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Full text of "Histoire de France, depuis les temps les plus reculés jusqu'en 1789"

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HISTOIRK 


DE  lUAisct: 


XVI 


Cet  ouvrage 

a  obtenu  de  rAcadémie  des  Inscriptions 

et  Belles- Lettres 

en  48U 

et  de  rAcadémie  Française 

en  4856  et  en  4859 

LE    GRAND    PRIX    60BERT 


PAS»  —  IMPRIUEIB  DB  J.  CLAYS,   RUB  tAIKT-BBirOIT,  7 


HISTOIRE 

DE  FRANCE 

DEnnS  LES  TEMPS  LES  PLUS  BECULfiS  JUSQD'EIt  1789 

HENRI  MARTIN 

TOME  XVI 

aUATRIÈME  ÉDITION 


PARIS 

FUHNE,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

M  DCCC  LX 


24H()8;i 


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HISTOIRE 


*  •   • 


•  * 


DE  FRANCE 


•    •  •• 

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•  •  <•  «  " 


SEPTIEME  PARTIE 


DÉCADENCE  DE  LA  MONARCHIE 


LIVRE    XCIX 


LES  PHILOSOPHES  [suite). 

Voltaire  et  les  ENCTCLOFiDitTBS.  —  Voltaire  à  Berlin  et  à  Feniei.  —  Can-' 
dide.  —  Développemeotft  de  la  philosophie  do  xviii*  siècle.  —  Métaphysique  de 
Condillac.  —  Morale  d*Helrétiii8.  —  Mouvement  des  sciences.  D'Alembert.  — 
Sciences  de  la  Nature.  Bdffoh.  Histoire  Naturelle.  Histoire  el  Théorie  de 
la  Terre.  Èjpoquet  de  la  Nature.  Histoire  des  animaux,  Natdbaubmb.  —  Diderot. 
Ses  premiers  écrits.  Son  association  avec  d'Alembert.  Universalité  de  Diderot. 
h'Efuyclopédie.  Le  Discours  préliminairt.  Esthétique  de  Diderot.  Matérialisme. 

1748  —  mil. 


Il  est  temps  de  retourner  à  l'histoire  des  idées,  qui,  durant 
presc(ue  tout  ce  siècle,  se  déroule  parallèlement  à  l'histoire  des 
faits,  l'une  grandissant  à  mesure  que  l'autre  décroit.  Quand  on 
passe  des  intrigues  politiques  et  des  combats  matériels  aux  com- 
bats de  l'intelligence,  des  généraux  et  des  favorites  de  Louis  XV 
aux  écrivains,  aux  philosophes,  on  croit  passer *des  pygmées  aux 

XVI.  i 


,  •   • 


%  .L^Sf'P.IrtL'e'SOPHES.  [1750-17531 

•  •*•  •,  ••   ••  • 

Titans.  Ici  ^.\p5*êrrCVf»  nîêmcs  sont  des  excès  d'énergie  et  d'au- 
ilacfç  :  ^Ifes;  attestent  encore  la  vigueur  des  esprits  dont  l'élan 
/V:;\ô:és?re/** 

*  Pendant  la  première  période  du  xvni®  siècle,  un  seul  homme 
a  occupé  presque  incessamment  la  scène;  espèce  de  Briarée  de 
la  philosophie,  visant  à  tout,  pensant  sur  tout,  frappant  partout, 
comme  s'il  eût  eu  cent  tètes  et  cent  hras.  Il  n'en  sera  plus  ainsi 
désormais  :  Voltaire  ne  perdra  rien  de  son  activité  ni  de  son 
génie;  il  croîtra  encore  en  autorité  parmi  les  nations;  mais  son 
autorité  ne  sera  plus  unique  et  incontestée  dans  l'armée  des  nova- 
teurs :  sa  hardiesse  sera  dépassée  dans  le  bien  et  dans  le  mal,  et 
de  nouveaux  héros  vont  se  précipiter  à  découvert,  avec  une  impé- 
tuosité plus  emportée,  dans  cette  arène  toujours  plus  remplie  et 
plus  tumultueuse,  où  Montesquieu,  jusque-là  son  seul  rival, 
n'était  apparu  qu'à  rares  intervalles,  à  pas  mesurés  et  bien  cou- 
vert d'armes  défensives. 

La  carrière  de  Voltaire  est  nettement  tranchée  en  deux  moitiés 
par  son  départ  pour  Berlin  en  1750.  Nous  n'avons  point  à  racon- 
ter ce  séjour  en  Prusse,  qu'il  a  retracé  lui-même  de  sa  plume 
inimitable,  et  nous  n'entreprendrons  pas  d'esquisser  l'histoire  de 
cette  Académie  toute  française  de  Berlin,  qui  a  exercé  sur  l'esprit 
de  l'Allemagne  septentrionale  une  si  notable  influence  :  ce  sujet 
a  été  traité  dans  un  ouvrage  récent  avec  tout  le  développement 
désirable  *.  Ce  qui  importe  à  constater  ici,  c'est  que  ce  fut  là  que 
l'athéisme  se  produisit  systématiquement  et  sans  voile,  avant  que 
d'oser  le  faire  en  France,  et  là  aussi  que  Voltaire,  qui  n'avait 
encore  combattu,  plus  ou  moins  ouvertement,  que  contre  les 
religions  positives  et  le  spiritualisme  cartésien,  eut  un  premier 
engagement  contre  l'athéisme  et  défendit  après  avoir  toujours 
attaqué,  marquant  ainsi  le  point  fixe  où  il  eût  voulu  arrêter  le 
mouvement  de  destruction.  Dans  ses  cyniques  ouvrages,  La  Met- 
trie,  médecin  de  Frédéric,  combinant  la  physique  mécanique  de 
Descartes,  séparée  de  sa  métaphysique,  avec  le  sensualisme,  niait 
toute  morale,  toute  conscience,  toute  distinction  du  bien  et  du 
mal ,  et  faisait  du  monde  un  ensemble  éternel  de  mouvements 

1.  Histoire  de  F  Académie  du  sciencts  de  Berlin,  par  M.  Bartholmeas,  couronnée  par 
l'Académie  françaiae.  * 


[1750.1758)  VOLTAIRE   ET  •Fr.*DJfcp/l  C.  3 

sans  moteur,  et  de  riioinmc  une  machiné  scni^dvr;/ -Voltaire 
répondit  par  le  poCme  de  la  Loi  naturelle,  éloquent' ifiaDÎTest^  du  ;.. 
déisme  et  de  la  morale  universelle  '.  Frédéric,  juge  du  câfiftp'/Vy/.'-'   , 
laissait  toute  liberté  aux  combattants,  et  toutes  les  opinions,  le     '  *  •*' 
catholicisme  excepté,  avaient  place  dans  son  Académie  :  le  chris- 
tianisme protestant  y  était  représenté  avec  gloire  par  le  géomètrç 
philosophe  Euler,  que  la  France  peut  revendiquer  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  puisqu'il  écrivit  comme  Leibniz,  une  partie  de  ses 
ouvrages  en  français,  notamment  ses  Lettres  à  une  princesse  d! Alle- 
magne. Le  goût  du  maître  faisait  toutefois  prédominer  la  philo- 
sophie sceptique  et  railleuse,  ce  qui  ne  déplaisait  pas  trop  au  plus 
illustre  de  ses  hôtes. 

Il  y  eut  pour  Voltaire,  dans  cette  société  étincelante  de  verve 
et  de  gaieté  sarcastique,  quelques  mois  d'un  véritable  enchante- 
ment. Partagé  entre  le  travail  et  le  plaisir,  le  plaisir  de  l'esprit, 
qui  avait  toujours  été  le  premier  et  qui  était  maintenant  l'unique 
pour  lui,  il  n'avait  jamais  si  pleinement  vécu.  Loin  d'oublier  la 
mère- patrie  dans  cette  petite  France  philosophique  dont  il  parta- 
geait la  royauté  avec  Frédéric,  il  devenait  plus  patriote  de  loin  et 
achevait  son  œuvre  si  nationale  du  Silcle  de  Louis  XIV,  en  môme 
temps  que  YEssai  sur  les  modurs  des  nations.  Le  feu  jaillissait  à 
jet  continu  de  sa  plume  comme  de  sa  bouche. 

Le  prestige  dura  peu.  C'est  le  cœur  et  non  l'esprit  qui  fait  les 
liens  durables.  Le  charme  que  Frédéric  savait  donner  à  son  com- 
merce ne  pouv^t  longtemps  déguiser  la  sécheresse  de  son  âme  : 
s'il  eût  pu  épuiser  en  une  soirée  tout  l'esprit  de  ses  amis,  il  les 
eût  rejetés  le  lendemain  comme.une  écorce  vide;  homme  incom- 
préhensible, né  pour  imposer  l'étonnement  et  non  l'alTection, 
admirable  dans  la  conversation  et  dans  la  correspondance  fami- 
lière, médiocre  la  plume  à  la  main,  quand  le  monarque  allemand, 
devenu  auteur  français ,  se  débattait  sous  le  génie  d'une  langue 
étrangère  *,  forçant  l'Europe  au  respect  par  ses  prodiges  guer- 
riers, par  sa  sagesse  administrative,  et  se  rendant  la  fable  des 

1.  Écrit  en  1751,  publié  en  1756  et  condamné  par  le  parlement,  quoique  les 
dogmes  chrétien*  n*y  fussent  point  attaqués;  mais  la  secte  janséniste  Tétait. 

2.  Ses  Mémoires  politiques  et  militaires,  notre  principale  autorité  pour  les  guerres 
de  ce  temps,  sont  infiniment  supérieurs  à  ses  œuvres  parement  littéraires  ;  mais  il  y 
a  pourtant  loin  de  là  à  César  et  à  Napoléon. 


4  ..  •.^E^K:«Pnit6sOPHES.  [1753-17551 

cours  pAf  iljis:tiïiveV^*(fe  mauvais  poCte  et  par  un  vice  ignoble  et 
..  .révpltaîali  •  * 
%//;••/•.  Js^égoïsme  tyrannîque  de  Frédéric,  la  susceptibilité  et  la  fougue 
de  Voltaire,  les  jalouses  intrigues  de  Maupertuis,  président  de 
l'Académie,  qu'écrasait  le  voisinage  de  cette  colossale  renommée, 
amenèrent  bientôt  des  refroidissements,  de  mauvais  procédés,  des 
brouilles  suivies  de  réconciliations  mal  assurées.  On  sait  à  quelle 
rupture  scandaleuse  aboutit  enfin  cette  amitié  si  vantée,  pré- 
sage de  l'issue  que  devaient  avoir  toutes  les  alliances  entre  l'abso- 
lutisme et  la  philosophie  (1753).  Tout  le  monde  connaît  l'histoire 
de  la  captivité  de  Voltaire  à  Francfort  entre  les  mains  des  recru- 
teurs du  roi  de  Prusse  :  Alexandre  tournait  à  Denys  de  Syracuse. 
Frédéric  eut  honte  pourtant  ;  il  mit  de  l'adresse  et  de  la  grâce  à 
réparer  ses  torts  ;  le  philosophe  et  le  roi  renouèrent  plus  tard, 
mais  de  loin  :  ils  ne  pouvaient  s'empêcher  d'avoir  du  goût  l'un 
pour  l'autre  ;  mais  Voltaire  ne  pardonna  qu'à  demi,  comme  le 
prouvent  ses  terribles  Mémoires  secrets. 

Échappé  des  griffes  prussiennes,  Voltaire  n'avait  pas  voulu 
revenir  à  Paris,  où  l'antipathie,  ou  plutôt  la  peur  du  roi,  ne 
lui  permettait  point  de  sécurité.  Il  erra  quelque  temps  en  Lor- 
raine et  en  Alsace  :  inquiété  par  le  clergé ,  il  se  rendit  à  Genève 
par  Lyon  ;  l'ovation  populaire  qu'il  reçut  dans  cette  dernière  ville 
lui  manifesta  le  progrès  que  son  nom  et  sa  pensée  avaient  fait  en 
France.  Il  choisit  le  lieu  de  son  établissement  définitif  avec  une 
grande  habileté  :  il  acheta  deux  maisons  près  de  Genève  et  de 
Lausanne,  puis  une  troisième  dans  le  pays  de  Gex,  le  château  de 
Fernei,  qui  devint  sa  résidence  habituelle  quelques  années  après, 
lorsque  les  troubles  politiques  l'eurent  dégoûté  de  la  ville  de 
Calvin.  Il  eut  ainsi  le  pied  tout  à  la  fois  sur  la  France,  sur  Berne 
et  sur  Genève  ;  il  s'assura,  en  cas  d'orage,  le  temps  de  mettre  sa 
personne  à  l'abri ,  et,  en  temps  ordinaire,  la  facilité  de  surveiller 
l'impression  de  ses  œuvres,  soit  avouées,  soit  anonymes,  aux- 
quelles l'intérêt  du  commerce  autant  que  le  goût  des  lettres 
garantissait  la  tolérance  des  magistrats  genevois.  Descartes  avait 
cherché  jadis  une  retraite  obscure  pour  penser  :  Voltaire  se  fit 
une  solitude  éclatante  pour  agir;  les  Délices  et  Fernei  lui  firent 
comme  un  petit  royaume  :  toute  l'Europe  le  voyait  de  loin,  assis. 


[1755-17561  VOLTAIRE    A   FEUNEl.  5 

comme  le  dieu  des  tempêtes,  entre  les  Alpes  et  le  Jura,  et  la  phi- 
losophie eut  son  lieu  de  pèlerinage,  où  les  adeptes  des  idées 
nouvelles  devaient,  durant  vingt  ans  et  plus,  venir  saluer  leur 
patriarche,  et  où  affluèrent  jusqu*aux  souverains. 

Voltaire  avait  inauguré  dignement  sa  prise  de  possession  par 
sa  belle  ÉpHre  à  la  Liberté  (1755)  :  les  Alpes  et  les  héroïques  tra- 
ditions de  THelvétie  républicaine  l'avaient  bien  inspiré  ;  cepen- 
dant, cette  période  fut  la  plus  pénible  de  sa  vie  morale.  Les  illu- 
sions perdues  auprès  de  Frédéric  avaient  laissé  de  Tamertume 
dans  son  Âme  ;  les  fléaux  qu*en  ce  moment  même  la  nature  et 
les  rois  déchaînaient  à  Tenvi  sur  Thumanité,  ébranlèrent  son 
imagination  et  attristèrent  son  cœur.  Un  tremblement  de  terre , 
qui  remua  l'Occident  depuis  le  Sahara  jusqu'à  la  mer  du  Nord, 
Ycnait  de  ruiner  les  principales  villes  du  Maroc  et  de  renverser 
Lisbonne  sur  des  milliers  de  cadavres  (novembre  1755);  la  guerre 
de  Sept  Ans  commençait  par  les  gigantesques  pirateries  de  ces 
Anglais  que  Voltaire  avait  célébrés  comme  une  nation  de  sages 
et  continuait  par  l'extravagante  invasion  française  que  madame 
de  Pomijadour  précipitait  sur  l'Allemagne.  Entouré  de  tant  de 
malheurs,  de  crimes,  de  folies,  le  disciple  de  Shaftesbury  et  de 
Bolingbroke  sentit  se  briser  dans  son  esprit  cette  théorie  de  ' 
l'optimisnie  qui  avait  été  longtemps  le  lien  de  ses  pensées,  et  à 
laquelle  le  cours  de  la  vie  avait  déjà  porté  bien  des  atteintes.  De 
là,  le  po6me  sur  le  Désastre  de  Lisbonne  et  le  roman  de  Candide  ^ 
même  pensée  exprimée  sous  deux  formes  si  opposées  :  ici ,  un 
hymne  de  douleur  rapide,  déchirant,  pathétique  jusqu'au  sublime, 
s'élevant  vers  Dieu  comme  la  plainte  de  la  malheureuse  huma- 
nité ;  là,  une  longue  et  acre  satire,  où  le  toru  est  bien  de  l'opti- 
misme devient  le  texte  d'inépuisables  railleries  en  action  ;  rire 
amer,  gaieté  sardonique,  qui  mord  le  cœur  d'une  dent  aiguô. 
Candide  est  de  tous  les  ouvrages  de  Voltaire  celui  qui  a  été  le  plus 
mal  jugé  ;  on  lui  en  a  fait  un  crime  égal  à  l'impardonnable  éga- 
rement de  la  Pucelle;  on  y  a  vu  un  jeu  cruel,  une  dérision  impie 
du  genre  humain ,  l'œuvre  d'un  génie  salanique  ;  on  a  tout  à 
fait  méconnu  l'état  moral  de  l'écrivain  à  l'époque  où  l'œuvre  fut 
conçue.  Ce  livre  est  assurément  très -pénible  à  lire  ;  mais  le  lec- 
teur ne  souffre  que  parce  que  l'auteur  a  souffert.  Cette  âme  si 


6  Les  philosophes.  [itsôj 

mobile,  si  armée  par  sa  mobilité  contre  la  douleur,  n'éprouva 
peut-être*  jamais  de  telles  anxiétés  qu'au  moment  où  elle  éclatait 
ainsi  en  rires  convulsîfs. 

Candide  est,  à  vrai  dire,  une  démission  de  tout  système.  Vol- 
taire abandonne  toute  explication  de  l'homme  et  de  l'univers,  et 
reste  suspendu  dans  le  vide  à  un  déisme  vague  et  obscur,  sans 
causes  finales,  sans  enthousiasme  et  sans  consolations. 

Il  n'a  plus  de  système  :  d'autres  vont  faire  un  système  d'après 
lui,  au  delà  de  lui,  malgré  lui;  on  va  conclure  de  son  sensualisme 
inconséquent  au  fatalisme  et  au  matérialisme  pur,  de  son  déisme 
dépourvu  de  base  et  de  sanction  à  l'athéisme  ou  au  scepticisme 
universel.  Des  penseurs  plus  éloquents  et  plus  autorisés,  des  cœurs 
plus  honnêtes  que  La  Mettrie,  vont  suivre  jusqu'au  bout  la  vieille 
route  d'Épicure  et  de  Lucrèce,  le  grand  chemin  du  néant. 

On  n'y  marche  pas  tout  droit.  Le  mouvement  est  varié,  compli- 
qué, embarrassé  de  contradictions  singulières.  Il  faut  nous  enga- 
ger dans  ce  labyrinthe  dont  chaque  détour  offre  un  enseignement 
et  signale  un  écueil  à  la  postérité.  Dès  l'entrée  apparaît  la  plus 
éclatante  des  contradictions  que  nous  dénoncions.  Un  nouveau 
système  de  métaphysique  est  formulé  à  l'usage  des  scnsualistcs  et 
des  fatalistes  par  un  philosophe  qui  n'est  ni  l'un  ni  l'autre,  et  qui; 
spiritualiste  et  presque  idéaliste,  prête  au  matérialisme,  sans  le 
vouloir,  l'arme  la  plus  redoutable. 

Voltaire  avait  introduit  Locke  en  France  et  imbu  tous  ses 
ouvrages  des  principes  de  Locke  ;  mais  il  n'avait  rien  ajouté  à  ces 
principes  et  n'avait  point  publié  son  propre  Traité  de  mHaphysiqm^ 
qui,  d'ailleurs,  n'a  ni  la  méthode  ni  la  rigueur  d'un  système. 
Chose  caractéristique  :  l'homme  qui  donne  au  xvui*^  siècle  sa  for- 
mule métaphysique,  si  éminenl  que  soit  son  mérite,  trop  rabaissé 
de  nos  jours,  n'est  point  un  des  grands  génies  de  l'époque,  un  de 
ces  noms  éclatants  qui  retentiront  à  jamais  dans  la  mémoire  des 
multitudes.  C'est  que  le  xvin®  siècle  est  un  siècle  polémique  et 
politique  bien  plus  que  métaphysique  :  ce  n'est  pas  là  qu'est  sa 
gloire. 

L'abbé  de  Condillac',  esprit  lucide,  écrivain  coirect  et  pur, 

1.  Né  à  Grenoble  en  1715. 


(1746J  CANDIDE.   ÇONDCLLAa  7 

moins  pratique,  moins  mêlé  à  la  vie  active,  mais  plus  dialecticien 
et  surtout  plus  géomètre  que  Locke,  semblait,  par  la  nature  de 
son  intelligence,  devoir  se  rattacher  au  cartésianisme  plutôt  qu'à 
la  doctrine  importée  d'Angleterre.  Dans  le  premier  chapitré  de 
son  premier  ouvrage,  Y  Essai  sur  V  origine  des  connaissances  hu- 
maines (1746),  il  débute,  en  effet,  par  réfuter  le  doute  de  Locke, 
reproduit  à  satiété  par  Voltaire  :  «  Si  le  corps  peut  penser?  »  et 
démontre,  d'une  façon  solide  et  lumineuse,  l'unité,  la  simplicité, 
l'indivisibilité  de  l'âme  ou  du  sujet  pensant.  Il  va  plus  loin,  et 
semble  induire  non-seulement  que  l'âme  existe,  mais  qu'elle  est 
la  seule  existence  certaine.  «  Soit  que  nous  nous  élevions  dans  les 
cieux,  soit  que  nous  descendions  dans  les  abîmes,  nous  ne  sor- 
tons point  de  nous-mêmes,  et  ce  n'est  jamais  que  notre  propre 
pensée  que  nous  apercevons.  »  —  «  Les  modifications  de  l'âme, 
dit- il  ailleurs,  deviennent  les  qualités  de  tout  ce  qui  existe  hors 
d'elle.  1 

Que  doit-on  attendre  de  ce  point  de  départ,  sinon  un  dévelop- 
pement, ou,  tout  au  plus,  une  réforme  du  rationalisme?  un  effort 
pour  relever  l'école  métaphysique  française?  S'il  y  a  danger,  on 
peut  croire  que  ce  sera  du  côté  du  scepticisme  idéaliste,  de  cette 
théorie  qui  refuse  la  certitude  au  monde  extérieur,  insuffisam- 
ment démontré  parla  raison  pure. 

Étrange  infirmité  de  l'esprit  humain!  c'est  ce  même  philosophe 
qui  va  pousser  le  système  de  la  sensation  plus  loin  que  Locke,  le 
constituer,  du  moins  en  apparence,  avec  une  rigueur  que  n'a 
point  eue  celui-ci,  et  balayer  de  ce  système  tout  ce  qui  fait  encore 
obstacle  au  matérialisme. 

Écarter  de  la  métaphysique  les  hypothèses  et  les  ambitions  témé- 
raires; savoir  se  borner  aux  limites  que  la  nature  a  fixées  à  l'esprit 
humain,  tel  est  le  but  que  Gondillac  se  propose.  «  Le  premier 
objet,  dit-il,  doit  être  l'étude  de  l'esprit  humain,  non  pour  en 
découvrir  la  nature  inexplicable,  mais  pour  en  connaître  les  opé- 
rations. Il  faut  remonter  à  l'origine  de  nos  idées,  en  développer 
la  génération  et  les  suivre  jusqu'aux  bornes  prescrites  par  la 
nature,  pour  fixer  l'étendue  de  nos  connaissances  et  renouveler 
l'entendement  humain,  en  le  limitant  à  ses  vrais  objets.  » 

Dès  les  premiers  pas,  a-t-on  objecté,  ne  sommes-nous  point  déjà 


8  LES   PHILOSOPHES.  (1746-17541 

hors  ûe  Tobservation  et  de  l'analyse,  qui  commenceraient,  elles, 
par  constater  quelles  sont  et  ce  que  sont  nos  idées^  avant  d'en 
rechercher  l'origine  dans  le  berceau  de  notre  obscure  enfance? 
Remonter  par  un  à  priori  à  cette  origine,  qu'on  ne  peut  observer 
directement,  n'est-ce  pas  précisément  débuter  par  une  hypothèse? 

€  Mon  dessein,  poursuit-il,  est  de  rappeler  à  un  seul  principe 
tout  ce  qui  concerne  l'entendement  humain.  »  Ici,  point  de  doute, 
nous  sommes  bien  dans  l'a  priori  et  dans  l'hypothèse! 

Ce  principe,  c'est  que  toutes  nos  idées,  toutes  nos  connaissances, 
viennent  des  sens;  que  la  perception  ou  sensation  est  la  première 
opération  de  l'Âme  et  celle  qui,  en  se  transformant,  devient  suc- 
cessivement toutes  les  autres.  La  conscience,  l'attention,  la  rémi- 
niscence, ne  sont  que  les  trois  degrés  de  la  sensation  transformée, 
puis  subissent  de  nouvelles  transformations.  Locke  est  ainsi 
dépassé.  Il  avait  réservé,  à  côté  du  principe  passif  de  la  sensation, 
le  principe  actif  de  la  réflexion  ;  ici,  la  sensation  est  tout.  Condil- 
lac,  cependant,  croyait  à  l'activité  propre  de  l'âme.  On  peut  citer 
de  lui  tel  passage  ti  ès-ex])licite  sur  la  force,  sur  le  rôle  actif  de  la 
réflexion,  passage  qui  parait  inconciliable  avec  les  formules  de 
son  système;  c'est  que,  pour  arriver  à  son  principe  unique,  il 
avait  confondu  l'actif  et  le  passif,  la  réflexion  et  la  sensation,  et 
croyait  la  sensation  même  active.  Mais  ses  disciples  ne  devaient 
pas  s'arrêter  à  cette  confusion  de  termes  et  devaient  pousser  la 
théorie  à  ses  conséquences  logiques ,  en  suivant  le  sens  commun 
quant  à  la  passivité  de  la  sensation. 

Ce  n'était  pas  la  peine  d'écrire  un  traité  des  Systèmes  contre  les 
systèmes  (1749),  d'attaquer  si  vivement,  au  nom  de  l'observation 
et  de  l'expérience,  les  principes  abstraits  et  les  hypothèses  de 
Platon  ou  de  Descartes,  de  Malebranche  ou  de  Leibniz,  pour 
aboutir  soi-même  à  un  système  beaucoup  moins  spécieux  que  ceux 
qu*on  attaquait.  Descartes,  du  moins,  avait  assuré  son  premier 
principe  et  ne  fait  d'hypothèses  qu'en  partant  de  ce  qui  est  au- 
dessus  des  hypothèses. 

C'est  dans  le  Traité  des  sensations  (1754)  que  la  théorie  de  Con- 
dillac  est  achevée*.  Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  son  fameux 

1-  Ce  traité  fut  préparé  en  collaboration  avec  une  femme,  mademoiselle  Ferrand, 
qui  mourut  avant  la  rédaction  de  Tœuvre  commune* 


[1754]  CONDILLAC.  9 

roman  métaphysique  de  la  Statue  animée.  Un  philosophe  fataliste 
et  matérialiste  n'eût  pas  disposé  autrement  son  plan;  ce  ne  sont 
plus  seulement  les  idées  innées,  mais  les  facultés  essentielles  de 
Tesprit  qui  paraissent  niées  ici  ;  Tesprit  n'est  plus  qu'une  table 
rase;  l'àme  est  absolument  vide  avant  que  la  sensation  soit  venue 
écrire  sur  cette  table.  Cette  statue^  cette  étendue  inerte  qu'il  prend 
pour  sujet  et  qui  n'offre  pas  le  moindre  rapport  avec  l'être  réel, 
avec  l'homme  naissant,  nature  active  par  essence  et  dès  son  ori- 
gine, il  l'éveille  à  la  vie,  on  ne  sait  comment,  par  une  première 
sensation,  principe,  non-seulement  de  toutes  les  idées,  mais  des 
faculfés  mêmes,  qui  ne  sont  que  des  habitudes  acquises  et  non  des 
dispositions  préexistantes.  Le  désir,  la  volonté,  ne  sont,  comme 
les  idées  et  les  facultés,  que  des  sensations  transformées.  Nos  idées 
sont  toutes  relatives  à  notre  manière  de  sentir  et  représentatives 
des  objets  de  nos  sensations  :  il  n'y  a  donc  point  d'idées  absolues 
et  générales.  Le  moi  de  la  Statue,  sa  personnalité,  n'est  que  la  col- 
lection des  sensations  qu'elle  éprouve  et  de  celles  que  la  mémoire 
lai  rappelle.  Les  idées  morales  mêmes  ne  sont  point  indépen- 
dantes des  sens  :  la  moralité  des  actions  ne  consiste  que  dans  leiir 
conformité  avec  les  lois  ;  or,  ces  actions  sont  visibles,  et  les  lois 
également,  puisque  les  lois  sont  des  conventions  faites  par  les 
hommes;  conventions,  il  est  vrai,  qui  ne  doivent  point  être  arbi- 
traires, mais  dictées  par  la  nature  d*après  nos  besoins  et  nos 
facultés. 

Tout  cela  est  bien  peu  métaphysique,  si  la  métaphysique  est  la 
science  des  principes  et  des  causes  :  les  lois  sont  autrement  dcil- 
nies  par  Montesquieu  ! 

Nous  n'ignorons  pas  que  Condillac  sous-entend  toujours  l'être 
un  et  simple,  la  substance  sous  les  phénomènes;  mais,  après  lui, 
on  supprimera  ce  sous- entendu,  et,  d'ailleurs,  cet  être,  s'il  existe, 
existe  sans  liberté.  Condillac  a  beau  se  débattre  contre  cette  con- 
séquence :  il  a  beau  écrire  un  traité  du  Libre  Arbitre  et  chercher 
à  prouver  l'existence  de  Dieu;  la  sensation  ne  saurait  donner  ni 
Dieu  ni  la  liberté  ;  elle  ne  peut  arriver  ni  au  principe  de  causalité 
ni  aux  idées  générales. 

Il  a  fallu  que  l'esprit  français  fût  absorbé  par  une  préoccupation 
singulière,  pour  qu'un  tel  système  régnât  quasi  sans  conteste  sur 


\0  '  LES  PHILOSOPHES.  tl754J 

la  métaphysique  pendant  plus  d*un  demi-siècle  *  ;  il  a  fallu  qu*on 
fût  bien  dévoyé  du  chemin  de  la  vérité  abstraite  et  bien  absorbé 
parla  lutte  des  réalités.  Depuis  un  autre  demi-siècle,  la  doctrine 
de  la  sensation,  chassée  de  la  philosophie,  mais  réfugiée  dans  les 
sciences,  n'a  laissé  que  trop  de  traces  dans  les  idées  et  dans  les 
habitudes  des  générations  actuelles. 

Quelles  qu'aient  été  les  erreurs  de  Condillac  et  leurs  funestes 
conséquences,  il  gardera  sa  place  dans  la  chaîne  sacrée  de  la  phi- 
losophie; il  a  eu  le  mérite  de  faire  cesser  entre  les  facultés  et  les 
idées  une  confusion  où  s'étaient  égarés  ses  plus  illustres  devan- 
ciers; il  a  cherché  à  analyser  les  facultés  de  l'âme  et  à  reconnaître 
leur  lien  et  leur  ordre,  et,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  réussi,  on  doit 
lui  tenir  compte  de  Fexemple  et  de  l'effort.  Il  a  rendu  un  service 
plus  grand  encore;  si  l'on  dégage  sa  véritable  pensée  de  ses  for- 
mules erronées,  on  reconnaît  que  personne  depuis  Descaries  n'a 
apporté  un  appui  plus  efficace  à  la  doctrine  de  l'unité  de  l'être 
humain.  Descartes  avait  dit  que  tout  le  propre  de  l'âme  n'est  que 
dépenser;  cette  définition  excessive  et  incomplète,  à  moins  de 
forcer  le  sens  du  mot  penser,  Lissait  une  certaine  prise,  soit  à  la 
critique  matérialiste,  soit  aux  vieilles  opinions  scolastiques  sur 
les  deux  âmes,  la  raisonnable  et  la  sensitive.  Condillac,  en  définis- 
sant l'âme  une  substance  qui  sent,  une  substance  capable  de  sen- 
sation, complète  Descartes  ^.  Il  établit  explicitement  ce  qui  était 
au  fond  dans  Descartes,  que  l'âme  seule  sent  à  l'occasion  des 
organes,  que  tout  est  dans  l'âme,  et  applique  franchement  ce 

1.  Jusqu'à  La  Romiguière,  qui,  tout  en  défendant  Condillac  contre  Timputation  de 
matérialisme,  renversa  sa  théorie,  en  substituant  à  la  sensation  le  principe  actif  et 
volontaire  de  l'attention  comme  point  de  départ  de  tout  un  système  des  facultés  et 
des  opérations  de  l'âme.  Avec  lui  commença  de  se  relever,  en  France,  la  métaphy- 
sique. Ou  a  trop  oublié  que  La  Romiguière  a  précédé  Royer-Collard ,  et  que  la 
renaissance  philosophique  date  en  France  de  1811,  et  non  de  la  Restauration.  —  Il 
y  a  eu,  au  xyiii*  siècle,  des  anneaux  intermédiaires  entre  Condillac  et  La  Romi- 
guière.  Ainsi,  Euler,  dans  les  considérations  métaphysiques  que  renferment  les 
Lettres  à  un«  princetse  iT Allemagne ,  démêle  très-bien  l'attention  de  la  sensation  ;  mais 
il  se  trouble  après  ce  premier  pas  et  n'arrive  pas  jusqu'à  un  yrai  système  des  facultés 
de  rame.  Le  naturaliste  philosophe  de  Genève,  Charles  Bonnet,  dans  son  Essai  ana- 
lytique sur  les  facultés  de  Came  (1760),  reste  encore  en  deçà  d'Euler  et  plus  prés  de 
Condillac. 

2.  Et  Leibniz.  Descartes  dit  :  l'âme  est  une  pensée.  Leibniz  dit  :  l'âme  est  une 
force,  une  activité.  Condillac  dit  :  Tâme  est  une  sensibiliti. 


11754]  CONDILLAC. 

principe  à  tous  les  êtres  animés  que  Descartes  avait  relégués  da 
le  monde  de  la  mécanique.  Je  sens,  donc  je  suis,  donc  j'ai  une  an 
(ou,  plutôt»  je  suis  une  âme],  n'est  pas  ntoins  vrai  que  je  pens 
donc  je  suis;  seulement,  on  n*en  peut  pas  faire  la  buse  d'un 
métliode,  puisque,  pour  philosopher,  il  ne  suflit  pas  d'être  une 
passivité  qui  sent,  il  faut  être  une  activité  qui  pense  ;  c'est  là  que 
CondlUac  s'est  trompé  fondameutalement*. 

Condillac,  homme  de  mœm*s  graves,  d'esprit  circonspect, 
n'alla  peut-être  pas  même,  pour  son  propre  compte,  jusqu'au 
déisme  et  ne  se  mit  jamais  en  hostilité  avec  la  religion  dont  il 
portait  l'habit.  Il  était  bien  loin  d'admettre  les  conséquences  mo- 
rales qui  se  peuvent  déduire  logiquement  de  la  métaphysique 
scnsualiste,  et  la  sienne,  comme  on  vient  de  le  voir,  ne  Tétait  que 
par  malentendu.  Un  autre  tira  ces  conséquences  sans  réserve  et 
sans  scrupule. 

Cet  autre  fut  Helvétius  ^  homme  d'esprit  et  de  plaisir,  d'un 
excellent  naturel ,  mais  beaucoup  plus  propre  à  jouer  dans  le 
monde  Iç  rôle  d'un  riche  bienfaisant,  demi-littérateur,  demi-Mé- 

1.  n  n'est  pas  permis  de  quitter  Condillac  sans  rappeler  deux  ouvrages  pleins  de 
Tues  profondes  et  hardies,  la  Grammaire  et  la  Langue  des  Calculs,  qui  auraiebt  suffi 
pour  illustrer  sa  ntémoire.  On  a  voulu  attribuer  à  sa  théorie  sur  la  formation  des 
langues  et  sur  la  nécessité  des  signes  un  caractère  matérialiste  qu'elle  n'a  pas.  11  a 
fort  bien  tu,  comme  Rousseau,  que  le«  signes  et  les  suiis  n'ont  rien  d'arbitraire,  que 
les  premiers  sont  naturels,  et  que  ceux  qui  viennent  après  sont  imaginés  selon  l'ana- 
logie. Il  reconnaît  que,  de  même  que  les  besoins  précèdent  les  connaissances,  les 
connaissances  précédent  les  mots,  puis(]ue  nous  ne  faisons  des  mots  que  pour 
exprimer  des  idées  que  noos  avions  déjà  ;  seulement  les  mots,  les  signes  artificiels 
(non  point  arbitrairu),  sont  nécessaires  pour  nous  fournir  les  moyens  d'analyser  les 
pensées  qui  se  présentent  simultanément  dans  notre  esprit,  pour  décomposer  les 
opérations  de  Tàme  et  nous  donner  des  idées  distinctes  de  ces  opérations ,  ainsi  que 
des  objets  extérieurs. 

En  somme,  sa  théorie  est  que  l'homme  pense,  mais  ne  raisonne  pas^  sans  le  secours 
du  langage  ;  que  les  idées  simples  qui  nous  sont  communes  avec  les  animaux,  précédent 
le  langage  ;  que  les  idées  générales,  auxquelles  les  animaux  ne  peuvent  s'élever  faute 
de  la  faculté  qui  découvre  les  signes,  ne  se  manifestent  qu'à  l'aide  du  langage. 

Nous  ne  discuterons  pas,  mais  nous  devons  mentionner  son  fameux  axiome  :  que 
toute  science  n'est  qu'une  suite  de  propositions  identiques;  qu'on  va  du  même  au 
même  ;  qu'une  science  de  raisonnements  consiste  non  dans  un  progrés  d'idées,  mais 
dans  un  prog^rés  d'expressions;  c'est-à-dire  que  tout  est  renfermé  dans  l'idée  pre- 
mière qu'il  s'agpt  seulement  de  développer.  —  Son  vaste  Cours  d'Études,  conifmsé 
pour  l'éducation  de  l'héritier  de  Parme,  oflfVe  partout  à  la  fois  les  préceptes  et  les 
exemples  de  la  méthode  analytit^ue  où  il  excelle. 

2.  Ké  en  1715,  et  fils  du  célèbre  médecin  de  ce  nom« 


12  LES  PniLOSOPUES.  11758] 

cène,  qu'à  se  lancer  dans  les  hautes  spéculations  de  la  pensée 
abstraite. 

Fermier  général,  il  avait  donné  le  spectacle  tout  nouveau  d'un 
défenseur  du  pauvre,  dans  ces  fonctions  qui  ne  montraient  d'or- 
dinaire aux  contribuables  que  des  tyrans.  Retiré  des  affaires  avec 
une  grande  fortune  dont  il  faisait  le  plus  honorable  usage,  il  en- 
treprit un  ouvrage  de  théorie,  où  il  résuma  et  exposa  sans  voile 
les  opinions  qui  avaient  cours  autour  de  lui  dans  la  société. 

Le  livre  de  V Esprit  parut  en  1758.  Le  titre  est  mal  justitîé. 
L'analyse  de  l'esprit  humain  n'est  que  l'introduction  et  non  le 
sujet  du  livre.  Le  but  d'Helvétius  est  de  déterminer  quel  est  le 
mobile  des  actions  et  des  jugements  humains  ;  en  d'autres  termes, 
quel  est  le  principe  de  la  morale.  U  débute  par  répéter  Gondillac 
en  le  poussant  à  l'extrême.  U  avance  que  la  cause  de  notre  supé- 
riorité sur  les  animaux  est  dans  la  différence  de  notre  organisa- 
tion physique,  et  surtout  dans  la  forme  de  nos  mains.  Gondillac 
n'eût  pu  le  désavouer;  car  il  avait  dit  que,  si  les  bétes  n'ont  pas 
les  mômes  facultés  que  nous,  c'est  que  l'organe  du  tact  est  moins 
parfait  chez  elles;  mais  ce  que  Gondillac  n'eût  jamais  accordé,  et 
ce  qui  se  déduit  pourtant  logiquement  du  système  de  la  sensation, 
c'est  que  la  liberté  morale  est  une  chimère.  «  Nos  volontés,  dit 
Helvclius,  étant  des  effets  immédiats  ou  des  suites  nécessaires  des 
impressions  que  nous  avons  reçues,  un  traité  philosophique  de  la 
liberté  ne  serait  qu'un  traité  des  effets  sans  cause.  » 

Il  va  sans  dire  qu  Helvétius  soutient  Locke  et  Voltaire  contre 
Gondillac  sur  la  question  :  Si  le  corps  peut  penser?  Il  va  plus  loin. 
Le  mot  matière  ne  signifie  plus  que  la  collection  des  propriétés 
connnunes  à  tous  les  corps;  c'est-à-dire,  apparemment,  que  la 
matière,  comme  l'esprit,  ne  sont  que  des  mots;  qu'il  n'y  a  pas  de 
substance  ;  qu'il  n'y  a  que  des  qualités  sans  sujet.  La  propriété  de 
sentir  est,  dans  son  opinion ,  commune  à  tous  les  corps  môme 
inorganiques. 

De  cette  métaphysique,  il  se  hâte  de  passer  à  la  morale. 

L'homme  n'étant  qu'un  être  sensible  (il  veut  dire  sensitif),  ne 
peut  avoir  naturellement  qu'un  but ,  le  plaisir  des  sens.  Tout  y 
aboutit  directement  ou  indirectement.  Le  bien  est  ce  qui  contri- 
bue à  nos  plaisirs  ;  le  mal,  ce  qui  blesse  nos  intérêts.  L'intérêt  est 


(17581  HELVÉTIUS.  43 

la  vraie  mesure  de  nos  jugements  el  le  principe  de  nos  actions. 
La  probité  est  l'habitude  des  actions  utiles  à  la  société.  La  vertu 
est  ce  qui  est  conforme,  le  vice ,  ce  qui  est  contraire  à  l'intérêt 
public  ;  les  actions  sont  indifférentes  en  elles-mêmes,  c'est-à-dire 
qu'il  n'y  a  ni  vice  ni  vertu  par  rapport  à  nous-mêmes ,  à  notre 
intérieur,  ni  vice  ni  vertu  en  soi.  Ces  sortes  de  vertus  relatives  à 
nous-mêmes  sont  des  vertus  de  préjugé  (la  pudeur,  par  exemple). 
Ce  qui  est  vice  au  point  de  vue  religieux  n'importe  pas  au  bien 
public.  Il  faut  plaindre  le  vicieuï  d'avoir  ces  goûts  et  ces  passions 
qui  le  forcent  de  chercher  son  bonheur  dans  l'infortune  d'autrui  ; 
car,  enfin,  on  obéit  toujours  à  son  intérêt:  l'univers  moral  est 
soumis  aux  lois  de  l'intérêt,  comme  l'univers  physique  aux  lois 
du  mouvement.  Il  est  aussi  impossible  d'aimer  le  bien  pour  le 
bien  que  d'aimer  le  mal  pour  le  mal. 

L'homme  humain  est  celui  pour  qui  la  vue  du  malheur  d'au- 
trui est  une  vue  insupportable ,  et  qui,  pour  s'arracher  à  ce  spec- 
tacle, est,  pour  ainsi  dire,  forcé  de  secourir  le  malheureux. 
L'homme  inhumain  est  celui  pour  qui  le  spectacle  de  la  misère 
d'autrui  est  un  spectacle  agréable.  La  plus  haute  vertu ,  comme 
le  vice  le  plus  honteux,  est  en  nous  l'effet  du  plaisir  plus  ou  moins 
vif  que  nous  trouvons  à  nous  y  livrer.  —  La  nature  n'est  rien  que 
l'habitude,  —  Les  deux  mobiles  presque  uniques  des  sociétés  sont 
la  faim  chez  les  sauvages,  l'amour  (physique)  chez  les  civilisés. 
—  Une  multitude  de  peuples  Vivent  ou  ont  vécu  en  société  sans 
idée  de  Dieu  '. 

Comment  donc  parvenir  à  perfectionner  la  société  ?  —  En  ap- 
prenant aux  individus  à  trouver  leur  avantage  dans  le  bonheur 
public.  L'éducation  est  tout.  L'esprit  étant  une  table  rase  chez 
l'homme  naissant,  les  intelligences  sont  naturellement  égales.  La 
différence  d'éducation  fait  seule  leur  inégalité.  Le  hasard  seul 
développe  le  génie  chez  certains  hommes. 

On  voit  par  quel  enchaînement  d'idées  Helvétius  arrive,  dans 
l'ordre  moral,  à  se  passer  de  Dieu;  dans  l'ordre  politique,  à  in- 
duire implicitement  une  égalité  qui  n'est  pas  l'égalité  des  droits 
(il  n'y  a  plus  ici  ni  droits  ni  devoirs),  mais  une  prétendue  iden- 

1.  Il  connait  aussi  bien  Thistoire  que  la  nature  humaine;  c'est  tout  direî 


14  LES   PHILOSOPHES.  [i758) 

tité  de  fait  entre  les  hommes.  Il  arrive  à  une  démocratie  matéria- 
liste par  le  même  chemin  qui  a  mené  Hobbes ,  plus  logique  et 
plus  profond,  à  un  despotisme  athée.  Hobbes  avait  bien  vu  que  le 
pouvoir  absolu  était  seul  capable  de  maintenir  un  ordre  matériel 
quelconque  dans  une  société  sans  idéal  et  sans  droit  :  il  faut  le 
lion  pour  commander  aux  loups. 

Il  importe  de  signaler  ici  le  premier  germe  de  la  fausse  démo- 
cratie qui  devait  être ,  pour  un  temps  que  nous  ne  pouvons  me- 
surer encore,  Tobstacle  capital  à  l'institution  de  la  cité  nouvelle. 
Des  génies  fort  supérieurs  à  Helvétius  devaient  s'égarer  avec  lui 
dans  celte  voie.  Nous  reviendrons  là-dessus.  Quant  à  sa  théorie 
deTégoïsme  ou  de  Tintérôt,  contentons-nous  de  quelques  mots 
en  passant.  Il  est  bien  sûr  que  l'honmie  ne  peut  partir  que  de  soi, 
et  qu'il  y  a  toujours  dans  ses  sentiments  un  rapport  quelconque 
à  lui-même  ;  il  serait  puéril  de  discuter  sur  ce  point  ;  mais ,  si  l'on 
appelle  égolsme  ou  intérêt  tout  sentiment  qui  nous  intéresse  d'une 
manière  quelconque,  on  fait  violence  à  la  langue  ;  si  Ton  prétend 
que  tout  sentiment  qui  nous  intéresse  n'a  que  nous-mêmes  pour 
but,  on  fait  violence  au  sens  commun.  L'égoïsme,  dans  la  langue 
de  tout  le  monde,  c'est  ce  qui  nous  renferme  en  nous-mêmes, 
ce  qui  ne  considère  autrui  que  comme  la  matière  de  nos  jouis^ 
sances  ;  tout  ce  qui  nous  fait  aimer  hors  de  nous,  tout  ce  qui 
nous  porte  vers  autrui  ou  vers  les  idées  générales,  qui  se  résu- 
ment  toutes  médiatement  ou  immédiatement  en  Dieu,  toute  affec- 
tion dirigée  vers  les  autres  créatures  ou  vers  le  Créateur,  tout 
amour  individuel,  collectif  ou  divin,  est  le  contraire  de  l'égoïsme, 
et  nier  la  réalité  de  ces  affections,  nier,  par  exemple,  qu'on  aime 
le  bien  pour  le  bien,  c'est  ignorer  profondément  la  nature  hu- 
maine et  la  nature  de  l'être  en  général. 

Le  caractère  distinctif  d'Helvétius  est  cette  audace  de  logique 
vulgaire  qui  décèle  non  point  l'étendne ,  mais,  au  contraire ,  les 
bornes  d'un  esprit  court  et  faux  :  les  rapports  complexes  et  mys- 
térieux des  choses  lui  échappent;  il  nie  ce  qu'il  ne  voit  pas  et 
n'est  jamais  retenu  par  le  sens  commun ,  qu'il  prend  pour  un 
préjugé  *. 

1.  Voir  aae  bonne  analyse  d'Helvétâos  dans  le  Cmm  Shistoirt  dt  la  Philosophie 
moderne^  de  M.  Cousin,  I**  série,  t.  III,  leçons  iv,  V. 


[17581  HELVÉTlUSw  15 

Ce  livre  médiocre  eut  un  effet  qui  dépassa  de  beaucoup  sa  va- 
leur propre  :  faut-il  dire  que  la  société  contemporaine,  qui  avait 
posé  devant  l'auteur,  reconnut  son  image?  t  C'est  un  homme  qui 
a  dit  le  secret  de  tout  le  monde  !  >  Ce  mot  terrible  d'une  femme 
d'esprit*,  qui  condamnait  toute  une  génération,  n'était  vrai 
qu'avec  de  grandes  restrictions.  Une  furieuse  tempête  éclata  dans 
les  régions  officielles  :  ce  livre  avait  paru,  sous  le  nom  de  l'au- 
teur, avec  privilège  du  roi,  un  censeur  complaisant  l'ayant 
approuvé  sans  vouloir  le  comprendre.  La  Sorbonnc  et  l'arche- 
?èque  de  Paris  fulminèrent  ;  la  cour  dépouilla  Helvétius  d'une 
charge  honorifique  qu'il  avait  chez  la  reine;  le  parlement  allait 
décréter  contre  lui;  il  se  rétracta  dans  les  termes  les  plus  expli- 
cites et,  l'on  en  doit  convenir,  les  moins  dignes.  Sa  doctrine 
n'était  pas  de  celles  qui  font  les  martyrs.  Personne  ne  prit  au  sé- 
rieux cette  rétractation,  et  ce  n'était  pas  là  ce  qui  pouvait  arrêter 
le  mouvement  d'idées  auquel  Helvétius  avait  servi  d'organe.  Trop 
de  gens  étaient  heureux,  sans  en  vouloir  convenir,  qu'on  leur 
eût  donné  la  théorie  de  leur  pratique. 

Jusqu'où  cette  théorie  pouvait-elle  conduire?  Helvétius,  s'il 
l'eût  bien  compris,  eût  été  plus  épouvanté  encore  que  Condillac 
ne  dut  l'être  de  voir  ce  qu'Helvétius- avait  fait  du  système  de  la 
sensation.  Tous  les  vices  et  tous  les  crimes  étaient  implicitement 
justifiés.  Hielvétius ,  qui  est  bon  par  nature ,  fait  et  conseille  le 
bien ,  parce  qu'il  trouve  plaisir  à  le  faire  :  tel  monstre  de  dé- 
mence, qui  aura  détruit  en  lui-même  les  sympathies  de  l'instinct, 
n'aura  qu'à  appliquer  le  même  principe  en  sens  inverse,  pour  en 
faire  sortir  l'idéal  du  crime  dans  tel  livre  qui  semble  écrit  par 
Tibère  à  Caprée,  et  pour  anéantir,  après  la  vertu ,  la  nature  elle- 
même;  la  nature,  en  effet,  n'est  qu'un  mot  comme  le  reste,  selon 
le  livre  de  YEsprit. 

Il  suffit  d'indiquer  ces  extrémités  d'une  logique  monstrueuse; 
il  n'est  pas  besoin  d'insister  sur  de  sinistres  exceptions.  Le  mal 
qui  frappe  en  grand  celte  société  de  mœurs  douces  et  molles , 
n'est  pas  l'énergie  du  crime,  la  surexcitation  des  sens  tournée  au 
délire  orgiaque  et  sanglant,  comme  sous  l'ère  des  Césars,  mais  la 

1.  Madame  de  Boaffler% 


46  LES   PHILOSOPHES.  [1758] 

sophistication  des  esprits,  le  dessèchement  des  cœurs,  l'abaisse- 
ment des  âmes  par  la  de&truction  de  tout  idéal.  Helvétius  a 
maxime,  pour  ainsi  dire,  la  décadence  prédite  par  Leibniz  *. 

L'idéalité  disparue  des  sciences  morales,  toute  flamme  est-elle 
donc  éteinte?  tout  ce  qui  échauffe  le  cœur,  tout  ce  qui  élève  l'es- 
prit est-il  évanoui?  Ce  siècle,  si  plein,  après  tout,  de  mouvement 
et  de  vie,  va-t-il  s'affaisser  et  croupir  asphyxié  dans  un  marais? 
—  C'est  impossible!  L'ardeur  inquiète  des  imaginations  et  des 
intelligences  saura  bien  se  créer  un  aliment  :  la  passion ,  indes- 
tructible au  fond  de  l'âme  de  la  France,  a  bien  pu  être  refoulée , 
mais  non  étouffée  par  les  petits  vices  et  les  petits  sophismcs.  Non, 
l'égoïsme  sensuel  n'est  pas  encore  le  secret  de  tout  le  monde  !  L'en- 
thousiasme, chassé  du  domaine  intérieur,  du  monde  des  esprits, 
se  réfugie  d'abord  dans  les  sciences  de  la  Nature ,  dans  le  grand 
spectacle  de  ce  monde  extérieur  qui  se  dévoile  de  plus  en  plus  à 
nos  regards.  Nous  avons  vu  avec  quel  zèle  sincère  et  quelle  éner- 
gie Voltaire  a  chanté,  commenté,  popularisé  Newton  et  provoqué 
la  vérification  vraiment  sublime  d'une  des  théories  newtonienhes 
par  nos  courageux  voyageurs  français;  mais  Voltaire  n'est,  en 
physique,  qu'un  brillant  vulgarisateur  :  ce  n'est  pas  là  le  génie 
initiateur  qu'attend  chez  nous  la  philosophie  de -la  Nature.  Il  y 
touche  avec  éclat,  comme  à  toutes  choses  ;  mais  il  ne.  fait  que  la 
traverser;  il  est  trop  bien  Thcritier  de  cette  littérature  française 
si  absorbée  dans  l'analyse  de  l'homme ,  il  est  trop  bien  le  repré- 
sentant de  l'esprit  social,  le  type  môme  de  la  civilisation  raffinée, 
pour  être  l'homme  de  la  nature.  Le  sentiment  des  harmonies 
mystérieuses  de  l'univers,  et  ce  qu'on  a  pu  nommer  la  religion 
de  la  vie ,  manquent  à  son  déisme  rationcl  :  il  ne  connut  jamais 
la  patience  et  le  recueillement  nécessaires  pour  surprendre  les 
secrets  de  Tlsis  éternelle. 
Voltaire  a  contribué  à  répandre  la  science  sans  l'accroître  :  les 

avants  français  de  la  première  moitié  du  siècle  font  avancer 
diverses  parties  de  la  connaissance  humaine  ;  mais  aucun  d'eux 
n'a  cette  vue  synthétique  qui  embrasse  et  renouvelle  l'ensemble 
d'une  grande  science  :  aucun  n'a  le  sceau  des  génies  créateurs. 

1.  Voir  notre  t.  XV,  p.  349. 


11743-1749]  SCIENCES.    D'ALEMBERT.  17 

Nous  avons  déjà  uommé  quelques-uns  des  hommes  éminents  qui 
soutiennent  l'iionneur  de  l'Académie  des  sciences,  les  Mairan  ', 
les  Clairaut,  les  Fontaine,  etc.  La  France  savante  garde  la  haute 
position  qu'elle  a  conquise.  Peut -être  est-ce  dans  les  mathéma- 
tiques qu'elle  a  encore  une  prépondérance-  décidée.  Un  esprit 
supérieur  s'y  est  révélé  :  d'Alembert,  destiné  plus  tard  à  un  rôle 
actif,  quoique  circonspect,  dans  une  sphère  moins  paisible  que 
celle  de  la  géométrie.  Fils  naturel  de  la  fameuse  chanoinesse 
Tencin,  abandonné,  par  ordre  de  sa  mère,  sur  les  marches  de 
l'église  Saint- Jean -le -Rond,  recueilli  et  élevé  par  une  pauvre 
vitrière,  qui  reste  toujours  pour  lui  sa  véritable  mère,  quand 
l'autre  voudrait  en  vain  plus  tard  revendiquer  un  fils  devenu 
illustre,  il  sort  très-jeune  de  l'obscurité  par  des  talents  précoces 
au  service  d'un  caractère  indépendant  et  d'un  esprit  habile. 
En  1743,  à  vingt- six  ans,  son  ti*aité  de  Dynamique  le  place  au 
sommet  de  la  science  contemporaine  :  son  principe  de  YÉgalitè 
entre  les  changements  qu*  éprouve  le  mouvement  des  corps  et  les  forces 
employées  à  produire  ces  changements,  détermine  une  vraie  révo- 
lution dans  la  géométrie  appliquée  à  la  mécanique^.  En  1746, 
il  invente  un  nouveau  calcul,  le  Calcul  intégral  aux  différences  par- 
tielles,  instrument  puissant  pour  les  progrès  ultérieurs.  En  1749,  il 
résout  le  problème  de  la  précession  des  équinoxes;  puis  il  publie 
des  Recherches  sur  différents  points  importants  du  système  du  monde. 
n  parvient  au  pliïs  haut  rang  parmi  les  hommes  rares  qui  ont  su 
marier  à  la  solidité  des  sciences  l'élégance  des  lettres;  mais  cet 
esprit  clair,  ferme,  méthodique,  qui  n'a  que  de  la  lumière  sans 
chaleur  et  de  la  raison  sans  imagination,  est  impropre  aux 
sciences  de  la  vie,  comme  Voltaire,  mais  par  d'autres  causes. 

D'Alembert  brille  dans  les  mathématiques  appliquées  à  la  théo- 
rie des  sciences  physiques,  de  l'astronomie,  de  la  mécanique^  de 

1.  On  lui  doit,  outre  ses  découvertes  dan»  les  sciences  exactes,  d*avoir,  le  premier 
chez  nous,  fait  connaître  les  vrais  caractères  de  la  langue  et  de  l'écriture  chinoises, 
et  préparé,  sous  plus  d'un  rapport,  les  gprandes  découvertes  modernes  sur  Tidéo- 
graphie  égyptienne.  Il  fut  auprès  de  l'Europe  le  vulgarisateur  des  travaux  du  père 
Parenuin,  ce  jésuite  qui  joua  un  rôle  si  important  et  si  original  à  la  Chine,  où  il 
avait  été  conservé  comme  mathématicien,  après  la  persécution  de  1722. 
'  2.  Pendant  ce  temps,  dans  la  mécanique  pratique,  les  ingénieuses  inventions  do 
Vaucanion  familiari«eut  le  public  avec  les  progrès  de  la  science. 

XVI.  2 


18  LES  PHILOSOPHES.  [1751-!769] 

la  physique  générale.  Les  mathématiques  pratiques,  au  moins 
la  géographie  et  la  géodésie ,  conservent  également  leur  supé- 
riorité en  France.  Banville,  continuateur  de  Delisle,  recrée  la 
géographie  antique  et  rend  d'inappréciables  services  à  This- 
toire.  Jacques  Gassini  élève  une  perpendiculaire  à  la  méridienne 
commencée  par  son  père  et  achevée  par  lui  :  la  France  est  ainsi 
mesurée  de  GoUioure  à  Dunkerque  et  de  Saint-Malo  à  Strasbourg. 
Le  troisième  Gassini  (César-François)  rectifie  les  travaux  de  son 
père  et  de  son  aïeul,  et  entreprend,  avec  Gamus  et  Montigni,  la 
grande  carte  de  France  en  1751  *. 

Dans  Tastronomie  d'observation ,  les  étrangers  rivalisent  avec 
la  France  :  il  y  a  là  une  noble  émulation.  Les  voyages  scienti- 
fiques continuent.  A  deux  reprises,  en  1761  et  1769,  d'abord 
parmi  les  périls  de  la  guerre,  puis  après  la  paix  de  Paris,  des 
astronomes  français  vont  au  bout  du  monde ,  dans  les  mers  de 
rinde  et  de  la  Chine,  en  Sibérie^  en  Californie,  observer  les  deux 
passages  successifs  de  Vénus  sur  le  disque  du  soleil  :  on  connaît 
désormais  la  distance  du  soleil  à  la  terre,  à  trois  cent  mille  lieues 
près,  c'est-à-dire  à  environ  un  centième  près,  tandis  qu'aupara- 
vant l'incertitude  était  de  huit  à  dix  millions  de  lieues.  Les  noms 
de  Le  Gentil ,  du  génovéfain  Pingre,  de  l'abbé  Chappe,  méritent 
;  place  auprès  de  ceux  des  Bouguer,  des  La  Condamine,  des  Clai- 
;  raul.  L'abbé  Chappe  meurt  martyr  de  la  science  dans  ces  mômes 
régions  où  tant  de  hardis  aventuriers  doivent  un  jour  arracher 
l'or  des  entrailles  de  la  terre  au  prix  de  moins  nobles  souf- 
frances ^.  Un  autre  savant  voyageur,  l'abbé  de  La  Caille,  a  donné 
la  méthode  la  plus  facile  pour  calculer  la  longitude  en  mer  d'après 
l'observation  de  la  lune  ('1755).  On  commence,  d'après  son  plan, 
YAlmanadinaïUique,  qu'on  ne  termine  pas  et  que  les  Anglais  nous 

1.  La  première  organisation  du  génie  civil  date  de  cette  époque.  Gassini  forma  un 
corps  d'ingénieurs  p-^ir  exécuter  sa  carte.  Il  mourut  en  1784  et  l'œuvre  fut  achevée 
eu  1790  par  son  fils,  Jacques-DoMLlique.  On  a  peu  d'exemples  d'une  pareille  héré- 
dité de  talents  spéciaux. 

2.  A  la  même  période  appartient  an  autre  Toyage  célèbre,  le  premier  Toyage 
autour  du  monde  qu'ait  exécuté  un  vaisseau  français,  celui  de  Bougainville  (  1764- 
1766).  Les  Anglais  et  les  Hollandais  avaient  déjà  fait  une  quinzaine  de  ces  expédi- 
tions. La  découverte  de  Taiti  et  les  observations  sur  les  mœurs  de  ses  habitants, 
à  une  époque  où  l'on  était  si  préoccupé  de  Vétat  de  nafiir»  et  de  tout  ce  qui  semblait 
sVn  rapprocher,  valut  une  grande  popularité  à  la  relation  de  Bougainville. 


11760-1775]  GÉOGBAPHIE.    ASTRONOMIE.  19 

enlèvent  Thonneur  d'achever  (1767).  Lalande,  élève  de  La  Caille, 
or^nise,  pour  ainsi  dire,  Tastronomie,  en  groupant  les  adeptes 
de  c^Ue  belle  science  :  il  écrit  son  grand  Traité  (T astronomie  (1764) 
et  prend,  durant  quinze  ans,  la  part  principale  à  la  rédaction  de 
la  Connaissance  des  Temps  (1760-1775).  Hessier  publie,  en  1771, 
le  catalogue  des  Nébuleuses. 

L'histoire  doit  aussi  un  souvenir  aux  habiles  artistes  qui  per- 
fectionnent les  instruments  de  la  science,  nouveaux  organes  qui 
centuplent  la  puissance  des  organes  que  nous  a  donnés  la  nature  ; 
ainsi  Lepaute,  qui  a  fait  faire  de  si  grands  pas  à  l'horlogerie, 
tandis  que  sa  femme,  collaboratrice  de  Clairaut  et  de  Lalande, 
prenait  part  aux  progrès  de  l'astronomie;  ainsi  Leroi  et  Bertaud, 
auteurs  des  montres  marines  expérimentées  sous  toutes  les  lati- 
tudes par  le  père  Pingre. 

Dans  quelques  autres  branches  de  la  connaissance  humaine,  la 
France  ne  fait  pas  ime  aussi  grande  ligure.  La  chimie,  cette 
science  nouvelle  qui  se  dégage  de  plus  en  plus  des  vieux  rêves 
alchimiques,  présente  chez  nous  des  travaux  estimables;  mais 
les  découvertes  essentielles  sur  les  gaz,  sur  les  vrais  éléments  des 
corps,  se  font  à  l'étranger.  La  théorie  de  la  chimie  est  cependant 
encore  à  faire,  et  la  France  doit  prendre  avant  peu  une  glorieuse 
revanche.  Des  doctes  leçons  que  professe  Rouelle  *  au  Jardin  des 
Plantes,  va  éclore  ce  Lavoisier  destiné  à  systématiser  la  science 
qui  introduit  l'homme  dans  le  mystérieux  laboratoire  de  la  nature, 
et  qui  lui  révèle  non  plus  seulement  les  propriétés,  mais  la  com- 
position et  la  décomposition  des  corps  inorganiques. 

Ce  n'est  pas  non  plus  à  la  France  que  revient  la  gloire  des  écla- 
tantes découvertes  qui  s'opèrent  dans  la  partie  la  plus  obscure  et 
jusqu'alors  la  plus  insaisissable  de  la  physique,  dans  l'électricité. 
Et  cependant,  avant  Franklin,  un  Français,  Duhamel-Dumon- 
ceau,  savant  universel,  avait  affirmé  l'identité  du  fluide  élec- 
trique et  de  la  foudre  '.  Franklin  développe  cette  idée,  en  fiiit  la 
théorie,  puis  la  prouve  par  de  courageuses  expériences  qu'exé- 


1.  (Test  à  lai  qu'appartient  la  classification  des  sels. 

2.  Parmi  d'innombrables  travaux  de  botanique,  d'ag^ronomie,  de  météorologie ,  do 
pbysiqae,  de  chimie,  on  lui  doit  la  première  théorie  des  engrais.  — ^  Sur  ses  litres, 
vovez  Hoëffer,  HuL  de  la  Chimie,  t   II,  p.  3%. 


20  LES   PHILOSOPHES.  [1722  1752) 

cutcnt  on  môme  temps  en  France  Dalibard  et  Lemonnier'{1752). 

Nous  touchons  enfin  à  l'histoire  naturelle  proprement  dite  et  à 
sa  branche  la  plus  élevée,  la  science  de  la  nature  animée.  Puranl 
la  première  moitié  du  siècle,  un  esprit  sagace,  pratique,  ingé- 
nieux et  actif,  avait  jeté  un  vif  intérêt  sur  quelques  parties  de  la 
zoologie.  C'était  ce  Réaumur,  qui  se  signala  en  appliquant  si 
heureusement  la  physique  et  l'histoire  naturelle  à  l'industrie,  et, 
réciproquement,  les  observations  recueillies  dans  les  pratiques 
industrielles  aux  études  scientifiques.  Il  enseigne  l'art  de  convertir 
le  fer  en  acier  (1722),  l'art  de  fabriquer  le  fer-blanc  (1725),  com- 
mence pour  la  porcelaine  (1727-1739)  les  essais  que  poursuivent 
plus  tard,  avec  un  plein  succès,  les  chimistes  Darcet  et  Mac- 
quer,  et  qui  aboutissent  à  la  belle  création  de  Sèvres  ;  il  invente 
un  nouveau  thermomètre  par  l'application  d'une  idée  de  New- 
ton (1731)';  il  a  reconnu,  après  Palissi,  l'intérêt  mystérieux 
qu'offrent  à  la  science  les  vastes  bancs  de  coquillages  fossiles 
qu'on  appelle  falun  en  Touraine  et  qui  doivent  se  retrouver  sur 
tant  d'autres  points  (1720);  enfin,  après  une  foule  de  mémoires 
sur  l'histoire  naturelle,  il  publie,  de  1734  à  1742,  ses  célèbres 
Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  des  Insectes,  vrai  chef-d'œuvre, 
malheureusement  incomplet.  Personne  n'a  répandu  plus  d'attrait 
sur  la  science  :  rien  de  plus  fin  ni  de  plus  délicat  que  l'art  avec 
lequel  il  pénètre  dans  ce  monde  si  nouveau  et  si  varié  des  petits 
êtres.  On  sent  en  lui  la  vie  et  non  plus  seulement  la  mathématique 
de  la  nature  ;  il  est  un  des  précurseurs  de  l'éclatant  génie  qui  va 
se  lever  sur  les  sciences  naturelles. 

Les  découvertes  se  multiplient  :  de  grands  faits,  des  lois  impor- 
tantes, quoique  isolées  encore,  sont  reconnus,  soit  dans  la  géo- 
logie, soit  dans  la  voie  zoologique  ouverte  par  Réaumur;  ainsi, 
un  des  esprits  les  plus  originaux  et  les  plus  élevés  du  siècle,  le 
Genevois  Charles  Bonnet,  reconnaît,  tout  jeune  encore,  que  cer- 
tains insectes  se  reproduisent  sans  accouplement  (1740),  et  con 
firme,  par  ses  expériences,  la  découverte  plus  étonnante  encore 


1.  La  constraction  de  cet  inâtrument,  seal  employé  en  France  pendant  un  siècle, 
repose  sur  le  choix  des  deux  points  extrêmes  de  la  graduation,  à  savoir  :  la  conjirc- 
lation  de  l'eau  et  rébullition.  On  n'y  a  opéré  qu'on  changement  nominal  dans  le 
nombre  des  degrés. 


(174017501  RÉAUMUR.    NATURALISTES.  îi 

de  Trembicy  sur  les  polypes  et  sur  plusieurs  espèces  de  vers  qui 
se  reproduisent  indéfiniment  par  incision,  à  la  manière  de  ceux 
des  végétaux  qui  se  multiplient  par  boutures.  Ces  êtres  singuliers 
paraissent^  comme  rétablit  le  grand  botaniste  Bernard  de  Jus- 
sieu,  relier  les  deux  règnes  de  la  vie  animale  et  de  la  végétation, 
tandis  que  la  nature  inorganique  elle-même  semble  rattachée  à 
la  nature  vivante  par  Texistence  animale  que  constate  Peyssonel 
chez  les  coraux,  les  madrépores  et  d'autres  immobiles  habitants 
des  mers. 

Une  vive  attention  se  porte  sur  notre  terre  et  sur  les  êtres  qui 
l'habitent,  sur  les  origines  et  les  phases  inconnues  de  cette  terre 
et  de  ces  êtres.  Cette  curiosité  redouble  à  mesure  que  Ton  plonge 
un  regard  plus  hardi,  par  delà  notre  atmosphère,  dans  les  pro- 
fondeurs du  monde  sidéral.  Quand  l'homme  étend  si  loin  ses 
notions,  i!  faut  à  plus  forte  raison  qu'il  connaisse  son  habitation  « 
les  races  qui  la  partagent  avec  lui,  et  sa  propre  race.  C'est  là  évi- 
demment que  doit  se  manifester  quelque  grande  intelligence  qui 
relie  synthétiquemént  tous  ces  faits  et  toutes  ces  idées,  et  qui  fas- 
cine les  imaginations  en  faisant  comme  un  soleil  de  tous  ces  rayons 
éjvars.  La  nature  seule  peut  tenir  lieu  d'idéal ,  en  quelque  sorte , 
et  rendre  une  poésie  aux  âmes  inquiètes  que  le  matérialisme  a 
bannies  des  mondes  supérieurs. 

A  côté  des  découvertes,  et  surexcitées  par  elles,  les  hypothèses, 
tan}  honnies  par  Voltaire  et  par  l'école  expérimentale,  subsistent 
dans  les  sciences  naturelles  et  y  entretiennent  une  fermentation 
salutaire.  Un  livre  mêlé  de  rêveries,  de  suppositions  sans  fonde- 
ment et  de  vues  profondes,  le  Telliamed,  ou  Entretiens  d'un  phi- 
losophe indien  avec  un  missionnaire  français  ',  vient  d'exciter 
l>eaucoup  d'étonnement  et  une  espèce  de  scandale.  L'auteur  y 
avance  que  les  montagnes  ont  été  formées  par  les  courants  de  la 
mer,  comme  le  prouvent  les  dépôts  de  substances  et  de  coquilles 
marines  réi)andus  dans  l'intérieur  des  terres;  que  tous  les  êtres 
vivants,  l'homme  comme  les  autres,  sont  sortis  de  la  mer.  Vol- 
taire se  moque  beaucoup  de  l'homme- poisson  et  des  montagnes 


1.  Ourrage  posthume  (fan  ancien  consal  de  France  en  Egypte,  nommé  de  Maillet, 
et  qui  arait  dégoiaé  son  nom  sous  l'aiiagramme  de  Ttlliamed.  Mort  en  1738. 


22  LES   PHILOSOPHES.  [1707-17391 

formées  par  les  coquilles;  mais  le  système  neptwnien  ne  semble 
pas  si  ridicule  à  tout  le  monde. 

Tous  ces  essais  sont  les  préludes  des  grandes  choses  qui  vont 
éclore. 

Sur  une  hauteur  que  dominent  de  longues  collines  d'un  aspect 
sévère,  au  centre  d'un  paysage  assez  recueilli  et  solitaire,  quoique 
dans  le  voisinage  de  la  petite  ville  bourguignonne  de  Montbard, 
une  vieille  tour  s'élève  du  milieu  d'un  bois  d'arbres  verts  :  c'est 
dans  ce  domaine,  à  quelques  lieues  de  la  patrie  de  Bossuet,  que 
naquit,  le  7  septembre  1707,  l'enfant  qui  devait  être  le  rival  en 
éloquence  de  l'auteur  du  Discours  sur  Ihistoire  universelle ,  le 
Bossuet  du  naturalisme.Georgcs-Louis  Leclerc  de  Buffon,  fils  d'un 
conseiller  au  parlement  de  Dijon,  se  montra  résolu,  dès  sa  pre- 
mière jeunesse ,  h  consacrer  aux  sciences  la  liberté  et  les  moyens 
d'action  que  lui  assurait  une  grande  fortune.  Mais  il  ne  manifesta 
point  d'abord  de  vocation  spéciale,  et  il  exerça  largement  son 
esprit  dans  diverses  parties  de  la  connaissance  humaine  où  ne 
figurait  point  la  zoologie.  Il  parcourut  une  partie  de  la  France  et 
de  l'Italie,  et  visita  les  Alpes  avec  deux  amis  anglais  qu'il  accom- 
pagna ensuite  dans  leur  patrie  :  ce  furent  là  tous  les  voyages  de 
cet  homme  qui  devait  parcourir  incessamment  la  terre  entière  par 
la  pensée.  Il  débuta,  après  son  séjour  en  Angleterre,  par  traduire 
la  Statique  des  végétaux,  de  Haies,  et  le  traité  des  Fluxions,  de 
Newton.  Comme  pour  payer  son  tribut  à  l'esprit  du  temps,  il 
attaque  les  hypothèses  dans  sa  préface.  Divers  mémoires  de  géo- 
métrie, de  physique,  d'économie  rurale  et  forestière,  le  font  con- 
naître à  son  retour  d'Angleterre.  On  remarque  déjà  quelque  chose 
de  colossal  dans  son  imagination  et  dans  ses  procédés  :  il  fait  ses 
expériences  sur  une  échelle  énorme;  il  veut  renouveler  le  miroir 
avec  lequel  Archimède  dérobait  les  feux  du  soleil  pour  incendier 
les  flottes  ennemies.  L'Académie  des  sciences  l'avait  appelé  dans 
son  sein  dès  l'âge  de  vingt-six  ans  :  les  plus  sagaces  parmi  les 
savants  pressentaient  son  avenir.  En  1739,  l'intendant  du  Jardin 
royal  des  Plantes,  Dufay,  physicien  et  naturaliste  estimable,  connu 
par  des  découvertes  sur  l'électricité,  se  sentait  dépérir,  jeune 
encore,  d'une  maladie  de  langueur.  Le  Jardin  des  Plantes  n'avait 
guère  été  jusqu'à  lui  qu'une  succursale  de  la  Faculté  de  médecine; 


11739-17491  BUb^FON.  23 

il  avait  commencé  d'en  élargir  les  collections  et  renseignement, 
cl  comprenait  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  plus  grand  à  entre- 
prendre. Il  signa,  d'une  main  mourante,  la  demande  au  ministre 
de  lui  donner  Buffon  pour  successeur.  BufTon  accepta  ce  noble 
legs,  qui  décida  de  ses  destinées  et  qui  lui  fournit  les  moyens  de 
fixer  et  de  réaliser  les  pensées  vastes,  mais  vagues  encore,  qui 
s'agitaient  dans  son  cerveau.  Il  résolut  de  faire  du  Jardin  des 
Plantes  le  temple  de  la  nature  et  de  s'en  faire  le  pontife  et  l'his- 
torien. 

L'histoire  naturelle  devient  dès  lors  le  but  unique  de  ses  écla- 
tantes facultés.  Doué  d'une  force  de  volonté  extraordinaire,  pen- 
dant près  de  soixante  ans,  il  consacre  chaque  jour  le  même 
nombre  d'heures  au  travail.  Ni  les  plaisirs  du  jeune  âge,  ni  les 
infirmités  de  la  vieillesse  n'empiètent  jamais  sur  l'étude.  Dans  sa 
jeunesse,  il  se  faisait  arracher  violemment  de  son  lit  à  cinq  heures 
du  malin,  quand  il  était  rentré  à  deux  heures  des  soupers  de 
Paris.  Organisation  puissante,  mais  incomplète,  ce  qui  lui  manque 
renforce  d'autant  ce  qu'il  possède.  Sa  sérénité,  son  équilibre, 
reposent  moins  sur  l'harmonie  des  éléments  essentiels  de  l'homme 
que  sur  l'atrophie  de  l'élément  qui  enfante  les  orages,  sur  l'ab- 
sence des  passions  du  cœur.  Tout  est  sacrifié  à  l'intelligence.  La 
vie  physique  n'est  pas  comprimée  chez  lui,  comme  chez  les  pen- 
seurs ascétiques  :  elle  est  livrée,  au  contraire,  à  l'instinct  avec 
insouciance,  tandis  que  toute  la  vie  morale  se  concentre^ dans  la 
science,  aimée  à  la  fois  pour  elle-même  et  comme  instrument  de 
gloire.  La  gloire  est  sa  seule  passion.  Ni  l'amour  de  la  femme,  ni 
la  haine  des  abus  sociaux,  n'excitent  ou  ne  troublent  son  âme. 
L'amour  de  l'humanité,  au  lieu  de  la  forme  militante  du  temps, 
prend  chez  lui  la  forme  scientifique.  Il  aime  l'humanité  en  l'éclai- 
rant, en  élargissant  ses  horizons.  Il  ne  prendra  pas  pour  devise, 
comme  un  autre  grand  homme  plus  dévoué  et  plus  malheureux  : 
Vitam  impendere  vero*;  tout  en  servant  la  vérité,  ou  ce  qu'il  croit 
la  vérité,  il  la  voilera  quelquefois;  il  ménagera  tout;  il  sacrifiera 
beaucoup  pour  obtenir  de  poursuivre  en  paix  son  œuvre  :  la 
magnificence  de  cette  œuvre  est  son  excuse  devant  la  postérité. 

1.  Sacrifier  sa  Tie  à  U  vérité.  Devise  de  Rousseau. 


Î4  LES  PHILOSOPHES.  [1739-1749) 

Quelles  prodigieuses  visions  durent  l'assaillir,  lorsque  la  nature 
se  présenta  à  lui  comme  un  seul  être  dont  il  avait  à  décrire  les 
formes  et  à  raconter  les  vicissitudes  !  lorsque  jaillit  de  son  cerveau 
le  plan  d'une  histoire  générale  de  la  terre  et  de  la  vie  sur  la 
terre  !  La  conception  s'élance  sur  des  ailes  d'aigle  :  l'exécution  se 
traîne  à  pas  de  tortue,  même  pour  le  plus  fort  et  le  plus  actif. 
Toute  une  existence  ne  suffit  pas  à  réaliser  la  pensée  d'un  seul 
instant ,  et  Buffon  ne  devait,  suivant  l'expression  du  grand  histo- 
rien de  la  littérature  au  xvni*  siècle*,  parcourir  que  quelques 
rayons  du  cercle  immense  qu'il  s'était  tracé.  Les  études  prépa- 
ratoires lui  manquaient  :  il  s'efforce  d'y  suppléer  par  la  puissance 
du  travail  et  de  la  méditation^;  il  voit  devant  lui  un  fanal  qui  le 
guidera  sur  l'obscur  océan  des  êtres;  c'est  ce  qu'on  nommera 
plus  tard  la  théorie  des  faits  nécessaires,  vrai  flanibeau,  en  effet, 
de  ce  monde  physique  où  tout  est  soumis  à  des  lois  qui  s'en- 
chaînent rigoureusement.  Idée  sublime,  mais  d'une  témérité 
héroïque  :  quel  œil  humain  ne  se  troublera  pas  sur  l'enchaîne- 
ment des /a/f5fîécc55aîr«/ Descartes  s'y  est  perdu!...  Ce  n'est  que 
par  ces  téméraires  qu'avance  l'esprit  humain. 

Les  organes  physiques  font  défaut  à  Buffon  comme  les  études 
spéciales  :  son  œil  myope  est  impropre  à  l'observation;  il  se 
complète  en  s'associant  son  compatriote  Daubenton ,  habile 
et  infatigable  expérimentateur  qui  est  l'œil  et  la  main  où 
Buffon  est  la  pensée*.  Buffon  traite  seul  les  généralités  de  la 
géologie,  partage  les  études  zoologiques  avec  Daubenton ,  ne 
fait  qu'effleurer  théoriquement  la  botanique  et  abandonne  cette 
science  aux  deux  frères  Jussieu,  Antoine  et  Bernard,  bien 
dignes,  par  leur  esprit  étendu  et  généralisateur,  de  marcher 
aux  côtés  de  Buffon  dans  la  route  de  la  philosophie  naturelle  *. 

1.  M.  Villemain. 

2.  Le  meilleur  creuset^  disait-il,  c'est  Vesprit, 

3.  Daubenton  fut  quelque  chose  de  plus  :  il  «  avait  le  premier  compris  le  prin- 
cipe général,  le  lien  commun  de  tous  les  faits  qui  devaient  servir  de  base  à  Tana- 
tomie  comparée.  Il  avait  pris  l'homme  pour  terme  de  rapport,  et  les  animaux  pour 
terme  de  comparaison.  ••  Serres,  Organogénie,  ap.  Enryrhp.  nouvelle  y  t.  VII,  p.  14. 

4.  La  fimille  des  Jussieu  devait  être,  dans  la  botanique,  ce  qu*éUiit  la  famille  des 
Cassini  dans  Tastronomie  et  la  géodésie.  Un  troisième  frère,  Joseph,  avait  partagé, 
comme  botaniste,  les  fatigues  et  les  périls  de  rexpédition  de  La  Condamine,  Bouguer 
et  Godin  aa  Pérou. 


[1749  1753]  BUFFON.    niSTOïKE  NATURELLE.  85 

Le  Cabinet  d'histoire  naturelle  est  créé  par  leurs  efforts  réunis*. 

Après  dix  ans  d'incubation,  la  pensée  de  Buffon  éclôt.  Les  trois 
premiers  volumes  de  V Histoire  naturelle  paraissent  en  1749.  Le 
public  reste  saisi  d*étonnement  devant  la  majesté  du  sujet  et  celle 
du  langage.  Au  lieu  de  la  phrase  hachée,  du  trait  jaillissant  de 
Montesquieu,  au  lieu  de  la  parole  ailée  de  Voltaire,  on  retrouve 
Fample  phrase  des  anciens,  aux  larges  et  harmonieuses  périodes, 
avec  là  clarté  française  de  plus  :  c'est  la  parole  qui  expose  et 
affirme,  au  lieu  de  la  parole  qui  discute  et  qui  combat  ;  ce  sont  les 
idées  des  temps  nouveaux  exprimées  avec  l'accent  solennel  du 
xvii*  siècle  et  de  l'antiquité  romaine.  S'il  n'est  pas  de  génie  hu- 
main qui  égale  la  majesté  de  la  Nature,  comme  on  l'a  dit  de  Buffon 
par  une  excusable  hyperbole,  on  peut  dire  au  moins  que  jamais 
les  merveilles  de  l'univers  n'ont  été  célébrées  dans  une  langue 
plus  digne  d'elles. 

Bon  nombre  de  beaux  esprits,  par  frivolité,  et  une  partie  des 
savants,  par  d'autres  motifs,  ne  virent  guère  d'abord  dans  Buffon 
que  le  grand  coloriste^  que  le  style  :  Buffon  lui-même  y  aida  par  sa 
maxime  :  le  style  c'est  r homme;  mais  il  fallait  savoir  l'entendre, 
t  Le  style  n'est  que  l'ordre  et  le  mouvement  qu'on  met  dans  ses 
pensées,  »  c'est-à-dire  toute  l'œuvre,  moins  l'inspiration  première 
et  le  plan  général,  t  Le  style  doit  graver  des  pensées  et  non  des 
paroles...  Les  idées  seules  forment  le  fond  du  style  :  l'harmonie 
des  paroles  n'en  est  que  l'accessoire...  Un  beau  style  n'est  tel  que 
par  le  nombre  infini  des  vérités  qu'il  présente...  ^  » 

La  masse  du  public,  elle,  se  laissa  aller  à  l'impression  de  force 
et  de  grandeur  qu'elle  reçut,  sans  trop  l'analyser;  mais  les  hommes 
capables  de  comprendre  ce  que  Buffon  appelle  le  fond  du  style,  c'est- 
à-dire  les  conceptions  qui  revêtaient  cette  forme  magnifique,  furent 
pénétrés  d'une  consciencieuse  et  profonde  admiration  :  leur  senti- 
ment éclaira  et  conquit  celui  de  la  foule,  A  mesure  que  l'œuvre  co- 
lossale de  Buffon  s'étendait  avec  sa  gloire,  durant  près  de  quarante 


1.  Ce  n*avait  été  d*abord  qu*un  simple  droguier^  ou  collection  de  plantes  médici- 
nales. Dufay  avait  commencé  d'y  ajouter  des  minéraux  ;  Buffon  ébauclia  les  galeries 
zoologiqnes,  qui  n^oot  pris  leur  magnifique  développement  qu'avec  Ltienne  Geoffroy- 
Ssûnt-Hilaire. 

2.  Discours  de  réception  à  l'Académie  française;  1753. 


«6  LES   PHILOSOPHES.  [1749) 

années.  Toutefois,  Buffon  ne  devait  être  complètement  et  définiti- 
vement apprécié  que  de  nos  jours. 

Dès  le  début,  il  monte  seul  droit  au  sommet  qui  Tattire,  en 
signalant  le  danger  des  routes  battues.  Il  voit  déjà  les  sciences 
8*engager  dans  ce  labyrinthe  obscur  des  faits  de  détail  où  elles 
menacent  de  se  disperser  en  rompant  le  lien  qui  les  unit,  c  La 
métaphysique  des  sciences,  s'écrie-t-il ,  est  négligée ,  plus  peut- 
être  que  dans  aucun  autre  siècle  :  on  se  perd  dans  les  méthodes 
de  calcul  et  de  géométrie,  dans  les  formules  et  les  nomencla- 
tures! »  Et  il  attaque  vivement  les  classifications,  comme  des  di- 
visions arbitraires  de  ce  qui  est  lié  dans  la  Nature  par  des  transi- 
tions infiniment  multipliées.  <  Il  n*y  a  ni  genres  ni  espèces  dans 
la  Nature  :  il  n'y  a  que  des  individus  M  »  —  Erreur  de  croire  que 
la  Nature  travaille  sur  un  seul  plan  :  la  variété  de  son  dessein  et 
de  ses  opérations  est  infinie.  —  Erreur  de  conclure  d'un  être  à 
l'autre ,  d'un  règne  à  l'autre. 

On  dirait,  à  de  telles  paroles,  qu'il  n'aperçoit  que  la  variété  et 
non  l'unité  de  la  Nature;  mais  on  s'abuserait  sur  sa  vraie  pensée. 
Cette  variété  lui  apparaît  comme  formant  un  ordre,  une  chaîne , 
une  série  ou  des  séries  de  degrés  presque  insensibles ,  s'étcndant 
en  tout  sens  de  l'être  le  plus  parfait  à  la  matière  la  plus  informe. 
Ce  sont  les  divisions  de  cette  chaîne  qu'il  nie  :  il  la  voit  continue 
et  non  subdivisée*.  En  tennes  scolastiques,  il  n'admet  d'autre 
universel  que  la  Nature. 

Buffon  a  raison  sur  divers  points  dans  ses  critiques  contre  son 
contemporain  et  son  rival,  le  Suédois  Linné,  le  prince  des  classi- 
ficateurs,  qui  avait,  en  1735,  ébauché,  avec  un  génie  aussi  pro- 
fond que  patient,  une  méthode  générale  des  deux  règnes  organi- 

1.  n  en  Tint  bientAt  à  une  opinion  tout  opposée  quant  aux  espèces. 

2.  Voir  liût.  Naturelle,  premier  Discoure;  de  la  Manière  d*itudier  et  de  traiter  Vhis" 
Mre  naturelle,  —  C'est  dans  la  Contemplation  de  la  ffaturtf  publiée  de  1764  à  1765 
|Mir  Charles  Bonnet,  un  des  plus  éminents  adeptes  de  la  philosophie  naturelle,  que  la 
ehaine  des  êtres  es^t  présentée  sous  Taspect  d*une  échelle  continue  à  série  unique. 
Buffon  n*a  point  développé  d'opinion  formelle  à  cet  égard;  mais  ce  qu'il  dit  contre 
l*unité  du  plan  de  la  nature  semble  écarter  d'arance  le  système  de  Bonnet  et  favo- 
riser la  théorie  formulée  de  nos  jours  par  M.  Isidore  6eoffW>y-Saint-Hilaire  Rur  les 
Sériée  pairallèlee.  Voir  aussi  les  indications  'contenues  dans  Tari.  Chowxu  i  Hi^t.  des 
Oiseaux.  Quant  à  ridée  de  Tunité  de  type,  elle  n*est  pas  impliquée  dans  la  négation 
de  Tunité  du  plan  de  la  nature.  Buffon  n'avait  point  encore  effleuré  cette  idée. 


[1749]  BUFFON.    HISTOIRE   NATURELLE.  27 

ques  de  la  Nature.  Néanmoins ,  la  guerre  faite  par  Buffon*  aux 
méthodes  est  exagérée  et  contraire,  dans  ses  conséquences 
extrêmes,  aux  intérêts  de  la  science.  Si  les  classifications  n'ont 
pas  une  valeur  absolue  et  ne  peuvent  embrasser  la  totalité  des 
rapports  naturels  des  êtres,  elles  ne  sont  pas  cependant  arbitraires, 
puisqu'elles  embrassent  une  partie  de  ces  rapports,  et  valent  d'au- 
tant plus  qu'elles  en  embrassent  davantage.  Ce  sont  des  concep- 
tions nécessaires  de  l'esprit  humain,  et  Buffon  lui-même  est  bien 
obligé  de  s'en  faire  une,  puisqu'il  classe  les  objets  et  les  êtres  sui- 
vant les  convenances  qu'ils  ont  avec  l'homme,  et  spécialement 
avec  l'homme  civilisé  d'Europe,  méthode  très- peu  scientifique; 
aussi  finit-il  par  l'abandonner,  dans  la  suite  de  ses  travaux,  pour 
se  rapprocher  de  Linné  et  s'appliquer  à  perfectionner  de  main  de  . 
maître  ce  qu'il  avait  décrié  *. 

S*il  dédaigne  trop  d'abord  les  méthodes  spéciales,  il  pose  la 
méthode  générale  et  transcendante  en  termes  dignes  de  Des- 
cartes. <  La  description  exacte  et  la  connaissance  des  faits  parti- 
culiers n'est  pas  toute  l'histoire  naturelle.  Il  faut  s'élever  de  là  à 
quelque  chose  de  plus  grand  ;  c'est  de  généraliser  les  faits ,  de  les 
lier  ensemble  par  la  force  des  analogies,  et  de  tâcher  d'arriver  à 
la  connaissance  des  effets  généraux,  causes  des  faits  particuliers, 
causes  secondes  auxquelles  notre  esprit  peut  du  moins  s'élever, 
puisque  les  vraies  causes  lui  sont  insaisissables.  » 

Il  applique  immédiatement  ces  principes  :  de  la  région  abs- 
traite où  il  a  plané  un  moment,  il  s'abat  comme  un  aigle  sur  son 
sujet  et  prend  possession  de  notre  globe  avant  de  toucher  aux 
êtres  qui  le  peuplent.  Il  résume  et  coordonne,  dans  V Histoire  et 
Théorie  de  la  Terre,  les  travaux  et  les  obsen'ations  des  Réaumur, 


1.  Voir  soD  bean  travail  rar  les  ningeê.  La  méthode  de  Linné,  perfectionnée,  a 
tabsisté  dans  la  zoologie.  Dans  la  botanique  mémei  Linné  ne  s'était  arrêté  que  pro- 
visoirement à  une  classification  fondée  sar  un  seul  caractère,  celui  du  sexe,  et  cher- 
chait  cette  méthode  plus  générale  et  plus  naturelle  que  poursuivait  en  même  temps 
chez  nous  Bernard  de  Jussien,  et  qu'ils  trouvèrent  tous  deux.  —  Ce  fut  Jussieu  qui 
rapporta  d'Angleterre,  dans  son  chapeau,  le  fameux  cèdre  du  Liban,  l'aîné  de  tuus 
les  cèdres  qui  existent  en  France.  On  lui  doit  l'acclimatation  en  France  de  beaucoup 
de  végétaux  étrangers.  —  Un  autre  botaniste  français,  Adanson,  arriva  également 
à  la  méthode  naturelle,  à  celle  qui  s'attache  aux  caractères  les  plus  généi*nux,  lei 
plus  compréhensifs,  dans  ses  Familles  des  Plantes  (1763).  Il  avait  conçu  le  plan  gi- 
gantesque d'one  Encyclopédie  naturelle  complète. 


S8  LES   PHILOSOPHES.  [1749} 

des  Bourguet,  des  Buache  et  de  tant  d'autres  pionniers  de  la  géo- 
logie, depuis  le  vieux  Palissi,  comme  il  fera,  dans  l'histoire  des 
ôtres  organisés,  pour  les  découvertes  des  Peyssoncl,  des  Duhamel- 
Dumonceau,  des  Needham,  des  Bonnet,  des  Trembley,  etc.;  il 
ajoute  ses  conclusions,  et  sa  Théorie  de  la  Terre,  complétée,  trente 
ans  après,  par  son  immortel  ouvrage  des  Époques  de  la  Nature, 
restera  pour  toujours  le  fondement  de  la  science  qui  révélé  à 
l'homme  les  fastes  des  âges  antérieurs  à  l'homme,  l'histoire 
d'avant  l'histoire,  l'histoire  où  l'on  suppute,  non  par  siècles,  mais 
par  périodes  inconnues,  qu'ont  écrites  sur  l'écorce  du  globe  le 
feu  primitif  ou  l'Océan,  son  successeur. 

L'Histoire  ds  la  Terre  est,  en  effet,  comme  le  dit  l'auteur,  une 
théorie,  c'est-à-dire  une  généralisation  des  faits  connus,  reliés  par 
des  inductions  vraisemblables,  et  non  un  système ,  c'est-à-dire 
une  hypothèse  arbitraire  imaginée  à  priori.  Buffon  n'y  affirme  pas 
même  encore  l'incandescence  primitive  du  globe  :  il  n'y  avance 
formellement  que  le  long  séjour  de  la  mer  sur  nos  continents , 
séjour  tout  à  fait  étranger  et  bien  antérieur  au  déluge  biblique, 
et  attesté  par  tant  d'immenses  dépôts  d'animaux  marins,  le  dé- 
placement probable  du  lit  de  la  mer  dans  les  âges  anté-historiques, 
la  formation  de  la  plupart  des  couches  terrestres  par  les  eaux,  et 
quelques  autres  grands  phénomènes  procédant  de  la  môme 
cause  7}eptunienne.  C'est  à  part,  dans  les  mémoires  intitulés 
Preuves  de  la  Théorie  de  la  Terre^  qu'il  présente ,  sur  la  formation 
de  notre  globe,  une  hypothèse  dont  il  ne  fait  nullement  dépendre 
l'ensemble  de  ses  vues  positives  sur  la  nature.  Cette  hypothèse , 
c'est  que  la  terre  et  les  autres  planètes  ne  seraient  que  des  frag- 
ments du  soleil  détachés  de  sa  masse  par  le  choc  d'une  comète. 
La  science  a  démontré  l'irapossiblité  de  la  donnée  de  Buffon.  Une 
autre  hypothèse  plus  heureuse  est  commune  à  Leibniz  et  à  Buf- 
fon :  c'est  que  notre  planète  a  été  d'abord  à  l'état  de  liquéfaction 
ardente  et  que  c'est  dans  cet  état  qu'elle  a  pris  sa  forme  ;  que 
rintérieur  de  la  terre  doit  donc  être  une  matière  vitrifiée  et  chaude 
encore.  Mais  à  Buffon  seul  appartient  l'histoire  conjecturale  du 
passage  de  l'état  vv^canien  primitif  à  l'état  neptunien,  vraie  révé- 
lation du  génie.  Quel  qu'ait  été,  en  effet,  l'état  primitif,  et  quel 
que  soit  l'état  actuel  du  noyau  du  globe,  les  deux  règnes  succès- 


Î17W1  BUFFON.    THÉORIE    DE   LA   TERRE.  «9 

sifs  du  feu  et  de  Feau  à  la  surface  ne  peuvent  plus  faire  doute. 

€  Cet  homme,  s'écriait  avec  stupeur  le  sceptique  Hume  en  lisant 
les  premiers  volumes  de  Buffon,  cet  homme  donne  à  des  choses 
que  nul  œil  humain  n*a  vues  une  probabilité  presque  égale  à 
l'évidence  I...» 

Ce  cri  d*admiration  eût  été  mieux  justifié  encore  par  le  li\re 
vraiment  sans  égal  dans  lequel  Buffon ,  septuagénaire ,  en  1 778, 
donne  le  dernier  mot  d'un  demi-siècle  de  travaux  et  vivifie  les 
conceptions  définitives  de  sa  science  par  une  puissance  d'imagi- 
nation inouïe.  Les  Èpoqxies  de  la  Nature  semblent  écrites  sur  le 
granit  par  quelque  Titan  contemporain  des  révolutions  et  des 
progrès  successifs  de  notre  planète.  Ce  ne  sont  plus  là  des  dis- 
cussions, des  considérations  scientifiques  :  c'est  la  cosmogonie 
elle-même  évoquée  des  abîmes  du  temps.  On  voit  bouillonner  la 
masse  ardente  de  la  planète  en  fusion  ;  on  la  voit  s'affaisser  vers 
les  pôles  et  se  renfler  à  l'équateur  par  la  diminution  graduelle  de. 
cette  chaleur  immense.  Les  matières  vitrifiées  se  consolident.  Les 
montagnes  primitives  s'élèvent  comme  des  boursouflures  à  la 
surface  d'un  globe  gigantesque  de  métal  fondu.  La  chaleur  con- 
tinue à  baisser;  l'Océan  aérien  de  vapcui^  qui  flottait  autour  du 
globe  se  condense,  retombe  et  couvre  la  face  de  la  terre.  La  vie 
apparaît  :  les  êtres  innombrables,  dont  les  dépouilles  doivent  for- 
mer les  roches  calcaires,  éclosent  dans  les  eaux.  De  prodigieuses 
cavernes,  creusées  en  même  temps  que  les  montagnes  s'élevaient, 
par  un  effet  inverse,  s'affaissent,  engloutissent  une  partie  de 
l'Océan  et  découvrent  les  continents.  Le  règne  végétal  prend  nais- 
sance '  ;  végétation  primitive  qui  se  transformera  en  houilles ,  en 
bitmnes,  en  tourbières,  comme  les  premiers  animaux  en  terrains 
coquilliers.  Les  volcans  s'allument  par  la  lutte  des  eaux  et  du  feu 
intérieur.  Les  terrains  nouveaux,  les  montagnes  secondaires,  sont 
formés  par  la  mer,  qui  envahit  et  abandonne  alternativement  les 
parties  diverses  de  la  terre  ferme ,  et  qui  détermine  la  figure  des 
continents  par  la  direction  de  ses  mouvements.  La  séparation  des 
deux  grands  continents,  d'abord  unis  par  le  nord ,  la  rupture  de 
plusieurs  isUnnes,  \m  remet  en  communication  avec  l'Océan  de 

].  Bufibn  fait  naître  ainsi  la  végétation  apré»  ranimalité,  au  lieu  d*admettre  une 
première  végétation  maritime  correspondante  aux  premiers  animaux. 


30  LES  PHILOSOPHES.  (17781 

vastes  golfes,  lacs  ou  mers  intérieures ,  achèvent  de  donner  à  la 
terre  son  aspect  actuel.  La  vie,  cependant,  perfectionne  ses  formes  : 
les  quadrupèdes  et  les  autres  créatures  terrestres  sont  nés  près 
des  pôles  et  descendent  vers  Téquateur,  ainsi  que  les  végétaux ,  à 
mesure  que  la  terre  se  refroidit.  Les  proportions  de  ces  premiers- 
nés  de  la  terre  sont  gigantesques,  formés  qu'ils  sont  sous  l'empire 
d'une  puissance  calorique  encore  énorme  ;  mais  la  création  ani- 
male n'est  point  unique  ni  uniforme  ;  la  grande  et  primitive  appa- 
rition des  quadrupèdes  a  eu  lieu  vers  le  nord  de  l'Asie,  d'où  ils 
gagnent  le  reste  de  notre  hémisphère  et  le  nord  de  l'Amérique 
avant  la  séparation  des  continents;  mais  l'Amérique  méridionale 
demeure  fermée  à  nos  races  animales  ;  elle  a  sa  création  à  part, 
plus  récente  et  plus  faible  *. 

Le  gi*and  et  dernier  œuvre  de  la  création,  I'hommb,  apparaît 
enfin,  après  les  quadrupèdes,  sur  les  hautes  terres  du  nord  de 
l'Asie,  et  ferme  la  genèse  de  notre  planète.  Il  n'y  a  qu'une  seule 
race  humaine,  qui  se  modifie  par  les  climats  et  les  diverses  condi- 
tions d'existence.  Les  premiers  hommes,  faibles  et  misérables, 
s'unissent,  s'arment ,  s'emparent  de  l'élément  du  feu,  se  fixent 
sur  la  terre  par  la  culture.  La  première  société  humaine  s'orga- 
nise sur  les  hauts  plateaux  de  l'Asie ,  entre  les  40®  et  55*  degrés 
de  latitude  nord  *.  Aux  révolutions  de  la  Nature,  aux  guerres  des 
éléments  succèdent  les  révolutions  et  les  guerres  du  genre  humain. 
Il  a  fallu  six  cents  siècles  à  la  Nature  pour  arriver  à  un  état  or- 

1.  Ce  gn^nd  fait,  deriné  par  Buffon,  a  été  non-seulemeut  oonfirmé,  mais  amplifié 
par  les  découvertes  modernes.  L'Australie  a  aussi  sa  série  animale  particulière,  et 
l'on  retrouve  quelque  chose  d'analogue  dans  Vile  de  Madagascar,  qui  est  peut-être 
le  reste  d'un  continent  disUnct  de  l'Afrique.  Noos  ne  pouvons  même  indiquer  ici 
tant  d'antres  belles  lois  révélées  par  Buffon  touchant  la  distribution  des  êtres  sur  la 
surface  du  globe. 

2.  Cest  précisément  dans  cette  région  qu'était  la  mystérieuse  ilne,  dont  la  philo- 
logie et  Tethnogn^phie  ont  retrouvé  de  nos  jours  les  traditions,  et  où  les  aïeux  de 
notre  race  indo-européenne  ont  vécu  dans  le  voisinage  des  races  sémitique,  chamitique 
et  mongolique.  —  Buffon  semble  avoir  emprunté  cette  donnée  à  VHittoin  de  Ccutro- 
nomie  ancienne^  de  Bailli,  publiée  en  1775  et  années  suivantes.  Bailli  allait  plus  loin  : 
d'après  des  conjectures  ingénieuses  dont  la  science  a  renversé  les  bases,  il  croyait 
entrevoir  là  les  traces  d'une  haute  civilisation  primitive^  antérieure  aux  âges  histo- 
riques. —  Buffon  croit  done  que  TEurope  a  été  peuplée  par  l'Asie,  puis  l'Amérique 
septentrionale  par  le  nord  de  TAsie  et  de  TEurope;  que  les  hommes  ont  franchi 
risthme  de  Panama,  dont  les  montagnes  avaient  arrêté  les  animaux,  et  se  sont  ré- 
pandus de  lÀ  dans  l'Amérique  méridionale. 


[17781  BUFFON.    ÉPOQUES  DE   LA   NATURE.  31 

donné  et  paisible;  combien  en  faudra-Ml  pour  que  les  hommes 
arrivent  au  même  point?  Si  le  monde  était  en  paix,  combien  la 
puissance  de  l'homme  ne  pourrait-elle  pas  influer  sur  celle  de  la 
Kature  en  s'y  appliquant  tout  entière  ?  Quelles  modiflcations  ne  se 
sont  pas  déjà  opérées  par  le  défrichement  et  le  dessèchement  du 
sol,  par  la  domestication  des  animaux»  par  la  culture  et  la  greffe 
des  plantes,  par  le  peuplement  des  terres  vides  !  Quels  progrès 
moraux  et  physiques  ne  doit-on  pas  encore  espérer  dans  l'espèce 
humaine!  Les  terreurs  superstitieuses  qui  la  courbaient  devant 
des  phénomènes  menaçants  et  inconnus  se  sont  dissipées,  à  me- 
sure qu'elle  a  vu  le  calme  s'établir  dans  la  Nature  et  qu'elle  a 
appris  à  en  comprendre  les  opérations.  La  crainte  et  le  faux  hon- 
neur ont  d'abord  dominé  le  genre  humain  ;  puis  a  régné  le  plai- 
sir aveugle  et  stérile  ;  l'homme  a  reconnu  enfin  que  sa  vraie  gloire 
est  la  science,  et  la  paix  son  vrai  bonheur. 

Cette  magnifique  histoire  de  la  Terre  se  termine  ainsi  par  un 
hymne  à  la  perfectibilité  humaine. 

Les  erreurs  qu'on  peut  signaler  dans  les  Époques  de  la  Nature 
tenaient  à  l'état  très-imparfait  de  la  science  *  ;  les  vérités  sont  à 
Buffon. 

La  puissance  avec  laquelle  BufTon  a  ressaisi ,  dans  les  ténèbres 
des  âges,  la  succession  des  effets  généraux  de  la  Nature,  restera 
sans  doute  son  plus  beau  titre  de  gloire.  Il  a  voulu  pénétrer  plus 
avant  et  saisir  ces  causes,  cette  essence  des  choses,  qui,  suivant 
lui-même ,  sont  inaccessibles  à  notre  esprit.  La  grandeur  est  tou- 
jours la  même  ici,  mais  non  plus  la  clarté.  Les  variations ,  les 

1.  La  plus  grave  de  ces  erreurs  est  relative  au  refroidissement  progressif  do  globe. 
La  nature,  soivant  Buffon,  mourra  par  le  froid  avant  quatre-vingt-treize  mille  ans. 
Il  ignorait  ce  que  la  science  a  établi  depuis,  que  la  chaleur  propre  de  la  terre,  crois- 
suite  à  mesure  qu'on  descend  dans  Tintérieur  du  globe,  au  moins  jusqu^à  une  pro- 
foodcor  inconnue,  est  presque  nulle  à  la  surface,  comparativement  à  la  chaleur 
solaire.  Le  refiroidissemeut  intérieur  total  n'amènerait  donc  nullement  une  tempé- 
ratore  polaire  sur  Tensemble  de  la  surface  terrestre.  C'était  Mairan  qui  avait  signalé 
le  premier  la  chaleur  propre  de  la  terre,  en  Tattribuant  à  un  feu  central  ;  mais  il 
avait  cm  à  tort  cette  chaleur  actuellement  supérieure  à  celle  du  soleil,  et  Buffon 
l'était  égaré  sur  ses  pas.  —  Buffon  suppose  à  la  terre,  depuis  le  jour  où  elle  a 
commencé  de  se  refroidir,  environ  soixante-quinze  mille  ans  d'existence.  Les  pre- 
miers êtres  organisés  auraient  commencé  à  paraître  vers  le  milieu  de  cette  période. 
Ces  chiffres,  qui  parurent  énormes  à  IMmagination  de  ses  lecteurs,  disparaissent 
dans  la  profondeur  presque  incommensurable  des  temps  calculés  depuis  par  Fourier, 
comme  nécessaires  à  ce  même  re^idissement. 


32  LES   PHILOSOPHES.  [1753-17781 

contradictions  où  la  force  de  l'imagination  emporte  parfois  cette 
vaste  intelligence,  servent  encore  du  moins  à  mettre  successive- 
ment en  vive  lumière  les  faces  diverses  de  risis  atuc  mille  noms.  On 
ne  saurait  certes  dire  que  le  génie  métaphysique  ait  manqué  à 
Buffon;  mois  la  méthode  lui  fait  défaut;  il  n'observe  pas  toujours 
le  précepte  de  Descartes  sur  les  idées  claires  et  distinctes,  ni  le 
sien  propre  sur  Tordre  et  l'enchaînement  des  pensées. 

Si  Ton  écarte  les  voiles  dont  Buflbn  enveloppe  ses  conceptions, 
désireux  qu'il  est  de  ne  pas  suivre  le  parti  philosophique  dans 
sa  lutte  ouverte  contre  les  croyances  traditionnelles  ',  si  l'on  veut 
savoir  quelle  est  au  fond  la  religion  de  ce  prophète  de  la  Nature, 
voici  ce  qu'on  entrevoit  :  voici  les  idées,  nous  ne  dirons  pas  aux- 
quelles il  s'était  arrêté,  mais  parmi  lesquelles  il  flottait,  vers  le 
milieu  de  sa  carrière  scientifique,  quelques  années  après  la 
publication  de  ses  premiers  volumes,  et  qui  sont  comme  l'esprit 
de  YHistoire  des  Animaux. 

La  nature  est  une  puissance  vive,  immense,  universelle,  qui 
embrasse  tout,  qui  anime  tout.  Elle  ne' crée  ni  n'anéantit  rien; 
elle  change,  dissout,  renouvelle.  Le  temps,  l'espace  et  la  matière 
sont  ses  moyens.  Elle  agit  sur  la  matière  par  des  forces  générales 
qui  limitent  et  mesurent  l'espace  et  le  temps.  Les  principales  de 
ces  forces  sont  l'attraction  et  l'impulsion ,  la  seconde  réductible 
dans  la  première,  et  la  chaleur.  La  matière  est  divisée  en  molé- 
cules :  les  unes  sont  à  l'état  brut,  soumises  seulement  à  l'attrac- 
tion et  à  l'impulsion  ;  les  autres,  pénétrées  par  la  chaleur,  se  sont 
élevées  à  l'état  organique  et  vivant  :  le  vivant  et  l'animé  est  une 
propriété  physique  de  la  matière,  et  non  un  degré  métaphysique 
des  êtres.  Les  corps  bruts  sont  de  simples  agrégats  :  pour  les 
corps  organisés,  il  n'en  est  pas  de  même  ;  ici  intervient  un  nou- 
veau principe  ;  c'est  bien  l'action  de  la  chaleur  qui  détermine  les 
molécules  organiques  à  se  grouper  en  ce  combinant  avec  des 
parties  brutes  qu'elles  entraînent  ;  mais  la  forme  de  ces  groupe- 


1.  Attaqué  vivement  par  le  journal  janséniste  {NouvetUê  êccUtiastiquu)  dès  1750, 
il  fat  censuré  par  la  Sorbonne  en  1754,  après  la  publication  du  4*  volume  de  VHût. 
NcUurellt.  Il  protesta  de  sa  sonmission  à  TÊglise,  et  fit  à  Ui  Scrbonne  toutes  les 
satisfactions  qu'elle  voulut;  par  compensation,  il  souleva  le  roile  un  peu  plus  qu*il 
n'avait  fait  encore,  dans  les  volumes  suivants,  où  se  trouvent  les  Vues  sur  la  A'^lvrf. 


[1753-1778]  BUFFON.  VUES  SUR   LA   NATURE.  33 

ments,  la  diversité  des  êtres,  est  déterminée  par  une  autre  cause, 
par  des  forces  spéciales,  des  moules  intérieurs,  dans  lesquels 
prennent  forme  successivement  et  indéfiniment,  par  la  généra- 
tion, les  individus  d'une  même  espèce  *.  Les  individus  api)arents 
ne  sont  que  des  phénomènes  :  ils  ne  sont  rien  dans  Tunivers  ;  les 
espèces  sont  les  seuls  êtres  de  la  Nature,  êtres  perpétuels,  aussi 
anciens ,  aussi  permanents  qu'elle;  chaque  espèce  ne  fait  qu'une 
unité  dans  la  Nature,  qui  méconnaît  les  nombres  dans  les  indivi- 
dus et  ne  les  voit  que  comme  des  omhres  fugitives  dont  l'espèce 
est  le  corps  '. 

On  voit  comhien  ses  conceptions  avaient  changé  depuis  le 
temps  où  il  proclamait  qu'il  n'y  a  ni  genres  ni  espèces  dans  la 
Nature,  qu'il  n'y  a  que  des  individus.  Maintenant,  il  nie  encore 
les  genres,  les  petites  familles  dans  la  grande,  mais  il  substitue 
les  espèces  aux  individus.  Il  avait  passé  par  une  transition  à 
laquelle  il  eût  dû  s'arrêter;  c'est  que  l'individu  est  Têtre  réel; 
que  l'espèce  est  une  abstraction  nécessaire,  un  concept  fondé 
dans  la  nature  des  choses  '  ;  mais  on  peut  étendre  ceci  des  espèces 
aux  genres  ;  il  y  devait  revenir. 

Si  l'individu  n'est  qu'un  phénomène,  une  association  momen- 
tanée de  molécules,  déterminée  par  le  moule  intérieur,  qui  est 
comme  l'âme  collective  de  l'espèce,  il  est  superflu  d'établir  que 
rindividu  n'a  point  d'àme  ou  d'unité,  par  conséquent,  point  de 
spontanéité,  point  d'activité  propre.  L'animal,  dit  Buffon,  comme 
Descartes,  est  tout  mécanique;  mais  Buflbn  n'entend  par  là  que 
déterminé  fatalement  dans  tous  ses  actes,  et  non  point  insensible. 
Il  accorde  au  contraire  à  l'animal,  du  moins  aux  animaux  supé- 
rieui's,  toutes  les  passions,  tous  les  sentiments  de  l'homme.  Des 
sentiments,  sans  sujet  sentant,  sans  individualité!  dira-t-on? 

1.  Les  moules  intérieun  de  BufTon  ne  sont  autre  chose  qae  les  forces  plantlques 
00  formes  rmbstantielles  de  la  philosophie  ancienne  et  sculas tique. 

2.  En  poussant  ces  principes  à  leurs  dernières  conséquences,  on  trouve  que,  si  les 
individus  ne  sont  que  des  phénomènes,  les  espèces  ne  sont  que  des  formes,  des 
furces  informantes;  les  seuls  êtres  réels  sont  les  molécules,  si  toutefois  les  molécules 
nesotit  pas  indéfiniment  divisibles  (et  la  métaphysique  démontre  qn*elles  le  sont}; 
auquel  cas  il  n'y  aurait  qu'un  seul  être  véritable,  la  substance  universelle,  la  Nature. 
—  Notre  résumé  est  tiré  principalement  des  Vues  sur  la  Nature^  intercalées  dans 
VUist.  des  Animaux. 

3.  Lût.  naturelle j  t.  IV,  ch.  del'iine;  1753., 

3L\1.  3 


34  LES  PIllLOSOPDES.  11753-1778] 

mais  c*est  là  Tobjection  générale  à  tout  système  matérialiste,  qu*il 
s'agisse  de  Thomme  ou  des  animaux. 

Avant  de  nier  les  individus,  BufTon  avait  commencé  par  repous- 
ser l'hypothèse  de  la  préexistence  des  germes,  conçue  par  Swam- 
merdam  et  Malebranche,  modifiée  par  Leibniz,  et  soutenue  par 
deux  contemporains  éminents,  Charles  Bonnet  et  Haller.  Il  avait 
prétendu  y  substituer  un  système  ingénieux  et  complexe  de  la 
génération,  où  les  générations  spontanées,  tant  raillées  par  Vol- 
taire avec  les  montagnes  de  coquilles  et  l'honmae-poisson  *,  jouent 
un  rôle  très-considérable.  Pour  lui,  les  êtres  inférieurs,  animaux 
ou  végétaux,  spécialement  tous  les  animalcules,  naissent  par 
Tassemblage  spontané  des  molécules  organiques,  tandis  que  les 
êtres  plus  développés,  plus  perfectionnés,  se  reproduisent  par  une 
succession  constante  de  générations.  Si  tous  les  êtres  organisés 
venaient  à  disparaître,  les  molécules  organiques  les  remplaceraient 
bientôt  par  l'apparition  de  nouvelles  espèces. 

A  travers  un  mélange  de  vues  profondes,  de  données  chimé- 
riques, ou  appuyées  sur  des  observations  insuffisantes,  de  rêves 
qui  semblent  empruntés  aux  crédules  imaginations  du  xvi*  siècle 
ou  de  Tantiquité ,  on  peut  signaler  la  transition  vers  la  théorie 
qu'on  nomme  aujourd'hui  de  rèpigènèse,  et  qui  substitue  à  la 
préexistence  du  germe,  de  l'unité  physique  se  développant  excen- 
triquement,  la  formation  concentrique  des  parties  vers  un  centre 
invisible*.  Buflbn,  malgré  quelques  variations,  est  d'accord  avec 
Hippocrate  et  Galien,  sur  l'égal  concours  des  deux  sexes  à  la 
reproduction. 

BufTon  n'aurait -il  donc  pas  d'autre  Dieu  que  la  Nature?  Ses 
invocations  splendldes  au  Créateur,  mêlées  de  métaphores  bibli- 
ques, ne  seraienl-eDes  que  des  précautions  oratoires?...  Il  semble 
que  le  fond  de  sa  pensée  recèle  le  panthéisme  naturaliste  ou 
physique ,  point  de  vue  opposé  au  panthéisme  mathématique  et 
spiritualiste  de  Spinoza  ;  l'un,  s'étant  absorbé  dans  la  contempla- 

1.  Oo  se  rappelle  les  plaisanteries  de  Voltaire  sur  les  anguilles  de  Needham. 

2.  Cette  belle  théorie,  ébauchée  par  Uarrey,  reprise  an  xnii*  siècle  par  Needham 
et  Wolf,  n'a  pénétré  définitivement  dans  la  science  française  et  ne  s*y  est  dégagée 
des  ob>carités  et  des  hypothèses  de  son  origine,  pour  entrer  dans  sa  période  posi- 
tive, qu'à  une  époque  qui  dépasse  les  limites  de  notre  livre.  V.  le  lumineux  traité 
d'Organogénit,  de  M.  Serres,  publié  dans  VEnc^hpédU  Soucelle, 


11753-17781  NATURALISME   DE  BUFFON.  35 

tîon  de  l'être  en  soi,  de  l'unité;  l'autre,  ne  considérant  que  l'être 
manifesté  dans  le  multiple  ;  l'un,  s'enfermant  dans  l'idéal,  l'autre, 
dans  le  réel.  Tout  le  panthéisme  allemand ,  Goethe ,  Schelling , 
Hegel,  comme  toutes  les  écoles  à  tendances  analogues  en  France, 
doivent  sortir  de  Spinoza  combiné  avec  Buffon.  Spinoza  n'avait 
laissé  d'héritiers  que  quelques  penseurs  solitaires.  Après  Buffon, 
ces  idées  prennent  un  essor  immense,  mais  d'abord  outre  Rhin, 
d'où  elles  reviennent  parmi  nous.  Le  Dieu- Nature,  le  créateur 
identifié  avec  la  création ,  la  force  divine  sans  conscience  d'elle- 
même  et  ne  prenant  cette  conscience  réfléchie  que  dans  l'homme 
déifié  * ,  sont  là  en  principe. 

C'est  parce  que  le  Dieu  personnel  et  libre ,  le  Dieu  qui  aime  et 
qui  est  aimé,  manque  à  cet  univers,  cause  et  eflet  tout  ensemble, 
qu'on  sent  parfois,  à  travers  la  resplendissante  Nature  de  BufTon, 
passer  un  souffle  glacial,  comme  le  souffle  de  ce  froid  par  lequel 
notre  globe  doit  mourir.  L'amour  n'est  point  là  :  l'âme  des  choses 
est  absente. 

Et  pourtant,  ce  naturalisme  n'est  point  le  matérialisme.  Deux 
principes  contradictoires  luttent  chez  Buffon,  sans  pouvoir  trou- 
ver leur  équilibre.  Ce  n'est  pas  seulement  son  obscure  théorie 
des  moules  intérieurs  qui  est  étrangère  au  matérialisme  :  celui-ci 
n'admet  que  des  individus  physiques,  les  atomes,  ayant  en  eux 
toutes  les  propriétés;  les  moules  intérieurs,  au  contraire ,  sont  des 
êtres  métaphysiques;  si  ce  ne  sont  pas  des  archétypes  platoni- 
ciens existant  dans  le  monde  intelligible,  dans  la  pensée  de  Dieu, 
s'ils  sont  dans  la  Nature ,  ils  y  sont  on  ne  sait  où ,  on  ne  sait 
comment,  indépendamment  de  toute  étendue.  Mais  c'est  ailleurs, 
dans  un  sujet  beaucoup  plus  clair,  que  Buffon  manifeste  un  spiri- 
tualisme parfaitement  décidé.  C'est  dans  le  discours  sur  la  nature 
de  l'homme.  U  est  ici  plus  que  cartésien.  Il  déclare  que  l'existence 
de  l'âme  est  certaine,  que  nous  ne  faisons  qu'un,  cette  existence 
et  nous;  qu'au  contraire,  l'existence  de  notre  corps  et  des  autres 
objets  extérieurs  est  douteuse  pour  quiconque  raisonne  sans  pré- 
jugé; il  établit,  avec  la  logique  la  plus  serrée,  qu'il  est  impossible 

1.  L^homme  individael,  dit  Buffon,  par  Thistoire,  par  la  science,  prend  connais- 
Kinee  dn  genre  humain  et  de  lui-même,  et  devient  le  genre  humain  et  l'univers, 
pour  ainsi  dire. 


36  LES   PHILOSOPHES.  [1753-1778] 

de  démontrer  Texistence  de  là  matière.  Nous  signalions  tout  à 
riioure  la  transition  de  Spinoza  à  Goethe  et  à  Hegel  :  nous  trou- 
vons maintenant  la  transition  du  scepticisme  de  Berkeley  à  l'idéa- 
lisme transcendcntal  de  Fichte.  On  ne  peut  plus  douter  ici  de  la 
sincérité  de  BufTon,  comme  dans  ses  hymnes  au  Dieu  de  Moïse. 
Il  ne  s'agit  plus  de  figures  poétiques  :  il  n'y  a  rien  dans  toute  son 
œuvre  de  plus  fortement  raisonné  que  ce  qui  regarde  l'unité,  la 
personnalité  de  l'âme  humaine;  il  y  a  là  de  ces  arguments  aux- 
quels pei^sonne  ne  peut  répondre.  Un  illustre  historien  *  a  re- 
marqué, avec  étonnement,  que  BufTon  semble  beaucoup  plus 
pei-suadé  de  l'immortalité  de  Yàme  que  de  l'existence  de  Dieu. 
BufTon,  en  effet,  ici  comme  en  bien  d'autres  choses,  est  au  pôle 
opposé  de  Voltaire. 

La  logique  du  sens  commun  ne  s'est  point  arrêtée  à  ces  ano- 
malies du  génie  philosophique  :  l'atlûisme^  et  le  matérialisme 
sont  restés  unis  pour  la  foule,  quoi(pi*il  soit  moins  rare  de  ren- 
contrer en  France  des  gens  qui  croient  en  Dieu  et  doutent  de 
l'àme,  que  des  gens  qui  croient  à  Y  Aine  et  ne  croient  pas  à  la 
personnalité  de  Dieu. 

Il  est  singulier  que  ce  soit  le  philosophe  de  la  Nature  qui  ait 
prétendu  maintenir  entre  l'homme  et  l'animal  une  différence 
absolue  que  les  métaphysiciens  tendaient  à  supprimer  depuis 
Leibniz.  C'est  que  le  spiritualisme  de  BufTon  est  un  cartésianisme 
exaiiéré,  pris  dans  la  lettix*  plus  que  dans  l'esprit  et  rejoignant 
do  nouveau  le  spinozisme  |>ar  ce  cùté-ci,  à  savoir  :  que  la  raison, 
entendue  dans  le  sens  étroit  du  mot,  est  l'àme  ou  l'esprit  même, 
l'unité  métaph\si(iue  attribuée  à  Thomme  seul.  Tout  ce  qui  n'est 
pas  la  raison,  tout  ce  qui  est  commun  à  riiomme  et  à  l'animal, 
ist  matériel.  Sensation  ou  sentiment  est  pour  lui  une  seule  et 
même  chose.  L'dme  y  demeure  étrangèi-e.  Les  sensations  ou  sen- 
timents n'aboutissent  qu  à  un  certain  sens  intérieur  matâ-teL  com- 
mun à  riiumme  et  à  l'animal,  et  qui  est  chez  BufTon  une  réminis- 
cence oliscurcie  de  la  seconde  ànie,  de  l'âme  sensitive  des  anciens 


1.  M.  VilUmiuii. 

3?.  Koo»  empïovoQs  À  nnnr«t  ce  tenue  dans  rate«f«ktt  fvifaire;  air  le  natanlisne 
prvte  au  luot  Sa*  *  nn  «on»  mv>»tH|iie  bcft«co«p  miMai  nate  par  le  tanM  de 
tbëàme  «{oe  par  cdw  «TsUiei 


1173S.I778J  MÉTAPHYSIQUE   DE   BUFFON.  37 

et  des  scolastiques.  Condillac ,  moins  élevé,  moins  sublime ,  mais 
plus  exact,  plus  logicien,  plus  rigoureux  à  défmir  ses  termes,  le 
réfute  parfaitement  bien  dans  son  remarquable  Traité  des  ani- 
maitx,  et  y  montre  clairement  que  la  sensation  est  dans  Tâme 
aussi  bien  que  la  pensée;  que,  pour  sentir,  il  faut  avoir  une  àme, 
une  unité,  et  que  les  animaux  en  ont  une  *. 

La  métaphysique  de  Bufifon  a  d'étranges  conséquences  morales, 
n  condamne  les  passions  du  cœur  et  de  Timagination,  comme 
des  eiTCurs  du^erw  intérieur  matériel.  Notre  âme  nous  a  été  donnée 
pour  connaître  et  non  pour  sentir.  Le  sage  se  suffit  à  lui-même. 
€  Pourquoi  Tamour  fait-il  Tétat  heureux  de  tous  les  êtres,  et  le 
malheur  de  l'homme? — C'est  qu'il  n'y  a  que  le  physique  de  cette 
passion  qui  soit  bon;  c'est  que  le  moral  n'en  vaut  rien.  »  Il  ne 
voit  dans  le  moral  de  l'amour  que  la  vanité,  a  En  voulant  se  forcer 
sur  le  sentiment,  l'homme  ne  fait  qu'abuser  de  son  être,  et  creuser 
dans  son  cœur  un  vide  que  rien  n'est  capable  de  remplir  '.  » 

L'honune  normal  de  Buffon  serait  ainsi  l'homme  dépouillé  de 
la  meilleure  moitié  de  l'àme  humaine,  une  intelligence  sans  afifec 
tion  '. 

Il  y  a  cependant  encore  ici,  heureusement  pour  VHistoire  natu- 
relle, des  contradictions  entre  le  théoricien  et  l'observateur  peintre 
et  poète.  Après  avoir  nié  l'amour  moral  chez  l'homme,  il  le 
retrouve  et  l'admire  chez  certains  animaux,  surtout  chez  Iîs 
oiseaux,  dont  il  dépeint,  avec  tant  de  grâce  et  même  d'émotion, 
les  attachements  durables  et  les  mœurs  de  famille.  Dans  ses  des- 
criptions des  animaux,  il  oublie  souvent  les  systèmes  pour  se 
laisser  aller  à  l'inspiration  naïve  des  choses.  Il  s'intéresse  à  ses 
héros,  à  tous  ces  habitants  de  la  terre  et  de  l'air  qu'il  suit,  avec 
les  yeux  de  l'esprit,  au  fond  de  leurs  déserts  et  de  leurs  forêts.  Il 
plaint  leurs  tribus  asservies  et  dégénérant  sous  la  tyrannie  de 
l'homme.  Il  semble  parler  de  peuples  déchus,  quand  il  montre 
les  races  supérieures  essayant  de  s'organiser,  avec  une  lueur  d'in- 

1.  Par  compensation,  Buflbn  établit  très-bien,  contre  Condillac  et  Helvéïius,  que 
la  supériorité  de  l'homnae  sur  les  animaux  n'est  pas  l'effet  d'un  peu  plus  de  perfec-* 
tion  dans  les  oi^anes. 

2.  Discours  sur  la  nature  des  animaur, 

3.  Il  fait  t^ràce  toutefois  à  Tamitiéi  parce  qu'elle  est  un  attachement  de  raison  et 
non  une  passion. 


38  LES  PHILOSOPHES.  [1753-17781 

tellîgence,  une  sorte  de  choix,  de  concert  et  de  vues  communes, 
puis  dispersées  par  la  terreur  de  Thomme  et  diminuant  de  facultés 
et  de  talents.  «  Ce  qu'ils  sont  devenus,  ce  qu'ils  deviendront  encore, 
n'indique  peut-être  pas  assez  ce  qu'ils  ont  été,  ce  qu'ils  pourraient 
être  encore.  Qui  sait,  si  l'espèce  humaine  était  anéantie,  auquel 
d'entre  eux  appartiendrait  le  sceptre  de  la  terre!  »  Il  leur  accorde 
ainsi  la  perfectibilité,  et  son  imagination  l'emporte  jusqu'à  en 
faire  des  êtres  moraux,  des  espèces  bonnes  et  généreuses,  d'autres 
cruelles  et  perfides,  quasi  des  espèces  vertueuses  ou  criminelles  : 
il  leur  prête  des  sentiments  et  une  conduite  en  rapport  avec  le 
rang  et  le  caractère  que  leur  assignait  le  symbolisme  antique, 
d'après  les  convenances  extérieures. 

C'est  là  précisément  ce  qui  fait  de  VHistoire  naturelle  un  livre 
unique,  dont  les  défauts  mêmes,  au  point  de  vue  de  la  science, 
sont  des  beautés  incomparables  au  point  de  vue  littéraire.  Toutes 
les  formes  de  la  louange  ont  été  épuisées  sur  ses  tableaux,  de- 
meurés comme  les  types  mêmes  de  l'éloquence. 

Une  autre  inconséquence,  chez  Buflbn,  a  des  résultats  plus  heu- 
reux encore.  Le  génie  tend  naturellement  à  la  vérité,  comme  la 
plante  au  jour  et  à  l'air  libre.  Détourné,  ployé,  il  fait  toujours  un 
effort  instinctif  pour  se  redresser  et  rejoindre  la  lumière.  Buffou 
était  arrivé  à  substituer  l'aveugle  Nature  à  la  Providence,  et  à  nier, 
pour  tous  les  êtres,  l'homme  excepté,  l'unité  animique,  l'individua- 
lité réelle;  et  cependant,  il  en  vient,  par  la  marche  synthétique  d'un 
esprit  qui  généralise  et  simplifie  tout  ce  qu'il  touche,  à  l'idée  la  plus 
religieuse  qui  puisse  présider  aux  sciences  naturelles,  à  cette  idée 
de  l'unité  de  type  et  de  composition  organique,  qui  montre  si  clai- 
rement dans  l'univers  l'immanence  d'une  intelligence  suprême;  loi 
si  élevée  que  l'on  conçoit  à  peine  comment  elle  a  été  accessible  à 
l'homme,  et  si  simple  et  si  claire  que  Ton  conçoit  encore  moins 
qu'elle  n'ait  pas  été  acceptée  universellement  aussitôt  qu'aperçue; 
loi  fondamentale  du  monde  physique,  qui  renferme  en  elle  une 
autre  loi  plus  sublime  encore ,  transition  du  monde  matériel  au 
monde  moral,  la  loi  du  progrès.  Aristole,  Ne\vton,  et  de  moins 
vastes  génies,  l'avaient  entrevue'.  Buffon  la  saisit  et  l'embrasse 

1.  Un  esprit  harfli  et  chercheur,  Maupertuis,  venait,  dans  une  dissertation  latine 


U753-1778]  UNITÉ   DE   TYPE.  39 

d'un  large  coup  d*œil;  il  était  réservé  à  un  de  ses  successeurs  de 
la  réduire  à  l'état  de  science*.  L'essentiel  de  la  théorie,  l'analogie 
ou  correspondance  des  organes  dans  les  animaux  les  plus  divers,  est 
très^lairement  énoncée,  dès  1753,  dans  un  des  premiers  chapitres 
de  VHistoire  des  QuadriAphdes  (art.  Ane);  après  des  considérations 
puissamment  motivées,  Bufibn  conclut,  qu'en  créant  les  animaux, 
€  rÉtre-Supréme  semble  n'avoir  voulu  employer  qu'une  idée,  et 
la  varier  en  même  temps  de  toutes  les  manières  possibles.  >  Il  est» 
dit-il  un  peu  plus  tard  ',  un  plan  toujours  le  même ,  toujours 
suivi,  de  l'homme  au  singe,  du  singe  aux  quadrupèdes,  des  qua- 
drupèdes aux  cétacés,  aux  oiseaux,  aux  poissons,  aux  reptiles.  Ce 
plan  est  un  exemplaire  fidèle  de  la  nature  vivante...  et,  lorsqu'on 
veut  l'étendre  et  passer  de  ce  qui  vit  à  ce  qui  végète ,  on  voit  que 
ce  plan  se  déforme  par  degrés  des  reptiles  aux  insectes,  des 
insectes  aux  vers,  des  vers  aux  zoophytes,  des  zoophytes  aux 
plantes,  et,  quoique  altéré  dans  toutes  ses  parties  extérieures, 
conserve  néanmoins  le  même  fond,  le  même  caractère,  dont  les 
traits  principaux  sont  la  nutrition ,  le  développement  et  la  repro- 
duction, traits  généraux  et  conununs  à  toute  substance  organisée, 
traits  éternels  et  divins...  » 

Comment  comprendre  qu'il  ait  eu  un  pied  sur  ces  sommets 
lumineux  et  l'autre  dans  les  brumes  obscures  du  matérialisme! 

Au  reste,  Buffon,  toute  sa  vie,  fut  combattu  entre  des  idées 
opposées  :  sa  tête  semble  un  chaos  sublime,  sillonné  de  mille 
éclairs  et  plein  des  germes  des  mondes  futurs.  A  côté  de  la  grande 
pensée  de  l'unité  du  type  physique,  il  pose  une  autre  conception , 
qui,  sans  en  être  rigoureusement  déduite,  s'y  laisse  rattacher 
volontiers  ' ,  mais  qui  est  absolument  inconciliable  avec  le  rôle 
fondamental  que  BufTon  attribuait,  vers  le  même  temps,  aux 
espèces,  aux  moules  intérieurs.  La  nature  des  animaux,  dit-il,  peut 
se  varier  et  même  se  changer  absolument  avec  le  temps  et  sous 


imprimée  en  AUema^e  bous  un  pseadonyme,  de  matérialiser  cette  idée,  en  avançant 
que  tontes  les  espèces  animales  sortaient  d*un  premier  animal,  prototype  de  tous 
les  autres.  Il  j  soutient  aussi  que  toutes  les  molécules  sont  sensibles  et  intellit^entes. 
V.  OEuerts  de  Diderot,  Paris,  1821  ;  t.  Il,  p.  149-197. 

1.  Etienne  Geoffroy-Saint-Hilaire. 

2.  En  1756  ;  HUt.  des  Singet. 

3.  On  peut  admettre  Tunité  de  type  sans  admettre  la  mutabilité  des  espèces. 


40  LES  PHILOSOPHES.  [1753-17781 

l'influence  du  climat.  Les  espèces  se  dénaturent,  c'est-à-dire  se 
perfectionnent  ou  se  dégradent. 

L'espèce,  à  ce  point  de  vue,  n'est  plus  une  réalité  positive  et 
mystique  à  la  fois,  mais  seulement  le  premier  degré  de  la  série 
des  classiflcations  :  pour  que  cette  opinion  ne  réduise  pas  la 
Nature  à  n'être  qu'une  illusion  universelle,  qu'une  succession 
d'apparences  à  travers  lesquelles  se  joue  la  substance  unique,  il 
faut  qu'elle  soit  jointe  à  une  ferme  croyance  dans  l'individualité 
des  êtres  persistant  sous  les  variations  des  formes. 

Il  n'est  pas  facile  de  s'arracher  à  ce  génie  qui  exerce  une  fasci- 
nation pareille  à  celle  de  la  Nature  elle-même.  Terminons  en 
rappelant  que  Buffbn  prévit,  appela,  prépara  tous  les  progrès 
ultérieurs  de  la  géologie  et  des  autres  sciences  naturelles,  et  par- 
ticulièrement cette  mystérieuse  paléontologie  par  laquelle  Cuvier 
devait  nous  révéler  toute  une  création  ensevelie  dans  les  entrailles 
de  la  terre.  On  peut  dire  que  BufTon  contenait  en  lui  les  grands 
naturalistes  destinés  à  illustrer  la  science  du  xix®  siècle  par  leur 
rivalité  mCme  :  ceux  qui  l'ont  renié,  aussi  bien  que  ceux  qui  l'ont 
avoué  pour  leur  maître,  procédaient  de  lui,  comme  tous  les  méta- 
physiciens modernes  ont  procédé  de  Descartes.  Si  son  œil  s'est 
troublé  sur  les  hauteurs  vertigineuses  de  la  métaphysique,  il  a  vu 
clair  dans  l'immensité  du  monde  extérieur,  et  le  temple  qu'il  a 
élevé  à  la  Nature  restera  à  jamais  l'objet  de  l'admiration  des 
hommes,  bien  qu'un  nuage  en  voile  le  sanctuaire*. 

Les  théories  de  Buflbn  n'eurent  pas  immédiatement  une  grande 
expansion  directe  :  la  plupart  des  savants  spéciaux,  qu'il  avait 
blessés  par  son  injuste  dédain  pour  les  classiflcations  de  Linné, 
repoussèrent  son  autorité;  le  public  l'admira  plus  qu'il  ne  le 
comprit  ;  mais  l'enthousiasme  de  la  Nature  réagit  d'une  manière 
générale  sur  la  philosopliie  militante.  Le  naturalisme,  à  demi 
voilé  par  la  prudence  de  BufTon  et  combattu  chez  lui  par  un  reste 
de  métaphysique  cartésienne,  éclata  chez  un  autre  écrivain  d'un 
caractère  bien  différent ,  aussi  impétueux,  aussi  débordé,  aussi 

1.  Sur  Buffon.V.  8on^'og«,par  Vicq  d'Azyr;— id.,  par  Condorcet ;  — Etienne  Geof- 
froy-Saint-Hilaire,  Enqfrhpèdie  tiouvelli,  art.  Bdffom;  —  Cuvier,  Biographie  «nicfr- 
ieUê,  art.  Buffon  ;  —  Flourens,  Vie  de  Buffon  ;  —  Villemain,  Tableau  de  la  l-tUratuie 
f-^nçaise  au  xviii»  tiède,  t.  !•',  ii«  partie,  p.  351.  —  Hérault  de  Séchelles ,  i'n$ 
eititê  à  MontbarJ  ;  —  Madame  Necker,  Mémoires. 


il71M745]  DIDEROT.  41 

rempli  d'abandon  et  d*audace,  que  Buffon  était  solennel  et  réservé  ; 
écrivain,  d'ailleurs,  inspiré  par  sa  propre  spontanéité  plus  que 
par  l'exemple  ou  l'influence  de  qui  que  ce  fût. 

Denis  Diderot,  né  en  1713  d'un  coutelier  de  Langres,  élevé  chez 
les  jésuites,  comme  Voltaire,  et  destiné  d'abord  à  l'état  ecclésias- 
tique, puis  clerc  de  procureur  à  Paris,  témoigna  de  bonne  heure 
un  goût  très-vif  pour  les  langues  anciennes  et  modernes,  pour  les 
mathématiques,  pour  toutes  les  connaissances  accessibles  à  l'es- 
prit humain,  en  même  temps  qu'une  insurmontable  répugnance 
à  s'enfermer  dans  un  cadre  spécial  quelconque.  Abandonné  do 
son  père  à  cause  de  son  refus  de  prendre  un  état,  il  vécut  long- 
temps d'expédients,  éprouvant  contre  mille  petites  misères  le 
prodigieux  ressort  de  son  indépendante  nature,  supportant  la 
pauvreté  tantôt  avec  une  insouciante  gaieté,  tantôt  avec  des  amer- 
tumes vite  oubliées,  et  préférant  la  libre  fantaisie  à  tout.  Son 
mariage  avec  une  fille  aussi  pauvre  que  lui,  honnête  créature, 
mais  trop  inférieure  à  lui  par  l'intelligence  et  d'une  humeur  diffi- 
cile, amena  sa  réconciliation  avec  sa  famille,  mais  ne  fixa  pas 
longtemps  la  mobilité  de  ses  passions.  Il  avait  commencé  d'écrire. 
A  la  sollicitation  d'une  maltresse  avide  et  besogneuse,  il  fit  pour 
un  libraire  une  imitation  plutôt  qu'une  traduction  de  YEssai  sur 
le  Mériu  et  la  Vertu^  de  Shaftesbury,  l'ami  de  Locke  (1745),  singu- 
lier début  d'une  carrière  remplie  de  contrastes.  Les  principes  de 
Shaflesbury,  auxquels  Diderot  semble  alors  adhérer,  sont  ceux  du 
vrai  théismcy  comme  il  l'appelle,  c'est-à-dire  non  pas  du  déisme 
matérialiste  et  inconséquent  de  Bolingbroke  et  de  Voltaire,  mais 
du  déisme  spiritualiste  et  platonicien,  tel  qu'il  va  bientôt  repa- 
raître glorieusement  en  France  ;  Shaflesbury  est  un  précurseur 
de  Rousseau,  c  Point  de  vertu,  dit-il,  sans  croire  en  Dieu;  point 
de  bonheur  sans  vertu  *.  »  Diderot  n'a  pas  beaucoup  d'accent  dans 
ce  livre;  ce  n'est  pas  là  le  cri  passionné  du  cœur,  ni  l'expression 
d'une  profonde  méditation  de  l'intelligence.  ' 

Un  second  ouvrage,  original  cette  fois,  dicté  par  les  mômes  né- 

l.  Sbaftesbory,  comme  Newton,  a?ait  pressenti  les  conséquences  da  système  'le 
Locke  et  fait  de  graves  réserves;  il  eût  avoué,  s'il  eût  vécu,  Téclatante  protestation 
de  Clarke  contre  le  sensualisme.  V.  le  Cours  iTHùtoirt  de  la  Philosophie  moderne^  de 
M.  Cousin,  !'•  série,  t.  IV;  École  icoseai$e,  Introduction.  —  V.  Essai  sur  le  Mérite^  etc., 
dans  le  t.  I«r  des  OEunm  de  Diderot;  Paris,  Briére.  182 1. 


4«  LES   PHILOSOPHES.  H747-1751J 

cessités  pécuniaires,  paraît  bientôt  sous  Tanonyme  :  ce  sont  les 
Pensées  philosophiques  (1747),  animées  de  celte  vigueur  de  ton, 
de  ce  chaud  coloris  qui  sera  le  caractère  distinclif  de  Fauteur.  Il 
y  a  encore  du  déisme  dans  les  Pensées.  C'est  là  que  se  trouve  ce 
mot  tant  cité  :  Élargissez  Dieu  ;  a  montrez-le  à  l'enfant,  non  dans 
le  temple,  mais  partout  et  toujours!  »  Cependant,  au  fond,  le 
scepticisme  domine.  Le  sens  spirituel,  le  sens  de  l'abstrait  et  de 
l'invisible,  manque  absolument  à  l'auteur,  quoiqu'il  soit  mathé- 
maticien; le  sens  de  la  nature  extérieure ,  du  visible  et  de  l'ima- 
ginable, est  très-puissant  chez  lui;  on  sent  partout  frémir,  chez 
Diderot,  la  chair  et  le  sang,  comme,  chez  Voltaire,  les  nerfs  et  les 
esprits  les  plus  subtils.  La  philosophie  de  la  raison  pure  étant 
incompatible  avec  ses  tendances  natives,  il  eût  pu  s'arrêter  à  celle 
du  sentiment,  comme  faisait  en  ce  moment,  sous  Hutcbeson ,  la 
naissante  école  écossaise,  et  comme  allait  faire  en  France  un  plus 
éclatant  génie;  mais  la  fougue  de  la  chair  et  du  sang,  l'esprit  de 
dispute  et  de  paradoxe,  la  fausse  méthode  qui  veut  soumettre  les 
choses  de  l'âme  soit  aux  démonstrations  de  la  géométrie,  soit  à 
l'observation  expérimentale  des  sciences  physiques ,  enfin ,  cette 
espèce  de  vanité  qui  pousse  instinctivement  certains  esprits  à  vou- 
loir toujours  dépasser  en  hardiesse  les  plus  hardis,  lui  firent  mé- 
connaître non  pas  le  principe  du  sentiment,  mais  ses  consé- 
quences et  ce  qu'on  peut  nommer  sa  méthode ,  et  l'entraînèrent 
dans  tous  les  excès  d'idées. 

De  vastes  projets  bouillonnaient  dans  sa  tète  :  pendant  qu'il  en 
préparait  l'exécution,  deux  remarquables  écrits  lui  furent  suggé- 
rés par  les  expériences  que  le  génie  philanthropique  et  scienti- 
fique du  temps  essayait  alors  pour  rendre  au  commerce  de  leurs 
semblables  des  malheureux  que  la  nature  met,  en  quelque  sorte , 
hors  de  l'humanité.  Ce  sont  la  Lettre  sur  les  Aveugles  (1748^  et  la 
Lettre  sur  les  Sourds  et  Muets  (  1751  )  ;  la  première,  à  l'occasion  des 
opérations  que  Réaumur  et  autres  faisaient  avec  succès  pour  l'en- 
lèvement de  la  cataracte  ;  la  seconde ,  à  propos  des  travaux  de 
Pereira,  le  précurseur  de  l'illustre  abbé  de  l'Épée ,  qui  avait  pré- 
senté à  l'Académie  des  sciences,  en  1748,  des  sourds  et  muets 
instruits  par  ses  soins.  La  Lettre  sur  les  Aveugles  renferme  une 
foule  d'observations  et  de  considérations  aussi  savantes  qu'ingé- 


117481751]  DIDEROT.  43 

nieuses  ;  mais  il  s*y  mêle  des  visées  malsaines  et  purement  néga* 
tives.  Diderot  y  fait  attaquer,  par  Saunderson ,  savant  aveugle  » 
mort  récemment  en  Angleterre,  les  preuves  de  la  Providence  fon» 
dées  sur  Tordre  du  monde.  Il  lui  fait  mettre  en  avant  un  prétendu 
chaos  d'où  la  Nature  se  serait  élevée  peu  à  peu  à  un  ordre  impar- 
fait, à  force  de  combinaisons  diverses,  comme  si  la  Nature  était 
un  être  doué  de  réflexion,  un  démiurge  d'intelligence  bornée  qui 
apprit  à  mieux  faire  à  force  d'écoles.  La  conclusion  en  faveur  du 
Dieu  de  Clarke  et  de  Newton  ne  semble  guère  qu'une  précaution 
oratoire. 

Cette  Lettre^  dont  l'anonyme  avait  été  pénétré  par  la  police, 
valut  à  Diderot  trois  mois  d'emprisonnement  à  Vincennes;  capti- 
vité célèbre  dans  les  annales  de  la  philosophie ,  et  sur  laquelle 
nous  aurons  à  revenir.  L'échappée  irréligieuse  de  Saunderson 
avait  été  le  prétexte,  et  la  vraie  cause,  une  plaisanterie  qui  avait 
piqué  une  maltresse  du  comte  d'Argenson. 

La  Lettre  sur  les  Sourds  et  Muets  oiïre  des  vues  intéressantes 
sur  l'ordre  dans  lequel  les  idées  apparaissent  au  sourd-muet,  et 
que  Diderot  appelle  ordre  naturel  ou  de  la  langue  animale  :  il  est 
probable  que  l'abbé  de  l'Épée  en  a  proûlé  *. 

Ces  écrits ,  mêlés  de  travaux  de  mathématiques,  n'avaient  été 
que  des  épisodes  pour  Diderot,  alors  attaché  à  une  colossale  en- 
treprise qui  devait  rester  sa  principale  gloire.  Des  libraires, 
en  1748,  lui  avaient  proposé  de  traduire  ÏEnqjclopèdie  anglaise 
de  Chambers,  compilée,  en  majeure  partie,  sur  des  livres  français. 
Une  grande  pensée  illumina  le  cerveau,  échauflale  cœur  de  Dide- 
rot. Plus  d'une  tentative  avait  eu  lieu,  dès  le  xvi®  siècle,  et  même 
dès  le  moyen  âge,  pour  réunir  dans  un  même  cadre  le  tableau 
général  des  connaissances  humaines;  mais  les  sciences  étaient 
alors  trop  pauvres  de  faits  et  trop  dénuées  de  méthode,  pour  que 
ces  premières  encyclopédies  fussent  autre  chose  que  des  embryons 
informes.  Les  immenses  progrès  accomplis  depuis  cent  cinquante 

1.  Cette  Littn  contient  aussi  une  appréciation  très-frappante  de  la  langue  fran- 
çaise, •  plus  propre,  dit-il,  aux  sciences  et  à  la  philosophie,  moins  à  la  poésie  et  à 
IVloquence,  que  le  grec^  le  laUn,  l'italien  ou  Tanglais.  C'est  la  langue  de  l'câprit  et 
du  bon  sens;  les  autres  sont  les  langues  de  l'imagination  et  des  paHsions.  Notre 
langrue  sera  celle  de  la  Térité,  si  jamais  elle  revient  sur  la  terre.  »  V.  OEuore*  de 
Diderot,  t.  II;  1821.  11  y  aurait  une  réserve  à  faire  quant  à  Téloquence. 


44  LES  PHILOSOPHES.  .1750) 

ans  firent  juger  à  Diderot  que  le  moment  était  venu  de  rassem- 
bler, de  consacrer  les  fruits  de  ces  progrès  et  de  mettre  le  dépôt 
du  savoir  de  l'homme  à  Tabri  des  révolutions,  pour  l'assurer  à 
la  postérité,  à  l'être  qui  ne  meurt  pas.  L'imparfaite  publication  de 
Chambers  ne  pouvait  servir  que  de  point  de  départ.  Diderot  s'as- 
socie d'Alembert,  l'homme  le  plus  apte,  par  sa  science  et  par  son 
esprit  ordonné  et  persévérant ,  à  partager  la  direction  de  ce  pro- 
digieux ouvrage.  Tous  deux  réclament  le  concours  des  écrivains 
d'élite  en  tout  genre  et  réussissent  à  former  la  plus  imposante 
association  littéraire  laïque ,  destinée  à  faire»  pour  l'ensemble  des 
connaissances  humaines  et  dans  l'esprit  des  temps  nouveaux ,  ce 
qu'ont  fait,  pour  la  théologie  et  l'érudition,  les  congrégations 
savantes  du  catholicisme.  Tous  les  grands  noms  du  xvni^  siècle 
sont  là.  Ce  n'est  rien  moins  que  le  monument  universel  de  l'es- 
prit humain,  la  Bible  de  la  perfectibilité,  que  l'on  rêve. 

Le  prospectus  de  V Encyclopédie  est  lancé  par  Diderot  en  no- 
vembre 1750.  Le  sentiment  de  l'utile,  des  applications  et  des  amé- 
liorations positives,  est  ce  qui  domine  dans  ce  morceau  d*une 
large  facture.  Diderot  y  établit  que  l'œmTc  a  un  double  objet  : 
1**  V Encyclopédie  proprement  dite,  c'est-à-dire  l'arbre  généalo- 
gique, l'ordre  et  Tenchaînement  des  connaissances  humaines; 
2®  le  dictionnaire  raisonné  des  sciences,  des  arts  et  des  métiers; 
ce  second  objet  est  l'essentiel  et  l'autre  n'en  est  que  l'introduc- 
tion. L'ordre  encyclopédique  est  arbitraire ,  à  ses  yeux  :  il  le  traite 
comme  Buffon  traite  les  classifications;  la  nature  est  une,  a  dit 
Buffon  ;  la  science  est  une ,  ajoute  Diderot,  avec  Condillac.  Cela  est 
vrai  ;  mais,  dans  l'unité  de  la  science  comme  dans  celle  de  la 
Nature,  il  y  a  des  divisions  fondamentales  tenant  à  l'essence  des 
choses;  à  la  vérité,  pour  saisir  ces  diversités  essentielles  dans 
l'unité,  il  faut  une  autre  métaphysique  que  celle  de  Locke  ou  de 
Condillac.  Diderot,  pour  le  système  qu'il  a  adopté,  comme  le 
meilleur  relativement,  s'en  réfère  à  Bacon,  «  à  ce  génie  extraor- 
dinaire, qui,  jetant  le  plan  d'un  dictionnaire  universel  des  sciences 
et  des  arts,  dans  un  temps  où  il  n'y  avait,  pour  ainsi  dire,  ni 
sciences,  ni  arts...  dans  l'impossibilité  de  faire  l'histoire  de  ce 
qu'on  savait,  faisait  celle  de  ce  qu'il  fallait  apprendre.  »  C'est  le 
plus  bel  éloge  et  le  plus  mérité  qu'on  ait  fait  de  Bacon. 


11750-1751]  DrOEROT.   ENCYCLOPÉDIE.  45 

La  matière  du  dictionnaire  encyclopédique  peut  se  réduire  à 
trois  chefs  :  les  sciences,  les  arts  libéraux  ,  les  arts  mécaniques. 
Diderot  expose  noblement  les  vues  d'utilité  pratique  qui  ont  porté 
les  auteurs  à  rattacher  aux  principes  des  sciences  et  des  arts  libé- 
raux rhistoire  de  leur  origine  et  de  leurs  progrès.  Là,  les  maté- 
riaux, du  moins,  abondaient,  sauf  quelques  exceptions;  mais  les 
ails  mécaniques,  jusque-là  enfermés  dans  le  secret  de  leurs 
obscurs  ateliers,  avec  les  hommes  qui  les  cullivaienl,  étaient 
comme  un  monde  inconnu  à  découvrir.  Diderot  y  déployait  une 
activité,  une  variété,  une  souplesse  de  facultés,  vi*aiment  incom- 
parables. Il  pénétrait  dans  toutes  les  fabriques  :  il  apprenait ,  il 
exerçait  quasi  tous  les  métiers  pour  pouvoir  les  décrire.  Il  résume, 
en  deux  pages  de  son  prospectus,  des  travaux  d'Hercule  :  lui,  trop 
souvent  exagéré,  emphatique,  il  est  simple,  ici,  parce  qu'il  est 
vraiment  grand.  Il  sent  bien  la  haute  moralité  d*une  œuvre  qui 
est  la  réhabilitation  du  travail  manuel,  du  travail  qu'on  appelait 
autrefois  servile;  il  se  fait  l'historien,  autant  qu'on  peut  l'être,  de 
cette  longue  suite  de  générations  sacrifiées  qui  n'avaient  jamais 
eu  d'histoire  et  auxquelles  la  civilisation  doit  son  bien-être,  et 
l'intelligence  ses  indispensables  instruments  :  il  élève  un  monu- 
ment aux  classes  ouvrières  «  par  l'exposé  de  la  science  des  mé- 
tiers, legs  admirable  des  génies  anonymes  de  ces  classes  humi- 
liées '.  o  Par  un  instinct  prophétiijue,  Diderot  se  dévoue  à  la  glo- 
rification de  l'industrie,  au  moment  où  elle  va  entrer  dans  cette 
carrière  de  prodiges  jusqu'ici  plus  éclatants  encore,  peut-être, 
que  profitables  au  bonheur  réel  de  l'humanité ,  mais  qui  fourni- 
rontau genre  humain  de  puissants  instruments  de  bonheur,  quand 
il  saura  remettre  le  progrès  moral  au  niveau  du  progrès  maté- 
riel ^. 

Les  deux  premiers  volumes  de  Y  Encyclopédie  suivirent  de  près 
le  Prospectus  de  Diderot.  Le  Discours  préliminaire  de  d'Alembert, 

1.  J.  Reynaud,  Encydopéditi  nouvelle ,  art.  Encyclopédie.  —  M.  Reynaud  résunie 
les  divers  systèmes  eucyelopédiques  proposés  depuis  Bacon  jusqu'à  celui  dont  il 
présente  à  son  tour  Tesquisse. 

2.  De  1765  date  la  première  des  (rrandes  inventions  par  lesquelles  T Ecossais  James 
Watt,  perfectionnant  les  découvertes  et  les  machines  de  Salomun  de  Caux,  de  Papin, 
de  Newcomen,  appliqua  la  vapeur  à  Vindustrie  et  décupla  la  puissance  manufactu- 
rière de  r Angleterre,  d^abord,  puis  de  tous  les  peuples  civilisés. 


46  LES  PHILOSOPHES.  [11511 

qui  sert  de  péristyle  à  ce  vaste  édifice ,  fut  reçu  avec  un  grand 
applaudissement.  Il  débute,  cela  va  sans  dire,  par  résoudre,  dans 
le  sens  de  Locke  et  de  Gondillac,  le  problème  de  l'origine  de  nos 
connaissances;  cependant,  sa  métaphysique  est  bien  meilleure; 
qu'on  ne  devrait  s'y  attendre.  Il  établit  qu'une  espèce  d'instinct, 
plus  sûr  que  la  raison  môme ,  nous  fait  affirmer  l'existence  des 
objets  extérieurs,  y  compris  notre  propre  corps ,  la  raison  ne  dé- 
montrant rien  à  cet  égard.  C'est  une  bonne  rectification  de  Des- 
cartes et  la  seule  réfutation  possible  du  scepticisme  idéaliste. 

D'Alembert  part  donc  de  l'existence  indubitable  de  notre  corps 
et  de  la  nécessité  de  le  conserver,  pour  montrer  l'engendrcment 
des  notions  humaines.  Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  sa  génération 
historique  de  nos  connaissances  :  l'ordre  en  est  fort  à  discuter; 
tout  système  sur  cette  question  de  fait  sera  toujours  contestable , 
bien  plus  que  l'ordre  encyclopédique  môme,  qui  peut  être  ramené 
  des  principes  métaphysiques.  Quant  à  l'acquisition  des  idées  d'es- 
prit et  de  matière,  et  de  celle  de  Dieu ,  il  reste  dans  les  données 
reçues  et  va  jusqu'à  quelques  mots  de  prudence  et  de  précau- 
tion sur  la  nécessité  de  la  révélation  ;  mais  on  ne  saurait  attribuer 
  la  même  cause  les  opinions  qu'il  émet  ensuite  sur  la  certitude, 
lorsque,  avec  le  môme  sens  qu'il  a  montré  dans  l'affirmation  in- 
stinctive de  la  réalité  des  corps,  il  pose  le  principe  du  sentiment 
à  côté  de  l'évidence  rationnelle.  Le  sentiment  est  de  deux  sortes  : 
1°  la  conscience  ou  sentiment  du  bien,  qui  s'applique  aux  vérités 
morales  9  et  qui  nous  subjugue  avec  le  même  empire  que  l'évi- 
dence de  l'esprit  attachée  aux  vérités  spéculatives;  on  peut  l'appe- 
ler l'évidence  du  cœur,  comme  on  peut  appeler  l'évidence  de  l'es- 
prit le  sentiment  du  vrai;  2°  le  sentiment  du  beau,  à  qui  nous 
devons  le  génie  et  le  goût  :  le  génie  est  le  sentiment  qui  crée,  et 
le  goût,  le  sentiment  qui  juge  *. 

Tout  cela  est  excellent  ;  c'est  Descartes  rectifié  et  complété  à 
l'aide  de  Pascal  :  ce  sont  les  mêmes  principes  qu'Hutcheson  en- 
seigne en  ce  moment  à  l'Ecosse ,  avec  moins  de  précision  et  de 
luniiùre  peut-être  que  ne  fait  d'Alembert.  Il  semble  que  la  voie 
véritable  soit  rouverte  :  la  doctrine  du  sentiment,  appliquée  à 

1.  Diderut,  dans  Tarticle  Beau,  nie  cependant  que  le  Be.iu  soit  exclusivement  affaire 
de  scuiimeut  et  uou  de  raison  et  d'eotendemcnt. 


[1751]  D'ALEMBERT.   DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  47 

interroger  la  conscience  du  genre  humain ,  suffit  pour  faire  re- 
trouver toutes  les  vérités  nécessaires  ;  mais  les  principes  abstraits 
ne  portent  pas  d'eux-mêmes  leurs  fruits ,  si  Pâme  vivante  ne  les 
féconde  de  son  souffle  :  partis  de  telles  prémisses,  d*Alembert 
n'aboutit  qu'au  scepticisme ,  Diderot,  qu*à  un  naturalisme  confus, 
et  les  vérités  qu'ils  ont  énoncées  n'empêcheront  pas  Helvélius, 
quelques  années  plus  tard  ,  de  nier,  ainsi  que  nous  l'avons  vu , 
le  sentiment  comme  tout  le  reste. 

Les  vues  élevées  et  justes  du  Discours  préliminaire  n'en  gardent 
pas  moins  leur  valeur,  et  il  importe  de  signaler  les  améliorations 
apportées  au  système  de  Bacon  par  les  deux  directeurs  de  VEnqj- 
dopédie.  La  théologie  révélée  n'est  plus  en  dehors  de  la  philoso- 
phie humaine,  a  La  théologie  révélée  n'est  autre  chose  que  la 
raison  appliquée  aux  faits  révélés  :  elle  tient  à  l'histoire  par  les 
dogmes,  et  à  la  philosophie  par  les  conséquences.  »  La  poésie , 
aussi,  n'est  plus  une  simple  imitation  de  la  Nature,  une  simple 
fille  de  mémoire ,  mais  une  faculté  créatrice  :  tous  les  beaux-arts 
sont  frères  de  la  poésie  et  c  se  relèvent  de  l'injure  qu'ils  souffraient 
dans  le  système  du  philosophe  anglais  * .  >  Les  mathématiques , 
au  lieu  d'être  juxtaposées  comme  appendice  à  la  suite  de  la  science 
de  la  Nature,  sont  placées  au  premier  rang  dans  la  métaphysique 
de  la  Nature.  On  voit  bien  que  Descartes  a  passé  entre  Bacon  et 
d'Alembert.  Celui-ci,  au  reste ,  dans  son  beau  tableau  du  progrès 
des  sciences,  rend  à  Descartes,  sinon  toute  la  justice  qui  lui  est 
due,  au  moins  toute  celle  qu'il  peut  obtenir  au  xviii«  siècle.  Il  y  a 
loin  de  ce  respectueux  langage  aux  railleries  de  Voltaire.  En 
somme,  la  classification  de  d'Alembert  et  de  Diderot,  faite  par  un 
sceptique  et  un  matérialiste,  est  beaucoup  plus  spiritualiste  que 
celle  du  religieux  Bacon  ^  :  le  Discours  préliminaire  n'est  point 
au-dessous  de  la  renommée  qu'il  a  obtenue  parmi  les  contempo- 
rains ;  malgré  les  objections  qu'il  peut  soulever,  ce  travail  d'un 
esprit  judicieux,  sagace,  étendu,  qui  s'exprime  dans  une  langue 


1.  J.  Reynaud,  Enqfclopédie  noutelle,  art.  Encyclopédie, 

2.  Il  est  bon  encore  d'observer  que  d'Alembert  blâme  le  dédain  de  son  siècle  pour 
Tétude  ùcs  anciens,  reconnaît,  comme  le  fait  sans  cesse  Voltaire,  que  les  ouvra<jes 
dexprit  (de  pare  littérature)  sont,  en  général,  inférieurs  à  ceux  du  siècle  précédent 
et  en  donne  très- bien  les  raisons. 


6S  LES   PHILOSOPHES.  (1751-175 

élé;;aiite,  claire  et  sobre,  reste  un  des  meilleurs  ouvrages  qi 
nous  possédions  après  ceux  des  génies  de  premier  ordre. 

L*inimense  entreprise  ne  marcha  pas  longtemps  sans  encombre 
les  adversaires  de  la  philosophie  avaient  compris  la  portée  ( 
VEnnjchpedie;  ils  voyaient  que  les  novateurs  se  disciplinaient  c 
corps  d'armée,  qu'ils  avaient  un  camp,  un  quartier -généra 
L'éloi^nemenl  de  Voltaire,  la  vieillesse  anticipéede  Montesquiei 
qui  déclinait,  avaient  donné  de  vaincs  espérances  :  le  destin  de 
philosophie  ne  reposait  plus  sur  une  ou  deux  têtes ,  pour  illustn 
qu'elles  fussent.  Les  jésuites  avaient  demandé  à  être  chargés  d( 
articles  de  théologie  :  cette  espèce  de  transaction  avait  été  refusé 
Les  jésuites  Siiisirent  la  première  occasion  de  prendi*e  roffensiv 
Eu  novembre  1751,  un  abbé  de  Prades,  collaborateur  de  VEnc\ 
clop^dits  s'avisa  de  soutenir,  en  Sorbonne,  une  thèse  où  le  déisn 
\oltairicu  et  le  sensualisme  étaient  à  peine  déguisés;  l'abbé,  cei 
suiv  [K\v  la  Faculté,  s'enfuit  à  Berlin,  où  Frédéric  et  Voltaire  li 
liivnt  fête.  IVndant  ce  temps,  à  Paris,  on  mettait  la  thèse  sur  \ 
compte  de  Diderot.  Les  adversaires  eurent  beau  jeu  :  l'impressio 
de  VtMcychpèdie  fut  suspendue  par  am^t  du  conseil  du  7  f< 
vrior  175:?.  On  saisit  les  [lapicrs  de  Diderot  :  les  jésuites  com| 
taienl  s'en  emparer  et  finir  le  livre  à  leur  guise.  Le  cri  de  l'op 
nion  s'éleva.  Lamoignon  de  Malesherbes,  premier  président  c 
la  Cour  dos  aides,  directeur  de  la  librairie  et,  par  conséquent,  c 
la  censure,  était  dévoué  de  cœur  à  la  liberté  de  penser  et  d'écrire 
il  agit  de  son  mieux;  le  comte  d'Argenson,  qui  avait  persécui 
Diderot,  puis  patroné,  puis  abandonné  YEnnfchpédie^  fut  n 
gagné.  La  cour  céda  :  les  auteurs  furent  priés  de  continuer  w 
œuvre  honorable  à  la  nation ,  et  le  troisième  volume  parut  e 
noveuibre  1753,  avec  une  préface  où  Diderot  constatait  la  vi< 
toire. 

La  victoire  n'était  pas  complète  ni  définitive  :  on  n'avan( 
qu(*l(|ue  temps  en  paix  qu'au  prix  de  concessions  et  de  ménag 
ments  ({ue  le  prudent  d'Alembert  imixosait  à  Diderot  et  qui  fa 
salent  gémir  Voltaire,  c  Vous  admettez  des  articles  dignes  d 
Journal  de  Trévoux!  »  écrivait  Voltaire,  a  II  y  a  d'autres  articles 
nioins  au  jour,  où  tout  est  réparé  ,  >  répondait  d'Alembert.  a  L 
temps  km  distinguer  ce  que  nous  avons  pensé  de  ce  que  nou 


(1754-1757  J  L'ENCYCLOPÉDIE.  49 

avons  dit*.  »  Sans  méconnaître  l'excuse  de  gens  qui  écrivaient 
entre  la  censure  et  les  lettres  de  cachet,  il  est  bien  permis  de  dire 
que  ce  n'est  point  ainsi  qu'on  régénère  le  monde.  Diderot,  qui 
eut  toujours  Tàme  et  la  main  ouvertes,  se  tenait  le  plus  qu'il  pou- 
vait en  dehors  de  ces  dissimulations  et,  s'il  ne  disait  pas  toute  sa 
pensée ,  ne  disait  rien  contre  sa  pensée.  Plusieurs  de  ses  articles 
qui  touchent  à  la  philosophie  politique,  très-remarquables  en  eux- 
mêmes,  le  sont  encore  davantage  par  leur  rapport  avec  de  plus 
grandes  œuvres  qui  vont  bientôt  se  lever  à  l'horizon.  Dans  l'article 
AutoHté,  très-hardi  de  langage,  il  n'en  est  toutefois  encore  qu'à 
la  doctrine  transitoire  du  contrat  entre  le  peuple  et  le  prince , 
contrat  que  ni  le  prince,  ni  le  peuple,  ne  peuvent  changer.  Mais 
l'article  Droit  s'élève  dans  de  plus  hautes  régions.  Il  y  pose  la 
conscience  générale  comme  base  du  droit  :  o  La  volonté  géné- 
rale (la  volonté  du  genre  humain)',  dit-il  expressément,  est 
toujours  bonne,  o  Le  principe  du  Contrat  social  est  là. 

Il  est  impossible  même  d'indiquer  ici  les  principaux  travaux 
des  nombreux  collaborateurs  de  VEnq^clopèdie.  Saisissons  seule- 
ment l'occasion  de  donner  un  souvenir  à  un  homme  éminent  et 
malheureux,  qu'il  n'est  pas  permis  d'oublier  dans  une  revue  des 
penseurs  et  des  écrivains  français,  au  grammairien  philosophe 
Dumarsais,  mort  pauvre  et  obscur  en  1756. 

Dans  les  colonnes  de  V Encyclopédie  avaient  apparu  non  i)as 
seulement  des  noms  nouveaux,  mais  une  école,  une  secte  nou- 
velle, alliée  des  philosophes  sans  être  confondue  avec  eux,  la 
secte  des  économistes.  Nous  aurons  à  parler  plus  tard  de  leurs 
personnes  et  de  leurs  doctrines.  Sur  les  confins  des  deux  groupes 
philosophique  et  économique ,  un  jeune  magistrat ,  dont  la  vaste 
intelligence  était  applicable  à  tout  et  s'intéressait  à  tout,  enri- 
chissait VEncyclopédie  par  des  travaux  de  la  plus  haute  portée  sur 
la  philosophie  de  l'histoire,  la  métaphysique  et  la  linguistique; 
mais  ce  n'est  pas  non  plus  encore  le  lieu  de  s'étendre  sur  ce 
nom  de  Turgot,  auquel  on  pouvait  dès  lors  prédire  quelque 
grande  destinée. 

1.  V.  la  correspondance  de  Voltaire  «t  de  d*.Alembert.  D'Alembert  contredit  lui- 
mémey  6\ir  plus  d'an  point,  son  Discoun  préliminaire.  Son  article  i-ortmt  par  ex<;raple, 
ébranle  le  libre  arbitre.  Voltaire  n'en  demandait  pas  tant. 

x\i.  4 


50  LES  PHILOSOPHES.  I1757-1759J 

Le  parti  dévot,  sur  ces  entrefaites,  ayant  repris  quelque  ascen- 
dant à  la  cour  après  Tattentat  de  Damiens  (1757),  Forage  recom- 
mença contre  la  philosophie.  Une  déclaration  royale,  d*une 
violence  inouïe,  fut  lancée  contre  les  auteurs,  imprimeurs, 
libraires,  colporteurs  d'écrits  attentatoires  à  la  religion  ou  à 
l'autorité  royale  :  c'était  la  mort  à  chaque  ligne.  Le  simple  délit 
de  publication  sans  autorisation  pouvait  conduire  aux  galères 
perpétuelles  '.  C'était  moitié  atroce,  moitié  ridicule;  car  il  était  à 
peu  près  sûr  qu'on  ne  pendrait  personne  et  que,  si  l'on  envoyait 
aux  galères  quelques  malheureux  colporteurs,  des  lettres  de 
cachet  étaient  le  plus  grand  péril  qui  menaçât  les  écrivains.  La 
déclaration  demeura  un  vain  épouvantai!.  Tout  se  borna,  durant 
quelque  temps,  à  une  guerre  de  plume,  à  une  pluie  de  pam- 
phlets antiphilosophiques,  soudoyés  par  la  cour  et  par  le  clergé, 
et  rédigés  en  général  par  des  mercenaires  aussi  dépourvus  de 
talent  que  de  foi  religieuse  *.  On  essaya  de  retourner  contre  les 
philosophes  l'arme  du  ridicule,  et  Palissot  les  traduisit  sur  la 
scène  dans  mie  comédie  à  prétentions  aristophanesques ,  qui 
attira  de  terribles  représailles  de  Voltaire.  Le  parlement  et  l'ar- 
chevêque de  Paris  s'attaquèrent  enfin  directement  à  YEncyclo- 
pèdie  :  le  parlement  et  le  conseil  du  roi  frappèrent  à  la  fois  ;  le 
privilège  des  éditeurs  fut  révoqué  (mars  1759).  Ordre  avait  été 
donné  au  directeur  de  la  librairie,  Malesherbes,  comme  en  1752, 
de  saisir  les  papiers  de  Diderot.  Malesherbes  se  hâta  de  le  préve- 
nir secrètement.  «  Je  n'ai  pas  le  temps  d'en  faire  le  triage,  » 


L  Anciennes  Loi9  françaiêes,  t.  XXII,  p.  272;  16  ayril  1757. 

2.  A  la  tète  de  ces  pamphlétaires  était  le  critique  Fr^ron ,  rédacteur  du  journal 
V Année  littéraire  et  prototype  de  ces  écrivains  sans  moralité  qui  défendent  par  spécu- 
lation, avec  une  fureur  de  commande,  les  croyances  qu'ils  n*ont  pas.  Il  n'était  pas 
absolument  sans  talent;  mais  on  a  fort  exag^éré  sa  valeur  dansll'espèce  de  réhabili- 
tation paradoxale  qu'on  lui  a  faite.  Un  adversaire  plus  honorable  de  Voltaire  fut 
Lefranc  de  Porapig^an,  homme  de  conviction,  qui  se  ridiculisa  par  une  exce^ive 
vanité,  mais  qui  rencontra  quelques  éclairs  de  haute  poésie.  —  On  possède  un  bien 
€urieux  monument  de  Tesprit  de  réaction  à  la  cour  :  c'est  une  lettre  où  se  trouve  le 
passage  suivant  :  «  Qu'est  devenue  notre  nation?  les  parlements,  les  encyclopé- 
distes, l'ont  changée  compléteipent.  Quand  on  manque  assez  de  principe  pour  ne 
reconnaître  ni  divinité  ni  maitre,  on  devient  bientôt  le  rebut  de  la  nature,  et  c'est 
ce  qui  nous  arrive!  >«  On  ne  devinerait  pas  quel  est  le  sévère  champion  du  trône  et 
de  rautel  qui  revendique  ainsi  les  principes  de  Bossuet  :  ce  n'est  rien  moins  que 
madame  de  Pompadour!  —  Lettre  au  duc  d'Aiguillon,  1759;  ap.  Lacretelle,  t.  lY. 


(1759-1765)  LES  ROIS   ET  L'ENCYCLOPÉDIE.  54 

« 

répondit  le  philosophe  désolé.  «  Envoyez-les  chez  moi  !  »  Qui  fut 
dit  fut  fait,  et  Ton  ne  saisit  que  ce  qu'il  plut  à  Diderot  *. 

Les  velléités  de  persécution  d'un  gouvernement  servi  de  la 
sorte  par  ses  propres  agents  ne  pouvaient  aller  bien  loin.  Le  nou- 
veau ministre  dirigeant,  M.  de  Choiseul,  n'aimait  pas  et  craignait 
un  peu  les  encyclopédistes  ;  mais  il  aimait  encore  moins  le  clergé 
et  il  ménageait  beaucoup  Voltaire ,  qui  tonnait  contre  la  suspen- 
sion du  grand  œuvre,  pendant  que  le  pape  Clément  XIII  y  applau- 
dissait dans  un  bref  de  septembre  1759.  Femei  l'emporta  à  demi 
sur  le  Vatican.  On  obtint  que  la  police  fermât  les  yeux  sur  la 
reprise  clandestine  de  l'impression.  d'Alcmbert,  cependant,  fati- 
gué de  cette  longue  lutte,  ne  voulut  plus  participer  à  la  direc- 
tion :  Diderot,  plus  courageux  et  plus  constant,  supporta  seul  le 
fardeau  jusqu'au  bout.  Frédéric  II ,  puis  l'impératrice  de  Russie, 
Catherine  II,  également  désireux  de  se  faire  honneur  aux  dépens 
de  Louis  XV,  offrirent,  l'un  après  l'autre,  à  Diderot  de  venir 
achever  VEnqfclopèdie  dans  leurs  États  (1760-1763)  :  l'habile 
Catherine,  à  peine  assise  sur  un  trône  rougi  du  sang  de  son 
époux,  commençait,  envers  les  hommes  qui  régnaient  sur  l'opi- 
nion européenne,  ce  système  de  flallerics  que  Voltaire  paya  si 
magnifiquement  par  le  vers  : 

C'est  da  Nord  aujourd'hui  que  nous  vient  la  lumière. 

Voltaire  pressait  Diderot  d'accepter  les  propositions  de  Cathe- 
rine :  il  refusa  par  loyauté  envers  les  libraires,  qui,  pendant  ce 
temps,  le  trahissaient  en  mutilant  ses  articles  à  son  insu  pour  les 
rendre  moins  offensifs.  L'ouvrage  fut  enfin  terminé,  tant  bien 
que  mal,  en  1765;  mais  le  clergé  le  condamna  dans  son  assem- 
blée d'août  1765  et  dénonça  la  distribution  secrète  des  exem- 
plaires :  le  gouvernement  enjoignit  aux  souscripteurs  de  livrer  à 
la  police  les  exemplaires  qui  ne  leur  avaient  été  adressés  qu'avec 
sa  permission;  puis  il  les  leur  rendit  en  partie  après  des  inci- 
dents assez  piquants  ^  :  il  était  impossible  de  montrer  moins  de 
dignité  et  de  volonté  que  ne  faisait  ce  triste  pouvoir. 

1.  Mémoireê  »ur  Diderot^  par  sa  fille,  madame  de  Vandeul,  ap.  Mémoires,  Correspon- 
dance et  Ouvrages  inédits  de  Diderot,  2«  édit.,  1834,  t.  I",  p.  31.  —  V.  aussi  VAver" 
tissement  en  tête  du  t.  XIII  des  Œuvres  de  de  Diderot;  1821. 

2.  V.  YolUire-,  Mélanges,  et  V Avertissement  en  tête  du  t.  XIU  des  Œuvres  de  Diderot. 


5Î  LES   PHILOSOPHES.  [1754-17691 

Des  suppléments  furent  ajoutés  au  corps  de  l'ouvrage;  mais, 
lorsqu'en  1769  on  voulut  réimprimer  le  tout,  le  parlement  Tin- 
terdit.  Les  éditions,  par  compensation,  se  multiplièrent  au  dehors, 
et  toute  TEurope  lettrée  put  contempler  plus  ou  moins  librement 
la  Babel  édifiée  par  les  philosophes  français. 

Babel ,  en  effet ,  mais  construite  avec  bien  des  matériaux  pré- 
cieux. Il  y  eut  autre  chose  qu'un  orgueil  impie  dans  cette  espèce 
d'apothéose  de  Tesprit  humain  :  il  y  eut  l'amour  sincère  de  l'hu- 
manité, cette  religion  terrestre  qui  survit  à  la  religion  de  l'idéal 
et  de  l'étemel  et  qui  permet  d'en  espérer  le  retour,  tant  qu'elle 
n'est  pas  elle-même  étouffée  sous  l'égoïste  scepticisme  et  le  maté- 
rialisme pratique.  Les  auteurs  avaient  prévu  et  espéré  que  leur 
œuvre  serait  dépassée  par  le  progrès  des  sciences  :  le  cercle  des 
connaissances  s'étendant  indéfiniment,  on  peut  dire  que  ï Ency- 
clopédie doit  être  à  refaire  de  siècle  en  siècle  ;  il  n'y  a  donc  point 
à  reprocher  à  celle  du  xvni«  d'être  incomplète  ;  l'esprit  de  cri- 
tique négative  qui  domine  dans  une  grande  partie  des  articles 
et  le  manque  d'unité  morale  dans  l'ensemble  sont  des  reproches 
mieux  fondés. 

Ce  n'était  pas  dans  une  publication,  en  quelque  sorte  officielle, 
comme  Y  Encyclopédie,  que  les  novateurs  pouvaient  exprimer  toute 
leur  pensée.  Les  ouvrages  que  Diderot  publiait  sous  l'anonyme 
ou  faisait  circuler  manuscrits  ont  une  grande  importance  à  cet 
égard.  Telle  est  Y  Interprétation  de  la  Nature  (anonyme;  1754).  11 
commente  et  s'approprie  les  idées  les  plus  hasardeuses  de  BulTon, 
de  Maupertuis,  du  grand  médecin  vitaliste  Bordeu,  en  renfor- 
çant, par  ses  propres  élucubrations ,  tout^ce  qui  prête  au  pan- 
théisme naturaliste.  Pour  écarter  la  nécessité  du  moteur  univer- 
sel, il  suppose,  ainsi  que  les  anciens  atomistes,  leur  imaginaire 
molécule  active  par  elle-même  et  ayant  toujours  agi,  et  ne  s'em- 
barrasse pas  d'expliquer  comment  est  venue  l'impulsion  première, 
essentielle,  sans  une  volonté,  sans  une  cause  déterminante;  mais, 
en  même  temps,  il  abandonne  les  atomistes,  comme  tous  les 
autres  métaphysiciens,  sur  cette  homogénéité  de  la  matière,  qui 
aboutit,  dans  le  panthéisme,  à  l'unité  de  la  substance  et  de  l'être: 
il  prétend,  au  contraire,  la  matière  diversifiée  à  l'infini,  non  plus 
seulement  dans  les  phénomènes,  mais  en  substance  :  la  Nature 


[1754]  PANTHÉISME   DE   DIDEnOT.  53 

n'est  plus  pour  lui  que  la  combinaison  des  différentes  matières 
hétérogènes.  H  atteint  ainsi,  bien  au  delà  de  Buffon,  le  pôle 
opposé  au  spinozisme,  ne  voyant  plus  que  la  diversité  et  perdant 
absolument  de  vue  l'unité  '  :  le  Dieu-Nature  disparaît  après  le 
Dieu  intelligent  et  libre;  mais  il  le  rappelle  par  la  plus  bizarre 
conception  qui  soit  jamais  entrée  dans  Timagination  d'un  philo- 
sophe. Maupertuis  ne  s'était  pas  contenté  d'attribuer  le  sentiment 
(désir,  aversion,  mémoire  et  intelligence)  à  toutes  les  molécules, 
même  à  l'état  brut  :  dans  l'animal ,  il  faisait  perdre  à  chaque 
molécule  la  conscience  de  soi,  pour  former  de  toutes  les  con- 
sciences confondues  des  molécules  la  conscience  du  tout.  Diderot 
adopte  cette  idée  incompréhensible^,  et  insinue,  tout  eii  ayant 
l'air  de  protester  contre  la  conséquence  qu'on  en  peut  déduire, 
que  la  collection  totale  des  molécules,  ou  l'univers,  a  une  con- 
science totale,  et  que  le  monde  est  Dieu.  C'est  là  le  dernier  mot 
du  naturalisme  et  ce  mot  est  lui-même  la  plus  obscure  de  toutes 
les  énigmes  :  conscience  et  individualité  n'étant  qu'une  même 
chose ,  qui  pourrait  dire  ce  que  signifie  une  conscience  collec- 
tive ou  totale? 

Bien  des  éclairs  brillent  toutefois  dans  ces  ténèbres  :  l'idée 
que  tous  les  phénomènes  de  la  pesanteur  ou  de  l'attraction,  de 
l'élasticité,  du  magnétisme,  de  l'éleclricité,  pourront  être  rame- 
nés un  jour  à  un  même  principe,  saisit  l'esprit  par  sa  giandeur, 
en  même  temps  qu'elle  contredit  implicitement  la  prétendue 
multiplicité  des  substances.  Une  autre  donnée,  que  Diderot 
emprunte  à  Bordeu,  à  savoir  que  chaque  organe  est,  en  quelque 

1 .  Baflbn  n*admetta!t  entre  la  molécule  brute  et  la  molécule  organique  et  sensible 
qu'une  différence  de  degré,  qu*une  distance  franchissable.  Diderot  croit  toutes  les 
molécules  sensibles,  et,  en  même  temps,  par  une  étonnante  contradiction,  il  veut 
que  Tanimalité  ait  ea,  de  toute  éternité,  ses  éléments  particuliers  épars  dans  la  masse 
de  la  matière. 

2.  11  la  développe  plus  tard  dans  son  étrange  Rév9  di  SÀhmbfrt  et  prétend  que 
les  atomes,  pour  former  un  corps  organisé,  non-seulement  s'associent,  mais  se  cou» 
fondent.  Se  confondre,  c*est  mêler  ses  parties  :  des  êtres  simples,  étant  nécessaire- 
ment impénétrables  les  uns  aux  autres,  ne  sauraient  se  confondre.  Si  les  prétendus 
atomes  ont  des  parties,  ils  ne  sont  point  des  atomes,  c'est-à-dire  des  indMtibUt;  ils 
ne  sont  que  des  corpuscule.»,  des  agrégats  indéfiniment  divisibles  :  ils  ne  sont  point 
des  êtres  réeb.  —  Ô'tte  idée  est  la  négation  de  toute  existence  distincte  et  aboutit, 
après  avoir  nié  Dieu  et  î'âme,  à  nier  même  les  atomes,  en  sorte  qu'il  ne  reste  plut 
qu'un  inconcevable  mélange  de  néants  combinés. 


54  LES   PHILOSOPHES.  [1754-1756) 

sorte,  an  animal  distinct,  mérite  une  sérieuse  attention.  La  vieille 
erreur  de  Tàme  sensitive,  balayée  par  Descartes,  enveloppait  une 
vérité  dont  Paracelse  et  Van-Helmont  avaient  commencé  de 
soulever  le  voile  avec  leurs  archèes  ou  âmes  locales  ou  orga- 
niques. Si  le  spiritualisme  a  raison  de  mettre  dans  l'àme  toute 
sensation,  toute  impression  dont  le  moi  a  conscience,  le  natura- 
lisme, ou  plutôt  le  >italisme,  a-t-il  tort  de  dire  que  la  sensibilité 
est  partout  dans  Vôtre  organisé  et  que  les  organes  ont  une  vie 
propre,  quoique  subordonnée  à  la  vie  centrale,  et  probablement 
des  centres  secondaires  dont  le  moi  n'a  pas  conscience? 

Ce  livre  singulier  était  terminé,  dans  le  manuscrit,  par  une 
espèce  d'invocation  plus  singulière  que  tout  le  reste,  une  invoca- 
tion à  un  grand  peut-être, 

€  0  Dieu  !  je  ne  sais  si  tu  es  ;  mais  je  penserai  comme  si  tu 
voyais  dans  mon  âme;  j'agirai  comme  si  j'étais  devant  toi!...  » 

Ce  peut-être  est  le  vrai  dernier  mot  de  Diderot,  par  delà  le 
dogmatisme  naturaliste.  Jouant,  en  artiste,  en  enfant!  avec  ces 
armes  terribles  qui  ébranlent  le  monde ,  il  n'eut  jamais  la  con- 
viction absolue,  le  fanatisme  des  doctrines  qui  passionnaient  son 
imagination ,  et  la  date  comparée  de  ses  ouvrages  nous  montre 
des  échappées  de  déisme  au  plus  fort  de  la  propagande  matéria- 
liste et  athée.  Il  s'était  arrêté,  pour  mettre  sa  conscience  en 
repos,  à  ce  paradoxe  :  que  les  opinions  sur  cette  matière  sont 
indifférentes  à  la  conduite  de  la  vie. 

Au  reste,  il  n'y  avait  point  pour  lui,  à  vrai  dire,  de  conduite 
de  la  vie,  puisqu'il  n'y  avait  point  de  libre  arbitre,  c  II  n'y  a  de 
vertu  et  de  vice,  i  dit -il  dans  une  lettre  intime  ',  que  la  bien- 
faisance ou  malfaisance  natives.  »  On  voit  ce  que  vaut  dans  sa 
bouche  ce  mot  de  vertu,  qu'il  répète  sans  cesse  avec  un  enthou- 
siasme si  sincère  :  ce  n'est  que  le  goût  et  l'activité  du  bien,  sans 
effort,  sans  mérite  et  sans  choix.  Il  admire  un  homme  vertueux 
comme  un  beau  produit  de  la  nature. 

Pour  être  juste  envers  Diderot,  il  faut  voir  en  lui  non  point 
un  homme  de  méthode  et  de  logique,  mais  un  homme  de  spon- 
tanéité et  de  passion  :  esprit  et  cœur  dont  la  perpétuelle  jeunesse 

1.  Insérée  dans  la  Correspondanct  de  Grimm,  année  1756. 


Ii757-!758|  ESTilÉTIOLE  DE   DIDEROT.  55 

.n'aura  jamais  une  ride  jusqu'à  son  dernier  jour;  verve  toujours 
jaillissante  au  service  de  toute  idée  et  de  tout  homme  qui  réclame 
le  secours  de  son  temps  et  de  sa  plume.  La  part  faite  à  ses  pas- 
sions privées,  il  donne,  du  reste  de  sa  vie,  la  moitié  à  faire  ses 
livres,  l'autre  moitié,  la  plus  grande,  à  faire  les  livres  et  les 
affaires  de  ses  amis,  des  indifférents,  de  tout  le  monde  :  méta- 
physique ou  morale,  physique  ou  mathématiques,  romans  licen- 
cieux ou  contes  moraux,  fantaisies  de  toute  forme,  théâtre,  cri- 
tique littéraire  ou  critique  des  beaux -arts,  tout  est  bon  au 
pantophile  Diderot,  comme  l'appelle  si  bien  Voltaire.  Ainsi,  entre 
Y  Encyclopédie  et  V  Interprétation  de  la  Nature,  il  rêve  la  gloire  du 
théâtre  :  il  veut  enrichir  la  scène  française  d'un  nouveau  genre, 
ou  plutôt  de  différentes  nuances  de  drame  intermédiaires  entre 
la  tragédie  et  la  comédie  :  ce  sont  la  comédie  sérieuse,  la  tragé- 
die bourgeoise,  le  drame  moral  et  philosophique.  Ses  proposi- 
tions sont  soutenues  par  des  raisons  plausibles,  sans  exagération 
ni  déclamation,  et  il  se  garde  bien  d'insulter  à  nos  chefs-d'œuvre 
nationaux,  comme  le  feront  après  lui  de  ridicules  imitateurs,  les 
Le  Tourneur,  les  Mercier.  —  La  comédie  peut- elle  enseigner  la 
vertu  au  lieu  de  faire  seulement  la  guerre  au  vice?  —  La  tragédie 
peut-elle  s'étendre  aux  malheurs  privés?  En  d'autres  termes,  la 
scène  peut-elle  embrasser  la  vie  humaine  sous  tous  ses  aspects? 
—  n  y  a  là  au  fond  le  sentiment  d'un  art  et  d'un  théâtre  démo- 
cratiques; mais  peut-être  la  réponse  à  ces  propositions  ne  doit- 
elle  être  affirmative  que  sous  une  réserve  :  —  oui,  la  scène  peut 
embrasser  la  vie  humaine  sous  tous  ses  aspects,  mais  pourvu  que 
la  poésie  dramatique  reste  poésie,  qu'elle  se  maintienne  à  la  hau- 
teur de  la  vérité  idéale  et  ne  s'ouvre  pas  au  prosaïsme  d'une 
réalité  confuse  et  sans  choix. 

La  comédie  larmoyante  de  La  Chaussée  était  déjà  dans  la  direc- 
tion indiquée  par  Diderot;  mais  la  force  dramatique  et  la  hauteur 
des  vues  avaient  manqué.  Diderot  essaya  de  prêcher  d'exemple.  Il 
échoua  (1757-1758).  Lui,  si  chaleureux,  si  piquant,  si  coloré,  si 
entraînant  dans  la  fantaisie,  dans  la  critique,  dans  les  mélanges, 
si  touchant  et  si  simple  parfois  dans  l'anecdote,  il  n*est  pas  recon* 
naissable  au  théâtre  :  son  pathétique  tourne  en  emphase,  ses 
moralités  en  pédantisme,  son  naturel  en  puérilité.  Quelques 


56  LES   PHILOSOPHES.  I1761-1781J 

années  après,  un  autre  profita  de  ses  leçons  mieux  que  lui-même 
et  réalisa  en  partie  ce  que  Diderot  avait  conçu.  Ce  fut  Sedaine, 
cet  artisan  illettré  que  la  nature  avait  fait  écrivain  dramatique  et 
qui  s'empara  du  théâtre  en  dépit  de  tous  les  obstacles.  L'accueil 
enthousiaste  que  Diderot  fit  au  Philosophe  sans  le  savoir  (1765)  est 
peut-être  le  trait  de  sa  vie  qui  lui  fait  le  plus  d'honneur  et  la 
preuve  la  moins  contestable  de  son  excellent  naturel. 

De  nouvelles  sources  d'intérêt  furent  ainsi  ouvertes  à  la  scène, 
au  moment  où  le  changement  des  mœurs  et  des  idées  refroidis- 
sait le  public  pour  notre  grand  théâtre  du  xvir  siècle  :  bientôt 
les  imitations  de  Shakspeare  par  Ducis  '  et  la  traduction  des 
œuvres  de  ce  prodigieux  génie ,  si  infidèle ,  si  défigurée  qu'elle 
fût,  donnèrent  à  ces  tendances  une  impulsion  que  Voltaire  s'efforça 
d'arrêter  en  réagissant,  au  nom  du  goût  et  de  l'esprit  national, 
contre  les  importations  étrangères  dont  il  avait  été  le  premier 
promoteur.  Les  suites  de  cette  révolution  littéraire,  qui  fut  sus- 
pendue par  un  retour  vers  ce  qu'on  nomma  le  classique,  c'est-à- 
dire  vers  l'antiquité  plus  ou  moins  bien  comprise,  puis  qui  reprit 
son  cours  et  poursuit  ses  phases  de  nos  jours,  dépassent  les 
limites  de  notre  cadre  et  appartiennent  à  l'histoire  de  la  France 
nouvelle. 

La  critique,  soit  littéraire,  soit  artiste,  ne  doit  pas  moins  à 
Diderot  que  la  théorie  de  l'art  dramatique.  Il  en  a  fait  un  art  de 
sentiment  et  d'imagination,  au  lieu  d'une  froide  anatomie  litté- 
raire. Il  a  semé  des  richesses  infinies  d'images  et  de  pensées 
dans  la  Correspondance  de  Grimm,  dans  les  Salons,  etc.  ^  :  sa 
nature  sympathique  lui  a  fait  inventer  la  critique  des  beautés  ^^ 
plus  hasardeuse,  mais  plus  féconde  peut-être  que  l'autre.  On  ne 
peut  s'empêcher  d'admirer  la  puissance,  la  fertilité,  la  variété, 
l'émotion  perpétuelle  et  universelle  de  cette  âme  toujours  vibrante, 
et,  pourtant,  on  se  sent  plutôt  ébloui  par  des  météores  tourbillon- 

1.  A  partir  de  1769. 

2.  L<j8  Expositions  périodiques  des  onvrages  des  peintres  et  des  scniptears  membres 
de  rAcadémie  avaient  commencé  en  1757.  Diderot  écrivit,  à  partir  de  1761,  une  série 
de  Salons;  trois  seulement  avaient  été  publiés  après  sa  mort;  cinq  autres  ont  été 
récemment  mis  au  jour  par  un  éditeur  passionné  pour  la  gloire  de  Diderot, 
M    Walferdin.  V.  Revue  de  Paris  d'août  à  novembre  1857. 

3.  Sainte-Beuve^  art.  tur  Diderot^ 


11761-1781]  ESTHÉTIQUE  DE   DIDEROT.  57 

nant  dans  un  ciel  orageux,  qu'éclairé  et  conduit  par  une  lumière 
sereine  ;  c'est  que  Diderot  est  panthéiste  dans  Tart  comme  dans 
la  philosophie;  c'est  que  son  principe  n'est  point  l'idéal,  mais  la 
vie  sous  toutes  les  formes,  sans  préférence,  sans  degrés,  sans 
hiérarchie.  Il  ne  dislingue  pas  les  rangs  entre  RaphaCl  et  Rubens  '. 
On  doit  pourtant  lui  rendre  ce  témoignage  que,  malgré  la  licence 
trop  souvent  cynique  de  son  langage,  il  n'approuve  pas  la  pein- 
ture libertine,  la  profanation  de  l'art  :  sa  sensualité  est  celle 
de  la  nature  et  non  du  Parc-aux-Gerfs,  de  Rubens  et  non  de 
Boucher. 

Ce  serait  chose  fort  diCBcîle  que  de  dessiner  avec  quelque  pré- 
cision cette  figure  si  mobile  de  Diderot,  de  modeler,  pour  ainsi 
dire,  cette  tête  immense,  la  plus  encyclopédique  du  siècle,  qui 
contient  tout,  mais  qui  ordonne  si  mal  ce  qu'elle  contient.  Le 
sentiment  qui  s'enferme  dans  les  choses  finies,  qui  s'y  tourmente, 
s'y  exagère,  s'y  boursoufle,  faute  de  savoir  s'élever  dans  les 
sphères  sans  bornes  pour  lesquelles  il  est  fait  ;  la  passion  sans 
frein,  l'activité  sans  règle,  l'expansion  aveugle  du  cœur  et  des 
sens,  et  cependant  l'admiration  exaltée  de  la  vertu  ;  un  goût  très- 
douteux  dans  les  œuvres  personnelles,  le  manque  de  mesure  et 
de  convenance  en  tout,  et  cependant  un  sens  souvent  exquis  dans 
l'appréciation  des  œuvres  d'autrui;  l'emphase  et  la  sincérité;  une 
véracité  naïve  et  la  facilité  de  s'échauffer  en  comédien  sur  des 
idées  d'emprunt;  une  licence  outrée  et  la  faculté  de  comprendre 
les  nuances  les  plus  délicates  de  toutes  les  sortes  de  pudeur  ;  on 
n'en  finirait  jamais  si  l'on  voulait  rassembler  tous  les  contrastes 
de  cet  étonnant  caractère.  L'amour  de  l'humanité,  la  haine  de 
l'oppression,  la  croyance  à  la  perfectibilité  du  genre  humain,  plus 
nette  et  moins  flottante  peut-être  que  chez  Voltaire,  l'unissent  au 
patriarche  de  Femci  :  il  en  est  l'opposé  quasi  à  tout  autre  égard. 
Voltaire  dit  :  Raison  (raison  pratique,  expérimentale);  Diderot 
dit  :  Nature.  Diderot  se  rattache,  comme  tradition,  à  quelques 
incrédules  de  la  première  moitié  du  xvii«  siècle,  aux  Cyrano,  aux 
Théophile.  Il  procède  de  ceux-là,  comme  Voltaire  de  Chaulieu  et 

1.  L'universalité  de  sa  sympathie  fait  qne,  le  premier  depuis  la  Renaissance^  il  re- 
commence à  comprendre  quelque  chose  à  Tarchiteclure  gothique;  il  a  une  vue  fine  et 
profonde  sur  la  nature  de  Teffet  qu'elle  produit. 


58  LES    PHILOSOPHES.  (1761-17811 

de  Saint-Évreraont;  mais,  par-dessus  leur  tête,  il  donne  la  raain, 
dans  un  passé  plus  éloigné,  à  quelque  chose  de  plus  fort,  à  Rabe- 
lais et  à  la  première  génération  du  xv  i®  siècle  :  il  tient  à  Rabelais, 
ainsi  que  Voltaire  à  Montaigne ,  mais  par  un  lien  plus  serré  et 
plus  apparent. 

Où  marche-t-on,  cependant,  avec  des  guides  tels  que  Diderot  et 
ses  amis?  Comme  presque  tous  les  novateurs,  ceshonunes ,  bouil- 
lonnants de  vie,  sont  bien  meilleurs  que  leurs  idées.  On  voit  un 
spectacle  contraire  et  bien  plus  triste  dans  les  époques  où  l'idée 
du  vrai,  ressaisie  en  vain  par  l'esprit,  ne  produit  plus  le  fruit  du 
bien  dans  l'âme  éteinte ,  et  où  le  sentiment  de  l'homme  est  au- 
dessous  de  sa  pensée.  Aux  philosophes  du  xviii*  siècle,  le  cœur  fait 
illusion  sur  leurs  doctrines.  Mais,  les  hommes  disparus,  les  idées 
restant,  où  mèneront-elles?  Voltaire  tâche,  sans  succès,  d'enrayer 
le  char  lancé  sur  une  pente  terrible  :  il  n'a  pas  les  paroles  sacrées 
qu'il  faudrait  pour  arrêter  les  coursiers  effrénés.  Diderot  lui- 
même,  qui  a  montré,  dans  le  Rêve  de  (TAlembert  et  le  Supplément 
au  Voyage  de  Bougainville,  jusqu'où  il  pouvait  aller  en  fait  de 
dévergondage  d'imagination  et  de  logique  matérialiste,  Diderot 
est  débordé!  Il  défend  l'amour  moral  contre  Buffon  :  il  défend, 
contre  Helvétius,  à  qui  il  avait  fourni  ses  meilleures  pages,  les 
idées  générales  de  justice  et  de  probité;  il  nie  que  le  plaisir  des 
sens  soit  le  but  unique  de  l'homme  ;  il  réfute  la  morale  de  l'inté- 
rêt au  nom  du  sentiment'.  Impuissants  efforts!  Qu'est-ce  que 
l'idéal  partiel  et  abstrait  de  la  justice,  séparé  de  l'idéal  universel 
et  vivant,  qui  est  la  justice  comme  il  est  toutes  les  perfections? 
One  sert  la  réserve  du  sentiment  sans  liberté  et  sans  immortalité  ? 
—  Point  de  libre  arbitre,  point  de  morale;  point  de  personnalité, 
d'immortalité,  point  de  vertu;  car  point  de  sacrifice'.  De  quel 

1.  En  particulier,  da  moins;  car  les  encyclopédistes  n'écrivaient  pas  pabliqnement 
lesnns  ot>ntre  les  autres.  —  Diderot  réfute  également  le  tentir^  c'eitjugtTj  d'Helyétius. 
Il  pose  la  disiiiietion  du  physique  et  du  moral,  «  aussi  solide,  dit-il,  que  celle  d'ani- 
mal qui  sent  et  d*animal  qui  raisonne.  •*  V.  Œuvres  de  Diderot,  t.  III,  p.  251  ;  les 
admirables  et  inconséquentes  lettres  à  Falconet,  et  Mémoires  tur  Diderot^  par  Nai- 
geon.  —  Voltaire,  à  propos  du  livre  de  l*E*pri(,  avait  protesté,  de  son  côté,  avec  un 
grand  sens,  en  faveur  du  libre  arbitre,  au  nom  du  sentiment,  da  ce  principe  auquel 
Diderot  en  appelait  sans  en  vouloir  tirer  lea  conséquences  légitimes  et  que  Voltaire 
n'était  point  habitué  à  invoquer. 

2.  Il  y  a  de  généreuses  inconséquences  ;  mais  elles  n'autorisent  pas  à  nier  la  lo- 


[1761-1781]  OU   VA-T-ON?  59 

droit  demander  à  un  être  qui  va  ôlre  anéanti  demain,  de  sacrifier 
ses  satisfactions  aux  lois  d'un  ordre  social  qui  n'a  point  de  cause 
finale  au  delà  de  ce  monde? 

Si  aucune  voix  ne  s'élève,  assez  puissante  pour  rappeler  l'âme 
humaine  à  elle-même,  en  vain  Tenthousiasme  confus  du  natura- 
lisme, en  vain  les  besoins  mystérieux  de  notre  essence  morale 
essaieront-ils  de  se  faire  illusion  en  donnant  forme  au  culte  de 
la  Raison  et  de  la  Nature;  en  vain  iront- ils  jusqu'à  d'étranges 
retours  vers  les  théogonies  naturalistes  de  l'antiquité,  et  enfante- 
ront-ils des  sectes  où  les  appétits  matériels  s'envelopperont  de 
formes  mystiques!  Tout  cela  passera  comme  des  ombres  :  rien 
ne  restera  debout.  La  passion,  dont  la  flamme  ne  saurait  subsister 
sans  l'aliment  de  l'idéal,  disparaîtra  après  lui  ;  les  idées  s'efface- 
ront après  les  sentiments;  le  naturalisme  théorique  lui-même 
s'affaissera  sous  le  dédain  de  toute  théorie.  La  société  décrépite, 
alors,  tâchera  de  retourner  vers  son  berceau.  L'impuissance,  la 
démission  des  âmes,  ramènera  non  pas  la  foi,  mais  la  forme  des 
vieux  rites  traditionnels;  on  aura  les  anciennes  croyances  à  la 
surface,  et,  au  fond,  l'indifférence  absolue,  dernier  enfantement 
du  scepticisme.  Le  matérialisme  pratique  régnera  seul  dans  le 
vide  sur  le  monde  moral  détruit.  L'abus  de  l'esprit  aura  tué  l'es- 
prit*. 

gique.  Il  ne  faut  pas  non  plus  objecter  le  panthéisme  spiritaaiiste  des  stoïciens  ou  de 
Spinoza,  suivant  lequel  Tàme  raisonnable^  Tâme  du  sage,  se  rejoint  à  sa  source,  à 
TAnie  Suprême.  Une  telle  doctrine,  altérant,  sans  la  détruire,  la  notion  d'immor- 
talité, détruit  la  nature  et  non  la  vertu. 

1.  Rien  n*e8t  plus  décisif  sur  l'impuissance  de  la  philosophie  matérialiste  que  les 
aveux  qui  échappent  à  Voltaire  et  à  Diderot.  «  Vinfdmi  est  bonne  pour  la  canaille, 
gprande  et  petite  !  ►»  s'ésrie  Voltaire  dans  une  de  ses  boutades.  —  Diderot,  dans  son 
Projet  (Tirutruction  publique  pour  la  AuMttf,  reconnaît  que  l'athéisme,  fait  pour  un  petit 
nombre  de  penseurs,  ne  saurait  convenir  à  une  société.  —  Quelle  est  la  conclusion 
logique  de  ceci,  si  ce  n'est  Tésotérisme  et  l'hypocrisie  officielle  ? 


LIVRE  C 


LES  PHILOSOPHES  {svite). 


BoussEAU.  —  Le  Spiritoalisme  ramené  par  le  sentiment.  Philosophie  religieuse  et 
démocratique.  —  Origines  et  jeunesse  de  Rousseau.  —  Discoun  sur  les  sciences. 
Dis-ours  sur  rinégaliU  Essai  «wr  Toriginê  des  langues.  Nnuvelle  Hiloïês,  Emile.  Le 
Vicaire  savoyard.  Cokteat  social.  Ltttres  de  la  Montagne, 


1749  —  1767 

Au  bord  du  plus  grand  lac,  au  pied  des  plus  hautes  montagnes 
de  l'Europe,  s'élève,  entourée  des  plus  admirables  spectacles  de 
la  nature,  une  cité  dont  le  rôle  historique  a  été,  depuis  la  Réforme, 
hors  de  toute  proportion  avec  son  étroite  enceinte  et  sa  faible 
population.  C'est  Genève,  cette  colonie  républicaine  du  protestan- 
tisme français,  fondée  par  la  première  émigration  au  xvi*  siècle, 
sous  les  auspices  d'un  génie  intolérant  et  dur,  mais  énergique  et 
persévérant;  puis  agrandie  et  transformée  par  la  seconde  émigra- 
tion au  xvir  siècle,  sous  l'influence  plus  humaine  de  l'esprit 
d'examen  et  de  la  liberté  de  conscience.  Un  large  développement 
moral,  intellectuel  et  matériel  avait  coïncidé,  à  Genève,  avec  l'af- 
faiblissement du  vieux  fanatisme  calviniste.  Cette  ville  de  vingt 
mille  âmes  renfermait  déjà  une  multitude  d'hommes  distingués 
non  plus  seulement,  comme  auparavant,  dans  la  théologie  et  la 
prédication,  mais  dans  les  lettres,  dans  les  sciences,  dans  le  haut 
commerce  :  parmi  ces  hommes,  précurseurs  de  générations  bien 
plus  éclatantes,  il  suffit  de  citer  le  Languedocien  Abauzit,  vrai 
type  de  philosophe  religieux,  de  libre  penseur  qui  conserve  le 
véritable  esprit  chrétien.  La  science  et  la  liberté,  à  Genève,  ne 
repoussaient  pas  le  sentiment  religieux  eu  môme  temps  que  le 


[1712-17221  ENFANCE    DE    ROUSSEAU.  61 

fanatisme;  le  proleslanlisine  ne  sentait  pas  le  besoin  de  passer 
par  rincrédulité  pour  aboutir  à  la  philosophie. 

Le  28  juin  1712,  un  enfant  naquit  à  Genève  d'un  horloger, 
Français  d'origine,  et  de  la  fille  d'un  ministre  du  saint  Évangile. 
Le  père  était  un  artisan  habile,  cultivé,  passionné,  intelligent, 
mais  de  peu  d'ordre  dans  l'esprit  et  dans  la  conduite  :  la  mère, 
charmante  femme,  de  goûts  artistes,  d'esprit  délicat  et  de  cœur 
tendre,  mourut  en  donnant  le  jour  à  l'enfant.  Jean-Jacques  Rous- 
seau naquit  avec  des  nerfs  irritables  et  des  organes  délicats,  où 
couvaient  les  germes  des  maux  qui  devaient  rendre  sa  vie  physique 
presque  aussi  tourmentée  que  sa  vie  morale  :  sa  sensibilité  précoce 
eût  dû  être  contenue  par  la  culture  de  la  raison  pratique;  elle  fut 
surexcitée  par  une  éducation  mal  dirigée,  qui  le  livra  sans  défense 
à  son  imagination,  et  qui  ne  lui  apprit  point  à  conquérir  l'empire 
sur  lui-même.  A  six  ans,  abiiorbé  par  la  lecture  des  romans,  il 
avait  déjà  pris  l'habitude  de  vivre  dans  un  monde  imaginaire  dont 
il  ne  sortit  jamais  complètement,  et  qui  devait  lui  faire  la  réalité 
si  difScile  et  si  répulsive,  mais  aussi  contribuer  à  le  préserver  du 
matérialisme  théorique  et  pratique.  <  Je  n  avais  aucune  idée  des 
choses,  dit-il,  que  tous  les  sentiments  m'étaient  déjà  connus.  Je 
n'avais  rien  conçu;  j'avais  tout  senti.  »  [Confessions,  liv.  1.)  Aussi, 
avec  un  sens  naturel  admirable,  il  n'acquit  jamais,  dans  le  com- 
merce de  la  vie,  le  sentiment  des  justes  rapports  des  choses  pra- 
tiques, de  leur  valeur  positive  et  respective. 

Aux  romans  succéda  l'histoire  :  Plutarque,  aux  d'Urfé,  aux 
Scudéri  et  aux  La  Calprenède.  Même  identification  avec  les  héros 
de  l'antiquité  qu'avec  ceux  des  romans.  Chez  cet  étrange  enfant,  ce 
ne  sont  pas  des  faits  passés  qui  entrent  dans  la  mémoire  :  ce  sont 
des  actes  immédiats  qui  se  renouvellent  dans  l'âme.  Un  jour  qu'il 
racontait  à  table  l'aventure  de  Scévola,  on  fut  effrayé  de  le  voir 
avancer  et  tenir  la  main  sur  un  réchaud  ardent  pour  représenter 
l'action  de  son  héros. 

Deux  grands  courants,  venus,  l'un  du  moyen  âge  à  travers  les 
romans  du  xvii*  siècle,  l'autre  de  Rome  et  de  Sparte,  deux  idéa- 
lités qui  semblent  opposées,  mais  qui  se  peuvent  concilier  à  une 
certaine  hauteur,  l'amour  chevaleresque  et  la  vertu  politique,  se 
mêlent  donc  pour  former  cette  âme.  Voltaire  avait  été  relève  de 


62  LES   PHILOSOPHES.  [17îi-l728J 

Bayle  el  de  Ninon  :  Rousseau  esl  indirectement  l'élève  de  Pé- 
trarque et  directement  celui  de  Lycurgue  et  de  Phocion.  D'autres 
éléments  se  combinent  avec  ceux-là.  La  tradition  protestante 
genevoise,  éclairée  par  le  libre  examen  et  dégagée  de  l'étroit 
esprit  sectiiire,  confirme,  par  une  sanction  religieuse,  les  maximes 
républicaines  des  grands  hommes  de  Plutarque,  et  entretient  l'en- 
Tant  dans  le  milieu  le  moins  éloigné  de  la  liberté  antique  que  pût 
oflTir  ce  siècle.  Le  goût  des  champs,  du  silence,  de  la  solitude, 
autre  rapport  avec  les  anciens,  annonce  déjà  cet  amour  de  la 
nature  qui  sera  chez  lui,  non  pas  une  théorie  ou  une  science, 
comme  chez  d'autres,  mais  la  source  même  de  l'inspiration  et  le 
refuge  de  l'âme. 

Mais  l'équilibre  était  déjà  rompu  dans  cette  belle  organisation 
morale.  Le  développement  prématuré  de  la  sensibilité  avait  affaibli 
les  ressorts  de  l'âme,  comme  une  croissance  trop  prompte  affai- 
blit le  corps.  L'imagination  était  d'une  puissance  irrésistible,  le 
sentiment  profond,  l'intelligence  étendue  et  prompte;  mais  la 
volonté  était  faible;  le  caractère  ployait  sous  le  faix  des  idées  et 
des  passions,  et  ne  devait  se  raffermir  un  jour  que  par  une  régé- 
nération de  la  volonté,  achetée  au  prix  d'angoisses  de  mort. 

Déjà,  dans  les  amours  enfantins  de  cet  être  qui  s'ignorait  encore 
lui-môme,  se  manifestait  cette  tendresse  mêlée  de  sensualité  qui 
devait  faire  le  tourment  de  toute  son  existence.  Bientôt  l'adoles- 
cent se  heurte  aux  premiers  angles  de  la  dure  réalité  :  l'émule  d'i4r- 
tamène  et  de  Scévolaest  mis  à  l'apprentissage  d'un  Milgaire  métier. 
Il  s'y  dégrade  très-vite.  Cette  nature,  docile  à  toutes  les  impres- 
sions, se  laisse  facilement  modifier  par  l'atmosphère  qui  l'envi- 
ronne.  Cet  enfant  idéaliste,  tendre  et  fier  contracte  de  petits  vices 
de  dissimulation,  de  fausse  honte,  d'habitudes  serviles.  La  passion 
de  la  lecture,  qui  lui  reste  de  ses  jours  meilleurs,  le  sauve  des 
grands  vices  et  des  mauvaises  mœurs. 

On  sait  comment  l'apprentissage  se  termina  par  une  fuite  en 
Savoie,  et  comment  son  évasion  le  jeta  sous  le  patronage  de  la 
femme  singulière  qui  exerça  tant  d'influence  sur  sa  destinée,  de 
madame  de  Warens.  11  change  de  religion  à  Turin ,  déjà  très- 
capable,  à  seize  ans,  de  sentir  l'odieux  d'une  apostasie,  puisqu'il 
ne  changeait  point  par  conviction,  mais  trop  faible  de  volonté 


[i78a.»741]  JEUNESSE   DE   ROUSSEAU.  63 

pour  échapper,  par  un  énergique  effort,  à  la  situation  fausse  dans 
laquelle  il  s'est  étourdiment  engagé.  Il  tombe  dans  la  domesti- 
cité. Il  semble  aller  à  sa  perte.  Tout  le  monde  connaît  Tanecdote 
du  ruban,  enfantillage  qui  aboutit,  par  le  vertige  de  la  mauvaise 
honte,  à  un  véritable  crime,  remords  de  sa  vie  entière,  expié  par 
un  aveu  héroïque. 

La  Providence  lui  envoie  une  main  secourable  qui  l'arrête  sur 
le  penchant  de  Tabîme  :  c'est  ce  pauvre  curé  •révoqué,  cet  abbé 
Gaime,  qui  dépose  les  germes  de  la  philosophie  religieuse,  à  côté 
du  principe  romanesque  et  du  principe  républicain,  dans  son  àme 
troublée,  égarée,  mais  non  pervertie;  le  grand  homme  paiera  un 
jour  la  dette  de  l'enfant  en  immortalisant  son  bienfaiteur.  L'abbé 
Gaime  deviendra  le  Vicaire  savoyard. 

Revenu  de  Turin  en  Savoie  avec  un  cœur  nouveau,  pour  ainsi 
dire,  il  promène  son  humeur  inquiète  d'Anneci  à  Lyon,  en  Suisse, 
à  Paris,  se  montrant  sans  aptitude  aux  carrières  suivies  et  régu- 
lières, s'enthousiasmant  successivement  pour  les  objets  les  plus 
divers;  mélange  d'aventurier',  d'homme  à  projets,  d'enfant  et  de 
rêveur;  mais  le  rêveur  domine  toujours.  Errer,  en  laissant  un 
libre  vol  à  ses  rêves,  à  travers  une  nature  pittoresque  et  sauvage,^ 
est  pour  lui  le  bonheur  suprême.  La  misère  l'effleure  à  peine  :  il 
oublie  la  faim  de  la  veille  et  ne  songe  pas  à  celle  du  lendemain. 
Que  de  poèmes  incorinus  jaillirent  de  son  âme,  emportés  sans 
retour  par  le  vent  des  Alpes  avec  les  nuages  du  ciel  !  quels  torrents 
d'imagination  et  de  passion,  qui  n'ont  laissé  qu'à  peine  arriver 
jusqu'à  nous  quelques  échos  lointains  à  travers  les  bosquets  de 
Clarens  et  les  rochers  de  Meillerie  ! 

C'est  en  voyant  de  près,  dans  ses  pérégrinations  vagabondes, 
la  condition  du  paysan  français  et  en  la  comparant  au  bien-être 
de  la  Suisse',  qu'un  premier  germe  de  haine  entre  dans  son  cœur 
contre  les  oppresseurs  du  peuple  et  contre  l'injuste  régime  poli- 
tique et  fiscal  qui  pèse  sur  la  France.  L'amour  idéal  de  la  liberté 

1.  D'avm<«rtfr  qui  ne  fait  point  de  dettes  et  qui  ne  fait  d'autre  dupe  que  lui-même  ; 
il  ne  faut  pas  l'oublier. 

2.  y.,  dans  le  livre  IV  des  Confeuiont,  Tanecdote  de  ce  paysan  aisé  qui  affecte  la 
misère,  cachant  son  vin  à  cause  des  aides,  son  pain  de  froment  à  cause  de  la  taillCi 
et  se  Jugeant  perdu  si  Ton  pouvait  se  douter  qu'il  ne  mourût  pas  de  faim. 


64  LES   PHILOSOPHES.  llHO-1741) 

antique  commence  ainsi  à  prendre  pied  sur  la  terre.  En  môme 
temps  que  la  pitié  pour  nos  campagnards,  s'éveille  en  lui  une 
ardente  sympathie  pour  la  France,  pour  la  nation  en  général, 
sympathie  qui  vivra  toujours  au  fond  de  son  âme,  lors  même  qu'il 
nous  traitera  le  plus  sévèrement  dans  ses  écrits.  Notre  littérature 
est  le  principe  de  ce  qui  est  chez  lui  une  passion,  de  ce  qui  est  un 
goût  vif  dans  toute  l'Europe,  où  l'amour  des  lettres  françaises 
balance  le  mauvais  effet  des  manières  des  Français  :  l'Europe  hait 
les  Français  quand  elle  les  voit  et  les  aime  quand  elle  les  lit.  Jean- 
Jacques,  lui,  aimera  toujours  ceux  qu'il  nomme  «  la  nation  la  plus 
vraie,  toute  légère  et  oublieuse  qu'elle  soit  •  ;  »  il  souffrira  plus 
qu'eux-mêmes  de  leurs  revers  militaires.  Le  plus  Français  de  cœur 
entre  nos  philosophes,  celui  qui  doit  combattre  les  effets  dissol- 
vants du  cosmopolitisme  prêché  par  ses  pareils  et  réchauffer  le 
sentiment  de  la  patrie,  le  père  nourricier  de  cette  génération  qui 
sauvera  notre  nationalité,  est  un  étranger  par  la  naissance! 

Il  était  revenu  de  nouveau  à  Chambéri,  où  il  menait  cette 
bizarre  existence  que  l'on  sait  entre  madame  de  Warens  et  Claude 
Anet.  Cette  femme,  douée  de  toutes  les  qualités,  moins  celle  qui 
est  le  caractère  essentiel  de  son  sexe,  exerça  sur  Rousseau  un 
ascendant  qui  lui  fut  avantageux  à  beaucoup  d'égards,  mais  altéra 
en  fait  chez  lui  la  délicatesse  morale  quant  à  l'amour  et  jeta  un 
nuage  sur  son  idéal,  sans  pouvoir  toutefois  lui  faire  partager  le 
triste  système  qu'on  lui  avait  inculqué  à  elle-même.  Là  est  l'ori- 
gine de  bien  des  contradictions  dans  la  vie  de  Rousseau. 

Une  telle  situation  ne  pouvait  le  satisfaire  :  son  âme  se  révoltait 
et  se  dévorait  elle-même.  11  tomba  malade  :  son  organisation, 
fortement  ébranlée,  fit  naître  ces  pensées  de  fin  prématurée  qui 
l'obsédèrent  si  longtemps  et  tourna  son  esprit  vers  les  idées  reli- 
gieuses. Madame  de  Warens  l'empêcha  de  succomber  aux  terreurs 
du  jansénisme  qui  l'avaient  un  moment  saisi  :  elle  lui  prêcha  un 
catholicisme  de  sa  façon,  où  le  purgatoire  remplaçait  l'enfer.  11 

9 

1.  M  Je  n*aperçois  pas  chez  les  Français  plus  de  vertus  que  chez  les  antres  peuples  : 
mais  ils  ont  consené  un  précieux  reste  de  leur  amour...  Il  ne  faut  jamais  désesi>érer 
d'un  peuple  qui  aime  encore  ce  qui  est  juste  et  honnête,  quoiqu'il  ne  le  pratique 
plus...  On  est  encore  forcé  de  les  tromper  pour  les  rendre  injustes,  précaution  dont 
je  n'ai  pas  vu  qu'on  eût  ^^raud  besoin  pour  d'autres  peuples.  »»  Correspondu »r«  ; 
an.  1770  ;  lettre  à  M.  de  Belloi. 


[1741-1747]  ROUSSEAU    A   PARIS.  65 

se  plongea  dans  la  philosophie  et  les  sciences,  et  se  fatigua  en 
vain  à  accorder  entre  eux  les  métaphysiciens  modernes  ;  puis  il  se 
rejeta  sur  son  vieil  ami  Plutarque  et  sur  Montaigne.  Montaigne, 
si  terrible  à  Pascal ,  fut  pour  Rousseau  un  nourricier  bien-aimé, 
sinon  toujours  salutaire  :  des  Ames  diverses  peuvent  arracher 
les  oracles  les  plus  divers  à  ce  Protée  aussi  varié  que  la  nature 
même. 

Nous  n'avons  point  à  retracer  les  péripéties  à  la  suite  desquelles, 
refusant  de  renouveler  une  situation  intolérable  pour  sa  dignité 
et  pour  son  cœur,  mais  gardant  une  profonde  reconnaissance  là 
oii  ne  pouvait  être  l'amour,  il  quitta  sans  retour  la  Savoie  et  prit, 
pour  la  seconde  fois,  la  route  de  Paris,  afin  d'aller  faire  fortune 
au  proGt  de  madame  de  Warens.  Son  moyen  de  fortune  (il  en 
avait  déjà  inventé  beaucoup  !  ]  était  une  méthode  pour  noter  la 
musique  en  chiffres.  Sa  vocation  décisive  était,  à  ce  qu'il  croyait, 
celle  du  musicien  (1741  ). 

La  méthode  ne  réussit  pas,  mais  lui  valut  quelques  relations 
dans  le  monde  parisien.  Il  tenta  une  autre  aventure  et  partit  pour 
Venise  comme  secrétaire  de  l'ambassadeur  français.  Il  se  tira  des 
fonctions  diplomatiques  beaucoup  mieux  qu'on  ne  l'eût  pu  croire  ; 
mais  la  brutalité  de  son  ambassadeur,  grand  seigneur  aussi  plat 
qu'inepte,  lui  ferma  brusquement  la  carrière.  Son  retour  à  Paris 
marque  une  date  funeste  dans  sa  vie  (  1745),  l'époque  de  sa  liaison 
avec  Thérèse  Levasseur.  Malheureuse  union  entre  l'idéal  et  la 
vulgaire  réalité,  qui ,  par  une  réaction  inévitable,  sépare  absolu- 
ment, chez  Rousseau,  la  vie  de  Tâme  tt  de  l'imagination  d'avec  la 
\ie  extérieure,  au  lieu  de  chercher  leur  harmonie.  La  pauvreté 
vient  rendre  plus  pesante  la  triste  chaîne  qu'il  s'est  donnée  :  le 
contraste  s'accuse  de  plus  en  plus  poignant  entre  l'homme  qui 
sent  sa  valeur  et  la  condition  que  lui  fait  la  société.  Fier  et  timide, 
il  s*entend  mal  à  parvenir.  Ses  plus  belles  années  s'écoulent  en 
vain  ;  ses  essais  d'opéras  n'arrivent  pas  jusqu'à  la  scène  :  il  est 
réduit,  pour  ne  pas  mourir  de  faim,  à  trente-cinq  ans,  à  se  faire 
le  secrétaire  de  la  femme  et  du  fils  d'un  fermier  général.  De  ce 
temps  datent  les  fautes  tant  reprochées,  qui  doivent  peser  sur  le 
reste  de  sa  carrière  et  laisser  dans  l'avenir  une  ombre  sur  son 
nom.  Deux  enfants,  nés  de  ses  relations  avec  Thérèse ,  sont  envoyés 
XVI.  5 


66  LES   PHILOSOPHES.  11747-1749] 

à  rhôpîtal  (  1747-1748).  La  misère  le  pousse  :  les  exemples  d'une 
société  corrompue  Tenveloppenl;  autour  de  lui,  peupler  les 
Enfants-Trouvés  paraît  chose  toute  simple  ;  n'ayant  que  des  senti- 
ments et  des  tendances  sans  principes  arrêtés,  l'esprit  d'imitation 
l'emporte. 

Le  temps  des  fautes  précède  de  bien  peu  celui  de  la  gloire! 
Jamais  Rousseau  n'avait  songé,  jusqu'alors,  à  chercher  dans  la 
littérature  sa  subsistance  ou  sa  réputation.  Il  ne  se  croyait  ni  le 
savoir  ni  la  facilité  nécessaires,  et  n'attachait  aucune  importance 
t  quelques  vers,  à  quelques  essais  de  jeunesse.  Cependant,  lié 
avec  presque  tous  les  gens  de  lettres,  il  s'était  attaché  surtout  à 
Diderot  avec  la  passion  qu'il  portait  en  toutes  choses  et  s'était 
chargé,  à  sa  prière,  des  articles  de  musique  pour  V Encyclopédie. 
Sur  ces  entrefaites,  Diderot  fut  emprisonné  au  donjon  de  Vin- 
ccnnes,  à  l'occasion  de  sa  Lettre  sur  les  Aveugles. 

L'heure  décisive  était  arrivée  où  Rousseau  allait  se  révéler  à 
lui-môme  et  au  monde. 

Il  allait  et  revenait  sans  cesse  de  Paris  à  Vincennes,  la  tôte 
échauffée  par  la  persécution  de  son  ami,  qui  ravivait  toutes  ses 
propres  souffrances.  Une  sourde  fermentation  l'agitait;  son  esprit 
flottait  d'ans  un  chaos  plein  de  germes  et  de  rayons,  qui  demandait 
la  forme  et  la  vie.  Un  jour,  il  parcourait,  en  marchant,  le  journal 
littéraire  le  Mercure  de  France  :  ses  yeux  rencontrèrent  une  ques- 
tion mise  au  concours  par  une  société  littéraire  de  province,  par 
l'Académie  de  Dijon  : 

Le  rétablissement  des  sciences  et  des  arts  a-t-il  contribué  à  épurer 
les  mooursf 

Un  éclair  illumina  son  cerveau  :  tout  un  monde  d'idées  débor- 
dèrent, l'assaillirent  avec  une  telle  impétuosité,  qu'il  se  laissa 
tomber  au  pied  d'un  arbre  dans  une  sorte  d'extase.  Il  vécut  un 
siècle  en  une  demi-heure.  Toutes  ses  sympathies  pour  la  nature, 
pour  les  mœurs  simples,  pour  la  vie  indépendante  et  solitaire, 
toutes  ses  douleurs,  tous  ses  griefs,  toutes  ses  irritations  vagues 
contre  une  société  savante,  élégante,  délicate  et  dépravée,  raffinée 
d'esprit  et  desséchée  de  cœur,  qui  analyse  tout  et  ne  sent  plus 
rien,  qui  méconnaît  les  mystères  de  l'àmc  en  voulant  tout  réduire 
en  observations  et  en  expériences,  qui,  à  force  de  donner  des 


(1749]  DrSCOUKS  SUR   LES  SCIENCES  67 

noms  décens  à  ses  vices,  a  appris  à  n'en  plus  rougir,  qui  élouCfe 
les  supériorités  naturelles  sous  des  supériorités  de  convention 
absurdes  et  honteuses,  qui  fonde  les  jouissances  et  les  connais- 
sances de  quelques-uns  sur  la  misère  et  l'ignorance  du  grand 
nombre,  contre  une  société,  enfin,  perfectionnée,  florissante  au 
dehors,  minée  au  dedans,  pareille  à  ces  arbres  creusés  et  réduits 
à  l'écorce,  qui  cachent  leur  destruction  imminente  sous  les  feuil- 
lages et  les  fleurs;  tout  prend  corps;  tout  se  coordonne;  l'inspira- 
tion jaillit  :  elle  jaillira  sans  interruption  comme  un  torrent  de 
flamme  pendant  douze  années  \ 

L'Académie  de  Dijon  n'avait  entendu  poser  le  problème  que  sur 
le  rétablissement  des  sciences  dans  l'ère  moderne.  Rousseau  ne 

1.  Confessiontj  l.  vin.  —  Sicondi  Lettre  à  M,  de  Malnherbea.  —  Rousseau  juge  de 
Jean-Jacques,  eecond  Dialogue.  —  Une  question  préjudicielle  est  à  juger  ici.  Une  accu- 
sation grave  a  été  portée  contre  Rousseau.  Morellet,  Marmontel,  La  Harpe,  ma- 
dame de  Yandeul,  ont  répété  sur  tous  les  tons,  d'après  Tassertion  de  Diderot,  que 
Bonssean  n'avait  résolu  la  question  par  la  négative  que  d'après  l'avis  de  Diderot  et 
contre  sa  première  impression.  Si  ce  fait  était  vrai,  le  récit  de  Jean-Jacques  serait 
un  roman  ;  sa  théorie  un  long  jeu  d'esprit,  et  sa  vie  même  un  paradoxe  calculé  et 
dramatisé.  Il  y  a  des  exemples  d'auteurs  fameux  qui  ont  changé  de  thème  initial  par 
calcul  d'effet,  par  choix  d'artiste,  et  sont  arrivés  à  une  espèce  de  foi  littéraire  et 
conventionnelle  dans  leur  thèse  ;  mais  ces  auteurs  n'ont  peint  qu'avec  leur  imagina- 
tion et  ont  tout  tiré  de  leur  tète;  l'homme  et  Técrivain  étaient  sép<irés  chez  eux. 
Chez  Roussean,  l'homme  et  l'écrivain  sont  absolument  identifiés;  c'est,  comme 
Pascal,  avec  le  eang  de  son  cceur  qu'il  écrit,  et,  comme  il  Ta  dit  cent  fois  lui-même, 
il  n'est  écrivain  que  lorsque  l'inspiration  de  l'âme  le  force  d'écrire  :  sans  inspiration, 
il  n'écrirait  qu'en  rhéteur  vulgaire,  ou  plutôt  il  n'écrirait  pas,  il  ne  pourrait  pas 
écrire.  11  est  absolument  le  même  dans  ses  relations  intimes,  dans  sa  correspondance 
la  plmi  familière,  que  dans  ses  grandes  œuvres,  et  plus  d'un  témoignage  antérieur 
à  son  premier  écrit  atteste  les  tendances  qui  le  menaient  où  il  arriva,  par  exemple, 
une  lettre  de  1748.  [Histoire  de  Rousseau^  par  Musset-Pathay,  t.  II,  p.  363.)  Au  reste, 
le  doute  est  impossible  pour  quiconque  a  été  effleuré  le  moins  du  monde  par  les 
angoisses  morales  qu'exprime  si  puissamment  Rousseau  :  il  y  a  là  un  accent  que  ne 
saurait  méconnaître  Phomme  qui  a  passé  par  les  épreuves  intérieures.  Les  rhéteurs 
et  les  sophistes  n'ont  pas  le  secret  d'un  tel  langage. 

Ce  qui  est  probable,  c'est  que,  si  Rousseau  conservait  quelques  scrupules,  quelques 
hésitations,  Diderot,  avec  son  goût  naturel  pour  le  paradoxe,  n'aura  pas  manqué  de 
le5  combattre  et  de  pousser  à  rendre  la  solution  aussi  excessive,  aussi  absolue  que 
possible.  Rousseau  convient  que  Diderot  mit  quelque  peu  la  main  à  ses  premiers  ou- 
vrages et  en  exagéra  les  couleurs.  L'étourderie  de  Diderot  et  sa  mauvaise  humeur 
contre  Rousseau  depuis  leur  rupture  auront  trompé  sa  mémoire  sur  les  circonstances  : 
la  malignité  de  ses  amis  aura  fait  le  reste. 

V.,  sur  ce  débat  tant  de  fois  renouvelé,  deux  pages  admirables  de  sagacité  et 
d'équité  dans  le  beao  chapitre  que  M.  Villemain  a  consacré  à  Rousseau.  (  Tableau  du 
xviii*  siècle,  t.  II,  xxiy*  leçon.)  V.  aussi,  dans  ce  chapitre,  tout  ce  qui  regarde  la 
formation  du  talent  de  Rousseau. 


68  LES  PHILOSOPHES.  [«749] 

s'enferme  pas  dans  ce  cadre  historique;  c'est  YètMissement  môme 
des  lumières  parmi  le  genre  humain  qu'il  considère,  qu'il  juge... 
et  qu'il  condamne  ! 

a  Nos  âmes  se  sont  corrompues  à  mesure  que  nos  sciences  et 
nos  arts  se  sont  avancés  vers  leur  perfection.  —  C'est  une  loi  gé- 
nérale. —  Le  luxe,  la  dissolution  et  l'esclavage  ont  été  de  tout 
temps  le  châtiment  des  efforts  orgueilleux  que  nous  avons  faits 
pour  sortir  de  l'heureuse  ignorance  où  la  sagesse  éternelle  nous 
avait  placés.  —  L'astronomie  est  née  de  la  superstition,  l'éloquence 
de  l'ambition.. .  Toutes  les  sciences,  et  la  morale  même,  de  l'or- 
gueil humain  :  les  sciences  et  les  arts  doivent  donc  leur  naissance 
à  nos  vices.  La  culture  des  sciences  affaiblit  les  qualités  guerrières, 
encore  plus  les  qualités  morales.  —  L'imprimerie,  cause  de  désor- 
dres affreux  et  toujours  croissants  en  Europe...,  est  l'art  d'éter- 
niser les  extravagances  de  l'esprit  humain.  » 

Le  vrai  sens  de  ces  hyperboles  éclate  bientôt  :  <  Tous  ces  abus 
viennent  de  ce  qu'on  préfère  les  talents  aux  vertus.  On  substitue 
à  l'ignorance  un  dangereux  pyrrhonisme.  Nos  lettrés  vont  sapant 
les  fondements  de  la  foi  et  anéantissant  la  vertu.  Ils  sourient  à  ces 
vieux  mots  de  patrie  et  de  religion.  La  fureur  de  se  distinguer 
est  leur  seul  dogme.  —  Dans  nos  maisons  d'éducation,  l'on 
aj)prend  tout  à  la  jeunesse,  excepté  ses  devoirs.  Le  nom  de  patrie 
ne  frappe  jamais  son  oreille.  —  Les  anciens  politiques  parlaient 
de  mœurs  et  de  vertu  :  les  nôtres  ne  parlent  que  de  commerce  et 
d'argent'.  » 

Puis  un  cri  de  regret  mal  contenu  pour  ces  arts  qu'il  flétrissait 
tout  à  l'heure  :  a  La  dissolution  des  mœurs,  suite  du  luxe,  cor- 
rompt le  goût.  —  Malheur  aux  artistes  qui  naissent  dans  des  temps 
frivoles  et  efféminés!  Dites-nous,  célèbre  Arouet,  combien  vous 
avez  sacrifié  de  beautés  mdles  et  fortes  à  notre  fausse  déli- 
catesse!... » 


1.  Il  regarde  comme  contribuant  à  la  corruption,  aotant  que  les  sciences,  «  tout 
ce  qui  facilite  la  communication  entre  les  diverses  nations  et  altère  les  mœars  pro- 
preit  à  leur  climat  et  à  lenr  constitution  politique.  Tout  changement  dans  les  cou- 
tumes tourne  au  pr^udice  des  mœurs.  »  Ibid.  C'est  la  réaction  contre  le  cosmopoli- 
tisme poussée  à  l'extrême.  Mais  il  est  à  remarquer  que  ceci  n*est  applicable  qu*à  un 
peuple  à  la  fois  libre  et  primitif,  et,  par  conséquent,  ne  peut  concerner  aocun  des 
grands  états  européens,  qui  tous  out  perdu  leur  forme  et  leurs  mœurs  premières. 


(1749]  DISCOURS  SUK   LES  SGIENGE&  69 

Après  une  nouvelle  pointe  contre  les  philosophes  incrédules, 
il  termine  ainsi  :  t  La  vraie  philosophie,  c'est  de  rentrer  en  soi- 
même  et  d'écouter  la  voix  de  sa  conscience  dans  le  silence  des 
passions.  » 

Rentrer  en  soi^mime  :  c'était  la  plus  grande  parole  qui  eût  été 
prononcée  de  ce  siècle.  Descartes  avait  rappelé  l'esprit  à  lui-môme  : 
Rousseau  y  rappelle  l'&me. 

L'exagération  et  la  rhétorique  altèrent  parfois  l'expression  d'une 
colère  si  sincère  au  fond;  mais  le  caractère  essentiel  n'en  est  pas 
moins  marqué  pour  toujours  :  la  révolte  du  sentiment  contre 
l'esprit  critique,  la  réaction  de  la  conscience  contre  l'abus  du  rai- 
sonnement, l'appel  à  la  simplicité  primitive  contre  le  rafSnement 
des  mœurs.  Rousseau  est  debout. 

Le  prix  de  Dijon  fut  enlevé,  c  Le  Discours  prend  par-dessus  les 
nues,  »  écrivait  Diderot,  qui  pardonnait  à  Rousseau,  en  faveur  des 
paradoxes,  les  vérités  sévères.  La  société  fit  comme  Diderot  :  elle 
applaudit  au  coup  qu'on  lui  poitait;  mais  la  plupart  crurent 
n'applaudir  qu'à  un  tour  de  force  hardi.  C'était  la  sensation  d'àmes 
blasées  qui  se  plaisent  parfois  à  être  rudement  réveillées. 

Plusieurs  réfutations  furent  tentées,  cependant.  Jean-Jacques 
répond  à  tous,  s'animant  par  la  lutte  et  s'attachant  avec  opiniâ- 
treté aux  parties  les  plus  hasardées  de  sa  thèse,  mais  accusant  en 
même  temps  son  vrai  but  avec  une  énergie  croissante. 

<  La  science  n'est  pas  faite  pour  l'homme  en  général.  C'est 
assez  pour  lui  de  bien  étudier  ses  devoirs,  et  chacun  a  reçu  toutes 
les  liunières  dont  il  a  besoin  pour  cette  étude.  » 

c  La  science  n'est  faite,  avait- il  déjà  dit,  que  pour  quelques 
génies  privilégiés  qui  doivent  être  placés  à  la  tète  de  la  société 
par  les  gouvernants,  d 

€  L'homme  est  fait  pour  penser  et  pour  agir,  non  pour  réflé- 
chir. » 

c  On  croit  toujours  avoir  dit  ce  que  font  les  sciences  quand  on 
a  dit  ce  qu'elles  devraient  faire.  L'étude  de  l'univers  devrait  éle- 
ver l'homme  à  son  Créateur  :  elle  n'élève  que  la  vanité  humaine.  » 
Suit  une  attaque  à  outrance  contre  la  philosophie  ancienne  et 
moderne,  fille  de  l'or^il  humainy  qu'il  semble  accuser  en  masse 
d'un  ésotérisme  athée.  Il  revient  plus  loin  sur  cet  emportement, 


70  LES  PHILOSOPHES.  [1749] 

en  montrant  comment  les  faux  philosophes  ont  succédé  aux  vrais  : 
c  Les  premiers  avaient  enseigné  les  devoirs  et  la  vertu  :  les  autres 
se  distinguent  en  se  frayant  des  routes  contraires*.  » 

On  eût  pu  s'imaginer  jusque-là  que  c'était  un  puissant  auxi- 
liaire qui  arrivait  à  la  religion  établie;  mais  il  frappe  la  théologie 
c!es  mêmes  armes  que  la  philosophie. 

a  La  scolastique  substitue  l'orgueil  scientifique  à  l'humilité 
chrétienne  et  avilit  la  sublime  simplicité  de  l'Évangile.  L'É\'an- 
gile  est  le  seul  livre  nécessaire  à  un  chrétien  et  le  plus  utile  de 
tous  à  quiconque  même  ne  le  serait  pas. 

c  n  est  vrai  que  la  philosophie  de  T&me  conduit  à  la  véritable 
gloire  ;  mais  celle-là  ne  s'apprend  pas  dans  les  livres. 

c  L'ignorance  raisonnable...  est  celle  qui  nous  rend  indiffé- 
rents pour  toutes  les  choses  qui  ne  contribuent  point  à  rendre 
l'homme  meilleur. 

Tout  en  reconnaissant  que  les  peuples  ignorants  peuvent  n'en 
être  pas  moins  vicieux,  il  vante  beaucoup  les  peuples  primitifs, 
c  A  travers  l'obscurité  des  temps  »  on  aperçoit  chez  plusieurs 
â'entre  eux  de  fort  grandes  vertus,  surtout  une  grande  horreur 
pour  la  débauche,  mère  féconde  de  tous  les  autres  vices.  — 
L'honune  et  la  femme  sont  faits  pour  s'aimer  et  s'unir;  mais» 
passé  cette  union  légitime,  tout  commerce  d'amour  entre  eux 
est  une  source  affreuse  de  désordres  dans  la  société  et  dans  les 
mœurs.  —  Les  femmes  seules  pourraient  ramener  l'honneur  et 
la  probité  parmi  nous;  mais  elles  dédaignent  des  mains  de  la 
vertu  un  empire  qu'elles  ne  veulent  devoir  qu'à  leurs  charmes; 
ainsi,  elles  ne  font  que  du  mal  '.  » 

Voici  la  morale  de  Rousseau  nettement  dessinée.  Ce  ton  res- 
semble peu  à  celui  de  Voltaire. 


1.  Dans  ses  attaques  contre  la  philosophie,  il  fait  des  réserves  en  fifireor  d*iui  phi- 
lotophe  illwtre,  dans  lequel  on  reconnaît  Montesquieu.  Il  garda  toiyoors  ce  penchant 
pour  l'auteur  de  VEsprit  dês  Lois,  dont  il  avait  compris  la  pensée  à  fond  et  qo'il  ne 
considéra  jamais  comme  on  adversaire.  U  ménage  aussi  beaucoup  Thistorien  de  la 
Nature,.  Bufibn. 

2.  M  Cet  ascendant  des  femmes  n'est  pas  un  mal  en  soi,  avait-il  dit  dans  son  Dû* 
court  ;  c'est  un  présent  que  leur  a  fait  la  nature  pour  le  bonheur  du  genre  humain  : 

mieux  diri;;é,  il  pourrait  produire  autant  de  bien  qu'il  fait  de  mal  aujourd'hui 

Les  hommes  seront  toujours  ce  qu'il  plaira  aux  femmes.  • 


(1749-1753J  DISCOURS  SUR  LES  SCIENCES.  7i 

Ceci  est  plus  loin  encore  de  Fauteur  du  Mondain. 

c  Le  luxe  peut  être  nécessaire  pour  donner  du  pain  aux 
pauvres  ;  mais,  s'il  n'y  avait  point  de  luxe,  il  n'y  aurait  point  de 
pauvres.  —  Tout  est  source  de  mal  au-dessus  du  nécessaire  phy- 
sique. Multiplier  ses  besoins,  c'est  mettre  son  âme  dans  une  plus 
grande  dépendance,  i 

Après  des  prémisses  si  rigoureuses,  ses  conclusions  ne  sont 
pourtant  nullement  d'un  enthousiaste  ni  d'un  utopiste. 

c  Faut-il  réduite  aujourd'hui  les  hommes  au  simple  néces- 
saire? —  Pas  plus  que  brûler  les  bibliothèques.  —  Nous  ne 
ferions  que  replonger  l'Europe  dans  la  barbarie,  et  les  mœurs 
n'y  gagneraient  rien...  En  vain  vous  ramèneriez  les  hommes  à 
cette  première  égalité  conservatrice  de  l'innocence  et  source  de 
toute  vertu  :  leurs  cœurs  une  fois  gâtés  le  seront  toujours.  Il  n'y 
a  plus  de  remède,  à  moins  de  quelque  grande  révolution,  presque 
aussi  à  craindre  que  le  mal  qu'elle  pourrait  guérir,  et  qu'il  est  blâ- 
mable de  désirer  et  impossible  de  prévoir.  —  Laissons  donc  les 
sciences  et  les  arts  adoucir,  en  quelque  sorte,  la  férocité  des 
hommes  qu'ils  ont  corrompus.  » 

On  remarque  enOn,  dans  une  de  ses  répliques,  un  axiome 
auquel  il  donnera  plus  tard  un  immense  développement. 

€  L'homme  est  naturellement  bon.  —  Avant  que  ces  mots  affreux 
de  tien  et  de  mim  fussent  inventés,  avant  qu'il  y  eût  des  maîtres  et 
des  esclaves,  avant  qu'il  y  eût  des  hommes  assez  abominables  pour 
oser  avoir  du  superflu  pendant  que  d'autres  hommes  meurent  de 
faim,  —  en  quoi  pouvaient  consister  ces  vices,  ces  crimes  qu'on 
reproche  avec  tant  d'emphase  au  genre  humain  *  ?  » 

En  1753,  l'académie  de  Dijon  propose  une  nouvelle  question 
beaucoup  plus  brûlante  que  la  première. 

Quelle  est  l'origine  de  l'inégalité  parmi  les  hommes?  —  Est-elle 
autorisée  par  la  loi  naturelle  f 

Rousseau  va  s'enfoncer  pendant  huit  jours  dans  la  forêt  de 
Saint- Germain,  méditant,  ravivant  les  âges  écoulés,  retrouvant, 
par  la  puissance  de  son  imagination ,  la  forêt  primitive  dans  le 

1.  Réponte  à  M.  Bordet.  — >  Y.  aussi  Lettre  à  M.  Tabbi  Rainai,  —  Lettre  à  M.  Grimm. 
—  Repense  au  roi  de  Polojru.  —  Lettre  iur  une  nowelle  réfutation^  etc.  —  Préface  de  la 
comédie  de  Narcisse.  (1751-1753.) 


7Î  LES  PHILOSOPHES.  [1753] 

parc  royal  dont  les  vieux  chênes  abritent  sa  rêverie.  Il  en  sort 
armé  de  son  second  Discours. 

Il  a  frappé  d'abord  sur  l'esprit,  sur  le  progrès  intellectuel  ;  il 
va  frapper  maintenant  sur  la  richesse ,  sur  le  pk*ogrès  matériel , 
sur  l'économie  sociale  ;  il  ouvre  même  le  Discours  sur  V Inégalité 
par  quelque  chose  de  bien  plus  excessif  encore  et  semble  con- 
damner toute  société.  Il  débute  par  montrer  l'homme  primitif, 
le  sauvage,  plein  de  force,  d'adresse,  de  coui^ge,  vivant  solitaire, 
le  cœur  en  paix  et  le  corps  en  santé,  sans  vices  ni  vertus  morales, 
puisqu'il  ne  sait  ce  que  c'est  que  devoir  et  que  justice,  mais 
ayant  pour  vertu  naturelle  cette  pitié  innée  envers  son  semblable, 
qu'on  remarque  même  chez  les  animaux,  et  qui  était  beaucoup 
plus  impérieuse  dans  Yétat  de  nature  que  dans  Yétat  de  raisonne- 
ment*; l'amour  même  troublait  à  peine  sa  paix,  heureux  qu'il 
était  €  d'ignorer  les  ravages  de  l'imagination  et  les  préférences 
qui  font  le  moral  de  l'amour,  sentiment  factice  né  de  l'usage  de 
la  société.  > 

Il  répète  sur  ce  sujet,  avec  une  amertmne  passionnée,  les 
étranges  p/incipes  posés  géométriquement  par  le  calme  Buffon. 

«  En  somme,  l'état  sauvage,  c'était  l'immobilité  de  l'espèce, 
sans  éducation  ni  progrès,  c'esi-à-dire  l'élat  animal.  —  La  vie 
animale,  avait-il  déjà  dit  dans  sa  lettre  à  M.  Bordes,  n'est  point 
le  pire  des  états  pour  l'homme  :  il  vaut  encore  mieux  ressembler 
à  une  brebis  qu'à  un  mauvais  ange.  » 

L'homme,  cependant,  même  dans  l'état  animal,  était  distingué 
des  animaux  par  deux  qualités  spécifiques  :  la  libre  activité  *  et  la 
perfeclibilité.  <  Il  serait  triste  pour  nous  d'être  forcés  de  conve- 
nir que  celte  faculté,  presque  illimitée,  est  la  source  de  tous  les 
malheurs  de  l'homme.  —  Si  la  nature  nous  a  destinés  à  être 
sains,  j'ose  presque  assurer  que  Tctat  de  réflexion  est  un  état 


1.  Dans  sa  préface,  il  fonde  le  droit  naturel  sar  deux  principes  antérieurs  à  la  rai- 
son, l'amour  de  soi  et  la  sympathie  pour  le  semblable.  Le  droit  naturel  s'étend,  dans 
nne  certaine  mesure,  aux  animaux,  comme  tenant  en  quelque  chose  à  notre  nature 
par  la  sensibilité  dont  ils  sont  doués. 

2.  L*homme  qui  vivrait  de  la  vie  animale  n'aurait  cette  liberté  que  virtuellement 
et  n'en  aurait  pas  la  conscience  réfléchie  :  il  n'aurait  en  tait  que  la  spontanéité  et 
non  la  liberté  morale,  n'ayant  pas  d'idées  général«*s  auxquelles  rapporter  ses 
actions. 


11753  DISCOURS  SUU  L'INÉGALITÉ.  73 

contre  nature,  et  que  l'homme  qui  médite  est  un  animal  dépravé. 

—  Le  premier  qui  se  fit  des  habits  ou  un  logement  se  donna  en 
cela  des  choses  peu  nécessaires,  puisqu'il  s'en  était  passé  jus- 
qu'alors.—  En  devenant  sociable  et  esclave,  l'homme  devient 
faible,  méchant,  craintif,  rampant.  » 

Partant  de  cette  idée  :  que  les  communications  entre  les 
hbmmes  n'étaient  pas  nécessaires,  et  que  la  perfectibilité  avait 
besoin,  pour  se  développer,  du  concours  fortuit  de  plusieurs 
causes  étrangères  qui  pouvaient  ne  jamais  naître,  il  juge  inso- 
luble le  problème  de  l'origine  des  langues. 

<  Après  avoir  prouvé  que  l'inégalité  est  à  peine  sensible  dans 
l'état  de  nature,  il  me  reste  à  montrer  son  origine  et  ses  progrès 
dans  les  développements  successifs  de  l'esprit  humain.  Il  me 
reste  à  considérer  les  différents  hasards  qui  ont  pu  perfectionner 
la  raison  humaine  en  détériorant  l'espèce,  et,  d'un  terme  si 
éloigné ,  amener  enfin  l'homme  et  le  monde  au  point  où  nous 
les  voyons.  » 

Cette  histoire  conjecturale  de  la  civilisation  et  de  l'inégalité  est 
l'objet  de  la  seconde  partie  du  Discours. 

«  Le  premier  qui,  ayant  enclos  un  terrain,  s'avisa  de  dire  : 
Ceci  est  à  moi,  et  trouva  des  gens  assez  simples  pour  le  croire, 
fut  le  vrai  fondateur  de  la  société  civile.  Que  de  crimes,  que  de 
misères,  n'eût  point  épargnés  au  genre  humain  celui  qui,  arra- 
chant les  pieux  et  comblant  le  fossé ,  eût  crié  à  ses  semblables  : 

—  Gardez- vous  d'écouler  cet  imposteur  :  vous  êtes  perdus  si 
TOUS  oubliez  que  les  fruits  sont  à  tous ,  et  que  la  terre  n'est  à 
personne  ' .  » 

Cette  fameuse  phrase  contre  la  propriété  a  bien  des  fois  retenti 
dans  les  luttes  redoutables  où  se  sont  débattus,  de  nos  jours,  les 
problèmes  fondamentaux  de  l'association  humaine.  U  suffit  de 
remarquer  ici  que  le  sentiment  qui  Ta  dictée,  étant  un  regret 
rétrospectif  de  l'indépendance  sauvage,  n'a  rien  de  commun  avec 


l.  Comparer  etcc  Pascal;  édit.  de  M.  E.  Havet,  1852;  p.  un,  94. —  Boileaa, 
Satir»  XI,  vers  143-173.  —  Fénelon,  utopie  de  la  Bétique,  Tilimaquê,  1.  VU.  —  Di- 
derot, contre  le  tien  et  le  mien;  Encyclopédie,  art.  Bacchionites.  —  Cervantes,  don  Qui" 
chotU;  discours  de  don  Quichotte  aux  chevriers,  trad.  de  M.  L.  Yiardut.  —  Id.  de 
M.  Fume,  1858.  —  C'est  Cervantes  qui  ouvre  la  marche. 


74  LES  PHILOSOPHES.  I1753J 

les  théories  qui  attaquent  la  propriété  au  point  de  vue  d'une 
communauté  organisée. 

Rousseau,  au  moment  où  il  vient  de  récrire,  avoue  qu'alors  les 
choses  en  étaient  très- probablement  arrivées  au  point  de  ne  pou- 
voir plus  durer  comme  elles  étaient,  cette  idée  de  propriété,  der- 
nier terme  de  l'état  de  nature,  dépendant  de  beaucoup  d'idées  et 
de  progrès  antérieurs. 

Il  passe  donc  en  revue  ces  progrès  et  décrit  la  transition  de 
l'état  sauvage  à  l'état  des  peuples  barbares;  la  famille,  puis  la 
tribu  formées;  l'amour,  la  jalousie,  lamour- propre  ou  idée  de 
la  considération  et  de  la  distinction,  avec  ses  conséquences,  la 
civilité,  le  point  d'honneur,  transformant  les  hommes  élevés  au 
sens  moral  par  la  multiplication  de  leurs  rapports.  Il  commence 
à  corriger  un  peu  les  excès  de  sa  thèse  :  ce  n'est  plus  la  vie  ani- 
male, c'est  la  vie  de  tribu,  c'est  la  vie  des  chasseurs  et  des  pas- 
teurs qui  a  été  la  vraie  jeunesse  du  monde,  l'époque  la  plus 
heureuse  et  la  plus  durable,  malgré  les  cruautés  et  les  vengeances 
qui  l'entachaient  et  qui  avaient  aflaibli  déjà  la  sympathie  pour  le 
semblable,  la  vertu  naturelle  du  sauvage.  Il  approuve  maintenant 
les  premières  industries,  celles  qui  ne  demandaient  que  la  main 
d'un  seul  homme  ou  d'une  seule  famille.  «  Les  hommes  vivaient 
alors  libres,  sains,  bons  et  heureux,  autant  qu'ils  pouvaient 
l'être  par  leur  nature.  »  Le  mal  commence  dès  qu'un  homme 
fait  travailler  pour  lui  d'autres  hommes  en  se  chargeant  de  leur 
subsistance.  «  L'égalité  disparait;  la  propriété  s'introduit;  l'escla- 
vage et  la  misère  germent  et  croissent  avec  les  moissons,  —  La 
métallurgie  et  l'agriculture  furent  les  deux  arts  dont  l'invention 
produisit  cette  grande  révolution...  Ce  sont  le  fer  et  le  blé  qui  ont 
civilisé  les  hommes  et  perdu  le  genre  humain.  > 

La  culture  amène  le  partage  des  terres  :  de  la  main-d'œuvre 
naît  la  propriété;  la  propriété,  à  son  tour,  amène  les  premières 
lois.  L'inégalité  croissait,  mais  aussi  les  réactions  des  pauvres 
contre  les  usurpations  des  riches;  le  droit  du  plus  fort  disputait 
incessamment  la  terre  au  droit  du  premier  occupant.  Les  riches, 
dans  leur  intérêt  et  sous  le  prétexte  de  l'intérêt  de  tous,  proposent 
et  font  accepter  l'établissement  de  règlements  de  justice  et  de 
paix.  «  Telle  fut  ou  dut  être  l'origine  de  la  société  et  des  lois,  qui 


(1753]  DISCOURS  SUR  L'INÉGALITÉ.  75 

détruisirent  sans  retour  la  liberU  naturelle  (c'esl-à-dire  l'indépen- 
dance) et  fixèrent  pour  jamais  la  loi  de  la  propriété  et  de  l'inéga- 
lité.  » 

La  loi  de  nature  n'a  plus  lieu  qu'entre  les  diverses  sociétés  qui 
se  partagent  le  genre  humain  et  qui  luttent  entre  elles  comme 
faisaient  auparavant  les  individus. 

Des  lois  primitives,  il  passe  à  la  formation  des  gouvernements 
chargés  de  maintenir  ces  lois.  Il  nie,  comme  Montesquieu,  que  la 
société  ait  commencé  par  le  gouvernement  absolu  et  que  ce  gou- 
vernement et  la  société  même  dérivent  de  Tautorité  paternelle,  le 
fils  adulte  étant  naturellement  l'égal  de  son  père  et  ne  lui  devant 
que  du  respect  et  non  de  l'obéissance.  Le  pouvoir  arbitraire  n'est 
pas  le  commencement,  mais  la  corruption,  le  terme  extrême  des 
gouvernements;  au  reste,  la  date  ici  n'importe  pas;  le  pouvoir 
arbitraire  étant,  par  sa  nature,  illégitime,  n'aurait  pu,  en  aucun 
cas,  servir  de  fondement  aux  droits  de  la  société^  ni  par  conséquent 
servir  à  rendre  stable  et  légitime  l'inégalité  d'institution. 

On  voit  que,  tout  en  regrettant  l'établissement  de  l'ordre  social, 
il  n'en  nie  point  la  Ugitimité,  une  fois  établi  :  ceci  est  essentiel  à 
constater. 

Si  le  pouvoir  arbitraire  est  illégitime,  à  plus  forte  raison  l'es- 
clavage, c  La  liberté  (personnelle)  est  un  don  que  nous  tenons  de 
la  nature  en  qualité  d'hommes;  les  parents  n'ont  aucun  droit 
d'aliéner  celle  de  leurs  enfants  à  un  despote,  à  un  mattre.  Les 
jurisconsultes  qui  ont  gravement  prononcé  que  l'enfant  d'un 
esclave  naîtrait  esclave,  ont  décidé,  en  d'autres  termes,  qu'un 
homme  ne  naîtrait  pas  homme.  » 

Des  diverses  formes  de  gouvernement,  la  démocratie  est  la 
meilleure,  parce  qu'elle  est  la  moins  éloignée  de  la  nature  ;  toutes 
les  magistratures,  dans  les  divers  gouvernements,  sont  d'abord 
électives,  puis,  les  dissensions  amenées  par  les  élections  amènent 
le  peuple  à  permettre  aux  chefs  de  se  rendre  héréditaires;  puis 
les  chefs  héréditaires  transforment  leur  office  en  un  bien  de 
famille,  en  une  propriété.  L'inégalité  a  donc  trois  degrés  princi- 
paux :  l"*  établissement  de  la  loi  et  de  la  propriété  légale;  2o  insti- 
itution  de  la  magistrature;  3«  changement  du  pouvoir  légitime  en 
arbitraire,  appuyé  sur  les  armées  permanentes  et  mercenaires. 


76  LES  PHILOSOPHES.  [1753] 

a  A  ce  dernier  terme  de  l'inégalité,  le  cercle  se  referme  :  on 
retrouve  Tégalité  dans  le  néant;  les  notions  du  bien  et  du  juste 
s'évanouissent  derechef;  on  revient  à  la  loi  du  plus  fort  et  à  un 
nouvel  état  de  nature ,  qui  est  le  fruit  d'un  excès  de  corruption. 
La  force  maintient  le  despote,  la  force  le  renverse...  jusqu'à  ce 
que  de  nouvelles  révolutions  dissolvent  tout  à  fait  le  gouverne- 
ment, ou  le  rapprochent  de  l'institution  légitime,  i 

Après  les  inégalités  politiques,  il  analyse  les  inégalités  civiles  et 
conclut  que  la  richesse  est  la  dernière  des  distinctions  entre  les 
hommes,  <  à  laquelle  toutes  les  autres  se  réduisent  à  la  fin  ;  obser- 
vation qui  peut  faire  juger  de  la  mesure  dont  chaque  peuple  s'est 
éloigné  de  son  institution  primitive,  et  du  chemin  qu'il  a  fait  vers 
le  terme  extrême  de  la  corruption.  » 

En  résumé,  «  un  espace  immense  sépare  l'état  naturel  de  l'état 
civil;  l'âme  et  les  passions  humaines  s'altèrent  insensiblement 
dans  ce  long  passage.  L'homme  originel  s'évanouissant  par  degrés, 
la  société  n'offre  plus  qu'un  assemblage  d'hommes  artificiels  et 
de  passions  factices,  qui  sont  l'ouvrage  de  toutes  ces  nouvelles 
relations,  et  qui  n'ont  aucun  vrai  fondement  dans  la  nature. 
L'homme  sauvage  vit  en  lui-même;  l'homme  sociable  ne  sait 
vivre  que  dans  l'opinion  des  autres.  » 

Comme  dans  le  Discours  contre  les  sciences,  il  est  moins  absolu, 
toutefois,  qu'on  ne  pourrait  s'y  attendre,  dans  ses  conclusions.  Il 
parait  admettre  implicitement  que  le  droit  civil  n'est  pas  toujours 
et  nécessairement  opposé  au  droit  naturel.  Il  reconnaît  que  la 
justice  distributive  veut  que  les  citoyens  soient  distingués  à  pro- 
portion de  leurs  services.  L'inégalité  sociale  est  contraire,  suivant 
lui,  au  droit  naturel,  lorsqu'elle  ne  concourt  pas  en  même  pro- 
portion avec  l'inégalité  naturelle.  «  Il  est  manifestement  contre  la 
loi  de  nature  qu'un  enfant  commande  à  un  vieillard,  qu'un  imbé- 
cile conduise  un  homme  sage,  et  qu'une  poignée  de  gens  regor- 
gent de  superfluités  tandis  que  la  multitude  affamée  manque  du 
nécessaire.  » 

Si  excessif  au  début,  il  semble  donc  se  réduire  finalement  k 
condamner,  dans  Tordre  politique,  les  fonctions  et  les  distinc- 
tions héréditaires,  et,  dans  l'ordre  civil,  l'excessive  inégalité  des 
fortunes. 


mz]  DISCOURS  SUR   L'INÉGALITÉ.  77 

Il  faut  distinguer  dans  Rousseau  le  sentiment  inspirateur  d'avec 
le  thème  positif,  qui  est  le  même  dans  les  deux  Discours  sous  deux 
aspects  différents;  mais  ce  n'est  point  assez.  Ce  thème  si  para- 
doxal, si  offensant,  non  pas  seulement  pour  notre  orgueil,  mais 
pour  nos  aspirations  les  plus  légitimes ,  si  durement  négatif  de 
ce  grand  dogme  du  progrès,  qui  est  le  fond  même  de  l'esprit 
moderne ,  on  ne  doit  pourtant  pas  le  traiter  à  la  légère.  Dans 
la  décadence  des  sociétés ,  il  existe  une  tendance  nécessaire  du 
génie  à  remonter  aux  sources  de  la  vie ,  à  étreindre ,  comme 
l'Antée  de  la  Fable,  le  sein  de  la  terre  nourricière,  de  la  Mère 
Nature,  pour  raviver  à  son  contact  une  force  épuisée.  Le  grand 
historien  latin  oppose  les  Mœurs  des  Germains^  des  barbares,  en 
exemple  à  Rome  corrompue;  les  philosophes  et  les  poètes  grecs 
et  romains  retournent  plus  loin,  à  l'âge  d'or,  à  l'état  d'innocence. 
Les  anathèmes  contre  la  civilisation  revendiquent  une  origine 
plus  haute  encore  et  plus  mystérieuse.  Dans  les  symboles  de  la 
Genèse  sont  identifiés  la  première  chute  et  le  premier  progrès  : 
l'homme  perd  son  innocence  et  son  bonheur  pour  avoir  goûté  du 
fruit  de  l'arbre  de  science  et  négligé  le  fruit  de  l'arbre  de  vie.  Par 
un  contraste  que  signale  Rousseau*,  tandis  que  les  Grecs  divi- 
nisent l'inventeur  de  l'agriculture  et  le  chantre  inspiré  qui  fonde 
les  villes  par  l'harmonie.  Moïse,  arrachant  son  peuple  du  milieu 
de  la  savante  Egypte,  montre,  dans  le  pasteur  Abel,  le  bicn-aimé 
du  Seigneur  et,  dans  le  maudit  Gain,  tout  à  la  fois  le  premier 
homicide,  le  premier  agriculteur  et  le  premier  fondateur  des 
cités  *. 

L'homme,  oscillant  de  réaction  en  réaction,  n'a  jamais  embrassé 
simultanément  jusqu'ici  les  faces  opposées  de  l'universelle  vérité. 
Rousseau  suit  la  loi  commune.  U  proteste  contre  tout  progrès, 
parce  que  le  progrès  intellectuel ,  séparé  du  progrès  moral  ', 

1.  Il  7  a  ici  quelqae  réserve  à  faire.  Le  prognrés  moral  n'avait  pas  suivi  le  progrés 
des  connaissances  :  la  société  avait  reculé  moralement  à  certains  égards;  mais  elle 
avait  avancé  sous  d'autres  ;  l'expansion  du  sentiment  d'humanité  était  un  incontes- 
table bienfiût  de  la  philosophie. 

2.  Dans  un  autre  livre,  l'EuoJ  sur  Vorigint  de*  Langue», 

3.  Zoroastre,  au  contraire,  représente  l'acte  de  semtr  dt  fortt  grains  sur  la  lerrs  bien 
friparét  comme  Facts  Is  plus  purdslaloi  ds  Dieu.  Vendidad,  fargard  III.  -^  Djemcbid, 
kdéfricksw,  est  béni  d'Onniod.  Ibid.,  fargard  II. 


78  LES  PHILOSOPHES.  (1758! 

oubliant  son  point  de  départ  et  les  bases  immuables  des  choses, 
est  arrivé  à  méconnaître  sa  propre  raison  d'être;  que  l'homme, 
enfin,  s'est  séparé  de  la  Nature  et  de  Dieu. 

Avertissement  prophétique,  cri  d'angoisse  de  l'âme,  qui  m 
pouvait  se  transformer  en  thèse  rationnelle  sans  se  heurter  àl 
l'impossible!  Condamner  tout  progrès  chez  un  être  perfectible^ 
c'était  vouloir  que  le  Créateur  eût  fait  une  œuvre  vaine;  c'était 
s'obliger  à  remonter  au  delà  de  l'état  de  tribu,  auquel  Rousseau 
était  entraîné  par  son  imagination  et  qui  est  déjà  le  résultat  d'une 
infinité  de  progrès,  jusqu'à  un  état  primitif  et  absolu.  Rousseau 
pousse  donc  résolument  jusqu'à  l'animalité;  mais,  là,  sa  raison 
lui  montre  les  différences  essentielles  entre  l'homme  et  l'animal, 
qui  ont  fait  que  cet  état  n'a  pu  durer,  n'a  peut'4tre  jamais  existé, 
comme  il  l'avoue  dans  sa  préface.  Ce  qu'il  ne  voit  pas,  c'est  que 
rbomme-animal,  s'il  a  existé,  a  dû  être  la  plus  misérable  des 
<;réalures,  précisément  parce  qu'il  était  la  seule  perfectible.  La 
Nature  même,  en  ne  vêtissant  pas  l'homme  et  en  le  rendant  moins 
fort,  moins  agile,  moins  armé  que  les  grands  animaux  de  proie, 
le  forçait  providentiellement  à  sortir  de  la  Nature  et  à  développer 
ses  facultés  endormies.  Le  chasseur  sauvage,  tel  que  nous  le  con- 
naissons, déjà  fort  éloigné  de  cette  condition  primitive,  mène 
encore  une  existence  bien  précaire,  et  Rousseau  se  fait  d'étranges 
illusions,  encore  partagées  par  beaucoup  de  ses  contemporains, 
sur  la  prodigieuse  population  des  sauvages  et  des  barbares,  popu- 
lation, au  contraire,  infiniment  moindre  que  celle  des  sociétés 
civilisées,  par  la  raison  toute  simple  que  les  subsistances  sont 
chez  elle  infiniment  plus  rares  et  moins  assurées. 

Il  serait  inutile  d'insister  sur  des  erreurs  historiques  ou  des 
abus  de  logique  que  Rousseau  a  réparés  ou  amoindris  singulière- 
ment dans  ses  ouvrages  postérieurs,  si  la  guerre  qu'il  avait  faite  à 
la  civilisation,  aux  sciences  et  aux  lettres,  aux  élégances  de  l'es- 
prit et  des  mœurs,  interprétée  par  des  natures  violentes  et  gros- 
sières ou  par  des  intelligences  faussées,  n'eût  pu  fournir  un  jour 
des  prétextes  à  la  barbarie,  prête  à  sortir  de  l'excès  même  de  la 
civilisation  et  de  l'inégalité.  Les  écrivains  ne  savaient  point  encore 
(et  c'est  l'excuse  de  bien  des  témérités)  quelle  puissance  et  quelle 
responsabilité  emporte  la  parole,  et  que  le  temps  approchait  où 


11753J  DISCOURS  SUR  L'INÉGALITÉ,  79 

tout  verbe  allait  se  faire  acte.  Qui  sait  si  telle  proposition  sur 
rinutilité  des  sciences  n'a  pu  servir  d'argument  ou  d'excuse  aux 
juges  de  Lavoisierl 

De  même  quant  à  cette  condamnation  du  tien  et  du  mieny  qui 
n'est  chez  lui  qu'un  vague  regret  d'utopie  rétrospective.  Le  mien 
est  la  conséquence  du  moi  :  la  propriété  sort  logiquement  de  la 
personnalité.  Le  mal  moral  est  né  avec  la  propriété  et  la  société  : 
rien  de  plus  évident;  il  n'y  aurait  pas  de  mal  moral  si  l'homme 
n'avait  pas  de  relations  avec  autrui  ni  de  connaissance  de  soi ,  et 
si,  par  conséquent,  il  n'y  avait  point  de  moralité  dans  les  actions 
humaines  :  le  mal  est  né  avec  le  bien.  Dès  qu'un  homme  a  eu 
dompté  ou  dépouillé  un  animal,  un  autre  homme  n'a  pu  lui  en- 
lever sa  conquête  sans  injustice,  et  le  droit  de  propriété  a  été  réa- 
lisé, droit  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  propriété  légale  ou 
reconnuey  comme  dit  Rousseau.  Rousseau  ne  fait  pas  ici  les  dis- 
tinctions qu'il  faut  faire  entre  le  droit  ou  la  loi  qui  dérive  de  la 
nature  des  choses  et  la  loi  conventionnelle,  ni  entre  le  droit  de 
propriété  en  général  et  la  propriété  foncière ,  application  particu- 
Uère  du  principe  de  propriété  qui  n'a  eu  lieu,  communément,  que 
par  institution  sociale.  La  propriété  mobilière  est  antérieure  à  la 
société  et  contemporaine  de  l'humanité  môme  :  la  propriété  fon- 
cière, base  de  nos  sociétés  occidentales  actuelles,  a  son  origine 
dans  les  âges  historiques.  Rousseau  dit  :  La  terre  n'est  à  personne  ; 
il  fallait  dire  :  La  terre  est  au  genre  humain.  Dès  les  premiers 
âges  de  l'histoire ,  les  tribus,  les  nations,  ont  commencé  à  se  par- 
tager ce  commun  domaine;  bien  des  siècles  après,  les  domaines 
des  nations  les  plus  avancées  en  civilisation  ont  été  partagés  à 
leur  tour  entre  les  individus.  L'appropriation  du  sol  ne  constitue 
pas  un  droit  absolu  et  sans  conditions  :  la  première  des  condi- 
tions est  la  culture;  un  peuple  nomade  et  qui  ne  cultive  pas  n'ac- 
quiert point  de  droit  réel  sur  la  terre  ;  la  seconde  condition,  pour 
les  nations  assises  sur  le  sol,  est  de  reconnaître,  en  quelque  sorte, 
la  suprématie  du  genre  humain  par  le  respect  des  lois  de  l'huma- 
nité et  du  droit  des  gens.  On  doit  à  l'étranger  le  libre  passage,  la 
libre  rc^sîdence ,  le  libre  échange ,  sauf  les  réserves  qu'exige  la 
sûreté  de  TÉtat.  De  môme  que  la  nation  qui  occupe  une  région 
de  la  terre  a  des  devoirs  envers  le  genre  humain,  les  particuliers. 


80  LES  PHILOSOPHES.  It753j 

propriétaires,  ont  des  devoirs  envers  la  nation  et  envers  les  non- 
propriétaires  :  ils  doivent  à  la  nation,  garantie  de  leurs  propriétés, 
une  part  de  leur  revenu,  et,  à  leurs  concitoyens  non-propriétaires, 
des  moyens  de  travail  et  d'existence  qui  rendent  indirectement  à 
ces  déshérités  une  part  du  commun  héritage. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  toucher  à  une  autre  question  soulevée 
par  Rousseau ,  celle  de  l'origine  du  pacte  social  :  sa  solution 
n'était  pas  sérieuse  ;  il  reprendra  bientôt  le  problème  avec  plus 
de  calme  et  de  profondeur. 

U  y  a  encore  une  réserve  à  faire  relativement  aux  attaques  de 
Rousseau  contre  les  philosophes  ses  contemporains  *  :  non-seule- 
ment, tout  en  frappant  justement  leurs  doctrines,  il  est  injuste 
envers  leur  caractère  et  leurs  intentions,  mais  il  les  voit  cause  là 
où  ils  ne  sont  qu'efTet;  la  philosophie  sceptique  ou  matérialiste 
était  la  fille  et  non  la  mère  de  Tégoisme  licencieux  et  de  l'incré- 
dulité, issus  eux-mêmes  du  bigotisme  et  de  l'hypocrisie. 

On  a  pu  reprocher  à  Rousseau  des  exagérations  de  langage 
comme  d'idées  :  son  style,  si  plein  et  si  fort,  résonnant  d'une 
mâle  harmonie  qui  donne  à  la  prose  française  un  rhythme  et  un 
nombre  inconnus,  et  dont  l'accent  rappelle  ce  qu'on  raconte  du 
mode  dorien  de  ses  chers  Spartiates ,  ce  style  sans  rival,  mais 
non  pas  toujours  égal  à  lui-môme ,  est  parfois  tendu  jusqu'à  la 
roideur,  emporté  jusqu'à  la  déclamation ,  ou.  entaché  d'emphase 
par  l'abus  de  l'apostrophe  et  de  l'interjection.  L'admission  un  peu 
tardive  dans  ce  monde  parisien ,  qui  était  l'unique  et  nécessaire 
école  du  bon  goût;  la  difficulté  naturelle  qu'il  avait  au  travail, 
car,  en  tout  l'opposé  de  Voltaire,  il  n'arrivait  qu'avec  efTort  à 
l'expression  de  sa  surabondante  pensée;  le  désir  de  frapper  fort  à 
tout  prix,  à  la  manière  des  prédicateurs,  pour  émouvoir  les  tètes 
dures  et  les  âmes  molles  de  ses  contemporains,  enfin,  et  surtout 
peut-être ,  l'inOuence  et  l'exemple  de  Diderot ,  durent  être  les 
causes  très-diverses  qui  le  firent  trop  souvent  forcer  son  style,  en 
même  temps  que  dépasser  son  sentiment  vrai.  On  aperçoit  ainsi 
comment  le  plus  passionné  de  cœur,  le  plus  sincèrement  inspiré 
entre  les  écrivains  du  xviu®  siècle,  a  pu  contribuer,  avec  Diderot, 

1.  £t  à  ses  erreurs  historiques  au  préjudice  des  philosophes  anciens. 


[1753-1755]  DISCOURS  SUR   L'INÉGALfTÉ.  84 

à  enfanter  les  habitudes  de  rhétorique  déclamatoire,  d'effet  théâ- 
tral, de  passion  de  tête  et  à  froid,  qui  ne  tardèrent  pas  à  pénétrer 
dans  les  lettres  françaises  et  à  parodier,  pour  ainsi  dire ,  Tadmi- 
rdLle  et  nouvelle  expression  que  Rousseau  lui-même  avait  don- 
née à  tous  les  sentiments  énergiques  et  profonds  de  notre  àme. 
Bien  des  qualités  charmantes  de  l'esprit  français,  celles  que  ré- 
sume Voltaire,  manquaient  à  Jean-Jacques;  mais  elles  étaient 
compensées  par  d'autres  qualités  d'un  ordre  supérieur;  des  dé- 
fauts contraires  à  notre  génie  national,  peu  sensibles  ou  glorieu- 
sement rachetés  chez  le  maître,  débordèrent  chez  les  élèves  '. 

Ces  défauts,  chose  plus  grave,  devaient,  après  la  littérature-, 
envahir  la  vie  réelle,  la  vie  politique  qui  allait  éclore  en  France. 
On  en  vît  les  conséquences  dans  la  Révolution.  Quand  l'exaltation 
et  Tenthousiasme  deviennent  des  formes  convenues  et  habilûelles, 
il  arrive  un  moment  où  ni  les  auditeurs  ni  l'acteur  politique  lui- 
môme  ne  savent  plus  distinguer  le  sentiment  réel  d'avec  l'hyper- 
bole de  convention,  ni  rentrer  dans  l'un  en  se  dégageant  de  l'au- 
tre. Il  en  est  alors  de  la  vertu  civique  comme  autrefois  de  l'amour 
chevaleresque.  Le  froid  du  doute  vous  ressaisit  au  cœur  :  vous 
chancelez  sur  le  piédestal  gigantesque  où  vous  vous  êtes  impru- 
demment hissé;  l'esprit  critique,  relevant  sa  tête  railleuse,  vous 
appelle  au  fond  de  l'abîme,  et  vous  retombez  d'une  chute  eflVoya- 
ble  aux  bras  du  scepticisme  et  du  néant. 

Nous  ne  poursuivons  si  rigoureusement  les  traces  et  les  échos 
de  Rousseau  qu'à  cause  de  l'immense  portée  de  ses  paroles  :  nous 
aurons  bientôt  d'ailleurs  à  reconnaître  à  quel  point  la  balance  du 
bien  et  du  mal  penche  en  sa  faveur,  dans  le  jugement  à  porter 
sur  son  influence.  Moins  par  ses  propositions  formelles  que  par 
son  accent,  cet  homme,  dès  qu'il  a  ouvert  la  bouche,  a  ramené 
le  sérieux  dans  le  monde  et  rappelé  en  lui-même  l'homme  dis- 
jKîrsé  dans  les  choses  extérieures.  Il  ne  s'agit  plus  là  de  jeux  d'es- 
prits forts  ni  de  maximes  de  vague  bienveillance  et  de  tolérance 
indifférente  pour  le  vice  comme  pour  la  vertu.  Le  Connais-toi  toi 
même  de  Socrate  et  de  Descartes  retentit  de  nouveau.  Pour  relroii- 

1.  Pas  chez  tons  :  de  grands  écrivains  ont  maintena  la  belle  tradition  de  Roas- 
seaa,  depuis  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  madame  de  Staël  jusqu'à  la  génération 
actuelle. 

XVI.  C 


82  LES  PHILOSOPHES.  (17551 

ver  r homme ,  cet  autre  Diogène ,  inspiré  d'une  plus  pure  idéalité 
que  l'ancien ,  fouillera  jusque  dans  les  dernières  profondeurs  et 
soulèvera  les  montagnes. 

Le  Discours  su^  l'Inégalité,  publié  seulement  en  1755,  n'avait 
pas  eu  le  même  retentissement  que  son  devancier.  L'éclat ,  le 
succès  de  scandale,  s'était  fait  sur  le  Discours  contre  les  sciences. 
L'étonnement  dissipé ,  il  eût  fallu  maintenant  méditer,  juger  à 
fond  :  c'était  trop  fort  pour  le  public.  L'académie  de  Dijon  eut 
peur  de  sa  propre  audace  et  n'osa  couronner  l'auteur  pour  la 
seconde  fois  :  le  pouvoir,  cependant ,  ne  prit  pas  trop  garde  aux 
hardiesses  de  Rousseau,  qui  avait  imprimé  son  livre  en  Hollande, 
et  se  tint  pour  satisfait  de  quelques  réserves  sur  l'autorité  de  la 
Genèse  et  sur  la  sanction  divine  accordée  aux  puissances.  Les  phi- 
losophes, moins  maltraités  que  dans  le  premier  Discours ,  se  par- 
tagèrent :  Diderot  applaudit;  Voltaire  garda  des  ménagements, 
mais  fut  effrayé  et  irrité.  Il  avait  accueilli  l'attaque  aux  sciences , 
comme  un  paradoxe  original,  par  une  plaisanterie  inofîensive 
(  Timon);  mais,  cette  fois,  il  fut  bien  obligé  de  prendre  au  sérieux 
cette  guerre  systématique  à  l'adoucissement  des  mœurs ,  au  pro- 
grès du  bien-ôtre,  à  tout  ce  qui  faisait  pour  lui  le  charme  de  la 
vie.  Il  prit  en  aversion  ce  barbare  éloquent.  Il  n'était  pas  fait  pour 
juger  équitablement  de  telles  choses  :  il  voyait  très-bien  les  exa- 
gérations et  les  erreurs  de  la  surface,  et  ne  se  donnait  pas  la  peine 
de  regarder  au  fond  *.  L'opposition  fut  dès  lors  décidée  entre  eux. 

Rousseau  se  dessinait  de  plus  en  plus.  Dès  la  publication  de  son 
premier  écrit,  il  avait  résolu  d'offrir  la  meilleure  preuve  de  sa 
sincérité  et  de  soutenir  sa  parole  par  son  exemple.  Il  avait  vécu 
jusqu'alors  selon  le  sentiment  sans  règle;  il  veut  vivre  désor- 
mais selon  la  vertu  et  dans  la  plus  grande  simplicité  que  puisse 
comporter  l'état  social. 

Il  examine  quels  sont  ses  devoirs.  Il  considère  son  union  avec 

1.  Dans  une  réponse  à  Charles  Bonnet,  qui  Ta vait  attaqué  sous  le  nom  de  PhiUh 
polis,  Rousseau  venait  cependant  de  faire  une  grande  concession.  Il  avait  reconnu 
que  **  rétat  de  société  découle  de  la  nature  du  genre  humain,  à  l'aide  de  circonstancef 
extérieures  qui  pouvaient  être  ou  n'être  pas,  ou,  du  moins,  arriver  plus  tôt  ou  plm 
tard...  L'état  de  société  ayant  un  ternie  extrême  auquel  les  hommes  sont  les  maîtres 
d'arriver  plus  tôt  ou  plus  tard,  il  n'est  pas  inutile  de  leur  montrer  le  danger  d'aller 
si  vite.  » 


f«753-l755]  VIE   PRIVÉE   DE   ROUSSEAU.  83 

Thérèse  comme  un  véritable  mariage;  mais,  hélas!  dès  les  pre- 
miers pas  dans  cette  nouvelle  route,  le  raisonnement  l'égaré  au- 
tant qu'auparavant  l'imitation  irréfléchie.  Que  faire  des  enfants  à 
naître  ?  —  Il  est  pauvre,  forcé  au  travail  ;  il  se  croit  menacé  d'une 
mort  prématurée;  il  ne  peut  les  élever  lui-même  :  sa  femme  en 
est  incapable;  la  mère  de  sa  femme  en  est  indigne;  elle  en  fcmit 
des  aventuriers  et  des  mendiants.  —  Mieux  vaut  que  l'État  les 
adopte  pour  en  faire  des  ouvriers  ou  des  paysans.  —  Il  continue 
donc  à  les  envoyer  à  l'hôpital  et  s'étourdit  en  se  persuadant  qu'il 
agit  comme  <  un  membre  de  la  République  de  Platon.  » 

Le  repentir  vint,  comme  l'attestent  bien  des  passages  touchants 
de  la  Correspondance  et  de  VÉmile^  et  le  cœur,  trop  tard  écouté , 
réfuta  les  sophismes  de  l'esprit  * .  Rousseau  avait  prouvé ,  par  ses 
chutes  mêmes,  la  légitimité  de  la  réaction  qu'il  prêchait  au  nom 
du  sentiment  contre  l'abus  du  raisonnement. 

Il  eût  pu,  cependant,  sortir  de  cette  pauvreté  qui  le  jetait  dans 
de  si  déplorables  extrémités  :  un  receveur  général  voulut  le 
prendre  pour  caissier.  Il  essaya,  s'y  tourmenta,  s'y  rendit  ma- 
lade. Son  naturel  était  aussi  antipathique  aux  soins  réguliers, 
aux  obligations  matérielles,  aux  affaires,  que  ses  principes  étaient 
incompatibles  avec  le  métier  depublicain,  sous  la  tyrannie  fiscale 
qui  opprimait  la  France.  Il  renonça  à  son  emploi ,  comme  à  toute 
chance  de  fortune.  Il  ne  voulait  pas  non  plus  se  faire  un  gagne- 
pain  de  sa  plume  :  écrire  était  pour  lui  un  sacerdoce  et  non  un 
métier;  écrire  pour  vivre  eût  étouffé  l'indépendance  de  son  génie; 
il  lui  fallait,  pour  être  lui-même  et  pour  être  utile,  se  dégager  de 
tout  intérêt,  de  tout  besoin  de  plaire,  et  ne  pas  dépendre  du  suc- 
cès. Il  se  fit  copiste  de  musique,  pour  vivre  sans  dépendre  de  per- 
sonne que  du  public.  Ce  fut  alors  qu'il  quitta  l'épée,  la  dorure,  le 
luxe,  que  le  monde  imposait  même  à  Findigence  de  l'artiste  et  de 
l'écrivain,  et  qu'il  adopta  ce  simple  costume  sous  lequel  Ta  repré- 
senté Delatour.  Le  grand  portraitiste  du  xvni*  siècle  a  peint  tour 
à  tour  Voltaire  et  Rousseau  à  peu  près  au  même  âge ,  vers  qua- 
rante ans.  C'est  le  plus  émouvant  contraste  qu'on  puisse  voir  que 
celui  de  ces  deux  figures,  admirables  toutes  deux,  l'une  de  rayon- 

1.  Il  eut  encore  trois  enfanta,  de  1750  à  1755;  pois  il  résolut  de  ne  plus  s^expo- 
1er  à  renouveler  ces  tristes  abandons. 


84  LES    PHILOSOPHES.  11752-1754] 

nement  extérieur,  de  verve  élincelante,  de  grâce  charmante  et 
moqueuse  ;  Fautre,  de  beauté  recueillie ,  de  douceur  mélanco- 
lique et  de  flamme  intérieure. 

Un  autre  acte  plus  grave  atteste  la  conscience  que  Rousseau 
entendait  mettre  dans  sa  vie.  Il  alla  abjurer  à  Genève,  dans  Tège 
mûr,  la  religion  romaine  qu'il  avait  embrassée  au  sortir  de  l'en- 
fance, et  reprit  le  culte  de  sa  patrie  (1754).  Nous  verrons  bientôt 
comment  il  entendait  concilier  la  philosophie  avec  ce  qu'il  regar- 
dait comme  le  fond  du  christianisme. 

Rousseau  venait  de  remporter  un  genre  de  succès  qui  contras- 
tait avec  sa  réforme  et  son  austérité  nouvelle,  poussée  jusqu'à  une 
rudesse  affectée,  qui  n'était  que  de  la  timidité  et  de  la  défiance  de 
soi-même.  Devenu  à  la  mode  par  sa  rupture  môme  avec  la  mode, 
il  repoussait  presque  brutalement  les  avances  du  monde  pour 
n'en  pas  redevenir  l'esclave.  Un  de  ses  opéras,  cependant,  fut  enfin 
représenté,  sur  ces  entrefaites,  d'abord  à  la  cour,  puis  à  la  ville 
(de  1752  à  1753).  Les  simples  et  gracieuses  mélodies  du  Devin  de 
village  furent  très-goûtées  à  la  cour.  Ce  fut  l'occasion  d'un  nou- 
veau sacrifice  :  moitié  par  timidité,  moitié  par  principes,  il  s'ex- 
cusa d'être  présenté  au  roi;  il  ne  refusa  pas  les  présents  (espèce 
de  droits  d'auteurs]  que  recevaient  d'ordinaire  les  auteurs  des  ou- 
vrages représentés  devant  la  cour,  mais  il  ne  voulut  point  d'une 
pension  qui  eût  enchaîné  son  indépendance. 

On  était  alors  au  commencement  de  cette  guerre  entre  la  mu- 
sique française  et  la  musique  italienne,  qu'avait  suscitée  l'arrivée 
des  Bouffes  à  Paris,  et  qui  devait  durer  jusqu'aux  approches  de 
luttes  plus  redoutables,  jusqu'à  la  veille  de  la  Révolution.  Les 
concessions  de  Rameau  aux  méthodes  ultramontaines  n'avaient 
pas  suffi,  et  ce  maître  n'avait,  d'ailleurs,  rien  d'italien  dans  le 
génie.  Rousseau  prit  parti,  avec  des  formes  aussi  tranchantes  et 
aussi  absolues  que  celles  du  Discours  contre  les  sciences,  dans  sa 
Lettre  sur  la  Musique  française  (1753)  :  il  prétendit  que  la  France 
ne  pouvait  avoir  de  musique,  la  musique  n'étant  que  mélodie  ,  la 
mélodie  dépendant  du  caractère  de  la  langue,  et  la  langue  fran- 
cise étant  incompatible  avec  toute  mélodie.  Nos  vieux  airs  popu- 
laires, Lulli  et  son  école,  et  le  Devin  lui-même,  donnaient  bien 
quelques  démentis  à  cette  thèse,  qui  souleva  autant  de  scandale 


11753-1755]       DEVIN.    LETTRES  SUR   LA   MUSIQUE.  85 

et  bien  plus  de  colères  que  la  thèse  contre  la  société.  Des  démen- 
tis plus  glorieux  devaient  peu  se  faire  attendre.  Grétri  et  Gluck 
n'étaient  pas  loin. 

Le  i>aradoxe  de  Rousseau  n*était  que  l'application  contestable 
d'une  idée  ingénieuse  et  profonde;  aussi  vit-on  sortir  de  ces  dé- 
bats un  très-beau  livre,  qui  dépassait  de  beaucoup  la  portée  de  la 
querelle ,  assez  mal  définie  peut-être  en  elle-même  par  Jean-Jac- 
ques *,  et  qui  relie  les  travaux  de  musique  de  Jean-Jacques  à  sa 
philosophie  :  ce  fut  VEssai  sur  l'Origine  des  langues  et  sur  le  prinr 
cipe  de  la  mélodie. 

Ce  double  titre  annonçait  l'identité  essentielle  de  la  parole  et  de 
la  mélodie  dans  la  pensée  de  Jean-Jacques  :  l'idée  fondamentale 
du  livre  allait  plus  loin  encore;  c'était  l'unité  primitive  de  la  pa- 
role, de  la  poésie,  de  la  musique  et  de  l'art  plastique. 

Ce  livre  annonçait  aussi  les  modifications  qui  s'opéraient  dans 
l'esprit  de  Jean-Jacques ,  puisqu'il  essayait  de  résoudre  un  pro- 
blème qu'il  avait  naguère  jugé  insoluble.  Remontant  pour  la  se- 
conde fois  jusqu'au  berceau  de  l'humanité ,  mais  avec  un  esprit 
moins  irrité  et  moins  prévenu ,  Jean-Jacques  montre  l'homme, 
des  qu'il  a  reconnu  dans  l'homme  un  être  qui  sent  et  qui  pense 
comme  lui,  saisi  par  le  désir  ou  par  le  besoin  de  lui  communi- 
quer ses  sentiments  et  ses  pensées.  L'homme  invente  d'abord  les 
signes  représentatifs ,  les  gestes  qui  peignent  les  objets  '.  La  langue 
du  geste  eût  pu  suffire  si  nous  n'avions  eu  que  des  besoins  phy- 
siques. Ce  n'est  ni  la  faim  ni  la  soif,  mais  l'amour,  la  haine ,  la 
pitié,  la  colère,  qui  ont  arraché  aux  hommes  les  premières  voix. 
Les  premières  langues,  celles  d'Orient,  n'ont  rien  de  méthodique 
ni  de  raisonné  :  vives  et  figurées  (le  sens  figuré  naquit  avant  le 
sens  propre),  chantantes  et  passionnées,  elles  réunissent  tous  les 
arts,  toutes  les  expressions  de  la  vie  dans  leur  principe,  l'art  plas- 
tique dans  le  geste,  la  musique  dans  la  parole,  la  poésie  dans  Fun 

1.  Il  s'a^ssaiti  en  effet,  surtout,  d'un  débat  entre  la  musiiiue  d'expression,  de  dé* 
damaUon  dramatique,  et  la  musique  d'imagination  et  de  libre  fantaisie. 

