquer l'arrêt du 16 août, que le public
appelait V arrêt de la banqueroute, et parvint à pourvoir aux besoins
ordinaires, tout en subvenant aux besoins extraordinaires de la
disette, puis du rigoureux hiver de 1788 à 1789 '. En deux mots,
il aida la France à vivre durant les quelques mois d'anxiété
suprême qui séparèrent l'Ancien Régime de la Révolution. Ce fut
là le principal et le dernier honneur du ministre genevois.
La chute de Brienne et de Lamoignon emportait nécessaire-
ment celle de tout leur système. Pour la seconde fois du règne,
les parlements furent réinstallés en triomphe. La déclaration du
roi qui rappelait « les officiers des cours à l'exercice de leurs
a fonctions, » avançait la réunion des États-Généraux au mois de
janvier 1789 (23 septembre 1788). Le parlement de Paris débuta
par ordonner, aux acclamations de la multitude, des infonnations
sur a les excès, violences et meuitres commis dans la ville de
Paris depuis le 28 août, i> puis d'autres informations sur les crimes
d'état imputés aux deux ministres déchus. Mais les applaudisse-
ments tombèrent tout à coup, lorsque l'on connut les termes dans
lesquels le parlement avait enregistré la déclaration royale : « Ne
cessera la cour... de réclamer pour que les États -Généraux...
soient régulièrement convoqués et composés, et ce, suivant la
forme observée en 1614. » La forme de 1614 impliquait le vote
1. 70 millions furent dépensés en secours et en achats de grains.
1
i
616 LOUIS \Vl. H"S8:
par ordres el réveillait les souvenirs les plus contraires aux inlê-
rôts et à la dignité du Tiers -État.
Il se fit à rinstant môme un vide immense autour du parle-
ment. Son année d'avocats, de procureurs, de notaires, de pra-
ticiens, de jeunes dcrcs, Tabandonna. Sa popularité factice s'é-
vanouit. Le torrent des brochures politiques, des pamphlets, qui
débordait à flots toujours croissants depuis l'appel du 5 juillet, se
tourna contre lui. Ce fut le signe que la véritable lutte commen-
çait, la lutte du peuple contre l'Ancien Régime. La confuse préface
de la Révolution était finie.
On eût pu toutefois se faire une dernière illusion aux caractères
apparents des premiers incidents de la lutte. Tandis que les par-
lements provinciaux revendiquaient, comme la cour suprême de
Paris, les vieilles formes aristocratiques des États-Généraux, les
corporations officielles du Tiers-État, corps de ville, communau-
tés industrielles, corporations de légistes, et les commissions
intérimaires des nouvelles assemblées provinciales , répondaient
par des adresses au roi où elles demandaient énergiquement que
la représentation du Tiers égalât en nombre celle des deux ordres
privilégiés ensemble : elles invoquaient le souvenir de Louis le
Gros, de saint Louis, de Philippe le Bel, de Louis le Hutin, de
tous les rois qui passaient pour avoir été les alliés de la bour-
geoisie contre la féodalité. C'était un dernier eifort pour relier
au passé l'avenir inconnu et sans précédents où l'on touchait.
Ni le roi ni même Necker n'entendirent ce dernier appel. Necker
se montra tout à la fois le plus habile (des financiers et le plus
médiocre des hommes d'état. Méconnaissant entièrement la force
respective des partis (force qu'au reste ni Mirabeau ni personne
n'appréciait tout à fait encore) , il ne songeait qu'à se ménager
entre le Tiers et les privilégiés, et déclinait la responsabilité de
décider la question préalable à toutes les autres, la double repré-
sentation du Tiers, comme si cette prétention fort modeste, à
laquelle se bornait encore le Tiers, n'eût pas été chose acquise
d'avance par la loi sur les assemblées provinciales et par l'initia-
tive des Trois États de Dauphiné '. Peu importaient que les précé-
1. Une assemblée extraordinaire, réunie spontanément à Privas, adhéra, au dé»u)
des tvAs ordies du Vivarais^ aux actes des Etats de Dauphiné
[1788] HETOUR DES NOTABLES. 617
dents variassent; que le Tiers, s'il avait toujours surpassé en
nombre, dans les États, chacun des deux autres ordres , ne les eût
janfeiis égales réunis. // ne s'agit pas, comme l'avait dit Mirabeau
au nom de tout le xviii® siècle, et comme le répétaient les mille
voix de la presse, il ne s'agit pas de ce qui a été, mais de ce qui doit
être. Necker n'osa dire ce qui devait être. Les Notables, puis les
parlements, avaient donné leur démission, les uns en s'en remet-
tant au roi, les autres en en appelant aux États-Généraux : Necker
donna la sienne à son tour, par l'acte le plus impolitique qu'on
pût imaginer. Il rappela les Notables pour leur soumettre la com-^
position et la forme des États-Généraux. Il ajourna de nouveau,
par le fait, la réunion si urgente des États, afin de consulter celte
assemblée de privilégiés qui s'était déjà montrée si impuissante
dix-huit mois auparavant et que le mouvement extraordinaire
des esprits et des faits semblait avoir rejetée à un demi -siècle en
arrière.
Les Notables reparurent le 6 novembre à Versailles. Une énorme
majorité, parmi eux, se prononça contre la double représentation
du Tiers, et demanda le maintien des formes anciennes, des
anciennes divisions électorales par bailliages et sénéchaussées,
sans tenir compte de la monstrueuse inégalité de ces dislricls en
population, en richesse, en étendue*. En môme temps que les
Notables se cramponnaient, pour ainsi dire, au passé , ils subis-
saient partout l'influence de leur temps, mais d'une façon très-
singulière; c'est-à-dire que cette démocratie qu'ils repoussaient
avec effroi dans l'ensemble de l'institution nationale, ils l'accep-
taient en particulier dans chacun des trois ordres qui compo-
saient la vieille société. Ils admettaient que tout citoyen domicilié,
majeur et inscrit au rôle des contributions, eût droit de sulTrage
dans les assemblées primaires du Tiers-État, que les gentilshommes
non fieffés eussent droit de vote à côté des seigneurs féodaux dans
les assemblées de la noblesse , et que toutes les personnes enga-
gées dans les ordres sacrés prissent part, à côté des titulaires de^
l. Le bailliage de Verniandois et la sénéchaussée de Poitiers avaient, l'uii ,
774,504 habitants ; Tautre, 692,810. Les bailliages de Dourdan et de Gex eu avaient,
celui-ci, 13,052 i celui-là, 7,462! — Un seul bureau, sur sept, vota pour le double-
ment du Tiers, à une voix de majorité; encore cette voix fut-elle due au hasard.
618 LOCIS \VI. (17M1
bénéfices, aux élections ecclésiasli(|ues. Celte démocratie relative,
c'était bien Tespril du xviii* siècle qui la réveillait chez les privilé-
giés, mais ce n^était pas lui qui l'avait créée; combattue, étouffée
par l'aristocratie à certaines époques et surtout dans certaines
provinces, elle était au fond de la vieille France du moyen âge:
elle la différenciait fortement de l'Angleterre; elle avait préparé
sur notre sol la démocratie unitaire.
Ce qui appartenait bien au xvni* siècle, c'était le vœu arraché
aux Notables par la force de l'opinion : c que les impôts fussent
supportés par tous les Français; » dix -huit mois auparavant, ils
s'étaient contentés de ne pas repousser ce principe ; il est vrai que,
cette fois encore, en le proclamant, ils l'amoindrissaient de leur
mieux; ils entendaient qu'on maintint à cet égard les formes
propres à la constitution de chaque ordre, c'est-à-dire qu'ils
s'opposaient à toute loi générale sur l'assiette et la perception de
l'impôt '.
Le parlement intervint tout à coup au milieu des débats des
Notables par une éclatante palinodie. Abasourdi de la tempête
d'opinion qui l'avait assailli , épouvanté de la solitude qu'il s'était
faite, il s'efforça de se réhabiliter par un arrêté où il expliquait,
dit -il, a ses véritiibles intentions, dénaturées nialgré leur évi-
dence. » Il déclarait n'avoir entendu par les formes de \6H que la
convocation par bailliages et sénéchaussées, plus convenable que
celle par gouvernements ou par généralités; que, le nombre des
députés respectifs des divers ordres n'étant déterminé par aucune
loi ni par aucun usage constant, il n'était ni dans le pouvoir ni
dans l'intention de la cour d'y suppléer; que la cour s'en rappor-
tait à la sagesse du roi sur les modifications que la raison , la
liberté, la justice et le vœu général pouvs^nt indiquer. Le parle-
ment suppliait, de plus, le roi de ne plus permettre aucun délai
pour la tenue des États-Généraux ; de déclarer et consacrer leur
retour périodique, la résolution de supprimer les impôts suppor-
tés par un seul ordre, pour les remplacer, d'accord avec les trois
ordres, par des subsides communs, également répartis; la res-
ponsabilité des ministres; les rapports des États- Généraux avec
1. Introduction au Moniteur, p. 39H-497.
^
[1788] LE PARLEMENT. LES PRINCES. 619
les cours souveraines, en telle sorte que les cours ne doivent ni
ne puissent souffrir la levée d aucun subside ni Texécution d'au-
cune loi non consentie par les États-Généraux; la liberté indivi-
duelle; la liberté de la presse, sauf responsabilité après Tim-
pression (5 décembre) *.
Quel effet n'eût pas produit un tel acte pendant la lutte des
parlements et de la cour ! L'effet fut nul maintenant. Les privilé-
giés s'indignèrent ; le Tiers se railla d'une adhésion tardive et sans
sincérité à sa cause. Le rôle des parlements était fini. La nation
n'avait plus besoin d'intermédiaires.
Tandis que le parlement de Paris capitulait devant la Révolu-
tion naissante, les princes du sang tentaient contre elle un débile
et vain effort. Le 28 novembre, le prince de Conti avait déclaré,
dans son bureau, aux Notables, que la monarchie était menacée ,
et avait proposé de réclamer auprès du roi pour que « tous les
nouveaux systèmes fussent proscrits à jamais et que la Constitution
et ses formes anciennes fussent maintenues dans leur intégrité. )>
Le roi défendit aux Notables de délibérer sur un sujet pour lequel
il ne les avait pas convoqués , et invita les princes à lui commu-
niquer directement les vues qu'ils croiraient utile d'exprimer. Le
comte d'Artois, les trois Condé^ et le prince de Conti adressèrent
donc à Louis XVI un Mémoire où ils dénonçaient « la révolution
qui se préparait dans les principes du gouvernement , » se déchaî-
naient contre le projet de doublement du Tiers, et faisaient
entendre que les deux premiers ordres, si leurs droits étaient
méconnus, ne reconnaîtraient pas l'autorité des États-Généraux;
que le peuple saisirait l'occasion de leurs protestations pour ne
pas payer les impôts consentis par les États. La féodalité princière
finissait par un appel à l'anarchie ; ce n'était pas démentir ses
précédents. On préludait déjà à l'émigration et à l'armée de
Condè.
La presse politique, dont les princes avaient attiiqué avec amer-
tume Y effervescence croissante, leur répondit sans ménagement.
1. Introductiun au Moniteur, p. 564. — Plus de la moitié du parlement ne prit point
part au vote.
2. Le prince de Condé , le duc de Bourbon , son fils , et le duc d'Eoghien , son
petit-fils.
620 LOCIS XVÏ. IÏ7S8I
L'opinion s'indigna de l'espèce de capitulation qu'ils offraient
dédaigneusement au Tiers- État, c Que le Tiers- État, écrivaienl-
ils, cesse donc d'attaquer les droits des deux premiers on'res,
droits qui , non* moins anciens que la monarchie , doivent être
aussi inaltérables que la Constitution ; qu'il se borne à solliciter
la diminution des impôts dont il peut être surchargé; alors les
deux premiers ordres pourront , par la générosité de leurs senti-
ments... renoncer aux prérogatives qui ont pour objet un intérêt
pécuniaire*. •
Le Tiers-État n'entendait point implorer une grâce, mais exiger
la justice. Les concessions pécuniaires ne pouvaient plus le con-
tenter. Ses écrivains opposaient menace à menace, et conseillaient,
les uns, de ne pas nommer de députés si l'on n'obtenait le dou-
blement du Tiers; les autres, d'en élire en nombre suffisant,
d'après les anciens usages, sans s'arrêter au chiffre qui serait fixé
par les lettres de convocation. Beaucoup trouvaient déjà le dou-
blement du Tiers insuffisant, et s'écriaient que 24 millions
d'hommes devaient avoir plus de représentants que 600,000!
Quinze jours après avoir fait congédier sa malencontreuse
assemblée des Notables (12 décembre), Necker se décida et
décida le roi à trancher la grande question de la double représen-
tation du Tiers dans le sens opposé au vœu de cette assemblée.
La décision royale fut publiée sous le titre singulier de Résultat du
conseil du roi tenu à Versailles le 27 décembre 1788. Le roi statuait:
1" que les députés, aux prochains États -Généraux, seraient au
moins au nombre de 1,000; 2° que ce nombre serait formé,
autant que possible, en raison composée de la population et des
contributions de chaque bailliage; 3** que le nombre des députes
du Tiers-État serait égal à celui des deux autres ordres réunis ^
La reine, irritée du concouis que la noblesse avait prêté aux
pailements contre Brienne, ne s'était point opposée à cette déci-
sion. Necker, dans le long rapport au roi qui précédait le Résultat
du conseil, semblait n'avoir songé qu'à atténuer la portée delà
1. Introduction au Moniteur, p. 499.
2. •< Il n'y a qu'une seule opinion dans le royaume sur cette question, *« dit Necker
dans son rappoil au roi. Les Notables avaient exprimé précisément l'opiDiou con-
ti'aire. C'était bieu la peine de les consulter !
[1788] DOUBLEMENT DU TIERS. 621
mesure qu'il venait de dicter à Louis XVI. « LMnlérèt qu'on attache
à cette question (le doublement du Tiers), disait-il, est peut-être
exagéré de part et d'autre; car, puisque l' ancienne Constitution ou
les anciens usages autorisent les trois ordres à délibérer et voler
séparément, aux États-Généraux, le nombre des députés, dans cha-
cun de ces ordres, ne paraît pas une question susceptible du degré
de chaleur qu'elle excite. Il serait sans doute à désirer que les
trois ordres se réunissent volontairement dans l'examen de toutes
les affaires ou leur intérêt est absolument égal ou semblable; mais
cette détermination même dépend du vœu distinct des trois
ordres *. »
Necker avait raison. Si la double représentation n'entraînait
pas le vote en commun, c'était une concession insignifiante; mais
l'opinion publique entendait bien que la première victoire entraî-
nerait la seconde, et qu'il n'y aurait qu'une assemblée, et non
trois assemblées indépendantes. Quelques publicistes s'indignèrent
du langage de Necker et l'accusèrent de trahir la cause du peuple.
L'opinion fil mieux que de s'irriter des réserves du ministre :
elle n'en tint compte. Paris, en s'illuminant de mille feux, le soir
du jour où fut publiée la décision royale, montra comment il
l'interprétait.
L'irritation fiévreuse des privilégiés répondait à l'assurance
menaçante du Tiers-État. L'exemple du Dauphiné ne fut pas
suivi. Le spectacle de patriotique union qu'avait offert celle pro-
vince dans la lutte contre Brienne se reproduisit néanmoins dans
une nouvelle session des États de Dauphiné à la fin de décembre.
Ces États, sur le rapport de Mounier, décidèrent que les députés
qui représenteraient le Dauphiné aux États- Généraux auraient le
mandat spécial d'obtenir que les délibérations fussent constam-
ment prises par les trois ordres réunis et que les suffrages fussent
comptés par tète. Dans ce cas seulement, les députés seraient
autorisés à concourir à l'établissement d'une constitution qui
1. Plus loin, il dit ♦« qu'il n'entrera jamais dans l'esprit du Tiei*s-Etat de chereh. r
à diminuer les préro{;atives seigneuriales ou honorifiques qui distinguent les deux
premiers ordres... Il n'est aucun Français qui ne sache que ces prérogatives sont uue
pripriété aussi respectable qu'aucune autre ^ »» etc. Ce n'est pas Turgot qui eût coin-
|)romi8 de la sorte le principe de la propriété ! — V. IntroJuttion au Moniteur,
p. 500-50y.
62Î LOUIS XVÎ. [1788-17891
assurât la stabilité des droits du monarque et de ceux du peuple
français. Un certain nombre de privilégiés avaient prolesté; la
majorité resta unie au Tiers.
Il n>n fut pas de même ailleurs. Pendant que la noblesse dau-
phinoise montrait cette sagesse et ce désintéressement, la noblesse
bretonne tentait la guerre civile. Les États de Bretagne s'étaient
pareillement assemblés sur la fin de décembre. Le Tiers présenta
une liste de griefs dont il demandait le redressement préalable à
toute délibération, et réclama le vote par tète, et non par ordre,
et Tabolition des privilèges en matière d'impôts. La noblesse, de
son côté, arrêta de ne délibérer sur les réclamations particulières
du Ticre qu'après avoir terminé les affaires générales de la pro-
vince. L'assemblée s'épuisait en débats violents et stériles. Un
arrêt du conseil la suspendit jusqu'au 3 février, et renvoya les
députés du Tiers demander de nouveaux pouvoirs à leurs villes.
Le Tiers obéit. Le haut clergé et la noblesse décidèrent de ne pas
désemparer, et répandirent dans les campagnes, en français et en
bas-breton, une déclaration où ils accusaient les députés des villes
de tromper le peuple et de se servir de lui pour des intérêts con-
traires aux siens. Les étudiants en droit, la jeunesse de Rennes,
répondirent par une contre - déclaration virulente. Le 26 jan-
vier 1789, les domestiques des nobles, grossis de pauvres gens
qu'on avait ameutés sous prétexte de faire baisser le prix du pain,
asstiillirent dans les rues, à coups de bâtons et de pierres, la jeu-
nesse bourgeoise. Il n'y avait aucune justice à attendre du parle-
ment, tout dévoué à la noblesse. Le lendemain, on essaya de
recommencer; mais les jeunes gens étaient prêts*. Ils marchè-
rent droit au cloître des Cordeliers, où était réunie la noblesse
Au bruit des coups de feu qui s'échangeaient, le tocsin sonna; le
peuple se leva, mais pour soutenir les bourgeois. Sans l'interven-
tion pacifique du comte de Thiard, gouverneur de Bretagne, la
noblesse eiU été écrasée. Les jours suivants, on vit la jeunesse des
>illos voisines accourir par bandes armées au secours des Ren-
nois. 11 vint neuf cents Nantais le 30 janvier. Angers, Poitiers,
Caon, se tenaient prêts à marcher. On a conservé une pièce qui
I. Parmi les étudiants en droit fierait an jeune hooiroe qui fut le général
Moreau.
11789) BRfETAGINE. FBAxNCHE-COMTÉ. ^ 6«3
témoigne de l'exaltation délirante qui s'était emparée des âmes;
c'est un ajrété des mères, sœurs, épouses et amantes des jeunes ci-
toyens d'Angers, déclarant qu'en cas de départ de la jeunesse
angevine, elles se joindront à la nation, et périront plutôt que
d'abandonner leurs amants, leurs époux, leurs fils et leurs
frères'.
La noblesse évacua Rennes et se dispersa dans ses châteaux ,
couvrant sa retraite d'un nouvel ordre du roi qui prorogeait in-
déilnlment les États de Bretagne ( février 1789).