2.  M  LHnvention  de  Tari  de  communiquer  nos  idées  dépend  d'uue  faculté  propre  à 
rhomme.  Les  animaux  ont  quelque  sorte  de  langue  naturelle,  non  acqui.se  et  inva* 
nab!e.  La  langue  de  convention  n'appartient  qu'à  Thomme.  Voilà  pourquoi  l'homme 
fait  des  progrès,  soit  en  bien,  soit  en  mal,  et  pourquoi  les  animaux  n'en  font  point.  • 
^  Comparer  avec  la  Grammaire  de  Condillac  et  avec  Buflbn. 


86  LES   PHILOSOPHES.  [1713-1755] 

et  dans  l'autre  et  en  toutes  choses.  Les  premières  langues  ne 
furent  point  arbitraires.  «  La  plupart  des  radicaux  y  durent  être 
des  sons  imitatifs  ou  de  Taccent  des  passions  ou  de  l'effet  des 
objets  sensibles.  Les  mots  y  eurent  ainsi  une  valeur  intrinsèque. 
Les  sons,  l'accent,  le  nombre,  qui  sont.de  la  nature,  étaient 
très-variés  et  laissaient  peu  à  faire  aux  articulations  (  consonnes), 
qui  sont  de  convention  :  on  chantait  donc  au  lieu  de  parler. 

«  A  mesure  que  les  besoins  croissent,  que  les  affaires  s'em- 
brouillent, que  les  lumières  s'étendent,  le  langage  change  de  ca- 
ractère :  il  devient  plus  juste  et  moins  passionné;  il  substitue  aux 
sentiments  les  idées  ;  il  ne  parle  plus  au  cœur,  mais  à  la  raison. 
Par  là  môme  l'accent  s'éteint,  l'articulation  s'étend,  la  langue  de- 
vient plus  exacte,  plus  claire,  mais  plus  traînante,  plus  sourde  et 
plus  froide.  • 

L'art  d'écrire  est  le  dernier  terme  de  cette  transformation, 
a  L'écriture,  qui  semble  devoir  fixer  la  langue,  est  précisément 
ce  qui  l'altère;  elle  n'en  change  pas  les  mots,  mais  le  génie;  elle 
substitue  l'exactitude  à  l'expression  :  l'on  rend  ses  sentiments 
quand  on  parle,  et  ses  idées  quand  on  écrit  *.  • 

Il  y  a  donc  eu  trois  périodes  dans  la  formation  des  langues  : 
1®  la  langue  chantée  et  mimée;  2°  la  langue  parlée;  3®  la  langue 
écrite. 

«  Toute  langue  où  Ton  peut  mettre  plusieurs  airs  de  musique 
sur  les  mêmes  paroles  n'a  point  d'accent  musical  déterminé.  Les 
langues  de  l'Europe  moderne  sont  toutes  du  plus  au  moins  dans 
le  môme  cas,  môme  l'italienne.  La  langue  italienne,  non  plus  que 
la  française,  n'est  point  par  elle-même  une  langue  musicale  ;  la 
différence  est  seulement  que  Tune  se  prête  à  la  [musique,  et  que 
l'autre  ne  s'y  prête  pas.  » 

Si  la  musique  n'est  que  l'accent  même  de  la  parole  humaine, 
il  est  clair  que  Rousseau  a  raison.  Mais  la  question  est  de  savoir 
si  la  musique  peut  être  une  langue  distincte  de  la  parole,  se  suf- 
fisant à  elle-même  dans  l'élan  indéterminé  de  l'âme  vers  la  na- 


].  «Les  climata  du  Nord^  dit-il  plus  loin,  enfantent  la  seconde  espèce  de  langues, 
celles  qui  naissent  des  besoins  :  le  premier  mot  n*y  est  plus  :  aimn-moi^  mais 
aidez-moi.  Nos  langues  valent  mieux  écrites  que  parlées  :  les  langues  d*Orieut,  au 
contraire.  >» 


11753-1755]  ESSAI   SUR   LES  LANGUES.  87 

ture,  vers  l'idéal,  vers  Tinfini  (symphonie),  ou  se  complétant  et 
s*expliquant  par  les  indications  du  geste  et  de  la  parole  dans  Tex- 
pression  des  sentiments  déterminés  (musique  dramatique).  Les 
grandes  créations  de  Fart  musical  répondent  affirmativement.  Les 
arts,  y  compris  celui  de  la  parole,  n'ont  pu  se  développer  qu'en 
rompant  l'unité  première  de  la  vie  :  c'est  là  une  condition  de 
notre  faible  et  imparfaite  nature,  incapable  de  rien  développer 
autrement  qu'en  décomposant!  Quelle  admirable  puissance,  tou- 
tefois, dans  l'écrivain  qui,  du  sein  des  sociétés  vieillies,  évoque 
ainsi  le  printemps  de  l'humanité  et,  par  une  faculté  inconnue  de 
son  siècle  et  du  siècle  précédent,  retrouve  le  passé  le  plus  lointain 
à  ses  sources,  dans  le  fonds  éternel  de  l'homme  !  Nous  revoyons 
avec  lui  les  premières  familles  végétant  d'une  existence  purement 
physique  sur  ces  terres  luxuriantes  de  la  Haute  Asie,  où  l'homme 
peut  se  passer  de  l'homme;  puis,  dans  les  régions  ardentes  et 
arides,  la  nécessité  rapprochant  les  groupes  épars;  l'amour  mo- 
ral, la  poésie  et  les  langues  naissant  aux  rendez-vous  des  puits 
du  désert  en  même  temps  que  la  tribu,  que  la  société;  l'homme 
adolescent,  enfin,  prenant  possession  avec  ivresse  de  lui-même  et 
de  la  nature  dans  cette  ^ie  pastorale  où  la  tradition  universelle , 
transmise  d'échos  en  échos  jusqu'aux  romans  et  aux  peintures 
qui  la  travestissent  si  étrangement,  a  toujours  placé  l'âge  d'or. 

C'est  là  que  Rousseau  fixe  son  idéal;  il  continue  de  jeter  l'ana- 
thème  aux  grandes  villes,  aux  sociétés  compliquées;  mais  il  n'en 
est  plus,  comme  dans  le  ùiscours  sur  rinégalité ,  à  regretter  qu'on 
n'en  soit  pas  resté  à  la  langue  de  gestes  et  à  condamner  la  réflexion, 
qu'il  avoue  nécessaire ,  môme  pour  développer  le  sentiment  pri- 
mitif de  sympathie  pour  le  semblable. 

La  partie  du  livre  spéciale  sur  la  musique  renferme  des  consi- 
dérations de  la  plus  haute  esthétique  :  il  réfute  victorieusement 
le  matérialisme  qui  ne  voit  dans  les  effets  des  beaux-arts  que 
l'ébranlement  physique  de  nos  organes,  a  Les  objets  sensibles 
tirent  leur  principal  pouvoir  des  affections  de  Tàme  qu'ils  nous 
représentent,  » 

VEssai  sur  l^origine  des  langues  réclame  une  place  importante 
dans  l'histoire  de  la  pensée  de  Rousseau  :  ce  beau  travail  marque, 
avec  l'article  Économie  politique,  écrit  en  1755  pour  YEncyclopèdie^ 


88  LES   PHILOSOPHES.  [17561 

la  transition  des  deux  Discours  à  VÈmile  et  au  Contrat  social,*  Le 
génie  de  Rousseau  perd  de  sa  fougue  sans  rien  perdre  de  sa 
force  ni  de  sa  flamme  ;  il  se  tempère  et  s'assied  dans  son  œuvre. 
Rousseau  ne  donne  point  au  terme  Économie  politique  le  sens 
spécial  que  d'autres  lui  assignent  en  ce  moment  môme;  son 
article  est  un  traité  de  politique ,  qui  sera  développé  et  com- 
plété dans  une  œuvre  plus  décisive  sur  laquelle  nous  ne  tar- 
derons pas  à  revenir.  Nous  remarquerons  seulement  que  les 
traces  de  l'utopie  sauvage  ont  disparu  en  présence  des  ques- 
tions pratiques  et  positives,  et  que  la  loi  et  la  propriété  sont  ici 
pleinement  acceptées. 

En  même  temps,  Rousseau  donne  une  sanction  nouvelle  et  dé- 
finitive à  sa  réforme  personnelle,  en  quittant  cette  société  pari- 
sienne hors  de  laquelle  il  semblait  impossible  de  vivre,  dès  qu'on 
en  avait  goiité  les  fébriles  délices.  Divers  motifs  l'ivaient  décidé  : 
l'extrême  difficulté  de  rester  fidèle  à  ses  principes  au  milieu  de 
Paris,  le  peu  de  succès  qu'il  avait,  de  sa  personne,  dans  le  monde 
(très-aimable  dans  l'inliiiiité,  éloquent  dans  le  monologue  et  dans 
la  haute  discussion,  il  manquait  absolument  du  trait,  de  l'à-pro- 
pos,  de  l'esprit  de  saillie  qui  donnaient  la  royauté  des  salons), 
enfin,  et  surtout,  son  profond  amour  des  champs  et  de  la  nature. 
Il  avait  eu  un  moment  la  pensée  de  retourner  dans  sa  patrie  :  il 
y  renonça,  en  partie  parce  qu'il  se  croyait  plus  libre  d'écrire  à 
l'étranger  que  sous  la  main  des  patriciens  genevois ,  en  partie 
parce  qu'il  voyait  Voltaire  s'établir  en  ce  moment  môme  à  Ge- 
nève et  qu'il  pressentait  son  impuissance  à  l'empèrher  d'y  intro- 
duire les  mœurs  de  Paris.  Une  amie,  madame  d'Épinai,  lui  offrit 
une  retraite  à  quelques  lieues  de  Paris,  dans  un  parc  voisin  de 
la  forôt  de  Montmorenci  (avril  1756).  C'était  cet  Ermitage  où  il 
avait  compté  trouver  la  paix  et  qu'illustrèrent  les  orages  de  son 
cœur. 

Les  vastes  travaux  dans  lesquels  il  s'était  plongé ,  les  grands 
ouvrages  philosophiques  et  politiques  simultanément  poursuivis, 
ne  suffirent  point  pour  absorber  son  dme.  Une  nouvelle  modifica- 
tion morale  s'opéra  chez  lui.  L'ivresse  de  vertu ,  allumée  dans  sa 
tète,  avait  passé  dans  son  cœur,  et  il  ne  devait  jamais  se  démen- 
tir quant  à  la  simplicité  des  mœurs  et  au  mépris  des  vanités  mon- 


[1756-1757]  NOUVELLE    UÉLOfSE.  89 

dc'iines;  mais  le  rude  stoïcisme  qu'il  s'était  imposé  était  trop  con- 
traire à  sa  nature  ardente  et  tendre;  il  lui  restait  encore  trop  de 
jeunesse  pour  soutenir  cet  effort  jusqu'au  bout.  La  vie  de  Paris 
Tavait  fortifié  en  l'iri  itant,  la  vie  des  champs  l'attendrit.  Il  scnlit 
alors  le  vide  profond  d'un  cœur  que  l'inepte  Thérèse  ne  pouvait 
remplir  :  la  puissance  de  passion,  les  exquises  facultés  de  senti- 
uient  qu'il  avait  reçues  de  la  nature  se  tournaient  contre  lui  pour 
son  tourment  ;  il  pleura  sur  lui-môme,  ne  pouvant  se  consoler  de 
n'avoir  pas  aimé  véritablement  une  seule  fois ,  de  viiâllir  sans 
avoir  été  jeune  et  de  mourir  sans  avoir  vécu. 

La  Xouvelle  Hèloïse  sortit  de  cette  crise  de  tendresse,  comme  les 
deux  Discours  étaient  sortis  de  la  crise  d'héroïsme  qu'il  avait  eue 
sept  ans  auparavant.  Ses  œuvres  ne  furent  jamais  autre  chose  que 
l'expansion  de  sa  vie  intérieure.  Pour  donner  le  change  à  ses 
douleurs,  il  avait  appelé  l'imagination  à  son  aide  ;  il  s'était  envi- 
ronné de  créations  idéales  qu'il  ne  songeait  point  d'abord  à  faire 
descendre  sur  la  terre.  Peu  à  peu  ces  doux  fantômes  prirent  corps 
et  action;  il  saisit  la  plume,  il  écrivit  à  peu  près  sans  plan  les 
deux  premières  parties  de  son  roman;  puis  la  honte  de  démentir 
ses  maximes  sévères  lui  fit  chercher  un  but  moral  :  de  là  les  der- 
nières parties,  ou  le  règne  du  devoir  après  le  règne  de  la  passion. 
L'on  comprend  qu'une  œuvre  ainsi  composée  n'ait  pas  l'unité  de 
conception  et  d'exécution,  le  développement  savant  et  logique, 
l'irréprochable  ordonnance  d'une  Clarisse^  et  qu'elle  n'en  ait  pas 
davantage  la  variété,  la  propriété  des  caractères;  qu'elle  ne  soit 
pas,  comme  l'épopée  bourgeoise  de  Richardson ,  le  miroir  uni- 
versel de  la  société  :  une  œuvre  semblable  n'est  le  miroir  que  de 
son  auteur.  Un  acteur  qui  serait  emporté  par  son  émotion ,  au 
lieu  de  la  dominer,  et  qui  s'identifierait  tout  entier  avec  une  seule 
passion  et  un  seul  caractère,  ne  serait  pas  un  acteur  :  il  ne  serait 
qu'un  personnage;  il  est  vrai  que  ce  personnage  pourrait  être 
sublime.  Tel  est  Rousseau,  surtout  dans  le^  premières  parties  : 
incapable  des  qualités  dramatiques  qui  font  que  l'on  s'identifie 
successivement  avec  toutes  les  variétés  de  la  nature  humaine,  il 
est  sans  égal  dans  ce  long  tôte-à-tôte  avec  lui-même.  Malgré  quel- 
que empreinte  des  défauts  qu'on  lui  a  reprochés,  une  foule  de 
lettres  de  sa  Julie  sont  des  chefs  d'œuvre  d'éloquence,  de  passion 


90  LES   PHILOSOPHES.  [1756-1757] 

et  de  profondeur',  et  les  dernières  parties  sont  signalées  par  une 
pureté  morale,  une  sagesse  de  vues  et  une  élévation  religieuse, 
bien  nouvelles  pour  la  France  du  xvm®  siècle. 

Si  belles  que  soient  la  plupart  des  portions  du  livre,  Tensemble, 
le  nœud ,  est  inacceptable.  Rousseau  n'a  pas  réussi  à  relier  les 
deux  moitiés  de  son  œuvre.  Néanmoins,"  le  rôle  de  Wolmar,  qui 
fait  le  nœud  et  que  le  sentiment  et  la  raison  repoussent  égale- 
ment, offre  un  grand  intérêt  en  dehors  de  l'action  du  livre.  Rous- 
seau ,  qui  attaquait  naguère  les  philosophes  incrédules  avec  tant 
d'amertume,  fait  ici  un  appel  à  la  tolérance  et  à  la  conciliation, 
lorsqu'il  peint,  en  face  de  philosophes  religieux ,  le  sceptique  ou 
même  l'athée  honnête  homme ,  sauvant  par  une  heureuse  incon- 
séquence la  morale  pratique  du  naufrage  de  l'idéal.  La  conclusion 
est  :  Supportez -voxis  les  uns  les  autres.  On  ne  l'accepta  d'aucun 
côté,  et  lui-môme  n'y  fut  point  assez  fidèle. 

Malheureusement  pour  Rousseau ,  il  ne  put  s'enfermer  dans  le 
monde  imaginaire  qu'il  avait  créé.  Au  milieu  de  ses  rêves,  «  ivre 
d'amour  sans  objet,  »  un  objet  réel  lui  apparut  et  devint  le  but  de 
ses  vagues  transports.  Il  ne  s'était  pas  trompé  dans  son  choix. 
Madame  d'Houdetot  se  montre ,  dans  tout  ce  que  nous  savons 
d'elle,  la  plus  sincère,  la  meilleure  et  la  plus  honnête  entre  les 
femmes  du  monde  où  elle  vivait.  Il  l'avait  connue  ou  appréciée 
trop  tard  :  elle  était  engagée,  et  ces  natures-là  ne  s'engagent' 
qu'une  fois  et  pour  la  vie  ;  c'est  parce  qu'elle  était  digne  de  lui 
qu'elle  ne  pouvait  être  à  lui.  Rousseau  ne  devait  jamais  savoir 
ce  que  c'est  que  l'amour  partagé.  Il  ne  s'arracha  aux  étreintes  de 
cette  ardente  et  douloureuse  passion  qu'avec  le  cœur  déchiré  et 
le  corps  brisé  par  les  réactions  de  l'âme.  Des  incidents  amenés 
par  son  amour  comblèrent  ses  chtigrins  en  le  brouillant  avec 
madame  d'Épinai,  et,  par  suite,  avec  le  groupe  encyclopédiste^ 
à  la  tête  duquel  était  son  meilleur  ami ,  Diderot.  L'étourderie, 
l'exagération,  l'indiscrétion  de  Diderot  et  la  susceptibilité  ombra- 
geuse de  Rousseau  rendirent  les  torts,  mais  non  le  malheur, 

1.  Les  lettres  de  Saint-Preux  sur  les  mœars  et  sur  les  femmes  de  PariSi  tout  à  fait 
épisodiques,  peuvent  être  considérées  comme  le  complément,  mais  comme  un  com- 
plément supérieur,  des  Considérations  sur  Us  Mœwrs^  de  Duelos.  Rousseau  8*jr  montra 
non  point  censeur  morose,  mais  observateur  aussi  équitable  que  pénétrant. 


117571758]  LETTRE   SUR   LES  SPECTACLES.  91 

réciproques.  Lorsque  Rousseau  quitta  V Ermitage,  malade,  épuisé, 
au  cœur  de  Thiver,  il  avait  perdu  amour,  amitié,  tout  ce  qui  donne 
du  prix  à  la  vie  * . 

Son  génie  lui  restait,  et  les  devoirs  qu'impose  le  génie.  Il 
accepta  la  destinée  sévère  qui  lui  était  faite  et  se  replongea  dans 
ses  grandes  œuvres  ;  puis  il  s'interrompit  un  moment  pour  ser- 
vir sa  patrie  de  sa  plume.  D'Alembert,  afin  d'être  agréable  à 
Voltaire,  avait  vivement  engagé  les  Genevois,  dans  l'article  Genève 
de  V Encyclopédie,  à  introduire  parmi  €ux  les  jeux  du  théâtre. 
Rousseau  répondit  par  la  Lettre  à  d'Àlemhert  sur  les  spectacles  (1758). 
n  y  reprend  contre  le  théâtre  le  thème  des  jansénistes  et  de  Bos- 
suet,  avec  le  môme  principe  :  moins  sentir,  moins  vivre,  pour 
moins  pécher;  avec  le  même  excès  d'austérité  et  avec  les  mômes 
injustices,  en  particulier,  contre  Molière.  Cependant  il  ne  con- 
damne pas  les  passions  en  elles-mêmes,  comme  faisaient  les  jan- 
sénistes :  <  L'amour  est  louable  en  soi,  dit-il,  comme  toute 
passiou  bien  réglée  ;  mais  les  excès  en  sont  dangereux  et  inévi- 
tables. »  Il  ne  demande  pas  plus  la  suppression  des  théâtres,  dans 
les  grandes  cités  et  les  sociétés  très- avancées,  que  la  destruction 
des  bibliothèques  ;  mais  il  ne  veut  pas  qu'on  établisse  les  jeux 
scéniques  dans  les  petites  villes  et  dans  les  pays  qui  ont  conservé 
des  mœurs  simples,  c  Les  fêtes  et  les  spectacles  qui  conviennent 


1.  Les  monvmeoto  de  U  pawion  de  Roosseaa,  sa  correspondance  avec  madame 
dHoudetoi,  n*ont  pas  été  détruits,  comme  on  Tavait  cm  long^mps.  Une  grande 
lettrCf  qui  appartient  à  la  fin  de  cette  crise,  et  qui  en  retrace  en  traits  de  feu  les  cir- 
constances les  plus  émourantes,  a  été  publiée,  en  1822,  dans  la  deuxième  édition  de 
r^wtoire  di  Jean-Jacquet  Rouisectu  (par  Musset-Pathay  ),  t.  U,  p.  545.  —  C*est  à  cette 
lettre  qa*est  emprunté  le  mot  sublime  des  Confessions  (1.  IX)  :  «  Je  Taimais  trop 
pour  Toaloir  la  posséder!  »  —  Un  billet,  écrit  dans  le  paroxysme  de  la  passion,  a 
paru,  le  l*' janrier  1848,  dans  la  Bibliographie  univenellêy  Journal  du  libraire  et  de  P ama- 
teur de  livrée.  Enfin,  il  existe  en  manuscrit  une  troisième  lettre  où  Jean-Jacques, 
guéri,  ou  du  moins  résigné,  exprime  les  sentiments  les  plus  touchants  et  les  plus 
désintér^sés,  et  donne  à  celle  qu'il  avait  aimée  des  conseils  d'une  grande  élévation 
morale.  Un  grand  nombre  de  lettres  de  madame  d'Houdetot  à  Jean-Jacques  snb- 
nstent  également  et  la  présentent  sous  un  jour  très-avantageux.  Nous  devons  la 
communication  de  ces  précieux  docimients  à  M.  J.  Ravenel,  qui  a  préparé  depuis 
longtemps  les  matériaux  d'une  nouvelle  édition  de  Jean-Jacqnes,  édition  vraiment 
définitive,  et  dont  nous  ne  saurions  trop  hâter  de  nos  vceuz  U  publication.  Les 
lettres  de  Jean-Jacques  n'ont  pas  été  complètement  publiées  jusqu'ici,  et  une  foule 
de  celles  qui  lui  ont  été  adressées,  et  qui  sont  toutes  inédites,  ofiVent  un  vif  intérêt 
pour  rhistoire  de  sa  vie  et  de  son  époque. 


92  LES  PHILOSOPHES.  [1760  1761) 

aux  peuples  libres,  dit-il,  sont  les  jeux  guerriers  etgymnastiques, 
les  courses,  les  exercices  de  force  et  d'adresse,  les  bals  et  les 
assemblées  publiques  des  jeunes  gens  des  deux  sexes,  aussi  con- 
venables que  leur  mélange  intime  et  habituel  est  dangereux.  »  A 
travers  quelques  exagérations  et  quelques  paradoxes,  il  y  a  dans 
sa  Lettre  bien  des  vues  saines  et  fortes. 

Julie,  ou  la  Nouvelle  Héloïse,  terminée  après  les  malheureuses 
amours  de  Rousseau,  imprimée  en  Hollande,  puis  introduite  en 
France  sous  la  protection  de  M.  de  Malesherbes,  parut  enûn  dans 
l'hiver  de  1760  à  1761.  Le  succès  fut  immense  et  enleva  toutes 
les  femmes.  Les  plus  corrompues,  les  plus  artificielles,  sentirent 
la  nature  et  la  vie  véritable  murmurer  au  fond  de  leur  cœur  : 
«  Il  n'existe  plus  ni  mœurs  ni  vertus  en  Europe,  a  dit  Rousseau; 
mais,  s'il  existe  encore  quelque  amour  pour  elles,  c'est  à  Paris 
qu'on  doit  le  chercher.  »  Le  siècle  était  touché  à  fond.  Le  senti- 
ment, cette  âme  de  la  France,  se  réveille  sous  la  tyrannie  du 
scepticisme  et  de  l'analyse  dissolvante.  La  société  française,  plus 
ployoe  peut-être  par  le  vice  que  le  reste  de  l'Europe,  mais  plus 
capable  d'élan  pour  se  relever,  vibre  puissamment.  Un  livre  qui 
eût  été  dangereux  pour  une  société  innocente  et  simple  produit 
un  ébranlement  salutaire  sur  une  société  viciée  :  il  la  fait  remoruer 
à  ramour,  suivant  le  mot  de  Jean-Jacques. 

*Lcs  œuvres  capitales  de  Rousseau,  cependant,  s'étaient  ache- 
vées parmi  les  agitations  de  son  âme  :  il  avait  resserré  la  carrière 
d'abord  si  vaste  qu'il  s'était  tracée,  n'espérant  plus  que  le  soulDe 
de  l'inspiration  pût  se  soutenir  assez  longtemps  poui*  tout  réali- 
ser. Il  avait  renoncé  à  des  plans  ébauchés,  détruit  des  parties 
d'ouvrages  commencés,  et  s'était  restreint  à  deux  livres,  dont 
l'un,  le  Contrat  social,  n'était  qu'un  fragment  d'un  ensemble 
abandonné,  d'un  grand  travail  sur  les  institutions  polUiques ; 
l'autre,  VÉmile,  n'avait  dû  être  d'abord  qu'un  simple  mémoire 
sur  l'éducation,  destiné  à  une  jeune  mère  qui  voulait  élever  son 
fils  elle-même  :.ce  sujet,  fécondé,  agrandi  par  la  pensée  de 
Rousseau,  devint  une  vraie  théorie  morale  de  la  nature  humaine, 
de  la  formation  et  de  la  vie  de  l'homme,  une  immense  analyse 
dos  développements  de  l'être  humain  depuis  le  berceau  jusqu'à 
IM'e  un.i\ 


I176îi  EMILE.  93 

Rousseau  avait  été  conduit  tout  naturellement  à  écrire  sur 
Téducation.  —  L'homme  est  gâté.  Comment  refaire  rhomaie?  — 
S'il  y  a  un  moyen,  il  n'y  en  a  qu'un  seul  :  Téducation.  Toutes 
les  révolutions  qui  changeraient  la  société  sans  changer  l'indi- 
vidu, l'àme,  l'être  réel,  seraient  absolument  inutiles.  L'àme  chan- 
pée,  tout  change.  L'éducation  seule  peut  atteindre  Tâme.  C'est 
l'homme  vicié  par  le  paganisme,  c'est  l'àme  humaine  et  non  pas 
directement  la  société  que  l'Évangile  est  venu  réformer  il  y  a 
dix -huit  siècles.  L'homme  est  gâté  de  nouveau  :  il  faut  que  de 
nouveau  il  se  réforme. 

Qu'est-ce  que  l'enfant?  —  Ou  plutôt,  qu'est-ce  que  l'homme? 

Comment  élever  l'enfant? 

VÉmUe  est  la  réponse  essayée  à  ces  deux  questions. 

Il  ne  s'agit  plus,  comme  dans  la  donnée  primitive  du  livre, 
d'une  méthode  pratique  et  immédiatement  réalisable  :  il  s'agit 
d'une  conception  élevée  à  la  plus  haute  généralité,  et  par  consé- 
quent placée  dans  un  ensemble  de  conditions  à  peu  près  impos- 
sibles à  réunir  en  fait.  Il  s'agit  de  s'élever  jusqu'à  un  idéal  accom- 
pli, qu'on  proposera  ensuite  pour  but  approximatif  à  la  pratique. 
La  plupart  des  critiques  sur  les  impossibilités  de  YÉmile  sont  donc 
mal  fondées  '. 

Il  y  a  des  objections  plus  légitimes  à  faire  à  Rousseau.  Il 
débute  par  une  rechute  dans  son  utopie  sauvage  :  —  «  Tout  est 
bien,  sortant  des  mains  de  l'auteur  de  la  nature  ;  tout  dégénère 
entre  les  mains  de  l'homme...  il  dénature  le  sol,  les  animaux, 
rhomme  môme...  il  le  faut  dresser  pour  lui  et  le  contourner  à 
sa  mode...  sans  cela  tout  irait  plus  mal  encore,  dans  l'état  où 
sont  désormais  les  choses...  •  Il  a  l'air  de  ne  conclure  à  l'édu- 
cation que  comme  à  un  mal  nécessaire  ^.  Il  oppose  donc  encore 
ici  une  nature  abstraite  et  faite  pour  l'immutabilité  à  cette  nature 
réelle  et  progressive  de  l'homme  qu'il  sait  pourtant  fort  bien 

1.  -  Peut-être  les  difficultés  sont-^lles  insurmontables  dans  le  monde  tel  qu'il  est... 
Je  montre  le  but  :  je  ne  db  pas  qu'on  y  puisse  arriver;  mais  celui  qui  en  approchera 
daranuge  aura  le  mieux  réussi.  **  [Émiltj  1.  II.) 

2.  Madame  d'Êpinai  raconte  dans  ses  Mémoires^  si  hostiles  à  Rousseau,  qu*un  jour 
il  h  scandalisa  fort  en  prétendant  que  «  l'enfant  n'était  pas  fait  pour  être  élevé,  ni 
les  parents  pour  l'élever.  »»  C'était  là  un  de  ces  accès  d'humeur  qui  le  faisaient  rétro- 
grader parfois  vers  son  début. 


94  LES  PHILOSOPHES.  [176Î1 

définir, ailleurs  *,  et  dont  ï Emile  n'est  lui-même  que  l'admirable 
mise  en  scène. 

Plus  loin,  il  oppose  l'une  à  l'autre,  non  plus  une  abstraction 
et  une  réalité,  mais  deux  réalités,  deux  ordres  d'existence  éga- 
lement nécessaires  :  l'homme  et  le  citoyen.  «  Il  faut  opter  entre 
faire  un  homme  ou  un  citoyen  :  on  ne  peut  faire  à  la  fois  l'un 
et  l'autre.  »  La  raison  de  cette  antithèse,  c'est  qu'il  conçoit 
rhomme  naturel  comme  absolument  indépendant ,  l'homme 
social  comme  entièrement  dépendant  ;  en  sorte  qu'il  faut ,  sui- 
vant lui,  anéantir  le  premier  pour  créer  le  second.  La  patrie,  la 
cité,  ne  se  présente  à  lui  que  sous  cette  forme  antique,  dans 
laquelle  le  citoyen  n'existait  plus  que  comme  membre  de  l'État. 
Il  ne  conçoit  aucune  transition  naturelle  entre  l'état  de  nature  et 
l'état  social,  et  il  ne  peut  en  concevoir,  parce  que  la  cité,  la 
nation,  est,  à  ses  yeux,  une  création,  entièrement  libre,  de  la 
volonté  humaine,  une  pure  œuvre  d'art,  un  pur  contrat  d'asso- 
ciation. Il  ne  voit  pas  ce  qu'il  y  a  de  naturel  et  d'instinctif  dans 
le  groupement  des  races,  la  part  de  la  Providence  dans  la  forma- 
tion des  nationahtés.  Il  est  au  pôle  opposé  à  cette  école  fataliste, 
dite  hiuorique,  qui  ne  voit  dans  les  nations  que  des  espèces 
de  végétations  naturelles,  soumises  à  des  lois  de  développement 
nécessaires. 

Ce  n'est  pas  seulement  vis-à-vis  de  ses  membres,  mais  vis-à- 
vis  des  autres  sociétés,  que  la  patrie  lui  apparaît  exclusivement 
sous  la  forme  et  dans  l'esprit  antiques.  S'il  ne  comprend  pas 
qu'on  soit  à  la  fois  l'homme  de  la  nature  et  l'honmie  de  la  cité, 
il  ne  comprend  pas  davantage  qu'on  soit  à  la  fois  citoyen  de  la 
patrie  et  citoyen  du  genre  humain.  Des  patriotes,  ses  disciples, 
corrigeant  ses  leçons  par  celles  des  philosophes,  ses  rivaux^  feront 
un  jour  entrevoir  au  monde  l'idéal  des  nationalités  fraternelle- 
ment associées  dans  l'humanité,  en  même  temps  qu'ils  proclame» 


1.  u  Tandis  que  chaque  espèce  a  son  instinct  propre,  rhomme,  n*en  ayant  peut- 
être  aucun  qui  lui  appartienne,  se  les  approprie  tous.....  Il  est  dédommagé  de  celui 
qui  lui  manque  peut-être  par  des  facultés  capables  d*y  suppléer  d*abord  et  .de  rele- 
ver eusuite  fort  au-dessus  de  celle-là.  »  (  Discourt  «ur  t inégalité,  V*  partie.)  —  «  On 
ne  peut  douter  que  l'homme  ne  soit  sociable  par  sa  nature^  ou  du  moins,  fait  pour 
le  devenir...  Il  a  donc  des  sentiments  innés  relatifs  à  son  espèce.  »  { ÉmUe.) 


[1763]  EMILE.  95 

ront  dans  une  formule  immortelle  les  droits  unis  de  Yhomme  et 
du  citoyen*. 

L'origine  des  erreurs  de  Rousseau  est  dans  la  logique  toute 
mathématique  qu'il  applique  aux  choses  de  la  vie  et  qu'il  pousse 
en  avant  sur  une  seule  ligne,  là  où  la  résultante  devrait  sortir 
de  la  combinaison  de  lignes  diverses.  11  ne  veut  pas  voir  que  le 
monde  en  général,  et  chaque  organisme  en  particulier,  n'est 
qu'une  combinaison,  par  conséquent  une  transaction  perpétuelle 
entre  des  principes  divers.  Il  n'aperçoit  qu'un  principe  exclusif 
dans  chaque  chose,  dans  chaque  être,  et  n'arrive  pas  à  la  conci- 
liation des  contradictoires,  c'est-à-dire  des  vérités  qui  semblent 
opposée,  des  devoirs  qui  semblent  se  combattre.  L'individu,  la 
famille,  la  patrie,  l'humanité,  doivent  pourtant  se  concilier  :  les 
limites  sont  obscures,  sans  doute,  mais  comme  celles  de  la  liberté 
et  de  la  Providence,  le  contradictoire  par  excellence,  et  comme 
tous  les  mystères  de  la  vie. 

Il  n*arrive  pas,  dison»-nous;  mais  il  entrevoit  cependant  la. 
solution,  lorsqu'il  échappe  à  la  logique  pour  rentrer  dans  sa  vraie 
nature,  dans  le  sentiment  et  dans  le  sens  pratique.  Après  avoir 
posé  l'homme  naturel  et  le  citoyen  comme  incompatibles,  il  finit 
en  effet  par  se  demander  si  pourtant  on  ne  pourrait  pas  les  réu- 
nir, et  renvoie  la  réponse  après  qu'on  aura  étudié  l'homme  dans 
tous  les  degrés  de  sa  formation,  c'est-à-dire  à  la  conclusion  de 
YÉmUe.  Il  répond  déjà  implicitement  en  reconnaissant  qu'un  père 
doit  des  hommes  à  son  espèce,  à  la  société  des  hommes  sociables, 
des  citoyens  à  l'État  ^. 

n  y  a,  poursuit-il,  deux  formes  d'éducation  :  l'une  publique 
et  commune,  l'autre  particulière  et  domestique.  L'éducation 
publique  n'existe  plus  et  ne  peut  plus  exister;  il  n'y  a  plus  ni 
patrie  ni  citoyens  chez  les  modernes  (dans  les  monarchies  euro- 
péennes), 
n  ne  développe  donc  pas  ici  ses  idées  sur  l'éducation  publique  : 

1.  Un  philosophe  de  nos  joon  a  donné  une  belle  fonnnle  à  la  même  pensée  : 
Vhommt  complet  dans  la  aociété  complèle.  (  Pierre  Leroux.)  La  valeur  de  cette  formule 
est  tout  à  foit  indépendante  des  doctrines  particulières  de  son  auteur. 

2.  C'est  là  que  se  trouve  une  allusion  touchante  à  ses  propres  fautes.  •<  Il  n'y  a  ni 
pauvreté,  ni  travaux,  ni  respect  humain,  qui  dispensent  un  père  de  nourrir  ses  en- 
&nta  et  de  les  élever  lui-même.  »  (Emile,  1. 1.) 


96  LES   PHILOSOPHES.  117621 

on  les  entrevoit  éparses  dans  d'autres  écrits  •.  Il  voudrait  qu'elle 
fût  surtout  une  gymnastique;  des  exercices  d'adresse  et  de  force; 
des  travaux  manuels  rendus  attrayants;  des  notions  pratiques 
données  par  les  choses  mêmes;  le  chant,  le  dessin.  Dans  les 
notions  d'un  autre  ordre,  celles  dont  l'enfant  peut  sentir  l'utilité 
pratique,  comme  lire,  écrire,  compter.  Les  notions  d'histoire 
nationale,  sous  forme  de  récits,  sans  livres,  sans  dates,  doivent 
venir  à  la  fin,  avec  celles  de  morale,  de  religion  naturelle,  de 
devoir  en  général.  L'instruction  doit  être  donnée  par  des  institu- 
teurs laïques  et,  autant  que  possible,  mariés.  Tout  ceci  se  rap- 
porte, comme  on  voit,  à  ce  premier  degré  d'instruction  nécessaire 
à  tous,  que  l'État  doit  à  tous,  et  que  l'État  en  France,  comme 
dans  les  autres  pays  catholiques,  ne  donnait  alors  à  personne, 
négligence  dont  la  société  française  a  porté  et  porte  encore  cruel- 
lement la  peine. 

Reste  l'éducation  domestique  ou  naturelle.  C'est  celle-là  qu'il 
va  développer,  en  se  faisant  le  précepteur  d'un  élève  imaginaire, 
qu'il  choisit  d'esprit  moyen  et  de  corps  sain,  dans  un  climat 
moyen,  en  France,  de  manière  à  en  faire  un  type  de  l'homme 
aussi  général  que  possible. 

Mais  une  autre  œuvre  doit  devancer  celle  du  précepteur.  Il 
avait  rappelé  tout  à  l'heure  les  femmes  à  l'amour  véritable  :  il 
les  rappelle  maintenant  à  la  maternité.  Déjà  Buflbn  avait,  au  nom 
de  la  raison  et  de  la  nature,  prolesté  contre  le  barbare  esclavage 
du  maillot  et  reproché  aux  mères  l'oubli  qu'elles  faisaient  du 
devoir  d'allaiter  leurs  enfants;  mais  la  raison  avait  parlé  en  vain. 
La  voix  du  sentiment  devait  être  plus  puissante.  Il  n'y  a  rien 
au-dessus  de  ce  fameux  morceau  qui  commence  ainsi  :  «  Voulez- 
vous  rendre  chacun  à  ses  premiers  devoirs  ;  commencez  par  les 
mères,  etc.  i  C'est  avec  un  mélange  de  passion  et  de  logique 
irrésistible  que  Rousseau  nnntre  les  moeurs  se  réformant  d'elles- 
mêmes,  la  famille  se  reconstituant  et,  avec  elles,  toutes  les  ver- 
tus qui  lui  font  cortège,  dès  que  les  mères  daigneront  nourrir 
leurs  cnfmtts. 

Donner  à  l'enfant  plus  de  liberté  et  moins  d'empire  sur  autrui; 

1.  Dans  rarticlc  Économie  politique;  dans  les  Comidùnlions  sur  le  go::vern:men!  de 
Pulojne^  etc. 


U762J  É  M  l  L  E.  91 

ne  pas  lui  commander  et  ne  pas  lui  obéir;  le  gouverner,  non  par 
le  raisonnement,  mais  par  le  possible  et  l'impossible;  qu'il  ne 
dépende  que  des  choses;  que  rexpérience  soit  sa  seule  maîtresse; 
que  la  première  éducation  soit  purement  négative;  empêcher 
plutôt  que  faire;  empêcher  les  habitudes  de  se  former,  pour 
réserver  la  liberté;  empêcher  les  vices  de  naître;  il  n'y  en  a 
point  d'originels  '  ;  garantir  le  cœur  du  mal  et  l'esprit  de  l'er- 
reur, au  lieu  d'enseigner  directement  la  vertu  et  la  vérité  :  tels 
sont  les  préceptes  les  plus  généraux  que  donne  Rousseau  à  l'égard 
de  l'enfance. 

La  nécessité  des  premières  notions  morales  arrivée,  il  faut 
d'abord  les  borner  à  l'utilité  immédiate.  L'idée  de  la  propriété , 
fondée  originairement  sur  le  travail,  et  l'idée  des  engagements, 
des  conventions  libres,  sont  le  point  de  départ.  Ainsi  Rousseau, 
qui  condamnait  la  propriété  quand  il  condamnait  la  société, 
maintenant  qu'il  se  résigne  à  la  société,  met  la  propriété  à  la 
base  :  cela  est  très- logique.  Seulement,  il  associe  à  l'idée  de  la 
propriété  celle  de  l'assistance  obligatoire  aux  pauvres'. 

Le  véritable  emploi  de  l'enfancfe  a  été  de  préparer  des  instru- 
ments à  l'àme  en  fortifiant  le  corps  par  une  espèce  de  physique 
expérimentale  toute  d'instinct  :  les  études  ne  doivent  commen- 
cer que  vers  douze  à  treize  ans,  lorsque  la  curiosité  de  savoir 
s'éveille ,  avec  la  prévoyance ,  chez  l'enfant  touchant  à  l'adoles- 
cence, et  qu'il  demande  l'a  quoi  bon  de  toute  chose.  Les  études 
doivent 'porter  d'abord  sur  les  objets  sensibles,  sur  les  phéno- 
mènes de  la  nature,  puis  sur  la  pratique  des  arts  naturels  ou 
individuels,  qui  mène  à  celle  des  arts  industriels  ou  collectifs. 
Que  l'enfant  apprenne  à  estimer  les  arts  en  raison  de  leur 
utilité,  et  non  de  leur  rareté  ou  de  leur  difficulté.  Ici,  même 
évolution  d'idées  que  pour  la  propriété  :  l'agriculture  et  la  métal- 

1.  Rooflseao  tranche  ici  un  peu  vite  une  bien  mystérieuse  question.  Vhommt  §st 
wUweUemeTU  bon.  Cela  est  vrai,  abstractivement,  de  l'espèce  ;  mais  de  Tindividu  ?  — 
Quelles  diTersités  natives  les  enfants  apportent  en  ce  monde  !  —  Les  religions  de 
l'Orient  et  de  la  Gaule,  et  toute  l'ancienne  philosophie  spiritualiste,  de  Socrate  à 
Origëue,  avaient  essayé  de  résoudre  le  problème  de  ces  diversités  par  l'hypothèse  de 
la  pré€siêtenci, 

2.  y  Quand  les  pauvres  ont  bien  voulu  qu'il  y  eût  des  riches,  les  riches  ont  promis 
de  nourrir  tous  ceux  qui  n'auraient  de  quoi  vivre  ni  par  leur  bien  ni  par  leur  tra- 
vail, n    Émile^Uy.  11.) 

ivi.  7 


98  LES  PHILOSOPHES.  [Hoîi 

lurgie,  maudites  naguère  pour  avoir  civilisé  le  genre  humain, 
sont  préconisées  comme  les  plus  respectables  des  arts.  L'élève 
idéal,  ^mi7e,  apprendra  un  art  manuel,  un  métier.  «  L'enfant 
est  riche!  —  Qu'importe!...  Vous  vous  fiez  à  l'ordre  actuel  de  la 
société,  sans  songer  que  cet  ordre  est  sujet  à  des  révolutions 
inévitables,  et  qu'il  est  impossible  de  prévoir  ni  de  prévenir 
celle  qui  peut  regarder  vos  enfants...  Nous  approchons  de  l'étal 
de  crise  et  du  siècle  des  révolutions.  Je  tiens  pour  impossible 
que  les  grandes  monarchies  de  l'Europe  aient  encore  longtemps 
à  durer.  » 

Dix  ans  auparavant,  Rousseau  n'apercevait  la  Révolution  que 
comme  une  possibilité  vague  et  lointaine,  sur  laquelle  il  n'était 
pas  môme  permis  de  chercher  à  fixer  ses  regards.  Les  choses 
avaient  fort  avancé  depuis  * . 

Voltaire,  et  bien  d'autres,  rirent  beaucoup  du  gentilhomme 
menuisier  de  Rousbcau;  trente  ans  ne  s'étaient  pas  écoulés,  que 
plus  d'un  haut  personnage  eut  à  regretter  de  ne  pas  savoir 
trouver  un  gagne-pain  dans  la  scie  ou  le  rabot  ^. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  prudence,  mais  par  devoir,  qu'Emile 
est  instruit  au  travail.  Tout  citoyen,  suivant  Rousseau,  doit,  en 
travail  pei'sonnel,  à  la  société,  le  prix  de  son  entretien  •. 

La  jeunesse  approche.  La  sensation  a  régné  seule  dans  le  pre- 
mier âge  ;  puis  la  raison  s'est  éveillée;  le  sentiment  va  parler  à 
son  tour.  «  Nous  avons  fait,  dit  le  précepteur,  un  être  agissant  et 

1.  Rousseau  parle  bien  plus  nettement  encore,  quelques  années  après,  dans  un 
passage  de  sa  correspondance,  où  il  exprime  r opinion  que  la  Guerre  de  Sept  ans  eût 
amené  la  catastrophe  immédiate  de  la  monarchie  française,  sans  les  talents  du  mi- 
nistre Choiseul. 

2.  Rousseau  fait  son  élère  artisan  et  non  laboureur,  parce  que  «  rartisan  est  libre  et 
que  le  laboureur  est  esclave.  »  Il  suppose  un  état  social  où  Vartisan  trouve  toujours 
du  travail  au  bout  de  &es  bras,  et  ne  prévoit  pas  les  grands  encombrements  de  la 
nouvelle  société  industrielle. 

3.  11  ne  prétend  pas  que  ce  travail  doive  être  nécessairement  manuel.  On  lui  a 
vivement  reproché  l'exagération  de  certain  passage  :  u  Un  rentier  que  TÉtat  paie 
pour  ne  rien  faire  ne  diffère  guère,  à  mes  yeux,  d'un  brigand  qui  vit  aux  dépens  des 
passants.  »  Assurément  une  pareille  hyperbole  est  injustifiable  ;  mais  elle  n'a  pas  le 
sens  qu'on  lui  a  donné  :  Rousseau  ne  songe  pas  ù  discuter  la  légitimité  de  la  rente  ; 
il  attaque  le  rentier,  non  parce  qu'il  touche  le  revenu  du  capital  qu'il  a  prêté  à 
l'État,  mais  parce  qu'il  profite  de  ce  revenu  pour  ne  rien  faire,  pour  ne  pas  payer 
s:i  detie  de  travail  à  la  société,  pour  consommer  sans  produire,  comme  on  dirait  au- 
j  »urd'hui. 


tt762)  EMILE.  99 

pensant;  pour  achever  Thomme,  reste  à  faire  un  ôtre  aimant.  » 

Il  est  à  observer  que  Tordre  de  développement  assigné  à 
rhomme  par  Rousseau  est  conforme  à  Tordre  du  grand  ternaire 
psychologique  :  force,  intelligence,  amour. 

Voici  Vàge  des  passions,  Tàge  de  la  vie  véritable!  —  Faut-il 
étouffer  les  passions?  faut-il  les  empêcher  de  naître? —  Polie! 
Les  passions  sont  de  la  nature.  —  Mais  toutes  les  passions  sont- 
elles  de  la  nature?  —  Non. 

Ici  se  marque  Topposition  radicale  entre  Rousseau  et  les  théo- 
riciens qui  ont  prétendu  organiser  Tbumanité  sur  la  satisfaction 
de  toutes  les  passions  factices  et  nées  de  circonstances  acciden- 
telles, sur  Tabandon  à  toutes  les  fantaisies  enfantées  par  l'imagi- 
nation déréglée,  et  qui  ont  effacé  toute  distinction  entre  les  pas- 
sions. Rousseau  n'a  pas  proscrit  la  fantaisie  chez  Tenfant  pour 
Tautoriser  chez  Thomme. 

«  Sentir  les  vrais  rapports  de  Thomme,  tant  dans  Tespèce  que 
dans  Tindividu  ;  ordonner  les  affections  de  Tâme  selon  ces  rap- 
ports, en  dirigeant  Timagination ,  voilà  le  sommaire  de  toute  la 
sagesse  humaine  dans  Tusage  des  passions.  > 

Suit  la  génération  des  passions  ou  naturelles  ou  légitimes,  car 
il  en  est  de  légitimes  qui  ne  sont  pas  immédiatement  naturelles  : 
\^  Amour  de  soi,  d'où  procèdent  l'amour  du  semblable  et  tous 
les  sentiments  bienveillants,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
Tamour-propre  ou  sentiment  de  la  distinction,  père  des  senti- 
ments haineux  et  jaloux  ; 

2*  Amour  de  la  femme  ;  le  penchant  de  Tinstinct  et  de  la  nature 
n'en  détermine  pas  Tobjet  :  c'est  la  raison  qui  le  détermine  à 
notre  insu*.  «  On  a  fait  Tamour  aveugle,  parce  qu'il  a  de  meil- 
leurs yeux  que  nous,  et  qu'il  voit  des  rapports  que  nous  ne  pou- 
vons apercevoir.  L'amour  n'est  pas  une  passion  naturelle,  il  est  la 
règle  et  le  frein  des  penchants  de  la  nature.  » 

Il  répond  ici  et  à  Buffon  et  à  lui  -  même  ^. 

1,  Il  entend,  non  pas  la  raison  réHéchie,  mais  une  sorte  de  raison  intuitive,  qui 
est  du  sentiment. 

2.  Y.  ci-dessus,  p.  72.  —  Ha  limité  jusqu'ici  le  sens  du  mot  nature  à  la  force 
instinctire  ;  mais  il  ne  le  fait  paa  toujours,  ce  qui  jette  parfois  de  l'équivoque.  Tout 
à  l'heure,  il  entendra  par  nature,  ce  qui  nous  semble  bien  préférable,  rensemble  des 
focultés  de  rhomme^  et  non  plus  seulement  la  base  physique. 


ICO  LES  PHILOSOPHES.  [i76îl 

S'*  Amilié.  Elle  résulte  indirectement  de  l'éveil  donné  à  Fâme 
par  la  sensibilité  sexuelle  encore  sans  objet  :  elle  précède  en 
fait  la  passion  essentielle,  l'amour,  mais  elle  procède  de  lui  en 
principe. 

4°  Amitié  généralisée  ou  amour  de  l'humanité. 

Cette  revue  des  affections  du  jeune  homme  se  termine  par  des 
réflexions  d'une  grande  beauté  sur  cette  nécessité  d'attachements, 
qui  est  à  la  fois  le  résultat  de  notre  imperfection  et  le  principe 
de  notre  bonheur.  <  Dieu  seul  jouit  d'un  bonheur  absolu  et  soli- 
taire. Si  quelque  être  imparfait  pouvait  se  suffire  à  lui-même, 
il  serait  seul  :  il  serait  misérable...  »  Vérité  applicable  à  tous  les 
degrés  de  l'être  fini,  si  perfectionné  qu'on  le  suppose.  L'être  fini 
n'est  pas  destiné  à  vivre  seul,  face  à  face  avec  l'infini;  il  est  créé 
incomplet  pour  se  compléter  par  le  semblable  et  le  différent  à  la 
fois.  C'est  là  la  cause  finale  de  l'indestructible  différence  des 
sexes.  Lorsque  Rousseau,  plus  tard,  rêve  l'autre  vie  sous  la  forme 
il'vU.e  éternelle  contemplation  solitaire,  ce  n'est  plus  le  philosophe 
qui  parle,  ce  n'est  que  l'amant  malheureux  et  l'ami  délaissé, 
l'àme  fatiguée  cl  blessée  qui  aspire  au  repos. 

Rousseau  est  également  admirable,  quand  il  montre  à  une 
société  dissolue  les  conséquences  de  la  pureté  des  mœurs,  con- 
servée jusqu'à  une  époque  avancée  de  la  jeunesse,  et  qu'il  enseigne 
à  détourner  l'ardeur  des  sens  par  l'activité  môme  du  corps,  de 
l'esprit  et  du  cœur.  Pour  cet  âge  critique,  dont  dépend  la  vie 
entière,  il  a  réservé,  accumulé,  tout  ce  qui  peut  saisir,  enlever 
une  jeune  âme,  à  laquelle  tout  est  nouveau  dans  le  monde  de 
l'esprit  :  histoire,  poésie,  morale,  linguistique,  études  du  bien  et 
du  beau,  et,  enfin,  à  la  cime  rayonnante  de  cet  édifice  intellectuel 
qui  monte  jusqu'aux  cieux,  les  suprêmes  révélations  de  Dieu  et  de 
l'àme  immortelle. 

On  a  pourtant  combattu ,  et  avec  raison ,  le  système  d*après 
lequel  Rousseau  conduit  son  élève  presque  à  l'âge  d'homme  avant 
de  lui  faire  connaître  et  son  Créateur  et  lui-même ,  à  cause  de 
l'impuissance  où  il  croit  l'enfant  de  se  faire  de  Dieu  une  idée  rai- 
sonnable. C'est  là  une  exagération  de  la  méthode  négative  adoptée 
par  Rousseau  envers  l'enfant.  Il  existe  une  objection  décisive: 
dans  quelque  condition  que  l'on  suppose  l'enfant,  à  moins  de  le 


C176Î]  LE   VICAIRE  SAVOYARD.  104 

séquestrer  de  toute  communication  avee  ks  homipes ,  Il  est  abso- 
lument impossible  que,  jusqu'à  seize  ou  dix-boîf  dû$,"il  n'entende 
point  parler  de  Dieu  ;  par  conséquent,  on  ne  peut  lui  épar^erilinsi. 
le  danger  redouté  par  Rousseau,  de  8*en  former  de  fausses  icTéés.': 
Peut-être  Rousseau  eût-il  pu  développer  l'idée  de  Dieu  d'après  les 
principes  qu'il  applique  au  développement  de  Thomme»  et,  puis- 
qu'il gouverne  l'enfant  par  l'idée  de  force,  de  nécessité,  lui  pré- 
senter Dieu  d'abord  sous  cet  aspect,  puis  comme  intelligence  et 
comme  amour. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  s'il  a  erré  »  quel  magnifique  rachat  de  cette 
erreur,  que  la  Profession  de  foi  du  vicaire  savovard  !  Le  lecteur  ne 
peut  se  défendre  d'un  véritable  saisissement ,  lorsque  le  philo- 
sophe, lorsque  l'homme,  rejetant  les  fictions  de  l'écrivain ,  entre 
directement  en  scène  avec  le  prêtre  de  Turin,  son  premier  maître, 
et  se  pose,  en  face  des  Alpes  et  du  soleil  levant,  les  questions  fon- 
damentales de  la  nature  et  de  la  destinée  humaine.  Les  fastes 
de  l'esprit  humain  n'avaient  pas  vu  de  moment  aussi  solennel , 
depuis  l'heure  où  le  doute  de  Descartes  s'était  résolu  dans  son 
immortelle  affirmation. 

La  philosophie  du  sentiment  allait  avoir,  comme  celle.de  la 
raison  pure,  son  Discours  de  la  méthode. 

La  raison  s'est  obscurcie  de  nouveau  :  le  doute  est  revenu  ; 
Tâine  en  souffrance  flotte  dans  l'infinie  variété  des  opinions  hu- 
maines. Que  faire  y 

Borner  nos  recherches  à  ce  qui  nous  Intéresse  Immédiatement 
et  savoir  ignorer  le  reste.  —  Laisser  là  les  philosophes  et  leurs 
raisonnements,  qui  ne  nous  donnent  que  des  résultats  négatifs, 
et  prendre  un  autre  guide,  la  lumière  intérieure,  la  conscience. 
—  Admettre  pour  évidentes  les  idées  auxquelles,  dans  la  sincérité 
de  notre  cœur,  nous  ne  pourrons  refuser  notre  consentement , 
pour  vraies  celles  qui  nous  paraissent  avoir  une  liaison  nécessaire 
avec  ces  premières,  et  ne  pas  nous  tourmenter  des  autres ,  quand 
elles  ne  mènent  à  rien  d'utile  pour  la  pratique. 

C'est  donc  l'évidence  du  cœur,  l'évidence  morale,  et  non 
plus  l'évidence  rationnelle  et  mathématique,  qui  devient  le 
principe  de  certitude.  La  route  que  prétend  suivre  Rousseau 
n'est  pas  la  route  transcendante  de  Descartes ,  mais  celle  qui 


402  L,ï;S-.pHlX,p*SOl>'HES.  [1762] 

est  à  la  portôQ  ddsf  lûiptes*]  îa  grande  route  de  l'esprit  humain  *. 

«  Mafîs,  qàe%^ûrs-je ,  conllnue-t-il ,  pour  juger  les  choses?...  Il 
.•facOi.âvQrft  tout  ni'examîner  moi-môme.  > 
'•.  :  ••  Il  ne  se  dépouille  pas  de  toute  contingence,  comme  avait  fait 
Descartes  :  il  se  place  immédiatement  entre  les  phénomènes  : 
«  J'existe,  et  j'ai  des  sens  par  lesquels  je  suis  affecté.  >  Il  cherche 
à  prouver  que  les  causes  ou  objets  des  sensations  qui  se  passent 
en  nous  sont  hors  de  nous  :  il  eût  été  plus  fidèle  à  son  principe 
en  affirmant  la  réalité  des  objets ,  du  non-^moi^  comme  vérité  de 
sentiment.  Arrivé  plus  ou  moins  légitimement  à  la  réalité  de  la 
matière  (c'est-à-dire  de  ce  qu'il  sent  hors  de  lui  et  qui  agit  sur 
ses  sens),  il  rentre  en  lui  et  y  découvre  un  principe  actif,  par  la 
faculté  de  comparer.  «  Nos  sensations  sont  passives,  i  avaît-il  déjà 
écrit,  «  mais  nos  perceptions  ou  idées  naissent  d'un  principe 
actif.  »  Nous  voici  loin  de  Condillac  et  de  la  sensation  transformée. 
Voilà  le  point  de  départ  de  la  renaissance  métaphysique!  Seule- 
ment Rousseau  ne  remonte  pas  encore  à  la  première  manifesta- 
tion du  principe  actif  et  laisse  à  un  philosophe  plus  méthodique  ' 
de  démontrer  l'activité  de  l'àme  déjà  en  exercice  dans  l'attention 
qui  précède  la  comparaison. 

«  Assuré  de  moi-même,  de  mon  activité  propre,  poursuit-il ,  je 
regarde  hors  de  moi.  Cette  matière  que  mes  sens  me  révèlent,  le 
mouvement  n'est  pas  de  son  essence  ;  son  état  naturel  est  d'être 
en  repos.  Je  reconnais  deux  sortes  de  mouvement  dans  les  corps  : 
l'un  communiqué,  l'autre  spontané  et  volontaire;  le  premier  est 
celui  de  la  matière  inorganisée ,  du  monde  dans  son  ensemble , 
assujetti  à  des  forces  générales  qui  ne  sont  pas  des  êtres ,  mais 
des  lois  constantes;  le  second  est  le  mien,  celui  de  l'homme,  et, 
je  crois  aussi ,  par  analogie,  celui  des  animaux.  Les  premières 
causes  du  mouvement  ne  sont  pas  dans  la  matière.  D'effets  en 
effets,  il  faut  toujours  remonter  à  quelque  volonté  pour  première 

1.  La  raison  pratique^  que  Kant  oppose  à  la  raison  pur«,  n*est  pas  aatre  chose  qae 
le  sentiment  ou  la  conscience  de  Rousseau.  L'œuvre  puissante,  mais  outrée,  de  KaDt, 
la  Critique  de  la  Raison  pure^  est  une  exagération  de  l^œuvre  de  Rousseau.  Kant  sort 
de  Rousseau,  comme  Hegel  et  Schelling  de  Spinoza  et  de  Buffon. 

2.  La  Romiguière.  —  Rousseau  voit  très-bien  que  Tidée  de  nombre  et  toutes  les 
idées  de  rapporU  ne  nous  sont  pas  données  par  le  principe  passif  de  la  sensation, 
quoique  la  sensation  en  fournisse  les  occasions  et  les  matériaux. 


l\16i]  LE  VICAIRE  SAVOYARD.  103 

cause;  car  supposer  un  progrès  de  causes  à  l'infini,  c'est  n'en 
point  supposer  du  tout.  Le  principe  de  toute  action,  de  tout 
mouvement,  est  dans  la  volonté  d'un  être  libre  :  donc  une  volonté 
meut  l'univers  et  anime  la  nature  *.  » 

La  matière  mue  témoigne  une  volonté.  La  matière  mue  selon 
de  certaines  lois  montre  une  intelligence.  L'unité  du  système  du 
monde  atteste  une  intelligence  unique.  11  est  d'une  monstrueuse 
invraisemblance  de  prétendre  que  l'ordre  de  l'univers  résulte 
d'une  combinaison  fortuite  des  éléments  :  il  est  impossible  que 
la  matière  passive  et  morte  ait  produit  des  èlrcs  vivants  et  sen- 
tants, qu'une  fatalité  aveugle  ait  produit  des  êtres  intelligents, 
qie  ce  qui  ne  pense  pas  ait  produit  des  êtres  qui  pensent.  Peut-il 
y  avoir  dans  l'efTet  plus  qu'il  n'y  a  dans  la  cause? 

Intelligence,  puissance,  volonté,  bonté ,  sont  les  premiers  attri- 
buts que  je  reconnaisse  dans  cet  être  actif  par  lui-même ,  qui 
meut  et  ordonne  l'univers,  et  que  j'appelle  Dieu. 

Nouveau  retour  sur  soi-même.  Quel  est  le  rang  de  l'espèce  hu- 
maine dans  l'univers?  —  Ici  apparaît  un  douloureux  contraste. 
Relativement  à  l'univers,  l'espèce  humaine  tient  le  premier  rang, 
au  moins  sur  la  terre,  et  couronne  l'ordre  général;  relativement 
à  elle-même,  elle  n'offre  que  confusion  et  désordre.  Faut-il  accu- 
ser la  Providence? — Non.  L'homme  est  libre  ^.  11  peut  choisir. 
Il  peut  errer.  De  là  le  mal  sur  la  terre.  —  Mais  d'où  viennent  les 
erreurs  de  l'homme?  —  De  sa  dualité.  On  entrevoit  en  lui  deux 
principes,  dont  l'un  l'élève  au  vrai  et  au  bien,  dont  l'autre  le  ra- 

1.  Il  déclare  ue  poaToir  comprendre  les  molécules  organiques  vivantes  (BuSbn), 
à  plus  forte  raison  la  matière  brute,  sentant  sans  avoir  des  sens  (Maupertuis,  Di- 
derot). 11  nie  avec  raison  aux  prétendues  molécules  le  mouvement  spontané.  Com- 
Vient,  en  effet,  sans  volonté,  sans  raison  d'impulsion  interne,  se  mettraient- elles  en 
SMuvement?  Mouvement  nécessaire  est  un  terme  vide  de  sens.  Quant  aux  mots  de  force 

lie,  de  force  aveugle  répandue  dans  la  nalure^  ils  ne  sont  pas  dépourvus  de  tout 

I,  comme  le  dit  Rousseau;  mais  ils  ont  un  double  sens.  Force  désigne,  dans  son 

le  plus  précis  et  le  plus  profond,  un  être;  dans  un  langage  moins  exact,  une  loi. 

univertelle  signifie  :  ou  être  universel,  uniié  de  la  nature^  ce  qui  supprime  la 

lié  des  molécules,  ou  loi  émanée  de  Véire  unioerselj  ce  qui  ramène  la  volonté  ini 

:  panthéisHie  ou  déisme. 

2.  Être  libre,  c'est  n'être  déterminé  p»r  rien  d'étranger  à  soi.  —  «  Pour  empêcher 
imme  d'être  méchant,  fiillait-il  le  borner  à  l'instinct  et  le  faire  béte  !  La  Providence 
Lvait-elle  donner  le  prix  d'avoir  bien  fait  à  qui  n'eût  pas  le  pouvoir  de  mal  faire  ?  •» 

'est  la  réponse  de  Rousseau  lui-même  aux  regrets  exprimés  dans  les  deux  Discourt 
l'état  de  nature  où  l'ou  ignorait  le  bien  et  le  mal. 


404  LES   PlIILOSOPHEa  [1762] 

baisse  en  lui-même  et  Fasservit  aux  sens.  L'un  est  la  substance 
pensante  et  sentante,  simple  et  indivisible,  l'esprit;  l'autre  est  la 
substance  étendue  et  divisible,  la  matière. 

Si  Rousseau  eût  étudié  davantage  Leibniz,  il  n'eût  peut-être  pas 
été  aussi  afilrmatif  sur  les  deux  substances  et  sur  le  rôle  qu*il 
attribue  à  la  matière.  La  solution  qu'il  donne  de  Torigine  du  mal 
se  rattachait  à  une  hypothèse  sur  la  nature  des  choses ,  qui  eût 
été  fort  déplacée  dans  la  Profession  de  foi  du  vicaire  et  qu'il  s'est 
bien  gardé  d'y  introduire,  mais  qu'il  énonce  à  diverses  reprises 
dans  sa  Correspondance  *.  Rousseau,  chose  singulière,  inclinait  au 
dualisme  des  anciens  philosophes  grecs;  il  penchait  à  croire  la 
Matière  incréée  et  coétemelle  à  l'Esprit,  et  à  voir  en  Dieu,  moins 
le  Tout-Puissant,  l'Être  absolu  et  infini,  que  le  Démiurge,  l'Ar- 
rangeur de  la  Matière  ;  si  ce  monde  n'était  pas  meilleur,  c'était 
apparemment  que  la  Matière  y  avait  mis  des  obstacles  que  l'Esprit 
n'avait  pu  vaincre  :  Dieu  n'était  vraiment  souverain  que  dans  le 
monde  spirituel  de  la  vie  future,  où  tout  sera  son  œuvre.  Rien  ne 
montre  si  bien  la  faiblesse  de  l'esprit  humain  que  de  voir  le 
restaurateur  du  sentiment  religieux  faire  rétrograder  l'idée 
théologique  de  vingt  siècles,  méconnaître  la  suprême  et  néces* 
saire  unité  de  la  création ,  par  un  excès  opposé  à  celui  du  pan- 
théisme, et  naufrager  sur  cette  formule  équivoque  de  Dieu  pur 
esprit,  dont  Malebranche  et  Fénelon  avaient  pourtant  si  bien 
signalé  l'écueil. 

En  dehors  de  cette  opinion  étrange,  Rousseau  répond ,  qi 
aux  maux  immérités,  ou  paraissant  immérités,  de  l'homme, 
la  nécessité  de  l'épreuve ,  par  le  progrès  moral  acheté  au  prix 
la  douleur,  par  les  compensations  de  l'autre  vie. 

€  Quelle  est,  poursuit-il,  celte  vie  de  l'àme  par  delà  la  morti 
—  L'âme  est-elle  immortelle  par  sa  natvi/ref  —  Je  l'ignore;  toul 
fois,  je  conçois  comment  le  corps  se  détruit  par  la  division  di 
parties,  tandis  que  je  ne  conçois  pas  comment  l'àme,  être  simph 
peut  mourir.  »  Il  eût  pu  ajouter  que  le  terme  de  mort^  ne  signi-^ 
fiant  que  dissolution  des  composés,  n'a  aucun  sens,  appliquée^ 
wi  être  simple;  anéantissement  est  un  mot,  ce  n'est  pas  une  idée; 

1.  Lettre  à  Voltaire,  d'août  1756.  —  Lettre  à  M.  ***,  jantier  1769. 


11762]  LE   VICAlRE  SAVOYABD.  105 

car  il  est  absolument  impossible  de  concevoir  qu'une  chose  qui 
est  cesse  d'être. 

€  Le  souvenir  du  bon  ou  du  mauvais  emploi  de  la  vie  actuelle 
fera  dans  l'autre  la  félicité  des  bons  et  le  tourment  des  méchants, 
quand,  délivrés  des  illusions  des  sens,  nous  jouirons  de  la  con- 
templation de  l'Être  suprême  et  des  vérités  étemelles  en  lui. 
J*i^ore  si  les  tourments  des  méchants  seront  éternels  :  j'ai  peinç 
à  le  croire.  » 

Ce  doute  est  une  réserve  diflQcile  à  comprendre  dans  un  livre 
si  hardi  ;  car  il  pose  la  négative  d'une  façon  très-décidée  en  maint 
endroit  de  sa  correspondance.  Cette  partie  de  la  Profession  de  foi 
du  vicaire  doit  être  complétée  par  deux  lettres  de  la  plus  haute 
importance,  l'une  à  Voltaire,  d'août  1756,  l'autre  à  un  anonyme, 
de  janvier  1769*. 

«  Les  vérités  essentielles,  poursuit-il,  ainsi  déduites  de  l'impres- 
sion des  objets  sensibles  et  du  sentiment  intérieur,  reste  à  cher- 
cher quelles  maximes  j'en  dois  tirer  pour  remplir  ma  destination 
sur  la  terre,  selon  l'intention  de  Celui  qui  m'y  a  placé.  Ces  règles, 
je  les  trouve  au  fond  de  mon  cœur  écrites  par  la  nature.  Nous 
croyons  suivre  l'impulsion  de  la  nature,  et  nous  lui  résistons  :  en 
écoutant  ce  qu'elle  dit  à  nos  sens,  nous  méprisons  ce  qu'elle  dit  à 
nos  cœurs...  Il  est  au  fond  des  âmes  un  principe  inné  de  justice 
et  de  vertu,  indépendant  de  l'expérience,  base  de  nos  jugements, 
malgré  nous-mêmes  :  je  l'appelle  conscience.  Les  actes  (immé- 
diats] delà  conscience  ne  sont  pas  des  jugements,  mais  des  sen- 

1.  La  lettre  à  Voltaire  fut  écrite  au  moment  où  celui-ci  abandonnait  l'optimisme 

nn  scepticisme  désolant.  Roossean  y  propose  de  corriger  la  maxime  optimiste  : 

mi  6Mn,  qni  semble  nier  le  mal  particulier,  trop  certain,  en  le  tout  est  bien^  c*est- 

re  :  tout  e$t  bien  par  rapport  au  tout.  Il  croit  que  m  chaque  être  matériel  est  disposé 

mieux  qu'il  est  possible  par  rapport  au  tout,  et  chaque  être  inlelligent  et  sensible, 

qu'il  est  possible  par  rapport  à  lui-même.  Mais  il  faut  appliquer  cette  régie 

durée  totale  de  chaque  être  sensible,  et  non  à  quelque  instant  particulier  de  sa 

,  tel  que  la  rie  humaine,  ce  qui  montre  combien  la  question  de  la  Providence 

àeeOe  de  l'immortalité  de  TAme et  à  celle  de  l'éternité  des  peines,  que  ni 

id  moi,  ni  jamais  homme  pensant  bien  de  Dieu,  ne  croirons  Jamais Si  Dieu 

,  fl  est  parfait;  s'il  est  parfait,  il  est  sage,  puissant  et  juste  ;  s*il  est  sage  et 

tout  est  bien  ;  s'il  est  ju^  et  puissant,  mon  Ame  est  immortelle.  »  11  recon- 

^on  ne  peut  donner  la  démonstration  tneonteitablef  mathématique ^  de  Dieu  ni 

rime  immortelle  ;  c'est  le  sentiment  qui  prouve  ces  deux  vérités  fondamentales. 

rétemité  des  peines,  Y.  aussi  la  lettre  à  M.  Vernes,  de  février  1758,  et  la 

re  à  M.  ••*,  janvier  1769. 


106  LES   PHILOSOPHES.  (1761) 

timenls.  Les  sens  nous  égarent  :  la  raison  même  nous  trompe; 
la  conscience  ne  nous  trompe  jamais.  »  La  morale  de  rîntérêl  est 
contre  nature  :  nous  sommes  naturellement  remplis  de  sentiments 
tout  à  fait  étrangers  &  Tintérét  matériel,  de  sentiments  qui  nous 
emportent  soit  vers  nos  semblables,  soit  vers  l'idéal  sous  tous  ses 
aspects.  11  n'est  pas  vrai  que  la  morale  varie  du  tout  au  tout  selon 
les  temps  et  les  lieux  :  ses  principes  essentiels  sont  les  mêmes 
partout  à  travers  la  diversité  des  coutumes.  —  Les  sentiments 
naturels  parlent  pour  Tintôrôt  commun  :  la  raison  rapporte  tout 
à  l'individu;  on  ne  peut  établir  la  vertu  par  la  raison  seule.  Le 
méchant  (c'est-à-dire  celui  qui  n'écoute  pas  la  conscience]  rap- 
porte tout  à  lui  et  se  fait  centre  de  toutes  choses  :  le  bon  s'ordonne 
par  rapport  au  tout ,  au  centre  commun  ,  qui  est  Dieu ,  et  aux 
cercles  concentriques ,  qui  sont  les  créatures.  Si  la  Divinité 
n'est  pas,  s'il  n'y  a  pas  de  centre,  le  méchant  a  raison  et  le  bon  est 
insensé*. 

Le  vrai  bonheur  n'est  pas  de  ce  monde  :  en  attendant  la  vie 
véritable,  contemplons,  méditons  Dieu  dans  ses  œuvres,  sans  lui 
rien  demander,  ou,  du  moins,  ne  lui  demandons  que  de  nous  re- 
dresser si  nous  tombons  de  bonne  foi  dans  quelque  erreur  dan- 
gereuse. En  s'élcvant  à  Dieu,  l'âme  se  donne  à  elle-même,  par 
son  propre  effort,  ce  qu'elle  demande  à  son  créateur. 

Il  y  a  au  fond  de  ceci  une  tendance  vers  la  théorie  pélagienne, 
qui  considère  la  création  morale  comme  une  fois  faite,  et  qui, 
absorbée  par  un  seul  côté  du  vrai,  le  côté  de  la  liberté,  ne  voit 
pas  le  concours,  le  support  nécessaire  de  Dieu  en  tout,  ne  voit 
pas,  en  un  mot,  Dieu  immanent  dans  le  monde.  Si  l'on  peut  con- 
tester qu'il  soit  raisonnable  de  demander  à  Dieu  de  modifier  à 
notre  bénéfice  individuel  les  phénomènes  de  l'ordre  physique,  de 
l'ordre  de  nécessité,  gouverné  par  des  lois  générales,  c'est  préci- 
sément dans  l'ordre  moral ,  dans  l'ordre  de  liberté ,  qu'il  faut  lui 
demander  assistance  ;  Dieu  n'est  pas  seulement  un  océan  où  l'àme 
puise  à  volonté ,  mais  un  océan  vivant  où  l'àme  est  plongée ,  et 
sans  l'action  perpétuellement  vivifiante  duquel  l'àme  ne  pourrait 
rien,  ne  serait  rien.  Dieu  est  le  lieu  des  esprits^  disait  Malebranche. 

l.  Le  défaut  de  sanction  dans  la  morale  des  philosophes  (incrédules),  dit-il  plot 
loiu,  rend  cette  morale  impuissante. 


11762]  LE  VICAIRE  SAVOYARD.  407 

Rousseau ,  nous  l'avons  déjà  indiqué ,  tombe  parfois  dans  l'excès 
opposé  au  panthéisme. 

Il  n'en  a  pas  moins  ramené  triomphalement  les  deux  seules 
idées  nécessaires,  Dieu  et  l'àme  immortelle,  et  il  les  a  ramenées , 
comme  il  se  l'était  proposé,  uniquement  par  les  moyens  qui  sont  à 
la  portée  individuelle  de  tous  les  hommes,  par  l'impression  des 
objets  sensibles  ou  l'observation  de  la  nature,  et  par  le  sentiment 
intérieur  ou  la  conscience.  Il  a  laissé  volontairement  en  dehors  de 
sa  méthode  un  ordre  de  preuves  d'une  immense  autorité ,  mais 
qui  exige  une  science  au-dessus  de  la  portée  commune  ;  c'est-à- 
dire  les  preuves  historiques  fondées  sur  le  consentement  du  genre 
humain,  sur  le  sentiment  universel,  qni  nous  montrent  ces  deux 
idées  servant  de  base  aux  sociétés  humaines  depuis  l'origine  des 
chose  *. 

La  religion  naturelle,  c'est-à-dire  résultant  de  la  nature  morale 
de  l'homme,  une  fois  établie,  il  se  demande  comment  une  autre 
religion  que  la  naturelle  peut  être  nécessaire;  ce  qu'elle  peut 
ajouter  d'utile  à  la  morale.  —  Si  l'on  n'eût  écouté  que  ce  que 
Dieu  dit  au  cœur  de  l'homme,  il  n'y  aurait  jamais  eu  qu'une  re- 
ligion sur  la  terre.  Dieu  veut  être  adoré  en  esprit  et  en  vérité; 
l'essentiel  est  là;  le  culte  extérieur  est  affaire  de  police  humaine. 
—  Les  témoignages  humains  sur  les  points  de  fait  sont  nuls  quand 
ils  ne  sont  pas  confirmés  par  la  raison;  lors  môme  qu'ils  n'y  sont 
pas  contraires,  ils  sont  prodigieusement  difficiles  à  vérifier. 

n  renouvelle  contre  les  miracles  les  objections  de  Spinoza  et 
soulève  des  difficultés  contre  l'autorité  absolue  des  révélations 
contenues  dans  des  livres  :  a  L'autorité  infaillible  de  l'Église , 
arguée  par  les  catholiques,  n'avance  à  rien,  s'il  faut  un  aussi 
grand  appareil  pour  prouver  cette  autorité  que  pour  prouver 
directement  les  livres  saints,  o 

Il  ne  conclut  pourtant  pas  formellement  au  rejet  de  la  Révéla- 
tion positive  et  ne  rejette  que  Tobligalion  de  la  reconnaître  pour 
être  sauvé.  C'est  là  que  se  trouve  ce  magnifique  témoignage  rendu 
à  l'Évangile  et  à  son  auteur,  qu'il  élève  au-dessus  de  tous  les 

1.  On  a  cherché  quelques  exceptions  ponr  rimmortalité  de  l'âme;  il  u*y  en  a  pas 
{ pour  l'existence  de  Dieu.  —  Rousseau  en  vient  aux  preuves  historiques  dans  sa  Lettre 
à  Parchevéquê  de  Paris, 


108  LES  PHILOSOPHES.  [17GS) 

livres  et  de  tous  les  hommes*.  Ce  témoignage  n*a  jamais  été 
démenti ,  mais  il  est  expliqué  par  des  écrits  postérieurs ,  par  les 
Lettres  de  la  Montagne  et  par  la  lettre  du  15  janvier  1769. 11  admet, 
sur  les  preuves  morales ^  la  Révélation  (de  Jésus-Christ)  comme 
émanée  de  TËsprit  de  Dieu,  c  sans  en  savoir  la  manière  et  sans 
se  tourmenter  pour  la  découvrir  » .  Il  admet  que  l'histoire  de  la 
vie  de  Jésus  n*a  pas  été  essentiellement  altérée,  et,  tout  en  écartadt 
la  preuve  par  les  miracles^  ne  nie  pas  «  les  choses  extraordinaire!  ' 
que  Jésus,  éclairé  de  l'Esprit  de  Dieu,  a  pu  opérer  par  des  voies^ 
naturelles,  inconnues  à  ses  disciples  et  à  nous  o.  Il  distingue  entre 
le  christianisme  de  Jésus-Christ  et  celui  de  saint  Paul,  a  qui  n'avait 
pas  connu  Jésus». 

Ainsi,  son  dernier  mot,  sa  pensée  intin^e,  est  la  reconnaissance 
de  la  mission  divine  du  Christ,  et,  par  conséquent,  du  gouverne- 
ment de  la  Providence  sur  la  terre,  combiné  avec  la  suffisance  de 
la  religion  naturelle  pour  le  salut.  On  sent  quelle  distance  il  y  a 
du  déisme  chrétien  de  Rousseau  au  déisme  épicurien  de  Voltaire. 
Le  déisme  de  Rousseau  diffère  peu  de  ce  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui Yunitarisme. 

Rousseau  convient  que  les  religions  particulières  peuvent  avoir 
leurs  raisons  d*être  dans  le  climat,  dans  le  génie  des  peuples, 
qu'elles  sont  bonnes  quand  on  y  sert  Dieu  convenablement;  mais 
il  condamne,  au  nom  de  la  morale ,  celles  qui  sont  basées  sur 
l'intolérance  et  sur  le  dogme  que  hors  de  l'Église  il  n'y  a  point 
de  salut,  ou ,  en  d'autres  termes ,  sur  le  dogme  de  l'infaillibilité 
combiné  avec  celui  des  peines  étemelles. 

0  Tenez  votre  âme  en  état  de  désirer  toujours  qu'il  y  ait  un 
Dieu,  et  vous  n'en  douterez  jamais.  —  Évitez  l'orgueilleuse  incré- 
dulité comme  l'aveugle  fanatisme.  Osez  confesser  Dieu  chez  les 
philosophes;  osez  prêcher  l'humanité  aux  intolérants  !  Vous  serez 
seul  de  votre  parti,  peut-être...  il  n'importe...  Dites  ce  qui  est 
vrai,  faites  ce  qui  est  bien  :  ce  qui  importe  à  l'homme  est  de  rem- 

1.  On  retrouve  un  peu  trop,  dans  ce  passage  si  justement  célèbre,  la  tendance  à 
•exagérer  les  oppositions  pour  renforcer  les  conclusions.  Pour  glorifier  le  Christ,  Il 
n'était  pas  nécessaire  de  diminuer  Socrate,  ni  de  tant  mépriser  le  peuple  Juif,  le 
peuple  des  Machabées,  pour  faire  ressortir  la  sublimité  de  ce  qui  en  est  sorti.  Les 
pieux  contemplatifs  du  désert,  les  Esséuieus,  n'avaient  pas  été  indignes  de  préparer 
le  berceau  du  Messie. 


11762J  LE   VICAIRE   SAVOYARD.  409 

plir  se^  devoirs  sur  la  terre,  et  c'est  en  s'oubliant  qu'on  travaille 
pour  soi.  L'intérêt  particulier  nous  trompe  :  il  n'y  a  que  l'espoir 
du  juste  qui  ne  trompe  point!  i 

Telles  sont  les  hautes  et  religieuses  conclusions  de  cette  célèbre 
Profession  de  foi,  la  plus  grande  chose  que  nous  ait  léguée  le 
XVIII*  siècle. 

.  Est-ce  à  dire  que  le  déisme  de  Rousseau ,  même  si  l'on  s'abstient 
♦,,  de  toucher  à  la  question  des  religions  positives,  suffise  à  satisfaire 
l'esprit  humain?  Cette  croyance  est  vraie;  elle  est  pure,  mais  en- 
fermée dans  d'étroites  limites.  Ces  limites  étaient  nécessaires  :  il 
est  des  temps  où  l'esprit  doit  se  resserrer  pour  concentrer  ses 
forces  :  il  fallait,  pour  résister  au  matérialisme ,  et  surtout  au 
scepticisme,  se  replier  sur  les  dogmes  certains  et  fondamentaux, 
sauver  le  tronc  aux  dépens  des  branches  *  et  se  retrancher  dans  ce 
qui  est  directement  et  immédiatement  nécessi^ire  à  la  vie  morale. 
L'àme  humaine  n'est  pourtant  pas  destinée  à  rester  emprisonnée 
dans  ce  cercle  immuable,  pas  plus  que  la  société  à  s'immobiliser 
dans  cette  vie  pastorale  tant  regrettée  par  Rousseau.  Pour  le  pro- 
grès de  l'intelligence,  pour  le  développement  môme  du  sentiment 
moral  et  religieux,  il  faut  que  le  regard  de  l'âme  essaie  d'entre- 
voir ce  qu'il  ne  lui  est  pas  donné  d'embrasser.  Dans  la  vie  pra- 
tique, en  tout  ce  qui  n'est  pas  devoir  positif  et  certain,  nous  diri- 
geons-nous autrement  que  sur  des  probabilités  et  des  hypothèses? 
Et  nous  les  bannirions  de  la  vie  idéale!  nous  nous  abstiendrions 
d'étendre  les  inductions  de  notre  esprit ,  de  diriger  les  élans  de 

1.  Ce  mot,  répété  par  Rousseau  dans  ÉmiU,  est  de  Duclcs,  dans  une  lettre  inédite 
i  Rousseau.  Ceci  Ta  entraiué  bien  loin  !  Il  ne  se  contente  pas  d'omettre,  il  rejetle 
tous  les  développements  de  la  théologie,  et  ne  voit  que  des  mots  sans  idées  dans  tous 
en  dogtneê  mystérieux  parmi  lesquels  il  range  la  Trinité  même.  11  n'en  parle  pas  au- 
trement que  Montesquieu  ou  que  Voltaire  :  il  est  évident  qu'il  n*a  pas  voulu  cher- 
cher à  s'en  rendre  compte.  —  £n  écartant  la  théologie  chrétienne,  il  ne  tire  pas 
même  les  conséquences  nécessaires  de  ridéalisme  platonicien.  Il  considère  Dieu 
comme  raateur  de  tout  bien^  pas  assez  comme  étant  le  bien  même  ;  justice,  vérité, 
bont^i  n*étant  autre  chose  que  Dien  même,  ou  le  Parfut,  considéré  sous  des  points 
de  vue  particuliers.  Faute  d'approfondir  cette  idée,  Rousseau  n'explique  pas  com- 
ment de  prétendus  athées  ne  sont  souvent  que  des  âmes  qui  vivent  moralement  de 
quelques  fragments  de  Dieu,  si  l'on  peut  le  dire.  Un  athée  qui  croit  à  la  vertu  ou  à 
Tordre,  n'est  point  athée  :  il  appelle  Dieu  vertu  ou  ordre  :  voilà  tout.  Seulement,  ne 
connaissant  de  Dieu  que  ce  point  de  vue,  son  idéal  isolé  et  fractionné  n'est  qu'une 
abstraction  sans  support,  sans  lien,  sans  complément,  et  sa  foi  a  l'air  d'une  incon- 
séquence, puisqu'elle  n'a  ni  sanction  ni  cause. 


410  LES   PHILOSOPHES.  (i76ÎI 

notre  cœur  vers  la  sphère  de  Tonlologie  el  de  la  théodîdêe,  vers 
les  degrés  pressentis,  vers  l'échelle  sans  fin  de  la  vie  future!  Quelle 
lacune  immense  laisse  la  vie  présente,  si  Ton  n'a  une  conception 
un  peu  déterminée  de  l'autre  vie  et  si  l'on  ne  conclut  des  rela- 
tions présentes  aux  relations  d'outre -tombe!  Le  domaine  de  l! 
certitude  est-il  d'ailleurs  immuable  pour  l'homme  ? 

Après  ce  vaste  et  sublime  épisode,  Rousseau  rentre  dans  son 
sujet  et  achève  son  œuvre.  Il  a  élevé  l'homme ,  il  va  élever  la 
femme  et  les  conduire  tous  deux  jusqu'à  la  crise  décisive  où  leurs 
existences  s'uniront  pour  former  l'être  humain  complet.  Une 
partie  des  premiers  livres  d'Emile  s'appliquait  aux  deux  sexes  par 
ce  qu'ils  ont  de  commun  :  le  cinquième  livre,  intitulé  Sophie^  par 
un  souvenir  touchant  de  madame  d'Houdetot ,  renferme  tout  ce 
qui  regarde  spécialement  l'éducation  de  la  femme.  Les  différences 
entre  les  deux  éducations  sont  caractérisées  avec  une  haute  saga- 
cité. La  conclusion  de  Rousseau  sur  les  deux  sexes ,  c*est  l'égalité 
morale  dans  la  diversité  des  fonctions.  Il  réfute  à  la  fois,  implici- 
tement ou  explicitement,  les  traditions  vulgaires  sur  l'infériorité 
delà  femme*,  et  les  erreurs  des  utopistes  qui  ont  voulu,  dans 
l'antiquité ,  ou  qui  voudront ,  après  lui ,  assimiler  la  femme  à 
l'homme  et  l'appeler  aux  mômes  fonctions  civiles.  Erreurs  sous 

1.  La  raison  de  rinfériorité  attribuée  par'  les  anciens  à  la  femme  était  prise  sur- 
tout dans  Tordre  physique.  L'homme  était  pour  eux  le  principe  actif,  la  femme  le 
principe  passif;  d*où,  par  une  déduction  en  apparence  logique,  Thomme  était  Tes- 
prit,  la  femme  la  matière.  La  question  a  dû  changer  de  face  avec  le  monde  moderne, 
quand  on  a  reconnu  que  la  femme  a  la  prépondérance  dans  l'ordre  da  sentiment^  si 
Thomme  a  le  même  avantage  dans  Tordre  de  la  raison.  L*homme  a  la  supériorité 
dans  deux  des  attributs  essentiels  du  ternaire  psychologique/ la  force  et  Tintelligence  ; 
la  femme  dans  un  seul,  Tamonr;  mais  cet  attribut,  le  dernier  dans  Tanalyse  abstraite 
de  la  génération  métaphysique,  est  le  premier  dans  Tordre  de  la  réalité;  il  est  le 
souffle  même  de  la  vie.  A  Thomme  appartiennent  et  la  détermination  scientiiiqae  des 
idées  et  Tadministration  des  choses  extérieures,  TacUon,  ToBuvre  en  général;  aussi, 
les  grands  politiques,  les  grands  théologiens  et  métaphysiciens,  les  gprands  moralbtcs 
dogmatiques,  et  même  les  grands  artistes,  sont-ils  en  général  des  hommes  et  non  des 
femmes  :  Thomme  donne  la  forme  à  tout;  mais  la  femme  donne  le  fond  à  presque 
tout,  inspire  presque  tout;  elle  ne  fait  pas;  elle  fait  faire.  Ce  n'est,  du  reste,  q;Qe 
dans  la  raison  théorique,  dans  les  Cultes  de  généralisation,  que  la  femme  est  infé- 
rieure à  Thomme  :  elle  a,  comme  le  montre  Rousseau,  la  supériorité  dans  la  raison 
pratique.  —  La  raiion  pratique,  la  logique  des  causes  secondes,  séparée  de  la  raison 
métaphysique  et  des  principes  généraux,  se  transforme  trop  souvent  en  esprit  cri- 
tique et  négatif,  et  les  deux  éléments  essentiels  de  la  femme,  sentiment  et  raison 
pratique,  sont  alors  en  lutte  chez  elle. 


[nes]  SOPHIE.  iu 

• 

lesquelles,  en  cherchant  bien,  on  retrouverait  cette  idée  aussi 
absurde  au  point  de  vue  physiologique  qu'au  point  de  vue  moral, 
que  la  femme  n'est  qu'un  homme  imparfait.  Rousseau,  cepen- 
dant ,  accorde  à  l'homme  la  formule  du  commandement  dans  le 
ménage  et  lui  maintient  son  litre  de  chef  (l'homme,  en  effet ,  est 
le  cheff  la  tête,  comme  la  femme  est  le  cœur  du  couple  humain)  ; 
mais  il  commente  Yobèissance  de  la  femme  d'une  façon  très- 
rassurante  pour  sa  dignité,  tout  en  définissant  admirablement 
la  nature  de  l'esprit  féminin. 

«  La  raison  des  femmes  est  une  raison  pratique  qui  leur  fait 
trouver  très-habilement  les  moyens  d'arriver  à  une  fin  connue , 
mais  qui  ne  leur  fait  pas  trouver  cette  fin.  Dans  la  société  des 
sexes,  la  femme  est  l'œil ,  Thomme  est  le  bras ,  mais  avec  une 
telle  dépendance  l'un  de  l'autre  *,  que  c'est  de  l'homme  que  la 
femme  apprend  ce  qu'il  faut  voir ,  et  de  la  femme  que  l'homme 
apprend  ce  qu'il  faut  faire.  Dans  l'harmonie  qui  règne  entre  eux , 
on  ne  sait  lequel  met  le  plus  du  sien  ;  chacun  suit  l'impulsion  de 
l'autre;  chacun  obéit,  et  tous  deux  sont  les  maîtres....  L'homme 
conmiande,  la  femme  gouverne  celui  qui  commande...  elle  règne 
en  se  faisant  commander  ce  qu'elle  veut  faire. 

«  La  recherche  des  vérités  abstraites,  les  généralités  des  sciences, 
ne  sont  point  du  ressort  des  femmes.  Leurs  études  doivent  être 
toutes  pratiques.  C'est  à  elles  à  faire  l'application  des  principes 
que  l'homme  a  trouvés,  et  c'est  à  elles  de  faire  les  observations 
qui  mènent  Thommeà  l'établissement  des  principes.  Les  hommes 
étudient  les  idées  et  la  nalure  extérieure  :  les  femmes  étudient 
les  hommes.  Les  choses  de  génie  appartiennent  à  l'homme  :  les 
femmes  sont  les  meilleurs  juges  des  choses  de  goût.  Les  hommes 
philosopheront  mieux  que  les  femmes  sur  le  cœur  humain;  mais 
elles  liront  mieux  qu'eux  dans  le  cœur  des  hommes.  C'est  aux 
femmes  à  trouver,  pour  ainsi  dire,  la  morale  expérimentale,  à 
nous  à  la  réduire  en  système.  La  femme  a  plus  d'esprit,  et 
l'homme  plus  de  génie  :  la  femme  observe  et  l'homme  raisonne. 

1.  «  La  dépendance  des  sexes  est  réciproque,  dit-il  ailleurs;  cependant  la  femme 
dépend  pins  de  l*homme,  que  Thomme  de  la  femme.  ««  Cette  différence  incontestable 
tient  également  chez  la  femme  et  à  son  infériorité  de  force  physique  et  à  sa  supé- 
riorité de  furcc  affective.  Elle  dépend  plus,  parce  qu^elIe  a  plu:s  besoin  et  d'assistance 
physique  et  d'affections  morales  ;  elle  dépend  plus  parce  qu'elle  aime  plus. 


!42  LES   PHILOSOPHES.  [1762] 

De  ce  concours  résulte  la  lumière  la  plus  claire  et  la  science  la 
plus  complète  que  puisse  acquérir  de  lui-même  Tesprit  humain.  • 

La  question  entre  Féducation  publique  et  la  privée  n'existe  pas 
quant  aux  femmes,  suivant  Rousseau.  Toute  fille  doit  être  élevée 
par  sa  mère,  c  Une  des  raisons  pour  lesquelles,  en  général,  les 
mœurs  sont  meilleures  dans  les  pays  protestants ,  c'est  qu'on  n'y 
connaît  pas  l'éducation  des  couvents*.  »  L'éducation  maternelle 
se  concilie  très-bien,  chez  Rousseau,  avec  une  autre  idée  essen- 
tielle, c'est  que  les  filles  doivent  jouir  d'une  grande  liberté,  d'une 
grande  latitude  de  vie  extérieure ,  et  les  femmes  mariées  vivre 
dans  leur  intérieur;  que  les  assemblées,  les  lieux  publics,  sont 
faits  pour  celles  dont  le  choix  n'est  pas  encore  arrêté  et  non  pour 
celles  dont  l'existence  est  fixée.  Dans  tous  ses  ouvrages,  il  appuie 
énergiquement  sur  cette  idée  :  il  oppose  sur  ce  point  les  coutumes 
des  anciens  Grecs  et  celles  des  Anglais  aux  coutumes  de  la  France, 
tout  en  insistant  sur  la  nécessité  d'embellir  parles  arts,  et  par  une 
certaine  élégance  dans  la  simplicité ,  cette  vie  domestique  où  il 
veut  renfermer  les  femmes,  et  d'où  il  voit  leur  légitime  influence 
se  répandre  incessamment  sur  les  choses  extérieures,  interdites  à 
leur  action  directe. 

Rien  de  plus  délicat  et  de  plus  juste  que  ses  vues  sur  ce  principe, 
que  les  femmes  sont  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes. 
Quand  elles  ont  perdu  leur  ascendant  et  que  leurs  jugements  ne 
sont  plus  rien  aux  hommes,  c'est,  suivant  lui,  le  signe  certain  de 
la  décadence  sociale.  Le  désir  de  conquérir  leur  approbation,  et, 
à  plus  forte  raison,  leur  amour,  est  ce  grand  mobile  des  actions 
des  hommes  qu'Helvétius  défigurait  grossièrement  en  le  bornant 
au  désir  de  conquérir  les  plaisjrs  des  sens.  Il  y  a  cependant  ici 
une  contradiction  apparente  dans  Rousseau,  lorsqu'il  déve- 
loppe les  grandes  choses  qu'inspire  l'enthousiasme  de  l'amour 
et,  ])ourtant,  avoue  o  que  tout  est  illusion  dans  l'amour  >.  C'est 
qu*il  donne  deux  sens  au  mot  amour  de  même  qu'au  mot  nature. 
Il  ne  voit  ici  dans  l'amour  que  l'élan  vers  l'idéal  :  on  prend  l'ob- 
jet aimé  pour  le  type  de  perfection  que  l'on  a  dans  l'âme,  alors, 
ce  n'est  pas  la  maîtresse ,  c'est  l'idéal  qu'on  aime.  C'était  bien  là, 

1.  Féoelon,  aa  fond,  penM  de  mémo.  Y.  le  livre  de  VÉdmeaUon  det  FiUêi» 


[1762]  SOPIJIE.  413 

en  effet,  le  caractère  dominant  de  l'amour  chevaleresque.  Mais 
Rousseau  avait  déjà  indiqué  une  autre  espèce  d'amour,  ce  senti- 
ment d'affinité  ou  de  sympathie  fondé  non  plus  sur  les  illusions 
de  l'âme,  mais  sur  les  convenances  essentielles  de  nature,  cet 
amour  où  l'on  aime  une  personne  et  non  plus  un  type  »  une  per- 
sonne imparfaite  et  qu'on  sait  imparfaite,  mais  perfectible.  Ce 
sentiment  est  l'amour  véritable  et  comprend  en  quelque  manière 
l'autre  espèce  d'amour,  car  nous  n'aimerions  pas  si  la  personne 
aimée  n'offrait  un  certain  rapport  avec  le  type  de  son  sexe,  tel 
que  notre  nature  particulière  nous  dispose  à  le  concevoir.  Là  où 
l'affinité  entre  deux  êtres  de  sexe  différent  serait  complète ,  là  où 
ils  s'élèveraient  vers  l'idéal  d'un  effort  absolument  pareil ,  ils  ne 
seraient  pour  ainsi  dire  qu'une  seule  personne  morale ,  et  la  for- 
mation de  cette  association  indestructible  est  sans  doute  la  véri- 
table cause  finale  de  la  diversité  des  sexes.  Rousseau  n'arrive  pas 
à  mettre  en  harmonie  sa  double  conception  de  l'amour,  ni  à 
définir  clairement  sa  pensée;  c'est  que ,  se  bornant  à  considérer 
Famour  dans  les  relations  de  la  vie  actuelle ,  il  ne  le  suit  pas  au- 
delà  du  temps ,  et  que  ce  sentiment,  comme  tout  ce  qui  tient  de 
l'infini,  n'a  point  sa  cause  finale  ni  sa  loi  dans  ce  monde.  Rous- 
seau a  là-dessus  des  éclairs  dans  sa  Julie ,  mais  ce  ne  sont  que 
des  éclairs  ;  il  y  avait  à  développer,  à  compléter  Dante  et  Pétrar- 
que au  delà  du  cercle  des  croyances  du  moyen  âge  :  Rousseau 
n'a  point  accompli  cette  œuvre. 

Il  montre  du  moins  une  grande  sagesse  pratique  dans  l'appli- 
cation au  mariage  de  ce  principe  des  convenances  naturelles  qu'il 
avait  reconnu  dans  l'amour,  a  Là  où  cette  sorte  de  convenance , 
la  seule  essentielle,  est  primée  par  les  convenances  d'institution 
et  d'opinion,  et  où  les  mariages  se  font  par  l'autorité  des  pères , 
le  bonheur  du  mariage  et  les  bonnes  mœurs  sont  sacrifiés  à  l'or- 
dre apparent  de  la  société  * .  d 

1.  M  Les  parents  choisissent  Téponx  de  leur  fille  et  la  consultent  ponr  la  forme. 
Cest  le  contraire  qu'on  doit  faire  :  la  fille  doit  choisir  et  consulter  ses  parents.  — 
Voolez-vous  faire  d'heureux  mariages  ?  oubliez  les  Institutions  humaines,  et  consul- 
tez la  nature.  Les  rapports  conventionnels  ne  sont  pas  indifférents  ;  mais  IMiifluence 
des  rapports  naturels  l'emporte  tellement  sur  la  leur,  que  c'est  elle  qui  décide  du 
sort  de  la  vie.  »  Il  tient  d'ailleurs  tout  le  compte  que  Ton  doit  tenir  des  rapports 
d'éducation. 

XVL  8 


4U  LES   PHILOSOPHES.  [1762] 

C'est  ici ,  au  moment  de  marier  son  élève,  qu'il  résout  la  ques- 
tion déclarée  d'abord  insoluble,  l'accord  de  l'homme  et  du  ci- 
toyen ,  en  reconnaissant  qu'il  faut  être  citoyen  avant  d'être  mari 
et  père.  Il  ne  dépend  pas  toujours  de  nous  d'exei^r  les  droits  et 
de  remplir  les  devoirs  du  citoyen;  mais  rien  ne  peut  nous  dis- 
penser de  les  connaître  :  quand  nous  n'avons  plus  de  patrie ,  de 
patrie  libre,  il  nous  reste  au  moins  un  pays;  le  pays  peut  rede- 
venfr  la  patrie  *.  Le  maître  révèle  donc  à  l'élève  les  principes  du 
droit  politique,  que  nous  allons  retrouver  développés  dans  le 
Contrat  social  ^,  et  il  termine  son  ouvrage  par  des  conseils  et  des 
considérations  d'une  délicatesse  et  d'un  bon  sens  admirables,  sur 
les  droits  et  les  devoirs  des  jeunes  époux ,  et  sur  les  moyens  d'as- 
surer le  bonheur  domestique  autant  que  le  permet  l'imperfection 
humaine.  C'est  bien  ici  la  vraie  civilisation,  la  civilisation  du 
progrès  moral ,  qui  redresse  la  brutalité  réelle  déguisée  sous  nos 
raffinements  sociaux'. 

UÉmiley  malgré  les  objections  que  soulèvent  certaines  de  ses 
parties,  est  peut-être  la  plus  profonde  étude  qui  existe  dans  notre 
langue  et  dans  aucune  langue  moderne  sur  la  nature  humaine  : 
il  est  certainement  le  livre  qui  fait  le  plus  penser,  lors  même 
que  l'auteur  ne  pense  pas  juste.  Quel  génie  n'a-t-il  pas  fallu 
pour  arriver  à  de  telles  conclusions  en  partant  du  début  impos> 
sible  des  deux  Discours,  et  pour  faire  du  paradoxe  la  route  de  la 
sagesse  !  On  peut  dire ,  sans  exagération ,  que  ce  livre  a  été  une 
arche  de  salut  lancée  par  la  Providence  sur  les  flots  du  scepti- 
cisme  et  du  matérialisme,  et  qu'il  a  recueilli  tous  les  sentiments 
essentiels ,  tous  les  principes  fondamentaux  de  la  vie  morale 

1.  Il  imite  d' exécrable  le  proverbe  :  Ubi  bené,  ibi  patria, 

2.  «  Le  droit  politique  est  encore  à  naître Grotius  a,  aa  fond,  les  mêmes  prin> 

dpes  que  Hobbes.  Le  seul  moderne  en  état  de  créer  cette  science  eût  été  Tillustr» 
Montesquieu  ;  mais  il  n'eut  g^rde  de  traiter  des  principes  du  droit  politique.  U  se 
tontenta  du  droit  positif  des  gouvernements  établis.  »  [Emile,  l.  V.) 

3.  Comparer  Rousseau  sur  la  femme,  pour  suivre  le  développement  des  idées, 
avec  les  publications  de  notre  temps  qui  ont  traité  de  la  femme  en  général,  du  ma- 
riag;e,  de  Téducation  des  filles,  particulièrement  l'admirable  livre  de  M»*  Necker  de 
Saussure,  de  V Éducation  projreetive;  le  Mariage  chrétien,  de  M"»*  de  Gasparin,  où  se 
trouve  ce  grand  mot  :  m  Le  mariage  est  le  but  du  mariage;  *>  VHiitoire  morale  dee 
femmêi,  de  M.  Ernest  Legouvé,  ouvrage  sain  et  solide^  à  la  fois  très- favorable  à  la 
véritable  émancipation  des  femmes  et  très -opposé  aux  utopies  qui  dénaturent  la 
femme  sous  prétexte  de  l'affranchir. 


[176Î]  CONTRAT   SOCIAL.  145 

prêts  à  s'abîmer.  —  Qu'on  suppose  Rousseau  de  moins  dans  le 
xvui«  siècle,  et  qu'on  se  demande  sérieusement,  sincèrement,  où 
aurait  abouti  la  marcbe  de  l'esprit  humain  i 

UÉmUe  résume  véritablement  l'œuvre  entière  de  Rousseau, 
car  son  autre  monument ,  ce  Contrat  social,  destiné  à  une  si  écla- 
tante influence  sur  cette  Révolution  qu'il  venait  de  prédire  et 
qu'il  préparait,  n'est  que  le  développement  d'une  partie  de  V Emile. 
ÉmiU  est  le  livre  de  l'homme  en  général ,  de  l'homme  sous  tous 
ses  aspects  ;  le  Contrat  social  est  le  livre  de  l'homme  politique,  du 
citoyen. 

Rousseau  ne  s'y  propose  point  un  type  absolu  et  abstrait;  ce 
qu'il  recherche,  ce  sont  <l  les  lois  telles  qu'elles  peuvent  être,  avec 
les  hommes  tels  qu'ils  sont  »,  et  la  conciliation  de  l'utile  et  du 
juste.  €  L'ordre  social,  dit-il ,  ne  vient  pas  de  la  nature  :  il  est 
donc  fondé  sur  des  conventions.  » 

Peu  d'axiomes  ont  donné  lieu  à  des  débats  aussi  solennels.  On 
a  protesté  contre  le  principe  du  Contrat  social,  des  conventions 
originaires,  au  nom  du  développement  nécessaire  de  l'huma- 
nité, ou  des  lois  providentielles.  Rousseau  lui-môme  a  reconnu 
dans  VÉmile  que  l'homme  «  est  né  sociable,  ou,  du  moins,  fait 
pour  le  devenir  »  ;  on  en  a  conclu  qu'il  s'était  contredit.  Il  ne 
s'est  pas  contredit  ;  mais  il  a  eu  le  tort  de  ne  pas  s'expliquer.  Là 
encore  se  retrouve  l'éternelle  dualité  :  oui,  la  Providence  avait 
fait  les  hommes  pour  la  société,  mais  elle  avait  fait  les  hommes 
Ubres,  et  les  hommes  se  sont  associés  vulonlairemcnt  et  non  con- 
traints par  les  lois  physiques  de  la  nature  ;  la  libre  société  des 
hommes  n'est  pas  la  société  fatale  des  abeilles.  Les  hommes 
s'étanl  associés  volontairement,  il  y  a  donc  un  contrat  social 
explicite  ou  implicite,  et  ce  contrat,  immuable  dans  ses  principes 
et  toujours  modifiable  dans  les  applications,  est  ou  doit  être  à  la 
lois  l'œuvre  de  la  liberté  humaine  et  la  manifestation  de  ces  lois 
éternelles  de  justice  et  de  raison  que  l'homme  n'a  pas  créées  et 
ne  saurait  changer. 

La  plus  ancienne  société  et  la  seule  naturelle ,  poursuit  Rous- 
seau, est  celle  de  la  famille.  Encore  le  domaine  des  conventions 
apparaît-il  dès  ce  premier  degré.  Sitôt  que  l'homme  a  l'àgc  de 
raison,  lui  seul,  étant  juge  des  moyens  propres  à  le  conserver. 


116  LES   PHILOSOPHES.  [17621 

devient  par  là  son  propre  maître,  et,  si  les  enfants  devenus 
hommes  continuent  de  rester  unis  au  père,  ce  n'est  plus  naturel- 
lement ou  par  nécessité,  c'est  yolontairement.  Si  donc  la  perma- 
nence de  la  famille  elle-même  est  déjà  un  fait  de  volonté  et  d'or- 
dre moral ,  à  plus  forte  raison  la  société  ne  peut-elle  avoir  d'autre 
origine  que  les  libres  conventions.  La  force,  étant  le  contraire  du 
droit,  n'a  pu  fonder  le  droit  social.  Quand  on  admettrait  qu'un 
peuple  peut  s'aliéner  à  un  roi,  à  une  dynastie,  là  ne  serait  pas 
non  plus  l'origine  de  la  société  :  pour  que  le  peuple  pût  s'alié- 
ner, il  fallait  bien  que  le  peuple  préexistât.  La  loi  de  la  plu- 
ralité des  suffrages,  en  vertu  de  laquelle  on  prétend  que  le  peuple 
pourrait  se  donner,  est  elle-même  une. convention,  et  suppose , 
une  fois  au  moins,  l'unanimité.  Quel  est  le  mobile  de  cette  con- 
vention première  par  laquelle  un  peuple  est  un  peuple? 

Ce  mobile  a  été  «  la  nécessité  (morale  et  non  physique)  de  s'as- 
socier pour  vaincre  les  obstacles  qui,  dans  l'état  de  nature ,  nui- 
sent à  la  conservation  de  l'homme,  o 

Ce  n'est  plus  là  l'hypothèse  paradoxale  ni  l'amer  langage  du 
Discours  sur  l Inégalité  :  ce  n'est  plus  le  courroux  du  misanthrope, 
c'est  la  raison  du  sage  qui  parle  *. 

Le  problème  du  Contrat  social  est  de  «  trouver  une  forme  d'as- 
sociation qui  défende  et  protège  de  toute  la  force  conmiune  la 
poi^onne  et  U^s  biens  de  cliaque  associé,  et  par  laquelle  chacun , 
s'uuissimt  à  tous,  n'obéisse  pourtant  qu'à  lui-même  et  reste  aussi 
libre  qu*auixiravant.  Le  Contrat  social  en  donne  la  solution.  Les 
clauses  de  co  contrat,  bien  qu'elles  n'aient  peut-être  jamais  été 
fonnollemcnt  énoncées,  sont  partout  tacitement  admises  et  re- 
connues, justju'à  co  que  le  pacte  social  ait  été  violé.  Bien  enten- 
duos.  elles  so  réiluisont  à  une  seule  :  l'aliénation  totale  de  diaque 
a$2kvié  a>ec  tous  ses  droits  à  toute  la  communauté  >  et  rengage- 
mont  nviproque  du  public  avec  les  particuliers. 

Lhonum^  est  donc  tout  entier  absorbe  par  le  citoyaa  ! 


K V.  ^•t 4<*»ta$s  p,  Tî  H  «ÙT,  *  A»  Vyiai  de  ^«rùiY  f^piEt*  vitercO,  fepttcte  fi»- 
4ft«>ecu'  ««;îH$$^:^»e  a«  ofc^tràfre  «rie  ^^:!t^  »iMm>  «<  V«*Ità»e  a  ce  ^«e  la  natnre 


[1762J  CONTRAT  SOCIAL.  iM 

Il  est  indispensable  de  bien  étudier  la  pensée  de  Rousseau 
avant  de  la  juger. 

Il  y  a  une  première  réserve  qu'il  est  à  peine  nécessaire  d'indi- 
quer, lorsqu'il  s'agit  de  l'auteur  de  la  Confession  du  vicaire  sor 
voyard.  L'individu  n'a  pu  aliéner  à  la  communauté  que  les  droits 
qu'il  avait.  Il  n'avait  pas  le  droit  de  transgresser  les  lois  éter- 
nelles, les  lois  de  la  conscience;  la  société  n'a  donc  pas  le  droit 
de  rien  lui  prescrire  contre  ces  lois  :  une  telle  prescription  serait 
la  plus  éclatante  violation  du  contrat  social ,  et  l'individu  reste 
donc,  dans  le  for  intérieur,  juge  de  la  société  elle-même. 

Maintenant,  quelle  est  la  nature  de  la  souveraineté  attribuée  à 
la  république  ou  corps  politique ,  à  cette  personne  publique  for- 
mée de  l'union  de  toutes  les  autres?  Il  ne  s'agit  pas,  est-il  besoin 
de  le  répéter?  de  la  souveraineté  absolue ,  qui  ne  peut  être  qu'en 
Dieu ,  mais  d'une  souveraineté  relative  et  purenient  politique. 
Cette  souveraineté  s'exerce-t-elle,  en  général  et  en  particulier, 
sur  tous  les  actes  de  la  vie  de  tous  et  de  chacun?  —  Non.  Le  pacte 
social  donne  bien  au  corps  politique  un  pouvoir  absolu  sur  tous 
ses  membres,  dans  ce  sens  que  le  souverain  ou  l'être  collectif  est 
seul  juge  des  sacrifices  qu'il  impose  à  ses  membres  dans  l'intérêt 
commun  ;  la  patrie  a  droit  d'obliger  tous  les  citoyens  à  sacrifier 
leurs  affections,  leurs  biens  et  leur  vie  pour  son  salut;  mais  la  vor 
lonté  générale  doit  être  générale  dans  soa  objet  comme  dans  son 
essence  :  en  d'autres  termes,  le  souverain  ne  peut  se  manifester 
que  par  des  lois,  et  la  loi  est  ce  que  fait  le  peuple  quand  tout  le 
peuple  statue  sur  tout  le  peuple.  Le  souverain  ne  peut  statuer  sur 
des  faits  particuliers  ou  des  personnes.  S'il  s'agit  d'un  fait  particu- 
lier, ce  n'est  plus  alors  qu'une  affaire  contentieuse  où  les  individus 
intéressés  sont  une  des  parties,  et  le  public,  moins  ces  particu- 
liers, est  l'autre  partie.  Le  souverain  ne  peut  ni  favoriser  ni  léser 
un  particulier.  Le  souverain  ne  peut  rien  imposer  nominative- 
ment à  un  particulier  *.  «  Une  seule  injustice  évidente  faite  à  un 


1.  Si  rÊtat  a  besoin  de  la  terre  d*an  particalier,  il  ne  peut  la  loi  enlever  par  na 
acte  de  souveraiueté;  il  peut  l'exproprier  par  un  acte  administratif,  en  vertu  de  la 
laprématie  du  domaine  public  sur  le  domaine  privé,  mais  moyennant  une  indemnité, 
et  cette  indemnité,  il  ne  lui  appartient  pas  de  la  fixer  lui-même,  puisqu'il  est  ici 
partie  et  non  pas  onité  souveraine  ;  Vindemuité  doit  être  fixée  par  des  arbitres. 


418  LES   PHILOSOPHES.  [1761] 

particulier  dissoudrait  le  pacte  social,  en  droit  rigoureux,  et  si 
Toh  n'avait  égard  à  la  faiblesse  humaine.  —  Qu'on  nous  dise 
qu'il  est  bon  qu'un  seul  périsse  pour  tous,  j'admirerai  cette  sen- 
tence dans  la  bouche  d'un  digne  et  vertueux  patriote  qui  se  con- 
sacre volontairement  et  par  devoir  à  la  mort  pour  le  salut  de  son 
pays;  mais,  si  Ton  entend  qu'il  soit  permis  au  gouvernement  de 
sacrifier  un  innocent  au  salut  de  la  multitude,  je  tiens  cette  maxime 
pour  une  des  plus  exécrables  que  jamais  la  tyrannie  ait  inventées, 
et  la  plus  directement  opposée  aux  lois  fondamentales  de  la 
société.  » 

Hclvétius  avait  écrit  :  «  Tout  devient  légitime  et  même  vertueux 
pour  le  salut  public.  »  Rousseau  met  en  note  :  a  Le  salut  public 
n'est  rien  si  tous  les  particuliers  ne  sont  en  sûreté  '.  •  On  peut 
juger  si  c'est  à  Rousseau  ou  à  l'école  qu'il  a  tant  combattue  que 
remonte  la  responsabilité  de  l'interprétation  donnée  dans  nos 
tempêtes  à  la  doctrine  du  salut  public.  Si  les  disciples  mêmes  de 
Rousseau,  emportés  par  l'excès  des  passions  et  des  dangers ,  ont 
appliqué  les  maximes  qu'il  avait  condamnées ,  ce  n'est  pas  à  lui 
qu'il  est  juste  de  s'en  prendre. 

Avouons-le  pourtant,  cette  seconde  réserve,  si  considérable 
qu'elle  soit,  n'est  pas  suffisante  et  ne  peut  l'être.  L'absorption  de 
l'homme  par  le  citoyen  étant  posée  en  principe,  les  droits  de  la 
personne  humaine  ne  sauraient  être  suffisamment  sauvegardés. 
Le  souverain ,  tel  que  le  définit  Rousseau ,  ne  peut  léser  spéciale- 
ment aucun  particulier;  mais  il  peut  léser  la  liberté  en  général. 
«  Le  souverain,  répond  Rousseau,  n'étant  formé  que  des  particu- 
liers qui  le  composent,  n'a  ni  ne  peut  avoir  d'intérêt  contraire  au" 
leur.  »  Il  est  vrai ,  la  volonté  générale  est  toujours  droite  quand 
elle  est  vraiment  générale,  mais  elle  peut  être  étouffée,  comme 
Rousseau  le  reconnaît,  par  les  volontés  privées,  quand  il  se  forme 
des  sociétés  particulières,  des  intérêts  spéciaux,  dans  la  société 
générale,  et  que  l'unité  moAtle  se  perd.  D'ailleurs,  c'est  le  prin- 


1,  Mélangée  :  Béfulatiath  du  livre  de  VEsprit,  —  Le  passage  qui  précède  est  tiré  de 
l'article  Économie  politique  de  Y  Encyclopédie^  qui  est,  en  partie,  Tébauche  du  Contrat 
social.  —  Rousseau,  dans  les  Lettres  de  la  Alontagwij  s'élève  énergiquement  contre  lea 
emprisonnements  arbitraires,  et  blâme  Genève  de  s'être  trop  occupée  «  de  rautorité 
du  peuple  en  général  et  pas  assez  de  la  liberté.  » 


Xim  CONTRAT  SOCIAL  119 

cipe  môme  de  Rousseau  qu'il  faut  repousser  en  tant  qu'exclusif  : 
on  ne  s'aliène  pas  tout  entier,  on  n'aliène  qu'une  portion  de  soi- 
même  à  la  communauté.  La  souveraineté  du  peuple  n'est  que  la 
souveraineté  individuelle  multipliée  par  elle-même  :  la  souve- 
raineté de  chacun,  ou  la  liberté,  n'est  limitée  que  par  la  souve- 
raineté d'autrui,  ou  Tégalité.  Dans  toute  décision  collective,  l'im- 
perfection humaine  ne  permettant  pas  d'atteindre  la  véritable 
expression  de  la  souveraineté  par  l'unanimité ,  mais  seulement 
l'approximation  très-imparfaite  parla  majorité,  la  liberté  indi- 
)iduelle,  la  vraie  souveraineté ,  n'est  donc  point  assurée*  si  l'on 
ne  limite  expressément  les  droits  de  la  majorité  par  la  consécra- 
tion de  droits  individuels  imprescriptibles,  le  droit  d'aller  et  de 
venir,  le  droit  du  travail,  le  droit  de  propriété,  le  droit  de  com- 
muniquer sa  pensée  à  ses  semblables,  la  liberté  de  conscience 
avec  toutes  ses  conséquences,  les  droits  de  la  famille  '.  Seulement 
fe  salut  public,  qui  ne  peut  jamais  autorisera  sacrifier  injuste- 
iQent  une  personne  humaine,  peut  légitimer  la  suspension  mo- 
nientanée  de  certains  des  droits  individuels,  dans  le  cas  extrême 
où  la  patrie,  menacée  dans  son  existence  par  l'étranger,  suspend 
les  lois  normales  de  la  paix  pour  les  lois  exceptionnelles  de  la 
guerre  défensive. 

La  question  de  la  propriété  offre  l'application  la  plus  importante 
des  principes^  que  nous  venons  de  discuter.  Rousseau  fait  naître 
la  propriété  légitime  du  contrat  social  :  a  Par  le  passage  de  l'état 
de  nature  à  Tétât  civil...  la  possession ,  qui  n'est  que  l'effet  de  la 
force  ou  le  droit  du  premier  occupant,  devient  la  propriété  fon- 
dée sur  un  titre  positif.  »  Née  de  la  société,  la  propriété  pourrait, 
suivant  lui,  être  abrogée  par  la  société,  qui  n'a  nul  droit  de  toucher 
au  bien  d'un  ou  de  plusieurs  citoyens,  mais  qui  pourrait  légiti- 
mement s'emparer  des  biens  de  tous,  en  changeant  les  bases  de 
l'organisation  sociale,  «  comme  cela  se  fit  à  Sparte  au  temps  de 
Lycurguc^».  Le  droit  existait  avant  If  loi,  peut-on  répondre;  la 

1.  1^  difficalté  est  dans  la  limite  entre  ces  droits  individuels  et  le  droit  collectif; 
ir\^h  cette  difficulté  est  partout  dans  ce  monde,  qui  n'est  qu'un  assemblage  de  prin- 
c  pes  se  limitant  les  uns  les  autres.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  en  fait  d'éducation, 
les  sectaires  qui  nient -le  droit  de  la  famille  au  nom  de  l'État,  ou  le  droit  deTÉtat 
au  Tiom  de  la  famille,  sont  également  dans  le  faux. 

2.  V.  Éinilej  1.  V,  plus  explicite  que  le  Contrat  social. 


120  LES   PHILOSOPHES.  U'Ot] 

propriété  était  légitime  avant  d'être  légale.  Il  est  vrai  que ,  en 
fait,  la  propriété  foncière  est  chez  nous  très-postérieure  à  la  so- 
ciété; mais  le  contraire  eût  pu  être;  supposons  qu'un  homme  eût 
occupé  isolément ,  par  la  culture  ininterrompue ,  un  espace  de 
terre  coirespondant  à  sa  puissance  de  travail  et  aux  besoins  de  su 
famille;  n'y  aurait-il  pas  eu  là  déjà  un  droit  véritable,  avant  tout 
contrat  entre  cet  homme  et  d'autres  hommes?  —  xMais,  sans  dé- 
battre davantage  les  origines,  quand  on  admettrait  que  le  droit 
de  propriété  fût  né  de  la  société ,  s'ensuivrait-il  que  la  société  pût 
l'abroger  par  une  décision  prise  à  la  majorité  des  suffrages? 
Rousseau  lui-même  est  revenu  implicitement  sur  cette  assertion, 
la  plus  périlleuse  qui  soit  échappée  à  sa  plume.  Dans  un  ouvrage 
postérieur,  qui  est ,  sous  bien  des  rapports,  le  correctif  du  Contrat 
social  comme  celui-ci  est  le  correctif  du  Discours  sur  IHnègalité, 
dans  les  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne^  il  recon- 
naît que  l'unanimité  doit  être  requise  pour  toucher  aux  lois  fon- 
damentales qui  tiennent  à  l'existence  du  corps  social,  tandis 
qu'une  forte  majorité  doit  suffire  pour  les  changements  de  formes 
politiques.  La  loi  fondamentale  par  excellence,  comme  il  le  dit 
en  vingt  endroits,  c'est  la  loi  de  la  propriété.  Donc,  tous  les  ci- 
toyens, moins  un  seul,  voudraient  mettre  leurs  biens  en  commu- 
nauté, que  l'unique  opposant  devrait  être  respecté  dans  son  droit. 
Au  reste,  l'unanimité  elle-même  ne  saurait  changer  la  nature  dos 
choses  :  elle  pourrait  bien  modifier,  restreindre  les  objets  aux- 
quels s'applique  la  propriété,  lui  enlever  le  sol,  par  exemple, 
mais  non  pas  supprimer  le  droit  de  propriété  en  essence;  il  re- 
naîtrait toujours*. 

Il  y  a  donc  des  droits,  soit  de  la  conscience,  soit  de  la  nature, 
que  le  souverain  ne  peut  supprimer,  parce  que  ce  n'est  pas  lui , 
mais  un  autre  souverain,  le  souverain  éternel  et  absolu,  qui  les  a 
institués;  mais  toutes  les  lois  que  le  souverain  a  faites,  il  peut  l('s 
défaire.  Rousseau  ici  est  entièrement  dans  le  vrai,  quand  il  pro- 
clame la  souveraineté  inaliénable.  «  Nul  n'est  tenu  aux  cngagc- 

1.  n  ne  faudrait  pas  croire,  de  ce  qui  précède,  que  la  communauté  des  biens  fut 
ridéal  social  de  Rousseau  :  le  meilleur  état  social  était,  à  Ses  yeux,  celui  où  tous 
auraient  quelque  chose,  et  où  personne  n'aurait  rien  de  trop;  uue  république  de 
petits  propriétaires  agriculteurs.  (  Contrat  social^  liv.  I^  ch.  viii.) 


H'Cil  CONTRAT   SOCIAL,  121 

ments  pris  avec  lui-môme.»  Cette  maxime  du  droit  civil  est  appli- 
cable au  corps  politique  aussi  bien  qu'aux  particuliers.  Le  souve- 
rain ne  peut  s'imposer  de  lois  qu'il  n'ait  plus  droit  de  révoquer  '. 
L'institution  du  gouvernement  n'est  point  un  contrat  entre  le 
souverain  et  ses  délégués.  Le  souverain  ne  contracte  pas ,  il  or- 
donne. Un  peuple  qui  promettrait  purement  et  simplement 
d'obéir  à  un  homme,  se  dissoudrait  par  cet  acte.  «A  l'instant 
qu'il  y  a  un  maître,  il  n'y  a  plus  de  souverain ,  et  le  corps  poli- 
tique est  détruit.  » 

On  peut  remarquer  que  Faxiome  démocratique  de  Rousseau 
est  la  contre-épreuve  de  l'axiome  monarchique  de  Louis  XIV  : 
€  La  nation,  en  France,  ne  fait  pas  corps;  l'État,  c'est  le  roi.  » 

La  souveraineté,  poursuit  Rousseau,  est  indivisible  ainsi  qu'ina- 
liénal^le.  Le  souverain ,  le  peuple  en  corps ,  a  seul  qualité  pour 
faire  des  lois;  mais  tous  les  actes  d'exécution-,  d'admiuistration , 
môme  le  droit  de  déclarer  la  guerre  et  de  faire  la  paix ,  n'étant 
point  des  lois,  des  actes  de  souveraineté ,  peuvent  être  délégués  à 
des  magistrats.  Le  souverain  ne  peut  être  représenté  que  par  lui- 
même;  il  ne  peut  avoir  des  représentants,  mais  seulement  des 
commissaires  qui  préparent  la  loi  :  «  Toute  loi  que  le  peuple  en 
personne  n'a  pas  sanctionnée  est  nulle.  » 

Plus  lard ,  dans  les  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Po^ 
logrne  (chap.  vi),  Rousseau  revient  sur  cette  rigueur  absolue.  «  La 
loi  de  la  nature,  dit-il,  ne  permet  pas  que  les  lois  obligent  qui- 
conque n'y  a  pas  voté  personnellement,  ou,  du  moins  ^  pœr  ses 
représentants;  »  et  il  admet  la  représentation,  moyennant  mandats 
impératifs  et  coniptes  rendus.  Il  entre  ainsi  suflisamment  dans  la 
pratique,  pour  les  états  fédératifs,  et  il  ne  lui  reste  qu'un  seul  pas 
à  faire  pour  les  états  unitaires  ^  :  remplacer  le  mandat  impératif, 

1.  Les  seuls  actes  obligatoires  pour  le  souverain  sont  les  traités  avec  d'autres  sou- 
TeraÎDS,  d'autres  personnes  collectives,  ses  pareilles. 

2.  Trop  rempli  de  Tidéal  de  la  cité  antique,  il  ne  semble  point  avoir  franchi  ce  pas  ; 
du  moins,  il  n*admet,  avec  bien  de  la  peine,  l'existence  d'un  gprand  état  libre,  qu*& 
condition  qu'il  n*aura  pas  de  capitale.  Les  restes  de  son  ancienne  utopie  coïncident 
avec  les  maux  trop  réels  qu'il  a  sous  les  yeux  pour  lui  faire  maudire  Paris  et  toutes 
les  g^ndes  villes.  Le  contraste  du  luxe  de  la  capitale  et  de  la  misère  des  campagnes 
était  alors  bien  plus  choquant  encore  que  de  nos  jours ,  et  rendait  sa  colère  trop 
excusable.  —  La  république  fédérative  resta  son  idéal  :  il  laissa  un  plan  de  gouver- 
nement fédéral,  qu'un  comte  d'Entrai«^ucs,  à  qui  il  l'avait  confié,  ne  craig^iit  pas  de 


122  LES   PHILOSOPHES.  11762) 

conlraire  à  la  nature  de  ces  états,  par  la  fréquence  des  élections, 
qui  ramènent  le  représentant  devant  les  représentés  et  donnent  à 
ceux-ci  le  moyen  indirect  de  sanctionner  ou  de  désavouer  la  loi. 

Le  principe  de  la  souveraineté,  poursuit-il,  est  partout  le  mémo. 
Ceux  qui  ont  voulu  distinguer  diverses  espèces  de  souveraineté 
ont  confondu  la  souveraineté,  qui  est  une,  avec  les  gouverne- 
ments, qui  peuvent  et  doivent  être  divers  selon  les  temps  et  les 
lieux.  Le  gouvernement  n'est  pas  le  souverain  :  il  n'est  que  le 
ministre  du  souverain.  Il  n'y  a  qu'un  seul  bon  gouvernement  pos- 
sible pour  un  peuple  dans  un,  moment  donné;  mais  dive;^  gou- 
vernements peuvent  convenir  au  même  peuple  en  divers  temps. 

La  république  est  l'état  où  le  souverain ,  le  peuple  en  corps ,  a 
conservé  ses  droits,  et  qui  est  régi  par  des  lois,  quelle  que  soit  la 
forme  d'administration. 

La  loi  étant  l'acte  général  par  lequel  tout  le  peuple  statue  sur 
tout  le  peuple,  il  s'ensuivait  implicitement  de  cette  définition  que 
la  France  n'avait  pas  de  lois ,  puisque  le  souverain  n'y  était  pas 
consulté;  elle  n'était  régie  que  par  les  décrets  d'un  magistrat 
liérédilaire  qui  avait  usurpé  l'exercice  de  la  souveraineté,  le  pou- 
voir législatif*. 

La  définition  de  la  république,  selon  Rousseau,  n'exclut  aucune 
forme  du  pouvoir  exécutif,  pas  même  la  forme  monarchique  hé- 
réditaire, sauf  le  droit  inaliénable  du  peuple  de  révoquer  son  pre- 
mier magistrat;  toutefois,  la  république  monarchique,  de  même 
que  la  république  aristocratique  héréditaire,  ne  sont  point  pour 
lui  de  bonnes  républiques,  parce  qu'il  juge  la  liberté  du  peuple 
et  l'hérédité  des  chefs  naturellement  incompatibles. 

détruire,  en  1789,  de  peur  que  cet  ouvrage  ne  nuîsît  à  la  monarchie.  —  Il  est  à  re- 
marquer que  les  disciples  de  Rousseau  sont,  pour  la  plupart,  devenus,  dans  la  Ué- 
volution,  les  adversaires  les  plus  violents  du  fédéralisme  et  les  soutiens  de  la  répa- 
blique  une  et  indivisible. 

1.  Il  avait  considéré  d*abord  TAngleterre  elle-même  comme  n'ayant  pas  de  vraies 
lois  :  «  Le  peuple  anglais,  dit-il,  n'est  libre  que  durant  l'élection  des  membres  du 
parlement;  sitôt  l'élection  achevée,  il  redevient  esclave.  »  {Contrat  social^  1.  III 
ch.  XT.)  Il  désavoue  cette  exagération  dans  les  Lettres  de  la  Montagne  et  dans  le  Gow- 
tememtnt  de  Pologne^  et,  tout  en  jugeant  l'Angleterre  trés-ëloignéc  de  l'idéal  politique, 
il  ne  condamnerait  pas  absolument  cette  constitution,  où  deux  éléments  héréditaires 
se  tiennent  en  échec  et  où  l'élément  électif  ouvre  et  ferme  le  trésor  public,  ai  les 
élections  étaient  annuelles  et  le  suffrage  universel. 


17«)  CONTRAT  SOCIAL.  123 

On  a  prétendu  que  Rousseau  n'admettait  de  gouvernement  légi- 
time que  la  démocratie  pure  :  nous  venons  de  montrer  qu'il  n'en 
est  rien  ;  on  a  prétendu ,  d'autre  part ,  qu'il  avait  déclaré  la  dé- 
mocratie impossible.  Il  dit,  en  effet,  que,  rigoureusement,  il  n'a 
jamais  existé  de  véritable  démocratie  et  qu'il  n'en  existera 
jamais.  C'est  qu'il  appelle  ici  démocratie,  conformément  à  Tély- 
mologie,  le  gouvernement  où  tout  le  peuple,  ou  la  plus  grande 
partie  du  peuple,  exercerait  directement  le  pouvoir  exécutif; 
aristocratie,  le  gouvernement  où  quelques-uns  exercent  ce  même 
pouvoir;  monarchie,  le  gouvernement  concentré  dans  les  mains 
d*un  seul  magistrat,  dont  les  magistrats  inférieurs  tiennent  leurs 
pouvoirs*. 

On  voit  que  les  termes  de  Rousseau  ne  sont  pas  du  tout  ici  ceux 
du  langage  usuel,  qui  nomme  démocratie  toute  constitution  où  le 
peuple  élit  le  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exécutif,  et  peut  mo- 
difier ses  lois. 

Le  gouvernement  le  plus  perfectionné,  le  plus  propre  à  réaliser 
le  but  final,  la  liberté  et  l'égalité,  est,  suivant  Rousseau,  celui  où 
le  peuple  exerce  le  pouvoir  législatif  (on  a  vu  qu'il  finit  par 
admettre  les  représentants),  délègue  l'exécutif  à  un  petit  nombre 
de  magistrats  et  charge  un  corps  spécial  (tribuns,  éphorcs?)  de 
veiller  à  la  conservation  des  lois  et  de  maintenir  les  droits  res- 
pectifs du  législatif  et  de  l'exécutif.  Il  admet  toutefois,  dans  le 
Gouvernement  de  Pologne  ^  qu'un  grand  état  puisse  ôtrc  obligé  de 
concentrer  l'exécutif  sur  une  seule  tête,  même  viagèrement, 
pourvu  qu'à  mesure  que  l'exécutif  se  concentre ,  on  renforce  les 
moyens  de  le  contenir.  La  fréquence  des  assemblées  du  peuple  est 
le  plus  essentiel  de  ces  moyens  '. 

Les  questions  de  formes  politiques  sont  très-développées  ;  d'au- 
tres ne  sont  qu'indiquées  dans  le  Contrat  social.  Sur  la  pénalité, 


1.  Ainsi,  ime  répobliqae  administrée  par  on  président  qui  nomme  les  antres  fono- 
tionnaires  est  pour  loi  nna  monardiie. 

2.  Il  y  a,  dans  le  Contrat  social,  nne  proposition  singulière,  contradictoire  atec 
tout  rordre  d'idées  de  r^ilf  et  aTec  tout  le  mouvement  dn  monde  moderne;  c'est 
la  nécessité,  ponr  one  sodétè  qui  se  forme  on  a  réforme,  d*nn  lég^latenr  unique  qui 
se  donne  comme  inspiré  do  ciel;  espèce  de  vision  de  Moïse  à  traters  Calvin,  exhuma- 
tion de  rantiqnité  et  forme  mystique  de  cette  conception  qui  voit  dans  la  société  nna 
œarre  d*art  qn'un  aeol  homme  doit  mouler  tout  d'une  pièce. 


124  LES    PHILOSOPHES.  [1762] 

sur  les  impôts,  Rousseau  se  rapproche  de  Montesquieu ,  mais  il 
est  moins  pratique  ;  comme  lui,  il  admet  la  légitimité  de  la  peine 
de  mort  (il  flétrit  énergiquement  la  torture  dans  les  Lettres  de  la 
Montagne),  Pour  les  impôts,  il  faut  se  reporter  à  Tarticle  Économie 
politique  de  Y  Encyclopédie.  Il  recommande  les  impôts  somptuaires 
et  les  droits  dédouane,  appuie  sur  l'impôt  progressif,  comme 
Montesquieu  :  a  Celui  qui  n'a  que  le  simple  nécessaire  ne  doit 
rien  payer  du  tout  :  la  taxe  de  celui  qui  a  du  superflu  peut  aller, 
au  besoin^  jusqu'à  la  concurrence  de  tout  ce  qui  excède  son  né- 
cessaire. D  Appliqué  au  salut  de  la  patrie  en  danger,  ce  principe 
est  légitime;  mais,  si  l'on  prétend  l'appliquer  aux  besoins  ordi- 
naires, on  ira  à  des  conséquences  fort  éloignées  de  la  pensée  de 
Rousseau,  qui  eût  voulu  qu'on  tâchât  de  prévenir  l'accumulation 
des  richesses ,  mais  non  pas  qu'on  spoliât  les  riches*.  L'impôt 
progressif,  c'est  l'arbitraire  contre  les  riches. 

Rousseau  arrive  enfin  à  la  grande  question  de  la  religion  civile 
ou  religion  de  l'état  :  o  Jamais  état  ne  fut  fondé,  que  la  religion 
ne  lui  servit  de  base.  » 

Dans  l'antiquité ,  les  dieux  et  les  lois ,  la  théologie  et  le  droit 
public,  étaient  identifiés,  chaque  peuple  voyant  dans  son  dieu  la 
personnification  de  sa  nationalité.  Jésus,  en  établissant  sur  la  terre 
un  royaume  spirituel,  sépare  la  théologie  de  la  politique;  mais 
bientôt,  l'empire  ayant  passé  aux  chrétiens ,  au  christianisme  de 
Jésus  se  substitue  le  christianisme  des  papes,  qui  cherche  à  res- 
saisir l'unité,  et  le  royaume  de  l'autre  monde  redevient ,  sous  un 
chef  visible,  le  plus  violent  despotisme  dans  celui-ci.  Cependant, 
comme  le  prince  et  les  lois  civiles  subsistent  à  côté,  un  perpétuel 
conflit  de  juridiction  rend  toute  bonne  politie  impossible  dans 

1.  La  Déclaration  dès  Droits  ^  proposée  à  la  Convention  par  Robespierre^  mais  non 
Totée,  semble  procéder  de  cette  maxime  hasardeuse  de  Roasseaa.  La  propriété  y 
est  définie  :  «  Le  droit  de  jouir  de  la  portion  de  biens  que  nous  g^arantit  la  loi.  » 
—  li  y  a,  dans  VÉconomie  politiqiue  de  Rousseau,  un  passage  remarquable  sur  les 
finances.  Il  y  montre  comment  un  état  ne  peat  subsister  si  ses  revenus  n*augmeii- 
tent  sans  cesse.  «  De  mémo  que  les  distinctions  sociales  tendent  à  se  résumer  dans 
la  richesse,  les  divers  ressorts  du  gouvernement  tendent  à  s'absorber  dans  le  res- 
sort financier,  à  mesure  que  le  gouvernement  se  relâche.  L'administration  des 
finances  doit  travailler  avec  beaucoup  plus  de  soin  à  prévenir  les  besoins  qii*à 
augmenter  les  revenus...  sinon,  à  la  fin,  la  nation  s'obère;  le  peuple  est  foulé  ;  le  gou- 
vernement perd  toute  sa  vigueur,  et  ne  fait  plus  que  peu  de  chose  avec  beaucoup 
d'argent,  m 


Il7eîl  CONTRAT  SOCIAL.  125 

la  chrétienté.  Plusieurs  peuples  ont  essayé  de  rétablir  l'unité  en 
sens  inverse  des  papes,  c'est-à-dire  le  culte  subordonné  à  l'état , 
mais  en  vain.  Partout  où  le  clergé  fait  corps,  il  est  maître  et  lé- 
gislateur dans  sa  partie.  (Ceci  est  erroné  quant  à  TAnglelerre  et  à 
la  Russie,  où  le  clergé  est  véritablement  subordonné  à  l'état.) 

Il  y  a  trois  espèces  de  religion  :  1®  la  religion  de  l'homme  ou 
religion  intérieure ,  le  christianisme  de  l'Évangile,  le  vrai  théisme, 
le  droit  divin  naturel;  2®  la  religion  du  citoyen,  religion  poli- 
tique, extérieure  et  nationale,  le  droit  divin  civil  et  positif,  tel 
que  le  connaissaient  les  anciens;  3^  le  christianisme  romain  ou 
religion  du  prêtre,  qui,  donnant  aux  hommes  deux  législations, 
deux  patries,  les  empêche  d'être  à  la  fois  dévots  et  citoyens.  Poli- 
tiquement, cette  troisième  religion  est  absolument  mauvaise.  La 
seconde  est  bonne  politiquement  à  certains  égards,  mauvaise 
moralement.  La  première  est  sainte  et  vraie  ;  c'est  la  société  des 
âmes,  que  la  mort  même  ne  désunit  pas  ;  mais  elle  nuit  à  l'esprit 
social ,  en  détachant  les  cœurs  des  citoyens  des^  choses  de  la 
terre. 

Il  semble  contradictoire  qu'une  religion  sainte  et  vraie  puisse 
nuire  à  la  société.  Il  y  a  là  encore  un  des  abus  de  la  logique  ab- 
solue de  Rousseau.  La  contradiction  qu'il  signale  entre  le  chris- 
tianisme et  le  patriotisme ,  il  l'établit  ailleurs  entre  le  patriotisme 
et  l'humanité.  Toutefois,  historiquement,  H  n'a  pas  entièrement 
tort.  Par  l'imperfection  de  notre  esprit,  presque  toujours  trop 
faible  pour  embrasser  à  la  fois  les  faces  diverses  de  la  vérité,  le 
chrétien ,  ainsi  que  le  cosmopolite,  ï humanitaire,  comme  on  a  dit 
de  nos  jours,  sont  trop  disposés  à  oublier  la  patrie ,  l'un  pour 
le  ciel ,  l'autre  pour  l'humanité. 

Rousseau  parait  donc  juger  la  religion  de  Ihomme  insuffisante 
pour  l'état.  D'une  autre  part,  en  déclarant  mauvaise  moralement 
la  religion  du  citoyen,  la  religion  d'état ,  il  semble  imposer  une 
nouvelle  et  capitale  restriction  à  l'absorption  de  l'homme  dans  le 
citoyen. 

Que  veut-il  donc?  —  Ceci.  Prendre  à  l'antiquité  le  principe  de 
la  religion  civile,  mais  le  limiter  à  ces  dogmes  généraux,  com- 
muns à  toutes  les  sociétés,  fondement  de  tous  les  cultes,  émana- 
tion nécessaire  de  la  conscience  hmnaine;  substituer  ces  dogmes 


126  LES  PHILOSOPHES.  [176il 

de  rhumanité  aux  do^nncs  locaux  et  partiels,  qui  rendaient  les 
peuples  ennemis  les  uns  des  autres;  fondre  ainsi  La  religion  de 
rhomme  et  celle  du  citoyen,  et  proclamer  ces  croyances  essen- 
tielles au  nom  du  souverain,  non  comme  dogmes  religieux  sans 
lesquels  on  ne  peut  se  sauver  dans  l'autre  vie,  ce  qui  ne  regarde 
pas  rétat ,  mais  comme  sentiments  de  sociabilité  sans  lesquels  on 
ne  peut  être  citoyen.  CMe pi^ofession  de  foi  civile  est  la  base  com- 
mune sur  laquelle  chacun  peut  édifier  tel  système  de  croyances 
que  bon  lui  semble;  les  sectes  sont  libres;  mais  le  souverain  a 
droit  de  bannir  quiconque  ne  souscrit  pas  à  la  profession  de  foi 
civile  j  non  comme  impie,  mais  comme  insociable  :  il  a  droit  de 
prononcer  même  la  peine  de  mort  contre  quiconque  la  renie  après 
l'avoir  professée. 

Les  plus  hautes  vérités  sont  ici  mêlées  à  de  dangereuses  erreurs, 
procédant  de  la  même  cause  que  toutes  les  erreurs  du  Contrat 
social,  rinsufûsance  de  garanties  pour  la  liberté  individuelle. 

Oui,  l'état  a  le  droit  et  le  devoir  de  proclamer  les  principes 
généraux  de  la  morale  religieuse;  ce  droit  et  ce  devoir  n'ont  pu 
lui  être  déniés  que  par  Vanarchie  absolue  ou  par  une  secte  qui 
aspire  à  étouffer  la  nationalité  sous  une  théocratie  étrangère  : 
l'état  doit  régler  sur  ces  principes  la  législation ,  et  renseigne» 
ment;  il  doit  les  enseigner,  les  mettre  en  action,  mais  il  n'a 
point  à  imposer  de  'profession  de  foi  aux  individus  ni  à  péné- 
trer dans  les  consciences  pour  savoir  si  on  la  croit.  Il  ne  doit 
demander  compte  aux  citoyens  que  de  leurs  actes,  et  non  de  leurs 
croyances.  Le  citoyen  qui  aurait  témoigné  ne  pas  croire  aux 
dogmes  généraux  ne  doit  encourir  d'autre  peine  que  l'exclusion 
des  fonctions  qui  tiennent  à  l'enseignement  de  ces  dogmes. 

Rousseau  eût  effacé  avec  effroi  les  quelques  lignes  malheureu- 
sement empruntées  à  Platon  sur  la  peine  de  mort  contre  les 
athées,  s'il  eût  entrevu  se  dresser  à  l'horizon  l'échafaud  de  Ghau- 
mette  et  de  Clootz! 

On  peut  appliquer  le  même  principe  au  bannissement  qu*il  de- 
mande contre  quiconque  ose  dire  :  Hors  de  V  Église  point  de  salut  ! 
a  attendu  que  l'intolérance  théologique  et  la  civile  sont  insépa- 
rables, et  qu'il  est  impossible  que  ceux  qui  croient  à  cette  maxime 
respectent  la  liberté  civile  des  autres  et  se  regardent  comme  leurS 


[«762]  CONTRAT  SOCIAL.  127 

firères.  >  Les  opinions  spéculatives,  quelles  que  soient  leurs  con- 
séquences, n'encourent  point  de  pénalité  matérielle  :  elles  ne 
doivent  exposer  qu*à  de  certaines  exclusions  qui  sont  dans  la  na- 
ture même  des  choses  ;  ceux ,  par  exemple,  qui  nient  les  droits  de 
la  patrie,  ne  peuvent  enseigner  aux  enfants  de  la  patrie  les  de- 
voirs du  citoyen. 

La  philosophie  politique  du  xviii*  siècle  nous  a  légué  deux  mo« 
nuroents,  sinon  égaux,  du  moins  tous  deux  impérissables,  quoi- 
que imparfaits  comme  toutes  les  œuvres  de  Thomme  :  le  livre  de 
la  liberté  et  celui  de  Tégalité ,  V Esprit  des  lois  et  le  Contrat  social. 
Rousseau  fait  reculer  la  théorie  en  deçà  de  Montesquieu  sur  cer- 
tains points;  ailleurs,  il  la  fait  avancer  à  pas  de  géant,  et  surtout 
il  déchire  les  voiles  dans  lesquels  s*était  enveloppée  la  prudence 
de  Montesquieu  ;  les  questions  de  la  souveraineté  et  du  gouver- 
nement ont  été  éclairées  par  lui  d*une  lumière  qui  ne  s'éteindra 
plus.  Les  ténèbres  des  Bodin,  des  Grotius,  des  Hobbes,  des  PufTen- 
dorf,  sont  à  jamais  dissipées  par  Théritier  d'AIthusius,  de  Spinoza, 
de  Locke,  de  Sidney  :  on  ne  confondra  plus  désormais  la  souve- 
raineté de  droit  et  le  pouvoir  de  fait.  Rousseau  et  Montesquieu,  si 
diCEèrents  de  physionomie,  si  contraires  parfois  dans  les  détails, 
se  contredisent  au  fond  moins  qu'ils  ne  se  complètent.  Les  partis 
ont  opposé  l'une  à  l'autre  ces  deux  grandes  mémoires  :  l'histoire 
doit  les  réunir. 

Jusqu'à  la  publication  de  ses  deux  œuvres  capitales,  Rousseau 
n'avait  souffert  que  dans  ses  affections  privées.  Les  jours  de  la 
persécution  politique  et  religieuse  se  levaient  pour  lui.  L'autorité 
avait  fermé  les  yeux  sur  les  hardiesses  de  VHéloïse  :  des  person- 
nages d'un  rang  élevé  et  d'un  sens  droit,  qui  pensaient  voir  dans 
la  nouvelle  philosophie  religieuse  le  salut  de  la  société ,  avaient 
cru  pouvoir  rassurer  également  Rousseau  sur  Y  Emile;  c'était  le 
maréchal  de  Luxembourg ,  qui  avait  offert  à  Jean-Jacques  une 
sincère  amitié  à  la  place  de  celles  qu'il  avait  perdues;  c'était  un 
prince  du  sang,  Gonti,  qui  cherchait  dans  le  commerce  des  lettres 
sérieuses  quelque  aliment  à  l'activité  d'un  esprit  fait  pour  les 
grands  emplois  de  la  politique;  c'était  le  magistrat  même  chargé 
de  la  censure,  M.  de  Malesherbes.  Celui-ci  alla  jusqu'à  obliger 
Rousseau  d'imprimer  V Emile  en  France,  tandis  que  le  Contrat 


1Î8  LES   PHILOSOPHES.  [\n%\ 

social,  comme  les  précédents  ouvrages  de  Rousseau ,  s'imprimait 
en  Hollande. 

Le  Contrat  social  parut  au  commencement  de  1762.  La  circula- 
tion en  fut  d'abord  tolérée.  VÉmile  suivit  à  quelques  semaines  de 
distance.  La  première  impression  du  public  fut  Tétonnement  et 
l'incertitude  :  on  ne  mesure  pas  un  pareil  monument  du  premier 
coup  d'œil  !  Des  admirations  profondes  et  d'amères  critiques  écla- 
tèrent à  la  fois.  Pendant  que  les  matérialistes  dogmatiques  affec- 
taient un  dédain  qui  couvrait  mal  leur  colère,  le  sceptique  d'Alem- 
bert,  malveillant  pour  Rousseau,  mais  judicieux  avant  tout, 
avouait  que  ce  livre  mettait  Rousseau  à  la  tête  de  tous  les  écrivains. 
La  question  ne  fut  pas  laissée  aux  débats  de  l'opinion,  et  les  espé- 
rances des  protecteurs  de  Rousseau  furent  trompées.  La  cour  et 
le  parlement,  au  moment  où  ils  accablaient  les  jésuites,  après  des 
péripéties  sur  lesquelles  nous  reviendrons  plus  tard ,  se  crurent 
dans  la  nécessité  de  ne  plus  ménager  les  écrivains  qui  attaquaient 
la  religion  romaine.  Rousseau,  par  un  principe  très-digne  de  res- 
pect*, avait  toujours  signé  ses  livres,  au  lieu  de  se  couvrir,  comme 
Voltaire  et  autres,  de  l'anonyme  ou  de  pseudonymes  transparents, 
et  de  fournir  prétexte  au  pouvoir  d'épargner  Fauteur  en  prohi- 
bant les  ouvrages.  Ses  amis  furent  sans  force  pour  le  protéger. 
Le  prince  de  Conti  ne  put  empêcher  qu'on  lançât  un  décret  de 
prise  de  corps  contre  lui  et  obtint  seulement  qu'on  fermât  les 
yeux  sur  sa  fuite.  Rousseau  ne  se  décida  à  partir  que  pour  ne  pas 
compromettre  son  hôte,  le  maréchal  de  Luxembourg  (juin  1762). 
Il  se  retira  en  Suisse,  à  Yverdun,  afin  d'attendre  ce  qu'on  ferait  à 
Genève.  VÈmile  fut  brûlé  et  l'auteur  dècrétèf  à  Genève  comme  à 
Paris  !  Une  réaction  peu  sincère  d'orthodoxie  calviniste  parmi  des 
pasteurs  et  des  anciens,  sociniens  au  fond  pour  la  plupart,  déguisa 
la  rancune  des  patriciens  genevois  contre  le  ci'oyen  qui  rappelait 
à  la  démocratie  ses  droits.  Rousseau ,  comme  il  l'avait  prédit ,  se 
trouva  seul  sous  le  coup  d'un  double  orage,  entre  les  champions 
des  religions  officielles  et  ceux  du  matérialisme. 

Expulsé  du  pays  de  Vaud  par  les  oligarques  bernois,  il  se  ré- 
fugia sur  les  terres  de  Frédéric  II,  â  Motiers,  dans  la  principauté 

1.  M  Vitam  impeudere  vero.  w 


(176Î-I7H41  LETTRES  DE   LA   MONTAGNE.  129 

de  Neufchàlel,  et  put  y  respirer  quelque  temps  sous  la  protection 
du  monarque  philosophe.  Ce  fut  là  qu'il  reçut  la  nouvelle  de  sa 
condamnation  par  la  Sorbonne ,  avec  un  mandement  habilement 
rédigé  contre  lui,  au  nom  de  l'archevêque  de  Paris,  par  un  ecclé- 
siastique de  quelque  talent.  Sa  réponse  fut  un  chef-d'œuvre,  la 
Lettre  à  M,  de  Beaumontj  complément  du  Vicaire  savoyard  (no- 
vembre 1762).  Sur  ces  entrefaites,  las  d'attendre  en  vain  que  ses 
conciloyens  réclamassent  contre  la  conduite  arbitraire  du  conseil 
genevois  à  son  égard ,  il  abdiqua  son  droit  de  cité ,  faisant  ainsi 
usage  de  ce  droit  extrême  de  renoncer  à  sa  patrie ,  qui  ne  nous 
semble  légitime  que  dans  deux  cas  :  lorsque  la  conscience  est  vio- 
lentéei  ou  la  subsistance  impossible  *.  Genève  sentit  alors,  un  peu 
tard,  de  quelle  auréole  elle  se  dépouillait  :  l'opinion  se  souleva, 
et  la  polémique  qui  eut  lieu  sur  cet  étroit  théâtre,  devenu  si  écla- 
tant pour  la  seconde  fois  depuis  deux  siècles,  enfanta  les  Lettres  de 
la  Montagne^  supplément  et  correctif  d'Emile  et  surtout  du  Contrat 
social  (1764)  *. 

Ici  s'arrête  ce  torrent  d'éloquence  et  de  passion  qui  avait  coulé 
sans  interruption  pendant  près  de  quinze  années ,  et  dont  la 
Lettre  à  C archevêque  de  Paris  et  les  Lettres  de  la  Montagne  étaient  les 
derniers  flots.  Rousseau  était  résolu  à  ne  plus  rien  publier  de  son 
vivant,  mais  non  pas ,  heureusement,  à  ne  plus  écrire.  Il  croyait 
avoir  payé  sa  dette  à  ses  contemporains  et  projetait  d'employer 
ses  dernières  années  à  une  œuvre  sans  modèle ,  au  moins  parmi 
les  modernes,  et  qui  servît  de  preuves  morales  et  de  commen- 
taires à  ses  livres  devant  la  postérité. 

Il  eût  souhaité  d'achever  sa  vie,  dans  la  contemplation  et  les 
paisibles  rêveries,  au  fond  des  vallées  du  Jura,  ou  dans  quelque 
île  solitaire  des  lacs  de  la  Suisse  romane.  Son  indigne  compagne 

1.  Rousseau,  si  ferme  sur  les  devoirs  de  citoyen,  admet  peut-être  trop  facilem  ent 
la  faculté  de  renoncer  à  ce  titre,  par  suite  de  son  opinion  sur  la  nature  toute  yo  lou- 
taire  du  pacte  social  :  il  ne  voit  pas  assez  que  Dieu  nous  donne  une  patrie  comme  il 
nous  donne  un  père.  Inutile  d'observer  qa*il  interdit  de  quitter  la  patrie  lorsqu'elle  a 
besoin  de  nous.  {Contrai  social^  liv.  IIJ,  ch.  xviii.) 

2.  Cest  dans  la  vu*  Lettre  que  se  trouve  le  passage  si  souvent  cité  :  <•  Quand  les 
hommes  sentiront-ils  qu'il  n'y  a  point  de  désordre  aussi  funeste  que  le  pouvoir  arbi- 
traire avec  lequel  ils  pensent  y  remédier?  Ce  pouvoir  3st  lui-même  le  père  de  tous 
les  désordres  :  employer  un  tel  moyen  pour  les  prévenir,  c'est  tuer  les  gens  afin  quMIs 
niaient  pas  la  6èvre.  >• 

XW.  9 


430  LES   PHILOSOPHES.  (1765-1767 

ne  lui  permit  pas  de  réaliser  ses  vœux.  Thérèse,  qu'ennuyait  la 
solitude ,  abusa  de  la  disposition  ombrageuse  de  cette  âme 
blessée  pour  lui  faire  croire  à  des  dangers  imaginaires,  à  une 
persécution  de  la  part  des  bigots  protestants.  Il  quitta  le  pays,  le 
cœur  navré,  l'esprit  obséd/»  d'une  noire  mélancolie.  Il  s'était  dé- 
cidé à  accepter  les  offres  du  philosophe  écossais  Hume  et  à  s'éta- 
blir en  Angleterre,  malgré  le  peu  de  sympathie  que  lui  inspirait 
le  peuple  anglais.  Il  traversa  la  France  sous  le  coup  du  décret  du 
parlement,  et  Taccueil  qu'il  reçut  à  Strasbourg,  puis  à  Paris,  fut 
de  nature  à  raviver  son  affection  pour  les  Français.  Le  ministre 
Choiseul,  qui  ne  voulait  ni  le  soutenir  ni  le  faire  arrêter,  l'obligea 
de  hâter  son  départ.  Il  traversa  la  mer  en  janvier  1766. 

La  fatale  issue  de  ce  voyage  est  assez  connue.  Rousseau  était 
condamné  à  passer  par  trois  degrés  de  souffrances  :  après  les 
douleurs  privées,  les  persécutions  publiques;  après  les  persécu- 
tions réelles,  les  maux  imaginaires,  les  plus  cruels  de  tous.  Peut- 
être  le  climat  de  l'Angleterre,  la  terre  brumeuse  du  spleen ,  con- 
tribua-t-il  à  déterminer  l'explosion  de  Thypocondrie  qu'avaient 
déjà  pronostiquée  bien  des  symptômes  incompris.  La  maladie 
morale  qui  envahît  Jean-Jacques  se  manifesta  sous  cette  forme 
qu'on  peut  nommer  la  manie  de  la  défiance.  Quelques  légèretés 
de  Hume  se  transformèrent  dans  l'esprit  de  l'exilé  en  un  complot 
pour  le  perdre  et  le  déshonorer.  Hume,  étonné  et  indigné,  se 
hâta,  sans  plus  d'examen,  de  dénoncer  Rousseau  comme  un 
monstre  d'ingratitude  et  ne  trouva  que  trop  d'échos  parmi  les  an- 
ciens amis  de  l'auteur  d'Emile,  qui  eussent  pardonné  à  Rousseau 
sa  gloire,  mais  qui  ne  lui  pardonnaient  pas  ses  principes.  Ils  le 
confondaient  avec  les  défenseurs  des  superstitions  et  l'appelaient 
le  déserteur  de  la  philosophie,  au  moment  où  il  sauvait  la  philoso- 
phie. Voltaire,  d'abord  ému  par  les  malheurs  de  Rousseau,  puis 
rendu  à  son  aversion  par  quelques  attaques  des  Lettres  de  la  Mon- 
tagne, se  joignit,  pour  l'accabler,  au  parti  athée,  avec  toute  la 
fougue  de  son  caractère.  Le  malheureux  Jean-Jacques  vit  se  for- 
mer contre  lui  une  ligue  trop  réelle,  mais  que  son  imagination 
grandit  dans  des  proportions  gigantesques,  impossibles.  Il  se 
figura  être  environné  d'une  conjuration  universelle,  dans  laquelle 
ses  ennemis  avaient  entraîné  toute  la  génération  contemporaine , 


Ï1767-I7701  MALIIRURS  DE  ROUSSEAU.  i:H 

pour  avilir  son  caractère  et  flétrir  sa  mémoire  devant  la  posté- 
rité. Bien  loin  de  s'exagérer  son  influence,  il  s'exagéra  son  isole- 
ment au  milieu  de  son  siècle  ;  il  n'entendit  pas  les  nombreux 
échos  qui  répondaient  à  sa  voix,  ou  lescrut  menteurs  et  railleurs  '  ; 
il  méconnut  la  sincérité  de  la  plupart  des  disciples  passionnés  qui 
aUluaient  vers  lui  et  ne  goûta  pas  la  consolation  suprême,  pour 
un  cœur  tel  que  le  sien,  de  jouir  du  bien  qu'il  avait  fait  aux 
hommes  ^.  Ce  fut  là,  sans  doute ,  une  sévère  expiation  des  fautes 
qu'il  avait  pu  commettre  en  ce  monde. 

De  retour  en  France  (1767),  où  le  décret  qui  subsistait  contre 
lui  ne  fut  ni  révoqué  ni  appliqué,  et  où  le  pouvoir  ne  songea 
plus  à  l'inquiéter,  il  vécut  trois  années  en  province  sous  un 
pseudonyme,  puis  revint  ouvertement  à  Paris,  pour  se  justifier 
en  personne  des  imputations  de  ses  ennemis  et  lutter  contre  ce 
qu'il  nommait  le  grand  complot  :  il  apportait  avec  lui  les  pièces 
du  procès  destinées  à  la  génération  future,  le  manuscrit  des  Con- 

1.  A  son  retour  d* Angleterre,  Amiens  lai  fît  une  réception  triomphale  :  les  anto- 
rites  municipales  Toolurent  lui  envoyer  le  vin  de  la  ville.  Il  fut  d*abord  touché;  puis, 
«n  réfléchissant  sur  cet  accueil,  il  s^magina  qu'on  s'était  raillé  de  lui. 

2.  Les  origines  de  la  m>iladie  noirt  de  Jean -Jacques  dataient  de  loin  ;  ses  anciens 
amis,  devenus  ses  ennemis,  citaient  comme  des  preuves  d'égoïsme,  d'ingratitude,  de 
fausseté,  d'exagération  mensongère,  beaucoup  d'incidents  qui  nMndiquaicnt  que  la  sur- 
excitation d'une  Ame  Jetée  au  delà  des  rapports  moyens  de  la  vie  et  incapable  de 
les  juger  au  point  de  vue  commun.  —  Que  ferait  et  qu'éprouverait,  au  milieu  du 
monde  physique  où  nous  vivons,  un  être  dont  les  sens  seraient  dix  fois  plus  délicats 
et  plus  irritables  que  les  nôtres?  —  Il  endurerait  des  souffrances  continuelles  et 
insupportables;  le  moindre  rayon  lui  blesserait  les  yeux;  le  moindre  contact  lui 
ébranlerai^  tous  les  nerfs.  Tel  est  Rousseau  dans  le  monde  moral.  Si  sa  sensibilité 
e&t  été  contenue  et  modérée  par  une  autre  éducation,  il  eût  toujours  été  malheureux  : 
les  êtres  trop  puissamment  doués  quant  à  la  passion  et  à  l'idéalité  sont  nécessaire- 
ment malheui'enx  ici-bas  ;  mais  il  n'eût  ressenti  que  les  grandes  et  inévitables  dou- 
leurs, et  il  n'eût  pas  été  torturé  par  ces  misères  fantastiques  de  toutes  les  heures 
qai  finirent  par  rompre  sans  retour  l'équilibre  de  ses  facultés.  —  Une  lettre  touchante, 
de  mars  1768,  atteste  qu'il  avait  par  moments  le  sentiment  de  cette  situation  anor- 
male :  «  Quelque  altération  qu'il  survienne  à  ma  tète,  écrivait-il,  mon  cœur  restera 
toujours  le  même.  »  Plus  tard,  il  avoua  à  un  ami,  Corancez,  qui  nous  a  laissé  la 
meilleure  relation  que  nous  possédions  sur  ses  dernières  annéeS|  qu'il  avait  quitté 
TAngleterre  dans  un  véritable  accès  de  folie.  Se  croyant  poursuivi,  en  Angleterre, 
par  les  agents  du  ministre  Choiseul,  ce  fut  en  France  qu'il  vint  chercher  un  refuge  I 
Cette  crise  mentale  coûta  à  la  postérité  une  édition  d'Emile^  revue  et  augmentée, 
avec  un  travail  sur  Téducation  publique.  Roussean  brûla  le  manuscrit  dans  un 
transport  de  frayeur  sans  motif.  —  Avec  les  causes  morales  avaient  concouru,  pour 
déterminer  l'hypocondrie,  des  souffrances  physiques  de  la  nature  la  plus  propre  à 
affecter  le  système  nerveux,  et  des  insomnies  continuelles. 


132  LES   PHILOSOPHES.  [17701 

fessions.  L'étal  maladif  qui  troublait  la  rectitude  de  son  jugement 
sur  les  choses  particulières,  tout  en  lui  laissant  la  plus  admirable 
lucidité  sur  les  choses  générales,  et  la  résolution  de  se  montrer 
sans  voile,  de  tout  dire,  pensées  et  paroles,  actions  et  relations, 
exécutée  au  pied  de  la  lettre,  expliquent,  excusent,  sans  les  justi- 
fier, les  quelques  détails,  inutiles  et  repoussants,  qui  blessent  la 
décence  et  le  goût,  les  révélations  sur  les  faiblesses  d'autrui,  la 
complaisance  avec  laquelle  Timagination  du  pénitent  ravive  les 
souvenirs  des  erreurs  que  la  conscience  désavoue,  enfin  cet  orgueil 
qui  s'exalte,  sous  l'oppression  du  malheur  et  de  l'injustice  humaine, 
jusqu'à  défier  devant  Dieu  aucun  de  ses  semblables  d'oser  se  dire 
meilleur  que  lui  *.  Il  y  aurait  témérité  à  entreprendre  de  caracté- 
riser, quant  au  point  de  vue  littéraire,  l'inconcevable  magie  de 
cette  création  où  Rousseau  est  à  la  fois  et  le  poète  et  le  poème. 
Personne  n'avait  jamais  écrit,  personne  n'écrira  peut-être  jamais 
de  pareils  mémoires  ! 

'  Nous  retrouverons  Rousseau  dans  ses  derniers  jours.  Nous 
avons  vu  ses  œuvres  et  sa  vie.  Nous  allons  constater  les  effets  de 
sa  parole,  au  moins  les  effets  immédiats  qu'elle  produisit  sur 
ses  contemporains;  car  les  conséquences  ultérieures  de  cette 
parole  dépasseraient  de  beaucoup  le  cadre  de  notre  histoire  ; 
elles  dépasseront  la  génération  au  soin  de  laquelle  nous  vivons; 
l'action  de  Rousseau  sur  la  France  et  sur  le  monde  n'est  pas 
terminée. 

1.11  faut  pourtant  observer  quUl  dit  meilleur  et  non  plut  vertueux^  ce  qui  est  bien 
différent.  —  On  a  trop  oublié  que  Rousseau  avait  défendu  de  publier  aet  Mémoires 
avant  le  commencement  du  xix«  siècle^  époque  à  laquelle  il  pouvait  croire  que  tous 
ses  contemporains  auraient  disparu.  La  famille  de  madame  de  Warens  était  complé- 
tentent  éteinte  dés  1745,  et  les  faiblesses  systématiques  de  cette  femme  étrange 
tuaient  éiè,  en  quelque  sorte^  publiques  à  Chambtri« 


LIVRE    CI 


LES  PHILOSOPHES  {suite}. 

Roubsbàu  bt  les  phixx)80phe8.  Lb8  ^coMomsTES.  —  Inflaence  de  Kousseaà 
Bur  les  écrÎTaiiift.  Voltaire  modifié  par  Rousseau.  Réformes  réclamées  par  Yol- 
taite.  Voltaire  et  les  parlements.  Calas.  —  Résistance  de  la  philosoj«hie  maté- 
rialiste. Propagande  athée  de  d'Folbach. —  Communisme.  Morelli. —  Mabli.  Ses 
i<!éeâ  politiques  et  soeiales.  —  Inflaence  de  Rousseau  sur  les  mœurs  et  sur  les. 
arts.  Grétri.  Gluck.  Louis  David. —  Économie  politique.  Phtsjocrateb.  Quesuai. 
GoumaL  TuBoav,  économiste  et  philosophe. 


1762  —  in  h. 

Nous  avons  essayé  de  décrire  l'état  de  la  société  avant  la  venue 
des  philosophes,  puis  le  règne  des  philosophes  avant  ravéncincnt 
de  Rousseau  :  une  troisième  période  s'ouvre  à  partir  de  la  Julie, 
de  YEmiU  et  du  Contrat  social.  Avant  d'indiquer  les  effets  de  cette 
éclatante  apparition  sur  la  société,  sur  le  public,  il  faut  en  consta- 
ter l'influence  sur  ceux-là  mêmes  qui  étaient  habitués  à  diriger 
l'opinion  publique,  sur  les  écrivains.  Rousseau  était  tombé  au 
milieu  d'eux  comme  un  projectile  enflammé. 

Les  effets  produits  par  Rousseau  sur  la  phalange  philosophique 
furent  très-divers,  très-opposés  môme,  mais  très-puissants.  Les 
oscillations,  les  modilications  de  l'àme  de  Voltaire  se  suivent  de 
page  en  page  dans  ses  écrits.  Dans  le  temps  même  où  il  témoigne 
une  malveillance  croissante  contre  la  personne  de  l'auteur  à* Emile 
et  contre  certaines  de  ses  idées,  il  est  entraîné  invinciblement 
vers  les  principales  doctrines  de  Rousseau  ;  il  entre,  comme  mal- 
gré lui,  dans  des  voies  où  il  n'avait  jamais  porté  ses  pas.  On  dirait 
que  c'est  pour  se  venger  de  cette  salutaire  violence  qu'il  poursuit 


^U  LES    PHILOSOPHES.  11762  1774] 

Rousseau  de  son  aveugle  colère.  Sous  cette  agitation  passionnée, 
il  y  a  pourtant  un  développement  logique  dans  les  changements 
opérés  chez  Voltaire.  Il  n'en  est  pas  ainsi  chez  Diderot,  le  plus 
grand,. le  seul  grand  de  la  secte  encyclopédique;  là,  les  fluctua- 
tions, les  contradictions,  redoublent.  Dans  le  gros  du  bataillon 
matérialiste,  on  ne  se  contredit  pas  :  on  a  la  logique  de  la  médio- 
crité ;  on  enchérit  sur  Talhéisme  de  la  veille  par  esprit  de  réaction. 
Le  patriarche  de  Femei  a  toujours  la  suprématie  nominale  sur 
farmée  encyclopédique,  mais  cette  armée  est  peu  disciplinée  :  elle 
obéit  quand  il  s*agit  de  tirer  ou  sur  les  religions  positives  ou  sur 
la  personne  de  Rousseau,  et  aussi,  il  faut* bien  le  reconnaître, 
quand  il  s*agit  de  défendre  l'humanité  ;  mais,  quand  le  chef 
veut  ménager  les  idées  de  Rousseau  ou  maintenir  son  propre 
déisme,  les  lieutenants  passent  outre.  Il  ne  s'agit  ici  que  des  idées 
religieuses  ou  métaphysiques  de  Rousseau;  quant  à  ses  idées 
politiques,  tous  en  subissent  l'influence  à  un  très-haut  degré.  Seu- 
lement, ceux-ci  les  restreignent,  ceux-là  les  faussent  ou  les 
exagèrent. 

L'avènement,  l'invasion  de  Rousseau,  détermine  donc,  dans  la 
vie  de  Voltaire,  une  troisième  phase  très-féconde,  très- essentielle 
à  étudier.  Dans  la  première  phase,  Voltaire  avait  eu  pour  fonds, 
pour  point  d'appui,  l'optimisme  de  Bolingbroke.  Dans  la  seconde, 
il  avait  perdu  ce  point  d'appui  sans  en  retrouver  d'autre.  Dans  la 
troisième,  rafl'ermi  par  un  secours  qu'il  n'avoue  pas,  enflammé 
d'une  émulation  qu'il  se  dissimule  à  lui-même,  il  s'assimile  en 
partie  les  vues  de  son  illustre  et  malheureux  rival,  et  ravive  en 
même  temps  et  développe,  avec  une  énergie  soutenue,  toutes  ses 
aspirations  propres,  toutes  les  données  qui  sortent  spontanément 
de  la  nature  de  son  esprit  :  le  vieil  arbre  reverdit  avec  une  puis- 
sance de  régénération  admirable  et  porte  de  nouveaux  fruits,  qui 
auraient  peut-être  séché  en  germe  sans  le  bienfaisant  orage  qui 
a  passé  sur  son  front. 

Un  écrit  politique  anonyme,  les  Idées  républicaines^  par  un  citoyen 
de  Genève,  est  le  premier  écho  de  Rousseau  chez  Voltaire.  Il  attaque 
avec  aigreur  le  Contrat  social,  le  réfute  ajuste  titre  sur  quelques 
points,  à  tort  sur  d'autres,  où  il  n'entend  pas  la  vraie  pensée  de 
Rousseau  ;  mais,  au  fond,  il  le  subit  en  le  complétant  par  ce  grand 


(I76i-17741        VOLTAIRE.    IDÉES   RÉPUBLICAINES.  435 

principe  :  a  Dans  une  république  digne  de  ce  nom,  h  liberté  de 
publier  ses  pensées  est  le  droit  naturel  du  citoyen.  »  C'est  donc  à 
Voltaire,  à  ce  qu'il  semble,  que  revient  l'honneur  d'avoir  formulé 
nettement  la  liberté  de  la  presse  comme  un  droit  fondamental.  II 
combat,  au  nom  de  la  liberté,  les  lois  somptuaires  recommandée» 
par  Rousseau;  il  blâme,  comme  lui,  a  la  distinction  odieuse  et 
humiliante  de  nobles  et  de  roturiers.  »  Il  avait  accepté  la  souve- 
raineté du  peuple,  en  établissant  que  «  le  gouvernement  civil  est 
la  volonté  de  tous,  exécutée  par  un  seul  ou  par  plusieurs  en  vertu 
des  lois  que  tous  ont  portées.  »  Mais  il  restreint  cette  participation 
de  tous  par  une  singulière  définition  de  la  société,  c  Une  société 
étant  composée  de  plusieurs  maisons  et  de  plusieurs  terrains  qui 
leur  sont  attachés,  il  est  contradictoire  qu'un  seul  homme  soit  le 
maître  de  ces  maisons  et  de  ces  terrains,  et  il  est  dans  la  nature 
que  chaque  maître  ait  sa  voix  pour  le  bien  de  la  société.  —  Ceux 
qui  n'ont  ni  terrain  ni  maison  dans  cette  société  doivent-ils  y  avoir 
leur  voix?  —  Us  n'en  ont  pas  plus  de  droit  qu'un  commis  payé 
par  des  marchands  n'en  aurait  à  régler  leur  commerce  ;  mais  ils 
peuvent  être  associés.  » 

Voici  donc  la  monarchie  et  la  démocratie  niées  ensemble  au 
profit  de  la  république  des  propriétés  foncières.  La  société  com- 
posée de  maisons  et  de  terrains!...  Rousseau  pensait  que  la 
société  est  composée  d'hommes  !  —  On  peut  voir  là  le  germe  de 
ces  opinions  équivoques ,  qui,  tout  en  reconnaissant  d'une  ma- 
nière abstraite  la  souveraineté  du  peuple,  excluent  systémati- 
quement* la  plèbe  des  droits  politiques,  sans  motiver  celte  exclu- 
sion aussi  crûment  que  Voltaire. 

Malgré  cette  négation  du  droit  des  non-propriétaires^,  Voltaire, 
revenu  aux  sentiments  qui  lui  avaient  autrefois  inspiré  Drutus  et 
la  Mari  de  César ^  et  qu'il  avait  paru  oublier  pour  la  guerre  exclu- 
sive au  fanatisme f  émit  désormais,  en  mainte  occasion,  des 
maximes  républicaines.  Il  avait  dit,  dans  les  Idées  d'un  citoyen  de 


1.  Nous  disons  s^tématiquement  ;  car  on  peut  admettre  le  principe  du  vote  uni- 
rersel ,  sans  le  croire  immédiatement  applicable  à  tout  peuple  dans  tout  état  de 
société. 

2.  Non-seulement  des  prolétaires,  mais  des  capitalistes  et  industriels  qui  ue  seraient 
pas  propriétaires  fonciers. 


136  LES   PHILOSOPHES.  (1762-17741 

Genève^  que  a  le  plus  lolérable  des  gouvernements  est  le  républi- 
cain, parce  que  c'est  celui  qui  rapproche  le  plus  les  hommes  de 
l'égalité  naturelle.»  Il  revient  là -dessus,  dans  l'article  Démociutie 
de  ce  Dictionnaire  philosophique,  par  lequel  il  prétendait  suppléer 
aux  réticences  de  Y  Encyclopédie  et  donner  franchement  le  dernier 
mot  sur  toutes  sortes  de  matières.  «  Le  peuple,  »  dit- il,  conmie 
Rousseau,  o  ne  veut  jamais  et  ne  peut  vouloir  que  la  liberté  et 
l'égalité.  0  II  oppose  les  crimes  des  monarchies  à  ceux  bien  plus 
rares  des  républiques.  L'article  Politique,  du  même  Dictionnaire, 
contient  une  allégorie  très-vive  et  très-leste  sur  la  fin  des  monar- 
chies, sur  les  manœuvres  trop  maltraités  qui  finissent  par  chas- 
ser le  maître,  t  Tout  ce  que  je  vois,  dit-il  dans  une  lettre  du 
2  avril  1764,  jette  les  semences  d'une  révolution  qui  arrivera 
immanquablement,  et  dont  je  n'aurai  pas  le  plaisir  d'être  témoin. 
Les  Français  arrivent  tard  à  tout,  mais  enfin  ils  arrivent.  La  lumière 
s'est  tellement  répandue  de  proche  en  proche,  qu'on  éclatera 
à  la  première  occasion,  et,  alors,  ce  sera  un  beau  tapage.  Les 
jeunes  gens  sont  bien  heureux;  ils  verront  de  belles  choses.  » 

Ces  belles  choses  dont  Voltaire  parlait  d'une  façon  si  dégagée 
lui  eussent  inspiré  autant  d'épouvante  que  d'admiration ,  s'il  lui 
eût  été  donné  d'en  être  le  spectateur.  Ce  n'était  pas  sur  ce  ton 
que  Rousseau  avait  annoncé  les  immenses  commotions  qui  s'apprê- 
taient. 

Voltiiire  ne  se  pique  pas  toujours  d'être  conséquent  avec  lui- 
m^me;  à  côté  du  républicain,  du  révolutionnaire,  le  grand  pro- 
priétaire, le  seigneur  de  paroisse,  se  fait  jour  parfois  tout  à  coup 
par  une  boutade  quasi  féodale,  cr  La  prétendue  égalité  des  hommes 
est  une  chimère  pernicieuse.  —  S'il  n'y  avait  pas  trente  manœuvres 
pour  un  maître,  la  terre  ne  serait  pas  cultivée.  —  J'ai  établi  des 
écoles  sur  mes  terres,  mais  je  les  crains.  »  (Art.  Fertilisation.) 

Ces  fantaisies  seigneuriales  l'arrêtent  peu  :  en  dépit  de  ses  légè- 
retés et  de  ses  contradictions,  il  avance  toujours;  son  ardeur  et 
son  activité  semblent  croître  avec  les  ans.  Rousseau  avait  surtout 
posé  des  principes  et  fait  appel  à  des  sentiments  généraux  :  Vol- 
taire, après  avoir  fait  si  longtemps,  de  son  côté,  de  la  critique 
générale,  se  met  à  réclamer  incessamment  des  réformes  positives, 
déterminées,  partielles,  mais  émanant  toutes  d'un  même  esprit 


[17661  VOLTAIRE  ET  BECCARLX.  137 

et  allant  à  un  même  but,  le  progrès  de  l'humanité  dans  les  lois  et 
rémancipatlon  de  la  société  laïque. 

Un  jeune  Milanais,  le  marquis  Beccaria,  venait  de  publier,  avec 
un  grand  retentissement,  le  Traité  des  délits  et  des  peines ,  reflet 
de  cette  pensée  française  qui  envahissait  rapidement  ^Europe^ 
Voltaire  accueille  à  bras  ouverts  et  commente  cette  œuvre,  qui 
résume,  sinon  avec  profondeur,  du  moins  avec  la  chaleur  la  plus 
vraie  et  la  candeur  la  plus  sympathique,  toutes  les  aspirations 
de  la  philanthropie  moderne  vers  une  législation  plus  humaine 
et  plus  juste  (1766).  L'expérience  du  vieillard  ne  suit  pas  le  jeune 
homme  dans  tous  ses  élans;  Voltaire  ne  croit  pas,  comme  Becca- 
ria, la  peine  de  mort  absolument  illégitime^,  mais  il  invite  le 
législateur  à  en  rendre  l'application  la  plus  rare  possible  et  à 
employer,  en  général,  les  criminels  aux  travaux  publics.  Point 
d'exécution  capitale  qu'après  révision  du  procès  dans  le  conseil 
du  prince  :  cela  existe  en  Angleterre  et  en  Allemagne;  cela  existait 
jadis  en  France.  Plus  de  question,  siu*tout  de  question  préalable  : 
l'AngleteiTe  l'a  depuis  longtemps  abolie;  d'autres  états  suivent 
son  exemple  avec  succès*.  Point  de  peine  d^  mort  pour  vol 
domestique;  plus  de  confiscation  des  biens  des  condamnés  (elle 
n'existait  pas  dans  la  plupart  des  pays  de  droit  romain,  ni  dans 
le  Bourbonnais,  le  Berri,  le  Maine,  le  Poitou,  la  Bretagne).  Vol- 
taire attaque  toute  la  partie  de  la  pénalité  dictée  par  le  fanatisme, 
les  peines  contre  les  hérétiques,  les  supplices  atroces  contre  les 
sacrilèges,  la  révoltante  exécution  du  cadavre  des  suicides;  il 
glisse  en  passant  une  note  sur  un  abus  étranger  à  la  pénalité, 
mais  plus  odieux  encore  à  l'humanité,  sur  l'infdme  mutilation 
des  soprani  pour  l'usage  de  la  chapelle  du  pape.  Il  compare  notre 
procédure  secrète,  imitée  de  Tinquisilion  sous  François  1*%  à 
la  procédure  publique  des  Romains,  réclame  contre  le  dur  trai- 

1.  Le  livre  de  Beccaria  fut  traduit  et  remanié  par  l'abbé  Morellet,  économiste  et 
philosophe  déiste,  qui  venait  de  publier,  en  1762,  le  Manuel  des  Inquieiteurtf  tirant 
ainsi  le  monstre  de  l'Inquisition  hors  de  son  antre  pour  l'exposer  à  l'horreur  uni* 
verselle. 

2.  Il  est  à  remarquer  que  cette  opinion  de  Beccaria,  qui  a  eu  tant  d'échos  depuis, 
n'a  été  professée  par  aucuu  des  gprands  génies  du  xviu'  siècle.  [ 

3.  La  Russie,  l'Autriche,  la  Prusse,  la  Hesse.  £n  Russie,  la  réforme  n'était  pas 
bien  sérieuse,  le  knout  se  prêtant  facilement  à  remplacer  les  intruments  classiques 
de  la  torture. 


438  LES   PHILOSOPHES.  [1766-17741 

teinent  infligé  aux  accusés  et  contre  l'injustice  d'accorder  des 
avocats  aux  prévenus  de  simples  délits  et  de  les  refuser  aux  pré- 
venus de  crimes  :  il  montre  que  l'Ordonnance  criminelle  de  1670, 
qui  a  beaucoup  aggravé  celle  de  1539  et  qui  est  la  seule  loi  uni- 
forme pour  tout  le  royaume,  semble,  à  bien  des  égards,. avoir 
pour  but  la  perte  des  accusés,  et  non  la  découverte  de  la  vérité. 
Il  s'indigne  que  l'accusé  reconnu  innocent  ne  soit  point  indemnisé 
de  sa  captivité  ni  de  ses  souffrances.  (Après  soixante  ans  de  révo- 
lutions, il  aurait  à  s'indigner  encore!)  Il  flétrit  la  vénalité  des 
charges  de  judicalure,  qui  n'existe  qu'en  France.  Il  appelle  de 
ses  vœux  l'uniformité  de  jurisprudence,  puis  celle  de  législation  *. 

Ailleurs,  il  préconise  le  jury  anglais,  le  jugement  du  citoyen 
par  ses  pairs  :  il  avait,  dès  1742,  vanté  l'institution  des  juges  de 
paix,  établie  en  Hollande. 

Quant  à  cet  autre  grand  objet,  l'affranchissement  de  la  société 
civile,  il  y  revient  sans  cesse  dans  le  Dictionnaire  philosophique  et 
partout.  Il  avance  que  c'est  à  l'état  à  entretenir  les  ministres 
des  autels,  sauf  à  disposer  du  superflu  des  biens  ecclésiastiques, 
s'il  y  en  a  -,  et  qu'on  ne  doit  pas  souffrir  d'ordres  religieux  ayant 
des  supérieurs  étrangers.  Il  demande  que  l'autorité  séculière  ne 
se  mêle  plus  de  faire  observer,  par  force,  l'abstinence  du  ca- 
rême et  le  repos  des  jours  de  fêtes.  Le  mariage,  quant  à  ses  effets 
civils  et  en  tant  que  contrat,  les  testaments,  les  inhumations, 
doivent  rentrer  dans  le  pur  droit  civil.  La  séparation  de  corps 
entre  époux,  sans  faculté  de  se  remarier,  est  contraire  à  la  morale 
et  au  bon  ordre. 

Il  provoque  également  des  réformes  en  toutes  sortes  d'autres 
matières  :  dans   des  questions  d'édilité,    d'hygiène   publique, 

1.  Puur  appréi'ier  ce  qu'on  doit  à  Voltaire  et  à  ses  auxiliaires  déToaés,  il  iuat  se 
rappeler  où  eu  étaient  encore,  quelques  années  auparavant,  les  hommes  les  plus  émi- 
neuts  parmi  les  légistes  ;  par  exemple,  d'Aguesseau  admettant  l'utilité  de  la  question 
et  faisant  renouveler  ces  barbares  ordonnances  du  XTi«  siècle,  qui  condamnaient  à 
mort  les  coupables  de  rapt  de  séduction,  sans  distinction  de  sexe,  c*est-à-dire  qui  me- 
naçaient du  supplice  une  fille  qui  se  serait  fait  épouser  par  un  mineur  malgré  ses  pa- 
rents [décembre  1730).  —  Ane.  Lois  françaises,  t.  XXII,  p.  338. 

2.  Pour  juger  ce  système,  il  faut  le  comparer,  non  pas  à  la  théorie  qui  rejette  Ten* 
tretieu  des  cultes  sur  la  libre  contribution  des  particuliers,  mais  à  l'état  de  choses  où 
le  clergé  catiiol  que  possédait  une  très-grande  partie  du  sol  français  et  90  millions 
de  dîmes  sur  le  reste. 


J76M774)  VOLTAIRE.   RÉFORMES.  439 

comme  le  retour  à  Fusage  des  anciens  sur  la  translation  des  ci- 
metières hors  des  villes;  dans  les  questions  d'éducation ,  comme 
l'introduction  des  études  historiques  et  mathématiques  au  sein 
des  collèges. 

Il  suffît  de  résumer  les  propositions  de  Voltaire  pour  en  signaler 
l'importance  :  la  plupart  de  ses  desiderata  sont  devenus  les  lois 
de  la  France  nouvelle;  quelques-unes  des  améliorations  qu'il 
appelle  sont  encore  à  établir  ou  à  rétablir.  Sur  le  terrain  des  ré- 
formes civiles,  il  marche  du  pas  le  plus  ferme  et  le  plus  assuré  : 
rien  n'égale  la  justesse  de  son  coup  d'œil. 

La  question  religieuse  n'est  pas  si  simple  ni  si  facile  à  juger. 
Là,  deux  tendances  inverses  se  manifestent  chez  Voltaire  :  d'une 
part,  il  se  rafiermit  dans  le  déisme  et  se  rapproche  des  croyances 
nécessaires  qu'il  avait  repoussées;  de  l'autre  part,  comme  pour 
se  faire  pardonner  sa  religion  naturelle  par  les  matérialistes,  il 
redouble  d'acharnement  contre  les  religions  positives  et  contre  la 
Bible.  Il  ne  se  contente  pas  de  seconder  la  guerre  de  Rousseau  contre 
la  religion  romaine,  religion,  dit-il,  qui,  a  se  choisissant  un  chef 
hors  de  l'état,  est  nécessairement  dans  une  guerre  publique  ou 
secrète  avec  l'état;  maladie  qu'il  faut  guérir  par  degrés  en  abolis- 
sant les  taxes  honteuses  qu'on  paie  à  l'évôciue  de  Rome ,  en  dimi- 
nuant le  nombre  des  couvents,  en  supprimant,  avec  le  temps,  les 
confréries,  les  pénitents,  les  fuusscs  reliques  *.  »  Le  fameux  mot 
d'ordre  :  Écrasons  l'infâme!  ne  menace  plus  seulement  le  fana- 
tisme et  la  superstition,  mais  enveloppe  le  christianisme  tout  en- 
tier, que  Voltaire  confond  avec  les  sectes  chrétiennes;  il  ne  dis- 
tingue même  plus  la  morale  du  dogme;  il  foule  aux  pieds  les 
sentiments  les  plus  respectables;  il  flétrit  les  traditions  les  plus 
touchantes  et  les  plus  saintes  avec  une  licence  qui  ne  rappelle  que 
trop  l'auteur  de  la  Pucelle. 

L'excuse  de  tels  excès,  si  quelque  chose  en  peut  atténuer  le 
blâme,  est  dans  les  crimes  par  lesquels  le  fanatisme  humilié  s'ef- 
force de  venger  sa  défaite  et  de  ressaisir  l'empire.  De  17G2  à 

1.  îdiu  di  Lamothê'lê'Vayir.  —  Parmi  les  défensean  de  la  Bible  et  de  la  tradition, 
Von  ue  peut  guère  citer  que  Tabbé  Guénée,  homme  d'esprit,  qui  met  du  goût  dans 
rérudition  et  deTurbanité  dans  la  polémique.  Ses  Lettres  Je  qelques  Juifi,  etc.,  sont 
à  peu  prés  le  seul  livre  de  talent  qu*on  ait  écrit  contre  Voltaire. 


m  LES  PHILOSOPHES.  [176«-1765] 

1766,  le  vieil  esprit  routinier  et  impitoyable  des  cours  de  justice 
jette  le  défi  à  l'esprit  du  siècle,  par  une  série  d'atrocités  judiciaires 
Lien  propres  à  lancer  hors  de  toute  mesure  un  homme  de  passion 
et  d'entraînement  tel  que  Voltaire.  Des  minorités  bigotes  et  fu- 
rieuses s'imposent  dans  les  parlements  à  des  majorités  flottantes 
ou  sceptiques,  et  les  obligent ,  comme  compensation  de  la  guerre 
à  mort  que  la  magistrature  fait  en  ce  moment  aux  jésuites,  à 
fouiller  dans  l'arsenal  des  vieilles  lois,  plein  d'instruments  d'exter- 
mination, €  pour  venger  la  religion  des  hérétiques  et  des  impies.  • 
Le  19  février  1762,  le  pasteur  protestant  Rochette  est  pendu,  par 
sentence  du  parlement  de  Toulouse ,  pour  avoir  exercé  en  Lan- 
guedoc le  ministère  évangélique.  Trois  jeunes  gentilshommes 
protestants,  les  frères  Grenier,  sont  décapités  en  même  temps, 
sous  prétexte  de  rébellion,  pour  avoir  pris  les  armes  dans  un 
moment  où  ils  craignaient  d'être  égorgés  par  des  catholiques 
ameutés  au  son  du  tocsin  à  l'occasion  de  l'arrestation  de  Rochette. 
Le  9  mars  1762,  un  autre  réformé  toulousain,  le  négociant  Calas, 
expire  sur  la  roue  :  le  parlement  de  Toulouse  l'avait  condamné 
comme  assassin  de  son  propre  fils,  qui,  selon  toute  apparence, 
s'était  donné  la  mort  à  lui-même.  Suivant  une  fable  empruntée 
par  le  parlement  à  la  crédulité  grossière  des  confréries  de  péni- 
tents ,  Calas  avait  tué  son  fils  pour  l'empêcher  de  se  faire  catho- 
lique !  La  veuve  et  les  enfants  de  la  victime,  après  avoir  passé  eux- 
mêmes  par.  les  horreurs  de  la  question ,  se  réfugient  à  Genève  et 
vont  implorer  la  pitié  de  Voltaire.  On  sait  le  reste.  L'histoire  ne 
peut  avoir  trop  d'éloges  pour  la  magnanimité  avec  laquelle  ce 
vieillard,  déjà  en  butte  aux  clergés  de  toute  l'Europe,  osa  entrer 
en  lutte  ouverte  avec  cette  magistrature  si  redoutée  et  la  fit  recu- 
ler devant  lui.  Il  sut  employer  toutes  les  armes,  même  celle  de 
la  modération,  pour  persuader,  pour  entraîner  le  public,  le  bar- 
reau, la  cour  enfin  :  il  obtint,  après  exécution!  l'application  de  ce 
principe  de  révision  qu'il  réclamait  théoriquement  entre  la  con- 
damnation etrexéculion.  Un  tribunal  extraordinaire  de  cinquante 
maîtres  des  requêtes  cassa  l'arrêt  du  parlement  de  Toulouse,  ré- 
habilita la  mémoire  de  Calas  et  ordonna  que  sa  famille  fût  indem- 
nisée (9  mars  1765  ).  Jamais  la  justice  et  la  vérité  n'avaient  rem- 
porté une  plus  belle  et  plus  difficile  victoire. 


[1762-1766]  CALAS  ET  LA   BA«RE.  i44 

L'année  même  du  supplice  de  Calas,  les  mêmes  abominations 
avaient  failli  se  renouveler  dans  le  même  lieu.  Une  jeune  fille 
protestante  avait  été  enlevée  à  ses  parents,  d'après  les  ordonnances 
toujours  en  vigueur,  et  enfermée  dans  un  couvent  pour  la  forcer 
à  changer  de  religion ,  pour  Vinstruirey  comme  on  disait.  Elle 
s'i  chappa  et,  dans  sa  fuite,  elle  périt  par  accident.  Le  père,  appelé 
Sirven,  fut  accusé  du  même  crime  que  Calas  :  il  s'enfuit,  avec  sa 
femme  et  son  autre  fille,  à  travers  les  neiges  des  Cévennes.  La 
femme  y  mourut  de  misère  et  de  douleur;  le  père  et  la  fille  re- 
joignirent la  famille  Calas  à  Genève.  Us  y  trouvèrent  la  même 
protection,  tandis  qu'on  les  condamnait  par  contumace  à  Tou- 
louse; mais  leur  affaire  ne  fut  pas  si  promptement  vidée  et,  avant 
que  leur  innocence  eût  été  judiciairement  reconnue,  les  parle- 
ments s'écroulèrent. 

Ils  avaient  eu  le  temps,  auparavant,  de  se  souiller  de  nouvelles 
cruautés.  En  1766,  un  crucifix  placé  sur  un  pont  d'Abbeville 
ayant  été  mutilé  pendant  la  nuit ,  l'évêque  d'Amiens  cria  ven- 
geance. Deux  jeunes  officiers  de  dix-huit  ans ,  La  Barre  et  d'Étal- 
londe,  furent  accuses  de  ce  sacrilège.  D'Élallonde  s'enfuit  ;  La 
Barre  fut  condamné  par  le  présidial  d'Abbeville,  sur  de  vagues 
présomptions,  à  être  brûlé  vif,  après  avoir  eu  la  langue  et  la  main 
droite  coupées!  Appel  fut  porté  au  parlement  de  Paris.  Le  parle- 
ment confirma  la  sentence,  en  accordant  au  condanmé  la  faveur 
d'être  décapité!  Celte  fois,  Voltaire  échoua.  La  tète  de  La  Barre 
tomba  le  l*'  juillet  1766.  Les  tribunaux  semblaient  frappés  de 
vertige,  lors  même  que  les  passions  ou  les  intérêts  religieux 
n'étaient  pas  en  jeu  :  Voltaire,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs , 
ne  réussit  pas  mieux  à  leur  arracher  une  victime  plus  éminente , 
le  comte  de  Lally;  mais  il  prépara  la  réhabilitation  de  ce  malheu- 
reux général,  et  sauva  la  vie  ou  l'honneur  à  plusieurs  autres 
accusés  prêts  à  succomber  sous  d'injustes  préventions  ;  il  semblait 
aspirer  à  se  faire  le  réparateur  de  toutes  ces  erreurs  et  de  toutes 
ces  iniquités  judiciaires  qui  prouvaient  si  bien  la  nécessité  des 
réformes  qu'il  invoquait. 

Il  pratiquait  ainsi  l'Évangile  en  fait ,  pendant  qu'il  l'attaquait 
de  nom. 

En  même  temps,  son  déisme  prenait  un  caractère  de  plus  en 


4'»2  LES   PHILOSOPHES.  {\U%-mk] 

plus  précis  et  providentieL  II  se  déclare  très-énergîquement  en 
faveur  des  causes  finales  et  contre  le  naturalisme.  <  Je  ne  vois 
dans  la  nature,  comme  dans  les  arts,  que  des  causes  finales.  — 
Il  n'y  a  point  de  nature  :  il  n'y  a  que  de  l'art.  »  Il  veut  dire  que 
Dieu  est  le  grand  artiste,  et  le  monde  une  œuvre  d'art  (Dict.  phiL, 
art.  Dieu  ;  — Nature).  II  oppose  Spinoza  lui-même  au  naturalisme 
matérialiste  :  c'est  le  commencement  de  la  justice  pom*  ce  grand 
homme  méconnu  même  de  Rousseau.  En  approchant  du  seuil  de 
l'autre  vie,  il  incline  enfin  à  l'immortalité  de  l'âme.  Il  admet  la 
possibilité  en  nous  <  de  cette  monade  indestructible  qui  sent  et 
qui  pense,  »  si  souvent  en  butte  à  ses  railleries,  c  Espérons  que 
notre  monade ,  qui  raisonne  sur  le  grand  Être  étemel ,  pourra 
être  heureuse  par  ce  grand  Être  même  *.  »  Il  avoue  que,  partout 
où  il  y  a  une  société  établie,  une  religion  (il  ne  dît  pas  une  religion 
dÉtat)  est  nécessaire,  pourvu  que  le  culte  soit  simple,  et  le  sacer- 
doce sans  superstition  :  u  Les  lois  veillent  sur  les  crimes  connus, 
et  la  religion  sur  les  crimes  secrets.  »  Les  romans,  la  poésie,  qu'il 
a  tant  de  fois  employés  à  la  critique  dissolvante,  deviennent  des 
armes  en  faveur  de  sa  foi  à  la  Providence  ^.  Son  langage  s'élève, 
comme  sa  pensée,  dans  les  mâles  et  ûères  épltres  enfantées  par 
la  verve  inépuisable  de  ses  vieux  ans. 

J'ose  agir  sans  rien  craiudre,  ainsi  que  j'ose  écrire  I 

Le  vengeur  de  Calas  pouvait  se  rendre  ce  noble  témoignage. 

Un  jour  tout  sera  bien,  voilà  notre  espérance! 
Tout  est  bien  aujourd'hui ,  voilà  Tillusion. 

C'est  ainsi  qu'il  corrige,  dans  les  éditions  nouvelles,  la  conclu- 
sion désolée  du  Désastre  de  Lisbonne, 
Son  dernier  mot  est  un  acte  de  foi  pour  la  religion  du  progrès  : 

Que  tout  soit  mal  ou  bien,  faisons  que  tout  soit  mieux  I 

C'était  contre  ses  alliés  accoutumés  que  tous  ces  traits  étaient 

1.  Dès  1758,  au  lendemain  de  Candide,  il  avait  vu  clair  sur  la  question  de  Toptl- 
misme.  «  C*est  l'éternité  à  venir  qui  fait  l'optimisme,  et  non  le  moment  présent,  » 
écrivait-il  à  un  pasteur  de  Genève,  résumant  ce  que  lui  avait  écrit  Rousseau.  Mais, 
cette  éternité  à  venir,  il  n*en  avait  guère  encore  le  sentiment  à  cette  époque. 

2.  V.  VUist.deJenng;  VÉpUre  à  lauUar  du  Trois  Impoêteurê;  VÉpttre  à  BoiUau, 


[17as-17741  VOLTAIRE  CONTRE  LES  ATHÉES.  143 

dirigés;  c'était  contre  leur  athéisme  qu'il  protestait  en  gravant  sur 
le  fronton  de  l'église  de  Femei  l'inscription  fameuse  :  Deo  erexit 
Voltaire,  où  l'on  a  voulu  voir  à  tort  la  révélation  d'un  téméraire 
orgueil*. 

n  hésita  longtemps  avant  de  faire  une  guerre  directe  à  leurs 
ouvrages  :  le  pacte  contre  Tenneini  commun  le  retenait.  Eux- 
mêmes,  d'ailleurs,  malgré  la  colère  fanatique  qu'avait  soulevée 
parmi  eux  l'attaque  de  Rousseau,  ne  se  hasardèrent  que  peu  à  peu 
à  enseigner  dogmatiquement  dans  leurs  livres  les  maximes  pro- 
fessées depuis  bien  des  années  dans  leurs  salons.  Il  fallut  qu'ils 
sentissent  le  vieux  monde  de  plus  en  plus  ébranlé  et  qu'ils  crus- 
sent la  puissance  de  leur  secte  singulièrement  agrandie.  II  fallut 
surtout  qu'ils  eussent  un  centre  d'action  très -fortement  constitué. 
Pour  créer  ce  centre,  d'Alcmbert  était  trop  prudent  et  trop  scep- 
tique ;  Diderot,  trop  mobile,  trop  clairvoyant  aussi ,  n'avait  pas 
une  foi  assez  feniio  dans  le  néant  et  apercevait  parfois  l'impossi- 
bilité d'une  société  athée.  Un  homme  d'une  moindre  portée,  mais 
qui  joignait  à  une  persévérance  passionnée  les  conditions  de  for- 
tune et  de  position  nécessaires  pour  agir  sur  une  grande  échelle , 
s'empara  de  ce  rôle  :  ce  fut  le  baron  d'Holbach ,  Allemand  établi 
en  France,  très-instruit  dans  les  sciences  naturelles, à  l'avance- 
ment desquelles  il  eût  pu  contribuer  par  des  vues  originales , 
mais  qui  ne  fit  de  sa  physique  que  le  support  d'une  mauvaise 
métaphysique.  D'Holbach  réunit  autour  de  lui  et  met  à  l'œuvre 
des  hommes  de  savoir  et  de  talents  inégaux ,  mais  associés  par 
une  même  soif  de  destruction  et  par  une  même  sincérité  dans 
leur  fanatisme  négatif.  Il  s'empare  de  Diderot,  non  pas  exclusive- 
ment, mais  du  moins  autant  que  l'on  peut  saisir  ce  protée  que 
personne  n'enchaîna  jamais.  Le  fougueux  directeur  de  VEnqjclo- 
pèdie  écrit  h  la  fois,  pour  lui-même  et  pour  ses  amis,  des  livres 
déistes  et  des  livres  athées  :  les  Additions  aux  Pensées  philosopher 
ques,  le  Traité  de  la  suffisance  de  la  Religion  naturelle  (1770),  d'au- 

1.  Il  est  regrettable  que  ce  soayenir  soit  gâté  par  les  scènes,  les  unes  paériles,  les 
autres  condamnables,  qui  se  passèrent  à  Fernei ,  lorsque  Voltaire  B*amiisa  à  se  faire 
affilier  au  tiers-ordre  de  Saint- François,  prétendit  recevoir  la  communion  des  mains 
de  son  curé,  en  bon  seigneur  de  paroisse,  malgré  l'opposition  de  son  évéque,  et 
souscrivit  à  cet  eflfet  une  profession  de  foi  catholique,  pour  se  mettre  à  couvert  du 
côté  des  tribunaux  français.  Rousseau  ne  jouait  pas  avec  ces  choses  ! 


U4  LES  PHILOSOPHES.  [1770) 

très  productions  de  Diderot  encore,  pourraient  être  avouées  par 
Voltaire,  sinon  par  Rousseau  même;  Y  Histoire  philosophique  des 
deux  Indes,  de  l'abbé  Rainai  (1770),  qui  doit  à  Diderot  ses  pages 
les  plus  vivement  colorées*,  est  encore  ui\e  œuvre  de  déisme; 
mais,  pendant  ce  temps,  Diderot  esquisse  pour  son  compte  de  cy- 
niques fantaisies,  et  prodigue  sa  verve  aux  élucubrations  matéria- 
listes de  d'Holbach,  de  son  lieutenant  Naigeon,  d'Helvétîus,  comme 
à  cette  correspondance  par  laquelle  Grimm  amuse  sept  ou  huit 
princes  étrangers  du  mouvant  spectacle  qu'offre  la  France  philo- 
sophique et  litténire;  inépuisable,  infatigable,  il  écrit  presque 
tout  ce  qui  a  une  certaine  supériorité  dans  les  livres  de  ses  amis; 
homme  étrange,  qu'on  ne  saurait  accuser  de  mauvaise  foi,  mais 
qui  a  le  don  périlleux  de  se  passionner  en  artiste  pour  des  idées 
contradictoires,  selon  qu'elles  se  succèdent  à  la  surface  de  son 
esprit. 

Une  foule  de  livres  agressifs  sortent  de  la  secrète  officine  de 
THolbach,  pour  aller  recevoir  la  lumière  en  Hollande  et  revenir 
se  faire  brûler  en  France ,  où  le  bûcher  n'est  plus  qu'un  moyen 
de  propagation  ^.  On  les  fait  passer  pour  les  œuvres  posthumes 
de  divers  savants  ou  académiciens  qui  n'avaient  osé,  disait-on, 
révéler  leur  pensée  de  leur  vivant  :  les  principaux  sont  mis  sur 
le  compte  de  l'érudit  le  plus  profond  du  siècle,  de  Nicolas  Fréret, 
mort  en  1749.  Les  premiers  de  ces  ouvrages  étant  surtout  dirigés 
contre  les  dogmes  révélés.  Voltaire  les  approuve,  malgré  des 
tendances  suspectes  :  un  théologien  savant  et  laborieux,  mais 
lourd,  et  qui  défend,  avec  les  dogmes  du  christianisme,  les 
vieilles  maximes  de  l'intolérance,  l'abbé  Bergier,  répond  à  un  de 
ces  livres,  V Examen  critique  des  apologistes  du  christianisme,  par  la 
Certitude  des  preuves  du  christianisme,  à  quoi  un  nouveau  cham- 
pion réplique  par  la  Certitude  des  preuves  du  mahomètisme  :  celui-ci, 
Allemand  francisé  comme  d'HolLach  et  Grimm,  est  ce  Clootz, 
depuis  célèbre  dans  la  Révolution  sous  le  nom  d'Anacharsis , 


1.  Le  vaste  ouvrage  de  Rainai,  trop  vanté  autrefois,  trop  dédaigné  aujoard*hui, 
est  diffus,  déclamatoire,  parfois  inconséquent,  mais  plein  de  faits  et  animé  d'une 
passion  sincère. 

2.  On  en  brûla  vingt-cinq  on  trente  en  1770.  V.  le  curieux  rapport  de  M.  Walcke- 
naër  à  TAcadémie  des  Inscriptions  sur  Fréret. 


[1770-1774)  PROPAGANDE   ATHÉE.  .    U5 

disciple  de  Diderot  qui  doit  tomber  sous  les  coups  des  disciples 
de  Rousseau,  quand  les  idées  seront  devenues  des  glaives! 

Le  Système  de  la  Nature  lève  enfin  tous  les  voiles  (1770)  :  c'est 
la  tliéorie,  exposée  magistralement,  de  ce  naturalisme  matéria- 
liste insinué  dans  Y  Interprétation  de  la  Nature  et  dans  quelques 
autres  ouvrages  antérieurs  de  Diderot,  et  réfuté  par  Rousseau. 
A  ce  coup.  Voltaire  éclate.  Pour  la  première  fois,  il  condamne 
publiquement  une  production  émanée  de  la  confrérie  philoso- 
phique et  se  trouve  rangé,  bon  gré,  mal  gré,  à  côté  de  l'auteur 
iïÉmUe. 

Ces  mômes  livres,  si  hostiles  à  la  religion  de  Rousseau,  subis- 
saient l'impulsion  de  sa  politique,  tout  en  partant  de  principes 
si  différents.  Rousseau  ayant  condamné  tous  les  établissements 
monarchiques  ou  aristocratiques  qui  méconnaissaient  le  droit  du 
peuple,  il  fallait  bien  trouver  moyen  d'enchérir  sur  lui.  Il  avait 
donné  les  raisons  :  on  prit  les  déclamations*.  Ce  fut  contre  le 
despotisme  une  émulation  de  cris  dont  le  diapason  alla  toujours 
montant,  jusqu'au  distique  farouche  de  Diderot  : 

Et  ma  main  ourdirait  les  entrailles  du  prêtre, 
A  défaut  d*un  cordoo  pour  étrangler  les  rois  ! 

Fureur  dithyrambique  qui  n'empôcha  pas  le  tyrannîcîde  Diderot 
de  professer  une  adoration  naïve  pour  Catherine  II,  l'impéra- 
trice philosophe,  qu'il  alla  voir  en  Russie  et  qui  le  combla  de 
caresses  et  de  bienfaits  calculés. 

On  rencontre,  dans  un  ouvrage  posthume  de  Diderot  (la  Poli- 
tique des  Souverains,  écrite  en  1774,  publiée  seulement  en  1798), 
des  passages  plus  sérieux  et  plus  réfléchis  que  cette  sauvage  bou- 
tade d'un  souper  philosophique. 

«  Sous  quelque  gouvernement  que  ce  fût,  le  seul  moyen  d'être 
libre,  ce  serait  d'être  tous  soldats.  U  faudrait  que,  dans  chaquQ 
condition,  le  citoyen  eût  deux  habits,  l'habit  de  son  état  et  l'habit 
militaire.  > 

1.  Ce  n*est  pas  qu'il  n'y  eût  dans  ces  livres  «  quelques  principes  Trais  de  droit 
public  et  de  liberté,  »  comme  le  recoanait  un  historien  qui  n*est  pas  suspect  de  favo- 
riser le  matérialisme,  M.  Villemain;  mais  ces  principes,  dépourvus  de  lien  et  de 
sanction,  ne  pouvaient  faire  une  doctrine. 

XVI.  40 


446  LES  PHILOSOPHES.  [1770-1774] 

Voilà  l'institution  de  la  garde  nationale  formulée. 

«  Il  n*y  a  de  bonnes  remontrances  que  celles  qui  se  feraient  la 
baïonnette  au  bout  du  fusil.  » 

Et ,  enfin ,  ce  mot  terrible ,  qui  renfermait  une  lugubre  pro- 
phétie : 

c  Le  supplice  public  d'un  roi  change  l'esprit  d'une  nation  pour 

JAMAIS.  » 

C'est  la  raison  d'état  révolutionnaire  succédant  à  la  raison  d'état 
monarchique  et  catholique.  Rousseau,  du  moins,  eût  dit  :  c  Le 
supplice  d'un  roi  coupable.  » 

Le  distique  n'avait  pas  été  publié,  non  plus  que  ces  axiomes, 
et  Catherine,  d'ailleurs,  redoutait  peu  pour  ses  mougiks  les  prédi- 
cations de  la  propagande  française'.  Un  autre  monarque  les  jugea 
moins  inoffensîves.  C'était  Frédéric  II.  Il  servit  de  second  à  son 
ancien  ami  Voltaire  et  composa  une  réfutation  du  Système  de  la 
Nature,  au  point  de  vue  du  déisme,  et  même  du  libre  arbitre, 
qu'il  avait  autrefois  combattu.  Il  était  bien  d'intervenir  ainsi  en 
philosophe  et  non  en  roi  ;  mais  on  peut  garantir  qu'au  fond  le 
roi  avait  été  plus  blessé  que  le  philosophe,  par  un  livre  où  Ton 
réclamait  pour  les  sujets  le  droit  de  déposer  leurs  princes  et 
l'abolition  des  grandes  armées  qui  soutiennent  les  trônes.  Fré- 
déric s'était  déjà  trouvé  fort  dépassé  par  Rousseau,  quoiqu'il  eût 
lui -môme  paru  établir,  dans  un  écrit  théorique,  la  supériorité 
de  la  république  sur  la  monarchie  '  :  lui  qui  avait  commencé 
si  bruyamment  la  révolution  philosophique  parmi  les  rois,  il 
commence  presque  la  réaction,  ou,  tout  au  moins,  il  s'arrête, 
s'il  ne  recule  pas,  pendant  que  le  mouvement  gagne  les  cours 
de  Russie,  d'Italie,  môme  d'Autriche  et  d'Espagne,  môme  la  cour 
de  Rome!... 

Le  mouvement,  au  sein  des  cours,  ne  pouvait  s'étendre  que 
dans  de  certaines  limites  ;  mais  les  écrivains  avaient  franchi  toutes 
les  limites  :  après  les  religions  particulières,  on  avait  attaqué  la 
religion  naturelle;  après  les  formes  passagères  des  sociétés,  on 
attaquait  le  fond.  Un  livre,  le  Code  de  la  Nature,  qui  a  été  attribué 
à  Diderot ,  quoiqu'on  n'y  rencontre  pas  plus  ses  idées  que  son 

1.  Il  en  donne  une  raison  très-remarquable  :  c*est  qu'il  y  a  plus  de  suite  et  d* unité 
dans  la  politique  des  républiques. 


I1749J  MOKELLr.    COMMUNISME.  147 

Style,  dénonçait  la  propriété,  non  plus  comme  liée  à  la  société 
qui  a  remplacé  rindépendance  sauvage,  mais  comme  ayant  ren- 
versé la  vraie  société,  la  communauté,  loi  providentielle  de  la 
sociabilité  humaine.  Le  véritable  auteur,  demeuré  fort  obscur,  se 
nommait  Morelli.  C'était  un  rêveur  solitaire,  fort  en  dehors  de 
tout  sens  pratique,  comme  l'attestent  les  naïvetés  de  son  livre; 
mais  la  portée  de  ce  livre  en  dépasse  de  beaucoup  la  valeur 
intrinsèque,  quoique  tout  n'y  soit  pas  méprisable.  C'est  là  le 
point  de  départ  du  babouvisme,  du  communisme  moderne  et  de 
tous  les  systèmes  fondés  exclusivement  sur  le  principe  de  la  fra- 
ternité. La  théorie  communiste,  héritière  des  franciscains  du 
moyen  âge  et  des  philosophes  utopistes  du  xw^  siècle,  ne  procède 
pas  du  matérialisme,  quoiqu'elle  puisse  devenir  un  effrayant  fléau 
en  s'y  combinant.  Morelli  est  religieux  :  il  professe  la  perfectibi- 
lité providentielle  du  monde  physique  et  moral  ;  il  pose  comme 
principe  de  tout  développement  moral  le  sentiment  de  notre 
insuffisance  individuelle,  du  besoin  que  nous  avons  d'autrui,  par 
conséquent  de  la  bienfaisance,  et  montre  Tidée  de  la  bienfaisance, 
de  la  bonté,  élevée  au  degré  suprême,  éveillant  en  nous  la  notion 
de  la  Divinité,  plutôt  et  plus  sûrement  que  le  spectacle  nïême  de 
l'univers.  Il  fait  un  grand  éloge  du  christianisme  primitif  et  voit 
fort  bien  que  la  tendance  à  la  communauté  y  a  existé,  mais  moins 
bien  pourquoi  elle  a  cessé  d'y  être.  La  tendance  à  l'unité  et  à 
l'égalité  sociale  absolues  est  une  inévitable  réaction  de  l'esprit 
humain  dans  la  décadence  des  civilisations,  où  une  extrême  iné- 
galité est  associée  à  une  extrême  corrui)tion  ;  mais  cette  tendance 
se  tempère  et  s'équilibre  avec  d'autres  forces  quand  la  société  se 
rassoit.  Les  chrétiens  fussent  sortis  du  régime  de  la  communauté, 
quand  même  l'Église  n'eût  pas  dévié  de  l'esprit  évangélique, 
comme  le  lui  reproche  Morelli. 

C'est  que  la  liberté,  la  libre  disposition  de  soi-même,  le  plus 
indomptable  de  tous  les  besoins  de  Thomme  et  le  grand  mobile 
de  tout  progrès,  de  toute  activité,  est  incompatible  avec  cette 
réglementation  universelle  où  aboutit  nécessairement  le  commu- 
nisme, et  qui  est  déjà  complètement  formulée  dans  le  Code  de 
Morelli.  Là  se  trouve  déjà,  presque  dans  les  mômes  termes,  le 
fameux  axiome  de  cluicun  selon  ses  facultés;  à  chacun  selon  ses 


148  LES  PHILOSOPHES.  [174017581 

besoins^  idéal  vers  lequel  il  est  Irès-juste  de  tendre,  mais  dont  on 
ne  saurait  faire  une  loi  positive,  une  loi  exécutoire,  sans  anéantir 
toute  personnalité  sous  le  despotisme  du  magistrat.  Là  aussi  se 
rencontre  cette  doctrine  :  que  tout  mal  vient  des  institutions  de 
la  société  actuelle  ;  que  tout  mal  disparaîtrait  si  les  institutions 
sociales  étaient  réformées  ;  doctrine  qui  supprime  la  responsabi- 
lité individuelle  et  qui  diffère  totalement  de  celle  de  Rousseau  : 
Fauteur  d'Emile  voulait  réformer  l'homme  pour  réformer  h 
société.  Là  encore  on  s'efforce  de  combiner  l'abolition  de  toute 
propriété  avec  le  maintien  du  progrès  social  dans  les  sciences, 
dans  les  arts,  dans  les  plaisirs  et  les  commodités  de  la  vie,  el 
aussi  avec  le  maintien  de  la  famille  ;  Morelli  fait  môme  régir  k 
société  à  tous  les  degrés  par  les  pères  de  famille,  et  s'il  admet  le 
divorce,  ce  n'est  pas  sans  des  restrictions  sévères. 

La  transition  est  naturelle  de  Morelli  à  un  philosophe  intermé- 
diaire entre  lui  et  Rousseau,  et  qui,  presque  aussi  dépourvu  de 
talent  littéraire  que  l'auteur  du  Code  de  la  Nature,  s'est  élevé  è 
une  grande  renommée  par  la  seule  force  de  la  pensée  et  surtoal 
du  caractère.  L'abbé  de  Mabli  *,  émule  et  non  disciple  de  Rous- 
seau, marchant  parallèlement  au  citoyen  de  Genève,  le  seconde 
contre  le  matérialisme  et  la  monarchie,  le  com^lète  sur  certains 
points,  l'exagère,  le  restreint  ou  le  fausse  sur  d'autres.  Il  avait 
débuté,  dès  1740,  par  un  livre  où  il  vantait  l'éclat  de  la  civilisa- 
tion moderne  et  relevait  la  société  de  son  temps  au-dessus  de 
anciens.  Ses  idées  se  transformèrent  librement,  consciencieuse 
ment  :  il  publia  deux  ouvrages  sur  le  droit  public  de  l'Europe  ;  i 
prétendait  fonder  la  politique  internationale  sur  la  morale  et  k 
justice;  aussi,  pour  être  conséquent,  avait-il  quitté  la  diplomati< 
active,  dans  laquelle  il  avait  eu  des  chances  de  fortune  (1748-1757) 
Ses  Observations  sur  les  Grecs  et  sur  les  Romains  (1749-1751)  pra 
fessent,  sur  la  simplicité,  la  pauvreté,  les  mœurs  rigides,  de 
maximes  qui  ont  été  celles  de  l'abbé  de  Saint- Pierre  et  qu 
deviennent  celles  de  Rousseau.  On  y  remarque  cet  axiome 
c  L'égalité  est  le  seul  principe  solide  de  la  liberté.  »  En  1758,  i 
écrit  un  traité  des  Droits  et  des  devoirs,  si  vigoureux,  si  original 

1.  Frère  de  Condillac,  oé  eo  1710. 


1758]  MABLL  449 

si  prophétique,  que,  publié  après  la  mort  de  l'auteur,  en  pleine 
révolution  (1789),  il  aura  l'air  d'un  livre  de  circonstance! 

Les  principes  politiques  sont  ceux  de  Rousseau  :  Mabli  est 
même  plus  absolu  contre  toute  magistrature  héréditaire,  ou 
môme  viagère  ;  mais  le  haut  intérêt  du  livre  est  dans  les  appli- 
cations. Mabli  affirme  que  le  citoyen  a  droit,  dans  tout  État, 
d'aspirer  au  gouvernement  le  plus  propre  à  faire  le  bonheur 
public  et  qu'il  est  de  son  devoir  de  travailler  à  l'établir.  Il  part 
de  là  pour  rédiger  un  véritable  manuel  à  Tusage  des  révolutions. 
On  doit  passer  par  degréa  de  la  monarchie  à  la  république.  Le 
premier  des  moyens  est  de  s'éclairer.  Toutes  les  agitations  pro- 
fitent à  la  liberté,  si  la  nation  est  éclairée,  ou  au  despotisme,  si 
elle  est  ignorante  et  abrutie.  Il  ne  faut  pas  faire  comme  ces  gens 
qui  s'effraient  du  moindre  mouvement  dans  le  corps  politique  et 
n'aspirent  qu'à  un  repos  qui  est  la  mort  morale  de  ce  corps.  La 
fuerre  civile  même  est  préférable  au  despotisme.  Les  Anglais 
doivent  passer  de  la  monarchie  mixte  à  la  république.  Ils  l'ont 
manquée  pour  avoir  été  trop  vite  sous  Cromwell  :  ils  ont  trop 
fait  en  1640,  pas  assez  en  1688.  Les  Français  doivent  commencer 
par  rétablir  leurs  anciens  États-Généraux.  Point  de  réformes  par- 
tielles, qui  ne  porteraient  pas  sur  le  principe  du  mal,  sur  le 
despotisme  royal,  et  qui  supprimeraient  ces  forces  secondaires, 
ces  corporations,  ces  privilèges,  mauvais  en  eux-mêmes,  mais 
utiles  temporairement  pour  maintenir  quelques  points  de  résis- 
tance contre  le  despotisme. 

Il  ne  voit  pas  que  ces  privilèges  servent  d*arcs- boutants  à  la 
royauté,  tout  en  lui  résistant,  et  que  le  despotisme,  une  fois  isolé, 
croulera  plus  facilement;  mais  il  redevient  bientôt  d'une  éton- 
nante clairvoyance.  Après  avoir  excité  le  parleiiient  et  tous  les 
corps  et  ordres  à  défendre  ce  qui  leur  reste  et  à  tâcher  de  recou- 
vrer ce  qu'ils  ont  perdu,  non  dans  leur  intérêt,  mais  comme 
exemple  au  peuple ,  il  dit  que  le  parlement  peut  être  le  grand 
instrument.  Le  parlement  aurait  dû  (en  1756)  «  avouer  qu'il 
avait  outre -passé  ses  pouvoirs  en  consentant  à  de  nouveaux 
impôts  et  établir  le  principe  que  la  nation  seule  a  droit  de 
s'imposer,  tracer  un  tableau  historique  des  usurpations  des  rois 
et,  en  conséquence,, demander  la  tenue  des  États- Généraux... 


150  LES  PHILOSOPHES.  [17501705] 

Vous  auriez  vu  l'elTct  prodigieux  qu'auraient  fait  sur  le  public 
de  pareilles  remontrances.  Vos  plus  petits  bourgeois  se  seraient 
subitement  regardés  comme  des  citoyens  :  le  parlement  se  serait 
vu  secondé  par  tous  les  ordres  de  TÉtat  ;  un  cri  général  d'appro- 
bation aurait  consterné  la  cour...  Les  occasions  reviendront.  » 

Ce  ne  sont  pas  là  des  conjectures.  C'est  de  l'histoire  écrite 
d'avance  ! 

Mabli  est  convaincu  que  le  parlement  en  viendra  à  demander 
les  États- Généraux,  tout  jaloux  qu'il  en  soit.  Sa  seconde  vue 
l'abandonne  en  ceci,  qu'il  ne  prévoit  pas,  à  trente  ans  de  dis- 
tance, la  force  et  l'audace  avec  lesquelles  le  Tiers  abolira  les 
ordres  privilégiés  et,  à  plus  forte  raison,  le  parlement  lui-même. 
Il  croit  que  le  parlement  mènera  les  États  en  se  plaçant  à  la  tète 
du  Tiers.  Il  trace  un  plan  de  réforme  progressive  où  Ton  rédui- 
rait la  royauté  à  peu  près  au  rôle  que  doit  lui  assigner  la  Consti- 
tution de  1791,  où  on  lui  ôlerait  môme  la  nomination  à  la  plupail 
des  fonctions,  mais  où  les  privilégiés  conserveraient  d'abord  leur 
rang  comme  individus,  sinon  comme  ordres  séparés,  dans  les 
États- Généraux  périodiques,  a  11  faut,  dit- il,  retremper,  refaire 
par  degrés  un  peuple  amolli  et  corrompu.  » 

Mabli  fait  ensuite  une  nouvelle  excursion  dans  l'antiquité  par 
les  Entretiens  de  Plwcion  (1763),  livre  qui  offre  un  contraste  assez 
bizarre  avec  le  Traité  des  droits,  et  qui  est  tout  du  passé  connue 
l'autre  est  de  l'avenir  *,  sauf  sur  la  question  de  l'harmonie  à  éta- 
blir entre  le  patriotisme  et  l'humanité.  Mabli  est  ici  en  avant  de 
Rousseau,  quoiqu'il  n'ait  pas  encore  sur  les  nationahlés  ces  idées 
précises  que  personne  n'a  eues  au  xviii'^  siècle  et  qui  ne  se  sont 
trempées  que  dans  le  feu  des  batailles. 

Il  revient  bientôt  à  sa  grande  pensée,  provoquer  le  rétablisse- 
ment des  assemblées  nationales,  et  veut  donner  l'histoire  pour 
appui  à  la  théorie  démocratique.  De  là  les  Observations  sur  l'his- 
toire de  France,  ouvrage  où  une  interprétation  nouvelle  remplace 
les  données  de  Boulainvilliers,  de  Dubos,  de  Montesquieu,  en 
prenant  à  chacun  des  systèmes  antérieurs  ce  qu'il  a  de  favorable 

1.  Il  y  professe  le  culte  exclusif,  absolu,  des  anciens,  et  témoigne  un  mépris  tout 
à  fait  antique  pour  les  artisans  et  les  mercenaires;  il  veut,  comme  Voltaire,  qu'on 
n'appelle  aux  droits  politiques  que  les  possesseurs. 


11765-17881  MABLI.    ÉRUDITION.  154 

aux  institutions  libres  '.  Mabli  ne  sait  pas  remontera  nos  origines 
Férilables,  au  monde  celtique,  comme  on  le  fera,  pendant  la 
Révolution,  avec  plus  d^instinct  que  de  science  :  il  est  induit  à 
bien  des  illusions  par  le  parti  pris  de  retrouver  l'unité  nationale 
et  les  assemblées  générales  du  peuple  dans  des  âges  où  la  natio- 
nalité n'existait  pas,  où  il  y  avait  des  Franks  et  des  Gallo-Romains, 
mais  où  il  n'y  avait  pas  de  Français.  Il  ne  voit  pas  que  le  peuple, 
proprement  dit,  ne  s'est  formé  que  par  le  mouvement  social 
du  XI*  au  XII*  siècle,  et  qu'il  n'y  a  point  eu  de  vraies  assemblées 
nationales  françaises  avant  le  xiv*  siècle.  La  génération  contem- 
poraine n'y  regarde  pas  de  si  près  :  affranchie  moralement  des 
chaines  du  passé,  habituée  par  ses  maîtres  à  juger  les  traditions 
du  haut  de  sa  raison,  elle  ne  sentait  plus  trop  le  besoin  d'étayer 
ses  doctrines  de  preuves  historiques  ;  elle  n'en  accueille  pas  moins 
avec  joie  et  reconnaissance  le  secours  qui  lui  arrive,  et  le  mou- 
vement de  l'opinion  est  tel  en  faveur  de  Mabli,  que  les  érudits  de 
profession  n'osent  pas  même  contester  les  parties  les  plus  erro- 
nées de  son  système  ^. 


1.  1765-1788.  —  Sur  les  Observations^  etc.,  voy.  Aug.  Thierry,  Considérations  sur 
rBiêi,  de  France,  ch.  m  ;  Œuvrex  compWety  t.  VIT,  p.  81. 

2.  Les  grandes  publications  éradites,  legs  des  générations  précédentes,  se  pour*' 
sniTsient  avec  persévérance,  sans  exciter  beaucoup  d'intérêt  chez  un  public  préoo-, 
eapé  de  questions  plus  brûlantes.  —  Un  dernier  monument  de  la  science  bénéd'c^ 
tîoe,  l*ilrl  de  vérifier  les  dates  (V*  éd.,  1749;  2«,  1770),  ferme  dignement  la  longue 
•érie  des  travaux  de  ces  doctes  congrégations ,  prêtes  à  disparaître  avec  l'ancienne 
société.  —  Des  érudits  laïques,  à  la  tête  desquels^  il  faut  placer  Lacurne  de  Sainte- 
PaUie,  commencent  à  rechercher  curieusement  les  monuments  primitifs  de  la  cheva- 
lerie et  de  la  poésie  du  moyen  âge ,  enfouis  depuis  des  siècles  sous  des  imitations 
^i  ont  fait  oublier  les  originaux.  ~~  Le  Cabinet  des  Cfiartee  est  fondé  en  1762,  par 
Berlin,  ministre  de  la  maison  du  roi ,  pour  réunir  tons  les  monuments  de  législation 
Royale,  seigneuriale  et  municipale,  épars  dans  les  archives  publiques  et  privées,  et 
Breqnigni  commence,  avec  La  Porte  du  Theil,  la  collection  de  Diplâmes,  Chartes,  etc., 
inlerrompue  par  la  Révolution  et  reprise  en  1832.  —  Le  père  Lelong,  de  l'Oratoire, 
«▼mit  entrepris,  en  1719,  sous  le  titre  de  Bibliotltèque  hittorique  de  la  France,  la  table 
générale  des  documents  relatifs  à  notre  histoire  :  cet  immense  travail  est  complété 
pftr  Fevret  de  Fontette  (1768).  Des  écrivains  d'un  gprand  savoir,  de  Guignes,  Lebeau, 
Fiin  dans  son  Histoire  des  Huns,  l'autre  dans  son  Histoire  du  Bae-Emjïire,  étudient  les 
liècles  obscurs  où  les  invasions  des  barbares  d'Europe  et  d'Asie  ont  bouleversé  et 
rmonvelé  le  monde.  —  V Histoire  de  France ,  entreprise  fort  à  la  légère  par  l'abbé 
Velli,  bien  que  continuée  avec  de  plus  sérieuses  études  par  Villaret  et  Garnier, 
pèche  trop  par  la  base  pour  être  rangée  dans  la  même  catégorie.  —  Il  n'est  pas  per- 
mis d'oublier,  dans  les  fastes  de  l'érudition,  le  président  de  Brosse  (du  parlement 
de  Dijon),  qui  n'était  pas  seulement  un  savant  profond,  mais  un  écrivain  du  talent 


45«  LES   PHILOSOPHES.  [!776-i784J 

C'est  dans  la  Législation,  publiée  en  1776,  que  Mabll  réunit 
Tensemble  de  sa  théorie.  Son  idéal  utopique  est  très-voisin  de 
celui  de  Morelli.  S'il  ne  condamne  pas  absolument  toute  pro- 
priété, il  attaque  la  propriété  foncière  comme  étant  le  principe 
de  rinégalllé  sociale,  et  ne  s'aperçoit  pas  que  cette  inégalité,  au 
moins  dans  de  certaines  limites,  a  précédé  le  partage  des  terres. 
Il  se  figure ,  de  môme  que  Morelli ,  le  régime  de  la  communauté 
organisé  dans  la  société  primitive ,  et  ses  arguments  sur  la  pos- 
sibilité de  cette  société ,  sur  le  point  d'honneur  employé  comme 
stimulant  et  récompense  du  travail,  au  lieu  d'avantages  maté- 
riels, sont  la  source  de  tout  ce  qui  a  été  écrit  de  notre  temps  sur 
le  même  thème.  La  différence  capitale,  c'est  qu'il  n'espère  pas 
que  la  propriété,  une  fois  enracinée  par  le  temps,  puisse  être 
supprimée  ;  il  s'accorde  avec  Rousseau  pour  reconnaître  que  le 
législateur  doit  désormais  la  faire  respecter  comme  sacrée,  afin 
d'éviter  des  maux  plus  grands  et  la  destruction  même  de  la 
société.  Il  ne  croit  pas,  surtout,  qu'on  puisse  associer  l'égalité 
absolue  avec  les  jouissances  d'une  civilisation  raffinée  *.  Loin  de 
là  :  pour  se  rapprocher  de  cette  égalité  dans  la  mesiu-e  du  pos- 
sible, il  juge  nécessaire  de  simplifier  extrêmement  les  mœurs 
publiques,  de  réduire  les  finances  et  les  dépenses,  d'étendre  par- 
tout le  réseau  des  lois  somptuaires,  d'entraver,  de  diminuer  le 
commerce  et  l'industrie  ^. 

Parmi  bien  des  propositions  impraticables  ou  incompatibles 
avec  la  liberté  individuelle,  il  émet  des  vues,  les  unes  au  moins 
spécieuses,  les  autres  saines  et  fécondes,  et  depuis  réalisées  en 

le  plas  rare  et  le  pins  original ,  trop  pea  la  aujourd'hui.  Y.  les  pa^s  intéressantes 
que  lui  a  consacrées  M.  Villemain  ;  Tableau  de  la  Liltératurt  françoM  au  dtx-huitUmt 
siècle^  !'•  partie,  t.  II,  p.  191. 

1.  Dans  ses  Principe*  de  Moralt  (1784),  il  combat  ceux  qui  prétendent  quHnie 
bonne  politique  ••  rendrait  l'expansion  de  toutes  les  passions  utile  à  la  société,  >»  et 
semble  d*ayance  réfuter  Fourier.  Il  n'est  cependant  pas  stoïcien  :  il  repousse  le  stoï- 
cisme civique  qui  fonde  la  morale  sur  le  dévouement  à  la  société,  de  même  que  le 
mysticitme  qui  la  fonde  sur  l'amour  de  Dieu  ;  il  prend  pour  base  l'amour  de  soi  et 
▼eut  qu'on  aille  de  l'amour  de  soi  à  l'amour  de  ses  concitoyens,  de  l'humanité  et  de 
Dieu,  comme  étant  la  vraie  route  du  bonheur.  Ainsi  sa  morale  est  utilitaire,  autant 
qu*une  morale  spiritualiste  peut  Fétre.  Au  fond,  c'est  celle  de  Franklin. 

2.  Le  chef  de  secte  qui  tenta  d'établir  la  conminnauté  par  la  force,  GrœeAvj 
Babeuf,  s'écartant  du  Code  de  la  Nature  pour  se  rapprocher  des  préceptes  de  MabU 
repoussait  les  arts  et  les  raffinements  sociaux. 


l«7761  MABLI.  453 

X^rlie  :  il  veut  l'assistance  de  TÉtat  contre  les  accidents  de  la 
xiature  (une  espèce  d'assurance  mutuelle  nationale),  Végalité  des 
partages  entre  les  enfants,  V abolition  des  substitutions;  il  veut  qu'on 
lome  les  successions  collatérales  à  un  cerfain  degré,  etc.  '. 

€  Il  y  a  une  épreuve  infaillible  pour  juger  de  la  sagesse  d'une 
loi  :  elle  consiste  à  se  demander  si  la  loi  proposée  tend  à  mettre 
plus  d'égalité  entre  les  citoyens.  » 

Il  souhaite  que  les  grandes  monarchies  se  transforment  en 
républiques  fédératives,  dont  les  diverses  parties  s'administrent 
séparément,  mais  se  gouvernent  par  les  mômes  lois,  se  con- 
certent par  assemblées  centrales  et  ne  fassent  qu'un  corps  vis-à- 
vis  de  l'étranger.  Il  fait  un  pas  au  delà  de  Rousseau  en  recon- 
naissant que  les  grandes  démocraties  représentatives  peuvent  être 
régies  avec  plus  de  raison  et  de  stabilité  que  les  petites  répu- 
bliques où  la  loi  se  vote  sur  le  forum.  —  Il  admet  le  maintien 
de  la  peine  de  mort  contre  les  grands  crimes.  —  Il  veut  l'arme- 
ment des  citoyens,  comme  en  Suisse;  l'éducation  publique  et 
générale  sur  le  pied  de  l'égalité,  et,  comme  Rousseau,  la  foi  en 
Dieu  et  à  la  vie  future  pour  bases  de  l'éducation  et  de  lasociété; 
mais  il  va  plus  loin  et,  trop  souvent  entraîné  par  l'imitation 
aveugle  des  anciens,  il  veut  une  véritable  religion  d'État,  une 
religion  politique  au  delà  du  théisme,  et  retombe  dans  tous  les 
abus  qu'entraîne  infailliblement  ce  principe. 

En  résumé,  Mabli  reste  un  des  chefs  les  plus  éminents  de 
l'école  politique  et  sociale  qui  cherche  l'unité  et  l'égalité  à  tout 
prix,  môme  au  prix  du  développement  individuel  ;  on  ne  peut 
toutefois  le  donner  sans  réserve  aux  communistes;  son  imagina- 
lion  est  avec  eux,  mais  sa  raison  s'arrête  à  un  socialisme  mitigé.* 

Nous  avons  déjà  signalé  les  grands  génies  qui  penchent  du 
côté  opposé,  Montesquieu  et  Voltaire ,  mais  par  disposition  natu- 
relle et  sans  système  exclusif.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  se  for- 
mer une  école  systématique,  une  vraie  secte,  qui,  si  on  la  dégage 
de  certaines  inconséquences  de  son  origine,  apparaît  tendant  à  la 
liberté  individuelle  absolue,  môme  aux  dépens  de  l'unité  natio- 

1.  If  reconnaît  que  la  trup  grande  abondance  d'hommes  est  un  mal  comme  la 
dépopulation.  Ceci  est  remarquable  et  marque  une  phase  nouvelle  de  l'économie  poli- 
tique :  depuis  le  moyen  âge,  on  avait  toujours  crié  à  la  disette  d*hommes 


454  LES   PHILOSOPHES.  (I7CÎ 1780J 

nale  et  de  Fégalité.  C'est  par  la  secte  des  Économistes  que  se  fermé 
rimmense  cercle  intellectuel  du  xvnr  siècle. 

Nous  allons  toutefois,  auparavant,  jeter  un  coup  d'œil  sur 
Vétat  des  mœurs  et  des  arts,  et  reconnaître  les  modifications  qu'a 
subies  la  société  depuis  la  première  moitié  du  siècle.  Nous  l'avons 
vue  jadis  brillante,  fardée,  insoucieuse,  comme  aux  clartés  factices 
du  bal  de  l'Opéra*.  Nous  la  retrouvons  toujours  enivrée  d'elle- 
même,  mais  d'une  ivresse  bien  différente,  pleine  d'élans  im- 
pétueux, de  pensées  hardies  et  contradictoires,  d'espérances 
illimitées,  et" s'avançant,  avec  la  confiance  de  la  jeunesse,  aux 
lueurs  de  l'orage,  vers  un  avenir  inconnu.  La  vieille  société,  bla- 
sée, raffinée ,  a  fait  place  rapidement  à  une  société  rajeunie  et 
ardente,  disputée  entre  toutes  les  influences  du  ciel  et  de  l'abtme, 
et  flottant  à  travers  tous  les  extrêmes ,  entre  le  déisme  stoïque  et 
civique  de  Rousseau,  l'épîcuréisme  délicat,  humain  et  libéral  de 
Voltaire,  l'athéisme  et  l'expansion  sans  frein  des  holbachiens. 
Partout  des  contrastes  inouïs  :  une  licence  systématique  succède , 
dans  les  romans  de  Diderot  et  de  son  école,  à  la  frivolité  libertine 
de  leurs  devanciers;  un  cynisme  audacieux  s'affranchit  des 
réticences  de  bon  goût,  qui  préservaient  les  convenances  en  im- 
molant la  morale;  la  Pacelle,  qui  avait  scandalisé  lors  de  son 
apparition,  en  1755,  devient  un  titre  de  gloire  aux  yeux  d'une 
grande  partie  du  public,  et,  cependant,  l'amour,  l'idéal,  sont  de 
retour  parmi  nous;  les  éternelles  divinités  du  cœur  et  de  l'ima- 
gination sont  restaurées  dans  leurs  temples  avec  tant  de  ferveur, 
que  la  légèreté  égoïste  et  vaniteuse  ou  la  sensualité  banale  n'oseot 
plus  s'avouer  dans  les  liaisons  du  monde.  C'est  que  tout  mainte- 
nant se  fait  ou  prétend  se  faire  sérieusement,  môme  le  mal.  Le 
sentiment,  la  passion,  la  nature,  sont  les  dieux  auxquels  on  sa- 
crifie ou  sincèrement  ou  par  mode.  Le  devoir  même  retrouve  des 
autels.  L'amour  légitime,  s'il  ne  règne  pas,  n'est  plus  ridicule. 
Les  mœurs  de  famille  recommencent  d'être  vantées  par  la  plupart 
et  pratiquées  par  plusieurs.  La  voix  de  Rousseau  a  été  entendue  : 
les  mères  nourrissent  leurs  enfants;  la  liberté  naturelle  rentre 
dans  l'éducation  du  premier  âge  ;  les  vieilles  et  dures  méthode 


1.  V.  notre  t.  XV,  p.  327  et  suivantes. 


1176M780]  LA   SOCIÉTÉ.    ÉTAT    MOUAL.  155 

qui  opprimaient,  qui  étouffaient  la  spontanéité  de  Tenfancc,  sont 
discréditées,  abandonnées.  Cette  génération  de  transition  prépare 
une  génération  plus  virile  de  corps  et  de  cœur,  où  tout  sera  éner- 
gique et  fort  pour  le  bien  et  pour  le  mal.  Les  idées  de  rénovation 
sociale  sont  dans  toutes  les  têtes ,  à  la  surface  dans  les  cerveaux 
légers,  à  fond  chez  d'autres ,  qu'elles  enflamment  jusqu'au  fana- 
tisme. Les  hommes  ont  un  but  maintenant  :  cela  seul  change  tout. 
Les  mots  de  liberté,  de  citoyen,  de  patrie,  d'égalité,  ont  la  vogue 
parmi  tout  ce  qui  pense,  tout  ce  qui  lit,  tout  ce  qui  parle; 
l'homme  à  la  mode  s'appelait  hier  Richelieu,  il  s'appellera  tout 
àTheureLa  Fayette. 

Aucun  siècle  n'avait  été  moins  dépendant  des  traditions  :  le  mol 
d'ordre  universel  semblait  être  :  Guerre  à  toute  autorité;  guerre 
à  tout  préjugé.  Cependant  l'humanité  ne  peut  vivre  dans  l'absolu 
ni  s'affranchir  de  cette  nécessité  de  relier  l'avenir  au  passé,  qui 
^sllaloi  même  du  progrès.  Connaître  ses  précédents  en  les  ju- 
geant est  une  grande  partie  de  la  science  de  la  vie.  Le  xvin*  siècle 
n'échappe  point  à  cette  loi.  Il  a  volontiers  accueilli  l'ancienne 
france  hypotliétique  de  Mabli;  il  étudie,  avec  Montesquieu,  l'An- 
gleterre contemporaine  ;  mais  il  se  rattache  surtout,  avec  Rous- 
seau, et  aussi  avec  Montesquieu  et  Mabli  eux-mêmes,  à  une  tradi- 
tion plus  authentique  que  la  première,  plus  directe,  quoique  plus 
lointaine,  que  la  seconde.  L'admiration  pour  les  anciens  renaît  de 
toutes  parts,  non  plus  littéraire,  comme  au  \\\\^  siècle,  mais  poli- 
tique, comme  au  xvi®,  et  avec  bien  plus  de  force  et  d'eflicacité.  Le 
lK)n  Rollin  a  préparé,  sans  s'en  douter,  l'œuvre  des  philosophes  poli- 
tiques. Ce  n'est  plus  aux  littérateurs  latins,  courtisans  des  Césars, 
niais  aux  citoyens  romains  de  Tère  républicaine  et  à  leurs  devan- 
ciers des  cités  fielléniques,  que  l'on  va  demander  des  leçons  et  des 
exemples.  Phase  nouvelle  de  la  Renaissance,  où  l'immortelle 
antiquité,  après  nous  avoir  aidés  à  refaire  notre  pensée  et  nos 
arts,  va  nous  aider  à  refaire  nos  lois  et  nos  sociétés,  et  à  déli- 
vrer l'ère  moderne  du  joug  de  l'âge  intermédiaire!  Mouvement 
légitime,  malgré  les  erreurs,  les  excès,  les  maladresses  d'une 
•nîitation  qui  se  prend  trop  souvent  à  la  forme  là  où  il  ne  faut 
chercher  que  l'esprit,  que  le  souffle  moral.  Si  profltables  que 
puissent  nous  être  les  excellents  exemples  de  la  liberté  anglaise , 


^56  LKS    PHILOSOPHES.  I1748.)772| 

notre  ligne  nationale  vient  d'ailleurs.  Bien  des  esprits  supérieurs, 
tout  un  grand  parti,  s'épuiseront  à  suivre  Delolme,  le  vulgarisa- 
teur de  Ja  constitution  anglaise,  en  croyant  suivre  Montesquieu, 
et  à  tenter  de  transplanter  sur  notre  sol  les  formes  mélangées 
d'hérédité  et  d'élection,  d'aristocratie  et  de  démocratie,  parti- 
culières à  la  Grande-Bretagne ,  que  la  race  anglaise  elle-même 
rejette  dès  qu'elle  s'établit  hors  de  l'Angleterre  dans  des  condi- 
tions nouvelles  '.  La  monarchie,  qui  a  fait  notre  unité  matérielle, 
était  fille  de  l'empire  romain  ^.  La  démocratie,  qui  a  mission  de 
faire  notre  unité  morale,  doit  retrouver  en  elle-même  la  Gaule 
primitive  modifiée  par  la  Grèce,  par  les  deux  Rouies*  et  par  le 
christianisme. 

1.  Los  Ançlo-Ami^rîcaîns  ont  bien  conservé  les  drux  chambra^  maïs  en  les  rendant 
toutes  deux  électives. 

2.  Non  pas  seulement,  toutefois,  de  l'empire  romaiu  ;  deux  autres  traditions  s'étaient 
combinées  avec  celle-là  ;  la  tradition  féodale  et  germanique,  et  la  tradition  hébraïque 
des  Oints  du  Seigneur,  introduite  à  la  suite  du  christianisme. 

3.  Celle  de  Tancienne  république  et  celle  des  jurisconsultes,  de  ces  hommes  admi- 
rables ,  qui  ont  sauvé  Thonneur  du  genre  humain  parmi  les  ignominies  de  l'ère 
des  Césars  ;  apôtres  de  l'équité ,  qui  ont  fondé  le  droit  civil ,  pour  consoler  le 
mande  du  droit  politique  momentanément  perdu.  —  Dans  le  cours  de  Thistoire 
du  xvii*  siècle,  nous  avons  rappelé  les  titres  du  plus  illustre  successeur  de  ces 
grands  hommes,  de  notre  Domat.  Le  jurisconsulte  cartésien  et  janséniste  avait 
eu,  à  son  tour,  un  héritier  au  xviii*  siècle,  Vinfatigable  Pothier.  Ltranger  à  mt 
temps  par  ses  mœurs,  par  ses  croyances,  par  ses  préjugés  mêmes,  Pothier  s'y  ratta- 
chait par  les  services  qu'il  rendit  à  la  cause  du  progrès.  Tandis  que  la  théorie  récla 
niait  les  réformes  juridiques  par  la  voix  des  philosophes,  la  pratique  en  préparait, 
avec  Pothier,  la  réalisatio/i.  Calme,  simple  et  pieux  comme  Domat,  dont  il  avait  les 
opinions  et  les  sentiments,  moins  la  profondeur  métaphysique,  Pothier  passa  toute 
sa  vie  à  Orléans. (1699-1772),  d'abord  dans  les  modestes  fonctions  du  présidial,  puis 
dans  la  chaire  de  droit  français,  où  il  avait  été  nommé  par  d'Aguesseau,  qu'il  avait 
beaucoup  aidé  dans  la  confection  de  ses  nombreuses  ordonnances  sur  Tunité  de  la 
jurisprudence.  Pothier  publia,  de  1748  à  1752,  ses  Pandectes  justiniennea ^  rédigées 
dans  un  nouvel  ordre ,  sous  les  auspices  et  avec  l'assistance  de  d'Aguesseaa.  Domat 
avait  débuté  par  la  pensée  de  rétablir  rordre  dans  rinforme  compilation  de  Tribo- 
nien,  et  c'est  de  là  qu'il  était  parti  pour  s'élever  à  la  théorie  même  du  droit  civil  : 
Pothier  réalisa  la  première  pensée,  moins  haute,  mais  éminemment  utile,  de  Domat. 
Pour  la  première  fois,  on  eut  le  vrai  corps  du  droit  romain,  restauré  et  coordonné 
d'après  la  méthode  rationnelle  et  géométrique.  Après  les  œuvres  de  génie,  ce  sont 
là  les  plus  beaux  travaux  de  la  science  et  de  la  patience  au  service  d'un  esprit  droit 
et  d'une  âme  juste.  En  1760,  Pothier  publie  la  Coutume  d^Orléans,  avec  Commen- 
taires. Ces  Commentaires^  qui  embrassent  toutes  les  diversités  de  notre  droit  cou- 
tumier,  en  forment  peut-être  le  traité  le  plus  complet  et  le  plus  méthodique.  Le 
Traité  des  Obligations  parait  en  1761 ,  puis  tous  les  autres  traités  sur  les  contrats. 
La  simplicité  négligée,  la  bonhomie  de  Pothier,  laissent  désirer  un  peu  plus  d'élé- 
vation et  d'élégance  *,  mais  ce  qui  assure  à  ce  jurisconsulte  le  respect  de  la  posté- 


[1760-1780]  PROIT.    POTHIEU.   THÉÂTRE,  157 

Ce  grand  mouvement  d'opinion  se  traduit  partout  dans  les 
habitudes.  A  côté  des  indices  que  nous  en  avons  signalés  se  pro- 
duisent d'autres  symptômes  moins  graves,  mais  que  Tliistoire  ne 
doit  pas  négliger.  Ainsi,  le  costume  commence  à  devenir  moins 
fastueux  et  moins  artificiel,  à  la  fois  par  une  modification  spon- 
tanée et  par  l'imitation  des  Anglais.  Les  étoffes  unies,  les  couleurs 
sérieuses,  reparaissent  chez  les  hommes,  et,  chez  les  femmes, 
cette  élégante  simplicité  tant  célébrée  par  Rousseau  dans  ses 
héroïnes.  Les  pauiers  et  les  vastes  coiffures  auraient  déjà  dis- 
paru, si  l'étiquette  de  cour  ne  les  maintenait  contre  l'esprit  nova- 
leur.  Les  femmes  ne  tarderont  pas  à  rendre  à  leur  chevelure 
sa  liberté  et  ses  couleurs  naturelles.  Le  retour  à  la  nature  est 
invoqué  dans  les  petites  choses  comme  dans  les  grandes. 

Les  signes  les  plus  marqués  d'une  révolution  morale  se  mani- 
festent dans  les  arts.  Les  sentiments  de  patriotisme,  de  nationa- 
lité française,  se  font  jour  dans  la  tragédie,  applaudis  par  Rous- 
seau, malgré  la  forme  monarchique  qu'ils  revêtent  encore,  et 
quoiqu'il  n'y  ait  guère  à  louer  que  l'intention  chez  le  poëte  de 
Belloi.  Les  tendances  nouvelles  sont  exprimées  avec  plus  de  bon- 
heur sur  une  autre  scène.  De  1760  à  1780  s'épanouit  dans  tout  son 
éclat  cette  école  si  française  de  l' opéra-comique ,  ce  drame  fami- 
lier eu  prose  mêlée  de  chant,  qui  réalise  en  partie  les  vœux  de 
Diderot  et  qui  dément  le  système  de  Rousseau  sur  l'incapacité 
musicale  delà  France,  tout  en  puisant  à  pleines  mains  l'inspiration 
chez  Rousseau  lui-même,  mais  chez  Rousseau  tempéré  et  adouci. 
Sedaine  et  d'autres  écrivains  prêtent  un  heureux  concours  aux 
musiciens,  au  gracieux  Dalairac,  à  Monsigni,  artiste  tout  de  sen- 
tunent ,  qui  chante  d'instinct^  comme  le  dit  son  illustre  émule,  ce 
Grétri  *,  dont  les  simples  et  rapides  mélodies,  brillantes  d'une 
étemelle  jeunesse,  nous  ravissent  encore  par  le  contraste  même 
avec  les  œuvres  colossales  de  cette  musique  moderne  qui  suc- 
combe sous  les  complications  de  sa  science  et  sous  le  poids  de  ses 

rite ,  ce  n*est  pas  seulement  sa  logique  et  sa  lacidité  ;  c'est  sartout  le  caractère 
euentiellement  moral  de  sa  méthode  :  fidèle  à  la  tradition  de  Domat,  il  procède 
Urajonrs  du  for  intérieur,  du  tribunal  de  la  conscience,  du  juste  en  eoi,  au  droit  positif. 
Il  sera  la  source  principale  du  Code  civil  pour  les  contrats,  la  meilleure  partie  de 
ce  Code,  et  il  en  restera  le  meilleur  commentaire, 
l.  Né  à  Liège  en  1741. 


i:8  LES   PHILOSOPHES.  [1760-Ï78C 

cnorines  machines.  Les  caractères  essentiels  de  Grétri  et  de  se 
rivaux  sont  le  naturel,  l'esprit  vif  et  charmant,  sans.subtilité,  sans 
emportement  ni  insolence  de  verve,  la  passion  pénétrante,  naïve 
et  tendre.  Il  n'y  a  plus  là  rien  d'une  société  corrompue.  On  croil 
sentir  dans  cet  art  rajeuni  la  fraîcheur  d'un  souffle  printanier  : 
c'est  comme  ces  chants  d'oiseaux  qui ,  dans  une  des  créations  du 
grand  symphoniste  allemand ,  précèdent  de  si  près  les  éclats  d€ 
la  tempête. 

Un  étranger,  un  Allemand,  vient  compléter  la  jeune  école  fran- 
çaise en  faisant  vibrer  des  cordes  plus  sévères  et  en  s'emparant  du 
grand  opéra.  Gluck  avait  lutté  longtemps  contre  l'insigniBancc 
des  canevas  italiens;  son  génie  tout  dramatique  ne  se  révèle  que 
lorsqu'il  a  enfin  trouvé  des  sujets  dignes  de  sa  pensée  et  un  libret- 
tiste capable  de  le  comprendre.  «  J'ai  voulu,  a-t-il  écrit,  réduire 
la  musique  à  sa  véritable  fonction ,  celle  de  seconder  la  poésie 
pour  fortifier  l'expression  des  sentiments  et  l'intérêt  des  situa- 
tions, sans  interrompre  l'action  et  la  refroidir  par  des  ornements 
superflus.  Je  pense  qu'elle  doit  ajouter  à  l'action  ce  qu'ajoutent  i 
un  dessin  correct  et  bien  composé  la  vivacité  des  couleurs  et  l'ac- 
cord de  la  lumière  et  des  ombres,  qui  animent  les  figures  sans  ei 
altérer  les  contours.  »  Il  s'était  imposé  à  l'Italie ,  très-contraire  i 
ses  principes ,  mais  étonnée  de  sa  grandeur.  Il  sent  son  affinité 
avec  l'esprit  français  :  il  vient  s'établir  à  Paris;  il  épouse  notn 
langue,  qu'il  achève  de  relever  des  anathèmes  de  Rousseau  (1774) 
La  France  accueille  avec  enthousiasme  ce  glorieux  fils  adoptif,  a 
Poussin  de  la  musique;  mais  l'Italie,  reprenant  l'ofifensive,  dî» 
pute  la  France  à  Gluck,  ou  plutôt  à  elle-même,  sur  le  granc 
théâtre  de  Paris  (1778),  et  la  guerre  des  gluckistes  et  des  piccinistes 
du  système  français  et  du  système  italien,  se  prolonge  chez  nouî 
jusqu'à  la  veille  de  la  Révolution. 

Grétri  et  Gluck  avaient  des  génies  bien  différents,  mais  leurs 
vues  étaient  les  mômes,  t  iMa  musique ,  écrivait  Grétri ,  n'est  paî 
aussi  énergique  que  celle  de  Gluck  ;  mais  je  la  crois  la  plus  vraie 
de  toutes  les  compositions  dramatiques  :  elle  dit  juste  les  paroles 
suivant  leur  déclamation  locale.  Je  n'ai  pas  exalté  les  tôles  par  ur 
superlatif  tragique;  mais  j'ai  révélé  l'accent  de  la  vérité  que  j'a 
enfoncé  plus  avant  dans  le  cœur  des  hommes.  »  Pour  lui  aussi 


117601780)  GRÉTRI.    GLUCK.  45^ 

Texpression  était  tout  :  il  ne  pouvait  se  Taire  à  Tidéê  de  séparer 
un  instant  la  musique  des  paroles  ;  dans  les  ouvertures  mômes  et 
les  ritournelles,  il  voulait  qu'elle  ne  cessât  pas  d'avoir  un  rapport 
direct  avec  ce  qui  précédait  ou  ce  qui  allait  suivre,  et  ses  airs  de 
danse  même  participent  à  l'action  *. 

Le  système  français  pur  imposait  sans  doute  de  trop  étroites 
limites  à  l'inspiration  musicale  :  on  a  vu  l'excès  contraire  dans 
cette  école  italienne  qu'un  éblouissant  génie  a  fait  triompher  de 
nos  jours  et  que  l'esprit  français  n'a  pas  tardé  à  modifier  de  nou- 
veau en  se  rapprochant  de  ce  milieu  qu'avait  trouvé  le  grand 
Mozart. 

Au  point  de  vue  philosophique,  s'il  fallait  choisir  entre  les 
deux  données  exclusives,  le  doute  ne  serait  pas  permis.  La 
question  de  système  technique  tient  de  trop  près  à  la  question 
de  caractère  moral.  Gluck  entend  la  musique  comme  les  an- 
ciens Grecs  ;  sa  verve  austère  présage  celle  qui  fera  retentir,  non 
plus  l'Opéra ,  mais  les  champs  de  bataille,  des  accents  de  nou- 
veaux Tyrtées. 

Le  môme  esprit  apparaît  dans  les  arts  plastiques.  Si  les  Pigalle, 
les  Falconet,  tout  en  maintenant  à  la  sculpture  française  une  su- 
périorité relative  en  Europe^,  ne  lui  donnent  pas  une  impulsion 
bien  déterminée,  le  mouvement  est  très-décidé  dans  l'architecture 
après  1760.  On  vise  à  la  sévérité,  à  la  simplicité  des  lignes  anti- 
ques; les  formes  contournées  et  fantasques,  les  ornements  bi- 
zarres et  maniérés,  sont  bannis.  Pour  citer  des  exemples ,  l'hôtel 
des  Monnaies,  les  beaux  édifices  de  la  place  Louis  XV  (Garde- 
Ueuble  et  hôtel  de  la  Marine),  et,  dans  des  proportions  plus 
grandioses,  sinon  irréprochables,  la  Sainte-Geneviève  ou  Pan- 
théon de  Souffiot,  attestent  la  profonde  modification  du  goût, 
mais  n'annoncent  point  encore  le  travers  où  donnera  plus  tard 
l'école  classique ,  lorsqu'elle  se  mettra  purement  et  simplement 

1.  Il  dit  déjà  de  Mozart  ce  qu'on  doit  dire  plus  tard  de  Beethoven  et  des  autres 
Allemands  du  xix«  siècle  ;  «<  11  met  la  statue  dans  rorchestre  et  le  piédestal  sur  le 
thé&tre.  «  V.  sur  Gluck  et  Grétri  la  Biographie  univendle, 

2.  Les  principaux  ouvrages  de  Falcouet  furent  commandés  par  des  gouveniements 
étrangen>.  Le  plus  célèbre  est  le  colosse  équestre  de  Pierre-le-Grand,  à  Saint-Péters- 
bourg. —  Fendant  ce  temps,  la  sculpture  de  genre  et  de  buste  gardait  toute  sa  finesse 
•t  sa  Tcrité  :  Houdon  eat  le  Delatour  de  la' statuaire. 


!60  LES   PHILOSOPHES.  [1760-1789J 

à  calquer  los  temples  grecs ,  comme  s'il  y  avait  en  architecture 
un  type  absolu  qui  ne  dût  pas  se  transformer  suivant  les  climats 
et  les  usages. 

Même  révolution  dans  la  peinture.  A  la  licence  vulgaire  de 
Boucher  ont  succédé  la  grâce  spirituelle  et  voluptueuse  de  Frago- 
narJ  et  l'a  sentimentalité  bourgeoise  de  Greuse,  qui  transporte  sur 
ses  toiles  le  drame  tel  que  l'appelait  Diderot.  Les  paysagistes 
d*opéra,  qui  avaient  gardé  le  convenu  de  Watteau  sans  sa  poésie, 
disparaissent  devant  Joseph  Vernet ,  le  peintre  de  la  mer  ou  du 
moins  des  ports  de  mer,  modèle  du  talent  sérieux,  consciencieux, 
achevé,  s'il  n*est  pas  celui  du  génie  naïf  et  inspiré  •. 

Ce  ne  sont  là  que  des  préludes.  La  grande  peinture  historique, 
morte  depuis  plus  d'un  demi-siècle ,  va  renaître  avec  un  éclat 
extraordinaire.  Par  un  jeu  étrange  de  la  Providence,  c'est  le  petit- 
neveu  du  peintre  du  Parc-aux-Cerfs  qui  peindra  la  foudre  éclatant 
sur  les  dômes  de  Versailles  !  Un  jeune  homme,  d'une  nature  âpre 
et  forte,  parent,  élève  de  Boucher,  mais  cherchant  déjà  par  d'au- 
tres voies  un  but  encore  mal  défini ,  est  envoyé  à  Rome  comme 
lauréat  en  1775;  il  v  trouve  les  études  relevées  sous  l'inQuence  de 
Winckelmann  et  de  son  Histoire  de  Vart  chez  les  anciens  (publiée 
en  1764).  C'est  là,  sous  le  double  courant  de  l'enthousiasme  esthé- 
tique de  Winckelmann  et  de  l'enthousiasme  répubhcain  de  Rous- 
seau et  de  Mabli,  que  se  forme  Louis  David.  Les  uns  lui  donnent 
ses  sujets  et  son  inspiration;  l'autre  lui  donne  sa  forme  et  cette 
tendance  à  faire  de  la  statuaire  en  peinture ,  comme  les  sculp- 
teurs du  commencement  du  xvm*  siècle  avaient  fait  de  la  peinture 
en  statuaire. 

Nous  n'avons  point  à  développer  ici  les  mérites  ni  les  défauts 
de  ce  grand  artiste.  L'auteur  des  Iloraces,  de  la  Mort  de  Socrate,  de 
BruluSf  à\i  Serment  du  jeu  de  paumes  de  Lèonidas,  l'ordonnateur 
de  ces  fêtes  imitées  de  l'antique  que  les  souvenirs  ne  savent  point 
assez  dégager  des  circonstances  terribles  parmi  lesquelles  on  les 

1.  Beaucoup  de  noms  distini^ués  sont  à  citer  dans  la  peinture  de  genre  :  l'élégant 
Lancret  ;  Desportes,  habile  peintre  d'animaux  ;  Chardin,  excellent  dans  les  scènes 
familières;  Lépicié,  portraitiste;  Oudri,  peintre  de  chasses;  Bachelier,  peintre  de 
fleurs  ;  Hubert  Robert,  le  peintre  des  ruines  romaines  ;  l^antara  ;  Loatherbourg,  si 
Tante  par  Diderot.  —  L'invention  du  renioilarje  par  Picaut  venait  de  fournir  un  grand 
secours  pour  sauver  les  anciens  chefs-d'œuvre,  menacés,  altérés  par  le  temps. 


[1775-1789)  PEIWTURE.    DAVID.  161 

a  célébrées,  appartient  à  Tbistoire  de  la  France  nouvelle.  Nous 
D*avlons  ici  à  rappeler  que  ses  origines. 

Il  nous  faut  revenir  des  beaux-arts  à  celle  des  régions  philoso- 
phiques qui  est  la  plus  éloignée  de  la  sphère  du  beau,  à  rÉcoNOMiE 
POLITIQUE.  Les  philosophes  dont  nous  avons  jusqu'ici  exposé  les 
doctrines  n'ont  fait,  comme  les  anciens ,  de  l'économie  sociale 
qu'une  dépendance  de  la  politique.  L'école  dont  il  nous  reste  à 
parler  subordonnera,  au  contraire,  la  politique  et  tout  le  reste  à 
l'économie,  mais  à  une  économie  transcendante  qui  s'efforce 
d'identifier  le  juste  etTutiie,  les  lois  morales  et  les  lois  physiques. 
Les  physiocrales  sont  la  dernière  phalange  à  passer  en  revue  dans 
la  grande  armée  de  l'esprit  français  au  xviii*  siècle.  Venus  les  der- 
niers, ils  seront  appelés  les  premiers  à  expérimenter  leurs  doc- 
trines, parce  qu'ils  sont  ou  paraissent  les  moins  opposés,  sinon 
au  fond  des  choses  existantes,  du  moins  à  la  forme  du  pouvoir 
établi. 

Durant  de  longs  âges ,  tout  ce  qui  concerne  la  formation  et  la 
distribution  de  la  richesse  a  été  livré  à  l'empirisme,  à  la  routine, 
aux  préjugés  populaires ,  aux  intérêts  plus  ou  moins  bien  com- 
pris, plus  ou  moins  mobiles,  des  gouvernements  et  des  corpora- 
tions industrielles ,  aux  interprétations  plus  ou  moins  arbitraires 
des  préceptes  religieux.  La  science  de  la  richesse  n'avait  pas  même 
de  nom  parmi  les  connaissances  humaines  et  l'on  ne  semblait 
pas  soupçonner  que  cette  sorte  de  phénomènes  pût  avoir  des  lois 
qui  lui  fussent  propres.  Les  républiques  commerçantes  du  moyen 
âge  montrent  les  premières  une  certaine  suite  dans  les  règlements 
qui  portent  l'empreinte  de  leurs  âpres  rivalités;  elles  ébauchent 
le  système  protecteur,  ou  plutôt  prohibitif,  que  leur  emprunte 
la  monarchie  espagnole  et  qu'un  ministre  italien,  le  chancelier 
Birague,  introduit  de  toutes  pièces  en  France  sous  Catherine 
de  Médicis.  SuUi  réagit  avec  force,  au  nom  de  l'intérêt  agricole, 
contre  une  législation  commerciale  qui  prohibe  l'exportation  des 
matières  premières.  Le  mouvement  mercantile  a  toutefois  le  des- 
sus. L'opinion  publique  est  pour  lui,  comme  l'attestent  les  cahiers 
des  États-Généraux  de  1614.  Le  système,  non  plus  de  prohibition 
absolue,  mais  de  droits  différentiels,  qui  développe,  par  la  pro- 
tection de  l'État,  les  manufactures  et  le  commerce  maritime,  est 

XVI.  41 


46Î  LES   PHILOSOPHES.  (1750-1759] 

en  pleine  vigueur  au  xvu*  siècle  avec  Cromwell  en  Angleterre , 
avec  Golbert  en  France.  Les  rivalités  de  commerce  enveniment  les 
vieilles  rivalités  politiques  :  Tantagonisme  est  partout.  Le  système 
mercantile  a  des  fortunes  diverses  :  sur  trois  grands  états  qui 
Rappliquent,  l'Espagne  se  ruine ,  la  France  et  l'Angleterre  pro- 
spèrent. Li  Hollande,  il  est  vrai,  a  réussi,  de  son  côté,  par  le 
système  de  liberté  que  réclame  son  rôle  de  commissionnaire  des 
nations. 

Le  commerce  extérieur  n'est  qu'un  des  termes  du  problème 
de  la  richesse  :  si  la  France  et  l'Angleterre  suivent  les  mêmes 
errements  à  cet  égard,  elles  ont  donné  des  solutions  différentes  à 
deux  autres  questions  capitales  :  l'organisation  intérieure  de  l'in- 
dustrie et  l'assiette  de  l'impôt.  L'industrie,  à  peu  près  libre  dans 
la  constitution  primitive  des  corporations  du  moyen  âge,  a  été 
chez  nous  resserrée,  parquée,  garrottée  toujours  plus  étroitement 
de  siècle  en  siècle  :  seulement  Golbert  a  cherché  à  faire  tourner 
au  profit  des  intérêts  nationaux  et  d'une  perfection  typique  de 
fabrication  les  règlements  restrictifs  inventés  par  l'intérêt  égoïste 
des  artisans  privilégiés  et  de  la  fiscalité  royale.  11  a  réussi  d'abord; 
mais,  après  lui,  ses  règlements  restant  immobiles  pendant  que  les 
besoins  et  les  goûts  se  modifient,  l'instrument  de  progrès  est 
bientôt  devenu  obstacle.  Quant  à  l'impôt ,  nous  n'avons  eu  que 
trop  souvent  à  insister  sur  sa  mauvaise  assiette,  sur  son  mode  de 
perception  bien  pire  encore  et  sur  les  iniques  privilèges  qui  en 
concentrent  le  fardeau  presque  entier  sur  les  classes  inférieures. 
Golbert  n'a  pas  été  maître  d'en  changer  le  système,  et  toutes  les 
améliorations  pratiques  qu'il  y  a  introduites  ont  disparu  avec  lui. 
L'Angleterre,  au  contraire,  à  l'exemple  de  la  Hollande,  a  relâ- 
ché, puis  brisé  presque  partout  les  chaînes  industrielles  du  moyen 
âge  :  l'impôt,  chez  elle,  mieux  assis  et  mieux  perçu,  ne  va  point 
tarir  la  richesse  publique  à  sa  source,  en  écrasant  le  laboureur 
sur  son  sillon  :  les  impôts  de  consommation  sont  moins  vexa- 
toires  qu'en  France;  l'impôt  foncier  porte  sur  la  propriété  et  non 
sur  le  travail.  Le  riche  ne  réclame  pas  le  honteux  privilège  de 
rejeter  sa  part  des  charges  publiques  sur  le  pauvre. 

Aussi  l'Angleterre  continue  à  s'enrichir,  tandis  que  la  France, 
une  fois  la  brillante  époque  de  Golbert  éclipsée,  languit,  n'avance 


[1750-1759]  ÉCONOMIE   POLITIQUE.  463 

plus  que  lentement  et  à  pas  inégaux  »  et  se  laisse  dépasser  par  sa 
rivale. 

L'opinion  publique,  cependant,  avait,  dèe  longtemps,  séparé  la 
protection  extérieure  de  la  réglementation  intérieure  :  les  États- 
Généraux  de  1614  avaient  réclamé  la  liberté  de  Tinduslrie;  des 
doutes  avaient  été  plus  d'une  fois  émis,  devant  Colbert  même,  sur 
la  valeur  du  système  réglementaire  et  restrictif;  la  tradition  a 
conservé  la  réponse  du  négociant  Legendre  au  grand  ministre. 
€  Que  faut-il  faire  pour  vous  aider?  —  Nous  laisser  faire,  »  Peu 
d'années  après,  Bois-Guillcbert  proteste  à  la  fois  contre  les  règle- 
ments intérieurs  et  contre  la  protection  extérieure:  il  montre 
que  le  système  mercantile  repose  sur  une  base  fausse  quant  au 
rôle  attribué  aux  métaux  précieux  ;  qu'il  y  a  de  grandes  illusions 
dans  ce  qu'on  nomme  la  balance  du  commerce;  qu'un  état  s'enrichit, 
non  point  en  attirant  et  en  retenant  chez  lui  la  plus  grande  quantité 
possible  d'or  et  d'argent,  mais  en  multipliant  les  fruits  de  la  terre 
et  les  biens  d'industrie ,  et  en  facilitant  la  consommation.  Il  sou- 
tient que  la  police  des  relations  industrielles  et  commerciales 
appartient  à  la  nature  et  non  aux  hommes  ;  en  d'autres  termes , 
que  les  phénomènes  économiques  doivent  être  absolument  aban- 
donnés à  la  libre  concurrence  des  individus;  en  même  temps,  il 
affirme  que  non-seulement  tous  les  citoyens  d'un  même  peuple , 
mais  tous  les  peuples  de  la  terre,  sont  solidaires  d'intérêt;  que 
tout  échange  doit  être  également  profitable  aux  deux  parties; 
qu'on  ne  peut  vendre  sans  acheter;  qu'on  ne  peut  léser  autrui 
sans  se  léser  soi-même.  Loin  de  voir  dans  la  concurrence  le  com- 
bat universel,  il  proclame  ainsi,  dans  Tordre  économique,  au  nom 
des  intérêts,  la  même  loi  de  solidarité  humaine  que  le  christianisme 
et  la  philosophie  proclament  dans  l'ordre  moral  au  nom  du  devoir. 

Ce  génie  singulier  et  hardi  est  le  vrai  père  des  économistes. 
Les  deux  principes  essentiels  auxquels  se  rattache  toute  l'école 
économique  sans  distinction  de  nuances,  la  substitution  de  la 
liberté  à  l'autorité  dans  les  rapports  individuels  et  de  la  solidarité 
à  l'antagonisme  dans  les  rapports  internationaux,  sont  là  révélés 
avec  toute  leur  grandeur,  toute  leur  vérité  abstraite  et  tous  leurs 
périls  ;  —  péril ,  si  Ton  rend  cette  vérité  exclusive  d'autres  vé- 
rités; péril,  si  la  liberté  implique  la  négation  des  droits  et  des 


164  LES  PHILOSOPHES.  [17501759) 

devoirs  collectifs;  péril,  si  la  solidarité  internationale  désarme 
prématurément  la  nationalité  au  profit  du  cosmopolitisme. 

Les  théories  générales  de  Boîs-Guillebert ,  mêlées  de  beaucoup 
de  bizarreries  et  d'erreurs  historiques ,  ne  sortent  point  d'abord 
d'un  petit  cercle  d'esprits  méditatifs  :  la  théorie  spéciale  de  Vau- 
ban  sur  l'impôt  (abolition  des  privilèges,  abolition  de  la  plupart 
des  impôts  de  consommation,  impôt  direct  assis  proportionnelle- 
ment sur  les  revenus  fonciers  et  autres ,  )  se  répand  davantage  ;  la 
théorie  spéciale  de  Law  sur  le  crédit,  qui  emporte  avec  elle  toute 
une  réorganisation  de  l'économie  sociale,  arrive  jusqu'à  l'épreuve 
de  l'expérimentation,  exalte,  puis  bouleverse  la  France  ;  les  idées 
de  crédit  sont  balayées  de  chez  nous  pour  longtemps  par  la  réac- 
tion qui  suit  l'échec  de  celte  tentative  colossale,  tandis  que  le  cré- 
dit fonctionne  heureusement  en  Angleterre,  où  il  s*est  introduit 
avec  moins  de  fracas  et  de  témérité.  L'idée  de  la  liberté  indus- 
trielle n'est  point  entraînée  dans  cette  déroute  et  gagne  incessam- 
ment du  terrain  parmi  nous,  en  même  temps  que  les  violentes 
révolutions  survenues  dans  le  domaine  des  valeurs  convention- 
nelles rejettent  les  esprits  vers  la  source  inépuisable  des  richesses 
réelles,  vers  la  terre ,  vers  l'industrie  du  sol.  Sur  ces  entrefaites, 
les  doctrines  de  Bois-Guîllcbert  sur  le  libre  échange  international 
et  sur  l'inanité  de  la  balance  du  commerce  et  de  l'accaparement 
des  espèces  métalliques,  pénètrent  chez  quelques  écrivains  anglais, 
puis  nous  reviennent  d'outre-mer  avec  les  ouvrages  de  David 
Hume  et  de  Josias  Tucker.  David  Hume ,  métaphysicien ,  écono- 
miste et  historien,  réunit  l'appel  à  la  liberté  avec  la  défense  du 
luxe,  qu'il  soutient  par  un  argument  très-neuf  et  très-spécieux  : 
«  Ce  sont,  dit-il,  les  arts  de  luxe  qui  ont  enfanté  la  classe  indus- 
trieuse et  commerçante ,  la  bourgeoisie ,  et  c'est  la  bourgeoisie 
qui  a  pris  l'initiative  des  réformes,  et  qui  les  a  fait  prévaloir  mal- 
gré l'aristocratie.  »  11  réfute  très-bien  la  vieille  maxime  :  «  Le 
profit  de  l'un  fait  le  dommage  de  l'autre!  »  et  démontre  qu'une 
nation  commerçante  a  plus  d'intérêt  à  être  entourée  de  nations 
riches  que  de  nations  pauvres,  a  par  la  même  raison  qu'on  peut 
faire  de  meilleures  affaires  avec  un  homme  opulent  qu'avec  un 
homme  sans  ressources  '.  » 

1.  D.  Hume,  Euai  sur  le  commerce,  etc. 


[1750-1759]         LAISSEZ  FAIRE.    LAISSEZ   PASSER.  465 

Le  nombre  des  penseurs  qui  se  préoccupent  de  ces  pro])Iènies 
va  croissant  parmi  nous.  Le  moment  est  venu  où  Tesprit  systéma- 
tique du  XVIII*  siècle  et  de  la  France  doit  inévitablement  s*en  em- 
parer pour  s'efforcer  d'en  faire  une  science  méthodique  et  posi- 
tive.  Deux  hommes  puissants  par  le  caractère ,  par  l'énergie  de. 
convictions,  et  favorisés  par  leur  position  dans  la  société ,  pren- 
nent la  direction  du  mouvement.  L'un  est  l'intendant  du  com- 
merce Vincent  de  Goumai,  l'aulre  est  le  docteur  Quesnai ,  mé- 
decin du  roi.  Goumai,  habile  et  loyal  négociant  avant  de  devenir 
membre  du  bureau  du  commerce,  n'est  arrivé  à  la  théorie  que  par 
une  longue  pratique  des  faits;  c'est  en  vivant,  comme  témoin  et 
acteur,  à  travers  les  mille  accidents  et  les  variations  incessantes 
du  commerce  extérieur  et  intérieur,  qu'il  a  cru  reconnaître  t  des 
lois  uniques  et  primitives ,  fondées  sur  la  nature  môme ,  par  les- 
quelles  toutes  les  valeurs  existant  dans  le  commerce  se  balancent 
entre  elles  et  se  fixent  à  une  valeur  déterminée,  comme  les  corps 
abandonnés  à  leur  propre  pesanteur  s'arrangent  d'eux-mêmes 
suivant  l'ordre  de  leur  gravité  spécifique  '.  o  Si  la  nature  règle 
les  relations  économiques  par  des  lois  nécessaires ,  l'homme  ne 
doit  point  intervenir  par  des  lois  arbitraires  :  Laisser  faire  et 

UISSER  PASSER. 

Laissez  faire  et  laissez  passer  !  c'est-à-dire,  plus  de  règlements  qui 
enchaînent  la  fabrication  et  font  du  droit  de  travailler  un  privi- 
lège :  plus  de  prohibitions  qui  empêchent  les  échanges;  plus  de 
droits  excessifs  et  multipliés  qui  entravent  la  circulation  et  res- 
treignent la  consommation;  plus  de  tarifs  qui  fixent  les  valeurs 
des  denrées  et  des  marchandises.  Le  blé  est  une  marchandise 
comme  une  autre  :  il  doit  circuler  et  sortir  librement.  L'argent 
est  une  marchandise  comme  une  autre  :  les  conditions  du  prêt 
d'argent,  les  conventions  qui  règlent  l'intérêt,  doivent  être  libres; 
l'État  ne  doit  pas  plus  tarifer  l'argent  que  les  autres  matières  né- 
gociables; il  ne  doit  travailler  à  faire  baisser  l'intérêt  qu'indirec- 
tement, en  évitant  d'augmenter,  par  ses  propres  emprunts,  le 
nombre  des  demandeurs  de  capitaux. 

La  liberté,  le  laissez -faire,  est-ce  la  négation  absolue  de  l'action 

1.  Turgpoty  Éio^ê  dt  Goumai» 


166  LES   PHILOSOPHES.  11750-17591 

publique ,  de  rinlcrvention  de  Tétat  en  matière  d'industrie  et  de 
commerce?  Ce  n'est  point  la  pensée  de  Goumaî,  qui  approuve 
fort  les  encouragements,  les  récompenses,  les  primes.  L'état  ne 
doit  pas  entraver;  mais  il  ne  lui  est  nullement  interdit  d'exciter 
et  d'aider,  d'éclairer  et  de  soutenir  la  libre  activité  des  citoyens. 
Hommes  d'état,  donnez  des  lumières,  donnez  un  appui  aui 
hommes  de  travail,  mais  laissez  chacun  user  comme  il  l'entend 
de  ces  lumières  et  de  cet  appui.  L'intérêt  des  particuliers  étant  le 
même  que  l'intérêt  général  et  tout  homme  connaissant  mieux 
son  propre  intérêt  qu'un  autre  homme,  à  qui  cet  intérêt  est  indif- 
férent, l'intérêt  général  sera  mieux  servi  par  la  libre  activité 
individuelle  des  intéressés  que  par  la  direction  insouciante  ou 
arbitraire  des  agents  de  l'état.  Le  régime  de  liberté  saura,  beau- 
coup mieux  que  le  régime  restrictif,  accroître  la  richesse  publique 
et  prévenir  les  variations  brusques  et  violentes  dans  le  prix  des 
denrées  nécessaires,  variations  qui  sont  si  douloureuses  pour  les 
peuples  et  si  dangereuses  pour  les  gouvernements.  Le  système 
restrictif  et  réglementaire  est  également  préjudiciable  à  l'état  et 
au  plus  grand  nombre  des  citoyens  ;  car  il  met  le  pauvre  à  la 
merci  du  riche.  La  liberté  générale  de  fabriquer,  d'acheter  et  de 
vendre  est  le  seul  moyen  d'asisurer,  d'un  côté ,  au  vendeur,  un 
prix  capable  d'encourager  la  production,  de  l'autre,  au  consom- 
mateur, la  meilleure  marchandise  au  plus  bas  prix  compatible 
avec  la  juste  rémunération  du  producteur. 

Tels  étaient  les  principes  que  propagoa  puissamment  M.  de 
Gournai,  non  point  par  ses  écrits,  car  il  n'a  publié  aucun  ouvrage 
original*,  mais  par  sa  parole  et  par  son  action  personnelle.  Le 
chef  du  bureau  du  commerce,  son  supérieur  hiérarchique, 
M.  Trudaine*,  était  gagné  à  ses  doctrines,  l'aidait  à  en  essayer 
quelques  applications  partielles  et  prudentes,  et  l'autorisait  à  les 
répandre  au  sein  des  administrations  provinciales  et  des  classes 

1.  On  ne  possède  de  lui  que  deux  traductions  d^ourrages  anglais,  mais  il  a  inspiré 
de  nombreux  écrits  contre  les  entraves  de  Tindustrie.  Parmi  les  publicistes  à  sa 
suite,  on  remarque  le  nom  de  R)land  de  la  Plilière,  inspecteur  des  manufactures, 
auteur  de  l'article  Maîtrises^  dans  V Encyclopédie  :  c'est  le  futur  ministre  et  martyr  de 
la  Kévulution. 

2.  C'est  sous  Trudaine,  directeur  des  ponts  et  chaussées,  que  furent  construits  les 
ponts  d'Orléans,  de  Tours,  de  Saunmr,  de  Moulins. 


(1750-1759)  GOURNAI.   QUESNAI.  ^Iw 

commerçantes  et  industrielles,  dans  les  tournées  Técondes  qu*il 
fit  de  province  en  province  durant  plusieurs  années.  Ce  fut  dans 
un  de  ces  voyages  qu'il  provoqua  rétablissement  de  la  Société 
bretonne  pour  le  perfectionnement  de  ragricullure ,  de  Tindus- 
trie  et  du  commerce  (1756),  société  dont  l'exemple  fit  surgir  un 
grand  nombre  d'associations  analogues  dans  le  reste  de  la  France  * . 
Goumai  mourut  prématurément,  à  quarante -sept  ans,  en  1759, 
et  la  postérité  eût  pu  méconnaître  l'importance  du  rôle  qu'il 
avait  rempli,  si  ses  mérites  n'eussent  été  mis  en  pleine  lumière 
et  ses  vues  excellemment  résumées  par  l'homme  illustre  qui 
devait  tenter  de  les  réaliser  en  grand  et  qui  avait  été,  tout  jeune 
encore,  le  compagnon  de  ses  voyages  et  do  son  apostolat  écono- 
mique, par  Turgot. 

M.  de  Goumai,  quoiqu'il  eût  l'esprit  généralisateur  à  un  très- 
haut  degré,  avait  été  surtout  l'homme  pratique.  Le  théoricien, 
l'oi^anisateur  systématique  de  la  science  nouvelle,  fut  le  médecin 
François  Quesnai.  Goumai  et  lui  avaient  marché,  d'abord  sépa- 
rément, puis  de  concert,  dans  des  voies  parallèles,  mais  non  pas 
identiques.  Les  origines  de  Goumai  étaient  commerciales  :  celles 
de  Quesnai*,  agricoles.  Bien  que  fils  de  jurisconsulte,  Quesnai 
avait  été  élevé  en  paysan,  et  le  goût  de  la  campagne,  la  préoccu- 
pation des  intérêts  mraux,  l'avaient  suivi  constamment  dans  la 
carrière  où  il  avait  été  engagé  par  d'autres  penchants  et  d'autre? 
aptitudes.  La  chirurgie  fit  sa  fortune  :  il  aida  son  célèbre  con- 
frère La  Peironnie  à  tirer  leur  art  de  la  condition  subalterne  où 
le  retenaient  les  médecins;  secrétaire  perpétuel  de  l'académie  de 
Chimrgie  fondée  en  1731  à  l'instigation  de  La  Peironnie,  auteur 
de  très -bons  ouvrages  de  pathologie,  il  pratiqua  avec  un  égal 
succès  la  chirurgie  et  la  médecine,  et,  devenu  premier  médecin 
du  roi  et  médecin  de  madame  de  Pompadour,  il  profita  des  fonc- 
tions qui  lui  donnaient  accès  dans  l'intimité  du  roi  et  de  la  favo- 
rite pour  ouvrir  à  ses  doctrines  économiques  l'oreille  des  maîtres 
de  la  France.  Ce  fut  une  existence  bien  singulière  que  celle  de 
cet  homme  simple,  droit,  ouvert  et  absolu,  parmi  tous  ces  types 

1.  Sociétés  de  Tours,  de  Paris,  de  Lyon,  de  Montauban,  etc.;  1761. 

2.  Né  à  Mérei,  près  Montfort-l'Âmauri,  le  4  juin  1694. 


468  LES  PHILOSOPHES.  [1750-1774J 

de  corruption  et  de  mensonge  qui  peuplaient  Versailles.  Louis 
et  sa  maîtresse  Taimaient  autant  qu'ils  pouvaient  aimer  quelque 
chose  :  il  leur  plaisait  par  le  contraste  avec  les  autres  et  avec 
eux-mêmes.  Louis,  si  mal  disposé  pour  tout  le  reste  des  philo- 
sophes, appelait  Quesnai  son  penseur*,  Técoutait  volontiers  et, 
chose  rare  chez  lui,  ne  l'écoutait  pas  sans  fruits,  comme  Tattestenl 
des  édits  royaux  dont  nous  parlerons  plus  tard  et  qui  furent  àui 
à  rinfluence  personnelle  de  Quesnai,  autant  qu'aux  avis  de  a 
bureau  du  commerce  dont  Goumai  était  l'âme  :  ces  fruits,  il  faut 
le  dire,  ne  tardèrent  pas  à  être  empoisonnés  par  la  dépravatiot 
de  Louis  et  de  son  entourage.  Le  côté  politique  du  système  de 
Quesnai  explique  la  différence  que  faisait  Louis  entre  les  écono- 
mistes et  le  reste  des  novateurs.  Quesnai  prétendait  consolider  le 
trône  et  ne  touchait  pas  à  Vautel. 

Ce  n*est  pas  certes  qu'il  soit  un  novateur  timide  :  aucun  ne 
manifeste  une  semblable  intrépidité  de  certitude  dans  les  con- 
ceptions de  son  cerveau;  aucun  n'a  des  ambitions  aussi  colos- 
sales. Cet  apôtre  du  gouvememefit  physique  est  le  dogmatique  le 
plus  abstrait,  comme  le  plus  tranchant,  de  son  siècle.  Ce  théori- 
cien de  la  richesse  matérielle  s'est  formé  l'esprit  en  étudiant  te 
spiritualisme  transcendant  de  Malebranche  ! 

C'est  qu'il  ne  prétend  point  fonder  la  science  spéciale  de 
richesse,  mais  la  science  générale  dont  relèvent  toutes  les  ai 
la  science  de  la  vie  sociale  et  des  relations  humaines.  La 
de  la  richesse  n'est  pour  lui  qu'une  dérivation  de  la  connaii 
du  droit  naturel.  C'est  toute  une  philosophie  sociale  qa*il 
asseoir  sur  la  connaissance  des  lois  naturelles  qui  régli 
rapports  de  l'homme  avec  la  matière  et  de  l'homme  avec  Hm 
relativement  à  la  matière. 

La  société  humaine  est  un  fait  nécessaire  ;  la  Provû 
a  assigné  des  lois  nécessaires,  du  moins  des  lois  qu'elle  ne 
transgresser  sans  se  blesser  elle-même.  L'utile  et  le  juste 
identiques  pour  toute  société  :  la  morale  et  l'intérêt,  le  di 

1.  Il  lui  donna  des  lettres  de  noblesse,  aTeo  trois  fleurs  de  pensée  pour  bl 
la  devise  :  Propter  cogitationêtn  mentis.  C'était,  da  reste,  un  anachronisme 
fond  et  un  assez  mauvais  jeu  de  mots  dans  la  forme.  Y.  des  détaili 
Qaesnai  dans  madame  da  HansseU 


117501774]  OUESNAL    PH YSIOCRATIE.  169 

le  devoir,  sont  essentiellement  unis  *.  La  mission  du  gouverne- 
ment, de  l'autorité,  est,  non  pas  de  faire  des  lois,  mais  de  rféda- 
rer,  de  proclamer  les  lois  nécessaires  et  naturelles,  et  d*en  assurer 
le  maintien.  Uévidence  est  le  principe  qui  doit  conduire  gouver- 
nants et  gouvernés,  c'est-à-dire  qu'on  peut  rendre  les  lois  natu- 
relles tellement  évidentes,  que  la  société  ne  puisse  plus  supporter 
de  Jois  arbitraires  ^.  L'enseignement  public  est  le  grand  moyen 
d'initier  les  hommes  à  Yévidence  :  l'enseignement  est  le  premier 
devoir  de  l'État,  le  devoir  fondamental. 
Mais  quelles  sont  ces  lois  naturelles  et  nécessaires? 
Le  droit  naturel  est  le  droit  que  l'homme  a  aux  choses  propres 
à  sa  jouissance.  —  L'ordre  naturel  est  la  constitution  physique 
çue  Dieu  même  a  donnée  à  l'univers,  et  par  laquelle  tout  s'opère 
dans  la  nature.  —  Les  lois  naturelles  sont  les  conditions  essen- 
tielles auxquelles  les  hommes  sont  assujettis  pour  s'assurer  tous 
les  avantages  que  l'ordre  naturel  peut  leur  procurer  '.  De  ces 
lois  dérivent  la  société  et  les  règles  de  la  société.  Le  droit  naturel 
de  rhomme  est,  en  fait,  augmenté  et  non  diminué  par  la  société. 
—  L'ordre  naturel  social  fonde  sur  l'expérience  incontestable  du 
bien  et  du  mal  physique  la  connaissance  évidente  du  bien  et  du 
mal  moral,  du  juste  et  de  l'injuste  par  essence.  —  L'ordre  légi- 
ttae  consiste  dans  le  droit  de  possession  assuré  et  garanti ,  par 
force  d'une  autorité  tutélaire  et  souveraine,  aux  hommes  réunis 
société. 

Le  droit  naturel  aboutit  donc  directement  au  principe  de  la 
>piété  et  s'y  résume  tout  entier. 
La  propriété  a  trois  phases  engendrées  légitimement  l'une  de 

t>  ■  FlM  éB  droits  sans  devoin,  pas  de  dcroirs  sans  droits,  »  dit  très-bien  Lemer- 

ét  La  BiYière,  on  des  principaux  disciples  de  Qnesnai. 
t  «On  feni  réduire  à  une  science  physique,  exacte,  ividmtt  et  complète,  celle  du 
4t  Tordre,  des  lois  et  du  gouvernement  naturel.  »  ^-  Phytiocratit,  t.  I«r  ;  1767  ; 
ide  réditeur  (Dupont  de  Nemours),  qui  a  réuni,  sous  le  titre  de  PhyHocratit^ 
it  de  la  Nature,  les  principaux  écrits  de  Quesnai.  —  La  Physiocralie 
I fééditée  dans  la  collection  des  Économistes;  Guillaumin,  1846. 
Lm  loif  naturelles  sont  ou  physiques  ou  morales,  u  On  entend  par  loi  physique 
\tomt  téglé  de  tout  événement  physique  de  Tordre  naturel  évidemment  le  plus 
an  genn  humain.  On  entend  par  loi  morale  la  règle  de  toute  action 
de  Vordre  moral  conforme  à  Tordre  physique  écidemm$nt  le  plus  avan< 
an  genre  humain.  »  Quesnai,  Droi(  naturel;  ap.  Phynocrate»,  I^*  part.,  p.  52; 
■aamin,  1646. 


470  LES  PHILOSOPHES.  [t750-1774] 

l'autre  :  !•  propriété  personnelle,  identique  à  la  liberté,  ou  prch 
priélé  des  facultés  que  nous  a  données  la  nature  et  qui  sont 
rinstniment  de  travail  nécessaire  à  notre  conservation;  2»  pro- 
priété mobilière,  ou  propriété  des  objets  consommables  acquis 
par  notre  travail;  3«  propriété  foncière,  appropriation  du  sol  qui 
produit  les  objets  consommables,  acquise  par  les  avances  de 
défrichement  et  par  la  culture  continue.  L'appropriation  du  sol 
rentre,  comme  les  deux  autres  espèces  de  propriétés,  dans  les 
lois  naturelles,  en  ce  sens  qu'étant  plus  productive  que  la  pro- 
priété collective,  elle  était  nécessaire  pour  assurer  aux  sociétés 
le  plus  grand  développement  dont  elles  soient  susceptibles  *. 

L'appropriation  individuelle  augmente  beaucoup  sans  doute 
l'inégalité  que  la  nature  a  mise  entre  les  hommes;  mais  l'inéga- 
lité des  conditions  ne  blesse  pas  Yordre  de  la  justice  par  essence. 
f  La  loi  de  la  propriété  est  bien  la  même  pour  tous  les  hommes. 
Les  droits  sont  tous  d'une  égsle  justice  ^  mais  ils  ne  sont  pas  tous 
d'une  égale  valeur^  parce  que  leur  valeur  est  totalement  indépen- 
dante de  la  loi.  Chacun  acquiert  en  raison  des  facultés  qui  lui 
donnent  les  moyens  d'acquérir  ;  or,  la  mesure  de  ces  facultés  n'est 
pas  la  môme  chez  tous  les  hommes  '.  »  En  d'autres  termes,  l'éga- 
lité que  réclament  les  lois  naturelles,  c'est  l'égalité  des  droits  et 
non  l'égalité  des  biens. 

La  société,  une  fois  fondée  sur  la  propriété,  comment  s'orga- 
nise-t-elle?  comment  se  gouvernc-t-elie? 

La  terre  produisant  au  delà  de  ce  qui  est  nécessaire  à  la  sub- 
sistance de  celui  qui  la  cultive,  et  certains  des  propriétaires  ayant 
en  outre  accru  leur  portion  du  sol  par  héritage,  par  achat,  etc., 
ils  ont  pu  cesser  de  cultiver  eux-mêmes  et  confier  la  culture  de 
leurs  terres  à  d'autres  citoyens  moyennant  le  partage  des  fruits. 
D'autres  encore,  n'étant  ni  propriétaires,  ni  cultivateurs,  se  sont 
mis  à  manipuler,  à  transformer,  à  faire  circuler  les  produits  du 
sol  pour  l'usage  des  propriétaires  et  des  cultivateurs,  et  donnent 

1.  u  Le  bonheur  derespèce  hnmaine  conslstta  dans  la  mnltiplicité  de  ses  Jouissances. 
Pour  rendre  les  jouissances  communes,  il  faut  que  les  propriétés  soient  exclusives,  n 
Abrégé  ieê  principes  été  rÉconomiê  poliU<iutf  1772  (attribué  au  margrave  Ch.  Fr.  de 
Bade);  ap.  Phy$iocrai€s,  l'*  part.,  p.  368. 

8.  Lemerder  de  La  Rivière,  Ordre  fMtwrel  et  esantiel  de*  iociétés  poliliquei,  ch.  ii. 


11750-1774J  OUESNAf,  M\ 

leur  industrie  en  échange  de  leur  subsistance.  Il  s'est  donc  formé 
trois  classes  :  1**  la  classe  productive,  ou  des  cultivateurs;  2^  la 
classe  propriétaire  ou  disponible^  disponible  pour  les  études  libé- 
rales, les  fonctions  publiques,  etc.;  3®  la  classe  stérile,  ou  des 
artisans  et  des  trafiquants,  stérile,  non  pas  qu'elle  soit  inutile, 
mais  parce  que,  la  terre  seule  étant  productrice  de  richesse,  le 
travail  des  artisans  et  des  commerçants  ne  sert  qu'à  conserver  la 
richesse  produite  et  n'y  ajoute  point  de  richesse  nouvelle. 

La  terre  seule  étant  productrice  de  richesse,  les  charges  publi- 
ques ne  doivent  être  assises  que  sur  le  produit  de  la  terre.  Mais 
il  faut  distinguer,  dans  ce  produit,  le  revenu  brut  et  le  revenu 
net,  ce  que  n'a  pas  fait  M.  de  Vauban  dans  sa  Dîme  royale.  Du 
revenu  brut,  il  faut  déduire  les  frais  de  culture  et  d'amélioration 
du  sol,  la  subsistance  du  laboureur  et  de  ses  aides,  et.  sa  juste 
rémunération.  Reste  le  revenu  net  du  propriétaire,  seul  revenu 
disponible  qui  existe  dans  la  société.  C'est  sur  ce  revenu  net  ou 
rente  foncière  que  doit  porter  exclusivement  l'impôt.  L'impôt 
levé  sur  les  autres  classes  retombe  toujours  finalement  sur  le 
propriétaire,  qui  touche -un  moindre  revenu  si  le  fermier  est 
appauvri,  et  le  mauvais  système  de  perception  crée,  dans  ce  cas, 
une  nouvelle  classe  non  plus  seulement  stérile,  mais  nuisible  et 
parasite,  la  classe  des  financiers  et  des  agents  fiscaux.  Il  ne  doit 
pas  se  faire  de  fortunes  financières  dans  l'administration  de  Tim- 
pôt.  Le  crédit  des  financiers  est  une  mauvaise  ressource  pour 
l'état,  qui  doit  subsister  par  l'impôt  et  non  par  l'emprunt.  Les 
fortunes  pécuniaires  sont  des  richesses  clandestines  qui  ne  con- 
naissent point  de  patrie. 

L'état,  le  souverain,  est  copropriétaire  du  revenu  net  avec  les 
propriétaires  particuliers  :  c'est  à  la  raison,  à  Vémdence,  à  fixer 
la  part  qui  lui  revient  légitimement  sans  léser  les  particuliers. 
Les  cultivateurs  doivent  disposer  à  peu  près  des  trois  cinquièmes 
du  revenu  brut,  deux  cinquièmes  pour  leurs  frais,  leurs  reprises, 
leurs  agents  agricoles,  et  un  cinquième  pour  solder  les  travaux 
de  la  classe  stérile  qui  leur  sont  nécessaires.  Les  deux  cinquièmes 
restants  forment  le  revenu  net  à  partager  entre  les  propriétaires 
et  l'état.  j 

La  part  de  l'état  soldée,  les  droits  du  propriétaire  sont  illimités 


472  LES   PHILOSOPHES.  [1750-n74: 

sur  Tusage  du  reste  de  son  revenu  *  et  sur  la  disposition  de  sa 
terre,  de  môme  que  les  droits  du  cultivateur,  de  Tartisan,  de  tout 
homme  en  général,  sont  illimités  sur  les  fruits  de  son  travail, 
qui  sont  sa  propriété  mobilière ,  et  sur  l'emploi  de  ses  facultés, 
qui  sont  sa  pro^néié  personnelle.  Toute  entrave  au  travail,  à  l'in- 
dustrie, au  commerce,  est  une  violation  des  lois  naturelles,  des 
lois  de  Dieu  ! 

Le  rétablissement  des  lois  naturelles  aura  pour  conséquence 
d'accroître  le  revenu  net  du  propriétaire  et  les  reprises  du  culti- 
vateur, de  diminuer  les  profits  des  chefs  d'industrie  et  des  com- 
merçants, élevés  artificiellement  par  le  système  protecteur,  et 
d'abattre  les  industries  factices  au  bénéfice  des  industries  natu- 
relles, de  celles  pour  lesquelles  la  nature  a  doué  chaque  pays 
d'une  aptitude  spéciale. 

Le  gouvernement  ne  doit  favoriser  que  les  dépenses  produo- 
tivrs  et  le  commerce  des  denrées  du  cru.  Les  travaux  de  main- 
d'œuvre  et  d'industrie  pour  l'usage  de  la  nation  ne  sont  qu'un 
objet  dispendieux  et  non  une  source  de  revenu.  Us  ne  peuvent 
pi'ocurer  de  profit  dans  la  vente  à  l'étranger  qu'aux  seuls  pays  où 
la  main-d'œuvre  est  à  bon  marché  par  le  bas  prix  des  denrées, 
condition  fort  désavantageuse  au  produit  des  biens-fonds,  et 
par  conséquent  au  revenu  net  et  à  l'état. 

Il  faut  songer  à  l'accroissement  des  revenus  plus  qu'à  l'accrois- 
sement de  la  population.  Ce  sont  moins  les  hommes  que  les 
lichesses  qu'on  doit  attirer  dans  les  campagnes;  car,  plus  on 
emploie  de  richesses  à  la  culture,  moins  elle  occupe  d'hommes» 
plus  elle  prospère  et  plus  elle  donne  de  revenu.  La  culture  ne 
prospère  que  par  les  grandes  exploitations  et  les  riches  fermiers. 

1.  Toutefois,  il  manque  à  un  devoir  essentiel ,  s*il  thésaurise ,  8*11  laisse  donnir 
son  argent  au  lieu  de  le  fkire  rentrer  dans  la  circalation  annuelle,  ou  s*il  remploie 
à  des  dépendes  de  fantaisie,  au  luz$  de  décoration,  tant  qu*il  reste  à  fidre  des 
dépenses  utiles  à  l'accroissement  du  capital  social ,  car  ««  Vaugmentation  des  capi- 
taux  est  le  principal  moyen  d'accrottre  le  travail,  et  le  plus  grand  intérêt  de  la 
société.  L'argent,  en  réalité,  appartient,  non  aux  particuliers,  mais  aux  besoins  de 
l'état,  à  la  nation  :  personne  ne  doit  le  retenir.  i>  C'est  le  langage  de  Law;  mais 
la  pensée  diffère  en  ceci  que,  là  où  Law  voyait  un  droit  de  contrainte  dans  la  main 
de  Tétat ,  Quesnai  voit  seulement  un  devoir  moral  pour  le  particuliœ.  —  Maxitnet 
générales  du  gouvernement  économique  d'un  royaume  agricole;  ap.  PhysiocnUes,  I^*  part., 
p.  94. 


(1750-17741  Ot'ESNAI.  173 

Les  lois  naturelles  et  nécessaires  déterminent,  non-seulement 
le  fond  de  Torganisation  sociale,  mais  la  forme  du  meilleur  gou- 
vernement, du  gouvernement  fait  pour  l'homme  et  propre  à  tous 
les  climats  et  à  tous  les  peuples.  La  nécessité  de  proléger  la  pro- 
priété personnelle  et  mobilière  oblige,  dès  Torigine  des  sociétés, 
à  établir  des  chefs,  des  magistrats  ;  mais  le  gouvernement  écono- 
mique^ le  gouvernement  normal,  ne  s'établit  qu'avec  la  propriété 
foncière,  qui  donne  à  la  société  de  bien  plus  grands  intérêts  à 
défendre  et  lui  fait  sentir  le  besoin  d'une  autorité  plus  concentrée 
et  plus  forte.  L'autorité  tutélaire  et  souveraine  (Quesnai  et  ses 
disciples  emploient  le  terme  de  souverain  dans  la  vieille  acception 
et  confondent,  comme  les  publicistes  antérieurs  à  Rousseau,  le 
souverain  avec  le  gouvernement),  l'autorité  souveraine  doit  être 
unique,  c'est-à-dire  réunir  le  législatif  et  l'exécutif.  Point  de 
contre- forces  (de  distinction  ou  de  balance  des  pouvoirs).  Point 
d'aristocratie.  La  division  des  sociétés  en  différents  ordres  de 
citoyens,  dont  les  uns  exercent  l'autorité  souveraine  sur  les 
autres,  détruit  l'unité  de  la  nation  et  substitue  les  intérêts  de 
classes  à  l'intérêt  général,  qui  est  la  prospérité  de  l'agriculture. 
Le  souverain  doit  être  investi  d'une  autorité  despotique  pour 
transformer  les  lois  de  Vévidence  en  lois  positives  et  en  assurer 
l'exécution.  Seulement,  les  magistrats  ont  charge  d'examiner  si 
les  ordonnances  du  souverain  sont  conformes  à  Yévidence,  et 
les  magistrats  eux-mêmes  doivent  être  surveillés  par  Y  évidence 
publique.  Chez  une  nation  éclairée  par  une  bonne  instruction 
publique  sur  les  lois  naturelles  de  Tordre,  le  gouvernement  ne 
voudrait  ni  ne  pourrait  vouloir  établir  des  lois  positives  nuisibles 
à  la  société  et  au  souverain  même.  S'il  le  faisait,  il  y  aurait 
égarement  d'esprit  :  ni  les  magistrats  ni  le  peuple  ne  devraient 
obéir. 

Quesnai  et  ses  disciples  ne  disent  pas,  mais  il  résulte  implici- 
tement de  leurs  principes  que,  dans  ce  cas,  si  le  souverain  s'obsti- 
nait, il  serait  suspendu  de  fait,  et  que  le  pouvoir  passerait  à  son 
héritier,  le  pouvoir  souverain,  selon  les  physiocrates,  devant  être 
héréditaire,  afm  que  tous  les  intérêts  présents  et  futurs  de  son 
dépositaire  soient  intimement  liés  avec  ceux  de  la  société  par  le 
partage  proportionnel  du  produit  net.  Là  où  régnerait  Vévidence, 


474  LES  PHILOSOPHES.  [1750.177iJ 

toutes  les  garanties   politiques,  à  commencer  par  Télection, 
seraient  en  effet  superflues. 

Nous  avons  tâché  d'indiquer  en  quelques  pages,  d'après  le  chef 
de  l'école  et  ses  commentateurs,  les  lignes  principales  de  la 
cience  nouvelle  à  laquelle  Quesnai  applique  le  titre,  jusqu'alors 
vague  et  flottant,  d'économie  politique  \  et  qui,  absorbant  la  poli- 
tique et  la  morale,  est  pour  lui  la  science  par  excellence. 

On  ne  peut  se  défendre  d'une  profonde  impression,  mêlée  de 
sentiments  bien  divers,  devant  le  vaste  et  audacieux  édiiice  élevé 
par  cet  esprit  puissant.  On  est  étourdi,  troublé  par  cet  amalgame 
de  vues  neuves  et  sublimes,  de  hautes  vérités,  de  conjectures 
hasardeuses,  de  données  arbitraires  ou  môme  chimériques,  trans- 
formées en  dogmes  prétendus  évidents.  On  sent  que  tous  les  com- 
bats économiques  de  l'avenir  auront  lieu  dans  la  lice  ouverte  par 
Quesnai,  comme  tous  les  combats  de  la  métaphysique  se  sont 
livrés  et  se  livreront  sur  le  terrain  de  Descartes. 

Si  l'on  tâche  de  démêler  cette  première  impression ,  de  juger 
après  avoir  senti,  on  reconnaît,  d'une  part,  que  la  théorie  nou- 
velle n'est  autre  chose  que  le  principe  fondamental  de  Montes- 
quieu :  a  Les  lois  sont  les  rapports  nécessaires  qui  dérivent  de 
la  nature  des  choses .  »  développé  au  point  de  vue  spécial  de  la 
liberté  huuidine  appliquée  à  l'appropriation  de  la  matière  et  à 
l'organisation  économique;  de  l'autre  part,  on  voit,  en  face  du 
Contrat  social  de  Rousseau,  s'élever  une  conception  différente  du 
pacte  primitif*  :  c'est  la  société  fondée  immédiatement  sur  le 
droit  individuel,  et  non  sur  cette  aliénation  de  chacun  à  tous, 
posée  à  la  base  par  Rousseau.  On  a  nommé  la  loi  chrétienne  la 
loi  de  grâce  :  la  loi  des  économistes  est  la  loi  de  justice.  A  chacun 
son  droit.  Les  économistes  repoussent  l'opposition  établie  par 


1.  Littéralement  :  loi  de  la  maison  politique^  loi  sociale. 

2.  Le  terme  de  Imt  naturtïUi  $t  néceêsaires^  employé  par  les  économistes,  semble 
impliquer  la  négation  du  Contrat  social;  mais  ce  terme  dépasse  leur  véritable  pen- 
sée ;  il  s'af^it  pour  eux  de  nécessité  morale ,  et  non  de  fatalité ,  puisqu*ils  avouent 
que  la  société  primitivtj  avant  l'établissement  de  la  propriété  foncière ,  était  bonne , 
mais  seulement  moins  bonne  que  la  société  où  l'appropriation  est  éublie.  Cest 
donc  pour  obéir  librement  à  la  loi  providentielle  du  progrès  que  les  hommes  ont 
passé  d'une  forme  de  société  à  une  autre.  V.  Dupont  de  Nemours;  Physiocratie , 
Discours  dt  l'éditeur. 


MW-1774]  ÉCONOM[STES.  175 

Rousseau  entre  l'état  de  nature  et  l'état  social  :  Tun  est  pour  eux 
la  dérivation  naturelle  et  nécessaire  de  l'autre. 

Cette  différence  dans  le  point  de  départ  doit  se  retrouver  dans 
la  définition  du  principe  de  propriété.  Rousseau,  tout  en  le  recon- 
naissant pour  le  fondement  de  la  société,  le  fait  procéder  des  lois 
positives,  sans  nier  qu'il  ait  son  origine  indirecte  dans  la  sociabi- 
lité naturelle  à  l'homme;  les  économistes  le  rattachent  directement 
aux  lois  naturelles.  C'est  au  moment  où  commence  contre  le 
principe  de  propriété  une  guerre  destinée  à  se  renouveler  plus 
babile  et  plus  opiniâtre,  plus  passionnée  et  plus  subtile  tour  à 
lour  durant  plusieurs  générations,  que  ce  principe  est  affirmé 
avec  une  énergie  dogmatique  et  une  précision  mathématique 
sans  exemple,  en  sorte  que  la  défense  se  propoilionne  d'avance 
k  l'attaque.  Les  économistes  domicnt  la  théorie  de  ce  que  le  pro- 
testantisme avait  puissamment  mis  en  pratique.  Les  nations  pro- 
lestantes avaient  déveloj)pé  simultanément  l'individualité  humaine 
et  la  propriété,  et  montré  ainsi  de  fait  que  l'un  est  l'appendice  de 
l'autre,  comme  devaient  l'enseigner  les  économistes.  Le  dévelop- 
pement agricole  antique  avait  coïncidé  avec  l'établissement  de  la 
propriété  foncière  ;  le  développement  industriel  moderne  coïn- 
cide avec  le  nouveau  mouvement  du  principe  de  propriété  dû  à 
l'individualisme,  ou,  pour  mieux  dire,  à  la  liberté  protestante, 
principe  poussé  un  moment  jusqu'à  cette  exagération  de  nier  le 
droit  d'expropriation  pour  utilité  publique.  Les  peuples  protes- 
tants sont  certainement  ceux  chez  lesquels  la  propriété  est  le  plus 
solidement  assise,  et,  avec  elle,  la  famille.  La  propriété  avait  été, 
en  général,  imparfaitement  reconnue  et  faiblement  respectée  par 
les  puissances  laïques  ou  ecclésiastiques  dans  les  états  catholiques; 
nous  avons  cité  à  cet  égard  les  maximes  de  Louis  XIV,  qui  n'ont 
pas  besoin  de  commentaire. 

Les  économistes  se  relient  également,  quant  au  principe  de 
propjiété,  à  une  tradition  plus  ancienne,  à  la  tradition  du  peuple 
essentiellement  juridique  et  propriétaire,  du  peuple  romain. 
Comme  Montesquieu,  comme  Rousseau,  comme  Mabli,  ils  ont 
aussi  le  pied  dans  l'antiquité  républicaine;  mais  ils  y  entrent  par 
une  autre  porte.  C'est  précisément  cette  partie  de  leurs  doctrines, 
celle  qui  se  rattache  à  l'esprit  de  la  propriété  romaine,  qui  triom- 


476  LES    PHILOSOPHES.  [1750  177*1 

phera  la  première  dans  le  mouvement  de  89  et  dans  le  Code  gvil, 
sorti  de  ce  mouvement. 

L'origine  des  erreurs  qui  obscurcissent  les  grands  horizons 
qu'ils  ont  ouverts  n'est  pas  difficile  à  pénétrer.  C'est  la  confusion 
qu'ils  font  de  l'absolu  et  du  relatif,  du  nécessaire  et  du  meilleur, 
de  l'évident  et  du  probable,  de  la  perfection  et  de  la  perfectibilité. 
Ils  saisissent  un  instant  la  loi  du  progrès ,  puis  la  perdent  en 
voulant  la  fixer  dans  les  faits  sous  une  forme  immuable.  Quoi  de 
plus  téméraire  que  de  prétendre  réaliser  une  fois  pour  toutes  le 
gouvernement  de  la  nature,  les  lois  nécessaires,  Yèvideticef  II  n'y  a 
que  Dieu  qui  sache  pleinement  la  physiocratie.  Dieu  n'a  donné  à 
l'homme  que  la  faculté  d'entrevoir  successivement  ce  qu'il  liû 
faut  de  lumière  pour  avancer  pas  à  pas  dans  sa  longue  route  à 
travers  les  âges.  Les  économistes  ont  eu  la  gloire  d'apercevohr  de 
grandes  lois,  mais  ces  lois  sont  destinées  à  s'appliquer  non  poh^ 
à  des  phénomènes  purement  physiques,  mais  à  des  êtres  libres  e 
passionnés;  elles  sont,  de  plus,  destinées  à  se  combiner  dans  1( 
monde  réel  avec  d'autres  lois  non  moins  essentielles,  avec  les  loi 
qui  partagent  le  genre  humain  en  nationalités  distinctes.  Tou 
incontestable  que  puisse  être  leur  évidence  abstraite,  leur  appli 
cation,  modifiée  par  des  éléments  d'une  autre  nature,  ne  peu 
donc  jamais  s'opérer  que  selon  les  règles  toutes  contingentes  d 
la  probabilité.  Il  est  chimérique  de  prétendre  appliquer  Vlvidenc 
au  gouvernement  et  d'en  chercher  le  type  absolu  ',  quand  le 
philosophes  politiques  les  plus  hardis ,  Rousseau  lui  -  même 
reconnaissent  le  gouvernement  modifiable  selon  les  temps  € 
les  lieux.  La  politique  des  économistes  est  l'anéantissement  d 
toute  science,  de  toute  expérience  politique  :  les  admirable 
études  de  Montesquieu  et  de  Rousseau  sont  pour  eux  non  ave 
nues;  leur  formule  de  gouvernement,  dans  son  inconcevabl* 
naïveté,  se  résume  en  quatre  mots  :  le  despotisme  tempéré  pa 
une  maison  de  fous.  Despotisme  fort  différent,  il  faut  en  convc 
nir,  de  celui  de  Louis  XIV  et  de  tous  les  despotes  connus  ;  cai 

1.  Ce  type,  suivant  eux,  est  réalisé  depuis  quatre  mille  ans  à  la  Chine,  et  il 
comptent  qu'une  grande  impératrice  ysl  en  offrir  un  second  exemple  en  Russie 
V.  Dupont  de  Nemours  :  Origine  et  progrès  d'une  science  muvelle;  ap.  Phytiocrates 
I'«  partie,  p.  364. 


Ii750-17741  PHYSIOCRATE.^  477 

pour  eux,  une  fois  le  gouvernement  de  Vèvidence  bien  défini  et  bien 
constitué,  le  prince  qui  porterait  une  atteinte  quelconque  à  la 
propriété,  ce  qui  comprend  la  liberté  individuelle  dans  toutes  s«s 
applications,  ce  prince  serait  évidemment  fou  et  n'aurait  plus  droit 
à  l'obéissance. 

Il  y  a,  dans  leur  despotisme  rationnel,  plus  qu'un  abus  de 
logique  :  il  y  a  manque  de  logique.  Us  sont  certainement  entraî- 
nés, à  leur  insu  peut-être,  et  par  les  vieilles  habitudes  monar- 
chiques et  par  le  désir  de  gagner  le  pouvoir  établi  ;  car,  s'ils 
eussent  raisonné  en  toute  indépendance  et  en  toute  rigueur,  ils 
fussent  arrivés  non  point  au  despotisme,  mais  à  la  liberté  poli- 
tique illimitée,  ou,  pour  mieux  dire,  à  Yanarchie,  dans  le  sens 
étymologique  du  mot.  A  quoi  bon  un  gouvernement,  si  l'on  est 
en  possession  de  V évidence?  si  la  raison  pure  règne  parmi,  les 
hommes?  Il  suffit  d'écoles  pour  initier  à  Vèvidence  les  jeunes 
générations,  et  d'mie  maréchaussée  pour  mettre  hors  d'état  de 
nuire  les  fous  qui  attenteraient  à  Yévidence.  Des  économistes  émi- 
nents  de  la  période  suivante,  plus  conséquents  que  Quesnai,  que 
Dupont  de  Nemours  ou  que  Lemercier  de  la  Rivière,  arrivèrent,  en 
effet,  sinon  à  cette  extrémité,  du  moins  à  considérer  le  gouver- 
nement comme  un  mal  nécessaire  dont  il  faut  restreindre  l'action 
dans  les  plus  étroites  limites  possibles.  Ce  sont  les  propres  termes 
de  Jean-Baptiste  Say. 

C'est  encore  par  la  confusion  de  l'absolu  et  du  relatif,  par  la 
recherche  exclusive  d'un  seul  côté  de  la  vérité,  que  les  écono- 
mistes, qui  tout  à  l'heure  proclamaient  le  despotisme,  au  moins 
dans  les  mots,  arrivent  à  méconnaître  les  droits  et  les  intérêts  de 
rÉtat.  •  S'imaginer,  dit  Turgot,  qu'il  y  a  des  denrées  que  l'État 
doit  s'attachera  faire  produire  à  la  terre  plutôt  que  d'autres;  qu'il 
doit  établir  certaines  manufactures  plutôt  que  d'autres,  et,  en 
conséquence,  prohiber  certaines  productions,  en  commander 
d'autres...  Ëtablir  certaines  manufactures  aux  dépens  du  Trésor 
public,  accumuler  sur  elles  les  privilèges,  les  grâces,  c'est  se 
méprendre  grossièrement  sur  les  vrais  avantages  du  commerce  ; 
c'est  oublier  que,  nulle  opération  de  commerce  ne  pouvant  être 
que  réciproque,  vouloir  tout  vendre  aux  étrangers  et  ne  rien 
acheter  d'eux  est  absurde.  On  ne  gagne  à  produire  une  denrée 

XVI.  12 


174  LES   PIIILOSOPBES.  [r501774) 

pliJtAt  qu'une  aotre  qu'autaot  que  cette  denrée  rapporte, «tous 
frai»  déduits,  plus  d'argent  à  celui  qnf  la  fait  produire  à  sa  terre 
ou  qui  la  fabrique.  Ainsi,  la  valeur  Ténale  de  chaque  denrée, 
tous  fniift  d^'duits,  est  la  seule  règle  pour  juger  de  l'avantage 
(\\w  n'tire  VfAui  d'une  rertaine  es|)èce  de  productions;  par  con- 
H/;queiit,  toute  rnaniifarture  dont  la  valeur  vénale  ne  dédommage 
p;iH  avec  |ïrofit  des  frais  qu'elle  exige  n'est  d'aucun  avantago, 
et  jcK  sommes  employées  à  la  soutenir,  malgré  le  cours  natu- 
rel dn  e(»mmerce,  sont  un  impôt  mis  sur  la  nation  en  pure 
perle  '.  » 

(les  principes  sont  très-vrais  abstractivement  au  point  de  vue 
éc()n()mi(|ne;  mais,  l'économie  devant  nécessairement  se  com- 
biner ave(*  la  politique,  leur  application  littérale  peut  être  erronée 
et  périlleuse  dans  certains  cas.  L'État  peut  avoir  intérêt  à  ne  pas 
dépendre  d'un  autre  État  pour  certaines  denrées  ou  marcban- 
disrs,  et  il  se  peut  (ju'en  augmentant  sa  sécurité  par  les  mesures 
(|u*il  prend  pour  assurer  la  production  nationale  de  ces  marchan- 
dises, il  doive  indirectement  de  bons  résultats  économiques  à  des 
mesures  contraires  aux  principes  généraux  de  l'économie.  L'Ëtat 
fait  également  une  mauvaise  opération  économique,  quant  au 
produit  direct,  en  établissant  de  certaines  manufactures  dispen- 
dieuses, mais,  si  ces  manufactures  développent  le  goût  et  donnent 
ti  l'industrie  libre  une  impulsion  et  des  exemples  utiles,  l'État  y 
retrouvera  son  avantage.  De  môme  encore,  un  grand  État  doit 
s'assurer  une  marine  à  tout  prix  :  si  des  droits  différentiels  lui 
sont  momentanément  nécessaires,  il  fait  bien  de  les  établir  ou  de 
les  maintenir. 

Sur  les  questions  capitales  de  la  richesse,  de  Tiinpôt  et  de  la 
hiérarchie  des  classes  sociales,  les  économistes  s'égarent  en  tirant, 
par  une  déduction  spécieuse  et  subtile,  d'un  axiome  banal  des 
conséquences  arbitraires.  De  ce  que  la  terre,  fécondée  par  le  tra- 
vail de  l'homme,  serait  la  source  de  toute  richesse  *,  conclure  que 
l'industrie  n'ajoute  point  de  valeur  à  cette  valeur  première,  que 
la  classe  industrielle  et  commerçante  est  stérile,  et  que  l'impôt  ne 

1.  Étog€  de  Goumai;  ap.  Œuvres  de  Turgot,  1. 1",  p.  274;  Gaillamnio,  1844. 

2.  Il  faudrait  dire  la  matière  et  non  la  terre,  car  Taxioine  est  faux,  pria  an  pied  de 
\k  lettre.  La  pèche  est  source  de  richesse  aussi  bien  que  iabouragt  et  pitmragê. 


[1750-17741  PHYSIOCRATES.  179 

doit  être  assis  que  sur  ia  renie  foncière,  ce  serait,  en  réalité ,  sa- 
crifier cetle  propriété  terrienne,  que  Ton  glorifie,  à  celte  induslrie 
que  l'on  ravale.  Le  revenu  net,  dans  la  langue  commune,  dans  la 
langue  du  bon  sens,  ce  n'est  pas  la  renie  foncière ,  c'est  tout  re- 
venu, tout  profit  qui  excède  les  frais  du  travail ,  en  comprenant 
dans  les  frais  la  subsistance  du  travailleur.  Le  revenu  net,  quelle 
que  soit  son  origine,  peut  être  légilimement  soumis  à  l'impôt  '. 
Quanta  la  distinction  de  classe  productive  et  de  classe  stérile,  une 
seule  observation  suffit  à  en  montrer  tout  le  chimérique  :  l'homme 
qui  achète  et  l'homme  qui  conduit  la  charrue  appartiendraient  à 
la  classe  productive  ;  l'homme  qui  la  fabrique ,  à  la  classe  stérile  ! 
Oucsnai  et  toute  l'école  rétrogradaient  fort  en  deçà  de  Gournai , 
qui  avait  donné  sur  ces  matières  des  définitions  parfaitement 
saines.  oLes  seules  richesses  réelles  de  TÉlat,  disait-il,  sont  les 
produits  annuels  de  ses  terres  et  de  l'industrie  de  ses  habitanls. 
—  Un  ouvrier  qui  a  fabriqué  une  pièce  d'étoffe  a  ajouté  à  la  masse 
des  richesses  de  l'État  une  richesse  réelle. —  La  somme  que  l'État 
peut  employer  annuellement  à  ses  besoins  est  toujours  une  partie 
aliquote  de  la  somme  des  revenus  qui  sont  annuellement  produits 
dans  l'État,  et  la  somme  de  ces  revenus  est  composée  du  revenu 
net  de  chaque  terre  et  du  produit  de  l'industrie  de  chaque  parti- 
culier*.» 

Gournai,  cependant,  chose  singulière!  avait  été  amené  à  par- 
tager l'opinion  de  Quesnai,  que  les  impôts  sont  toujours,  en  der- 
nière analyse ,  payés  par  le  propriétaire  foncier  et  que  l'impôt 
devrait  être  exclusivement  reporté  sur  le  fonds.  Il  n'était  pas  con- 
séquent avec  sa  doctrine  sur  la  réalité  des  richesses  produites 
par  l'industrie.  Ce  ne  fut  pas  dans  l'école  économique  française 
que  cette  inconséquence  fut  redressée  :  l'honneur  en  appartint  à 
un  étranger,  à  l'illustre  Adam  Smith  :  le  philosophe  écossais, 
adopté  par  les  économistes  français  de  la  génération  suivante ,  fil 
voir  le  principe  de  la  valeur  dans  le  travail  de  l'homme,  appliqué 

1.  l\  n*est  pas  exact  de  dire  que  le  détenteur  de  capitaux  mobiUers  saurait  toujours 
retFouTer,  dans  la  hausse  du  loyer  de  son  argent,  la  compensation  de  Timpôt  que 
lui  demanderait  TÉtat.  Le  capitaliste  ne  fait  pas  toujours  la  loi  à  Temprunteur,  pas 
plutf  que  Tentrepreneur  ne  fait  toujours  la  loi  au  salarié.  Cela  dépend  d'une  propor- 
tion variable  entre  roffire  et  la  demande. 

2.  Étogt  de  Gournai;  ap.  Œuvres  de  Turgot,  1. 1«%  p.  266,  273,  274. 


180  LES   PHILOSOPHES.  [!750-1774| 

imiiK^^diatemoiit  ou  non  au  sol ,  rétablit  en  principe,  dans  la 
science  nouvelle,  Tégale  fécondité  des  diverses  applications  du 
travail  et  la  légitime  participation  des  diverses  sortes  de  revenus 
aux  charges  de  TÉtat,  admit  enfîn,  dans  de  certaines  limites, la 
modification  des  principes  économiques  par  la  raison  d*État  ^ 

Quesnai  et  ses  disciples  avaient  encore  professé  des  maximes 
dangereuses  sur  la  grande  culture ,  sur  le  commerce  extérieur, 
sur  le  salaire.  Ils  vantent  la  grande  culture  exclusive  et  le  système 
du  minimum  de  bras ,  et  ce  système  a  dépeuplé  les  campagnes 
anglaises  pour  entasser  des  populations  immenses  dans  les  villes! 
Ils  prétendent  que  le  commerce  extérieur  et  maritime  ne  profite 
point  à  la  nation,  que  les  richesses  des  commerçants  ne  sont  pas 
des  richesses  nationales,  et  les  commerçants  anglais  ont  dix  fois 
sauvé  l'Angleterre  par  leurs  richesses  !  L'intérêt  social  n'est  pas 
tant  de  tirer  du  sol  la  plus  forte  rente  possible  que  de  faire  vivre 
de  la  terre  et  sur  la  terre  le  plus  d'hommes  possible  '.  La  plus 
forte  des  sociétés  serait  celle  où  dominerait  l'élément  des  petits 
propriétaires  cultivateurs,   assez  éclairés  pour  combiner  leurs 
travaux  dans  certains  cas  et  sur  certaines  terres  *.  Il  va  sans  dire 
que  cet  élément  doit  être  toutefois  équilibré  par  une  masse  suffi- 
sante d'industriels  échangeant  leurs  fabrications  contre  les  pro- 

1.  Adam  Smith  :  de  la  Richesse  des  natione  (pablié  m  mnglais  en  1776  ;  trmdnil  ai 
français  en  1781). 

2.  L*axiome  de  Quesnai,  d'ailleurs,  est  arbitraire  :  les  arantag^  réciproques  de 
la  grande  et  de  la  petite  culture  se  balancent  suivant  toutes  sortes  de  cinymstances 
murales  et  physiques.  On  peut  consulter,  sur  cette  matière,  les  exoeUentes  études 
de  M.  H.  Passj. 

3.  Kou&?eau  l'avait  bien  vu,  et  un  homme  singulier,  mélange  d*e^rit  noTatear  et 
d'esprit  rétrograde  et  féodal ,  qui  avait  commencé  d^ébaorher  réconomie  politique 
pour  son  propre  compte ,  en  même  temps  que  Goomai  et  que  Q^Msnai ,  te  marquis 
de  Miral>eau ,  avait  d'abord  prêché  la  petite  culture ,  conforme  anx  tiaditiona  et  aux 
habitudes  des  campagnes  françaises;  mais  Qaesnai  Tarait  gagné,. et  il  Voceopaît 
dorénavant  à  délayer  les  doctrines  communes  de  Técole  dans  un  filtras  énonnt 
où  brillent  bien  des  lueurs  que  personne  n*a  plus  le  courage  d*7  cherdier  aujour- 
d'hui De  ce  chaos  devait  naitre  le  grand  Mirabeau,  élève  et  victime  d'an  père  qui 
fut  l'ami  diM  hommes  en  général  et  le  tyran  de  sa  famille  en  particulier.  Lei  oaTnges 
les  plus  cités  du  marquis  de  Mirabeau  sont  :  VÀmi  des  homme»  (1756),  la  Hbro- 
rie  Je  C impôt  (1760) ,  qui  le  fit  mettre  pour  un  moment  à  la  Bastille,  et  la  PhU»- 
eophie  nirale  i  1763  ).  —  Quant  à  hi  théorie  du  pain  cher,  il  ne  fiiot  pas  la  reprocher  4 
Quesnai  :  il  entend  seulement  par  U  qu*on  ne  fasse  pas  baisser  artillcieUement  te 
prix  des  grains  et  qu*on  n'empêche  pas  le  producteur  agricote  d'obtenir  ime  juste 
rémunération. 


[I750.Ï7741  PHYSIOCRATES.  484 

éiiits  du  sol.  Le  sentiment  de  Quesnai  était  juste  à  cet  égard,  si  ses 
/ormules  étaient  mauvaises  :  car  il  admet  que  les  agents  de  Tagri- 
culture,  dans  une  société  bien  constituée,  doivent  être,  vis-à-vis  des 
agents  de  Tindustrie  et  du  commerce,  dans  la  proportion  de  2  à  1 . 

Quant  au  salaire ,  Quesnai  et  Turgot  prétendent  que  Touvrier 
ne  produit  pas  au  delà  de  sa  subsistance ,  ce  qui  mène  logique- 
ment à  ne  pas  lui  accorder  plus  qu'il  ne  produit,  et  ils  soutien- 
nent qu'en  fait,  par  la  concurrence ,  il  ne  gagnera  jamais  beau- 
coup au  delà  de  sa  stricte  subsistance.  Le  principe  est  faux  et  la 
conséquence  serait  une  iniquité  sociale.  Ce  n'est  pas  seulement 
l'humanité,  c'est  la  stricte  justice  qui  veut  que  l'ouvrier  gagne 
au  delà  de  sa  subsistance.  N'a-t-il  pas,  lui  aussi,  des  avances  qu'il 
doit  retrouver  dans  son  salaire?  avance  de  temps  et  de  subsis- 
tance dépensés  à  apprendre  son  métier,  à  attendre  le  travail, 
avance  d'outils,  etc.?  Les  maximes  des  premiers  économistes, 
poussées  à  la  rigueur,  réagiraient  de  l'ouvrier  industriel  sur 
l'ouvrier  agricole,  sur  l'entrepreneur  d'industrie,  sur  l'entrepre- 
neur même  d'agriculture ,  pour  aboutir  à  concentrer  dans  les 
mains  du  propriétaire  foncier  tout  l'excédant  de  la  production 
sur  la  consommation.  Rien  n'est  certes  plus  éloigné  de  leurs  in- 
tentions, mais  ils  sont  engagés,  par  leur  malheureuse  définition 
de  la  richesse,  dans  un  cercle  vicieux  d'où  ils  ne  peuvent  sortir.  «  Il 
faut  l'aisance  pour  les  derniers  citoyens,  dit  Quesnai,  afin  qu'ils 
puissent  consommer  et  aider  à  la  reproduction  par  la  consomma- 
tion. >  C'est  évident,  mais  contraire  aux  propositions  précédentes. 
Au  fond,  ces  hommes  justes  et  humains  sont  dévoués  à  l'intérêt 
des  masses.  Gournai,  Quesnai ,  Turgot,  sont  convaincus  que  les 
systèmes  contraires  à  la  liberté  économique,  au  libre  usage  des 
facultés  individuelles ,  «  favorisent  toujours  la  partie  riche  et 
oisive  de  la  société  au  préjudice  de  la  partie  pauvre  et  laborieuse.! 
Dupont  de  Nemours  va  jusqu'à  dire  que  les  hommes  sont  beaucoup 
plus  malheureux  dans  les  civilisations  mal  constituées ,  où  l'on 
méconnaît  les  lois  naturelles,  qu'ils  ne  l'étaient  dans  l'état  d'asso- 
ciation primitive,  narce  que,  dans  ces  sociétés  mal  civilisées ,  le 
petit  nombre  des  riches  porte  sans  cesse  atteinte  à  la  propriété 
du  grand  nombre  des  pauvres  *. 

1.  Phy»iocratie  ;  Diicours  de  l'éditeur,  p.  33.  —  Un  fait  important  atteste  eoinbic-.i 


48S  LES    PHILOSOPHES.  (17501774) 

Nous  avons  essayé  d'analyser  les  doctrines  des  physîocrales  : 
nous  les  retrouverons  tout  à  l'heure  essayant  de  faire  passer  leurs 
idées  dans  les  faits  et  de  prévenir ,  par  une  transformation  paci- 
fique, l'ère  des  révolutions  qui  approche.  Avant  de  reprendre  le 
récit  des  dernières  années  de  la  monarchie,  arrêtons-nous  quel- 
ques moments  sur  un  homme  qui  dirigera  cet  essai  de  réforme  et 
qui  sera  la  principale  gloire  de  l'école  économique,  mais  qui, 
sans  être  exempt  d'erreurs ,  trop  grand  pour  être  entièrement 
absorbé  par  aucune  secte,  tient  à  la  fois  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon 
et  de  vrai  dans  les  diverses  tendances  du  xvni*  siècle.  Turgot, 
l'homme  d'État  des  économistes ,  se  distingue  de  ses  confrères, 
non  point  en  ce  qu'il  juge  leur  théorie  trop  hardie,  mais  en  ce 
qu'il  possède  au  contraire  une  théorie  plus  large.  II  admet,  comme 
eux,  la  liberté  complète  chez  l'individu  et  l'unité  dans  le  pouvoir; 
mais  il  ne  conçoit  pas  cette  unité  sous  une  seule  forme,  et,  qui  pis 
est,  sous  une  forme  inférieure.  Ce  n'est  pas  lui  qui  irait  s'enchaî- 
ner au  terme  odieux  de  despotisme.  Il  ne  croit  pas  qu'on  puisse 
réaliser,  d'un  seul  coup  et  pour  toujours,  le  progrès  indéfini  du 
genre  humain.  Vèvidence,  ce  rêve  mathématique  des  économistes, 
se  transforme  chez  lui  en  une  foi  éclairée  au  perfectionnement  de 
la  raison.  Turgot  n'est  pas  sans  doute  le  génie  le  plus  fort  et  le 
plus  original,  mais  il  est  peut-être  l'esprit  le  plus  compréhensif 
de  tout  le  xvm*  siècle.  Les  autres  économistes,  malgré  leurs  pré- 
tentions à  la  philosophie  générale,  sont  des  hommes  si)éciaux  :  lui, 
est  un  philosophe  dans  toutes  les  acceptions  du  mot ,  un  honune 
à  vue  complète.  Il  manquerait  quelque  chose  de  tout  à  fait  essen- 
tiel à  riiistoire  des  idées  modernes  si  l'on  n'étudiait  chez  Turgot 
le  piiilosophe,  avant  de  suivre  le  politique  au  travers  des  événe- 

ces  énergiques  défenseurs  de  la  propriété  étaient  loin  de  vouloir  sacrifier  le  droit 
des  masses  à  Tintérét  des  propriétaires.  En  89,  lorsqu'on  proposa  Tabolition  gratuite 
des  dimes,  Dupont  de  Nemours,  le  commentateur,  l'héritier  deQuesnai,  se  lera, 
à  côté  de  Sieyès,  pour  détourner  rAsse.niblée  de  faire  aux  propriétaires  ce  présent 
immense  aux  dépens  de  la  nation ,  et  réclama  le  rachat  des  dimes  et  rapplicatioo 
du  prix  de  rachat  à  des  usages  d*intérét  social.  Dupont  eût  touIu  qu'on  payât  aveo  ce 
prix  les  dettes  de  TÉtat  :  nous  ne  pensons  pas  que  ce  fût  là  remploi  le  plus  légitime. 
Le  bien  d'^^irlis  '  avait  été  primitivement  le  bien  des  pauvres  ;  le  grand  commvnai 
chrétien.  Il  fallait  le  rendre  à  sa  destination,  faire  des  dîmes  le  budget  des  masses 
prolétaires,  la  dotation  de  Tinstruction  primaire  et  de  l'assistance  publique,  le  fonda 
primitif  des  caisses  de  secours  et  de  retraite,  et  de  tous  les  services  destinés  à 
attéuuer  les  effets  de  l'inévitable  inégalité  des  biens. 


U748-1750]  TURGOT.  483 

ments.  Une  des  premières  places  dans  Timposante  galerie  du 
xvni*  siècle  appartient  à  cette  belle  et  noble  figure,  si  austère  et 
si  sympathique,  si  placide  et  si  énergique  à  la  fois.  Après  tant  et 
de  si  éclatants  débals,  c'est  Turgot  qui  donne  la  conclusion  la 
plus  générale. 

Le  plus  jeune  des  grands  penseurs  du  siècle ,  Anne-Robert- 
Jacques  Turgot,  était  né  à  Paris,  le  10  mai  1727 ,  d'un  père  qui 
avait  exercé  longtemps  avec  honneur  la  charge  de  prévôt  des 
marchands*.  Destiné  d'abord  à  l'Eglise,  il  passa  des  jésuites  de 
Louis-le-Grand  au  séminaire  de  Saint-Sulpice,  puis  à  la  Sor- 
bonne  :  homme  fait  au  sortir  de  l'enfance ,  il  était  déjà  ce  qu'il 
devait  être  toute  sa  vie;  également  éloigné  d'une  soumission 
aveugle  aux  croyances  de  ses  maîtres  et  d'une  réaction  aveugle 
contre  toute  croyance,  il  n'avait,  dès  sa  première  jeunesse,  que 
deux  préoccupations  :  le  bien  public  et  la  science,  la  science  dans 
son  universalité.  A  vingt  et  un  ans  (  1748),  il  adresse  à  BufTon  les 
objections  d'un  profond  physicien  sur  certaines  parties  de  son 
système  encore  inédit  :  à  vingt-deux  (1749),  avant  de  connaître 
Goumai  ou  Ouesnai,  il  écrit  à  un  de  ses  amis  sur  une  des  ques- 
tions les  plus  importantes  de  l'économie  politique,  sur  le  papier- 
ffionnaie,  une  lettré  qui  réfute  invinciblement  la  théorie  de  Law  : 
il  y  montre  la  différence  essentielle  entre  la  monnaie  mélallique , 
valeur  qui  est  la  mesure  commune  des  autres  valeurs,  et  la  mon- 
naie de  crédit,  simple  signe,  simple  promesse,  sans  valeur  intrin- 
sèque. Il  prouve  l'absurdité  du  système  qui  prétendrait  remplacer 
l'impôt  par  des  émissions  périodiques  de  papier-monnaie,  Tavi- 
'issement  rapide  de  cette  monnaie  et  tous  les  désordres  qui  s'en- 
suivraient. Après  cette  lettre ,  on  peut  encore  soutenir  le  papier- 
monnaie  à  cours  forcé  comme  mesure  politique  dans  certains  cas 
e^ttraordinaires,  mais  il  est  impossible  de  le  soutenir  comme  me- 
sure économique, 

L'année  d'après  (1750),  il  prononce,  en  qualité  de  prieur  de 
Sorbonne,  deux  discours  tels  que  ces  voûtes  gothiques  n'en  ont 
jamais  entendu.  Ce  n'est  pas  du  bruit  et  du  scandale  comme  fera 

^'  Ce  fut  le  prévôt  Michel  Turgot  qui  fit  construire  le  grand  égout  de  la  rive 
aroite,  rebâtir  en  pierre  le  pont  au  Change,  graver  le  grand  plan  de  Tarii»,  vrai 
chef-d'œuvre  du  genre,  etc. 


484  LES  PHILOSOPHES.  H^so; 

un  peu  plus  tard  Tabbé  de  Prades  :  c'est  la  philosophie  de  Fbis- 
toire  répandant  une  lumière  sereine  dans  l'obscur  refuge  de  la 
scolastique. 

Le  premier  de  ces  discours  expose  «  les  avantages  que  réta- 
blissement du  christianisme  a  procurés  au  genre  humain.  »  C'est 
l'amélioration  morale  de  l'homme  et  de  la  société ,  le  progrès  de 
l'humanité  et  de  la  justice  dans  les  relations  privées,  publiques, 
internationales ,  l'introduction  du  piincipe  de  l'amour  de  Dieu 
dans  le  monde  ^  Il  réfute  d'avance  l'admiration  outrée  de  Rous- 
seau pour  la  société  tout  artificielle  de  Sparte  et  fait  la  critique 
des  législateurs  qui  ont  fixé  les  erreurs  de  leur  siècle  en  voulant 
fixer  leurs  lois,  et  qui,  presque  tous,  ont  négligé  de  ménager  une 
place  aux  corrections  nécessaires,  ne  laissant  que  la  ressource  des 
révolutions.  C'est  l'arrêt  de  toutes  les  constitutions  qui  ne  portent 
pas  dans  leur  sein  leur  propre  révision. 

Le  second  discours  a  pour  sujet  c  les  progrès  successifs  de  l'es- 
prit humain.  >  C'est  le  développement  historique  de  la  grande 
parole  de  Pascal;  mais  Turgot  ne  limite  pas  le  progrès  indéfini 
aux  connaissances  :  il  l'étend  à  la  moralité  humaine ,  protestant 
ainsi  contre  la  négation  de  Rousseau  au  moment  même  où  celui-ci 
la  formule.  Turgot  ne  fait  de  réserve  que  pour  les  beaux-arts,  c  La 
connaissance  de  la  natiu*e  et  de  la  vérité  est  infinie  comme  elles. 
Les  arts,  dont  l'objet  est  de  nous  plaire,  sont  bornés  conune  nous. 
Ils  ont  un  point  fixe  de  perfection  que  le  génie  des  langues,  l'imi- 
tation de  la  nature,  la  sensibilité  de  nos  organes ,  déterminent.  • 
Cependant  il  reconnaît  que  la  poésie^  parfaite  chez  les  anciens 
quant  aux  images  et  au  style,  est  susceptible  d'un  progrès  conti- 
nuel sur  beaucoup  d'autres  points.  Il  en  est  de  même  des  autres 
arts  :  leur  domaine  s'étend  avec  Thomme  lui-même. 

On  ne  peut  voir  sans  admiration  ce  séminariste  de  vingt-trois 
ans  tracer  d*une  main  ferme  l'esquisse  de  l'histoire  universelle, 

1.  Le  christianisme  a  immensément  développé  ce  principe  et  en  a  &ii  le  lund 
même  de  la  reli^on  ;  mais  l'assertion  de  Turgot  est  cependant  trop  abaoliie  :  il  ne 
faut  pas  uier  entièrement  Vamour  de  Diea  à  rantiqnité.  —  Torgot  ne  dit  pas  nn  mot 
qu'il  ne  pense  ;  mais,  devant  la  Sorbonne,  il  ne  peut  dire  tout  ce  qu'il  pense.  «  Je 
reconnais,  écrit -il  ailleurs,  le  bien  que  le  christianisme  a  fiût  ao  moode,  mais  le  plus 
grand  de  »es  bienfaits  a  ^té  d*avoir  éclairé  et  propagé  la  religion  natuKlle.  •  iUUrt$ 
sur  la  Toléran^t;  ap.  OEucnt  de  Turgot,  t.  U,  p.  687.) 


(1750-17511  TLUGOT.  485 

non  plus  en  vue  d*une  tradition  spéciale,  comme  Bossuet,  mais  en 
vue  du  genre  humain  tout  entier,  comme  Voltaire,  et  avec  une 
dignité  et  une  autorité  morale  qui  manquent  trop  souvent  à  Vol- 
taire. U Essai  sur  les  mœurs  des  nations  est  encore  inédit  en  1750; 
il  faut  le  rappeler  pour  constater  Toriginalité  de  l'œuvre  de  Tur- 
got.  La  seule  objection  sérieuse  à  faire  à  Turgot ,  c'est  que ,  in- 
fluencé par  la  métaphysique  de  la  sensation,  il  voit  trop  dans  le 
progrès  le  résultat  des  phénomènes  extérieurs  et  pas  assez  la  ma- 
nifestation des  énergies  internes  de  l'homme. 

Des  plans  immenses  s'agitaient  dans  cette  jeune  téta  :  il  voulait 
développer  tout  ce  qui  était  en  germe  dans  ses  deux  Discours  ;  il 
Voulait  refaire  YHistoire  universelle  de  Bossuet  au  point  de  vue 
pliilosophique,  et  n'en  faire  que  la  première  partie  d'un  vaste 
ensemble  comprenant  de  plus  un  Traité  de  géographie  politique 
un  Traité  du  gouvernement.  Il  voulait  montrer  c  le  genre  humain 
»ujours  le  même  dans  ses  bouleversements,  comme  l'eau  de  la 
dans  les  tempêtes,  et  marchant  toujours  vers  sa  perfection.  • 
On  possède  les  plans  détaillés  des  deux  premières  parties.  Dans 
l^  Géographie  politique,  il  fait  des  réserves  très-fortes,  excessives 
^^éme,  contre  le  principe  de  Montesquieu  touchant  Vinfluence  des 
c^/imott,  o influence  ignorée,»  dit-il.  «  Il  faut  avoir  épuisé  les  causes 
^^norales  avant  d'avoir  droit  d'assurer  quelque  chose  de  l'influence 
J)hysique  des  climats  *.  »  Il  voit  très-bien  Terreur  de  Montesquieu 
^ur  Yexcessive  population  du  Nord  barbare.  Il  jette  en  avant  des 
"vues  grandioses  sur  les  moyens  que  doit  chercher  le  genre  humain 
de  tirer  de  notre  globe  le  meilleur  parti  possible,  par  la  combi- 
naison desdifTérents  principes  qui  composent  les  terrains  (engrais 
minéraux),  par  la  distribution  des  eaux,  etc. 
L'esquisse  de  YHistoire  universelle  est  dessinée  par  l'optimisme 

1.  C'est  dam  celte  même  esquisse  que  se  trouve  le  passage  suivant  :  «  Chaque 
peuple  qui  a  devancé  les  antres  dans  ses  progrès  est  devenu  une  espèce  de  centre 
autour  duquel  s*est  formé  comme  un  monde  politique  composé  des  nations  qu*il  con- 
naissait, et  dont  il  pouvait  combiner  les  intérétit  avec  les  siens  :  il  s*est  formé  plusieurs 
de  ces  mondes  dans  tonte  l'étendue  du  globe ,  Indépendants  les  uns  des  autres ,  et 
iiico:iDns  réciproquement;  en  s'étendant  sans  cesse  autour  d'eux,  ils  se  sont  rencon- 
trés et  confondus,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  connaissance  de  tout  l'univers,  dont  la  poli- 
tique saura  combiner  tontes  les  parties,  ne  formera  plus  qu'un  seul  monde  politique, 
dont  les  limites  sont  confondues  avec  celles  du  monde  physique.  » 

Cest  tonte  l'histoire  en  quelques  lignes  !  (OEuvrti  de  Turgot,  t.  H,  p.  616.) 


486  LES   PHILOSOPHES.  11750-175IJ 

le  plus  hardi,  a  II  a  été  bon  que  les  passions  régnassent  avant  la 
raison  dans  la  politique,  parce  que  la  raison  aurait  été  moins 
puissante  si  elle  eût  régné  plus  tôt.  Comme  elle  est  la  justice 
même,  elle  eût  empêché  la  guerre,  et,  avec  la  guerre,  la  forma- 
tion des  grands  états,  et,  par  conséquent,  le  progrès  des  idées, 
des  arts,  de  la  police  ou  art  du  gouvernement.  Le  genre  humain 
serait  resté  à  jamais  dans  la  médiocrité.  La  raison  et  la  justice 
auraient  tout  Hxé;  or,  ce  qui  n*est  jamais  parfait'ne  doit  jamais 
ôlre  entièrement  fixé.  Les  passions  tumultueuses ,  dangereuses , 
sont  devenues  un  principe  d'action,  et,  par  conséquent,  de  pro- 
grès. Tout  ce  qui  tire  les  hommes  de  leur  état,  tout  ce  qui  met 
sous  leurs  yeux  des  scènes  variées,  étend  leurs  idées,  les  éclaircit, 
les  anime,  et,  à  la  longue,  les  conduit  au  bon  et  au  vrai,  où  ils 
sont  entraînés  par  leur  pente  naturelle.  L'univers,  ainsi  envisagé 
on  grand,  dans  tout  l'enchaînement,  dans  toute  l'étendue  de  ses 
progix^'s,  est  le  spectacle  le  plus  glorieux  à  la  sagesse  qui  y  pré- 
side. » 

Il  n'y  a  rien  dé  plus  grand  dans  le  xviu*  siècle  que  ce  procès 
plaidé  |xir  Turgot  contre  Rousseau  sur  la  destinée  du  genre 
humain. 

A  chaque  ligne  on  rencontre  des  aperçus  sagaces  et  profonds 
sur  les  phénomènes  principaux  de  l'histoire.  «  L'inégahté  entre 
les  soxos  est  en  mison  de  la  barbvirîe;  elle  est  extrême  dans  les 
états  despotiques.  La  condition  dos  femmes  s'améliore  dans  les 
républiques.  —  C'est  dans  les  i>otits  état<i  et  dans  les  républiques 
que  la  science  du  gou\ernon)ent  s'osl  formée,  que  Tégalité  s'est 
ciMistMTiH^,  que  Tesprit  hunuiin  a  fait  des  progrès  rapides,  etc.  » 

Il  s'auïl  ici  do  rogalité  dos  droits,  car,  ailleurs,  il  justitie,  coaune 
une  i\>ndilion  du  progr>s  ot  sans  on  moconnaitre  les  conséquences 
funi'stt^  à  tant  d*o^^nls,  rinôcalité  sociale  amenée  par  la  division 
dos  travaux.  Il  avoue  néanmoins  que  celte  division  nécessaire  fait 
que  la  plus  grande  |K)rtie  dos  hommes ,  occupée  de  travaux  obs- 
curs ot  in\>S5iîor?,  ne  ivut  suivre  le  progrès  des  autres  bomoies. 
r\^  là  le  torriWe  problè:no  qu  il  ne  rwout  pas,  et  le  plus  fort 
ai>!ument  d«,*  Rvhis^n^u.  i^cst  colle  iDôgalite  sociale,  qui,  après 
avoir  an>om^  lo  lM^^^n^$  des  lumioi'vs  le  plus  souvent  aux  dépens 
^io  U  jus4kv.  eiU|Vche  le  |¥r\v:Tvs  de  piMrtcr  «s  fruits  en  se  gêné- 


imo-nsil  TUHGOT.  18T 

raVisant,  met  obstacle  au  maintien  ou  à  rétablissement  de  la 
liberté  et  de  l'égalité  politiques  *,  et  trop  souvent  amène  ou  ra- 
mène le  despotisme  :  inégalité  qui  trouvera  peut-être  un  jour  son 
remède  dans  ce  qui  l'aggrave  aujourd'hui ,  dans  l'extension  des 
moyens  d'action  de  l'homme  sur  la  nature.  Les  machines ,  qui 
asservissent  l'homme,  pourront  l'affranchir  un  jour. 

Une  dernière  page  est  caractéristique.  C'est  le  tableau  des  de- 
voirs difficiles  du  législateur  dans  l'état  actuel  de  l'Europe.  Cepen- 
dant, conclut-il,  a  il  est  si  vrai  que  les  intérêts  des  nations  et  les 
succès  d'un  bon  gouvernement  se  réduisent  au  respect  religieux 
pour  la  liberté  des  personnes  et  du  travail ,  à  la  conservation 
inviolable  des  droits  de  propriété,  à  la  justice  envers  tous...  que 
l'on  peut  espérer  qu'un  jour  la  science  du  gouvernement  devien- 
dra facile...  Le  tour  du  monde  (politique)  est  encore  à  faire  ;  la 
vérité  est  sur  la  route,  la  gloire  et  le  bonheur  d*étre  utile  sont 
au  bout.  B 

L'avenir  de  Turgot  est  dans  cette  page  :  il  essaiera  d'être  ce 
législateur. 

Nous  avons  vu  Turgot  combattant,  en  partie  d'avance,  les  deux 
i^iicours  de  Rousseau.  Dans  une  lettre  adressée  à  une  femme 
^teur,  à  madame  de  Graffigni ,  et  qui  n'est  pas  destinée  à  la 
publicité,  il  devance  au  contraire  Emile;  il  attaque  l'éducation  à 
rebours,  qui  commence  par  les  abstractions  et  qui  enchaîne  les 
wifants  que  la  nature  appelle  à  elle  par  tous  les  objets,  t  Mettez 
'es  enfants  en  pleine  nature,  »  s'écrie- 1- il  dans  ces  quelques 
P^esoù  il  semble  résumer  l'idée  première  de  l'œuvre  immor- 
ale du  Genevois  (1751).  Sur  les  mariages  d'intérêt,  sur  les 
maximes  contraires  aux  mariages  d'inclination,  sur  les  autres 
préjugés  de  ce  genre,  qui  détruisent  les  mœurs  et  la  famille ,  et, 
en  général,  sur  tout  ce  qui  est  morale  ou  sentiment,  on  croirait 
entendre  Rousseau  *. 

^'  ■•  Liberté!  je  le  dis  en  soupirant,  les  hommes  ne  sont  peut-être  pas  dignes  de 
^'  légalité!  Us  te  désireraient,  mais  Us  ne  peuvent  t'atieiiidre.  »  (Letlrt  à  madame  de 
^^aflSjfni,  1751  î  ap.  Œuvres  de  Turjçot,  t.  II,  p.  786.) 

^-  £t  aassi  sur  les  limites  des  droits  paternels,  x  Dans  les  choses  où  il  s'agit  du 
wnheur  des  enfsnts,  le  devoir  des  pères  se  borne  au  simple  conseil.  C'est  la  façon 
<^^  penser  contraire  qui  a  fait  tant  de  malheureux  pour  leur  bien,  qui  a  produit  tant 

^  ntoriages  forcés,  sans  compter  les  vocations,  etc.  »»  V.  la  seconde  Lettre  sur  la  Tolé- 
*^*»-  Le  Code  civil  a  réalisé  la  pensée  de  Turgot. 


488  LES  PIlfLOSOPUES.  [i753-17541 

D'autres  letlres  pniticulières,  heureusemeni  conservées,  et  qui 
sont  de  véritables  traités  dogmatiques,  exposent  le  fond  de  la 
pensée  du  jeune  sage  sur  les  droits  et  les  devoirs  de  l'État  en  ma- 
tière de  religion.  Ce  sont  les  Lettres  sur  la  Tolérance  (1753-1754), 
titre  impropre ,  car  la  liberté  des  cultes  n'est  pas  pour  lui  une 
tolérance,  mais  un  droit  positif.  Aucune  religion,  suivant  lui;  n'a 
droit  à  la  protection  exclusive  de  l'État;  toutes  ont  droit  à  la 
liberté,  à  moins  que  leurs  dogmes  ou  leur  culte  ne  soient  con- 
traires à  l'intérêt  de  l'Éiat.  Il  se  hâte  d'expliquer  cette  restriclion, 
dont  il  serait  facile  d'abuser,  en  disant  qu'on  doit  tolérer  un 
dogme,  même  un  peu  contraire  au  bien  de  TÉtat ,  pourvu  qu'il 
ne  renverse  pas  les  fondements  de  la  société.  Une  religion  fausse 
tombera  plutôt  par  le  progrès  de  la  raison  et  l'examen  paisible 
que  par  la  persécution,  qui  fanatiserait  ses  sectateurs;  ses  minis- 
tres, tout  au  moins,  seront  forcés  de  devenir  inconséquents  et  de 
donner  à  leurs  dogmes  des  adoucissements  qui  les  rendront  sans 
danger.  Il  corrige  ainsi  d'avance  ce  qu'il  y  aura  d'excessif  dans 
les  conclusions  du  Contrat  social ,  qui  prescrira  d'appliquer  aux 
croyances  intolérantes  leurs  propres  maximes  et  de  les  chasser  de 
l'État. 

Après  avoir  établi  que  la  société,  fondée  en  vue  des  intérêts 
communs  des  hommes  pendant  la  vie  présente,  n'a  aucun  droit 
d'imposer  à  ses  membres  une  règle ,  une  religion  en  vue  de  la 
vie  future,  ni  de  la  leur  interdire,  sauf  le  cas  précité,  il  admet 
cependant  que  la  société  doit  au  peuple  une  éducation  religieuse, 
et  qu'il  est  de  la  sagesse  des  législateurs  de  choisir  une  religion 
pour  l'offrir,  non  pour  l'imposer,  à  l'incertitude  de  la  plupart 
des  hommes ,  tout  en  protégeant  la  pleine  liberté  des  autres 
sectes.  Il  cherche  les  conditions  que  doit  offrir  cette  religion 
d'État,  ne  les  trouve  pas  dans  le  catholicisme  romain ,  doute  que 
h  protestantisme ,  même  arminien ,  quoique  préférable  sous  le 
rapport  politique,  les  remplisse  encore  toul  à  fait,  et  se  demande 
si  la  religion  naturelle ,  mise  en  système  et  accompagnée  d'un 
culte,  en  défendant  moins  de  terrain,  ne  serait  pas  plus  inatta- 
quable*. 

1 .  Comparer  avec  la  correspondance  de  Voltaire  et  de  Frédéric,  année  1766  ;  sur 
la  possibilité  (Tune  religion  déiste. 


11753-I754J  TURGOT.  189 

Ici  Turgot,  à  son  lour,  excède  les  limites  que  Rousseau  posera 
et  qui  sont  les  vraies.  La  société  doit  renseignement  aux  enfants 
comme  elle  doit  la  justice  aux  hommes  :  elle  tient  de  Dieu,  son 
premier  auteur,  puisqu'il  a  fait  l'homme  sociable,  le  droit  et  le 
devoir  de  prendre  pour  base  de  son  enseignement  et  de  ses  lois 
la  religion  naturelle  ^  c'esl-à-dire  la  morale  religieuse  et  les 
croyances  générales  qui  sont  le  fond  même  de  la  conscience  du 
genre  humain  et  le  principe  de  Tordre  en  ce  monde ,  mais  elle 
n'est  pas  compétente  pour  établir  une  religion  positive,  un  culte 
avec  des  prêtres  et  des  rites,  pour  donner  une  forme  déterminée 
au  sentiment  religieux.  Ceci  dépasse  le  domaine  de  la  raison 
publique  :  il  faut  un  souffle  mystérieux  dont  le  corps  politique  ne 
dispose  pas. 

Jamais  les  principes  de  droit,  de  justice  et  de  liberté  n'ont  élé 
plus  noblement  exprimés  que  dans  la  seconde  de  ces  Lettres, 
Jamais  on  n'a  plus  fièrement  dénié  fout  droit  aux  lois  positives 
contraires  à  l'équité,  a  L'intolérance  est  une  tyrannie,  et  passe 
le  droit  du  prince  comme  toute  loi  injuste.  Si  les  sujets  d'un 
prince  intolérant,  comme  de  tout  autre  tyran ,  sont  en  état  de  lui 
r.sister,  leur  révolte  sera  juste.  Ce  principe,  que  rien  ne  doit 
borner  les  droits  de  la  société  sur  le  particulier  que  le  plus  grand 
bien  de  la  société,  me  paraît  faux  et  dangereux.  Tout  homme  est 
né  libre,  et  il  n'est  jamais  pemiis  de  gêner  cette  liberté ,  à  moins 
qu'elle  ne  dégénère  en  licence,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  cesse  d'être 
liberté  en  devenant  usurpation.  Les  libertés,  comme  les  propriétés, 
sont  limitées  les  unes  par  les  autres.  La  liberté  d'agir  sans  nuire 
ne  peut  être  restreinte  que  par  des  lois  tyranniques.  On  s'est  beau- 
coup trop  accoutumé  dans  les  gouvernements  à  immoler  toujours 
le  bonheur  des  particuliers  à  de  prétendus  droits  de  la  société.  On 
oublie  que  la  société  est  faite  pour  les  particuliers  ;  qu'elle  n'est 
instituée  que  pour  protéger  les  droits  de  tous,  en  assurant  l'ac- 
complissement de  tous  les  devoirs  mutuels  *.  » 

1.  Dans  ane  lettre  bien  postérieure,  il  accuse  <•  la  fausseté  de  cette  notion  rebattue 
par  presque  tous  les  écrivains  républicains ,  que  la  liberté  consiste  à  n'être  soumis 
qu'aux  lob,  comme  si  un  homme  opprimé  par  une  loi  injuste  était  libre.  >* 

Cette  tiofton  a  une  vérité  relative,  si  l'on  compare  l'état  despotique,  où  l'homme 
ttt  soumis  à  l'homme,  à  Tétat  républicain,  où  il  n'est  soumis  qu*à  une  règle  géné- 
rale et  abstraite  ;  mais  elle  n'a  une  vérité  absolue  que  si  les  lois  jKmtivet  sont  con- 


190  LES   PHILOSOPHES.  [1754-1755/ 

Il  y  avait  un  abîme  entre  les  faits  contemporains  et  les  théo- 
ries (le  Turgot.  Le  jeune  philosophe,  avec  la  généreuse  confiance 
qui  le  caractérisa  toujours,  ne  crut  pas  ce  gouffre  impossible  à 
combler.  En  1754,  au  plus  fort  de  la  guerre  des  billets  de  confes- 
sion,  parmi  les  querelles  du  parlement  et  du  clergé  et  les  persé- 
cutions ravivées  contre  les  protestants,  il  imprima,  sous  l'ano- 
nyme, un  écrit  intitulé  le  Conciliateur.  Il  l'envoya  aux  conseillers 
d*État,  aux  ministres,  et  le  fit  paiTcnir  jusqu'au  roi.  Il  n'y  mon- 
trait de  ses  principes  que  ce  qui  était  nécessaire  pour  le  but  pra- 
tique qu'il  poursuivait.  Il  distinguait  entre  la  tolérance  ecclésias- 
tique, qu'il  reconnaissait  impossible  à  demander  aux  prêtres,  et 
la  tolérance  civile,  qu'il  demandait  comme  nécessaire  aux  gouver- 
nements. Le  prince,  disait-il,  n'est  pas  juge  du  péché  envers 
^Dieu,  mais  seulement  du  délit  envers  la  société.  Il  voudrait  que, 
d'une  part,  on  tolérât  les  protestants  et  les  jansénistes,  qu'on  ne 
fît  pas  de  différence  entre  eux  et  les  autres  citoyens,  et,  de  l'autre 
part,  que  l'on  ne  forçât  point  les  prêtres  à  administrer  les  sacre- 
ments malgré  eux;  mais  que,  pour  pouvoir  rendre  aux  prêtres 
cette  liberté,  on  ôtàt  aux  sacrements  tout  effet  civil ,  et  que  la 
constatation  de  la  naissance,  l'acte  de  mariage  et  l'inhumation 
fussent  indépendants  des  actes  religieux.  Il  demandait,  en  un 
mot,  avant  Voltaire,  cette  fondation  de  Vètat  civil ,  que  devaient 
réaliser  les  institutions  émanées  de  89. 

Ce  n'était  pas  au  gouvernement  de  Louis  XV  qu'il  appartenait 
d'accomplir  de  telles  choses;  seulement  un  faible  essai  de  paci- 
fication religieuse,  en  1754,  sembla  coïncider  avec  l'œuvre  de 
Turgot. 

Ce  fut  sur  ces  entrefaites  que  Turgot  s'adjoignit  à  YEnq^dopèdie 
(vers  1755).  Tout  ce  qu'il  y  inséra  sur  des  matières  très- diverses, 
philologie,  métaphysique,  physique,  droit  public,  est  au  premier 
rang  de  ce  vaste  recueil.  Il  déploie  des  connaissances  profondes, 
des  vues  aussi  ingénieuses  que  sagaces,  sur  l'origine,  le  mélange 
et  les  révolutions  des  langues  (art.  Étymologie);  dans  l'article 
Existence,  comme  dans  tout  ce  qui,  chez  lui,  touche  à  la  méta- 
physique, sans  dépasser  formellement  Condillac,  il  manifeste  des 

formes  aux  lois  éterneUea.  Y.  la  lettre  au  docteur  Price,  1778  ;  ap.  Œuvreê  de  Turgot, 
t.  II,  p.  806. 


1175W759J  TU  R  GO  T.  191 

tendances  analogues  à  celles  de  Rousseau,  et  qui,  s'il  eût  appli- 
qué plus  spécialement  sa  ferme  et  lucide  intelligence  à  la  science 
des  principes,  Feussenl  vraisemblablement  conduit  où  arriva 
La  Romiguière,  un  demi-siècle  après.  L'article  Exp  nsibilitè  ren- 
ferme, suivant  un  juge  compétent,  Condorcel,  «  une  physique 
nouvelle,  une  physique  mathématique  fondée  sur  les  principes  et 
les   découvertes  de  Newton  *.  »  L'article  Fondation  montre  le 
théoricien  de  la  liberté  aussi  ferme  sur  les  vrais  droits  de  l'État 
que  sur  ceux  de  l'individu.  Il  y  balaie  les  sophismes  par  lesquels 
on  essaie  de  transformer  en  propriétaires  des  êtres  de  raison, 
des  corporations,  comme  si  la  propriété  était  autre  chose  qu'un 
développement  de  l'individualité,  et  comme  s'il  y  avait  place  pour 
un  troisième  droit  entre  le  droit  de  l'individu  et  le  droit  de  la 
société^.  Le  gouvernement,  dit-il,  a  le  droit  incontestable  «  de 
€iisposer  des  fondations  anciennes,  d'en  diriger  les  fonds  à  de 
nouveaux  objets,  ou,  mieux  encore,  de  les  supprimer  tout  à  fait, 
l'utilité  publique  est  la  loi  suprême  et  ne  doit  être  balancée  ni 
par  un  respect  superstitieux  pour  ce  qu'on  appelle  Vintention  des 
fondateurs  (comme  si  des  particuliers  ignorants  et  bornés  avaient 
eu  droit  d'enchaîner  à  leurs  volontés  capricieuses  les  générations 
qui  n'étaient  point  encore),  ni  par  la  crainte  de  blesser  les  droits 
prétendus  de  certains  corps,  comme  si  les  corps  particuliers 
avaient  quelques  droits  vîs-à-vis  de  l'État.  Les  citoyens  ont  des 
droits,  et  des  droits  sacrés  pour  le  corps  même  de  la  société;  ils 
existent  indépendamment  d'elle  ;  ils  en  sont  les  éléments  néces- 
saires, et  ils  n'y  entrent  que  pour  se  mettre,  avec  tous  leurs 
droits,  sous  la  protection  de  ces  mêmes  lois,  qui  assurent  leurs 
propriétés  et  leur  liberté.  Mais  les  corps  particuliers  n'existent 

1.  Il  7  yoit  très-bien  le  parti  qu'on  peut  tirer  de  la  vapeur^  et  ceci  avant  les 
grandes  applications  de  J.  Watt. 

2.  Le  seul  être  collectif  qui  soit  dans  une  catégorie  à  part,  c'est  la  société,  parce 
que  son  existence  est  nécessaire  et  perpétuelle  ;  qu'elle  est  la  seule  association  qui 
ne  doive  janoais  se  dissoudre  ni  se  liquider.  —  Les  juristes  de  la  monarchie  avaient, 
au  fond,  la  même  opinion  ;  ils  ne  reconnaissaient,  en  droit,  que  deux  sortes  de  pro- 
priété :  celle  de  l'État  et  celle  des  particuliers.  «  Les  ecclésiastiques  et  autres  gens 
âe  main-morte  ont  été  censés  dans  tous  les  temps  incapables  de  posséder  auciihe 
sorte  d'immeubles  dans  notre  royaume  ;  c'est  ce  qui  a  donné  lieu  aux  rois,  nos  prédé- 
cesseurs, de  les  assujettir  au  paiement  des  droits  d'amortissement,  pour  les  relever 
Recette  incapacité.  »•  (Ordonnance  du  14  octobre  1704,  citée  par  M.  Laferriere, 
But.  du  droit  français,  t.  II,  p.  40.) 


192  LES  PHILOSOPHES.  [1759-1761  j 

point  par  eux-mêmes  ni  pour  eux;  ils  ont  été  formés  pour  la 
société,  et  ils  doivent  cesser  d'exister  au  moment  qu'ils  cessent 
d'être  utiles.  » 

Voilà  les  principes  posés  :  la  Révolution  n'a  plus  qu'à  les 
appliquer. 

Turgot  ne  continua  pas  jusqu'au  bout  sa  coopération  à  YEncy- 
clopèdie.  Les  persécutions  renouvelées. contre  ce  grand  ouvrage 
en  1759  l'arrêtèrent.  Son  mâle  courage,  sa  volonté  inébranlable, 
le  défendent  contre  tout  soupçon  de  faiblesse.  S'il  ne  voulut  point 
s'engager  plus  avant  dans  la  guerre  philosophique*,  c'est  qu'il 
se  jugeait  appelé  à  rendre  de  plus  grands  services  dans  un  autre 
rôle  que  le  rôle  d'écrivain.  La  noble  passion  d'agir,  la  seule  pas- 
sion qu'il  ait  connue,  s'emparait  de  lui,  et,  déjà,  peut-être,  il 
aspirait,  dans  le  secret  de  sa  pensée,  à  tenter  d'arrêter  la  monar- 
chie sur  la  pente  de  sa  ruine.  Dès  1751,  bien  que  cadet  d'une 
famille  noble  de  Normandie,  et  par  conséquent  sans  fortune',  il 
avait  renoncé  aux  dignités  et  aux  richesses  que  semblait  lui  pro- 
mettre l'état  ecclésiastique.  Il  n'était  pas  homme  à  mettre  en 
balance  sa  conscience  et  sa  fortune.  Sa  vertueuse  ambition  s'ou- 
vrit une  autre  voie.  Il  traversa  la  magistrature  pour  arriver  au 
conseil  d'État.  Maître  des  requêtes  en  1753,  il  fut  nommé,  en  1761, 
à  l'intendance  du  Limousin,  où  il  put  essayer  à  loisir  ses  facultés 
d'homme  d'État  et  se  préparer  à  une  plus  éclatante,  mais  non  à 
une  plus  respectable  mission;  car  il  devait  être,  durant  treize 
ans,  le  bienfaiteur  de  cette  province;  il  y  offrit  véritablement 
l'idéal  de  l'administrateur. 

Son  amour  des  sciences  et  des  lettres  ne  se  refroidit  jamais; 
mais  il  dut  abandonner  ses  vastes  plans  d'histoire  et  de  philoso- 
phie ;  il  concentra  ses  travaux  théoriques  sur  une  seule  branche  de 
la  science ,  l'économie  politique ,  dans  laquelle  il  croyait  voir  la 

1.  II  moutra  bien  à  ses  amis  qa*il  ne  les  avait  point  abandonnés,  lorsque,  en  1767, 
la  Sorbonne  s'avisa  de  condamner  le  Bilitairt  de  Marmontel  pour  des  propositions 
contre  les  persécutions  religieuses.  De  tous  les  coups  portés  dans  cette  occaidon  k 
la  Sorbonne,  le  plus  rude  fut  celui  de  son  ancien  agrégé,  Turgot.  U  mit  en  regard, 
sur  deux  colonnes  parallèles,  les  propositions  réprouvées  par  la  Sorbonne  et  ki 
propositions  opposée»,  dont  l'approbation  implicite  par  la  Sorbonne  résultait  de  la 
condamnation  des  autres.  On  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  odieux  ni  de  plus  absurde, 
y.  Mém.  de  Marmontel,  t.  HT,  p.  45. 

2.  Le  droit  d'aînesse  était  très-rigoureux  dans  la  Coutume  de  Normandie. 


[\m]  TURGOT.  <93 

grande  chance  de  salut  pour  la  société  croulante.  Ses  Réflexions 
mr  la  formation  et  la  distribution  des  richesses  parurent  en  1769. 
C'est  le  mieux  fait  et  le  plus  durable  de  tous  les  livres  qu'aient 
produits  les  économistes  français  :  sauf  siu*  le  point,  essentiel  il 
est  vrai,  de- la  productivité  des  travaux  industriels,  Turgot  pose 
tous  les  principes  qui  seront  développés  par  Adam  Smith.  Son 
Mémoire  sur  les  prêts  d'argent  (1769)  développe  la  question  de 
l'intérêt  déjà  décidée  dans  le  précédent  ouvrage.  Il  y  réfute  invin- 
ciblement les  doctrines  des  théologiens  scolastiques,  adoptées  par 
les  juristes  sous  la  pression  du  droit  canon,  et  leurs  subtilités 
aboutissant  à  Tabsurde  expédient  des  constitutions  de  rente  avec 
aliénation  de  capital  *  ;  il  montre  les  lois  contre  le  prôt  à  intérêt 
tournées,  éludées,  renversées  par  la  force  des  choses,  et  distingue 
très-bien  la  question  de  bienfaisance  et  de  charité  chrétienne 
d'avec  la  question  de  propriété,  de  droit  et  de  liberté,  deux  ordres 
de  vérité  non  pas  contraires,  mais  distincts.  Le  problème  a  été 
débattu  de  nouveau  ;  il  Test  encore,  avec  plus  de  passion  et  d'opi- 
ûiûtrelé  que  jamais.  De  puissants  dialecticiens  ont  cherché,  dans 
le  droit  naturel  et  social ,  dans  l'économie  politique  retournée 
contre  elle-même,  des  arguments  à  opposer  à  ceux  de  Turgot  et 
de  son  école  ;  ils  n'ont  pas  réussi  à  prouver  qu'on  puisse  abolir 
le  prêt  à  intérêt  sans  porter  un  coup  mortel  à  la  liberté  des 
transactions  et  à  la  formation  des  capitaux,  par  conséquent 
à  la  richesse  nationale,  et  sans  atteindre  la  propriété  dans  son 
essence. 

Quant  à  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt  par  la  loi,  Turgot  et 
les  autres  économistes  condamnent  toute  intervention  de  l'État, 
et  il  est  difficile  de  nier  la  valeur  théorique  de  leur  sentence  ; 
ïnais  il  est  également  difficile  de  ne  pas  reconnaître  que  la 
lation  qui  a  maintenu  la  limitation  de  l'intérêt  d'après  une 


1*  Ce  système  était  nue  des  causes  de  rînfériorité  commerciale  et  industrielle  des 
P^ys  cathoUques.  L'absurdité  consistait  en  ceci,  que,  si  Tintérét  n'était  pas  légritime, 
l'emprontear  à  5  pour  100  eût  dft  être  libéré  au  bout  de  vingt  ans  ;  la  rente  per- 
pétuelle, dans  ce  cas,  était  une  usure  perpétueUe  à  partir  du  jour  où  l'emprunteur 
*^4it  achevé  de  rembourser  le  capital  par  annuités.  —  Il  est  étrange  de  voir  ce  que 
P^tTempire  de  la  tradition,  même  sur  de  très-bons  esprits.  Pothier,  si  savant,  si 
<li^>t,  si  éclairé,  à  tant  d'autres  égards,  mais  timide  en  tout  ce  qui  touche  à  la  théo- 
logie,  est  d'une  incroyable  faiblesse  sur  cette  matière,  et  ne  trouve  que  des  arguties 
^"neot  fofbonniquts. 

XVI.  13 


494  LES   PHILOSOPHES.  [176M77* 

moyenne  approximative  a  peu  d'inconvénients  pratiques,  ou  dt 
moins  que  sa  suppression  offrirait,  et  pour  longtemps  peut-être 
des  inconvénients  beaucoup  plus  graves. 

Il  faut  encore  citer,  parmi  les  travaux  économiques  de  Turgot 
son  beau  Mémoire  sur  les  miiies  et  carrières,  où  il  se  montre  éga 
lement  supérieur  et  à  la  législation  de  son  temps,  et,  du  moin 
comme  logique,  à  celle  qui  la  remplacera  *. 

Turgot  devait  employer  les  dernières  années  du  règne  d 
Louis  XV  à  commencer  Tapplication  de  ses  doctrines,  selo 
son  pouvoir,  sur  une  petite  échelle,  et  à  tâcher  d'en  faire  pén< 
trer  Tinfluence  dans  le  gouvernement  central.  Le  penseur  i 
rhomme  pratique  ne  faisaient  qu'un  chez  lui  ;  nous  retrouveroi 
bientôt  l'homme  politique  aux  prises  avec  les  événements.  I 
penseur  est  tout  entier  en  deux  mots  :  liberté,  perfectibilité.  Noi 
aurons  à  revenir  sur  la  lacune  qui  subsistait  dans  l'application  i 
sa  doctrine  à  la  liberté  politique,  lacune  bien  moindre  toutefo 
que  chez  les  autres  économistes;  quant  à  la  perfectibilité,  so 
disciple  et  son  ami  Condorcet  a  résumé  ses  idées  en  que]qu( 
lignes  :  «  Turgot  regardait  une  perfectibilité  indéfinie  comn: 
une  des  qualités  distinctives  de  l'espèce  humaine...  Cette  perfei 
tibilité  lui  paraissait  appartenir  au  genre  humain  en  général  et 
chaque  individu  en  particulier.  Il  croyait,  par  exemple,  que  1( 

1.  L'ancienne  législationi  d'après  le  droit  impérial  romain,  réservait  la  proprié 
des  mines  au  domaine  comme  droit  régalien  ;  en  fait,  l'État  n'exploitait  pas  et  oo 
cédait  des  monopoles  avec  tous  les  abus  ordinaires.  La  législation  actoeUe  ooi 
menceupar  poser  ce  prétendu  principe  :  que  la  propriété  du  sol  emporte  la  proprié 
du  dessus  et  du  dessous  (Code  civil,  art.  552),  puis,  dans-Ia  loi  spéciale  des  min 
(la  loi  de  1810),  elle  réduit  à  fort  peu  de  chose,  au  profit  de  l'Etat,  ce  droit  da  pr 
priétaire  qu'elle  vient  d'exagérer  si  étrangement  en  théorie.  Turgot,  avec  une  loi 
autre  logique,  établit  qu'il  n'y  a  aucun  rapport  naturel  entre  la  propriété  d^un  éban 
et  celle  de  la  mine  qui  est  dessous  ;  que  le  propriétaire  a  le  droit  exclusif  de  fooilli 
dans  son  champ,  mais  que,  s'il  trouve  une  mine,  elle  lui  appartient,  non  oomn 
extension  de  sa  propriété,  mais  par  droit  de  premier  occupant  *,  que,  s'il  est  prévei 
dans  cette  occupation  par  une  autre  fouille  partie  d'un  champ  étranger  et  pons» 
sous  le  sien  par  voie  souterraine,  il  n'a  rien  À  réclamer. 

Relativement  à  l'Etat,  on  peut  dire  qu'il  en  est  du  dessous  comme  du  dessos.  I 
société  aurait  pu  maintenir  Tindivision  de  la  surface;  elle  peut  maintenir  rindivisif 
du  tréfonds  ;  mais ,  si  elle  ne  Ta  pas  fait  par  une  loi  positive,  le  droit  de  pfemii 
occupant  est  le  plus  naturel,  moyennant  que  ce  premier  occupant  donne  à  la  aodé 
les  garanties  nécessaires.  Il  va  sans  dire  que  l'État  conserve,  vis-à-vis  du  premi* 
occupant  et  du  propriétaire  de  la  surface,  le  droit  exceptionnel  d'expropriation  pot 
cause  d'utilité  publique. 


11761-1774]  TURGOT.  i|95 

progrès  des  connaissances  physiques,  ceux  de  l'éducation,  ceux 
de  la  méthode  dans  les  sciences,  ou  la  découverte  de  méthodes 
nouvelles,  contribueraient  à  perfectionner  l'organisation,  à  rendre 
les  hommes  capables  de  réunir  plus  d'idées  dans  leur  mémoire, 
et  d'en  multiplier  les  combinaisons  :  il  croyait  que  leur  sens 
moral  était  également  capable  de  se  perfectionner.  Selon  ces 
principes,  toutes  les  vérités  utiles  devaient  jBnir  un  jour  par  être 
généralement  connues  et  adoptées  par  tous  les  hommes.  Toutes 
les  anciennes  erreurs  devaient  s'anéantir  peu  à  peu,  et  être  rem- 
placées par  des  vérités  nouvelles.  Ce  progrès ,  croissant  toujoui's 
de  siècle  en  siècle,  n'a  point  de  terme,  ou  n'en  a  qu'un  absolu- 
ment inassignable  dans  l'état  actuel  de  nos  lumières.  —  Il  était 
convaincu  que  la  perfection  de  l'ordre ,  de  la  société ,  en  amène- 
rait nécessairement  une,  non  moins  grande,  dans  la  morale  ;  que 
les  hommes  deviendraient  continuellement  meilleurs,  à  mesure 
qu'ils  seraient  plus  éclairés  *.  » 

Pour  résumer  complètement  Turgot,  il  faut  rassembler  toutes 
les  idées  du  siècle  :  sur  la  tolérance  et  l'humanité,  c'est  Voltaire; 
sur  la  religion,  la  morale  et  l'éducation,  c'est  Rousseau;  sur 
l'économie  politique ,  c'est  Gournai  et  Quesnai  ;  sur  la  liberté , 
c'est  Voltaire ,  et,  avec  lui,  encore  Gournai  et  Quesnai;  sur  la 
métaphysique,  c'est  Condillac,  avec  une  tendance  supérieure;  sur 
la  perfectibilité ,  c'est  plus  et  mieux  que  Voltaire  et  que  Diderot, 
c'est  la  seule  réponse  sérieuse  à  Rousseau.  Rousseau  raffermit 
rhomme  individuel  sur  ses  destinées  immortelles  ;  il  trouble 
ITionime  social  en  lui  montrant  la  chute  morale  dans  le  progrès 
intellectuel  et  matériel.  Turgot,  sans  résoudre  à  beaucoup  près 
par  son  affirmation  toutes  les  profondes  objections  de  Rousseau , 
nous  console  et  nous  raffermit.  Il  donne  à  la  perfectibilité  des 
encyclopédistes  la  seule  base  solide  en  l'unissant  au  déisme  spiri- 
tualiste  de  Rousseau ,  et  se  trouve  ainsi  le  trait  d'union  entre  les 
écoles  opposées*.  Génie  moins  éclatant,  moins  impétueux,  mais 
plus  universel  que  ses  grands  contemporains,  il  marque  le  point 

1-  Condorcet,  Vie  de  Turyot,  p.  273. 

^'  Le  problème  de  la  perfectibilité  n'a  pas ,  en  effet ,  plus  que  celui  de  l'optimisme , 
••solution  dans  là  vie  actuelle  isolée.  Les  encyclopédistes  ne  pouvaient  le  résoudre , 
^  qui  ne  voyaient  que  la  perfectibilité  de  l'espèce  en  ce  monde,  et  non  la  pcrfccti- 
wlité  de  l'âme  individuelle  au  delà  de  ce  monde. 


406  LES   PHILOSOPHES.  11761-177 

culminant  de  l'esprit  humain  au  xvui*  siècle,  et  ferme  cet  ^ 
philosophique  par  un  hymne  d'espérance  et  d'iuMnortalité  sur  \ 
tombe  déjà  enlr'ouverte  de  la  vieille  société  ! 

Turgot  n'est  inférieur  que  sur  un  seul  point,  sur  la  politiqi 
proprement  dite  :  d'une  part,  le  principe  de  Timproductivilé 
l'industrie  le  mène  à  méconnaître  les  droits  politiques  des  no 
propriétaires  ;  de  l'autre  part,  à  l'exemple  de  ses  amis  les  écon 
mistes,  il  méconnaît  les  distinctions  essentielles  posées  par  Hc 
tesquieu  et  par  Rousseau,  et  reproduit  ce  qu'on  peut  nomnr 
l'erreur  nationale  de  d'Argenson  sur  l'unité  du  pouvoir  confc 
due  avec  l'unité  de  la  souveraineté  *.  Sa  confiance  excessive  ds 
l'empire  de  la  raison,  du  bien  et  du  vrai,  l'empêche  de  voir  co; 
bien  cette  unité  est  peu  compatible  avec  la  liberté.  Lui  qui  ché 
la  liberté  avant  tout,  il  en  offre  moins  les  moyens  pratiques  q 
Rousseau,  à  qui  l'on  a  reproché  de  la  sacrifier  à  l'égalité. 

La  gloire  de  Turgot,  dans  son  ensemble,  n'appartient  qu'à 
France  et  à  la  philosophie  ;  néanmoins  une  partie  de  cette  glo 
lui  est  commune  avec  ses  maîtres  du  groupe  économique.  Le  r 
pect  de  la  postérité  est  bien  dû  aux  hommes  qui  ont  formulé  ( 
grandes  maximes  : 

L'autorité  n'a  pas  de  lois  à  faire  ;  elle  n'a  qu'à  reconnaître 
lois  naturelles. 

C'est-à-dire  :  la  fonction  de  la  société,  comme  celle  de  l'homn 
est  d'adhérer  et  de  concourir  librement  aux  lois  de  la  Pro 
dence. 

Aucune  autorité  humaine  n'a  droit  de  faire  violence  à  la  nati 
des  choses. 

C'est-à-dire  :  toute  loi  contraire  à  la  nature,  à  la  justice,  à 
morale,  à  la  révélation  de  Dieu  dans  la  conscience  humaii 
toute  loi  contraire  à  la  loi ,  est  nulle  de  plein  droit  :  il  n'y  a  ] 
de  droit  contre  le  droit. 

Ils  ont  mêlé  aux  vérités  qu'ils  ont  proclamées  des  erreurs  (\ 
Turgot  n'a  pas  toutes  partagées  :  abusés  par  leur  chimère 
Ycvidencey  ils  n'ont  pas  vu  que  la  liberté  et  l'égalité  politiqi 
étaient  la  condition  de  toutes  les  autres  libertés,  et  leur  négati 

1.  V.  la  lettre  au  docteur  Price  ;  1778. 


\m'\m]  RÉSUMÉ.  197 

delà  science  politique,  la  formule  de  despotisme  gouvernemen- 
tal, si  bizarrement  imaginée  par  ces  champions  de  la  liberté 
économique ,  ont  été  d'un  funeste  exemple  pour  les  sectes  qui , 
depuis,  ont  pris  les  questions  sociales  au  point  de  vue  opposé  à 
l'économie  libérale  et  qui  ont  trop  souvent  montré  pour  la  liberté 
politique  une  indifférence  plus  logique  chez  des  écoles  fatalistes 
que  chez  une  école  de  libre  personnalité. 

lisse  sont  trompés  en  s'imaginant  atteindre  l'absolu,  mais  ils 
n'en  ont  pas  moins  déterminé  le  but  vers  lequel  les  sociétés 
doivent  avancer  progressivement.  Si,  en  effet,  on  se  demande  : 
faut-il  marcher  à  la  liberté  économique  ou  aux  restrictions?  — 
à  l'échange  pacifique  ou  aux  luttes  de  tarifs,  mères  des  guerres 
de  commerce  •  ?  —  à  l'harmonie  ou  à  l'antagonisme  ?  —  La 
réponse  pourra-t-elle  être  douteuse?  —  Il  en  est  du  libre  échange 
universel  comme  de  la  paix  universelle  ;  c'est  un  idéal  et  non  une 
chimère;  c'est  un  but  tinal  dont  il  faut  chercher  à  s'approcher 
le  plus  possible,  quoiqu'on  ne  doive  peut-être  jamais  l'atteindre 
complètement. 

Les  économistes  ont  eu  raison  de  vouloir  la  liberté;  on  peut 
même  dire  qu'ils  n'en  ont  point  assez  voulu  ou  du  moins  point 
assez  défini  les  moyens' nécessaires.  Un  bon  gouvernement  ne 
doit  pas  seulement  respecter  la  liberté,  comme  dit  Turgot  ;  il  doit 
Totturer.  La  société  doit  assurer  le  libre  développement  des  facul- 
tés de  chacun  de  ses  membres  par  l'instruction  publique  '*,  par  la 
protection  accordée  aux  faibles,  aux  mineurs  d'âge  ou  de  condi- 
tion, par  les  restrictions,  les  seules  légitimes,  que  prescrivent, 
en  matière  d'industrie,  la  morale,  l'hygiène,  la  justice.  Elle  doit 
rtparer,  dans  la  mesure  du  possible,  par  les  institutions,  les  effets 
de rinévitable  inégalité  factice  due  à  l'héritage,  inégalité  si  sou- 
vent inverse  de  celle  des  facultés  naturelles.  S'il  n'est  pas  vrai 
que  les  ouvriers  ne  doivent  gagner  que  leur  subsistance,  il  est 
^  qu'en  fait ,  la  plupart  ne  gagnent  pas  plus ,  quand  ils  la 

!•  A  ce  qoe  Targot  appelle  **  la  paérile  et  sanguinaire  illusion  d'un  commerce 
«closif.  «  QEuv.  de  Turgot,  t.  II,  p.  802. 

2*  Les  physiocrates  n*ont  point  du  tout  nié  cette  vérité.  Tout  le  xviii*  siècle , 
*^  <li8tinction  d*école,  a  demandé  l'instruction  publique  par  l'État.  Il  faut  bien  se 
f^it  d'attribuer  aux  premiers  économistes  la  responsabilité  des  aberrations  do 
«rtaina  de  leurs  héritiers. 


198  LES  PHILOSOPHES.  [1767.17^^^ 

gagnent ,  et  qu*cn  général ,  ils  gagnent  beaucoup  moins  qu*ils  t^  ^ 
produisent,  La  société  leur  doit  toutes  les  réparations,  toutes  le 
compensations  compatibles  avec  la  liberté  et  le  droit  d'autrui. 
lia  liberté,  enfin,  veut  que  la  société  assure  le  champ  à  l'industrii 
honnête  contre  la  concurrence  de  la  fraude.  —  La  liberté  veul 
que  l'État  protège  la  concurrence  individuelle  contre  le  mom 
pôle  ;  en  d'autres  termes,  que  l'État  fasse  ou  réglemente  tout 
qui  ne  peut  être  fait  par  la  libre  concurrence.  A  l'État  de  prépa — 
rer,  de  niveler,  d'entretenir  la  carrière  où  se  déploie  la  liberté^ 
à  l'État  d'adoucir  les,  chocs  trop  violents  des  forces  libres  dai 
celte  carrière  ;  à  l'État  d'assurer  la  liberté  de  chacun  par  l'autoril 
de  tous. 

Après  avoir  parcouru  en  détail  le  champ  immense  de  la  phih 
Sophie  du  x\\\\^  siècle,  si  l'on  gravit  sur  un  point  culminant  poux:^ 
embrasser  d'un  coup  d'oeil  l'ensemble  du  mouvement  des  esprits^ 
en  écartant  les  contradictions,  les  boutades  individuelles,  les  idéc^ 
accessoires,  on  distingue  trois  courants  principaux  d'idées  sociales, 
qu'on  peut  nommer  les  deux  démocraties  et  le  libéralisme.  L'une 
des  deux  écoles  démocratiques  veut  épurer,  contenir,  simplifier 
et  fortifier  l'homme  ;  elle  repousse  la  royauté  temporelle  et  l'aris- 
tocratie comme  injustes  et  démoralisantes,  la  royauté  spirituelle 
comme  incompatible  avec  la  raison  et  avec  la  responsabilité  pc^ 
sonnelle  de  l'homme  vis-à-vis  de  Dieu.  L'autre  école  réclame  la 
libre  expansion  de  tous  les  penchants  humains,  sans  distiogoer 
les  passions  essentielles  des  artificielles,  les  simples  des  compo;* 
sées,  et  ne  repousse  les  vieilles  autorités  que  comme  tout  freit: 
quelconque.  L'une  comprend  la  souveraineté  du  peuple  comnMf  i 
ressortissant  au  vrai  droit  divin,  c'est-à-dire  l'individu  «oôinil' 
au  peuple,  le  peuple  à  Dieu,  à  la  justice,  à  la  morale,  à  la  chariUf'^ 
universelle.  L'autre  n'admet  au-dessus  de  l'homme  d'autre  lâ 
qu'un  progrès  fatal  et  nécessaire,  et  aboutit  à  la  souverHnelé 
absolue  du  nombre  ou  de  la  force  :  elle  ne  verra  guère  dans  It 
Révolution  que  la  conquête  des  jouissances  matérielles  pour  les 
déshérités,  tandis  que  la  première  y  cherchera  surtout  la  con- 
quête de  l'égalité  politique  et  de  la  dignité  humaine.  La  démo- 
cratie spiritualiste  inclinera  trop  à  restreindre,  en  vue  de  l'égalité 
et  de  la  réforme  morale,  cette  expansion  individuelle  que  la 


\\m]  RÉSUMÉ.  199 

seconde  école  fait  déborder  d'une  main,  tout  en  rétouflfanl  de 
l'aulre  sous  la  loi  du  nombre.  Il  est  réservé  à  la  troisième  école , 
à  l'école  libérale,  de  définir  la  liberté,  non  plus  par  le  fait,  mais 
par  le  droit,  de  la  déduire  de  la  responsabilité  morale  posée  par 
la  démocratie  spiritualiste  et  de  la  limiter  seulement  par  la  liberté 
d'autnii.  Dans  les  sectes  fatalistes  sera  le  grand  obstacle  à  la  vic- 
toire et  à  l'organisation  définitive  de  la  Révolution.  Les  temps 
nouveaux  ne  s'accompliront  pas  avant  que  l'école  fataliste,  dégui- 
sée sous  tant  de  formes,  tour  à  tour  mystiques  et  matérialistes, 
n'ait  cédé  devant  le  double  principe  de  la  personnalité  divine  et 
humaine,  et  n'ait  compris  que  celui  qui  ne  recherche  que  le  pain 
du  corps  n'a  pas  même  le  pain.  Ils  ne  s'accompliront  pas  avant 
que  le  libéralisme  et  la  démocratie  ne  se  soient  confondus  dans 
une  doctrine  plus  large ,  sous  un  de  ces  souffles  religieux  qui 
renouvellent  le  monde. 


r»    » 


LIVRE  Cil 


LOUIS    XV  [SUITE  ET  FIN) 


MiMiBTERB  DE  CiioiSEDL. — Procès  du  père  La  Valette.  Comptes  rendus  sur  les  con- 
stitutions des  Jésuites.  Les  J^sciteb  abolis  en  France.  Suppression  de  l'ordre 
par  le  pape  Clément  XIV.  —  Luttes  de  la  cour  et  des  parlements.  —  Mort  de 
madame  de  Pompadour.  —  Invasion  des  économistes  dans  la  politique.  Premien 
essais  de  liberté  commerciale  et  industrielle.  —  Nouvelles  querelles  avec  les  par- 
lements. Procès  de  La  Chalotais.  —  Mort  du  dauphin.  —  Projets  de  Choiseol 
pour  relever  la  France.  Améliorations  dans  l'armée  et  la  marine.  Acquisitioa 
de  la  Corse.  Paoli.  —  Affaires  de   Pologne.  Catherine  et  Frédéric  II.  Confédé- 
ration de  Bar,  Massacres  de  TUkraine.  Les  Polonais  et  J.-J.  Rousseau.  Dumonries 
en  Pologne.  Guerre  des  Russes  et  des  Turcs.  Projets  entre  la  Prusse  et  TAo- 
triche  pour  le  partage  de  la  Pologne. — Mariage  du  nouveau  dauphin  et  de  Mant- 
Antoinette.  —  Terrai,  contrôleur-général.  Système  de  banqueroute. —  Chute  de 
Choiseul.  —  Règne  de  la  Ddbasri.  Triumvirat  de  Maupbou,  Terrai  et 
d'Aiguillon.  Destruction  des  parlements.  —  La  Russie  adhère  aux  plans 
de  Frédéric  II.  Partage  de  la  Pologne.  Le  ministère  d'Aiguillon  abandonne 
la  Pologne.  —  L'Angleterre  complice.  —  Pacte  de  famine.  Le  roi  accapareur.  — 
Mort  de  Louis  XV. 


1763  —  mil 

II  nous  reste  à  parcourir  les  dernières  vicissitudes  politiques 
de  l'ancienne  société  française  ;  qui  se  précipite  d'un  mou- 
vement de  plus  en  plus  accéléré  vers  la  catastrophe.  La  fin  du 
règne  de  Louis  XV  ne  montre  que  des  ruines  qui  s'accumulent 
et  préparent  la  grande  ruine  :  les  arcs-boutants  et  les  con- 
tre-forts s'écroulent  ;  le  corps  de  l'édifice  ne  tardera  pas  à 
s'abîmer. 

La  première  de  ces  ruines  est  celle  de  la  compagnie  de  lésus, 
arr-boutant,  non  pas  sans  doute  de  l'Ëtat,  mais  au  moins  de 
réglisc  romaine.  Le  progrès  des  doctrines  philosophiques  ne  con- 


i750J  LES  JÉSUITES.  204 

tribue  qu'indirectement  à  ce  grand  événement,  qui  n*a  point  été, 
Domme  on  Ta  prétendu ,  préparé  longtemps  d'avance  et  qui  sort 
de  causes  occasionnelles,  éloignées  et  imprévues. 

n  n'est  pas  nécessaire  de  revenir  ici  sur  l'esprit  de  l'institut  ni 
sur  le  rôle  de  ses  membres,  qu'on  a  vus  continuellement  à 
Vœuvre  dans  cette  histoire  depuis  deux  siècles  :  leur  action  poli- 
tique et  religieuse  est  assez  connue  ;  seulement  nous  n'avons  pas 
eu  jusqu'ici  à  signaler  leur  action  commerciale ,  si  étendue  et  si 
envahissante,  et  qui  devait  leur  devenir  si  fatale.  Les  moines  pri- 
mitifs avaient  été  défricheurs  et  laboureurs,  au  profit  de  la  civili- 
sation :  les  jésuites  se  faisaient  trafiquants  et  monopoleurs ,  non 
pas  au  profit  d'un  progrès  industriel  et  commercial  qui  n'avait  pas 
besoin  d'eux,  mais  au  profit  de  leur  richesse ,  de  leur  puissance 
corporative.  Ces  défenseurs  des  dogmes  du  passé ,  ces  prétendus 
restaurateurs  du  moyen  âge ,  qui  ressemblaient  si  peu  au  moyen 
âge,  ne  s'accommodaient  que  trop  bien  aux  tendances  matérielles 
du  monde  moderne.  Ils  trafiquaient  un  peu  en  France,  où  la  vigi- 
lance de  la  magistrature  les  contenait ,  mais  beaucoup  dans  nos 
colonies;  ils  exerçaient  à  Rome  des  monopoles  vraiment  odieux, 
car  ils  faisaient  suspendre ,  par  voie  d'autorité,  tous  les  procès 
qu'on  leur  intentait  et  payaient  leurs  dettes  quand  bon  leur  sem- 
blait; à  Goa,  dans  l'Amérique  espagnole,  au  Brésil,  ils  écrasaient 
le  commerce  des  laïques,  non-seulement  par  une  concurrence 
qui  s'arrogeait  tous  les  droits  et  repoussait  toutes  les  charges, 
ïûais  par  la  contrebande,  facile  à  qui  n'avait  point  à  redouter  les 
^ites  douanières.  Ils  lésaient  ainsi  à  la  fois  les  gouvernements  et 
les  particuliers,  et  une  sourde  irritation  couvait  contre  eux  au 
fond  de  bien  des  cœurs. 

Ds  ne  se  contentaient  pas  de  dominer  l'Amérique  espagnole  et 
portugaise  :  ils  avaient  dépassé  par  leurs  missions  les  limites  de 
'^colonisation  européenne,  et,  ce  qu'ils  n'avaient  pu  faire  au 
f^^ada,  parmi  les  indomptables  tribus  des  Peaux  RougeSy  ils  l'ac- 
complissaient au  Paraguai,  chez  des  races  faibles  et  dociles.  Ils 
avaient  converti,  organisé,  civilisé  à  leur  manière  les  sauvages  de 
^contrées;  ils  avaient  là  tout  un  royaume  jésuite,  cinquante 
Rrandes  paroisses  gouvernées  despotiquement  par  autant  de  pères 
de  la  Mission ,  ressortissant  eux-mêmes  au  père  .provincial ,  vrai 


202  LOUIS   XV.  [1750-1756) 

roi  du  Paraguai;  étrange  gouvernemenl,  fondé  sur  un  conrniu- 
nisme  théocratique  qu'ils  semblaient  avoir  inâité  de  rancien  em- 
pire  du  Pérou  sous  les  Incas.  Fin  introduisant  le  christianisme 
chez  ces  peuplades,  en  les  attachant  au  sol,  en  les  multipliant  par 
la  culture ,  ils  leur  avaient  fi[^.une  condition  incomparablement 
meilleure  que  la  vie  misérable  et  quasi-animale  qu'elles  menaient 
auparavant  dans  les  bois,  ou  que  celle  qu'avaient  rencontrée 
d'autres  Indiens  sojus  la  tyrannie  destructrice  des  conquérants 
espagnols.  Si  la  morale  avait  à  blâmer  ailleurs  les  opérations 
commerciales  de  la  société  de  Jésus,  ici,  l'humanité  n'avait  donc 
qu'à  applaudir  à  ses  succès,  bien  qu'il  faille  se  garer  de  certaines 
exagérations  et  se  garder  de  présenter  comme  une  société  modèle 
un  peuple  enfant ,  destiné  par  son  éducation  à  une  éternelle  en- 
fance, une  société  où  la  personnalité  humaine  était  à  naître,  où  la 
propriété  n'existait  pas,  où  la  famille  existait  à  peine ,  le  pouvoir 
paternel  éiaîd  tout  entier  dans  les  mains  des  moines-rois,  avec  le 
sol  et  avec  le  commerce  des  productions  du  soP. 

Le  Paraguai,  cependant,  appartenait  nominalement  à  la  cou- 
ronne d'Espagne.  En  1750,  une  transaction  eut  lieu  entre  l'Es- 
pagne et  le  Portugal  pour  un  écl|K9ge  de  territoire  :  l'Espagne 
céda  le  Paraguai  contre  la  colonie  iTtî  Sacramento  (rive  orientale 
de  la  Plata)  ;  elle  céda  la  terre  sans  les  hommes  et  stipula  que  les 
habitants  seraient  transférés  sur  terre  espagnole.  Les  Indiens, 
encouragés  par  les  jésuites,  refusèrent  de  se  laisser  emmener  loin 
de  leur  pays  comme  des  troupeaux,  soutinrent  un  combat  contre 
les  troupes  espagnoles,  et,  poursuivis,  traqués  avec  barbarie,  se 
dispersèrent  dans  les  forêts  et  dans  les  pampas  (1753-1756). 
L'échange,  néanmoins,  par  suite  de  complications  nouvelles,  ne 
fut  pas  réalisé  ;  mais  les  deux  gouvernements  gardèrent  rancune 

1.  Une  bulle  de  Benoit  XIV,  du  25  décembre  1741,  atteste  que  les  jésuites,  pater- 
nels au  Parag^i ,  n'étaient  pourtant  point  partout  sans  rf  proches  envers  les  Indiens. 
Cette  bulle  leur  défendait  «  de  mettre  en  servitude  lesdits  Indiens ,  les  vendre,  les 
acheter,  les  échanger...,  les  séparer  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants,  les  dépouil- 
ler de  leurs  biens  et  de  leurs  effets,  »  etc.  V.  l'Arrêt  du  parlement  de  Paris ,  contre 
les  jésuites,  du  6  août  1761  :  Ap.  Anciennes  lois  françaises^  t.  XXII,  p.  357.  —  Ils 
avaient  essayé  la  traite  des  noirs  :  «  En  Afrique,  ils  avaient  tenté  d'éUblir  des 
comptoirs,  pour  fournir  des  esclaves  aux  pêcheries  de  perles,  qu'ils  exploitaient 
dans  rinde.  »  Desalles,  Histoire  des  Antilles,  t.  Y,  p.  435.  —  Cet  écrivain  donne  des 
détails  très-intéressants  sur  les  affaires  des  jésuites  aux  Iles. 


[1756-1758]  PAKAGUAL   POMBAL.  203 

aux  jésuites,  quoique  la  Société  eût  désavoué  après  coup  une  ré- 
sistance assurément  fort  légitime. 

Les  cabinets  de  Madrid  et  de  Lisbonne  avaient ,  comme  on  Ta 
montré  tout  à  l'heure,  des  griefs  mieux  fondés.  Ce  fut  en  Portu- 
gal que  Torage  éclata  d*abord.  C'était  le  pays  de  l'Europe  où  les 
jésuites  exerçaient  la  domination  la  plus  absolue,  et  leur  intro- 
duction dans  ce  royaume,  si  brillant  au  xvi^'  siècle ,  si  abaissé  de- 
puis, avait  coïncidé  avec  le  commencement  de  sa  décadence  ;  ils 
avaient  étouffé  le  génie  actif  et  hardi  de  la  patrie  de  Gama  et  d'Al- 
buquerque;  telle  était  du  moins  la  conviction  qui,  longtemps 
mûrie  au  fond  d'une  âme  forte  et  sombre,  dirigea  le  coup  qui  les 
écrasa.  Le  ministre  qui  régissait  le  Portugal  sous  le  nom  du  faible 
roi  Joseph  !•',  le  marquis  de  Pombal ,  n'appartenait  point  à  cette 
école  voltairienne  qui  avait  pénétré,  vers  cette  époque ,  dans  les 
conseils  de  la  plupart  des  gouvernements  :  réformateur  aussi , 
mais  réformateur  dans  un  sens  purement  national,  il  était  si  peu 
philosophe ,  qu'il  prit  l'inquisition  pour  contre-poids  contre  les 
jésuites  et  se  servit  plu^d'une  fois  des  auto-da-fé  comme  moyen 
de  popularité  ^  Une  double  ^ne  remplissait  son  âme  ;  les  grands 
entravaient  sa  politique  ^^oissaient,  par  leur  arrogance,  son 
orgueil  de  parvenu;  il  les  haïssait  comme  Richelieu  les  avait  haïs, 
et  il  haïssait  les  jésuites  comme  Philippe-le-Bel  avait  haï  les  tem- 
pliers. Il  éclata  contre  la  Société,  au  commencement  de  1758,  par 
des  manifestes  où  il  dénonçait  les  jésuites  au  pape,  les  accusait 
d'avoir  dérogé  aux  principes  de  leurs  fondateurs  par  des  trafics 
illicites  et  des  complots  contre  l'État.  Il  leur  interdit  le  commerce, 
puis  la  prédication  et  la  confession ,  en  se  servant  contre  eux  des 
èvèques  et  des  dominicainss  qui  composaient  le  tribunal  de  l'in- 
qai&ition  :  ils  avaient  tout  opprimé;  tout  leur  devenait  hostile.  Lé 
pape  Benoit  XIV  mourut  avant  d'avoir  donné  une  réponse  défini- 
tÎTe  au  gouvernement  portugais  (mai  1758). 

Sur  res  entrefaites,  une  tragédie  domestique ,  qui  entraîna  l'ef- 
froyable ruine  des  deux  premières  familles  de  Portugal ,  préci- 

1-  La  procédure  de  Tinquisition  portugaise  avait  été  modifiée,  en  1728,  par  Tintro- 
uQction  des  avocats  et  la  communication  des  chefs  d^accosation  et  des  noms  des 
^^ins  à  Taccusé,  et  Pombal  la  modifia  encore  en  1758  ;  mais  la  pénalité  n'avait 
P>»  changé. 


204  LOUIS   XV.  11758-1761 

pita,  par  contre-coup,  la  destruction  des  jésuites  dans  ce  royauoK 
et  en  rendit  les  circonstances  plus  cruelles.  Le  roi  Joseph  I*'  pro 
menait  le  déshonneur  dans  les.  plus  illustres  maisons,  par  cett( 
fureur  de  voluptés  qu'il  avait  héritée  de  son  père,  mais  que  celui-c 
avait  du  moins  renfennée  dans  l'enceinte  d'un  couvent  changé  ei 
harem.  Dans  la  nuit  du  3  septembre  1758,  le  roi,  en  allant  voi 
secrètement  la  marquise  de  Tavora ,  nouvelle  victime  de  ses  se 
ductions,  fut  atteint  au  bras  de  deux  coup  de  feu.  Trois  moi 
s'écoulèrent  :  on  croyait  les  recherches  sur  ce  régicide  infruc 
tueuses  et  abandonnées,  quand,  tout  à  coup,  on  arrêta  tous  le 
Tavora  et  les  d'Aveiro,  qui  avaient  partagé  avec  les  Tavora  le 
outrages  du  roi  et  avaient  voulu  partager  la  vengeance.  Le  ISjaiï 
vier  1759,  sept  membres  ou  alliés  de  ces  deux  maisons,  y  comprii 
la  belle-mère  de  la  maîtresse  du  roi ,  condamnés  par  une  com- 
mission extraordinaire  où  siégeait  Pombal,  périrent  dans  d'affreui 
tourments.  Tous  les  jésuites,  pendant  ce  temps ,  étaient  gardés  i 
vue  dans  leurs  maisons;  trois  d'entre  eux  avaient  été  déclarés  cou 
pables,  par  les  juges  des  d'Aveiro  et  des  Tavora,  d'avoir  autorisé 
comme  confesseurs  ou  casuistes,  le  projet  de  régicide.  Un  bref  fu 
demandé  au  nouveau  pape  Clément  XIII  (Rezzonico),  pour  auto 
riser  leur  dégradation  et  leur  supplice.  Clément  XIII  différan 
l'envoi  du  bref,  le  ministre  fit  saisir,  embarquer  pour  les  État 
romains  et  jeter  sur  la  plage  de  Civita-Vecchia  tous  les  jésuite 
portugais,  au  nombre  de  plus  de  six  cents  (septembre  1759) 
Le  pape,  courroucé,  fit  brûler  en  place  publique  le  manifeste  di 
Pombal.  Le  ministre  répondit  en  confisquant  les  biens  de  la  Sa 
ciété  et  en  rompant  toutes  relations  diplomatiques  avec  Rome 
Chose  bien  caractéristique,  après  de  telles  violences,  Pomba 
n'osa  pourtant  déchirer  les  privilèges  ecclésiastiques,  et,  au  liei 
de  faire  condamner  pour  lèse-majesté  le  principal  des  jésuite 
inculpés,  Malagrida,  il  le  fit  déclarer  hérétique  par  l'inquisitioi 
et  livrer  comme  tel  au  bras  séculier.  Malagrida  monta  sur  h 
bûcher  d'un  auto-da-fé  (20  septembre  1761  )!  On  laissa  mourir  ei 
prison  ses  deux  compagnons  d'infortune. 

Les  actes  extraordinaires  dq  Pombal  n'obtinrent  point  au  dehor 
l'approbation  que  semblait  promettre  l'antipathie  de  l'opinior 
dominante  contre  les  jésuites.  Dans  cette  période  du  xvin®  siècle 


%-îGl]  POMBAL   ET   LES  JÉSUITES.  m3 

Vesprit  d'humanité  et  de  justice  était  plus  fort  qu'aucun  esprit  de 
parti.  L'utilité  du  but  ne  parut  pas  justifier  la  barbarie  et  l'hypo- 
crisie des  moyens.  Les  philosophes  ne  virent  là  qu'une  guerre 
civile  entre  le  despotisme  et  l'inquisition,  d'un  côté,  les  jésuites, 
de  l'autre;  Voltaire  déclara  hautement  que,  dans  le  procès  de  Ma- 
lagrida,  «  l'excès  du  ridicule  était  joint  à  l'excès  d'horreur.  »  Ce 
qu'il  y  eut  de  plus  curieux,  c'est  que  les  Anglais,  ces  farouches 
ennemis  du  papisme ,  laissèrent  percer  un  assez  vif  mécontente- 
ment de  l'expulsion  de  la  grande  société  papiste ,  avec  laquelle  ils 
faisaient  une  lucrative  contrebande.  Peut-être  aussi  leur  politique 
se  croyait-elle  intéressée  à  ce  qu'on  laissât  subsister  un  corps  qui 
pouvait  bien  être  une  force  pour  le  pape,  mais  qui  était  une  cause 
d'affaiblissement  pour  les  nations  catholiques. 

L'exemple  donné  par  Pombal  eut  pourtant  les  mômes  résul- 
tais que  si  l'on  eût  approuvé  la  conduite  de  ce  ministre.  On  répu- 
gnait à  Pombal;  mais  on  n'en  reconnut  pas  moins  avec  joie  qu'il 
était  bien  plus  facile  d'abattre  les  jésuites  qu'on  n'eût  pu  l'imagi- 
ner. Un  si  petit  état,  et  si  superstitieux,  l'ayant  osé,  comment  la 
France  ne  l'oserait-elle  pas?  Ce  à  quoi  personne  ne  pensait  la  veille, 
tout  le  monde  y  pense  maintenant.  L'attaque  vient  des  deux  côtés 
à  la  fois,  de  la  favorite  et  du  parlement  :  le  jansénisme  et  la  cor- 
niption  de  cour  contractent  une  bizarre  alliance  offensive.  Nous 
avons  dit  plus  haut  comment  madame  de  Pompadour,  lorsqu'elle 
opéra  l'évolution  habile  qui  la  transforma  de  maîtresse  en  amie 
et  en  conseillère  du  roi,  essaya  de  se  mettre  en  règle  avec  l'Église 
<^t de  s'entendre  avec  les  jésuites,  et  comment  ceux-ci,  engagés 
avec  le  parti  du  dauphin,  repoussèrent  les  avances  de  la  favorite , 
flui  dut  accepter  la  guerre  (1752-1757).  C'était  donc  par  rigo- 
risme que  la  Société ,  tant  blâmée  pour  ses  maximes  accommo- 
dantes, s'était  mise  cette  fois  en  danger  *. 

Ine  action  honorable  l'avait  engagée  dans  le  péril  :  une  action 
n^lhonnète  l'y  enfonça.  Le  père  La  Valette,  supérieur  général 
^^  jésuites  dans  les  îles  du  Vent ,  avait  fait  de  la  maison  de  son 
ordre,  à  Saint-Pierre  de  la  Martinique,  un  vaste  établissement  de 

^'  ^las  tardf  cependant,  les  chefs  de  la  Société,  à  Paris,  essayèrent  de  revenir  sur 
^°f*  pas  et  firent  faire  quelques  avances  secrètes  à  madame  de  Pompadour;  mais  il 
****^  trop  tard.  J/em.  de  madame  du  llausset.  édit.  Barrière,  p.  103. 


206  LOUIS   XV,  (1755-175$ 

banque  et  de  commerce  en  correspondance  avec  les  places  le 
plus  importantes  de  l'Europe  ;  il  monopolisait  tout  le  mouvemei 
commercial  des  Petites-Antilles  françaises.  Le  gouvernement,  à  1 
sollicitation  des  colons,  lui  avait  défendu,  ainsi  qu'à  ses  confrères 
de  s'occuper  d'autre  chose  que  du  ministère  ecclésiastique.  Sou 
tenu  par  ses  supérieurs,  il  ne  tenait  compte  de  la  défense.  En  175î 
le  père  La  Valette  ayant  tiré  de  nombreuses  lettres  de  change  su 
ses  principaux  correspondants,  Lionel  et  Gouffre,  chefs  d'un 
maison  de  commerce  de  Marseille,  les  marchandises  qu'il  envoyai 
en  France  afin  de  couvrir  ces  lettres  de  change  furent  piratée 
par  les  Anglais  '  :  Lionel  et  Gouffre  recoururent,  pour  leur  rem 
boursement,  au  père  de  Saci,  procureur-général  des  missions  è 
France,  qui  fournit  d'abord  quelques  fonds,  mais  qui  ne  se  cru 
pas  autorisé  aux  mesures  nécessaires  pour  faire  face  à  tout,  san 
en  référer  à  ses  supérieurs.  Le  généralat  de  la  compagnie  étai 
alors  vacant  :  il  y  eut  d'inévitables  délais;  les  échéances,  cepen 
dant,  se  précipitaient;  les  Lionel  déposèrent  leur  bilan  (févrie 
1756).  Le  nouveau  général  Ricci,  d'abord  décidé  à  payer  et 
faire  continuer  le  commerce,  voyant  l'éclat  fait  et  d'autres  récla 
mations  analogues  en  train  de  se  produire  sur  diverses  places 
changea  de  résolution  et  ordonna  de  cesser  les  remboursement 
et  de  désavouer  La  Valette.  Le  syndic  de  la  faillite  Lionci  ayai 
actionné  devant  les  juges-consuls  de  Marseille  les  pères  La  Valett 
et  de  Saci,  La  Valette  fit  défaut;  de  Saci  déclina  la  responsabilit 
des  opérations  de  son  subordonné.  La  Valette  fut  condamné 
payer  plus  de  1,500,000  fr.  aux  ayants  droit  des  Lionci;  il  y  eu 
ajournement  en  ce  qui  regardait  de  Saci  (novembre  1759). 

Juges  et  créanciers  s'étaient  entendus  pour  donner  tout  le  temp 
de  la  réflexion  aux  jésuites ,  mais  le  général  Ricci  était  habitu 
aux  mœurs  de  Rome,  où  les  jésuites  étaient  au-dessus  des  lois,  c 


1.  Une  autre  ressource  manqua  également  à  La  Valette  :  il  avait  annoncé  PenTi 
en  France  des  reliques  de  saints  personnages  de  son  ordre,  martyrisés  autrefois  pi 
les  sauvages  :  les  prétendues  reliques  étaient  des  lingots  d'or.  Les  caisses  arrivèrei 
au  couvent  des  jésuites  de  Bordeaux  ;  elles  ne  contenaient,  au  lieu  de  lingots  et  c 
reliques,  que  des  os  d'animaux  :  le  capitaine  du  navire  les  avait  ouvertes.  Les  jésoitt 
ne  purent  réclamer  :  le  connaissement  du  navire  ne  signalait  que  des  ossemeot 
(Desalles  ,  Histoire  des  Antilles j  t.  V,  p.  432.)  —  C'est  le  livre  qui  expose  le  miev 
Taffaire  de  La  Valette. 


11601  PROCÈS  LA  VALETTE.  207 

OÙ  Topimon  était  sans  force.  Il  garda  la  silence.  La  Valette  lit 

Yianqueroute  de  plus  de  3  millions.  Les  Lionel,  n*ayant  plus  rien 

k  ménager,  aciionnèrent  le  corps  entier  des  jésuites  de  France 

comme  solidaire.  Les  consuls  prononcèrent  conformément  aux 

conclusions  des  demandeurs  (29  mai  1760). 

Le  contre-coup  de  cette  affaire  se  fit  bientôt  sentir  au  loin.  Le 
comptoir  que  les  jésuites  avaient  à  Gênes  fut  fermé  par  le  gou- 
Ycraement  génois  :  Venise  défendit  aux  jésuites  vénitiens  de  rece- 
voir dorénavant  des  novices.  En  France,  le  lieutenant-général  de 
police,  Ségur,  leur  interdit  le  débit  des  marchandises  pharma- 
ceutiques; rénorme  magasin  d*apothicairerie  qu'ils  avaient  à 
Lyon  fut  supprimé. 

Us  avaient  fait  défaut  et  mis  opposition  à  la  sentence  des  consuls, 
nieur  restait  une  dernière  chance.  Les  procès  des  réguliers  étaient 
attribués  par  privilège  au  grand  conseil,  tribunal  d'exception, 
favorable  aux  gens  d'Église,  et  qui  eût  sans  doute  cherché  à  les 
éclairer  sur  leurs  vrais  intérêts  et  à  les  faire  payer  à  l'amiable. 
Un  père  Frey,  jésuite  de  Paris,  qui  passait  pour  fin  politique ,  les 
décida  à  ne  pas  user  de  ce  privilège  et  à  porter  l'affaire  à  la 
grand'chambre  du  parlement  de  Paris!  Leur  triomphe,  assuré, 
suivant  lui ,  n'en  serait  que  plus  éclatant  devant  un  pareil  tribu- 
nal! L'esprit  de  vertige  s'était  emparé  de  cette  corporation  si 
renommée  pour  sa  prudence  mondaine.  Elle  remettait  entre  les 
mains  de  ses  plus  grands  ennemis  une  cause  que  les  juges  les  plus 
bienveillants  n'eussent  pu  lui  faire  gagner  sans  forfaire  à  toute 
justice  I 

Les  chefs  de  la  Société,  à  Paris ,  comptaient  sans  doute  en  ce 
moment  sur  le  succès  d'une  cabale  ourdie  à  la  cour  pour  abattre 
Choiseul  et  livrer  le  pouvoir  à  la  coterie  du  dauphin.  Ce  prince, 
dont  les  vertus  privées  semblaient  une  réaction  et  une  protesta- 
lion  contre  les  vices  de  son  père ,  méritait  personnellement  toute 
^nae'  ;  mais,  bien  qu'il  fût  loin  de  manquer  d'instruction  ni 
même  d'esprit,  il  s'était  assez  mal  entouré,  et  sa  dévotion  étroite 
et  ses  préventions  l'entraînèrent  à  servir  par  de  petits  moyens  un 

L  Ayaot  eu  le  maUienr  de  blesser  mortellement  à  la  chasse  un  de  ses  écuyers ,  il 
**^t&doiuia,  au  détriment  de  sa  santé,  cet  exercice^  qui  était  le  plus  vif  de  ses  goûts, 
^ne  toucha  plus  jamais  une  arme  à  feu. 


208  LOUIS   XV.  11760-1761 

complot  peu  digne  de  son  caractère.  Le  duc  de  La  Vaûguyon 
gouverneur  des  enfants  de  France,  fanatique  haineux  et  intrigant 
dont  Choiseul  avait  froissé  Tambition  sournoise ,  obtint  du  dau- 
phin qu'il  remît  au  roi  un  mémoire  écrit  jmr  un  jésuite  sous  U 
nom  d'un  conseiller  au  parlement.  C'était  une  dénonciation  contn 
Choiseul,  qu'on  accusait  de  conspirer  avec  les  parlements  poui 
forcer  le  roi  à  détruire  la  Société  de  Jésus,  le  tout  assaisonné  dej 
détails  les  mieux  calculés  pour  piquer  l'amour- propre  d( 
Louis  XV.  L'intrigue  échoua.  Le  ministre  sortit  victorieux  d'une 
explication  avec  le  roi ,  explication  suivie  d'une  scène  très-vive 
avec  le  dauphin.  Ce  fut  alors  que  Choiseul  laissa  échapper  ce  mot 
qui  devait  lui  fermer  le  retour  au  pouvoir  après  la  mort  de 
Louis  XV  :  «  Monsieur,  je  puis  avoir  le  malheur  d'être  votre  sujet; 
mais  je  ne  serai  jamais  votre  serviteur!  »  (Juin  1760)  *. 

Ce  qu'il  y  eut  de  piquant  dans  cette  affaire ,  c'est  que  Choiseid, 
jusque-là,  quoique  attaché  aux  intérêts  de  madame  de  Pompa- 
dour,  s'était  fort  peu  occupé  des  jésuites,  et  qu'il  prit  en  grande 
partie  dans  leur  propre  mémoire  l'idée  du  plan  qu'il  suivit  depuis 
contre  eux,  sans  y  apporter  toutefois,  à  beaucoup  près,  l'acharne- 
ment dont  ils  l'ont  accusé ,  car  il  n'était  point  du  tout  vindicatif. 
La  magistrature  y  mit  bien  autrement  de  passion. 

Le  procès  de  Marseille,  cependant,  était  arrivé  au  parlement  d( 
Paris.  Le  général  en  personne,  cette  fois ,  avait  été  mis  en  cause 
par  le  syndic  de  la  faillite  Lionel.  Les  jésuites  nièrent  la  solidarité 
prétendue  par  leurs  adversaires  et  soutinrent  que  chacune  d< 
leurs  maisons,  ou  collèges,  était  administrée  à  part,  quant  ai 
temporel.  C'était  à  leurs  Constitutions  de  décider  le  point  de  fait 
Le  parlement  ordonna  l'apport  des  Constitutions  à  sa  barn 
(17  avril  1761).  Le  8  mai,  en  pleine  connaissance  de  cause,  sm 
les  conclusions  de  l'avocat-général  Le  Pelletier  de  Saint-Fargeau^: 
il  confirma  la  sentence  des  juges-consuls. 

Ce  n'était  là  que  le  premier  coup.  Une  fois  les  Constitutions  Ai 


1.  Mém.  de  Choiseul,  t.  l^^,  p.  1-56.  — Ce  ne  sont  pas  des  mémoires  suivis;  c*ci 
un  recueil  de  divers  morceaux  écrits  de  la  main  de  Choiseul,  et  dont  plivûenr 
sont  très-intéressants.  —  Mém.  de  BesenvaU  t.  11. 

2.  Père  de  celui  qui,  après  avoir  joué  un  rôle  de  quelque  importance  dans  1: 
Convention  nationale,  fut  immolé  par  un  poignard  royaliste  aux  màues  de  Lcrais  XVI 


\\1^\\  CONSTITUTIONS   DES  JÉSUITES.  209 

\a  Société  arrachées  aux  ténèbres  de  ses  archives ,  le  parlement 
àe  Paris  ne  les  lâcha  plus,  et  presque  tous  les  parlements  des  pro- 
mees,  à  son  exemple,  nommèrent  des  commissions  pour  exa- 
miner à  fond  tout  ce  qui  regardait  l'institut  d'Ignace.  Le  général 
Ricci  comprit  enfin  la  situation.  A  la  nouvelle  de  l'examen  ordonné, 
il  écrivit  à  Choiseul  la  lettre  la  plus  curieuse  (  13  mai  1761  ).  Il  y 
laisse  échapper  l'aveu  que  plusieurs  points  des  Constitutions  de 
la  Société,  telles  que  les  a  formulées  le  fondateur,  sont  incompa- 
tibles avec  les  principes  politiques  de  certains  états  ;  mais  il  re- 
présente que,  comme  la  Société  abandonne  les  points  en  question 
là  où  les  souverains  l'exigent,  on  ne  doit  pas  prononcer  sur  la 
théorie  de  ses  lois  sans  consulter  la  politique  qui  l'explique  ou  la 
mûdifle^  Le  pape  Clément  XIII  adressa  au  roi  les  plus  vives 
instances  pom*  le  salut  de  la  Société  (9  juin  1761 }.  Louis  répondit 
fevorablement  ^u  Saint-Père  ;  il  promit  d'arrêter  l'ardeur  de  son 
parlement  et  de  se  réserver  de  prononcer  sur  les  Constitutions 
des  jésuites.  Choiseul  lui-même  n'avait  point  encore  de  parti 
pris  :  il  avait  dit  au  roi,  en  apprenant  l'arrêt  du  parlement  sur 
Texamen  des  Constitutions,  qu'il  pouvait  encore  choisir  entre  la 
destruction  ou  le  maintien  des  jésuites;  mais  que ,  s'il  ne  voulait 
pas  les  détruire,  il  devait  arrêter  le  parlement  aux  premiers  pas. 
Le  roi  y  était  disposé  :  ce  fut  le  chancelier  de  Lamoignon  qui  le 
pria  de  temporiser^.  Louis  se  fit  remettre  les  Constitutions  et 
nomma  des  commissaires  dans  son  conseil  pour  lui  en  rendre 
compte;  mais  il  n'interdit  pas  au  parlement  de  continuer,  de  son 
côté,  son  examen. 

Le  parlement  de  Paris  alla  en  avant.  Le  8  juillet,  l'abbé  Terrai, 
conseiller-clerc,  personnage  qu'attendait  une  fâcheuse  célébrité , 
présenta  aux  chambres  assemblées  un  rapport  <r  sur  la  doctrine 
niorale  et  pratique  des  prêtres  et  écoliers  soi-disant  de  la  Société 
'le  Jésus.  »  Une  nouvelle  commission  fut  chargée  par  le  parle- 
Dïent  de  vérifier  les  assertions  accablantes  du  rapport.  Le  roi 
^ade  gagner  du  temps.  Le  4  août,  il  envoya  au  parlement 
^e  déclaration  qui  sursoyait  pour  un  an  à  toute  décision  sur  tout 
ce  qui  concernait  la  Société.  Le  parlement  enregistra,  mais  n'en 

1.  Flassan,  Histoire  de  la  Diplomatie  Française,  t.  VI,  p.  489. 
^  ^im.  de  Besenval ,  t.  II ,  p.  56  ;  d'après  le  témoignage  de  Choiseul. 
XVI.  U 


240  LOUIS  XV.  [17ftl/ 

publia  pas  moins  deux  arrêts  foudroyants  qu'il  avait  préparés 
(6  août).  Le  premier  condamnait  au  feu  une  multitude  de  livres 
composés  par  des  jésuites  depuis  deux  siècles,  comme  enseignant 
ime  doctrine  meurtrière  et  abominable  contre  la  sûreté  de  la  vie 
des  citoyens  et  môme  des  souverains ,  défendait  provisoirement  à 
tous  sujets  du  roi  d'entrer  dans  la  Société  ou  de  s'y  afQlier,  in- 
terdisait toutes  fonctions  d'enseignement  aux  prêtres,  écoliers,  etc., 
de  ladite  Société,  à  partir  du  1®'  avril  prochain,  sauf  à  ceux  qui 
se  prétendraient  autorisés  par  lettres  patentes  vérifiées  en  parle- 
ment, de  représenter  ces  lettres  *  ;  déclarait  tous  étudiants  qui, 
après  les  délais  fixés,  continueraient  de  fréquenter  les  écoles  des 
jésuites,  en  quelque  lieu  que  ce  pût  être,  incapables  d'aucuns 
degrés  ou  fonctions  publiques;  demandait  aux  universités ,  aux 
autorités  municipales  et  judiciaires,  des  mémoires  sur  les  moyens 
de  pourvoir  à  l'éducation  de  la  jeunesse  qu'instruisaient  les  jé-< 
suites.  Le  second  arrêt  recevait  l'appel  comme  d'abus  interjeté  par 
le  procureur-général  contre  toutes  les  bulles  et  brefs  des  papes 
qui  avaient  fondé  ou  confirmé  la  Société,  et  contre  a  les  Constitu- 
tions d'icelle;  »  notamment  quant  au  pouvoir  despotique  attribué 
au  général,  pouvoir  indépendant  de  toute  autorité  temporelle  ou 
même  spirituelle,  puisque  la  papauté  s'était  liée  envers  la  Société  ' 
au  point  de  lui  accorder  que ,  s'il  intervenait  de  la  part  du  saint- 
siége  quelque  acte  de  révocation  ou  de  réformation ,  la  Société 
pourrait  tout  rétablir  dans  l'ancien  état ,  de  sa  propre  autorité  et 
sans  autorisation  du  saint^siége! 

Le  29  août,  des  lettres-patentes  du  roi  suspendirent  pour  uu 
an  l'exécution  des  arrêts  du  6  août.  Le  parlement  enregistra,  à 
la  charge  que  la  surséance  n'eût  lieu  que  jusqu'au  !«'  avril,  et 
qu'aucuns  vœux  ni  affiliations  ne  fussent  reçus  dans  l'intervalle; 
c'est-à-dire  qu'il  maintint  à  peu  près  ses  arrêts. 

Un  premier  essai  de  transaction  fut  tenté,  sur  ces  entrefaites, 
par  la  cour  de  France.  Le  roi  envoya  au  Saint-Père  un  projet  de 
déclaration  qui  serait  signé  par  les  supérieurs  des  maisons  de  la 
Société,  et  qui  contenait ,  entre  autres  articles,  une  adhésion  aux 
libertés  gallicanes.  La  seule  concession  qu'on  put  obtenir  du  pape 

1.  Plus  de  la  moitié  des  collègues  des  jésuites  (quatre-vingts  sur  cent  quarante- 
huit)  s'étaient  établis  sans  titre  légal. 


Vtr6I-176îJ  ARRÊTS  CONTRE  LES  JÉSUITES,  îl! 

et  du  général,  ce  fut  de  fermer  les  yeux  sur  Tadhésion  que  donne- 
raient les  jésuites  français,  mais  sans  le  leur  permettre  par  écrit, 
afin  de  se  réserver,  dans  un  temps  meilleur,  d*anéantir  la  décla- 
ration comme  subreptice  \ 

L'expédient  était  dérisoire.  Le  roi  ne  voulut  pas  rompre  encore. 
Les  commissaires  du   conseil  consultèrent  les  archevêques  et 
évéques  présents  à  Paris  sur  l'utilité  dont  pouvaient  être  les  jé- 
suites et  sur  les  moyens  de  remédier  au  despotisme  de  leur  chef. 
L'esprit  du  haut  clergé  était  bien  changé  par  la  longue  domina- 
tion moliniste  :  sur  cinquante  et  un  prélats,  un  seul  se  déclara 
pour  l'abolition  des  jésuites;  cinq,  pour  qu'on  les  maintînt  seule- 
ment comme  collèges  et  non  comme  institut;  tous  les  autres  sup- 
plièrent le  roi  de  les  conserver,  a  comme  la  religion  elle-même ,  » 
mais  avouèrent  la  nécessité  de  graves  modifications  dans  leur 
institut.  On  s'arrêta  à  proposer  au  général  de  déléguer  ses  pleins 
pouvoirs  pour  la  France  à  cinq  vicaires  provinciaux ,  qui  prête- 
raient serment  aux  lois  du  royaume  entre  les  mains  du  chance- 
Uer,  s'engageraient  à  faire  enseigner  les  Quatre  articles  de  1682, 
n'admettraient  aucun  jésuite  étranger  en  France  sans  permission 
du  roi,  subiraient  l'inspection  des  parlements  dans  leurs  collèges 
(janvier  1762).  Un  édit  rédigé  sur  ces  bases,  le  11  mars  1762,  fut 
envoyé  au  parlement  de  Paris ,  comme  si  l'on  eût  été  assuré  que 
cet  ultimatum  serait  accepté  à  Rome  *. 

On  sait  la  réponse  attribuée  au  général  Ricci  :  Sint  ut  sunt ,  aut 
nmsint!  (Qu'ils  soient  ce  qu'ils  sont,  ou  ne  soient  plus'!)  Le 
mol  a  été  contesté  ;  ce  qui  est  sûr,  c'est  le  refus.  L'acceptation 
était  impossible.  Pour  une  théocratie  cosmopolite,  s'encadrer 
<ians  un  état  et  dans  une  église  nationale,  passer  sous  le  joug  des 
lois  clviles,^c'était  le  suicide.  Mieux  valait  mourir  en  combattant 
que  mourir  en  se  reniant  soi-même.  Le  pape  chercha  à  réveiller 
^  qui  pouvait  subsister  de  fanatisme  en  France  :  n'osant  recou- 
rir aux  foudres  éteintes  du  moyen  âge,  il  tâcha  du  moins  de  re- 

1-  Flâssân,  t.  VI,  p.  494. 

2-  Flassan,  t.  VI,  p.  498.  —  ifercure  historique,  t.  CLI,  p.  640  ;  t.  CLII ,  p.  382. 

3-  Le  mot  est  accepté  comme  authentique  par  les  historiens  diplomatiques,  Fias- 
■*">  Saint-Prieàt  :  le  Mercure  de  la  Haie  l'attribue  non  à  Ricci,  mais  à  Clément  XIII 
Iw-juéme. 


2!2  LOUIS   XV.  117C2| 

muer  Tordre  ecclésiastique  en  faveur  des  jésuites  et  de  se  mettre 
en  communication  directe,  contrairement  aux  lois  du  royaume, 
avec  l'assemblée  périodique  du  clergé  réunie  à  Paris  au  printemps 
de  1762.  Le  cardinal  de  la  Roche-Aimon,  président  de  rassem- 
blée, refusa  de  recevoir  le  bref  papal  et  le  remit  au  roi,  qui  le  fit 
renvoyer  au  Saint-Père. 

Louis  XV  s'était  décidé,  ou  plutôt  résigné,  avec  son  insouciance 
ordinaire*;  Choiseul,  une  fois  son  parti  pris,  avait  secondé  la 
Pompadour  avec  sa  vivacité  accoutumée.  La  lutte  avait  été  ardente 
à  la  cour  ;  la  reine ,  le  dauphin  et  leurs  amis  avaient  fait  des 
efTorts  désespérés  afin  de  sauver  la  Société.  De  vieilles  habitudes 
de  bienveillance  dévote  pour  les  jésuites  se  combinaient  bizarre- 
ment chez  le  roi  avec  la  peur  du  couteau  de  Châtel^  ravivée  par 
le  régicide  de  Portugal  ;  Choiseul  le  prit  par  une  autre  peur,  celle 
des  parlements  et  du  peuple ,  qu'il  lui  montra  exaltés  contre  la 
Société  jusqu'au  point  de  soulever  une  nouvelle  Fronde,  si  l'on 
maintenait  les  jésuites.  En  fait,  il  était  trop  tard  pour  reculer. 
Aucun  homme  d'état  n'eût  pu  le  conseiller.  La  vraie  politique,  la 
seule  digne,  eût  été  de  frapper  du  haut  du  trône,  et  d'en  finir  par 
une  déclaration  royale  qui  devançât  les  arrêts  des  parlements. 
Louis  XV  aima  mieux  laisser  toute  la  responsabilité  et  tout  l'hon- 
neur aux  cours  de  justice. 

Tout  l'hiver  de  1761  à  1762.  avait  été  rempli  par  ces  fameux 
comptes  rendus  aux  divers  parlements,  où  s'étaient  épanchés, 
avec  une  passion  ardente,  inépuisable  et  parfois  éloquente ,  les 
ressentiments  séculaires  de  la  magistrature  contre  la  grande  con- 
grégation. Les  noms  parlementaires  des  Chauveliu  (fils  du  mi- 
nistre), des  Terrai,  des  Laverdi,  des  Castillon,  surtout  des  Hont- 
clar  et  des  La  Chalotais,  égalèrent  un  instant  en  popularité  les 
grands  noms  philosophiques  du  siècle.  Une  génération  qui  ne 
croyait  point  au  christianisme  se  remit  à  prendre  parti,'  avec  les 
accusateurs  officiels  de  la  Société ,  dans  les  vieilles  controverses 
qui  déniaient  aux  jésuites  d'être  des  chrétiens  orthodoxes.  Pour 
un  de  ces  hommes,  du  moins,  la  popularité  est  restée  de  la  gloire  : 

1.  Il  donna  son  aveu  par  une  plaisanterie  t  «  Je  ne  serais  pas  f^hé  de  Toir  le 
père  Desmaretz  en  abbé  (en  petit  collet  au  lieu  de  robo  longue).  »  Desnmreta  était 
le  confesseur  du  roi.  àlém.  de  Besenval,  t.  II,  p.  58. 


It762]  COMPTES    RENDUS   ET   ARUÉTS.  2i3 

le  caractère  de  La  Chalotais  soutint  dignement  la  renommée  que 
^  lui  avaient  value  sa  brûlante  polémique  contre  la  Société  et  son 
remarquable  Essai  sur  l'Éducation  nationale.  C'était  en  patriote  et 
en  homme  d'état  qu'il  avait  condamné  les  jésuites  '. 

Le  parlement  de  Rouen  n'avait  pas  attendu  la  permission  du 
roi  pour  frapper.  Dès  le  15  février,  il  avait  annulé  et  condamné 
au  feu  les  statuts  de  la  Société ,  et  ordonné  à  tous  les  jésuites  de 
vider  leurs  maisons  et  collèges  situés  dans  son  ressort;  puis  il 
leur  avait  imposé,  comme  condition  d'admissibilité  individuelle  à 
des  fonctions  quelconques ,  un  serment  d'adhésion  aux  Articles 
de  1682  et  de  rupture  avec  la  Société  et  le  général.  Tous  les  col- 
lèges du  ressort  du  parlement  de  Paris  furent  vidés  le  !«'  avril, 
conformément  aux  arrêts  du  6  août  1761,  et  livrés  à  de  nouveaux 
professeurs,  oratoriens  et  autres.  Des  arrêts  analogues  à  ceux  de 
Rouen  se  succédèrent  à  Bordeaux,  à  Rennes,  à  Metz,  à  Pau ,  à 
Perpignan,  à  Toulouse,  à  Aix.  Le  6  août,  le  parlement  de  Paris 
jugea  par  défaut,  contre  le  général  de  la  Société  se  disant  de  Jésus, 
rappel  comme  d'abus,  reçu  un  an  auparavant,  et  déclara  a  ledit 
institut  inadmissible,  par  sa  nature,  dans  tout  état  poUcé,  comme 
contraire  au  droit  naturel  et  tendant  à  introduire ,  dans  l'église 
et  dans  les  états,  non  un  ordre  qui  aspire  véritablement  et  uni- 
quement à  la  perfection  évangélique,  mais  plutôt  un  corps  poli- 
tique dont  l'essence  consiste  dans  une  activité  continuelle  pour 
parvenir,  par  toutes  sortes  de  voies,  d'abord  à  une  indépendance 
absolue  et  successivement  à  l'usurpation  de  toute  autorité;  no- 
tamment en  ce  que,  pour  former  un  corps  immense  répandu 
'     dans  tous  les  états  sans  en  faire  réellement  partie...  ladite  Société 
s'est  constituée  monarchique...  en  sorte  qu'autant  elle  se  procure 
démembres  dans  les  différentes  nations,  autant  les  souverains 
perdent  de  sujets  qui  prêtent,  entre  les  mains  d'un  monarque 

!•  «•  Je  prétends  revendiquer  ponr  la  nation  nne  édacation  qui  ne  dépende  que  de 
"^^i  puce  qa*iine  nation  a  un  droit  inaliénable  et  imprescriptible  d'instruire  ses 
°i€mbres;  parce  qn*enfin  les  enfants  de  l'état  doivent  être  élevés  par  l'état.  »  — 
"°PP^t  du  fMrocureur-général  Caradevc  de  La  Chalotais  au  parlement  de  Bretagne.  —  Il 
importe  de  remarquer  que  la  question  est  posée  ici  non  point  entre  le  monopole 
^  ^  liberté,  suivant  la  formule  dont  on  a  tant  abusé  de  nos  jours,  mais  entre  la 
P*^*^*  et  la  théocratie  étrangère.  —  Le  rapport  de  Montclar,  dit  M.  Villemaiii,  est 
M  chcM'ceuvre  de  méthode  et  de  clarté. 


«14  LOUIS   XV.  I176i] 

étranger,  le  serment  de  fidélité  le  plusabsolu  el  le  plus  illimité..., 
corps  qui,  par  son  existence  môme  au  milieu  de  tout  état  où  il 
serait  introduit,  tend  évidemment  à  effectuer  la  dissolution  de 
toute  administration  et  à  détruire  le  rapport  intime  qui  forme  le 
lien  de  toutes  les  parties  du  corps  politique  *  ». 

Le  parlement  eût  pu  se  dispenser,  de  faire  précéder  ces  sérieuses 
et  solides  conclusions  de  prémisses  qui  se  réfutaient  par  leur  exa- 
gération même,  d*un  amas  énorme  de  citations  combinées  afin 
d*imputer  à  la  Société  des  jésuites  la  justification  systématique  de 
tous  les  vices  et  de  tous  les  crimes.  Quoi  qu*il  y  ait  à  dire  sur  la 
morale  des  jésuites*,  leur  vrai  crime  est  d'être  un  état  dans 
l'État,  un  corps  étranger  dont  la  présence  parasite  est,  comme  le 
parlement  le  dit  très-bien,  un  principe  de  dissolutmi^  un  principe 
morbide  dans  le  corps  national. 

Le  parlement  termine  en  déclarant  les  vœux  des  jésuites  non 
valables  et  la  Société  déchue  de  sa  première  admission  et  de  son 
rétablissement  (sous  Henri  IV)  ( aux  conditions  duquel  elle  ne 
s'était,  d'ailleurs,  jamais  conformité],  et  irrévocablement  exclue  du 
royaume.  Il  défend  à  toutes  personnes  de  proposer  ou  solliciter 
jamais  le  rappel  de  la  Société,  à  peine  de  poursuites  criminelles. 
Il  enjoint  à  tous  les  membres  de  la  Société  de  vider  leurs  maisons 
sous  huitaine ,  sans  pouvoir  se  réunir  de  nouveau ,  et  impose  à 
ceux  d'entre  eux  qui  aspireraient  à  des  fonctions  quelconques, 
le  même  serment  qu'avait  dicté  le  parlement  de  Rouen. 

L'arrêt  fut  promulgué  au  nom  du  roi.  Un  autre  arrêt,  du  même 
jour,  confirmé  et  modifié,  quelques  mois  aiM:*ès,  par  un  règle- 
ment du  conseil,  pourvut  à  l'administration  des  collèges,  aux 
pensions  ahmentaires  des  ex-jésuites  et  au  paiement  des  créan- 
ciers, qui,  pour  le  dire  en  passant,  ne  furent  jamais  complètement 
payés. 

L'effet  sur  l'opinion  fut  immense  :  avoir  vu  crouler  si  facile- 
ment ce  colosse  aux  pieds  d'argile,  cela  semblait  un  rêve  !  Ce  qui 
restait  des  jansénistes,  et,  en  général,  la  vieille  bourgeoisie,  semi- 
gallicane,  semi-voltairienne,  battait  des  mains  avec  transport.  Les 
philosophes  et  les  politiques  voyaient  dans  la  chute  des  jésuites  le 

1.  Anciennet  loi$  françaises ^  t.  XXII,  p.  328. 

2.  V.  nos  t.  VIII,  p.  313-320,  et  XI,  p.  73-70. 


I176Î-1764]  JÉSUITES  ABOLIS  EN   FRANCE.  215 

premier  coap  porté  à  l'édifice  du  passé  et  le  présage  de  la  ruine 
prochaine  dé  tous  les  moines,  de  tous  ceux,  du  moins ,  qui 
menaient  la  yie  active  et  relevaient  de  chefs  étrangers  *. 

La  joie,  cependant,  n'était  point  unanime  :  il  y  avait  de  l'oppo- 
sition, des  plaintes  amères,  une  agitation  sourde  parmi  les  nom- 
breux affiliés  ou  pénitents  des  jésuites ,  parmi  les  esprits  qu'ef- 
frayait le  progrès  de  l'incrédulité  et  qui  regardaient  les  jésuites 
comme  les  grenadiers  de  Varmèe  de  la  foi.  Les  pamphlets  pleu- 
vaient.  On  sut  que  le  pape  avait  cassé,  en  consistoire  secret,  les 
arrêts  des  parlements;  mais  il  n'osa  donner  aucune  publicité  à 
son  allocution.  Quelques  évéques  publièrent  des  mandements 
hostiles,  et,  ce  qui  était  le  plus  grave ,  quelques  parlements  hési- 
taient à  suivre  leurs  confrères  et  n'avaient  pas  encore  fait  vider 
les  collèges  de  leurs  ressorts  ;  les  parlements  de  Metz ,  de  Gre- 
noble, de  Dijon,  gardaient  des  ménagements;  celui  d'Aix  n'avait 
voté  la  suppression  qu'à  une  voix  de  majorité;  les  parlements  de 
Besançon  et  de  Douai  étaient  tout  à  fait  favorables  à  la  Société. 
Quelques  arrêts  du  conseil,  sur  les  questions  d'exécution,  avaient 
un  caractère  dilatoire  qui  inquiétait  le  parlement  de  Paris  et  ses 
alliés  des  provinces.  Le  parlement  de  Paris,  secondé  par  le  minis- 
tère, n'épargna  rien  pour  pousser  le  roi  à  un  acte  irrévocable.  Le 
parlement  fit  brûler  une  virulente  instruction  pastorale  de  l'ar- 
chevêque de  Paris ,  qui  avait  comparé  la  Société  de  Jésus  à  la 
^inu  cité  de  Jérusalem  ^.  Le  roi  relégua  l'archevêque  à  quarante 

!•  V.  le  livre  de  d'Alembertf  Delà  Destruction  det  Jésuites^  1765  (pnblié  sons  l'ano- 
^J^)  ;  et  Corrtspondancê  de  Voltairey  passim.  —  «  L'esprit  monastique  «  avait  dit 
u  Chalottis  aa  parlement  de  Bretagne,  est  le  fléau  des  états  :  de  tous  ceux  que  cet 
**Pnt  inime,  les  jésuites  sont  les  plus  nuisibles,  parce  qu'ils  sont  les  plus  puissants  ; 
^^  donc  par  eux  qu'il  faut  commencer  à  secouer  le  joug  de  cette  nation  perni- 

Api^  k  suppression  des  jésuites,  le  gouvernement  s'occupa  de  remédier  à  quel- 

^I^'^^s  des  abus  du  monachisme.  Un  édit  de  mars  1768  défendit  de  s'engager  dans 

»  profession  monastique,  avant  vingt  et  un  ans  pour  les  hommes  et  dix-huit  ans 

P^T  les  filles.  On  appelait  cela  un  remède!  qu'on  juge  de  ce  qu'était  le  mal!  —  Le 

Binie  édit  tend  à  diminuer  le  nombre  des  couvents  par  des  réunions;  la  plupart 

''"v^ent  plus  qu'on  petit  nombre  de  religieux.  Une  partie  des  moines  allaient  d'eux- 

'"^Qies  an-devant  de  la  sécularisation.  Il  y  eut  chez  les  bénédictins  une  espèce  de 

ichisme  :  beaucoup  d'entre  eux  demandaient  au  pouvoir  civil  la  suppression  de  ce 

^^1 T  avait  dans  leurs  régies  de  plus  contraire  à  l'esprit  du  siècle.  Le  pouvoir  civil 
recnla. 

^-  Parmi  de  nombreuses  apologies  des  jésuites,  condamnées  au  feu  par  le  parle- 


Î46  LOUIS  XV.  Ii76^ 

lieues  de  Paris  (janvier  1764).  Le  22  février,  le  parlemeut  ordonn 
que  tous  les  jésuites,  sans  distinction ,  prêtassent  serment ,  sou 
huitaine,  de  ne  plus  vivre  sous  Tempire  de  leur  Institut,  d'abju 
rer  les  maximes  condamnées  et  de  n'entretenir  aucune  cotres- 
pondance  avec  leurs  anciens  chefs.  Un  petit  nombre  seulement 
obéirent.  Le  1®'  juin,  le  parlement  supprima  deux  brefs  du 
pape. 

Le  parlement  l'emporta.  La  mort  de  madame  de  Pompadour 
(15  mars  1764)  n'ébranla  pas  Choiseul  et  ne  profita  point  aux 
jésuites.  Une  déclaration  royale  de  novembre  1764  supprima  en- 
tièrement la  Société  en  France,  permettant  aux  anciens  membres 
de  la  Société  de  vivre  en  particuliers  dans  le  royaume,  sous  l'au- 
torité spirituelle  des  ordinaires  et  en  se  conformant  aux  lois.  Le 
parlement  aggrava  leur  position  par  un  arrêt  qui  les  assujettit  i 
résider  dans  leur  diocèse  natal,  à  se  présenter  tous  les  six  mon 
devant  les  substituts  du  procureur-général  aux  bailliages  et  séné 
chaussées,  et  leur  interdit  d'approcher  de  Paris  plus  près  que  di3 
lieues*. 

Après  le  Portugal,  la  France  avait  frappé;  après  la  France,  a 
fut  le  tour  de  l'Espagne.  Ici,  les  motifs  purement  nationaux  qu 
avaient  poussé  le  gouvernement  portugais  se  combinèrent  avei 
les  inspirations  philosophiques  de  l'esprit  du  siècle.  Le  roi  étai 
pourtant,  de  sa  personne,  fort  étranger  à  ces  inspirations 
Charles  111,  le  seul  monarque  estimable  et  quelque  peu  sensé  qui 
les  Bourbons  aient  donné  à  l'Espagne,  tout  en  remplaçant  sur  l 
trône  l'hypocondrie  fainéante  de  ses  tristes  prédécesseurs  par  un 
activité  salutaire  que  soutenait  le  sentiment  du  devoir,  avait  con 
serve  des  traditions  de  sa  famille  ime  dévotion  rigoureuse  et  mi 
nutieuse  ;  mais  sa  dévotion  n'était  point  servile  vis-à-vis  de  Romi 
et  ses  ministres  avaient  de  la  philosophie  pour  lui.  Les  d'Aranda 
les  Campomanes,  les  Roda,  les  Monino  (depuis  plus  connu  sou 
le  nom  de  Florida-Blanca),  étaient  plus  ou  moins  coroplétemen 
enveloppés  dans  le  mouvement  des  idées  françaises.  Us  n'euren 

ment,  on  remarque  un  certain  Appel  à  la  Raison,  par  Caveirac,  Papologiste  de  1 
Saint-Barthélemi.  Une  autre  Apologie  plus  célèbre  est  celle  du  jeune  jésuite  Cerott 
esprit  ardent  et  passionné,  qui  devint  depuis  un  révolutionnaire  de  1789. 
1.  Anciennes  lois  françaises,  t.  XXII,  p.  424. 


V\765-1766)  CHARLES   111  ET   LES  JÉSUITES.  217 

pas  besoin  de  suggérer  au  roi,  contre  les  jésuites,  des  préventions 
qui  existaient-dans  son  esprit  dès  le  temps  où  il  régnait  à  Naples  : 
les  souvenirs  de  l'affaire  du  Paraguai,  antérieure  à  son  avènement 
au  trône  d'Espagne,  avaient  été  ravivés  par  les  plaintes  des  vice- 
rois  de  rAmériqùe  espagnole  sur  les  accaparements  commerciaux 
des  jésuites.  Charles  III,  néanmoins,  hésita  beaucoup  avant  de  ^ 
prendre  un  parti  violent.  Il  commença  de  s'irriter,  lorsqu'en  1765, 
on  crut  reconnaître  la  main  des  jésuites,  en  môme  temps  que 
celle  des  Anglais,  dans  les  trouhles  graves  qui  éclatèrent  parmi 
les  populations  hispano-américaines,  à  l'occasion  d'un  nouveau 
système  d'impôt.  L'Espagne  eut  bientôt  le  contre-<;oup  de  ces 
mouvements  :  un  des  ministres  de  Charles  III,  l'Italien  Squillace 
s'était  rendu  impopulaire  à  la  fois  comme  étranger,  comme  nova- 
leur  et  comme  despote,  chez  un  peuple  fier  et  routinier,  peu  dis- 
posé à  accepter  le  progrès  par  le  despotisme  ;  Squillace  s'étant 
avisé  de  prohiber  les  grands  chapeaux  rabattus  et  les  grands  man- 
teaux (chambergos,  capas),  ces  deux  pièces  essentielles  du  cos- 
tume national,  Madrid  se  souleva  en  fureur;  la  garde  du  roi  fut 
mise  en  déroute;  le  roi  fut  obligé  de  capituler  avec  l'émeute,  et 
le  ministre  dut  quitter  l'Espagne  (23-27  mars  1766). 

Le  caractère  espagnol  eût  pu  suffire,  à  la  rigueur,  pour  expli- 
quer naturellement  la  sédition  ;  cependant  Charles  III,  profondé- 
ment ulcéré,  attribua  %on  affront  à  la  Société  de  Jésus.  Ce  ne 
fm^nt  point,  comme  on  l'a  imaginé,  des  manœuvres  secrètes  de 
Choiseul  qui  circonvinrent  le  roi  d'Espagne;  ce  fut  le  résultat 
d'une  enquête  fort  sérieuse,  poursuivie  secrètement  par  ordre  de 
Charles,  qui  persuada  ce  prince  de  la  culpabilité  des  jésuites. 
Leur  plan,  à  ce  que  Charles  affirma  à  l'ambassadeur  de  France , 
était  de  lui  faire  imposer  par  la  révolte  de  tout  autres  conditions 
que  le  renvoi  d'un  ministre  et  de  le  mettre  en  tutelle  dans  les 
"^ns  d'un  parti  qui  voulait  enlever  à  l'Espagne  le  bénéfice  du 
P^  de  progrès  qu'elle  avait  commencé  de  faire  *.  Les  jésuites  au- 

^-  I)eu  concordats  passés  en  1737  et  en  1753  avaient  porté  quelque  atteinte  à 
'^domination  ultramontalne  :  un  décret  de  1763,  qui  ftitabrof^é,  puis  rétabli,  avait 
^«icotip  modifié  et  afiViibli  l'Inquisition.  V.  W.  Coxe,  VEspagne  sous  Us  Bourbons, 

^>  p.  68  ;  et ,  dans  Saint-Priest,  De  la  Suppression  de  la  Société  de  Jésus ,  l'analyse 
^  dépêches  de  Tambassadeur  de  France  à  M.  de  Choiseul. 


2<8  LOUIS  XV.  [1767] 

raient  visé  à  se  dédommager  en  Espagne  de  leurs  désastres  de 
France  et  de  Portugal  *. 

Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  Charles  TII,  loin  d'être  l'instrument  du 
cabinet  de  Versailles,  n'avertit  Louis  XV  et  Choiseul  qu'au  mo- 
ment même  où  il  allait  agir,  après  un  an  de  préparatifs  mysté- 
rieux. Le  2  avril  1767,  une  pragmatique  royale  non-seulement 
supprima  la  Société  de  Jésus ,  mais  expulsa  les  jésuites  de  toute 
la  monarchie  d^Espagne,  avec  défense  à  tout  Espagnol  de  discuter 
la  mesure  prise  par  le  roi,  môme  pour  l'approuver,  à  peine  de 
lèse-majesté,  «  parce  qu'il  n'appartient  pas  aux  particuliers,  disait 
la  pragmatique,  de  juger  et  d'interpréter  les  volontés  du  souve- 
rain. >  La  violence  de  l'exécution  répondit  à  cet  étrange  langage. 
Le  même  jour,  à  la  même  heure,  dans  toute  l'étendue  des  pos- 
sessions espagnoles,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre ,  les  jésuites 
furent  arrêtés  et  embarqués  ou  dirigés  sur  des  ports  de  mer*. 
Tous  les  vaisseaux  qui  les  portaient  firent  voile  pour  les  ports  de 
l'état  romain.  Charles  III  renvoyait  les  jésuites  au  pape  comme 
étant,  en  réalité,  ses  sujets  et  non  ceux  de  la  couronne  d'Espagne. 

A  l'instigation  du  général  Ricci  lui-même,  qui  régnait  à  Rome 
sous  le  nom  du  vieux  Clément  XIII ,  la  cour  de  Rome  répondit  à 
la  notification  de  Charles  III  qu'elle  ne  recevrait  pas  les  bannis, 
quoique  Charles  III  eût  promis  d'asssurer  leur  subsistance.  L'Es- 
pagne n'en  tint  compte.  Quand  les  premiers  navires  espagnols, 
chargés  de  jésuites ,  arrivèrent  devant  Civita-Vecchia ,  ils  furent 
reçus  à  coups  de  canon  !  La  colère  et  le  désespoir  avaient  donné  le 
vertige  à  Ricci  !  Les  Espagnols ,  ne  voulant  pas  employer  la  force 
contre  le  pape ,  reprirent  le  large  et  allèrent  se  présenter  succes- 
sivement devant  Livourne,  devant. Gênes,  devant  les  ports  de  la 
Corse ,  occupés  par  les  Français  ;  on  les  refusa  partout ,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  Choiseul ,  sur  les  instances  de  Charles  III ,  eût  con- 


1  > 

1 .  Les  Jésuites  jugés  par  les  rois^  les  icéques  et  le  pape ,  publié  par  L.  Viardot^ 
p.  18-25;  1857,  in-12.  C'est  la  traduction  de  tout  ce  qui  concerne  les  jésuites  dans 
V Histoire  espagnole  de  Charles  III^  de  don  Ant.  Ferrer  del  Rio,  histoire  écrite  d*aprés 
la  correspondance  de  Charles  III  et  les  autres  docuifients  des  archives  de  Simancas. 
L'auteur  espagnol,  d'ailleurs  très-catholique,  conclut,  par  les  faits,  à  la  culpabilité 
des  jésuites. 

2.  Il  n'y  eut  d'exception  que  pour  les  vieillards  d'âge  fort  avancé  et  les  malades. 
Instruction  du  comte  d'Aranda;  ibid.  p.  34. 


1^767]  JÉSUITES  CHASSÉS  D'ESPAGNE.  219 

senti  à  accorder  un  asile  en  Corse  aux  bannis  d'Espagne.  Ces  mal- 
heureuses victimes  de  l'obstination  barbare  de  leur  propre  chef, 
plus  encore  que  de  la  dureté  espagnole,  entassées  à  bord  des  bâti- 
ments de  transport,  avaient  été  ballottées  durant  plusieurs  mois 
à  travers  la  Méditerranée  :  on  assure  que  beaucoup  d'entre  eux 
succombèrent  aux  fatigues  et  aux  angoisses  de  ce  lugubre  voyage. 
La  cour  de  Rome  se  relâcha  enfin  de  sa  cruelle  résolution  et  reçut 
au  moins  ceux  des  jésuites  qu'on  amena  d'Orient  et  d'Amérique. 
Leurs  confrères  de  France  venaient  d'être  frappés  d'un  nouveau 
coup.  Hs  s'étaient  fort  peu  soumis  aux  prescriptions  des  parle- 
ments et  ils  avaient  essayé  de  profiler  des  querelles  renouvelées 
entre  les  parlements  et  la  cour  pour  susciter  des  embarras  et  des 
périls  à  leurs  vainqueurs.  A  la  nouvelle  de  la  pragmatique  espa- 
gnole, le  parlement  de  Paris  déclara  les  jésuites  ennemis  publics, 
leor  enjoignit  de  sortir  tous  du  royaume  sous  quinzaine  et  sup- 
plia le  roi  de  s'entendre  avec  les  princes  catholiques  afin  d'obte- 
nir du  pape  l'extinction  totale  de  la  Société  (9  mai  1767)  *.  Toutes 
les  mesures  dirigées  contre  l'existence  de  la  Société  étaient  rati- 
fiées par  l'opinion;  mais  les  rigueurs  contre  les  personnes  dépas- 
saient le  sentiment  public  :  si  les  jansénistes  étaient  implacables 
enyers  leurs  persécuteurs  héréditaires,  les   philosophes,  plus 
humains,  plus  chrétiens,  pour  ainsi  dire,  de  sentiment  que  les 
chrétiens  orthodoxes,  ne  refusèrent  pas  leur  pitié  ni  même,  par- 
fois, leurs  secours  à  tant  de  proscrits ,  dont  la  plupart  n'avaient 
été  que  les  instruments  passifs  de  la  politique  de  leur  ordre.  Les 
philosophes  commençaient  d'ailleurs  à  craindre  que  le  dur  génie 
•  <lu jansénisme,  ravivé  par  la  chute  de  la  faction  rivale,  ne  devînt 
plus  dangereux  pour  la  liberté  et  la  tolérance  que  le  jésuitisme 
lui-même.  Chose  singulière,  ce  fut,  en  grande  partie,  par  huma- 
nité, que  Choiseul  entra  dans  les  vues  des  parlements ,  relative- 
ment à  l'abolition  totale  de  la  Société.  Fort  éloigné  de  la  haine 
adiamée  que  les  apologistes  des  jésuites  lui  ont  supposée ,  il  pen- 
^'iitau  contraire,  qu'une  fois  l'ordre  aboli  par  le  Saint-Père,  on 
pourrait  laisser  partout  les  bannis  rentrer  paisiblement  et  vivre 
^û particuliers  chacun  dans  leur  pays  natal. 


!•  ifercuf»  historique,  t.  CLXII,  p.  «35. 


220  LOUIS  XV.  [17C8-17691   j 

Le  roi  d'Espagne ,  si  violent  contre  les  jésuites  de  ses  états  ^ 
hésita  cependant  lorsque  Choiseul ,  d'une  part,  Pombai,  de  l'autre^ 
lui  proposèrent  de  se  concerter  contre  l'ordre  entier.  Le  pape 
vint  en  aide  aux  ennemis  de  la  Société  par  une  imprudente  pro- 
vocation. Les  deux  états  bourboniens  d'Italie,  Naples  et  Parme, 
avaient  suivi  l'exemple  de  l'Espagne  et  chassé  les  jésuites.  Clé- 
ment XIII  s'attaqua  au  plus  faible  et  déclara  le  duc  de  Parme 
excommunié  de  fait  et  déchu  de  sa  principauté,  par  la  bulle  In 
cœnâ  Domini,  comme  un  vassal  rebelle  de  l'Église  (20  janvier  1768). 
Dès  lors  ce  fut  Charles  III  qui  pressa  Louis  XV  d'agir.  Le  roi  d'Es- 
pagne était  lent  à  se  décider,  mais  inébranlable  dans  ses  résolu- 
lions  une  fois  prises.  La  prise  de  possession  d'Avignon  et  du  Com- 
tat  par  les  Français,  l'invasion  de  Bénévent  par  les  Napolitains, 
vengèrent  l'affront  de  la  maison  de  Bourbon.  Venise,  Modène ,  la 
Bavière  môme,  ce  foyer  du  jésuitisme  allemand,  chassèrent  les 
jésuites.  Marie-Thérèse  ne  s'y  décida  pas;  toutefois,  les  chaires  de 
théologie  et  de  philosophie  avaient  été  enlevées  aux  jésuites  dans 
les  états  autrichiens.  Les  16,  20  et  24  janvier  1769,  les  ambassa- 
deurs d'Espagne,  de  Naples,  puis  de  France,  présentèrent  au  pape 
la  demande  de  suppression  de  la  Société  de  Jésus.  Le  vieux  pon- 
tife, frappé  au  cœur,  mourut  dans  la  nuit  même  qui  précédait  le 
consistoire  où  la  question  devait  se  traiter  (3  février  1769). 

Les  jésuites  firent  des  efforts  désespérés  pour  enlever  l'élection 
d'un  pape  zélé  (zelante)  :  ils  frappèrent  à  toutes  les  portes;  ils 
implorèrent  la  protection  du  nouvel  empereur  Joseph  II,  qui  fit 
un  voyage  à  Rome,  incognito^  pendant  le  conclave.  Joseph  ne  mon- 
tra qu'indifférence  et  que  dédain ,  non-seulement  à  la  Société ,  mais  . 
au  sacré  collège.  Le  parti  jésuitique  manqua  l'élection  de  deux 
voix.  Le  cordelier  Ganganelli,  d'opinion  douteuse,  fut  élu  par  une 
espèce  de  moyen  terme  (  19  mai  1769).  Bien  différent  de  son  pré- 
décesseur, du  rigide,  médiocre  et  opiniâtre  Clément  XIII,  le  nou- 
veau pape.  Clément  XIV,  était  spirituel,  instruit  et  tolérant,  un 
autre  Benoit  XIV,  avec  moins  de  vivacité  d'esprit  et  des  manières 
plus  douces  :  il  n'avait  commis  peut-être  qu'une  faute  dans  sa 
vie ,  c'était  de  s'être  laissé  aller  au  mal  contagieux  des  cardinaux, 
à  la  fureur  de  la  tiare  (rabbia  papale)  l  Son  ambition  lui  coûta 
cher!  A  peine  installé,  la  terrible  affaire  des  jésuites  lui  devint 


U769-I7701  LES  BOURBONS  ET  ftOME.  Î24 

un  perpétuel  cauchemar  ^  Il  ne  songea  qu*à  gagner  du  temps, 
sans  rien  déterminer,  et  se  trouva  bientôt  entre  les  menaces 
ouvertes  de  Charles  III,  dont  Tirapatience  excitait  l'indifférent 
Louis  XV,  et  les  menaces  sourdes  des  jésuites,  qui  Talarmaient 
sur  sa  vie  par  de  sinistres  rumeurs.  Le  poison  devint  son  idée 
fixe  :  Choiseul  traita  ces  alarmes  avec  sa  légèreté  accoutumée*; 
Voltaire  avait  mis  à  la  mode  l'incrédulité  en  matière  de  poi- 
son. Le  roi  d'Espagne  offrit  au  pape  des  soldats  pour  le  défendre, 
comme  si  le  genre  de  péril  que  redoutait  Clément  se  pouvait 
repousser  avec  des  baïonnettes.  Afin  d'obtenir  un  nouveau  délai, 
le  Saint -Père  écrivit  à  Charles  El  une  lettre  où  il  s'engageait 
formellement  à  l'abolition  de  la  Société  et  reconnaissait  que 
t  ses  membres  avaient  mérité  leur  ruine  par  l'inquiétude  de 
leur  esprit  et  l'audace  de  leurs  menées  (avril  1770).  »  Cette  pro- 
messe écrite  le  mettait  entièrement  à  la  discrétion  des  Bourbons, 
n  fit  une  autre  concession ,  en  supprimant  la  fameuse  bulle  In 
cœnâ  Dominiy  qui  excommuniait  de  fait  tous  les  princes,  magis- 
trats, etc.,  qui  touchaient  aux  biens  de  l'Église  ou  portaient  une 
atteinte  quelconque  à  ses  privilèges. 

Les  jésuites  luttèrent  jusqu'au  bout  avec  l'énergie  du  désespoir. 
Lear  général  rechercha  la  protection  des  puissances  hérétiques  ou 
sditsmatiqaes  hostiles  à  la  maison  de  Bourbon  :  il  tenta  d'intéres- 
ser Frédéric  II ,  la  tzarine  et  l'Angleterre  même  à  la  cause  de  la 
Société.  Sur  ces  entrefaites,  Choiseul  tomba  du  ministère,  par  des 
causes  qui  seront  indiquées  plus  loin  (décembre  1770)  :  la  So- 
ciétése  crut  sauvée  et  vengée.  Les  jésuites  présentèrent  à  Louis  XV 
un  mémoire  où  ils  demandaient  la  mise  en  jugement  de  divers 
^ents  diplomatiques  de  Choiseul,  espérant  arriver  ainsi  jusqu'à 
l'ancien  ministre  lui-même.  Leurs  illusions  furent  bientôt  dissi- 
pées. La  cour  d'Espagne  était  bien  plus  acharnée  que  Choiseul  à 
'cur  perte,  et  Louis  XV  n'osa  compromettre  le  Pacte  de  famille  en 
refusant  la  continuation  de  son  secours  à  Charles  III.  Les  jésuites 

1*  n  avait  pu  donner  des  espérances  aux  deux  partis,  mais  Thistorien  espagnol  de 
^wles  ni,  don  Ânt.  Ferrer,  établit  qu'il  n'avait  pas  pris,  comme  on  Ta  dit,  avant 
*>D  élection,  l'engagement  de  supprimer  les  jésuites.  Les  Jésuites  jugés ^  etc.,  p.  60-63. 

'•  «'Personne  ne  serait  sûr  de  mourir  dans  son  lit,  si  tous  les  intrigants  devenaient 
*^  assassins.  »  —  Dépêche  de  Choiseul ,  citée  par  Saiiit-Priest  :  Suppression  ds  la 
^«fe  de  Jésus, 


t^t  LOUIS  XV.  [1771-177 

s'efforcèrent  alors  de  redoubler  les  terreurs  de  Clément  XIV. 
prédictions  de  mort  pleuvaient  de  toutes  parts  :  le  général  Rlcc/ 
s'était  abouché  secrètement  avec  une  devineresse  qui  prophétisa// 
la  vacance  prochaine  du  saint-siège.  Les  cours  liguées  l'empor- 
tèrent toutefois.  Le  dernier  prétexte  de  résistance  manquait: 
Marie-Thérèse,  entraînée  par  l'empereur  son  fils,  avait  consenti  à 
la  suppression  de  la  Société.  Le  bref  d'abolition  parut  le  20  juillet 
1773.  Le  Saint-Père  y  passait  en  revue  les  accusations  portées 
contre  les  jésuites,  et,  sans  les  admettre  absolument,  il  reconnais- 
sait que  (c  les  membres  de  cette  Compagnie  n'ont  pas  peu  troublé 
la  république  chrétienne,  et  que ,  pour  le  bien  de  la  chrétienté,  il 
valait  rrieux  que  l'ordre  disparût.  Les  dernières  maisons  de  l'or- 
dre furent  fermées  :  le  général  Ricci  fut  enfermé  au  ch&teau 
Saint -Ange,  et  la  cour  de  Versailles  restitua  encore  une  fois  au 
pape  Avignon  et  le  Comtat  Venaissin,  que  Ghoiseul  avait  eu  l'in- 
tention de  garder  et  que  la  Révolution  devait  bientôt  réunir  défi- 
nitivement à  la  France. 

Les  prévisions  de  Clément  XIV  ne  se  réalisèrent  pas  sur-le- 
champ.  Durant  quelques  mois  après  ce  grand  acte ,  sa  santé  se 
soutint,  sa  gaieté  était  revenue.  Un  jour  (c'était  vers  la  fin  de  la 
-semaine  sainte  de  1774),  il  sentit  une  commotion  intérieure  sui- 
vie d'un  grand  froid  :  des  symptômes  funestes  se  succédèrent  et 
ne  le  quittèrent  plus;  tout  le  système  physique  se  désorganisa; 
la  raison  s'égara  :  l'infortuné  pontife  ne  recouvra  la  possession  de 
lui-même  que  pour  mourir  après  de  longues  tortures  (22  sep- 
tembre 1774).  Le  cri  de  Rome  fut  qu'il  mourait  par  Vaqua  tofaiia. 
La  question  est  restée  incertaine.  Le  cardinal  de  Remis ,  ambas- 
sadeur de  France  à  Rome  à  l'époque  de  la  catastrophe,  après  une 
enquête  secrète  sur  les  circonstances  de  la  maladie  et  de  la  mort 
de  Clément  XIV,  avait  rédigé  une  relation  qui  devrait  se  trouver 
aux  archives  des  affaires  étrangères  et  qui  a  disparu;  le  cardinal 
de  Bernis  était  convaincu  de  l'empoisonnement  de  Clément  XTV, 
et,  d'après  son  témoignage ,  le  pape  Pie  VI,  successeur  de  Clé- 
ment, n'en  doutait  pas  plus  que  lui  *.  Mais,  d'une  autre  part,  le  _ 

1.  M  Le  genre  de  maladie  du  pape,  et  surtout  les  circonstances  de  sa  mort,  font 
croire  communément  qu'elle  n*a  pas  été  naturelle...  Les  médecins  qui  ont  assisté  à 
Touvcrture  du  cadavre  s'expliquent  avec  prudence,  et  les  chirurgiens  avec  moins 


11774]  CLÉMENT  XIV.   L'ORDRE   ABOLI.  223 

ministre  espagnol  MoAino  (Florida-BIanca)  et  le  ministre  napoli- 
tain Tanucci  n'y  crurent  point  et  pensèrent  que  Clément  était 
mort  de  peur  du  poison,  et  par  Tabus  du  contre-poison,  mais  non 
par  le  poison;  ils  accusent  les  jésuites  d'avoir  vraiment  tué  le 
pape,  mais  par  un  système  de  terreur  organisé  autour  de  lui, 
et  de  se  vanter  d'un  crime  qu'ils  n'ont  pas  commis  pour  se  faire 
croire  plus  redoutables  qu'ils  ne  sont  *. 

Le  rôle  de  la  grande  association  créée  au  xvi«  siècle  pour  com- 
battre le  libre  essor  de  l'esprit  et  de  la  personnalité  humaine 
n'était  pas  terminé  :  la  victoire  du  xviii^  siècle  n'était  pas  définitive. 
Les  jésuites  étaient  destinés  à  reparaître  et  à  voir  s'eflacer  devant 
eux  le  jansénisme  et  presque  entièrement  le  gallicanisme  lui-même, 
cette  tradition  qui  avait  autrefois  préservé  la  France  de  partager  la 
décadence  profonde  des  royaumes  d'obédience,  des  peuples  catho- 
liques ultramontains.  Ce  n'était  point  par  leur  propre  force  que  les 
jésuites  devaient  renaître  et  envahir  l'église  catholique ,  mais  par 
là  faiblesse  d'autrui,  par  l'aflaissement  des  âmes.  Deux  causes  de- 
vaient produire  leur  retour  :  l'une  était  la  tendance  à  la  concen- 
tration ,  l'effort  vers  l'unité  à  tout  prix  dans  l'église ,  après  les 
terribles  coups  de  la  Révolution;  l'autre  était  l'insuffisance  du 
résultat  qu'eut  dans  l'ordre  religieux  et  moral  la  philosophie  du 
xvni»  siècle,  les  principes,  ou  fatalistes  et  matérialistes ,  ou  pure- 
ment critiques,  ayant  gêné  l'expansion  et  entravé  les  développe- 
ments des  principes  de  régénération  et  de  vie.  De  là,  pour  un 

de  droonspectioD.  n  Dépêche  de  Bernis,  28  septembre.  —  m  Quand  on  sera  instruit, 
tntant  ijae  je  le  suis,  par  les  documents  certains  que  le  feu  pape  m*a  communiqués, 
<H>troQTera  la  suppression  (de  la  Société)  bien  jmite  et  bien  nécessaire.  Les  circon- 
i^ces  qui  ont  précédé,  accompagné  et  suivi  la  mort  du  dernier  pape,  excitent  à  la 
foii  rhorrenr  et  la  compassion.  »  Dépèche  du  26  octobre  1774.  —  •«  Je  n'oublierai 
ï^'oaii  trois  ou  quatre  effUsions  de  cœur  que  le  pape  (Pie  YI  )  a  laissées  échapper  avec 
^^t  par  lesquelles  j'ai  pu  juger  qu'il  était  fort  instruit  de  la  fin  malheureuse  de 
^"^  prédécesseur,  et  qu'il  voudrait  bien  ne  pas  courir  les  mêmes  risques.  »  Dépèche 
dn28  octobre  1777.  V.  Saint-Priest,  Suppression  de  la  Société  de  Jésus.  M.  de  Saint- 
^^^  a  fait  de  vaines  recherches  pour  retrouver  la  relation  annoncée  au  ministre 
pirle  cardinal  de  Bemis,  dans  sa  lettre  du  26  octobre  1774.  Il  est  à  remarquer  que 
^mii  n'avait  point  d'animosité  personnelle  contre  les  jésuites,  et  que,  dans  le  cours 
^  négociations,  il  avait  montré  assez  de  longanimité  à  leur  égard  pour  s'attirer  de 
^  reproches  de  la  cour  d'Espagne. 

^'  Us  Jésuites  jugés  jtar  ht  rois^  etc.,  p.  173-178.  —  Le  père  Theiner,  dans  son 
^^ioiTîdu  pontificat  de  Clément  XIV,  panégyrique  de  ce  pontife,  et  par  conséquent, 
livre  très-contraire  aux  jésuites,  n'admet  pas  non  plus  le  poison. 


i 


224  LOUIS  XV.  [1763J 

temps,  une  réaction  vers  le  passé,  réaction  non  de  foi  vivante  cl 
d'enthousiasme,  mais  de  découragement,  d'impuissance  et  de  peur, 
réaction  religieuse  à  la  surface,  déguisant  mal  un  fond  d'indiffé- 
rence pour  les  intérêts  moraux  et  pour  les  choses  du  monde  inté- 
rieur. Le  christianisme  des  jésuites,  celui  qui  se  contente  des  appa- 
rences ,  est  seul  capîible  de  se  prêter  à  cette  société  que  le  regard 
prophétique  de  Bossuet  avait. vue  par  delà  le  xvni®  siècle  encore  à 
naître  *  ! 

Une  autre  série  d'événements  s'était  déroulée  parallèlement  à 
l'affaire  des  jésuites,  pour  aboutir  à  une  catastrophe  encore  plus 
éclatante  et  qui  devait  ébranler  bien  plus  profondément  la  vieille 
société  française.  La  lutte  de  la  magistrature  et  de  la  cour  s'était 
renouvelée  à  l'occasion  des  finances,  comme  de  coutume,  mais 
avec  de  plus  larges  proportions,  et,  après  une  courte  trêve ,  avait 
été  poursuivie  jusqu'au  bout  comme  le  combat  de  deux  systèmes 
de  gouvernement,  dont  l'un  finit  par  terrasser  l'autre,  à  la  veille 
de  s'abîmer  lui-môine. 

Le  récit  de  la  Guerre  de  Sept  Ans  a  dû  suffisamment  faire  pres- 
sentir dans  quel  état  pouvaient  se  trouver  les  finances  à  l'issue  de 
cette  déplorable  guerre.  Les  charges  annuelles  étaient  énormes  : 
les  rentes  perpétuelles,  à  elles  seules,  s'élevaient  à  93  millions  et 
demi,  au  capital  de  2  milliards  157  millions,  et  il  existait,  en 
outre,  une  masse  très-considérable  de  rentes  viagères  et  de  ton- 
tines, sans  parler  de  la  dette  flottante  et  des  aliénations  de  reve- 
nus. Les  anticipations  sur  les  revenus  futurs  allaient  à  80  nodllions. 
On  n'était  pas  même  quitte  des  charges  extérieures  de  la  guerre. 
On  dut  payer,  de  1762  à  1769,  33  à  34  millions  pour  l'arriéré  des 


1.  V.  notre  t.  XVI,  p.  433.  —  Sur  les  péripéties  de  Taffaire  des  jésuites,  V.  le 
Mercure  hist.^  années  175(i-1774,  t.  140-176  :  les  tables  de  chaque  volume  iodiquent 
tout  ce  qui  se  rapporte  aux  jésuites.  —  Saint-Priest,  Suftprenion  de  la  Sociélé  et 
Jésus;  travail  fait  principalement  sur  les  correspondances  diplomatiques  inédites.  — 
Flassan,  Hist.  de  la  Diplomatie  française^  t.  VI,  liv.  iv.  —  Vie  prtW«  de  Louis  XK, 
t.  IV,  p.  44-63.  —  W.  Coxe,  Hist.  d'Espagne  sous  lu  Bourbons^  t.  IV,  ch.  LXIV;  t.  V, 
chap.  Lxv.  —  De  la  Destruction  des  Jésuites  en  France^  à  la  suite  des  Mém.  de  madame 
du  Hausset,  p.  166.  —  Bachaumont,  Mém,  secrets^  passim.  —  Voltaire,  Siècle  de 
Louis  XV\  —  Histoire  du  parlement  de  Paris ^  ch.  LVlii.  — Mém,  de  Tabbé  Georgel  |cx- 
jésuitc),  t.  I«r.  L'accord  du  jésuite  Georgel  et  de  TAnglais  Coxe  contre  Choiaeul  est 
curieux.  —  Les  jésuites  jugés  par  les  t-ow,  etc. ,  publié  par  L.  Viardot.  —  Hist,  du 
pontificat  de  Clément  XIV,  par  le  P.  Theiner,  prôtre  de  l'Oratoire. 


11763J  FINANCES.        ^  2S5 

subsides  octroyés  à  rAutriche  avec  le  sang  de  la  France ,  afin  de 
soutenir  une  guerre  tout  autrichienne  !  On  paya  à  des  spécula- 
teurs anglais  les  dettes  du  Canada ,  qu'on  n'avait  pas  payées  aux 
malheureux  Canadiens,  et  dont  les  titres  avaient  été  rachetés  à 
vil  prix  par  ces  étrangers. 

Le  gouvernement  s'acquitta  envers  les  étrangers,  mais  il  dé- 
buta par  manquer  à  ses  engagements  envers  la  nation.  Deux  édits 
et  une  déclaration  du  roi  supprimèrent  les  doublements  et  triple- 
ments de  capitation  et  le  troisième  vingtième  à  partir  de  janvier 
1764,  mais  prorogèrent  pour  six  ans  le  second  vingtième,  qui 
devait  aussi  finir  à  la  paix,  et  les  deux  sous  pour  livre  du  dixième, 
qui  avaient  survécu  au  dixième  lui-même;  on  prorogea  égale- 
ment pour  cinq  ans  les  dons  gratuits  des  villes,  qui  devaient  finir 
en  1765,  terme  après  lequel,  suivant  les  propres  paroles  de  Fédit 
qui  les  avait  exigés,  «  ils  ne  pouvaient  être  continués  sous  quel- 
que prétexte  que  ce  pût  être.  >  On  rétablit  le  centième  denier  sur 
les  mutations  des  immeubles  fictifs,  plus  six  sous  pour  livre.  Tous 
ces  fonds  ne  devaient  pas  même  être  employés  à  l'amortissement 
delà  dette,  mais  bien  être  versés  au  Trésor  :  c'était  le  premier 
vingtième,  évalué  à  20  millions  par  an ,  qu'on  affectait  au  réta- 
blissement de  la  caisse  d'amortissement  créée  en  1749;  par  con- 
séquent, le  premier  vingtième,  au  lieu  de  finir  dix  ans  après  la 
paix,  conformément  à  la  parole  royale,  était  prorogé  indéfini- 
ment,  ou,  du  moins,  il  serait  transformé  en  un  nouvel  impôt  fon- 
cier, dont  la  juste  proportionnalité  serait  établie,  ainsi  que  l'égali- 
satioD  de  la  taille,  au  moyen  d'un  cadastre  général  des  biens-fonds, 
îue  Ton  exécuterait  en  sept  ans.  La  promesse  d'exécution  d'un 
cadastre,  projet  déjà  conçu  sous  Dubois,  ne  reposait  sur  aucune 
garantie.  Enfin,  les  édits  royaux  ordonnaient  la  liquidation,  c'est- 
4-dire  la  réduction  forcée  et  le  remboursement  des  rentes  autres 
que  celles  de  l'Hôtel  de*  Ville,  des  charges  diverses,  arrérages, 
rentes  viagères  et  tontines  ;  ce  qui  était  une  violation  manifeste  de 
•^  foi  publique*. 

Le  parlement  de  Paris ,  au  lieu  d'enregistrer ,  fit  de  vives  re- 
montrances, demanda  que  les  opérations  de  la  caisse  d'amortisse- 

1-  BaiUi,  BitL  financUn  de  la  France^  U  II. 

\\i.  45 


2î6  LOUIS  XV.  11763!^ 

ment  et  de  celle  des  arrérages  fussent  placées  sous  sa  surveillance^ 
qu'un  terme  prochain  fût  assigné  aux  deux  premiers  vingtièmes 
et  aux  dons  gratuits.  Il  repoussa  les  nouveaux  impôts  et  la  liqui- 
dation forcée  (19  mai  1763).  Le  roi  imposa  l'enregistrement  dans 
un  lit  de  justice  (31  mai). 

L'opinion  publique  s'indigna.  Sur  ces  entrefaites,  la  statue 
équestre  du  roi,  œuvre  de  Bouchardon,  fut  inaugurée  sur  la  place, 
depuis  si  tragiquement  fameuse,  qui  portait  alors  le  nom  de 
Louis  XV.  Aux  quatre  angles  du  piédestal  étaient  adossées  la 
Force,  la  Paix,  la  Prudence  et  la  Justice.  Un  matin,  on  trouva 
aux  pieds  de  l'effigie  royale  l'inscription  suivante  : 

0  la  belle  statue!  ô  le  beau  piédestal! 
Les  Vertus  sont  à  pied  et  le  Vice  à  cheval. 

Puis  cette  autre  : 

Il  est  ici  comme  à  Versailles  : 

Il  est  sans  cœur  et  sans  entrailles. 

L'opinion  applaudit  avec  énergie  aux  nouvelles  remontrances 
qui  suivirent  le  lit  de  justice  (24  juin,  10  août).  Le  parlement  de 
Paris  y  tenait  un  langage  qu'il  n'avait  jamais  fait  entendre  à  une 
oreille  royale.  Il  y  flétrissait,  dans  les  termes  les  moins  ménagés, 
«l'infraction  manifeste  des  engagements  les  plus  authentique- 
ment  contractés,  des  paroles  les  plus  solennellement  données  par 
le  roi.  »  Il  attaquait  à  fond  les  lits  de  justice  comme  renversant 
tout  ordre  légal  *.  Il  aftirmait  que  «  la  vérification  des  lois  au 
parlement  est  une  de  ces  lois  qui  ne  peuvent  être  violées  sans 
violer  celle  par  laquelle  les  rois  mêmes  sont,...  On  y  compromet 
l'autorité  du  roi  avec  la  constitution  la  plus  essentielle  et  la  plus 
sacrée  de  la  monarchie!...  »  Les  remontrances  de  la  cour  des 
aides  accompagnèrent  celles  du  parlement  de  Paris  (23  juillet). 
Ce  tribunal  spécial,  sous  la  direction  éclairée  et  généreuse  de  son 

I.  Mercure  his'.onqw,  t.  CLV,  p.  47,  137.  —  Les  plaintes  du  parlement  attestent 
qu'au  moment  même  où  l'économie  politique  remettait  Tagn^culture  en  honnearf  les 
agents  du  fisc  foulaient  aux  pieds  les  principes  admis  par  Colbert  et  par  tous  les 
hommes  d*Êtat  dignes  de  ce  nom  en  faveur  des  classes  af^ricoles.  «  On  voit  jour- 
nellement des  malheureux  contraints  au  paiement  d'impôts  par  la  vente  de  leurs 
grains,  de  leurs  bestiaux,  mc^nie  de  leurs  outils.  »  Ibid.,  p.  147. 


{1763J  PARLEMENTS.  COUR   DES   AIDES.  Î27 

premier  {Hrésident  Malesherbes,  prenait  une  autorité  morale  toute 
nouvelle.  «La  cour  des  aides  se  refuse,  disent  les  remontrances, 
à  croire  que,  si  Ton  eût  remis  sous  les  yeux  du  roi  ses  promesses 
solennelles,  il  eût  jamais  pu  prendre  sur  lui  de  se  contredire  aussi 
ouvertement.  >  Malesherbes  présente  ensuite,  au  nom  de  sa  Cour, 
un  tableau  largement  tracé  du  désordre  de  la  perception  et  du 
mélange  d*anarchie  et  de  tyrannie  qui  caractérise  Tadministration 
des  finances;  il  montre  les  honteux  secrets  de  cette  administra- 
tion dérobés  par  tous  les  moyens  à  la  connaissance  des  cours 
supérieures  et  de  tous  les  corps  réguliers.  La  royauté  avait  jadis 
établi  des  tribunaux  spéciaux,  afin  d'enlever  les  procès  d'impôts 
aux  tribunaux  ordinaires;  maintenant  ces  tribunaux  spéciaux 
eux-mêmes  étaient  paralysés  par  le  despotisme  pur  et  simple  des 
intendants  et  de  leurs  délégués.  Si  les  tribunaux  voulaient  prendre 
connaissance  des  concussions  et  des  violences  fiscales  passées  en 
habitude,  le  conseil  d*État  cassait  leurs  arrêts  ou  évoquait  les 
causes  pour  les  étouffer.  La  cour  des  aides  ajoute  que ,  si  Ton 
osait  accuser  d'exagération  les  peintures^  tant  de  fois  présentées , 
de  la  misère  qui  accable  les  campagnes  sous  ce  régime  arbitraire, 
les  cours  alors  supplieraient  le  roi  d* écouter  ses  peuples  euannêmes 
par  la  voix  de  leurs  députés  dans  une  convocation  des  États-Généraux 
du  royaume*. 

C'était  le  premier  écho  de  la  pensée  de  Mabli ,  le  premier  appel 
officiel  aux  jours  de  89  ! 

Les  parlements  des  provinces  relevèrent  dignement  l'exemple 
que  leur  avait  donné  Paris.  Les  remontrances  du  parlement  de 
Rouen  furent  au  moins  aussi  remarquables  par  leur  caractère 
élevé  et  philosophique,  que  celles  que  nous  venonsde  citer  (Saoût). 
Ce  parlement,  dès  1760,  en  redemandant  ses  États  Provinciaux  de 
Normandie,  supprimés  depuis  un  siècle,  avait  revendiqué  avec 
force,  pour  la  nation  en  général,  le  droit  antique  et  imprescriptible 
(^accepter  librement  la  loi,  droit  qui  appartient  aux  magistrats 
dans  l'intervalle  des  États.  Les  remonstrances  de  1763  manifestent 
Tinfluence  des  économistes,  dans  ce  qu'avancent  les  magistrats 

1.  Mémoiret  pour  servir  à  TAtif.  du  droit  public  en  matière  Simpôte^  ou  Recueil  de  ce 
^it'eil  passé  de  plus  intéressant  à  la  cour  des  aides,  de  1756  à  1775;  Bruxelles,  1779, 
M»,  p.  108  et  saiv.  —  BaUli,  HUt,  financière  de  la  France,  t.  II,  p.  159-164. 


228  LOUIS  XV.  [1763/ 

normands  sur  ce  droit  de  propriété  a  antérieur  &  tout  établisse- 
ment politique.  »  La  définition  du  droit  du  citoyen  et  des  limites 
du  droit  de  Fétat  est  dans  Tesprit  le  plus  libéral.  Le  parlement  de 
Rouen  revendique  l'état  des  revenus  et  des  charges  publiques;  il 
prie  le  roi  d'abolir  la  honte  et  le  scandale  des  acquits  de  comptant^ 
et  de  réduire  la  multitude  indéfinie  et  inextricable  des  impositions 
à  une  seule  et  unique,  c'est-à-dire  de  demander  à  la  Normandie 
sa  contribution  proportionnelle  aux  besoins  de  l'état  et  de  la  lui 
laisser  répartir  sur  elle-même  *. 

Le  parlement  de  Rouen  soutint  son  opposition  avec  plus  de 
vigueur  encore  que  les  cours  de  Paris.  Les  édits  ayant  été  inscrits 
de  force  sur  ses  registres  par  le  gouverneur  de  la  province ,  il 
protesta  et  défendit  l'exécution  des  édits  dans  son  ressort,  à  peine 
de  concussion  (19  août).  Son  arrêt  fut  annulé  par  le  conseil 
d'Ëtat  et  biffé  de  force  ;  il  répondit  en  annulant  l'annulation.  Le 
conseil  riposta  en  termes  violents.  Le  parlement  de  Rouen  démis- 
sionna en  masse  (19  novembre)^. 

On  vit  même  résistance  et  incidents  analogues  à  Toulouse ,  à 
Grenoble,  à  Besançon,  etc.  L'esprit  rétrograde  était  d'accord  avec 
l'esprit  novateur  pour  la  résistance.  Le  fanatique  parlement  de 
Toulouse,  fumant  encore  du  sang  de  Calas  et  des  pasteurs  du 
désert,  combattait  le  despotisme  comme  il  avait  tué  les  protes- 
tants, au  nom  des  traditions.  Les  choses  en  vinrent  au  point  que 
le  gouverneur  du  Languedoc,  le  duc  de  Fitz-James ,  consigna  les 
membres  du  parlement  aux  arrêts  dans  leurs  maisons.  Les  parle- 
ments d'Aix  et  de  Bordeaux  protestèrent  avec  indignation  contre 
cet  outrage  inouï  fait  à  la  justice.  Le  parlement  de  Bordeaux  prit 
l'offensive  contre  l'administration  par  l'établissement  d'une  com- 
mission pour  réprimer  les  excès  des  agents  du  fisc  (  novembre  1 763.) 

Le  gouvernement  transigea.  La  politique  de  Ghoiseul,  plus  me- 
surée et  plus  profonde  qu'on  ne  l'eût  pu  présumer  de  sa  légè- 

1.  Floquet,  HUt.  du  parlement  de  Normandie  ^  t.  YI,  p.  370*381.  —  Mêtaen  kùt, 
t.  CLV,  p.  263. 

2.  Dans  la  protestation  contre  Tenreg^trement  forcé,  il  avait  déclaré  qu'il  récla- 
merait sans  cesse  Tautorité  des  lois  fondamentales  du  royaume,  qui  associent  le  par- 
lement au  ministère  de  la  léipslation.  Merc.  historique^  t.  CLV,  p.  297.  V.  auni,  dans 
ses  remontrances,  les  détails  poignants  sur  les  iniquités  de  la  ferme  des  aides  et  de 
la  gabelle.  Jferc.  historique  de  septembre  1763. 


H763]  TRANSACTION.    LAVERDI.  229 

reté  impérieuse ,  était  de  ménager  les  grands  corps  qui  pouvaient! 
être  les  étais  comme  ils  étaient  les  obstacles  de  la  monarchie  en 
déclin.  La  paresse  de  Louis  XY  subissait  cette  politique  contre  la- 
quelle se  révoltait  son  orgueil.  Une  déclaration  du  21  novembre 
demanda  aux  parlements ,  chambres  des  comptes  et  cours  des 
aides,  des  mémoires  sur  les  moyens  de  perfectionner  et  de  simpli> 
fier  l'état  des  finances,  promit  quelques  diminutions  sur  les  dons 
gratuits  et  sur  d'autres  impôts,  supprima  le  centième  denier  sur 
les  successions  collatérales,  impôt  que  le  parlement  de  Rouen 
avait  attaqué ,  avec  une  exagération  toute  physiocratique ,  comme 
attentatoire  à  la-propriété.  Le  gouvernement  donna  des  espérances 
sur  l'abréviation  de  la  durée  des  vingtièmes  et  revint  aussi  sur 
la  réduction  forcée  de  ses  dettes,  annoncée  sous  le  nom  de  liqui- 
dation. Le  parlement  de  Paris  enregistra  la  déclaration,  bien  que 
l'inflexible  parlement  de  Rouen  lui  eût  écrit  pour  l'en  détourner. 

Le  système  de  transaction  continua.  Un  nouveau  contrôleur- 
général,  M.  de  Laverdi ,  fut  pris  sur  les  bancs  du  parlement  de 
Paris,  où  il  s'était  signalé  dans  l'afTaire  des  jésuites  (12  décembre 
1763).  D  débuta  par  envoyer  au  Trésor  une  forte  somme ,  que  les 
fermiers-généraux  avaient  coutume  d'offrir  en  présent  aux  con- 
trôleurs-généraux à  leur  entrée  en  charge.  Il  constata  que  les 
fermiers-généraux  avaient  bénéflcié  de  18  millions  en  six  ans  sur 
les  appointements  de  leurs  employés,  en  leur  retenant  les  trois 
vingtièmes  et  d'autres  impôts,  sans  en  tenir  compte  au  Trésor. 
Ce  trait  peut  faire  comprendre  où  en  était  la  comptabilité.  Les 
bonnes  intentions  ne  manquaient  point  à  Laverdi  pour  rétablir 
Tordre  ;  mais  il  fallait  autre  chose  que  des  intentions! 

L'orage  parlementaire  n'était  pas  complètement  apaisé.  Les 
cours  provinciales  frémissaient  encore.  Le  parlement  de  Toulouse 
décréta  de  prise  de  corps  son  ennemi,  le  duc  de  Pilz-James,  gou- 
verneur du  Languedoc  et  pair  de  France  (11  décembre).  Le  mi- 
nistère profita  de  cette  entreprise  pour  commettre  le  parlement  de 
Paris  avec  les  cours  provinciales.  On  poussa  le  parlement  de  Paris 
à  réprimer  cet  empiétement  sur  ses  droits  exclusifs  de  cour  des 
pairs,  droits  exclusifs  que  ne  reconnaissaient  pas  les  autres  par- 
lements, qui  se  prétendaient  ses  égaux  en  tout.  Le  parlement  de 
Paris  cassa  l'arrêt  du  parlement  de  Toulouse ,  tout  en  faisant  de 


230  LOUIS  XV.  11764) 

vives  remontrances  contre  les  exécuteurs  d'actes  arbitraires  et  en 
s'attribuant  la  connaissance  de  l'affaire.  Les  autres  parlements 
protestèrent  en  faveur  de  leur  confrère  de  Toulouse  (  décembre 
1763,  janvier  1764). 

Le  gouvernement  répondit  aux  remontrances  du  parlement 
de  Paris  par  une  déclaration  du  roi,  où  Louis  XV  se  défendait 
d'avoir  voulu  régner  autrement  que  par  l'observation  des  lois  et 
des  formes  sagement  établies  dans  son  royaume.  Il  ordonnait  le 
silence  sur  tout  ce  qui  avait  donné  lieu  à  la  déclaration  du  21  no- 
vembre 1763.  Le  parlement  de  Paris  enregistra*.  Les  arrêts  du 
conseil  qui  avaient  occasionné  la  démission  diT  parlement  de 
Rouen  furent  annulés ,  et  cette  cour  reprit  ses  fonctions  comme 
en  triomphe  (10-14  mars  1764),  ainsi  que  les  parlements  de  Tou- 
louse et  de  Grenoble,  qui  étaient  dans  le  même  cas.  C'était  le  pas 
rétrograde  le  plus  humiliant  qu'eût  encore  fait  le  gouvernement 
de  Louis  XV.  La  déclaration  qui  demandait  aux  cours  supérieures 
des  mémoires  sur  les  finances,  et  les  demandes  semblables  adres- 
sées ensuite  par  ces  cours  aux  tribunaux  inférieurs,  avaient 
imprimé  aux  esprits  un  mouvement  dont  le  cabinet  s'effraya 
bientôt.  Les  écrits  politiques  pullulaient.  On  se  vantait  déjà  d'être 
aussi  libre  qu'en  Angleterre.  Le  cabinet  arrêta  cette  effervescence 
par  une  défense  de  publier  aucun  écrit  concernant  l'administra- 
tion des  finances  :  les  auteurs  de  ces  écrits  étaient  seulement  au- 
torisés à  les  remettre  aux  «  personnes  destinées  par  état  à  en  juger 
(28  mars  1764).  » 

Le  gouvernement  continua,  par  compensation,  ses  avances  et 
ses  concessions  à  la  magistrature.  Le  contrôleur- général  Orri, 
vers  1730,  à  la  demande  des  fermiers- généraux,  qui  trouvaient 
les  cours  des  aides  trop  molles  et  trop  lentes  dans  la  répression 
des  délits  en  matière  d'impôts ,  avait  fait  ériger  quatre  commis- 
sions extraordinaires  dont  les  juges,  aux  gages  des  fermiers,  expé- 
diaient les  procès  sans  appel  et  gagnaient  leur  argent  par  une 
célérité  qui  n'avait  d'égale  que  leur  barbarie.  La  Chambre  de  Va- 

1.  Le  procès  du  duc  de  Fits-James  ne  fut  pas  terminé  là;  mais  ane  déclaration 
i*oyale  finit  par  l'assoupir  (janvier  1766).  Le  parlement  de  Paris  n'enregistra  la  dé- 
claration que  sous  forme  de  grâce  accordée  par  le  roi,  ce  qui  laissa  le  duc  entaché.  Il 
n'en  devint  pas  moins  maréchal  de  France.  Mém,  du  duc  d'Aiguillon,  p.  18. 


If  T64-1765)  CONCESSIONa  231 

lence^  surtout,  avait  dû  une  odieuse  célébrité  à  un  juge,  CoUot, 
qui  passa  par  la  plume  vengeresse  de  Voltaire*.  Trois  de  ces 
commissions,  à  partir  de  1764,  furent  remplacées  par  de  nouvelles 
commissions  prises  dans  les  cours  des  aides,  et  offrant  au  moins 
des  garanties  de  moralité  et  d'indépendance  personnelle.  La  cour 
des  aides  de  Paris  n'enregistra  l'établissement  de  celle  de  ces 
commissions  qui  la  concernait  qu'en  représentant  au  roi  que ,  si 
les  moyens  extraordinaires  de  répression  étaient  nécessités  par  la 
multiplicité  des  fraudes,  les  fraudes  elles-mêmes  ne  se  multi- 
pliaient que  par  l'excès  et  la  mauvaise  assiette  des  impôts ,  sur- 
tout de  la  gabelle  forcée. 

Unéditde  décembre  1764  sur  l'amortissement  et  sur  le  paie- 
ment des  dettes  arriérées  laisse  encore  percer  le  désir  de  gagner 
la  magistrature.  Cet  édit  transformait  la  dette  exigible ,  que  le 
gouvernement  était  hors  d'état  de  rembourser,  en  dette  conso- 
lidée, ordonnait,  pour  augmenter  le  fonds  de  l'amortissement,  la 
retenue  d'un  dixième  sur  tous  les  effets  au  porteur,  arrérages  de 
rentes,  bénéfices  des  fermiers,  des  trésoriers,  etc.,  gages,  éraolu- 
roents,  t  excepté  sur  ceux  des  officiers  de  justice  et  de  police.  » 
Une  chambre  était  établie  dans  le  parlement  de  Paris  pour  régler 
tout  ce  qui  concernait  l'amortissement.  Les  dons  gratuits  étaient 
encore  diminués.  Le  second  vingtième  devait  cesser  d'ôtre  perçu 
au  31  décembre  1767,  et  le  premier  au  1"  juillet  1772. 

Cette  période  de  conciliation  ou  de.  trêve  fut  encore  signalée 
par  un  édit  qui  réglait  l'administration  des  villes  et  bourgs  et  leur 
''^ndait  l'élection  de  leurs  magistrats  municipaux  (août  1764). 
Cet  édit,  remarquable  par  le  caractère  d'uniformité  qu'il  impose 
^  l'administration  financière  des  corps  de  ville,   renferme  de 
bonnes  dispositions  sur  l'intervention  des  assemblées  de  notables 
^3ns  tous  les  actes  importants  des  officiers  municipaux  ;  mais  il 
^^Ustrait  aux  chambres  des  comptes  la  révision  des  comptes  mu- 
nicipaux pour  l'attribuer  aux  bailliages  et  sénéchaussées,  et,  en 
^Dpel,  aux  parlements;  la  comptabilité  n'y  devait  pas  gagner.  Un 
^Utre  édit  de  mai  1765  compléta  le  premier,  réserva  au  roi  la 
•domination  des  maires  sur  présentation  de  trois  candidats,  et 

1.  Y.  r Homme  aux  quarante  éctu. 


Mî  LOUIS  XV.  Ii76«l 

régla  la  composition  des  assemblées  de  notables,  qui  ne  devaient 
être  formées  que  de  dix  à  quatorze  membres  élus  au  second  degré 
dans  des  conditions  très-aristocratiques.  Ce  qu'il  y  avait  de  bon 
dans  le  précédent  édit  ne  fut  point  exécuté ,  et  le  désordre  ne  fit 
que  s'accroître  dans  les  fmances  des  communes  * . 

Un  personnage  dont  l'importance  était  une  grande  honte  pour 
la  France  venait  de  disparaître  peu  après  le  rapprochement  de  la 
cour  et  des  parlements.  Madame  de  Pompadour  était  morte  le 
15  avril  1764,  à  quarante-deux  ans.  L'habitude  avait  assuré  son 
règne  jusqu'à  sa  dernière  heure.  A  peine  eut-elle  les  yeux  fermés, 
qu'elle  fut  oubliée.  Louis  XV  vit  avec  une  profonde  indifférence 
la  mort  trancher  ce  lien  de  dix-neuf  ans.  La  disparition  de  la 
favorite  n'eut  point  de  conséquences  immédiates  dans  le  gouver- 
nement :  Choiseul  ne  semblait  plus  désormais  avoir  besoin  d'ap- 
pui. On  eut  pourtant  plus  tard  à  regretter  cette  femme!  elle  avail 
fait  tout  le  mal  qu'elle  pouvait  faire;  on  n'avait  plus  rien  à 
craindre  d'elle,  et  l'on  devait  tomber  plus  bas  ! 

Elle  avait  fait  quelque  bien  dans  ses  dernières  années,  en  appro- 
chant du  roi  son  médecin  Quesnai,  et,  par  lui ,  les  idées  écono- 
miques ^.  Il  n'est  pas  probable  toutefois  que  ces  idées  eussent 
obtenu  grand  résultat  auprès  de  l'insouciant  monarque ,  si  elles 
n'eussent  en  même  temps  filtré  dans  ses  conseils  par  d'autres 
canaux,  comme  nous  l'avons  indiqué  ailleurs.  Quoi  qu'il  eu  fût, 
une  série  de  mesures  très-significatives  et  de  grande  portée  annon- 
çaient que  la  seule  des  sectes  novatrices  qui  fût  acceptée  de  la 
royauté  et  des  parlements  commençait  à  pénétrer  du  domaine  d€ 
ta  théorie  dans  celui  des  faits.  Dès  le  17  septembre  1754,  le  mi- 

1.  Anciennes  lois  françaises^  t.  XXII,  p.  405,  434. 

2.  Elle  protégea  aussi  Lemercier  de  La  Rivière ,  qui  n'était  pas  seolement  on  dei 
disciples  les  plus  distingués  de  Quesnai,  un  économiste  éminent,  mais  aussi  ou 
administrateur  énergique,  habile  et  patriote.  Il  se  conduisit  admirablement  au 
Antilles,  où  il  avait  été  nommé  intendant  des  ties  du  Vent  au  plus  fort  des  déaastrcf 
de  la  guerre  de  Sept- Ans ^  en  1759.  Le  crédit  du  roi  était  mort;  il  y  substitua  11 
sien;  il  emprunta,  en  son  nom  privé ,  plusieurs  millions  à  Taide  desquels  il  relevi 
la  Martinique  à  peine  sortie  d*un  siège  glorieux,  mais  ruineux.  Il  ne  put  cependant 
empêcher  la  Martinique  de  succomber  lors  d'un  second  siège  entrepris  par  les  Anglaii 
avec  des  forces  écrasantes,  en  1762;  mais  ce  malheur  lui  fournit  de  nouvelles  occa* 
sions  de  manifester  un  dévouement  et  un  désintéressement  sans  bornes.  Il  se  mina 
pour  tâcher  de  diminuer  les  pertes  de  l'état,  et  fut  très -imparfaitement  et  très- 
tardivement  indemnisé  de  ses  avances.  Il  y  eut  lÀ  du  Joseph  Dupleix  sur  une  moindre 


(1754-1761]       MORT    DE  POMPADOUR.    LES  GRAINS.  233 

nislère ,  frappé  d'entendre  toujours  répéter  que  l'Angleterre  de- 
vait sa  prospérité  agricole  à  la  libre  exportation ,  avait  accordé 
rentière  liberté  du  comnaerce  des  grains  dans  l'intérieur  du 
royaume,  sans  passe-ports  ni  permissions  de  province  à  province, 
avec  la  pleine  liberté  d'exportation  à  l'étranger  pour  les  deux 
généralités  du  Languedoc  et  pour  celle  d'Auch.  On  avait  le  des- 
sein d'étendre  successivement  la  libre  exportation  aux  autres  pro- 
vinces. En  1758,  un  arrêt  du  conseil  avait. permis  le  commerce  et 
la  circulation  des  laines,  tant  nationales  qu'étrangères ,  dans  tout 
le  royaume,  sans  droits  d'entrée  ni  de  sortie.  Le  bureau  du  com- 
merce et  ses  agents  fermaient  les  yeux  sur  les  innovations  qui 
s'opéraient  dans  les  fabriques ,  en  dépit  des  règlements ,  à  Lyon , 
àNimes  et  ailleurs.  Des  encouragements  furent  donnés  au  défri- 
chement des  terres  incultes  (août  1761),  Une  déclaration  de  dé- 
cembre 1762  réduisit  à  un  terme  de  quinze  années  les  brevets  d'in- 
vention, auparavant  illimités  pour  la  plupart,  à  la  grande  gène 
de  l'industrie.  Le  25  mai  1763,  la  permission  de  libre  circulation 
des  grains  à  l'intérieur,  sans  droits,  fut  renouvelée,  avec  permis- 
sion de  former  des  magasins  de  blé.  Enfin ,  le  célèbre  édit  de 
juillet  1764,  précédé  de  considérants  tout  physiocratiques,  accorda 
la  pleine  liberté  d'exportation  par  navires  français  et  d'importa- 
tion par  tous  navires,  avec  un  droit  d'un  pour  cent  à  l'importa- 
tion ,  d'un  demi  pour  cent  à  l'exportation.  La  liberté  d'exporta- 
tion devait  être  suspendue  sur  tout  point  du  territoire  où  le  blé 
aurait  été ,  durant  trois  marchés,  à  douze  livres  dix  sous  le  quin- 
tal. On  faisait  pressentir  que  cette  restriction  ne  serait  que  pro- 
^ire,  et  jusqu'à  ce  q^'on  eût  assez  bien  compris  les  avantages 

^\k.  Après  la  paix,  renvoyé  à  la  Martinique,  il  y  essaya,  avec  succès,  Tapplica- 
^  de  la  liberté  da  commerce  préchée  par  les  économistes.  Les  intérêts  contraires 
i  te  principe  obtinrent  sa  révocation.  Voici  mie  lettre  qui  donne  une  idée  du  carac- 
tère et  de  la  valeur  morale  de  Thomme  ;  il  répond  au  duc  de  Choiseul  :  «  J'étais  au 
lit,  U  jambe  ouverte,  par  les  suites  d*nne  fièvre  maligne,  lorsqu'en  1758,  je  reçus 
Icpreoùer  ordre  de  m^embarquer;  je  ne  vis  que  les  ordres  du  roi,  et  je  partis.  Je 
'^encore  an  lit,  la  Jambe  ouverte  par  un  nouvel  accident,  au  moment  ou  je  reçois 
votre  lettre  pour  une  opération  semblable-,  je  ne  verrai  que  les  ordres  du  roi,  et  je 
P^ni.  Quant  à  mes  affaires  domestiques,  elles  ne  me  feront  certainement  pas 
l^^l^Qcer,  lorsque  ma  santé  même  n*en  a  pas  le  pouvoir.  Je  suis  un,  monseigneur; 
tOQt  sacrifice  de  ma  part  pour  le  service  du  roi  ne  me  coûtera  jamais  rien.  »  —  Inutile 
<l'obienrer  que  le  roif  ici,  veut  dire  patrit.  —  Nous  prenons  ces  détails  dans  Tintéres- 
*^^  Notice  9ur  Lmercier  de  La  Rivièrt,  par  M.  F.  Joubleau;  Paris,  1858. 


23i  LOUIS  XV.  (n65-l7S5i 

de  la  liberté  du  commerce.  Les  entrepôts  internationaux  étaient 
autorisés  \ 

Le  13  février  1765,  des  lettres  patentes  permirent  aux  habitants 
des  campagnes  et  des  lieux  où  il  n'y  avait  point  de  maîtrises  et 
corps  de  métiers,  de  filer  toute  espèce  de  matières ,  de  fabriquer 
et  apprêter  toutes  sortes  d'étoffes,  en  se  conformant  aux  règle- 
ments, et  de  les  vendre  dans  les  villes  mômes  où  il  y  avait  des 
corps  de  métiers,  en  les  faisant  visiter  et  marquer  au  bureau  des 
marchands  de  chaque  ville.  Le  bruit  courut,  d'une  part,  qu'on 
allait  abolir  les  maîtrises  ;  de  l'autre ,  qu'on  allait  rendre  l'état 
civil  aux  protestants^.  Le  vent  soufflait  aux  choses  nouvelles! 

Toutes  les  mesures  du  gouvernement  n'étaient  pourtant  pas 
conformes  aux  doctrines  économiques.  Ainsi  la  réduction  de  l'in- 
térêt à  quatre  pour  cent  entre  particuliers  (juin  1766)  ne  pouvait 
être  aj)prouvée  ni  par  les  théoriciens ,  qui  niaient  toute  interven- 
tion de  l'état  dans  la  fixation  de  l'intérêt,  ni  par  les  hommes 
pratiques,  qui  voulaient  qu'au  moins  l'état  ne  fît  que  seconder  le 
cours  naturel  des  choses.  L'argent  valait,  en  réalité,  plus  de 
quatre  pour  cent,  et  le  ministère  n'avait  eu  d'autre  but  que  d'at- 
tirer l'argent  des  particuliers  dans  un  nouvel  emprunt  de  5  mil- 
lions de  rentes  viagères,  en  rendant  le  placement  sur  l'état  plus 
avantageux  que  le  placement  privé.  L'établissement  d'une  nou- 
velle compagnie  pour  la  traite  des  noirs  (  1767)  était  encore  quel- 
que chose  de  bien  plus  contraire  aux  principes  de  la  liberté  éco- 
nomique comme  de  toute  philosophie  et  de  toute  humanité. 

Los  économistes  avaient  fait  de  tels  progrès ,  qu'ils  faillirent 
empiulor  la  liberté  de  commerce  pour  les  colonies,  c'est-à-dire  le 
reu\ei*sement  de  tout  le  système  colonial.  La  question  fut  débat- 
tue, durant  deux  années  entières,  dans  le  bureau  du  commerce. 
Le  conseil  du  roi  nu\iutint,  en  général,  le  régime  de  la  navigation 
réservée,  nmis  fit  quelques  concessions  :  deux  ports  francs  furent 
établis  à  Siùnte-Lucie  et  à  Saint-Nicolas  des  Antilles;  les  droits 
furent  diminués  entiv  la  France  et  les  colonies,  et,  en  mai  1768, 

1,  Mtrcurt  fciworif..,  t.  CLVII,  p.  143. 

2.  V.  les  lettre»  patentes,  dams  le  Jf^rc.  kitêoriifm*^  X.  CLVIU,  p.  421.  —  Dans  les 
é«iit»t  ou  n^appelle  plos  les  protesunts  le:»  notir^iur  concfriu,  mais  les  sigets  du  roi 
qui  aumitni  éu  de  U  religioo  prétendue  rêfonnêe. 


[1763-1768]  ÉDITS  ÉCONOMIQUES.  GUYANE.  Î35 

la  pleine  liberté  de  commerce  fut  octroyée  à  la  Guyane.  C*étaît 
un  faible  dédommagement  pour  les  désastres  que  la  coupable 
imprévoyance  du  ministère  avait  récemment  attirés  sur  cette  co- 
lonie. Après  la  paix  de  1763,  Gboiseul,  rêvant  des  compensations 
pour  les  pertes  de  la  France,  avait  jeté  les  yeux  sur  le  vaste  terri- 
toire tropical  qu'on  avait  autrefois  nommé  France  Équinoxiale  ^  et 
s'était  figuré  qu'on  pourrait  trouver  là  de  quoi  remplacer  la  Non- 
ulk France  du  nord,  le  Canada.  L'entreprise,  si  chanceuse  dans 
tous  les  cas,  fut  conduite  avec  une  imprudence  déplorable.  On 
ne  prit  pas  la  peine  d'étudier  ces  belles  et  dangereuses  contrées, 
où  la  puissante  fécondité  de  la  nature  recèle  tant  de  pièges  pour 
l'homme.  On  attira,  par  de  brillantes  promesses,  des  cultivateurs 
de  diverses  provinces,  et  surtout  des  Allemands  et  des  Alsaciens , 
plus  disposés  à  l'émigration ,  selon  les  tendances  des  races  teuto- 
niques,  que  les  paysans  de  langue  française  :  on  les  embarqua 
pêle-mêle  avec  bon  nombre  d'enfants  perdus  des  grandes  villes , 
propres,  tout  au  plus,  à  ces  industries  de  luxe  impossibles  dans 
une  colonie  naissante;  on  les  jeta  sur  les  rives  du  Kourou  et  les 
Ilots  du  Salut,  dans  la  saison  des  pluies  diluviales  du  tropique , 
sans  avoir  fait  les  préparatifs  nécessaires  pour  les  recevoir.  Au 
lieu  des  maisons  en  bois  qui  leur  étaient  promises,  on  les  entassa 
dans  de  mauvais  hangars;  les  vivres  qui  leur  arrivèrent  étaient 
avariés;  la  mortalité  se  mit  entre  ces  malheureux,  et  leurs  tristes 
campements  ne  furent  bientôt  plus  que  des  cimetières.  Sur  envi- 
ron 12,000,  peut-être  2,000  au  plus  échappèrent;  ils  communi- 
fnèrent  le  fléau  qui  les  dévorait  aux  anciens  colons  de  Cayenne, 
loi  furent  décimés  et  presque  détruits  à  leur  tour  (1763-1764). 
Vers  le  même  temps,  une  pareille  tentative,  sur  une  moindre 
fchelle,  coûta  la  vie  à  quelques  centaines  de  pauvres  gens  qu'on 
Toulut  établir,  sans  précautions,  à  Sainte-Lucie  *. 

La  prospérité  de  Saint-Domingue,  de  la  Guadeloupe,  de  la 
Martinique,  des  îles  de  France  et  de  Bouchon ,  qui  s'étaient  rele- 
vées aussitôt  après  la  paix  et  dont  les  riches  denrées  coloniales 
allaient  toujours  se  multipliant ,  fit  oublier  trop  facilement  à  la 
France  ce  lugubre  épisode  delà  Guyane,  celle  terre  aux  tragiques 

1.  V.  Desalles,  Hitt,  du  ÀniilUt^  t.  V,  p.  368-389.  —  Mém.  de  Vergeanes,  p.  259» 


236  LOUIS   XV.  (1768-17671 

destinées.  Le  progrès  des  Antilles  françaises  ne  fut  point  arrêté  par 
quelques  troubles  qu'occasionnèrent  dans  ces  lies  rétablissement 
de  la  milice  et  deux  causes  plus  générales,  les  tendances  arbitraires 
des  gouverneurs  et  l'esprit  mal  endurant  des  créoles. 

A  l'intérieur  de  la  France,  l'agriculture  s'améliorait  en  dépit 
des  entraves  fiscales  et  autres  :  les  pays  d'élections ,  plus  oppri- 
més par  le  fisc  que  les  pays  d'Étals,  étaient  précisément  ceux  où  le 
progrès  se  manifestait,  grâce  à  la  supériorité  du  système  de  fermage 
adopté  dans  le  Nord  sur  le  système  de  métayage,  conservé  dans 
le  Midi.  Depuis  que  les  économistes  avaient  mis  le  labourage  à  la 
mode,  que  les  sociétés  agronomiques  se  formaient  de  toutes  parts, 
l'exemple  et  les  secours  des  grands  propriétaires ,  qui  se  tour- 
naient de  nouveau  vers  le  sol ,  encourageaient  les  fermiers,  et  la 
liberté  du  commerce  des  grains  leur  inspirait  une  ardeur  toute 
nouvelle,  signalée  par  l'exhaussement  général  des  baux.  Le  pauvre 
paysan  se  ressentait  des  ménagements  qu'on  avait  pour  le  fermier 
aisé.  La  population  croissait,  quoique  lentement*et  faiblement: 
trop  de  causes  sociales  entravaient  son  essor!  En  1767,  le  savant 
et  laborieux  abbé  Expilli,  aussi  bien  renseigné  qu'on  pouvait 
l'être  avec  les  ressources  statistiques  imparfaites  de  ce  temps, 
l'évaluait  à  22  millions  d'âmes  (il  ne  donnait  que  six  cent  mille 
habitants  à  Paris);  deux  autres  statisticiens,  Messance  et  La 
Michaudière,  l'estimaient  à  22  millions  et  demi.  Elle  devait 
s'accroître  encore  de  3,  peut-être  de  4  millions  d*àmes  jus- 
qu'à la  Révolution ,  grâce  aux  améliorations  dues  à  l'esprit  du 
siècle  *, 

La  paix  intérieure,  cependant,  n'avait  pas  été  de  longue  durée, 
ou,  plutôt,  elle  n'avait  jamais  été  complètement  rétablie.  Il  ré- 
gnait en  Bretagne,  depuis  plusieurs  années,  une  agitation  qui 
finit  par  ne  plus  se  contenir  dans  les  limites  de  cette  province  et 
par  gagner  tout  le  royaume.  Cette  agitation  avait  deux  causes  : 
l'aiïaire  des  jésuites  et  la  violation  des  vieilles  libertés  bretonnes, 
qui,  tant  de  fois  faussées  et  comprimées,  étaient  toujours  reven- 

1.  Lavoisier  et  Lagraage  évaluent  la  population,  de  1789  à  1791,  à  vingtpcinq  mil- 
lions drames;  Dupont  de  Nemours,  en  1791,  à  vingt-sept  millions.  Parmi  les  amé- 
liorations pratiques  dues  aux  philosophes ,  il  faut  citer  la  translation  des  cimetières 
hors  des  villes.  L^arrèt  du  parlement  de  Paris  à  ce  sc^jetest  de  man  1765. 


(1762-1764)  AGRICULTURB.  BRETAGNE.  t37 

diquéesavec  une  opiniâtpe  constance.  Quant  aux  jésuites ,  c'était 
le  pays  où  ils  avaient  reçu  les  plus  terribles  coups ,  mais  aussi 
celui  où  ils  avaient  les  partisans  les  plus  obstinés  et  les  plus  re- 
muants. Le  gouverneur,  duc  d'Aiguillon ,  courtisan  noir  et  pro- 
fond S  qui  tenait  à  la  fois  aux  corrompus  et  aux  dévots  de  la 
cour,  et  qui  était  tout  ensemble  le  digne  neveu  de  Richelieu  et  le 
protégié  du  dauphin ,  s'était  trouvé  engagé  dans  les  intérêts  des 
jésuites,  pour  plaire  au  prince  son  patron.  Avant  que  la  question 
fût  définitivement  tranchée,  il  avait  donc  organisé,  dans  les  États 
Provinciaux  mêmes ,  une  opposition  contre  le  parlement  où  do- 
minait La  Ghalotais;  mais  il  poursuivait  un  double  but  inconci- 
liable :  dominer  l'opinion  de  la  Bretagne  et  lui  arracher  ses 
privilèges.  Les  États,  où  il  avait  d'abord  exercé  une  influence 
prépondérante,  grâce  à  l'usage  récemment  introduit  d'astreindre 
les  villes  à  l'agrément  des  commissaires  royaux  pour  le  choix  de 
leurs  députés,  les  États  se  retournèrent  bientôt  contre  lui  avec 
violence  et  s'unirent  au  parlement.  Un  ordre  du  conseil,  du  12  oc- 
tobre 1762,  ayant  porté  de  nouvelles  et  profondes  atteintes  aux 
constitutions  de  la  Bretagne,  l'hostilité  devint  presque  unanime. 
U parlement  de  Rennes,  de  concert  avec  les  États,  adressa  au 
roi,  en  juin  et  novembre  1764,  des  remontrances  très-fortement 
motivées  contre  l'administration  du  duc  d'Aiguillon  et  contre  les 
mesures  que  ce  gouverneur  avait  suggérées  au  conseil  d'État. 
Inmiition  illégale  des  conmiissaires  royaux  dans  les  élections 
municipales  et  provinciales  et  dans  le  choix  des  répartiteurs  et 
collecteurs  provinciaux,  perception  arbitraire  d'impôts  non  volés 
par  les  États  et  non  enregistrés  au  parlement,  dilapidations,  con- 
structions fastueuses  entreprises  dans  les  villes  aux  dépens  de  la 
province  endettée ,  pendant  que  les  campagnes  sont  écrasées  sous 
k poids  des  corvées*  et  qu'on  viole,  à  cet  égard,  tous  les  enga- 
gements pris  entre  les  États  et  les  conmûssaires  royaux  :  tels  sont 

^'  Il  avait  débuté  dans  sa  oarrière  de  courtisan  par  sacrifier  au  roi  sa  maltresse, 
^"'^àaio^  de  La  Toumelle,  depnis  dachesse  de  ChAteauroux. 

2.  «  Un  malheureox  corroyeur ,  qai  paie  quarante  sous  de  capitation ,  et  qui  n'a 
P^  Tirre  qae  ce  qu'il  peut  gagner  dans  la  journée,  sera  tenu  d'entretenir  environ  six 
^'Stt  de  chemioi  entretien  éralué  à  neuf  livres  chaque  année.  »  De  plus,  on  le  trans- 
P<>ruit  d'ane  route  sur  une  autre,  loin  de  chei  lui,  etc.  —  Merc.  hittorique^  t.  CL VII, 
P- 632-647. 


238  LOUIS  XV.  li76Sl 

les  principaux  griefs  articulés.  Le  fond'de  toutes  ces  remontrances^ 
de  quelque  pari  qu'elles  viennent,  est  invariablement  le  môme^ 
c'est  le  réveil  de  ce  sentiment  de  justice  qui  ne  veut  pas  qu'une— 
peuple  soit  soumis  à  des  charges  qu'il  n'a  point  librement  con — 
senties.  Le  droit  philosophique  réveille  ici  le  droit  traditionnel. 

Choiseul  n'aimait  pas  d'Aiguillon,  qu'il  regardait  comme  un_j 
aspirant  au  ministère  :  il  l'eût  volontiers  sacrifié;  'mais  ChoiseuLl 
n'était  pas  tout-puissant,  et  d'Aiguillon  était  fortement  appuyée. 
Ce  n'était  pas  le  dauphin  qui  pouvait  grand'chose  pour  lui;  mai^ 
les  familiers  du  roi  représentaient  à  Louis  la  cause  de  d'Aiguillons 
comme  étant  celle  de  l'autorité  royale.  Les  Bretons  n'obtinrent, 
rien.  Le  parlement  de  Rennes  suspendit  son  service.  Le  roi  le 
manda  en  corps  à  Versailles  et  lui  signifia  de  reprendre  préa- 
lablement ses  fonctions  avant  qu'il  fût  répondu  h  ses   remon- 
trances. Le  parlement  de  Rennes  démissionna  en  grande  majorité 
(mai  1765). 

Le  parlement  de  Pau  en  fit  autant,  le  même  mois,  par  suite  de 
querelles  avec  son  premier  président ,  livré  à  la  cour.  Un  prési- 
dent et  trois  conseillers  furent  arrêtés  à  Pau.  La  magistrature 
entière  s'émut  :  les  cours  supérieures  protestèrent  à  l'en vî.  Pen- 
dant ce  temps,  le  parlement  de  Paris  s'engageait  dans  une  qu^ 
relie  avec  le  clergé,  qui ,  dans  son  assemblée  périodique»  venait 
de  manifester  ses  regrets  de  l'expulsion  des  jésuites  et  de  trans- 
gresser la  loi  du  silence  en  revenant  sur  l'étemelle  question  de  la 
bulle  Unigenitus.  Le  parlement  cassa  les  actes  de  l'assemblée  du 
clergé  de  1765,  et  même,  rétrospectivement,  les  actes  de  1760  et 
1762,  comme  contraires  aux  lois  du  royaume,  qui  interdi- 
saient à  ces  assemblées  de  s'occuper ,  sans  la  permission  du  roi , 
d'autre  chose  que  des  intérêts  économiques  du  clergé.  Le  conseil 
cassa  l'arrêt  du  parlement  :  le  clergé  avait  accordé  12  millions  de 
don  gratuit  au  roi.  Les  actes  de  l'assemblée  du  clergé  furent  en- 
voyés dans  tous  les  couvents  d'hommes  et  de  femmes ,  pour  les 
faire  souscrire.  Le  conseil  finit  par  renouveler  la  loi  du  silence  et 
par  évoquer  au  roi  tout  ce  qui  regardait  les  actes  des  assemblées 
du  clergé. 

La  fermentation  continuait  en  Bretagne,  où  le  débat  était  de- 
venu une  sorte  de  duel  entre  La  Ghalotais  et  d'Aiguillon ,  l'un 


[1765J  D'AIGUILLON  ET  LA  CHALOTAIS.  239 

représentant  le  despotisme  et  le  jésuitisme,  l'autre  Tesprit  philoso- 
phique et  Tesprit  parlementaire  accidentellement  coalisés.  La 
Ghalotals  était  venu  plusieurs  fois  à  Versailles  pour  tâcher  d'abattre 
son  ennemi;  celui-ci,  ou  ses  adhérents,  ne  se  contentèrent  pas 
d'avoir  résisté  avec  succès  auprès  du  roi  et  s'efforcèrent  de  perdre 
l'énergique  procureur-général.  Des  pamphlets,  des  satires,  des 
écrits  à  la  main,  symptômes  ordinaires  des  moments  agités,  dans 
les  pays  où  la  presse  n'est  pas  libre ,  circulaient  en  Bretagne ,  et 
de  Bretagne  à  Versailles  :  deux  lettres  anonymes,  écrites  dans  les 
termes  les  moins  respectueux  »  furent  adressées  au  roi  en  per- 
sonne. Là-dessus,  colère  de  Louis  XV;  trouble  dans  le  cabinet.  Les 
lettres  sont  remises  au  comte  de  Saint' Florentin  pour  en  recher- 
cher l'auteur.  Saint -Florentin  était  ce  médiocre  et  méprisable 
secrétaire  d'état  tapi,  depuis  quarante  ans,  dans  le  coin  du 
ministère  où  s'expédiaient  les  lettres  de  cachet  et  les  ordres 
de  persécution  contre  les  protestants.  Il  était,  comme  Riche- 
lieu, l'oncle  de  d'Aiguillon.  Quelques  jours  après,  Saint-Flo- 
rentin déclare  au  roi  qu'un  jeune  maître  des  requêtes,  M.  de 
Galonné,  a  reconnu  l'écriture  de  La  Chalotais.  Louis  XV  prend 
feu,  sans  réfléchir  à  quel  point  il  est  invraisemblable  qu'un  pro- 
cureur-général, en  correspondance  avec  la  chancellerie,  avec  les 
ministres,  avec  tout  ce  qu'il  y  a  de  considérable  à  Versailles  et  à 
Paris,  ait  écrit  des  lettres  anonymes  au  roi  sans  déguiser  son  écri- 
ture. On  veut  établir,  à  l'Arsenal,  une  commission  extraordinaire 
pour  juger  le  coupable  et  ses  complices,  car  les  lettres  anonymes 
nesontdéjà  plus  qu'un  incident  d'un  vaste  complot  contre  l'auto- 
rité royale  :  on  recule  toutefois  devant  le  parlement  de  Paris  ;  la 
commission  est  nommée  et  dissoute  dans  les  vingt-quatre  heures, 
ctlaTournelle  criminelle  est  saisie  régulièrement  de  l'instruction 
(ISjuiUet  1765). 

L'affaire  tratne,  mais  sans  s'assoupir.  Après  bien  des  débats  sur 
le  parti  à  prendre,  le  roi  se  décide  :  le  1 1  novembre ,  La  Ghalo- 
WSjSon  fils  et  trois  conseillers,  dont  deux  du  nom  de  Charctte, 
sont  arrêtés  à  Rennes;  les  membres  démissionnaires  du  parle- 
Dicnt  (le  Rennes  sont  sommés  de  reprendre  leurs  fonctions  pour 
juger  leurs  confrères.  Ils  refusent  :  on  s'y  attendait;  une  commis- 
sion du  conseil  d'État  est  expédiée  à  Rennes,  afin  de  suivre  le 


240  LOUIS   XV.  [1765-17661 

procès  à  la  place  du  parlement.  Le  dénonciateur  Galonné  accepte 
remploi  de  procureur-général  dans  la  commission!  Ce  jeune 
homme,  plein  d'esprit,  d'audace  et  d'immoralité,  était  résolue 
tout  pour  parvenir.  Les  lettres  anonymes  ne  suffisaient  pas  au 
but  que  se  proposaient  les  partisans  du  despotisme  et  les  ven- 
geurs des  jésuites.  Galonné  fait  enlever  les  correspondances  in- 
times de  La  Ghalotais,  de  son  flls,  de  ses  amis,  et,  secondé  par  un 
autre  maître  des  requêtes,  Lenoir,  depuis  lieutenant -général  de 
police,  il  échafaude,  sur  ces  correspondances,  un  acte  d'accusa- 
tion où  le  concert  patent  des  parlements  pour  la  défense  de  leurs 
communs  principes  est  transformé  en  une  espèce  de  conspiration 
ayant  pour  chef  La  Ghalotais  :  l'union  ménagée  par  ce  procureur- 
général  entre  son  parlement  et  les  États  de  Bretagne  est  le  com- 
mencement d'une  sédition  préparant  mie  révolution  dans  le 
royaume,  d'après  les  principes  du  Contrat  social,  cité  et  commenté 
dans  les  lettres  de  La  Ghalotais. 

De  là,  un  éclat  et  un  scandale  immenses  :  au  bruit  que  l'écha- 
faud  va  se  dresser  pour  le  courageux  procureur-général  de  Rennes, 
la  France  entière  se  déchaîne  contre  Galonné,  contre  d'Aiguillon, 
contre  ceux  des  ministres  qui  leur  prêtent  appui.  Tous  les  parle- 
ments renouvellent  leurs  démonstrations  menaçantes.  Ghoiseul, 
jusque-là  réservé  et  neutre  en  apparence,  représente  avec  force  au 
roi  l'invraisemblance  ou  l'exagération  des  accusations,  le  danger 
de  laisser  accréditer,  près  d'un  public  enclin  aux  nouveautés,  la 
croyance  que  des  hommes  tels  que  La  Ghalotais  et  ses  principaux 
collègues  des  parlements  jugent  les  doctrines  de  J.-J.  Rousseau 
applicables.  D'Aiguillon,  lui-même  s'effraie,  change  de  batteries, 
veut  rejeter  tout  l'odieux  de  l'affaire  sur  Galonné.  La  plupart  des 
membres  de  la  commission  se  récusent  *  :  la  commission  est  dis- 
soute, et  le  procès  renvoyé  par-devant  le  parlement  de  Rennes 
rétabli,  c'est-è-dire  par-devant  la  minorité  non  démissionnaire, 
grossie  de  quelques  défectionnaires  qui  retirent  leurs  déoiissions 


1.  La  commission  avait  pourtant  fait  une  chose  utile  :  eUe  av|dt  jugé  deux  cent 
trente  cinq  accusés  que  faisait  languir  dans  les  prisons  de  J^nnes  la  suspension  de 
la  justice.  Les  détails  sinistres  que  donnent  à  cet  égard  les  Mémoires  de  d*  Aiguillon 
(p.  24)  font  ressortir  les  conséquences  de  cette  interruption  du  senrice  judiciaire, 
qui  était  devenue  l'arme  habituelle  des  parlements. 


il765J  MORT  DU  DAUPHIN.  241 

et  de  nouveaux  conseillers  créés  par  le  roi.  Le  parlement  de  Paris 
recommence  ses  remontrances  en  Taveur  du  vrai  parlement  de 
Rennes,  et  les  accusés  déclinent  la  compétence  dix  parlement  (TAi^ 
guUlon. 

La  viplence  des  passions  avait  été  un  moment  calmée ,  ou  du 
moins  suspendue,  par  un  triste  événement.  Le  dauphin,  Louis  de 
France,  était  mort  le  20  décembre  1765,  à  trente-six  ans.  C'était 
un  caractère  mélancolique,  qui  tenait  à  la  fois  de  Louis  XIII  et 
du  duc  de  Bourgogne.  La  guerre  ou  les  affaires  eussent  ravivé 
cette  âme  indifférente  aux  plaisirs  et  aux  passions  qui  gouver- 
nent la  plupart  des  honunes;  mais  la  jalouse  défiance  de  son 
père  lui  interdisait  tout  emploi  sérieux  de  son  activité.  L*ennui  le 
consumait.  Une  maladie  de  poitrine,  occasionnée  par  une  impru- 
dence, aggravée  par  la  négligence  volontaire  d'un  homme  qui  ne 
tenait  pas  à  la  vie,  l'emporta  après  quelques  mois  de  langueur.  Il 
y  eut  comme  un  écho  des  regrets  qui  avaient  jadis  environné  la 
tombe  du  duc  de  Bourgogne,  et  les  mêmes  illusions  se  reprodui- 
ârent.  Plus  d'une  voix  s'écria,  dans  les  orages  de  89  :  Ah!  si  le 
dauphin  avait  vécu!  —  Il  est  probable  que,  si  le  dauphin  avait 
vécu,  il  eût  accéléré  plutôt  que  dissipé  les  orages.  Son  cœur  était 
pur  et  sincère,  mais  il  plaçait  mal  sa  confiance.  Les  La  Yauguyon 
et  les  d'Aiguillon,  ou  d'autres  personnages  semblables,  eussent 
été  pour  lui  de  fâcheux  conseillers,  et  l'on  peut  croire  qu'il  eût 
subi  aveuglément  l'induence  de  Rome  et  du  clergé.  «  Si  je  suis 
appelé  au  trône,  disait-il,  et  que  l'Église  me  commande  d'en  des- 
cendre, j'en  descendrai.  »  Un  tel  prince  se  fût  bien  vite  brisé  dans 
une  réaction  impossible  contre  l'esprit  du  siècle  '. 

n  laissait  trois  fils  et  deux  filles.  Les  trois  fils  étaient  destinés 
tous  trois  à  porter  la  couronne  :  ils  furent  Louis  XVI,  Louis  XVIII 
cl  Charles  X.  L'aîné  devait  périr  écrasé  sous  les  débris  de  l'an- 
cien régime  :  la  royauté  traditionnelle ,  un  moment  relevée  au 
niilieu  d'une  société  nouvelle ,  devait  retomber  par  deux  fois  avec 
^es  deux  autres  frères. 

Un  éclair  de  sensibilité  sembla  passer  chez  Louis  XV  :  «  Pauvre 
France!  s'écria-t-il ;  un  roi  de  cinquante-cinq  ans  et  un  dauphin 

^'  Mémoireê  du  marquis  d'Argenson^  p.  69.  —  Notice  de  Sénac  de  Meilhan ,  à  la 
*^^«  de  madame  du  Uau^set,  p.  185. 

XVI.  16 


Î4«  LOUIS   XV.  11766-17 

de  onze  !  >  La  peur  de  la  mort  I*avait  saisi  en  voyant  mourir  s 
fils.  Il  fit  scyn  testament  :  il  réforma ,  sinon  ses  mœurs,  au  moi 
le  scandale  de  ses  mœurs;  il  se  rapprocha  de  sa  famille.  1 
homme  aussi  dégradé  ne  pouvait  guère  que  changer  de  vice,  et 
gens  éclairés  commençaient  à  craindre  qu'au  règne  de  la  c 
bauche  ne  succédât  celui  d*une  basse  et  tyrannique  bigoter 
Mais  les  velléités  de  réforme  n'allèrent  pas  loin  chez  Louis  XV, 
la  mort  de  la  veuve  de  son  fils,  de  la  dauphîne  Marie-Thérèse 
Saxe,  personne  aimable  et  sensée,  qui  avait  pris  quelque  ascc 
dant  sur  lui,  contribua  à  le  rendre  à  ses  habitudes  (mars  176' 
Cette  mort  réveilla  les  bruits  de  poison  qu'on  avait  répandus  sot 
dément  lors  de  la  perte  du  dauphin,  et  la  coterie  de  d'Âiguillo 
de  la  Vauguyon,  des  jésuites,  qui  avait  espéré  se  servir  de  lada 
phine  depuis  la  mort  de  son  mari ,  ne  craignit  pas  de  propaj 
d'odieuses  calomnies  contre  le  duc  de  Choiseul.  On  infecta  de  i 
infâmes  soupçons  l'esprit  du  nouveau  dauphin,  depuis  Louis  X\ 
et  l'on  parvint  ainsi  à  l'aliéner  irrévocablement  du  seul  mioisl 
qui  eût  fait  quelques  efforts  intelligents  pour  suspendre  la  ho 
teuse  décadence  de  la  monarchie  durant  la  dernière  période 
Louis  XV. 

Louis  XV,  cependant,  avait  paru  vouloir  prouver  au  public  q 
la  pexte  de  son  fils  n'affaiblirait  point  la  puissance  royale.  Il  avi 
répondu  avec  éclat  aux  remontrances  incessantes  dos  cours 
justice  et  aux  hardis  exposés  de  principes  qu'elles  étalaient 
l'envi  depuis  quelques  années.  Le  3  mars  1766,  il  signifia,  en 
de  justice,  au  parlement  de  Paris,  que  ce  qui  s'était  passé  à  Renr 
et  à  Pau  ne  regardait  pas  les  autres  parlements.  La  harang 
royale ,  lue  par  un  conseiller  d'État ,  gourmandait ,  en  lenB 
amers,  l'indécence  et  la  témérité  des  remontrances  combiné 
par  lesquelles  se  manifestait  ce  pernicieux  système  (Tunité  que 
roi  avait  déjà  proscrit,  a  Je  ne  souffrirai  pas,  disait  le  monarqij 
qu'il  se  forme  dans  mon  royaume  une  association  de  résistance 
ni  qu'il  s'introduise  dans  la  monarchie  un  corps  imaginaire  q 
ne  pourrait  qu'en  troubler  l'harmonie.  »  Les  maximes  des  pari 
ments,  résumées  en  peu  de  lignes,  étaient  condamnées  comr 
des  nouveautés,  que  démentaient  l'institution  delà  magistrature 
les  vraies  lois  fondamentales  de  l'État.  Le  roi,  à  son  tour,  exp 


[1766]  LE  ROI  ET  LES  PARLEMENTS.  t43 

sait,  de  son  point  de  vue,  ces  lois  Tondamentales.  c  En  ma  per* 
sonne  seule  réside  la  puissance  souveraine,  dont  le  caractère  pro^ 
pre  est  V esprit  de  conseil,  de  justice  et  de  raison;  à  moi  seul  appar- 
tient le  pouvoir  législatif,  sans  dépendance  et  sans  partage... 
Tordre  public  tout  entier  émane  de  moi  ;  mon  peuple  n'est  qu'un 
avec  moi ,  et  les  droits  et  les  intérêts  de  la  nation ,  dont  on  ose 
faire  un  corps  séparé  du  monarque ,  sont  nécessairement  unis 
avec  les  miens  et  ne  reposent  qu'en  mes  mains.  » 

Il  concluait  en  annonçant  que,  si  le  parlement  de  Paris  ne  don- 
nait l'exemple  de  la  soumission  aux  autres  Cours  du  royaume ,  ce 
spectacle  scandaleux  d'une  contradiction  rivale  de  sa  puissance 
souveraine  le  réduirait  à  la  triste  nécessité  d'employer  tout  le 
pouvoir  qu'il  avait  reçu  de  Dieu  à  préserver  ses  peuples  des  suites 
funestes  de  telles  entreprises. 

Les  lois  fondamentales  selon  le  roi  n'étaient  ni  plus  ni  moins 
imaginaires  que  les  lois  fondamentales  selon  le  parlement;  mais 
cette  théorie  de  droit  divin  et  de  mystique  infaillibilité  royale, 
celte  langue  de  Louis  XIV  et  de  Bossuel  parlée  par  le  roi  du  Parc- 
auxCerfs,  durent  retentir  aux  oreilles  des  hommes  du  xviu»  siècle 
comme  une  ironique  parodie  des  temps  écoulés. 

Le  roi  fit  rayer  sur  les  registres  un  arrêté  du  parlement,  du 
il  février,  sur  les  affaires  de  Bretagne.  A  une  députation  du  par- 
lement de  Rouen,  mandée  pour  entendre  également  annuler  deux 
de  ses  arrêtés,  il  dit  qu'il  avait  prêté  serment,  non  point  à  la 
nation,  comme  les  parlements  osaient  le  dire,  mais  à  Dieu  seul. 
Les  autres  parlements  reçurent  des  admonitions  semblables. 
Le  parlement  de  Paris  décida,  néanmoins,  le  19  mars,  que  les 
*  officiers  du  parlement  de  Rennes,  accusés,  seraient  conservés  en 
leur  honneur  et  réputation ,  tant  que  leur  procès  ne  leur  aurait 
pas  été  fait  par  juges  compétents.  Le  20 ,  il  arrêta  de  nouvelles 
^'emontrances,  mais  reconnut,  comme  waxtwîes  inviolables^  a  qu'au 
^^  seul  appartient  la  puissance  souveraine;  qu'il  n'est  comptable 
9^'à  Dieu...  que  le  lien  qui  unit  le  roi  à  la  nation  est  indissoluble 
par  sa  nature;  que  le  pouvoir  législatif  réside  sans  partage  dans 
^  personne  du  souverain.  »  Il  semblait  que  ce  fût  là  mettre  bas 
les  armes;  et  cependant  le  parlement,  s'il  abandonnait  le  droit 
philosophique  et  national,  n'abandonnait  rien  de  ses  prétentions 


244  LOUIS   XV.  [1766-17671 

propres  et  maintenait,  par  un  long  et  subtil  commentaire,  son 
droit  de  résister  au  roi  au  nom  du  roi  et  dans  Tintérêt  du  roi , 
d'opposer  en  quelque  sorte  à  la  volonté  accidentelle  et  variable 
de  l'homme  la  volonté  permanente  de  l'institution,  de  l'abstrac- 
tion royale. 

C'était  toutefois  un  avantage  pour  la  cour  d'avoir  fait  confesser 
par  le  parlement  de  Paris  les  principes  du  droit  monarchique  ea 
présence  des  théories  démocratiques  qui  se  répandaient  dans  le 
monde;  mais  cet  avantage  ne  décidait  rien.  Quelques  mois  se 
passèrent  sans  accidents  dignes  de  remarque.  Le  22  novembre,  le 
roi  se  décida  à  évoquer  à  sa  personne  le  procès  des  magistrats 
bretons,  que  le  parlement  d'Aiguillon  n'osait  ni  condamner  dI 
absoudre.  Le  24  décembre,  des  lettres  patentes  déclarèrent  éteintes 
et  assoupies  toutes  poursuites   et  procédures  relatives  à  cette 
affaire,  le  roi  ne  voulant  pas,  était-il  dit,  «  trouver  de  coupables.  » 
La  Chalotais  et  ses  coaccusés  furent  élargis ,  mais  exilés  à  Saintes. 
Là-dessus,  nouvelles  représentations  du  parlement  de  Paris,  des 
autres  parlements',  des  États  de  Bretagne,  demandant  qu'on  ue 
laisse  point  planer  un  reste  de  soupçon  sur  des  magistrats  tidèles, 
qu'on  les  rappelle,  qu'on  les  rétablisse  sur  leurs  sièges.  Le  roi 
répondit  que  «  leur  honneur  n'était  pas  compromis,  o  mais  qu'il 
ne  leur  rendrait  jamais  sa  confiance  ni  ses  bonnes  grâces.  Les 
dures  vérités  que  contenaient  certaines   des  lettres   trouvées 
dans  le  secrétaire  de  La  Chalotais  avaient  piqué  au  vif  Louis  XV. 

Les  magistrats  exilés  continuèrent  à  demander  justice  et  non 
grâce.  La  Bretagne  continua  de  s'agiter.  Le  parlement  dAigitUlon 
était  en  butte  à  l'hostilité  et  au  mépris  de  la  grande  majorité  du 
pays.  Des  provocations,  des  rixes,  des  duels,  attestaient  la  fermen- 
tation publique.  Le  pouvoir  s'efforçait  en  vain  d'effrayer  les  mé- 
contents en  multipliant  les  lettres  de  cachet.  L'exaspération  fut 
portée  au  comble  par  l'annonce  d'un  grand  règlement  que  la 
cour  prétendait  imposer  aux  États  de  Bretagne,  afin  de  donner 
force  de  loi  à  la  plupart  des  innovations  arbitraires  que  s'était 

1.  Le  parlement  de  Bordeaux  se  si^niala  par  son  énergie.  Un  de  ses  arrêts  fat  cassé 
par  le  conseil,  ptmr  avoir  énoncé,  u  comme  une  portion  de  la  liberté  personnelle  du 
Français  et  de  sa  propriétéf  des  systèmes  dont  TefTet  serait  destructif  de  toute  mo- 
narchie (2  octobre  I7b7).  »  Mercure  historique,  i,  CLXllI,  p.  522. 


(1768-1769J  CONCESSIONS.  «45 

permises  le  duc  d*Âiguillon.  Ghoiseul  saisit  avec  habileté  le  mo- 
ment d'intervenir  derechef  auprès  du  roi  et  lui  fit  comprendre 
qu'il  fallait  faire  une  concession  pour  en  obtenir  une  autre.  Le 
Ëtats  de  Bretagne  furent  convoqués  en  session  extraordinaire 
(février  1768),  et  le  roi  donna  commission  pour  les  tenir  à  un 
duc  et  pair  et  à  un  conseiller  d*état  à  la  place  de  d'Aiguillon  et  de 
l'intendant  de  Bretagne,  FlessellesS  aussi  impopulaire  que  le 
gouverneur.  Satisfaits  quant  aux  personnes,  les  États  transigèrent 
sur  les  principes.  Us  discutèrent  paisiblement  ce  règlement 
accueilli  d'abord  avec  tant  de  colère  et  en  admirent  au  moins 
une  partie.  A  la  vérité,  ils  demandèrent  toujours  justice  pour  La 
Gbalotais  et  insistèrent  opiniâtrement  sur  le  rétablissement  du 
parlement  de  Rennes,  tel  qu'il  était  avant  les  démissions  de 
mai  1765.  La  position  de  d'Aiguillon  n'était  plus  tenable  :  il  se 
démit  de  son  gouvernement  et  revint  s'établir  à  la  cour,  où, 
bien  accueilli  de  Louis  XV  et  pourvu  d'un  commandement  dans 
les  troupes  de  la  maison  du  roi ,  il  ne  songea  plus  qu'à  se  venger 
de  Ghoiseul  par  tous  les  moyens. 

Le  roi  finit  par  céder  devant  l'obstination  bretonne.  Le  vrai 
parlement  de  Rennes  fut  rétabli  en  juillet  1769,  non  pas  intégra- 
lement toutefois,  car  Louis  XY,  fidèle  à  sa  rancune,  ne  voulut 
jamais  consentir  au  rappel  de  La  Ghalotais.  Le  parlement  de 
Rennes  ne  se  contenta  pas  de  cette  incomplète  réparation  et  pré- 
tendit venger  ses  amis  et  poursuivre  ses  ennemis  jusque  dans 
Versailles,  ce  qui  finit  par  amener  la  crise  décisive  de  la  longue 
guerre  entre  l'autorité  absolue  et  la  magistrature. 

Ihirant  ces  péripéties ,  les  embarras  financiers ,  qui  avaient  été 
la  première  occasion  des  levées  de  boucliers  parlementaires , 
allaient  toujours  s'aggravant.  Les  promesses  royales  antérieures 
^  la  paix  avaient  été  violées  en  1763  :  les  promesses  de  1763  et 
^e  1764  furent  violées  en  1767.  L'établissement  de  deux  nou- 
veaux sous  pour  livre  sur  les  droits  des  fermes,  la  prorogation 
l^ur  six  ans  de  divers  droits  faisant  partie  des  fermes  générales, 
la  prorogation  du  second  vingtième  pour  deux ,  puis  pour  trois 
^%  celle  des  dons  gratuits  des  villes  et  d'autres  impôts  encore 

^'  PréTÔtdet  marchands  de  Paris,  en  1789,  et  massacré  le  jour  de  la  prise  de  la 
^'^tille.  Les  noms  tragiques  de  la  Révolution  commencent  à  retentir  dans  l'histoire. 


«46  LOUIS  XV.  11767-1769] 

(janvier-juin  1767),  provoquèrent  des  remontrances  réitérées  et 
inefficaces  chez  les  parlements,  les  cours  des  aides  et  les  chambres 
des  comptes.  Laverdi  avait  été  submergé  par  le  désordre  cpi'il 
avait  eu  un  moment  la  prétention  de  refouler.  La  comptabilité 
était  anéantie  :  toute  vérification  était  impossible  ;  il  y  eut  tels 
comptes  du  Trésor  qui  ne  furent  établis  que  dix,  douze  ou  même 
quinze  ans  après  l'expiration  de  l'exercice  dont  ils  devaient  re- 
tracer les  opérations  ! 

Laverdi  s'était  déconsidéré  par  son  extrême  insuffisance  et 
rendu  odieux  au  public  et  suspect  à  Choiseul  par  l'appui  qu'il 
avait  prêté  au  duc  d'Aiguillon  dans  les  affaires  de  Bretagne,  se 
retournant  ainsi  contre  les  parlements,  des  rangs  desquels  il  était 
sorti.  Choiseul  parvint  à  le  faire  remplacer  par  un  homme  à  lui, 
le  conseiller  d'état  Mainon  d'Invau  (21  septembre  1768).  Laterdi 
laissait  la  dette  augmentée  de  115  millions  depuis  la  paix  :  la 
caisse  d'amortissement  n'était  qu'un  leurre ,  car  on  empruntait 
bien  plus  qu'on  n'amortissait.  En  janvier  1769,  les  anticipations 
sur  les  revenus  allaient  à  32  millions  et  demi. 

M.  d'Invau  ne  débuta  point  heureusement  au  contrôle-général. 
Ses  expédients,  tout  semblables  à  ceux  de  son  prédécesseur,  étant 
repoussés  par  le  parlement  de  Paris,  qui^se  repentait  d'avoir  en- 
registré les  édits  bursaux  de  1767,  la  cour  en  revint  à  un  lit  de 
justice  dès  le  1 1  janvier  1769  :  les  édits  imposés  par  le  roi  proro- 
geaient encore  le  second  vingtième  jusqu'en  juillet  1772  et  divers 
droits  sur  les  consommations  jusqu'en  1788,  créaient  4  millions 
de  rentes  viagères  et  bouleversaient,  par  des  combinaisons  nou- 
velles et  peu  équitables,  les  engagements  contractés  en  décembre 
1764  pour  le  remboursement  des  dettes  arriérées.  Le  premiei 
président  d'Aligre  adressa  au  roi  un  très-bon  discours  contre  1« 
édits  ;  il  concluait  en  affirmant  que  les  deux  grands  remèdes ,  eo 
matière  de  finances,  étaient  la  réduction  des  dépenses  et  la  sim- 
plification de  la  perception'.  Plusieurs  parlenients  de  province 

1.  Il  résume  fort  bien  la  marche  financière  du  gouvernement  :  «  Les  emprunts  ei 
Icb  impôts  sont  devenus,  depuis  nombre  d'années,  la  source  et  le  supplément  les 
uns  des  autres...  Faute  d'un  assignat  suffisant  dès  le  moment  de  leur  création,  il 
deviennent,  à  Téchéance  de  la  première  année,  le  germe  d'an  impôt  nécessaire,  et 
l*impôt,  qui  ne  suffit  pas ,  est  bientôt  soutenu  d'un  emprunt  qui  annonce  nn  nouve 
impôt  pour  l'année  suivante.  »  Merc,  hûtoriqut^  t.  CLXVl,  p.  179-1B8. 


[17691  FINANCES.  247 

dépassèrent  en  vigueur  le  parlement  de  Paris  :  celui  de  Grenoble 
et  d'autres  encore  défendirent  la  perception  du  second  vingtième 
et  luttèrent  à  coups  d'arrêts  contre  le  conseil. 

Le  contrôleur-général  n'eût  pas  mieux  demandé  que  de  suivre 
l'avis  du  premier  président  d'Aligre.  Il  essaya  d'un  moyen  terme, 
n  présenta  au  conseil  un  plan  de  réduction  des  dépenses ,  avec 
suppression  de  beaucoup  d'offices  de  fmances ,  continuation  des 
deux  vingtièmes  pour  dix  ans  et  création  d'une  loterie  de  100 
millions,  où  Ton  recevrait  moitié  argent,  moitié  effets  royaux  au 
cours  de  la  place,  et  où  les  lots  consisteraient  en  rentes  viagères. 
Le  plan  fut  rejeté.  M.  d'Invau  agit  en  homme  d'honneur  :  il 
donna  sa  démission  et  refusa  la  pension  d'ancien  ministre,  qu'il 
n'avait  pas  gagnée ,  dit-il.  Sur  la  recommandation  du  chancelier 
de  Maupeou,  ancien  premier  président  du  parlement  de  Paris , 
appelé  depuis  un  an  à  la  chancellerie,  le  roi  nomma  au  contrôle- 
général  un  homme  qu'on  lui  avait  représenté  comme  aussj  hardi 
que  laborieux  et  que  fertile  en  ressources  :  c'était  l'abbé  Terrai, 
parlementaire  ainsi  que  Laverdi  et  que  Maupeou,  mais,  de  môme 
que  ce  dernier,  mal  vu  autrefois  dans  sa  compagnie  à  cause  de  ses 
complaisances  pour  la  cour,  et  relevé  dans  l'opinion  depuis  l'affaire 
des  jésuites  (23  décembre  1769). 

Avant  d'entamer  le  récit  des  graves  événements  intérieurs  qui 
suivirent  l'avènement  de  ce  nouveau  ministre  des  fmances  et  qui 
remplirent  le  reste  du  règne  de  Louis  XV,  il  faut  jeter  un  coup 
d'œil  au  dehors  et  suivre  à  travers  l'Europe  la  politique  de  Ghoi- 
seul.  De  grandes  catastrophes  se  préparaient  hors  de  France 
comme  en  France. 

La  pensée  constante  de  Choiseul ,  il  est  juste  d'en  tenir  compte 
4  sa  Mémoire,  était  de  relever  la  France  du  traité  de  1763. 
Rétablir,  réorganiser  ses  forces  de  terre  et  de  mer,  la  mettre 
€n  étal  de  prendre  un  jour  sa  revanche;  en  attendant,  lui  pro- 
curer quelques  dédommagements  de  ses  perles,  sans  donner  lieu 
à  un  renouvellement  prématuré  de  la  guerre  ;  fortifier,  resser- 
rer le  système  des  alliances  de  la  France,  sans  se  dissimuler  que, 
^6  ses  deux  alliées,  l'Autriche  et  l'Espagne,  la  première,  qui 
^vait  coûté  si  cher,  était  infiniment  moins  sûre  que  l'autre; 
appuyer  donc  ses  principales  espérances  de  concours  sur  l'Es- 


«48  LOUIS  XV.  l176i-17C 

pagne  et  l'encourager  avec  la  plus  vive  sollicitude  dans  la  vo 
de  progrès  où  la  poussaient  les  conseillers  de  Charles  III;  enfii 
surveiller  et  lâcher  d'aggraver  les  embarras  que  commenç; 
d'éprouver  l'Angleterre,  afin  de  la  détourner  de  l'action  extérieur 
telles  étaient  les  idées  qui  dirigèrent  la  conduite  de  Choiseul  apr 
la  paix  de  Paris.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  quelle  fut  la  fun« 
lacune  de  son  plan  diplomatique;  mais  la  première  partie  de  s 
projets,  le  rétablissement  des  forces  de  la  France,  fut  exécuté 
autant  qu'il  dépendit  de  lui ,  avec  beaucoup  de  vigueur  et  d'înU 
ligence. 

L'accusation  de  dissiper  les  finances ,  souvent  élevée  cont 
Clioiseul,  était  injuste.  Ce  ministre,  si  fastueux  et  si  peu  ménag 
de  sa  propre  fortune,  fit  le  plus  souvent  un  emploi  judicieux  d 
deniers  de  l'État.  Ce  n'est  point  par  les  départements  ministéri^ 
qui  relevaient  de  lui,  ce  n'est  pas  même,  principalement,  p 
les  acquits  d^  comptant  de  Louis  XV  et  par  les  gaspillages  de 
cour  que  les  finances  allaient  à  la  banqueroute  :  la  grande  can 
de  ruine  n'était  pas ,  nous  l'avons  dit  maintes  fois ,  le  chiffre  ( 
l'impôt  qui  entrait  au  Trésor,  mais  le  chiffre  de  ce  qui  s'exto; 
quait  en  dehors  du  Trésor,  et  le  régime  de  privilèges  et  d'aln 
qui  pesait  à  tous  les  degrés  sur  la  société  et  qui  était  devenu,  poi 
ainsi  dire,  la  société  même. 

Quant  à  Choiseul,  il  avait  diminué  considérablement  les  dépens 
des  affaires  étrangères,  en  réduisant  ou  en  supprimant  la  plupa 
des  subsides  permanents  que  la  France  avait  coutume  de  paye 
depuis  le  siècle  précédent,  à  la  Suède,  aux  princes  d'Allemagn 
à  la  Suisse,  parfois  au  Danemark,  subsides  fort  onéreux  et  d'u 
très-faible  utilité  :  le  seul  service  que  nous  eût  rendu  jusqu'alc 
l'alliance  autrichienne  était  d'avoir  facilité  cette  économi 
qu'un  homme  versé  dans  l'administration  a  évaluée  à  20  millio 
par  an  *. 

Les  affaires  de  la  guerre,  surtout,  furent  très-bien  conduit 
par  Choiseul.  Il  avait  soutenu  les  dernières  années  de  la  guei 
de  Sept  Ans  avec  60  millions  par  an  de  moins  que  son  prédéo 
seur,  le  maréchal  de  Bclle-Isle,  qui  avait  exigé  jusqu'à  180  m 

1.  Séuac  de  Meilhan,  à  la  suite  de  madame  du  ITau:>8et,  p.  187. 


(1762!  RÉFORMES  DE  CIIOfSEUL.  249 

lions.  Aussitôt  la  paix  assurée,  il  remit  les  dépenses  et  refTectif  de 
l'armée  à  peu  près  sur  le  même  pied  qu'avant  la  guerre  { l'effectif 
i  cent  cinquante-deux  mille  sept  cent  cinquante-huit  hommes,  la 
dépensée  70  millions  environ)  mais  il  accomplit  en  même  temps, 
sans  augmenter  les  charges,  une  réforme  militaire  de  la  plus 
grande  portée.  La  composition  de  l'armée  était  extrêmement  irré- 
gulière :  les  divers  corps  d'une  même  arme  différaient  entre  eux 
par  le  nombre  de  bataillons,  d'escadrons,  de  compagnies,  ce  qui 
rendait  l'instruction  très-difflcile  et  les  manœuvres  d'ensemble 
impossibles;  les  créations  de  corps  s'étaient  faites  au  hasard;  les 
licenciements,  de  même.  L'uniformité  de  composition  fut  presque 
complètement  établie;  les  cadres  furent  fixés  d'une  manière  in- 
variable, en  sorte  que  l'on  n'eut  plus  désormais,  selon  les  circon- 
stances, qu'à  augmenter  ou  diminuer  le  nombre  des  soldats  de 
chaque  régiment,  mais  non  plus  à  créer  ou  à  réformer  des  régi- 
ments. L'armée  acquit  par  là  une  consistance,  une  solidité  qu'elle 
n'avait  jamais  eue.  Les  colonels  perdirent  la  nomination  de  leurs 
subordonnés  et  furent  astreints  à  commander  eux-mêmes  leurs 
régiments  en  tout  temps;  le  recrutement  des  compagnies  fut  re- 
tiré des  mains  des  capitaines,  qui  cessèrent  le  triste  rôle  de  trafi- 
quants d'hommes.  Les  engagements  furent  portés  à  huit  ans ,  au 
lieu  de  six  ;  après  un  engagement  renouvelé,  ou  seize  ans  de  ser- 
rée, le  soldat  eut  droit  à  demi-solde  en  se  retirant;  après  vingt- 
quatre  ans,  droit  à  la  solde  entière ,  ou  aux  Invalides.  Des  camps 
de  manœuvres  furent  réunis  de  temps  à  autre  pour  exercer  les 
troupes  et  les  officiers  généraux ,  qui  en  avaient  plus  besoin  en- 
core que  les  régiments  '.  Les  ordonnances  de  1762  préparèrent  la 
nouvelle  armée  qui  devait  venger  les  affronts  de  la  guerre  de 
Sept  Ans,  l'armée  non-seulement  de  la  guerre  d'Amérique ,  mais 
<Je  la  Révolution. 

La  marine  réclamait  ^une  réforme  peut-être  plus  profonde  en- 
core. Un  grand  nombre  des  officiers  qui  s'étaient  si  mal  conduits 

!•  Mémoires  de  Choisenl,  1. 1**,  p.  77-160.  —  Journal  du  règm  ds  Louis  XV^  t.  II, 
P*  I^.  —  Ordonnancss  de  décembre  1762.  —  On  voit,  dans  les  Mémoires  de  Choiseul, 
V^  Vadministration  n'entretenait  de  médecins  et  de  chirurgiens  dans  les  hôpitaux 
^littires  que  depuis  1769.  Jusque-là  les  médecins  n'avaient  point  eu  de  gagr^,  et 
'^  chirurgiens  avaient  été  payés  par  les  entrepreneurs  chargés  du  service  des 
*^*piUux. 


Î50  LOUIS  XV.  [\U%-\1W 

furent  mis  à  la  retraite.  La  bureaucratie  fut  réduite,  et  lesappoin* 
tementsdes  officiers  de  marine  furent  augmentés,  comme  Favaicnt 
été  ceux  des  officiers  de  Tarmée  de  terre.  Choiseul  voulait  aller 
beaucoup  plus  loin  :  il  projetait  de  supprimer  le  corps  privilégié 
des  gardes  de  la  marine,  exclusivement  composés  de  gentils- 
hommes, et  de  recréer  la  marine  royale  à  nouveau,  en  y  recevant 
tous  les  officiers  de  ports,  les  corsaires ,  les  capitaines  marchands 
qui  s'étaient  distingués  dans  la  dernière  guerre.  Il  y  eut  un  tel  sou- 
lèvement dans  la  noblesse,  que  le  ministre  dut  reculer  devant  la 
cour  entière  liguée  *.  On  ne  Tempôcha  pas,  du  moins,  de  réorga- 
niser rartillerie  de  marine  (1767)  et  de  former  un  <x)rps  de  dix 
mille  canonniers  qu'on  exerça  une  fois  par  semaine  pendant  dix 
ans,  et  qui  montrèrent  en  1778  ce  qu'ils  savaient  faire!  Les  con- 
structions navales  furent  poussées  avec  une  grande  activité  et  sur 
une  grande  échelle.  A  la  fin  de  1770,  la  France  comptait  soixante- 
quatre  vaisseaux  et  cinquante  frégates  à  flot.  Les  arsenaux,  les 
magasins,  furent  remplis.  Les  belles  forêts  des  Basses-Pyrénées 
étaient  jusqu'alors  inutiles  à  la  marine  :  le  Gave  de  Pau  fut  rendu 
navigable  et  les  mâtures  des  Pyrénées  descendirent  par  le  Gave  et 
TAdour  jusque  dans  le  port  de  Bayonne ,  aux  acclamations  des 
populations  basques  et  béarnaises  ^. 

Les  tentatives  d'action  au  dehors  furent  d'abord  moins  heu- 
reuses. On  a  vu  la  déplorable  issue  de  l'entreprise  de  Guyane. 
Choiseul  réussit  mieux  dans  la  Méditerranée,  en  Corse,  que  dans 
le  Nouveau -Monde. 

La  Corse  était,  depuis  quelques  années,  presque  entièrement 
affranchie.  Un  grand  honmie  d'état,  Pascal  Paoli,  avait  fait  surgir 
l'ordre,  la  discipline,  un  gouvernement  régulier,  du  sein  de  cette 
anarchie  éternelle.  Après  des  luttes  aussi  obstinées  contre  ses 
compatriotes  que  contre  l'étranger,  il  était  parvenu  à  dompter,  à 
diriger  avec  persévérance  vers  la  guerre  nationale  la  farouche 
énergie  que  les  Corses  ont  coutume  de  dépenser  dans  les  guerres 
de  famille.  Établi  au  centre  de  la  Corse,  à  Corte,  il  dominait  sur 
l'Ile  entière,  à  l'exception  de  quelques  places  maritimes.  Les  Fran- 

1.  Vie  f)rM9  de  Lmtt  XV,  t.  IV,  p.  95-97. 

9.  Un  novTeao  Code  d«  la  Marine  en  seiae  lîTret,  qni  modifiait  la  grande  Ordon- 
dt  1689,  Ali  promnlgué  le  25  mars  1763. 


L-7C5H768Î  MARINE.    COKSE.  251 

a.is  avaient  occupé  trois  de  ces  places  en  1756,  sans  intervenir 
ia.Tis  les  hostilités  entre  Génois  et  Corses,  et  sans  se  départir  du 
caractère  de  médiateurs  qu'ils  avaient  pris  en  1751  ;  mais  ils 
rataient  retirés  au  bout  de  deux  ans,  et  Géncs  avait  dû  recon- 
a»tlre  non-seulement  l'impossibilité  de  soumettre  les  rebelles  par 
ses  propres  forces,  mais  Textréme  difficulté  de  conserver  ses  der- 
niers postes.  Gènes  pria  les  Français  de  revenir,  en  1764,  à  peu 
près  aux  mêmes  conditions  qu'auparavant,  et  leur  remit  la  garde 
d'Ajaccio,  de  Calvi,  de  Baslia  et  de  San-Piorenzo.  On  recommença 
de  négocier.  Les  Corses  envoyèrent  à  Versailles  le  colonel  Butla- 
fuoco,  pour  demander  qu'on  reconnût  Tindépendance  de  leur 
république,  moyennant  un  tribut  équivalant  à  ce  que  la  Corse 
produisait  autrefois  à  Gênes.  Le  profit  n'avait  jamais  dépassé 
40,000  francs  pour  Gênes,  à  cause  des  frais  de  garnison.  Butta- 
fuoco  fit  en  même  temps  une  autre  démarche,  qui  attestait  à  quel 
point  les  conceptions  idéales  des  philosophes  commençaient  à 
pénétrer  dans  la  vie  réelle.  11  demanda  un  projet  de  constitution 
i Jean-Jacques  Rousseau,  qui  était  encore  en  Suisse,  et  l'invita  à 
se  rendre  en  Corse,  au  nom  du  gouvernement  auquel  présidait 
Paoli.  L'admiration  exprimée  par  Rousseau ,  dans  une  note  du 
Contrat  social,  pour  la  patriotique  constance  des  Corses,  lui  avait 
fait  des  disciples  dévoués  parmi  les  chefs  lettrés  de  ces  barbares 
héroïques.  Rousseau  avait  prédit  que  la  Corse  était  destinée  à 
étonner  le  monde  :  la  prophétie  se  réalisa,  mais  autrement  que 
Délavait  entendu  le  prophète.  L'enfant  corse,  qui  devait  étonner 
^  monde,  allait  bientôt  naître  sur  le  rocher  d'Ajaccio  *. 

Si  Rousseau  s'était  décidé  à  passer  en  Corse,  il  aurait  eu  la  dou- 
leur d'y  voir  consommer  l'oppression  de  ses  amis. 

Le  cabinet  de  Versailles  montra  peu  de  loyauté  envers  les 
Corses.  Il  les  berça  de  vaines  espérances  et  laissa  arriver  les  choses 
jusqu'au  point  où  les  Génois,  perdant  tout  espoir  de  jamais  recon- 
quérir l'île,  ne  voulant  point  abaisser  leur  orgueil  jusqu'à  subir 
l'indépendance  de  leurs  anciens  sujets  et  ne  pouvant  s'acquitter 
des  dettes  qu'ils  avaient  contractées  envers  la  France,  proposèrent 
^ux-mômes  à  Louis  XV  la  cession  des  droits  de  leur  république. 

1. 1^  15  août  17G9. 


252  LOUIS   XV.  [1768-17691 

Le  15  mai  1768,  un  traité,  signé  à  Versailles,  autorisa  le  roi  de-- 
France  à  exercer  tous  les  droits  de  souveraineté  sur  toutes  les 
places  et  ports  de  la  Corse,  comme  nantissement  de  ses  créance^ 
sur  la  république  de  Gênes.  La  cession  était  déguisée  sous  cett^ 
forme  de  nantissement,  aGn  de  pallier  Tagrandissement  de  1^ 
France  aux  yeux  de  sa  rivale  TAngleterre,  et  même  de  sa  jalons.*^ 
alliée  TAutriche.  La  France,  par  article  séparé,  donnait  à  Gêo^ 
une  indemnité  de  deux  millions. 

Les  Corses  apprirent  avec  une  profonde  indignation  le  priir 
qu'on  réservait  à  tant  d'eflbrts  et  de  courage.  Malgré  Fimmease 
disproportion  des  forces,  ils  résolurent  de  défendre  jusqu'au  bout 
leur  liberté.  Paoli  espérait  que  les  Anglais,  qui  l'avaient  toujours 
encouragé,  ne  verraient  pas  tranquillement  la  France  se  saisir 
d'une  position  aussi  considérable  dans  la  Méditerranée.  Aux  pre- 
miers mouvements  que  firent  les  garnisons  françaises  pour  s'é- 
tendre dans  l'intérieur  et  assurer  les  communications  entre  les 
places  qu'elles  occupaient,  Paoli  essaya  bravement  de  leur  barrer 
le  passage.  Il  ne  put  se  maintenir  sur  l'étroite  péninsule  du  cap 
Corse,  qui  forme  la  pointe  septentrionale  de  l'île ,  mais  il  occupa 
fortement  la  base  de  cette  péninsule.  Le  lieutenant  général  de 
Chauvelin  débarqua  sur  ces  entrefaites  avec  quelques  renforts  et 
fit  publier  dans  l'Ile  des  lettres  patentes  du  5  août,  par  lesquelles 
le  roi  de  France  sommait  ses  nouveaux  sujets  de  reconnaître  sa 
souveraineté,  à  peine  de  rébellion.  Le  conseil  général  et  suprême 
d'État  de  la  Corse  répondit  par  une  proclamation  très-digne  et 
très -touchante,  où  il  déclarait  que  la  nation  corse  ne  se  laisse- 
rait pas  traiter  comme  u/n  troupeau  de  moutons  envoyé  au  marché 
(28  août). 

Les  actes  répondirent  aux  paroles  :  Chauvelin,  après  un  léger 
avantage  aux  bords  du  Nebbio ,  voulut  poursuivre  Paoli  au  delà 
du  Golo  avec  des  forces  insuffisantes  :  les  Français ,  déployés  sur 
un  trop  grand  espace,  furent  assaillis  impétueusement  par  une 
levée  en  masse,  qui  les  rejeta  jusque  sous  le  canon  de  Bastia,  avec 
l>erte  de  mille  ou  douze  cents  hommes  (septembre -octobre).  II 
fallut,  au  printemps  de  1769,  envoyer  toute  une  armée,  sous  un 
nouveau  commandant  en  chef,  le  comte  de  Vaux.  Cet  officier- 
général,  disposant  de  quarante-deux  bataillons  et  de  quatre  lé- 


[i7«9-l770J  COHS£.   PAOLf.  Î53 

^ons  (corps  l^ers,  mi-partie  d'infanterie  et  de  cavalerie),  fit  un 
plan  de  campagne  qui  enveloppait  Tile  entière.  Paoli  était  hoi-s 
Tétat  de  se  soutenir  contre  une  attaque  aussi  formidable.  Un 
Héroïque  combat,  au  pont  du  Golo,  fut  le  dernier  soupir  de  la 
Liberté  corse*.  Corte,  siège  du  gouvernement,  dut  capituler.  11 
i*eût  pas  été  impossible  de  perpétuer  une  guerre  de  partisans  dans 
les  maquis  et  dans  les  montagnes;  mais  Téternel  fléau  de  la  Corse, 
la  division,  renaissait  avec  les  revers;  Paoli,  abandonné  de  la  plu- 
part des  siens ,  et  plus  propre ,  d'ailleurs ,  à  diriger  un  gouverne- 
ment régulier  qu'à  jouer  le  rôle  d'un  chef  de  guérilla,  s'embar- 
qua, à  Porto- Vccchio,  sur  un  vaisseau  anglais,  avec  l'élite  de  ses 
amis  (13  juin  1769).  L'Angleterre,  qui  ne  lui  avait  fourni  d'autre 
secours  que  des  munitions,  des  armes  et  quelques  volontaires,  lui 
offrit  du  moins  un  honorable  asile. 

Les  Français  usèrent  avec  assez  de  modération  d'une  victoire 
peu  glorieuse.  Le  général  de  Vaux,  et,  après  lui,  le  gouverneur 
Marbeuf,  tâchèrent  de  réconcilier  les  Corses  à  la  domination  fran- 
çaise, en  leur  montrant  de  la  bienveillance  et  de  l'équité.  Une 
amnistie,  des  chemins  construits  par  les  troupes,  des  établisse- 
menls  utiles,  des  encouragements  à  l'agriculture  et  au  commerce, 
le  maintien  du  régime  municii)al  des  podestats ,  la  concession 
tfÉtats-Provinciaux  sous  le  titre  de  consulte  générale ,  signalèrent 
celle  politique  conciliante.  La  première  consulte  générale,  con- 
voquée à  Bastia,  le  15  août  1770,  prêta  serment  au  roi  de  France; 
néanmoins,  des  meurtres,  des  brigandages,  des  révoltes  partielles, 
étouffées  dans  le  sang,  souvent  renaissantes,  ne  cessèrent  de  pro- 
tester contre  la  conquête.  Les  améliorations  matérielles  dues  aux 
nouveaux  maîtres  étaient,  d'ailleurs,  trop  compensées  par  les  abus 
<le  l'administration  et  de  la  flscalité  françaises.  On  peut  dire  que 
^acquisition  de  la  Corse  ne  se  légitima  qu'en  89,  lorsque  les 
Corses  devinrent  citoyens  libres  d'une  nation  libre  et  ratifièrent 
solennellement  leur  réunion  à  la  France ,  ratification  confirmée 
'•'une  façon  plus  éclatante  encore  en  1796,  lorsque  les  Corses, 

l*  Voltaire  raconte  que,  dans  un  engagement  sar  le  Golo,  les  Corses  se  firent  un 
'^part  de  leurs  morts,  pour  avoir  le  temps  de  charger  derrière  eux  aTant  de  faire 
^^  mnite  nécessaire;  leurs  bles&és  se  seraient  mêlés  parmi  les  morts  pour  raffer- 
""»  le  rempart! 


254  LOUIS   XV.  Ii770 

après  avoir  été  séparés  de  la  France  par  les  événements  de 
guerre  révolutionnaire  et  par  l'influence  de  leur  héros  Paoli 
rejetèrent  le  joug  anglais  et  revinrent  spontanément  à  la  France-^ 
sous  rinfluence  d*un  autre  héros  corse ,  devenu  le  valnqaeur  d»- 
FAutriche,  en  attendant  qu'il  fût  le  dominateur  de  l'Europe. 

La  conquête  de  la  Corse  devait  être  la  dernière  extension  terr^B 
toriale  de  l'ancienne  France  *. 

On  pourrait  s'étonner  que  l'Angleterre  eût  vu  si  paisiblemecna 
ses  rivaux  s'emparer  d'un  poste  aussi  propre  à  dominer  la  m^^i 
Tyrrhénienne  et  les  côtes  d'Italie,  et  surtout  aussi  inquiétant  potMT 
les  possesseurs  de  Minorque.  L'Angleterre,  en  effet,  soutenait  laa/ 
sa  fortune  de  la  guerre  de  Sept  Ans.  Cette  fortune,  par  un  doub/e 
effet  contraire,  grandissait  comme  fatalement  dans  l'Inde,  où  iovt 
lui  prolilait,  exploits  et  fautes,  génie  et  crimes,  mais,  en  Amé- 
rique, elle  paraissait  déjà  prête  à  crouler  par  son  propre  poids. 
Le  gouvernement  britannique  ne  montrait  plus  la  vigueur  ni  la 
prudence  nécessaires  pour  maîtriser  la  situation  intérieure  et  pour 
maintenir  l'ascendant  extérieur  que  l'Angleterre  avait  conquis  par 
ses  victoires  :  il  retirait  sa  main  des  affaires  de  l'Europe  et  n'en 
dirigeait  pas  mieux  les  affaires  du  dedans.  Des  agitations  confuses 
et  stériles  absorbaient  ministres  et  parlements.  Le  favori  du  roi, 
lord  Bute,  avait  démissionné  peu  de  temps  après  la  paix  :  des 
changements  réitérés  dans  l'administration  avaient  ramené  ud 
moment  au  pouvoir  William  Pitt,  devenu  lord  Chatam  ;  mais  une 
santé  ruinée  paralysait  cette  âme  si  forte,  peu  propre,  d'ailleurs, 
aux  affaires  en  dehors  des  moments  héroïques,  et  Pitt  ne  fut  que 
l'ombre  de  lui-même  durant  son  second  ministère.  Il  ne  retrouva 
quelque  chose  de  son  éloquence  et  de  son  autorité  qu'en  retour- 
nant sur  les  bancs  de  Topposition.  Pendant  ce  temps,  Londres 
était  en  proie  aux  troubles,  sans  grandeur  et  sans  but  sérieux*, 

1.  Jftm.  de  Domourics,  t,  I«»,  Ut.  i^.—  Iffrcwre  hùtoriquê,  années  17e8-lT70. 
V.  les  ul>le:i.  —  Botta,  S/ortVi  d'it^ia,  t,  IX,  Ht.  xlvi.  —  La  conquête  de  la  Corse 
amciui  une  querelle  avec  les  Tunisiens ,  qui  continuaient  à  pirater  comme  aupara- 
T«nt  au  détriment  des  Corées.  Une  escadre  franco-maltaise  bombarda  Biserte  et 
Suce,  en  juillet  et  août  1770,  et  obligea  le  bey  dt  Tnnis  à  capitaler.  En  1765,  la 
France  et  TEIspagne  rfnnies  avaient  donné  une  semblable  correctioa  aux  Marocains. 