Les privilégiés n'eurent pas un meilleur succès en Franche-
Comté. Le roi venait de consentir au rétablissement des États-
Provinciaux dans ce pays, qui ne les avait pas vus rassemblés
depuis la conquête de Louis XIV. Les États de Franche-Comté de-
vinrent aussitôt le théâtre d'une lutte ardente entre le Tiers-État,
d'une part, et, de l'autre, la noblesse et le haut clergé, qui pro-
testaient contre la double représentation du Tiers et voulaient
que l'élection des députés aux États-Généraux se fit par les États-
Provinciaux, formés aristocratiquement à l'ancienne manière, 1 1
non pas directement par la population. Le parlement de Besan-
çon rendit aiTèt dans ce sens et protesta contre tout changement
dans la constitution de la province, niant ce droit aux États-Gé-
néraux eux-mêmes (27 janvier 1789). Le peuple se souleva et mit
le parlement en fuite.
L'impression de ces premiers chocs fut profonde dans toute la
France. L'effroi commença de se mêler à la colère chez les piivi-
légiés. Ils commencèrent à entrevoir que ce grand parti , qui dé-
butait ainsi, pouvait aller à tout. Le parti de la Nation avançait,
du reste, à visage découvert. C'était en annonçant ses projets avec
éclat qu'il en préparait le succès. D'innombrables écrivains^ lui
servaient de hérauts. La diversité était infinie dans les détails;
mais la grande majorité n'avait alors qu'un esprit et qu'un but.
« Nous n'avons pas de Constitution ; il nous en faut une ^ — Quand
1. Introduction au Moniteur, p. 544.
2. n y eut, dit-on, plus du trois mille brochures dans les dix mois entre juillet 17BB
et mai 1789.
3. Les privilégiés n'étaient pas même d'accord pour répondre qu'on avait une
Constitution, l.i's princes du sanjç l'avaient revendiquée : d'Eprémesnil, dans une
brochure de janvier 1781>, se déchaîne contre >• Timbécillité de eeux qui soutiennent
on H LOUIS XVÏ. ^|Ç [17S91
iiRMiie nous en aurions une, noas aurions le droit de la changer:
les inorls ne peuvent lier les vivants. — Pas d'érudition! ne tra-
vestissons pas en combats de chartes et de litres la question des
droits de Thomme. » La distinction des trois ordres est vivement
attaquée. Aux champions de la noblesse qui rappellent perpétuel-
lement le sang des gentilshommes versé pour la patrie, on répond
par le grand mot : c Et le sang du peuple était-il de feau?* Un
pamphlet s'intitule : le Gloria in excelsis du peuple, suivi de
Prières à l usage de tous les ordres, contenant /e Magnificat du peu-
ple, le MiSEKERE de la noblesse, le de Profundis du clergé, le^isc
hiMims du parlement , la passion , la mort et la RÉstRREcnoN do
PEUPLE. L'avocat-général Servan veut que les Étals -Généraux dé-
butent par la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, por-
tique nécessaire de l'éditice de la Constitution. — Mirabeau de-
mande la sup|)ression des parlements, qui seraient remplacés par
des juges électifs et lemporaires. Il abandonne l'opinion qu'il
avait exprimée ailleurs sur rattribution du droit électoral aux seuls
propriétaires; ce qui serait, dit-il, « un grand pas vers l'inégalité
politique. — 11 ne doit exister aucun individu dans la nation qui
ne soit électeur ou élu : tous doivent être représentants ou repré-
sentés. — La représentation doit être égale, c'est-à-dire chaque
agrégation de citoyens doit choisir autant de représentants qu'une
autre de même importance '. — Sans le Tiers, les deux premiers
ordres ne forment certainement pas la nation , et, seul, sans ces
deux premiers ordres, il présente encore une image de la nation...
Je ne dirai pas que l'ordre de la nation doit l'emporter sur les
ordres qui ne sont pas la nation : je léguerai ce principe à la posté-
riti ... Je ne veux pas ôlre, du moins dans les assemblées politi-
ques, ni plus juste ni plus sage que mon siècle... »
Mirabeau écrivait ces lignes au moment môme où le Tiers-État
(II* liretagne Vemportait, de haute lutte, sur les ordres qui ne sont
i> (S la nation. Les faits allaient montrer combien le siècle en
que la France n'a pa^ de Constitution. » Pendant ce temps^ Besenval avoue, dans ses
M('Mnoires, qu'il n'y en a pas; " qu'il n'y a que des faits et des traditions. » Plus tard,
Calonne écrit contre ; Mouthion écrit pour.
1. Il entend par importance la combinaison du nombre des habitants, de la ri-
C'K 'sse du pays et des services que Tétat retire des hommes et des fortunes. — Intro-
duction au Moniteur, p. GOO.
[1789] QaP|T-CE QUE LE TIERS-ETAT? f/Ê 625
masse marchait plus vile que les plus grands entre les individus.
Ce n'est pas Mirabeau qui a le terrible honneur de résumer
l'ouragan et de lancer la foudre précédée de tant d'éclairs. C'est
un nouveau venu, sorti"; comme lui, des ordres privilégiés:
Qu'est-gSB le Tiers-État? demande l'abbé Sieyès.
€ Ou'est-ce que le Tiers-État? — Tout.
« Ou'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? — Rien '•
« Que demande-t-il? — A y devenir quelque chose.
« Le Tiers est une nation complète. — Si l'on ôtait Vordre ipri-
vi^ié', la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais
quelque chose de plus. — Il n'est pas possible, dans le nombre de
toutes les parties élémentaires d'une nation, de troilver où placer
la caste des nobles. — Qu'est-ce qu'une nation? — Un corps d'as-
sociés vivant sous une loi commmie et représentés par la môme
législature. — L'ordre des nobles est un peuple à part dans la
grande nation. — Le Tiers est tout.
€ Qu'est-ce que le Tiers a été? — Rien. — Que si les aristocrates
entreprennent de retenir le peuple dans l'oppression , j'oserai
demander à quel titre. Si l'on répond : A titre de conquête... le
Tiers se reportera à l'année qui a précédé la conquête... il est
aujourd'hui assez fort pour ne plus se laisser conquérir. — Fils
des Gaulois et des Romains , pourquoi ne renverrions-nous pas
les prétendus héritiers des Francs dans les forêts de la Franconie?
— Notre naissance vaut bien la leur. — Oui, dira-t-on, mais...
^ par la conquête , la noblesse de naissance a passé du côté des. ,
conquérants. Eh bien, il faut la faire repasser de l'autre côté : le
Tiers redeviendra noble en devenant conquérant à son tour.
« Que demande le Tiers? — Le moins possible, en vérité : que
ses députés soient au moins en nombre égal à ceux des privilé-
giés, tant qu'il y aura des privilégiés, »
Sieyès attaque ensuite l'école anglaise, qui voudrait livrer une
des branches du pouvoir législatif à trois ou quatre cents familles
1. Ce fut Chamfort qui fournit à Sieyès à peu près son fameux titre : « Qu'est-ce
que le Tiers-État? — Tout. — Qu'a-t-il ? — Rien. » Sieyès le modifia heureusement.
— y. les Œuvres choisies de Chamfort.
2. Il dit l'ordr*^ non les ordres, parce que le cleror**, irétant pas une caste hérédi-
taire, n*est pas pour lui uu ordre , mais une profestûon
XYi. 40
616 4 LOUIS XVI. Jf^ [i789J
de haute noblesse, en rejetant la petite noblesse sur la chambre
des représentants du Tiers.
« Qu'a-l-on fait? » demande-t-il ensuite. Et ce qu'on a fait, il le
critique avec force. « Qu'y a-t-il à faire? • ^^
11 paraissait d'abord réclamer seulement, comnil|[Pirabeau,
que le Tiers, qui est tout en droit, devînt quelque chose en fait.
Mais, ici, il aboutît à ce que le Tiers soit tout en fait comme en
droit.
« La nation est la loi elle-même : la nation n'est pas soumise
à une constitution : elle ne peut pas l'être. — Les parties de ce
qu'on croit être la Constitution française ne sont pas d'accord
entre elles; à qui appartient-il donc de décider? — A la nation, in-
dépendante de toute forme positive. Quand la nation aurait ses
États-Généraux réguliers, ce ne serait pas à ce corps constituée
prononcer sur un différend qui touche à la Constitution.
«... Une représentation extraordinaire peut seule toucher à la
Constitution ou nous en donner une, et cette représentation
CONSTITUANTE doit sc foruicr sans égard à la distinction des
ordres.
a 11 fallait prendre la nation dans quarante mille paroisses. —
Qui a le droit de convoquer la nation? Quand le salut de la patrie
presse tous les citoyens, il faudrait plutôt demander qui n'en a
pas le droit! — Que reste-t-il à faire au Tiers-État? — Organiser
vjte corps du gouvernement, le soumettre à des formes qui garan-
'* -fissent son aptitude à la fin pour laquelle il'est établi. — Le Tiers-
État seul, dira-t-on, ne peut former des États-Généraux. — Tant
mieux! il composera une assemblée nationale... Ses représentants
auront la procuration de 25 à 26 millions d'individus qui com-
posent la nation, à l'exception d'environ 200,000 prêtres ou
nobles'. Ils délibéreront pour la nation entière, à l'exception de
200,000 têtes... Il est impossible de dire quelle place deux
corps privilégiés doivent occuper dans l'ordre social; c'est de-
mander quelle place on veut assigner, dans le corps d'un malade,
à l'humeur maligne qui le mine et le tourmente. Il faut la neutra-
1. Il aurait fuUa dire 500,000 à 600,000, en comprenant les femmes et le»
enfants.
[1789] REGLEMENT DES ÉLECTIONS. 627
User, et rétablir assez bien le jeu des organes, pour qu'il ne s'y
forme plus de combinaisons morbifiques'. »
Le programme de la Révolution était tracé. La Nation n'avait
plus qu'à exécuter le plan de caràfpagne de son audacieux taclî-
cien.
Le 24 janvier 1789, avait paru la lettre de convocation des États-
Généraux à Versailles pour le 27 avril, accompagnée d'un règle-
ment sur la forme des élections. Le nombre des députés était porté
à 1,200, dont 600 pour le Tiers et 300 pour chacun des deux pre-
miers ordres. Le roi statuait que les bailliages et sénéchaussées
qui avaient député directement aux États de 1614 conserveraient
ce privilège; que le petit nombre des bailliages et sénéchaussées
qui avaient acquis des titres analogues aux premiers, depuis 1614,
seraient admis à la même prérogative; à cela près, on tâchait de
proportionner le nombre des députés à la population et à l'im-
portance de chaque agrégation. Les bailliages et sénéchaussées qui
n'avaient pas député directement en 1614 ne députeraient que
conjointement avec ceux de la première classe, suivant la proxi-
mité et l'origine. — Les baillis ou sénéchaux de première classe
convoqueront au plus tard pour le 16 mars les évoques, abbés,
curés, communautés renUes^y ecclésiastiques pourvus de bénéfices
et nobles possédant fiefs, à l'assemblée générale du bailliage ou
sénéchaussée. Les chapitres nommeront un député pour dix
chanoines; les prôtres altachés aux chapitres, et les prêtres sans
bénéfices, domiciliés dans les villes, un député pour vingt; les
communautés religieuses, un député par communauté^. Les béné-
ficiaires et les nobles possédant fiefs voteront individuellement.
Les prêtres sans bénéfices, domiciliés dans les campagnes, et les
nobles sans fiefs, auront droit de venir voter individuellement. —
Dans les villes dénommées en l'état annexé au présent règlement,
les habitants s'assembleront d'abord par corporation ; les corps
d'arts et métiers nommeront un député pour cent électeurs pré-
1. Le pamphlet de Sicyès est devenu rare. On en peut voir l'analyse dans V In-
troduction au Moniteur, p. 606-608 ; — et les citations données par Soulavie, Règne de
Louis XVI, t. VI, p. 299-303.
2. Les moines mendiants étaient exclus.
3. Les communautés de femmes avaient droit de se taire représenter par ua
ecclésiastique.
•iî
628 LOUIS XV L 11789)
sents; les corporations des arts libéraux, des négociants, etc., en
nommeront deux pour cent; les habitants nés ou naturalisés fran-
çais, âgés de vingt-cinq ans, domiciliés et compris au rôle des
impositions, qui ne font partie d'aucune corporation, éliront pa-
reillement deux députés pour cent. Les députtfWïhoisis dans les
différentes assemblées particulières formeront à l'Hôtel de Ville
l'assemblée du Tiers-État de la ville , y rédigeront le cahier des
plaintes et doléances de la ville, et nommeront, au nombre fixé
dans l'état susdit, des députés de second degré , pour porter le
cahier au bailliage ou sénéchaussée. — Paris seul députera direc-
tement aux États-Généraux; les autres villes ne voteront pour les
États qu'avec Tensemble du bailliage ou sénéchaussée dont elles
feront partie. — Dans les paroisses , bourgs et villages, et dans
les villes non comprises en l'état susdit, tous les habitants réunis
concourront à la rédaction du cahier de leur communauté, et
nommeront directement dçux députés pour 200 feux ou au-des-
sous; trois, pour 200 à 300 feux, etc., afin de porter leur cahier
au bailliage. Les députés du Tiers, élus dans les villes et dans les
campagnes, se réuniront, dans chaque bailliage ou sénéchaussée,
pour réduire les cahiers en un seul et choisir ceux d'entre eux,
dans la proportion d'un sur quatre , qui porteront le cahier du
bailliage à l'assemblée générale du bailliage de première classe,
contribueront à réduire en un seul les cahiers des divers bail-
liages ressortissant au bailliage supérieur, et éliront les députés
aux États -Généraux. — Chaque ordre rédigera ses cahiers et
nommera ses députés séparément , à moins qu'Us ixe préfèrent
d'y procéder en commun^. Les cahiers de chaque ordre seront
aiTétés définitivement dans l'assemblée de l'ordre. — Les députés
aux assemblées de divers degrés seront élus à haute voix ; les dé-
putés aux États-Généraux seront seuls élus au scrutin secret. Il y
aura autant de scrutins que de députés^.
Aux anomalies, aux inégalités que conservait cette forme nou-
velle d'élection, et que Mirabeau blâma énergiquement au point
1. Necker provoquait timidement, par cet article, dans les assemblées électorales,
cette réunion des trois ordres qu'il n'osait faire prononcer pnr le roi pour TAsseni-
h\ée nationale. L'appel ne fut pas entendu.
2. Introduction au Moniteur, p. 557.
(17891 ÉLECTIONS. 629
de vue du vote universel et direct', on reconnaissait la pensée
d*une transaction entre les confuses traditions des temps passés ',
et les exigences rationnelles de l'esprit du siècle. Le génie du
droit commun avait su toutefoiS'.se faire une part immense, en
conquérant la participation formelle de tout contribuable aux
opérations préparatoires. C'était aux assemblées sorties de ces
opérations qu'il appartiendrait de compléter l'œuvre.
La période électorale s'ouvrit. La France ne s'assembla pas tout
entière le môme jour, à la môme heure, comme on l'a vu depuis.
Les bailliages furent convoqués les uns après les autres. Durant
près de trois mois, le mouvement parcourut lentement la surface
du pays avec une variété infinie d'incidents et d'émotions. Il y
aurait tout un livre, et un bien grand livre, à faire sur les pro-
cès-verbaux de ces milliers d'assemblées où le plus humble des
citoyens, dans le coin le plus reculé de la France, put venir ouvrir
son cœur, épancher ses aspirations et ses vœux. Au fond de nos
archives nationales repose l'âme de toute une génération, et quelle
génération ! celle par laquelle s'opéra le passage d'un monde à un
autre, de l'ancienne à la nouvelle France!
Le calme, la dignité des délibérations signala généralement les
réunions du Tiers : il marchait comme une grande armée disci-
plinée et confiante dans la victoire. A Paris, il débuta par faire acte
de souveraineté en remplaçant les présidents et secrétaires qu'a-
vait imposés l'autorité, par des présidents et des secrétaires libre:
ment élus. Les assemblées des villes furent toutefois plus remar-
quibles par le caractère que par la foule des yotants : les masses
étaient plus préparées à l'action révolutionnaire qu'au jeu régu-
lier des institutions libres; les prolétaires proprement dits se
trouvaient en dehors des assemblées, et une grande partie des
1. Béponse à Cerutti, ap. Mém. de Mirabeau, t. V, p. 223-227.
2. Lors des anciens Êtats-Généranx, les députés avaient été nommés, en Bour-
gogne, en Provence, en Languedoc, en Bretagne, par les Êtats-Provinciaux, si oli-
garchiques dans leur composition, sans intervention du peuple. A Paris, en 1614^
les élections avaient été faites par le corps de ville, avec un petit nombre de notables
choisis en grande partie par les quarteniers. Une portion seulement du peuple était
intervenue par quelques députés des corps de métiers. V. notre t. XII, p. 234. —
Par un règlement du 13 avril 1789, il fut statué qu'à Paris on ne serait point admis
dans les assemblées du Tiers, si l'on ne payait six livres de capitation. — Introduc-
tian au Moniteur, p. 576. — Cette restriction souleva de vives plaintes.
630 LOUIS XVI. 11789]
artisans appelés ne volèrent pas : ce fut la classe moyenne qui fit
les élections presque partout*. Il n'y eut, au contraire, que trou-
ble et que clameurs dans les réunions de la noblesse. Les gen-
tilshommes de province récriminaient contre la noblesse de cour
et accusaient les grands d'avoir ouvert la porte aux philosophes :
on eût dit une armée en déroute qui tire sur ses chefs. Avec moins
de tumulte, les assemblées du clergé n'offrirent pas moins de
discordes. La démocratie des curés tint en échec l'aristocratie des
évoques, et les mécontentements séculaires du bas clergé produi-
sirent une explosion générale, que bien des symptômes et notam-
ment bon nombre de brochures politiques avaient pu faire près-
sentir.
La noblesse et le haut clergé tentèrent, en Bretagne, cette scis-
sion dont les princes du sang avaient menacé la France dans leur
mémoire au roi. Ils réclamèrent, pour les États-Provinciaux, le
droit de nommer les députés aux États-Généraux, et, comme on
passait outre, ils refusèrent de procéder aux élections (17-20 avril).
Ils n'aboutirent qu'à diminuer d'une trentaine de voix le parti de
l'ancien régime dans les États-Généraux.
En Provence, les scènes les plus violemment dramatiques
signalèrent l'époque des élections. Là, comme en Bretagne, comme
dans les deux Bourgognes, les privilégiés avaient protesté contre
le doublement du Tiers et revendiqué l'élection des députés aux
États-Généraux pour les États-Provinciaux récemment rétablis en
Provence , de môme qu'en Dauphiné et en Franche-Comté. Mira-
beau, dans la chambre de la noblesse, aux États-Provinciarix^
avait soutenu avec un éclat extraordinaire les droits et les intérêts
du Tiers, et révélé un orateur tel que le monde n'en avait pas
1. A Paris, les classes populaires allèrent peu voter,8i ce n'est dans les grands fau-
bourgs : néanmoins, M. Droz réduit infiniment trop le nombre des votants (12,000):
il y eu eut probablement au moins 25,000 sur 60,000 électeurs, comme le dit
M. Bûchez; Uiat. parlementaire de la Révolution, t. I«r, p. 240; 2* édit. — Il y avait
soixante arrondissements ou quartiers électoraux, et nous voyons qu'il y eut 476 vo-
tants dans le seul quartier de Saint-Ëtienne-du-Mont. (/6td., p. 256.). — On peut
remarquer que la proportion des votants au chiffre total des électeurs a été généra-
lement croissant dans les diverses phases électorales de la Révolution depuis soixante
ans. — Bailli, dans ses Mémoires (t. 1*', p. 13), fait robservation qu'à Paris les gens
qui craignaient de déplaire à la cour et aux adversaires dw changements immineuts
«'abstinrent de paraître aux assemblées.
(1789] MIRABEAU EN PROVENCE. 631
entendu depuis que la tribune de Téloquence antique était fermée*.