2.  Non  pas  toutefois  sans  résultats  pour  ravenir;  car  ce  fut  de  ces  mouvements 
qne  datèrent  les  progrès  de  la  démocratie  en  Angleterre ,  par  la  publicité  que  les 


1763-1769]         FRANCE.  ANGLETERRE.   AMÉRIQUE.  Î55 

[ue  suscitait  un  agitateur  vflgaire ,  le  fameux  Wilkes.  Une  crise 
le  céréales,  que  nous  retrouverons  tout  à  Theure  en  France, 
ourmentait  les  comtés  d'Angleterre,  et  un  nuage  noir  grossissait 
i  l'autre  bord  de  l'Atlantique.  Dès  le  lendemain  de  la  conquête 
lu  Canada,  l'antagonisme  s'était  déclaré  entre  les  deux  conque- 
ants,  l'Anglais  d'Europe  et  l'Anglais  d'Amérique.  La  mère  patrie 
Lvait  prétendu  obliger  les  colonies  à  porter  leur  part  de  la  dette 
norme  (150  millions  sterling)  qui  pesait  sur  elle,  et  qui  avait  été 
^ntractée  en  partie  pour  chasser  les  Français  d'Amérique  :  cette 
lart  était  revendiquée  sous  forme  de  taxes  et  de  droits  établis 
[MUT  actes  des  parlements.  Les  colonies  répondaient  qu'on  ne  taxe 
pas  des  hommes  libres  sans  leur  consentement,  et  qu'elles  n'avaient 
point  à  reconnaître ,  en  matière  d'impôts,  l'autorité  d'un  parle- 
ment où  elles  n'étaient  pas  représentées.  Nous  aurons  k  revenir 
sur  cette  querelle ,  qui  aboutit  à  de  si  grands  événements  et  qui , 
en  1768 ,  laissait  déjà  entrevoir  la  possibilité  d'une  séparation 
violente  et  prochaine. 

Les  soucis  que  donnaient  les  colonies  contribuèrent  beaucoup  à 
rendre  l'Angleterre  si  modérée,  ou  si  faible,  dans  la  question  de 
la  Corse.  Quelques  vaines  protestations  furent  ses  seules  armes. 
On  a  dit  que  Choiseul  n'avait  rien  ménagé  pour  se  procurer  des 
diversions  contre  l'Angleterre  et  que  ses  agents  avaient  encouragé 
puissamment  les  mécontents  anglo-américains;  il  ne  subsiste  au- 
cunes traces  de  ces  influences  prétendues*. 

Les  Anglais  ont  accusé  Choiseul  d'intrigues  beaucoup  plus 
odieuses  :  l'ambassadeur  d'Angleterre  en  Espagne,  lord  Rochford, 
prélendit  avoir  découvert  un  complot  tramé  entre  Choiseul  et  le 
uûnistre  espagnol  Grimaldi,  pour  incendier  la  marine  et  les  arse- 
naux de  Portsmoulh  et  de  Plymouth,  durant  l'hiver  de  1764  à 
1765,  et  attaquer  la  Grande-Bretagne  au  milieu  de  ce  désarroi. 
Cette  accusation  est  sans  preuve,  tandis  qu'il  est  certain  qu'un 
%lais,  du  nom  de  Gordon,  qui  n'agissait  pas  sans  instructions 

v^^nutox,  malgré  d'antiques  défenses^  commencèrent  à  donner  aux  débats  do  par- 
«njentj  et  par  rinlroduction  des  meetings. 

!•  Soos  Louis  XV],  les  ministres  Maurepas  et  Vergennes  firent  des  recherches 
^^^  vérifier  ces  bruits  et  ne  retrouvèrent  aucune  pièce  qui  les  confirmât.  Flassan, 
*•  VU,  p.  152. 


256  LOUIS  XV.  [176» 

venues  de  très-haut,  fut  exécuté,  en^769,  pour  avoir  tenté  d'in 
cendicr  le  port  de  Brest. 

Ce  qui  n*est  pas  douteux,  c'est  que  Cboiseul  ne  cessa  d*entrete 
nir  les  ressentiments  du  cabinet  espagnol  contre  la  Grande 
Bretagne,  qu'il  cultiva  soigneusement  les  germes  de  guerre  qu 
abondaient  de  ce  côté,  et  que,  pendant  les  premières  années  qu 
suivirent  le  traité  de  Paris,  trop  absorbé  par  ce  qui  regardai 
TAngleterre  et  l'Espagne,  il  fut  loin  de  donner  une  attention  suffi 
santé  aux  affaires  du  Continent.  Les  conséquences  de  celte  négli 
gence  furent  déplorables. 

La  catastrophe  préparée  par  la  longue  anarchie  de  la  Pologn< 
approchait. 

La  guerre  de  Sept  Ans,  quoique  la  Pologne  n'y  eût  point  été 
engagée,  avait  rendu  plus  profond  l'abaissement  de  cette  répu- 
blique. Les  plans  du  prince  de  Conti  et  du  comte  defiroglie,  pour 
la  relever,  ayant  été  abandonnés,  par  suite  du  pacte  de  la  France 
avec  TÂutriche  et  la  Russie,  on  avait  laissé  les  Russes  traverser, 
fouler,  occuper  la  Pologne,  sans  même  prévenir  son  gouverne- 
ment, et  y  conserver  des  positions  militaires,  sous  le  nom  de  ma- 
gasins, même  depuis  la  paix.  L'indépendance  nationale  n'étai 
plus  guère  qu'un  mot  pour  les  Polonais. 

Deux  partis,  cependant,  parmi  les  magnats,  songeaient  secrète 
ment  à  régénérer  leur  patrie  par  des  moyens  opposés.  Tous  deu3 
voulaient  l'abolition  de  l'anarchie  et  du  liberam  veto;  mais  l'un,  l 
parti  des  Potocki,  des  Branicki,  des  Mokranowski,  aspirait  à  éta 
blir  l'ordre  par  la  liberté  aristocratique,  en  ôtant  au  roi  la  distri 
bution  des  emplois  pour  la  remettre  à  un  conseil  souverain,  plu 
sieurs  allant  jusqu'à  projeter  l'abolition  de  la  royauté  ;  l'autr 
parti,  celui  des  Czartoriski,  prétendait,  au  contraire,  rendre  l 
royauté  héréditaire,  et,  en  attendant,  réformer  les  finances 
détruire  les  abus ,  augmenter  le  pouvoir  royal ,  affaiblir  le  fana 
tisme  jésuitique  et  améliorer  la  condition  des  dissidents,  des  non 
catholiques,  dont  l'oppression  et  le  ressentiment  étaient  un  dange 
permanent  pour  la  Pologne.  Ces  vues  avaient  été  celles  d'un  nii 
nlstre  français  très-éclairé,  le  vertueux  marquis  d'Argenson.  Il  m 
«'uKJHsait  pas  ici  d'une  préférence  théorique  donnée  à  ce  qu'oi 
appelle  la  stabilité  de  l'hérédité  sur  la  mobilité  de  l'élection  ;  il  ; 


1^7  m  POLOGNE.  257 

.-v^ait  des  raisons  plus  positives  et  plus  spéciales.  Si  la  Pologne  eût 

t^^  une  démocratie  véritable,  il  eût  pu  être  bon  de  la  débarrasser 

l*mn  fantôme  de  royauté;  mais  elle  était  une  anarchie  nobiliaire, 

Lperposée  à  une  immense  servitude.  La  monarchie  pure  étant 

)nc  repoussée  par  l'esprit  de  liberté  des  nobles,  et  la  république 

dLémocratique  étant  impossible,  puisque  le  vrai  peuple  n'existait 

pas,  le  gouvernement  le  plus  convenable  à  la  Pologne  pouvait  être 

^ue  combinaison  de  l'hérédité  et  de  Télectlon,  plus  ou  moins 

rapprochée  du  système  anglais,  au  moins  tant  que  le  vrai  peuple 

ne  serait  pas  formé  et  pour  l'aider  à  se  former.  Le  salut  était  dans 

l* émancipation  civile  d'abord,  puis  politique  des  paysans,  et  un 

roi  héréditaire  eût,  plutôt  que  l'aristocratie,  favorisé  tout  au  moins 

la  première  de  ces  deux  phases. 

La  logique  devait  être,  jusqu'à  la  fln,  bannie  des  affaires  de 
Pologne.  La  mobilité  violente  du  caractère  polonais,  tel  que  l'avait 
fait  une  longue  habitude  de  désordre,  était  peu  compatible  avec 
cette  concentration  indispensable  d'idées  et  de  forces  qui  ne  voit 
et  ne  suit  qu'un  seul  objet  durant  longues  années.  Les  Czarto- 
riski,  partisans  de  la  royauté  et  auteurs  d'un  plan  que  la  France 
eût  dû  aider  sans  réserve,  s'étaient  brouillés  avec  le  roi  Auguste  III 
et,  par  conséquent,  avec  la  France,  qui  soutenait  la  maison  de 
Saxe  depuis  le  mariage  du  dauphin  avec  une  princesse  de  cette 
maison.  Ils  se  lièrent  avec  l'Angleterre,  ce  qui  eut  peu  de  consé- 
quences, et  surtout  avec  la  Russie,  ce  qui  en  eut  de  très-grandes. 
En  affectant  de  servir  les  intérêts  russes,  ils  rêvèrent  d'employer 
la  Russie,  à  son  insu,  à  relever  la  Pologne.  Quant  au  parti  opposé, 
il  était  destiné  à  se  noyer  dans  la  masse  du  parti  anarchique  de  la 
petite  noblesse,  qui  s'attribuait  le  titre  exclu^f  de  patriote,  parce 
qu'il  voulait  aveuglément  maintenir  les  traditions  et  les  abus  enra- 
cinés dans  la  patrie.  La  fausse  politique  de  Ghoiseul  appuyait  le 
parti  anarchique,  sans  y  attacher  grande  importance.  Ghoiseul 
était  persuadé  que  la  France  n'avait  pas  à  s'occuper  sérieusement 
^e  la  Pologne  ;  que  les  quatre  puissances  qui  entouraient  cette 
république  se  feraient  équilibre  pour  empêcher  son  démembre- 
ment; que,  la  Russie  et  la  Prusse  s'entendissent -elles  pour  en 
arracher  quelques  lambeaux,  elles  ne  tarderaient  pas  à  se  brouiller 
parleur  contact  même,  a  Lors  même  que,  contre  toute  vraisem- 
XVI.  17 


Î58  LOUIS   XV.  1176 

blance,  »  écrivait*  sous  sa  dictée  son  parent  Praslin,  a  les  quati 
puissances  (Russie,  Autriche,  Prusse,  Turquie)  s'arrangeraiei 
pour  partager  la  Pologne,  il  est  encore  très-douteux  que  cet  évén 
ment  pût  intéresser  la  France  !  » 

La  Pologne  était  abandonnée  d*avance.  Lorsque  le  roi  Ai 
guste  III  vint  à  mourir,  le  5  octobre  1763,  tout  était  déjà  perdi 
Tandis  que  les  deux  partis  réformateurs  visaient  à  profiter  de  Ti 
terrègne  pour  réaliser  leurs  projets,  on  avait  de  tout  autres  de 
seins  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Berlin. 

Le  plan  de  Catherine  était  de  faire  un  roi  piast,  un  roi  de  naii 
sance  polonaise,  à  sa  dévotion,  de  relever  les  dissidents  comtni 
point  d'appui  et  de  réduire  la  Pologne  en  vassalité  sans  la  démem 
brer.  Frédéric  II,  au  contraire,  visait  à  un  démembrement.  H  ; 
pensait  dès  sa  première  jeunesse,  quand  il  n'était  que  princ 
royal  :  en  1733,  à  la  mort  d'Auguste  II,  il  avait  présenté  un  mé 
moire  à  son  père  pour  le  presser  d'envahir  cette  Prusse  polonais 
qui  séparait  si  malencontreusement  la  Prusse  ducale  du  Brandc 
bourg;  maintenant,  maître  de  toute  la  vallée  de  l'Oder  par  la  coi 
quôte  de  la  Silésie,  il  aspirait  à  s'étendre  sur  la  Warta,  le  gran 
affluent  de  l'Oder,  en  môme  temps  qu'à  réaliser  les  convoitises  d 
sa  jeunesse  sur  l'embouchure  de  la  Vistule  :  il  ambitionnait  i 
régulariser  le  territoire  incohérent  de  la  Prusse  aux  dépens  de  ! 
Pologne  océidentale,  déjà  serrée  entre  la  Poméranie  et  la  Sili 
sie ,  comme  entre  les  deux  branches  d'une  paire  de  ciseau: 
En  1762,  Frédéric  avait  fait  agréer  à  son  allié  dévoué,  Pierre  n 
un  premier  projet  de  partage,  que  la  chute  du  malheureux  t& 
avait  ajourné,  mais  auquel  le  persévérant  et  astucieux  Prussic 
ne  désespérait  pas  de  ramener  Catherine  II.  Ils  étaient  déjà  d*ai 
cord  sur  un  point  essentiel,  le  maintien  de  l'anarchie  polonais 
Us  travaillèrent  à  s'entendre  sur  la  conduite  présente,  en  réseï 
vaut  leurs  vues  d'avenir.  Le  roi  de  Prusse  accepta  le  candidat  de 
tzarine  :  c'était  un  neveu  des  deux  princes  Czartoriski ,  Stanisia 
Auguste  Poniatowski,  ancien  amant  de  Catherine. 

Le  cabinet  de  Versailles  ne  sut  ni  s'opposer  ni  transiger 

1.  Mémoire  lu  au  conseil  le  8  mai  1763;  cité  par  Saint-Priest;  le  Partage  éê 
Pologne  en  1772.  —  Praslin  était  alors  le  ministre  nominal,  mais  Choiseal  le  minist 
réel  des  affaires  étrangères. 


11-7631765]  L'EUROPE   ET   LA   POLOGNE.  859 

L.ouis  XV  essaya  d'abord  assez  mollement,  d'accord  avec  TAu- 
tiriche,  de  soutenir  les  prétentions  de  la  maison  de  Saxe;  mais  le 
nouvel  électeur,  Christian  de  Saxe,  étant  mort  peu  de  semaines 
après  son  père  Auguste  III,  on  abandonna  son  fils  en  bas  âge  et 
ses  frères,  qui  n'avaient  aucune  chance.  Le  parti  le  plus  raison- 
nable eût  été  alors  de  s'entendre,  sans  bruit,  avec  les  Czartoriski, 
et  peut-être  même  d'agréer  les  avances  secrètes  du  canâidat  de  la 
tzariae,  de  Poniatovf^ski  :  Catherine,  elle-même,  offrit  à  la  France 
d'agir  de  concert.  Il  eût  été  habile  d'accepter,  pour  appuyer  ensuite 
dans  leurs  projets  de  réforme,  contre  le  machiavélisme  de  Cathe- 
rine, les  hommes  qu'elle  soutenait  en  ce  moment.  On  n'en  fit 
rien  :  Choiseul  rejeta  les  propositions  de  la  tzarine,  garda  ses  liai- 
sons avec  le  parti  opposé  aux  Czartoriski  et  tâcha  d'engager  les 
Turcs  à  protester  contre  toute  intervention  russe  en  Pologne. 
Louis  XV,  pendant  ce  temps,  prescrivait  aux  agents  français,  par 
le  canal  du  comte  de  Broglie,  chef  de  la  diplomatie  secrète,  de  ne 
pas  contrecarrer  l'élection  de  Poniatowski.  La  politique  de  la 
France  n'était  pas  seulement  d'accord  avec  elle-même  ! 

Sur  ces  entrefaites,  les  diétines  préparatoires  s'étaient  réunies. 
Les  Czartoriski  eurent  le  dessous.  Ils  appelèrent  les  Russes!  Le 
plus  grand  des  crimes  politiques,  l'appel  à  l'invasion  étrangère, 
était  passé  en  habitude  dans  ce  malheureux  pays.  Les  régénéra- 
teurs de  la  Pologne  firent  comme  les  filles  d'Éson,  livrant  leur 
père  au  couteau  de  la  magicienne  pour  le  rajeunir  ! 

Aa  même  moment  apparut  une  double  déclaration  de  la  France 
et  de  l'Autriche,  qui  ne  recommandaient  aucun  candidat,  mais 
approuvaient  d'avance  toute  libre  élection,  que  l'élu  fût  un  piast 
ou  un  étranger.  La  France  promettait  formellement  de  soutenir 
la  libre  élection  (15  mars  1764).  Le  mois  d'après,  Catherine  II  et 
Frédéric  II  s'engagèrent,  par  un  traité  (1 1  avril),  à  empêcher  qu'on 
établît  l'hérédité  et  le  pouvoir  arbitraire  en  Pologne ,  à  protéger 
te  dissidents  et  à  faire  élire  un  piast.  Ils  publièrent  une  décla- 
ration contre  tout  projet  de  démembrement.  Les  ambassadeurs 
nisse  et  prussien  à  Varsovie  avaient  déjà  empêché  la  publication 
^'un  projet  d'abolir  la  royauté  pour  la  remplacer  par  un  sénat,  et 
signifié  l'opposition  de  leurs  maîtres  à  toute  altération  de  la  con- 
slilutioa  polonaise  dans  quelque  sens  que  ce  fût.  Cette  vive  solli- 


260  LOUIS  XV.  [1764^ 

citude,  de  la  part  de  tels  voisins,  pour  la  constitution  polonaise  ,^ 
suffisait  pour  juger  cette  constitution. 

La  diète  de  convocation,  qui  précédait  celle  d'élection,  s'ouvrL  - 
le  7  mai.  En  présence  des  baïonnettes  russes,  les  patriotes,  pam^. 
les  incidents  les  plus  dramatiques,  déclarèrent  la  diète  rompue 
se  retirèrent.  Le  parti  Czartoriski  resta  et  tenta  d'accomplir 
réforme  :11  promulgaune  foule  de  règlements  utiles;  mais,  quan^ 
il  voulut  toucher  à  l'impôt,  et  surtout  au  liherum  veto,  et  rempla* 
cer  l'unanimité  par  la  pluralité  des  suffrages,  la  Russie  et  h 
Prusse  l'arrêtèrent  court.  La  diète,  ou  plutôt  la  minorité  qui  s'éta// 
constituée  en  diète  après  la  retraite  de  la  majorité,  plia  sous  Fin- 
terdiction  de  l'étranger  quand  il  s'agissait  de  sauver  la  Pologne  e( 
ne  retrouva  d'indépendance  que  lorsqu'il  s'agit  de  repousser  les 
requêtes  des  dissidents,  comme  si  le  fanatisme  religieux  eût  hérité 
de  l'énergie  que  ne  réveillait  plus  le  sentiment  national.  On  alla 
jusqu'à  enlever  aux  dissidents  quelques-uns  des  droits  qu'ils 
avaient  conservés  ou  recouvrés!  Les  Czartoriski  durent  céder  à  la 
réaction  insensée  qui  éclatait  autour  d'eux. 

Les  mouvements  tentés  par  les  patriotes,  en  Pologne  et  en  Lithoar 
nie,  échouaient,  malgré  quelques  brillants  coups  de  main,  durant 
ces  débats  législatifs  à  Varsovie.  Le  cabinet  de  Versailles  n'était 
point  en  mesure  et  ne  se  souciait  guère  de  remplir  la  promesse  de 
secours  qu'il  avait  jetée  si  légèrement,  et  le  cabinet  autrichien, 
qui  était  plus  à  portée  d'agir  et  dont  le  concours  était  nécessaire 
à  la  France,  ne  voulait  nullement  donner  ce  concours.  La  mort 
de  madame  de  Pompadour,  que  Marie -Thérèse  ne  craignait  pas 
de  déplorer  officiellement,  comme  «  une  très -grande  perte  pour 
le  roi  et  pour  la  France  ',»  venait  de  relâcher  le  lien  de  l'alliance 
austro-française;  Marie-Thérèse  et  Raunitz  ne  comptaient  pas  sur 
Choiseul  comme  sur  la  Pompadour  et  ne  pardonnaient  pas  à  ce 
ministre  d'avoir  une  politique  à  lui,  au  lieu  d'être  l'instrument 
passif  de  la  politique  autrichienne. 

La  France  et  l'Autriche  firent  cependant  une  démarche  écla- 
tante, mais  toute  négative  :  ce  fut  de  retirer  leurs  ambassadeur^^ 
de  Varsovie,  par  manière  de  protestation  contre  la  violation  de  1a- 

1 .  Correspondance  du  ministre  des  affaires  étrangères  dans  Saint-Priest,  47. 


ft764)  PONIATOWSKL  Î6I 

liberté  électorale.  Cela  n'aboutit  qu'à  livrer  entièrement  le  terrain 
aux  Russies  et  aux  Prussiens.  Poniatowski  fut  élu  le  7  septembre 
1764,  sur  la  recommandation  officielle  des  deux  puissances.  Au 
Ueu  de  cent  mille  cavaliers  qui  jadis  inondaient  le  champ  sacré 
de  Vola ,  il  n'était  venu  que  quatre  mille  nobles  à  la  diète  où 
furent  célébrés  pour  la  dernière  fois  les  rites  des  royales  élections 
de  Pologne. 

L'opinion  publique  s'émut  peu  en  France.  On  était  habitué  à 
Toir  les  étrangers  imposer  des  rois  à  la  Pologne  ;  on  n'aperçut  là 
qu'une  nouvelle  crise  d'un  mal  invétéré  ;  on  ne  comprit  pas  que 
cette  crise  diCTérait  des  précédentes  et  qu'elle  annonçait  la  fin. 
L'opinion,  d'ailleurs,  comme  le  fait  remarquer  le  plus  récent 
historien  du  Partage  de  la  Pologne  (M.  de  Saint-Priest) ,  n'était 
point  alors  favorable  aux  Polonais.  Le  fanatisme  que  les  jésuites 
avaient  inspiré  à  ce  malheureux  pays,  les  tragiques  souvenirs  de 
l'affaire  de  Thom*,  le  refus  de  rendre  aux  dissidents  l'égalité  des 
droits,  dépopularisaient  la  cause  de  l'indépendance  polonaise  dans 
cette  société  dominée  par  une  philosophie  cosmopolite  qui  com- 
prenait beaucoup  mieux  les  questions  d'humanité  que  celles  de 
nationalité.  Rousseau  et  Mabli  n'avaient  point  encore  jeté  le  poids 
de  leur  autorité  dans  la  balance.  La  Pologne  heurtait  l'opinion 
française ,  ou  plutôt  européenne ,  que  Frédéric ,  et  surtout  Cathe- 
rine, flattaient  avec  un  art  infini.  Le  grand  Frédéric  n'avait  plus 
qu'à  vivre  sur  sa  renommée  ;  mais  la  tzarine  s'y  prenait  de  façon 
àeBacer  le  roi  de  Prusse  lui-même  aux  yeux  des  philosophes. 
Ole  envahit,  dans  les  afiections  du  patriarche  de  Fernei,  la  place 
qu'avait  occupée  Frédéric  dans  ses  meilleurs  jours  ;  elle  supplie 
d*Alembert  de  diriger  l'éducation  de  son  fils  ;  elle  met  la  grâce  la 
^us  séduisante  à  imposer  ses  bienfaits  à  Diderot  ;  elle  envoie  des 
secours  aux  Calas  et  aux  Sirven;  elle  traduit  en  russe,  de  sa  main 
impériale ,  le  Bèlisaire  de  Marmontel  ;  elle  annonce  aux  philo- 
^phes  qu'elle  a  enlevé  plus  de  cinq  cent  mille  serfs  à  l'église 
Daoscovite,  désormais  salariée  par  l'État  (il  est  vrai  que  c'est  pour 
î^tribuer  à  l'État  les  serfs  d'église)  et  qu'elle  réunit  à  Pétersbourg 
1^  délégués  de  toutes  les  populations  soumises  à  son  empire,  pour 

^-  V.  notre  t.  XV,  p.  138. 


262  LOUIS  XV.  1176M7C7] 

préparer  avec  eux  un  corps  de  jurisprudence  universelle  et  uni- 
forme. Elle  expédie  à  Voltaire,  par  un  officier  de  ses  gardes, 
l'instruction  qu'elle  a  rédigée  de  sa  main  pour  la  commission 
chargée  de  dresser  le  projet  du  nouveau  code.  Presque  tout  est 
français  dans  cette  instruction  russe,  qui  n'est  guère  qu'une  mo- 
saïque des  idées  et  des  formules  contradictoires  de  Louis  XIV,  de 
Montesquieu,  des  économistes,  auxquels  elle  emprunte  leur  ctefpo- 
iisme  rationnel,  mais  dans  les  termes  les  plus  adoucis*,  et  même 
des  parlementaires.  Elle  se  croit  assez  sûre  de  son  fantôme  de 
sénat  pour  lui  accorder  le  droit  de  refuser  l'enregistrement  des 
lois  contraires  à  la  constitution  de  l'état.  Des  chapitres  entiers 
sont  copiés  dans  V Esprit  des  Lois.  Les  mots  de  citoyen,  de  patrie, 
sont  prodigués  dans  un  livre  destiné  aux  représentants  de  cent 
tribus  barbares,  incapables  d'attacher  aucun  sens  à  ces  grands 
mots.  Des  maximes  justes,  des  considérations  ingénieuses,  mais 
surtout  la  tolérance  religieuse  proclamée  du  haut  d*un  trtoe 
impérial,  et  une  certaine  tendance  vers  l'émancipation  progressive 
des  serfs  ^,  ferment  les  yeux  aux  philosophes  sur  ce  qu'il  y  a  d'illu- 
soire et  de  fantastique  dans  cette  grande  comédie  de  législation 
philosophique  destinée  aux  Cosaques,  aux  Baskirs  et  aux  Kal- 
mouks.  La  nature  humaine  est  assez  complexe  pour  que  Catherine 
ait  été  à  moitié  sincère  dans  son  rôle  et  qu'elle  ait  cru  de  bonne 
foi  à  sa  gloire  de  législatrice.  Le  gouvernement  de  Louis  XY  prit 
aussi  la  chose  au  sérieux,  car  il  interdit  en  France  toute  publicité 
à  ï Instruction  de  Catherine,  apparemment  comme  trop  favorable 
aux  prélenlions  parlementaires'. 

1.  Elle  porta  au  comble  renthousiasme  des  écoDomisteB,  en  appelant  Lemercier 
de  La  RiTiére  pour  Taider  dans  la  confection  de  son  oode.  Lemercier  dépava  on 
peu  répoque  du  rendez-vous  que  lui  avait  donné  Catherine.  Quand  il  arriva,  die 
avait  autre  chose  en  tète  et  ne  s*en  souciait  déjà  plus.  Lemercier  revint  fort  désap- 
pointé. 

2.  Catherine ,  toutefois ,  ne  s'engage  qu*avec  réserve  sur  ce  point.  Elle  émet  un 
doute  sur  Futilité  du  servage  pour  le  bien  de  Tétat,  établit  qne,  cependant,  il  ne 
faut  pas  afiVanchir  les  serfs  par  grandes  masses ,  mais  que ,  pour  le  progrès  de 
l'agriculture,  il  serait  essentiel  que  le  serf  eût  quelque  chose  en  propriété.  —  Ce 
progrès  n'a  pas  eu  lieu  :  les  serfs  russes  vivent  toujours  en  communauté,  et  les  révo- 
lutions de  l'avenir  en  montreront  les  conséquences.  (Écrit  en  1853.)  —  Un  dascao- 
dant  de  Catherine  commence  courageusement  en  ce  moment  la  g^rande  expériences 
de  la  transformation  des  serfs  en  paysans  propriétaires.  (1859.) 

3.  Catherine,  plus  hardie  que  Montesquieu,  que  Voltaire,  que  Rousaean,  se  pro — 


11764-17671  CATHERINE   IL  Î63 

Le  jeu  sérieux,  pour  Catherine,  se  jouait  en  Pologne.  Les 
Czartoriski  renouvelaient  leurs  essais  de  réforme.  Le  nouveau  roi, 
faible  et  léger,  point  malintentionné,  était  disposé  à  seconder 
ses  oncles.  La  diète  de  couronnement,  qui  succéda  à  celle  d'élec- 
tion, entama  le  liberum  veto  en  votant,  à  la  pluralité,  diverses 
réformes  et  une  loi  de  douanes.  Une  amnistie  rouvrit  la  Pologne 
aux  patriotes  qui  s'étaient  exilés  après  leur  infructueuse  prise 
d'armes.  Catherine  proposa  de  laisser  la  Pologne  lever  une  armée 
permanente  de  cinquante  mille  hommes ,  à  condition  d'alliance 
offensive  avec  la  Russie.  On  refusa  :  on  lui  offrit  seulement  une 
alliance  défensive. 

Catherine  commença  de  se  retourner  contre  ses  anciens  proté- 
gés :  Frédéric  II  l'y  poussa  de  toute  sa  force.  Il  savait  que  Sta- 
nislas-Auguste rêvait  d'épouser  une  archiduchesse  et  de  se  rendre 
héréditaire,  et  que  l'Autriche  l'entretenait  dans  cette  espérance, 
U  avait  un  double  motif  pour  exciter  Catherine  à  s'absorber  dans 
les  affaires  de  Pologne;  le  premier  était  de  faire  échouer  les  projets 
de  Stanislas  et  de  ses  oncles;  le  second  était  de  faire  perdre  de 
vue  à  Catherine  un  grand  dessein  qui  ne  convenait  nullement  à 
la  politique  prussienne.  La  tzarine,  jalouse  de  ï alliance  du  Midi, 
formée  par  Choiseul,  prétendait  organiser  une  alliance  du  Nord, 
où  la  Russie  aurait  la  prépondérance.  Choiseul  eut  vent  de  ce 
dessein,  et,  dès  lors,  il  se  rejeta,  avec  toute  l'impétuosité  de 
son  caractère,  vers  ces  intérêts  du  Nord  et  du  continent  qu'il 
avait  tant  négligés  :  il  reprit  la  direction  immédiate  des  affaires 
étrangères  et  chercha  partout  à  susciter  des  embarras  à  Catherine, 
mais  par  hostilité  contre  la  Russie ,  bien  plus  que  par  sympathie 
pour  la  Pologne  :  les  mouvements  de  la  Pologne  ne  furent  pour 
lui  qu'un  moyen,  quand  son  salut  eût  dû  être  le  but. 

La  tyraimie  russo- prussienne  continua  de  se  couvrir  devant 
l'Europe  du  masque  de  la  tolérance;  des  sommations  réitérées 

QOQce  contre  la  peine  de  mort,  sauf  une  toute  petite  réseire  :  «  Lorsqu'un  citoyen 
Pnvé  de  la  liberté  a  encore  des  relations  et  une  puissance  qui  peuvent  troubler  la 
^qaillité  de  la  nation.  »  {Ifutruelion  l***,  p.  77.)  C'était  sans  doute  en  vertu  de 
^^  réserve  aue  le  t2arevitch  Ivan ,  petit-neveu  de  Pierre  le  Grand ,  jadis  écarté 
^Q  trône  par  Elisabeth,  venait  d*étre  égorgé,  le  16  août  1764,  dans  la  prison  où  il 
^^  renfermé  depnis  Venfance.  Elisabeth  et  Pierre  III  avaient  épargné  ce  préten- 
^^  dépossédé,  mais  Catherine  n'avait  pas  de  cea  scrupules. 


264  LOUIS  XV.  [17S7J 

furent  adressées  à  ki  diète  polonaise  par  les  deux  puissances,  en  • 
faveur  des  dissidents,  en  môme  temps  qu*un  casus  belli  était  posé 
pour  les  atteintes  au  libemm  veto  et  que  les  régiments  russes 
allaient  vivre  en  gamisaires  sur  les  terres  du  roi  Stanislas  et  de 
ses  amis,  afin  de  punir  leurs  velléités  de  résistance.  Les  réforma- 
teurs cédèrent  sur  le  point  capital,  sur  le  liberum  veto  :  la  masse 
de  la  nation,  c'est-à-dire  la  petite  noblesse,  montra  une  folle  joie, 
comme  si  la  liberté  eût  été  sauvée  :  c'étaient  les  patriotes  qui, 
à  leur  tour,  s'appuyaient  sur  les  Russes  contre  les  réformateurs! 
Les  dissidents,  cependant,  n'avaient  point  obtenu  pleine  satis- 
faction ;  les  protestants  se  confèdèrèrent  dans  la  Prusse  polonaise, 
sous  la  direction  d'un  agent  de  Frédéric;  quarante  mille  Russes 
entrèrent  en  Pologne  pour  les  soutenir.  Le  gros  de  la  noblesse 
catholique,  également  à  l'instigation  des  Russes  et  des  Prussiens, 
forma  une  autre  confédération  pour  l'abolition  des  réformes  que 
le  parti  Czartoriski  avait  établies  depuis  1764!  Les  agents  russes 
firent  entendre  que  la  tzarine  permettrait  le  détrônement  de  Ponia- 
towski  (mars-mai  1767).  C'est  quelque  chose  d'effrayant  que  de 
voir  à  quel  point  une  nation  peut  perdre  l'instinct  politique  et 
méconnaître  ses  vrais  dangers  et  ses  vrais  ennemis.  Les  délégués 
de  la  grande  confédération  de  Radom,  à  peine  réunis,  furent 
cernés  par  les  troupes  russes  et  contraints  de  signer  un  acte  qui 
réclamait  la  garantie  de  la  Russie  pour  toutes  les  lois  à  établir 
dans  la  prochaine  diète  et  la  satisfaction  complète  des  dissidents. 
Les  Russes  exercèrent  les  dernières  violences  dans  les  élections  à 
la  diète  :  lorsqu'elle  fut  rassemblée  (octobre  1767),  ils  la  forcèrent 
de  déléguer  des  pouvoirs  illimités  à  une  commission  qui  tint  ses 
séances  chez  l'ambassadeur  de  Catherine  et  ne  fit  guère  qu'écrire 
sous  sa  dictée.  Les  évèques  de  Cracovie  et  de  Kiovie,  le  palatin  de 
Cracovie  et  son  fils,  ayant  essayé  de  lutter  contre  cet  insolent 
despotisme,  furent  enlevés  et  envoyés  en  Sibérie.  La  commission 
décréta  l'égalité  des  dissidents  avec  les  catholiques,  sauf  quelques 
réserves  quant  à  l'éligibilité  au  trône  et  quant  aux  catholiques 
qui  changeraient  de  religion;  la  nécessité  du  vote  unanime  fut 
consacrée  pour  toutes  les  décisions  des  diètes  sur  les  affaires 
d'Ëtat.  Il  fut  statué  que  ces  lois  ne  pourraient  plus  être  abrogées 
même  par  l'unanimité  !  L'indigénat  fut  accordé  en  Pologne  à  une 


C1767-1768J  CONFÉDÉRATION  DE   BAB.  Î65 

foule  de  Russes ,  afin  de  former  le  noyau  d'une  noblesse  de  reli- 
gion grecque.  On  introduisit  quelques  améliorations  :  il  fallait 
"bien  justifier  la  suprématie  moscovite.  Le  droit  de  vie  et  de  mort 
sur  les  paysans  fut  enlevé  aux  seigneurs.  Des  tribunaux  furent 
institués  pour  les  procès  entre  seigneurs  et  serfs.  On  abolit 
les  compositions  en  argent  pour  crimes,  reste  de  là  barbarie 
antique. 

Choiseul,  si  tardivement  converti  à  la  cause  polonaise,  tâchait 
de  r^agner  par  son  activité  le  temps  qu'il  avait  laissé  perdre.  La 
Turquie,  cédant  à  ses  instances,  intervenait  enfin  diplomatique- 
ment avec  quelque  énergie  ;  mais  il  lui  fut  impossible  d'ébranler 
l'Autriche.  L'empereur  François  I"  était  mort  le  18  août  1765,  et  son 
successeur,  le  jeune  Joseph  II ,  qui  avait  été  élu  roi  des  Romains 
le  27  mars  1764,  par  le  concours  de  Frédéric  II,  était  mal  disposé 
pour  l'alliance  française  et  enclin  à  un  rapprochement  avec  la 
Prusse,  n  n'avait  pas  plus  que  son  père  la  réalité  du  pouvoir,  que 
Marie-Thérèse  gardait  dans  sa  main  jalouse  et  forte  encore  ;  mais 
le  ministre  Kaunitz  ménageait  l'avenir  dans  Joseph  et  servait 
d'intermédiaire  entre  le  fils  et  la  mère.  On  ne  put  obtenir  de  l'Au- 
triche qu'une  promesse  secrète  de  neutralité  entre  les  Turcs  et  les 
Russes,  si  la  Turquie  secourait  la  Pologne  par  les  armes. 

la  malheureuse  Pologne  s'était  enfin  réveillée  sous  l'excès  de 
l'oppression.  Un  homme  d'un  esprit  élevé  et  hardi,  Krasinski, 
évêque  de  Kaminlek  (ou  Kamenetz),  avait  organisé  une  vaste 
conjuration  contre  la  tyrannie  étrangère.  L'explosion  ne  devait 
^▼oir  lieu  qu'au  moment  où  les  Turcs  déclareraient  la  guerre  à 
la  Russie.  Le  mouvement  éclata  avant  l'heure.  Le  29  février  1768, 
un  simple  gentilhomme,  nommé  Pulawski,  donna  le  signal  de  la 
^euse  Confédération  de  Bar.  La  noblesse  podolienne  s'insurgea, 
^Ison  exemple  fut  suivi  dans  les  provinces  voisines.  Malheureuse- 
ment, dès  le  premier  jour,  la  cause  de  la  confédération  fut  com- 
promise par  le  mélange  des  vieux  sentiments  nationaux  avec  ce 
fenatisme  religieux  que  l'ancienne  Pologne  n'avait  pas  connu  et 
VA  ne  compensait  point,  parce  qu'il  pouvait  inspirer  d'exaltation 
^  patriotes ,  la  force  d'opinion  qu'il  prêtait  aux  ennemis  de 
indépendance  polonaise.  Les  confédérés  juraient  de  défendre  la 
'^ligion  catholique ,  au  prix  de  leur  vie,  «  jusqu'à  ce  qu'elle  fût 


266  LOUIS  XV.  V-U%] 

entièrement  fondée  et  rétablie  dans  leur  patrie*,  »  c'est-à-dire 
jusqu'à  ce  qu'elle  eût  ressaisi  la  domination  exclusive  et  remis  les 
dissidents  sous  le  joug^  Ils  portaient  la  croix  sur  le  cœur,  comme 
les  anciens  croisés;  leur  devise  était  :  Jésus  et  Marie;  le  crucifix  et 
la  Madone  étaient  les  insignes  de  leurs  étendards. 

A  la  nouvelle  de  l'insurrection,  l'évoque  Krasinski  avait  couru  à 
Versailles  pour  «  jeter  la  Pologne  dans  les  bras  de  la  France.  •  D 
promit  à  Choiseul  la  déchéance  de  Poniatowski  et  l'acceptation 
du  roi  que  la  France  désignerait,  et  qu'on  rendrait  héréditaire. 
Choiseul  promit  de  l'argent  et  dépêcha  aux  confédérés  un  pléni- 
potentiaire (niai  1768).  Les  difficultés,  pour  les  confédérés, 
étaient  énormes  :  pas  de  forteresses  ni  de  points  de  ralliements; 
presque  pas  d'armes  de  guerre;  et,  qui  pis  est,  les  paysans  hos- 
tiles, espionnant  pour  les  Russes,  dans  les  provinces  russiennes, 
où  les  paysans  sont  du  rite  grec.  L'ambassadeur  russe,  Repnin, 
vrai  vice-roi  de  la  Pologne ,  avait  forcé  le  sénat  polonais  de  récla- 
mer le  secours  de  la  tzarine  contre  les  rebelles  :  la  force  ou  la  tra- 
hison ,  tout  lui  était  bon  ;  il  avait  fait  surprendre  les  confédérés 
pendant  des  pourparlers.  L'agent  français.  Taules,,  trouva  l«ir 
principal  groupe  dans  un  piteux  état,  refoulé  momentanément  par 
les  Russes  sur  le  territoire  othoman;  Taules,  ne  voyant  rien  qui 
ressemblât  à  un  vrai  corps  d'armée  et  ne  comprenant  rien  à  une 
guerre  de  ce  genre,  en  conclut  que  tout  était  perdu,  ne  donna 
point  d'argent  et  s'en  alla.  ^ 

En  ce  moment  même,  cependant,  la  guerre  de  partisans  se 
propageait  comme  un  incendie.  Les  Russes,  sérieusement  alar- 
més, recoururent  à  un  moyen  exécrable.  Ils  appelèrent  les  Co- 
saques Zaporogues  (ou  Zaporoves),  cette  république  de  brigands 
retranchée  depuis  des  siècles  dans  les  lies  et  dans  les  rochers  du 
Borysthène.  Les  Zaporogues  descendirent  conune  une  bande  de 
loups  enragés,  entraînant  avec  eux  les  paysans  grecs  de  l'Ukraine 
et  de  la  Podolie,  qu'animait  une  haine  invétérée  contre  les  nobles 
catholiques,  leurs  maîtres.  Catholiques,  protestants  et  juifis, 
hommes,  femmes  et  enfants,  furent  exterminés  dans  toute 
l'Ukraine  polonaise.  On  égorgea  seize  mille  personnes  dans  la 

1.  Saiiit-Priest,  Partage  de  la  Pologne^  §  3. 


[1768-1769]  MASSACRES  D'UKRAINE.  «67 

« 

seule  ville  d'Aumane.  II  y  eut  en  tout  plus  de  cinquante  mille 
morts.  Les  confédérés  de  Bar  et  les  paysans  catholiques  de  la 
Grande-Pologne  se  vengèrent  sur  les  dissidents,  auxiliaires  des 
Russes.  La  Pologne  devint  un  théâtre  d'horreur  universelle. 

Catherine  trouva  encore  moyen  d'éluder,  aux  yeux  de  l'Europe, 
la  responsabilité  des  forfaits  qu'elle  avait  soldés,  et  de  laver  le 
sang  avec  du  sang.  Elle  sacrifia  les  malheureux  qu'elle  avait  sou- 
levés et  fît  livrer  des  masses  de  paysans  ukrainiens  aux  tribunaux 
de  la  république  de  Pologne  :  les  potences  s'élevèrent  par  milliers 
pour  les  meurtriers,  au  milieu  des  ruines  sanglantes  où  étaient 
entassés  les  cadavres  des  victimes.  La  conrédération  zaporogue, 
aussi  redoutable  à  ses  amis  qu'à  ses  ennemis,  finit  par  être  dis- 
soute par  les  Russes. 

Une  violation  du  territoire  othoman ,  commise  par  les  Russes 
en  poursuivant  un  parti  polonais,  détermina  enfin  la  Porte  à  l'in- 
tenrention  armée  qu'avait  provoquée  Choiseul.  Le  sultan  Mustapha 
déclara  la  guerre  à  la  tzarine,  après  une  dernière  sommation  d'é-  * 
^facuer  la  Pologne  (septembre  1768).  Choiseul  comptait  beaucoup 
sur  le  khan  de  la  Petite-Tatarie,  Krim-Gheraï ,  musulman  demi- 
fnincisé ,  qui  se  faisait  traduire  Molière  et  qui  a  été  un  des  pre- 
loiers  introducteurs  des  idées  européennes  dans  l'islamisme.  Ce 
khan,  vassal  de  la  Turquie,  se  jeta  sur  la  Nouvelle-Servie  et  enleva 
trente-cinq  mille  colons  grecs,  français,  allemands,  que  Catherine 
,  avait  attirés  et  fixés,  à  force  de  promesses,  entre  le  Dniester  et  le 
Borysthène.  11  allait  pousser  plus  loin  ses  entreprises,  quand  il 
QK)umt,  très  à  point  pour  la  Russie  et  avec  des  symptômes  fort 
suspects.  Cette  mort  subite  désorganisa  les  Tatars  de  la  mer  Noire 
^  priva  les  armées  othomanes  d'un  guide  intelligent  et  courageux. 
Catherine  eut  le  temps  de  se  reconnaître.  Elle  congédia  les  députés 
assemblés  pour  la  confection  du  fameux  code  et  ne  songea  plus 
qtt*à  la  guerre.  Une  banque  fut  établie  avec  cours  forcé  des  billets, 
POQT  attirer  dans  les  mains  du  gouvernement  russe  tout  l'argent 
^e  l'empire.  Frédéric  II  commença  de  payer  à  la  tzarine  un  sub- 
side annuel  de  trois  millions,  signifia  aux  Suédois  qu'il  prendrait 
I^i*ti  contre  eux  s'ils  s*alliaient  aux  Turcs ,  et  donna  des  avis  à 
^therine  sur  le  plan  de  la  campagne. 
Au  printemps  de  1769,  les  Russes  prirent  l'offensive  et  entrèrent 


268  LOUIS  XV.  11769] 

en  Bessarabie.  Leur  première  attaque  contre  la  place  forte  de 
Choezim  fut  repoussée.  Ils  revinrent  à  la  charge  et  se  heurtèrent 
contre  des  masses  énormes  amenées  par  le  grand  vizir.  Fermes 
et  patients,  mais  peu  nombreux  et  mal  commandés,  les  fautes  de 
leurs  chefs  devaient  les  perdre  :  l'effroyable  indiscipline  de  l'ar- 
mée othomane  les  sauva;  cette  armée,  qui  cernait  les  Russes  et 
les  avait  réduits  à  l'extrémité,  fut  tout  à  coup  dispersée  par  une 
panique  (septembre  1769).  La  Moldavie  et  la  Yalachie  furent  tout 
entières  abandonnées  aux  vainqueurs,  étonnés  de  l'être. 

Les  confédérés  de  Bar  ne  se  découragèrent  pas  :  quoique  en 
proie  à  ces  divisions  intestines  qui  étaient  l'étemel  fléau  de  la 
Pologne ,  ils  avaient  profité  de  la  puissante  diversion  des  Turcs 
pour  étendre  la  guerre  jusqu'en  Lithuanie.  L'indignation  soulevée 
par  les  atrocités  des  chefs  russes ,  des  Drev^itz,  des  Suwarow,  ces 
tigres  à  face  humaine,  grossissait  les  rangs  des  patriotes.  Les 
délégués  des  cent  soixante-dix-neuf  districts  de  Pologne  et  de 
Lithuanie  se  réunirent,  en  novembre  1769,  à  Biala,  sur  la  fron- 
tière de  la  Silésie  autrichienne,  et  résolurent  de  faire  les  derniers 
efforts  pour  chasser  l'étranger.  Les  agents  de  la  confédération 
furent  chargés  de  consulter  les  philosophes  politiques  de  la  France 
sur  la  constitution  à  donner  à  la  Pologne,  une  fois  délivrée  :  mer- 
veilleuse puissance  de  l'esprit  du  siècle!  L'insurrection,  commen- 
cée au  nom  du  saint-père  de  Rome,  aboutissait  à  Rousseau.  La  phi- 
losophie se  partagea  dès  lors  entre  la  cause  russo-prussienne  et  la 
cause  polonaise.  Catherine  avait  séduit  Voltaire  et  Diderot;  les 
Polonais  invoquèrent  Rousseau  et  Mabli»  qui  n'avaient  jamais 
partagé  les  illusions  de  Femei  et  de  l'Encyclopédie  sur  la  Sémira- 
mis  du  Nord. 

L'attitude  du  roi  Stanislas-Auguste ,  des  Czartoriski  et  du  sénat 
était  significative  :  malgré  les  menaces  de  Catherine,  le  parti  Czar- 
toriski avait  maintenu  la  neutralité  officielle  du  gouvernement 
polonais  entre  la  Russie  et  la  Turquie  ;  les  troupes  de  la  couronne 
avaient  cessé  de  seconder  les  Russes  contre  les  confédérés.  Une 
transaction  entre  les  deux  partis  polonais  était  possible  et  dési- 
rable*. Malheureusement  ni  les  confédérés  ni  leur  protecteur 

1.  i<  II  faut,  écrivait  Rousseau  un  peu  plus  tard,  faire  couper  la  tète  au  roi  que 
les  étrangers  tous  ont  donné,  ou,  sans  avoir  égard  à  sa  première  élection,  qni  est 


1769-i770]       GUERRE  DE  POLOGNE.   DUMOURIEZ.  269 

Choiseul  ne  le  comprirent.  Choiseul  envoya  des  artilleurs,  des 
ingénieurs,  de  Fargent,  avec  un  officier  qui  s'était  signalé  en 
Corse,  le  colonel  Dumouriez,  depuis  si  célèbre  (juillet  1770); 
mais  cet  agent,  dans  l'intérêt  de  la  maison  de  Saxe,  s'opposa  à 
ceux  des  chefs  polonais  qui  voulaient  la  fusion  des  partis,  et  con- 
tribua à  faire  prononcer,  par  la  confédération,  la  déchéance  de 
Poniatowski.  Dumouriez  servit  mieux  les  Polonais  dans  les  com- 
bats que  dans  les  conseils.  Sur  la  fin  de  1770,  la  confédération, 
adossée  aux  Garpathes,  maltresse  de  quelques  places  à  peu  près 
fortifiées,  victorieuse  dans  divers  engagements,  était  dans  la  meil- 
leure situation  militaire  où  elle  se  fût  encore  trouvée. 

Succès  trompeurs,  qui  ne  devaient  qu'accélérer  la  catastrophe  ! 
Pendant  ce  temps,  les  événements  qui  se  passaient  au  sein  de 
Vempire  othoman  renversaient  les  espérances  de  Choiseul  et  des 
confédérés.  Il  courait ,  parmi  les  Grecs ,  des  prophéties  déjà  an- 
ciennes, sur  une  nation  blonde  qui  devait  chasser  les  Turcs  d'Eu- 
rope. Cette  tradition  et  la  conformité  de  religion  tournaient 
depuis  longtemps  vers  la  Russie  les  regards  des  Grecs  et  des 
Slaves,  sujets  de  la  Turquie.  L'Allemand  Munich,  l'homme  le  plus 
intelligent  qui  eût  gouverné  ou  servi  la  Russie  depuis  Pierre  le 
Grand,  avait  le  premier  essayé  d'exploiter  les  sympathies  gréco- 
slaves.  Catherine  avait  repris  cette  idée ,  et  l'appliquait  en  grand. 
Ble  avait  suscité  contre  l'empire  othoman  une  vaste  conjuration 
iontles  foyers  principaux  étaient  le  Monténégro  et  la  Morée.  Le 
mouvement  du  Monténégro  éclata  prématurément  et  fut  com- 
primé; mais  l'agitation  continuait  en  Grèce.  Dans  l'automne  de 
1769,  onze  vaisseaux  de  ligne  russes  franchirent  le  Sund  et  arri- 
vèrent dans  les  ports  anglais.  Des  officiers  et  des  matelots  anglais 
8*installèrent  à  bord  de  ces  navires  pour  diriger  l'ignorance  des 
Diarins  russes.  L'Angleterre  sacrifiait  ses  intérêts  politiques  essen- 
tiels à  l'intérêt  commercial  du  moment  (elle  avait  à  obtenir  le 
^'Cûouvellempnt  d'un  traité  de  commerce  avec  la  Russie)  et  au 
plaisir  de  contrecarrer  la  France.  L'escadre  partie  du  golfe  de 
Rolande  enti:a  dans  la  Méditerranée  en  novembre  1769.  La  France 

^  toate  nnUité,  Vélire  de  DoaTeau  ;  »  c'est-à-dire  écraser  sous  un  exemple  terrible  le 
^^  inTéiéré  de  Vappel  à  Tétranger,  oa  bien  accepter  sans  réserve  le  repentir  du 
wuptble  couronné. 


270  LOUIS  XV.  11770] 

et  l'Espagne  n'attaquèrent  pas  les  Russes,  de  peur  que  rAngleterre 
ne  les  soutînt.  On  n'était  pas  prêt  à  la  guerre  maritime,  et 
surtout  Louis  XV  la  redoutait,  si  Choiseul  l'appelait  de  ses  vœux. 
L'opinion,  d'ailleurs,  ne  provoquait  pas  la  guerre  à  cette  occasion. 
Catherine  faisait  célébrer  d'avance ,  par  toutes  les  trompettes  de 
la  renommée,  la  délivrance  de  la  Grèce,  du  pays  de  Sophocle  et 
de  Léonidas,  et  le  vieux  Voltaire  pleurait  de  joie  en  pensant 
qu'Athènes  allait  être  libre. 

Catherine  avait  projeté  d'envelopper  l'empire  othoman  dans 
une  quadruple  attaque  par  terre  et  par  mer,  et  de  Tabattre  d'im 
seul  coup.  Les  forces  russes  ne  répondaient  pas  à  ce  plan  gigan- 
tesque. A  l'apparition  des  premiers  vaisseaux  russes,  les  monta- 
gnards du  Magne,  qu'on  appelait  déjà  à  Femei  les  Lacèdèmoniens, 
se  soulevèrent,  entraînèrent  quelques  populations  moréotes  et 
Missolonghi,  cette  ville  aux  destinées  lugubres  et  glorieuses.  Hais 
les  Russes  n'avaient  presque  aucunes  troupes  de  débarquement; 
ils  ne  furent  pas  en  état  de  défendre  leurs  alliés  contre  le  torrent 
d'Albanais  que  la  Porte  précipita  sur  le  pays  rebelle.  L'insurrec- 
tion fut  étouffée  dans  des  flots  de  sang.  Russes  et  Grecs  s'étaient 
trompés  réciproquement  sur  leurs  forces  respectives  :  il  en  coûta 
cher  aux  malheureux  Grecs.  Quant  aux  Russes,  ils  se  consolèrent 
par  une  grande  victoire  navale.  Le  5  juillet  1770,  leur  flotte 
détruisit  celle  du  capitan-pacha  dans  le  golfe  de  Tchesmé,  entre 
Chio  et  la  côte  de  Smyrne.  Us  pouvaient  frapper  un  coup  plus 
décisif.  L'Anglais  Elphinston,  véritable  auteur  de  leur  victoire, 
voulait  forcer  les  Dardanelles,  qui  n'étaient  point  en  défense,  et 
faire  voile  droit  à  Constantinople.  Le  commandant  russe,  Alexis 
Orloff,  le  meurtrier  de  Pierre  III,  refusa  d'avancer  jusqu'à  l'arrivée 
d'un  renfort.  Ce  délai  sauva  la  capitale  de  l'empire  turc.  Le  Hon- 
grois Tott,  agent  de  Choiseul,  organisa  l'artillerie  othomane  et 
mit  les  Dardanelles  en  défense. 

Des  trois  autres  attaques  lancées  par  Catherine,  deux  échouè- 
rent, l'expédition  de  Géorgie  et  l'armement  maritime  préparé 
dans  le  Don  ;  mais  la  troisième  réussit.  Tandis  qu'un  corps  d'ar- 
mée faisait  face  aux  Turcs  sur  le  Danube,  un  autre  corps  se 
retournait  contre  la  Moldavie  tatare  ou  Bessarabie.  Le  30  juil- 
let 1770,  l'année  othomane,  qui  marchait  au  secours  de  la  Bessa- 


11770]  RUSSIE.   TURQUIE.   GRÈCE.  274 

rabie,  fut  mise  en  déroute  après  un  combat  sanglant  sur  le  Kag- 

houl»  entre  le  Danube  et  le  Dniester.  Les  Tatars,  qui  habitaient 

entre  le  Dniester  et  le  Borysthène,  se  soumirent,  et  la  plupait 

furent  transférés  en  Ukraine  pour  faire  place ,  aux  bords  de  la 

mer  Noire,  à  des  colons  russes.  Le  26  septembre,  Bender,  la  place 

de  guerre  de  la  Bessarabie,  fut  emportée  d'assaut  après  une 

héroïque  défense;  à  la  fin  de  la  saison,  les  Turcs  abandonnèrent 

Ismall,  qui  commande  les  bouches  du  Danube,  et  tout  ce  qui 

•est  au  nord  de  ce  fleuve.  * 

Le  contre-coup  des  désastres  de  Tempire  othoman  devait  être 
fatal  aux  Polonais  et  à  Choiseul,  et  très-favorable  aux  projets  que 
noarrissait  Frédéric.  Dès  qu'il  avait  vu  la  Russie  engagée  contre 
les  Turcs ,  le  roi  de  Prusse  avait  fait  insinuer  à  Catherine  que, 
pour  détourner  TAulriche  de  s'opposer  au  progrès  des  armes 
russes  en  Turquie,  il  conviendrait  de  s'entendre  sur  le  partage 
de  quelques  provinces  polonaises  entre  la  Russie ,  l'Autriche  et  la 
Prusse*.  Catherine  n'en  avait  tenu  compte;  mais  Frédéric  s'était 
préparé  les  moyens  de  l'obliger  à  ouvrir  l'oreille.  Après  des 
intrigues  habilement  conduites  afin  d'augmenter  le  refroidisse- 
ment entre  la  France  et  l'Autriche,  il  avait  demandé  une  entrevue 
au  jeune  empereur  Joseph  II,  à  Neisse,  en  Silésie.  Les  ressenti- 
ments de  la  cour  de  Vienne  contre  le  conquérant  de  cette  belle 
province  semblèrent  tout  à  fait  oubliés.  On  convint  de  rester 
neutre  en  cas  de  rupture  entre  la  France  et  l'Angleterre.  On 
effleura  la  question  d'un  démembrement  de  la  Pologne.  Mais 
Joseph  II,  qui  dépendait  de  sa  mère,  n'avait  pas  le  pouvoir  de 
conclure.  A  la  suite  de  cette  conférence,  l'Autriche  se  montra 
lî^aucoup  plus  sympathique  aux  Polonais;  elle  invita  le  conseil 
général  de  la  confédération  à  se  transférer  à  Éperies,  en  Hongrie, 
pour  y  être  à  l'abri  des  armes  russes.  Joseph  II  y  visita  les  chefs 
polonais  et  leur  témoigna  beaucoup  d'intérêt,  quand  il  rêvait  déjà 
le  meurtre  de  leur  patrie.  Ces  avances  étaient  un  moyen  d'in- 
qniéter  et  d'influencer  la  tzarine.  En  juillet  1770,  Frédéric  vint 
rendre  à  Joseph  II  sa  visite  à  Neustadt,  en  Moravie  ;  cette  fois,  le 
ministre  Kaunitz,  et,  avec  lui,  la  pensée  de  Marie-Thérèse,  accoin- 

1-  CEuvret  de  Frédéric  II,  t.  VI,  p.  27,-iiouv.  édit.  in-8o;  Berlin,  1846-47. 


Î72  LOUIS  XV.  117701 

pagnaient  Joseph.  Les  nouvelles  de  Tchesmé  et  du  Kaghoul  furent 
apportées  à  Neustadt  par  un  serasker  turc ,  qui  venait  solliciter  la 
médiation  de  Frédéric  entre  le  sultan  et  la  tzarine.  Frédéric  offrit 
le  partage  de  la  médiation  à  TÂutriche.  Les  deux  futurs  média- 
teurs résolurent  de  proposer  à  la  Russie  une  compensation  en 
Pologne  pour  les  provinces  turco- danubiennes  que  rAutriche  ne 
pouvait  laisser  entre  les  mains  de  Catherine ,  et  convinrent  de 
prendre  des  parts  équivalentes  pour  maintenir  Téquilibre. 

En  attendant,  TAutriche ,  qui  s'était  mise  en  devoir  de  rajeunir 
de  vieilles  prétentions  sur  les  starosties  de  sa  frontière,  occupa  le 
district  polonais  de  Zips,  enclavé  dans  la  Hongrie,  et  Frédéric 
recommença  sur  la  plus  grande  écheUe  ses  atroces  exactions  sur 
la  Prusse  polonaise,  où  if  enlevait  tout,  argent  et  denrées,  garçons 
pour  en  faire  des  soldats,  filles  pour  les  marier  à  ses  Prussiens, 
avec  des  dots  arrachées  aux  parents. 

Les  embarras  et  les  périls  se  multipliaient  autour  de  Choiseul, 
qui  avait  pris  l'empire  othoman  pour  point  d'appui  contre  la 
Russie  et  qui  sentait  ce  point  d'appui  se  dérober  sous  sa  main.  Il 
cherchait  en  vain  à  se  faire  illusion  sur  la  défection  de  rAutriche 
et  sur  son  union  avec  la  Prusse  :  les  protestations  mensongères 
de  Kaunitz  ne  l'abusaient  pas  ;  le  mariage  tout  récent  du  dau- 
phin et  d'une  archiduchesse  (Louis  XVI  et  Marie -Antoinette!  le 
18  mai  1770),  mariage  souhaité,  imposé,  pour  ainsi  dire,  par 
Marie -Thérèse,  n'avait  empêché  en  rien  l'entrevue  de  Neustadt 
La  France  marchait  à  une  double  guerre  continentale  et  mari- 
time, au  milieu  d'une  violente  crise  financière.  Sans  doute,  on 
pouvait  encore  prévenir  le  démembrement  matériel  de  la  Pologne, 
car  la  tzarine,  en  ce  moment,  continuait  de  s'y  refuser  :  si  l'on 
voulait  sacrifier  à  Catherine  et  les  confédérés  de  Bar  et  les  réfor- 
mateui*s  de  l'autre  parti,  on  pouvait  maintenir,  sans  changement 
nominal  dans  le  territoire,  un  fantôme  de  république,  Pologne 
de  nom,  Russie  de  fait.  Cela  n'était  pas  sérieux.  Choiseul  ne  pensa 
IKis  à  un  arrangement  avec  Catherine,  mais  il  essaya  de  regagna 
l'Autriche.  Il  fit  offrir  le  trône  de  Pologne  à  Marie- Thérèse  pour 
l'époux  d'une  de  ses  filles ,  le  duc  de  Saxe-Teschen  •.  L'Autrich* 

1.  Celai  qui  vint  avec  sa  femme  bombaider  DIlo  on  1792. 


l 


[17701  CHOISEUL  ET  LA  POLOGNE.  273 

refusa.  Il  était  donc  très -probable,  si  Ton  voulait  véritablement 
délivrer  la  Pologne ,  qu'on  aurait  à  lutter  contre  la  Russie ,  la 
Prusse  et  FAutriche  réunies.  D'un  autre  côté,  la  guerre  avec 
l'Angleterre  était  imminente.  L'Espagne  disputait  à  l'Angleterre 
la  possession  des  lies  Malouines;  les  Espagnols  avaient  déjà 
reconni  aux  voies  de  fait  dans  ces  parages  lointains,  et  le  cabinet 
de  Madrid  réclamait  le  secours  de  la  France.  Les  bruits  de  guerre 
maritime  avaient  déjà  un  contre-coup  dans  l'Archipel.  L'escadre 
rosse  était  désorganisée  par  le  rappel  des  marins  anglais.  L'An- 
gleterre concentrait  ses  ressources  navales,  et  puis  elle  commen- 
çait à  trouver  que  les  Russes  allaient  un  peu  vite  en  Orient. 

La  guerre  générale  n'eut  pas  lieu.  Choiseul,  depuis  quelque 
temps  miné  par  d'autres  intrigues,  tomba  du  pouvoir  le  24  dé- 
cembre 1770,  et,  avec  lui,  la  dernière  et  faible  chance  de  salut 
qui  restait  à  la  Pologne  * . 

Nous  avons  dû  traverser  bien  des  ignominies  depuis  la  mort  de 
Louis  le  Grand ,  mais  rien  de  comparable  à  ce  qui  a  préparé  et 
suivi  la  chute  de  Choiseul.  Il  semble  qu'on  s'enfonce  toujours 
plus  avant  dans  les  cercles  infernaux  d'un  abîme,  non  point  de 
flammes,  mais  de  boue. 

Après  la  mort  de  la  reine  Marie  Lesczynska  (24  juin  1768)  *, 
Louis  XV,  d'abord  assez  fortement  affecté  de  ce  nouvel  avertis- 
sement ,  n'avait  pas  tardé  à  s'affranchir  de  l'espèce  de  décence 
relative  qui  avait  reparu  à  la  cour  durant  deux  ou  trois  ans,  et 
s'était  l'eplongé  dans  la  crapule  avec  une  nouvelle  frénésie , 
entraîné  par  le  vieux  Richelieu ,  cet  étemel  tentateur.  On  pré- 
tend qu'une  sœur  de  Choiseul ,  madame  de  Gramraont ,  per- 
sonne très-altière,  très -intelligente,  très -énergique,  dévouée  à 
son  frère  (il  en  courut  contre  eux  des  bruits  d'inceste),  avait 
aspiré  sans  succès  à  l'héritage  de  madame  de  Pompadour,  ou, 
plutôt,  de  madame  de  Châteauroux,  à  qui  elle  ressemblait  davan- 
tage. La  fierté  des  Choiseul  n'était  pas  celle  qu'inspire  la  vertu. 

1.  Domoariez  avait  préparé  un  large  plan  de  campagne  pour  1771  :  il  prétendait 
organiser  nne  armée  régulière  en  Pologne  et  faire  une  pointe  jusqu'en  Russie  ;  mais 
il  y  aurait  eu  sans  doute,  dans  Texécution ,  beaucoup  à  rabattre  de  cette  conception 

"aventureuse.  V.  ses  Mémoires,  1. 1**,  ch.  vu  et  viii. 

2.  Son  père,  le  vieux  Stanislas,  l'avait  précédée,  le  23  février  1 766,  et  la  Lorraine 
ivait  été  définitivement  réunie  à  la  France. 

XVI.  18 


274  LOUIS   XV.  11768-1769' 

Quoi  qu*il  en  soit,  Louis  se  prit  dans  de  tout  autres  filets.  Vers 
rauloume  de  1768,  le  pourvoyeur  du  Parc- aux- Cerfs,  le  trop 
fameux  valet  de  chambre  Lebel,  ne  sachant  à  quoi  recourir  pour 
dissiper  Tcnnui  du  monarque  blasé ,  se  hasarda  un  jour  à  lui 
amener  une  fille  entretenue  par  un  chevalier  d'industrie  nommé 
du  Barri ,  qui  faisait  servir  ses  grâces  de  mauvais  lieu  à  Tacha- 
landage  d'un  tripot.  L'histoire  est  bien  forcée  d'effleurer  ces  tur- 
pitudes :  celte  créature  devait  régner  sur  la  France  !  Jeanne  Vau- 
bernier  inspira  au  débauché  sexagénaire  une  telle  ivresse,  qu'il 
ne  voulut  plus  s'en  séparer.  Il  Rétablit  à  Versailles  ;  il  la  maria 
de  nom  au  frère  aîné  de  son  ancien  amant;  il  la  fit  présenter  à  la 
cour  sous  le  nom  de  comtesse  du  Barri  ;  il  l'introduisit  auprès  de 
ses  filles,  et,  plus  tard,  auprès  de  la  jeune  épouse  de  son  petit-fils! 
Les  salons  de  Louis  le  Grand  furent  envahis  par  des  hôtes  incon- 
nus ,  échappés  des  repaires  les  plus  honteux  de  la  débauche  pari- 
sienne. Celle  cour  dépravée,  habituée  depuis  un  demi-siècle  à 
tous  les  scandales ,  recula  pourtant  comme  au  contact  d'animaux 
immondes.  Les  femmes  les  plus  tarées  refusaient  d'approcher 
l'étrange  favorite.  Le  fier  Choiseul  ne  put  se  résigner  à  ménager 
une  telle  influence  :  il  repoussa  les  avances  de  la  comtesse;  il 
s'efforça  de  faire  rougir  le  roi  de  succéder  à  toute  la  France.  Tout 
fut  inutile.  Quand  on  vit  le  vieillard  entièrement  et  définitive— 
ment  subjugué ,  une  portion  de  la  cour  commença  de  fléchir.  IM^ 
se  forma  un  parti  du  Barri  :  les  ennemis  de  Choiseul  se  rappro — 
chèrent  de  celte  nouvelle  puissance,  et  le  duc  d'Aiguillon  servili 
d'intermédiaire  à  une  coalition,  au  moins  indirecte,  entre  1^ 
cabale  dévote  et  le  parti  des  mauvais  lieux!  Le  feu  dauphir^ 
n'était  plus  là  pour  imposer  à  ses  amis  le  respect  d'eux-mêmes  e^^ 
de  leur  cause  ! 

De  nouveaux  personnages  cependant  s'étaient  introduits  dai^." 
le  ministère,  sous  les  auspices  de  Choiseul,  sauf  à  s'unir  avec 
ennemis  s'il  y  avait  profit.  Ce  n'étaient  pas  des  médiocrités  dociU 
ou  peu  dangereuses  comme  leurs  prédécesseurs  aux  sceaux 
uu  contrôle  général.  Maupeou,  nommé  chancelier  en  1768, 
T<îrr«i.  appelé  au  contrôle  général  en  décembre  1769,  sur 
irroininandation  de  Maupeou,  son  ancien  collègue  au  parlemei 
(iU\\v\\\  (l(î  ces  hommes  de  coups  de  main  et  d'aventures,  comi^ci 


H769]  DU  BARRI.   MAUPEOU.  TERRAI.  275 

il  en  surgît  dans  les  temps  d'orage  ;  également  audacieux,  sans 
scrupule  et  sans  foi ,  Tun,  le  chancelier,  sous  les  formes  d'abord 
souples,  puis  arrogantes  d'un  affranchi  des  Césars,  l'autre,  le 
contrôleur,  sous  les  formes  cyniques  d'un  satyre,  dont  il  avait  le 
visage  et  les  mœurs.  On  avait  représenté  l'abbé  Terrai  au  roi  et 
à  Choiseul,  comme  seul  capable  de  trouver,  et  surtout  de  sou- 
tenir imperturbablement  les  moyens  extrêmes  devenus  néces- 
saires pour  prévenir  l'écroulement  immédiat  des  finances.  Terrai, 
en  effet,  avait  un  esprit  net  et  vigoureux  au  service  de  son  inuno- 
ralité.  Une  dépravation  insensée  avait  mené  le  gouvernement  à 
la  ruine  financière  :  une  dépravation  intelligente  allait  suspendre 
pour  un  moment  cette  ruine.  Terrai  ne  savait  ce  que  c'est  que 
le  juste  et  l'injuste;  mais  il  connaissait  fort  bien  le  possible  et 
rimpossible. 

Il  vit  qu'à  la  fin  de  1769  la  dépense  excédait  le  revenu  de 
63  millions*  ;  la  dette  exigible  atteignait  110  millions;  les  antici- 
pations sur  les  revenus  futurs  dépassaient  161  raillions;  l'année 
1770  était  dévorée  d'avance,  avec  les  deux  premiers  mois  de  1771, 
et  les  banquiers  et  financiers  refusaient  de  faire  de  nouvelles 
avances  pour  1770.  Les  principaux  services  allaient  se  trouver 
désorganisés.  Devant  l'opposition  du  parlement  et  la  chute  du  cré- 
dit, l'on  ne  pouvait  recourir  à  de  nouveaux  impôts,  à  de  nouveaux 
emprunts,  à  de  nouvelles  anticipations.  Quelques  héritiers  des 
traditions  de  Law  proposaient  le  papier- monnaie.  Terrai  n'y 
croyait  pas.  Puisqu'on  ne  voulait  point  aborder  les  grandes  ré- 
formes, il  ne  restait  donc  que  deux  ressources  :  l'économie  et 
la  réduction  de  la  dette,  c'est-à-dire  la  banqueroute  partielle. 
L'économie,  telle  qu'on  pouvait  la  proposer  à  ce  gouvernement, 
^it  tout  à  fait  insuffisante  à  elle  seule;  et  la  réduction,  de  son 
^té,  pour  suffire,  eût  dû  être  poussée  jusqu'à  la  banqueroute 
^tale,  ce  qui  semblait  par  trop  téméraire,  môme  à  Terrai.  Il 
^''essa  son  plan  d'après  les  deux  ressources  réunies.  Il  proposa 
^es  diminutions  de  dépenses  sur  la  maison  du  roi  et  sur  les  divers 
^nistères,  et  il  commença  la  série  de  ses  opérations  sur  la  dette. 

î^.  Cest  le  chiffre  donné  par  M.  Maynon  d'Invan.  D'après  les  documents  que 
^**^e  la  famille  de  l'abbé  Terrai,  le  déticit  réel  aurait  môme  atteint  76,774,000  fr. 
"^o^ig  ignorons  sur  quoi  porte  cette  différence  d'évaluation. 


Î76  LOUIS  XV.  (moi 

Le  7  janvier  1770,  il  suspend  ramortissement  pour  huit  ans  et 
destine  son  fonds  (18  millions  par  an)  à  rembourser  les  anticipa- 
lions;  le  18  janvier,  il  convertit  les  tontines  en  simples  rentes  via- 
gères (spoliation  dont  il  n'évalue  pas  le  produit  à  moins  de 
150  millions,  répartis  sur  un  assez  grand  nombre  d'années); le 
20  janvier,  il  réduit  à  quatre  et  à  deux  et  demi  pour  cent  les  arré- 
rages d'une  masse  d'effets  antérieurement  consolidés  à  cinq  pour 
cent  ;  les  29  janvi  :t  et  4  février,  nouvelles  retenues  sur  les  pensions, 
avec  effet  rétroactif,  sur  les  bénéfices  des  fermes,  etc.;  18  février, 
suspension  indéfmie  du  paiement  des  rescriptions  sur  les  recettes 
générales,  billets  des  fermes  et  autres  effets  remis  aux  finan- 
ciers qui  avaient  avancé  des  fonds  au  Trésor;  il  y  en  avait  au 
moins  pour  200  millions;  on  assigne  à  ces  effets  un  intérêt  de 
quatre  et  demi  à  5  p.  Vo,  et  l'on  établit  pour  eux  un  nouvel 
amortissement.  Un  emprunt  de  160  millions,  à  4  p.  %,  est 
ouvert  sur  l'Hôtel  de  Ville  (la  classe  privilégiée  des  rentes);  on 
admet,  pour  moitié,  dans  les  versements,  les  effets  dont  les  arré- 
rages et  intérêts  ont  été  réduits  le  20  janvier,  et,  pour  l'autre  moi- 
tié, les  rescriptions  suspendues  le  18  février.  C'est  une  nouvelle 
consolidation  indirecte  et  partielle.  En  même  temps,  l'intérêt 
légal  des  constitutions  de  rente  est  reporté  à  5  p.  % ,  pour  ra- 
nimer la  circulation  de  l'argent.  Les  mesures  violentes  n'en  con- 
tinuent pas  moins.  A  côté  d'un  nouvel  emprunt  de  25  millions  sur 
les  receveurs  généraux ,  un  emprunt  forcé  de  28  millions  est  levé 
sur  les  secrétaires  du  roi  et  autres  officiers  royaux  (février).  On 
suspend  pour  quatre  ans  tous  les  remboursements  à  opérer  par 
les  corps,  communautés,  etc.,  qui  ont  emprunté,  soit  pour  le  roi, 
soit  pour  eux-mêmes,  et  les  fonds  sont  détournés  à  l'amortisse- 
ment des  rescriptions  et  assignations  (25  février)  ;  bientôt  on  cd 
vient  à  violer  les  dépôts  judiciaires,  dont  on  remplace  les  espèces 
par  des  effets  du  Trésor,  effets  discrédités  sur  la  place.  D'un  autr^ 
côté,  on  presse,  on  tord,  pour  ainsi  dire,  les  impôts,  afin  de  leuf 
extorquer  tout  ce  qu'ils  peuvent  rendre.  Terrai,  après  avoir  remi^ 

1.  Ou  annonça  que  les  retenues  seraient  progressives,  et,  en  effet^  les  pension^ 
moyennes  subirent  une  réduction  proportionnellement  plus  forte  que  les  petites  « 
mais  les  plus  grosses,  celUs  des  courtisans  et  des  gens  en  favear,  furent  épargnées- 
Totit  était  mensonge!  V.   Monthion,  Particularités  sur  Us  ministres  des  finatues, 

p.  ICB. 


(17701  L'ABBÉ  TERRAI.  277 

les  services  à  flot,  arrive  ainsi ,  au  bout  de  l'année ,  à  diminuer  la 
dépense  de  36  millions  et  à  augmenter  la  recette  d'une  quinzaine 
de  millions.  Il  annonce  au  roi  qu'une  dizaine  de  millions  d'éco- 
nomies achèveront  de  rétablir  l'équilibre  * . 

L'exécution  avait  été  aussi  énergique  que  les  moyens  étaient 
déloyaux.  La  plupart  de  ces  mesures  avaient  été  publiées  sous 
forme  d'arrêts  du  conseil  ;  les  moins  scandaleuses,  présentées  au 
parlement  sous  forme  d'édits  et  de  déclarations ,  y  avaient  passé 
avec  moins  de  difficulté  qu'on  ne  l'eût  pu  croire.  Le  parlement 
toléra  une  banqueroute  présentée  comme  inévitable  :  les  intérêts 
particuliers  des  magistrats  étaient  peu  affectés  par  les  spoliations 
de  Terrai ,  leur  fortune  consistant  principalement  en  terres  et  en 
rentes  sur  l'Hôtel  de  Ville.  Cet  égolsme  diminua  beaucoup  leur 
force  morale.  La  cour  applaudissait  au  hardi  contrôleur-général  ; 
mais  de  nombreux  intérêts  étaient  foulés,  broyés  ;  des  procès,  de 
nombreuses  banqueroutes ,  des  suicides ,  accroissaient  le  mécon- 
tentement public;  cependant  l'indignation,  dans  les  classes  in- 
floeDtes,  n'était  pas  aussi  vive  qu'elle  le  serait  dans  les  sociétés 
actaelles,  où  tout  repose  sur  le  respect  des  engagements  pécu- 
niaires de  l'État.  Bien  des  gens  mettaient  leur  philosophie  à  se 
consoler,  comme  Voltaire,  d'une  banqueroute  par  une  épi- 
gramme. 

Une  grande  association,  qui  avait  eu  un  moment,  jadis,  la  for- 
tonede  la  France  dans  ses  mains,  acheva  de  s'écrouler  durant  la 
première  année  du  ministère  de  Terrai.  La  Compagnie  des  Indes, 
œuvre  de  Colbert,  relevée  avec  un  éclat  si  prestigieux  par  Law, 
^ppée  à  la  catastrophe  du  Système,  avait  été ,  en  général,  plus 
^e  indirectement  aux  relations  et  à  la  marine  de  la  France  que 
profitable  à  ses  actionnaires  ;  mais,  depuis  l'époque  où,  trop  bien 
d*accord  avec  un  gouvernement  aussi  pusillanime  et  plus  cou- 
pable qu'elle,  elle  avait  repoussé  la  puissance  et  la  grandeur 
incomparable  que  lui  offrait  Dupleix,elle  n'avait  plus  marché  que 
de  désastres  en  désastres.  Après  la  paix,  on  fit  une  tentative  pour 
'*  relever.  En  1764,  la  Compagnie  rétrocéda  au  roi  les  îles  de 
'^ce  et  de  Bourbon  et  les  comptoirs  d'Afrique.  Le  roi  lui  re- 

l.  (hmptes  rendue,  etc.,  concernant  les  finances  de  France^  depuis  1758  jiM^ti'en  1787  ;. 
^*»»«wme,  1788,  in-4*. 


tnS  LOUIS   XV.  (1764-17701 

mit  les  douze  mille  actions  qui  appartenaient  au  Trésor,  moyen- 
nant quelques  charges,  et  l'autorisa  à  s'administrer  elle-même, 
sans  commissaires  royaux ,  et  à  faire  un  appel  de  fonds  à  ses 
actionnaires.  Un  banquier  genevois  établi  à  Paris,  qui  avait  fait 
loyalement  une  grande  fortune  et  qui  devait  jouer  un  grand  rôle 
politique  pendant  les  dernières  années  de  l'ancien  régime  et 
les  premières  de  la  Révolution,  M.  Necker,  avait  pris  la  prin- 
cipale influence  parmi  les  actionnaires,  et  peut-être  une  admi- 
nistration éclairée  et  honnête  eût -elle  relevé  le  commerce  de  la 
Compagnie;  mais  une  intrigue  ourdie  autour  du  contrôleur- 
général  amena  la  retraite  des  administrateurs  élus  et  le  rétablis- 
sement du  régime  du  commissariat  (1768).  L'état  des  affaires  pa- 
rut bientôt  donner  raison  aux  économistes,  qui  battaient  depuis 
longtemps  en  brèche  le  privilège  de  la  Compagnie.  Des  mémoires 
pour  et  contre  ce  privilège  furent  publiés  en  1769  par  M.  Necker 
et  par  l'abbé  Morellet,  représentant  de  la  secte  économique.  Le 
ministère  avait  son  parti  pris,  car  c'était  le  contrôleur -général 
dlnvau  qui  avait  lui-même  engagé  Morellet  à  écrire.  Un  arrêt  du 
conseil,  du  13  août  1769,  de  l'avis  des  députés  du  commerce,  dé- 
clara libre  le  trafic  de  l'Inde  ;  seulement  les  retours  devaient  con- 
tinuer de  se  faire  à  Lorient,  restriction  qui  diminuait  fort  les 
avantages  du  libre  commerce  (6  septembre). 

La  Compagnie ,  écrasée  par  ses  dettes ,  n'essaya  pas  de  lutter 
contre  la  concurrence  du  commerce  libre.  Elle  fit  cession  de  biens^ 
entre  les  mains  du  roi,  qui  se  chargea  de  satisfaire  les  créanciers* 
et  de  servir  la  rente  des  actions  à  5  p.  %  (8  avril  1770).  L^ 
contrôleur-général,  en  sus  de  cette  cession,  qui  portait  sur  un^ 
valeur  de  100  millions,  trouva  encore  moyen  d'extorquer  aujc^ 
actionnaires,  en  augmentant  leur  rente,  un  dernier  versement:;^ 
d'une  quinzaine  de  millions,  tandis  qu'en  réalité  c'était  l'état  quK 
leur  redevait  20  millions*. 

Ainsi  finit  la  Compagnie  française  des  Indes,  pendant  que  hm 
Compagnie  anglaise,  son  heureuse  rivale,  s'avançait  à  pas  de 
géant  vers  la  conquête  de  l'Inde  entière  et  possédait  déjà  le  terri- 
toire et  le  revenu  d'un  grand  empire.  (Elle  avait,  avant  1772,  outr^ 

1.  Mém.  de  l'abbé  Morellet,  1. 1",  c.  vm.  —  Mercure  hitL,  t.  CLXVIII.  —  Mém, 
M.  Necker  pour  la  Compagnie  des  Indes, 


[1770]  COMPAGNIE   DES  INDES.  279 

les  profits  du  commerce,  120  millions  de  revenus,  dont  Télat 
s'attribuait  à  peu  près  50.)  D'autres  opérations,  plus  obscures, 
agitaient  plus  le  peuple  que  la  ruine  de  la  Compagnie  des  Indes, 
ou  même  que  la  banqueroute  de  Tabbé  Terrai,  et  ces  opérations 
eurent  de  bien  plus  terribles  conséquences.  Nous  reviendrons  bien- 
tôt  sur  la  question  des  céréales  :  il  suffit  de  faire  remarquer  en  ce 
moment  le  contraste  choquant  que  Ton  eut  à  signaler  entre  la 
mine  de  tant  de  particuliers  spoliés  par  le  ministre  et  la  misère 
du  peuple  causée  par  la  cherté  des  grains,  d*une  part,  et,  de 
i'autre,  les  dépenses  énormes  qu'ordonna  le  roi  pour  le  voyage  et 
la  réception  de  la  nouvelle  dauphine.  On  prétend,  sans  doute  avec 
e:2[agération,  que  ces  dépenses  dépassèrent  20  millions.  Parmi  les 
xxiagnificences  de  ces  fêtes,  des  présages  funestes  semblèrent  an- 
iTàoncer  le  sort  réservé  à  la  tragique  union  de  Louis  XVI  et  de 
ÎWarie- Antoinette!  Le  feu  d'artifice  olTert  par  la  ville  de  Paris  aux 
x-oyaux  époux,  le  30  mai,  sur  cette  place  Louis-Quinze  qui  devait 
^tre  un  jour  la  place  de  la  Révolution,  se  termina  par  une  panique 
où  s'étoufla,  où  s*écrasa  la  foule  immense  à  laquelle  on  n*avait  pas 
préparé  des  débouchés  suffisants  :  plusieurs  centaines  de  per- 
sonnes périrent. 

Quelques  semaines  après  ce  malheureux  événement,  le  parle- 
ment de  Paris,  assez  complaisant  tout  à  Theure  sur  les  finances, 
rentra  violemment  en  lutte  avec  la  cour  sur  un  autre  terrain. 
La  Chalotais,  le  parlement  de  Rennes,  les  États  de  Bretagne, 
avaient  continué  à  demander  justice  de  d* Aiguillon,  depuis  que  le 
roi  l'avait  retiré  de  cette  province.  L'ex-gouvemeur,  outre  les 
griefs  relatifs  à  son  administration ,  était  accusé  d'avoir  suborné 
des  témoins  dans  le  procès  de  La  Chalotais;  on  faisait  môme 
entrevoir  le  soupçon  d'une  tentative  d'empoisonnement  contre  le 
procureur -général  captif,  chose  bien  plus  invraisemblable  que  le 
^^te.  D'Aiguillon  lui-même  pria  le  roi  de  lui  donner  pour  juge 
le  paifement  garni  de  pairs.  La  cour  des  Pairs  fut  convoquée  à 
Versailles,  sous  la  présidence  du  roi  en  personne  (4  avril  1770) , 
Ufin,  dît  le  chancelier  Maupeou,  a  de  laver  la  pairie  des  crimes 
fj'uu  pair,  ou  un  pair  des  crimes  qui  lui  sont  imputés.  »  Ce  procès 
solennel  se  développait  régulièrement  depuis  près  de  trois  mois, 
avec  de  nombreuses  péripéties,  lorsque  Louis  XV  le  trancha  brus- 


«80  LOUIS  XV.  [1170) 

quement,  par  un  lit  de  justice,  le  27  juin.  Le  roi,  considérant,  dit- 
il,  que  les  incidents  de  la  procédure  tendent  à  soumettre  à  l'in- 
spection des  tribunaux  le  secret  de  son  administration,  Fexécution 
de  ses  ordres  et  l'usage  per'sonnel  de  son  autorité ,  convaincu  que 
la  conduite  du  duc  d'Aiguillon  et  de  ceux  dénommés  dans  les 
informations  (La  Chalotais  et  autres)  est  irréprochable,  annule  les 
procédures,  les  plaintes  réciproques,  etc.,  et  impose  le  silence  le 
plus  absolu  sur  le  tout. 

On  ne  pouvait  être  plus  inconséquent  ni  plus  dédaigneux  de 
toute  forme  judiciaire.  Les  incidents  du  procès  n'avaient  rien 
qu'on  n'eût  dû  prévoir;  mais  le  chancelier  ne  cherchait  que  le 
prétexte  d'une  grande  querelle  avec  le  parlement.  Le  parlement, 
en  effet,  accueillit  avec  indignation  cette  intervention  arbitraire 
du  pouvoir  personnel  dans  le  cours  de  la  justice,  intervention  qui, 
du  reste,  avait  eu  de  nombreux  précédents  et  avait  assuré  l'impu- 
nité de  bien  des  coupables,  avec  des  circonstances  et  dans  des 
occasions  moins  éclatantes.  Le  parlement,  par  arrêt  du  2  juillet, 
déclara  que  les  informations,  contrairement  aux  lettres  patentes 
du  27  juin,  contenaient  des  commencements  de  preuves  graves  de 
plusieurs  délits  compromettant  l'honneur  du  duc  d'Aiguillon ,  et 
que  le  duc  devait  donc  s'abstenir  de  faire  aucunes  fonctions  de 
pairie,  jusqu'à  ce  qu'il  se  fût  purgé  par  jugement.  C'était  jeter  le 
gant  en  face  à  l'absolutisme  royal 

Le  conseil  cassa  l'arrêt  du  parlement.  Après  d'inutiles  remon- 
trances, le  parlement  arrêta  de  nouveau  que  le  procès  ne  pouvait 
être  censé  terminé  par  un  acte  arbitraire  de  l'autorité  absolue 
(31  juillet).  Le  14  août,  le  parlement  de  Rennes  fit  brûler  par  le 
bourreau  deux  mémoires  et  consultations  en  faveur  du  duc  d'Ai- 
guillon ,  et  refusa  d'enregistrer  des  lettres  patentes  qui  cassaient 
un  arrêté  par  lui  rendu  contre  des  membres  de  Vex-parlement 
d Aiguillon.  Le  roi  fit  emprisonner  deux  conseillers  et  enregistrer 
de  force,  à  Rennes,  les  arrêts  du  conseil.  Le  parlement  de  Rennes 
proteste  et  envoie  aux  autres  cours  communication  des  informa- 
tions qu'il  a  faites  contre  d'Aiguillon  et  ses  fauteurs.  Les  autres 
cours  prennent  parti  pour  les  parlements  de  Paris  et  de  Rennes. 
M.  de  Galonné,  qui,  de  procureur -général  près  la  commission, 
instituée  pour  juger  La  Chalotais,  est  devenu  intendant  de  Metz, 


11170)  PROCÈS  D'AIGUILLON.  281 

se  voit  refuser  séance  par  le  parlement  de  Metz,  jusqu'à  ce  qu*il  se 
soit  justifié  des  inculpations  portées  contre  lui  dans  les  pièces 
communiquées  par  le  parlement  de  Rennes.  Le  gouverneur  de  ' 
Metz,  par  ordre  du  roi,  fait  biffer  l'arrêté  contre  Galonné.  Pareils 
orages  éclatent  à  Bordeaux,  à  Toulouse,  à  Besançon.  Le  1*'  sep- 
.  tembre,  le  conseil  casse  un  arrêt  du  parlement  de  Bordeaux,  où 
l'on  prétend ,  dit  l'arrêt  du  conseil,  «  que  Sa  Majesté  tient  d'une 
loi  constitutive  le  pouvoir  qu'elle  ne  tient  que  de  Dieu.  » 

Le  3  septembre,  le  chancelier  mène  le  roi  au  Palais  tenir  un 

nouveau  lit  de  justice  tout  exprès  pour  se  faire  remettre  les  pièces 

da  procès  de  d'Aiguillon  et  pour  faire  retrancher  des  registres  tout 

ce  qui  touche  à  cette  affaire.  Le  roi  se  sert  à  lui-même  d'exempt 

et  de  recors!  Le  6  septembre,  le  parlement  de  Paris  prend  un 

arrêté  où  il  déclare  que  c  la  multiplicité  des  actes  d'un  pouvoir 

absolu  exercé  de  toutes  parts  contre  l'esprit  et  la  lettre  des  lois 

constitutives  de  la  monarchie  est  une  preuve  non  équivoque  d'un 

projet  prémédité  de  changer  la  forme  du  gouvernement ,  et  de 

substituer,  à  la  force  toujours  égale  des  lois,  les  secousses  irrégil- 

lières  du  pouvoir  arbitraire.  »  La  continuation  de  la  délibération 

est  ajournée  au  3  décembre,  après  les  vacances. 

Ces  vacances,  qui  devaient  être  les  dernières,  furent  employées 
par  le  chancelier  à  préparer  les  machines  de  guerre  dont  il  avait 
depuis  longtemps  le  plan  dans  la  tête. 

Le  27  novembre ,  un  édit  royal,  renouvelant  la  déclaration  du 
3 mars  1766,  proscrit  derechef  les  termes  d'unité  et  de  classes, 
interdit  toute  correspondance  entre  les  parlements,  toute  suspen- 
sion du  service,  toute  résistance  après  que  le  roi  a  répondu  aux 
^montrances  de  ses  cours,  sous  peine  de  privation  d'offices.  Le 
parlement  répond  en  rappelant  que  c'est  à  lui  que  la  royauté  a  dû 
l'abaissement  des  grands  vassaux,  le  maintien  de  l'indépendance 
^c  la  couronne  contre  les  entreprises  de  la  cour  de  Rome,  et  la 
(^nservation  du  sceptre,  de  mâle  en  mâle,  à  l'aîné  de  la  maison 
royale;  il  récrimine,  avec  une  extrême  virulence,  contre  les 
fanestes  conseillers  du  trône,  et  supplie  le  roi  de  livrer  à  la  ven- 
Séance  des  lois  les  perturbateurs  de  l'état  et  les  calomniateurs  de 
^  magistrature  (3  décembre).  Le  7  décembre,  troisième  lit  de 
justice  de  l'année.  Le  roi  mande  le  pariement  à  Versailles,  et  lui 


282  LOUIS   XV.  imo 

impose  renregistrement  de  Tédil  du  27  novemLre,  en  fulminan 
contre  des  prétentions  qui  réduiraient  le  pouvoir  législatif  du  ro 
à  la  simple  proposition  des  lois.  Le  duc  d'Aiguillon  était  veni 
prendre  son  siège  parmi  les  pairs  et  braver  arrogamment  se 
juges.  Le  1 0  décembre,  les  membres  du  parlement  en  masse  offren 
au  roi  le  sacrifice  de  leur  état  et  de  leur  vie  ;  c'était  une  forme  di 
démission.  Le  roi  leur  ordonne  de  reprendre  leurs  fonctions.  Il 
se  déclarent  dans  l'impossibilité  d'obéir  jusqu'au  retrait  de  l'édil 
«  Il  semblerait,  écrivent-ils  au  roi,  qu'il  ne  reste  plus  à  votre  par- 
lement qu'à  périr  avec  les  lois,  puisque  le  sort  des  magistrats  doil 
suivre  celui  de  l'état.  »  (13  décembre.)  Le  roi  envoie  des  lettres 
de  jussion.  Le  parlement  persiste  à  suspendre  la  justice  (19-20  dé- 
cembre). 

On  avait  déjà  vu  plus  d'une  fois,  sous  ce  règne,  des  situations 
analogues  en  apparence;  mais  la  question  n'avait  jamais  été  enga- 
gée si  à  fond  ni  dans  de  pareils  termes.  Tout  le  monde  sentait 
qu'on  allait  à  de  grandes  ruines.  Un  événement  grave  précéda  le 
dénoûment  de  la  querelle  parlementaire.  Choiseul  n'était  plu! 
premier  ministre  de  fait,  comme  il  l'avait  été  longtemps  :  Maupeoi 
et  Terrai  avaient  soustrait  leur  ministère  à  son  influence  et  mi 
naicnt  sa  politique  depuis  un  an.  Choiseul  voulait  la  paix  a 
dedans ,  la  guerre  au  dehors.  Maupeou  et  Terrai  voulaient  1 
contraire,  et  tous  deux,  aspirant  secrètement  au  premier  rAI 
dans  le  cabinet,  s'entendaient  contre  l'ennemi  commim  av( 
M"«  du  Barri.  L'habitude  soutenait  Choiseul  auprès  du  roi  : 
peur  de  la  guerre  le  perdit  enfin.  Quand  Louis  reconnut  à  qa 
point  son  ministre  l'avait  engagé  avec  l'Espagne  contre  l'Angl 
terre,  il  se  décida  à  le  sacrifier.  Le  24  décembre,  Choiseul  reç 
son  congé  par  une  lettre  d'une  sécheresse  brutale,  qui  lui  expi 
mait  le  mécontentement  que  ses  services  causaient  au  roi,  l'exil] 
dans  son  château  de  Chanteloup,  et  lui  ordonnait  de  s'y  rend 
sous  vingt-quatre  heures. 

On  vit  alors  ce  qui  ne  s'était  peut-être  jamais  vu  :  la  cour  fidi 
à  la  disgrâce  !  La  plus  grande  et  la  plus  brillante  partie  de  la  co 
déserta  Versailles  pour  courir  s'inscrire  à  l'hôtel  de  Choiseul,  pi 
pour  faire  escorte  à  l'exilé  sur  la  route  de  Chanteloup.  Le  duc 
<îhartres ,  arrière-petit-fils  du  régent,  força  la  consigne  de  l'hôi 


[J770-n711  CHUTE   DE  CIIOISEUL.  Î83 

de  Choiseul,  afin  d'aller  embrasser  le  ministre  déchu.  C'était  le 
premier  acte  politique  du  jeune  prince  qui  devait  être  Philippe- 
Égalité.  La  conduite  de  la  cour  était  un  symptôme  menaçant  de 
l'esprit  d'indépendance  qui  pénétrait  partout,  au  moment  môme 
où  la  royauté  s'apprêtait  à  saisir  d'une  main  défaillante  le  despo- 
tisme le  plus  illimité.  Toute  la  partie  éclairée  et  lettrée  de  la 
nation  témoigna  les  mômes  sentiments  que  la  cour.  On  sentait 
que  tout  ce  qui  restait  de  l'honneur  fratiçais  à  Versailles  en  sortait 
avec  Choiseul. 

Les  esprits  furent  bientôt  remués  par  de  nouvelles  émotions. 
Un  mois  s'était  passé  en  lettres  de  jussion  réitérées  jusqu'à  cinq 
fois,  pour  sommer  le  parlement  de  rouvrir  le  cours  de  la  justice, 
et  en  incidents  relatifs  à  la  résistance  des  magistrats.  Le  roi  hési- 
tait à  frapper  le  coup  décisif.  La  du  Barri  réussit  où  Maupeou  eût 
sans  doute  échoué.  Bien  stylée  par  le  chancelier,  elle  avait  fait 
placer  dans  son  appartement  le  portrait  de  Charles  I*'  par  Van- 
Dyck,  et,  le  montrant  à  Louis  XV  :  «  La  France!  (elle  donnait  au 
roi  de  France  des  noms  de  laquais  de  comédie)  La  France!  disait- 
elle,  ton  parlement  te  fera  aussi  couper  la  tôte!  » 

Le  parlement  de  Paris  n'était  pas  fait  pour  de  si  terribles  coups  ! 
n  ne  songeait  pas  même  à  se  donner,  comme  sous  la  Fronde,  la 
protection  d'une  émeute,  et  n'avait  pas  la  moindre  idée  de  résis- 
tance matérielle. 

Dans  la  nuit  du  19  au  20  janvier  1771,  des  mousquetaires  ré- 

'veiUërent  tous  les  membres  du  parlement  en  les  sommant,  de  par 

te  roi,  de  signer,  oui  ou  non,  s'ils  voulaient  reprendre  leur  service. 

lâ  grande  majorité  signa  non,  La  nuit  suivante ,  des  lettres  de 

<^het  enjoignirent  aux  auteurs  des  signatures  négatives,  au 

«ombre  de  plus  de  cent  vingt,  de  se  rendre  en  divers  lieux  d'exil, 

^^ec  signification  d'un  arrôt  du  conseil  qui  confisquait  leurs 

^barges.  Les  trente-cinq  ou  quarante  magistrats  qui  avaient  signé 

^uî  se  rétractèrent  le  21  janvier.  Le  public  les  salua  de  vives 

acclamations  à  leur  sortie  du  Palais.  Ils  partirent  à  leur  tour  pour 

''^xil. 

Les  membres  du  conseil  d'état  furent  chargés  provisoirement 
^^  rendre  la  justice  au  Palais  (23  janvier)  et  s'installèrent  en  grand 
appareil  militaire,  au  milieu  des  huées  du  peuple.  Le  greffier  en 


284  LOUIS  XV.  [rn\] 

chef,  Gilbert  des  Voisins,  sacrifia  un  poste  de  100,000  francs  de 
revenu  et  se  fit  exiler,  pour  garder  sa  foi  au  parlement  :  les  aulres 
greffiers  ne  cédèrent  que  devant  des  menaces  de  prison  pour  eux 
et  de  déclaration  d'inhabilité  à  toutes  charges  pour  leiirs  enfants; 
malgré  de  semblables  menaces,  les  procureurs  éludèrent  rordre 
d'exercer  leurs  offices  :  il  va  sans  dire  que  les  avocats  s'abstinrent. 
Les  huissiers  mêmes  laissaient  éclater  leur  répulsion  contre  le  par- 
Icmeni  postiche.  Le  chancelier  poursuivit  son  œuvre,  sans  se  soucier 
des  protestations  passionnées  envoyées  par  les  parlements  de  pro- 
vince, par  les  cours  des  aides,  les  chambres  des  comptes,  la  cour 
des  monnaies,  le  Ghâtelet,  par  la  magistrature  tout  entière.  Le 
22  février,  un  édit  commença  enfin  de  révéler  la  pensée  de  Maupeou. 
Le  préambule  s'exprimait,  dans  un  langage  que  n'eussent  i)as 
désavoué  les  philosophes,  sur  la  nécessité  de  réformer  les  abus 
dans  l'administration  de  la  justice;  condamnait  cette  vénalité  des 
offices,  a  introduite  par  le  malheur  des  temps,  »  qui  c  éloignait 
souvent  de  la  magistrature  ceux  qui  en  étaient  les  plus  dignes;  » 
reconnaissait  que  le  roi  devait  à  ses  sujets  une  justice  prompte  et 
gratuite;  que  l'étendue  excessive  du  ressort  du  parlement  de  Pans 
était  infiniment  nuisible  aux  justiciables,  obligés  d'abandonner 
leurs  familles  pour  venir  solliciter  une  justice  lente  et  ruineuse 
par  la  longueur  et  la  multiplicité  des  procédures.  En  conséquence, 
le  roi  établissait  dans  les  villes  d'Arras,  Blois,  Châlons,  Clermont— 
Ferrand,  Lyon  et  Poitiers  six  conseils  supérieurs  connaissant 
dernier  ressort  de  toutes  matières  civiles  et  criminelles,  sau 
quelques  exceptions  (pour  les  affaires  de  pairie,  par. exemple) 
chacun  dans  un  certain  nombre  de  bailliages.  Les  membres  de 
conseils  ne  devaient  toucher  aucun  droit  de  vacations,  épices  ovm^ 
autres,  en  sus  de  leurs  gages. 

On  ne  saurait  nier  l'habileté  du  plan  de  Maupeou  :  abriter  \€^ 
despotisme  sous  le  masque  du  progrès,  prendre  le  rôle  de  Fré- 
déric et  de  Catherine,  était  chose  toute  nouvelle  pour  Louis  XV. 

Le  9  avril,  à  la  suite  d'un  affront  fait,  dans  une  procession,  par* 
la  chambre  des  comptes  et  la  cour  des  aides  an  parlement  postiche^ 
un  édit  supprima  la  cour  des  aides,  que  ses  éloquentes  et  contî^ 
nuelles  remontrances  avaient  rendue  odieuse,  démembra  son 
ressort  entre  le  parlement  de  Paris  et  les  nouveaux  conseils  sup6— 


l«771J  PARLEMENT  DÉTRUIT.  585 

rieurs ,  et  ordonna  le  remboursement  de  ses  offices.  Les  princi- 
paux membres  de  cette  cour  furent  exilés  de  Paris.  Le  roi  tint, 
le  13  avril,  un  lit  de  justice  où  furent  enregistrés,  avec  Tédit  qui 
abolissait  la  cour  des  aides,  deux  autres  édits,  dont  le  premier 
supprimait  tous  les  anciens  offices  du  parlement,  avec  rembour- 
sement (on  revenait  sur  la  confiscation  annoncée),  et  les  rempla- 
çait par  soixante-quinze  offices  gratuits,  sans  hérédité,  sans  véna- 
lité ',  sans  épices;  le  second  édit  supprimait  le  grand  conseil,  ce 
tribunal  parasite,  sans  territoire  et  sans  attributions  fixes,  qui  avait 
eu  tant  de  démêlés  avec  le  parlement.  Les  membres  du  grand 
conseil  formaient  le  nouveau  parlement,  avec  quelques  anciens 
membres  de  la  cour  des  aides  et  quelques  avocats  obscurs,  recom- 
mandés par  l'archevêque  de  Paris  ou  par  d*autres  ennemis  de  la 
vieille  magistrature  *.  Le  roi,  après  avoir  défendu  toute  interces- 
sion en  faveur  du  parlement  déchu,  se  retira  en  disant  avec  une 
énergie  d'emprunt  :  c  Je  ne  changerai  jamais!  » 

Ce  fut  ainsi  que  le  parlement  de  Paris  alla  rejoindre  sa  grande 
ennemie,  la  Société  de  Jésus.  Tous  les  grands  corps,  tous  les  élé- 
ments fondamentaux  du  passé,  sont  détruits  les  uns  après  les 
autres  par  la  royauté,  qui  reste  seule  suspendue  sur  Tabime, 
dans  sa  pleme  puissance  apparente  et  sa  faiblesse  réelle.  L'im- 
pression est  profonde ,  immense,  sans  être  unanime.  Voltaire  et 
quelques  encyclopédistes,  qui  tout  à  Thcure  déploraient  avec  le 
public  la  ruine  de  Ghoiseul ,  hésitent,  s'étonnent  et  finissent  par 
applaudir  à  Maupeou  réformant  les  abus  et  chassant  les  juges  de 
La  Barre  et  de  Lally.  Mais  l'opinion,  pour  la  première  fois,  n'est 
pas  avec  Voltaire;  elle  est  avec  Mabli,  sur  cette  question.  Les 
paroles  de  liberté,  de  droit,  de  légalité,  sorties  du  sein  des  corps 
judiciaires,  l'avaient  fortement  émue.  Elle  méprise  trop  le  minis- 

• 

Icrepour  lui  savoir  gré  de  ses  réformes'.  L'esprit  d'opposition 

1-  Le  noQYeaD  parlement  deYait  présenter  au  roi  des  candidats  pour  les  offices  qui 
^endnient  à  vaquer. 

^'  Le  premier  président  du  parlement  Maupeou  fut  Tintendant  de  Paris,  Berthier 
<ieSau?igni^  dont  le  fils  devait  périr  tra^quement,  en  1789,  avec  son  beau-père  Fou- 
lon,  intendant  des  finances  sous  Terrai.  —  V.  Journal  historique  de  la  révolution  opérée 
^^  la  conetitution  de  la  monarchie  française  par  M.  de  Maupeou  ;  7  vol. 

^'  Un  réiçlement,  publié  le  17  mai,  simplifia  la  procédure  en  appliquant  les  formes 
^u  conseil  d'état  aux  nouveaux  tribunaux,  sauf  les  modifications  nécessaires. 


286  LOUIS  XV.  imi] 

fait  oublier  en  ce  moment  les  tendances  rétrogrades,  les  fautes,  les 
crimes  môme  des  parlements,  pour  ne  rappeler  que  leurs  longs 
services  contre  la  féodalité  et  contre  Tultramontanisme,  que  le  lien 
qui  a  uni  ces  grands  corps,  durant  tant  de  siècles,  aux  destins  de 
la  national  i  lé  française.  L'opposition  est  partout,  autour  du  trône, 
sur  les  marches  du  trône  môme.  L'avocat- général  Séguier  avait 
dit  en  face  au  roi ,  dans  le  lit  de  justice,  «  que  l'interversion  des 
lois  a  été  plus  d'une  fois,  dans  les  plus  grandes  monarchies,  la 
cause  ou  le  prétexte  des  révolutions.  »  Sur  vingt-neuf  pairs  pré- 
sents, onze  avaient  opiné  contre  l'enregistrement  des  édits,  et,  ce 
qui  semblait  plus  grave,  tous  les  princes  du  sang,  excepté  le 
comte  de  La  Marche,  fils  du  prince  de  Conti,  s'étaient  abstenus  de 
paraître  au  lit  de  justice.  Ils  avaient  adressé  au  roi  une  protesta- 
tion très-vive ,  où  ils  arguaient  d'illégalité  tout  ce  qui  s'était  fait 
depuis  le  mois  de  novembre  dernier,  soutenaient  que  l'inviola- 
bilité des  magistrats  comptait  parmi  les  lois  fondamentales  de  1^ 
monarchie  et  déniaient  formellement  au  roi  le  droit  de  rendra 
une  loi  telle  que  celle  du  27  novembre  *.  Le  roi  exila  les  princes 
dans  leurs  terres. 

Le  parquet  avait  démissionné,  et  dix  des  anciens  membres  di^a- 
grand  conseil  avaient  refusé  de  siéger  dans  le  parlement  Maupeov^  — 
La  plupart  des  bailliages  et  présidiaux  refusaient  de  reconnaitr 
les  nouvelles  juridictions.  Le  Châtelet  de  Paris,  le  premier  d 
tribunaux  inférieurs,  se  fit  briser  plutôt  que  de  céder  (27  mai> 
Parmi  les  magistrats  du  Châtelet  envoyés  en  exil,  on  remarque  L 
nom  de  d'Esprémesnil ,  avocat  du  roi.  Les  parlements  provii^  ^ 
ciaux  défiaient  hautement  les  destructeurs  de  la  magistratur"«*^^ 
parisienne,  qui  allaient  les  détruire  à  leur  tour;  le  parlement  dL 
Rouen ,  entre  autres ,  avait  déclaré  intrus  et  parjures  les 
trats,  avocats,  etc.,  «  qui  se  sont  ingérés  dans  les  fonctions  d 
parlement  de  Paris  (15  avril),  »  et  avait  conjuré  le  roi  de  conv 
quer  les  États -Généraux.  Il  n'y  avait  point  de  troubles  matériels* 
la  rue  était  tranquille;  mais  la  fermentation  était  dans  les  esprits 

1.  La  protestation  est  signée  du  duc  d'Orléans,  du  duc  de  Chartres,  soa  fils, 
prince  de  Condé,  du  duc  de  Bourbon,  son  fils,  du  comte  de  Clermout  et  du  prince 
Conti.  Le  roi  appelait  ce  dernier  mon  cousin  l'avocat^  à  cause  de  ses  relations  et 
ses  opinions  parlementaires. 


[1771]  PARLEMENTS  MAUPEOU.  287 

des  nauvelles  à  la  main  bravaient  la  police  et  répandaient  partout 
les  détails  des  turpitudes  de  Versailles;  des  placards  terribles, 
œuvres  non  point  de  factions  ou  de  conspirations  qui  n'existaient 
pas  encore,  mais  de  colères  individuelles,  apparaissaient  de  temps 
en  temps  sur  les  places  publiques.  On  lut  un  jour,  au  bas  de  la 
statue  de  Louis  XV,  ces  paroles  :  Arrêt  de  la  cour  des  monnaies, 
qui  ordonne  qu'un  Louis  mal  frappé  sera  refrappé. 

Le  ministère  poursuivit  son  ouvrage.  Toutes  les  juridictions 
cpii  résistaient  furent  brisées  :  c'était  la  table  de  marbre,  qui  jugeait 
en  dernier  ressort  ce  qui  regardait  les  eaux  et  forêts;  c'étaient  le 
bureau  des  finances,  le  siège  général  de  l'amirauté,  etc. 

D'août  en  novembre  1771,  tous  les  parlements  provinciaux  et 

plusieurs  chambres  des  comptes,  cours  des  aides,  etc.,  furent 

dissous  et  réorganisés  sur  le  nouveau  pied.  Non-seulement  la 

hante  bourgeoisie,  mais  la  noblesse,  adversaire  accoutumée  des 

gens  de  robe,  se  montra  en  général  sympathique  au  désastre  de 

la  magistrature,  soit  qu'elle  fût  emportée  par  le  sentiment  général 

d'hostilité  contre  l'entourage  du  roi,  soit  qu'elle  pressentît,  dans 

la  chute  d'un  établissement  aussi  ancien  et  aussi  considérable,  le 

péril  imminent  de  toute  la  vieille  société.  Deux  gouverneurs  de 

province  démissionnèrent  plutôt  que  de  prêter  la  main  à  la  des- 

Imiclion  des  parlements  de  Toulouse  et  de  Rouen.  Le  haut  clergé 

seul  se  réjouit  avec  imprévoyance  du  coup  qui  vengeait  les 

i^soites. 

L'abbé  Terrai  avait  les  mains  libres,  depuis  qu'il  n'y  avait  plus 
*.  craindre  de  refus  d'enregistrement.  Les  économies  qu'il  avait 
demandées  n'ayant  pas  été  exécutées ,  il  augmenta  les  impôts , 
toilles,  vingtièmes,  gabelles*,  dons  gratuits;  il  rendit  la  justice 
l^ucoup  plus  coûteuse  que  lorsqu'elle  n'était  pas  gratuite,  en 
^%nentant  énormément  les  droits  de  greffe,  de  contrôle,  etc.; 
^  créa  des  taxes  nouvelles  et  une  multitude  de  petits  offices  nou- 
^®aux;  il  supprima  d'autres  offices;  il  renversa  les  ordonnances 
Municipales  de  1764,  en  rétablissant,  pour  les  charges  munici- 
E^es ,  la  vénalité  qu'on  venait  d'abolir  pour  les  cours  de  justice  ; 

X.  Au  moment  de  la  chute  des  parlements,  Tadministration  avait  préparé  un  plan 
1^^^^  le  nivellement  de  Timpôt  du  sel.  Terrai  y  renonça  et  augmenta  purement  et 
^^^plement  \&  gabelle  d*un  cinquième. 


288  LOUIS  XV.  [177J-177Î1 

en  vrai  financier  du  moyen  âge,  il  doubla,  au  profil  du  fisc, 
non-seulement  les  péages  qui  appartenaient  au  roi,  mais  ceux 
qui  appartenaient  aux  seigneurs  ;  il  révoqua  toutes  les  aliénations 
des  domaines  et  de  divers  droits,  les  unes  sans  aucun  rembour- 
sement aux  aliénataires,  les  autres  en  chargeant  le  trésor  de  leur 
payer  une  faible  rente;  il  fit  évaluer  arbitrairement  tous  les 
offices,  et  taxa  les  titulaires  à  1  pour  100  par  an  du  capital,  en 
sus  des  retenues  que  subissaient  tous  les  gages  et  rentes  *;  il  abolit 
toutes  les  exemptions  de  droits,  d'aides,  de  gabelles,  de  traite 
foraine  et  de  franc -fief,  sans  indemnité  aux  villes  ou  aux  parti- 
culiers qui  les  avaient  achetées  :  il  se  procura  50  millions  par  des 
émissions  de  rentes  viagères  à  10  pour  100;  il  arriva,  par  d'in- 
nombrables opérations  bursales,  à  augmenter  la  recette  de  34  mil- 
liohs  et  à  rembourser  une  assez  grande  partie  des  effets  suspen- 
dus, de  façon  à  remettre  à  flot  des  financiers  dont  il  avait  besoin; 
il  se  vanta  d'avoir  dépassé  l'équilibre  de  5  millions  en  faveur  de 
la  recette  pour  1773;  mais,  ce  qui  est  sûr,  c'est  que,  dans  sob 
propre  plan  pour  1774,  le  déficit,  qu'il  avoue  en  partie,  se  retrouv* 
dépasser  40  millions.  (Il  en  avoue  passé  27.)  Il  avait  demandé  d^^ 
économies  à  la  cour  ;  elle  avait  répondu  par  de  nouveaux  accrois 
sements  de  dépenses  ^. 

On  pense  bien  qu'un  ordre  véritable  était  incompatible  ar^c 
une  telle  immoralité.  Terrai  avait  déjà  détourné  en  partie  l^ 
fonds  de  son  nouvel  amortissement,  après  avoir  détruit  l'anci^*- 
Il  avait  renouvelé  le  bail  des  fermes  générales  à  135  million^  • 
tout  étant  convenu,  il  annonce  aux  fermiers  que  leurs  places  so^^ 
grevées  de  croupes  (parts  de  faveur)  et  de  pensions  pour  2  n^i^'' 
lions.  Les  fermiers  se  récrient  :  il  les  menace  de  ne  pas  te^^^ 
rendre  les  fonds  déjà  avancés.  Il  faut  en  passer  par  les  2  millior^^- 
Ce  trait,  parmi  cent  autres,  indique  la  vraie  physionomie  de    ^^ 
ministère  de  coupeur  de  bourse. 

Terrai  achetait,  par  toutes  les  exactions  et  les  malversation^ 
imaginables,  l'appui  du  parti  Du  Barri,  La  Pompadour,  au  moii 

1.  Terrai  fixa  ces  retenues  à  un  dixième  sur  les  rentes  viagères  et  les  g^es, 
cinquième  sur  les  intérêts  des  cautionnements  et  les  bénéfices  des  fermiers-g«n 
raux,  et  un  quinzième  sur  les  rentes  perpétuelles. 

2.  7  millions  pour  la  maison  civile  du  roi  et  l'apanage  du  comte  d'Artois,  etc; 


1772-1773]  OPÉRATIONS   DE   TERRAI.  «89 

?ait  eu  une  personnalité,  une  volonté;  mais  la  Du  Barri  s'appe- 
lit  Ugian;  il  n'y  avait  point  de  bornes  à  l'avidité  de  la  volée  de 
arpies  qui  entourait  cette  courtisane  facile  et  fantasque.  D  res- 
lit  une  dernière  ombre  de  contrôle  à  la  chambre  des  comptes , 
i  seule  des  grandes  cours  que  l'on  eût  épargnée  et  qui  eût  aban- 
onné  ou  mollement  soutenu  la  cause  commune  de  la  magistra- 
ire.  La  chambre  des  comptes  essayait  de  se  relever  dans  Topi- 
ion  par  des  remontrances  sur  les  abus  financiers.  Terrai  se 
ébarrassa  de  ce  faible  obstacle  :  il  ôta  à  la  chambre  des  comptes 
1  connaissance  de  la  validité  des  pièces  qui  constataient  les  rem- 
K)Qrsements  faits  au  nom  du  roi  par  les  gardes  du  trésor,  les 
résoriers  généraux  du  clergé  et  ceux  des  pays  d'États,  puis  la  con- 
laissance  de  la  comptabilité  des  receveurs  des  tailles  (mai  1772  ). 
Tétait  la  comptabilité  tout  entière  s'ablmant  dans  le  gouffre  téné- 
Iveux  des  acquits  au  comptant*. 

Si  l'on  considérait  à  distance  cet  arbitraire  absolu  qui  enserrait 
a  France,  c'était  quelque  chose  d'effrayant;  de  près,  c'était 
)re8que  aussi  ridicule  qu'odieux.  Toute  opposition  formulée  en 
ictes  était  punie  par  des  lettres  de  cachet;  mais  ces  lettres  de  ca- 
het  qui  emprisonnaient  ou  faisaient  circuler  d'un  bout  du 
oyaume  à  l'autre  une  multitude  de  personnes  notables,  enlevées 

leurs  familles  et  à  leurs  affaires,  étaient  révoquées  aussi  légère- 
aent  qu'elles  étaient  lancées.  Le  contrôleur- général  était  le  pre- 
oier  à  rire  des  bons  mots  qui  couraient  sur  ses  déprédations;  il 
calait  bien  qu'on  lui  reprochât  d'être  un  voleur,  pourvu  qu'on  ne 
ni  reprochât  pas  d'être  un  sot^.  Le  sérieux  et  le  nerf  manquaient 
L  ce  despotisme  débile  et  aviné,  pour  devenir  une  vraie  tyrannie, 
le  n'était  pas  que  la  vigueur  personnelle  faillit  à  Maupeou  ni  à 
Terrai;  mais,  au-dessus  et  au-dessous  d'eux,  tout  faiblissait  et 
^^aSadssait  dans  la  victoire  même.  Du  côté  opposé,  on  faiblissait 
^usâ.  Les  membres  des  parlements  de  Grenoble  et  de  Dijon 
Bavaient  demandé  à  rentrer  dans  l'organisation  nouvelle.  Une 

1.  Sur  les  exactions  de  Terrai,  V.  Bailli,  Hist,  financière  de  la  France,  t.  Il, 
P>  1B4-188;  et  les  Mémoires  concernant  V administration  des  finances  sous  Terrai; 
^-ondres,  1776,  passim. 

2.  Un  voleur,  pour  le  compte  du  roi;  sa  g^rande  fortune  privée  et  les  énormes 
P*^(^  directs  oa  tolérés  de  son  ministère  permettent  de  croire  qu'il  ne  pillait  pas 
l*^ttr  soQ  compte. 

XVI.  49 


290  LOUIS  XV.  [177M77Î1 

grande  partie  de  ceux  du  parlement  de  Douai,  et,  dans  les  parle- 
ments de  Besançon,  de  Toulouse,  de  Bordeaux,  de  Rennes,  de 
Metz,  des  minorités  du  quart  au  tiers,  firent  la  même  soumission. 
I^s  parlements  de  Paris  et  de  Rouen  restèrent  unanimes  dans 
l'abstention;  mais  une  partie  de  leurs  membres  finirent  par  se 
résigner  à  accepter  la  liquidation  de  leurs  offices,  ce  qui  était  re- 
connaître en  quelque  sorte  la  légalité  du  Nouveau  régime.  La 
majorité  des  avocats,  à  Paris,  s'étaient  décidés  à  prêter  serment  à 
la  rentrée  de  novembre  1771  '.  Les  États-Provinciaux,  même  en 
Bretagne ,  plièrent  devant  une  menace  de  suppression.  Un  grand 
nombre  de  gentilshommes  normands,  qui  avaient  signé  une  pro- 
testation contre  la  violation  de  l'antique  charte  normande^  menacés 
d'exil  ou  de  prison,  se  rétractèrent  individuellement. 

Les  Condé,  puis  les  d'Orléans,  ennuyés  de  vivre  loin  de  la  cour, 
lésés  dans  leurs  intérêts  par  des  mesures  fiscales,  demandèrent  à 
rentrer  en  grâce  :  ce  n'étaient  pas  là  les  princes  de  la  Ligue  ni 
môme  de  la  Fronde!  Le  seul  Conti  soutint  son  caractère  jusqu'au 
bout  (Clermont  était  mort  en  juin  1771).  Ces  nombreuses  défail- 
lances ne  rendaient  pas  l'attitude  du  public  moins  hostile.  Paris 
était  morne.  La  Bretagne  surtout  était  si  sombre,  qu'on  eût  dit 
que,  de  son  silence  et  de  son  immobilité  allait  sortir,  au  premier 
jour,  quelque  chose  de  terrible.  Les  pamphlets,  avidement  accueil- 
lis, se  multipliaient  contre  le  roi.  Il  était  évident  que,  si  tout  était 
suspendu,  rien  n'était  fini. 

Si  considérable  que  fût  l'agitation  causée,  par  la  chute  de  Ghoi- 
seul  et  des  parlements,  ce  mouvement  n'affectait  guère  que  les 
couches  supérieures  de  la  société  ;  mais  des  profondeurs  du  peuple 
montaient  de  sourds  murmures  bien  autrement  menaçants,  et 
provoqués  par  une  autre  cause.  Maupeou  n'était  là  pour  rien, 
mais  Terrai  y  était  pour  beaucoup ,  et ,  avec  lui ,  le  roi  en  per- 
sonne! 

Il  faut  reprendre  d'un  peu  plus  haut  la  redoutable  question  des 
céréales. 

L'édit  de  1764  en  faveur  de  la  libre  exportation,  si  ardenunent 

* 

1.  On  avait  supprimé  les  offices  de  procureur  au  parlement  et  créé  cent  charges 
d'avocats  faisant  fonctions  de  procureurs,  en  dispensant  des  g^des  nniTenitaires 
les  acquéreurs  de  ces  charges. 


11765-1768)  QUESTION   DES  GRAINS.  291 

appelé  par  les  économistes  et  par  la  plupart  des  parlements,  avait 
d*abord  donné  de  bons  fruits.  Les  moissons  abondantes,  qui 
avaient  peut-être  sauvé  la  France  dans  les  dernières  années  de  la 
guerre  de  Sept  Ans,  s'étaient  reproduites  en  1765  et  1766  :  l'intérêt 
des  producteurs  et  celui  des  consommateurs  avaient  pu  se  conci- 
lier par  un  prix  moyen  ;  mais,  à  partir  de  1767,  la  situation  devint 
tout  autre  ;  de  mauvaises  récoltes  amenèrent  la  cherté;  le  peuple 
s'en  prit  à  l'exportation  ;  elle  n'avait  pourtant  pas  dépassé  la  va- 
leur annuelle  de  15  millions  de  francs  en  1765  et  1766,  et  dimi- 
nuait depuis*;  cette  quantité  était  fort  peu  de  chose  relativement 
à  la  consommation  de  la  France  ;  mais  la  cherté  allait  fort  au  delà 
du  déficit  que  pouvait  causer  l'exportation ,  qui ,  d'ailleurs ,  sauf 
dans  des  circonstances  assez  rares  ^,  cesse  d'elle-même  dès  que 
le  blé  enchérit.  Des  troubles  graves  remuèrent  la  Normandie  dans 
les  premiers  mois  de  1768  :  le  peuple  criait  aux  accapareurs.  Ce  cri 
de  la  faim  accuse  souvent  les  hommes  là  où  il  ne  faudrait  accuser 
}ue  les  choses  ;  mais,  cette  fois,  le  peuple  n'avait  pas  tout  à  fait  tort. 
Dès  le  5  mai  1768,  le  parlement  de  Rouen  avait  supplié  le  roi  de 
nspendre  cette  liberté  d'exportation  qu'il  sollicitait  naguère  avec 
Ant  d'instance'.  Ce  parlement  ne  fut  point  écouté.  De  nombreux 
agents  avaient  acheté  le  blé  en  grenier,  quoique  les  édits  qui  dé- 
tendaient de  vendre  ailleurs  qu'au  marché  n'eussent  pas  été  révo- 
lues; ils  manœuvraient  pour  détourner  les  fermiers  d'envoyer 
leurs  grains  aux  marchés  ;  ils  faisaient  sortir  de  Normandie  des 
masses  de  grains,  tandis  que  le  pouvoir  ministériel  interdisait  à 
la  chambre  de  commerce  de  Rouen  de  contre-balancer  ces  opéra- 
tions par  des  achats  de  blé  hors  de  la  province.  Le  parlement  de 
Rouen  avait  commencé  à  poursuivre  les  monopoleurs.  Un  ordre 
«iprès  du  roi  arrêta  les  poursuites.  Le  parlement  de  Rouen  éclata 
par  une  lettre  au  roi,  pleine  des  accusations  les  plus  hardies.  «  Les 
achats  les  plus  considérables  ont  été  faits  en  même  temps,  pour 

1.  Mémoires  de  Choiseul,  t.  !•',  p.  73. 

2.  Par  exemple ,  si  le  blé,  cher  dans  le  pays ,  est  beaucoup  plus  cher  encore  à 
"étranger 

3.  Pendant  ce  temps,  le  parlement  de  Dauphiné,  province  que  la  disette  n'avait 
^^^Xit  encore  atteinte,  demandait,  au  contraire,  au  roi  la  liberté  indéfinie,  sans  bornes 
^  «aos  droits,  du  commerce  des  gprains,  et  vantait  les  progrès  qu'avait  faits  la  cul- 

depuis  redit  de  1764.  (Avril  1768.) 


Î9«  LOUIS  XV.  [1768] 

un  môme  compte,  sm*  divers  marchés  de  l'Europe.  Les  entre- 
prises des  particuliers  ne  peuvent  être  aussi  immenses.  Il  n'y 
a  qu'une  société  dont  les  membres  sont  puissants  en  crédit,  qui 
soit  capable  d'un  tel  effort;  on  a  reconnu  l'impression  du  pouvoir, 
les  pas  de  l'autorité...  le  négociant  spéculateur  ne  s'y  est  pas 
trompé  :  les  enarrhements  (achats  en  greniers)  ont  été  faits  à 
l'ombre  de  l'autorité,  par  gens  qui  bravaient  toutes  les  défenses; 
nous  en  avons  la  preuve  dans  nos  mains...  La  défense  de  pour- 
suivre manifeste  l'existence  des  coupables,  la  crainte  qu'ils  ne 
soient  découverts,  le  désir  de  les  soustraire  à  la  peine.  Cette  défense 
du  trône  change  nos  doutes  en  assurance!...  n  (29  octobre  1768.) 

Le  ministre  de  la  maison  du  roi,  Bertin,  agent  confidentiel 
de  toutes  les  affaires  privées  de  Louis  XV,  répondit  au  parlement 
de  Rouen  que  ses  réflexions  t  n'étident  que  des  conjectures,  et 
des  conjectures  peu  conformes  au  respect  dû  au  roi  ;  que  le  parle- 
ment les  avait  accueillies  sans  preuves,  et  n'avait  pas  approfondi  les 
faits  !  »  Le  parlement  de  Rouen  adressa  sa  réplique  au  roi  même, 
c  Ouand  nous  avons  dit  que  ce  monopole  existait,  et  qu'il  était 
protégé,  à  Dieu  ne  plaise,  sire,  que  nous  eussions  eu  vue  Votre  Ma- 
jesté! mais  peut- être  quelques-uns  de  ceux  à  qui  vous  distribue! 
votre  autorité.  » 

Le  successeur  de  Louis  le  Grand  en  était  à  se  défendre,  et  à  se 
mal  défendre,  d*étre  un  accapareur  de  grains!...  Cet  inconce- 
vable dialogue  atteste  positivement  l'existence  de  ce*  qu'on  a 
nommé  le  pacte  de  famine*. 

Ou'était-ce  donc  que  le  pacte  de  famine,  ce  spectre  sanglant 
évoqué  tant  de  fois,  comme  le  démon  des  vengeances,  dans  les 
journées  les  plus  funèbres  de  la  Révolution? 

Nous  ne  remonterons  pas  jusqu'aux  spéculations  inhumaines 
qui  avaient  eu  lieu  dans  d'autres  temps ,  et  auxquelles  font  allu- 
sion divers  passages  de  Saint-Simon  et  môme  un  sermon  de 
Massillon  ;  nous  ne  rechercherons  pas  les  abus  auxquels  avaient 
sans  doute  donné  lieu  les  baux  des  blés  du  roi,  c'est-à-dire  les  mar- 
chés passés  ]>ar  le  gouvernement  |K)ur  Tapprovisionnement  soit 

1.  Noos  ATons  puisé  ces  importaots  déUib  dans  le  rmste  ouvrage  de  M.  FIo- 
quet,  si  plein  de  documents  utiles  et  curieux,  Ui*i.  du  pariantnt  de  Normandie^  i.  VII, 
p.  421-432. 


11765-17681  PACTE   DE  FAMINE.  293 

de  la  capitale,  soit  des  années,  vers  1729  et  1740.  Il  ne  s'agit  ici 
que  de  la  fameuse  Société  Malisset,  organisée  de  1765  à  1767.  Il 
est  probable  que  la  première  pensée  de  l'administration ,  c'est-à- 
dire  du  contrôleur- général  Laverdi,  de  Trudaine  de  Monti- 
gni  (fils  de  l'ami  de  Gournai)  et  des  autres  intendants  des  finances, 
fut  seulement,  tout  en  assurant  l'approvisionnement  de  Paris, 
d'établir  un  certain  niveau  dans  le  prix  des  grains,  par  les  opéra- 
tions d'une  société  qui  achèterait  dans  les  bonnes  années  et  em- 
magasinerait pour  revendre  dans  les  mauvaises.  Le  but  était  non- 
seulement  licite,  mais  louable.  Ce  fut  là  sans  doute  ce  que 
Louis  XV  ne  manqua  pas  de  se  dire  lorsqu'il  s'intéressa,  pour  le 
compte  de  sa  cassette  particulière,  dans  les  affaires  de  la  société*. 
D  colora  à  ses  propres  yeux  sa  basse  cupidité  en  se  persuadant 
ju'il  servait  l'agriculture.  Le  but  était  louable,  disons-nous.  Le 
moyen  était  dangereux.  Il  eût  été  dangereux  même  dans  un  temps 
le  liberté  et  de  publicité  :  à  une  époque  où  les  spéculations  les 
plus  oppressives  et  les  plus  iniques  étaient  passées  en  habitude 
±ez  les  traitants,  où  le  ministère  couvrait  les  opérations  finan- 
inères  et  facilitait  tous  les  abus,  où  les  hommes  puissants  avaient  ' 
les  lettres  de  cachet  à  leur  disposition  pour  punir  les  indiscrétions 
et  comprimer  les  plaintes,  une  société  appuyée  par  le  gouverne- 
ment ne  pouvait  guère  être  qu'une  machine  de  monopole  et 
qu'étouffer  dans  le  commerce  des  grains  cette  concurrence  qu'ap- 
pelaient les  économistes.  Il  fallait  dissimuler  la  main  du  gouver- 
nement, dissimuler  l'existence  même  de  la  société;  on  se  cachait 
à  cause  des  préjugés  :  on  justifia  les  préjugés.  La  société  était  à 
peine  constituée,  que  des  manœuvres  criminelles  commencèrent 
pour  exagérer  la  hausse.  Un  ancien  secrétaire  de  l'ordre  du 
clergé.  Le  Prévost  de  Beaumont,  ayant  eu  connaissance  du  pacte 
constitutif  de  la  compagnie  Malisset,  s'était  mis  en  devoir  de  le 
communiquer  au  parlement  de  Rouen,  qui  avait  constaté  les  effets 
8M18  pouvoir  remonter  jusqu'à  la  cause.  Les  pièces  furent  enle- 

l.  Cette  cassette  était  administrée  par  Bertin.  Avant  de  spéculer  sur  les  grains, 

I^is  avait  beaucoup  manié  les  effets  publics.  Il  avait  toujours  toutes  sortes  de 

P*P>en,  et,  lorsqu'on  préparait  au  conseil  quelque  édit  qui  en  discréditait  telle  ou 

telle  espèce ,  il  ne  signait  pas  qu'il  n'eût  prévenu  la  baisse  en  se  défaisant  des 

^^  menacés  :  c'est-à-dire  qu'il  jouait  à  coup  sûr.  Vie  privée  de  Louis  XV,  t.  IV, 
h  152. 


594  LOUIS   XV.  [1768-1769] 

vées  avant  d'arriver  au  parlement  de  Rouen,  et  Le  Prévost  dispa- 
rut !  —  On  le  retrouva  vingt-deux  ans  après,  au  fond  d'une  pri- 
son d'état!  Il  fallut  le  li  juillet  pour  le  rendre  à  la  liberté. 

L*administration,  d'abord  plutôt  dupe  que  complice,  s'alarma 
quand  elle  vit  la  cherté  devenue  disette.  On  fit  passer  des  secours 
en  Normandie  ;  on  donna  des  primes  à  l'importation  des  grains, 
avec  exemptiondesdroits de fretaux navires importateurs(31  octo- 
bre 1768).  Le  parlement  de  Paris,  cependant,  s'était  ému  à  son 
tour.  Une  assemblée  générale  de  police  de  la  ville  de  Paris,  con- 
voquée par  le  parlement  et  composée  des  députés  de  toutes  les 
cours  et  communautés,  arrêta  que  le  parlement  serait  prié  d'ob- 
tenir du  roi  qu'on  revint  sur  les  déclarations  de  1763  et  1764; 
qu'on  ne  tolérât  plus  les  achats  de  grains  hors  des  marchés  ;  que 
amx  qui  a^'aient  des  magasins  fussent  obligés  d'envoyer  leurs 
blés  aux  marchés,  et  que  l'exportation  fût  suspendue  pour  un 
an  (28  novembre  1768).  Le  parlement  rendit  arrêt  en  consé- 
({uonce  :  le  conseil  cassa  l'arrêt.  Le  ministère  voulait  maintenir 
les  principes  de  la  liberté  commerciale*. 

La  réaction  antiéconomiste,  cependant,  débordait  avec  toute 
rim|)étuosité  française.  £lle  avait  passé  du  peuple  dans  les  par- 
lements :  elle  gagna,  jusqu'à  un  certain  point,  les  philosophes 
eux-mêmes,  précisément  au  moment  où  les  économistes  obt^ 
naicnt  au  dehors  les  succès  les  plus  flatteurs  parmi  les  disciples 
étrangers  de  la  philosophie  française'.  Le  ton  d'hiérophantes 
qu'affectaient  les  principaux  disciples  de  Quesnai,  leurs  préten- 
tions à  l'infaillibilité,  Yévidence  par  eux  attribuée  à  certains  prin- 
cipes très-contestables,  la  forme  trop  souvent  obscure,  pédan- 
tesquc  et  diffuse  de  leurs  aphorismes  (Turgot  toujours  excepté), 
avaient  choqué  les  écrivains  de  Y  Encyclopédie  ^  et,  avant  eux,  le 
patriarche  de  Femei.  Voltaire  avait  raillé  les  économistes,  quoi- 
que sans  amertume,  dans  Y  Homme  aux  quarante  écus  et  ailleurs, 
et  commandait  en  chef  cette  levée  de  boucliers  en  faveur  des 
traditions  de  Colbcrt,  dans  laquelle  se  distingua  le  champion 

I.  Parnil  lei  mesures  dictées  par  les  principes  d'une  saine  économie,  H  (kai  citer 
l'atmllUoii  du  parcours  et  vaine  pâture  en  Champagne  (mars  1769). 

II,  Kn  1709,  une  chaire  d'économie  fiublique  est  fondée  à  Milan  pour  Beccarîa,  sons 
llu»  AUHpioei  du  comte  Firmian,  gouverneur  du  Milanais.  —  Pareille  chaire  est  éta- 
Ml*  h  Nftptes  par  le  ministre  Tanucoi. 


11768-1769]  GALIANI.  Î95 

flialheureux  de  la  Compagnie  des  Indes,  le  banquier  Necker*. 
Rousseau  s'abstenait,  malgré  les  efforts  du  marquis  de  Mirabeau 
pour  l'entraîner  dans  le  camp  des  économistes.  Rousseau  ne 
demandait  plus  que  la  paix  et  le  silence  ;  le  despotisme  rationnel 
n'était  pas  fait  d'ailleurs  pour  le  séduire.  Le  patriote  Forbonnais, 
sans  être  l'ennemi  de  la  liberté  industrielle  et  commerciale, 
avait  critiqué,  au  point  de  vue  pratique,  dans  ses  Observations 
ècanomiqxus,  les  théoriciens  cosmopolites  qui  lui  paraissaient 
compromettre  l'existence  de  la  marine  et  des  colonies.  Mabli 
attaqua  plus  à  fond  que  Voltaire  et  que  Forbonnais  :  il  opposa 
au  droit  naturel  de  la  propriété,  selon  les  économistes,  son  hypo- 
thèse particulière  sur  la  communauté  primitive,  et,  à  leur  despo- 
tisme rationnel,  les  principes  politiques  qui  lui  étaient  communs 
avec  Rousseau  et  Montesquieu.  Sur  le  second  point,  on  peut  dire 
qu'il  eut  victoire  complète^.  Mais,  de  tous  les  coups  adressés  aux 
économistes,  le  plus  retentissant,  et  par  sa  vigueur,  et  parce  qu'il 
portait  sur  la  question  vive  du  moment,  partit  de  la  main  d'un 
nouveau  venu,  d'un  étranger,  de  l'abbé  Galiani,  Italien  francisé, 
qui  avait  longtemps  charmé  les  salons  philosophiques  de  Paris 
par  la  folle  verve  napolitaine  dont  s'enveloppait  son  génie  hardi 
et  pénétrant  :  t  Tète  de  Machiavel  sur  un  corps  de  bouffon ,  » 
t  dit  un  éloquent  écrivain  '.  Les  Dialogues  sur  le  Commerce  des 
Grains  (fin  1769),  œuvre  piquante  d'un  brillant  esprit  et  d'une 
subtile  dialectique  \  n'opposent  point  théorie  à  théorie ,  comme 
avait  fait  Mabli.  Galiani  repousse  toute  théorie  absolue ,  et  sou- 


1.  Necker  remporta  le  prix  en  1773 ,  dans  an  concours  ouvert  par  l'Académie 
ftmçaise  sur  Véloge  de  Colbert.  ^  L'article  Population ,  dans  le  Dictionnaire  philo- 
tapaûque  de  Voltaire,  mérite  d'être  signalé  dans  ce  débat  contre  les  économistes. 
Voltaire  y  réfute  très-bien  Montesquieu  et  les  économistes  sur  la  prétendue  dépo- 
Maftion  de  VEurope  moderne ,  et,  ce  qui  est  plus  remarquable  encore,  il  réfute 
d'ftTaoce  Malthus  :  «  On  ne  progresse  point  en  proportion  géométrique.  Tous  les 
eiileiils  qu'on  a  faits  sur  cette  prétendue  multiplication  sont  des  chimères  absurdes. 
Ija  nature  a  pourvu  à  conserver  et  à  restreindre  les  espèces.»— Les  espèces,  oui,  mais 
Ibri  aux  dépens  des  individus.  La  question  est  obscure  et  pleine  d'anxiétés  pour 
l*cipèoe  qui  a  conscience  et  responsabilité  d'elle-même,  pour  l'espèce  humaine. 

2.  Doute»  tur  l'Ordre  naturel  det  Sociétés  politiques  ;  1768.  C'est  peut-être  le  mieux 
tiidt  des  ouvrages  de  Mabli. 

3.  Louis  Blanc,  Hist.  de  la  Révolution,  t.  I*',  p.  543. 

4.  Diderot  les  retoucha,  mais  n'eut  à  y  mettre  que  de  la  correction  ;  la  flamme 
7  était. 


296  LOUIS  XV.  ri769.ino\ 

tient  que  les  phénomènes  de  la  vie  économique  des  nations  cl 
de  leurs  rapports  internationaux  sont  trop  compliqués  pour 
qu'on  puisse  les  gouverner  par  un  principe  unique  ;  que  la  mar- 
chandise qui  est  la  vie  même  des  peuples,  le  blé,  n*est  pasnne 
marchandise  comme  une  autre;  qu'on  aurait  dû  détruire  toiu 
les  obstacles  intérieurs  à  la  circulation  avant  d'ouvrir  les  fron 
tières,  attendu  que  le  premier  de  tous  les  commerces  pourui 
peuple  est  celui  qu'il  fait  avec  lui-même;  qu'il  serait  insensé  au 
gouvernements  de  laisser  les  choses  aller  d'elles-mêmes  en  s 
confiant  à  ce  niveau  naturel  qui  tend  toujours  à  se  rétablir 
attendu  que  les  populations  pourraient  fort  bien  mourir  de  faii 
dans  l'intervalle.  Il  fait  entendre  qu'on  ne  peut  procéder  aini 
|)ar  mesures  isolées,  et  qu'il  ne  faut  toucher  à  rien,  si  l'on  n 
veut  toucher  à  tout.  Il  conclut  non  par  la  prohibition,  mais  pa 
la  proposition  d'un  droit  fixe  à  l'exportation ,  qu'on  emploiera 
à  racheter  les  péages,  les  droits  de  halle,  de  marché,  de  minag^c 
qui  gênent  le  commerce  intérieur*;  on  n'exporterait  que  ch< 
les  peuples  qui  accorderaient  la  réciprocité.  Un  de  ces  Dialogm 
contient  un  passage  dont  la  sagacité  recevra  bientôt  une  terriU 
justification  :  c'est  sur  la  fausse  sortie  du  blé.  «  La  sortie  ne  sa 
qu'apparente,  lorsque  les  monopoleurs  le  feront  passer  hors  d( 
frontières,  soit  dans  une  petite  souveraineté  enclavée  dans  I 
royaume,  soit  dans  les  villes  frontières,  sans  le  vendre...  Ils  aflEs 
meront  la  province,  feront  disparaître  le  blé,  et,  lorsqu'il  sei 
monté  excessivement,  ils  le  feront  rentrer  comme  s'il  venait  d< 
pays  les  plus  éloignés...  Les  îles  de  Jersey  et  de  Guernesey  seroi 
l'entrepôt  furtif  des  blés  de  Bretagne,  et  d'autres  pays  le  seroi 
des  autres  provinces...^  » 

1769  n'avait  pas  été  plus  heureux  que  1768;  l'année  1770  ava 
commencé  de  même.  Les  émeutes  se  multipliaient  dans  diverse 
provinces.  Le  gouvernement  parut  céder  à  la  clameur  publiqu< 
Déjà  Terrai  avait  empêché  la  publication  de  la  réponse  de  l'ahl 


1.  L'objection  de  Galiani  était  très-fondée  :  tons  ces  droits,  joints  à  la  vieille  p 
lice  des  grains,  qu*on  n'avait  point  abolie,  rendaient  presque  illusoires  les  édits  q 
accordaient  la  libre  circulation. 

2.  Dialogues  sur  le  commerce  des  blés^  ap.  Mélanges  d'économie  politique,  t.  II,  p.  I& 
Guillaumin,  1848. 


(i770  1771)  QUESTION    DES  GRAINS.  297 

Morellet  à  Galiani,  réponse  suggérée  par  Choiseul,  qui  protégeait 
la  libre  exportation ,  sans  la  prendre  pour  une  panacée ,  comme 
les  économistes.  C'était  le  premier  échec  de  Choiseul  à  Fintc- 
rieur.  Turgot,  qui,  dans  son  intendance  de  Limoges  et  d'Angou- 
lême,  montrait  noblement  que  la  liberté  économique  n'impli- 
quait point  à  ses  yeux  l'inertie  de  l'autorité,  ni  la  négation  des 
devoirs  sociaux*,  Turgot,  qui  ne  voulait  pas  croire  au  monopole, 
s'efforça  en  vain  de  décider  le  contrôleur-général  à  maintenir  le 
libre  commerce  des  grains,  en  favorisant  la  formation  d'entrepôts 
particulieis.  Un  arrêt  du  conseil,  du  14  juillet  1770,  suspendit  pro- 
nsoirement  l'exportation. 

Le  peuple  n'y  gagna  rien.  La  cherté  continua ,  et  l'on  vit  bien 
que  l'exportation  n'était  pas  la  vraie  cause  du  mal.  C'étaient  donc 
les  accaparements  à  Tintérieur?  les  monopoles  exerces  ou  proté- 
gés par  les  agents  du  pouvoir?  Le  peuple  n'en  douta  plus,  et  les 
parlements  pensèrent  comme  le  peuple.  Le  parlement  de  Paris 
rendit  encore,  avant  de  disparaître,  plusieurs  arrêts  contre  les 
accapareurs,  et,  en  janvier  1771,  à  la  veille  de  sa  destruction,  il 
délibérait  encore  sur  VaUfaire  des  blés.  Les  économistes  expliquaient 
la  cherté  par  la  panique  générale  qui  décuplait  Teffet  de  l'insuf- 
fisance réelle  des  récoltes;  l'importation  étrangère  n'était  pas 
venue  arrêter  le  mal,  parce  que  l'Angleterre,  aussi  maltraitée  que 
nous,  avait  suspendu  le  commerce  habituel  de  ses  grains  ;  que  la 
Turquie,  à  cause  de  la  guerre,  en  avait  fait  autant;  que  la  Pologne 
était  ravagée  et  ruinée.  Tout  cela  était  très-vrai ,  mais  ce  n'était 
pas  toute  la  vérité.  Terrai  n'avait  suspendu  la  libre  exportation 
que  pour  la  remplacer  par  un  régime  complètement  arbitraire  ^, 
et  pour  travailler  tout  à  son  aise  la  matière  des  blés  en  finance , 
comme  dit  Choiseul  dans  ses  Mémoires.  La  société  Malisset,  dont 
le  roi  était  le  principal  intéressé,  eut  ses  coudées  franches  après 
la  destruction  des  parlements  et  fit  exactement  ce  qu'avait  prédit 

!•  Il  avait,  conformément  à  un  arrêt  du  parlement  de  Bordeaux,  enjoint  aux  aisés 
^  se  cotiser  pour  subvenir  à  la  subsistance  des  pauvres  pendant  la  disette  ;  obligée 
*^  propriétaires  à  entretenir  leurs  métayers  jusqu'à  la  récolte  prochaine;  fait  ache- 
^  des  blés  à  Tétranger;  organisé  des  ateliers  de  charité,  et  donné  Texemple  par 
d*  grands  sacrifices  personnels,  quoiqu'il  ne  fût  pas  riche. 
«•  Il  avait  maintenu  nominalement  la  libre  circulation  à  Tintérieur:  mais,  en  fait, 
••paralysa  par  les  règlements  de  décembre  1770  etiauvier  1771. 


298  LOUIS   XV.  11771-1114^ 

Galiani.  Terrai,  par  exemple,  défendait  Texportation  en  Langue- 
doc ,  quand  la  récolte  y  était  devenue  meilleure ,  afin  de  faire 
enlever  les  grains  à  vil  prix  par  ses  agents^  ;  pendant  ce  temps, 
il  ouvrait  les  ports  de  Bretagne  et  en  tirait  des  masses  de  grains 
qu'il  envoyait  entreposer  à  Jersey  pour  les  faire  revenir  quand  la 
hausse  aurait  été  poussée  artiOciellement  à  son  comble.  Le  qoar^ 
tier- général  du  monopole  était  aux  moulins  et  aux  magasins 
royaux  *de  Corbeil ,  mais  l'impulsion  partait  de  Versailles ,  et  les 
courtisans  admis  dans  les  petits  cabinets  du  roi  ne  pouvaient  s'em- 
pêcher de  baisser  les  yeux  lorsqu'ils  voyaient  sur  son  secrétaire 
des  carnets  où  étaient  inscrits  jour  par  jour  les  prix  des  blés  dans 
les  divers  marchés  du  royaume.  C'était  ainsi  que  Louis  XV 
interprétait  les  leçons  de  Ouesnai!  On  en  vint  à  un  tel  cynisme, 
que  l'éditeur  de  VAlTuanach  royal  de  1774  plaça  au  rang  des  offi- 
ciers de  finances  un  sieur  Mirlavaud,  trésorier  des  grains  au  compte 
de  Sa  Majesté,  On  se  ravisa  trop  tard  :  l'édition  était  lancée  quand 
on  voulut  l'arrêter.  Les  ministres,  cependant,  tâchaient  de  détour- 
ner les  rancunes  populaires,  en  faisant  accuser  calomnieusement 
les  parlements  d'avoir  causé  la  disette  par  leur  patronage  à  l'ex- 
portation et  même  par  accaparements.  Le  peuple  crut  ministres 
et  parlements  les  uns  contre  les  autres.  Le  mal  trop  réel  de  la 
spéculation  grandit  jusqu'à  des  proportions  fantastiques  dans 
l'imagination  de  la  multitude.  Les  classes  souffrantes  s'habituèrent 
à  considérer  les  cl£isses  supérieures,  gens  de  cour,  magistrats, 
financiers,  comme  une  légion  de  vampires  ligués  pour  sucer  le 
sang  des  misérables ,  et  d'implacables  haines ,  ravivées  de  temps 
en  temps  par  des  incidents  nouveaux ,  couvèrent  dans  les  cœurs 
jusqu'aux  jours  du  cataclysme  social  où  elles  débordèrent  comme 
un  torrent  furieux.  Au  fond  de  tous  les  excès  populaires  de  la 
Révolution,  si  l'on  regardait  de  près,  on  apercevrait  le  spectre 
hâve  et  décharné  du  Pacte  de  famine  ^. 
Nous  avons  vu  à  l'œuvre  Maupeou  et  Terrai  ;  un  troisième  per- 

1.  Le  Doavean  parlement  de  Toulouse,  quoique  fabriqué  par  Manpeoa,  rendit, 
en  1772,  pour  le  maintien  de  la  libre  exportation,  un  arrêt  qui  fut  cassé  par  le 
conseil. 

2.  y.,  dans  le  Moniteur  de  89,  le  factum  où  se  trouve  le  traité  constitutif  de  la 
société  Malisset._C'est  le. manifeste  des  haines  populaires;  tous  les  faits  sont  yrais, 
mais  interprétés  par  la  passion  enflammée  de  l'époque. 


[17711  LE  ROI  MONOPOLEUR.  29^ 

sonnage  complétait  le  triumvirat  ministériel  qui  avait  remplacé 
Choiseul;  triumvirat  fort  mal  uni,  car  Maupeou  avait  fait  tousses 
efforts  pour  écarter  le  nouveau  venu,  qui  n'était  autre  que  le  duc 
d*Aiguillon.  D'Aiguillon  n'était  enfin  parvenu  à  son  but,  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères,  qu'en  juin  1771,  et  grâce  à  son  inti- 
mité avec  M"®  Du  Barri.  Ce  ministère  était  resté  quelques  mois 
en  intérim,  et,  quant  à  la  guerre  et  à  la  marine,  on  y  avait  placé 
d'obscures  médiocrités ,  dont  .l'histoire  n'a  pas  même  à  rappeler 
le  nom  ;  cela  pouvait  faire  pressentir  le  rôle  que  jouerait  au  dehors 
Tadministration  qui  succédait  à  Choiseul. 

Lorsque  d'Aiguillon  entra  aux  affaires,  les  chances  de  guerre 
avec  l'Angleterre  avaient  déjà  disparu.  L'Espagne,  n'espérant  plus 
être  soutenue  par  la  France ,  avait  fait  satisfaction  à  l'Angleterre 
m  loi  rendant  le  poste  qu'elle  lui  avait  enlevé  dans  les  Malouines. 
Kar  compensation,  la  grande  affaire  de  Pologne  se  précipitait  vers 
la  catastrophe  préparée  par  le  machiavélique  génie  de  Frédéric. 
Le  roi  de  Prusse  ne  voulait  pas  unir  ses  armes  à  celles  de  l'Autriche 
pour  défendre  la  Turquie  contre  les  Russes;  l'Autriche  n'avait 
pas  voulu  s'unir  à  la  France  pour  défendre  la  Pologne  contre 
Catherine  et  Frédéric  ;  le  partage  de  la  Pologne  était  le  seul  expé- 
dient qui  pût  prévenir  le  démembrement  de  la  Turquie  et  accom- 
moder les  trois  redoutables  voisins.  Frédéric  avait  fait  une  nou- 
ille tentative  auprès  de  la  tzarine,  durant  l'hiver  de  1770  à  1771  ; 
il  loi  avait  dépêché  son  frère,  le  prince  Henri,  qui  en  obtint  enfin 
QQ  consentement  éventuel  au  partage,  mais  donné  d'assez  man- 
idse  grâce  et  nullement  définitif;  Catheriiie  eût  bien  mieux  aimé 
les  provinces  turques  qu'un  lambeau  de  cette  Pologne  qu'en  réalité 
détenait  quasi  tout  entière*.  L'Autriche  était  décidée,  de  son 
cAté,  à  empêcher  la  cession  des  provinces  danubiennes  à  la  Russie  ; 
Marie-Thérèse,  par  un  traité  du  6  juillet  1771 ,  traité  qui  fut  caché 
à  la  France,  promit  au  sultan  de  lui  faire  restituer  les  conquêtes 
nisses  et  de  ne  pas  souffrir  qu'il  fût  porté  atteinte  à  l'indépen- 


1-  Il  n'y  a  pas  un  mot  qui  ne  soit  un  mensonge  dans  tout  ce  que  Frédéric  et  son 
"f^W  ont  débité  sur  le  Toyage  du  prince  Henri.  Frédéric,  dans  les  écrits  de  ses  dep- 
^^  ins,  a  entrepris  de  tromper  la  postérité  et  de  faire  de  Thistoire  une  grande 
^^oitore,  en  rejetant  sur  ses  complices  Tinitiative  du  forfait  politique  qu'il  avait  si 
^piement  et  si  savamment  calculé. 


300  LOUIS  XV.  inn\ 

dance  de  la  Pologne.  Ce  traité  était  violé  d'avance  dans  sa  dernièri^ 
clause  ! 

Catherine,  cependant,  espérait  encore  regagner  la  cour  de 
Vienne  en  lui  faisant  sa  part  en  Turquie,  et,  par  là,  é\iter  de 
céder  à  Frédéric.  Elle  fit  insinuer  à  Vienne  qu'elle  pourrait  admettre 
la  France  dans  la  médiation  quant  à  la  Pologne.  Marie -Thérèse, 
qui  conservait  quelque  répugnance  pour  le  partage  souhaité  pai 
son  fils ,  entra  dans  cette  ouverture.  Kaunitz  dut  en  faire  part  au 
cabinet  de  Versailles.  La  chute  de  Choiseul,  ennemi  personnel  de 
Catherine,  eût  facilité  la  négociation.  D'Aiguillon  ferma  l'oreille; 
il  fit  plus  :  imaginant  de  remplacer  l'alliance  autrichienne  pai 
l'alliance  prussienne ,  il  révéla  les  secrètes  avances  de  l'Autrichi 
et  de  la  Russie  à  Frédéric ,  et  dit  à  l'envoyé  du  roi  de  Prusse  qu< 
la  France  se  souciait  peu  de  ce  qui  se  passait  en  Pologne  et  ne  » 
mettrait  pas  en  mouvement  à  cette  occasion;  ceci,  en  même  temp 
qu'il  promettait  à  l'agent  des  confédérés  de  Bar,  Wielhorski,  h 
continuation  des  secours  français,  et  qu'en  effet,  pour  obéir  au  roi 
il  faisait  partir  pour  la  Pologne  Viomesnil ,  afin  de  remplace] 
Dumouriez,  qui  s'était  brouillé  avec  les  confédérés  à  la  suite  d'ui 
combat  malheureux  contre  les  Russes  *. 

Frédéric  s'empressa  de  dénoncer  à  Vienne  la  duplicité  du  mi- 
nistre de  Louis  XV,  et  l'Autriche  n'eut  plus  qu'à  s'entendre  défi- 
nitivement avec  la  Prusse,  comme  le  souhaitaient  Joseph  n  ei 
Kaunitz.  Au  reste,  la  combinaison  entre  la  Russie,  rAutriche  et  la 
France  eût  certainement  échoué ,  parce  que  Marie-Thérèse,  qui 
eût  pu  consentir  à  une  extension  du  territoire  russe  du  côté  de 
la  Crimée,  n'eût  jamais  accordé  les  provinces  du  bas  Danube,  e1 
que  Catherine  n'eût  jamais  renoncé  à  ces  provinces  sans  une  com- 
pensation en  Pologne. 

Sur  ces  entrefaites,  les  confédérés,  qui  avaient  déclaré,  Tannée 
précédente,  Poniatowski  déchu  du  trône,  cherchèrent  à  s'emparei 
de  sa  personne.  Le  3  novembre,  au  soir,  un  de  leurs  partis  assaillit, 
blessa  et  fit  prisonnier  le  roi  de  Pologne  dans  les  rues  mêmes 

1.  Cet  échec  était  dû  au  moins  autant  à  rindifiérence,  à  la  trahison,  pour  mieoj 
dii*e,  du  cabinet  de  Versailles,  qu'à  Tindiscipline  des  Polonais.  On  avait  fait  manqaei 
volontairement  une  levée  de  fantassins  saxons  et  des  convois  d'armes  qu'avait  pré- 
parés Dumouriez.  —  V.  Mém.  de  Dumouriez,  t.  !•',  ch.  viii. 


11771-17721  PARTAGE   DE   LA  POLOGNE.  301 

de  Varsovie.  Poniatowski  n'échappa  que  grâce  au  repentir  d'un 
des  conjurés.  Il  y  eut  une  explosion  de  cris  contre  ces  fanatiques 
qui  avaient,  disait-on,  juré  la  mort  de  leur  roi  aux  pieds  d'upe 
madone.  Voltaire  ne  s'y  épargna  pas.  Frédéric  prit  ce  régicide  pour 
prétexte  d'occuper  et  de  rançonner  la  majeure  partie  de  la  Grande- 
Pologne.  Les  exploits  des  confédérés  et  de  quelques  Français  qui 
combattaient  dans  leurs  rangs  ne  compensèrent  pas  le  mauvais 
effet  de  cet  incident.  Au  commencement  de  1772,  les  Franco-Polo- 
nais surprirent  Cracovie  :  un  officier  français,  Choisi,  s'enferma 
dans  le  château  et  s'y  défendit  héroïquement  contre  les  Russes; 
mais  le  commandant  en  chef,  Viomesnil,  ne  fut  point  en  état  de 
le  secourir  du  dehors,  et  la  garnison  fut  réduite  à  se  rendre  le 
15 avril.  Les  prisonniers  français,  envoyés  en  Russie,  furent  aban- 
donnés de  leur  gouvernement,  et  Voltaire  et  d'Alembcrt  sollici- 
tèrent en  vain  leur  liberté  de  Catherine. 

Le  démembrement  de  la  Pologne  se  consommait  pendant  ce 
temps.  Catherine  s'étant  enfin  décidée  à  renoncer  aux  provinces 
danubiennes,  il  n'y  avait  plus  d'obstacle  aux  projets  de  Frédéric. 
Le  17  février  1772,  une  convention  secrète  fut  signée  à  Péters- 
bom-g  entre  la  Russie  et  la  Prusse.  Les  parts  étaient  faites  entre 
tes  deux  alliés;  on  convenait  d'offrir  à  l'Autriche  la  sienne  et  de 
s'unir  contre  elle  si  elle  s'opposait  au  partage.  Cette  menace  était 
une  arme  qu'on  offrait  à  Joseph  11  et  à  Kaunitz  pour  vaincre  les 
scrupules  de  Marie-Thérèse.  L'Autriche  se  laissa  faire  violence  de 
très-bonne  grâce;  car  elle  accéda  en  principe  au  partage  dès  le 
4  mars,  sauf  à  régler  les  conditions.  Marie-Thérèse,  depuis,  pré- 
tendit n'avoir  accédé  au  partage  que  dans  l'espoir  de  décourager 
sescopartageants  par  l'exagération  des  prétentions  qu'elle  mani- 
festerait :  elle  fut  désolée,  dit-elle,  de  voir  le  roi  de  Prusse  et  la 
tzarioe  lui  accorder  pleinement  ses  demandes  • .  La  sincérité  de  ce 
t*îit  est  bien  suspecte  ;  car  les  demandes,  fort  exagérées,  en  effet, 
de  Timpératrice-reine,  furent  longtemps  disputées,  opiniâtrement 
soutenues,  et  le  traité  définitif  ne  fut  signé,  le  5  août,  qu'après  que 
'Autriche  se  fut  quelque  peu  modérée, 
lorsque  le  cabinet  de  Versailles  voulut  se  montrer  surpris  de 

*•  Correspondance  de  Tambassadeur  français  Breteail ,  dans  Flassan ,  t.  VU , 

P-  lu. 


302  LOUIS  XV.  imi 

ce  qu'il  avait  eu  tout  le  loisir  de  prévoir  et  se  plaindre  de  Vallu 
qui  l'avait  trompé,  Kaunitz  répondit  à  d'Aiguillon  par  des  récrimi 
notions  assez  arrogantes,  mais  dans  lesquelles  il  y  avait  un  me 
vrai  :  a  Vous  ne  nous  auriez  pas  soutenus!  »  Seulement,  l'Ài 
triche  ne  voulait  point  être  soutenvs  :  Ghoiseul  en  avait  fa 
l'épreuve'. 

Les  confédérés  étaient  accablés,  dispersés;  la  Pologne  entier 
envahie,  étouffée  sous  les  armées  des  trois  puissances,  lorsque 
traité  de  partage  fut  signifié  à  Varsovie  le  2  septembre  177 
La  tzarine  s'attribuait  3,000  lieues  carrées  et  1,500,000  âm 
dans  la  Lithuanie  et  la  Livonie  polonaise;  le  roi  de  Prussi 
la  Prusse  polonaise,  comprenant  900  lieues  carrées  et860,0( 
âmes;  l'Autriche  2,500  lieues  carrées,  et  2,500,000  àmesdai 
la  Russie  Rouge  et  les  palatinats  polonais  à  la  gauche  de 
Yistule.  L'Autriche  avait  voulu  qu'au  moins  le  crime  fût  trë 
lucratif.  Le  principal  auteur  du  partage  avait  été  le  plus  m 
deste  :  il  avait  renoncé  à  Dantzig,  que  la  Russie,  à  Tinstigatic 
de  l'Angleterre,  lui  avait  refusé;  Frédéric  était  bien  sûr  que 
Prusse,  maîtresse  de  la  basse  Yistule,  aurait  Dantzig  et  la  Posnan 
tôt  ou  tard.  Les  prétextes  qu'on  imagina  d'alléguer,  les  prétend 
droits  que  revendiquèrent  les  chancelleries  sur  les  territoires  usu 
pés,  étaient  quelque  chose  de  plus  odieux  encore  que  n'eût  été 
cynique  aveu  du  droit  de  la  force.  Un  simulacre  de  diète,  conv 
quée  en  avril  1773,  ratifia  sous  les  baïonnettes,  à  deux  voix  < 
majorité,  la  mutilation  de  la  république  polonaise^. 

Ainsi  commença  ce  meurtre  d'un  grand  peuple,  qui  ouvrit  poî 
la  vieille  Europe  l'ère  des  bouleversements  et  de  la  destnictioi 
l'ère  sombre  dans  laquelle,  à  l'ancien  droit  anéanti,  le  droit  noi 
veau  ne  succède  point  encore.  Voltaire  et  les  encyclopédiste 
aveuglés  par  leurs  préventions  antipolonaises  et  par  le  cosmop 
litisme  qui  obscurcissait  en  eux  l'idée  de  nationalité,  ne  coi] 
prirent  pas,  applaudirent  ou  se  turent.  Rousseau  avait  compri 
Il  voyait  bien  qu'il  s'agissait  là  d'autre  chose  que  d'une  victoi 
sur  le  fanatisme  et  le  servage.  Des  trois  auteurs  du  grand  attenta 

1.  Saint- Priest;  Partage  de  la  Pologne^  §  V. 

2.  Catherine  et  Frédéric,  le  partage  consommé,  oublièrent  parfaitement  la  cai 
des  dissidents,  si  longtemps  leur  prétexte. 


(I77«]  PARTAGE  DE  LA  POLOGNE.  303 

l'an,  Catherine,  en  porta  légèrement  le  poids  dans  sa  main  rouge 
da  sang  de  deux  tzars;  le  second,  Frédéric,  trop  desséché  de  cœur 
pour  se  repentir,  mais  trop  éclairé  pour  ne  pas  pressentir  le  juge- 
ment de  la  postérité,  a  essayé  de  diminuer  la  responsabilité  prin- 
cipale qui  devait  peser  sur  sa  mémoire;  le  troisième,  Marie-Thé- 
rèse, a  laissé  échapper  plus  d'une  fois  l'aveu  de  ses  remords, 
t  Comte  de  Barck ,  »  disait  -  elle  un  jour  à  l'ambassadeur  de 
Suède,  c  l'affaire  de  Pologne  me  désespère...  C'est  une  tache  à 
mon  règne!  —  Les  souverains,  repartit  le  ministre  embarrassé, 
ne  doivent  de  compte  qu'à  Dieu.  —  C'est  aussi  celui-là  que  je 
crains*.  » 

La  Pologne  mutilée  devait  traîner  encore  sa  triste  existence  une 
TiDgiaine  d'années,  en  s'efforçant  en  vain  de  se  réformer  et  de  se 
léorganiser  sous  la  main  impitoyable  de  ses  oppresseurs'.  Cette 
noble  nation  a  péri ,  victime  d'un  idéal  irréalisable,  le  droit  de 
runanimité,  la  souveraineté  individuelle  absolue,  autant  que  d'une 
coupable  contradiction  entre  l'idéal  et  la  réalité,  entre  la  liberté 
de  quelques-uns  et  le  servage  *du  grand  nombre.  Si  elle  se  relève, 
ce  ne  sera  pourtant  que  pour  ressaisir  cet  idéal  dans  les  limites 
du  possible  :  si  la  Pologne  ne  représente  pas  la  liberté,  la  person- 

1.  Saint -Priest,  §  5.  —  Marie -Thérèse  était  un  de  ces  caractères  complexes, 
^  peu  d'ouverture  et  de  naturel,  où  le  convenu  tient  la  première  place,  et  qui 
attaquent  de  sincérité  envers  les  autres  et  envers  eux-mêmes ,  mais  sans  être  véri- 
lÉblement  hypocrites  ;  le  cri  du  cœur  s'échappe  parfois. 

8.  Elle  .essaya  trop  tard  de  mettre  à  profit  les  conseils  qu'elle  avait  demandés  à 

SoMMftu  et  à  Mabli.  Le  travail  de  Mabli  avait  été  écrit  dès  1770;  celui  de  Rousseau, 

twJementen  1772.  —  Mabli,  faisant  plier  ses  maximes  à  ce  qu'il  considère  comme 

WÊ  néeeasité  en  Pologne,  se  prononce  pour  la  royauté  héréditaire;  Rousseau, 

«outre  ;  mais  il  vent  l'abolition  du  libtrum  veto,  et  propose  un  plan  d'éducation  natio- 

vie,  et  un  plan  trèa-sage,  très-pratique,  pour  l'admission  des  villes  aux  droits  poli* 

%N8  et  pour  l'émancipation  progressive  des  serfs,  qui  seraient  initiés  d'abord  à  la 

ftirté  individuelle ,  puis  à  la  liberté  municipale ,  puis  à  la  liberté  nationale  :  «  Il 

tei  oommenoer  par  les  rendre  dignes  de  la  liberté,  affhmchir  leurs  âmes  avant  d'af- 

ftkiehir  leurs  corps.  Nobles  Polonais,  ne  vous  flattez  jamais  d'être  libres  tant  que 

^MM  tiendres  vos  frères  dans  les  fers.  »  11  conseille,  au  lieu  d'armée  rég^lière^  une 

'^viaaisation  analogue  k  celle  des  milices  helvétiques  et  des  landwehrs  actuelles  de 

TAUtmagne.  11  console  d'avance  la  Pologne  du  partage  qui  va  s'accomplir,  en 

^^vinçant  qu'un  démembrement  partiel  de  ce  vaste  et  faible  corps  sera  peut-être 

^Occasion  de  son  salut  :  -  Polonais,  s'écrie-t-il,  vous  ne  sauriez  empêcher  que  vos 

^tsins  ne  vous  engloutissent;  faites  au  moins  qu'ils  ne  puissent  vous  digérer.  Si 

^^Nisfidtes  en  sorte  qu'un  Polonais  ne  puisse  jamais  devenir  un  Russe ,  la  Russie  ne 

^^ugoera  pas  la  Pologne,  m 


304  LOUIS  XV.  [ni\ 

naJité  humaine  dans  ce  monde  slave  que  dévore  le  despotism< 
elle  n'a  pas  de  raison  de  renaître. 

Après  la  signification  du  partage,  Louis  XV  avait  semblé  se  n 
veiller  un  moment.  Il  eut  la  velléité  de  venger  la  Pologne,  comn 
il  avait  eu  la  velléité  de  la  défendre.  D'Aiguillon  craignit  que  le  r 
ne  s'en  prît  à  lui  :  il  affecta  un  grand  courroux;  il  offrit  à  FAngl 
terre  de  s'entendre  sur  la  question  de  Pologne  ;  le  cabinet  angla 
refusa  ;  il  ne  voulait  qu'empêcher  les  Prussiens  de  prendre  Dan 
zig  et  se  tenait  pour  satisfait  d'y  avoir  momentanément  réusî 
D'Aiguillon  proposa  au  roi  d'envahir  la  Belgique,  puis  d'arme 
de  concert  avec  l'Espagne,  pour  attaquer  les  Russes  dans  l'A 
chipel  et  obliger  Catherine  à  une  transaction.  On  fit ,  en  effc 
quelques  armements  maritimes  au  commencement  de  1773.  L'Aj 
gleterre  signifia  qu'elle  porterait  secours  aux  Russes.  Louis  X 
recula,  comme  d'Aiguillon  y  avait  compté,  et  tout  fut  dit.  Si 
rôle  du  gouvernement  français  fut  pitoyable  dans  l'affaire  de  B 
logne,  celui  du  gouvernement  anglais  fut  odieux;  le  cabinet  ( 
Saint-James  peut  bien  passer  pour  le  quatrième  des  meurtrie 
de  la  Pologne  * . 

Une  intervention  maritime  contre  les  Russes  en  1773  eût  pu,  i 
effet,  modifier  beaucoup  la  situation.  Après  avoir  complété  Tocc 
pation  de  la  petite  Tatarie  par  la  conquête  de  la  Crimée,  ils  avaie 
franchi  le  Danube  ;  mais  là  s'étaient  arrêtés  leurs  succès  ;  ils  fure 
chassés  de  la  Bulgarie  par  les  Turcs,  et  une  grande  révolte  susc 
tée  chez  les  Cosaques  du  Don  et  du  Jaik  par  un  faux  Pierre  III, 
Cosaque  Pugatschew ,  conunença  de  gagner  la  Moscovie  et  i 
mettre  en  péril  le  trône  de  Catherine.  Une  révolution  qui  s'éti 
opérée  en  Suède  quelques  mois  auparavant  (août  1772),  avi 
l'appui  pécuniaire  et  les  encouragements  du  cabinet  de  Versaille 
pouvait  accroître  les  dangers  de  la  Russie.  Le  jeune  roi  Gu 
tave  III,  par  un  coup  d'état  militaire,  avait  renversé,  au  profit  t 
la  prépondérance  royale,  le  gouvernement  du  sénat,  l'espèce  t 
république  aristocratique  établie  depuis  la  mort  de  Charles  XII 

1.  Ed.  Burke,  Annual  Réguler^  an.  1763,  t.  XVI,  c.  v. 

2.  Cette  révolution  divisa  nos  écrivains ,  comme  le  partage  de  la  Pologne  :  e 
désola  Mabli,  qui  avait  prédit  les  plus  belles  destinées  4  la  constitution  suédoise, 
réjouit  Voltaire,  qui  voyait  dans  Gustave  III  un  nouveau  monarque  philosophe.  Q% 


[17741  RUSSÏK.    AL'TniCIIE.    TUUQUIE.  305 

et,  maître  de  disposer  de  la  Suède,  il  était  fort  désireux  d'en 
employer  les  ressources  à  reconquérir  les  provinces  enlevées  par 
Pierre  le  Grand  aux  Suédois.  L'inaction  de  la  France  ne  permit 
pas  à  Gustave  de  tenter  une  entreprise  dont  l'alliance  russo-prus- 
sienne rendait  le  succès  impossible.  Les  Turcs  ne  surent  point 
lirer  parti  de  leurs  avantages.  Au  printemps  de  1774,  les  Russes 
rentrèrent  en  Bulgarie  :  le  grand  vizir  se  laissa  bloquer  dans  son 
!amp  et  réduire  à  une  capitulation  désastreuse.  Azow,  Jeni-Kalé, 
linburn,  la  partie  de  la  petite  Tatarie  entre  le  Borysthène  et  le 
îug,  furent  cédés  à  la  tzarine.  L'empire  othoman  renonça  à  la 
suzeraineté  de  la  Crimée,  qui  devint  indépendante  en  attendant 
ju'elle  devint  russe,  et  la  libre  navigation  dans  les  mers  otho- 
ffianes  fut  accordée  aux  Russes  (  10  juillet  1774).  Catherine,  débar- 
rassée de  la  guerre  étrangère,  écrasa  les  Cosaques  rebelles,  et  la 
Russie  s'affermit  à  loisir  dans  ses  usurpations.  L'avide  Autriche, 
de  son  côté,  non  contente  d'avoir  compensé,  aux  dépens  de  la 
Pologne,  ses  pertes  des  guerres  de  1733  et  de  1740,  se  lit  payer 
par  la  Turquie,  aux  dépens  des  Moldaves,  les  services  promis  et 
non  rendus,  et  obtint  la  cession  d'un  canton  important  de  la  Mol- 
davie,  la  Bukowine,  qui  commande  le  haut  du  Pruth. 

Tandis  que  les  puissances  de  l'Europe  orientale  s'agrandissaient 
par  un  crime  hardi,  le  gouvernement  de  la  France  s'affaissait  dans 
les  vices  énervants.  Despote  avili,  il  ne  réussissait  pas  à  se  faire 
craindre,  quoique  beaucoup  de  citoyens  fussent  atteints  par  son 
arbitraire  dans  leur  liberté  ou  dans  leurs  intérêts,  et  que  la  Bas- 
tillcî  fût  toujours  pleine.  Personne  ne  lui  résistait ,  mais  tout  le 
iQonde  le  méprisait.  Il  était  douteux  que  celte  patience  durât 
longtemps  encore.  La  cheité  du  blé ,  qui  subsistait  toujours ,  en 
partie  par  la  faute  de  la  nature,  en  partie  par  celle  des  hommes, 

*ve  débuta  par  abolir  la  torture  après  son  coup  d'état.  —  Tous  les  philosophes, 
!!Sicepté  Frédéric,  avaient  été  d'accord  pour  déplorer  une  autre  révolution  en  sens 
n'verse,  arrivée  en  Danemark  au  mois  de  janvier  précèdent  ;  celle  qui  jeta  des 
liarches  du  trône  à  Téchafaud  le  médecin-ministre  Strucnséc.  La  pleine  liberté  de  la 
^c^lise  établie,  les  privilèges  de  la  noblesse  entamés,  l'autorité  assez  pesante  du 
'lergé  luthérien  réduite,  le  divorce  facilité,  avaient  signalé  l'administration,  louable 
^  beaucoup  d'égards,  imprudente  sous  quelques  autres,  du  parvenu  que  l'amour 
l*nne  reine  avait  imposé  au  faible  roi  Christiern  VII.  Une  antre  reine,  la  mère  de 
-^rittiem,  abattit  le  ministre  bourgeois  et  philosophe,  par  une  conspiration  de  la 
f*afcttte  noble-ise  luthérienne.  Les  réformes  de  Struensée  périrent  avec  lui. 


306  LOUIS  XV.'  117731 

occasionnait  de  fréquentes  émeutes,  surtout  dans  le  Midi'  :  le 
peuple  ne  s'en  prenait  encore  matériellement  qu'aux  boulangers, 
aux  officiers  municipaux,  aux  agents  subalternes  du  pouvoir 
royal  ;  mais  il  commençait  à  comprendre  que  le  grand  accapa- 
reur était  à  Versailles^.  Quant  aux  classes  aisées,  leur  opposition 
offrait  un  mélange  des  vieilles  habitudes  de  gaieté  railleuse  et  du 
sérieux  qui  gagnait  l'esprit  français.  La  plaisanterie  devenait  un 
glaive  :  l'ironie  montait  jusqu'au  génie.  Maupeou  avait  trop 
compté  sur  la  légèreté  et  l'humeur  oublieuse  de  la  France  :  il 
avait  espéré  que,  le  premier  feu  jeté,  on  s'habituerait  à  ses  parle- 
*  ments.  On  ne  s'y  habituait  pas,  et  un  de  ces  coups  dont  un  éta- 
blissement nouveau  ne  se  relève  point  leur  fut  porté,  en  1773, 
par  un  procès  vulgaire  dont  un  homme  d*un  prodigieux  esprit  fil 
un  événement  européen.  Nous  n'avons  point  à  nous  étendre  ici 
sur  Beaumarchais,  homme  d'entreprise  et  de  finance,  homme  de 
cour,  homme  de  plaisir,  homme  d'intrigue,  homme  de  letlreî 
enfin  et  philosophe  à  son  loisir,  espèce  de  Voltaire  inférieur,  maiî 
chez  qui  les  affaires  sont  au  premier  rang,  et  les  lettres  au  second*. 
On  sait  comment  d'un  petit  incident,  de  quinze  louis  exigés  par  k 
femme  d'un  conseiller  pour  obtenir  une  audience  de  son  mari, 
Beaumarchais  sut  faire  sortir  l'avilissement  de  toute  la  nouvelle 
magistrature,  et  comment  il  apprit  au  public  ce  que  coûtait  12 
jiistice  gratuits  de  Maupeou.  Si  Beaumarchais  se  montre  quelque 
part  le  fils  légitime  de  Molière,  c'est  moins  dans  ses  deux  comé- 
dies, si  charmantes  et  si  étincelantes,  mais  un  peu  factices  et  d'ur 
goût  équivoque,  que  dans  les  dialogues  des  Mémoires  contn 
Goëzman  et  Marin.  Il  suffit  de  dire,  pour  sa  gloire,  que  Voltain 
en  fut  jaloux  et  converti  :  le  patriarche  se  crut  presque  menace 
d'un  successeur  et  déserta  la  cause  des  parlements  Maupeou. 

Les  chefs  de  ce  gouvernement  si  décrié  ne  savaient  pas  môm< 
s'entre- soutenir  contre  Thoslilité  publique.  Chacun  des  triumvir 


1.  Le  maire  d'Albi  fut  tué  dans  une  de  ces  séditions  ;  à  Montauban,  l'émeute  n 
fut  réprimée  que  par  une  fusillade  meurtrière.  Sur  un  autre  point,  les  soldats  refii 
sèreiit  de  faire  feu. 

2  On  se  rappelle  le  cri  de  la  foule,  aux  5  et  6  octobre  .  «<  Allons  chercher  I 
boulanjer  à  Ver.^ailles.  »  Le  crime  royal  avait  cessé,  la  tradition  restait. 

3.  Né  à  Paris  en  1732. 


rmS)  BEAUMARCHAIS.   LA  DU  BARRI.  507 

▼isait  à  devenir  premier  ministre.  Maupeou,  dans  les  premiers 
temps,  pour  maintenir  Tadultère  alliance  du  parti  Du  Barri  et  de 
Tancien  parti  du  dauphin,  alliance  où  l'on  avait  entraîné  jusqu'au 
pieux  Christophe  de  Beaumont,  allait,  le  matin,  communier  à 
Saint-Denis  devant  madame  Louise,  celle  des  filles  du  roi  qui 
a^ait  pris  l'habit  de  carmélite,  et,  l'après-midi,  revenait  étaler 
ta  simarre  à  la  toilette  de  la  maltresse  du  roi.  Depuis  qu'il  se 
croyait  triomphant,  il  avait  commencé  d'être  un  peu  moins  ram- 
pant devant  la  favorite,  et  son  collègue  Terrai  cherchait  à  profiter 
de  son  ingratitude  pour  le  supplanter  et  se  faire  chancelier  et 
cardinal.  Terrai  avait  toute  l'étoffe  d'un  second  Dubois.  Un  trait 
aehëvera  de  peindre  ce  qu'était  alors  Versailles.  On  vit,  un  jour, 
le  nonc^  du  pape  et  le  grand  aumônier,  le  cardinal  de  la  Roche- 
Aimon ,  présenter  les  mules  à  la  Du  Barri  au  sortir  du  lit.  On 
IKore  que  la  favorite  poussa  la  démence  jusqu'à  rêver  de  se  faire 
épouser.  Elle  eût  tout  franchement  demandé  la  cassation  de  son 
mariage  avec  le  comte  Du  Barri,  parce  que  les  faiblesses  qu'elle 
tfait  eues  pour  le  frère  du  comte  en  faisaient  une  espèce 
^inceste! 

La  peur  de  l'enfer  reprenait  le  roi  par  accès,  et  c'était  là  ce  qui 
liait  suggéré  un  moment  à  la  Du  Barri  la  burlesque  idée  de  jouer 
le  rôle  de  Maintenon.  Tandis  que  les  premiers  dignitaires  de 
ftglise  prostituaient  la  pourpre  romaine  aux  pieds  d'une  courti- 
aane,  un  simple  prêtre  avait  osé  faire  entendre  une  voix  chré- 
lieime  dans  Versailles.  L'abbé  de  Beauvais,  prêchant  le  sermon 
du  jeudi  saint  de  1773  devant  le  roi  et  la  favorite ,  jeta  à  la  cour 
alapéfiée  l'allusion  suivante  :  c  Salomon,  rassasié  de  voluptés,  las 
M  d'avoir  épuisé,  pour  réveiller  ses  sens  flétris,  tous  les  genres  de 
<  plaisir  qui  entourent  le  trône,  finit  par  en  chercher  d'une  espèce 
«  nouvelle  dans  les  vils  restes  de  la  corruption  publique!...  » 

n  s'attendait  tout  au  moins  à  une  disgrâce ,  sinon  à  la  Bastille  ; 
fl  eut  un  évéché*...  Louis  XV  récompensa  ce  rude  avertisseur, 


1.  Mim,  secrets  de  Bachaamont,  t.  VI,  mars-mai  1773  ;  —  VII,  avril  1774.  — 
-^tebéde  Beauvais,  malgré  ce  nom  aristocratique,  appartenait  à.  une  fomille  d'arti- 
ce  que  remarquent  les  Mémoires  de  Bachanmont  comme  une  rare  exception 
Il  les  évéques.  —  Du  reste,  Beauvais  était  aussi  intolérant  que  rigide  et  tenait 
remploi  de  la  force  eu  matière  de  religion. 


308  LOUIS   XV.  (1774 

mais  ne  profita  pas  de  l'avis  :  les  Du  Barri ,  effrayés ,  rabîmèreni 
plus  que  jamais  dans  la  fange;  la  favorite  appela  à  son  aid( 
toutes  les  ignominies  du  Parc-aux-Cerfs*.  Là  où  elle  cherchai 
un  point  d'appui,  elle  trouva  la  ruine,  et  Louis  trouva  la  mort 
L'immonde  vieillard  fut  enfin  frappé  par  son  propre  vice,  et  s; 
dernière  victime  l'entraîna  dans  la  tombe.  Une  enfant  à  pein» 
nubile ,  fille  d'un  meunier  des  environs  de  Trianon ,  avait  et 
entraînée  à  force  de  promesses  et  de  menaces ,  et  livrée  à  Loui 
par  les  proxénètes  royaux.  Elle  portait  dans  son  sein  les  germe 
de  la  petite  vérole,  dont  elle  mourut  bientôt  après  :  elle  les  com 
muniqua  au  roi.  Le  29  avril  1774,  la  maladie  se  déclara  che 
Louis  XV,  compliquée  d'un  mal  honteux  qui  couvait  dans  soi 
sang  vicié  ^.  La  Du  Barri  et  ses  alliés  tinrent  bon  quelques  jour 
contre  ceux  qui  parlaient  de  pénitence  et  de  sacrements.  Toute 
fois ,  la  situation  empirant ,  Louis  envoya  sa  favorite  chez  le  da< 
d'Aiguillon,  à  Ruel,  et,  le  lendemain,  il  communia,  en  déclaran 
que  «  quoiqu'il  ne  dût  compte  de  sa  conduite  qu'à  Dieu  seul^  il  s< 
repentait  d'avoir  causé  du  scandale  à  ses  sujets.  »  (6  mai.)  L'ab 
solulisme  agonisant  bégayait  encore  ses  formules  parmi  les  râle 
ments  de  la  mort. 

Comme  au  fameux  voyage  de  Metz  en  1744,  Versailles,  Paris,  li 
France,  attendaient  avec  anxiété,  jour  par  jour,  heure  par  heure 
les  nouvelles  de  la  santé  du  prince  qu'on  avait  nommé  jadis  Loui 
le  Bien-Aimé;  mais,  cette  fois,  on  ne  tremblait  que  d'une  seul 
crainte,  c'était  qu'il  ne  revînt  à  la  vie.  Quand  on  sut  qu'il  avai 
enfin  expiré,  le  10  mai  à  deux  heures  de  l'après-midi ,  il  sembl 
qu'un  poids  énorme  fût  levé  de  toutes  les  poitrines'.  Ses  reste 
gangrenés,  qui  infectaient  l'air,  furent  transportés  au  grand  trc 
et  sans  pompe  à  Saint- Denis,  parmi  les  sarcasmes  de  la  foule  qu 
bordait  le  chemin. 


1.  Nous  parlons  par  métaphore;  car  le  vrai  Parc-aux-Cerfs,  la  maison  de  la  ru 
Saint-Méderic,  avait  été  revendue  par  le  roi  en  1771. 

2.  Ses  trois  filles,  qui  n^avaient  pas  eu  la  petite  vérole,  donnèrent  un  bel  exempl 
de  dévouement  filial,  en  s'en  fermant  avec  lui  pour  le  soigner. 

3.  Les  Mémoires  de  Bnchaumont  citent  un  mot  assez  fort  de  Vabbé  de  Saint< 
Geneviève.  Déjeunes  philos<iphes  le  plaisantaient  sur  Vinciiicacité  de  Tiiiterventio 
de  sa  sainte  dans  la  maladie  du  feu  roi.  —  ••  De  quoi  vuus  plai^nez-voiis  V  leur  rûpl 
qua-t-il;  est-ce  qu'il  n'est  pas  mort?  »  —  J/e/w.  de  Bauhaumout,  t.  VII,  p.  208. 


r 


[17741 


MOIIT    DE    LOUIS    XV. 


309 


Louis  XV  avait  vécu  soixante-quatre  ans,  régné  cinquante-neuf: 
il  avait  passé  sa  vie  à  détruire  peu  à  peu  le  prestige  que  les  deux 
g-rands  rois  bourbons,  Henri  IV  et  Louis  XJV,  avaient  donné  à  la 
royauté  moderne,  prestige  déjà  fort  affaibli  dans  la  vieillesse  de 
Louis  le  Grand.  L'intronisation  de  ces  agents  de  dissolution,  de 
cos  personnifications  du  mépris,  est  un  signe  providentiel  qu'une 
institution  et  qu'ime  race  royale  sont  condamnés. 


LIVRE  cm 


LOUIS  XVI  ET  TURGOT 


Louis  XVI  et  sa  famille.  Maiirepas  appelé  au  pouvoir.  Chute  du  triumvirat.  Turgot 
contrôleur  général.  Ses  plans  de  réforme  :  la  Grande  municipalité  du  royaume,  etc. 

—  Rétablissement  des  parlements.  —  Réformes  économiques.  Liberté  du  com- 
merce des  grains.  Attaque  de  Neckeb  contre  les  plans  de  Tnrgot.  Coalition  des 
privilégiés  contre  Turgot.  Les  philosophes  divisés  sur  la  question  économique. 
Combat:^  de  Voltaire  en  faveur  de  Turgot.  (luerre  des  farines.  La  sédition  fomentée 
par  les  privilégiés  est  comprimée.  —  Célèbres  remontrances  de  la  cour  des  aides 
contre  le  système  fiscal.  Malesherbes,  leur  auteur,  appelé  au  ministère.  Nom- 
breuses améliorations  économiques.  —  Réformes  militaires  du  comte  de  Saint- 
Germain.  —  Abolition  de  la  corvée.  Suppression  des  jurandes  et  maîtrises  :  éta- 
blissement de  la  liberté  du  commerce  et  de  Tindustrie.  Résistance  du  parlement  et 
attaques  violentes  contre  Turgot.  Lit  de  justice.  —  Liberté  du  commerce  des  vins. 

—  Les  princes,  Maurepas,  la  cour  et  le  parlement  s'unissent  contre  Turgot.  Chute 
de  Turgot  et  de  Malesherbes. 


1774  — 1776. 

Le  règne  infortuné  de  celui  qui  devait  être  le  dernier  roi  de 
Tancienne  France  s*était  ouvert  aux  acclamations  unanimes  de  la 
capitale  et  du  royaume.  La  France  n'éprouvait  que  la  joie  d'être 
délivrée  de  l'immonde  vieillard  qui  avait  fait  si  longtemps  la 
honte  de  la  nation.  On  connaissait  peu  le  nouveau  roi,  qui  avait 
vécu  jusque-là  fort  à  l'écart,  comme,  avant  lui,  son  père;  mais 
on  disait  qu'il  ne  ressemblait  en  rien  à  son  aïeul  ;  cela  suffisait  au 
peuple. 

Les  sentiments  de  la  cour  étaient  moins  décidés.  Les  courtisans 
se  sentaient  dans  les  mains  d'un  jeune  homme  de  vingt  ans^  qui 
ne  manifestait  aucun  des  goûts  de  son  âge  ni  de  son  rang,  et  qui 
semblait  ne  leur  ofTrir  aucune  prise.  Un  roi  sans  vices  et  sans 


117741  LOUIS  XVf.  341 

passions  était  pour  eux  une  énigme  inquiétante.  Ceux  même  des 
gens  de  cour  qui  se  réjouissaient  de  voir  finir  l'ignoble  domina- 
tion du  parti  Du  Barri  craignaient  que  Versailles  ne  passât  d'un 
extrême  à  l'autre.  Un  mot  de  Louis  XVI ,  encore  dauphin ,  avait 
jeté  une  sorte  de  panique  parmi  les  courtisans.  Tandis  qu'à  Paris, 
par  une  sanglante  épigramme  contre  son  aïeul,  on  le  surnom- 
mait Louis  le  Désiré,  des  seigneurs  de  la  cour  lui  ayant  un  jour 
demandé  quel  surnom  il  préférerait:  c  Je  veux,  répondit-il, 
qu'on  m'appelle  Louis  le  Sévère  \  »  On  redoutait  donc  à  Versailles 
un  règne  dur  et  sombre.  L'expression  de  brusquerie  et  de  mau- 
vaise humeur  qui  était  assez  habituelle  au  jeune  monarque  forti- 
fiait ces  appréhensions.  L'éducation  qu'il  avait  reçue  de  son  gou- 
verneur La  Vauguyon  avait  augmenté  sa  sauvagerie  naturelle, 
dont  la  cause  n'était  point  dureté,  comme  on  le  supposait ,  mais 
timidité  et  répugnance  pour  les  mœurs  dont  il  était  témoin.  Qui 
eût  examiné  plus  attentivement  cette  physionomie,  d'où  avait 
disparu  la  majesté  mêlée  d'élégance,  le  grand  air  bourbonien 
conservé  par  Louis  XV  jusque  dans  sa  dégradation,  y  eût  reconnu, 
sous  une  expression  vulgaire ,  un  fonds  de  bonté  et  surtout  de 
grande  honnêteté.  Ce  n'étaient  pas  les  traits  qui  étaient  vulgaires, 
mais  le  port,  le  geste,  l'obésité  précoce,  le  maintien  gauche  et 
disgracieux,  la  parole  hésitante  et  embarrassée.  11  n'était  à  son 
aise  qu'au  milieu  de  ses  livres,  car  il  était  instruit  et  il  aimait  fort 
les  sciences  naturelles,  ou,  mieux  encore,  dans  son  atelier  de 
serrurerie;  s'il  avait  une  passion,  c'était  le  travail  manuel;  il 
suivait  les  préceptes  de  VÉmile  par  goût  et  non  par  système  :  la 
nature  lui  avait  donné  les  facultés  d'un  habile  et  probe  artisan; 
les  lois  humaines  avaient  fait  de  lui  le  chef  d'un  empire  pour  son 
malheur  et  pom*  celui  de  son  peuple. 

La  rudesse  de  ses   manières  et  ses   dispositions  chagrines 

devaient  s'adoucir  lorsqu'il  connaîtrait  les  affections  de  famille , 

si  puissantes  sur  les  natures  simples  ;  mais  à  cette  époque  les 

Satisfactions  de  la  vie  privée  lui  étaient  encore  inconnues  :  il 

subsistait  entre  lui  et  sa  jeune  femme  comme  une  glace  que  rien 

^  ^vait  pu  fondre.  La  Vauguyon ,  par  haine  contre  Choiseul,  sup- 

1 .  Droz,  IlUt.  du  règne  de  Louis  XVI,  t.  I«',  p.  118. 


312  TUnCOT.  h774] 

posé  beaucoup  plus  Autrichien  qu'il  ne  Tétait  en  réalité,  avait 
suggéré  au  dauphin  des  préventions  tenaces  contre  la  fille  de 
Marie-Thérèse,  instrument  par  lequel  son  ambitieuse  mère  i)ré- 
tendait,  disait-on,  gouverner  la  France.  Il  y  avait  plus  :  c'est  que 
Louis  XVI  n'était  pas  jusque-là  véritablement  l'époux  de  Marie- 
Antoinette.  Une  infirmité  secrète,  un  vice  de  conformation  dont 
l'art  des  médecins  parvint  à  triompher  un  peu  plus  tard ,  lui  fai- 
sait désespérer  d'avoir  jamais  des  héritiers*. 

Le  vrai  caractère  de  Louis  XVI,  ignoré  à  son  avènement, 
méconnu  plus  tard  par  d'autres  causes,  apparaît  dans  deux  docu- 
ments vraiment  précieux,  et  qui  produisent  des  impressions  bien 
différentes.  L'un  est  le  Journal  écrit  de  sa  main  pendant  son 
règne*;  l'autre,  rédigé  par  lui  avant  son  avènement,  est  intitulé  : 
Mes  réflexions  sur  mes  entretiejis  avec  M.  le  duc  de  Vauguyon^,  Le 
Journal  est  d'une  incroyable  monotonie  :  la  chasse,  les  repas  et 
la  messe  envahissent  toutes  les  pages  :  —  a  J'ai  manqué  deux 
chasses.  —  J'ai  mal  digéré.  »  —  Il  ne  trouve  guère  d'autres  évé- 
nements à  consigner  dans  ces  formidables  journées  qui  déci- 
dèrent de  son  sort  et  de  celui  de  la  France  !  il  inscrit  dans  ses 
comptes  des  dépenses  de  quatre  sous!  On  ne  rencontre  là  qu'inno- 
cence et  pauvreté  d'esprit.  Les  Réflexions  sont  toute  autre  chose. 
Dans  ce  travail ,  très-médité ,  le  sens  droit ,  mais  un  peu  banal  de 
Louis,  atteint  parfois  beaucoup  plus  haut  qu'on  ne  pourrait  s'y 
attendre  :  il  y  a  quelquefois  de  l'élévation,  toujours  de  la  sensi- 
bilité. C'est  comme  un  reflet  du  duc  de  Bourgogne  qui  arrive  à 
Louis  XVI  par  le  feu  Dauphin  son  père.  Quant  aux  principes, 
c'est  l'absolutisme  tempéré  par  le  sentiment  chrétien.  Le  roi  est 
le  pouvoir  unique.  La  législation  est  à  lui  seul.  Il  a  le  droit  de 
mettre  des  impôts  pour  les  nécessités  de  l'état  (sans  consulter 
ses  sujets),  mais  le  devoir  de  l'économie.  Quelques  maximes  de 
Rousseau  et  des  économistes  se  glissent  à  travers  ces  données  du 
passé.  Par  exemple,  le  souverain  ne  doit  légiférer  que  par  des 
acteS  généraux.  Il  y  a  de  longues  considérations  sur  la  connais- 

1.  DroZi  Hist.  du  règm  de  Louis  XVI,  t.  1*^,  p.  122.  Il  y  a  de  fréquentes  allusions 
à  cette  circonstance  dans  les  Mémoires  secrets,  dits  de  Bachaumont. 

2.  Publié  par  extraits  dans  le  t.  Y  de  la  Revue  rétro$pective» 

3.  Paris,  1851,  in-8o. 


It774]  LOUIS   XVI  ET   LA  RETNE.  313 

sance  des  hommes,  sur  la  fermeté,  sur  l'irrésolution  :  «  Je  suis 
content,  dit-il,  de  ce  que  je  trouve  dans  mon  cœur  (sur  la  fer- 
meté)!... »  Il  s'efforce  ainsi  de  se  rassurer  sur  lui-même  et  de 
s'affermir  d'avance.  Le  sort  de  Charles  P'  le  préoccupe  déjà  :  ce 
nom  exerce  sur  lui  une  sorte  de  fascination  lointaine!  Ce  petit 
livTe  serre  le  cœur.  Le  Journal  n'obtiendrait  qu'une  dédaigneuse 
compassion;  c'est  l'homme  dans  la  trivialité  des  routines  quoti- 
diennes où  il  s'absorbe;  mais  les  Réflexions  inspirent  une  estime 
et  une  sympathie  douloureuses  ;  c'est  l'homme  replié  dans  sa 
conscience  et  s'élevant  au-dessus  de  sa  nature  par  la  force  du 
sentiment  moral  et  religieux. 

Louis  XVI  est  tout  le  contraire  de  ce  qu'il  voudrait  ^Ire,  c'est- 
à-dire  l'indécision  môme.  Plus  tard,  les  variations  de  la  faiblesse 
passeront  chez  lui  pour  les  combinaisons  de  la  fausseté  et  le  jette- 
ront à  l'échafaud!  Comme  Louis  XV,  il  voit  bien  et  agit  mal;  il  a 
le  jugement  droit,  et  il  n'en  tire  aucun  parti  pour  l'action,  non 
par  insouciance  égoïste  comme  son  aïeul,  mais  par  défiance  de 
liii-même,  par  défaut  de  volonté  et  d'esprit  de  suite.  Nature  vouée 
au  malheur,  victime  safts  défense,  destinée,  comme  les  hosties 
des  religions  antiques,  à  expier  les  erreurs  et  les  crimes  d'autrui, 
ce  sont  là  les  plus  durs  mystères  de  l'histoire  et  de  la  Providence. 
Qu'avait-il  fait  pour  naître  roi? 

Louis  offre  le  plus  parfait  contraste  avec  ses  proches  aussi  bien 
ïp'avec  la  cour.  La  nouvelle  reine  ne  tient  pas  plus  de  sa  mère, 
Marie -Thérèse,  qu'elle  ne  ressemble  à  son  époux.  Vive,  imi)é- 
toeuse,  toute  spontanée,  violente  et  généreuse,  également  empor- 
tée dans  ses  affections  et  dans  ses  antipathies,  se  gouvernant  en 
toute  chose  par  sentiment  et  non  par  réflexion,  réagissant  d'instinct 
contre  ce  convenu  qui  est  la  loi  suprême  chez  sa  mère,  à  plus  forte 
^son  contre  cette  insupportable  étiquette  du  xvn'^  siècle  qui  a 
survécu  en  France,  sous  Louis  XV,  à  la  dignité  et  à  l'élégance  des 
'ïïCBurs,  et  qu'on  a  vue  disparaître  à  Vienne  depuis  l'avènement  de 
^  maison  de  Lorraine,  Marie-Antoinette  a  tout  le  mouvement,  toute 
*  îtiitiative  qui  manquent  à  son  époux;  mais,  à  cette  époque,  elle 
^^  possède  encore  aucune  influence  sur  lui,  et,  comme  on  le  verra 
^op  bien,  il  n'est  pas  à  désirer  qu'elle  acquière  cette  influence. 
**^*ès-mal  élevée,  très-ignorante ,  on  n'a  rien  fait  pour  lui  former 


i  , 


3U  TUBGOT.  [\m\ 

le  jugement  et  pour  régler  et  contenir  ce  naturel  aussi  énergique 
dans  ses  défauts  que  dans  ses  heureuses  qualités  :  l'esprit  de  con- 
duite lui  manquera  entièrement.  Ainsi  ce  bouleversement  de  l'éti- 
quette, cette  simplicité  familière,  cette  liberté  de  vie  qu'elle  se 
donne  avec  éclat,  pourraient  être  une  force,  un  principe  de  popu- 
larité  pour  une  jeune  reine  remplie  d'attrait  et  de  charme  *.  Mais 
il  faudrait  que  Marie -Antoinette  sût  faire  profiter  la  politique  de 
la  satisfaction  accordée  à  ses  goûts;  que  le  public  pût  voir,  dans 
cet  abandon  des  anciens  usages ,  une  adhésion  à  la  philosophie 
nouvelle,  un  gage  offert  au  progrès.  Si,  au  contraire,  la  reine  se 
rattache  d'une  main  aux  préjugés  et  aux  privilèges  qu'elle  ébranle 
de  l'autre,  on  ne  verra  plus  que  caprice  et  légèreté  dans  les  inno- 
vations qu'elle  introduit  à  la  cour,  et  bientôt  on  acceptera  les 
interprétations  plus  funestes  encore  à  l'honneur  du  tr6ne  qu'in- 
sinuent déjà  ses  ennemis.  Le  système  de  diffamation  sous  lequel 
doit  succomber  la  fille  de  Marie-Thérèse  a  commencé  dès  qu'eDe 
a  mis  le  pied  en  France.  Dès  le  premier  jour  elle  s'est  trouvée  en 
butte  à  la  cabale  de  La  Vauguyon  et  des  ex-jésuitcs,  qui  regardent 
son  mariage  comme  l'œuvre  de  leur  ennemi  Choiseul,  et  au  parti 
Du  Barri ,  qui  craint  l'ascendant  qu'elle  peut  prendre  à  la  cour*. 
Toujours,  tant  que  régnera  Marie -Antoinette,  il  se  rencontrera 
quelque  intérêt  ou  quelque  passion  acharnée  à  la  continuation  de 
cette  œuvre  ténébreuse.  C'est  sur  les  marches  du  trône  que  se 
forge  longtemps  à  l'avance  la  hache  populaire  qui  abattra  cette 
tète  royale.  Les  sourdes  trames  des  premiers  ennemis  de  la  reine 
seront  reprises  parle  propre  frère  du  roi,  parle  comte  de  Provence, 
ce  bel  esprit  sans  cœur  qui  sera  un  jour  Louis  XVIII,  jeune 
homme  sans  jeunesse,  âme  froide  et  fausse,  sceptique  qui  n'a  pris 
de  son  siècle  que  les  négations  '. 

1.  Grande,  admirablement  bien  faite...  La  femme  de  France  qui  mardiait  k 
mieux,  portant  la  tète  élevée  sur  un  beau  cou  grec.  —  Mém.  de  madame  Vigée- 
Lebrun,  1. 1*»",  p.  64. 

2.  Voir  les  Mémoires  de  Vexgésuite  Georgel,  un  des  ennemis  de  la  reine,  t.  I*'. 

3.  Les  bruits  les  plus  infamants  sur  les  mœurs  de  la  reine  furent  bien  antcriears 
à  Ka  brouille  avec  le  duc  de  Chartres,  et  c'est  à  tort  que  les  écrivains  royalistes  o&t 
fait  partir  ces  bruits  du  Palais-Royal,  qui  ne  fit  que  les  répéter  plus  tard.  V.  ce  que 
disent  les  Mémoires  de  Bachaumont  sur  les  chansons  qui  couraient  contre  la  reise 
en  1776;  t.  IX,  p.  54,  61,  69;  et  ce  que  raconte  Tabbé  Bandeau  dans  sa  ChroMfl» 
secrète,  dés  1774,  ap.  Revue  rétrospective,  t.  III,  p.  3B1  ;  1B34.  Baudeau  impute  les 


117741  LA  REINE   ET   LES  PRINCES.  3i:> 

Louis  XVI  a  encore  un  autre  frère,  Charles,  comte- d'Artois,  qui 
diffère  également  de  ses  deux  aînés.  Celui-là,  étourdi,  bruyant  et 
libertin,  avec  le  cœur  ouvert  et  Thumeur  facile,  a  les  défauts  de 
la  jeunesse  sans  qualité  saillante  ni  caractère  déterminé.  Parmi 
les  princes  du  sang,  les  Condé,  avec  des  dispositions  assez  mili- 
taires ,  semblent  toutefois  trop  médiocres  pour  être  appelés  à  un 
rôle  un  peu  notable;  le  duc  d'Orléans,  petit-fils  du  régent,  n'aime 
que  les  plaisirs  de  la  vie  privée.  Deux  princes  seulement  sont  aptes 
à  faire  figure  dans  les  temps  qui  se  préparent  ;  l'un  est  ce  Conti , 
intelligence  active  et  inquiète,  qui  a  figuré  souvent  dans  nos  récits, 
mais  dont  une  vie  déréglée  précipite  la  vieillesse  ;  l'autre  est  le 
fils  du  duc  d'Orléans,  Philippe,  duc  de  Chartres,  ami  des  débauches 
bruyantes  et  de  toute  espèce  de  bruit  et  de  mouvement;  il  prend 
de  son  siècle  le  goût  des  innovations ,  quelles  qu'elles  soient , 
comme  le  comte  de  Provence  en  prend  le  scepticisme.  On  le  trou- 
vera partout  où  se  produira  une  idée  nouvelle  ou  un  fait  nouveau, 
sans  qu'il  y  ait  là  ni  un  amour  fort  éclairé  et  fort  sérieux  du  pro- 
grès, ni  des  calculs  d'ambition  aussi  profonds  qu'on  le  supposera 
plus  tard.  Il  remue  pour  remuer,  sera  toujours  emporté  par  les 
événements  et  ne  les  dirigera  jamais. 

Louis  XVI  débuta  par  un  acte  de  sévérité  mal  soutenu,  suivi 
d'un  acte  de  faiblesse.  Il  envoya  dans  un  couvent  M"«  Du  Barri , 
et  lui  permit  bientôt  d'en  sortir  pour  se  retirer  dans  sa  belle 
terre  de  Louvecienne,  près  Marli  *.  Le  public  comptait  bien  que 
le  ministère  suivrait  la  favorite.  Louis  XVI  n'avait  point  encore 
de  parti  pris  à  cet  égard;  mais,  sentant  qu'aucun  des  triumvirs 
ne  méritait  confiance ,  il  chercha  en  dehors  du  cabinet  un  con- 
seiller intime  qui  pût  guider  son  inexpérience.  La  reine,  docile  à 
l'itopulsion  de  sa  mère,  eût  souhaité  le  rappel  de  Choiseul  :  Marie- 
Thérèse,  quoique  Choiseul  se  fût  montré  beaucoup  trop  français 
pour  la  satisfaire,  l'eût  mieux  aimé  aux  affaires  étrangères  que 
d'Aiguillon,  qui  avait  recherché  l'appui  de  la  Prusse.  La  cour  for- 
mait assez  généralement  le  même  vœu,  et  le  public  n'y  était  point 
défavorable;  mais  les  préventions  du  roi  furent  invincibles.  Il 

liorreun  qu'on  débite  sur  la  reine  à  la  cabale  du  chancelier  et  des  tantes  du  roi.  L'ac- 
CQsation  nous  parait  injuste  ou  exap^érée  quant  à  Mesdames  tanlcs. 
1.  Elle  mourut  sur  réchnfaud  pendant  la  Terreur, 


316  TLIIOOT.  Uni) 

déclara  que  riiomme  qui  avait  uianqué  de  respect  à  son  père  ne 
serait  jamais  son  ministre.  Il  soupçonnait  Choiseul  d'avoir  fait 
plus  que  d'offenser  son  père ,  et  des  insinuations  aussi  atroces 
qu'invraisemblables  avaient  laissé  trace  dans  son  esprit. 

La  première  pensée  du  roi  se  porta  sur  un  homme  d'état  éloi- 
gné des  affaires  depuis  dix-sept  ans,  sur  M.  de  Machault.  Louis 
savait  que  son  père  avait  conservé  beaucoup  d'estime  pour  cet 
ancien  contrôleur- général,  quoique  mal  vu  du  clergé,  dont  il 
avait  menacé  les  privilèges  pécuniaires'  :  Machault,  sans  être,  à 
beaucoup  près,  un  homme  d'état  complet,  avait  une  probité  incon- 
testable, de  larges  vues  de  réforme  en  finances  et  la  force  de 
caractère  nécessaire  pour  les  réaliser.  C'était  un  choix  sensé; 
aussi,  dès  qu'on  put  entrevoir  l'intention  du  roi,  les  intérêts  con- 
traires au  bien  public  se  coalisèrent-ils  pour  détourner  Louis  de 
son  dessein.  La  Yauguyon  était  mort,  mais  l'ex-jésuite  Radon- 
villiers,  ancien  sous-précepteur  du  roi,  organe  du  parti  clérical, 
les  ministres  d'Aiguillon  et  LaVrillière^  circonvinrent  madame 
Adélaïde,  une  des  tantes  du  roi,  qui  avait  des  prétentions  poli- 
tiques et  du  crédit  sur  son  neveu.  Madame  Adélaïde  jeta  un 
autre  nom  à  Louis,  celui  d'un  autre  ministre  renversé  du  pou- 
voir par  madame  de  Pompadour,  huit  ans  avant  Machault;  c'était 
le  spirituel ,  égoïste  et  léger  Maurepas,  oncle  de  d'Aiguillon  et 
beau-frère  de  La  Vrillière.  II  avait  soixante-treize  ans.  Madame 
Adélaïde  prétendit  que  la  retraite  et  l'âge  l'avaient  rendu  sage  et 
sérieux,  tout  en  respectant  les  grâces  de  son  esprit  et  sa  vive  intel- 
ligence. Maurepas  figurait,  comme  Machault,  sur  la  liste  des  per- 
sonnes recommandées  par  le  feu  dauphin.  Louis  crut  sa  tante  et 
fit  rappeler  un  page  qui  déjà  montait  à  cheval  pour  porter  à 
Machault  une  lettre  qui  le  mandait  à  Versailles.  On  prétend  que 
l'adresse  seule  fut  changée,  et  que  la  lettre  écrite  pour  Machault 
servit  pour  Maurepas*.  Louis  ne  voulait  d'abord,  dit-on,  que  con- 

1.  V.  dans  Soulavie,  Mém.  du  règne  de  Louis  XVI,  t.  1*',  la  liste  de  plusieurs  per- 
sonnages recommandés  par  M.  le  Dauphin  à  celui  de  ses  enfants  qui  succédera  à 
Louis  XV.  Cett4î  liste  est  curieuse. 

2.  Saint-Florentin,  devenu  duc  de  La  Vrillière. 

3.  Droz,  Histoire  de  Louis  XVI,  t.  1er,  p.  125-127.  —  Mém,  de  madame  Campan 
(lectrice  des  tantes  de  Louis  XVI),  t.  I«r,  p.  89.  —  La  lettre  est  dans  les  Mémoires 
de  Bachaumont,  t.  VII,  p.  19C;  Londres,  1777. 


11774)  MAUREPAS.  317 

suUer  Maurepas;  niais  ce  rusé  vieillard,  après  le  premier  enlre- 
lien,  se  trouva  tout  à  coup  premier  ministre  de  fait,  presque  sans 
que  le  roi  y  eût  pensé  ^  C'était  ainsi  que  Louis  XVI  appliquait  ses 
maximes  sur  la  fermeté,  sur  la  connaissance  des  hommes,  sur  la 
distinction  que  doivent  faire  les  rois  entre  Yesprit  solide  et  Vesprit 
léger.  Il  remettait  l'état,  à  la  veille  des  tempêtes,  dans  les  mains 
d'un  homme  que  te  marquis  de  Mirabeau  appelait  à  trop  juste 
titre  le  Perroquet  de  la  régenœ,  qui  croyait  prévenir  une  révo- 
lution avec  un  bon  mot,  et  qui  était  incapable  d'une  autre  poli- 
tique que  celle  qui  faisait  dire  à  Louis  XV  :  Cela  durera  bien  autant 
que  moi  ! 

Le  public  n'avait  guère  d'opinion  an*ètée  sur  Maurepas,  qu'il 
avait  depuis  si  longtemps  perdu  de  vue;  mais  il  attendait  avec  une 
extrême  impatience  la  chute  du  triumvirat  et  des  parlements 
Maupeou,  deux  questions  qu'il  confondait  et  qui  étaient  pourtant 
distinctes.  Les  ministres  faisaient  des  efforts  désespérés  pour  se 
maintenir.  L'abbé  Terrai  présenta  au  roi  un  compte  rendu  finan- 
cier fort  habilement  rédigé^  :  il  glissait  sur  toutes  ses  odieuses 
opérations,  faisait  valoir  l'augmentation  de  recettes  due  à  ses  soins, 
représentait  que,  si  l'équilibre  par  lui  rétabli  s'était  dérangé  de 
nouveau,  s'il  avait  été  obligé  de  recommencer  les  anticipations  et 
les  autres  expédients,  la  faute  en  était  aux  accroissements  de 
dépenses  survenus  dans  les  autres  départements  ministériels  et 
dans  la  maison  du  roi^,  contrairement  aux  promesses  de  réduc- 

1.  Son  plan  de  domination  était  simple  ;  il  dit  au  jeune  roi  qu*un  administrateur 
ne  peot  bien  exécuter  que  ses  propres  idées  ;  qu'il  faut,  par  conséquent,  les  adopter 
ou  le  renvoyer;  eu  même  temps  il  invita  chaque  ministre  à  ne  faire  aucune  pro- 
position importante  sans  en  avoir  conféré  avec  lui.  Ainsi  un  ministre  ne  devait  pro- 
poser que  ce  qui  convenait  à  Maurepas,  et  le  roi  devait  approuver  tout  ce  que 
proposait  un  ministre.  Le  Mentor  était  présent  lorsqu'on  soumettait  au  roi  un  tra- 
Tail,  et,  s'il  était  mécontent,  il  pouvait  user  de  son  privilège  d'entretenir  Louis  XVI 
i  toute  heure,  pour  lui  démontrer  que  le  moment  était  venu  de  ne  pas  suivre  les 
idées  de  l'administrateur,  et  de  le  renvover.  »>  Droz,  Hist.  du  rèyne  de  Louis  AT/,  t.  I*»", 
p.  128.  —  Le  comte  de  Maurepas  ne  prit  d'autre  rang  officiel  que  celui  de  ministre 
d'état  sans  portefeuille. 

2.  Il  est  juste  de  dire  que  cette  pièce  n'avait  pas  été  composée  en  vue  des  cii- 
constauccs;  d'après  des  documents  restés  dans  la  famille  de  l'abbé  Terrai,  ce  même 
compte  rendu  avait  déjà  été  présenté  à  Louis  XV  le  20  mars  1774. 

3.  Les  dépenses  des  maisons  du  roi  et  des  princes  avaient  été  portées  de  26  mil- 
lions à  plu»  de  3(5,  depuis  qu'on  avait  lonné  les  maisons  de  la  dauphine,  des  frères 
et  des  belles-fcœui*s  du  dauphin.  —  V.  Comptes  rendus  des  finances  ^  de  1751  à  1787  , 

• 


318  Tuncoï.  [m\ 

lions  qu'on  lui  avait  faites.  II  concluait  en  établissant  qu*on  ne 
pouvait  plus  espérer  d'accroissement  notable  dans  le  produit  des 
impôts,  portés  au  maximum  ;  que  l'économie  était  donc  absolu- 
ment nécessaire.  «  Je  ne  puis  plus  ajouter  à  la  recette,  que  j'ai 
augmentée  de  60  millions  ;  je  ne  puis  plus  retrancher  sur  la 
dette,  que  j'ai  réduite  de 20  millions...  A  vous,  sire,  de  soula- 
ger vos  peuples  en  réduisant  les  dépenses.  Cet  ouvrage,  si  digne 
de  votre  sensibilité,  vous  était  réservé.  » 

L'abbé  Terrai  parlant  de  sensibilité,  c'était  le  loup  pleurant  sur 
les  moutons  ;  mais  son  travail  n'en  était  pas  moins  spécieux  et  ! 
propre  à  faire  impression  sur  Louis  XVI.  Il  soutint  les  paroles  par 
des  actes,  en  s'empressant  de  proposer  une  mesure  qu'il  savait 
être  dans  le  cœur  du  jeune  roi.  La  première  ordonnance  signée 
par  Louis  XVI,  proclamant  que  la  félicité  des  peuples  dépend 
principalement  d'une  sage  administration  des  finances,  annonça 
que  les  arrérages  des  rentes,  charges,  intérêts  et  dettes  diverses, 
et  les  remboursements  promis,  seraient  acquittés  fidèlement;  que 
les  fonds  en  étaient  faits;  que  le  roi  s'occupait  de  réduire  les 
dépenses  tenant  à  sa  personne  et  au  faste  de  la  cour;  enfin,  que  le 
roi  remettait  à  ses  sujets  le  produit  du  droit  qui  lui  appartenait  à 
cause  de  son  avènement  à  la  couronne*. 

Le  droit  de  joyeux  avènement  avait  été  affermé  23  milUons 
Sous  Louis  XV,  et  en  avait  coûté  41  aux  contribuables!  Les  fer- 
miers avaient  gagné  près  de  100  pour  100. 

En  même  temps,  le  pain  baissait,  par  suite  d'une  fausse  spécu- 
lation de  la  société  du  Pacte  de  Famine,  qui  n'avait  pu  placera 
l'étranger,  suffisamment  pourvu,  des  grains  exportés  de  France 
par  permissions  secrètes,  et  qui  était  obligée  de  les  ramener  sur 
les  marchés  français*  :  de  premières  réformes  s'effectuaient  à  la 
cour^,  conformément  à  la  promesse  du  roi  ;  on  relâchait  peu 

p.  1 15,  169.  —  Les  maisons  des  deux  frères  du  roi  et  de  leurs  femmes  coûtaient 
ensemble  7,312,000  livres,  qui  en  représenteraient  12  ou  13  d'aujourd'hui!  — 
/6.,  p.  141.  Bien  des  souverains  n'avaient  pas  des  maisons  semblable»! 

1.  Enregistré  le  30  mai  au  parlement  de  Paris.  —  V.  Anciennes  Lois  françaaa, 
t.  XXllI,  p.  4-7.  —  Marie-Antoinette  abandonna,  de  sou  côté,  le  droit  appelé  droU 
de  ceinture  de  la  reine. 

2.  Méin.  sur  V administration  de  Vabbé  Terrai^  p.  22G.  —  Mercure  hist.,  t.  CLXXVI, 
p.  673. 

3.»  Les  extraordinaires  les  menus,  le  grand  cunimun,  les  gouverneurs  des  maisous 


[1774]  CHUTE  DE  D'AIGUILLON.  319 

à  peu  bon  nombre  des  personnes  détenues  par  lettres  de  cachet. 

L'impression  sur  le  public  ne  fut  pas  telle  qu'on  l'espérait  à 
Versailles.  La  main  par  laquelle  passait  le  bienfait  lui  ôtait  son 
prix.  On  approuvait  la  remise  du  joyeux  avènement,  mais  on  blâ- 
mait le  langage  de  l'ordonnance,  qui  consacrait  le  droit  tout  en 
s'abstenant  de  l'appliquer  :  ce  prétendu  droit  n'était,  disait-on, 
qu'une  exaction  féodale  non  reconnue  par  les  parlements.  Le  bon 
accueil  fait  par  le  roi  et  la  reine  à  la  députation  du  parlement 
Maupeou  (5  juin)  indisposait  la  bourgeoisie.  Le  prix  du  pain  ne 
tarda  pas  à  remonter  et  à  tromper  les  espérances  des  classes 
pauvres. 

L'opinion  avait  cependant  obtenu  une  première  satisfaction  :  le 
duc  d'Aiguillon  n'était  plus  ministre.  Détesté  de  la  reine ,  il  avait 
eu  l'imprudence  de  patroner  à  peu  près  ouvertement  les  propos 
et  les  chansons  que  répandaient  contre  Marie -Antoinette  les 
anciennes  cabales  hostiles  au  mariage  autrichien,  grossies  de  gens 
de  cour  que  la  reine  blessait  par  son  étourderie  moqueuse.  Marie- 
Antoinette  demanda  justice  de  l'insolence  du  ministre,  et  Maure- 
pas  ne  crut  pas  pouvoir  soutenir  son  neveu,  quoiqu'il  lui  dût  en 
partie  sa  nouvelle  position.  D'Aiguillon  eut  défense  de  reparaître 
à  la  cour.  Des  deux  ministères  qu'il  occupait,  celui  des  affaires 
étrangères  fut  confié  au  comte  de  Vergennes,  qui  avait  fait  preuve 
de  talents  diplomatiques  dans  les  ambassades  de  Constantinople  et 
de  Stockholm  (8  juin);  l'autre,  le  ministère  de  la  guerre,  fut 
donné  au  comte  de  Mui,  dévot  rigide,  administrateur  laborieux, 
le  plus  considéré  d'entre  les  amis  du  feu  Dauphin. 

Après  quelques  semaines  d'intervalle,  eut  lieu  un  second  chan- 
gement moins  retentissant,  mais  de  bien  plus  de  portée  réelle  que 
le  renvoi  de  d'Aiguillon.  Le  ministre  de  la  marine,  de  Boines, 
homme  d'intrigue,  que  l'on  regardait  comme  le  lieutenant  du 
chancelier  Maupeou,  fut  destitué.  Maurepas,  à  l'instigation  de  sa 
feamie,  conseillée  elle-même  par  un  prêtre  philosophe,  l'abbé 


royales,  les  spectacles  de  la  cour,  sont  supprimés...,  la  chasse  du  daim  et  celle  du 
faucon...  Réforme  considérable  aux  grandes  et  aux  petites  écuries...  Le  roi  a  donné 
ordre  qu'on  ne  servirait  à  la  cour  qu'une  seule  table,  qui  serait  commune  à  Sa 
Majesté,  à  la  reine,  à  Monsieur,  à  Madame,  à  monseigneur  le  comte  et  à  madame 
la  comtesse  d'Artois.  »  —  3Iercure  /iw/.,  t.  CLXXVI,  p.  (571. 


320  TLIU.OT.  1*774] 

(lcVéri,fit  remplacer  de Boines  par  Turgol ,  sur  qui  son  admi- 
iiislratioii  de  la  généralité  de  Limoges*  fixail  depuis  longtemps 
les  regards  et  les  espérances  des  hommes  éclairés.  Turgot  était 
resté  volontairement  dans  cette  intendance  secondaire;  il  s'élail 
attaché  au  pauvre  Limousin  par  le  bien  qu'il  y  faisait,  et  il  avait 
refusé,  dés  1762,  deux  intendances  de  premier  ordre,  Rouen  et 
Lyon^.  Il  ne  se  crut  pas  le  droit  de  refuser,  avec  le  ministère,  les 
grands  devoirs  et  les  grandes  épreuves  auxquels  il  était  dés  long- 
temps préparé.  Il  accepta  le  département  tout  spécial  qu'on  lui 
olTrait,  conune  transition  à  une  action  plus  directe  et  plus  géné- 
rale sur  le  sort  de  la  patrie  (  19-22  juillet  1774). 

MauiYpas,  trop  sceptique  pour  chercher  la  vraie  gloire,  aimait 
les  louanges  et  les  succès  de  salons  :  on  lui  avait  persuadé  que  les 
luunmos  qui  régnaient  sur  l'opinion  lui  sauraient  intiniment  de 
giv  du  choix  de  Turgot,  et,  d'une  autre  part,  il  ne  pensait  pas  que 
Sii  suprtMuatie  ministérielle  eût  jamais  rien  à  redouter  d'un  phi- 
losophe aussi  étranger  à  la  cour  par  ses  goûts  que  par  ses  rela- 
tions, et  aussi  impropre  à  ces  intrigues  qui,  pour  les  hommes  tels 
que  .Maui^eiKis,  sont  toute  la  politique.  La  sensation  produite  par  la 
nomination  de  Turgot  fut  vive,  en  effet,  dans  la  classe  lettrée, 
mais  assez  médiocre  dans  la  nmltitude  [parisienne,  qui  connaissait 
peu  l'intendant  de  Limoges.  Le  roi  et  la  reine  n'en  furent  jias 
moins  accueillis  avec  froideur  dans  la  première  visite  qu'ils  firent 
sur  ivs  entrefaites  à  Paris.  Maupeou  et  Terrai  étaient  toujours  en 
pLiiv;  IVxil  des  anciens  magistrats  ne  cessait  point  encore;  le 
l^niu  était  toujours  cher. 

MauivjKis  se  décida  et  décida  le  roi.  Sans  parti  pris,  sans 
sASlèuu\  pix^t  à  les  essayer  tous,  selon  les  circonstances,  le  vieux 
miuistiv  lùnait  rien  en  lui  qui  pût  le  porter  à  la  résistance  contre 
imo  pivssioii  un  peu  forte  de  l'opinion.  Le  24  août,  Maupeou  eut 
iUHhv  do  ivudiY  les  sceaux,  qui  fuix^nt  conliés  à  Hue  de  Miro- 
mosniK  auciou  pivmier  président  de  ce  parlement  de  Rouen  qui 
HNttil  lutté  avet*  tant  d'énergie  contre  le  despotisme.  C'était,  pér- 
it t4utu\(iiiu  «»|  |k«rùe  dt  rAngoumois. 

)à.  \\  MVMlt  \\i\\W  )vM««r  eu  làmousin  pour  y  établir  la  tailU  tarifée  d'après  la  dt*cln- 
r«ll»U  iHi^tti»»  s\w'i\  MVMit  obteuuc  le  30  décembre  1761.  —  V.  OEuc.  de  Tmjîot, 


11774)  CHUTE  DE  MAUPEOU  ET  TERRAI.  3t\ 

sonnellement,  un  Iiomme  de  peu  de  valeur,  quant  à  la  capacité  et 
quant  à  la  moralité;  sa  parenté  avec  Maurepas  fut  son  principal 
titre.  Terrai  fut  congédié  le  même  jour.  Turgot  fut  transféré  de  la 
marine  au  contrôle -général  :  c'est  là  qu'il  était  appelé  par  les 
vœux-^des  gens  éclairés.  Le  vieux  Quesnai  eut  la  joie,  avant  de 
mourir*,  de  voir  cet  illustre  adepte  de  son  école  en  possession 
des  Hnances.  Madame  de  Maurepas,  qui  gouvernait  son  mari 
comme  son  mari  gouvernait  le  roi ,  fit  donner  la  marine  au  lieu- 
tenant-général de  police  Sarline.  Elle  eut  cette  fois  la  main  moins 
heureuse  que  lorsqu'elle  s'était  laissé  guider  par  le  condisciple  de 
Turgot,  par  l'abbé  de  Véri  :  Sartine,  habile  chef  de  police,  auteur 
de  diverses  améliorations  matérielles  dans  Paris  ^,  mais  compro- 
mis, par  ses  honteuses  complaisances,  dans  les  infamies  de 
Louis  XV,  n'apportait  dans  le  gouvernement  qu'un  esprit  d'arbi- 
traire et  de  corruption,  et  n'avait  d'ailleurs  aucune  aptitude 
au  noble  ministère  qu'on  lui  confiait.  On  n'en  fit  que  trop  l'expé- 
rience. 

Maupeou  et  Terrai ,  on  doit  le  reconnaître,  tombèrent  dans  des 
attitudes  bien  différentes.  Maupeou,  qui  s'était  introduit  au  pou- 
voir en  rampant,  avait  commencé  de  relever  la  tôte  dès  qu'il 
s'était  cru  affermi  :  il  supporta  la  disgrâce  avec  une  fierté  inat- 
tendue :  «  J'avais  fait  gagner  un  grand  procès  au  roi,  dit-il;  il 
oveut  remettre  en  question  ce  qui  était  décidé;  il  en  est  le 
a  maître.  »  Il  refusa  la  démission  de  sa  charge  inamovible  de 
chancelier  et  ne  fit  jamais  aucune  démarche  pour  reparaître  à  la 
cour'.  Terrai  n'eut  pas  cette  tenue  altière  dans  sa  chute.  Le  roi 
l'obligea  de  restituer  450,000  fr.  de  pot-de-vin ,  qu'il  s'était  fait 
donner  sur  le  bail  des  fermes,  récemment  renouvelé,  conformé- 
ment à  un  abus  déjà  ancien  et  qui  cessa  avec  l'avènement  de  Tur- 
got. On  contraignit  en  outre  Terrai  de  rembourser  une  somme  à 
peu  près  égale  pour  des  travaux  qu'il  avait  fait  faire  au  compte 


1.  11  moarut  le  16  décembre  1774. 

2.  Il  avait  introduit  les  réverbères  en  1766,  à  la  place  des  vieilles  lanternes  de  La 
Reinie,  par  voie  de  cotisation  volontaire  entre  les  propriétaires.  La  Halle  au  blé  et 
rÊcole  g^tnite  de  dessin  datent  de  son  administration ,  mais  aussi  les  maisons  de  jeu 
oAciellement  reconnues  et  taxées. 

3.  Il  ne  mourut  qu'en  1792,  à  soixante-dix-huit  ans. 

XVI.  21 


3tl  TLRGOT.  (17741 

de  Fêtât,  près  de  son  diàteau  de  La  Motte*.  Terrai  ne  s'en  fût  pas 
tiré  à  ce  prix  si  l*on  eût  consulté  le  peuple. 

La  chute  des  deux  ministres  fut,  en  effet,  célébrée  à  Paris  et 
ailleurs  par  des  démonstrations  dont  la  violence  rappelait  et  présa- 
geait des  tempts  bien  diff^fents  de  la  douceur  des  mœurs  régnantes. 
Maupeou  et  Terrai  furent  pendus  en  effigie  sur  la  montagne 
Sainte- Genenèfe,  et  Terrai,  en  personne,  faillit  être  jeté  à  l'eau 
en  passant  la  Seine  an  bac  de  Chobi.  Les  écoliers,  au  Cours-Ia- 
R.*iiie,  ârent  tirer  et  démembrer  par  quatre  ânes  un  mannequin 
en  sûnarre  de  cfaazice&er.  INendant  plusieurs  soirées,  les  clercs  de 
b  b^cdie,  méiês  au  peuple  de  la  Cité,  Tinrent  chanter,  crier  et 
bncer  ies  fttsèes  Jusque  socs  ks  fenêtres  du  premier  président  du 
porienneat  Xanpeoo.  Les  ardiers  préposés  à  la  garde  du  Palais 
ayant  txaté  ie  sy  opposer,  on  tomba  sur  eux,  on  les  mit  en  fuite, 
et  an  Qsmçt  fut  assommé  sur  la  place'. 

L"!wmme  iTêtat  qoi  nxilait  épargner  à  la  France  l'ère  des  ven- 
!£eiiace<u{uie  ûiisaient  pressentir  les  ressentiments  populaires  avait 
cmfcnenof  son  laborieux  ministère. 

Le  :!4  joûl,  te  jour  même  où  il  avait  été  appelé  à  remplacer 
Terni*  Turjot,  au  sortir  d*une  entrevue  avec  le  roi,  résuma  par 
ëcrit  tes  propositions  qu'il  avait  développées  devant  Louis  XVI , 
afin  de  tes  fixer  dans  la  mémoire  du  jeune  monarque.  —  Point  de 
femiqueroules  ;  point  d'augmentation  d'impôts;  point  d'emprunts. 
K  se  âiut^  en  temps  de  paix,  emprunter  que  pour  liquider  les 
«{ectes  JUDcteniies,  ou  pour  rembourser  d'autres  emprunts  faits  à 
ittt  Jenier  plues  onéreux.  —  Réduire  à  tout  prix  la  dépense  d'une 
^tu^taitxe  de  millions  au-dessous  de  la  recette.  —  Obliger  les  chefs 
vK's  autres  départements  à  se  concerter  avec  le  ministre  des 
lUMUK^  pour  tes  dépenses  de  leurs  ministères,  et  à  discuter  avec 

%  a 

lui  ces  dépenses  devant  le  roi.  —  Plus  de  grâces  directes  ni  indi- 
iwt^^s  $ur  les  iuipi>ts;  plus  d'intérêts  gratuits  dans  les  fermes,  plus 
de  crvHiiK^Sx  de  brevets  gratuits.  —  L'économie  est  la  préface  né- 

i.  Il  V  A\tAi%  U,  ;iiu  UMr>i  «i»  kft  Sràie»  <ie  farauds  magmiiw  loués  à  la  compagnie 

*•   INk^»^  ^t**,,  I.  CIXXMU  p-  S».  —  ifêm.  sur  raiminitL  de  Vabbé  Terrai, 
^«  )KH^.  —  tH\^ft.  I.  l**,  |k,  |;jt^  ^*^  j^i  ^  t«mp6  (  Journal  kUtoriqme)  ne  craignit  pas 
•   0^  |»\Hi»AUWr  »Hr  W  iMMM  ^  c«  Mallwttfvvx»  qoi  s*appeUit  BouteiUe.  -  On  a  cassé  la 
^^^Mft.  -  K\\>k  iMMiUU  ^li^jjk  t«»  |ilai«aiit«m«  sur  la  Lanterne. 


(1774J  PLANS  DE  TUKGOT.  3Î3 

cessaire  des  réformes  qui,  sans  diminuer  beaucoup  les  revenus 
publics,  doivent  soulager  le  peuple,  parramèlioratim  de  la  culture, 
par  la  suppression  des  alms  dans  la  perception,  par  une  répartition 
plus  équitable  des  impôts.  Il  faut  commencer  par  s'affranchir  de  la 
domination  des  financiers. 

a  Je  ne  demande  point  à  Votre  Majesté  d*adopter  mes  principes 
sans  les  avoir  examinés...  mais,  quand  elle  en  aura  reconnu  la 
justice  et  la  nécessité,  je  la  supplie  d'en  maintenir  Texécution  avec 
fermeté,  sans  se  laisser  effrayer  par  des  clameurs  qu*il  est  impos- 
sible d'éviter.  —  Je  serai  seul  à  combattre  contre  les  abus  de  tout 
genre,  contre  la  foule  des  préjugés  qui  s'opposent  à  toute  réforme 
et  qui  sont  un  moyen  si  puissant  dans  les  mains  des  gens  inté- 
ressés à  éterniser  le  désordre.  J'aurai  à  lutter  contre  la  bonté  na- 
turelle, contre  la  générosité  de  Votre  Majesté  et  des  personnes  qui 
lui  sont  les  plus  chères.  Je  serai  craint,  bal  même  de  la  plus 
grande  partie  de  la  cour.  On  m'imputera  tous  les  refus  ;  on  me 
peindra  comme  un  homme  dur,  parce  que  j'aurai  représenté  à 
Votre  Majesté  qu'elle  ne  doit  pas  enrichir  même  ceux  qu'elle  aime 
aux  dépens  de  la  subsistance  de  son  peuple.  Ce  peuple  auquel  je 
me  serai  sacriilé  est  si  aisé  à  tromper,  que  peut-être  j'encourrai 
sa  haine  par  les  mesures  mêmes  que  je  prendrai  pour  le  défendre. 
Je  serai  calomnié,  et  peut-être  avec  assez  de  vraisemblance  pour 
m'ôter  la  confiance  de  Votre  Majesté...  » 

Il  termine  en  rappelant  que  le  roi  a  pressé  affectueusement  ses 
mains  dans  les  siennes,  comme  pour  accepter  son  dévouement. 
—  «  Votre  Majesté  se  souviendra  que  c'est  sur  la  foi  de  ses  pro- 
messes que  je  me  charge  d'un  fardeau  peut-être  au-dessus  de  mes 
forces  ;  que  c'est  à  elle  personnellement,  à  l'homme  honnête,  à 
l'homme  juste  et  bon,  plutôt  qu'au  roi,  que  je  m'abandonne...  *  > 

Louis,  touché  et  subjugué  à  la  fois  par  l'accent  de  la  vertu  et 
par  l'autorité  d'un  grand  caractère,  renouvela  l'engagement  de 
soutenir  son  ministre,  et  Turgot  entra  d'un  pas  assuré  dans  la 
carrière  dont  il  avait  si  bien  mesuré  de  l'œil  tous  les  périls.  Il 
n'avait  exposé  au  roi,  pour  employer  ses  propres  termes,  que  la 
préface  de  l'œuvre  qu'il  méditait  :  il  se  réservait  d'ouvrir  sa  pensée 

1,  OEuvrêi  de  Turgot,  t.  II,  p.  165. 


324  TURGOT.  '  [mk] 

entière  à  Louis,  après  qu'une  première  série  de  réformes  impor- 
tantes aurait  déblayé  le  terrain  pour  la  construction  de  l'édifice 
nouveau.  L'analyse  donnée  plus  haut  de  ses  théories  et  de  celles 
de  ses  amis  les  économistes'  a  déjà  montré  ce  qu'il  pensait  sur 
les  questions  de  l'impôt  et  du  travail  ;  c'était,  au  moins  comme  but 
final,  l'impôt  unique  et  direct,  et  la  liberté  illimitée  du  commerce 
et  de  l'industrie.  Quant  aux  institutions  administratives,  politiques 
et  sociales,  moyen  nécessaire  non-seulement  d'établir  ou  de 
maintenir  les  réformes  économiques ,  mais  d'atteindre  un  but 
plus  élevé  encore,  le  développement  du  patriotisme,  de  la  moralité, 
et  de  l'intelligence  populaires,  nous  possédons  un  plan  écrit 
d'après  ses  idées  et  sous  ses  yeux  par  un  de  ses  amis  intimes  (par 
Dupont  de  Nemours,  selon  toute  apparence).  Il  est  intitulé  :  Mé- 
moire au  roi  sur  les  municipalités.  Ce  titre  modeste  enveloppe  toute 
une  Constitution  du  Royaume. 

L'esprit  du  xvni*^  siècle  est  tout  entier  dans  le  début  de  ce  mémoire. 
Turgot,  ou  l'interprète  de  Turgot,  oppose  nettement  la  raison  à  la 
tradition,  le  droit  aux  faits.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  ce  qui  est  ou  ce 
qui  a  été,  mais  ce  qui  doit  être.  Ce  n'est  pas  à  la  science  à  décider, 
mais  à  la  conscience.  «  Les  droits  des  hommes  réunis  en  société  ne 
sont  point  fondés  sur  leur  histoire,  mais  sur  leur  nature.  »  Il  faut 
laisser  de  côté  la  diversité  des  formes  actuelles  pour  établir  une 
organisation  uniforme,  basée  sur  les  droits  et  les  intérêts  de  tous. 
Turgot  expose,  avec  une  grande  lumière,  les  causes  qui  font  qu'il 
n'y  a  point  d'esprit  public  en  France.  «  Le  mal  vient  de  ce  que  la 
nation  n'a  point  de  constitution.  >  C'est  un  peuple  dont  les  membres 
n'ont  entre  eux  que  très-peu  de  liens  sociaux.  Presque  personne 
ne  connaît  ses  devoirs  ni  ses  rapports  légaux  avec  les  autres 
membres  de  l'état.  On  attend  les  ordres  spéciaux  du  prince  en 
toute  occasion,  et  le  prince  est  obligé  de  statuer  sur  toutes  choses, 
sur  celles  mômes  qu'il  lui  est  impossible  de  connaître,  et  à  lui,  et 
à  ses  ministres,  et  aux  délégués  de  ses  ministres  !  Les  individus, 
n'ayant  ni  garanties  ni  fonctions  déterminées  dans  l'état  et  n'étant 
point  habitués  à  s'en  considérer  comme  les  membres  actifs,  se 
considèrent  au  contraire  comme  en  guerre  avec  l'état,  et  chacun 

1.  V.  ci-dessus,  p.  199. 


11774J  PLANS  DE  TUIIGOT.       .  3î5 

cherche  à  se  dérober  à  sa  part  de  Timpôt'.  Le  gouvernement  a 
étouffé  systématiquement  Tesprit  public  dans  son  germe  en  inter- 
disant aux  communes  rurales  de  se  cotiser  pour  les  travaux  pu- 
blics qui  pourraient  les  intéresser. 

Il  s*agit  de  trouver  des  formes,  des  institutions,  d*après  les- 
quelles la  plupart  des  choses  qui  doivent  être  faites  se  fassent 
d'elles-mêmes  (c'est-à-dire  par  les  citoyens),  sans  que  le  roi  ait 
besoin  d'y  concourir  autrement  que  par  la  protection  générale 
qu'il  doit  à  ses  sujets. 

C'est  de  ces  institutions  que  l'auteur  ex  pose  le  plan,  institutions 
calculées  pour  attacher  les  individus  à  leurs  familles,  les  familles 
à  leur  village  ou  à  leur  ville,  les  villes  et  villages  à  Yarrondis- 
sèment,  les  arrondissements  aux  provinces,  les  provinces  à  l'état. 

l^"  La  base  de  tout  l'édiâce  est  un  conseil  de  l'instruction  natio- 
nale. Il  y  a  des  méthodes  et  des  établissements  pour  former  des 
géomètres,  des  physiciens,  des  peintres;  il  n'y  en  a  pas  pour 
former  des  citoyens.  Le  conseil  fera  composer  des  livres  clas- 
siques où  l'étude  des  devoirs  de  citoyen  sera  le  fondement  de 
toutes  les  autres.  L'instruction  religieuse  (donnée  par  le  clergé) 
ne  suffit  pas  pour  la  morale  à  observer  entre  les  citoyens.  Chaque 
l)aroisse  aura  son  maître  d'école  chargé  d'enseigner  cette  morale, 
et  le  même  esprit  sera  introduit  dans  les  établissements  de  tout 
degré  (ainsi,  c'est  de  l'éducation  surtout  qu'il  s'agit  :  l'instruction 
n'est  que  le  moyen;  l'éducation  est  le  but).  En  dix  ans  la  nation 
ne  sera  pas  reconnaissable. 

2**  Il  n'est  pas  nécessaire  d'attendre  ce  résultat  pour  passer  à  la 
seconde  partie  du  projet;  c'est-à-dire  pour  commencer  à  trans- 
former en  vraies  municipalités  les  villages  actuels,  simples  assem- 
blages de  cabanes  et  d'habitants,  aussi  passifs  que  leurs  pauvres 
demem*es.  Les  objets  de  l'administration  municipale  des  villages 
doivent  être  :  !•  la  répartition  des  impôts;  2®  les  ouvrages  publics 
et  les  chemins  vicinaux;  3®  la  police  des  pauvres  et  leur  soulage- 


1.  De  là  cette  fatale  habitude  de  tromper  le  fisc  sans  scrnpale,  qid  existe  encore  et 
qui  rend  si  difficile  rétablissement  de  IMmpôt  sur  le  revena  mobilier,  si  juste  pour- 
tant !  —  L'habitude  de  tout  attendre  de  TÊtat  a  également  survécu  à  nos  soixante- 
dix  ans  de  Révolution,  tant  les  maux  dénoncés  par  Tnrgot  avaient  de  profondes 
racines  ! 


326  .  TUKGOT.  11774) 

ment;  4®  les  relations  de  la  communauté  avec  les  villages  voisins 
et  avec  Tarrondissement  quant  aux  travaux  publics,  et  la  trans- 
mission des  vœux  de  la  communauté  sur  cet  article  à  Fautoiité 
compétente.  Le  cadastre  et  la  répartition  équitable  de  Timpôt  se 
feront  ainsi  d'eux-mêmes.  Les  travaux  communaux  serviront  à 
employer  les  pauvres  dans  la  morte  saison. 

Le  système  du  vote  dérive  du  principe  pbysiocratique  que  li 
terre  seule  est  productive.  Les  possesseurs  du  sol  seront  seuls 
appelés,  di'après  ce  principe,  à  régler  les  intérêts  économiques  de 
la  société.  Ils  voteront  à  proportion  de  leurs  propriétés  :  c'est  la 
terre  qui  sera  ainsi  représentée,  et  non  Thomme,  et  Félectorat 
de  Turgot  n*est,  sur  ce  point,  que  la  transformation  et  non  Tabo- 
lition  du  principe  féodal  ' .  II  ne  faut  pas  oublier  toutefois  que, 
selon  Turgot,  les  droits  ne  doivent  être  que  là  où  sont  les  charges, 
et  que  les  propriétaires  doivent  seuls  payer  et  doivent  tous  payer. 
Il  laisse  entrevoir  ici  ce  but  final  au  roi  et  lui  montre,  au  ]t)out  de 
la  carrière,  l'abolition  des  impôts  spéciaux  pesant  sur  les  seuls 
roturiers  et  des  impôts  de  consommation,  qu'on  remplacera  par 
un  impôt  direct.  Alors  il  n'y  aura  plus  qu'une  seule  espèce  de 
votants,  de  même  qu'une  seule  espèce  de  contribuables.  Quant  à 
présent,  les  privilégiés,  quand  il  s'agira  de  répartir  la  taille,  vote- 
ront avec  les  taillables  dans  la  proportion  de  leurs  propriétés 
affermées  et  soumises  à  la  taille  d'exploitation^,  déduction  faite 
des  propriétés  qu'ils  exploitent  par  eux-mêmes  et  qui  sont 
exemptes.  Les  nobles  voteront  avec  les  roturiers  pour  la  réparti- 
tion des  vingtièmes;  les  ecclésiastiques  voteront  avec  les  nobles  et 
les  roturiers  pour  les  travaux  publics,  le  soulagement  des  pauvres 
et  la  répartition  des  impôts  que  le  roi  pourra  établir  à  la  place 
des  indirects,  c'est-à-dire  que  votera  quiconque  paie  un  impôt 

1.  Si  éloigné  qa*on  soit  des  physiocrates  sur  ce  point,  il  est  permis  d'admettre 
nne  différence  entre  l'électorat  national  et  Télectorat  municipal.  En  admettant  que, 
dant  nne  iiociété  normalement  constituée  et  pleinement  développée,  tout  citoyen 
Intervienne  dans  les  intérêts  généraux  de  Tétat ,  il  n'est  pas  aussi  évident  que  tout 
citoyen  qui  se  trouve  momentanément  dans  une  commune,  sans  y  avoir  dMntérét 
constitué ,  et  qui  Vaura  peut  •  être  quittée  demain ,  doive  intervenir  dans  lea  affliires 
de  cette  commune.  On  peut  admettre  ici  des  conditions  de  tempe  et  d'établissement, 
sinon  de  propriété. 

2.  Il  entend  mettre  la  taille  d'exploitation  à  la  charge  des  propriétaires,  4  l'expi- 
ration des  baux  existants. 


117741  PLANS  m:  TURGOr.  3«7 

direct  et  à  proportion  de  ce  qu*il  paie  *«  On  pourra  simplifier  plus 
tard  ces  complications  (en  arrivant  à  Timpôt  unique). 

Les  assemblées  de  villages  nommeront  un  maire  ou  président 
et  un  greffier. 

3^  Un  établissement  analogue,  dans  les  villes,  doit  remplacer  les 
municipalités  actuelles,  petites  républiques  à  l'esprit  de  localité 
égoïste,  sans  liens  les  unes  avec  les  autres  ni  avec  l'état,  tyran- 
niques  pour  les  campagnes  qui  les  environnent  et  pour  leurs  pro* 
près  travailleurs  industriels  et  commerçants.  Dans  les  villes,  les 
propriétaires  de  maisons  seuls  voteront,  à  raison  de  la  valeur  de 
leurs  terrains.  Les  villes,  ayant  des  intérêts  plus  compliqués  que 
les  villages,  éliront  des  officiers  municipaux  chargés  de  l'admi- 
nistration et  responsables  devant  les  électeurs;  dans  les  grandes 
villes,  il  y  aura  un  magistrat  de  police  nommé  par  le  roi.  Elles 
seront  subdivisées  en  assemblées  de  quartiers.  Les  octrois  des 
villes  seront  abolis;  les  dettes  contractées  par  les  villes  pour  le 
compte  du  roi  seront  payées  par  le  roi  ;  celles  contractées  dans 
rintérét  des  villes  seront  payées  par  les  propriétaires  par  annuités. 
Des  secours  à  domicile  remplaceront  les  secours  donnés  dans  les 
hôpitaux.  Les  greniers  d'abondance  seront  supprimés,  et  l'appro^ 
visionnement  des  villes  abandonné  au  libre  conunerce. 

4^  Les  municipalités  des  villes  et  des  villages  ressortiront,  pour' 
les  intérêts  et  les  travaux  communs  à  une  certaine  étendue  de 
territoire,  à  des  municipalités  d'arrondissement,  composées  de 
députés  de  toutes  les  villes  et  villages.  Ces  municipalités  de  second 
degré  voteront  en  outre  des  secours  aux  paroisses  frappées  par 
les  fléaux  de  la  nature  et  décideront  de  certains  débats  inté- 
rieurs qui  auront  pu  survenir  dans  les  assemblées  de  premier 
degré. 

b^  Les  municipalités  d*arrondissement  ressortiront  à  leur  tour 
à  des  municipalités  provinciales,  composées  de  députés  nommés 
par  les  assemblées  d'arrondissement  :  ces  assemblées  de  troisième 
degré  seront  chargées  des  intérêts  provinciaux  et  secourront  les 
maux  qui  dépasseraient  les  facultés  des  arrofidissements. 

6^  Au-dessus  des  municipalités  provinciales  s'élèvera  enfin  la 

1.  Les  manoavrien  de  campagne  feront  déchargés  de  la  taille. 


328  TURGCTT.  11774) 

grande  municipalité  ou  municipalité  générale  du  royaume,  for- 
mée des  députés  élus  par  les  assemblées  des  provinces,  et  dernier 
terme  de  toute  la  hiérarchie.  Les  ministres  y  auront  séance  et 
voix.  Le  roi,  à  l'ouverture  de  la  session,  déclarera,  en  personne 
ou  par  son  ministre  des  finances,  les  sommes  dont  il  aura  besoin 
pour  les  dépenses  de  l'état  et  les  travaux  publics  qu'il  aura  jugé  à 
propos  d'ordonner,  et  laissera  l'assemblée  libre  d'y  ajouter  tels 
autres  travaux  qu'elle  voudra  et  d'accorder  aux  provinces  souf- 
frantes tels  secours  qu'elle  jugera  nécessaires.  L'assemblée  émet- 
tra des  vœux  sur  toutes  les  matières  que  bon  lui  semblera. 

Les  députés  aux  municipalités  proTinciales  et  nationale  seront 
indemnisés. 

Ici  se  trouve  une  théorie  de  l'assistance  à  tous  les  degrés,  depuis 
l'individu  jusqu'à  la  province. 

Chacun  doit,  dans  la  mesure  du  possible,  pourvoira  ses  propres 
besoins  par  ses  propres  forces.  L'individu  qui  peut  travailler  et 
peut  trouver  du  travail  n'a  rien  à  demander  à  personne.  —  S'il 
tombe  dans  un  besoin  qui  excède  réellement  ses  facultés,  c'est  à 
ses  plus  proches,  à  ses  parents,  à  ses  amis, 'qu'il  doit  s'adresser 
avant  de  recourir  à  toute  autre  assistance;  et  ses  parents,  ses  amis, 
ne  doivent  être  autorisés  à  invoquer  le  public  qu'après  rfvoir  fait 
eux-mêmes  ce  qu'ils  peuvent  en  sa  faveur.  Celte  marche  doit  être 
suivie  depuis  le  simple  particulier  jusqu'aux  provinces  demandant 
les  bienfaits  de  l'état  (c'est-à-dire  que  la  municipalité,  frappée 
d'une  grôle,  d'une  épizootie,  etc.,  demandera  d'abord  l'assistance 
des  municipalités  avec  lesquelles  elle  est  en  relations  habituelles, 
puis  celles-ci  la  recommanderont  à  l'arrondissement,  et  ainsi  de 
suite). 

On  commencerait  par  constituer  Ie$  municipalités  rurales  ; 
un  mois  après ,  les  urbaines  ;  trois  ou  quatre  mois  après ,  on 
lancerait  un  grand  édit  sur  la  hiérarchie  complète  des  muni- 
cipalités. 

Turgot  avait  d'abord  espéré  qu'un  an  de  ministère  lui  suffirait 
pour  préparer  la  réalisation  de  son  projet;  puis  il  l'ajourna,  d'une 
année  encore,  à  l'automne  de  1776,  pour  avoir  le  tem|)s  de  pré- 
parer le  terrain  par  des  lois  favorables  aux  classes  laborieuses,  et 
de  revoir,  de  récrire  le  travail  préparé  par  son  ami,  en  le  com- 


[1774]  PLANS  DE  TURGOT.  3i9 

plétant  par  des  projets  de  lois  assurant  pleinement  la  liberté 
individuelle  et  la  liberté  de  Findustrie  et  du  commerce ,  avant  de 
le  soumettre  au  roi.  Ces  lois  devaient  être  la  part  des  classes 
étrangères  à  la  propriété  foncière  et  aux  droits  qu'on  destinait 
aux  propriétaires. 

Il  n'est  pas  besoin  d'insister  sur  la  grandeur  de  ce  plan.  Quant 
à  la  combinaison  singulière  qui  conduit  un  philosophe  spiritua- 
liste  à  proposer  un  système  électoral  matérialiste,  quant  au  point 
qui  choque  le  plus  les  notions  de  droit  civique  établies  par  Rous- 
seau ,  il  importe  d'observer  que  Turgot  n'est  séparé  de  la  dédao- 
cratie  que  par  une  erreur  économique  :  s'il  eût  admis,  comme 
tout  le  monde  le  fait  aujourd'hui ,  la  productivité  de  tout  travail 
utile,  il  fût  arrivé  à  reconnaître,  au  moins  virtuellement,  le  droit 
politique  chez  tout  citoyen;  car  l'école  économique  reconnaissait 
le  principe  de  propriété  dans  les  bras  du  travailleur  aussi  bien 
que  dans  la  terre  du  possesseur,  et  ne  faisait  de  difTérence  que 
dans  la  productivité. 

Au  reste ,  même  sur  ce  point ,  il  ne  faut  pas  oublier  que  substi- 
Huer  au  despotisme  des  intendants  et  des  fermiers  généraux  et 
aux  privilèges  pécuniaires  de  la  noblesse,  du  clergé,  de  tous  les 
exempts,  l'administration  des  intérêts  économiques  du  pays  par 
la  classe  entière  des  propriétaires  fonciers,  était  un  progrès 
immense.  Seulement  il  est  à  croire  que  les  propriétaires  fonciers 
eussent  bientôt  jugé  que  ce  privilège  politique  était  trop  chèrement 
acheté  par  l'obligation  de  porter  le  fardeau  entier  de  l'impôt. 

Ce  qu'il  y  a  d'erroné  ou  de  contestable  dans  les  plans  de 
Turgot  lui  vient  des  autres,  de  l'école  à  laquelle  il  s'est  agrégé; 
ce  qu'il  y  a  de  beau,  de  vrai,  de  profond,  lui  appartient  exclu- 
sivement, à  l'exception  de  cette  grande  idée  de  l'instruction 
publique  donnée  comme  base  à  la  société,  idée  dont  il  par- 
tage la  gloire  avec  toute  l'école  physiocratique ,  ou  plutôt  avec 
tout  le  xvin«  siècle.  C'est  bien  lui  qui  a  conçu  la  nation  animée 
d'un  mouvement  régulier  dans  toutes  ses  parties;  la  vie  publique 
éveillée  à  tous  les  degrés  de  l'échelle  territoriale  ;  et  cette  belle 
théorie  de  l'assistance  qui  conserve  dans  le  pauvre  la  dignité  de 
l'homme  et  du  citoyen,  en  assimilant  la  pauvreté  individuelle 
à  la  pauvreté  collective,  en  appliquant  le  même  principe  aux 


330  TUUGOT.  [1774) 

secours  accordés  aux  particuliers  qu'aux  secours  accordés  à  une 
communauté  quelconque  :  c'est  bien  la  vraie  solidarité,  la  vraie 
fraternité  sociale,  conçue  par  le  grand  apôtre  de  l'individualité, 
c'est  que  chez  lui  individualisme  ne  veut  dire  que  liberté ,  et  non 
point  égoïsme.  A  lui  l'honneur .  d'avoir  cherché  à  combiner  le 
fédéralisme  avec  l'unité ,  l'unité  sans  la  concentration  bureaucra- 
tique qui  étouffait  et  qui  étouffe  encore  la  France.  Quels  progrès 
depuis  les  plans  de  d'Argenson,  qui  ne  voyait  que  la  royauté  et 
la  commune,  rien  entre  deux  *  !  Ici  les  communes  sont  à  la  fois 
indépendantes  dans  leurs  intérêts  particuliers  et  solidement  reliées 
à  l'état  d'échelon  en  échelon  pour  les  intérêts  communs.  Le  roi , 
le  pouvoir  central,  garde  le  dernier  mot  pour  les  choses  de  l'état; 
mais  les  assemblées  de  divers  degrés  sont  souveraines  pour  les 
affairés  de  commune,  d'arrondissement  et  de  province,  et  peuvent 
proposer  pour  les  affaires  d'état,  le  roi  se  réservant  d'accomph'r 
les  réformes  qu'il  jugera  nécessaires,  lors  môme  qu'elles  ne 
seraient  pas  proposées  par  l'assemblée. 

Turgot  pensait-il  que  la  faculté  de  proposer  se  serait  transfor- 
mée avec  le  temps  en  pouvoir  de  délibérer,  et  que  la  grande' 
municipalité,  partageant  le  pouvoir  législatif  avec  le  roi,  serait 
devenue  une  assemblée  nationale  unitaire,  substituée  k  la  vieille 
forme  des  Trois  États?  avait-il  pour  but  final  quelque  chose  qui 
ressemblât  à  la  tentative  de  91  î  —  Nous  ne  le  croyons  pas  : 
Turgot  n'admet  pas  les  gouvernements  mixtes.  Il  n'est  nulle- 
ment enchaîné  en  théorie  au  pouvoir  héréditaire  d'un  seul, 
comme  ses  amis  les  physiocrates  ;  mais  il  veut  l'unité  du  pouvoir 
central ,  monarchique  ou  républicain  ;  un  roi  ou  une  assemblée , 
point  un  roi  ou  un  pouvoir  exécutif  élu,  d'une  part,  et  une  ou 
deux  assemblées,  de  l'autre.  Il  ne  veut  point,  au  sommet  de  l'état, 
cette  distinction  des  pouvoirs  recommandée  par  Montesquieu  et 
par  Rousseau.  Trop  confiant  dans  la  raison  humaine,  il  ne  voit 
pas,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  à  quel  point  il  est  difficile, 
ou  plutôt  impossible ,  de  concilier  cette  formidable  confusion  du 
législatif  et  de  l'exécutif  avec  la  liberté  qu'il  aime  par-dessus  tout. 

S'il  avait  à  constituer  un  état  à  priori,  il  ne  serait  donc  nulle- 

1.  V.  notre  t.  XV,  p.  356. 


(1774J  OPÉRATIONS  DE  TURGOT.  331 

ment  éloigné  d'une  république  unitaire;  mais, en  fait,  il  est  le 
ministre  d*un  roi ,  et  c*est  ce  qu'on  ne  doit  point  oublier.  S*il  ne 
veut  point  d'une  assemblée  partageant  le  pouvoir  législatif,  à  plus 
forte  raison  ne  peut-il  accepter  l'idée  de  rappeler  les  Étals-Géné- 
raux. S'ils  reviennent  tels  qu'ils  ont  été,  c'est  un  retour  en 
arrière  ;  c'est  une  consécration  nouvelle  de  l'existence  des  ordres 
privilégiés,  de  l'ordre  social  du  moyen  âge  :  s'ils  deviennent  autre 
chose,  c'est  une  révolution.  Il  ne  veut  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  veut 
l'abolition  des  privilèges  et  l'établissement  de  l'unité  sociale  pai 
voie  de  réforme.  Il  veut  la  réforme  par  la  royauté ,  et  ne  |)eul 
vouloir  autre  chose.  C'est  là  la  signification  de  son  nom  dans 
l'histoire*. 

Du  moment  où  il  a  été  appelé  au  contrôle-général,  Turgot  ne 
perd  pas  un  jour,  pas  une  heure,  pour  rapprocher  le  jour  tant 
désiré  où  il  pourra  dévoiler  toute  sa  pensée  à  Louis  XVI.  Il  a 
commencé  par  se  rendre  compte  de  l'état  des  recettes  et  dépen- 
ses; il  a  trouvé  le  revenu  brut,  pour  1775,  à  377  millions  ;  le 
revenu  net,  charges  déduites,  à  213  millions  et  demi;  la  dépense 
du  trésor  royal,  à  235  ;  le  déficit,  à  21  et  demi  :  il  n'hésite  pas  à  le 
porter  à  36  et  demi,  en  ajoutant  à  la  dépense  15  millions  poui 
diminuer  l'améré  et  la  dette  exigible,  qui,  depuis  la  banqueroute 
de  Terrai,  est  déjà  remontée  à  235  millions*  :  en  môme  temps, 
il  supprime  la  place  de  banquier  du  roi ,  brûlant  ses  vaisseaux 
vis-à-vis  des  traitants  :  il  pose  en  principe  que,  sauf  empêchement 
absolu,  toutes  les  dépenses  doivent  se  faire  au  comptant,  e1 
économise  par  là  6  millions  de  commissions  par  an  à  l'état. 
Louis  XVI  le  seconde  en  faisant  porter  de  sa  cassette  une  somme 
au  trésor  pour  payer  une  année  d'arrérages  des  pensions  de  la 
guerre,  de  la  marine  et  de  la  maison  du  roi.  Louis  semblait  cher- 
cher à  purifier  cette  cassette  tant  de  fois  remplie,  sous  son  aïeul , 
des  deniers  arrachés  à  la  faim  du  peuple. 

1.  y.  Mémoire  au  roi,  ap.  OEw,  do  Turgot,  t.  II,  p.  603.  —  M.  J.  Roynaad  a  ré* 
snmé,  avec  beaucoup  de  force  et  de  clarté,  les  idées  et  les  travaux  philosophiques  et 
politiques  de  Tui^ot,  dans  l*art.  Tubqot  do  VEncyclopédii  nouvelte.  Y.  aussi  VÉloge 
de  Turgot f  par  M.  H.  Baudrillart,  étude  consciencieuse,  écrite  au  point  de  vue  de 
l*école  économique  actuelle  et  couronnée  par  rAcadémie  française. 

2.  rompre*  rendtu  de»  finances^  de  1758  à  1787^  p.  126  et  suiv.—  Mercure  historique^ 
t.  CLXXVII,  p.  407  (octobre  1774 ). 


332  TURGOT.  [1774] 

Le  13  septembre  1774,  un  arrêt  du  conseil  rétablit  la  pleine 
liberté  du  commerce  des  grains  à  l'intérieur,  révoque  les  règle- 
ments restrictifs'  renouvelés  par  Terrai  le  23  décembre  1770, 
supprime  tout  achat  et  emmagasinement  au  compte  de  l'état  et 
des  municipalités,  coupant  court  ainsi  aux  opérations  de  la  société 
du  Pacte  de  Famine,  et  encourage  l'importation  des  grains  étran- 
gers. L'exposé  des  motifs ,  adressé  à  la  raison  publique  par  Tur- 
got ,  est  un  éloquent  manifeste  en  faveur  de  la  liberté  commer- 
ciale. Parmi  les  motifs  allégués  contre  l'intervention  de  l'état 
dans  le  commerce  des  grains,  l'on  remarque  l'aveu  très- net  de  la 
possibilité  qu'ont  les  agents  du  gouvernement  de  se  livrer,  à  son 
insu ,  à  d^  manœuvres  coupables.  Turgot  avait  bien  fini  par  être 
obligé  de  croire  aux  monopoles.  L'arrêt  du  conseil  du  13  sep- 
tembre  1774,  tout  en  signalant  le  retour  du  mouvement  écono- 
mique arrêté  en  1770,  ne  dépasse  nullement  les  limites  de  la 
prudence;  on  ne  rétablit  que  la  déclaration  de  1763 ,  et  non  celle 
de  1764;  le  roi  ajourne  la  liberté  de  la  vente  hors  du  royaume 
jusqu'à  ce  que  les  circonstances  soient  devenues  plus  favorables. 

Quelques  semaines  après  (2  novembre)  i  des  lettres  patentes 
annoncent  que  le  roi  se  réserve  de  statuer  sur  les  règlements  par- 
ticuliers à  la  ville  de  Paris.  La  récolte  ayant  encore  été  peu  satis- 
faisante, on  a  senti  le  danger,  conune  effet  moral,  de  fermer 
immédiatement  les  greniers  d'abondance  à  Paris. 

Une  lettre  ministérielle  du  14  septembre  avait  prévenu  les 
fermiers -généraux  qu'il  ne  serait  plus  dorénavant  accordé  de 
croupes  ou  parts  de  faveurs  dans  les  bénéfices  des  fermes  à  des 
personnes  étrangères  et  inutiles  à  la  régie.  Désormais  les  places 
de  fermier- général  ne  seraient  plus  données  qu'à  des  personnes 
qui  auraient  occupé  d'une  manière  satisfaisante,  pendant  plu- 
sieurs années,  des  emplois  supérieurs  dans  la  ferme.  Les  fer- 
miers furent  aussi  prévenus  que,  dans  les  contestations  relatives 
aux  impôts ,  les  cas  douteux  seraient  désormais  jugés  en  faveur 
des  contribuables,  contrairement  à  la  monstrueuse  jurisprudence 
que  la  ferme  avait  fait  passer  en  usage.  Le  15  septembre,  un  arrêt 

1.  Ces  règlements  obligeaient  les  négociants  en  grains  de  faire  inscrire  à  la  police 
leur»  nod»,  leurs  demeures,  le  lieu  de  leurs  magasins,  les  actes  relatifs  à  leurs  entre- 
prises, et  défendaient  de  veudre  les  grains  hors  des  marchés. 


11774]  MESURES  DE  TURGOT.  333 

du  conseil  abolit  les  8  sous  pour  livre  ajoutés  par  Terrai,  en  1771 , 
à  tous  les  droits  de  péage  royaux  ou  seigneuriaux,  et  qui  étaient 
une  source  d'intolérables  vexations.  Un  autre  arrêt,  du  25  sep- 
tembre ,  annule  le  bail  de  la  ferme  des  domaines^  aliénés  pour 
trente  ans  par  Terrai  à  quelques-unes  de  ses  créatures,  à  des 
conditions  désastreuses  pour  l'état  et  qui  constituaient  un  véri- 
table dol.  Une  régie  remplace  la  ferme.  Le  bail  de  la  régie  des 
hypothèques  a  le  même  sort  ' . 

Une  grande  question  politique ,  soulevée  par  le  fait  même  de 
l'avènement  de  Louis  XVI,  devenait  cependant  de  jour  en  jour 
plus  pressante  :  c'était  la  question  de  la  magistrature.  Â  peine 
Turgot  fut-il  entré  en  action  au  contrôle- général,  que  le  roi  se 
trouva  en  demeure  de  prononcer  entre  les  anciens  parlements 
et  les  parlements  Maupeou.  La  solution  devait  nécessairement 
précéder  la  rentrée  des  tribunaux  après  les  vacances  judiciaires. 
Le  roi  hésita  longtemps  :  hésitation  excusable ,  il  faut  l'avouer  ; 
la  solution  était  pleine  d'embarras  et  de  périls.  Turgot^  lui,  n'hé- 
sitait pas.  Dès  sa  jeunesse,  il^  avait  pris  parti  contre  les  parle- 
ments, et,  convaincu  que  les  tribunaux  manquaient  à  leurs  de- 
voirs en  suspendant  le  cours  de  la  justice,  il  n'avait  pas  craint  de 
braver  l'opinion  en  siégeant  comme  maître  des  requêtes  dans  la 
chambre  rayale  de  1753,  pendant  l'exil  du  parlement  de  Paris. 
Il  avait  toujours  regardé  comme  un  mal,  comme  un  principe 
d'anarchie,  l'immixtion  des  tribunaux  dans  la  politique  et  dans  la 
législation  :  il  se  refusait  absolument  à  y  voir  une  garantie  régu- 
lière contre  l'arbitraire  et  la  fiscalité,  et  c'était  ailleurs,  nous 
l'avons  vu,  qu'il  entendait  chercher  ces  garanties;  il  projetait  de 
transporter  l'enregistrement  des  lois  et  le  droit  de  remontrances 
dans  la  grande  municipalité  du  royaume,  et  de  réduire  les  cours 
supérieures  aux  seules  fonctions  judiciaires.  Il  n'était  pas  seule- 
ment opposé  en  théorie  aux  prétentions  parlementaires  :  il  con- 
naissait en  fait  l'esprit  stationnaire  de  l'ancienne  magistrature  ;  il 
savait  que  leur  intérêt  de  propriétaires  avait  pu  seul  rendre  une 
partie  des  magistrats  favorables  à  la  liberté  du  commerce  des 
blés,  mais  qu'à  tout  autre  égard  ils  s'opposeraient  au  bien  comme 

1.  E.  Daire,  No'ice  hitt.  nir  Turgot^  ap.  OEuv.  de  Turgot,  t.  !•',  p.  Q9.  — Anciennes 
L)is  françciéts,  t.  XXJII,  passim.  —  Mercure  hist,,  t.  CLXXVU,  402,  595. 


334  TU  ROOT.  11774) 

ils  s'étaient  opposés  au  mal,  aux  réformes  comme  aux  exactions; 
que  toute  innovation  les  aurait  pour  adversaires.  II  s*opposa  donc 
avec  énergie  au  rétablissement  des  anciens  parlements,  et,  par  la 
plus  bizarre  des  combinaisons ,  Turgot,  Voltaire,  les  économistes 
et  les  plus  politiques  des  philosophes,  se  trouvèrent  coalisés  invo- 
lontairement sur  ce  terrain  avec  le  parti  du  clergé  et  les  vieux 
courtisans  du  despotisme ,  avec  les  tantes  et  l'aîné  des  frères  du 
roi,  avec  les  débris  de  la  cabale  d'Aiguillon  et  Du  Barri.  Il  n'est 
pas  besoin  de  dire  à  quel  point  différaient  les  motifs  et  le  but  de 
ces  alliés  d'un  jour. 

Le  ministre  des  affaires  étrangères,  Vergennes,  partisan  de  la 
monarchie  absolue,  puis  l'aîné  des  frères  de  Louis  XVI,  Monsieur, 
présefitèrent  successivement  au  roi  plusieurs  mémoires,  où  ils  le 
conjuraient  de  ne  pas  désavouer  la  victoire  de  son  aïeul  et  de  ne 
pas  remettre  la  couronne  en  tutelle.  La  reine,  le  jeune  comte 
d'Artois,  qu'elle  gouvernait  alors,  les  princes,  et  tout  le  parti  de 
Choiseul,  à  la  cour,  pesaient  en  sens  contraire.  Ils  n'eussent  pas 
réussi  à  faire  pencher  la  balance;  piais  le  courant  de  l'opinion 
poussait  du  même  côté.  Il  y  avait  une  distinction  délicate  à  éta- 
blir entre  Maupeou  et  l'œuvre  de  Maupeou,  entre  la  cause  et 
l'effet;  le  public  ne  fait  guère  de  ces  distinctions;  il  n'a  jamais 
qu'une  idée  à  la  fois  et  ne  démêle  pas  les  actes  d'avec  les  agents. 
L'idée  qui  le  dominait  en  ce  moment,  c'était  la  réaction  contre 
le  despotisme  :  les  parlements  avaient  combattu  le  despotisme  ; 
donc  il  fallait  rappeler  les  parlements;  on  oubliait  et  Calas,  et 
La  Barre,  et  la  vénalité  des  charges,  et  les  épices,  et  tant  d'au- 
tres griefs  si  bien  fondés  !  Il  faut  convenir  que  la  difficulté  était 
très -grande  à  conserver  le  personnel  déconsidéré  de  la  nouvelle 
magistrature,  et,  si  on  ne  le  conservait  pas,  comment  le  rempla- 
cer, les  hommes  capables  et  honnêtes,  dans  la  robe,  étant  pour 
la  plupart  engagés  par  le  point  d'honneur  avec  les  anciens  par- 
lements? 

Ces  difficultés  pratiques,  que  l'on  eût  pu  sans  doute  surmonter 
avec  de  la  volonté  et  de  la  persévérance,  agirent  moins  sur  le  fri- 
vole mentor  de  Louis  XVI  que  le  désir  d'être  applaudi  à  l'Opéra. 
Quand  Maurepas  fut  bien  assuré  que  le  vent  du  jour  soufflait  du 
côté  de  l'ancienne  magistrature ,  il  suivit  le  vent.  Louis  XVI, 


[17741  PARLEMENTS  RÉTABLIS.  *  335 

contre  son  instinct,  suivit  Maurepas.  Ce  fut  la  seconde  des  gi*andes 
fautes  de  son  règne. 

Louis  s'efforça  de  rassurer  Turgot  en  lui  répétant  qu'il  pouvait 
compter  sur  son  ferme  appui,  et  tâcfaà  de  se  persuader  à  lui-même 
que  les  parlements  ne  seraient  plus  à  craindre,  après  les  précau- 
tions que  l'on  avait  prises  pour  les  contenir.  Ce  n'était  point,  en 
eSct,  le  rétablissement  pur  et  simple  des  anciens  tribunaux  que 
Maurepas  lui  avait  conseillé.  Maurepas,  d'après  un  plan  suggéré 
par  le  garde  des  sceaux  Miromesnil,  avait  proposé  de  rappeler  les 
anciens  titulaires,  mais  en  leur  imposant,  à  peu  de  cbose  près,  le 
régime  de  Maupeou.  Des  lettres  patentes  rappelèrent  donc  officiel- 
lement d'exil  tous  les  anciens  membres  du  parlement  de  Paris  et 
les  invitèrent  à  se  trouver  au  Palais,  en  robe  de  cérémonie,  le 
12  novembre,  jour  de  la  rentrée  annuelle  des  vacances.  Le  roi 
vint  en  gi'and  appareil  tenir  un  lit  de  justice ,  escorté  de  tous  les 
princes  et  pairs,  entre  lesquels  on  remarquait  Conti,  qui  reparais- 
sait pour  la  première  fois  à  la  cour.  Louis  harangua  les  rt^maniz 
en  termes  assez  sévères  : 

t  Le  roi,  mon  très -honoré  seigneur  et  aïeul...  forcé  par  votre 
résistance  à  ses  ordres  réitérés,  a-  fait  ce  que  le  maintien  de  son 
autorité  et  l'obligation  de  rendre  la  justice  à  ses  sujets  exigeaient 
de  sa  sagesse.  —  Je  vous  rappelle  aujourd'hui  aux  fonctions  que 
vous  n'auriez  jamais  dû  quitter.  Sentez  le  prix  de  mes  bontés  et 
ne  les  oubliez  jamais.  » 

Il  terminait  en  annonçant  qu'il  voulait  ensevelir  dans  l'oubli 
tout  le  passé,  mais  qu'il  ne  souffrirait  pas  qu'il  fût  jamais  dérogé 
à  l'ordonnance  dont  on  allait  entendre  la  lecture. 

Le  garde  des  sceaux  lut  ensuite  plusieurs  édits  qui  rétablis- 
saient les  anciens  officiers  du  parlement  de  Paris  ;  supprimaient 
les  nouveaux  offices;  rétablissaient  le  grand  conseil  et  le  recom- 
posaient des  membres  du  parlement  Maupeou;  supprimaient  les 
conseils  supérieurs,  en  augmentant  les  anciennes  attributions  des 
présidiaux,  afin  de  conserver  une  partie  des  avantages  que  la 
création  des  conseils  supérieurs  avait  offerts  aux  justiciables;  ré- 
tablissaient les  cours  des  aides  de  Paris  et  de  Clermont-Ferrand; 
rétablissaient  la  communauté  des  procureurs,  etc.  Ces  édits  étaient 
accompagnés  de  l'ordonnance  annoncée  par  le  roi,  et  qui  réglait 


336  TURGOT.  11774] 

la  discipline  du  parlement.  Les  deux  chambres  des  requêtes,  foyer 
le  plus  ordinaire  des  orages  parlementaires,  étaient  supprimées. 
Les  assemblées  des  chambres  ne  pourraient  être  convoquées  que 
sur  la  décision  de  la  grand'chambre ,  et  hors  le  temps  du  service 
ordinaire,  qui  ne  devait  jamais  être  interrompu.  Toute  interrup- 
tion de  service,  tout  envoi  de  démissions  combinées,  serait  con- 
sidéré comme  forfaiture,  et  jugé,  à  ce  titre,  par  le  roi  en  cour 
plènihre,  assisté  des  pairs  et  de  son  conseil  :  le  grand  conseil,  dans 
ce  cas,  remplacerait  de  plein  droit  le  parlement  rebelle.  La  fa- 
culté de  remontrances  était  maintenue;  mais,  en  cas  de  réponse 
négative  et  d'enregistrement  opéré  en  la  présence  du  roi,  rien 
ne  devait  plus  suspendre  Texécution  des  volontés  royales'. 

Vaines  précautions!  vaines  restiûctions!  L'esprit  de  corps  est 
immuable  :  toujours  il  renoue  la  chaîne  de  ses  traditions;  Ton 
peut  être  assuré  que  le  parlement  recommencera  ses  entreprises. 
Déjà  un  sourd  murmure  a  parcouru  ses  bancs  durant  la  lecture 
de  Tordonnance  disciplinaire;  les  orateurs  officiels,  en  répondant 
au  roi,  ont  maintenu  toutes  les  positions  antérieures,  et  le  duc  de 
Chartres,  saisissant  avidement  une  occasion  de  popularité,  a  fait 
une  espèce  de  protestation  lorsque  le  garde  des  sceaux  a  rempli  la 
formalité  de  recueillir  les  opinions.  Le  9  décembre,  le  parlement 
convoque  les  princes  et  les  pairs  pour  délibérer  sur  des  remon- 
trances qui  sont  votées  dans  une  seconde  séance  par  tous  les 
assistants,  moins  les  frères  du  roi,  le  comte  de  La  Marche  et  six 
pairs ,  entre  autres  l'archevêque  de  Paris.  Le  duc  de  La  Roche- 
foucauld demande  les  États -Généraux,  auxquels,  dit-il,  la  cour 
des  p^irs  n'a  pas  le  droit  de  suppléer.  Â  la  sortie  du  Palais  les 
ducs  d'Orléans  et  de  Chartres  et  le  prince  de  Conti  sont  salués  par 
les  acclamations  populaires;  un  silence  glacé  accueille  les  frères 
du  roi.  L'archevêque  de  Paris  est  hué.  Néanmoins,  sur  la  réponse 
négative  du  roi,  on  ne  réitère  pas  les  remontrances  et  l'on  se  con- 
tente de  consigner  sur  les  registres  du  parlement  une  protestation 
contre  la  forme  du  lit  de  justice  et  contre  tout  ce  qui  pourrait 
être  introduit  au  préjudice  des  lois,  maximes  et  usages  du 
royaume  :  le  prince  de  Conti  lui-même  a  conseillé  d'en  rester  là 

1.  Ancimne*  Los  françaises^  t.  XXill,  p.  43,  86. 


I177i-1775j  MESURES   PROGRESSIVES.  337 

provisoirement;  mais  on  agit  sous  main  auprès  de  Maurepas  et  de 
Miromesnil,  et,  neuf  mois  après  le  lit  de  justice,  l'ordonnance  à 
laquelle  il  ne  devait  jamais  être  dérogé  est  déjà  ébréchée  par  le 
rétablissement  des  deux  cbambres  des  requêtes*. 

Toutes  les  cours  provinciales,  et  le  Châtelet  de  Paris,  furent  ré- 
tablis successivement  dans  le  cours  d'une  année,  à  la  grande 
joie  des  populations,  qui  ne  voyaient  là  qu'une  victoire  de  l'esprit 
de  liberté  ^.  La  restauration  du  vénérable  La  Chalotais  à  la  tète  du 
parquet  de  Rennes  fut  surtout  un  jour  de  fête  et  pour  la  Bretagne 
et  pour  la  France  entière.  L'exil  de  cet  homme  si  justement  popu- 
laire avait  cessé  presque  aussitôt  après  l'avènement  de  Louis  XYL 
Si  l'esprit  de  La  Chalotais  eût  bien  été  celui  des  parlements^  la 
joie  publique  eût  été  complètement  légitime  et  Turgot  n'eût  pas 
refusé  de  s'y  associer! 

La  prévision  des  obstacles  que  ce  retour  des  parlements  com- 
pliquait d'une  façon  si  redoutable  ne  faisait  que  redoubler  l'éner- 
gique activité  de  Turgot.  Plusieurs  mesures  importantes  se  suc- 
cèdent de  la  fin  de  1774  au  printemps  de  1775.  Le  2  janvier  1775, 
exemption  des  droits  d'insinuation,  centième  denier,  franc-fief,  etc.  » 
est  accordée  à  tous  les  baux  de  terres  jusqu'au  terme  de  vingt-neuf 
ans.  —  Une  déclaration  du  3  janvier  1775  abolit  les  contraintes 
solidaires  pour  la  taille  entre  les  principaux  habitants  des  pa- 
roisses. Cette  inique  solidarité,  renouvelée  des  lois  fiscales  de 
l'empire  romain,  rendait,  dans  les  pays  de  taille  personnelle, 
quelques  laboureurs,  un  peu  plus  aisés  que  les  autres,  respon- 
sables de  l'impôt  de  toute  la  paroisse,  les  empêchait  de  jamais 
savoir  ce  qu'ils  auraient  à  payer  au  fisc  et  amenait  chaque  année 
la  ruine  d'un  grand  nombre  de  familles  laborieuses;  aucune  loi 
n'avait  peut-être  nui  davantage  au  progrès  de  l'agriculture. — 
Des  dispositions  intelligentes  sont  prises  pour  combattre  une  épi- 

1.  Dro*,  Hitt.  de  Louis  XV!,  t.  !•',  p.  155158.  —  Mercure  hist.,  t.  CLXXVU, 
p.  633;  t.  CLXXVUI,  p.  113,  226.  —  Anciennes  Lois  françaises,  t.  XXm,  p.  119^ 
134. 

2.  Le  parlement  de  Rouen  ayait  été  réinstallé  en  même  temps  que  celai  de 
Paris.  Ceoz  de  Rennes  et  de  Douai  le  furent  en  décembre  1774  ;  ceux  de  Bordeaux 
et  de  Toulouse,  en  février  1775;  celui  de  Dijon,  en  mars;  celui  de  Grenoble,  eu 
avril;  de  Metz,  en  septembre;  de  Pau,  en  octobre. —  Anciennes  Lois  françaises^ 
t.  XXIII,  p.  43. 

XVI.  22 


1 


338  TU  ROOT.  11775! 

zootie  qui  désole  le  Midi  :  Vicq-d'Azyr,  le  plus  éminent  des  dis- 
ciples de  Buffon ,  est  nommé  commissaire  du  gouvernement.  - 
Divers  droits  à  l'entrée  du  royaume  et  à  l'entrée  de  Paris,  princi- 
palement sur  le  poisson  de  mer,  sont  supprimés,  réduits  ou 
égalisés.  —  L'Hôtel -Dieu  avait  le  monopole  du  commerce  de  la 
viande  à  Paris  pendant  le  carême;  la  liberté  de  ce  commerce  est 
accordée  aux  débitants  ordinaires.  —  Deux  chaires  sont  créées  au 
Collège  de  France,  l'une  pour  le  droit  de  la  nature  et  des  gens. 
l'autre  pour  la  littérature  française.  Une  école  de  clinique  esl 
fondée,  sous  l'inspiration  de  Vicq-d'Azyr.  La  Société  royale  (Aca- 
démie) de  Médecine  est  autorisée,  malgré  l'opposition  routinière 
de  la  vieille  Faculté.  —  En  mars  1775,  Turgot  charge  d'Alembert, 
l'abbé  Bossut,  le  célèbre  mathématicien',  et  un  homme  destinée 
une  grande  renommée,  Condorcet,  déjà  secrétaire  perpétuel  de 
l'Académie  des  sciences,  d'un  ensemble  de  recherches  théoriques 
et  expérimentales  sur  le  système  de  canalisation  du  royaume*: 
les  trois  commissaires,  dignes  du  ministre ,  n'acceptent  qu'à  la 
condition  que  leurs  fonctions  seront  gratuites.  —  Un  arrêt  du 
conseil  du  23  avril  exempte  de  tous  droits  les  livres  venant  de 
l'étranger. 

L'influence  de  Turgot  se  fait  sentir  jusque  dans  les  matières 
les  plus  étrangères  aux  finances.  L'année  d'avant  son  avènement 
au  ministère,  il  avait  adressé,  comme  intendant,  un  mémoire  au 
ministre  de  la  guerre,  contre  les  abus  du  régime  de  la  milice, 
régime  qui  venait  d'être  modifié  depuis  la  chute  de  Ghoiseul.  La 
pensée  de  Turgot  était  d'organiser  des  régiments  provinciaux 
permanents,  dont  on  ne  prendrait  jamais  les  hommes,  comme  on 

1 .  Une  chaire  d'hydro-dynamique  fut  fondée  pour  lui  en  septembre  1775. —  En 
mars  1776  eut  lieu  l'ouYerture  d*un  cours  d^anatomie  comparéei  la  plus  féconde  des 
sciences  naturelles. 

2.  Un  très-beau  travail,  prototype  de  tous  ces  souterrains  artificiels  aujourdliui 
si  multipliés  en  France,  avait  été  commencé  récemment  par  l'ingénieur  Laurent 
C'était  le  canal  souterrain  de  Saint-Quentin,  destiné  à  réunir  les  bassins  de  la  Somme 
et  de  l'Escaut,  et,  par  conséquent  (la  Somme  étant  déjà  jointe  à  l'Oise  par  le  canal 
de  La  Fére),  à  mettre  Paris  en  communication  avec  les  Pays-Bas.  Le  canal  souter- 
rain avait,  dans  les  plans  de  Laurent,  des  proportions  beaucoup  plus  rastes  que 
celles  qu'il  a  reçues  définitivement  :  il  devait  avoir  jusqu'à  7,000  toises.  Laurent 
avait  auparavant  canalisé  la  Somme  et  rendu  cette  rivière  navigable  dans  toute  la 
partie  supérieure  de  son  cours.  —  V.  Mem.  secrets  de  Bachaumont,  t.  VII,  p.  281. 


(1774-17751  MESURES   PROGRESSIVES.  339 

le  faisait  arbitrairement  dans  la  milice,  pour  les  incorporer  dans 
Tarmée  active;  de  faire  des  levées  annuelles  dans  toutes  les  pa- 
roisses; de  laisser  les  miliciens  chez  eux  avec  demi-solde,  en  les 
rassemblant  chaque  année  un  temps  suffisant  pour  les  former 
aux  armes  et  à  la  discipline.  C*eût  été  une  véritable  armée  de  ré- 
serve. Il  admettait  le  remplacement*.  Une  ordonnance  du  !•' dé- 
cembre 1774,  sans  suivre  tout  le  plan  de  Turgot,  lui  emprunta 
ce  qu'elle  eut  de  meilleur.  Trente  régiments  provinciaux,  formés 
par  le  tirage  au  sort,  entre  tous  les  garçons  et  veufs  sans  enfants, 
de  dix-huit  à  quarante  ans,  compteront  de  66,000  à  67,000  hommes. 
Le  service  est  de  six  ans.  Le  remplacement  est  autorisé.  Toutes 
les  exemptions  de  tirage  sont  maintenues  pour  le&  nobles,  ecclé- 
siastiques, fonctionnaires  et  employés  de  tout  ordre  et  de  tout 
rang,  royaux,  seigneuriaux ,  municipaux ,  hommes  de  robe  et 
leurs  clercs,  médecins  et  chirurgiens^  agriculteurs,  manufactu- 
riers et  commerçants  de  certaines  catégories;  les  fils  des  fonc- 
tionnaires supérieurs,  et  jusqu'aux  valets  des  nobles,  des  gens 
d'église  et  des  autres  privilégiés  sont  exempts  I  Que  cet  impudent 
privilège  soit  conservé  et  sanctionné  en  présence  de  Turgot 
ministre,  cela  dit  tout  sur  la  force  et  la  profondeur  des  iniquités 
sociales  à  détruire^. 

Ceux  qui  vivent  de  ces  iniquités,  tout  ce  qui  s'attache  aux  abus 
par  intérêt  ou  par  vanité,  ont  compris  que  l'ennemi  est  dans  la 
place.  Les  grands  projets  de  Turgot  transpirent.  Il  a  déjà  contre 
lui  les  parlements,  qui  n'oublient  pas  son  opposition  à  leur  réta- 
blissement, le  clergé,  qui  s'indigne  de  voir  la  philosophie  envahir 
les  conseils  de  la  couronne,  les  fermiers-généraux,  qui  voient 
poindre  le  système  des  impôts  en  régie  et  de  l'abolition  des  aides, 
les  courtisans  intéressés  dans  les  croupes  *  et  autres  affaires  de 

1.  CEuMtt  de  Tnrgot,  t.  II,  p.  115.  La  prohibition  da  remplacement  a  été  songent 
demandée  an  nom  de  Tégalité  et  du  devoir  civique.  Nous  croyons  qu'il  y  a  ici  confu- 
sion. Quand  la  patrie  est  en  danger  et  le  territoire  envahi,  tout  citoyen  doit  le  ser^» 
Tioe  personnel  ;  mais^  tant  que  subsistera  le  système  des  armées  permanentes,  inter- 
dire les  transactions  de  remplacement  relatives  au  service  ordinaire  de  ces  armées 
aurait  d'énormes  inconvénients.  Le  remplacement  n'est  incompatible  qu'avec  le  prin* 
cipe  des  gardes  nationales,  de  la  nation  armée. 

2.  Anciennes  Lois  française» ^  t.  XXIII,  p.  87. 

3.  On  a  la  liste  des  croupes  on  parts  de  bénéfices  sur  les  fermes  accordées  aux 
personnes  de  la  cour  par  le  dernier  bail  du  temps  de  Louis  XV.  La  danphine  (Marie- 


340  TURGOT.  11775] 

finances  qui  vont  être  supprimées,  et  toute  la  masse  des  gens  de 
cour  et  des  ofTiciers  de  la  maison  du  roi,  qui  savent  les  pensions 
de  faveur,  les  sinécures,  les  gaspillages,  menacés  à  fond.  L'ancien 
régime  tout  entier  commence  à  se  liguer  contre  le  réformateur,  et 
Turgot  n*a  pas  même  avec  lui  la  philosophie  tout  entière,  à  cause 
de  la  brouille  des  économistes  avec  une  partie  des  encyclopédistes. 
Ceux-ci  estiment  et  honorent  le  ministre,  mais  ne  Tappuient  pas 
sans  réserve.  La  question  des  grains  est  une  occasion  de  rupture. 
La  cherté  continue,  sans  arriver  jusqu'à  la  disette;  des  agitations 
sourdes  remuent  le  pays;  à  ce  sujet,  une  attaque  part  contre 
Turgot,  non  pas  du  camp  des  rétrogrades,  mais  d'un  des  prin- 
cipaux salons  philosophiques  de  Paris.  La  brillante  sortie  de 
Galiani  contre  les  physiocrates  est  renouvelée  par  un  autre  ami  de 
la  philosophie,  qui  partage  les  opinions  religieuses  de  Rousseau  et 
de  Turgot,  mais  qui,  en  économie  politique,  a  déjà  pris  position 
avec  éclat  comme  le  défenseur  des  traditions  de  Colbert. 

Au  commencement  du  printemps  de  1775,  le  banquier  Necker , 
l'ancien  champion  de  la  Compagnie  des  Indes*,  l'auteur  de 
YÉloge  de  Colbert,  se  présente  au  contrôle-général,  un  manuscrit  à 
la  main.  C'était  un  traité  sur  la  Législation  des  grains,  conçu  dans 
des  principes  différents  de  ceux  du  ministre  et  fort  vanté  d'avance 
dans  Paris.  Necker  venait  offrir  à  Turgot  de  s'assurer  par  ses 
propres  yeux  si  le  livre  pouvait  être  publié  sans  inconvénient  pour 
le  gouvernement  :  Turgot,  avec  une  hauteur  un  peu  dédaigneuse, 
répond  qu!  on  ne  craint  rien;  que  le  livre,  quel  qu'il  soit,  peut  pa- 
raître; que  le  public  jugera.  Necker  se  retire  avec  une  égale  fierté, 
et  le  livre  est  publié^. 

La  hauteur  était  de  trop  ici  :  c'était  le  défaut  de  Turgot,  défaut 

Antoinette)  et  Mesdames,  filles  de  Lonis  XV,  y  sont  inscrites  à  cAté  des  demoiselles 
du  Plarc-auz-Cerfiil  Y.  Mim.  êur  FadminiêtratUm  d$  Vabbé  Terrai,  p.  241. 

1.  Depuis  la  chute  de  la  Compagnie  des  Indes,  Necker  avait  fait  de  grandes  opé- 
rations financières  avec  le  gouvernement.  On  lit,  dans  une  lettre  adressée  à  Necker 
par  les  bureaux  sous  rabbé  Terrai,  l'étrange  passage  qui  suit  :  »  Nous  vous  supplions 
m  de  nous  secourir  dana  la  journée  ;  daignêi  venir  à  notre  aide...  Nous  avons  recours 
tf  à  votre  amour  pour  la  réputation  du  trésor  royal.  »  Droz ,  Histoire  de  Louis  XV F, 
t.  !•',  p.  216.  —  On  voit  bien  là,  comme  le  dit  M.  Dros,  non-seulement  dans  quelle 
détresse,  mais  dans  quelle  êurpituds  Tadministration  était  tombée,  au  moment  même 
où  elle  revendiquait  un  despotisme  plus  absolu  que  celui  da  Louis  XIV. 