Exclu par son ordre, sous un prétexte frivole, il était devenu
l'idole du peuple provençal (janvier-février). Quand il repaïut au
mois de mars, pour les élections, les populations entières se por-
tèrent au-devant de lui sur les routes, semant sur son passage les
palmes, les lauriers et les oliviers; la jeunesse l'escorta à cheval;
les villes le reçurent à la lueur des feux de joie. L'émeute cepen-
dant grondait dans Marseille : reffervescence politique du moment,
les souffrances d'un cruel hiver combinées avec la cherté générale,
les provocations imprudentes des nobles, qui avaient tâché d'ex-
citer les campagnes contre les villes, tout s'était réuni pour irriter
le peuple, et il venait de forcer les échevins de taxer la viande et
le pain à un prix hors de proportion avec la valeur réelle. Mar-
seille était en pleine anarchie. Mirabeau accourt : il usurpe, pour
ainsi dire, la dictature du génie ; il improvise une milice civique;
il relève le cœur du conseil de ville ; il s'adresse au bon sens po-
pulaire, et, sans conflit, sans réaction, par le seul ascendant de
l'éloquence et de la raison, il ramène le peuple à souffrir l'aboli-
tion de la taxe extorquée par l'émeute (22-26 mars). Pendant ce
temps, le sang coulait à Aix. Le marquis de La Fare, premier
consul d'Aix et chef du parti nobiliaire, furieux de voir que le
Tiers se disposât à élire Mirabeau , avait défié le peuple par ses
provocations, cherché l'occasion d'un conflit et ordonné aux sol-
dats de tirer. Plusieurs hommes du peuple tombèrent. La foule
se rua sur les soldats, les dispersa, força le premier consul de
s'enfuir pour échapper à une mort certaine, et s'empara des blés
1. C'est dans une réponse anx chambres du clerfi^ et de la noblesse, qui Tavaient
traité d'ennemi de la paix publique, que se trouve le fameux pasnag^ : u Dans tous les
pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du
peuple; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé
quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé , avides qu'ils étaient
d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques
de la main des patriciens; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière
vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marins :
Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dan»
Rome Varistocratie de la noblesse... J*ai été, je suis, je serai jusqu'au tombeau
l'homme de la liberté publique, l'homme de la Constitution. Malheur anx ordres
privilég^iés, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles ; car les
privilés:es finiront, mais le peuple est étemel. » (5 janvier 1789). — V. 3lim. de
Mirabeau, t. V, p. 233-260. -
I^-
f
63Î LOUIS XVI. [î'îWl
emmagasinés par la ville, Mirabeau revient de Marseille à Aix,
harangue le peuple, lui fait tomber les armes des mains, rétablit
la libre circulation des grains, remet tout en ordre comme par
enchantement, apaise pareillement Toulon soulevé, va délivrer,
par la persuasion, l'évoque de Sisteron, un des chefs des aristo-
crates, poursuivi et assiégé dans Manosque par les paysans, et
repart pour Paris, élu du Tiers-État d'Aix et de Marse^le, aux
applaudissements de la Provence et de la France entière. Ce furent
là les heures les plus pures et les plus véritablement glorieuses de
cette carrière si orageuse et si contestée *.
Dans la. plupart des provinces, l'immense agitation morale des
élections ne se traduisit point en luttes matérielles ni en désor-
dres de la rue. La solennité de Tacte qu'on accomplissait saisissait
les âmes. Cependant la Provence ne fut pas seule troublée : les
élections de Paris, retardées par la faute du ministère , furent
assombries par des scènes qui présageaient des tempêtes sociales
par delà la révolution commencée, et annonçaient ces luttes sinis-
tres entre la bourgeoisie et le prolétariat, qui devaient être le
fléau de la société nouvelle. Entre la nomination des électeurs par
les assemblées primaires et celle des députés par les électeurs eut
lieu le sac de la maison de Réveillon, manufacturier du fauboui^
Saint-Antoine, qu'on avait accusé de propos hostiles aux ouvriers*.
Une foule furieuse dévasta, brûla tout chez Réveillon. L'autorité,
qui avait laissé l'émeute grossir . pendant deux jours sans rien
faire pour l'arrêter, l'étouffa enfin par une masse de troupes et
par une large effusion de sang, après une lutte acharnée où l'é-
meute s'était défendue avec des pierres et des bâtons contre les
fusils (28 avril). Les partis s'accusèrent réciproquement d'avoir
provoqué la sédition pour en profiter'.
1. Mém. de Mirabeau, t. V, p. 274-309. — Bûchez, Hist, parlement,, t. !•', p. 229-
231. — A cAté de Mirabeau^ un protestant fut élu par le Tiers- Ëtat de Marseille. Le
ministre Rabaut-Saint-Êtienne, fils d'un célèbre pasteur du désert, fut nommé à Nimes.
2. On prétendait qu*il avait dit que les ouvriers garaient trop ; qu'ils pouvaient
vivre avec quinze sous par jour. C'était, selon toute apparence, une pure calomnie.
3. Le langage de certaines publications contre-révolutionnaires était de nature à
fortifier les soupçons. « Qui peut nous dire, écrivait le journal fAmi du Aot, si le dc5-
potisme de la bourgeoisie ne succédera pas à \b prétendue aristocratie des nobles? ••
Réveillon accusa un abbé^ son ennemi personnel et tttta«shé à la maison du comte
d'Artois, d'avoir dirigé le mouvement. .j^, .
[17891 ÉMEUTE RÉVEILLON. 633
Ce fut SOUS l'impression de cet incident lugubre que s'acheva
la rédaction des cahiers de Paris. Les opérations étaient terminées
à peu près partout dans les provinces. Il n*est pas possible de
donner ici une analyse complète des cahiers des bailliages et séné-
chaussées, ce vaste testament de l'ancienne France. Nous ne pou-
vons qu'en résumer les parties les plus saillantes. Un intérêt puis-
sant s'attache à cette dernière manifestation des trois ordres entre
lesquels avait été partagée la société française depuis tant de
siècles.
Les cahiers du clergé demandent qu'à la religion catholique
romaine seule appartienne le culte public ; une partie des cahiers
acceptent la tolérance civile ; les autres réclament la révocation ou
la révision de l'édit de novembre 1787 sur les mariages protes-
tants, et l'interdiction des offices et charges aux non-catholiques;
— l'observation la plus Hgoureuse des dimanches et fêtes. Beau-
coup de cahiers réclament le maintien de la censure pour les
livres; presque tous, le rétablissement des conciles nationaux et
provinciaux, afin de relever la discipline ecclésiastique ; — l'abo-
lition de la pluralité des bénéfices ; — l'exécution des lois qui
prescrivent la résidence aux prélats. Bon nombre de cahiers de-
mandent l'abolition du concordat, le rétablissement des libres
élections ecclésiastiques et la réintégration des curés dans tous
leurs droits primitifs; que l'autorité (des évêques) se renferme
dans les bornes posées par les saints canons. — Le clergé ré-
clame le maintien de tous ses droits honorifiques , comme pre-
mier ordre de l'État; il renonce à toute exemption pécuniaire*, mais
en demandant à répartir lui-même sa part de l'impôt. — Augmen-
tation du revenu des curés et vicaires , et suppression du casuel ;
conservation des ordres monastiques, sauf à les employer plus
généralement à l'éducation de la jeunesse, au service des hôpi-
taux, etc. ; — abaissement de l'âge des vœux monastiques à dix-
huit ans! — Un cahier, cependant, prévoyant l'éventualité de la
suppression des couvents, demande qu'au moins on assure le sort
des religieux.
1. La dernière Assemblée du clergé, en juin 1788, ETait demandé le maintien des
privilèges pécuniaires ; mftit ees assemblées ne représentaient que le hant clei^ ; le
bas clergé avait la prépondèÊince à son tour aux États.
#
63i LOUIS XVI. (1789)
Réclamations contre le cynisme de la prostitution et da liber-
tinage public ; contre les peintures, sculptures et gravures lascives
qui corrompent le cœur par le.^ yeux; contre les maisons de jeu;
contre Timmoralité des pièces de théâtre; — qu'il soit fait un
plan d'éducation nationale; — que l'éducation soit confiée par-
tout à des communautés ecclésiastiques, séculières ou régu-
lières; — qu'il soit établi dans toutes les paroisses des maîtres
et maîtresses d'école soumis à l'inspection des curés, et même
destituables par eux. Le clergé présente l'éducation publique
comme étant dans un état déplorable depuis la destruction des
jésuites. Le cahier de Laon demande la formation d'un corps
enseignant, sous l'autorité des évèques. — Qu'il ne soit admis
dans les universités aucun professeur qui n'ait donné des preuves
de son attachement à la religion catholique; — de même pour
les écoles. — Que non-seulement les collèges publics, mais les éta-
blissements particuliers d'éducation soient soumis à l'autorité
ecclésiastique.
Des cahiers veulent que le roi soit supplié d'établir une nouvelle
division électorale du royaume, combinée en raison de l'étendue
et de la population, sans distinction de provinces, de pays d'États,
de généralités. Les uns demandent les États-Généraux permanents;
les autres, périodiques. — Inviolabilité des députés. — Les cahiers
sont partagés sur la grande question du vote par ordre ou par
tète; plusieurs, par une sorte de juste milieu, acceptent le vote
par tète pour l'impôt seulement. En général, ils posent la distinc-
tion des trois ordres comme base de la constitution de l'état avec
la monarchie héréditaire. Le cahier de la vicomte de Paris établit,
parmi les lois fondamentales, le culte public exclusif pour la reli-
gion catholique et l'inviolabilité des propriétés des corps comme
des particuliers. — Admissibilité de tous les citoyens aux emplois
ecclésiastiques, civils et militaires, en raison de leur mérite et de
leurs services, et non point en raison de leur naissance. — Aucune
loi ne doit être établie que par l'autorité du roi et le consentement
libre des États-Généraux. — L'impôt ne doit être consenti que
temporairement, et le consentement doit être renouvelé à chaque
session des États-Généraux. — Le cahier de Lyon demande l'abo-
lition de tout privilège ou exemption de prorince, de ville ou de
»
[I789J CAHIERS DU CLERGÉ. G35
corporation. — Liberté individuelle, abolition ou réduction des
lettres de cachet en des formes régulières avec des garanties; —
abolition de la traite et de l'esclavage des noirs, ou, au moins,
adoucissement du sort des nègres. Les cahiers de Melun et Morct
demandent la destruction de tout reste de servage en Franche-
Comté et dans toute la France. — Responsabilité des ministres. —
Que la violation du secret des lettres soit à jamais interdite. —
États-Provinciaux partout; — une cour souveraine ou tribunal
d'appel dans chaque province. — Tribunaux de paix ou conseils
d'arbitrage.— Inamovibilité des magistrats. Abolition de la vénalité
des charges. Abolition des tribunaux d'exception; abolition ou
réforme des justices seigneuriales. — Réformes dans la justice
civile et criminelle. Plus de distinction de rang et de naissance
dans l'application des peines*. Abolition des supplices qui révol-
tent l'humanité. (En général, le clergé demande, sur la justice
criminelle, les mêmes réformes qu'ont prôchées les philosophes,
excepté qu'il veut le maintien de la peine de mort pour le sacri-
lège ou crime de lèse-majesté divine.)
Qu'on établisse dans les villes, bourgs et villages une môme
forme d'administration élective pour toutes les municipalités. —
Suppression des loteries et des monts-de- piété. — Hospices dans
les campagnes. Que tous les établissements de charité soient sou-
mis à des administrations publiques ou bureaux de charité. —
Simplification dans l'assiette et la perception de l'impôt. — Le
clergé demande que sa dette, contractée, dit-il, pour le service de
l'état, soit mise à la charge de l'état*. — Abolition de la milice
et de la corvée. — Suppression des capitaineries (établies pour la
conservation des chasses du roi, et source de vexations infinies);
— suppression, par voie de rachat, des banalités, francs -ûefs,
corvées seigneuriales, cens, champarts et autres droits féodaux.
— Beaucoup de cahiers demandent la suppression de tous privi-
lèges industriels et commerciaux, des jurandes et maîtrises, etc.
1. Les nobles étaient décapités, et les roturiers pendus pour les mômes crimes ;
le premier de ces deux supplices n'étant pas considéré comme infamant.
2. Prétention très -mal fondée: le clergé avait mieux aimé emprunter que de
prendre ses dons gratuits sur ses revenus. Si sa prétention eût été accueillie, il u*eût
donc fait, par !o passé, qne de simples avances à Tétat. Sa réclamation n'était spé*
cleose qne pour les emprunta où il avait seulement prêté sa garantie au roi.
«
z'
G3C LOUIS XVl.^^ 117891
— Des cahiers réclament qu'on maintienne rinterdiction du prêt
à intérêt*.
Le caractère essentiel des cahiers du clergé est la prépondé-
rance des curés. Le bas clergé, tenu dans une étroite sujétion par
les évoques depuis Louis XIV, s'est relevé avec énergie dans les
assemblées de bailliages et a imposé son esprit aux cahiers. Il a
deux faces, pour ainsi dire, Tune tournée vers la démocratie et le
progrès, Fautre vers le moyen âge. Ainsi il veut une réforme
démocratique jusqu'à un certain point dans l'église et dans l'état;
l'élection partout, sauf la royauté ; l'abolition des privilèges pécur
niaires^ et de la féodalité; un grand développement de la charité
publique; la réforme de la justice; le respect de la liberté indivi-
duelle. Sur tous ces points, il est d'accord avec le mouvement
Sur la reforme des mœurs , il s'entendrait encore au moins avec
l'école de Rousseau. Sur la question capitale du vote par tête ou
par ordre , c'est-à-dire sur l'unité ou la triplicité de l'assemblée
nationale, il se trouble, il se divise. Sur la proscription de la
liberté des cultes, sur l'attribution universelle de Téducation au
clergé, sur les restrictions de la presse, sur la conservation de ses
privilèges honorifiques, il regarde vers le passé.
On peut déjà prévoir que le clergé, non plus le clergé aristo-
cratique des anciennes assemblées triennales, mais le clergé
démocratique des États -Généraux , favorisera la première phase
de la Révolution et combattra la seconde.
Les cahiers de la noblesse offrent plus de diversités que ceux
du clergé. Quelques-uns demandent que l'ordre du clergé soit
supprimé, et ses membres, répartis entre les deux autres ordres.
D'autres, au contraire, veulent qu'on crée un quatrième ordre,
en séparant les paysans du peuple des villes. Quelques cahiers
acceptent le vote par tête, au moins pour l'impôt : la grande ma-
1. Le cahier de Colmur et Schlestadt, pour arrêter la puUulation des jmfii qui
dévoreut 1* Alsace, demande qu'on ne permette le mariage qu'au fils aine de chaque
famille juive !
2. Il a une singulière façon d'interpréter ses immunités en matière d'impâts : le
clergé, suivant ses cahiers, avait seul conservé le droit de Toter librement Timpôt,
droit que les deux autres ordres avaient laissé périmer. Cette interprétation attes-
tait l'immense progrès de Topinion. Le clergé des temps passés n'entendait pas voter
librement l'impôt; il entendait ne pas pajer dUmpèt du tout.
U7891 CAHIERS DE LA NOBLESSE. 637
jorité est absolument cqUlre. — Les députés seront inviolables? —
La France a une Constitution, quoi qu'en disent des novateurs
factieux. Il ne s'agit pas de la changer, mais d'en déraciner les
abus. — La royauté est le plus grand des privilèges ; les autres
privilèges détruits, celui de la royauté ne pomrait subsister long-
temps. Les États- Généraux n'ont pas le droit d'abolir les lois fon-
damentales, sans le consentement exprès de la nation *. — Suivant
la Constitution de l'empire français, tombée en désuétude par
l'usage du pouvoir arbitraire et qu'il faut rappeler à ses vrais
principes, deux causes doivent toujours concourir à la formation
et à l'abrogation de la loi : le consentement de la nation et le •
décret du prince. Lex consensu populi fit et constitutione régis ( ca-
hiers d'Évreux et d'Alençon ). — Quelques cahiers, en minorité,
tendent au contraire à la monarchie pure, en attribuant au roi le
pouvoir législatif, sans autre réserve que pour l'impôt.
Des cahiers demandent une déclaration des droits appartenant
h tous les hommes. — Sur la liberté individuelle , les lettres de
cachet, la violation du secret des lettres, la périodicité des États-
Généraux, l'inviolabilité du roi, la responsabilité des ministres,
comme le clergé. — Que les lois constitutives soient rédigées en
une espèce de catéchisme, qu'on enseignera dans les paroisses. — '
Des cahiers protestent contre l'établissement d'une chambre héré-
ditaire ou viagère (c'est le cri de la petite noblesse contre la
grande) (Mantes et Meulan). — Plusieurs cahiers demandent
l'aboh'tion des prisons d'état ; celui de Paris appelle la démolition
de la Bastille. Mantes et Meulan et le Berri demandejit l'abolition
de ce qui reste de servitude de glèbe, et qu'on prépare la destruc-
tion de l'esclavage des noirs. — Liberté de la presse, entière, sauf
responsabilité de l'imprimeur et de l'auteur, suivant la plupart
des cahiers; quelques-uns réservent la censure ecclésiastique
pour les livres qui traitent du dogme, ou le droit des juges de
police d'empêcher la distribution des ouvrages dangereux.
1. Cahier du Bugey, ap. Résumé général des cahiers, t. II, p. 29. « Les États ne
peuvent, de leur seule autorité, remplacer la monarchie par Taristocratie ou la démo-
cratie. Ils seraient des tyrans, sMls osaient jamais porter la main à la liberté indivi-
duelle et à la propriété. ** (Ibid.) Ainsi la noblesse reconnaît la pleine souveraineté
de la nation quant aux formes politiques, non quant aux droits qui tiennent à la per-
sonnalité humaine. U s*agit seulement de bien définir la propriété.
r
638 LOUIS XVI. 117W1
La noblesse consent à l'abandon de ses prwUèges pécuniaires, à V éga-
lité de l*impôt; mais elle qualifie de propriété sacrée et inviolable
les droits, tant utiles qu'honorifiques, qu'elle tient de ses ancê-
tres, les droits féodaux, distinctions et honneurs, justices seignea-
riales, etc., et enjointe ses députés de refuser toute modiGcation
ou remboursement par voie législative ' . Elle qualifie également
de propriété les coutumes, contrats et capitulations des provinces.
Elle demande des Ëtats-Provinciaux , mais sur un autre plan que
le clergé, et en cherchant à réduire Tinfluence des curés comme
trop démocratique. — Que les provinces s'administrent elles-
mêmes. — Beaucoup de cahiers, comme ceux du clergé, deman-
dent qu'il y ait autant de cours souveraines que de provinces; cer-
tains veulent que les offices de judicature soient donnés par le roi
au concours ou sur présentation du peuple. — Suppression des
intendances et des tribunaux d'exception. Justices de paix. —
Municipalités électives partout. Le cahier de Dourdan demande
des municipalités, non paroissiales, mais cantonales. — Sur la
réforme judiciaire, à peu près comme le clergé. Mais, de plus,
beaucoup de cahiers demandent le rétablissement du jugement
de l'accusé par ses pairs, le jury. — Quelques cahiers, comme
ceux du clergé, veulent l'abolition de la distinction dans les sup-
plices. — Sur les loteries, les hôpitaux, etc., comme le clergé.
Les cahiers de la noblesse demandent aussi un plan d'éduca-
tion nationale. Beaucoup consentent que l'enseignement soit
donné au clergé. Le cahier de Bayonne veut qu'on établisse des
écoles d'administration et de droit des gens pour former des ad-
ministrateurs et des membres du corps diplomatique. — Que les
dettes du clergé et des divers corps restent à leur charge. — Plus
d'emprunts viagers. — Des cahiers protestent d'avance contre tout
papier- monnaie; d'autres en acceptent l'éventualité. — Qu'on
établisse un impôt sur le revenu mobilier et industriel. — La
noblesse demande des mesures qui favorisent les longs baux. Des
cahiei's veulent qu'on mette des obstacles à la formation des
grandes fermes, comme nuisibles à l'agriculture et à la popula-
tion. — La majorité veut le maintien de la milice, mais avec des
1 . Des cahiei*s acceptent cependaut le radiât des péages et banalités.