3.  Mim.  da  Morellet,  t.  I«r. 


11775]  TURGOT  ET  NECKER.  34i 

qui  procédait  d'une  conviction  intolérante  à  force  d'énergie  et  de 
sincérité;  mais  c'était  pourtant  une  grande  scène  et  un  grand 
exemple  que  ce  pouvoir  se  désarmant  lui-même  et  ouvrant  la  lic€ 
à  ses  adversaires  devant  la  raison  publique  prise  pour  juge  ! 

Turgot  n'avait  point  affaire  à  un  méprisable  rival!  Moins  spiri- 
tuel ,  moins  ingénieux  que  Galiani ,  Necker  était  plus  chaleureux 
et  plus  émouvant  :  son  éloquence  sentimentale,  quoique  effleurant 
parfois  l'emphase  et  la  recherche,  était  faite  pour  produire  de 
vives  impressions.  Ce  n'était  pas  d'un  penseur  vulgaire  que  de 
prendre  appui  sur  ce  qu'il  y  avait  eu  de  plus  fort  dans  le  passé , 
sur  les  souvenirs  de  Golbert,  tout  en  regardant  par-dessus  les 
réformes  annoncées  par  les  économistes  pour  annoncer  les  misères 
nouvelles  qui  se  mêleraient  aux  bienfaits  de  la  libre  concurrence, 
et  en  réclamant,  au  nom  des  prolétaires,  des  pauvres,  des  faibles, 
contre  l'abandon  de  toute  intervention  de  l'État  dans  les  phéno- 
mènes économiques»  La  passion  avec  laquelle  ce  livre  a  été  décrié 
et  célébré  de  nos  jours  encore,  suffit  pour  en  attester  la  portée.  A 
propos  des  grains ,  c'est  l'économie  politique  tout  entière  qui  est 
en  jeu.  Necker  s'en  prend  moins  à  ce  qu'a  fait  Turgot  qu'à  ce 
qu'il  veut  faire.  La  première  partie,  qui  traite  de  l'exportation, 
émet  des  vues  souvent  justes.  Il  soutient,  contre  l'école  de  Quesnai, 
que  la  population  contribue  plus  à  la  force  d'un  État  que  les 
richesses;  que  la  liberté  constante  et  absolue  d'exporter  les  blés 
n'est  pas  nécessaire  au  progrès  de  Fagriculture;  que  les  établisse- 
ments d'industrie  sont  le  seul  moyen  d'élever  la  consommation 
au  niveau  de  la  plus  grande  culture.  Il  va  jusqu'à  affirmer  que  la 
liberté  constante  d'exporter  les  grains  nuit  aux  manufactures.  Il 
établit  une  distinction  entre  l'intérêt  des  propriétaires  de  blé  et 
les  encouragements  nécessaires  à  l'agriculture.  Il  proclame  la 
supériorité  du  commerce  des  manufactures  nationales  avec  l'étran- 
ger  sur  le  commerce  des  blés.  Turgot,  emporté  par  la  logique  phy- 
siocratique,  a  écrit  quelque  part  *  que  «  le  territoire  n'appartient 
point  aux  nations ,  mais  aux  individus  propriétaires  des  terres.  » 
Necker  pense  plus  justement  que  le  territoire  appartient  et  aux 
nations  et  aux  propriétaires;  qu'il  y  a  deux  droits  à  concilier; 

1.  Leitrt  a«i  docteur  Price^  1778;  ap.  OEwt.  de  Targot,  t.  II,  p.  808. 


342  TURGOT.  [1775] 

que,  par  conséquent,  le  droit  dii  propriétaire  de  disposer  des  fruits 
de  sa  terre  et  de  sa  terre  elle-même  n*est  point  illimité'.  Le 
devoir  de  Tétat ,  suivant  lui ,  est  de  protéger  le  faible  contre  le 
fort;  or  «  l'homme  fort,  dans  la  société,  c'est  le  propriétaire  : 
rhomme  faible,  c'est  l'homme  sans  propriété.  •  Bientôt,  entraîné 
à  son  tour  par  sa  thèse,  il  évoque  des  images  passionnées;  il  sou- 
lève des  problèmes  redoutables.  Il  compare  les  propriétaires  et 
les  prolétaires  à  des  lions  et  à  des  animaux  sans  défense  qui 
vivraient  en  société,  t  On  dirait  qu'un  petit  nombre  d'hommes, 
après  s'être  partagé  la  terre,  ont  fait  des  lois  d'union  et  de  garantie 
contre  la  multitude,  comme  ils  auraient  mis  des  abris  dans  les 
bois  pour  se  défendre  contre  les  bêtes  sauvages.  Cependant ,  on 
086  le  dire,  après  avoir  établi  les  lois  de  propriété,  de  justice  et  de 
liberté,  on  n'a  presque  rien  fait  encore  pour  la  classe  la  plus  nom- 
breuse des  citoyens.  Que  nous  importent  vos  lois  de  propriété  ? 
pourraient-ils  dire.  —  Nous  ne  possédons  rien  !  —  Vos  lois  de  jus- 
tice? —  Nous  n'avons  rien  à  défendre.  —  Vos  lois  de  liberté?  — 
Si  nous  ne  travaillons  pas  demain,  nous  mourrons!...  b 

n  serait  facile  de  montrer  à  quel  point  ces  lois  bien  définies 
importent  à  tous;  mais  Necker  lui-même  se  résume  dans  un  lan- 
gage moins  oratoire ,  plus  philosophique  et  plus  calme  :  a  II  faut 
qu'en  accordant  aux  prérogatives  de  la  propriété  autant  qu'il  est 
possible,  on  ne  perde  jamais  de  vue  les  vieux  titres  de  l'hu- 
manité. » 

Ses  conclusions  pratiques,  relativement  à  la  question  des  grains, 
Bont  de  ne  permettre  l'exportation  que  lorsque  le  blé  sera  au- 
dessous  d'un  certain  prix  qu'on  reviserait  tous  les  dix  ans  ;  d'or- 
donner qu'il  y  ait  une  provision  modique  dans  les  mains  des 
boulangers,  du  !•'  février  au  1*' juin  de  chaque  année,  c'est-à-dire 
durant  les  mois  les  plus  exposés  à  la  hausse;  de  laisser  le  com- 
merce intérieur  libre  tant  que  le  blé  n'aura  pas  atteint  un  prix 
supérieur  de  moitié  à  celui  où  l'exportation  aura  été  défendue; 
ce  prix  dépassé,  défendre  de  vendre  hors  des  marchés,  et,  dans 
les  marchés  mêmes ,  défendre  d'acheter  pour  emmagasiner.  Ses 

l.  Pour  la  disposition  de  la  terre,  il  est  fecile  de  citer  an  exemple  :  Tétat  a  le 
droit  d'interdire  au  propriétaire  de  vendre  sa  terre  à  un  étran^r,  c'est-à-dire  d'alié- 
ner une  portion  du  sol  national  à  quelqu'un  qui  n'est  pas  citoyen. 


[1775]  NECKER.  343 

objections  contre  la  pleine  liberté  intérieure  n'ont  pas  la  même 
valeur  que  celles  contre  la  libre  expoitation  absolue,  et  les  expé- 
dients qu*il  propose  sont  plus  que  contestables.  Son  hostilité 
contre  les  marchands  de  blé  n'est  pas  fondée  :  l'intervention  des 
marchands  de  blé ,  dans  l'état  normal ,  ne  fait  pas  renchérir  la 
denrée  d'une  façon  générale ,  mais  nivelle  les  prix  ' . 

En  somme,  Necker,  de  même  que  Gallani,  a  raison  de  contester 
l'absolu  économique  :  on  a  blâmé  des  hyperboles  dangereuses 
dans  son  livre,  et,  de  son  temps  même,  un  des  lieutenants  de 
Turgot,  rillustre  Condorcet,  lui  a  répondu  que  ce  n'était  pas  la 
liberté  du  propriétaire,  mais  le  monopole  du  privilégié,  qui  oppri- 
mait le  non-propriétaire  ^.  Il  est  certain  qu'entre  les  deux,  le  plus 
grand  oppresseur  était  le  monopoleur,  ce  qui  n'établit  pas  que 
Necker  eût  entièrement  tort.  L'inégalité  des  biens  était  alors  beau- 
coup plus  grande  encore  qu'aujourd'hui,  et  la  législation  que  nous 
devons  au  mouvement  de  89  n'avait  pas  encore  diminué  la  force 
d'accumulation  de  la  propriété.  L'injustice,  chez  Necker,  était 
d'imputer  à  ses  adversaires  une  prétendue  négation  absolue  des 
devoirs  de  l'état*  Ils  ne  niaient  pas  le  devoir  social ,  ces  hommes 
qui  voulaient  organiser  sur  une  échelle  immense  l'instruction 
publique  :  seulement  ils  savaient  que  le  meilleur,  le  seul  moyen 
de  délivrer  le  prolétaire  de  la  misère ,  c'est  de  le  délivrer  du  vice 
et  de  l'ignorance,  et  que  la  première  de  toutes  les  lois  écono- 
miques, c'est  une  bonne  loi  d'enseignement.  Turgot  et  ses  amis 
ne  niaient  pas  davantage,  nous  l'avons  déjà  dit  et  nous  allons  le 
montrer  encore,  que  l'état  dût  travailler  au  soulagement  des 
pauvres  dans  les  temps  difflciles;-  mais  ils  entendaient  concilier 
cette  intervention  avec  la  liberté.  Chez  Necker,  il  faut  bien  le  dire, 
la  protestation  en  faveur  des  prolétaires  reste  à  l'état  de  sentiment  : 
U  n*a  aucun  plan  général  de  protection  pour  eux  ;  car  ce  n'est  pas 
avoir  un  plan  que  d'évoquer  la  tradition  de  Colbert,  tradition  que 


1.  y.  Necker,  de  la  Législation  des  grains^  ap.  Mélanges  éconofniqueSf  t.  I*'^,  collect.. 
Gnillaumin. 

2.  Condorcet,  Lettre  tur  le  commerce  des  grains;  ap.  MélanQes  icùnomiques^  t.  H, 
§.  491 .  —  H  Cest,  dit-il,  dans  les  abus  du  crédit,  du  privilège  et  de  l'arbitraire,  et 
Aon  dans  le  droit  de  propriété,  que  consiste  la  force  Aineste  du  riche  contre  1» 

ayre.  C'est  ce  même  droit  de  propriété  qu'il  s'agit  d'assurer  au  pauvre.  >* 


344  TURGOT.  [1775) 

Golbert  même,  s*il  pouvait  revivre,  transformerait  de  fond  en 
comble. 

Chez  Turgot,  derrière  toute  idée  il  y  a  un  acte;  chez  Necker, 
ridée  ne  sait  pas  prendre  corps.  L'un ,  au  pouvoir,  est  un  grand 
homme  d'état;  l'autre  n'y  sera  qu'un  habile  fmancier,  et,  quand 
il  essaiera  quelque  chose  en  dehors  des  combinaisons  de  crédit, 
il  ne  fera  que  reprendre  quelques  lambeaux  du  plan  de  son  de- 
vancier. 

Le  temps  est  venu  cependant  où  la  pensée  doit  sortir  de  la  sphère 
des  généralités  :  les  questions  qu'agitent  les  livres  commencent  à 
descendre  sur  la  place  publique;  l'ère  des  discussions  paisibles 
va  se  fermer.  Au  moment  où  parut  le  livre  de  Necker,  l'émeute 
grondait  de  toutes  parts. 

La  cherté  avait  augmenté  vers  le  printemps,  comme  il  arrive 
toujours  dans  les  mauvaises  années.  L'irritation  des  classes  souf- 
frantes était  en  raison  même  des  espérances  qu'avait  données  le 
nouveau  règne  :  le  peuple  appréciait  mal  les  obstacles  qu'oppo- 
sait la  nature  aux  bonnes  intentions  du  pouvoir.  Le  18  avril,  des 
paysans  ameutés  envahirent  la  ville  de  Dijon,  attaquèrent  la  mai- 
son d'un  conseiller  au  parlement  Maupeou,  bien  connu  pour  ses 
relations  avec  la  société  du  Pacte  de  Famine,  saccagèrent  to'it  sans 
rien  piller,  et  voulurent  tuer  le  gouverneur,  M.  de  La  Tour-du- 
Pin,  qui  les  avait,  dit-on,  exaspérés  par  un  mot  aussi  insensé  que 
barbare.  Comme  les  paysans  lui  disaient  qu'ils  n'avaient  pas  de 
quoi  acheter  du  pain  :  «  Mes  amis,  >  aurait-il  répondu,  «  l'herbe 
commence  à  pousser  ;  allez  la  brouter.  »  L'évôqud  de  Dijon  par- 
vint enfin  à  calmer  cette  foule  exaspérée  et  à  arrêter  le  désordre*. 

A  la  nouvelle  des  troubles  de  Bourgogne,  Turgot  fit  suspendre 
les  droits  d'octroi  et  de  marché  sur  les  grains  et  farines  dans  les 
villes  de  Dijon,  Beaune,  Saint-Jean-de-Lône  et  Montbard,  moyen- 
nant indemnité  aux  propriétaires  de  ces  droits.  Ce  n'était  que  le 
commencement  d'une  série  de  mesures  analogues,  qui,  du  22  avril 
au  3  juin,  aboutirent  à  la  suppression  ou  à  la  très-forte  réduction 
de  tous  les  droits  de  ce  genre  dans  toute  la  France,  sauf  à  Paris, 
qui  restait  soumis  provisoirement  à  un  régime  particulier.  C'était 

1.  Lettre  de  D^oo,  citée  dans  la  Bêtation  à  la  soite  des  Mêm.  nir  l'admini$t.  dt 
Terrai,  p.  256. 


(1775]  GUERRE     DES  FARINES.  345 

là  un  des  meilleurs  moyens  de  faire  baisser  les  grains.  Le  24  avril, 
un  autre  arrêt  du  conseil  accorda  des  prîmes  à  l'introduction  des 
blés  étrangers  :  on  voit,  dans  cet  arrêt,  que  le  gouvernement  mul- 
tipliait les  travaux  publics  dans  tous  les  pays  où  les  besoins  étaient 
urgents;  qu'on  avait  établi  des  ateliers  de  filature,  de  tricot,  etc., 
à  Paris,  où  Ton  employait  hommes,  femmes  et  enfants.  On  ne 
pouvait  donc  reprocher  l'inaction  au  pouvoir.  Dès  avant  l'arrêt  du 
25  avril,  Turgot  avait  fourni  des  fonds  h  des  négociants  pour  faire 
venir  des  blés  par  la  voie  du  Havre*. 

Les  mouvements,  continuaient  cependant,  et  prenaient,  dans  les 
contrées  qui  environnent  Paris  et  qui  en  sont  les  greniers,  un 
caractère  tout  à  fait  différent  de  l'émeute  de  Dijon,  émeute  facile 
à  expliquer  par  des  causes  ordinaires.  En  Brie,  en  Soissonnais, 
dans  la  Haute-Normandie,  dans  le  Yexin,  des  bandes  d'hommes  à 
figures  sinistres  couraient  le  pays,  ameutant  les  populations,  for- 
çant les  fermiers  à  livrer  les  grains  à  vil  prix,  envahissant  les 
marchés  des  villes,  se  portant  d'un  point  sur  un  autre,  le  long  de 
la  Seine,  comme  s'ils  suivaient  un  mot  d'ordre  et  que  leur  but 
principal  fût  d'empêcher  les  blés  étrangers  débarqués  au  Havre 
d'arriver  jusqu'à  Paris.  H  parait  certain  que  des  granges  furent 
incendiées  et  des  blés  jetés  à  la  rivière  par  des  gens  qui  criaient 
famine!  Le  1^'  mai,  les  bandes  avaient  pillé  le  marché  de  Pon- 
toise  ;  le  2,  elles  entrèrent  à  Versailles  jusque  dans  la  cour  du 
château  !  Le  roi  parut  au  balcon,  leur  parla  et  ne  fut  point  écouté, 
n  se  troubla  et  fit  proclamer  que  le  pain  serait  taxé  à  deux  sous  la 
livre.  Les  vociférations  cessèrent  alors,  et  le  tumulte  se  dissipa, 
mais  les  bandes  annoncèrent  publiquement  qu'elles  iraient  le  len- 
demain à  Paris. 

Turgot  accourut  de  Paris,  désolé  d'une  faiblesse  qui  menaçait  de 
rendre  impossible  tout  plan  d*administration.  H  força  en  quelque 
sorte  le  roi  de  revenir  sur  la  concession  faite  à  l'émeute  et  de 
l'autoriser  à  défendre  à  qui  que  ce  fût  d'exiger  des  boulangers 
le  pain  au-dessous  du  prix  courant;  mais  Louis  persista  du  moins 

1.  Ancienne»  LoU  française»,  t.  XXIII,  p.  151, 155.  —  BeLuion  à  la  suite  des  Jfem. 
•tir  Vadminiet.  de  Terrai ^  p.  257.  —  Dans  le  préambule  de  Tarrét  da  24  avril,  le 
ministère  expliquait  pourquoi  le  blé  était  cher  :  les  malveillants  n«  manquèrent  pas 
âe  dire  qu*il  approuvait  la  cherté. 


340  TUnCOT.  [1775] 

à  inlonlirc  aux  troupes  de  faire  feu.  Pendant  ce  temps,  les  bandes 
enlraiont  dans  Paris  (3  mai);  les  marchés  étaient  gardés,  mais  les 
boutiques  dos  boulangers  ne  Tétaient  pas,  et  les  séditieux  les 
pillèrent  tout  à  leur  aise,  en  présence  d'une  foule  immense,  moins 
complice  que  spectatrice.  La  police  montra  plus  que  de  la  mol- 
lesse ;  le  lieutenant-général  de  police  Lenoir,  comme  le  ministre 
Sartine,  à  qui  il  avait  succédé,  était  très-hostile  au  système  de  Tur- 
got  et  très-désireux  de  le  voir  échouer.  L'énergie  de  Turgot  fut 
au  niveau  des  cii*constances  :  il  exigea  la  destitution  immédiate  du 
Ueutonant-général  de  police;  le  4  mai,  les  boutiques  des  boulan- 
gers (\irent  ocaipées  militairement  ;  les  mouvements  des  troupes 
tîcartènmt  les  curieux,  et  la  sédition,  réduite  à  ses  forces  réelles, 
n'osa  plus  non  tenter  dans  Paris,  Le  parlement,  cependant,  s'était 
nhmu  malgré  une  lettre  du  roi  qui  lui  défendait  d'intervenir  en 
cor|>$  d,ius  ces  troubles,  dont  le  conseil  attribuait  la  connaissance 
4  la  chambre  de  la  Toumelle;  il  rendit  un  amèt  qui  revendiquait 
riiistruotion  de  TafTaire  pour  la  Grand'Chambre  et  qui  suppliait  le 
roi  do  faiiv  baisser  le  prix  des  grains  à  un  taux  proportionné  aux 
lH^>ins  du  iH^uple.  Un  tel  arrêt,  affiché  en  regard  de  l'ordonnance 
du  roi  qui  maintenait  le  prix  courant  du  pain,  était  sinon  une 
grande  perfidie,  tout  au  moins  un  grand  péril.  Si  Paris  était 
calmé ,  le  désordre  redoublait  dans  les  campagnes  et  dans  les 
petites  villes,  et  plusieurs  grandes  cités,  Lille,  Amiens,  Auxerre, 
avaient  été  en  proie  aux  mômes  troubles  que  la  capitale  et  le 
même  jour*.  Le  bruit  de  l'imprudente  concession  accordée  parle 
roi  à  Versailles  s'était  propagé  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  On 
répandait  de  faux  arrêts  du  conseil  pour  confirmer  la  parole  du 
roi;  la  multitude  en  profitait  pour  exiger  le  pain,  la  farine,  le 
grain,  à  vil  prix;  en  môme  temps  les  bandits  continuaient  à  cre- 
ver les  sacs,  à  assaillir  les  bateaux  sur  les  rivières,  et  des  agents 
inconnus  engageaient  secrètement  les  principaux  détenteurs  de 
grains  à  cacher  et  à  ne  pas  vendre,  parce  que  la  cherté  croîtrait 
encore. 

Le  conseil  prit  toutes  les  résolutions  que  dicta  Turgot.  La  dis- 
tiîbution  de  l'arrôt  du  parlement  fut  arrêtée,  et  la  planche  rom- 

1.  Le  Midi  eut  aoMi  les  émfitttat  vers  la  même  époque. 


[1775]  GUERRE  DES  FARINES.  3^7 

pue  chez  riraprîmeur.  Une  petite  armée  de  25,000  hommes  fut 
mise  sur  le  pied  de  guerre  et  occupa  la  capitale,  l'Ile  de  France  et 
surtout  le  cours  des  rivières.  Elle  était  commandée  par  un  maré- 
chal de  France  (Biron),  sous  la  direction  supérieure  du  contrôleur- 
général,  nommé  ministre  de  la  guerre  en  cette  partie.  Une  ordon- 
nance royale  défendit,  sous  peine  de  la  vie,  de  former  des  attrou- 
pements, de  forcer  les  maisons  des  boulangers  ou  les  dépôts  de 
grains  et  farines,  de  contraindre  les  détenteurs  à  livrer  les  grains 
et  farines  au-dessous  du  cours,  annonça  que  Tordre  était  donné 
aux  troupes  de  faire  feu  en  cas  de  violence  et  que  les  contreve- 
nants seraient  jugés  prévôlalement,  rigoureuses  mesures  que 
Louis  XYI  ne  signa  pas  sans  une  espèce  d'effroi*.  Le  5  mai,  le 
parlement  fut  mandé  à  Versailles  pour  un  lit  de  justice.  Le  garde 
des  sceaux  expliqua  au  parlement  les  motifs  qui  engageaient  le 
roi  à  charger  une  juridiction  sommaire,  une  juridiction  de  guerre, 
de  la  répression  des  troubles,  a  Lorsque  les  premiers  troubles 
seront  totalement  calmés,  le  roi  laissera,  lorsqu'il  le  jugera  con- 
venable, à  ses  cours  et  à  ses  tribunaux  ordinaires  le  soin  de  recher- 
cher les  vrais  coupables,  ceux  qui,  par  des  menées  sourdes,  peuvent 
avoir  donné  lieu  aux  excès  qu'il  ne  doit  penser,  dans  ce  moment-ci, 
qu'à  réprimer.  » 

Lorsque  le  garde  des  sceaux  recueillit  les  voix  pour  la  forme, 
le  prince  de  Conti  et  un  conseiller  au  parlement  osèrent  seuls 
manifester  leur  opposition.  Le  roi  congédia  l'assemblée,  en  défen- 
dant de  faire  aucunes  remontrances.  —  «  Je  compte  que  vous  ne 
mettrez  point  d'obstacle  ni  de  retardement  aux  mesures  que  j'ai 
prises,  afin  qu*il  n'arrive  pas  de  pareil  événement  pendant  le  temps 
demonrhgne!..,  i 

Le  parlement  sentit  les  conséquences  qu'aurait  sa  résistance 
dans  de  telles  conjonctures  et  n'osa  en  courir  la  responsabilité. 
En  intervenant  mal  à  propos  dans  la  question  de  la  taxe  du  pain, 
il  s'était  ôté  la  possibilité  de  défendre  son  terrain  légitime,  la  jus- 
tice ordinaire,  contre  la  juridiction  exceptionnelle.  Il  n'était  pas 
fâché,  au  fond,  de  voir  rejeter  sur  d'autres  la  charge  impopulaire 
de  la  répression  :  il  ne  protesta  que  pour  sauver  les  apparences 

1.  Sa  Majesté  dit,  en  sortant,  à  M.  Turgot  :  «<  Au  moins  n'avons-nous  rien  à  nous 
reprocher?...  »  Relation  à  la  suite  des  Mém,  tur  Terrai,  p.  264. 


348  TUKGOT.  11775] 

et  se  tint  tranquille,  tandis  que  le  ministère  agissait*.  Les  grands 
moyens  employés  par  Turgot  réussirent  pleinement  :  nulle  part 
rémeute  ne  devint  insurrection  et  n'essaya  de  tenir  sérieusement 
contre  les  troupes;  la  sécurité  des  routes  et  des  marchés  fut  réta- 
blie :  les  agents  de  l'administration  avaient  prévenu  sous  main 
les  gros  fermiers  qu'on  n'entendait  pas  les  taxer  arbitrairement, 
mais  qu'il  fallait  tenir  les  marchés  garnis  et  ne  pas  exiger  des 
prix  exorbitants.  Les  arrivages  de  grains  étrangers ,  d'ailleurs, 
commençaient  d'arrêter  naturellement  la  hausse  ".  La  nouvelle 
de  l'emprisonnement  de  deux  des  principaux  agents  du  Pacte  de 
Famine,  comme  moteurs  présumés  de  la  sédition,  dut  contribuer 
aussi  à  ramener  les  esprits.  On  avait  arrêté  beaucoup  de  gens  de 
diverses  conditions,  entre  autres  plusieurs  curés  de  campagne, 
qui  avaient  déclamé  en  chaire  contre  le  contrôleur-général.  On 
crut  nécessaire  de  faire  des  exemples.  Le  1 1  mai,  deux  des  acteurs 
de  l'émeute  du  3  furent  pendus  en  Grève,  par  sentence  de  la  com- 
mission prévôtale  de  Paris.  C'était  un  ouvrier  gazier  et  un  perru- 
quier, qui,  sans  être  innocents,  n'étaient  pas  plus  coupables  que 
bien  d*autres ,  et  qu'on  ne  pouvait  considérer  comme  étant  du 
nombre  de  ces  r/îeneurs  dénoncés  par  le  garde  des  sceaux.  On  peut 
dire  que  leur  mort  fut  la  première  application  que  le  parti  du 
progrès  fit  de  ces  rigueurs  salutaires  et  de  ces  nécessités  du 
scUut  public ,  dont  on  devait  faire  plus  tard  un  si  terrible  abus. 
C'est  peut-être  le  seul  reproche  qu'il  soit  permis  d'adresser  à 
Turgot. 

Les  exécutions  capitales,  du  moins,  n'allèrent  pas  plus  loin.  Le 
jour  même  du  supplice  de  ces  malheureux,  une  amnistie,  qui 
n'exceptait  que  les  chefs  et  instigateurs,  rassura  les  paysans,  qui 
s'étaient  réfugiés  en  foule  dans  les  bois,  et  les  garantit  contre 
toutes  poursuites  ultérieures,  à  condition  de  rentrer  paisiblement 
dans  leurs  paroisses  et  de  restituer  en  nature  ou  en  argent,  à  la 
véritable  valeur,  les  grains  et  farines  pillés  ou  extorqués  au-dessous 

1.  Le  parlement  montra  même,  sur  ces  entrefaites,  un  zèle  monarchique  inat- 
tendu :  il  fit  brûler  deux  brochures  contre  le  pouvoir  absolu ,  où  les  principes  du 
Contrat  tocial  étaient  méléA  ceux  des  Bemonlrancei  parlementairei  (30  juin).  Le 
parlement  prétendit  qu'il  n'appartenait  point  aux  écrivains  de  traiter  de  ces  matières. 
I>roz,t.  !•',  p.  171. 

2.  Le  ministère  y  dépensa  10  millions. 


[1775]  GUERRE  DES  FARINES.  349 

du  cours*.  En  môme  temps,  le  conseil  adressa  aux  curés,  par  l'in- 
tennédiaire  des  évoques,  une  circulaire  à  lire  et  à  commenter  au 
prône.  C'était  à  la  fois  un  exposé  des  causes  qui  font  naturelle- 
ment hausser  et  baisser  le  prix  des  grains,  et  un  manifeste  contre 
les  auteurs  du  complot  formé  pour  affamer  Paris  et  les  provinces 
voisines.  Le  ministère  affirmait  dans  cette  pièce  que  la  sédition 
n'avait  point  été  occasionnée  par  la  rareté  réelle  des  blés  ;  qu'ils 
avaient  toujours  ^té  en  quantité  suffisante  dans  les  marchés; 
qu'elle  n'était  pas  non  plus  produite  par  l'excès  de  la  misère; 
qu'on  avait  vu  la  denrée  portée  à  des  prix  plus  élevés',  sans  que 
le  moindre  murmure  se  fût  fait  entendre.  —  Sa  Majesté  n'a  ni  le 
pouvo'ur  ni  le  moyen  de  baisser  à  son  gré  le  prix  des  denrées  ;  ce 
prix  est  entièrement  dépendant  de  leur  rareté  ou  de  leur  abon- 
dance... La  sagesse  du  gouvernement  peut  rendre  les  chertés 
moins  rigoureuses  en  facilitant  l'importation  des  blés  étrangers, 
en  procurant  la  libre  circulation  des  blés  nationaux,  en  mettant, 
par  la  facilité  du  transport  et  des  ventes,  la  subsistance  plus  près 
du  besoin,  en  donnant  aux  malheureux,  et  en  multipliant  pour 
eux  toutes  les  ressources  d'une  charité  industrieuse  ;  mais  toutes 
ces  précautions  ne  peuvent  empêcher  qu'il  y  ait  des  chertés... 
suite  nécessaire  des  mauvaises  récoltes.  —  Lorsque  le  pewple,  était-il 
dit  enfin,  connaîtra  quels  sont  les  auteurs  de  la  sédition^  il  les  verra 
avec  horreur. 

Cette  phrase,  qui  semblait  annoncer  que  la  foudre  allait  tomber 
sur  de  grands  coupables,  n'était  pas  de  Turgot,  mais  de  l'arche- 
vêque de  Toulouse,  Loménie  de  Brienne,  prélat  novateur  et  ambi- 
tieux, qu'on  avait  chargé  de  revoir  la  circulaire  et  qui  se  donnait 
beaucoup  de  mouvement  pour  arriver  au  conseil. 

La  circulaire  fut  mal  accueillie  du  clergé,  qui  trouva  mauvais 
qu'un  philosophe  comme  Turgot  s'ingérât  de  lui  prescrire  ses 
devoirs.  Beaucoup  de  gens  blâmèrent  le  gouvernement  d'avoir 
.  dénoncé  un  complot  qui  ne  fut  pas  prouvé.  En  eSet,  Saurin  et 
Doumercq,  ces  deux  agents  du  monopole  des  blés  du  roi  sous 
Louis  XY  et  sous  Terrai,  qui  avaient  été#rrétés,  parvinrent  à  se 

1.  Des  indemnités  avaient  déjà  été  allouées  par  le  ministre  à  des  propriétaires 
pillés. 

2.  Le  blé  avait  été  beaucoup  plus  cher  du  tempe  de  Terrai  et  dn  Paett  dt  Famint. 


350  TURGOT.  11775] 

disculper;  un  président  de  Tex-conseil  supérieur  de  Rouen  (parle- 
ment Maupeou  ),  également  emprisonné,  fut  relâché  aussi  ;  les  curés 
arrêtés  en  furent  quittes  pour  quelques  mois  de  prison ,  et  la 
fameuse  phrase  de  la  circulaire  «  resta  une  vaine  menace,  »  dit 
l'historien  de  Louis  XVI,  «  soit  que  les  troubles  n'eussent  pas  de 
moteur  caché,  soit  qu'on  ne  pût  réunir  contre  les  coupables  des 
preuves  suffisantes,  ou  que  Louis  XVI  ne  •permit  pas  de  les  publier  * .  > 
Ce  qui  est  certain ,  c'est  que  Turgot  était  convaincu  de  l'existence 
d'une  conspiration  tramée  par  le  prince  de  Conti  et  par  quelques 
membres  du  parlement  :  Conti ,  ce  prince  philosophe  et  adver- 
saire du  despotisme,  finissait  tristement  une  carrière  qui  avait  eu 
des  moments  honorables,  en  se  mettant  à  la  tète  de  tous  les 
brouillons  contre  la  philosophie  arrivée  au  pouvoir  sous  d'autres 
auspices  que  les  siens.  Bien  des  soupçons  s'étaient  élevés  aussi 
contre  le  ministre  Sartine.  On  ne  peut  douter  qu'il  n'y  ait  eu, 
sinon  complot  formel  et  organisé,  au  moins  propagation  perfi- 
dement systématique  de  tous  les  bruits  qui  pouvaient  pousser  à 
la  sédition,  et  argent  répandu  pour  l'encourager*.  Il  y  eut  dans 
la  Guerre  des  Farines,  ainsi  que  l'on  nomma  ces  troubles,  une 
coalition  monstrueuse  d'éléments  contraires  :  les  agents  et  les 
victimes  du  Pacte  de  Famine  s'y  donnèrent  la  main;  les  passions 
populaires  s'y  mêlèrent  aux  passions  les  plus  rétrogrades;  une 
violente  et  aveugle  fraction  du  i)euple  servit  contre  l'ami  du 
peuple  les  partisans  du  monopole  et  du  despotisme  qu'elle  s'ima- 
ginait combattre.  Us  croyaient  que  le  monopole  était  encore  à 
Versailles,  comme  sous  Louis  XV.  De  là,  ces  placards  furieux  affi- 
chés jusque  dans  les  Tuileries  et  provoquant  à  brûler  Versailles. 
Les  insensés  défenseurs  des  vieux  abus  et  du  vieux  régime  souri- 
rent au  lieu  de  trembler  :  ils  ne  virent  là  qu'un  embarras  pour 
leur  adversaire,  qu'un  moyen  d'abattre  Turgot'  ! 

1.  Droz,  1. 1*',  p.  167.  —  Plus  loin,  p.  168,  cet  historien  consciencienx  se  décide 
tout  à  hit  à  admettre  qne  «  des  hommes  poissants  eicitaient  les  troubles,  m 

2.  Voici  un  des  faits  les  plos  avérés  :  dans  la  séance  du  parlement  dn  4  mai,  nn 
conseiller  raconta  qoe,  dorant  la  bagarre  de  la  veille,  apercevant  une  femme  plus 
animée  que  les  autres,  il  Tavait  engagée  à  se  retirer  de  la  mêlée,  en  lui  offrant  on 
écu  pour  acheter  du  pain  ;  mais  que  cette  furie  lui  avait  répondu  ironiquement,  en 
fidsant  sonner  sa  poche  :  «  Va,  va,  noua  n^avons  pas  besoin  de  ton  argent  :  nous  en 
avons  plus  que  toi  !  »  —  Relation  à  la  suite  des  Mém,  iur  Terrai,  p.  265. 

3.  Sur  la  Guerre  dee  Farines,  Y.  RtUUion  à  la  suite  des  Jf<m.  «vr  l'adminUt.  de 


11775]  TURGOT  ET  VOLTAIRE.  351 

Turgot  ne  tomba  pas  :  Tordre  matériel  se  rétablît  ;  mais  ce 
n'était  point  assez.  Les  classes  moyennes  avaient  pris  assez  légè- 
rement ces  incidents  si  graves  :  influencées  indirectement  par 
Taristocratie ,  leur  adversaire  naturel,  et  par  la  fraction  des 
encyclopédistes  qui,  avec  fort  peu  d'intelligence  politique,  se 
groupait  autour  de  Necker  contre  Turgot ,  les  classes  moyennes 
ne  donnaient  pas  au  gouvernement  tout  Tappui  moral  qu'il  avait 
droit  d'attendre  d'elles.  Les  traitants ,.  qui  avaient  envoyé  tant  de 
milliers  de  malheureux  aux  galères  ou  à  la  mort  pour  crime  de 
contrebande,  criaient  effrontément  contre  la  barbarie  de  Turgot. 
Les  pamphlets,  les  caricatures,  les  chansons,  se  multipliaient, 
accueillis  par  le  public  sinon  avec  une  faveur  décidée ,  du  moins 
avec  beaucoup  trop  dindulgence.  Voltaire  fut  admirable  de  bon 
sens  et  d'énergie.  Lui  qui  avait  raillé  naguère  les  exagérations  et 
les  bizarreries  des  économistes,  il  n'hésita  pas  un  instant  à  recon- 
naître qu'ici  leur  cause  était  celle  de  la  philosophie  et  du  progrès, 
et  il  se  lava  glorieusement  de  sa  connivence  avec  Haupeou  et  la 
Du  Barri  •  par  le  concours  dévoué  qu'il  apporta  à  Turgot.  Déjà, 
dans  l'ingénieuse  allégorie  du  Voyage  de  la  Raison,  monument 
d'une  fugitive  alliance  entre  les  monarchies  européennes  et  la 
philosophie ,  il  avait  félicité  le  gouvernement  français  de  mériter 
à  son  tour  les  éloges  dus  à  ses  confrères,  le  feu  pape  en  tète; 
il  est  vrai  que  c'était  le  pape  qui  avait  aboli  les  jésuites.  Deux 
autres  de  ses  écrits  abordent  directement  la  question  du  jour, 
la  libre  circulation  des  grains  à  l'intérieur,  répandent  sur  ces 
sérieuses  matières  économiques  tout  le  charme ,  tout  le  piquant 
d'une  verve  inimitable,  et  réfutent  indirectement  Necker,  et  direc- 
tement un  allié  compromettant  de  Necker  :  c'était  l'avocat  Lin- 
guet,  le  paradoxe  incarné,  l'apologiste  de  Tibère,  de  Néron,  de 
l'esclavage,  des  jésuites  et  du  despotisme  pur,  seul  protecteur, 
suivant  lui,  des  pauvres  contre  l'oppression  des  riches;  écrivain 
facile  et  non  pas  sans  vigueur,  qu'égaraient  l'amour  du  bruit  et 
la  recherche  d'une  fausse  originalité.  Voltaire,  suivant  sa*cou- 

Terrai.  —  Mercun  hitt.^  t.  CLXXIX ,  p.  48  et  suiv.  — Journal  dei  ÉconomUtti^ 
t.  X,  p.  279.  —  Soulavie,  Mém,  du  règnt  de  LouU  XVI,  t.  lU.  —  Drox,  t.  I*',  p.  164 
et  suiv. 

1.  Connivence  dont  les  motifs  étaient  parfaitement  désintéressés,  ne  l^oublions 
pas.  • 


3r>i  TURGOT.  [!775l 

tume,  touchait  à  tout  à  propos  de  tout,  et  le  second  de  ses  deux 
écrits,  la  Diatribe  à  V auteur  des  Éphémèrides  ^  fut  supprimé  par 
arrêt  du  conseil  du  19  août,  à  cause  de  certains  passages  sur  le 
rùle  du  clergé  dans  les  derniers  troubles.  Turgol  fit  prier  Voltaire 
de  modérer  l'expression  de  ses  sympathies,  dans  l'intérêt  de  la 
cause.  Le  neillard  continua  toutefois  à  célébrer  le  Messie  poli- 
tique de  la  philosophie  et  à  travailler  à  lui  ramener  les  esprits 
indécis*. 

Chaque  jour,  quelque  incident  nouveau  montrait  plus  claire- 
ment à  quel  point  le  moindre  progrès  serait  disputé.  L'époque  du 
sacre  était  venue  11  juillet  1775).  Turgot  eût  voulu,  par  raison 
d'économie ,  que  cette  cérémonie  se  célébrât  à  Paris.  Le  sacre  à 
Reims  était  une  affaire  de  S  millions.  La  tradition  l'emporta  :  les 
droits  de  Reinis  fbr^nt  maintenus.  Turgot  s'efforça ,  chose  plus 
imp-fcrrAnïe .  Je  liai  Df  uii.\litier  le  s^^mient  du  sacre  et  supprimer 
ks  Afux  f.nuule*.  Tune  ancienne,  lautre  moderne,  par  lesquelles 
le  p."!  sVètU-^iic  1  ^xienniner  les  hérétiques  et  à  maintenir  la 
peine  ciç*i:jùe  cccitre  les  duellistes,  \laurepas  déconseilla  cette 
inriO«ucictt  et  Looi*  XVI  n  osa  suivre  l'avis  de  Tui'got  ^.  On  dil 
qu  Jiu  iiïOttwtît  vie  prvnoïKvr  le  barbare  serment  du  moyen  âge, 
Iahiîs  *  trvHibla  et  balbutia  des  mots  inintelligibles.  Malheureux 
pririvv,  itxapiible  de  prendre  nettement  parti  dans  le  combat  du 
pgis^«  et  de  rauniir  ! 

Ce  tut,  au  ov»ntniire,  le  clergé  qui  modifie  les  formules  du 

vVarvcDpl*  la  brilUato  •■rora 

i^i  t'«nMoc«  toftn  let  beuut  Jocre. 

Cn  n«NiTt«a  aoodt  tst  pr^  il'éclcro  : 

AM  4:9||iAnlt  poor  to^Joon. 

V«^»  l'M<«»te  phUwophto, 

C^«  tut  si  Io«ct«mp«  poonoirie. 

DÉctvr  M»  trtenphaBtc»  lois. 

L*  Write  vliBt  «Tve  «Ile,  rtc. 

.«.<)Mb  4Imx  lépttndent  cvs  bienfaits? 

— >  Oisl  IB  M«l  biMUM  :  «  Et  le  Tolgmin 

MmwumK  ïm  Ueos  qa'U  «  fUts! 

^|f|^  èMM  et  4«i  rt^ardftii  It  Mcre,  n*e«t  de  succès  que  sar  la  question  éco- 
V  A«  tt««  ^  t^^  spiproYiikMiner  Reims  par  rantorité,  il  laissa  le  soin  de 
IlitMMMtM  M  Ubrt  coBmtrc«9  en  tt  bornant  à  suspendre  Toctroi  de  ia 
I  #«l  lotti  nk  abondance. 


|i775]  LE  SACRE.   LE  CLERGÉ.  353 

sarce  et  qui  en  ôta  ce  que  pouvait  accepter  l'esprit  moderne! 
Tandis  qu'on  exhumait  encore  une  fois  devant  le  xviii*  siècle  le 
souvenir  des  rois  franks  et  des  rois  féodaux ,  la  sainte  ampoule 
de  Clovis,  la  couronne  et  Tépée  de  Charlemagne,  les  pairs  de 
Hugues  Capet  et  de  Philippe-Auguste,  on  chassait  le  peuple  de  la 
place  que  la  tradition  lui  avait  maintenue  dans  le  rituel,  comme 
une  protestation  qui  ne  laissait  point  périmer  le  droit  primordial. 
L'officiant  (le  coadjuteur  de  Reims)  supprima  la  question  au 
peuple  :  t  Voulez- vous  N...  pour  roi?  »  Les  hommes  du  passé 
rompaient  eux-mêmes  le  compromis  entre  le  droit  divin  et  la 
souveraineté  nationale  que  recelait  l'antique  cérémonial  *. 

Au  retour  du  sacre,  Turgot  adressa  au  roi  un  très-beau  mé- 
moire sur  la  tolérance.  Il  affirme  que  c'est  un  devoir  de  ne  pas 
tenir  des  engagements  criminels;  il  réclame  la  liberté  des  cultes 
au  nom  de  la  raison  d'état,  du  droit  naturel  et  des  vrais  principer 
religieux  *. 

Pendant  ce  temps,  l'assemblée  du  clergé,  réunie  de  juillet  à 
septembre  1775,  demande  qu'on  achève  l'œuvre  de  Louis  le 
Grand  et  de  Louis  le  Bien  Aimé;  qu'on  dissipe  les  assemblées  des 
protestants,  tolérées  par  un  relâchement  funeste;  qu'on  les  exclue 
de  toutes  fonctions  publiques  ;  qu'on  interdise  la  célébration  de 
leurs  mariages  et  l'enseignement  de  leurs  enfants.  Le  clergé  se 
plaint  qu'on  laisse  les  enfants  à  leurs  mères  ;  il  appelle  cela  «  ravir 
de  tendres  enfants  aux  ministres  de  notre  sainte  religion.  »  Sur 
les  réclamations  des  ordres  mendiants,  qui  se  plaignent  de  voir 
leurs  noviciats  déserts,  il  demande  que  les  vœux  de  religion, 
reportés  à  vingt  et  un  ans  par  l'ordonnance  de  1768,  soient  auto- 
risés à  seize  ans  comme  auparavant.  Enfin,  dans  sa  colère  contre 
le  siècle,  après  avoir  condamné  un  grand  nombre  de  publica- 
tions philosophiques,  il  déclare  que  <  le  monstrueux  athéisme  est 
devenu  l'opinion  dominante'.  » 

Ces  doléances  de  l'esprit  de  persécution  furent  portées  au  roi 
par  l'archevêque  de  Vienne,  frère  du  poète  Lefranc  de  Pompi- 

1.  Droz,  t.  !•%  p.  171.  —  OEuv,  de  Turgot,  t.  !•',  Notice  hist.,  p.  c.  —  Relation 
du  nacre j  ap.  Mercure  hist.,  t.  CLXXIX,  p.  78  et  suiv. 
2;  Œuvres  de  Turgot,  t.  II,  p.  492. 
3.  Droz,  t   1",  p.  182.  —  Hachaumont,  t.  Vm,  p.  269-312. 

XVI.  23 


354  TUnGOT.  (1775] 

gnan  et  son  allié  dans  la  guerre  contre  Voltaire.  Ce  prélat,  sin- 
cère dans  son  intolérance ,  avait  pour  acolytes  l'archevêque  de 
Toulouse,  Loinénie  de  Brienne,  ministre  en  expectative,  et  un 
jeune  ecclésiastique  destiné  à  devenir  bien  plus  fameux  encore, 
Fabbé  de  Talleyrand-Périgord,  deux  hommes  d'Église  qui  croyaient 
tout  au  plus  en  Dieu,  mais  qui,  du  moins,  avaient  tâché  en  par- 
ticulier de  s'opposer  aux  résolutions  qu'ils  étaient  obligés  de  sou- 
tenir officiellement. 

Cette  assemblée  si  rétrograde  avait  cependant  refusé  d'auto- 
riser la  fête  du  Sacré  Coeur  de  Jésus,  que  les  ex-jésuites  tâchaient 
d'introduire  par  la  société  secrète  des  Cordicoles,  C'était  une  con- 
cession à  l'esprit  antijésuite  du  parlement,  qui  répondit  aux 
avances  du  clergé  en  condamnant  au  feu  la  Diatribe  à  Vautmr 
des  Éphèmérides,  déjà  prohibée  par  le  conseil.  L'avocat-général 
Séguier  proclama,  dans  son  réquisitoire,  l'étroite  union  delà 
magistrature  et  du  clergé.  Les  deux  vieux  adversaires  se  réunis- 
saient contre  l'ennemi  commun*. 

D'autres  remontrances,  conçues  dans  un  esprit  bien  différent, 
avaient  été  présentées  au  roi  avant  celles  du  clergé  (6  mai  1775). 
C'étaient  ces  remontrances  de  la  cour  des  aides,  demeurées  si 
justement  célèbres  comme  la  pièce  historique  la  plus  instnictive 
qui  soit  émanée  des  corps  de  magistrature.  A  propos  de  quelques 
observations  sur  les  conditions  de  son  rétablissement,  la  cour  des 
aides,  ou  plutôt  son  premier  président,  l'excellent  Malesherbes, 
avait  tracé  im  tableau  complet  du  système  d'impôts  qui  pesait  sur 
la  France  et  des  effroyables  abus  qui  en  résultaient.  Le  roi  pou- 
vait tout  embrasser  d'un  coup  d'œil,  le  passé  et  le  présent.  C'est 
là  qu'on  voit  ces  détails  si  poignants  et  si  souvent  reproduits  sur 
la  gabelle  du  sel,  de  ce  don,  <  un  des  plus  précieux  que  la  nature 
ait  faits  à  la  France ,  si  la  main  du  financier  n^  repoussait  sans 
cesse  ce  présent  que  la  mer  ne  cesse  d'apporter  sur  nos  côtes... 
Il  est  des  parages  où  les  commis  de  la  ferme  assemblent  les 
paysans,  dans  certain  temps  de  l'année,  pour  submerger  le  sel 
que  la  mer  a  déposé  sur  le  rivage!...  »  C'est  là  encore  qu'appa- 
raît à  nu  la  démoralisation  causée  par  le  régime  des  douanes 

1.  Mém.  de  Bachaumont,  t.  VIII,  p.  241  —  Droz,  1. 1*',  p.  183.  --  E.  Daire,  Intn- 
(iuction  aux  Œuvres  de  Turgot^  p.  xcix. 


n7751  LA  COUR  DES  AIDES.  355 

intérieures  et  des  impôts  inégaux,  démoralisation  dont  il  nous 
reste  de  déplorables  traces  ;  Tauteur  montre  les  populations  habi- 
tuées à  ne  pas  regarder  comme  un  délit  la  contrebande,  c'est-à- 
dire  la  fraude  contre  l'état*  ;  c  il  y  a  des  provinces  entières  où 
les  enfants  y  sont  élevés  par  leurs  pères,  n'ont  jamais  acquis 
d'autre  industrie,  et  ne  connaissent  d'autres  moyens  pour  sub- 
sister. »  Et  cela  avec  les  galères  ou  même  le  gibet  en  perspec- 
tive !  La  ferme  générale  combat  cette  corruption  par  une  bien 
pii%  :  elle  achète  secrètement  la  femme  pour  dénoncer  le  mari , 
le  fils  pour  dénoncer  le  père  !  Elle  a  obtenu  qu'en  matière  de 
fraude  l'accusation  équivale  à  peu  près  à  la  condamnation  ;  on 
n'est  pas  obligé  de  prouver  le  délit  :  le  procès-verbal  des  commis 
faisant  foi ,  c'est  à  l'accusé  de  prouver  son  innocence,  et  Dieu  sait 
quelle  foi  méritent  les  commis  intéressés  à  trouver  toujours  des 
coupables^.  Dans  la  plupart  des  cas,  l'accusé  n'a  qu'un  seul  juge, 
la  plupart  des  affaires  d'impôt  ayant  été  soustraites  aux  tribunaux 
spéciaux  et  renvoyées  devant  l'intendant  de  la  généralité,  et  de 
là ,  en  appel ,  au  conseil  des  finances ,  c'est-à-dire  à  un  intendant 
des  finances,  puisque  le  contrôleur -général  qui  compose  ce 
conseil  avec  cet  intendant  ne  peut  entrer  dans  le  détail  du  con- 
tentieux. Lors  même  qu'il  n'y  a  pas  évocation,  les  appels  des 
tribunaux  aboutissent  encore  à  ce  juge  unique  du  conseil  des 
finances.  N'avoir  qu'un  seul  juge,  c'est  n'avoir  point  de  juge,  c'est 
n'être  jugé  que  par  l'arbitraire,  La  concession  faite  aux  cours  des 
aides,  en  1767,  par  Tabolition  des  commissions  extraordinaires, 
a  donc  été  presque  entièrement  illusoire. 

La  tyrannie  insolente  que  la  ferme  et  tous  ses  employés,  jus- 
qu'aux plus  infimes,  exercent  sur  la  masse  laborieuse,  sur  tout 
ce  qui  n'est  pas  privilégié  ou  protégé,  repose  sur  un  code  inconnu, 
immense  chaos  de  règlements  qui  ne  sont  rassemblés  nulle  part 

1.  Témoin  Tespëce  de  popularité  de  Mandrin,  le  héros  de  la  contrebande. 

2.  V.  dans  le  Recueil  de  la  cour  dee  aidée,  p.  485  et  sniv.,  Thistoire  de  Monnerat, 
soupçonné  de  contrebande  (on  Taviût  pris  pour  un  autre) ,  arrêté,  enseveli,  laos 
aucune  forme  de  justice,  dans  un  cachot  souterrain,  pendant  six  semaines,  chargé  de 
fers,  au  pain  et  à  Teau,  puis  détenu  vin£^  mois  dans  une  autre  prison.  Uerrear 
reconnue,  remis  en  liberté,  il  fait  assigner  en  dommages  et  intérêts  Ta^judicataire 
«les  fermes  par^devant  la  cour  des  aides.  Le  conseil  d*état  évoque  et  enterre  l*affklre, 
et  casse  les  arrêts  par  lesquels  la  cour  des  aides  essaie  de  maintenir  sa  juridiction  et 
de  faire  justice.  C*est  un  exemple  entre  mille. 


356  TURGOT.  (17751 

et  OÙ  les  financiers  pénètrent  seuls.  Le  contribuable  ne  sait 
jamais  ce  qu'il  doit  payer;  le  fermier,  souvent,  ne  sait  pas  mieux 
ce  qu*il  doit  exiger;  mais  il  a  fait  passer  en  jurisprudence  que  le 
doute  s'interprète  toujours  à  l'avantage  de  la  ferme,  t  L'homme 
du  peuple  est  obligé  de  souffrir  journellement  les  caprices,  les 
hauteurs,  les  insultes  même,  des  suppôts  de  la  ferme.  »  11  est 
entièrement  à  la  merci  des  tyrans  fiscaux ,  de  même  qu'il  avait 
été  autrefois  à  celle  des  tyrans  féodaux. 

Comment  s'étonner  des  haines  traditionnelles  qui  poursuivent 
encore  aujourd'hui  tout  ce  qui  tient  aux  contributions  indirectes  ^ 

«  Des  branches  entières  d'administration  sont  fondées  sur  des 
systèmes  d'injustice,  sans  qu'aucun  recours  ni  au  public,  ni  à 
l'autorité  supérieure,  soit  possible.  »  11  n'y  a  ni  plus  de  clarté  ni 
plus  d'équité  dans  ce  qui  regarde  les  impôts  directs.  La  corvée, 
par  exemple,  n'a  été  établie  par  aucune  loi,  pas  même  par  un 
arrêt  du  conseil  imprimé  !  Non-seulement  le  roi  s'est  attribué  le 
droit  exclusif  et  absolu  de  faire  des  lois,  mais,  maintenant,  on 
met  des  impôts  même  sans  loi  du  roi.  Le  vingtième  a  bien  été 
établi  par  des  édits,  mais  les  rôles  en  sont  occultes;  impossible 
aux  particuliers  de  les  consulter.  La  tour  des  aides  avait  obtenu , 
en  1756,  que  la  publicité  fût  donnée  à  ces  rôles  :  les  ministres  ont 
fait  révoquer  cette  concession  au  feu  roi.  Quant  à  la  taille  et  à 
ses  accessoires,  les  rôles  ne  peuvent  être  secrets  ;  mais  il  n'existe 
pour  les  communautés  ni  pour  les  particuliers  aucun  moyen  de 
discuter  ni  de  réclamer  d'avance.  On  n'est  instruit  de  ce  qu'on 
doit  qu'au  moment  de  payer.  La  cour  des  aides  avait  ordonné , 
en  1768,  à  chaque  élection  de  lui  envoyer  un  état  annuel  des 
tailles.  Le  conseil  a  cassé  l'arrêt  de  la  cour.  Toutes  les  garanties 
ont  été  englouties  les  unes  après  les  autres  par  une  marée  mon- 
tante d'arbitraire.  Les  élus  chargés  du  département  de  la  taille 
étaient  jadis,  comme  leur  nom  l'indique,  des  délégués  popu- 
laires ;  on  en  a  fait  des  officiers  royaux ,  puis  ils  ont  été  présidés 
par  l'intendant  de  la  généralité  ;  puis  l'intendant  a  décidé  seul , 
les  élus  étant  réduits  à  la  voix  consultative,  et  les  cours  souve- 
raines ont  reçu  défense  de  se  mêler  des  questions  concernant 
l'assiette  de  l'impôt;  puis  enfin,  en  1767,  la  connaissance  a  été 
retirée  aux  élus  de  ce  qui  regarde  les  accessoires  de  la  taille, 


(17751  LA  COUR  DES  AIDES.  357 

c'esl-à-dire  la  partie  mobile  de  l'impôt,  partie  à  peu  près  égale 
au  principal  qui  reste  fixe;  Tintendant  non-seulement  statuant 
seul,  mais  connaissant  seul  désormais,  quant  aux  accessoires  de 
la  taille  et  aussi  aux  diminutions  et  remises. 

La  cour  des  aides  ne  discute  pas  les  limites  des  droits  de  la 
couronne,  comme  avaient  fait  sans  cesse  les  parlements  ;  elle  laisse 
de  côté  toute  métaphysique  politique*,  et  concentre  son  attaque 
poumla  rendre  irrésistible.  L'ennemi  qu'elle  saisit  corps  à  corps, 
c'est  le  despotisme  bureaucratique^  :  c'est  la  puissance  clandestine, 
impersonnelle,  irresponsable  des  commis;  dans  l'immense  majo- 
rité des  cas  qui  intéressent  le  plus  grand  nombre  des  citoyens^  ce 
n'est  pas  en  effet  le  ministre,  ce  n'est  pas  même  l'intendant,  c'est 
un  subalterne  inconnu  qui  décide  en  toute  souveraineté  sous  la 
signature  de  son  supérieur  qui  le  couvre.  La  cour  des  aides  attaque 
avec  une  extrême  énergie  ce  système  d'arbitraire  et  de  clandes- 
tinité suivi  avec  persévérance  par  l'administration  pour  enlever 
aux  peuples,  à  tous  les  degrés,  le  moyen  de  faire  entendre  leur 
voix  au  prince,  ce  système  qui  a  fait  disparaître,  dans  presque 
toute  la  France,  toute  représentation  générale  ou  locale ,  qui  a  été 
jusqu'à  dépouiller  les  corps  et  communautés  du  droit  d'adminis- 
trer leurs  propres  affaires,  qui  en  est  venu  à  cet  excès  puéril  de 
concentration  universelle  de  a  déclarer  nulles  les  délibérations 
des  habitants  d'un  village,  quand  elles  ne  sont  pas  autorisées  par 
l'intendant,  en  sorte  que,  si  cette  communauté  a  une  dépense  à 
faire,  quelque  légère  qu'elle  soit,  il  faut  prendre  l'attache  du  sub- 
délégué de  l'intendant...  > 

Après  soixante-dix  ans  de  révolution,  les  conmiunes  ne  sont 


1.  n  y  a  cependant  à  citer  nu  passage  qni  renfénne  nne  Tue  trés-flne  et  très- 
remarquable.  Le  rédacteur  compare  la  France  avec  les  pays  de  despotisme  oriental 
où  il  n*y  a  ni  lois  ni  corps  constitués,  et  avec  les  pays  où  les  prérogatives  du  prince 
et  de  la  nation  ont  été  respectivement  fixées.  «  En  France,  dit-il,  la  nation  a  toigouni 

.en  un  sentiment  profond  de  ses  droits  et  de  sa  liberté  :  nos  maximes  ont  été  pins 
d'une  fois  reconnues  par  nos  rois  ;  ils  se  sont  même  glorifiés  d'être  les  souverains 
d'un  peuple  libre.  Cependant  les  articles  de  cette  liberté  n'ont  jamais  été  rédigés. 
(  Recueil  dé  ce  qui  s'est  passé  à  la  cour  des  aides,  etc.;  Bruxelles,  1779,  p.  652.)  Il  y  a  en 
effet  dans  l'histoire  autre  chose  que  les  institutions  et  que  les  faits  officiels.  Il  y  a  les 
mœurs  et  les  idées;  c'est  surtout  dans  l'histoire  de  France  qu'il  ne  faut  jamais  l'ou- 
blier ;  car  nous  sommes  la  moins  formaliste  des  nations. 

2.  Le  terme  est  barbare,  mais  expressif,  et  nous  ne  lui  trouvons  pas  d'équivalent. 


358  TURGOT.  M775] 

point  encore  affranchies  ;  mais  on  voit,  du  moins,  ce  qu*U  faut 
penser  du  reproche  si  souvent  adressé  à  la  Révolution  d'avoir 
étouffé  les  libertés  conununales\ 

En  poursuivant  partout  le  systèine  de  clandestinité,  la  cour  des 
aides  ne  pouvait  manquer  de  rencontrer  les  lettres  de  cachet  : 
elle  voudrait  bien  réclamer  leur  entière  abolition  ;  elle  demande, 
du  moins,  qu*on  donne  aux  gens  arrêtés  par  voie  extraordinaire 
les  moyens  de  débattre  leur  innocence,  avec  indemnité  s'ils  «ont 
reconnus  innocents^  et  que  tout  ordre  d'arrestation  extraordinaire 
soit  revisé  par  des  magistrats  spéciaux. 

Les  Remontrances  essaient  d'indiquer  partout  le  remède  à  côté 
du  mal.  —  Simplifier  les  droits  et  taxes  :  c  n  n'y  a  de  bonnes  lois 
que  les  lois  simples.  »  —  Ordonner  aux  fermiers  de  publier  des 
tarifs  exacts  et  une  collection  courte  et  claire  des  règlements.  — 
Rendre  au  peuple  le  droit  de  nommer  des  représentants  pour  as- 
sister au  département  des  impôts  avec  Tintendant  et  les  élus 
actuels ,  et  attribuer  à  cette  assemblée  tout  ce  qui  r^^arde  les 
impôts  directs.  —  Révoquer  la  capitation  ou  en  changer  entiè- 
rement la  nature  arbitraire*.  Fixer  l'époque  où  cessera  le  ving- 
tième, fort  augmenté  sous  l'abbé  Terrai;  changer,  en  attendant, 
la  nature  de  cet  impôt  par  un  cadastre  une  fois  fait.  Plus  d'impôt 
dont  la  somme  totale  ne  soit  pas  fixée  d'avance.  Le  particulier 
doit  avoir  à  payer  sa  part  proportionnelle  dans  un  total  déterminé, 
et  non  point  une  portion  déterminée  de  son  revenu  faisant  partie 
d'un  total  inconnu*. 

La  cour  des  aides  termine  en  réclamant  la  publicité  à  tous  les 
degrés  dans  l'administration,  c  Le  vœu  unanime  de  la  nation  est 
d'obtenir  des  États-Généraux,  ou  au  moins  des  États-Provinciaux.» 


1.  Qae  U  oentraliaation  adminlitrtliTe,  aT60  tons  mb  tlms,  soit  d*origiiie  monar- 
chique et  non  réToIntlonnaire,  c'est  ce  qui  ressort  de  Tétude  attentiTe  de  Tancien 
régime;  M.  de  Tocquerille  noos  a  rendu  le  serrice  de  mettre  cette  Térité  au-dessus 
de  toute  discussion  et  à  là  portée  de  tout  le  monde,  en  multipliant,  en  concentrant 
les  preuves  dans  une  OBUTre  décisive  :  TÀncim  Régime  «I  la  Rivoinlùm,  dernier  effort 
d'une  belle  intelligence  que  la  mort  allait  nous  ravir. 

9.  Les  nobles  et  tous  les  privilégiés,  dans  les  provinces,  avaient  trouvé  moyen  de 
faire  réduire  leur  capitation  à  un  taux  excessivement  modique,  tandis  que  celle  des 
taillables  égalait  presque  le  principal  de  la  taille.  OBw.  de  Turgot,  t.  II,  p.  258. 

3.  Cest-Mire  qaUl  ne  doit  y  jtvoir  que  des  impôts  de  répartition,  et  point  d'im- 
p^  de  quotité. 


(1775)  MALESHERBES  ET  MAUUEPAS.  359 

Il  faudrait  commencer  par  avoir  auprès  du  roi  des  députés  des 
provinces  pour  toutes  leurs  affaires  en  général ,  comme  il  y  en  a 
déjà  pour  les  intérêts  spéciaux  du  commerce.  Il  faudrait  qu*on 
pût  recourir  publiquement  au  conseil  ou  au  ministre  contre  un 
intendant,  comme  aux  cours  souveraines  contre  un  tribunal  in- 
férieur*. 

Halesherbes  ne  concluait  pas  comme  Turgot,  puisqu'il  récla- 
mait des  États-Généraux,  et  son  projet  de  réforme  était  beaucoup 
moins  vaste  et  moins  profond  que  celui  du  contrôleur-général  ; 
mais  la  présentation  officielle  au  nom  d*unc  cour  souveraine  lui 
donnait  un  grand  poids,  et  Timpression  générale  des  Remon- 
trances^ malgré  certaines  divergences  dans  les  points  de  vue,  était 
très-favorable  aux  plans  de  Turgot.  Aussi  le  contrôleur-général 
avait-il  lui-même  engagé  le  premier  président  delà  cour  des  aides 
à  presser  son  travail,  et  tous  deux  étaient-ils  d'accord  pour  tâcher 
de  faire  nommer  une  commission  de  magistrats  et  d'administra- 
teurs qui  examinerait  les  Remontrances  et  chercherait  les  moyens 
pratiques  de  réforme.  Cette  commission  eût  été  l'instrument  es- 
sentiel de  Turgot. 

Le  vieux  Maurepas  le  sentit  :  l'autorité  croissante  de  Turgot 
commençait  sinon  à  l'inquiéter,  du  moins  à  l'importuner.  Le 
sévère  et  sombre  tableau  retracé  par  Malesherbes  l'effaroucha,  n 
ne  voulait  laisser  le  gouvernement  s'engager  à  fond  sur  rien.  Il 
ne  songea  qu'à  enterrer  les  Remontrances  et  le  projet  de  commis- 
sion, fit  répondre  par  le  roi  que  les  réformes  nécessaires  sur  les 
objets  qui  en  seraient  susceptibles  devaient  être,  non  pas  l'ou- 
vrage d'un  moment,  mais  le  travail  de  tout  son  règne,  et,  par  le 
garde  des  sceaux,  que,5'i/  existait  réellement  (ie5a&u5,  il  ne  faudrait 
les  faire  connaître  qu'au  moment  de  les  corriger;  que  la  cour  des 
aides  ne  devrait  donc  pas  s'étonner  des  moyens  extraordinaires 


1.  Mim,  pour  strvir  à  l'hist.  du  Droit  public,  etc.,  ou  Recueil  de  ce  qui  s'eel  pauim 
la  cour  des  aides^  de  1756  à  1775,  p.  628-693.  —  Il  y  a  dans  cette  piôce,  ea  debon  de 
son  objet  spécial,  bien  des  vues  jadicieoses.  Le  rédacteur,  par  exemple,  montre 
^n*nne  des  causes  qui  arrêtent  le  développement  de  la  prospérité  et  de  la  grandeur 
de  la  France,  c'est  qu'il  est  plus  avantageux  cbez  nous  d'être  commis  ou  même  frau- 
deur que  soldat,  d'être  officier  de  finance  qu'agriculteur,  que  commerçant  ou  qu'in- 
dustriel. —  Forbonnais  avait  dit  la  même  chose  en  posant  des  chifiVes  qui  montrent 
l'homme  de  finance  gagnant  trois  fois  plus  que  l'industriel. 


360  TUROOT.  11775) 

pris  pour  empêcher  la  publication  de  ses  Remontrances,  Ces 
moyens  consistaient  à  enlever  la  minute  des  registres  de  la  cour 
(30  mai  1775) .  Maurepas  n'y  gagna  pas  grand'chose  ;  car  la  pièce 
qu'il  voulait  faire  disparaître  fut  imprimée  secrètement,  quelques 
semaines  après,  à  Tinsu  de  Malesherbes*. 

La  présentation  des  Remontrances  fut  le  dernier  acte  important 
de  Maiesherbes  comme  premier  président  de  la  cour  des  aides. 
Maurepas  avait  reconnu  enfin  l'impossibilité  de  soutenir  plus 
longtemps  contre  le  mépris  universel  son  beau-frère,  le  vieux  La 
VrilUère ,  honteux  débris  d'un  honteux  régime.  La  reine ,  excitée 
par  ses  familiers,  qui  avaient  de  l'ambition  pour  elle,  tâchait  d'in- 
troduire quelqu'un  de  ses  protégés  dans  le  cabinet  à  la  place  de 
La  Vrillière.  Maurepas  craignait  sur  toute  chose  que  la  reine  ne 
prit  de  rinllucnce  :  il  se  rejeta  du  côté  de  Turgot  et  fit  nommer 
au  ministère  de  la  maison  du  roi  précisément  l'auteur  des  Remon-- 
trances.  Maiesherbes  refusa  par  deux  fois  et  ne  se  résigna  que 
lorsque  Turgot  lui  eut  fait  un  devoir  positif  d'accepter,  en  lui  re- 
présentant qu'un  esprit  de  dissipation  et  de  frivolité  allait  envahir, 
avec  la  société  de  la  reine,  la  place  qu'il  refusait ,  et  que  la  cause 
des  réformes  serait  perdue  (mi-juillet  1775). 

C'était  un  indice  assez  significatif  que  de  voir  au  ministère 
chargé  des  rapports  avec  le  clergé  et  des  lettres  de  cachet  le  cor- 
respondant de  Rousseau,  le  magistrat  qui  avait  revu  en  secret  les 
[^preuves  de  V Emile  !  La  présence  de  cet  homme  de  bien  semblait 
purifier  les  bureaux  où  avait  siégé  durant  un  demi -siècle  le  lâche 
L^omplaisant  de  Louis  XV  et  de  tous  les  grands,  l'instrument  ser- 
^He  du  vice  et  du  fanatisme.  Le  premier  soin  de  Maiesherbes  fut 
ie  visiter  les  prisons  d'état  et  de  délivrer  le  plus  grand  nombre 
ïu'îl  put  des  victimes  de  l'arbitraire.  Il  ne  lui  fut  pas  possible  de 
les  délivrer  toutes,  ni  de  donner  des  juges  à  ceux  des  détenus  qui  pa- 
raissaient coupables  ou  dangereux.  L'infortuné  Le  Prévôt  de  Beau- 
nont,  qui  avait  dénoncé  le  Pacte  de  Famine,  resta  en  prison.  Ce 
Mîul  fait  montre  à  quel  point  la  machine  du  despotisme  était  for- 
loincnt  montée.  Les  hommes  d'état  qui  désiraient  le  plus  sincère- 
wont  la  briser  étaient  pris  et  entraînés  dans  ses  rouages  dès  qu'ils 

••  ^toiêtil  dtcêpti  **f»l  patêé  m  la  cour  éti  aidety  p.  694,  695 .  —  Mémoiret  de  Bacliau- 


I1775J  MALESHERBES.  REFOIIMES.  361 

touchaient  au  pouvoir.  Malesherbes  lui-même  signa  quelques 
lettres  de  cachet*.  Il  proposa ,  conformément  aux  Remontrances, 
de  remettre  à  un  tribunal  spécial  l'arme  funeste  dont  il  avait  hâte 
de  se  débarrasser.  En  cas  d'arrestation  par  ordre  exprès  du  roi,  le 
nouveau  tribunal  serait  saisi  dans  tes  vingt- quatre  heures. 
Louis  XYI  approuva  ;  mais  Maurepas  entrava  sourdement ,  et  le 
tribunal  ne  fut  point  établi. 

n  en  fut  de  môme  d'un  autre  abus  monstrueux  que  Malesherbes 
avait  voulu  rendre  moins  criant.  Il  s'agissait  des  arrêts  de  9uir^ 
séance  à  l'abri  desquels  les  courtisans  avaient  l'habitude  de  bra- 
ver leurs  créanciers  et  d'ajourner  indéfiniment  le  paiement  de 
leurs  dettes.  Malesherbes  demandait  que  les  arrêts  de  surséance  ne 
fussent  accordés  que  par  un  conseil ,  une  espèce  de  tribunal»  et 
que  les  débiteurs  favorisés  par  ces  arrêts  fussent  relégués  hors  de 
la  cour  et  de  Paris  tant  qu'ils  en  garderaient  le  bénéfice.  Le  roi 
applaudit,  et  rien  ne  fut  fait'. 

Turgot  continuait  cependant  d'avancer  à  travers  tant  d'obstacles. 
11  achevait  d'effacer  les  traces  des  déprédations  de  Terrai.  Après 
le  bail  des  domaines  et  le  bail  des  hypothèques,  il  avait  cassé  le 
bail  des  poudres  et  remis  cette  administration  en  régie  :  parmi 
les  régisseurs  figurait  l'illustre  chimiste  Lavoisier  (fin  mai).  On 
travaillait  à  remplacer  par  des  nitrières  artificielles  les  vieux  pro- 
cédés vexatoires  de  recherche  du  salpêtre  dans  les  maisons.  Lavoi- 
sier perfectionna  la  poudre ,  et  nos  armées  en  eurent  le  bénéfice 
dans  la  guerre  d'Amérique. 

Un  édit  de  juin  1775  supprime  avec  indemnité  les  offices  de 
marchands  privilégiés  et  porteurs  de  grains  de  la  ville  de  Rouen 
et  le  droit  de  banalité  appartenant  à  cette  ville.  Le  maintien  de 
ces  privilèges  eût  rendu  absolument  illusoire ,  pour  Rouen  et  les 
pays  voisins,  la  liberté  du  commerce  des  grains  proclamée  par  le 
gouvernement.  Une  compagnie  de  cent  douze  marchands  avait  le 
droit  exclusif  d'acheter  les  grains  sur  les  marchés  de  Rouen,  des 
Andelis,  d'Elbeuf,  de  Duclaîr  et  de  Caudebec,  et  de  les  revendre 
aux  boulangers  et  aux  particuliers.  Une  autre  compagnie  de 
quatre-vingt-dix  porteurs,  chargeurs  et  déchargeurs  de  grains 

1.  Et  Turgot  en  demanda.  —  V.  2a  Bastille  dévoilée, 

2,  Drox,  Hitt,  dt  Louis  XYI,  t.  I«S  p.  178-180. 


36Î  TURGOT.  [1775J 

avait  seule  le  droit  de  se  mêler  du  transport  de  la  denrée.  Enfin  la 
ville  de  Rouen  possédait  cinq  moulins  jouissant  du  droit  exclusif 
de  mouture  pour  ses  habitants,  droit  qui  se  résolvait  en  une  sur- 
taxe sur  les  boulangers.  Sous  les  entraves  réglementaires  de  la 
monarchie  moderne,  la  France  portait  encore  les  mille  chaînes 
locales  du  moyen  âge*. 

Quelque  temps  après,  un  arrêt  du  conseil  permet  aux  boulan- 
gers forains  d'apporter  et  de  vendre  librement  leur  pain  dans  la 
ville  de  Lyon  (novembre  1775). 

En  août  1775,  des  commissaires  sont  nommés  poiu*  examiner 
les  titres  de  tous  seigneurs  et  autres  propriétaires  de  droits  sur  les 
grains,  mesure  préparatoire  du  rachat  de  ces  droits. 

La  caisse  d'amortissement,  fondée  en  1764  et  désorganisée  par 
Terrai,  est  supprimée  :  on  emploiera  d'autres  moyens  pour  rem- 
bourser (30  juillet)  ;  Turgot  n'est  nullement  opposé  au  piincipe 
de  l'amortissement,  car  il  vient  de  l'imposer  dorénavant  à  tout 
corps  et  communauté  qui  voudra  contracter  un  emprunt.  Les 
désordres  administratifs  des  corps  de  ville  et  de  toutes  les  autres 
corporations  ne  motivaient  que  trop  cette  mesure  (24  juillet). 

Un  impôt  est  établi  pour  la  continuation  des  travaux  des  canaux 
de  Bourgogne  et  de  Picardie  (  !«'  août). 

Le  7  août,  arrêt  du  conseil  qui  réunit  au  domaine  et  met  en  régie 
les  messageries  et  diligences.  Les  lourds  coches  à  dix  ou  onze 
lieues  par  jour  sont  remplacés  par  des  véhicules  plus  actifs  et 
marchant  en  poste  sur  toutes  les  grandes  routes.  Promesse  est 
faite  d'organiser  le  service  sur  les  routes  de  traverse ,  et  il  est 
expliqué  que  l'exploitation  par  l'état  n'est  qu'une  transition  pré- 
parant un  régime  de  liberté.  Turgot  avait  bien  compris  quelle 
puissante  assistance  la  facilité  des  voyages  et  la  multiplication  des 
rapports  apporteraient  à  la  cause  du  progrès*. 

Le  18  août,  Turgot  et  Malesherbes  font  rendre  au  conseil  un 

1.  Une  déclaration  du  12  janvier  1776  supprima  des  entraves  d*an  autre  genre 
qui  empêchaient  le  développement  des  verreries  en  Normandie.  On  apprend  par  cette 
pièce  que  c'était  vers  1711  que  Tusag^e  des  carreaux  de  vitre  s'était  substitué  à  celui 
des  panneaux  de  verre  en  losange.  Ànc,  Lois  françaises,  t.  XXIII,  p.  29. 

2.  ÛEw.  de  Turgot,  t.  II,  p.  424,  et  t.  I««";  Notice,  etc.,  p.  lxxxyu;  sur  l'hosti- 
lité du  clergé  contre  cet  établissement.  —  Le  coche  ou  carrosse  de  Bordeaux  mettait 
quatorze  jours  pour  arriver  à  Paris  :  la  luryoltne  arriva  en  cinq  jours  et  demi. 


[177ft]  RÉFORMES.  363 

arrêt  qui  inflige  à  un  tribunal  colonial  »  le  conseil  supérieur  du 
Gap  (lie  de  Saint-Domingue),  un  bl&me  sévère  pour  avoir  employé 
en  justice  des  lettres  interceptées;  c  considérant  que  tous  les  prin- 
fl  dpes  mettent  la  correspondance  des  citoyens  au  nombre  des 
c  choses  sacrées,  dont  les  tribunaux,  comme  les  particuliers, 
c  doivent  détourner  les  yeux,  et  qu^ainsi  le  conseil  supérieur 
c  devait  s'abstenir  de  recevoir  la  dénonciation  qui  lui  était  faite  * .  » 

Un  édit  d'août  1775  supprime,  à  mesure  dés  extinctions,  avec 
remboursement  aux  familles,  les  offices  anciens,  alternatifs, 
triennaux,  mi-triennaux,  de  receveurs  des  tailles,  et  crée  un  seul 
et  unique  receveur  de  toutes  les  impositions  (directes)  par  chaque 
élection,  bailliage,  viguerie,  etc.,  où  il  existe  des  offices  de  rece- 
veur. La  simplification  des  emplois  fiscaux  prépare  la  simplifica- 
tion des  impôts. 

29  août  :  suppression  de  la  corvée  militaire  (corvée  pour  le 
transport  des  convois),  remplacée  par  un  impôt  de  1,200,000  fr. 
sur  les  pays  d'élection  et  pays  conquis.  Turgot  avait  donné ,  dans 
sa  généralité  de  Limoges,  l'exemple  du  rachat  de  cette  corvée  par 
abonnement,  exemple  suivi  par  huit  autres  intendants.  L'arrêt 
du  conseil  applique  le  même  principe  à  la  plus  grande  partie  du 
royaume. 

La  pleine  liberté  du  commerce  des  grains  à  l'inulrieur  est 
étendue  au  transport  d'un  port  à  l'autre  du  royaume  (  12  octobre). 

La  haute  police  du  grand  monde,  créée  ou  largement  déve- 
loppée dans  les  dernières  années  de  Louis  XV,  est  mise  à  la 
réforme  •. 

Des  lettres  patentes  du  22  décembre  1775  affranchissent  le  pays 
de  Gex  .de  la  gabelle,  des  aides,  du  monopole  du  tabac,  moyen- 
nant un  abonnement  payé  par  les  propriétaires  fonciers  et  équi- 
valant à  la  somme  que  la  ferme  retirait  de  ce  petit  coin  de  terre. 
D  ne  s'agissait  que  d'une  trentaine  de  mille  livres,  qui  en  coûtaient 
peut-être  dix  fois  autant  au  pays  par  les  vexations,  les  désordres, 
les  obstacles  à  la  production.  C'était  un  témoignage  délicat  de 
reconnaissance  envers  Voltaire  que  de  commencer  à  expérimenter 

1'.  Anciennes  Loti  françaises^  t.  XXITI,  p.  229.  —  Uarrét  ordonne  que  les  aoteun 
de  rinterception  soient  poursuivis  selon  la  rigueur  des  ordonnances» 
2,  Mémoires  dç  Bachaumont,  t.  VIII,  p.  236. 


364  TURGOT.  [i775) 

aux  portes  de  Fernei  les  plans  du  ministre  qu*il  soutenait  avec 
tant  de  zèle  '.  La  plume  infatigable  du  patriarche  continuait  d'en- 
fanter écrit  sur  écrit  en  faveur  du  gouvernement  présent. 

L'esprit  de  réforme  avait  conquis  une  troisième  place  dans  le 
cabinet.  Le  ministre  de  la  guerre,  le  maréchal  du  Mui,  venait  de 
mourir.  Le  choix  du  successeur  embarrassait  :  Turgot  et  Malesherbes 
proposèrent  à  Maurepas ,  toujours  dominé  par  la  préoccupation 
d'écarter  les  protégés  de  la  reine,  un  vieil  officier -général  qui 
vivait  dans  la  retraite  et  dans  la  pauvreté,  au  fond  d'un  village 
d'Alsace.  C'était  le  comte  de  Saint-Germain,  un  des  rares  généraux 
qui,  dans  la  guerre  de  Sept  Ans,  avaient  soutenu,  avec  Chevert, 
l'honneur  des  armes  françaises.  Quelques  griefs,  exagérés  par  son 
imagination  ardente,  lui  avaient  fait  quitter  l'armée  au  milieu  de 
la  guerre  :  il  avait  passé  au  service  du  Danemark,  réorganisé  l'ar- 
mée danoise  sur  un  plan  nouveau,  puis  abandonné  ce  pays  après 
la  catastrophe  de  ses  infortunés  protecteurs,  Struensée  et  Caroline- 
Hathilde.  Retiré  en  Alsace  et  ruiné  par  une  banqueroute,  il  ne 
vivait  que  d'une  modique  pension,  partageant  son  temps  entre 
la  culture  de  son  jardin,  la  rédaction  de  mémoires  sur  la  consti- 
tution de  l'armée ,  et  les  exercices  d'une  dévotion  mystique  où  il 
était  tombé  sur  ses  vieux  jours. 

Maurepas  vit  un  élément  de  popularité  dans  le  piquant  et  dans 
l'imprévu  d'un  tel  choix.  Il  n'eût  pas  laissé  un  troisième  adepte 
de  la  philosophie  pénétrer  dans  le  conseil  ;  mais  il  compta  que 
Saint-Germain,  réformateur  sans  être  philosophe,  ne  ferait  pas 
cause  commune  avec  Malesherbes  et  Turgot,  quoiqu'il  dût  sa 
place  à  leur  recommandation.  Samt- Germain  fut  dwc  appelé  à 
Versailles,  et  l'on  raconta  avec  admiration,  à  la  ville  et  à  la  cour, 
que  l'envoyé  qui  lui  portait  sa  nomination  au  ministère  l'avait 
trouvé  occupé  à  planter  ses  légumes  de  ses  propres  mains.  Le 
public,  épris  d'un  subit  engouement  pour  ce  nouveau  Cincin- 
natus,  oublia  trop  que  les  vieux  héros  de  Rome  ne  quittaient  pas 
l'armée  en  temps  de  guerre  pour  des  mécontentements  privés. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  choix  était  bon  quant  aux  vues  :  Saint- 
Germain  avait  des  plans  bien  conçus,  au  moins  sur  l'organisation 

^   4rimir«  MM.,  t.  CLXXX,  p.  388. 


(1775]  SAINT-GERMAIN.  365 

de  Farmée  active.  Il  avait  des  lumières,  mais  Févénement  allait 
montrer  qu'il  n'avait  pas  le  caractère  sans  lequel  les  lumières  ne 
sont  rien  chez  un  administrateur.  La  réforme  militaire  ne  pou- 
vant valoir  que  par  l'ensemble  et  devant  frapper  sur  des  intérêts 
puissants  et  remuants ,  il  ne  fallait  pas  laisser  à  ces  intérêts  le 
temps  de  se  reconnaître  ;  il  fallait  mettre  à  profit  Ih  faveur  de 
l'opinion  pour  imposer  la  réforme  en  bloc.  On  Témietta,  pour 
ainsi  dire.  Saint -Germain  avait  bien  aperçu  ce  qu'il  convenait 
de  faire  ;  mais  Maurepas,  toujours  ennemi  des  grands  partis,  con- 
seilla au  roi  de  ne  promulguer  que  successivement  les  ordon- 
nances réformatrices,  et  Saint- Germain  ne  sut  pas  insister  avec 
autorité  ni  faire  comprendre  au  roi  en  quoi  sa  position  difTérait 
de  ceUe  deTurgot,  qui  avait  à  opérer  des  changements  aussi  vastes 
que  compliqués,  et  auxquels  l'élément  du  temps  était  indispen« 
sable.  Saint -Germain  voulait  à  la  fois  se  donner  un  point  d'appui 
et  assurer  la  durée  de  ses  réformes  après  lui  par  la  création  d'un 
conseil  permanent  de  la  guerre,  sans  l'avis  duquel  il  fût  interdit 
de  changer  dorénavant  les  lois  militaires.  Le  conseil  de  la  guerre 
resta  en  projet  :  Maurepas  n'entendait  point  qu'on  limitât  l'omni- 
potence ministérielle. 

Saint  -  Germain  débuta  par  une  amnistie  aux  déserteurs  qui 
rejoindraient  les  drapeaux,  avec  substitution  des  galères  à  la 
mort  pour  ceux  qui  déserteraient  à  l'avenir,  sauf  le  cas  de  dé- 
seilion  à  l'ennemi  (  12  décembre  1775);  puis  il  procéda  à  la 
réfbrme  des  corps  privilégiés  de  cavalerie  de  la  maison  du  roi, 
corps  d'officiers  faisant  le  service  de  soldats  et  avançant  au 
tableau  avec  les  vrais  officiers,  création  contraire  à  tous  les 
vrais  principes  militaires ,  mais  politiquement  utile  à  la  splen- 
deur et  à  la  force  de  la  monarchie  absolue.  On  put  reconnaître 
dès  lors  combien  l'énergie  de  Saint- Germain  était  au-dessous  de 
ses  projets.  Il  ne  sut  point  résister  aux  clameurs  des  grands  sei- 
gneurs qui  commandaient  ces  corps.  Il  supprima  les  mousque- 
taires, qui,  précisément,  avaient  les  états  de  service  les  plus  bril- 
lants ;  mais  il  conserva  en  partie  les  autres  compagnies  et  surtout 
les  gardes-du-corps,  les  plus  nombreux  et  les  plus  dispendieux, 
et  il  se  laissa  aller  à  accorder  le  rang  d'officiers  à  tout  le  corps 
de  la  gendarmerie ,  créant  ainsi  un  abus  nouveau  quand  il  pré- 


366  TURGOT.  [1775-1776] 

tendait  abattre  les  anciens  (décembre  1775  — février  1776).  Il 
supprima  les  régiments  provinciaux ,  institution  qu'il  eût  mieux 
valu  perfectionner,  et  n'en  laissa  subsister  que  le  tirage  et  Fin- 
scription  pour  disponibilité.  Il  supprima  l'École  Militaire  et  le 
collège  préparatoire  de  La  Flèche,  et  fit  ordonner  que  les  enfants 
nobles  élevés  aux  frais  du  roi  dans  ce  collège  seraient  désormais 
distribués  dans  des  collèges  ordinaires,  d'où,  à  quinze  ans,  on 
les  enverrait  dans  des  régiments  parmi  douze  cents  cadets  gen- 
tilshommes que  le  roi  y  entretiendrait  (  !«'  février  1776).  Un  autre 
règlement  du  28  mars  1776  répartit  les  futurs  cadets  entre  une 
dizaine  de  collèges  dirigés  par  des  bénédictins,  des  oratoriens, 
des  minimes,  éducation  qui  parut  singulière  pour  former  des 
gens  de  guerre*.  Le  25  mars  1776,  parurent  des  ordonnances 
d'une  incontestable  utilité  sur  le  nombre  et  les  appointements 
des  gouverneurs  de  villes  et  de  provinces  ;  sur  la  formation  des 
troupes  en  divisions,  de  manière  à  avoir,  au  lieu  de  régiments 
isolés,  une  véritable  armée  organisée  en  grands  corps  et  dressée 
aux  manœuvres  d'ensemble;  sur  la  suppression  de  la  finance  de 
tous  les  emplois  militaires  ;  sur  une  augmentation  de  solde  que 
l'augmentation  du  prix  de  toutes  les  denrées  rendait  juste  et 
nécessaire;  sur  l'avancement  réglé  avec  ordre  et  justice;  enfin 
diverses  mesures  destinées  à  doter  l'armée  de  cette  constitution 
uniforme  que  Choiseul  avait  déjà  fort  avancée;  tout  cela  était 
excellent;  mais,  peu  de  temps  après  avoir  proclamé  l'abolition 
de  la  vénalité  des  charges  de  guerre ,  Saint-Germain  laissa  ven- 
dre, pour  couvrir  quelques  dépenses  de  son  ministère,  cent 
charges  de  capitaines  de  cavalerie.  Ce  n'était  pas  ainsi  que  Turgot 
menait  la  réforme. 

Toutes  les  innovations  de  Saint -Germain  n'étaient  point  d'ail- 
leurs également  judicieuses.  Dans  son  règlement  disciplinaire , 
mélange  de  bonnes  dispositions  et  de  minuties  monacales,  il 
s'avisa  d'introduire  les  punitions  corporelles  en  usage  chez  les 
Allemands  et  les  Anglais,  mais  que  l'armée  française  n'avait 


1.  On  trouva  encore  pins  étrange ,  dans  le  règlement  disciplinaire  dn  25  mars, 
rarUcle  où  le  minière  déclarait  que  rintention  du  roi  était  de  ne  souffrir  dans 
ses  troupes  **  aucun  officier  affichant  Tincrédulité.  »  Ànc.  Lois  françaises,  t.  XXIII, 
p.  472. 


(1776)  RÉFORMES.  367 

jamais  connues.  Le  vieil  honneur  gaulois  se  souleva  :  il  y  eut  des 
rébellions,  des  suicides,  quand  il  s'agit  d'appliquer  aux  soldats  la 
punition  des  coups  de  plat  de  sabre,  c  Je  n*aime  du  sabre  que  le 
tranchant!  >  s'écria  un  grenadier,  dont  le  mot  courut  toute  la 
France.  Un  sous- officier  s'enfonça  dans  le  cœur  l'arme  dont  on 
l'avait  forcé  de  frapper  un  soldat!  Les  officiers  approuvaient  la 
susceptibilité  de  leurs  soldats ,  et  la  discipline  se  relâcha  au  lieu 
de  se  resserrer  • . 

Une  prompte  réaction  s'opéra  dans  l'opinion  contre  Saint - 
Germain,  et  l'inégalité  de  son  humeur,  mélange  de  brusquerie 
et  de  faiblesse ,  lui  fit  autant  d'ennemis  que  l'inconséquence  de 
sa  conduite.  La  confusion  qui  se  fit  dans  la  masse  peu  éclairée 
entre  ses  réformes  et  celles  de  Turgot  fut  im  obstacle  de  plus 
pour  celui-ci. 

Turgot  poursuivait  sa  marche  avec  une  fermeté  que  rien  ne  pou- 
vait ébranler,  avec  une  activité  que  rien  ne  pouvait  lasser,  et  cela 
parmi  de  longues  et  cruelles  attaques  de  goutte  qui  altéraient 
déjà  sa  forte  constitution.  Il  se  hâtait  d'autant  plus  qu'il  avait 
moins  à  compter  sur  le  temps  et  sur  la  vie. 

Les  premiers  résultats  financiers  de  son  administration  étaient 
le  meilleur  argument  à  donner  au  roi  en  faveur  de  ses  plans  éco- 
nomiques. Dans  l'état  des  recettes  et  dépenses  pour  1776,  le  dé- 
couvert se  trouvait  réduit  de  36  millions  et  demi  à  23  et  demi.  Il 
n'y  avait  découvert  que  parce  qu'on  remboiursait  plus  de  31  mil- 
lions sur  l'arriéré  :  le  découvert  n'existait  donc  plus  sur  la  dé- 
pense ordinaire  :  il  y  avait  au  contraire  excédant  de  recettes. 

Dans  le  courant  de  janvier  1776,  Turgot  présenta  au  roi  en 
conseil  une  série  de  projets  de  lois  qui  faisaient  faire  de  nouveaux 
et  de  très-grands  pas  à  son  système.  Les  principaux  étaient  : 
l^  l'abolition  de  la  corvée  pour  les  chemins  et  son  remplacement 
par  un  impôt  sur  les  propriétaires  de  bien&-fonds  ;  2^  l'aboUtion 
des  droits  établis  à  Paris  sur  les  blés  et  farines,  et  de  toute  cette 
vieille  police  des  grains ,  si  vexatoire ,  si  incohérente ,  qui  eût 

l.  Vie  du  comte  de  Saint'Germain,  en  tète  de  sa  Correspondance  avec  Paris  Duver- 
nei  ;  Londres,  1789  ;  2  vol.  in-8«.  —  Mém.  du  comte  de  Saint-Germain  ;  Amsterdam, 
1779;  in-12.  —  Ànc,  Lois  françoMes,  t.  XXIU,  passim.  —  Droz,  HieL  de  Louit  XVI, 
t.  !•%  p.  184  et  soiv. 


368  TOHGOT.  [1776] 

rendu  tout  commerce  de  blé  absolument  impossible  à  Paris  et  aux 
environs  si  Ton  eût  exécuté  les  règlements  à  la  lettre:  c'était  là  le 
complément  nécessaire  des  édits  de  1763  et  de  1774  sur  la  libre 
circulation  des  grains  à  l'intérieur  *  ;  3*  l'abolition  des  offices 
créés  sur  les  halles,  quais  et  ports  de  Paris'  ;  4®  la  suppression 
des  jurandes,  maîtrises  et  corps  de  métiers,  et  la  pleine  libcrié 
pour  tout  citoyen  d'entreprendre  toute  espèce  d'industrie,  confor- 
mément au  droit  naturel. 

D'autres  projets  transpiraient  et  devaient  suivre  ceux-ci  :  1°  la 
réforme  de  la  maison  civile  du  roi,  dont  la  monstrueuse  dépense 
était  triple  de  celle  de  la  maison  militaire'  et  que  Turgot  avait 
dessein  de  réduire  de  14  millions  par  des  diminutions  graduées 
qui  ne  seraient  complètement  réalisées  qu'au  bout  de  neuf  ans; 
2®  la  transformation  des  deux  vingtièmes,  impôt  vaguement  assis 
et  arbitrairement  réparti,  en  une  subvention  tcm(or/aie  établie  sur 
les  bases  d'une  rigoureuse  proportionnalité;  3«  la  modification 
profonde  de  la  gabelle,  si  odieusement  inégale;  4**  la  suppression 
ou  la  conversion  des  droits  féodaux  du  domaine  royal  en  une 
redevance  annuelle,  comme  exemple  du  roi  aux  seigneurs, 
qu'on  pousserait  à  consentir  au  rachat  ou  à  la  conversion  de 
leurs  droits,  en  réformant  les  dispositions  des  coutumes  qui 
s'y  opposaient;  enfin,  5»la  validation  des  mariages  des  protes- 
tants ^ 

Toute  la  société  officielle  et  privilégiée,  depuis  les  titulaires  des 

1.  La  déclaration  de  1763  avait  laissé  subsister  tous  les  règflements  particuliers 
des  villes  :  on  a  vu  tout  à  l'heure  ceux  de  Rouen  ;  ceux  de  Paris  étendaient  leur 
action  à  vingt  lieues  à  la  ronde,  interceptaient  les  relations  entre  l'est  et  l'ouest,  et, 
combinés  avec  ceux  de  Rouen,  enlevaient  absolument  au  libre  commerce  le  bassin 
de  la  Seine.  A  Lyon,  les  greniers  d'abondance  et  l'élévation  des  droits  produisaient 
à  peu  près  le  même  effet.  —  Une  déclaration  royale  autorisa  l'exportation  sans  droits 
pour  le  ressort  du  parlement  de  Toulouse  et  pour  le  Roussillon. 

2.  Il  y  avait  jusqu'à  3,200  chargeurs,  déchargeurs,  routeurs,  etc.,  de  grains.  — 
(JBwD.  de  Turgot,  t.  h',  p.  61.  —  Les  commissionnaires  courtiers  de  vins  étaient 
conservés. 

3.  La  maison  militaire  coûtait  8  millions;  la  maison  civile  du  roi,  plus  de  23  ;  les 
maisons  de  la  reine,  des  princes  et  princesses,  plus  de  13  !  —  V.  Comptes  rendus  des 
^nances,  de  1758  à  1787,  p.  169. 

4.  Parmi  les  écrits  publiés  pour  préparer  la  voie  et  former  l'opinion,  l'on  remarque 
les  Af/Iextons  sur  la  Jurisprudence  criminelle ,  par  Condorcet  (contre  le  code  des  ga- 
belles). —  V.  Mélmges  économiques,  i  II. 


[17761  TURGOT  ET  LE  PARLEMENT.  3G9 

pairies  et  des  grandes  charges  de  la  maison  du  roi  jusqu'aux 
gardes  des  métiers  et  aux  titulaires  des  maîtrises,  s'agita  comme 
une  ruche,  ou,  plutôt,  comme  un  immense  essaim  de  frelons 
troublé  dans  son  domaine.  La  Guerre  des  Farines  avait  échoué.  On 
prépara  une  résistance  désespérée  sur  un  autre  terrain.  Déjà  Top- 
position  s'était  manifestée  dans  le  conseil  même.  Maurepas  n'avait 
rien  dit;  mais  le  garde  des  sceaux,  Miromesnil,  l'homme  de 
Maurepas,  n'avait  pas  eu  honte  de  défendre  la  corvée,  cette 
odieuse  imitation  des  abus  féodaux,  par  laquelle  la  monarchie  du 
xvni«  siècle  avait  achevé  d'écraser  les  taillables  des  campagnes  :  il 
avait  combattu,  au  nom  des  privilèges  nécessaires  de  la  noblesse, 
l'établissement  d'un  iippôt  sur  les  propriétaires  pour  la  confection 
et  l'entretien  des  routes.  Turgot  répondit  à  Miromesnil  avec  sa 
vivacité  ordinaire  :  «  M.  le  garde  des  sceaux  semble  adopter  le 
«  principe  que,  par  la  constitution  de  l'état,  la  noblesse  doit  être 
<  exempte  de  toute  imposition.  Cette  idée  paraîtra  un  paradoxe 
«  à  la  plus  grande  partie  de  la  nation.  Les  roturiers  sont  certai- 
a  nement  le  plus  grand  nombre,  et  nous  ne  sommes  plus  au 
«  temps  où  leurs  voix  n'étaient  pas  comptées*.  »  Le  roi  se  pro- 
nonça pour  Turgot,  et  signa  les  édits  ^. 

L'opposition  se  concentra  dans  le  parlement,  devenu,  comme 
Turgot  l'avait  bien  prévu,  le  quartier-général  de  tous  les  intérêts 
stationnaires  ou  rétrogrades.  Le  parlement  prit  l'offensive  dès  le 
30  janvier.  Un  jeune  conseiller,  d'Éprémesnil ,  qu'attendait  une 
tumultueuse  renommée,  dénonça  à  la  compagnie,  en  présence 
des  princes  et  des  pairs,  une  brochure  anonyme  contre  la  corvée^ 
et,  à  cette  occasion,  déclama  dans  les  termes  les  plus  virulents 
conti-e  la  secte  des  économistes  et  contre  Turgot,  désigné  aussi 
clairement  que  s'il  eût  été  nommé.  L'avocat-général  Séguier  le 
prit  de  haut  avec  le  pamphlet  dénoncé,  écrit  futile,  «  plus  digne 
de  mépris  que  de  censure.  »  Le  parlement  supprima  l'écrit , 
qui  n'était  rien  moins  que  l'œuvre  de  Voltaire.  Trois  brochures 

1.  Œuvres  de  Tufgot,  t.  II,  p.  269-270. 

2.  Louis  XYI ,  pris  d'émulation ,  voulut  aussi  travailler  personnellement  à  la 
réforme.  Il  exhuma  et  rajeunit  un  règlement  de  Colbert  pour  la  destructioa  des 
lapins  qui  ravageaient  les  champs  voisins  des  forêts  royales  (21  janvier  1776),  mon- 
trant ainsi,  comme  le  dit  son  historien  (M.  Droz),  ses  bonnes  intentions  et  le  pea 
d'étendue  de  son  esprit. 

XVI.  24 


370  TURGOT.  [1776) 

en  faveur  du  ministère  venaient  de  partir  coup  sur  coup  de  roffi- 
cine  de  Fcrnei  *. 

Le  9  février  ^,  les  édits  annoncés  furent  envoyés  au  parlement 
pour  Tenregistrement.  La  corvée  était  abolie  comme  injuste  :  Tur- 
got  espérait  qu'un  tel  stigmate,  imprimé  par  la  main  du  roi, 
même  sur  cette  exaction,  en  rendrait  le  retour  impossible.  L'im- 
pôt qui  la  remplaçait,  et  qui  ne  devait  pas  dépasser  10  millions 
environ,  portait  sur  tous  les  propriétaires  de  biens-fonds  ou  de 
droits  réels  sujets  aux  vingtièmes,  ce  qui  laissait  les  dîmes  ecclé- 
siastiques en  dehors.  Turgot  n'avait  pas  «  voulu  se  faire  deux 
querelles  à  la  fois.  »  Le  préambule  de  l'édit  sur  les  jurandes 
i*epoussait,  du  haut  du  trône,  au  nom  du  droit  naturel,  l'extra- 
vagante prétention  qui  faisait  du  droit  naturel  et  universel  de 
travailler  un  droit  domanial  que  les  sujets  devaient  acheter  du 
prince.  On  avait  observé,  dans  la  suppression  des  offices  et  dans 
l'abolition  des  jurandes,  tous  les  ménagements  que  demandaient 
la  prudence  et  la  justice. 

L'abolition  des  jurandes  ne  devait  être  immédiate  qu'à  Paris  : 
pour  les  provinces,  elle  n'aurait  lieu  qu'après  que  le  gouverne- 
ment aurait  pris  connaissance  des  dettes  des  communautés  et 
assuré  leur  remboursement.  A  Paris  même  l'exécution  de  l'édit 
était  suspendue  pour  certaines  professions  intéressant  la  foi 
publique,  la  police  générale  ou  la  sûreté  et  la  vie  des  hommes, 
Torfévrerie,  l'imprimerie,  la  pharmacie,  jusqu'à  ce  qu'on  leur  eût 
donné  des  règlements  particuliers^.  Des  syndics  de  quartiers  rem- 
plaçaient les  ofTiciers  des  communautés  pour  les  mesures  d'ordre 
et  de  police.  Tous  les  genres  de  commerce  et  d'industrie  étaient 
libres  à  tous,  même  aux  étrangers  non  naturalisés,  moyennant 
déclaration  devant  le  lieutenant-général  de  police.  Quant  aux 
ouvriers  travaillant  pour  des  entrepreneurs ,  ce  serait  à  ceux-ci 

1.  fiadiaumoDt,  t.  IX,  p  37-41.  —  Mercure  hùL,  t.  CLXXX,  p.  324.  —  Une  des 
trois  brochures  était  intitulée  :  Lettre  d'un  laboureur  de  CKampagne  à  M.  Necker. 

2.  Ce  même  jour,  un  arrêt  du  conseil  ordonne  que  les  boites  de  remèdes  distri- 
buées gratuitement  dans  les  campagnes  soient  triplées.  —  Le  6  février,  un  autre 
anét  avait  réduit  la  largeur  des  grandes  routes  de  60  à  42  pieds,  rendant  ainsi  un 
anei  grand  espace  à  Tagriculture. 

3.  Dès  que  Turgot  admettait  la  nécessité  de  réglementer  certaines  professions , 
il  est  difficile  de  ne  pas  considérer  la  boulangerie  comme  devant  figurer  parmi  ces 
exceptions. 


(1776]  CORVÉE.  JURANDES.   DROITS  FÉODAUX.  371 

à  représenter  au  lieutenaDt  de  police  l'état  des  gens  qu'ils  em- 
ploient. Les  règlements  sur  les  métiers  insalubres  ou  dangereux 
étaient  maintenus,  ainsi  que  quelques  autres  dispositions  pres- 
crites par  la  morale  publique.  Le  lieutenant-général  de  police 
jugerait  sommairement,  sur  rapports  d'experts,  les  contestations 
pour  défectuosité  d'ouvrages,  et  celles  entre  ouvriers  et  entrepre- 
neurs, jusqu'à  concurrence  de  cent  livres;  au-dessus  de  cent 
livres,  les  tribunaux  ordinaires  seraient  saisis.  Toutes  les  con- 
fréries, forme  religieuse  des  corporations  comme  les  jurandes  en 
étaient  la  forme  civile,  étaient  abolies. 

Sur  six  édits  envoyés  par  le  roi,  le  parlement  n'en  enregistra 
qu'un,  portant  suppression  de  la  caisse  de  Poissi,  création  fiscale 
qui  imposait  des  charges  inutiles  au  commerce  de  la  boucherie 
parisienne,  sous  prétexte  de  lui  assurer  des  ressources.  Pour 
l'examen'  des  cinq  autres,  le  parlement  nomma  une  commission 
dont  le  prince  de  Conti  voulut  être  membre  :  la  commission  fit, 
le  17  février,  un  rapport  en  suite  duquel  des  remontrances  furent 
arrêtées  pour  demander  au  roi  le  retrait  des  édits.  Le  23  février, 
l'avocat-général  Séguier,  qui  faisait  du  temps  de  Louis  XV  des 
phrases  si  retentissantes  sur  le  despotisme,  fulmina  un  réquisi- 
toire furieux  contre  une  brochure  intitulée  :  les  Inconvénients  des 
droits  féodaux,  que  Turgot  avait  fait  rédiger  par  le  premier  commis 
des  finances,  Boncerf.  Cette  pièce,  écrite  avec  modération,  cher- 
chait à  démontrer  aux  seigneurs  qu'il  était  de  leur  intérêt  d'ac- 
cepter le  rachat  des  droits  féodaux,  et  sa  plus  grande  hardiesse 
consistait  à  soutenir  que,  si  les  seigneufs  refusaient  les  oflres  des 
vassaux,  le  roi  pourrait  trancher  la  question  législativement. 
L'avocat-général  proclama  les  droits  féodaux,  les  corvées,  les 
banalités,  a  portion  intégrante  de  la  propriété;  »  il  se  déchaîna 
contre  ceux  qui,  cachés  sous  le  voile  du  mystère,  «  sèment  dans  le 
public  des  idées  capables  de  renverser  la  propriété  de  tous  les 
citoyens,  et  cherchent  à  ébranler  les  fondements  de  l'état  ^  • 

Le  parlement  ratifia  par  son  vote  cette  confusion  monstrueuse 
entre  la  propriété  de  privilège  et  d'exception  et  la  propriété  de 
droit  commun.  Il  condamna  la  brochure  au  feu  et  décréta  l'au- 

1.  Mercure  hiat.^  t.  CLXXX,  p.  324  et  suiv. 


372  TURGOT.  H776] 

teur  d'ajournement  personnel.  Il  reniait  ainsi  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  honorable  dans  son  passé,  ses  vieilles  luttes  contre  l'esprit 
féodal.  Le  conseil  d'éttt,  par  contre,  supprima  les  consultations 
et  remontrances  que  les  corporations  d'arts  et  métiei's  avaient 
fait  publier  par  Linguet  et  autres  avocats  :  l'auteur  de  la  brochure 
contre  les  droits  féodaux  fut  mandé  à  Versailles  et  placé  sous  la 
protection  immédiate  du  roi.  La  guerre  était  ouvertement  décla- 
rée. Les  remontrances  du  parlement  furent  présentées  le  4  mars. 
Nous  n'en  possédons  pas  le  texte.  On  assure  que  le  parlement  y 
énonçait  le  principe  que  le  peuple,  en  France,  est  taillable  et  cor- 
véable à  volonté,  et  que  c'est  une  partie  de  la  constitution  que  le 
roi  est  dans  l'impuissance  de  changer.  Il  est  probable  que  le  texte 
ne  s'exprimait  pas  avec  cette  crudité  brutale.  Le  roi  répondit  par 
Tordre  d'enregistrer,  et  par  la  défense  de  poursuivre  l'auteur  de 
la  brochure  contre  les  droits  féodaux.  Le  parlement  arrêta  d'ité- 
ratives remontrances  et  chargea  son  premier  président  (d'Aligrc) 
«  d'obtenir  du  roi  la  fin  de  ce  débordement  d'écrits  économiques,  • 
«t  de  représenter  le  danger  qu'il  y  a  de  laisser  imprimer  «  des 
<icrits  séditieux ,  tendant  à  porter  tous  les  peuples  aux  soulève- 
ments, doht  on  vient  d'avoir  l'exemple  dans  la  Bohême.   » 

Les  i>aysans  bohèmes  venaient  en  effet  de  se  soulever  contre  les 
intolérables  exactions  de  leurs  seigneurs,  et  le  gouvernement  de 
Marie-Thérèse  n'avait  pu  rétablir  l'ordre  que  par  des  concessions 
è  ce  peuple  justement  exaspéré  * . 

Le  roi  renouvela  l'ordre  d'enregistrer  sans  délai,  et,  comme 
«ertains  des  ministres  tâchaient  d'excuser  la  résistance  de  la  magis- 
trature :  «  Je  vois  bien,  leiir  dit-il  avec  brusquerie,  qu'il  n'y  a  ici 
que  M.  Turgot  et  moi  qui  aimions  le  peuple!  » 

Louis  était  tout  à  fait  en  ce  moment  sous  l'influence  du  contrô- 
leur-général, et  Maurepas  commençait  sérieusement  à  craindre 
de  voir  le  roi  lui  échapper. 

Le  parlement  continuant  à  désobéir ,  le  roi  le  manda  à  Ver- 
sailles le  12  mars.  La  philosophie  et  le  progrès  retournaient 
contre  les  vieux  abus  les  formes  qu'avaient  coutume  d'cjnployer 


1.  Ï^B  teignean  exigeaient  cinq  jours  de  corvée  par  semaine!  Les  cinq  jours 
forent  réduits  4  trois.  —  Y.  Mercure  hUt.,  t.  CLXXIX. 


0 


11776]  TURGOT  ET  LE  PARLEMENT.  37; 

le  despotisme  et  La  Hscalilé.  Le  lit  de  justice  fut,  celte  fois,  sui- 
vant le  mot  de  Voltaire,  un  \\i  ds  bienfaisance. 

Les  orateurs  du  parlement  n*en  tinrent  pas  moins  un  langage 
qui  eût  à  peine  convenu  aux  plus  mauvais  jours  de  Louis  XV. 
Après  que  le  garde  des  sceaux  eut  motivé  assez  faiblement  les 
mesures  auxquelles  il  prêtait  malgré  lui  son  concours,  le  premier 
président  répondit  par  une  harangue  emphatique,  où  il  peignait  la 
morne  tristesse  partout  répandue,  le  peuple  consterné,  la  capitale 
en  alarmes,  la  noblesse  plongée  dans  Taffliction.  L'édit  qui  rem- 
place la  corvée  <  est  accabjant  si  Ton  impose  tout  ce  qui  serait 
nécessaire,  insuffisant  si  on  ne  l'impose  pas.  » 

L'impôt  prétendu  accablant  pour  les  privilégiés  était  léger 
apparemment  pour  les  malheureux  taillables!  «  Cet  édit  donne 
une  nouvelle  atteinte  à  la  franchise  naturelle  de  la  noblesse  et  du 
clergé.  • 

Faire  dériver  les  privilèges  du  droit  naturel  dépassait  les  limites 
de  l'absurde! 

Le  premier  président  continue  par  des  déclamations  plus  per- 
fides encore  que  violentes  sur  les  autres  édits,  et  qui  s'adressent  ii 
l'opinion  du  dehors.  Ils  montrent  la  subsistance  du  peuple  parisien 
en  danger  par  la  suppression  de  la  police  des  grains,  tout  ordre 
public  détruit  par  l'abolition  des  jurandes,  les  remboursements 
des  offices  supprimés  écrasant  les  finances  et  menant  à  la  banque- 
route. L'avocat-général  Séguier  enchérit  sur  le  chef  de  sa  compa- 
gnie. Il  tdche  d'établir,  par  une  théorie  empruntée  aux  physio-. 
crates  eux-mêmes,  que,  le  propriétaire  payant  déjà  en  définitive 
tous  les  impôts,  on  le  ruine  par  une  nouvelle  charge.  Il  se  plaint 
que  cette  contribution  confonde  la  noblesse  et  le  clergé  avec  le 
reste  du  peuple.  La  seule  chose  raisonnable  qu'il  objecte  à  l'édit 
sur  la  corvée,  chose,  du  reste,  contradictoire  avec  son  premier 
argument,  c'est  que,  le  commerce  profitant  des  routes  comme  la 
propriété  foncière,  on  devrait  lui  en  faire  payer  sa  part.  Il  conclut 
en  demandant  que  les  routes  soient  faites  par  l'armée.  Quant  aux 
jurandes,  il  affirme  que  ce  sont  précisément  ces  gênes,  ces  en- 
traves, ces  prohibitions  tant  décriées,  qui  font  la  gloire,  la  sûreté, 
l'immensité  du  commerce  français;  il  s'efl'orce  d'effrayer  le  roi 
par  le  tableau  fantastique  de  la  ruine  universelle  qui  suivra  la 


374  TURGOT.  (1776) 

chulc  des  corporations  :  une  indépendance  effrénée  succédant  à  la 
liberté  réglée  qu'on  possède  (quelle  liberté!)  détruira  infaillible- 
ment le  commerce,  l'industrie,  l'agriculture  même!  Il  veut  bien 
convenir ,  toutefois,  que  les  corporations  ne  sont  pas  sans  abus, 
et  qu'il  y  a  lieu  à  quelques  réformes.  Il  invoque,  en  termes  pathé- 
tiques, les  glorieuses  mémoires  de  saint  Louis,  d'Henri  IV,  de 
Louis  XIV,  de  Colbert,  principaux  auteurs,  dit-il,  de  la  réglemen- 
tation de  l'industrie.  Une  seule  idée  juste  est  noyée  dans  tout  ce 
fatras,  x^'est  la  nécessité  d'assurer  la  loyauté  de  la  fabrication*. 

Il  fut  passé  outre  à  l'enregistrement.  Tandis  que  le  parlement 
peignait  le  peuple  dans  la  consternation,  les  ouvriers,  ivres  de 
joie,  couraient  la  ville  dans  des  carrosses  de  remise  surchargés 
d'hommes,  encombraient  les  guinguettes  retentissantes  de  chants 
d'allégresse  tels  que  le  vieux  Paris  n'en  avait  jamais  entendu,  et 
bénissaient  la  liberté  et  son  auteur  avec  un  délire  inexprimable. 
Les  paysans  eux-mêmes,  si  lents  à  comprendre  le  bien  qu'on  veut 
leur  faire,  mais  si  persévérants  à  poursuivre  l'espérance  une  fois 
entrevue,  commençaient  à  s'émouvoir  profondément.  Dans  les 
classes  moins  directement  favorisées  par  les  mesures  du  pouvoir, 
tout  ce  qui  n'était  pas  aveuglé  par  l'intérêt  ou  par  le  préjugé  ne 
pouvait  s'empêcher  d'être  touché  par  ces  préambules  des  édits, 
qui  respiraient  une  confiance  si  généreuse,  une  si  noble  ardeur 
pour  le  bien  et  pour  le  vrai,  une  bonté  si  active  et  si  communica- 
tive.  L'opinion  s'éclairait  d'heure  en  heure.  Une  publication  tout  à 
fait  opportune  mettait  le  parlement  en  contradiction  flagrante  avec 
son  passé.  On  avait  imprimé  un  extrait  de  ses  registres,  où  l'on 
montrait  que,  lorsque  Henri  III,  en  1581,  dans  un  but  purement 
fiscal,  avait  institué  les  jurandes  et  maîtrises  dans  un  grand 
nombre  de  villes  où  elles  n'existaient  pas,  le  parlement  avait 
résisté,  deux  années  durant,  à  cette  innovation,  et  qu'il  avait  fallu 
un  lit  de  justice  pour  établir  le  régime  des  jurandes,  comme  il  en 
fallait  un  maintenant  pour  l'abattre.  On  eût  pu  aussi  rappeler,  en 
faveur  des  édits,  les  vœux  des  États-Généraux  de  1614,  si  favo- 
rables à  la  liberté  de  l'industrie*. 

1.  V.  le  procés-verbal  de  la  séance,  ap.  Ànc.  Lois  françaises^  t.  XXIII. 

2.  Mém.  de  Bachaamont,  t.  IX,  p.  78.  —  Mercure  Met.,  t.  CLXXX,  p.  318.  —  Deux 
Jonn  avant  le  lit  de  justice  (10  mars) ,  une  déclaration  royale  avait  resti-eint  les 


117761  LIBRE  COMMEHCE  DES  VINS.  375 

L'état  prospère  du  commerce,  l'abondance  et  la  facile  circula- 
tion des  capitaux,  étaient  d'excellents  arguments  en  faveur  de 
Turgot.  L'argent  était  tombé  à  4  pour  100,  non,  comme  sous 
Louis  XV,  par  une  mesure  arbitraire  du  pouvoir,  mais  par  le 
mouvement  naturel  des  affaires.  Ce  taux  fut  adopté  pour  base  des 
opérations  d'une  banque  que  Turgot  autorisa,  sans  privilège 
exclusif,  sous  le  nom  de  Caisse  d'escompte,  et  dont  les  négociants 
virent  l'établissement  avec  la  plus  vive  satisfaction  (24  mars  1776). 

C'était  aussi  sur  le  pied  de  4  pour  100  que  Turgot  négociait  vers 
le  même  temps  un  emprunt  de  60  millions  en  Hollande,  pour 
rembourser  des  dettes  d'un  intérêt  plus  élevé,  seul  genre  d'em- 
prunt qu'il  crût  permis  en  bonne  administration  ^ 

Un  nouveau  bienfait  répandit  l'allégresse  dans  des  provinces 
entières.  Un  édit  d'avril  1776  fit  pour  les  vins  ce  que  l'édit  de 
septembre  1774  et  les  édits  complémentaires  avaient  fait  pour  les 
blés.  La  circulation  et  le  commerce  des  vins  furent  déclarés  libres 
par  tout  le  royaume,  en  acquittant  les  droits  d'octrois  ou  autres  : 
tous  les  droits  n'étaient  pas  supprimés,  mais  toutes  les  prohibi- 
tions l'étaient.  Les  douanes  intérieures  se  trouvaient  ainsi  abolies 
pour  les  deux  grandes  productions  de  notre  sol,  et,  avec  les  douanes 
royales,  ces  barrières  municipales  ou  seigneuriales  dont  le  moyen 
âge  avait  hérissé  la  France.  Les  aristocraties  municipales  de  Bor- 
deaux et  de  Marseille,  par  exemple,  ne  pourraient  plus  fermer  la 
mer  aux  vins  de  la  Haute-Guienne,  du  Languedoc,  de  la  Provence 
et  du  Dauphiné,  dans  l'intérêt  exclusif  du  territoire  des  deux 
grandes  villes^.  Tout  était  accessible  à  tous.  Turgot  réalisait  ce 

inhumations  en  usage  dans  les  églises  et  les  cloîtres,  ordonné  l'agrandissement  des 
cimetières  ou  leur  translation  hors  de  Tenceinte  des  villes.  Le  parlement  lui-même 
avait  rendu  un  arrêt  analogue  pour  Paris  dés  1765^  et  le  cardinal-archevêque  de 
Toulouse,  Loménie  de  Brienne,  avait  fait  adopter  la  même  réforme  dans  son  diocèie 
en  1775  et  poussé  rassemblée  du  clergé  à  la  proposer  au  roi.  Ce  fut  la  seule  mesure 
progressive  qu'il  put  faire  adopter  à  l'assemblée.  —  V.  Ancienneê  Lois  françaitêt, 
t.  XXIII,  p.  391. 

1.  OEuv.  de  Turgot,  t.  II,  p.  341.  —  Bailli ,  Hist.  financière  de  la  France ^  t.  II, 
p.  212. 

2.  La  police  marseillaise  punissait  du  fouet  les  voituriers  qui  introduisaient  du  vin 
en  contrebande.  —  Les  villes  mêmes  qui  se  plaignaient  le  plus  du  monopole  de 
Bordeaux  ou  de  Marseille  en  exerçaient  un  pareil  dans  leur  banlieue,  et  se  fer- 
maient aux  ^ins  étrangers,  c'est-à-dire  aux  vins  des  cantons  voisins.  La  petite  ville 
de  Veines  en  Dauphiné,  réclamant  auprès  du  conseil,  en  1756,  la  confirmation  de  ses 


370  TURGOT.  [1770] 

qu'avait  fionliailr'»  cl  ce  que  n'avait  pu  faire  celui  de  ses  devanciers 
qu'on  a(T(?cUûl  de  lui  opposer,  le  grand  Colbert. 

Le  lil  (i(î  justice,  les  excellentes  mesures  qui  l'avaient  suivi,  le  pro- 
grès (le  ro|)inion  désintéressée,  semblaient  indiquer  TafTermisse- 
HHMit  {graduel  deTurgot.  Malheureusement  la  situation  intérieure  ne 
répondait  [)as  au  mouvement  des  faits.  Chaque  succès  augmentait 
lo  nombnî  et  l'acharnement  des  ennemis  de  la  réforme,  et  il  était 
bien  difllcile  que  la  faible  organisation  morale  de  Louis  XVI  suffît 
longlemps  à  une  dépense  d'énergie  qu'il  fallait  renouveler  chaque 
jour.  Le  iwulement,  encouragé  des  marches  mêmes  du  trône  h 
iHmlluuor  la  lutte,  avait  rendu,  le  30  mars,  un  arrêt  dans  lequel  il 
énonçait  que,  «  quelques  esprits  inquiets  ayant  altéré,  par  des  opî- 
"  liions  systématiques,  les  principes  anciens  et  immuables  qui 
iioivont  servir  do  règle  à  la  conduite  des  peuples,  »  il  en  était  déjà 
nHj^ulté  en  divers  lieux  des  commencements  de  troubles  contraires 
à  rmitorité  du  ivi  et  aux  droits  de  propriété  des  seigneui's.  La 
iHUir  ontounait  donc  à  tous  les  sujets  du  roi  censitaires,  vassaux 
et  jusiiciablos  dos  stngneurs  particuliei's,  de  s'acquitter,  comme 
juir  lo  |Kissi\  dt^  driMts  et  devoirs  dont  ils  sont  tenus,  soit  envers 
It^  roi»  st>it  envers  les  seigneurs,  et  défendait  d'exciter,  soit  par 
dos  pnfcjH^»  siàt  |vir  dt^  écrits  indiscrets,  à  aucune  innovation 
tHviUraiiv  auxdAs  droits  et  usages  légitimes'.  Le  peuple  des  cam- 
l^nos,  on  otTot»  coiuineiiçait  à  s'agiter  et  à  résister,  en  Bretagne 
ol  ailloui^»  d\ino  part  aux  oni|Joyés  de  la  ferme,  de  l'autre  aux 
iXHWvaiuvs  t\\HlaU^.  iVêtaiont  les  premières  étincelles  de  l'embra- 
mnont  do  ^'l). 

Lo  S  mai.  nouvel  arn>t  ivntrt*  un  livre  de  l'école  économiste,  le 
l\ufiùt  ,Ve/uin/t»«'*,  à  la  suite  d'un  iiHiutsitoire  furibond  de  Séguier, 

priviW^i;«««  axiHUÙI  luutimMtil  ^mt»  U  |^ir^>KiWtMin  «les  Tins  étramgtrt  lai  était  indis- 
|MmMM1^v  p>«rvi^  ^uip»  An»  ir«rU«  «f^  i^wt^^^t»  feufebiteul»  ne  ToaJnieot  pas  consommer 
1««  Ttii«  de  «on  lernuùre,  «  «tteiMlu  le«r  auàaxaùi»  quaUiê.  »  Âne.  Lois  françtùMs, 
t.  X.Xni.  p.  53»i- 

1.  .Int-vime»  Luis  framçjwt,  t.  XXIIK  p.  ^\.\V 

2.  Ce  liTie  porta;!  on  nom  qui  devait  s*iUu$infr  dans  l:i  RèTolntion ,  le  nom  de 
Lai\jiiiDai:(.  II  était  roarniifre  da  frère  aîné  du  c^lètw^  représentant  breton.  Beanconp 
plus  Yirulent  que  récrii  contre  les  droiu  ff  lAiHjr,  il  pariait  de  la  mêctsnté  de  rinsur- 
rection  dans  ceruins  cas  extrêmes.  Le  ftnrfait  m^omArj^  proposé  en  modèle  éuit 
remperear  Joseph  U.  —  V.  Mrrcure  hist.,  t,  CLXXX,  p,  708.  —  Soulavie,  Mém.  dm 
Wjae  de  Louis  XI I.  t.  III,  p.  95. 


(1776!  LIGUE  CONTRE  tURGOT.  377 

qui  traita  réconomisme  de  doctrine  meurtrière,  «  produit  de  Tef- 
fervescence  que  Tamour  de  la  liberté  indéfinie,  dont  toutes  les 
nations  sont  tourmentées,  a  fait  naître  dans  tous  les  cœurs.  »  Les 
promoteurs  de  ces  systèmes  séditieux,  «  prédicants  insensés  et  fu- 
rieux, osent  se  promettre  de  détruire  tous  les  gouvernements,  sous 
prétexte  de  les  réformer.  » 

Turgot  releva  cette  insolente  harangue  par  une  lettre  fort  vive 
adressée  directement  à  Séguier.  Le  parlement  riposta  en  se  plai- 
gnant au  roi  de  TofFense  faite  à  son  avocat-général.  L'opposition 
de  Turgot  au  retour  du  parlement  n'était  que  trop  justifiée,  et 
Voltaire  était  excusé  d'avoir  applaudi  à  Maupeou.  La  situation 
n'était  plus  tolérable.  Tout  i)lan  de  réforme  était  impossible,  si 
l'on  ne  brisait  de  nouveau  cette  égoïste  et  intraitable  oligarchie  de  " 
la  robe. 

Louis  XVI  n'était  pas  à  la  hauteur  d'une  telle  résolution.  Le 
parlement  avait  de  puissants  alliés,  et  la  ligue  hostile  à  Turgot 
resserrait  d'heure  en  heure  son  cercle  autour  du  monarque,  obsédé 
d'intrigues  incessantes.  Toute  la  maison  royale  et  la  majorité  du 
conseil  étaient  unies  contre  le  ministre  réformateur.  Maurepas  avait 
compris  que  sa  position  de  Mentor  du  roi  n'était  plus  tenable  à 
côté  de  Turgot;  qu'il  fallait  se  ranger  derrière  Turçot  ou  l'abattre. 
Il  s'était  donc  rapproché  de  la  reine  et  des  princes.  La  reine  et  le 
/îomte  d'Artois,  aussi  légers,  aussi  inconsidérés  l'un  que  l'autre, 
étaient  hostiles  au  contrôleur-général  à  cause  de  son  économie: 
les  tantes  du  roi,  à  cause  de  sa  philosophie;  Monsieur,  le  seul 
esprit  supérieur  de  la  famille,  mais  esprit  gâté  par  le  mauvais 
cœur,  affectait  le  rôle  de  défenseur  des  privilèges,  rôle  qu'il  aban- 
donna plus  tard  quand  il  eut  reconnu  la  force  de  la  Révolution 
naissante.  Il  lança  secrètement  contre  Turgot  un  pamphlet  veni- 
meux où  il  avait  saisi  et  grossi,  avec  une  insigne  malignité,  les 
petits  défauts  du  ministre  pour  le  tourner  en  ridicule;  mais  il  ne 
se  contentait  pas  de  railler  la  raideur  un  peu  dédaigneuse,  le 
manque  d'aisance  et  d'élégance  qu'on  remarquait  dans 'les  ma- 
nières et  dans  la  conversation  de  Turgot,  et  que  rachetaient  si  bien 
sa  noble  figure,  son  maintien  imposant  et  les  jets  lumineux  de  sa 
parole;  il  défigurait  odieusement  son  caractère  et  ses  principes*. 

1.  Ce  pamphlet,  intitulé  le  Songe  de  M.  de  Maurepas^  ou  les  Mannequint  du  gouverne' 


378  TU  ROOT.  [m] 

Pendant  ce  temps,  Maurepas  employait  tout*  l'art  d'un  vieux 
<:oiirtisan  à  jeter  rincertitudc  et  la  crainte  dans  l'esprit  de  LouisXVI, 
à  miner  Turgot  sans  l'attaquer  de  front,  à  faire  entrevoir  au  roi, 
dans  les  réformes  du  ministre,  la  subversion  de  la  monarchie. 
Turgot  dédaigna  trop  de  se  défendre;  il  crut  trop  à  la  puissance 
de  la  raison  et  de  la  justice;  il  eut  trop  de  foi  dans  le  roi  et  garda 
envers  le  vieillard  qui  l'avait  appelé  au  pouvoir,  et  qui  maintenant 
travaillait  à  l'en  chasser,  des  ménagements  qui  ne  le  ramenèrent 
pas  et  qui  lui  facilitèrent  l'entreprise.  Il  pensa  n'avoir  excité  la 
jalousie  de  Maurepas  que  poiu*  s'ôlre  aflrancbi  de  la  loi  que  celui- 
ci  avait  faite  à  ses  collègues  de  ne  point  travailler  en  particulier 
avec  le  roi.  Il  renonça  à  ses  tôle-à-tôte  avec  Louis  XVI.  C'étaits'ôlcr 
le  seul  moyen  de  résister  à  l'intrigue. 

Louis  flottait,  en  proie  à  une  perplexité  cruelle.  Las  de  lutter 
pour  son  ministre,  comme  si  ce  n'était  pas  lutter  pour  lui-même, 
fatigué  même ,  il  faut  bien  le  dire,  de  l'essor  trop  élevé  que  Ic^ 
génie  de  son  ministre  imposait  à  sa  médiocrité,  il  hésitait  néaiK 
moins  encore  à  manquer  aux  promesses  tant  répétées  de  sou^ 
tenir  Turgot.  Il  balançait  entre  la  peur  d'exécuter  les  projets de^ 
novateurs  et  la  peur  de  les  abandonner.  On  employa,  dit-on, 
pour  le  décider,  un  moyen  qui  sentait  le  bagne  plus  ({ue  la  cour. 
Louis  XVI,  malgré  son  honnêteté  native,  avait  conservé,  des  deux 
règnes  antérieurs,  la  déplorable  habitude  de  violer  le  secret  de  la 
poste  et  de  se  faire  rendre  compte  des  lettres  qui  présentaien 
quelque  intérêt  politique.  On  imita  l'écriture  de  Turgot  dans  un< 
correspondance  qui  renfermait  des  sarcasmes  contre  la  reine 
des  plaisanteries  contre  Maurepas  et  des  paroles  blessantes  pou 
le  roi,  et  qui  fut  transmise  à  Louis  XVI.  Le  roi  tomba  dans  1 
piège*. 

Maurepas  jugea  le  moment  venu  de  frapper  le  dernier  coup 
Turgot  n'avait  plus  qu'un  seul  appui  dans  le  conseil,  Malesherbes 
car  Saint- Germain  s'isolait,  sans  comprendre  que  son  sort  étal 

ment  français^  fat  répanda  mannftcrit  le  1*'  avril  1776.  Maarepas  alors  ne  s'était  p 
encore  entendu  avec  Jforuteur,  car  il  y  est  ridiculisé  comme  Turgot.  —  V.  Soulani 
Mém.  du  règne  de  Louis  XVI  ^t,  III|  p.  107.  —  Mém.  de  Bachaumont ,  t.  IX ,  l*'  art 
1776. 

1.  Ce  fait  fut  révélé  à  Dupont  de  Nemours,  Vami  de  Turgot,  par  M.  d*Angenller 
à  qui  Louis  XVI  l'avait  confié.  —  V.  OEuv.  de  Turgot,  Notice  Am<.,  1. 1"  p.  cxi. 


11776)  CHUTE   DE  TURGOT.  379 

attaché  &  celui  du  chef  de  la  réforme.  Maurepas  résolut  de  lui 
ôter  cet  appui.  Malesherbes  n'avait  pas  brillé  dans  le  ministère  : 
esprit  étendu  et  lumineux,  âme  sereine  et  pure,  il  était  excellent 
dans  le  conseil,  mais  impuissant  dans  l'exécution.  La  bonté  de 
Turgot  était  celle  qu'exprime  si  I}ien  l'auteur  du  testament  latin 
de  Richelieu  :  Severus  in  paucos  fui,  ut  essem  omnibus  bonus  :  la 
bonté  de  Malesherbes  n'avait  pas  ces  réserves  nécessaires;  coura- 
geux contre  les  choses,  il  était  faible  contre  les  personnes.  Trop 
sage  pour  se  méconnaître,  il  n'avait  accepté  le  pouvoir  que  mal- 
gré lui  et  n'aspirait  qu'à  le  quitter.  Turgot  l'y  retenait  pour  ainsi 
dire  de  force;  s'il  faisait  peu  dans  son  ministère  spécial,  du 
moins  sa  voix  et  l'autorité  de  son  nom  populaire  étaient  acquises 
à  toutes  les  propositions  du  contrôleur-général,  et  l'affection  qu'il 
avait  inspirée  au  roi  était  d'un  grand  secours  à  Turgot.  Maurepas 
se  débarrassa  d'abord  de  Malesherbes.  Il  lui  fit,  un  jour,  une  que- 
relle calculée,  assez  vive  pour  que  Malesherbes  crût  de  sa  dignité 
d'envoyer  sa  démission  sur-le-champ.  Maurepas  avait  compté 
là-dessus.  Le  roi  pressa  en  vain  Malesherbes  de  retirer  sa  démis- 
sion. Leur  entretien  finit  par  un  qaot  touchant  de  Louis  XYI  : 
Vous  êtes  plus  heureux  que  moi,  vous  pouvez  abdiquer  ! 

La  conduite  du  roi  fut  tout  autre  envers  Turgot.  On  insinua  au 
contrôleur-général  de  donner  sa  démission.  Il  ferma  l'oreille.  Il 
voulait  tomber  comme  un  soldat  frappé  à  son  poste.  Le  12  mai, 
il  vint  entretenir  le  roi  d'un  nouveau  projet  &'édit  précédé,  comme 
à  son  ordinaire,  d'un  exposé  des  motifs.  «  Encore  un  mémoire!  » 
dit  Louis  avec. humeur.  Il  écouta  avec  dégoût,  et,  à  la  fin,  il  lui 
demanda  :  «  Est-ce  tout?  — Oui,  Sire.  —  Tant  mieux!  »  répH- 
qua-t-il,  et  il  s'en  alla.  Deux  heures  après,  Turgot  reçut  sa  lettre 
de  renvoi.  «  Elle  n'était  pas  telle,  »  dit  un  historien  peu  favorable 
au  parti  du  progrès,  cque  pouvait  au  moins  s'y  attendre  un 
homme  à  qui,  quelques  mois  auparavant,  le  roi  avait  mandé  :  Il 
n'y  a  que  vous  et  moi  qui  cimions  le  peuple*  !  d 

1.  Monthion,  Particularilés  tur  le$  minittr$ê  det  financUf  p.  192.  -*  On  dit  qnê  n 
chute  fut  accélérée  par  le  ressentiment  d'une  personne  haut  placée  |  probablemeat 
la  reine),  qui  avait  obtenu  de  Louis  XYI  un  bon  de  500,000  iîTres  sur  le  Trésor. 
Turt^ot  fit  révoquer  le  bon  au  roi.  Trois  jours  après  il  tomba.  —  Bailli,  Bûi.  /bia»> 
cièrty  t.  II,  p.  214.  —  Cette  anecdote  parait  confirmée  implicitement  -par  la  lettvt 
d'adieu  de  Turgot  au  roi. 


380  LOUIS  XVI   ET  TURGOT.  ^"^^ilei 

Turgot  répondit  par  une  lettre,  telle  assurément  que  n'en  a^  T2y/ 
jamais  écrit  ministre  révoqué. 

a  ...  J*ai  fait,  Sire,  ce  que  j'ai  cru  de  mon  devoir,  en  vôtf5 
a  exposant  avec  une  franchise  sans  réserve  et  sans  exemple  fe 
«  difficultés  de  la  position  où  j'étais,  et  ce  que  je  pensais  de  h 
«  vôtre...  Tout  mon  désir  est  que  vous  puissiez  toujours  croire 
«  que  j'avais  mal  vu,  et  que  je  vous  montrais  des  dangers  chiinc- 
«  riques.  Je  souhaite  que  le  temps  ne  me  justifie  pas  *.  » 

Versailles,  le  Palais,  les  salons  aristocratiques ,  la  société  pri- 
vilégiée tout  entière,  ripostèrent  par  une  explosion  de  joie  aux 
acclamations  populaires  qui  avaient  accueilli  autour  des  barrières 
de  Paris  et  dans  les  chaumières  l'abolition  des  jurandes  et  delà 
corvée.  La  vanité,  la  routine  et  la  frivolité  se  félicitaient  à  grand 
bruit  de  leur  victoire  :  la  sagesse  se  voilait  le  front.  Les  hommes 
vraiment  éclairés  voyaient  tout  un  monde  de  pacifiques  espé- 
rances s'abîmer  avec  Turgot.  «  Ah  !  »  s'écria  le  vieux  Voltaire, 
dont  la  sensibilité  devenait  plus  expansive  et  plus  passionnée  avec 
l'âge,  â  ah  !  quelle  funeste  nouvelle  j'apprends!  La  France  aurait 
«  été  trop  heureuse!  que  deviendrons-nous?...  Je  suis  atterré... 
«  nous  ne  nous  consolerons  jamais  d'avoir  vu  naître  et  périr 
«  l'âge  d'or...  Je  ne  vois  plus  que  la  mort  devant  moi,  depuis  que 
«  M.  Turgot  est  hors  de  place...  ce  coup  de  foudre  m'est  tombé 
«  sur  la  cervelle  et  sur  le  cœur  *.  » 


1.  OEuv,  de  Turgot,  t.  I";  Noiict  hi$t.j  p.  cxiv.  —  Il  avait  écrit  un  jour  au  roi 
que  les  monarques  gouvernés  par  les  courtisans  n'avaient  qu'à  choisir  entre  la  des- 
tinée de  Charles  !•'  ou  celle  de  Charles  IX.  —  Soulavie,  Mém.  sur  le  rècftie  de  Louis  A'K/, 
t.  II,  p.  55.  Louis  XVI  connut  plus  tard  ce  plan  sur  la  grande  organisation  munici- 
pale et  représentative  que  Turgot  n'avait  pas  eu  le  temps  de  lui  soumettre.  On  a 
de  sa  main  quelques  annotations  sur  ce  plan,  datées  de  février  1788.  Elles  ne  sont 
pas  à  l'avantage  de  son  intelligence.  Durant  les  douze  années  écoulées  depuis  la  chute 
de  Turgot,  il  semble  n'avoir  fait  de  pas  qu'en  arrière.  A  la  veille  de  la  Révolution, 
la  réforme  de  Turgot  lui  parait  une  utopie  téméraire,  et  il  n'est  préoccupé  que  de  la 
nécessité  de  maintenir  Vélat  actuel^  le  régime  des  trois  ordres,  la  hiérarchie  sociale 
fondée  sur  la  naissance,  etc.  —  V.  Soulavie,  Mifn.  du  règne  de  Louis  XVI,  t.  III, 
p.  147  et  suiv.  Nous  nous  sommes  déjà  expliqué  sur  ce  compilateur,  dont  le  misé- 
rable caractère  et  les  jugements  versatiles  sont  indignes  de  tout  crédit,  mais  qui  a 
eu  à  sa  disposition  une  multitude  de  documents  précieux,  que  l'historien  est  obligé 
de  lui  emprunter  avec  précaution  et  à  ses  risques  et  périls. 

2.  Correspond,  de  Voltaire,  année  1776.  —  Un  jeune  prédicateur  se  fit  interdire 
par  l'archevêque  do  Paris  pour  avoir  fait  en  chaire,  à  Saint-Germaki-l'Auxerrois. 
dans  la  paroisse  royale,  un  éloge  passionné  de  Turgot.  C'était  Téloquent  et  enthou- 


H77fiJ  TUKGOT  ET  VOLTAIRE.  381 

Le  patriarche  de  Femci  ne  reprit  possession  de  lui-inôme  que 
pour  formuler  ces  mêmes  sentiments  avec  plus  de  calme  dans  sa 
noble  Épître  à  un  homme.  Voltaire  était  ici  la  voix  de  la  postérité. 

Turgot  eût- il  réellement  donné  cet  âge  d'or,  autant  qu'un  âge 
d'or  est  possible  en  ce  monde?  Eût-il  ouvert  à  la  France  une  ère 
de  progrès  réguliers,  au  lieu  de  l'ère  des  conquêtes  débattues 
dans  le  sang  et  les  ruines?  Les  erreurs  qui  se  mêlaient  aux  vérités 
dans  le  système  physiocratique  n'eussent -elles  pas  fait  avorter  la 
réforme?—  La  principale  de  ces  erreurs,  au  point  de  vue  admi- 
nistratif, c'était  l'impôt  unique  sur  la  propriété  foncière.  Mais, 
avant  d'arriver  à  cette  application  complète  de  la  théorie,  le  plan 
de  Turgot  comportait  une  vaste  série  de  réformes,  toutes  excel- 
lentes, toutes  incontestables  :  la  condition  de  la  France  eût  été 
assez  profondément  améliorée  pour  lui  permettre  de  supporter, 
sans  de  grands  bouleversements,  l'épreuve  d'un  système  d'impôts 
très- défectueux,  sans  doute,  mais  non  pas  impossible  en  fait 
comme  il  le  serait  aujourd'hui  après  l'énorme  développement  des 
valeurs  mobilières  et  industrielles.  L'épreuve,  ne  réussissant  pas, 
n'eût-elle  pas  amené  tout  simplement  la  modification  de  l'éco- 
nomie de  Quesnai  et  de  Turgot  par  l'économie  d'Adam  Smith,  et 
l'admission  des  industriels  et  des  commerçants  aux  droits  comme 
aux  charges  attribués  d'abord  aux  seuls  détenteui*s  du  sol?  La 
grande  municipalité  ne  fût-elle  pas  arrivée  avec  le  temps  à  dépas- 
ser le  but  de  Turgot,  à  conquérir  le  vote  délibératif  et  les  attri- 
butions d'une  assemblée  nationale,  et  n'eût-elle  pas  préparé  les 
voies  à  une  lointaine  démocratie  par  des  transformations  pro- 
gressives? 

Cela  n'eût  pas  été  iiTéalisable,  peut-être,  si  Louis  XVI  avait  eu 
l'énergie  de  Louis  XIV  avec  les  opinions  de  Turgot.  Mais,  dans 
ce  cas  même,  la  résistance  des  deux  premiers  ordres,  de  la  ma- 
gistrature et  de  tous  les  privilégiés,  n'eût-elle  pas  réduit  le  pou- 
voir réformateur  à  évoquer  la  force  terrible  des  masses  et  à 
passer  par-dessus  le  régime  intermédiaire  que  Turgot  voulait 
inaugurer?  —  Vaincs  hypothèses  !  inutiles  débats  !  La  Providence 
ne  nous  réservait  pas  ces  faciles  destinées  rêvées  par  la  philan- 

siaste  abbé  Fauchet,  si  fameux  depuis  dans  la  Révolution.  —  V.  Bachaumont,  t.  IX, 
p.  128. 


382  LOUIS  XVJ   ET  TLllfiOT.  [1776] 

tliropie.  La  parole  de  Rousseau  était  justilîée.  La  réforme  par  lui 
déclarée  impossible  avait  échoué  sans  retour.  Ce  que  n'a  pu  faire 
l'homme  qui  a  le  cœur  de  L'Hôpital  avec  la  tête  de  Bacon  \  ce  que 
n'a  pu  faire  Turgot,  personne  ne  le  fera.  La  monarchie  n'a  pas 
voulu  être  sauvée.  La  réforme  a  échoué  ;  la  Révolution  est  inévi- 
table, a  Le  rôle  des  philosophes,  des  sages,  est  fmi  :  la  place  est 
aux  hommes  du  destin^.  » 

1.  Expression  de  Maleaherbes. 

2.  J.  Reynaud,  Enq/clopédie  nouvelle,  art.  Tukoot.  —  Il  y  a  toujours,  dans  la  vie 
des  peuples,  comme  dans  celle  des  individus,  un  temps  de  choix  et  de  liberté ,  puis  la 
fiitalité  vient  :  elle  n*est  que  la  fille  de  nos  fautes.  C'est  nous  qui  faisons  la  fatalité , 
et,  venant  de  Thomme,  elle  n'est  point  absolue. 


LIVRE  CIV 


LOUIS  XVI  {SUITE) 


Guerre  d'Amérique.— Ouvxbtube  de  l^Êre  de  la  Révolutiow.— Clugni,  con- 
tr61enp-^Déral.  Réaction.  La  loterie.  Rétablissement  de  la  corvée.  Rétablissement 
des  maîtrises  et  Jorandes.  Mort  de  Clu^i.  La  réaction  arrêtée.  Necker,  directeur 
des  finances.  Rétablissement  de  l'ordre  dans  la  comptabilité  et  du  crédit  public. 
Réformes  diverses. —  Voltaire  à  Paris.  Mort  de  Voltaire  et  de  Rousseau.  —  Réyo*. 
LCTiOR  d'Amérique.  D^la&ation  de»  droits.  Soulèvement  de  Topinion  en 
faveur  des  intwrgenU»  R61e  curieux  de  Beaumarcbais.  Le  gouvernement  fournit  des 
secours  indirects  aux  imuryents.  Déclaration  d'indi£pendanck  des  États-Unis. 
La  Fayette  en  Amérique.  Le  s^uvemement  entraîné  par  l'opinion.  Traité  d'al- 
liance entre  la  France  et  les  États-Unis.  Rupture  avec  l'Angleterre.  Bataille  na- 
vale d^Ouessant.  Linde  négligée.  Perte  de  Pondichéri.  Expédition  de  d'Estaing 
en  Amérique.  Prise  de  la  Dominique.  Perte  de  Sainte-Lucie.  Conquête  du  Sénégal. 
—  Médiation  de  la  France  entre  l'Autriche  et  la  Prusse.  Paix  de  Teschen.  — 
L'Espagne  s'allie  à  la  France.  —  Prise  de  Saint-Vincent  et  de  la  Grenade.  Échec 
de  Savannah.  Exploits  de  la  marine  française.  Les  Espagnnols  envahissent  les  Flo- 
rides.  Succès  de  Gnichen  contre  Rodney.  Expédition  de  Rochambeau  aux  Étatii- 
Unis.  —  Violences  de  la  marine  anglaise  contre  les  neutres.  NmUralUé  armée  du 
Nord,  L'Angleterre  attaque  la  Hollande  et  envahit  ses  colonies.  —  Conquête  de 
Minorque.  Prise  de  Tabago.  —  Capitulation  d'York-Town  :  une  armée  anglaise  se 
rend  prisonnière  aux  Franco-Américains.  Reprine  des  colonies  hollandaises  d'Amé- 
rique. Prise  de  Saint-Christophe.  —  Chute  de  Necker.  —  Perte  d'une  bataille 
navale  aux  Antilles.  Attaque  infructueuse  de  Gibraltar.  —  Efibrts  tardifs  dans 
l'Inde.  SuFFRSN.  Six  batailles  navales  en  deux  ans.  Reprise  de  Trinquemalé.  Bossi 
renvoyé  dans  l'Inde.  Haïder-Ali  et  Tippo-Saëb.  SuâVen  sauve  Bussi  assiégé  dans 
Goudelour  par  les  Anglais.  Il  est  arrêté  par  la  paix.  —  Nouveaux  traités  de  Paris. 
L'Angleterre  reconnaît  l'indépendance  des  États-Unis.  La  France  ne  garde  de  ses 
conquêtes  que  Tabago  et  le  Sénégal ,  et  recouvre  ce  qu'elle  a  perdu  pendant  la 
guerre.  L'Espagne  garde  Minorque  et  les  Florides. 


1776  —  1783 

Les  actes  du  successeur  de  Turgot  apprirent  au  peuple  ce  qu'il 
avçit  perdu.  Maurepas»  quittant  l'apparence  modeste  dont  il  avait 
enveloppé  son  omnipotence,  s'était  attribué  le  titre  de  chef  du 


384  LOUIS  XVI.  [HTCl 

conseil  des  finances,  comme  pour  marquer  nettement  la  dépen- 
dance où  il  entendait  tenir  le  ministre  (14  mai  1776);  puis  il 
avait  fait  appeler  au  contrôle-général  l'intendant  de  Bordeaux, 
M.  de  Clugni.  L'avènement  du  nouveau  ministre  fut  signalé  par 
la  chute  immédiate  du  crédit  public.  Les  Hollandais  ne  voulurent 
pas  réaliser  l'emprunt  de  60  millions  à  4  pour  100,  qu'ils  avaient 
promis  à  Turgot  :  le  beau  plan  général  d'emprunt  à  4  pour  100 
pour  convertir  la  dette,  qui  en  coûtait  5  à  l'État,  dut  être  aban- 
donné :  les  actionnaires  de  la  caisse  d'escompte  ne  versèrent  pas 
les  10  millions  qu'ils  s'étaient  engagés  à  prêter  au  roi  ;  il  fallut 
même,  pour  n'avoir  pas  la  honte  de  voir  fermer  cette  caisse 
palronée  avec  éclat  par  le  pouvoir,  restituer  2  milUons  déjà  reçus 
à  compte  sur  ces  10  millions.  Le  contrôleur-général  ne  sut  trou- 
ver de  ressources  pour  remédier  au  discrédit  que  dans  l'insti- 
tution d'une  loterie  royale,  institution  immorale  à  laquelle  le 
parlement  avait  eu  le  mérite  de  s'opposer  en  diverses  occasions 
ot  qui  faisait  du  roi  le  croupier  d'une  grande  maison  de  jeu. 
La  loterie  royale  fut  créée  par  un  simple  arrêt  du  conseil,  sans 
enregistrement  (30  juin  1776).  Le  langage  prêté  au  roi  était  d'une 
bassesse  nauséabonde.  Après  avoir  exposé  que  les  Français  avaient 
la  mauvaise  habitude  de  porter  leur  argent  à  des  loteries  étran- 
gères, <*  Sa  Majesté,  »  poursuivait  l'arrêt,  a  a  jugé  que,  la  prohi- 
bition ne  pouvant  être  employée  contre  les  inconvénients  de  cette 
nature,  il  ne  pouvait  y  avoir  d'autre  remède  que  de  procurer  à 
ses  sujets  une  nouvelle  loterie  dont  les  différents  jeux,  en  leur 
présentant  les  hasards  qu'ils  veulent  chercher,  soient  capables  de 
satisfaire  et  de  fixer  leur  goût.  » 

Le  faible  Louis  XVI  souscrivit  ces  ignominies  de  la  même 
main  qui  avait  signé,  la  veille,  les  nobles  préambules  de  Turgot. 

Quelques  semaines  après  (août  1776),  une  déclaration  royale 
rétablit  Yancien  usage  pour  les  réparations  des  chemim,  c'est-à-dire 
la  corvée!  Les  rédacteurs  de  la  déclaration  avaient  l'effronterie 
d'accuser  l'administration  précédente  d'avoir  négligé  ces  répa- 
rations pendant  les  deux  ans  qui  venaient  de  s'écouler.  Turgot 
avait  supporté  sa  chute  avec  le  calnie  des  vrais  philosophes; 
mais  il  ne  put,  sans  verser  des  larmes,  voir  remettre  au  cou  des 
malheureux  campagnards  la  chaîne  qu'il  avait  brisée. 


[17701  CORVÉES  ET  JURANDES  RÉTABLIES.  385 

On  revint  sur  raffranchissement  de  Tinduslrie  en  même  temps 
que  sur  Tabolition  de  la  corvée.  L*édit  qui  supprimait  les  maî- 
trises et  les  jurandes  fut  rapporté  (mai  1776)  :  on  n'osa  pas  toute- 
fois rétablir  purement  et  simplement  les  anciens  abus  ;  on  recréa 
à  Paris  les  six  corps  de  marchands  et  quarante-quatre  commu- 
nautés d'arts  et  métiers  ;  mais  on  laissa  subsister  la  franchise 
d'un  certain  nombre  de  professions.  Le  cumul  des  métiers  non 
incompatibles  fut  autorisé  ;  les  femmes  ne  furent  plus  exclues  des 
maîtrises  ;  les  frais  de  réception  furent  réduits  ;  les  marchands  et 
les  artisans  libres  qui  s'étaient  établis  à  la  faveur  de  l'édit  de 
Turgot  purent  continuer  à  exercer  leur  industrie  moyennant  un 
léger  droit  annuel.  Le  même  régime  fut  étendu  aux  provinces 
qui  n'avaient  pas,  comme  Paris,  commencé  à  jouir  du  bénéfice 
de  la  liberté,  et  qui  n'eurent  à  regretter  dans  l'édit  de  Turgot 
qu'une  promesse  et  une  espérance  *. 

Les  économistes  étaient  frappés  dans  leurs  personnes  en  même 
temps  que  dans  leurs  œuvres.  On  n'osa  exiler  Turgot  :  le  roi  n'eût 
jamais  pu  s'y  résoudre;  mais  on  supprima  le  recueil  périodique 
de  l'abbé  Bandeau,  les  Éphémérides  du  citoyen,  et  une  compagnie 
de  traitants  essaya  de  faire  condamner  comme  calomniateur  ce 
violent  dénonciateur  des  malversations  fmancières.  Bandeau  se 
défendit  lui-même  devant  le  Châtelet,  et,  d'accusé,  se  fit  accusa- 
teur aux  applaudissements  de  l'auditoire.  Il  fut  acquitté  et  exilé 
en  province  avec  un  autre  économiste  fort  connu,  Roubaud^. 

Le  retour  de  la  corvée  et  des  jurandes  eut  pour  corollaire  le 
.  renouvellement  des  barbares  ordonnances  contre  la  contrebande  : 
la  déclaration  publiée  à  ce  sujet  (2  septembre  1776)  fait  tonner  le 
roi  «  contre  les  gens  malintentionnés  qui  ont  abusé  les  peuples 
de  l'espérance  de  la  suppression  des  fermes  des  gabelles,  aides  et 
tabacs,  en  se  permettant  même  contre  les  fermiers,  leurs  commis 
et  préposés,  des  déclamations  injurieuses...  Cette  licence  a  produit 
ses  effets...  Des  troiîpes  nombreuses  de  contrebandiers  armés  ont 
fait  des  incursions  dans  plusieurs  parties  de  notre  royaume  :  la 
fraude  s'est  répandue  dans  celles  de  nos  provinces  qui  sont  dans 
l'étendue  de  nos  fermes  des  gabelles,  aides  et  tabacs  (les  pays  dïv 

1.  Anciennei  Lois  françcàsesj  t.  XXIV,  p.  68-74. 

2.  Mém.  de  Bachaumont,  t.  IX,  p.  191. 

XVI.  t3 


386  LOUIS  XVI.  [17761 

Icction);  les  employés  et  préposés  de  nos  fermiei's,  exposés  à  des 
rébellions  ,  spoliations  et  violences  de  la  part  des  fraudeurs,  quel- 
quefois même  de  la  part  des  habitants  des  villes  et  paroisses,  ont 
souvent  succombé  aux  excès  commis  contre  eux  ou  ont  été  con- 
traints, pour  s'y  soustraire,  d'abandonner  leur  service*.  » 

A  ce  tableau  fidèle  de  Tirritation  populaire,  il  faut  ajouter  qu'on 
ne  ramenait  les  paysans  à  la  corvée  que  par  la  force  et  qu'en  les 
faisant  travailler  littéralement  sous  le  bâton.  Il  s'amassait  là  des 
colères  et  des  malédictions  formidables!... 

Maurepas  commença  de  prendre  l'alarme.  L'impopularité  et  la 
gêne  financière  au  dedans;  au  dehors  des  difficultés  graves, les 
chances  croissantes  d'une  grande  guerre  ;  ce  n'était  pas  avec  un 
aide  tel  que  Clugni  qu'on  pouvait  faire  face  à  une  situation  qui 
s'aggravait  de  jour  en  jour.  Maurepas  avait  résolu  de  sacriOer  le 
contrôleur-général,  lorsque  celui-ci  tomba  malade  et  mourut 
(18  octobre  177G).  Réacteur  vulgaire,  il  s'était  montré  sans  appli- 
cation, sans  talents  et  sans  mœurs;  un  contemporain  a  donné  de 
son  ministère  la  définition  suivante  :  «  Quatre  mois  de  pillage 
dont  le  roi  seul  ne  savait  rien^.  v 

Clugni  eut  pour  remplaçant  officiel  un  conseiller  d'état  assez 
obscur,  Taboureau  des  Réaux;  mais  l'initiative  et  la  conduite 
réelle  des  finances  durent  passer,  selon  les  intentions  de  Maure- 
l)as,  à  un  personnage  qui  fut  donné  pour  second  à  Taboureau. 
L'expérience  venait  de  prouver  au  vieux  ministre  l'impossibilité 
de  gouverner  avec  des  commis  et  des  routines  traditionnelles  :  il 
se  résigna  à  l'absolue  nécessité  de  faire  rentrer  dans  les  affaires 
le  mouvement  et  le  progrès,  dans  des  proportions  moins  gran- 
dioses et  moins  décisives  que  sous  Turgot,  mais  suffisantes  néan- 
moins pour  ajourner  les  orages.  Un  seul  homme  éminent,  parmi 
ceux  que  leur  capacité  spéciale  désignait  pour  l'administration, 
offrait  à  Maurepas  le  double  avantage  d'être  mal  avec  ses  ennemis 
les  économistes  et  bien  avec  l'opinion  publique  :  c'était  l'ancien 
défenseur  de  la  Compagnie  des  Indes,  le  panégyriste  de  Colbert, 
l'adversaire  ou  plutôt  le  rival  de  Turgot,  l'ex-banquierNecker'. 

1.  AncAenne^  Lois  françaises ^  t.   XXIV,  p.  102. 

2.  Mémoires  lie  iMarmontel,  t.  II,  p.  204.  —  Il  fallait  dii"e  cinq  mois. 

3.  V.  ci>(leâsus,  p.  340. 


in7C)  NECKER   AUX  FINANCES.  387 

La  bourgeoisie  financière  et  commerçante  regardait  ce  riche  et 
habile  Genevois  comme  son  représentant  le  plus  distingué;  les 
philosophes  peuplaient  le  salon  où  sa  femme  héritait,  avec  moins 
de  grâce,  mais  avec  une  moraUté  plus  élevée,  du  sceptre  des 
du  Deffant  et  des  Geoffrin  ;  ce  salon  où  grandit  M»*  de  Staël. 
Necker  était  entré  en  relations  avec  Maurepas  par  l'envoi  d'un 
mémoire  où  il  indiquait  les  moyens  de  combler  le  déficit  et  la 
possibilité  de  pourvoir  aux  nécessités  éventuelles  d'une  guerre  en 
inspirant  confiance  aux  capitalistes.  Maurepas  se  décida  à  essayer 
du  Genevois.  Porter  au  contrôle-général  un  étranger,  un  ban- 
quier, un  protestant  surtout,  lui  parut  cependant  trophardi. II 
éluda  la  difficulté  en  faisant  créer  pour  Necker  le  titre  nouveau 
de  directeur  du  trésor  royal  (21  octobre  1776). 

Necker  débuta  par  refuser  toute  espèce  d'appointements,  vou- 
lant prouver  qu'il  ne  restait  rien  en  lui  de  l'homme  d'argent,  et 
que  la  fortune  avait  été  à  ses  yeux  un  moyen  et  non  un  but.  Ce 
désintéressement  pécuniaire  lui  coûtait  peu  :  il  n'était  avide  que 
de  renommée.  On  a  trop  et  t^op  bien  écrit  sur  ce  personnage 
célèbre  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'insister  beaucoup  ici  sur  son 
caractère.  Son  portrait  si  connu,  sa  figure  et  son  port  révèlent  au 
premier  regard  ses  qualités  et  ses  défauts  :  plus  de  hauteur  et  de 
roideur  que  de  force  ;  une  intelligence  active  et  pénétrante,  avec 
de  l'indécision  dans  l'esprit  ;  ime  philanthropie  un  peu  empha- 
tique, vraie  pourtant;  beaucoup  de  faste,  de  vanité,  de  vie  exté- 
rieure ;  le  besoin  d'agir,  le  besoin  de  paraître,  mais  aussi  le  besoin 
d'être  ;  car  c'est  une  nature  sincère  et  droite,  après  tout,  et  qui 
aime  la  vertu  comme  elle  aime  la  renommée,  mais  qui  n'est 
point  assez  philosophique  pour  ctre  heureuse  par  la  vertu  sans  le 
succès. 

Une  hausse  considérable  dans  les  elTets  publics  attesta  les 
bonnes  dispositions  des  capitalistes,  dispositions  partagées  par  la 
majeure  partie  de  la  population.  On  savait  que  M.  Necker  voulait 
le  bien  comme  M.  Turgot,  quoique  par  des  moyens  différents,  et 
l'appréciation  de  ces  difl'érences  n'était  à  la  portée  que  du  très- 
petit  nombre.  Il  n'y  eut  d'opposition  que  chez  les  économistes  et 
dans  le  clergé.  Quelques  i)rélats  se  plaignirent  au  roi  des  impor- 
tantes fonctions  confiées  à  un  hérétique.  «  Si  le  clergé  veut 


388  LOCJIS   XVI.  11776-17771 

acquitter  les  dettes  de  l'état,  »  aurait  répondu  Louis,  «  il  pourra 
se  mêler  de  choisir  des  ministres*.  » 

Necker  commença  par  se  souvenir  à  propos  de  son  ancien 
métier  en  travaillant  à  faire  rentrer  Tordre  dans  la  comptabilité. 
Il  provoqua  un  règlement  pour  la  liquidation  des  dettes  et  le 
paiement  des  dépenses  de  la  maison  du  roi  :  les  chefs  de  service, 
qui  prenaient  directement  les  ordres  du  roi,  furent  invités  à 
remettre  à  Sa  Majesté  un  plan  d'économie  chacun  pour  son  dé- 
partement. Toutes  les  pensions ,  assignées  sur  diverses  caisses, 
furent  concentrées  au  trésor.  On  annonça  qu'il  ne  serait  plus 
dorénavant  attribué  d'intérêts  de  faveur  à  personne  dans  les 
fermes,  régies  ou  affaires  de  finances.  Diverses  régies  furent 
réunies  en  une  seule.  Ce  n'étaient  pas  encore  les  réformes,  mais 
c'était  la  préface  des  réformes.  Une  autre  mesure  fut  moins  loua- 
ble, la  création  d'un  emprunt  dont  une  partie  devait  se  rem- 
bourser par  voie  de  tirage  au  sort,  l'autre  partie,  se  convertir  en 
rentes  viagères.  Turgot  n'eût  point  admis  un  pareil  expédient. 
Les  rentes  viagères  reposent  sur  un  principe  d'égoïsrae  trop  nui- 
sible à  l'ordre  social!  Cette  création  de  rentes,  faite,  du  reste,  à 
des  conditions  avantageuses,  grâce  à  la  confiance  qu'inspirait 
Necker,  fut  vivement  attaquée  au  parlement  par  le  conseiller 
d'Éprémesnil,  qui  demanda  les  États-Généraux;  mais  cet  appel 
l)rématuré  demeura  sans  écho  ;  le  parlement  en  était  encore  à  la 
satisfaction  du  renvoi  de  Turgot  et  n'avait  point  de  malveillance 
pour  Necker.  Il  se  contenta  de  recommander  en  termes  généraux 
l'économie  au  roi  et  enregistra  sans  difficulté  (7  janvier  1777}^. 

1.  Mercure  hist.  et  polit. y  t.  CLXXXI»  P^  589.  —  Les  Mémoires  secrets^  dits  de  Rî- 
chaumont  (t.  IX,  p.  272),  attribuent  à  Maurepas  cette  réponse,  avec  une  naance 
d'ironie  conforme  à  son  caractère. 

2.  Sisraondi,  Hiit.  det  Françaisj  continué  par  A.  Renée ,  t.  XXX,  p.  109.  —  Il  y 
cut  dans  le  parlement,  sur  ces  entrefaites,  une  certaine  agitation  causée  par  les  mou- 
vements des  ex-jésuites,  qui,  disait-on,  réunissaient  les  tronçons  épars  de  leur  ordre, 
avaient  organisé  une  grande  maison  de  commerce  à  Lyon,  propageaient  les  affiliations 
du  Saoré-Cœur  et  répandaient  un  commentaire  de  V Apocalypse  qui  annonçait,  pour 
r&nnée  courante,  1777,  le  rappel  des  jésuites  et  la  domination  du  pape  tellement 
établie,  «  que  l'état  serait  dans  Téglise.  »  Ce  livre  fut  condamné  au  feu,  et  un  édit 
royal  interdit  aux  ex-jésuites  les  fonctions  de  renseignement  et  les  fonctions  sacer- 
dotales dans  les  villes,  et  les  obligea  de  souscrire  aux  Quatre  Articles  pour  posséder 
des  bénéfices  ou  des  vicariats  ruraux  (mai  1777).  —  V.  Droz,  Hist.  du  règne  de 
Louis  XVI,  t.  I",  p.  265,  et  Anciennes  Lois  françai^es^  t.  XXV,  p.  61. 


[1777]  UÉFOnMES  DE  NECKEU.  389 

La  suppression  des  intendants  du  commerce ,  puis  de  ceux  des 
finances,  et  le  remplacement  de  ces  conseillers  inamovibles  par  de 
simples  commissions,  manifesta  l'intention  déconcentrer  Tautorité 
tout  entière  dans  le  cabinet  du  ministre,  changement  fort  discutable 
pour  un  temps  régulier,  mais  indispensable  peut-ôtre  pour  une 
période  de  réformes  radicales.  Le  ministre  qui  devait  en  appa- 
rence profiter  de  ce  changement  s'y  était  vivement  opposé,  comme 
à  toutes  les  innovations  suggérées  par  son  subordonné;  entre 
rhonnète  et  médiocre  défensem*  de  la  routine  et  l'homme  des 
promesses  et  des  séduisantes  espérances,  Maurepas  avait  fait  son 
choix  :  Taboureau  donna  sa  démission.  Il  ne  fut  point  remplacé 
nominalement  au  contrôle -général  :  le  directeur  du  trésor  fut 
seulement  nommé  directeur- général  des  finances,  c'est-à-dire 
que  Necker  eut  l'autorité  sans  le  titre,  mais  aussi  sans  l'entrée  au 
conseil  (29  juin  1777)..  Maurepas  ne  fut  pas  fâché  d'avoir  le  pré- 
texte de  la  religion  pour  retenir  son  protégé  dans  cette  position 
inférieure.  Le  cabinet  de  Versailles  n'en  devint  pas  moins,  pour 
le  public  français  et  européen,  le  ministère  Necker, 

Les  premières  mesures  de  quelque  intérêt  qui  suivirent  la  re- 
traite de  Taboureau  furent  la  prorogation  pour  dix  ans  des  octrois 
municipaux,  que  le  trésor  partageait  avec  les  villes  (2  août)  ;  l'ai)- 
plication  aux  postes  d'un  régime  qui  était  la  transition  de  la 
ferme  à  la  régie,  et  qui  indiquait  les  vues  ultérieures  de  Nec- 
ker (17  août)*;  un  bon  règlement  sur  les  impôts  directs  (4  no- 
vembre), portant  qu'aucune  cote  d'imposition  ne  pourrait  être 
augmentée  qu'à  l'époque  d'une  vérification  générale  et  publique 
du  produit  des  fonds  de  la  paroisse,  vérification  opérée  en  pré- 
sence des  collecteurs ,  du  syndic  de  la  paroisse  et  de  trois  autres 
notables  élus  par  la  communauté.  Le  vingtième  d'industrie  est  sup- 
primé dans  les  campagnes,  où  il  occasionnait  beaucoup  de  vexa- 
tions aux  contribuables  et  peu  de  profit  à  l'état.  La  langue  de 
Turgot  reparait  dans  cette  pièce.  On  y  parle  des  lois  de  la  justice  et 
de  règalité  ;  on  y  donne  la  vraie  raison  de  l'accroissement  légi- 
time de  rimi)ôt^.  Un  des  objets  de  ce  règlement  était  de  vérifier 

1.  Les  fermiers  s'engagèrent  à  1,800,000  fr.  comptant,  ploa  à  partager  les  bénéfices 
aTec  l'état.  —  Andetmes  Lois  françaises^  t.  XXV,  p.  96. 

2.  **  Pour  maintenir  l'équilibre  dans  les  finances,  il  est  nécessaire  que  les  revenus 


390  LOUIS  XVÎ.  117771 

les  déclarations  des  propriétaires  sur  les  vingtirmcs,  impôt  pour 
lequel  les  taillables  étaient  taxés  à  la  rigueur,  et  les  privilégiés 
selon  ce  qu'il  leur  plaisait  de  déclarer.  Ce  fut  l'occasion  d'une 
première  querelle  entre  Necker  et  le  parlement,  qui  avança,  dans 
ses  remontrances,  que  les  vingtièmes  étaient  un  don  gratuit. ^Toui 
propriétaire,  disaient  les  remontrances,  a  le  droit  d'aecorder  des 
subsides,  par  lui-même  ou  par  ses  représentants.  S'il  n'use  pas  de 
ce  droit  en  corps  de  nation,  il  faut  bien  y  revenir  indirectement... 
La  confiance  aux  déclarations  personnelles  est  donc  la  seule  in- 
demnité du  droit  que  la  nation  n'a  pas  exercé,  mais  n'a  pu  perdre, 
d'accorder  et  de  répartir  elle-même  les  vingtièmes.  » 

Le  parlement  aurait  eu  raison,  s'il  eût  entendu  par  là  que  tout 
imposable  a  droit  d'être  consulté  sur  l'impôt;  mais,  appliquée  aux 
seuls  privilégiés  et  dirigée  contre  la  péréquation  des  impôts ,  sa 
doctrine  n'était  que  la  consécration  des  iniquités  sociales  sous  une 
forme  anarchique*.  La  justice  avait  dicté  le  règlement  sur  les 
impôts  :  l'humanité  inspira  à  Necker  la  formation  d'une  commis- 
sion chargée  d'examiner  les  moyens  d'améliorer  les  hôpitaux  de 
Paris,  création  de  la  charité  du  moyen  âge,  qui  avait  grand  besoin, 
pour  se  perfectionner,  de  la  philanthropie  éclairée  du  xvin*  siècle. 
L'aspect  de  l'Hôlel-Dieu,  de  la  Salpêtrière,  de  Bicêtre,  était  hideux  : 
les  malades,  les  vieillards,  les  fous,  étaient  entassés  les  uns  sur  les 
autres  dans  ces  vastes  réceptacles  des  misères  humaines.  A  l'Hô- 
tel-Dieu,  on  voyait  parfois  un  convalescent,  un  mourant  et  un 
mort  étendus  côte  à  côte  dans  un  même  lit  !  Â  Bicêtre,  un  seul  lit 
contint  jusqu'à  neuf  vieillards  !  La  réforme  de  ces  odieux  abus, 
dont  la  tradition  rend  encore  aujourd'hui  les  hôpitaux  un  objet 
d'effroi  pour  les  classes  pauvres,  fut  décrétée,  le  22  avril  1781 , 

du  roi  saivent,  du  moins  à  une  certaine  distance,  le  prognrès  de  la  valenr  des  biens, 
puisque  ce  progrès,  effet  inéTitable  de  l'accroissement  annuel  du  numéraire,  aug- 
mente dans  la  même  proportion  tous  les  objets  de  dépense.  **  —  Ànc,  Loi»  françaises, 
t.  XXV,  p.  146 

1.  Droz,  Hist.  de  Louis  XVI,  1. 1**,  p.  282.  —  A  cette  première  année  de  radminis- 
tration  de  Neclter  appartient  un  édit  intéressant  pour  l'histoire  des  institutions 
sociales  :  c^est  une  autorisation  aux  propriétaires  et  fermiers  du  Boulonnais  de  clore 
leurs  prés,  malgré  la  coutume  du  pays  qui  ne  permettait  de  clore  que  la  cinquième 
partie  des  propriétés  et  accordait  à  tous  la  jouissance  des  prés  et  riez  (terres  incultes), 
du  1*'  au  15  mars  ;  c'était  un  reste  de  l'antique  comnmnauté  du  clan  qui  achevait  de 
disparaître.  —  Ane.  Lois  française*^  t.  XXV,  p.  136. 


11777]  LES  HOPITAUX.  391 

sur  un  rapport  de  Necker  au  roi.  L'active  charité  de  M"®  Necker 
avait  créé  un  excellent  modèle  sur  de  petites  proportions,  dans 
l'hospice  qui  porte  encore  aujourd'hui  le  nom  de  son  époux; 
mais  la  réforme,  préparée,  décrétée  par  Necker,  ne  fut  exécutée 
que  sous  son  second  ministère,  à  la  suite  d'un  rapport  rédigé,  en 
1787,  par  le  savant  Bailli*. 

La  création  à  Paris  d'un  mont-de-piété,  institution  italienne  qui 
avait  déjà  été  introduite  en  Flandre  et  en  Artois  (9  décembre  1777), 
la  fondation  de  prix  annuels  en  faveur  des  nouveaux  établisse- 
ments de  commerce  et  d'industrie  [28  décembre),  méritent  encore 
d'être  signalés. 

Tout  cela  ne  peut  encore  passer  que  pour  des  préludes,  de  la 
part  d'un  ministre  annoncé  avec  tant  d'éclat;  mais  de  grands 
événements  obligeront  bientôt,  sinon  de  suspendre  les  réformes 
intérieures,  au  moins  de  les  subordonner  à  un  autre  intérêt  capi- 
tal. La  politique  extérieure  va  reprendre  pour  quelque  temps  le 
premier  rôle. 

Le  monde  tressaille  partout  au  bruit  des  armes.  Il  semble  que 
de  grandes  voix  appellent  de  toutes  parts  la  France  à  rentrer  dans 
l'arène.  L'orgueilleuse  triomphatrice  de  1763,  l'Angleterre,  voit 
son  empire  colonial  croulant  en  Amérique,  ébranlé  dans  l'Inde. 
Pendant  ce  temps,  un  jeune  empereur,  plein  d'une  ambition  in- 
quiète, Joseph  II,  cherche  autour  de  lui  l'occasion  d'agir  et  de 
s'agrandir,  n'importe  aux  dépens  de  qui;  plus  lo'in,  l'insatiable 
Russie,  une  main  sur  les  dépouilles  de  la  Pologne,  étend  l'autre 
sur  la  Turquie  et  foule  déjà  aux  pieds  le  traité  de  Kaïnardji, 
qu'elle  a  dicté  la  veille. 

Tout  à  coup  la  curiosité  publique  est  vivement  éveillée  par  la 
nouvelle  que  l'empereur  est  arrivé  incognito  à  Paris  (18  avril 
1777).  Le  comte  de  Falkenstein,  pseudohyme  transparent  de 
l'illustre  voyageur,  descendu  dans  un  simple  hôtel  garni,  est  par- 
tout, voit  tout,  comprend  tout.  En  quelques  jours  il  connaît  Paris 
comme  Louis  XVI  ne  le  connaîtra  de  sa  vie.  Il  va  saluer  aux  Inva- 
lides la  création  du  Grand  Roi,  que  Louis  XVI  n'a  jamais  visitée; 

1.  Ane.  Lois  françaises ,  t.  XXV,  p.  96.  —  Par  on  règlement  pour  l'extinction  de  la 
mendicité,  on  voit  que  les  ateliers  de  charité  établis  à  Paris  sons  Turgot  avaient  été 
maintenus.  —  Ibid.,  p.  74. 


392  LOUIS  XVI.  U777) 

il  s'indigne,  à  l'Hôtel-Dieu,  devant  ce  spectacle  d'inhumanité  que 
sa  réprobation  signale  aux  intentions  réformatrices  du  ministère; 
il  pénètre  dans  l'humble  asile  où  l'abbé  de  L'Épée,  négligé  du  pou- 
voir, persécuté  par  l'autorité  ecclésiastique*,  se  dévoue  à  l'œuvre 
admirable  de  l'éducation  des  sourds  et  muets,  qu'il  tire  de  leurs 
limbes  pour  les  rendre  à  la  vie  morale  et  sociale.  Joseph  II  excite 
dans  Paris  une  sorte  d'entliousiasme  et  provoque  des  comparai- 
sons peu  flatteuses  avec  la  pesante  inertie  du  roi  et  la  frivolité  de 
la  reine.  Après  six  semaines  de  séjour  dans  la  capitale,  il  fait  ra- 
pidement le  tour  de  la  France  et  sort  du  royaume  par  Genève, 
sans  aller  voir  Voltaire  qui  l'attend  :  soit  égard  pour  la  dévotion 
de  Marie -Thérèse,  soit  crainte  de  paraître  inféoder  la  majesté 
impériale  à  cette  autre  majesté  philosophique.  Des  grands  écri- 
vains du  siècle,  il  n'a  visité  que  Buffon  dans  son  temple  du  Jardin 
des  Plantes. 

L'empereur  avait  moins  réussi  dans  les  provinces  qu'à  Paris;  il 
avait  trop  laissé  paraître  la  jalousie  que  lui  inspiraient  la  puis- 
sance et  l'unité  de  la  France.  Il  avait  d'ailleurs  un  autre  motif  de 
mauvaise  humeur  ;  il  n'avait  pu  obtenir  du  roi  aucun  engage- 
ment politique.  Tout  le  monde  avait  bien  pensé  que  Joseph  venait 
tenter  de  resserrer  l'alliance  franco-autrichienne,  fort  relâchée 
depuis  quelques  années;  mais  on  ne  savait  pas  trop  ce  qu'il  enten- 
dait tirer  de  cette  alliance.  Le  ministre  des  affaires  étrangères 
Vergennes,  d'accord  avec  Maurepas  pour  combattre  les  tendances 
autrichiennes  de  Marie -Antoinette,  avait  prémuni  Louis  XVI 
contre  les  projets  hostiles  à  la  Turquie  que  l'on  supposait  à  l'em- 
pereur*. C'était  en  ce  moment  tout  le  contraire.  Joseph,  mécon- 
tent de  Catherine  H,  qui  l'avait  obligé  d'arrêter  ses  nouveaux 
empiétements  en  Pologne ,  était  disposé  à  une  alliance  défensive 
avec  la  France  contre  la  Russie,  afin  d'interdire  à  celle-ci  de 
s'étendre  davantage  aux  dépens  des  Turcs.  On  éluda  ses  insinua- 

1.  L'archevêque  TaTait  interdit  des  fonctions  sacerdotales  comme  janséniste.  — 
Le  gouvernement  ne  vint  en  aide  à  Tabbé  de  L'Épée  que  Tannée  suivante,  et  bien  fai- 
blement. En  novembre  1778,  une  partie  des  biens  du  couvent  des  Célestins,  qui  venait 
d'être  supprimé,  fut  appliquée  à  la  maison  des  sourds  et  muets.  —  Anr.  Lois  frtm- 
çaises,  t.  XXV,  p.  459.  ~  La  commission  formée  pour  les  réunions  et  les  suppressions 
de  monastères  commençait  à  produire  quelques  résultats. 

2.  Flassan,  t.  Vll^  p.  138. 


(1778)  JOSEPH  II  A  PARTS.  393 

tions;  on  eut  peur  de  voir  renaître  la  Gv,erre  de  Sept  Ans  et  de 
s'engager  sur  le  continent  lorsqu'il  y  avait  probabilité  d'un  nou- 
veau choc  contre  les  Anglais.  Un  autre  étranger,  plus  grand  que 
Joseph  II  dans  l'histoire,  l'avait  précédé  à  Paris  dans  un  autre  but: 
c'était  Benjamin  Franklin ,  qui  venait  solliciter  les  secours  de  la 
France  en  faveur  des  Anglo- Américains  soulevés  contre  l'Angle- 
terre {décembre  1776). 

Le  mauvais  accueil  fait  aux  projets  de  Joseph  II  n'en  fut 
pas  moins  une  faute  énorme.  On  n'eût  pas  eu  la  guerre  sur 
le  continent;  car  le  vieux  Frédéric  n'en  voulait  plus  et  n'eût 
pas  soutenu  les  Russes,  qu'on  eût  contenus,  sans  combat.  Jo- 
seph, rebuté,  se  rapprocha  de  Catherine  et  seconda  plus  tard, 
au  lieu  de  s'y  opposer,  les  entreprises  de  la  tzarine  sur  l'empire 
othoman  * . 

L'émotion  causée  en  France  par  le  voyage  de  Joseph  II  s'eflfaça 
bientôt  devant  l'agitation  passionnée  que  soulevait  le  plus  grand 
événement  du  siècle,  la  Révolution  d'Amérique.  Il  y  eut  toutefois  à 
cette  préoccupation  du  public  une  grande  diversion  dans  les  pre- 
miers mois  de  1778,  diversion  qui  ne  pouvait  d'ailleurs  que  re- 
doubler le  mouvement  des  esprits,  et  qui  fut  causée  par  un  nou- 
veau voyageur.  Celui-ci,  qui  remua  Paris  bien  autrement  encore 
que  Joseph  II,  portail  aussi  une  couronne,  mais  ne  la  tenait  pas 
de  ses  ancêtres.  Après  vingt-huit  ans  d'absence.  Voltaire  arriva  à 
Paris  le  10  février  1778. 

Tant  qu'avait  vécu  Louis  XV,  par  une  espèce  de  convention 
tacite  entre  Versailles  et  Femei,  Voltaire  s'était  abstenu  de  repa- 
raître aux  bords  de  la  Seine.  Depuis,  la  crainte  d'être  un  embarras 
pour  Turgot,  et  la  crainte  de  la  réaction  qui  semblait  devoir  suivre 
la  chute  du  ministre  philosophe,  l'avaient  retenu  tour  à  tour; 
mais  l'avènement  d'un  ministre  protestant  n'avait  pas  tardé  à  lui 
prouver  combien  ce  torrent  du  siècle  auquel  il  avait  ouvert  les 
barrières  était  devenu  irrésistible.  Il  se  décida  :  aucune  défense 
officielle  ne  lui  interdisait  la  capitale.  Une  fois  arrivé,  il  savait  bien 
qu'on  n'oserait  le  chasser.  Le  clergé,  en  effet,  sollicita  inutilement 

1.  Soulavie,  Mémoires  du  règne  de  Louis  XVI,  t.  V,  p.  49.  Soulavie  cite  en  entier  nn 
luémoire  très- intéressant,  trouvé  dans  les  papiers  de  Louis  XV]  ;  c'est  une  critique 
de  Tadministration  de  M.  de  Vergennes,  qu*il  attribue  au  comte  de  Grimoard. 


394  LOUIS  XV f.  11778J 

son  expulsion  du  roi  et  dut  s'estimer  heureux  que  le  prince  des 
novateurs  ne  fût  pas  présenté  à  Louis  XVI.  La  reine  et  le  comte 
d'Artois  le  voulaient;  car  ils  se  laissaient  emporter  au  courant  de 
la  vogue,  n'avaient  encore  aucun  parti  pris  en  faveur  du  passé  et  ne 
redoutaient  des  novateurs  que  l'économie.  Monsieur,  qui  affectait 
la  réserve  et  la  gravité,  ne  se  prononçait  pas  dans  le  môme  sens. 
Le  rigide  et  dévot  Louis  XVI  refusa  de  voir  Yennemi  de  la  religion 
et  des  bonnes  mœurs;  mais  ce  fut  tout.  S'il  laissa  prêcher  contre 
Voltaire  dans  sa  chapelle,  il  laissa,  par  compensation,  le  directeur 
de  ses  bâtiments  commander  au  sculpteur  Pigalle  la  statue  du 
vieillard  de  Femei,  et  le  ministre  de  sa  maison*  défendre  aux 
journaux  de  l'attaquer.  Cette  défense  fut  ensuite  révoquée  sur  les 
cris  du  clergé;  mais  qu'importait  à  ce  flot  de  l'opinion  qui  entraî- 
nait tout,  à  cette  voix  publique  qui  étouffait  toute  opposition  sous 
son  acclamation  immense  ! 

La  ville  et  la  cour  (le  temps  est  passé  où  l'on  disait  la  cour  et  la 
ville) ,  toute  une  génération,  tout  un  peuple  de  grands  seigneurs, 
de  magistrats,  de  gens  de  lettres,  d'artistes,  de  savants,  se  presse 
dans  les  salons  de  l'hôtel  où  Voltaire  a  accepté  une  somptueuse 
hospitalité^;  chacun  mendie  une  parole,  un  sourire  du  grand 
homme,  qui  trône  là  au  milieu  des  encyclopédistes  comme  un 
monarque  entouré  de  ses  pairs.  <  Le  regard  de  Louis  XIV  n'avait 
pas  produit  plus  d'effet  sur  une  cour  dont  il  était  adoré  que  n'en 
produisait  le  regard  étincelant  de  Voltaire".  »  Au  dehors,  une 
foule  enthousiaste  se  dédommage  de  ne  pouvoir  être  admise  dans 
le  sanctuaire,  en  attendant  la  sortie  de  l'illustre  vieillard  ou  son 
apparition  aux  fenêtres,  et  en  lui  faisant  partout  un  cortège  triom- 
phal. Ses  moindres  mots  courent  Paris  et  la  France.  On  compte 
ses  pas;  on  commente  toutes  ses  démarches;  on  rapporte  avec 
attendrissement  qu'il  s'est  précipité  sur  les  mains  de  Turgot  en 
fondant  en  larmes  et  en  s'écriant  :  <  Laissez-moi  baiser  cette 
main  qui  a  signé  le  salut  du  peuple  !  >  On  raconte  la  scène  impo- 
sante qui  a  eu  lieu  lorsque  le  docteur  Franklin,  ce  savant  illustre 

l.  Amelot,  créatare  de  Maurepas  et  successeur  de  Malesherbes. 
8.  L'hôtel  du  marquis  de  Villette ,  au  coin  de  la  rue  de  Beaune  et  du  quai 
Voltaire. 
3.  Lacretelle,  Hitt.  de  France  fundant  le  XYiii*  néc/e,  t.  V,  p.  159. 


[1778]  VOLTAfllE  A  PARIS.  395 

devenu  un  des  principaux  moteurs  d'une  glorieuse  révolution,  cet 
homme  qui  a 

JUtî  la  foadre  au  ciel  et  le  sceptre  aux  tyrans  *, 

est  venu  prier  Voltaire  de  bénir  son  petit-fils  :  «  Dieu  et  la  liberU! 
s*est  écrié  le  vieillard  de  Fernei,  voilà  la  seule  bénédiction  qui 
convienne  au  petit-fils  de  Franklin!»  Paroles  augustes  qui  con- 
sacrent la  bouche  qui  les  prononce  comme  le  front  qui  les  re- 
çoit, paroles  qui  purifient  les  derniers  jours  du  patriarche  du 
xvin*  siècle,  et  sont  comme  la  formule  du  baptême  conféré  par  la 
France  philosophique  à  son  enfant  d'adoption,  au  nouveau  monde 
républicain  éclos  par  delà  les  mers! 

Cette  représentation  continuelle ,  animée  de  tant  d'émotionsv 
les  fatigues  causées  par  les  répétitions  d'une  tragédie,  dernier 
enfant  de  sa  veine  poétique  qu'il  amène  d'une  main  défaillante 
sur  cette  scène  française  où  Œdipe  a  commencé  sa  gloire  il  y  a 
soixante  ans,  épuisent  l'ardent  vieillard^.  Le  sang  s'échappe  de  sa 
poitrine  haletante.  En  quelques  jours,  il  semble  à  l'extrémité. 

Moment  d'attente  et  d'anxiété  universelle  !  On  ne  s'inquiète  pas 
seulement  de  voir  finir,  mais  de  voir  comment  finira  Voltaire.  Un 
événement  singulier  et  nouveau  a  consterné  le  clergé  deux  ans 
auparavant  :  un  prince  du  sang,  ce  Conti  qui  a  joué  depuis  trente 
ans  un  rôle  fort  mêlé  et  fort  équivoque,  est  mort  le  2  août  1776, 
après  avoir  refusé  les  sacrements  d'une  croyance  qui  n'était  plus 
la  sienne.  Le  clergé  espère  réparer,  et  fort  au  delà,  l'impression 
de  cette  mort  philosophique,  s'il  peut  induire  le  patriarche  même 
de  Yimpièté  à  mourir  dans  le  giron  de  l'église.  Un  prêtre  réussit 
à  pénétrer  auprès  de  Voltaire.  Le  philosophe,  dans  de  moins 
graves  circonstances,  n'a  montré  que  trop  de  facilité  à  s'accom- 
moder aux  rites  du  catholicisme,  ou  plutôt  à  jouer  avec  ces  rites. 
Cette  fois  encore,  souhaitant  d'éviter  le  bruit  et  de  mourir  en 
repos,  il  cède,  se  confesse  et  souscrit  une  déclaration  de  foi  catho- 

1.  Eripuit  cœlo  fulmen  t<xptrumque  tyrannis. 

Ce  beau  vers,  attribué  à  Tur^t,  est,  dit^on,  du  poëte  latin  Manilius. 

2.  L'adoiirable  interprète  des  créations  de  Voltaire  et  des  chefis^'oeuTre  du  siècle 
passé,  Lekaio,  venait  de  disparaître  de  cette  scène,  après  avoir  porté  Fart  dtama» 
tique  au  plus  haut  degré  où  il  fût  encore  parvenu  en  Fiance. 


396  LOUIS   XVr.  (1778! 

m 

lique,  demandant  pardon  à  l'église  du  scandale  qu'il  a  pu  lui 
causer  (2  mars  1778). 

La  victoire  du  clergé  n'est  pas  de  longue  durée.  La  prodigieuse 
vitalité  de  Voltaire  le  relève  pour  un  moment  des  portes  du  tom- 
I)eau;  il  ne  songe  plus  qu'à  effacer  le  souvenir  de  ce  qu'autour  de 
lui  on  appelle  un  acte  de  faiblesse,  de  ce  que  d'autres  nomment 
une  profanation,  et  ses  derniers  jours  ne  sont  qu'une  suite  de 
triomphes.  Le  1^*^  avril,  il  se  rend  à  l'Académie,  qui  lui  a  envoyé 
députution  sur  députation  et  qui  se  transporte  en  corps  au-devant 
de  lui,  honneur  qu'elle  ne  rend  pas  môme  aux  tètes  couronnées. 
La  plupart  des  membres  ecclésiastiques  protestent  par  leur  absence. 
Voltaire  reconnaît  l'accueil  du  grand  corps,  littéraire  par  un  très- 
beau  projet  de  refonte  de  l'éternel  Dictionnaire,  qu'il  veut  inau- 
gurer en  se  chargeant  de  la  lettre  A*.  Le  vivace  vieillard  fait  des 
projets  comme  s'il  ne  devait  jamais  quitter  ce  monde.  De  l'Acadé- 
mie, il  passe  à  la  Comédie-Française.  Les  détails  de  cette  scène  de 
délire,  de  cette  apothéose  qui  paya  soixante  ans  de  combats,  sont 
dans  toutes  les  mémoires.  Le  burin  a  cent  fois  reproduit  le  Cou- 
ronnement de  Voltaire,  ce  sacre  du  roi  des  philosophes,  célébré  aux 
cris  de  :  Vive  Mahomet!  Vive  la  Henriade!  et  aussi,  il  faut  bien 
l'avouer,  de  :  Vive  la  Pucelle  !  Dans  cette  soirée,  qui  résume  un 
siècle,  c'est  Voiture  tout  entier  qui  triomphe  par  le  mal  comme 
par  le  bien.  C'est  ce  soir-là  que  le  vieillard  put  se  redire  dans 
l'ivresse  de  la  victoire  : 

_  ^ 

«Tai  plus  fait  dans  mon  temps  que  Luther  et  Calvin, 

Il  n'avait  pas  tenu  à  Marie-Antoinette  que  la  couronne  de  France 
ne  vînt  s'incliner  devant  la  couronne  du  poete-jAilosophe.  La 
reine,  qui  était  déjà  venue  applaudir  à  la  première  représentation 
d'/rènc,  en  l'absence  de  l'auteur,  était  en  route  pour  la  Comédie- 
Française,  quand  un  ordre  exprès  du  roi  l'obligea  de  rebrousser 

\.  ««Ce  plan  consistait  à  suivre  l'histoire  de  chaque  mot  depuis  l'époque  où  il  avait 
paru  dans  la  langue,  à  marquer  les  sens  divers  qu'il  avait  eus  dans  les  différents  siè- 
cles..., à  employer,  pour  faire  sentir  ces  différentes  nuances,  non  des  phrases  faites 
an  hasard,  mais  des  exemples  choisis  dans  les  auteurs  qui  avaient  eu  le  plus  d'auto- 
nié.  "  —  Condorcet,  Vie  de  Voltaire.  C'est  ce  plan  que  l'Académie  commence  d'exé- 
cuter aujourd'hui. 


11778)  MORT  DE  VOLTAIRE.  397 

cbcmin.  Li  maison  d'Orléans,  qui  dessinait  de  plus  en  plus  son 
rôle  d'amie  du  progrès,  fit  à  Voltaire,  quelques  jours  après,  une 
véritable  ovation  chez^M""®  de  Montesson  et  au  Palais-Royal.  L'i 
réception  de  Voltaire  chez  les  francs-maçons  fut  encore  un  épisode 
digne  de  mémoire.  Leur  secret  n'était  que  le  sien  :  humanité,  tolé- 
rance; et,  là,  le  bien  était  sans  mélange. 

Il  avait  eu  sa  récompense  :  il  pouvait  mourir.  Surexcité,  con- 
sumé par  cette  exaltation  continuelle,  il  demanda  le  sommeil  à  un 
moyen  factice,  au  laudanum;  il  se  trompa  sur  la  dose.  Cet  acci- 
dent fut  sans  remède.  Il  tomba  dans  un  engourdissement  léthar- 
gique dont  il  ne  sortit  plus  que  par  intervalles.  Il  refusa,  dans  ces 
intervalles,  de  renouveler  sa  confession  de  foi  catholique.  Un  der- 
nier mouvement  de  joie  ranima  un  instant  son  cœur  quand  il 
apprit  le  succès  de  ses  efforts  pour  la  réhabilitation  de  la  mémoire 
du  malheureux  Lally.  Il  expira,  le  30  mai  1778,  à  onze  heures  du 
soir;  il  avait  vécu  quatre-vingt-quatre  ans  et  fait  retentir  le  monde 
de  son  nom  pendant  soixante. 

Le  public  réclamait  impérieusement  les  honneurs  funèbres  pour 
le  grand  homme  :  le  vieil  archevêque  et  son  clergé  étaient  décidés 
à  les  refuser.  Le  faible  gouvernement  de  Louis  XVI,  inquiet, 
embarrassé,  ne  sut  rien  trouver  de  mieux  que  de  défendre  aux 
journaux  de  ])arler  de  l'illustre  mort ,  soit  en  bien ,  soit  en  mal. 
L'abbé  Mignot,  neveu  de  Voltaire,  tira  le  gouvernement  de  peine 
en  enlevant  le  corps  de  son  oncle  et  en  le  faisant  inhumer  dans 
son  abbaye  de  Scellières  en  Champagne,  avant  que  Tévêque  diocé- 
sain eût  le  temps  de  s'y  opposer.  C'est  là  que,  treize  ans  après, 
la  grande  Constituante  devait  envoyer  chercher  les  restes  de  Vol- 
taire pour  les  transférer  solennellement  dans  le  monument  qu'elle 
consacra  à  nos  grands  hommes  * . 

A  peine  l'astre  de  Voltaire  était-il  descendu  sous  l'horizon,  que 
l'autre  grande  étoile  du  xviii®  siècle  s'éteignit  à  son  tour. 

Par  un  contraste  singulier,  mais  qui  n'est  pas  sans  exempte 
chez  les  hommes  les  plus  disposés  à  la  vie  intérieure,  c'était  dans 

1.  Y.,  sur  le  séjour  de  Voltaire  à  Paris  et  les  incidents  relatifs  à  rinterrention  du 
clergé,  les  Mém.  de  Hachaamontf  t.  XI,  passim.  —  Corresjxmd,  de  Grimm,  t.  X,  ayril^ 
juin.  L*e»pèce  d'éloge  funèbre  :  «  Il  est  tombé  dam  l'abîme  funeste,  n  etc.,  est  de 
Diderot. 


398  LOUIS  XVI.  [I778I 

le  centre  tumultueux  de  la  grande  ville*,  dans  ce  désert  dhommcb, 
comme  on  Ta  dit,  que  Rousseau  était  venu  chercher  une  solitude 
souvent  troublée  par  les  autres  et  surtout  par  lui-môme.  Il  y  vivait 
depuis  huit  ans,  toujours  plus  détaché  des  choses  présentes  (son 
travail  sur  le  Gouvernement  de  Pologne  fut  son  dernier  tribut  aux 
intérêts  de  ce  monde),  et  flottant  entre  les  moments  de  repos 
moral  où  la  paix  de  la  conscience  lui  faisait  goûter  ce  sentiment 
contemplatif  de  l'existence,  qu'il  appelle  Iql  douceur  de  vivre^^  et 
les  accès  multipliés  de  sa  sombre  hypocondrie.  De  là  le  double 
caractère  de  ses  derniers  écrits  posthumes,  étranges  alternatives 
d'amertume  et  de  résignation,  d'aberration  et  de  sagesse.  Il  n'est 
pas  de  lecture  plus  douloureuse  que  celle  de  ses  Dialogues,  où  il 
se  débat  contre  les  fantômes  de  son  cerveau  et  s'épuise  à  se  justi- 
fler  contre  des  accusations  imaginaires.  Un  jour,  il  distribue  lui- 
même  dans  la  rue  un  appel  pathétique  aux  Français  ;  un  autre 
jour,  il  veut  aller  déposer  le  manuscrit  des  Dialogues  sur  le  maitre- 
autel  de  Notre-Dame,  comme  pour  mettre  sa  défense  sous  la  pro- 
tection immédiate  du  Dieu  de  vérité.  Et,  avec  cette  conviction 
d'un  complot  atroce  qui  l'a  déshonoré,  qui  l'a  perdu  dans  l'esprit 
de  la  génération  présente,  qui  lui  a  aliéné  jusqu'aux  petits  enfants, 
aucun  fiel,  pas  un  mot  de  haine  contre  ses  persécuteurs  :  il  ne 
demande  vengeance  ni  aux  hommes  ni  à  Dieu,  a  On  ne  l'entend 
jamais  dire  de  mal  de  personne  ;  »  il  rend  pleine  justice  à  ses 
ennemis,  tant  réels  que  supposés  ;  il  approuve,  au  fond  de  son 
humble  retraite,  les  honneurs  éclatants  rendus  à  Voltaire*.  A  côté 
des  preuves  mille  fois. répétées  de  l'idée  fixe  qui  l'égaré,  jamais 
chez  lui  plus  d'élévation  morale,  jamais  une  douceur  si  évangéli- 
que,  jamais  un  sentiment  religieux  si  profond,  si  pur  et  si  tendre 
que  dans  ces  Rêveries,  qui  sont  comme  son  adieu  à  la  terre.  Sa 

1.  Rue  Plihriére,  aujourd'hui  rue  Jean-Jacqucs-Ronsseau. 

2.  X  Ce  n*ost  point  par  des  plaisirs  entassés  qu'on  est  heureux,  mais  par  un  état 
permanent  qui  n'est  point  composé  d*actcs  distincts,  h  Correspondance;  lettre  du 
17  janvier  1770. 

3.  Voyez  les  Relations  de  Corancez  et  de  Bernardin  de  Saint- Pierre.  Celui-ci 
raconte  un  petit  fait  d'un  autre  ordre,  mais  assez  caractéristique.  Un  jour,  Rousseau, 
à  la  promenade,  aima  mieux  endurer  une  soif  ardente  que  de  toucher  à  des  fi*uits  en 
plein  vent  sans  la  permission  du  propriétaire.  Cet  incident,  puéril  en  apparence,  in« 
dique  avec  quelle  rigueur  il  tâchait  de  mettre  d'accord  sa  conduite  et  ses  principes. 
—  Œuvres  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  t.  XII. 


11770)  MORT  DE  ROUSSEAU.  399 

sublime  intelligence  et  son  cœur  aimant  planent,  pour  ainsi  dire, 
sur  le  naufrage  de  la  raison  pratique. 

Avec  les  souffrances  de  Fâme,  les  infirmités  croissaient  :  la 
pauvreté  devenait  plus  dure  au  vieillard  *,  dont  la  fierté  repoussait 
les  secours  matériels,  de  môme  que  sa  défiance  écartait  le  plus 
souvent  les  consolations  morales.  Ce  qu'il  consentit  enfin  d'ac- 
cepter, ce  fut  un  asile  à  la  campagne  pour  abriter  ses  derniers 
jours  :  il  voulut  finir  au  sein  de  la  nature,  qu'il  avait  tant  aimée  ; 
il  s'y  sentait  plus  près  de  Dieu.  Entre  diverees  retraites  offertes, 
Ermenonville  fut  choisi,  beaux  lieux  qu'une  admiration  ingé- 
nieuse avait  déjà  peuplés  des  souvenirs  de  sa  Julie,  Mais  l'infortuné 
n'apportait  point  la  paix  de  l'âme  dans  cet  Elysée.  Il  n'en  jouit 
que  d'une  manière  bien  imparfaite  et  que  durant  bien  peu  de 
temps. 

Sa  fin  est  restée  enveloppée  de  mystère.  On  a  prétendu  (et  cette 
opinion  a  été  adoptée  par  beaucoup  de  ses  plus  sincères  admira- 
teurs), qu'en  proie  à  d'incurables  douleurs  physiques  et  morales, 
et  se  sentant  désormais  impuissant  à  faire  le  bien  en  ce  monde, 
il  crut  pouvoir  abréger  sa  vie  et  «  se  jeter  avec  confiance  dans  le 
sein  de  l'éternité^.» 

Les  principes  de  Rousseau  contre  le  suicide  ne  suffiraient  pas 
à  écarter  sans  réplique  cette  opinion  ;  ces  principes,  assis  plutôt 
sur  le  devoir  envers  l'humanité  que  sur  le  devoir  envers  Dieu, 
n'étaient  pas  suffisamment  absolus,  et  le  libre  arbitre  pouvait 
d'ailleurs  être  altéré  en  lui  par  la  surexcitation  mentale.  Mais  d'au- 
tres motifs,  puisés  dans  la  comparaison  des  témoignages  contem- 
porains, nous  paraissent  péremptoires.  La  première  relation  de  la 
mort  de  Rousseau,  celle  du  médecin  Lebègue  de  Presle ,  semble 
encore  la  plus  digne  de  foi  pour  le  fond,  bien  qu'il  y  ait  un  peu 
trop  d'emphase  dans  la  forme  et  qu'on  y  fasse  trop  discourir 
Jean-Jacques. 

Le  3  juillet  au  matin,  Jean-Jacques  se  serait  donc  senti  trè&- 
malade,  pris  d'une  grande  anxiété  et  de  vives  douleurs  d'entrail- 
les :  il  eut  le  sentiment  que  la  dernière  heure  approchait  :  il  fit 

1.  Pauvreté  qui  ne  l'einpéchait  pas  de  partager  son  pain  arec  la  tante  octogénaire 
qui  Tavait  élevé. 

2.  Relation  de  Corancez. 


400  LOUIS  XVI.  in781 

ouvrir  les  fenêtres  pour  revoir  encore  la  verdure  et  le  soleil.  «  Le 
soleil  m'appelle...  Voyez-vous  cette  lumière  immense?...  voilà 
Dieu...  Dieu  m'ouvre  son  sein...  Être  des  êtres!...»  La  crise  qui 
se  prépare  depuis  quelques  heures  éclate  ;  frappé  d'une  apoplexie 
séreuse,  il  tombe,  le  visage  contre  terre...  Aux  cris  de  Thérèse, 
son  hôte,  M.  de  Girardin,  accourt;  on  le  relève;  peu  de  moments 
après,  il  n'était  plus  *  ! 

Par  une  calme  et  brillante  nuit  d'été,  son  corps  fut  déposé  en 
silence  à  l'ombre  des  peupliers,  dans  un  îlot  d'un  petit  lac,  au 
fond  de  cette  belle  et  mélancolique  solitude  d'Ermenonville,  où 
les  âmes  sensibles  et  méditatives  affluèrent  comme  à  un  saint 
pèlerinage^,  et  où  Ton  eût  dû  laisser  reposer  ses  restes  mortels, 
en  lui  élevant  dans  Paris  cette  statue  qu'il  demandait  si  justement 
à  ses  contemporains,  que  la  grande  Constituante  lui  avait  promise, 
et  qu'il  attend  encore. 

Voltaire  avait  fini  au  milieu  de  toutes  les  splendeurs  sociales  : 
il  était  mort,  pour  ainsi  dire,  sur  le  théâtre,  au  bruit  des  applau- 
dissements. Rousseau  s'était  éteint  dans  le  silence  et  le  mystère 
des  bois;  chacun  selon  sa  nature.  Le  contraste  avait  subsisté  entre 
eux  jusqu'au  bout;  et  cependant  un  infaillible  instinct  public  a 
réuni  pour  toujours  dans  la  tradition  nationale  ces  deux  hommes 
qui  se  complètent  l'un  par  l'autre.  Un  poète  aux  mâles  accents, 
Marie-Joseph  Chénier,  a  été  la  voix  de  la  postérité  : 

O  Voltaire  !  sou  nom  n'a  plus  rien  qui  te  blesse  ! 

1.  Les  douleurs  d'eutrailles  firent  naître  Tidée  d'un  empoisonnement.  On  sut  qu'on 
rarait  relevé  sanglant  dans  sa  chambre,  avec  un  trou  à  la  tète.  On  en  conclut  qu'il 
8*était  achevé  d'un  coup  de  pistolet,  que  M.  de  Girardin  avait  voulu  dissimuler  le 
suicide  et  obtenu  des  médecins  un  procés-verbal  attribuant  la  mort  à  un  épanchc- 
ment  de  sérosité  dans  le  cerveau.  Le  masque  moulé  sur  nature  par  le  statuaire  Houdon 
dément  cette  hypothèse.  Il  n'y  a  point  de  trou  de  balle ,  mais  seulement  Vindica- 
tion  d'une  double  contusion  avec  déchirure  de  la  peau.  D'ailleurs,  un  coup  de  pis- 
tolet à  bout  portant  n*eût  pas  produit  im  simple  trou,  mais  eût  fait  éclater  le  cràno 
et  rendu  le  moulage  impossible.  Il  y  a  donc  toute  apparence  que  Rousseau  est  véri- 
tablement mort  d'apoplexie.  —  Voyez  tous  les  arguments  des  deux  opinions  con- 
traires résumés  dans  Musset- Pathay,  Histoire  de  Jean-Jacquee  Rousseau,  t.  I***,  p.  429 
et  suiv.  ;  et  dans  G.-H.  Morin,  Essai  sur  la  vie  et  le  caractère  de  Jean-Jacques  Housseau, 
p.  269  et  suiv.  ;  1B51.  Ce  dernier  ouvrage,  fidèle  à  son  titre,  ofire  le  résumé  complet 
de  tout  ce  qui  concerne  la  personne  de  Rousseau.  Nous  pouvons  ajouter  personnelle- 
ment, d'après  la  tradition  conservée  dans  la  famille  de  Houdon,  que  ce  grand  artiste 
a  toujours  nié  le  prétendu  suicide  de  Rousseau. 

2.  La  mode  s'en  mêla  :  tout  le  monde  y  courut;  la  reine  y  vint. 


J17781  VOLTAIRE  ET   ROUSSEAU.  401 

Un  moment  divisés  par  Thumaine  faiblesse, 
Vous  recevez  tous  deux  l'encens  qui  vous  est  dû  : 
Réunis  désormais,  vous  avez  entendu, 
Sur  les  rives  du  fleuve  où  la  haine  s'oublie, 
La  voix  du  genre  humain  qui  voas  réconcilie*. 

Quelles  que  soient,  en  effet ,  les  transformations  de  Tavenir,  la 
postérité  ne  les  séparera  ni  ne  les  reniera  jamais.  Le  sentiment 
religieux  de  Tavenir,  dans  les  larges  horizons  qu*il  saura  embras- 
ser, laissera  une  place,  au  moins  parmi  les  avenues  du  temple,  à 
l'homme  qui  a  si  vaillamment  défendu  l'humanité  et  la  justice, 
qu'elles  qu'aient  été  sur  son  front  les  taches  et  les  ombres.  Plus 
près  du  sanctuaire  sera  placé  l'homme  qui,  pareil  au  fugitif  de 
Troie,  du  milieu  de  la  cité  croulante  du  passé,  a  emporté  les 
dieux,  les  vérités  éternelles ,  dans  le  pan  de  son  manteau,  pour 
les  transmettre  aux  générations  futures.  Voltaire  est  jugé ,  pour 
les  amis  comme  pour  les  ennemis;  la  mémoire  de  Rousseau  est 
plus  débattue.  On  connaît  Voltaire  en  le  parcourant,  en  l'effleu- 
rant comme  il  effleurait  toutes  choses  ;  il  s'ouvre  à  tous  en  pleine 
lumière.  On  ne  connaît  Rousseau  qu'en  l'abordant  avec  simplicité, 
en  l'étudiant  patiemment,  en  vivant  avec  lui,  en  poursuivant 
l'unité  de  sa  pensée  à  travers  les  modifications  réelles  et  les  con- 
tradictions apparentes.  La  postérité,  toutefois,  ne  s'est  pas  laissé 
et  ne  se  laissera  point  abuser  sur  le  caractère  de  l'œuvre  ni  sur 
celui  de  l'écrivain,  que  les  attaques  viennent  des  doctrines  rétro- 
grades ou  du  scepticisme.  A  travers  les  erreurs  et  les  exagérations 
de  son  esprit,  les  égarements  moraux  de  la  première  moitié  de  sa 
vie,  l'altération  mentale  partielle  de  l'autre  moitié,  elle  saura  dis- 
tinguer la  justesse  de  ses  vues  et  surtout  de  ses  sentiments  fonda- 
mentaux, et  la  profonde  sincérité  de  son  cœur^. 

1.  M.-J.  Chénier,  ÉpUre  à  Voltaire,  La  Convention,  obéissant  au  sentiment  qne 
Chénier  exprima  plus  tard  avec  éloquence,  réunit  leurs  restes  sous  les  voûtes  da 
Panthéon.  —  Le  sentiment  public  n'a  pas  vu  si  clairement  le  rapport  de  Montes- 
quieu et  de  Rousseau. 

2.  Résumons  ici  ce  que  nous  avons  dit  sur  les  doctrines  anft/>ro<]fr«Mtvej  de  Rousseau. 
Rousseau  a  vu  une  grande  vérité,  à  savoir  :  que  le  progrès  des  idées  et  des  connais- 
sances peut  marcher  sans  un  progrés  parallèle  dans  les  mœurs  et  dans  les  senti- 
ments, et  qu'alors  il  y  a  décadence  réelle  sous  le  progrès  apparent.  Il  a  exagéré 
cette  vérité  ;  mais  les  théoriciens  récents  du  progrés  l'ont  méconnue,  pour  la  plu- 
part, à  cause  de  l'insuffisance  de  leur  sentiment  moral.  Il  y  a  sur  Rousseau,  dans  Ift 
Corretpondance  de  Grijnm  (t.  X,  p.  70;  juillet  1778;  nouv.  édit.  1830),  un  passage 

XM.  26 


402  LOUIS   XVI.  (1778) 

Mais  ne  nous  engageons  pas  dans  un  avenir  qui  dépasse  les 
limites  de  notre  œuvre.  Les  dernières  années  de  l'ancienne  société 
nous  appartiennent  seules  encore. 


beaucoup  plus  impartial  qu'on  ne  saurait  s'y  attendre,  et  qui  renferme  un  aven  sin- 
g^ier  dans  la  bouche  de  Grimm.  «  Cette  âme,  naturellement  susceptible  et  défiante, 
victime  d^une  p^sécution  peu  cruelle j  à  la  vérité,  mais  du  moins  fort  étrange^  aigrie  par 
des  malheurs  qui  furent  peut-être  son  propre  ouvrage,  mais  qui  n'en  étaient  pas 
moins  réels,  tourmentée  par  une  imagination  qui  exagérait  toutes  les  affections 
comme  tous  les  principes ,  plus  tourmentée  peut-être  par  les  tracasseries  d'une 
femme  (Thérèse) ,  qui ,  pour  demeurer  seule  maltresse  de  son  esprit ,  avait  éloigné 
de  lui  ses  meilleurs  amis  en  les  lui  rendant  suspects  ;  cette  âme,  à  la  fois  trop  forte 
et  trop  faible  pour  porter  tranquillement  le  fardeau  de  la  vie,  voyait  sans  cesse 
aatour  d'elle  des  abîmes  et  des  fantômes  attachés  à  lui  nuire.  (  Suivent  des  détails 
szacts  sur  l'idée  qu'avait  Rousseau  d'une  grande  ligue  formée  contre  lui ,  idée  fixe  à 
laquelle  il  rapportait  les  moindres  incidents  de  sa  vie. }  Sur  tout  objet  étranger  à  la 
manie  dont  nous  venons  de  parler,  son  esprit  conserva  jusqu'à  la  fin  toute  sa  force 
et  toute  son  énergie.  *> 

Rien  n'est  plus  juste  que  ces  réflexions,  et  c'est  ce  qui  rend  inexcusable  la  con- 
duite de  Grimm  envers  Rousseau;  car  il  avait  très-bien  vu,  vingt  ans  auparavant, 
poindre  la  maladie  morale  de  ce  g^iand  et  malheureux  homme,  et  il  avait  fait  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  en  activer  le  progrés.  C'est  dans  le  passage  que  nous  venons  de 
citer  qu'il  faut  écouter  Grimm,  et  non  dans  les  Mémoires,  ou  plutôt  le  roman 
de  M**  d'Épinai ,  espèce  de  contre-partie  des  Confessions  trouvée  chez  Grimm, 
remaniée  à  loisir,  et  à  laquelle  on  a  voulu  attribuer  une  autorité  qu'elle  ne  mérite 
en  aucune  façon.  La  parole  du  fils  de  M"*  d'Epinai  doit  avoir  du  poids  dans 
cette  question  :  «  J'ai  été  témoin  bien  souvent,  écrivait -il,  des  vifs  reproches  que 
M**  d'Épinai  a  faits  à  Grimm...  sur  les  procédés  durs  qu'il  avait  eus  pour  le 
pauvre  Jean-Jacques,  qui  ne  les  avait  pas  mérités.  »  —  V.  Œuvres  inédites  de 
J.-J.  Rousseau,  publiées  par  Musset-Pathay,  1825,  in-8o,  p.  389.  —  On  a  nie  Rous- 
seau à  fond  dans  ces  derniers  temps.  Nous  nous  bornerons  à  nt>r,  de  notre  côté, 
qu'il  puisse  exister  un  vrai  génie,  un  de  ces  g^rands  et  légitimes  interprètes  de  l'âme 
et  du  cœur  humains,  sans  un  homme  derrière  Vécrivain  :  nous  ne  disons  certes  pas  sans 
un  idéal  vivant,  mais  sans  un  homme^  sans  un  être  vrai,  quelles  que  soient  s^  incon- 
séquences. —  Et  où  veut-on  qu'il  puise,  s'il  n'avait  la  source  vive  en  lui? —  Si  un 
méchant  et  un  menteur  pouvait  écrire  VÉmiU,  il  est  clair  qu'on  devrait  conclure  au 
scepticisme  absolu  sur  tout  homme  et  sur  toute  parole  humaine.  —  Nous  termi- 
nons sur  Jean-Jao^ues  en  citant  un  panégyrique  que  le  nom  de  son  auteur  rend  sans 
doute  dig^e  d'intérêt. 

u  Ce  ne  sont  point ,  a  écrit  Mirabeau ,  ses  grands  talents  que  j'envierais  à  cet 
homme  extraordinaire,  mais  sa  vertu,  qui  fut  la  source  de  son  éloquence  et  Tâme  de 
ses  ouvrages.  J'ai  connu  J.-J.  Rousseau,  et  je  connais  plusieurs  personnes  qui  l'ont 
pratiqué;...  il  fut  toujours  le  même ,  plein  de  droiture,  de  franchise  et  de  simpli- 
cité, sans  aucune  espèce  d'art  pour  cacher  ses  défauts  ou  montrer  ses  vertus.  Quoi 
qu'on  pense  ou  quoi  qu'on  dise  de  lui  pendant  encore  un  siècle  (  c'est  l'espace  et  le 
terme  que  l'envie  laisse  à  ses  détracteurs),  il  ne  fut  jamais  peut-être  un  homme 
aussi  vertueux,  puisqu'il  le  fut  avec  la  persuasion  qu'on  ne  croyait*pas  à  la  sincérité 
de  ses  écrits  et  de  ses  actions.  Il  le  fut  malgré  la  nature,  la  fortune  et  les  hommes, 
qui  Vont  accablé  de  souffrances,  de  revers,  de  calomnies,  de  chagrins  et  de  per- 
sécutions. Il  le  fut  malgré  les  faiblesses  qu'il  a  révélées  dans  les  mémoires  de  sa 


11703-1764]  AMÉRIQUE  ANGLAISE.  403 

L'année  1778  est  solennelle.  La  disparition  de  Voltaire  et  de 
Rousseau  est  un  grand  signe.  Le  brillant  xviii®  siècle  s'en  va;  un 
âge  orageux  et  sombre  s'élève  à  l'horizon.  L'ère  des  idées  se 
ferme  :  l'ère  de  l'action  va  s'ouvrir. 

Entre  la  mort  de  Voltaire  et  celle  de  Rousseau  furent  tirés  les 
premiers  coups  de  canon  de  la  guerre  d'Amérique. 

Il  nous  faut  retourner  de  quelques  pas  en  arrière  pour  rappeler 
les  commencements  de  cette  révolution, qui  ne  fut  rien  moins  que 
l'affranchissement  d'un  monde. 

Nous  avons  indiqué  ailleurs*  le  camctère  et  les  progrès  des  colo- 
nies anglaises  de  l'Amérique  du  Nord.  Après  la  paix  de  1763,  le 
gouvernement  anglais  voulut  leur  faire  supporter  leur  part  des 
charges  énormes  que  la  guerre  avait  infligées  à  la  Grande- 
Bretagne  :  c'était  juste.  Mais  l'Angleterre  prétendit  imposer  au 
lieu  de  demander.  Les  Américains  se  soumettaient  sans  difficulté 
aux  lois  de  douane,  aux  taxes  commerciales  que  le  parlement  bri- 
tannique établissait  pour  tout  l'empire;  mais,  quand  il  s'agissait 
de  taxes  intérieures  et  spéciales  aux  colonies,  on  consultait  leurs 
assemblées,  leurs  parlements  provinciaux.  Le  gouvernement  de 
George  III,  sous  la  malfaisante  inspiration  de  lord  Bute,  qui  domi- 
nait encore  le  ministère,  quoiqu'il  ne  fût  plus  ministre,  prétendit 
se  passer  de  leur  consentement,  en  vertu  de  précédents  remontant 
à  des  époques  où  plusieurs  des  colonies  n'avaient  point  encore  de 
législatures.  Le  parlement  anglais  voyait  dans  le  droit  de  taxer 
les  colonies  une  extension  de  sa  prérogative;  il  seconda  volontiers 
la  couronne  sur  ce  point.  Les  Américains  eussent  probablement 
accordé  ce  qu'on  voulait  d'eux  si  on  le  leur  eût  demandé.  Ils  le 
refusèrent,  parce  qu'on  l'exigeait.  La  révolution  d'Amérique 
naquit  donc,  et  c'est  là  sa  grandeur,  d'une  question  de  droit  bien 
plus  que  d'une  question  d'intérêt  matériel.  Dès  1764,  au  bruit  des 
projets  du  cabinet  anglais,  une  Déclaration  des  Droits  de  VHommô 

vie.  J.-J.  Rousseau  arracha  mille  fois  plus  à  ses  passions  qu'elles  n'ont  pa  lui  déro- 
ber... Quelque  abus  qu'on  puisse  faire  de  ses  propres  confessions,  elles  prouveront 
toujours  la  bonne  foi  d'un  homme  qui  parla  comme  il  pensait,  écrivit  comme  il  par- 
iait, vécut  comme  il  écrivit,  et  mourut  comme  il  Avait  vécu.  »  V.  Musset-Pathay,  //iil. 
de  J.-J,  Rousseau,  t.  1*',  p.  300.—  Mirabeau  était  trop  grand  pour  ne  pas  aimer  la 
vertu,  quoiqu'il  ait  eu  le  malheur  de  ne  point  la  pratiquer. 
1.  V.  notre  t.  XV,  p.  466. 


404  LOUIS   XVI.  [17651 

fut  formulée  dans  la  Nouvelle-Angleterre.  Dès  lors  on  put  recon- 
naître qu'il  y  avait  un  abîme  entre  la  vieille  Angleterre  et  cette 
nationalité  naissante,  entre  une  société  de  fait  et  de  tradition  et 
une  société  de  droit  et  de  raison;  grande  erreur  de  ne  voir  dans 
TAmérique ,  comme  on  Ta  dit  quelquefois,  qu'une  Angleterre  ren- 
forcée, 

La  création  d'un  papier  timbré  (22  mars  1765)  fut  le  signal  de  la 
crise.  L'Amérique,  prévenue  des  intentions  du  gouvernement  an- 
glais, était  déjà  en  fermentation  ;  les  presbytériens,  animés  de  sen- 
timents démocratiques ,  avaient  profité  de  cette  situation  agitée 
pour  s'organiser  en  association  générale,  ce  qu'on  les  avait  tou- 
jours empêchés  de  faire,  et  cette  association  religieuse  devint  un 
vigoureux  instrument  politique.  L'acte  du  timbre  fut  accueilli  par 
des  démonstrations  de  deuil  et  d'indignation  profonde.  La  législa- 
ture de  la  Virginie,  province  d'où  allait  sortir  le  libérateur  de 
l'Amérique,  déclara  l'acte  du  timbre  inconstitutionnel;  ses  Résolve 
tUms  n'eurent  pas  le  caractère  théorique  de  la  Déclaration  des  Droits 
publiée  dans  les  provinces  du  Nord  ;  mais  le  débat  prit  chez  elle 
la  physionomie  la  plus  menaçante.  Dans  ce  pays  de  cavaliers  et 
d'èpiscopaux^  on  fit  ouvertement  appel  à  la  mémoire  de  Cromwell, 
comme  on  l'eût  pu  faire  sur  les  rives  puritaines  du  Connecticut. 
Le  mouvement  fut  plus  violent  encore  dans  la  Nouvelle-Angleterre, 
foyer  de  la  démocratie  américaine.  On  ne  se  contenta  pas  d'an- 

'  noncer  la  résistance,  on  commença  de  l'organiser.  A  Boston,  cette 
glorieuse  ville  qui  était  et  qui  est  toujours  le  vrai  centre  moral 
de  l'Amérique  du  Nord,  autant  qu'un  centre  est  possible  dans  ce 
monde  si  varié  et  si  libre,  à  Boston,  les  défenseurs  du  droit  consti- 
txUiormel  s'assemblaient  sous  un  grand  orme  ;  on  le  nomma  l'ar^r^^ 
de  la  liberté.  Les  rejetons  de  l'arbre  de  Boston  couvrirent  bientôt 

i  TAmérique  anglaise;  ils  devaient  plus  tard  passer  les  mers. 

A  la  suggestion  de  la  législature  du  Massachusets,  la  province 
dont  Boston  était  la  capitale,  un  congrès  extraordinaire  de  repré- 

■  sentants  des  colonies  se  réunit  à  New- York.  Le  congrès,  avec 
autant  de  modération  que  de  fermeté,  établit  que  les  habitants 
des  colonies  avaient  les  mêmes  droits  que  les  natifs  de  la  Grande- 
Bretagne;  que,  ne  pouvant  être  représentés  dans  le  parlement, 
ils  devaient  l'être  par  des  assemblées  locales  exclusivement  inves- 


[1766-17681  RÉVOLUTION  D'AMÉRIQUE.  405 

ties  du  droit  de  les  taxer.  Le  congrès  adressa  une  supplique  à  la 
couronne  et  une  adresse  aux  deux  chambres  pour  réclamer 
l'abrogation  de  Tacte  du  timbre.  Comme  moyen  de  coercition, 
on  résolut  de  frapper  l'Angleterre  dans  son  plus  cher  intérêt, 
dans  son  commerce,  et  partout  se  formèrent  des  associations 
dont  les  membres  s'engageaient  à  repousser  les  produits  britan- 
niques, au  prix  de  toutes  les  privations,  jusqu'à  ce  que  réparation 
eût  été  accordée  aux  colonies.  On  fit  plus  :  on  empocha  le  débar- 
quement et  la  distribution  du  papier  timbré,  et,  l'administration 
de  la  justice  civile  et  le  commerce  se  trouvant  ainsi  suspendus  de 
fait,  la  législature  du  Massachusets  se  posa  hardiment  en  face  dâ 
parlement  anglais  et  autorisa  les  citoyens  à  se  passer  du  timbre 
dans  les  transactions. 

Le  gouvernement  britannique  s'étonna  et  mollit.  Lord  Chatham 
avait  soutenu,  dans  le  parlement,  la  justice  de  la  cause  des  colons. 
Le  ministère  fit  révoquer  l'acte  du  timbre  (  1 8  mars  1 766  ) ,  mais 
en  maintenant  théoriquement  le  droit  législatif  absolu  du  parle- 
ment. Lord  Chatham  rentra  au  pouvoir;  mais,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit  ailleurs,  lord  Chatham ,  usé  par  de  cruelles  souf- 
frances physiques,  ne  fut  que  l'ombre  de  lui -môme  durant  son 
second  ministère. 

L'Amérique  se  réjouit  de  sa  victoire  et  du  retour  de  ce  grand 
homme  aux  aflaires  ;  mais  elle  se  réjouit,  pour  ainsi  dire,  sous 
les  armes,  et  fit  bien  ;  car  les  collègues  de  lord  Chatham,  d'accord 
avec  le  parlement,  ne  tardèrent  p^is  à  faire  une  nouvelle  tentative 
d'arbitraire  en  enjoignant  aux  colonies  de  livrer  de  certaines 
fournitures  aux  troupes.  La  législature  de  New- York  refusa;  elle 
fut  suspendue  par  acte  du  parlement ,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  obéi; 
puis  le  parlement  vota  la  création  de  droits  sur  le  papier,  sur  le 
verre,  sur  le  thé,  etc.  (1767). 

L'assemblée  du  Massachusets  donna  le  signal  de  la  résistance 
par  une  circulaire  aux  autres  législatures  coloniales.  Les  repré- 
sentants du  Massachusets  y  revendiquaient  à  la  fois  leurs  droits 
naturels  comme  hommes ,  et  leurs  droits  légaux  comme  Anglais. 
Le  gouverneur  de  la  province  cassa  l'assemblée.  La  législature 
suivante  prit  les  mêmes  errements.  Elle  fut  cassée  à  son  tour 
(1768).  Les  législatures  des  autres  colonies  approuvèrent  haute- 


405  LOUIS   XVI.  [1768-1770] 

ment  rassemblée  du  Massachusets ,  et  le  peuple  de  cette  province 
remplaça  l'assemblée  dissoute  par  une  convention  extraordinaire. 
La  convention,  prohibée  par  le  gouverneur  comme  illégale,  se 
sépara,  mais  en  laissant  derrière  elle  un  comité  d'organisation, 
tandis  que  le  gouverneur,  de  son  côté,  recevait  des  troupes  d'An- 
gleterre et  les  installait  dans  Boston. 

L* Amérique  anglaise  s'agitait  pour  un  grand  but.  L'Angleterre, 
pendant  ce  temps,  était  en  proie  à  des  troubles  qui  semblaient 
révéler  des  symptômes  de  dissolution  politique  plutôt  que  de 
régénération.  En  1769,  à  l'occasion  de  l'arrestation  du  fameux 
Wilkes,  poursuivi  pour  des  pamphlets,  il  y  eut  à  Londres  de  vio- 
lentes émeutes.  Le  peuple  promena  par  la  ville  un  char  portant 
une  jeune  fille,  avec  l'inscription  :  Liberté.  Sur  l'un  des  côtés  du 
char  on  lisait  :  «Charles  P%  couronné  en  1626,  décapité  en  1649;  » 
sur  l'autre  :  «  Jacques  II ,  couronné  eu  1685,  chassé  en  1688;  »  et 
derrière  le  char  :  «  George  III,  couronné  en  1760,  puis...  i 

Lord  Chatham,  étranger  aux  derniers  actes  du  ministère,  se 
retira  et  laissa  ses  collègues  sous  le  poids  de  leur  impopularité. 
Ik  n'en  gardèrent  pas  moins  la  majorité  dans  un  parlement  soli- 
daire de  leurs  fautes  et  firent  un  pas  de  plus  dans  la  voie  fatale 
où  ils  étaient  rentrés.  Us  crurent  intimider  les  colons  en  faisant 
passer  au  parlement  un  acte  portant  que  les  délinquants  d'Amé- 
rique pourraient  être  jugés  dans  la  Grande-Bretagne.  L'exaspé- 
ration des  colonies  arriva  au  comble.  Une  nouvelle  législature  du 
Massachusets  répondit  en  demandant  l'éloignement  des  troupes 
anglaises,  la  mise  en  accusation  de  son  gouverneur,  et  en  protes- 
tant contre  la  suppression  du  jury.  Lesautres  provinces  suivirent  le 
mouvement.  Les  associations  contre  l'importation  des  produits 
anglais  se  renouvelèrent  sur  la  plus  vaste  échelle  :  on  nota  d'in- 
famie quiconque  ne  s'y  enrôlait  pas,  et  les  esprits  les  plus  sages 
et  les  plus  mesurés  se  familiarisèrent  dès  lors  avec  la  pensée  d'un 
recours  aux  armes  en  dernier  ressort  ' .  Le  premier  sang  versé  à 
Boston,  le  5  mars  1770,  dans  un  engagement  tumultueux  entre 
les  soldats  et  le  peuple,  sembla  rejaillir  dans  toute  l'Amérique. 

Le  gouvernement  britannique  hésita  pour  la  seconde  fois.  Un 

1.  V.  une  lettre  de  Washington,  d'avril  1769,  dans  sa  Kte,  traduite  par  M.  Guizot, 
t.I«,p.  142. 


H770-1774)  RÉVOLUTION    D'AMÉRIQUE.  407 

nouveau  chef  du  cabinet,  lord  North,  sur  les  cris  des  marchands 
anglais,  que  ruinait  Tintemiption  du  commerce  avec  TAmérique, 
fit  supprimer  les  droits  récemment  établis,  excepté  celui  sur  le  thé 
(1770).  Concession  puérile.  Dans  une  telle  question  de  principe, 
c'était  tout  ou  rien.  Les  Américains  se  relâchèrent  de  leur  rigueur 
envers  les  produits  anglais  ;-  mais  ils  maintinrent  l'exclusion  du 
thé  apporté  par  navires  anglais.  Il  y  eut  à  peine  une  trêve.  L'irri- 
tation se  raviva  bientôt  à  propos  d'un  acte  du  parlement  suivant 
lequel  le  gouverneur  et  les  juges,  dans  chaque  colonie,  devaient 
être  désormais  appointés  par  la  couronne  et  non  plus  par  les 
assemblées  coloniales.  La  législature  du  Massachusets  nia  formel- 
lement aux  deux  chambres  le  droit  de  faire  des  lois  pour  les  colo- 
nies :  c'était  la  première  fois  que  la  suprématie  du  parlement 
était  repoussée  eh  termes  exprès  et  généraux.  La  résistance  légale 
tendait  à  devenir  révolution  { 1772  ). 

L'arrivée  de  fortes  cargaisons  de  thé ,  envoyées  par  la  Compa- 
gnie des  Indes,  décida  la  crise.  Une  troupe  de  Bostoniens,  dégui- 
sés en  sauvages,  abordèrent  les  navires  entrés  dans  le  port  de 
Boston  et  jetèrent  les  caisses  de  thé  à  la  mer.  Cet  exemple  fut 
imité  dans  les  autres  provinces  (  1773).  D'une  autre  part,  l'assem- 
blée du  Massachusets  vota  la  mise  en  accusation  des  juges  qui 
consentaient  à  recevoir  leurs  appointements  de  la  couronne.  Le 
port  de  Boston  fut  mis  en  interdit  par  le  parlement  à  une  énorme 
majorité,  malgré  une  opposition  où  se  signalèrent  Fox  et  Burke  : 
lord  Chatham,  après  deux  ans  de  silence,  était  venu  apporter  en 
vain  à  l'opposition  le  secours  de  sa  vieille  gloire  (1774).  Lord 
North,  le  chef  du  ministère,  plaisanta  fort  spirituellement  sur 
l'invocation  des  droits  naturels  par  les  colons  :  il  n'avait  vu  ces 
droits -là  écrits  sur  aucun  parchemin. 

On  ne  plaisantait  pas,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  La  lutte 
de  la  liberté  fut  inaugurée  sous  les  formes  religieuses  emprun- 
tées à  la  Bible  par  les  nations  protestantes.  Un  jeûne  général  fut 
ordonné  par  toutes  les  législatures,  à  l'exemple  de  l'assemblée  de 
Virginie  (  l^  juin  1774);  puis  les  législatures  formèrent,  par  voie 
de  députations,  un  nouveau  congrès  général  comme  en  1765. 
Celui-ci  devait  porter  de  bien  autres  conséquences. 

L'association  générale  contre  l'interdiction  des  produits  anglais 


i08  LOUIS   XVI.  (17741 

n'attendit  pas  la  réunion  du  congrès  pour  se  réorganiser  sous  la 
forme  la  plus  solennelle.  Elle  s'engagea  à  ne  se  dissoudre  qu'après 
la  réouverture  du  port  de  Boston  et  la  pleine  et  entière  reconnais- 
sance des  droits  des  colonies.  La  sympathie  la  plus  universelle 
et  la  plus  efficace  aida  Boston  à  supporter  la  suspension  de  son 
existence  commerciale.  Les  villes  voisines  refusèrent  de  profiter 
du  malheur  de  la  noble  cité.  Une  admirable  unité  de  sentiments 
éclatait  dans  l'Amérique  anglaise,  à  l'exception  d'une  faible  mino- 
rité de  royalistes  et  d'aristocrates.  Les  provinces  du  Sud  renon- 
cèrent, avec  une  résignation  digne  d'être  un  étemel  exemple,  à 
tous  les  objets  de  luxe  et  de  comfort  que  leurs  riches  propriétaires 
semblaient  dans  la  nécessité  de  demander  à  l'Angleterre. 

L'exaltation  publique  redoubla  à  l'arrivée  de  nouvelles  lois  qui 
changeaient  la  constitution  du  Massachusets  (8  août  1774).  La 
province  entière  refusa  de  s'y  soumettre.  On  déclara  infâme  et 
traître  quiconque  accepterait  une  place  dans  la  nouvelle  consti- 
tution. On  commença  de  refuser  l'impôt,  c'est-à-dire  les  anciennes 
taxes  constitutionnellement  établies.  Le  gouverneur  ajourna  la 
session  annuelle  de  la  législature.  L'assemblée  fut  élue  et  réunie, 
malgré  la  défense  du  gouverneur  à  Concord ,  à  vingt  milles  de 
Boston ,  tandis  que  le  congrès  général  s'ouvrait  à  Philadelphie, 
capitale  de  la  Pensylvanie  (5  septembre  1774).  Les  instructions 
des  députés  au  congrès,  fermes  mais  mesurées,  écartaient  encore 
toute  idée  de  séparation  entre  les  colonies  et  la  mère  patrie,  et 
ne  réclamaient  que  le  redressement  des  griefs.  Mais,  en  même 
temps,  le  congrès  décida  qu'on  secourrait  par  la  force  Boston  et 
le  Massachusets,  si  le  gouvernement  anglais  employait  la  force 
^ntre  cette  ville  et  cette  province ,  et  il  prit  des  mesures  afin  de 
régulariser  la  prohibition  de  l'importation  anglaise,  de  préparer 
la  prohibition  de  l'exportation  pour  l'Angleterre  et  la  création  de 
manufactures  américaines;  il  recommanda  aux  marchands  amé- 
ricains de  ne  point  abuser  des  circonstances  pour  augmenter  le 
prix  des  denrées.  Le  congrès  formula  une  déclaration  des  droits 
c  fondés  à  la  fois  sur  les  lois  immuables  de  la  nature,  sur  les 
principes  de  la  constitution  anglaise  et  sur  les  chartes  et  lois 
positives,  »  et  adressa  une  requête  au  roi,  un  mémoire  au  peuple 
anglais,  des  circulaires  aux  colonies  anglaises  et  au  Canada. 


[1774-17751  RÉVOLUTION   D'AMÉRIQUE.  409 

L'adresse  aux  Canadiens  était  pleine  de  citations  de  Montesquieu. 
Le  langage  de  toutes  ces  pièces,  remplies  d'éclat  et  de  force,  attes- 
tait une  société  qui  entend  s'asseoir  sur  le  droit  et  la  raison  avant 
tout,  comme  nous  l'avons  dit,  mais  sans  repousser  la  tradition  et 
en  lui  faisant  sa  juste  part.  Pourquoi  l'eût -elle  repoussée,  en 
effet?  Les  libertés  traditionnelles  venaient  d'elles-mêmes  aboutir 
à  la  grande  liberté  philosophique  du  xvni®  siècle,  comme  les 
rivières  à  l'Océan!  La  Révolution  française  ne  put  combiner  avec 
cette  facilité  les  deux  grands  éléments  de  la  vie  des  nations,  le 
droit  philosophique  et  le  droit  historique;  elle  n'avait  pas  sous  la 
main  la  tradition  immédiate  de  libertés  toujours  en  action  :  de  là 
cette  sublime  témérité  avec  laquelle  elle  se  lança  dans  la  raison 
pure  et  le  droit  absolu.  L'Amérique,  plus  heureuse,  a  eu  tout  de 
suite  son  équilibre  :  nous  cherchons  encore  le  nôtre. 

Le  congrès  se  sépara  en  convoquant  une  autre  assemblée 
générale  pour  mai  1775.  Les  populations  s'armèrent  de  toutes 
parts  et  attendirent.  Le  parlement  anglais  fut  renouvelé  sur  ces 
entrefaites.  La  majorité  resta  ministérielle.  Lord  Chatham,  Fox  et 
Burke  s'efforcèrent  inutilement  de  faire  prévaloir  des  principes  de 
conciliation.  La  pèche  de  Terre-Neuve  fut  interdite  aux  colonies 
de  l'Amérique  du  Nord.  Défense  fut  faite  de  transporter  des  armes 
et  des  munitions  dans  ces  colonies.  Le  Massachusets  fut  déclaré 
rebelle.  Lord  North  lui-même,  cependant,  esprit  indécis  au  fond 
sous  des  apparences  hautaines,  fît  voterune  sorte  de  plan  de  trans- 
action vague  et  confus  :  les  colonies  se  seraient  reconnues,  en 
termes  généraux,  obligées  de  participer  aux  dépenses  communes. 

Cela  n'était  pas  sérieux  et  ne  pouvait  arrêter  le  cours  des  événe- 
ments. Les  hostilités  étaient  conunencées.  Le  peuple  »  dans  les 
provinces  de  Rhode-Island  et  de  Connecticut,  avait  occupé  des 
postes,  enlevé  des  canons  :  le  gouverneur  du  Massachusets  voulut, 
de  son  côté,  s'emparer  d'un  dépôt  d'armes  et  de  munitions  formé 
par  les  colons  à  Concord,  où  s'assemblait  la  législature  de  cette 
province  insurgée.  Le  corps  de  troupes  envoyé  de  Boston  pour 
cette  expédition  fut  repoussé  avec  perte  par  les  milices  du  Massa- 
chusets, qui  vinrent  hardiment  bloquer  les  Anglais  dans  BostoQ 
(avril  1775)  et  furent  bientôt  renforcées  par  les  provinces  voi- 
sines. La  législature  du  Massachusets  décréta  un  papier-monnaie 


410  LOUJS  XVI.  [1775J 

provincial*.  Le  nouveau  congrès  général  décréta  une  armée  et  un 
papier-monnaie  pour  toutes  les  colonies  réunies,  prohiba  tout 
commerce  avec  les  possessions  anglaises  qui  n'étaient  pas  de  la 
Grande-Alliance,  déclara  le  pacte  politique  rompu  entre  le  Massa- 
chusets  et  la  Grande-Bretagne,  et  invita  les  habitants  de  cette  co- 
lonie à  établir  un  nouveau  gouvernement.  Le  6  juillet  1775,  le 
congrès  vota  cependant  un  manifeste  où  il  protestait  encore  contre 
Faccusation  de  séparatisme  et  disait  souhaiter  le  rétablissement  de 
l'union  avec  la  mère-patrie  :  il  adressa  une  dernière  requête  au 
roi  et  de  nouvelles  adresses  aux  Anglais  et  aux  Irlandais;  mais, 
en  même  temps.  Benjamin  Franklin,  revenu  d'Angleterre,  où  il 
avait  été  longtemps  l'agent  officiel  de  la  Pensylvanie,  et  où  il  avait 
tenté  tous  les  moyens  d'arrêter  le  gouvernement  britannique  sur 
une  pente  funeste  ^,  Franklin  fut  chargé  de  préparer  un  plan  de 
confédération  et  union  perpétuelle  pour  le  cas  où  les  griefs  ne 
seraient  pas  réparés.  Les  douanes  furent  fermées,  et  les  ports 
ouverts  à  toutes  les  nations  qui  voudraient  protéger  le  commerce 
des  colonies  associées,  la  Grande-Bretagne  étant  exclue.  Il  fiit 
décidé  que  les  partisans  de  la  tyrannie  seraient  rendus  respon- 
sables des  violences  commises  par  les  troupes  anglaises  contre  les 
bons  citoyens.  Le  congrès  nonmoia  général  en  chef  Georges 
Washington,  de  la  province  de  Virginie. 

La  guerre  grandissait.  Un  corps  d'armée  anglais,  débarqué  à 
Boston,  n'avait  pas  réussi  à  faire  lever  le  blocus.  Les  gouverneurs 
des  provinces  du  sud,  chassés  par  les  colons,  étaient  réduits  à  faire 
une  guerre  de  pirates  sur  les  côtes  et  avaient  tenté  sans  succès  de 
soulever  en  masse  les  noirs  des  colonies  à  esclaves.  Les  Américains 

1.  L*hÎ8toire  des  aatignatt  d*Amériqne  est  cnriease  à  comparer  sveo  l'histoire  des 
nôtres.  Les  colonies  anglaises  étaient  déjà  familiarisées  et  avec  l'usage  et  avec  le 
décri  du  papier -monnaie.  Le  papier  da  Massacbosets,  à  la  paix  de  1763,  perdait  onze 
douzièmes  de  sa  valeur.  Durant  la  guerre  de  rindépendance,  en  septembre  1779,  le 
papier  dn  congrès  perdit  dix-neuf  vingtièmes;  en  mars  1780,  trente -neuf  quaran- 
tièmes; à  la  fin  de  1780,  soixante-quatorze  soixante-quinzièmes.  La  circulation  cessa, 
rers  cette  époque ,  dans  les  états  du  nord  et  du  centre ,  dura  encore  un  an  dans  le 
sud,  et  s'éteignit  quand  le  papier  ne  valut  plus  qu'un  millième.  Le  congrès,  en  1784, 
décida  de  racheter  le  papier  suivant  la  valeur  relative  pour  laquelle  chacun  Pavait 
reçu.  Il  y  en  avait  pour  deux  milliards  environ  de  valeur  nominale.  —  Après  les 
assignats,  les  États-Unis  eurent  un  moment  le  maximum  à  la  fin  de  1777  ;  mais  ils  j 
Tenoncèrent  promptement. 

2.  Y.  les  ifemotrM  de  Franklm. 


I1775-1776J  RÉVOLUTION   D'AMÉRIQUE.  ill 

tâchèrent  d'entraîner  le  Canada  dans  leur  cause.  Le  gouvernement 
britannique,  après  avoir  d'abord  imposé  les  lois  anglaises  au 
Canada,  venait  de  lui  rendre  ses  anciennes  lois.  Les  nobles  étaient 
reconnaissants  de  cette  restauration  du  passé  ;  le  reste  de  la  po- 
pulation ne  pensait  pas  de  même,  et  la  grande  majorité  des  Ca- 
nadiens refusa  de  prendre  les  armes  contre  les  Anglo-Américains 
et  favorisa  leur  invasion.  Les  forts  de  la  frontière,  puis  Montréal, 
tombèrent  au  pouvoir  du  corps  expéditionnaire  envoyé  par  les 
insurgés.  L'attaque  de  Québec  fut  moins  heureuse  (31  dé- 
cembre 1775).  L'évéque  et  les  nobles  soutinrent  les  Anglais;  les 
Américains  et  leurs  amis  français,  n'ayant  pu  enlever  la  place 
d'assaut,  la  bloquèrent;  mais  les  Anglais  reçurent  des  renforts 
considérables,  et,  après  des  efforts  héroïques,  les  Américains  furent 
obligés  d'évacuer  le  Canada  au  printemps  de  1776. 

Le  gouvernement  anglais  était  enfin  revenu  du  mépris  absurde 
qu'il  avait  d'abord  manifesté  pour  les  mutineries  des  colons  :  faute 
de  soldats  nationaux,  il  cherchait  partout  à  acheter  des  merce- 
naires. Sur  le  refus  de  Catherine  II ,  qui  n'avait  pas  voulu  lui 
vendre  ses  Russes,  il  se  fit  livrer  à  prix  d'or  de  la  chair  à  canon 
par  les  petits  princes  allemands.  La  Hesse  fut  son  principal  marché 
de  chair  humaine*.  Il  est  difficile  d'exprimer  à  quel  degré  d'ab- 
jection et  de  dépravation  étaient  tombées  certaines  de  ces  maisons 
souveraines,  et  particulièrement  cette  branche  de  Hesse-Cassel, 
si  glorieuse  au  temps  des  guerres  de  la  Réforme^!  L'opposition 


1.  L'exemple  avait  été  donné  par  le  duc  Ferdinand  de  Brunswick  (le  Brunswick 
de  la  Révolution). 

2.  On  a  cité  une  lettre  inouïe,  incroyable,  du  landgrave  de  Hesse- Cassel  k  un  de 
ses  officiers  ;  il  faut  la  reproduire  sans  commentaire  : 

M  Vous  ne  pouvez  vous  figurer  la  joie  que  j*ai  ressentie  en  apprenant  que,  de 
mille  neuf  cent  cinquante  Hessois  qui  se  sont  trouvés  au  combat ,  il  n'en  est  échappé 
que  trois  cent  quarante-cinq  ;  ce  sont  justement  mille  six  cent  cinquante  hommes 
de  tués ,  et  partant  six  cent  quarante  -  trois  mille  florins  que  la  trésorerie  me  doit, 
suivant  notre  convention.* La  cour  de  Londres  objecte  qu'il  y  a  une  centaine  de 
blessés  qui  ne  doivent  pas  être  payés  comme  morts;  mais  j'espère  que  vous  vous 
serez  souvenu  des  instructions  que  je  vous  ai  données  à  votre  départ  de  Cassel, 
et  que  vous  n'aurez  pas  cherché  à  rappeler  à  la  vie  par  des  secours  inhumains  les 
malheureux  dont  vous  ne  pouvez  sauver  les  jours  qu'en  les  privant  d'un  bras  on 
d'une  jambe.  Ce  serait  leur  faire  uu  présent  funeste,  et' je  suis  sûr  qu'ils  aiment 
mieux  mourir  avec  gloire  que  de  vivre  mutilés  et  hors  d'état  de  me  servir.  Rappe- 
lez-vous que,  de  trois  cenu  Lacédémoniens  qui  défendaient  les  Thermopyles,  il  n'ea 


442  LOUIS  XVr.  [17761 

parlementaire  protesta  en  vain  contre  cet  ignoble  trafic  et  contre 
rappel  fait  par  le  gouvernement  aux  sauvages  qu'il  déchaînait 
comme  des  bétes  féroces  sur  les  colonies. 

A  mesure  que  les  colons  anglo-américains  confirment  plus  di- 
gnement leurs  principes  par  leurs  actions,  l'intérêt  qu'ils  inspirent 
en  France  va  grandissant  et  envahissant  tout.  Des  sentiments  très- 
divers,  mais  également  énergiques,  passionnent  la  société  tout 
entière.  Tout  ce  qu'on  a  lu,  tout  ce  qu'on  a  conçu  théoriquement, 
tout  ce  qu'on  a  puisé  dans  V Esprit  des  lois,  dans  le  Contrat  social! 
va  se  voir  réalisé,  vivant.  Ceux  même  que  la  philosophie  n'a  pas 
conquis,  ceux  qui  n'aimeraient  pas  dans  le&  Américains  les 
hommes  libres ,  aiment  les  ennemis  de  l'Angleterre.  Les  uns  y 
voient  le  triomphe  de  l'idéal  nouveau,  la  grandeur  de  l'humanité  ; 
les  autres  la  vengeance  de  la  patrie.  Les  plus  opposés  aux  nou- 
veautés en  France  accueillent  les  nouveautés  en  Amérique  comme 
funestes  à  l'ennemi  de  la  France*,  et  bien  peu,  entre  les  futurs 
adversaires  de  notre  Révolution,  comprennent  le  mot  de  Joseph  II  : 
€  Mon  métier  est  d'être  royaliste*.  »  Cette  société,  qui  va  bientôt 
se  diviser  d'une  manière  si  terrible,  est  pour  un  moment  d'accord 
et  ajourne  les  problèmes  intérieurs  pour  suspendre  son  âme  aux 
nouvelles  de  l'autre  hémisphère. 

Le  gouvernement  français,  qui  sent  le  vent  souffler  la  guerre 
autour  de  lui,  et  qui  redoute  cette  guerre*,  est  en  proie  à  de  vives 
préoccupations.  L'opinion  pèse  sur  lui  avec  force.  Les  avis,  les 
excitations,  lui  arrivent  de  tous  côtés.  Entre  les  nombreux  mé- 
moires adressés  au  roi  par  des  particuliers,  on  en  remarque 
deux,  écrits  par  un  homme  d'un  esprit  vif  et  hardi,  d'une  re- 
revint pas  un  seul.  Que  je  serais  heareax  si  j'en  pouvais  dire  autant  de  mes  braves 
Hcssois  !  » 

1.  Et  aussi  par  une  sympathie  naturelle  et  involontaire  :  V homme  aime  naiuTetr- 
Ument  lajiàsticef  tant  que  ses  passions  et  ses  intérêts  ne  sont  pas  engagés  contre  la 
justice. 

2.  Mot  de  Joseph  II  à  une  dame  qui  lui  demandait,  dans  un  cercle  parisien,  sou 
ventiment  sur  les  inmrgents, 

3.  Il  n'avait  nullement  préparé^  comme  on  Ta  dit,  la  Révolution  d'Amérique,  pas 
même  au  commencement  des  troubles,  du  temps  de  M.  de  Choiseul.  Ce  ministre 
envoya  bien  un  agent  en  Amérique  pour  observer  ce  qui  se  passait;  mais  il  ne 
lui  donna  pas  même  d'audienje  à  son  retour,  tant  il  était  étranger  aux  mou- 
vements dont  on  lui  a  voulu  faire  un  crime  ou  un  honneur.  —  V.  Mém.  de  La  Fayette, 
1. 1",  p.  11. 


(1775-1776J  BEAUMARCHAIS  ET  L'AMÉRIQUE.  443 

nommée  bruyante  et  orageuse,  d*un  caractère  contesté  et  d*une 
activité  prodigieuse  :  ce  Beaumarchais,  qui  n'est  pour  les  uns 
qu'un  dangereux  intrigant,  soupçonné  de  prétendus  forfaits',  qui 
est,  pour  les  autres,  pour  le  grand  nombre,  l'héritier  présomptif 
de  Voltaire  et  Thcureux  vainqueur  du  parlement  Maupeou^.  Em- 
ployé par  Louis  XV  dans  la  diplomatie  secrète,  il  avait  des  rela- 
tions multipliées  dans  les  divers  partis  anglais  et  s'était  lié  tout  à 
la  fois  avec  un  des  ministres  et  avec  le  démagogue  Wilkes.  Dans 
son  premier  mémoire  (21  septembre  1775),  il  exagère  les  périls 
intérieurs  de  l'Angleterre,  qu'il  présente  comme  à  la  veille  d'une 
révolution  !  C'est  une  illusion  que  se  sont  faite  souvent  les  poli- 
tiques, à  l'aspect  de  troubles  qui  suffiraient  à  renverser  d'autres 
gouvernements,  mais  qui,  là,  ne  produisent  qu'un  ébranlement 
momentané,  grâce  aux  habitudes  d'ordre  légal  et  aux  exutoires 
ouverts  au  flot  populaire. 

Beaumarchais  voit  plus  clair  sur  l'Amérique ,  qu'il  déclare  per- 
due pour  la  métropole.  Dans  le  second  mémoire  (29  février  1776), 
il  cherche  à  démontrer  la  nécessité  de  secourir  les  Américains, 
si  l'on  veut  sauver  les  Antilles  françaises  et  même  conserver  la 
paix.  Victorieuse ,  l'Angleterre  retombera  sur  nos  lies  ;  vaincue , 
elle  fera  la  même  tentative  pour  se  dédommager  de  ses  pertes.  Si 
l'opposition  parlementaire  l'emporte  et  réconcilie  les  deux  Angle- 
terres  ,  elles  se  réuniront  contre  nous.  On  ne  peut  conserver  la 
paix  entre  la  France  et  l'Angleterre  qu'en  empêchant  la  paix 
•  entre  l'Angleterre  et  l'Amérique  et  en  équilibrant  les  forces  des 
deux  partis  par  des  secours  secrets  aux  Américains.  Il  propose  de 
secourir  l'Amérique  par  l'intermédiaire  de  particuliers  et  en 
exigeant  le  secret  '. 

Le  ministre  des  affaires  étrangères ,  Vergennes ,  hésitait  beau- 
coup ;  le  roi  et  Maurepas  encore  plus.  Les  tracasseries ,  les  inso- 


•   1.  Ses  eimemis  ne  craignirent  pas  de  lui  imputer  des  empoisonnements. 

2.  Il  venait  d'accroître  sa  popularité  par  son  Barbier  de  Séville,  œuvre  d*un  goût 
équivoque,  et  qu*eût  hésité  d'avouer  la  belle  époque  de  la  Comédie,  mais  présentant 
des  types  originaux  et  remplie  de  verve  et  de  traits  piquants,  où  Ton  reconnaissait 
Tadversaire  de  Goezmau. 

3.  lieaumarçhaîê,  sa  vie,  ut  écriu  et  son  temps,  par  M.  de  Loméuie.  Ce  travail,  très* 
consciencieux,  offre  des  matériaux  fort  intéressants  pour  T histoire  des  demiërea 
années  de  Taucieu  régime. 


414  LOUIS  XVI.  tl77e) 

lences  de  la  marine  anglaise  envers  nos  bâtiments  firent  gagner 
du  terrain  à  Beaumarchais ,  qui  écrivait  lettre  sur  lettre  au  roi 
et  au  ministre.  La  question  fut  examinée  à  fond  en  conseil  et 
traitée  par  écrit.  Nous  n'avons  pas  le  mémoire  de  M.  de  Ver- 
gennes,  mais  nous  possédons  celui  de  Turgot.  C'était  en  avril  1776, 
un  mois  avant  la  chute  de  l'illustre  contrôleur-général.  Turgot 
part  d'un  point  de  vue  singulier  et  inattendu  chez  lui.  Écartant 
ses  sympathies  et  raisonnant  sur  la  base  du  pur  intérêt,  il  dit  que 
rintérét  de  la  France  serait  que  l'Angleterre  réussît  à  subjuguer  ses 
colonies,  parce  que,  si  elles  étaient  ruinées,  l'Angleterre  en  serait 
affaiblie,  et  que,  si  elles  restaient  fortes,  elles  garderaient  tou- 
jours le  désir  de  l'indépendance  et  demeureraient  un  embarras 
pour  la  métropole.  Le  coup  d'œil  d'aigle  de  Turgot  reparaît  bien 
vite  dans  la  suite  du  mémoire.  Quelle  que  soit  l'issue  immédiate 
de  l'insurrection,  annonce-t-il ,  l'issue  définitive  sera  la  recon- 
naissance de  l'indépendance  des  colonies  par  l'Angleterre  même, 
une  révolution  totale  dans  les  rapports  de  politique  et  de  com- 
merce entre  l'Europe  et  l'Amérique ,  et  l'émancipation  finale  de 
toutes  les  colonies  européennes,  a  Je  crois  fermement  que  toutes 
les  métropoles  seront  forcées  d'abandonner  tout  empire  sur  leurs 
colonies,  de  leur  laisser  une  entière  liberté  de  commerce  avec 
toutes  les  nations,  de  se  contenter  de  partager  avec  les  autres 
cette  liberté  et  de  conserver  avec  leurs  colonies  les  liens  de  l'ami- 
tié et  de  la  fraternité.  —  Il  importe  que  l'Espagne  se  familiarise 
dès  à  présent  avec  cette  idée  '.  » 

Turgot  pense,  comme  Vergennes,  qu'il  faut  éviter  la  guerre 
offensive.  Il  invoque,  à  cet  égard,  les  raisons  morales,  ainsi  que 
l'état  des  finances  et  des  forces  de  terre  et  de  mer  ;  on  a  besoin 
de  temps  pour  régénérer  ces  branches  de  la  puissance  du  roi  ;  il 
y  aurait  danger  d'éterniser  notre  faiblesse  en  faisant  de  nos  forces 
renaissantes  un  usage  prématuré.  Enfin,  la  raison  décisive,  c'est 
qu'une  guerre  offensive  réconcilierait  la  métropole  et  les  colo- 
nies, en  décidant  la  première  à  céder.  Turgot,  dans  ses  conclu- 

1.  Bien  peu  de  temps  après  que  Turgot  eut  formulé  cette  prophétie,  une  grande 
insurrection  éclata  contre  TEspagne  parmi  la  race  indigène  du  Pérou  et  fut  le  pré- 
■age  de  la  révolution  générale  qui  s'opéra  trente  ans  plus  tard  dans  rAmérique 
espagnole. 


[1776]  TURGOT  ET  L'AMÉRIQUE.  415 

sions,  ne  s'éloigne  cependant  pas  des  propositions  de  Beaumar- 
chais; car  il  conseille  de  faciliter  aux  colons  les  moyens  de  se 
procurer,  par  la  voie  du  commerce,  les  munitions  et  môme  l'ar- 
gent dont  ils  ont  besoin,  sans  sortir  de  la  neutralité  officielle  et 
sans  secours  directs. 

Rétablir  sans  bruit  nos  forces  maritimes,  nous  mettre  en  état 
d'armer  deux  escadres  à  Toulon  et  à  Brest;  si  la  guerre  devient 
inmiinente,  tout  disposer  pour  une  descente  en  Angleterre,  afln 
d'obliger  l'eniiemi  à  concentrer  ses  forces,  et  profiter  de  cette 
concentration  de  l'ennemi  pour  envoyer  des  expéditions,  soit 
aux  Antilles,  «  soit  dans  l'Inde,  où  nous  nous  serions  préparé 
des  moyens  d'action.  »  Éviter  toutefois  la  guerre  tant  que  cela  ne 
sera  pas  absolument  impossible,  parce  qu'elle  empêcherait  pour 
longtemps,  et  peut-être  pour  toujours,  une  réforme  intérieure 
absolument  nécessaire. 

Tels  furent  les  derniers  conseils  du  ministre  réformateur  à  la 
veille  de  sa  chute  ^  Ces  conseils  furent  suivis  quant  aux  secours 
indirects  à  l'Amérique  et  quant  au  rétablissement  de  nos  forces 
maritimes*  :  plus  tard,  on  n*y  sut  pas  choisir  ce  qu'il  y  avait  de 
meilleur  pour  le  cas  de  guerre. 


1.  CEuortê  de  Turgot,  t.  II.  —  Il  y  a  dans  ce  mémoire  une  obsenratioo  digne  do 
remarque,  c'est  que  TAugleterre  avait  intérêt  d*attaquer  du  commencement  d*aTriI 
à  la  fin  d'octobre,  parce  que  l'élite  de  nos  matelots  occupés  à  la  pèche  et  nos  ▼ais- 
seaux occupés  au  commerce  d'Amérique  offraient  une  proie  facile  ;  la  France  et  l'Es- 
pagne avaient  intérêt  d*attaqoer  d'octobre  à  janvier^  parce  que  c'était  le  temps  où 
les  pêcheurs  anghûs  allaient  vendre  leurs  cargaisons  en  Espagne,  en  Portugal,  en 
Italie. 

2.  Le  10  juin  1776,  ordre  fût  donné  d'armer  vingt  vaisseaux  de  ligne  à  Brest  et  à 
Kochefort.  Le  27  septembre,  parut  une  série  d'ordonnances  qui  réformaient  l'admi- 
nistration de  la  marine,  abolissaient  la  puissance  exorbitante  des  hommes  de  plume 
et  de  bureau,  remettaient  sous  la  direction  des  officiers  militaires  tout  ce  qui  regarde 
la  disposition,  la  direction  et  l'exécution  des  travaux  maritimes  ;  déterminaient  la 
forme  et  les  fonctions  des  conseils  permanents  et  du  conseil  extraordinaire  de  la  ma- 
rine, éventuellement  chargé  par  le  roi  d'examiner  la  conduite  et  les  opérations  des 
commandants  d'escadres,  de  divisions  et  de  vaisseaux  détachés  (institution  indispen- 
sable pour  faire  sentir  aux  chefs  de  la  marine  la  responsabilité  qu'ils  avaient  parfois 
si  honteusement  éludée  sous  Louis  XV),  etc.,  etc.  Le  principal  mérite  de  ces  réformes 
parait  appartenir  au  chevalier  de  Fleurieu,  directeur  des  ports  et  des  arsenaux,'  que 
le  mhiistre  Sartine  avait  eu  le  bon  sens  de*  prendre  pour  conseil.  —  V.  les  ordon- 
nances dans  les  Anciennes  Loit  françaises^  t.  XXIV,  p.  141,  et  l'appréciation  de  ces 
ordonnances  dans  L.  Guérin,  Hisi.  marit.  de  France,  t.  II,  p.  386.  —  Une  des  meil- 
leures dispositions  était  celle  qui  réunissait  les  officiers  de  port  ou  officiers  bleuté  rotu- 


446  LOUIS  XVI.  [1776J 

Vergennes  s'était  enfin  décidé  et  avait  décidé  le  roi  à  accepter 
les  propositions  de  Beaumarchais.  La  faveur  personnelle  de  Beau- 
marchais auprès  de  Maurepas,  dont  il  charmait  la  vieille  frivolité, 
fit  peut-être  plus  que  les  meilleures  raisons  d'état.  On  donna  en 
secret  *  un  million  à  Beaumarchais  pour  fonder  une  maison  de 
commerce  qui  approvisionnerait  l'Amérique  d'armes,  de  muni- 
jtions,  d'équipements  militaires  :  les  arsenaux  seraient  ouverts  à 
cette  maison,  mais  elle  serait  tenue  de  remplacer  ou  de  payer  les 
objets  qui  lui  auraient  été  livrés.  Les  Américains  rembourseraient 
ces  avances  en  denrées  avec  le  temps  et  les  facilités  nécessaires 
(juin  1776).  Beaumarchais  obtint  un  second  million  du  gouver- 
nement espagnol,  sur  la  recommandation  du  cabinet  de  Ver- 
sailles, trois  autres  millions  d'armateurs  qu'il  s'associa,  et  se 
lança  dans  une  entreprise  où  l'homme  de  progrès  et  de  sympa- 
thie se  combinait  singulièrement  en  lui  avec  le  spéculateur.  Il 
aimait  tout,  la  gloire,  l'argent,  la  philosophie,  le  plaisir,  et  le 
bruit  par-dessus  toutes  choses.  D'autres  maisons  de  commerce 
furent  également  subventionnées  dans  le  môme  but.  L'agent 
américain  Silas  Deane  étant  arrivé  sur  ces  entrefaites  à  Paris,  on 
lui  refusa  officiellement  les  deux  cents  canons,  les  armes  et  les 
effets  pour  vingt-cinq  mille  hommes  qu'il  demandait  à  la  France; 
mais  on  l'adressa  officieusement  à  Beaumarchais,  qui  procura  tout, 
môme,  avec  les  canons,  des  officiers  d'artillerie  et  du  génie  pour 
aider  les  Américains  à  s'en  servir.  Parmi  les  officiers  de  diverses 
armes  qui  s'enrôlèrent  par  cet  intermédiaire,  on  remarque  les 
noms  de  Casimir  Pulawski,  le  héros  polonais,  et  de  La  Rouarie, 
qui  fut  depuis  le  premier  organisateur  de  l'insurrection  contre- 
révolutionnaire  de  la  Vendée  ^. 

Les  nouvelles  d'outre-mer,  durant  l'année  1776,  devinrent  de 
plus  en  plus  émouvantes.  On  sut  que  les  Américains  avaient 

riers  pour  la  plupart,  aux  officient  de  vaisseaux  sortis  du  corps  privilé^çié  des  gardes 
de  la  marine,  et  faisait  prendre  rang  aux  officiers  de  port  après  les  officiers  de  vaisseatu 
de  même  grade.  La  division  de  la  marine  en  deux  corps,  dont  l'un  écrasait  l'autre  de 
son  orgueil,  avait  eu  les  plus  mauvais  résultats. 

1.  Ce  fut  un  secret  même  pour  les  Américains.  —  D'après  une  lettre  de  M.  de  Ver- 
gennes au  roi,  du  2  mai  1776  (Y.  Flassan,  t.  VU,  p.  149),  on  fit  passer  en  outre  des 
secours  directs  d'argent  au  congrès,  sous  le  couvert  d'un  nommé  Montaudoin. 

2.  Loménie,  Beaumarchais,  etc.  Lu  plupart,  suivant  le  témoignage  de  La  Fayette, 
étaient  des  aventuriers  qui  réussirent  assez  mal  outre-mer. 


H776]  INDÉPENDANCE  DES  ÉTATS-UNIS.  4!7 

abandonné  le  drapeau  anglais  pour  prendre  l'étendard  aux  treize 
bandes,  signe  de  l'alliance  des  Treize  États-Unis,  Boston  était 
libre  :  dès  le  mois  de  mars,  les  troupes  anglaises  avaient  été 
obligées  d'évacuer  cette  généreuse  ville*  et  de  se  rembarquer 
pour  la  Nouvelle-Ecosse.  Au  mois  de  mai,  sur  l'avis  de  l'envoi 
d'une  armée  de  mercenaires  étrangers,  le  congrès  général  publia 
un  manifeste  où  il  démontrait  aux  colonies  la  nécessité  d'abolir 

« 

entièrement  l'autorité  britannique,  et  adressa  à  toutes  les  législa- 
tures coloniales  la  même  invitation  qu'il  avait  faite,  l'année 
d'avant,  au  Massachussets,  à  savoir,  d'adopter  la  forme  du  gou- 
vernement la  plus  convenable  au  bien  de  leurs  constituants  en 
particulier  et  de  V Union  en  général*. 

Le  4  juillet  1776,  date  qui  ne  s'effacera  jamais  de  la  mémoire 
des  hommes,  parut  la  déclaration  d'indépendance  des  États-Unis 
d'Amérique ,  rédigée  par  Franklin ,  Jefferson ,  John  Adams,  etc. 

Le  préambule  et  les  conclusions  de  cette  pièce  sont  le  Contrat 
social  en  action. 

€  Quand,  dans  le  cours  des  événements  humains,  il  devient 
nécessaire  à  un  peuple  de  rompre  les  liens  politiques  qui  l'unis- 
saient à  un  autre  peuple  et  de  prendre,  parmi  les  puissances  de 
la  terre,  la  place  séparée  et  le  rang  d'égalité  auxquels  les  lois  de 
la  Nature  et  celles  du  Dieu  de  la  Nature  lui  donnent  droit  de  pré- 
tendre, le  respect  qu'il  doit  aux  opinions  du  genre  humain  exige 
qu'il  déclare  les  raisons  qui  le  forcent  à  cette  séparation. 

€  Nous  regardons  comme  incontestables  et  évidentes  les  vérités 
suivantes  :  que  tous  les  hommes  ont  été  créés  égaux  et  qu'ils 
ont  été  doués  par  le  Créateur  de  certains  droits  inaliénables  ; 
que  parmi  ces  droits  sont  la  vie,  la  liberté  et  la  recherche  du 
bonheur;  que,  pour  assurer, ces  droits,  les  gouvernements  ont 
été  établis  parmi  les  hommes  et  qu'ils  tirent  leur  juste  autorité 


1.  La  popularité  du  nom  de  Boston  en  France  fut  signalée  par  une  circotistanc^ 
marquée  de  cette  frivolité  que  nous  mêlons  aux  choses  les  plus  gpraves.  On  sabstitna 
an  jeu  anglais  du  whM,  déjà  en  possession  d*une  vogue  quMl  a  reprise  de  nos  jours, 
un  autre  jeu  appelé  le  botton. 

2.  Parmi  les  nombreux  écrits  qui  provoquèrent  cette  grande  résolutloli,  on  re- 
marque le  célèbre  pamphlet  Common  sensé  (le  Sens  commun) ,  de  ce  Thomas  Payne 
qui,  après  avoir  contribué  à  la  Révolution  d'Amérique,  vint  chercher  un  rôle  dans 
celle  de  France. 

XVI.  Î7 


418  LOGIS  Xyi.  li^^C] 

du  consentement  de  ceux  qui  sont  gouvernés  ;  que ,  quand  un 
gouvernement  ne  tend  point  à  ces  fins,  le  peuple  est  en  droit  de 
le  changer  ou  de  Tabolir  et  d'en  établir  un  nouveau ,  fondé  sur 
les  principes  qui  lui  paraîtront  les  plus  convenables  à  sa  sûreté 
et  à  sa  félicité...  » 

Suit  l'exposé  des  griefs  qui  réduisent  les  colonies  d'Amérique  à 
la  nécessité  d'user  de  ce  droit  suprême. 

a  En  conséquence ,  nous  les  représentants  des  États-Unis  de 
l'Amérique,  assemblés  en  congrès ,  prenons  à  témoin  de  la  droi- 
ture de  nos  intentions  le  Juge  suprême  de  l'Univers,  publions  et 
déclarons  solennellement,  au  nom  et  par  l'autorité  du  bon  peuple 
de  ces  colonies,  que  ces  provinces  unies  sont  et  ont  droit  d'être 
des  états  libres  et  indépendants  ;  qu'elles  sont  absoutes  de  la  fidé- 
lité qu'elles  devaient  à  Sa  Majesté  Britannique  ;  que  toute  liaison 
entre  elles  et  la  Grande-Bretagne  est  et  doit  être  rompue  ;  et  que, 
comme  états  indépendants,  elles  ont  pouvoir  de  déclarer  la  guerre 
et  de  faire  la  paix,  de  former  des  alliances,  d'établir  un  commerce, 
en  un  mot,  de  faire  tout  ce  que  les  autres  états  indépendants  ont 
droit  de  faire;  et,  pour  le  soutien  de  cette  Déclaration,  comptant 
d'ailleurs  sur  la  protection  de  la  divine  Providence,  nous  enga- 
geons mutuellement  nos  vies,  nos  biens  et  notre  honneur 
sacré.  » 

Tel  fut  l'acte  de  naissance  de  la  plus  libre,  et  l'on  dira  bientôt 
de  la  plus  vaste  société  qui  ait  jamais  été  dans  le  monde  ' .  Le 
mariage  du  christianisme  protestant  et  de  la  philosophie  du 
xviii^  siècle  avait  engendré  cette  grande  progéniture.  Deux 
hommes  de  premier  ordre  devaient  être  les  sauveurs  et  les  guides 
de  son  enfance,  et  chacun  d'eux  représentait  plus  particulière- 
ment une  des  deux  origines  :  Washington,  la  tradition,  mais  pro- 
gressive et  transformée ,  le  protestantisme  éclairé  et  tolérant  ; 
Franklin,  l'esprit  du  siècle,  le  mouvement  de  Locke  à  Rousseau, 
la  philosophie ,  mais  religieuse. 

1.  L'acte  d'union  entre  les  treize  états  fut  publié  trois  mois  après  la  Déclaration 
dCindépendance  (4  octobre  1776).  Chaque  état  restait  mattre  de  sa  constitution  et  de 
son  administration  intérieure.  Au  congrès  général  appartenaient  le  droit  de  guerre 
et  de  paix,  et  toutes  les  relations  extérieures,  la  monnaie,  les  poids  et  mesures,  les 
postes,  la  quotité  et  remploi  des  impôts  nationaux,  enfin  tout  ce  qui  regardait  les 
années  de  terre  et  de  mer. 


[1776-1777]  WASHINGTON.   FRANKLIN.  449 

La  jeune  République  devait  avoir  de  sévères  épreuves  à  sup- 
porter. Au  moment  môme  où  paraissait  la  Déclaration  d'indépen- 
dance, l'armée  et  la  flotte  anglaises  renforcées  revenaient  de  la 
Nouvelle-Ecosse  et  attaquaient  les  îles  de  l'état  de  New-York.  Des 
complots  loycUistes  éclataient  à  l'intérieur.  Les  trahisons  de  la 
minorité  antinationale  furent  réprimées  par  des  rigueurs  néces- 
saires, mais  l'armée  ennemie  obtint  d'abord  de  grands  succès. 
Malgré  leur  courage  et  les  talents  militaires  de  leur  chef,  les  mi- 
lices américaines  plièrent  devant  la  discipline  des  Anglo-Alle- 
mands. Elles  perdirent  une  bataille  dans  Long-Island  et  furent 
obligées  d'évacuer  New-York.  Les  Anglais  envahirent  encore  le 
New-Jersey  et  Rhode-Island.  La  cause  de  la  liberté  semblait  aux 
abois.  L'armée  de  Washington  fut  un  instant  réduite  à  trois  mille 
hommes  manquant  de  tout.  Le  général  américain  refit  son  armée 
et  lassa  la  mauvaise  fortune  par  des  prodiges  de  constance.  Ses 
belles  opérations  durant  l'hiver  de  1776  à  1777  relevèrent  le  cœur 
de  ses  concitoyens.  Il  rentra  dans  le  New-Jersey,  tint  en  échec  les 
forces  bien  supérieures  des  Anglais,  et  couvrit  Philadelphie,  siège 
du  congrès.  On  put,  dès  cette  première  campagne,  juger  ce  que 
valait  cet  homme,  mélange  de  Fabius  et  d'Épaminondas',  pareil, 
comme  on  Ta  si  bien  dit',  à  ces  monuments  dont  la  grandeur  ne 
frappe  pas  au  premier  coup  d'œil,  précisément  à  cause  de  la  par- 
faite harmonie  de  leurs  proportions,  et  parce  qu'aucune  partie 
n'étonne  le  regard.  <  Le  plus  raisonnable  des  grands  hommes ',» 
il  était  bien  la  personniflcation  du  plus  rationaliste  des  peuples, 
et  son  auguste  bon  sens,  suivant  l'heureuse  expression  d'un  de  nos 
contemporains^,  n'était  que  la  qualité  distmctive  des  Anglo-Amé- 
ricains portée  au  sublime. 

Pendant  ce  temps,  l'autre  gloire  de  l'Amérique,  Franklin,  avait . 
quitté  sa  patrie  pour  mieux  la  servir.  Après  avoir  rédigé  l'immor- 
telle Déclaration,  il  était  parti  pour  conquérir  l'alliance  française. 

1 .  Épaminondas,  moins  toutefois  Télan  poétique  et  artiste  qu'eut  le  Thébain,  oomBoe 
presque  tons  les  grands  hommes  de  la  Grèce. 

2.  Théod.  Fabas,  Encyclopédie  nouvelle,  art.  washinoton.  Cet  article  et  Particle 
^TATS^UKis,  du  méo^e  auteur  et  dans  le  même  recueil,  sont  deux  des  meilleurs  mor- 
ceaux d'histoire  philosophique  qui  aient  été  écrits  de  nos  jours. 

3.  Théod.  Fabas. 

4.  M.  Eugène  Pelletan. 


4i0  LOUIS   XVI.  IIT76-17771 

Il  débarqua  à  Nantes  le  17  décembre  1776.  Les  États-Unis  avaient 
admirablement  choisi  leur  plénipotentiaire.  Sorti  de  ces  classes 
ouvrières  mises  en  lumière  et  relevées  dans  l'opinion  par  Diderot, 
non  pas  protestant,  conmie  la  masse  des  siens,  mais  philosophe 
déiste,  de  nuance  intermédiaire  entre  Voltaire  et  Rousseau,  phy- 
sicien de  premier  ordre,  dans  ce  siècle  si  passionné  pour  les 
sciences  naturelles,  simple  dans  ses  manières  et  son  costume 
comme  Jean-Jacques  et  les  héros  de  Jean-Jacques ,  et  cependant 
le  plus  spirituel  et  le  plus  fin  des  hommes,  d*un  esprit  tout  fran- 
çais par  le  ton  et  la  grâce ,  merveilleux  mélange  de  probité  et 
d'habileté  au  plus  haut  degré  l'une  et  l'autre,  à  la  fois  grand 
homme  de  l'antiquité  par  certains  aspects  et  l'homme  moderne 
par  excellence,  rachetant,  autant  que  possible,  ce  qui  lui  man- 
quait d'idéalité  par  cet  excellent  équilibre  moral  qui  lui  était 
commun  avec  Washington,  et  plus  nuancé,  plus  compréhensif  et 
moins  sévère  que  celui-ci,  il  devait  prendre  et  il  prit  la  France 
du  xviii®  siècle  par  tous  ses  sentiments,  par  toutes  ses  idées;  il 
conquit  les  sages  par  le  bon  sens  de  son  génie,  les  enthousiastes 
par  l'éclat  de  son  rôle,  les  frivoles  par  l'originalité  de  sa  situation 
et  de  sa  physionomie.  Il  fut,  au  bout  de  peu  de  jours,  aussi  popu- 
laire à  Paris  qu'à  Boston  ou  à  Philadelphie. 

Tandis  que  Franklin  travaille  à  gagner  le  gouvernement  après 
la  société  française,  et  à  changer  l'appui  indirect  en  alliance  dé- 
clarée, les  secours  de  France  commencent  d'arriver.  Neuf  vais- 
seaux chargés  par  Beaumarchais  abordent  assez  à  point  à  Ports- 
mouth  en  Virginie,  au  mois  d'avril  1777.  Quelques  semaines  après, 
un  autre  bâtiment  jette  sur  la  côte  de  la  Caroline  un  jeune  homme 
de  vingt  ans,  un  grand  seigneur  français,  qui  a  écarté  tous  les 
obstacles,  le  courroux  de  sa  famille,  les  défenses  expresses  du  roi, 
et,  ce  qui  est  autrement  difficile  à  braver,  la  douleur  d'une  jeune 
femme  aimée  et  près  d'être  mère,  pour  accourir  offrir  son  épée 
à  la  nouvelle  République.  C'était  ce  La  Fayette  qui  devait  donner 
à  l'Europe,  bouleversée  par  le  flux  et  reflux  perpétuel  des  opinions 
et  des  intérêts,  et  dégradée  par  la  versatilité  des  âmes,  l'illustre 
exemple  d'une  constance  politique  de  soixante  années,  et  mourir 
en  1834  tel  qu'il  s'était  révélé  en  1777  sur  les  plages  de  l'Améri- 
que. Son  inébranlable  dévouement  pour  la  liberté  a  pu  errer  par- 


11777)  LA  FAYETTE.  GUERRE  D'AMÉRIQUE.  424 

fois  sur  le  choix  de  la  route,  dans  les  heures  sombres  de  nos 
orages,  mais  jamais  un  seul  jour  délaisser  le  but. 

Le  jeune  officier  français,  nommé  sur-le-champ  par  le  congrès 
officier-général  dans  Farmée  de  Washington ,  partagea  les  rudes 
travaux  de  son  chef  avec  une  valeur  intelligente  et  une  abnéga- 
tion que  le  grand  homme  paya  d'une  afFectioa  et  d'une  confiance 
sans  réserve.  L'ennemi  s'était  préparé  à  de  piiissants  efforts.  Un 
second  corps  d'armée  anglais,  descendu  du  Canada  et  maître  du 
lac  Champlain,  s'avançait  vers  le  Haut  Hudson  et  Albany  sous  les 
ordres  du  général  Burgoyne  ;  si  le  général  Howe,  qui  faisait  face 
à  Washington  sur  la  Delaware,  eût  donné  la  main  à  Burgoyne 
par  le  bas  de  l'Hudson,  l'Amérique  eût  été  coupée  en  deux,  et  la 
cause  républicaine  réduite  aux  plus  extrêmes  périls.  Heureu- 
sement le  général  Howe  tourna  du  côté  opposé,  s'embarqua 
pour  la  baie  de  la  Ghesapeake  et  alla  prendre  Philadelphie  à 
revers.  Washington  perdit  contre  lui  la  bataille  de  Brandywine 
(il  septembre  1777),  et  fut  contraint  de  lui  abandonner  la 
viUe  qui  avait  été  le  séjour  du  congrès.  Hais  ce  succès  eut  plus 
d'éclat  que  de  solidité.  Washington  se  maintint  à  peu  de  distance 
de  Philadelphie  et  continua  d'occuper  le  général  Hov?e.  Pendant 
ces  opérations,  Bui^oyne,  qui  avait  débuté  par  des  succès  et  dé- 
bouché victorieusement  du  bassin  des  grands  lacs  dans  celui  de 
l'Hudson,  était  arrêté  dans  les  forêts  et  les  montagnes  du  Haut 
Hudson  par  les  généraux  américains  Gates  et  Arnold.  Après  une 
longue  série  de  combats,  Burgoyne,  cerné,  décimé,  se  rendit  pri- 
sonnier de  guerre  avec  tout  son  corps  d'armée  (17  octobre  1777). 

L'effet  fut  prodigieux  en  Europe.  Il  devint  de  plus  en  plus  diffi- 
cile au  gouvernement  français  de  se  maintenir  dans  la  position 
équivoque  où  il  s'était  engagé.  Les  Anglais  renouvelaient  ince»- 
samment  leurs  aigres  plaintes  sur  la  présence  des  agents  des 
rebeUes  en  France  S  sur  l'accueil  fait  aux  corsaires  américains 
dans  les  ports  français,  sur  les  envois  et  les  armements  faits  en 
France  pour  le  compte  des  rebelles.  Le  cabinet  de  Versailles  désa- 
vouait les  envois  et  les  faisait  parfois  suspendre,  chassait  les  cor- 

1.  En  1776,  le  cabinet  anglids  aTnit  demandé  rextra<fition  dè-SIlas  Dèsne,  Mi/fl 
rtftell*  dé  Sa  Majesté  Britannique.  Il  n'est  pas  besoin  de  dir» -là' réponse.  —  V.  toat 
ce  qui  regarde  la  diplomatie  dans  Fla8san,.t.  VII,  lif.  VI. 


4M  LOUIS  XVI.  [1777] 

saires,  qui,  renvoyés  d'un  port,  rentraient  dans  un  autre',  décla- 
rait ne  tolérer  les  agents  du  congrès  que  comme  simples  parti- 
culiers et  récriminait  contre  les  violations  de  pavillon  et  les  visites 
vexatoires  de  nos  bâtiments  que  les  Anglais  se  permettaient  jusque 
sur  nos  côtes.  Le  4  juillet  1777,  le  ministre  de  la  marine  signifia 
aux  chambres  de  commerce  qu'il  protégerait  et  réclamerait  les 
vaisseaux  dont  les  Anglais  s'empareraient  sous  prétexte  de  com- 
merce avec  l'Amérique.  Des  escadres  s'armaient  à  Toulon  et  à 
Brest.  Cependant  le  ministre  des  affaires  étrangères,  dans  une 
réponse  officielle  au  cabinet  de  Saint-James,  le  15  juillet,  protes- 
tait encore  de  la  fidélité  de  la  France  aux  traités.  L'Angleterre 
riposta  en  proposant  un  traité  de  garantie  mutuelle  pour  la  sûreté 
des  possessions  des  deux  couronnes  en  Amérique. 

Cette  impertinente  proposition  fut  reçue  avec  le  dédain  qu'elle 
méritait;  mais  la  situation  n'était  plus  tenable  :  il  n'y  avait  plus 
ni  dignité  ni  sûreté.  Tout  était  changé  depuis  le  mémoire  de 
Turgot  au  roi  et  ses  conseils  n'étaient  plus  applicables.  D'une 
part,  la  réunion  des  deux  Angleterres  contre  nous  était  à  redou- 
ter maintenant,  non  point  si  nous  faisions  la  guerre,  mais  si  nous 
ne  la  faisions  pas.  Les  Anglais  pouvaient,  d'un  moment  à  l'autre, 
reconnaître  l'indépendance  des  États-Unis  au  prix  d'une  alliance 
offensive  contre  la  France^.  De  l'autre  part,  leâ  Américains  avaient 
fait  le  grand  pas  :  c'était  avec  une  république  constituée  que  l'on 
avait  à  traiter  maintenant,  république  qui,  une  fois  assurée  de 
l'alliance  française,  verrait  dans  cette  alliance  la  garantie  de  son 
indépendance  nationale  et  n'y  renoncerait  pas  plus  qu'à  cette 
indépendance  même. 

Les  agents  américains  redoublaient  leurs  instances,  secondés  par 
une  énorme  pression  de  l'opinion.  Tout  était  emporté  :  après  le 
public,  la  cour  et  jusqu'aux  familiers  de  la  reine.  Le  roi,  la  reine 
et  les  ministres  presque  seuls  résistaient  :  Maurepas  et  Vergennes, 
par  timidité  ;  Necker,  par  esprit  financier  et  en  prévision  des  diffi- 

1.  Ces  corsaires  étaient,  en  majeore  partie,  des  Français  mêlés  de  quelques  Amé- 
ricains. 

2.  Beaucoup  d'Américains  inclinaient  de  ce  côté  par  souvenir  de  leur  origine.  Le 
général  Gates,  le  vainqueur  de  Burgoyne,  écrivit  dans  ce  sens  à  des  Anglais  influents. 
—  Droz,  Hitl.  du  règne  de  LouU  XYI,  1. 1",  p.  262. 


(1777-17781  TRAITÉ  AVEC  LES  ÉTATS-UNIS.  4«3 

cultes  pécuniaires  ;  le  roi  et  la  reine ,  par  instinct  monarchique , 
et  Louis,  de  plus,  pac  scrupule  de  conscience  sur  la  légitimité  de 
cette  guerre.  Louis  céda  à  contre-cœur  et  le  dernier*,  mais  enfin 
il  céda,  conditionnellement  toutefois,  comme  on  le  verra.  Le 
16  décembre  1777,  à  la  nouvelle  du  désastre  de  Burgoyne,  Mau- 
repas  prit  courage^,  et  M.  de  Vergennes  informa  les  trois  com- 
missaires du  congrès,  Franklin,  Silas  Deane  et  Arthur  Lee,  que  le 
roi  était  décidé  à  reconnaître  Findépendance  de  leur  patrie  et  à 
conclure  avec  eux  un  traité  de  commerce  et  une  alliance  défen- 
sive éventuelle. 

Un  double  traité  fut  signé  en  conséquence,  le  6  février  1778.  Le 
premier  statue  qu'il  y  aura  paix  et  amitié  entre  la  France  et  les 
États-Unis  d'Amérique.  Les  parties  contractantes  se  promettent  de 
se  traiter  mutuellement,  quant  aux  relations  commerciales,  sur 
le  pied  de  la  nation  la  plus  favorisée  et  de  se  protéger  récipro- 
quement sur  mer.  La  France  s'engage  à  intervenir  auprès  des 
États  Barbaresques,  afin  d'obtenir  qu'ils  respectent  le  pavillon 
américain.  Le  droit  d'aubaine  est  aboli  de  part  et  d'autre.  Les 
navires  dç  Tune  des  deux  puissances  pourront  commercer  en 
toute  liberté  avec  les  ennemis  de  l'autre,,  sans  exception  que  pour 
la  contrebande  de  guerre.  Tout  Français  qui  prendra  des  lettres 
de  marque  d'une  puissance  étrangère  contre  les  États-Unis,  ou 
tout  Américain,  contre  la  France,  sera  puni  comme  pirate.  Le  Roi* 
Très-Chrétien  accordera  aux  sujets  des  États-Unis  un  ou  plusieurs 
ports-francs  où  ils  pourront  amener  et  débiter  toutes  les  denrées 
et  marchandises  provenant  desdits  treize  états. 

Par  le  second  traité,  les  deux  parties  prennent  leurs  mesures 
pour  le  cas  oh  la  Grande-Bretagne,  c  par  ressentiment  de  la  liai- 
son et  bonne  correspondance  »  que  le  traité  précédent  vient 
d'établir,  romprait  la  paix  avec  la  France  :  c  au  cas  que  la  guerre 
se  déclarât  entre  la  France  et  la  Grande-Bretagne,  »  pendant  la 
durée  de  la  présente  guerre  entre  les  États-Unis  et  l'Angleterre, 
Sa  Majesté  et  les  États-  Unis  feront  cause  commune.  —  Le  but 

1.  Une  plaisanterie  de  fort  maurais  g^ût  attesta  qu'il  ne  partageait  pas  Fenthou- 
siasme  général  pour  Franklin.  —  Y.  les  Mém.  de  M°>*  Campan,  1. 1*',  p.  234.  Ploa 
tard,  cependant,  il  témoigna  de  Tadmiration  pour  Washington. 

2.  Mém.  de  La  Fayette,  t.  !•',  p.  77. 


4Î4  LOUIS  XVI.  (1778) 

essentiel  et  direct  de  la  présente  alliance  défensive  est  de  mainte- 
nir efficacement  la  liberté,  la  souveraineté  et  l'indépendance  des 
États-Unis,  tant  en  matière  de  gouvernement  que  de  commerce. 
—  Les  deux  parties  feront,  chacune  de  sa  part  et  de  la  manière 
qu'elles  jugeront  le  plus  convenable,  tous  les  efforts  en  leur  pou- 
voir contre  l'ennemi  commun.  —  Dans  le  cas  où  l'une  ou  l'autre 
partie  formerait  quelque  entreprise  particulière  où  elle  aurait 
besoin  du  concours  de  l'autre,  on  réglerait  par  une  convention 
particulière  le  secours  à  fournir  et  les  avantages  qui  en  doivent 
être  la  compensation.  — Au  cas  que  les  États-Unis  jugeassent  à 
propos  de  tenter  la  réduction  de  la  puissance  britannique  qui 
reste  encore  dans  les  parties  septentrionales  de  l'Amérique  ou 
dans  les  îles  des  Bermudes,  ces  pays  ou  tles,  en  cas  de  succès, 
seront  confédérés  avec  les  États-Unis  et  ea  dépendront.  —  Sa  Ma- 
jesté Très-Chrétienne  renonce  pour  jamais  à  la  possession  d'au- 
cune partie  du  continent  de  l'Amérique  septentrionale,  qui  esta 
présent  ou  qui  a  été  récemment  sous  le  pouvoir  du  roi  et  de  la  cou- 
ronne de  la  Grande-Bretagne.  —  Au  cas  que  Sa  Majesté  Très-Chré- 
tienne jugeât  à  propos  d'attaquer  aucune  des  lies  dans  Ip  golfe  du 
Mexique  ou  près  de  ce  golfe,  qui  sont  à  présent  sous  le  pouvoir 
de  la  Grande-Bretagne,  toutes  lesdites  lies,  en  cas  de  succès, 
appartiendront  à  la  couronne  de  France.  —  Aucune  des  deux 
parties  ne  conclura  ni  paix  ni  trêve  avec  la  Grande-Bretagne  sans 
en  avoir  obtenu,  au  préalable,  le  consentenient  formel  de  l'autre, 
et  elles  s'engagent  mutuellement  à  ne  pas  mettre  bas  les  armes 
avant  que  l'indépendance  des  États-Unis  soit  assurée  par  le  traité 
ou  les  traités  qui  termineront  la  guerre.  —  Sa  Majesté  Très- 
Chrétienne  et  les  États-Unis  conviennent  d'inviter  ou  d'admettre 
d'autres  puissances,  qui  peuvent  avoir  essuyé  des  torts  de  la 
part  de  l'Angleterre,  à  accéder  à  la  présente  alliance.  —  Les  deux 
parties  se  garantissent  mutuellement  pour  toujours,  savoir  : 
les  États-Unis,  à  Sa  Majesté  Très -Chrétienne,  les  possessions  pré- 
sentes de  la  couronne  de  France  en  Amérique,  ainsi  que  celles 
qu'elle  y  pourra  acquérir  par  le  futur  traité  de  paix;  et  Sa  Majesté 
Très-Chrétienne,  aux  États-Unis,  leur  souveraineté, liberté  et  in- 
dépendance, etc.,  ainsi  que  leurs  possessions  et  les  accessions  ou 
c  juquôtes  que  leur  confédération  pourra  obtenir  durant  la  guerre. 


117781  TRAITÉ  AVEC  LES  ÉTATS-UNIS.  415 

sur  aucun  des  états  possédés  &  présent  ou  ci*devant  par  la  Grande- 
Bretagne  en  Amérique*. 

Cette  alliance  éventuelle»  cette  manière  détournée  de  provoquer 
un  choc  devenu  inévitable,  avait  quelque  chose  de  bizaire  et  de 
peu  digne;  mais  il  avait  fallu,  pour  vaincre  les  scrupules  du 
timoré  Louis  XVI,  supposer  une  agression  matérielle  des  Anglais 
préalablement  &  toute  action  collective  contre  eux. 

Il  est  une  autre  observation  importante  &  faire  sur  ce  pacte 
d'alliance;  c'est  que  le  système  politique  nommé  aujourd'hui 
amériçmisme^  c'est-à-dire  la  prétention  des  États-Unis  d'exclure 
les  puissances  européennes  du  continent  américain,  est  déjà  for- 
tement indiqué  par  la  renonciation  au  Canada  et  à  l'Acadie,  obte- 
nue de  la  France. 

A  la  nouvelle  de  ce  second  Traité  de  Paris  qui  allait  mettre  à 
néant  celui  de  1763,  si  âmeste  à  la  France  et  si  glorieux  pour 
l'Angleterre,  le  cabinet  anglais,  consterné,  fit  un  dernier  effort 
pour  transiger  avec  les  Américains;  l'effort  le  plus  sérieux  cpi'il 
eût  encore  tenté.  U  ne  s'agissait  plus  de  pardon,  mais  de  trqitè 
avec  le  congrès.  Lord  North  présenta  au  parlement  un  projet  de 
réunion  et  d'accommodement  basé  sur  la  représentation  des  co- 
lonies dans  le  parlement  (17  février  1778). 

Il  était  trop  tard.  Un  peuple  ne  rétracte  jamais  un  acte  tel  que 
la  Déclaration  d'indépendance.  Le  congrès  refusa  de  négocier  tant 
que  le&  flottes  et  les  armées  ennemies  n'auraient  pas  quitté  les 
parages  des  États-Unis,  et  que  l'indépendance  n'aurait  pas  été  for- 
mellement reconnue  (22  avril). 

Le  13  mars,  l'ambassadeur  de  France  avait  notifié  au  cabinet  de 
Saint-James  le  traité  d'amitié  et  de  commerce  signé  entre  la 
France  et  les  États-Unis  de  l'Amérique  septentrionale ,  a  qui  sont 
on  pleine  possession  de  l'indépendance  prononcée  par  leur  acte  du 
4  juillet  1776.  »  —  Sa  Majesté  Très-Chrétienne  croyait  devoir  dé- 
clarer à  la  cour  de  Londres  que  les  parties  contractantes  n'avaient 
stipulé  en  faveur  de  la  nation  française  aucun  avantage  conmier- 
cial  que  les  États-Unis  n'eussent  la  liberté  d'accorder  également  k 
toute  autre  nation. — Le  roi  était  persuadé  que  la  cour  de  Londres 

1.  V.  les  traités  dans  Martens,  Recueil  dt  Traités,  t.  II,  p.  587  ^  fuir. 


426  LOOIS  XVL  (I77gl 

trouverait  dans  cette  commanication  de  nouvelles  preuves  des 
dispositions  de  Sa  Majesté  pour  la  paix,  et  que  Sa  Majesté  Britan- 
nique, animée  des  mêmes  sentiments,  prendrait  des  mesures  effi- 
caces pour  empêcher  que  le  commerce  des  sujets  français  avec 
les  États-Unis  ne  fût  troublé.  —  Dans  cette  juste  confiance,  l'am- 
bassadeur de  France  pourrait  croire  superflu  de  prévenir  le  mi- 
nistère britannique,  que  le  roi  son  maître  étant  déterminé  à  proté- 
ger efficacement  la  liberté  légitime  du  commerce  de  ses  sujets  et  à 
soutenir  l'honneur  de  son  pavillon.  Sa  Majesté  a  pris  en  consé- 
quence des  mesures  éventuelles,  de  concert  avec  les  États-Unis  de 
'  l'Amérique  septentrionale'.  ■ 

L'Angleterre  ne  répondit  que  par  le  rappel  de  son  ambas- 
sadeur. L'embargo  fut  mis  en  France  sur  les  vaisseaux  an- 
glais (18  mars).  L'Angleterre  rendit  la  pareille.  Le  21  mars,  les 
trois  plénipotentiaires  américains  furent  reçus  en  audience  solen- 
nelle par  le  roi,  à  Versailles.  De  longs  applaudissements  accueil- 
lirent, dans  le  palais  de  Louis  XIY,  les  représentants  du  nouveau 
mojide  républicain.  Franklin  et  ses  collègues  ne  sortirent  de  chez 
le  roi  de  France  que  pour  se  transporter  officiellement  chez  la 
jeune  épouse  de  l'homme  qui  devait,  onze  ans  après,  inaugurer  la 
Révolution  française  sur  les  ruines  de  la  Bastille,  chez  M"®  de 
La  Fayette. 

Quand  La  Fayette,  au  quartier-général  de  Washington,  lut  ces 
paroles  du  gouvernement  français  dans  la  notification  du  13  mars  : 
Les  États-Unis...  en  possession  de  Vindèpendcofice  prononcée  par  leur 
acte  de  tel  jour...  t  Voilà,  s'écria-t-il,  une  grande  vérité  que  nous 
leur  rappellerons  un  jour  chez  eux^.  » 

La  scène  la  plus  émouvante  s'était  passée,  sur  ces  entrefaites, 
dans  le  parlement  d'Angleterre.  On  sentait  que  les  tardives  pro- 
positions du  ministère  n'avaient  point  de  chance  d'être  accueillies 
par  l'Amérique  :  une  fraction  de  l'opposition  proposa  de  recon- 
naître rindépendance  des  colonies.  A  cette  nouvelle,  le  vieux  lord 
Ghat|iam,  malade,  épuisé,  se  fit  porter  de  son  lit  à  la  chambre 
des  lords,  et  là,  pâle,  enveloppé  de  ses  couvertures  comme  d'un 
suaire,  appuyé  sur  ce  fils  qui  devait  être  le  second  Pitt,  il  protesta 

1.  Flassan,  t.  VII,  p.  167. 

2.  Mém.  de  La  FayeUe,  t.  I«r,  p.  177. 


11778J  MORT  DE  LOED  GHATHAM.  427 

avec  désespoir  contre  l'idée  du  démembrement  de  l'empire  bri- 
tannique, contre  la  séparation  de  ces  Anglo-Américains  qu'il  avait 
défendus  contre  l'arbitraire  comme  citoyens  anglais,  mais  qu'il 
ne  reconnaîtrait  jamais  comme  nation  indépendante.  Il  conjura 
ses  compatriotes  de  périr  plutôt  que  d'abaisser  le  pavillon  de 
l'Angleterre  devant  la  maison  de  Bourbon.  Un  des  chefs  de  l'op- 
position, le  duc  de  Richmond,  ayant  fait  entendre  que  l'Angle- 
terre était  hors  d'état  de  soutenir  le  choc  de  la  maison  de  Bourbon 
unie  aux  Américains,  et  continuant  à  soutenir  la  nécessité  de 
reconnaître  l'indépendance  américaine  et  de  maintenir  la  paix 
avec  la  France,  lordChatham,  transporté  d'indignation,  se  souleva 
de  son  siège  pour  répondre;  mais  la  violence  des  sentiments  qui 
l'agitaient  avait  brisé  le  reste  de  ses  forces  :  il  retomba  évanoui. 
On  l'emporta  au  milieu  de  la  consternation  générale.  Il  languit 
quelques  semaines  et  mourut. 

La  mort  de  ce  puissant  ennemi  de  la  France  semblait  un  signe 
fatal  pour  l'Angleterre.  On  pouvait  croire  qu'il  emportait  la  fortune 
de  sa  patrie. 

Il  n'y  avait  plus  à  hésiter.  Le  gouvernement  français  avait  déjà 
laissé  passer  la  saison  la  plus  favorable  à  l'attaque.  Il  fallait  bien 
choisir  où  porter  les  coups  et  frapper  vite  et  fort.  Le  15  avril,  une 
escadre  de  douze  vaisseaux  et  cinq  frégates  partit  de  Toulon  sous 
les  ordres  du  vice-amiral  d'Estaing,  le  dernier  officier  qui  eût 
soutenu  sur  mer  l'honneur  du  drapeau  français  dans  la  déplo- 
rable guerre  de  Sept  Ans*.  Cette  escadre  conduisait  en  Amérique 
un  ministre  plénipotentiaire  accrédité  par  Louis  XVI  auprès  du 
congrès,  "Gérard  de  Rainevàl,  qui  avait  été  le  signataire  des  deux 
traités  du  6  février. 

Les  instructions  de  M.  Gérard,  en  date  du  30  mars,  étaient, 
entre  autres^  de  décliner  les  demandes  de  subsides,  de  veiller  à  ce 
que  les  opérations  militaires  fussent  concertées  avec  le  comte  d'Es- 
taing et  d'éviter  dé  prendre  des  engagements  formels  relativement 

1.  Après  la  chute  des  établissements  français  dans  l'Inde,  qoand  notre  pavillon 
avait  disparu  des  mers  d'Orient,  d'Estaing,  parti  de  Tile  de  France  aveo  nn  bfttimènt 
de  la  Compagnie  des  Indes  et  une  petite  frégate,  avait  emporté  et  détrait  les  comp> 
toîrs  anglais  du  golfe  Persique,  puis  ceux  de  Sumatra,  et  enlevé  plusieurs  navires  de 
la  Compagnie  des  Indes  anglaises.  —  V.  L.  Guérin,  Histoire  maritime  de  France,  t.  Il, 
p.  346. 


428  LOUIS  XVI.  11778] 

à  la  conquête  du  Canada  et  autres  possessions  anglaises.  Le  cabinet 
de  Versailles  n'était  pas  fâché  que  les  États-Unis  conservassent 
dans  leur  voisinage  quelque  sujet  d'inquiétude  qui  leur  flt  sentir 
le  prix  de  l'alliance  française.  Washington»  par  d'autres  motifs, 
devait  aider  sur  ce  point  le  ministre  français  et  faire  sentir  qu'il 
fallait  délivrer  le  territoire  des  treize  états  confédérés  avant  d'agir 
au  dehors.  Sur  les  subsides,  le  gouvernement  français  se  relâcha; 
du  moins  il  ât  une  avance  de  3  millions  en  1778  et  d'autres 
avances  les  années  suivantes*. 

L'envoi  de  l'escadre  de  Toulon  était  une  bonne  mesure;  mais 
ce  fut  tout  ce  qu'on  fit  de  bien.  Le  roi  et  les  ministres  spéciaux 
étaient  également  incapables  de  voir  la  guerre  en  grand  et 
d'arrêter  de  bons  plans  de  campagne.  Le  ministre  de  la  marine, 
Sartine,  avait  montré  de  l'activité^  et  publié  des  règlements  utiles,  ^ 
mais  sa  portée  ne  dépassait  pas  le  matériel  de  l'administration  en 
temps  de  paix  :  quant  aa  ministre  de  la  guerre,  ce  n'était  plus  le 
vieux  Saint*Germain,  qui,  usé,,  déconsidéré  par  ses  bizarreries  et 
ses  inconséquences,  avait  donné  sa  démission  au  commencement 
de  septembre  1777';  on  l'avait  remplacé  par  un  personnage  de 
fort  mince  valeur,  le  prince  de  Montbarrei,  que  poussaient  d'ob- 
scures inQu^ices  et  des  intrigues  de  femme.  Aussi  ne  sut-on  pas 
profiter  de  ce  que  l'Angleterre,  de  son  côté  médiocrement  gou- 
vernée, n'était  pas  prête  à  la  guerre.  Le  cabinet  de  Versailles  com- 
mença, y  compris  M.  de  Vergennes,  par  ne  pas  voir  que  la  guerre 
était  inévitable  et  par  se  flatter  que  l'Angleterre  reculerait;  puis, 
une  fois  la  lutte  certaine,  il  ne  vit  pas  qu'il  fallait  charger  à  fond 

1.  Garden,  ^j  toin  des  traildi  de  paix,  t.  IV,  p.  301,  387.  Un  miUion  en.  1779,  4  mU- 
lions  en  ]780, 4  en  1781,  et  jusqu'à  6  eu  1782. 

2.  En  juin  1778,  nous  eûmes  soixante-quatre  vaisseaux  armés  de  cinquante  à  cent 
dix  canons  (Mercure  de  France  de  juin  1778).  Ces  soixante-quatre  rùmuax  noua, 
avaient  été  laissés  par  Choisenl,  avec  cinquante  frégates. 

3.  Il  mourut  le  15  janvier  1778.  —  Ses  seuls  actes  un  peu  importants,  depuis  la 
chnte  du  grand  ministère  réformateur  auquel  il  avait  quelque  temps  snrvéco,  avaient 
été  la  désorganisation  de  l'hôtel  des  Invalides  (il  n^y  laissa  que  quinze  cents  hommes 
en  tout,  et  dispersa  le  reste  dans  les  provinces  (17  juin  1776)  et  la  réorganisation 
da  rÉoole  miUtaire  (17  juUlei  1777),  sur  un  plan  asaes  singulier.  C'était  U  forma- 
tion d'un  corps  de  (»dets  g^tilstiommea  payant^  pension,  et  auxquels  on  réunirait 
gratis  les  meilleurs  élèves  des  nouveaux  collèges  militaires  fondés  dans  les  provioces 
en  remplacement  de  l'ancienne  École.  ~  Ano,  LoU  fronçatisf,  t.  XXIV,  p.  58.  On 
ridiculisa  beaucoup  l'idée  de  faire  le  roi  mattre  de  pension. 


[1778)  FRANCE  ET  ANGLETERRE.  429 

sur-le-champ  et  s'efforcer  de  couper  les  deut  bras  de  Fennemi  : 
rAmérique  et  Tlnde.  Jamais  le  gouvernement  royal  n'a  voulu  rieïi 
comprendre  à  Flnde.  Les  énormes  progrès  des  Anglais,  qui  réali- 
saient dans  rindoustan,  sous  Clive  et  Hastings,  les  plans  de 
Dupleix  et  de  Bussi,  avec  des  crimes  de  plus,  ne  purent  tirer  de 
son  insouciance  le  cabinet  de  Louis  XVL  On  était  pourtant  très- 
bien  informé  à  Versailles  des  circonstances  favorables  et  du  parti 
que  la  France  pouvait  tirer  d'une  alliance  avec  Haïder-Ali,  ce  héros 
musulman  qui  avait  fondé  un  grand  état  dans  le  midi  de  la  pres- 
qu'île et  imposé  à  la  présidence  anglaise  de  Madras  une  paix  dés- 
avantageuse, en  1769.  On  n'envoya  rien  dans  l'Inde,  et  la  puis- 
sante flotte  qu'on  avait  armée  à  Brest  fut  retenue  plusieurs 
semaines  dans  l'inaction,  parce  que  le  vieux  roi  d'Espagne, 
Charles  ni,  avait  offert  sa  médiation  au  lieu  de  ses  secours.  Le 
gouvernement  espagnol  avait  bien  voulu  participer  aux  secours 
indirects  fournis  par  la  France  aux  mswrgents,  mais  il  hésitait  fort 
à  s'engager  ouvertement  dans  leur  cause  :  l'exemple  lui  semblait 
trop  dangereux  pour  ses  propres  colonies. 

L'Angleterre  répondit  à  l'offre  de  médiation,  qu'il  fallait  que  la 
France,  avant  tout,  retirât  sa  note  du  13  mars*.  Même  après  cette 
réponse,  Louis  XVI  hésitait  encore  à  faire  partir  la  flotte  de  Brest  : 
il  en  était  toujours  à  vouloir  essuyer  le  premier  coup  de  canon, 
scrupule  d'autant  plus  puéril  qu'il  était  impossible  que  d'Estaing 
n'en  vint  pas  aux  mains  dans  les  mers  d'Amérique. 

Ce  premier  coup  de  canon  fut  enfin  tiré.  Les- Anglais  avaient  paru 
les  premiers  dans  nos  mers.  Une  flotte  anglaise  de  vingt  vais^ 
seaux,  aux  ordres  de  l'amiral  Keppel,  étant  veâue  faire  une  recon- 
naissance vers  Brest,  rencontra  deux  frégates  françaises  à  la  hau- 
teur de  l'île  d'Ouessant  (17  juin).  La  guerre  n'étant  pas  déclarée, 
Keppel  ne  flt  pas  tout  d'abord  assaillir  les  frégates.  Il  les  somma 
de  venir  à  la  poupe  de  son  vaisseau  pour  répondre  à  ses  questions. 
Là  plus  avancée  des  deux  frégates,  la  Licorne,  refusa.  0&  tira  sur 
elle  :  enveloppée,  elle  lâcha  sa  bordée  et  se  rendit.  La  seconde 
frégate,  la  Belle-Poule,  commandée  par  La  Clochelterie,  fit  force 
de  voiles  pour  échapper;  poursuivie  et  atteinte  près  de  la  côte 

1.  Flassan,  t.  VII,  p.  171 


430  LOOIS  XVI.  [1778J 

par  la  frégate  anglaise  VArèthusôj  elle  la  désempara  après  un  com- 
bat de  cinq  heures,  la  força  de  se  retirer  vers  sa  flotte,  et  rentra 
yictorieuse  à  Brest,  aux  acclamations  de  la  marine  et  de  la  popu- 
lation. 

Ainsi  fut  inaugurée  la  guerre  d'Amérique. 

Keppel,  informé  de  la  supériorité  de  la  flotte  française  par  les 
papiers  trouvés  sur  la  Licorne,  rentra  à  Portsmouth.  La  flotte  de 
Brest,  aux  ordres  du  lieutenant-général  d'Orvilliers,  sortit  enfin 
le  8  juillet.  Ses  longs  retards  avaient  permis  aux  flottes  mar- 
chandes des  Antilles  anglaises  et  du  Levant  de  regagner  paisible- 
ment les  ports  anglais  et  d'y  apporter  de  grandes  ressources  en 
hommes  et  en  marchandises.  Elle  était  forte  de  trente-deux  vais- 
seaux de  ligne  et  divisée  en  trois  escadres,  commandées,  la  pre- 
mière, par  d'Orvilliers  en  personne;  la  seconde,  par  le  lieutenant- 
général  Duchaflaut;  la  troisième,  par  le  jeune  duc  de  Chartres, 
qui  avait  pour  conseil  le  chef  d'escadre  La  Hotte-Piquet.  Le 
23  juillet,  la  flotte  française  reconnut  l'ennemi  entre  l'ile  d'Oues- 
sant  et  les  Soriingues.  Keppel,  renforcé,  avait  remis  en  mer.  Après 
quatre  jours  de  savantes  évolutions,  qui  attestèrent  les  progrès 
de  notre  marine  en  matière  de  tactique  depuis  la  paix  de  1763', 
les  deux  armées  navales  s'engagèrent  le  27  juillet  au  matin.  Elles 
comptaient  chacune  trente  vaisseaux,  deux  de  nos  vaisseaux  s'étant 
trouvés  séparés  de  notre  flotte  par  un  accident  de  mer;  les  Anglais 
avaient  plus  de  trois-ponts  que  nous.  Les  historiens  spéciaux  ont 
décrit  les  belles  manœuvres  de  cette  journée  vivement  disputée 
durant  quelques  heures.  Les  Anglais  durent  reconnaître  avec  an- 
goisse la  supériorité  de  notre  artillerie  de  marine  réorganisée  par 
Choiseul.  Dans  l'aprè&midi,  l'amiral  français  fit,  pour  couper  la 
ligne  ennemie,  une  tentative  qui  eût  dû  être  décisive;  malheu- 
reusement son  signal  ne  fut  pas  immédiatement  compris  de  l'es- 
cadre que  commandait  le  duc  de  Chartres.  Le  duc  vint  en  personne 
demander  des  explications  à  d'Orvilliers,  puis  retourna  exécuter 
les  ordres  de  son  chef;  mais  un  temps  précieux  avait  été  perdu  : 
la  flotte  anglaise  ne  fut  pas  coupée;  elle  fut  seulement  arrêtée 

1.  D'OnrillieTS  avait  pour  major-général  Du  PaTUlon,  inrenteur  d'une  noovelle  tac- 
tique  navale  qui  apporta  lei  perfectionnements  les  plus  décisifii  à  la  langue  des  signaux. 
—  V.  la  Biographie  tmiMne/ie,  art.  dd  patillox,  par  M.  de  RosseL 


11778)  BATAILLE  D'OUESSANT.  431 

dans  un  mouvement  commencé.  Elle  alla  se  reformer  hors  de  la 
portée  du  canon  et  ne  revint  plus  à  la  charge,  quoiqu'elle  eût  le 
vent  et  que  les  Français  l'attendissent.  Une  grande  partie  des 
vaisseaux  anglais  étaient  désagréés  et  à  peu  près  hors  d*état  de 
manœuvrer.  Le  lendemain,  les  Anglais  se  dirigèrent  vers  Plymouth 
et  les  Français  vers  Brest. 

La  victoire  demeura  donc  inachevée;  mais  c'était  certes 
beaucoup  pour  une  marine  sur  laquelle  pesaient  les  souvenirs  de 
la  guerre  de  Sept  Ans,  que  d'avoir  repoussé  avec  quelque  avan- 
tage, à  force  égale  ou  même  un  peu  inférieure,  le  choc  de  la  prin- 
cipale flotte  anglaise  parfaitement  commandée!  Aussi  les  pre- 
mières nouvelles  de  la  journée  d'Ouessant  furent-elles  reçues  avec 
colère  à  Londres  et  avec  allégresse  à  Paris.  Le  duc  de  Chartres, 
revenu  à  Paris  pendant  que  la  flotte  se  réparait  à  Brest,  fut 
couvert  d'applaudissements  à  l'Opéra;  les  maisons  furent  illu- 
minées en  son  honneur  autour  du  Palais-Royal.  Au  bout  de 
quelques  jours,  cependant,  des  bruits  accusateurs  amenèrent  une 
réaction  dans  l'opinion.  On  prétendit  que  ce  prince  n'avait  montré 
qu'hésitation  et  que  mollesse  ;  qu'il  n'avait  pas  obéi  à  l'amiral  ni 
écouté  le  chef  d'escadre  La  Motte-Piquet,  chargé  d'être  son  guide 
sous  le  titre  de  son  second.  On  alla  jusqu'à  raconter  qu'il  s'était 
caché  à  fond  de  cale.  Ce  qui  était  vrai  dans  ces  rumeurs,  c'est  que 
l'amiral  d'Orvilliers  avait  écrit  au  ministre  de  la  marine  que  a  le 
défaut  d'attention  des  premiers  vaisseaux  de  cette  escadre  (celle 
du  duc  de  Chartres  )  à  ses  signaux  avait  seul  privé  le  pavillon 
français  du  plus  grand  éclat  dans  la  journée  du  27  juillet.  »  Mais  il 
n'est  pas  moins  vrai  que  La  Motte-Piquet,  un  des  plus  vaillants  et 
des  plus  habiles  marins  qu'eût  la  France,  loin  de  rejeter  la  faute 
sur  le  duc  de  Chartres,  prit  pour  lui  le  reproche  de  l'amiral  et  s'en 
justifia  très-vivement.  U  est  très-possible  qu'il  n'y  ait  point  eu  de 
coupable  dans  tout  cela,  et  que  la  lenteur  de  la  manœuvre  ait  tenu 
aux  difficultés  du  nouveau  système  de  signaux,  qui  n'était  pas 
encore  passé  dans  les  habitudes.  L'accusation  de  lâcheté  contre  le 
duc  de  Chartres  était  injuste  :  ce  prince  manquait  de  force  d'&me 
et  de  dignité  morale,  mais  non  pas  de  courage  physique. 

Cet  incident  devait  avoir  de  graves  conséquences  dans  l'avenir  :  le 
duc  de  Chartres  imputa  à  la  reine  et  aux  familiers  de  la  reine  la  pro- 


432  LOUiS  XVI.  tiîTS] 

pagation  des  bruits  injurieux  à  son  honneur  ;  déjà  brouille  ayec  la 
reine,  à  la  suite  de  relatiDns  d'abord  très-bienteiliantes,  il  conçut 
pour  elle  une  implacable  haine  qui  leur  devait  être  également 
fatale  à  tous  deux. 

•  Les  conséquences  immédiates  avaient  déjà  été  fâcheuses.  L'a- 
miral et  le  ministre  de  la  marine  s'entendirent  pour  amener  le 
prince  à  quitter  son  commandement  maritime.  Le  roi  ne  voulait 
pas  le  destituer  brusquement.  Ces  tiraillements  retardèrent  la 
remise  à  la  voile  de  la  flotte.  Sur  ces  entrefaites,  les  Anglais  enle- 
vaient de  toutes  parts  nos  bâtiments  de  commerce,  grâce  à  la 
coupable  négligence  du  ministre  de  la  marine,  qui  ne  les  avait 
pas  fait  protéger  par  des  croisières  ni  par  des  escortes*  ;  tous  les 
convois  anglais,  au  contraire,  passaient  librement.  La  flotte  remit 
à  la  mer  le  17  août  :  le  duc  de  Chartres  avait  obtenu  d'y  repa- 
raître un  moment  pour  couvrir  sa  disgrâce  ;  mais  il  se  fit  bientôt 
ramener  à  Brest  et  changea  son  grade  de  lieutenant-général  des 
armées  de  mer  contre  le  titre  de  colonel-général  des  hussards. 

La  flotte  fit  une  troisième  sortie  :  cette  fois,  ce  fut  faute  d'argent 
et  d'hommes  qu'elle  dut  rentrer  (8  octobre).  La  solde  n'était  pas 
imyée  depuis  plusieurs  mois.  Sartine,  dans  sa  correspondance 
avec  l'amiral,  en  rejette  la  responsabilité  sur  Necker,  qui,  plus 
tard,  devait  à  son  tour,  avec  plus  de  vraisemblance,  accuser  de 
désordre  et  de  gaspillage  le  ministre  de  la  marine.  On  envoya 
enfin  quelques  croisières  au  secours  du  commerce  et  l'on  com- 
mença de  faire  des  prises,  qui,  cette  année,  dans  nos  parages, 
furent  loin  de  compenser  celles  de  l'ennemi. 

Cette  première  campagne  dans  les  mers  d'Europe  avait  donc  été 
stérile  ou  même  dommageable  comme  résultat  matériel,  hono- 
rable, comme  eflet  moral,  pour  notre  marine^,  et  peu  honorable 
pour  le  gouvernement,  qui  se  montrait  fort  au-dessous  dé  la  si- 
tuation'. 

1.  Les  ennemis  en  prirent  poor  quarante  et  quelques  millions,  et  enleTèrent  besu- 
coup  de  nos  matelou. 

2.  Il  y  eut  plusieurs  beaux  combats  particuliers  :  deux  frégates  françaises  prirent 
deux  fréfiri^tes  anglaises,  égales  ou  supérieures.  Un  Taisseau  français  força  à  la  re 
traite  un  Taisseau  et  une  frégate  anglais.  —  L.  Guérin,  HisL  maritime  de  Franc*,  t.  Il, 
p.  430. 

3.  y.  les  détails  de  U  campagne  dans  L.  Guérin,  //»(.  mantime,  t.  II,  p.  405-432; 


[1778-1779]  PERTES  DANS  L'INDE.  433 

Sa  coupable  négligence  avait  eu  dans  l'Inde  des  conséquences 
faciles  à  prévoir.  Aux  premières  nouvelles,  non  pas  de  la  guerre, 
mais  de  Timminence  de  la  guerre,  le  conseil  suprême  de  Calcutta, 
qui  gouvernait  l'Inde  anglaise,  se  mit  en  devoir  d'assaillir  à  l'im- 
proviste  le  peu  qui  restait  aux  Français  dans  ces  vastes  régions 
(juillet  1778).  Ghandemagor  et  les  comptoirs  de  Masulipatam  et 
de  Karical  se  rendirent  sans  coup  férir.  Un  corps  d*armée  et  une 
petite  .escadre  se  portèrent  sur  Pondichéri ,  que  les  Français 
avaient  relevé  de  ses  ruines.  Une  escadrille  française,  égale  en 
force  à  celle  des  Anglais  (cinq  bâtiments  de  24  à  64  canons  de 
chaque  côté),  lui  livra  un  combat  indécis  (10  août).  Quelques 
jours  après,  le  chef  d'escadre  français  Tronjoli  quitta  la  rade  de 
Pondichéri  et  fit  voile  pour  l'Ile-de-France.  Il  ne  pouvait,  pré- 
tendait-il, se  ravitailler  à  la  côte  ni  attendre  de  renforts,  tandis 
que  les  Anglais  allaient  se  renforcer  et  l'accabler'.  Si  coupable 
qu'ait  été  cet  offlcier,  le  ministère  était  au  moins  aussi  coupable 
que  lui.  Le  brave  gouverneur  de  Pondichéri,  Bellecombe,  aban- 
donné dans  une  place  presque  ouverte,  avec  une  faible  garnison, 
ne  capitula  qu'après  soixante-dix  jours  de  siège  et  quarante  jours 
'de  tranchée,  et  à  la  condition  d'être  transporté  en  France  avec  ses 
compagnons  d'armes  (17  octobre  1778). 

Quelques  mois  après  (20  mars  1779),  les  Anglais  s'emparèrent 
de  Mahé  presque  sans  coup  férir.  Cette  place,  si  forte  par  sa  seule 
situation,  n'avait  ni  soldats  ni  munitions.  Le  pavillon  français  dis- 
parut encore  une  fois  de  l'Inde. 

Il  flottait  du  moins  avec  honneur  dans  les  mers  d'Amérique! 

L'escadre  partie  de  Toulon,  sous  le  vice-amiral  d'Ëstaing,  con- 
trariée par  les  vents,  avait  mis  près  de  trois  mois  pour  gagner 
l'embouchure  de  la  Delaware  (13  avril-7  juillet).  Cette  lenteur 
sauva  le  corps  d'armée  anglais  qui  occupait  Philadelphie  et  qui 
eut  le  temps  de  se  rembarquer  et  de  regagner  New-York.  Si  d'Ës- 
taing fût  arrivé  trois  semaines  plus  tôt,  les  troupes  de  terre  et 

—  Hist,  impartiale  de  la  dernière  guerre  (par  de  Lonchamps),  t.  I«r,  p.  349  et  suiv., 
Amsterdam  et  Paris,  1785.  —  Hist,  det  troubles  de  l'Amérique  anglaiee,  par  Fr.  SoulèSi 
t.  III,  p.  81-101.  Paris,  17B7.  —  Adolphas,  Histoire  d'AngUterrê  tous  George  JU, 
Uv.  XXXV. 

1.  Les  Anglais  étaient  trés-sapérieurs  sur  terre;  mais  leurs  forces  navales  étaient 
fort  médiocres  en  ce  moment  dans  ces  mers. 

XVI.  SS 


434  LOUIS  XVI.  [1778] 

l'escadre  ennemie  deTamiral  Howe  eussent  été  prises,  comme  dans 
un  piège,  entre  l'armée  de  Washington  et  l'escadre  française,  su- 
périeure en  nombre.  Les  nouveaux  alliés  voulurent  se  dédom- 
mager de  cette  belle  occasion  perdue  :  une  double  attaque  par 
terre  et  par  mer  fut  combinée  contre  Rhode-Island,  importante 
position  maritime,  conservée  par  Tennemi  au  cœur  des  États- 
Unis  du  Nord.  Les  passes  qui  conduisent  à  New-Port,  chef-lieu  de 
l'île,  furent  brillamment  forcées  par  d'Estaing*,  secondé  par 
d'excellents  officiers,  entre  lesquels  se  signala  ^Suffren,  destiné  à 
une  grande  et  prochaine  renommée.  Un  vaisseau,  cinq  frégates  et 
une  corvette  anglais  se  brûlèrent  pour  ne  pas  tomber  au  pouvoir 
des  assaillants.  Les  Français  allaient  débarquer  pour  coopérer  avec 
les  Américains,  déjà  descendus  dans  l'Ile  de  Rhode,  quand  on  si- 
gnala l'escadre  de  l'amiral  Howe,  grossie  de  plusieurs  bâtiments. 
D'Estaing  traversa  de  nouveau  les  passes  pour  aller  au-devant  de 
l'armée  navale*  anglaise,  qui  prit  chasse  devant  lui  et  qu'il  attei- 
gnit. Le  signal  de  la  bataille  allait  être  donné,  quand  un  furieux 
ouragan  sépara  les  deux  escadres,  les  ballotta,  les  désempara 
durant  quarante  heures  (11-13  août).  La  tempête  calmée,  le 
vaisseau  de  d'Estaing,  démâté,  rasé  comme  un  ponton,  n'échappa 
aux  attaques  d'un  vaisseau  ennemi  que  grâce  à  l'indomptable 
.fermeté  de  l'amiral  français.  D'Estaing  rallia  ses  navires;  mais  il 
,  ne  crut  pas  possible  de  reprendre  les  opérations  contre  New- 
Port  et  J9t  voile  pour  Boston,  ce  qui  obligea  les  Américains  de 
lever  le  siège  de  New-Port  et  d'évacuer  Rhode-Island. 

Cet  insuccès  d'une  entreprise  si  bien  commencée  menaçait  de 
rompre  l'union,  fragile  encore,  des  Français  et  des  Anglo-Améri- 
cains. Ceux-ci  se  dirent  abandonnés,  presque  trahis.  Il  j  eut 
beaucoup  d'aigreur  entre  les  chefs,  des  rixes  entre  la  population 
et  ses  auxiliaires  étrangers.  La  Fayette,  que  de  grands  services 
militaires  avaient  investi  d'une  juste  popularité ,  s'employa  avec 
zèle  et  autorité  à  calmer  les  esprits,  et  l'offre  généreuse  que  fit 
d'Estaing  de  se  mettre,  lui,  vice-amiral  de  France,  sous  les  ordres 
d'un  simple  légiste  devenu  général  (Sullivan),  pour  agir  sur  terre 
avec  ses  troupes  de  débarquement,  effaça  des  ressentiments  peu 

1.  Il  avait  auparavant  enlevé  une  trentaine  de  b&timents  de  commerce  et  de  trans> 
port,  et  1,500  recmes  anglaises. 


11778]  ÉTATS-UNIS.   ANTILLES.  43o 

fondés.  La  concorde  ne  fut  plus  troublée  de  tout  le  reste  de  la 
guerre. 

D'Ëstaing,  conformément  à  ses  instructions,  après  avoir  aidé  à 
mettre  D  iton  en  état  de  défense  contre  la  marine  anglaise  puis- 
samment renforcée ,  quitta  bientôt  après  les  parages  des  États- 
Unis  pour  les  Antilles,  où  il  trouva  les  colonies  françaises  dans 
la  joie  d'une  importante  conquête.  Le  gouverneur  des  îles  du 
Vent,  ce  marquis  de  Bouille  qm'  devait  jouer  un  grand  rôle  dans 
le  parti  de  la  contre-révolution,  venait  d'opérer  une  descente  dans 
nie  de  la  Dominique  et  de  forcer  la  garnison  anglaise  à  se  rendre 
après  une  faible  résistance  (6-8  septembre),  débarrassant  ainsi  la 
Guadeloupe  et  la  Martinique  du  plus  nuisible  voisinage.  Malheu- 
reusement cet  avantage  fut  balancé  par  la  perte  de  l'île  de  Sainte- 
Lucie,  qui  n'était  défendue  que  par  une  poignée  de  soldats  et  de 
miliciens,  et  qui  tomba  au  pouvoir  d'une  escadre  anglaise 
(13-14  décembre).  D'Estaing s'efforça  sur-le-champ  de  reprendre 
Sainto-Lucie.  Il  avait  douze  vaisseaux  contre  six  :  il  attaqua  vi- 
goureusement l'escadre  ennemie;  mais  celle-ci,  embosséedans  la 
baie  appelée  le  Grand-Gul-de-Sac  et  protégée  par  deux  batteries 
de  terre,  rendit,  par  son  excellente  position  et  sa  défense  opi- 
niâtre, la  supériorité  du  nombre  inutile.  Les  troupes  de  débar- 
quement furent  moins  heureuses  encore  :  dépourvues  d'artillerie; 
elles  se  brisèrent  contre  les  batteries  et  les  retranchements  que 
les  Anglais  avaient  établis  à  la  hâte  sur  des  mornes  d'un  difficile 
accès,  et  battirent  en  retraite,  après  trois  assauts,  en  abandonnant 
sept  ou  huit  cents  morts  ou  blessés  (  18  décembre).  D'Estaing, 
averti  qu'une  forte  escadre  ennemie  était  attendue  des  États-Unis, 
dut  abandonner  l'entreprise  et  se  retirer  à  la  Martinique. 

Nous  fîmes  encore,  cette  année-là,  une  autre  perte  inévitable  en 
Amérique.  Les  Anglais  occupèrent  les  ties  de  Saint -Pierre  et  de 
Miquelofl,  que  le  traité  de  1763  avait  interdit  de  fortifier,  et  ren- 
voyèrent en  France  la  population ,  au  nombre  de  deux  à  trois 
mille  âmes.  Us  tinrent  ainsi  la  grande  lie  de  Terre-Neuve  tout 
entière  (septembre  1778).  Les  nouvelles  de  cet  hiver  furent  à  leur 
avantage  sur  le  continent  américain  aussi  bien  qu'aux  Antilles. 
Une  double  expédition,  venue  de  New- York  par  mer  et  de  la  Flo- 
ride par  terre,  envahit  le  plus  méridional  des  treize  Ëtats  unis, 


436  LOUIS  XVI.  [177M7791 

la  Géorgie,  et  s'empara  de  la  capitale,  Savannab,  et  de  la  plus 
grande  partie  du  pays  (décembre  1778  — janvier  1779). 

U  n'en  fut  pas  de  même  dans  les  mers  d'Afrique.  Dans  les  mois 
de  janvier  et  de  février  1779,  une  escadrille  française  reprit  sur 
les  Anglais  Saint- Louis  du  Sénégal,  cédé  par  le  traité  de  1763,  y 
concentra  les  ressources  défensives  de  Gorée ,  qu'on  abandonna 
comme  un  poste  moins  avantageux,  et  détruisit  les  comptoirs 
anglais  de  la  Gambie,  de  Sierra -Leone  et  de  toute  la  côte  depuis^ 
le  cap  Blanc  jusqu'au  cap  Lopez.  On  fit  pour  plus  de  15  millions 
de  prises. 

Les  pertes  matérielles  se  balançaient,  et  les  désastres  prédits  au 
gouvernement  anglais  par  l'opposition  ne  se  réalisaient  pas  jus- 
qu'ici ;  mais  ce  qui  devait  profondément  blesser  l'orgueil  britan- 
nique, c'est  que  non-seulement  la  marine  française  s'était  montrée 
égale  à  la  marine  d'Angleterre  dans  les  grandes  évolutions  de 
flotte  contre  flotte,  mais  qu'elle  avait  eu  l'avantage  sur  elle  dans 
presque  tous  les  combats  particuliers.  Un  assez  grand  nombre  de 
frégates  anglaises  avaient  été  vaincues  et  conduites  en  triomphe 
dans  les  ports  français  par  des  bâtiments  égaux  ou  même  infé- 


rieurs' 


La  France  s'animait  de  plus  en  plus  à  la  lutte.  Quand  La  Fayette 
.revint  sur  la  frégate  américaine  l* Alliance  pour  reprendre  sa  place 
dans  l'armée  française,  il  ne  trouva  chez  le  roi  et  chez  les  ministres 
ni  la  volonté  ni,  il  faut  le  dire,  le  pouvoir  de  punir  sa  glorieuse 
désobéissance  :  le  roi  fut  bienveillant;  la  reine,  avec  sa  vivacité 
accoutumée,  fut  complètement  subjuguée  par  l'enthousiasme 
universel  qu'inspirait  le  jeune  et  illustre  volontaire  de  la  liberté 
(février  1779). 

Les  classes  navales  en  France  avaient  été  augmentées  de  onze 
mille  cinq  cents  matelots  par  ordonnance  de  janvier  1779.  L'acti- 


1.  La  plus  héroïque  de  ces  combats  fat  oelai  da  Triton,  de  trente  canons,  contre 
nn  bâtiment  anglais  de  quarante.  Le  capitaine  français,  Calnélan,  avait  été  emporté 
blessé  à  mort;  il  apprend  que  son  équipage  commence  à  faiblir;  il  se  fait  reporter 
ior  le  tillac  :  «  Mes  enfants!  >•  s*écrie-t-il,  «  j*ai  peu  d'heures  à  vivre;  que  je  n*aie 
pas  la  douleur  de  mourir  sans  vous  voir  maîtres  de  la  frégate  anglaise.  Allons,  met 
en&nts,  un  dernier  coup  de  force!  elle  est  à  vous!  «»  L'Anglais  est  pris,  et  Caluélan 
meurt  content.  —  Hitt.  d$  la  dernière  guerre,  t.  II,  p.  5.  —  La  marine  royale  anglaise 
avait  d^à  perdu  cinquante -six  bâtimenti  au  printemps  de  1779.  Jbid.,  p.  82. 


(1778-17791  AFRIQUE.   MARINE.  437 

vite  de  nos  chantiers  et  de  nos  armements  ne  se  ralentissait  pas. 
Nos  corsaires,  encouragés  par  deux  ordonnances  de  juillet  1778, 
qui  leur  accordaient  de  grands  avantages ,  s'organisaient  sur  la 
plus  vaste  échelle  et  formaient  de  véritables  escadres  auxiliaires 
de  la  marine  royale  *.  Les  corps  recommençaient  les  dons  patrio- 
tiques. Les  États  d'Artois  avaient  offert  une  frégate  de  trente-six 
canons.  Le  parlement  anglais  avait  voté,  de  son  côté,  soixante-dix 
mille  matelots  et  soldats  de  marine  pour  l'année  où  l'on  entrait 
L'Angleterre  prévoyait  que  le  nombre  de  ses  ennemis  allait  s'ac- 
croître et  que  le  Pacte  de  famille  entraînerait  le  roi  d'Espagne , 
tandis  qu'elle  ne  pouvait  pas  môme  compter  sur  le  concours  actif 
du  Portugal,  qui  eût  bien  voulu  échapper  à  son  oppressive 
alliance  *. 

L'Angleterre  avait  espéré  voir  se  renouveler  la  diversion  conti- 
nentale qui  lui  avait  si  bien  réussi  dans  la  guerre  de  Sept  Ans.  Il 
s'était  élevé  en  Allemagne  une  grande  querelle  où  la  France  pou- 
vait se  trouver  engagée.  L'électeur  de  Bavière,  Maximilien-Joseph, 
était  mort  le  30  décembre  1777.  Avec  lui  s'éteignait  cette  branche 
Wilhelmine  de  Bavière,  qui  avait  joué  un  rôle  si  considérable  dans 
l'histoire  politique  et  religieuse  de  l'Empire.  Son  héritier  légal 
était  le  chef  de  l'autre  branche  bavaroise,  de  la  branche  Rodol- 
phine,  c'est-à-dire  l'électeur  palatin  Charles-Théodore.  Mais  l'em- 
pereur Joseph  II,  qui,  depuis  longtemps,  jetait  des  regards  de 
convoitise  sur  la  Bavière,  exhuma,  tant  en  son  nom  propre,  comme 
chef  de  l'Empire,  qu'au  nom  de  sa  mère,  comme  reine  de  Bohême 
et  archiduchesse  d'Autriche ,  de  ces  vieilles  prétentions  que  le 
chaos  des  archives  germaniques  ne  manquait  jamais  de  fournir  en 
pareil  cas.  Il  réclama  la  majeure  partie  de  la  succession  et  arracha 
le  consentement  de  la  vieille  Marie -Thérèse  pour  faire  entrerses 
troupes  en  Bavière.  L'électeur  palatin,  qui  n'avait  pas  d'enfant 
légitime,  se  laissa  gagner  par  la  promesse  d'un  grand  établisse- 
ment pour  son  fils  naturel  et  céda  presque  tout  l'héritage  à  TAu- 

1.  Une  compagnie  de  Nantes  anna  six  frégates  de  trente-six  canons  et  denz  cor» 
▼ettes  ;  une  compagnie  de  Bordeaux  anna  douze  bâtiments  légers.  L'état  leur  four- 
nissait Tartillerie  g^tis  et  leur  abandonnait  les  deox  tiers  des  prises;  Fantre  tien 
était  pour  la  caisse  des  inTalides  de  la  marine. 

2.  Le  Portugal  arait  un  nouveau  roi ,  don  Pèdre  UL  La  mort  de  Joseph  !•'  avait 
amené  la  chute  du  fameux  ministre  Pombal. 


438  LOUIS  XVL  H778J 

triche  (janvier  1778),  sans  tenir  compte  des  droits  de  son  neveu, 
le  duc  de  Deux-Ponts.  Joseph  II  avait  compté  sans  le  vieux  Fré- 
déric. Le  roi  de  Prusse  savait  encore  monter  à  cheval  et  n'était  pas 
homme  à  laisser  sa  rivale  rAiitriche  s'accroître,  sans  coup  férir, 
d'une  grande  province.  Il  se  fit  le  champion  de  l'héritier  pré- 
somptif qu'on  sacrifiait,  du  duc  de  Deux-Ponts,  et  de  l'électeur  de 
Saxe,  qui  revendiquait  les  alleux  de  la  Bavière,  auxquels  les 
femmes  succédaient  :  il  commença  par  sonder  prudemment  les 
cours  de  Versailles  et  de  Saint-Pétersbourg,  rappelant  à  l'une  le 
traité  de  Westphalie  dont  elle  était  garante,  faisant  valoir  près  de 
l'autre  l'intérêt  qu'elle  avait  à  maintenir  l'équilibre  de  l'Alle- 
magne. L'Autriche,  pendant  ce  temps,  réclamait  le  secours  éventuel 
de  la  France  contre  la  Prusse,  en  vertu  du  traité  de  1756,  comme  si 
ce  malheureux  traité  eût  inféodé  la  France  à  toutes  ses  ambitions. 
La  situation  du  cabinet  français  était  délicate  :  la  reine  com- 
mençait d'acquérir  auprès  de  son  mari  un  crédit  inaccoutumé  * 
et  n'oubliait  pas  assez  qu'elle  était  née  Autrichienne,  nom  funeste 
qui  devait  être  un  jour  un  arrêt  de  mort  pour  la  fille  de  Marie- 
Thérèse!  Cependant  le  souvenir  des  avis  d'un  père  mourant  et 
l'intérêt  évident  de  la  France  l'emportèrent  à  demi  auprès  de 
Louis  XVI.  Maurepas  et  Vergennes  étaient  anti-Autrichiens,  autant 
que  le  comportaient  la  légèreté  de  l'un  et  la  circonspection  de 
l'autre.  La  Franoe  signifia  sa  neutralité  à  l'Autriche,  en  s'en  réfé- 
rant à  la  diète  de  l'Empire  pour  savoir  si  le  traité  de  Westphalie 
avait  été  ou  non  respecté.  Néanmoins,  pour  apaiser  un  peu  l'em- 
pereur, qui  se  plaignait  amèrement  de  cette  défection,  on  eut  la 
faiblesse  de  lui  fournir  en  secret  le  subside  de  15  millions  promis 
par  les  traités  *.  Par  compensation ,  le  cabinet  français  servit  Fré- 
déric en  agissant  à  Constant! nople  afin  d'arrêter  les  hostilités  qui 
s'étaient  rouvertes  entre  les  Russes  et  les  Turcs,  à  cause  de  la 
manière  dont  Catherine  II  interprétait  le  traité  de  Kaïnardji  '. 

1.  Uart  des  chimrgiens  avait  vaincu  Tobstacle  qui  avait  rendu  jusque-là  leur  union 
stérile  :  elle  avait  donné  au  roi ,  le  19  septembre  1778 ,  une  fille  qui  fut  Madame , 
duchesse  d'An^ouléme. 

2.  Soulavie ,  Mém,  du  règne  de  Louis  JK/^  t.  Y,  p.  56.  —  Mém,  de  M>°*  Campan, 
t.  U,  p.  29. 

S.  Les  Russes  avaient  violé  ce  traité  dés  1777,  en  intervenant  à  main  armée  dans 
les  affaires  de  la  Crimée. 


{1778-1779J  SUCCESSION  DE  BAVIERE.  439 

Le  roi  de  Prusse,  certain  de  n'avoir  rien  à  redouter  de  la  France, 
prit  l'offensive  et  se  jeta  sur  la  Bohême,  que  Joseph  II  défendit  en 
personne,  assisté  des  vieux  généraux  de  la  guerre  de  Sept  Ans 
(juillet  1778).  Le  jeune  empereur  évita  le  choc  décisif  que  cher- 
chait le  vieux  roi.  Les  Prussiens,  après  avoir  fourragé  la  Bohême , 
rentrèrent  en  Silésie  et  enlevèrent  aux  Autrichiens  cette  extrémité 
méridionale  de  la  Silésie  qu'ils  avaient  conservée  à  la  paix  de  1763 
(septembre-novembre).  Les  hostilités,  soutenues  contre  le  gré  de 
Marie-Thérèse ,  n'allèrent  pas  plus  loin.  L'impératrice-reine  de- 
manda la  médiation  de  la  Russie ,  puis  de  la  France  :  c'était 
renoncer  implicitement  à  ses  prétentions,  ou  plutôt  à  celles  de 
son  fils.  La  base  de  l'accommodement  fut  arrêtée  dès  le  mois  de 
janvier  1779.  Joseph  II,  néanmoins,  suscita  difficulté  sur  difficulté, 
jusqu'à  ce  qu'on  eût  reçu  la  nouvelle  de  la  convention  signée  à 
Constantinople  le  21  mars.  La  Turquie  avait  accepté,  sur  le  traité 
de  Kaïnardji,  les  interprétations  russes  qui  livraient  à  Catherine 
la  Crimée  sous  l'ombre  d'une  indépendance  fictit^,  et  minaient 
l'autorité  de  la  Porte  sur  la  Moldavie  et  la  Yalachie  ;  la  Russie 
consentant  d'évacuer  la  côte  de  la  mer  Noire  entre  le  Bug  et  le 
Dniester,  qu'elle  venait  d'occuper  militairement.  La  Russie  avait 
maintenant  les  mains  libres  et  pouvait  tenir  les  engagements  du 
pacte  qui  la  liait  à  la  Prusse.  Joseph  II  se  résigna.  Les  traités  signés, 
le  10  mai  1779,  à  Teschen  en  Silésie  assurèrent  à  l'Autriche,  pour 
toute  part  dans  la  succession  de  Bavière,  la  portion  de  la  régence 
de  Burghausen  entre  le  Danube,  l'Inn  et  la  Salza.  Tout  le  reste 
demeura  à  l'électeur  palatin,  avec  substitution  au  duc  de  Deux- 
Ponts  :  l'électeur  de  Saxe  fut  indemnisé  en  argent  par  le  Palatin  *. 

De  cette  crise,  qui  avait  failli  absorber  la  Bavière  dans  la  monar- 
chie autrichienne,  sortit  donc  une  nouvelle  maison  de  Bavière, 
plus  puissante  que  l'ancienne,  puisqu'elle  réunissait  les  deux  éleo- 
torats  bavarois  et  palatin.  Le  gouvernement  français  n'avait  pas 
été  héroïque  dans  cette  affaire,  mais  il  avait  évité  un  piège  très- 
dangereux,  conservé  la  libre  disposition  de  toutes  ses  ressources 
contre  l'Angleterre  et  obtenu  un  bon  résultat  en  Allemagne. 
L'expérience  du  passé  n'avait  pas  été  tout  à  fait  perdue. 

1.  V.  les  néfi^ociatioDS  dans  Flassan,  t.  VU,  liv.  vu  ;  — Frédéric  H,  Œuvres  poil- 
kumes,  t.  V  ;  Mém.  de  la  guerre  de  1778. 


440  LOUIS  XVI.  [1779] 

4 

Non-seulement  la  France  avait  évité  de  s*engager  contre  de  nou- 
veaux ennemis,  mais  elle  s*était  assuré  un  allié  entraîné  peu  à 
peu  de  la  neutralité  à  une  pleine  coopération.  Le  roi  d'Espagne 
avait  renouvelé  ses  tentatives  de  médiation  au  commencement 
de  1779.  n  avait  proposé  une  longue  trêve  entre  l'Angleterre  et 
les  États-Unis,  trêve  où  interviendrait  la  France  et  qui  mettrait 
l'Angleterre  et  ses  anciennes  colonies  dans  la  même  position  res- 
pective où  s'étaient  trouvées  l'Espagne  elle-même  et  les  Provinces 
Unies  des  Pays-Bas  sous  le  régime  de  la  trêve  de  1609.  C'eût  été 
reconnaître  en  fait  l'indépendance  des  États-Unis  :  l'Angleterre 
refusa.  Dans  la  prévision  de  ce  refus,  le  12  avril  1779,  le  cabinet 
de  Madrid  avait  signé  une  convention  éventuelle  de  concours 
armé  avec  la  France  contre  l'Angleterre.  Le  16  juin,  l'ambassa- 
deur d'Espagne  à  Londres  prit  congé  du  cabinet  de  Saint-James 
par  un  manifeste  que  suivit  immédiatement  une  déclaration  de 
guerre.  Il  n'était  question  dans  ce  manifeste  que  des  griefs  parti- 
culiers de  rSlpagne,  fondés  sur  des  violations  de  territoire  en 
Amérique  et  de  pavillon  sur  toutes  les  mers  :  avec  les  Anglais,  de 
pareils  griefs  ne  manquaient  jamais  ;  l'Espagne ,  de  peur  de 
l'exemple,  évitait  de  lier  sa  cause  ostensiblement  à  celle  de  l'in- 
surrection américaine. 

Ce  fut  seulement  alors  que  la  France,  après  un  an  de  guerre, 
publia  aussi  un  manifeste,  que  réfuta  le  célèbre  historien  Gibbon  ^ 
La  réponse  de  Gibbon  provoqua  de  nouvelles  répliques,  parmi  les- 
quelles se  signala  la  plume  mordante  de  Beaumarchais.  Le  vain- 
queur du  parlement  Maupeou  semblait  prétendre  à  devenir  le 
vainqueur  de  l'Angleterre  et  faire  de  cette  guerre  sou  affaire  per- 
sonnelle. 

La  campagne  de  1779  avait  commencé  sur  nos  côtes  par  une 
petite  expéditi(m  contre  l'île  de  Jersey  (J3n  avril).  L'arrivée  for- 


1.  Yen  le  même  temps  pamrent  des  lettres  patentes  da  roi ,  qui  faisaient  hon- 
neur au  gouvernement  français.  Louis  XVI  défendait  d'inquiéter,  jusqu'à  nouvel 
ordre,  les  pécheurs  anglais,  «<  pour  donner  un  exemple  d'humanité  que  le  roi  espé- 
rait voir  suivre  par  les  Anglais.  »  6  juin  1779.  —  Ane.  Lois  françaises ,  t.  XXVI, 
p.  92.  Le  gouvernement  français,  à  la  suggestion  indirecte  de  Turgot,  avait  anté- 
rieurement ordonné  à  nos  marins  de  traiter  l'illustre  navigateur  Cook,  s'ils  le  ren- 
contraient, comme  tm  officier  d'une  fmissance  iUliét,  Franklin  invita  aussi  les  Améri- 
eains  4  ne  voir  dans  Cook  et  son  équipage  que  les  amis  de  tout  le  genre  humain. 


[1779]  ALLIANCE    ESPAGNOLE.  441 

« 

tuite  d'une  escadre  anglaise  lit  échouer  l'entreprise  et  obligea 
l'escadrille  française  à  se  réfugier  dans  la  baie  de  Cancale.  Les 
Anglais  l'y  poursuivirent  et  détruisirent  les  bâtiments  dont  elle 
se  composait,  après  que  les  équipages  se  furent  réfugiés  à  terre 
(13  mai).  Cet  échec,  qui  nous  coûta  deux  frégates  et  quelques 
bâtiments  légers,  (iit  compensé  par  le  retard  occasionné  à  l'es- 
cadre ennemie,  qui  portait  des  secours  à  l'armée  anglaise  d'Amé- 
rique, et  qui  fut  ensuite  arrêtée  longtemps  par  les  vents  contraires 
et  par  la  crainte  de  tomber  dans  la  flotte  française  de  Brest. 

La  flotte  française,  forte  de  trente  vaisseaux  de  ligne,  remit  à  la 
voile  le  3  juin,  sous  les  ordres  de  d'Orvilliers.  On  fondait  de  hautes 
espérances  sur  la  grandeur  des  forces  franco-espagnoles,  bien 
supérieures  à  celles  de  l'Angleterre.  L'Espagne  avait  eu,  dès  Tannée 
précédente,  soixante  vaisseaux  de  ligne ,  dont  trente-deux  armés. 
On  avait  réuni  sur  nos  côtes  une  armée  de  quarante  mille  hommes 
commandée  par  le  lieutenant-général  de  Vaux.  La  Fayette  devait 
figurer  dans  l'état-major.  La  flotte  française  devan  aller  chercher 
la  flotte  espagnole  et  revenir  embarquer  ce  corps  d'armée  pour  le 
jeter  sur  l'fle  de  Wight  et  Portsmouth,  pendant  que  les  Espagnols 
commenceraient  le  blocus  de  Gibraltar  avec  leurs  troupes  de 
terre  soutenues  d'une  escadre.  Le  plan  était  beau  :  les  mesures 
furent  très-mal  prises  par  le  ministère'.  Les  transports  destinés  à 
la  descente  furent  séparés,  moitié  au  Havre,  moitié  à  Saint-Malo, 
ce  qui  rendait  leur  réunion  très-difficile".  Sartine  obligea  d'Or- 
villiers d'aller  trop  tôt  à  la  rencontre  des  Espagnols,  avec  seule- 
ment trois  mois  de  vivres,  en  lui  promettant  un  convoi  de 
ravitaillement  quand  il  reviendrait  à  la  hauteur  d'Ouessant, 
accompagné  de  la  flotte  alliée.  Le  cabinet  de  Madrid  n'avait  pas 
encore  en  ce  moment  rompu  officiellement  avec  l'Angleterre  : 
ses  armements  n'étaient  pas  prêts;  d'Orvilliers  dut  dévorer  son 
impatience  durant  de  longues  semaines;  la  jonction  ne  s'opéra 
que  le  26  juillet. 

Les  armées  navales  combinées  comptèrent  alors,  par  la  réunion 
de  diverses  escadres,  jusqu'à  soixante-huit  vaisseaux  de  ligne, 

1.  Mim,  de  Rochambeau,  t,  I^'*  p.  233. 

2.  Des  préparatifs  d*embarquement  pour  un  troisième  corps  de  dix-huit  miU* 
hommes,  destiné  à  une  diversion,'8e  faisaient  en  même  tempe  4  Donkerqne. 


442  LOUIS  XVf.  [1779] 

SOUS  le  commandement  en  chef  de  d'Qnrilliers.  Jamais  force  plus 
imposante  n*a?ait  para  smr  les  mers.  La  terreur  fut  profonde  en 
Angleterre ,  quand  on  sut  que  cette  flotte  immense  se  dirigeait 
Ters  la  Manche.  Les  Anglais,  affaiblis  par  les  escadres  détachées 
en  Amérique  et  dans  Tlnde,  n'avaient  plus  que  trente-huit  vais- 
seaux pour  couvrir  les  Iles-BritaniAques  ;  presque  tous  leurs  régi- 
ments étaient  aux  colonies,  et  leurs  milice,  bien  que  levées  avec 
un  zèle  patriotique,  étaient  une  faible  défense.  L'agitation  de 
l'Irlande  aggravait  encore  leurs  périls  :  il  ne  s'agissait  plus  seu- 
lement de  la  vieille  haine  des  Gaéls  catholiques  contré  les  domina- 
teurs protestants  d'origine  anglaise  ou  écossaise  :  les  Anglo- 
Irlandais  eux-mêmes,  indignés  des  lois  égoïstes  par  lesquelles 
l'Angleterre,  depuis  un  siècle,  fermait  les  ports  d'Irlande  au 
profit  du  monopole  anglais',  menaçaient  de  tourner  contre  la 
Grande-Bretagne  les  armes  qu'ils  venaient  de  prendre  sous  pré- 
texte de  combattre  l'invasion  française.  Déjà  l'Irlande,  à  l'exemple 
de  l'Amérique,^ repoussait  les  produits  anglais.  L'Angleterre  sem- 
hiait  toucher  à  sa  ruine. 

La  puissance  réelle  des  anpées  combinées  ne  répondait  pour- 
tant pas  entièrement  à  l'apparence.  L'incapacité  des  marins  espa- 
gnols, demeurés  étrangers  aux  récents  progrès  de  la  tactique 
navale,  diminuait  beaucoup  l'utilité  de  leur  concours'.  D'une 
autre  part,  le  scorbut,  cette  cruelle  maladie  que  l'amélioration  de 
l'hygiène  et  une  rigoureuse  propreté,  imitée  un  peu  tardivement 
des  Anglais,  ont  aujourd'hui  presque  bannie  de  notre  marine, 
désolait  la  flotte  française.  Le  seul  vaisseau  la  VUle-de-Paris  avait 
perdu  deux  cent  quatre-vingts  hommes  !  D'Orvilliers  vit  mourir 
dans  ses  bras  son  fils  unique.  Son  patriotisme  et  sa  pieuse  rési- 
gnation lui  donnèrent  la  force  de  continuer  la  campagne.  Le 

1.  Non-seulement  les  Irlandais  étaient  presque  entièrement  exclus  du  oommeroe 
avec  les  colonies  angolaises,  mais  l'exportation  de  leurs  produits  naturels  ou  manu- 
facturés les  plus  importants  leur  était  interdite  !  —  Les  Irlandais  émigraient  en 
grand  nombre  pour  TAmérique  :  il  y  en  avait  beaucoup  dans  l'armée  de  Washing- 
ton. —  Hitt.  de  la  demièn  guem,  t.  II,  p.  84. 

2.  Si  les  Espagnols  manquaient  de  savoir,  ils  ne  manquaient  pas  de  courage  ;  ils 
furent  justement  fiers  d'un  combat  livré  à  la  hauteur  de  Cadix,  où  trois  frégates 
espagnoles  prirent  4  l'abordage  trois  frégates  anglaises.  —  Hisl.  dt  la  derniin  gmm, 
%,  II,  p.  237. 


[1779]  D'ORVILLlERa   FLOTTES  COMBINÉES.  443 

7  août,  les  flottes  alliées  furent  en  vue  d'Ouessant.  Elles  n'y  trou- 
vèrent pas  le  convoi  prorais.  Elles  tournèrent  vers  la  côte  anglaise, 
et,  contrariées  parles  vents,  n'aperçurent  le  cap  Lizard  que  le  14. 

Ce  fut  dans  ces  parages  que  d'Orvilliers  reçut,  par  une  frégate, 
l'avis  que  le  projet  d'attaque  sur  Portsmouth  était  abandonné  et 
qu'on  devart  opérer  la  descente  à  Falmouth,  à  l'extrémité  de  la 
Comouarlle  :  changement  absurde ,  car  le  port  et  la  rade  de  Fal- 
mouth sont  aussi  mauvais  l'un  que  l'autre  et  incapables  d'abri- 
ter une  flotte.  Quoi  qu'il  en  fût,  d'Orvilliers  s'efforça  d'abord 
d'atteindre  la  flotte  ennemie  ;  mais  l'amiral  anglais  Hardy  se 
réfugia  dans  la  rade  de  Plymouth,  et  l'on  ne  put  lui  enlever 
qu'un  vaisseau  de  soixante-quatre,  mauvais  marcheur  (17  août). 
Les  vents  d'est  rejetèrent  la  flotte  combinée  hors  de  la  Manche  : 
l'armée  navale  anglaise  se  montra  une  seconde  fois  vers  les  Sor- 
lingues,  mais  pour  fuir  sur-le-champ  à  toutes  voiles.  La  flotte 
franco-espagnole  se  raï)attit  de  nouveau  sur  Ouessant  :  au  lieu  du 
convoi  de  vivres  qu'elle  espérait  y  rencontrer,  elle  ne  trouva  que 
l'ordre  de  rentrer  à  Brest  (13  septembre). 

Quand  on  eut  enfln  les  moyens  de  la  ravitailler,  il  était  trop 
tard  pour  remettre  à  la  mer.  H  n'y  eut  pas  même  de  tentative 
d'embarquement  des  troupes  de  terre. 

Ce  prodigieux  déploiement  de  forces  n'avait  abouti  qu'à  humi- 
lier l'Angleterre,  en  promenant  des  pavillons  ennemis  dans  ses 
eaux,  sans  qu'elle  osât  répondre  à  leur  défl;  mais  on  n'avait 
obtenu  aucun  résultat  positif,  pas  même  celui  d'intercepter  les 
flottes  marchandes  anglaises*.  Le  public,  mal  éclairé  sur  les 
faits,  rendit  l'amiral  responsable  de  l'impéritie  du  ministre  de 
la  marine.  <  D'Orvilliers ,  accablé  de  sa  douleur  paternelle  plus 
encore  que  de  l'injustice  des  honunes,  abandonna  le  service  et 
alla  finir  ses  jours  loin  du  monde  ^.  »  Il  n'avait  manqué  à  ce 

1.  La  Fayette  avait  proposé,  dès  son  arrivée,  d*aller  rançonner  les  riches  villes 
deLiverpool,  de  Bristol,  etc.,  qui  n*étaient  nullement  en  défense.  «  L'économie,  la 
timidité  des  ministres,  dit-il,  firent  manquer  ce  coup  hardi.  **  Le  grand  établisse- 
ment maritime  de  Portsmouth  n'était  pas  mieux  armé  et  eût  pu  être  détruit  à  coup 
sûr.  —  Mém.  de  Hochambeau,  1. 1*',  p.  340. 

2.  L.  Guériu,  Hist,  marit.  de  France,  t.  II ,  p.  463.  —  Bût.  de  la  demUre  gverre, 
t.  II,  p.  197-213,  223-229.  —  Peu  après  la  rentrée  d^  la  flotte,  eut  lieu,  à  l'entrée 
de  la  Manche,  un  des  plus  héroïques  combats  de  navire  à  navire  qu'aient  recueillis 


u&  LOUIS  xTi.  mm 

sxTvA  factîAp  qoe  des  occMon?  phg  iâiiM  Jilc&  et  qif iny  dii^ 
tioo  miniflénefle  pins  inldligaile  poor  praidre  plaoe  panni  m» 
plus  grands  marins. 

L'Ansleirrre ,  échappée  anx  mmarry  dlnnaoD,  écarta  une 
partie  de  ses  dangers  en  rendant  enfin  jnstke  à  Ilrlande,  an 
moins  en  matière  oommercîak,  et  en  levant  les  prohîbîtîons 
d*exportatîon  et  de  négoce  aret  les  colonies  décembre  1779,. 

La  camfja^e  arait  été  plus  fimctnease  anx  AntîDes  qo*cn 
Eorope.  Le  16  juin,  une  escadrille,  envoyée  de  la  MartinîqQe  par 
dXstaîng,  aTait  jeté  trois  on  quatre  cents  soldats  on  volontaires 
sor  nie  anglaise  de  Saint-Vincent.  La  samison  et  la  milice  de 
rUe  étaient  fort  supérienres  en  nombre  anx  assaillants  ;  mais  les 
Caraïbes  de  Saint-Vincent,  dernier  reste  de  la  popnlati<m  primi- 
ti?e  des  Antilles,  qoi  se  soutenaient  d*aToir  été  cmdlement 
o^irimés  par  les  Anglais  et  protégés  par  les  Français,  aocon- 
mrent  joindre  les  assiégeants,  et  les  Aidais  capitnlèrenL 
ITEstaing  se  dirigea  ensuite  contre  File  de  la  Grenade  avec  toute 
sa  flotte,  que  des  renforts  araient  portée  à  ringt-cinq  Taisseanx 
de  cinquante  à  quatre-ringts  canons  :  il  descendit  à  terre  en  per- 
sonne avec  treize  cents  soldats,  sans  artillerie  '2  juillet),  et,  dans 
la  nuit  du  3  au  4,  emporta  d^assaut  le  mom^  de  FHôpital,  posî* 
tion  abrupte  et  fortement  retranchée,  qui  commandait  la  ville 


In  anmlei  ■ttritimes  :  la  lotte  des  deux  frégates  la  SmmiamUÊ  et  ii  Qmibtc  f6  œ- 
«obre  im.  foi  m  doel  de  géants.  D  en  Cnt  lire  le  terrible  et  tnwrtaiit  rècH  dns 
TBùlain  maritime  de  Léon  Gnérin,  t.  II,  p.  465  et  snhr.  Les  forces,  la  rslenr,  1*1»- 
bOeiè,  écaicnt  égales  :  la  fortune  déeâda  en  finear  des  Français.  La  frégate  aaglaâe 
^aUna  dans  les  flimif  ■  avee  soa  intrépide  eonmandant  Fariner.  Les  restes  motâ- 
lés  de  soa  éqotpage  Hncnt  ffgneilKs  et  tiaités  en  frères  sar  le  navire  français, 
eneombré  Ini-inêMe  de  morts  et  de  mourants  et  désemparé  de  ses  trois  mita.  La 
rentrée  de  la  SmrmillauU  à  Brest  fat  à  la  fois  on  triomphe  et  mi  conroi  ftméUe.  Le 
capitaine  da  Cooëdie,  qm  avait  été  snMtme  de  eoorage  et  d'hnmaaité,  moarot  de 
ses  blessures  trois  mois  après.  Les  Anglais  forent  renroyés  libres,  comme  ne  s'étaaft 
pas  rendus.  Les  Anglais  ne  devaient  pas,  plus  tard,  montrer  cette  magnanimité 
«oren  les  débris  de  rhéroiqne  équipage  du  femgmr.  —  Les  corsaires  français ,  qui, 
en  vertu  d'une  ordonnanee  rendue  sous  le  ministère  de  Choiseol,  en  1765,  avaient 
Baintenant  le  droit  de  porter  le  pavillon  blaac  coomie  la  marine  royale,  s*étaieBt 
signalés  par  de  nombreux  exploits  pendant  la  campagne  de  1779.  Un  eonpatzioCe  de 
Jean  Bart,  le  Dnnkerqoois  Rojer,  se  ren<fit  snrtoot  terrible  à  la  marine  anglaisa  et 
fit  une  énorme  quantité  de  prises.  Les  corsaires  français,  armés  en  véritables  firé» 
gâtes,  frisaient  disparaître  devant  eux  les  petits  corsaires  anglais.  —  Y.  Airt.  dt  Is 
éêmiin  gaem,  t.  II,  p.  234  et  sniv. 


11779]  D'ESTAING.  AMÉRIQUE.  445 

et  les  autres  forts  de  la  Grenade.  C'était  la  revanche  de  Sainte- 
Lucie.  Le  gouverneur  se  rendit  à  discrétion.  Deux  jours  après ,  la 
flotte  anglaise  de  l'amiral  Byron,  forte  de  vingt  et  un  vaisseaux 
de  ligne ,  parut  en  vue  de  la  Grenade ,  qu'elle  venait  trop  tard 
secourir.  Si  l'on  eût  laissé  le  pavillon  anglais  sur  les  forts  de  la 
Grenade ,  la  flAtte  fût  venue  se  placer  entre  le  feu  des  forts  et 
celui  de  nos  vaisseaux.  Malheureusement  on  négligea  ce  strata- 
gème, et  la  flotte  anglaise,  qui  eût  pu  être  écrasée,  ne  fut  que 
repoussée  avec  quelque  perte.  Un  vaisseau  de  soixante  canons, 
appartenant  à  Beaumarchais ,  se  signala  parmi  les  navires  de  la 
marine  royale.  Le  Fier-Rodrigue  avait  été  armé  pour  convoyer  les 
bâtiments  de  commerce  expédiés  en  Amérique  par  son  proprié- 
taire :  le  fait  est  assez  curieux  pour  être  recueilli  par  l'histoire  * . 
Après  ces  conquêtes ,  qui  assuraient  aux  Français  une  supério- 
rité décidée  dans  les  Antilles,  d'Estaing  retourna  au  secours  des 
alliés  de  la  France.  Il  alla  combiner,  avec  les  Américains  des 
Carolines,  une  attaque  contre  Savannah,  capitale  de  la  Géorgie , 
prise  par  les  Anglais  l'hiver  précédent.  Les  détachements  anglais 
épars  dans  la  Géorgie  réussirent  à  se  jeter  dans  la  place,  qui 
se  défendit  opiniâtrement.  Les  assiégés ,  renforcés  de  beaucoup 
d'esclaves  noirs ,  égalaient  à  peu  près  en  nombre  les  assiégeants. 
D'Estaing ,  voyant  les  opérations  traîner  en  longueur ,  voulut  em- 
porter de  vive  force  les  boulevards  ennemis  ;  l'assaut  fut  repoussé 
,  et  coûta  un  millier  d'hommes  aux  Franco-Américains  qui  se  reti- 
rèrent en  bon  ordre;  d'Estaing,  au  premier  rang  en  toute  occa-. 
sion,  avait  reçu  deux  blessures.  Parmi  les  morts  se  trouva  le  brave 
Casimir  Pulawski,  chef  d'une  petite  légion  qui  fut  comme  le  pre- 
mier modèle  des  fangeuses  légions  polonaises  de  la  République 
et  de  l'Empire  (septembre -octobre).  Les  Français  se  rembar- 
quèrent, et  leur  flotte,  qui  avait  souffert  de  plusieurs  coups  de 
vent,  se  sépara  en  trois  escadres  :  une  des  trois  retourna  en  Europe 
avec  d'Estaing. 

L'expédition  de  Savannah,  malgré  son  insuccès,  avait  eu  indi- 
rectement un  résultat  avantageux.  Les  Anglais,  à  l'arrivée  des 
Français  sur  les  côtes  des  États-Unis ,  avaient  cru  New-York  me- 

1.  Loménie,  Biaumarchais^  sa  vit  et  son  ttmpê.    , 


4i6  LOUIS  XVI.  [1779] 

nacé  et  avaient  abandonné,  pour  se  concentrer  à  New-York,  cette 
position  de  Rhode-Island  qu'on  avait  tenté  en  vain  de  leur  arra- 
cher Tannée  précédente.  D'Estaing  leur  avait,  de  plus ,  enlevé  on 
vaisseau  de  cinquante  canons  et  deux  frégates. 

L'année  1779  se  termina,  dans  les  mers  américaines ,  par  un 
combat  très-glorieux  pour  nos  armes.  Sur  la  côte  de  la  Marti- 
nique, le  18  décembre,  le  chef  d'escadre  La  Motte-Piquet  osa  s'en- 
gager avec  trois  vaisseaux  contre  quatorze  vaisseaux  anglais,  pour 
défendre  une  flottille  marchande  dont  il  sauva  la  moitié  ;  puis  il 
débarrassa  ses  trois  vaisseaux  du  milieu  des  ennemis  et  rentra 
dans  la  rade  de  Fort-Royal. 

L'an  1779  avait  été  triste  pour  l'Angleterre  :  elle  avait  fait  trêve 
à  ses  discordes  intérieures  avec  un  énergique  sentiment  natio- 
nal; elle  s'était  épuisée  en  dépenses  gigantesques;  elle  avait  jeté 
jusqu'à  20  millions  sterling  (500  millions)  dans  le  gouffre  de  la 
guerre,  et  cependant  elle  s'était  trouvée  très-inférieure  en  forces 
aux  alliés.  Menacée  dans  ses  foyers,  elle  avait  fait  dans  ses  pos- 
sessions lointaines  des  pertes  sensibles  qui  paraissaient  en  présa- 
ger de  plus  funestes.  Elle  semblait  glisser  sur  la  pente  de  la  ruine. 
Des  Indes  mêmes,  où  les  Français  n'étaient  plus  rien,  arrivaient 
de  sombres  nouvelles  :  un  corps  d'armée  anglais  avait  capitulé 
devant  les  Mahrattes  ;  Haïder-Ali  s'apprêtait  à  reprendre  les 
armes.  Sur  le  continent  d'Amérique,  les  Espagnols  venaient  de 
saisir  l'offensive  avec  une  vigueur  et  une  activité  imprévues. 
De  la  Louisiane  occidentale,  cette  terre  française  abandonnée  à 
l'Espagne  par  le  traité  de  1763,  un  corps  de  troupes  s'était  jeté 
sur  la  Louisiane  orientale,  que  les  Anglais,  ses  possesseurs  actuels, 
appelaient  la  Nouvelle-Floride  :  entamée  dans  l'automne  de  1 779, 
cette  province  *  passa  tout  entière  aux  mains  des  Espagnols  avant 
le  printemps  de  1781,  sans  que  les  Anglais,  obligés  de  faire 
face  en  tant  de  lieux  à  la  fois,  cassent  les  moyens  d'y  porter 
secours. 

L'Angleterre  eut,  au  commencement  de  1780,  des  motifs  de 
consolation.  Un  marin  anglais  de  très-grands  talents,  mais  d'ha- 
bitudes fort  désordonnées,  l'amiral  Rodney,  était  retenu  en  France 

1.  BàtoD-Rouge,  Mobile,  Penaacola,  eto. 


11780)  GUERRE  MARITIME.  RODNET.  447 

pour  dettes  antérieures  à  la  guerre.  Il  dît  un  jour,  devant  le  ma- 
réchal de  Biron,  que»  <  s*il  était  libre  et  à  la  tète  de  la  marine 
britannique,  il  aurait  bientôt  détruit  les  flottes  de  France  et 
d'Espagne.  —  Essayez,  monsieur,  répondit  le  maréchal,  vous  êtes 
libre  !  »  Et  il  paya  ses  dettes.  Rodney,  rendu  à  l'Angleterre  par  ce 
mouvement  chevaleresque  qui  devait  nous  coûter  assez  cher, 
reçut  aussitôt  le  commandement  de  vingt-deux  vaisseaux  le  ligne 
destinés  à  secourir  Gibraltar,  que  les  Espagnols  serraient  de  près, 
et  à  nous  disputer  ensuite  les  Antilles.  Il  réussit  complètement 
dans  la  première  partie  de  sa  mission,  enleva  une  flotte  mar- 
chande espagnole  avec  son  escorte,  accabla,  sur  la  côte  d'Anda- 
lousie, une  faible  escadre  espagnole  à  laquelle  il  prit  ou  détruisit 
six  vaisseaux  de  ligne,  ravitailla  Gibraltar  et  partit  triomphant 
pour  les  Antilles  (janvier-février  1780).  Un  de  ses  lieutenants  prit 
un  vaisseau  français  de  soixante-quatre  canons,  qui  escortait  un 
convoi.  Nous  perdîmes  encore  cette  année,  dans  les  mers  d'Eu- 
rope, un  vaisseau  de  soixante  canons  et  plusieurs  frégates,  entre 
autres  la  célèbre  Belle-PoiUe,  qui  se  défendit  cinq  heures,  avec  ses 
vingt-six  canons,  contre  un  vaisseau  de  soixante-quatre. 

Ces  échecs,  dont  aucun  ne  fut  sans  gloire ,  car  aucun  des  bâti- 
ments perdus  n'avait  cédé  qu'à  des  forces  supérieures,  furent  com- 
pensés par  des  prises  très-considérables.  On  cite,  entre  autres,  un 
corsaire  irlandais  au  service  de  France ,  qui  enleva  plus  de  qua- 
rante navires  de  commerce  dans  une  seule  croisière.  Un  convoi 
de  soixante-deux  bâtiments,  dont  la  cargaison  valait  1  million  et 
demi  sterling  (37  à  38  millions),  et  que  montaient  trois  mille 
matelots,  tomba  au  pouvoir  d'une  flotte  franco-espagnole  vers  le 
cap  Saint-Vincent  (9  août).  On  prit  aux  Anglais  un  certain  nombre 
de  frégates  et  de  bâtiments  légers.  Notre  marine  eut  à  regretter , 
dans  une  de  ces  rencontres,  le  brave  corsaire  Royer,  blessé  & 
mort  en  forçant  &  la  retraite  une  escadrille  anglaise  supérieure  à 
la  sienne. 

•  Rodney,  sur  ces  entrefaites ,  se  trouvait  en  demeure  de  réaliser 
ses  menaces.  Après  avoir  battu  les  Espagnols  en  Europe ,  il  était 
en  présence  des  Français  aux  Antilles  ;  d'Estaing  ne  les  comman- 
dait plus.  Chéri  des  matelots  et  des  soldats,  très-populaire  dans 
la  masse  de  la  nation,  cet  amiral  était  en  butte  &  l'hostilité  du 


448  LOUIS  XVI.  [1780] 

Corps  de  la  marine,  le  plus  jaloux,  le  plus  intraitable  de  tous  les 
corps,  qui  le  regardait  comme  un  intrus  parce  qu'il  ne  sortait 
pas  des  gardes  de  la  marine  et  qu*il  avait  d*abord  servi  dans  les 
troupes  de  terre.  L'intrigue  parvint  à  Técarter  cette  année  du 
commandement  le  plus  actif  et  le  plus  brillant,  celui  d'Amérique. 
Il  fut  du  moins  remplacé  par  un  marin  digne  de  lui  succéder,  le 
lieutenant -général  comte  de  Guichen.  Rodney  et  Guichen  en 
vinrent  aux  mains,  le  17- avril,  dans  les  eaux  de  la  Dominique  ; 
les  Français  avaient  vingt -quatre  vaisseaux,  les  Anglais  vingt  et 
un'.  Après  de  très -belles  manœuvres  des  deux  parts,  Rodney, 
qui  avait  le  dessus  du  vent,  cessa  le  feu  et  se  retira  pendant  la 
nuit,  après  avoir  été  obligé  de  quitter  son  vaisseau  amiral  mis 
hors  de  combat.  II  alla  à  Sainte -Lucie  réparer  sa  flotte,  qui  avait 
plus  soufiTert  que  la  (lotte  française ,  et  revint  bientôt  à  la  charge. 
Le  15  mai,  une  seconde  action  peu  décisive  eut  lieu  entre  la  Mar- 
tinique et  Sainte- Lucie.  Le  19,  l'avant-garde  anglaise,  forte  de 
sept  vaisseaux,  se  trouva  engagée  contre  l'arrière-garde  et  le 
centre  des  Français.  Le  vent  étant  tombé  tout  à  coup ,  le  gros  de 
la  flotte  anglaise  fut  longtemps  sans  pouvoir  secourir  son  avant- 
garde;  elle  la  dégagea  enfin,  mais  tellement  désemparée,  que, 
dans  la  nuit,  ces  vaisseaux  mutilés  durent  être  remorqués  vers 
Sainte -Lucie;  il  y  en  eut  un  de  soixante-quatorze  qui  coula.  Le 
reste  de  la  flotte  se  retira  sur  la  Barbade.  L'amiral  français  payait 
cher  sa  gloire  :  son  fils,  lieutenant  de  vaisseau,  était  au  nombre 
des  victimes  de  cette  troisième  journée. 

Rodney,  malheureux  dans  ses  attaques  contre  la  flotte  Iran- 
çaise,  ne  réussit  pas  davantage  à  intercepter  une  escadre  espa- 
gnole de  douze  vaisseaux,  qui  amenait  aux  îles  un  grand  convoi 
de  troupes  et  de  marchandises.  Les  amiraux  de  Guichen  et  Solano 
effectuèrent  leur  jonction  sans  obstacle  (19  juin).  La  Jamaïque  et 
les  autres  îles  anglaises  étaient  dans  la  terreur;  mais  le  peu  d'ac- 
icord  des  deux  amiraux,  les  lenteurs,  les  incertitudes  des  Espa- 
'  gnols,  et  surtout  une  épidémie  qui  ravageait  leurs  équipages  et 
leurs  régiments,  et  qu'ils  communiquèrent  aux  Français,  paraly- 
sèrent la  flotte  combinée.  Ces  grandes  forces  et  cette  campagne  si 

1.  On  commençait  à  ne  plus  compter  les  biltiments  de  cinquante  canons  comme 
▼aisseaux  de  ligne.  Chacune  des  deux  flottes  n'avait,  qu'un  senl  de  ces  vaisseaux. 


(I7(0J  GUIGHEN  ET  RODIVET.  ANTILLES.  449 

bien  commencée  n'eurent  aucun  résultat  * .  Vers  l'automne ,  de 
(juichen,  au  lieu  de  se  rendre  au^  Ëtats-Unis,  où  on  l'espérait, 
retourna,  siiiivant  ses  instructipps ,  escorter  en  personne,  jusque 
dans  les  eaux  de  Cadix,  la  ^otte  n^archande  des  Antilles,  que 
d'Ëstaing,  avec  l'escadire  franco^espa^ole  de  Cadix,  convoya 
ensuite  vers  la  France  ^t 

Les  éléments  furent,  cette  a^née^  pour  les  colonies  anglaises  des 
Antilles,  de  plus  terriblîss  epnemis  que  les  hommes.  La  Jamaïque 
avait  été ,  le  23  février»  cruellement  majjlraitée  par  un  ouragan  ; 
elle  ejï  subit  un  second  ^ès- violent  au  commencement  d'octobre. 
Le  10  de  ce  mois,  une  tempête  4'uOJe  fu|:eur  inouïe,  une  véritable 
convulsion  de  la  pâture  ^  bouleversa  de  fond  en  comble  la  riche 
et  belle  tle  de  la  S«arbade,  écrasa  plusieurs  milliers  d'habitants 
sous  les  ruines  de  leurs  demeures,  dévasta  également  Sainte- 
Lucie,  naufragea  une  multitude  de  navires ,  dont  deux  vaisseaux 
de  ligne  et  une  grosse  frégate ,  jet  désempara  beaucoup  d'autres 
bfttiments  de  guerre.  Les  lies  française  firent  aussi  de  grandes 
pçrt^,  mais  beaucoup  moindres  qjje  celles  des  Anglais,  aggra- 
vées par  la  destruction  d\une  partie  de  la  jSoUe  marchande  de  la 
Jan^que,  qui  était  en  mer  jpendant  ces  efCroyablcs  orages. 

Durant  les  luttes  stériles  des  Antilles,  les  affaire^  des  Angl^ 
s'étaiejit  relevées  aux  |ltats-IJ.ni3.  Une  expédition,  partie  d/s  New- 
Yor]^,  avait  pris  Charles -Toivn,  capitale  de  la  Caroline  du  Sud, 
et  envahi  toute  cette  province  (avril-mai  1780).  Le  général  Gates, 
le  vainqueur  de  Burgoyi^e ,  ùii  ^ttu  ien  essayant  de  la  recouvrer 
(aoXU).  Toujt  le  Sud  paraissait  lort  compi*omis  :  les  Ëtats-Unis 
Vépuisaient  j^i  leur  tour,  Bt  jsonajis  le  scicours  de  la  France  ne  leur 
avait  été  si  nécessaire*  Aussi  aocueillirejQtrils  avec  autant  de  joie 
que  de  reconnaissaiice  leur  jOulèle  ami  jLa  Fayeljte,  qui ,  ne  voyant 
plus  pour  cette  année  de  ^(^ei  de  descente  en  Ajigleterre,  yenait 
rejoindre  Washington,  cette  Ibis  ^vec  l'autorisation  di^i  ^cabinet  ,de 
Versailles,  et  annçmççgit  l'^yée  4*W  jco^ps  de  troupes  Irm^à^, 

1.  L'amiral  espagnol  Solano  ftrt  plns^eoretiz  an  printemps  snivant  :  ce  fttt  lui  qui, 
en  mai  1781,  secondé  par  les  Français  de  Saint-Domingue,  décida  la  conquête  de 
P^iupcola  et  de  to^itç  1^  Flori4^.0Qd4e9LtaIç. 

;?.  L.  Gnéria,  mu.  maritime,  %.  II,  p.  ^3.  r-  ^.  de  la  dêmére  guitre,  t.  II, 
p.  420,  475-481.  —  Hitt.  ^  troubUt  de  f  Amérique  ^nglaiee,  V  III,  p.  275-282, 
305-306. 

XVI.  S9 


450  LOUIS  XVI.  [1788] 

avec  un  convoi  d*armes  et  d'équipements  pour  les  Américains. 
Cinq  mille  soldats  français  abordèrent  en  effet  à  Rhode-Island, 
le  12  juillet,  sous  les  ordres  d'un  général  distingué,  le  comte  de 
Rochambeau,  qui  avait  ordre  de  reconnaître  pour  conunandanten 
chef  Washington,  investi  du  grade  de  lieutenant-général  dans 
l'armée  française.  Ils  n'étaient  escortés  que  par  une  petite  escadre 
de  sept  vaisseaux  de  ligne,  et  les  Anglais  gardaient  la  supériorité 
maritime  aux  États-Unis;  mais  la  jonction  du  corps  français  avec 
les  Américains  de  Washington  et  de  La  Fayette  obligeait  du  moins 
l'ennemi  à  concentrer  ses  principales  forces  de  terre  et  de  mer 
pour  couvrir  New -York  et  observer  Rhode-Island.  Les  opérations 
offensives  de  l'autre  corps  d'armée  anglais  contre  les  provinces 
du  Sud  en  furent  ralenties.  Le  général  en  chef  Clinton  ne  put 
envoyer  au  conquérant  de  Charles  -  Town ,  à  lord  Comwallis, 
des  renforts  suffisants,  et  la  cause  américaine  commença  de  se 
rétablir  dans  le  Sud.  L'Amérique  et  La  Fayette,  son  interprète 
ordinaire,  conjurèrent  le  gouvernement  français  d'achever  son 
œuvre,  en  envoyant  aux  États-Unis  une  force  navale  suffisante  • 
tout  l'avantage,  dans  cette  guerre  de  côtes,  appartenait  à  celui 
des  deux  adversaires  qui  pouvait  porter  rapidement  ses  troupe^ 
par  mer  où  bon  lui  semblait. 

Ces  vœux,  qui  ne  pouvaient  plus  être  exaucés  que  pour  la  cam^ — ' 
pagne  suivante,  arrivèrent  à  des  ministres  nouveaux.  Sartin^^ 
vivait  mal  avec  Necker,  comme  il  avait  mal  vécu  avec  Turçot.^ 
bien  que  ce  ne  fût  point  par  la  même  cause.  S'il  avait  le  mérite^ 
de  pousser  vivement  les  constructions  navales*,  par  compensa-^ 
tion,  non -seulement  il  n'entendait  rien  à  la  guerre,  mais  Ic^ 
désordre  régnait  dans  son  administration.  Il  avait  dépassé  de^ 
17  millions,  en  1780,  les  fonds  énormes  alloués  à  la  mariner 
(  126  millions) ,  et  cependant  la  solde  n'était  pas  payée  et  tous  les^ 
services  étaient  sans  cesse  en  retard,  comme  on  ne  l'avait  que 
trop  éprouvé  dans  les  plus  importantes  occasions.  Necker,  fort  de 
l'appui  de  l'opinion  et  des  éloges  qu'il  avait  reçus  jusque  dans  le 

1.  On  avait  lancé  quinze  vaisseaux  de  ligne  depuis  deux  ans,  et  Von  avait  ouvert 
la  campagne  de  1780  avec  soixante-dix-neuf  vaisseaux;  les  Anglais  se  vantaient 
d*en  avoir  cent  deux.  —  L.  Guérin,  t.  II,  p.  489.  —  Hitt,  de  ta  dernièTi  gturre^  t.  II j 
p.  355. 


11786J-  ROCHAMBEAU.   CASTttlES.   SÉGUR.  451 

parlement  d'Angleterre,  où  Topposition  se  servait  de  son  nom 
pour  flageller  les  ministres  de  George  III ,  Neeker  déclara  qu'il 
fallait  opter  entre  sa  démission  ou  la  révocation  de  Sartine.  Mau- 
repas,  devenu  très -jaloux  du  directeur  des  finances,  eût  bien 
voulu,  mais  n'osa  le  sacrifier.  Sartine  fut  congédié.  Maurepas 
proposa  à  Neeker  de  réunir  dans  ses  mains  la  marine  et  les 
finances,  à  V exemple  de  Colbert.  Il  espérait  l'accabler  sous  le  poids 
de  ce  double  ministère.  Neeker  évita  le  piège,  et  ce  fut  lui  qui 
joua  Maurepas.  D'accord  avec  la  reine,  il  profita  d'un  accès  de 
goutte  qui  retint  le  vieux  ministre  quelques  jours  au  lit,  pour 
enlever  la  nomination  d'un  protégé  de  Marie-Antoinette,  le 
marquis  de  Castries  (14  octobre  1780).  Cette  fois,  la  reine  avait 
honorablement  placé  sa  confiance.  M.  de  Castries  était  trop 
étranger  à  la  marine  ;  mais ,  du  moins ,  c'était  un  homme  de 
tête  et  de  cœur,  fort  estimé  pour  sa  conduite  dans  la  guerre  de 
Sept  Ans. 

Deux  mois  après,  le  ministre  de  la  guerre  disparut  à  son  tour. 
L'incapable  courtisan  qui  avait  succédé  à  Saint-Germain,  le  prince 
de  Montbarrei,  fut  remplacé  par  le  marquis  de  Ségur  (décembre 
1780).  C'était  encore  une  créature  de  la  reine  et  un  nouvel  échec 
pour  Maurepas.  Ségur,  brave  officier  et  administrateur  intelligent, 
avait  les  qualités  nécessaires  pour  aider  Castries  à  pousser  les 
opérations  avec  vigueur  :  il  était  même  plus  spécial  à  la  guerre  que 
Castries  à  la  marine. 

La  France  renforçait  donc  ses  moyens  d'action  et  se  mettait  en 
devoir  d'en  faire  un  meilleur  usage.  L'Angleterre  était  retombée 
dans  ses  discordes.  L'opposition  s'était  déchaînée  de  nouveau 
après  les  revers  de  1779  et  avait  fait  arriver  aux  communes  des 
masses  formidables  de  pétitions  contre  l'influence  de  la' couronne 
et  la  corruption  parlementaire.  Le  langage  des  orateurs  et  des  pér 
titionnaires  était  si  menaçant,  que  le  refus  d'impôt  et  la  guerre 
civile  semblaient  imminents.  Les  communes  s'effrayèrent;  l'oppo- 
sition eut  un  moment  la  majorité;  elle  la  reperdit  cependant ,  et 
le  ministère  North  se  maintint  (avril  1780).  Mais  des  troubles  vio- 
lents éclatèrent  sur  ces  entrefaites  par  une  autre  cause.  Avant  les 
concessions  commerciales  à  l'Irlande ,  d'importantes  concessions 
avaient  été  accordées  aux  catholiques  en  1778.  On  les  avait  relevés 


45Î  LOOIS  XVI.  117WJ 

de  rincapacité  d'hériter  *  et  d'acquérir  des  biens-fonds,  et  l'on 
avait  abrogé  la  peine  de  la  prison  perpétuelle  portée  contre  leurs 
prêtres  et  leurs  religieux,  moyennant  serment  de  fidélité  à  la 
maison  régnante  et  abjuration  de  la  croyance  an  pouvoir  du  pape 
sur  le  temporel.  La  haine  et  l'effroi  du  papisme  s'étaient  conser- 
vés dans  toute  leur  âpreté  parmi  les  presbytériens  d'Ecosse.  Ces 
violentes  populations  avaient  crié  à  la  trahison  et  accueilli  l'acte 
du  parlement  par  des  émeutes  et  par  le  sac  des  maisons  des  ca- 
tholiques à  Edimbourg  et  à  Glascovr.  Deux  grandes  associations 
se  formèrent  en  Ecosse,  puis  en  Angleterre,  pour  combattre  le  ré- 
tablissement du  papisme,  et  choisnrent  toutes  deux  pour  président 
lord  George  Gordon ,  personnage  d'une  exaltation  poussée  jus- 
qu'au délire.  Le  2  juin  1780,  une  foule  immense,  sur  Vinvita- 
tion  de  lord  Gordon,  se  porta  à  Westmmster  pour  imposer  au 
parlement  la  révocation  des  concessions  faites  aux  catholiques. 
Beaucoup  de  membres  des  deux  chambres  furent  insultés  et 
maltraités  aux  abords  de  Westminster;  néanmoins  les  chambres 
refusèrent  de  délibérer  sous  la  pression  de  l'émeute,  et  la  mul- 
titude hésita  à  violer  le  sanctuaire  de  la  législature.  Elle  ne 
s'apaisa  pas,  cependant,  et,  durant  plusieurs  jours,  les  désordres 
allèrent  croissant  La  sédition  saccagea  et  incendia  d*abord  les 
chapelles  qu'on  tolérait  aux  catholiques,  puis  leurs  maisons,  puis 
les  maisons  de  plusieurs  hauts  fonctionnaires  et  memlnres  du 
parlement,  qui  avaient  proposé  ou  appuyé  les  mesures  de  tolé- 
rance :  les  prisons  avaient  été  forcées  ;  chaque  nuit,  les  flammes 
rougissaient  le  ciel  au-dessus  de  la  grande  ville.  Les  passions  bru- 
tales de  la  populace  sans  nom  qui  remplit  les  vieux  quartiers  de 
Londres  étaient  surexcitées  au  dernier  point,  et  l'on  commençait 
à  détruire  pour  détruire  ou  pour  piller  :  la  Banque  fut  sérieuse- 
ment menacée;  mais  le  gouvernement  s'était  enfin  décidé  à  appe- 
ler des  troupes  dans  Londres.  La  sédition  ne  tint  pas  devant  la 
fusillade  et  fiit  étouffée  tdans  le  sang  de  plusieurs  centaines  de 
mutins.  Les  cbefb  de  l'opposition.  Fox,  Burke,  et  jusqu'au  déma- 
gogue Wilkes,  s'étaient  prononcés  énergiquement  contre  l'émeute 
et  pour  la  tolérance.  Cet  otage,  en  épouvantait  les  classes 

1.  Par  un  acte  du  règne  de  Gaillamne  m,  rhmtier  catholique  était  évincé,  quand 
le  pk»  proche  parent,  après  liii>  éuritde  VifflintiaMÊ, 


[1780]  TROUDL£S  A  LONDRES.  453 

moyenDCS,  fit  diversion  aux  luttes  légales  du  parlement,  et  rafTer- 
mit  pour  quelque  temps  ie  ministère.  Il  obtint  encore  la  majorité 
dans  un  nouveau  parlement,  et  put,  malgré  la  fatigue  et  les  souf- 
frances de  l'Angleterre,  disposer,  pour  1781,  de  sommes  qui  dé- 
passaient de  beaucoup  celles  qu'avait  jamais  eues  entre  les 
mains  aucune  administration  anglaise.  Le  budget  de  la  guerre 
atteignit  25  millions  sterling  (625  millions)  ^ 

La  guerre  avait  été  moins  désavantageuse  aux  Anglais  en  1780 
que  l'année  précédente  ;  mais  tout  annonçait  que  la  campagne 
suivante  exigerait  de  leur  part  des  efforts  inouïs  pour  n'être  point 
accablés.  Leur  diplomatie  n'était  pas  heureuse.  Leur  orgueil 
égoïste^  leur  mépris  pour  les  droits  d'autrui,  étaient  châtiés  par 
un  isolement  absolu,  tandis  que  la  France  trouvait  partout,  soit 
des  alliés,  soit  une  neutralité  bienveillante.  Dès  le  26  juillet  1778, 
presque  à  l'ouverture  des  hostilités,  le  gouvernement  français 
avait  publié  im  règlement  maritime  favorable  aux  droits  des 
neutres.  Il  avait  été  défendu  à  nos  armateurs  d'arrêter  les  navires 
neutres,  même  sortant  des  ports  ennemis  ou  s'y  dirigeant,  excepté 
ceux  qiii  porteraient  des  secours  à  des  places  bloquées  ou  assied 
gées,  ou  qui  seraient  chargés  de  contrebande  de  guerre.  Ces  der- 
nières marchandises  seraient  confisquées  ;  mais  le  navire  arrêté 
n'aurait  le  même  sort  que  si  la  contrebande  formait  les  trois 
quarts  de  son  chargement,  ou  s'il  avait  à  bord,  soit  un  subré- 
cargue,  commis  ou  officier  ennemi,  soit  un  équipage  formé,  pour 
plus  d'un  tiers,  de  sujets  ennemis.  Les  neutres  furent  peu  sa- 
tisfaits de  ces  dernières  restrictions;  mais  les  sévices  de  l'Angle- 
terre leur  firent  bien  vite  oublier  ce  léger  grief.  Les  Anglais,  fou- 
lant aux  pieds  le  principe  établi  dans  leurs  traités  avec  la  Hollande 
comme  dans  les  traités  d'Utrecht,  à  savoir,  que  le  pavillon  couvre 
la  marchandise,  moins  la  contrebande  de  guerre,  traitaient  de 
contrebande  toute  marchandise  pouvant  servir  à  la  marine,  et 
arrêtaient  sur  l'Océan  tous  les  navires  neutres  frétés  pour  la 
France,  comme  trafiquant  avec  des  places  bloquées,  attendu  que 
les  ports  de  France  sbnt  naturellement  bloqués  par  les  ports  d'Angle* 
terre. 

ê 

1.  Hût.  de  la  dernièn  guerre^  t.  II,  p.  921, 


454  LOUIS  XYI.  (1779] 

L'irritation  devint  générale  contre  eux.  Le  Danemark  se  plaignit 
et  n'obtint  qu'une  réparation  très-insuffisante.  Le  roi  de  Sbède  fit 
mieux  que  de  se  plaindre  :  il  arma,  et  imposa  par  cette  énergique 
démonstration  (avril  1779).  La  Hollande  se  plaignit  comme  le 
Danemark  et  arma  comme  la  Suède  ;  mais  ses  paroles  et  ses  actes 
ne  lui  valurent  que  de  nouveaux  affronts.  L'Angleterre  comptait 
sur  la  criminelle  connivence  du  pouvoir  exécutif,  de  ce  Nassau 
dégénéré  qui  vendait  sa  patrie  en  échange  de  l'appui  que  lui 
donnait  le  cabinet  de  Saint- James  contre  les  amis  de  la  liberté. 
Non-seulement  elle  ne  respecta  pas  davantage  la  neutralité  hol- 
landaise, mais  elle  somma  impérieusement  les  Provinces-Unies 
de  renoncer  à  cette  neutralité  et  de  lui  fournir  les  secours  stipu- 
lés par  les  anciens  traités  d'alliance  (juillet- novembre  1779).  La 
France  réclamait  non  moins  péremptoirement  l'entière  observa- 
tion de  la  neutralité,  à  laquelle  les  Provinces-Unies  avaient  dérogé 
en  admettant  le  principe  anglais  qui  qualifiait  de  contrebande  de 
guerre  les  munitions  navales  destinées  à  la  France.  Les  mesures 
restrictives  adoptées  en  représailles  par  le  gouvernement  français 
contre  le  commerce  hollandais  portèrent  leurs  fruits  :  la  ville 
<l'Amsterdam ,  puis  la  plupart  des  villes  de  Hollande,  puis  une 
partie  de  celles  des  autres  Provinces- Unies,  se  prononcèrent  suc- 
cessivement en  faveur  de  l'entière  neutralité  et  des  vrais  principes 
du  droit  maritime.  Le  parti  républicain ,  relevé  et  soutenu  avec 
autant  d'habileté  que  d'énergie  par  l'ambassadeur  français,  La 
Yauguyon,  qui  ne  ressemblait  guère  à  son  père,  le  funeste  gou- 
verneur de  Louis  XYI,  fit,  malgré  la  faction  du  stathouder*,  con- 
voyer les  vaisseaux  marchands  par  des  escortes  armées.  Le  31  dé- 
cembre 1779,  un  convoi  escorté  par  quelques  vaisseaux  de  guerre 
hollandais  fut  arrêté  dans  la  Manche  par  une  escadre  anglaise.  Le 
chef  d'escadre  hollandais  fit  feu  sur  les  agresseurs  pour  constater 
leur  violence  et  sa  résistance  ;  puis,  trop  inférieur  pour  pouvoir 
livrer  bataille,  il  amena  pavillon  et  suivit  à  Spithead  ses  na- 
vires de  conmierce  emmenés  par  les  Anglais.  Les  bâtiments  de 

1.  Flassan  remarque,  comme  une  circonstance  rare  dans  l*histoire  diplomatique, 
que  La  Yauguyon  «<  ne  donna  pas  la  plus  légère  somme  d*argent  pour  gagner  on 
corrompre  personne,  et  ne  conquit  la  supériorité  au  parti  français  que  par  la  voie 
de  la  persuasion.  —  Flassan,  t.  VU,  p.  289. 


11780]  HOLLANDE.  DROIT  MARITIME.  455 

commerce  furent  déclarés  de  bonne  prise  par  l'amirauté  an- 
glaise. L'Angleterre,  n'espérant  plus  l'alliance  de  la  Hollande, 
l'aimait  mieux  ennemie  que  neutre.  Cet  adversaire,  riche  et  faible, 
offrait  à  l'avidité  britannique  des  colonies  florissantes  à  piller  et 
des  rentes  énormes  à  ne  plus  payer*. 

A  défaut  de  la  Hollande,  le  cabinet  de  Saint-James  espérait,  en 
ce  moment,  gagner  enfin  une  puissante  alliée,  la  Russie,  qui 
n*avait  presque  aucun  commerce  avec  la  France ,  en  avait  un 
très-grand  avec  l'Angleterre,  et  semblait  d'ailleurs  disposée  à  tout 
sacrifier  aux  intérêts  de  son  ambition  en  Orient.  Catherine  II 
avait  fait  insinuer  au  gouvernement  anglais  que,  s'il  consentait 
à  s'unir  à  elle  contre  l'empire  otl^oman,  elle  accepterait  l'alliance 
anglaise  sous  la  forme  d'une  médiation  armée  de  la  Russie  dans 
la  guerre  de  l'Angleterre  avec  ses  colonies,  la  France  et  l'Espagne. 
Catherine  était  disputée  entre  deux  influences  :  celle  du  favori 
Potemkin,  qui  inclinait  vers  l'Angleterre,  et  celle  du  premier  mi- 
nistre Panin,  attaché  au  grand  Frédéric  et  mal  disposé  pour  les 
Anglais.  Lorsque  le  cabinet  anglais  adressa  officiellement  à  la 
tzarine  les  propositions  qu'eUe-môme  avait  provoquées,  Panin 
trouva  moyen  de  traîner  l'affaire  en  longueur.  Sur  ces  entrefadtes^ 
les  Espagnols  ayant  saisi,  dans  la  Méditerranée,  deux  bâtiments 
russes  qui  trafiquaient  avec  les  Anglais,  Catherine  demanda  sa- 
tisfaction à  l'Espagne  et  arma  quinze  vaisseaux  de  ligne  pour 
appuyer  sa  réclamation.  Les  Anglais  croyaient  tout  gagné,  lorsque 
Panin,  avec  une  habileté  merveilleuse,  persuada  à  la  tzarine  de 
saisir  cette  occasion  pour  s'assurer  la  gloire  d'établir  en  Europe 
le  système  du  vrai  droit  maritime  et  pour  se  mettre  avec  éclat  à 
la  tête  des  puissances  neutres.  Le  droit  préoccupait  fort  peu  Cathe- 
rine, mais  elle  allait  volontiers  à  tout  ce  qui  brille  ;  elle  permit 
à  Panin  d'envoyer  aux  puissances  belligérantes  et  aux  cours  ,de 
Suède  et  de  Danemark  une  déclaration  où  la  Russie  posait  en 
principe  :  1®  que  les  vaisseaux  neutres  ont  droit  de  naviguer 
de  port  en  port  et  sur  les  côtes  des  nations  en  guerre;  29  que  les 
effets  appartenant  aux  sujets  des  puissances  belligérantes  doivent 
être  respectés  sur  les  vaisseaux  neutres;  3®  qu'il  n'y  a  d'autres 

1.  J.^8  Hollandais  avaient,  comme  noua  TaTona  déjà  dit,  des  capitaux  immenses 
placés  en  Angleterre. 


456  LOUIS  XVL  [tlM) 

• 

objets  de  contrebande  que  les  armes,  éqùipetnënts  et  munitions 
de  guerre  ;  4''  que  les  seuls  ports  bloqués  soiit  ceux  devant  les* 
quels  se  tient  à  demeure  et  à  proximité  tiïie  fôix^e  iiavàlé  eiiiie- 
mie  (mars  1780). 

Ces  principes  étaient  les  Seuls  qiie  puisse  avoUer  le  droit  des 
gens,  et  c*est  une  des  singularités  de  ThiStoire  quMls  aient  été 
proclamés  si  bruyamment  par  Un  dès  gouvernements  les  tnoiùs 
soucieux  du  droit  qui  aient  paru  sur  la  térfé. 

Les  maximes  de  Tamirauté  anglaise  se  trouvaient  radicalement 
niées  par  la  déclaration  de  la  Russie ,  que  le  gouvernement  fran- 
çais se  h&ta  d*accepter  comme  n*étant  que  Vexpressioti  dé  ses 
propres  principes  (25  avril  1780).  L'Espagne  en  fit  autant.  La 
Suède  et  le  Danemark  contractèrent  Rengagement  de  soutenir  par 
les  armes  les  principes  qu'avait  posés  la  Russie,  et  les  trois  puis* 
sauces  du  nord  s'engagèrent  à  former  au  besoin  une  flotte  com- 
binée de  trente -cinq  vaisseaux  dans  ce  but,  et  à  tenir  la  Baltique 
fermée  aux  vaisseaux  de  guerre  des  états  belligérants  *.  La  Hol- 
lande eût  dû  se  hâter  d'adhérer  à  la  neutralité  armée  du  Nord  ; 
mais  le  stathouder  eut  encore  ;ie  pouvoir  de  traîner  l'accéssioii 
en  longueur,  malgré  de  nouveaux  outrages  *,  et  ce  fut  l'Angleterre 
qui  déclara  la  guerre  à  la  Hollande  par  un  manifeste  du  20  dé- 
cembre 1780.  Pendant  ce  temps,  les  ambassadeurs  hollandais 
signaient  enfin  la  neutralité  armée  à  Pélet^bourg  (5  janvier  I78I); 
mais  la  Russie,  comme  on  l'avait  espéré  à  Londres,  répondit  qu'il 
était  trop  tard  et  ne  voulut  plus  couvrir  le  pavillon  des  Provinces- 
Unies.  Catherine  II ,  qui  ne  teûait  essentiellement  qu'à  une  seule 
chose,  à  ses  vues  sur  la  Turquie,  et  qui  avait  cédé,  sur  la  question 
maritime,  à  l'impulsion  d'autrul,  ne  montra  pas  une  énergie  bîeb 
soutenue  dans  cette  affaire,  et  finit  par  qualifier  elle-même  la 
neutralité  armée  de  nudité  armée  *. 

1.  Le  Portugal  même  fit  une  tentative  pour  se  soustraire  à'  la  tyrannie  anglaise. 
Les  corsaires  anglais  faisaient  de  ses  ports  des  marchés  où  ils  venaient  trafiquer  de 
leurs  prises  sur  les  neutres  comme  sur  les  ennemis.  Le  gouvernement  portugaik  ferma 
le  port  de  Lisbonne  auk  Vaisseaux  de  guerre  qui  8*y  présentaient  avec  des  prisée. 
L* Angleterre  cria  si  fort,  que  le  roi  de  Portugal  annula  son  règlement.  —  Hiêt,  de 
la  dtmtèfd  guerre,  t.  H,  p.  495. 

2.  Les  Anglais  enlevèrent  de  vive  force  des  navires  américains  dans  le  port  hol- 
landais de  rne  Saint-Martin,  aux  Antilles  (août  1780). 

3.  Flassan,  t.  VII,  liv.  VII,  Uv.  VIU.  —  Garden,  t.  IV,  p.  316-319.  La  Pruaeo 


[178e.l78tl  NEUTRALITÉ  AltMÉE.  457 

Les  possessions  hollandaises  d'Amérique  âTAidnt  été  assaillies 
sur-ie^amp.  Au  commencement  de  févHer  1781  ^  l'amiral  Rodney^ 
après  une  tentative  infructueuse  pour  i*epl^Udl*e  aux  Français  TOe 
de  Saint-Vincent,  se  porta  Sur  les  Antilles  hollandaises,  qui  étalent 
sans  défehse.  La  petite,  mais  riche  tle  dé  Saint -Eustache,  et  ses 
annetes  Saint- Martin  et  Saba,  tombèrent  au  pouvoir  des  Anglais 
avec  un  tt^ès-grand  norobt*é  de  navires  de  commerce  soit  hollan- 
dais^ soit  étrangers ,  qu'attirait  à  Saint-Eustache  la  franchise  du 
port.  Rodney  usa  de  sa  facile  victoire ,  non  pas  en  général  d'une 
force  régulière,  mais  en  chef  de  flibustiers.  Toutes  les  propriétés 
mobilières,  privées  comme  publiques,  furent  confisquées;  toutes 
les  marchandises  furent  mises  à  l'encan  au  profit  des  chefs  et  de 
l'armée.  De  très-grandes  valeurs  en  marchandises  appartenaient 
à  ded  négociants  anglais;  on  n'en  tint  compte  :  les  Américains 
firent  acheter  par  intermédiaires  des  approvisionnements  qu'ils 
devaient  employer  contre  l'Angleterre;  on  ferma  les  yeux.  La 
perte  immense  qu'essuyèrent  les  Hollandais  (75  millions,  dit-on) 
fût  ainsi  peu  profitable  à  la  Grande-Bretagne.  Rodney  lui-même 
reperdit  ime  très-grande  partie  de  son  énorme  butin  :  la  plupart 
des  bâtiments  sur  lesquels  il  avait  embarqué  le  fhiit  de  ses  pira- 
teries furent  pris  par  une  croisière  française. 

Deux  des  florissants  établissements  de  la  Guyane  Ûollandaise , 
Demerari ,  Essequibo ,  furent  envahis  à  leur  tour,  mais  traités 
d*une  manière  plus  conforme  aux  usages  des  peuples  civilisés^. 

Les  premiers  coups  portés  semblaient  justifier  l'audace  de  l'An- 
gleterre à  se  donner  un  ennemi  de  plus;  mais  les  redoutables 
préparatifis  de  la  France  et  de  l'Espagne  troublèrent  bientôt  la 
joie  de  ces  succès  sans  péril  et  sans  gloire^ 

La  campagne  de  1781  s'était  ouverte  dans  nos  mers  par  un  coup 
dé  maiki  qu'un  intrépide  aventurier,  le  baron  de  RuUecourt,  tenta 
attr  nie  de  Jersey  avec  un  corps  fhmc  d'Un  millier  d'hommes^ 
Cette  pôif^^née  de  volontaires,  partis  des  petites  lies  de  <!lhausey  sur 
de  6im^es  barques,  abordèrent  de  nuit  sur  la  côte  périlleuse  de 
Jersey,  où  quelques-uns  dé  leurs  transports  se  brisèrent  avec  perte 

ATait  adhéré  le  8  mai  1781;  rAutriche,  le  9  octobre  1781  ;  le  Portugal  même,  se- 
couant le  joug  anglais,  accéda  le  13  juillet  1782.  — ^  V.  Garden,  t.  V,  p.  1-49,  sur 
Tensemble  de  cette  affaire. 


458  LOUIS  XVI.  [17811 

de  aeux  cents  hommes  :  ils  escaladèrent  toutefois  les  falaises, 
pénétrèrent  par  surprise  dans  Saint-Hélier,  capitale  de  l'île,  s'em- 
parèrent du  gouverneur  et  des  magistrats,  et  leur  firent  signer 
ime  capitulation.  Le  succès  de  cette  incroyable  témérité  paraissait 
assuré,  lorsque  la  garnison  anglaise  de  la  citadelle  refusa  de 
reconnaître  la  capitulation  et  refoula  les  Français  par  son  artille- 
rie. La  population  sortit  de  sa  stupeur,  courut  aux  armes;  des 
renforts  arrivèrent  du  reste  de  l'île.  Rullecourt  se  fit  tuer  à  la  tète 
de  sa  petite  troupe.  La  plupart  de  ses  compagnons  furent  pris  : 
les  autres  parvinrent  à  se  jeter  dans  les  bateaux  et  à  regagner  la 
côte  de  France  (6  janvier  1781  ). 

Cet  épisode  ne  pouvait  exercer  d'influence  sur  les  grands  arme- 
ments. On  voyait  bien  que  Sartine  n'était  plus  au  ministère  :  le 
plan  de  campagne  avait  été  parfaitement  conçu,  et  les  ressources 
furent  prêtes  à  point.  Dès  le  mois  de  mars ,  une  première  flotte 
partit  de  Brest  pour  les  Antilles.  Nous  reparlerons  tout  à  l'heure 
des  événements  auxquels  elle  apporta  un  concours  décisif.  Vers 
la  fin  de  juin,  une  seconde  escadre  de  dix-huit  vaisseaux  de  ligne, 
conduite  par  de  Guichen,  mit  à  la  voile  de  Brest  pour  aller  rallier 
à  Cadix  la  flotte  espagnole  de  Cordova,  qui  n'avait  pas  su,  au  mois 
d'avril,  empocher  les  Anglais  de  ravitailler,  sauis  coup  férir, 
Gibraltar  aux  abois.  Le  21  juillet,  la  flotte  combinée,  forte  de  cin- 
quante vaisseaux  de  ligne,  quitta  la  rade  de  Cadix,  en  même  temps 
qu'un  grand  convoi  portant  dix  mille  hommes  de  troupes  espa- 
gnoles commandées  par  un  général  français,  le  duc  de  Grillon, 
sous  l'escorte  de  deux  vaisseaux  de  ligne  et  d'autres  bâti- 
ments. Le  convoi  franchit  le  détroit  de  Gibraltar,  et,  contrarié 
quelque  temps  par  les  vents,  jeta  enfin,  le  21  août,  les  troupes  de 
débarquement  sur  les  plages  de  Minorque.  Le  gouverneur  anglais, 
qui  n'avait  que  trois  mille  hommes  à  sa  disposition,  n'essaya 
même  pas  de  défendre  la  ville  et  le  port  de  Mahon  ni  les  autres 
places  de  l'île ,  laissa  cent  soixante  pièces  de  canon ,  un  grand 
nombre  de  navires,  de  riches  magasins,  passer,  sans  coup  férir, 
dans  les  mains  des  assaillants ,  et  se  renferma  en  toute  h&te  dans 
le  fort  Saint-Philippe,  où  il  se  défendit  opiniâtrement  contre  le 
corps  d'armée  espagnol,  renforcé  successivement  de  Barcelone  et 
de  Toulon. 


[1781]  GUERRE  MARITIME.  MAHON  PRIS.  469 

Pendant  ce  temps,  la  grande  flotte,  après  avoir  protégé  l'entrée 
du  convoi  dans  la  Méditerranée ,  était  revenue  dans  la  Manche. 
Cette  fois,  c'était  TjEspagnol  Cordova  qui  commandait  en  chef. 
L'amiral  anglais  Darby ,  qui  croisait  avec  vingt  et  un  vaisseaux , 
faillit  tomber  au  milieu  de  ce  formidable  armement  et  n'eut  que 
le  temps  de  se  réfugier  dans  la  rade  de  Torbay.  L'amiral  français 
Guichen  et  le  major-général  de  la  flotte  espagnole,  Massaredo,  pres- 
sèrent ardemment  Cordova  de  consentir  à  l'attaque  ;  le  défllé,  pour 
entrer  dans  la  rade,  offrait  quelque  péril  ;  mais  aucunes  fortiflca- 
tions,  du  côté  de  terre,  ne  protégeaient  le  mouillage  de  Torbay. 
Le  vieil  amiral,  usé  par  l'âge,  refusa,  et  le  conseil  de  guerre,  où  les 
Espagnols  étaient  en  majorité,  se  prononça  dans  le  même  sens  *. 
Bientôt  après,  les  maladies  et  le  mauvais  temps  obligèrent  la  flotte 
combinée  à  se  dissoudre  :  les  Français  rentrèrent  à  Brest  dès  le 
1 1  septembre;  les  Espagnols  retournèrent  à  Cadix.  C'était  à  renon- 
cer complètement  à  ces  réunions  hétérogènes  qui  combinaient  de 
si  grandes  masses  pour  rien. 

L'espèce  de  fatalité  qui  pesait  sur  notre  flotte  de  la  Manche 
venait,  pour  la  troisième  fois,  de  rendre  sa  grande  supériorité 
inutile  :  les  nouvelles  d'Amérique  en  dédommagèrent  la  France. 
Cette  année,  le  sort  de  la  guerre  se  décida  enfin  aux  États-Unis. 

Dès  le  24  mars,  une  flotte  de  vingt  et  un  vaisseaux  de  ligne  était 
partie  de  Brest  pour  la  Martinique,  escortant  un  grand  convoi,  et 
si  bien  outillée,  qu'elle  put  faire  le  voyage  en  trente- six  jours. 
L'opinion  publique  eût  souhaité  qu'on  replaçât  d'Estaing  à  la  tête 
de  ce  bel  armement  ;  mais  le  commandement  avait  été  donné  au 
lieutenant-général  de  Grasse.  C'était  un  officier  brave  et  dévoué  ; 
les  événements  devaient  montrer  si  ses  talents  répondaient  à  une 
si  grande  tâche.  On  n'eut  pas  lieu  de  se  repentir  tout  d'abord  de 
ce  choix.  La  fortune  favorisait  nos  armes.  L'amiral  Hood  essaya 
en  vain,  avec  dix-huit  vaisseaux  anglais,  de  fermer  la  baie  de 
Fort-Royal  à  de  Grasse,  qui  introduisit  son  convoi  dans  la  baie  et 
qui  se  renforça  de  quatre  vaisseaux  auparavant  bloqués  dans  cette 
rade  (28-29  avril).  L'amiral  Hood,  après  un  combat  soutenu 


1.  Mémoires  inédits  de  l'amiral  Willanmez,  cités  par  le  capitaine  de  Talnaaa  BoueW 
Willaumez,  Revut  de*  Deux  Mondée  du  I*'  avril  1852. 


460  LOUIS  XVf.  (1781) 

vaillamment  à  forces  inférieures ,  échappa ,  grftce  à  rhabileté  de 
ses  manœuvres ,  et  se  retira  vers  l'île  d'Antigoa,  où  Rodney,  son 
commandant  en  chef,  vint  le  rejoindre  de  Saint* Eustache  avec 
trois  vaisseaux.  La  flotte  française,  laissant  aller  Hood,  était  reve- 
nue faire  une  fausse  attaque  sur  Sainte-Lucie  (9-13  mai]  ;  pendant 
ce  temps ,  une  escadrille  avait  jeté  un  corps  de  troupes  françaises 
sur  Tabago ,  la  plus  méridionale  des  Iles-sous-le-Vent.  Quelques 
jours  après,  toute  la  flotte  se  porta  du  même  côté  avec  de  nouvelles 
troupes  de  débarquement.  La  garnison  anglaise  de  Tabago  capi- 
tula le  2  juin,  sans  que  Rodney  eût  pu  lui  porter  secours. 

Au  commencement  de  juillet,  l'amiral  de  Grasse  fit  voile  de  la 
Martinique  pour  le  cap  français  de  Saint-Domingue ,  y  prit  trois 
mille  soldats  de  débarquement  et  quelque  argent,  franchit  avec 
bonheur  le  double  canal  de  Bahama ,  où  s'engageaient  rarement 
les  flottes,  et  alla  mouiller,  le  30  août,  k  l'entrée  de  la  Ghesapeake, 
cette  baie  immense  qui  s'enfonce  de  quatre-vingts  lieues  au  coeur 
des  États-Unis. 

On  l'y  attendait  avec  impatience.  Les  opérations  militaires 
avaient  été  fort  actives  sur  le  continent  américain  depuis  le  com- 
mencement de  l'année.  Les  Anglais,  renforcés  d'Europe,  avaient 
jeté  par  mer,  de  New-York,  un  corps  de  troupes  dans  la  rivière 
James,  en  Virginie.  Cette  attaque,  poussée  au  cœur  de  rAmérique, 
avait  une  portée  bien  plus  décisive  que  l'invasion  de  la  Géorgie 
ou  de  la  Caroline  du  Sud  :  la  possession  de  la  Virginie  devint  le 
grand  objet  de  la  guerre.  La  Fayette  eut  l'honneur  d'être  chargé 
de  défendre  la  Virginie;  le  général  américain  Greene  reprit  Tof*- 
fensive  par  l'intérieur  des  terres,  du  côté  des  Carolines.  Le  gêné» 
rai  anglais  du  Sud,  lord  Gomwallis,  chargeant  ses  lieutenants  de 
disputer  le  terrain  à  Greene,  traversa  la  Caroline  du  Nord  et  vint 
rejoindre  en  Virginie  le  détachement  de  New-York  avec  le  gros 
de  ses  troupes.  Il  laissa  un  corps  de  réserve,  avec  une  flottille,  à 
Portsmouth,  dans  le  bas  de  la  rivière  James,  et  se  porta  en  avant 
à  la  tète  de  cinq  mille  hommes  d'élite.  La  Fayette,  qui  n'en  avait 
que  trois  mille,  la  plupart  miliciens,  se  trouva  en  grand  péril 
(mai  1781).  Tandis  que,  dans  la  vieille  Europe,  on  avait  vu  ré- 
cemment des  centaines  de  milliers  de  soldats  s'entr'égorger  sans 
aboutir  à  changer  les  limites  d'une   province ,  ces   poignées 


(178S]  LA  FAYETTE  EN  AMÉRIQUE.  461 

d*homine6  décidaient  en  Amérique  des  destinées  d'un  monde 
naissant! 

La  Fayette,  avec  une  prudence  et  une  habileté  bien  remarqua^ 
bles  chez  un  générai  de  vingt*^uatre  ans»  se  replia  pas  h  pas,  sans 
se  laisser  entamer,  jusqu'à  l'extrémité  septentrionale  de  la  Vir- 
ginie, afin  de  conserver  ses  commumcations  avec  la  Pensylvanie. 
Renforcé  par  les  Pensylvaniens ,  il  cessa  de  reculer,  sauva,  par 
une  marche  rapide,  les  magasins  militaires  des  états  du  Sud,  et, 
devenu  à  peu  près  égal  en  nombre  à  l'ennemi,  il  eut  Tart  de  se 
faire  croire  très-supérieur  en  forces.  Gomwaliis ,  à  son  tour, 
recula  vers  la  rivière  James  et  ne  s'arrêta  plus  qu'il  n'eût  re- 
joint sa  réserve,  dans  le  bas  et  au  midi  de  ce  large  fleuve.  La 
Fayette  n'était  pas  en  état  de  l'attaquer.  Comvirallis  se  rassura,  se 
reporta  au  nord  de  la  rivière  James  et  vint  se  mettre  à  cheval  sur 
la  rivière  d'York,  près  de  l'embouchure  de  cette  rivière  dans  la 
baie  de  Chesapeake.  La  Fayette  prit  poste  sur  la  rivière  d'York 
au-dessus  de  l'ennemi  el  fit  couper  les  communications  de  Gom- 
waliis avec  les  Garolines  et  menacer  Portsmouth,  où  était  restée 
la  réserve  anglaise.  Gette  réserve  abandonna  Portsmouth  et  rallia 
Gomwaliis  à  York-Tovrn  (juillet-août).  QuandT La  Fayette  lui-même 
eût  dirigé  l'armée  ennemie,  elle  n'eût  pas  opéré  autrement.  Les 
poaitians  d'York-Town  et  de  Glocester,  excellentes  pour  une 
armée  maîtresse  de  la  mer,  devenaient  un  véritable  piège  pour 
qui  cessait  d'avoir  la  supériorité  maritime.  Or,  le  30  août,  comme 
nous  l'avons  dit,  la  flotte  française  vint  fermer  la  baie  de  Chesa- 
peake, bloquer  la  rivière  James  et  la  rivière  d'York,  et  débarquer 
Irois  mille  Français  qui  se  réunirent  àLaFayette^ 

Le  5  septembre,  on  signala  une  flotte  ai^laise  :  c'était  l'escadre 
de  New-York,  sous  l'amiral  Graves,  renforcée  d'une  partie  de  la 
flotte  des  Antilles  aux  ordres  de  Hood.  De  Grasse,  sans  attendre 
on  bon  nombre  de  ses  matelots  occupés  à  débarquer  les  soldais^ 
alla  au^evant  des  Anglais  avec  vingt-quatre  vaisseaux  de  ligne 
Cûnire  vingt  L'amiral  Graves,  reconnaissant  la  force  des  Français, 


1.  Le  gouvernement  français  avait  accompagné  ces  secours  militaires  d'importants 
secours  d'argent  :  outre  ses  prêts  directs  aux  Américakis,  il  avait  garanti,  puis  pris 
à  sa  charge  un  antce  emprunt  de  dix  miULoos  qu'ils  avaient  «ssi^i  de  faire  ep  Hol- 
Jaade. 


46S  LOUIS  XYI.  II7SI] 

proGta  de  Tavantage  du  Tent  pour  éviter  une  action  générale; 
mais  son  avant-garde ,  commandée  par  Hood,  Tut  fort  maltraitée 
par  Favant-garde  française,  que  conduisait  Tillustre  navigateur 
Bougainviile  et  que  soutint  le  corps  de  bataille.  La  nuit  permit  à 
Graves  de  se  rallier  et  de  se  réparer.  D  n'essaya  pas  de  renouveler 
le  combat  et  reprit  la  haute  mer,  tandis  que  de  Grasse  retournait 
à  son  blocus,  enlevant  sur  son  chemin  deux  frètes  anglaises 
qui  tentaient  de  pénétrer  dans  la  rivière  dTork.  De  Grasse  trouva, 
à  la  hauteur  du  cap  Henry,  h  rentrée  de  la  baie  de  Chesapeake, 
Tescadre  française  de  Rhode-Island,  que  le  comte  de  Barras*, 
quoique  son  ancien,  venait  spontanément  mettre  sous  ses  ordres 
avec  une  abnégation  trop  rare  parmi  les  che£s  militaires.  De 
Grasse  eut  alors  jusqu'à  trente-huit  vaisseaux  de  ligne  sous  son 
pavillon,  force  qui  interdisait  à  Tennemi  toute  espérance  d'un 
secours  maritime. 

Le  chef  d*escadre  Barras  avait  apporté  de  l'artillerie  de  si^ 
et  des  munitions  ;  de  Grasse,  qui  se  disait  obligé  de  repartir  pour 
les  Antilles,  pressa  La  Fayette  d'attaquer  sur-le-champ.  Le  jeune 
général  eut  la  sagesse  de  s'y  refuser  et  la  vertu  de  préférer  à  sa 
gloire  personnelle  l'intérêt  de  la  cause  et  le  sang  du  soldat  ;  il 
était  à  peine  supérieur  en  nombre  à  un  ennemi  bien  retranché, 
et  il  savait  que  Washington  et  Rochambeau,  après  avoir  feint  de 
menacer  Nevr-York  pour  empêcher  le  général  Clinton  d'envoyer 
des  renforts  en  Virginie,  arrivaient  à  marches  forcées;  qu'ils 
étaient  déjà  au  fond  de  la  baie  de  Chesapeake.  De  Grasse  consentit 
à  prolonger  son  séjour,  envoya  prendre  par  ses  bâtiments  légers 
six  mille  soldats  qu'amenait  le  général  en  chef  américain,  et,  le 
28  septembre,  huit  mille  Américains  et  autant  de  Français  inves- 
tirent les  deux  corps  de  la  petite  armée  anglaise  dans  York-Tovm 
et  Glocester,  sur  les  deux  bords  de  la  large  rivière  d'York.  La  tran- 
chée fut  ouverte  devant  York-Tovm  dans  la  nuit  du  6  au  7  octobre  ; 
la  nuit  du  14,  deux  colonnes,  l'une  d'infanterie  légère  américaine, 
conduite  par  La  Fayette,  l'autre,  de  grenadiers  et  de  chasseurs 
français',  aux  ordres  du  maréchal  de  camp  Yiomesnil,  enlevèrent 

1.  Oncle  du  conventionnel. 

2.  Ils  avaient  été  tirés  de  ce  fiunenz  régiment  d* Auvergne,  dont  Rochambeau  avait 
été  longtemps  colonel,  et  dans  les  rangs  duquel  était  mort  d'Assas.  «<  Mes  enfants,  » 


[1781]  PRISE  D'YORK-tOWN.  463 

à  la  baïonnette  deux  redoutes  qui  couvraient  la  gauche  des  lignes 
ennemies.  Le  19,  lord  Comwallis  capitula  pour  York-Town,  Glo- 
cester  et  la  flottille,  et  se  rendit  prisonnier  de  gueire  avec  sept 
mille  soldats  et  mille  matelots;  deux  cent  quatorze  canons  et  une 
trentaine  de  bâtiments  tombèrent  au  pouvoir  des  vainqueurs.  Un 
vaisseau  de  cinquante  et  plusieurs  autres  navires  avaient  été 
brûlés.  La  flotte  anglaise,  renforcée  jusqu'au  nombre  de  vingt- 
sept  vaisseaux,  ne  reparut,  le  27  octobre,  devant  le  cap  Henry,  que 
pour  recevoir  la  nouvelle  de  ce  désastre,  et  fut  trop  heureuse  elle- 
même  d'échapper.à  de  Grasse. 

Un  long  cri  de  joie  retentit  dans  toute  TAmérique  :  après  Dieu, 
ce  fut  la  France  que  tout  un  peuple  salua  comme  Fauteur  de  sa 
délivrance.  L'indépendance  des  États-Unis  était  désoimais  assurée, 
a  L'humanité,  »  écrivait  La  Fayette,  ca  gagné  son  procès  :  la  liberté 
ne  sera  jamais  plus  sans  asile^  »  Beaux  jours  où  la  France,  rajeu- 
nie, épurée,  forçait,  par  le  seul  ascendant  de  l'opinion,  le  pou- 
voir traditionnel  qui  la  gouvernait  encore  à  mettre  son  épée 
au  service  de  la  justice  et  de  la  raison,  jours  d'une  gloire  sans 
tache  que  ne  doivent  pas  effacer  de  notre  mémoire  les  triomphes 
gigantesques  d'un  âge  postérieur,  mêlés  d'erreurs  fatales  et  suivis 
de  si  cruels  revers  ! 

Washington  et  La  Fayette  eussent  voulu  compléter  la  victoire 
en  retenant  près  d'eux  l'amiral  de  Grasse  pour  les  aider  à  chasser 
les  Anglais  de  la  Caroline  du  Sud  et  de  la  Géorgie.  De  Grasse  ne 
crut  pas  pouvoir  prolonger .  sa  coopération  et  retourna  aux  An- 
tilles. Quoi  qu'il  en  fût,  la  chute  des  postes  anglais  dans  le  Sud 
n'était  plus  qu'une  question  de  temps.  De  toute  la  Caroline,  le 
général  Greene  avait  déjà  refoulé  les  ennemis  dans  la  seule  place 
de  Gharles-Tovm,  et  les  progrès  des  Espagnols  en  Floride  ache- 
vaient de  rendre  la  position  des  Anglais  intenable.  Les  Espagnols, 
maîtres  de  la  Floride  occidentale,  avaient  opéré  un  nouveau  dé- 
barquement dans  la  Floride  orientale  et  emporté  Saint-Augustin, 
capitale  dis  celte  grande  presqu'île  (août  1781).  Les  garnisons 
anglaises  de  Savannah  et  de  Charles-Town  allaient  être  prises 

lenr  cria  Rochambeatt  an  moment  de  donner  le  signal,  *>  n'oublies  pas  Auvergne  <anj 
lacbi!...  *>  Ils  s'en  souvinrent.  —  Mém.  de  Rochambeau,  1. 1*',  p.  294. 
1.  Mém,  de  La  Fayette,  t.  II,  p.  50. 


Mi  LOCiS  XTt  fmi 

eotn  les  EfpagDdb  et  ki  AnCricaDs,  et  liBv-lio^ 
lait  plus  être  bieD  Innglmy  mmâam*, 

La  prise  d*iiiie  partie  tnm  oonsnÀ  de  tnxqiei  cl  de  «""H?^^, 
sorti  de  Brest  pour  les  deux  Indes,  lot  poor  tes  Aogiaîs  une  fyUe 
coDSûbtioo  des  désastres  d'Amérique  12  déœoilv^. 

La  France  portait  partout  on  ooncoors  énergique  è  ses  alKéSu 
La  Hollande  afait  grmd  besoin  de  son  awistanfr  I/lndigne  sltt- 
hooder  avait  laissé  partout  les  arscnaox  vides  et  les  ooloiiiessau 
défense,  et  le  parti  républicain,  redereon  prépondérant,  oiais  usa 
pas  maître  absolu  du  gouTememeot,  avait  lûen  des  efforts  à  fidie 
pour  contraindre  le  pouvoir  exécutif  à  rendre  aux  ftOTÎnees- 
Unies  une  force  navale  un  peu  respectable.  Les  marins  boUaniais 
prouvèrent,  au  combat  de  Dogger^s-bank ,  que  le  sang  de  Bufter 
et  deTromp  n*était  point  tari  dans  leurs  veines';  mais  leur  patrie 
n*en  fut  pas  moins  obligée  de  demander  aux  Français  une  ven- 
geance qu'elle  ne  pouvait  eiercer  dle-mème.  Le  gouverneur  4e 
la  Martinique,  le  brave  et  babile  marquis  de  BouiUA,  surprit  fie 
de  Saint-Eustacbe  dans  des  conditions  qui  rappdaîent  la  malhen- 
reuse  attaque  de  Jersey  :  il  réussit  mieux  que  Rullecourt,  et  quatre 
cents  Français,  séparés  de  leurs  navires  qu'écartait  la  mer  et  4e 
leurs  camarades  qui  ne  pouvaient  les  secourir,  firent  mettre  bas 
les  armes  à  buit  cents  Anglais.  Saint-Eustacbe  et  les  tles  voisines 
f uroit  rendues  à  la  ^llande  avec  les  restes  du  butin  de  Rodne; 
(26  novembre).  Une  escadrille  française,  quelques  semaines qpris, 
chassa  les  Anglais  de  la  Gujane  bollandaise. 

Les  Français  entrqMirent,  aussitôt  après,  une  autre  conquête 
pour  leur  compte.  L'amiral  de  Grasse,  revenu  de  la  Chesapeate 
aux  Antilles,  après  des  tentatives  sur  la  Barbade  que  les  Tents  con- 
traires firent  échouer,  alla  jeter  Bouille  avec  six  miUe  bnmmgK 
sur  rile  de  Saini*Ghristq>he,  berceau  commun  de  la  colonisation 
et  anglaise  aux  Antilles,  et  demeurée  aux  Anglais  par  le 


1.  Sur  cette  amp^goê,  Y.  Mém.  de  U  Fa)r«tte.  t.  I*',  p.  266-28Jk,  40»r4Sa.  -^ 
Biêi,  de$  iroubUê  de  r  Amérique  anglaise,  X.  TR,  p.  359-400.  —  Hût.  de  la  demièn  gptne, 
i.  m,  p.  126-152.  ^  L.  CSnéiia,  Hkt,  marttime,  t,  II,  p.  499-510.  —  Mém.  de  RcK^tm- 
beau,  1. 1*',  p.  262-299.  ^  Vie  et  correspondance  de  Washington. 

2.  Le  5  août  1781,  deux  petitee  ctcwlrM  anglaiae  et  hoikiidaiae  wt  Imérani,  âmu 
la  mer  du  Nord,  le  combat  le  pbw  jKdianié  q«'on  eût  encore  vu  de  cette  gvaeie. 
Elles  se  désemparèrent  et  s'écrasèrent  l'uie  Taotre  sans  résidtat. 


(t78îl  CONQUÊTES  AUX  ANTILLES.  ,  465 

traité  de  1763  (11  janvier  1782).  La  faible  garnison  anglaise  aban- 
donna la  ville  de  la  Basse-Terre,  chef-lieu  de  l'Ile,  et  les  batteries 
de  la  côte,  et  se  réfugia  sur  le  morne  fortifié  de  Brimstone-Hill, 
où  les  Français  Tassiégèrent.  La  flotte  anglaise  de  l'amiral  Hood 
accourut  de  la  Barbade  au  secours  de  Saint-Christophe.  Elle 
n'avait  que  vingt-deux  vaisseaux  contre  trente.  De  Grasse  veut 
profiter  de  sa  supériorité  pour  accabler  l'ennemi.  Il  quitte  la  rade 
où  il  était  embossé  et  va  aux  Anglais.  Hood  recule,  attire  l'amiral 
français  au  large,  puis,  par  une  manœuvre  d'une  grande  habileté, 
il  tourne  la  flotte  française  et  va  se  poster  dans  cette  même  rade 
que  de  Grasse  vient  d'abandonner.  De  Grasse,  furieux^  tâche  de 
réparer  sa  maladresse  à  force  de  témérité  :  il  attaque  par  deux 
fois  Hood  dans  l'excellent  poste  que  celui-ci  lui  a  dérobé  ;  il  est 
repoussé  par  deux  fois,  et  la  flotte  anglaise  débarque  un  corps  de 
troupes  qui  s'efforce  de  secourir  Brimstone-Hiil  (25-26  janvier). 
Par  bonheur,  le  général  des  troupes  de  terre  sait  réparer  la  faute 
ée  Famiral  :  im  petit  détachement  du  corps  de  Bouille  bat  les 
Anglais  et  les  oblige  à  se  rembarquer ,  et  ce  général ,  tout  séparé 
qu'il  est  de  la  flotte,  continue  vigoureusement  le  siège  et  force  la 
garnison  de  capituler  sous  les  yeux  de  l'amiral  Hood  (13  février). 
La  capitulation  comprit  l'île  de  Nieves. 

Hood,  pris  entre  la  flotte  française  et  les  batteries  que  Bouille 
faisait  dresser  sur  les  hauteurs  qui  dominent  la  rade,  était  perdu 
s*il  avait  eu  affaire  à  un  autre  adversaire  que  de  Grasse.  Celui-ci 
eut  l'incroyable  aberration  de  quitter  son  mouillage  pour  aller 
chercher  des  vivres  en  personne  à  l'île  de  Nieves,  au  lieu  d'y 
envoyer  ses  frégates.  Hood,  la  nuit,  coupa  ses  câbles  et  s'échappa. 
Le  lendemain,  il  était  hors  de  vue  ! 

n  était  effrayant  de  voir  notre  plus  belle  flotte  à  la  discrétion 
d'mi  homme  capable  de  pareils  vertiges  et  qui  n'écoutait  aucun 
conseil.  On  devait  craindre  que  la  fortune  ne  finît  par  se  lasser. 
EUe  nous  favorisait  pourtant  encore,  et  l'île  de  Montserrat  se 
rendit  après  Saint-Christophe  (  22  février).  Il  ne  restait  plus  aux 
Anglais,  de  toutes  les  Antilles,  que  la  Jamaïque,  Antigoa,  la 
Barbade  et  Sainte-Lucie. 

La  chute  du  fort  Saint-Philippe,  cette  puissante  citadelle  de 
Port-Mahon,  que  les  Anglais  ne  purent  ravitailler  et  que  l'épui-i 
XVI.  30 


466  LOUIS  XVI.  [178M782] 

sèment  de  sa  courageuse  garnison  força  de  se  rendre  le  5  fé- 
vrier 1782,  put  être  considérée,  avec  la  prise  de  Saint-Christophe, 
comme  le  complément  de  cette  belle  campagne  de  1781.  La  Pro- 
vence et  le  Languedoc  virent  avec  la  plus  vive  allégresse  tomber 
ce  nid  de  vautours,  d*où  les  corsaires  britanniques  s'élançaient 
incessamment  à  la  proie  contre  tout  ce  qui  sortait  de  nos  ports  du 
Midi.  La  perte  d'un  pareil  poste  était  pour  l'Angleterre  plus  qu'une 
bataille  perdue  :  c'était  perdre  un  des  fruits  les  plus  précieux  du 
traité  d'Utrecht. 

Des  événements  considérables,  sur  lesquels  nous  aurons  à 
revenir,  se  passaient  vers  le  môme  temps  aux  Indes-Orientales,  et 
le  pavillon  français  y  avait  reparu  avec  gloire.  Partout,  au  dehors, 
les  présages  sont  favorables.  Il  n'en  est  malheureusement  plus  de 
même  au  dedans.  Tandis  que  la  nation  se  montre  complètement 
relevée  et  de  courage  et  de  puissance,  son  faible  monarque,  inca- 
pable de  soutenir  et  de  mettre  à  profit  un  tel  retour  de  fortune, 
vient  de  renouveler  l'irréparable  défaillance  de  1776,  de  sacrifier 
Necker  comme  il  a  sacrifié  Turgot,  et  aux  mêmes  ennemis 
(19  mai  1781).  Pour  ne  pas  interrompre  le  récit  de  la  guerre 
d'Amérique,  nous  ajournerons  l'exposition  des  principaux  actes 
administratifs  de  Necker,  ainsi  que  des  circonstances  qui  ame- 
nèrent sa  chute  et  son  remplacement  par  un  honune  de  robe  sans 
consistance  financière.  Joli  de  Fleuri.  Observons  seulement  que, 
si  sa  chute  produisit  un  grand  effet  sur  l'opinion  en  France  et 
partout,  elle  n'eut  pas  de  conséquences  matérielles  immédiates; 
les  fonds  avaient  été  largement  assurés  pour  1781,  et  môme  en 
partie  pour  1782,  par  le  ministre  qui  avait  trouvé  500  millions  à 
emprunter  en  quatre  ans,  à  des  conditions  relativement  modérées. 
Son  successeur  compléta  les  ressources  de  1782  par  les  vieux 
expédients  des  ministres  routiniers,  rétablissements  d'offices  sup- 
primés, augmentation  des  taxes  et  droits,  etc. 

La  France  avait  perdu  le  ministre  qui,  après  s'être  opposé  à  la 
guerre,  avait  su  trouver  les  moyens  de  la  faire.  L'Angleterre, 
quelques  mois  plus  tard,  chassa  le  ministre  qui  avait  voulu  la 
guerre  et  l'avait  mal  faite.  L'Irlande,  soupçonnant  l'intention  de 
retirer  les  concessions  qu'elle  avait  obtenues,  reprenait  l'attitude 
la  plus  menaçante,  sans  distinction  de  protestants  ni  de  catho- 


inSÎ)  CHANGEMENTS  MINISTÉRIELS.  467 

liques,  et  commençait  à  refuser  toute  suprématie  au  parlement  de 
la  Grande-Bretagne  sur  le  parlement  irlandais  :  les  agitations 
irlandaises,  mais  surtout  la  chute  de  Minorque  et  de  Saint-Chris- 
tophe, déterminèrent  la  chute  de  lord  North,  déjà  fort  ébranle  par 
le  désastre  d'York-Town.  La  chambre  des  communes  vota  une 
résolution  qui  impliquait  la  renonciation  à  reconquérir  les  colGnies 
révoltées  et  la  concentration  des  elforts  de  l'Angleterre  contre  ses 
ennemis  européens.  La  Grande-Bretagne  se  résignait  à  ce  démem- 
brement de  l'empire  britannique,  dont  la  pensée  avait  tué  lord 
Chatham.  Lord  North  donna  sa  démission  après  douze  ans  du 
ministère  le  plus  malheureux  que  l'Angleterre  eût  depuis  long- 
temps subi  (mars  1782).  Le  parlement  avait,  de  1775  à  1782,  voté 
pour  la  guerre  plus  de  100  millions  sterling  (2  milliards  et  demi!)*. 
A  la  On  de  1781 ,  l'Angleterre  avait  perdu  quatre-vingt-deux  na- 
vires de  guerre;  ses  ennemis  tous  ensemble,  quatre-vingt-qua- 
torze. Elle  avait  quatre-vingt-dix  vaisseaux  de  ligne  ;  les  Franco- 
Espagnols,  cent  trente -six,  sans  compter  les  Hollandais.  Le 
parlement  venait  de  voter  cent  mille  matelots  pour  1 782  ! 

Le  nouveau  ministère,  où  figuraient  tous  les  noms  importants 
de  l'opposition.  Fox,  Burke,  Sheridan,  lord  Shelbume,  les  frères 
Howe,  l'amiral  Keppel,  lord  Richmond,  etc.,  tous,  hormis  ce  jeune 
héritier  du  nom  de  Pitt  qui  devait  sitôt  et  si  longtemps  gouverner 
l'Angleterre  ;  le  nouveau  ministère,  fidèle  à  son  origine,  pacifia 
l'Irlande  en  reconnaissant  l'indépendance  du  parlement  irlandais, 
concession  éclatante  que  devait  un  jour  faire  révoquer  le  second 
Pitt  parmi  des  flots  de  sang.  Il  essaya  en  même  temps  de  traiter 
avec  les  États-Unis  et  la  Hollande,  pour  ne  plus  avoir  en  face  de  lui 
que  les  anciens  ennemis  de  l'Angleterre,  la  France  et  l'Espagne,  la 
maison  de  Bourbon.  H  offrit  de  reconnaître  l'indépendance  des 
colonies  américaines  et  n'envoya  plus  aucuns  renforts  aux  gar- 
nisons anglaises  des  États-Unis.  La  guerre  ne  fit  plus  que  languir 

1.  2  millions  sterling  en  1775;  5,  en  1776;  5,  en  1777;  10,  en  1778;  12,  en  1779; 
12,  en  1780;  12,  en  1781,  outre  les  emprunts.  —  Histoire  de  la  dernière  guerre, 
t.  m,  p.  195,  309.  —  Dans  les  dernières  discussions,  un  homme  d'état,  lord  Mul- 
grave,  laissa  échapper  une  assertion  qui  excita  un  grand  scandale  ;  c'est  que  TAn- 
gleterre  n'avait  jamais  été  supérieure  à  la  France  sur  mer,  quand  la  France  appli- 
quait toutes  ses  ressources  à  la  marine.  —  V.  Adolphus,  Règne  de  George  llf, 
liv.  XLII. 


468  LOUIS  XVI.  (ITttJ 

sur  le  continent  américain,  où  les  Anglais  découragés  se  renfer- 
maient dans  les  quelques  places  qu'ils  conservaient,  et  où  les 
Américains,  épuisés  par  tant  d*efTorts,  semblaient  attendre  que 
les  dernières  positions  des  ennemis  tombassent  toutes  seules. 

Il  n*en  fut  pas  de  même  aux  Antilles,  où  de  grandes  forces 
navales  se  trouvaient  en  présence.  L'amiral  Hood,  si  habilemoit 
échappé  à  de  Grasse,  avait  été  rejoint  par  une  escadre  ameaée 
d'Europe  i)ar  Rodney,  et  celui-ci,  en  prenant  le  commandement 
en  chef,  avait  trente-huit  vaisseaux  de  ligne  sous  son  pavillon. 
Les  Français,  réunis  aux  Espagnols,  devaient  être  encore  très-so- 
[>érieurs,  et  leur  plan  était  d'aller  attaquer  la  Jamaïque  avec  cin- 
quante vaisseaux  et  de  nombreuses  troupes  de  débarquement 
l'assemblées  à  la  Martinique,  à  Saint-Domingue  et  à  Cuba. 

Il  fallait,  avant  tout,  opérer,  sur  les  côtes  de  Saint-Domingue, 
la  jonction  enti*e  la  flotte  française  et  la  flotte  espagnole.  Jusque- 
là,  l'intérêt  capital  des  Français  était  d'éviter  la  l)ataille,  comme 
l'intérêt  des  Anglais  était  de  la  livrer.  De  Grasse  mit  à  la  voile  du 
Fort-Ro)al  de  la  Martinique,  le  8  avril,  avec  trente  et  un  vaisseaux 
de  ligne,  deux  de  cinquante  canons,  et  un  convoi  de  cent  cin- 
quante voiles.  Bougainville  et  Yaudreuil  commandaient  sous  lui. 
Il  se  dirigea  vers  le  canal  qui  sépare  la  Dominique  de  la  Guade- 
loupe, pour  débouquer  au  vent  des  îles.  Rodney,  qui  l'observait 
de  Sainte-Lucie,  se  met  à  sa  poursuite.  Les  Français  s'éloignent, 
favorisés  par  une  brise  dont  l'avant-garde  anglaise  seule  peut 
profiter  comme  eux.  De  Grasse  ne  résiste  pas  à  la  tentation  d'at- 
tendre cette  avant-garde  et  de  prendre  sa  revanche  sur  Hood.  La 
division  de  Hood  est  en  eflet  assez  maltraitée,  mais  non  point  ac- 
cablée, et,  lorsque  le  centre  anglais  parvient  à  lui  porter  secours, 
de  Grasse  se  décide  à  éviter  un  engagement  général.  Il  y  réussit 
(9  avril).  Rodney  emploie  la  nuit  à  se  rallier  et  à  se  réparer.  De 
Grasse  fait  liler  son  convoi  sous  l'escorte  de  deux  vaisseaux  de 
cinquante  et  poui^suit  sa  route,  laissant  à  la  Guadeloupe  deux 
autres  vaisseaux,  séparés  ou  obligés  de  relâcher  par  accidents  de 
mer.  Le  11  avril,  on  est  presque  hors  de  la  vue  des  ennemis.  Dans 
la  nuit  du  11  au  12,  un  vaisseau  de  soixante-quatorze,  endom- 
magé par  un  maladroit  abordage,  s'attarde  et  ne  peut  plus  suivre. 
La  plus  vulgaire  prudence  prescrivait  le  sacrifice  de  ce  bâtiment. 


[1782)  BATAILLE   PERDUE.  469 

De  Grasse,  sans  prendre  conseil  de  personne,  vire  de  bord,  re- 
tour^je  dégager  le  vaisseau  retardataire  et  l'envoie  à  la  Guadeloupe. 
Ce  mouvement  insensé  avait  rendu  le  combat  inévitable  avec 
vingt-huit  vaisseaux  contre  trente-huit. 

Le  12  avril,  à  sept  heures  du  matin,  le  feu  fut  engagé  sur  toute 
la  ligne.  Les  Français  montrèrent  un  inébranlable  courage,  et, 
jusque  vers  midi,  soutinrent  la  lutte  sans  désavantage  marqué. 
Rodney  parvint  enfin,  par  la  supériorité  de  ses  manœuvres,  à 
couper  leur  ligne  et  à  gagner  le  vent.  Dès  lors  le  désordre  fut 
sans  remède  :  chaque  vaisseau  français  n'eut  plus  qu'à  se  défendre 
en  désespéré  au  poste  où  l'avaient  jeté  les  hasards  du  combat  et 
de  la  mer.  Encore,  plusieurs  vaisseaux  de  l'escadre  de  Bougain- 
ville,  tombés  sous  lèvent,  se  trouvèrent-ils  à  peu  près  dans 
l'impossibilité  de  prendre  part  aux  derniers  efforts  de  leurs  com- 
pagnons d'armes.  Le  nombre  devait  l'emporter.  Le  savant  major- 
général  des  flottes  françaises,  du  Pavillon,  et  l'intrépide  La  Clochet- 
terie,  qui  avait  ouvert  glorieusement  cette  guerre  par  le  combat 
de  la  Belle-Poule,  sont  frappés  à  mort  avec  bien  d'autres  hommes 
d'élite.  Trois  vaisseaux  de  soixante-quatorze  et  un  de  soixante- 
quatre  sont  pris,  après  avoir  perdu  presque  tous  leurs  officiers 
et  une  grande  partie  de  leurs  équipages.  Bougainville  sauve  un 
cinquième  navire  près  de  succomber;  mais  personne,  malgré 
de  généreux  efl'orts,  ne  peut  secourir  efficacement  de  Grasse, 
qui,  monté  sur  le  magnifique  vaisseau  de  cent  dix,  la  Ville-de- 
Paris\  lutte  jusqu'au  soir  avec  furie  contre  quatre  vaisseaux  an- 
glais qui  l'écrasent  de  leurs  feux  combinés.  Enfin,  à  six  heures  du 
soir,  un  cinquième  adversaire  vient  achever  l'amiral  français; 
c'était  l'amiral  Hood.  L'imprudent  et  infortuné  de  Grasse  amène 
enfin  son  pavillon.  Il  combattait  depuis  près  de  douze  heures  et 
n'avait  plus  sur  le  pont  de  son  vaisseau  que  trois  hommes  sans 
blessure  ;  il  avait  le  malheur  d'être  un  des  trois.  Il  s'était  montré, 
dans  cette  fatale  campagne,  le  plus  brave  des  soldats,  le  plus  in- 
capable des  chefs. 

La  nuit  avait  mis  fin  à  la  bataille.  Tandis  que  l'ennemi,  qui  avait 
lui-même  beaucoup  soufTert,  se  remettait  en  ordre  et  se  réparait, 

1.  C^était  le  navire  offert  à  Louis  XV,  en  1762,  par  le  corps  de  ville  de  Paris. 


470  LOUiS  XVI.  [ilH] 

le  gros  de  la  flotte  française  ga^a  la  haute  mer,  puis  Saint-Do- 
mingue; mais  les  deux  vaisseaux  de  soixante-quatre  qui  a\^ient 
relâché  à  la  Guadeloupe,  ayant  repris  la  mer  sans  avoir  les  nou- 
velles du  combat,  tombèrent  dans  l'escadre  de  Hood  et  vinrent 
accroître  le  succès  des  Anglais. 

C'était  là  une  victoire  bien  consolante  pour  Tamour-propre 
anglais,  et  la  seule  journée  navale  de  cette  guerre  où  les  résultats 
eussent  été  tout  à  fait  décidés.  Mais  ce  n'était  là  pourtant  qu'une 
victoire  défensive.  La  Jamaïque  était  sauvée  ;  mais,  loin  que  les 
Antilles  françaises  ou  espagnoles  fussent  livrées  aux  vainqueurs, 
les  Anglais  ne  crurent  pas  môme  pouvoir  essayer  de  reprendre 
leurs  îles  conquises  par  les  Français.  Les  trophées  de  leur  triomphe 
leur  échappèrent  :  un  des  vaisseaux  pris,  le  César,  avait  sauté,  la 
nuit  d'après  la  bataille,  avec  son  équipage  et  les  Anglais  qui  Foc- 
cupaicnt.  Le  vaisseau  amiral  français  la  Ville-de-Paris  et  un  autre 
navire,  envoyés  des  Antilles  en  Angleterre,  furent  abîmés  par  une 
tempête  avec  deux  vaisseaux  anglais  qui  les  accompagnaient.  Un 
quatrième  de  nos  vaisseaux  devenus  anglais  fut  coulé  par  deux 
frégates  françaises;  un  cinquième  périt  bientôt  par  un  coup  de 
mer.  Il  ne  resta  guère  aux  vainqueurs  de  trophée  que  Tamiral 
captif,  qu'ils  expédièrent  à  Londres.  Les  populations  britanniques 
firent  de  véritables  ovations  au  vaincu,  dont  elles  rehaussaient  la 
valeur  avec  une  orgueilleuse  générosité  pour  rehausser  leur 
"propre  gloire.  De  Grasse  ne  comprit  pas  assez  le  vrai  sens  des 
acclamations  qu'on  lui  prodiguait  et  s'y  prêta  avec  une  vanité  pué- 
rile, soutenant  mal  la  dignité  de  son  malheur.  L'opinion,  en 
France,  lui  en  devint  d'autant  plus  sévère*. 

L'opinion  nationale  avait  soutenu  chez  nous  ce  revers  avec  fer^ 
meté.  On  vit  se  renouveler  le  grand  mouvement  qui  s'était  mani- 
festé après  les  derniers  désastres  maritimes  de  la  guerre  de  Sept 
Ans.  De  larges  souscriptions  s'ouvrirent  dans  les  corps  et  parmi 
les  particuliers  pour  réparer  les  pertes  de  notre  marine.  Le  corps 
de  ville  de  Paris  donna  l'exemple  en  oflrant  un  vaisseau  de  ligne 
au  roi.  On  assure  que  les  souscriptions  s'élevèrent  à  une  somme 

1.  Hist.  de  la  dernière  guerre,  t.  III,  p.  217-244.  —  Hiit.  des  troubles  de  l'Amérique 
anglaise,  t.  IV,  p.  61-71.  —  L.  Guérin,  Uist.  niantime,  t.  II,  p.  517-52G.  —  Âdolphas, 
Règne  de  George  lit,  liv.  XIJII. 


11781-1782J  DE  GRASSE.  474 

suffisante  pour  la  construction  de  quatorze  vaisseaux*.  L'attitude 
de  la  marine  française  en  Amérique  répondit  aux  manifestations 
énergiques  de  la  nation.  Notre  marine  était  si  peu  abattue,  qu*elle 
fit  plusieurs  expéditions  offensives.  Le  capitaine  La  Peyrouse, 
depuis  si  célèbre  par  son  grand  voyage  et  sa  fin  tragique  et  mys- 
térieuse, détaché  avec  une  escadrille,  détruisit  les  établissements 
anglais  de  la  baie  d*Hudson,  entrepôt  du  commerce  des  pelle- 
teries'. Un  autre  détachement  s'empara  des  tles  Turques,  îlots 
remplis  de  riches  salhies,  à  l'extrémité  sud -est  de  l'archipel 
des  Lucayes.  Les  Espagnols,  de  leur  côté,  prirent  les  îles  de 
Bahama. 

Nos  alliés  tinrent  loyalement  leurs  engagements  :  les  proposi- 
tions du  nouveau  ministère  anglais,  arrivées  aux  États-Unis  en 
même  temps  que  la  nouvelle  de  la  défaite  de  l'amiral  de  Grasse, 
furent  repoussées  sans  hésitation  par  le  congrès,  et  toutes  les  as- 
semblées des  Treize  États  déclarèrent  ennemi  de  la  patrie  qui- 
conque proposerait  de  traiter  sans  le  concours  de  la  France^.  Les 
Anglais  n'en  évacuèrent  pas  moins  Savannah  et  Charles-Town 
pour  se  concentrer  à  New-York. 

La  Hollande  avait  également  rejeté  les  offres  de  traité  séparé  que 
l'Angleterre  lui  adressait  par  l'intermédiaire  de  la  Russie,  infidèle 
à  la  neutralité  armée.  ^ 

En  Europe,  les  opérations  n'eurent  cette  année  d'activité  que 
sur  un  seul  point.  Une  fois  Minorquesreconquise,  lacour  d'Es^ 
pagne  n'eut  plus  qu'une  pensée,  recouvrer  à  tout  prix  Gibraltar, 
bloqué  depuis  trois  ans,  ravitaillé  plusieurs  fois,  mais,  néanmoins, 
réduit  à  de  dures  épreuves.  Le  parti  le  plus  sage  semblait  être  de 
compléter  le  blocus  et  de  mettre  à  profit  la  supériorité  des  flottes 
combinées  pour  tâcher  d'empêcher  tout  nouveau  secours.  Les 
Espagnols  perdirent  patience.  Leurs  premiers  ouvrages  de  siège 
avaient  été  détruits  dans  une  vigoureuse  sortie  de  la  garnison 
(novembre  1781)  ;  ils  les  rétablirent,  les  agrandirent.  Une  attaque 
de  vive  force  fut  résolue  contre  l'inabordable  rocher  de  Gibraltar. 

1.  Hiit.  de  la  dernière  gtterre,  t.  III,  p.  246. 

2.  Il  eut  rhumanité  d'épagner  un  magasin  rempli  de  vivresi  afin  que  les  Anglais 
qui  s^étaient  enfuis  dans  les  bois  retrouvassent  de  quoi  subsister.  —  Hiit,  de  la  der- 
nière guerre^  t.  III,  p.  422. 

3.  Hitt,  det  troubles  de  l'Amérique  anglaiee,  t.  IV,  p.  76. 


il%  LOUIS  XVI  [i7WJ 

Deux  princes  français,  le  comte  d'Artois  et  le  duc  dé  Bourbon, 
accoururent  pour  assister  à  ce  grand  spectacle.  Du  côté  de  la  terre, 
une  immense  batterie  de  plus  de  deux  cents  pièces  d'artillerie 
s'étendait  dans  toute  la  largeur  de  la  presqu'île.  Du  côté  de  la  mer, 
iix  batteries  flottantes,  gros  vaisseaux  rasés,  blindés  d'énormes 
pièces  de  bois  que  revotaient  du  liège  et  des  cuirs  verts,  et  munis  de 
réservoirs  d'eau  à  l'intérieur,  portaient  cent  cinquante-cinq  canons 
et  mortiers,  et  devaient  être  soutenus  par  une  flottille  de  canon- 
nières et  par  la  grande  flotte  franco-espagnole. 

La  flotte,  commandée  par  le  vieux  Cordova,  arriva  le  12  sep- 
tembre, au  nombre  de  quarante-cinq  vaisseaux  de  ligne,  après 
avoir  enlevé  sur  sa  route  un  grand  convoi  anglais  destiné  pour 
le  Canada  et  Terre-Neuve.  Le  lendemain,  un  déluge  de  feux  se 
croisèrent  sur  Gibraltar.  Le  détroit  retentit,  tout  un  jour  et  toute 
une  nuit,  de  cette  tempête  d'artillerie  qui  porta  l'effroi  jusque 
chez  les  populations  du  Maroc.  L'orage  passa  en  vain.  Vers  la 
terre,  les  myriades  de  projectiles  lancés  par  les  assaillants  frap- 
pèrent inutilement  les  rocs  creusés  dans  lesquels  se  cachaient  les 
canons  ennemis.  Vers  la  mer,  l'attaque  fut  mal  concertée.  Le 
mouillage  avait  été  mal  reconnu.  Une  partie  des  batteries  flot- 
tantes touchèrent  sur  des  bas-fonds.  Les  autres  furent  mal  postées. 
Les  moyens  inventés  pour  les  garantir  des  boulets  rouges  se  trou- 
vèrent insuffisants.  Elles  furent  incendiées,  les  unes  par  l'ennemi, 
les  autres  par  leurs  équipages,  obligés  de  les  abandonner  sous  le 
feu  des  Anglais,  qui  abîma  la  plupart  de  ces  malheureux.  La 
flotte,  par  des  incidents  de  mer,  n'avait  pu  prendre  part  à 
l'action. 

Après  cette  malheureuse  journée,  on  reprit  le  blocus;  mais  la 
mer  favorisa  encore  les  Anglais.  A  la  suite  d'une  tempête  qui  avait 
maltraité  et  écarté  la  flotte  combinée,  l'amiral  Hov^re,  arrivé  d'An- 
gleterre avec  trente-quatre  vaisseaux  de  ligne,  parvint  à  franchir 
le  détroit  et  à  ravitailler  de  nouveau  Gilbraltar.  La  flotte  franco- 
espagnole  ne  put  le  joindre  que  lorsqu'il  avait  déjà  repassé  le 
détroit.  L'avant-garde  des  confédérés,  commandée  par  La  Motte- 
Piquet,  canonna  vivement  et  endommagea  l'arrière-garde  anglaise, 
mais  l'amiral  Eovfe  évita  une  affaire  générale  et  regagna  les 
mers  britanniques  (10-21  octobre). 


11782]  ATTAQUE   DE  GIBRALTAR.  473 

L'année  1782,  si  mal  commencée  pour  les  Anglais,  leur  était 
devenue  relativement  heureuse,  car,  dans  l'état  de  leurs  affaires, 
c'était  du  bonheur  que  de  se  défendre  avec  succès  et  de  cesser  de 
perdre.  Cette  année  avait  coûté  de  grandes  pertes  d'hommes  et  de 
matériel  aux  Espagnols  et  aux  Français  :  quinze  vaisseaux  de  ligne 
et  quatre  frégates;  les  Anglais  n'avaient  perdu  que  quatre  vais- 
seaux et  six  frégates. 

Ce  n'était  déjà  plus  au  grand  ministère,  héritier  de  lord  North, 
que  profitait  ce  demi-retour  de  fortune.  Ce  cabinet,  si  riche  en 
célébrités,  s'était  dissous  en  moins  de  quatre  mois,  pour  des 
questions  de  personnes  :  Fox,  Burke,  Sheridan,  étaient  sortis  du 
ministère,  et,  par  une  de  ces  singulières  combinaisons  qui  ne 
sont  pas  rares  dans  le  gouvernement  parlementaire,  s'étaient  coa- 
lisés avec  leur  ancien  ennemi,  lord  North,  contre  lord  Shelbume 
et  les  autres  ministres  en  fonction,  parmi  lesquels  venait  de 
prendre  place  le  jeune  William  Pitt,  tête  et  cœur  de  fer,  vieux  poli- 
tique à  vingt-trois  ans,  aussi  fort  de  volonté,  plus  constamment 
habile  aux  affaires  et  moins  magnanime  que  son  père. 

Les  succès  des  Antilles  et  de  Gibraltar  ne  devaient  pas  suffire 
pour  rassurer  l'Angleterre,  ni  pour  imposer  silence  au  désir  de 
paix  qui  se  produisait  depuis  quelque  temps  chez  elle  avec  énergie. 
On  savait  qu'une  colossale  expédition  franco-esp||nole  s'apprêtait 
pour  le  commencement  de  1783;  on  ignorait  où  elle  irait  fondre, 
et,  cette  fois,  l'étoile  de  Rodney  pouvait  pâlir  :  une  seule  défaite 
eût  été  irréparable.  Pendant  ce  temps,  les  conquêtes  de  l'Inde,  qui 
promettaient  de  remplacer  l'empire  perdu  par  l'Angleterre  en 
Amérique,  étaient  gravement  compromises.  Le  génie  de  la  France, 
qui  s'était  retiré  avec  Dupleix  de  ces  riches  contrées,  y  revenait 
menaçant  avec  Suffren. 

Dans  l'intervalle  de  la  paix  de  1763  à  la  guerre  d'Amérique,  la 
domination  britannique  dans  l'Inde,  malgré  un  échec  partiel 
contre  Haïder,  avait  pris  des  proportions  énormes.  La  Compagnie 
anglaise,  maltresse  du  Bengale  et  des  Circars  maritimes  en  son 
propre  nom,  comme  feudataire  du  fantôme  impérial  de  Delhi  et 
du  soubahdar  de  Dekhan ,  maîtresse  du  Camatic ,  au  nom  du 
nabab ,  son  protégé  ou  plutôt  son  esclave,  régnait  en  despote  sur 
tout  le  littoral  de  l'est;  elle  dominait  le  centre  du  haut  Indoustan, 


474  LOCIS  XVL  tl779-l7«ll 

en  usant  à  son  profit  les  derniers  restes  de  Fantorité  da  Grand 
Mogol,  et  le  centre  de  la  presqu'île,  en  substituant  son  influence  à 
celle  qu'avait  exercée  autrefois  notre  Bussi  sur  le  soubahdar  du 
Dekhan;  elle  était,  enfin,  très-fortement  établie  sur  la  côte  de 
Fouest.  n  ne  lui  restait  plus  que  deux  adversaires  sérieux  :  dans 
Fouest  et  le  centre,  Fempire  des  Habrattes ,  renaissance  de  FInde 
antique  parmi  la  dissolution  de  la  grande  monarchie  mogole, 
féodalité  de  kchatryas  (la  caste  militaire)  gouvernée  par  un  con- 
seil de  brahmanes  ;  et,  dans  le  sud ,  la  monarchie  guerrière  de 
Maîssour,  improvisée  par  le  musuhnan  Haîder-Ali. 

Au  commencement  de  1779,  un  corps  d'armée  anglo-indien, 
qui  s'était  porté  sur  Pounah,  capitale  des  Mahrattes,  est  cerné  et 
obligé  de  capituler.  A  ce  signal,  le  vieux  Haîder-Ali,  en  paix  avec 
les  Anglais  depuis  dix  ans,  reprend  les  armes,  s'allie  aux  Mahrattes 
et  au  soubahdar  du  Dekhan,  et  se  jette  sur  le  Camatic.  Quelques 
centaines  d'aventuriers  français,  débris  des  fameuses  bandes  de 
Bussi,  marchent  joyeusement  contre  FAnglais  sous  les  étendards 
du  sultan  de  Maîssour.  Après  des  incidents  que  nous  n'avons  point 
à  décrire,  le  9  septembre  1780,  la  moitié  de  Farmée  anglaise  du 
Camatic  est  détruite  dans  les  bois  de  Condjeveram.  Presque  toute 
cette  vaste  nababie  de  Camatic,  et  la  capitale,  Arcate,  tombent  au 
pouvoir  de  Haid|jr-Ali.  Dans  le  courant  de  Fannée  suivante  (1781], 
une  grande  révolte  éclate  dans  la  vUU  sainte  des  brahmanes,  à 
Bénarès,  contre  les  tyrans  du  Gange  :  Fatroce  gouvernement  de 
Warren  Hastings  avait  poussé  à  bout  ces  paisibles  populations*. 
Qu'une  expédition  française  eût  débarqué  en  ce  moment  sur 
la  côte  de  Coromandel,  la  puissance  anglaise  eût  été  anéantie 
dans  le  Carnatic  et  dans  les  Gircars,  et  bien  entamée  partout 
ailleurs. 

Sartine  et  Montbarrei  n'envoyèrent  pas  un  soldat  dans  FInde! 


1.  Sons  lord  Clive,  ane  immense  famine,  non  pas  causée,  mais  aggravée  par  li 
barbare  avidité  des  spéculateurs  anglais,  avait  fût  périr  des  millions  d'honmies.  On 
a  cherché  à  justiBer  personnellement  lord  Clive  d*une  manière  assez  spécieuse;  mats 
on  n*a  pu  trouver  d'excuses  pour  Hastings,  bien  que  quelques  historiens  le  traitent 
avec  une  inexplicable  indulgence  :  son  génie  politique  est  incontestable  ;  mais  sa  mo- 
ralité était  celle  d'un  chef  de  chauffeur».  V.  dans  VHistoire  de  la  fondation  dt  VEmpirt 
anglaii  dans  F  Inde,  par  M.  Barchou  de  Penhoën  (t.  III,  liv.  IX),  ces  hideuses  his- 
toires de  femmes  et  de  vieillards  torturés  pour  leur  arracher  leurs  trésors  ! 


1177917881  L'INDE.    HAIDER-ALI.  475 

Sartine  envoya  à  rile-de-France,  de  1779  à  1780,  cinq  vaisseaux 
de  ligne,  dont  un  fut  pris  en  route.  Il  était  absurde  d'expédier  des 
vaisseaux  sans  troupes  de  débarquement.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
chef  d'escadre  qui  commandait  à  rile-de-France  pouvait,  du  moins, 
agir  dans  les  mers  de  l'Inde,  où  les  Anglais  n'eurent  d'abord  que 
deux  vaisseaux  et  n'en  comptèrent  six  qu'à  la  fin  de  1779  ;  mais  ce 
chef  d'escadre  était  ce  même  Tronjoli  qui  avait  honteusement 
abandonné  le  valeureux  Bellecombe  dans  Pondichéri.  Il  ne  se 
montra  même  pas  sur  les  côtes  indiennes,  et,  en  1780,  il  partit, 
remettant  le  commandement  au  capitaine  d'Orves,  brave  homme, 
mais  malade,  usé  de  corps  et  de  tête.  Il  semblait  qu'on  choisît 
tout  exprès  pour  l'Inde  les  officiers  et  les  navires  hors  de  service. 
M.  d'Orves  ne  parut  sur  la  côte  de  Goromandel  qu'en  février  1781. 
L'escadre  anglaise  était  au  Malabar.  Haïder  accourut  au  bord  de 
la  mer  pour  s'entendre  avec  les  Français.  On  pouvait  tout  tenter. 
L'armée  anglaise  avait  évacué  Pondichéri  pour  se  retirer  à  Gou- 
delour,  où  Haïder  la  resserrait;  Madras  était  à  découvert,  gardé 
par  cinq  cents  invalides.  D'Orves  ne  voulut  ni  opérer  avec  son 
escadre,  ni  débarquer  les  garnisons  de  ses  vaisseaux  pour  renfor- 
cer les  auxiliaires  français  de  Haïder,  et  s'en  retourna  à  l'Ile-de- 
France  ^  Haïder,  délaissé,  continua  vaillamment  la  lutte  et  livra 
jusqu'à  trois  batailles  en  trois  mois  aux  Anglais,  qui  avaient  reçu 
des  secours  considérables  du  Bengale  (juillet-septembre  1781). 
Trois  fois  il  fut  contraint  de  céder  le  champ  de  bataille  à  la  disci- 
pline européenne  ;  mais  l'ennemi  ne  put  jamais  ni  lui  enlever 
son  artillerie,  ni  l'empêcher  de  se  reformer  et  de  se  maintenir 
dans  le  Camatic. 

Les  Anglais  eurent  ailleiurs  des  succès  plus  fructueux.  De  no- 
vembre 1781  à  janvier  1782,  ils  s'emparèrent  de  Negapatnam  et 
des  autres  établissements  hollandais  de  la  côte  de  Goromandel , 
puis  de  Trinquemalé ,  le  meilleur  port  de  l'île  hollandaise  de 
Ceylan.  Les  Mahrattes,  cependant,  étaient  en  pleine  négociation 
avec  le  conseil  suprême  de  Calcutta,  qui  leur  offrait  une  paix 
avantageuse,  et  Haïder  lui-même,  ne  comptant  plus  sur  les  Fran- 

1.  Jfeni.  mss.  du  vicomte  de  Souillac,  aux  Archives  de  la  Marine, cités  par  M.  Ch.  Cu- 
nat,  Hiat.  du  bailli  de  Suffren,  p.  86;  1852.  —  M.  de  Souillac  était  gouverneur  de  l'Ile- 
de-France. 


476  LOUIS  XVI.  (i7gl-17W| 

çais,  se  disposait  à  traiter,  lorsque  enfin  arriva  dans  ces  mers  un 
homme  décidé  à  employer  toutes  les  forces  de  son  héroïque  génie 
pour  empêcher  la  puissance  anglaise  de  se  raffermir  :  c'était  k 
bailli  deSuFFREN*. 

Le  nouveau  ministre  Castries,  plus  résolu  qu'éclairé^  n'avait 
pas  vu  assez  vite  la  nécessité  de  réparer  le  temps  perdu  par  l'enYm 
de  troupes  de  terre  dansTInde;  mais,  du  moins,  il  avait  eu  le  bon 
sens  d'écouter  d'Estaing  sur  le  choix  du  chef  à  donner  aux  forces 
navales  qu'il  expédiait  en  Orient.  Le  brave  amiral  reconmnauda 
instamment  un  de  ses  anciens  capitaines  de  vaisseau,  dans  lequel 
il  avait  reconnu  l'étoffe  d'un  grand  chef  d'armée.  Suffren  fut  placé 
à  la  tête  de  cinq  vaisseaux  de  ligne  ^  chargés  de  protéger  contre 
les  Anglais  l'importante  colonie  hollandaise  du  Cap  de  Bonne- 
Espérance,  puis  d'opérer  dans  les  mers  indiennes.  Une  escadre 
anglaise  de  cinq  vaisseaux  de  ligne ,  trois  frégates,  dix  vaisseaux 
de  la  Compagnie  des  Indes,  etc.,  était*  partie  pour  la  même  desti- 
nation. La  possession  du  Cap  devait  être  le  prix  de  la  course,  et 
les  vaisseaux  anglais,  tous  doublés  en  cuivre ,  étaient  meilleurs 
voiliers  que  les  nôtres.  Suffren  rencontre  l'ennemi  aux  lies  do 
Cap  Vert,  l'attaque  audacieusement  dans  la  rade  portugaise  de 
Praya  (île  de  San-Yago)  (16  avril  1781),  jette  le  désordre  dans 
l'expédition  anglaise,  gagne  les  devants,  va  mettre  en  défense  le 
Gap  de  Bonne-Espérance,  y  laisse  des  soldats,  se  porte  à  l'Ile-de- 
France,  décide  son  supérieur,  le  chef  d'escadre  d'Orves,  à  tâcher 
de  réparer  la  déplorable  retraite  du  mois  de  février  passé,  et  part 
avec  lui  pour  l'Inde,  emportant  la  meilleure  partie  de  la  garnison 
de  rile-de-France,  près  de  trois  mille  soldats  que  le  zélé  gouver- 
neur Souillac  leur  confie  sans  ordre  du  ministère. 

L'escadre  débute  dans  les  mers  de  l'Inde  par  enlever  un  vais- 
seau de  cinquante.  Les  vents  protègent  contre  les  Français  les  six 
vaisseaux  de  l'amiral  Hughes,  qui  se  réfugient  dans  la  rade  de 
Madras,  y  sont  ralliés  par  trois  des  vaisseaux  que  Suffren  a  com- 
battus à  Praya ,  puis  ressortent  bravement  pour  offrir  le  com- 


1.  On  l'avait  appelé  le  commandeur,  puis  le  bailli,  à  cause  de  ses  grades  succes- 
sifs dans  Vordre  do  Maite. 

2.  Sans  frégates,  faute  impardonnable  du  ministère.  Une  armée  sans  troupes 
légères! 


[17821  SUFFREN.  417 

bat.  Les  Anglais  ont  neuf  vaisseaux  contre  douze,  mais  en  beau- 
coup meilleur  état  que  les  nôtres.  Suffren  commande  en  chef  : 
d'Orves  vient  de  mourir  à  bord,  expiant  ainsi  noblement  des 
fautes  dues  à  TaCTaissement  de  la  maladie.  Si  Suffren  eût  été  bien 
secondé ,  Tescadre  anglaise  eût  été  probablement  détruite  ;  mais 
la  mollesse  ou  le  mauvais  vouloir  de  la  moitié  des  capitaines, 
mécontents  de  se  voir  commander  par  un  officier  moins  ancien 
qu'eux,  rend  la  victoire  indécise  (17  février  1782).  Ces  infernales 
jalousies  étaient  la  honte  et  le  fléau  de  notre  marine.  Les  Anglais 
toutefois  semblent  se  reconnaître  vaincus  en  s*éloignant  du  champ 
de  bataille,  et  Suffren  atteint  son  but  en  empêchant  Haïder  de 
traiter  avec  l'ennemi  *,  et  en  débarquant  à  Porto^Novo  les  troupes 
chargées  de  coopérer  avec  le  héros  musulman  ;  puis  il  retourne 
chercher,  sur  la  côte  de  Ceylan,  l'escadre  anglaise  renforcée  de 
deux  vaisseaux.  Le  même  jour  que  de  Grasse  est  vaincu  et  pris 
aux  Antilles  (12  avril  1782),  Suffren  livre  un  second  et  terrible 
combat  à  Edward  Hughes  :  la  mauvaise  conduite  de  deux  vais- 
seaux Fempéche  d'obtenir  un  succès  complet,  et  un  orage  sépare 
les  deux  escadres.  L'Anglais  évite  un  nouvel  engagement.  Sur  ces 
entrefaites,  Suffren  reçoit  du  ministère  l'ordre  de  retourner  à 
rne-de-France.  Sa  retraite  eût  anéanti  l'éclatant  effet  moral  de  ses 
exploits.  Il  désobéit  généreusement,  quoiqu'il  n'ait  ni  port  pour 
s'abriter,  ni  gréements  pour  se  réparer,  presque  plus  de  muni- 
tions ni  d'argent.  Son  génie  et  le  dévouement  passionné  des  ma- 
telots, bien  étrangers  aux  indignes  calculs  de  certains  de  leurs 
chefs ,  suppléent  à  tout. 

Ce  n'était  plus  néanmoins  en  vue  d'un  honteux  abandon  que  le 
ministre  avait  voulu  rappeler  Suffren  à  l'Ile-de-France  :  c'était 
afin  de  concentrer  une  force  imposante  dans  cette  île,  choisie 
conune  point  d'attaque.  Le  ministre  avait  pris  une  résolution  qui, 
trois  ans  plus  tôt,  aurait  eu  des  résultats  immenses  :  il  envoyait 
dans  l'Inde  un  homme  dont  le  nom  fascinait  encore  toutes  les 
imaginations  et  eût  pu  valoir  une  armée,  le  lidèle  compagnon  de 
Dupleix,  Bussi-Castelnau.  Bussi,  nommé  commandant  en  chef, 
arriva  à  l'Ile-de-France  le  31  mai  1782  et  s'y  arrêta  pour  attendre 

1.  Le  lendemain  du  combat  naval  (18  février  ;,  Tippou-Saëb,  fiU  de  Uaïder-Ali, 
avait  détruit  un  corps  anglo-indien  dans  le  Taadjaoor. 


478  LOUIS  XVI.  .  1178Î1 

les  renforts  promis  par  le  cabinet  de  Versailles.  Mais  il  y  eut  du 
malheur  ou  de  l'imprudence  dans  les  mesures  adoptées  :  deux 
convois  considérables,  trop  faiblement  escortés,  furent  pris  au 
sortir  de  la  Manche  ou  rejetés  vers  les  ports  de  France  (décem- 
bre 1781  —  avril  1782).  Bussi,  malade,  dévoré  d'impatience  et 
d'inquiétude,  envoya  provisoirement  à  Suffren  tout  ce  dont  il 
pouvait  disposer,  deux  vaisseaux,  une  frégate  et  quelques  soldats. 
Suffren  venait  d'avoir  un  troisième  choc  contre  l'amiral 
Hughes.  Aussi  mal  secondé  sur  terre  que  sur  mer,  il  avait  pressé 
en  vain  le  commandant  des  troupes  débarquées  de  reprendre  la 
clef  du  beau  pays  de  Tandjaour,  Negapatnam,  enlevé  par  les 
Anglais  à  la  Hollande.  Ce  commandant  avait  mieux  aimé  s'em- 
parer de  Goudelour,  place  mal  située  et  qui  n'offrait  qu'une 
simple  rade  foraine,  et  Suffren  s'était  résolu  d'assaillir  lui-môme 
Negapatnam  avec  le  concours  de  Haïder-Ali.  D  fallait  auparavant 
battre  l'escadre  anglaise  qui  couvrait  cette  place.  Suffren  l'attaque 
avec  vigueur;  onze  vaisseaux  contre  onze  mieux  équipés;  car  le 
capitaine  du  douzième  vaisseau  français,  un  peu  avarié,  déserte 
honteusement  la  ligne  de  bataille.  Un  autre  capitaine,  dont  le 
vaisseau  de  soixante-quatre  est  aux  prises  avec  un  anglais  de 
soixante-quatorze,  amène  son  pavillon  :  deux  de  ces  officiers  bleus  *, 
que  dédaignait  la  vanité  des  officiers  du  Grand-Corps,  s'élancent 
vers  leur  lâche  commandant ,  le  forcent  de  faire  relever  le  pavil- 
lon ,  font  continuer  le  feu  et  sauvent  le  navire.  L'ignominie  de  ce 
capitaine  est  bien  effacée  par  l'héroïsme  de  Cuverville ,  qui  sou- 
tient ,  avec  un  bâtiment  de  cinquante  canons ,  l'effroyable  feu  de 
deux  vaisseaux  de  soixante-quatorze  et  de  soixante-quatre,  et, 
haché  lui-même ,  désempare  le  plus  fort  de  ses  ennemis.  Quant  à 
Suffren ,  il  est  digne  de  luinnème,  c'est  tout  dire.  Il  se  multiplie, 
assaillant  tour  à  tour  l'ennemi  ou  couvrant  nos  vaisseaux  en  péril. 
Une  partie  de  l'escadre  anglaise  a  molli  :  Hughes  se  retire ,  mais 
il  regagne  le  mouillage  de  Negapatnam,  et  Suffren  n'est  pas  assez 
complètement  vainqueur  pour  effectuer  son  projet  (6  juillet  1782). 
n  se  dédommage  par  la  reprise  de  l'autre  établissement  hollan- 
dais, Trinquemalé,  et  conquiert  enfin  un  excellent  port  dont  la 

1.  Officiers  de  port,  employés  comme  auxiHaires  avec  brevet  pour  la  campag^nc. 


1178«1  SUFFREN.  479 

possession  change  tout  à  fait  la  situation  des  deux  partis  dans  ces 
mers  (25-31  août).  Edward  Hughes  arrive  trop  tard  au  secours  : 
il  ne  trouve,  à  la  vue  de  Trinquemalé  perdu,  qu'une  quatrième 
bataille  (3  septembre).  Treize  vaisseaux  de  ligne  français,  deux 
de  cinquante  et  quarante  canons,  et  trois  bâtiments  légers, 
attaquent  douze  vaisseaux  de  ligne  et  six  bâtiments  légers.  Tou- 
jours mômes  fautes,  ou  plutôt  même  trahison.  Suffren,  un  mo- 
ment abandonné  au  centre  du  combat,  avec  deux  vaisseaux 
contre  cinq  ou  six,  voit  tomber  sous  un  ouragan  de  fer  son  grand 
mât  et  son  pavillon  amiral.  Un  hwrra  de  triomphe  s'élève  du  vais- 
seau amiral  anglais.  «  Des  pavillons  !  des  pavillons  !  »  s'écrie 
Suffren  ;  a  qu'on  en  mette  tout  autour  du  Héros  '  !  »  L'équipage 
tout  entier,  partageant  l'héroïsme  désespéré  de  son  chef,  vomit 
les  boulets  et  la  mitraille  par  tous  les  sabords  :  trois  vaisseaux 
anglais  sont  criblés,  hachés  par  ce  furieux  effort;  l'avant-garde 
française  dégage  enfin  son  amiral,  et  les  Anglais  battent  en 
retraite  à  la  nuit. 

Cette  journée  sanglante  retarda  les  projets  des  Anglais  contre 
Goudelour;  mais  elle  eût  dû  avoir  bien  d'autres  conséquences. 
Le  chef  de  l'odieuse  cabale  qui  avait  failli  causer  la  perte  de 
Suffren  se  rendit  à  demi  justice  en  demandant  à  repartir  pour  la 
France  avec  ses  complices ,  et  l'escadre  en  fut  enfin  purgée  ;  mais 
le  mal  qu'ils  avaient  fait  paraissait  irréparable.  Hs  avaient  empê^ 
ché  Suffren  de  fixer  la  fortune.  Les  forces  françaises  diminuaient: 
deux  de  nos  vaisseaux  se  perdirent  par  des  accidents  de  mer  ;  les 
Anglais ,  au  contraire ,  reçurent  cinq  vaisseaux  de  renfort ,  et  les 
Hollandais,  dont  nous  avions  sauvé  ou  recouvré  les  colonies,  ne 
nous  portaient  aucun  secours  :  une  escadre  de  sept  vaisseaux  res- 
tait immobile  à  Batavia;  un  autre  armement,  au  Gap  !  Les  ch^ 
hollandais  étaient  paralysés  par  l'incurable  perfidie  du  stathou- 
der,  que  le  parti  républicain  avait  affaibli  sans  l'abattre. 

Les  vents,  si  souvent  favorables  à  nos  rivaux,  vinrent 
cette  fois  à  notre  aide.  Un  ouragan  désempara  l'escadre  enne- 
mie, au  moment  où  elle  faisait  voile  de  Madras  pour  Bombay 
(15  octobre),  et  la  mit  hors  de  combat  pour  plusieurs  mois. 

1.  Nom  de  son  vaisseau. 


480  LOUIS   XVI.  [178a-t7S3] 

SuCTren  ne  put  profiter  du  malheur  d'Edward  Hughes  :  il  avait 
donné  rendez-vous  à  Bussi  en  rade  d'Achem  (île  de  Sumatra), 
pour  revenir  ensemble  attaquer  Madras,  de  concert  avec  Haîder- 
Ali;  mais  les  troupes,  qui  avaient  enfin  rejoint  Bussi  à  rDe-de- 
France,  étaient  tellement  ravagées  par  une  épidémie,  et  les  vais- 
seaux qui  les  convoyaient  se  trouvaient  en  si  mauvais  état,  que 
la  jonction  de  Bussi  et  de  Suffren,  au  lieu  de  se  faire  à  Achem  en 
novembre,  ne  put  s'opérer  que  le  10  mars  1783  sur  la  côte  de 
Geylan.  Dans  cet  intervalle  avait  eu  lieu  un  bien  funeste  événe- 
ment :  un  des  plus  fiers  et  des  plus  profonds  génies  qu'ait  enfan- 
tés rOrient  avait  disparu  de  ce  monde  :  Halder-Ali  n'était  plus 
(7  décembre  1782).  Coup  terrible  pour  la  cause  française  et  pour 
Suffren  !  Ces  deux  grands  hommes  s'étaient  compris  et  comp- 
taient entièrement  l'un  sur  l'autre. 

Bussi  et  Suffren  n'avaient  plus  qu'à  soutenir  de  tous  leurs 
efforts  le  fils  de  Haïder,  Tippou-Saeb,  héritier,  sinon  de  son 
génie,  au  moins  de  son  courage  et  de  sa  haine  contre  l'Angle- 
terre. Mais  la  situation  était  bien  changée  lorsque  Bussi  débarqua 
à  Goudelour,  le  15  mars  1783,  avec  deux  mille  cinq  cents  soldats. 
Tippou ,  qui ,  au  moment  de  la  mort  de  son  père,  achevait  d'enle- 
ver le  Tandjaour  aux  Anglais,  avait  été  obligé  d'abandonner  cette 
belle  conquête  et  de  quitter  le  Camatic  pour  voler  au  secours  des 
possessions  maïssouriennes  de  l'ouest.  Les  Anglais,  tranquilles 
du  côté  des  Mahrattes,  qui  venaient  de  conclure  définitivement  la 
paix  à  la  nouvelle  de  la  mort  de  Haïder,  avaient  dirigé  de  Bom- 
bay mie  puissante  diversion  contre  les  provinces  maïssouriennes 
de  Malabar  et  de  Canara.  Presque  toute  celle  côte  était  rapide- 
ment tombée  en  leur  pouvoir,  et  l'intérieur  du  Maïssour  était 
entamé.  Tippou,  en  marchant  vers  le  Malabar,  n'avait  pu  lais- 
ser qu'une  dizaine  de  mille  hommes  en  Carnatic  pour  tenir  la 
campagne  avec  les  Français.  Bussi,  très-inférieur  en  forces  aux 
Anglais ,  ne  th*a  peut-être  pas  même  tout  le  parti  possible  de  ce 
qu'il  avait  de  ressources  :  vieilli,  tourmenté  par  la  goutte,  affaibli 
par  les  suites  de  l'épidémie  qui  l'avait  atteint  à  l'Ile-de-France, 
ce  n'était  plus  l'éclatant  et  infatigable  compagnon  de  Dupleix  :  il 
ne  lui  restait  plus  guère  que  son  courage.  11  se  laissa  refouler 
sur  Goudelour  pai*  le  général  anglais  Stuart,  qui  avait,  à  la  vcritù. 


(1783]  SUFFREN  ET  BUSSI.  481 

près  de  vingt  mille  soldats  réguliers ,  dont  quatre  mille  Anglais , 
contre  neuf  à  dix  mille,  dont  deux  mille  deux  cents  Français. 

Le  13  juin,  un  furieux  combat  fut  livré  sous  les  murs  de  Gou- 
delour.  Devant  le  canon,  Bussi  se  retrouva.  Incapable  de  se  tenir 
à  cheval,  il  se  fit  porter  partout  en  palanquin  au  plus  fort  du 
péril.  Les  Anglais  perdirent  mille  à  douze  cents  hommes  et  ne 
purent  forcer  les  lignes  fançaises.  Durant  la  nuit,  cependant,  sur 
la  nouvelle  que  Tennemi  allait  mettre^  en  batterie  des  masses 
d'artillerie,  Bussi  fit  évacuer  les  dehors  de  la  place  et  se  renferma 
dans  Goudelour.  La  place  se  trouva  bloquée  entre  Tarmée  de 
Stuart  et  l'escadre  d'Ed¥rard  Hughes,  enfin  revenu  de  Bombay. 

Elle  ne  le  fut  pas  longtemps.  Dès  le  lendemain  du  combat ,  les 
sentinelles  du  rempart  signalèrent  SufTren  au  large.  Le  16  juin, 
par  de  savantes  évolutions,  SuCTren  parvint  à  écarter  l'escadre 
anglaise  et  à  se  mettre  en  communication  avec  Goudelour.  Les 
deux  escadres  manœuvrèrent  quatre  jours  encore  en  vue  de  la 
ville  et  des  deux  armées.  Ce  fut  le  20  seulement  qu'elles  enga- 
gèrent leur  cinquième  bataille  depuis  seize  mois  !  Les  Anglais 
avaient  à  la  fois  la  supériorité  du  nombre  et  celle  de  l'arme- 
ment :  seize  vaisseaux  de  ligne  et  deux  de  cinquante ,  contre 
treize  vaisseaux  de  ligne,  deux  de  cinquante  et  un  de  quarante. 
Mais,  ce  jour-là,  tous  firent  leur  devoir  à  bord  de  notre  flotte. 
Sur  l'ordre  de  Suflren,  tous  nos  vaisseaux  approchèrent  l'ennemi 
à  portée  de  pistolet.  Ce  fait  suffit  pour  faire  entrevoir  tout  ce  que 
la  journée  eut  de  terrible.  Parmi  tant  d'incidents  tragiques  et 
glorieux,  il  faut  citer  l'héroïsme  du  Flamand,  vaisseau  de  cin- 
quante, qui,  après  avoir  beaucoup  souffert  et  perdu  son  capitaine 
dès  le  commencement  de  l'action,  attaque  et  force  à  la  retraite 
un  vaisseau  de  quatre-vingts  qui  voulait  couper  notre  ligne.  Les 
Anglais  plient,  serrés  de  près,  sous  les  volées  incessantes  de  l'ar- 
tillerie qui  les  désempare  :  les  ténèbres  viennent  couvrir  leur 
retraite;  l'amiral  Hughes  échappe  à  un  nouveau  combat  par  la 
supériorité  de  sa  marche,  et  va  se  réfugier  à  Madras.  SufTren 
reparaît  triomphant  le  23  juin  devant  Goudelour  et  débarque  les 
garnisons  des  vaisseaux,  aux  cris  d'allégresse  de  l'armée,  qui 
réclame  l'attaque  des  lignes  anglaises  dès  le  lendemain.  On 
reproche  à  Bussi  d'avoir  hésité  et  de  n'avoir  autorisé,  le  25» 
XVI.  31 


48t  LOUIS  XYL  [1783) 

qu'une  sortie  partidle ,  qui  fat  mal  conduite  et  que  rennemi 
repoussa.  Malgré  ce  petit  succès,  coupée  d'arec  la  mer,  ayant  en 
face  d'elle  une  garnison  renforcée  et  pleine  d'ardeur,  harcelée 
sur  ses  derrières  par  plusieurs  milliers  de  cayaliers  malssouriens 
qui  lui  coupaient  les  Tivres,  l'armée  anglaise  était  très-compro- 
mise.  Sa  défaite  ne  paraissait  qu'ajournée.  Les  nouvelles  étaient 
excellentes  pour  les  Français.  Des  convois  français  et  hollandais 
allaient  arriver  de  rae-de-Prance.  Tippou-Saéb,  digne  de  son 
père,  venait  de  prendre  dans  Bednore  le  gros  des  forces  anglaises 
qui  avaient  ravagé  le  Malabar  avec  une  cruauté  et  une  rapacité 
indignes  d'une  armée  civilisée.  Notre  cause  se  relevait  dans 
llnde.  Tout  pouvait  se  réparer  encore. 

Sur  ces  entrefaites,  le  29  juin,  une  frégate  anglaise  apporte  à 
SufTren  et  à  Bussi  une  autre  nouvelle.  La  paix  était  conclue  ;  l'Inde 
restait  définitivement  aux  mains  de  l'Angleterre  en  compensation 
de  l'Amérique  perdue  '  !.. 

De  1779  à  1781,  l'Autriche  et  la  Russie  avaient  fait  quelques 
tentatives  pour  ofirir  leur  médiation  aux  puissances  belligérantes; 
tentatives  sans  résultat ,  l'Angleterre  ayant  décliné  toute  négocia- 
tion où  les  colonies  rebelles  seraient  admises  :  Joseph  II  et  Cathe- 
rine, qui  rêvaient  ensemble  le  partage  de  l'empire  othoman,  ne 
souhaitaient  sans  douté  pas  bien  sincèrement  que  la  paix  rendit 
aux  puissances  maritimes  le  loisir  de  traverser  leurs  projets; 
mais  la  Russie  suivait  son  inclination  à  se  mêler  de  tout,  et 
l'Autriche  tendait  à  renouer  ses  vieilles  relations  avec  l'Angle- 
terre*. 

Le  vieux  Maurepas  mourut ,  sur  ces  entrefaites  (  1 4  novembre 

1.  Sur  les  campâmes  de  Vlnde,  V.  Hist,  du  bailli  de  Suffrenj  par  Ch.  Canat; 
Rennes,  1852.  —  Hist.  de  la  fondation  de  Fempire  anglais  dans  rinde,  par  Bait^on  de 
Penhoën,  1. 111,  liv.  X-XI.  —  Le  dernier  des  grands  marins  de  Tancienne  France 
fut  blessé  morteUement  en  duel,  le  8  décembre  1788,  par  on  courtisan,  le  prince  de 
Mirepoiz,  dont  il  ayait  traité  les  neveux,  officiers  de  marine,  avec  une  sévérité  méri 
tée.  La  cause  de  sa  mort  fut  tenue  cachée.  —  V.  Ch.  Cunai,  p.  345. 

2.  Joseph  II  essaya  même  de  détacher  TEIspagne  de  la  France  en  lui  offrant  de  lui 
faire  rendre  Gibraltar  (août  1780).  Charles  III  repoussa  loyalement  cet  app4t.  — 
Soulavie,  Mém,  du  régne  de  Louis  XVI,  t.  V,  p.  59,  diaprés  un  mémoire  trouvé  dans 
les  papiers  de  Louis  XVI.  —  Suivant  W.  Coze  {Hist,  d^ Espagne  sous  les  Bourbons, 
t.  V),  le  cabinet  espagnol  aurait  été  moins  scrupuleux  et  eût  volontiers  traité,  si 
les  Anglais  eussent  offert  sérieusement  Gibraltar. 


781-1782]  NÉGOCIATIONS.  483 

781  ),  ayant  fait  tout  le  mal  qu'il  pouvait  faire  à  la  France ,  en 
battant  Necker  après  Turgot.  Sa  mort,  qui,  plus  tôt  arrivée,  eût 
té  un  grand  bien,  ne  fut  qu'un  événement  insignifiant  :  les  choses 
arent  après  lui  ce  qu'elles  eussent  été,  lui  vivant.  Personne  ne  le 
emplaça  complètement  auprès  du  roi  :  la  principale  influence 
assa  toutefois  au  ministre  des  affaires  étrangères,  Vergennes, 
m  hérita  du  titre  de  chef  du  conseil  des  finances.  Vergennes,  loin 
'être  capable  de  porter  le  fardeau  de  premier  ministre,  n'était 
las  même  à  la  hauteur  des  grandes  circonstances  dans  son  mi- 
listère  particulier.  On  ne  tarda  pas  à  en  faire  l'épreuve. 

Au  mois  de  mars  1782,  dans  les  derniers  jours  du  cabinet  de 
3rd  North,  ce  ministre,  ployant  sous  les  revers  de  la  campagne 
irécédente,  avait  envoyé  un  agent  à  Paris  pour  sonder  le  gouver- 
lement  français.  Les  pourparlers  furent  continués  au  nom  du 
louveau  cabinet  qui  remplaça  lord  North,  et  qui,  cependant,  prê- 
tant le  contre-pied  du  ministre  déchu,  avait  songé  d'abord  à 
raiter  avec  l'Amérique  et  la  Hollande,  en  continuant  la  guerre 
ontre  la  maison  de  Bourbon.  Également  repoussé  à  Paris  par 
Illustre  plénipotentiaire  des  États-Unis,  par  Franklin  (15  avril), 
i  en  Amérique  par  le  congrès  même  (mai),  le  ministère  anglais 
e  résigna  à  entamer  à  Paris  une  négociation  simultanée  avec  la 
'rance,  l'Espagne,  l'Amérique  et  la  Hollande.  Louis  XVI,  ou  plutôt 
L  de  Vergennes ,  dans  une  note  à  l'envoyé  anglais ,  accepta  pour 
Mise  le  traité  de  Paris,  sauf  les  changements  dont  on  conviendrait, 
intre  autres  points,  relativement  aux  Indes-Orientales,  à  l'Afrique, 
L  la  pêche  de  Terre-Neuve  et  à  un  traité  de  commerce.  Il  ne 
Murlait  pas  spécialement  des  Antilles.  Ce  point  de  départ  était 
iuble  et  promettait  peu  :  accepter  pour  base  le  déplorable  traité 
le  1763! 

La  modification  survenue  dans  le  ministère  anglais,  la  retraite 
le  M.  Fox  et  de  ses  amis  (fin  juin  1782)  ne  changea  pas  la  marche 
le  la  négociation.  Les  intérêts  de  la  France  y  furent  bien  molle- 
nent  soutenus.  Le  plus  vif  et  le  plus  long  débat  porta  sur  ceux  de 
'Espagne.  Charles  III  réclamait  opiniâtrement  Gibraltar.  L'An- 
gleterre défendit  la  citadelle  du  grand  détroit  par  la  diplomatie 
:omme  par  les  armes;  néanmoins  le  principal  ministre,  lord  Shel- 
)ume,  finit  par  se  montrer  disposé  à  céder ,  mais  au  prix  de  la 


434  LOUIS  XVI.  l"Wl 

restitution  de  Minorque  et  des  Plorides  et  d'énormes  concessions 
dans  les  Antilles  ;  puis  il  s'effraya  d'abandonner  Gibraltar,  même 
pour  une  telle  rançon,  et  offrit  à  la  place  la  cession  de  Minorque 
et  des  Florides.  L'Espagne  accepta. 

Il  n'y  eut  avec  le  cabinet  français  de  difficulté  grave  que  sur 
un  point,  sur  l'Ile  de  la  Dominique.  Louis  XVI,  poussé  par  quel- 
ques-uns des  ministres,  notamment  par  Gastries,  montra  d'abord 
quelque  fermeté.  Jamais  on  n'eût  dû  céder  sur  cette  question.  La 
Dominique,  si  heureusement  conquise,  n'avait  d'importance  que 
.  comme  position  offensive  contre  les  riches  lies  de  la  Guadeloupe 
et  de  la  Martinique.  Lord  Shelbume  refusa  d'y  renoncer.  Il  fallait 
accepter  son  refus  et  faire  une  dernière  campagne.  Toutes  les 
chances  étaient  pour  nous.  Une  immense  flotte  franco -espagnole 
se  rassemblait  à  Cadix  pour  opérer  au  commencement  de  1783. 
D'Ëstaing,  le  chef  favori  du  soldat  et  du  matelot,  enfin  rappelé  à  la 
tète  de  nos  armées,  allait  commander  soixante-six  vaisseaux  de 
ligne  et  vingt-quatre  mille  soldats  de  débarquement,  avec 
La  Fayette  pour  major-général.  Cet  ouragan  d'hommes  et  de  vais- 
seaux devait  fondre  d'abord  sur  la  Jamaïque,  puis  remonter  au 
Canada  et  à  Terre-Neuve,  et  une  escadi'e  de  dix  vaisseaux  devait 
se  détacher  pour  les  Indes -Orientales.  La  Hollande,  s'arrachant 
aux  intrigues  du  stathouder,  était  enfin  en  mesure  de  prendre 
part  sérieusement  à  la  guerre  d'Asie.  L'Angleterre  n'avait  pas  les 
forces  nécessaires  pour  repousser  un  si  terrible  choc,  et  tout 
semblait  lui  annoncer  de  grands  revers  dans  l'Inde  et  peut-être 
la  perte  de  ce  qui  lui  restait  en  Amérique,  îles  et  continent*. 

Lord  Shelbume  connaissait  les  périls  de  l'Angleterre,  mais  il 
connaissait  le  désir  immodéré  de  paix  qu'avait  laissé  transpirer 
M.  de  Vergennes^.  Il  eut  gain  de  cause  !  Louis  XVI  consentit  à 
restituer  la  Dominique,  et  George  m  annonça  au  parlement  bri- 
tannique l'espoir  d'une  prochaine  paix. 

Un  incident  faillit  tout  renverser.  A  la  fin  de  novembre,  les 

1.  Mém.  de  La  Fayette,  t.  Il,  p.  3  et  Boiv.  —  Soulavie,  Règne  de  Louis  XVI,  t.  Y, 
p.  12-26.  —  Flaasan,  t.  VU,  p.  362. 

2.  M  Si  votre  cour  eût  moins  annoncé  le  désir  de  terminer  la  guerre ,  elle  au- 
rait obtenu  de  nous  de  plus  grands  sacrifices.  »  Paroles  de  lord  Shelbume  à 
M.  de  Bouille,  citées  dans  le  Mémoire  au  roi,  ap.  Soulavie,  Règne  de  Louie  XVI, 
t.  V,  p.  17. 


[178Î-1788]  NÉGOCIATIONS.  485 

commissaires  américains,  Franklin,  J.  Adams,  J.  Jay,  H.  Laurens, 
signèrent  à  Paris  des  préliminaires  de  paix  avjec  le  plénipoten- 
tiaire anglais  Oswald,  au  lieu  d'attendre,  conune  il  avait  été  con- 
venu, que  le  traité  de  la  France  fût  achevé  pour  signer  en  même 
temps.  A  cette  nouvelle,  lord  Richmond,  le  jeune  Pitt  et  la  plupart 
des  membres  du  cabinet  anglais  voulurent  rompre  la  négociation 
avec  la  France  et  offrir  contre  elle  une  étroite  alliance  aux  Amé- 
ricains. L'esprit  chimérique  de  lord  Richmond  et  la  haine  pas- 
sionnée dont  le  second  Pitt  avait  hérité  contre  la  France  les  aveu- 
glaient sur  le  précipice  où  ils  entraînaient  l'Angleterre.  Lord 
Shelbume  se  jeta  en  travers  avec  une  énergie  désespérée  et  les 
arrêta*.  Ils  n'avaient  pas  voulu  voir  qu'une  clause  capitale  des 
préliminaires  avec  les  États-Unis  statuait  que  les  conventions 
n'auraient  leur  effet  qu'après  la  paix  de  la  France  conclue,  c'est- 
à-dire  que  les  Américains  poursuivraient  la  guerre  jusqu'à  ce  que 
leurs  alliés  eussent  satisfaction.  L'Amérique  était  si  peu  dans  les 
dispositions  rêvées  par  les  Anglais,  que  le  secrétaire  d'État  des 
affaires  étrangères  aux  ÉUits-Unis,  Livingston,  blâma  fort  le 
manque  de  bienséance  dont  s'étaient  rendus  coupables  les  plénipo- 
tentiaires, comme  le  reconnut  Franklin,  qui  avait  a  cédé  trop 
facilement  à  ses  collègues^.  »  Quant  à  l'idée  d'une  ligue  avec 
l'Angleterre  contre  la  France,  idée  qui  était  certes  bien  loin  de  la 
pensée  de  Franklin  et  de  ses  collègues,  elle  eût  été  huée  dans  le 
congrès. 

Les  préliminaires  de  paix  entre  la  France  et  l'Angleterre  et 
entre  l'Angleterre  et  l'Espagne  furent  signés  le  10  janvier  1783. 
Le  parlement  les  accueillit  par  un  violent  orage.  Lord  Shelbume 
paya  de  sa  place  le  service  qu'il  avait  rendu  à  son  pays  en  obte- 
nant des  conditions  de  paix  bien  moins  désavantageuses  que  la 
situation  ne  le  comportait,  mais  bien  éloignées  de  ce  traité  de 
1763,  auquel  l'orgueil  britannique  eût  voulu  enchaîner  l'histoire. 
La  singulière  coalition  Fox  et  North  entra  au  pouvoir,  mais 
se  garda  bien  de  refuser  la  ratification  du  pacte  qu'eUe  avait 

1.  Garden,  HUt.  des  Traités  de  paix^  t.  IV,  p.  329. 

2.  Lettre  de  M.  de  Vergennes,  citée  par  P.  Chasles;  art  Franklin;  Ikfmê  du  Dtux 
Mondeê,  t.  XXVI,  p.  294;  1841.  Cette  étude  sar  Franklin,  très-pea  bienveillante  et 
plus  spirituelle  qu'exacte,  doit  être  lue  avec  beaucoup  de  précaution. 


486  LOUIS  XYL  [i7tt 

blâmé.  Des  points  secondaires  sur  Finterprétation  de  quelques 
articles  relatifs  à  TEspagne,  mais  surtout  la  transaction  avec  la 
Hollande,  retardèrent  de  plusieurs  mois  les  traités  définitifs.  Le 
cabinet  de  Versailles  avait  eu  le  tort  de  conclure  les  prélimi- 
naires avant  que  les  intérêts  de  la  Hollande  fussent  réglés, 
tort  moins  grave ,  comme  procédé ,  que  celui  des  conunissaires 
américains  envers  la  France,  puisque  les  obligations  n'étaient  pas 
les  mêmes,  mais  plus  grave  en  fait  par  les  conséquences.  L'An- 
gleterre, trop  sûre  que  le  cabinet  de  Versailles  ne  rouvrirait  pas  les 
hostilités,  fut  inflexible  dans  ses  prétentions  contre  la  Hollande,  et 
il  fallut  que  celle-ci  se  résignât  à  ouvrir  la  mer  des  Moluques  au 
commerce  anglais  et  à  céder  Negapatnam,  la  meilleure  rade  de  la 
côte  de  Coromandel. 

On  signa  les  traités  définitifs  le  3  septembre  1783. 

L'Angleterre  reconnaissait  la  pleine  indépendance  des  États- 
Unis  d'Amérique ,  retirait  ses  troupes  de  New-York  et  des  autres 
points  du  territoire  américain  qu'elles  occupaient  encore,  recon- 
naissait pour  limites  aux  États-Unis  la  rivière  de  Sainte-Croix,  les 
montagnes  qui  séparent  le  bassin  du  Saint-Laurent  des  bassins  des 
rivières  nord -américaines,  les  grands  lacs,  le  Mississipi  jusqu'au 
trente  et  unième  degré  de  latitude  nord.  Au  midi  de  cette  lati- 
tude, comme  à  l'ouest  du  Mississipi,  l'Angleterre  ne  réservait  ses 
droits  que  pour  les  céder  à  l'Espagne.  Les  Américains  avaient 
la  pèche  libre  à  Terre-Neuve  et  dans  le  golfe  du  Saint -Laurent. 

L'Angleterre  restitue  à  la  France  les  îles  de  Saint-Pierre  et  de 
Miquelon,  en  toute  propriété,  c'est-à-dire  sans  renouveler  l'inter- 
diction de  les  fortifier,  stipulée  dans  le  traité  de  1763.  La  France 
renonce  au  droit  de  pèche  sur  la  partie  de  la  côte  orientale  de 
Terre-Neuve  entre  le  cap  Bona-Vista  et  le  cap  Saint- Jean,  et 
l'acquiert  sur  la  partie  de  la  côte  occidentale  entre  le  Port-à-Choix 
et  le  Cap  Ray,  transaction  extrêmement  désavantageuse;  car  la 
côte  orientale  de  Terre-Neuve,  qui  fait  face  au  Grand -Banc  et 
au  large,  est  bien  meilleure  pour  la  pêche  que  le  Uttoral  de 
l'ouest*. 

L  Un  exceUent  Mémoire,  adressé  à  Yergennes  parles  codsoIs  de  Saint-Malo,  aTait 
pourtant  très-bien  renseigné  ce  ministre  sur  la  question  de  Terre-Neuve.  —  Y.  oe 
Mémoire  dans  SonlaTie,  Règnt  de  LouU  2  F/,  t.  Y,  p.  387. 


11783]  PAIX  AVEC  L'ANGLETERRE.  487 

L'Angleterre  rend  à  la  Fiance,  dans  les  Antilles,  l'Ile  de  Sainte- 
Lucie  et  renonce  à  Tabago.  La  France  rend  la  Grenade  et  les 
Grenadins,  Saint -Vincent,  la  Dominique,  Saint- Christophe, 
Nieves ,  Montserrat.  L'Angleterre  renonce  au  Sénégal  et  à  ses  dé- 
pendances (Podor,  Galam,  Arguin,  Portendick),  et  restitue  Gorée, 
que  les  Français  avaient  évacuée  pour  se  concentrer  à  Saint-Louis- 
du-Sénégal  et  que  les  Anglais  avaient  occupée.  La  France  garantit 
à  l'Angleterre  le  fort  Saint-James  et  la  Gambie.  Les  Anglais  ont  la 
liberté  de  faire  la  traite  de  la  gomme,  de  l'embouchure  de  la 
rivière  Saint -Jean  jusqu'à  Portendick.  L'Angleterre  restitue  Pon- 
dichéri  et  Karikal  avec  cession  d'un  petit  territoire  alentour  ;  elle 
rend  Mahé  ;  elle  rend  Chandemagor,  «  avec  la  liberté  de  l'entou- 
rer d'un  fossé  pour  l'écoulement  des  eaux  »  (quelle  grâce!...),  et 
les  comptoirs  français  d'Orixa,  de  Surate,  etc.  Elle  promet  aux 
Français  le  rétablissement  du  libre  commerce,  tel  que  le  faisait 
l'ancienne  Compagnie  française  des  Indes.  «  Il  est  convenu  que  si, 
dans  le  terme  de  quatre  mois ,  les  alliés  respectifs  (  dans  l'Inde  ) 
n'ont  pas  adhéré  à  la  présente  pacification  ou  fait  leur  accommo- 
dement séparé,  il  ne  leur  sera  plus  donné  aucune  assistance  directe 
ou  indirecte,  b 

C'était  l'abandon  complet  du  sultan  de  Maïssour  * . 

L'Angleterre  consent  à  l'abrogation  de  la  défense  de  fortifier 
Dunkerque  et  de  rétablir  le  port.  L'afTront  des  vieux  jours  de 
Louis  le  Grand  est  du  moins  eflacé  par  la  France  rajeunie. 

Les  deux  couronnes  conviennent  de  conclure  un  traité  de  com- 
merce avant  le  l**^  janvier  1786  ^. 

L'Angleterre  cède  Minorque  et  les  deux  Florides  à  l'Espagne. 
L'Espagne  rend  les  îles  de  Bahama. 

La  Hollande  cède  Negapatnam  et  promet  de  ne  pas  gêner  la 
navigation  anglaise  dans  les  mers  orientales  (mers  des  îles  à 
épices),  si  longtemps  monopolisées  par  les  Hollandais'. 

Malgré  tout  ce  qu'on  pouvait  dire  sur  cette  paix ,  qui  ne  répa- 
rait pas  suffisamment  les  calamités  de  1763,  la  France  avait 

1.  Tippou-Saëb  continua  bniTement  1a  latte  et  obtint  une  paix  honorable. 

-2,  Tous  les  exemplaires  du  traité  furent  rédigés  en  français,  <«  sans  tirer  à  consé- 
^nence.  » 

3.  y.  les  traités  dans  VHiit,  des  troubles  ds  l'Amérique  anglcÀu,  par  Soulès,  t.  IV, 
pièces. 


488  LOUIS  XVL  [i788l 

accompli  une  bien  grande  œuvre  :  la  philosophie  du  xvinr  siècle 
avait  eu  sa  croisade,  plus  heureuse  que  celles  du  moyen  âge.  Il  en 
sortait  un  phénomène  nouveau  dans  le  monde  politique.  Jusqu'ici 
Ton  n'avait  guère  vu  extirper  radicalement  l'aristocratie  que  par 
le  despotisme  :  l'aristocratie ,  c'est-à-dire  la  Uberté  de  quelques- 
uns,  se  perdait  dans  l'égalité  de  la  servitude.  Quand  cette  liberté 
partielle,  disons- le  en  passant,  disparait  de  telle  sorte  que  la 
liberté  ne  soit  plus  nulle  part,  nous  ne  voyons  pas  ce  qu'y  gagne 
la  dignité  ni  le  progrès  du  genre  humain.  L'Amérique  donnait  le 
premier  grand  exemple  contraire  :  l'exemple  de  la  liberté  dans 
l'égalité,  de  la  vraie  démocratie,  succédant  à  la  liberté  aristocra- 
tique; première  et  triomphante  application  de  la  théorie  du  droit 
selon  le  xviii»  siècle.  Ailleurs,  sur  un  sol  moins  préparé  et  formé 
d'éléments  plus  complexes ,  cette  théorie,  rapportée  d'Amérique 
aux  lieux  de  son  origine  par  nos  chevaliers  de  la  liberté ,  exigera 
de  bien  plus  terribles  efforts  et  n'obtiendra  que  des  succès  bien 
plus  disputés  et  plus  douloureux,  dans  son  œuvre  dix  fois  renver- 
sée et  dix  fois  recommencée!... 

La  France  avait  accompli  les  devoirs  de  sa  mission  providen- 
tielle :  ses  intérêts  moraux,  les  intérêts  de  sa  gloire  et  de  ses  idées', 
étaient  satisfaits.  Les  intérêts  de  sa  puissance  matérielle  avaient 
été  mal  défendus  par  son  gouvernement;  le  seul  avantage  solide 
qu'elle  eût  obtenu ,  c'était  d'avoir  ôté  aux  Anglais  Minorque,  ce 
frein  de  Toulon,  bien  plus  dangereux  pour  nous  dans  leurs  mains 
que  Gibraltar.  La  raison  sérieuse  alléguée  par  Vergennes  pour 
hâter  la  paix  avait  été  l'état  des  finances.  Dès  le  27  septembre  1 780, 
il  écrivait  au  roi  que  c  la  situation...  alarmante  semblait  ne  lais- 
ser de  ressource  que  la  paix  la  plus  prompte.  »  Necker  avait  relevé 
encore  une  fois  le  crédit  public  au  commencement  de  1781,  par 
un  coup  d'éclat  dont  nous  reparlerons,  et  il  eût  encore  trouvé  les 
moyens  de  soutenir  la  campagne  de  1783  ;  mais  la  funeste  cabale 
qui  avait  renversé  Turgot  n'avait  pas  tardé  d'abattre  Necker  à  son 
tour,  et  Vergennes  avait  été  un  des  membres  les  plus  actifs  de 
cette  cabale.  La  rechute  des  finances  était  donc  sa  condamnation. 
«  Les  dépenses,  disait -il  au  roi,  sont  un  abîme  qu'on  ne  peut 
sonder  ^» 

1.  Flassan,  t.  VU,  p.  361.  -—  L'Angleterre  était,  de  son  côté,  dans  une  extrême 


11783]  GRANDE  OEUVRE  DE  LA  FRANGE.  489 

C'est  dans  cet  abîme ,  en  effet ,  que  va  s'engloutir  la  monarchie, 
pour  n'avoir  pas  su  le  combler  à  temps  en  y  jetant  les  privilèges. 

La  guerre  d'Amérique  a  tout  à  la  fois  ajourné  et  préparé  la 
Révolution  ;  elle  a  donné  momentanément  un  dérivatif  extérieur 
aux  sentiments  les  plus  énergiques  de  la  France;  mais  ces  senti- 
ments nous  reviennent,  précisés  »  fortifiés  par  l'aspect  des  faits 
plus  puissants  que  les  livres  et  que  les  théories  *,  en  même  temps 
que  les  grandes  charges  de  la  guerre,  alourdissant  le  char  de 
l'État,  que  n'allège  point  par  compensation  une  réforme  radicale, 
accélèrent  l'impulsion  qui  le  précipite  sur  la  pente  fatale. 

détresse  :  sa  dette  annuelle  avait  monté  de  4  millions  1/2  sterling  à  9  millions  1/2; 
l'impôt  foncier  et  les  autres  impôts  étaient  énormes.  —  L'Angleterre  avait  perdu , 
depuis  le  commencement  de  la  guerre ,  seize  vaisseaux  de  cinquante  à  cent  dix 
canons,  et  quarante- neuf  frégates  ou  corvettes  de  ving^  à  quarante  canons;  la 
France,  dix-neuf  vaisseaux  ei  vingt-neuf  frégates  et  corvettes.  Y.  la  liste  dans  VHiit. 
de  Suffren,  par  Ch.  Cunat,  pièces  justifie,  no  32.  —  La  gn^crre  avait  coûté  à  la  France 
plus  de  1,200,000,000;  à  l'Angleterre,  plus  du  double. 

1.  La  présence  de  Franklin  à  Paris,  personnifiant  la  République  sous  une  forme 
si  respectable,  exerça  une  grande  influence  morale.  Nos  philosophes,  en  discutant 
avec  lui  dans  Paris  la  constitution  américaine,  se  préparaient  à  discuter  les  lois  futures 
de  la  Révolution  française.  Un  publiciste  royaliste ,  Mallet-Dupan ,  nous  a  conservé 
nn  grand  mot  que  Franklin,  dit-il,  répéta  pins  d'une  fois  à  se*  élèves  de  Paris  :  u  Celui 
qui  transporterait  dans  l'état  politique  les  principes  du  christianisme  primitif  chan- 
gerait la  face  du  monde.  » 


LIVRE    CV 


LOUIS  XVI(sa/r£). 


Ministère  de  Neckek.  État  financier  de  la  France  sons  Necker  et  ses  mom- 
seurs,  jusqu'en  1783.  —  Améliorations  économiques  et  judiciaiies.  Assembléei 
proTinciales.  Compta  rendu  des  finances.  Démission  de  Necker. —  Réaction.  Mort  de 
Maurepas.  Calonne  appelé  aux  finances.^  Mœu&s,  id^es,  lbttseb  et  scibhcb 
après  la  guerre  d'Amérique.  —  La  société  de  la  reine.  Le  Mariage  de  Figaro,  — 
Bernardin  de  Saint-Pierre.  —  Lagrange.  Layoisier.  Les  aérostats.  Condoroet— 
Mouvement  mystique.  Mesmer.  Saint-Martin.  Franc-^naçonnerie.  —  Mirabeau. 


1778  —  1789. 

Il  a  été  nécessaire  d'ajourner  l'exposé  des  opérations  intérieures 
de  Necker,  pour  ne  pas  interrompre  le  récit  des  événements  mili- 
taires. Il  faut  maintenant  résumer  ces  opérations  pour  arriver  à 
présenter  sous  ses  divers  aspects  la  situation  de  la  France  après  la 
paix  de  1783. 

Depuis  son  entrée  aux  finances  jusqu'à  l'ouverture  des  hostilités 
contre  l'Angleterre ,  nous  avons  vu  Necker  travailler  à  ramener 
l'ordre  dans  là  comptabilité,  à  préparer  la  réforme  des  sinécures 
et  des  gaspillages  de  la  maison  du  roi ,  la  réforme  de  la  percep- 
tion des  impôts,  la  réforme  des  hôpitaux.  Une  fois  la  guerre  enga- 
gée, son  premier  devoir  et  sa  plus  vive  préoccupation  dut  être 
de  suffire  aux  frais  de  la  guerre.  Il  le  fit  par  l'emprunt,  sans 
impôts  nouveaux  et  sans  donner  aux  prêteurs  d'autre  gage, 
d'autre  assignation,  que  la  promesse  de  réduire  les  dépenses  pour 
dégager  une  partie  du  revenu.  Quoi  qu'en  aient  dit  ses  adver- 


[1778-1779]  RÉFORMES  DE  N^GKER.  491 

saires  *,  il  fit  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire  ^;  car  Timpôt»  même 
écrasant,  même  exagéré  jusqu'à  Tlmpossible,  ne  lui  eût  pas  donné 
ce  que  lui  donna  l'emprunt ,  et  la  France  se  trouvait  assurément 
dans  une  de  ces  crises  où  il  est  légitime  de  grever  l'avenir.  Necker 
emprunta,  en  pleine  guerre,  à  des  conditions  que  d'autres  mi- 
nistres, Turgot  excepté,  eussent  à  peine  obtenues  pendant  la 
paix*. 

Il  n'en  poursuivit  pas  moins  les  réformes  intérieures ,  autant 
que  la  situation  le  lui  permit.  S'il  fit  peu  de  grandes  choses ,  si 
rien  ne  décela  en  lui  de  vastes  plans  comme  ceux  de  Turgot ,  on 
doit  reconnattre  du  moins  que  toutes  les  modifications  qu'il 
apporta  au  régime  des  finances  furent  bien  conçues.  Il  avait  com- 
mencé et  il  acheva  de  centraliser  la  comptabilité  au  trésor  royal,, 
de  manière  que  le  gouvernement  pût  se  rendre  compte  annuelle- 
ment de  ses  recettes  et  de  ses  dépenses,  ce  qui  était  devenu  depuis 
longtemps  impossible,  une  trè&-grande  partie  des  dépenses,  assi- 
gnées sur  diverses  caisses,  n'étant  pas  consignées  sur  les  regis- 
tres du  garde  du  Trésor.  Il  fit  dresser  le  tableau  général  de»^n- 
sions  :  cette  simple  mesure ,  en  révélant  au  roi  des  cumuls  et  des 
abus  de  tout  genre  dissimulés  par  la  confusion  financière,  le 
mettait  en  demeure  d'autoriser  une  réforme  que  Necker  n'osa 
pourtant  demander  immédiatement.  Necker  reprit  par  en  haut  la 
réduction  des  offices  de  finances  que  Turgot  avait  entamée  par 
enl)as.  Il  réduisit  à  douze  les  quarante -huit  receveurs-généraux 
et  leur  interdit  toute  disposition  de  fonds  sans  l'autorisation  du 
ministre;  il  fit  réduire  à  deux  les  vingt -sept  trésoriers  de  la 
guerre  et  de  la  marine ,  avec  même  interdiction ,  et  parvint  ainsi 
à  enlever  à  ces  deux  ministères  leur  indépendance  financière  vis- 
à-vis  du  ministre  des  finances.  Plus  de  cinq  cents  offices,  c*est-à- 


1.  Le  plus  violent  fat  Mirabeau.  —  V.  son  pamphlet  de  1787  :  Lettrt  tur  Pj, 
niitration  d€  M.  Necker, 

2.  Au  point  de  vue  financier;  car  il  y  a  nne  réserve  à  faire  au  point  de  vue 
moral,  quant  an  mode  employé  dans  la  plupart  de  ses  empnmts  :  les  loteries  et  les 
rentes  via^res. 

3.  Il  y  eut  toutefois  des  exceptions.  Necker  se  trompa,  ou  fot  trompé  dans  quel- 
ques-unes de  ses  combinaisons  viagères  et  tontinières  par  ses  anciens  confrères  les 
banquiers  genevois,  qui,  du  reste,  lui  procurèrent  de  très-grandes  sommes ,  Jusqn*à 
100  millions,  dit-on. 


495  LOUIS  XVI.  [1779-17M1 

dire  plus  de  cinq  cents  sinécures,  portant  privilèges  en  matières 
d'impôts,  furent  supprimés  dans  la  maison  du  roi  (  1779-1780). 

Un  arrêt  du  conseil  du  1 5  août  1 779 ,  reconnaissant  que  c  les 
nombreux  péages  établis  sur  les  grandes  routes  et  sur  les  rivières 
navigables...  droits  nés,  pour  la  plupart,  des  malheurs  et  de  la 
confusion  des  anciens  temps...  arrêtent  et  fatiguent  le  commerce, 
et  forment  autant  d'obstacles  à  la  facilité  des  échanges,  >  enjoint 
à  tous  les  propriétaires  de  ces  droits  de  communiquer  incessam- 
ment leurs  titres  au  conseil ,  afin  qu'on  puisse  préparer  le  rachat 
avec  indemnité.  —  Un  autre  arrêt  du  conseil ,  de  haute  impor- 
tance, du  9  janvier  1780,  change  profondément  l'administration 
des  impôts  indirects.  L'intention  de  c  s'affranchir  de  l'ancienne 
dépendance  des  secours  de  la  finance  >  y  est  formellement  énon- 
cée :  Necker  visait  à  n'avoir  plus  affaire  à  d'autres  financiers 
qu'aux  banquiers  souscripteurs  d'emprunts.  Le  corps  puissant 
des  fermiers  généraux  est  démembré  en  trois  compagnies  :  1<^  la 
ferme  générale,  qui  ne  conserve  que  les  traites  (douanes  extérieures 
et  intérieures),  les  gabelles  et  le  tabac;  2®  la  régie  générale,  qui  a 
les  aides  ou  droits  sur  les  boissons  et  autres  droits  sur  la  fabrica- 
tion de  divers  objets  de  commerce;  3®  V administration  générale  des 
domaines  et  droits  domaniaux^  à  laquelle  est  adjointe  la  perception 
des  droits  de  greffe  et  d'hypothèques.  Les  fermiers  généraux 
auront  droit,  outre  l'intérêt  à  5  pour  100  de  leur  cautionnement 
de  1 ,200,000  francs,  à  30,000  francs  de  fixe,  plus  à  une  part  dans 
le  produit  que  rendront  les  impôts  affermés,  au  delà  d'un  mini- 
mum qu'ils  garantissent  au  roi.  C'est  la  transition  du  système 
d'affermage  au  système  de  régie,  et  la  plus  considérable  peut-être 
des  mesures  financières  de  Necker.  L'État  y  gagna  sur-le-champ 
1 4  millions  par  an  * .  L'arrêt  du  conseil  sur  les  fermes  est  suivi 
d'une  déclaration  (13  février)  annonçant  que  la  taille,  la  capita- 
tion  et  les  accessoires  de  la  taille  ne  seront  plus  augmentés 
dorénavant  que  par  des  lois  enregistrées  dans  les  cours  supé- 
rieures. Le  roi  se  réserve  d'examiner  si  ces  impôts  sont  répartis 
dans  une  juste  proportion  entre  les  généralités;  il  annonce  pareil 
examen  pour  les  gabelles,  les  traites  et  les  aides. 

1.  DroK,  HUt,  du  rèjnê  de  Loua  XVI,  1. 1",  p.  282. 


(1779-1780]  REFORMES  DE  NECKER.  493 

Necker,  à  la  vérité,  avant  de  dicter  au  roi  la  promesse  de  ne 
plus  augmenter  sans  formes  légales  les  impôts  directs,  les  avait 
lui-même  accrus  de  5  ou  6  millions  par  les  mêmes  procédés  que 
ses  devanciers.  Il  fit  en  outre  proroger  pour  dix  ans  le  premier 
vingtième  (février  1780),  prorogea  également  les  huit  sous  pour 
livre  de  tous  les  droits  et  la  portion  des  octrois  perçue  au  profit 
du  Trésor,  se  procura  10  millions  en  autorisant  les  hôpitaux  à 
faire  des  ventes  d'immeubles  pour  en  verser  le  produit  au  Trésor 
en  échange  de  titres  de  rente,  avec  accroissement  du  dixième  tous 
les  vingt-cinq  ans,  afin  de  compenser  la  dépréciation  des  métaux. 
n  obtint  enfin  30  millions  de  rassemblée  du  clergé,  dont  16  mil- 
lions en  don  gratuit  et  14  en  prêt  remboursable  en  quatorze  ans 
sur  les  fermes  (juin  1780). 

Un  arrêt  du  conseil  qui  promettait  encore  des  ressources  assez 
notables  fut  celui  qui  ordonna  la  révision  des  domaines  engagés. 
D'après  le  principe  de  l'inviolabilité  du  domaine  royal,  le  gouver- 
nement avait  droit,  à  chaque  changement  de  règne,  de  revenir 
sur  les  concessions  faites.  Necker,  le  14  janvier  1781,  fit  enjoindre 
aux  détenteurs,  à  titre  gratuit  ou  onéreux,  de  présenter  les  titres 
et  l'état  de  leurs  possessions  dans  le  cours  de  l'année,  afin  que 
l'administration  des  domaines  fixât  la  rente  ou  le  supplément  de 
rente  qui  leur  serait  imposé,  s'ils  n'aimaient  mieux  restituer  en 
recevant  leur  remboursement.  La  plupart  des  aliénations  étaient 
des  faveurs  gratuites  ou  presque  gratuites  aux  princes,  aux  cour- 
tisans, aux  gens  en  crédit. 

Le  ministère  de  Necker  fut  signalé,  en  dehors  des  questions 
purement  financières,  par  un  certain  nombre  de  mesures  tant 
sociales  ou  économiques  que  philanthropiques,  appartenant  dii'ec- 
tement  ou  indirectement  à  l'influence  de  cet  homme  d'état;  ainsi, 
en  matière  industrielle,  la  défense  d'exporter  des  métiers,  outils 
et  instruments  servant  à  la  fabrication  (3  mars  1779),  défense 
émanant  du  système  protecteur;  le  règlement  sur  les  manufac- 
tures (5  mai  1779),  essai  d'un  régime  mixte  entre  la  réglementa- 
tion et  la  libre  concurrence.  Le  code  industriel,  a  devenu,  par  sa 
complication  et  son  ancienneté,  d'une  exécution  difficile,  »  est 
abandonné  :  chaque  ville  de  manufacture  est  invitée  à  présenter 
au  conseil  de  nouveaux  projets  de  règlements  a  adaptés  aux  temps 


494  LOUIS  XVI.  I1778.17g0] 

actuels  ;  »  les  étoffes  réglées  auront  des  marques  particulières.  En 
dehors  des  règlements,  les  fabricants  auront  la  liberté  absolue  de 
faire  des  étoffes  nouvelles  ou  différentes,  sans  autre  interdiction 
que  celle  d'y  apposer  les  marques  qui  sont  la  garantie  ofScieUe 
de  la  bonne  fabrication.  Dans  un  autre  ordre  de  choses,  il  faut 
citer  la  suppression  de  la  peine  de  mort  pour  vol  de  chevaux, 
usitée  dans  la  coutume  de  Flandre  [juillet  1778);  et  surtout  le 
célèbre  édit  d'août  1779,  portant  suppression  de  la  mainmorte  et 
de  la  servitude  personnelle  dans  les  domaines  du  roi.  Ce  n'était 
encore,  pour  les  droits  de  la  nature  et  de  l'humanité,  qu'une 
demi-victoire.  Louis  XYl,  disputé  entre  ses  bons  sentiments  et 
ses  préjugés,  craignit  de  <  blesser  les  lois  de  la  propriété,  i  s'il 
affranchissait,  par  un  coup  d'autorité,  les  serfs  des  seigneurs  en 
même  temps  que  les  siens.  Un  assez  grand  nombre  de  Français 
demeurèrent,  pour  quelque  temps  encore ,  enchaînés  à  la  glèbe 
féodale  et  même  privés  du  droit  de  se  marier  à  leur  gré  et  de 
transmettre  librement  à  leurs  enfants  le  fruit  de  leurs  travaux*. 
Les  mânes  de  Voltaire  n'eurent  pas  la  consolation  de  voir  affran- 
chir ces  serfs  du  mont  Jura,  pour  lesquels  le  vieillard  de  Femei 
avait  éloquemment  plaidé  contre  la  tyrannie  du  chapitre  de  Saint- 
Claude.  Les  moines-seigneurs  refusèrent  de  s'associer  à  la  bien- 
faisance du  roi,  à  moins  d'indemnité.  Louis  n'osa  enlever  aux 
seigneurs  que  le  droit  de  suite,  en  vertu  duquel  le  serf  de  corps 
échappé  de  la  glèbe  était  suivi  et  ressaisi  sur  terre  franche,  avec 
ses  biens  et  acquêts,  par  la  main  du  seigneur.  Les  tribunaux  avalent 
encouragé  le  faible  monarque  par  leur  exemple  ;  ils  hésitaient  à 
accueiUir  ce  droit  excessif,  contesté,  dès  le  moyen  âge,  par  les 
princes  fondateurs  de  villes  franches. 

Une  déclaration  du  24  août  1780,  qui  n'eut  pas  moins  de  reten- 
tissement, satisfit  enfin  aux  énergiques  réclamations  de  la  philo- 
sophie. La  question  préparatoire,  qu'on  infligeait  à  l'accusé  pour 
lui  arracher  l'aveu  du  crime,  fut  abolie  en  France,  trop  tard  pour 
l'honneur  de  notre  gouvernement,  car  elle  l'était  déjà  dans  plu- 
sieurs états  bien  inférieurs  en  civilisation  à  la  France.  La  question 

1.  Le  lerf  de  ténemerU  ne  pouvait  laisser  son  bien  à  ses  enfants  que  s'il  faisait 
ménage  commun  avec  eux  ;  si  l'enfant  avait  quitté  le  foyer  paternel,  le  seigneur 
héritait. 


(1778-1780)  RÉFORMES  DE  NECKER.  495 

préalable,  à  laquelle  on  soumettait  l'accusé  condamné  pour  le 
forcer  de  révéler  ses  complices,  fut  maintenue  jusqu'en  1788,  et 
encore  la  déclaration  du  i"*^  mai  1788,  qui  la  supprima,  ne  fut-elle 
définitivement  exécutée  que  par  une  loi  de  la  Constituante  (du 
9  octobre  1789).  Quelques  jours  après  l'abolition  de  la  question 
préparatoire  (30  août  1780),  une  déclaration  sur  le  régime  des 
prisons  ordonna  la  séparation  des  prévenus,  des  condamnés  et 
des  prisonniers  pour  dettes,  et  promit  la  suppression  de  tous  les 
cachots  souterrains,  ces  tristes  monuments  de  la  cruauté  des 
temps  passés. 

La  formation  d'une  commission  pour  examiner  les  demandes 
en  suppression  et  union  ou  translation  de  titres  de  bénéfices  et 
biens  ecclésiastiques  indique  que  le  clergé  contiime  à  perdre  du 
terrain  (10  mars  1780)*. 

Necker  remua  fortement  les  esprits  et  souleva  de  vives  contro- 
verses en  s'emparant  d'un  lambeau  du  plan  de  Turgot.  Nous  avons 
exposé  plus  haut  la  vaste  organisation  projetée  par  Turgot,  et  qui 
devait  partir  de  la  commune  pour  s'élever  jusqu'à  une  espèce 
d'assemblée  nationale  consultative.  Necker  laisse  la  base  et  le 
couronnement  de  l'œuvre,  et  s'en  approprie  la  partie  intermé- 
diaire en  la  dénaturant.  Un  arrêt  du  conseil,  du  12  juillet  1778, 
ordonne  la  formation,  dans  la  province  du  Berri,  d'une  assemblée 
composée  de  douze  ecclésiastiques ,  douze  gentilshommes  pro- 
priétaires et  vingt-quatre  membres  du  Tiers-État,  dont  douze 
députés  des  villes  et  douze  propriétaires  habitants  des  campagnes, 
sous  la  présidence  de  l'archevêque  de  Bourges,  <  pour  répartir  les 
impositions  (directes)  dans  la  province,  en  faire  la  levée,  diriger 
la  confection  des  grands  chemins  et  les  ateliers  de  charité,  ainsi 
que  tous  les  autres  objets  que  le  roi  jugerait  à  propos  de  confier 
à  ladite  assemblée,  i  L'assemblée  aura  une  session  d'un  mois  ou 
plus  tous  les  deux  ans;  les  suffrages  y  seront  comptés  par  tète  et 
non  par  ordre  ^;  le  roi  y  fera  connaître  ses  volontés  par  un  ou 
deux  commissaires.  Dans  l'intervalle  des  sessions,  un  bureau 


1.  Sur  tontes  ces  mesures,  Y.  les  t.  XXV  et  XXVI  des  Ànc.  Loi»  françaim^  passim, 
aux  dates  indiquées.  —  Bailli,  HiaU  financièrt  dt  la  France^  t.  II. 

2.  C'est  déjà  le  doublement  du  Titre  qui  devait  reparaître  dans  une  plus  solennelle 
occurrence^  en  89. 


496  LOUIS  XVr.  rt778-17Wl 

d'administration  suivra  tous  les  détails  relatifs  à  la  répartition  et 
à  la  levée  des  impôts,  etc.,  conformément  aux  délibérations  de 
rassemblée,  à  laquelle  11  rendra  compte.  L'aissemblée  ou  son 
bureau  ne  pourra  ordonner  aucune  dépense  sans  l'autorisation 
du  roi.  Le  roi  permet  à  l'assemblée  et  au  bureau  de  lui  faire  telles 
représentations  et  telles  propositions  qu'ils  croiront  justes  et 
utiles,  sans  que  la  répartition  et  le  recouvrement  des  impositions 
établies  ou  à  établir  puissent  éprouver  ni  obstacle  ni  délai.  L'in- 
tendant de  la  province  pourra  prendre  connaissance  des  délibéra- 
tions de  l'assemblée  et  du  bureau  toutes  les  fois  qu'il  le  croira 
convenable.  La  manière  définitive  de  procéder  aux  élections  de 
l'assemblée  sera  réglée  ultérieurement  ;  pour  la  première  fois, 
le  roi  nommera  seize  personnes  qui  en  proposeront  trente-deux 
autres  à  l'approbation  de  Sa  Majesté  * . 

Par  le  règlement  définitif,  le  nombre  des  membres  fut  modifié  : 
le  clergé  n'en  forma  plus  que  le  cinquième  au  lieu  du  quart,  et  il 
fut  statué  que  l'assemblée  se  renouvellerait  partiellement  par  ses 
propres  choix,  approuvés  du  roi. 

On  voit  combien  il  y  avait  loin  de  ces  assemblées  fondées  sur 
la  distinction  des  trois  ordres  aux  municipalités  de  Turgot,  où  l'on 
n'eût  figuré  qu'à  litre  de  citoyen  propriétaire. 

La  pensée  de  Necker  était  d'appliquer  successivement  à  toute  la 
France  l'essai  tenté  dans  le  Berri  et  de  faire  sortir  des  mains  des 
intendants  et  de  leurs  subdélégués  l'administration  de  l'impôt  et 
des  intérêts  locaux,  pour  la  remettre  aux  représentants  plus  ou 
moins  directs  des  contribuables.  L'innovation,  toute  boiteuse  et 
incomplète  qu'elle  était,  fut  généralement  bien  accueillie.  On 
voyait  avec  joie  ébranler  le  régime  des  intendants,  cette  grande 
machine  de  despotisme  et  d'aplatissement  universels. 

L'assemblée  du  Berri  rendit  quelques  services;  elle  obtint  que 
la  corvée  fût  remplacée  par  une  augmentation  de  la  taille  et  de  la 
capitatiou.  Gela  ne  valait  pas  la  mesure  de  Turgot;  ce  n'était  plus 
l'égalité  devant  l'impôt,  mais  cela  valait  toujours  mieux  que  la 
corvée.  Les  généralités  de  Grenoble,  de  Montauban,  de  Moulins, 
demandèrent  et  obtinrent  aussi  bientôt  leurs  assemblées  provin- 

v 
1.  Ane.  Lois  françaises^  t.  XXV,  p.  354. 


(1779-17801  ASSEMBLÉES  PHOVIINCIALES.  497 

ciales  (27  avril,  11  juillet  1779;  19  mars  1780.)  Une  autre  généra- 
lité, apparemment  par  l'organe  des  personnes  mêmes  que  le  pou- 
voir avait  désignées,  refusa  l'assemblée  provinciale  qu'on  lui  offrait, 
parce  que  cet  établissement  purement  consultatif  dérogeait  au 
droit  des  citoyens  de  voter  l'impôt.  On  dit  qu'il  y  eut  des  provinces, 
au  contraire,  où  les  notables  choisis  par  le  gouvernement  décla- 
rèrent que,  si,  de  la  concession  qu'accordait  le  roi,  il  résultait 
quelque  trouble  dans  l'ordre  public ,  la  concession  devrait  être 
révoquée*.  Cette  timidité  était  fort  exceptionnelle  dans  l'esprit  du 
temps. 

L'établissement  des  assemblées  provinciales  ne  pouvait  pas 
précisément  trouble)-  l'ordre  public,  mais  pouvait  causer  des  em- 
barras et  des  tiraillements,  si  l'on  n'arrivait  pas  jusqu'à  l'assemblée 
générale  de  Turgot.  On  pouvait  compter  que  les  administrations 
provinciales,  n'étant  pas  mises  face  à  face  les  unes  des  autres  dans 
une  grande  assemblée,  fatigueraient  le  gouvernement  de  leurs 
doléances ,  chacune  dans  le  but  de  soulager  ses  administrés  aux 
dépens  des  provinces  voisines,  et  qu'on  ne  saurait  à  qui  entendre. 

Durant  les  derniers  mois  de  1780,  des  embarras  bien  autrement 
imminents  pressaient  Necker.  Sa  bonne  veine  en  matière  d'em- 
prunts semblait  épuisée.  Il  n'avait  obtenu  dans  toute  l'année  que 
21  millions  des  prêteurs,  et,  encore,  par  l'intermédiaire  et  grâce  à 
la  garantie  des  pays  d'États  ;  il  s'était  vu  réduit  à  anticiper  de 
155  millions  sur  les  receltes  des  huit  années  à  venir,  la  pire  de 
toutes  les  espèces  d'emprunts^.  L'opinion  flottait,  le  crédit  s'épui- 
sait. Necker  ressaisit  l'une  et  releva  l'autre  par  un  grand  coup.  Il 
démontra  au  roi  que  confiance  et  publicité  sont  inséparables  ; 
que,  dès  qu'on  faisait  de  l'emprunt  sa  principale  ressource,  il 
fallait  ouvrir,  ou  du  moins  enlr'ouvrir  aux  yeux  du  public  ce 
secret  des  finances  jusqu'alors  enfermé  avec  un  soin  si  jaloux  dans 
les  cartons  du  contrôle  général'.  Bref,  il  obtint  de  Louis  XVI  la 

1.  MonthioD,  Particularités  sur  lês  ministres  des  finances,  p.  252-253. 

2.  La  dépense  de  1780  s'éleva  à  615,848,000  fr.  —  BaiUi,  Uist.  financière,  t.  Il, 
p.  233. 

3.  Il  n'y  éUit  pas  même  tout  entier.  Bailli  montre  fort  bien,  en  effet,  dans  son 
Histoire  financière  (t.  II,  p.  235),  que  les  contrûleurs-généraux  eax-mémes  ne  con-' 
naissaient  que  très-imparfaitement  J'état  réel  des  recettes  et  des  paiements  chaque 
année,  les  états  au  vrai  n*étant  arrêtés  qu'au  bout  de  plusieuc^i  années > 

XVI.  32 


498  LOUIS  XVI.  (1781J 

permission  de  publier  le  fameux  Compte  rendu  des  finances  (  jan- 
vier 1781). 

L'effet  fut  prodigieux.  La  nation,  qui  avait  jusqu'alors  égale- 
ment ignoré  a  et  le  montant  des  subsides  qu'elle  fournissait  à  la 
couronne,  et  le  rapport  des  dépenses  avec  les  recettes  annuelles 
du  Trésor,  et  la  somme  des  engagements  extraordinaires  con- 
tractés par  l'état*,  »  la  nation  salua  par  un  cri  de  joie  celte  lu- 
mière qui  se  faisait  dans  les  ténèbres  fisciiles.On  se  sentit  marcher 
par  la  publicité  à  la  liberté.  On  applaudit  aux  vues  morales  et 
philanthropiques  étalées  par  l'auteur  du  Compte  rendu  avec  un 
peu  d*emphase,  mais  avec  sincérité.  On  accepta,  d'miefoî  entière, 
tous  les  chiffres,  tous  les  résultats;  l'extinction  promise  d'une 
grande  partie  des  pensions,  celle  des  rentes  viagères,  les  nou- 
velles économies  annoncées;  le  projet  de  transformer  les  ga- 
belles, si  monstrueusement  inégales,  en  un  impôt  miiforme  sur  le 
sel,  et  d'abolir  les  douanes  intérieures^.  On  ratifia  les  éloges  que 
Necker  ne  s'épargnait  pas  à  lui-même,  en  admirant  que  les 
recettes  en  fussent  venues  à  dépasser  les  dépenses  ordinaires  de 
18  millions'.  Les  abus  mêmes  qu'avouait  le  Compte  rendu ^  les 
28  millions  de  pensions,  somme  double  de  celles  qu'employaient 
au  même  objet  tous  les  rois  de  l'Europe  ensemble,  l'inégalité  des 
charges  entre  les  provinces,  l'énormilé  de  certaines  dépenses  su- 
perflues, redoublaient  la  confiance  publique.  Puisqu'on  ne  crai- 
gnait pas  d'appeler  le  grand  jour  sur  de  tels  désordres,  c'est  qu'on 
était  bien  résolu  à  les  corriger. 

Le  crédit  fut  pleinement  reconquis  :  toutes  les  bourses  s'ou- 
vrirent; en  quelques  mois,  en  quelques  semaines,  Necker  obtint 
pour  236  millions  d'emprunts  ;  presque  autant  qu'il  en  avait  réa- 
lisé dans  les  quatre  années  précédentes  ! 

Ce  fut  l'apogée  de  sa  fortune.  L'apogée  ne  fut  pas  loin  de  la 
chute. 

Le  Compte  rendu^  on  doit  le  reconnaître,  n'était  nullement  ce 

1.  Bailli,  t.  II,  p.  234. 

2.  Necker  attaque ,  par  de  solides  argumenta ,  le  système  économique  de  rim])6t 
unique  sur  la  propriété  foncière  et  vante  les  impôts  indirects  comme  étant  ceux 
dont  le  consommateur  s'aperçoit  le  moins,  argument  souvent  répété  depuis. 

3.  Et  même  de  plus  de  27,  en  comptant  17  millions  de  remboursements  pris  sur  la 
recette  ordinaire.  —  Comptt  rendu^  p.  13. 


1178!)  COMPTE   RENDU.  409 

qu'avaient  peusé  les  personnes  peu  familiarisées  avec  les  questions 
de  finances,  c'est-à-dire  presque  tout  le  monde.  Ce  n'était  nulle- 
ment l'exposé  exact  de  la  totalité  des  recettes  et  des  dépenses,  de 
l'actif  et  du  passif  de  l'État.  Premièrement,  les  charges  extraor- 
dinaires de  la  guerre  et  les  dispositions  financières  du  service  des 
armées  n'y  sont  point  indiquées,  omission  qui  se  peut  excuser  par 
des  motifs  assez  plausibles.  D  n'y  a  rien  non  plus  sur  la  dette 
flottante  ou  arriéré  exigible.  Secondement,  le  tableau  détaillé  des 
finances  ne  comprend  pas  le  revenu  total,  montant  à  environ 
430  millions,  mais  seulement  les  264  millions  versés  et  payés  par 
le  Trésor;  les  166  millions  restants  étant  versés  dans  diverses 
caisses,  dont  le  ministre  lui-même  connaît  mal  les  opérations.  Ce 
n'était  pas  la  faute  de  Necker  :  il  avait  au  contraire,  comme  nous 
l'avons  montré,  pris  les  mesures  nécessaires  pour  changer  cet 
état  de  choses,  et  ces  mesures  étaient  en  cours  d'exécution.  Troi- 
sièmement, pour  la  part  de  l'impôt  versée  directement  au  Trésor, 
le  Compte  rendu  n'offre  pas  même  le  bilan  spécial  de  l'année  1781, 
où  l'on  entre.  D  ne  donne  qu'une  espèce  de  moyenne  abstraite  des 
revenus  et  des  dépenses  ordinaires,  ne  s'appliquant  en  particulier 
à  aucune  année  et  faisant  abstraction  des  circonstances  particu- 
lières à  l'exercice  courant;  par  exemple,  de  119  millions  versés 
au  Trésor  par  les  receveurs-généraux,  dans  l'année  normale, 
Necker  ne  déduit  pas  11  millions  qui,  en  1781,  n'arriveront  pas 
au  Trésor  et  seront  appliqués  à  des  dépenses  extraordinaires;  de 
même,  il  ne  déduit  pas  de  certains  fonds  consommés  d'avance  et 
qu'on  ne  touchera  pas  cette  année.  Son  état  de  recettes  dépassant 
les  dépenses  était  ainsi  purement  fictif  et  ne  se  rapportait  qu'à 
une  situation  normale  qui  pouvait  ne  pas  revenir  et  qm'  ne  revint 
point,  à  la  vérité  par  le  fait  d'aulrui.  a  En  dernier  résultat,  le 
Compte  rendu  était  un  travail  fort  ingénieux,  qui  paraissait  prouver 
beaucoup  et  qui  ne  prouvait  rien  \  » 

Ce  ne  furent  pas  toutefois  les  inexactitudes  ou  les  illusions  da 
Compte  rendu  qui  perdirent  Necker  :  ce  furent  les  vérités  que  ren- 
fermait ce  travail  et  les  projets  utiles  qu'il  annonçait. 

Au  début,  Necker  n'avait  eu  contre  lui  que  le  clergé  et  les  éco- 

1.  DroK,  Hùt.  de  Louiê  XVI,  1. 1*',  p.  297. 


500  LOUIS  XVI.  (17811 

nomistes.  Depuis,  à  mesure  qu*il  conquérait  davantage  cette 
opinion  publique,  cette  opinion  désintéressée  à  laquelle  il  en  appe- 
lait sans  cesse,  il  s*était  fait  à  chaque  pas  une  nouvelle  classe  d*en- 
nemis  :  les  grandes  familles  administratives,  le  conseil  d*état, 
par  la  suppression  des  intendants  des  finances  et  de  ceux  du  com- 
merce, et  par  ces  administrations  provinciales  qui  menaçaient  le 
despotisme  des  intendants  des  provinces;  les  financiers,  par  la 
réforme  des  fermes,  par  la  suppression  d'une  foule  d'emplois  de 
finances  et  la  préférence  accordée  aux  banquiers  sur  les  anciens 
traitants;  les  grands  officiers  de  la  couronne,  par  l'abolition  de 
toutes  ces  sinécures  subalternes  qui  relevaient  de  leurs  charges  et 
dont  ils  trafiquaient;  une  foule  d'autres  grands  seigneurs,  parla 
menace  suspendue  sur  les  pensions,  par  la  revendication  des  do- 
maines royaux  que  la  faveur  avait  aliénés,  par  le  projet  d'abolir 
les  péages  de  routes  et  de  rivières  ;  les  autres  ministres,  sauf 
Castries  et  Ségur,  par  jalousie,  rivalité  personnelle  ou  attachement 
aux  anciens  établissements  qu'il  renversait;  les  frères  du  roi, 
parce  qu'il  n'ouvrait  pas,  sans  compter ,  les  caisses  publiques  à 
leur  avidité  ou  à  leur  prodigalité,  qu'il  n'entendait  pas  subir 
l'égoïsme  dominateur  de  l'un  et  les  caprices  de  l'autre.  La  ligue 
qui  avait  renversé  Turgot  était  reformée  contre  son  rival,  moins 
complète  toutefois.  La  reine  n'en  était  plus,  et  la  reine  était  main- 
tenant une  puissance  :  la  société  particulière  de  la  reine,  ménagée 
par  le  directeur  des  finances,  le  soutenait  contre  le  reste  de  la 
cour'.  L'hostilité  du  clergé  n'était  ni  très-violente  ni  unanime  : 
non-seulement  les  prélats  politiques  et  philosophes  appuyaient 
Necker  ;  mais  le  vieux  Bcaumont,  si  fougueux  contre  les  jansé- 
nistes et  les  incrédules,  s'était  laissé  gagner  par  ce  protestant  phi- 
lanthrope et  par  sa  charitable  femme,  et  un  motif  également  ho- 
norable de  part  et  d'autre,  le  zèle  pour  les  institutions  de 
bienfaisance,  avait  amené  entre  la  direction  des  finances  et  Tar- 

1.  M  Les  déprédations  des  grands  seigneurs  qui  sont  à  la  tète  des  dépenses  de  U 
maison  du  roi  sont  énormes,  révoltantes...  Neeker  a  pour  lui  Tavilissement  où  sont 
tombés  les  grands  seigneurs;  il  est  tel,  qu'assurément  ils  ne  sont  pas  à  redouter,  et 
que  leur  opinion  ne  mérite  pas  d'entrer  en  considération  dans  aucune  spéculation 
politique.  ••  [Mém.  de  Besenval.)  —  C'est  l'opinion  de  la  société  de  la  reine,  expri- 
mée par  un  membre  de  cette  société,  qui  n'était  sévère  que  pour  les  abus  dont  pro- 
fitaient les  autres. 


H78I1  LIGUE  COiNTRK  NECKER.  501 

chevêche  d'amicales  relations  dont  Paris  s'étonnait  fort.  Quant 
aux  parlements,  ils  avaient  cessé  d'être  favorables  depuis  que 
Necker  avait  manifesté  le  dessein  de  rétablir  l'égalité ,  c'est-à-dire 
l'équité,  dans  la  perception  des  vingtièmes*,  et  qu'ils  avaient  pu 
pressentir  en  lui  un  adversaire  des  privilèges,  quoique  bien  timide 
en  comparaison  de  Turgot. 

L'automne  de  1780  avait  vu  la  guerre  sérieusement  déclarée 
entre  Necker  et  Maurepas,  dont  la  légèreté  maligne  savait  trouver 
de  la  persévérance  quand  il  s'agissait  de  défendre  sa  position. 
Necker  avait  eu  d'abord  l'avantage.  Le  Compte  rendu  marqua  le 
terme  de  ses  succès.  Le  roi,  assailli  d'une  nuée  de  remontrances, 
de  critiques,  de  pamphlets,  qu'on  faisait  arriver  jusqu'à  lui  sous 
toutes  les  formes,  commença  de  s'effrayer  de  ce  qu'il  avait  laissé 
faire  et  se  demanda  si  on  n'allait  pas  véritablement  à  la  ruine  de 
la  monarchie  en  révélant  le  secret  des  finances  et  en  entamant  le 
système  administratif  de  Richelieu  et  de  Louis  XIV.  Vergènnes 
seconda  les  épigrammes  de  Maurepas  par  de  lourds  mémoires  au 
rot,  qui  expriment  la  quintessence  de  l'absolutisme  et  manifestent 
les  illusions  dont  se  berçaient  encore  les  hommes  du  passé.  11  s'ef- 
forçait d'y  démontrer  le  danger  de  laisser  «  la  plus  délicate  des 
administrations  du  royaume  dans  les  mains  d'un  étranger,  d'un 
républicain  et  d'un  protestant.  —  Il  n'y  a  plus  de  clergé,  ni  de 
noblesse,  ni  de  Tiers-État  en  France;  la  distinction  est  fictive  et 
sans  autorité  réelle.  Le  monarque  parle:  tout  est  peuple,  et  tout 
obéit...  M.  Necker  ne  parait  pas  content  de  cette  heureuse  condi- 
tion. U  s'est  engagé  une  lutte  entre  le  régime  de  la  France  et  le 
régime  de  M.  Necker.  »  Vergènnes  termine  assez  adroitement  en 
représentant  comme  une  grave  offense  au  roi  la  prétention  qu'étale 
Necker  de  fonder  le  crédit  sur  la  moralité  du  ministre  des 
finances,  et  non  sur  la  parole  royale^. 

Sur  ces  entrefaites ,  un  autre  mémoire  dans  un  sens  opposé, 
celui  que  Necker,  en  1778,  avait  présenté  au  roi  pour  le  décider 

i .  Le  parlement  de  Rouen  avait  résisté  aux  modifications  des  Tingtiémes  avec  une 
opiniâtreté  qai  avait  été  jusqu'à  la  démission  collective,  si  sévèrement  défendue  par 
redit  de  rétablissement  des  parlements.  Cette  démission,  toutefois,  n*eut  pas  de 
suites.  —  V.  HUt.  du  parlement  de  Normandie,  par  M.  Floquet,  t.  VH,  p.  63.  —  Le 
parlement  de  Grenoble  avait  fait  aussi  beaucoup  de  bruit.   " 

2.  V.  les  mémoires  dans  Soulavie,  Règne  de  Louis  AT/,  t.  IV,  p.  149,  206. 


502  LOUIS  XVI.  [178»J 

à  l'établissement  des  administrations  provinciales,  fut  imprimé 
clandestinement  par  Maurepas.  L'cspril  de  cette  pièce  montrait 
que  les  craintes  de  Vergennes  sur  le  prétendu  républicanisme  de 
Necker  étaient  bien  chimériques;  mais,  en  même  temps,  les  idées 
et  les  expressions  du  directeur  des  finances  étaient  de  nature  à 
exaspérer  ses  adversaires  et  à  soulever  la  partie  de  la  magistra- 
ture qui  hésitait  encore.  D'une  part,  il  formulait  des  maximes 
d'absolutisme,  tout  conune  Vergennes,  seulement  d'absolutisme 
employé  au  service  du  progrès  :  c  C'est  le  pouvoir  d'imposer, 
disait-il,  qui  constitue  essentiellement  la  grandeur  souveraine,  • 
érigeant  ainsi  en  principe  cet  arbitraire  royal  qui  avait  toujours 
été  contesté  en  droit,  quoique  subi  en  fait.  D'une  autre  part, 
après  avoir  flétri  le  régime  confus,  abusif,  presque  ridicule  des 
intendants,  il  attaquait  les  parlements,  a  comme  tous  les  corps 
qui  veulent  acquérir  du  pouvoir  en  parlant  au  nom  du  peu- 
ple... Bien  qu'ils  ne  soient  forts  ni  par  l'instruction  ni  par  l'a- 
mour du  bien  de  l'état,  ils  se  montreront 'dans  toutes  les  occa- 
sions, si  longtemps  qu'ils  se  croiront  appuyés  de  Topinion 
publique.  U  faut  leur  ôter  cet  appui...  Il  faut  soustraire  aux  re- 
gards continuels  de  la  magistrature  les  grands  objets  d'admi- 
nistration... par  une  institution  qui,  en  remplissant  le  vœu  natio- 
nal, convienne  également  au  gouvernement  (les  administrations 
provinciales)'.» 

On  peut  juger  quel  orage  cette  révélation  due  à  un  abus  de 
confiance  excita  dans  le  parlement  :  l'impétueux  d'Éprémesnil 
éclata  en  déclamations  furibondes;  des  magistrats  plus  graves 
proposèrent  de  décréter,  pour  attentat  aux  lois  de  l'état,  le  ministre 
qui  conspirait  l'abolition  de  l'enregistrement  parlementaire.  <r  II 
fallut  que  Louis  XVI  dit  au  premier  président  qu'un  mémoire 
destiné  au  roi  seul  ne  pouvait  être  l'objet  des  recherches  du  par- 
lement. Ce  corps  se  dédommagea  en  refusant  d'enregistrer  Fédit 
de  création  d'une  assemblée  provinciale  (celle  de  Moulins)  et  en 

1.  y.  le  mémoire  de  Necker,  ap.  Soalarie,  Bign$  de  Louis  XVI,  t.  IV,  p.  121,  aveu 
les  remarques  de  Louis  XVI.  Le  roi  s*y  montre  fort  hésitant,  fort  timide,  penchant 
fort  pour  les  formes  anciennes,  moins  assuré  que  Necker  du  droit  absolu  d'imposer. 
Il  n'ose  accepter  Tidée  de  faire  disparaître  les  pays  d*Êtats  et  leurs  dons  gratuits  sous 
le  régime  uniforme  des  administrations  prooineialss. 


11781J  DÉMISSION   DE  NEGKER.  503 

arrêtant  qu'il  serait  rédigé  des  remontrances  contre  ce  mode 
d'administration*.  » 

Nccker,  attaqué  avec  emportement  par  les  uns,  avec  déloyauté 
par  les  autres,  prit  l'oiTensive  en  homme  de  cœur.  Dans  la  position 
qu'on  lui  avait  faite,  une  marque  éclatante  de  la  confiance  du  roi 
lui  était  indispensable.  Ses  projets  étaient  contrecarrés,  déchirés 
dans  le  conseil  du  roi  en  son  absence.  Il  demanda  l'entrée  au 
conseil,  ce  qui  impliquait  le  rang  de  ministre  d'état.  Le  roi  hési- 
lait.  Maurepas  l'emporta  et  fit  répondre  à  Necker  qu'il  entrerait 
au  conseil  s'il  voulait  abjurer  les  erreurs  de  Calvin.  Law  l'avait 
fait  en  pareille  occurrence;  mais,  pour  un  homme  du  caractère  de 
Necker,  une  telle  proposition  était  un  outrage.  Necker  se  réduisit 
à  demander  que  le  directeur  des  finances  eût  inspection  sur  les 
marchés  de  la  guerre  et  de  la  marine,  et  que  l'édit  qui  créait 
l'administration  provinciale  du  Bourbonnais  fût  enregistré  par 
lettres  de  jussion.  Il  fut  encore  refusé*.  Il  avait  rempli  les  coffres 
par  ses  nouveaux  emprunts.  Les  services  étaient  assurés  pour  une 
année  entière.  On  crut  pouvoir  être  ingrat  sans  péril.  Necker  ne 
jugea  pas  possible  de  conserver  honorablement  son  poste  :  le 
19  mai  1781,  il  adressa  sa  démission  au  roi.  La  reine  le  fit  appe- 
ler et  tâcha  en  vain  d'ébranler  sa  résolution.  Quant  à  Louis  XVI, 
lassé  de  Necker  comme  il  s'était  lassé  de  Turgot,  non-seulement 
il  reçut  sa  démission  avec  plaisir,  mais  il  fut  extrêmement  piqué 
de  la  forme  insolite  du  billet  que  lui  avait  écrit  le  ministre  démis* 
sionnaire,  sur  petit  papier,  sans  titre  ni  vedette,  et  cette  infraction' 
à  l'étiquette  ne  contribua  pas  peu  à  fermer  à  Necker  le  retour  au 
pouvoir*. 

Dans  la  masse  moyenne  de  la  population  et  dans  la  forte  mino- 
rité des  hautes  classes  qui  secondait  le  mouvement  de  réforme,  la 

1.  Droz,  t.  !•%  p.  300. 

2.  Suivant  M**  Campan  [Mémoires,  t.  1%  p.  263),  Maurepas  aurait  joaé  à 
Necker,  comme  na^niére  à  Turg^ot,  un  tour  de  faussaire.  Il  aurait  fait  falsifier 
une  lettre  de  Necker  au  roi,  de  manière  à  rendre  la  lettre  inconTcnaute  aux  yeux 
de  Louis  XVI. 

3.  Soulayie,  t.  IV,  p.  217.  —  Voici  le  texte  du  billet  :  «  La  conversation  que  j'ai 
«  eue  avec  M.  de  Maurepas  ne  me  permet  plus  de  différer  de  remettre  entre  les  mains 
M  du  roi  ma  démission.  J'en  ai  Tâme  navrée.  J*ose  espérer  qne  Sa  Maje<^té  daignera 
M  garder  quelque  souvenir  des  années  de  travaux  heureux,  mais  pénibles,  et  surtout 
M  du  zélé  sans  bornes  avec  lequel  je  m'étais  voué  à  la  servir.  » 


504  LOUIS  XVI.  [1781] 

chute  de  Necker  fut  ressentie  comme  une  calamité  publique. 
L'effet  fut  beaucoup  plus  grand  que  lors  de  la  disgrâce  de  Turgot, 
•qui  venait  de  mourir  à  cinquante-quatre  ans*,  heureux  de  n'être 
pas  condamné  à  voir  s*abtmer  dans  le  sang  et  les  larmes  cette 
société  qui  n'avait  pas  voulu  être  sauvée  par  lui.  Depuis  cinq  ans, 
l'opinion  s'était  beaucoup  développée,  et  bien  plus  de  gens  se 
préoccupaient  activement  des  affaires  publiques  :  un  moindre 
mal  produisit  donc  une  impression  beaucoup  plus  forte.  L'atti- 
tude des  amis  et  des  ennemis  de  Necker  attesta  les  immenses  pro- 
grès qu'avait  faits  la  classe  moyenne,  devenue  vraiment  la  France. 
Le  mond^  officiel  n'osa  pas  triompher  tout  haut.  Le  cri  de  Paris, 
auquel  répondirent  les  provinces,  était  trop  violent.  Il  n'eût  pas 
été  prudent  de  témoigner  un  sentiment  de  joie  sur  les  prome- 
nades ou  dans  les  lieux  publics.  Avec  les  philosophes,  avec  la 
bourgeoisie,  une  partie  de  la  cour  afflua  chez  le  ministre  déchu, 
dans  ce  château  de  Saint-Ouen  où  un  des  auteurs  de  la  chute  de 
Necker,  le  frère  de  Louis  XVI,  devait,  trente-trois  ans  plus  tard, 
s'approprier  les  principes  qu'il  combattait  maintenant.  Les  d'Or- 
léans, les  Condé,  jusqu'au  vieux  Richelieu  et  à  l'archevêque  de 
Paris,  se  montrèrent  à  Saint-Ouen  dans  un  bizarre  amalgame. 
L'étranger  fit  chorus  avec  la  France.  L'Angleterre  se  réjouit  de 
n'avoir  plus  en  face  d'elle  le  grand  trouveur  de  millions.  Joseph  H 
et  la  tzarine  firent  exprimer  à  Necker  leur  haute  estime  :  il  n*eût 
tenu  qu'à  lui  d'aller  administrer  les  finances  de  la  Russie.  11  ne 
voulut  pas  quitter  la  France;  il  attendit  que  la  nécessité  lui  rame- 
nât le  roi;  sa  confiance  en  lui-même  lui  persuadait  que  l'attente 
ne  serait  pas  longue.  Ce  retour,  cependant,  n'eut  lieu  qu'au  bout 
de  sept  années,  et,  quand  Louis  subit  de  nouveau  plutôt  qu'il 
ne  rappela  Necker,  il  était  désormais  trop  tard  pour  l'un  et  pour 
l'autre. 

Si  Necker  eût  patienté,  le  roi  ne  se  fût  peut-être  pas  décidé  à  le 
destituer,  et  Maurepas,  qui  termina,  quelques  mois  après,  sa 
funeste  carrière  (21  septembre  1781  ) ,  lui  eût  laissé  la  place  libre. 
Il  est  probable  que  Vergennes  n'eût  pas  été  assez  fort  pour  l'a- 
battre. Necker,  maintenu  au  ministère,  eût  un  peu  reculé  la 

1.  Le  20  mars  1781. 


11781)  MOUVEMENT  D  OPINION-  505 

catastrophe  vers  laquelle  on  marchait ,  mais  il  ne  l'eût  que  recu- 
lée :  il  n'avait  ni  le  caractère  ni  les  vues  qui  eussent  pu  la  préve- 
nir, en  admettant  que  la  prévenir  fût  possible,  et,  s'il  les  avait 
eus,  le  roi  l'eût  abandonné  comme  Turgot. 

Quoi  qu'on  ait  pu  dire  de  sa  vanité  et  de  ses  faiblesses,  Necker 
a  été  du  petit  nombre  des  hommes  politiques  qui  ont  aimé  le 
pouvoir  comme  moyen  et  non  comme  but,  et  qui  ont  toujours 
identifié  leur  ambition  personnelle  à  l'intérêt  général.  Cela  suffit 
à  l'honneur  de  sa  mémoire  *. 

Un  conseiller  d'état ,  Joli  de  Fleuri ,  fut  appelé,  malgré  lui,  au 
périlleux  héritage  de  Necker.  U  visait  au  ministère  de  la  justice. 
Le  garde  des  sceaux  Miromesnil  le  poussa  aux  finances  pour  l'y 
compromettre  et  n'avoir  plus  à  craindre  sa  rivalité  ailleurs.  Mau- 
repas  lui  força  la  main.  Il  ne  prit  que  le  titre  de  conseiller  au 
conseil  royal  des  finances ,  ne  s'installa  pas  à  l'hôtel  du  con- 
trôle-général et  affecta  de  se  donner  comme  l'admirateur  et  le 
continuateur  de  Necker,  qu'il  alla  visiter  dans  sa  populaire 
retraite  de  Saint-Ouen.  Ceci  en  dit  plus  que  tout  sur  la  puissance 
qu'avait  conquise  l'opinion  :  Joli  de  Fleuri  pensait  tout  bas  le 
contraire  de  ce  qu'il  manifestait  tout  haut;  mais  il  sentait  l'im- 
possibilité de  maintenir  le  crédit  s'il  s'avouait  l'adversaire  du 
système  de  Necker. 

Si  la  réaction  se  déguisait  dans  les  finances,  elle  venait  de  se 
révéler  ailleurs  par  un  coup  d'une  inconcevable  folie.  Un  règle- 
ment arrêté  malgré  le  ministre  de  la  guerre,  M.  de  Ségur,  trois 
jours  après  la  chute  de  Necker  (22  mai  1781),  décida  que  tout 
sujet  proposé  pour  le  grade  de  sous-lieutenant  devrait  doréna- 
vant faire  preuve  de  quatre  générations  de  noblesse  paternelle,  à 
moins  qu'il  ne  fût  fils  de  chevalier  de  Saint -Louis!  Toute  la 
bourgeoisie  aisée,  tous  les  fils  de  familles  non  nobles  vivant  noble^ 
ment,  c'est-à-dire  vivant  de  la  propriété  territoriale  ou  de  profes- 
sions libérales,  et  jusqu'aux  enfants  d'aïeux  anoblis  depuis  un 
siècle  au  moins,  se  trouvaient  ainsi  exclus  de  l'armée,  à  moins 


1.  Parmi  les  plans  d'améliorations  qui  disparurent  avec  Ini,  on  remarque  le  pro- 
jet d'indemniser  les  victimes  des  erreurs  judiciaires,  les  citoyens  accusés  injustement. 
—  Soolayie,  t.  lY,  p.  184.  —  Necker  aussi  connut  la  tristesse  de  Turgot^  la  tristesse 
de  rhomme  d'état  qui  se  voit  arracher  des  mains  le  bien  d'un  peuple! 


506  LOUIS  XVI.  [17811 

de  commencer  par  porter  le  mousquet  comme  simples  soldats, 
condition  qui,  d*après  le  mode  de  formation  de  Taimée,  était 
envisagée  tout  autrement  qu'elle  ne  Ta  été  depuis  1792.  C'est-à- 
dire  qu'on  rendait  l'armée,  après  Voltaire  et  Rousseau,  bien  plus 
féodale  que  sous  Louis  XIY,  et  même  qu'à  l'époque  de  sa  créa- 
tion au  xv«  siècle  !  Ni  Chevert,  ni  les  fils  des  ministres  de  Louis  XIV, 
n'auraient  pu  être  sous -lieutenants  en  1781  *;  pas  plus,  au  reste, 
que  Bossuct  ou  Massillon  n'eussent  été  évèques,  car  il  en  était  des 
mitres  comme  des  épaulettes,  bien  qu'on  n'eût  pas  fait  là- dessus 
de  règlement  officiel.  Le  roi  était  décidé  à  faire  des  bénéfices,  de- 
puis le  plus  modeste  prieuré  jusqu'à  la  plus  riche  abbaye  et  à  la 
crosse  épiscopale,  l'apanage  exclusif  de  la  noblesse^. 

La  monarchie  ne  pouvait  se  porter  d'atteinte  plus  profonde  à 
elle-même.  Elle  exaspérait  à  la  fois  la  bourgeoisie  entière  et  une 
classe  redoutable  de  l'armée,  les  sous-officiers,  qui  sentaient  qu'on 
allait  les  murer,  par  le  fait,  dans  leur  humble  condition,  quoi- 
qu'on n'eût  pas  aboli  en  droit  l'exception  qui  les  rendait  aptes  à 
devenir  officiers  de  fortune.  Bourgeois  et  sergents  se  souvinrent 
de  l'oDcnse  faite  à  la  roture,  quand  ils  se  donnèrent  la  main  au 
pied  des  murs  de  la  Bastille. 

Le  jour  même  de  la  nomination  de  M.  de  Fleuri  aux  finances 
(25  mai),  la  seconde  édition  de  VHistoire  philosophique  des  deux 
Indes,  de  l'abbé  Rainai,  édition  plus  hardie  que  la  première  et 
signée  de  l'auteur,  fut  condamnée  par  le  parlement.  Rainai  fut 
obligé  de  quitter  la  France.  La  Sorbonne  avait  récemment  voulu 
inquiéter  BufTon  pour  son  dernier  chef-d'œuvre,  les  Époques  de  la 
Nature  :  il  avait  fallu  que  la  cour  intervint  pour  qu'on  laissât  en 
repos  l'illustre  vieillard.  L'assemblée  du  clergé,  en  1780,  avait 
renouvelé  ses  plaintes  contre  la  tolérance  et  ses  demandes  de  per- 
sécutions contre  les  philosophes  et  les  protestants  :  elle  avait  im- 
ploré du  roi  une  nouvelle  loi  qui  réprimât  les  abus  de  l'art 

1.  Auparavant,  les  gprades  militaires  étaient  déjà  censés  réservés  aux  gentils- 
hommeâ,  mais  on  se  contentait  de  certificats  de  complaisance,  et  tout  homme  vivani 
noblement  était  admis  sans  peine.  —  V.  le  règlement  ap.  Ànciennet  Lois  françaiseê^ 
t.  XXVII,  p.  29.  —  L*année  suivante,  le  ministre  de  la  marine  Castrics  protestait 
dignement  en  faisant  recevoir  dans  la  marine  royale  les  capitaines  au  long  cours, 
suivant  le  projet  de  Choiseul.  —  V.  HUt.  de  la  demièrt  guerre,  t.  III,  p.  460. 

2.  V.  des  détails  curieux  dans  les  Mém,  de  M"*  Campan,  t.  II,  p.  236. 


[1781-17821  RÉACTION.    MORT  DE  MAUREPAS.  507 

décrire*.  Les  puissances  du  passé  ravivaient  par  moments  leurs 
prétentions  avec  l'emportement  de  la  caducité  révoltée,  et  pas- 
saient tour  à  tour  de  Taflaissement  à  des  paroxysmes  de 
colère. 

On  fut  bientôt  à  même  de  reconnaître  que  l'esprit  de  Necker  ne 
présidait  plus  aux  finances.  Joli  de  Fleuri  ne  créa  plus  de  nou- 
velles administrations  provinciales,  restreignit  autant  que  possible 
celles  qui  existaient,  augmenta  de  deux  sous  pour  livre  tous  les 
impôts  indirects,  gabelles,  taxes  et  droits;  proportionnalité  très- 
injuste,  car  elle  faisait  peser  la  plus  forte  part  de  la  charge  nou- 
velle sur  ceux  qui  étaient  déjà  les  plus  chargés,  au  lieu  de  com- 
mencer par  rétablir  l'égalité  entre  les  particuliers  et  entre  les 
provinces  et  les  communautés  (août  1781).  c  C'était,  x>  dit  très- 
bien  M.  Droz,  a  administrer  à  la  Terrai.  »  Bientôt  on  vit  re- 
paraître une  bonne  partie  des  offices  de  finances ,  supprimés  par 
Necker,  avec  les  privilèges  qui  y  étaient  attachés  { octobre  1781  — 
janvier  1782). 

Maurepas  mourut  sur  ces  entrefaites  (21  novembre  1781  ).  Les 
regrets  du  roi  sur  la  perte  de  son  vieil  ami  attestèrent  son  bon 
cœur  et  son  peu  d'intelligence.  Personne  ne  remplaça  entière- 
ment le  fatal  Mentor  du  roi  ;  mais  Yergennes  obtint  la  place  la 
plus  considérable  dans  la  confiance  de  Louis  XVI,  qui  le  fit  chef 
du  conseil  des  finances  au  lieu  de  Maurepas.  Yergennes  fit  un  pas 
de  plus  vers  la  position  de  premier  ministre,  en  induisant  le  roi  à 
établir  un  comité  des  finances  composé  seulement  du  chef  du 
conseil  des  finances,  du  garde  des  sceaux  et  du  contrôleur- 
général,  et  auquel  les  autres  ministres  rendraient  leurs  comptes 
(février  1783).  Il  n'alla  pas  plus  loin  :  son  ambition  n'avait  point 

• 

1.  Sonlavie,  Bigne  de  Louis  XVI,  t.  V,  p.  136.  Le  clergé  reconnaît  qa*on  ne  peut 
appliquer  la  loi  de  1757 ,  qui  prononce  la  peine  de  mort  contre  les  écriyains  irréli- 
gieux. Il  réclame  des  peines  moins  $évères,  mais  plus  fidèlement  appliquées;  des 
amendes,  Texclusion  des  emplois  et  des  priTiléges  de  cito^'en,  et  la  détention  perpé- 
tuelle pour  les  récidivistes  incorrigibles;  —  pour  les  libraires,  la  perte  du  privilège; 
—  la  suppression,  ou  l'extrême  restriction  du  colportage  ;  —  une  inspection  inqui- 
sitoriale  sur  les  mauvais  livrss  devrait  être  accordée  au  clergé  de  compte  à  demi  avec 
Tautorité  civile.  —  Nous  reviendrons  tout  k  l'heure  sur  ce  qui  regarde  les  protes- 
tants. —  La  piété  de  Louis  XVI  n'était  nullement  fanatique,  et  il  sut  du  moins  se 
garder  d'entrer  dans  la  voie  où  le  clergé  voulait  Tentrainer.  Ses  notes  sur  les  Re- 
moHlrances  sont  pleines  de  bon  sens. 


508  LOUIS  XVI.  ÏI7W1 

assez  d'énergie  pour  altcindre  le  but,  et  il  n'eût  su  que  faire  de  la 
puissance  suprême  s'il  l'eût  obtenue. 

Fleuri  poursuivait  ses  augmentations  d'impôts.  Il  établit,  en 
juillet  1782,  pour  durer  trois  ans  après  la  paix,  un  troisième 
vingtième  évalué  à  21  millions*  :  les  deux  sous  pour  livre  devaient 
en  rapporter  30.  Il  prétendait  faire  marcher  de  front  l'augmenta- 
tion de  l'impôt  avec  le  système  des  emprunts,  en  présentant  cette 
augmentation  de  revenus  comme  une  garantie  aux  prêteurs.  Il 
réussit  d'abord  jusqu'à  un  certain  point,  et  trouva,  depuis  soni 
entrée  aux  affaires  jusqu'à  la  fin  de  1781, 190  millions  à  emprun- 
ter à  des  conditions  moins  bonnes ,  il  est  vrai ,  que  son  prédéces- 
seur. Le  parlement  de  Paris  enregistrait  tout,  dans  sa  satisfaction 
du  renvoi  de  Necker.  Joli  de  Fleuri ,  sorti  d'une  des  principales 
familles  parlementaires ,  était  personnellement  au  mieux  avec  la 
Compagnie,  et  n'avait  accepté  la  direction  des  finances  que  sur 
les  instances  des  chefs  du  parlement.  Les  parlements  de  province 
se  montrèrent  moins  dociles.  Celui  de  Franche- Comté  mit  des 
restrictions  à  l'édit  des  deux  sous  pour  livre  et  n'enregistra  le 
troisième  vingtième  que  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre.  Le  gouver- 
neur de  Franche- Comté,  par  ordre  du  roi,  fit  procéder  d'autorité 
à  l'enregistrement  pur  et  simple.  Le  parlement  déclara  nul  l'en- 
registrement et  défendit  la  perception  des  nouvelles  taxes,  à  peine 
de  concussion.  Les  scènes  du  temps  de  Louis  XY  se  renouve- 
lèrent. Le  parlement  de  Franche-Comté  lutta  à  coups  d'arrêtés 
contre  le  conseil,  reprenant  la  vieille  tactique  de  séparer  la  vo- 
lonté du  roi  et  celle  des  agents  du  roi.  U  demanda  la  convocation 
des  États-Provinciaux  et  celle  des  États-Généraux.  La  proposition 
d'envoyer  aux  parlements,  aux  princes  et  aux  pairs  l'arrêté  qui 
contenait  cette  demande  fut  rejetée  à  cinq  voix  de  majorité. 
L'heure  n'était  pas  venue  encore,  mais  elle  approchait.  La  que-j 
relie  aboutit  à  une  transaction. 

La  fière  Bretagne  recommençait  aussi  à  remuer.  Ses  États,  en 
1782,  renouvelèrent  d'énergiques  réclamations  contre  l'injonction 
étrange  de  n'élire  pour  députés  chargés  de  suivre  leurs  affaires  à 
la  cour  que  des  hommes  recommandés  par  le  gouverneur  de  leur 

1.  L'industrie  et  les  offices  et  droits  étaient  exemptés  de  ce  noQveaa  Tingtièiiie* 


(1782)         FRANCHE-COMTÉ.  BRETAGNE,  509 

province*.  Ils  résolurent  de  ne  pas  voler  de  subsides,  si  le  roi  ne 
consentait  à  recevoir  une  députation  chargée  de  lui  exposer  leurs 
droits.  Le  roi  reçut  les  députés,  et,  au  lieu  de  les  écouter,  leur 
enjoignit  Tobéissance,  en  déclarant  que  ses  ordres  n'avaient  rien 
de  contraire  aux  privilèges  que  a  ses  prédécesseurs  avaient  bien 
voulu  accorder  à  sa  province  de  Bretagne.  »  Les  États  répondirent 
par  une  lettre  presque  républicaine  :  «Nos  franchises  sont  un  con- 
trat et  non  un  privilège...  Votre  Majesté  a  juré  d'observer  nos  lois  et 
notre  constitution...  Les  conditions  qui  vous  assurent  notre  obéis- 
sance sont  des  lois  positives.  » 

La  noblesse  soutint  ce  langage  altier  avec  plus  de  vigueur  que 
les  deux  autres  ordres,  ce  qui  ne  tenait  pas  à  l'infériorité  tl'éner- 
gie  dans  la  bourgeosie,  mais  à  la  façon  peu  démocratique  dont 
s'élisait  la  représentation  du  tiers.  La  noblesse  s'opposa  à  ce  qu'on 
délibérât  sur  les  subsides  réclamés  par  le  roi,  jusqu'à  ce  quç  les 
États  eussent  recouvré  leur  indépendance.  Le  gouverneur  fit  en- 
trer des  troupes  dans  Rennes,  en  violation  des  lois  qui  inter- 
disaient à  la  force  militaire  d'approcher  de  dix  lieues  la  ville  où 
siégeaient  les  États  de  Bretagne.  Par  l'intrigue,  plus  encore  que 
par  la  menace,  le  gouverneur  et  l'évêque  de  Rennes  parvinrent 
enfin  à  gagner  la  portion  la  plus  pauvre  de  la  noblesse.  La  majo- 
rité se  soumit  :  une  centaine  de  gentilshonmies  persistèrent  dans 
leur  protestation*. 

Tout  était  inconséquence  dans  Louis  XVI.  Il  s'effrayait  quand 
ses  ministres  lui  proposaient  de  changer  les  formes  anciennes 
pour  réaliser  des  réformes  nécessaires,  et,  en  même  temps,  il  vio- 
lait les  vieilles  lois  par  des  boutades  d'arbitraire,  tout  comme  eût 
pu  faire  son  aïeul,  ne  sachant  être  franchement  ni  despote,  ni  ré- 
formateur, ni  conservateur. 

Les  symptômes  d'agitation  se  montraient  dans  les  conditions 
les  plus  diverses.  En  Provence  et  en  Dauphiné,  c'était  le  bas  clergé 

1.  Le  recueil  des  Anciennes  lois  française*^  t.  XXIY;  p.  355,  contient  un  arrêt  dû 
conseil  cassant  une  délibcratiou  des  États  de  Bretagne,  parce  qu'ils  ont  nommé', 

,  pour  les  ordres  de  la  noblesse  et  du  tiers,  d'autres  députés  que  ceux  recommandés 
par  le  gouverneur  (1776).  Le  second  ordre  du  clergé  (bas  clergé)  de  Bretagne 
réclama  avec  une  grande  énergie  contre  un  autre  arrêt  du  4  novembre  ItBO,  qui 
Texcluait  de  la  députation.  —  Mémoires  secrets^  t.  XVll,  p.  27. 

2.  Di-oz,  t.  I«r   p.  386-390. 

'  '•  '  .1..*...... 


i^  540  LQUIS  XVI.  [f78M7881 

qui  fermentait.  Les  pauvres  curés  à  portion  congrue  se  rassem- 
blaient pour  formuler  leurs  plaintes  et  nommer  des  syndics  et 
des  députés.  Ceux  du  diocèse  de  Vienne  c  firent  imprimer  des 
mémoires  contraires  au  respect  dû  aux  évèques,  leurs  supé- 
rieurs, »  dit  la  déclaration  royale  qui  prohibe  leurs  assemblées 
(9  mars  1782). 

La  guerre,  cependant,  était  finie,  très  à  point  pour  le  ministre 
ies  finances,  qui  sentait  la  ressource  des  emprunts  s'épuiser  et  la 
confiance  se  retirer  de  lui  à  mesure  que  le  public  pénétrait  davan- 
tage sa  vraie  pensée,  hostile  aux  réformes.  Joh  de  Fleuri  voulut, 
néanmoins,  faire  des  économies  à  sa  manière.  D'accord  avec  Ver- 
gennes  (et  le  garde  des  sceaux,  qui  composaient  avec  lui  le  nou- 
veau comité  des  finances,  il  fit  autoriser  le  Trésor,  par  arrêt  du 
conseil,  à  suspendre  le  paiement  des  lettres  de  change  qui  venaient 
des  colonies;  c'était  manquer  à  la  foi  publique  envers  ces  colons 
qui  avaient  tant  contribué  au  succès  de  la  guerre  et  prendre  une 
banqueroute  pour  une  économie.  Le  ministre  de  la  marine  s'in- 
digna qu'on  eût  mis  son  nom  au  bas  d'une  telle  mesure  sans  le 
consulter.  Joli  de  Fleuri  récrimina  sur  les  dépenses  de  la  marine, 
comme  naguère  Necker  contre  Sartine,  et  parla  de  déprèdalùms. 
Mais  le  fier  et  loyal  Castries  n'était  pas  un  Sartine  :  il  poussa-  si 
rudement  Fleuri ,  que  Vergennes  n'osa  soutenir  celui-ci.  Fleuri 
donna  sa  démission,  échappant  ainsi,  sans  trop  de  regrets,  aux 
immenses  embarras  qu'il  prévoyait  (mars  1783). 

Le  garde  des  sceaux  Miromesnil,  du  consentement  de  Ver- 
gennes, fit  donner  pour  successeur  à  Fleuri  un  autre  conseiller 
d'état,  d'Ormesson,  qui  n'accepta  qu'en  tremblant,  c  Sire,  je 
suis  bien  jeune,  »  disait-il  au  roi  en  le  remerciant  d'un  si  diffi- 
cile emploi,  c  Je  suis  plus  jeune  que  vous,  i  répliqua  Louis, 
c  et  j'occupe  une  plus  grande  place  que  celle  que  je  vous  donne  * .  » 

Leur  malheur  à  tous  deux  n'était  pas  la  jeunesse,  mais  l'inca- 
pacité. La  probité  laborieuse  de  d'Ormesson  ne  pouvait  suppléer 
au  manque  de  force  et  d'étendue  dans  l'esprit.  Le  nouveau  con- 
trôleur-général lutta  contre  l'avidité  des  courtisans  :  il  résista 
aux  frères  du  roi  qui,  non  contents  de  leurs  énormes  apanages. 