*>
à.*
11789] CAHIERS DE LA NOBLESSE. 639
réformes. — Droit de chasse exclusif réservé aux seigneurs dans
leurs fiefs.
La plupart demandent la liberté du commerce et de rinduslrie.
— Que le prêt à intérêt soit permis définitivement. — Réduction
du nombre des fêtes. — Qu'on ne paie plus à Rome d'annates ni
de dispenses. — Abolition du concordat, rétablissement des élec-
tions et autres réformes ecclésiastiques, comme aux cahiers du
clergé. Beaucoup de cahiers demandent le rachat des dîmes, avec
remploi pour le service du culte, l'entretien des édifices religieux
et le soulagement des pauvres; d'autres veulent leur extinction
au profit des propriétaires des terres. — Une partie des cahiers
demandent qu'on utilise les moines ; les autres, qu'on les sup-
prime. — Que les non-catholiques soient rétablis dans tous les
droits de citoyens. — Les cahiers demandent pour la noblesse
une marque de distinction exclusive et honorifique, et le droit
exclusif de porter l'épée. — Que la noblesse puisse faire le com-
merce ou prendre des terres à ferme sans déroger. — Plusieurs
cahiers réclament des mesures qui empêchent l'armée de devenir
contre les lois l'instrument du pouvoir exécutif ou ministériel.
D'autres veulent le rétablissement des corps supprimés de la mai-
son du roi. — Qu'aucun officier ne puisse être destitué sans un
jugement légal. — La plupart des cahiers approuvent les mesures
qui interdisent les grades militaires aux non-nobles et réclament
contre la préférence accordée à la noblesse de cour sur celle de
province pour les grades supérieurs.
Les ressemblances et les différences avec les cahiers du clergé
sont également remarquables. Des deux ordres privilégiés, chacun
sacrifie volontiers les privilèges de l'autre : le clergé condamne
les droits féodaux et les privilèges de naissance; la noblesse atta-
que la dîme et les couvents : la conclusion est facile à tirer.
Comme le clergé, la noblesse en est venue à consentir l'égalité de
l'impôt. Ces exemptions pécuniaires , dont les ministres réfor-
mateurs eux-mêmes n'osaient solliciter qu'à demi le sacrifice,
dont les privilégiés , la veille encore , reprochaient aux Nota-
bles de n'avoir pas défendu le principe, les privilégiés, assem-
blés d'un bout à l'autre de la France , et consultés en masse ,
les abandonnent en principe et en fait. C'est une des plus belles
640 LOUIS XVL [1789;
victoires que le sentiment du juste ait remportées sur la terre.
MaUiem*eusemeut il était trop tard pour que le peuple à qui
Ton offrait ce sacrifice y >1t seulement le sentiment du juste. On
lui concédait ce qu*il se sentait en état d*exiger, et il y vit surtout
un hommage à sa force. Il ne restait que trop de causes de lutte.
La noblesse défendait le reste de ses prérogatives avec d'autant
plus d'opiniâtreté. Elle refusait la réunion des trois ordres en une
seule assemblée nationale ; elle refusait le rachat de la plupart des
droits féodaux; elle avait le sentiment de la liberté individuelle,
et c'est là son meilleur titre; mais elle ne voulait la liberté pour
les autres que dans ce qui ne froissait pas ses intérêts ou son
orgueil; elle voulait l'égalité aussi, mais dans l'intérieur de son
ordre, et l'inégalité au dehors. Elle justifiait trop la parole de
Sieyés : c'était une petite nation dans la grande, et cette petite
nation voulait subsister à part et vi\Te de sa propre vie.
C'est ce que le Tiers- État, la grande nation, ne pouvait plus
souffrir. L'égalité!... réclame -t- il par les mille voix de ses ca-
hiers, dans la langue du Contrat social. — Tous les hommes étaient
égaux avant leur association civile : ils doivent encore être égaux
devant les lois constitutives des corps politiques. — Le corps ou
l'individu qui refuse de participer aux charges publiques, ou ne
veut les supporter que dans une moindre proportion et dans une
forme différente de celle que l'on suit pour les autres citoyeni^,
rompt l'association civile en ce qui le concerne. (Cahier du Niver-
nais.) — Nous prescrivons à nos représentants, dit le cahier de
Paris, de se refuser invinciblement à tout ce qui pourrait offenser
la dignité des citoyens libres, qui viennent exercer les droits sou-
verains de la nation. — Il leur est enjoint expressément de ne con-
sentir à aucun subside, que la déclaration des droits de la nation
ne soit passée en loi. — Tout pouvoir émane de la nation. — La
volonté générale fait la loi : la force publique en assure l'exécu-
tion. Toute propriété est inviolable. Nul citoyen ne peut être
arrêté ni puni que par jugement légal. — Nul citoyen , même
militaire, ne peut être destitué sans jugement *. — Tout citoyen a
le droit^'ùtre admis à tous les emplois, professions et dignités^.
1. Admis par le clergé,
2. La noblesse avait fait la môme réclamation.
t
I
»
UÎ891 CAHIEKS DU TJERS-ÉTAT. 641
— Abolition de la servitude personnelle, sans aucune indemnité ;
de la servitude réelle, en indemnisant les propriétaires; de la
milice forcée; de la violation de la foi publique dans les lettres
confiées à la poste; de tous les privilèges exclusifs, si ce n*est
temporairement pour les inventeurs. — Liberté de la presse, avec
responsabilité de l'auteur et de l'imprimeur.
Le pouvoir exécutif, disent une foule de cahiers, ne doit jamais
intervenir dans les assemblées électorales. — Le royaume sera
divisé par districts électoraux. Les élections se feront , dans les
campagnes, par communautés; dans les villes, par arrondisse-
ments et non par corporations * .
Tous les cahiers exigent le vote par tête, « pour corriger les
inconvénients de la distinction des ordres, » dit le cahier de Paris.
— Le cahier de Rennes va bien plus loin que celui de Paris. Il
demande la suppression des ordres. « Les États- Généraux seront
composés des députés de toute la nation, complètement et unifor-
mément représentée dans tout le royaume, sans distinction d'or-
dres, et sans que le nombre des députés ecclésiastiques ou nobles
puisse excéder la proportion du nombre des votants de chacune
de ces deux classes. C'est par erreur que ce qu'on appelle Tiers-
État a élé qualifié d'ordre ; avec ou sans les privilégiés, il s'ap-
pelle Peuple ou Nation, — Les agents du fisc, les dépositaires de
quelque partie de l'autorité royale, les agents des seigneurs, ne
doivent être ni électeurs ni éligibles. (Cahier de Rennes.) — Les
uns demandent le vote à deux ou à trois degrés; les autres, le vote
direct. — Les députés des États -Généraux ne doivent pas être
considérés comme porteurs de pouvoirs particuliers, mais comme
représentants de la nation. — Les États -Généraux se réuniront,
de droit et sans convocation,* à des époques déterminées (des
cahiers les demandent permanents; la plupart les veulent au!
moins triennaux). — Plus de distinctions humiliantes pour le
Tiers; plus de roture, plus de doléances. — Dans le cas où les
députés du clergé et de la noblesse refuseraient d'opiner en com-
mun et par tête... les députés du Tiers -État, représentant vingt-
quatre millions d'hommes, poxivant et devant toujours se dire l'As-
l. Le cahier de Rennes veut qu'on admette les procurateurs des veuves dont les
maris auraient eu droit de vote.
XVI. » 41
64S LOUIS XVL [ITA]
semblée nationale , malgré la scission des représentants de quatre
cent nulle individus..., se déclareront prêts à concourir, avec
Sa Majesté, à l'exécution de tous les objets qui devaient être sou-
mis à Texamen des trois ordres réum's, offrant d^admetlre à leurs
(!éIibérations les députés du clergé et de la noblesse qui vou-
draient y concourir. (Cahiers de Dijon, Dax, Sainl-Sever et
Bayonne.)
Inviolabilité des députés. — Les provinces et les assemblées
d'électeurs ne pourront prescrire aucune condition limitative aux
députés qu'elles enverront à l'assemblée souveraine de La nation
(Paris, extra-muros.) — La principale source des erreurs et des
abus de l'administration est dans le défaut d'une loi fondamen-
tale qui ait fixé, d'une manière précise et authentique, les effets
de la Constitution nationale et les limites des pouvoirs. Il faut
que les États posent les bases de cette Constitution , etc. — Les
cahiers reconnaissent le fait de la royauté héréditaire, de mâle en
mâle, etc., et l'inviolabilité royale. —La plupart posent en prin-
cipe que le pouvoir législatif appartient à la nation', le pouvoir
exécutif au roi , et, cependant , accordent au roi le droit de sanc-
tionner les lois et le partage du droit d'initiative avec les États-
Généraux. — Ce n'est point par l'établissement d'une chambre
haute, mais par une triple délibération dans l'assemblée, qu'on
préviendra les inconvénients d'une décision précipitée. — La
Constitution qui sera faite dans les États- Généraux actuels ne
pourra être changée que par les représentants de la nation nom-
més ad hoc par l'universalité des citoyens. Pour la convocation de
cette assemblée nationale extraordinaire, il faudra le vœu bien
connu des deux tiers des administrations provinciales.
Abolition des lettres de cachet et des prisons d'état. — Que, sur
le sol de la Bastille démolie, on établisse une place publique, et,
au milieu , une colonne avec cette inscription : A Louis XVI, res-
taurateur de la liberté publique. (Cahiers de Paris et de Montfort-
TAmauri.) — Réforme du code noir : préparer l'abolition de l'es-
clavage. — Les fonctions de la puissance publique ne peuvent
devenir une propriété. Les droits qui violent le droit naturel n'ont
1. A la nation, conjointemeut avec le rui, dit le cahier de Paria,
1^780) CAHIERS DU TIERS-ÉTAT. 643
jamais pu être une propriété. — Les ministres sont responsables
envers la nation. — Quiconque tentera d*empôcher la réunion des
États -Généraux ou de rétablir le pouvoir arbitraire sera puni
comme traître à la patrie.
Que tous les contribuables soient cotés, sans distinction, sur les
mêmes rôles d'impôts. — Sur les administrations provinciales et
municipales, à peu près comme les autres ordres. Les commu-
nautés doivent rendre compte aux districts; les districts, aux
assemblées provinciales; celles-ci, aune commission des États -
Généraux. — Sur les tribunaux, cours d'appel , justices de paix,
à peu près comme les autres ordres; des cahiers demandent
l'élection des juges par tous les gens de robe. (Cahier de Saint-
Quentin.) — La plupart veulent l'abolition des justices seigneu-
riales; d'autres, seulement leur réforme. — Que la connaissance
des délits commis par les gens de guerre soit attribuée aux juges
ordinaires, sauf les délits purement militaires. — La plupart
des cahiers réclament la confection d'un code civil unique pour
toute la France. « Un assemblage informe de lois romaines et
de coutumes barbares, de règlements et d'ordonnances sans
rapport avec nos mœurs comme sans unité de principes... ne
peut former une législation digne d'une grande nation. » (Cahier
de Paris.)
Abolition ou restriction des retraits féodaux et lignagers; abo-
lition des substitutions.— Abolition de l'inique loi (loi emptorem)
qui autorise l'acquéreur d'une propriété à résilier le bail fait par
le précédent propriétaire. — Abolition du droit d'aînesse *.
Qu'on sépare les prisonniers pour dettes des prisonniers pour,
délit. — Que le prêt à intérêt légal soit permis à tous. — Qu'on
avise à l'établissement du jugement parjurés. Nouveau code cri-
minel (avec toutes les réformes demandées par les philosophes).
— Abolition de la confiscation et de toute tache sur la famille
innocente du coupable. — Que la peine de mort pour vol suit
cibolie. — Que la peine de mort ne soit dorénavant prononcée
que pour les cas d'incendie , de poison , d'assassinat et de viol.
1. Le cahier de Nivernais demande Tabolition d*an article de la coutume de ce
pays qui exclut les sœurs et leurs enfants au profit des frères et de leurs enfants
dans les successions collatérales. C'était on reste des antiques lois barbares.
644 LOUIS XVI. in»
(Cahier de Nivernais '.) — Indemnité à Taccusé absous. - Aboli-
tion du barbare édit de Henri II , qui condamne à mort les filles
enceintes dont le fruit meurt sans qu'elles aient déclaré leur
grossesse.
Permission à tous cultivateurs d'avoir des fusils. — Sur la lote-
rie, sur la prostitution, etc., à peu près comme le clergé. —Plu-
sieurs cahiers manifestent un esprit réglementaire opposé à l'éco-
nomie politique, sur la taxation du pain et de la viande, et même
sur celle des salaires. Sur l'assistance publique, l'esprit deTurgot
reparaît : il est même dépassé. — Qu'on assure du travail à tous
les pauvres valides, des moyens de soulagement aux infirmes, et
des emprunts faciles aux laboureurs et artisans qui manquent d'us-
tensiles pour travailler. — Que chaque communauté soit tenue de
nourrir ses pauvres invalides; que, dans chaque district, il soil
établi un atelier de charité. — Que, pour la suppression delà
mendicité, une partie des biens ecclésiastiques soit rappelée à sa
destination primitive. — Qu'on pourvoie à l'éducation profession-
nelle des enfants trouvés.
Beaucoup de cahiers demandent qu'il n'y ait que deux impôts:
le réel , sur les fonds ; le personnel , sur les revenus mobiliers.
D'autres, qu'au moins on remplace la gabelle etjes aides par deux
taxes simples, uniformes, également réparties. Quelques-uns
seraient même pour l'unité d'impôt sur les fonds, comme les phy-
siocrates. — Que, si l'on conserve des impôts sur les consomma-
tions, l'on ne frappe pas les denrées de première nécessité. —
Suppression de tous les droits qui gônent le commerce.
Comme les autres ordres, le Tiers demande un plan d'éducation
nationale : il y revendique une place pour les exercices qui donnent
au corps une constitution robuste. — Écoles gratuites dans chaque
paroisse, où les enfants apprennent la lecture, l'écriture, et, dans
les villes, les éléments des arts utiles ; qu'on écrive, pour les écoles,
des livres classiques enseignant les principes élémentaires de la
morale et des droits constitutionnels. — Les écoles relèveront des
1. Ce cahier est un des plus remarquables. Nous le citons ici à cause de la haute
moralité de son opinion, qui veut à la fois Tabolition de la peine de mort pour les
simples attentats à la propriété, et son maintien pour les attentats à la personne,
conservant sur la même lig^ne l'assassinat et le viol.
11789] CAHIERS DU TIERS-ÉTAT. 645
assemblées municipales et provinciales. — Toutes les chaires au
concours , dans les universités et collèges. — Qu'il soit établi une
école de droit public, national et étranger (pour la diplomatie. ) —
Qu'on établisse dans chaque université une chaire de morale et
de droit public. — Qu'il soit établi des collèges dans toutes les
villes importantes. — Il convient de modifier, dans le r^ime de
nos collèges, ce principe qui, en assujettissant au culte catholique
tous les jeunes gens qui les fréquentent , en éloigne nécessai-
rement ceux qui professent un culte étranger. (Cahier de La
Rochelle. )
Caisse de secours pour les besoins de l'agriculture. — Prix d'en-
couragement aux agriculteurs. — Que les plantes marines et sels
marins appartiennent à tous. — Que les propriétaires aient le
droit de fouiller les mines et carrières dans leurs terres. — Sup-
pression des haras et distribution d'étalons dans les campagnes.
— De même que la noblesse , le Tiers demande qu'on pose des
limites à la trop grande étendue des fermes, comme préjudiciable
à la population et aussi à l'abondance des bestiaux et des engrais *.
— Qu'on restitue aux communautés rurales leurs communaux
usurpés. Les États- Généraux auront à examiner s'il est plus utile
de conserver les communaux ou de les partager entre les membres
de la communauté *. — Liberté intérieure du commerce des
grains; exportation interdite quand les provinces le demande-
ront. — Nécessité de reboiser la France.
Que la féodalité soit abolie. (Suit la longue liste des rentes
féodales, champaiis, droits de rachat et de retrait, banalités,
corvées diverses, péages, etc., etc., y compris ces vieux droits
aussi outrageux qu'extravagants f tels que le jambage, remplacé par
une taxe, et le silence des grenouilles '.) — Que le franc-alleu soit
1. Cette opinion hostile à la grande cultare est remarquable. Les détails éta>
blissent qu'il ne s'agit pas seulement ici d'empêcher les bénéficiers de louer leurs
terres en masse à des spéculateurs qui les sous -louent, mais aussi d'interdire des
réunions effectives de cultures
2. On n'a pas assez réfléchi que ce partage entre les membres présents dépouille les
membres à venir,
3. Le cahier de Rennes demande l'abolition u des usements barbares sOns les-*
quels cinq cent mille individus gémissent encore en Basse-Bretagne , tels que ceux
de domaine congéable, de mote et de quevaize, restes odieux de la tyrannie féodale.
C'est le vœu le plus marqué des colons. » L'origine féodale du domaine congéable ,
646 LOUIS XVI. l!7»l
nnivcrsel. — Que le droit naturel de détruire les animaux nui-
sibles soit rendu à chaque cultivateur sur son terrain. — Que Ion
supprime les capitaineries. — Que la chasse soit permise à tout
propriétaire de cinquante arpents et à tout fermier de deux cents
arpents. (Cahier d*Étampes.) — Que les délits de chasse ne puissent
être punis que par des amendes modérées. Que les propriétaires
de la chasse ne puissent en jouir que depuis le 15 septembre jus-
qu'au i" mai pour les terres labourables, et depuis le i*' novembre
pour les vignobles.
Pleine liberté du commerce et de Tindustrie à Tintérieur; res-
trictions protectrices poiur le dehors. — La plupart des cahiers
demandent Tabolition des jurandes et maîtrises, en conservant un
règlement pour l'apprentissage. — Qu'il soit formé une caisse
nationale de secours pour le commerce. — Qu'il y ait, dans chaque
ville considérable, une caisse pour faciliter le commerce et détruire
l'usure. — Unité des poids et mesures. — Exclusion des caboteurs
étrangers, et autres mesures protectrices du commerce marili;ne.
— Établissement d'un code de commerce.
Pour ce qui regarde les non-catholiques, tous les cahiers sont
-d'accord sur la pleine liberté de conscience et pour qu'il n'y ait
point d'exception au principe d'admissibilité de tous les citoyens
à tous les emplois civils et militaires; mais on remarque encore
de fortes traces de ce préjugé d'unité extérieure qui a survécu,
dans beaucoup d'esprits, au fonds même des croyances; ainsi le
cahier de Rennes, si révolutionnaire , veut que la religion catho-
lique ait seule le culte' public; le cahier même de Paris admet
que l'ordre public ne souffre qu'une religion dominante. Nîmes,
Nivernais et autres demandent qu'on permette la libre profession
de toute religion fondée sur la saine morale; le rétablissement,
au moins, de l'état de choses antérieur à la révocation de l'édit de
Nantes. — Liberté des mariages entre personnes de religions dif-
férentes. — Liturgie uniforme dans l'église dominante '. — Il
cet antique usement du pays de langue celtique, est contestée. Nous ne pouvons
entrer dans le débat ; nous constatons seulement rhostilité populaire de 89. Le
cahier de Vannes est d*accord avec celui de Rennes, et explique en détail les abus
de cet usement.
1. Une partie des cahiers du clergé aTaient émis le même vœu ; mais on enten-
[17891 CAIIIEUS DU ÏIKUS-ÉTAT. 647
serait à désirer que les offices et prières publiques se fissent en
langue française. (Paris, exïr a-mur os.) — Réduction du trop grand
nombre des fêtes. — Maintien et consécration constitutionnelle
des libertés gallicanes, conformément à la déclaration de 1682.
Abolition du concordat; de tout envoi d'argent à Rome. Ceci est
le cri général ; la plupart veulent que les évoques et les curés rede-
viennent électifs; quelques-uns laisseraient le choix des évoques
au roi. — Rétablissement des conciles nationaux et provinciaux,
— Abolition du formulaire d'Alexandre VII *. — Plus dcdispenses
. demandées à Rome. Que les mariages entre cousins germains soient
permis sans dispenses. — Que les revenus ecclésiastiques soient
ramenés à leur destination primitive , qui est l'entretien des mi-
m'stres de la religion, la subsistance des pauvres et l'entretien des
lieux destinés au service divin. — Amélioration du sort des curés
et vicaires , et suppression du casuel et des quêtes. — Une partie
des cahiers demandent la suppression de tous les couvents;
d'autres, au moins la suppression des ordres mendiants; d'autres,
seulement qu'on avise à rendre les ordres religieux plus utiles, à
diminuer le nombre de leurs maisons, à reculer jusqu'à vingt-
cinq ou trente ans l'émission des vœux; que les religieux ne
perdent pas leurs droits civils, mais qu'ils ne puissent disposer de
leurs biens çn faveur des monastères. — Les revenus des abbayes
en commende et des monastères supprimés, et une partie des
revenus des plus riches évêchés , seront appliqués aux collèges ,
aux hôpitaux, etc., et à payer les dettes du clergé et subsidiaire-
ment à acquitter la dette publique. — Qu'on vende une partie des
biens du clergé pour payer sa dette. — Des cahiers appellent la
suppression des dîmes; les autres, une réduction très-considérable
avec un règlement pour l'application; plusieurs, Ir. transformation
en une taxe foncière pour l'entretien des desservants, des édifices,
et le soulagement des pauvres.
La noblesse héréditaire ne pouvant être qu'un respect, une pré-
férence d'opinion pour les descendants des hommes éminents, on
dait par là une liturgie gallicane, et non radoption de la liturgie romaine, comme
aujourd'hui.
1. Qui oblige les ecclésiastiques à jurer qu'ils croient au point de fait décidé par le
pape contre Janséuius.
"V-,
648 LOUIS XVI. [17891
n'en peut faire l'objet d'une loi qui rende cette préférence indc-
pendante de l'opinion publique et du mérite de ceux qui en sont
l'objet. La noblesse héréditaire ne doit donc conférer aucune pré-
rogative légale, aucune exemption des charges publiques, aucun
droit spécial à la représentation nationale ni à aucune place.
(Cahier de Rennes.) Plus de noblesse acquise à prix d'argent. —
Qu'il soit établi par les États-Généraux une récompense honora-
ble et civique, purement personnelle et non héréditaire, laquelle,
sur leur présentation, sera déférée par le roi aux citoyens de toute
classe qui l'auront méritée par l'éminence de leurs vertus patrio-
tiques et de leurs services. (Cahiers de Paris, de Toul.)
Les troupes, appartenant à la nation, ne pourront, sans se
rendre coupables du crime de rébellion et de lèse-nation, favo-
riser la violation de la Constitution ou des lois nationales, gêner
la liberté des assemblées d'États-Généraux ou Provinciaux , en
empocher la formation ou réunion, ou en effectuer la dispersion.
— Aucun officier ou soldat ne pourra agir hostilement dans sa
patrie que dans les cas prévus par une loi positive, et ce, à peine
de mort, conune traître à la patrie*. — Que nul militaire ne puisse
être privé de son état que par un jugement. — Que l'armée ne soit
plus composée que de troupes nationales. — Que tout engagement
soit volontaire (en temps de paix). — Que les troupes, en temps
de paix, soient employées aux travaux publics.
La dernière page du dernier volume du Résumé général des
cahiers laisse une impression dont rien ne saurait surpasser le tra-
gique. C'est un extrait du cahier de Rouen, demandant que la
nation élève à Paris, au milieu d'une place qu'on nonmiera la
Place des États-Généraux, un monument dédié à Louis XVI, en
mémoire du nouveau pacte d'alliance entre le roi et son peuple!
Au lieu de la Place des États-Généraux, on eut la Place de la Révo-
lution . au milieu de cette place, on sait quel monument fut érigé
au dernier roi de l'ancienne France !...
Il serait impossible de comprendre une si effroyable vicissitude
en moins de quatre années, si l'on ne voyait que les actes publics
et les paroles officielles de 89 ; si Ton croyait que tout fût dans
1. Admis par les cahiers de la nobleaso.
li789J CAfUEUS DU TIEUS-ÉTAT. 649
les cahiers définitifs des bailliages, dans ce résultat mesuré, tem-
péré, de tout le mouvement d'idées produit au sein des assem-
blées de tous degrés. Lès* cahiers du Tiers-État sont la dernière
tentative de conciliation entre la nation et Tancien gouvernement,
le dernier effort pour transformer pacifiquement la royauté tradi-
tionnelle et l'associer à im nouvel ordre de choses. La modération
du Tiers atteste qu'il sent l'immense gravité de la situation. D'ac-
cord avec les autres ordres sur la destruction de l'arbitraire admi-
nistratif, sur la liberté individuelle, sur la liberté du travail, sur
ce qu'on nommerait aujourd'hui la décentralisation , sur la ré-
forme judiciaire et sur beaucoup d'autres besoins sociaux; d'ac-
cord avec le clergé contre les privilèges de la noblesse, avec la
noblesse contre les privilèges du clergé; proclamant, comme les
autres 'ordres , le principe de la propriété, mais y attachant un
tout autre sens, le sens des philosophes, et spécialement des éco-
nomistes, et ne reconnaissant que la propriété individuelle* et la
propriété publique; voulant enfin, de plus que les autres ordres,
et voulant absolument l'unité de l'Assemblée nationale, le Tiers
cependant, la majorité du moins, ne demande pas même l'aboli-
tion formelle de l'ancienne Constitution sociale^ ^ de la distinction
des trois ordres; la majorité semble consentir encore implicite-
ment à ce qu'un demi-million de citoyens, organisés à part de la
masse, conservent dans l'Assemblée nationale autant de représen-
tants que 25 millions de citoyens! A plus forte raison ne met-elle
pas la royauté en question, tout en proclamant la nation souve-
raine. En doit-on conclure qu'il n'y eût rien, par l'opinion, au delà
des vœux formulés officiellement dans les assemblées? qu'on fût,
au fond, aussi royaliste, aussi gallican que le langage des cahiers
l'indique? Cette conclusion ne serait pas fondée, et pourtant l'on
était sincère. On cherchait à relier l'avenir au passé, pour l'église
comme pour l'état , sans bien interroger les limites du possible,
sans bien se demander si la vieille royauté, aux complexes et con-
1. Dans laquelle De sauraient être compris de prétendus droits exceptionnels,
contraires au droit naturel et au vrai droit civil.
2. Constitution aociale ; nous employons ce terme à dessein ; la France avait une
constitution sociale , puisque la société y était organisée sur un certain plan : elle
n'avait pas ou n'avait plus de constitution politique, puisque cette organisation
n'aboutissait pas à un jen régulier iTinstitutions définies.
650 LOUIS XVI. 11789)
fuses traditions, concentrées et unifiées enfin dans la monarchie
de droit divin selon Louis XIV et Bossuet, était propre à devenir
la tôtc et le bras d'un gouvernement d'élection et de liberté; et
si la génération élevée par Voltaire et Rousseau était dans les con-
ditions morales qui convenaient pour restaurer l'Église élective
du christianisme antique. C'est que les sociétés ne se jettent jamais
volontairement dans l'inconnu : c'est Dieu qui les y jette malgré
elles! — et quel inconnu! Quelle société, depuis que le monde
existe, avait jamais vu se poser devant elle un si gigantesque pro-
blème î
Cette dernière tentative de conciliation faite par le Tiers, un
député d'Auvergne, Malouet, pressa le ministre Necker d'y répon-
dre en faisant saisir l'initiative par le roi, en lui faisant trancher
la question du vote par tète, de l'unité de l'Assemblée, et présenter
aux États-Généraux les bases d'une Constitution conforme aux
vœux de la majorité des cahiers du Tiers. Malouet voulait que
Louis XVI, n'ayant pas su être l'auteur de la Réforme, se fît le
chef de la Révolution ; mais, cette Révolution , Malouet était loin
d'en sonder toute la profondeur. Quoi qu'il en soit, c'eût été, du
moins, entrer la tête haute dans l'inconnu. La proposition n'arriva
même pas jusqu'à Louis XVI, qui l'eût infailliblement rejetéc.
Necker se retrancha derrière la liberté des États-Généraux : à eux
seuls de décider sur eux-mômes. Sous un scrupule respectable se
dérobait une illusion d'amour-propre : Necker se figurait que le
Tiers et les privilégiés, après les premières luttes, viendraient
l'inviter d'être l'arbitre de leurs débats , et qu'il aurait la gloire
de conclure par quelque moyen terme. II ne voyait pas que sa
frêle individualité allait disparaître sous les premiers pas du co-
losse de la Révolution.
n ne restait plus aux représentants du Tiers qu'à agir dans la
plénitude du droit de la nation, qu'à marcher devant eux à tra-
vers tous obstacles et toute résistance, avec leurs mandats ou sans
leurs mandats, non pas seulement si les mandats étaient muets,
mais s'ils étaient insuffisants, contradictoires ou inapplicables. La
théorie des mandats impératifs, évoquée parfois rétrospective-
ment par les champions de l'ancien régime, est celle des répu-
bliques fédératives, où des corps politiques indépendants s'asso-
(17891 OUVEUTURE DES ÉTATS. 651
cicnt dans des limites et pour des résultats déterminés. Elle ne
saurait être celle d*un état unitaire : une grande nation ne pou-
vant s'assembler tout entière dans un Champ de Mars pour dicter
ses intentions à ses représentants, les diverses sections de cette
môme nation, délibérant isolément, sont très-loin de donner
l'équivalent du sentiment qu'aurait la nation réunie, et les repré-
sentants de ces diverses sections, lorsqu'ils se réunissent en un
seul corps, expriment le sentiment national d'une manière beau-
coup moins imparfaite que ne feraient les vœux des sections addi-
tionnés bout à bout. Les élus cessent alors de représenter les loca-
lités pour devenir les représentants de la nation. L'on ne saurait
nier qu'il se dégage des individualités réunies toute autre chose
que la collection des sentiments isolés des individus; la forma-
tion du sentiment collectif est un des grands mystères du monde
moral*.
L'ouverture des États-Généraux, annoncée pour le 29 avril, eut
lieu seulement le 5 mai. On a partout décrit cette fameuse pro-
cession où, la veille de l'ouverture, figurèrent ensemble le roi et
les trois ordres, pacifique inauguration de l'ère des tempêtes. La
paix était dans les formes et dans les rites : la guerre était dans
les choses plus encore que dans les cœurs; elle était jusque dans
cet humble et sombre costume imposé au Tiers par l'étiquette
provocatrice de la cour et porté avec une fierté qui ressemblait au
défi, devant les dorures et les panaches de théâtre qui décoraient
la noblesse.
Le lendemain, 5 mai, le roi ouvrit les États par quelques mots
qui n'avaient de saillant que l'absence totale d'initiative. Lorsqu'il
se couvrit, en terminant, les membres des ordres privilégiés
l'imitèrent, suivant la coutume. Une partie des membres du Tiers
en firent autant. Une grande rumeur parcourut l'assemblée. Le
roi se découvrit, n'osant repousser et ne voulant pas auto-
riser l'égalité dont s'emparait le Tiers. Ce n'était plus le temps
l. Mirabeau, le premier, devant les États de Provence, avait nettement dénié à
ojne subdivision quelconque du royaume le droit de limiter la souveraineté nationale,
M qui ne réside que dans la collection des représentants, n Beaucoup de gens éclairés
sentirent que les mandats impératifs menaient à une impasse. » Le Tiers, » dit entre
autres, le cahier de Nimes, m a exposé les vœux de» peuples; il laisse à ses députés
le soin de les modifier. » Résumé général dn cahUrt, etc., t. III, p. 542.
C;>2 LOL'IS XVL 117S9J
OÙ les (lépulés du peuple s'agenouillaient à Tarrivée du roi!
Le garde des sceaux fit une harangue fleurie et généralement
vague, où il paraissait toutefois approuver le vote par tête, si le
consentement libre des États-Généraux opérait ce changement.
Necker fut encore moins explicite dans son vaste discours, dé-
taillé, jus(iu'à Texcès, sur les finances, plus philosophique et moral
que politique sur le reste. Il conseillait qu'on votât d'abord par
ordres, pour que les privilégiés eussent le mérite de sacrifier libre-
ment leurs exemptions pécuniaires, puis qu'on examinât dans
quels cas on pourrait se réunir, dans quels cas voter séparément.
Il faut trancher le mot : c'était puéril. L'impuissance du ministre
éclatait après celle du roi.
Avant la question du vote en commun se posait nécessairement
celle de la vérification des pouvoirs en commun, qui ne décidait
pas absolument la seconde, mais engageait sur la voie. Le 6 mai,
le ministère fit une tentative pour décider de fait cette première
question dans le sens du Tiers : un placard annonça que le local
destine à recevoir les députés serait prêt à neuf heures du matin. Ce
local était la gfande salle où avait lieu la séance d'ouverture *. Le
Tiers s'y rendit. Les autres ordres ne parurent pas. Le Tiers apprit
qu'ils étaient assemblés dans les salles qui leur avaient été assi-
gnées pour leurs séances particulières^.
Le Tiers attendit. A deux heures et demie , il fut informé que
le clergé venait de voter la vérification séparée, à 133 voix contre
114, et la noblesse, à 188 voix contre 47. Le Tiers considéra ces
décisions comme non avenues, et, le lendemain, sur la proposi-
tion de Moiinier, envoya ofj^ciexisement quelques-uns de ses mem-
bres inviter les autres députés à se réunir aux communes , qui
attendaient cette réunion avant de commencer à vérifier les pou-
voirs. Le clergé, revenant sur ses pas, proposa une conmiission
1. C'était cette même salle des Menus où s'étaient tenues les deux assemblées des
Notables.
2. Le Tiers n'avait pas, selon l'ancien usage, d'autre lien d'assemblée que la salle
des séances générales. Il y avait là comme un aveu implicite que le Tiers était le
corps de la nation. La cour en avait senti la conséquence, et avait songé à assigner
au Tiers un local particulier : une circonstance insignifiante fit manquer ce projet.
L'administration des écuries ne voulut point céder un manège demandé par un des
ministres pour en faire la troisième salle. Quoi qu'on eût fait, au reste, le Tiers se
fût senti la nation partout.
11789! LE TIERS ET LES PRIVILÉGIÉS. 653
mixte pour examiner de nouveau la question, et suspendit la vé-
rification qu'il avait commencée (7 mai). La noblesse ne répondit
que le 12 mai; elle consentit à nommer des commissaires, mais
après s'ôtre déclarée légalement constituée, à la majorité de
193 voix contre 31 , ce qui était rendre d'avance la commission
inutile.
A l'émotion profonde qui se manifesta sur les bancs du Tiers ,
on sentit que la grande lutte s'engageait. Un député breton , Le
Chapelier, proposa de signifier au clergé et à la noblesse « que les
communes ne reconnaîtraient pour représentants légaux que
ceux dont les pouvoirs auraient été examinés par des commis-
saires nommés en assemblée générale ; qu'après l'ouverture des
États il n'y avait plus de députés d'ordres ou de provinces, mais
seulement des représentants de la nation ; que les députés des
communes invitaient donc les députés du clergé et de la noblesse
à se réunir à eux dans la salle des États, et à se former en États-
Généraux pour vérifier les pouvoirs de tous les représentants de
la nation. » La majorité voulut pousser la modération jusqu'au
bout. Elle ajourna, comme prématurée, la motion de Le Chape-
lier, et accepta la conférence avec les autres ordres. Les privilé-
giés annoncèrent l'abandon de leurs exemptions pécuniaires : on
le savait d'avance et l'effet fut manqué : la conférence n'en avorta
pas moins, et la noblesse maintint la vérification séparée des
pouvoirs (26 mai). Le clergé ne s'était pas prononcé définitive-
ment. Le Tiers, sur la proposition de Mirabeau, adjura le clergé
de se ranger « du côté de la raison, de la justice et de la vérité. »
Le clergé était ébranlé : un grand nombre de curés, quelques
évoques , voulaient répondre à l'appel. La cour intervint. Le
28 mai, une lettre du roi invita les commissaires des trois ordres
à reprendre leurs conférences en présence du garde des sceaux et
de commissaires royaux. Louis XVI avait été l'instrument d'une
intrigue ourdie entre les prélats aristocrates et la société de la
reine et du comte d'Artois (le comité Polignac), On voulait empê-
cher la réunion du clergé et venir en aide à la noblesse. La no-
blesse, ce jour-là môme, arrêta, à la majorité de 202 voix contre
16, que la délibération par. ordre et le veto de chaque ordre
étalent constitutifs de la monarchie. Accepter le renouvellement des
654 LOUIS XVI. 11'89)
conférences, après un pareil acte, était une dérision de la part de
la noblesse. Chez le Tiers-État , ce fut un dernier effort de longa-
nimité. M. Necker, qui avait pris place entre les commissaires
royaux, proposa que les pouvoirs fussent vérifiés d'abord séparé-
ment, que ceux-là seulement sur lesquels s'élèveraient des diffi-
cultés fussent déférés à des commissaires des trois ordres; qu'en-
fin, si les trois ordres ne pouvaient se mettre d'accord, la décision
sur l'élection contestée fût déférée au conseil du roi. Le clergé
accepta. Le Tiers, décidé à refuser, ne se hâta point, et, à sa
grande joie, fut prévenu par le refus de la noblesse *. Les confé-
rences furent closes le 9 juin.
Le gant était jeté. Le 10 juin, le puissant métaphysicien politi-
que qui a posé et résolu la question : Qu'est-ce que le Tiers- État?
l'abbé Sieyès, député du Tiers-État de Paris, propose d'adresser
aux élus du clergé et de la noblesse une dernière sommation de
venir, dans la salle des États, concourir à la vérification commune
des pouvoirs, avec l'avis que l'appel général des bailliages se fera
dans une heure, et que défaut sera donné contre les non -com-
parants,
La motion est adoptée à la presque unanimité , avec quelques
adoucissements de forme : on substitue le mot invitation à celui
de sommation , le jour à Vheure , et la vérification tant en présence
quen l'absence au défaut contre les non-comparants,
La vérification des pouvoirs commence le 12 juin au soir. La
noblesse maintient ses arrêtés. Le clergé délibère sans conclure.
Du 13 au 15, une dizaine de curés, parmi lesquels le célèbre Gré-
goire, se rendent à l'appel du Tiers-État, a Je viens, » dit le curé
Marolle, député du clergé de Saint-Quentin , « reconnaître la né-
cessité de la vérification commune des pouvoirs d'une assemblée
nationale. » D'autres s'apprêtaient à les suivre; mais déjà l'appel
des bailliages était terminé , et la vérification achevée pour tous
les membres qui avaient répondu à l'appel.
Le moment décisif est arrivé : il faut que l'assemblée se con-
stitue. Sous quel titre?
1. Non pas un refus formel, mais une acceptation nominale à des conditions qui
cluingeaient complètement le projet.
11789] SIEYfcS ET MIRABEAU. 655
La destinée d'une grande société, celle de tout un monde poli-
tique, est suspendue à un mot! Depuis les premiers conciles du
christianisme, il n'y a point eu de débat de cette Importance sur
la terre.
Diverses propositions se croisent. Plusieurs hommes éminents
entrent en lice; mais la discussion se concentre en réalité sur
deux tètes, Sieyès et Mirabeau *.