1.  MonthioD,  Mmistret  du  /inancts,  p.  272. 


1^ 


11788]     .  FINANCEE  5H 

prétendaient  que  l'État  payât  leurs  dettes;  mais  il  n'était  propre 
qu'à  une  résistance  passive  contre  le  mal,  quand  il  eût  fallu  le 
hardi  génie  des  plus  grandes  entreprises.  Bientôt  il  se  brouilla 
avec  Vergennes,  par  suite  d'une  brouille  entre  celui-ci  et  Miro- 
mesnil.  Vergennes  le  desservit  auprès  du  roi,  qui  acheta  Ram- 
bouillet 14  millions  au  duc  de  Penthièvre,  sans  en  dire  un  mot 
au  ministre  des  finances.  Louis,  si  économe  dans  sa  vie  privée, 
était  gagné  à  son  tour  par  le  vertige  de  ce  qui  l'entourait.  D*Or- 
messon  voulait  répondre  à  ce  manque  de  confiance  par  sa  démis- 
sion. Sa  femme  pleura.  Il  resta  et  laissa  échapper  l'occasion  d'une 
honorable  retraite,  pour  tomber,  peu  de  jours  après,  d'une  lourde 
et  légitime  chute.  Ses  tentatives  d'emprunt  avaient  échoué  :  ne 
sachant  où  trouver  de  l'argent,  il  perdit  la  tète  et  se  lança  tout  à 
coup  dans  l'arbitraire  :  il  cassa,  sans  aucun  prétexte,  le  bail  des 
fermes,  si  bien  réglé  par  Necker,  et  mit  les  fermes  en  régie.  Peu 
de  temps  auparavant,  il  avait  obligé  la  caisse  d'escompte,  créée 
par  Turgot,  conservée  et  développée  par  Necker,  à.prètcr  secrète- 
ment 6  millions  au  Trésor.  Le  secret  transpira.  Les  porteurs  de 
billets  accoururent  en  foule  à  la  caisse.  Elle  ne  pat  rembourser*. 
D'Ormesson  Tautorisa  à  suspendre  pour  trois  mois  le  paiement  en 
numéraire  des  billets  au-dessus  de  300  livres,  et  donna  cours 
forcé  aux  billets.  La  panique  se  répandit  :  l'argent  se  resserra;  le 
paiement  des  arrérages  de  rentes  faillit  être  suspendu. 

On  ne  pouvait  garder  d'Ormesson.  Castries,  dans  un  mémoire 
très-pressant,  conjura  le  roi  de  rappeler  Necker.  Il  y  soutenait 
que  Necker  seul  pourrait  faire  accepter  du  public  l'impôt  après 
l'emprunt,  et  qu'avec  d'autres,  on  serait  infailliblement  poussé,  de 
désordre  en  désordre,  jusqu'à  la  banqueroute  générale'.  Le  roi 
répondit  que,  c  d*après  la  manière  dont  Necker  l'avait  quitté,  i  il 
ne  pouvait  plus  se  servir  de  lui.  On  lui  parlait  du  salut  de  son 
£tat;  il  répondait  par  des  susceptibilités  puériles. 

Necker  écarté,  il  fut  question  de  Foulon,  personnage  détesté  du 
peuple  de  Paris,  qui  lui  réservait  une  fin  terrible'.  Sa  réputation 

1.  Sea  adminiatrateun  avaient  engagé  la  méilleare  part  de  son  numéraire  dans 
des  opérations  étrangères  à  sa  vraie  destination,  ce  qui  fit  qne  les  6  millions  suf- 
firent à  répuiser.  —  V.  Mém,  de  Mirabeau,  t.  IV,  p.  221. 

2.  Y.  le  mémoire  dans  S«)alavie,  t.  IV,  p.  274. 

3.  Ex-intendant  des  finances,  massacré  après  la  prise  de  la  Bastille. 


.!•  " 


512  LOUIS  XVI.  .     [1783J 

était  telle,  qu'on  disait  que  le  ministère  de  l'abbé  Terrai  allait 
renaître.  Foulon  ne  fut  point  admis.  Le  roi  repoussa  aussi  l'arche- 
vêque de  Toulouse,  l'ambitieux  et  remuant  Loménie  de  Brienne*, 
Louis  ne  se  souciait  point  de  prélats,  et  surtout  de  prélats  ne 
croyant  pas  en  Dieu,  comme  il  le  dit  lui-même. 

Une  intrigue  conduite  par  Vergennes,  avec  le  concours  des  amis 
de  la  reine  et  du  comte  d'Artois,  fit  agréer  au  roi  un  troisième 
candidat  ;  c'était  l'intendant  de  Valenciennes,  un  des  hommes  les 
plus  spirituels,  mais  certainement  l'homme  le  plus  taré  qu'il  y 
eût  dans  l'administration,  ce  Galonné  qui  s'était  signalé  par  tant 
d'effronterie  dans  l'affaire  de  La  Ghalotais,  et  qui  ne  s'était  certes 
pas  moralisé  depuis.  Prendre  Galonné  après  avoir  renvoyé  Turgot 
et  Necker,  c'était  faire  comme  un  malade  désespéré,  qui  appelle 
un  audacieux  charlatan  après  avoir  donné  congé  aux  médecins 
(2  novembre  i783)V 

Avant  de  résumer  ce  ministère  de  l'agonie,  jetons  un  moment 
les  yeux  sur  l'état  des  mœurs  et  des  idées  dans  les  derniers  jours 
qui  précèdent  la  grande  catastrophe.  Nous  avons  sondé,  analysé, 
autant  qu'il  a  dépendu  de  nous,  les  origines  morales  (}u  nouveau 
monde  qui  commence  en  1789.  Notre  récit  s'arrête  au  seuil  de  ce 
monde.  Il  nous  reste  à  indiquer  les  dernières  modifications  qui 
séparent  l'incubation  de  l'éclosion.  Voltaire  et  Rousseau  de  la  Révo- 
lution ;  modifications  dont,  la  plus  considérable  consiste  dans  un 

1 .  Brienne  ne  visait  «pas  au  titre  de  contrôleur  -  général ,  incompatible  avec  §a 
robe,  mais  à  rentrée  du  conseil,  d'où  il  eût  pris  la  haute  maiu  sur  les  finances  par 
ses  connaissances  économiquei  et  administratives. 

2.  I.e  contraste  entre  Topinion  et  le  gouvernement  s'accusait  de  plus  en  plus. 
Pendant  le  ministère  de  d*Onnc«son,  un  arrêt  du  conseil,  du  24  juin  1783,  avait 
accordé  de  nouveaux  encouragements  à  la  traite  des  noirs,  et  cela  au  moment  oft 
l'abolition  de  Vesclavage  commençait  à  entrer  non  plus  seulement  dans  les  vagues 
espérances,  mais  dans  les  projets  positifs  des  esprits  avancés  ;  où  La  Fayette,  dans 
son  voyage  en  17B4,  en  exprimait  le  vœu  aux  États-Unis  du  Sud  et  entreprenait  à 
ses  frais,  à  Cayenne,  une  expérience  sur  rafiranchissement  graduel  des  uoira,  aux 
applaudissements  de  Washington.  •<  Plût  à  Dieu,  lui  écrivait  cet  illustre  ami, 
u  qu'un  semblable  esprit  Tînt  animer  tout  le  peuple  de  ce  pays!...  Une  émane ipa- 
M  tion  subite  amènerait,  je  crois,  de  grands  maux  ;  mais,  certainement,  elle  pour* 
M  rait,  elle  devrait  être  accomplie  graduellement  par  l'autorité  législative.  »  Lettre 
du  10  mai  1786,  ap.  Mém.  de  La  Fayette,  t.  II,  p.  157.  —  Le  vœu  de  Washington, 
réalisé  ailleurs ,  est  malheureusement  bien  loin  de  sa  réalisation  dans  la  j>atrie  de 
ce  grand  homme,  et  il  pourra  en  coûter  cher  à  l'Amérique  de  ne  Tavuir  point 
écouté! 


(1783-1787J  LA  HEINE  ET  LA  COUîl.  W3 

mouvement  mystique  bien  imprévu  au  lendemain  de  Voltaire  et 
de  V Encyclopédie. 

Il  n'est  pas  dans  notre  plan  d'entrer  dans  l'histoire  anecdotique 
de  la  cour  de  Louis  XVI.  Les  faits  ont  déjà  sufllsamment  mis  en 
scène  ce  malheureux  roi^  capable  de  comprendre,  incapable  de 
vouloir,  incapable  de  s'assurer  le  mérite  et  de  produire  l'effet  de  ses 
bonnes  intentions;  destiné  à  repousser  ou  à  lâcher,  l'une  après 
l'autre^  toute  forte  main  qui  se  tend  vers  lui  pourlesauver  et  à  rejeter 
inévitablement  le  peuple  de  l'attente  trompée  à  la  colère  et  de  la  con- 
fiance à  la  haine.  Nous  avon^  aussi  tâché  d'esquisser  le  portrait  de 
cette  infortunée  Marie-Antoinette,  qui,  mal  accueillie  dès  son  ar- 
rivée en  France  par  le  public,  pour  qui  elle  était  le  gage  de  l'impopu- 
laire alliance  autrichienne,  poursuivie  successivement  par  les  ca- 
lomnies des  d'Aiguillon  et  des  Du  Barri,  par  les  menées  sournoises 
du  comte  de  Provence  et  de  l'entourage  du  comte  d'Artois*,  par 
la  rancune  emportée  du  duc  de  Chartres ,  semble  prendre  à 
tâche  de  fournir  incessamment  de  nouvelles  armes  à  ces  haines 
par  une  manière  d'être  qui  n'est  qu'une  perpétuelle  imprudence , 
voit,  sans  savoir  s'en  défendre  et  presque  sans  s'en  émouvoir, 
transformer  ses  étourderies  en  crimes,  ses  faiblesses  en  infamies, 
chercher  non-seulement  des  fautes  dans  toutes  ses  relations  avec 
l'autre  sexe,  mais  des  vices  monstrueux  dans  ses  amitiés  fémi- 
nines, descend  enfin  à  une  entière  déconsidération,  et,  sinon  peut- 
être  irréprochable,  certainement  moins  reprochable  que  la  plupart 
des  dames  de  la  cour,  acquiert,  sans  la  mériter,  la  réputation  que 
mérite  son  abominable  sœur,  Caroline  de  Naples^. 

La  reine  est  décriée  ;  on  la  raille,  et  on  l'imite  dans  ses  habi- 
tudes, dans  ses  goûts,  dans  ses  folies.  Une  marchande  de  modes, 
admise  dans  l'intérieur  de  Marie-Antoinette,  à  la  grande  stu- 
peur de  tout  ce  qui  garde  quelque  reste  de  culte  à  l'étiquette, 

1.  Nons  disons  de  V entourage,  car  le  comte  d'Artois  lui-même,  eapleible  de  propos 
plus  que  légers,  ne  Tétait  nullement  d'une  trame  haineuse  et  perfide. 

2.  Les  promenades  nocturnes  sur  la  terrasse  de  Versailles,  les  fêtes  nocturnes  de 
Trianon,  les  équipées  an  bal  de  l'Opéra,  ne  paraissent  point  avoir  recelé  les  mystères 
qu'y  a  cherchés  la  malveillance  :  M"*  Campan,  surtout,  a  justifié  la  reine  d'une 
manière  plausible  sur  ce  point  et  sur  d'autres.  Les  débordements  de  Marie- Antoinette 
sont  imaginaires.  L'histoire  n'a  point  à  se  prononcer  sur  les  deux  attcuhements  qu'on 
lui  attribue  à  quelques  années  d'intervalle.  —  V.,  mais  avec  réserve,  les  Mèm.  du 
comte  de  Tilli. 

XVI.  3i 


f 


514  LOUIS  XVl.  («785-17871 

M"*'  Berlin,  devient  un  personnage  hislorique.  Son  influence 
ébranle  tout  le  système  de  nos  vieilles  industries  en  achevant  la 
révolution  commencée  par  la  Pompadour  et  la  Du  Barri,  et  en 
substituant  à  la  solide  magnitîcence  des  anciennes  étoffes  un  luxe 
léger,  frivole  et  fantasque.  Tantôt  la  reine,  et,  après  elle,  toutes 
les  beautés  à  la  mode,  affectent  une  extrême  simplicité  et  emprun- 
tent la  légère  robe  blanche  de  leurs  femmes  de  chambre;  tantôt 
elles  s'affublent  de  costumes  de  théâtre,  d'immenses  panaches; 
elles  élèvent  sur  leur  tête  un  gigantesque  échafaudage  de  gaze,  de 
fleurs  et  de  plumes,  si  bien  qu'une  femme,  comme  le  montrent 
les  caricatures  du  temps,  a  la  tête  au  milieu  du  corps,  et  que  tout 
cercle  a  l'air  d'un  extravagant  bal  travesti. 

Les  salons  rient  de  la  mode  tout  en  lui  obéissant  :  les  ateliers 
crient  que  Y  Autrichienne  ruine  nos  fabriques  lyonnaises,  nos  belles 
manufactures  de  soieries,  pour  enrichir  les  fabriques  de  linon 
brabançonnes  et  les  sujets  de  son  frère  Joseph  II  *. 

Tout  le  monde,  au  reste,  artisans,  bourgeois,  courtisans  môme, 
est  d'accord  pour  crier  contre  la  société  intime  de  la  reine,  contre 
les  Polignac  et  leurs  amis,  qui  sont  comme  une  petite  cour  dans 
la  grande  :  les  courtisans,  parce  qu'ils  jalousent  les  membres  de 
ce  petit  cercle  favorisé;  les  autres  classes,  parce  qu'elles  s'ima- 
ginent y  découvrir  la  source  de  tous  les  mauvais  conseils  et  le 
point  d'appui  de  tous  les  abus.  Prévention  exagérée;  car  cette 
société,  gouvernée  par  de  petits  intérêts  et  des  passions  impré- 
voyantes, fait  tantôt  le  mal,  tantôt  le  bien,  sans  aucune  vue  géné- 
rale. Un  trait  peut  faire  juger  avec  quel  sérieux  on  y  traite  la 
politique.  Un  des  membres  du  cercle,  le  comte  d'Adhémar,  per- 
sonnage assez  insigniflant,  avait  le  malheur  d'ennuyer  la  reine; 
Marie-Antoinette  ne  trouve  rien  de  mieux,  pour  s'en  débarrasser, 
que  de  lui  faire  donner  l'ambassade  de  Londres  2. 

La  majorité  de  la  nation  n'est  pas  moins  hostile  à  la  cour  qu'aux 

1.  La  France  avait  eHe-méme,  dans  ses  provinces  du  Nord,  des  fabriques  de  linon 
très-florissantes,  qui  ne  sont  tombées  que  devant  Tinvasion  des  cotonnades. 

2.  Alèm.  de  M**  Campan,  t.  I,  p.  265.  Il  est  vrai  que  M**  Campan  dit  que  la  reine 
80  reprocha  plus  tard  cette  légèreté.  —  D'après  M"*  Campan,  ce  serait  à  partir  de 
1783  que  TinHuence  des  Polignac  serait  devenue  tout  à  fait  nuisible  et  qu'ils  au- 
micnt  de  plus  en  plus  compromis  le  nom  de  la  reine  dans  des  intrigues  dont  elle  au- 
rait eu  souvent  la  responsabilité  sans  la  complicité. 


(178S-1787J       LA   REINE.   LA  COUR.    LA  NOBLESSE.  515 

amis  de  la  reine,  et  à  la  noblesse  en  général  qu*à  la  cour.  La 
bourgeoisie  commente  avec  amertume  les  chiffres  du  Compte 
rendu,  la  somme  des  pensions,  celle  des  dépenses  de  la  cour,  des 
apanages  princiers,  chiffres  qui  sont  devenus  une  condamnation 
depuis  qu'ils  ne  sont  plus  une  promesse  de  réforme  ;  elle  s'irrite 
plus  âprement  encore  de  la  trop  fameuse  ordonnance  sur  les 
grades  militaires.  Quant  aux  paysans,  la  corvée  abolie  et  sitôt 
'  rétablie,  l'idée  d'abolition  des  droits  féodaux  et  celle  d'abolition 
de  la  gabelle,  lancées  au  milieu  des  essais  de  Turgot,  ont  porté 
l'agitation  au  fond  de  la  plus  humble  chaumière.  La  masse  lourde 
et  profonde  des  campagnes  s'ébranle  sourdement  dans  l'attente 
prochaine  de  ce  jour  de  réparation ,  de  ce  jour  du  jugement  sur 
terre,  invoqué  si  souvent  en  vain  par  leurs  pères  dans  les  révoltes 
mystiques  du  moyen  âge,  et  près  de  se  lever  enfin.  Les  com- 
pagnes sont  prêtes  à  suivre  dès  que  la  bourgeoisie  aura  donné  le 
signal. 

Cette  absorbante  avidité  de  la  noblesse,  qui  excite  à  un  si  haut 
degré  la  colère  de  la  bourgeoisie,  est  la  conséquence  inévitable  de 
l'œuvre  de  Richelieu  et  de  Louis  XIV.  Abattre  les  existences 
seigneuriale^ ,  attirer  à  l'ombre  du  trône  les  grands  seigneurs 
transformés  en  courtisans,  c'était  mettre  à  la  charge  de  l'État  la 
petite  noblesse,  auparavant  entretenue  dans  les  châteaux  par  la 
gi'ande,  puis  celle-ci  elle-même,  bientôt  ruinée  ou  obérée  par  la 
vie  de  cour.  Les  mésalliances,  qui  oui  famé  les  terres  seigneuriales 
arec  l'argent  des  financiers,  n'ont  fait  que  retarder  celte  nécessité 
logique,  qui  implique  les  pensions,  les  grâces  pécuniaires  de  tout 
genre,  l'attribution  exclusive  des  grades  militaires  et  des  bénéfices 
ecclésiastiques  *,  si  l'on  veut  conserver  une  noblesse  héréditaire, 
souvent  obstacle,  mais  toujours  contre-fort  indispensable  de  la 
royauté.  On  n'arrive  au  bout  de  cette  logique  qu'à  la  veille  de  la 
chute  commune  de  la  noblesse  et  de  la  royauté.  —  C'est-à-dire 
qu'on  exclut  le  Tiers-État  de  tout,  lorsque  le  Tiei's-État  est  arrivé 
à  se  sentir  capable  d*ètre  tout;  c'est-à-dire  qu'on  pousse  l'inéga- 
lité au  dernier  excès  lorsque  l'égalité  est  partout,  à  l'extérieur 
comme  à  l'intérieur,  dans  le  costume  comme  dans  les  esprits, 

1.  Ce  qui  pousse  vers  la  Révolution  les  curés  comme  les  sergents. 


niO  LOUIS  XVL  [17841 

lorsque  la  reine  a  Eait  disparaître  les  derniers  vestiges  de  Téti- 
quette  de  Versailles,  «  lorsqu  ou  ne  distingue  plus  une  duchesse 
d*une  actrice,  »  lorsque  les  grands  seigneurs,  laissant  déserts  les 
salons  de  Louis  XVI,  courent  Paris  en  redingote  et  en  gros  sou- 
liers, et  se  font  colleter  dans  les  foules  par  les  crocheteurs. 

Tout  est  inconséquence,  et  Tinconséquence  suprême  se  persoD- 
nifie  dans  un  incident,  dans  un  nom,  Figaeo  ou  la  F0U0  Joumét. 

Folle  journée,  en  effet!  Satumale  dernière  de  Tancien  régiine/ 
où  ceux  qui  vivent  des  abus  et  ne  veulent  pas  cesser  d*en  vivre  se 
coalisent  pour  obliger  le  gouvernement  à  laisser  traîner  les  abus 
sur  la  scène;  où  ceux  qu*abrite  Tarbitraire  vont  battre  des  mains 
à  qui  sape  Tarbitraire;  ou  les  privilégiés  s*épanouissent  au  spec- 
tacle de  la  hiérarchie  sociale  croulant  sous  le  rire  éclatant  de 
Panurge  devenu  Figaro.  Beaumarchais  couronne  ses  mille  aven- 
tures par  la  plus  hardie  de  toutes.  Dans  cette  comédie,  oeuvre 
d*un  Voltaire  inférieur,  qui  semble  avoir  passé  par  les  écoles  lit- 
téraires de  la  décadence  espagnole  et  italienne,  par  les  cancttti  et 
le  fjongorisme,  au  lieu  d*ètre,  comme  le  vieillard  de  Fernei,  le 
légitime  héritier  de  la  littérature  du  grand  siècle,  Beaumarchais 
ne  s*est  plus  attaqué  à  un  seul  corps,  ainsi  qu'au  temps  du  parli- 
ment  Maupeou;  il  frappe  tous  les  corps,  tous  les  ordres,  tous  les 
établissements  :  il  ramasse ,  il  concentre,  il  rejette  sur  le  théâtre 
en  riant  tout  ce  qui  a  été  semé  sérieusement  dans  tant  de  livres. 
Louis  XVI  ne  s*y  est  pas  trompé.  Après  s'être  fait  lire  le  manu- 
scrit :  a  Si  Ton  jouait  cette  pièce,  s'était-il  écrié,  il  faudrait  détruire 
la  Bastille!.,,  on  ne  la  jouera  jamais  !  d 

On  la  joua,  cependant  !...  la  société  de  la  reine,  la  cour  presque 
en  masse,  et,  en  tête,  les  grands  seigneurs  incapables  et  vicieux 
sur  lesquels  tombent  d'aplomb  les  sarcasmes  de  Beaumarchais,  la 
plupart  des  hommes  en  place  et  en  dignité,  jusqu'aux  censeurs 
royaux,  jusqu'à  des  évêques,  joignent  la  pression  de  leur  influence 
à  la  clameur  de  Paris.  Beaumarchais  l'emporte  sur  le  garde  des 
sceaux  et  sur  le  roi  même.  Le  Mariage  de  Figaro,  joué  une  pre- 
mière fois  au  château  de  Genevilliers  devant  le  comte  d'Artois  et 
la  société  de  la  reine,  qui  ne  manqua  d'y  assister  que  parce  qu'elle 
était  malade,  fait  son  apparition  au  Théâtre -Français  au  mois 
d'a\ril  1781.  Beaumarchais  lui-même  est  stupéfié  de  l'inmiensité 


(1784!  FirrAKO»  517 

d*un  succès  dont  son  esprit»  pliis  vif  que  profond,  n'a  pas  mesuré  ' 
toute  la  portée'. 

Beaumarchais  remporte  sur  la  vieille  société  une  seconde  vic^ 
,  toire,  en  menant  jusqu'au  bout  et  en  faisant  pénétrer  tout  entière^ 
en  France ,  malgré  les  plaintes  réitérées  du  clergé,  la  double  édi- 
tion des  œuvres  complètes  de  Voltaire  imprimée  à  Kebl ,  sur  le 
territoire  du  margrave  de  Bade.  Condorcet  est  le  second  de  Beau- 
marchais dans  cette  vaste  entreprise ,  que  favorise  la  connivence 
*  de  Maurepas,  puis  de  Galonné,  avec  la  même  logique  que  la  cour 
protège  Figaro.  La  grande  opération  de  Beaumarchais,  renforcée 
d'une  édition  de  Rousseau  commencée  avec  moins  de  fracas,  rem- 
plit et  déborde  même  Tintervalle  qui  sépare  la  mort  de  Voltaire 
et  de  Rousseau  d'avec  la  Révolution  :  commencée  en  1779,  elle  ne 
s'achève  qu'en  1790,  entre  la  prise  de  la  Bastille  et  la  translation 
des  restes  de  Voltaire  au  Panthéon  ^  ! 

Ainsi,  au  moment  où  est  parvenu  notre  récit,  le  x\m^  siècle  se 
résume  et  se  contemple  dans  les  œuvres  de  ses  initiateurs  avant 
de  passer  à  l'action.  La  littérature  n'a  plus  à  émettre  des  pensées 
nouvelles,  mais  à  vulgariser  les  pensées  émises  et  à  répandre  les 
testaments  des  grands  morts.  Les  principaux  contemporains  de 
Voltaire  et  de  Rousseau  les  rejoignent  successivement  dans  les 
sphères  d'outre-tombe.  Condillac  a  disparu  en  1780;  d'Alembert, 
en  1783;  Diderot  s'éteint  en  1784;  puis  Mabli,  en  1785;  le  pro- 
phète de  la  nature,  le  grand  BufTon,  ferme  la  marche  funèbre  de 
cette  génération  à  jamais  fameuse  (1788).  Les  hommes  de  l'idée 
semblent  se  hâter  de  faire  place  aux  hommes  de  combat. 

Les  lettres,  riches  encore  en  talents  de  second  ordre,  n'enfan- 
tent donc  plus  d'hommes  de  génie,  sauf  une  seule  exception  pour 
le  grand  écrivain  qui  a  consolé  parfois  les  derniers  jours  et  re- 
cueilli l'héritage  de  Jean-Jacques,  pour  le  disciple  fidèle  qui  déve- 
loppe si  heureusement  cette  religieuse  poésie  de  la  nature,  absente 
de  notrç  littérature  et  retrouvée  i»ar  Rousseau,  ce  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  qui  sait,  dans  des  tableaux  d'une  fraîcheur  incom- 

1.  Les  Mémoires  de  M"'  Campan  et  ceux  de  M"*  Vigc^e  -  Lebrun  sont  peu 
exacts  sur  ce  qui  regarde  Figaro.  —  V.  BeautnaTchaù  tt  ton  Temptt  par  M.  de  Lo- 
BDéfiie. 

S.  Loménie,  Beaumarchais  et  ton  Tempt, 


518  LOUIS  XVI.  Ii787-Î788; 

parable  el  d'une  naïveté  sublime,  réunir  la  beauté  grecque  et  la 
pureté  chrétienne,  et  créer  un  type  immortel  de  tendresse  et  de 
pudeur  dans  sa  Virginie,  le  plus  touchant  des  chefs-d'œuvre'.  En 
somme,  la  littérature  baisse,  chose  inévitable;  mais  les  beaui- 
arts,  nous  l'avons  dit  ailleurs,  prennent,  à  leur  tour,  un  caractère 
altier,  héroïque,  et  le  progrès  des  sciences  se  précipite  au  lieu  de 
se  ralentir.  11  s'y  produit  un  magnifique  mouvement  de  décou- 
verte et  de  création.  Là,  tout  vide  qui  se  fait  est  comblé  aussitôt  : 
à  d'Alembort  éteint  succède  Lagrange,  Piémontais  de  naissance, 
Français  d'origine,  fixé  vingt  ans  à  Berlin  par  le  grand  Frédéric, 
puis  attiré  en  France  à  l'instigation  de  Mirabeau ,  génie  d'un 
autre  ordre  qui  a  comprisle  génie  du  savant  (1787).  Lagrange  était 
depuis  bien  longtemps  présent  à  Paris  par  ses  ouvrages  et  sa  cor- 
respondance, avant  d'y  être  établi  de  sa  personne.  Nul ,  depuis 
Descartes  et  Leibniz,  n'a  fait  autant  pour  étendre  la  souveraineté 
des  mathématiques  sur  les  sciences  de  la  nature,  pour  diriger  et 
universaliser  l'a  lion  de  cet  instrument  abstrait  par  lequel  la  rai- 
son pure  dicte  des  lois  aux  choses  sensibles  sans  les  voir  et  sans 
les  toucher^.  Lés  mathématiques  continuent  de  grandir,  bien  que 

1.  Bernardin  de  Saint-Pierre,  descendant  prétendu  d'Eostache  de  Saint- Pierre, 
né  au  Havre  en  1737,  produisit  tard,  comme  son  maître  Rousseau,  et  après  avoir 
été,  comme  lui,  longtemps  et  cruellement  ballotté  par  la  fortune.  Ses  voyages  dans 
les  régions  tropicales  ouvrirent  à  son  imagination  des  sources  d'inspiration  incon- 
nues et  lui  fournirent  ces  riches  couleurs  dont  on  devait  abuser  après  lui.  Ses  Études 
de  la  nature,  où  tant  de  beautés  littéraires  et  tant  d'élévation  de  sentiment  rachètent 
bien  une  mauvaise  physique,  ne  parurent  qu'en  1784,  et  Pau!  et  Virginie  qu'en  1788; 
douce  et  mélancolique  idylle  qui  précédait  de  si  peu  les  gn^^ndes  tragédies. 

2.  Dés  sa  première  jeunesse,  il  a  trouvé  les  éléments  de  sa  Méthode  des  variationSf 
procédé  de  calcul  indépendant  de  toute  considération  géométrique,  selon  les  termes 
d'Kuler.  Il  généralise  le  principe  de  la  moindre  action  et  l'applique  à  la  solution  de 
toutes  les  questions  de  dynamique.  Il  fait  de  belles  recherches  sur  la  propagation 
du  son.  Il  gagne  le  prix  de  l'Académie  des  sciences  sur  la  théorie  de  la  libration  de 
In  lune  et  y  montre  toute  la  généralité  du  principe  des  vitesses  virtueUes  (1764).  Il 
l^airiie  le  prix  sur  la  théorie  des  satellites  de  Jupiter  et  en  donne  la  première  théorie 
mathématique  (1766).  Impossible  même  d'indiquer  ici  ses  immenses  travaux  de  mathé- 
matiques et  d'astronomie  générale.  Fn  1776,  il  démontre  que  les  variations  des  grands 
axes  du  .système  solaire  ne  peuvent  être  que  périodiques;  **  la  plus  belle  découverte 
de  l'astronomie  physique,  après  celle  de  Newton,  »  a  dit  le  savant  Clayfair.  —  En 
1781,  il  publie  la  Mécanique  analytique,  où,  par  une  heureuse  combinaison  du  principe 
de  d'Alembert  et  de  celui  des  vitesses  virtuelles,  les  progrès  de  la  mécanique  ration- 
nelle sont  réduits  à  ne  dépendre  que  de  ceux  du  calcul.  Le  grand  théoricien  devait 
rendre  d'éclatants  services  pratiques  à  la  France  de  la  Révolution  par  sa  participa- 
tion à  rptnb'issement  du  système  métrique,  de  la  première  École  normale,  de  rÏ!À.-ole 
polytechnique,  etc.  —  V.  biographie  universelle,  article  LaGRAMOE. 


i1772-1789j  BERNARDIN  DE  SAINT-PIERRE.  LAC.RANGE.         549 

d'Alembert  et  La^ange  lui-même  aient  cru  parfois  le  génie  dj 
riiomme  arrivé  au  terme  de  la  carrière.  L'astronomie  française 
est  dans  tout  son  éclat  :  Bailli,  Lalande,  Messier,  poursuivent  leurs 
travaux.  Laplace  commence  de  manifester  ce  puissant  esprit  qui 
doit  s'immortaliser  pat'  la  Mécanique  céleste.  Dans  d'autres  branches 
de  la  science,  ont  déjà  paru  Berthollet,  Monge,  Fourcroi,  etc.; 
groupe  imposant  que  domine  une  des  grandes  figures  scientifiques 
du  monde  moderne,  le  réformateur,  le  régulateur,  on  pourrait 
dire  le  créateur  de  la  chimie,  Lavoisier. 

Bien  des  secrets  avaient  déjà  été  dérobés  à  la  nature  par  les 
chimistes  ;  mais  on  opérait  encore  dans  les  ténèbres,  sans  savoir 
distinguer  les  uns  des  autres,  par  leurs  caractères  spécifiques,  les 
divers  et  subtils  agents  des  phénomènes  qui  nous  entourent,  c'est- 
à-dire  les  éléments  véritables  cachés  sous  les  quatre  éléments 
apparents  des  anciens.  Les  trois  quarts  du  xviu®  siècle  avaient  été 
employés  à  l'étude  des.gaz*.  En  1757,  l'Anglais  Black  avait  décou- 
vert le  fluide  élastique  irrespirable  (gaz  acide  carbonique)  et  la 
chaleur  latente  (que  le  thermomètre  n'accuse  pas).  En  1771,  un 
autre  Anglais,  l'illustre  Priestley,  découvre  l'échange  des  gaz  entre 
le  règne  animal  et  le  règne  végétal.  Vers  1774,  le  Suédois  Scheele 
reconnaît  la  composition  de  l'air,  mélange  de  trois  fluides  élas- 
tiques (acide  carbonique,  azote,  oxygène).  L'hypothèse  de  Stahl, 
l'existence  supposée  d'une  substance  qui  aurait  été  le  principe  de 
la  combustibilité  et  qu'on  croyait  sortir  du  métal  quand  on  le 
calcine  et  y  rentrer  quand  on  le  révivifie  (le  pMogistique),  tyran- 
nise toujours  la  science  et  empêche  de  trouver  le  lien  de  ces  belles 
découvertes  et  de  beaucoup  d'autres.  Lavoisier,  après  de  longues, 
d'opiniâtres  et  dispendieuses  expériences  facilitées  par  cette  lucra- 
tive position  de  fermier-général  qu'il  n'a  recherchée  que  pour 
acquérir  des  moyens  d'action  scientiflques,  et  qui  lui  sera  un  joui 
imputée  à  crime,  Lavoisier  ose  enfln  briser  le  joug  du  pMogistiqae 
et  avancer  que  la  calcination  des  métaux  n'est  que  leur  combi- 
naison avec  l'air  fixe  (1772).  Il  modifie  bientôt  cette  première  idée. 
En  1774,  Burger  ayant  réduit  des  chaux  de  mercure  sans  charbon 
dans  des  vases  clos,  Lavoisier  examine  l'air  obtenu  de  cette 

1.  Gaz,  de  rallemand  g<ui,  geisi,  esprit.  C'est  Van-Helmont  qui  leur  douua  le  pr<y 
mier  ce  nom. 


5Î0  LOUIS  XVI.  rt'75-!789 

manière  et  le  trouve  respirable.  Peu  après,  Priestley  établit  que 
c'est  précisément  la  seule  partie  respirable  de  l'atmosphère.  Aus- 
sitôt Lavoisier  conclut  que  la  calcination  et  toutes  les  combustions 
sont  le  produit  de  Tunion  de  cet  air  essentiellement  respirable 
avec  les  corps,  et  que  Tair  fixe,  en  particulier,  est  le  produit  de 
l'union  de  Tair  respirable  avec  le  charbon.  Combitiant  cette 
donnée  avec  les  découvertes  de  Black  et  de  Wilke  sur  la  chaleur 
latente,  il  considère  la  chaleur  qui  se  manifeste  dans  les  combus- 
tions comme  dégagée  de  l'air  respirable,  qu'elle  était  au|)aravant 
employée  à  maintenir  à  l'état  élastique;  De  cette  double  proposi- 
tion sort  la  nouvelle  théorie  chimique  (1775-1777),  que  Lavoisier, 
secondé  directement  ou  indirectement  parCavendish,  par  Monge, 
par  Meusnicr,  par  BerthoUet,  par  Guyton  de  Morveau,  par  Laplace, 
applique  à  toutes  les  modifications  des  corps  appartenant  aux 
divers  régnes,  en  un  mot  à  la  nature  entière,  et  qu'il  vulgarise, 
après  l'avoir  créée,  en  trouvant  les  mots  comme  les  choses.  Le 
vieux  et  obscur  langage  de  l'alchimie  achève  de  disparaître 
devant  une  terminologie  simple,  logique  et  lumineuse*,  et  le 
Traité  éUwciUture  de  chimie  (1789)  montre  que  Lavoisier  sait  aussi 
bien  expo  or  qu'accomplir  ses  conquêtes  sur  les  mystères  de  la 
nature.  «  La  chimie  est  aisée  maintenant,  »  a  dit  Lagrange; 
a  elle  s'apprend  comme  l'algèbre.  »  D'un  art  empirique,  LaVoisier 
a  fait  une  science  mathématique. 

Les  savants  étrangers,  après  quelques  efforts  pour  défendre  la 
tradition  de  Stalil,  sont  bien  vile  obligés  de  reconnaître  l'empire 
de  la  théorie  nouvelle  :  la  France  est  lîère  d'avoir  conquis  le 
sceptre  de  la  science  qui  nous  révèle,  autant  qu'il  est  permis  à 
l'analyse  humaine,  les  véritables  principes  du  monde  matériel,  et 
qui  introduit  l'homme  dans  l'éternel  laboratoire  de  l'Isis  cachée. 
Une  autre  découverte  d'une  nature  moins  générale  et  moins  vaste, 
mais  qui  manifeste  avec  un  éclat  extraordinaire  les  progrès  de  la 
physique,  vient,  sur  ces  entrefaites,  agir  bien  plus  puissamment 
sur  l'iinagimition  de  la  foule,  en  frappant  ses  yeux  d'un  spectacle 
inouï.  Le  5  juin  1783,  les  États  particuliers  du  Vivarais,  asscm-- 
blés  dans  la  petite  ville  d'Annonai,  reçoivent  des  frères  Montgol- 

1.  Méthode  de  nomenclature  cfUmqtie,  1787. 


insai  LAVOISIER.  524 

Ger,  directeurs  d*une  papeterie*,  Tinvitation  d'assister  à  une 
expérience  de  physique.  Un  sac  de  toile  doublé  en  papier,  de 
trente-cinq  pieds  de  haut,  gonflé  par  un  procédé  inconnu,  s*élance 
dans  les  airs,  monte  à  plus  de  mille  toises,  et  redescend  lentement 
à  une  demi-lieue  de  son  point  de  départ  En  méditant  sur  l'ascen- 
sion des  vapeurs  dans  l'atmosphère  et  sur  la  formation  des  nuages, 
les  frères  Montgollicr  ayaient  compris  que,  pour  enlever  jusqu'aux 
nues  une  machine  colossale,  il  suffisait  de  renfermer  dans  un 
vaisseau  léger  un  fluide  moins  lourd  que  l'air  atmosphérique, 
c'est-à-dire  un  nuage  factice.  Ils  s'btaient  procuré,  par  une  com- 
bustion entretenue  dans  le  ballon  à  l'aide  d'un  réchaud ,  un  gaz 
moitié  plus  léger  que  Pair.  L'art  merveilleux  de  faire  voyager 
dans  l'espace  un  corps  parti  de  la  terre  était  trouvé.  Il  se  perfec- 
tionne rapidement.  Une  société  d'amateurs  de  physique,  à  Paris, 
substitue  au  gaz  de  Montgolfler  l'^r  inflammable,  dix  fois  plus 
léger  que  l'air  atmosphérique,  l'enferme  dans  une  enveloppe 
imperméable  de  tafletas  gommé,  et,  par  un  jour  d'orage,  lance 
du  Champ  de  Mars  le  nouveau  ballon  aux  applaudissements  d'une 
innombrable  multitude.  Le  ballon  du  Champ  de  Mars  monte  bien 
plus  vite  et  plus  haut  que  celui  des  Montgolfler;  il  dépasse  la 
région  des  nuages  et  va  retomber  à  Écoucn,  à  quatre  lieues  de 
Paris  (27  août  1783). 

Le  navire  aérien  inventé,  les  navigateurs  ne  sauraient  manquer. 
Ce  n*est  pas  l'audacieux  génie  du  xvm®  siècle  qui  reculerait  quand 
il  s'agit  de  conquérir  à  l'homme  un  nouvel  empire  et  de  prendre 
possession  «  du  domaine  inmicnse'de  l'air^.  » 

Joseph  do  Montgolfler  adapta  à  sa  machine  un  réchaud  et  une 
nacelle  :  le  21  novembre  1783,  le  physicien  Pilâtre  de  Rozier  et  le 
marquis  d'Arlandes  se  conflent  à  ce  formidable  véhicule  et  partent 
du  jardin  de  la  Muette  (bois  de  Boulogne),  en  saluant  la  foule 
muette  d'admiration  et  de  terreur.  Ils  passent,  dans  leur  nef 
aérienne,  par-dessus  tout  Paris  et  descendent  volontairement,  en 
cessant  d'entretenir  le  feu,  sur  la  Butte-aux-Cailles,  au  midi  de  la 

1.  Nous  rappellerons,  à  ce  proiK»,  que  rindostrie  des  papiers  peinte,  originaire  de 
•a  Chine,  sMntrodaisit  en  France  vers  1780.  . 

2.  Deacriplion  dei  expériences  d§  la  machiné  aérostatique,  etc.,  par  Faujas  de  Saint- 
Toad,  t.  II,  p.  2. 


5tS  LOUIS  XVI.  (l78Si 

grande  ville.  Quelques  jours  après,  le  physicien  Charles  renou- 
velle heureusement  Texpérience  avec  le  ballon  à  air  inflammable, 
procédé  plus  sûr  et  plus  propre  aux  longs  voyages  et  aux  grandes 
ascensions.  Bientôt  le  mécanicien  Blanchard,  enchérissant  de  har- 
diesse sur  ses  devanciers,  franchit  la  mer  en  ballon  et  vient  des- 
cendre de  Douvres  sur  les  falaises  de  Calais*. 

La  foule  ne  doute  pas  qu*on  ne  dirige  bientôt,  les  navires  de 
Tdir  comme  les  navires  de  TOcéan  et  qu'on  ne  circule  en  toute 
liberté  à  travers  l'atmosphère.  C'est  une  ivresse  inexprimable,  à 
peine  un  moment  attristée  par  la  catastrophe  de  Pilâtre  de  Rozier, 
qui,  nouvel  Icare,  tombe  foudroyé  du  haut  des  nues  au  bord  de 
celle  mer  qu'a  traversée  Blanchard*.  Est-il  une  victoire  qui  n'ail 
coûté  le  sacrifice  de  quelque  héros?  —  Le  génie  et  la  puissance 
de  l'homme  seraient  donc  destinés  à  ne  plus  connaître  de  limites! 
Les  éléments  vont  être  ses  esclaves  dociles!  On  pressent  une  foule 
d'autres  applications  prodigieuses  de  ces  théories  scientifiques  qui 
s'agrandissent  tous  les  jours'.  On  compte  bien  que  cette  puissance 
croissante  que  l'homme  déploie  au  dehors  de  lui,  il  saura  la  tourner 
sur  lui-même  et  faire  disparaître  ses  maux  physiques  et  moraux. 
Aux  rêves  de  l'orgueil  s'associent  les  rêves  non  moins  illimités  de 

1 .  Il  était  accompagné  d*un  Anglais,  le  docteur  JefTeries.  Chacun  des  deux  avait 
arboré  le  pavillon  de  sa  nation.  On  raconta  avec  fierté  que,  les  aéronautes  ayant  été 
forcés  de  jeter  du  lest  et  jusqu*à  leurs  habits  pour  s*alléger  et  se  teuir  à  une  hau- 
teur sufl&sante,  l'Anglais  jeta  son  pavillon;  le  Français  garda  le  sien,  qui  flotta  seul 
sur  l'Angleterre. 

2.  Pilàtre  avait  voulu  combiner  le  réchaud  de  Montgolfieret  Fair  inflammable  de 
Charles.  C'était,  comme  le  dit  celui-ci,  placer  un  réchaud  sur  un  baril  de  poudre. 

3.  Il  est  surprenant  que  la  navi^tion  à  vapeur  n'ait  pas  été  constituée  dés  ce 
temps.  En  1775,  M.  de  Jouflroi  avait  inventé  et  fait  manœuvrer  sur  la  Saône  un.ba- 
telet  mû  par  une  machine  à  vapeur.  —  Y.  le  rapport  fait  à  l'Académie  des  Sciences 
sur  la  navigation  à  vapeur,  en  1840.  —  Il  y  avait  eu  aussi  des  tentatives  analogues 
en  Lorraine.  —  V.  le  Constitutionnil  de  septembre  1851.  Tout  éveillés  que  fussent 
les  esprits  sur  les  nouveautés  scientifiques,  on  ne  comprit  point  alors  la  portée  de 
cette  magnifique  application  du  principe  de  Papin.  —  La  télégraphie  électrique  eut 
le  même  sort.  Les  premiers  essais  en  furent  tentés  à  Genève,  en  1774,  par  an  phy- 
sicien français,  Louis  Lesage;  mais  on  en  resta  là  pour  trois  quarts  de  siècle,  bien 
que  la  nouvelle  forme  de  l'électricité  découverte  par  Volta  en  1800  dût  fournir  à 
cette  invention  merveilleuse  des  instruments  décisifs.  —  A  propos  de  Volta,  il  y  a 
lieu  de  rappeler  ici  que  Duvernei,  de  l'Académie  des  sciences,  avait  exécuté,  dès  1700, 
Texpérience  de  la  grenouille,  que  Galvani  renouvela  avec  tant  d'éclat  et  qui  devint 
le  {jalvnnisme.  V.  Giornale  di  Scienzeper  la  Sicilia,  n^  41,  cité  par  £d.  Fouruier;  Siéc/e 
du  21  décembre  1853. 


H783J  MONTGOLFIEH.   AÉROSTATS.  5î3 

la  philanthropie*.  Plus  de  guerres!  plus  d'injustices!  plus  de 
tyrannies!  Les  générations  si  éclairées  et  si  fortes  de  l'avenir 
pourraient-elles  connaître  encore  des  malheureux  ou  des  mé- 
chants! L'homme  civilisé,  après  avoir  réformé  et  purifié  la  civili- 
sation, ira,  comme  un  dieu  bienraisant,  dicter  aux  sauvages,  du 
haut  de  ses  chars  aériens,  les  lois  de  la  science  et  de  l'ordre  véri- 
table ^» 

Songes  dorés  d'une  vieille  société  qui  se  croit  plongée  dans  la 
fontaine  de  Jouvence!  Hélas!  la  renaissance  coûte  plus  cher  :  on 
ne  peut  renaître  sans  passer  par  les  angoisses  de  la  mort  ! 

La  société  du  xviii®  siècle  se  croit  ime  destinée  plus  facile  :  tout 

1 .  La  philanthropie,  comme  la  science,  n'arait  des  rêves  si  hardis  que  parce  qu'elle 
aTait  de  belles  réalités.  Noos  avons  déjà  mentionné  Tabbé  de  L'Êpée,  rouvrant  aux 
malheureux  sourds  et  muets  le  commerce  avec  leurs  semblables.  Son  successeur  Si- 
card  allait  les  élever  des  idées  simples  que  sug^géreat  les  sens  aux  idées  générales 
et  abstraites,  et  réveiller  en  eux  l'homme  spirituel  après  l'homme  matériel.  —  En 
1784,  le  frère  du  savant  physicien  Haiiy  fonde  l'Institut  des  jeunes  aveugles,  autres 
victimes  arrachées,  autant  que  l'homme  le  peut  faire,  aux  rigueurs  de  la  nature.  — 
Pendant  ce  temps,  l'excellent  et  infatigable  Parmentier  emploie  sa  vie  à  chercher 
les  moyens  de  prévenir  les  disettes  et  de  multiplier  les  substances  alimentaires.  La 
pomme  de  terre,  apportée  du  Pérou  dès  le  xti«  siècle,  cultivée  en  Italie  et  dans  le 
midi  de  la  France,  n'était  considérée  que  comme  une  racine  bonne  pour  les  animaux 
domestiques.  Tnrgot  l'avait  introduite  en  Limousin  et  en  Auvergne.  Parmentier  la 
démontre  propre  à  l'alimentation  de  Thomme,  fait  les  essais  de  culture  en  grand  dans 
les  plaines  des  Sablons  et  de  Grenelle^  avec  le  concours  du  roi,  qui  porte  à  sa  bou- 
tonnière des  fleurs  de  pomme  de  terre  offertes  par  Parmentier,  et  cette  racine  du 
Nouveau-Monde,  sans  égaler  en  qualités  nos  céréales,  leur  devient  un  supplément 
d'une  immense  utilité  (1773-1784).  Parmentier  propage  également  la  culture  d'une 
belle  céréale  américaine,  le  maïs,  et  s'efforce  de  perfectionner  la  fabrication  du  piiin. 

2.  Le  même  sentiment,  sous  une  forme  plus  pratique  et  moins  ambitieuse,  avait 
inspiré  l'Anglais  Cook,  victime  des  sauvages  auxquels  il  offrait  les  bienfaits  de  la  civi. 
Uiation,  et  dicta  les  instructions  données  par  le  directeur  de  la  marine,  Fleurieu,  et 
par  Louis  XVI  en  personne,  au  malheureux  La  Peyrouse,  chargé  d'exécuter,  avec 
deux  frégates,  un  grand  voyage  de  circumnavigation,  dans  un  but  à  la  fois  politique, 
commercial,  philanthropique  et  scientifique  (1785).  Les  recommandatious  faites  à  La 
Peyronse  de  chercher  tous  les  moyens  d'améliorer  la  condition  des  sauvages,  et 
d'éviter  le  recours  à  la  force  envers  eux  sans  une  nécessité  absolue,  ont  quelque 
chose  de  touchant.  «  Sa  Majesté,  »  est-il  dit,  u  regarderait  comme  un  des  succès  les 
plus  heureux  de  l'expédition^  qu'elle  pût  être  terminée  sans  qu'il  en  eût  coûté  la  vie 
à  on  seul  homme.** — ^V.  Lacretelle,  Hùi.  de  France  pendant  le  xviii*  siècle^  t.  VI,  p.  75. 
—  Ce  vœu  d'humanité  ne  fut  point  exaucé.  Après  trois  ans  de  travaux  et  de  décou- 
vertes achetées  par  des  pertes  cruelles,  La  Peyrouse  et  ses  deux  navires  disparurent 
entre  les  archipels  de  l'Océanie.  Après  des  recherches  demeurées  inutiles  durant  bien 
des  années,  on  a  fini  par  retrouver,  sur  les  récifs  de  Vani-Koro,  quelques  débris  do 
naufîrage  où  se  sont  abîmées  tant  d'existences  précieuses.  M.  P.  Maigry  a  réuni  les 
éléments  d'une  Vie  de  La  Peijrouse,  qui  offrirait  beaucoup  d'intérêt. 


5î4  LOUIS  XVI.  117831:891 

en  célébrant  Rousseau,  elle  rejette  bien  loin  ses  réserves  sévères 
et  les  menaçantes  prophéties  de  quelques  esprits  méditatifs.  Les 
uns  associent  les  joies  que  promet  la  vie  présente,  si  embellie,  à 
Tattente  de  la  vie  future;  les  autres  emplissent  la  terre  de  tant 
d'espérances,  qu'elle  leur  semble  suffire  au  genre  humain.  L'en- 
thousiasme de  l'humanité  et  de  la  perfectibilité  se  personnifie 
dans  un  homme  qui  ferme  en  quelque  sorte  l'ère  philosophique 
du  xvin*^  siècle,  et  qui  en  jettera  tout  à  l'heure  les  dernières  et 
solennelles  paroles  au  vent  des  tempêtes  révolutionnaires  prêtes 
à  l'engloutir.  C'est  ce  Condorcet,  volcan  couvert  déneige,  comme 
l'appelle  un  de  ses  contemporains,  disciple  affectionné  de  Turgot, 
héritier  de  ses  sentiments,  moins  l'idéalisme  religieux  et  la  rigi- 
dité morale,  esprit  croisé  de  Turgot  et  de  Voltaire,  successeur  de 
Fontenelle  dans  les  Éloges  académiques,  «  ces  oraisons  funèbres 
que  la  philosophie  a  enlevées  à  l'Église*  »  et  où  les  savants  rem- 
placent les  saints,  mais  bien  éloigné  de  penser  comme  Fontenelle 
sur  les  vérités  dangereuses,  et  résolu  de  les  laisser  échapper  de  sa 
main  quand  il  devrait  lui  en  coûter  la  vie;  champion  inébranlable 
de  la  liberté  civile,  politique,  économique  et  de  la  liberté  indivi- 
duelle, base  de  toute  liberté^  ;  un  des  hérauts  de  la  croisade  contre 
l'esclavage  des  noirs',  croisade  qui  prend  des  proportions  crois- 
santes à  mesure  qu'on  approche  de  89;  trop  porté  à  confondre 
le  monde  moral  et  social  avec  le  monde  physique  régi  par  les  lois 
mathématiques ,  et  à  tenter  d'appliquer  aux  mouvements  varia- 
bles et  passionnés  de  l'un  les  règles  exactes  et  fixes  de  l'autre*; 

1.  J.  Reynaud,  Encyclop.  noue,  art.  Condorcet. 

2.  Dans  son  livre  de  V Influence  de  la  Hevolution  d'Amérique  sur  V Europe,  il  condamne 
la  maxime,  trop  répandue  chez  les  républicains  anciens  et  modernes,  que  le  petit 
nombre  peut  être  légitimement  sacrifié  au  grand.  —  Mélangée  économiques^  t.  II» 
p.  545;  Guillaumin.  —  Kn  même  temps,  partisan  de  l'unité  politique,  il  publie,  en 
1781,  une  réfutation  de  Delolme  et  une  critique  de  la  constitution  anglaise.  Comme 
Franklin,  comme  Turgot,  qui  allait  plus  loin,  beaucoup  trop  loin,  et  qui  confondait  le 
législatif  et  l'exécutif,  il  combat  le  système  des  deux  Chambres  et  doit  appliquer  plus 
tard  à  la  République  ce  principe  d'unité  que  d'Argen^on  et  Turgot  appliquaient  à  la 
monarchie.  Unitaire  entre  tous,  après  de  nobles  et  stériles  efforts  afin  d'empêiher  la 
fatale  scission  des  Jacobins  et  des  Girondins,  il  ne  sera  confondu  par  des  passions 
aveugles  avec  le  parti  accusé  de  fédéralisme  que  pour  avoir  courageusement  réprouvé 
la  violation  de  la  Convention  nationale  au  31  mai  et  protesté  contre  la  Constitutioa 
de  93,  comme  ouvrant  la  porte  au  fédéralisme. 

3.  RèfU rions  sur  Vrsclarage  des  nègres,  1781. 

4.  Il  ne  faut  pas  toutefois  repousser  d'une  manière  absolue  les  tentatives  des  ma- 


il788.|7»3î  CONDOR  CET.  525 

contenant  en  lui  presque  tout  ce  qu'il  y  aura  de  vigoureux  et  d'o- 
riginal, et,  en  partie,  ce  qu'il  y  aura  d'erroné  chez  Saint-Simon  et 
chez  les  diverses  écoles  du  xix«  siècle  qui  chercheront  surtout 
la  perfectibilité  dans  le  progrès  des  sciences  physiques  et  dans  la 
venue  d'une  ère  industrielle;  rêvant  enfin,  lui,  l'élève  de  la  philo- 
sophie expérimentale,  le  fils  de  Voltaire!  l'immortalité  du  corps 
à  défaut  de  celle  de  l'àme,  et  se  déguisant  ainsi  sous  une  forme 
obscure  et  fantastique  l'indestructible  sentiment  de  l'infini,  il  ne 
donnera  son  dernier  mot  que  dans  une  esquisse  tracée  au  fond 
de  la  retraite  du  proscrit',  à  deux  pas  de  Téchafaud,  monument 
d'une  foi  en  l'humanité  que  n'a  pu  ébranler  la  perte  des  douces 
illusions  de  1783 ,  hymne  à  la  perfectibilité  indéfinie  de  l'homme, 
écrite  en  attendant  la  mort ,  oeuvre  d'une  grandeur  morale  qui 
étonne  d'autant  plus,  que  le  véritable  idéal  religieux,  l'idéal  de 
la  perfectibilité  outre-tombe,  né  la  soutient  pas;  grandeur  qui  ne 
peut  plus  même  être  comprise  dans  les  époques  d'indifférence  et 
d'abaissement  des  âmes! 

Le  testament  de  Condorcet  sera  dans  cette  maxime,  qui  formule 
d'avance  tout  ce  qu'il  y  am*a  de  légitime  dans  les  aspirations  du 
socialisme  moderne  : 

«  Toutes  les  institutions  sociales  doivent  avoir  pour  but  l'amé- 
lioration, sous  le  rapport  physique,  intellectuel  et  moral,  de  la 
classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre'.  » 

De  Condorcet  aux  mystiques,  de  l'école  de  Fernei  aux  évocations 
cabalistiques,  qui  pourrait  croire  qu'il  y  ait  une  transition  natu- 
relle? Elle  est  dans  cette  pensée  que  Condorcet  laisse  entrevoir  au 
bout  de  la  carrière  ouverte  à  la  perfectibilité,  dans  ce  rêve  d'échap- 
per à  la  mort  physique,  dernier  terme  où  aboutit  et  où  se  renonce 
le  matérialisme,  et  qui  porte  l'esprit  de  l'homme  en  plein  dans  un 
ordre  exlra-stientifiquc,  extra-philosophique.  Le  siècle  de  Voltaire, 

thématicieits  à  cet  égard.  Il  est  impossible  d'arriver  à  la  certitude  dans  cette  voie  ; 
mais  on  peut  calculer  utilement  des  chances  de  probabilité  auxquelles  les  faits 
moraux  ,  {iris  dans  un  ensemble  social,  se  peuv^t  ramener  jusqu'à  un  certain 
point.   ■ 

1.  J!$quiiSi  d'un  TobUau  historique  des  progrès  de  l'esprit  humain;  écrit  en  1793  ;  pu^ 
blié  en  1795,  par  ordre  de  la  Convention  nationale. 

2.  R'ipjiort  à  la  Convention  nationale  sur  l'Instruction  publique.  —  Sur  Condorcet,  V. 
ift  Biographie,  par  M.  Arago,  1B49,  et  l'art,  de  M.  J.  Keynaud,  Encjfclop,  nout. 


oî6  LOtis  XVI.  [monwi 

à  son  déclin,  tend  une  main  aux  sciences  occultes  du  moyen  à^^e. 

Rousseau  avait  opéré  une  grande  et  glorieuse  réaction,  au  nom 
du  sentiment ,^  contre  ce  rationalisme  mutilé  dont  on  avait  faille 
serviteur  de  la  sensation  ;  mais  les  limites  où  Rousseau  avait  eu 
la  sagesse  d'enfermer  son  action  pour  en  rendre  reffel  plus  assure 
ne  suftisaient  déjà  plus  aux  cœurs  ni  surtout  aux  imaginations. 
Il  s'était  interdit  les  mystères  qui  entourent  l'homme  de  toutes 
parts  :  on  recommençait  à  vouloir  les  sonder,  avec  des  tendances 
et  dans  des  directions  très-diverses.  Ceux-là  mêmes,  du  moins 
beaucoup  de  ceux  qui  niaient  ou  révoquaient  en  doute  les  prin- 
cipes les  plus  simples  et  les  plus  universels  de  la  pliilosophic 
religieuse,  se  remettaient,  comme  les  adeptes  de  la  vieille  alchi- 
mie, à  chercher  ou  plutôt  à  imaginer  les  causes  occultes  des 
choses,  le  secret  physique  de  la  vie,  et  abdiquaient  la  méthode 
expérimentale  aussi  bien  que  le  rationalisme,  tout  en  restant 
sensualistes.  D'autres,  en  affectant  des  formules  et  des  pratiques 
étranges  et  obscures,  n'aspiraient. qu'à  se  faire  un  instrument 
politique  et  social  propre  à  remuer  vivement  les  âmes  par  l'at- 
trait de  l'inconnu.  II  était  enfin  des  esprits  qui  visaient  plus  haut 
dans  leur  témérité  sublime,  voulaient  refaire  l'homme  spirituel, 
principe  de  l'homme  social  ou  extérieur,  et  prétendaient  non- 
seuler.ient  ramener  l'homme  à  son  vrai  principe,  à  Dieu,  mais  lui 
faire  retrouver  Dieu  dans  son  cœur  comme  cause  immanente  et 
perpétuellement  active  de  son  être,  expliquer  le  monde  par 
l'homme  et  non  plus  l'homme  par  le  monde,  et  rouvrir,  dès  celte 
vie,  les  communications  avec  les  sphères  supérieures  qu'avaient 
cru  posséder  les  voyants  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  siècles. 

Les  sociétés  secrètes  devaient  être  et  furent  le  réceptacle  de 
toute  cette  fermentation  d'idées  et  d'aspirations  ardentes.  A  partir 
de  1770,  ou  un  peu  avant,  la  franc  maçonnerie,  déjà  très-réiKin- 
due,  a  pris  un  développement  immense  et  tend  à  changer  de 
caractère.  D'abord  simple  instrument  de  tolérance,  d'humanité, 
de  fraternité,  agissant  d'une  manière  générale  et  un  peu  vague 
sur  les  sentiments  de  ses  adeptes  et  de  la  société  qu'ils  inlluen- 
^cent',  elle  tend  à  devenir  instrument  de  mouvement  et  d'adion, 

1.  Les  gouvernements  qui  voulaient  passer  pour  éclairés  favorisèrent  d'abunl  '  i 


(1778-1784)  MESMER.    MAGNÉTISME.  5^ 

organe  direct  de  transformation.  Les  trois  espèces  de  mysticisme 
que  nous  venons  d'indiquer  la  travaillent  et  la  pénètrent  à  la 
fois  :  le  mysticisme  qu'on  peut  appeler  sensualiste;  le  mysticisme 
politique,  qui  n'a  de  mystique  que  l'apparence;  le  mysticisme 
théosophique,  qui  est  le  véritable. 

A  partir  de  1778,  un  médecin  allemand  a  profondément  reujué 
Paris  en  annonçant  la  guérison  de  toutes  les  maladies  par  la 
vertu  d'un  agent  universel  qu'il  a  découvert  et  qu'il  dirige  à  son 
gré.  Tous  les  êtres,  assure  Mesmer,  sont  plongés  dans  un  océan 
de  fluide  par  l'intermédiaire  duquel  ils  agissent  les  uns  sur  les 
autres.  L'homme  peut  concentrer  ce  fluide  et  en  diriger  les  cou- 
rants sur  ses  semblables,  soit  par  le  contact  immédiat,  soit,  à  dis- 
tance ,  par  la  direction  du  doigt  ou  d'un  conducteur  quelconque. 
Ces  courants  portent  avec  eux  la  santé  et  la  vie  dans  les  corps 
dont  les  fonctions  sont  troublées.  Ils  guérissent  immédiaten)ent 
les  maux  de  nci'fs  et  médiatement  les  autres  maux.  Par  analogie 
avec  les  attractions  de  l'aimant  ou  du  magnétisme  minéral, 
Mesmer  qualifie  cette  influence  de  magnétisme  animal.  Certains 
prodiges  des  anciennes  religions,  les  cures  miraculeuses  par  l'im- 
position des  mains,  les  extases  collectives  et  autres  phénomènes 
extraordinaires  opérés  par  des  hommes  sur  d'autres  hommes, 
n'ont  été,  suivant  l'audacieux  novateur,  que  des  phénomènes 
mag9iètiqu£S, 

L'impression  produite  par  Mesmer  est  immense  :  il  entraîne 
les  femmes,  les  jeunes  gens,  tous  les  esprits  amoureux  de  l'in- 
connu et  saisis  par  les  espérances  sans  bornes  qui  sont  le  carac- 
tère du  temps*.  Bien  des  penseurs  sont  satisfaits  de  voir  enfin 
donner  une  autre  explication  des  faits  mystérieux  de  l'histoire 
que  la  banale  accusation  d'imposture  contre  tous  les  thauma- 
turges et  tous  les  chefs  des  religions.  Quant  à  la  foule,  elle  se 
précipite  au  baquet  de  Mesmer  avec  un  entraînemçnt  bien  plus 
général  qu'elle  ne  courait  autrefois  au  tombeau  du  diacre  Paris. 

franc-rnaçonnene  comme  la  philosophie  du  xvni*  siècle  :  on  sait  que  le  grand  Fré« 
déric  était  franc-maçon.  Chose  plus  singulière,  l'empereur  François  I**",  Tépoux  de 
Marie  Thérèse,  Tétait  aussi. 

1.  Ln  correspondance  de  I^  Fayette  avec  Washington  conserve  des  traces  bien 
curieuses  de  cet  enthousiasme.  —  Atém.  de  La  Fayette,  t.  Il,  p.  93.  Le  jeune  défen- 
seur de  la  liberté  américaine  est  entièrement  subjugué  par  Mesmer. 


:>:3  LOUIS  XV C.  11781] 

Nous  ne  raconterons  pas  ces  Incidents  bizarres,  mais  si  connus, 
où  l'on   voit  presque  se  renouveler  les  convulsions  de  Saint- 
Médard  sous  un  aspect  moins  violent  et  moins  sombre,  ni  les 
luîtes  opiniâtres  de  Mesmer  et  de  ses  disciples  contre  les  corps 
savants,  luîtes  qui   aboutissent  au  célèbre  rapport  rédigé  par 
Bailli  au  nom  d'une  commission  prise  dans  la  Faculté  de  méde- 
cine et  l'Académie  des  sciences  (1784).  La  science,  par  la  voix  de 
Bailli,  écarte  comme  arbitraire  l'hypolbèse  du  fluide  magnétique, 
et,  par  conséquent,  le  pouvoir  que  s'attribuent  Mesmer  et  ses 
adc[)tes  de  diriger  ce  fluide,  ne  nie  pas  absolument  les  phéno- 
mènes signalés,  mais  les  attribue  exclusivement  à  une  cause 
morale,  au  pouvoir  de  l'imagination.  Nier  ces  phénomènes  em- 
porte, en  effet,  des  difficultés  historiques  bien  autrement  graves 
que  les  admettre  dans  une  limite  quelconque  ;  mais  il  est  très- 
douteux  que  l'explication  de  Bailli  soit  suffisante,  quoiqu'on  puisse 
croire  que  la  cause  inconnue  qui  agit  si  puissamment  sur  le 
système  nerveux  de  l'homme  soit  beaucoup  plus  morale  que 
physique. 

Les  développements  que  reçut  le  Mesmérisme,  et  qui  en  trans- 
formèrent tout  à  fait  le  caractère,  allèrent  dans  la  direction  que 
nous  venons  d'indiquer.  On  connaissait  plus  ou  moins  obîcurè- 
ment  le  somnambulisme  naturel  et  seç  étonnants  effets,  expliqués 
dans  les  temps  passés  par  des  causes  surhumaines,  bienfaisantes 
ou  malfaisantes.  Le  xvin®  siècle  avait  négligé  ces  faits  étranges. 
Tout  à  coup  se  produit  un  somnambulisme  artificiel.  Les  frères 
Puy-Ségur,  disciples  de  Mesmer,  déterminent  par  l'action  magné- 
tique, quelle  qu'en  soit  la  nature,  exercée  sur  des  malades,  non 
plus  les  crises  nerveuses  du  baqiLei  de  Mesmer,  mais  un  sommeil 
extatique  durant  lequel  le  somnambule  a  la  vue  intérieure  de  son 
propre  corps,  celle  du  corps  de  la  personne  avec  laquelle  on  le  lie 
d'un  rapport  magnétique,  et,  parfois  même,  à  ce  qu'on  prétend, 
dépassant  toutes  les  bornes  assignées  à  l'action  et  à  la  portée  de 
nos  sens,  étend  au  loin  dans  l'espace  et  môme  dans  le  temps  une 
vue  qui  n'est  plus  celle  du  corps,  c'est-à-dire  retrouve  la  seconde 
vue  des  voyants  et  des  sibylles.  Ici ,  le  matérialisme  encore  enve- 
loppé dans  la  théorie  de  Mesmer  achève  de  disparaître ,  et  nous 
nageons  en  plein  mysticisme.  L'interprétation  des  traditions  bis- 


11775]  SAINT-MARTIN.  529 

toriques  par  le  magnétisme  se  complète  et  embrasse  tous  les  mys- 
tères de  l'antiquité.  La  séduction  redouble,  comme  aussi  l'oppo- 
sition :  les  matérialistes  s'exaspèrent  d'une  réaction  si  soudaine 
et  si  imprévue;  les  savants  s'effraient  et  s'indignent  de  voir  le 
vieux  monde  des  sciences  occultes  reparaître  tout  à  coup  et  défier 
la  philosophie  expérimentale  et  les  prudentes  méthodes,  mères 
de  tant  de  progrès.  La  philosophie  spiritualiste  elle-même  peut 
s'inquiéter  à  bon  droit  d'une  telle  disposition  dans  les  esprits,  si 
pleine  de  périls  et  d'illusions.  Cette  disposition,  toutefois,  il  faut 
le  dire,  est  superficielle  chez  le  grand  nombre;  le  génie  du  xviu* 
siècle  doit  bientôt  revenir  sur  l'espèce  de  surprise  qu'il  a  subie  et 
reporter  cette  effervescente  ardeur  sur  la  politique  ;  néanmoins  le 
magnétisme  et  le  somnambulisme  continueront  à  exciter  par 
intervalles  de  vives  préoccupations  et  à  manifester  des  faits  en 
dehors  des  lois  ordinaires  de  la  physique,  sans  que  ces  faits 
puissent  être  suffisamment  fixés  pour  entrer  dans  le  domaine  de 
la  science  :  le  problème  restera  problème. 

Le  mouvement  mystique  avait  atteint  son  degré  le  plus  élevé 
ailleurs  que  dans  le  magnétisme.  U  s'était  toujours  maintenu  çà 
et  là,  depuis  le  xvi®  siècle,  des  adeptes  secrets  de  doctrines  éma- 
nées de  la  Cabale  ou  philosophie  mystique  des  Juifs,  et  du  néo- 
platonisme alexandrin  et  gnostique  réveillé  par  la  Renaissance. 
Un  personnage  singulier,  Martinez  Pasqualis,  juif  portugais,  à  ce 
qu'on  croit,  introduisit,  de  1754  à  1768,  dans  un  certain  nombre 
de  loges  maçonniques  françaises,  un  rite  portant  le  titre  hébraïque 
des  cohens  (prêtres).  Il  s'agissait,  dans  les  initiations  des  Marti-- 
rUiUs,  comme  s'appelèrent  les  disciples  de  Martinez,  non-seule- 
ment de  communications  intérieures  avec  le  monde  des  esprits, 
mais  de  manifestations  visibles,  c'est-à-dire  d'évocations  théur- 
giques,  de  pratiques  suspertitieuses  mêlées  à  une  idéalité  d'ailleurs 
élevée.  Un  jeune  officier  nonuné  Saint-Martin  '  fut  initié  à  Bor- 
deaux par  Martinez.  C'était  une  des  âmes  les  plus  religieuses  et 
les  plus  pures  qui  aient  passé  sur  la  terre.  Il  ne  resta  pas  long- 
temps engagé  dans  celte  secte  cabalistique;  tout  en  admettant  la 
réalité  des  relations  surhumaines  qu'on  y  cherchait,  il  les  écarta 

1.  La  ressemblance  de  son  nom  avec  celui  de  son  maitre  les  a  fait  souvent  con- 
fondre. 

vvi.  34 


530  LOUIS  XVI.  [m] 

comme  dangereuses  et  s'enferma  dans  la  pure  Ihéosophie.  Le 
livre  des  Erreurs  et  de  la  Vérité,  par  un  philosophe  inconnu  ',  œuvre 
d'une  grandeur  voilée  et  d'une  fascination  d'autant  plus  saisis- 
sante qu'on  y  sent  l'àme  parlant  à  l'âme  en  dehors  de  toute  pré- 
occupation terrestre ,  le  livre  anonyme  de  Saint-Martin  n'expose 
pas  méthodiquement  le  fonds  commun  du  mysticisme  hébraïque 
et  platonicien,  la  théorie  de  l'homme  créé  dans  un  état  de  lumière, 
de  liberté,  d'immortalité,  tombé  par  sa  faute  dans  le  domaine  de 
la  nature  corporelle  et  de  la  mort ,  dans  la  région  des  père^  et  dn 
mères,  comme  dit  énergiquement  Saint- Martin,  mais  pouvant 
reiuonter  vers  son  origine  par  le  bon  usage  de  ce  qui  lui  reste  de 
liberté  ^.  Saint-Martin  ne  discute  pas  en  philosophe  ou  en  théolo- 
gien; il  ravive  ces  antiques  idées  par  une  effluve  de  sentiment 
chrétien  d'une  singulière  puissance  :  c'est  la  vie  spirituelle  elle- 
même  qui  se  montre  en  action  dans  sa  parole.  Quoi  qu'on  pense 
du  fond  de  sa  doctrine,  il  est  admirable  quand  il  montre  la 
science  humaine  se  dispersant  dans  les  phénomènes,  au  lieu  de 
remonter  vers  la  cause,  et  s'obslinant  follement  à  expliquer  l'uni- 
vers sans  Dieu,  aU  lieu  d'expliquer  l'univers  par  Dieu.  Nous  n'avons 
pas  à  le  suivre  dans  le  développement  de  son  à  priori  gigan- 
tesque*, mais  nous  devons  indiquer  les  traces  de  sa  pensée  dans 
l'histoire.  C'est  à  lui  qu'appartient  l'idée  théocratique  qui  fera 
explosion,  après  1830,  dans  la  secte  saint-simonienne,  secte  bien 
contraire  d'ailleurs  à  l'esprit  de  Saint-Martin.  Le  Philosophe  inconnu 
veut  le  gouvernement  d'un  seul;  le  plus  aimant,  le  plus  éclairé, 
l'homme  réhabilité,  doit  s'affirmer,  se  poser,  d'autorité  divine.  H 
n'y  a  de  gouvernement  légitime  que  celui  de  l'homme  réhabilité 

1.  Imprimé  à  Lyon,  en  1775,  sous  la  rubrique  d'Edimbourg^. 

2.  C'est  une  de^  deux  grandes  explications  contradictoires  de  la  destinée  humaine, 
et  Tantithése  de  celle  de  nos  pères,  des  druides  et  des  bardes ,  qui  est  la  création 
dans  le  plus  bas  degré  de  Tétre,  avec  progression  ascendante. 

3.  Il  publia  d'assez  nombreux  ouvrages,  tant  originaux  que  traduits  du  grand  mys- 
tique allemand  Jacob  Bœhme,  de  1775  à  1803,  épot^ue  de  sa  mort.  —  Nous  ferons 
remarquer  seulement  que  Saint-Martin  ne  sort  pas  des  données  de  la  théologie  chré- 
tienne ordinaire  sur  le  principe  du  mal,  sur  l'introduction  du  mal  dans  le  monde  par 
on  ôtre  supérieur  à  Thomme  et  déchu  avant  lui  ;  tandis  qu'un  autre  célèbre  mystique 
du  xvjii*  siècle,  le  Suédois  Swedenborg,  n'admet  d'autres  anges  bons  et  mauvais  que 
les  âmes  des  hommes  transmigrées  dans  l'autre  vie.  —  Le*  Merveitlu  du  Ciel  et  de 
ir.nfer,  rie  Swedenborg,  furent  traduites  en  1783. 


11781]  CAGLIOSTRO.  531 

sur  les  hommes  qui  ne  le  sont  pas.  Dans  Tldéal ,  si  Thumanilô 
était  réhabilitée  tout  entière  et  relevée  à  son  état  primordial,  il  n'j 
aurait  pas  de  gouvernements  :  tout  homme  serait  roi. 

Cette  idée,  longtemps  avant  le  saint- simonisme,  s*inflltra  plus 
ou  moins  obscurément  dans  la  Révolution  jusque  chez  Robes- 
pierre, et  les  ennemis  du  redoutable  chef  des  Jacobins  en  eurent 
l'instinct;  car  Saint-Martin,  fort  étranger  de  sa  personne  aux 
luttes  désespérées  des  partis  et  à  Tinlerprétation  sanglaute  qu'on 
faisait  de  ses  idées,  fut  enveloppé  dans  la  persécution  dirigée 
contre  Catherine  Théot,  dom  Gerle  et  quelques  autres  révolution- 
naires mystiques,  peu  avant  le  9  thermidor,  par  les  hommes  qui 
préparaient  la  chute  de  Robespierre 

Il  nous  faut  revenir  à  des  années  antérieures  et  à  des  person- 
nages moins  purs  et  plus  agissants  que  Saint -Martin.  On  ne 
peut  s'abstenir  de  mentionner  ici  une  bizarre  figure  qui  apparut 
dans  Paris  vers  le  temps  où  Mesmer  quitta  celte  capitale,  en  1781, 
et  qui ,  sans  faire  secte  comme  Mesmer,  fit  presque  autant  de 
bruit  que  l'inventeur  du  magnétisme.  Il  s'agit  du  prétendu  comte 
de  Cagliostro  • ,  demi-charlatan ,  demi-enthousiaste ,  mû  par  l'am- 
bition de  jouer  un  rôle  extraordinaire  plutôt  que  par  la  cupidité, 
et  qui,  grâce  au  prestige  singulier  de  sa  physionomie  et  de  sa  pa- 
role, réussit  à  se  faire  prendre  au  sérieux  par  une  foule  de  gens 
considérables  et  à  exercer  une  certaine  influence  sur  les  loges 
maçonniques,  tout  en  débitant  les  fables  les  plus  absurdes  sur 
son  origine  et  sur  su  vie,  et  en  évoquant  1  }s  âmes  des  morts, 
comme  un  magicien  de  l'antiquité.  Nous  le  retrouverons  tout  à 
l'heure  dans  ce  fameux  procès  du  collier  qui  doit  consommer  la 
déconsidération  des  personnes  royales  et  accélérer  la  chute  du 
trône.  Si  l'on  peut  se  fier  à  la  déposition  que  lui  arracha,  en  1790, 
le  saint-office  de  Rome,  il  aurait  alors  révélé  d'où  lui  venait  l'ar- 
gent qui  subvenait  à  son  errante  et  somptueuse  existence.  Cet  ar- 
gent serait  sorti  de  la  caisse  d'une  grande  société  secrète  fondée, 
depuis  1776,  en  Allemagne,  par  le  professeur  bavarois  Weishaupl. 
La  mission  de  Cagliostro  eût  été  de  travailler  à  disposer  la  franc- 
maçonnerie  française  dans  le  sens  des  projets  de  Weishaupt. 

1.  C'était  un  Sicilien  nommé  Joseph  BaUamo. 


53î  LOUIS   XVL  Ifl'il 

•    L'esprit  politique  avait  déjà  pénétré  fort  avant  dans  la  fraiic- 
maçonnerie.  Les  maximes  de  liberté,  d'égalité,  de  fraternité,  que 
la  Révolution  allait  bientôt  consacrer  dans  la  formule  impéris- 
sable de  son  ternaire  politique,  faisaient  le  fond  principal  des  haute 
grades  récemment  superposés  à  la  vieille  hiérarchie  maçonnique: 
cette  hiérarchie  s'était  fortement  concentrée,  en  1772,  par  la  créa- 
tion du  Grand -Orient,  d'où  relevaient  toutes  les  loges  de  France 
et  un  certain  nombre  de  loges  étrangères,  et  la  maçonnerie  fran- 
çaise, fidèle  à  son  habitude  de  chercher  des  points  d'appui  sur  les 
marches  mômes  du  trône,  avait  élu  pour  grand -maître,  après  le 
prince  de  Conti,  le  jeune  duc  de  Chartres.  Presque  tous  les 
hommes  qui  devaient  prendre  une  part  de  quelque  importance  à 
la  Révolution  figuraient  dans  les  loges  de  Paris  ou  des  provinces. 
Condorcet,  membre  de  la  célèbre  loge  des  Neuf-Sœurs,  où  fut 
reçu  Voltaire,  a  indiqué,  dans  son  Esquisse  des  progrès  de  VEsprH 
humain,    quels  coups   Y  idolâtrie  monarchique  et   la   superstition 
avaient  reçus  des  sociétés  secrètes  issues  de  Yordre  des  Templiers, 
Dans  les  hauts  grades  se  trouvaient  d'ailleurs  représentées  les 
tendances  diverses,  contraires  môme,  dont  nous  avons  parlé,  bien 
qu'on  fût  uni  par  les  sentiments  de  philanthropie,  de  progrès  et 
d'affranchissement. 

Cette  diversité,  qui  existait  pareillement  hors  de  France,  l'Alle- 
mand Weishaupt  prétendit  la  faire  disparaître,  en  môme  temps 
que  transformer  la  grande  association  intellectuelle  et  morale  en 
une  conjuration  universelle.  Cet  homme,  a  un  des  plus  profonds 
conspirateurs  qui  aient  jamais  existé*,  >  imagina  de  refaire,  pour 
démolir  le  vieux  monde,  ce  qu'avait  fait  Loyola  pour  sauver 
l'église  romaine  :  il  organisa,  à  côté  de  la  franc- maçonnerie  et 
avec  l'espoir  de  l'absorber,  une  contre-société  de  Jésus,  avec  toutes 
les  maximes  et  toutes  les  pratiques  des  jésuites  poussées  au  delà 
des  jésuites  eux-mêmes  :  l'obéissance  passive,  l'espionnage  uni- 
versel, le  principe  que  la  fin  justifie  les  moyens,  etc.^.En  quatre  ou 

1.  Louis  Blanc,  Hisl.  de  la  Révolution,  t.  II,  p.  84.  —  V.  tout  le  brillant  chapitre 
de  M.  Louis  Blanc  sur  les  révolutionnaires  mystiques,  sauf  réserve  et  pour  la  différence 
de  nos  points  de  vue  et  particulièrement  pour  l'interprétation  donnée  à  la  pensée  de 
Saint-Martin. 

2.  Il  emprunta  en  même  temps  aux  gouvernements  la  pratique  de  la  violation  du 
secret  des  lettres. 


11772-1782J  ILLUMINISME.   WEISHAUPT.        ,  533 

cinq  ans,  il  eut  étendu  sur  TAUemagne  un  réseau  vraiment  for- 
midable, et  il  eut,  par  ses  adeptes,  la  main  dans  toutes  les  affaires 
et  Toreille  dans  le  cabinet  de  tous  les  princes.  U  ne  visait  pas,  au 
moins  dans  le  présent,  à  préparer  des  mouvements  populaires, 
mais  à  gagner  les  personnes  considérables  et  à  pousser  ses  affiliés 
aux  positions  influentes,  afin  de  circonvenir  et  de  diriger  les 
gouvernements.  Quel  était  donc  le  but  de  Villuminisme,  nom  que 
la  doctrine  secrète  de  Weishaupt  emprunta  aux  mystiques?  Ce 
but,  pour  lequel  il  déployait  des  facultés  pratiques  si  surpre- 
oantes,  qu*il  poursuivait  en  remuant  tant  de  choses  et  tant 
d'hommes  avec  une  ardeur  si  Âpre  du  succès  et  si  peu  de  souci  de 
la  moralité ,  était  l'utopie  la  plus  insaisissable  Qu'eût  jamais  pu 
rêver  un  penseur  solitaire  loin  du  monde  et  de  toute  réalité.  On 
ne  pouvait  guère  voir  un  tel  contraste  qu'en  Allemagne  !  Weishaupt 
avait  érigé  en  théorie  absolue  la  boutade  misanthropique  de 
Rousseau  contre  l'invention  de  la  propriété  et  de  la  société,  et, 
sans  tenir  compte  de  la  déclaration  si  nettement  formulée  par 
Rousseau  sur  l'impossibilité  de  supprimer  la  propriété  et  la  société 
une  fois  établies,  il  proposait  pour  fin  à  Villuminisme  l'abolition 
de  la  propriété,  de  l'autorité  sociale,  de  la  nationalité,  et  le  retour 
du  genre  humain  à  Vheureux  état  où  il  ne  formait  qu*une  seule 
famille \  sans  besoins  factices,  sans  sciences  inutiles,  tout  père 
étant  prêtre  et  magistrat.  Prêtre,  on  ne  sait  trop  de  quelle  reli- 
gion ;  car,  malgré  les  fréquentes  invocations  au  Dieu  de  la  nature 
dans  les  initiations,  bien  des  indices  font  présumer  que  Weishaupt 
n*avait,  comme  Diderot  et  d'Holbach,  d'autre  Dieu  que  la  nature 
elle-même.  De  sa  doctrine  découleraient  ainsi  VuHra-hègélianisme 
allemand  et  le  système  i'an-archie  développé  récemment  en 
France,  où  sa  physionomie  accuse  une  origine  étrangère  ^. 
L'histoire  détaillée  de  Villuminisme  allemand  n'est  pas  de  notre 

1.  C'est  ici  que  se  manifeste  le  plus  clairement  Tesprit  chimérique  de  Weishaupt. 
Rousseau,  gardant  le  bon  sens  du  génie  jusque  dans  le  paradoxe,  savait  très-bien 
que  le  genre  humain,  &  l'état  sauvage,  loin  de  former  une  nuU  famille,  ne  pouvait 
offrir  que  des  individus  isolés.  Il  n'était  genre  humain  que  virtuellement*  il  ne  l'était 
pas  en  fait,  puisqu'il  n'avait  pas  conscience  de  sou  unité. 

2.  Quoique  les  mœurs  françaises  soient  souverainement  opposées  au  communisme, 
Tesprit  utopique,  en  France,  quand  il  s'attaquera  la  propriété,  est  plus  naturelle- 
ment enclin  à  invoquer  la  communauté  organisée  que  VatHurcMi  :  celle-ci  est  aile* 
mande. 


S34  LOUIS  XVI.  r!78f-n86I 

sujet.  11  importe  seulement  d'observer  que  la  grande  majorité  des 
illaminés  ne  furent  jamais  initiés  à  la  pensée  entière  de  Weishaupt, 
ce  qui  explique  la  facilité  avec  laquelle  il  engloba  tant  de  gens  qui 
entendaient  tout  autrement  que  lui  le  progrès  de  Thumanité.  Ce 
fut  en  1782,  lors  du  congrès  général  tenu  par  les  délégués  des 
francs- maçons  de  tous  pays  à  Wilhemsbad,  qu*il  fit  sa  principale 
tentative  pour  s'emparer  de  la  franc- maçonnerie.  Les  illuminés 
disputèrent  la  domination  du  congrès  aux  mystiques  martinistes 
et  swedenborgistes,  et  obtinrent  l'affiliation  d*un  grand  nombre 
de  députés;  mais  ces  adhésions,  qui  n'allaient  pas  jusqu'au  fond 
dos  choses,  n'eurent  pas,  hors  de  l'Allemagne,  les  suites  qu'espé- 
rait Weishaupt.  La  propagande  des  illuminés  continua  toutefois 
ses  progrès;  mais  il  était  bien  difficile  qu'une  pareille  organisa- 
tion pût  rester  longtemps  secrète  :  son  existence  fut  révélée,  de 
1785  à  1786,  au  gouvernement  bavarois  :  les  papiers  de  Weishaupt 
tombèrent  dans  les  mains  de  l'électeur  de  Bavière,  qui,  dirigé 
vraisemblablement  par  les  ex-jésuites,  fit  imprimer  et  envoya  ces 
pièces  à  tous  les  gouvernements  de  l'Europe,  pour  les  prévenir 
du  danger  que  couraient  tous  les  autels  et  tous  les  trônes.  On  ne  tint 
pas  grand  compte  de  cet  avis,  et  ce  fut  chez  un  prince  souverain, 
le  duc  de  Saxe -Gotha,  que  Weishaupt  proscrit  trouva  un  asile 
jusqu'à  la  fin  de  ses  jours.  Ce  duc,  le  prince  Ferdinand  de 
Brunswick,  si  fameux  depuis  la  guerre  de  Sept  Ans,  et  plu- 
sieurs autres  princes  allemands  étaient  affiliés  aux  illuminés  de 
Weishaupt,  pendant  que  le  prince  héritier  de  Prusse,  neveu  du 
grand  Frédéric,  était  complètement  dominé  par  les  mystiques 
swedenborgiens  et  autres*.  Les  princes  affiliés  ne  croyaient  avoir 
rien  à  craindre  d'un  réformateur  qui  ne  leur  avait  pas  tout  dit,  et 
qui,  d'ailleurs,  dans  les  initiations,  protestait  contre  tout  appela 
la  force  des  masses,  tant  que  les  hommes  seraient  ce  qu'ils  sont, 
et  déclarait  qu'il  faudrait  peut-être  des  mille  et  mille  ans  pour 
arriver  au  but.  On  doit  néanmoins  reconnaître  que,  lorsque  éclata 
la  Révolution  française,  nos  armées  rencontrèrent  d'utiles  auxi- 
liaires parmi  les  illuminés  des  provinces  rhénanes,  qui  voulaient 

1.  Ce  fut  i>oar  complaire  an  gnnà  Frédéric  et  pour  arracher  son  nerea  anx  iHv- 
wrinès,  car  on  confondait  tooteâ  les  sociétés  secrètes  sons  ce  nom,  que  Hirabeaa 
écrivit  sa  Lettre  sur  Cajliostro  et  Larater;  1786. 


11776)  FRANCS-MAÇONS.   MIRABEAU.  53^ 

probablement  aller  moins  loin  que  leur  ancien  chef,  maïs  arriver 
plus  vile. 

Weishaupt  ne  prit,  du  reste,  aucune  part  personnelle  aux 
grands  événements  qui  suivirent  de  près  sa  retraite  à  Golha,  et 
les  relations  que  d'autres  chefs  illuminés,  ses  successeurs, 
nouèrent  avec  la  franc- maçonnerie  parisienne,  purent  bien  y  in- 
troduire quelques  procédés  propres  à  resserrer  et  à  fortifier  Funité 
d*action  de  Tordre,  mais  n'y  introduisirent  nullement  les  prin- 
cipes personnels  de  Weishaupt.  Les  doctrines  communistes  qui  se 
montrèrent  plus  tard  sous  une  forme  évangélique  chez  Fauchet, 
sous  une  forme  matérielle  et  violente  chez  Babeuf,  venaient  plutôt 
de  Morelli  et  de  Mabh*,  bien  ou  mal  entendu,  que  du  chef  des 
illuminés.  La  maçonnerie  resta  chez  nous,  jusqu'en  89,  Tinstru- 
ment  général  de  la  philosophie  et  le  laboratoire  de  la  Révolution, 
non  l'organe  d'une  secte  tout  exceptionnelle.  En  un  mot,  elle  fut 
à  peu  près  ce  que  voulait  d'elle  un  homme  d'un  génie  aussi  pra- 
tique que  celui  de  Weishaupt  l'était  peu,  et  qui  avait  projeté  de  la 
réformer  pour  lui  donner  un  but  plus  précis,  au  moment  même 
où  Weishaupt  songeait  à  la  noyer  dans  son  illuminisme.  En  1776, 
le  jeune  Mirabeau  avait  rédigé  un  plan  de  réforme  où  il  proposait 
à  l'ordre  maçonnique  de  travailler  avec  modération,  mais  avec 
résolution  et  activité  soutenue,  à  transformer  progressivement  lo 
monde,  à  miner  le  despotisme,  à  poursuivre  l'émancipation  civile, 
économique,  religieuse,  la  pleine  conquête  de  la  liberté  indi- 
viduelle*. 

Les  hommes  de  pensée,  avons -nous  dit,  faisaient  place  aux 
hommes  d'action.  Tandis  que  Voltaire ,  Rousseau,  et  ce  Turgot 
qui  faisait  le  lien  de  ces  deux  espèces  d'hommes ,  descendaient 
dans  la  tombe,  avait  commencé  de  se  dessiner  l'étrange  et  tumul-* 
tueuse  figure  de  Mirabeau,  avec  sa  magnifique  laideur  illuminée  de 
tant  d*éclairs,  laideur  de  Titan  également  puissant  pour  le  bien  et 
pour  le  mal,  physionomie  sillonnée  par  la  foudre,  où  se  com- 
battent les  signes  de  la  passion  la  plus  effrénée  et  du  bon  sens  le 
plus  profond  ;  grand  homme  vicieux  et  bien  fâché  de  l'être,  plein 
de  regrets  d'un  passé  qu'il  ne  peut  effacer,  d'habitudes  qu'il  ne 

1.  Mém.  de  Mirabeau,  t.  Il,  liv.  VI.  —  II  poussait  alors  la  modération  jusqu^à 
admettre  les  indemnités  poar  les  seigneurs  qui  renonceraient  aux  droits  féodaux. 


&36  LOUIS  XV  (.  [xm-m 

peut  rompre,  et  qui  reste,  dans  le  vice,  trop  haut  d'esprit  et  même 
de  cœur  pour  ne  pas  sentir  le  prix  de  la  vertu,  de  celte  vertu  qui 
seule  peut-être  lui  manque  pour  devenir  le  premier  homme  de 
son  temps  et  le  chef  incontesté  du  plus  grand  mouvement  de 
l'histoire. 

Du  moins,  rendons-lui  cette  justice  :  à  travers  les  misères  mo- 
rales et  les  déplorables  transactions  de  sa  vie,  c'est  avec  une  entière 
sincérité  qu'il  poursuivra  la  conquête  des  institutions  libres,  assu- 
rant ainsi  à  son  orageuse  mémoire  l'amnistie  de  la  postérité. 
Victime  de  l'abus  du  pouvoir  paternel,  fils  d'une  race  féodale 
conservée  dans  toute  sa  force  et  sa  violence  primitives  parmi 
l'amollissement  général  de  la  caste  nobiliaire,  révolté  cdhtre  sa 
race  qui  l'opprime,  mais  gardant  d'elle  les  énergies,  les  instincts 
et  partie  des  sentiments ,  il  combat  le  despotisme ,  toute  espèce 
de  despotisme,  comme  un  ennemi  personnel  :  tratné  de  prison 
en  prison  par  les  lettres  de  cachet  qu'a  obtenues  son  père,  il  écrit 
ï Essai  sur  le  Despotisme  au  château  d'If  (1772),  à  vingt-trois  ans*; 
Y  Avis  aux  Hcssois,  pour  les  engager  à  refuser  obéissance  à  l'indigne 
prince  qui  vend  leur  sang  aux  Anglais  (1777),  dans  son  refuge  de 
Hollande;  le  livre  sur  les  Lettres  de  cachet,  au  donjon  de  Vincennes 
(1778)^.  Chacun  de  ses  livres  anonymes,  dont  l'éloquence  abrupte 
reproduit  la  vigoureuse  originalité  et  les  éclats  d'idées  de  son 
père,  débrouillés  du  fatras  et  de  la  confusion  du  vieil  écono- 
miste, chacun  de  ses  livres  est  une  action.  Ses  écrits  sont  déjà  ce 
que  seront  ses  immortels  discours. 

Lui,  à  son  tour,  après  Turgot,  il  reprend  le  dessein  de  trans— 

1 .  «  L*homme  social  est  bon,  qaoi  qa*en  ait  dit  Rousseau,  n  etc. 

2.  C'est  là  quMl  réfute  le  despotisme  éclairé  de  son  père  et  des  antres  économistes.»i- 
oomme  incompatible  avec  la  liberté  civile,  et  qu'il  écrit  cette  pbrase  menaçante  r=^ 
«  Je  demande  sMl  est  av^jourd^bui  un  gouvernement  en  Europe,  les  confédêmtionstf 
Helvétique  et  Batave  et  les  tles  Britanniques  seules  exceptées,  qui,  jugé  d*après  le^ 
principes  de  la  Déclaration  du  congrès  américain,  donnée  le  4  juillet  1776,  ne  fttS 
déchu  de  ses  droits.  » 

Ce  livre  est  en  quelque  sorte  le  Omtrat  social  revu  et  limité  au  point  de  vue  dc^ 
rapplication  prochaine.  Ainsi  Mirabeau,  tout  en  posant  la  souveraineté  du  peuple^ 
exclut,  comme  Voltaire  et  Mabli,  les  prolétaires  du  droit  politique,  exclusion  sur  la^ — 
quelle  il  reviendra  plus  tard;  et,  sHl  veut  que  le  peuple  soit  armé  (lAR^-rde  natiouale)«i.. 
c'est  la  portion  ponédante  et  fixée  du  peuple.  Il  réclame  la  responsabilité  de  tous  le^ 
magistrats,  la  séparation  totale  du  législatif,  de  l'exécutif  et  du  judiciaire,  Tabolitioi» 
des  substitutions,  toutes  les  lois  devant  f^Toriser  Tégalité. 


(1778-17841  MIKABRAU.  537 

former  la  monarchie,  mais  par  des  moyens  et  dans  des  conditions 
tout  autres.  Le  temps  a  marché.  La  réforme  par  en  haut  ne  suffit 
plus,  n*est  plus  possible.  Il  faut  à  Mirabeau  la  révolution  par  la 
nation,  mais  avec  le  roi  en  tôte.  En  deux  mois,  c'est  encore  la 
royauté;  ce  n'est  plus  la  monarchie.  L'hérédité  du  trône  n'est 
plus  un  principe,  mais  un  fait  subordonné  à  la  souveraineté  du 
peuple*. 

La  révolution  avec  la  royauté  est  bien  plus  difficile  encore  que 
n'eût  été  naguère  la  réforme  par  la  royauté  :  les  chances  de  réali- 
sation, surtout  les  chances  de  durée,  sont  bien  moindres;  peut- 
être  n'y  a-t-il  pas  encore  impossibilité  absolue,  au  moins  pour 
une  courte  période. 

A  peine  sorti  de  sa  longue  captivité  (vers  la  fin  de  1780),  Mira- 
beau s'évertue  à  se  racheter  de  sa  déconsidération,  à  se  rappro- 
cher du  pouvoir  pour  le  conseiller,  en  même  temps  qu'il  continue 
ses  écrits  novateurs  et,  pour  mieux  dire,  révolutionnaires.  Il  écrit 
un  mémoire  à  la  reine  :  il  rôve  pour  elle,  afin  de  lui  ramener  la 
popularité  et  d'occuper  son  activité ,  une  sorte  de  ministère  des 
beaux-arts  :  il  veut  qu'elle  fasse  achever  le  Louvre;  qu'elle  forme 
la  galerie  du  Musée  avec  tous  les  chefs-d'œuvre  des  arts  entassés 
obscurément  dans  les  combles  des  résidences  royales;  il  émet,  sur 
l'embellissement  de  Paris,  une  foule  d'idées  ingénieuses  ou  gran- 
dioses, en  partie  réalisées  depuis.  D'une  autre  part,  il  publie,  sous 
son  nom  et  avec  un  grand  éclat,  à  l'instigation  de  Franklin,  ses 
Considérations  sur  V ordre  de  Cincinnatus,  où  il  attaque  toute  espèce 
de  privilèges  nobiliaires,  en  attaquant  l'espèce  de  chevalerie  répu- 
blicaine que  viennent  d'établir  entre  eux  les  officiers  de  l'armée 
libératrice  des  États-Unis  (septembre  1784)*.  Il  s'efforce  d'avoir 
un  pied  chez  les  ministres  et  J'autre  sur  le  terrain  le  plus  avancé 
des  écrivains  les  plus  hardis.  Durant  plusieui-s  années,  sa  parole 
prophétique  ne  se  lassera  pas  de  retentir  aux  oreilles  des  puis- 
sants, qui  vont  cesser  de  l'être!  Mais  quel  prophète  les  puissances 
destinées  à  périr  ont-elles  jamais  écouté! 

1.  Lettrti  04  cachet^  ap.  Mim.  de  Mirabeau,  t.  Y,  p.  36. 

2.  Le  péril  de  cette  association  était  dans  le  dessein  qa*aTaient  les  officiera 
américains  de  transmettre  la  décoration  de  Cindnnatxu  &  leurs  enfants.  Ils  y  renon- 
cérenl. 


LIVRE  CVI 


LOUIS  XVI   (FIN) 


Derniers  jottrs  db  la  monarchie. — Ministère  de  Caix)nne.  Chaos  des  finanrrs. 

—  Procès  du  collier. —  Calonne  veut  tenter  à  son  tour  la  rféorme.  Assemblée 
DES  NOTABLES.  AvevL  du  déficit.  Chute  de  Calonne.  —  Ministère  de  Brienne.  I^ 
lutte  recommence  entre  la  couronne  et  les  parlements.  Le  parlement  de  Paris  de 
mande  les  ^TATS-oéN^RAUX.  —  Abaissement  au  dehors;  affaires  de  HoUaode. 

—  Brienne  recommence  Maupeou  contre  les  parlements.  La  cour  plinière.  Li 
noblesse  soutient  les  parlements.  Troubles  en  Bretagne ,  en  Béam ,  en  Dauphiné. 
Assemblée  de  Yizille,  Promesse  des  ilh' a ts  •généraux  pour  1789.  Commence- 
ment de  banqueroute.  Chute  de  Brienne.  —  Rappel  de  Necker.  Seconde  assem- 
blée des  Notables.  Immense  mouvement  de  la  presse  politique.  Lutte  entre  le 
Tiers-État  et  les  privilégnés.  Pamphlet  de  SiEvès  ;  Qu*e*t-CÊ  qut  It  Tien-Ét-it? 
Troubles  de  Bretagne.  Mirabeau  en  Provence.  Elections.  Les  cahiers.  Ouvct^ 
ture  des  états -généraux.  Le  Tiers -État  se  déclare  assemblés  nationale. 
Fin  de  l* Ancien  Régime  et  de  la  Monarchie. 


1783  —  17r9. 

Presque  aiissîlôt  après  que  la  fin  de  la  guerre  eut  remis  le  pou- 
voir royal  face  à  face  avec  les  périls  intérieurs,  nous  avons  vu 
tomber  le  ministère  des  finances,  le  principal  ministère,  dans 
les  mains  d'un  nouveau  contrôleur- général  à  qui  Mirabeau 
devait  prêter,  quelque  temps,  peu  de  temps,  le  secours  de  sa 
plume. 

Quelle  était  la  valeur  réelle  de  ce  personnage  si  controversé? 
Sur  la  moralité  de  Galonné  il  n'y  a  qu'une  opinion  '  ;  sur  sa  capa- 
cité, il  y  en  a  deux.  Tous  lui  reconnaissent  un  esprit  séduisant, 

l.  Sa  conduite  envers  La  Chalotais  avait  été  plus  ignominieuse  encore  que  nous 
ne  ravons  dit  :  il  avait  reçu  les  confidences  de  ce  grand  magUtrat  avant  d'ourdir 
une  trame  perfide  pour  le  perdre. 


m]  GALONNE.  539 

le grande  facilité  de  conception  et  de  travail,  un  don  singulier 
'fascination;  mais,  en  général,  on  a  cru,  ou  qu'il  se  laissait 
nporter  lui-môme  aux  illusions  dont  il  fascinait  les  autres,  ou 
ic  sa  légèreté  perverse  jouait  les  destinées  de  l'état  au  jour  le 
ur  dans  un  grand  jeu  de  hasard,  a  Le  succès  du  moment  est 
ujours  le  dernier  terme  de  votre  vue,  »  lui  écrivait  Mirabeau 
ms  un  jour  de  colère  ;  «  jamais  votre  horizon  d'idées  ne  s'étend 
us  loin*.  »  Un  historien  de  notre  temps*  a  cru  reconnaître,  au 
mtraire,  que  la  frivolité  n'étiiit  qu'à  la  surface  et  que  Galonné 
^ait  suiA^i  un  dessein  profond  et  un  plan  fortement  conçu.  Galonné 
aurait  achevé  la  ruine  des  finances,  comme  nous  allons  le  voir, 
ae  parce  que,  persuadé  que  les  demi-mesures  seraient  impuis- 
mtes  et  que  les  privilégiés  ne  renonceraient  à  leurs  privilèges 
l'en  présence  d'une  nécessité  absolue  et  au  bord  d'un  gouffre 
Iroyable,  il  voulait  les  amener  à  leur  insu  jusqu'au  bord  de  ce 
)uffre  et  les  terrifier  en  le  leur  dévoilant  soudain. 

Nous  ne  croyons  pas  à  tant  de  suite  et  de  profondeur  chez  cet 
3mme.  Nous  ne  croyons  pas  non  plus  à  tout  l'aveuglement  que 
autres  lui  prêtent.  Il  prenait  les  finances  comme  une  aventure, 
lais  l'aventurier  avait  trop  d'esprit  pour  ne  pas  au  moins  entrevoir 
l'on  finirait  par  arriver  à  une  situation  où  tous  les  expédients 
mnus  deviendraient  impossibles.  «Rajustonsleschosesavecdexté- 
té«  soutenons-les  tant  que  nous  pourrons  à  force  de  charlatanisme 

d'audace,  vivons  joyeuscnient  au  jour  le  jour,  accordons  à  qui 
amande,  donnons  à  la  cour  une  dernière  fête  ;  puis,  quand  les 
mpes  seront  vides,  si  nous  ne  pouvons  plus  les  remplir,  nous 
3US  lancerons  sur  la  mer  des  grandes  réformes  et  nous  tranche- 
ms  du  Turgot,  le  plus  tard  possible.  En  attendant,  nous  aurons 
^cu  et  joui.  »  Voilà  probablement  le  sentiment  vrai  de  cet  homme, 
ni  avoua  à  un  grave  personnage,  au  vieux  Machault,  qu'il  ne 
;  fût  pas  chargé  des  affaires  du  roi  sans  le  mauvais  état  des 
ennes'. 

1.  y.  le  vigoureux  factum  de  Mirabeau  contre  Calonne,  ap.  Mém,  de  Mirabeau^ 
IV,  p.  192. 

2.  M.  Louis  Blanc,  Hiit,  de  la  Révolution  française^  t.  II,  ch.  y. 

3.  Il  lui  fit  bien  un  autre  aveu,  au  grand  étonnement  de  Tancien  ministre,  qui 
avait  rien  fait,  suivant  ses  propres  paroles,  •«  pour  mériter  une  confidence  si  ex- 
aordiuaire.  »  |1  lui  raconta  que ,  dans  sa  première  entrevue  avec  le  roi ,  il  avait 


540  LOUIS   XVI.  11781: 

Los  affaires  du  roi  étaient  en  effet  dans  une  position  déplorable 
lorsque  Galonné  entra  au  contrôle-général  :  le  trésor  était  vide*. 
La  vieille  et  la  nouvelle  finance,  les  traitants  et  les  banquiers,  le 
crédit  sous  ses  deux  formes,  étaient  désorganisés  par  la  rupture  du 
bail  des  fermes  et  par  la  suspension  des  paiements  de  la  caisse 
d'escompte;  la  dette  consolidée  s*était  augmentée  de  345  millions 
depuis  la  chute  de  Necker,  en  deux  ans  et  demi.  Il  existait  un 
arriéré  de  220  millions  sur  la  marine,  de  170  millions  sur  divers 
autres  objets,  176  millions  d'anticipations  et  80  millions  de  déficit 
sur  Tannée  courante,  en  tout  646  millions  de  dette  flottante  exi- 
gible. Le  revenu  annuel  était  arrivé  à  505  millions;  mais  il  en 
fallait  retrancher  205  pour  rentes  constituées  et  intérêts  d'avances 
et  de  cautionnements,  plus  45  pour  remboursements  d'annuités 
et  de  loteries  ;  il  ne  restait  que  255  millions  disponibles,  et  les 
dépenses  ordinaires  en  exigeaient  au  moins  300.  Le  déficit  annuel, 
jusqu'au  remboursement  total  des  annuités  et  des  loteries,  c'est- 
à-dire  pendant  bien  des  années,  devait  donc  être  d'une  cinquan- 
taine de  millions^. 

Galonné  débuta  brillamment.  Il  se  fit  bien  venir  de  la  majorité 
du  conseil  '  en  amenant  Vergenncs  à  consentir  la  suppression  du 
comité  des  finances,  qui  faisait  une  position  inférieure  à  ceux  des 
ministres  qui  n'en  étaient  pas  membres.  Il  gagna  les  financiers  en 
rétablissant  le  bail  des  fermes  (9  novembre  1783).  Il  releva  le 
crédit  en  supprimant  le  cours  forcé  des  billets  de  la  caisse  d'es- 
compte avant  le  délai  fixé  par  son  prédécesseur.  Les  banquiers  et 
un  agent  de  change  du  Trésor  mirent  la  caisse  en  mesure  de  faire 
face;  un  procès-verbal  favorable  du  passif  et  de  l'actif  de  la  caisse, 
lancé  habilement  dans  le  public,  ranima  la  confiance;  mille 
nouvelles,  actions  émises  se  placèrent  sans  difficulté ,  et  la  caisse 

avoué  à  Louis  XVI  220,000  fram*8  de  dettes  exigibles.  •  Un  contrôleur  -  généra], 
aTait-il  dit  au  roi,  peut  trouver  facilement  les  moyens  de  s'acquitter;  mais  je  préfère 
tout  devoir  aux  bontés  de  Sa  Majesté.  >»  Louis,  sans  dire  un  mot,  alla  prendre  dans 
un  secrétaire  230,000  livres  en  actions  de  la  compagnie  des  eaux  de  Paris,  et  les  remit 
à  Calonne,  qui  garda  les  actions  et  aat  payer  autrement  ses  dettes  I  —  V.  Montbion, 
Particularités  *ur  les  mif^stns  dei  finances^  p.  279. 

1.  Il  n*y  avait  que  360,000  francs  en  caisse  :  Calonne,  dans  son  Miq^ire  au  roi, 
pour  produire  plus  d*effet^  dit  qu'il  n*y  avait  que  deux  sacs  de  1,200  écus. 

2.  Bailli,  Hist.  ^nancière  dt  la  Francs,  t.  II,  p.  250. 

3.  Il  entra  au  conseil,  comme  ministre  d'état,  le  23  janvier  1784. 


11783-1784]  FINANCES.  541 

élargit  ses  opérations  et  reprit  la  plus  grande  faveur*.  Galonné 
profita  de  ce  premier  succès  poui*  fermer  un  emprunt  de  son  pré- 
décesseur qui  n'avait  pas  été  rempli,  et  pour  en  rouvrir  un  autre 
de  100  millions  en  viager  à  des  conditions  séduisantes  pour  les 
préteurs  et  onéreuses  pour  l'état  (décembre  1783).  Le  parlement 
enregistra,  avec  des  représentations.  Il  n'en  coûtait  rien  à  Galonné 
de  répondre  à  des  remontrances  par  des  promesses.  Il  les  avait 
prodiguées  d'avance  dans  le  préambule  de  Tédit  d'emprunt. 
0  L'ordre,  l'économie,  l'arrangement,  présidaient  à  toutes  les 
opérations;  bientôt  l'équilibre,  rétabli  entre  les  recettes  et  les 
dépenses,  allait  conduire  à  la  diminution  du  poids  des  impôts.  » 
L'emprunt  réussit  tellement,  qu'il  gagna  11  p.  Vo  sur  le  piix 
d'émission.  Les  Hollandais,  qui  profitaient  de  la  paix  pour  retirer 
leur  argent  de  la  banque  d'Angleterre  et  l'apporter  en  France, 
aidèrent  beaucoup  à  la  promptitude  du  placement. 

Un  arrêt  du  conseil,  du  14  mars  1784,  sembla  commencera 
justifier  les  belles  paroles  de  Galonné.  L'hiver  ayant  été  long  et 
dur,  et  suivi  de  grands  débordements,  le  roi  accorda  7  millions 
en  secours  et  réparations  qui  durent  être  retenus,  en  majeure 
partie,  par  voie  de  retranchements,  sur  la  maison  du  roi,  sur  les 
bâtiments,  les  pensions,  les  grâces  et  les  gros  traitements.  On 
annonçait  qu'on  poussait  activement  les  études  préparatoires 
(commencées  sousTurgot)  pour  la  suppression  des  douanes  inté- 
rieures. Au  mois  d'août  1784,  on  recréa  une  caisse  d'amortisse- 
ment, qu'on  dota  de  3  millions  par  an,  et  à  laquelle  on  attribua 
en  outre  les  arrérages  des  rentes  perpétuelles  qu'on  amortirait 
avec  ces  3  millions  et  des  rentes  viagères,  à  mesure  de  leur 
extinction,  évaluée  à  12  millions  de  francs  par  an.  Suivant  les 
calculs  fournis  à  Galonné  par  un  ami  de  Mirabeau ,  un  habile 
financier,  nommé  Panchaud ,  qui  avait  étudié  le  mécanisme  de 
l'intérêt  composé,  déjà  employé  heureusement  par  les  Anglais,  la 
nouvelle  caisse  devait  amortir  en  vingt-cinq  ans  plus  de  1 ,260  mil- 
lions de  la  dette  tant  flottante  que  consolidée,  et  libérer  le  Trésor 


1.  La  caislb  fut  astreinte  &  aToir  toujours  en  numéraire  un  quart  au  moins  de  la 
▼aleur  des  billets  circulant;  son  escompte  fat  fixé  à  quatre- vingt-dix  jours  au  plus, 
et  à  4  pour  100  pour  un  mois,  4  et  demi  pour  plus  long  terme.  —  Mim,  de  Bacbau- 
moût,  t.  XXIII,  p.  35. 


54Î  Lotis  XVI.  ami 

de  91  millions  d'arrérages  et  d'autres  engagements  annuels. 
Calonne  déclarait  que  la  guerre  même,  si  elle  se  renouvelait,  ne 
suspendrait  pas  les  opérations  de  cet  établissement  libérateur*. 

Les  sages  secouaient  la  tête;  mais  le  public  fut  un  moment 
ébloui.  Calonne  fit  un  tour  de  force  vraiment  incroyable.  S'il  y  a, 
dans  ce  peuple  trop  oublieux,  un  groupe  de  population  qui  se 
souvienne  et  qui  garde  obstinément  ses  affections  et  ses  haines, 
c'est  sans  doute  la  Bretagne.  C'était  dans  le  pays  de  La  Chalotais 
qu'on  devait  le  mieux  connaître  Calonne!  eh  bien,  il  trouva 
moyen  de  faire  crier:  Vive  Calonne!  dans  Rennes  même,  &  la 
porte  (le  ce  Palais  de  Justice  témoin  de  son  ignominie!  Son  pré- 
décesseur, le  garde  des  sceaux  et  le  ministre  de  la  maison  du  roi 
avaient  comploté  de  supprimer  les  États  de  Bretagne  et  de  réduire 
cette  province  à  la  condition  des  pays  d'élection.  Calonne  fit  aban- 
donner celle  dangereuse  et  inique  entreprise,  protesta,  auprès  des 
Bretons  les  plus  influents,  qu'on  l'avait  calomnié  autrefois,  le  leur 
persuada  à  moitié,  fit  rendre  aux  États  de  leur  province  la  libre 
nomination  de  leurs  députés,  avec  d'autres  concessions,  et  en 
obtint  avec  acclamation  un  don  gratuit  double  de  l'ordinaire 
(  novembre  —  décembre  1784  )  *  ! 

La  cour  était  bien  autrement  en  joie  que  le  public  ;  mais  les 
choses  allaient  précisément  beaucoup  trop  bien  au  gré  de  ce  petit 
monde  privilégié  pour  que  cette  satisfaction  fût  longtemps  parta- 
gée par  la  graqde  société.  Calonne  riait  le  premier  avec  les  cour- 
tisans des  graves  maximes  qu'il  étalait  devant  le  roi,  devant  les 
parlements,  devant  le  public.  Il  leur  expliquait  sa  vraie  théorie 
économique ,  la  large  économie,  qui  consiste  à  dépenser  beaucoup 
pour  paraître  riche ,  et  à  paraître  riche  pour  pouvoir  emprunter 
beaucoup.  Les  gens  de  cour  entendaient  mieux  celle  économie 
que  celle  de  Turgot  ou  de  Necker!  La  pratique  répondit  à  la 
théorie.  Le  Trésor  fut  ouvert  sans  réserve  aux  princes,  à  la  reine, 
aux  personnes  en  crédit.  Les  frères  du  roi  ne  se  contentaient  pas 
de  leurs  immenses  revenus  :  on  paya  leui's  dettes;  la  reine  dési- 
rait Saint -Cloud;   on  acheta  pour  elle  cette  magnifique  rési- 

1.  ilrici>n/iej  loi»  françaiie$,  t.  XXVII,  p.  464.  —  Bailli,  t.  II,  p.  253.  —  Dros, 
t.  Iw,  p.  454. 

2.  Mém.  de  Bachaumout,  t.  XXVII,  p  101.  »  Droz.  t.  !•',  p.  402. 


[1785]  GASpiLLACîES.  643 

dence  du  duc  d'Orléans;  le  priuce  de  Guémené  avait  fait, 
comme  on  Ta  déjà  dit,  une  banqueroute  de  30  millions  :  on  lui 
racheta,  pour  le  roi,  à  un  prix  exorbitant,  le  domaine  de 
Lorient  et  quelques  autres  propriétés  féodales  des  Roban,  afin  de 
l'aider  à  apaiser  ses  créanciers.  Tout  grand  seigneur  obéré  qui 
avait  une  terre  à  vendre  venait  Tofirii  au  roi  ;  il  y  eut,  en  trois 
ans,  pour  70  millions  de  ces  acquisitions  inutiles  et  onéreuses  *. 
Ceux  qui  voulaient  échanger  et  non  vendre  des  domaines  n'étaient 
pas  moins  bien  reçus  j  et  il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  ce  n'était 
jamais  la  couronne  qui  gagnait  aux  échanges;  Galonné  et  ses  amis 
ûe  s'oublièrent  pas  en  obligeant  autrui.  Tous  les  moyens  étaient 
bons  au  contrôleur- général  pour  se  faire  des  partisans.  On  vit 
reparaître  les  croupes  et  parts  de  faveur  dans  les  fermes  et  dans 
les  régies,  les  baux  et  les  marchés  sans  enchère,  à  huis  clos,  les 
augmentations  et  les  survivances  de  pensions ,  et  cela  au  moment 
même  où  une  déclaration  royale  (8  mai  1785)  annonçait  qu'il  ne 
serait  plus  accordé  de  pensions  qu'à  mesure  des  extinctions.  Les 
droits  du  fisc  étaient  non  aveims  à  l'égard  de  quiconque  avait 
accès  au  contrôle- général.  Chaque  jour,  Galonné  accordait  la 
diminution  ou  la  remise  entière  des  droits  qui  pesaient  sur  la 
transmission  d'une  charge  ou  sur  la  mutation  d'une  propriété 
féodale.  Ghaque  année,  le  revenu  des  domaines,  des  aides,  des 
tailles  et  des  gabelles  perdit  plus  de  2  millions  par  des  remises 
de  faveur.  L'immensité  des  acquits  de  comptant ,  des  dépenses 
soustraites  à  la  comptabilité  régulière,  dépassait,  depuis  la  chute 
de  Necker,  tout  ce  qu'on  avait  vu  sous  Louis  XV.  Les  acquits  de 
comptant  s'élevèrent,  en  1785,  à  plus  de  136  millions*,  sur  les- 
quels plus  de  21  millions  sur  ordonnances  au  porteur,  sans  qu'on 
pût  connaître  à  quelles  personnes  ni  pour  quels  objets  elles  avaient 
été  délivrées  !  Toutes  les  dépenses  augmentaient  dans  des  propor- 
tions insensées.  L'esprit  de  paresse  et  de  désordre  envahissait  les 
bureaux,  à  l'exemple  du  cabinet  du  ministre.  Ge  qui  faisait  huit 
divisions  et  coûtait  300,000  francs  du  temps  de  l'abbé  Terrai , 

1.  Il  fkat  dédnirt  du  compte  de  Calonoe  Rambouillet,  acheté  ayant  son  avène- 
ment, malgré  son  prédécesseur. 

2.  Ils  avaient  été  plus  haut  encore  en  I7B3  ;  passé  145  millions.  ~  V.  Bailli,  Hùu 
fkwncièie^  t.  II,  p.  266. 


544  LOUIS  XVI.  [mi-\m\ 

laborieux  et  rangé  dans  ses  vices,  était  transformé,  sous  Galonné, 
en  vingt-lmit  départements,  qui  dépensaient  3  millions. 

A  travers  tant  de  dilapidations  Toiles  et  coupables,  une  seule 
espèce  de  dépense  eût  mérité  des  éloges,  quoique  le  faste  y  eût 
encore  trop  de  part,  si  la  continuation  et  Taché vement  de  ce  <Ju*oii 
entreprenait  eussent  été  assurés  par  une  administration  pré- 
voyante. C'étaient  ces  travaux  partout  commencés  pour  Tenibel- 
lissvMnent  et  Tassainissement  des  grandes  villes,  et  surtout  les 
travaux  des  ports  de  mer  et  des  canaux ,  travaux  dans  lesquels  le 
gouvernement  était  secondé,  quelquefois  devancé  par  les  provinces 
et  par  les  villes.  A  voir  l'activité  féconde  qui  se  déployait  pour 
agrandir  ou  améliorer  les  ports  du  Havre,  de  Dunkerque,  de 
Dieppe,  de  la  Rochelle,  d'Agde,  de  Cette,  pour  achever  la  canali- 
sation du  Languedoc  *,  pour  joindre  par  trois  nouveaux  canaux  le 
bassin  du  Rhône  à  ceux  de  la  Loire,  de  la  Seine  et  du  Rhin ';  à 
voir  cette  tilanique  entreprise  de  Cherbourg  qui  devait  enfin  réa- 
liser la  pensée  de  Colbert  '  et  donner  à  la  France,  en  dépit  de  la 
nature,  un  formidable  port  de  guerre  à  rentrée  de  la  Manche, 
qui  eût  pu  se  croire  à  la  veille  de  la  chute  d'une  monarchie  el 
d'une  société? 

Pour  subvenir  aux  exigences  d'un  tel  présent,  Calonne  achevait 
de  dévorer  l'avenir.  Il  payait,  par  an,  à  peu  près  30  millions  pour 
intérêts  d'avances  faites  au  Trésor.  Il  vendit  aux  comtés  de  Bar- 
sur-Seine  el  d'Auxerre  le  rachat  des  aides  à  perpétuité  ;  afin  d'ob- 
tenir des  États  de  la  Flandre  maritime  un  prêt  de  10  millions  à 
intérêt,  il  leur  engagea,  pour  dix  ans,  moyennant  une  faible  rede- 
vance, les  taxes  sur  les  consommations,  appelées  Droi's  des  quatre 
membres  de  Flandre,  Il  restaura  le  monopole  du  commerce  de 
l'Inde  en  fondant  une  nouvelle  compagnie  privilégiée,  dont  il 

1.  Canal  de  Beaucaire  à  Ai  gués -Mortes. 

2«  Canaux  du  Centre,  de  Bourgogne  et  du  Rhône  au  Rhin.  —  Les  plans  du  canal 
de  Berri  furent  en  outre  arrêtés  en  1786. 

3.  Et  dépasser  la  pensée  de  Yauban,  qui  voulait  seulement  creuser  un  port  pour 
trente  à  quarante  vaisseaux,  vers  le  lieu  appelé  la  Fosse  du  Galet.  Le  gigantesque 
projet  de  changer  la  rade  ouverte  de  Cherbourg  en  une  rade  que  fermerait  une  île 
artificielle  d'une  lieue  de  long,  ùonstruite  à  une  lieue  de  la  côte,  fut  proposé  par  le 
capitaine  de  vaisseau  La  Bretonnière,  en  1777.  On  adopta  son  idée,  mais  non  pas 
ses  moyens  d'exécution,  et,  après  la  paix  de  1783,  on  commença  Ui  construction  de 
la  prodigieuse  digue  d'après  le  plan  de  l'ingénieur  Cessart. 


11784)  GALONNE  ET  NECKER.  545 

comptait  tirer  quelque  avance  à  l'occasion  *.  Il  battit  monnaie 
avec  des  créations  d'offices  dans  les  finances,  rétablit  tous  ces 
officiers  alternatifs,  tous  ces  doubles  emplois  qui  avaient  disparu 
sous  Turgot  et  sous  Necker,  et  fît  un  énorme  cadeau,  toujours  aux 
dépens  de  l'état,  aux  receveurs-généraux  qu'il  venait  de  reporter 
du  nombre  de  douze  à  celui  de  quarante-huit.  Il  circulait  encore 
pour  32  millions  de  ces  rescriplions  dont  le  paiement  avait  été 
autrefois  suspendu  par  Terrai.  Au  lieu  de  faire  racheter  par  la 
caisse  d'amortissement  ces  efiTets  dépréciés.  Galonné  laissa  opérer 
ce  rachat,  à  bas  prix,  par  les  receveurs-généraux  et  leur  en  tint 
compte  au  pair. 

Le  premier  emprunt  de  Galonné  et  les  fruits  de  ses  expédients 
étaient  consommés.  Il  fallait  de  nouvelles  masses  d'or,  et  déjà, 
cependant,  le  public  se  désillusionnait.  Une  publication  très- 
inopportune  pour  le  contrôleur-général  eut  lieu  sur  ces  entre- 
faites (fin  1784);  ce  fut  le  livre  de  Necker  sur  Y  Administration  des 
finances^,  œuvre  des  loisirs  d'un  ministre  déchu  et  fort  désireux 
de  se  relever  et  d'en  démontrer  la  nécessité  au  public.  Ce  livre, 
loin  de  pécher  par  l'excès  de  hardiesse,  indiquait  un  esprit  déjà 
dépassé  par  le  mouvement  des  choses  :  Necker  en  était  encore 
aux  réformes  partielles  et  compatibles  avec  le  maintien  des  pri- 
vilèges; néanmoins  le  bon  sens  et  la  moralité  qui  caractérisent 
ses  vues  offraient,  avec  ce  qui  se  passait  au  contrôle-général , 
un  contraste  qui  ne  pouvait  échapper  à  personne'.  Ses  plans  sur 
la  modification  du  fonds  et  de  la  perception  des  impôts  furent 
très-bien  accueillis  de  cette  opinion  publique  à  laquelle  il  avait 
coutume  de  faire  appel,  et  l'on  fut  indulgent  pour  la  personnalité 
outrée  qui  rend  l'introduction  de  son  ouvrage  presque  nauséa- 
bonde. Le  roi,  au  contraire,  fut  fort  mécontent  que  Necker  eût 
imprimé  et  répandu  son  livre  sans  autorisation  :  une  lettre  d'en- 
voi très-respectueuse  ne  le  réconcilia  pas  avec  l'auteur,  et  il  fut 
un  moment  question  de  signifier  à  Necker  qu'il  eût  à  quitter  la 

1.  Le  commerce  de  Tlnde,  si  déchu,  avait  remonté  de  8  milliond  à  20  millions 
depuis  la  buppression  du  monopole. 

2.  3  vol.  in  8*  :  ne  porte  la  rubrique  d'aucune  ville. 

3.  Il  y  a,  dans  son  livre,  une  bonne  réfutation  de  Timpôt  unique  sur  le  sol,  voulu 
par  les  physiocratcs  (t.  I"*,  ch.  vi).  Il  combat  aussi,  au  point  de  vue  pratique,  Tidée 
plus  plausible  de  l'impôt  unique  sur  les  facultés  présumées  de  chacun. 

xvi.  •  35 


546  LOOIS  XVL  (17«4.n83! 

France,  ou  même  de  déférer  sou  livre  aux  parlements  pour  viola- 
tion des  secrets  de  Tétat.  Le  roi  ne  se  décida  pas  à  aller  si  loin; 
mais  ie  séjour  de  Paris  Tut  interdit  à  Tancien  ministre'. 

Cela  ne  ramena  point  à  Galonné  les  esprits,  qui  commençaient 
de  s'aliéner.  Un  second  emprunt  de  125  millions,  combiné  d*une 
façon  nouvelle  et  attrayante  pour  les  préteurs,  mais  fort  désavan- 
tageuse au  Trésor',  ne  fut  enregistré  au  parlement  qu'après  de 
vives  représentations,  et  sur  Tordre  exprès  du  roi  (30  dé- 
cembre 1784)  '.  Cet  emprunt  prit  bien  dans  le  premier  moment, 
grâce  à  son  habile  distribution;  mais  la  confiance  ne  tarda  pas  à 
baisser,  et  diverses  compagnies  financières,  la  Caisse  d'escompte, 
la  Compagnie  des  eaux  de  Paris,  la  Banque  espagnole  de  Saint- 
Charles,  firent  une  concurrence  redoutable  aux  émissions  minis- 
térielles. Un  agiotage  effréné  s'était  jeté  sur  les  actions  de  ces 
compagnies.  Calonne  prit  l'oOensive  par  un  arrêt  du  Conseil  qui 
non-seulement  prohiba  pour  l'avenir ,  mais  annula  dans  le  passé 
les  marchés  à  prime  concernant  les  dividendes  des  actions  de  la 
Caisse  d'escompte  (janvier  1785)  ;  puis  il  lança  sur  les  agioteurs 
un  puissant  adversaire,  Mirabeau,  qui,  par  des  brochures  mar- 
quées de  l'énergie  et  de  la  lucidité  qu'il  portait  en  toutes  choses, 
fit  baisser  le  taux  artificiel  et  immodéré  des  actions.  Le  gou?er- 
nement  espagnol,  protecteur  de  la  Banque  de  Saint-Charles,  se 
plaignit  :  Mirabeau  fut  abandonné  et  deux  de  ses  écrits  furent  sup- 
primés par  arrêt  du  Conseil  ;  mais,  en  même  temps,  Calonne  pour- 
suivit la  guerre  contre  les  marchés  à  prime  et  déclara  nulles 
toutes  les  conventions  par  lesquelles  l'un  vend  ce  qu'il  n'a  pas  et 
l'autre  achète  sans  avoir  les  fonds,  c'est-à-dire  tous  les  jeux  ou 
paris  sur  la  hausse  ou  la  baisse  se  résolvant  en  un  paiement  de 
différence  \  L'arrêt  du  Conseil  ne  validait  de  marchés  à  terme 

1.  Soulayie,  Mim,  nir  le  règne  de  Louit  XVI,  t.  IV,  p.  281.  Il  donne  les  pièces 
originales 

2.  L'emprunt  deyait  être  éteint  en  vingt-cinq  ans,  par  des  remboarsentents  annuels 
tirés  au  sort  :  les  remboursements  devaient  être  accompagnés  d'une  augmentation 
progressive  du  capital  restant,  en  sorte  que  les  derniers  préteurs,  la-Yingt-cinquièine 
annce,  recevraient  deux  capitaux  pour  un. 

3.  Les  parlements  de  province  recommençaient  à  parler  d'Ltats-Généraux  :  celui 
de  Besançon,  dés  juillet  1783,  avant  Calonne;  celui  de  Bordeaux,  en  janvier  1783. 

4.  Il  faut  avouer  que  le  caractère  officiel  donné  aux  marchés  à  terme  sur  la  cote 
de  la  Bourse  n'est  pas  un  indice  de  progrès  dans  la  moralité  publique  ! 


rnsS]  AGIOTAGE.  547 

que  ceux  dont  les  titres  seraient  déposés  en  dedans  le  mois  de 
novembre  (7  août).  Galonné  avait  dépassé  son  but.  Toute  la 
banque,  tous  les  gens  d'affaires  étaient  engagés  dans  les  spécula- 
tions qu'il  proscrivait  :  une  panique  se  déclara;  l'argent  se  res- 
serra brusquement  et  le  papier  des  meilleurs  banquiers  ne  fut 
plus  escompté  qu'à  7  ou  8  p.  Vo.  La  Caisse  d'escompte  ne  voulut 
plus  avancer  de  fonds  et  demanda  elle-même  du  secours  au  con- 
trôleur-général. 

L'emprunt  des  125  millions  n'y  gagnait  rien  et  baissait  autant 
ou  plus  que  les  actions.  Galonné  eut  beau  chercher  à  dissimuler 
ses  embarras  en  remboursant,  par  fanfaronnade  et  sans  nécessité, 
29  millions  d'inscriptions  pour  lesquelles  l'état  ne  payait  que 
5  p.  7o  d'intérêt  .(août  1785).  Ses  efiforts  pour  relever  le  coure  des 
effets  royaux  échouèrent^.  Il  dut  revenir  sur  ses  pas,  et,  après 
avoir  aidé  les  banquiers  à  sortir  de  la  crise,  il  se  relâcha,  dans 
un  nouvel  arrêt,  des  dispositions  rigoureuses  de  l'arrêt  du  7  août 
(2  octobre  1785)  et  chargea  des  commissaires  royaux  de  faire  une 
espèce  de  cote  mal  taillée  entre  les  vendeurs  et  les  acheteurs  des 
marchés  à  terme*.  • 

Galonné  avait  fait  sa  paix  avec  les  gens  de  finances,  qui  voyaient, 
dans  les  besoins  croissants  du  Trésor,  la  source  de  nouveaux 
profils;  mais  il  ne  put  ressaisir  l'opinion  publique  désabusée  et  il 
eut  à  la  fois  contre  lui  les  honiines  éclairés  et  les  masses  souf- 
frantes. Deux  hivers  rigoureux,  dont  le  second  avait  été  suivi 
d'une  extrême  sécheresse,  avaient  infligé  de  grandes  misères  aux 
campagnes.  Le  gouvernement  favorisa  l'introduction  des  bestiaux 
étrangers,  interdit  l'exportation  des  grains,  autorisa  les  paysans  à 
faire  pâturer  leurs  troupeaux  dans  les  bois  du  domaine  et  des 
communautés  religieuses,  défendit  l'accaparement  des  fourrages; 
mais  ces  mesures  protectrices,  qui  n'étaient  pas  toutes  également 
dictées  par  une  saine  économie  politique,  furent  plus  que  com- 
pensées par  l'accroissement  de  rigueur  dans  les  poursuites  contre 

1.  Il  8*y  était  fort  mal  pris.  **  Il  confia,  sans  autorisation  du  roi,  près  de  12  mil* 
lions  d'assif^nations  sur  les  domaines  à  des  amis  qui  devaient  les  employer  à  soutenir 
les  effets  publics,  et  qui,  soit  par  ignorance,  soit  par  friponnerie,  soit  par  négligence, 
en  firent  perdre  au  Trésor  la  plus  grande  partie.  »  —  Droz,  t.  l**,  p.  457. 

2.  Jfém.  de  Bachaumont,  t.  XXIX,  p.  20<>,  249,  256;  XXX,  p.  1.  —  Àncienna 
Lois  françaises,  t.  XXVIII^  p.  7.  —  Mém,  de  Mirabeau,  t.  IV,  p.  IBl  et  suivantes. 


548  LOUIS   XVI.  (17n-IT86J 

les  contribuables,  et  l'on  vit  avec  indignation  le  fisc  arracher  vio- 
lemment le  denier  du  pauvre  et  négliger  ses  droits  sur  For  du 
riche  et  de  Thomme  en  crédit*. 

A  travers  tout  le  bruit  que  faisait  Galonné,  on  entendait  craquer 
la  machine  financière,  et  aucune  réforme,  danâ  aucun  genre,  ne 
venait  distraire  Tattention  publique.  Le  parlement  lui-même,» 
peu  novateur,  à  Tinstigation  d*un  parent  de  Malesherbes,  du  pré- 
sident de  Lamoignon,  avait  présenté  au  roi  un  mémoire  sur  la 
réforme  des  frais  de  justice  et  des  épices  (mai  1784)  ;  le  mémoire 
du  parlement  restait  enterré  à  Versailles.  L'année  d'après,  à  l'oc- 
casion d'un  procès  qui  excita  un  grand  intérêt,  un  magistrat  do 
parlement  de  Bordeaux,  qui  s'était  illustré  au  parquet  avantMe 
passer  dans  la  magistrature  assise,  le  président  Dupati,  renouvela, 
avec  l'autorité  de  sa  position,  les  attaques  des  philosophes  contre 
la  procédure  secrète,  l'isolement  de  l'accusé  et  l'ensemble  des 
formes  de  notre  justice  criminelle.  Le  mémoire  de  Dupati  ayant 
été  publié  à  Paris,  le  parlement,  fort  dépassé  dans  son  zèle  de 
réforme,  entama  des  poursuites  contre  le  président  bordelais.  Le 
roi  couvrit  Dupati  contre  le  parlement ,  mais  on  ne  toucha  pas  à 
la  jurisprudence  criminelle  (1785-1786)  ^ 

Le  gouvernement  allait  se  disloquer  au  dedans  avec  Galonné;  il 
faiblissait  au  dehors  avec  Vergennes.  Avant  la  fin  de  la  guerre 
d'Amérique,  il  s'était  passé  en  Europe  divers  incidents  qui  avaient 
peu  satisfait  l'opinion.  Ainsi,  à  Genève,  de  1779  à  1782,  la  majo- 
rité de  la  population  ayant  voulu  se  soustraire  à  la  domination 
exclusive  d'un  petit  nombre  de  familles,  qui  faisaient  la  loi  dans 
le  conseil  des  deux  cents,  et  ayant  prétendu  interpréter  la  consti- 
tution genevoise  dans  un  sens  plus  démocratique,  l'aristocratie  en 
appela  aux  puissances  garantes  du  pacte  de  1739,  c'est-à-dire  à  la 
France,  à  la  Sardaigne  et  à  Berne.  Les  trois  puissances  intervinrent 
par  les  armes  (juin  1782),  menacèrent  de  donner  l'assaut  à  Genève 
et  forcèrent  les  Genevois  de  rentrer  sous  le  joug  de  leurs  patri- 
ciens. Le  public  français  ne  vit  pas  volontiers  traiter  de  la  sorte 


1.  BaiUi,  t.  II,  p.  261.  —  Mém,  de  Eachaamont,  t.  XXIX,  p.  52, 

2.  L'écrit  du  président  Dupati  eu  suscita  beaucoup  d^autres  sur  le  même  siget* 
On  remarque,  parmi  les  auteurs,  à  c6té  du  nom  de  Condorcet,  oelui  de  Brissot  à€ 
Warville. 


11780.1784J  GENÈVE.  CRIMÉE.  549 

le  parti  de  Rousseau  dans  sa  propre  ville,  et  étouffer  la  démo- 
cratie en  Europe  par  les  mômes  mains  qui  Taidaient  à  triompher 
en  Amérique.  La  monarchie  bourbonienne  eut  à  s'en  repentir  : 
un  grand  nombre  de  Genevois,  bannis  parles  patriciens  restaurés, 
se  répandirent  en  Angleterre  et  en  France,  et  plusieurs  d'entre 
eux  figurèrent  parmi  les  plus  ardents  promoteurs  de  la  Révolution. 

Quelque  temps  auparavant,  on  avait  reproché  à  Vergcnnes 
d'avoir  souffert  que  la  maison  d'Autriche  s'établit  sur  le  Rhin,  par 
l'élection  de  l'archiduc  Maximilicn  à  la  coadjutorerie  de  Cologne 
et  de  Munster  (1780).  L'intérêt  de  la  France  eût  été  de  s'entendre 
avec  la  Prusse  pour  empêcher  ce  choix;  mais  Vergennes  n'avait 
pas  .été  libre  :  il  avait  dû  céder  à  l'ascendant  de  la  reine. 

Des  événements  plus  graves  se  passèrent  bientôt  sur  la  mer 
Noire.  Un  des  motifs  allégués  par  Vergennes  pour  hâter  si  fort  la 
paix  avec  l'Angleterre  avait  été  la  nécessité  de  s'apprêter  à  mettre 
obstacle  aux  projets  de  la  Russie  et  de  l'Autriche  sur  l'empire 
otboman.  On  a  vu  qu'en  1779,  il  avait  fait  consentir  la  Turquie, 
pour  avoir  la  paix,  à  accorder  aux  Russes  la  libre  navigation  de 
la  mer  Noire,  du  Bosphore  et  de  toutes  les  mers  othomanes,  l'in- 
dépendance des  Tatars  et  la  réduction  de  la  suzeraineté  otho- 
manc  sur  la  Valachie  et  la  Moldavie  quasi  à  un  vain  titre, 
c'est-à-dire  que  les  concessions  du  traité  de  Kaïnardji  avaient 
été  de  beaucoup  dépassées.  Il  semblait  qu'au  moins  le  cabinet 
de  Versailles  dût  se  croire  obligé  de  faire  respecter  le  nouveau 
pacte. 

Les  conditions  n'en  furent  pas  un  instant  observées.  Catherine 
n'eut  pas  plutôt  fait  la  Crimée  indépendante,  qu'elle  travailla  à  la 
faire  russe  :  l'un  n'avait  été  que  le  moyen  de  l'autre.  Elle  suscita 
contre  le  khan  des  Tatars,  partisan  de  la  Turquie ,  une  révolte 
qui  l'obligea  de  prendre  la  fuite,  et  lit  élire  à  sa  place  un  succes- 
seur qui  vendit  sa  souveraineté  à  la  Russie  (fin  1782).  Les  Tatars 
se  soulevèrent  pour  défendre  leur  nationalité.  Ils  furent  accablés 
par  les  forces  moscovites  avec  d'effroyables  cruautés;  les  Russes 
égorgèrent  trente  mille  de  ces  malheureux,  hommes,  femmes  et 
enfants.  Des  colonies  russes  s'établirent  en  Crimée  :  Taman  et  le 
4Couban  furent  occupés  |)ar  les  soldats  de  Catherine.  La  tzarine 
allait  hardiment  à  ses  lins,  assurée  qu'elle  était  de  TAutriche  par 


550  LODIS  XVI.  [t7M.1784] 

un  traité  secret.  Depuis  la  mort  de  sa  mère',  Joseph  II  donnait 
pleine  carrière  à  sa  double  passion  de  réformes  intérieures  et 
d'envahissements  extérieurs;  d*une  part,  il  semblait  se  hâter  de 
devancer  la  France  dans  Tapplication  des  doctrines  enseignées 
]>ar  les  philosophes  français,  sans  y  mettre  la  réserve  prudenunent 
égoïste  qu'avait  gardée  le  grand  Frédéric,  son  devancier  dam 
cette  voie*;  de  l'autre  part,  il  tâchait  d'appliquer  le  système  très- 
peu  philosophique  de  convenance,  c'est-à-dire  le  droit  du  plus  fort, 


1.  Marie-Tbéréae  éUit  morte  en  ooTcmbre  1780. 

2.  Sons  Marie-Thérèse  même,  le  courant  du  «ède  arait  fût  qnelqnea  Inèdies  an 
abus  du  moyen  âge.  Défeuse  arait  été  fiaite  aux  ecclésiastiques  d'assister  à  la  rédac- 
tion des  testaments.  Le  droit  d'asile  avait  été  aboli,  rinquLâtion  supprimée  en  Mila> 
nais,  ainsi  qae  les  prisons  monasUques.  La  noblesse  et  le  clergé  avaient  éuk  soumit 
i  un  imp^t  foncier,  beaucoup  plus  faible,  il  est  vrai,  que  celui  que  payaient  les 
roturiers.  Les  paysans  opprimés  par  leurs  seigneurs  avaient  été  autorisés  à  porter 
api>el  aux  tribunaux  du  souverain.  A  peine  Marie -Thérèse  eut -elle  fermé  les}'eiix, 
que  Joseph  se  donna  toute  carrière.  Il  proclama  dans  son  empire  un  sy»téme  admi- 
nistratif et  judiciaire  uniforme,  devant  lequel  devaient  disparaître  les  assemblées 
nationales  et  provinciales,  les  coutumes  locales,  les  juridictions  féodales.  Il  ordonna 
Tunité  d'impôt,  la  suppression  des  dimes,  des  corvées,  de  toutes  redevances  person- 
nelles; il  abolit  le  droit  d'aînesse.  Secondant  et  poussant  à  toute  extrémité,  tn 
profil  de  r£tat,  le  mouvement  qui  portait  alors  les  princes  ecclésiastiques  et  le  cla^é 
catholique   allemand  à  restreindre  l'autorité  do  pape  (le  mouvement  dont  Yan- 
Lspen,  Huntheim  {Febronhu),  Eybel,  étaient  les  théorideos),  il  interdit  les  recours 
à  Home  pour  dispenses  et  cas  réservés,  les  communications  directes  des  évèqnet 
avec  Rome  ;  il  réduiiût  les  revenus  des  plus  riches  évéchés,  supprima  des  évéchés,  en 
créa  d'autres,  interdit  tous  rapports  aux  ordres  monastiques  avec  des  chefs  étran- 
gers ,  supprima  plus  de  deux  mille  couvents  et  n'en  garda  que  sept  cents ,  à  con^- 
tion  qu'ils  se  vouassent  à  l'enseignement  ;  il  augmenta  le  nombre  des  curés ,  sup- 
prima les  séminaires  dirigés  par  les  évéques ,  prohiba  les  pèlerinages ,  diminua  le 
nombre  des  fêtes ,  fit  composer  pour  la  jeunesse  un  catéchisme  politique  et  moral , 
imprima  une  forte  impulsion  à  Tiastruction  primaire,  institua  le  mariage  civil,  au- 
torisa le  divorce  dans  certains  cas,  établit  l'égalité  devant  la  mort  par  l'uniformité 
des  cérémonies  funèbres  et  des  inhumations,  eréa  une  multitude  d'hôpitaux,  d'asiles 
pour  les  orphelins  et  les  enfants  pauvres,  abolit  la  peine  de  mort,  si  ce  n'est  contrt 
les  assassins,  établit  la  conscription  militaire  régulière  et  uniforme,  institua  enfin  U 
l.b;irté  des  culies  en  droit  et  la  liberté  de  la  presse  au  moins  en  fait. 

Comme  on  l'a  dit  souvent,  Joseph  tenta  d'avance  dans  les  états  autrichiens 
presque  toutes  les  réformes  sociales  que  devait  accomplir  l'Assemblée  Constituante 
en  France;  mais  il  n'eut  pas  le  même  succès.  La  volonté  arbitraire  d'un  seul 
hoçime,  s'attaquant  à  la  fois  aux  vieilles  libertés  et  aux  abus,  ne  peut  équivaloir  à 
l'action  de  tout  un  peuple  sur  lui-même.  La  Constituante,  d'ailleurs,  eut  à  agir  sur 
une  nation  dont  il  s'agissait  seulement  de  consommer  l'unité  providentielle,  préparée 
|iar  les  siècles.  Joseph  II ,  au  contraire ,  voulut  imposer  une  unité  artificielle  à  des 
peuples  divers.  Il  crut  qu'on  pouvait  faire  une  nation.  U  se  bris>a  contre  cette  oeuvre 
imp  t»sible.  —  V .  le  tableau  de  son  régne  dans  V Histoire  de  Joaeph  11^  par  M.  Pagaue!, 
2«  édit.i  1853. 


[1788-17841  RUSSIE  ET  TURQUIE.  551 

avec  aussi  peu  de  scrupule,  mais  beaucoup  moins  d'habileté  que 
n'avait  fait  Frédéric.  Lorsque  le  cabinet  de  Versailles  tenta  de  le 
détourner  de  s'unir  à  Catherine  contre  les  Turcs,  il  n'avoua  pas 
tout  de  suite  son  pacte  avec  la  Russie,  mais  il  laissa  entendre  que^ 
pour  maintenir  l'équilibre,  il  serait  obligé  «  de  s'étendre  en  raison 
de  ce  que  la  Russie  pourrait  acquérir,  o  II  se  montra  peu  sensible 
aux  représentations  de  la  cour  de  France  sur  l'immoralité  de  ce 
monstrueux  système. 

Le  cabinet  de  Versailles,  alors,  se  tourna  vers  la  Prusse  et 
entama  une  négociation  avec  Frédéric  II  pour  arrêter  l'œuvre  de 
destruction  de  l'empire  othoman.  Mais  rien  n'était  plus  loin  de  la 
{lensée  de  Vergenncs  qu'une  grande  guerre  contre  la  Russie  et 
l'Autriche.  Il  avait  fait  d'avance  la  part  du  feu,  et  cette  part  n'était 
rien  moins  que  la  Crimée  et  le  Kouban,  c'est-à-dire  qu'il  se  rési- 
gnait à  ce  que  la  Russie  gardât  .tout  ce  qu'elle  avait  pris ,  pourvu 
que  l'Autriche  ne  prît  rien.  Sur  ces  entrefaites,  Joseph  II  ayant 
signifié  à  la  France  l'intention  où  il  étiiit  de  soutenir  la  tzarine^ 
son  alliée,  avec  cent  vingt  mille  hommes,  l'ambassadeur  français  à 
Constantinople,  Saint- Priest,  eut  ordre  de  presser  la  Porte -Otho- 
mane  de  céder  aux  exigences  russes.  Le  divan,  n'ayant  plus  aucun 
espoir  de  secours,  souscrivit,  le  8  janvier  1784,  à  un  nouveau 
traité  qui  cédait  à  la  Russie  la  souveraineté  de  la  Crimée,  de  l'île 
de  Taman  et  du  Kouban.  L'empire  othoman  perdait  défmitive- 
ment  sa  fidèle  avant -garde  de  la  Petite -Tatarie.  La  pleine  posses- 
sion de  la  mer  d'Azow  et  la  prépondérance  décidée  sur  la  mer 
Noire  étaient  assurées  désormais  aux  Russes. 

La  prompte  conclusion  du  traité  déconcerta  les  prétentions  de^ 
Joseph  II,  qui  s'apprêtait  à  envahir  la  Valachie  et  la  Moldavie,  et 
qui  n'eut  plus  ni  prétexte  ni  possibilité  d'agir.  «Du  moins,» 
dit  Vergennes  pour  tâcher  de  justifier  sa  politique,  «  du  moins 
l'empereur  n'a  rien  eu ,  et  la  satisfaction  de  la  cour  de  Péters- 
bourg,  qui,  à  la  vérité,  pèse  éminemment  sur  les  Turcs,  n'est 
d'aucun  préjudice  pour  la  France  *.  »  Vergennes  cherchait  à  faire 
illusion  aux  autres  et  peut-être  à  lui-même  sur  l'énorme  conces- 
sion arrachée  par  le  désir  de  la  paix. 

1.  Flassan,  t.  VII,  p.  399.  —  Soulavie,  Mémoires  du  règne  de  Louit  XVI^  t.  V, 
p.  64-BO. 


55S  LOUIS  XVL  (178t.l7S4] 

L'indiiïérence  et  rinaction  absolue  de  rAn^eterre  en  pri*sence 
des  progrès  de  la  Russie  étaient  peut-être  plus  surprenantes  que 
la  faiblesse  de  la  France.  Si  Yergennes  eût  cru  à  la  possibilité 
d*un  rapprochement  avec  les  Anglais,  il  eût  été  probablemeot 
moins  faible  dans  le  Levant. 

L'affaire  de  Turquie  était  à  peine  terminée,  du  moins  pour  on 
moment ,' que  Joseph  H,  désappointé  du  côté  de  TOrient,  suscita 
une  nouvelle  querelle  en  Occident.  Vers  la  fin  de  1781,  las  et 
humilié  de  supporter  des  garnisons  étrangères  sur  ses  terres  des 
Pays-Bas,  il  avait  renvoyé  les  troupes  hollandaises  des  places  delà 
Barrière,  devenues  inutiles,  suivant  lui,  depuis  Talliance  de  la 
maison  d'Autriche  avec  les  Bourbons,  et  il  avait  fait  démanteler 
toutes  CCS  places  élevées  à  grands  frais  contre  la  France,  excepté 
Luxembourg ,  Ostende  et  les  citadelles  d*Anvers  et  de  Namur  :  la 
Révolution  devait  tirer  profil  de  cette  opération  en  1792!  La 
Hollande  réclama  en  vain  les  anciens  traités.  Joseph  alla  bien 
plus  loin  :  en  1784,  après  quelques  empiétements  de  vive  force, 
il  somma  les  Provinces-Unies  de  lui  céder  Maéstricht  avec  diverses 
portions  de  territoire  sur  TEscaut  et  sur  la  Meuse,  de  lui  payer 
de  grandes  indemnités  pour  jouissance  indue  de  ces  territoires  et 
pour  de  prétendues  créances;  puis,  découvrant  tout  à  coup  son 
vrai  but,^il  offrit  de  se  désister  de  ses  réclamations  movennant 
l'ouverture  de  l'Escaut  et  la  liberté  du  commerce  maritime  pour 
ses  sujets  des  Pays-Bas  autrichiens.  Les  premières  prétentions 
de  Joseph  étaient  absurdes  :  la  dernière,  essentiellement  contraire 
au  droit  positif,  au  droit  fondé  sur  les  traités,  était  conforme  an 
droit  naturel,  fort  blessé  assurément  par  les  conventions  qui 
interdisaient  aux  populations  riveraines  de  l'Escaut  l'usage  du 
beau  fleuve  que  Dieu  leur  a  donné;  on  peut  dire  touleCois  que  ce 
n'était  pas  au  chef  d'un  empire  aussi  artificiel  que  l'Autriche  à 
réclamer  le  droit  naturel. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Joseph  voulut  passer  outre  au  refus  de  la 
Hollande  :  il  fit  tenter  le  passage  de  l'Escaut  par  deux  navires  : 
les  Hollandais  tirèrent  dessus  et  les  forcèrent  d'amener  pavillon. 
L'empereur  rappela  son  ambassadeur  de  La  Haie.  Les  Hollandais 
invoquèrent  le  secours  de  la  France.  Yergennes,  qui  négociait  en 
ice  moment  môme  avec  les  Étals -Généraux  un  pacte  d'alliance 


(17  4  1785]  JOSEPH   II   ET  LA   HOLLANDE.  553 

auquel  il  attachait  avec  raison  beaucoup  d'importance,  sentit 
qu'il  fallait  à  tout  prix  empocher  les  thaïlandais  de  se  rejeter  dans 
les  bras  de  l'Angleterre  :  il  décida  le  roi  à  signifier  à  Vienne  que 
la  France  s'opposerait  à  toute  agression  contre  les  Provinces- 
Unies  (novembre  1784);  deux  corps  d'armée  furent  rassemblés 
en  Flandre  et  en  Alsace;  mais,  en  môme  temps,  la  France  fit  à 
l'empereur  de  nouvelles  offres  de  médiation.  Joseph  accepta 
d'assez  mauvaise  grâce,  et,  après  de  longs  débats,  il  se  rabattit  à 
demander  satisfaction  pour  l'aCTront  infligé  à  son  pavillon,  quel- 
ques cessions  territoriales  peu  considérables  et  une  indemnité  en 
argent.  Ce  dernier  article  faillit  faire  rompre  les  négociations  :  les 
Hollandais  ne  consentaient  à  donner  que  5  millions  et  demi  de 
florins;  Joseph  en  exigeait  10  ;  le  cabinet  de  Versailles  trancha  la 
question  en  payant  les  4  et  demi  restants.  On  évita  par  cet  expé- 
dient peu  héroïque  une  guerre  qui  fût  probablement  devenue 
générale  et  eût  partagé  l'Europe  en  deux  camps. 

Le  jour  môme  du  traité  définitif  entre  l'empereur  et  la  Hol- 
lande, un  pacte  d'alliance  défensive  fut  signé  entre  la  Hollande  et 
la  France  (10  novembre  1785)  '. 

Le  public  fut  très- choqué  de  voir  la  France  payer  encore  une 
fois  l'Autriche,  et  l'impopularité  de  la  reine  s'en  accrut.  Celte 
négociation  n'avait  pourtant  pas  été  mal  conduite  et  le  succès 
pouvait  justifier  le  gouvernement  de  Louis  XVI,  si  l'on  savait 
maintenir  avec  vigueur  et  mener  à  bonne  fin  l'utile  alliance  qui 
venait  de  rattacher  à  la  France  la  république  hollandaise,  si  long- 
temps l'instrument  de  l'Angleterre.  H  n'en  devait  malheureuse- 
ment rien  être  ! 

Yergenncs ,  qui  péchait  d'ordinaire  par  trop  de  circonspection, 
en  manqua  dans  une  occasion  assez  grave.  Probablement  pour 
gagner  la  reine ,  qui  se  plaignait  de  le  voir  toujours  contraire  à 
^on  frère  et  à  sa  maison,  il  se  laissa  aller' à  favoriser  un  nouveau 
dessein  par  lequel  l'infatigable  Joseph  H  cherchait  à  se  dédom- 
mager de  ses  échecs  successifs.  Joseph  était  revenu  à  son  projet 
favori  de  réunir  la  Bavière  à  l'Autriche.  N'ayant  pu  s'en  emparer 
de  haute  lutte,  il  visait  maintenant  à  l'obtenir  par  échange.  Catlic- 

1.  y.  la  négociation  dans  Garden,  Hist.  det  Traités  de  paix,  t.  Y,  p.  52-71;  —  et 
Flaasan,  t.  Vil,  p.  39i'-110. 


55i  LOUIS  XTI.  [1785] 

rine  n ,  qai  comptait  bien  reprendre  râeame  de  démembrement 
de  la  Turquie  et  qui  pensait  avoir  encore  besoin  de  Tempereor, 
tâcha  y  en  le  secondant  avec  zèle,  de  lui  faire  oublier  qu'elle  ne 
lui  avait  pas  donné  sa  part  en  Orient.  Le  13  janvier  1785,  Félec- 
teur  palatin ,  duc  de  Bavière,  s'engagea  à  céder  la  Bavière  à  Tem- 
pereur  en  échange  des  Pays-Bas  autrichiens ,  moins  le  duché  de 
Luxembourg  et  le  comté  de  Namur.  Joseph  voulait  acheter  avec 
ces  deux  provinces  le  consentement  de  la  France.  L'empereur 
promit  ses   bons  offices  à  Télecteur  pour  lui  faire  obtenir  le 
titre  de  roi  de  Bourgogne  \  Un  agent  russe  se  chargea  de  com- 
muniquer le  traité  d'échange  à  Théritier  présomptif  de  Bavière, 
au  duc  Maximilien  de  Deux-Ponts  (depuis  roi  de  Bavière),  en  lui 
signifiant  que,  s'il  refusait  son  aveu,  on  s'en  passerait.  Le  duc  de 
Deux- Ponts  refusa,  comme  en  1778,  et  en  appela  aux  cours  de 
Vei-suiiles  et  de  Berlin.  Frédéric  éclata  avec  une  telle  éneigie, 
que  le  cabinet  français  désavoua  toute  participation  au  dessein 
de  Fcmpereur  et  pria  Joseph  d*y  renoncer.  Pour  la  quatrième 
fois,  Joseph  recula  devant  les  résistances  soulevées  par  son  am- 
bition et  mérita  plus  que  jamais  la  réputation  de  «  l'homme  qui 
commence  tout  et  n'achève  rien  *.  »  Mais  l'aCTaire  n'en  resta  pas 
là.  Frédéric  voulut  élever  une  barrière  qui  empêchât  l'empereur 
de  récidiver,  et,  fort  mécontent  de  la  cour  de  France,  ce  fut  au 
roi  d*Angleterre  qu'il  s'adressa  comme  électeur  de  Hanovre.  Il 
organisa,  le  23  juillet  1785,  avec  les  électcui's  de  Hanovre,  de 
Saxe,  de  Mayence,  leé  princes  de  Mccklenbourg,  de  Hesse,  de 
Bade,  etc.,  une  confédération  pour  maintenir  la  constitution  de 
l'Empire,. les  droits  des  états,  les  pactes  de  famille  et  de  suc- 
cession. Le  l'approchement  de  l'Angleterre  et  de  la  Prusse ,  qui 
était  au  fond  de  cette  li^^ue  germanique,  était  un  fait  grave  et 
alarmant  pour  les  intérêts  français  :  on  devait  en  faire  bientôt 
l'épreuve.  Jamais  le  cabinet  de  Versailles  n'eût  dû  manifester  des 
vues  susceptibles  de  lui  aliéner  la  Prusse,  à  moins  d'être  bien 
décidé  à  aller  jusqu'au  bout,  ce  qui  n'était  ni  dans  sa  pensée  ni 
dans  l'intérêt  de  la  France  '. 

1.  On  se  rappelle  que  len  Pays-Bas  formaient  dans  TEmpire le  Cerc/eiiefiouryoyfM. 

2.  Mém.  de  La  Fayette,  t.  II,  p.  230. 

3.  Garden,  llitt.  des  Traité»  dt  paix,  t.  IV,  p.  269-2B2.  »  Soulavie,  Mém,  du  icfjn9 
de  Louiê\Vl,\.  V,i.  65-71. 


11783]  BAVIÈRE.   LE  COLLIER.  555 

En  somme,  le  gouvernement  français  baissait  au  dehors;  il 
reperdait  peu  à  peu  le  terrain  qu'il  avait  regagné  par  la  guerre 
d'Amérique.  Au  dedans,  il  allait  rapidement  à  sa  ruine.  Les 
choses,  après  avoir  été  si  longtemps  en  suspens  et  en  oscillation, 
se  précipitaient  avec  violence.  Les  grands  scandales,  qui  sont  les 
signes  précurseurs  des  catastrophes,  prenaient  un  caractère 
étrange,  inouï.  Le  fracas  de  la  banqueroute  du  prince  de  Gué- 
mené  se  tut  devant  le  procès  bien  autrement  éclatant  d'un  autre 
prince  de  la  môme  maison,  du  cardinal  de  Rohan,  évêque  de 
Strasbourg  et  grand-aumônier  de  la  couronne.  La  partie  adverse 
du  cardinal  dans  ce  procès  n'était  rien  moins  que  la  reine  de 
France  !  Le  jour  de  la  Noire-Dame  d'août ,  la  cour  remplissait  la 
galerie  de  Versailles  ;  l'office  allait  commencer;  le  cardinal  grand- 
aumônier  était  là,  prêt  à  se  rendre  à  la  chapelle  en  habits  ponti- 
ficaux. Tout  à  coup,  il  est  mandé  chez  le  roi  ;  il  ne  revient  pas  et 
le  bruit  se  répand  qu'il  est  parti  pour  Paris,  escorté  d'un  officier 
des  garded  du  corps.  C'était  à  la  Bastille  qu'on  le  conduisait!  Le 
5  septembre  1785,  des  lettres-patentes  du  roi  traduisirent  le  car- 
dinal de  Rohan  devant  la  grand'chambre  du  parlement,  avec  une 
comtesse  de  La  Motte-Valois,  descendante  d'un  bâtard  de  Henri  II, 
comme  ayant  attenté  à  la  majesté  royale  en  usurpant  le  nom  de 
la  reine  pour  acheter  à  crédit,  à  des  joailliers,  un  magnifique  col- 
lier de  diamants  du  prix  de  1,000,000  francs. 

Le  clergé  revendiqua  le  droit  de  l'accusé  d'être  jugé  par  ses 
pairs,  par  son  ordre,  et  non  par  la  magistrature  laïque.  Rohan, 
qui  avait  d'abord  réclamé  lui-même  le  parlement  pour  juge, 
revînt  sur  ses  pas,  protesta  et  demanda  d'être  renvoyé  aux  juges 
d'église.  Le  pape,  en  consistoire,  suspendit  Rohan  des  préroga- 
tives du  cardinalat  pour  avoir  reconnu  la  compétence  du  parle- 
ment et  ne  lui  rendit  ses  honneurs  qu'après  avoir  été  informé  de 
sa  protestation  tardive.  Le  parlement  passa  outre  et  retint  le  pro- 
cès :  c'était  la  première  fois  qu'on  abaissait  la  pourpre  romaine 
devant  le  juge  séculier  et  la  justice  du  droit  commun.  Quelques 
années  plus  tôt,  l'opinion  ne  se  fût  préoccupée  que  de  cette  grande 
victoire  de  l'esprit  du  siècle;  mais,  depuis  l'abolition  des  jésuites, 
on  ne  songeait  plus  guère  à  Rome;  le  public  avait  l'œil  sur  la 
cour  plus  que  sur  TÉglise;  on  s'arrêta  peu  aux  incidents  de  la 


556  LOUIS  XVI.  [\m\ 

Tonne,  dans  Tardcnte  curiosité  qu*on  avait  de  pénétrer  le  fond  de 
celte  stupéHanle  affaire.  De  quelque  façon  que  la  question  fût  po- 
sée judiciairement,  le  public  la  posait  sans  hésiter  entre  Rohan  eL 
Marie-Antoinette.  Il  s'agissait  de  savoir  si  le  cardinal  grand-aumô — 
nier  avait  commis  u~e  escroquerie  colossale,  s'il  avait  été  la  dupe— 
iinbécile  d'un  escroc  femelle  (M"*  de  La  Motte),  ou  si,  enfin,  ilavaiHl 
véritablement  acheté  en  secret  le  coWier  pour  la  reine  et  par  l'ordre^:: 
de  la  reine,  à  l'insu  du  roi.  Ou  peut  juger,  avec  la  renommée  que^ 
de  nombreuses  inconséquences  et  dix  ans  de  diffamations  avaien" 
faite  à  Marie-Antoinette,  de  la  facilité  d'une  foule  de  gens  à  accep 
ter  la  dernière  des  trois  solutions  et  à  en  tirer  les  plus  étrange:^ 
commentaires.  On  connaissait  cependant  fort  bien  la  haine  per- 
sonnelle de  la  reine  contre  le  cardinal,  haine  qui  remontait  â 
l'époque  où  elle  était  dauphinc  et  lui  ambassadeur  en  Autriche'  ; 
mais  on  pensait  que  cette  haine   avait  pu  céder  au  repenti/- 
de  Rohan  et  à  la  passion  qu'il  avait  affectée  pour  Marie-Antoinetti*; 
que  M»«  de  La  Motte  avait  peut-être  été  réellement  l'intennédiairc 
secret  de  la  reine  et  du  cardinal.  Les  pièces  du  procès  démontrent 
que  Rohan  se  crut,  de  très-bonne  foi ,  en  correspondance  avec  la 
reine  par  M"*  de  La  Motte  et  chargé  par  la  reine  d'acheter  le  col- 
lier en  gage  de  réconciliation. 

L'affaire  avait  éclaté  parce  que  les  joailliers,  inquiets  de  ne  i)as 
recevoir  d'argent,  s'étaient  adressés  directement,  pour  être  payés, 
à  Marie- Antoinette.  La  reine  se  montra  d'abord  stupéfaite,  puis 
exaspérée  ;  elle  porta  plainte  à  Louis  XVI ,  et  sa  violence  eût 
attesté,  pour  des  esprits  non  prévenus,  qu'elle  n'avait  pas  cliangc 
de  sentiments  à  l'égard  de  Rohan  et  qu'elle  n'était  pas  sa  com- 
plice. Le  baron  de  Breteuil,  ministre  de  la  maison  du  roi^,  ennemi 
implacable  de  Rohan  pour  des  rivalités  diplomatiques ,  et  l'abbé 
de  Venriont,  ancien  précepteur  et  conseiller  intime  de  Marie- 
Antoinette,  précepteur  qui  ne  lui  avait  rien  appris,  conseiller  qui 

1.  Ambassadeur  à  Vienne  en  1772,  au  moment  da  partage  de  la  Pologne,  Kohan, 
bien  sccoiidé  ou  plutôt  dirigé  par  sou  secrétaire,  l'ex-jésuite  Georgel,  bomme  d'es- 
prit et  d'intrigue^  avait  averti  son  gouvernement  de  tout  ce  qui  allait  se  faire  et 
s'était  acquitté  de  ses  fonctions  d'une  façon  assez  distinguée  ;  mais  il  s'était  attiré 
la  h:iiae  de  Marie-Thérèse  et  celle  de  Marie-Antoinette  par  des  lettres  iutercei>tics, 
où  il  parlait  peu  avantageusement  de  la  jeune  dauphine. 

2.  11  avait  succûdu  à,  Amclot  dans  lautoiuiie  tie  17BJ. 


J785)  PROCÈS   DU  COLLIER.  557 

ne  lui  donna  jamais  que  de  pernicieux  avis,  vrai  Maurepas  de 
Marie- Antoinette,  aussi  égoïste  et  moins  sagace  que  le  fatal  mi- 
nistre de  Louis  XVI,  Breteuil  et  Yermont,  disons -nous,  exci- 
tèrent encore  la  reine  et  entraînèrent,  par  elle,  le  roi  à  mettre  le 
feu  à  cette  mine  creusée  sous  le  trône  et  qu'il  eût  fallu  étouffer  à 
tout  prix.  Les  gouvernements  faibles  et  déconsidérés  ne  peuvent 
prolonger  leur  existence  que  dans  le  silence  et  l'ombre.  Il  fallait 
être  pris  de  vertige  pour  ouvrir  le  sanctuaire  de  la  famille  royale 
aux  réticences  transparentes  d'un  débat  judiciaire  et  aux  malveil- 
lants commentaires  de  la  foule,  comme  on  eût  fait  de  l'intérieur 
équivoque  d'une  maison  mal  famée,  pour  mettre  l'honneur  de  la 
couronne  à  la  discrétion  du  parlement,  d'un  corps  naguère  ter- 
rassé, puis  relevé  couditlonnellement  par  la  royauté,  et  plus  irrité 
de  l'outrage  que  reconnaissant  de  la  réparation. 

Ce  malheureux  gouvernement  entassait  fautes  sur  fautes.  Quel- 
ques semaines  après  s'être  jeté  dans  les  mains  du  parlement, 
il  se  brouilla  avec  lui,  à  l'occasion  d'un  troisième  emprunt  envoyé 
par  Calonne  à  l'enregistrement.  Il  s'agissait  de  80  millions  en 
rentes  viagères,  remboursables  en  dix  ans  et  assignés  sur  l'os 
aides  et  gabelles;  dernier  secours,  disait  le  préambule  de  l'édit, 
qui  suffirait  o  pour  effectuer  l'accaparement  total  des  dettes  et  ré- 
tablir l'ordre  dans  les  affaires.  »  De  tcilts  assertions  faisaient  pitié 
et  non  plus  illusion  :  le  parlement,  d'une  voix  unanime,  pria  le 
roi  de  retirer  l'édit.  Le  roi  répondit  par  un  exprès  commande- 
ment d'enregistrer.  L'enregistrement  eut  lieu,  mais  avec  des  mo- 
dilications  et  des  explications  par  lesquelles  le  parlement  en  décli-  • 
uait  la  responsabilité  devant  le  public.  Le  parlement  fut  mandé  à 
Versailles  et  l'enregistrement  pur  et  simple  fut  imj  osé  en  lit  de 
justice  (23  décembre  1785).  Pendant  les  pourparlers  qui  avaient 
précédé  ce  coup  d'autorité,  Calonne  s'était  aliéné  personnellement 
le  premier  président  d'Aligre  et  les  meneurs  les  plus  influents  de 
la  compa;.nie.  On  en  sentit  le  contre-coup  dans  le  procès  du  car- 
dinal de  Rohan. 

Le  procès  du  collier  se  prolongea  neuf  mois  entiers,  sans  lasser 
l'attente  ni  la  curiosité  publiques.  L'acharnement  maladroit  que 
mirent  les  afiidés  de  la  reine,  surtout  le  ministre  Breteuil,  à  pour- 
suivre le  cardinal  seul  en  cherchant  à  rejeter  hors  du  débat 


•   I 


556  LOUIS  XVI.  117851 

rorine,  dans  Tardente  curiosité  qu*on  avait  de  pénétrer  le  fond  de 
celte  stupéflanle  affaire.  De  quelque  façon  que  la  question  fût  po- 
sée judiciairement,  le  public  la  posait  sans  hésiter  entre  Rohan  et 
Marie-Antoinette.  Il  s'agissait  de  savoir  si  le  cardinal  grand-aumô- 
nier avait  commis  une  escroquerie  colossale,  sMl  avait  été  la  dupe 
iinbécile  d*un  escroc  femelle  (M"^  de  La  Hotte),  ou  si,  enfin,  il  avait 
véritablement  acheté  en  secret  le  coWier  pour  la  reine  et  par  l'ordre 
de  la  reine,  à  Tinsu  du  roi.  On  peut  juger,  avec  la  renommée  que 
de  nombreuses  inconséquences  et  dix  ans  de  diffamations  avaient 
fdite  à  Marie-Antoinette,  de  la  facilité  d'une  foule  de  gens  à  accep- 
ter la  dernière  des  trois  solutions  et  à  en  tirer  les  plus  étranges 
commentaires.  On  connaissait  cependant  fort  bien  la  haine  per- 
sonnelle de  la  reine  contre  le  cardinal,  haine  qui  remontait  à 
l'époque  où  elle  était  dauphine  et  lui  ambassadeur  en  Autriche'; 
mais  on  pensait  que  cette  haine  avait  pu  céder  au  repentir 
de  Rohan  et  à  la  passion  qu'il  avait  affectée  pour  Marie-Antoinette; 
que  M'»^  de  La  Motte  avait  peut-être  été  réellement  l'intermédiaire 
secret  de  la  reine  et  du  cardinal.  Les  pièces  du  procès  démontrent 
que  Rohan  se  crut,  de  très -bonne  foi,  en  correspondance  avec  la 
reine  par  M"*  de  La  Motte  et  chargé  par  la  reine  d'acheter  le  col- 
lier en  gage  de  réconciliation. 

L'affaire  avait  éclaté  parce  que  les  joailliers,  inquiets  de  ne  pas 
recevoir  d'argent,  s'étaient  adressés  directement,  pour  être  payés, 
à  Marie- Antoinette.  La  reine  se  montra  d'abord  stupéfaite,  puis 
exaspérée;  elle  porta  plainte  à  Louis  XVI,  et  sa  violence  eût 
attesté,  pour  des  esprits  non  prévenus,  qu'elle  n'avait  pas  changé 
de  sentiments  à  l'égard  de  Rohan  et  qu'elle  n'était  pas  sa  com- 
plice. Le  baron  de  Breteui),  ministre  de  la  maison  du  roi*,  ennemi 
implacable  de  Rohan  pour  des  rivalités  diplomatiques,  et  l'abbé 
de  Vermont,  ancien  précepteur  et  conseiller  intime  de  Marie- 
Antoinette,  précepteur  qui  ne  lui  avait  rien  appris,  conseiller  qui 

1.  Ambassadeur  à  Vienne  en  1772,  au  moment  du  partage  de  la  Pologne^  Kohan, 
bien  secoiidé  ou  plutôt  dirigé  par  sou  secrétaire,  l'ex -jésuite  Georgel,  homme  d'es- 
prit et  d'iutri^ue,  avait  averti  son  gouvernement  de  tout  ce  qui  allait  se  faire  et 
s'était  acquitté  de  ses  fonctions  d'une  façon  assez  distinguée  ;  mais  il  s'était  attiré 
la  haine  de  Marie-Thérèse  et  celle  de  Marie-Antoinette  par  des  lettres  interceptées, 
où  il  parlait  peu  avantageusement  de  la  jeune  daupliine. 

2.  Il  avait  succède  à  Ameloi  dans  iautomae  de  1783. 


J785J  PROCÈS   DU  COLLIER.  557 

ne  lui  donna  jamais  que  de  pernicieux  avis,  vrai  Maurepas  de 
Marie-Antoinette,  aussi  égoïste  et  moins  sagace  que  le  fatal  mi- 
nistre de  Louis  XVI,  Breteuil  et  Vermont,  disons-nous,  exci- 
tèrent encore  la  reine  et  entraînèrent,  par  elle,  le  roi  à  mettre  le 
feu  à  cette  mine  creusée  sous  le  trône  et  qu'il  eût  fallu  étouffer  à 
tout  prix.  Les  gouvernements  faibles  et  déconsidérés  ne  peuvent 
prolonger  leur  existence  que  dans  le  silence  et  l'ombre.  Il  fallait 
être  pris  de  vertige  pour  ouvrir  le  sanctuaire  de  la  famille  royale 
aux  réticences  transparentes  d'un  débat  judiciaire  et  aux  malveil- 
lants commentaires  de  la  foule,  comme  on  eût  fait  de  l'intérieur 
équivoque  d'une  maison  mal  famée,  pour  mettre  l'honneur  de  la 
couronne  à  la  discrétion  du  parlement,  d'un  corps  naguère  ter- 
rassé, puis  relevé  conditionnellement  par  la  royauté,  et  plus  irrité 
de  l'outrage  que  reconnaissant  de  la  réparation. 

Ce  malheureux  gouvernement  entassait  fautes  sur  fautes.  Quel- 
ques semaines  après  s'être  jeté  dans  les  mains  du  parlement, 
il  se  brouilla  avec  lui,  à  l'occasion  d'un  troisième  emprunt  envoyé 
par  Galonné  A  l'enregistrement.  Il  s'agissait  de  80  millions  en 
rentes  viagères,  remboursables  en  dix  ans  et  assignés  sur  les 
aides  et  gabelles;  dernier  secours,  disait  le  préambule  de  l'édit, 
qui  suffirait  o  pour  eflectucr  l'accaparement  total  des  dettes  et  ré- 
tablir Tordre  dans  les  affaires.  »  De  telles  assertions  faisaient  pitié 
et  non  plus  illusion  :  le  parlement,  d'une  voix  unanime,  pria  le 
roi  de  retirer  l'édit.  Le  roi  répondit  par  un  exprès  commande- 
ment d'enregistrer.  L'enregistrement  eut  lieu,  mais  avec  des  mo- 
difications et  des  explications  par  lesquelles  le  parlement  en  décli-  • 
uait  la  responsabilité  devant  le  public.  Le  parlement  fut  mandé  à 
Versailles  et  l'enregistrement  pur  et  simple  fut  imi  osé  en  lit  de 
justice  (23  décembre  1785).  Pendant  les  pourparlers  qui  avaient 
précédé  ce  coup  d'autorité,  Galonné  s'était  aliéné  personnellement 
le  premier  président  d'Aligre  et  les  meneurs  les  plus  influents  de 
la  compai^nie.  On  en  sentit  le  contre-coup  dans  le  procès  du  car- 
dinal de  Rohan. 

Le  procès  du  collier  se  prolongea  neuf  mois  entiers,  sans  lasser 
l'attente  ni  la  curiosité  publiques.  L'acharnement  maladroit  que 
mirent  les  aflidés  de  la  reine,  surtout  le  ministre  Breteuil,  à  pour- 
suivre le  cardinal  seul  en  cherchant  à  rejeter  hors  du  débat 


568  LOUCS  XVI.  11786) 

M"*  de  La  Motte,  acheva  de  tourner  Topinion  en  sens  inverse.  Le 
public  oublia  le  juste  mépris  longtemps  infligé  à  ce  prélat  perda 
de  débauches  et  couvert  de  dettes,  qui  ne  concevait  pas,  sui- 
vant ses  propres  paroles,  qu'un  galant  homme  pût  vivre  avec 
1,200,000  livres  de  rente,  et  qui,  en* conséquence,  complétait  les 
revenus  de  ses  dignités  ecclésiastiques  *  avec  les  fonds  de  la  grande 
aumônerie,  payant  ses  maîtresses  de  Targent  destiné  à  sou- 
lager les  pauvres.  On  ne  s*indigna  pas,  on  se  contenta  de  rire 
de  l'effronterie  de  l'ex-jésuiteGeorgel,  vicaire-général  de  la  grande 
aumônerie  et  confident  de  Rohan,  qui  commença  en  ces  termes 
un  mandement  pour  le  carême  :  t  Envoyé  vers  vous,  mes  très- 
chers  frères,  comme  le  disciple  Timothée  le  fut  au  peuple ,  que 
Paul  dans  les  liens  ne  pouvait  plus  enseigner,  »  etc.  Quel  Timo- 
thée et  quel  Paul!...  II  y  eut  aussi  peu  de  pudeur  d'un  côté  que  de 
l'autre,  du  côté  de  Breteuil  que  de  celui  des  Rohan,  qui  avaient 
pris  parti  pour  leur  parent  et  entraîné  avec  eux  une  des  branches 
de  la  maison  royale,  les  Condé,  alliés  aux  Rohan  .par  le  mariage 
du  prince  de  Condé  avec  une  personne  de  cette  famille.  On  vit  ces 
illustres  parents  de  l'accusé,  les  princes  et  les  princesses  des 
maisons  de  Condé  et  de  Rohan,  suivant  l'usage  des  procès  crimi- 
nels, faire  la  haie,  en  habits  de  deuil,  sur  le  passage  de  messieurs 
de  la  grand  chambre  les  jours  de  séance,  et  a  des  princes  du  sang 
se  déclarer  en  sollicitation  ostensible  contre  la  reine  de  France^.  » 
Les  intrigues  secrètes  firent  encore  plus  que  les  sollicitations  pu- 
bliques. 

L'arrôt  fut  enfin  rendu  le  31  mai  1786.  Le  procureur-général, 
Joli  de  Fleuri,  conclut  à  ce  que  le  cardinal  fût  tenu  :  1°  de  décla- 
rer à  la  chambre  assemblée  que  témérairement  il  s'était  mêlé  de 
la  négociation  du  collier,  sous  le  nom  de  la  reine  ;  que,  plus 
témérairement,  il  avait  cru  à  un  rendez-vous  nocturne  à  lui  donné 
par  la  reine*;  qu'il  demandait  pardon  au  roi  et  à  la  reine,  en 

1.  L'évéché  de  Strasbourg,  seul,  lui  valait  400,000  fr. 

2.  Mim,  de  M"«  Campan,  t.  H,  p.  286.  Tel  est  du  moins  le  récit  de  M"«  Campan; 
les  Mém.  de  Bachaumont  (t.  XXXII,  p.  86)  ne  parlent  point  de  la  présence  des 
Condé  au  Palais. 

3.  Rendez- vous  d*un  moment,  dans  un  bosquet  de  Versailles,  où  une  fille  qui  res- 
semblait beaucoup  à  la  reine,  apostée  par  M"*  de  La  Motte,  joua  le  rôle  de  Marie- 
Antoinette. 


(17861  PROCÈS  DU  COLLIER.        '  559 

présence  de  la  justice  ;  2^  de  donner  sa  démission  de  la  charge  de 
grand-aumônier;  3*»  de  s'abstenir  d'approcher  à  une  certaine 
distance  des  lieux  où  serait  la  cour,  etc.  Ces  conclusions,  trop 
raisonnables,  du  moins  quant  aux  premiers  points,  ne  pouvaient 
satisfaire  ni  ceux  qui  voulaient  que  Rohan  fût  condamné  pour 
vol,  ni  ceux  qui  prétendaient  flétrir  la  reine  en  déchargeant 
honorablement  Rohan  de  toute  accusation.  Ce  dernier  parti  l'em- 
porta !  A  cinq  voix  de  majorité,  le  cardinal  fut  acquitté  purement 
et  simplement,  tandis  que  la  comtesse  de  La  Motte  et  son  mari, 
qui  avaient  grossièrement  dupé  Rohan  et  mené  toute  la  négocia- 
tion du  collier  pour  escroquer  les  diamants ,  étaient  condamnés 
h  être  fouettés  et  marqués,  puis  à  être  envoyés,  la  femme  à  la  Sal- 
pëtrlère,  le  mari  aux  galères. 

Le  parlement  vengeait  cruellement  son  afifront  de  1771.  Les 
grands  pouvoirs  de  la  vieille  société  s'entre-tuaient.  La  foule 
accueillit  avec  une  joie  délirante  l'arrêt  qui  humiliait  et  abaissait 
le  trône  :  on  fit  une  ovation  au  cardinal;  on  en  fit  une  au  fameux 
thaumaturge  Cagliostro ,  impliqué  dans  le  procès  à  cause  de  ses 
liaisons  avec  Rohan  et  acquitté  comme  lui  *.  La  reine,  transportée 
de  colère  et  d'indignation,  fit  exiler  Rohan,  par  lettre  de  cachet, 
au  fond  de  l'Auvergne,  faibles  représailles  d'une  défaite  qui  en 
présageait  tant  d'autres  à  la  royauté  ! 

Nous  n'avons  pu  entrer  dans  les  détails  de  cette  longue  et  con- 
fuse affaire;  l'impression  qui  en  résulte  pour  nous  est  l'impossi- 
bilité que  la  reine  ait  été  coupable;  mais  plus  les  imputations 
dirigées  contre  elle  étaient  invraisemblables,  plus  la  créance  ac- 
cordée à  ces  imputations  était  caractéristique  et  attestait  la  ruine 
morale  de  la  monarchie.  C'était  l'ombre  du  Parc-aux-Cerfs  qui 
couvrait  toujours  Versailles;  la  terrible  nuit  du  5  octobre  devait 
montrer,  plus  tard,  que  les  spectres  du  Pacte  de  famine  n'avaient 
pas  cessé  non  plus  de  planer  sur  le  palais  des  rois. 

Un  voyage  que  fit  Louis  XVI  en  Normandie,  peu  de  jours  après 
le  dénoûment  du  fatal  procès,  offrit  au  monarque  humilié  quel- 
ques compensations;  il  fut  très-bien  accueilli  des  populations 
noriiiandes;  l'entreprise  de  Cherbourg,  digne  couronnement  de  la 

1.  Mém.  de  Mirabeau,  t.  IV,  p.  326.  — i/^m.  de  Bachaumont,  t.  XXXII,  p.  85-91. 
—  Les  pièces  du  procès  ont  été  réunies  en  2  volumes  in-12;  Paris,  1786. 


SOO  '  LOUIS   XVI.  [1786) 

guerre  d'Amérique,  était  justement  populaire  dans  FOuest;  ily 
oui  un  véritable  enthousiasme  lorsque  le  roi,  en  présence  de 
l'escadre  et  de  la  foule  entassée  dans  les  embarcations,  sur  la 
gré\e,  sur  l'amphithéâtre  de  granit  qui  domine  la  plage,  vint 
s'installer  sur  un  des  fameux  cônes  de  M.  de  Cessac  déjà  immer- 
gés en  pleine  mer,  pour  voir  amener  et  immerger  un  autre  de 
ces  cùnes,  destinés  à  former  la  digue*.  Louis  XVI  fut  récompensé 
en  ce  moment  de  son  zèle  pour  les  progrès  de  la  marine  française  : 
c'était  peut-être  le  seul  côté  par  lequel  il  fût  vraiment  chef  de 
l'état  (tin  juin  1786)*. 

Ce  furent  là  ses  derniers  beaux  jours.  Une  triste  révélation 
l'attendait  à  son  retour  à  Versailles.  Galonné  était  au  bout  de  son 
orgie  financière.  Pendant  les  pourparlers  avec  le  parlement  pour 
le  dernier  emprunt  de  80  millions  (en  décembre  1785)  et  en 
attendant  l'ouverture  de  cet  emprunt ,  Galonné  avait  négocié  des 
rentes  furtivement  pourprés  de  100  millions  sur  des  emprunts  de 
1781  et  de  178*2  déjà  remplis:  il  alla  ainsi  jusqu'à  123  millions.  On 
ne  junivait  renouveler  une  telle  ressource.  Le  troisième  vingtième 
allait  expirer  à  la  lin  de  1786  et  diminuer  encore  le  revenu  de 
Jl  nnllions.  Le  parlement  n'était  certes  pas  disposé  à  se  prêtera 
la  pi'orogation  de  cet  impôt,  et  la  disposition  des  esprits  rendait 
un  coup  d'autorité  fort  chanceux.  Le  crédit  expirait*.  Les  res- 
sources du  charlatanisme  étaient  épuisées;  les  derniers  expé- 
dients auxquels  on  pouvait  recourir  n'eussent  plus  fait  marcher  la 
machine  gouvernementale  au  delà  de  quelques  mois.  Le  char 
allait  inévitablement  s'arrêter  et  se  briser  du  choc.  Se  sauver  par 
la  route  du  cardinal  Dubois  et  de  l'abbé  Terrai  n'était  plus  pos- 

1.  C'étaient  d'énorme»  paniers  en  charpente,  chargeai  de  pierres.  —  La  charpente 
fut  détruite  par  les  liots,  mais  les  pierres  sont  restées  la  base  de  Tenrochement  qu'on 
a  revêtu  de  maçonnerie  et  de  blocs  de  granit.  L'immense  entreprise,  suspendue 
parfois  durant  nos  orages  politiques,  mais  toujours  reprise  avec  une  nouvelle  ardeur, 
s'est  enfin  achevée  après  plus  de  soixante  années.  —  Il  y  a  des  détails  intéressants 
dans  les  Mémoires  de  Dumouriez,  commandant  de  Cherbourg  de  1778  à  1788  ;  t.  1", 

ohap.  V. 

2.  Une  série  d'ordonnances  sur  la  marine  venaient  d'améliorer  le  régime  dci 
classes  et  de  supprimer  la  compagnie  des  gardes  de  la  marine,  foyer  de  tant  d'abui 
et  d'un  si  funeste  esprit  de  corps,  pour  la  remplacer  par  des  élèves  de  marine; 
l»*  janvier  li86-,  Ànc.  LoU  françauesj  t  XXYlll,  p.  123. 

3.  Les  assignations  sur  les  revenus  publics  ne  se  négociaient  que  difficUemeut  à 
•  et  10  pour  100  d'escompte. 


f  17861  DEFICIT.  561 

sible;  on  n'était  plus  assez  fort  pour  faire  banqueroute,  et  la  jus- 
tice oblige  de  reconnaître  que  Louis  XYI,  quand  il  en  aurait  eu 
la  force,  n*en  aurait  pas  eu  la  volonté. 

Galonné  se  décida  à  faire  à  Vergennes,  puis  au  roi,  Taveu  de 
la  situation  réelle. 

Depuis  le  renvoi  de  Turgot,  c'est-à-dire  depuis  dix  ans,  le  gou- 
vernement avait  dévoré  1,600  millions  d'extraordinaire,  dont 
1,338  millions  obtenus  par  voie  d'emprunts  en  rentes*,  et  le  reste, 
par  anticipations  et  créations  d'offices.  Pendant  les  trois  années 
de  Galonné,  en  temps  de  paix,  le  déficit  annuel  s'était  accru  de 
35  millions,  quoique  le  revenu  public  eût  augmenté  de  1 40  millions 
depuis  Turgot,  moitié  par  accroissement  naturel  des  recettes, 
moitié  par  nouveaux  impôts  et  additions  aux  anciens.  La  France 
payait  à  la  couronne  et  aux  ordres  privilégiés  environ  880  millions 
par  an,  en  impôts  de  tout  genre,  corvées  comprises,  sans  compter 
une  grande  partie  des  droits  féodaux,  pour  lesquels  la  base  d'éva- 
luation nous  manque^.  Sur  ces  880  millions,  510  étaient  levés  au 
nom  du  roi,  au  lieu  de  370  qu'on  levait  du  temps  de  Turgot; 
mais,  déduction  faite  de  76  millions  pom*  frais  de  régie,  de  224 
pour  rentes,  gages,  intérêts  de  cautionnements  et  autres  créances 
privilégiées,  de  27  pour  la  partie  des  pensions  ordonnancée  direc- 
tement sur  le  Trésor,  il  ne  restait  que  183  millions  pour  les  dé- 
penses de  l'état,  et  ce  faible  reliquat  de  tant  de  tributs  allait  s'en- 
gloutir, pour  les  trois  quarts,  dans  le  goufire  des  acquits  de 
comptant'. 

Galonné  commença  donc  par  laisser  entrevoir  au  roi  des  nuages 
à  l'horizon  :  il  lui  avoua,  en  termes  généraux,  un  déficit  ancien, 
non  mentionné  dans  le  Compte  rendu  de  Necker,  et  que  lui-même 
avait  été  obligé  d'accroître  ;  puis,  dans  un  mémoire  écrit ,  après 
avoir  rappelé  Yaffreass  situation  des  finances  à  l'époque  où  le  roi 

1.  440  millions  soas  Necker,  de  1776  à  1781  ;  411  sous  Joli  de  Fleuri  et  d'Or- 
messon,  de  1781  à  1783,  et  487  en  pleine  paix,  sous  Calonne,  de  1783  à  1786.  Dans 
ces  487 ,  nous  comprenons  30  millions  d'emprunt  que  fit  la  ville  de  Paris  pour  le 
compte  du  roi,  en  septembre  1786.  Calonne  avait,  en  outre,  fait  pour  79  millions 
d'anticipations. 

2.  Bailli,  en  1830,  évalue  ces  880  millions  de  1786  à  plus  de  1,200;  aujourd'hui 
on  pourrait  les  évaluer  peut-être  de  1,500  à  1,600. 

^  Bailli,  t.  II,  p.  263-1^66. 

XVI.  30 


56S  LOUIS  XVI.  11786] 

les  lui  avait  confiées  et  les  eflbrts  d*abord  heureux  qu*il  avait 
faits  pour  les  relever,  il  déclara  nettement  que  a  le  moment  actuel 
cachait  un  terrible  embarras  sous  Tapparence  de  la  plus  heureuse 
tranquillité;  que  la  France  ne  se  soutenait  que  par  une  espèce 
d*artilice.  —  Il  est  nécessaire  de  prendre  bientôt  un  parti  qui  fixe 
le  sort  de  l'état.  —  Il  existe  un  déficit  de  100  millions  par  an*. 
On  ne  peut  combler  un  vide  aussi  énorme  que  par  de  grands 
moyens.  Ces  moyens  ne  doivent  [las  augmenter  le  fardeau  des 
im|)ôts,  qu*il  est  même  nécessaire  de  diminuer.  —  Le  plan  que 
j*ai  formé,  ajoute4-il,  me  parait  le  seul  qui  puisse  résoudre  un 
problème  aussi  difficile.  Tose  croire  qu*on  n*en  a  pas  conçu  de 
plus  vaste ,  de  plus  digne  d'illustrer  votre  règne  et  d'assurer  la 
prospérité  de  votre  empire...  Ce  sera  peut-être  l'affaire  de  six  mois 
ou  d'un  an  au  plus*.  » 

Le  plan  annoncé  en  termes  si  pompeux  fut  présenté  en  secret 
au  roi  le  30  août  1786.  Sans  admettre  que  Galonné  l'eût  profon- 
dément combiné  trois  ans  d'avance  et  n'eût  comblé  le  mal  que 
pour  rendre  le  remède  indispensable,  on  doit  au  moins  confesser 
qu'il  avait,  comme  il  le  dit  lui-même,  pris  promptement  son 
parti.  L'idole  des  courtisans,  le  ministre  des  abus,  signifiait  que 
le  seul  moyen  de  salut  était  t  la  réforme  de  tout  ce  qui  existe  de 
vicieux  dans  la  constitution  de  Tétat...  Il  est  indispensable  de 
reprendre  en  sous -œuvre  Tédifice  entier  pour  en  prévenir  la 
ruine...  Sire,  le  succès  élèvera  votre  nom  au-dessus  des  plus 
grands  noms  de  celte  monarchie  et  vous  mériterez  d'en  être 
appelé  le  législateur.  » 

Après  un  tableau,  qui  semble  emprunté  à  Turgot,  de  l'inéga- 
lité, de  l'incohérence,  de  l'absence  d'unité  et  d*harmonie  qui  ren- 
daient le  royaume  impossible  à  bien  gouverner,  Galonné  propo- 
sait dViïacer  toute  distinction  entre  les  pays  d'États ,  les  pays 
d'élection ,  les  pays  d'administration  provinciale  et  d'administra- 
tion mixte.  On  appliquerait  à  tout  le  royaume  un  système  d'ad- 
ministi*ations  provinciales  reposant  sur  des  assemblées  de  trois 
degrés:  1**  l'assemblée  de  i)aroisse;  2®  l'assemblée  de  district; 
3^  l'assemblée  de  la  province.  Ges  assemblées  feraient  connaître  le 

1.  Il  dit  plus  tard  114. 
^  «   V,  te  Mémoira  ap.  SoateTie,  t.  YI,  p.  117. 


178G1  PLAN  DE  GALONNE.  563 

rœii  des  populations  sur  la  nature  de  Timpôt  et  procéderaient  à 
'assiette  et  à  la  répartition  des  chargea  publiques.  —  Les  ving- 
ièmes,  dont  les  privilégiés  avaient  trouvé  moyen  de  rejeter  le 
irincipal  fardeau  sur  les  taillables,  seraient  remplacés  par  une 
iubvention  territoriale  portant  sur  toute  terre  sans  exception,  pas 
nême  pour  le  domaine  royal.  Cette  subvention  serait  perçue  en 
lature  et  progressive  suivant  la  qualité  des  terres,  dans  une  pro- 
portion s'élevant  du  quarantième  au  minimum  jusqu'au  vingtième 
lu  produit  au  maximum.  Pour  faire  accepter  aux  privilégiés  la 
mbvention  territoriale,  on  les  affranchirait  de  la  capitation  :  la 
:apitation  roturière  serait  maintenue,  ainsi  que  la  taille,  mais 
avec  une  réduction  notable.  —  La  corvée  en  nature  était  abolie, 
nais  remplacée  par  une  prestation  pécuniaire  réglée  au  sixième 
le  la  taille  et  de  la  capitation  roturière,  et,  par  conséquent,  payée 
par  les  seuls  roturiers. — Les  douanes  intérieures  étaient  abolies; 
les  droits  de  traite  ou  douanes  des  frontières  étaient  remplacés 
par  un  tarif  qui  serait  combiné  en  vue  des  intérêts  de  la  poli- 
tique et  de  rindustrie.  —  Les  maîtrises  seraient  corrigées  de  leurs 
abus.  —  On  supprimerait  les  taxes  et  les  droits  qui  entravaient 
les  fabriques,  le  commerce  maritime  et  la  grande  pèche.  —  La 
forme  tyrannique  de  la  gabelle,  dans  les  pays  sujets  à  la  ferme 
générale,  serait  adoucie,  et  le  prix  du  sel  diminué.  —  Le  com- 
merce des  grains  serait  libre,  sauf  à  suspendre  Texportalion 
quand  les  assemblées  provinciales  le  demanderaient.  —  Les  droits 
de  contrôle  et  d'insinuation  seraient^onvertis  en  un  seul  droit  de 
timbre  plus  élevé,  applicable  à  toutes  personnes  et  étendu  à  des 
objets  qui  en  étaient  jusqu'alors  exempts. — Tous  les  domaines 
de  la  couronne  seraient  vendus  à  titre  d'inféodation  et  le  prix  de 
leur  vente  concourrait  à  Textinclion  de  la  dette  publique.  —  La 
caisse  d'amortissement  serait  maintenue,  en  divisant  les  rem- 
boursements sur  un  plus  grand  nombre  d'années.  —  On  diminue- 
rait la  dépense  annuelle  de  20  millions  par  des  retranchements 
sur  tous  les  départements  et  sur  la  maison  du  roi. 

Par  cette  transformation  du  système  fiscal,  les  impôts  existants 
allaient  être,  suivant  Galonné,  diminués  de  30  millions  par  an, 
sans  compter  les  21  millions  du  troisième  vingtième  qu'on  allait 
cesser  de  percevoir,  et  la  balance  entre  les  ressources  et  les  dé- 


364  LOUIS  XVI.  [m: 

penses  ordinaires  serait  rétablie  en  un  an  par  une  augmentation 
de  115  millions  dans  les  revenus*. 

Après  avoir  trompé  les  autres ,  Galonné  se  faisait  illusion  à  lui- 
même.  Ce  projet,  formé  de  lambeaux  dérobés  à  fous  ses  devan- 
ciers, à  Turgot,à  Necker,  à  Macbault,  à  Silhouette,  et  même  à 
Colbeil  et  à  Vauban,  si  étendu  qu'il  fût,  ne  suffisait  plus  comme 
réforme  politique  et  ne  pouvait  produire,  conune  réforme  finan- 
cière, les  résultats  immédiats  que  promettait  Galonné.  D'mie 
part,  tout  ce  qui  n'était  pas  l'abolition  radicale  des  privilèges  en 
matière  d'impôts  n'était  plus  capable  de  satisfaire  l'opinion;  de 
l'autre  part,  la  classification  des  terres,  base  de  l'impôt  progressif 
que  voulait  fonder  le  contrôleur-général ,  devait  exiger  bien  plus 
d'un  an  de  travaux  préparatoires,  et  le  paiement  en  nature,  la 
moins  pratique  des  idées  de  Vauban,  devenue  encore  moins  pra- 
ticable que  de  son  temps  par  l'accroissement  des  complications 
sociales,  eût  emporté  des  frais  et  des  non -valeurs  impossibles  à 
calculer  avant  l'expérience.  Les  calculs  de  Galonné  étaient  donc 
tout  à  fait  arbitraires.  Son  plan  était  hardi ,  puisqu'il  s'attaquait 
nettement  aux  immunités  du  clergé  et  lançait  l'état  dans  l'in- 
connu; mais  il  n'était  pas  encore  assez  hardi  pour  réussir,  en 
supposant  le  succès  possible  ^. 

Vcrgennes,  consulté  par  Galonné  afin  d'amortir  d'avance  son 
opposition  près  du  roi ,  avait  courbé  la  tète  devant  les  chiflres 
effrayants  présentés  par  le  contrôleur-général.  Louis  XVI  dit 
avec  étonnement  :  «  Mais  c'e;st  du  Necker  tout  pur  que  vous  me 
donnez  là!  —  Sire,  dans  l'étal  des  choses,  on  ne  peut  rien  vous 
donner  de  mieux  !  » 

« 

La  réponse  logique  du  roi  eût  dû  être  de  chasser  Galonné  et  de 
rappeler  Necker.  Louis  n'y  songea  pas,  et  Galonné,  parodiant 
Turgot,  se  fit  promettre  par  le  roi  un  appui  inébranlable  dans  les 

1.  Précis  tCun  plan  d'amélioration  des  finances^  présenté  au  roi  le  20  août  1786,  par 
M.  de  Galonné.  —  V.  l'analyse  dans  Bailli,  t.  II,  p.  267.  —  Droz,  t.  1",  p.  461. 

2.  M.  Droz  (t.  I«',  p.  463)  pense  que  les  réformes  de  Calonne  eussent  pu  a  fonder 
la  prospérité  du  royaume.  »»  Nous  croyons  que  ce  respectable  historien,  qui  a  jugé 
fort  sainement  les  ministères  de  Turgot  et  de  Necker,  a  été  entraîné  trop  loin  par  la 
réaction,  très-morale  d'ailleurs,  contre  le  fatalisme  historique.  S'il  a  été  des  temps 
M  où  l'on  pouvait  prévenir  et  diriger  la  Révolution  française,  <*  ces  temps  étaient 
passés,  nous  le  croyons  du  moins,  à  l'époque  où  notre  récit  est  parvenu. 


(1786)  TRAITÉ  DE  COMMERCE.  565 

grandes  choses  qu*il  allait  entreprendre  pour  sauver  la  monar- 
chie. 

Il  fallait  s*assurer  de  n'être  pas  surpris  par  quelque  embarras 
extérieur  pendant  cette  vaste  opération.  La  mort  du  grand  Fré- 
déric, qui  venait  de  s'éteindre  après  avoir  rempli  l'Europe  de  son 
nom  et  de  son  influence  durant  un  demi-siècle  (17  août  1786)  •, 
le  caractère  inconsistant  de  son  successem*,  Frédéric-Guillaume  II, 
pouvaient  donner  lieu  à  des  complications  imprévues.  Yergennes 
pourvut  de  son  mieux  aux  nécessités  signalées  par  son  collègue  des 
finances.  Par  un  article  du  traité  de  1783,  les  gouvernements  de 
France  et  d'Angleterre  s'étaient  engagés  à  conclure  un  traité  de 
commerce.  Depuis  trois  ans,  Yergennes  éludait  l'exécution  de 
cet  article  :  il  pressa  la  conclusion,  afin  d'attacher  les  intérêts 
anglais  à  la  conservation  de  la  paix,  et  le  traité  fut  signé  le 
26  septembre. 

Le  succès  fut  complet,  quant  au  but  que  nous  venons  d'indi- 
quer :  les  intérêts  anglais  furent  conquis  à  la  paix.  Reste  à  savoir 
si  les  intérêts  français  reçurent  la  même  satisfaction  ! 

Le  traité  de  commerce  contenait  quelques  stipulations  géné- 
rales dignes  d'éloge.  En  cas  de  guerre  entre  les  deux  nations,  les 
négociants  pourraient  demeurer  librement  dans  les  états  respec- 
tifs, ou,  tout  au  moins,  auraient  un  an  de  délai  pour  arranger 
leurs  affaires.  Les  lettres  de  représailles,  vrais  restes  de  la  guerre 
privée  du  moyen  âge  appliquée  aux  rapports  internationaux, 
étaient  abolies.  Les  Anglais  renonçaient  à  leurs  maximes  exorbi- 
tantes contre  le  droit  des  neutres  et  admettaient  que  le  pavillon 
couvre  la  marchandise  qui  n'est  pas  contrebande  de  guerre  :  les 
objets  propres  à  la  construction  et  au  gréement  des  navires  ne 
sont  pas  contrebande  de  guerre. 

Quant  aux  marchandises  et  denrées  des  deux  pays,  les  vins  de 
France  sont  assimilés  pour  les  droits,  en  Angleterre,  aux  vins  de 
Portugal^  Le  droit  sur  les  vinaigres  est  réduit  de  plus  de  moitié. 
Le  droit  sur  les  eaux-de-vie  est  diminué.  Les  huiles  d'olive  fran- 


1.  Son  dernier  acte  important  avait  été  la  pleine  émancipation  civile  des  juifs  (juil- 
let ]78f>).  —  Mirabeau,  durant  son  voyage  en  Prusse,  avait  eu  Thonneur  de  contri- 
liùer  à  cette  résolution  de  Frédéric  par  un  mémoire  sur  Tillustre  philosophe  juif 
Motès  Mendelssobn  et  sur  la  réforme  politique  des  juifs. 


566  LOUIS   XVI.  [m\ 

çaises  sont  assimilées  à  celles  des  nations  les  plus  favorisées.  Les 
modes,  les  glaces  et  divers  objets  de  luxe,  ne  paient  plus  qu'un 
droit  de  12  p.  Vo.  Par  compensation,  les  droits  sur  toutes  les 
étofTes  de  laine  et  de  coton,  sur  la  faïence  et  la  poterie,  sont 
réduits  au  môme  taux  de  12  p.  %;  les  droits  sur  la  quincail- 
lerie, à  10  p.  %;  ceux  sur  la  sellerie,  à  15  p.  %.  Toutes  les 
étoffes  de  soie,  ou  mêlées  de  soie,  restcHt  prohibées  en  Angle- 
terre, tandis  qu'aucun  des  grands  articles  de  fabrication  anglaise 
n'est  plus  interdit  en  France. 

Les  conséquences  devaient  être  complexes.  Durant  Tannée  qui 
suivit  le  traité,  il  arriva  chaque  semaine,  au  bureau  des  affaires 
étrangères,  des  paquets  de  lettres  de  remerciement  de  la  Guyenne 
et  du  Languedoc,  et  des  paquets  de  lettres  de  plaintes  de  la  Picar- 
di'^  et  de  la  Normandie  '.  Les  propriétaires  de  vignes  et  d'oliviers, 
et  les  fabricants  d'articles  de  goût,  à  Paris,  étaient  en  fête,  pen- 
dant que  les  manufacturiers  luttaient  avec  angoisse  ou  fermaient 
leurs  ateliers.  En  somme,  l'Angleterre  importait  chez  nous  deux 
fois  plus  de  marchandises  qu'elle  n'en  tirait.  On  a  dit  que  l'ému- 
lation aurait  bientôt  relevé  notre  industrie.  Cela  est  fort  douteux. 
Non -seulement  la  supériorité  des  capitaux  accumulés  dans  l'in- 
dustrie anglaise  eût  permis  à  nos  rivaux  de  grands  sacrifices  pour 
écraser  la  concurrence,  mais  l'application  de  la  vapeur  à  l'indus- 
trie comme  moteur  universel,  par  Wall  et  Arkwrighl,  allait  bien- 
tôt décupler,  centupler  la  force  productive  de  l'Angleterre,  et,  si 
le  traité  de  commerce  n'eût  été  brisé  par  la  guerre  de  la  Révolu- 
tion ,  il  est  probable  qu'avant  que  les  fabricants  français  eussent 
pu  s'approprier  ces  grandes  innovations,  ils  eussent  été  écrasés 
pour  longtemps  *. 

1.  Flassan,  t.  VII,  p.  428. 

2.  La  découverte  de  Watt,  heureux  continuateur  de  notre  Papin^  date  de  1769  en 
théorie,  de  1776  dans  la  pratique.  A  partir  de  1732,  on  commença  d*en  apprécier 
toute  la  portée.  —  V.  VÉloge  historique  de  J.  Wati^  par  M.  Ara^o,  dans  V Annuaire  dv 
bureau  des  longitudes  de  1839.  —  V.»  sur  ce  traité,  Bailli,  t.  II,  p.  247.  —  Monthion, 
Particularités  sur  les  ministres  des  finances,  p.  296.  —  Flassan,  t.  VII,  p.  421-4M0.— 
Ueruedes  Deux  Mondes,  t.  <^XIV,  1843,  p.  642;  de  la  Politique  commerciale  de  l'Angle- 
terre^ par  M.  E.  Forcade.  —  Il  y  eut,  au  sujet  du  traité  de  1786,  une  bien  sin^ilière 
discussion  dans  le  parlement  anglais.  Pitt,  alors  ministre,  et  Fox,  alors  chef  de  l'op- 
position, y  tinrent  tous  deux  un  langage  absolument  contraire  à  la  double  politique 
qu'ils  suivirent  depuis  et  qu'ils  personnifient  dans  l'histoire.  Fox,  depuis  si  bienveil- 


(1786-1787)  TRAITÉS  DE   COMMERCE.  567 

Quelques  mois  après,  un  autre  traité  de  commerce,  qui  n'avait 
que  des  avantages  et  point  d'inconvénients  économiques,  mais  qui 
pouvait  avoir  l'inconvénient  politique  de  nous  aliéner  les  Turcs, 
fut  conclu  avec  la  Russie  (janvier  1787)  * . 

Vergennes  avait  éfcarté  les  périls  du  dehors  :  il  s'agissait  main 
tenant,  pour  Galonné,  d'aviser  à  l'exécution  de  la  réforme  inté- 
rieure. Y  faire  concourir  les  parlements  était  impossible  :  on 
pouvait  compter  sur  la  plus  violente  résistance  de  leur  part  à  la 
diminution  des  privilèges.  Leur  imposer  la  reforme  purement  et 
simplement  à  coups  de  lits  de  justice  était  trop  fort  pour  ce  gou- 
vernement usé  et  débile.  Galonné  jugea  indispensable  de  faire 
appel  à  l'opinion  dans  des  formes  officielles  et  de  chercher  pour 
le  trône  un  point  d'appui  dans  la  nation.  Le  nom  des  États-Géné- 
raux eût  épouvanté  le  roi.  Galonné  s'avisa  d'un  moyen  terme  :  il 
rappela  au  roi  et  à  Vergennes  les  assemblées  de  Notables  convo- 
quées à  diverses  époques,  comme  une  espèce  de  grand  conseil 
extraordinaire,  que  le  souverain  choisissait  dans  l'élite  de  la 
nation  et  dont  il  prenait  les  avis  sur  un  objet  déterminé.  Ver- 
gennes n'aimait  aucune  espèce  d'assemblées;  mais  Galonné  sut 
lui  persuader  que  c'était  le  seul  moyen  de  prévenir  toute  résis- 
tance parlementaire  et  d'écarter  les  réclamations  du  clergé 
contre  la  subvention  territoriale.  Quant  à  Louis  XVI,  il  fut  séduit 


lant  pour  la  France,  combattit  tout  rapprochement  entre  les  deux  nations  avec  une 
extrême  TÎolencef  et  Pitt,  qui  devait  être  poar  la  France  un  ennemi  plus  implacable 
que  son  père  lui-même,  protesta  dans  les  termes  les  plus  philanthropiques  et  les 
plus  philosophiques  contre  le  préju(^  qui  fait  d*un  peuple  Tennemi  naturel  et  néces- 
laire  d'un  autre  peuple.  C*était,  suivant  lui,  calomnier  la  nature  hutnaint.  11  est  vrai 
qu'il  expliquait  sa  philanthropie  en  démcmtrant  que  le  bénéfice  de  cette  nouvelle 
awùtié  serait  tout  pour  TAngleterre.  Quant  à  Fox,  il  n*était  pas  complètement  incon- 
séquent ;  c'était  la  monarchie  de  Louis  XIV  qu'il  haïssait  en  France;  ce  fut  la  Révo- 
lution qu'il  aima. 

1.  C'était  un  traité  analofçue  à  celui  que  VAngleterre  avait  avec  la  Russie,  et  dont 
le  pacte  entre  la  Russie  et  la  France  empêcha  le  renouvellement.  On  se  traitait  ré- 
ciproquement sur  le  pied  des  nations  les  plus  favorisées.  On  réduisait  beaucoup,  de 
part  et  d'autre,  les  droits  sur  les  marchandisies  des  deux  pays.  On  abolissait  le  droit 
d'aubaine.  On  proclamait  de  nouveau  le  droit  des  neutres,  tel  que  l'An^j^lelerre  même 
venait  de  le  reconnaître,  en  ajoutant  la  clause  que  les  bâtiments  escortés  ne  pour- 
raient être  visités.  A  la  suite  de  ce  pacte,  Marseille  établit  des  relations  fructueuses 
a;Tec  la  mer  Noire,  où  les  Russes  n'avaient  point  encore  adopté  un  système  dV-xilo* 
sion  et  de  prohibition.  La  Guerre  de  la  Révolution  interrompit  bientôt  ces  rapports. 
—  V.  Flassan,  t.  VIT,  p.  430-439. 


S68  LOUIS  XVr.  (ITICi 

par  ridée  dMmiter  Henri  IV  après  la  Ligue,  et  ne  soupçonna 
même  pas  la  difTérence  entre  un  héros  victorieux  qui  fermait  une 
révolution  et  un  faible  prince  qui  allait  en  ouvrir  une  autre  infi- 
niment plus  vaste  et  plus  profonde.  Aucun  des  trois  personnages 
qui  arrêtèrent  la  convocation  des  Notables  ne  comprit  que  cette 
réunion,  n*ayant  aucun  caractère  représentatif,  serait  absolument 
sans  autorité  pour  ce  qu'on  attendait  d'elle;  que,  dès  qu*OD 
entrait  dans  la  voie  des  assemblées,  les  Notables  n'étaient  bons 
qu'à  servir  d'antichambre  aux  Ëtats- Généraux,  et  que,  si  les 
États -Généraux  étaient  devenus  inévitables,  il  ne  fallait  pas  perdre 
un  jour,  pas  une  heure,  pour  les  convoquer!  Chaque  heure  per- 
due creusait  l'abtme  plus  avant  ! 

Un  homme  plus  clairvoyant  que  le  roi  et  que  les  deux  minis- 
tres avait,  si  l'on  en  croit  sa  correspondance,  suggéré  à  Galonné 
l'idée  et  le  plan  de  convocation  des  Notables;  mais  Hirabeao 
comptait  bien  que  cette  convocation  précéderait  de  peu  celle  de 
r Assemblée  nationale  ' . 

Le  mémoire  sur  le  plan  et  la  forme  des  Notables  fut  présenté 
par  Galonné  au  roi  vers  le  1 5  décembre  :  le  garde  des  sceaui, 
Miromesnil,  avait  seul  été  mis  dans  le  secret  après  Vergennes.  La 
reine  elle-même  ne  sut  rien  jusqu'au  jour  où  le  plan  fut  commu- 
niqué au  conseil  et  l'ordonnance  de  convocation  arrêtée  (29  dé- 
cembre). Marie- Antoinette  en  garda  une  vive  rancune  à  Galonné. 
Dans  le  mémoire  du  contrôleur  -  général  au  roi ,  on  remarque  la 
phrase  suivante  :  c  La  succession  des  temps  jei  la  révolution  des 
événements  semblent  avoir  amené  le  moment  où  la  monarchie, 
longtemps  agitée,  est  enfin  parvenue  au  point  de  tranquillité  et  de 
maturité  qui  permet  de  perfectionner  sa  constitution  *  !...  Le  pauvre 

1.  Mim.  de  Mirmbean,  t.  IV,  p.  339,  340.  —  Son  père,  le  Tienx  physiocrate,  jog^ 
fort  bien  à  sa  façon  les  Notables.  «  Cet  homme  (Calonne)  assemble  ane  troupe  de 
guilhtê  qa*il  appelle  nation,  pour  leur  donner  la  vache  par  les  cornes  et  leur  dire  : 
«>  Messieors,  noos  tirons  tout,  et  le  par-delà;  nous  mangeons  tout,  et  le  par-delà;  et 
••  nous  allons  tâcher  de  trouver  le  moyen  de  ce  par-delà,  sur  les  riches  dont  Tarant 
••  n*a  rien  de  commun  avec  les  pauvres  ;  et  nous  vous  avertissons  qne  \en  riches, 
«  c^est  vous  ;  dites-noos  maintenant  votre  avis  sur  la  manière.  >»  Jfem.  de  Mirabeau, 
t-  IV,  p.  492. 

8.  y.  U  mémoire  dans  Soulavie,  t.  VI,  p.  130.  —  On  avait  voulu  faire  quelque 
J^oee  en  attendant  les  Notables.  Le  6  novembre,  un  arr^t  du  conseil  avait  ordonné 
***^»  pendant  trois  ans,  d*an  plan  pour  la  conversion  de  la  corvée  en  une  presta- 
F^omiiaire 


11787]  LES  NOTABLES.  669 

roi  avait  été  si  bien  fasciné  par  les  belles  phrases  du  ministre, 
qu'il  lui  écrivait,  le  lendemain  de  la  séance  du  conseil  :  «  Je  n*ai 
pas  (Jormi  la  nuit,  mais  c'était  de  plaisir!  »  L'innocence  du  roi  et 
ia  fatuité  du  ministre  aboutissaient  à  la  même  insanité  de  con- 
fiance! 

Les  Notables  furent  convoqués  à  Versailles  pour  le  29  janvier 
1787.  Ils  étaient  au  nombre  de  cent  quarante- quatre,  dont  sept 
princes  du  sang,  quatorze  archevêques  et  évoques,  trente -six 
ducs  et  pairs,  maréchaux  de  France,  gentilshommes,  douze 
conseillers  d'état  et  maîtres  des  requêtes,  trente -huit  premiers 
présidents,  procureurs  généraux  et  autres  magistrats  des  cours 
souveraines,  douze  députés  des  pays  d'États,  dont  quatre  du 
clergé,  six  de  la  noblesse,  deux  du  Tiers-État,  vingt-cinq  offi- 
ciers municipaux.  Le  vrai  Tiers- État,  la  grande  masse  nationale 
des  non -privilégiés,  ne  figurait,  sur  ces  cent  quarante- quatre 
Notables,  que  par  six  ou  sept  municipaux  :  tous  les  autres  étaient 
nobles  ou  avaient  privilèges  de  noblesse.  A  la  vérité,  parmi 
les  personnes  convoquées,  plusieurs  prélats  et  gentilshommes 
étaient  connus  pour  leurs  opinions  philosophiques  et  réforma- 
trices. Entre  les  noms  nobîh'aires  éclatait  celui  de  La  Fayette. 
Mais  il  eût  fallu  être  fort  enclin  aux  illusions  pour  croire  que  les 
sentiments  de  La  Fayette  pussent  être  ceux  de  la  majorité.  Tous 
ces  privilégiés  se  piquaient  d'être  des  gens  éclairés  :  la  plupart 
eussent  concédé,  en  théorie,  à  peu  près  tout  ce  que  réclamait 
l'esprit  du  siècle;  mais,  en  pratique,  fort  peu  étaient  disposés  à 
sacrifier  leurs  privilèges. 

Quoi  qu'il  en  fût,  c'était  une  assemblée  politique  extraordi- 
naire, dans  un  pays  qui  n'en  avait  vu  aucune.»  depuis  plus  d'un 
siècle  et  demi  *.  On  sentit  que,  si  ce  n'était  pas  du  tout  une  solu- 
tion, c'était  un  commencement.  De  là  les  alarmes  de  la  cour  et 
l'attente  agitée  du  public.  Les  courtisans ,  réveillés  en  sursaut  du 
songe  riant  où  les  avait  bercés  un  trop  séduisant  enchanteur, 
voyaient,  avec  stupeur  et  colère,  la  main  qui  les  avait  tant  cares- 
sés se  lever  pour  les  frapper.  Le  vieux  maréchal  de  Richelieu, 
cette  personnification  séculaire  de  tous  les  vices  du  despotisme, 

1.  Depuis  les  Notables  de  1626,  sous  Richelieu. 


570  LOUIS  XVL  11787! 

demandait  quelle  peine  Louis  XIV  eût  infligée  au  ministre  qui  lui 
eût  proposé  d'assembler  les  Notables.  Le  jeune  vicomte  de  Ségur 
disait  :  Le  roi  donne  sa  démission.  Le  public  espérait  en  raison  de 
l'effroi  de  la  cour.  On  n'avait  pas  plus  de  confiance  dans  la  fermeté 
du  roi  que  dans  la  moralité  du  ministre  ;  on  se  doutait  bien  que 
Galonné  n'appelait  à  un  fantôme  de  représentation  nationale  que 
parce  qu'il  était  à  bout  de  ressources,  qu'il  ne  voulait  que  tirer  de 
l'argent;  mais  on  comprenait  ceci  ;  Versailles  baisse;  la  France 
monte.  Il  y  eut  un  incident  caractéristique  :  l'autorité  avait  envoyé 
au  Jowmal  de  Paris  •  une  note  annonçant  la  convocation  des  No- 
tables. €  La  nation,  •  disait  cette  note,  «  verra  avec  transport  que 
son  souverain  daigne  s'approcher  d'elle.  »  Cette  expression  servile 
produisit  un  si  fâcheux  effet,  que  l'autorité  la  fit  supprimer  dans  un 
autre  journal  (les  Petites- Affiches)^. 

Galonné,  enivré  de  lui-môme,  n'avait  pas  le  moindre  instinct 
de  la  situation  réelle.  Il  comptait  être  acclamé  par  les  Notables, 
acclamé  par  la  nation.  Il  fêtait  d'avance  son  triomphe  assuré  en 
se  plongeant  sans  réserve  dans  toutes  les  sortes  de  plaisirs.  Le 
jour  de  l'assemblée  approchait;  rien  n'était  prôt  :  il  voulut  répa- 
rer, par  un  travail  forcé,  le  tort  de  sa  paresse;  il  tomba  malade, 
et,  de  délai  en  délai ,  trois  semaines  s'écoulèrent  entre  le  jour 
fixé  par  les  lettres  de  convocation  et  l'ouverture  effective  de  l'as- 
semblée. Ce  fut,  pour  le  contrôleur-général,  bien  pis  que  du 
temps  perdu.  L'opposition  eut  tout  le  loisir  de  se  reconnaîlre  et 
de  s'organiser.  Les  hommes  les  plus  avancés  d'opinions  n'étaient 
pas  ceux  que  Calonne  avait  le  plqs  à  craindre,  au  moins  tout  d'a- 
bord. La  Fayette  apportait  des  dispositions  nullement  hostiles;  il 
était  disposé  à  accepter  ce  qui  pourrait  être  proposé  de  raison- 
nabie  et  même  à  consentir  des  emprunts  et  à  voter  quelques  taxes 
provisoires  ;  il  ne  visait  pas  à  imposer  la  convocation  immédiate 
des  États-Généraux,  mais  seulement  à  obliger  le  roi,  avant  Je  lui 
porter  aide,  à  reconnaître  certains  principes  canstitutionnels.  Dans 
le  présent,  établir  des  assemblées  provinciales,  abolir  les  entraves 
au  commerce,  rendre  l'état  civil  aux  protestants;  dans  l'avenir, 
dans  un  avenir  peu  éloigné ,  arriver  à  une  assemblée  nationale  : 

1.  Première  feuille  9tioft(/tmn«  publiée  en  France;  fondée  en  1777. 

2.  JHérn,  de  Bachaumont,  t.  XXXllI,  p.  313;  XXXlV,p.  1. 


[17871  GALONNE  ET  LA  FAYETTE.  571 

tds  étaient,  au  commencement  de  1787,  les  vœux  très-modérés 
de  l'ami  de  Washington*.  Les  plus  dangereux  adversaires,  pour 
Galonné,  n'étaient  ni  les  hommes  qui  voulaient  plus  que  lui,  ni 
ceux  qui  voulaient  moins  ou  ne  voulaient  rien  du  tout;  c'étaient 
ceux  qui  voulaient  les  mêmes  choses  que  lui,  mais  qui  voulaient 
les  faire  à  sa  place.  Si  perfide  autrefois  envers  La  Chalotais,  Ga- 
lonné avait  été,  dans  cette  occasion,  d'une  confiance  naïve;  per- 
fidie et  naïveté  avaient  chez  lui  la  même  source,  l'inconsistance.  Il 
devait  savoir  qu'un  homme  considérable  par  la  position  et  redou- 
table par  l'esprit  d'intrigue,  l'archevêque  de  Toulouse,  Loménie 
de  Brienne,  visait  depuis  longtemps  au  ministère,  et,  non-seule- 
ment il  avait  fait  appeler  Brienne  à  l'assemblée,  ce  qui  était  iné- 
vitable, mais  il  l'avait  laissé  s'entourer  des  personnages  les  plus 
disposés  à  lui  servir  d'auxiliaires.  Il  se  prépara  ainsi  une  coalition 
entre  les  gens  qui  repoussaient  toute  réforme  et  ceux  qui  repous- 
saient la  réforme  des  mains  de  Galonné.  Les  nobles,  dépourvus 
d'esprit  de  corps,  sinon  d'esprit  de  caste,  n'avaient  point  cabale 
d'avance;  mais  les  membres  des  deux  grands  corps  du  clergé  et 
de  la  magistrature  s'étaient  entendus  en  majorhé. 

Ce  n'étaient  pas  les  griefs  qui  pouvaient  leur  manquer!  Au 
moment  même  où  les  Notables  se  réunissaient,  Galonné  achevait 
d'anéantir  le  crédit.  Il  forçait  les  actionnaires  de  la  Gaisse  d'es- 
compte à  prier  le  roi  de  leur  permettre  de  verser  un  cautionnement 
de  QUATRE-VINGTS  MILLIONS!  commc  nouvelle  garantie  offerte  au 
public.  Galonné  eut  la  modération  de  n'accepter  que  70  millions. 
Cet  énorme  versement,  qui  attestait  le  grand  développement 
qu'avait  pris  la  caisse,  mais  qui  la  mettait  à  sec,  fut  suivi  d'une 
panique  générale,  qui,  des  actions  de  la  caisse,  gagna  tous  les 
effets  circulants.  C'était  là  une  belle  inauguration  des  Notables! 

La  mort  de  Vergennes  (13  février  1787),  après  une  maladie 
que  l'inquiétude  avait  aggravée,  fut  encore  une  cause  d'affaiblis- 
sement pour  ce  gouvernement  prêt  à  crouler.  Ce  ministre,  à  dé- 
faut de  grandes  facultés,  avait  beaucoup  de  qualités  de  second 
ordre  et  cette  considération  qu'obtiennent  les  caractères  circon- 
spects dans  un  long  exercice  du  pouvoir.  Vergennes  fut  remplacé 

Is  Mém.  de  La  Fayette,  t.  II,  p.  167-198. 


572  LOUIS  XTL  (lltTl 

par  le  comte  de  Montoiorm,  honnête  homme,  mais  entièrtmeol 
au-dessous  de  la  position. 

Le  roi  ouvrit  l'assemblée,  le  22  février,  dans  rhôtd  des  Menus, 
à  Versailles.  Depuis  longtemps,  on  avait  cessé  de  crier  :  Fti>f  la 
reine!  Cette  fois,  il  n*y  eut  pas  non  plus  un  seul  cri  de  :  Tite k 
roi!  dans  la  foule  immense  entassée  sur  le  passage  du  cortège'. 

Le  roi  annonça  en  peu  de  mots  aux  Notables  qu*il  voulait 
prendre  leurs  avis  sur  de  grands  et  importants  projets,  pour 
c  améliorer  les  revenus  de  l'état,  assurer  leur  libération  entière 
par  une  répartition  plus  égale  des  impositions,  libérer  le  com- 
merce des  entraves  qui  en  gênent  la  circulation  et  soulager,  autant 
que  les  circonstances  le  permettent,  la  partie  la  plus  indigente  de 
ses  sujets.  •  Le  garde  des  sceaux,  Miromesnii,  débita  une  harangue 
assez  emphatique;  puis  Galonné  entama,  d'un  ton  cavalier,  un 
long  discours  dont  il  attendait  un  eOet  prodigieux,  discours  bril* 
lanté,  spirituel  et  maladroit,  qui  blessa  l'auditoire  dès  la  première 
phrase. 

c  Messieurs,  ce  qui  m*est  ordonné  en  ce  moment  m'honore 
d'autant  plus,  que  les  vues  dont  le  roi  me  charge  de  vous  présen- 
ter l'ensemble  et  les  motifs  lui  sont  devenues  entièrement  per- 
sonnelles... » 

Signifier  dès  le  début,  à  l'assemblée,  que  les  vues  du  ministre 
étaient  entièrement  personnelles  au  roi,  c'était  en  quelque  sorte 
fermer  la  discussion  d'avance. 

Galonné  poursuivit  par  le  pan^rique  triomphal  de  son  admi- 
nistration :  il  se  donna  toutes  les  gloires,  même  celle  de  l'écono- 
mie ;  seulement,  ce  n'était  pas  Féconomie  dure,  sévère,  parcimo- 
nieuse, à  la  façon  de  M.  Necker,  qu'il  désignait  suffisaaunent  sans 
le  nommer;  c'était  la  large  économie,  au  visage  souriant,  aux 
dehors  faciles,  qui  fait  plus  que  l'autre  en  se  montrant  moins. 
Après  ce  brillant  tableau,  il  fallait  pourtant  arriver  à  confesser 
que  la  connaissance  acquise  de  l'état  réel  des  finances,  grâce  au 
bel  ordre  qu'y  avait  rétabli  le  ministre,  ne  présentait  rien  de 
satisfaisant;  que  le  déficit  annuel  était  très-considérable.  Il  durait 
depuis  des  siècles  :  l'équilibre  n'avait  jamais  existé  sous  Louis  XV. 

1.  Mém.  de  Bachaumoiit,  t.  XXXiV,  p.  207. 


(i787J  GALONNE   ET  LES  NOTABLES.  573 

Le  déficit,  porté  au  delà  de  74  millions  avant  Tabbé  Terrai,  était 
encore  de  37  lorsque  M.  Necker  avait  pris  la  direction  des  finances; 
il  avait  nécessairement  augmenté  sous  M.  Necker,  à  cause  de  la 
guerre;  il  était  de  80  millions  à  la  fin  de  1783,  indépendamment 
d'une  dette  flottante  de  600  millions.  D  avait  encore  augmenté 
depuis;  Galonné  ne  disait  pas  de  quelle  somme,  c  II  est  impossible, 
ajoutait-il,  de  laisser  Tétat  dans  le  danger  sans  cesse  imminent 
auquel  Texpose  un  déficit  tel  que  celui  qui  existe  ;  impossible  de 
continuer  de  recourir  chaque  année  à  des  palliatifs  et  à  des  expé- 
dients qui,  en  retardant  la  crise,  ne  pourraient  que  la  rendre  plus 
funeste.  On  ne  peut  pas  toujours  emprunter  ;  on  ne  peut  pas  impo- 
ser plus  ;  on  ne  peut  pas  anticiper  davantage  :  économiser  ne 
suffirait  pas.  Que  reste-t-il  qui  puisse  suppléer  à  tout  ce  qui 
manque,  et  procurer  tout  ce  qu'il  faudrait  pour  la  restauration 
des  finances? 

—  Les  abus! 

a  Oui,  messieurs,  c'est  dans  les  abus  mêmes  que  se  trouve  un 
fond  de  richesses  que  l'état  a  droit  de  réclamer  et  qui  doivent 
servir  à  rétablir  l'ordre...  Les  abus  ont  pour  défenseurs  l'intérêt, 
le  crédit,  la  fortune  et  d'antiques  préjugés  que  le  temps  semble 
avoir  respectés;  mais  que  peut  leur  vaine  considération  contre 
le  bien  public  et  la  nécessité  de  l'état?  Les  abus  qu'il  s'agît  aujour- 
d'hui d'anéantir  pour  le  salut  public  sont  les  plus  considérables, 
les  plus  protégés,  ceux  qui  ont  les  racines  les  plus  profondes  et 
les  branches  les  plus  étendues...  Tels  sont  ceux  qui  pèsent  sur  la 
classe  productive  et  laborieuse;  les  abus  des  privilèges  pécuniaires, 
les  exceptions  à  la  loi  commune...,  l'inégalité  générale  dans  la 
répartition  des  subsides  et  l'énorme  disproportion  qui  se  trouve 
entre  les  contributions  des  différentes  provinces  et  entre  les 
charges  des  sujets  d'un  môme  souverain,  etc.,  etc.  Si  tant  d'abus, 
sujets  d*y/ne  éternelle  censure,  ont  résisté  jusqu'à  présent  à  l'opinion 
publique  qui  les  a  proscrits  ejt  aux  efforts  des  administrateurs  qui 
ont  tenté  d'y  remédier,  c'est  qu'on  a  voulu  faire,  par  des  opéra- 
tions p<irtiellcs,  ce  qui  ne  pouvait  réussir  que  par  une  opération 
générale.  Les  vues  que  le  roi  veut  vous  communiquer  tendent 
toutes  à  ce  but;  ce  n'est  ni  un  système  ni  une  invention  nouvelle; 
c'est  le  résumé,  et,  pour  ainsi  dire,  le  ralliement  des  projets  d'uti- 


574  LOUIS  XVI.  (1787) 

lité  publique  conçus  depuis  longtemps  par  les  hommes  d*état  les 
plus  habiles.  » 

Il  expose  ensuite  pourquoi,  dans  les  époques  antérieures,  il  tfa 
pas  été  possible  de  parvenir  à  ce  régime  d'uniformité ,  à  cette 
unité  du  royaume  que  le  temps  est  venu  d'établir.  Dans  ce  tableau 
du  passé,  il  appelle  le  règne  de  Louis  XIV  t  ce  règne  éclatant... 
où  Télat  s'appauvrissait  par  des  victoires,  tandis  que  le  royaume  se 
flèpcuplait  par  l'intolérance,  » 

Après  avoir  condamné  le  système  des  privilèges  sur  lequel 
reposait  la  vieille  société,  l'organe  de  la  couronne  condamnait  le 
système  catholique  dont  Louis  XVI  avait  encore  juré  le  maintien 
à  son  sacre,  par  le  serment  d'exterminer  les  hérétiques.  Ce  désa- 
veu éclatant  de  la  Révocation  de  l'édit  de  Nantes  attestait  que  le 
gouvernement  était  résolu  à  réparer,  au  moins  en  partie,  la 
grande  iniquité  de  1685.  Le  dessein  était  arrêté,  en  effet,  de  rendre 
l'état  civil  aux  protestants  et  de  remplacer  une  tolérance  de  fait 
par  la  reconnaissance  d'un  droit'.  Le  parlement  avait  pris  les 
devants,  dès  la  fin  de  1778,  et  délibéré  sur  la  présentation  d'un 
vœu  au  roi,  pour  la  constatation  authentique  des  mariages,  nais- 
sances et  décès  des  non-catholiques.  Louis  XVI,  sous  l'influence 
du  clergé,  avail  empoché  la  Compagnie  de  donner  suite  à  celle 
délibération-,  qu'il  approuvait  au  fond;  mais,  depuis,  l'opinion 
était  devenue  tellement  impérieuse,  qu'on  n'osait  plus  reculer,  et 
le  parlement  venait  d'émettre,  le  2  février  1787,  le  vœu  délibéré 
en  décembre  1778,  afin  d'enlever  au  ministère  l'honneur  de  l'ini- 
tiative^. 

Galonné  termina  sa  harangue  en  annonçant  l'établissement 
d'assemblées  de  trois  degrés,  chargées  de  répartir  les  charges 
publiques  dans  les  provinces  qui  n'avaient  pas  d'États-Provin- 
ciaux'; le  remplacement  des  vingtièmes  par  un  impôt  territorial 

1.  Depuis  plus  de  vingt  ans,  les  parlements  avaient  établi  en  jurisprudence  de  dé- 
clarer non  rececable  quiconque  attaquait  la  légitimité  des  enfants  nés  des  mariages 
protestants. 

2.  La  Fayette  avait  travaillé  fort  activement,  depuis  1785,  à  préparer  ce  jour  de 
justice  :  aidé  de  Malesherbes,  il  avait  gagné  deux  des  ministres,  Castriea  et  BreteuiJ, 
et  ce  dernier  avait  inspiré  l'ouvrage  de  Ruhlière  (  Éclaircistements  ^ur  les  raiiMt  dt  h 
Récorniion  de  Vidit  de  Santés) ,  qui  fut  comme  la  préface  des  mesures  réparatrices. 
—  V.  Eclaircissements,  etc.  ;  et  JUém.  de  La  Fayette,  t.  II,  p.  121,  180. 

3.  Nous  avons  vu  que  son  but  était  d'établir  runiformité  à  cet  ég^rd  et  de  fiure 


(1787J  GALONNE  ET  LES  NOTABLES.  575 

comprenant  les  biens  ecclésiastiques;  la  suppression  de  la  capita- 
tion  pour  les  membres  des  premiers  ordres,  et  les  diverses  autres 
mesures  que  nous  avons  indiquées  plus  haut  en  analysant  le  plan 
du  contrôleur-général. 

La  portée  de  cette  séance  et  du  discours  de  Galonné  était  incal- 
culable. La  frivole  personnalité  de  l'homme  rendait  la  gravité  des 
choses  d'autant  plus  saisissante.  On  eût  dit  une  de  ces  vulgaires 
pythonisses  qui,  jouet  du  dieu  intérieur,  prononçaient  parfois  les 
paroles  fatidiques  sans  le  vouloir  et  sans  les  comprendre.  A  partir 
de  ce  jour,  la  Révolution  commence.  L'arrêt  de  mort  de  l'Ancien 
Régime  lui  a  été  signifié  par  le  pouvoir  même  qui  est  la  tête  de*ce 
Régime.  Le  retour  en  arrière  n'est  plus  possible. 

L'impression  sur  les  Notables  fut  bien  différente  de  ce  qu'avait 
espéré  Galonné.  Les  hommes  du  passé  furent  aussi  irrités  qu'ef- 
frayés. Les  partisans  dû  progrès  ne  furent  nullement  satisfaits. 
Ce  ton  de  forfanterie,  ces  vanteries  effrontées,  ces  aveux  forcés  et 
incomplets,  cette  absence  d'honnêteté  qu'on  sentait  dans  cette 
parodie  de  Turgot,  avaient  blessé  les  plus  conciliants;  personne 
n'était  disposé  à  se  livrer  sans  de  sévères  garanties. 

Le  lendemain  (23  février),  dans  une  seconde  séance  présidée 
par  Monsieur  [Louis  XVIII),  Galonné  vint  exposer  en  détail  la  pre- 
mière partie  de  son  plan  et  donner  lecture  de  six  mémoires  sur 
les  assemblées  provinciales,  sur  l'impôt  territorial,  sur  le  rem- 
boursement des  dettes  contractées  par  le  clergé  pour  le  paiement 
de  ses  dons  gratuits  ',  sur  la  taille,  sur  le  commerce  des  grains, 
sur  la  corvée.  11  redoubla  sur  ses  paroles  de  la  veille  ;  il  les  enfonça, 
pour  ainsi  dire,  en  pesant  sur  toutes  les  inconséquences,  tous  les 
désordres,  toutes  les  injustices  du  régime  fiscal,  presque  dans  les 
mêmes  termes  qu'avaient  employés  les  écrivains  les  plus  agressifs. 
n  avait  brûlé  ses  vaisseaux.  Il  voulait  rendre  la  résistance  impos- 
sible; il  fit  connaître,  dès  ce  jour-là,  l'intention  où  il  était  d'im- 
primer les  mémoires  présentés  aux  Notables  ^. 

disparaitre  les  Êtats-Provinciaux  ;  mais  il  cachait  encore  cette  intention.  Tout  ce  qui 
regardait  les  assemblées  de  trois  de^j^rés  lui  avait  été  suggéré  par  le  rédacteur  même 
du  grand  plan  municipal  de  Turgot,  par  Dupont  de  Nemours,  quMl  avait  appelé  au- 
près de  lui  comme  premier  commis  des  flnances. 

1.  Calonne  entendait  que  le  clergé  se  libérerait  au  moyen  d^aliénations. 

2.  y.  les  deux  séances  dans  V Introduction  au  Moniteur;  p.  180;  Paris,  Plon^  1847. 


576  LOUIS  XYl.  [1787J 

L'assemblée  avait  été  partagée  en  sept  bureaux,  présidés  par  les 
deux  frères  du  roi,  le  duc  d'Orléans  *,  les  trois  prinœs  de  la 
branche  de  Condé  et  le  duc  de  Penthièvre,  petit-fils  de  Louis  XIV 
et  de  M**  de  Montespan*.  Le  ministère  avait  décidé  que  cha- 
que bureau  compterait  pour  une  voix,  procédé  très-vicieux  et 
qui  pouvait  faire  prévaloir  une  majorité  purement  nominale  sur 
la  majorité  réelle.  Dès  l'ouverture  des  délibérations,  les  membres 
des  cours  souveraines  et  les  députés  des  pays  d'État  signifièrent 
qu'ils  ne  pouvaient  donner  que  leur  avis  personnel  et  qu'ils  n'a- 
vaient aucun  pouvoir  d'engager  leurs  ordres  ou  leurs  compagnies. 
C'était  toucher  au  vif  de  la  question.  Les  Notables  se  montrèrent 
en  général  favorables  à  l'établissement  des  assemblées  provin- 
ciales, bien  qu'avec  des  restrictions  très-graves  quant  à  la  forme  ', 
et  moins  bien  disposés  pour  les  assemblées  de  paroisses  et  de  dis- 
tricts, c'est-à-dire  qu'ils  applaudirent  à  ce  qui,  dans  les  vues  du 
gouvernement,  était  avantageux  à  l'élément  aristocratique.  La 
majorité  demanda  que  la  présidence  des  assemblées  ne  fût  pas 
donnée  au  plus  âgé  ou  au  plus  imposé,  comme  le  projetait  le 
gouvernement,  mais  que  les  présidents  fussent  exclusivement 
choisis  dans  les  ordres  privilégiés  :  à  la  vérité,  elle  offrit,  par 
compensation,  une  concession  au  Tiers-État  :  c'était  que  ses  repré- 
S3ntants  égalassent  en  nombre  ceux  des  deux  premiers  ordres 
ensemble  *.  Le  débat  s'anima  bien  autrement  quand  on  en  vint  à 
la  subvention  territoriale.  Une  minorité  généreuse  approuva  hau- 
tement l'attaque  aux  privilèges  :  la  majorité  n'osa  les  soutenir 
ouvertement  contre  l'opinion  publique,  qu'elle  redoutait  bien  plus 
que  le  pouvoir.  La  cause  du  passé  était  tellement  perdue,  qu'elle 
n'osait  plus  s'avouer  elle-même.  La  majorité,  ne  pouvant  se 
défendre,  attaqua.  Elle  mit  en  avant  la  proposition  fort  juste  qu'on 
ne  devait  pas  voter  un  nouvel  impôt  sans  connaître  exactement 


1.  Depuis  PhilipiH'Éjaiité.  Son  père  était  mort  le  18  novembre  1785. 

2.  Fib  du  comte  de  Toulouse. 

3.  La  majorité  jugea  le  mélange  des  ordres  inconstitutionnel  et  contraire  à  Tessence 
de  la  monarchie. 

4.  Les  privilégiés  étaient  loin  d'avoir  calculé  la  portée  de  cette  concession.  C*ost 
là  Toriginc  de  ce  fameux  doublement  du  Tiers^  qui,  dans  des  circonstances  bien  plus 
décisives,  eut  de  si  grandes  conséquences.  Deui  bureaux  allèrent  jusqu'à  proposer 
que  le  Tiers  eût  deux  voix  sur  trois. 


117871  GALONNE  ET  LES  NOTABLES.  677 

les  recettes  et  les  dépenses,  l'étendue  et  la  nature  du  déficit.  Les 
partisans  sincères  du  progrès  approuvèrent  ce  qu'ils  eussent 
demandé  de  leur  côté ,  et  tous  les  bureaux  réclamèrent  la  com- 
munication de  Yétat  au  vrai  des  finances.  L^ainé  des  frères  du  roi 
avait  des  premiers  poussé  à  cette  réclamation  :  il  se  montrait  hos- 
tile à  Galonné,  comme  il  l'avait  été  à  Turgot,  à  Necker,  à  tous  les 
réformateurs;  mais  il  commençait  un  rôle  nouveau  en  tâchant 
de  cumuler  la  défense  des  intérêts  privilégiés  avec  une  afTectation 
de  popularité  * 

Galonné  refusa  la  communication  demandée.  Le  roi,  disait-il, 
veut  avoir  l'opinion  des  Notables  sur  les  meilleurs  moyens  de  sub- 
venir aux  besoins  de  l'état,  non  sur  l'étendue  de  ces  besoins  suf- 
fisamment constatés  dans  ses  conseils.  Les  bureaux  pei'sistèrent. 
Galonné  essaya  de  fléchir  l'opposition  de  Brienne  et  de  quelques 
autres  prélats  influents,  de  ceux  qu'on  appelait  les  évoques  admi- 
nistrateurs, parce  qu'ils  étaient  beaucoup  plus  hommes  d'aflaires 
que  de  religion  et  qu'ils  avaient  des  lumières,  point  de  préjugés 
et  guère  plus  de  croyances.  Gertains  de  ces  orateurs  des  bureaux 
étaient  disposés  à  transiger  avec  les  idées  du  ministre,  mais  non 
pas  avec  sa  personne.  Il  fut  repoussé.  Il  s'adressa  à  un  plus  grand 
nombre  d'hommes  importants  :  il  fit  indiquer  par  le  roi ,  chez 
Monsieur,  le  2  mars,  une  réunion  de  quarante-deux  membres  de 
l'assemblée,  six  de  chaque  bureau,  leur  présenta  des  bordereaux 
de  recettes  et  de  dépenses,  attaqua  par  des  chiffres  l'exactitude  du 
Compte  rendu  de  Necker  et  avoua  que  le  déficit  annuel  était  arrivé 
à  100  millions,  sans  compter  une  douzaine  de  miUions  néces- 
saires pour  parer  aux  besoins  imprévus  ^.  Sur  les  afQrmations  du 
ministre,  l'archevêque  de  Bordeaux,  M.  de  Gicé,  déclara  que  la 
confiance  et  le  crédit  ne  pourraient  renaître  qu'autant  qu'une  véri- 
fication exacte  apprendrait  à  la  France  hi  c'était  M.  Necker  ou 
M.  de  Galonné  qui  avait  trompé  le  roi,  et  qu'après  que  justice 
aurait  été  faite  du  coupable.  Galonné,  dans  la  discussion,  ayant 
avancé  que  le  roi  avait  droit  d'imposer  à  volonté  et  que  ce  prin- 
cipe ne  serait  contesté  par  aucune  des  personnes  présentes ,  de 

1.  V.  dans  Louis  Blanc,  Hist.  de  la  Révolution,  t.  II,  p.  186,  quelques  détails  curieui, 
fur  le  rêve  de  reconstruction  de  la  féodalité  que  nourrit  quelque  temps  Monsieur, 

2.  Il  avoua,  un  peu  plus  tard,  au  lien  de  112, 114  ou  115. 

XVI,  U7 


578  LOUIS  XVI.  117871 

Wfs  murmures  s'élevèrent  :  Farchevôque  de  Narbonne,  Dillon, 
protesta  énerglquement.  L'archevêque  d'Arles,  Dulau,  mit  on 
doute  si  toute  autre  assemblée  que  les  États-Généraux  avait  droit 
de  voter  des  impôts.  L'esprit  et  le  talent  de  discussion  déployés 
par  Galonné  n'aboutirent  qu'à  un  échec  complet.  La  réunion  se 
prononça  contre  l'impôt  territorial  et  continua  de  réclamer  le 
dépôt  des  états  des  finances. 

Le  lendemain,  le  roi  fit  signifier  aux  bureaux  qu'ils  avaient  à 
délibérer  non  sur  le  fond,  chose  décidée,  mais  sur  la  forme  de 
l'impôt  territorial.  Les  bureaux  répondirent  que,  s'il  était  impos- 
sible de  se  dispenser  d'établir  l'impôt,  il  faudrait  le  percevoir  en 
argent  et  non  en  nature.  Ds  insistèrent  plus  que  jamais  sur  la 
communication  des  recettes  et  dépenses,  pour  qu'on  pût  fixer  la 
quotité,  et,  si  l'on  pouvait,  la  durée  de  l'impôt.  Ils  n'eussent  voulu 
l'admettre  que  comme  un  secours  transitoire.  Tout  en  repoussant 
de  fait,  comme  les  autres,  l'égalité  devant  l'impôt,  le  premier 
bureau ,  présidé  par  Monsieur,  se  piqua  de  générosité  et  refusa 
l'exemption  de  capitation  ofTerte  aux  privilégiés.  Tous  les  bureaux 
demandèrent  le  maintien  intégral  des  droits  et  privilèges  des 
provinces  et  des  divers  corps,  protestant  ainsi  contre  le  régime 
unifoi^xe  annoncé  par  le  ministre  *.  Il  y  eut  des  membres  qui  ne 
cessèrent  de  s'opposer  à  l'impôt  territorial ,  mais  par  des  motifs 
d'un  autre  ordre  que  leurs  collègues.  Le  i)rocureur- général  du 
parlement  d'Aix ,  le  vieux  frère  d'armes  de  La  Chalotais  dans  la 
guerre  contre  les  jésuites,  M.  de  Gastilion,  se  signala  par  de  hautes 
paroles. 

«  Il  n'est,  dit-il,  aucune  puissance  légale  qui  puisse  admettre 
l'impôt  territorial  tel  qu'il  est  proposé,  ni  cette  assemblée...  ni  les 
parlements,  ni  les  Ëtats  particuliers,  ni  même  le  roi;  les  États- 
Généraux  en  auraient  seuls  le  droit  ^.  » 

Une  seconde  séance  générale  eut  lieu  le  12  mars,  sous  la  prési- 
dence de  Monsieur.  Galonné  présenta  la  seconde  i>artie  de  son 

1 .  La  Bretagne  s^était  vivement  agitée  en  apprenant  qu'on  voulait  au;;menter  Tim- 
p6t  du  sol  dans  les  pa>8  de  franc-salé,  pour  le  diminuer  dans  les  pays  de  gabelle,  et 
le  gouvernement  avait  fait  promettre  que  la  Bretagne  ne  i>aierait  pas  plus  que  par 
le  p:is!ié. 

2.  Sur  les  débats  des  bureaux,  Y.  Mém,  de  Bachaumout,  t.  XXXIV,  p.  215-260. 
—  Dioz,  t.  !•',  p.  482. 


[i787I  GALONNE  ET  LES  NOTABLES.  579 

plan,  sur  la  liberté  de  la  circulation  intérieure,  les  droits  relatifs 
au  commerce,  la  gabelle,  etc.  Abolir  les  douanes  intérieures  et 
les  droits  d'aides  les  plus  nuisibles  à  la  circulation,  c'était,  comme 
il  le  dit  très-bien,  répondre,  après  cent  soixante-treize  ans,  aux 
Ëtat^-Généraux  de  1614  et  accomplir  l'œuvre  que  le  grand  Colbcrt 
n'avait  pu  mener  à  terme.  Mais  il  gâta  le  bon  efTet  de  ces  paroles 
par  de  nouvelles  témérités  de  langage.  Il  parut  vouloir  persuader 
aux  Notables  qu'eux  et  lui  étaient  d'accords  <  Sa  Majesté ,  leur 
dit-il,  a  vu  avec  satisfaction  qu'en  général  vos  sentiments  s'ac- 
cordent avec  ses  principes...  que  les  objections  qui  vous  ont  frap- 
pés... sont  principalement  relatives  aux  formes...  > 

Sur  cette  assertion ,  nouvel  orage.  Tous  les  bureaux  protestent 
avec  virulence  contre  ce  prétendu  accord.  Ils  signiflent  que  leur 
opposition  porte  sur  le  fond  et  non  pas  seulement  sur  la  forme. 
Monsiewr  déclare  c  qu'il  n'est  ni  hcmnète  ni  décent  de  faire  dire 
aux  Notables  ce  qu'ils  n'ont  pas  dit.  »  La  seconde  partie  du  plan 
de  Galonné  est  mise  en  pièces  comme  la  première.  L'abolition 
des  douanes  intérieures  est  trop  hardie.  Les  modifications  de  la 
gabelle  sont  trop  timides.  Monsieur  veut  qu'on  fasse  disparaître 
entièrement  l'infernale  machine  de  la  gabelle  et  qu'on  y  supplée 
par  une  taxe.  L'aîné  des  frères  du  roi  semblait  prendre  ce  rôle 
de  chef  de  l'opposition ,  qu'il  paraissait  plus  capable  de  remplir 
que  le  duc  d'Orléans.  La  Fayette  demande  que,  par  la  loi  qui 
abrogera  la  gabelle,  le  roi  ordonne  la  mise  en  liberté  de  tous  les 
malheureux  que  la  gabelle  a  jetés  dans  les  prisons  ou  aux  galères 
(par  la  contrebande).  Galonné  est  attaqué  personnellement  pour 
les  scandaleux  échanges  ou  achats  de  domaines  dans  lesquels  il  a 
sacrifié  l'intérêt  de  l'état.  Le  premier  président  de  la  Chambre 
des  comptes,  Nicolaï,  auteur  de  la  dénonciation,  ayant  hésité  à  la 
signer,  La  Fayette  la  reprend  pour  son  compte. 

Galonné  commençait  à  sentir  vaciller  sous  sa  main  le  monarque 
qui  lui  avait  fait  les  mômes  promesses  qu'à  Turgot  et  à  Necker, 
et  qui  allait  les  tenir  de  môme.  Il  gardait  toutefois  encore  au 
dehors  son  imperturbable  assurance,  et,  le  29  mars,  il  lut,  dans 
une  troisième  séance  générale,  la  troisième  partie  de  son  plan 
sur  l'inféodation  des  domaines  et  la  réforme  de  l'administration 
des  eaux  et  forêts,  comme  si  les  deux  parties  précédentes  eussent 


P80  LOUIS  XVf.  117871 

été  adoptées.  Le  lendemain,  il  lança  dans  le  public  les  Mémoires 
dont  se  composaient  les  deux  premières  parties,  précédés  d*un 
avertissement  qui  motivait  cette  publication  sur  la  nécessité  a  de 
dissiper  les  inquiétudes  qu'on  avait  voulu  inspirer  au  peuple.  — 
Il  n*est  pas  question  de  nouvel  impôt,  mais  de  la  suppression-d*in- 
justes  exemptions,  de  l'emploi  de  moyens  qui  tendent  tous  à  Tal- 
légement  des  contribuables  les  moins  aisés.  —  On  paiera  plus, 
sans  doute ,  mais  qui  ?  •—  Ceux-là  seulement  qui  ne  payaient  pas 
assez;  ils  paieront  ce  qu'ils  doivent,  suivant  une  juste  proportion, 
et  personne  ne  sera  grevé.  Des  privilèges  seront  sacrifiés!...  Oui, 
la  justice  le  veut,  le  besoin  l'exige.  Vaudrait-il  mieux  surcharger 
les  non-privilégiés,  le  peuple?  » 

En  même  temps,  il  accusait  les  Notables  en  affectant  de  les 
défendre,  a  Ce  serait  à  tort  que  des  observations  dictées  par  le  zèle, 
les  expressions  d'une  noble  franchise,  feraient  naître  l'idée  d'une 
opposition  malévole  *.  » 

Celle  pièce,  rédigée  par  le  célèbre  avocat  Gerbier,  fut  répandue 
à  profusion  et  envoyée  à  tous  les  curés  pour  la  propager  dans  les 
paroisses.  Il  n'y  avait  rien  eu  de  si  grave  jusqu'alors  que  cet  appel 
désespéré  de  l'organe  de  la  couronne  à  l'opinion  du  peuple  contre 
les  privilégiés.  Un  cri  de  colère  et  d'effroi  retentit  parmi  les 
Notables.  Tous  les  bureaux  portèrent  plainte  au  roi  contre  la 
publication  séditieuse  du  contrôleur-général.  L'assemblée,  la  cour, 
plusieurs  des  ministres,  se  coalisèrent  pour  abattre  Calonne  :  la 
reine  entra  dans  la  ligue  sous  l'influence  de  son  conseiller  intime, 
l'abbé  de  Vermont,  dévoué  à  l'archevêque  de  Toulouse;  Calonne 
n'avait  plus  guère  d'allié  que  Tétourdi  comte  d'Artois.  L'opinion 
publique  ne  répondait  pas  à  son  appel.  Bien  que  satisfaite  de  le 
voir  déchirer  tous  les  voiles  et  briser  toutes  les  barrières ,  elle 
soutenait  contre  le  ministre  dilapidateur  l'opposition  même  rétro- 
gi*ade  ;  elle  applaudissait  aux  Notables  par  cela  seul  qu'ils  étaient 
une  assemblée  délibérante  aux  prises  avec  un  ministre  du  pouvoir 
absolu.  Le  temps  du  progrès  par  le  despotisme  éclairé  était  passé  ^. 

1.  Biu-haumont,  t.  XXXIY,  p.  343-373.  —  Dros,  t.  I*',  p.  496. 

2.  Une  circonstance  locale  contribuait  à  rendre  Paris  plus  malTeillant  pour  Ca- 
lonne ;  c'était  la  construction  du  mur  d*octroi  et  des  nombreuses  barrières  qui  em- 
prisonnent la  capitale.  Paris,  depuis  qa*il  afait  fhutchi  ses  Tieuz  boulevards,  8*était 


;1787)  GALONNE  ET  NECKER.  681^ 

Les  pamphlets  pleuvaient  sur  Galonné  et  répétaient  avec  empor- 
tement ce  mot  redoutable  i' États-Généraux,  prononcé  avec  solen- 
nité dans  quelques  bureaux.  Le  paradoxal  Linguet ,  qui  naguère 
célébrait  le  pur  despotisme  et  devait  bientôt  prêcher  la  banque- 
route, invoque  rassemblée  des  Trois-États.  c  G*est  outrager  la 
nation,  »  écrit  Carra,  préludant  à  sa  carrière  de  journaliste  révo- 
lutionnaire, c  que  de  lui  proposer,  en  Tabsence  des  États-Géné- 
raux, qui  tiennent  à  sa  constitution,  de  consentir  à  refondre  cette 
constitution  en  assemblées  provinciales,  dont  la  véritable  qualité 
serait  celle  de  caisses  d'emprunt  au  gré  du  contrôleur-général.  > 
Un  adversaire  plus  considérable,  provoqué  par  Galonné,  appor- 
tait à  la  coalition  un  appui  très-efOcace.  G*était  Necker.  Galonné 
avait  contesté  le  Compte  rendu.  Necker  demanda  au  roi  la  permis- 
sion d*en  débattre  la  véracité  contre  Galonné  par -devant  les 
Notables.  Louis  XYI  fit  dire  à  Necker  qu'il  était  satisfait  de  ses 
services  et  qu'il  lui  ordonnait  de  garder  le  silence.  Necker  n'était 
pas  homme  à  obéir,  quand  il  s'agissait  de  sa  renommée  ;  il  pré- 
para un  mémoire  apologétique,  et,  en  attendant,  il  parla;  il  remit 
des  notes  aux  principaux  membres  de  l'assemblée.  Sur  ces  entre- 
faites, Galonné  s'avisa  d'avancer  que  Necker  n'avait  pas  laissé  au 
Trésor,  comme  il  le  prétendait,  une  somme  sufûsante  pour  ache- 
ver les  paiements  de  1781  et  pour  commencer  ceux  de  l'année 
suivante.  Sur  le  teirain  du  Compte  rendu,  Galonné  eût  pu  assez 
bien  se  défendre  ;  ici  il  avait  absolument  tort.  Le  successeur  de 
Necker,  l'ex-contrôleur-général  Joli  de  Fleuri,  interrogé  sur  ce 
point,  déclara  par  écrit  que  Necker  avait  dit  la  vérité.  Le  garde 
des  sceaux  Miromesnil,  très-engagé  dans  la  ligue  contre  Galonné, 
(it  parvenir  la  lettre  de  B'ieuri  jusqu'au  roi.  Galonné,  questionné 
avec  sévérité  par  Louis  XVI,  récrimina  habilement  contre  les 
intrigues  dont  on  l'assaillait  et  imputa  l'opposition  des  Notables 
aux  cabales  de  Miromesnil.  Louis  tourna  sa  mauvaise  humeur 
contre  le  garde  des  sceaux  et  agréa  la  proposition  que  fit  Galonné 
ie  remplacer  Miromesnil  par  M.  de  Lamoignon,  président  au  par-, 
lement  de  Paris  et  cousin  de  Malesherbes.  Galonné  voulut  pousser 
la  victoire  jusqu'au  bout  et  faire  congédier  aussi  Breteuil,  ministre 

répandu  librement  dana  la  campa^e  comme  aiyoard'hui  Londre*,  et  fat  tréa-mécoii" 
teut  de  l'enceinte  qu'on  lui  impoaa. 


582  LOUIS  XVf.  [17871 

de  la  maison  du  roi.  Louis  XVI  ne  s'y  refusa  pas;  mais  il  voulut 
prévenir  la  reine,  qui  protégeait  Breteuil.  La  reine  éclata,  s'écria 
que  ce  n'était  pas  Breteuil  qu'il  fallait  renvoyer,  mais  Calonne, 
qui  avait  compromis  l'autorité  du  roi  en  appelant  les  Notables  et 
qui  maintenant  ne  savait  ni  les  contenir  ni  les  gagner  ;  elle  s'em- 
porta, elle  pria,  elle  pleura.  Le  faible  roi,  qui  était  venu  chez 
Marie  -  Antoinette  pour  signifier  le  congé  de  Breteuil ,  chargea 
Breteuil  de  porter  à  Calonne  sa  destitution  ;  mais  il  garda ,  en 
renvoyant  Calonne ,  le  garde  des  sceaux  que  Calonne  venait  de 
faire  (8-9  avril). 

Les  plans  de  Calonne  ne  disparaissaient  pas  avec  lui ,  comme 
les  plans  de  Turgot  et  de  Necker  avaient  disparu  avec  leurs  auteurs. 
Il  n'était  plus  possible  de  retourner  aux  vieilles  routines.  On  avait 
fait  entendre  à  Louis  XVI  que,  des  projets  de  Calonne,  il  n'y  avait 
à  supprimer  que  Calonne.  —  Mais  qui  exécuterait  ces  projets?  — 
n  y  avait  deux  candidats  sérieux,  le  candidat  de  la  reine  et  celui 
de  l'opinion,  Brienne  et  Necker,  qui  gardait  encore  sa  popularité 
malgré  l'attaque  à  fond  qu'un  puissant  champion  avait  récem- 
ment dirigée  contre  son  système  d'emprunts  *.  Le  roi  ne  pouvait 
souffrir  ni  l'un  ni  l'autre.  Le  nouveau  ministre  des  affaires  étran- 
gères, Montmorin,  tenta  un  faible  cflbrt  en  faveur  de  Necker  :  il 
échoua,  et,  Necker  ayant,  le  jour  même  du  renvoi  de  Calonne, 
publié  sans  autorisation  son  mémoire  apologétique,  la  cabale  de 
la  reine  profita  de  cette  désobéissance  pour  le  faire  exiler  à  vingt 
lieues  de  Paris.  Marie -Antoinette  avait  tout  à  fait  oublié  son 
ancienne  bienveillance  pour  le  Genevois.  Le  parti  de  la  reine 
poussa  provisoirement  au  contrôle-général  un  vieux  conseiller 
d'état  sans  conséquence,  M.  de  Fourqueux,  et,  le  23  avril,  le  roi 
alla  en  personne  remettre  aux  Notables  la  quatrième  partie  du 
travail  de  Calonne,  annonça  15  millions  d'économies  et  un 
droit  de  timbre  étendu  à  beaucoup  d'objets  qui  en  avaient  été 
exempts  jusque-là,  pour  contribuer,  avec  la  subvention  territo- 
riale, à  combler  le  déficit.  Le  roi  accordait  aux  Notables  la  pré- 
séance pour  les  privilégiés  dans  les  assemblées  provinciales  et  la 

1.  I>énonaalion  de  Caghtage  on  toi  tl  aux  NotabU$,  par  le  comte  de  Mirabeau;  ~~ 
I>«  Lettre  ^ur  VadminUtration  de  M.  Neckfr,  par  le  même;  mars  1787.  Il  y  a  de  bonnes 
raidous,  tuais  aussi  de  Texagération  et  de  Tinjustioe. 


fl787)  CHUTE   DE  GALONNE.   BRIENNE.  583 

communicaifion  complète  de  ces  états  de  finances  tant  réclamés. 

Les  Notables  n'en  montrèrent  pas  plus  de  bonne  volonté  et  pa- 
rurent peu  disposés  à  accueillir  Timpôt  du  timbre.  La  crise  finan- 
cière s'aggravait  d'heure  en  heure  :  toutes  les  affaires  avaient 
cessé;  le  Trésor  était  à  la  veille  de  suspendre  ses  paiements.  Il 
fallait  se  hâter  de  chercher  quelque  forte  main  pour  lui  remettre 
le  gouvernail.  Montmorin,  secondé  cette  Ipis  par  le  nouveau 
garde  des  sceaux  Lamoignon,  fit  une  seconde  tentative  sur  le 
nom  de  Necker.  Louis  XVI  allait  plier,  quand  Breteuil  vint  à  son 
aide  contre  les  deux  autres  ministres  et  insista  en  faveur  de 
Brienne.  Louis  se  résigna  à  Brienne  pour  échapper  à  Necker.  L'ar- 
chevêque de  Toulouse  fut  nommé  chef  du  conseil  des  finances,  et 
il  fut  entendu  que  le  contrôleur-général  ne  serait  que  son  pre- 
mier commis  (1'^''  mai).  Brienne  était  un  autre  Galonné  pour  la 
moralité,  avec  moins  de  talents  et  des  prétentions  de  grand  éco- 
nomiste de  plus.  Personnage  tout  d'apparence,  n'ayant  rien  au 
fond  que  des  vices  et  une  petite  ambition  cupide  et  vulgaire,  il 
était  de  ces  hommes  qui,  avec  un  esprit  facile  et  beaucoup  de  ma- 
nège, se  font  juger  capables  des  grandes  places  tant  qu'ils  ne  les 
ont  pas  remplies:  Il  sut  lier  la  reine  à  sa  destinée  ministérielle 
comme  aucun  ministre  ne  l'avait  encore  fait.  Marie-Antoinette 
gouverna  ostensiblement  avec  lui,  assistant  désormais  à  tous  les 
comités  chez  le  roi  et  acceptant,  appelant  la  redoutable  responsa- 
bilité d'un  rôle  pour  lequel  la  nature  l'avait  si  peu  faite  et  qui 
devait  l'écraser  avec  tous  les  siens 

Malesherbes  fut  ramené  au  conseil  par  son  parent  Lamoîgrion, 
comme  ministre  d'état  sans  portefeuille.  Ce  n'était  plus  une  ga- 
rantie ni  une  force;  c'était  une  victime  de  plus,  et  malheureuse- 
ment l'illustre  vieillard  devait  compromettre,  dans  ce  ministère, 
plus  que  sa  vie,  sa  gloire,  qui  appartenait  à  la  France  ! 

Le  2  mai,  Brienne  annonça  aux  bureaux  que  les  économies 
annuelles  seraient  de  40  millions,  et  non  de  15,  mais  qu'un 
emprunt  de  80  millions  était  indispensable.  Sous  l'impression 
d'une  telle  promesse  de  réductions  dans  les  dépenses,  les  Notables 
consentirent  l'emprunt,  qui  fut  émis  sous  la  forme  de  6  millions 
de  rentes  viagères.  Tous  les  bureaux  se  jetèrent  avec  une  avide 
curiosité  sur  ces  fameux  comptes  de  finances  qui  leur  avaient 


684  LOUIS  XVI.  [17871 

enfin  été  livrés.  Ils  n'y  trouvèrent  pas  de  grandes  lumières.  Il  y 
avait  une  telle  absence  d*ordre«  de  méthode  et  de  sincérité  dans 
ces  comptes*,  qu*on  ne  vint  pas  à  bout  de  démêler  le  déficit  per- 
manent des  charges  extraordinaires  et  accidentelles,  ni  par  con-, 
séquent  de  s'entendre  sur  le  chifire  du  déficit  réel.  La  plupart 
l'évaluèrent  approximativement  à  140  millions.  Les  comptes  de 

• 

1788  nous  donnent  à  ce  sujet  des  notions  qui  manquaient  aux 
Notables  en  1787,  et  l'on  peut  reconnaître  que  le  déficit  penna- 
nent  ne  dépassait  pas  97  à  98  millions ,  y  compris  une  douzaine 
de  millions  pour  besoins  imprévus  :  Galonné,  avec  sa  témérité 
étourdie,  l'avait  exagéré,  probablement  pour  tirer  des  Notables 
le  plus  d'argent  possible^. 

Malgré  les  économies  annoncées,  Brienne  déclara  aux  Notables 
que  la  subvention  territoriale  était  nécessaire,  au  chiflre  de  80  mll- 
Uons  par  an,  avec  l'impôt  du  timbre  et  une  nouvelle  forme  de 
capitation.  De  longs  et  vains  débats  se  renouvelèrent  dans  les 
bureaux.  Les  Notables  appartenant  aux  ordres  privilégiés,  c'est-à- 
dire  l'immense  majorité  de  l'assemblée,  étaient  inquiets  des  re- 
proches qui  leur  arrivaient  des  provinces.  La  noblesse  et  le  clergé 
étaient  fort  mécontents  que  les  Notables  eussent  admis  en  droit 
VègaU  répartition,  au  moins  pour  un  impôt  spécial,  tout  en 
cherchant  à  l'éluder  de  fait.  Il  y  eut,  parmi  ces  discussions, 
quelques  incidents  remarquables.  La  Fayette  proposa  qu'on  sup- 
pliât le  roi  de  convoquer  une  assemblée  nationale  dans  cinq  ans, 
c'est-à-dire  pour  1792!  t  Quoi,  monsieur,  dit  le  comte  d'Artois, 
président  du  bureau,  vous  demandez  les  États-Généraux  ?  —  Oui, 
monseigneur;  et  même  mieux  que  cela*.  • 

La  Fayette  ne  fut  pas  soutenu.  Il  eut  plus  de  succès  dans  deux 
autres  motions,  l'une  pour  l'état  civil  des  protestants,  mesure  à 
laquelle  le  gouvernement,  comme  nous  l'avons  dit,  était  déjà 

1.  Il»  ne  farent  pas  tous  livrés  ;  car  «  le  roi  fit  lui-même  le  tria^  de  ceux  qu'il 
Toolait  bien  montrer  aux  Notables,  et  de  ceux  qu*il  lui  plut  de  leur  soustraire,  et 
qui,  apparemment,  contenaient  on  des  dons  on  des  déprédations.  ••  —  Métn.  de  Be- 
senval,  t.  III,  p.  226. 

2.  V.  les  observations  de  M.  Dros,  BUt,  du  règne  de  Louis  XVI,  t.  I*',  p.  512-Ô14. 
Il  ne  faut  pas  oublier  que  les  charges  extraordinaires  et  flottantes,  quand  on  ne  les 
solde  pas,  aboutissent  nécessairement  à  une  consolidation  qui  augmente  le  déficit  pei^ 
manent  de  Tintérét  de  ces  fonds  consolidés 

S.  Mim,  de  La  Fayette,  t.  II,  p.  177. 


inS7i  BRIENNE  ET  LES  NOTABLES.  585 

décidé;  l'aulre,  pour  la  réforme  du  code  criminel.  Il  est  juste 
d'observer  que  ce*fut  un  évoque,  M.  de  La  Luzerne,  qui  appuya 
et  fit  passer  la  motion  sur  les  protestants,  fait  d*autant  plus  no- 
table et  d'autant  plus  nouveau,  que  révéque  de  Langres  était 
dévot  et  non  pas  philosophe.  M.  de  la  Luzerne  alla  plus  loin  et 
accepta  d'avance  la  liberté  des  cultes,  en  disant  qu'il  aimait  mieux 
des  temples  dans  les  villes  que  des  proches  au  désert'.  L'antique 
esprit  de  saint  Martin  et  du  christianisme  évangélique  reparaissait 
enfin  pour  donner  la  main  à  la  nhiiosophie  contre  le  catholicisme 
persécuteur. 

Les  Notables,  ne  voulant  pas  prendre,  aux  yeux  des  provinces, 
la  responsabilité  de  voter  ou  même  de  proposer  des  impôts,  fini- 
rent par  déclarer  qu'ils  s'en  remettaient  à  la  sagesse  du  roi  pour 
décider  quelles  contributions  auraient  le  moins  d'Inconvénients, 
s*ii  était  vraiment  indispensable  de  demander  à  la  nation  de  nou- 
veaux sacrifices;  c'est-à-dire  que  les  Notables  donnèrent  leur  de- 
mission  entre  les  mains  du  roi. 

La  séance  de  clôture  eut  lieu  le  25  mai.  On  entendit  beaucoup 
de  périodes  retentissantes,  beaucoup  de  contre-vérités  sur  Vunioii 
des  cœurs  et  runité  des  principes ,  sur  les  grands  résultats  de  l'as- 
semblée. La  confiance  de  Galonné  avait  passé  dans  son  successeur; 
mômes  assurances  qu'on  va  sortir  de  péril;  que  tout  est  fini... 
quand  tout  commence!  —  Quelques  années  auparavant,  on  eût 
obtenu  grand  effet  d'une  phrase  telle  que  celle-ci  : 

«  La  corvée  est  proscriti*  ;  la  gabelle  est  jugée;  les  entraves  qui 
gênaient  le  commerce  intérieur  et  extérieur  seront  détruites,  et 
l'agriculture,  encouragée  par  l'exportation  libre  des  grains,  devien- 
dra de  jour  en  jour  plus  florissante.  » 

Mais  les  choses  valent  selon  les  temps  et  les  lieux  :  c'est  ce  que 
les  Bourbons  n'ont  pas  su  comprendre;  c'était  dix  ans  trop  tard! 

Brienne  termina  en  protestant  de  la  volonté  du  roi  de  limiter  la 
durée  des  nouveaux  impôts,  ainsi  que  de  maintenir  les  formes  et 
Jes  prérogatives  des  deux  premiers  ordres,  essentielles  à  la  mo- 
narchie, et  qu'il  importait  de  ne  pas  confondre  avec  l'égale  répar- 
tition de  l'impôt'. 

1.  Mém.  de  T-a  Fayette,  t.  Il,  p.  178. 

2.  V.  tout  ce  qui  regarde  celte  assemblée  dans  le  recueil  intitnlé  :  Àêaemblét  det 


586  LOUIS  XVI.  1787; 

Ce  n'était  pas  au  profit  de  la  royauté  que  les  Notables  avaient 
donné  leur  démission.  On  allait  bientôt  s'en  apercevoir.  Elle  eût 
pu  toutefois  en  tirer  un  bénéfice  momentané  et  gagner  peut-être 
encore  du  temps,  si  Brienne  avait  eu  quelque  peu  de  coup  d'œil 
politique.  Tout  le  monde  s'attendait  à  une  séance  royale  où  le 
roi  ferait  enregistrer  en  bloc  au  parlement  l'ensemble  des  édits 
d'administration  et  de  finances  consentis  dans  des  termes  géné- 
raux et  indirects  par  les  Notables.  Il  n'y  eût  point  eu  de  violente 
explosion  d'opinion  à  ce  sujet.  Brienne  eut  l'incroyable  maladresse 
d'envoyer  les  édits  un  à  un.  Les  trois  premiers,  sur  la  liberté  du 
commerce  des  grains,  sur  les  assemblées  provinciales,  sur  l'abo- 
lition de  la  corvée,  passèrent  sans  difficulté  (17-22-27  juin).  Res- 
taient l'impôt  du  timbre  et  la  subvention  territoriale.  Il  était  de 
toute  évidence  qu'il  fallait  commencer  par  celui  de  ces  deux 
impôts  dont  le  principe  était  populaire  et  que  le  parlement  ne 
pouvait  repousser  qu'en  repoussant,  au  nom  des  privilèges,  la 
base  de  l'égale  répartition,  c'est-à-dire  en  se  couvrant  d'un  dis- 
crédit immense.  Brienne  fil  tout  le  contraire.  Il  envoya  l'édit  du 
timbre  le  premier!  Le  parlement,  comblé  de  joie  par  celte  faute, 
se  sentit  maître  de  la  situation  :  il  réclama,  à  l'exemple  des  No- 
tables ,  communication  des  états  de  finances ,  afin  de  se  rendre 
compte  des  besoins  du  trésor  avant  d'enregistrer  (6  juillet).  Le 
ministère  refusa.  Au  milieu  dé  l'orageuse  délibération  qui  suivit 
ce  refus,  un  conseiller-clerc,  Sabatier  de  Cabre,  s'écria  tout  à 
coup  ;  c  On  demande  des  états,  ce  sont  des  États-Généraux  qu'il 
nous  faut!  >  Ce  jeu  de  mots  se  transforma  en  une  proposition  for- 
melle, et  la  Compagnie  arrêta  que  des  commissaires  rédigeraient 
des  remontrances  pour  supplier  le  roi  de  retirer  sa  déclaration 
sur  le  timbre  et  exprimer  le  vœu  de  voir  la  nation  assemblée 
préalablement  à  tout  impôt  nouveau  (16  juillet)  '. 

Les  Notables  avaient  abdiqué  entre  les  mains  du  roi  :  le  parle- 
ment abdiquait  dans  les  mains  de  la  iNation. 

C'était  le  renversement  de  toutes  ses  traditions;  lui,  jusque-là 
si  jaloux  des  États-Généraux,  si  désireux  de  ne  pas  les  voir  repa- 

Notabhi,  1787;  2  vol.  In  4*.  —  Les  séances  (^nérales  se  troavcnt  aussi  dans  r/vi/n>- 
duction  au  Moniteur, 

1.  Mcm.  de  Bachaumont,  t.  XXXV,  p.  331. 


[1787)  PARLEMENT  ET  ÉTATS-GÉNÉRAUX.  587 

raltre.  Dès  le  lendemain,  il  fut  effrayé  de  l'espèce  de  vertige  dont 
il  avait  été  saisi.  Les  rédacteurs  des  remontrances  atténuèrent  la 
portée  de  l'arrêté  du  16  juillet  en  écrivant  que  les  États-Généraux 
seuls  peuvent  consentir  un  impôt  perpétuel.  La  porte  était  ainei 
rouverte  aux  transactions  avec  la  cour.  Le  roi  ne  répondit  pas  sur 
ce  qui  regardait  les  États  et  dépécha  au  parlement  l'édit  qui  éta- 
blissait la  subvention  territoriale  et  supprimait  le^  deux  vingtièmes. 
Le  parlement,  alors,  réclama  les  États-Généraux  sans  restriction, 
a  La  nation,  représentée  par  les  États-Généraux,  est  seule  en  droit 
d'octroyer  au  roi  les  subsides  nécessaires  (30  juillet)  '.  » 

La  majorité,  qui  ne  songeait  qu'à  intimider  la  cour  afin  d'obte- 
nir le  retrait  de  la  subvention  territoriale,  avait  été  entraînée  par 
deux  minorités  momentanément  coalisées  :  Tune,  personnifiée 
dans  la  froide  énergie  d'Adrien  Duport,  une  des  futures  puissances 
de  la  Constituante,  savait  où  elle  allait,  à  la  liberté  démocratique, 
à  une  Révolution  où  disparaîtrait  le  parlement  et  où  les  États- 
Généraux  eux-mêmes  s'absorberaient  dans  l'unité  de  cette  assem- 
blée nationale  appelée  tout  à  l'heure  par  La  Fayette  ;  l'autre,  gui- 
dée par  la  brillante  et  folle  imagination  de  d'Ëprémesnil,  rêvait 
une  restauration  des  libertés  privilégiées  du  moyen  âge,  un 
régime  de  monarchie  aristocratique,  où  les  trois  ordres  s'assem- 
bleraient à  des  époques  déterminées  et  confieraient,  dans  les  inter- 
valles de  leurs  assemblées,  le  maintien  des  droits  publics  au  par- 
lement.   « 

Le  roi  manda  le  parlement  à  Versailles,  et  les  deux  édits  furent 
enregistrés  en  lit  de  justice  le  6  août.  Deux  mois  auparavant,  le 
lit^de  justice  eût  prévenu,  ou  du  moins  ajourné  la  lutte;  mainte- 
nant ce  n'était  plus  qu'un  épisode  de  cette  même  lutte.  Le  parle- 
ment avait  lancé  un  brandon  qu'il  ne  dépendait  plus  de  lui 
d'éteindre.  La  veille  et  dans  l'attente  du  lit  de  justice,  il  avait  mi- 
nuté d'avance  une  protestation  où  l'on  remarquait  cette  phrase 
accablante  : 

■N 

a  Le  parlement,  affligé  d'avoir  eu  à  donner,  depuis  douze  ans, 
son  suffrage  sur  des  impôts  accumulés  et  dont  les  projets  présentés 
porteraient  la  masse  jusques  à  plus  de  200  millions  d'accroisse- 

1. 1/0171.  de  Bachaamont,  t.  XXXV,  p.  373. 


588  LOUIS  XVI.  [\m 

ment  depuis  Tavéneinent  du  roi  à  la  couronne,  n'a  pas  cm  avoir 
des  pouvoirs  suffisants  pour  se  rendre  garant  de  Fexécution  des 
édits  vis-à-vis  des  peuples...  qui  voient  avec  effroi  les  suites  fâ- 
cheuses d*une  administration  dent  la  déprédation  excessive  ne 
leur  parait  pas  même  possible*,  a 

Le  leridemain  du  lit  de  justice,  le  parlement  déclara  illégales  et 
nulles  les  transcriptions  faites  sur  ses  registres.  Les  jeunes  con- 
seillers étouffaient,  sous  leur  supériorité  numérique,  les  scrupules 
et  les  appréhensions  des  vieux  magistrats  de  la  grand'chambre. 
Une  foule  immense,  qui  encombrait  le  Palais  et  les  alentours,  ac- 
cueillait de  ses  acclamations  les  magistrats  signalés  par  leur  oppo- 
sition à  la  cour  et  par  leur  intervention  dans  Tappel  aux  États- 
Généraux. 

Un  règlement  publié,  sur  ces  entrefaites,  touchant  la  réduction 
des  dépenses  de  la  maison  du  roi  et  de  celle  de  la  reine  (9  août), 
afin  de  commencer  à  remplir  les  promesses  économiques  de 
Brienne,  irrita  plus  les  courtisans  lésés  qu'il  ne  satisfit  le  public*. 
«  Il  est  affreux ,  s'écriaient  les  gens  de  cour,  de  vivre  dans  un 
pays  où  l'on  n'est  pas  sûr  de  posséder  le  lendemain  ce  qu'on  avait 
la  veille.  Cela  ne  se  voyait  qu'en  Turquie'.  —  Beau  mérite,  répli- 
quait le  public,  que  d'abandonner  ce  qu'on  ne  peut  plus  garder 
et  de  ployer  sous  la  nécessité!  » 

Le  parlement,  cependant,  poussait  sa  pointe.  Le  10  août,  Duport 
dénonça  en  règle  les  dilapidations,  abus  d'autorité,  etc.,  de  l'ex- 
contrôleur-général  Galonné.  Le  parlement  accueillit  la  dénoncia- 
tion et  chargea  le  procureur-général  d'informer.  L'arrêté  fut 
cassé  parle  conseil;  mais  Galonné  ne  s'y  fia  pas  et  s'enfuit  en 
Angleterre.  Tous  les  parlements  des  provinces  renouvelèrent  l'ar- 
rêté du  parlement  de  Paris.  L'acte  d'accusation  de  Galonné  était, 
aux  yeux  de  la  foule,  celui  de  la  cour  et  de  la  reine.  Les  pam- 
phlets sortaient  de  terre  de  tous  côtés.  Les  clercs  de  la  basoche, 

1.  Mfm.  de  Bachaamont,  t.  XXXV,  p.  3H9. 

2.  Les  charges  de  la  chambre  et  de  la  garde-robe  étaient  rédaites  de  moitié  :  la 
grande  et  la  petite  écurie  étaient  réunies.  Les  gendarmes,  les  chevau>légers  et  les 
gardes  de  la  porte  étaient  supprimés,  ce  qui  réduisait  la  cavalerie  de  la  roaiso4i  du  roi 
aux  srardca  du  corps.  —  V.  Anciennei  Loii  françaises,  t.  XX VIII,  p.  416.—  VËcoU 
militn're  fut  supprimée  de  nouveau  le  9  octobre  1787. 

3.  Mém,  de  Besenval,  t.  III,  p.  256. 


[1787]  LE  PARLEMENT  ET  LA  COUR.  589 

dans  les  cours  du  Palais,  chansonnaient  tout  haut  Madame  Déficit. 
Madame  Déficit  préparait  Madame  Veto  !  L'irritation  contre  Marie- 
Antoinette  était  arrivée  à  tel  point  que,  sur  Tavis  du  lieutenant  de 
police,  Louis  XVI  interdit  expressément  à  la  reine  de  se  montrer 
dans  Paris*. 

Le  parlement  avait  ajourné  au  13  août  la  délibération  sur  les 
moyens  d'assurer  l'exécution  de  son  arrêté  du  7.  Le  duc  de  Ni- 
vernais, pair  de  France  et  minisire  d'état  sans  portefeuille^,  essaya 
de  calmer  les  magistrats  en  leur  représentant  la  nécessité  de 
montrer  la  France  unie  et  l'état  armé  de  ressources  suffisantes, 
dans  un  moment  où  les  affaires  de  Hollande  menaçaient  de  rame- 
ner la  guerre.  D'Éprémesnil  le  réfuta  vivement,  et ,  à  la  majorité 
de  quatre-vingts  voix  contre  quarante,  la  Compagnie  persista  dans 
ses  arrêtés,  déclara  les  édits  du  6  août  incapables  de  priver  la  na- 
tion de  ses  droits  et  d'autoriser  une  perception  contraire  à  tous  les 
principes,  et  ordonna  l'envoi  du  présent  arrêté  à  tous  les  bailliages 
et  sénéchaussées  de  son  ressort.  Des  cris  d'enthousiasme  accueil- 
lirent au  dehors  la  nouvelle  de  cette  décision.  D'Éprémesnil  fut 
porté  en  triomphe.  Le  peuple  ignorait  que,  dans  le  préambule  de 
l'arrêté,  le  parlement  eût  déclaré  qu'on  ne  pouvait,  sans  violer 
les  constitutions  primitives  de  la  nation,  soumettre  le  clergé  et 
la  noblesse  à  la  subvention  territoriale,  et  que  ces  principes  seraient 
ceux  des  États-Généraux.  Quand  on  le  sut,  on  en  tint  peu  de 
compte.  Un  infaillible  instinct  avertissait  la  masse  non  privilégiée 
que  les  États-Généraux  ne  profiteraient  qu'à  elle  seule'. 

La  cour  répondit  par  l'exil  du  parlement  à  Troies  (15  août).  Les 
deux  frères  du  roi  furent  chargés  de  faire  enregistrer  les  édits, 
l'un  à  la  chambre  des  comptes,  l'autre  à  la  cour  des  aides.  Mon- 
sieur, qui  passait  pour  exécuter,  malgré  lui,  un  ordre  qu'il  dés- 
approuvait, fut  applaudi  par  le  peuple  :  le  comte  d'Artois  fut 
sifflé  et  hué.  La  chambre  des  comptes  et  la  cour  des  aides  deman- 
dèrent le  rappel  du  parlementet  la  convocation  des  États-Généraux. 
Chaque  jour  le  Palais  et  les  quartiers  environnants  étaient  le 

1.  Bachaumont,  t.  XXXV,  p.  402. 

2.  C*eat  le  fabuliste,  plus  connu  comme  ami  des  lettres  que  comme  personnage 
politique. 

3.  Rachaumont,  t.  XXXV,  p.  407.  —  Drox,  t.  II,  p.  12. 


590  LOUIS  XVI.  (17S7: 

théâtre  de  rassemblements  où  Ton  donnait  la  chasse  aux  mouchei 
de  la  police  et  où  Ton  manifestait  Tesprit  le  plus  hostile.  Les  clubs, 
cercles  de  lecture  et  de  conversation  empruntés  à  rAngleterre 
depuis  1782,  passaient  par-dessus  la  défense  qu*on  leur  avait  faite 
de  s'occuper  de  politique  et  devenaient  les  foyers  d*une  opposition 
qui  soutenait  celle  de  la  rue.  Le  ministère  ferma  les  clubs.  Le 
27  août,  le  parlement,  du  lieu  de  son  exil,  lança  un  nouvel  arrêté 
plus  violent  que  les  précédents.  Deux  jours  auparavant,  Brienne, 
sous  prétexte  de  la  nécessité  d'un  pouvoir  concentré  en  présence 
d'une  situation  aussi  tendue,  s'était  fait  nommer  principal  mi- 
nistre. Les  maréchaux  de  Ségur  et  de  Castries  refusèreot  de 
reconnaître  sa  suprématie  et  donnèrent  leur  démission.  C'était 
l'honneur  militaire  de  la  vieille  France  qui  s'en  allait.  L'igno- 
minie extérieure  arrivait  avec  l'anarchie  du  dedans.  Le  gouvcr^ 
nement,  aux  prises,  à  l'intérieur,  avec  les  vieilles  corporations, 
ployait  honteusement  devant  l'étranger. 

Dans  les  derniers  temps  de  H.  de  Yergennes,  la  diplomatie 
française  avait  déjà  reperdu  bien  du  terrain  :  la  considération, 
toutefois,  se  soutenait  encore.  Elle  se  mina  rapidement  après  lui. 

Yergennes,  par  le  traité  de  commerce  de  1786,  avait  réussi  à  faire 
en  sorte  que  l'Angleterre  eût  intérêt  à  ne  pas  nous  faire  directement 
la  guerre,  mais  il  n'était  point  parvenu  à  l'empêcher  de  nous  la  faire 
partout  indirectement  par  la  diplomatie.  A  l'instant  même  où  Pitt 
remplissait  la  tribune  anglaise  de  si  belles  paroles  contre  les 
haines  internationales,  il  mettait  son  principal  soin  à  miner  par- 
tout les  alliances  et  les  intérêts  de  la  France.  Irrité  du  pacte  com- 
mercial de  la  France  avec  la  Russie,  il  s'en  vengea  en  Turquie. 
Secondé  par  le  gouvernement  prussien,  qui  était  tombé  complè- 
tement sous  sa  main  depuis  la  mort  du  grand  Frédéric,  il  affecta 
tout  à  coup  un  grand  zèle  pour  le  maintien  de  l'empire  othoman, 
jusque-là  si  complètement  livré  par  l'Angleterre  à  la  discrétion 
des  Russes,  et  poussa  les  Turcs  à  reprendre  l'offensive,  afm  que 
la  France  perdit  l'alliance  commerciale  de  la  Russie  si  elle  soute- 
nait les  Turcs,  ou  vit  anéantir  son  influence  dans  le  Levant  si  elle 
ne  les  soutenait  pas.  Les  agents  anglo-prussiens  promirent  au 
Divan  d'armer  le  roi  de  Suède  et  de  soulever  les  Polonais  contre 
la  Russie.  Les  Turcs,  se  croyant  menacés  par  le  fameux  voyage 


{1787J  TURQUIE.    HOLLANDE.  591 

de  Calherîne  II  en  Crimée  et  par  l'entrevue  de  la  tzarine  avec 
Tempereur  Joseph  II  au  bord  de  la  mer  Noire,  déclarèrent  donc 
la  guerre  aux  Russes,  dans  un  moment  où  Catherine  ne  songeait 
pas  à  une  attaqne  immédiate  ni  même  prochaine  contre  la  Porte, 
et  oix  Joseph  II  était  plus  préoccupé  des  troubles  suscités  dans  les 
Pays-Bas  autrichiens  par  ses  innovations  que  disposé  à  se  battre 
sur  le  Danube  (août  1787).  Les  ambassadeurs  français  tentèrent 
en  vain  d'éteindre  le  feu  allumé  en  Orient  par  les  Anglais. 

D'autres  intrigues,  sur  ces  entrefaites,  attaquaient  de  plus  près 
la  France.  L'Angleterre,  et  surtout  son  instrument,  la  Prusse, 
agissaient  plus  ostensiblement  en  Hollande  qu'en  Turquie.  Le 
gouvernement  français  avait  eu  grand  tort,  comme  le  remarque 
très-bien  Mirabeau*,  de  ne  point  aflranchir  la  Hollande  en  même 
temps  que  l'Amérique,  c'est-à-dire  de  ne  pas  profiter  de  l'indigna- 
tion excitée  par  les  infâmes  trahisons  du  prince  d'Orange  pour  faire 
abolir  le  stathoudérat.  La  question,  que  le  gouvernement  français 
n'avait  pas  eu  l'énergie  de  trancher  durant  la  guerre  d'Amérique, 
restait  pendante,  depuis  la  paix,  entre  Findigne  chef  du  pouvoir 
militaire,  soutenu  par  une  coalition  d'aristocratie  et  de  populace, 
et  les  principaux  magistrats  appuyés  sur  la  partie  éclairée  et  pa- 
triotique du  peuple  des  Sept  Provinces.  Les  tentatives  du  stathou- 
der  pour  faire  massacrer  dans  des  émeutes  les  chefs  du  parti  ré- 
publicain, les  violences  commises  par  les  troupes  à  ses  ordres 
poussèrent  à  bout  les  patriotes.  La  province  de  Hollande  suspendit 
le  prince  d'Orange  des  fonctions  de  capitaine-général.  Le  stathou- 
der  invoqua  l'intervention  du  roi  de  Prusse,  frère  de  sa  femme, 
et  l'ambassadeur  anglais  à  La  Haie  souffla  le  feu  de  tout  son  pou- 
voir. Le  roi  Frédéric-Guillaume  hésita  toutefois  d'abord  à  se  mettre 
en  opposition  ouverte  avec  la  France,  et  il  y  eut  un  essai  de  mé- 
diation en  commun  par  la  France  et  la  Prusse.  Le  stathoudcr, 
excité  par  sa  femme,  vrai  démon  d'orgueil  et  de  méchanceté, 
refusa  les  conditions  d'accommodement  (janvier  1787). 