« Cette assemblée, » dit Sieyès, o est déjà composée des répré-
sentants envoyés par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de
la nation. Une telle masse de députations ne saurait être inactive
par l'absence des députés de quelques bailliages ou de quelques
classes de citoyens... L'œuvre commune de la restauration natio-
nale peut et doit être commencée sans retard par tous les députés
présents, et ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstor
de, » Et il propose le titre d'Assemblée des Représentants connus et
vérifiés de la Nation française,
La forme de ce titre n'est pas heureuse. Il faut présenter aux
masses des formes plus simples et plus rapides , où la pensée se
concentre dans un mot, dans un éclair. Mais l'idée est toutefois
évidente à qui sait comprendre. Ce qu'il a écrit, Sieyès veut qu'on
le fasse. — Le Tiers est la Nation, — La parole de Sieyès est calme,
rigoureuse, inflexible comme son pamphlet : celle de Mirabeau
éclate en émotions contradictoires comme le cri d'une âme en
lutte avec elle-même.
Mirabeau attaque la division des ordres, mot vide de sens; il se
déchaîne contre la prétention des privilégiés à un veto collectif, à
une action séparée; et cependant il combat toute dénomination
qui équivaudrait à celle des États- Généraux et constituerait le
Tiers seul en représentation souveraine de la nation. « Vous n'au-
riez pas la sanction du roi. — Elle est nécessaire à tout ce que vous
allez faire. — Le peuple ne vous soutiendrait pas. Il n'aspire en-
core qu'à des soulagements matériels et ne comprendrait pas la
métaphysique politique. Il vendrait ses droits pour du pain! »
Mirabeau, qui a si bien combattu les mandats impératifs, va jus-
La seale proposition notable, en dehors de Sieyès et de Mirabeau, fût celle de
Mounier, qui voulait qu'on se constituât en assemblée légitime des représentants de la
majeure jMrtie de la nation agissant en l'absence de la mineure partie.
656 LOUIS XVI. ilîsy]
qu'à se rejeter sur les mandats qui n'autorisent pas les députés
à s'arroger le titre proposé par Sieyès! Il évoque des spectres
d'anarchie, de despotisme et de ruine, si la lutte ouverte s'engage,
et conclut par proposer le titre d'assemblée des Représentants du
Peuple, c'est-à-dire de la masse plébéienne.
C'est que l'écrivain passionné, l'orageux tribun, se sent dépassé
par la logique froide et tranchante du théoricien politique. Bien
qu'il ait reconnu dans ses livres la souveraineté nationale et les
principes du Contrai social, Mirabeau a toujours voulu la Révolu-
tion avec la royauté. Il sent que la souveraineté du peuple va
sortir du débat et tout absorber; que la Révolution va se faire
sans la royauté , et , en touchant aux choses mêmes, il voit s'éva-
nouir le rêve d'une démocratie royale. Son esprit aperçoit les dou-
leurs inouïes, les calamités héroïques que la France va traverser
pour se faire une nouvelle existence*. C'est la mort entre deux
vies. Son esprit est trop clairvoyant et son cœur n'est pas assez
stoïque pour affronter ce formidable avenir. U veut arrêter le
mouvement, transiger avec le passé; pour lui, à son tour, il est
trop tard!
Sa proposition est rejetée : les dédains séculaires des privilégiés
pèsent encore sur ce grand nom de Peuple. On repousse, comme
trop humble, ce titre de Représentants du Peuple, qu'une autre
assemblée rendra bientôt si terrible aux rois de l'Europe.
L'impétueux Mirabeau a reculé. L'impassible Sieyès se lève et
prononce le mot du Destin.
c J*ai changé ma motion , > dit- il : « je propose de substituer à
la dénomination de Représentants connue et vérifiés le titre d'ÂssEM-
BLÉE NATIONALE. »
La foudre a déchiré le nuage. La lumière se fait. 491 voix
contre 90 adoptent la motion de Sieyès, sans restriction et comme
acte de souveraineté.
l'ancienne FRANCE EST FINIE.
1. Un député encore obscur, qui fut Barère, venait de dire une grande pariil<
M Vous êtes appelés à recommencer Thistoire. n Le Point du Jour (journal de lî.i
rérej,n»l.
{
(1789; L'ASSEMBLÉE NATIONALE. 657
La Révolution est consommée en droit. Il n'y a plus qu'à tirer
les conséquences. La Société des Trois Ordres est abolie en droit
par les représentants de l'immense majorité de la nation. Il n'y a
plus, au lieu d'ordres privilégiés, que des citoyens plus ou moins
distingués. La royauté est subalternîsée ; elle n'est plus qu'un
rouage politique qui peut être ou ne pas être. Le principe de la
souveraineté de la Nation une et indivisible a remplacé la monar-
chie absolue de Louis XIV et la vieille monarchie des États -Géné-
raux et des parlements, la souveraineté du roi et la hiérarchie
des privilèges.
lE MONDE NOUVEAU EST COMMENCÉ.
XVI. 42
T i
CONCLUSION
Du haut de ces cimes orageuses de 89 qui séparent deux mondes,
jetons un coup d*œil en arrière afin de ressaisir l'ensemble des
destinées de Tancienne France , qui renferment tous les présages
d'avenir de l:i France nouvelle. Les institutions, les coutumes, les
formes sociales, ont disparu ; le fonds essentiel, la nature de la
France, n'a pas changé. C'est toujonre le môme être, pour ainsi
dire, qui continue et qui continuera à se développer dans le bon
ou mauvais usage de ses énergies i)ropres. La France nouvelle,
l'ancionnc France, la Gaule, sont une seule et même personne
morale. La France existait longtemps avant de s'appeler France,
nom de baptême et d'adoption sous lequel a disparu son nom
naturel.
Dès l'origine des temps historiques, le sol de la France ap|)arait
peuplé par une race vive, spirituelle, Imaginative, éloquente,
portée tout ensemble à la foi et au doute, aux exaltations de Tàme
et aux entrahiements des sens, enthousiaste et railleuse, sponta-
née et logicienne, sympathique et rétive à la discipline, douée de
sens pratique et encline aux illusions, plus disposée aux éclatants
dévouements qu'aux cfTorts patients et soutenus; mobile quant
aux faits et aux personnes, persévérante (jpant aux tendances et
aux directions essentielles de la vie; également active et compix»-
hensivo; aimant à savoir pour savoir, à agir pour agir; aimant
par-dessus tout la guerre, moins pour la conquête que pour la
gloire et pour les aventures, pour l'atlrait du danger et de l'in-
connu; unissant enfin à une extrême sociabilité une personnalité
indomptable, un esprit d'indépendance qui repousse absolmnenl
le joug dos faits extérieurs et des forces fatales.
1. Écrit ca 1SJ4.
%
• ^
CONCLUSION. 659
Dans celle anlique société se sont développés, sur un fonds
patriarcal primitif, deux principes dominants, le principe reli-
gieux et le principe héroïque, combinés dans une croyance
souverainement propre à cultiver la force*, suivant une de ses
maximes, et à inspirer aux gommes le mépris de la mort par la
certitude de toujours revivre. La croyance gauloise, le drui-
disme, dominant de haut les religions toutes terrestres de la
Grèce et de Rome, présente, au fonds de TOccident, un déve-
loppement théologique et philosophique égal à celui des grandes
religions de TOrient, mais dans un esprit très -opposé au pan-
théisme indo- égyptien, et qui parait n'avoir eu d'affinité morale
qu'avec le mazdéisme de Zoroastre. La lutte victorieuse de la liberté
et de la volonté contre les puissances fatales, l'indestructible indivi-
dualité humaine s'élevant progressivement du plus bas degré de
l'ôtre, par la connaissance et la force, jusqu'aux sommités indé-
finies du ciel, sans jamais se confondre dans le Créateur : tels
paraissent avoir été les fondements de la foi druidique et le secret
de l'intrépidité et de l'indépendance gauloises. La notion la plus
ferme, la plus claire, la plus développée de l'immortalité et de
la destinée de l'ànie est le caractère essentiel de la philosophie
bardique, héritière des druides.
Une pareille race, appuyée sur un levier si formidable, semble-
rait devoir envahir le monde. Elle le parcourt triomphalement,
l'agite, l'étonné, l'épouvante, mais ne le domine pas d'une ma-
nière durable. Il y a chez elle les matériaux d'une grande nation :
il n'y a pas une nation. Il manque à ces matériaux le ciment qui
les relie. Cette religion inspire une force tout individuelle : elle
n'enseigne pas le devoir social avec l'autorité de ces religions
locales et toutes terrestres qui reposent sur la divinité de la patrie;
elle n'a pas non plus en elle cette flamme de l'amour divin et
humain, de la charité universelle, qu'il est réservé au christia-
nisme de répandre dans le monde. Les forces de la Gaule ne se
coordonnent pas et se tournent contre elle-même. Ces individua-
lités si puissantes n'aboutissent qu'à une faible et anarchiquc
société. Les tribus patriarcales se sont groupées en démocraties
] . « Honorez les <]ieux ; ne faites pas de mal à autrui ; cultivez la force. » Triade
druidique, citée par Dio^ène de Laërte.
•
CGO CONCLUSION
giiciTicros qui subissent Tautorité morale d'un grand sacei-doce
recruté par affiliation, corporation savante et non caste liérédi-
. taire. C'était Tapogée de la vieille Gaule; mais cet état ne s'est
pas soutenu. L'inégalité sociale s'accroît; les aristocraties locales
grandissent avec le progrès de la richesse et accaparent les avan-
tages de la civilisation, qui se développe imparfaitement. Les
influences se rendent héréditaires; les tribus se scindent en clien-
tèles groupées autour d'un petit nombre d'hommes puissants; on
arrive à ce point qu'il n'y a plus que deux classes qui comptent
dans les Gaules : les druides et les chevaliers, ou, pour parler le
langage moderne, le clergé et la noblesse, qui se disputent le
pouvoir et ne s'entendent que pour repousser la royauté hérédi-
taire, antipathiffue au génie de la Gaule.
La décadence se précipite, le ressort moral s'affaiblit ; le peuple
s'affaisse, la noblesse s'entre-déchire. L'étranger s'avance. La Gaule
est entamée d'un côté par la civilisation politique et militaire la
plus fortement organisée qui ail paru sur la terre ; de l'autre, par
une barbarie systématiquement ennemie de tout développement,
de toute richesse, de tout progrès. Des deux compétiteurs, c'est
Rome qui l'emporte sur la Germanie, Les divisions de la Gaule,
malgré des efforts tardifs et désespérés, la jettent sous l'épée du
conquérant. Les prestiges de la civilisation helléno-latine achè-
vent l'œuvre de la conquête. La noblesse se latinise et se fond dans
la société romaine ; le corps sacerdotal est proscrit. Les supersti-
tions du Midi envahissent la Gaule, où elles ne doivent laisser de
trace que dans les formes classiques des lettres et des arts. Le
génie politique de Rome entre plus à fond et modifie sensible-
ment la nature gauloise; il apporte à nos pères l'ordre, la disci-
pline , la limite, le poids et la mesure, l'esprit administratif et
ccntraUsateur, avec ses grands avantages pour l'organisation exté-
rieure de la société, et, aussi, sa tendance périlleuse à mettre le
mécanisme à la place de la vie dans le corps politique. Le matéria-
lisme latin doit aussi laisser chez nous trop de vestiges , en se
combinant avec la tendance critique et railleuse qui est comme
le contre-poids de notre tendance enthousiaste.
Nous devons à Rome, par compensation, un progrès d'un ordre
plus élevé que l'aptitude à l'organisation matérielle : c'est l'inlro-
CONCLUSION. 661
duction de ce Droit romain transforme par la philosophie grecque,
qui est devenu à tant d'égards la raison écrite et le code de l'hu-
manité, et qui éclaire et agrandit les généreux instincts de nos
coutumes primitives. A Y unité romaine, à la paix 7'omaine aussi, le
mérite d'avoir préparé le terrain où peut éclore et croître la Reli-
gion d'amour et d'union, le Christianisme. L'Évangile manifeste
enlin à l'Occident cet Esprit de vie, ce double principe de l'Amour
en Dieu et du Verbe médiateur qui avait manqué au druidisme
pour vivifier ses sublimes notions de la destinée humaine. La
Gaule retrouve dans le Christianisme, avec une notion supérieure
de la nature divine, cette certitude de l'immortalité humaine,
sinon ce vaste système des destinées de l'âme qui la distinguait
entre toutes les nations. Elle embrasse la foi nouvelle, et bientôt
exerce une haute et salutaire influence sur la formation du
dogme; elle contribue puissamment à repousser les hérésies
montaniste et gnostique ; elle tente, par l'organe de son grand
apôtre, de saint Martin de Tours, d'étouffer au berceau le fatal
principe des persécutions religieuses qui doit couvrir la chrétienté
de sang et de crimes durant de longs âges! Elle défend la Trinité
contre Arius; fidèle à sa tradition, elle essaie de défendre la liberté
contre saint Augustin. x
Le Christianisme et le Droit roniain ne suffisent pas cependant
pour faire vivre l'Empire ou pour faire renaître les nationalités
qu'il a absorbées. Cosmopolites tous deux, et c'est leur gloire, ils
s'adressent au genre humain : il faut quelque chose de plus sur la
terre, il faut des nations entre lesquelles se répartissent les fonc-
tions diverses du genre humain. L'œuvre transitoire de l'Empire
romain est accomplie, puisque la Religion et le Droit sont éclos
et assurés de lui survivre. Les barbares , que la Providence a
écartés cinq siècles auparavant, peuvent venir maintenant.
Ils viennent : l'Empire est démembré. La Gaule, ne pouvant
ressaisir à elle seule une existence indépendante, choisit du moins
entre ses dominateurs : elle se donne aux Franks et rejette les
autres barbares. La race franke, vaillante comme les Gaulois dans
leur âge le plus héroïque, devient l'épée du christianisme ortho-
doxe contre les barbares ariens, et les évoques trinitaires partagent
la domination de la Gaule avec les rois des Franks ; on voit re*
¥
66Î CONCLUSION.
naître le temps où régnaient ensemble les druides et les chefs
de guerre, avec une nuance plus monarchique, le commande-
ment militaire étant maintenant concentré entre les membres
d'une seule famille. C'est, nominalement, la première France, la
{' France gallo-germano-romaine. Les Franks en sont le ciment et
lui donnent leur nom, qu'elle ne perdra plus; les divers éléments
de la nationalité française sont maintenant juxtaposés ; mais la
nationalité française n'est pas encore née. Il n'y a pas encore un
peuple français ni une langue française. Cette première France
n'est encore que la Gaule franke, c'est-à-dire la troisième phase
de nos origines, et il faut môme ajouter que ces Franks, dont nous
tenons notre nom, doivent laisser en nous infiniment moins de
traces que les Romains; ils ne font guère que raviver en Gaule
ceux des éléments gaulois qui correspondent aux éléments ger-
maniques ; quant aux caractères spécialement propres à la race
germanique, nous n'en garderons presque rien, sinon dans quel-
ques provinces du nord et de Test.
La Gaule franke a deux périodes : la première est celle des
Mérovingiens, alliés des évoques gaulois et vainqueurs des Goths
arijns; la seconde est celle des Carolingiens, vainqueurs des Sar-
rasins et des Saxons, et alliés de la papauté romaine. Ils sauvent
l'Europe de l'invasion musulmane , conquièrent la Germanie au
christianisme et rétablissent l'empire romain au profit des Franks,
en s'appuyant sur les papes, qui confèrent à la royauté franke
un caractère semi-sacerdotal par la rénovation du vieux sacre
hébraïque, et qui reçoivent d'elle, en échange, un appui décisif
dans leurs prétentions spirituelles et dans leur agrandissement
temporel.
Les germes de nationalité qui s'efforcent de croître sont quel-
que temps étouffés sous cette masse de Tempire frank, qui enve-
loppe, avec la Gaule, toute la Germanie, une partie des régions
slaves, les trois quarts de Tltalie, le nord de l'Espagne; mais cette
unité factice, malgré le concours du clergé, qui veut un seul em-
pire comme une seule foi, est brisée par les instincts des peuples,
et, du démembrement de l'empire de Charlemagne, sortent enfin
les nations modernes, renaissance des grandes races de l'antiquité
sous une forme nouvelle.
CONCLUSION. 663
Cette fois, c'est enfin la France, non plus la France germanique,
mais la France welche, comme rappellent les Allemands, la France
gauloise. Les Franks sont fondus dans la masse gallo-romaine; il
n'y a plus ni Romains ni Barbares; il y a des Français; ils ont le
signe d'une pensée propre, d'une fonction nationale ; ils ont une
langue nouvelle, appelée d'abord romane ou néo-romaine, à cause*
de la prépondérance que l'église a tant contribué d'assurer au
latin dans notre vocabulaire; cette langue sera de moins en moins
romaine, et le génie logique et métaphysique de la Gaule, réveillé
dans la philosophie du moyen âge, lui donnera peu à peu une
forme entièrement sui generis.
La France, cependant , a semblé près de périr en naissant. On
eût dit qu'avec l'empire des Franks toute société allait se dissou-
dre. L'anarchie est partout. Les pirates normands, qui ravagent
incessanunent la France, semblent des corbeaux acharnés sur un
cadavre. Une cité prédestinée, Paris, arrête enfin ces derniers
venus des barbares, qui entrent à leur tour, comme ont fait les
Franks, dans la société chrétienne, et le centre de foruiation du
corps politique de la France s'établit autour de Paris, dans ce bas-
sin de la Seine si heureusement disposé par la nature. Le monde
féodal sort du chaos du ix» siècle.
Ses racines plongeaient loin dans le passé. C'est un vieux fonds
celtique renouvelé par les Geruiains. Qu'on se figure l'élément
primordial de la société gauloise, la tribu, disparue, et l'élément
secondaire, la clientèle, restée seule et fixée au sol : on a le ré-
gime féodal. La hiérarchie des fiefs n'est qu'une hiérarchie de
clientèles superposées et aboutissant à un patron suprême, le roi,
que la noblesse féodale voudrait maintenir électif comme les an-
ciens chefs ou magistrats des peuplades gauloises , et qui ne se
rend héréditaire que par les conséquences logiques d'une certaine
analogie de situation ', et par l'appui de l'Église, également favo-
rable à la monarchie et au droit d'aînesse.
La féodalité est une hiérarchie de foi et d'honneur entre les
féodaux, de s^ /vices conditionnels et libres; une hiérarchie d'op-
pression et d'iniquité pour tout ce qui n'est pas de la caste guér-
it L'hérédité étant le principe des fiefs, le ticf suprême teudait nécessairement à
devenir héréditaire comme les auti es.
664 CONCLUSION.
rière et féodale, et qui est considéré comme en dehors du droit.
Elle tend à absorber le clergé dans ses rangs et à refouler les sim-
ples hommes libres dans la condition des serfs de glèbe , bien
plus durement traités que chez les anciens Gaulois.
Du sein de ce régime, dont le nom doit rester si impopulaire,
se dégage cependant un idéal admirable et respecté par les classes
et par les générations les plus hostiles à la féodalité : c'est Fidéal
chevaleresque, la protection aux faibles, aux opprimés, assignée
pour but à l'héroïsme, l'égalité fraternelle entre les guerriers
dévoués à cette œuvre chrétienne , une conception toute nouvelle
de l'amour, l'infini dans l'amour devenu une rehgion comme
l'honneur, merveilleux enfantement du génie gaulois fécondé par
le souffle chrétien*. Des mêmes sources celtique et chrétienne
à la fois jaillit l'art du moyen âge, cet élan inouï de l'àme vers le
ciel; art où, ni la Rome papale, ni la Germanie, n'ont rien à re-
vendiquer, et tout français comme la poésie chevaleresque^.
Pendant que le sentiment de la France se manifeste avec tant de
puissance, sa pensée se discipline dans le rude gymnase de la phi-
losophie scolastique, autre produit de notre sol'.
Au xni« siècle, la société française du moyen âge est dans son
plus vif éclat. Par sa poésie, son art, sa scolastique, par son action
extérieure sur l'Angleterre, sur l'Italie, sur l'Espagne, sur l'Orient,
par la direction des croisades, cette grande réaction européenne
contre l'islamisme , elle s'est mise à la tête de la chrétienté. La
féodalité ayant échoué à absorber le clergé et à asservir les hommes
libres des villes, un élément nouveau s'est fait place à côté des
deux éléments ecclésiastique et nobiliaire. Une foule de petites
républiques municipales se sont élevées parmi les mille donjons
et les mille clochers des seigneuries et des monastères. La royauté
a grandi, Janus à trois faces : le roi est la tète des fiefs, l'héritier
des monarques franks, pour la noblesse; l'oint du Seigneur, pour
le clergé; le représentant du César romain , du régime d'égalité
1. y. notre t. III, p. 351 c . sulvautes, sur les types primitifs des romans de che-
valerie écrits en langue celtique.
2. La nuance entre ces deux grandes manifestations est que la poésie est plus
nobiliaire et Part plus populaire.
3. La scolastique ne nous appartient pas aussi exelusi\ement que la poésie cheva-
leresque ou l'architecture ogivale, mais elle eut son grand centre à Paria,
CONCLUSION. 665
civile SOUS un maître, pour les légistes, qui reparaissent à leur
tour dans ce monde nouveau.
Cette société atteint sa perfection relative au commencement
du XIV* siècle. C'est alors qu'est pleinement organisé ce qu'on a
nommé la Constitution française. Les républiques bourgeoises et
vassales sont devenues la bourgeoisie, le Tiers-État, et, dans le%
États^îénéraux, le Tiers figure à côté du clergé et de la noblesse.
Il n'y a plus deux ordres politiques comme au temps de Tinvasioik
de César, comme au temps de l'empire frank, comme aux pre-
miers jours de la féodalité ; il y en a trois. Le clergé représente
la science: la noblesse, la force guerrière; le Tiers-État, le travail
libre. La royauté est l'unité superposée à cette triplîcité; elle re-
présente la nationalité dans son ensemble. On peut voir, dès
l'origine de cet établissement , par où il croulera un jour. Ce
fractionnement artificiel des fonctions nationales, au moment où
il est solennellement constitué , ne répond déjà plus à l'exacte,
réalité. Les légistes , tôte du Tiers-État , disputent le domaine
scientifique au clergé, et le Tiers n'est pas non plus exclu des
armes.
La Constitution des Trois-États débute toutefois avec grandeur
en affirmant l'indépendance nationale contre les prétentions cos-
mopolites de la papauté, qui revendique la succession des Césars.
Le système de Grégoire VU vient se briser définitivement contre
les Trois-États de France.
La constitution politique est à peine fixée , que la nationalité
môme est attaquée dans son principe. L'Angleterre , celte société
nouvelle si proche parente de la nôtre, et formée d'un triple élé-
ment celtique, saxon et franco-normand ', se jette sur la France,
et veut à son tour lui imposer des maîtres, comme elle en a reçu
d'elle. La décadence de la féodalité apparaît au premier choc. La *
noblesse française est vaincue. Le Tiers-Étal essaie un effort pré-
maturé pour s'emparer des destinées nationales. Il échoue. La
l. L'Angleterre est surtout en réalité un peuple gallo-teuton, comme la France
est surtout un peuple gallo-romain, avec cette différence que Télémeut romain u*a
été en France qu'une forme modifiant le fonds gaulois, tandis qu'en Angleterre
Télément teutonique ( saxon et danois ) s'est combiné par assez grandes masses avec
le fonds primitif qu'il a recouvert.
6f#0 co.\r.Ltsio.\.
jîuerre étrangère et la guerre civile s'unissent pour démemlTer
la Fnnce. Ia.'S grands précipitent l'état à sa ruine. LVlrançer est
dans Paris. Tout semble perdu. Royauté, clergé, noblesse, bour-
geoisie, tout s'afTaisse ou s'entre-déchire dans des conTulsions
d'agoni»;.
Le salut vient des dernières profondeurs du peui>le, d'entre les
lalKjureurs et les pâtres. Le mystérieux génie de la Gaule se r^
veille dans l'âme d'une enfant, d'une jeune inspirée, qui relève
ré|K»e tombée des mains des forts et chasse devant elle les con-
quérants comme un troupeau frappé d*é|X)uvaote. Trahie par le
roi , /i (|ui elle a rendu la couronne , par la noblesse, dont elle a
cfTacé les afTronls, par le clergé, qui méconnaît en elle l'envoyée
de Dieu, le Messie de la nationalité, elle renouvelle le Calvaire,
et, par sa Passion, rachète la France.
L'œuvre de délivrance s'achève. La France sort transfonnée et
ra\ivÙ4* de cette immense crise qui a failli l'anéantir. La grande
féodalilé politique et militaire est tombée. Le Tiers s'est fortilié
socialement, mais le bénéfice politique est pour la royauté, qui
s'est relevée , appuyée sur une armée permanente et sur un impôt
permanent, à l'aide desquels elle pourra bientôt éloigner, et,
plus tard, supprimer de fait les États-Généraux et la Constitution
demeurée sans garanties. La royauté délient immédiatement la
majeure partie du vieux sol gaulois. Des guerres et des alliances
également heureuses ont amené peu à peu presque tous les grands
liefs dans la main du roi.
Le mojen âge n'est plus. Sa pensée est épuisée. Ses arts s'étei-
gnent ou se transforment. Un esprit à la fois antique et nouveau
se répand sur l'Europe. C'est l'antiquité grecque et romaine qui
renaît pour présider à la première phase du monde moderne,
sorti du cercle trop étroit où la chrétienté était resserrée depuis
les Pères de l'Église. C'est la science laïque qui s'émancipe de la
science ecclésiastique pour marcher à la conquête des lois de la
nature et de cet univers sans limites qu'avait ignoré le moyen
âge. La royauté seconde cet essor de la civilisation; mais elle fait
l)ayer cher ses services en cessant de travailler au complément du
territoire national pour jeter la France dans de folles et injustes
guerres de conquêtes au dehors. Au milieu de ces guerres, la
CONCLCSIOiN. 667
France est prise par la crise religieuse qui partage en deux la
chrétienté au xvi*^ siècle. Elle, Tiniliatrice de TEuropc durant tout
le moyen âge, la médiatrice du Nord et du Midi, elle perd, cette
fois, l'iniliative : elle est disputée comme une proie entre Je Nord
et le Midi, entre le pape et Luther, entre Rome et la Germanie,
comme au temps de César! Le génie de la Gaule n'aura-t-il pas sa '
parole à lui, son affirmation propre, dans ce grand déhat? îj
Il a dit une parole, en effet, depuis longtemps déjà, mais une
parole de réserve, de préservation plus que d'affirmation, une
parole insuffisante pour imposer aux deux partis et donner au
monde une impulsion nouvelle. C'est ce Gallicanisme, qui garan-
tit, il est vrai, la France de partager la chute profonde de TEspagne
et de ritalie, et qui refuse rinfaillibilité au pontife romain, mais
lui reconnaît la suprématie, la direction spirituelle, et maintient,
par conséquent, la subordination de l'esprit religieux de la France*
à une autorité extérieure. Le Gallicanisme n'empêche pas la
France d'être emportée dans l'effroyable tourbillon des guerres
de Religion et de devenir le champ de bataille des deux factions
européennes. Une race royale s'abîme dans la fange et le sang.
La nationalité est dé nouveau en péril. Le redoutable chef du
parti papal, le monarque austro-espagnol, s'efforce d'absorber la
France. Elle s'arrache de ses mains. Un héros repousse le Démon
dix Midi et clôt les guerres de Religion, en reconnaissant la liberté
religieuse au profit des nouvelles sectes chrétiennes et en foulant
aux pieds le système de persécution qui a faussé l'Évangile et
tyrannisé la chrétienté depuis six siècles.
La royauté, un moment brisée et submergée, se réorganise
dans des conditions de force et d'activité toutes nouvelles et rede-
vient l'énergique expression de la nationalité. L'anarchie prin-
cière et nobiliaire qui redressait la tète est écrasée pour toujours.
La France recouvre l'initiative et bientôt la prépondérance en
Europe avec une splendeur extraordinaire. Elle ressaisit victo-
rieusement l'offensive contre la maison d'Autriche : elle reprend
l'œuvre de son complément territorial et sauve en x\llemagne le
protestantisme et la liberté de l'esprit humain. Elle fonde l'équi-
libre européen qui dissipe le rôvede jnonarchie univei-selle hérité
des Césars par les papes , par les empereurs et la maison d'Autri-
6C8 CONCLUSION.
che, et qui enveloppe l'idée des nationalités égales, indépendantes
et fraternellement associées, c'est-à-dire l'avenir du monde.
L'initiative est reconquise avec la même puissance dans les
choses de l'esprit. L'héroïque personnalité du génie gaulois avait
donné, au xv« siècle, par Jeanne Darc, sa plus sublime manifesta-
tion dans Tordre du sentiment : il ne se manifeste pas moins so-
lennellement, au xvii« siècle, dans l'ordre de la raison. Descaries
renouvelle la (>hilosophie et l'esprit humain lui-même, en le déga-
geant du poids des vieilles autorités, de la tradition amoncelée
par les siècles, et en le mettant nu, pour ainsi dire, afin de ie
retremper dans sa source éternellement vivante. La raison est
aiTninchie. La liberté règne dans la sphère des idées abstraites;
elle descendra dans la siihère des réalités. La poésie s'élance d'un
essor égal à celui de la philosophie. Le même génie de liberté et
de volonté inspire l'immortel idéal de Corneille.
Les âmes, fortement rctremi)ées, se portent avec pareille vigueur
dans toutes les directions. Les lettres , qui donnent k la France
son grand siècle, rival des siècles de Périclès et d'Auguste, les
arts, la guerre, l'administration, l'industrie, tout se personnifie
dans des individualités énergiquement accusées; tout est empreint
de ce caractère de raison active, d'esprit brillant et solide, de vo-
lonté vaillante. La royauté, à son apogée, domine tout ce splen-
dide ensemble, où la noblesse apporte pour contingent les grands
capitaines; la bourgeoisie, les grands écrivains et les grands ad-
ministrateurs. L'église gallicane, aussi, met au service de la
royauté les dons les plus rares du génie. Toute l'Europe est à la
suite de la France et se modèle à son image. Pour la seconde
fois, la France offre à l'insloire une société complète. Le xiii* siè-
cle a été une société adolescente; le x\n® est une société mûre.
Le changement de la langue exprime cette différence. Le fi-ançais
de la llcnaissance, complet au xvir siècle, comme le français-ro-
man l'a été au xiu«, est moins doux et plus fort; la précision et la
lucidité mélaphjsiquc y remplacent la naïveté.
Des princi])es de décadence minent sourdement cette grandeur.
La constitution des Trois-États a péri comme constitution poli-
■"e : elle n'est plus qu'un régime civil, qu'une classification des
corps sé|)arés par des privilèges et des lois divei-ses.
<
COiNCLUSÏON. CG9
Tout pouvoir politique est concentré dans le roi. Les conséquences
de la monarchie absolue ne tardent pas à se dérouler. Au dehors,
l'action modératrice de la France menace de devenir tyrannie
et détermine la réaction de TEurope contre les tendances à la
monarchie universelle, qu'elle croit voir renaître chez la nation
même qui a fondé l'équilibre européen. Au dedans, le principe
d'unité est poussé à l'extrême. Les libertés locales, qui avaient
autrefois entretenu la vie dans toutes les parties de la nation ,
sont étouffées au profit non de là liberté nationale , mais du des-
potisme. Enlîn on conclut , par une logique fausse et fatale , de
l'unité politique à l'unité religieuse; de l'extérieur à l'intérieur
de l'homme. Descartes n'avait pas touché au dogme religieux dans
sa révolution métaphysique. Le vieux système de persécution re-
naît au milieu d'une ère de raison et d'immense développement
intellectuel. Une génération presque entière est entraînée dans
cette contradiction insensée, par amour de l'uniformité, par une
exagération monstrueuse de l'esprit collectif de la Gaule. La liberté
de conscience est abolie. On recule d'un siècle. Sous prétexte
d'unité, on déchire la société et l'on mutile la France.
Le châtiment vient. La France affaiblie est par trois fois aux
prises avec de formidables coalitions : ses ressources et son génie
s'y épuisent. Les revers succèdent à la longue série de ses vic-
toires. Elle ne sauve son territoire que par des efforts désespérés,
et sort amoindrie de sa lutte contre l'Europe. La décadence a
commencé pour la monarchie, pour l'église gallicane, pour la
noblesse monarchique qui remplace l'ancienne noblesse féodale.
Cette décadence se précipite avec une effrayante rapidité. On a
voulu imposer l'unité extérieure en religion : on a eu l'hypocri-
sie. A l'hypocrisie succède le cynisme : le matérialisme jette byis
le masque. On a tendu jusqu'à l'arbitraire les ressorts du pou-
voir : les ressorts se sont faussés; l'invincible royauté du xvii* siè-
cle n'est plus, au xvni*, qu'un despotisme tracassier, impuissant,
qui n'a plus la force d'être une tyrannie. La France est hvrée à
un gouvernement d'intrigants et de femmes perdues, qui rappelle
le règne des eunuques à Byzance et chez les rois d'Orient. La di-
plomatie est annulée comme le reste. Des guerres impolitiques et
mal conduites aboutissent à des ignominies. On perd un grand
670 CONCLUSION.
empire colonial. On laisse périr la Pologne. Le corps politique et
social se détraque parmi des agitations stériles. La cour de Ver-
sailles renouvelle les derniers jours de ces antiques empires
d*Asie éteints dans les paroxysmes de l'orgie. — AprH nous U dé-
luge! Cette parole du roi est répétée d'une commune voix par la
noblesse, par le haut clergé, par la finance, par toutes les classes
supérieures de la société.
Le déluge approche en effet : de grandes rumeurs descendent
du ciel et montent de l'abîme : on entend gronder dans les pro-
fondeurs les premières rafales de ce vent qui balaie les empires.
La philosophie du xvni* siècle est née.
Après le matérialisme pratique de la Régence , arrive la philo-
sophie sensualiste, fille et non mère de la décomposition morale,
négation du passé tout entier, sous tous ses aspects bons ou mau-
vais. L'esprit critique de notre race, mais aussi son sens pratique
et sa profonde humanité , se personnifient avec une puissance
inouïe dans Voltaire.
La philosophie cartésienne, si grande, si nationale, était incom-
plète. D'une part, elle n'avait pas touché directement à la politique
et à la religion , quoique sa méthode y fût applicable comme à
tout le reste; de l'autre part, cette méthode n'avait pas donné
place, auiirès de la Raison, à l'autre principe de certitude, au
Sentiment, sans lequel la Raison est si vite arrêtée. Par cette brè-
che entre la philosophie de la sensation, l'école anglaise de Locke.
Les novateurs qui s'attaquent aux croyances et aux institutions
du i)assé le font avec l'arme de Locke, et non avec l'arme plus sûre
de Doscartes, et font de la Raison souveraine la servante de la
Sensation. Le déisme chrétien de Locke, devenu le déisme épicu-
rien chez Voltaire, aboutit au scepticisme pur ou au panthéisme
naturaliste dans la secte encyclopédique. Par une logique qui en-
traîne l'école malgré elle, l'égoïsme est le dernier mot en morale,
et, en politique, une démocratie matérialiste et négative.
Un nouvel athlète paraît, portant sur son front , dévasté par les
, passions et les souffrances, ce signe des choses divines qui a man-
qué jusqu'alors à son siècle. Par Rousseau, le Sentiment ramené
dans la philosophie y ramène les vérités primordiales, Dieu et
l'ùme immortelle. Dans la politique, Rousseau, apôtre de la sou-
/ "''
CONCLUSION. 671
veraineté du peuple, rassoit Tidéal démocratique sur les bases de
la morale spirltualiste et des devoirs du citoyen, sans méconnaî-
tre, mais sans assurer suffisamment la réserve de rindividualilé
humaine en face de la société. Malheureusement , emporté par
l'idéal immobile des républiques antiques et par la réaction con-
tre les raffinements d'une civilisation corrompue, il nie la perfec-
tibilité, affirmée par ceux-là mômes que leur matérialisme empêche
d'en établir la doctrine sur ses vrais fondements. Ces philosophes
allient un enthousiasme , un élan inconcevables aux opinions les
moins propres à soutenir l'âme. Us valent bien mieux que leurs
doctrines. Il se dégage du milieu de leurs erreurs un immense
mouvement d'humanité , de justice, de raison pratique, d'esprit
scientifique, d'améliorations en tout genre. Impies de paroles, ils
sont en quelque sorte religieux de cœur et d'action; étrange con-
traste avec les époques où l'esprit confesse le vrai sans que le
cœur éteint pialique le bien... Les hommes du xvin* siècle ne
croient à rien, pour la plupart, au delà de cette terre; mais ils
remplissent la terre de tant d'espérances , qu'elle leur semble
suffire au genre humain. Rousseau ne partage pas leurs illusions.
Les germes d'un monde nouveau sont bien dans ce chaos , mais
de combien de sang et de larmes ne doivent-ils pas être arrosés,
et pendant combien de générations , avant de s'épanouir dans
l'ordre inconnu que révélera l'avenir!
Une grande tentative a lieu pour transformer pacifiquement la
vieille société. Une fraction des philosophes, qui a voulu fonder
la théorie de la richesse et du progrès et toute l'économie sociale
et politique sur le principe de la propriété, arrive au pouvoir.
Elle entame une réforme dont le dernier mot serait un roi, à la
tête d'un corps politique de propriétaires fonciers, dans lequel
s'absorberaient les trois ordres. La royauté n'ose essayer jusqu'au
bout cette chance de salut. En môme temps qu'elle se rattache
aux vieux abus, entraînée i)ar l'opinion , elle aide, malgré elle,
un nouveau monde républicain à éclore au delà des mers. Après
cette diversion lointaine, elle se retrouve aux prises avec les pé-
rils aggravés du dedans. La ruine des finances s'achève. Impos-
sible de maintenir plus longtemps la hiérarchie des privilèges, et
des abus. La royauté, aux abois, porte une main mal assurée sur
rZ* CONCLUSION.
les institutions d'inégalité. Les privilégiés répliquent par des atta-
ques contre Tabsolutisnie. L'ancien Régime «e déchire de ses pro-
pres mains. Poussée de position en position , troablée, épei-due.
la royauté se laisse arracher un appel à la nation. Les États^éné-
rau\ sont convoqués après cent soi^Lante-quinze ans d'intervalle.
Les trois ordres sont en présence. Le Tiers-État somme les deux
autres ordres de se réunir à lui. Sur leur refus, il se déclare
AssENitLRE NAnoNALE, c'cst-à-dirc la NATION à lui seul.
LWxciEN.NE France, comme nous l'aYons dit, l'ancienne France
est finie.
Les deux ordres privilégiés avaient perdu ledr raison d'être.
La direction scientifique et morale avait échappé au clergé et
|uissé aux penseurs et aux savants laïques*. La caste guerrière,
compromise dans le principe même de son existence dès réta-
blissement de l'armée permanente, était devenue inutile à la dé-
fense nationale. Le Tiers avait en lui tous les éléments d'une so-
ciété complète. Quant à la royauté, elle n'avait été que le symbole
de l'unité; maintenant l'unité vivante se pose elle-même et reven-
dique à la fois le principe et l'exercice de sa souveraineté.