M.  De  Vergennes  vint  à  mourir.  Il  n'avait  pas  eu  toute  la  vigueur 
désirable  ;  mais,  après  lui,  ce  fut  bien  pis  :  il  n'y  eut  plus,  on  peut 
le  dire,  de  diplomatie  française.  L'attitude  de  la  Prusse  devenait 

1.  Adrettt  atu  Datavei;  1788. 


59Î  LOUIS  XVI.  [1787; 

menaçante.  Le  nouveau  minisire  des  affaires  étrangères,  Monl- 
morin,  proposa  au  conseil  de  former  un  camp  sur  la  frontière  da 
Nord,  à  Givet.  Galonné  avait  fait  les  fonds  nécessaires,  quand  il  fut 
congédié.  La  France  tomba  bien  plus  bas  encore  que  sous  Ga- 
lonné !  Brienne  détourna  les  fonds,  et  non-seulement  on  ne  forma 
pas  un  corps  d'armée  à  Givet,  sous  le  commandement  de  Rocham- 
beau  ou  de  La  Fayette,  comme  il  en  avait  été  question,  mais  on 
détourna  les  républicains  hollandais  d'appeler  le  frère  d'armes  de 
Washington  à  la  tête  de  leurs  troupes,  et  on  leur  fit  prendre  pour 
général  un  lâche  intrigant  allemand,  le  rhingrave  de  Salm,  qui 
n'était  propre  qu'à  rendre  la  défense  impossible.  Le  faible  Mont- 
morin  n'avait  osé  réclamer  ni  soutenir  Ségur  et  Castries,  et  l'his- 
toire est  obligée  d'avouer  que  le  collègue,  l'ami  du  grand  Turgot, 
contribua,  dans  le  conseil,  à  empêcher  la  France  de  faire  son 
devoir.  L'énergie  n'avait  jamais  été  la  qualité  distinctive  de 
Malesherbes  :  affaibli  par  l'âge,  il  n'avait  plus  maintenant  d'autre 
idée  que  la  peur  des  troubles  au  dedans  et  de  la  guerre  au  dehors. 
On  n'eût  pas  eu  la  guerre  si  l'on  eût  montré  les  armes  françaises 
à  la  frontière;  car  l'Angleterre  ne  se  fût  point  décidée  à  attaquer, 
et  la  Prusse  n'agit  que  lorsqu'elle  fut  bien  sûre  que  la  France  n'a- 
girai t  pas*.  On  n'eût  pas  eu  la  guerre;  on  eut  la  honte.  Après  la 
démission  des  maréchaux  de  Ségur  et  de  Castries,  la  catastrophe 
ne  se  (it  ims  attendre.  Le  slathouder  et  son  odieuse  femme,  après 
avoir  échoué  dans  un  nouveau  complot  pour  surprendre  La  Haie 
et  faire  égorger  les  magistrats,  appelèrent  ouvertement  les  armes 
étrangères.  Vingt-quatre  mille  Pnissiens,  commandés  par  ce 
môme  duc  de  Brunswick  dont  la  gloire  devait  faire  naufrage  à 
Yalmi ,  pénétrèrent  rapidement  en  Hollande.  Les  patriotes,  con- 
sternés de  l'inaction  de  la  France,  trahis  par  le  rhingrave  de  Salm, 
qui  s'enfuit  au  lieu  de  défendre  Utrecht,  ne  purent  ppposer  une 
résistance  efficace.  Le  stathouder  rentra  dans  La  Haie  le  20  sep- 
tembre 1787.  Amsterdam  capitula  (10  octobre),  et  toute  la  Hol- 
lande fut  livrée  au  pillage  et  aux  fureurs  de  la  faction  victorieuse 
et  de  ses  auxiliaires  allemands. 
L'important  traité  de  1785  entre  la  France  et  la  Hollande  répu- 

1.  Ségur,  TabUau  de  C Europe,  1. 1»,  p.  342.  —  Dros,  t.  II,  p.  28. 


11787]  AFFAIRES  DE   HOLLANDE.  593 

blicaine  fut  annulé  de  fait  par  les  nouveaux  pactes  que  la  Hol* 
lande  asservie  dut  subir  avec  l'Angleterre  et  la  Prusse  (  1 5  jan- 
vier 1788). 

«  La  France  vient  de  tomber  !  je  doute  qu'elle  se  relève,  o  dit 
l'empereur  Joseph  II  '.  Elle  ne  devait  pas  se  relever,  en  effet,  sous 
le  drapeau  de  la  monarchie.  C'était  sous  un  autre  drapeau  qu'elle 
devait  chasser  devant  elle  les  étendards  du  frère  de  Joseph  II  et  du 
neveu  de  Frédéric  le  Grand. 

L'ignominieux  dénoûment  des  affaires  de  Hollande  couvrit  le 
gouvernement  d'un  mépris  général,  que  raviva  la  présence  de 
tous  ces  malheureux  patriotes  hollandais  compromis,  abandon- 
nés ,  qui  venaient  demander  à  la  France  un  refuge  à  défaut  de 
secours. 

L'agitation  causée  par  l'exil  du  parlement  continuait.  Tous  les 
tribunaux  inférieurs,  et  même  des  corps  étrangers  à  la  magis- 
trature, l'université,  par  exemple,  avaient  envoyé  à  Troics  des 
adresses  et  des  députations.  Les  parlements  provinciaux  étaient 
déchaînés  et  réclamaient,  les  uns  après  les  autres,  le  rappel  du 
parlement  de  Paris,  la  convocation  des  États-Généraux,  le  procès 
de  Galonné.  Leur  langage  devenait  très-menaçant.  «  Les  coups 
d'autorité  sans  cesse  renouvelés,  »  disait  le  parlement  de  Besan- 
çon, a  les  enregistrements  forcés,  les  exils,  la  contrainte  et  les 
rigueurs  mises  à  la  place  de  la  justice...  blessent  une  nation  ido- 
lâtre de  ses  rois,  mais  libre  et  Qère,  glacent  les  cœurs,  et  pour- 
raient rompre  les  liens  qui  attachent  le  souverain  aux  sujets  et  les  su- 
jets au  souverain.  >  Plusieurs  parlements  demandaient,  au  nom  des 
lois  constitutionnelles  du  royaume,  qu'au  lieu  d'organiser  les  assem- 
blées provinciales,  on  rétablit  les  anciens  États-Provinciaux  avec 
leurs  droits  beaucoup  plus  étendus,  mais  aussi  çivec  leur  forme  de 
privilège  et  d'inégalité ,  c'est-à-dire  qu'ils  revendiquaient  le  régime 
des  Trois-Ordres  contre  le  nouveau  système  de  représentation 
fondé  sur  le  principe  unique  de  la  propriété  foncière^.  Le  par- 

1.  Flassan,  t.  VII,  p.  456. 

2.  Les  attôemblées  des  deux  degrés  supérieurSi  de  Télection  et  de  la  province,  ne 
devaient  être  représentatives  qu'à  partir  de  1791 ,  le  roi  nommant  jusque-là  moitié 
des  membres,  qui  se  complétaient  ensuite  eux-mêmes.  —  V.,  comme  spécimen,  le 
Règlement  sur  la  [ot-mation  des  asHmbUes  de  Champagne^  ap.  Ancimnes  Lois  françaises, 
t.  XXVIII,  p.  366;  23  juin  1787. 

XVI.  38 


594  LOUIS   XVI.  [1787] 

lient  de  Bordeaux  alla  jusqu'à  défendre  à  rassemblée  provinciale 
du  Limousin  de  se  réunir.  Il  dépassa  en  hardiesse  le  parlement 
de  Paris  :  exilé  à  Libourne,  il  refusa  d'enregistrer  les  lettres  de 
translation,  comme  illégales. 

Les  clioscs,  poussées  si  avant  par  les  cours  provinciales,  sem- 
blaient s'apaiser  en  ce  moment  entre  Versailles  et  Troics.  Le  mi- 
nistère avait  peur;  la  majorité  du  parlement  de  Paris  s'ennuyait 
de  l'exil  et  s'inquiétait  des  suites  ;  Brienne  lit  des  avances  ;  la  majo- 
rité ne  les  repoussa  point  et  l'on  aboutit  à  une  transaction  sons 
logique  et  sans  dignité.  Le  ministère  retira  les  édits  du  timbre  et 
de  la  subvention  territoriale,  proclamés  naguère  indispensables 
au  salut  de  l'état.  Le  parlement,  tout  en  déclarant  ne  pas  se  dé- 
partir de  ses  arrêtés,  enregistra  le  rétablissement  des  deux  ving- 
tièmes, à  savoir  :  le  premier  indéflniment,  et  le  second  jus- 
qu'en 1792;  lesquels  vingtièmes  seraient  désormais  perçus,  «  sans 
distinction  ni  exception,  sur  l'universalité  du  revenu  des  biens  qui 
y  sont  soumis  (19  septembre  1787)  '.  » 

Le  pouvoir  royal  et  le  parlement  sortaient  tous  deux  amoindris 
d'une  lutte  où  il  n'y  avait  eu  que  des  vaincus.  L'opinion  salua 
comme  une  victoire  le  rappel  du  parlement.  La  jeune  basoche 
et  la  multitude  turbulente  qui  lui  servait  d'auxiliaire  firent  illu- 
miner les  alentours  du  Palais  en  cassant  les  carreaux  des  mai- 
sons qui  n'obéissaient  pas.  On  brûla  Galonné  en  effigie  sur  la 
place  Daupbine;  on  promena  au  milieu  des  huées  d'autres  man- 
nequins représentant  le  ministre  Breteuil  et  l'amie  de  la  reine, 
la  duchesse  de  Polignac.  Peu  s'en  fallut  qu'on  ne  traitât  de 
même  l'image  de  Marie-Antoinette.  On  sentait  frémir  dans  la 
foule  des  sentiments  violents  qui  ne  cherchaient  qu'une  occa- 
sion d'éclater.  La  capitulation  avec  le  parlement  était  un  misé- 
rable expédient  et  non  une  solution.  L'orage  grondait  partout; 
toutes  les  ûmes  avides  d'action  aspiraient  l'électricité  qui  rem- 
plissait l'espace.  <  Du  chaos  tranquille,  >  écrivait  Mirabeau,  «la 
France  a  passé  au  chaos  agité  :  il  peut,  il  doit  en  sortir  une  créa- 
tion.» Et  Mirabeau,  qui  n'avait  pas  été  appelé  aux  Notables  et 
qui  sentait  sa  destinée  dans  une  plus  grande  assemblée,  pous- 

1.  Ànc.  lois  fiauçaheâf  t.  XXVIU,  p.  432. 


11787]  MIRABEAU  ET  BRIENNË.  595 

sait  les  parlementaires  à  ne  pas  accepter  Tajoumement  des  États- 
fiénéraux  à  1792,  mais  à  les  exiger  pour  1789,  date  de  rigueur, 
disait-il;  montrant  tout  ce  qu*il  y  aurait  d'insensé,  de  fatal 
pour  le  gouvernement  lui-même ,  à  tenir  la  France  en  suspens 
durant  quatre  années  encore  dans  une  telle  crise  *.  On  mar- 
chait vite;  cette  date  de  1792,  que  Mirabeau  repoussait  si  abso- 
lument par  des  raisons  péremptoires ,  était  celle  que  La  Fayette 
avait  demandée  quelques  mois  auparavant,  sans  trop  espérer 
Tobtenir! 

Mirabeau  ne  fut  point  écouté.  Brienne  avait  son  plan.  Ne  pou- 
vant plus  recourir  à  l'impôt,  il  avait  résolu  d'en  revenir  à  l'em- 
prunt, mais  sur  l'échelle  la  plus  hardie.  11  avait  formé  le  projet 
de  présenter  en  bloc  à  l'enregistrement  une  somme  de  420  mil- 
lions d'emprunts ,  réalisables  en  cinq  ans  ',  avec  promesse  de 
convocation  des  États-Généraux  avant  1792.  Ce  délai  serait  em- 
ployé à  rétablir  les  finances,  et  les  États,  arrivant  dans  une  situa- 
tion éclaircie  et  calmée,  pourraient  s'occuper  à  loisir  des  amélio- 
rations qui  assureraient  l'avenir.  C'était  là  du  moins  ce  qu'on  allait 
dire  au  parlement.  Quant  au  roi  et  à  la  reine ,  Brienne  calma  les 
appréhensions  que  leur  causait  le  nom  d'États-Généraux ,  en  leur 
représentant  qu'une  fois  les  emprunts  enregistrés ,  les  finances 
restaurées  et  les  esprits  amortis  par  une  si  longue  attente,  on 
ferait  des  États-Généraux  un  vain  spectacle,  ou,  même,  on  ne  les 
convoquerait  pas  du  tout,  puisqu'on  n'aurait  plus  rien  à  leur  de- 
mander. 

C'était  avec  ce  mélange  d'aveuglement  et  de  fausseté  puérile 
que  les  derniers  ministres  de  la  monarchie  s'apprêtaient  au  grand 
combat  de  la  Révolution. 

Brienne,  dans  l'espoir  de  séduire  l'opinion,  ajouta  à  l'édit 
d'emprunt  l'édit  tant  réclamé  qui  rendait  l'état  civil  aux  protes- 
tants, tout  en  déclarant,  pour  apaiser  le  clergé,  que  la  religion 
catholique  serait  toujours  le  seul  culte  public  et  autorisé  dans  le 
royaume,  et  que  la  naissance,  le  mariage  et  la  mort  de  ceux  qui 
!a  professent  ne  pourraient ,  dans  aucun  cas ,  être  constates  que 

1.  Lettres  des  30  octobre  et  18  novembre  1787;  ap.  Mim.  de  Mirabeau,  t.  IV, 
p.  459- H,7. 

2.  120  millions  en  1788  ;  90  en  1789;  80  en  1790;  70  en  1791  ;  60  en  1792. 


596  LOUIS   XVI.  [1787] 

suivant  les  rites  et  usagés  de  ladite  religion*.  Le  19  novembre, 
dès  le  matin,  le  roi  se  transporta  brusquement  au  parlement,  qui 
venait  à  peine  de  se  rouvrir  après  les  vacances  et  se  trouvait  en- 
core très-incomplet.  Brienne,  qui  avait  travaillé  les  magistrats 
par  toutes  sortes  de  séductions,  espérait  enlever  la  majorité  et 
combiner,  par  une  forme  équivoque  de  séance,  le  bénéfice  d'un 
enregistrement  libre  et  celui  d'un  lit  de  justice  obéi  sans  résis- 
tance. Le  garde  des  sceaux ,  Lamoignon ,  débuta  par  un  discours 
maladroit  si  l'on  prétendait  gagner  et  non  contraindre  les  votes  : 
il  ressassa  toutes  les  maximes  absolutistes  des  lits  de  justice  de 
Louis  XV  :  t  Au  monarque  seul  appartient  le  pouvoir  législatif, 
sans  dépendance  et  sans  partage ,  »  etc. ,  en  y  ajoutant  ceci  :  Que 
le  roi  ne  pourrait  trouver  dans  les  États-Généraux  qu'un  conseil 
pltis  étendu,  et  serait  toujours  l'arbitre  suprême  de  leurs  repré- 
sentations et  de  leurs  doléances.  Cependant,  la  délibéi*ation  fut 
librement  ouverte  :  chacun  donna  et  motiva  son  vote  à  haute 
voix.  Les  chefs  de  l'opposition  parlèrent  longuement,  éncrçique- 
ment,  mais  avec  convenance ,  et  l'opinion  qu'ils  soutinrent  était 
celle  de  Mirabeau  :  accorder  le  premier  emprunt  (celui  de  120  mil- 
lions), moyennant  les  États-Généraux  pour  1789.  Le  débat  se  pro- 
longea six  heures  :  la  majorité  était  acquise  à  l'édit,  avec  suppli- 
cation au  roi  de  bâter  les  États-Généraux...  Tout  à  coup  le  garde 
des  sceaux ,  au  lieu  de  laisser  le  premier  président  compter  les 
voix,  monta  vers  le  trône,  parla  à  l'oreille  du  roi,  puis,  sur  l'ordre 
obtenu  de  Louis,  prononça  l'enregistrement  de  l'édit,  d'après  la 
fonnule  usitée  dans  les  lits  de  justice. 

\:n  long  murmure  parcourut  l'assemblée,  qui  voyait  transfor- 
mer soudain  en  lit  de  justice  une  simple  séance  royale  avec  déli- 
bération libre.  Le  duc  d'Orléans  se  leva,  et,  troublé  comme  s'il 
eût  entrevu  où  le  pas  qu'il  faisait  devait  le  conduire ,  il  dit  a's 
mots  entrecoupés  :  «  Sire...,  cet  enregistrement  me  parait  illé- 
gal!... »  Louis  XVI  ne  montrait  pas  moins  de  trouble,  a  Cela  nfest 
égal...,  »  répliqua-t-il.  a  Si  ;  c'est  légal,  parce  que  je  le  veux  *  !»  La 
rudesse  despotique  du  langage  cachait  mal  l'hésitation  du  cœur. 
Louis  fit  lire  le  second  édit,  celui  des  protestants,  et  se  retira, 

1.  Ane.  Lois  ff-ançaiftt^  U  XXVIII,  p.  472. 

2.  SaUier  (oonseiUer  au  pariemeni);  ÀnHalt$  françaises,  p   128,  129. 


11787-17881  LIT   DE  JUSTICE.   PROTESTANTS.  597 

laissant  le  parlement  en  séance.  La  protestation  du  duc  d'Orléans 
fui  rédigée  avec  développement  et  inscrite  au  procès-verbal,  et 
l'assemblée  rendit  un  arrêté  par  lequel,  vu  l'illégalité  de  ce  qui 
venait  de  se  passer  à  la  séance  du  roi ,  le  parlement  déclarait  ne 
prendre  aucune  part  à  la  transcription  de  Tédit  d'emprunt  sur  les 
registres. 

La  folle  démonstration  absolutiste  du  garde  des  sceaux  avait 
'ruiné  de  fond  en  comble  les  plans  de  Brienne.  La  cour  essaya  la 
rigueur.  Le  duc  d'Orléans  fut  exilé  à  Villers-Gotterets;  deux  con- 
seillers, qui  passaient  pour  avoir  excité  ce  prince,  furent  envoyés 
prisonniers  dans  des  châteaux  forts.  Le  parlement  répondit  en 
accueillant  une  motion  d'Adrien  Duport  contre  les  lettres  de  ca- 
chet, comme  nulles,  illégales,  contraires  au  droit  pMic  et  au  droit 
naturel.  Le  roi  manda  le  parlement  à  Versailles,  fit  bifler  l'arrêt, 
et  ordonna  l'enregistrement  de  l'édit  en  faveur  des  protestants , 
malgré  les  réclamations  des  évêques  présents  à  Paris  *.  Le  parle- 
ment, bien  qu'il  eût  voulu  tout  suspendre,  céda  sur  ce  point,  non 
pas  aux  exigences  de  la  cour ,  mais  à  l'impatience  de  l'opi- 
nion. L'opposition  rétrograde,  que  personnifiait  d'Éprémesnil,  se 
signala  par  des  déclamations  fanatiques.  «Voulez-vous,  s'écria 
d'Éprémesnil  en  élevant  la  main  vers  l'image  du  Christ,  voulez- 
vous  le  crucifier  une  seconde  fois  !  »  Il  n'y  eut  néanmoins  que 
dix-sept  voix  contre  l'édit  (19  janvier  1788). 

Le  parlement  renouvela  ses  remontrances  avec  plus  d'énergie 
contre  les  châtiments  arbitraires  (11  mars).  Duport  et  l'opposition 
progressive  l'emportaient  et  faisaient  parler  à  la  Compagnie  un 
langage  que  Turgot  et  Voltaire  eussent  été  bien  étonnés  d'entendre 
dans  de  telles  bouches.  <  Les  actes  arbitraires  violent  des  droits 
imprescriptibles.  —  Les  rois  ne  régnent  que  par  la  conquête  ou 
par  la  loi.  «—  La  nation  réclame  de  Sa  Majesté  le  plus  grand  bien 
qu'un  roi  puisse  rendre  à  ses  sujets,  la  liberté...  —  Sire,  ce  n'est 
plus  un  prince  de  votre  sang ,  ce  ne  sont  plus  deux  magistrats 

1.  Les  protestants  restaient  exclus  des  charges  de  judicature  royales  on  seigneu- 
riales, des  offices  manicipanx  ayant  fonctions  do  judicature,  et  des  places  qui  don- 
nent le  droit  d'enseignement  public.  —  Ane,  Loi»  françaises,  t.  XXVIII,  p.  474.  —  Les 
Juges  civils,  en  cas  de  refus  des  curés  ou  vicaires,  procéderont  4  la  publication  des 
bans,  déclareront  les  parties  unies  en  légitime  mariage,  inscriront  ladite  déclaration 
sur  un  registre  tenu  en  double,  etc. 


598  LOUIS  XVI.  117M1 

que  votre  parlement  redemande  au  nom  des  lois  et  de  la  raison; 
ce  sont  trois  Français,  ce  sont  trois  hommes!  b  Ce  qu*il  y  eut  de 
plus  grave ,  en  fait ,  dans  les  remontrances  du  parlement,  ce  fut 
la  phrase  suivante  :  <  De  tels  moyens,  Sire,  ne  sont  pas  dans 
votre  cœur,  de  t^'ls  exemples  ne  sont  pas  les  principes  de  Votre 
Majiîsté;  ils  viennent  d'une  autre  source.  »  La  magistrature  se  fai- 
sant ofriciellement  Fécho  des  clameurs  populaires  contre  la 
reine,  c'était  un  des  signes  les  plus  évidents  que  la  Révolution 
commençait. 

Cette  Révolution,  qui  devait  dépasser  de  si  loin  les  plus  grandes 
révolutions  du  passé,  préludait  à  la  manière  de  la  Fronde.  Comme 
au  temps  de  Mazarin  et  d*Anne  d'Autriche,  la  guerre  était  partout 
entre  les  parlements  et  les  gouverneurs  des  provinces,  exécutant 
les  ordres  du  ministre  en  soutane  et  de  la  reine,  sa  protectrice. 
Les  gouverneurs  faisaient  transcrire  de  force  Tédit  sur  les  registres 
des  cours.  Les  parlements  protestaient,  se  défendaient  à  coups 
d'arrêts,  et  rendaient  l'emprunt  impossible.  Il  y  en  avait  même 
qui  avaient  refusé  la  prorogation  du  second  vingtième  accordée 
par  le  parlement  de  Paris,  et  deux  d'entre  eux  avaient  fait  des 
remontrances  contre  l'édit  qui  rendait  l'état  civil  aux  protestants. 
On  n'en  était  pas  encore  aux  luttes  matérielles,  mais  on  y  mar- 
chait à  grands  pas.  Le  parlement  de  Paris,  qui  s'était,  quatre  mois 
durant ,  exclusivement  attaché  à  faire  la  guerre  aux  lettres  de 
cachet,  porta  le  dernier  coup  à  l'emprunt  par  les  remontrances 
qu'il  arrêta  enfin,  le  11  avril,  contre  l'enregistrement  du  19  no- 
vembre. Le  roi  répondit,  le  17  avril,  qu'on  n'avait  pas  eu  besoin 
de  résumer  ni  de  compter  les  voix,  parce  que,  lorsqu'il  était  pré- 
sent à  la  délibération,  il  jugeait  par  lui-^ême  et  n'avait  pas  à  tenir 
compte  de  la  pluralité.  <  Si  la  pluralité,  dans  mes  cours,  forçait 
ma  volonté,  la  monarchie  ne  serait  plus  qu'une  aristocratie  de 
magistrats  * .  o 

Le  29  avril,  sur  la  dénonciation  d'un  jeune  conseiller,  Goislard 
de  Montsabert,  le  parlement  prit  l'offensive  en  ordonnant  une 
information  sur  la  conduite  des  contrôleurs  qui  procédaient  à  la 
vérification  des  déclarations  des  particuliers  sur  les  vingtièmes. 

1 .  Intrttduction  au  Moniteur,  p.  284. 


IH'iS)  BRIENNE  ET  LE  PARLEMENT.  599 

Le  parlement  prétendait  que  raugmcntalion  progressive  du  pro- 
.  duit  des  vingtièmes,  but  de  ces  vérifications,  était  illégale.  Après 
avoir  empêché  la  réalisation  de  l'emprunt;  il  s*attaquait  aux  res- 
sources de  Fimpôt. 

Il  n*y  avait  plus  d*issue  pacifique.  La  banqueroute  était  immi- 
nente. De  grands  projets  s'agitaient  entre  le  principal  ministre 
et  le  garde  des  sceaux.  Brienne,  tourmenté,  comme  naguère 
Galonné,  d'un  mal  que  le  caractère  sacerdotal  rendait  chez'  lui 
plus  scandaleux  encore  et  qui  menaçait  sa  vie  en  se  portant  sur 
la  poitrine,  se  rattachait  avec  une  âpreté  désespérée  au  pouvoir  et 
aux  avantages  matériels  du  pouvoir  :  il  troqua  son  archevêché  de 
Toulouse  contre  celui  de  Sens ,  beaucoup  plus  lucratif,  et  se  fit 
donner  en  sus  une  coupe  de  bois  de  900,000  francs  pour  payer 
ses  dettes.  Il  porta  son  revenu  en  bénéflces  jusqu'à  678,000  francs. 
Cet  excès  de  rapacité,  chez  l'homme  qui  imposait  l'économie  aux 
autres,  excitait  une  indignation  générale  et  achevait  la  déconsi- 
dération du  pouvoir.  L'opinion  accueillait  avec  colère  et  mépris 
les  bruits  de  coup  d'état  à  la  Maupeou,  qui  prenaient  chaque  jour 
plus  de  consistance.  On  racontait  qu'un  travail  mystérieux  se  fai- 
sait à  Versailles,  par  ordre  du  ministère,  dans  une  imprimerie 
clandestine  où  les  ouvriers  étaient  gardés  à  vue.  Tous  les  com- 
mandants militaires  des  provinces  avaient  ordre  de  se  rendre  à 
leurs  postes  :  des  conseillers  d'état  et  des  maîtres  des  requêtes 
étaient  envoyés  aux  sièges  des  parlements;  les  uns  et  les  autres, 
avec  des  dépêches  qui  devaient  être  ouvertes ,  le  8  mai ,  partout 
en  même  temps. 

Des  conciliabules  de  résistance  se  tenaient,  sur  ces  entrefaites, 
chez  Adrien  Duport  :  les  hommes  les  plus  influents  du  parlement  ' 
y  conféraient  avec  La  Fayette,  Gondorcet ,  le  vertueux  et  libéral 
duc  de  La  Rochefoucauld ,  réservé  à  une  fin  si  cruelle  dans  nos 
orages,  le  duc  d'Aiguillon,  avide  d'effacer  les  tristes  souvenirs  de 
son  père,  l'évêque  d'Autun,Talleyrand-Périgord,  depuis  si  fameux 
sous  tant  de  régimes.  Un  ouvrier  imprimeur  trouva,  dit-on, 
le  moyen  de  faire  parvenir  à  d'Éprémesnil  une  épreuve  des  édits 


1.  On  remarque  parmi  eux  deux  noms  destinés  à  figurer,  durant  de  longues  an- 
nées, parmi  les  hommes  politiques,  SémonTille  et  Tabbé  Louis. 


600  LOUIS  XV L  (1788! 

secrètement  mis  sous  presse  par  le  ministère.  D*Éprémesnil  pro- 
voqua et  obtint  sur-le-champ  rassemblée  des  chambres  et  la  con- 
vocation des  pairs,  et  pria  le  premier  président  de  mettre  en 
délibération  ce  qu*il  convenait  de  faire  sur  Tétat  où  se  trouvait  la 
chose  publique  (3  mai). 

La  délibération  aboutit  à  un  arrêté  de  la  plus  haute  impor- 
tance ,  qui  n*était  rien  moins  qu*une  Déclaration  des  droits  an 
point  de  vue  parlementaire. 

a  La  cour...  les  pairs  y  séant,  avertie...  des  coups  qui  menacent 
la  nation  en  frappant  la  magistrature;  —  considérant  que  les 
entreprises  des  ministres  sur  la  magistrature...  ne  peuvent  avoir 
d'autre  objet  que  de  couvrir...  sans  recourir  aux  États-Généraui, 
les  anciennes  dissipations...  et  â*anéantir  les  principes  de  la 
monarchie  ;  —  déclare  que  la  France  est  une  monarchie  gouver- 
née par  le  roi,  suivant  les  lois;  —  que,  de  ces  lois,  plusieurs,  qui 
sont  fondamentales,  embrassent  et  consacrent  le  droit  de  la  mai- 
son régnante  au  trône,  de  mâle  en  mâle,  etc.  ;  —  le  droit  de  la 
nation  d'accorder  librement  des  subsides,  par  l'organe  des  États- 
Généraux  ;  —  les  coutumes  et  les  capitulations  des  provinces  ;  — 
Tinamovibilité  des  magistrats;  —  le  droit  des  cours  de  vérifier, 
dans  clmque  province ,  les  volontés  du  roi ,  et  de  n'en  ordonner 
Tenregistrement  qu'autant  qu'elles  sont  conformes  aux  lois  consti- 
tutives de  la  province,  ainsi  qu'aux  lois  fondamentales  de  l'état; 

—  le  droit  de  chaque  citoyen  de  n'être  jamais  traduit  par-devant 
d'autres  que  ses  juges  naturels,  qui  sont  ceux  que  la  loi  lui  désigne  ; 

—  et  le  droit  de  n'être  arrêté,  par  quelque  ordre  que  ce  soit,  que 
pour  être  remis  sans  délai  entre  les  mains  de  juges  compétents; 

—  proteste  ladite  cour  contre  toute  atteinte  qui  serait  portée  aux 
principes  ci-dessus  exprimés;  —  déclare  unanimement...  qu'en 
conséquence  aucun  des  membres  qui  la  composent  ne  doit... 
prendre  place  dans  aucune  compagnie  qui  ne  serait  pas  la  cour  elle- 
même,  composée  des-  mêmes  personnuges  et  revêtue  des  mêmes  droits; 
et,  dans  le  cas  où  la  force,  en  dispersant  la  cour,  la  réduirait  à 
l'impuissance  de  maintenir  par  elle-même  les  principes  con- 
tenus au  présent  arrêté,  ladite  cour  déclare  qu'elle  en  remet, 
dès  à  présent ,  le  dépôt  inviolable  entre  les  mains  du  roi ,  de 
son  auguste  famille ,  des  pairs  du  royaume  »  des  États-Généraux 


[1788]  AKRÊTÉ   DU  PARLEMENT.  601 

et  de  chacun  des  ordres  réunis  ou  séparés  qui  forment  la  nation  *  .0 
Tout  ce  qui,  dans  ces  maximes,  regarde  les  provinces,  eût  con- 
venu au  xv*  siècle  plus  qu'au  xviii®,  et  aux  parlements  provinciaux 
plus  qu'au  parlement  de  Paris,  autrefois  si  unitaire;  ce  n'était  là 
ni  la  Déclaration  des  droits  américaine,  ni  celle  que  la  France  allait 
bientôt  jeter  à  la  face  du  monde  par  l'organe  de  représentants 
plus  légitimes  que  le  parlement;  mais  c'était  une  contre- mine 
parfaitement  dirigée  et  ouverte  à  temps  pour  éventer  le  travail 
souterrain  du  ministère. 

De  nouvelles  remontrances  furent,  en  outre,  rédigées  pour 
répliquer  à  la  réponse  du  roi,  du  17  avril. 

c  Les  ministres,  disent  les  parlementaires  au  roi,  nous  imputent 
le  projet  insensé  d'établir  une  aristocratie  de  magistrats...  Quel 
moment  ont-ils  choisi  pour  cette  imputation?  Celui  où  votre  par- 
lement, éclairé  par  les  faits  et  revenant  sur  ses  pas ,  prouve  qu'il 
est  plus  attaché  aux  droits  de  la  nation  qu'à  ses  propres  exemples. 
—  La  constitution  française  paraissait  oubliée;  on  traitait  de  chi- 
mère l'assemblée  des  États-Généraux.  Richelieu  et  ses  cruautés, 
Louis  XIV  et  sa  gloire,  la  Régence  et  ses  désordres,  les  ministres 
du  feu  roi  et  leur  insensibilité,  semblaient  avoir  pour  jamais 
•effacé  des  esprits  et  des  cœurs  jusqu'au  nom  de  la  nation.  Tous 
les  états  par  où  passent  les  peuples  pour  arriver  à  l'abandon 
d'eux-mêmes,  terreur,  enthousiasme,  corruption,  indîflérence,  le 
ministère  n'avait  rien  négligé  pour  y  laisser  tomber  la  nation 
française.  Mais  il  restait  le  parlement.  On  le  croyait  frappé  d'une 
léthargie  en  apparence  universelle  :  on  se  trompait.  Averti  tout 
à  coup  de  l'état  des  finances...  il  s'inquiète,  il  cesse  de  se  faire 
illusion,  il  juge  de  l'avenir  par  le  passé;  il  ne  voit  pour  la  nation 
qu'une  ressource,  la  nation  elle-même...  Il  se  décide,  il  donne  à 
l'univers  l'exemple  inouï  d'un  corps  antique...  tenant  aux  racines 
de  l'état,  qui  remet  de  lui-môme  à  ses  concitoyens  un  grand  pou- 
voir, dont  il  usait  pour  eux  depuis  un  siècle,  mais  sans  leur  con- 
sentement exprès...  Il  exprime  le  vœu  des  États^énéraux...  Votre 
Majesté...  les  promet,  sa  parole  est  sacrée...  Les  États- Généraux 
seront  donc  assemblés!...  A  qui  le  roi  doit-il  ce  grand  dessein?  A 

1.  Jniroduction  au  Moniteur,  p.  284. 


601  LOUIS  XVI.  [m\ 

qui  la  nation  doit-elle  ce  grand  bienfait?...  — Non  Sire,  point  do- 
ristocratU  en  France;  mais  point  de  despotisme  *  !  » 

Dès  le  lendemain  (4  mai),  les  arrêtés  du  29  avril  contre  les 
contrôleurs  des  vingtièmes,  et  du  3  mai  sur  la  déclaration  de 
principes,  furent  cassés  par  le  conseil,  et  Tordre  fut  donné  d'en- 
lever les  promoteurs  des  deux  arrêtés,  Goislard  et  d'Éprémesnii. 
Ces  deux  conseillers,  prévenus,  se  réfugièrent,  de  nuit,  au  Palais 
même.  Le  parlement  se  rassembla  de  grand  matin  le  5  mai,  ren- 
dit arrêt  pour  mettre  les  magistrats  menacés  sous  la  sauvegarde 
du  roi  et  de  la  loi ,  déi)êcha  une  députalion  à  Versailles  et  décida 
de  ne  pas  désemparer  jusqu'au  retour  des  députés.  La  nuit  d*après, 
les  gardes  françaises  entrèrent  dans  le  Palais  à  travers  une  foule 
irritée  et  grondante,  et  investirent  la  grand'cbambre,  où  siégeaient 
les  magistrats  renforcés  d*une  dizaine  de  pairs.  Un  capitaine  aux 
gardes ,  le  marquis  d'Agoult ,  vint  donner  lecture  d*un  ordre  du 
roi  qui  lui  prescrivait  d'arrêter  MM.  Duval  d'Éprémesnii  et  Gois- 
lard partout  où  il  les  trouverait.  II  demanda  qu'on  les  lui  indi- 
quât. —  c  Nous  sommes  tous  Duval  et  Goislard  !  »  s'écria  tout 
d'une  voix  l'assemblée;  t  si  vous  prétendez  les  enlever,  enlevez- 
nous  tous!  » 

L'officier  se  retira  pour  faire  son  rapport.  Les  députés  revinrent 
de  Versailles  sans  avoir  été  reçus.  L'ofiicier  reparut  à  onze  heures 
du  matin  et  réitéra  sa  sommation  ;  personne  ne  lui  répondit.  Il 
fit  entrer  un  exempt  pour  reconnaître  d'Éprémesnii  et  Goislard. 
L'homme  de  police,  saisi  par  l'enlratnement  sympathique  de  ce 
spectacle,  déclara  quHl  ne  les  voyait  pas.  Le  capitaine  d'Agoult 
sortit  de  nouveau.  Les  deux  conseillers  et  leurs  collègues  jugèrent 
qu'on  avait  fait  assez  pour  réserver  le  droit.  On  rappela  d'Agoult, 
et  d'Éprémesnii  se  désigna  lui-même  et  suivit  cet  officier  après 
une  éloquente  protestation.  Goislard  en  fit  autant,  et  le  parlement 
se  sépara,  après  plus  de  trente  heures  de  séance,  en  arrêtant  des 
remontrances  pour  la  liberté  de  ses  deux  membres ,  c  arrachés 
avec  violence  du  sanctuaire  des  lois.  » 

Le  surlendemain  8  mai,  au  matin,  le  parlement  fut  mandé  à 
Versailles  pour  le  lit  de  justice  auquel  on  s'attendait.  Le  roi  parla 

l.  Introduction  au  Moniteur,  p   235. 


11788)  D'ÉPRÉMESNIL,    LIT  DE  JUSTICE.  603 

en  termes  sévères  des  écarts  de  tout  genre  auxquels  s'étaicrtt 
livrés  les  parlements  depuis  une  année ,  annonça  une  vaste  ré- 
forme de  Tordre  judiciaire,  conçue  dans  un  esprit  d'unité  opposé 
aux  maximes  séparatistes  et  provincialistes  des  parlements,  et  la 
réunion  des  États-Généraux  toutes  les  fois  que  les  besoins  de  l'état 
Texigeraient;  puis  il  fut  donné  lecture  de  six  édits  ou  déclarations 
du  roi.  Le  premier  édit,  sur  l'administration  de  la  justice,  aug- 
mentait la  compétence  des  présidiaux,  établissait  entre  les  prési- 
diaux  et  les  parlements  quarante -sept  grands  bailliages  jugeant 
en  dernier  ressort  toutes  les  contestations  civiles  dont  le  fonds 
n'excéderait  pas  20,000  francs,  et  toutes  les  affaires  criminelles, 
sauf  celles  concernant  les  ecclésiastiques,  gentilshommes  ou  au- 
tres privilégiés.  Le  second  édit  supprimait  les  tribunaux  d'excep- 
tion, bureaux  des  finances,  élections  et  juridictions  des  traites 
(des  douanes),  maîtrises  des  eaux  et  forêts,  greniers  à  sel,  cham- 
bres du  domaine  et  du  Trésor.  Le  troisième,  en  attendant  la  révi- 
sion générale  de  l'ordonnance  criminelle  de  1670,  révision  tou- 
chant laquelle  tous  les  sujets  du  roi  étaient  autorisés  à  envoyer 
leurs  observations  au  garde  des  sceaux ,  le  troisième  édit  abolis- 
sait la  sellette  et  toutes  autres  humiliations  infligées  aux  accusés; 
enjoignait  aux  juges  de  ne  plus  employer,  dans  les  arrêts  de 
condamnation,  la  formule  vague  :  pour  les  ms  résultant  du  procès, 
et  d'énoncer  expressément  les  crimes  et  délits  dont  l'accusé  au- 
rait été  convaincu;  portait  à  trois  voix,  au  lieu  de  deux,  la  majo- 
rité nécessaire  pour  les  condamnations  à  mort;  ordonnait  un 
sursis  d'un  mois  entre  la  condamnation  et  l'exécution  (afin  que 
le  droit  de  gr&ce  appartenant  au  roi  ne  fût  plus  rendu  illusoire  ) , 
le  cas  de  sédition  excepté;  accordait  aux  accusés  acquittés  l'affiche 
de  l'arrêt  d'acquittement  aux  frais  du  domaine;  abrogeait  la  ques- 
tion préalable  (préalable  à  l'exécution),  qui  avait  été  maintenue 
lors  de  l'abolition  de  la  question  préparatoire ,  en  1780.  Le  qua- 
trième édit  supprimait  deux  des  chambres  des  enquêtes  du  par- 
lement de  Paris  et  réduisait  les  trois  autres  chambres  à  soixante- 
sept  membres  en  tout.  Le  cinquième ,  après  un  préambule  qui 
faisait  ressortir  assez  habilement  la  nécessité  que  les  lois  commu- 
nes à  tout  le  royaume  fussent  enregistrées  dans  une  cour  aussi 
commune  à  tout  le  royaume,  enlevait  aux  divers  parlements  la 


604  LOUIS  XVI.  [1788 

vérification  des  ordonnances,  ôdits,  déclarations  ou  lettres  pa- 
tentes, et  en  investissait  la  cour  plènière,  institution  que  Fédit 
prétendait  antérieure  au  parlement  et  fondée  sur  Tancienne  con- 
stitution de  Téiat*,  et  qui  avait  été  mentionnée  en  1774,  dans 
Fédit  de  rétablissement  des  parlements,  comme  une  menace  pour 
le  cas  de  forfaiture  de  leur  part.  La  cour  plènière  se  composerait 
du  chancelier  ou  du  garde  des  sceaux,  de  la  grand*chambre  du  par- 
lement de  Paris,  y  compris  les  princes  et  les* pairs,  des  grands 
officiers  de  la  maison  du  roi  et  d'un  certain  nombre  d'autres 
membres  pris  parmi  les  dignitaires  ecclésiastiques  et  militaires, 
dans  le  conseil  d'état,  dans  les  parlements  de  province  et  les  au- 
tres cours  souveraines.  «  Dans  le  cas  de  circonstances  extraordi- 
naires où  nous  serions  obligé  d'établir  de  nouveaux  impôts  sur 
nos  sujets  avant  d'assembler  les  État&Oénéraux ,  Fenregîstrement 
desdits  impôts  en  notre  cour  plènière  n'aura  qu'un  effet  provi- 
soire et  jusqu'à  Fassemblée  desdits  Ëtats,  que  nous  convoquerons, 
pour,  sur  leurs  délibérations,  être  statué  par  nous  définitivement.  » 

La  longue  série  des  mesures  combinées  par  Brienne  et  Lamoi- 
gnon  se  terminait  par  une  déclaration  qui  mettait  tous  les  parle- 
ments en  vacances  jusque  après  l'entière  exécution  de  l'ordonnance 
sur  l'organisation  des  tribunaux  inférieurs.  Il  était  interdit  aux 
parlements  de  s'assembler  sous  peine  de  désobéissance. 

C'était  refaire  Maupeou  sur  une  plus  grande  échelle.  Bfais  la 
monarchie  défaillante  oubliait  qu'il  s'était  passé  dix-sept  ans  dans 
l'intervalle,  et  quelles  années!...  Gomme  Maupeou,  Brienne  et 
Lamoignon  essayaient  de  faire  passer  le  despotisme  sous  le  cou- 
vert du  progrès;  la  plupart  des  réformes  proclamées  dans  la 
législation  criminelle  et  dans  l'administration  de  la  justice ,  sur- 
tout la  suppression  des  tribunaux  d'exception ,  étaient  chose  ex- 
cellente; mais  la  nation  n'était  plus  disposée  à  s'endormir  sur 
quelques  améliorations  partielles,  tandis  qu'on  éludait  sa  volonté 
de  conquérir  la  libre  disposition  d'elle-même  et  qu'on  évoquait 
un  fantôme  de  cour  suprême  pour  obtenir  des  impôts  provisoires, 

1.  Le  vieux  nom  de  cour  plènière  n^avait  jamaia  désigné,  an  moyen  âge,  one  assem- 
blée politique  on  judiciaire.  Le  roi  tenait  courplènièrt  aux  grandes  fêtes,  c'est-à-dire 
quMl  donnait  des  festins  et  des  tournois  à  ses  vassaux  et  à  ses  hôtes  ;  les  assemblées 
d'affaires  se  nommaient  plaids  ou  parlemmU, 


[1788]  LA  GOtU    PLÉNIÈRE.  C05 

que  Ton  espérait  bien  rendre  définitifs.  On  visait,  en  fait,  à  se 
passer  des  États-Généraux,  et,  en  droit,  on  niait  leur  autorité;  le 
roi  se  réservait  de  statuer  définitivement  sur  leurs  délibérations,  qu'il 
ne  leur  demanderait  peut-être  même  pas.  Il  ne  leur  reconnaissait 
donc  qu'une  valeur  consultative!  Il  y  avait  un  abime  entre  les  opi- 
nions de  la  couronne  et  celles  de  la  France. 

La  résistance  avait  commencé  dans  le  lit  de  justice  même  :  le 
vieux  premier  président  d'Aligre,  après  la  lecture  des  édits,  dé- 
clara que  le  parlement  ne  pouvait,  ne  devait  ni  n'entendait  pren- 
dre aucune  part  à  tout  ce  qui  pourrait  être  fait  dans  la  présente 
séance.  Il  protesta  devant  Louis  XVI  contre  le  renversement  de 
la  constitution  de  l'état,  contre  la  violation  récente  du  siège  de  la 
justice  souveraine,  et  contre  le  despotisme  qu'on  voulait  mainte- 
nant mettre  dans  les  mains  du  roi,  et  que  la  nation  française 
n'adopterait  jamais.  Au  sortir  de  la  séance,  la  grand'chambre ,  à 
L'unanimité,  écrivit  au  roi  pour  décliner  les  fonctions  que  lui  attri- 
buaient les  édits.  Le  lendemain,  convoquée  pour  la  première 
séance  de  la  cour  plèniere,  elle  protesta  de  n'assister  que  passive- 
ment à  la  séance  :  le  gendre  du  garde  des  sceaux  signa  comme 
les  autres;  son  fils  même  tenait  pour  le  parlement  !  Le  roi,  comme 
Louis  XV  devant  le  parlement  Maupeou ,  déclara  devant  la  cour 
plénière  qu'il  persisterait  toujours.  Cependant,  il  n'osa  convoquer 
une  seconde  séance ,  la  majorité  des  pairs  ayant  manifesté  les 
mêmes  intentions  que  les  magistrats.  La  chambre  des  comptes  et 
la  cour  des  aides  avaient  suivi  le  mouvement.  Le  Châtelet  donna 
aux  tribunaux  inférieurs  l'exemple  de  refuser  le  titre  et  les  attri- 
butions de  grand  bailliage,  exemple  qu'une  partie  des  présidiaux 
désignés  pour  ce  titre  tinrent  à  honneur  de  suivre. 

Le  mouvement  de  l'opinion ,  à  Paris ,  ne  descendit  pas  dans  la 
rue,  comme  on  l'eût  pu  croire  d'après  les  incidents  des  derniers 
mois;  certains  des  amis  les  plus  vifs  de  la  liberté  s'inquiétèrent 
même  de  voir  la  masse  du  peuple  si  engourdie*.  L'instinct  popu- 


1.  La  Fayette  avait  écrit  à  Washington,  le  9  octobre  1787,  qne  «  la  France  arri- 
verait peu  à  peu,  8an$  grande  convulsion,  à  une  représentation  indépendante,  et,  par 
conséfiuent,  à  une  diminution  de  Tantorité  royale  ;  mais  que  cela  marcherait  lente- 
ment, t  Le  25  mai  17B8,  il  lui  écrit  :  <•  Les  affaires  de  France  touchent  à  ane  criae, 
dout  les  bons  résuluu  sout  d'autant  plus  incertains,  que  le  peuple,  en  général,  n'a 


60G  LOL'IS  XVI.  11788} 

laire,  dans  la  capitale,  sentait  qu'au  fond  la  cause  du  parlement 
n'était  nullement  celle  du  peuple ,  et  qu'il  ne  s'agissait  encore 
que  d'une  guerre  civile  de  l'ancien  régime  contre  lui-même,  pré- 
face de  la  guerre  du  peuple  contre  l'ancien  régime.  Ce  qui  était 
instinct  dans  la  masse  était  système  chez  des  hommes  considéra- 
bles par  l'intelligence,  chez  beaucoup  de  penseurs  et  de  lettrés, 
Mirabeau  en  tête,  qui  se  réservaient  et  attendaient,  sûrs  de  ne  pas 
longtemps  attendre. 

Tandis  que  Paris  conservait  un  calme  trompeur,  les  provinces 
éclataient.  Tout  ce  qui  subsistait  d'esprit  provincial  se  soulevait 
contre  l'anéantissement  des  derniers  restes  des  vieux  concordats 
qui  liaient  les  provinces  à  la  couronne.  Le  gouvernement,  ayant 
blessé  les  privilégiés  sans  satisfaire  le  peuple ,  avait  presque  toul 
le  monde  contre  lui.  La  noblesse  d'épée,  oubliant  sa  vieille  anti- 
pathie contre  les  gens  de  robe ,  soutenait  partout  les  parlements 
dans  leurs  violentes  protestations.  Les  privilégiés,  plus  influents 
dans  les  grandes  villes  de  province  qu'à  Paris,  donnaient  l'impul- 
sion ;  la  jeunesse  et  le  peuple  des  villes  étaient  avec  quiconque 
remuait  :  la  masse  bourgeoise,  moins  ardente  et  plus  disposée  à 
l'expectative,  n'avait  cependant  ni  estime  ni  confiance  pour  le 
gouvernement,  et  n'attendait  rien  que  des  États-Généraux.  Le 
pouvoir  n'avait  pas  même  su  faire  énergiquement  de  l'arbitraire  : 
sa  seule  chance,  fort  douteuse,  de  prévenir  la  résistance  dans  les 
provinces,  eût  été  de  frappera  fond  sur  les  parlements  et  d'exiler 

nalle  inclinatiun  à  en  venir  aux  extrémités.  Mourir  pour  la  liberté  n*est  pas  la  devise 
de  ce  côté  de  l'Atlantique.  *» 

La  Uévolutiuii  avait  été  prévue  longtemps  d'avance.  Maintenant  qu'on  y  touchait, 
qu'on  l'avait  sur  la  tête,  on  ne  la  voyait  plus,  ou.  du  moins,  on  ne  la  voyait  que  con- 
fusément et  sans  calculer  les  vraies  distances.  La  Fayette  ne  comptait  encore  que 
sur  le  mécontentemettt  jassif  ou  non-cbéissance,  comme  étant  le  plus  grand  résultat  que 
pussent  obtenir  les  amis  de  la  liberté.  «  Le  peuple,  dit-il,  a  été  si  engourdi  que  j'en 
ai  été  malade.  »  Toutefois  **  les  amis  de  la  liberté  se  fortifient  journellement.  ••  Il 
commence  à  spérer  une  conslilution.  —  Mém.  de  La  Fayette,  t.  II ,  p.  227.  —  Une 
constitution!  e  t  aussi  le  cri  de  Mirabeau.  ««  Tout  est  là!  Elle  n'est  pat  encore,  *>  ditnl, 
par  opposiiion  à  ceux  qui  invoquent  la  prétendue  con>titution  du  royaume  :  •*  Elle 
ne  peut  naître  qu'au  sein  des  États-Généraux.  »  Cet  esprit ,  bien  plus  fort  et  plus 
péiiétrant  que  celui  de  La  Fayette,  se  fait,  d'ailleurs,  une  illusion,  qu'il  puise  dans 
sa  force  mémo,  sur  la  facilité  de  terminer  la  crise.  Il  n'y  voit  qu'un  défilé  à  fran- 
chir. Les  maux  dont  on  fait  tant  de  brait  «  pour  la  plupart  n'existent  pas.  Il  n'y  a 
pas  un  embarras  qui  puisse  arrêter  le  talent  le  plus  médiocre  !...  "  —  MJm.  de  Mira- 
beau, t.  V,  p.  151,  154,  164. 


[1788]  PARLEMENT  DE   ROUEN.  607 

les  individus  en  suspendant  les  corps  de  magistrature.  Les  magis- 
trats, demeurés  en  masse  dans  leurs  villes,  purent  partout  se  con- 
certer, se  rassembler  malgré  les  défenses  du  roi  et  lancer  des 
arrêtés  foudrovants  contre  les  commandants  militaires  et  contre 
ceux  des  tribunaux  inférieurs  qui  abandonnaient  la  cause  des  lois 
et  qui  acceptaient  leurs  attributions  nouvelles.  Le  pouvoir  répon- 
dit trop  tard  en  exilant  certains  parlements,  en  mandant  d'autres 
cours  à  Versailles,  en  publiant  un  arrêt  du  conseil  qui  supprimait 
les  protestations  des  cours,  défendait  de  rendre  des  arrêtés  sem- 
blables, à  peine  de  forfaiture,  et  mettait  les  tribunaux  fidèles  sous 
la  protectioti  du  roi  (20  juin  1788). 

Le  mouvement  imprimé  ne  s'arrêta  pas.  Le  parlement  de  Rouen, 
qui  avait  naguère  proclamé  que  la  loi  est  au-dessus  du  roi,  n'avait 
d'abord  opposé  qu'une  résistance  passive;  il  se  réunit  secrètement 
le  25  juin,  déclara  traUres  au  roi,  à  la  Jiation,  à  la  province,  par- 
jures et  notés  d'infamie  tous  officiers  ou  juges  qui  procéderaient 
en  vertuides  ordonnances  du  8  mai,  et  décida  qu'au  roi  «  seraient 
incessamment  dénoncés,  comme  traîtres  envers  lui  et  envers 
l'état,  les  ministres,  auteurs  des  surprises  faites  à  la  religion  de 
Sa  Majesté,  et  notamment  le  sieur  de  Lamoignon,  garde  des  sceaux 
de  France.  »  L'ordre  d'exil  expédié  par  le  roi  en  réponse  donna  lieu 
à  des  incidents  graves.  Un  des  présidents  reprocha  au  comman- 
dant de  la  force  armée  son  obéissance  passive  :  «  L'autorité  du 
roi  est  illfmitée  pour  faire  le  bien  de  ses  sujets,  mais  tous  doivent 
lui  donner  des  bornes  quand  elle  '.oume  vers  l'oppression  *.  »  La 
position  des  chefs  militaires  devenait  extrêmement  difficile  :  ils 
voyaient  en  face  d'eux  non  plus  seulement  des  robins  et  des  bouti- 
quiers, mais  l'ordre  de  la  noblesse  auquel  ils  appartenaient  et  qui 
exerçait  sur  eux  une  forte  pression  morale. 

L'agitation  de  la  Normandie  n'alla  pas  jusqu'à  l'insurrection , 
bien  que  Rouen  fût  profondément  irrité  des  emprisonnements 
arbitraires  et  des  vexations  de  tout  genre  que  se  permettait  le 
commandant,  marquis  d'Harcourt,  qui  se  conduisait  comme  en 
pays  conquis.  D'autres  provinces  furent  moins  patientes.  L'altière 
Bretagne  était  en  feu.  Avant  même  l'arrivée  des  commissaires  du 

1.  Floquet,  llUt.  du  parlement  de  Normandie,  t.  VU,  p.  234. 


608  LOUIS   XVI.  (178s: 

roî,  le  syndic  des  États,  comte  de  Bolherel,  avait  protesté,  an  nom 
des  trois  ordres,  devant  le  parlement  de  Rennes,  réclamant  Vexé- 
cution  du  œntrat  de  mariage  de  Louis  XII  et  de  la  duchesse  Anne. 
Tous  les  corps  appuyèrent  cette  démarche.  Le  commandant  et 
rintendant  de  la  province  furent  hués  et  menacés  en  allant  por- 
ter les  ordres  du  roi  au  Palais  de  Justice.  La  modération  du  com- 
mandant arrêta  seule  la  guerre  civile.  Le  parlement  s'étant  réuni 
malgré  la  défense  du  roi,  un  détachement  de  soldats  marcha  pour 
le  disperser.  Une  troupe  de  gentilshommes  armés ,  suivis  d'une 
foule  de  peuple,  accoururent  pour  protéger  la  délibération,  qui 
s'acheva  en  dépit  de  Fautorité  militaire.  Comme  au  temps  du 
combat  des  Tkewe,  l'affaire  aboutit  à  un  duel  collectif  de  quinze 
gentilshommes  contre  quinze  ofûciers.  Les  officiers  d'un  autre  ré- 
giment, celui  de  Bassigni,  prirent  parti  pour  la  résistance  et  pro- 
testèrent par  écrit  contre  les  ordres  qu'ils  avaient  j-eçus.*La  jeu- 
nesse de  Nantes  arriva  en  armes  au  secours  des  habitants  de 
hennés.  La  noblesse,  réunie  à  Rennes,  à  Vannes,  à  Saiitt-Brieuc, 
déclara  infâme  quiconque  accepterait  une  place,  soit  dans  les  nou- 
veaux tribunaux,  soit  dans  une  nouvelle  forme  arbitraire  des 
États.  Douze  gentilshommes  furent  dépêchés  à  Versailles,  por- 
teurs d'une  dénonciation  contre  les  ministres.  Le  ministère  les  fit 
mettre  à  la  Bastille ,  licencia  le  régiment  de  Bassigni  et  fit  mar- 
cher seize  mille  soldats  sur  la  Bretagne.  Les  deux  autres  ordres 
s'unirent  à  la  noblesse  bretonne  pour  envoyer  une  seconde  dépu- 
tation,  puis  une  troisième  beaucoup  plus  nombreuse.  Le  ministère 
s'étonna  et  n'osa  traiter  ces  nouveaux  députés  comme  les  pre- 
miers. Pendant  ce  temps,  l'intendant,  Bertrand  de  Molleville, 
aussi  violent  que  le  commandant,  le  comte  de  Thiard,  était  mo- 
déré, avait  été  pendu  en  effigie  par  le  peuple  et  s'était  enfui  de 
Bretagne*. 

Les  valions  des  Pyrénées  eurent  leurs  orages  comme  les  grèves 
de  la  Bretagne.  Les  paysans  propriétaires  des  montagnes  ^,  unis 
à  la  noblesse,  descendirent  en  masse  sur  Pau,  s'emparèrent  de 
l'artillerie  de  la  place  et  rouvrirent  de  force  le  Palais  de  Justice 

1.  V.  Précit  hif  torique  des  événements  de  Bretagne;  Renne»,  1788. 

2.  u  Dans  nos  campagnes ,  tout  le  monde  est  propriétaire.  ••  —  Remontrances  du 
parlement  de  Pau. 


[1788]  BRETAGNE.    BSARN.   DAUPHLNÉ.  609 

fermé  par  les  ordres  du  roi.  Le  commandant  môme  de  la  pro- 
vince, faisant  capituler  le  pouvoir  royal,  invita  le  parlement  de 
Pau  à  se  rassembler  pour  rétablir  Tordre.  Le  roi  envoya  le  duc 
de  Guiche,  d'une  famille  très-influente,  dans  les  Pyrénées ,  avec 
des  pouvoirs  extraordinaires.  Les  Béarnais,  nobles  et  plébéiens, 
allèrent  au-devant  du  duc  en  portant  au  milieu  d'eux,  comme  un 
palladium^  le  berceau  d'Henri  IV  et  réclamant ,  sur  cette  enseigne 
sacrée,  le  contrat  que  le  roi  avait  fait  avec  eux  comme  seigneur 
deBéarn*. 

Ces  incidents  avaient  un  caractère  émouvant  et  dramatique  ; 
mais  les  agitations  du  Dauphiné  eurent  une  portée  politique  bien 
plus  décisive.  Le  7  juin,  sur  la  nouvelle  que  le  parlement  de  Gre- 
noble, suspendu,  comme  les  autres,  depuis  un  mois,  était  envoyé 
en  exil,  le  peuple  de  là  ville  courut  aux  armes,  appela  à  son  aide, 
par  le  son  du  tocsin,  les  villages  de  la  montagne,  éleva  des  barri- 
cades, refoula  les  deux  régiments  de  la  garnison ,  qui  montraient 
beaucoup  dé  répugnance  à  se  battre,  envahit  l'hôtel  du  gouver- 
neur, duc  de  Clermont-Tonnerre ,  et  menaça  le  duc  de  le  pendre 
au  lustre  de  son  salon  s'il  n'invitait  lui-même  le  parlement  à  se 
réinstaller  au  Palais  de  Justice.  Le  parlement,  un  peu  effrayé 
d'une  telle  victoire,  s'employa  à  calmer  et  à  désarmer  l'insurrec- 
li;m,  et,  deux  jours  après ,  tous  ses  membres,  se  dérobant  k  leur 
triomphe,  partirent  sans  bruit  et  séparément  pour  l'exil  auquel 
le  roi  les  avait  condamnés,  mais  après  avoir  rédigé  de  nouvelles 
remontrances  trop  bien  motivées  par  les  événements. 

La  direction  du  mouvement,  abandonnée  par  le  parlement,  fut 
saisie  par  d'autres.  Une  nombreuse  assemblée  de  citoyens  des  trois 
ordres  se  réunit  à  l'hôtel  de  ville  de  Grenoble  et  décida  que  les 
États  de  Dauphiné,  tombés  en  désuétude  depuis  bien  des  généra- 
tions, s'assembleraient  spontanément  le  21  juillet.  Jusqu'ici  on 
avait  vu  des  résistances  spéciales  de  corporations  et  des  ^meutes 
populaires  :  ce  jour-là  on  vit  la  souveraineté  nationale  en  acte 
pour  la  première  fois. 

Cet  acte  ouvrait  la  Révolution  française. 

1.  r.e  Réam,  de  même  que  la  Navarre,  ne  relevait  pas  de  la  couronne.  —  V.  les 
Item'mtr'ime^  du  parlement  de  Pau^  trés-iutéressantes  comme  résumant  les  traditions 
politiques  de  ces  deux  provinces .  —  Introduction  au  Moniteur,  p.  345  et  suiv. 

XVI.    *  39 


CIO  LOIIS  XVL  l'^r 

Le  mouvement  dauphinois ,  en  rfîef .  avait  on  tout  antre  bat 
que  le  retour  aux  privilèges  du  moyen  âge.  Bien  différent  des  in- 
surrections suscitées  par  la  noblesse  bretonne  et  béarnaise,  il 
était,  ou  il  devint  très-vite,  beaoooop  plus  national  que  provincial. 
'  Le  consentement  des  peopies  réunis  en  assemblée  nationale  est 
la  liaso  de  l'état  social,  »  disait  la  déclaration  grenobloise.  Cette 
population  d*é1ite,  une  fois  la  violence  du  premier  moment  apai- 
sée, montra  un  bon  sens,  une  tenue,  un  ordre  admirable  dans 
l'agitation  même,  la  noblesse  jurait  de  mourir  pour  les  droits  de 
sa  province.  Le  Tiers-Etat  visait  plus  haut.  Cn  juge  royal  deGre- 
notilf^,  Mounier,  ami  de  Necker  et  grand  partisan  des  institutions 
*  anglaises,  qui  ouvrait  avec  une  haute  énergie  la  carrière  de  la 
Révolution,  mais  qui  devait  s'y  arrêter  promptement,  dirigeait  le 
Tiers-État  d'une  main  habile  et  ferme.  L'archevêque  de  Vienne, 
Pompignan,  frère  du  po^te,  poussait  le  clergé  et  honorait  sa  viei!- 
^  -*  lesse  |>ar  des  sentiments  de  liberté  |K)litique  inespérés  chez  ce  vi- 

rulent adversaire  de  la  philosophie. 

Le  ministère ,  cependant ,  avait  mis  vingt  mille  soldats  sous  les 
ordres  du  maréchal  de  Vaux,  pour  comprimer  le  Dauphiné.  Le 
vieux  maréchal  écrivit  qu'il  était  trop  tard!  La  cour  l'autorisa  à 
transiger.  Il  voulut  qu'on  lui  demandât  la  permission  de  tenir 
rasseniMéc  dos  États  annoncée.  On  y  consentit ,  sur  sa  parole  de 
la  permettre.  II  défendit  que  l'assemblée  se  tînt  à  Grenoble  :  on 
la  convoqua  au  château  de  Vizille ,  ancienne  résidence  des  Dau- 
phins. \A,  en  invoquant  la  mémoire  du  héros  du  Dauphiné ,  do 
Bavard,  dont  la  sépulture  est  entre  Grenoble  et  Vizille,  on  jura 
l'union  de?  Dauphinois  entre  eux  et  avec  les  autres  provinces,  et 
le  refus  de  tout  impôt  nouveau  jusqu'aux  États-Généraux;  on  dé- 
clara infâme  et  traître  quiconque  accepterait  une  place  dans  1rs 
nouveaux  tribunaux;  mais,  en  même  temps,  on  proclama, comme 
l'avait  déjà  fait  l'assemblée  de  Grenoble,  que  les  Dauphinois  étaient 
prêts  à  sacrifier,  pour  le  bien  de  l'état,  tous  leurs  privilèges  par- 
ticuliers, et  ne  rfvendiqurrnienl  que  les  droits  de  Français*',  que 
riiiipôl  établi  pour  remplacer  la  corvée  serait  acquitté  par  les  trois 
ordres  et  non  plus  seulement  par  les  laillaLles;  et  que  le  Tiers, 

1  '"e'.a  «tait  loin  des  parl^MueiiU  uffîroiant  que  -  le»  loi»  tTun  raste  rovauu.e  ne 
doivent  p.is  être  uniformes,  n 


117881  ASSKMBLÉE   DE   VIZILLE.  ù\\ 

dans  les  États-Provinciaux ,  aurait  une  représentation  égale  au 
clergé  et  à  la  noblesse  réunis  en  une  seule  chambre.  Les  deux 
ordres  privilégiés,  emportés  par  un  généreux  élan,  avaient  adhéré 
à  toutes  les  propositions  du  Tiers,  et  Mounier,  secrétaire  de  l'as- 
semblée, en  avait  été  le  véritable  directeur.  A  côté  de  lui  s'était 
signalé  un  jeune  avocat  de  Grenoble ,  son  allié  maintenant ,  et 
plus  tard  son  adversaire  dans  la  grande  Constituante,  Bamave. 

L'assemblée  s'ajourna  au  1«''  septembre,  après  avoir  demandé 
au  roi  le  retrait  des  édits,  l'abolition  des  lettres  de  cachet,  la  con- 
vocation des  États-Généraux  et  la  sanction  du  rétablissement  des 
États  de  Dauphiné  * . 

Les  mouvements  des  autres  provinces  n'avaient  pas  un  si  grand 
caractère;  mais  la  fermentation  était  universelle.  Les  troubles 
étaient  permanents  en  Provence ,  en  Languedoc ,  en  Roussillon  : 
le  Nord  et  l'Est  protestaient  avec  moins  d'emportement,  mais  non 
pas  avec  moins  de  résolution.  L'armée  vacillait  dans  la  main  du 
ministère.  La  justice  était  interrompue  dans  presque  toute  la 
France.  L'anarchie  était  universelle.  Les  caisses  étaient  vides  :  on 
ne  pouvait  plus  vivre  d'anticipations,  les  banquiers  se  refusant  à 
toute  avance.  Le  gouvernement  tombait  en  débris.  Le  rôi  se  réfu- 
giait dans  une  morne  insouciance  et  passait  sa  vie  à  chasser.  Le 
principal  ministre  tranchait  du  Richelieu  dans  son  cabinet  :  «J'ai 
tout  prévu,  môme  la  guerre  civile!  —  Le  roi  sera  obéi!  »  Grands 
mots  qui  retentissaient  dans  le  vide.  Tout  se  retirait  :  le  ministre 
qui  partageait  la  faveur  de  la  reine  avec  Brienne,  Breteuil,  donna 
sa  démission. 

Brienne  avait  essayé  d'une  dernière  ressource.  Il  avait  convo- 
qué, en  juin,  une  assemblée  extraordinaire  du  clergé,  espérant 
que  l'ordre  dont  il  faisait  partie  viendrait  à  son  secours;  que  le 
clergé,  si  menacé  par  l'esprit  du  siècle,  comprendrait  tout  ce  qu'il 
avait  à  redouter  d'une  assemblée  nationale,  et  se  déciderait  à 
mettre  la  couronne  en  mesure  de  se  passer  des  États-Généraux» 
'soit  par  un  emprunt  que  garantirait  l'ordre  ecclésiastique,  soit 
par  l'abandon  des  biens  monastiques  à  l'état.  Le  clergé  ne  com- 
prit rien  :  comme  la  noblesse,  il  réclama  énergiquement  le*main- 

I.  Introduction  au  Moniteur,  p.  341,  547.  —  Droz,  t.  II,  p.  71.  —  Soulavie,  t.  VI, 
p.  209.  —  Floquet,  Uist»  du  parlement  de  Normandie,  t.  VII,  p.  157 


612  LOUIS   \VI.  [1788; 

tien  des  capitulations  provinciales  contre  une  injuste  unité  :  il  prit 
parti  pour  les  parlements,  ses  anciens  adversaires,  et  il  réclama 
aussi  les  États-Généraux  sous  bref  délai.  Chacune  des  puissances 
de  l'ancien  régime  répétait  à  son  tour,  comme  maîtrisée  par  un 
esprit  invisible,  la  parole  qui  allait  faire  crouler  rédifice  du 
passé. 

En  même  temps  qu'il  évoquait  le  génie  de  la  Révolution  et 
qu'il  déclarait  que  a  le  peuple  fraiiçais  n'est  pas  imposable  à  vo- 
lonté, »  le  clergé,  rétrogradant  au  delà  des  Notables,  protestait 
formellement  contre  l'application  de  l'impôt  aux  possessions 
ecclésiastiques,  contre  le  désordre  d'une  fausse  égalité,  et  revendi- 
quait le  renouvellement  des  lois  de  Louis  XIY  et  de  Louis  XV  sur 
la  garantie  intégrale  de  ses  immunités!  Ce  fut  là-dessus  que  se 
sépara  la  dernière  assemblée  de  l'ordre  du  clergé  de  France  '. 

Le  gouvernement,  si  l'on  pouvait  encore  donner  ce  nom  à  l'an- 
archie de  Versailles,  ploya  devant  le  clergé;  un  aiTôl  du  conseil 
interdit  d'étendre  la  perception  des  vingtièmes  sur  les  biens  d'é- 
glise ;  5  juillet).  Un  misérable  don  gratuit  de  1,800,000  livres  fut 
tout  ce  qu'on  put  obtenir  conditionnellement  (Je  l'assemblée. 

La  monarchie  mourante  se  débattait  en  vain  ;  une  force  invin- 
cible la  poussait  à  cette  convocation  de  la  nation  qui  lui  inspirait 
une  si  profonde  terreur.  Brienne,  n'espérant  plus  éviter  les  États- 
Généiaux,  tâcha  du  moins  de  rompre  la  coalition  des  trois  ordres 
contre  la  couronne.  Le  5  juillet,  un  arrêt  du  conseil  déclara  qu'a- 
prés  plusieurs  mois  de  recherches  sur  les  anciens  États-Généraux, 
il  avait  été  impossible  «  de  constater  d'une  façon  positive  la  forme 
dos  élections,  non  plus  que  le  nombre  et  la  qualité  des  électeurs 
et  des  élus;  »  les  conditions  ayant  varié  suivant  les  temps  et  les 
lieux.  En  conséquence,  les  États-Provinciaux  et  les  nouvelles  as- 
semblées de  divers  degrés  étaient  invités  à  formuler  leurs  vœux 
sur  cette  question ,  et  tous  les  oflîciei's  municipaux ,  officiers  des 
juridictions,  syndics  d'États-Provinciaux  et  assemblées  pro\incia- 
les,  de  districts  et  de  paroisses,  et,  enfin,  toutes  personnes  ayant 
connaissance  de  pièces  relatives  aux  États-Généraux,  ainsi  que 

1.  Introduction  au  Moniteur,  p.  379  et  suiv.  —  L'archevêque  de  Narbonne,  Jî.  de 
Dillon,  orateur  du  clergé,  approuva  cependant,  sauf  quelques  réserves,  la  restitution 
de  l'état  civil  aux  protestants.  ' 


11788J  ÉTATS-GÉNÉRAUX   CONVOQUÉS.  613 

toiis  savants  et  personnes  instruites,  étaient  invités  à  adresser  au 
garde  des  sceaux  tous  renseignements  et  mémoires  sur  le  môme 
sujet*. 

La  main  qui  avait  voulu  restaurer  le  despotisme  déchaînait  de 
fait  la  liberté  de  la  presse!  Le  calcul  de  Brienne  était  juste  en  ce 
point,  que  le  Tiers-État  ne  pouvait  manquer  d'entrer  en  lutte  con- 
tre les  ordres  privilégiés  dans  cette  lice  qu'ouvrait  la  royauté; 
mais  s'imaginer  diriger  les  coups  du  Tiers-État  au  profit  de  la 
royauté  était  un  absurde  anachronisme. 

Il  n'était  plus  possible  d'éluder  le  prodigieux  mouvement  d'opi- 
nion auquel  le  gouvernement  venait  lui-môme  d'imprimer  une 
impulsion  nouvelle.  Le  ministre,  puis  le  roi,  se  résignèrent.  Le 
8  août,  un  arrôt  du  conseil  fixa  au  1^'  mai  1789  la  tenue  des  États- 
Généraux  et  suspendit  jusqu'à  cette  époque  le  rétablissement  de  la 
cour  plénière. 

On  en  venait  donc  à  cette  date  fatidique,  désignée,  dès  l'année 
précédente,  par  le  doigt  de  Mirabeau!  La  vieille  société,  par  l'or- 
gane de  son  pouvoir  suprême,  marquait  elle-môme  son  hcure^. 

Un  pareil  appel,  fait  à  temps,  eût  été  accueilli  par  un  transport 
de  joie  et  de  gratitude  unanime.  La  France  fut  remuée  jusque 
dans  ses  dernières  profondeurs,  mais  elle  ne  se  crut  pas  tenue  h 
la  reconnaissance  envers  ceux  qui  l'appelaient  malgré  eux,  aveu- 
gles et  fragiles  instruments  d'une  œuvre  immense.  Tandis  que 
l'arrôt  de  convocatîon  retentissait  d'échos  en  échos,  le  ministre 
qui  Pavait  fait  rendre  s'abîmait  dans  l'ignominie.  Brienne ,  à 
bout  d'expédients,  n'avait  pas  eu  honte  de  s'emparer  du  produit 
de  souscriptions  destinées  à  fonder  quatre  nouveaux  hôpitaux 
dans  Paris,  et  des  fonds  d'une  loterie  ouverte  pour  soulager  les 
victimes  d'une  grôle  qui  venait  de  ravager  nos  plus  fertiles  con- 
trées à  soixante  lieues  à  la  ronde  autour  de  la  capitale!  Le 

1.  Anciennes  Loit  françaites,  t.  XXVIII,  p.  601. 

2.  Maleshecbes  et  d'autres  hommes  politiques  avaient  proposé  au  roi  de  convo- 
quer, au  lieu  des  États-Généraux,  une  assemblée  nationale  qui  aurait  sa  base  dans 
les  assemblées  provinciales,  c'est-à-dire  la  grande  municipaliii  de  Turgot.  —  V.  Droz, 
t.  II,  p.  82.  11  était  trop  tard  :  la  royauté  n'avait  plus  la  force  de  suppAner  ainsi 
les  trois  ordres  pour  les  remplacer  par  Tunité  fondre  sur  le  principe  unique  de  la 
propriété.  Le^ordres  privilégiés  eussent  résisté,  et  le  peuple  n'eût  pas  soutenu  une 
révolution  qui  n'eût  pas  été  démocratique  et  qui  n'eût  convenu  qu'aux  sommités  du 
Tiers  État. 


614  LOL'IS   \VL  im») 

10  août,  il  fil  décréter  par  le  conseil  que  les  paiements  de  l'état 
seraient  suspendus  pendant  six  semaines,  puis  qu'on  paierait  les 
rentes  et  gages  jusqu'au  31  décembre  1789,  i^artie  en  argent  et 
partie  en  billets.  Les  remboursements  étaient  reculés  d'un  an. 
Deux  jours  après,  il  fit  autoriser  la  Caisse  d'escompte,  jusqu'au 
1*'  janvier,  à  ne  pas  rembourser  ses  billets  en  argent  :  cela  parut 
le  prélude  évident  de  la  banqueroute,  t  La  malédiction  publique 
fondit  sur  lui  comme  un  déluge  '.»  La  cour  l'abandonna.  Brienne 
tenta  une  dernière  chance  de  salut.  Il  offrit  le  contrôle  général  à 
Necker.  Le  Genevois  refusa  de  s'associer  à  un  ministère  perdu 
dans  l'opinion.  Brienne  donna  sa  démission  (25  août),  et  Louis  XVI 
subit  Necker  en  vaincu,  comme  il  avait  subi  la  convocation  des 
États-Généraux.  Le  garde  des  sceaux  Lamoignon  suivit  Brienne 
trois  semaines  après  *. 

Le  second  ministère  de  Necker  ferme  l'Ancien  Régime  et  ouvre 
la  Révolution. 

Necker  rentra  aux  affaires  sous  de  funèbres  auspices.  Le  morne 
silence  de  Paris  avait  fait  place  à  de  fougueuses  explosions.  La 
joie  du  renvoi  de  Brienne ,  puis  de  Lamoignon ,  eut  un  caractère 
d'emportement  qui  aboutit  à  des  scènes  sanglantes  où  l'autorité 
fit  tour  à  tour  mépriser  sa  mollesse  et  maudire  sa  violence  tar- 
dive. Après  trois  jours  d'illuminations,  de  fusées,  de  cris,  de 
chants,  le  guet,  jusqu'alors  immobile,  fit ,  sur  le  Pont-Neuf,  une 
charge  inattendue  et  brutale.  Le  lendemain ,  la  jeunesse  baso- 
chienne  revint  en  forces ,  armée  de  bâtons ,  et  brûla  en  effigie 
Brienne;  une  multitude  aux  visages  sombres,  aux  vêtements  dé- 
labrés ,  se  joignit  aux  jeunes  gens.  Les  corps  de  garde  du  guet 
furent  assaillis  et  détruits ,  sauf  à  la  Grève ,  où  une  décharge 
meurtrière  dispersa  les  assaillants.  Les  troubles  fui'ent  plus  gra- 
\cs  encore  à  la  chute  de  Lamoignon.  Des  bandes  nombreuses  se 
portèrent  aux  hôtels  de  Brienne  et  de  Lamoignon  et  à  la  maison 
du  chevalier  du  guet,  avec  des  menaces  d'incendie;  les  gardes 


1.  Mèm.  de  Mannontel,  t.  IV,  p.  29,  an  xiii  (  1B04).  —  Inlroduction  au  Moniteur, 
p.  300. 

2.  L'avcujjle  faveur  de  la  reine  suivit  Brienne  dans  m  retraite,  et  lai  valai  encore 
le  chapeau  de  cardinal.  Lamoi^on  et  Brienne  finirent  tous  deux  par  le  soidde;  le 
i-icuiier,  le  18  mai  1789;  le  second,  le  16  février  1794. 


[1788:  -  RETOUll    DE   NECKER.  645 

françaises  et  suisses  marchèrent  contre  Témcute;  sur  deux  points, 
la  foule  se  trouva  prise  entre  les  détachements  de  troupes  char- 
geant en  sens  opposé,  et  il  y  eut  un  vrai  massacre.  Il  en  resta  de 
farouches  ressentiments  dans  les  masses. 

L'ordre  matériel  se  rétablit  néanmoins  pour  quelque  temps  à 
Paris,  et  Necker  fit  de  grands  et  d'intelligents  elTorts  pour  soulager 
les  misères  exceptionnelles  qui  aigrissaient  le  peuple  et  pour  rele-^ 
ver  le  crédit  et  la  circulation  commerciale.  Comme  ministre  des 
finances,  il  justifia  de  nouveau  la  confiance  qu'il  avait  inspirée  à 
la  nation  :  les  bourses  fermées  à  Brienne  se  rouvrirent  pour  lui  ; 
les  fonds  montèrent  de  30  p.  Vo;  il  obtint  des  avances  des  capita- 
listes et  de  certaines  corporations,  engagea  généreusement  sa 
propre  fortune  comme  garantie  des  engagements  de  l'état,  fit 
patienter  les  créanciers,  révoquer  l'arrêt  du  16  août,  que  le  public 
appelait  V arrêt  de  la  banqueroute,  et  parvint  à  pourvoir  aux  besoins 
ordinaires,  tout  en  subvenant  aux  besoins  extraordinaires  de  la 
disette,  puis  du  rigoureux  hiver  de  1788  à  1789  '.  En  deux  mots, 
il  aida  la  France  à  vivre  durant  les  quelques  mois  d'anxiété 
suprême  qui  séparèrent  l'Ancien  Régime  de  la  Révolution.  Ce  fut 
là  le  principal  et  le  dernier  honneur  du  ministre  genevois. 

La  chute  de  Brienne  et  de  Lamoignon  emportait  nécessaire- 
ment celle  de  tout  leur  système.  Pour  la  seconde  fois  du  règne, 
les  parlements  furent  réinstallés  en  triomphe.  La  déclaration  du 
roi  qui  rappelait  «  les  officiers  des  cours  à  l'exercice  de  leurs 
a  fonctions,  »  avançait  la  réunion  des  États-Généraux  au  mois  de 
janvier  1789  (23  septembre  1788).  Le  parlement  de  Paris  débuta 
par  ordonner,  aux  acclamations  de  la  multitude,  des  infonnations 
sur  a  les  excès,  violences  et  meuitres  commis  dans  la  ville  de 
Paris  depuis  le  28  août,  i>  puis  d'autres  informations  sur  les  crimes 
d'état  imputés  aux  deux  ministres  déchus.  Mais  les  applaudisse- 
ments tombèrent  tout  à  coup,  lorsque  l'on  connut  les  termes  dans 
lesquels  le  parlement  avait  enregistré  la  déclaration  royale  :  «  Ne 
cessera  la  cour...  de  réclamer  pour  que  les  États -Généraux... 
soient  régulièrement  convoqués  et  composés,  et  ce,  suivant  la 
forme  observée  en  1614.  »  La  forme  de  1614  impliquait  le  vote 

1.  70  millions  furent  dépensés  en  secours  et  en  achats  de  grains. 


1 

i 


616  LOUIS   \Vl.  H"S8: 

par  ordres  el  réveillait  les  souvenirs  les  plus  contraires  aux  inlê- 
rôts  et  à  la  dignité  du  Tiers -État. 

Il  se  fit  à  rinstant  môme  un  vide  immense  autour  du  parle- 
ment. Son  année  d'avocats,  de  procureurs,  de  notaires,  de  pra- 
ticiens, de  jeunes  dcrcs,  Tabandonna.  Sa  popularité  factice  s'é- 
vanouit. Le  torrent  des  brochures  politiques,  des  pamphlets,  qui 
débordait  à  flots  toujours  croissants  depuis  l'appel  du  5  juillet,  se 
tourna  contre  lui.  Ce  fut  le  signe  que  la  véritable  lutte  commen- 
çait, la  lutte  du  peuple  contre  l'Ancien  Régime.  La  confuse  préface 
de  la  Révolution  était  finie. 

On  eût  pu  toutefois  se  faire  une  dernière  illusion  aux  caractères 
apparents  des  premiers  incidents  de  la  lutte.  Tandis  que  les  par- 
lements provinciaux  revendiquaient,  comme  la  cour  suprême  de 
Paris,  les  vieilles  formes  aristocratiques  des  États-Généraux,  les 
corporations  officielles  du  Tiers-État,  corps  de  ville,  communau- 
tés industrielles,  corporations  de  légistes,  et  les  commissions 
intérimaires  des  nouvelles  assemblées  provinciales ,  répondaient 
par  des  adresses  au  roi  où  elles  demandaient  énergiquement  que 
la  représentation  du  Tiers  égalât  en  nombre  celle  des  deux  ordres 
privilégiés  ensemble  :  elles  invoquaient  le  souvenir  de  Louis  le 
Gros,  de  saint  Louis,  de  Philippe  le  Bel,  de  Louis  le  Hutin,  de 
tous  les  rois  qui  passaient  pour  avoir  été  les  alliés  de  la  bour- 
geoisie contre  la  féodalité.  C'était  un  dernier  eifort  pour  relier 
au  passé  l'avenir  inconnu  et  sans  précédents  où  l'on  touchait. 

Ni  le  roi  ni  même  Necker  n'entendirent  ce  dernier  appel.  Necker 
se  montra  tout  à  la  fois  le  plus  habile  (des  financiers  et  le  plus 
médiocre  des  hommes  d'état.  Méconnaissant  entièrement  la  force 
respective  des  partis  (force  qu'au  reste  ni  Mirabeau  ni  personne 
n'appréciait  tout  à  fait  encore) ,  il  ne  songeait  qu'à  se  ménager 
entre  le  Tiers  et  les  privilégiés,  et  déclinait  la  responsabilité  de 
décider  la  question  préalable  à  toutes  les  autres,  la  double  repré- 
sentation du  Tiers,  comme  si  cette  prétention  fort  modeste,  à 
laquelle  se  bornait  encore  le  Tiers,  n'eût  pas  été  chose  acquise 
d'avance  par  la  loi  sur  les  assemblées  provinciales  et  par  l'initia- 
tive des  Trois  États  de  Dauphiné  '.  Peu  importaient  que  les  précé- 

1.  Une  assemblée  extraordinaire,  réunie  spontanément  à  Privas,  adhéra,  au  dé»u) 
des  tvAs  ordies  du  Vivarais^  aux  actes  des  Etats  de  Dauphiné 


[1788]  HETOUR    DES  NOTABLES.  617 

dents  variassent;  que  le  Tiers,  s'il  avait  toujours  surpassé  en 
nombre,  dans  les  États,  chacun  des  deux  autres  ordres ,  ne  les  eût 
janfeiis  égales  réunis.  //  ne  s'agit  pas,  comme  l'avait  dit  Mirabeau 
au  nom  de  tout  le  xviii®  siècle,  et  comme  le  répétaient  les  mille 
voix  de  la  presse,  il  ne  s'agit  pas  de  ce  qui  a  été,  mais  de  ce  qui  doit 
être.  Necker  n'osa  dire  ce  qui  devait  être.  Les  Notables,  puis  les 
parlements,  avaient  donné  leur  démission,  les  uns  en  s'en  remet- 
tant au  roi,  les  autres  en  en  appelant  aux  États-Généraux  :  Necker 
donna  la  sienne  à  son  tour,  par  l'acte  le  plus  impolitique  qu'on 
pût  imaginer.  Il  rappela  les  Notables  pour  leur  soumettre  la  com-^ 
position  et  la  forme  des  États-Généraux.  Il  ajourna  de  nouveau, 
par  le  fait,  la  réunion  si  urgente  des  États,  afin  de  consulter  celte 
assemblée  de  privilégiés  qui  s'était  déjà  montrée  si  impuissante 
dix-huit  mois  auparavant  et  que  le  mouvement  extraordinaire 
des  esprits  et  des  faits  semblait  avoir  rejetée  à  un  demi -siècle  en 
arrière. 

Les  Notables  reparurent  le  6  novembre  à  Versailles.  Une  énorme 
majorité,  parmi  eux,  se  prononça  contre  la  double  représentation 
du  Tiers,  et  demanda  le  maintien  des  formes  anciennes,  des 
anciennes  divisions  électorales  par  bailliages  et  sénéchaussées, 
sans  tenir  compte  de  la  monstrueuse  inégalité  de  ces  dislricls  en 
population,  en  richesse,  en  étendue*.  En  môme  temps  que  les 
Notables  se  cramponnaient,  pour  ainsi  dire,  au  passé ,  ils  subis- 
saient partout  l'influence  de  leur  temps,  mais  d'une  façon  très- 
singulière;  c'est-à-dire  que  cette  démocratie  qu'ils  repoussaient 
avec  effroi  dans  l'ensemble  de  l'institution  nationale,  ils  l'accep- 
taient en  particulier  dans  chacun  des  trois  ordres  qui  compo- 
saient la  vieille  société.  Ils  admettaient  que  tout  citoyen  domicilié, 
majeur  et  inscrit  au  rôle  des  contributions,  eût  droit  de  sulTrage 
dans  les  assemblées  primaires  du  Tiers-État,  que  les  gentilshommes 
non  fieffés  eussent  droit  de  vote  à  côté  des  seigneurs  féodaux  dans 
les  assemblées  de  la  noblesse ,  et  que  toutes  les  personnes  enga- 
gées dans  les  ordres  sacrés  prissent  part,  à  côté  des  titulaires  de^ 

l.  Le  bailliage  de  Verniandois  et  la  sénéchaussée  de  Poitiers  avaient,  l'uii , 
774,504  habitants  ;  Tautre,  692,810.  Les  bailliages  de  Dourdan  et  de  Gex  eu  avaient, 
celui-ci,  13,052 i  celui-là,  7,462!  —  Un  seul  bureau,  sur  sept,  vota  pour  le  double- 
ment du  Tiers,  à  une  voix  de  majorité;  encore  cette  voix  fut-elle  due  au  hasard. 


618  LOCIS  \VI.  (17M1 

bénéfices,  aux  élections  ecclésiasli(|ues.  Celte  démocratie  relative, 
c'était  bien  Tespril  du  xviii*  siècle  qui  la  réveillait  chez  les  privilé- 
giés, mais  ce  n^était  pas  lui  qui  l'avait  créée;  combattue,  étouffée 
par  l'aristocratie  à  certaines  époques  et  surtout  dans  certaines 
provinces,  elle  était  au  fond  de  la  vieille  France  du  moyen  âge: 
elle  la  différenciait  fortement  de  l'Angleterre;  elle  avait  préparé 
sur  notre  sol  la  démocratie  unitaire. 

Ce  qui  appartenait  bien  au  xvni*  siècle,  c'était  le  vœu  arraché 
aux  Notables  par  la  force  de  l'opinion  :  c  que  les  impôts  fussent 
supportés  par  tous  les  Français;  »  dix -huit  mois  auparavant,  ils 
s'étaient  contentés  de  ne  pas  repousser  ce  principe  ;  il  est  vrai  que, 
cette  fois  encore,  en  le  proclamant,  ils  l'amoindrissaient  de  leur 
mieux;  ils  entendaient  qu'on  maintint  à  cet  égard  les  formes 
propres  à  la  constitution  de  chaque  ordre,  c'est-à-dire  qu'ils 
s'opposaient  à  toute  loi  générale  sur  l'assiette  et  la  perception  de 
l'impôt  '. 

Le  parlement  intervint  tout  à  coup  au  milieu  des  débats  des 
Notables  par  une  éclatante  palinodie.  Abasourdi  de  la  tempête 
d'opinion  qui  l'avait  assailli ,  épouvanté  de  la  solitude  qu'il  s'était 
faite,  il  s'efforça  de  se  réhabiliter  par  un  arrêté  où  il  expliquait, 
dit -il,  a  ses  véritiibles  intentions,  dénaturées  nialgré  leur  évi- 
dence. »  Il  déclarait  n'avoir  entendu  par  les  formes  de  \6H  que  la 
convocation  par  bailliages  et  sénéchaussées,  plus  convenable  que 
celle  par  gouvernements  ou  par  généralités;  que,  le  nombre  des 
députés  respectifs  des  divers  ordres  n'étant  déterminé  par  aucune 
loi  ni  par  aucun  usage  constant,  il  n'était  ni  dans  le  pouvoir  ni 
dans  l'intention  de  la  cour  d'y  suppléer;  que  la  cour  s'en  rappor- 
tait à  la  sagesse  du  roi  sur  les  modifications  que  la  raison ,  la 
liberté,  la  justice  et  le  vœu  général  pouvs^nt  indiquer.  Le  parle- 
ment suppliait,  de  plus,  le  roi  de  ne  plus  permettre  aucun  délai 
pour  la  tenue  des  États-Généraux  ;  de  déclarer  et  consacrer  leur 
retour  périodique,  la  résolution  de  supprimer  les  impôts  suppor- 
tés par  un  seul  ordre,  pour  les  remplacer,  d'accord  avec  les  trois 
ordres,  par  des  subsides  communs,  également  répartis;  la  res- 
ponsabilité des  ministres;  les  rapports  des  États- Généraux  avec 

1.  Introduction  au  Moniteur,  p.  39H-497. 


^ 


[1788]  LE  PARLEMENT.   LES  PRINCES.  619 

les  cours  souveraines,  en  telle  sorte  que  les  cours  ne  doivent  ni 
ne  puissent  souffrir  la  levée  d  aucun  subside  ni  Texécution  d'au- 
cune loi  non  consentie  par  les  États-Généraux;  la  liberté  indivi- 
duelle; la  liberté  de  la  presse,  sauf  responsabilité  après  Tim- 
pression  (5  décembre)  *. 

Quel  effet  n'eût  pas  produit  un  tel  acte  pendant  la  lutte  des 
parlements  et  de  la  cour  !  L'effet  fut  nul  maintenant.  Les  privilé- 
giés s'indignèrent  ;  le  Tiers  se  railla  d'une  adhésion  tardive  et  sans 
sincérité  à  sa  cause.  Le  rôle  des  parlements  était  fini.  La  nation 
n'avait  plus  besoin  d'intermédiaires. 

Tandis  que  le  parlement  de  Paris  capitulait  devant  la  Révolu- 
tion naissante,  les  princes  du  sang  tentaient  contre  elle  un  débile 
et  vain  effort.  Le  28  novembre,  le  prince  de  Conti  avait  déclaré, 
dans  son  bureau,  aux  Notables,  que  la  monarchie  était  menacée , 
et  avait  proposé  de  réclamer  auprès  du  roi  pour  que  «  tous  les 
nouveaux  systèmes  fussent  proscrits  à  jamais  et  que  la  Constitution 
et  ses  formes  anciennes  fussent  maintenues  dans  leur  intégrité.  )> 
Le  roi  défendit  aux  Notables  de  délibérer  sur  un  sujet  pour  lequel 
il  ne  les  avait  pas  convoqués ,  et  invita  les  princes  à  lui  commu- 
niquer directement  les  vues  qu'ils  croiraient  utile  d'exprimer.  Le 
comte  d'Artois,  les  trois  Condé^  et  le  prince  de  Conti  adressèrent 
donc  à  Louis  XVI  un  Mémoire  où  ils  dénonçaient  «  la  révolution 
qui  se  préparait  dans  les  principes  du  gouvernement ,  »  se  déchaî- 
naient contre  le  projet  de  doublement  du  Tiers,  et  faisaient 
entendre  que  les  deux  premiers  ordres,  si  leurs  droits  étaient 
méconnus,  ne  reconnaîtraient  pas  l'autorité  des  États-Généraux; 
que  le  peuple  saisirait  l'occasion  de  leurs  protestations  pour  ne 
pas  payer  les  impôts  consentis  par  les  États.  La  féodalité  princière 
finissait  par  un  appel  à  l'anarchie  ;  ce  n'était  pas  démentir  ses 
précédents.  On  préludait  déjà  à  l'émigration  et  à  l'armée  de 
Condè. 

La  presse  politique,  dont  les  princes  avaient  attiiqué  avec  amer- 
tume Y  effervescence  croissante,  leur  répondit  sans  ménagement. 

1.  Introductiun  au  Moniteur,  p.  564.  —  Plus  de  la  moitié  du  parlement  ne  prit  point 
part  au  vote. 

2.  Le  prince  de  Condé ,  le  duc  de  Bourbon ,  son  fils ,  et  le  duc  d'Eoghien ,  son 
petit-fils. 


620  LOCIS   XVÏ.  IÏ7S8I 

L'opinion  s'indigna  de  l'espèce  de  capitulation  qu'ils  offraient 
dédaigneusement  au  Tiers- État,  c  Que  le  Tiers- État,  écrivaienl- 
ils,  cesse  donc  d'attaquer  les  droits  des  deux  premiers  on'res, 
droits  qui ,  non*  moins  anciens  que  la  monarchie ,  doivent  être 
aussi  inaltérables  que  la  Constitution  ;  qu'il  se  borne  à  solliciter 
la  diminution  des  impôts  dont  il  peut  être  surchargé;  alors  les 
deux  premiers  ordres  pourront ,  par  la  générosité  de  leurs  senti- 
ments... renoncer  aux  prérogatives  qui  ont  pour  objet  un  intérêt 
pécuniaire*.  • 

Le  Tiers-État  n'entendait  point  implorer  une  grâce,  mais  exiger 
la  justice.  Les  concessions  pécuniaires  ne  pouvaient  plus  le  con- 
tenter. Ses  écrivains  opposaient  menace  à  menace,  et  conseillaient, 
les  uns,  de  ne  pas  nommer  de  députés  si  l'on  n'obtenait  le  dou- 
blement du  Tiers;  les  autres,  d'en  élire  en  nombre  suffisant, 
d'après  les  anciens  usages,  sans  s'arrêter  au  chiffre  qui  serait  fixé 
par  les  lettres  de  convocation.  Beaucoup  trouvaient  déjà  le  dou- 
blement du  Tiers  insuffisant,  et  s'écriaient  que  24  millions 
d'hommes  devaient  avoir  plus  de  représentants  que  600,000! 

Quinze  jours  après  avoir  fait  congédier  sa  malencontreuse 
assemblée  des  Notables  (12  décembre),  Necker  se  décida  et 
décida  le  roi  à  trancher  la  grande  question  de  la  double  représen- 
tation du  Tiers  dans  le  sens  opposé  au  vœu  de  cette  assemblée. 
La  décision  royale  fut  publiée  sous  le  titre  singulier  de  Résultat  du 
conseil  du  roi  tenu  à  Versailles  le  27  décembre  1788.  Le  roi  statuait: 
1"  que  les  députés,  aux  prochains  États -Généraux,  seraient  au 
moins  au  nombre  de  1,000;  2°  que  ce  nombre  serait  formé, 
autant  que  possible,  en  raison  composée  de  la  population  et  des 
contributions  de  chaque  bailliage;  3**  que  le  nombre  des  députes 
du  Tiers-État  serait  égal  à  celui  des  deux  autres  ordres  réunis  ^ 

La  reine,  irritée  du  concouis  que  la  noblesse  avait  prêté  aux 
pailements  contre  Brienne,  ne  s'était  point  opposée  à  cette  déci- 
sion. Necker,  dans  le  long  rapport  au  roi  qui  précédait  le  Résultat 
du  conseil,  semblait  n'avoir  songé  qu'à  atténuer  la  portée  delà 

1.  Introduction  au  Moniteur,  p.  499. 

2.  •<  Il  n'y  a  qu'une  seule  opinion  dans  le  royaume  sur  cette  question,  *«  dit  Necker 
dans  son  rappoil  au  roi.  Les  Notables  avaient  exprimé  précisément  l'opiDiou  con- 
ti'aire.  C'était  bieu  la  peine  de  les  consulter  ! 


[1788]  DOUBLEMENT  DU   TIERS.  621 

mesure  qu'il  venait  de  dicter  à  Louis  XVI.  «  LMnlérèt  qu'on  attache 
à  cette  question  (le  doublement  du  Tiers),  disait-il,  est  peut-être 
exagéré  de  part  et  d'autre;  car,  puisque  l' ancienne  Constitution  ou 
les  anciens  usages  autorisent  les  trois  ordres  à  délibérer  et  voler 
séparément,  aux  États-Généraux,  le  nombre  des  députés,  dans  cha- 
cun de  ces  ordres,  ne  paraît  pas  une  question  susceptible  du  degré 
de  chaleur  qu'elle  excite.  Il  serait  sans  doute  à  désirer  que  les 
trois  ordres  se  réunissent  volontairement  dans  l'examen  de  toutes 
les  affaires  ou  leur  intérêt  est  absolument  égal  ou  semblable;  mais 
cette  détermination  même  dépend  du  vœu  distinct  des  trois 
ordres  *.  » 

Necker  avait  raison.  Si  la  double  représentation  n'entraînait 
pas  le  vote  en  commun,  c'était  une  concession  insignifiante;  mais 
l'opinion  publique  entendait  bien  que  la  première  victoire  entraî- 
nerait la  seconde,  et  qu'il  n'y  aurait  qu'une  assemblée,  et  non 
trois  assemblées  indépendantes.  Quelques  publicistes  s'indignèrent 
du  langage  de  Necker  et  l'accusèrent  de  trahir  la  cause  du  peuple. 
L'opinion  fil  mieux  que  de  s'irriter  des  réserves  du  ministre  : 
elle  n'en  tint  compte.  Paris,  en  s'illuminant  de  mille  feux,  le  soir 
du  jour  où  fut  publiée  la  décision  royale,  montra  comment  il 
l'interprétait. 

L'irritation  fiévreuse  des  privilégiés  répondait  à  l'assurance 
menaçante  du  Tiers-État.  L'exemple  du  Dauphiné  ne  fut  pas 
suivi.  Le  spectacle  de  patriotique  union  qu'avait  offert  celle  pro- 
vince dans  la  lutte  contre  Brienne  se  reproduisit  néanmoins  dans 
une  nouvelle  session  des  États  de  Dauphiné  à  la  fin  de  décembre. 
Ces  États,  sur  le  rapport  de  Mounier,  décidèrent  que  les  députés 
qui  représenteraient  le  Dauphiné  aux  États- Généraux  auraient  le 
mandat  spécial  d'obtenir  que  les  délibérations  fussent  constam- 
ment prises  par  les  trois  ordres  réunis  et  que  les  suffrages  fussent 
comptés  par  tète.  Dans  ce  cas  seulement,  les  députés  seraient 
autorisés  à  concourir  à  l'établissement  d'une  constitution  qui 

1.  Plus  loin,  il  dit  ♦«  qu'il  n'entrera  jamais  dans  l'esprit  du  Tiei*s-Etat  de  chereh.  r 
à  diminuer  les  préro{;atives  seigneuriales  ou  honorifiques  qui  distinguent  les  deux 
premiers  ordres...  Il  n'est  aucun  Français  qui  ne  sache  que  ces  prérogatives  sont  uue 
pripriété  aussi  respectable  qu'aucune  autre ^  »»  etc.  Ce  n'est  pas  Turgot  qui  eût  coin- 
|)romi8  de  la  sorte  le  principe  de  la  propriété  !  —  V.  IntroJuttion  au  Moniteur, 
p.  500-50y. 


62Î  LOUIS   XVÎ.  [1788-17891 

assurât  la  stabilité  des  droits  du  monarque  et  de  ceux  du  peuple 
français.  Un  certain  nombre  de  privilégiés  avaient  prolesté;  la 
majorité  resta  unie  au  Tiers. 

Il  n>n  fut  pas  de  même  ailleurs.  Pendant  que  la  noblesse  dau- 
phinoise montrait  cette  sagesse  et  ce  désintéressement,  la  noblesse 
bretonne  tentait  la  guerre  civile.  Les  États  de  Bretagne  s'étaient 
pareillement  assemblés  sur  la  fin  de  décembre.  Le  Tiers  présenta 
une  liste  de  griefs  dont  il  demandait  le  redressement  préalable  à 
toute  délibération,  et  réclama  le  vote  par  tète,  et  non  par  ordre, 
et  Tabolition  des  privilèges  en  matière  d'impôts.  La  noblesse,  de 
son  côté,  arrêta  de  ne  délibérer  sur  les  réclamations  particulières 
du  Ticre  qu'après  avoir  terminé  les  affaires  générales  de  la  pro- 
vince. L'assemblée  s'épuisait  en  débats  violents  et  stériles.  Un 
arrêt  du  conseil  la  suspendit  jusqu'au  3  février,  et  renvoya  les 
députés  du  Tiers  demander  de  nouveaux  pouvoirs  à  leurs  villes. 
Le  Tiers  obéit.  Le  haut  clergé  et  la  noblesse  décidèrent  de  ne  pas 
désemparer,  et  répandirent  dans  les  campagnes,  en  français  et  en 
bas-breton,  une  déclaration  où  ils  accusaient  les  députés  des  villes 
de  tromper  le  peuple  et  de  se  servir  de  lui  pour  des  intérêts  con- 
traires aux  siens.  Les  étudiants  en  droit,  la  jeunesse  de  Rennes, 
répondirent  par  une  contre  -  déclaration  virulente.  Le  26  jan- 
vier 1789,  les  domestiques  des  nobles,  grossis  de  pauvres  gens 
qu'on  avait  ameutés  sous  prétexte  de  faire  baisser  le  prix  du  pain, 
asstiillirent  dans  les  rues,  à  coups  de  bâtons  et  de  pierres,  la  jeu- 
nesse bourgeoise.  Il  n'y  avait  aucune  justice  à  attendre  du  parle- 
ment, tout  dévoué  à  la  noblesse.  Le  lendemain,  on  essaya  de 
recommencer;  mais  les  jeunes  gens  étaient  prêts*.  Ils  marchè- 
rent droit  au  cloître  des  Cordeliers,  où  était  réunie  la  noblesse 
Au  bruit  des  coups  de  feu  qui  s'échangeaient,  le  tocsin  sonna;  le 
peuple  se  leva,  mais  pour  soutenir  les  bourgeois.  Sans  l'interven- 
tion pacifique  du  comte  de  Thiard,  gouverneur  de  Bretagne,  la 
noblesse  eiU  été  écrasée.  Les  jours  suivants,  on  vit  la  jeunesse  des 
>illos  voisines  accourir  par  bandes  armées  au  secours  des  Ren- 
nois.  11  vint  neuf  cents  Nantais  le  30  janvier.  Angers,  Poitiers, 
Caon,  se  tenaient  prêts  à  marcher.  On  a  conservé  une  pièce  qui 

I.  Parmi  les  étudiants  en   droit  fierait  an  jeune  hooiroe  qui  fut  le  général 
Moreau. 


11789)  BRfETAGINE.   FBAxNCHE-COMTÉ.  ^  6«3 

témoigne  de  l'exaltation  délirante  qui  s'était  emparée  des  âmes; 
c'est  un  ajrété  des  mères,  sœurs,  épouses  et  amantes  des  jeunes  ci- 
toyens d'Angers,  déclarant  qu'en  cas  de  départ  de  la  jeunesse 
angevine,  elles  se  joindront  à  la  nation,  et  périront  plutôt  que 
d'abandonner  leurs  amants,  leurs  époux,  leurs  fils  et  leurs 
frères'. 

La  noblesse  évacua  Rennes  et  se  dispersa  dans  ses  châteaux , 
couvrant  sa  retraite  d'un  nouvel  ordre  du  roi  qui  prorogeait  in- 
déilnlment  les  États  de  Bretagne  (  février  1789). 

Les  privilégiés  n'eurent  pas  un  meilleur  succès  en  Franche- 
Comté.  Le  roi  venait  de  consentir  au  rétablissement  des  États- 
Provinciaux  dans  ce  pays,  qui  ne  les  avait  pas  vus  rassemblés 
depuis  la  conquête  de  Louis  XIV.  Les  États  de  Franche-Comté  de- 
vinrent aussitôt  le  théâtre  d'une  lutte  ardente  entre  le  Tiers-État, 
d'une  part,  et,  de  l'autre,  la  noblesse  et  le  haut  clergé,  qui  pro- 
testaient contre  la  double  représentation  du  Tiers  et  voulaient 
que  l'élection  des  députés  aux  États-Généraux  se  fit  par  les  États- 
Provinciaux,  formés  aristocratiquement  à  l'ancienne  manière,  1 1 
non  pas  directement  par  la  population.  Le  parlement  de  Besan- 
çon rendit  aiTèt  dans  ce  sens  et  protesta  contre  tout  changement 
dans  la  constitution  de  la  province,  niant  ce  droit  aux  États-Gé- 
néraux eux-mêmes  (27  janvier  1789).  Le  peuple  se  souleva  et  mit 
le  parlement  en  fuite. 

L'impression  de  ces  premiers  chocs  fut  profonde  dans  toute  la 
France.  L'effroi  commença  de  se  mêler  à  la  colère  chez  les  piivi- 
légiés.  Ils  commencèrent  à  entrevoir  que  ce  grand  parti ,  qui  dé- 
butait ainsi,  pouvait  aller  à  tout.  Le  parti  de  la  Nation  avançait, 
du  reste,  à  visage  découvert.  C'était  en  annonçant  ses  projets  avec 
éclat  qu'il  en  préparait  le  succès.  D'innombrables  écrivains^  lui 
servaient  de  hérauts.  La  diversité  était  infinie  dans  les  détails; 
mais  la  grande  majorité  n'avait  alors  qu'un  esprit  et  qu'un  but. 
«  Nous  n'avons  pas  de  Constitution  ;  il  nous  en  faut  une  ^ — Quand 

1.  Introduction  au  Moniteur,  p.  544. 

2.  n  y  eut,  dit-on,  plus  du  trois  mille  brochures  dans  les  dix  mois  entre  juillet  17BB 
et  mai  1789. 

3.  Les  privilégiés  n'étaient  pas  même  d'accord  pour  répondre  qu'on  avait  une 
Constitution,  l.i's  princes  du  sanjç  l'avaient  revendiquée  :  d'Eprémesnil,  dans  une 
brochure  de  janvier  1781>,  se  déchaîne  contre  >•  Timbécillité  de  eeux  qui  soutiennent 


on  H  LOUIS   XVÏ.  ^|Ç  [17S91 

iiRMiie  nous  en  aurions  une,  noas  aurions  le  droit  de  la  changer: 
les  inorls  ne  peuvent  lier  les  vivants.  — Pas  d'érudition!  ne  tra- 
vestissons pas  en  combats  de  chartes  et  de  litres  la  question  des 
droits  de  Thomme.  »  La  distinction  des  trois  ordres  est  vivement 
attaquée.  Aux  champions  de  la  noblesse  qui  rappellent  perpétuel- 
lement le  sang  des  gentilshommes  versé  pour  la  patrie,  on  répond 
par  le  grand  mot  :  c  Et  le  sang  du  peuple  était-il  de  feau?*  Un 
pamphlet  s'intitule  :  le  Gloria  in  excelsis  du  peuple,  suivi  de 
Prières  à  l usage  de  tous  les  ordres,  contenant  /e  Magnificat  du  peu- 
ple, le  MiSEKERE  de  la  noblesse,  le  de  Profundis  du  clergé,  le^isc 
hiMims  du  parlement ,  la  passion  ,  la  mort  et  la  RÉstRREcnoN  do 
PEUPLE.  L'avocat-général  Servan  veut  que  les  Étals -Généraux  dé- 
butent par  la  déclaration  des  Droits  de  l'homme  et  du  citoyen,  por- 
tique nécessaire  de  l'éditice  de  la  Constitution.  —  Mirabeau  de- 
mande la  sup|)ression  des  parlements,  qui  seraient  remplacés  par 
des  juges  électifs  et  lemporaires.  Il  abandonne  l'opinion  qu'il 
avait  exprimée  ailleurs  sur  rattribution  du  droit  électoral  aux  seuls 
propriétaires;  ce  qui  serait,  dit-il,  «  un  grand  pas  vers  l'inégalité 
politique.  — 11  ne  doit  exister  aucun  individu  dans  la  nation  qui 
ne  soit  électeur  ou  élu  :  tous  doivent  être  représentants  ou  repré- 
sentés. —  La  représentation  doit  être  égale,  c'est-à-dire  chaque 
agrégation  de  citoyens  doit  choisir  autant  de  représentants  qu'une 
autre  de  même  importance  '.  —  Sans  le  Tiers,  les  deux  premiers 
ordres  ne  forment  certainement  pas  la  nation ,  et,  seul,  sans  ces 
deux  premiers  ordres,  il  présente  encore  une  image  de  la  nation... 
Je  ne  dirai  pas  que  l'ordre  de  la  nation  doit  l'emporter  sur  les 
ordres  qui  ne  sont  pas  la  nation  :  je  léguerai  ce  principe  à  la  posté- 
riti ...  Je  ne  veux  pas  ôlre,  du  moins  dans  les  assemblées  politi- 
ques, ni  plus  juste  ni  plus  sage  que  mon  siècle...  » 

Mirabeau  écrivait  ces  lignes  au  moment  môme  où  le  Tiers-État 
(II*  liretagne  Vemportait,  de  haute  lutte,  sur  les  ordres  qui  ne  sont 
i>  (S  la  nation.  Les  faits  allaient  montrer  combien  le  siècle  en 

que  la  France  n'a  pa^  de  Constitution.  »  Pendant  ce  temps^  Besenval  avoue,  dans  ses 
M('Mnoires,  qu'il  n'y  en  a  pas;  "  qu'il  n'y  a  que  des  faits  et  des  traditions.  »  Plus  tard, 
Calonne  écrit  contre  ;  Mouthion  écrit  pour. 

1.  Il  entend  par  importance  la  combinaison  du  nombre  des  habitants,  de  la  ri- 
C'K 'sse  du  pays  et  des  services  que  Tétat  retire  des  hommes  et  des  fortunes.  —  Intro- 
duction au  Moniteur,  p.  GOO. 


[1789]  QaP|T-CE   QUE   LE  TIERS-ETAT?      f/Ê  625 

masse  marchait  plus  vile  que  les  plus  grands  entre  les  individus. 

Ce  n'est  pas  Mirabeau  qui  a  le  terrible  honneur  de  résumer 
l'ouragan  et  de  lancer  la  foudre  précédée  de  tant  d'éclairs.  C'est 
un  nouveau  venu,  sorti";  comme  lui,  des  ordres  privilégiés: 
Qu'est-gSB  le  Tiers-État?  demande  l'abbé  Sieyès. 

€  Ou'est-ce  que  le  Tiers-État?  —  Tout. 

«  Ou'a-t-il  été  jusqu'à  présent  dans  l'ordre  politique  ?  —  Rien  '• 

«  Que  demande-t-il?  —  A  y  devenir  quelque  chose. 

«  Le  Tiers  est  une  nation  complète.  —  Si  l'on  ôtait  Vordre  ipri- 
vi^ié',  la  nation  ne  serait  pas  quelque  chose  de  moins,  mais 
quelque  chose  de  plus.  —  Il  n'est  pas  possible,  dans  le  nombre  de 
toutes  les  parties  élémentaires  d'une  nation,  de  troilver  où  placer 
la  caste  des  nobles.  —  Qu'est-ce  qu'une  nation?  —  Un  corps  d'as- 
sociés vivant  sous  une  loi  commmie  et  représentés  par  la  môme 
législature.  —  L'ordre  des  nobles  est  un  peuple  à  part  dans  la 
grande  nation.  —  Le  Tiers  est  tout. 

€  Qu'est-ce  que  le  Tiers  a  été?  —  Rien.  —  Que  si  les  aristocrates 
entreprennent  de  retenir  le  peuple  dans  l'oppression ,  j'oserai 
demander  à  quel  titre.  Si  l'on  répond  :  A  titre  de  conquête...  le 
Tiers  se  reportera  à  l'année  qui  a  précédé  la  conquête...  il  est 
aujourd'hui  assez  fort  pour  ne  plus  se  laisser  conquérir.  —  Fils 
des  Gaulois  et  des  Romains  ,  pourquoi  ne  renverrions-nous  pas 
les  prétendus  héritiers  des  Francs  dans  les  forêts  de  la  Franconie? 
—  Notre  naissance  vaut  bien  la  leur.  —  Oui,  dira-t-on,  mais... 
^  par  la  conquête ,  la  noblesse  de  naissance  a  passé  du  côté  des. , 
conquérants.  Eh  bien,  il  faut  la  faire  repasser  de  l'autre  côté  :  le 
Tiers  redeviendra  noble  en  devenant  conquérant  à  son  tour. 

«  Que  demande  le  Tiers?  —  Le  moins  possible,  en  vérité  :  que 
ses  députés  soient  au  moins  en  nombre  égal  à  ceux  des  privilé- 
giés, tant  qu'il  y  aura  des  privilégiés,  » 

Sieyès  attaque  ensuite  l'école  anglaise,  qui  voudrait  livrer  une 
des  branches  du  pouvoir  législatif  à  trois  ou  quatre  cents  familles 


1.  Ce  fut  Chamfort  qui  fournit  à  Sieyès  à  peu  près  son  fameux  titre  :  «  Qu'est-ce 
que  le  Tiers-État?  —  Tout.  —  Qu'a-t-il  ?  —  Rien. »  Sieyès  le  modifia  heureusement. 
—  y.  les  Œuvres  choisies  de  Chamfort. 

2.  Il  dit  l'ordr*^  non  les  ordres,  parce  que  le  cleror**,  irétant  pas  une  caste  hérédi- 
taire, n*est  pas  pour  lui  uu  ordre ,  mais  une  profestûon 

XYi.  40 


616  4  LOUIS   XVI.  Jf^  [i789J 

de  haute  noblesse,  en  rejetant  la  petite  noblesse  sur  la  chambre 
des  représentants  du  Tiers. 

«  Qu'a-l-on  fait?  »  demande-t-il  ensuite.  Et  ce  qu'on  a  fait,  il  le 
critique  avec  force.  «  Qu'y  a-t-il  à  faire?  •  ^^ 

11  paraissait  d'abord  réclamer  seulement,  comnil|[Pirabeau, 
que  le  Tiers,  qui  est  tout  en  droit,  devînt  quelque  chose  en  fait. 
Mais,  ici,  il  aboutît  à  ce  que  le  Tiers  soit  tout  en  fait  comme  en 
droit. 

«  La  nation  est  la  loi  elle-même  :  la  nation  n'est  pas  soumise 
à  une  constitution  :  elle  ne  peut  pas  l'être.  —  Les  parties  de  ce 
qu'on  croit  être  la  Constitution  française  ne  sont  pas  d'accord 
entre  elles;  à  qui  appartient-il  donc  de  décider? — A  la  nation,  in- 
dépendante de  toute  forme  positive.  Quand  la  nation  aurait  ses 
États-Généraux  réguliers,  ce  ne  serait  pas  à  ce  corps  constituée 
prononcer  sur  un  différend  qui  touche  à  la  Constitution. 

«...  Une  représentation  extraordinaire  peut  seule  toucher  à  la 
Constitution  ou  nous  en  donner  une,  et  cette  représentation 
CONSTITUANTE  doit  sc  foruicr  sans  égard  à  la  distinction  des 
ordres. 

a  11  fallait  prendre  la  nation  dans  quarante  mille  paroisses.  — 
Qui  a  le  droit  de  convoquer  la  nation?  Quand  le  salut  de  la  patrie 
presse  tous  les  citoyens,  il  faudrait  plutôt  demander  qui  n'en  a 
pas  le  droit!  —  Que  reste-t-il  à  faire  au  Tiers-État?  —  Organiser 
vjte  corps  du  gouvernement,  le  soumettre  à  des  formes  qui  garan- 
'*  -fissent  son  aptitude  à  la  fin  pour  laquelle  il'est  établi.  —  Le  Tiers- 
État  seul,  dira-t-on,  ne  peut  former  des  États-Généraux.  —  Tant 
mieux!  il  composera  une  assemblée  nationale...  Ses  représentants 
auront  la  procuration  de  25  à  26  millions  d'individus  qui  com- 
posent la  nation,  à  l'exception  d'environ  200,000  prêtres  ou 
nobles'.  Ils  délibéreront  pour  la  nation  entière,  à  l'exception  de 
200,000  têtes...  Il  est  impossible  de  dire  quelle  place  deux 
corps  privilégiés  doivent  occuper  dans  l'ordre  social;  c'est  de- 
mander quelle  place  on  veut  assigner,  dans  le  corps  d'un  malade, 
à  l'humeur  maligne  qui  le  mine  et  le  tourmente.  Il  faut  la  neutra- 


1.  Il  aurait  fuUa  dire   500,000  à  600,000,   en  comprenant  les  femmes  et  le» 
enfants. 


[1789]  REGLEMENT  DES  ÉLECTIONS.  627 

User,  et  rétablir  assez  bien  le  jeu  des  organes,  pour  qu'il  ne  s'y 
forme  plus  de  combinaisons  morbifiques'.  » 

Le  programme  de  la  Révolution  était  tracé.  La  Nation  n'avait 
plus  qu'à  exécuter  le  plan  de  caràfpagne  de  son  audacieux  taclî- 
cien. 

Le  24  janvier  1789,  avait  paru  la  lettre  de  convocation  des  États- 
Généraux  à  Versailles  pour  le  27  avril,  accompagnée  d'un  règle- 
ment sur  la  forme  des  élections.  Le  nombre  des  députés  était  porté 
à  1,200,  dont  600  pour  le  Tiers  et  300  pour  chacun  des  deux  pre- 
miers ordres.  Le  roi  statuait  que  les  bailliages  et  sénéchaussées 
qui  avaient  député  directement  aux  États  de  1614  conserveraient 
ce  privilège;  que  le  petit  nombre  des  bailliages  et  sénéchaussées 
qui  avaient  acquis  des  titres  analogues  aux  premiers,  depuis  1614, 
seraient  admis  à  la  même  prérogative;  à  cela  près,  on  tâchait  de 
proportionner  le  nombre  des  députés  à  la  population  et  à  l'im- 
portance de  chaque  agrégation.  Les  bailliages  et  sénéchaussées  qui 
n'avaient  pas  député  directement  en  1614  ne  députeraient  que 
conjointement  avec  ceux  de  la  première  classe,  suivant  la  proxi- 
mité et  l'origine.  —  Les  baillis  ou  sénéchaux  de  première  classe 
convoqueront  au  plus  tard  pour  le  16  mars  les  évoques,  abbés, 
curés,  communautés  renUes^y  ecclésiastiques  pourvus  de  bénéfices 
et  nobles  possédant  fiefs,  à  l'assemblée  générale  du  bailliage  ou 
sénéchaussée.  Les  chapitres  nommeront  un  député  pour  dix 
chanoines;  les  prôtres  altachés  aux  chapitres,  et  les  prêtres  sans 
bénéfices,  domiciliés  dans  les  villes,  un  député  pour  vingt;  les 
communautés  religieuses,  un  député  par  communauté^.  Les  béné- 
ficiaires et  les  nobles  possédant  fiefs  voteront  individuellement. 
Les  prêtres  sans  bénéfices,  domiciliés  dans  les  campagnes,  et  les 
nobles  sans  fiefs,  auront  droit  de  venir  voter  individuellement.  — 
Dans  les  villes  dénommées  en  l'état  annexé  au  présent  règlement, 
les  habitants  s'assembleront  d'abord  par  corporation  ;  les  corps 
d'arts  et  métiers  nommeront  un  député  pour  cent  électeurs  pré- 

1.  Le  pamphlet  de  Sicyès  est  devenu  rare.  On  en  peut  voir  l'analyse  dans  V In- 
troduction au  Moniteur,  p.  606-608  ;  —  et  les  citations  données  par  Soulavie,  Règne  de 
Louis  XVI,  t.  VI,  p.  299-303. 

2.  Les  moines  mendiants  étaient  exclus. 

3.  Les  communautés  de  femmes  avaient  droit  de  se  taire  représenter  par  ua 
ecclésiastique. 


•iî 


628  LOUIS   XV L  11789) 

sents;  les  corporations  des  arts  libéraux,  des  négociants,  etc.,  en 
nommeront  deux  pour  cent;  les  habitants  nés  ou  naturalisés  fran- 
çais, âgés  de  vingt-cinq  ans,  domiciliés  et  compris  au  rôle  des 
impositions,  qui  ne  font  partie  d'aucune  corporation,  éliront  pa- 
reillement deux  députés  pour  cent.  Les  députtfWïhoisis  dans  les 
différentes  assemblées  particulières  formeront  à  l'Hôtel  de  Ville 
l'assemblée  du  Tiers-État  de  la  ville ,  y  rédigeront  le  cahier  des 
plaintes  et  doléances  de  la  ville,  et  nommeront,  au  nombre  fixé 
dans  l'état  susdit,  des  députés  de  second  degré ,  pour  porter  le 
cahier  au  bailliage  ou  sénéchaussée.  —  Paris  seul  députera  direc- 
tement aux  États-Généraux;  les  autres  villes  ne  voteront  pour  les 
États  qu'avec  Tensemble  du  bailliage  ou  sénéchaussée  dont  elles 
feront  partie.  —  Dans  les  paroisses ,  bourgs  et  villages,  et  dans 
les  villes  non  comprises  en  l'état  susdit,  tous  les  habitants  réunis 
concourront  à  la  rédaction  du  cahier  de  leur  communauté,  et 
nommeront  directement  dçux  députés  pour  200  feux  ou  au-des- 
sous; trois,  pour  200  à  300  feux,  etc.,  afin  de  porter  leur  cahier 
au  bailliage.  Les  députés  du  Tiers,  élus  dans  les  villes  et  dans  les 
campagnes,  se  réuniront,  dans  chaque  bailliage  ou  sénéchaussée, 
pour  réduire  les  cahiers  en  un  seul  et  choisir  ceux  d'entre  eux, 
dans  la  proportion  d'un  sur  quatre ,  qui  porteront  le  cahier  du 
bailliage  à  l'assemblée  générale  du  bailliage  de  première  classe, 
contribueront  à  réduire  en  un  seul  les  cahiers  des  divers  bail- 
liages ressortissant  au  bailliage  supérieur,  et  éliront  les  députés 
aux  États -Généraux.  —  Chaque  ordre  rédigera  ses  cahiers  et 
nommera  ses  députés  séparément ,  à  moins  qu'Us  ixe  préfèrent 
d'y  procéder  en  commun^.  Les  cahiers  de  chaque  ordre  seront 
aiTétés  définitivement  dans  l'assemblée  de  l'ordre.  —  Les  députés 
aux  assemblées  de  divers  degrés  seront  élus  à  haute  voix  ;  les  dé- 
putés aux  États-Généraux  seront  seuls  élus  au  scrutin  secret.  Il  y 
aura  autant  de  scrutins  que  de  députés^. 

Aux  anomalies,  aux  inégalités  que  conservait  cette  forme  nou- 
velle d'élection,  et  que  Mirabeau  blâma  énergiquement  au  point 

1.  Necker  provoquait  timidement,  par  cet  article,  dans  les  assemblées  électorales, 
cette  réunion  des  trois  ordres  qu'il  n'osait  faire  prononcer  pnr  le  roi  pour  TAsseni- 
h\ée  nationale.  L'appel  ne  fut  pas  entendu. 

2.  Introduction  au  Moniteur,  p.  557. 


(17891  ÉLECTIONS.  629 

de  vue  du  vote  universel  et  direct',  on  reconnaissait  la  pensée 
d*une  transaction  entre  les  confuses  traditions  des  temps  passés ', 
et  les  exigences  rationnelles  de  l'esprit  du  siècle.  Le  génie  du 
droit  commun  avait  su  toutefoiS'.se  faire  une  part  immense,  en 
conquérant  la  participation  formelle  de  tout  contribuable  aux 
opérations  préparatoires.  C'était  aux  assemblées  sorties  de  ces 
opérations  qu'il  appartiendrait  de  compléter  l'œuvre. 

La  période  électorale  s'ouvrit.  La  France  ne  s'assembla  pas  tout 
entière  le  môme  jour,  à  la  môme  heure,  comme  on  l'a  vu  depuis. 
Les  bailliages  furent  convoqués  les  uns  après  les  autres.  Durant 
près  de  trois  mois,  le  mouvement  parcourut  lentement  la  surface 
du  pays  avec  une  variété  infinie  d'incidents  et  d'émotions.  Il  y 
aurait  tout  un  livre,  et  un  bien  grand  livre,  à  faire  sur  les  pro- 
cès-verbaux de  ces  milliers  d'assemblées  où  le  plus  humble  des 
citoyens,  dans  le  coin  le  plus  reculé  de  la  France,  put  venir  ouvrir 
son  cœur,  épancher  ses  aspirations  et  ses  vœux.  Au  fond  de  nos 
archives  nationales  repose  l'âme  de  toute  une  génération,  et  quelle 
génération  !  celle  par  laquelle  s'opéra  le  passage  d'un  monde  à  un 
autre,  de  l'ancienne  à  la  nouvelle  France! 

Le  calme,  la  dignité  des  délibérations  signala  généralement  les 
réunions  du  Tiers  :  il  marchait  comme  une  grande  armée  disci- 
plinée et  confiante  dans  la  victoire.  A  Paris,  il  débuta  par  faire  acte 
de  souveraineté  en  remplaçant  les  présidents  et  secrétaires  qu'a- 
vait imposés  l'autorité,  par  des  présidents  et  des  secrétaires  libre: 
ment  élus.  Les  assemblées  des  villes  furent  toutefois  plus  remar- 
quibles  par  le  caractère  que  par  la  foule  des  yotants  :  les  masses 
étaient  plus  préparées  à  l'action  révolutionnaire  qu'au  jeu  régu- 
lier des  institutions  libres;  les  prolétaires  proprement  dits  se 
trouvaient  en  dehors  des  assemblées,  et  une  grande  partie  des 

1.  Béponse  à  Cerutti,  ap.  Mém.  de  Mirabeau,  t.  V,  p.  223-227. 

2.  Lors  des  anciens  Êtats-Généranx,  les  députés  avaient  été  nommés,  en  Bour- 
gogne, en  Provence,  en  Languedoc,  en  Bretagne,  par  les  Êtats-Provinciaux,  si  oli- 
garchiques dans  leur  composition,  sans  intervention  du  peuple.  A  Paris,  en  1614^ 
les  élections  avaient  été  faites  par  le  corps  de  ville,  avec  un  petit  nombre  de  notables 
choisis  en  grande  partie  par  les  quarteniers.  Une  portion  seulement  du  peuple  était 
intervenue  par  quelques  députés  des  corps  de  métiers.  V.  notre  t.  XII,  p.  234.  — 
Par  un  règlement  du  13  avril  1789,  il  fut  statué  qu'à  Paris  on  ne  serait  point  admis 
dans  les  assemblées  du  Tiers,  si  l'on  ne  payait  six  livres  de  capitation.  —  Introduc- 
tian  au  Moniteur,  p.  576.  —  Cette  restriction  souleva  de  vives  plaintes. 


630  LOUIS  XVI.  11789] 

artisans  appelés  ne  volèrent  pas  :  ce  fut  la  classe  moyenne  qui  fit 
les  élections  presque  partout*.  Il  n'y  eut,  au  contraire,  que  trou- 
ble et  que  clameurs  dans  les  réunions  de  la  noblesse.  Les  gen- 
tilshommes de  province  récriminaient  contre  la  noblesse  de  cour 
et  accusaient  les  grands  d'avoir  ouvert  la  porte  aux  philosophes  : 
on  eût  dit  une  armée  en  déroute  qui  tire  sur  ses  chefs.  Avec  moins 
de  tumulte,  les  assemblées  du  clergé  n'offrirent  pas  moins  de 
discordes.  La  démocratie  des  curés  tint  en  échec  l'aristocratie  des 
évoques,  et  les  mécontentements  séculaires  du  bas  clergé  produi- 
sirent une  explosion  générale,  que  bien  des  symptômes  et  notam- 
ment bon  nombre  de  brochures  politiques  avaient  pu  faire  près- 
sentir. 

La  noblesse  et  le  haut  clergé  tentèrent,  en  Bretagne,  cette  scis- 
sion dont  les  princes  du  sang  avaient  menacé  la  France  dans  leur 
mémoire  au  roi.  Ils  réclamèrent,  pour  les  États-Provinciaux,  le 
droit  de  nommer  les  députés  aux  États-Généraux,  et,  comme  on 
passait  outre,  ils  refusèrent  de  procéder  aux  élections  (17-20  avril). 
Ils  n'aboutirent  qu'à  diminuer  d'une  trentaine  de  voix  le  parti  de 
l'ancien  régime  dans  les  États-Généraux. 

En  Provence,  les  scènes  les  plus  violemment  dramatiques 
signalèrent  l'époque  des  élections.  Là,  comme  en  Bretagne,  comme 
dans  les  deux  Bourgognes,  les  privilégiés  avaient  protesté  contre 
le  doublement  du  Tiers  et  revendiqué  l'élection  des  députés  aux 
États-Généraux  pour  les  États-Provinciaux  récemment  rétablis  en 
Provence ,  de  môme  qu'en  Dauphiné  et  en  Franche-Comté.  Mira- 
beau, dans  la  chambre  de  la  noblesse,  aux  États-Provinciarix^ 
avait  soutenu  avec  un  éclat  extraordinaire  les  droits  et  les  intérêts 
du  Tiers,  et  révélé  un  orateur  tel  que  le  monde  n'en  avait  pas 

1.  A  Paris,  les  classes  populaires  allèrent  peu  voter,8i  ce  n'est  dans  les  grands  fau- 
bourgs :  néanmoins,  M.  Droz  réduit  infiniment  trop  le  nombre  des  votants  (12,000): 
il  y  eu  eut  probablement  au  moins  25,000  sur  60,000  électeurs,  comme  le  dit 
M.  Bûchez;  Uiat.  parlementaire  de  la  Révolution,  t.  I«r,  p.  240;  2*  édit.  —  Il  y  avait 
soixante  arrondissements  ou  quartiers  électoraux,  et  nous  voyons  qu'il  y  eut  476  vo- 
tants dans  le  seul  quartier  de  Saint-Ëtienne-du-Mont.  (/6td.,  p.  256.).  —  On  peut 
remarquer  que  la  proportion  des  votants  au  chiffre  total  des  électeurs  a  été  généra- 
lement croissant  dans  les  diverses  phases  électorales  de  la  Révolution  depuis  soixante 
ans.  —  Bailli,  dans  ses  Mémoires  (t.  1*',  p.  13),  fait  robservation  qu'à  Paris  les  gens 
qui  craignaient  de  déplaire  à  la  cour  et  aux  adversaires  dw  changements  immineuts 
«'abstinrent  de  paraître  aux  assemblées. 


(1789]  MIRABEAU   EN   PROVENCE.  631 

entendu  depuis  que  la  tribune  de  Téloquence  antique  était  fermée*. 
Exclu  par  son  ordre,  sous  un  prétexte  frivole,  il  était  devenu 
l'idole  du  peuple  provençal  (janvier-février).  Quand  il  repaïut  au 
mois  de  mars,  pour  les  élections,  les  populations  entières  se  por- 
tèrent au-devant  de  lui  sur  les  routes,  semant  sur  son  passage  les 
palmes,  les  lauriers  et  les  oliviers;  la  jeunesse  l'escorta  à  cheval; 
les  villes  le  reçurent  à  la  lueur  des  feux  de  joie.  L'émeute  cepen- 
dant grondait  dans  Marseille  :  reffervescence  politique  du  moment, 
les  souffrances  d'un  cruel  hiver  combinées  avec  la  cherté  générale, 
les  provocations  imprudentes  des  nobles,  qui  avaient  tâché  d'ex- 
citer les  campagnes  contre  les  villes,  tout  s'était  réuni  pour  irriter 
le  peuple,  et  il  venait  de  forcer  les  échevins  de  taxer  la  viande  et 
le  pain  à  un  prix  hors  de  proportion  avec  la  valeur  réelle.  Mar- 
seille était  en  pleine  anarchie.  Mirabeau  accourt  :  il  usurpe,  pour 
ainsi  dire,  la  dictature  du  génie  ;  il  improvise  une  milice  civique; 
il  relève  le  cœur  du  conseil  de  ville  ;  il  s'adresse  au  bon  sens  po- 
pulaire, et,  sans  conflit,  sans  réaction,  par  le  seul  ascendant  de 
l'éloquence  et  de  la  raison,  il  ramène  le  peuple  à  souffrir  l'aboli- 
tion de  la  taxe  extorquée  par  l'émeute  (22-26  mars).  Pendant  ce 
temps,  le  sang  coulait  à  Aix.  Le  marquis  de  La  Fare,  premier 
consul  d'Aix  et  chef  du  parti  nobiliaire,  furieux  de  voir  que  le 
Tiers  se  disposât  à  élire  Mirabeau ,  avait  défié  le  peuple  par  ses 
provocations,  cherché  l'occasion  d'un  conflit  et  ordonné  aux  sol- 
dats de  tirer.  Plusieurs  hommes  du  peuple  tombèrent.  La  foule 
se  rua  sur  les  soldats,  les  dispersa,  força  le  premier  consul  de 
s'enfuir  pour  échapper  à  une  mort  certaine,  et  s'empara  des  blés 

1.  C'est  dans  une  réponse  anx  chambres  du  clerfi^  et  de  la  noblesse,  qui  Tavaient 
traité  d'ennemi  de  la  paix  publique,  que  se  trouve  le  fameux  pasnag^  :  u  Dans  tous  les 
pays,  dans  tous  les  âges,  les  aristocrates  ont  implacablement  poursuivi  les  amis  du 
peuple;  et  si,  par  je  ne  sais  quelle  combinaison  de  la  fortune,  il  s'en  est  élevé 
quelqu'un  dans  leur  sein,  c'est  celui-là  surtout  qu'ils  ont  frappé ,  avides  qu'ils  étaient 
d'inspirer  la  terreur  par  le  choix  de  la  victime.  Ainsi  périt  le  dernier  des  Gracques 
de  la  main  des  patriciens;  mais,  atteint  du  coup  mortel,  il  lança  de  la  poussière 
vers  le  ciel,  en  attestant  les  dieux  vengeurs,  et  de  cette  poussière  naquit  Marins  : 
Marius,  moins  grand  pour  avoir  exterminé  les  Cimbres  que  pour  avoir  abattu  dan» 
Rome  Varistocratie  de  la  noblesse...  J*ai  été,  je  suis,  je  serai  jusqu'au  tombeau 
l'homme  de  la  liberté  publique,  l'homme  de  la  Constitution.  Malheur  anx  ordres 
privilég^iés,  si  c'est  là  plutôt  être  l'homme  du  peuple  que  celui  des  nobles  ;  car  les 
privilés:es  finiront,  mais  le  peuple  est  étemel.  »  (5  janvier  1789).  —  V.  3lim.  de 
Mirabeau,  t.  V,  p.  233-260.   - 


I^- 


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63Î  LOUIS  XVI.  [î'îWl 

emmagasinés  par  la  ville,  Mirabeau  revient  de  Marseille  à  Aix, 
harangue  le  peuple,  lui  fait  tomber  les  armes  des  mains,  rétablit 
la  libre  circulation  des  grains,  remet  tout  en  ordre  comme  par 
enchantement,  apaise  pareillement  Toulon  soulevé,  va  délivrer, 
par  la  persuasion,  l'évoque  de  Sisteron,  un  des  chefs  des  aristo- 
crates, poursuivi  et  assiégé  dans  Manosque  par  les  paysans,  et 
repart  pour  Paris,  élu  du  Tiers-État  d'Aix  et  de  Marse^le,  aux 
applaudissements  de  la  Provence  et  de  la  France  entière.  Ce  furent 
là  les  heures  les  plus  pures  et  les  plus  véritablement  glorieuses  de 
cette  carrière  si  orageuse  et  si  contestée  *. 

Dans  la. plupart  des  provinces,  l'immense  agitation  morale  des 
élections  ne  se  traduisit  point  en  luttes  matérielles  ni  en  désor- 
dres de  la  rue.  La  solennité  de  Tacte  qu'on  accomplissait  saisissait 
les  âmes.  Cependant  la  Provence  ne  fut  pas  seule  troublée  :  les 
élections  de  Paris,  retardées  par  la  faute  du  ministère ,  furent 
assombries  par  des  scènes  qui  présageaient  des  tempêtes  sociales 
par  delà  la  révolution  commencée,  et  annonçaient  ces  luttes  sinis- 
tres entre  la  bourgeoisie  et  le  prolétariat,  qui  devaient  être  le 
fléau  de  la  société  nouvelle.  Entre  la  nomination  des  électeurs  par 
les  assemblées  primaires  et  celle  des  députés  par  les  électeurs  eut 
lieu  le  sac  de  la  maison  de  Réveillon,  manufacturier  du  fauboui^ 
Saint-Antoine,  qu'on  avait  accusé  de  propos  hostiles  aux  ouvriers*. 
Une  foule  furieuse  dévasta,  brûla  tout  chez  Réveillon.  L'autorité, 
qui  avait  laissé  l'émeute  grossir .  pendant  deux  jours  sans  rien 
faire  pour  l'arrêter,  l'étouffa  enfin  par  une  masse  de  troupes  et 
par  une  large  effusion  de  sang,  après  une  lutte  acharnée  où  l'é- 
meute s'était  défendue  avec  des  pierres  et  des  bâtons  contre  les 
fusils  (28  avril).  Les  partis  s'accusèrent  réciproquement  d'avoir 
provoqué  la  sédition  pour  en  profiter'. 

1.  Mém.  de  Mirabeau,  t.  V,  p.  274-309.  —  Bûchez,  Hist,  parlement,,  t.  !•',  p.  229- 
231. —  A  cAté  de  Mirabeau^  un  protestant  fut  élu  par  le  Tiers- Ëtat  de  Marseille.  Le 
ministre  Rabaut-Saint-Êtienne,  fils  d'un  célèbre  pasteur  du  désert,  fut  nommé  à  Nimes. 

2.  On  prétendait  qu*il  avait  dit  que  les  ouvriers  garaient  trop  ;  qu'ils  pouvaient 
vivre  avec  quinze  sous  par  jour.  C'était,  selon  toute  apparence,  une  pure  calomnie. 

3.  Le  langage  de  certaines  publications  contre-révolutionnaires  était  de  nature  à 
fortifier  les  soupçons.  «  Qui  peut  nous  dire,  écrivait  le  journal  fAmi  du  Aot,  si  le  dc5- 
potisme  de  la  bourgeoisie  ne  succédera  pas  à  \b  prétendue  aristocratie  des  nobles?  •• 
Réveillon  accusa  un  abbé^  son  ennemi  personnel  et  tttta«shé  à  la  maison  du  comte 
d'Artois,  d'avoir  dirigé  le  mouvement.  .j^,  . 


[17891  ÉMEUTE  RÉVEILLON.  633 

Ce  fut  SOUS  l'impression  de  cet  incident  lugubre  que  s'acheva 
la  rédaction  des  cahiers  de  Paris.  Les  opérations  étaient  terminées 
à  peu  près  partout  dans  les  provinces.  Il  n*est  pas  possible  de 
donner  ici  une  analyse  complète  des  cahiers  des  bailliages  et  séné- 
chaussées, ce  vaste  testament  de  l'ancienne  France.  Nous  ne  pou- 
vons qu'en  résumer  les  parties  les  plus  saillantes.  Un  intérêt  puis- 
sant s'attache  à  cette  dernière  manifestation  des  trois  ordres  entre 
lesquels  avait  été  partagée  la  société  française  depuis  tant  de 
siècles. 

Les  cahiers  du  clergé  demandent  qu'à  la  religion  catholique 
romaine  seule  appartienne  le  culte  public  ;  une  partie  des  cahiers 
acceptent  la  tolérance  civile  ;  les  autres  réclament  la  révocation  ou 
la  révision  de  l'édit  de  novembre  1787  sur  les  mariages  protes- 
tants, et  l'interdiction  des  offices  et  charges  aux  non-catholiques; 
—  l'observation  la  plus  Hgoureuse  des  dimanches  et  fêtes.  Beau- 
coup de  cahiers  réclament  le  maintien  de  la  censure  pour  les 
livres;  presque  tous,  le  rétablissement  des  conciles  nationaux  et 
provinciaux,  afin  de  relever  la  discipline  ecclésiastique  ;  —  l'abo- 
lition de  la  pluralité  des  bénéfices  ;  —  l'exécution  des  lois  qui 
prescrivent  la  résidence  aux  prélats.  Bon  nombre  de  cahiers  de- 
mandent l'abolition  du  concordat,  le  rétablissement  des  libres 
élections  ecclésiastiques  et  la  réintégration  des  curés  dans  tous 
leurs  droits  primitifs;  que  l'autorité  (des  évêques)  se  renferme 
dans  les  bornes  posées  par  les  saints  canons.  —  Le  clergé  ré- 
clame le  maintien  de  tous  ses  droits  honorifiques ,  comme  pre- 
mier ordre  de  l'État;  il  renonce  à  toute  exemption  pécuniaire*,  mais 
en  demandant  à  répartir  lui-même  sa  part  de  l'impôt.  —  Augmen- 
tation du  revenu  des  curés  et  vicaires ,  et  suppression  du  casuel  ; 
conservation  des  ordres  monastiques,  sauf  à  les  employer  plus 
généralement  à  l'éducation  de  la  jeunesse,  au  service  des  hôpi- 
taux, etc.  ;  —  abaissement  de  l'âge  des  vœux  monastiques  à  dix- 
huit  ans!  —  Un  cahier,  cependant,  prévoyant  l'éventualité  de  la 
suppression  des  couvents,  demande  qu'au  moins  on  assure  le  sort 
des  religieux. 

1.  La  dernière  Assemblée  du  clergé,  en  juin  1788,  ETait  demandé  le  maintien  des 
privilèges  pécuniaires  ;  mftit  ees  assemblées  ne  représentaient  que  le  hant  clei^  ;  le 
bas  clergé  avait  la  prépondèÊince  à  son  tour  aux  États. 


# 


63i  LOUIS   XVI.  (1789) 

Réclamations  contre  le  cynisme  de  la  prostitution  et  da  liber- 
tinage public  ;  contre  les  peintures,  sculptures  et  gravures  lascives 
qui  corrompent  le  cœur  par  le.^  yeux;  contre  les  maisons  de  jeu; 
contre  Timmoralité  des  pièces  de  théâtre; —  qu'il  soit  fait  un 
plan  d'éducation  nationale;  —  que  l'éducation  soit  confiée  par- 
tout à  des  communautés  ecclésiastiques,  séculières  ou  régu- 
lières; —  qu'il  soit  établi  dans  toutes  les  paroisses  des  maîtres 
et  maîtresses  d'école  soumis  à  l'inspection  des  curés,  et  même 
destituables  par  eux.  Le  clergé  présente  l'éducation  publique 
comme  étant  dans  un  état  déplorable  depuis  la  destruction  des 
jésuites.  Le  cahier  de  Laon  demande  la  formation  d'un  corps 
enseignant,  sous  l'autorité  des  évèques.  —  Qu'il  ne  soit  admis 
dans  les  universités  aucun  professeur  qui  n'ait  donné  des  preuves 
de  son  attachement  à  la  religion  catholique;  —  de  même  pour 
les  écoles.  — Que  non-seulement  les  collèges  publics,  mais  les  éta- 
blissements particuliers  d'éducation  soient  soumis  à  l'autorité 
ecclésiastique. 

Des  cahiers  veulent  que  le  roi  soit  supplié  d'établir  une  nouvelle 
division  électorale  du  royaume,  combinée  en  raison  de  l'étendue 
et  de  la  population,  sans  distinction  de  provinces,  de  pays  d'États, 
de  généralités.  Les  uns  demandent  les  États-Généraux  permanents; 
les  autres,  périodiques.  —  Inviolabilité  des  députés.  —  Les  cahiers 
sont  partagés  sur  la  grande  question  du  vote  par  ordre  ou  par 
tète;  plusieurs,  par  une  sorte  de  juste  milieu,  acceptent  le  vote 
par  tète  pour  l'impôt  seulement.  En  général,  ils  posent  la  distinc- 
tion des  trois  ordres  comme  base  de  la  constitution  de  l'état  avec 
la  monarchie  héréditaire.  Le  cahier  de  la  vicomte  de  Paris  établit, 
parmi  les  lois  fondamentales,  le  culte  public  exclusif  pour  la  reli- 
gion catholique  et  l'inviolabilité  des  propriétés  des  corps  comme 
des  particuliers.  —  Admissibilité  de  tous  les  citoyens  aux  emplois 
ecclésiastiques,  civils  et  militaires,  en  raison  de  leur  mérite  et  de 
leurs  services,  et  non  point  en  raison  de  leur  naissance.  —  Aucune 
loi  ne  doit  être  établie  que  par  l'autorité  du  roi  et  le  consentement 
libre  des  États-Généraux.  —  L'impôt  ne  doit  être  consenti  que 
temporairement,  et  le  consentement  doit  être  renouvelé  à  chaque 
session  des  États-Généraux.  —  Le  cahier  de  Lyon  demande  l'abo- 
lition de  tout  privilège  ou  exemption  de  prorince,  de  ville  ou  de 


» 


[I789J  CAHIERS  DU   CLERGÉ.  G35 

corporation.  —  Liberté  individuelle,  abolition  ou  réduction  des 
lettres  de  cachet  en  des  formes  régulières  avec  des  garanties;  — 
abolition  de  la  traite  et  de  l'esclavage  des  noirs,  ou,  au  moins, 
adoucissement  du  sort  des  nègres.  Les  cahiers  de  Melun  et  Morct 
demandent  la  destruction  de  tout  reste  de  servage  en  Franche- 
Comté  et  dans  toute  la  France.  —  Responsabilité  des  ministres. — 
Que  la  violation  du  secret  des  lettres  soit  à  jamais  interdite.  — 
États-Provinciaux  partout;  —  une  cour  souveraine  ou  tribunal 
d'appel  dans  chaque  province.  —  Tribunaux  de  paix  ou  conseils 
d'arbitrage.—  Inamovibilité  des  magistrats.  Abolition  de  la  vénalité 
des  charges.  Abolition  des  tribunaux  d'exception;  abolition  ou 
réforme  des  justices  seigneuriales.  —  Réformes  dans  la  justice 
civile  et  criminelle.  Plus  de  distinction  de  rang  et  de  naissance 
dans  l'application  des  peines*.  Abolition  des  supplices  qui  révol- 
tent l'humanité.  (En  général,  le  clergé  demande,  sur  la  justice 
criminelle,  les  mêmes  réformes  qu'ont  prôchées  les  philosophes, 
excepté  qu'il  veut  le  maintien  de  la  peine  de  mort  pour  le  sacri- 
lège ou  crime  de  lèse-majesté  divine.) 

Qu'on  établisse  dans  les  villes,  bourgs  et  villages  une  môme 
forme  d'administration  élective  pour  toutes  les  municipalités.  — 
Suppression  des  loteries  et  des  monts-de- piété.  —  Hospices  dans 
les  campagnes.  Que  tous  les  établissements  de  charité  soient  sou- 
mis à  des  administrations  publiques  ou  bureaux  de  charité.  — 
Simplification  dans  l'assiette  et  la  perception  de  l'impôt.  —  Le 
clergé  demande  que  sa  dette,  contractée,  dit-il,  pour  le  service  de 
l'état,  soit  mise  à  la  charge  de  l'état*.  —  Abolition  de  la  milice 
et  de  la  corvée.  —  Suppression  des  capitaineries  (établies  pour  la 
conservation  des  chasses  du  roi,  et  source  de  vexations  infinies); 

—  suppression,  par  voie  de  rachat,  des  banalités,  francs -ûefs, 
corvées  seigneuriales,  cens,  champarts  et  autres  droits  féodaux. 

—  Beaucoup  de  cahiers  demandent  la  suppression  de  tous  privi- 
lèges industriels  et  commerciaux,  des  jurandes  et  maîtrises,  etc. 

1.  Les  nobles  étaient  décapités,  et  les  roturiers  pendus  pour  les  mômes  crimes  ; 
le  premier  de  ces  deux  supplices  n'étant  pas  considéré  comme  infamant. 

2.  Prétention  très -mal  fondée:  le  clergé  avait  mieux  aimé  emprunter  que  de 
prendre  ses  dons  gratuits  sur  ses  revenus.  Si  sa  prétention  eût  été  accueillie,  il  u*eût 
donc  fait,  par  !o  passé,  qne  de  simples  avances  à  Tétat.  Sa  réclamation  n'était  spé* 
cleose  qne  pour  les  emprunta  où  il  avait  seulement  prêté  sa  garantie  au  roi. 


« 


z' 


G3C  LOUIS  XVl.^^  117891 

—  Des  cahiers  réclament  qu'on  maintienne  rinterdiction  du  prêt 
à  intérêt*. 

Le  caractère  essentiel  des  cahiers  du  clergé  est  la  prépondé- 
rance des  curés.  Le  bas  clergé,  tenu  dans  une  étroite  sujétion  par 
les  évoques  depuis  Louis  XIV,  s'est  relevé  avec  énergie  dans  les 
assemblées  de  bailliages  et  a  imposé  son  esprit  aux  cahiers.  Il  a 
deux  faces,  pour  ainsi  dire,  Tune  tournée  vers  la  démocratie  et  le 
progrès,  Fautre  vers  le  moyen  âge.  Ainsi  il  veut  une  réforme 
démocratique  jusqu'à  un  certain  point  dans  l'église  et  dans  l'état; 
l'élection  partout,  sauf  la  royauté  ;  l'abolition  des  privilèges  pécur 
niaires^  et  de  la  féodalité;  un  grand  développement  de  la  charité 
publique;  la  réforme  de  la  justice;  le  respect  de  la  liberté  indivi- 
duelle. Sur  tous  ces  points,  il  est  d'accord  avec  le  mouvement 
Sur  la  reforme  des  mœurs ,  il  s'entendrait  encore  au  moins  avec 
l'école  de  Rousseau.  Sur  la  question  capitale  du  vote  par  tête  ou 
par  ordre ,  c'est-à-dire  sur  l'unité  ou  la  triplicité  de  l'assemblée 
nationale,  il  se  trouble,  il  se  divise.  Sur  la  proscription  de  la 
liberté  des  cultes,  sur  l'attribution  universelle  de  Téducation  au 
clergé,  sur  les  restrictions  de  la  presse,  sur  la  conservation  de  ses 
privilèges  honorifiques,  il  regarde  vers  le  passé. 

On  peut  déjà  prévoir  que  le  clergé,  non  plus  le  clergé  aristo- 
cratique des  anciennes  assemblées  triennales,  mais  le  clergé 
démocratique  des  États -Généraux  ,  favorisera  la  première  phase 
de  la  Révolution  et  combattra  la  seconde. 

Les  cahiers  de  la  noblesse  offrent  plus  de  diversités  que  ceux 
du  clergé.  Quelques-uns  demandent  que  l'ordre  du  clergé  soit 
supprimé,  et  ses  membres,  répartis  entre  les  deux  autres  ordres. 
D'autres,  au  contraire,  veulent  qu'on  crée  un  quatrième  ordre, 
en  séparant  les  paysans  du  peuple  des  villes.  Quelques  cahiers 
acceptent  le  vote  par  tête,  au  moins  pour  l'impôt  :  la  grande  ma- 

1.  Le  cahier  de  Colmur  et  Schlestadt,  pour  arrêter  la  puUulation  des  jmfii  qui 
dévoreut  1* Alsace,  demande  qu'on  ne  permette  le  mariage  qu'au  fils  aine  de  chaque 
famille  juive  ! 

2.  Il  a  une  singulière  façon  d'interpréter  ses  immunités  en  matière  d'impâts  :  le 
clergé,  suivant  ses  cahiers,  avait  seul  conservé  le  droit  de  Toter  librement  Timpôt, 
droit  que  les  deux  autres  ordres  avaient  laissé  périmer.  Cette  interprétation  attes- 
tait l'immense  progrès  de  Topinion.  Le  clergé  des  temps  passés  n'entendait  pas  voter 
librement  l'impôt;  il  entendait  ne  pas  pajer  dUmpèt  du  tout. 


U7891  CAHIERS  DE  LA  NOBLESSE.  637 

jorité  est  absolument  cqUlre.  —  Les  députés  seront  inviolables? — 
La  France  a  une  Constitution,  quoi  qu'en  disent  des  novateurs 
factieux.  Il  ne  s'agit  pas  de  la  changer,  mais  d'en  déraciner  les 
abus.  —  La  royauté  est  le  plus  grand  des  privilèges  ;  les  autres 
privilèges  détruits,  celui  de  la  royauté  ne  pomrait  subsister  long- 
temps. Les  États- Généraux  n'ont  pas  le  droit  d'abolir  les  lois  fon- 
damentales, sans  le  consentement  exprès  de  la  nation  *.  —  Suivant 
la  Constitution  de  l'empire  français,  tombée  en  désuétude  par 
l'usage  du  pouvoir  arbitraire  et  qu'il  faut  rappeler  à  ses  vrais 
principes,  deux  causes  doivent  toujours  concourir  à  la  formation 
et  à  l'abrogation  de  la  loi  :  le  consentement  de  la  nation  et  le  • 
décret  du  prince.  Lex  consensu  populi  fit  et  constitutione  régis  (  ca- 
hiers d'Évreux  et  d'Alençon  ).  —  Quelques  cahiers,  en  minorité, 
tendent  au  contraire  à  la  monarchie  pure,  en  attribuant  au  roi  le 
pouvoir  législatif,  sans  autre  réserve  que  pour  l'impôt. 

Des  cahiers  demandent  une  déclaration  des  droits  appartenant 
h  tous  les  hommes.  —  Sur  la  liberté  individuelle ,  les  lettres  de 
cachet,  la  violation  du  secret  des  lettres,  la  périodicité  des  États- 
Généraux,  l'inviolabilité  du  roi,  la  responsabilité  des  ministres, 
comme  le  clergé.  —  Que  les  lois  constitutives  soient  rédigées  en 
une  espèce  de  catéchisme,  qu'on  enseignera  dans  les  paroisses.  —  ' 
Des  cahiers  protestent  contre  l'établissement  d'une  chambre  héré- 
ditaire ou  viagère  (c'est  le  cri  de  la  petite  noblesse  contre  la 
grande)  (Mantes  et  Meulan).  —  Plusieurs  cahiers  demandent 
l'aboh'tion  des  prisons  d'état  ;  celui  de  Paris  appelle  la  démolition 
de  la  Bastille.  Mantes  et  Meulan  et  le  Berri  demandejit  l'abolition 
de  ce  qui  reste  de  servitude  de  glèbe,  et  qu'on  prépare  la  destruc- 
tion de  l'esclavage  des  noirs.  —  Liberté  de  la  presse,  entière,  sauf 
responsabilité  de  l'imprimeur  et  de  l'auteur,  suivant  la  plupart 
des  cahiers;  quelques-uns  réservent  la  censure  ecclésiastique 
pour  les  livres  qui  traitent  du  dogme,  ou  le  droit  des  juges  de 
police  d'empêcher  la  distribution  des  ouvrages  dangereux. 

1.  Cahier  du  Bugey,  ap.  Résumé  général  des  cahiers,  t.  II,  p.  29.  «  Les  États  ne 
peuvent,  de  leur  seule  autorité,  remplacer  la  monarchie  par  Taristocratie  ou  la  démo- 
cratie.  Ils  seraient  des  tyrans,  sMls  osaient  jamais  porter  la  main  à  la  liberté  indivi- 
duelle et  à  la  propriété.  **  (Ibid.)  Ainsi  la  noblesse  reconnaît  la  pleine  souveraineté 
de  la  nation  quant  aux  formes  politiques,  non  quant  aux  droits  qui  tiennent  à  la  per- 
sonnalité humaine.  U  s*agit  seulement  de  bien  définir  la  propriété. 


r 


638  LOUIS   XVI.  117W1 

La  noblesse  consent  à  l'abandon  de  ses prwUèges pécuniaires,  à  V éga- 
lité de  l*impôt;  mais  elle  qualifie  de  propriété  sacrée  et  inviolable 
les  droits,  tant  utiles  qu'honorifiques,  qu'elle  tient  de  ses  ancê- 
tres, les  droits  féodaux,  distinctions  et  honneurs,  justices  seignea- 
riales,  etc.,  et  enjointe  ses  députés  de  refuser  toute  modiGcation 
ou  remboursement  par  voie  législative  ' .  Elle  qualifie  également 
de  propriété  les  coutumes,  contrats  et  capitulations  des  provinces. 
Elle  demande  des  Ëtats-Provinciaux ,  mais  sur  un  autre  plan  que 
le  clergé,  et  en  cherchant  à  réduire  Tinfluence  des  curés  comme 
trop  démocratique.  —  Que  les  provinces  s'administrent  elles- 
mêmes.  —  Beaucoup  de  cahiers,  comme  ceux  du  clergé,  deman- 
dent qu'il  y  ait  autant  de  cours  souveraines  que  de  provinces;  cer- 
tains veulent  que  les  offices  de  judicature  soient  donnés  par  le  roi 
au  concours  ou  sur  présentation  du  peuple.  —  Suppression  des 
intendances  et  des  tribunaux  d'exception.  Justices  de  paix.  — 
Municipalités  électives  partout.  Le  cahier  de  Dourdan  demande 
des  municipalités,  non  paroissiales,  mais  cantonales. —  Sur  la 
réforme  judiciaire,  à  peu  près  comme  le  clergé.  Mais,  de  plus, 
beaucoup  de  cahiers  demandent  le  rétablissement  du  jugement 
de  l'accusé  par  ses  pairs,  le  jury.  —  Quelques  cahiers,  comme 
ceux  du  clergé,  veulent  l'abolition  de  la  distinction  dans  les  sup- 
plices. —  Sur  les  loteries,  les  hôpitaux,  etc.,  comme  le  clergé. 

Les  cahiers  de  la  noblesse  demandent  aussi  un  plan  d'éduca- 
tion nationale.  Beaucoup  consentent  que  l'enseignement  soit 
donné  au  clergé.  Le  cahier  de  Bayonne  veut  qu'on  établisse  des 
écoles  d'administration  et  de  droit  des  gens  pour  former  des  ad- 
ministrateurs et  des  membres  du  corps  diplomatique.  —  Que  les 
dettes  du  clergé  et  des  divers  corps  restent  à  leur  charge.  —  Plus 
d'emprunts  viagers.  —  Des  cahiers  protestent  d'avance  contre  tout 
papier- monnaie;  d'autres  en  acceptent  l'éventualité.  —  Qu'on 
établisse  un  impôt  sur  le  revenu  mobilier  et  industriel.  —  La 
noblesse  demande  des  mesures  qui  favorisent  les  longs  baux.  Des 
cahiei's  veulent  qu'on  mette  des  obstacles  à  la  formation  des 
grandes  fermes,  comme  nuisibles  à  l'agriculture  et  à  la  popula- 
tion. —  La  majorité  veut  le  maintien  de  la  milice,  mais  avec  des 

1 .  Des  cahiei*s  acceptent  cependaut  le  radiât  des  péages  et  banalités. 


*> 


à.* 


11789]  CAHIERS   DE    LA  NOBLESSE.  639 

réformes.  —  Droit  de  chasse  exclusif  réservé  aux  seigneurs  dans 
leurs  fiefs. 

La  plupart  demandent  la  liberté  du  commerce  et  de  rinduslrie. 
—  Que  le  prêt  à  intérêt  soit  permis  définitivement.  —  Réduction 
du  nombre  des  fêtes.  —  Qu'on  ne  paie  plus  à  Rome  d'annates  ni 
de  dispenses.  —  Abolition  du  concordat,  rétablissement  des  élec- 
tions et  autres  réformes  ecclésiastiques,  comme  aux  cahiers  du 
clergé.  Beaucoup  de  cahiers  demandent  le  rachat  des  dîmes,  avec 
remploi  pour  le  service  du  culte,  l'entretien  des  édifices  religieux 
et  le  soulagement  des  pauvres;  d'autres  veulent  leur  extinction 
au  profit  des  propriétaires  des  terres.  —  Une  partie  des  cahiers 
demandent  qu'on  utilise  les  moines  ;  les  autres,  qu'on  les  sup- 
prime. —  Que  les  non-catholiques  soient  rétablis  dans  tous  les 
droits  de  citoyens.  —  Les  cahiers  demandent  pour  la  noblesse 
une  marque  de  distinction  exclusive  et  honorifique,  et  le  droit 
exclusif  de  porter  l'épée.  —  Que  la  noblesse  puisse  faire  le  com- 
merce ou  prendre  des  terres  à  ferme  sans  déroger.  —  Plusieurs 
cahiers  réclament  des  mesures  qui  empêchent  l'armée  de  devenir 
contre  les  lois  l'instrument  du  pouvoir  exécutif  ou  ministériel. 
D'autres  veulent  le  rétablissement  des  corps  supprimés  de  la  mai- 
son du  roi.  —  Qu'aucun  officier  ne  puisse  être  destitué  sans  un 
jugement  légal.  —  La  plupart  des  cahiers  approuvent  les  mesures 
qui  interdisent  les  grades  militaires  aux  non-nobles  et  réclament 
contre  la  préférence  accordée  à  la  noblesse  de  cour  sur  celle  de 
province  pour  les  grades  supérieurs. 

Les  ressemblances  et  les  différences  avec  les  cahiers  du  clergé 
sont  également  remarquables.  Des  deux  ordres  privilégiés,  chacun 
sacrifie  volontiers  les  privilèges  de  l'autre  :  le  clergé  condamne 
les  droits  féodaux  et  les  privilèges  de  naissance;  la  noblesse  atta- 
que la  dîme  et  les  couvents  :  la  conclusion  est  facile  à  tirer. 
Comme  le  clergé,  la  noblesse  en  est  venue  à  consentir  l'égalité  de 
l'impôt.  Ces  exemptions  pécuniaires ,  dont  les  ministres  réfor- 
mateurs eux-mêmes  n'osaient  solliciter  qu'à  demi  le  sacrifice, 
dont  les  privilégiés ,  la  veille  encore ,  reprochaient  aux  Nota- 
bles de  n'avoir  pas  défendu  le  principe,  les  privilégiés,  assem- 
blés d'un  bout  à  l'autre  de  la  France ,  et  consultés  en  masse , 
les  abandonnent  en  principe  et  en  fait.  C'est  une  des  plus  belles 


640  LOUIS    XVL  [1789; 

victoires  que  le  sentiment  du  juste  ait  remportées  sur  la  terre. 

MaUiem*eusemeut  il  était  trop  tard  pour  que  le  peuple  à  qui 
Ton  offrait  ce  sacrifice  y  >1t  seulement  le  sentiment  du  juste.  On 
lui  concédait  ce  qu*il  se  sentait  en  état  d*exiger,  et  il  y  vit  surtout 
un  hommage  à  sa  force.  Il  ne  restait  que  trop  de  causes  de  lutte. 
La  noblesse  défendait  le  reste  de  ses  prérogatives  avec  d'autant 
plus  d'opiniâtreté.  Elle  refusait  la  réunion  des  trois  ordres  en  une 
seule  assemblée  nationale  ;  elle  refusait  le  rachat  de  la  plupart  des 
droits  féodaux;  elle  avait  le  sentiment  de  la  liberté  individuelle, 
et  c'est  là  son  meilleur  titre;  mais  elle  ne  voulait  la  liberté  pour 
les  autres  que  dans  ce  qui  ne  froissait  pas  ses  intérêts  ou  son 
orgueil;  elle  voulait  l'égalité  aussi,  mais  dans  l'intérieur  de  son 
ordre,  et  l'inégalité  au  dehors.  Elle  justifiait  trop  la  parole  de 
Sieyés  :  c'était  une  petite  nation  dans  la  grande,  et  cette  petite 
nation  voulait  subsister  à  part  et  vi\Te  de  sa  propre  vie. 

C'est  ce  que  le  Tiers- État,  la  grande  nation,  ne  pouvait  plus 
souffrir.  L'égalité!...  réclame -t- il  par  les  mille  voix  de  ses  ca- 
hiers, dans  la  langue  du  Contrat  social.  —  Tous  les  hommes  étaient 
égaux  avant  leur  association  civile  :  ils  doivent  encore  être  égaux 
devant  les  lois  constitutives  des  corps  politiques.  —  Le  corps  ou 
l'individu  qui  refuse  de  participer  aux  charges  publiques,  ou  ne 
veut  les  supporter  que  dans  une  moindre  proportion  et  dans  une 
forme  différente  de  celle  que  l'on  suit  pour  les  autres  citoyeni^, 
rompt  l'association  civile  en  ce  qui  le  concerne.  (Cahier  du  Niver- 
nais.) —  Nous  prescrivons  à  nos  représentants,  dit  le  cahier  de 
Paris,  de  se  refuser  invinciblement  à  tout  ce  qui  pourrait  offenser 
la  dignité  des  citoyens  libres,  qui  viennent  exercer  les  droits  sou- 
verains de  la  nation.  —  Il  leur  est  enjoint  expressément  de  ne  con- 
sentir à  aucun  subside,  que  la  déclaration  des  droits  de  la  nation 
ne  soit  passée  en  loi.  —  Tout  pouvoir  émane  de  la  nation.  —  La 
volonté  générale  fait  la  loi  :  la  force  publique  en  assure  l'exécu- 
tion. Toute  propriété  est  inviolable.  Nul  citoyen  ne  peut  être 
arrêté  ni  puni  que  par  jugement  légal.  —  Nul  citoyen ,  même 
militaire,  ne  peut  être  destitué  sans  jugement  *.  —  Tout  citoyen  a 
le  droit^'ùtre  admis  à  tous  les  emplois,  professions  et  dignités^. 

1.  Admis  par  le  clergé, 

2.  La  noblesse  avait  fait  la  môme  réclamation. 


t 

I 

» 


UÎ891  CAHIEKS  DU  TJERS-ÉTAT.  641 

—  Abolition  de  la  servitude  personnelle,  sans  aucune  indemnité  ; 
de  la  servitude  réelle,  en  indemnisant  les  propriétaires;  de  la 
milice  forcée;  de  la  violation  de  la  foi  publique  dans  les  lettres 
confiées  à  la  poste;  de  tous  les  privilèges  exclusifs,  si  ce  n*est 
temporairement  pour  les  inventeurs.  —  Liberté  de  la  presse,  avec 
responsabilité  de  l'auteur  et  de  l'imprimeur. 

Le  pouvoir  exécutif,  disent  une  foule  de  cahiers,  ne  doit  jamais 
intervenir  dans  les  assemblées  électorales.  —  Le  royaume  sera 
divisé  par  districts  électoraux.  Les  élections  se  feront ,  dans  les 
campagnes,  par  communautés;  dans  les  villes,  par  arrondisse- 
ments et  non  par  corporations  * . 

Tous  les  cahiers  exigent  le  vote  par  tête,  «  pour  corriger  les 
inconvénients  de  la  distinction  des  ordres,  »  dit  le  cahier  de  Paris. 

—  Le  cahier  de  Rennes  va  bien  plus  loin  que  celui  de  Paris.  Il 
demande  la  suppression  des  ordres.  «  Les  États- Généraux  seront 
composés  des  députés  de  toute  la  nation,  complètement  et  unifor- 
mément représentée  dans  tout  le  royaume,  sans  distinction  d'or- 
dres, et  sans  que  le  nombre  des  députés  ecclésiastiques  ou  nobles 
puisse  excéder  la  proportion  du  nombre  des  votants  de  chacune 
de  ces  deux  classes.  C'est  par  erreur  que  ce  qu'on  appelle  Tiers- 
État  a  élé  qualifié  d'ordre  ;  avec  ou  sans  les  privilégiés,  il  s'ap- 
pelle Peuple  ou  Nation,  —  Les  agents  du  fisc,  les  dépositaires  de 
quelque  partie  de  l'autorité  royale,  les  agents  des  seigneurs,  ne 
doivent  être  ni  électeurs  ni  éligibles.  (Cahier  de  Rennes.)  —  Les 
uns  demandent  le  vote  à  deux  ou  à  trois  degrés;  les  autres,  le  vote 
direct. — Les  députés  des  États -Généraux  ne  doivent  pas  être 
considérés  comme  porteurs  de  pouvoirs  particuliers,  mais  comme 
représentants  de  la  nation.  —  Les  États -Généraux  se  réuniront, 
de  droit  et  sans  convocation,*  à  des  époques  déterminées  (des 
cahiers  les  demandent  permanents;  la  plupart  les  veulent  au! 
moins  triennaux).  —  Plus  de  distinctions  humiliantes  pour  le 
Tiers;  plus  de  roture,  plus  de  doléances.  — Dans  le  cas  où  les 
députés  du  clergé  et  de  la  noblesse  refuseraient  d'opiner  en  com- 
mun et  par  tête...  les  députés  du  Tiers -État,  représentant  vingt- 
quatre  millions  d'hommes,  poxivant  et  devant  toujours  se  dire  l'As- 

l.  Le  cahier  de  Rennes  veut  qu'on  admette  les  procurateurs  des  veuves  dont  les 
maris  auraient  eu  droit  de  vote. 

XVI.    »  41 


64S  LOUIS  XVL  [ITA] 

semblée  nationale ,  malgré  la  scission  des  représentants  de  quatre 
cent  nulle  individus...,  se  déclareront  prêts  à  concourir,  avec 
Sa  Majesté,  à  l'exécution  de  tous  les  objets  qui  devaient  être  sou- 
mis à  Texamen  des  trois  ordres  réum's,  offrant  d^admetlre  à  leurs 
(!éIibérations  les  députés  du  clergé  et  de  la  noblesse  qui  vou- 
draient y  concourir.  (Cahiers  de  Dijon,  Dax,  Sainl-Sever  et 
Bayonne.) 

Inviolabilité  des  députés.  —  Les  provinces  et  les  assemblées 
d'électeurs  ne  pourront  prescrire  aucune  condition  limitative  aux 
députés  qu'elles  enverront  à  l'assemblée  souveraine  de  La  nation 
(Paris,  extra-muros.)  —  La  principale  source  des  erreurs  et  des 
abus  de  l'administration  est  dans  le  défaut  d'une  loi  fondamen- 
tale qui  ait  fixé,  d'une  manière  précise  et  authentique,  les  effets 
de  la  Constitution  nationale  et  les  limites  des  pouvoirs.  Il  faut 
que  les  États  posent  les  bases  de  cette  Constitution ,  etc.  —  Les 
cahiers  reconnaissent  le  fait  de  la  royauté  héréditaire,  de  mâle  en 
mâle,  etc.,  et  l'inviolabilité  royale.  —La  plupart  posent  en  prin- 
cipe que  le  pouvoir  législatif  appartient  à  la  nation',  le  pouvoir 
exécutif  au  roi ,  et,  cependant ,  accordent  au  roi  le  droit  de  sanc- 
tionner les  lois  et  le  partage  du  droit  d'initiative  avec  les  États- 
Généraux.  —  Ce  n'est  point  par  l'établissement  d'une  chambre 
haute,  mais  par  une  triple  délibération  dans  l'assemblée,  qu'on 
préviendra  les  inconvénients  d'une  décision  précipitée.  —  La 
Constitution  qui  sera  faite  dans  les  États- Généraux  actuels  ne 
pourra  être  changée  que  par  les  représentants  de  la  nation  nom- 
més ad  hoc  par  l'universalité  des  citoyens.  Pour  la  convocation  de 
cette  assemblée  nationale  extraordinaire,  il  faudra  le  vœu  bien 
connu  des  deux  tiers  des  administrations  provinciales. 

Abolition  des  lettres  de  cachet  et  des  prisons  d'état.  —  Que,  sur 
le  sol  de  la  Bastille  démolie,  on  établisse  une  place  publique,  et, 
au  milieu ,  une  colonne  avec  cette  inscription  :  A  Louis  XVI,  res- 
taurateur de  la  liberté  publique.  (Cahiers  de  Paris  et  de  Montfort- 
TAmauri.)  —  Réforme  du  code  noir  :  préparer  l'abolition  de  l'es- 
clavage. —  Les  fonctions  de  la  puissance  publique  ne  peuvent 
devenir  une  propriété.  Les  droits  qui  violent  le  droit  naturel  n'ont 

1.  A  la  nation,  conjointemeut  avec  le  rui,  dit  le  cahier  de  Paria, 


1^780)  CAHIERS   DU  TIERS-ÉTAT.  643 

jamais  pu  être  une  propriété.  —  Les  ministres  sont  responsables 
envers  la  nation.  —  Quiconque  tentera  d*empôcher  la  réunion  des 
États -Généraux  ou  de  rétablir  le  pouvoir  arbitraire  sera  puni 
comme  traître  à  la  patrie. 

Que  tous  les  contribuables  soient  cotés,  sans  distinction,  sur  les 
mêmes  rôles  d'impôts.  —  Sur  les  administrations  provinciales  et 
municipales,  à  peu  près  comme  les  autres  ordres.  Les  commu- 
nautés doivent  rendre  compte  aux  districts;  les  districts,  aux 
assemblées  provinciales;  celles-ci,  aune  commission  des  États - 
Généraux.  —  Sur  les  tribunaux,  cours  d'appel ,  justices  de  paix, 
à  peu  près  comme  les  autres  ordres;  des  cahiers  demandent 
l'élection  des  juges  par  tous  les  gens  de  robe.  (Cahier  de  Saint- 
Quentin.)  —  La  plupart  veulent  l'abolition  des  justices  seigneu- 
riales; d'autres,  seulement  leur  réforme.  —  Que  la  connaissance 
des  délits  commis  par  les  gens  de  guerre  soit  attribuée  aux  juges 
ordinaires,  sauf  les  délits  purement  militaires.  —  La  plupart 
des  cahiers  réclament  la  confection  d'un  code  civil  unique  pour 
toute  la  France.  «  Un  assemblage  informe  de  lois  romaines  et 
de  coutumes  barbares,  de  règlements  et  d'ordonnances  sans 
rapport  avec  nos  mœurs  comme  sans  unité  de  principes...  ne 
peut  former  une  législation  digne  d'une  grande  nation.  »  (Cahier 
de  Paris.) 

Abolition  ou  restriction  des  retraits  féodaux  et  lignagers;  abo- 
lition des  substitutions.— Abolition  de  l'inique  loi  (loi  emptorem) 
qui  autorise  l'acquéreur  d'une  propriété  à  résilier  le  bail  fait  par 
le  précédent  propriétaire.  —  Abolition  du  droit  d'aînesse  *. 

Qu'on  sépare  les  prisonniers  pour  dettes  des  prisonniers  pour, 
délit.  —  Que  le  prêt  à  intérêt  légal  soit  permis  à  tous.  —  Qu'on 
avise  à  l'établissement  du  jugement  parjurés.  Nouveau  code  cri- 
minel (avec  toutes  les  réformes  demandées  par  les  philosophes). 
—  Abolition  de  la  confiscation  et  de  toute  tache  sur  la  famille 
innocente  du  coupable.  —  Que  la  peine  de  mort  pour  vol  suit 
cibolie.  —  Que  la  peine  de  mort  ne  soit  dorénavant  prononcée 
que  pour  les  cas  d'incendie ,  de  poison ,  d'assassinat  et  de  viol. 

1.  Le  cahier  de  Nivernais  demande  Tabolition  d*an  article  de  la  coutume  de  ce 
pays  qui  exclut  les  sœurs  et  leurs  enfants  au  profit  des  frères  et  de  leurs  enfants 
dans  les  successions  collatérales.  C'était  on  reste  des  antiques  lois  barbares. 


644  LOUIS  XVI.  in» 

(Cahier  de  Nivernais  '.)  —  Indemnité  à  Taccusé  absous.  -  Aboli- 
tion du  barbare  édit  de  Henri  II ,  qui  condamne  à  mort  les  filles 
enceintes  dont  le  fruit  meurt  sans  qu'elles  aient  déclaré  leur 
grossesse. 

Permission  à  tous  cultivateurs  d'avoir  des  fusils.  —  Sur  la  lote- 
rie, sur  la  prostitution,  etc.,  à  peu  près  comme  le  clergé.  —Plu- 
sieurs cahiers  manifestent  un  esprit  réglementaire  opposé  à  l'éco- 
nomie politique,  sur  la  taxation  du  pain  et  de  la  viande,  et  même 
sur  celle  des  salaires.  Sur  l'assistance  publique,  l'esprit  deTurgot 
reparaît  :  il  est  même  dépassé.  —  Qu'on  assure  du  travail  à  tous 
les  pauvres  valides,  des  moyens  de  soulagement  aux  infirmes,  et 
des  emprunts  faciles  aux  laboureurs  et  artisans  qui  manquent  d'us- 
tensiles pour  travailler.  —  Que  chaque  communauté  soit  tenue  de 
nourrir  ses  pauvres  invalides;  que,  dans  chaque  district,  il  soil 
établi  un  atelier  de  charité.  — Que,  pour  la  suppression  delà 
mendicité,  une  partie  des  biens  ecclésiastiques  soit  rappelée  à  sa 
destination  primitive.  —  Qu'on  pourvoie  à  l'éducation  profession- 
nelle des  enfants  trouvés. 

Beaucoup  de  cahiers  demandent  qu'il  n'y  ait  que  deux  impôts: 
le  réel ,  sur  les  fonds  ;  le  personnel ,  sur  les  revenus  mobiliers. 
D'autres,  qu'au  moins  on  remplace  la  gabelle  etjes  aides  par  deux 
taxes  simples,  uniformes,  également  réparties.  Quelques-uns 
seraient  même  pour  l'unité  d'impôt  sur  les  fonds,  comme  les  phy- 
siocrates.  —  Que,  si  l'on  conserve  des  impôts  sur  les  consomma- 
tions, l'on  ne  frappe  pas  les  denrées  de  première  nécessité.  — 
Suppression  de  tous  les  droits  qui  gônent  le  commerce. 

Comme  les  autres  ordres,  le  Tiers  demande  un  plan  d'éducation 
nationale  :  il  y  revendique  une  place  pour  les  exercices  qui  donnent 
au  corps  une  constitution  robuste.  —  Écoles  gratuites  dans  chaque 
paroisse,  où  les  enfants  apprennent  la  lecture,  l'écriture,  et,  dans 
les  villes,  les  éléments  des  arts  utiles  ;  qu'on  écrive,  pour  les  écoles, 
des  livres  classiques  enseignant  les  principes  élémentaires  de  la 
morale  et  des  droits  constitutionnels.  —  Les  écoles  relèveront  des 


1.  Ce  cahier  est  un  des  plus  remarquables.  Nous  le  citons  ici  à  cause  de  la  haute 
moralité  de  son  opinion,  qui  veut  à  la  fois  Tabolition  de  la  peine  de  mort  pour  les 
simples  attentats  à  la  propriété,  et  son  maintien  pour  les  attentats  à  la  personne, 
conservant  sur  la  même  lig^ne  l'assassinat  et  le  viol. 


11789]  CAHIERS  DU  TIERS-ÉTAT.  645 

assemblées  municipales  et  provinciales.  —  Toutes  les  chaires  au 
concours ,  dans  les  universités  et  collèges.  —  Qu'il  soit  établi  une 
école  de  droit  public,  national  et  étranger  (pour  la  diplomatie.  )  — 
Qu'on  établisse  dans  chaque  université  une  chaire  de  morale  et 
de  droit  public.  —  Qu'il  soit  établi  des  collèges  dans  toutes  les 
villes  importantes.  —  Il  convient  de  modifier,  dans  le  r^ime  de 
nos  collèges,  ce  principe  qui,  en  assujettissant  au  culte  catholique 
tous  les  jeunes  gens  qui  les  fréquentent ,  en  éloigne  nécessai- 
rement ceux  qui  professent  un  culte  étranger.  (Cahier  de  La 
Rochelle.  ) 

Caisse  de  secours  pour  les  besoins  de  l'agriculture.  — Prix  d'en- 
couragement aux  agriculteurs.  —  Que  les  plantes  marines  et  sels 
marins  appartiennent  à  tous.  —  Que  les  propriétaires  aient  le 
droit  de  fouiller  les  mines  et  carrières  dans  leurs  terres.  —  Sup- 
pression des  haras  et  distribution  d'étalons  dans  les  campagnes. 

—  De  même  que  la  noblesse ,  le  Tiers  demande  qu'on  pose  des 
limites  à  la  trop  grande  étendue  des  fermes,  comme  préjudiciable 
à  la  population  et  aussi  à  l'abondance  des  bestiaux  et  des  engrais  *. 

—  Qu'on  restitue  aux  communautés  rurales  leurs  communaux 
usurpés.  Les  États- Généraux  auront  à  examiner  s'il  est  plus  utile 
de  conserver  les  communaux  ou  de  les  partager  entre  les  membres 
de  la  communauté  *.  —  Liberté  intérieure  du  commerce  des 
grains;  exportation  interdite  quand  les  provinces  le  demande- 
ront. —  Nécessité  de  reboiser  la  France. 

Que  la  féodalité  soit  abolie.  (Suit  la  longue  liste  des  rentes 
féodales,  champaiis,  droits  de  rachat  et  de  retrait,  banalités, 
corvées  diverses,  péages,  etc.,  etc.,  y  compris  ces  vieux  droits 
aussi  outrageux  qu'extravagants  f  tels  que  le  jambage,  remplacé  par 
une  taxe,  et  le  silence  des  grenouilles  '.)  —  Que  le  franc-alleu  soit 

1.  Cette  opinion  hostile  à  la  grande  cultare  est  remarquable.  Les  détails  éta> 
blissent  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  d'empêcher  les  bénéficiers  de  louer  leurs 
terres  en  masse  à  des  spéculateurs  qui  les  sous -louent,  mais  aussi  d'interdire  des 
réunions  effectives  de  cultures 

2.  On  n'a  pas  assez  réfléchi  que  ce  partage  entre  les  membres  présents  dépouille  les 
membres  à  venir, 

3.  Le  cahier  de  Rennes  demande  l'abolition  u  des  usements  barbares  sOns  les-* 
quels  cinq  cent  mille  individus  gémissent  encore  en  Basse-Bretagne ,  tels  que  ceux 
de  domaine  congéable,  de  mote  et  de  quevaize,  restes  odieux  de  la  tyrannie  féodale. 
C'est  le  vœu  le  plus  marqué  des  colons.  »  L'origine  féodale  du  domaine  congéable , 


646  LOUIS   XVI.  l!7»l 

nnivcrsel.  —  Que  le  droit  naturel  de  détruire  les  animaux  nui- 
sibles soit  rendu  à  chaque  cultivateur  sur  son  terrain.  —  Que  Ion 
supprime  les  capitaineries.  —  Que  la  chasse  soit  permise  à  tout 
propriétaire  de  cinquante  arpents  et  à  tout  fermier  de  deux  cents 
arpents.  (Cahier  d*Étampes.)  —  Que  les  délits  de  chasse  ne  puissent 
être  punis  que  par  des  amendes  modérées.  Que  les  propriétaires 
de  la  chasse  ne  puissent  en  jouir  que  depuis  le  15  septembre  jus- 
qu'au i"  mai  pour  les  terres  labourables,  et  depuis  le  i*'  novembre 
pour  les  vignobles. 

Pleine  liberté  du  commerce  et  de  Tindustrie  à  Tintérieur;  res- 
trictions protectrices  poiur  le  dehors.  —  La  plupart  des  cahiers 
demandent  Tabolition  des  jurandes  et  maîtrises,  en  conservant  un 
règlement  pour  l'apprentissage.  —  Qu'il  soit  formé  une  caisse 
nationale  de  secours  pour  le  commerce.  —  Qu'il  y  ait,  dans  chaque 
ville  considérable,  une  caisse  pour  faciliter  le  commerce  et  détruire 
l'usure.  —  Unité  des  poids  et  mesures.  —  Exclusion  des  caboteurs 
étrangers,  et  autres  mesures  protectrices  du  commerce  marili;ne. 
—  Établissement  d'un  code  de  commerce. 

Pour  ce  qui  regarde  les  non-catholiques,  tous  les  cahiers  sont 
-d'accord  sur  la  pleine  liberté  de  conscience  et  pour  qu'il  n'y  ait 
point  d'exception  au  principe  d'admissibilité  de  tous  les  citoyens 
à  tous  les  emplois  civils  et  militaires;  mais  on  remarque  encore 
de  fortes  traces  de  ce  préjugé  d'unité  extérieure  qui  a  survécu, 
dans  beaucoup  d'esprits,  au  fonds  même  des  croyances;  ainsi  le 
cahier  de  Rennes,  si  révolutionnaire ,  veut  que  la  religion  catho- 
lique ait  seule  le  culte' public;  le  cahier  même  de  Paris  admet 
que  l'ordre  public  ne  souffre  qu'une  religion  dominante.  Nîmes, 
Nivernais  et  autres  demandent  qu'on  permette  la  libre  profession 
de  toute  religion  fondée  sur  la  saine  morale;  le  rétablissement, 
au  moins,  de  l'état  de  choses  antérieur  à  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes.  —  Liberté  des  mariages  entre  personnes  de  religions  dif- 
férentes. —  Liturgie  uniforme  dans  l'église  dominante  '.  —  Il 


cet  antique  usement  du  pays  de  langue  celtique,  est  contestée.  Nous  ne  pouvons 
entrer  dans  le  débat  ;  nous  constatons  seulement  rhostilité  populaire  de  89.   Le 
cahier  de  Vannes  est  d*accord  avec  celui  de  Rennes,  et  explique  en  détail  les  abus 
de  cet  usement. 
1.  Une  partie  des  cahiers  du  clergé  aTaient  émis  le  même  vœu  ;  mais  on  enten- 


[17891  CAIIIEUS   DU   ÏIKUS-ÉTAT.  647 

serait  à  désirer  que  les  offices  et  prières  publiques  se  fissent  en 
langue  française.  (Paris,  exïr  a-mur  os.)  —  Réduction  du  trop  grand 
nombre  des  fêtes.  —  Maintien  et  consécration  constitutionnelle 
des  libertés  gallicanes,  conformément  à  la  déclaration  de  1682. 
Abolition  du  concordat;  de  tout  envoi  d'argent  à  Rome.  Ceci  est 
le  cri  général  ;  la  plupart  veulent  que  les  évoques  et  les  curés  rede- 
viennent électifs;  quelques-uns  laisseraient  le  choix  des  évoques 
au  roi.  —  Rétablissement  des  conciles  nationaux  et  provinciaux, 
—  Abolition  du  formulaire  d'Alexandre  VII  *.  —  Plus  dcdispenses 
.  demandées  à  Rome.  Que  les  mariages  entre  cousins  germains  soient 
permis  sans  dispenses.  —  Que  les  revenus  ecclésiastiques  soient 
ramenés  à  leur  destination  primitive ,  qui  est  l'entretien  des  mi- 
m'stres  de  la  religion,  la  subsistance  des  pauvres  et  l'entretien  des 
lieux  destinés  au  service  divin.  —  Amélioration  du  sort  des  curés 
et  vicaires ,  et  suppression  du  casuel  et  des  quêtes.  —  Une  partie 
des  cahiers  demandent  la  suppression  de  tous  les  couvents; 
d'autres,  au  moins  la  suppression  des  ordres  mendiants;  d'autres, 
seulement  qu'on  avise  à  rendre  les  ordres  religieux  plus  utiles,  à 
diminuer  le  nombre  de  leurs  maisons,  à  reculer  jusqu'à  vingt- 
cinq  ou  trente  ans  l'émission  des  vœux;  que  les  religieux  ne 
perdent  pas  leurs  droits  civils,  mais  qu'ils  ne  puissent  disposer  de 
leurs  biens  çn  faveur  des  monastères.  —  Les  revenus  des  abbayes 
en  commende  et  des  monastères  supprimés,  et  une  partie  des 
revenus  des  plus  riches  évêchés ,  seront  appliqués  aux  collèges , 
aux  hôpitaux,  etc.,  et  à  payer  les  dettes  du  clergé  et  subsidiaire- 
ment  à  acquitter  la  dette  publique.  —  Qu'on  vende  une  partie  des 
biens  du  clergé  pour  payer  sa  dette.  —  Des  cahiers  appellent  la 
suppression  des  dîmes;  les  autres,  une  réduction  très-considérable 
avec  un  règlement  pour  l'application;  plusieurs,  Ir.  transformation 
en  une  taxe  foncière  pour  l'entretien  des  desservants,  des  édifices, 
et  le  soulagement  des  pauvres. 

La  noblesse  héréditaire  ne  pouvant  être  qu'un  respect,  une  pré- 
férence d'opinion  pour  les  descendants  des  hommes  éminents,  on 

dait  par  là  une  liturgie  gallicane,  et  non  radoption  de  la  liturgie  romaine,  comme 
aujourd'hui. 

1.  Qui  oblige  les  ecclésiastiques  à  jurer  qu'ils  croient  au  point  de  fait  décidé  par  le 
pape  contre  Janséuius. 


"V-, 


648  LOUIS   XVI.  [17891 

n'en  peut  faire  l'objet  d'une  loi  qui  rende  cette  préférence  indc- 
pendante  de  l'opinion  publique  et  du  mérite  de  ceux  qui  en  sont 
l'objet.  La  noblesse  héréditaire  ne  doit  donc  conférer  aucune  pré- 
rogative légale,  aucune  exemption  des  charges  publiques,  aucun 
droit  spécial  à  la  représentation  nationale  ni  à  aucune  place. 
(Cahier  de  Rennes.)  Plus  de  noblesse  acquise  à  prix  d'argent.  — 
Qu'il  soit  établi  par  les  États-Généraux  une  récompense  honora- 
ble et  civique,  purement  personnelle  et  non  héréditaire,  laquelle, 
sur  leur  présentation,  sera  déférée  par  le  roi  aux  citoyens  de  toute 
classe  qui  l'auront  méritée  par  l'éminence  de  leurs  vertus  patrio- 
tiques et  de  leurs  services.  (Cahiers  de  Paris,  de  Toul.) 

Les  troupes,  appartenant  à  la  nation,  ne  pourront,  sans  se 
rendre  coupables  du  crime  de  rébellion  et  de  lèse-nation,  favo- 
riser la  violation  de  la  Constitution  ou  des  lois  nationales,  gêner 
la  liberté  des  assemblées  d'États-Généraux  ou  Provinciaux ,  en 
empocher  la  formation  ou  réunion,  ou  en  effectuer  la  dispersion. 
—  Aucun  officier  ou  soldat  ne  pourra  agir  hostilement  dans  sa 
patrie  que  dans  les  cas  prévus  par  une  loi  positive,  et  ce,  à  peine 
de  mort,  conune  traître  à  la  patrie*.  — Que  nul  militaire  ne  puisse 
être  privé  de  son  état  que  par  un  jugement.  —  Que  l'armée  ne  soit 
plus  composée  que  de  troupes  nationales.  —  Que  tout  engagement 
soit  volontaire  (en  temps  de  paix).  —  Que  les  troupes,  en  temps 
de  paix,  soient  employées  aux  travaux  publics. 

La  dernière  page  du  dernier  volume  du  Résumé  général  des 
cahiers  laisse  une  impression  dont  rien  ne  saurait  surpasser  le  tra- 
gique. C'est  un  extrait  du  cahier  de  Rouen,  demandant  que  la 
nation  élève  à  Paris,  au  milieu  d'une  place  qu'on  nonmiera  la 
Place  des  États-Généraux,  un  monument  dédié  à  Louis  XVI,  en 
mémoire  du  nouveau  pacte  d'alliance  entre  le  roi  et  son  peuple! 

Au  lieu  de  la  Place  des  États-Généraux,  on  eut  la  Place  de  la  Révo- 
lution .  au  milieu  de  cette  place,  on  sait  quel  monument  fut  érigé 
au  dernier  roi  de  l'ancienne  France  !... 

Il  serait  impossible  de  comprendre  une  si  effroyable  vicissitude 
en  moins  de  quatre  années,  si  l'on  ne  voyait  que  les  actes  publics 
et  les  paroles  officielles  de  89  ;  si  Ton  croyait  que  tout  fût  dans 

1.  Admis  par  les  cahiers  de  la  nobleaso. 


li789J  CAfUEUS  DU    TIEUS-ÉTAT.  649 

les  cahiers  définitifs  des  bailliages,  dans  ce  résultat  mesuré,  tem- 
péré, de  tout  le  mouvement  d'idées  produit  au  sein  des  assem- 
blées de  tous  degrés.  Lès*  cahiers  du  Tiers-État  sont  la  dernière 
tentative  de  conciliation  entre  la  nation  et  Tancien  gouvernement, 
le  dernier  effort  pour  transformer  pacifiquement  la  royauté  tradi- 
tionnelle et  l'associer  à  im  nouvel  ordre  de  choses.  La  modération 
du  Tiers  atteste  qu'il  sent  l'immense  gravité  de  la  situation.  D'ac- 
cord avec  les  autres  ordres  sur  la  destruction  de  l'arbitraire  admi- 
nistratif, sur  la  liberté  individuelle,  sur  la  liberté  du  travail,  sur 
ce  qu'on  nommerait  aujourd'hui  la  décentralisation ,  sur  la  ré- 
forme judiciaire  et  sur  beaucoup  d'autres  besoins  sociaux;  d'ac- 
cord avec  le  clergé  contre  les  privilèges  de  la  noblesse,  avec  la 
noblesse  contre  les  privilèges  du  clergé;  proclamant,  comme  les 
autres  'ordres ,  le  principe  de  la  propriété,  mais  y  attachant  un 
tout  autre  sens,  le  sens  des  philosophes,  et  spécialement  des  éco- 
nomistes, et  ne  reconnaissant  que  la  propriété  individuelle*  et  la 
propriété  publique;  voulant  enfin,  de  plus  que  les  autres  ordres, 
et  voulant  absolument  l'unité  de  l'Assemblée  nationale,  le  Tiers 
cependant,  la  majorité  du  moins,  ne  demande  pas  même  l'aboli- 
tion formelle  de  l'ancienne  Constitution  sociale^ ^  de  la  distinction 
des  trois  ordres;  la  majorité  semble  consentir  encore  implicite- 
ment à  ce  qu'un  demi-million  de  citoyens,  organisés  à  part  de  la 
masse,  conservent  dans  l'Assemblée  nationale  autant  de  représen- 
tants que  25  millions  de  citoyens!  A  plus  forte  raison  ne  met-elle 
pas  la  royauté  en  question,  tout  en  proclamant  la  nation  souve- 
raine. En  doit-on  conclure  qu'il  n'y  eût  rien,  par  l'opinion,  au  delà 
des  vœux  formulés  officiellement  dans  les  assemblées?  qu'on  fût, 
au  fond,  aussi  royaliste,  aussi  gallican  que  le  langage  des  cahiers 
l'indique?  Cette  conclusion  ne  serait  pas  fondée,  et  pourtant  l'on 
était  sincère.  On  cherchait  à  relier  l'avenir  au  passé,  pour  l'église 
comme  pour  l'état ,  sans  bien  interroger  les  limites  du  possible, 
sans  bien  se  demander  si  la  vieille  royauté,  aux  complexes  et  con- 

1.  Dans  laquelle  De  sauraient  être  compris  de  prétendus  droits  exceptionnels, 
contraires  au  droit  naturel  et  au  vrai  droit  civil. 

2.  Constitution  aociale  ;  nous  employons  ce  terme  à  dessein  ;  la  France  avait  une 
constitution  sociale ,  puisque  la  société  y  était  organisée  sur  un  certain  plan  :  elle 
n'avait  pas  ou  n'avait  plus  de  constitution  politique,  puisque  cette  organisation 
n'aboutissait  pas  à  un  jen  régulier  iTinstitutions  définies. 


650  LOUIS  XVI.  11789) 

fuses  traditions,  concentrées  et  unifiées  enfin  dans  la  monarchie 
de  droit  divin  selon  Louis  XIV  et  Bossuet,  était  propre  à  devenir 
la  tôtc  et  le  bras  d'un  gouvernement  d'élection  et  de  liberté;  et 
si  la  génération  élevée  par  Voltaire  et  Rousseau  était  dans  les  con- 
ditions morales  qui  convenaient  pour  restaurer  l'Église  élective 
du  christianisme  antique.  C'est  que  les  sociétés  ne  se  jettent  jamais 
volontairement  dans  l'inconnu  :  c'est  Dieu  qui  les  y  jette  malgré 
elles!  —  et  quel  inconnu!  Quelle  société,  depuis  que  le  monde 
existe,  avait  jamais  vu  se  poser  devant  elle  un  si  gigantesque  pro- 
blème î 

Cette  dernière  tentative  de  conciliation  faite  par  le  Tiers,  un 
député  d'Auvergne,  Malouet,  pressa  le  ministre  Necker  d'y  répon- 
dre en  faisant  saisir  l'initiative  par  le  roi,  en  lui  faisant  trancher 
la  question  du  vote  par  tète,  de  l'unité  de  l'Assemblée,  et  présenter 
aux  États-Généraux  les  bases  d'une  Constitution  conforme  aux 
vœux  de  la  majorité  des  cahiers  du  Tiers.  Malouet  voulait  que 
Louis  XVI,  n'ayant  pas  su  être  l'auteur  de  la  Réforme,  se  fît  le 
chef  de  la  Révolution  ;  mais,  cette  Révolution ,  Malouet  était  loin 
d'en  sonder  toute  la  profondeur.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'eût  été,  du 
moins,  entrer  la  tête  haute  dans  l'inconnu.  La  proposition  n'arriva 
même  pas  jusqu'à  Louis  XVI,  qui  l'eût  infailliblement  rejetéc. 
Necker  se  retrancha  derrière  la  liberté  des  États-Généraux  :  à  eux 
seuls  de  décider  sur  eux-mômes.  Sous  un  scrupule  respectable  se 
dérobait  une  illusion  d'amour-propre  :  Necker  se  figurait  que  le 
Tiers  et  les  privilégiés,  après  les  premières  luttes,  viendraient 
l'inviter  d'être  l'arbitre  de  leurs  débats ,  et  qu'il  aurait  la  gloire 
de  conclure  par  quelque  moyen  terme.  II  ne  voyait  pas  que  sa 
frêle  individualité  allait  disparaître  sous  les  premiers  pas  du  co- 
losse de  la  Révolution. 

n  ne  restait  plus  aux  représentants  du  Tiers  qu'à  agir  dans  la 
plénitude  du  droit  de  la  nation,  qu'à  marcher  devant  eux  à  tra- 
vers tous  obstacles  et  toute  résistance,  avec  leurs  mandats  ou  sans 
leurs  mandats,  non  pas  seulement  si  les  mandats  étaient  muets, 
mais  s'ils  étaient  insuffisants,  contradictoires  ou  inapplicables.  La 
théorie  des  mandats  impératifs,  évoquée  parfois  rétrospective- 
ment par  les  champions  de  l'ancien  régime,  est  celle  des  répu- 
bliques fédératives,  où  des  corps  politiques  indépendants  s'asso- 


(17891  OUVEUTURE   DES   ÉTATS.  651 

cicnt  dans  des  limites  et  pour  des  résultats  déterminés.  Elle  ne 
saurait  être  celle  d*un  état  unitaire  :  une  grande  nation  ne  pou- 
vant s'assembler  tout  entière  dans  un  Champ  de  Mars  pour  dicter 
ses  intentions  à  ses  représentants,  les  diverses  sections  de  cette 
môme  nation,  délibérant  isolément,  sont  très-loin  de  donner 
l'équivalent  du  sentiment  qu'aurait  la  nation  réunie,  et  les  repré- 
sentants de  ces  diverses  sections,  lorsqu'ils  se  réunissent  en  un 
seul  corps,  expriment  le  sentiment  national  d'une  manière  beau- 
coup moins  imparfaite  que  ne  feraient  les  vœux  des  sections  addi- 
tionnés bout  à  bout.  Les  élus  cessent  alors  de  représenter  les  loca- 
lités pour  devenir  les  représentants  de  la  nation.  L'on  ne  saurait 
nier  qu'il  se  dégage  des  individualités  réunies  toute  autre  chose 
que  la  collection  des  sentiments  isolés  des  individus;  la  forma- 
tion du  sentiment  collectif  est  un  des  grands  mystères  du  monde 
moral*. 

L'ouverture  des  États-Généraux,  annoncée  pour  le  29  avril,  eut 
lieu  seulement  le  5  mai.  On  a  partout  décrit  cette  fameuse  pro- 
cession où,  la  veille  de  l'ouverture,  figurèrent  ensemble  le  roi  et 
les  trois  ordres,  pacifique  inauguration  de  l'ère  des  tempêtes.  La 
paix  était  dans  les  formes  et  dans  les  rites  :  la  guerre  était  dans 
les  choses  plus  encore  que  dans  les  cœurs;  elle  était  jusque  dans 
cet  humble  et  sombre  costume  imposé  au  Tiers  par  l'étiquette 
provocatrice  de  la  cour  et  porté  avec  une  fierté  qui  ressemblait  au 
défi,  devant  les  dorures  et  les  panaches  de  théâtre  qui  décoraient 
la  noblesse. 

Le  lendemain,  5  mai,  le  roi  ouvrit  les  États  par  quelques  mots 
qui  n'avaient  de  saillant  que  l'absence  totale  d'initiative.  Lorsqu'il 
se  couvrit,  en  terminant,  les  membres  des  ordres  privilégiés 
l'imitèrent,  suivant  la  coutume.  Une  partie  des  membres  du  Tiers 
en  firent  autant.  Une  grande  rumeur  parcourut  l'assemblée.  Le 
roi  se  découvrit,  n'osant  repousser  et  ne  voulant  pas  auto- 
riser l'égalité  dont  s'emparait  le  Tiers.  Ce  n'était  plus  le  temps 

l.  Mirabeau,  le  premier,  devant  les  États  de  Provence,  avait  nettement  dénié  à 
ojne  subdivision  quelconque  du  royaume  le  droit  de  limiter  la  souveraineté  nationale, 
M  qui  ne  réside  que  dans  la  collection  des  représentants,  n  Beaucoup  de  gens  éclairés 
sentirent  que  les  mandats  impératifs  menaient  à  une  impasse.  »  Le  Tiers,  »  dit  entre 
autres,  le  cahier  de  Nimes,  m  a  exposé  les  vœux  de»  peuples;  il  laisse  à  ses  députés 
le  soin  de  les  modifier.  »  Résumé  général  dn  cahUrt,  etc.,  t.  III,  p.  542. 


C;>2  LOL'IS  XVL  117S9J 

OÙ  les  (lépulés  du  peuple  s'agenouillaient  à  Tarrivée  du  roi! 

Le  garde  des  sceaux  fit  une  harangue  fleurie  et  généralement 
vague,  où  il  paraissait  toutefois  approuver  le  vote  par  tête,  si  le 
consentement  libre  des  États-Généraux  opérait  ce  changement. 
Necker  fut  encore  moins  explicite  dans  son  vaste  discours,  dé- 
taillé, jus(iu'à  Texcès,  sur  les  finances,  plus  philosophique  et  moral 
que  politique  sur  le  reste.  Il  conseillait  qu'on  votât  d'abord  par 
ordres,  pour  que  les  privilégiés  eussent  le  mérite  de  sacrifier  libre- 
ment leurs  exemptions  pécuniaires,  puis  qu'on  examinât  dans 
quels  cas  on  pourrait  se  réunir,  dans  quels  cas  voter  séparément. 
Il  faut  trancher  le  mot  :  c'était  puéril.  L'impuissance  du  ministre 
éclatait  après  celle  du  roi. 

Avant  la  question  du  vote  en  commun  se  posait  nécessairement 
celle  de  la  vérification  des  pouvoirs  en  commun,  qui  ne  décidait 
pas  absolument  la  seconde,  mais  engageait  sur  la  voie.  Le  6  mai, 
le  ministère  fit  une  tentative  pour  décider  de  fait  cette  première 
question  dans  le  sens  du  Tiers  :  un  placard  annonça  que  le  local 
destine  à  recevoir  les  députés  serait  prêt  à  neuf  heures  du  matin.  Ce 
local  était  la  gfande  salle  où  avait  lieu  la  séance  d'ouverture  *.  Le 
Tiers  s'y  rendit.  Les  autres  ordres  ne  parurent  pas.  Le  Tiers  apprit 
qu'ils  étaient  assemblés  dans  les  salles  qui  leur  avaient  été  assi- 
gnées pour  leurs  séances  particulières^. 

Le  Tiers  attendit.  A  deux  heures  et  demie ,  il  fut  informé  que 
le  clergé  venait  de  voter  la  vérification  séparée,  à  133  voix  contre 
114,  et  la  noblesse,  à  188  voix  contre  47.  Le  Tiers  considéra  ces 
décisions  comme  non  avenues,  et,  le  lendemain,  sur  la  proposi- 
tion de  Moiinier,  envoya  ofj^ciexisement  quelques-uns  de  ses  mem- 
bres inviter  les  autres  députés  à  se  réunir  aux  communes ,  qui 
attendaient  cette  réunion  avant  de  commencer  à  vérifier  les  pou- 
voirs. Le  clergé,  revenant  sur  ses  pas,  proposa  une  conmiission 

1.  C'était  cette  même  salle  des  Menus  où  s'étaient  tenues  les  deux  assemblées  des 
Notables. 

2.  Le  Tiers  n'avait  pas,  selon  l'ancien  usage,  d'autre  lien  d'assemblée  que  la  salle 
des  séances  générales.  Il  y  avait  là  comme  un  aveu  implicite  que  le  Tiers  était  le 
corps  de  la  nation.  La  cour  en  avait  senti  la  conséquence,  et  avait  songé  à  assigner 
au  Tiers  un  local  particulier  :  une  circonstance  insignifiante  fit  manquer  ce  projet. 
L'administration  des  écuries  ne  voulut  point  céder  un  manège  demandé  par  un  des 
ministres  pour  en  faire  la  troisième  salle.  Quoi  qu'on  eût  fait,  au  reste,  le  Tiers  se 
fût  senti  la  nation  partout. 


11789!  LE   TIERS  ET  LES  PRIVILÉGIÉS.  653 

mixte  pour  examiner  de  nouveau  la  question,  et  suspendit  la  vé- 
rification qu'il  avait  commencée  (7  mai).  La  noblesse  ne  répondit 
que  le  12  mai;  elle  consentit  à  nommer  des  commissaires,  mais 
après  s'ôtre  déclarée  légalement  constituée,  à  la  majorité  de 
193  voix  contre  31  ,  ce  qui  était  rendre  d'avance  la  commission 
inutile. 

A  l'émotion  profonde  qui  se  manifesta  sur  les  bancs  du  Tiers , 
on  sentit  que  la  grande  lutte  s'engageait.  Un  député  breton ,  Le 
Chapelier,  proposa  de  signifier  au  clergé  et  à  la  noblesse  «  que  les 
communes  ne  reconnaîtraient  pour  représentants  légaux  que 
ceux  dont  les  pouvoirs  auraient  été  examinés  par  des  commis- 
saires nommés  en  assemblée  générale  ;  qu'après  l'ouverture  des 
États  il  n'y  avait  plus  de  députés  d'ordres  ou  de  provinces,  mais 
seulement  des  représentants  de  la  nation  ;  que  les  députés  des 
communes  invitaient  donc  les  députés  du  clergé  et  de  la  noblesse 
à  se  réunir  à  eux  dans  la  salle  des  États,  et  à  se  former  en  États- 
Généraux  pour  vérifier  les  pouvoirs  de  tous  les  représentants  de 
la  nation.  »  La  majorité  voulut  pousser  la  modération  jusqu'au 
bout.  Elle  ajourna,  comme  prématurée,  la  motion  de  Le  Chape- 
lier, et  accepta  la  conférence  avec  les  autres  ordres.  Les  privilé- 
giés annoncèrent  l'abandon  de  leurs  exemptions  pécuniaires  :  on 
le  savait  d'avance  et  l'effet  fut  manqué  :  la  conférence  n'en  avorta 
pas  moins,  et  la  noblesse  maintint  la  vérification  séparée  des 
pouvoirs  (26  mai).  Le  clergé  ne  s'était  pas  prononcé  définitive- 
ment. Le  Tiers,  sur  la  proposition  de  Mirabeau,  adjura  le  clergé 
de  se  ranger  «  du  côté  de  la  raison,  de  la  justice  et  de  la  vérité.  » 

Le  clergé  était  ébranlé  :  un  grand  nombre  de  curés,  quelques 
évoques ,  voulaient  répondre  à  l'appel.  La  cour  intervint.  Le 
28  mai,  une  lettre  du  roi  invita  les  commissaires  des  trois  ordres 
à  reprendre  leurs  conférences  en  présence  du  garde  des  sceaux  et 
de  commissaires  royaux.  Louis  XVI  avait  été  l'instrument  d'une 
intrigue  ourdie  entre  les  prélats  aristocrates  et  la  société  de  la 
reine  et  du  comte  d'Artois  (le  comité  Polignac),  On  voulait  empê- 
cher la  réunion  du  clergé  et  venir  en  aide  à  la  noblesse.  La  no- 
blesse, ce  jour-là  môme,  arrêta,  à  la  majorité  de  202  voix  contre 
16,  que  la  délibération  par. ordre  et  le  veto  de  chaque  ordre 
étalent  constitutifs  de  la  monarchie.  Accepter  le  renouvellement  des 


654  LOUIS  XVI.  11'89) 

conférences,  après  un  pareil  acte,  était  une  dérision  de  la  part  de 
la  noblesse.  Chez  le  Tiers-État ,  ce  fut  un  dernier  effort  de  longa- 
nimité. M.  Necker,  qui  avait  pris  place  entre  les  commissaires 
royaux,  proposa  que  les  pouvoirs  fussent  vérifiés  d'abord  séparé- 
ment, que  ceux-là  seulement  sur  lesquels  s'élèveraient  des  diffi- 
cultés fussent  déférés  à  des  commissaires  des  trois  ordres;  qu'en- 
fin, si  les  trois  ordres  ne  pouvaient  se  mettre  d'accord,  la  décision 
sur  l'élection  contestée  fût  déférée  au  conseil  du  roi.  Le  clergé 
accepta.  Le  Tiers,  décidé  à  refuser,  ne  se  hâta  point,  et,  à  sa 
grande  joie,  fut  prévenu  par  le  refus  de  la  noblesse  *.  Les  confé- 
rences furent  closes  le  9  juin. 

Le  gant  était  jeté.  Le  10  juin,  le  puissant  métaphysicien  politi- 
que qui  a  posé  et  résolu  la  question  :  Qu'est-ce  que  le  Tiers- État? 
l'abbé  Sieyès,  député  du  Tiers-État  de  Paris,  propose  d'adresser 
aux  élus  du  clergé  et  de  la  noblesse  une  dernière  sommation  de 
venir,  dans  la  salle  des  États,  concourir  à  la  vérification  commune 
des  pouvoirs,  avec  l'avis  que  l'appel  général  des  bailliages  se  fera 
dans  une  heure,  et  que  défaut  sera  donné  contre  les  non -com- 
parants, 

La  motion  est  adoptée  à  la  presque  unanimité ,  avec  quelques 
adoucissements  de  forme  :  on  substitue  le  mot  invitation  à  celui 
de  sommation ,  le  jour  à  Vheure ,  et  la  vérification  tant  en  présence 
quen  l'absence  au  défaut  contre  les  non-comparants, 

La  vérification  des  pouvoirs  commence  le  12  juin  au  soir.  La 
noblesse  maintient  ses  arrêtés.  Le  clergé  délibère  sans  conclure. 
Du  13  au  15,  une  dizaine  de  curés,  parmi  lesquels  le  célèbre  Gré- 
goire, se  rendent  à  l'appel  du  Tiers-État,  a  Je  viens,  »  dit  le  curé 
Marolle,  député  du  clergé  de  Saint-Quentin ,  «  reconnaître  la  né- 
cessité de  la  vérification  commune  des  pouvoirs  d'une  assemblée 
nationale.  »  D'autres  s'apprêtaient  à  les  suivre;  mais  déjà  l'appel 
des  bailliages  était  terminé ,  et  la  vérification  achevée  pour  tous 
les  membres  qui  avaient  répondu  à  l'appel. 

Le  moment  décisif  est  arrivé  :  il  faut  que  l'assemblée  se  con- 
stitue. Sous  quel  titre? 


1.  Non  pas  un  refus  formel,  mais  une  acceptation  nominale  à  des  conditions  qui 
cluingeaient  complètement  le  projet. 


11789]  SIEYfcS  ET   MIRABEAU.  655 

La  destinée  d'une  grande  société,  celle  de  tout  un  monde  poli- 
tique, est  suspendue  à  un  mot!  Depuis  les  premiers  conciles  du 
christianisme,  il  n'y  a  point  eu  de  débat  de  cette  Importance  sur 
la  terre. 

Diverses  propositions  se  croisent.  Plusieurs  hommes  éminents 
entrent  en  lice;  mais  la  discussion  se  concentre  en  réalité  sur 
deux  tètes,  Sieyès  et  Mirabeau  *. 

«  Cette  assemblée,  »  dit  Sieyès,  o  est  déjà  composée  des  répré- 
sentants envoyés  par  les  quatre-vingt-seize  centièmes  au  moins  de 
la  nation.  Une  telle  masse  de  députations  ne  saurait  être  inactive 
par  l'absence  des  députés  de  quelques  bailliages  ou  de  quelques 
classes  de  citoyens...  L'œuvre  commune  de  la  restauration  natio- 
nale peut  et  doit  être  commencée  sans  retard  par  tous  les  députés 
présents,  et  ils  doivent  la  suivre  sans  interruption  comme  sans  obstor 
de,  »  Et  il  propose  le  titre  d'Assemblée  des  Représentants  connus  et 
vérifiés  de  la  Nation  française, 

La  forme  de  ce  titre  n'est  pas  heureuse.  Il  faut  présenter  aux 
masses  des  formes  plus  simples  et  plus  rapides ,  où  la  pensée  se 
concentre  dans  un  mot,  dans  un  éclair.  Mais  l'idée  est  toutefois 
évidente  à  qui  sait  comprendre.  Ce  qu'il  a  écrit,  Sieyès  veut  qu'on 
le  fasse.  —  Le  Tiers  est  la  Nation, —  La  parole  de  Sieyès  est  calme, 
rigoureuse,  inflexible  comme  son  pamphlet  :  celle  de  Mirabeau 
éclate  en  émotions  contradictoires  comme  le  cri  d'une  âme  en 
lutte  avec  elle-même. 

Mirabeau  attaque  la  division  des  ordres,  mot  vide  de  sens;  il  se 
déchaîne  contre  la  prétention  des  privilégiés  à  un  veto  collectif,  à 
une  action  séparée;  et  cependant  il  combat  toute  dénomination 
qui  équivaudrait  à  celle  des  États- Généraux  et  constituerait  le 
Tiers  seul  en  représentation  souveraine  de  la  nation.  «  Vous  n'au- 
riez pas  la  sanction  du  roi. — Elle  est  nécessaire  à  tout  ce  que  vous 
allez  faire.  —  Le  peuple  ne  vous  soutiendrait  pas.  Il  n'aspire  en- 
core qu'à  des  soulagements  matériels  et  ne  comprendrait  pas  la 
métaphysique  politique.  Il  vendrait  ses  droits  pour  du  pain!  » 
Mirabeau,  qui  a  si  bien  combattu  les  mandats  impératifs,  va  jus- 
La  seale  proposition  notable,  en  dehors  de  Sieyès  et  de  Mirabeau,  fût  celle  de 
Mounier,  qui  voulait  qu'on  se  constituât  en  assemblée  légitime  des  représentants  de  la 
majeure  jMrtie  de  la  nation  agissant  en  l'absence  de  la  mineure  partie. 


656  LOUIS  XVI.  ilîsy] 

qu'à  se  rejeter  sur  les  mandats  qui  n'autorisent  pas  les  députés 
à  s'arroger  le  titre  proposé  par  Sieyès!  Il  évoque  des  spectres 
d'anarchie,  de  despotisme  et  de  ruine,  si  la  lutte  ouverte  s'engage, 
et  conclut  par  proposer  le  titre  d'assemblée  des  Représentants  du 
Peuple,  c'est-à-dire  de  la  masse  plébéienne. 

C'est  que  l'écrivain  passionné,  l'orageux  tribun,  se  sent  dépassé 
par  la  logique  froide  et  tranchante  du  théoricien  politique.  Bien 
qu'il  ait  reconnu  dans  ses  livres  la  souveraineté  nationale  et  les 
principes  du  Contrai  social,  Mirabeau  a  toujours  voulu  la  Révolu- 
tion avec  la  royauté.  Il  sent  que  la  souveraineté  du  peuple  va 
sortir  du  débat  et  tout  absorber;  que  la  Révolution  va  se  faire 
sans  la  royauté ,  et ,  en  touchant  aux  choses  mêmes,  il  voit  s'éva- 
nouir le  rêve  d'une  démocratie  royale.  Son  esprit  aperçoit  les  dou- 
leurs inouïes,  les  calamités  héroïques  que  la  France  va  traverser 
pour  se  faire  une  nouvelle  existence*.  C'est  la  mort  entre  deux 
vies.  Son  esprit  est  trop  clairvoyant  et  son  cœur  n'est  pas  assez 
stoïque  pour  affronter  ce  formidable  avenir.  U  veut  arrêter  le 
mouvement,  transiger  avec  le  passé;  pour  lui,  à  son  tour,  il  est 
trop  tard! 

Sa  proposition  est  rejetée  :  les  dédains  séculaires  des  privilégiés 
pèsent  encore  sur  ce  grand  nom  de  Peuple.  On  repousse,  comme 
trop  humble,  ce  titre  de  Représentants  du  Peuple,  qu'une  autre 
assemblée  rendra  bientôt  si  terrible  aux  rois  de  l'Europe. 

L'impétueux  Mirabeau  a  reculé.  L'impassible  Sieyès  se  lève  et 
prononce  le  mot  du  Destin. 

c  J*ai  changé  ma  motion ,  >  dit-  il  :  «  je  propose  de  substituer  à 
la  dénomination  de  Représentants  connue  et  vérifiés  le  titre  d'ÂssEM- 

BLÉE  NATIONALE.  » 

La  foudre  a  déchiré  le  nuage.  La  lumière  se  fait.  491  voix 
contre  90  adoptent  la  motion  de  Sieyès,  sans  restriction  et  comme 
acte  de  souveraineté. 


l'ancienne   FRANCE  EST    FINIE. 


1.  Un  député  encore  obscur,  qui  fut  Barère,  venait  de  dire  une  grande  pariil< 
M  Vous  êtes  appelés  à  recommencer  Thistoire.  n  Le  Point  du  Jour  (journal  de  lî.i 
rérej,n»l. 


{ 


(1789;  L'ASSEMBLÉE  NATIONALE.  657 

La  Révolution  est  consommée  en  droit.  Il  n'y  a  plus  qu'à  tirer 
les  conséquences.  La  Société  des  Trois  Ordres  est  abolie  en  droit 
par  les  représentants  de  l'immense  majorité  de  la  nation.  Il  n'y  a 
plus,  au  lieu  d'ordres  privilégiés,  que  des  citoyens  plus  ou  moins 
distingués.  La  royauté  est  subalternîsée  ;  elle  n'est  plus  qu'un 
rouage  politique  qui  peut  être  ou  ne  pas  être.  Le  principe  de  la 
souveraineté  de  la  Nation  une  et  indivisible  a  remplacé  la  monar- 
chie absolue  de  Louis  XIV  et  la  vieille  monarchie  des  États -Géné- 
raux et  des  parlements,  la  souveraineté  du  roi  et  la  hiérarchie 
des  privilèges. 

lE   MONDE   NOUVEAU    EST   COMMENCÉ. 


XVI.  42 


T  i 


CONCLUSION 


Du  haut  de  ces  cimes  orageuses  de  89  qui  séparent  deux  mondes, 
jetons  un  coup  d*œil  en  arrière  afin  de  ressaisir  l'ensemble  des 
destinées  de  Tancienne  France ,  qui  renferment  tous  les  présages 
d'avenir  de  l:i  France  nouvelle.  Les  institutions,  les  coutumes,  les 
formes  sociales,  ont  disparu  ;  le  fonds  essentiel,  la  nature  de  la 
France,  n'a  pas  changé.  C'est  toujonre  le  môme  être,  pour  ainsi 
dire,  qui  continue  et  qui  continuera  à  se  développer  dans  le  bon 
ou  mauvais  usage  de  ses  énergies  i)ropres.  La  France  nouvelle, 
l'ancionnc  France,  la  Gaule,  sont  une  seule  et  même  personne 
morale.  La  France  existait  longtemps  avant  de  s'appeler  France, 
nom  de  baptême  et  d'adoption  sous  lequel  a  disparu  son  nom 
naturel. 

Dès  l'origine  des  temps  historiques,  le  sol  de  la  France  ap|)arait 
peuplé  par  une  race  vive,  spirituelle,  Imaginative,  éloquente, 
portée  tout  ensemble  à  la  foi  et  au  doute,  aux  exaltations  de  Tàme 
et  aux  entrahiements  des  sens,  enthousiaste  et  railleuse,  sponta- 
née et  logicienne,  sympathique  et  rétive  à  la  discipline,  douée  de 
sens  pratique  et  encline  aux  illusions,  plus  disposée  aux  éclatants 
dévouements  qu'aux  cfTorts  patients  et  soutenus;  mobile  quant 
aux  faits  et  aux  personnes,  persévérante  (jpant  aux  tendances  et 
aux  directions  essentielles  de  la  vie;  également  active  et  compix»- 
hensivo;  aimant  à  savoir  pour  savoir,  à  agir  pour  agir;  aimant 
par-dessus  tout  la  guerre,  moins  pour  la  conquête  que  pour  la 
gloire  et  pour  les  aventures,  pour  l'atlrait  du  danger  et  de  l'in- 
connu; unissant  enfin  à  une  extrême  sociabilité  une  personnalité 
indomptable,  un  esprit  d'indépendance  qui  repousse  absolmnenl 
le  joug  dos  faits  extérieurs  et  des  forces  fatales. 

1.  Écrit  ca  1SJ4. 


% 


•  ^ 


CONCLUSION.  659 

Dans  celle  anlique  société  se  sont  développés,  sur  un  fonds 
patriarcal  primitif,  deux  principes  dominants,  le  principe  reli- 
gieux et  le  principe  héroïque,  combinés  dans  une  croyance 
souverainement  propre  à  cultiver  la  force*,  suivant  une  de  ses 
maximes,  et  à  inspirer  aux  gommes  le  mépris  de  la  mort  par  la 
certitude  de  toujours  revivre.  La  croyance  gauloise,  le  drui- 
disme,  dominant  de  haut  les  religions  toutes  terrestres  de  la 
Grèce  et  de  Rome,  présente,  au  fonds  de  TOccident,  un  déve- 
loppement théologique  et  philosophique  égal  à  celui  des  grandes 
religions  de  TOrient,  mais  dans  un  esprit  très -opposé  au  pan- 
théisme indo- égyptien,  et  qui  parait  n'avoir  eu  d'affinité  morale 
qu'avec  le  mazdéisme  de  Zoroastre.  La  lutte  victorieuse  de  la  liberté 
et  de  la  volonté  contre  les  puissances  fatales,  l'indestructible  indivi- 
dualité humaine  s'élevant  progressivement  du  plus  bas  degré  de 
l'ôtre,  par  la  connaissance  et  la  force,  jusqu'aux  sommités  indé- 
finies du  ciel,  sans  jamais  se  confondre  dans  le  Créateur  :  tels 
paraissent  avoir  été  les  fondements  de  la  foi  druidique  et  le  secret 
de  l'intrépidité  et  de  l'indépendance  gauloises.  La  notion  la  plus 
ferme,  la  plus  claire,  la  plus  développée  de  l'immortalité  et  de 
la  destinée  de  l'ànie  est  le  caractère  essentiel  de  la  philosophie 
bardique,  héritière  des  druides. 

Une  pareille  race,  appuyée  sur  un  levier  si  formidable,  semble- 
rait devoir  envahir  le  monde.  Elle  le  parcourt  triomphalement, 
l'agite,  l'étonné,  l'épouvante,  mais  ne  le  domine  pas  d'une  ma- 
nière durable.  Il  y  a  chez  elle  les  matériaux  d'une  grande  nation  : 
il  n'y  a  pas  une  nation.  Il  manque  à  ces  matériaux  le  ciment  qui 
les  relie.  Cette  religion  inspire  une  force  tout  individuelle  :  elle 
n'enseigne  pas  le  devoir  social  avec  l'autorité  de  ces  religions 
locales  et  toutes  terrestres  qui  reposent  sur  la  divinité  de  la  patrie; 
elle  n'a  pas  non  plus  en  elle  cette  flamme  de  l'amour  divin  et 
humain,  de  la  charité  universelle,  qu'il  est  réservé  au  christia- 
nisme de  répandre  dans  le  monde.  Les  forces  de  la  Gaule  ne  se 
coordonnent  pas  et  se  tournent  contre  elle-même.  Ces  individua- 
lités si  puissantes  n'aboutissent  qu'à  une  faible  et  anarchiquc 
société.  Les  tribus  patriarcales  se  sont  groupées  en  démocraties 

] .  «  Honorez  les  <]ieux  ;  ne  faites  pas  de  mal  à  autrui  ;  cultivez  la  force.  »  Triade 
druidique,  citée  par  Dio^ène  de  Laërte. 


• 


CGO  CONCLUSION 

giiciTicros  qui  subissent  Tautorité  morale  d'un  grand  sacei-doce 
recruté  par  affiliation,  corporation  savante  et  non  caste  liérédi- 
.  taire.  C'était  Tapogée  de  la  vieille  Gaule;  mais  cet  état  ne  s'est 
pas  soutenu.  L'inégalité  sociale  s'accroît;  les  aristocraties  locales 
grandissent  avec  le  progrès  de  la  richesse  et  accaparent  les  avan- 
tages de  la  civilisation,  qui  se  développe  imparfaitement.  Les 
influences  se  rendent  héréditaires;  les  tribus  se  scindent  en  clien- 
tèles groupées  autour  d'un  petit  nombre  d'hommes  puissants;  on 
arrive  à  ce  point  qu'il  n'y  a  plus  que  deux  classes  qui  comptent 
dans  les  Gaules  :  les  druides  et  les  chevaliers,  ou,  pour  parler  le 
langage  moderne,  le  clergé  et  la  noblesse,  qui  se  disputent  le 
pouvoir  et  ne  s'entendent  que  pour  repousser  la  royauté  hérédi- 
taire, antipathiffue  au  génie  de  la  Gaule. 

La  décadence  se  précipite,  le  ressort  moral  s'affaiblit  ;  le  peuple 
s'affaisse,  la  noblesse  s'entre-déchire.  L'étranger  s'avance.  La  Gaule 
est  entamée  d'un  côté  par  la  civilisation  politique  et  militaire  la 
plus  fortement  organisée  qui  ail  paru  sur  la  terre  ;  de  l'autre,  par 
une  barbarie  systématiquement  ennemie  de  tout  développement, 
de  toute  richesse,  de  tout  progrès.  Des  deux  compétiteurs,  c'est 
Rome  qui  l'emporte  sur  la  Germanie,  Les  divisions  de  la  Gaule, 
malgré  des  efforts  tardifs  et  désespérés,  la  jettent  sous  l'épée  du 
conquérant.  Les  prestiges  de  la  civilisation  helléno-latine  achè- 
vent l'œuvre  de  la  conquête.  La  noblesse  se  latinise  et  se  fond  dans 
la  société  romaine  ;  le  corps  sacerdotal  est  proscrit.  Les  supersti- 
tions du  Midi  envahissent  la  Gaule,  où  elles  ne  doivent  laisser  de 
trace  que  dans  les  formes  classiques  des  lettres  et  des  arts.  Le 
génie  politique  de  Rome  entre  plus  à  fond  et  modifie  sensible- 
ment la  nature  gauloise;  il  apporte  à  nos  pères  l'ordre,  la  disci- 
pline ,  la  limite,  le  poids  et  la  mesure,  l'esprit  administratif  et 
ccntraUsateur,  avec  ses  grands  avantages  pour  l'organisation  exté- 
rieure de  la  société,  et,  aussi,  sa  tendance  périlleuse  à  mettre  le 
mécanisme  à  la  place  de  la  vie  dans  le  corps  politique.  Le  matéria- 
lisme latin  doit  aussi  laisser  chez  nous  trop  de  vestiges ,  en  se 
combinant  avec  la  tendance  critique  et  railleuse  qui  est  comme 
le  contre-poids  de  notre  tendance  enthousiaste. 

Nous  devons  à  Rome,  par  compensation,  un  progrès  d'un  ordre 
plus  élevé  que  l'aptitude  à  l'organisation  matérielle  :  c'est  l'inlro- 


CONCLUSION.  661 

duction  de  ce  Droit  romain  transforme  par  la  philosophie  grecque, 
qui  est  devenu  à  tant  d'égards  la  raison  écrite  et  le  code  de  l'hu- 
manité, et  qui  éclaire  et  agrandit  les  généreux  instincts  de  nos 
coutumes  primitives.  A  Y  unité  romaine,  à  la  paix  7'omaine  aussi,  le 
mérite  d'avoir  préparé  le  terrain  où  peut  éclore  et  croître  la  Reli- 
gion d'amour  et  d'union,  le  Christianisme.  L'Évangile  manifeste 
enlin  à  l'Occident  cet  Esprit  de  vie,  ce  double  principe  de  l'Amour 
en  Dieu  et  du  Verbe  médiateur  qui  avait  manqué  au  druidisme 
pour  vivifier  ses  sublimes  notions  de  la  destinée  humaine.  La 
Gaule  retrouve  dans  le  Christianisme,  avec  une  notion  supérieure 
de  la  nature  divine,  cette  certitude  de  l'immortalité  humaine, 
sinon  ce  vaste  système  des  destinées  de  l'âme  qui  la  distinguait 
entre  toutes  les  nations.  Elle  embrasse  la  foi  nouvelle,  et  bientôt 
exerce  une  haute  et  salutaire  influence  sur  la  formation  du 
dogme;  elle  contribue  puissamment  à  repousser  les  hérésies 
montaniste  et  gnostique  ;  elle  tente,  par  l'organe  de  son  grand 
apôtre,  de  saint  Martin  de  Tours,  d'étouffer  au  berceau  le  fatal 
principe  des  persécutions  religieuses  qui  doit  couvrir  la  chrétienté 
de  sang  et  de  crimes  durant  de  longs  âges!  Elle  défend  la  Trinité 
contre  Arius;  fidèle  à  sa  tradition,  elle  essaie  de  défendre  la  liberté 
contre  saint  Augustin.  x 

Le  Christianisme  et  le  Droit  roniain  ne  suffisent  pas  cependant 
pour  faire  vivre  l'Empire  ou  pour  faire  renaître  les  nationalités 
qu'il  a  absorbées.  Cosmopolites  tous  deux,  et  c'est  leur  gloire,  ils 
s'adressent  au  genre  humain  :  il  faut  quelque  chose  de  plus  sur  la 
terre,  il  faut  des  nations  entre  lesquelles  se  répartissent  les  fonc- 
tions diverses  du  genre  humain.  L'œuvre  transitoire  de  l'Empire 
romain  est  accomplie,  puisque  la  Religion  et  le  Droit  sont  éclos 
et  assurés  de  lui  survivre.  Les  barbares ,  que  la  Providence  a 
écartés  cinq  siècles  auparavant,  peuvent  venir  maintenant. 

Ils  viennent  :  l'Empire  est  démembré.  La  Gaule,  ne  pouvant 
ressaisir  à  elle  seule  une  existence  indépendante,  choisit  du  moins 
entre  ses  dominateurs  :  elle  se  donne  aux  Franks  et  rejette  les 
autres  barbares.  La  race  franke,  vaillante  comme  les  Gaulois  dans 
leur  âge  le  plus  héroïque,  devient  l'épée  du  christianisme  ortho- 
doxe contre  les  barbares  ariens,  et  les  évoques  trinitaires  partagent 
la  domination  de  la  Gaule  avec  les  rois  des  Franks  ;  on  voit  re* 


¥ 


66Î  CONCLUSION. 

naître  le  temps  où  régnaient  ensemble  les  druides  et  les  chefs 
de  guerre,  avec  une  nuance  plus  monarchique,  le  commande- 
ment militaire  étant  maintenant  concentré  entre  les  membres 
d'une  seule  famille.  C'est,  nominalement,  la  première  France,  la 
{'  France  gallo-germano-romaine.  Les  Franks  en  sont  le  ciment  et 
lui  donnent  leur  nom,  qu'elle  ne  perdra  plus;  les  divers  éléments 
de  la  nationalité  française  sont  maintenant  juxtaposés  ;  mais  la 
nationalité  française  n'est  pas  encore  née.  Il  n'y  a  pas  encore  un 
peuple  français  ni  une  langue  française.  Cette  première  France 
n'est  encore  que  la  Gaule  franke,  c'est-à-dire  la  troisième  phase 
de  nos  origines,  et  il  faut  môme  ajouter  que  ces  Franks,  dont  nous 
tenons  notre  nom,  doivent  laisser  en  nous  infiniment  moins  de 
traces  que  les  Romains;  ils  ne  font  guère  que  raviver  en  Gaule 
ceux  des  éléments  gaulois  qui  correspondent  aux  éléments  ger- 
maniques ;  quant  aux  caractères  spécialement  propres  à  la  race 
germanique,  nous  n'en  garderons  presque  rien,  sinon  dans  quel- 
ques provinces  du  nord  et  de  Test. 

La  Gaule  franke  a  deux  périodes  :  la  première  est  celle  des 
Mérovingiens,  alliés  des  évoques  gaulois  et  vainqueurs  des  Goths 
arijns;  la  seconde  est  celle  des  Carolingiens,  vainqueurs  des  Sar- 
rasins et  des  Saxons,  et  alliés  de  la  papauté  romaine.  Ils  sauvent 
l'Europe  de  l'invasion  musulmane ,  conquièrent  la  Germanie  au 
christianisme  et  rétablissent  l'empire  romain  au  profit  des  Franks, 
en  s'appuyant  sur  les  papes,  qui  confèrent  à  la  royauté  franke 
un  caractère  semi-sacerdotal  par  la  rénovation  du  vieux  sacre 
hébraïque,  et  qui  reçoivent  d'elle,  en  échange,  un  appui  décisif 
dans  leurs  prétentions  spirituelles  et  dans  leur  agrandissement 
temporel. 

Les  germes  de  nationalité  qui  s'efforcent  de  croître  sont  quel- 
que temps  étouffés  sous  cette  masse  de  Tempire  frank,  qui  enve- 
loppe, avec  la  Gaule,  toute  la  Germanie,  une  partie  des  régions 
slaves,  les  trois  quarts  de  Tltalie,  le  nord  de  l'Espagne;  mais  cette 
unité  factice,  malgré  le  concours  du  clergé,  qui  veut  un  seul  em- 
pire comme  une  seule  foi,  est  brisée  par  les  instincts  des  peuples, 
et,  du  démembrement  de  l'empire  de  Charlemagne,  sortent  enfin 
les  nations  modernes,  renaissance  des  grandes  races  de  l'antiquité 
sous  une  forme  nouvelle. 


CONCLUSION.  663 

Cette  fois,  c'est  enfin  la  France,  non  plus  la  France  germanique, 
mais  la  France  welche,  comme  rappellent  les  Allemands,  la  France 
gauloise.  Les  Franks  sont  fondus  dans  la  masse  gallo-romaine;  il 
n'y  a  plus  ni  Romains  ni  Barbares;  il  y  a  des  Français;  ils  ont  le 
signe  d'une  pensée  propre,  d'une  fonction  nationale  ;  ils  ont  une 
langue  nouvelle,  appelée  d'abord  romane  ou  néo-romaine,  à  cause* 
de  la  prépondérance  que  l'église  a  tant  contribué  d'assurer  au 
latin  dans  notre  vocabulaire;  cette  langue  sera  de  moins  en  moins 
romaine,  et  le  génie  logique  et  métaphysique  de  la  Gaule,  réveillé 
dans  la  philosophie  du  moyen  âge,  lui  donnera  peu  à  peu  une 
forme  entièrement  sui  generis. 

La  France,  cependant ,  a  semblé  près  de  périr  en  naissant.  On 
eût  dit  qu'avec  l'empire  des  Franks  toute  société  allait  se  dissou- 
dre. L'anarchie  est  partout.  Les  pirates  normands,  qui  ravagent 
incessanunent  la  France,  semblent  des  corbeaux  acharnés  sur  un 
cadavre.  Une  cité  prédestinée,  Paris,  arrête  enfin  ces  derniers 
venus  des  barbares,  qui  entrent  à  leur  tour,  comme  ont  fait  les 
Franks,  dans  la  société  chrétienne,  et  le  centre  de  foruiation  du 
corps  politique  de  la  France  s'établit  autour  de  Paris,  dans  ce  bas- 
sin de  la  Seine  si  heureusement  disposé  par  la  nature.  Le  monde 
féodal  sort  du  chaos  du  ix»  siècle. 

Ses  racines  plongeaient  loin  dans  le  passé.  C'est  un  vieux  fonds 
celtique  renouvelé  par  les  Geruiains.  Qu'on  se  figure  l'élément 
primordial  de  la  société  gauloise,  la  tribu,  disparue,  et  l'élément 
secondaire,  la  clientèle,  restée  seule  et  fixée  au  sol  :  on  a  le  ré- 
gime féodal.  La  hiérarchie  des  fiefs  n'est  qu'une  hiérarchie  de 
clientèles  superposées  et  aboutissant  à  un  patron  suprême,  le  roi, 
que  la  noblesse  féodale  voudrait  maintenir  électif  comme  les  an- 
ciens chefs  ou  magistrats  des  peuplades  gauloises ,  et  qui  ne  se 
rend  héréditaire  que  par  les  conséquences  logiques  d'une  certaine 
analogie  de  situation  ',  et  par  l'appui  de  l'Église,  également  favo- 
rable à  la  monarchie  et  au  droit  d'aînesse. 

La  féodalité  est  une  hiérarchie  de  foi  et  d'honneur  entre  les 
féodaux,  de  s^ /vices  conditionnels  et  libres;  une  hiérarchie  d'op- 
pression et  d'iniquité  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  de  la  caste  guér- 
it L'hérédité  étant  le  principe  des  fiefs,  le  ticf  suprême  teudait  nécessairement  à 
devenir  héréditaire  comme  les  auti  es. 


664  CONCLUSION. 

rière  et  féodale,  et  qui  est  considéré  comme  en  dehors  du  droit. 
Elle  tend  à  absorber  le  clergé  dans  ses  rangs  et  à  refouler  les  sim- 
ples hommes  libres  dans  la  condition  des  serfs  de  glèbe ,  bien 
plus  durement  traités  que  chez  les  anciens  Gaulois. 

Du  sein  de  ce  régime,  dont  le  nom  doit  rester  si  impopulaire, 
se  dégage  cependant  un  idéal  admirable  et  respecté  par  les  classes 
et  par  les  générations  les  plus  hostiles  à  la  féodalité  :  c'est  Fidéal 
chevaleresque,  la  protection  aux  faibles,  aux  opprimés,  assignée 
pour  but  à  l'héroïsme,  l'égalité  fraternelle  entre  les  guerriers 
dévoués  à  cette  œuvre  chrétienne ,  une  conception  toute  nouvelle 
de  l'amour,  l'infini  dans  l'amour  devenu  une  rehgion  comme 
l'honneur,  merveilleux  enfantement  du  génie  gaulois  fécondé  par 
le  souffle  chrétien*.  Des  mêmes  sources  celtique  et  chrétienne 
à  la  fois  jaillit  l'art  du  moyen  âge,  cet  élan  inouï  de  l'àme  vers  le 
ciel;  art  où,  ni  la  Rome  papale,  ni  la  Germanie,  n'ont  rien  à  re- 
vendiquer, et  tout  français  comme  la  poésie  chevaleresque^. 
Pendant  que  le  sentiment  de  la  France  se  manifeste  avec  tant  de 
puissance,  sa  pensée  se  discipline  dans  le  rude  gymnase  de  la  phi- 
losophie scolastique,  autre  produit  de  notre  sol'. 

Au  xni«  siècle,  la  société  française  du  moyen  âge  est  dans  son 
plus  vif  éclat.  Par  sa  poésie,  son  art,  sa  scolastique,  par  son  action 
extérieure  sur  l'Angleterre,  sur  l'Italie,  sur  l'Espagne,  sur  l'Orient, 
par  la  direction  des  croisades,  cette  grande  réaction  européenne 
contre  l'islamisme ,  elle  s'est  mise  à  la  tête  de  la  chrétienté.  La 
féodalité  ayant  échoué  à  absorber  le  clergé  et  à  asservir  les  hommes 
libres  des  villes,  un  élément  nouveau  s'est  fait  place  à  côté  des 
deux  éléments  ecclésiastique  et  nobiliaire.  Une  foule  de  petites 
républiques  municipales  se  sont  élevées  parmi  les  mille  donjons 
et  les  mille  clochers  des  seigneuries  et  des  monastères.  La  royauté 
a  grandi,  Janus  à  trois  faces  :  le  roi  est  la  tète  des  fiefs,  l'héritier 
des  monarques  franks,  pour  la  noblesse;  l'oint  du  Seigneur,  pour 
le  clergé;  le  représentant  du  César  romain ,  du  régime  d'égalité 

1.  y.  notre  t.  III,  p.  351  c .  sulvautes,  sur  les  types  primitifs  des  romans  de  che- 
valerie écrits  en  langue  celtique. 

2.  La  nuance  entre  ces  deux  grandes  manifestations  est  que  la  poésie  est  plus 
nobiliaire  et  Part  plus  populaire. 

3.  La  scolastique  ne  nous  appartient  pas  aussi  exelusi\ement  que  la  poésie  cheva- 
leresque ou  l'architecture  ogivale,  mais  elle  eut  son  grand  centre  à  Paria, 


CONCLUSION.  665 

civile  SOUS  un  maître,  pour  les  légistes,  qui  reparaissent  à  leur 
tour  dans  ce  monde  nouveau. 

Cette  société  atteint  sa  perfection  relative  au  commencement 
du  XIV*  siècle.  C'est  alors  qu'est  pleinement  organisé  ce  qu'on  a 
nommé  la  Constitution  française.  Les  républiques  bourgeoises  et 
vassales  sont  devenues  la  bourgeoisie,  le  Tiers-État,  et,  dans  le% 
États^îénéraux,  le  Tiers  figure  à  côté  du  clergé  et  de  la  noblesse. 
Il  n'y  a  plus  deux  ordres  politiques  comme  au  temps  de  Tinvasioik 
de  César,  comme  au  temps  de  l'empire  frank,  comme  aux  pre- 
miers jours  de  la  féodalité  ;  il  y  en  a  trois.  Le  clergé  représente 
la  science:  la  noblesse,  la  force  guerrière;  le  Tiers-État,  le  travail 
libre.  La  royauté  est  l'unité  superposée  à  cette  triplîcité;  elle  re- 
présente la  nationalité  dans  son  ensemble.  On  peut  voir,  dès 
l'origine  de  cet  établissement ,  par  où  il  croulera  un  jour.  Ce 
fractionnement  artificiel  des  fonctions  nationales,  au  moment  où 
il  est  solennellement  constitué ,  ne  répond  déjà  plus  à  l'exacte, 
réalité.  Les  légistes ,  tôte  du  Tiers-État ,  disputent  le  domaine 
scientifique  au  clergé,  et  le  Tiers  n'est  pas  non  plus  exclu  des 
armes. 

La  Constitution  des  Trois-États  débute  toutefois  avec  grandeur 
en  affirmant  l'indépendance  nationale  contre  les  prétentions  cos- 
mopolites de  la  papauté,  qui  revendique  la  succession  des  Césars. 
Le  système  de  Grégoire  VU  vient  se  briser  définitivement  contre 
les  Trois-États  de  France. 

La  constitution  politique  est  à  peine  fixée  ,  que  la  nationalité 
môme  est  attaquée  dans  son  principe.  L'Angleterre ,  celte  société 
nouvelle  si  proche  parente  de  la  nôtre,  et  formée  d'un  triple  élé- 
ment celtique,  saxon  et  franco-normand  ',  se  jette  sur  la  France, 
et  veut  à  son  tour  lui  imposer  des  maîtres,  comme  elle  en  a  reçu 
d'elle.  La  décadence  de  la  féodalité  apparaît  au  premier  choc.  La  * 
noblesse  française  est  vaincue.  Le  Tiers-Étal  essaie  un  effort  pré- 
maturé pour  s'emparer  des  destinées  nationales.  Il  échoue.  La 


l.  L'Angleterre  est  surtout  en  réalité  un  peuple  gallo-teuton,  comme  la  France 
est  surtout  un  peuple  gallo-romain,  avec  cette  différence  que  Télémeut  romain  u*a 
été  en  France  qu'une  forme  modifiant  le  fonds  gaulois,  tandis  qu'en  Angleterre 
Télément  teutonique  (  saxon  et  danois  )  s'est  combiné  par  assez  grandes  masses  avec 
le  fonds  primitif  qu'il  a  recouvert. 


6f#0  co.\r.Ltsio.\. 

jîuerre  étrangère  et  la  guerre  civile  s'unissent  pour  démemlTer 
la  Fnnce.  Ia.'S  grands  précipitent  l'état  à  sa  ruine.  LVlrançer  est 
dans  Paris.  Tout  semble  perdu.  Royauté,  clergé,  noblesse,  bour- 
geoisie, tout  s'afTaisse  ou  s'entre-déchire  dans  des  conTulsions 
d'agoni»;. 

Le  salut  vient  des  dernières  profondeurs  du  peui>le,  d'entre  les 
lalKjureurs  et  les  pâtres.  Le  mystérieux  génie  de  la  Gaule  se  r^ 
veille  dans  l'âme  d'une  enfant,  d'une  jeune  inspirée,  qui  relève 
ré|K»e  tombée  des  mains  des  forts  et  chasse  devant  elle  les  con- 
quérants comme  un  troupeau  frappé  d*é|X)uvaote.  Trahie  par  le 
roi ,  /i  (|ui  elle  a  rendu  la  couronne ,  par  la  noblesse,  dont  elle  a 
cfTacé  les  afTronls,  par  le  clergé,  qui  méconnaît  en  elle  l'envoyée 
de  Dieu,  le  Messie  de  la  nationalité,  elle  renouvelle  le  Calvaire, 
et,  par  sa  Passion,  rachète  la  France. 

L'œuvre  de  délivrance  s'achève.  La  France  sort  transfonnée  et 
ra\ivÙ4*  de  cette  immense  crise  qui  a  failli  l'anéantir.  La  grande 
féodalilé  politique  et  militaire  est  tombée.  Le  Tiers  s'est  fortilié 
socialement,  mais  le  bénéfice  politique  est  pour  la  royauté,  qui 
s'est  relevée ,  appuyée  sur  une  armée  permanente  et  sur  un  impôt 
permanent,  à  l'aide  desquels  elle  pourra  bientôt  éloigner,  et, 
plus  tard,  supprimer  de  fait  les  États-Généraux  et  la  Constitution 
demeurée  sans  garanties.  La  royauté  délient  immédiatement  la 
majeure  partie  du  vieux  sol  gaulois.  Des  guerres  et  des  alliances 
également  heureuses  ont  amené  peu  à  peu  presque  tous  les  grands 
liefs  dans  la  main  du  roi. 

Le  mojen  âge  n'est  plus.  Sa  pensée  est  épuisée.  Ses  arts  s'étei- 
gnent ou  se  transforment.  Un  esprit  à  la  fois  antique  et  nouveau 
se  répand  sur  l'Europe.  C'est  l'antiquité  grecque  et  romaine  qui 
renaît  pour  présider  à  la  première  phase  du  monde  moderne, 
sorti  du  cercle  trop  étroit  où  la  chrétienté  était  resserrée  depuis 
les  Pères  de  l'Église.  C'est  la  science  laïque  qui  s'émancipe  de  la 
science  ecclésiastique  pour  marcher  à  la  conquête  des  lois  de  la 
nature  et  de  cet  univers  sans  limites  qu'avait  ignoré  le  moyen 
âge.  La  royauté  seconde  cet  essor  de  la  civilisation;  mais  elle  fait 
l)ayer  cher  ses  services  en  cessant  de  travailler  au  complément  du 
territoire  national  pour  jeter  la  France  dans  de  folles  et  injustes 
guerres  de  conquêtes  au  dehors.  Au  milieu  de  ces  guerres,  la 


CONCLCSIOiN.  667 

France  est  prise  par  la  crise  religieuse  qui  partage  en  deux  la 
chrétienté  au  xvi*^  siècle.  Elle,  Tiniliatrice  de  TEuropc  durant  tout 
le  moyen  âge,  la  médiatrice  du  Nord  et  du  Midi,  elle  perd,  cette 
fois,  l'iniliative  :  elle  est  disputée  comme  une  proie  entre  Je  Nord 
et  le  Midi,  entre  le  pape  et  Luther,  entre  Rome  et  la  Germanie, 
comme  au  temps  de  César!  Le  génie  de  la  Gaule  n'aura-t-il  pas  sa  ' 
parole  à  lui,  son  affirmation  propre,  dans  ce  grand  déhat?  îj 

Il  a  dit  une  parole,  en  effet,  depuis  longtemps  déjà,  mais  une 
parole  de  réserve,  de  préservation  plus  que  d'affirmation,  une 
parole  insuffisante  pour  imposer  aux  deux  partis  et  donner  au 
monde  une  impulsion  nouvelle.  C'est  ce  Gallicanisme,  qui  garan- 
tit, il  est  vrai,  la  France  de  partager  la  chute  profonde  de  TEspagne 
et  de  ritalie,  et  qui  refuse  rinfaillibilité  au  pontife  romain,  mais 
lui  reconnaît  la  suprématie,  la  direction  spirituelle,  et  maintient, 
par  conséquent,  la  subordination  de  l'esprit  religieux  de  la  France* 
à  une  autorité  extérieure.  Le  Gallicanisme  n'empêche  pas  la 
France  d'être  emportée  dans  l'effroyable  tourbillon  des  guerres 
de  Religion  et  de  devenir  le  champ  de  bataille  des  deux  factions 
européennes.  Une  race  royale  s'abîme  dans  la  fange  et  le  sang. 
La  nationalité  est  dé  nouveau  en  péril.  Le  redoutable  chef  du 
parti  papal,  le  monarque  austro-espagnol,  s'efforce  d'absorber  la 
France.  Elle  s'arrache  de  ses  mains.  Un  héros  repousse  le  Démon 
dix  Midi  et  clôt  les  guerres  de  Religion,  en  reconnaissant  la  liberté 
religieuse  au  profit  des  nouvelles  sectes  chrétiennes  et  en  foulant 
aux  pieds  le  système  de  persécution  qui  a  faussé  l'Évangile  et 
tyrannisé  la  chrétienté  depuis  six  siècles. 

La  royauté,  un  moment  brisée  et  submergée,  se  réorganise 
dans  des  conditions  de  force  et  d'activité  toutes  nouvelles  et  rede- 
vient l'énergique  expression  de  la  nationalité.  L'anarchie  prin- 
cière  et  nobiliaire  qui  redressait  la  tète  est  écrasée  pour  toujours. 
La  France  recouvre  l'initiative  et  bientôt  la  prépondérance  en 
Europe  avec  une  splendeur  extraordinaire.  Elle  ressaisit  victo- 
rieusement l'offensive  contre  la  maison  d'Autriche  :  elle  reprend 
l'œuvre  de  son  complément  territorial  et  sauve  en  x\llemagne  le 
protestantisme  et  la  liberté  de  l'esprit  humain.  Elle  fonde  l'équi- 
libre européen  qui  dissipe  le  rôvede  jnonarchie  univei-selle  hérité 
des  Césars  par  les  papes ,  par  les  empereurs  et  la  maison  d'Autri- 


6C8  CONCLUSION. 

che,  et  qui  enveloppe  l'idée  des  nationalités  égales,  indépendantes 
et  fraternellement  associées,  c'est-à-dire  l'avenir  du  monde. 

L'initiative  est  reconquise  avec  la  même  puissance  dans  les 
choses  de  l'esprit.  L'héroïque  personnalité  du  génie  gaulois  avait 
donné,  au  xv«  siècle,  par  Jeanne  Darc,  sa  plus  sublime  manifesta- 
tion dans  Tordre  du  sentiment  :  il  ne  se  manifeste  pas  moins  so- 
lennellement, au  xvii«  siècle,  dans  l'ordre  de  la  raison.  Descaries 
renouvelle  la  (>hilosophie  et  l'esprit  humain  lui-même,  en  le  déga- 
geant du  poids  des  vieilles  autorités,  de  la  tradition  amoncelée 
par  les  siècles,  et  en  le  mettant  nu,  pour  ainsi  dire,  afin  de  ie 
retremper  dans  sa  source  éternellement  vivante.  La  raison  est 
aiTninchie.  La  liberté  règne  dans  la  sphère  des  idées  abstraites; 
elle  descendra  dans  la  siihère  des  réalités.  La  poésie  s'élance  d'un 
essor  égal  à  celui  de  la  philosophie.  Le  même  génie  de  liberté  et 
de  volonté  inspire  l'immortel  idéal  de  Corneille. 

Les  âmes,  fortement  rctremi)ées,  se  portent  avec  pareille  vigueur 
dans  toutes  les  directions.  Les  lettres ,  qui  donnent  k  la  France 
son  grand  siècle,  rival  des  siècles  de  Périclès  et  d'Auguste,  les 
arts,  la  guerre,  l'administration,  l'industrie,  tout  se  personnifie 
dans  des  individualités  énergiquement  accusées;  tout  est  empreint 
de  ce  caractère  de  raison  active,  d'esprit  brillant  et  solide,  de  vo- 
lonté vaillante.  La  royauté,  à  son  apogée,  domine  tout  ce  splen- 
dide  ensemble,  où  la  noblesse  apporte  pour  contingent  les  grands 
capitaines;  la  bourgeoisie,  les  grands  écrivains  et  les  grands  ad- 
ministrateurs. L'église  gallicane,  aussi,  met  au  service  de  la 
royauté  les  dons  les  plus  rares  du  génie.  Toute  l'Europe  est  à  la 
suite  de  la  France  et  se  modèle  à  son  image.  Pour  la  seconde 
fois,  la  France  offre  à  l'insloire  une  société  complète.  Le  xiii*  siè- 
cle a  été  une  société  adolescente;  le  x\n®  est  une  société  mûre. 
Le  changement  de  la  langue  exprime  cette  différence.  Le  fi-ançais 
de  la  llcnaissance,  complet  au  xvir  siècle,  comme  le  français-ro- 
man l'a  été  au  xiu«,  est  moins  doux  et  plus  fort;  la  précision  et  la 
lucidité  mélaphjsiquc  y  remplacent  la  naïveté. 

Des  princi])es  de  décadence  minent  sourdement  cette  grandeur. 
La  constitution  des  Trois-États  a  péri  comme  constitution  poli- 

■"e  :  elle  n'est  plus  qu'un  régime  civil,  qu'une  classification  des 
corps  sé|)arés  par  des  privilèges  et  des  lois  divei-ses. 


< 

COiNCLUSÏON.  CG9 

Tout  pouvoir  politique  est  concentré  dans  le  roi.  Les  conséquences 
de  la  monarchie  absolue  ne  tardent  pas  à  se  dérouler.  Au  dehors, 
l'action  modératrice  de  la  France  menace  de  devenir  tyrannie 
et  détermine  la  réaction  de  TEurope  contre  les  tendances  à  la 
monarchie  universelle,  qu'elle  croit  voir  renaître  chez  la  nation 
même  qui  a  fondé  l'équilibre  européen.  Au  dedans,  le  principe 
d'unité  est  poussé  à  l'extrême.  Les  libertés  locales,  qui  avaient 
autrefois  entretenu  la  vie  dans  toutes  les  parties  de  la  nation , 
sont  étouffées  au  profit  non  de  là  liberté  nationale ,  mais  du  des- 
potisme. Enlîn  on  conclut ,  par  une  logique  fausse  et  fatale  ,  de 
l'unité  politique  à  l'unité  religieuse;  de  l'extérieur  à  l'intérieur 
de  l'homme.  Descartes  n'avait  pas  touché  au  dogme  religieux  dans 
sa  révolution  métaphysique.  Le  vieux  système  de  persécution  re- 
naît au  milieu  d'une  ère  de  raison  et  d'immense  développement 
intellectuel.  Une  génération  presque  entière  est  entraînée  dans 
cette  contradiction  insensée,  par  amour  de  l'uniformité,  par  une 
exagération  monstrueuse  de  l'esprit  collectif  de  la  Gaule.  La  liberté 
de  conscience  est  abolie.  On  recule  d'un  siècle.  Sous  prétexte 
d'unité,  on  déchire  la  société  et  l'on  mutile  la  France. 

Le  châtiment  vient.  La  France  affaiblie  est  par  trois  fois  aux 
prises  avec  de  formidables  coalitions  :  ses  ressources  et  son  génie 
s'y  épuisent.  Les  revers  succèdent  à  la  longue  série  de  ses  vic- 
toires. Elle  ne  sauve  son  territoire  que  par  des  efforts  désespérés, 
et  sort  amoindrie  de  sa  lutte  contre  l'Europe.  La  décadence  a 
commencé  pour  la  monarchie,  pour  l'église  gallicane,  pour  la 
noblesse  monarchique  qui  remplace  l'ancienne  noblesse  féodale. 
Cette  décadence  se  précipite  avec  une  effrayante  rapidité.  On  a 
voulu  imposer  l'unité  extérieure  en  religion  :  on  a  eu  l'hypocri- 
sie. A  l'hypocrisie  succède  le  cynisme  :  le  matérialisme  jette  byis 
le  masque.  On  a  tendu  jusqu'à  l'arbitraire  les  ressorts  du  pou- 
voir :  les  ressorts  se  sont  faussés;  l'invincible  royauté  du  xvii*  siè- 
cle n'est  plus,  au  xvni*,  qu'un  despotisme  tracassier,  impuissant, 
qui  n'a  plus  la  force  d'être  une  tyrannie.  La  France  est  hvrée  à 
un  gouvernement  d'intrigants  et  de  femmes  perdues,  qui  rappelle 
le  règne  des  eunuques  à  Byzance  et  chez  les  rois  d'Orient.  La  di- 
plomatie est  annulée  comme  le  reste.  Des  guerres  impolitiques  et 
mal  conduites  aboutissent  à  des  ignominies.  On  perd  un  grand 


670  CONCLUSION. 

empire  colonial.  On  laisse  périr  la  Pologne.  Le  corps  politique  et 
social  se  détraque  parmi  des  agitations  stériles.  La  cour  de  Ver- 
sailles renouvelle  les  derniers  jours  de  ces  antiques  empires 
d*Asie  éteints  dans  les  paroxysmes  de  l'orgie.  —  AprH  nous  U  dé- 
luge! Cette  parole  du  roi  est  répétée  d'une  commune  voix  par  la 
noblesse,  par  le  haut  clergé,  par  la  finance,  par  toutes  les  classes 
supérieures  de  la  société. 

Le  déluge  approche  en  effet  :  de  grandes  rumeurs  descendent 
du  ciel  et  montent  de  l'abîme  :  on  entend  gronder  dans  les  pro- 
fondeurs les  premières  rafales  de  ce  vent  qui  balaie  les  empires. 
La  philosophie  du  xvni*  siècle  est  née. 

Après  le  matérialisme  pratique  de  la  Régence ,  arrive  la  philo- 
sophie sensualiste,  fille  et  non  mère  de  la  décomposition  morale, 
négation  du  passé  tout  entier,  sous  tous  ses  aspects  bons  ou  mau- 
vais. L'esprit  critique  de  notre  race,  mais  aussi  son  sens  pratique 
et  sa  profonde  humanité ,  se  personnifient  avec  une  puissance 
inouïe  dans  Voltaire. 

La  philosophie  cartésienne,  si  grande,  si  nationale,  était  incom- 
plète. D'une  part,  elle  n'avait  pas  touché  directement  à  la  politique 
et  à  la  religion ,  quoique  sa  méthode  y  fût  applicable  comme  à 
tout  le  reste;  de  l'autre  part,  cette  méthode  n'avait  pas  donné 
place,  auiirès  de  la  Raison,  à  l'autre  principe  de  certitude,  au 
Sentiment,  sans  lequel  la  Raison  est  si  vite  arrêtée.  Par  cette  brè- 
che entre  la  philosophie  de  la  sensation,  l'école  anglaise  de  Locke. 
Les  novateurs  qui  s'attaquent  aux  croyances  et  aux  institutions 
du  i)assé  le  font  avec  l'arme  de  Locke,  et  non  avec  l'arme  plus  sûre 
de  Doscartes,  et  font  de  la  Raison  souveraine  la  servante  de  la 
Sensation.  Le  déisme  chrétien  de  Locke,  devenu  le  déisme  épicu- 
rien chez  Voltaire,  aboutit  au  scepticisme  pur  ou  au  panthéisme 
naturaliste  dans  la  secte  encyclopédique.  Par  une  logique  qui  en- 
traîne l'école  malgré  elle,  l'égoïsme  est  le  dernier  mot  en  morale, 
et,  en  politique,  une  démocratie  matérialiste  et  négative. 

Un  nouvel  athlète  paraît,  portant  sur  son  front ,  dévasté  par  les 
,  passions  et  les  souffrances,  ce  signe  des  choses  divines  qui  a  man- 
qué jusqu'alors  à  son  siècle.  Par  Rousseau,  le  Sentiment  ramené 
dans  la  philosophie  y  ramène  les  vérités  primordiales,  Dieu  et 
l'ùme  immortelle.  Dans  la  politique,  Rousseau,  apôtre  de  la  sou- 


/  "'' 


CONCLUSION.  671 

veraineté  du  peuple,  rassoit  Tidéal  démocratique  sur  les  bases  de 
la  morale  spirltualiste  et  des  devoirs  du  citoyen,  sans  méconnaî- 
tre, mais  sans  assurer  suffisamment  la  réserve  de  rindividualilé 
humaine  en  face  de  la  société.  Malheureusement ,  emporté  par 
l'idéal  immobile  des  républiques  antiques  et  par  la  réaction  con- 
tre les  raffinements  d'une  civilisation  corrompue,  il  nie  la  perfec- 
tibilité, affirmée  par  ceux-là  mômes  que  leur  matérialisme  empêche 
d'en  établir  la  doctrine  sur  ses  vrais  fondements.  Ces  philosophes 
allient  un  enthousiasme ,  un  élan  inconcevables  aux  opinions  les 
moins  propres  à  soutenir  l'âme.  Us  valent  bien  mieux  que  leurs 
doctrines.  Il  se  dégage  du  milieu  de  leurs  erreurs  un  immense 
mouvement  d'humanité ,  de  justice,  de  raison  pratique,  d'esprit 
scientifique,  d'améliorations  en  tout  genre.  Impies  de  paroles,  ils 
sont  en  quelque  sorte  religieux  de  cœur  et  d'action;  étrange  con- 
traste avec  les  époques  où  l'esprit  confesse  le  vrai  sans  que  le 
cœur  éteint  pialique  le  bien...  Les  hommes  du  xvin*  siècle  ne 
croient  à  rien,  pour  la  plupart,  au  delà  de  cette  terre;  mais  ils 
remplissent  la  terre  de  tant  d'espérances ,  qu'elle  leur  semble 
suffire  au  genre  humain.  Rousseau  ne  partage  pas  leurs  illusions. 
Les  germes  d'un  monde  nouveau  sont  bien  dans  ce  chaos ,  mais 
de  combien  de  sang  et  de  larmes  ne  doivent-ils  pas  être  arrosés, 
et  pendant  combien  de  générations ,  avant  de  s'épanouir  dans 
l'ordre  inconnu  que  révélera  l'avenir! 

Une  grande  tentative  a  lieu  pour  transformer  pacifiquement  la 
vieille  société.  Une  fraction  des  philosophes,  qui  a  voulu  fonder 
la  théorie  de  la  richesse  et  du  progrès  et  toute  l'économie  sociale 
et  politique  sur  le  principe  de  la  propriété,  arrive  au  pouvoir. 
Elle  entame  une  réforme  dont  le  dernier  mot  serait  un  roi,  à  la 
tête  d'un  corps  politique  de  propriétaires  fonciers,  dans  lequel 
s'absorberaient  les  trois  ordres.  La  royauté  n'ose  essayer  jusqu'au 
bout  cette  chance  de  salut.  En  môme  temps  qu'elle  se  rattache 
aux  vieux  abus,  entraînée  i)ar  l'opinion ,  elle  aide,  malgré  elle, 
un  nouveau  monde  républicain  à  éclore  au  delà  des  mers.  Après 
cette  diversion  lointaine,  elle  se  retrouve  aux  prises  avec  les  pé- 
rils aggravés  du  dedans.  La  ruine  des  finances  s'achève.  Impos- 
sible de  maintenir  plus  longtemps  la  hiérarchie  des  privilèges,  et 
des  abus.  La  royauté,  aux  abois,  porte  une  main  mal  assurée  sur 


rZ*  CONCLUSION. 

les  institutions  d'inégalité.  Les  privilégiés  répliquent  par  des  atta- 
ques contre  Tabsolutisnie.  L'ancien  Régime  «e  déchire  de  ses  pro- 
pres mains.  Poussée  de  position  en  position ,  troablée,  épei-due. 
la  royauté  se  laisse  arracher  un  appel  à  la  nation.  Les  États^éné- 
rau\  sont  convoqués  après  cent  soi^Lante-quinze  ans  d'intervalle. 
Les  trois  ordres  sont  en  présence.  Le  Tiers-État  somme  les  deux 
autres  ordres  de  se  réunir  à  lui.  Sur  leur  refus,  il  se  déclare 
AssENitLRE  NAnoNALE,  c'cst-à-dirc  la  NATION  à  lui  seul. 

LWxciEN.NE  France,  comme  nous  l'aYons  dit,  l'ancienne  France 
est  finie. 

Les  deux  ordres  privilégiés  avaient  perdu  ledr  raison  d'être. 
La  direction  scientifique  et  morale  avait  échappé  au  clergé  et 
|uissé  aux  penseurs  et  aux  savants  laïques*.  La  caste  guerrière, 
compromise  dans  le  principe  même  de  son  existence  dès  réta- 
blissement de  l'armée  permanente,  était  devenue  inutile  à  la  dé- 
fense nationale.  Le  Tiers  avait  en  lui  tous  les  éléments  d'une  so- 
ciété complète.  Quant  à  la  royauté,  elle  n'avait  été  que  le  symbole 
de  l'unité;  maintenant  l'unité  vivante  se  pose  elle-même  et  reven- 
dique à  la  fois  le  principe  et  l'exercice  de  sa  souveraineté. 

Un  moment  subjugués  par  ce  souffle  d'en  haut  qui  passe  sur  la 
France,  les  représentants  des  privilégiés,  dans  la  nuit  du  4  août, 
répondent  à  l'appel  des  représentants  du  peuple  en  brûlant  sur 
l'autel  de  l'unité  les  titres  d'un  règne  de  dix  siècles,  nuit  dont  les 
ténèbres  sacrées  enfantent  des  inspirations  sans  exemple  dans 
l'histoire,  élans  que  le  sympathique  génie  de  la  France  pouvait 
seul  donner  en  spectacle  à  l'univers!  Au  moment  de  s'abimer 
dans  l'unité,  les  ordres  privilégiés  se  relèvent ,  par  un  suprême 
eflbrt,  à  la  hauteur  de  leur  antique  vertu,  et  anoblissent  leur  fin 
,en  la  rendant  volontaire.  La  faiblesse  humaine,  les  passions,  le 
retour  des  regrets  égoïstes,  auront  en  vain  renié  cette  nuit  im- 
mortelle. L'histoire  tiendra  compte  d'un  mouvement  sublime  à 
ceux4à  mêmes  qui  n'auront  pas  su  en  soutenir  l'essor. 

La  noblesse  héréditaire  et  privilégiée  abolie  avec  le  droit  d'ai- 
nesse  et  les  substitutions,  l'égalité  des  partages  fondée  dans  la  fa- 
mille, les  droits  féodaux  et  toutes  les  institutions  qui  s'y  ratta- 

1.  N'en  eût -il  pas  éié  ainsi,  qa*il  n*y  aaraii  pas  ea  de  siotif  pour  que  le  clergé 
contiuuât  de  fbfmer  oa  corps  poliUqae  régi  par  des  lots  parUcalières. 


CONCLUSION.  '  67J 

chent  anéantis,  l'état  civil  constitué  en  dehors  du  clergé,  le  droit 
canonique  et  la  sanction  civile  des  vœux  religieux  abolis,  Tordre 
ecclésiastique  supprimé  en  tant  que  corps  politique,  et  ses  im- 
uienses  propriétés  vendues  en  détail,  alin  de  démocratiser  la  pro- 
priété foncière,  tous  les  privilèges  de  corporations ,  de  familles  et 
d'offices,  toutes  les  diversités  provinciales,  municipales,  judi- 
ciaires, fiscales,  toutes  les  appropriations  de  fonctions  sociales, 
toutes  les  différences  d'origine  entre  les  propriétés,  toutes  les 
conditions  qui  restreignent  la  liberté  de  travailler  et  d'acquérir, 
détruits,  anéantis  :  voilà  quels  sont  les  résultais  immédiats  et  dé- 
llnitifs  du  17  juin  et  du  4  août  1789;  résultats  auxquels  s'ajoutent 
bientôt,  dans  l'ordre  moral,  la  liberté  de  conscience  et  de  culte , 
principe  de  droit  et  non  plus  simple  transaction  entre  des  sectes 
armées,  comme  avait  été  l'édit  de  Nantes,  et,  dans  l'ordre  maté- 
riel, avec  une  nouvelle  division  du  territoire  qui  balaie  toutes  les 
traces  de  la  monarchie  féodale  ou  absolue,  celte  unité  des  poids 
et  mesures  qui  est  l'unité  économique  de  la  France  et  l'exemple 
offert  au  monde  de  l'application  des  hautes  méthodes  scientifiques 
au  règlement  des  usages  de  la  vie. 

Partout  a  passé  le  niveau  de  la  Révolution.  Il  ne  reste  debout 
que  la  nation  d'une  part,  l'individu  de  l'autre  *.  Le  vaste  édilice 
de  la  hiérarchie  sociale  s'est  écroulé  en  moins  de  jours  qu'il 
n'avait  duré  de  siècles  à  construire.  La  France  va  se  remettre  en 
travail  d'une  forme  et  d'un  organisme  nouveaux.  Plus  on  médite 
sur  le  sens  de  cet  événement  que  l'univers  a  si  bien  nommé  la 
Révolution  ,  comme  si  toutes  les  autres  révolutions  du  globe  et  de 
l'humanité  se  fussent  effacées  devant  celle-ci,  plus  on  est  saisi  de 
son  immensité.  Il  n'est  rien  de  comparable  dans  l'histoire  du 
ij^enre  humain.  On  avait  vu  jusqu'alors  la  plupart  des  sociétés 
périr  ou  de  mort  violente  ou  de  langueur,  quand  leur  organisme 
se  dissolvait;  on  en  avait  vu  quelques-unes  transformer  progres- 
sivenjent  leurs  organes  ;  on  n'avait  jamais  vu  une  nation  entre- 
prendre de  se  reconstituer  à  yrïoTi  au  nom  du  droit  absolu  et  de 
la  raison  pure,  et,  pour  ainsi  dire,  l'âme  d'un  grand  peuple  se 
délivrer  d'une  envelo;jpe  usée  et  se  mettre  en  devoir  de  se  recon- 

1.  Kl  la  coininuue,  pourruil-oo  ajouter,  j^ruupo  primitif  cl  indestructible. 
XVI.  .  43 

t 


674  CONCLUSION. 

struire  un  nouveau  corps!  La  Révolution  renouvelle  dans  Tordre 
social  l'œuvre  accomplie  par  Descartes  dans  la  philosophie ,  et, 
se  dégageant  des  sopliismes  de  Tincrédulîté,  par  ce  cri  que  les 
hommes  assemblés  ne  manquent  jamais  de  pousser  vers  le  ciel , 
elle  dédie  son  entreprise  à  TÊtre-Suprêmc*. 

Ce  qui  a  été  entrevu  dans  une  héroïque  extase,  il  faut  l'atteindre 
par  la  force  patiente.  La  Révolution  a  voulu  supprimer  le  temps 
et  la  tradition.  Il  faut  renouer  l'une  et  subir  les  conditions  de 
l'autre.  La  souveraineté  du  peuple  est  reconquise,  c'est-à-dire  le 
droit  inamissible  de  la  société  de  se  modifier  à  son  gré  sans  être 
enchaînée  à  aucunes  formes  ni  à  aucunes  personnes.  Le  principe 
est  reconquis;  mais  la  question  est  de  savoir  ce  qu'on  fera  de  ce 
principe  :  l'idée  n'est  rien,  si  l'esprit  ne  la  vivifie. 

Que  fera  la  France  nouvelle?  Au  lieu  d'une  société  qui,  avec  sa 
royauté  et  ses  trois  ordres,  n'était  complète  qu'en  fragmentant 
l'homme,  la  France  doit  constituer  l'^Mmune  complet  dans  la  socUiê 
complète  ^.  Voici  plus  de  soixante  ans  que  la  France  cherche  cette 
Terre  Promise. 

Dans  l'prdre  civil,  de  grands  résultats  sont  définitivement  ac- 
quis: dans  l'ordre  politique  et  moral,  des  conquêtes  non  moins 
éclatantes  ont  été  maintes  fois  saisies  et  reperdues;  on  passe  par 
des  alternatives  gigantesques  de  progrès  et  de  réaction  ;  des  élans 
prodigieux  sont  suivis  de  longues  et  profondes  défaillances.  Le 
xvm*^  siècle  avait  imprimé  un  essor  d'une  immense  audace;  il  n'a 
pas  laissé  des  ressources  morales  suffisantes  pour  soutenir  l'im- 
pulsion jusqu'au  bout,  et  le  xix®  siècle  n'a  pas  su  encore  conti- 
nuer dignement  son  devancier  en  le  rectifiant  et  en  le  complétant. 
Des  influences  malheureuses  ont  troublé  l'héritage  de  la  Révo- 
lution. De  faux  prophètes  ont  dévoyé  les  âmes.  Des  aspirations 
parfois  généreuses,  mais  égarées,  des  théories  cosmopolites  et 
panthéistes,  ont  ébranlé  la  libre  personnalité  et  le  patriotisme. 
Notre  génération  s'est  trouvée  disputée  entre  les  fantômes  du 
passé  et  les  rêves  d'un  avenir  contraire  au  génie  de  la  France* 

1.  Constitntion  de  91,  Déclaration  (Us  Droits  de  l'homme  eî  du  ct/oyet». 

2.  Cette  belle  formule  appartient  à  M.  Pierre  Leroux,  qu'elle  n'a  nialheureu>fc.- 
ment  pas  préservé  de  systèmes  où  l* homme  ne  saurait  être  complet ^  puisque  la  libre 
individualité  n'y  est  point  assurée. 


CONCLUSION.  675 

Prise  de  torpeur  après  ces  violentes  agitations,  elle  semble  s'aban- 
donner elle-même  :  elle  se  laisse  emporter  passivement  par  le 
reflux  des  doctrines  rétrogrades,  impuissance  entraînée  par  une 
autre  impuissance,  et  ne  retrouve  d'énergie  que  pour  Icjculte  des 
intérêts  matériels  enveloppé  dans  une  sorte  de  fatalisme  pratique. 
Prenons  garde  :  les  peuples  sont  faillibles  et  responsables  comme 
les  individus.  Il  n'y  a  point  de  falalilé,  point  de  foixe  Invincible  des 
choses  par  laquelle  les  destinées  s'accomplissent  d'elles-mêmes. 
Ce  sont  là  les  rêves  malsains  des  joui-s  de  décadence,  où  les  âmes, 
les  êtres  réels,  abdiquant  leui*s  fonctions,  rêvent  on  ne  sait  quelte 
machine  fantastique  qui  remplace  par  son  mécanisme  l'activité 
volontaire  et  libre.  Il  n'y  a  que  deux  forces  dans  le  mcînde  moral  : 
la  volonté  de  la  Providence  et  la  volonté  de  l'homme.  La  Provi- 
dence a  fait  incessamment  son  œuvre  chez  nous  :  l'homme  ne  fait 
plus  la  sienne  *.  La  Providence  a  fait  appel  sur  appel  à  la  France 
depuis  soixante  ans.  La  France  avait  bien  commencé,  mais  conti- 
nue-t-elle  de  répondre?  Ce  que  la  Providence  nous  demande,  ce 
n'est  pas  l'abdication  de  nous-mêmes;  ce  ne  sont  pas  de  puériles 
imitations  du  passé,  des  réminiscences  séniles  du  moyen  âge;  ce 
sont  des  actes  d'hommes;  c'est  le  réveil  de  l'esprit  de  vie  et  de 
liberté ,  le  réveil  du  droit  et  du  devoir,  du  dévouement  au  vrai  et 
au  juste;  c'est  la  foi  par  les  œuvres;  c'est  une  rénovation  reli- 
gieuse qui  procède  des  vérités  étemelles  que  le  genre  humain  a 
reçues  de  Dieu ,  et  non  de  combinaisons  humaines  que  le  cours 
des  âges  a  usées  et  qu'il  emporte.  C'est  un  développement  social 
qui  cherche  l'égalité  et  la  justice  par  la  fraternité,  sans  s'imaginer 
changer  les  bases  naturelles  et  nécessaires  des  sociétés  ni  inventer 
un  homme  autre  que  celui  que  Dieu  a  fait.  Prenons  garde  !  la 
Providence  peut  se  lasser  :  il  n'y  a  point  de  destinées  infaillibles. 
Personne  n'est  nécessaire  à  Dieu.  Le  maître  peut  transférer  à 
d'autres  l'héritage  négligé  par  le  serviteur  infidèle.  Que  la  France 
regarde  l'Espagne  et  l'Italie  ensevelies  durant  trois  siècles  dans 
un  tombeau  dont  elles  soulèvent  aujourd'hui  la  pierre  avec  tant 
d'effort! 


1.  Kerit  en  1854.  Depuis,  un  a  recommencé  de  retrouver  la  France  sur  de  g^lo- 
rieux  champs  de  bataille;  maU  il  faut  que  Ton  retrouve  son  esprit  comme  son  épée. 


G76  CONCLUSION. 

Race  des  Gaulois,  race  novatrice  qui  plonges  si  avant  tes  racines 
dans  le  passé,  sonde  ton  cœur  et  reconnais-toi  !  Ne  cherche  pas 
hors  de  toi-môaie!  Depuis  longtemps  tu  n'es  plus  sous  le  joug  de 
lu  tradition  des  Germains  ;  le  cycle  de  l'éducation  romaine  est ,  à 
son  tour;  achevé  pour  toi  :  le  génie  de  Rome  épuisé  n'a  plus  rien 
à  t'apprendre  :  il  t'étoufferait  sous  sa  discipline  despotique  ,  qui 
fait  acheter  le  progrès  matériel  et  une  superficielle  unité  aux 
dépens  de  la  vie  morale  et  de  la  dignité  humaine.  Interroge  ton 
propre  génie ,  transformé  par  la  Parole  chrétienne.  Toi  qui  as 
autrefois  développé  dans  le  monde  le  sentiment  et  la  doctrine 
de  l'immortalité,  il  te  suffit  de  regarder  ton  image  dans  ta  source 
pour  rcjetei;  loin  de  toi  le  linceul  souillé  dont  le  matérialisme 
t'enveloppe.  Ressaisis  cette  inspiration  primordicde,  cette  mémoire 
propre,  cette  indestructible  individtmlité  que  Dieu,  suivant  un  pro- 
fond interprète  de  tes  antiques  souvenirs,  a  données  à  tout  être  en 
e  créant.  Répète  la  parole  du  sage  :  Connais-toi  toi-même  !  et  tu 
seras  sauvée. 


FIN. 


^  • 


TABLE   DES  MATIÈRES 


CONTENUES     DANS    LE    TOME    SEIZIEME. 


SEPTIÈME   PARTIE. 


de<:adenge  de  la  monarchie. 


LIVRE  XCIX.  —  Le8  philosophes.  (Suite,) 

Piges. 
Voltaire  et  les  Encyclopédistes.  —  Voltaire  à  Berlin  et  à  Femei.  — 
Candide.  —  Développements  de  la  philosophie  da  xviii*  siècle.  —  Métaphy- 
sique de  Condillac.  —  Morale  d^Helvétios.  —  Mouvement  des  sciences. 
D*Alembert.  -<-  Sciences  de  la  Nature.  Buffon.  Histoire  Naturelle. 
Histoire  et  Théorie  de  la  Terre,  Époques  de  la  Nature.  Histoire  des  animaux. 
Naturalisme.  —  Diderot.  Ses  premiers  écrits.  Sou  association  avec 
d^Alembert.  Universalité  de  Diderot.  U Encyclopédie.  Le  Discours  prélimi- 
tiaire.  Esthétique  de  Diderot.  Matérialisme,  i  174B-I774)   ......        1 

LIVRE  C— Les  philosophes.  (Sui<0.) 

Rousseau.  —  Le  Spiritualisme  ramené  par  le  sentiment.  Philosophie  reli- 
gieuse et  démocratique.  —  Origines  et  jeunesse  de  Rousseau.  —  Discours 
sur  les  sciences.  Discours  sur  l'Inégalité,  Essai  sur  l'origine  des  langues.  Nouvelle 
Hélotse.  Ëmill.  Le  Vicaire  savoyard.  Contrat  social.  Ij!ttre.<  (h  la 

Montagne,  (1749-1707) GO 

* 

LIVRE  CI.  —  Les  philosophes.  [Suite.) 

Rousseau  et  les  philosophes.— Les  économistes.—  Influence  de  Rous- 
seau hur  les  écrivains.  Voltaire  modifié  par  Rousseau.  Réformes  réclamées 
])ar  Voltaire.  Voltaire  et  les  parlements.  Calas.  —  Résistance  de  la  philo- 


* 


67S  TAIîLE   DES   MAÏIÈUES. 

Papes, 
ftophic  matérialiste.  Propagande  athée  de  d'Holbach.  —  Communisme.  Mo- 
relli. —  Mabli.  Ses  idées  politiques  et  sociales.  —  Influence  de  Rousseau  sur 
les  mœurs  et  sur  les  arts.  Grétri.  Gluck.  Louis  David.  •— Économie  politi- 
que. Pu  ysiocrateb.  Quesnai.  Goumai.  Titrgot,  économiste  et  philosophe. 
(1763ri774) 133 

LIVRE  eu.  —  Louis  xv.  [Suite  et  /in.) 

MiKiSTÈiiE  DE  Choisbul.  —  Procés  du  père  La  Valette.  Comptes  rendut  sur 
les  constitutions  des  Jésuites.  Les  Jésuites  abolis  en  Frakce.  Suppres- 
sion de  l'ordre  par  le  pape  Clément  XIV.  —  Luttes  de  la  cour  et  des  par- 
lements. —  Mort  de  madame  de  Pompadoar.  —  Invasion  des  économistes 
dans  la  politique.  Premiers  essais  de  liberté  commerciale  et  industrielle.  — 
Nouvelles  querelles  avec  les  parlements.  Procés  de  La  Chalotais.  —  Mort 
du  dauphin.  —  Projets  de  Choiseul  pour  relever  la  France.  Améliorations 
dans  Tarmée  et  la  marine.  Acquisition  de  la  Corse.  Paoli.  —  Affaires  de 
Pologne.  Catherine  et  Frédéric  II.  Confédération  de  Bar,  Massacres  de 
l'Ukraine.  Les  Polonais  et  J.-J.  Rousseau.  Dumouricz  en  Pologne.  Guerre 
des  Russes  et  des  Turcs.  Projets  entre  la  Prusse  et  1* Autriche  poar  le  par- 
tage de  la  Pologne.—- Mariage  du  nouveau  dauphin  et  de  Marie-Antoinette.  — 
Terrai,  contrôleur-général.  Système  de  banqueroute.  —  Chute  de  Choiseul. 
—  Règne  de  la  Dubabri.  Triumvirat  de  Madpeou,  Terrai  et  d*Ai- 
oriLLO».  Destruction  des  parlements.  —  La  Russie  adhère  aux  plans 
de  Frédéric  II.  Partage  de  la  Pologne.  Le  miuistère  d'Aiguillon  aban- 
donne la  Pologne.  L'Angleterre  complice.  —  Pacte  de  famine.  Le  roi  ac- 
capareur. —  Mort  de  Louis  XV.  (1763-1774) 200 

LIVRE  cm.  —  Louis  xvi  et  Turgot. 

Louis  XVI  et  sa  famille.  Maurepas  appelé  au  pouvoir.  Chute  du  triumvirat. 
Turgot  contrôleur  général.  Ses  plans  de  réforme  :  la  Grande  municipalité 
du  royaume^  etc.  —  Rétablissement  des  parlements.  —  Réformes  économi- 
ques. Liberté  du  commerce  des  grains.  Attaque  de  Necker  contre  les 
plans  de  Turgot.  Coalition  des  privilégiés  contre  Turgot.  Les  philosophes 
divisés  sur  la  question  économique.  Combats  de  Voltaire  en  faveur  de 
Turgot.  Cwuerre  det  farines.  La  sédition  fomentée  par  les  privilégiés  est  com- 
primée. —  Célèbres  remontrances  de  la  cour  des  aides  contre  le  système 
fiscal.  Malesherbes,  leur  auteur,  appelé  au  ministère.  Nombreuses  amélio- 
rations économiques.  —  Réformes  militaires  du  comte  de  Saint-Germain. 
— Abolition  de  la  corvée.  Suppression  des  jurandes  et  maîtrises  :  établisse- 
ment de  la  liberté  du  commerce  et  de  Tindustrie.  Résistance  du  parlement  et 
attaques  violentes  contre  Turgot.  Lit  de  jusUce.  —  Liberté  du  commerce  des 
vins.  —  Les  princes,  Maurepas,  la  cour  et  le  parlement  s'unissent  contre 
Turgot.  Chute  de  Turgot  et  de  Malesherbes.  (1774-1770) 810 

LIVRE  CrV.  —  Louis  xvi.  [Suite.) 

Guerre  d'Amérique.  ^  Ouverture  dk  l*Ërb  de  la  Révolution.  — 
Clugni,  oontrôleux^-gônéral.  Réaction.  La  loterie.  Rétablissement  de  la  cor\-ée. 


TABLE   DES  MATIÈRES.  079 

l'.ises. 
Rétablissement  des  maîtrises  et  jurandes.  Mort  deClu^î.La  réaction  arrôtéf. 
Neckcr,  directeur  des  finances.  Rétablissement  de  l'ordre  dans  la  comptabi- 
lité et  du  crédit  public.  Réformes  diverses.  —  Voltaire  à  Pari?.  Mort  de 
Voltaire  et  de  Rousseau.  —  Révolution  d'Amérique.  Déclaration  des 
DROITS.  Soulèvement  de  Topinion  en  faveur  des  insurgents.  Rôle  curieuT  de 
Reaumarchais.  Le  gouvernement  fournit  des  secours  indirects  aux  insuryents. 
l^KCLARATiON  d'indépendanck  DES  États-Unis.  La  Fayette  en  Améri- 
que. Le  gouvernement  entraîné  par  l'opinion.  Traité  d'alliance  entre  la 
France  et  les  États-Unis.  Rupture  avec  l'Angleterre.  Bataille  navale  d'Oues- 
sant.  L'Inde  négligée.  Perte  de  Pondichéri.  Expédition  de  d'Fstaing  en 
Amérique.  Prise  de  la  Dominique.  Perte  de  Sainte-Lucie.  Conquête  du  Séné- 
P'il.  —  ^Médiation  de  la  France  entre  l'Autriche  et  la  Prusse.  Paix  de  Tes- 
clieii.  —  L'Espagne  s'allie  à  la  France.  —  Prise  de  Saint-Vincent  et  de  la 
Grenade.  Kchec  de  Savannah.  Exploits  do  la  marine  française.  Les  Espa- 
gnols envahissent  les  Florides.  Succès  de  (îuichen  contre  Roduey.  Expédi- 
tion de  Rochambeau  aux  Etats-Unis.  —  Violences  de  la  marine  anglaise 
contre  les  neutres.  Neutralité  armée  du  Nord.  L'Angleterre  attaque  la  Hol- 
lande et  envahit  ses  colonies.  —  Conquête  de  Minorque.  Prise  de  Tabago. 
—  Capitulation  d'York-Town  :  une  armée  anglaise  se  rend  prisonnière  aux 
Franco-Américains.  Reprise  des  colonies  hollandaises  d'Amérique.  Prise  de 
Saint-Christophe.  —  Chute  de  N'ecker.  — Perte  d'une  bataille  navale  aux 
Antilles.  Attaque  infructueuse  de  Gibraltar.  —  Efforts  tardifs  dans  l'Inde. 
SuFFREN.  Six  batailles  navales  en  deux  ans.  Reprise  de  Trinquemalé.  Bussi 
renvoyé  dans  l'Inde.  Haïder-Ali  et  Tippoo-Sacb.  Suffren  sauve  Bussi  assiégé 
dans  Goudelour  par  les  Anglais.  Il  est  arrêté  par  la  paix. —  Nouveaux  traités 
de  Paris.  L'Angleterre  reconnaît  l'indépendance  des  Etats-Unis.  La  France 
ne  garde  de  ses  conquêtes  que  Tabago  et  le  Sénégal,  et  recouvre  ce  qu'elle 
a  perdu  pendant  la  guerre.  L'Espagne  garde  Minorque  et  les  Florides. 
(1776-17B3) 383 

LIVRE  CV.  —  Louis  xvi.  [Suite.) 

Ministère  de  Necker.  État  financier  de  la  France  sous  Necker  et  ses  suc- 
ccsseurji,  jusqu'en  1783,  —  Améliorations  économiques  et  judiciaires.  As- 
semblées provinciales.  Compte  rendu  des  financet.  Démission  de  Necker.  — 
Réaction.  Mort  de  Maurepas.  Calonne  appelé  aux  finances.  —  Mœurs* 
IDÉES,  lettres  et  SCIENCES  après  la  guerre  d'Amérique. —  La  société  de 
la  reine.  Le  Mariage  de  Figaro.  —  Bernardin  de  Sa'mt-Pierre.  —  Lagrange. 
Lavoisier. —  Les  aérostats. —  Condorcet. —  Mouvement  mystique.  Mesmer. 
Saint-Martin.  Franc-maçonnerie.  —  Mirabeau.  (1778-1789) 490 

LIVRE  CVI.  —  Louis  xvi.  {Suite  et  fin.) 

Derniers  jours  de  la  monarchie.  —  Ministère  de  Catx>nne.  Chaos  des 
finances. —  Procès  du  collier. —  Calonne  veut  tenter  à  son  tour  la  réforme. 
A.SSEMBLÉE  des  NOTABLES.  Avcu  du  déficit.  Chutc  de  Calonne.  —  Minis- 
tère de  Brienne.  La  lutte  recommence  entre  la  couronne  et  les  parlements. 
Le  parlement  de  Paris  demande  les  états-généraux.  —  Abaissement  au 
dehors  ;  affaires  de  Hollande.  —  Brienne  recommence  Maupcou  contre  les 
parlements.  La  cour  plénière.  La  noblesse  soutient  les  parlements.  Troubles 


eSO  TARLK    OKS    MXTfÈril.S. 

i'u  Bretagne,  vu  IWaru,  vu  Dauphii»!-.  AnM^mljUt*  <lc  Vî/.i!ic.  l'ruuicHso  •.Jr> 
LTATs.-».i..NLiiAL'\  pour  llW.  CouuuL'UCvvAvut  «iu  baïuiurrt'Ulc.  t  liuic  il\: 
BrifîJîu'. —  l!.i]i]iol  lie  Ni'chcr.  Sccoml»^  a^i.M'^ll^U'*(î  ili-s  N'oiablc".  Iiuuienv 
inimvrim-Jii  •!«.•  la  itn'>.M!  YM»litiquc.  Lutte  entre  le  Tier—Kiat  et  lcspn\ili- 
î;'ic>.  Vaiirililel  «le  >ilvi-.s  :  Qu\-^l-ce  iiuc  le  Turs-Ei-it  .'  Trouble?  Ue  liie- 
ta^iH .  Miu\:;i.Ai  e:i  î'iir.eiu'e.  Klectiuii>.  Les  i.  viiiiiKS.  Ouverture  «U- 
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