Un moment subjugués par ce souffle d'en haut qui passe sur la
France, les représentants des privilégiés, dans la nuit du 4 août,
répondent à l'appel des représentants du peuple en brûlant sur
l'autel de l'unité les titres d'un règne de dix siècles, nuit dont les
ténèbres sacrées enfantent des inspirations sans exemple dans
l'histoire, élans que le sympathique génie de la France pouvait
seul donner en spectacle à l'univers! Au moment de s'abimer
dans l'unité, les ordres privilégiés se relèvent , par un suprême
eflbrt, à la hauteur de leur antique vertu, et anoblissent leur fin
,en la rendant volontaire. La faiblesse humaine, les passions, le
retour des regrets égoïstes, auront en vain renié cette nuit im-
mortelle. L'histoire tiendra compte d'un mouvement sublime à
ceux4à mêmes qui n'auront pas su en soutenir l'essor.
La noblesse héréditaire et privilégiée abolie avec le droit d'ai-
nesse et les substitutions, l'égalité des partages fondée dans la fa-
mille, les droits féodaux et toutes les institutions qui s'y ratta-
1. N'en eût -il pas éié ainsi, qa*il n*y aaraii pas ea de siotif pour que le clergé
contiuuât de fbfmer oa corps poliUqae régi par des lots parUcalières.
CONCLUSION. ' 67J
chent anéantis, l'état civil constitué en dehors du clergé, le droit
canonique et la sanction civile des vœux religieux abolis, Tordre
ecclésiastique supprimé en tant que corps politique, et ses im-
uienses propriétés vendues en détail, alin de démocratiser la pro-
priété foncière, tous les privilèges de corporations , de familles et
d'offices, toutes les diversités provinciales, municipales, judi-
ciaires, fiscales, toutes les appropriations de fonctions sociales,
toutes les différences d'origine entre les propriétés, toutes les
conditions qui restreignent la liberté de travailler et d'acquérir,
détruits, anéantis : voilà quels sont les résultais immédiats et dé-
llnitifs du 17 juin et du 4 août 1789; résultats auxquels s'ajoutent
bientôt, dans l'ordre moral, la liberté de conscience et de culte ,
principe de droit et non plus simple transaction entre des sectes
armées, comme avait été l'édit de Nantes, et, dans l'ordre maté-
riel, avec une nouvelle division du territoire qui balaie toutes les
traces de la monarchie féodale ou absolue, celte unité des poids
et mesures qui est l'unité économique de la France et l'exemple
offert au monde de l'application des hautes méthodes scientifiques
au règlement des usages de la vie.
Partout a passé le niveau de la Révolution. Il ne reste debout
que la nation d'une part, l'individu de l'autre *. Le vaste édilice
de la hiérarchie sociale s'est écroulé en moins de jours qu'il
n'avait duré de siècles à construire. La France va se remettre en
travail d'une forme et d'un organisme nouveaux. Plus on médite
sur le sens de cet événement que l'univers a si bien nommé la
Révolution , comme si toutes les autres révolutions du globe et de
l'humanité se fussent effacées devant celle-ci, plus on est saisi de
son immensité. Il n'est rien de comparable dans l'histoire du
ij^enre humain. On avait vu jusqu'alors la plupart des sociétés
périr ou de mort violente ou de langueur, quand leur organisme
se dissolvait; on en avait vu quelques-unes transformer progres-
sivenjent leurs organes ; on n'avait jamais vu une nation entre-
prendre de se reconstituer à yrïoTi au nom du droit absolu et de
la raison pure, et, pour ainsi dire, l'âme d'un grand peuple se
délivrer d'une envelo;jpe usée et se mettre en devoir de se recon-
1. Kl la coininuue, pourruil-oo ajouter, j^ruupo primitif cl indestructible.
XVI. . 43
t
674 CONCLUSION.
struire un nouveau corps! La Révolution renouvelle dans Tordre
social l'œuvre accomplie par Descartes dans la philosophie , et,
se dégageant des sopliismes de Tincrédulîté, par ce cri que les
hommes assemblés ne manquent jamais de pousser vers le ciel ,
elle dédie son entreprise à TÊtre-Suprêmc*.
Ce qui a été entrevu dans une héroïque extase, il faut l'atteindre
par la force patiente. La Révolution a voulu supprimer le temps
et la tradition. Il faut renouer l'une et subir les conditions de
l'autre. La souveraineté du peuple est reconquise, c'est-à-dire le
droit inamissible de la société de se modifier à son gré sans être
enchaînée à aucunes formes ni à aucunes personnes. Le principe
est reconquis; mais la question est de savoir ce qu'on fera de ce
principe : l'idée n'est rien, si l'esprit ne la vivifie.
Que fera la France nouvelle? Au lieu d'une société qui, avec sa
royauté et ses trois ordres, n'était complète qu'en fragmentant
l'homme, la France doit constituer l'^Mmune complet dans la socUiê
complète ^. Voici plus de soixante ans que la France cherche cette
Terre Promise.
Dans l'prdre civil, de grands résultats sont définitivement ac-
quis: dans l'ordre politique et moral, des conquêtes non moins
éclatantes ont été maintes fois saisies et reperdues; on passe par
des alternatives gigantesques de progrès et de réaction ; des élans
prodigieux sont suivis de longues et profondes défaillances. Le
xvm*^ siècle avait imprimé un essor d'une immense audace; il n'a
pas laissé des ressources morales suffisantes pour soutenir l'im-
pulsion jusqu'au bout, et le xix® siècle n'a pas su encore conti-
nuer dignement son devancier en le rectifiant et en le complétant.
Des influences malheureuses ont troublé l'héritage de la Révo-
lution. De faux prophètes ont dévoyé les âmes. Des aspirations
parfois généreuses, mais égarées, des théories cosmopolites et
panthéistes, ont ébranlé la libre personnalité et le patriotisme.
Notre génération s'est trouvée disputée entre les fantômes du
passé et les rêves d'un avenir contraire au génie de la France*
1. Constitntion de 91, Déclaration (Us Droits de l'homme eî du ct/oyet».
2. Cette belle formule appartient à M. Pierre Leroux, qu'elle n'a nialheureu>fc.-
ment pas préservé de systèmes où l* homme ne saurait être complet ^ puisque la libre
individualité n'y est point assurée.
CONCLUSION. 675
Prise de torpeur après ces violentes agitations, elle semble s'aban-
donner elle-même : elle se laisse emporter passivement par le
reflux des doctrines rétrogrades, impuissance entraînée par une
autre impuissance, et ne retrouve d'énergie que pour Icjculte des
intérêts matériels enveloppé dans une sorte de fatalisme pratique.
Prenons garde : les peuples sont faillibles et responsables comme
les individus. Il n'y a point de falalilé, point de foixe Invincible des
choses par laquelle les destinées s'accomplissent d'elles-mêmes.
Ce sont là les rêves malsains des joui-s de décadence, où les âmes,
les êtres réels, abdiquant leui*s fonctions, rêvent on ne sait quelte
machine fantastique qui remplace par son mécanisme l'activité
volontaire et libre. Il n'y a que deux forces dans le mcînde moral :
la volonté de la Providence et la volonté de l'homme. La Provi-
dence a fait incessamment son œuvre chez nous : l'homme ne fait
plus la sienne *. La Providence a fait appel sur appel à la France
depuis soixante ans. La France avait bien commencé, mais conti-
nue-t-elle de répondre? Ce que la Providence nous demande, ce
n'est pas l'abdication de nous-mêmes; ce ne sont pas de puériles
imitations du passé, des réminiscences séniles du moyen âge; ce
sont des actes d'hommes; c'est le réveil de l'esprit de vie et de
liberté , le réveil du droit et du devoir, du dévouement au vrai et
au juste; c'est la foi par les œuvres; c'est une rénovation reli-
gieuse qui procède des vérités étemelles que le genre humain a
reçues de Dieu , et non de combinaisons humaines que le cours
des âges a usées et qu'il emporte. C'est un développement social
qui cherche l'égalité et la justice par la fraternité, sans s'imaginer
changer les bases naturelles et nécessaires des sociétés ni inventer
un homme autre que celui que Dieu a fait. Prenons garde ! la
Providence peut se lasser : il n'y a point de destinées infaillibles.
Personne n'est nécessaire à Dieu. Le maître peut transférer à
d'autres l'héritage négligé par le serviteur infidèle. Que la France
regarde l'Espagne et l'Italie ensevelies durant trois siècles dans
un tombeau dont elles soulèvent aujourd'hui la pierre avec tant
d'effort!
1. Kerit en 1854. Depuis, un a recommencé de retrouver la France sur de g^lo-
rieux champs de bataille; maU il faut que Ton retrouve son esprit comme son épée.
G76 CONCLUSION.
Race des Gaulois, race novatrice qui plonges si avant tes racines
dans le passé, sonde ton cœur et reconnais-toi ! Ne cherche pas
hors de toi-môaie! Depuis longtemps tu n'es plus sous le joug de
lu tradition des Germains ; le cycle de l'éducation romaine est , à
son tour; achevé pour toi : le génie de Rome épuisé n'a plus rien
à t'apprendre : il t'étoufferait sous sa discipline despotique , qui
fait acheter le progrès matériel et une superficielle unité aux
dépens de la vie morale et de la dignité humaine. Interroge ton
propre génie , transformé par la Parole chrétienne. Toi qui as
autrefois développé dans le monde le sentiment et la doctrine
de l'immortalité, il te suffit de regarder ton image dans ta source
pour rcjetei; loin de toi le linceul souillé dont le matérialisme
t'enveloppe. Ressaisis cette inspiration primordicde, cette mémoire
propre, cette indestructible individtmlité que Dieu, suivant un pro-
fond interprète de tes antiques souvenirs, a données à tout être en
e créant. Répète la parole du sage : Connais-toi toi-même ! et tu
seras sauvée.
FIN.
^ •
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TOME SEIZIEME.
SEPTIÈME PARTIE.
de<:adenge de la monarchie.
LIVRE XCIX. — Le8 philosophes. (Suite,)
Piges.
Voltaire et les Encyclopédistes. — Voltaire à Berlin et à Femei. —
Candide. — Développements de la philosophie da xviii* siècle. — Métaphy-
sique de Condillac. — Morale d^Helvétios. — Mouvement des sciences.
D*Alembert. -<- Sciences de la Nature. Buffon. Histoire Naturelle.
Histoire et Théorie de la Terre, Époques de la Nature. Histoire des animaux.
Naturalisme. — Diderot. Ses premiers écrits. Sou association avec
d^Alembert. Universalité de Diderot. U Encyclopédie. Le Discours prélimi-
tiaire. Esthétique de Diderot. Matérialisme, i 174B-I774) ...... 1
LIVRE C— Les philosophes. (Sui<0.)
Rousseau. — Le Spiritualisme ramené par le sentiment. Philosophie reli-
gieuse et démocratique. — Origines et jeunesse de Rousseau. — Discours
sur les sciences. Discours sur l'Inégalité, Essai sur l'origine des langues. Nouvelle
Hélotse. Ëmill. Le Vicaire savoyard. Contrat social. Ij!ttre.< (h la
Montagne, (1749-1707) GO
*
LIVRE CI. — Les philosophes. [Suite.)
Rousseau et les philosophes.— Les économistes.— Influence de Rous-
seau hur les écrivains. Voltaire modifié par Rousseau. Réformes réclamées
])ar Voltaire. Voltaire et les parlements. Calas. — Résistance de la philo-
*
67S TAIîLE DES MAÏIÈUES.
Papes,
ftophic matérialiste. Propagande athée de d'Holbach. — Communisme. Mo-
relli. — Mabli. Ses idées politiques et sociales. — Influence de Rousseau sur
les mœurs et sur les arts. Grétri. Gluck. Louis David. •— Économie politi-
que. Pu ysiocrateb. Quesnai. Goumai. Titrgot, économiste et philosophe.
(1763ri774) 133
LIVRE eu. — Louis xv. [Suite et /in.)
MiKiSTÈiiE DE Choisbul. — Procés du père La Valette. Comptes rendut sur
les constitutions des Jésuites. Les Jésuites abolis en Frakce. Suppres-
sion de l'ordre par le pape Clément XIV. — Luttes de la cour et des par-
lements. — Mort de madame de Pompadoar. — Invasion des économistes
dans la politique. Premiers essais de liberté commerciale et industrielle. —
Nouvelles querelles avec les parlements. Procés de La Chalotais. — Mort
du dauphin. — Projets de Choiseul pour relever la France. Améliorations
dans Tarmée et la marine. Acquisition de la Corse. Paoli. — Affaires de
Pologne. Catherine et Frédéric II. Confédération de Bar, Massacres de
l'Ukraine. Les Polonais et J.-J. Rousseau. Dumouricz en Pologne. Guerre
des Russes et des Turcs. Projets entre la Prusse et 1* Autriche poar le par-
tage de la Pologne.—- Mariage du nouveau dauphin et de Marie-Antoinette. —
Terrai, contrôleur-général. Système de banqueroute. — Chute de Choiseul.
— Règne de la Dubabri. Triumvirat de Madpeou, Terrai et d*Ai-
oriLLO». Destruction des parlements. — La Russie adhère aux plans
de Frédéric II. Partage de la Pologne. Le miuistère d'Aiguillon aban-
donne la Pologne. L'Angleterre complice. — Pacte de famine. Le roi ac-
capareur. — Mort de Louis XV. (1763-1774) 200
LIVRE cm. — Louis xvi et Turgot.
Louis XVI et sa famille. Maurepas appelé au pouvoir. Chute du triumvirat.
Turgot contrôleur général. Ses plans de réforme : la Grande municipalité
du royaume^ etc. — Rétablissement des parlements. — Réformes économi-
ques. Liberté du commerce des grains. Attaque de Necker contre les
plans de Turgot. Coalition des privilégiés contre Turgot. Les philosophes
divisés sur la question économique. Combats de Voltaire en faveur de
Turgot. Cwuerre det farines. La sédition fomentée par les privilégiés est com-
primée. — Célèbres remontrances de la cour des aides contre le système
fiscal. Malesherbes, leur auteur, appelé au ministère. Nombreuses amélio-
rations économiques. — Réformes militaires du comte de Saint-Germain.
— Abolition de la corvée. Suppression des jurandes et maîtrises : établisse-
ment de la liberté du commerce et de Tindustrie. Résistance du parlement et
attaques violentes contre Turgot. Lit de jusUce. — Liberté du commerce des
vins. — Les princes, Maurepas, la cour et le parlement s'unissent contre
Turgot. Chute de Turgot et de Malesherbes. (1774-1770) 810
LIVRE CrV. — Louis xvi. [Suite.)
Guerre d'Amérique. ^ Ouverture dk l*Ërb de la Révolution. —
Clugni, oontrôleux^-gônéral. Réaction. La loterie. Rétablissement de la cor\-ée.
TABLE DES MATIÈRES. 079
l'.ises.
Rétablissement des maîtrises et jurandes. Mort deClu^î.La réaction arrôtéf.
Neckcr, directeur des finances. Rétablissement de l'ordre dans la comptabi-
lité et du crédit public. Réformes diverses. — Voltaire à Pari?. Mort de
Voltaire et de Rousseau. — Révolution d'Amérique. Déclaration des
DROITS. Soulèvement de Topinion en faveur des insurgents. Rôle curieuT de
Reaumarchais. Le gouvernement fournit des secours indirects aux insuryents.
l^KCLARATiON d'indépendanck DES États-Unis. La Fayette en Améri-
que. Le gouvernement entraîné par l'opinion. Traité d'alliance entre la
France et les États-Unis. Rupture avec l'Angleterre. Bataille navale d'Oues-
sant. L'Inde négligée. Perte de Pondichéri. Expédition de d'Fstaing en
Amérique. Prise de la Dominique. Perte de Sainte-Lucie. Conquête du Séné-
P'il. — ^Médiation de la France entre l'Autriche et la Prusse. Paix de Tes-
clieii. — L'Espagne s'allie à la France. — Prise de Saint-Vincent et de la
Grenade. Kchec de Savannah. Exploits do la marine française. Les Espa-
gnols envahissent les Florides. Succès de (îuichen contre Roduey. Expédi-
tion de Rochambeau aux Etats-Unis. — Violences de la marine anglaise
contre les neutres. Neutralité armée du Nord. L'Angleterre attaque la Hol-
lande et envahit ses colonies. — Conquête de Minorque. Prise de Tabago.
— Capitulation d'York-Town : une armée anglaise se rend prisonnière aux
Franco-Américains. Reprise des colonies hollandaises d'Amérique. Prise de
Saint-Christophe. — Chute de N'ecker. — Perte d'une bataille navale aux
Antilles. Attaque infructueuse de Gibraltar. — Efforts tardifs dans l'Inde.
SuFFREN. Six batailles navales en deux ans. Reprise de Trinquemalé. Bussi
renvoyé dans l'Inde. Haïder-Ali et Tippoo-Sacb. Suffren sauve Bussi assiégé
dans Goudelour par les Anglais. Il est arrêté par la paix. — Nouveaux traités
de Paris. L'Angleterre reconnaît l'indépendance des Etats-Unis. La France
ne garde de ses conquêtes que Tabago et le Sénégal, et recouvre ce qu'elle
a perdu pendant la guerre. L'Espagne garde Minorque et les Florides.
(1776-17B3) 383
LIVRE CV. — Louis xvi. [Suite.)
Ministère de Necker. État financier de la France sous Necker et ses suc-
ccsseurji, jusqu'en 1783, — Améliorations économiques et judiciaires. As-
semblées provinciales. Compte rendu des financet. Démission de Necker. —
Réaction. Mort de Maurepas. Calonne appelé aux finances. — Mœurs*
IDÉES, lettres et SCIENCES après la guerre d'Amérique. — La société de
la reine. Le Mariage de Figaro. — Bernardin de Sa'mt-Pierre. — Lagrange.
Lavoisier. — Les aérostats. — Condorcet. — Mouvement mystique. Mesmer.
Saint-Martin. Franc-maçonnerie. — Mirabeau. (1778-1789) 490
LIVRE CVI. — Louis xvi. {Suite et fin.)
Derniers jours de la monarchie. — Ministère de Catx>nne. Chaos des
finances. — Procès du collier. — Calonne veut tenter à son tour la réforme.
A.SSEMBLÉE des NOTABLES. Avcu du déficit. Chutc de Calonne. — Minis-
tère de Brienne. La lutte recommence entre la couronne et les parlements.
Le parlement de Paris demande les états-généraux. — Abaissement au
dehors ; affaires de Hollande. — Brienne recommence Maupcou contre les
parlements. La cour plénière. La noblesse soutient les parlements. Troubles
eSO TARLK OKS MXTfÈril.S.
i'u Bretagne, vu IWaru, vu Dauphii»!-. AnM^mljUt* <lc Vî/.i!ic. l'ruuicHso •.Jr>
LTATs.-».i..NLiiAL'\ pour llW. CouuuL'UCvvAvut «iu baïuiurrt'Ulc. t liuic il\:
BrifîJîu'. — l!.i]i]iol lie Ni'chcr. Sccoml»^ a^i.M'^ll^U'*(î ili-s N'oiablc". Iiuuienv
inimvrim-Jii •!«.• la itn'>.M! YM»litiquc. Lutte entre le Tier—Kiat et lcspn\ili-
î;'ic>. Vaiirililel «le >ilvi-.s : Qu\-^l-ce iiuc le Turs-Ei-it .' Trouble? Ue liie-
ta^iH . Miu\:;i.Ai e:i î'iir.eiu'e. Klectiuii>. Les i. viiiiiKS. Ouverture «U-
^:■\l^-Ol:'NLl:A;■\. Le Tiers-Kta: .-e déi-lare asskmiîi.ki-: natioxale. KiS
DE L'AxC11:N llKiilMC 1.T UL LA M<>N AliC'lllK. I 17^3-1761») -'.S
r()Xi-n>iux yiij
il.N M. I.A IaDLK des MATIKRKS.
pai. ;^. — i K l'i. : -.11 I. . : i»i. j. ti. *VK, RiE Saj> r-LL> mr, i.